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ÉPITRES
SATIRES
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1874
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PARIS
• GARNIER FRERES, LIBRAIRES-EDITEURS
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KPITRES
SATIRES
CONTES, ÉPIGRAMMES
Presenîed to îhe
LIBRARY ofthe
UNIVERSITY OF TORONTO
from
the e State of
GIORGIO BANDINI
PAHIS. — IMPRIMEIUK DE J. C L A Y E
Rue Saint-Benoîl, 7.
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ÉPITRES
SATIRES
CONTES, EPIGRAMMES
VOLTAIRE
s L' I V I s DE
FRAGMENTS DE LA PUCELLE
PARIS
GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
6, RUE DES SAINTS -VÎiRKS, BT PALAIS - ROYAL , 215
187^
Md
•
AVERTISSEMEXT DES ÉDITEUES
L(i poésie légère, ce genre si éminemment,
nous dirions même presque si exclusivement
Irançais, est un do ceux où Voltaire a excellé. 11
y compte des égaux, mais point de supérieur.
Cependant ses poésies légères forment une des
parties les moins considérables do limmense
bagage littéraire de ce génie universel dont le
nom résume, pour ainsi dire, à lui seul, tout le
\viii« siècle. Écrites en se jouant et par manière
de distraction, elles marquent en quelque sorte
les intermèdes de repos de cet esprit dont l'ac-
tivité exorbitante tint, durant soixatile ans, le
monde entier en éveil.
Doué d'une facilité prodigieuse. Voltaire rimait
une épître, imaginait un conte, composait une
satire, grifonnait un madrigal, aiguisait la pointe
fi AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS.
d'une épigramme, comme il écrivait un billet.
Aussi ses poésies légères apparaissent-elles,
d'année en année, durant tout le cours de cette
longue existence, si bien remplie. A douze ans,
il écrit son premier sixain ; à quatre-vingt-quatre
ans, il rime encore, avec sa spirituelle et philo-
sophique gaieté, ses adieux à la vie.
Faute de pouvoir faire tenir en un seul volume
toutes les poésies légères, nous avons dû faire
un choix entre les miscellanécs, les morceaux
fugitifs, et nous avons choisi surtout les épi-
grammes, dont le lour facile et le trait vif por-
tent merveilleusement l'empreinte de cet esprit
à la fois élégant et précis.
Des épîtres et des satires, nous n'avons rien
laissé de côté ; les unes et les autres sont à la
fois des modèles de goût et des leçons de vive et
mordante critique.
Quant aux contes, nous n'avons compris dans
ce volume que ceux qui ne figurent pas dans le
volume de Romans de Voltaire, publié dans notre
collection. Nous renvoyons les lecteurs à ce
volume.
Enfin, comme il nous a paru que le poëme
fameux de La Pucelle tient autant et plus du
AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS. m
genre de la poésie légère que de celui de l'épopée
comique, nous avons cru devoir compléter ce
volume en ollVanl au.v lecteurs ((uelques spé-
cimens de ce liors-d\i.'Uvre piquant de la nuise
court-vêtue du grand écrivain.
Ce n'est pas ([u'au point de vue du respect dû
à Tune des plus admirables, des plus héroïques
figures de notre histoire, nous ne partagions
le sentiment qu'inspire à tous les cœurs français
la noble personnalité de Jeanne d"Arc, et que
nous ne regrettions profondément de voir tant
d'esprit employé à travestir un sujet si grandiose
et si glorieusement tragique.
Aussi avons- nous soigneusement choisi des
fragments qui ne touchent en quoi que ce soit à
la personne et aux grandes actions de la vieige
populaire de Domremy, mais qui donnent snlTi-
samment l'idée de l'allure et de la forme de ce
poëme célèbre. ^
<
CONTES EN VERS
AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS DE KEHL
Ou trouve dans les Contes de M. de Voltaire une poésie
plus brillante, une philosophie aussi vraie, moins naïve, mais
plus relevée et plus profonde que dans ceux de La Fontaine.
L'auteur de Joconde est un voluptueux rempli d'esprit et de
gaieté, auquel il échappe, comme malgré lui, quelques traits
de philosophie ; celui de l'Éducation d'un prince est un philo-
sophe qui, pour faire passer des leçons utiles, a pris un mas-
que qu'il savait devoir plaire au grand nombre des lecteurs.
Dans un moindre nombre d'ouvrages, les sujets sont plus
variés; ce n'est pas toujours, comme dans La Fontaine, une
femme séduite, ou un mari trompé ; la véritable morale y est
plus respectée ; la fourberie, la violation des serments, n'y
sont point traitées si légèrement. La volupti; y est plus dé-
cente ; et à l'exception d'un petit nombre de pièces échappées
à sa première jeunesse, le ton du libertinage en est absolument
banni.
M. de Voltaire a fait des satires comme Boileau; et comme
Boileau il a peut-être parlé trop souvent de ses ennemis per-
sonnels. Mais les ennemis de Boileau n'étaient que ceux du
bon goût, et les ennemis de Voltaire furent ceux du genre
humain. L'un fut injuste à legard de Quinault, auquel il ne
pardonna jamais ni la mollesse aimable de sa versification,
ni cette galanterie qui blessait l'austérité et la justesse de son
goût. L'autre fut injuste envers J.-J. Rousseau, mais Rousseau
s'était déclaré l'ennemi des lumières et de la philosophie. II
paraissait vouloir attirer la persécution sur les mêmes hommes
qui avaient pris sa défense, lorsque lui-même en avait été l'ob-
jet; mais M. Voltaire fut de bonne foi ainsi que Boileau.
1
2 POÉSIES DR VOLTAIRE.
Ils n'ont m(îconnu, l'un dans Quinault, l'autre dans Rousseau,
que des talents pour lesquels leur caractère et leur esprit ne
leur donnaient aucun attrait naturel.
Si M. de Voltaire a pris quelquefois le ton violent et presque
cynique do Juvénal, c'est qu'il avait à punir, comme lui, le
vice et l'hypocrisie.
Dans le recueil des Poésies mêlées, on a évité d'en multi-
plier trop le nombre, et d'en insérer qui fussent d'une autre
main. Souvent ce choix a été assez difficile. Dans le cours
d'un long ouvrage en vers, il eût été presque impossible
d'imiter la grftce piquante, le coloris brillant, la philosophie
douce et libre qui caractérisent toutes les poésies de cet
homme illustre : son cachet ne pouvait ôtre aussi reconnais-
sable dans quinze ou vingt vers presque toujours impromp-
tus. Il était plus aisé, en s'appropriant quelques-unes de ses
idées et de ses tournures, d'atteindre à une imitation presque
parfaite. D'ailleurs il n'a jamais voulu ni recueillir ces pièces,
ni en avouer aucune collection. Celles qu'on en a publiées
de son vivant, sous ses yeux, contenaient des pièces qu'il
n'avait pu faire, et dont il connaissait les auteurs. C'était un
moyen qu'il se réservait pour se défendre contre la persécu-
tion que chaque édition nouvelle de ses ouvrages réveillait. 11
attachait très-peu de prix à ces bagatelles, qui nous paraissent
si ingénieuses et si piquantes. L'à-propos du moment les fai-
sait naître, et l'instant d'après il les avait oubliées. L'habitude
de donner à tout une tournure galante, ou spirituelle, ou
plaisante, était devenue si forte, qu'il lui eût été presque
impossible de s'exprimer d'une manière commune. Le travail
de parler en rimes avait cessé d'en être un pour lui dans
tous les genres où la familiarité n'est point un défaut. Il ne
faut donc pas s'étonner qu'il estimât peu ce qui ne lui coû-
tait rien, et que cette modestie ait été sincère.
CONTES i:.\ VERS.
L'ANTIGITOiN
A M "'' I. E C 0 l V r, i: t R
(1714)
0 du théâtre aimable souveraine,
Belle Cliloé, fille de Melpomène,
Puissent ces vers de vous être goûtés !
Amour le veut, Amour les a dictés.
Ce petit dieu de son aile légère.
Un arc en main, parcourait l'autre jour
Tous les recoins de votre sanctuaire;
Car le théâtre appartient à l'Amour :
Tous ses héros sont enfants de Cythère.
Hélas! Amour, que tu fus consterne
Lorsque tu vis ce temple profané.
Et ton rival, de son culte hérétique
Établissant l'usage antiphysi(iue,
Accompagné de ses mignons fleuris.
Fouler aux pieds les myrtes de Cypris !
Cet ennemi jadis eut dans Gomorrhe
Plus d'un autel, et les aurait encore,
Si par le feu son pays consumé
En lac un jour n'eût été transformé.
Ce conte n'est de la métamori)hosc,
Car gens de bien m'ont expliqué la chose
Très-doctement; et partant ne veux pas
Mécroire en rien la vérité du cas.
Ainsi que Loth, chassé de son asile,
Ce pauvre dieu courut de ville en ville :
Il vint en Grèce; il y donna leçon
Plus d'une fois à Socrate, à Platon;
4 POÉSIES DE VOLTAIRE.
Chez des héros il fit sa résidence,
Tantôt à Rome, et tantôt à Florence;
Cherchant toujours, si bien vous l'observez,
Peuples polis et par art cultivés.
I Maintenant donc le voici dans Lutèce,
i Séjour fameux des effrénés désirs,
Et qui vaut bien l'Italie et la Grèce,
Quoi qu'on en dise, au moins pour les plaisirs.
Là, pour tenter notre faible nature,
Ce dieu paraît sous humaine figure.
Et n'a point pris bourdon de pèlerin,
Comme autrefois l'a pratiqué Jupin,
Qui, vojî'ageant au pays où nous sommes,
Quittait les cieux pour éprouver les hommes.
Il n'a point l'air de ce pesant abbé
i Brutalement dans le vice absorbé.
Qui, tourmentant en tout sens son espèce,
Mord son prochain, et corrompt la jeunesse.
Lui, dont l'œil louche et le mufle effronté
Font frissonner la tendre Volupté,
Et qu'on prendrait, dans ses fureurs étranges,
Pour un démon qui viole des anges.
Ce dieu sait trop qu'en un pédant crasseux
Le plaisir même est un objet hideux.
D'un beau marquis il a pris le visage \
Le doux maintien, l'air fin, l'adroit langage :
Trente mignons le suivent en riant;
Philis le lorgne, et soupire en fuyant.
Ce faux Amour se pavane à toute heure
Sur le théâtre aux muses destiné,
Où, par Racine en triomphe amené,
1. L'homme dont il est question avait eu une cuisse emportée à Ra-
millies. — C'est une erreur. C'est à Malplaquet que le marquis de
Courcillon avait perdu une jambe. {Note de l'Editeur.)
CONTES K-\ VERS.
L'Amour galant choisissait sa demeure.
Que dis-je ? hélas ! l'Amour n'habite plus
Dans ce réduit : désespéré, confus
Des fiers succès du dieu qu'on lui préfère,
L'Amour honnête est allé chez sa mère,
D'où rarement il descend ici-bas.
Belle Cliloé, ce n'est que sur vos pas
Qu'il vient encor. Chloé, pour vous entendre,
Du haut des cieux j'ai vu ce dieu descendre
Sur le théâtre; il vole parmi nous v
Quand, sous le nom de Phèdre ou de Monime,
Vous partagez entre Racine et vous
De notre encens le tribut légitime.
Si vous voulez que cet enfant jaloux
De ces beaux lieux désormais no s'envole,
Convertissez ceux qui devant l'idole
De son rival ont fléchi les genoux.
Il vous créa la prêtresse du temple :
A l'hérétique il faut prêcher d'exemple.
Prêchez donc vite, et venez dès ce jour
Sacrifier au véritable Amour.
LE CADENAS
ENVOYÉ EN 1710 A M'"" DE E****
Je triomphais; l'Amour était le maître,
Et je touchais à ces moments trop courts
1. Voltairo avait environ vingt ans quand il fit cette pièce, adressée
à une dame contre laquelle son mari avait pris cette étrange précau-
tion ; elle fut imprimée en 172^1 pour la première fois.
La pièce, dans cette édition, commentait par les vers suivants :
Jeune beauté, qui ne savez que plaire,
A vos genoux, comme bien vous savez,
POÉSIES DC VOLTAIRE.
De mon bonheur et du vôtre peut-être :
Mais un tyran veut troubler nos beaux jours.
C'est votre époux : geôlier sexagénaire,
11 a fermé le libre sanctuaire
De vos appas; et, trompant nos désirs,
11 tient la clef du séjour des plaisirs.
Pour éclaircir ce douloureux mystère,
D'un peu plus haut reprenons cette affaire.
Vous connaissez la déesse Cérès :
Or en son temps Cérès eut une fille
Semblable à vous, à vos scrupules près,
Brune piquante, honneur de sa famille,
Tendre surtout, et menant à sa cour
L'aveugle enfant que l'on appelle Amour.
Un autre aveugle, hélas! bien moins aimable.
Le triste Hymen, la traita comme vous.
Le vieux Pluton, riche autant qu'haïssable,
Dans les enfers fut son indigne époux.
En qualité de prêtre de Cythère,
J'ai débité, non morale sévère,
Mais bien sermons par Vénus approuvés,
Gentils propos, et toutes les sornettes
Dont Rochebrune orne ses chansonnettes.
De ces sermons votre cœur fut touché ;
Jurâtes lors de quitter le péché
Que parmi njus on nomme indifférence :
Même un baiser m'en donna Tassurance;
Mais votre époux. Iris, a tout gâté.
11 craint l'Amour : époux saiagénaire
Contre ce dieu fut toujours en colère ;
C'est bien raison : Amour de son côté
Assez souvent ne les épargne guère.
Celui-ci donc tient de court vos appas.
Plus ne venez sur les bords de la Seine,
Dans ces jardins où Sylvains à centaine
Et le dieu Pan vont prendre leurs ébats;
Où tous les soirs nymphes jeunes et blanches
Les Cùurcillons, Polignacs, Villefranches,
Près du bassin, devant plus d'un Paris,
De la beauté vont disputer le prix.
CONTES EN VEU5.
11 çtait dieu, mais avare et jaloux :
Il fut cocu, car c'était là justice.
Firithoïis, son fortuné rival,
Beau, jeune, adroit, complaisant, libéral,
Au dieu Pluton donna le bénéfice
De cocuage. Or ne demandez pas
Comment un homme, avant sa dernière heure,
Put pénétrer dans la sombre demeure :
Cet homme aimait; l'Amour guida ses pas.
Mais aux enfers, comme aux lieux où vous êtes,
Voyez qu'il est peu d'intrigues secrètes !
De sa chaudière un traître d'espion
Vit le grand cas, et dit tout à, Pluton.
11 ajouta que même, à la sourdine,
Plus d'un damné festoyait Proserpine.
Le dieu cornu dans son noir tribunal
Fit convoquer le sénat infernal.
Il assembla les détestables ùmes
Plus ne venez au palais des Francines,
Dans ce pays où tout est fiction,
Où l'Amour seul fait mouvoir cent machines,
Plaindre Thésée et siffler Arion.
Trop bien, hélas ! à votre époux soumise.
On ne vous voit tout au plus qu'à Téglise ;
Le scélérat a de plus attenté
Par cas nouveau sur votre liberté.
Pour éclaircir pleinement ce mystère,
D'un peu plus loin reprenons cette affaire.
Vous connaissez la déesse Cérès ;
Or en son temps Cérès eut une lille
Semblable à fous, à vos scrupules près,
Belle, sensible, honneur de sa famille,
Brune surtout, partant pleine d'attraits.
.\insi que vous par le dieu d'hyménée
La pauvre enfant fut assez malmenée.
Le dieu des morts fut son barbare époux :
11 était louche, avare, hargneux, jaloux ;
Il fut cocu : c'était bien là justice.
Pirithoûs, etc.
POKSIES DE VOLTAIRE.
De tous CCS saints dévolus aux enfers,
Qui, (1<"'3 longtemps en cocuage experts,
Pendant leur vie ont tourmenté leurs femmes.
Un Florentin lui dit : « Frère et seigneur,
Pour détourner la maligne influence
Dont Votre Altesse a fait l'expérience,
Tuer sa dame est toujours le meilleur :
Mais, las ! seigneur, la vôtre est immortelle.
Je voudrais donc, pour votre sûreté,
Qu'un cadenas, de structure nouvelle.
Fût le garant de sa fidélité.
A la vertu par la force asservie,
Lors vos plaisirs borneront son envie;
Plus ne sera d'amant favorisé. •
Et plût aux dieux que, quand j'étais en vie,
D'un tel secret je me fusse avisé ! »
A ce discours les damnés applaudirent,
Et sur l'airain les Parques l'écrivirent.
En un moment, fers, enclumes, fourneaux,
Sont préparés aux gouffres infernaux ;
Tisiphoné, de ces lieux serrurière,
Au cadenas met la main la première;
Elle l'achève, et des mains de Pluton
Proserpina reçoit ce triste don.
On m'a conté qu'essayant son ouvrage,
Le cruel dieu fut ému de pitié,
Qu'avec tendresse il dit à sa moitié :
« Que je vous plains! vous allez être sage. »
Or ce secret, aux enfers inventé.
Chez les humains tôt après fut porté;
Et depuis ce, dans Venise et dans Rome,
Il n'est pédant, bourgeois, ni gentilhomme,
Qui, pour garder l'honneur de sa maison,
De cadenas n'ait sa provision.
CONTES EN VERS.
Là, tout jaloux, sans crainte qu'on le blâme,
Tient sous la clef la vertu de sa femme.
Or votre époux dans Rome a fréquenté;
Chez les méchants on se gâte sans peine.
Et le galant vit fort à la romaine;
Mais son trésor est-il en sûreté ?
A ses projets l'Amour sera funeste :
Ce dieu charmant sera notre vengeur :
Car vous m'aimez; et quand on a le cœur
De femme honnête, on a bientôt le reste.
LE COCUAGE
(niC)
Jadis Jupin, de sa femme jaloux,
Par cas plaisant fait père de famille,
De son cerveau fit sortir une fille,
Et dit : « Du moins celle-ci vient de nous. »
Le bon Vulcain, que la cour éthérée
Fit pour ses maux époux de Cythérée,
Voulait avoir aussi quelque poupon
Dont il fût sur, et dont seul il fût père;
Car de penser que le beau Cupidon,
Que les Amours, ornements de Cythère,
Qui, quoique enfants, enseiirnent l'art de plaire,
Fussent les fils d'un simple forgeron,
Pas ne croyait avoir fait telle affaire.
De son vacarme il remplit la maison.
Soins et soucis son esprit tenaillèrent.
Soupçons jaloux son cerveau martelèrent;
A sa moitié vingt fois il reprocha
\ Son trop d'appas, dangereux avantage.
Le pauvre dieu fit tant, riu'il accoucha
1.
10 POÉSIES DE VOLTAIRE.
Par le cerveau : de quoi ? de Cocuage.
C'est là ce dieu révéré dans Paris,
Dieu malfaisant, le fléau des maris.
Dès qu'il fut né, sur le chef de son père
11 essaya sa naissante colère :
Sa main novice imprima sur son front
Les premiers traits d'un éternel affront.
A peine encore eut-il plume nouvelle,
Qu'au bon Hymen il fit guerre immortelle :
Vous l'eussiez vu, l'obsédant en tous lieux,
Et de son bien s'emparant à ses yeux,
Se promener de ménage en ménage,
Tantôt porter la flamme et le ravage,
Et des brandons allumés dans ses mains
Aux yeux de tous éclairer ses larcins;
Tantôt, rampant dans l'ombre et le silence,
Le front couvert d'un voile d'innocence,
Chez un époux le matois introduit
Faisait son coup sans scandale et sans bruit.
La Jalousie, au teint pâle et livide,
Et la Malice, à l'œil faux et perfide.
Guident ses pas où l'Amour le conduit.
Nonchalamment la Volupté le suit.
Pour mettre à bout les maris et les belles,
De traits divers ses carquois sont remplis :
Flèches y sont pour le cœur des cruelles;
Cornes y sont pour le front des maris.
Or ce dieu-là, malfaisant ou propice,
Mérite bien qu'on chante son office;
Et, par besoin ou par précaution,
On doit avoir à lui dévotion.
Et lui donner encens et luminaire.
Soit qu'on épouse ou qu'on n'épouse pas,
Soit que l'on fasse ou qu'on craigne le cas,
CONTKS EN VERS.
De sa faveur on a toujours affaire. .
0 vous, Iris, que j'aimerai toujours,
Quand de vos vœux vous étiez la maîtresse,
Et qu'un contrat, trafiquant la tendresse,
N'avait encore asservi vos beaux jours,
Je n'invoquais que le dieu des amours.
Mais à présent, père de la Tristesse,
L'Hymen, liélas ! vous a mis sous sa loi :
A Cocuage il faut que je m'adresse.
C'est le seul dieu dans qui j'ai de la foi.
LA MLLE DL PAPE
(n33)
Frères très-chers, on lit dans saint Matîliiou
Qu'un jour le diable emporta le bon Dieu '
Sur la montagne, et puis lui dit : « Beau sire.
Vois-tu ces mers, vois-tu ce vaste empire,
L'État romain de l'un à l'autre bout ? »
L'autre reprit : « Je ne vois rien du tout.
Votre montagne en vain serait plus haute. )
Le diable dit : « Mon ami, c'est ta faute.
Mais avec moi veux-tu faire un marché?
— Oui-da, dit Dieu, pourvu que sans péché
Honnêtement nous arrangions la chose.
— Or voici donc ce que je te propose,
Reprit Satan. Tout le monde est à moi;
1. Le jésuite Bouhours se servit de celte expression : Jiisus-Clirisl fut
emporté par te diable sur la montagne; c'est ce qui donna lieu à ce
noël qui finit ainsi :
Car sans lui saurait-on, don, don,
Que le diable emporta, la, la,
Jésus notre bon maître?
12 POKSIKS DE VOLTAIIU;.
Depuis Adam j'en ai la jouissance;
Je me démets, et tout sera pour toi,
Si tu me veux faire la révérence. «
' Notre-Seigneur, ayant un peu rêvé,
Dit au démon que, quoique en apparence
Avantageux le marché fût trouvé,
II ne pouvait le faire en conscience;
Car il avait appris dans son enfance
Qu'étant si riche, on fait mal son salut.
Un temps après, notre ami Belzébut
Alla dans Rome : or c'était l'heureux âge
Où Rome avait fourmilière d'élus;
Le pape était un pauvre personnage,
Pasteur de gens, évoque, et rien de plus.
L'esprit malin s'en va droit au saint-père,
Dans son taudis l'aborde, et lui dit : « Frère,
Je te ferai, si tu veux, grand seigneur. »
A ce seul mot l'ultramontain pontife
Tombe à ses pieds, et lui baise la griffe.
Le farfadet, d'un air de sénateur.
Lui met au chef une triple couronne :
« Prenez, dit-il, ce que Satan vous donne;
Servez-le bien, vous aurez sa faveur. »
0 papegots, voilà la belle source
De tous vos biens, comme savez. Et pource
Que le saint-père avait en ce tracas
Baisé l'ergot de messer Satanas,
Ce fut depuis chose à Rome ordinaire
Que l'on baisât la mule du saint-père.
Ainsi l'ont dit les malins huguenots
Qui du papisme ont blasonné l'histoire :
Mais ces gens-là sentent bien les fagots ;
Et, grâce au ciel, je suis loin de les croire.
Que s'il advient que ces petits vers-ci
COiNTES KN \i:HS. 13
Tombent es mains de quelque galant homme,
C'est bien raison qu'il ait quelque souci
De les cacher, s'il fait voj^age à Home.
Les autres contes de VoUairc : Ce qui plaît aux dames, —
l'Education d'un prince, — Gerlrude ou l'Éducation d'une
fille, — les Trois manières, — Théléme et Macare, — Azolan
ou le Bénéficier, — l'Origine des métiers, — la Dégueule, —
les Finances, — Sésosiris, — le Dimanche ou les Filles de
Minée, — et le Songe creux, sont imprimés à la suite du
volume des Romans de Voltaire, faisant partie de la m{^me
GoUection.
EPITRES
i
• I.— A MONSEIGNEUR
FILS IM 0 l E 1) K 1. 0 L I S X n
(1700 ou 1-0-)
Noble sang du plus grand des rois,
Son amour et notre espérance,
Vous qui, sans régner sur la France,
Régnez sur le cœur des François,
Pourrez-vous souflrir que ma veine.
Par un effort ambitieux,
Ose vous donner une étrenne,
Vous qui n'en recevez que de la main des dieux?
La nature en vous faisant naître
Vous étrenna de ses plus doux attraits.
Et fit voir dans vos premiers traits
Que le fils de Louis était digne de l'être.
Tous les dieux à l'envi vous firent leurs présents :
Mars vous donna la force et le courage:
Minerve, dès vos jeunes ans,
Ajouta la sagesse au feu bouillant de l'âge;
L'immortel Apollon vous donna la beauté :
1. Voltaire n'avait guère plus de douze ans lorsqu'il écrivit ce com-
pliment.
KPITUKS. - 15
Mais un dieu plus puissant, que j'implore en mes peine?.
Voulut aussi me donner mes étrennes,
En vous donnant la libéralité.
H. — A M""= LA COMTlîSSE DE FONTAINES
SIR SON noMAN DE la Coiutesse de Savoie
(17 13)
La Fayette et Segrais, couple sublime et tendre, *
Le modèle, avant vous, de nos galants écrits,
Des champs élysiens, sur les ailes des Ris,
Vinrent depuis peu dans Paris :
D'où ne viendrait-on pas, Saplio, pour vous entendre?
A vos genoux tous deux humiliés,
Tous deux vaincus, et pourtant pleins de joie,
Ils mirent leur Zaïde aux pieds
De la Comtesse de Savoie.
Us avaient bien raison : quel dieu, charmant auteur,
Quel dieu vous a donné ce langage enchanteur,
La force et la délicatesse,
La simplicité, la noblesse.
Que Fénelon seul avait joint;
Ce naturel aisé dont l'art n'approche point? "
Sapho, qui ne croirait que l'Amour vous inspire?
Mais vous vous contentez de vanter son empire ; »
De Mendoce amoureux vous peignez le beau feu.
Et la vertueuse faiblesse
D'une maîtresse
Qui lui fait, en fuyant, un si charmant aveu.
Ah! pouvez-vous donner ces leçons de tendresse,
Vous qui les pratiquez si peu?
C'est ainsi que Marot, sur sa lyre incrédule,
IG POÉSIES DE VOLTAIHE.
Du dieu qu'il méconnut prôna la sainteté :
Vous avez pour l'Amour aussi peu de scrupule
Vous ne le servez point, et vous l'avez chanté.
,^ Adieu ; malgré mes épilogues,
Puissiez-vous pourtant, tous les ans,
' Mo lire deux ou trois romans,
Et taxer quatre synagogues'!
HT. - \ M. L'AEBÉ SERVIEN
rniSONMER M CHATEAU l)i: VINCENNES
Aimable abbé, dans Paris autrefois
La Volupté de toi reçut des lois;
Les Ris badins, les Grâces enjouées,
A te servir dès longtemps dévouées.
Et dès longtemps fuyant les yeux du roi.
Marchaient souvent entre Philippe et toi,
Te prodiguaient leurs faveurs libérales,
Et de leurs mains marquaient dans leurs annales,
En lettres d'or, mots et contes joyeux,
De ton esprit enfants capricieux.
0 doux plaisirs, amis de l'innocence,
Plaisirs goûtés au sein de l'indolence,
Et cependant des dévots inconnus!
0 jours heureux! qu'êtes-vous devenus?
Hélas! j'ai vu les Grâces éplorées.
Le sein meurtri, pâles, désespérées;
J'ai vu les Ris tristes et consternés,
1. Allusion à la pension que les juifs payaient à M^^ de Fontaines,
fille de M. de Givry, en reconnaissance de ce que celui-ci avait fayorisé
leur établissement à Metz. {Noie de l'Éditeur.)
Ki'iir.Ks. n
Jeter les fleurs dont ils étaient ornes;
Les yeux en pleurs, et soupirant leurs peines,
Ils suivaient tous le chemin de Yincennes, ,
Et, regardant ce chûteau malheureux,
Aux beaux esprits, hélas! si dangereux, -t
Redemandaient au destin en colère
Le tendre abbé qui leur servait de père.
N'imite point leur sombre désespoir;
Et, puisque enfin tu ne peux plus revoir
Le prince aimable à qui tu plais, qui t'aime,
Ose aujourd'hui te sufiirc ù toi-même.
On ne vit pas au donjon comme ici :
Le destin change, il faut changer aussi.
Au sel attique, au riant badinage,
11 faut mêler la force et le courage;
A son état mesurant ses désirs,
Selon les temps se faire des plaisirs.
Et suivre enfin, conduit par la nature.
Tantôt Socrate, et tantôt Épicure.
Tel dans son art un pilote assuré.
Maître des flots dont il est entouré,
Sous un ciel pur où brillent les étoiles,
Au vent propice abandonne ses voiles,
Et quand la mer a soulevé ses flots,
Dans la tempête il trouve le repos :
D'une ancre sûre il fend la molle arène,
Trompe des vents Timpétueuse haleine; •
Et, du trident bravant les rudes coups,
Tranquille et fier, rit des dieux en courroux.
Tu peux, abbé, du sort jadis propice
Par ta vertu corriger l'injustice ;
Tu poux changer ce donjon détesté
En un palais par Minerve habité.
Le froid ennui, la sombre inquiétude.
18 POÉSIES Di: VOLTAir.i;.
Monstres affreux, nés dans la solitude,
De ta prison vont bientôt s'exiler.
Vois dans tes bras de toutes parts voler
L'oubli des maux, le sommeil désirable;
] L'indifférence, au cœur inaltérable,
Qui, dédaignant les outrages du sort,
Voit d'un même œil et la vie et la mort;
La paix tranquille, et la constance altière,
Au front d'airain, à la démarche fière,
A qui jamais ni les rois ni les dieux,
La foudre en main, n'ont fait baisser les yeux.
Divinités des sages adorées,
(Jue chez les grands vous êtes ignorées!
Le fol amour, l'orgueil présomptueux,
Des vains plaisirs l'essaim tumultueux,
Troupe volage à l'erreur consacrée.
De leurs palais vous défendent l'entrée.
Mais la retraite a pour vous des appas :
Dans nos malheurs vous nous tendez les bras:
Des passions la troupe confondue
A votre aspect disparaît éperdue.
Par vous, heureux au milieu des revers,
Le philosophe est libre dans les fers.
Ainsi Fouquet, dont Thémis fut le guide,
Du vrai mérite appui ferme et solide,
Tant regretté, tant pleuré des neuf Sœurs,
Le grand Fouquet, au comble des malheurs.
Frappé des coups d'une main rigoureuse.
Fut plus content dans sa demeure affreuse.
Environné de sa seule vertu.
Que quand jadis, de splendeur revêtu,
D'adulateurs une cour importune
Venait en foule adorer sa fortune.
Suis donc, abbé, ce héros malheureux:
EPITRES. 19
Mais ne va pas, tristement vertueux,
Sous le beau nom de la philosophie,
Sacrifier à la mélancolie,
Et par chagrin, plus que par fermeté,
T'accoutumer à la calamité.
Ne passons point les bornes raisonnables.
Dans tes beaux jours, quand les dieux favorables
Prenaient plaisir à combler tes souhaits,
Nous t'avons vu, méritant leurs bienfaits.
Voluptueux avec délicatesse,
Dans tes plaisirs respecter la sagesse.
Par les destins aujourd'hui maltraité,
Dans ta sagesse aime la volupté.
D'un esprit sain, d'un cœur toujours tranquille,
Attends qu'un jour, de ton noir domicile,
On te rappelle au séjour bienheureux.
Que les Plaisirs, les Grâces, et les Jeux,
Quand dans Paris ils te verront paraître,
Puissent sans peine encor te reconnaître,
Sois tel alors que tu fus autrefois :
Et cependant que Sully quelquefois
Dans ton château vienne, par sa présence, ^
Contre le sort affermir ta constance.
Rien n'est plus doux, après la liberté,
Qu'un tel ami dans la captivité.
11 est connu chez le dieu du Perraesse :
Grand sans fierté, simple et doux sans bassesse,
Peu courtisan, partant homme de foi.
Et digne enfin d'un oncle tel que toi.
20 POÉSIES Di: VOLTAIRL.
IV
A M""= DE MONTBRUN-YILLEFRANCHE
(ni4) ^
Montbrun, par l'Amour adoptée,
Digne du cœur d'un demi-dieu,
VA, pour dire encor plus, digne d'être chantée
Ou par Ferrand, ou par Chaulieu;
Minerve et l'enfant de Cythère
Vous ornent à l'envi d'un charme séducteur;
Je vois briller en vous l'esprit de votre mère p
Et la beauté de votre sœur :
C'est beaucoup pour une mortelle.
Je n'en dirai pas plus : songez bien seulement
A vivre, s'il se peut, heureuse autant que belle :
Libre des préjugés que la raison dément.
Aux plaisirs où le monde en foule vous appelle,
Abandonnez-vous prudemment.
Vous aurez des amants, vous aimerez sans doute :
Je vous verrai, soumise à la commune loi,
Des beautés de la cour suivre l'aimable route,
Donner, reprendre votre foi.
Pour moi, je vous louerai; ce sera mon emploi.
Je sais que c'est souvent un partage stérile.
Et que La Fontaine et Virgile
Recueillaient rarement le fruit de leurs chansons.
D'un inutile dieu malheureux nourrissons,
Nous semons pour autrui. J'ose bien vous le dire.
Mon cœur de la Duclos fut quelque temps charmé .
L'amour en sa faveur avait monté ma Ij-re :
Je chantais la Duclos; d'Uzès en fut aimé :
liPlTRES.
C'était bien la peine d'écrire!
Je vous louerai pourtant; il me sera trop doux
De vous chanter, et même sans vous plaire;
Mes chansons seront mon salaire :
-N'est-ce rien de parler de vous?
V. —A M. LK PUINCE DE VENDOME
CnAN'D PKIEin DE FRANCE
(1715)
Je voulais par quelque huitain,
Sonnet, ou lettre familièro,
Réveiller l'enjouement badin
De Votre Altesse chansonnière ;
Mais ce n'est pas petite affaire
A qui n'a plus l'abbé Courtin
Pour directeur et pour confrère.
Tout simplement donc je vous dis
Que dans ces jours, de Dieu bénis.
Où tout moine et tout cagot mange
Harengs saurets et salsifis,
Ma muse, qui toujours se range
Dans les bons et sages partis.
Fait avec faisans et perdrix
Son carême au château Saint-Ange.
Au reste, ce château divin,
Ce n'est pas celui du saint-père,
Mais bien celui de Caumartin,
Homme sage, esprit juste et fin,
Que de tout mon cœur je préfère
Au plus grand pontife romain.
Malgré son pouvoir souverain
22 POÉSIES Di: VOLTAIRE.
Et son Indulgence plénière.
Caumartin porte en son cerveau
De son temps l'histoire vivante ;
Caumartin est toujours nouveau
A mon oreille qu'il enchante;
Car dans sa tête sont écrits
Et tous les faits et tous les dits
Des grands hommes, des beaux esprits;
Mille charmantes bagatelles
Des chansons vieilles et nouvelles,
Et les annales immortelles
Des ridicules de Paris.
Château Saint-Ange, aimable asile.
Heureux qui dans ton sein tranquille
D'un carême passe le cours !
Château que jadis les Amours
Bâtirent d'une main habile
Pour un prince qui fut toujours
A leur voix un peu trop docile,
Et dont ils filèrent les jours!
Des courtisans fuyant la presse.
C'est chez toi que François Premier
Entendait quelquefois la messe.
Et quelquefois par le grenier
Rendait visite à sa maîtresse.
De ce pays les citadins
Disent tous que dans les jardins
On voit encor son ombre fière
Deviser sous des marronniers
Avec Diane de Poitiers,
Ou bien la belle Ferronnière.
Moi chétif, cette nuit dernière,
Je l'ai vu couvert de lauriers;
Car les héros les plus insignes
KPITRES.
Se laissent voir très-volontiers
A nous, faiseurs de vers indignes.
Il ne traînait point après lui
L'or et l'argent de cent provinces,
Superbe et tyrannique appui
De la vanité des grands princes;
Point de ces escadrons nombreux
De tambours et de hallebardes ;
Point de capitaine des gardes, .
Ni de courtisans ennuj^eux;
Quelques lauriers sur sa personne,
Deux brins de mj'rte dans ses mains,
Étaient ses atours les plus vains;
Et de vérole quelques grains
Composaient toute sa couronne.
>■< Je sais que vous avez l'honneur,
Me dit-il, d'être des orgies
De certain aimable prieur,
Dont les chansons sont si jolies
Que Marot les retient par cœur,
Et que l'on m'en fait des copies.
Je suis bien aise, en vérité.
De cette honorable accointance;
Car avec lui, sans vanité.
J'ai quelque peu de ressemblance;
Ainsi que moi, Minerve et Mars
L'ont cultivé dès son enfance;
Il aime comme moi les arts,
Et les beaux vers par préférence:
Il sait de la dévote engeance,
Comme moi, faire peu de cas;
Hors en amour, en tous les cas.
Il tient, comme moi, sa parole;
Mais enfin, ce qu'il ne sait pas.
24 l'OHSIES DE VOLTAir.E.
Il a, comme moi, la vérole.
f J'étais encor dans mon été
Quand cette noire déité,
De l'Amour fille dangereuse,
Me fit du fleuve do Léthé
Passer la rive malheureuse.
Plaise aux dieux que votre héros
Pousse plus loin ses destinées,
Et qu'après quelque trente années
11 vienne goûter le repos
Parmi nos ombres fortunées !
En attendant, si de Caron
Il ne veut remplir la voiture,
Et s'il v(nit enfin tout de bon
Terminer la grande aventure,
Dites-lui de troquer Chambon
Contre quelque once de mercure. »
VI. — A M. L'ABBÉ DE ***
QLI PLELT. AIT L\ MOUT DE SA MAÎTRESSE
(1-15)
Toi qui fus des plaisirs le délicat arbitre,
Tu languis, cher abbé; je vois, malgré tes soins.
Que ton triple menton, l'honneur de ton chapitre.
Aura bientôt deux étages de moins.
Esclave malheureux du chagrin qui te dompte,
Tu fuis un repas qui t'attend !
Tu jeûnes comme un pénitent;
Pour un chanoine quelle honte 1
Quels maux si rigoureux peuvent donc t'accabler?
Ta maîtresse n'est plus; et, de ses yeux éprise.
KPITRES. §5
Ton unie avec la sienne est prête à s'envoler !
Que Tamour est constant dans un homme d'Église!
Et qu'un mondain saurait bien mieux se consoler!
Je sais que ta fidèle amie
Te laissait prendre en liberté
De ces plaisirs qui font qu'en cette vie
On désire assez peu ceux de l'éternité :
Mais suivre au tombeau ce qu'on aime
Ami, crois-moi, c'est un abus.
Quoi ! pour quelques plaisirs perdus
Voudrais-tu te perdre toi-même ?
Ce qu'on perd en ce monde-ci,
Le retrouvera-t-on dans une nuit profonde?
Des mystères de l'autre monde
On n'est que trop tôt éclairci.
Attends qu'à tes amis la mort te réunisse.
Et vis par amitié pour toi :
Mais vivre dans l'ennui, ne chanter qu'à l'office,
Ce n'est pas vivre, selon moi.
Quelques femmes toujours badines.
Quelques amis toujours joyeux.
Peu de vêpres, point de matines,
Une fille, en attendant mieux :
Voilà comme l'on doit sans cesse ,*.
Faire tête au sort irrité;
Et la véritable sagesse
Est de savoir fuir la tristesse
Dans les bras de la volupté.
/
POÉSIES DK VOLTAIRE.
VII. — A UNK DAME
IN PEl MONDAINE ET T U 0 P DÉVOTE
(1-13)
Tu sortais des bras du Sommeil,
Et déjà l'œil du jour voyait briller tes charmes,
Lorsque le tendre Amour parut à ton réveil;
Il te baisait les mains, qu'il baignait de ses larmes.
(' Ingrate, te dit-il, ne te souvient-il plus
Des bienfaits que sur toi l'Amour a répandus ?
J'avais une autre espérance
Lorsque je te donnai ces traits, cette beauté.
Qui, malgré ta sévérité.
Sont l'objet de ta complaisance.
Je t'inspirai toujours du goût pour les plaisirs,
Le soin de plaire au monde, et même des désirs;
Oue dis-je ! ces vertus qu'en toi la cour admire,
Ingrate, tu les tiens de moi.
Hélas ! je voulais par toi
Ramener dans mon empire
La candeur, la bonne foi,
L'inébranlable constance.
Et surtout cette bienséance,
! Qui met l'honneur en sûreté.
Que suivent le mystère et la délicatesse,
1 Qui rend la moins fière beauté
Respectable dans sa faiblesse.
Voudrais-tu mépriser tant de dons précieux?
N'occuperas-tu tes beaux yeux
Qu'à lire Massillon, Bourdaloue, et La Rue ?
Ah ! sur d'autres objets daigne arrêter ta vue :
É PITRES. , 27
Qu'une austère dévotion
De tes sens combattus ne soit plus la maîtresse;
Ton cœur est né pour la tendresse,
, C'est ta seule vocation.
l La nuit s'avance avec vitesse;
Profite de l'éclat du jour :
Les plaisirs ont leur temps, la sagesse a son tour
Dans ta jeunesse fais l'amour,
Et ton salut dans ta vieillesse. »
Ainsi parlait ce dieu. Déjà même en secret
Peut-être de ton cœur il s'allait rendre maître ;
Mais au bord de ton lit il vit soudain paraître
Le révérend père Quinquet.
L'Amour, à l'aspect terrible
De son rival théatin.
Te croj'ant incorrigible.
Las de te prêcher en vain,
Et de verser sur toi des larmes inutiles.
Retourna dans Paris, où tout vit sous sa loi,
Tenter des beautés plus faciles,
Mais bien moins aimables que toi.
VIII. — A M. M- DUC D'AREMBERG
/^^c
,^^^/Lf<
D'Aremberg, où vas-tu? penses-tu m'échapper?
Quoi ! tandis qu'à Paris on t'attend pour souper, %
Tu pars, et je te vois, loin de ce doux rivage.
Voler en un clin d'œil aux lieux de ton bailliage.
C'est ainsi que les dieux qu'Homère a tant prônés
Fendaient les vastes airs de leur course étonnés,
Et les fougueux chevaux du fier dieu de la guerre
Franchissaient en deux sauts la moitié de la terre.
Ces grands dieux toutefois, à ne déguiser rien, , ,
N'avaient point dans la Grèce un château comme Enghi<;n.
28 POÉSIES DE VOLTAIRE.
Kt leurs divins coursiers, regorgeant d'ambroisie,
Ma foi, ne valaient pas tes chevaux d'Italie.
Que fais-tu cependant dans ces climats amis
Qu'à tes soins vigilants l'empereur a commis?
Vas-tu, de tes désirs portant partout l'offrande,
Séduire la pudeur d'une jeune Flamande,
Qui, tout en rougissant, acceptera l'honneur
Des amours indiscrets de son cher gouverneur ?
La paix offre un champ libre à tes exploits lubriques :
Va remplir de cocus les campagnes belgiques.
Et fais-moi des bâtards où tes vaillantes mains
Dans nos derniers combats firent tant d'orphelins.
Mais quitte aussi bientôt, si la France te tente,
Des tétons du Brabant la chair flasque et tremblante,
Et, conduit par Momus et porté par les Ris,
Accours, vole, et reviens t'enivrer à Paris.
Ton salon est tout prêt, tes amis te demandent:
Du défunt Rotheliu les pénates t'attendent.
Viens voir le doux La Faj'e aussi fin que courtois.
Le conteur Lasseré, Matignon le sournois,
Gourcillon, qui toujours du théâtre dispose,
Courcillon, dont ma plume a fait l'apothéose,
Gourcillon, qui se gâte, et qui, si je m'en croi,
Pourrait bien quelque jour être indigne de toi.
Ah ! s'il allait quitter la débauche et la table.
S'il était assez fou pour être raisonnable.
Il se perdrait, grands dieux ! Ah! cher duc, aujourd'hui
Si tu ne viens pour toi, viens par pitié pour lui !
Viens le sauver : dis-lui qu'il s'égare et s'oublie,
Qu'il ne peut être bon qu'à force de folie.
Et, pour tout dire enfin, remets-le dans tes fers.
Pour toi, près l'Auxerrois, pendant quarante hivers,
Bois, parmi les douceurs d'une agréable vie.
Un peu plus d'hj-pocras, un peu moins d'eau-de-vie.
ÉPIïRES. » 29
I\. — A M. LE TRINCE EUGÎ-.NE
(1710)
Grand prince, qui, dans cette cour
Où la justice était éteinte.
Sûtes inspirer de l'amour, • •
Même en nous donnant de la crainte;
Vous que Rousseau si dignement
A, dit-on, chanté sur sa lyre,
Eugène, je ne sais comment
Je m'y prendrai pour vous écrire.
Oh ! que nos Français sont contents
De votre dernière victoire !
Et qu'ils chérissent votre gloire,
Quand ce n'est pas à leurs dépens !
Poursuivez; des musulmans
Rompez bientôt la barrière;
Faites mordre la poussière
Aux circoncis insolents;
Et, plein d'une ardeur guerrière,
Foulant aux pieds les turbans,
Achevez cette carrière
Au sérail des Ottomans :
Des chrétiens et des amants
Arborez-y la bannière.
Vénus et le dieu des combats
Vont vous en ouvrir la porte ;
Les Grâces vous servent d'escorte,
Et l'Amour vous tend les bras.
Voyez-vous déji paraître
Tout ce peuple de beautés,
Esclaves des voluptés
t*
^
30 POKSIES DE VOLTAIRE.
D'un amant qui parle en maître?
Faites vite du mouchoir
La faveur impérieuse
A la beauté la plus heureuse.
Qui saura délasser le soir
Votre Altesse victorieuse.
Du séminaire des Amours,
A la France votre patrie,
Daignez envoyer pour secours
Quelques belles de Circassie.
Le saint-père, de son côté,
Attend beaucoup de votre zèle,
Et prétend qu'avec charité
Sous le joug de la vérité
Vous rangiez ce peuple infidèle.
Par vous mis dans le bon chemin,
On verra bientôt ces infâmes.
Ainsi que vous boire du vin,
Et ne plus renfermer leurs femmes.
Adi.eu, grand prince, heureux guerrier
Paré de myrte et de laurier,
Allez asservir le Bosphore :
Déjà le Grand-Turc est vaincu;
V Mais vous n'avez rien fait encore,
Si vous ne le faites cocu.
X. — A M-"^ DE GOXDRIN
SLR LE PÉRIL qu'elle AVAIT COURU
EX TRAVERSANT LA LOIRE
(1716)
Savez-vous, gentille douairière,
Ce que dans Sully l'on faisait
ÉPURES. 31
Lorsque Éole vous conduisait
D'une si terrible manière? '-
Le malin Périgny riait,
Et pour vous déjà préparait
Une épitaphe familière,
Disant qu'on vous repêcherait
Incessamment dans la rivière,
Et qu'alors il observerait
Ce que votre humeur un peu fière
Sans ce hasard lui cacherait.
Cependant L'Espar, La Yallière,
Guiche, Sully, tout soupirait;
Roussy parlait peu, mais jurait;
Et l'abbé Courtin, qui pleurait
En voyant votre heure dernière.
Adressait à Dieu sa prière,
Et pour vous tout bas murmurait
Quelque oraison de son bréviaire,
Qu'alors, contre son ordinaire.
Dévotement il fredonnait.
Dont à peine il se souvenait.
Et que môme il n'entendait guère. .
Chacun déjà vous regrettait.
Mais quel spectacle j'envisage !
Les Amours qui, de tous côtés,
Ministres de vos volontés,
S'opposent à l'affreuse rage
Des vents contre vous irrités,
Je les vois; ils sont à la nage,
Et plongés jusqu'au cou dans l'eau;
Ils conduisent votre bateau,
Et vous voilà sur le rivage.
Gondrin, songez à faire usage
Des jours qu'Amour a conservés
32 POÉSIES DE VOLTAIRE.
C!est pour lui qu'il les a sauvés :
11 a des droits sur son ouvrage '.
XI. — A M'"' DE ***
(1716)
De cet agréable rivage '
Où ces jours passés on vous vit
Faire, hélas ! un trop court voyage,
Je vous envoie un manuscrit
Qui d'un écrivain bel esprit
1. Après le dernier vers de cette pièce, on lit, dans une copie ma-
nuscrite, ceux qui suivent :
Daignez pour moi vous eAployer
Près de ce duc aimable et sage.
Qui fit avec vous ce voyage
Où vous pensâtes vous noyer;
Et que votre bonté rengage
A conjurer un peu l'orage
Qui sur moi gronde maintenant;
Et qu'enfin au prince régent
Il tienne à peu près ce langage :
i( Prince, dont la vertu va changer nos destins,
Toi qui par tes bienfaits signales ta puissance.
Toi qui fais ton plaisir du bonheur des humains,
Philippe, il est pourtant un malheureux en France.
Du dieu des vers un fils infortuné
Depuis un temps fut par toi condamné
A fuir loin de ces bords qu'embellit ta présence :
Songe que d'Apollon souvent les favoris
D'un prince assurent la mémoire :
Philippe, quand tu les bannis,
^ Souviens-toi que tu te ravis
Autant de témoins de ta gloire.
Jadis le tendre Ovide eut un pareil destin ;
Auguste l'exila dans l'affreuse Scythie :
Auguste est un héros ; mais ce n'est pas enfin
Le plus bel endroit de sa vie.
Grand prince, puisses-tu devenir aujourd'hui
Et plus clément qu'Auguste, et plus heureux que lui ! •
l-PITRHS. • 33
N'est point assurément l'ouvrage,
Mais qui vous plaira davantage
Que le livre le mieux écrit :
C'est la recette d'un potage.
Je sais que le dieu cfue je sers,
Apollon, souvent vous demande
Votre avis sur ses nouveaux aii's;
Vous êtes connaisseuse en vers ;
Mais vous n'êtes pas moins gourmande.
Vous ne pouvez donc trop payer
Cette appétissante recette
Que je viens de vous envoyer.
Ma muse timide et discrète
N'ose encor pour vous s'employer.
Je ne suis pas voire poëte,
Mais je suis votre cuisinier.
Mais quoi! le destin, dont la haine
M'accable aujourd'hui de ses coups,
Sera-t-il jamais assez doux
Pour me rassembler avec vous
Entre Momus et Melpomène,
Et que cet hiver me ramène
Versifiant à vos genoux?
0 des soupers charmante reine,
Fassent les dieux que les Guerbois
Vous donnent perdrix à douzaine.
Poules de Caux, chapons du Maine !
Et pensez à moi quelquefois,
Quand vous mangerez sur la Seine
Des potages à la Brunois. t^
34. POÉSIES DE VOLTAIRE.
XII. — A SAMUEL BERNARD
AL NOM DE M""' DE FON T A I N E -M A H T EL
C'est mercredi que je soupai chez vous,
Et que, sortant des plaisirs de la table,
Bientôt couchée, un sommeil prompt et doux
Me fit présent d'un songe délectable.
Je rêvai donc qu'au manoir ténébreux
J'étais tombée, et que Pluton lui-même
Me menait voir les héros bienheureux,
Dans un séjour d'une beauté suprême.
Par escadrons ils étaient séparés :
L'un après l'autre il me les fit connaître.
Je vis d'abord modestement parés
Les opulents qui méritaient de l'être.
« Voilà, dit-il, les généreux amis;
En petit nombre ils viennent me surprendre :
Entre leurs mains les biens ne semblaient mis
Que pour avoir le soin de les répandre.
Ici sont ceux dont les puissants ressorts,
Crédit immense, et sagesse profonde,
Ont soutenu l'État par des efforts
Qui leur livraient tous les trésors du monde.
Un peu plus loin, sur ces riants gazons.
Sont les héros pleins d'un heureux délire,
Qu'Amour lui-même en toutes les saisons
Fit triompher dans son aimable empire.
Ce beau réduit, par préférence, est fait
Pour les vieillards dont l'humeur gaie et tendre
Paraît encore avoir ses dents de lait,
Dont l'enjouement ne saurait se comprendre.
« D'un seul regard tu peux voir tout d'un coup
KPITRES. 35
Le sort des bons, les vertus couronnées ;
Mais un mortel m'embarrasse beaucoup;
Ainsi je veux redoubler ses années.
Chaque escadron le revendiquerait.
La jalousie au repos est funeste :
Venant ici, quel trouble il causerait!
Il est lù-haut très-heureux; qu'il y reste. »
XllI. — A M'"" DE G***
(nio)
Quel triomphe accablant, quelle indigne victoire
Cherchez-vous tristement à remporter sur vous?
Votre esprit éclairé pourra-t-il jamais croire
D'un double Testament la chimérique histoire.
Et les songes sacrés de ces mystiques fous, "'
Qui, dévots fainéants et pieux loups-garous.
Quittent de vrais plaisirs pour une fausse gloire?
Le plaisir est l'objet, le devoir et le but
De tous les êtres raisonnables;
L'amour est fait pour vos semblables;
Les bégueules font leur salut.
Que sur la volupté tout votre espoir se fonde;
N'écoutez désormais que vos vrais sentiments :
Songez qu'il était des amants
Avant qu'il fût des chrétiens dans le monde.
Vous m'avez donc quitté pour votre directeur.
Ah! plus que moi cent fois Couët est séducteur.
Je vous abusai moins; il est le seul coupable :
Chloé, s'il vous faut une erreur.
Choisissez une erreur aimable.
Non, n'abandonnez point des cœurs où vous régnez.
D'un triste préjugé victime déplorable.
36 POKSII-S DE VOLTAIRE.
Vous croyez servir Dieu; mais vous servez le diable,
Et c'est lui seul que vous craignez.
La superstition, fille de la faiblesse,
Mère des vains remords, mère de la tristesse,
En vain veut de son souffle infecter vos beaux jours;
Allez, s'il est un Dieu, sa tranquille puissance
Ke s'abaissera point à troubler nos amours :
Vos baisers pourraient-ils déplaire à sa clémence?
La loi de la nature est sa première loi;
Elle seule autrefois conduisit nos ancêtres;
Elle parle plus haut que la voix de vos prêtres.
Pour vous, pour vos plaisirs, pour l'amour, et pour moi.
XIV. — A M. LE DUC DORLEAXS, REGE.NT
(1716)
Prince chéri des dieux, toi qui sers aujourd'hui
De père à ton monarque, ù son peuple d'appui;
Toi qui, de tout l'État portant le poids immense.
Immoles ton repos à celui de la France;
Philippe, ne crois point, dans ces jours ténébreux,
Plaire à tous les Français que tu veux rendre heureux:
Aux princes les plus grands, comme aux plus beaux ouvrage.'^,
Dans leur gloire naissante il manque des suffrages.
Eh! qui de sa vertu reçut toujours le prix?
Il est chez les Français de ces sombres esprits.
Censeurs extravagants d'un sage ministère.
Incapables de tout, à qui rien ne peut plaire.
Dans leurs caprices vains tristement affermis,
Toujours du nouveau maître ils sont les ennemis;.
Et, n'ayant d'autre emploi que celui de médire.
L'objet le plus auguste irrite leur satire :
Ils voudraient de cet astre éteindre la clarté,
ÉPITI'.ES. 37
Et se venger sur lui de leur obscurité.
Ne crains point leur poison : quand tes soins politiques
Auront réglé le cours des aflaires publiques,
Quand tu verras nos cœurs, justement enchantés,
Au-devant de tes pas volant de tous côtés,
Les cris de ces frondeurs, i leurs chagrins en proie,
Ne seront point ouïs parmi nos cris de joie.
Mais dédaigne ainsi qu'eux les serviles flatteurs,
De la gloire d'un prince infâmes corrupteurs;
Que ta mule vertu méprise et désavoue
Le méchant qui te blâme et le fat qui te loue.
Toujours indépendant du reste des humains.
Un prince tient sa gloire ou sa honte en ses mains;
Et, quoiqu'on veuille enfin le servir ou lui nuire,
Lui seul peut s'élever, lui seul peut se détruire.
En vain contre Henri la France a vu longtemps
La calomnie affreuse exciter ses serpents;
En vain de ses rivaux les fureurs catholiques
Armèrent contre lui des mains apostoliques,
Et plus d'un monacal et scrvile écrivain
Vendit, pour l'outrager, sa haine cl son venin,
La gloire de Henri par eux n'est point flétrie :
Leurs noms sont détestés, sa mémoire est chérie.
Nous admirons encor sa valeur, sa bonté;
Et longtemps dans la France il sera regretté.
Cromwell, d'un joug terrible accablant sa patrie,
Vit bientôt à ses pieds ramper la flatterie;
Ce monstre politique, au Parnasse adoré.
Teint du sang de son roi, fut aux dieux comparé :
Mais malgré les succès de sa prudente auJace,
L'univers indigné démentait le Parnasse,
Et de ^V aller enfin les écrits les plus beaux ^^^tt^^Jt ,, .■,
D'un illustre tyran n'ont pu faire un héros. r, ,^f. \~L -''»
Louis fit sur sou trône asseoir la flatterie;
38 POÉSIES DE VOLTAIRE.
Louis fut encensé jusqu'à l'idolâtrie.
En éloges enfin le Parnasse épuisé
Répète ses vertus sur un ton presque usé;
Et, l'encens à la inain, la docte Académie
L'endormit cinquante ans par sa monotonie.
Rien ne nous a séduits : en vain en plus d'un lieu
Cent auteurs indiscrets l'ont traité comme un dieu;
De quelque nom sacré que l'Opéra le nomme,
L'équitable Français ne voit en lui qu'un homme.
Pour élever sa gloire on ne nous verra plus
Dégrader les Césars, abaisser les Titus :
Et, si d'un crayon vrai une main libre et sûre
Nous traçait de Louis la fidèle peinture.
Nos j'eux trop dessillés pourraient dans ce héros
Avec bien des vertus trouver quelques défauts.
Prince, ne crois donc point que ces hommes vulgaires
Qui prodiguent aux grands des écrits mercenaires,
Imposant par leurs vers à la postérité.
Soient les dispensateurs de l'immortalité.
Tu peux, sans qu'un auteur te critique ou t'encense,
Jeter les fondements du bonheur de la France,
Et nous verrons un jour l'équitable univers
Peser tes actions sans consulter nos vers.
Je dis plus; un grand prince, un héros, sans l'histoire,
Peut même à l'avenir transmettre sa mémoire.
Taisez-vous, s'il se peut, illustres écrivains,
Inutiles appuis de ces honneurs certains;
Tombez, marbres vivants, que d'un ciseau fidèle
Anima sur ses traits la main d'un Praxitèle;
Que tous ces monuments soient partout renversés.
Il est grand, il est juste, on l'aime : c'est assez.
Mieux que dans nos écrits, et mieux que sur le cuivre.
Ce héros dans nos cœurs à jamais doit revivre.
L'heureux vieillard, en paix dans son lit expirant,
i: PI TRES. 3ÎI
De ce prince à son fils fait l'éloge en pleurant;
Le fils, encor tout plein de son règne adorable,
Le vante à ses neveux; et ce nom respectable,
Ce nom dont l'univers aime à s'entretenir,
Passe de bouche en bouche aux siècles à venir.
C'est ainsi qu'on dira chez la race future :
« Philippe eut un cœur noljle; ami de la droiture,
Politique et sincère, habile et généreux.
Constant quand il fallait rendre un mortel heureux:
Irrésolu, changeant, quand le bien de l'empire
Au malheur d'un sujet le forçait à souscrire;
Affable avec noblesse, et grand avec bonté.
Il sépara l'orgueil d'avec la majesté;
Et le dieu des combats, et la docte Minerve,
De leurs présents divins le comblaient sans réserve;
Capable également d'être avec dignité
Et dans l'éclat du trône et dans l'obscurité. »
Voilà ce que de toi mon esprit se présage.
0 toi de qui ma plume a crayonné l'image,
Toi de qui j'attendais ma gloire et mon appui,
Ne chanterai-je donc que le bonheur d'autrui?
En peignant ta vertu, plaindrai-je ma misère?
Dienfaisant envers tous, envers moi seul sévère,
D'un exil rigoureux tu m'imposes la loi:
Mais j'ose de toi-même en appeler à toi.
Devant toi je ne veux d'appui que l'innocence;
J'implore ta justice, et non point ta clémence.
Lis seulement ces vers et juge de leur prix;
Vois ce que l'on m'impute, et vois ce que j'écris.
La libre vérité qui règne en mon ouvrage
D'une âme sans reproche est le noble partage;
Et de tes grands talents le sage estimateur
N'est point de ces couplets l'infâme et vil auteur.
Philippe, quelquefois sur une toile antique
if» POKSIES DF VOLTAIRE.
Si ion œil pénétrant jette un regard critique,
Par l'injure du temps le portrait effacé
Ne cachera jamais la main qui Ta tracé;
D'un choix judicieux dispensant la louange,
Tu ne confondras point Vignon et Michel-Ange.
Prince, il en est ainsi chez nous autres rimeurs;
Et si tu connaissais mon esprit et mes mœurs,
D'un peuple de rivaux l'adroite calomnie
Me chargerait en vain de leur ignominie;
Tu les démentirais, et je ne verrais plus
Dans leurs crayons grossiers mes pinceaux confondus;
Tu plaindrais par leurs cris ma jeunesse opprimée;
A verser les bienfaits ta main accoutumée
Peut-être de mes maux voudrait me consoler.
Et me protégerait au lieu de m'accabler.
XV. — A S. A. S. Me' LE PRLNCE DE CONTI
- (1718)
Conti, digne héritier des vertus de ton père.
Toi que l'honneur conduit, que la justice éclaire,
Qui sais être à la fois et prince et citoyen.
Et peux de ta patrie être un jour le soutien.
Reçois de ta vertu la juste récompense.
Entends mêler ton nom dans les vœux de la France.
Vois nos cœurs, aujourd'hui justement enchantés.
Au-devant de tes pas voler de tous côtés ;
Connais bien tout le prix d'un si rare avantage;
Des princes vertueux c'est le plus beau partage;
Mais c'est un bien fragile, et qu'il faut conserver :
Le moindi'e égarement peut souvent en priver.
Le public est sévère, et sa juste tendresse
Est semblable aux bontés d'une fière maîtresse.
ÉPITRES. 41
Dont il faut par des soins solliciter l'amour ;
Et quand on la néglige, on la perd sans retour.
Alexandre, vainqueur des climats de l'aurore,
A de nouveaux exploits se préparait encore;
Le bout de l'univers arrêta ses efl'orts.
Et l'Océan surpris l'admira sur ses bords.
Sais-tu bien quel était le but de tant de peines?
Il voulait seulement être estimé d'Athènes;
Il soumettait la terre, afin qu'un orateur
Fît aux Grecs assemblés admirer sa valeur.
11 est un prix plus noble, une gloire plus belle,
Que la vertu mérite, et qui marche après elle :
Un cœur juste et sincère est plus grand, à nos j'eux,
(Jue tous ces conquérants que l'on prit pour des dieux.
Eh! que sont en effet le rang et la naissance,
La gloire des lauriers, l'éclat de la puissance,
Sans le flatteur plaisir de se voir estimé,
De sentir qu'on est juste, et que l'on est aimé;
De se plaire à soi-même, en forçant nos suffrages;
D'être chéri des bons, d'être approuvé des sages?
Ce sont là les vrais biens, seuls dignes de ton choix,
Indépendants du sort, indépendants des rois.
Un grand, bouffi d'orgueil, enivré de délices,
Croit que le monde entier doit honorer ses vices.
Parmi les vains plaisirs l'un à l'autre enchaînés,
Et d'un remords secret sans cesse empoisonnés,
11 voit d'adulateurs une foule empressée
Lui porter de leurs soins l'offrande intéressée.
Quelquefois au mérite amené devant lui,
Sa voix, par vanité, daigne offrir un api)ui ;
De cette cour nombreuse il fait en vain parade;
Il ne voit point chez lui Villars ni La Feuillade,
Pour lui de Liancourt l'accès n'est point i)ermis,
Sully ni Villeroy ne sont point ses amis.
42 POÉSIES DE VOLTAIP.E.
C'est à de tels esprits qu'il importe de plaire,
Ce sont eux dont les yeux éclairent le vulgaire;
Quiconque a le cœur juste est par eux approuvé,
Et peut aux yeux de tous marcher le front levé;
Chacun dans leur vertu se propose un modèle;
Le vice la respecte et tremble devant elle.
La cour, toujours fertile en fourbes ténébreux,
Porte aussi dans son sein de ces cœurs généreux.
Tout n'est pas infecté de la rouille des vices :
Home avait des Burrhus ainsi que des Narcisses;
Du temps des Concinis la France eut des De Thous.
Mais pourquoi vais-je ici, de ton honneur jaloux,
A tes yeux éclairés retracer la peinture
Des vertus qu'à ton cœur inspira la nature?
Elles vont chaque jour chez toi se dévoiler :
Plein de tes sentiments, c'est à toi d'en parler;
Ou plutôt c'est à toi, que tout Paris contemple,
A nous en parler moins qu'à nous donner l'exemple.
XVI
A iM. DE LA FALUËRE DE GEXONVILLE
CONSEILLER AU PARLEMENT, ET INTIME AMI
DE L'AITEIR
SUR UXE MALADIE
(1719)
Ne me soupçonne point de cette vanité
Qu'a notre ami Chaulieu, de parler de lui-même,
Et laisse-moi jouir de la douceur extrême
De fouvrir avec liberté
Un cœur qui te plaît et qui t'aime.
ÉPITRES, 4J
De ma nuise, en mes premiers ans.
Tu vis les tendres fruits imprudemment éclore;
Tu vis la calomnie avec ses noirs serpents
Des plus beaux jours de mon printemps
Obscurcir la naissante aurore.
D'une injuste prison je subis la rigueur :
Mais au moins de mon malheur
Je sus tirer quelque avantage :
J'appris à m'endurcir contre l'adversité,
Et je me vis un courage
Que je n'attendais pas de la légèreté
Et des erreurs de mon jeune âge.
Dieux! que n'ai-je eu depuis la même fermeté!
Mais ù, de moindres alarmes
Mon cœur n'a point résisté.
Tu sais combien l'amour m'a fait verser de larmes;
Fripon, tu le sais trop bien,
Toi dont l'amoureuse adresse
M'ôta mon unique bien ;
Toi dont la délicatesse,
Par un sentiment fort humain,
Aima mieux ravir ma maîtresse,
Que de la tenir de ma main.
Tu me vis sans scrupule en proie à la tristesse :
Mais je t'aimai toujours tout ingrat et vaurien;
Je te pardonnai tout avec un cœur chrétien,
Et ma facilité fit grâce à ta faiblesse.
Hélas! pourquoi parler encor de mes amours?
Quelquefois ils ont fait le charme de ma vie :
Aujourd'hui la maladie
En éteint le flambeau peut-être pour toujours.
De mes ans passagers la trame est raccourcie;
Mes organes lassés sont morts pour les plaisir?,
Mon cœur est étonné de se voir sans désirs.
44 POi:SIKS DE VOLTAIRE.
Dans cet état il ne me reste
Qu'un assemblage vain de sentiments confus,
Un présent douloureux, un avenir funeste,
Et l'affreux souvenir d'un bonheur qui n'est plus.
Pour comble de malheur, je sens de ma pensée
Se déranger les ressorts ;
Mon esprit m'abandonne, et mon âme éclipsée
Perd en moi de son être, et meurt avant mon corps.
Kst-ce là ce rayon de l'essence suprême
Qu'on nous dépeint si lumineux?
Est-ce là cet esprit survivant à nous-même?
11 naît avec nos sens, croît, s'affaiblit comme eux :
Hélas! périrait-il de même?
Je ne sais; mais j'ose espérer
Que, de la mort, du temps, et des destins le maître,
Dieu conserve pour lui le plus pur de notre être,
Et n'anéantit point ce qu'il daigne éclairer.
XVII
AU ROI D'A.NGl.ETEr.RE, GEORGE I"
E \ LUI E \ \ O Y A N T LA TRAGÉDIE D " OE D I P E
(1719)
Toi que la France admire autant que l'Angleterre,
Qui de l'Europe en feu balances les destins;
Toi qui chéris la paix dans le sein de la guerre,
Et qui n'es armé du tonnerre
Que pour le bonheur des humains:
Grand roi, des rives de la Seine
J'ose te présenter ces tragiques essais :
Rien ne t'est étranger; les fils de Melpomène
KPITRKS, 45
Partout deviennent tes sujets.
Un véritable roi sait porter sa puissance
Plus loin que ses États renfermés par 1<'S mers :
Tu règnes sur l'Anglais par le droit de naissance;
Par tes vertus, sur l'univers.
Daigne donc de ma muse accepter cet hommage
Parmi tant de tributs plus pompeux et plus grands ;
Ce n'est point au roi, c'est au sage,
C'est au héros que je le rends.
\V1II
A M"'^ LA MAIil'XlIALE DK NlLLAliS
(1719)
Divinité que le ciel fit pour plaire,
Vous qu'il orna des charmes les plus doux.
Vous que l'Amour prend toujours pour sa mère,
Quoiqu'il sait bien que Mars est votre époux;
Qu'avec regret je me vois loin de vous!
Et quand Sully quittera ce rivage.
Où je devrais, solitaire et sauvage,
Loin de vos yeux vivre jusqu'au cercueil.
Qu'avec plaisir, peut-être trop peu sage.
J'irai chez vous, sur les bords de l'Arcueil,
Vous adresser mes vœux et mon hommage !
C'est là que je dirai tout ce que vos beautés
Inspirent de tendresse à ma muse éperdue :
Les arbres de Villars en seront enchantés,
Mais vous n'en serez point émue.
N'importe; c'est assez pour moi de votre vue,
Et je suis trop heureux si jamais l'univers
Peut apprendre un jour dans mes vers
3.
40 POÉSIES DE VOLTAIRE.
Combien pour vos amis vous êtes adorable,
Combien vous haïssez les manèges des cours,
Vos bontés, vos vertus, ce charme inexprimable
Qui, comme dans vos yeux, règne en tous vos discours.
L'avenir quelque jour, en lisant cet ouvrage,
Puisqu'il est fait pour vous, en chérira les traits :
(I Cet auteur, diru-t-on, qui peignit tant d'attraits,
N'eut jamais d'eux pour son'partage
Que de petits soupers où l'on buvait très-frais ;
Mais il mérita davantage. «
XIX. — A .M. LE DLC DE SLLL\
(1720)
J'irai cliez vous, duc adorable,
Vous dont le goût, la vérité.
L'esprit, la candeur,Ja bonté,
Et la douceur inaltérable,
Font respecter la volupté,
Et rendent la sagesse aimable.
Que dans ce champêtre séjour
Je me fais un plaisir extrême
De parler, sur la fin du jour.
De vers, de musique, et d'amour,
Et pas un seul mot du système S
De ce système tant vanté.
Par qui nos héros de finance
Emboursent l'argent de la France,
Et le tout par pure bonté !
Pareils à la vieille sibylle
Dont il est parlé dans Virgile,
1 . Le sj-sttme de Law.
ÉPITRI-S. 47
Qui, possédant pour tout trésor
Dos recottes d'énergumène,
Prend du Troyen le rameau dor,
Et lui rend des feuilles de chêne.
Peut-être, les larmes aux yeux,
Je vous apprendrai pour nouvelle
Le trépas de ce vieux goutteux
Qu'anima l'esprit de Chapelle :
L'éternel abbé de Chaulieu
Paraîtra bientôt devant Dieu;
Et si d'une muse féconde
Les vers aimables et polis
Sauvent une ùme en l'autre monde,
Il ira droit en paradis.
L'autre jour, à son agonie.
Son curé vint de grand matin
Lui donner en cérémonie,
Avec son huile et son latin,
Un passe-port pour l'autre vie.
Il vit tous ses péchés lavés
D'un petit mot de pénitence.
Et reçut ce que vous savez
Avec beaucoup de bienséance.
Il fit même un très-beau sermon,
Qui satisfit tout l'auditoire.
Tout haut il demanda pardon
D'avoir eu trop de vaine gloire.
C'était là, dit-il, le péché
Dont il fut le plus entiché;
Car on sait qu'il était poëte.
Et que sur ce point tout auteur.
Ainsi que tout prédicateur,
N'a jamais eu l'àme bien nette.
Il sera pourtant regretté.
48 POÉSIES DE VOLTAIRE.
Comme s'il eût été modeste.
Sa perte au Parnasse est funeste :
Presque seul il était resté
D'un siècle plein de politesse.
On dit qu'aujourd'hui la jeunesse
A fait à la délicatesse
Succéder la grossièreté,
La débauche à la volupté,
Et la vaine et lâche paresse
A cette sage oisiveté
Que l'étude occupait sans cesse,
Loin de l'envieux irrité.
Pour notre petit Genonville,
Si digne du siècle passé,
Et des faiseurs de vaudeville.
Il me paraît très-empressé .
D'abandonner pour nous la ville.
Le S3'stème n'a point gâté
Son esprit aimable et facile;
Il a toujours le même style,
Et toujours la même gaieté.
Je sais que, par déloyauté,
Le fripon naguère a tàté
De la maîtresse tant jolie
Dont j'étais si fort entêté.
Il rit de cette perfidie.
Et j'aurais pu m'en courroucer :
Mais je sais qu'il faut se passer
Des bagatelles dans la vie.
ÉPITHES. i'
XX. — A M. LK MARÉCHAL DE VILLAP.S
(17-21)
Je me flattais de l'espérance
D'aller goûter quelque repos
Dans votre maison de plaisance;
Mais Vinaclie* a ma confiance,
Et j'ai donné la préférence
Sur le plus grand de nos héros
Au plus grand charlatan de France.
Ce discours vous déplaira fort;
Et je confesse que j'ai tort
De parler du soin de ma vie
A celui qui n'eut d'autre envie
Que de chercher partout la mort.
Mais souffrez que je vous réponde,
Sans m'attirer votre courroux.
Que j'ai plus de raisons que vous
De vouloir rester dans ce monde;
Car si quelque coup de canon,
Dans vos beaux jours brillants de gloire,
Vous eût envoyé chez Pluton,
Voyez la consolation
Que vous auriez dans la nuit noire.
Lorsque vous sauriez la façon
Dont vous aurait traité l'histoire!
Paris vous eut premièrement
Fait un service fort célèbre,
En présence du parlement;
Et quelque prélat ignorant
1. Médecin empirique.
50 POi:SIES DE VOLTAIRE.
Aurait prononcé hardiment
Une longue oraison funèbre,
Qu'il n'eût pas faite assurément.
Puis, en vertueux capitaine,
On vous aurait proprement mis
Dans l'église de Saint-Denys,
F.ntre Duguesclin et Turenne.
Mais si quelque jour, moi chétif,
J'allais passer le noir esquif,
Je n'aurais qu'une vile bière ;
Deux prêtres s'en iraient gaiement
Porter ma figure légère,
Et la loger mesquinement
Dans un recoin du cimetière.
Mes nièces, au lieu de prière.
Et mon janséniste de frère S
Riraient à mon enterrement;
Et j'aurais l'honneur seulement
Que quelque muse médisante
M'affublerait, pour monument,
D'une épitaphe impertinente.
Vous voyez donc très-clairement
Qu'il est bon que je me conserve,
Pour être encor témoin longtemps
De tous les exploits éclatants
Que le Seigneur Dieu vous réserve.
1. L'auteur avait un frère, trésorier de la chambre des comptes, qui
était en effet un janséniste outré, et qui se brouillait toujours avec son
frère toutes les fois que celui-ci disait du bien des jésuites.
KPITIIES. . 51
\\l. — AL CARDINAL DLliOIS
(1-21)
Quand du sommet des Pyrénées,
S'élançant au milieu des airs,
La Renommée à l'univers »
Annonça ces deux hyménées *
Par qui la Discorde est aux fers,
Et qui changent les destinées,
L'âme de Richelieu descendit à sa voix
Du haut de l'empyrée au sein de sa patrie.
Ce redoutable génie
Qui faisait trembler les rois,
Celui qui donnait des lois
A TEurope assujettie,
A vu le sage Duljois,
Et pour la première fois
A connu la jalousie.
Poursuis : de Richelieu mérite encor l'envie.
Par des chemins écartés.
Ta sublime intelligence,
A pas toujours concertés.
Conduit le sort de la France;
La fortune et la prudence
Sont sans cesse à tes côtés.
Alberon pour un temps nous éblouit la vue;
De ses vastes projets l'orgueilleuse étendue
Occupait l'univers saisi d'étonnement :
Ton génie et le sien disputaient la victoire.
Mais tu parus, et sa gloire
1. Les mariages espagnols.
S2 l'OKSlKS 1)K VOLTAIRE.
S''éclip.>a (luns un moment.
Telle, aux bords du firmament,
Dans sa course irrôgulière,
Une comète affreuse éclate de lumière;
Ses feux portent la crainte au terrestre séjour
Dans la nuit ils éblouissent,
Et soudain s'évanouissent
Aux premiers rayons du jour.
XXII. — A M, LE DUC DE LA FEUILLADE
(1-2-2)
Conservez précieusement
L'imagination fleurie
Et la bonne plaisanterie
Dont vous possédez l'agrément,
Au défaut du tempérament
Dont vous vous vantez hardiment,
Et que tout le monde vous nie.
La dame qui depuis longtemps
Connaît à fond votre personne
A dit : « Hélas! je lui pardonne
D'en vouloir imposer aux gens;
Son esprit est dans son printemps,
Mais son corps est dans son automne. »
Adieu, monsieur le gouverneur.
Non plus de province frontière,
Mais d'une beauté singulière
Qui, par son esprit, par son cœur,
Et par son humeur libertine,
De jour en jour fait grand honneur
Au gouverneur qui l'endoctrine.
Priez le Seigneur seulement
ÉPITRES.
(Ju'il empêche que Cythérée
Ke substitue incessamment
Ouelque jeune et frais lieutenant,
Qui ferait sans vous son entrée
Dans un si beau gouvernement.
53
•
XXIII. — A M-
DE'
11 est au monde une aveugle déesse '
Dont la police a brisé les autels;
C'est du Ilocca la fille enchanteresse,
Qui, sous l'appât d'une feinte caresse,
Va séduisant tous les cœurs des mortels.
De cent couleurs bizarrement ornée,
L'argent en main, elle marche la nuit;
Au fond d'un sac elle a la destinée
De ses suivants, que l'intérêt séduit.
Guiche, en riant, par la main la conduit;
La froide Crainte et l'Espérance avide
A ses côtés marchent d'un pas timide;
Le Repentir à chaque instant la suit,
Mordant ses doigts et grondant la perfide.
Belle Philis, que votre aimable cour
A nos regards offre de différence!
Les vrais plaisirs brillent dans ce séjour;
Et, pour jamais bannissant .l'espérance.
Toujours vos yeux y font régner l'amour.
Du biribi la déesse infidèle
Sur mon esprit n'aura plus de pouvoir;
J'aime encor mieux vous aimer sans espoir.
Que d'espérer jour et nuit avec elle.
1. La déesse du jeu.
54 POKSIFS DE VOLTAIRE.
KXIV. — A M. DI' Gl-r.VASI, MI-DECIN
(1-23)
Tu revenais couvert d'une gloire éternelle;
Le Gévaudan^ surpris t'avait vu triomplier
Des traits contagieux d'une peste cruelle,
Et ta main venait d'étouffer
De cent poisons cachés la semence mortelle.
Dans Maisons cependant je voyais mes beaux jours
Vers leurs derniers moments précipiter leur cours.
Déjà près de mon lit la Mort inexorable
Avait levé sur moi sa faux épouvantable ;
Le vieux nocher des morts à sa voix accourut.
C'en était fait; sa main tranchait ma destinée :
Mais tu lui dis : « Arrête!... » et la Mort étonnée
Reconnut son vainqueur, frémit et disparut.
Hélas! si, comme moi, l'aimable Genonville
Avait de ta présence eu le secours utile,
Il vivrait, et sa vie eût rempli nos souhaits;
De son cher entretien je goûterais les charmes;
Mes jours, que je te dois, renaîtraient sans alarmes,
Et mes yeux, qui sans toi se fermaient pour jamais,
Ne se rouvriraient point pour répandre des larmes.
C'est toi du moins, c'est toi par qui, dans ma douleur.
Je peux jouir de la douceur
De plaire et d'être cher encore
Aux illustres amis dont mon destin m'honore.
Je reverrai Maisons, dont les soins bienfaisants
1 . M. de Gervasi, célèbre médecin de Paris, avait été envoyé dans
le Gévaudan pour la peste, et à son retour il est venu guérir l'auteur
de la petite vérole, dans le château de Maisons, à six lieues de Taris,
en 1723.
1-: PITRES. 55
Viennent d'adoucir ma soutVrance;
Maisons, en qui l'esprit tient lieu d'expérience,
Et dont j'admire la prudence
Dans l'âge des égarements.
Je me flatte en secret que je pourrai peut-être
Cliarmor encor Sully qui m'a trop oublié.
Mariamne à ses yeux ira bientôt paraître ;
Il la verra pour elle implorer sa pitié,
Efranimer en lui ce goût, cette amitié,
Que pour moi, dans son cœur, ma muse avait fait naître
Beaux jardins de Villars, ombrages toujours frais,
C'est sous vos feuillages épais
Que je retrouverai ce héros plein de gloire
Que nous a ramené la Paix
Sur les ailes de la Victoire.
C'est là que Richelieu, par son air enchanteur,
Par ses vivacités, son esprit, et ses grâces.
Dès qu'il reparaîtra, saura joindre mon cœur
A tant de cœurs soumis qui volent sur ses traces.
Et toi, cher Bolingljrol<, héros qui d'Apollon
As reçu plus d'une couronne,
Qui réunis en ta personne
L'éloquence de Cicéron,
L'intrépidité de Caton,
L'esprit de Mécénas, l'agrément de Pétrone,
Enfin donc je respire, et respire pour toi;
•le pourrai désormais te parler et t'en tendre.
Mais, ciel ! quel souvenir vient ici me surprendre !
Cette aimable beauté qui m'a donné sa foi.
Qui m'a juré toujours une amitié si tendre,
Daignera-t-elle encor jeter les yeux sur moi?
Hélas ! en descendant sur le sombre rivage.
Dans mon cœur expirant je portais son image:
Son amour, ses vertus, ses grâces, ses appas,
nu POESIES DE VOLTAIRE.
Les plaisirs que cent fois j'ai goûtés dans ses iDras,
A ces derniers moments flattaient encor mon âme:
Je brûlais, en mourant, d'une immortelle flamme.
Grands dieux! me faudra-t-il regretter le trépas?
M'aurait-elle oublié? serait-elle volage?
Que dis-je? malheureux! où vais-je m'engager?
Quand on porte sur le visage
D'un mal si redouté le fatal témoignage.
Est-ce à l'amour qu'il faut songer?
^ XXV. — A LA U LIN El
EN LUI ENVOYANT I. A TnACKlHE DE M A P. I A M N E
(1-25)
Fille de ce guerrier qu'une sage province
Éleva justement au comble des honneurs,
Qui sut vivre en héros, en philosophe, en prince.
Au-dessus des revers, au-dessus des grandeurs;
Du ciel qui vous chérit la sagesse profonde
Vous amène aujourd'hui dans l'empire françois,
Pour y servir d'exemple et pour donner des lois.
La fortune souvent fait les maîtres du monde;
Mais, dans votre maison, la vertu fait les rois.
Du trône redouté que vous rendez aimable.
Jetez sur cet écrit un coupd'œil favorable;
Daignez m'encourager d'un seul de vos regard? ;
Et songez que Pallas, cette auguste déesse
Dont vous avez le port, la bonté, la sagesse,
Est la divinité qui préside aux beaux-arts.
1. Marie Leczinska.
i:piTnFS. 57
XWI. — A M. FALLU
C O \ s E 1 1. L E r. I) ETA T
Quoi! le dieu de la poésie
Vous illumine de ses traits !
iMalgré la robe, les procès,
Et le conseil, et ses arrêts,
Vous tùtez de notre ambroisie !
Ah! bien fort je vous remercie
De vous livrer à ses attraits,
Et d'être de la confrérie. -"
Dans les beaux jours de votre vie,
Adoré de maintes beautés.
Vous aimiez Lubertet Sylvie;
Mais à présent vous les chantez,
Et votre gloire est accomplie.
La Fare, joulllu comme vous.
Comme vous rival de TibuUe,
Rima des vers polis et doux.
Aima longtemps sans ridicule,
Et fut sage au milieu des fous.
En vous c'est le même art qui brille:
Fallu comme La Fure écrit :
Vous recueillîtes son esprit
Dessus les lèvres de sa fille.
Aimez donc, rimez tour à tour :
Vous, La Fare, Apollon, l'Amour,
Vous êtes de même famille.
58 POÉSIES DE VOLTAJT.E.
XXVII. — A M"<= LE COLVI'.ELR
L'heureux talent dont vous cluirmez la France
Avait en vous brillé dès votre enfance:
Il fut dès lors dangereux de vous voir.
Et vous plaisiez, même sans le savoir.
Sur le théâtre heureusement conduite
Parmi les vœux de cent cœurs empressés.
Vous récitiez, par la nature instruite :
C'était beaucoup; ce n'était point assez;
Il vous fallait encore un plus grand maître.
Permettez-moi de faire ici connaître
Quel est ce dieu de qui l'art enchanteur
Vous a donné votre gloire suprême ;
Le tendre Amour me l'a conté lui-même.
On me dira que l'Amour est menteur.
Hélas ! je sais qu'il faut qu'on s'en délie:
Qui mieux que moi connaît sa perfidie ?
Qui souffre plus de sa déloyauté?
Je ne croirai cet enfant de ma vie ;
Mais cette fois il a dit vérité.
Ce même Amour, Vénus, et Melpomène,
Loin de Paris faisaient voyage un jour:
Ces dieux charmants vinrent dans ce séjour
Où vos appas éclataient sur la scène :
Chacun des trois, avec étonnement,
Vit cette grâce et simple et naturelle,
Qui faisait lors votre unique ornement.
« Ah ! dirent-ils, cette jeune mortelle
Mérite bien que, sans retardement,
Xous répandions tous nos trésors sur elle. »
Ce qu'un dieu veut se fait dans le moment.
i; PITRES. sn
Tout aussitôt la tragique déesse
Vous inspira le goût, le sentiment,
Le pathétique, et la délicatesse.
« Moi, dit Vénus, je lui fais un présent - .^
Plus précieux, et c'est le don de plaire :
Elle accroîtra l'empire de Cythèrc;
A son aspect tout cœur sera troublé ;
Tous les esprits viendront lui rendre hommage. »
« Moi, dit l'Amour, je ferai davantage;
Je veux qu'elle aime. » A peine eut-il parlé,
Que dans l'instant vous devîntes parfaite ;
Sans aucuns soins, sans étude, sans fard,
Des passions vous fûtes l'interprète.
0 de l'Amour adorable sujette,
N'oubliez point le secret de votre art.
XXVIII. — A M. FALLU
A Plombières, auguste 172 ).
Du fond de cet antre pierreux.
Entre deux montagnes cornues.
Sous un ciel noir et pluvieux.
Où les tonnerres orageux
Sont portés sur d'épaisses nues.
Près d'un bain chaud toujours crotté,
Plein d'une eau qui fume et bouillonne,
Où tout malade empaqueté.
Et tout hypocondre entêté.
Qui sur son mal toujours raisonne.
Se baigne, s'enfume et se donne
La question pour la santé;
Où l'espoir ne quitte personne :
De cet antre où je vois venir
60 POKSirS DE VOLTAIRE.
D'impotentes sempiternelles
Qui toutes pensent rajeunir,
Un petit nombre de pucelles,
Mais un beaucoup plus grand de celles
Qui voudraient le redevenir;
Où par le coche on nous amène
De vieux citadins de Nanc}',
• Et des moines de Commercy,
Avec l'attribut de Lorraine,
Que nous rapporterons d'ici :
De ces lieux, où l'ennui foisonne,
J'ose encore écrire ù Paris.
Malgré Phébus qui m'abandonne,
J'invoque l'Amour et les Ris;
Ils connaissent peu ma personne;
Mais c'est à Pallu que j'écris :
Alcibiade * me l'ordonne,
Alcibiade, qu'à la cour
Nous vîmes briller tour à tour
Par ses grâces, par son courage,
Gai, généreux, tendre, volage,
Et séducteur comme l'Amour,
Dont il fut la brillante image.
L'Amour, pu le Temps, l'a défait
Du beau vice d'être infidèle ;
Il prétend d'un amant parfait
Être devenu le modèle.
J'ignore quel objet charmant
A produit ce grand changement,
Et fait sa conquête nouvelle;
Mais qui que vous soyez, la belle,
Je vous en fais mou compliment.
1. Le duc de Richelieu.
EPITBES. ^61
On pourrait bien à l'aventure '
Clioisir un autre greluclion,
Plus Alcido pour la figure,
Et pour le cœur plus Céladon; '
I\Iais quelqu'un plus aimable, non ;
Il n'en est point dans la nature :
Car, madame, où trouvera-t-on
D'un ami la discrétion,
D'un vieux seigneur la politesse.
Avec l'imagination
Et les grâces de la jeunesse ;
L'n tour de conversation
Sans empressement, sans paresse,
Et l'esprit monté sur le ton
Qui plaît à gens de toute espèce?
Et n'est-ce rien d'avoir tùté
Trois ans de la formalité
Dont on assomme une ambassade,
Sans nous avoir rien rapporté
De la pesante gravité -^
Dont cent ministres font parade ?
A ce portrait si peu flatté,
Qui ne voit mon Alcibiade?
XXIX
AUX MANES DE M. DE GENOXVILLK
(1-29)
Toi que le ciel jaloux ravit dans son printemps:
Toi de qui je conserve un souvenir fidèle.
Vainqueur de la mort et du temps;
Toi dont la perte, après dix ans,
4
02 POKSIES DE VOLTAir.E.
M'est encore affreuse et nouvelle;
Si tout n'est pas détruit; si, sur les sombres bords,
Ce souffle si caché, cette faible étincelle.
Cet esprit, le moteur et l'esclave du corps,
Ce je ne sais quel sens qu'on nomme âme immortelle,
Reste inconnu de nous, est vivant chez les morts;
S'il est vrai que tu sois, et si tu peux m'entendre,
0 mon cher Genonville ! avec plaisir reçoi
Ces vers et ces soupirs que je donne à ta cendre,
Monument d'un amour immortel comme toi.
Il te souvient du temps où l'aimable Égérie,
Dans les beaux jours de notre vie,
Écoutait nos chansons, partageait nos ardeurs.
Nous nous aimions tous trois. La raison, la folie,
L'amour, l'enchantement des plus tendres erreurs.
Tout réunissait nos trois cœurs.
Que nous étions heureux! même cette indigence,
Triste compagne des beaux jours,
Ne put de notre joie empoisonner le cours.
Jeunes, gais, satisfaits, sans soins, sans prévoyance.
Aux douceurs du présent bornant tous nos désirs,
Quel besoin avions-nous d'une vaine abondance?
Nous possédions bien mieux, nous avions les plaisirs!
Ces plaisirs, ces beaux jours coulés dans la mollesse,
Ces ris, enfants de l'allégresse.
Sont passés avec toi dans la nuit du trépas.
Le ciel, en récompense, accorde à ta maîtresse
Des grandeurs et de la richesse,
Appuis de l'âge mûr, éclatant embarras.
Faible soulagement quand on perd sa jeunesse.
La fortune est chez elle, où fut jadis l'amour.
Les plaisirs ont leur temps, la sagesse a son tour.
L'amour s'est envolé sur l'aile du bel âge:
Mais jamais l'amitié ne fuit du cœur du sage.
ÉIMTP.KS. 63
Nous chantons quelquefois et tes vers et les miens;
De ton aimable esprit nous célébrons les charmes;
Ton nom se mêle encore à tous nos entretiens;
Nous lisons tes écrits, nous les baignons de larmes.
Loin de nous à jamais ces mortels endurcis,
Indignes du beau nom, du nom sacré d'amis,
Ou toujours remplis d'eux, ou toujours hors d'eux-même,
Au monde, à l'inconstance ardents à se livrer,
Malheureux, dont le cœur ne sait pas comme on aime,
Et qui n'ont point connu la douceur de pleurer !
XXX. — A M. DK FOUMOM
EX LU ENVOYANT LES ŒIVP.ES DE DESCARTES
ET DE MALEBUANCIIE
Rimeur charmant, plein de raison,
Philosophe entouré des Grâces,
Épicure, avec Apollon,
S'empresse à marcher sur vos traces.
Je renonce au fatras obscur
Du grand rêveur de l'Oratoire',
Qui croit parler de l'esprit pur.
Ou qui veut nous le faire accroire,
Nous disant qu'on peut, à coup silr,
Entretenir Dieu dans sa gloire.
Ma raison n'a pas plus de foi
Pour René le visionnaire -.
Songeur de la nouvelle loi.
Il éblouit plus qu'il n'éclaire;
Dans une épaisse obscurité
1. Malebranche.
•2. Descartes.
POKSIKS DK VOI/IAIUE.
11 fait briller des étincelles.
Il a gravement débité
Un tas brillant d'erreurs nouvelles,
Pour mettre à la place de celles
De la bavarde antiquité.
Dans sa cervelle trop féconde
11 prend, d'un air fort important,
Des dés pour arranger le monde :
Bridoye en aurait fait autant.
Adieu; je vais chez ma Sylvie :
Un esprit fait comme le mien
Goûte bien mieux son entretien
Qu'un roman de philosophie.
De ses attraits toujours frappé,
Je ne la crois pas trop fidèle :
Mais puisqu'il faut être trompéj
Je ne veux l'être que par elle.
XXXI. — A M. DE CIDEVILLE
Ceci te doit être remis
Par un abbé de mes amis,
Homme de bien, quoique d'Église.
Plein d'honneur, de foi, de franchise,
En lui les dieux n'ont rien omis
Pour en faire un abbé de mise :
Même Phébus le favorise.
Mais dans son cœur Yénus a mis
Un petit grain de gaillardise.
Or c'est un point qui scandalise
Son curé, plus gaillard que lui,
ÊPITRES. 6j
Qui dès longtemps le ij'rannise.
Et nouvellement aujourd'luii
Dans un placard le tynipanise.
Sur cela mon abbé prend feu,
Lui fait un bon procès de Dieu,
Le gagne : appel; or c'est dans peu
Qu'on doit chez vous juger l'affaire.
Or, puissant est notre adversaire :
Le terrasser n'est pas un jeu.
Tu dois m'entendre, et moi me taire;
Car c'est trop longtemps tutoyer
Du parlement un conseiller :
Ma muse un peu trop familière
Pourrait à la fia l'ennuyer,
Peut-être même lui déplaire.
Qu'il sache pourtant qu'à Cythère
L'Amitié, l'Amour, et leur mère.
Parlent toujours sans compliment;
Qu'avec Hortense ma tendresse
N'en use jamais autrement,
Et j'estime autant ma maîtresse
Qu'un conseiller au parlement.
XXXII.- KPITRE CONNUE
SOLS LE NOM DKS VoUS ET DUS TU
Philis, qu'est devenu ce temps
Où dans un fiacre promenée,
Sans laquais, sans ajustements,
De tes grâces seules ornée,
Contente d'un mauvais soupe
Que tu changeais en ambroisie.
Tu te livrais dans ta folie
06 POKSJES DE VOLTAIRE,
A l'amant lieureux et trompé
Qui t'avait consacré sa vie?
Le ciel ne te donnait alors,
Pour tout rang et pour tous trésors,
Que les agréments de ton âge,
Un cœur tendre, un esprit volage,
Un sein d'albâtre, et de beaux yeux.
Avec tant d'attraits précieux.
Hélas! qui n'eût été friponne?
Tu le fus, objet gracieux;
Et (que l'amour me le pardonne !)
Tu sais que je t'en aimais mieux.
Ah ! madame ! que votre vie.
D'honneurs aujourd'hui si remplie,
Diffère de ces doux instants !
Ce large suisse à cheveux blancs.
Qui ment sans cesse à votre porte,
Philis, est l'image du Temps :
On dirait qu'il chasse l'escorte
Des tendres Amours et des Ris;
Sous vos magnifiques lambris
Ces enfants tremblent de paraître.
Hélas ! je les ai vus jadis
Entrer chez toi par la fenêtre,
Et se jouer dans ton taudis.
Non, madame, tous ces tapis
Qu'a tissus la Savonnerie,
Ceux que les Persans ont ourdis,
Et toute votre orfèvrerie,
Et ces plats si chers que Germain
A gravés de sa main divine,
Et ces cabinets où Martin
A surpassé l'art de la Chine;
Vos vases japonais et blancs.
EPURES. 07
Toutes ces fragiles merveilles;
Ces deux lustres de diamants
Qui pendent à vos deux oreille^;
Ces riches carcans, ces colliers.
Et cette pompe enchanteresse.
Ne valent pas un des baisers
Que tu donnais dans ta jeunesse.
^ÎU ^
WXIII.— A M. LE COMTE DE TRESSAN (
f'
l'-i
Tressan, l'un des grands favoris
Du dieu qui fait qu'on est aimable.
Du fond des jardins de Cj-pris,
Sans peine, et par la main des Ris,
Vous cueillez ce laurier durable
Qu'à peine un auteur misérable,
A son dur travail attaché,
Sur le haut du Pinde perché.
Arrache en se donnant au diable.
Vous rendez les amants jaloux;
Les auteurs vont être en alarmes;
Car vos vers se sentent des charmes
Que l'Amour a versés sur vous.
Tressan, comment pouvez-vous faire
Pour mettre si facilement
Les neuf pucelles dans Cythère,
Et leur donner votre enjouement?
Ah ! prètez-moi votre art charmant,
Prêtez-moi votre main légère.
Mais ce n'est pas petite affaire
De prétendre vous imiter :
Je peux tout au plus vous chanter;
Mais les dieux vous ont fait pour plaire.
68 POÉSIES DE VOLTAIRE.
Je VOUS reconnais à ce ton
Si doux, si tendre, et si facile :
En vain vous caclicz votre nom;
Enfant d'Amour et d'Apollon,
On vous devine à votre stj'le.
XXXIV. — A M'i* DE LUBERT
qu'on appelait muse et GRACE
(1-32)
Le cur6 qui vous baptisa
Du beau surnom de Muse et Grâce,
Sur vous un peu prophétisa,
Il prévit que sur votre trace
Croîtrait le laurier du Parnasse
Dont La Suze se couronna,
Et le myrte qu'elle porta,
Quand, d'amour suivant la déesse,
Ses tendres feux elle mêla
Aux froides ondes du Permesse.
Mais en un point il se trompa :
Car jamais il ne devina
Qu'étant si belle, elle sera
Ce que les sots appellent sage,
Et qu'à vingt ans, et par delà,
Muse et Grâce conservera
La tendre fleur du pucelage.
Fleur délicate qui tomba
Toujours au printemps du bel âge.
Et que le ciel fit pour cela.
Quoi ! vous en êtes encor là!
Muse et Grâce, que c'est dommage!
KPITUÏS. (J",t
Vous me répondez doucenieat
Que les neuf bégueules savantes;,
Toujours chantant, toujours rimant.
Toujours les j^eux au firmament,
Avec leurs tètes de pédantes,
Avaient peu de tempérament.
Et que leurs bouches éloquentes
S'ouvraient pour brailler seulement.
Et non pour mettre tendrement
Deux lèvres fraîches et charmantes
Sur les lèvres appétissantes
De quelque vigoureux amant.
Je veux croire chrétiennement
Ces histoires impertinentes.
■Mais, ma chère Lubcrt, en cas
Que ces filles sempiternelles
Conservent pour ces doux ébats
Des aversions si fidèles.
Si ces déesses sont cruelles,
Si jamais amant dans ses bras
N'a froissé leurs gauches appas.
Si les neuf Muses sont pucelles.
Les trois Grâces ne le sont pas.
Quittez donc votre faible excuse ;
Vos jours languissent consumés
Dans l'abstinence qui les use :
L"n faux préjugé vous abuse.
Chantez, et, s'il le faut, rimez;
Ayez tout l'esprit d'une Muse;
Mais, si vous êtes Grâce, aimez.
70 POKSIES BI-: VOLTAIP.H.
XXXV. — A UNE DAME
OL SOI-DISANT TELLE*
(1-32) •
Tu commences par me louer,
Tu veux finir par me connaître :
Tu me loueras bien moins. Mais il faut t'avouer
Ce que je suis, ce que je voudrais être.
J'aurai vu dans trois ans passer quarante hivers.
Apollon présidait au jour qui m'a vu naître.
Au sortir du berceau j'ai bégaj'é des vers.
Bientôt ce dieu puissant m'ouvrit son sanctuaire :
Mon cœur, vaincu par lui, se rangea sous sa loi.
D'autres ont fait des vers par le désir d'en faire ;
Je fus poëte malgré moi.
Tous les goûts à la fois sont entrés dans mon àme ;
Tout art a mon hommage, et tout plaisir m'enflamme ;
La peinture me charme : on me voit quelquefois
Au palais de Philippe, ou dans celui des rois,
Sous les efforts de l'art admirer la nature.
Du brillant Cagliari saisir l'esprit divin.
Et dévorer des j-eux la touche noble et sûre
De Raphaël et du Poussin.
De ces appartements qu'anime la peinture.
Sur les pas du plaisir je vole à l'Opéra ;
J'applaudis tout ce qui me touche,
La fertilité de Campra,
La gaieté de Mouret, les grâces de Destouche ;
1. Cette pièce est adressée à Desforges-Maillard, en réponse à l'épitre
que celui-ci avait envoyée à Voltaire sous le pseudonyme de M"« Mal-
crais de la Vigne.
ÉPITRES. 71
Pélissier par son art, Le Maure par sa voix,
Tour à tour ont mes vœux et suspendent mon choix.
Quelquefois, embrassant la science luirdie
Que la curiosité
Honora par vanité
Du nom de philosophie.
Je cours après Newton dans l'abîme des cieux ;
Je veux voir si des nuits la courrière inégale.
Par le pouvoir changeant d'une force centrale,
En gravitant vers nous s'approche de nos j'eux,
Et pèse d'autant plus qu'elle est près de ces lieux,
Dans les limites d'un ovale.
J'en entends raisonner les plus profonds esprits,
Maupertuis et Clairaut, calculante cabale ;
Je les vois qui des cieux franchissent l'intervalle,
Et je vois trop souvent que j'ai très-peu compris.
De ces obscurités je passe à la morale;
Je lis au cœur de l'homme, et souvent j'en rougis.
J'examine avec soin les informes écrits,
Les monuments épars, et le style énergique
De ce fameux Pascal, ce dévot satirique.
Je vois ce rare esprit trop prompt i\ s'enlkimmer;
Je combats ses rigueurs extrêmes.
Il enseigne aux humains à se haïr eux-mêmes ;
Je voudrais, malgré lui, leur apprendre à s'aimer.
Ainsi mes jours égaux, que les muses remplissent,
Sans soins, sans passions, sans préjugés fâcheux,
Commencent avec joie, et vivement finissent
Par des soupers délicieux.
L'amour dans mes plaisirs ne mêle plus ses peines ;
La tardive raison vient de briser mes chaînes ;
J'ai quitté prudemment ce dieu qui m'a quitté ;
J'ai passé l'heureux temps fait pour la volupté.
Est-il donc vrai, grands dieux! Une faut plus que j'aime,
^ ., POKSIES DE VOLTAIRE.
r.a foule des beaux-arts, dont je veux tour à tour
Remplir le vide de moi-même,
JN'est pas encore assez pour remplacer l'amour.
X \ \ \ 1 . - \ M "'M) !• F 0 \ ï A I .\ K-M A R T E L
(1732)
0 très-singulière Martel,
J'ai pour vous estime profonde : *
C'est dans votre petit hôtel.
C'est sur vos soupers que je fonde
Mon plaisir, le seul bien réel
Qu'un honnête homme ait en ce monde.
Il est vrai qu'un peu je vous gronde ;
Mais, malgré cette liberté.
Mon cœur vous trouve, en vérité,
Femme à peu de femmes seconde ;
Car sous vos cornettes de nuit,
Sans préjugés et sans faiblesse,
Vous logez esprit qui séduit,
Et qui tient fort à la sagesse.
Or votre sagesse n'est pas
Cette pointilleuse harpie
Qui raisonne sur tous les cas.
Et qui, triste sœur de l'Envie,
Ouvrant un gosier édenté.
Contre la tendre Volupté
Toujours prêche, argumente, et crie;
Mais celle qui si doucement,
. Sans efforts et sans industrie,
Se bornant toute au sentiment,
Sait jusques au dernier moment
Répandre un charme sur la vie.
EPITRES.
Voyez-vous pas de tous côtés
De très-décrépites beautés,
Plt'urant de n'être plus aimables,
Dans leur besoin de passion
Ne pouvant rester raisonnables,
S'afloler de dévotion
Et rechercher l'ambition
D'être bégueules respectables?
Bien loin de cette triste erreur,
Vous avez, au lieu de vigiles,
Des soupers longs, gais et tranquilles;
Des vers aimables et faciles.
Au lieu des fatras inutiles
De Quosnel et de Letourneur;
Voltaire, au lii'u d'un directeur.
Et, pour mieux chasser toute angoisse,
Au curé préférant Campra,
Vous avez loge à l'Opéra,
Au lieu de banc à la paroisse;
Et ce qui rend mou sort plus doux.
C'est que .ma maîtresse chez vous,
La Liberté, se voit logée;
Cette Liberté mitigée,
A l'œil ouvert, au front serein,
A la démarche dégagée,
N'étant ni prude, ni catin,
Décente, et jamais arrangée.
Souriant d'un souris badin
A ces paroles chatouilleuses . " •*
Qui font baisser un œil malin
A mesdames les préci(!us?s..
C'est là qu'on trouve la Gaieté,
Cette sœur de la Liberté,
Jamais aigi'e dans la satire,
%'9
«4 POKSIES DE VOLTAIRE.
Toujours vive dans les bons mots.
Se moquant quelquefois des sots,
, Et très-souvent, mais à propos,
Permettant au sage de rire.
Que le ciel bénisse le cours
D'un sort aussi doux que le vôtre !
Martel, l'automne de vos jours
Vaut mieux que le printemps d'un autre.
XXXVII. — A M"" GALSSIN
Q l I A n F. P R É S E ^ T É I. E RÔLE DE Z A î li E
AVEC BEAUCOUP DE SICCÈS
{1-32)
Jeune Gaussin, reçois mon tendre hommage,
Reçois mes vers au théâtre applaudis;
Protége-les : Zah'e est ton ouvrage ;
Il est à toi, puisque tu l'embellis.
Ce sont tes yeux, ces yeux si pleins de charmes,
Ta voix touchante, et tes sons enchanteurs,
Qui du critique ont fait tomber les armes ;
Ta seule vue adoucit les censeurs.
L'illusion, cette reine des cœurs,
Marche à ta suite, inspire les alarmes,
Le sentiment, les regrets, les douleurs,
Et le plaisir de répandre des larmes.
Le dieu des vers, qu'on allait dédaigner.
Est, par ta voix, aujourd'hui sûr de plaire;
Le dieu d'amour, à qui tu fus plus chère.
Est, par tes yeux, bien plus sûr de régner :
Entre ces dieux désormais tu vas vivre.
Hélas! longtemps je les servis tous deux ;
i:i'ITRES. 75
11 en est uu que je n'ose plus suivre.
Heureux cent fols le mortel amoureux
Qui, tous les jours, peut te voir et t'entendre;
Que tu rerois avec un souris tendre,
Qui voit son sort écrit dans tes beaux yeux,
Qui, pénétré de l(nir leu ([u'il adore,
A tes genoux ouljliant l'univers,
Parle d'amour, et t'en reparle encore!
Et malheureux qui n'en parle qu'en vers!
XXWIII
A M'"« LA MARQUISE DU ClIATELET
SIR SA MAISON AVEC AI A L P E R T l I S
Ainsi donc cent beautés nouvelles
Vont fixer vos bouillants esprits;
Vous renoncez aux étincelles.
Aux feux follets de mes écrits,
Pour des lumières immortelles;
Et le sublime Maupertuis
Vient éclipser mes bagatelles.
Je n'en suis fùclié, ni surpris;
Un esprit vrai doit être épris
Pour des vérités éternelles.
Mais ces vérités, que sont-elles?
Quel est leur usage et leur prix?
Du vrai savant que je chéris
La raison ferme et lumineuse
Vous montrera les cieux décrits,
Et d'une main audacieuse
Vous dévoilera les replis
De la nature ténébreuse :
•
76 POIvSIKS DE VOLTAIRE.
Mais, sans le secret d'être heureuse,
Que vous aura-t-il donc appris?
XXXIX. — A M. CLÉMENT DK DREUX
25 décembre 1732.
* Que toujours de ses douces lois
Le dieu des vers vous endoctrine;
Qu'à vos chants il joigne sa voix,
Tandis que de sa main divine
11 accordera sous vos doigts
La lyre agréable et badine
Dont vous vous servez quelquefois!
•» Que TAmour, cncor plus facile.
Préside à vos galants exploits.
Comme Pliébus à votre style !
Et (lue Plutus, ce dieu sournois,
Mais aux autres dieux très-utile,
Rende, par maint écu tournois.
Les jours que la Parque vous file
Des jours plus heureux mille fois
Que ceux d'Horace et de Virgile!
XL
A M'"^ LA MARQUISE DL CHATELET
sir. L.V CALOMNIE
(1733)
Écoutez-moi, respectable Emilie :
Vous êtes belle; ainsi donc la moitié
i;i>iTiiKS. 17
Du genre humain sera votre ennemie :
Vous possédez un sublime frénie;
On vous craindra : votre tendre amitié
Est confiante, et vous serez trahie.
Votre vertu, dans sa démarche unie.
Simple et sans fard, n'a point sacrifié
A nos dévots; craignez la calomnie.
Attendez-vous, s'il vous plaît, dans la vie.
Aux traits malins que tout fat à la cour,
l'ar passe-temps, souffre, et rend tour ù tour.
La Médisance est la fille immortelle
De l'Amour-propre et de l'Oisiveté.
Ce monstre ailé paraît mâle et femelle,
Toujours parlant, et toujours écouté.
Amusement et fléau de ce monde.
Elle y préside, et sa vertu féconde
Du plus stupide échauffe les propos ;
Rebut du sage, elle est l'esprit des so's.
En ricanant, cette maigre furie
Va de sa langue épandre les venins
Sur tous états; mais trois sortes d'humain^,
Plus que le reste, aliments de l'envie.
Sont exposés à sa dent de harpie :
Les beaux esprits, les belles et les grands,
Sont de ses traits les objets différents.
Quiconque en France avec éclat attire
L'œil du public, est sûr de la satire;
Lu bon couplet, chez ce peuple falot,
De tout mérite est l'infaillible lot.
La jeune Églé, de pompons couronnée.
Devant un prêtre à minuit amenée.
Va dire un oui, d'un air tout ingénu,
A son mari qu'elle na jamais vu.
Le lendemain en triomphe on la mène
78 POESIES DE VOLTAIRE.
Au cours, au bal, chez Bourbon, cliez la reine;
• Le lendemain, sans trop savoir comment,
Dans tout Paris on lui donne un ajnant :
Roy la chansonno, et son nom par la ville
, Court ajusté sur Tair d'un vaudeville.
Églé s'en meurt : ses cris sont superflus.
Consolez-vous, Églé, d'un tel outrage :
Vous pleurerez, hélas ! bien davantage,
Lorsque de vous on ne parlera plus.
Et nommez-moi la beauté, je vous prie,
De qui l'honneur fut toujours à couvert.
. Lisez-moi Bayle, à l'article Schomherg ,
Vous y verrez que la vierge Marie
Des chansonniers, comme une autre, a souflert.
Jérusalem a connu la satire.
Persans, Ciiinois, baptisés, circoncis.
Prennent ses lois : la terre est son empire;
Mais, croyez-moi, son trône est à Paris.
Là, tous les soirs, la troupe vagabonde
D'un peuple oisif, appelé le beau monde.
Va promener de réduit en réduit
L'inquiétude et l'ennui qui la suit ;
Là, sont en foule anti(|ues mijaurées,
Jeunes oisons, et bégueules titrées.
Disant des riens d'un ton de perroquet.
Lorgnant des sots, et trichant au piquet;
Blondins y sont, beaucoup plus femmes qu'elles.
Profondément remplis de bagatelles,
D'un air hautain, d'une bruyante voix.
Chantant, dansant, minaudant à la fois.
Si, par hasard, quelque personne honnête.
D'un sens plus droit et d'un goût plus heureux,
Des bons écrits ayant meublé sa tète,
Leur fait l'affront de penser à leurs yeux,
KPITRES. T
Tout aussitôt l''ur brillante cohue,
D'étonnenient et de colère émue,
Bruyant essaim de frelons envieux,
Pique et poursuit cette abeille charmante.
Qui leur apporte, hélas! trop imprudente,'
Ce miel si pur et si peu fait pour eux.
Quant aux héros, aux princes, aux ministres.
Sujets usés de nos discours sinistres.
Qu'on m'en nomme un dans Rome et dans Paris,
Depuis César jusqu'au jeune Louis,
De Richelieu jusqu'à l'ami d'Auguste,
Dont un Pasquin n'ait barbouillé le buste.
Ce grand Colbert, dont les soins vigilants
Nous avaient plus enrichis en dix ans
Que les mignons, les catins et les prêtres.
Vont, en mille ans, appauvri nos ancêtres.
Cet homme unique, et l'auteur, et l'appui
D'une grandeur où nous Posons prétendre,
Vit tout l'État murmurer contre lui;
Et le Français osa troubler la cendre
Du bienfaiteur qu'il révère aujourd'hui'.
Lorsque Louis, qui, d'un esprit si ferme.
Brava la mort comme ses ennemis.
De ses grandeurs ayant subi le terme.
Vers sa chapelle allait à Saint-Denys,
J'ai vu son peuple, aux nouveautés en proie.
Ivre de vin, de folie et de joie.
De cent couplets égayant le convoi.
Jusqu'au tombeau maudire encor son roi.
Vous avez tous connu, comme je pense.
Ce bon régent (jui gùta tout en France :
Il était né pour la société,
1. Le peuple voulut déterrer M. Colbert à Saint-Eustathe.
80 poKSiEs D1-: vor.TAir.i:.
Pour les beaux-arts, et pour la volupté;
Graud, mais facile, ingénieux, affable,
Peu scrupuleux, mais de crime incapable.
Et cependant, ô mensonge, ô noirceur!
Nous avons vu la ville et les provinces,
Au plus aimable, au plus clément des princes.
Donner les noms... Quelle absurde fureur!
Chacun les lit, ces archives d'horreur.
Ces vers impurs, appelés P/iilippiqiies,
De l'imposture effroyables chroniques;
Et nul Français n'est assez généreux
Pour s'élever, pour déposer contre eux !
Que le mensonge un instant vous outrage,
Tout est en feu soudain pour l'appuyer :
La vérité perce enfin le nuage.
Tout est de glace à vous justifier.
Mais voulez-vous, après ce grand exemple,
Baisser les yeux sur de moindres objets?
Des souverains descendons aux sujets;
Des beaux esprits ouvrons ici le temple.
Temple autrefois l'objet de mes souhaits,
Que de si loin Desfontaines contemple,
Et que Gacon ne visita jamais.
Entrons : d'abord on voit la Jalousie,
Du dieu des vers la fille et l'ennemie,
Qui, sous les traits de l'Émulation,
Souffle l'orgueil, et porte sa furie
Chez tous ces fous courtisans d'Apollon.
Voyez leur troupe inquiète, affamée,'
Se déchirant pour un peu de fumée,
Et l'un sur l'autre épanchant plus de fiel
Que l'implacable et mordant janséniste
N'en a lancé sur le fin moliniste.
Ou que Doucin, cet adroit casuiste,
i:i'iTRi:s. 81
N'en a versé dessus Pasquier-Quesnel.
Ce vieux rimeur, couvert d'ignominies.
Organe impur de tant de calomnies,
Cet ennemi du public outragé,
Puni sans cesse, et jamais corrigé.
Ce vil Rufus', que jadis voti'e père
A, par pitié, tiré de la misère,
Et qui bientôt, serpent envenimé,
Piqua le sein qui l'avait ranimé;
Lui qui, mêlant la rage à l'impudence.
Devant Thémis accu?a l'innocence'-;
L'affreux Hufus, loin de cacher en paix
Des jours tissus de honte et de forfaits,
Vient rallumer, aux marais de Bruxelles,
D'un feu mourant les pâles étincelles.
Et contre moi croit rejeter l'affront
De l'infamie écrite sur son front.
Mais que feront tous les traits satiriques
Que d'un bras faible il décoche aujourd'hui,
Et ces ramas de larcins marotique?.
Moitié français et moitié germaniques.
Pétris d'erreurs, et de haine, et d'ennui?
Quel est le but, l'effet, la récompense.
De ces recueils d'impure médisance.
Le malheureux, délaissé des humains,
Meurt des poisons qu'ont préparés ses mains.
1. Rousseau avait été secrétaire du baron do Hreleuil, ot avait fait
coQtre lui une satire intitulée la liaronade. Il la lut à quelques per-
sonnes qui vivent encore, entre autres à M"" la duchesse de Saint-
Pierre. M"» la marquise du CluUelet, tille de M. de Breteuil, était par-
faitement instruite de ce fait; et il y a encore des papiers originaux
de M™' du Chàtelet qui l'attestent. Le baron de Breteuil lui pardonna
généreusement.
2. Il accusa M. Saurin, fameux géomètre, d'avoir fait des couplets
infâmes, dont lui, Rousseau, était l'auteur, et fut condamné pour cette
calomnie au bannissement perpétuel.
82 POÉSIES DE VOLTAIUE.
j\e craignons rien de qui cherciie à médire.
En vain Boileau, dans ses sévérités,
A de Quinault dénigré les beautés;
LMieureux Quinault, vainqueur de la satiro,
Rit de sa haine, et marche à ses côtés.
Moi-même, enfin, qu'une cabale inique
Voulut noircir de son souffle caustique,
Je sais jouir, en dépit des cagots.
De quelque gloire, et même du repos.
Voici le point sur lequel je me fonde.
On entre en guerre en entrant dans le monde.
Homme privé, vous avez vos jaloux,
■ Rampant dans Tombrc, inconnus comme vous,
Obscurément tourmentant votre vie :
Homme public, c'est la publi(iue envie
Qui contre vous lève son front altier.
Le coq jaloux se bat sur son fumier.
L'aigle dans l'air, le taureau dans la plaine :
Tel est l'état de la nature humaine.
La Jalousie et tous ses noirs enfants
Sont au théâtre, au conclave, aux couvents.
Montez au ciel : trois déesses rivales
Troublent le ciel, qui vit de leurs scandales.
Que faire donc? à quel saint recourir?
Je n'en sais point : il faut savoir souffrir.
XLI. — A M"^ DE GLISE
SIR SON MAniACE AVEC LE DlC DE HICHELIEL
Avril \~d4.
Un prêtre, un oui, trois mots latins,
A jamais fixent vos destins;
ÉPITRES, 83
El le célébrant d'un village,
Dans la chapelle de Montjeu,
Très-chrétiennement vous engage • *
A coucher avec Richelieu,
Avec Richelieu, ce volage.
Qui va jurer par ce saint nœud
D'être toujours fidèle et sage.
-Nous nous en défions un peu;
Et vos grands yeux noirs, pleins de feu.
Nous rassurent bien davantage
Que les serments qu'il l'ait à Dieu.
Mais vous, madame la duchesse,
Quand vous reviendrez à Paris,
Songez-vous combien de maris
Viendront se plaindre i Votre Altesse?
Ces nombreux cocus qu'il a faits
Ont mis en vous leur espérance :
Ils diront, voyant vos attraits :
« Dieux! quel plaisir que la vengeance J »
Vous sentez bien qu'ils ont raison,
Et qu'il faut punir le coupable :
L'heureuse loi du talion
Est des lois la plus équitable.
Quoil votre cœur n'est point rendu?
Votre sévérité me gronde !
Ah! quelle espèce de vertu
Qui fait enrager tout le monde!
Faut-il donc que de vos appas
Richelieu soit l'unique maître?
Est-il dit qu'il ne sera pas
Ce «lu'il a tant mérité d"ètre? ;
Soyez donc sage, s'il le faut;
Que ce soit là votre chimère :
Avec tous les talents de plaire.
^i l'OKSIES DE VOLTAIRE.
11 faut bien avoir un défaut.
Dans cet emploi noble et pénible
De garder ce qu'on nomme honnour,
Je vous souhaite un vrai bonheur :
Mais voilà la chose impossible.
XLII. — A M***
Du camp de Philisbourg, le 3 juillet 1734.
C'est ici que l'on dort sans lit,
Et qu'on prend ses repas par terre;
Je vois et j'entends l'almosphère
Qui s'embrase et qui retentit
De cent décharges de tonnerre;
Et dans ces horreurs de la guerre
Le Français chante, boit, et rit.
Bellone va réduire en cendres
Les courtines de Philisbourg,
Par cinquante mille Alexandres
Payés à quatre sous par jour :
Je les vois, prodiguant leur vie,
Chercher ces combats meurtriers,
Couverts de fange et de lauriers,
Et pleins d'honneur et de folie.
Je vois briller au milieu d'eux
Ce fantôme nommé la Gloire,
A l'œil superbe, au front poudreux.
Portant au cou cravate noire,
Ayant sa trompette en sa main,
Sonnant la charge et la victoire,
Et chantant quelques airs à boire,
Dont ils répètent le refrain.
0 nation brillante et vaine!
KPITUKS.
Illustres fous, peuple cliannant.
Que la Gloire à son char enchaîne,
11 est beau d'alVronter gaiement
Le trépas et le prince Eugène.
Mais, liélasl quel sera le prix
De vos héroïques prouesses? .
Vous serez cocus dans Paris
Par vos femmes et vos maîtresses.
\L111. — A M. LK COMTE DE ÏUESSAN
Hélas! que je me sens confondre
Par tes vers et par tes talents!
Pourrais-je encore à quarante ans
Les mériter et leur répondre?
Le temps, la triste adversité
Détend les cordes de ma lyre.
Les Jeux, les Amours m'ont quitté;
C'est à toi qu'ils viennent sourire,
C'est toi qu'ils veulent inspirer.
Toi qui sais, dans ta double ivresse.
Chanter, adorer ta maîtresse,
En jouir, et la célébrer.
Adieu; ([uand mon bonheur s'envole,
Quand je n'ai plus que des désirs,
Ta félicité me console
De la perte de mes plaisirs.
86 POKSIES DE VOLTAIRE.
\LIV. — A UKAME»
(1734)
Je vous adoro, ô ma chère Uranie!
Pourquoi si tard m'avez-vous enflammé?
Qu'ai-je donc fait des beaux jours de ma vie?
Ils sont perdus; j<; n'avais point aimé.
J'avais cliorclié dans Terreur du bel âge
Ce dieu d'amour, ce dieu de mes désirs;
Je n'en trouvai qu'une trompeuse image,
Je n'embrassai que l'ombre des plaisirs.
Non, les baisers des plus tendres maîtresses;
Non, ces moments comptés par cent caresses,
Moments si doux et si voluptueux,
Ne valent pas un regard de tes j^eux.
Je n'ai vécu que du jour où ton âme
M'a pénétré de sa divine flamme;
Que de ce jour où, livré tout à toi.
Le monde entier a disparu pour moi.
Ah! quel bonheur de te voir, de l'entendre!
Que ton esprit a de force et d'appas!
Dieux! que ton cœur est adorable et tendre!
Et quels plaisirs je goûte dans tes bras!
Trop fortuné, j'aime ce que j'admire.
Du haut du ciel, du haut de ton empire,
Vers ton amant tu descends chaque jour.
Pour l'enivrer de bonheur et damour.
Belle L'ranie, autrefois la Sagesse
En son chemin rencontra le Plaisir ;
1. C'est à M™* du Chàtelet que Voltaire donne souvent le nom
d' Uranie.
l'I'lTllKS. ■ . 87
Elle lui plut; il en osa jouir;
De leurs amours naquit une déesse,
Qui de sa mère a le discernement,
Et de son père a le tendre enjouement.
Cette déesse, ô ciel! qui peut-elle être?
Vous, Lranie, idole de mon cœur,
Vous que les dieux pour la gloire ont fait naître.
Vous qui vivez pour faire mon bonheur.
\LV. — A LRAME
(1731)
ij'un autre vous enseigne, ô ma chère Uranie,
A mesurer la terre, à lire dans les cieux.
Et soumettre à votre génie
Ce que l'amour soumet au pouvoir de vos yeux.
Pour moi, sans disp.uter ni du plein ni du vide,
Ce (|ue j'aime est mon univers;
Mon système est celui d'Ovide,
Et l'amour le sujet et l'àme de mes vers.
Écoutez ses leçons; du pays des chimères
Souffrez qu'il vous conduise au pays des désirs :
Je vous apprendrai ses mystères;
Heureux si vous pouvez m'apprendre ses plaisirs.
Des Grâces vous avez la figure légère,
D'une muse l'esprit, le cœur d'une bergère.
Un visage charmant, où sans être empruntés
On voit briller les dons de Flore,
(>ue le doigt de l'Amour marque de tous côtés.
Quand par un doux souris il s'embellit encore.
Mais que vous servent tant d'appas?
Quoi! de si belles mains pour touclu-r un compas,
Ou pour pointer une lunette!
88 .POKSIKS or; VOLTAIIii:.
Quoi! des yeux si cluirmunts pour observer le cours
Ou les taches d'une planète?
Non, la niaiu de Vénus est faite
Pour touclKM" 1(! luth des amours;
Ei deux l)i'aux yeux doivent l'ux-nièines
Ktre nos astres ici-bas.
Laissez donc là tous les systèmes,
Sources d'erreurs et de débats;
Kt, choisissant l'Amour pour maître,
Jouissez au lieu de connaître.
\1,\I. — A M"" DL' CHATtLET
(1-31)
Je voulais, de mon cœur éternisant l'hommage.
Emprunter la langue des dieux,
Et vous parler votre langage :
Je voulais dans mes vers peindre la vive image
De ce feu, de cette âme, et de ces dons des cieux.
Qu'on sent dans vos discours et qu'on voit dans vos yeux.
Lo projet était grand, mais faible est mon génie :
Aussitôt j'Invoquai les dieux de l'harmonie.
Les maîtres qui d'Auguste ont emb-illi la cour;
Tous me devaient aider, et chanter à leur tour.
Le cœur les fit parler, leur muse est naturelle;
Vous les connaissez tous, ils sont vos favoris;
Des auteurs à jamais ils sont l'heureux modèle,
Excepté de vos beaux esprits.
Et de Bernard de Fontenelle.
J'eus l'art de les toucher, car je parlais de vous;
A votre nom divin je les vis tous paraître.
Virgile le premier, mon idole et mon maître,
Virgile s'avança d'un air égal et doux;
ÉPITRES. 89
Les échos répondaient à sa muse champêtre,
L'air, la terre et les cieux en étalent embellis;
Tandis que ce pasteur, assis au pied d'un liètre,
Embrassait Corydon et caressait IMiylis,
On voyait près de lui, mais non pas sur sa trace,
Cet adroit courtisan et délicat Horace,
Mêlant au dieu du vin l'une et l'autre Vénus,
D'un ton plus libertin caresser avec grùce
Kt Glycère et Ligurinus.
Celui qui fut puni de sa coquetterie,
Le maître en l'art d'aimer, qui rien ne nous apprit,
Prodiguait à Corinne avec galanterie
Beaucoup d'amour et trop d'esprit.
TibuUe, caressé dans les bras de Délie,
Fardes vers enchanteurs exhalait ses plaisirs;
Et Catulle vantait, plus tendre en ses désirs.
Dans son style emporté, les baisers de Lesbie.
Vous parûtes alors, adorable Emilie :
.Te vis soudain sur vous tous les y(;ux se tourner ;
Votre aspect enlaidit les belles.
Et de leurs amants enchantés
Vous fîtes autant d'infidèles.
Je pensais qu'à l'instant ils allaient m'inspiror:
Mais, jaloux de vous plaire et de vous célébrer,
Ils ont bien rabaissé ma téméraire audace.
Je vois qu'il n'appartient qu'aux maîtres du Parnasse
De vous offrir des vers, et de chanter pour vous ;
C'est un honneur dont je serais jaloux,
Si jamais j'étais à leur place.
00 POÉSIES DK VOLTAlRt:.
\LVII. — A M. LE C0MT1£ ALGAROTTl
(17:55)
Lorsque ce grand courrier de la philosophie,
Condamine l'observateur S
De l'Afrique au Pérou conduit par Uranie,
Par la gloire, et par la manie,
S'en va griller sous l'équateur,
Maupertuis et Clairaut, dans leur docte fureur.
Vont geler au pùle du monde.
Je les vois d'un degré mesurer la longueur,
Pour ôter au peuple rimeur
Ce beau nom de machine ronde,
Que nos flasques auteurs, en chevillant leurs vers,
Donnaient à l'aventure à ce plat univers.
Les astres étonnés, dans leur oblique course,
Le grand, le petit Chien, et le Cheval, et l'Ourse,
Se disent l'un à l'autre, en langage des cieux :
« Certes, ces gens sont fous, ou ces gens sont des dieux. »
Et vous, Algarotti -, vous, cj'gne de Padoue,
Élève harmonieux du cygne de Mantoue,
Vous allez donc aussi, sous le ciel des frimas.
Porter, en grelottant, la Ija'e et le compas,
Et, sur des monts glacés traçant des parallèles,
Faire entendre aux Lapons vos chansons immortelles V
1. MM. Godin, Bouguer et de La Condamine étaient partis alors
pour faire leurs observations en Amérique.'dans les contrées voisines de
l'équateur. MM. de Maupertuis, Clairaut et Le Monnier devaient, dans
la même vue, partir pour le Nord, et M. Algarotti était du voyage. Il
s'agissait de décider si la terre est un sphéroïde aplati ou allongé.
2. M. Algarotti faisait très-bien des vers en sa langue, et avait quel-
ques connaissances en mathématiques.
K PITRES. . 91
Allez donc, et du pôle observé, mesuré,
Revenez aux Français apporter des nouvelles.
Cependant je vous attendrai,
Tranquille admirateur de votre astronomie,
Sous mon méridien, dans les champs de Cirey,
N'observant désormais que l'astre d'Emilie.
Kchauffé par le feu de son puissant génie.
Et par sa lumière éclaii'é.
Sur ma lyre je chanterai
Son âme universelle autant qu'elle est unique;
Et j'atteste les cieux, mesurés par vos mains,
<}ue j'abandonnerais pour ses charmes divins
L'équateur et le pôle arctique.
XLVIIl. — A M. DE SA1.\T-LAMBKI\T
(I73G)
Mon esprit avec embarras
Poursuit des vérités arides ;
J'ai quitté les brillants appas
Des muses, mes dieux et mes guides,
Pour l'astrolabe et le compas
Des Maupertuis et des Euclides.
Du vrai le pénible fatras
Détend les cordes de ma lyre;
Vénus ne veut plus me sourire.
Les Grâces détournent leurs pas.
Ma muse, les yeux pleins de larmes,
Saint-Lambert, vole auprès de vous ;
Elle vous prodigue ses cliarmes :
Je lis vos vers, j'en suis jaloux.
Je voudrais en vain vous répondre ;
Son refus vient de me confondre ,
92 I>01-:SJFS UK VOI-TAniE.
Vous avez fixé ses amours,
Et vous les fixerez toujours.
Pour foruKT un lien durable
Vous avez sans doute un secret;
Je l'envisage avec regret,
Et ce secret, c'est d'être aimable.
XLIX. — A M'i' DE LLBEl\T
(na-î)
Charmante Iris, (jui, sans chercher à plaire,
Savez si bien le secret de charmer ;
Vous dont le C(eur, généreux (;t sincère,
Pour son repos sut trop bien l'art d'aimer;
Vous dont l'esjjrit, formé par la lecture,
^e parle pas toujours mode et coiffure ;
Souffrez, Iris, que ma muse aujourd'hui
Cherche à tromper un moment votre ennui.
Auprès de vous on voit toujours les Grâces :
Pourquoi bannir les Plaisirs et les Jeux?
L'Amour les veut rassembler sur vos traces :
Pourquoi chercher à vous éloigner d'eux ?
Du noir chagrin volontaire victime,
Vous seule. Iris, faites votre tourment.
Et votre cœur croirait commettre un crime
S'il se prêtait à la joie un moment.
De vos malheurs je sais toute l'histoire;
L'Amour, l'Hymen, ont trahi vos désirs :
Oubliez-les : ce n'est que des plaisirs
Dont nous devons conserver la mémoire.
Les maux passés ne sont plus de vrais maux;
Le présent seul est de notre apanage,
Et l'avenir peut consoler le sage,
kimtuks. 03
Mais ne saurait altérer son repos.
Du cher objet que votre cceur adore
Ne craignez rien; comptez sur vos attraits :
11 vous aima : son cœur vous aime encore,
Et son amour ne finira jamais.
Pour son bonheur bien moins que pour le vôtre,
De la Fortune il brigue les faveurs;
Klle vous doit, après tant de rigueurs,
Pour son honneur rendre heureux l'un et l'autre.
D'un tendre ami, qui jamais ne rendit
A la Fortune un criminel hommage.
Ce sont les vœux. Goûtez, sur son présage.
Dès ce moment le sort qu'il vous prédit.
!.. — A M"- LA M\!lQl ISF DU CIIATKLET
SLU i.A piiii.osoi'iiii; i>K m:\vïo\
Tu m'appelles à toi, vaste et puissant génie,
Minerve delà France, immortelle Kinilie;
Je m'éveille à ta voix, je niarclie à ta clarté,
Sur les pas des Vertus et de la Vérité.
Je quitte Melpomène et les jeux du théâtre.
Ces combats, ces lauriers, dont je fus idolâtre ;
De ces triomphes vains mon cœur n'est i)lus touché.
Que le jaloux Rufus, à la terre attaché,
Traîne au bord du tombeau la fureur insensée
D'enfermer dans un vers une fausse pensée ;
Qu'il arme contre moi ses languissantes mains
Des traits qu'il destinait au reste des humains ;
Que quatre fois par mois un ignorant Zoïle
Élève, en frémissant, une voix imbécile :
'M POKSIES DE VOLTAIRE.
Je n'entends point leurs cris, que la haine a formés ;
Je ne vois point leurs pas, dans la fange imprimés.
Le charme tout-puissant de la piiilosophie
Élève un esprit sage au-dessus de l'envie.
Tranquille au haut des cieuxque .Newton s'est soumis,
Il ignore en effet s'il a des ennemis :
Je ne les connais plus. Déjà de la carrière]
L'auguste Vérité vient m'ouvrir la barrière;
Déjà ces tourbillons, l'un par l'autre pressés,
Se mouvant sans espace, et sans règle entassés.
Ces fantômes savants à mes yeux disparaissent.
Un jour plus pur me luit; les mouvements renaissent.
L'espace, qui de Dieu contient l'immensité,
Voit rouler dans son sein l'univers limité,
Cet univers si vaste à notre faible vue.
Et qui n'est qu'un atome, un point dans l'étendue.
Dieu parle, et le chaos se dissipe à sa voix ;
Vers un centre commun tout gravite à la fois.
Ce ressort si puissant, l'àme de la nature.
Était enseveli dans une nuit obscure ;
Le compas de Newton, mesurant l'univers,
Lève enfin ce grand voile, et les cieux sont ouverts.
Il déploie à mes yeux, par une main savante,
De l'astre des saisons la robe étincelante :
L'émeraude, l'azur, le pourpre, le rubis,
Sont l'immortel tissu dont brillent ses habits.
Chacun de ses rayons, dans sa substance pure,
Porte en soi les couleurs dont se peint la nature;
Et, confondus ensemble, ils éclairent nos yeux,
Ils animent le monde, ils emplissent les cieux.
Confidents du Très-Haut, substances éternelles,
Qui brûlez de ses feux, qui couvrez de vos ailes
Le trône où votre maître est assis parmi vous.
Parlez : du srand Newton n'étiez-vous point jaloux?
ÉPI TRES. 95
La inei" enteud sa voix. Je vois riiumide eniiure
S'élever, s'avancer vers le ciel qui l'attire :
Mais un pouvoir central arrête ses elVorts ;
La mer tombe, s'affaisse, et roule vers ses bords.
Comètes, que l'on craint à l'égal du tonnerre,
Cessez d'épouvanter les peuples de lu terre :
Dans une ellipse immense achevez votre cours;
Remontez, descendez près de l'astre des jours;
Lancez vos feux, volez, et, revenant sans cesse,
Des mondes épuisés ranimez la vieillesse.
Et toi, sœur du soleil, astre qui, dans les cieux.
Des sages éblouis trompais les faibles yeux,
Newton de ta carrière a marqué les limites;
Marche, éclaire les nuits, tes bornes sont prescrites.
Terre, change de forme; et que la pesanteur.
En abaissant le pôle, élève l'équateur :
Pùle immobile aux yeux, si lent dans votre course,
Fuyez le char glacé des sept astres de l'Ourse :
Eml)rassez, dans le cours de vos longs mouvements'.
Deux cents siècles entiers par delà six mille ans.
Que ces objets sont beaux ! que notre àme épurée
Vole à ces vérités dont elle est éclairée !
Oui, dans le sein de Dieu, loin de ce corps mortel,
L'esprit semble écouter la voix de l'Éternel.
Vous à qui cette voix se fait si bien entendre,
Comment avez-vous pu, dans un ùge encor tendre,
Malgré les vains plaisirs, ces écueils des beaux jours,
Prendre un vol si hardi, suivre un si vaste cours?
Marcher, après Newton, dans cette route obscure
Du labyrinthe immense où se perd la nature ?
Puissé-je auprès de vous, dans ce temple écarté.
Aux regards des Français montrer la vérité !
1. C'est la période do la précossion des équinoxcs, laquelle s'accom-
plit en vingt-six mille neuf cents ans, ou environ.
90 l'Oi:SIi:S DK VOLTAIRE.
Tandis qu'Algarotti ', sûr d'instruire et de plaire,
Vers le libre t-tonné conduit cette étrangère,
Que de nouvelles lleurs il orne ses attraits,
I.e compas à la main j'en tracerai les traits ;
De mes crayons grossiers je peindrai l'immortelle.
Cherchant à rembellir, je la rendrais moins belle :
Elle est, ainsi que vous, noble, simpl».', et sans fard,
Au-dessus de l'éloge, au-dessus de mon art.
I,T. — \r PRTNCE nOYAL
U K l' l I s r. 0 I U E F n L s s E
DE l'usage DK la science dans les PKINCES
Octobre n36.
Prince, il est peu de rois que les muses instruisent;
Peu savent éclairer les peuples qu'ils conduisent.
Le sang des Antonins sur la terre est tari ;
Car, depuis ce héros de Rome si chéri,
Ce philosophe roi, ce divin Marc Aurèle,
Des princes, des guerriers, des savants le modèle,
Quel roi, sous un tel joug osant se captiver,
Dans les sources du vrai sut jamais s'abreuver?
Deux ou trois, tout au plus, prodiges dans l'histoire.
Du nom de philosophe ont mérité la gloire;
Le reste est à vos yeux le vulgaire des rois,
Esclaves des plaisirs, fiers oppresseurs des lois.
Fardeaux de la nature, ou fléaux de la terre,
Endormis sur le trône, ou lançant le tonnerre.
1. M. Algarotli, jeune Vénitien, faisait imprimer alors à Venise un
traité sur la lumière, .Veit<OHi(iHismo par /eflawjf, dans lequel il expli-
q,uait l'attraction. M. de Voltaire fut le premier en Franco qui expliqua
les découvertes de Newton. J
KIMTRES. 97
Le monde, aux pieds des rois, les voit sous un faux jour;
Qui sait régner sait tout, si l'on en croit la cour.
Mais quel est en effet ce grand art politique.
Ce talent si vanté dans un roi dospoti(|ue?
Tranquille sur le trône, il parle, on obéit;
S'il sourit, tout est gai; s'il est triste, on frémit.
Quoi! régir d'un coup d'cL-il une foul<; servilc,
Est-ce un poids si pesant, un art si dillicilc?
Non : mais fouler aux pieds la coupe de l'erreur,
Dont veut vous enivrer un ennemi flatteur,
Des prélats courtisans confondre l'arlifice,
.Aux organes des lois enseigner la justice;
Du séjour doctoral chassant l'absurdité.
Dans son sein ténébreux placer la vérité,
Éclairer le savant, et soutenir le sage.
Voilà ce que j'admire, et c'est là votre ouvrage.
L'ignorance, en un mot, flétrit toute grandeur.
Du dernier roi d'Espagne' un grave ambassad<'ur
De deux savants anglais reçut une prière;
Ils voulaient, dans l'école apportant la lumière.
De l'air qu'un long cristal enferme en sa hauteur.
Aller au haut d'un mont niarciuer la i)esantcur^.
11 pouvait les aider dans ce savant voyage;
1. Celte aventure se passa à Londres, la premiùro année du rôgno de
Charles II, roi d'Espagne.
2. Il s'agissait de reconnaître la difTérence du poids de l'atmosphero
au pied et au sommet de la montagne. Pour s'épargner l'embarras d'y
transporter un baromètre, on se proposait d'employer un siphon, dont
une des branches serait bouchée à l'e-xtrémité supérieure ; le bas étant
rempli de mercure, qui doit être de niveau dans l-.s deux branches ; u
pied de la montagne. Au sommet le mercure se trouve plus haut dans
la branche ouverte, et plus bas dans la branche fermée. La différence
de niveau sert à connniiro celle du poids de l'atmosphère. Plus la brandie
fermée (c'est-à-dire le tube qui renferme l'air de la montagne) est lon-
gue, plus l'expérience peut être exacte. Voild pourquoi .\I. do Voltaire
dit un long cristal. Depuis qu'on sait conslruire des baromètres porta-
tifs, on a cessé d'employer toute autre espèce d'instrument pour ces
expériences. (Xole de l'éd. de Kvltl.)
08 POKSIES DE VOLÏAIHE.
11 les prit pour des fous : lui seul était peu sage.
Que dirui-je d'un pape et de sept cardinaux,
D'un zèle apostolique unissant les travaux,
Tour apprendre aux humains, dans leurs augustes codes,
Que c'était un péché de croire aux antipodes?
Combien de souverains, chrétiens et musulmans,
Ont tremblé d'une éclipse, ont craint des talismans!
Tout monarque indolent, dédaigneux de s'instruire,
iv-t le jouet honteux de qui veut le séduire.
Un astrologue, un moine, un chimiste effronté,
Se font un revenu de sa crédulité.
Il prodigue au dernier son or par avarice;
11 demande au premi(n' si Saturne propice,
D'un aspect fortuné regardant le soleil.
L'appelle à table, au lit, à la chasse, au conseil;
11 est aux pieds de l'autre, et, d'une àme soumise,
Par la crainte du diable, il enrichit l'Église.
Un pareil souverain ressemble à ces faux dieux.
Vils marbres adorés, ayant en vain des yeux;
Et le prince éclairé, ([ue la raison domine,
Est un vivant portrait de l'essence divine.
Je sais que dans un roi l'étude, le savoir.
N'est pas le seul mérite et l'unique devoir;
Mais qu'on me nomme enfin, dans l'histoire sacrée.
Le roi dont la mémoire est le plus révérée :
C'est ce bon Salomon, que Dieu même éclaira.
Qu'on chérit dans Sion, que la terre admira.
Qui mérita des rois le volontaire hommage.
Son peuple était heureux, il vivait sous un sage :
L'Abondance, à sa voix, passant le sein des mers,
Volait pour l'enrichir des bouts de l'univers;
Comme à Londre, à Bordeaux, de cent voiles suivie,
Elle apporte, au printemps, les trésors de l'Asie.
Ce roi, que tant d'éclat ne pouvait éblouir.
i; PITRES. 00
Sut joindre à ses talents l'art heureux de jouir.
Ce sont là les leçons qu'un roi prudent doit suivre;
Le savoir, on eflet, n'est rien sans l'art de vivre.
Qu'un roi n'aille donc point, épris d'un faux éclat,
Pâlissant sur un livre, oublier son État:
Que plus il est instruit, plus il aime la gloire.
De ce monarque anglais vous connaissez l'histoire :
Dans un fatal exil Jacques laissa périr
Son gendre infortuné, qu'il eût pu secourir.
Ml ! qu'il eût mieux valu, rassemblant ses armées,
Délivrer des Germains les villes opprimées,
Venger d(> tant d'États les désolations.
Et tenir la balance entre les nations,
Que d'aller, des docteurs briguant les vains suffrages,
\u doux enfant Jésus dédier ses ouvrages*!
In monar(|ue éclaire n'est pas un roi pédant :
Il combat en héros, il pense en vrai savant.
Tel fut ce Julien méconnu du vulgaire,
Philosophe et guerrier, terrible et populaire.
Ainsi ce grand César, soldat, prêtre, orateur,
Fut du peuple romain l'oracle et le vainqueur.
On sait qu'il fit encor bien pis dans sa jeunesse;
Mais tout sied au héros, excepté la faiblesse.
LU. — A M"' DE T..., DE ROUEN
Q.CI AVAIT ÉCRIT A l'aITEIR
CONJOINTEMENT AVEC M. DE CIDEVILLE
(1738)
Quoi! celle qui n'a dû connaître
Que les Grâces, ses tendres sœurs,
1. Le roi Jacques fit un petit traité de théologie qu'il dédia à l'enfant
Jésus.
100 l>Ol':SIt;S DL VOLTAir.E.
Diî qui l(;s iiuiins cuoillent dos fleurs,
Kt de qui les pas les font naître,
Kn philosophe ose paraître
Dans les profondeurs des détours
Où l'on voit le-; épines croître;
Kt la maîtresse des Amours
A choisi Newton ])Our son maître!
Je vois cette jeune beauté.
Du palais de la Volupté,
Se promener d'un pas agile
Au temple» de la Vérité.
La route en était difficile ;
Mais elle est avec Cideville,
Dans ces deux temples si fêté.
Jusqu'où n'a-t-elle point été
Avec ce conducteur habile?
Je vois que la nature a fait.
Parmi ses œuvres infinies,
Deux fois un ouvrage parfait :
KUe a formé doux Kmilies.
Lin. — AU PRINCE ROYAL DE PRUSSE
(1738)
Vous ordonnez que je vous dise
Tout ce qu'à Cirey nous faisons :
Ne le voyez-vous pas sans qu'on vous en instruise?
Vous êtes notre maître, et nous vous imitons :
Nous retenons de vous les plus belles leçons
De la sagesse d'Épicure;
Comme vous, nous sacrifions
A tous les arts, à la nature;
Mais de fort loin nous vous suivons.
K PITRES. 101
Ainsi, tandis (|u'ù raveiiture
Le dieu du jour lance un rayon
Au fond de quelque clianibre obscure,
De ses traits la lumière pure
Y peint du plus vaste horizon
La perspective en miniature.
Une telle comparaison ...
Se sent un peu de la lecture
Et de kirclier et de Newton.
Par ce ton si philosophi(iut^
Qu'ose prendre ma faible voix,
Peut-être je gâte à la fois
La poésie et la physi(|ue.
Mais cette nouveauté me plcjuc;
Et du vieux code poétique
Ji» commence à braver les lois.
Qu'un autre dans ses vers lyriques,
Depuis deux mille ans répétés,
Brode encor des fables antiques;
Je veux de neuves vérités.
Divinités des bergeries,
Naïades des rives fleuries.
Satyres, qui dansez toujours.
Vieux enfants que Ton nomme Amours,
Qui faites naître en nos prairies
De mauvais vers et de beaux jours,
Allez remplir les hémistiches
De ces vers pillés et postiches
Des rimailleurs suivant les cours.
D'une mesure cadencée
Je connais le charme enchanteur :
L'oreille est le chemin du ceur;
L'harmonie et son bruit flatteur
Sont l'ornement de la pensée :
0.
102 POKSII-:S DK VOLTAUiE.
Mais je [)réfère avec raison,
Les belles fautes du génie
A l'exacte et froide oraison
D'un puriste d'académie.
Jardins plantés en symétrie,
Arbres nains tirés au cordeau.
Celui qui vous mit au niveau
En vain s'applaudit, se récrie,
Isn voj'ant ce petit morceau :
Jardins, il faut que je vous fuie;
Trop d'art me révolte et m'ennuie.
J'aime mieux ces vastes forêts :
La nature, libre et hardie.
Irrégulière dans ses traits,
S'accorde avec ma fantaisie.
Mais dans ce discours familiiT
En vain je crois étudier
Cette nature simple et belle,
Je me sens plus irrégulier
Et beaucoup moins aimable qu'elle.
.Accordez-moi votre pardon
Pour cette longue rapsodie;
Je l'écrivis avec saillie.
Mais peu maître de ma raison.
Car j'étais auprès d'Emilie.
. LIV. — AU PRINCE ROYAL DE PRUSSE
Al' NOM DE M"" LA MAIiQllSE DL CHATELET
A Qll IL AVAIT DEMANDÉ CE QL'eLLE FAISAIT A CIRE Y
• (1-38)
Un peu philosophe et bergère.
Dans le sein d'un riant séjour,
KPITUKS. 103
Loin des riens brillants de la cour,
Des intrigues du ministère,
Des inconstances de l'amour.
Des absurdités du vulfraire
Toujours sot et toujours trompé,
Et de la troupe mercenaire
Par qui ce vulgaire est dupé, «
Je vis heureuse et solitaire;
Non pas que mon esprit sévère
Haïsse par son caractère - .
Tous les humains également :
Il faut les fuir, c'est chose claire.
Mais non pas tous, assurément.
Vivre seule dans sa tanière
Est un assez méchant parti;
Et ce n'est qu'avec un ami
Que la solitude doit plaire.
Pour ami j'ai choisi Voltaire; •
Peut-être en feriez-vous ainsi.
Mes jours s'écoulent sans tristesse;
Et, dans mon loisir studieux,
Je ne demandais rien aux dieux
Que quelque dose de sagesse,
Quand le plus aimable d'entre eux,
A qui nous érigeons un temple,
A, par ses vers doux et nombreux,
Dj la sagesse que je veux
Donné les leçons et l'exemple.
Frédéric est le nom sacré
De ce dieu charmant qui m'éclaire :
Que ne puis-je aller à mon gré
Dans l'Olympe où l'on le révère!
Mais le chemin m'en est bouché.
Frédéric est un dieu caché,
101 POKSIKS DK VOLTAinE.
Et c'est ce (ini nous désespère.
Pour moi, nymphe de ces coteaux.
Et dt'S prés si verts et si beaux,
Enriciiis de Teuu qui les baise,
Soumise au tleuve de La Biaise,
Je reste parmi ses roseaux.
Mais vous, du séjour du tonnerre
^e pourriez-vous descendre un peu?
(l'est bien la peine d'être dieu
Uuand on ne vient pas sur la terre'.
I.V. — V M. IIKLVÉTIUS
(1738)
Apprenti fermier général.
Très-savant maître en l'art de plaire,
Chez Plutus, ce gros dieu brutal,
Vous portâtes mine étrangère;
Mais chez les Amours et leur mère,
Chez Minerve, chez Apollon,
Lorsque vous vîntes à paraître,
On vous prit d'abord pour le maître
Ou pour l'enfant de la maison.
Vainement sur votre menton
La main de l'aimable Jeunesse
N'a mis encor que son coton.
Toute la raisonneuse espèce
Croit voir en vous un vrai barbon ;
Et cependant votre maîtresse
Jamais ne s'y méprit, dit-on :
Car au langage de Platon,
Au savoir qui dans vous réside,
KPIïTiKS. 105
A ce minois de Céladon,
Vous joignez la force d'Alcide.
LVI
AL ROI DF. PRUSSE FUÉDÉUIC LK GRAND
K\ U ÉPONSE A L\K l.KTTUE
«ONT II, HONOIIA l'ai TEL R
A S0.\ AVÈNEMENT A LA COIKONNE
(Jaoi! vous êtes monarque, et vous m'aimez encore!
Quoi ! le premier moment de cette heureuse aurore
Qui promet à la terre un jour si lumineux.
Marqué par vos bontés, met le comble à mes vœux!
0 cœur toujours sensible! âme toujours ^gale !
Vos mains du trùne à moi remplissent Tintervalle,
Citoyen couronné, des préjugés vainqueur.
Vous m'écrivez en homme, et parlez à mon cœur.
Cet écrit vcM-tueux, ces divins caractères,
Du bonheur des humains sont les gages sincères.
Ah ! prince ! ah ! digne espoir de nos cœurs captivés!
Ah ! régnez à jamais comme vous écrivez.
Poursuivez, remplissez des vœux si magnanimes :
Tout roi jure aux autels de réprimer les crimes;
Et vous, plus digne roi, vous jurez dans mes mains
De protéger les arts, et d'aimer les humains.
Et toi * dont la vertu brilla persécutée.
Toi qui prouvas un Dieu, mais qu'on nommait athée,
Martyr de la raison, que l'envie en fureur
1. Le professeur Wolf, persécuté comme athée parles théologiens de
l'université de Hall, chassé par Frédéric II, sous peine d'être pendu, et
fait chancelier de la même université, à l'avènement de Frédéric III.
100 POÉSIES DE VOLTAIRE.
Chassa de son pays par les mains de Terreur,
Reviens, il n'est plus rien qu'un philosophe craigne;
Socrate est sur le trône, et la Vérité règne.
Cet or qu'on entassait, ce pur sang des États,
Qui leur donne la mort en ne circulant pas,
Répandu par ses mains, au gré de sa prudence,
Va ranimer la vie, et porter l'abondance.
La sanglante injustice expire sous ses pieds :
Déjà les rois voisins sont tous ses alliés;
Ses sujets sont ses fils, l'honnête homme est son frère ;
Ses mains portent l'olive, et s'arment pour la guerre.
Il ne recherche point ces énormes soldats.
Ce superbe appareil, inutile aux combats.
Fardeaux embarrassants, colosses de la guerre,
Enlevés, à prix d'or', aux deux bouts de la terre;
Il veut dans ses guerriers le zèle et la valeur,
Et, sans les mesurer, juge d'eux par le cœur.
Ainsi pense le juste, ainsi règne le sage.
Mais il faut au grand homme un plus heureux partage
Consulter la prudence, et suivre l'équité.
Ce n'est encor qu'un pas vers l'immortalité.
Oui n'est que juste est dur ; qui n'est que sage est triste.
Dans d'autres sentiments Théroïsme consiste.
Le conquérant est craint, le sage est estimé :
Mais le bienfaisant charme, et lui seul est aimé;
Lui seul est vraiment roi; sa gloire est toujours pure;
Son nom parvient sans tache à la race future.
A qui se fait chérir faut-il d'autres exploits?
Trajan, non loin du Gange, enchaîna trente rois :
A peine a-t-il un nom fameux par la victoire :
Connu par ses bienfaits, sa bonté fait sa gloire.
Jérusalem conquise, et ses murs abattus,
1. Un de ces soldats, qu'on nommait Petit-Jean, avait été acheté
■vingt-quatre mille livres.
tPITRES. 107
N'ont point éternisé le grand nom de Titus; ■ ♦
Il fut aimé : voilà sa grandeur véritable. •
0 vous qui l'imitez, vous, son rival aimable,
Efifacez le héros dont vous suivez les pas :
Titus perdit un jour, ot vous n'en perdrez pas.
LVII. — A UN MINISTRE D'ÉTAT *
Str, I.'ENCOLR AGEMENT DES ARTS
(1710)
Toi qui, mêlant toujours l'agréable ù l'utile,
Des plaisirs aux travaux passes d'un vol agile;
Que j'aime à voir ton goût, par des soins bienfaisants,
Encourager les arts à ta voix renaissants!
Sans accorder jamais d'injuste préférence.
Entre tous ces rivaux tiens toujours la balance.
De Melpomène en pleurs anime les accents;
De sa riante sœur chéris les agréments;
Anime le pinceau, le ciseau, rhanuonic,
Et mets un compas d'or dans les mains d'Uranie.
Le véritable esprit sait se plier à tout :
On ne vit qu'à demi quand on n"a qu'un seul goût.
Je plains tout être faible, aveugle en sa manie.
Qui dans un seul objet confina son génie.
Et qui, de son idole adorateur charmé.
Veut immoler le reste au dieu qu'il s'est formé.
Entends-tu murmurer ce sauvage algébriste,
A la démarche lente, au teint blême, à l'œil triste.
Qui, d'un calcul aride à peine encore instruit.
Sait que quatre est à deux comme seize e=t à huit?
1. Le comto do Maurepas.
108 POÉSIES Di: voi/rviiu:.
11 méprise Racine, il insulte à Cornrjlle;
Lulli n'a point do son pour sa pe.'^aiitii oreille;
Kt Iiuljens vainernont, sous ses pinceaux llatteurs,
De la belle nature assortit les couleurs.
Des XX redoublés admirant la puissance,
Il croit que Varignon fut seul utile en Franc»',
Et s'étonne surtout qu'inspiré par l'amour.
Sans algèbre autrefois Quinault ciiarmàt la cour.
Avec non moins d'orgueil et non moins de folie,
Un élève d'Euterpe, un enfant de Thalle,
Qui, dans ses vers pillés, nous répète aujourd'liui *
Ce qu'on a dit cent fois et toujours mieux que lui.
De sa frivole muse admirateur unique.
Conçoit pour tout le reste un dégoût léthargique,
Prend pour des arpenteurs Archimôde et Newton
Et voudrait mettre en vers Aristote et Platon.
Ce bœuf qui pesamment rumine ses problèmes,
Ce papillon folâtre, ennemi des systèmes,
Sont regardés tous deux avec un ris moqueur
Par un bavard en robe, apprenti chicaneur.
Qui, de papiers timbrés barljouilleur mercenaire,
Vous vend pour un écu sa plume et sa colère.
" Pauvres fous, vains esprits, s'écrie avec hauteur
Un ignorant fourré, fier du nom de docteur,
Venez à moi; laissez Massillon, Bourdaloue;
Je veux vous convertir; mais je veux qu'on me loue.
Je divise en trois points le plus simple des cas;
J'ai vingt ans, sans l'entendre, expliqué saint Thomas. »
Ainsi ces charlatans, de leur art idolâtres,
Attroupent un vain peuple au pied de leurs théâtres.
L'honnête homme est plus juste, il approuve en autrui
Les arts et les talents qu'il ne sent point en lui.
Jadis avant que Dieu, consommant son ouvrage,
Eût d'un souffle de vie animé son image,
EPITRES.
109
Il se plut à créer des animaux divers :
L'aigle au regard perçant, pour régner dans les airs;
Le paon, pour étaler l'iris de son plumage;
Le coursier, pour servir; le loup, pour le carnage;
Le chien, fidèle et prompt; l'ilne, docile et lent;
Et le taureau farouche, et l'animal l)êlant;
Le chantre des forêts; la douce tourterelle.
Qu'on a cru faussement des amants le modèle :
l/homme les nomma tous; et, jiar un heureux choix,
Discernant leurs instincts, assigna leurs emplois.
On conte que l'époux de la célèbre Hortense ^
Signala plaisamment sa sainte extravagance :
Craignant dt? faire un choix par sa faible raison,
11 lirait aux trois dés les rangs de sa maison.
Le sort, d'un postillon faisait un secrétaire.
Son cocher étonné devint homme d'affaire;
Un docteur hibernois, son très-digne aumônier.
Rendit grâce au destin qui le fit cuisinier.
Ou a vu quelquefois des choix assez bizarres.
Il est beaucoup d'emplois, mais les talents sont rares.
Si dans Rome avilie un empereur brutal
Des faisceaux d'un consul honora son cheval,
Il fut cent fois moins fou que ceux dont l'imprudence
Dans d'indignes mortels a mis sa confiance.
L'ignorant a porté la robe de Cujas;
La mitre a décoré des tètes de Midas;
Et tel au gouvernail a présidé sans peine.
Qui, la rame à la main, dut servir à la cliaîne. *'*'
Le mérite est caché. Qui sait si de nos temps
11 n'est point, quoi qu'on dise, encor quelques talents?
Peut-être qu'un Virgile, un Cicéron sauvage,
1. Le duc de Mazarin, mari d'Hortense Mancini, faisait tous les ans
une loterie de plusieurs emplois de sa maison ; et ce qu'on rapporte ici
a un fondement véritable.
110 l'OKSiKs i)v: VOL TA) m: .
Est chantre de paroisse, ou juge de village
Le sort, aveugle roi des aveugles liumain^,
Contredit la nature, et détruit ses desseins;
11 allaiblit ses traits, les change ou les efface;
Tout s'arrange au hasard, et rien n'est à sa place.
L\ 111. — AL HOl DE PRUSSE •
A Bruxelles, le 9 avril HU.
Non, il n'est point ingrat; c'est moi qui suis inju&te ;-
11 fait des vers, il m'aime; et ce héros auguste,
En inspirant l'amour, en répandant l'efl'roi.
Caresse encor sa muse, et badine avec moi.
Du bouclier de Mars il s'est fait un pupitre;
De sa main triomphante il me trace une épître,
Une épître où son cœur a paru tout entier.
J'y vois le bel esprit, et l'homme, et le guerrier.
C'est le vrai coloris de son âme intréi)ide.
Son style, ainsi que lui, brillant, mâle, et rapide,
Sans languir un moment, ressemble à ses exploits.
11 dit tout en deux mots, et fait tout en deux mois.
0 ciel! veillez sur lui, si vous aimez la terre :
Écartez loin de lui les foudres de la guerre;
Mais écartez surtout les poignards des dévots.
Que le fou Loyola défende à ses suppôts
D'imiter saintement, dans les chants germaniques.
Des Chàtels, des Cléments, les forfaits catholiques. /
Je connais trop l'Église et ses saintes fureurs.
Je ne crains point les rois, je crains les directeurs;
Je crains le front tondu d'un cuistre à robe noire.
Qui, du Vieux Testament lisant du nez l'histoire,
D'Aod et de Judith admirant les desseins,
Prêche le parricide, et fait des assassins.
KIMTRKS. 111
11 sait d'un fanatique enluirdir la faiblesse.
L n sot à deux genoux, qui marmotte à confesse
La liste des péchés dont il veut le pardon,
Instrument dangereux dans les mains d'un fripon,
Croit tout, est prêt à tout; et sa main frénéticiue
Respecte rarement un héros hérétique.
Li.\. — AU MÊME
Ce 20 avril Hll.
Eh bien! mauvais plaisants, critiques obstinés,
Prétendus beaux esprits, à médire acharnés.
Qui, parlant sans penser, fiers avec ignorance.
Mettez Iég»";rement les rois dans la balance, <
Qui, d'un ton décisif, aussi hardi (jue faux.
Assurez qu'un savant ne peut être un liéros;
Ennemis de la gloire et de hi poésie,
Grands critiques des rois, allez eu Silésie;
Voyez cent bataillons i)rés de Neiss écrasés :
C'est là qu'est mon héros. Venez, si vous l'osez.
Le voilà ce savant que la gloire environne,
Qui préside aux combats, qui commande à Bellonc,
Qui, du fier Charles douze égalant le grand cœur.
Le surpasse en prudence, en esprit, en douceur.
C'est lui-même, c'est lui, dont l'àme universelle
Courut de tous les arts la carrière immortelle;
Lui qui de la nature a vu les profondeurs.
Des charlatans dévots confondit les erreurs;
Lui qui dans un repas, sans soins et sans affaire,
Passait les ignorants dans l'art heureux de plaire;
Qui sait tout, qui f.iic tout, qui s'élance à grands pas
Du Parnasse à l'Olympe, et des jrux aux coml>ats.
Je sais que Charles douze, et Gustave, et Turcnne,
112 l'OfcSlKS DE VOLTAir.i:.
N'ont point bu dans les eaux qu'épanche THippocrène :
Mais enfin ces guerriers, illustres ignorants,
Kn étant moins polis, n'en étaient pas plus grands.
Mon prince est au-dessus de leur gloire vulgaire :
Quand il n'est point Achille, il sait être un Homère;
Tour à tour la terreur de l'Autriche et des sots;
Fertile en grands projets, aussi bien (|u'en bons mots;
lui riant ii la fois de Genève et de Rome,
11 parle, agit, combat, écrit, règne, en grand homme.
0 vous qui prodiguez l'esprit et les vertus.
Reposez-vous, mon prince, et ne m'effrayez plus;
Et (iuoi(iue vous sachiez tout penser et tout faire.
Songez (lue les boulets ne vous respectent guère.
Et qu'un plomb dans un tube entassé par des sots
Peut casser d'un seul coup la tète d'un héros,
l.orsque, multipliant son poids par sa vitesse,
Il fend l'air (lui résiste, et pousse autant qu'il presse:
Alors privé de vie, et chargé d'un grand noiii,
Sur un lit de parade étendu tout du long.
Vous iriez tristement revoir votre patrie.
0 ciel! que ferait-on dans votre académie?
Un dur anatomiste, élève d'Atropos,
Viendrait, scalpel en main, disséquer mon héros.
V La voilà, dirait-il, cette cervelle unique.
Si belle, si féconde, et si philosophique. «
11 montrerait aux yeux les fibres de ce cœur
Généreux, bienfaisant, juste, plein de grandeur.
U couperait... mais non, ces horribles images
Ne doivent point souiller les lignes de nos pages.
Conservez, ô mes dieux '. l'aimable Frédéric,
Pour son bonheur, pour moi, pour le bien du public.
Vivez, prince, et passez dans la paix, dans la guerre,
Surtout dans les plaisirs, tous les ic de la terre,
Théodoric, Ulric, Geuséric, Alaric,
KPITRI-S. 113
Dont aucun nt* vous vaut, selon mon pronostic.
Mais lorsque vous aurez, de victoire en victoire.
Augmenté vos États, ainsi que votre erloire.
Daignez vous souvenir que ma tremblante voix.
En chantant vos vertus, présagea vos exploits.
Songez bien qu'on dépit de la grandeur suprême.
Votre main mille fois m'écrivait : Je vouf; aime.
Adieu, grand politique, et rapide vainqueur!
Trente États subjugués ne valent point un cœur.
LX. — AL' MKMH
De Bruxelles, \~A2.
Les vers et les galants écrits
Ne sont pas de cette province.
Et dans les lieux où tout est prince
Il est très-peu de beaux esprits,
Jean Rousseau, banni de Paris,
Vit émousser dans ce pays
Le trancliant aigu de sa pince;
Et sa muse, qui toujours grince,
Et qui fuit les Jeux et les His,
Devint ici grossière et mince.
Comment vouliez-vous que je tinsse
Contre ces frimas épaissis?
Vouliez-vous que je redevinsse
Ce que j'étais (juand je suivis
Les traces du pasteur du Mince,
Et que je chantais les Henris?
Apollon la tête me rince;
11 s'aperçoit que je vieillis.
Il voulut qu'en lisant Leibnitz
De plus rimailler je m'abstinsse;
114 l'OiisiF.s Di'; voi.TMni:.
Il le voulut, et j'obéis :
Auriez-vous cru quo j'y parvinsse?
lAl. — ni-PONSI-:
Al\ rnEMIERS VKRS DU MARQIIS DE X1ME\ES
DU 31 DÉCEMBRE 1"12
1er janvier 17J3.
Vous nattez trop ma vanité :
Cet art si séduisant vous était inutile;
L'art des vers suflîsait ; et votre aimable style
M'a lui seul assez enchanté.
Votre âge quelquefois hasarde ses prémices.
En esprit, ainsi qu'en amour,
Le temps ouvre les yeux, et l'on condamne un jour
De ses goûts passagers les premiers sacrifices.
A la moins aimable beauté,
Dans son besoin d'aimer on prodigue son âme,
On prête des appas à roI)jet de sa flamme;
Et c'est ainsi (|ue vous m'avez traité.
Ah! ne me quittez point, séducteur que vous êtes!
Ma muse a reçu vos serments...
Je sens qu'elle est au rang de ces vieilles coquettes
Qui pensent fixer leurs amants.
LXII. — AU ROI DE PRUSSE
FRAGMENT
Lorsque, pour tenir la balance.
KPITRKS. lis
L'Anglais \ide SOU collVe-fort;
Lors(iue l'Espagnol sans puissance
Croit partout être 1«^ plus fort;
Quand le Français vif ot volage
Fait au plus vite un empereur;
Quand Belle-Ile n'est pas sans peur
Pour l'ouvrier et pour l'ouvrage ;
Quand le Batave un peu tardif,
Rempli d'égards et de scrupule,
Avance un pas et deux recule
Pour se joindre^ l'Anglais actif;
Quand le bonhomme de saint-pèr>.^
Du haut de sa sainte Slon
Donne sa bénédiction
A plus d'une armée étrangèn',
Que fait mon héros à Berlin?
Il réfléchit sur la folie
Des conducteurs du genre iiumain;
Il donne des lois au destin,
Et carrière à son grand génie;
11 fait des vers gais et plaisants;
11 rit en donnant des batailles;
On commence à craindre à Versailles
De le voir rire à nos dépens.
LXIII. — AU MEME
(1-11)
Ceux qui sont nés sous un monarque
Font tous semblant de l'adorer;
Sa Majesté, qui le remarque,
Fait semblant de les honorer;
1^ POÉSIKS DF. VOLTAini;.
Et de cette fausse monnoic
Oue le courtisan donne au roi,
Kt (\ue le prince lui r(^nvoie,
Oiiacun vit, ne songeant qu'à soi.
Mais lorsque la philosophie,
La séduisante poésie,
Le goût, l'esprit, Tamour des arts,
Rejoignent sous hmrs étendards,
A trois cents milles de distance,
Votre très-royale éloquence.
Et mon goût pour tous vos talents ;
Quand, sans crainte et sans espérance,
Je sens en moi tous vos penchants;
Et lorsqu'un peu de confidence
Resserre encor ces nœuds charmants;
Enfin lorsiiue IJerlin attire
Tous mes sons à Cirey séduits,
Alors ne pouvez-vous pas dire :
On m'aime, loul roi que je suis ?
Enfin l'océan germanique.
Qui toujours des bons Ilamljourgeois
Servit si bien la républi(|ue.
Vers Embden sera sous vos lois,
Avec garnison batavique.
Un tel mélange me confond;
Je m'attendais peu, je vous jure,
De voir de l'or avec du plomb;
Mais votre creuset me rassure :
A votre feu, qui tout épure.
Bientôt le vil métal se fond.
Et l'or vous demeure en nature.
Partout que de prospérités!
Vous conquérez, vous héritez
Des ports de mer et des provinces;
i:i>iTni:s. in
Vous mariez à de grands princes
De très-adorables beautés;
Vous faites noce et vous cliantez
Sur votre lyre enchanteresse
Tantôt di' Mai's los cruautés.
Et tantôt la douce mollesse.
Vos sujets, au sein du loisir.
Goûtent les fruits de la victoire ;
Vous avez et fortune et gloire;
Vous avez surtout du plaisir;
Et cependant le roi mon maître,
Si digne avec vous de paraître
Dans la liste des meilleurs rois.
S'amuse à faire dans la Flandi'e
Ce <|ue vous faisiez autrefois
Ouaud trente canons à la fois
Mettaient les bastions»cn cendre.
C'est lui qui, secouru du ciel,
Et surtout d'une armée entière,
A brisé la forte barrière
Qu'à notre nation guerrière
Mettait le l)on grellier Fag''l.
De Flandre il court en Allemagne
Défendre les rives du Rhin;
Sans quoi le pandour inhumain
Viendrait s'enivrer de ce vin
Qu'on a cuvé dans la Cliampagne.
Grand roi, je vous l'avais bien dit
Que mon souverain magnanime
Dans l'Europe aurait du crédit.
Et de grands droits à votre estimo.
Son beau feu, dont un vieux prélat
Avait caché les étincelles,
A de ses llammes immortelles
•118 l'OKSIKS DK VOLïAII'.i:.
Tout d'un coup répandu l'éclat.
Ainsi la brillante fusée
Kst tranquille jusqu'au moment
Oii, i)ar son amorce embrasée,
Elle éclaire le firmament,
Et, perçant dans les sombres voiles.
Semble se mêler aux étoiles.
Qu'elle efface par son l)rillant.
C'est ainsi ()ue vous enllammàtes
Tout l'horizon d'un nouveau ciel,
L' rsqu'ù Berlin vous commençâtes
A prendre Qe vol immortel
Devers la gloire, où vous volâtes.
Tout du plus loin que je vous vis,
.le m'écriai, je vous prédis
A l'Europe tout incertaine.
Vous parûtes : vingt potentats
Se troublèrent dans leurs États,
En voyant ce grand phénomène.
Il brille, il donne de beaux jours :
J'admire, je bénis son cours;
Mais c'est de loin : voilà ma peine.
LXIV. — AU ROI DE PRUSSE
A Paris, ce l'^'' novembre 171).
Du héros de la Germanie
Et du plus bel esprit des rois
Je n'ai reçu, depuis trois mois,
jSi beaux vers, ni prose polie;
Ma muse en est en léthargie.
Je me réveille aux fiers accents
De l'Allemagne ranimée,
KPITHI'.S. Ii9
Aux fanfares de votre armée,
A vos tonnerres menaçants,
Qui se mêlent aux cris perçants
Des cent voix de la Renommée.
Je vois de Berlin à Paris
Cette déesse vagabonde,
De Frédéric et de Louis
Porter les noms au bout du monde ;
Ces noms, que la gloire a tracés
Dans un cartouche de lumière;
Ces noms, qui répondent assez
Du bonheur de l'Europe entière.
S'ils sont toujours entrelacés.
Quels seront les heureux poètes.
Les chantres boursouflés des rois.
Qui pourront élever leurs voix,
Lt parler de ce que vous faites?
C'est à vous seul de vous chanter,
Vous qu'en vos mains j'ai vu porter
La lyre et la lance d'Aciiille ;
Vous qui, rapide en votre style
Comme dans vos exploits divers,
Faites de la prose et des vers
Comme vous prenez une ville.
D'Horace heureux imitateur.
Sa gaieté, son esprit, sa grâce.
Ornent votre style enchanteur;
Mais votre muse le surpasse
Dans un point cher à notre cœur :
L'empereur protégeait Horace,
Et vous protégez l'emptM'cur.
Fils de Mars et de Calliope,
Et digne de c<^s deux grands noms,
Faites le destin de l'Europe,
IJO POLSIKS DE VOLTAIRE.
Ht tUiignez fairi! des chansons;
Et quand Tliéinis avec liellone
l'ar votre main rafTcnnira
Des Césars le funeste trOne ;
(Juand le Flonirrois cultivera,
A l'aliri d'une paix profonde,
Du Tokiii la vigne féconde;
Quand partout son vin se boira.
Qu'en le buvant on chantera
Les pacificateurs du monde,
Mon prince à Berlin reviendra;
Mon prince à son peuple qui Taime
Libéralement donnera
Un nouvel et bel opéra.
Qu'il aura composé lui-même.
Cha(jue auteur vous applaudira;
Car, tout envieux que nous sommes
Et du mérite et du grand nom.
Un poëte est toujours fort bon
A la tête de cent mille hommes.
Mais, croyez-moi, d'un tel secours
Vous n'avez pas besoin pour plaire;
Fussiez-vous pauvre comme Homère,
Comme lui vous vivrez toujours.
Pardon, si ma plume légère.
Que souvent la vôtre enhardit,
Écrit toujours au bel esprit
Beaucoup plus qu'au roi qu'on révère.
Le Nord, à vos sanglants progrès.
Vit des rois le plus formidable :
Moi, qui vous approchai de près.
Je n'y vis que le plus aimable.
ÉPITRES. I-l
lAV. — AU noi
l'ntSENTÉE A S. M. Al CAMP l)E\ANr FRlBOinr,
Novembre \1H.
Vous dont FEurope entière aime ou craint la justice.
Brave et doux à la fois, prudent sans artifice,
noi nécessaire au monde, où portez-vous vos pas?
De la fièvre échappé, vous courez aux combats!
Vous volez à Fril)Ourg! En vain La Peyronie*
Vous disait : « Arrêtez, ménagez votre vie !
Il vous faut du régime, et non des soins guerriers :
Un héros peut dormir, couronné de lauriers. »
Le zèle a beau parler, vous n'avez pu le croire.
Rebelle aux médecins, et fidèle à la gloire,
Vous bravez Tennemi, les assauts, les saisons,
Le poids de la fatigue, et le feu des canons.
Tout l'État en frémit, et craint votre courage.
Vos ennemis, grand roi, le craignent davantage.
Ah! n'elTrayez que Vienne, et rassurez Parisl
Rendez, rendez la joie à vos peuples chéris;
Rendez-nous ce héros qu'on admire et qu'on aime.
Un sage nous a dit (jue le seul bien suprême,
Le seul bien qui du moins ressemble au vrai bonheur,
Le seul digne de l'homme, est de toucher un cœur.
Si ce sage eut raison, si la philosophie
IMara dans l'aniilié le charme de la vie,
Ouel est donc, justes dieux! le destin d'un bon roi,
Qui dit, sans se flatter : « Tous les cœurs sont à moi ? »
A cet empire heureux qu'il est beau de prétendre!
Vous qui le possédez, venez, daignez entendre
i. Premier chirurgien du roi.
122 POÉSIES DE VOLTAIRE.
Des bornes de l'Alsace aux remparts do Paris
Ce cri que l'amour seul forme de tant de cris.
Accourez, contemplez ce peuple dans la joie,
Bénissant les héros que le ci(;l lui renvoie.
Ne le voyez-vous pas, tout ce peuple à genoux.
Tous ces avides yeux qui ne cherchent que vous.
Tous nos cœurs enflamniés volant sur notre bouche?
C'est là le vrai triomphe, et le seul qui vous touche.
Cent rois au Capitole en esclaves traînés.
Leurs villes, leurs trésors, et leurs dieux enchaînés,
Ces chars étincelants, ces prêtres, cette armée.
Ce sénat insultant à la terre opprimée,
Ces vaincus envoyés du spectacle au cercueil.
Ces triomphes de Rome étaient ceux de l'orgueil :
Le vôtre est de l'amour, et la gloire en est pure ;
Ln jour les eflaçait, le vôtre à jamais dure;
Ils effrayaient le monde, et vous le rassurez.
Vous, l'image des dieux sur la terre adorés,
Vous que dans l'âge d'or elle eût choisi pour maître,
Goûtez les jours heureux que vos soins font renaître !
Que la paix florissante embellisse leur cours!
Mars fait des jours brillants,la paix fait les beaux jours.
Qu'elle vole à la voix du vainqueur qui l'appelle,
Rt qui n'a combattu que pour nous et pour elle !
LXVI. — AL ROI DE PRUSSE
i r. A G :m E N T
Ah ! mon prince, c'est grand dommage
Que vous n'ayez point votre image,
Ln fils pour la gloire animé.
KlMTIîKS. 123
Un fils par vous accoutumé
A rogner ce grand héritage
Que l'Autriche s'était formé.
11 est doux de se reconnaître
Dans sa noble postérité ;
L n grand homme en doit faire naître.
Voyez comme le roi mon maître
De ce devoir s'est ac(iuitté.
Son dauphin, comme vous, appelle
Auprès de lui les plus beaux arts
De Le Brun, de Lulli, d'IIandelle,
Tout aussi bien que ceux de Mar=.
Il apprit la langue espagnole ;
Il entend celle des Césars,
Mais des Césars du Capitole.
Vous me demanderez comment.
Dans le beau printemps de sa vie,
Ln dauphin peut en savoir tant;
Qui fut son maître ? le génie :
Ce fut là votre précepteur.
Je sais bien qu'un peu de culture
Rend encor le terrain meilleur;
Mais l'art fait hioins que la nature.
LWIl. — AL mî;mi-
J'ai donc vu Potsdam, et je ne vous vois pas;
On dit qu'ainsi que moi vous prenez médecine.
Que de conformités m'attachent sur vos pas'.
Le dieu de la double colline,
L'amour de tous les arts, la haine des dévots ;
Raisonner quelquefois sur l'essence divine;
Peu hanter nos seigneurs les sots;
12 i p 01-; su: S di; voi/r aip.k.
Au corps comme à l'esprit donner peu de repos;
Meltre l'ennui toujours en fuite;
Manger trop (iU(;l(iuefols, et me purjrer ensuite;
Savourer les plaisirs, et me moquer des maux ;
Sentir et réprimer ma vive impatience :
Voilà quel est mon lot, voilà ma ressemblance
Avec mon aimable héros.
0 vous, maîtres du monde ! ô vous, rois que j'atteste,
Indolents dans la paix, ou de sang abreuvés...
Ressemblez-lui dans tout le reste.
IA\ 111. — AU MÊME
Oll WAIT ADIIKSSK DES VERS A I.'aITEIK
SIR CES RIMES REDOICI.ÉES
Juin 17-43.
Lorsque deux rois s'entendent bien,
Qu(î chacun d'eux défend son bien,
Et du bien d'autrui fait ripaille;
Ouand un des deux, roi très-chrétien,
L'autre, qui l'est vaille que vaille,
Prennent des murs, gagnent bataille,
Et font sur le bord stygien
Voler des pandours la canailh;;
Quand Berlin rit avec Versaille
Aux dépens de l'Hanovrien,
Que dit monsieur r.Vutrichien ?
Tout honteux, il faut qu'il s'en aille
Loin du monarque prussien.
Qui le bat, le suit, et s'en raille.
Cela pourra gâter la taille
De ce gros monsieur Bartenstein,
i; l'iTUKS.
Et rabaisser ce ton hautain
Qui toujours contre vous eriailli*.
C'est en vain que TAnglais travaille
A combattre votre destin,
Vous aurez l'huître, et lui Técaillo;
Vous aurez le fruit et le grain,
Et lui récorce avec la paille.
Le Saxon voit que c'est en vain
Qu'un petit moment il ferraille;
Contre un aussi mauvais voisin
Que peut-il faire? rien qui v<iille.
Vous seriez empereur romain,
Et du pape première ouail'e
Si vous en aviez le dessein:
Mais votre pouvoir souverain
Subsistera, pour 'c Certain,
Sans cette belle pretintaille.
Soyez l'arbitre du Cennain,
Soyez toujours vainqueur humain,
Et laissez là la rime en aille.
].\\\. — AL Dl'C DK niCIIELIKU
Généreux courtisan d'un roi Ijrillant de gloire,
Vous, ministre et témoin de ses vaillants exploits.
L'emploi d'écrire son liistoire
Devient le plus beau des emplois,
l'ius il est glorieux, et plus il est facile ;
Le sujet seul fait tout, et l'art est inutile.
Je n'ai pas besoin d'ornement.
Je n'ai rien à flatter, et je n'ai rien à taire :
Je dois raconter simplement
126 POESIES DE VOETAH'.E.
Les grandes actions, ainsi qu'il les sait faire. '
Je dirai qu'il porte ses pas
Des jeux à la tranchée, et d'un siège aux combats;
Que si Louis le Grand renversa des murailles,
Le ciel réservait à son fils
L'iionneur de gagner des batailles,
Lt de mettre le comble à la gloire des lis.
Je peindrai ce courage et tranquille et terrible.
Vainqueur du fier Anglais, qui se croit invincible;
Le champ de Fontenoy de meurtre ensanglanté,
D'autant plus glorieux qu'il fut plus disputé.
Dans ce combat affreux, acharné, sanguinaire.
Le roi craint pour son fils, le fils craint pour son père;
Nos soldats tout sanglants frémissent pour tous deux,
Seul mouvement d'effroi dans ces cœurs généreux.
Grand roi, Londres gémit. Vienne pleure et t'admire :
Ton bras va décider des destins de l'empire.
La Sardaigne balance, et Munich se repent ;
Le Batave indécis au remords est en proie ;
F.t la France s'écrie au milieu de sa joie :
« Le plus aimé des rois est aussi le plus grand. »
L\\. — A M. LE COMTE ALGAROTTI
OtI ÉTAIT ALORS A I.A COIR DE SAXE
ET QUB LE ROI DE POLOGNE AVAIT FAIT SON CONSEILLER DE GUERR5
A Paris, 21 février 1747.
Enfant du Pinde et de Cj-thère,
Brillant et sage Algarotti,
A qui le ciel a départi
L'art d'aimer, d'écrire et de plaire,
Et que, pour comble de bienfaits,
KPITRKS. 127
La des meilleurs rois de la terre
A fait son conseiller de guerre
Dès qu'il a voulu vivre en paix;
Dans vos palais de porcelaine,
Recevez ces frivoles sons,
Enfilés sans art et sans peine
Au charmant pays des pompons.
0 Saxe ! que nous vous aimons !
0 Saxe ! que nous vous devons
D'amour et de reconnaissance !
C'est de votre sein que sortit
Le héros qui venge la France,
Et la nymphe qui l'embellit.
Apprenez que cette dauphine.
Par ses grâces, par son esprit,
Ici chaque jour accomplit
Ce que votre muse divine
Dans ses lettres m'avait prédit.
"Vous penserez que je l'ai vue,
Quand je vous en dis tant de bien.
Et que je l'ai même entendue :
Je vous jure qu'il n'en est rien,
Et que ma muse peu connue.
En vous répétant dans ces vers
Cette vérité toute nue,
N'est que l'écho de l'univers.
Une dauphine est entourée.
Et l'étiquette est son tourment.
J'ai laissé passer prudemment
Des paniers la foule titrée.
Qui remplit tout rap[)artement
De sa bigarrure dorée.
Virgile était-il le premier
A la toilette deLivie?
128 POKSIHS I)K VOl.TAiriE,
11 laissait passer Cornélio,
Les ducs et pairs, le chancelier,
Et les cordons bleus d'Italie,
Et s'amusait sur roscalier
AvecTibulle et Polyninie.
Mais à la fin j'aurai mon tour :
Les dieux ne me refusent guère;
Je fais aux Grâces chaque jour
Une très-dévote prière.
Je leur dis : « Filles de l'Amour,
Dai^Miez, à ma muse discrète
Accordant un peu de faveur.
Me présenter à votre sœur
Quand vous irez à sa toilette. »
Q\n\ vous dirai-je maintenant
Du dauphin, et de cette affaire
De l'amour et du sacrement?
Les dames d'honneur de Cythère
En pourraient parler dignement;
Mais un profane doit se taire.
Sa cour dit qu'il s'occupe à faire
Lue famille de héros.
Ainsi qu'ont fait très à propos
Son a'ieul et son digne père.
Daignez pour moi remercier
Votre ministre magnifique;
D'un fade éloge poétique
Je pourrais fort bien l'ennuyer :
Mais je n'aime pas à louer ;
Et ces offrandes si chéries
Des belles et des potentats.
Gens tout nourris de flatteries,
Sont un bijou qui n'entre pas
Dans son baguier de pierreries.
Kl' nui", s. 125t
Adieu : faites bien au Saxon
Goûter les vers de l'Italie
Et les vérités de Newton;
Et que votre muse polie
Parle encore sur un nouveau ton
De notre immortelle Emilie.
LXXI
A S. A. S. M"-- LA DLCllESSE DL .MAINE
Stn L\ VICTOIRE REMPOnTÉE PAR LE ROI
A I. A W L K K I. T
(1~-17)
Auguste fille et mère de héros,
Vous ranimez ma voix faible et cassée.
Et vous voulez que ma muse lassée
Comme Louis ignore le repos.
D'un crayon vrai vous m'ordouiicz de peindre
Son cœur modeste et ses brillants exploits,
Et Cumberland, que l'on a vu deux fois
Chercher ce roi, l'admirer, et le craindre.
Mais des bons vers l'heureux temps est passé;
L'art des combats est l'art où l'on excelle.
Notre Alexandre en vain cherche un Apelle,
Louis s'élève, et le siècle est baissé.
De Fontenoy le nom plein d'harmonie
Pouvait au moins seconder le génie.
Boileau pâlit au seul nom de Voërden.
Que dirait-il si, non loin d'IIelderen,
Il eût fallu suivre entre les deux Nèthes
Bathiani, si savant en retraites;
130 POKSIHS Di: VOLTMl.i:.
Avec d'Estrée à Rosmal s'avancer?
La Gloire parle, et Louis me réveille ;
Le nom du roi charme toujours Toreille;
Mais que Lawfelt est rude à prononcer!
Et quel besoin de nos panégyriques,
Discours en vers, épîtres héroïques.
Enregistrés, visés par Crébillon ',
Signés Marville -, et jamais Apollon ?
De votre fils je connais l'indulgence;
11 recevra sans courroux mon encens;
Car la Bonté, la sœur de la vaillance,
De vos aïeux passa dans vos enfants.
Mais tout lecteur n'est pas si débonnaire;
Kt si j'avais, peut-être téméraire,
Représenté vos fiers carabiniers
Donnant l'exemple aux plus braves guerriers:
Si je peignais ce soutien de nos armes.
Ce petits-fils, ce rival deCondé;
Du dieu des vers si j'étais secondé,
Comme il le fut par le dieu des alarmes.
Plus d'un censeur, encore avec dépit,
M'accuserait d'en avoir trop peu dit.
Très-peu de gré, mille traits de satire,
Sont le loyer de quiconque ose écrire :
Mais pour son prince il faut savoir souffrir;
Il est partout des risques à courir;
Et la censure, avec plus d'injustice,
^ a tous les jours acharner sa malice
Sur des héros dont la fidélité
L'a mieux servi que je ne l'ai chanté.
Allons, parlez, ma noble académie :
1. M. Crébillon, de l'Académie française, esaminateur des écrits en
une feuille présentés à la police.
2. M. Feydeau de Marville, alors lieutenant de police.
i: PU ni: s. I3i
Sur vos lauriers ètes-vous endornue ?
Représentez ce conquérant humain
Offrant la paix, le tonnerre à la main.
Ne louez point, auteurs, rendez justice;
Et, comparant aux siècles reculés
Le siècle heureux, les jours dont vous parlez,
Lisez César, vous connaîtrez Maurice '.
Si de l'État vous aimez les vengeurs.
Si la patrie est vivante en vos cœurs,
Voyez ce chef dont ractive prudence
Venge à la fois (îénes, l^arme et la France.
Chantez Belle-Ile ; élevez dans vos vers
Ln monument au généreux Boufflers;
11 est du sang qui fut Tappui du trône :
Il eût pu l'être; et la faux du trépas
Tranche ses jours, échappés k Bellone,
Au sein des murs délivrés par son bras.
Mais quelle voix assez forte, assez tendre,
Saura gémir sur rhonorable cendre . .
De ces héros que Mars priva du jour,
Aux yeux d'un roi, leur père et leur amour?
0 vous surtout, infortuné Bavière,
Jeune Froulay, si digne de nos pleurs,
Qui chantera votre vertu guerrière?
Sur vos tombeaux qui répandra des fleurs?
Anges dos cieux, puissances immortelles,
Qui présidez à nos jours passagers.
Sauvez Lautrec au milieu des dangers :
Mettez Ségur à l'ombre de vos ailes;
Déjà Rocoux vit déchirer son flanc.
Ayez pitié de cet âge si tendre;
Me versez pas le reste de ce sang
1. Maurito, comte de Saxe.
132 POi;sii:s DE vol. I Aiiii:.
Que pour Louis il bnUe de répandre.
De cent guerriers couronnez les beaux jours
Ne frappez pas Bonac et d'Aubeterre,
Plus accablés sous de cruels secours
Que sous les coups des foudres de la guerre.
Mais, me dit-on, faut-il à tout propos
Donner en vers des listes de héros?
Sachez (ju'en vain Tainour de la patrie
Dicte vos vers au vrai seul consacrés;
On (latte peu ceux qu'on a célébrés;
On déplaît fort ù tous ceux qu'on oublie.
Ainsi toujours le danger suit mes pas;
11 faut li\rer prcsiue autant de combats
Qu'en a causé sur Tonie ei sur la terre
Catte balance utile à l'Angleterre.
Cessez, cessez, digne sang de Bourbon,
De ranimer mon timide Apollon,
Et laissez-moi tout entier à l'histoire;
C'est là qu'on peut, sans génie et sans art,
Suivre Louis de l'Escaut jusqu'au Jart.
Je dirai tout, car tout est à sa gloire.
Il fait la mienne, et je me garde bien
De ressembler à ce grand satirique ',
De son héros discret histoiien,
Qui, pour écrire un beau panégyrique,
Fut bien payé, mais qui n'écrivit rien.
LXXII. — A M. LE DUC DE RICHELIEI
Dans vos projets étudiés
Joignant la force et l'artifice.
Vous devenez donc un Ulysse,
1. Boileau.
EPITRES. 133
D'un Achille que vous étiez.
Les intérêts de deux couronnes
Sont soutenus par vos exploits.
Et des fiers tyrans du Génois
On vous a vu prenilre à la fois
Kt les postes et les personnes.
L'ennemi, par vous déposté,
Admire votre habileté.
Kn pareil cas, quelque Voiture
Vous dirait qu'on vous vit toujours
Auprès de Mars et des Amours
Dans la plus brillante posture.
Ainsi jadis on s'exprimait
Dans la naissante académie
Que votre grand oncle formait;
Mais la vieille dame, endormie
Dans le sein d'un triste repos.
Semble renoncer aux bons mots.
Et peut-être même au génie.
Mais quand vous viendrez à Paris,
Après plus d'un beau poste pris.
Il faudra bien qu'on vous harangue
Au nom du corps des beaux esprits,
Et des maîtres de notre langue.
Revenez bientôt essuyer
Ces fadeurs qu'on nomme éloquence,
Et donnez-moi la préférence
Quand il faudra vous ennuyi-r.
134 POÉSIES DE VOLTAIP.E.
Lxxiii. — A M. ij: M\r,i:(;ii\L de swk
i: \ 1. l I INNOVANT I. K s Œ t \ Il K S
DE M. 1,L MAIinilS 1)K IlOClIKMOnE, SOX ANCIEN \ M I ,
MOIir 1) El' lis PEL
(Ce dernier est supi)osé lui faire un envoi de l'autre monde.)
Je goûtais dans ma nuit profonde
Les froides douceurs du repos.
Et m'occupais peu des héros
Qui troublent le repos du monde;
Mais dans nos champs Élysiens
Je vois une troupe en colère
De fitîrs Bretons, d'Autrichiens,
Qui vous maudit et vous révère;
Je vois des Français éventés
Qui tous se flattent de vous plaire,
Et qui sont encore entêtés
De leurs plaisirs et de leur gloire,
Car ils sont morts à vos côtés
Entre les bras de la Victoire.
Enfin dans ces lieux tout m'apprend
Que celui que je vis à table
Gai, doux, facile, complaisant,
Et des humains le plus aimable,
Devient aujourd'hui le plus grana.
J'allais vous faire un compliment;
Mais, parmi les choses étranges
Qu'on dii à la cour de Pluton,
On prétend que ce fier Saxon
S'enfuit au seul bruit des louanges,
Comme l'Anglais fuit à son nom.
Lisez seulement mes folies.
i': PITRES. 13:
Mes vers, qui n'ont loué jamais
Que les trop dangereux attraits
Du dieu du vin et dt^s Sylvies :
Ces sujets ont toujours tenté
Les héros de Tantiquité
Comme ceux du siècle où nous sommes :
Pour qui sera la volupté,
S'il on faut priver les grands hommes?
lAXlV
A M'-' DENIS, MkCK DE L'\UTl-li;
I. V ME DE PARIS KT DE V E H S A 1 1,1, E S
Vivons pour nous, ma chère Rosalie;
Que l'amitié, que le sang qui nous lie
Nous tienne lieu du reste des humains :
Us sont si sots, si dangereux, si vains !
Ce tourbillon qu'on appelle le monde
Est si frivole, en tant d'erreurs abonde.
Qu'il n'est permis d'en aimer le fracas
Qu'à l'étourdi qui ne le connaît pas.
Après dîné, l'indolente Glycère
Sort pour sortir, sans avoir rien à faire :
On a conduit son insipidité
Au fond d'un char, où, montant de côté.
Son corps pressé gémit sous los barrières
D'un lourd panier qui flotte aux deux portières.
Chez son amie au grand trot elle va,
Monte avec joie, et s'en ripent déjà.
L'embrasse, et bâille; et puis lui dit : «Madame,
J'apporte ici tout riMiiiui de mon ùme :
m POKSIKS DK VOLTAIP.K.
Joignez un pou votre inutilité
A ce fardeau de mon oisiveté. »
Si ce ne sont ses paroles expresses,
C'en est le sen§. Quelques feintes caresses.
Quelques propos sur le jeu, sur le temps,
Sur un sermon, sur le prix des rubans,
Ont épuisé leurs unies excédées :
Elles chantaient déjà, faute d'idées :
Dans le néant leur cœur est absorbé,
Quand dans la chambre entre monsieur Tabbé,
Fade plaisant, galant escroc, et prêtre.
Et du logis pour quelques mois le maître.
Vient à la piste un fat en manteau noir.
Qui se rengorge et se lorgne au miroir.
Nos doux pédants sont tous deux sûrs de plaire;
Un oiricier arrive, et les fait faire.
Prend la parole, et conte longuement
Ce qu'à Plaisance eût fait son régiment,
Si par malheur on n'eût pas fait retraite.
Il vous le mène au col de la Houquette;
A N'ice, au Var, à Digne il le conduit;
IVul ne l'écoute, et le cruel poursuit.
Arrive Isis, dévote'au maintien triste,
A l'air sournois : un petit janséniste.
Tout plein d'orgueil et de saint Augustin,
Entre avec elle, en lui serrant la main.
D'autres oiseaux de dilVérent plumage.
Divers de goût, d'instinct et de ramage.
En sautillant font entendre à la fois
Le gazouillis de leurs confuses voix;
Et dans les cris de la folle cohue
La médisance est à peine entendue.
Ce chamaillisde cent propos croisés
Ressemble aux vents l'un à l'autre opposés.
KPITRES. 137
Un profond calmo, un stupide silence
Succède au bruit de leur impertinence;
Chacun redoute un honnête entretien :
On veut penser, et l'on ne pense rien.
0 roi David ! ô ressource assurée !
Viens ranimer leur langueur désœuvrée;
Grand roi David, c'est toi dont les sixains
Fixent l'esprit et le goût des humains.
Sur un tapis dès (ju'on te voit paraître,
Noble, bourgeois, clerc, prélat, petit-maître,
Femme surtout, chacun met son espoir
Dans tes cartons peints de rouge et de noir :
Leur âme vide est du moins amusée
Par l'avarice en plaisir déguisée.
De ces exploits le beau monde occupé
Quitte à la fin le jeu pour le soupe;
Chaque convive en liberté déjiloie
A son voisin son insipide joie.
L'homme machine, esprit qui tient du corps,
En bien mangeant remonte ses ressorts :
Avec le sang l'âme se renouvelle,
Kt l'estomac gouverne la cervelle.
(>iel! quels propos ! ce pédant du palais
Blâme la guerre, et se plaint de la paix.
Ce vieux Grésus, en sabhint du Champagne,
Gémit des maux que souffre la campagne;
Et, cousu d'or, dans le luxe plongé.
Plaint le pays d<! tailles surchargé.
Monsieur l'abbé vous entame une histoire
Qu'il ne croit point, et qu'il veut faire croire;
On l'interrompt par un pro|)Os du jour.
Qu'un autre conte interrompt à son tour.
De froids bons mots, des équivoques fades,
Des quolibets, et des turlupinades,
t38 POKSIES Di: VOLTAIUE.
Lu rire faux que l'on prend pour gaieté.
Font le brillant de la société.
Cest donc ainsi, troupe absurde et frivole.
Que nous usons de ce temps qui s'envole:
C'est donc ainsi que nous perdons des jours
Longs pour les sots, pour qui pense si courts.
Mais que ferai-je? où fuir loin de nioi-nièine?
Il faut du monde; on le condamne, on l'aime,
On ne peut vivre avec lui ni sans lui.
Notre ennemi le plus grand, c'est l'ennui.
Tel qui chez soi se plaint d'un sort tranquille,
Vole à la cour, dégoûté de la ville.
Si dans Paris chacun parle au hasard, .
Dans cette cour on se tait avec art,
Et de la joie, ou fausse ou passagère,
On n'a pas même une image légère.
Heureux qui peut de son maître approcher!
II n'a plus rien désormais à chercher.
Mais Jupiter, au fond de l'empyrée,
Cache aux humains sa présence adorée ;
Il n'est permis qu'à quelques demi-dieux
D'entrer le soir aux cabinets des cieux.
Faut-il aller, confondu dans la presse,
Prier les dieux de la seconde espèce,
Qui des mortels font le mal ou le bien ?
Comment aimer des gens qui n'aiment rien.
Et qui, portés sur ces rapides sphères
Que la fortune agite en sens contraires.
L'esprit troublé de ce grand mouvement.
N'ont pas le temps d'avoir un sentiment ?
A leur lever pressez-vous pour attendre.
Pour leur parler sans vous en faire entendre,
Pour obtenir, après trois ans d'oubli.
Dans l'antichambre un refus très-poli.
KIMTRKS. l.W
« Non, dites-vous, la cour ni le beau monde
Ne sont point faits pour celui qui les fronde.
Fuis pour jamais ces puissants dangereux;
Fuis les plaisirs, qui sont trompeurs comme eux,
Uon cit0}"en, travaille pour la France,
Et du public attends ta récompense. »
Qui? le public! ce fantôme inconstant,
Monstre à cent voix, Cerbère dévorant.
Qui flatte et mord, qui dresse par sottise
Une statue, et par dégoût la brise?
Tyran jaloux de quiconque le sert.
Il profana la cendre de Colbert;
l'A, prodiguant l'insolence et l'injure.
Il a flétri la candeur la plus pure :
Il juge, il loue, il condamne au hasard
Toute vertu, tout mérite, et tout art.
C'est lui qu'on vit, de critiques avide.
Déshonorer le chef-d'œuvre (TAnnide,
Et, pour Judith, Pijrumc et R(U/ulus^
Abandonner Phèdre et Drilannicus ;
Lui qui dix ans proscrivit Alhalie,
Qui, protecteur d'une scène avilie,
Frappant des mains, bat à tort, à travers.
Au mauvais sens qui hurle en mauvais vers.
Mais il revient, il répare sa honte;
Le temps l'éclairé: oui, mais la mort plus prompte
Ferme mes yeux dans ce siècle pervers.
En attendant que les siens soient ouverts.
Chez nos neveux on me rendra justice;
Mais, moi vivant, il faut que je jouisse.
Quand dans la tombe un pau\re homme est Inclus,
Qu'importe un bruit, un nom qu'on n'entend plus?
L'ombre de Pope avec les rois repose;
Un peuple entier fait son apothéose,
iiO POKSIES DE VOLTAIRE.
Et son nom vole à Ti m mortalité :
Quand il vivait, il fut persécuté.
Ah! cachons-nous; passons avec les sages
Le soir serein d'un jour mêlé d'orages;
Et dérobons à l'œil de l'envieux
Le peu de temps que nie laissent les dieux.
Tendre amitié, don du. ciel, beauté pure,
Puissé-je vivre et mourir dans tes bras,
Loin du méchant ijui ne te connaît pas.
Loin du blirot, dont la peur dangereuse
Corrompt la vie, et rend la mort alTreuse!
LXXV. — A M. LK PRKSIDENT IIK.WLLT
Lunéville, novembre l'i-iS.
Vous qui de la chronologie*
Avez réformé les erreurs;
Vous dont la main cueillit les (leurs
1. Cttte épilre commençait ainsi :
Hénault, fameux par vos soupes,
Et par votre chronologie,
Par des vers au bon coin frappés,
Pleins de douceur et d'harmonie ;
Vous qui dans l'étude occupez
L'heureux loisir de votre vie.
Daignez m'approndre, je vous prie,
Par quel secret vous échappez
Aux malignités de l'Envie;
Tandis que moi, placé plus bas.
Qui devrais élre inconnu d'elle,
Je vois que sa rage éternelle
Répand son poison sur mes pas.
11 ne faut point, etc.
Le président Hénault fut blessé de ce qu'on paraissait faire entrer ses
soupers pour quelque chose dans sa réputation, et se fâcha sérieuse-
ment. M. de Voltaire changea sur-le-champ les premiers vers de sa
pièce. {Éd. de KM.)
i;piTni:s. IM
De la plus belle poésie;
Vous qui de la philosophie
Avez sondé les profondeurs.
Malgré les plaisirs séducteurs
Qui partagèrent votre vie;
Hénault, dites-moi, je vous prie,
Par quel art, par quelle magie,
Parmi tant de succès flatteurs,
Vous avez désarmé l'Envie :
Tandis que moi, placé plus bas.
Qui devrais être inconnu d'elle.
Je vois chaciue jour la cruelle
Verser ses poisons sur mes pas?
Il ne faut point s'en faire accroire;
J'eus l'air de me faire afliclier
Aux murs du temple de Mémoire :
Aux sots vous sûtes vous cacher.
Je parus trop chercher la gloire,
Et la gloire vint vous chercher.
Qu'un chêne, l'honneur d'un bocage,
Domine sur mille arbrisseaux.
On respecte ses verts rameaux,
Et l'on danse sous son ombrage;
Mais que du tapis d'un gazon
Quelque brin d'herbe ou de fougère
S'élève un peu sur l'horizon,
On l'en arrache avec colère.
Je plains le sort de tout auteur.
Que les autres ne plaignent guères;
Si dans ses travaux littéraires
U veut goûter (pielque douceur,
Que, des beaux esprits serviteur,
U évite ses chers confrères.
Montaigne, cet auteur charmant,
142 p 01'; su; S dk voltairi;.
Tour à tour profond et frivole,
Dans son château paisiblement,
Loin df tout frondeur nialévole.
Doutait df; tout iniitunéniont,
i;t se moquait très-librement
Des bavards fourrés de l'école ;
Mais quand son élève Charron ,
Plus retenu, plus méthodique.
De sagesse donna leçon.
Il fut près de périr, dit-on.
Par la haine théologique.
Les lieux, le temps, l'occasion.
Font votre gloire ou votre chute :
Hier on aimait votre nom,
Aujourd'hui l'on vous persécute.
La Grèce à l'insensé Pyrrhon
Fait élever une statue :
Soorate prêche la raison,
Et Socrate boit la ciguë.
Heureux qui dans d'oljscurs travaux
A soi-même se rend utile!
Il faudrait, pour vivre tranquille.
Des amis, et point de rivaux.
La gloire est toujours inquiète;
Le bel esprit est un tourment.
On est dupe de son talent :
C'est comme une épouse coquette.
Il lui faut toujours quelque amant.
Sa vanité, qui vous obsède.
S'expose à tout imprudemment;
Elle est des autres l'agrément.
Et le mal de qui la possède.
Mais finissons ce triste ton :
Est-il si malheureux de plaire?
KPITRES. li{
L'envie est un mal nécessaire;
C'est un petit coup craiguiilon
(Jui vous force encore à mieux faire.
Dans la carrière des vertus
L'àme noble en est excitée.
Virgile avait son Maevius,
Hercule avait son Eurysthée.
Que m'importent de vains discours
Qui s'envolent et qu'on oublie?
Je coule ici mes heureux jours
Dans la plus tranquille des cours,
Sans intrigue, sans jalousie,
Auprès d'un roi sans courtisans'.
Près de Boufllers et d'Kmilie;
Je les vois et je.les entends,
11 faut bien que je fasse envie.
L\XV1. — A .M. LH DLC DE IMCJIELIED
A nui LE SÉNAT DE GKNES AVAIT ÉRIGÉ
l .\ E S T A T l E
A Lunéville, 18 noveiubre 17i8
Je la verrai, cette statue
Que Gène élève justement
Au héros qui l'a défendue.
Votre grand-oncle, moins brillant.
Vit sa gloire moins étendue;
11 serait jaloux, à la vue
De cet unique monument. '
Dans l'âge frivole et charmant
1. Le roi Stanislas.
144 . POKSIKS DE VOF>TAir,i:.
OÙ le plaisir seul est d'usage.
Où vous reçûtes en partage
I.'art de tromper si tendrement,
Pour modeler ce beau visage.
Qui de Vénus ornait la cour,
On eût pris celui de l'Amour,
Kt surtout de l'Amour volage;
i:t quelques traits moins enfantins
Auraient été la vive image . .
Du dieu qui préside aux jardins,
• Ce double et charmant avantage
Peut diminuer à la fin;
' Mais la gloire augmente avec Tàge.
Du sculpteur la modeste main
Vous fera l'air moins libertin;
C'est de quoi mon héros enrage.
On ne peut fîler tous les jours
Sur le trône heureux des Amours;
• Tous les plaisirs sont de passage :
Mais vous saurez régner toujours
Par l'esprit et par le courage.
Les traits du Richelieu coquet,
De cette aimable créature.
Se trouveront en miniature
Dans mille boîtes à portrait
Où Macé mit votre figure.
Mais ceux du Richelieu vainqueur,
Du héros soutien de nos armes.
Ceux du père, du défenseur
D'une république en alarmes,
* Ceux de Richelieu so:i vengeur,
Ont pour moi cent fois plus de charmes.
Pardon, je sens tous les travers
De la morale où je m'engage;
ÉpnnEs. i4j
Pardon, vous n'êtes pas si sage
Que je le prétends dans ces vers :
Je ne veux pas que l'univers
Vous croie un grave personnage.
Après ce jour de Fontenoy,
Où, couvert de sang et de poudre,
On vous vit ramener la foudre
Et la victoire à votre roi;
Lorsque, prodiguant votre vie,
Vous eûtes fuit pâlir d'effroi
Les Anglais, l'Autriclie et l'Envie,
Vous revîntes vite à Paris
Mêler les mjTtes de Cypris '
A tant de palmes immortelles.
Pour vous seul, à ce que je vois,
Le Temps et l'Amour n'ont point d'ailes,
Et vous servez encor les Lelles,
Comme la France et les Génois.
LWVIl. — A .M. DE SAINT-E \MI5Ki\ r
Tandis qu'au-dessus de la terre.
Des aquilons et du tonnerre,
La belle amante de Newton
Dans les routes de la lumière
Conduit le char de Phaéton,
Sans verser dans cette carrière,
Nous attendons paisiblement,
Près de l'onde caslalienne,
Que notre héroïne revienne
De son voyage au firmament;
Et nous assemblons pour lui (ilair.',
140 POKSIES DE VOLTAIRE.
Dans ces vallons et dans ces bois,
Les fleurs dont Horace autrefois
Faisait des bouquets pour Glycère.
Saint-Lambert, ce n'est que pour toi
Que ces belles fleurs sont écloses;
C'est ta main qui cueille les roses.
Et les épines sont pour moi.
Ce vieillard chenu qui s'avance,
Le Tf'mps dont je subis les lois,
Sur ma lyre a glacé mes doigts, .
Et des organes de ma voix
Fait trembler la sourde cadence.
Les Grâces dans ces beaux vallons.
Les dieux de l'amoureux délire,
Ceux de la flûte et de la lyre,
T'inspirent tes aimables sons.
Avec toi dansent aux chansons,
Et ne daignent plus me sourire.
Dans l'heureux printemps de tes jours.
Des dieux du Vinde et des amours
Saisis la faveur passagère;
C'est le temps de l'illusion,
.le n'ai plus que de la raison :
Encore, hélas! n'en ai-je guère.
Mais je vois venir sur le soir.
Du plus haut de son aphélie,
Noire astronomique Emilie
Avec un vieux tablier noir,
Et la main d'encre encor salie.
Elle a laissé là son compas.
Et ses calculs, et sa lunette;
Elle reprend tous ses appas :
Porte- lui vite à sa toilette
Ces fleurs qui naissent sous tes ]>as,
éI'HTvKS. 147
Et chante-lui sur ta musette
Ces beaux airs qae l'Amour répète,
Et que Newton ne connut pas.
LWVlli. — A M. DARCiKT
(9 ou 10 augaslô 17Ô0)
Ma foi, plus je lis, plus j'admire
Le philosophe de ces lieux ;
Sou sceptre peut briller aux yeux.
Mais mon oreille aime e:K'or mieux
Les sons enchanteurs de sa lyre.
Ce feu que dans les cieux vola
Le demi-dieu qui modela
Notre première mijaurée ;
Ce feu, cette essence sacrée.
Dont ailleurs assez peu l'on a,
Est donc tout en cette contrée?
Ou bien du haut de l'empyrée
L'esprit d'Horuce s'en alla
Sur les rivages de la Sprée,
Et sur le trône d'Attila.
Le feu roi, s'il voyait cela,
En aurait l'àme pénétrée.
L\.\I\. — A M. DESMAHIS
(l-ÔO)
Vos jeunes mains cueillent des fleurs
Dont je n'ai plus que les épines;
Vous dormez dessous les courtines
Et des Grâces et des niuf Sœurs :
lis POESIES DE VOLTAIIIE.
Je leur fais encor quelijiie.s mines,
Mais vous possédez leurs faveurs.
Tout s'éteint, tout s'use, tout passe :
Je m'affaiblis, et vous croissez;
Mais je descendrai du Parnasse
Content, si vous m'y remplacez.
Je jouis peu, mais j'aime encore;
Je verrai du moins vos amours :
Le crépuscule de mes jours
S'embellira de votre aurore.
Je dirai : « Je fus comme vous : »
C'est beaucoup me vanter peut-être;
Mais je ne serai point jaloux :
Le plaisir permet-il de l'être?
LXXX. — A M. LK CAnDlNAL OLHHM
(Berlin, noi )
Quoi! vous voulez donc que je chante
Ce temple orné par vos bienfaits,
Dont aujourd'hui Berlin se vante!
Je vous admire, et je me tais.
Comment sur les bords de la Sprée,
Dans cette infidèle contrée
Où de Rome on brave les lois,
Pourrai-je élever une voix
A des cardinaux consacrée?
Éloigné des murs de Siun,
Je gémis en bon catholi lue.
Hélas! mon prince est hérétique,
Et n'a point de dévotioji.
Je vois avec componction
Que dans Tinfernale séjuelle
KPITHES. 140
Il sera piôs de Cicéron,
Et d'Aristide et de Platon,
Ou vis-à-vis de Marc Aurèle.
On sait que ces esprits fameux
Sont punis dans la nuit profonde;
Il faut qu'il soit damné comme eux,
Puisqu'il vit comme eux dans ce monde.
Mais surtout que je suis fâché
De le voir toujours entiché
De l'énorme et cruel péché
Que Ton nomme la tolérance !
Pour moi, je frémis quand je pense
Que le musulman, le païen,
Le quaker, et le luthérien.
L'enfant de Genève et de Rome,
Chez lui tout est reçu si bien.
Pourvu que l'on soit honnête homme.
Pour comble de méchanceté,
11 a su rendre ridicule
Cette sainte inhumanité.
Cette haine dont sans scrupule
S'arme le dévot entêté.
Et dont se raille l'incrédule.
Que ferai-je, grand cardinal,
Moi chambellan trés-inutile
D'un princ(? endurci dans le mal.
Et proscrit dans notre Évangile?
Vous dont le front prédestiné
A nos j'eux doublement éclate,
Vous dont le chapeau d'écarlate
Des lauriers du Pinde est erné;
Qui, marchant sur les pas d'Horace
Et sur ceux de saint Augustin,
Suivez le raboteux chemin
i:.0 POKSIES DE VOLTAIHE.
Du paradis et du Parnasso,
Convertissez ce rare esprit :
C'est à vous d'instruire et de plaire;
Et la grâce de Jésus- Christ
Choz vous brille en plus d'un écrit,
Avec les trois Grâces d'Homère.
LWXI. — A M. DARGET
( 9 mars l"! )
Tout mon corps est en désarroi ;
Cul, tète et ventre, sont chez moi
Fort indignes de notre maître.
Un cœur me reste : il est peut-être
Moins indigne de ce gr^nd roi.
C'est un tribut que je lui doi;
Mais, hélas! il n'en a que faire.
Fatigué de vœux empressés,
Il peut croire que c'est assez
D'être bienfaisant et de plaire.
.Né pour le grand art de charmer,
Pour la guerre et la politique,
11 est trop grand, trop héroïque,
Et trop aimable pour aimer.
Tant pis pour mes flammes secrètes
J'ose aimer le premier des rois;
Je crains de vivre sous les lois
De la première des coquettes.
Du moins, pour prix de mes désirs.
J'entendrai sa docte harmonie.
Ces vers qui feraient mon envie.
S'ils ne faisaient pas mes plaisirs.
Adieu, monsieur son secrétaire;
KPFTHKS. loi
Soyez toujours mon tendre appui :
Si Frédéric ne m'aimait guère,
Songez que vous paierez pour lui.
LWXIl. — AL liOI Ui: Pi'.LSSE
<9 avril \"A)
Dans ce jour du saint vendredi.
Jour où Ton veut nous faire accroire
Qu'un Dieu pour ii» inonde a pùti,
J'ose adresser ma voix à mon vrai roi de g!oiri\
De mon salut vrai créateur,
De d'Argens et de moi l'unique rédempteur,
Dii salut éternel je ne suis pas eu peine;
Mais de ce vrai salut qu'on nomme la santé,
Mon esprit est inquiété.
Pardonnez, cher sauveur, à mon audace vaine.
0 vous qui faites des heureux,
L'êtes-vous? soulTrez-vous? ètes-vous à la gène?
Ft les points de côté, la colique inhumaine.
Troubleraient-ils encor des jours si précieux?
0 philosophe-roi, grand homm<% heureux génie!
Vous dont le charmant entretien,
I/indulgente raison, l'aimable poésie.
Étonnent mon àme ravie,
Puissiez-vous goûter tout le bien
Que vous versez sur notre vie!
152 POÉSIES DE VOLTAIRE.
LWXllI. — AL MÊME
Kb-t-11 vrai que Voltaire aura
A Sans-Souci l'honneur de boire
Les eaux d'Flippocrène ou d'Égra,
Au lieu de l'onde sale et noire
Qu'en enfer II avalera?
En ce cas il apportera
Sin paquet et son écritoire,
Et près de vous il apprendra
Que sagesse vaut mieux que gloiio.
Sur les arbres il écrira :
« lîeaux li(;ux consacrés à la lyre,
Aux arts, aux douceurs du repos,
J'admirais ici mon héros,
Et me gardais de le lui dire. »
LXWIV. — AU P.OI DE PRUSSE.
Biaise Pascal a tort, il en faut convenir;
Ce pieux misanthrope, Heraclite sublime,
Qui pense qu'ici-bas tout est misère et crime,
Dans ses tristes accès ose nous maintenir
Qu'un roi que l'on amuse, et même un roi qu'on aime.
Dès qu'il n'est plus environné,
Dès qu'il est réduit à lui-même,
Est de tous les mortels le plus infortuné.
11 est le plus heureux s'il s'occupe et s'il pense.
"Vous le prouvez très-bien : car, loin de votre cour,
En hibou fort souvent renfermé tout le jour.
KIMTI'.KS. 153
Vous percez d'un œil d'aigle en cet abînie immense
Que la philosophie oiTre à nos faibh's yeux;
Et votre esprit laborieux,
Qui sait tout observer, tout orner, tout connaître,
Qui se connaît lui-même, et qui n'en vaut que mieux,
Par ce mâle exercice augmente encor son être.
Travailler est le lot et l'honneur d'un mortel.
Le repos est, dit-on, le partag(' du ciel.
Je n'en crois rien du tout : qiu'l bien imaginaire
D'être les bras croisés pendant l'éternité!
Est-ce dans le néant qu'est la félicité?
Dieu serait malheureux s'il n'avait rien ii faire;
Il est d'autant plus dieu qu'il est plus agissant.
Toujours, ainsi que vous, il produit quelque ouvrage :
On prétend qu'il fait plu-<, on dît qu'il se repent.
Il préside au scrutin qui, dans le Vatican,
Met sur un front ridé la coilT; à triple étage.
Du prisonnier Malimoud il vous fait un sultan.
Il mùi it à Moka, dans le sable arabique,
Ce café nécessaire aux pays des frimas;
Il mei la fièvre en nos climats, ^
Et le remède en Amériipie. •
Il a rendu l'humain si'-jour
De la variété le mobile théâtre;
Il se plut à pétrir d'incarnat et d'albâtre
Les charmes arrondis du sein de Pompadour,
Tandis qu'il vous étend un noir luisant d'ébène
Sur le nez aplati d'une dame africaine,
Qui ressemble à la nuit comme l'autre au beau jour.
Dieu se joue à son gré de la race mortelle;
Il fait vivre cent ans le Normand Fontenelle,
Ft trousse à trente-neuf mon dévot de Pascal.
Il a deux gros tonneaux d'où le bien et le mal
Descendent en pluie éternelle
0.
154 POKSIES Di: VOLTAinE.
Sur cent mondes divers et sur chaque animal.
Les sots, les gens d'esprit, et les fous, et les sages,
Chacun reçoit sa dose, et le tout est égal.
On prétend que de Dieu les rois sont les images;
Les Anglais pensent autrement;
lis disent en plein parlement
(Ju'un roi n'est pas plus dieu que le pape infaillible.
Mais il est pourtant trés-plausible
Que ces puissants du siècle un peu trop adorés,
A la faiblesse humaine ainsi que nous livrés,
Hesseniblent on un point à notre commun maître :
C'est qu'ils font coniino lui le mal et le bien-être;
Ils ont les deux tonneaux. Bouchoz-moi pour jamais
Le tonneau des dégoûts, des chagrins, des caprices,
Dont on voit tant de cours s'abreuver à longs traits;
Répandez de pures délices
Sur votre peu d'élus il vos banquels admis;
Que leurs fronts soient sereins, que leurs cœurs soient uuis;
Au feu de votre esprit que notre esprit s'éclaire;
Que sans empressement nous cherchions à vous plaire :
Qu'en dépit de la majesté
Notre agréable Liberté,
Compagne du Plaisir, mère de la Saillie,
Assaisonne avec volupté
Les ragoûts de votre ambroisie.
Les honneurs rendent vains, le plaisir rend heureux.
Versez les douceurs de la vie
Sur votre Olympe sablonneux.
Et que le bon tonneau soit à jamais sans lie.
ÉPITRES. - l'5
l.WW
L' ALTKl I\ \nr.lV\NT 1)\NS SV TERRE
PRKS DU I. AC DE GKNKVE
(Mars n.'S)
0 maison d'Aristippe! ô jardins d'Kpiciiro!
Vous qui me présentez dans vos enclos divers
Ce qui souvent manque à mes vers,
F,e mérite de l'art soumis à la nature,
Empire de Pomone et de Flore sa sœur,
Recevez votre possesseur!
Qu'il soit, ainsi que vous, solitaire et tranquille!
Je ne me vante point d'avoir en cet asile
Rencontré le parfait bonheur :
Il n'est point retiré dans le fond d'un bocage;
Il est encor moins chez les rois;
Il n'est pas même chez le sage : *
De celte courte vie il n'est point le partage.
11 faut y renoncer : mais on peut quelquefois
Embrasser au moins son image.
()ue tout plaît en ces lieux à mes sens étonnés!
D'un tranquille océan l'eau pure et transparente
Baigne les bords fleuris de ces champs fortunés;
D'innombrables coteaux ces champs sont couronnés,
Bacchus les embellit; leur insensible pente
Vous conduit par degrés à ces monts sourcilleux
Oui pressent les enfers et qui fendent les cieux.
Le voilà, ce théâtre et de neige et de gloire.
Éternel boulevard qui n'a point garanti
Des Lombards le beau territoire.
156 POi;sii:s DE \oi/rAini;.
Voilà cos monts afTreiix célébri^s dans riiistoirf,
Ces monts qu'ont traversés, par un vol si liardi,
Les Cliarlf^s, les Othon, Câlinât, et Conti,
Sur les ailes de la Victoire.
Au bord de cette mer où s'égarent mes yeux,
llipailk'S, je te vois. 0 bizarre Amédée,
Est-il vrai que dans ces beaux lieux,
Des soins et des grandeurs écartant toute idée,
Tu vécus en vrai sage, en vrai voluptueux,
Et que, lassé bientôt de ton doux ermitage,
Tu voulus être pape, et cessas d'être sage?
Lieux sacrés du repos, je n'en ferai pas tant;
Et, malgré les deux clefs dont la vertu nous frappe,
Si j'étais ainsi pénitent,
Je ne voud "ais point être pape.
Que le chantre llatteur du tyran des Romains,
L'auteur harmonieux des douces Géorgiquea,
Ne vante plus ces lacs et leurs bords magnifiques,
Ces lacs que la nature a creusés de ses mains
Dans les campagnes italiques! .
Mon lac est le premier : c'est sur ces bords heureux
Qu'habite des humains la déesse éternelle.
L'âme des grands travaux, l'ob.et des nobles vœux,
Que tout mortel embrasse, ou désire, ou rappelle,
Qui vit dans tous les cœurs, et dont le nom sacré
Dans les cours des tyrans est tout bas adoré,
La Liberté. J'ai vu cette déesse altière.
Avec égalité répandant tous les biens,
Descendre de Morat en habit de guerrière.
Les mains teintes du sang des fiers Autrichiens
Et de Charles le Téméraire.
Devant elle on portait ces piques et ces dards,
On traînait ces canons, ces échelles fatales.
ÉPITRES. 137
Uu\'lle-mèmc brisa, quand ses mains (riomphales
De Genève en danger défendaient les remparts.
Un peuple entier la suit, sa naïve allégresse
Fait i\ tout l'Apennin répéter ses clameurs;
Leurs fronts sont couronnés de ces fleurs que la Grèce
Aux champs de Marathon prodiguait aux vainqueurs.
C'est là leur diadème; ils en font plus de compte
Que d'un cercle à fleurons de marquis et de comte
Kt des larges mortiers à grands bords abattus,
Et de ces mitres d'or aux deux sommets pointus.
On ne voit point ici la grandeur insultante
Portant de l'épaule au côté
Un ruban que la Vanité
A tissu de sa main brillante.
Ni la fortune insolente
Repoussant avec fierté
La prière humble et tremblante
De la triste pauvreté.
On n'y méprise point les travaux nécessaires :
Les états sont égaux, et les hommes sont frères.
Liberté! liberté! ton trône est en ces lieux :
La Grèce où tu naquis t'a pour jamais perdue.
Avec ses sages et ses dieux.
Rome, depuis Brutus, ne t'a jamais revue.
Chez vingt peuples polis à peine es-tu connue.
Le Sarmate à cheval t'embrasse avec fureur,
Mais le bourgeois à. pied, rampant dans l'esclavage,
Te regarde, soupire, et meurt dans la douleur.
L'Anglais pour te garder signala son couragi- :
Mais on prétend qu'à Londre on te vend quelquefois.
Non, je ne le crois point : ce peuple fier et sage
Te paya de son sang, et soutiendra tes droits.
Au marais du Batave on dit que tu chancelles;
158 POKSIES DE VOLTAIRE.
Tu peux te rassurer : la race des Nassaux,
Qui dres?a sept autels à tes lois immortelle?,
^.'aiiiti(^ndra do ses mains fidèles
Et tes honneurs et tes faisceaux.
Venise te conserve, et Gènes t'a reprise,
Tout à côté du trône à Stockholm on t'a mise;
Un si beau voisinage est souvent dangereux.
Préside à tout État où la loi t'autorise,
Et restes-y, si tu le peux.
.Ne va plus, sous les noms et de Ligue et de Fronde,
Protectrice funeste en nouveautés féconde,
Troubler les jours brillants d'un peuple de vainqueurs,
Gouverné par les lois, plus encor par les mœurs;
Il chérit la grandeur suprême :
Qu'a-t-il besoin de tes faveurs,
Ouand son joug est si doux ([u'on le prend pour toi-même?
Dans le vaste Orient ton sort n'est pas si beau.
Aux murs de Constantin, tremblante et consternée,
Sous les pieds d'un vizir tu languis enchaînée
Entre le sal)re et le cordeau.
(>he7 tous les Levantins tu perdis ton cliapeau.
Que celui du grand Tell orne en ces lieux ta tête!
Descends dans mes foyers en tes beaux jours de fêtf,
Viens m'y faire un destin nouveau.
Embellis ma retraite, où l'Amitié t'appelle;
Sur de simples gazons viens t'asseoir avec elle.
Elle fuit comme toi les vanités des cours,
Les cabales du monde et son règne frivole.
0 deux divinités! vous êtes mon recours.
L'une élève mon àme, et l'autre la console :
Présidez h mes derniers jours!
KPITRES. l'o'J
LWXVI. — A L'EMPEREUR FRANÇOIS 1"^'
ET 1,'lM Plin ATR ICE, P. E 1 N E DE HONGRIE
SUR l'inauguration de l'université de vienne
(1756)
Quand un roi bienfaisant que ses peuples bénissent
Los a comblés de ses bienfaits,
Les autres nations à sa gloire applaudissent;
Les étrangers charmés deviennent ses sujets;
Tous les rois h Tenvi vont suivre ses exemples :
Il est le bienfaiteur du reste des mortels;
Et, tandis qu'aux beaux-arts il élève des temples.
Dans nos cœurs il a des autels.
Dans Vienne à l'indigence on donne des asiles.
Aux guerriers des leçons, des honneurs aux beaux-arts,
Et des secours aux arts utiles.
Connaissez à ces traits la fille des Césars.
Du Danube embelli les rives fortunées
Font retentir la voîx des premiers des Germains;
Leurs chants sont parvenus aux Alpes étonnées,
Et l'écho les redit aux rivages romains.
Le RhOne impétueux et la Tamise altiôre
Répètent les mêmes accents.
Thérèse et son époux ont dans l'Europe entière
Un concert d'applaudissements.
Couple auguste et chéri, recevez- cet hommage
Que cent nations ont dicté;
Pardonnez cet éloge, et soulîrez ce langage
En faveur de la vérité.
160 POKSIES DF, VOLTAIRE.
LXXXVn.— \ M. LE DUC DR RICHF.LTF.L'
SIK I. \ CONOIKTF. DE M AH ON
(Mai r.ôO)
D»>puis plus de quarante années
Vous avez été mon héros;
J'ai présagé vos destinées.
Ainsi (|iKind Acliille à Scyros
Paraissait se livrer en proie
Aux jeux, aux amours, au repos.
Il devait un jour sur les flots
Porter la flamme devant Troie :
Ainsi quand Pliryné dans ses bras
Tenait le jeune Alcibiade,
Phryné ne le possédait pas,
Et son nom fut dans les combats
Égal au nom de Miltiade.
Jadis les amants, les époux,
Tremblaient en vous voyant paraître.
Près des belles et près du maître
Vous avez fait plus d'un jaloux;
Enfin c'est aux héros à l'être.
C'est rarement que dans Paris,
Parmi les festins et les ris,
On démêle un grand caractère;
Le préjugé ne conçoit pas
Que celui qui sait l'art de plaire
Sache aussi sauver les États :
Le grand homme échappe au vulgaire :
Mais lorsqu'aux champs de Fontenoy
Il sert sa patrie et son roi ;
Kl'Iir.ES. ICI
Quand ?a main des peuples de Gênos
Défend les jours et rompt les chaînes ;
Lorsque aussi prompt quelles (-clairs
Il chasse les tyrans dos mers
Des murs de Minorque opprimée,
Alors ceux qui l'ont méconnu
En parlent comme son armée.
Chacun dit : « Je l'avais prévu. »
Le succès fait la renommée.
Homme aimable, illustre guerrier,
En tout temps l'honneur de la France,
Triomphez de l'Anglais allier.
De l'envie, et de l'ignorance.
Je ne sais si dans Port-Miilion
Vous trouverez un sanctuaire ;
Mais vous n'en avez i)lus alTairo :
Vous allez graver votre nom
Sur les débris de TAiiglet srre;
Il sera béni chez l'Ibère,
Et chéri dans ma nation.
Des deux Richelieu sur la terre
Les exploits seront admirés ;
Déjà tous deux sont comparés,
Et Ton ne sait qui l'on préfère.
Le cardinal affermissait
Et partageait le rang suprême
D'un maitre qui le haïssait :
Vous vengez un roi qui vous aime.
Le cardinal fut plus puissant,
Et même un peu trop redoutable :
Vous me paraissez bien plus grand,
Puisque vous êtes plus aimable.
162 i>oi;sir.s ni- volt a nie.
LXXXVdI. — A M. L'ABBK DF. LAPORTI
fl750)
Tu pousses trop loin ramitié,
Abbé^ quand tu prends ma défense;
Le vil objet de ta vengeance.
Sous ta verge me fait pitié.
Il ne faut point tant do courage
Pour se battre contre un poltron,
Ni pour écraser un Fréron,
Dont le nom seul est un outrage.
Un passant donne au polisson
Un coup de fouet sur le visage :
Ce n'est que de cette façon
Qu'on corrige un tel pi^rsonnagc.
S'il pouvait Aire corrigé.
Mais on le hue, on le bafon %
On l'a mille fois fustigé :
Il se carre encor dans la boue ;
Dans le mépris il est plongé;
Sur chaque théâtre on le joue :
Ne suis-je pas assez vengé ?
LXXXIX. — A UNE JECNE VEUVE
Jeune et charmant objet à qui pour son partage
Le ciel a prodigué les trésors les plus doux,
Les grâces, la beauté, l'esprit et le veuvage,
Jouissez du rar(^ avantnge
D'être sans préjugés ainsi que sans époux !
Libre de ce double escla-Vage,
ÉPITRES. 1C.3
Joignez ù tous ces dons celui d'en l'aire usage ;
Faites de votre lit le trône de lAniour ;
Qu'il ramène N's Ris bannis de votre cour
Par la puissance maritale.
Ah ! ce n'est pas au lit (|u"un mari se signale :
11 dort toute la nuit et gronde tout le jour;
Ou s'il arrive par merveille
Que chez lui la nature éveille le désir,
Attend-il qu'à son tour chez sa femme il s'éveille?
Non : sans aucun prélude il brusque le plaisir;
Il ne connaît point l'art d'animer ce qu'on aime,
D'amener par degrés la volupté suprême;
Le traître jouit seul... si pourtant c'est jouir.
Loin de vous tous liens, fût-ce avec Plutus même !
L'Amour se chargera du soin de vous pourvoir.
Vous n'avez jusqu'ici connu que le devoir.
Le plaisir vous reste à connaître.
Quel fortuné mortel y sera votre maître?
Ah ! lorsque, d'amour enivré,
Dans le sein du plaisir il vous fera renaître,
Lui-même trouvera qu'il l'avait ignoré.
XC. — A M. Ll- l'RLSlUKM 11 K .N .V UL T
Sin SON BALLET DL TEMPLE DES CIIIMÉIIES
mis en musique par M. le duc de Nivernais
et représenté chez M. le maréchal de Belle- Isle, en 1700
Votre amusement lyriciue
M'a paru du meilleur ton.
Si Linus fit la musique;
Les vers sont d'Anacréon.
L'Anacréon de la Grèce
Vaut-il celui de Paris ?
164 POKSFES DE VOLTAIRE.
Il chanta la double ivresse
De Silène et de Cypris ;
Mais fit-il avec sagesse
L'histoire de son pays ?
Après des travaux austères,
Dans vos doux délassements
Vous célébrez les chimères.
Elles sont de tous les temps ;
Elles nous sont nécessaires.
Nous sommes de vieux enfants;
Nos erreurs sont nos lisières,
Et les vanités légères
Nous bercent en cheveux blancs.
XCI. — A DAPIINÉ. CÉLÈBRE ACTRICE»
. T n A n l I T E DE I. 'a N 0 L \ I s
(l''"' janvier 1761)
lÎL'Ile Daphiié, peintre de la nature,
Vous l'imitez, et vous l'embellissez.
La voix, l'esprit, la grâce, la figure,
Le sentiment, n'est point encore assez; "
Vous nous rendez ces prodiges d'Athène
Que le génie étalait sur la scène.
Quand dans les arts de l'esprit et du goût
On est sublime, on est égal à tout.
Que dis-je? on règne, et d'un peuple fidèle
On est chéri, surtout si l'on est belle.
0 ma Daphné ! qu'un destin si flatteur
Est différent du destin d'un auteur !
1. Cette pièce est adressée à M'i« Clairon.
LIMIT.ES. 165
Je crois vous voir sur ce brillant théâtre
Où tout Paris ', de votre art idolâtre,
Porte on tribut son esprit et son cœur.
Vous récitez des vers plats et sans grâce,
Vous leur donnez la force et la douceur;
D'un froid récit vous réchauffez la glace :
Les contre-sens deviennent des raisons.
Vous exprimez par vos sublimes sons,
Par vos beaux yeux, ce que l'auteur veut dire ;
Vous lui donnez tout ce qu'il croit avoir;
Vous exercez un magicjue pouvoir
(Jui fait aimer ce (pion ne saurait lire.
On bat des mains, et l'auteur ébaudi
Se remercie, et pense être applaudi.
La toile tombe, alors le charme cesse.
Le spectateur apportait des présents
Assez communs de silllets et d'encens ;
Il fait deux lots quand il sort de l'ivresse.
L'un pour l'auteur, l'autre pour son appui :
L'encens pour vous, et les silllets pour lui.
Vous cependant, au doux bruit des éloges
Qui vont pleuvant de l'orchestre et des loges.
Marchant en reine, et traînant après vous
Vingt courtisans l'un de l'autre jaloux.
Vous admettez près de votre toilette
Du noble essaim la cohue indiscrète.
L'un dans la main vous glisse un billet doux ;
L'autre à Passy ^ vous propose une fête ;
Josse avec vous veut souper tète à tête ;
Caudale y soupe, et rit tout haut d'eux tous.
On vous entoure, on vous presse, on vous lasse.
Le pauvre auteur est tapi dans un coin,
1. Le traducteur a mis Paris au lieu de Londres.
2. Le traducteur a mis pjxssy, au lieu de Kinsiiiglon.
16G POÉSIES DE VOLTAIRE.
Se fait petit, tient ù peine une place.
Certain nianjni-s, l'apercevant de loin,
Dit : « Ah ! c'est vous ; bonjour, monsieur Pancrace,
Bonjour : vraiment votre pièce a du bon. «
Pancrace fait révérence profonde.
Bégaye un mot, à quoi nul ne répond.
Puis se retire, et se croit du beau monde.
Un intendant des plaisirs dits menus,
Cliez qui les arts sont toujours bienvenus.
Grand connaisseur, et pour vous plein de zèle,
Vous avertit que la pièce nouvelle
Aura riionaeur de paraître à la cour.
Vous arrivez, conduite p.ir l'Amour:
On vous prés(!nte à la reine, aux princesses.
Aux vieux seigneurs qui, dans leurs vieux propos.
Vont regrettant le chant de la Duclos.
Vous recevez complimants et caresses;
Chacun accourt, chacun dit : « La voilà ! »
Dj tous les yeux vous êtes remarquée :
De mille mains on vous verrait claquée ;
Dans le salon, si le roi n'était là.
Pancrace suit : un gros huissier lui ferme
La porte au nez; il reste comme un terme,
La bouche ouverte et le front interdit :
Tel que Le Franc, qui, tout brillant de gloire,
Ayant en cour présenté son mémoire,
Crève à la fois d'orgueil et de dépit.
Il gratte, il gratte; il se présente, il dit :
« Je suis Tauteur... » Hélas ! mon pauvre hère,
C'est pour cela que vous n'entrerez pas.
Le malheureux, honteux de sa misère.
S'esquive en hâte, et, murmurant tout bas
De voir en lui les neuf muses bannies,
Du temps passé regrettant les beaux jours,
ÉPURES. 167
Il rime encore, et s'étonin' toujours
Du peu do cas qu'on fait des grands génies.
Poui- l'achever, quelque compilateur,
Froid gazetier, jaloux d'un froid auteur,
Quelque Fréron, dans l Ane lillcraire,
Vient l'entamer de sa dent mercenaire;
A l'aboyeur il reste abandonné,
Comme un esclave aux bêtes condamné.
Voilà son sort; et puis cherchez à plaire.
Mais c'est bien pis, hélas! s'il réussit.
L'Envie alors, Euraénide implacable,
Chez les vivants harpie insatiable.
Que la mort seule à grand'peine adoucit,
L'affreuse Envie, active, imjiatiente.
Versant le fiel de sa bouche écumante,
Court à Paris, par de long; sifflements,
Dans leurs greniers réveiller ses enfants.
A cette voix, les voilà qui descendent,
Qui dans le monde à grands Ilots se répandent,
En manteau court, en soutane, en rabat.
En petit-maître, en petit magistrat.
Écoutez-les : « Cette œuvre dramatique
Est dangereuse, et l'auteu hérétique. »
Maître Abraham va sur lui distillant
L'acide impur qu'il vendait sur la Loire ' ;
Maître Crevier, dans sa pesante histoire
Qu'on ne lit point, condamne son talent.
Un petit singe, à face de Thersite,
Au sourcil noir, à l'œil noir, au teint gris.
Bel esprit faux ^ qui hait les bons esprits.
Fou sérieux que le bon sens irrita,
Écho des sots, trompette des pervers,
1. Le traducteur a substitué la AoiVe à la Tamise,
2. L'abbé Gu)-OQ Cl ses semblables.
16S POÉSIES DE VOLTAIRE.
En prose dure insulte les beaux vers,
Poursuit le sagt% et noircit le mérite.
Mais écoutez ces pieux loups-garous,
Persécuteurs de Tart des Euripide?,
Qui vont hurlant en [)hrases insii)ides
Contre la scène, et même contre vous.
Quand vos talents entraînent au théâtre
Ln peuple entier, de votre art idolâtre.
Et font valoir (pielque ouvrage nouveau,
Un possédé, dans le fond d'un tonneau '
Qu'on coupe en deux, et qu'un vieux dais surmonte,
Crie au scandale, à l'horreur, à la honte,
Et vous dépeint au public abusé
Comme un démon en fille déguisé.
Ainsi toujours, unissant les contraires,
Nos chers Français, dans leurs tètes légères-.
Que tous les vents font tourner à leur gré,
Vont diffamer ce qu'ils ont admiré.
O mes amis ! raisonnez, ji; vous prie;
Un mot suffît. Si cet art est impie.
Sans réi)ugnance il le faut abjurer ;
S'il ne Test pas, il le faut honorer.
XCII. - A M"" DENIS
s L n I. 'a G n I c i L T i n E
( 1 1 mars 1701 )
Qu'il est doux d'employer le déclin de son âge
Comme le grand Virgile occupa son printemps!
1. L'auteur anglais a sans doute en vue les chaires des presbytériens.
2. Le traducteur transporte toujours la scène à Paris.
ÉPimi'S. 1C9
Du beau lac de Mantoue il aimait le rivage;
Il cultivait la terre, et chantait ses présents.
Mais bientôt, ennuyé des plaisirs du village,
DWlexis et dWminte il (piitta le séjour,
Et, malgré Mieviu-^, il parut à la cour.
C'estla cour qu'on doit fuir, c'est au.\ champs ([u'il faut vivri'.
Dieu du jour, dieu des vers, j'ai ton exemph; à suivre.
Tu gardas les troupeau.\, mais c'étaient ceux d'un roi.
Je n'aime les moutons que quand ils sont à moi.
L'arbre qu'on a planté rit plus à notre vue
Que le parc de Versaille et sa vaste étendue.
Le Normand FonteneUe, au milieu de Paris ',
Trèta des agréments au chalumeau champêtre;
-ALiis il vantait des soins (|u'll craignait de connaître,
Et de ses faux bergers il fit de beaux esprits.
Je veux que le cœur parle, ou que l'auteur se taise;
-Ne célébrons jamais que ce que nous aimons;
En fait de sentiment l'art n'a rien (pii nous plaise :
Ou chantez vos plaisirs, ou quittez vos chansons;
Ce sont des faussetés, et non des fictions.
« Mais quoi I loin de Paris se peut-il qu'on respire?
Me dit un petit-maître, amoureux du fracas.
Les Plaisirs dans Paris voltigent sur nos pas :
On oublie, on espère, on jouit, on désire ;
Il nous faut du tumulte, et je sens que mon ccuur,
S'il n'est pas enivré, va tomber en langueur. »
Attends, bel étourdi, (pie les rides de l'âge
Mûrissent ta raison, sillonm-nt ton visage;
QueGaussin t'ait quitté, rpfun inirrat l'uit trahi,
Qu'un Bernard t'ait volé, qu'un jaloux hypocrite
J. Théocrite et Virgile étaient à la campagne, ou en venaient, quand
ils firent des églogues. Ils chanlèreut les moissons qu'Us avaient fait
naître, et les troupeaux qu'ils avaient conduits. Cela donnait à leurs
bergers un air de vérité qu'ils ne peuvent guère avoir dans les rues de
Paris. Aussi les églogues de Fontenelle furent des ma irigaus galants.
10
170 POÉSIES DE YOLTAIRK.
Tait noirci des poisons de sa langue maudite ;
(Ju'un opulent l'ri[)on, do ses pareils haï,
Ait ravi des honneurs qu'on enlève au mérite :
Tu verras qu'il est bon de vivre enfin pour soi,
Et de savoir quitter le monde cjui nous quitte.
« Mais vivre sans plaisir, sans faste, sans emploi !
Succomber sous le poids d'un ennui volontaire I »
Dii l'ennui! Penses-tu que, retiré chez toi,
Pour les tiens, pour l'État, tu n'as plus rien ^i faire?
La Nature t'appelle, apprends à l'observer ;
La France a des déserts, ose les cultiver ;
Elle a des malheureux; un travail nécessaire,
Ce partage de l'homme, et son consolateur,
En chassant l'indigence amène le bonheur :
Change en épis dorés, change en gras pâturages
Ces ronces, ces roseaux, ces affreux marécages.
Tes vassaux languissants, qui pleuraient d'être nés,
(Jai redoutaient surtout de former leurs semblables.
Et de donner le jour à des infortunés,
Vont se lier gaiement par des nœuds désirables ;
D'un canton désolé l'habitant s'enrichit ;
Turbilli, dans l'Anjou, t'imite et t'applaudit;
Bertin, qui dans son roi voit toujours sa patrie,
Prête un bras secourable à ta noble industrie;
ïrudaine sait assez que le cultivateur
Des ressorts de l'État est le premier moteur.
Et qu'on ne doit pas moins, pour le soutien du trône,
A la faux de Cérès qu'au sabre de Bellone.
J'aime assez saint Benoît : il prétendit du moins *
Qae ses enfants tondus, chargés d'utiles soins,
1. Bénédicl ou Benoît voulut que les mains de ses moines cultivas-
sent la terre. Elles ont été employées à d'autres travaux, à donner des
éditions des Pires, à les commenter, à copier d'anciens titres, et à en
faire. Plusieurs de leurs abbés réguliers sont devenus évèqaes; plusieurs
ont eu des richesses immenses.
KPITRF.S. ]1\
^^''l•ita^senl de vivre en guidant la cliarrue,
En creusant des canaux, en défriciiant des bois.
Mais je suis peu content du bonliomme François * ;
Il crut qu'un vrai chrétien doit gueusor dans la rue,
Kt voulut que ses fils, robustes fainéants,
Fissent serment à Dieu de vivre à nos dépens.
Dieu veut que l'on travaille et que l'on s'évertue;
Et le sot mari d'kve, au paradis d'Éden,
Reçut un ordre exprès d'arranger son jardin -.
C'est la première loi donnée au premier homme,
Avant qu'il eût mangé la moitié de sa pomme.
Mais ne détournons point nos mains et nos regards
NI des autres emplois, ni surtout des beaux-aits.
11 est des temps pour tout; et lorsqu'on mes vallées.
Qu'entoure un long amas de montagnes pelées.
De quelques malheureux ma main sèche les pleurs.
Sur la scène, à Paris, j'en fais verser peut-être;
Dans Versaille étonné j'attendris de grands cœurs;
Et, sans croire approcher de Racine, mon maître,
Quelquefois je peux plaire, h l'aide de Clairon.
Au fond de son bonrbier je fais rentrer Fréron.
L'archidiacre Trublet prétend que je l'ennuie.
La représaille est juste; et je sais à propos
Confondre les pervers, et me moquer des sots.
En vain sur son crédit un délateur s'appuie; .
1. François d'Assise, en instituant les mendiants, fit un mal beaucoup
plus gran'i. Ce fut un impôt exorbitant mis sur le pauvre peuple, qui
n'osa refuser son tribut d'aumûne à des moines qui disaient la messe
et qui confessaient : de sorte qu'encore aujourd'hui, dans les pays
catholiques romains, le paysan, après avoir payé le roi, son seigneuri
et son curé, est encore forcé de donner le pain de ses enfants à des
cordeliers et A lies capucins.
2. Cet ordre exprès, que la Genèse dit avoir été donné de Dieu à
l'homme, de cultiver son jardin, fait bien voir quel est le ridicule do
dire que Thomme fut condamné au travail. L'Arabe Job ett bien plus
raisonnable : il dit que l'homme est né pour travailler, comme l'oiseau
pour voler.
17-2 POKSIKS ])\: N Ol.T A 1 liK.
Sous son bonnet carré, qiio ma main jette à bas,
Je découvre, on riant, la tête de Midas.
J'honore Diderot, nialirré la calomnie;
Ma voix parle {)lus haut cjue les cris de l'envie ;
Les échos des rochers qui cei<,'nent mon désert
iV'pètent après moi le nom de d'Alembert.
Un philosophe est ferme, et n'a point d'artifice;
Sans espoir et sans crainte il sait rendre justice :
Jamais adulateur, et toujours citoyen,
A son prince attaché sans lui demander rien,
Fuyant des factions les brigues ennemies
Qui se glissent parfois dans nos académies,
Sans aimer Loyola, condamnant saint Médard',
Des billets qu'on exige il se rit à l'écart,
Et laisse aux parlements à réprimer l'I^glise;
Il s'élève à son Dieu, quand il foule à ses pieds
Un fatras dégoûtant d'arguments décriés;
Et son àme inflexible au vrai seul est soumise.
C'est ainsi qu'on peut vivre à l'ombre de ses bois.
En guerre avec les sots, en paix avec soi-même,
Gouvernant d'une main le soc de Triptolème,
Et de l'autre essayant d'accorder sous ses doigts
La lyre de Racine et le luth de Chapelle.
0 vous, à l'amitié dans tous les temps fidèle,
Vous qui, sans préjugés, sans vices, sans travers,
Embellissez mes jours ainsi que mes déserts,
Soutenez mes travaux et ma philosophie;
Vous cultivez les arts, les arts vous ont suivie.
Le sang du grand Corneille-, élevé sous vos yeux,
Apprend, par vos leçons, à mériter d'en être.
1. Voyez les Dotes sur les convulsions et sur les billets de confession,
deux ridicules et opprobres de la France, dans la satire intitulée le
Pauvre Diable, ci-après.
2. M"« Corneille, mariée à M. Dupuits, officier de l'état-major.
i;iMTiu;s. i::{
Le père d»' Cinna vient nrinstruire en ces lieux :
Son ombre entre nous trois aime encore à paraître;
Son ombre nous console, et nous dit qu'à Paris
11 faut abandonner la place aux Scudérys.
XCIII. — A M""' ÉLIE DE BEAUMONT
E\ RÉPONSE A INE ÉPITRE EN VEUS
Al SIJET DE il""' CORNEILLE
(20 mai 1701)
S'il est au monde une beauté
Qui de Corneille ait héritt^,
Vous possédez cet apanage.
L'enfant dont je me suis chargé'
N'a point l'art des vers en partage;
Vous l'avez : c'est lyi avantage
Qui m'a quelquefois afïligé,
Et que doit fuir tout homme sage.
Ce dangereux et beau talent
Est pour vous un simple ornement,
Un pompon de plus à votre âge;
Mais quand un homme a le malheur
D'avoir fait en forme un ouvrage,
Et quand il est monsieur l'auteur,
C'est un métier dont il enrage.
Les vers, la musique, l'amour,
Sont les charmes de notre vie ;
Le sage en a la fantaisie,
Et sait les goiUer tour à tour :
S'y livrer toujours, c'est folie.
1. Mlle Corneil'e.
174 POKSIF.S D1-: VOI-TAir.E.
XCIV. — AU DUC DK ]A VAULIERE
GRAND FAICONMER DE FRANCE
(17G1)
Illustre protecteur des perdrix de Montrouge,
Des faucons, des auteurs, et surtout des catins;
Vous dont Fauguste sceptre au cuir blanc, au bout rouge
Est reiïroi des cocus et l'amour des putains.
Vous daignez vous servir de votre aimable plume
Pour dire à la postérité
Oue vous avez aimé certain Suisse effronté.
Très-indiscret auteur de plus d'un gros volume,
Mais dont l'esprit encor conserve sa gaieté.
11 pense comme monsieur Hume,
V II rit de la sotte àpreté
De tout dévot plein d'amertume;
Tranquillement il s'accoutume
A l'humaine méchanceté.
Le flambeau de la Vérité
Quelquefois dans ses mains s'allume;
Il doit être bientôt compté
Dans le rang d'un auteur posthume :
Mais quand le Temps qui tout consume
Au néant l'aura rapporté.
Son nom, comme je le présume,
Ira, par votre grâce, à l'immortalité.
rnrrnr:?;, ns
\cv. — A .M'' ci.Air.ON
(1-6.-.)
Le sublime en tout genre est le don le plus rare;
C'est là le vrai phénix; et, sagement avare,
La nature a prévu qu'en nos faibles esprits
[.e beau, s'il est commun, doit perdre de son prix.
La médiocrité couvre la terre entière;
Les mortels ont à peine une faible lumière,
Quelques vertus sans force, et des talents bornés.
S'il est quelques esprits par le ciel destinés
A s'ouvrir des chemins inconnus au vulgaire,
A franchir des beaux-arts la limite ordinaire,
La nature est alors prodigue en ses présents;
Klle égale dans eux les vertus aux talents.
Le souffle du génie et ses fécondes flammes
N'ont jamais descendu que dans de nobles âmes;
il faut qu'on en soit digne, et le cœur épuré
Est le seul aliment de ce flambeau sacré.
Un esprit corrompu ne fut jamais sublime.
Toi que forma Vénus, et que Minerve anime.
Toi qui ressuscitas sous mes rustiques toits
VÉlectre de Sophocle aux accents de ta voix
(Non VËleclre française, à la mcde soumise.
Pour le gdlant Itys si galamment éprise);
Toi qui peins la nature en osant l'embellir.
Souveraine d'un art que tu sus ennoblir.
Toi dont un geste, un mot, m'attendrit et m'enflamme.
Si j'aime tes talents, je respecte ton àme.
L'amitié, la grandeur, la fermeté, la foi',
1. La foi, en poésie, signifie la bonne foi.
17C POtSII'S DE VOLTAIUE.
Les vertus que tu peins, je les retrouve en toi;
Elles sont duns ton cœur. La vertu que j'encense
N'est pas des voluptés la sévère abstinence.
L'amour, ce don du ciel, digne de son auteur,
Des malheureux humains est le consolateur.
Lui-niônie il fut un dieu dans les siècles antiques;
On en fait un démon chez nos vils fanatiques :
Très-désintéressé sur ce péché charmant,
J'en parle en philosophe, et non pas en amant.
Une femme sensible, et que l'amour engage,
Quand elle est ho-nnète homme, à mes yeux est un sagp.
Que ce conteur heureux qui plaisamment chanta'
Le démon Belphégor et madame llonesta,
L'Ksope des Français, le maître de la fable,
Ait de la Champmêlé vanté la voix aimable,
Ses accents amoureux et ses sons affétés.
Écho des fades airs que Lambert* a nott's;
Tu n'étais pas alors: on ne pouvait connaître
Cet art qui n'est qu'à toi, cet art que tu fais naître.
Corneille, des Romains peintre majestueux,
T'aurait vue aussi noble, aussi Romaine qu'eux.
Le ciel, pour échauffer les glaces de mon âge.
Le ciel me réservait ce flatteur avantage :
Je ne suis point surpris qu'un sort capricieux
Ait pu mêler quelque ombre à tes jours glorieux.
1. La Fontaine, dans son prologue de Bet/M'jof, dédié à M"<Champ-
mêlé, fameuse acrice pour son temps. La déclamation était alors une
espèce de chant. La Motte a fa t des stances pour M"» Duclos, dans
lesquelles il la loue d'imiter la Champmêlé : et ni Tune ni l'autre ne
devaient être imitées. On est tombé depuis dans un autre défaut
beaucoup plus grand : c'est un familier excessif et ridicule, qui donne
à un héros le ton d'un bourgeois. Le naturel dans la tragédie doit tou-
jours se ressentir de la grandeur du sujet, et ne s'avilir jamais par la
familiarité. Baron, qui avait un jeu si naturel et si vrai, ne tomba
jamais dans cette bassesse.
2. Lambert, auteur de quelques airs insipides, très-celèbrû avrnt
Lulli.
Ki'irr.KS. 177
L'ùme qui sait penser n'en est point étonnée;
Elle s'en affermit, loin d'être consternée;
C'est le creuset du sage; et son or altéré
En renaît plus brillant, en sort plus épuré.
En tout temps, en tout lieu, le public est injuste;
Horace s'en plaignait sous l'empire d'Auguste.
La malice, l'orgueil, un indign*; désir
D'abaisser des talents qui font notre plaisir.
De flétrir les beaux-arts qui consolent la vie,
Voilà le cœur de l'homme; il est né pour l'ciuie.
A l'église, au barreau, dans les camps, dans les cours,
Il est, il fut ingrat, et le sera toujours.
Du siècle que j'ai vu tu sais quelle est la gloire :
Ce siècle des talents vivra dans la mémoire.
Mais vois à quels dégoûts le sort abandonna
L'auteur ûlphifj«'nie et celui de CAnna.
Ce qu'essuya Quinaulf, ce que souffrit Molière;
Fénelon dans l'exil terminait sa carrière;
Arnauld, qui dut jouir du destin le plus beau,
Arnauld manquant d'asilr>, et même de tombeau.
De rage où nous vivons que pouvons nous attendre?
La lumière, il est vrai, commence à se répandre;
Avec moins de talents on est plus éclairé :
Mais le goilt s'est perdu, l'esprit s'est égaré.
Ce siècle ridicule est celui des brochures,
Des chansons, des extraits, et surtout des injures.
La barbarii^ approche : Apollon indigné
Quitte les bords heureux où ses lois ont régné;
Et, fuyant à regret son parterre et ses loges,
Melpomène avec toi fuit chez les Alloljroges.
* 178 l'OKSIRS DK VOLTAirn.
xcvi. — A m: NUI iv
Sur ce qu'on avail écrit à l'auteur que plusieurs citoyens rjç P.nis
s'étiiient mis à genoux devant la statue équestre de ce prince ptrdniit
la maladie du dauphin.
(1760)
Intrépide soldat, vrai chevaliei'. grand homme,
lîon roi, fidèle ami, tendre et l05-al amant.
Toi que l'Europe a plaint d'avoir lléchi sous Rome,
Sans qu'on osât blâmer ce triste abaissement,
Henri, tous les Français adorent ta mémoire :
Ton nom devient plus cher et plus grand chaque jour;
Et peut-être autrefois quand j'ai chanté ta gloire,
Je n'ai point dans les cœurs aiïaibll tant d'amour.
Un des beaux rejetons de ta race chérie,
Des marches de ton trône au tombeau descendu,
Te porte en expirant les vœux de ta patrie,
Kt les gémissements de ton peuple éperdu.
Lorsque la mort sur lui levait sa faux tranchante,
On vit de citoyens une foule tremblante
Entourer ta statre et la baigner de pleurs;
C'était là leur autel, et, dans tous nos malheurs,
On t'implore aujourd'hui comme un dieu tuté'aire.
La fille qui naquit aux chaumes de Nanterre,
Pieusement célèbre en des temps ténébreux,
N'entend point nos regrets, n'exauce point nos vœux,
De l'empire français n'est point la protectrice.
C'est toi, c'est ta valeur, ta bonté, ta justice,
Qui préside à l'État raffermi par tes mains.
Ce n'est qu'en t'imitant qu'on a des jours prospères;
C'est l'encens qu'on te doit : les Grecs et les Romains
Invoquaient des héros et non point des bergères.
ti'lTlŒS. 171»
Oh! si de mes déserts, où j'achève mes jours,
Je m'étais fait entendre au fond du sombre empire!
Si, comme au temps d'Orpliée, un enfant de la lyre
De Tordre des destins interrompait le cours!
Si ma voix... Mais tout cède à leur arrêt suprême :
Ni nos chants, ni nos cris, ni l'art et ses secours.
Les oCfrandes, les vœux, les autels, ni toi-même,
llien ne suspend la mort. Ce monde illimité
Est l'esclave éternel de la fatalité.
A d'immuables lois Dieu soumit la nature.
Sur ces monts entassés, séjour de la froidure.
Au creux de ces rochers, dans ces gouffres affreux.
Je vois des animaux maigres, pâles, hideux,
D3mi-nus, affamés, courbés sous l'infortune;
Ils sont hommes pourtant : notre mère commune
A daigné prodiguer des soins aussi puissants
A pétrir de ses mains leur substance mortelle,
Et le grossier instinct qui dirige leurs sens,
Qu'à former les vainqueurs de Pharsale et d'Arbelle.
Au livre des destins tous les jours sont comptéa;
Les tiens l'étaient aussi. Ces dures vérités
t'épouvantent le lâche et consolent le sage.
Tout est égal au monde : un mourant n'a point d'âge.
Le dauphin le disait au sein de la grandeur,
Au printemps de sa vie, au comble du bonlieur;
Il l'a dit en mourant, de sa voix affaiblie,
A son fils, à son père, à la cour attendrie.
0 toi! triste témoin de son dernier moment,
Qui lis de sa vertu ce faible monument.
Ne me demande point ce qui fonda sa gloire,
Quels funestes exploits assurent sa mémoire.
Quels peuples malheureux on le vit conquérir,
Ce qu'il fit sur la terre... il t'appi'it à mourir I
180 i>oi;sii:s Di: noltahîe.
XCMl
A M. LK ClIKVAIJKll DK BULllLKllS
(1-60)
Croyez qu'un vieillard cacochyme,
Cliargé de soixante et douze ans,
Doit mettre, s'il a quekjue sens,
Son âme et son corps au régime.
Dieu fit la douce illusion
Pour les heureux fous du bel âge;
Pour les vieux fous l'ambition,
Et la retraite pour le sage.
Vous m<' direz (lu'Anacréon,
Que Chaulieu même, et Saint-Aulaire,
Tiraient encor quelque chanson
De leur cervelle octogénaire.
Mais ces exemples sont tromp 'urs;
Et quand les derniers jours d'automne
Laissent éclore quelques fleurs,
On ne leur voit point les couleurs
Et l'éclat que le printemps donne :
Les bergères et les pasteurs
N'en forment point une couronne.
La Parque, de ses vilains doigts,
Marquait d'un sept avec un trois
La tête froide et peu pesante
De Fleury, qui donna des lois
A notre France languissante.
11 porta le sceptre des rois
Et le garda jusqu'à nouante.
Régner est un amusement
EPITRES. ISl
Pour un vieillard triste et pesant,
De toute autre chose incapable;
Mais vieux bel esprit, vieux amant,
Vieux chanteur, est insupportable.
C'est à vous, ô jeune Boufllers,
A vous, dont notre Suisse admire
Le crayon, la prose, et les vers,
Et les petits contes pour rire;
C'est à vous de chanter Théinire,
Et de briller dans un festin,
Animé du triple délire
Des vers, de Tamour, et du vin.
\C\ III
A M. FRANÇOIS DK M:LFCHATEAU
(l-CG)
Si vous brillez à votre aurore,
Quand je ra'éteins à mon couchant ;
Si dans votre fertile champ
Tant de .leurs s'empressent d'éciorc.
Lorsque mon terrain languissant
Est dégarni des dons de Flore;
Si votre voix jeune et sonore
E'rélude d'un ton si touchant.
Quand je fredonne à peine encore
Les restes d'un lugubre chant;
Si des Grâces qu'tni vain j'implore,
Vous devenez l'heureux auiant;
Et si ma vieillesse déplore
La pf^rte de cet art charmant
Dont le dieu des vers vous honore;
11
182 POî:SIES DE VOLTAIRE.
Tout cela peut nrhumiller :
Mais je n'y vols point de remède;
Il faut bien que l'on me succède,
Kt j'aime en vous mon héritier.
XCIX. — A M. Di: CIIAIJA.NUN
QUI DANS L\E PIKCE DE VERS EXHOIiTAIT l'AITELR
A QlITTEn L 'ET LUE
DE LA MÉTAPHVSIOLE l'OLR I. A POÉSIE
(2- auguste 1706)
Aimable amant de Polymnie,
Jouissez de cet à'^e heureux
Des voluptés et du génie;
Abandonnez-vous à leurs feux :
Ceux de mon âme appesantie
Ne sont qu'une cendre amortie,
Et je renonce à tous vos jeux.
La fleur de la saison passée
Par d'autres fleurs est remplacée.
Une sultane avec dépit,
Dans le vieux sérail délaissée,
Voit la jeune entrer dans le lit
Dont le Grand Seigneur l'a chassée.
Lorsque Élie était décrépit,
11 s'enfuit, laissant son esprit
A son jeune élève Elisée.
.Ma muse est de moi trop lassée;
Elle me quitte, et vous chérit :
Elle sera mieux caressée
L PITRES. 183
C. — A M'- D1-: SALNT-JL Lli:.N
NKE COMTESSE UE LA TOI II DL !• 1 N
Fille de ces dauphins de qui l'extravagance
S'ennuya do régner pour obéir en France;
Femme aimable, honnête homme, esprit libre et hardi,
Qui, n'aimant que le vrai, ne suis (lue la nature;
Qui méprisas toujours le vulgaire engourdi
Sous l'empire de l'imposture;
Qui ne conçus jamais la moindre vanité
Ni de l'éclat de la naissance,
Ni de celui de la beauté, »
Ni du faste de Topuleuce;
Tu quittes le fracas des villes et des cours,
Les spectacles, les jeux, tous les riens du grand monde,
Pour consoler mes derniers jours
Dans ma solitude profonde.
En habit d'amazone, au fond de mes déserts.
Je te vois arriver plus b(.'lle et plus brillante
Que la divinité qui naquit sur les mers.
D'un flambeau dans tes mains la llamme étincelante
Apporte un jour nouveau dans mon obscurité;
Ce n'est point de l'Amour le flambeau redoutable.
C'est celui de la Vérité :
C'est elle qui t'instruit, et tu la rends aimable.
C'est ainsi qu'auprès de Platon,
Auprès du vieux Anacréon,
Les belles nymphes de la Grèce
Accouraient pour donner le^^on
Et de plaisir et de sagesse.
La légende nous a conté
181 l'OKSIES ])E VOLTAIIii;.
Oiie l'on vit .-aii)t(3 Thècle, au public exposée,
Suivant partout saint Paul, en homme déguisée,
Bravor tous les brocards de la malignit j.
Cet exemple de piété
En tout pays fut imité
Clii'z la révérende prêtrise :
Chacun des Pères de l'Église
Eut une femme à son coté.
11 n'est point de François de Sale
Sans une dame de Chantai :
Lu dévot peut penser à mal,
Mais ne donne point de scandale.
Bravez donc les discours malins,
Demeurez dans mon ermitage,
Et craignez plus les jeunes saints
Que les lleurettes d"uu vieux sage.
CI. — A M"" DE SAINT-JULIEN
(n68)
Des contraires bel assemblage,
Vous qui, sous l'air d'un papillon,
Cachez les sentiments d'un sage,
Revolez de mon ermitage
A votre brillant tourbillon;
Allez chercher l'Illusion,
Compagne heureuse du bel âge :
Que votre imagination,
Toujours forte, toujours légère,
Entre Bouffie rs et Voisenon
Répande cent traits de lumière ;
Que Diane, que les Amours,
KPITRKS. l8o
Partagent vos nuits et vos jours.
S'il vous reste en ce train de vie,
Dans un temps si bien employé,
Quelques moments pour l'amitié.
Ne m'oubliez pas, je vous prie;
J'aurais oncor la fantaisie
D'être au nombre de vos amants :
Je cède ces honneurs charmants
Aux doyens de l'Académie.
Mais quand j'aurai quatre-vingts ans,
Je prétends de ces jeunes gens
Surpasser la galanterie.
S'ils me passent en beaux talents.
Ces petits vers froids et coulants
Sentent un peu la décadence :
(3n m'assure qu'en plus d'un sens
11 en est tout de même en France.
Le bon temps reviendra, je pense ;
Et j'ai la plus ferme espérance
Dans un de messieurs vos parents.
CIL - A MON VAISSEAU
(I70«)
0 vaisseau qui portes mon nom.
Puisses-tu comme moi résister aux orages!
L'empire de Neptune a vu moins de naufrages
Que l(î Permesse d'Apollon.
Tu vogueras peut-être à ces climats sauvages
• Que Jean-Jacque a vantés dans son nouveau jargon.
Va débarquer sur c(^s rivages
Patouillet, Nonnotte et Fréron ;
A moins qu'aux chantiers de Toulon
180 poi:sin:s df, voi.TAini:.
Ils lie servent le roi noljlement et sans gages.
Mais non, ton sort t'appelle aux dunes d'Albion.
Tu verras, dans les champs qu'arrose la Tamise,
La Liberté superbe auprès du trône assise :
F,e cliapeau qui la couvre est orné de lauriers;
F,t, malgré ses partis, sa fougue et sa licence.
Elle tient dans ses mains la corne d'abondance
Ht les étendards des guerriers.
Sois certain que Paris ne s'informera guère
Si tu vogues vers Sniyrne où l'on vit naître Homère,
Ou si ton lireton nautonier
Te conduit près de Naple, en ce séjour fertile
Qui fait bien plus de cas du sang de saint Janvier
Que de la cendre de Virgile.
Ne va point sur le Tibre : il n'est plus de talents,
Plus de héros, plus de grand homme ;
Chez ce peuple de conquérants
Il est un pape, et plus de Rome.
Va plutôt vers ces monts (ju'autrefois sépara
Le redoutable fils dAlcmène,
Qui dompta les lions, sous qui l'hydre expira,
Et qui des dieux jaloux brava toujours la haine.
Tu verras en Lspagne un Alcide nouveau',
Vainqueur d'une hydre plus fatale.
Des superstitions déchirant le bandeau,
Plongeant dans la nuit du tombeau
De l'inquisition la puissance infernale.
Dis-lui qu'il est en France un mortel qui l'égale;
Car tu parles, sans doute, ainsi que le vaisseau
Qui transporta dans la Colchide
1. M. le comte d'Aranda.
Kl'ITUKS. 1S1
Les deux jumeaux divins, Jason, Orphée, Alcide.
Uaidisé sous mou nom, tu parles hardiment;
(Jue ne diras-tu point des énormes sottises
Que mes chers Français ont commises
Sur l'un et sur l'autre élément !
Tu brûles de partir: attend?, demeure, arrête;
Je prétends m'embanjuer, attends-moi, je te joins.
Libre de passions, et d'erreurs, et de soins.
J'ai su de mon asile écarter la tempête :
iMais dans mes prés fleuris, dans mes sombres forets,
Dans l'abondance et dans la paix.
Mon àme est encore intiuiète;
Des méchants et des sots je suis encor trop près :
Les cris des malheureux percent dans ma retraite.
Enfin le mauvais goiU qui domine aujourd'hui
Déshonore trop ma patrie.
Hier on m'apporta, pour combler mon ennui,
Le TacUe de La Blétrie.
Je n'y tiens point, je pars, et j'ai trop différé.
Ainsi je m'occupais, sans suite et sans méthode,
De ces pensers divers où j'étais égaré.
Comme tout solitaire à lui-même livré,
Ou comme un fou (lui fuit une ode.
Quand Minerve, tirant h's rid(.'au\ d(î mon lit,
Avec l'aube du jour m'apparut, et me dit :
« Tu trouveras partout la mém<' impertinence;
Les ennuyeux et les pervers
Composent ce vaste univers :
Le monde est fait comme la France. »
Je me rendis à la raison ;
Et, sans plus m'aflliger des sottises du monde,
Je laissai mon vaisseau fendre le sein de l'onde.
Et je restai dans ma maison.
188 POÉSIES DE VOLTAIRE.
cm
A BOILKAU, OU MON TESTAMKNT
(1-C9)
f Boilcau, correct auteur de quelques bons écrits,
Zoïle de Quinault, et flatteur de Loui-,
Mais oracle du goût dans cet art difficile
Où s'égayait Horace, où travaillait Virgile,
Dans la cour du palais je naquis ton voisin;
De ton siècle bri'lant mes j^eux virent la fin;
Siècle de grands talents bien plus que de lumière,
Dont Corneille, en bronchant, sut ouvrir la carrière.
Je vis le jardinier de ta maison d'Auteuil,
Qui chez toi, pour rimer, planta le chèvrefeuil'.
Chez ton neveu Dongois- je passai mon enfance;
Bon bourgeois qui se crut un homme d'importance.
Je veux t'écrire un mot sur tes sots ennemis,
A l'hôtel Rambouillet^ contre toi réunis,
Oui voulaient, pour loyer de tes rimes sincères,
1. Antoine, gouverneur de mon jardin d'Auteuil,
Qui diriges chez moi Vil et le chèvrefeuil.
L.i maison était fort vilaine, et le jardin aussi.
2. Boileau a dit quelque part : Monsieio- Donyoist, mon ilhistre neveu.
C'était un greffier du parlement, qui demeurait dans la cour du Palais
avec toute la famille de Boileau.
3. L'hôtel Rambouillet se déchaîna longtemps contre Boi'eau, qui
avait accablé, dans ses satires, Chapelain, très-estimé et recherché dans
cette maison, mauvais poëte, à la vérité, mais homme fort savant, et
ce qui est étonnant, bon critique; Cotin, non moins plat poète, et de
plus plat prédicateur, mais homme de lettres et aimable dans la société;
d'autres encore, dont aucun ne lui avait donné le moindre sujet de
p.ainte. U n'en est pas de même de notre auteur : il n'a jama's rendu
ridicules que ceux qui Tont attaqué ; et en cela il a très-bien fait, et
nous l'exhortons à continuer.
ÉPITRES. ISO
Couronné de lauriers t'env05'er aux galères.
Ces petits beaux esprits craignaient lu vérité,
Et du sel de tes vers la piquante àcreté.
Louis avait du goût, Louis aimait la gloire :
Il voulut que ta muse assurât sa mémoire;
Et, satirique heureux, par ton prince avoué,
Tu pus censurer tout, pourvu qu'il fût loué.
Bientôt les courtisans, ces singes de leur maître,
Surent tes vers par cœur, et crurent s'y connaître.
On admira dans toi jusqu'au style un peu dur
Dont tu défiguras le vainqueur de Namur,
Et sur l'amour de Dieu ta triste psalmodie.
Du haineux janséniste en son temps applaudie ;
Et l'Équivoque même, enfant plus ténébreux,
D'un père sans vigueur avorton malheureux.
Des muses dans ce temps, au pied du trône assises,
On aimait les talents, on passait les sottises.
Un maudit Écossais, chassé de son pays,
Vint changer tout en France, et gâta nos esprits.
L'Espoir trompeur et vain, l'Avarice au leint blême.
Sous l'abbé Terrasson' calculant son système.
Répandaient à grands flots leurs papiers imposteurs,
Vidaient nos cofTres-forts, et corrompaient nos mœurs;
Plus de goût, plus d'esprit : la sombre arithmétique
Succéda dans Paris à ton art poétique.
Le duc et le prélat, le guerrier, le docteur.
1. L'abbé Terra&son, traducteur de Diodore de Sicile, philosophe et
savant, mais entêté du système de Law. Il fit imprimer, le 21 juiu n-20,
une brochure dans laquelle il démontrait que les billets de banque
étaient fort préférables à l'argent, parce que le billet avait un prix in-
variable. Les colporteurs qui débitaient sa brochure criaient en mêxe
temps un arrêt qui réduisait les billets â moitié. Il fut ruiné par ce
système même qu'il avait tant prêché. Ce fut lui qui, dans le temps où
l'on remboursait en papier toutes les rentes, proposa à Law de rem-
bourser la religion calhulique. Law lui répondit que l'Église n'était
pas si sotte, et qu'il lui fallait de l'argent comptant.
11.
190 l>Oi:SILS DE VOLTAII'.E.
Lisaient pour tous écrits des billets au porteur.
On passa du Permesse au rivage du Gange,
Et le sacré vallon fut la place du change.
Le ciel nous envoya, dans ces temps corrompus,
Le saje et doux pasteur des brebis de Fréjus;
Lconome sensé, renfermé dans lui-même,
Lt qui n'affecta rien que le pouvoir suprême.
La France était blessée : il laissa ce grand corps
lieprendre un nouveau sang, raffermir ses ressorts,
Se rétablir lui-même on vivant de régime.
Mais si Fieury fut sage, il n'eut rien de sublime;
11 fut loin d'imiter la grandeur des Colberts :
Il négligeait les arts, il aimait peu les vers.
Pardon si contre moi son ombre s'en irrite.
Mais il fut en secret jaloux de tout mérite.
Je l'ai vu refuser, poliment inhumain.
Une place à Racine ^ à Crébiilon du pain.
Tout empira depuis. Deux partis fanatiques.
De la droite raison rivaux évangéliques,
Et des dons de l'esprit dévots persécuteurs,
S'acharnaient à Tenvi sur les pauvres auteurs.
Du faubourg Saint-Médard les dogues aboyèrent,
Et les renards d'Ignace avec eux se glissèrent.
J'ai vu ces factions, semblables aux brigands
Uassemblés dans un bois pour voler les passants;
Et, combattant entre eux pour diviser leur proie,
De leur guerre intestine ils m'ont donné la joie.
J'ai vu l'un des partis de mon pays chassé,
Maudit comme les juifs, et comme eux dispersé;
L'autre, plus méprisé, tombant dans la poussière
Avec Guyon-, Fréron, ISonnotte, et Sorinière.
1. Louis Racine, fils du grand Racine.
2. Guyon, auteur de plusieurs livres, comme de l'Oracle des Philo-
sophes. Fréron est connu ; Nonnotte est, ainsi que Fréron, un ex-jésuite
et un folliculaire; Sorinière, nous ne savons quel est cet auteur.
KPllRES. 191
Mais parmi ces faquins l'un sur l'autre expirants,
Au milieu des billets exigés des mourants,
Dans cet amas confus d'opprobre et de misère,
Qui distingue mon siècle et fuit son caractère,
Quels chants pouvaient former les enfants des neuf soeurs?
Sous un ciel orageux, dans ces temps destructeurs,
Des chantres de nos lois les voix sont étouffées :
Au siècle des Midas on ne voit point d'Orphées.
Tel qui dans l'art d'écrire eût pu te défier,
Va compter dix pour cent chez Rabot le banquier :
De dépit et de honte il a brisé sa lyre.
Ce temps est, réponds-tu, très-bon pour la satire.
Mais quoi! puis-je en mes vers, aiguisant un bon mot.
Affliger sans raison l'aniour-propre d'un sot?
Des Cotins de mon temps poursuivre la racaille,
Et railler un Coger dont tout Paris se raille?
Non, ma muse m'appelle à de j)lus liants emplois.
A chanter la vertu j'ai consacré ma voix.
Vainqueur des préjugés que l'imbécile encense.
J'ose aux persécuteurs prêcher la tolérance;
Je dis au riche avare : « Assiste l'indigent; »
Au ministre des lois : '.<■ Protège l'innocent ; »
Au docteur tonsuré : « Sois humble et charitable,
Et garde-loi surtout de damner ton semblable. »
Malgré soixante hivers, escortés de seize ans',
Je fais au monde encore entendre mes accents.
Du fond de mes déserts, aux malheureux propice,
Pour Sirven- opprimé je demande justice :
1. L'auteur aurait dû dire dix-sept, lUiis apparemment dix-sept au-
rait gAté là vers.
2. Sirven est cet homme si innocent et si connu dont M de Voltaire
prit la défense. Lis juges l'avaient condamné lui et sa femme au der-
nier supplice. Le procureur fiscal de cette juridiction, nommé Trinquet,
donna les conclusions suivantes : « Je requiers que l'accusé, dûment
atteint et convaincu de parricide, soit banni, pour dix ans.» Ce Trinquet
192 POÉSIES DE VOLTAIRE.
Je robtiendrai, sans doute; et cette même main,
Qui ranima la veuve et vengea l'orphelin,
Soutiendra jusqu'au bout la famille éplorée
Qu'un vil juge a proscrite, et non déshonorée.
Ainsi je fais trembler, dans mes derniers moments,
Et les pédants jaloux, et les petits tyrans.
J'ose agir sans rien craindre, ainsi que j'ose écrire.
Je fais le bien que j'aime, et voilà ma satire.
Je vous ai confondus, vils calomniateurs,
Détestables cagots, infâmes délateurs;
Je vais mourir content. Le siècle qui doit naître
De vos traits empestés me vengera peut-être.
Oui, déjà Saint-Lambert', en bravant vos clameurs.
Sur ma tombe qui s'ouvre a répandu des fleurs;
\u\ sons harmonieux de son luth noble et tendre.
Mes mânes consolés chez les morts vont descendre.
Nous nous verrons, Boileau : tu me présenteras
Chapelain, Scudéry, Perrin, Pradon, Coras.
Je pourrais t'amener, enchaînés sur mes traces.
Nos Zoïles honteux, successeurs des Garasses-.
Minos entre eux et moi va bieniôt prononcer :
Des serpents d'Alecton nous les verrons fesser :
Mais je veux avec toi baiser dans l'Élj'sée
La main qui nous peignit l'épouse de Thésée.
J'embrasserai Quinault, en dusses-tu crever;
Et si ton goût sévère a pu désapprouver
Du brillant Torquato le séduisant ouvrage,
était ivre sans doute quand il conclut ainsi; mais les juges! Et c'est de
pareils imbéciles barbares que dépend la vie des hommes! A la fin
M. de Voltaire est venu à bout de faire rendre justice à cette famille.
1. M. de Saint-Lambert, dans son excellent poème des Q^n^f Soldons.
2. Garasse, jésuite fameux par l'excès de ses bêtises et de ses fureurs.
Il fut le délateur et le calomniateur de Théophile, auquel il pensa en
coûter la vie, dans un temps où il y avait beaucoup de juges aussi
absurdes que Garasse.
ÉPURES. 103
Entre Homère et Virgile il aura mon hommage.
Tandis que j'ai vécu, l'on m'a vu hautement
Aux badauds effarés dire mon sentiment;
Je veux le dire encor dans ces royaumes sombres :
S'ils ont des préjugés, j'en guérirai les ombres.
A table avec Vendôme, et Chapelle, et Chuulieu,
M'enivrant du nectar qu'on boit en ce beau lieu,
Secondé de Ninon, dont je fus légataire,
J'adoucirai les traits de ton humeur austère.
Partons : dépêche-toi, curé de mon hameau,
Viens de ton eau bénite asperger mon caveau
CIV. - A L'ALTELii DL LIVKE
DES TROIS lUPOSTElKS*
(i-;g9)
Insipide écrivain, qui crois à tes lecteurs
Crayonner les portraits de tes Trois [mposteurs,
D'où vient que, sans esprit, tu fais le quatrième?
Pourquoi, pauvre ennemi de l'essence suprême,
Confonds-tu Mahomet avec le Créateur,
Et les œuvres de l'homme avec Dieu, son auteur?.
Corrige le valet, mais respecte le maître.
Dieu ne doit i)oint i)àtir des sottises du prêtre :
Reconnaissons ce Dieu, quoique très-mal servi.
De lézards et de rats mon logis est rem[)li;
Mais rarchitecte existe, et (juiconque le nie
Sous le manteau du sage est atteint de manie.
Consulte Zoroastre, et Minos, et Selon,
1. Ce livre Des Trois Imposteurs est un très-mauvais ouvrage, plein
d'un athéisme grossier, sans esprit, et sans philosophie.
m POI-SIES DK VOLTAir.E.
Et le martyr Socrate, et le grand Clcéron :
Ils ont adoré tous un maître, un juge, un père.
Ce système sublime à l'homme est nécessaire.
C'est le sacré lien de la société,
Le premier fon lement de la sainte équité,
Le frein du scélérat, l'espérance du juste.
Si les cieux, dépouillés de son empreinte auguste.
Pouvaient cesser jamais de le manifester.
Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer.
Que le sage l'annonce, et que les rois le craignent.
Rois, si vous m'opprimez, si vos grandeurs déda gnent
Les pleurs de l'innocent que vous faites couler.
Mon vengeur est au ciel : apprenez à trembler.
Tel est au moins le fruit d'une utile croyance.
Mais toi, raisonneur faux, dont la triste imprudence
Dans le clieinin du crime ose les rassurer,
De tes beaux arguments quel fruit peux-tu tirer?
Tes enfants à ta voix seront-ils plus dociles?
Tes amis, au besoin, plus sûrs et plus utiles?
Ta femme plus honnête? et ton nouveau fermier,
Pour ne pas croire en Dieu, va-t-il mieux te payer?
Ah! laissons aux humains la crainte et l'espérance.
Tu m'objectes en vain l'hypocrite insolence
De ces fiers charlatans aux honneurs élevés.
Nourris de nos travaux, de nos pleurs abreuvés;
Des Césars avilis la grandeur usurpée ;
Un prêtre au Capitole où triompha Pompée ;
Des faquins en sandale, excrément des humains,
Trempant dans notre sang leurs détestables mains;
Cent villes à leur voix couvertes de ruines.
Et de Paris sanglant les horribles matines :
Je connais mieux que toi ces affreux monuments;
Je les ai sous ma plume exposés cinquante ans.
Mais, do ce fanatisme ennemi formidable,
Ll'lTUKS. IC'5
J'ai fait adorer Dieu (juand j'ai vaincu le diable.
Je distinguai toujours de la religion
Les malheurs qu'apporta la superstition.
L'Europe m'en sut gré; vingt têtes couronnées
Daignèrent applaudir mes veilles lortunées,
Tandis que Patouillet m'injuriait en vain.
J'ai fait plus en mon temps que Lutlier et Calvin.
On les vit opposer, par une erreur fatale,
Les abus aux abus, le scandale au scandale.
Parmi les factions ardents à se jeter,
Us condamnaient le pape, et voulaient l'imiter.
L'Europe par eux tous fut longtemps désolée;
Ils ont troublé la terre, et je l'ai consolée.
J'ai dit au.x disputants l'un sur l'autre acharnés :
« Cessez, impertinents; cessez, infortunés;
Très-sots enfants de Dieu, chérissez-vous en frères,
Et ne vous mordez plus pour d'absurdes chimères. »
Les gens de bien m'ont cru : les fripons écrasés
En oat poussé des cris du sage méprisés;
Et dans l'Europe enlin l'heureux tolérantisme
De tout esprit bien fait devient le catéchisme.
Je vo.s venir de loin ces temps, ces jours sereins.
Où la philosophie, éclaii'ant les humains.
Doit les conduire en i)aix au pied du cummun niaitre;
Le fanatisme affreux tremblera d'y paraître :
Ou aura moins de dogme avec plus de vertu.
Si quelqu'un d'un emploi veut être revêtu,
il n'amènera plus deux témoins à sa suite ^
Jurer quelle est sa foi, mais quelle est sa conduite.
A l'attirayante sœur d'un gros bénéficier
Un amant huguenot pourra se marier;
Des trésors de Lorette, amassés pour Marie,
1. En France, pour être rei;u procureur, notaire, groftior, il faut deux
témoins qui dé^josent do la catholicité du récipiendaire.
J'J6 POÉSIKS \)E V0LTA1I;E.
On verra rindigence habillée et nourrie;
Les enfants de Sara, que nous traitons de chiens,
Mangeront du jambon fumé par des chrétiens.
Le Turc, sans s'informer si l'iman lui pardonne,
Chez Tabbé Tamponnet ira boire en Surbonne'.
Mes neveux souperont sans rancune et gaiement
Avec les héritiers des frères Pompignan;
Ils pourront pardonner à ce dur La Blétrie^
D'avoir coupé trop tôt la trame de ma vie.
Entre les beaux esprits on verra Tunion.
Mais qui pourra jamais souper avec Fréron?
CV. — A M. DE SALNT-LAMBLUT
(17G9)
Chantre des vrais plaisirs, harmonieux émule
Du pasteur de Mantoue et du tendre TibuJle,
Qui peignez la nature, et qui l'embellissez.
Que \osS(nso?is m'ont plu! que mes sens éraoussés
A votre aimable voix se sentirent renaître!
Que j'aime, en vous lisant, ma retraite champêtre!
Je fais, depuis quinze ans, tout ce que vous chantez.
Dans ces temps malheureux, si longtemps désertés,
Sur les pas du Travail j'ai conduit l'Abondance;
J'ai fait fleurir la Paix et régner l'Innocence.
Ces vignobles, ces bois, ma main les a plantés;
Ces granges, ces hameaux désormais habités.
Ces landes, ces marais changés en pâturages,
Ces colons rassemblés, ce sont là mes ouvrages :
Ouvrages fortunés, dont le succès constant
1. Tamponnet était en effet docteur de Sorbonne.
2. La Blétrie, à ce qu'on m'a rapporté, a imprimé que j'avais oublié
de me faire enterrer.
Él'lTr.ES. 107
D<' la iiRHle et du goiU n\'st januiis dépinidaiit ;
Ouvrages plus chéris que Merope et Zaïre,
Et que n'atteindront point les traits de la satire!
Heureux qui peut chanter les jardins et les bois,
Les charmes de l'amour, l'honneur des grands exploits.
Et, parcourant des arts la llatteuse carrière,
Aux mortels aveuglés rendre un peu de lumière!
Mais encor plus heureux (jui peut, loin de la cour.
Embellir sagement son champêtre séjour,
Entendre autour dt,' lui cent voix ((ui le bc-nissent!
De ses heureux succès quelques fripons gémissent ;
Un vil cagot miiré', tyran des gens de bien.
Va l'accuser eu cour de n'être pas chrétien :
Le sage ministère écoute avec surprise;
Il reconnaît TartulTe, et rit de sa sottise.
Cependant le vieillard achève ses moissons;
Le pauvre en est nourri : ses chanvres, ses toisons,
Habillent décemment le berger, la bergère,
il unit par riiymon Mœris avec Glycère;
11 donne une chasuble au bon curé du lieu,
Qui, buvant avec lui, voit bien qu'il croit en Dieu.
Ainsi dans l'allégresse il achève sa vie.
Ce n'est qu'au successeur du chantre d'Ausuuic^
De peindre ces tableaux ignorés dans Paris,
D'en ranimer les ti'aits par sou beau coloris.
D'inspirer aux humains le goût de la retraite.
Mais de nos chers Français la noblesse inquiète.
Pouvant régner chez soi, va ramper dans les cours;
Les folles vanités consument ses beaux jours :
Li> vrai séjOur de l'homme ('st un t-xil pour elle.
1. On ne sait quel est le misérable brouillon dont l'auteur parle ici;
dès que nous en serons informés, nous lui rendrons toute la justice
qu'il mérite. {!\'ole de Yollaiie.) — On a su depuis que c'était l'évoque
d'Annecy.
108 i>oi':sii:s df, NOi/iAini:.
l'iutus est dans Paris, et c'est lu qu'il appelle
Les voisins de TAdour, et du Rhône, et du Var :
Tous viennent à genoux environner son char;
Les uns montent dessus, les autres dans la boue
IJaisent, en soupirant, les rayons de sa roue.
Le fils de mon manœuvre, en ma ferme élevé,
A d'utiles travaux ù quinze ans enlevé.
Des laqu:iis de Paris s'en va grossir l'armée.
11 sert d'un vieux traitant la maîtresse afTamée,
De sergent des impôts il obtient un emploi;
11 vient dans son hameau, tout fier; De par le roi.
Fait des procès-verbaux, tj'rannise, emprisonne,
l\avit aux citoyens le pain que je leur donne,
l^t traîne en des cachots le père et les enfants.
Vous le savez, grand Dieu! j'ai vu des innocents,
Sur le faux exposé de ces loups mercenaires.
Pour cinq sous' de tabac envoyés aux galères.
Chers enfants de Cérès, ô chers agriculteurs!
Vertueux nourriciers de vos persécuteurs,
Jusqu'à f|uand serez-vous, vers ces tristes frontières,
Écrasés sans pitié sous ces mains meurtrières?
1. Avis aux imprimeurs. On avait imprimé (•1(17 so/.f, au lieude ti/K/
sous. Ce n'est que dans l'ancien jargon du barreau qu'on prononce sol;
et encore ce n'est que dans un seul cas, au sol la livre. En toute occa-
sion on dit et on écrit sou.
.... Mais aussi, quand il n'a pas un soit,
Tu m'avoueras qu'il est amoureux comme un fou.
(Comédie du Joueur.)
L'autour ne dit pas
Quand il n'a pas un sol,
Tu m'avoueras qu'il est amoureux comme un /"o/,
Le cardinal de Retz, dans ses Mémoires, parle souvent du conseiller
Qualre-Sous, et jamais du conseiller Qaatre-Sols.
La plupart des libraires font aussi la faute d'imprimer AVestphalie,
AVirtemberg, W'irtzbourg, etc. Ils ne savent pas que c'e»t comme s'ils
imprimaient Wienne au lieu de Vienne, et AVétéravie pour Vétéravie.
i:i>iTnrs. 199
Ne vous cii-je assemblés quo pour vous voir périr
En maudissant les champs que vos mains font fleurir?
Un temps viendra sans doute où des lois plus humaines
De vos bras opprimés relâcheront les chaînes :
Dans un monde nouveau vous aurez un soutien;
Car pour ce monde-ci je n'en espère rien.
ErlremiDii ... quod le aUoqnor, hoc est.
Le 31 mars 1700.
CM. — A M. DK LA IIAUPE
(nco)
Des dames de Paris Boileau fit la satire.
De la moitié du monde, hélas! faut-il médire?
Jean-Jacque, assez connu par ses témérités,
En nouveau Diogène aboie à nos beautés.
Il leur a préféré l'innocente faiblesse,
Les faciles appas de sa grosse Suissesse
Qui, contre son amant ayant peu combattu,
•Se défait d'un faux germe, et garde sa vertu.
Ils ne savent pas que ce doublo W dos Allemanis est leur V consonne.
Nous prononçons comme eux Vestphalie, Virtemborg. Nous ne nous
servons jamais du double W pour écrire Ouest, Ouate, Oui, Ouais!
Nous n'avons adopté le double AV que pour écrire quelques noms pro-
pres anglais; le tyran Cromwell, Tinsolont Waburton, le savant Wis-
toD, le téméraire Wolston, etc.
On fait aussi la faute d'imprimer je crois d'aller, je crois de faire. II
faut mettre je crois aller, je crois faire.
On imprime encore : qu'il aie fait, qu'il aie voyage, etc. Il faut qu'il
i^il fait, qu'il ait voyagé.
On ne manque jamais de dire et d'imprimer intimement, unanime-
ment : il faut ùier l'accent, et dire unanimement, intimement, parce que
ces adverbes viennent d'unanime, d'intime, et non d'unanime, intimé.
Presque tous les livres imprimés en ce pays sont remplis do pareilles
fautes. Les éditeurs doivent avoir une grande attention, aûn qu'on ne
dise pas
In qua sciùbebat barbara ttri\i fuit.
JOO l'OKSlKS DK VOLTAir.E.
« Mais nos damos, dit-il, sont fausses et ga'antes,
Sans esprit, sans pudeur, et fort impertinentes;
Elles ont Pair hautain, mais l'accueil familier,
Le ton d'un petit-maître, et l'œil d'un grenadier. »
0 le méchant esprit! gardez-vous bien de lire
De ce grave insensé l'insipide délire.
Auteurs mieux élevés, fêtez dans vos écrits
Les dames de Versaille et celles de Paris.
Étudiez leur goût : vous trouverez chez elles
De l'esprit sans effort, des grâces naturelles,
De l'art de conserver les naïves douceurs,
L'honnête liljerté qui réforma nos mœurs.
Et tous ces agréments que souvent Pulymnie
Dédaigna d'accorder aux hommes de g<'Miie.
-Ne connaissez- vous point une femme de bien,
Aimable en ses propos, décente en son maintien,
Belle sans être vaine, instruite, et p;^ urtant sage?
Elle n'est pas pour vous; mais briguez son suffrage.
Après un tel portrait cherchez-vous encor plus?
Avec tous les attraits vous faut-il des vertus?
Faites-vous présenter par certain secrétaire
Chez certaine beauté dont le nom doit se taire;
C'est Vénus-Uranie, épouse du dieu Mars.
C'est elle dont l'esprit anime les beaux-arts;
'Son celle qu'on voyait, sous le fils de Cynire,
De son fripon d'enfant suivant l'injuste empire,
Entre Adonis et Mars partager ses faveurs.
11 est vrai qu'en sa cour il est très-peu d'auteurs;
Dans les palais des dieux elle vit retirée.
Vénus est philosophe au sein de l'empyrée :
Mais sa philosophie est de faire du bien ;
Elle exige surtout que je n'en dise rien.
Sur mille infortunés que sa bonté console
J'ai promis le secret, et je lui tiens parole.
ÉPURES. 201
Tui (jui [X'igiiis -;i bien, dans un style épuré,
Lue tendre novice, un honnête curé;
Tui dont le goiU formé voudrait encor s'instruire,
Entre Mars et Vénus tâche de t'introduire.
Déji de leurs bienfaits tu connais le pouvoir :
Il est un bien plus irrand, c'est celui de les voir.
Mais ce bonheur est rare; et le dieu de la guerre
Garde son cabinet, dont on n'approche guèi-e.
Je sais plus d'un brave homme, à sa porte assidu,
Qui lui doit sa fortune et ne l'a jamais vu.
Il faut entrer pourtant; il faut que les Apelles
Puissent à leur. plaisir contempler leurs modèles,
Et, pleins de leurs vertus ainsi <iue de leurs traits,
Eu transmettre à nos yeux de fidèles portraits.
Tes vers seront plus beaux, et ta muse plus ficre
D'un pas plus assuré va fournir sa carrière.
Courtin jadis en vers à Sonning dit : « Adieu,
Faites mes compliments à l'abbé de Chuulicu. »
Moi, je te dis en prose : « Enfant de l'Harmonie,
Présente mon hommage à Vénus-Lranie. «
C\ II. - A M. PIGAL
Cher Phidias, votre statue
Me fait mille fois trop d'honneur;
Mais quand votre main s'évertue
A sculpter votre serviteur.
Vous agacez l'esprit railleur
De certain peuple rimailleur,
Qui depuis si longtemps me hue.
L ami Fréron, ce barbouilleur
D'écrits qu'on jette dans la rue,
202 POI-SJES I)K NOLTMUL.
Sourdement de sa main crochue
Mutilera votre labeur.
Attendez que le destructeur
Qui nous consume et qui nous tue,
Le Temps, aidé de mon pasteur,
Ait d'un bras exterminateur
Enterré ma tète chenue.
Que ferez-vous d'un pauvre auteur
Dont la taille et le cou de grue,
Et la mine très-peu jou/llue,
Feront rire le connaisseur ?
Sculptez-nous quelque beauté nue,
De qui la chair blanche et dodue
Séduis(î l'œil du spectateur,
Et qui dans son àme insinue
Ces doux désirs et cette ardeur
Dont Pyginalion le sculpteur,
Votre digne prédécesseur,
Brida, si la fable en est crue.
Au marbre il sut donner un cœur.
Cinq sens, instruments du bonheur,
Lue âme en ces sens répandue;
Et, soudain fille devenue.
Cette fille resta pourvue
De doux appas que sa pudeur
Ne dérobait point à la vue :
Même elle fut plus dissolue
Que son père et son créateur.
Que cet exemple si flatteur
Par vos beaux soins se perpétue !
i:iMTr,i:s. J03
r.VITI. — \U nOl DK LA CIIINK
•^lli M'N l: ELLE 11, un \Ei;s n l " 1 I. A 1 \ll IMI'IIIMKU
(1771)
Uerois mes compliments, charmant roi de laCliine'.
Ton trône est donc placé sur la douljle colline ?
1. Kien-Long, roi ou empereur de la Cliinc, actuellement régnant, a
composé, vers l'an 1712 de notre ère vulgaire, un poëme en vers chinois
et en vers tarlares. Ce n'est pas à beaucoup près son seul ouvrage. On
vient de publier la traduction franraise de son poëme.
Les Chinois et les Tartares ont le malheur de n'avoir pas, comme
presque tous les autres peuples, ua alphabet qui, à Taide d'environ
vingt-quatre caractères, puisse suffire à tout exprimer. .Vu lieu de let-
tres, les Chinois ont trois mille trois cent quatre-vingt-Jis caractères
primitifs, dont chacun exprime une idée. Ce caractère forme un mot ;
et ce mot, avec une petite marque addiliontelle, en forme un autre.
J'aime, ytiao, se peint par une ligure. J'ai aimé, j'aurais aimé, j'aimerai,
demandent des ligures un peu dilFérentes, dont le caractère qui peint
ijiiao est la racine.
Cette méthode a produit plus de quatre-vingt mille figures qui com-
posent la langue; et à mesure qu'on fait de nouvelles découvertes dans
la nature et dans les arts, elles e.\igent de nouveaux caractères pour
les esprim«r. Toute la vie d'un Cliinois lettré se consume donc dans
le soin pénible d'apprendre à lire et à écrire.
Rien ne marque mieux la prodigieuse antiquité de cette nation, qui,
ayant d'abord exprimé, comme toutes les autres, le peiit nombre
a'iJées absolument nécessaiie, par des lignes et par des figures ."sym-
boliques pour chaque mot, a persévéré dans cette méthode antique,
lors même qu'elle est devenue insupportable.
Ce n'est pas tout : les caractères ont un peu changé avec le temps,
et il y en a trente-deux espèces différentes. Les Tartares Manlchoux se
sont trouvés accablés du mémo embarras ; mais ils n'étaient point encore
parvenus à la gloire d'être surchargés de trente-deux façons d'écr.ro.
L'empereur Kien-Long, qui est, comme on sait, de race tartare, a
voulu que ses compatriotes jouissent du même honneur que les Chinois.
Il a inventé lui-même des caractères nouveaux, aidé dans Tart de mul-
tiplier les difficultés par les princes de son sang, par un de ses frères,
un de ses oncles, et les principaux colao de l'empire.
On s'est donné une peine incroyable, et il a fallu des années, pour
faire imprimer de soixante-quatre manières différentes sou poëme do
Moukdeii, qui aurait été facilement imprimé en deux jours, si lus Chi-
nois avaient voulu se réduire à l'alphabet des autres nations.
Le respect pour l'antique et pour le difficile se montre ici dans tout
son faste et dans toute sa misère. Ou voit pourquoi les Chinois, qui sont
20i i>oi:sii-s D1-: voltairi:.
On sait dans l'Occident qu<\ malgré mes travers,
J"ui toujours fort aimé les rois 'jui font des vers.
David même me plut, quoique, à parler sans feinte,
Il pi'ône trop souvent sa triste cité sainte.
Et que d'un même ton sa muse à tout propos
Fasse danser les monts et reculer les flots.
Frédéric a plus d'art, et connaît mieux sou monde ;
Il est plus varié, sa veine est plus féconde ;
pout-ètru le premier des peuples policés pour la morale, sont le derni»r
dans les sciences, et que leur ignorance est é^'ale à leur fierté.
Le poëme de l'empereur Kien-Loag a plus d'un mér.te, soit dans le
sujet, qui est l'éloge de ses ancêtre», et où la piété filiale semble natu-
relle ; soit dans les descriptions, instructives pour nous, de la ville de
MoukJen, et des animaux, des plantes de cette vaste province ; soit dans
la clarté du style, perfection si rare parmi nous. Il est encore à croire
que l'auteur parle purement : c'est un avantage qui manque à plus d'an
de nos poètes.
Ce qui est surtout trùs-reraarqualjle, c'est le respect dont cet empe-
pereur parait être pénétré pour l'Être suprême. On doit peser ces paroles
à la page 103 de la traduction : « Uu tel pays, de tels houmes ne pou-
Taient manquer d'attirer sur eus des regards de prédilection de la part
du souverain maî;re qji règne dans le plus haut des cieus. » Voiià bien
de quoi confondre à jamais tous ceux qui ont imprimé dans tant de
livresque le gouvernement chinois est athée. Comment nos théologiens
détracteurs ont-ils pu accorder les sacrifices solennels avec l'athéisme?
N'était-ce pas assez de se contredire continuellement dans leurs opi-
nions? fallait-il se contredire encore pour calomnier d'autres hommes
au bout de l'hémisphère?
Il est triste que l'empereur Kien-Lo;ig,auteurd'ailIeurs fort modeste,
dise qu'il descend d'une vierge qui devint grosse par la faveur du ciel,
après avoir mangé d'un fruit rouge. Cela fait un peu de tort à la sagesse
de l'empereur et à celle de son ouvrage. Il est vrai que c'est une
ancienne tradition do sa famille; il est encore vrai qu'on en avait dit
autant de la mère de Geugis.
L'ne chose qui fait plus d'honneur à Kien-i.ong, c'est l'extrême consi -
dération qu'il montre pour l'agriculture, et son amour puur la frugalité.
N'oublions pas que, tout oiiginaire qu'il est de la Taitarie, il rend
hommage à l'antiquité incontestable de la nation chinoise. 11 est bien
loin de rêver que les Chinois sont une colonie d'Egypte : les Égyptiens,
dans le temps même de leurs hiéroglyphes, eurent un alphabet, et les
Chinois n'en ont jamais eu; les Égyptiens eurent douze signes du zo-
diaque empruntés mal à propos des Chaldéens, et lesCliinois en eurent
toujours vingt-huit; tout est ditTérent entre ces deux peuples. Le P. Pa-
reniia réfuta pleinement cette imagination, il y a quelques années,
dans SOS Lettres à M. de Mairan.
KPITUES. 205
11 a lu son Hoi'ace, il riinile ; et vraiment
Ta maji-sté chinoise en devrait faire autant.
Je vois avec plaisir que sur notre hémisphère
L'art de la poésie à l'homme est nécessaire.
Qui n'aime point les vers a l'esprit sec et lourd;
Je ne veux point chanter au.x oreilles d'un sourd :
Les vers sont en efff-t la musique de l'ùme.
0 toi que sur le trône un feu céleste enflamme,
Dis-moi si ce grand art dont nous sommes épris
Est aussi difficile à Pékin qu'à Paris.
Ton peuple est-il soumis à cette loi si dure
Qui veut qu'avec six pieds d'une égale mesure,
De deux alexandrins côte à côte marchants.
L'un serve pour la rim j et l'autre pour le sens ?
Si bien que sans rien perdre, en bravant cet usage,
Ou pourrait retrancher la moitié d'un ouvrage.
Je me llatte, grand roi, que tes sujets heureux
Ne sont point opprimés sous ce joug onéreux,
Plus importun cent fois que les aides, gabelles,
Contrôle, édits nouveaux, remontrances nouvelles.
Bulle UnicjenUus, billéis aux confessés ',
Et le refus d'un gîie aux chrétiens trépassés.
Parmi nous le sentier qui mène aux deux collines
Ainsi que tout le reste est parsemé d'i'-pines.
A la Chine sans doute il n'en est pas ainsi.
Les biens sont loin de nous, et les maux sont ici :
C'est de l'esprit français la devise éternelle.
Je veux m'y conformer, et, d'un crayon Gdèle,
Peindre notre Parnasse à tes regards chinois.
1. Ce passage n'a guère besoin de commentaire. On sait assez qut^ile
peine la sagesse du roi très-chrétien et du ministère a eue à calmer
toutes ces querelles, nussi odieuses que ridicules. Elles ont été poussées
jusqu'à refuser la sépulture aux morts. Ces horribles extravagances
sont certainement inconnues à la Chine, où nous avons pourtant eu la
hardiesse d'envoyer des mission.jaires.
12
206 PO KSI ES DK VOLTAini;.
Écoutfi : mon partage est d'ennuyer les rois.
Tu sais (car l'univers est plein de nos querelles)
Quels débats inhumains, quelles guerres cruelles
Occupent tous les mois l'infatigable main
Des sales héritiers d'Estienne et de Plantin '.
Cent rames de journaux, des rats fatale proie,
Sont 1(; cluiinp de bataille où le sort se déploie.
C'est là (ju'on vit briller ce grave magistrat -
Qui vint de Montauban pour gouverner l'État.
Il donna d<^s leçons à notre Acad<''mie,
Et fut très-mal payé de tunt de prud'homie.
Du jansénisme obscur le fougueux gazetier^
Aux beaux esprits du temps ne fait aucun quartier ;
Hayer* poursuit de loin les encyclopédistes ;
1. Probalilement l'auteur donne l'épithèle de sales aus imprimeurs
parce que leurs mains sont toujours noircies d'encre. Les Estienne et
les Plantin étaient des impriaieur:^ très-savants et très-corrects, tels
qu'il s'en trouve aujourd'hui rarement.
2. L'auteur fait allusion, sans doute, à un principal magistrat de la
ville de Montauban, qui, dans son discours de réception à l'Académie
française, sembla insulter plusieurs gens de lettres, qui lui répondirent
par un déluge de plaisanteries. Mais ces facéties ne portent point sur
l'esscnlicl, et laissent subsister le mérite de l'homme de lettres et celui
du galant homme.
3. On ne peut méconnaître à ce portrait l'auteur du libelle hebJo-
madaire qu'on débite clandestinement et régulièrement sous le nom de
Nouvelles rccti'sia,sli(/nei, depuis plusieurs années. Rien ne ressemble
moins <à V Eeclésiusliqtie ou à VBcclésiasle que ce libelle dans lequel on
déchire tous les écrivains qui ne sont pas du parti, et où l'on accable
des plus fades louanges ceux qui en sont encore. Je ne suis pas étonné
que l'auteur de l'Épitre au roi de la Chine donne le nom d'obscur au
jansénisme. Il ne l'était pas du temps de Pascal, d'Arnauld, et de la
duchesse de Longueville ; mais depuis qu'il est devenu une caverne de
convulsionnaires, il est tombé dans un assez grand mépris. Au reste, il
ne faut pas confondre avec les jansénistes convulsionnaires les gens de
bien éclairés qui soutiennent les droits de l'Eglise gallicane et de toute
Église, contre les usurpations de la cour de Rome. Ce sont de bons
citoyens, et non des jansénistes : ils méritent les remerciments de l'Eu-
rope.
4. On croit que cet Ha}-er était un moine récollet qui avait part à un
journal dans lequel on disait des injures au Dictionnaire eneyclopédique.
On appelait ce journal clinlien; comme si les autres journaux de l'Eu-
i;piTiii:s. ^7
Linguct fond en courroux sur los économistes! ;
A brûler les païens Ribalier se morfond - ;
Beaumont pousse à Jean-Jacque,et Jean-Jacque à Beaumont^:
rope avaient été païens. Les injures n'étaient pas clirétiennes. Bien des
gens doutent que ce journal ait existé ; ■cependant il est certain qu'il a
été imprimé plusieurs années de suite.
1. Les économistes sont une société qui a donné d'excellents mor-
ceaux sur l'agriculture, sur l'économie cliampôtre, et sur plusieurs
objets qui intéressent le genre humain. M. Linguet est un avocat de
beaucoup d'esprit, auteur de plusieurs ouvrages dans lesquels on a
trouvé des vues philosophiques et des paradoxes. Il a eu des querelles
assez vives avec les économistes, auteurs des Ephcmcridrs du ciloycn,
et s'est tiré avec un succès plus brillant de celles que l'abbé La Blétric
lui a suscitées.
2. Ceci est une allusion visible à la grande querelle de M. Ribalier,
principal du collège Mazarin, avec M. Marmontel de l'Académie fran-
<;aise, auteur du célèbre ouvrage moral intitulé Bi'lisaire. II s'agissait
de savoir si tous les grands- hommes de l'antiquité qui avaient pratiqué
la justice et les bonnes œuvres, sans pouvoir connaître notre sainte re-
ligion, étaient plongés dans un gouffre do flammes éternelles. L'acadé-
micien soupçonnait que le père de tous les liommes, en mettant la vertu
dans leurs cœurs, leur avait fait miséricorde. Le principal du collège,
membre de la Sorbonne, affirmait qu'ils étaient en enfer, comme ayant
invinciblement ignoré la science du salut.
L'Europe fut pour M. Marmontel, et la Sorbonne pour M. Ribalier.
M. de Beaumont, archevêque de Paris, prit aussi le parti de la Faculté.
Ce procédé déplut beaucoup à l'empereur Kien-Long, qui en fut informé
par le P. Amyot, l'un des jésuites conservés à la Chine pour leur savoir
et pour leurs services; mais ce n'est pas le seul ri.i qui a eu de petits
démêlés avec M. de Beaumont. L'empereur Kien-Long n'en gouverna
pas moins bien ses États, et continua à faire des vers.
3. Jean-Jacques Rousseau, natif de la ville de Genève, était un original
qui avait voulu à toute force qu'on parlât de lui. Pour y parvenir, il
composa des romans, et écrivit contre les romans; il fit des comédies,
et publia que la comédie est une œuvre Aa malin. Jean-Jacques, dans
ses livres, disait : 0 mon ami! avec effusion de cœur, et se brouillait
avec tous ses amis. Jean-Jacques s'écriait dans les préfaces de ses bro-
chures : 0 ma pairie ! ma clicre pairie! et il renonçait à sa patrie. Il
écrivait de gros livres en faveur de la liberté, et il présentait requête
au conseil de Berne pour le prier de le faire enfermer, afin d'avoir ses
coudées franches. U écrivait que les prédicants do Genève étaient or-
thodoxes, et puis il écrivait que ces prédicants étaient des fripons et des
hérétiques, i 0 mon cUer pasteur de Uovetesse! a bovihus, s'écriait-il
encore dans ses brochures, que je vous aime, et que vous êtes un pas-
teur selon le cœur de Dieu et selon le mien ! et que vous m'avez fait
verser de larmes de joie! » Mais le lendemain il imprimait que le pas-
teur de Boveresse était un coquin qui avait voulu le faire lapider par
tous les petis garçons du village.
238 POKSIKS DI-: VOLTAIUE.
Palissot contre eux tous puissamment s'évertue * :
Que de fiel s'évapore, et que d'encre est perdue !
De là, Jean-Jacques, vôtu en Arménien, s'en allait on Anglete:re
avec un ami intime qu'il n'avait jamais vu ; et comme la nation anglaise
faisait usage de sa liberté en. se moquant outrageusement de lui, il
imprima que son ami intime, qui lui rendait d^s services inouïs, était
le cœur le plus noir et le plus perfide qu'il y eût dans les trois
ro3\iumes.
M. de Beaumont, archevêque de Paris, qui était d'un caractère tout
difTérent, et qui écrivait dans un goût tout opposé, prit Jean-Jacques
sérieusement, et donna un gros mandement, non pas un mandement
sur ses fermiers, pour fournir à Jean-Jacques quelques rétributions par
la main des diacres, selon les règles de la primitive Église, mais un
mandement pour lui dire qu'il était un liéréti lue, coupable d'expres-
sions malsonnaiites, téméraires, offensives des oreilles pieuses, ten-
dantes à insinuer qu'on ne peut être en même temps à Rome et à
Pékin, et qu'il y a du vrai dans les premières règles de l'arithmé-
tique.
Joan-Jacquns, de son côté, répondit sérieusement à M. l'archevêque
de Paris. Il intitula sa lettre : Jean-Jacques à Christophe de BeaumonI,
comme César écrivait à Cicéron, Cœsar imper itor Ciceroni imperaiori.
Il faut avouer encore que c'était aussi le style des premiers siècles de
l'Eglise. Saint Jérôme, qui n'était qu'un pauvre savant prêtre, retiré à
Bethléem pour apprendre l'idiome hébraïque, écrivait ainsi à Jean,
évêque de Jéru.salem, son ennemi capital.
Jean-Jacques, dans sa lettre à Christophe, dit, page 2 : « Je ('evins
homme de Itttres par mon mépris même pour cet état. » Cela parut
fier et grand. On remarqua dans un journal que Jean-Jacques, fils d'un
mauvais ouvrier de Genève, nourri de l'hôpital, méprisait le titre
d'homme de lettres, dont l'empereur de la Chine et le roi de Prusse
s'honorent. Il ne doute pas dans cette lettre que l'univers entier n'ait
sur lui les yeux. Il prie, page 12, l'archevêque de lire son roman
d'HeUnse, dans lequel le héros gagne un mal vénérien au b..., et
l'héroïne fait un enfant avec le héros avant de se marier à un ivrogne.
Après quoi Jean-Jacques parle de Jésus-Clirist, de la grâce préve-
nante, du péché originel, et de la Trinité. Et il conclut par déclarer
. positivement, page 127, que tous les gouvernements de l'Europe lui
devraient éleva- des statues à frais communs.
Enfin, après avoir traité à fond avec Christophe tous les points
abstrus de la théologie, il finit par faire un petit opéra en prose.
De son côté, Christophe commence par avertir les fidèles, page 4,
que « Jean-Jacques est amateur de lui-même, fier, et même superbe,
même enflé d'orgueil, impie, blasphémateur et calomniateur, et qui pis
es<, amateur des voluptés plutôt que de Dieu; enfin, d'un esprit cor-
rompu et perverti dans la foi. »
On demandera peut-être à la Chine ce que le public de Paris a pensé
de ces traits d'éloquence. Il a ri.
1. M. Palissot est l'auteur de la comédi'j des Philosophes, dans laquelle
i: PITRES. 209
Parmi les combattants vient un rimeur gascon ',
l'rédicaut petit-maître, ami d'Aliboron,
Qui, pour se signaler, refait la Uenriade;
Et tandis qu'en secret cliacun se persuade
De voler en vainqueur au haut du mont sacré,
On vit dans l'amertume, et Ton meurt ignoré.
La Discorde est partout, et le public s'en raille.
On se hait au Parnasse encor plus qu'à Versuille.
Grand roi, de qui les vers et l'espi-it sont si doux.
Crois-moi, reste à Pékin, ne viens jamais chez nous.
Au bord du fleuve Jaune un peuple entier t'admire;
Tes vers seront toujours très-bons dans ton empire :
Mais gare que Paris ne flétrit tes lauriers !
Les Franrais sont malins et sont grands chansonniers.
Les trois rois d'Orient, que l'on voit chaque année -,
on représenta Jean-Jacques marchant à quatre pattes, et des savants
volant dans la poche. Il est aussi l'auteur d'un poiime intitulé la Diin-
ciade, d'après la Duncicule de Pope. Cepoëme est rempli de traits contre
MM. Marmontel, abbé Coyer, abbé Rajnal, abbé Le Blanc, Mailhol,
Bacuiard d'Arnaud, Le Mierre, du Bellov, Sedaine, Dorât, La Morliôre,
Rochon, Boistel, Taconnet, Poinsinet, du Rosoj-, Blin, Culardeau, Bas-
tide, Mouhi, Portelance, Sauvigny, Robbé, Lattaignant, Jonval, -V^arq,
Bergier; M"" Graffigny, Riccoboni, Ur.ci, Curé, etc.
Cepoëme est en trois chants (on en a fait dix chants, depuis). Fréron y
est installé chancelier de la Sottise. .Sa souveraine le change en Ane.
Fréron, qui ne peut courir, la prie de vouloir bien lui faire présent
d'une paire d'ailes; elle lui en donne, mais elle les lui ajuste à contre-
sens : de sorte que Fréron, quand il veut voler en haut, tombe tou-
jours en bas avec la Sottise, qu'il porte sur son dos. Cette imagination
a été regardée comme la meilleure de tout l'ouvrage. On apprend, dans
les notes ajoutées à ce poëme par l'auteur, « que Fréron était ci-devant
jésuite chassé du collège pour ses mœurs, qu'il fut ensuite abbé, puis
sous-lieutenant, et se déguisa en comtesse. » (Page 62, chant III.) Le
grand nombre de gens de mérite attaqués dans ce poëme nuisit à
son succès; mais la métamorphose de Fréron en âne réunit tous les
suffrages.
1. Voyez la note 1 sur l'épitre ex à d'Alembert.
2. Voyez Tarticle ÉnraANiE, dans les Questions sur l'Encyclopédie.
On a été dans l'habitude à Paris de faire presque tous les ans des cou-
plets sur le voyage des trois mages ou des trois rois qui vinrent, con-
duits par une étoile, à Bethléem, et qui reconnurent l'enfant Jésus pour
12.
210 PO É su: S DK VOLTAini:.
Sur les pas d'une étoile à marcher obstinée,
Combler l'enfant Jésus des plus rares présents,
N'emportent de Paris, pour tous remercîments.
Que des couplets fort gais qu'on chante sans scrupule.
Collé dans ses refrains les tourne en ridicule.
Les voilà bien payés d'apporter un trésor !
Tout mon étonnement est de les voir oncor.
Le roi, me diras-tu, de la zone cimbrique \
Accompagné partout de l'estime publique,
Vit Paris sans rien craindre, et régna sur les cœurs;
On respecta son nom comme on chérit ses mœurs.
Oui; mais cet heureux roi, qu'on aime et qu'on révère,
Se connaît en bons vers, et se garde d'en faire.
Nous ne les aimons plus; notre goût s'est usé :
Boileau, craint de son siècle, au nôtre est méprisé.
Le tragique, étonné de sa métamorphose.
Fatigué de rimer, va ne pleurer qu'en prose.
De Molière oublié le sel s'est affadi.
En vain, pour ranimer le Parnasse engourdi.
Du peintre des Saisons - la main féconde et pure
Des plus brillantes fleurs a paré la nature;
Vainement, de Virgile élégant traducteur,
Delille a quelquefois égalé son auteur ' :
D'un siècle dégoûté la démence imbécile
Préfère les remparts et Vauxhall à Virgile,
On verrait Cicéron sifflé dans le Palais.
Le léger vaudeville et les petits couplets
leur suzerain dans son étable, en lui offrant de l'encens, de la myrrhe,
et de l'or. On appelle ces chansons des noëls, parce que c'est aux fêtes
de Noël qu'on les chante. On en a fait des recueils dans lesquels on
trouve des couplets estrêmement plaisants.
1. Le roi de Danemark, glorieusement régnant.
2. M. de Saint-Lambert, mestre de camp, auteur du charmant poëme
des Saisons.
3. M. Delille, auteur d'une traduction des Ge'c»v/»'2tt«,très-estimée des
gens de lettres.
KI']T1\ES. 211
Maintiennent notre gloire à rOpéra-Coniitiue ;
Tout le i-este est passé, le sublime est gothique.
N'expose point ta muse à ce peuple inconstant.
Les Fréronsteloueraientpoui'(|U('l(iue argent comptant;
Mais tu serais peu lu, malgré tout ton génie,
Des gens qu'on nomme ici lu bonne compagnie.
Pour réussir en France il faut prendre son temps.
Tu seras bien reçu de quelques grands savants,
Qui pensent qu'à Pékin tout mouarciue est athée',
Et que la compagnie autrefois tant vantée,
En disant à la Chine un éternel adieu.
Vous a permis à tous de renoncer à Dieu.
Mais, sans approfondir ce qu'un Chinois doit croire,
Séguier- l'afifublerait d'un beau réquisitoire;
La cour pourrait te faire un fort mauvais parti.
Et blîlmer, par arrêt, tes vers et ton Changli.
La Sorbonne, en latin, mais non sans solécismes.
Soutiendra que ta muse a besoin d'exorcismes :
Qu'il n'est de gens de bien que nous et nos amis;
Que l'enfer, grâce à Dieu, t'est pour jamais promis.
Dispensateurs fourrés de la vie éternelle,
Ils ont rôti Trajan et bouilli Marc Aurélc
Ils t'en feront autant, et, partout cundumiié.
Tu ne seras venu que pour être damné.
Le monde en factions dès longtemps se partage;
1. Une faction dans Paris a soutenu pendant trente ans que le gou-
vernement (le la Ciiino est athée. L'empereur de la Cliine, qui ne sait
rien des sottises de l'aris, a bien confondu celte horrible imjierlinence
dans son poème, où il parle de la Divinité avec autant de sentiment
que de respect.
2. Avocat général qui a fait trop d'honneur au Ijvre du Système de la
nature, livre d'un déclamateur qui se répète sans cesse, et d'un très
grand ignorant en physique, qui a la sottise de croire aux anguilles de
Needham. 11 vaut mieux croire en Dieu avec Epictète et Marc Aurèle.
C'est une grande consolation pour la France que ce réquisitoire n'at-
taque que des livres anglais.
212 POKSIES DE VOLTAir.E.
Tout peuple a sa folie ainsi que son usage :
Ici les Ottomans, bien sûrs que l'Éternel
Jadis à Mahomet députa Gabriel,
Vontse laver le coude aux bassins des mosquées*;
Plus loin du grand lama les reliques musquées ^
Passent de son deri'ière au cou des plus grands rois.
Quand la troupe écarlate à Rome a '"ait un choix,
L'élu, fût-il un sot, est dès lors infaillible.
Dans rinde le Veldam, et dans Londres la Bible ^
A Thôpital des fous ont logé plus d'esprits
Que Grisel * n'a trouvé de dupes à Paris.
Monarque, au nez camus, des fertiles rivages
Peuplés, à ce qu'on dit, de fripons et de sages,
Règne en paix, fais des vers, et goûte de beaux jours;
Tandis que, sans argent, sans amis, sans secours.
Le Mogol est errant dans l'Inde ensanglantée,
Que d'orages nouveaux la Perse est agitée,
Qu'une pipe à la main, sur un large sofa
Mollement étendu, le pesant Moustapha
Voit le Russe entasser des victoires nouvelles
Des rives de l'Araxe au bord des Dardanelles,
Et qu'un pacha du Caire à sa place est assis
Sur le trône où les chats régnaient avec Isis.
Nous autres, cependant, au bout de l'hémisphère,
Nous, des Welches grossiers postérité légère.
Livrons nous en riant, dans le sein des loisirs,
A nos frivolités que nous nommons plaisirs;
1. Il est ordonné aux musulmans de commencer Tablution par le
coude. Les prêtres catholiques ne se lavent que les trois doigts.
•2. Il est très-vrai que le grand lama distribue quelquefois sa chaise
percée à ses adorateurs,
3. Il n'y a point de pays où il y ait eu plus de disputes sur la Bible
qu'à Londres, et où les théologiens aient débité plus de rêveries, depuis
Prinn jusqu'à Warliurton.
4. Grisel, fameux dans le métier de directeur.
i;piTRi:s. 2li
Kt puisse, en corriijeaiit trente ans d'extravagances^,
Monsieur Tabbé Terray rajuster nos finances-!
AU ROI DF. D\M:.MVRK, CHRISTIAN VII
SLR I.A I.IBEr.TÉ DE I. A PRESSE
ACCORUKE DANS TOUS SES ÉTATS
(Janvier 1 *■; 1 )
Monarque vertueux, quoique né despotique,
Crois-tu régner sur moi de ton golfe Baltique?
Suis-je un de tes sujets pour me traiter comme eux.
Pour consoler ma vie, et pour me rendre lieureux?
Peu de rois, comme toi, transgressent les limites
Qu'à liHir pouvoir sacré la nature a prescrites;
L'empereur de la Chine, à (jui j'écris souvent,
Ne ra'a pas jusqu'ici fait un seul compliment.
Je suis plus satisfait de l'auguste amazone •',
Oui du gros Moustaplia vi(!nt d'ébranler le trùne;
Et Stanislas le Sage, et Frédéric le Grand
(Avecqui j'eus jadis un petit diflférend).
Font passer quelquefois dans mes humbles retraites
Des bontés dont la Suisse embellit ses gazettes.
Avec Ganganelli je ne suis pas si bien :
Sur mon voyage en Prusse, il m'a cru peu chrétien.
Ce pape s'est trompé, bien qu'il soit infaillible.
Mais sans examiner ce qu'on doit à la Bible,
1. L'auteur devait dire depuis cinqimnle-deui ans; car le système de
Law est de cette date. Mais on prétend en France que cinquante-deui:
ne peut pas entrer dans un vers.
•2. C'est ce que nous attendons avec concupiscence. S'il en vient i
bout, il sera couvert de gloire, et nous le chanterons.
3. Catherine II.
214 l'OHSIKS I)K voi/iAini;.
S'il vaut mieux dans ce monde être pape que roi,
S'il estencor plus doux d'être obscur comme moi,
Des déserts du Jura ma tranquille vieillesse
Ose se faire entendre à ta sage jeunesse;
VA lil)re avec respect, hardi sans être vain.
Je me jette ù tes pieds, au nom du genre humain.
Il parle par ma voix, il bénit ta clémence;
Tu rends ses droits à l'homme, et tu permets qu'on pen^e.
Sermons, romans, physique, ode, histoire, opéra,
Chacun peut tout écrire; et siffle qui voudra.
Ailleurs on a coupé les ailes à Pégase.
Dans Vav\< quelquefois nn commis ù la phrase
Me dit : « A mon bureau venez vous adresser;
Sans l'agrément du. roi vous ne pouvez penser.
Pour avoir de l'esprit, allez à la police;
Les filles y vont bien, sans qu'aucune en rougisse :
Leur métier vaut le vôtre, il est cent fois plus doux;
Et le public sensé leur doit bien plus qu'à vous. »
C'est donc ainsi, grand roi, qu'on traite le Parnasse,
Et les suivants honnis de Plutarque et d'Horace?
Bélisaire à Paris ne peut rien publier ',
S'il n'est jias de l'avis de monsieur liibalier.
Hélas ! dans un État l'art d(i l'imprimerie
Ne fut en aucun temps fatal à la patrie.
1. Le chapitre quinzième du roman moral de nclisairc passe en général
pour un des meilleurs morceaux de littérature, de philosophie, et de vraie
piété, qui aient jamais été écrits dans la langue française. Son succès
universel irrita un principal de collégo, docteur de Sorbonne, nommé
Ribalier, qui, avec un autre régent de collège, nommé Coger, souleva
une grande partie de la Sorbonne contre M. Marmontel, auteur de cet
ouvrage. Les docteurs cherchèrent pendant six mois entiers des pro-
positions malsonnantes, téméraires, sentant l'hérésie. 11 fallut bien
qu'ils en trouvayseut. On en trouverait dans le Paler tiostn-, en trans-
posant un mot, et en abusant d'un autre.
La Faculté fit enfin imprimer sa censure en latin comme en français,
et elle commençait par un solécisme. Le public en rit, et bientôt on
n'en parla plus.
KI'lTUliS. 213
Les pointes de Voiture', et Torgueil des gi-aiids mots
Que prodigua Halzuc assez mal à propos.
Les romans de Scarron n'ont point troublé le monde
Chapelain ne fit point la guerre de la Fronde.
Chez le Sarmate allier, la Discorde en l'ureur-,
Sous un roi sage et doux, semant i)artout l'horreui';
De l'empire ottoman la splendeur éclipsée,
Sous l'aigle de Moscou sa force terrassée,
Tous ces grands mouvements seraient-ils donc l'eflét
D'un obscur commentaire ou d'un méchant sonnet?
^on, lorsqu'aux factions un peuple entier se livre,
Quand nous nous égorgeons, ce n'est pas pour un livre.
Hé! quel mal après tout peut faire un pauvre auteur ?
Ruiner son libraire, excéder son lecteur,
Faire silller partout sa charlatanerie.
Ses creuses visions, sa folle théorie.
Un livre est-il mauvais, rien ne peut l'excuser;
Est-il bon, tous les rois ne peuvent l'écraser.
On le supprime à Home, et dans Londres on l'admire:
Le pape le proscrit, l'Europe le veut lire.
Un certain charlatan, qui s'est mis en crédit,
Prétend qu'à son exemple on n'ait jamais d'esprit,
Tu n'y parviendras i)as, apostat d'IIippocrate;
Tu guériras plutôt les vapeurs de ma rate.
1. Voiture, qui fut frivole, et qui ne chercha que lo bel esprit;
Balzac, qui fut toujours ampoulé, et qui ne dit presque jamais rieu
d'utile, eurent une très-grande réputation dans leur temps ; Chapelain
en eut encore davantage : ils étaient les rois de la littérature. Les que-
relles dont ils furent l'objet no servirent qu'à faire naître enfin lo bon
goût, et ne causèrent d'ailleurs aucun mal.
2. Ce sera aux yeux de la postérité un événement unique, môme en
Pologne, qu'une guerre civile si acharnée et si cruelle, sous un roi
auquel la faction opposée n'a jamais pu reprocher la moindre action
qui put déplaire dans un particulier. C'est pour la première fois qu'on
a vu un roi se borner à plaindre ceux qui se rendaient malheureux eui-
mômes en ravageant leur patrie. Il ne leur a donné que l'exemple de la
modération.
216 POÉSIES DE VOLTAIRE.
Va, cesse de vexer les vivants et les morts;
Tyran de ma pensée, assassin de mon corps.
Tu poux bii-n empèclier tes malades de vivre.
Tu peux les tuer tous, mais non pas un bon livre.
Tu les brûles, Jérôme' ; et de ces condamnés
La flamme, en m'éclairant, noircit ton vilain nez.
Mais voilà, me dis-tu, des phrases malsonnantes,
Sentant son philosophe, au vrai même tendantes.
Eh bien ! réfute les; n'est-ce pas ton métier?
Ne peux-tu comme moi barbouiller du papier?
Le public à profit met toutes nos querelles;
De DOS cailloux frottés il sort des étincelles :
La lumière en peut naître; et nus grands érudits
Ne nous ont éclairés qu'en étant contredits.
Sifllez-moi librement, je vous le rends, mes frères.
Sans le druit d'examen, et sans les adversaires,
Tout languit comme à Rome, où depuis huit cents ans-
Le tran(iuille esclavage écrasa les talents.
Tu ne veux pas, grand roi, dans ta juste indulgence.
Que cette liberté dégénère en licence;
Et c'est aussi le vœu de tous les gens sensés :
A conserver les mœurs ils sont intéressés;
D'un écrivain pervers ils font toujours justice.
Tous ces libelles vains dictés par IJAvarice,
Enfants de l'Impudence, élèves chez Marteau ^
y trouvent en naissant un éternel tombeau.
Que dans l'Europe entière on me montre un libelle
Qui ne soit pas couvert d'une honte éternelle,
1. Censeur en Russie.
2. On ne voit pas en effet depuis ce temps un seul livre, écrit à Rome,
qui soit un ouvrage de génie, et qui entre dans la bibliothèque des na-
tions. Les Dante, les Pétrarque, les Boccace, les Machiavel, les Gui-
chardin, les Boiardo, les Tasse, les Arioste, ne furent point Romains.
3. Célèbre imprimeur de sottises. Tous les libelles contre Louis XIV
étaient imprimés à Cologne chez Pierre Marteau.
i; PITRES. 217
(3ii qu'un oubli profond ne retienne englouti
Dans le fond du bourbier dont il était sorti.
On punit quelquefois et la plume et la langue.
D'un ligueur turbulent la dévote harangue,
D'un Guignard, d'unBourgoin \ les horribles sermons,
Au nom de Jésus-Christ prêches par des dénions.
Mais quoi ! si (luelque main dans le sang s'est trempée,
Vous est-il défendu de porter une épée ?
Kn coupables propos si l'on peut s'exhaler.
Doit-on faire une loi de ne jamais parler?
Ln cuistre en son taudis compose une satire.
En ai-je moins le droit de penser et d'écrire?
Ou'on punisse l'abus; mais l'usage est permis.
De l'auguste raison les sombres ennemis
Se plaignent quelquefois de l'inventeur utile
Qui fondit en métal un alphabet mobile,
I/arrangea sous la presse, et sut multiplier
Tout ce que notre esprit peut transmettre au papier.
(' Cet art, disait Boyer-, a troublé des familles;
Il a trop ralTiné les garçons et les filles. »
.le le veux; mais aussi quels biens n'a-t-il pas faits?
Tout peuple, excepté Home, a senti ses bienfaits.
Avant qu'un Allemand trouvât l'imprimerie,
\):xu< quel cloaque affreux barbotait ma patrie !
Quel opprobre, grand Dieu ! quand un peuple indigent
Courait à Rome, à pied, porter son peu d'argent,
Kt revenait, content de la sainte Madone,
1. C'étaient des écrivains, des prédicateurs do la Ligue. Guignard
étiiit un jésuite qui fut pendu, et Bourgoin un jacobin qui fut roué. Il
est vrai qu'ils étaient des fanatiques imbéciles; mais avec leur imbé-
cilité ils mettaient le couteau dans les mains des parricides.
2. Boyer, théatin, évèque de Mirepoix, disait toujours que l'impri-
merie avait fait un mal effroyable, et que, depuis qu'il y avait des
livres, les filles savaient plus de sottises à dis ans qu'elles n'en avaient
su auparavant à vingt.
13
218 POÉSIES I)K VOLTAHli:.
Chantant sa litanie, et demandant l'aumône!
Du temple au lit d'hymen un jeune époux conduit*
Payait au sacristain pour sa première nuit.
Un testatriir-, mourant sans léguer à saint Pierre,
Ne pouvait oljtenir l'honneur du cimetière.
Enfin tout un royaume, interdit et damné',
Au premier occupant restait abandonné.
Quand du pape et de Dieu s'attirant la colère.
Le roi, sans payer Rome, épousait sa commère.
Rois! qui brisa les fers dont vous étiez chargés?
Qui put vous affranchir de vos vieux préjugés?
Quelle main, favorable à vos grandeurs suprêmes,
A du triple bandeau vengé cent diadèmes?
Qui, du fond de son puits tirant la Vérité,
A su donner une àme au public hébété?
Les livres ont tout fait; et, quoi qu'on puisse dire,
Rois, vous n'avez régné que lorsqu'on a su lire.
1. Jusqu'au xvi« siècle il n'était pas i)ermis, chez les catholiques, à
un nouveau marié de coucher avec sa femme sans avoir fait bénir le
lit nuptial, et cette bénédiction était taxée.
2. Quiconque ne faisait pas un legs à l'Église par son testament
était déclaré déconfez, on lui refusait la sépulture ; et, par accommo-
dement, l'ofticial, ou le curé, ou le prieur le plus voisin, faisait un
testament au nom du mort, et léguait pour lui à l'Église en conscience
ce que le testateur aurait dû raisonnablement donner.
3. Le commun des lecteurs ignore la manière dont on interdisait un
royaume. On croit que celui qui se disait le père commun des chré-
tiens se bornait à priver une nation de toutes les fonctions du chris-
tianisme, afin qu'elle méritât sa grâce en se révoltaot contre le
souverain; mais on observait dans cette sentence des cérémonies qui
doivent passer à la postérité. D'abord on défendait à tout laïque
d'entendre la messe, et on n'en célébrait plus au maître -autel. On
déclarait l'air impur; on ôtait tous les corps saints de leurs châsses, et
on les étendait par terre dans l'église, couverts d'un voile : on dépen-
dait les cloches, et on les enterrait dans des caveaux. Quiconque
mourait dans le temps de l'interdit était jeté à la voirie. Il était
défendu de manger de la chair, de se raser, de se saluer; enfin le
royaume appartenait de droit au premier occupant; mais le pape
prenait !e soin d'annoncer ce droit par une bulle particulière, dans
laquelle il désignait le prince qu'il gratifiait de la couronne vacante.
EPITRES. 219
Soyez reconnaissants, aimez les bons auteurs :
Il ne faut pas du moins vexer vos bienfaiteurs.
Et comptez-vous pour rien les plaisirs qu'ils vous donnent,
Plaisirs purs que jamais les remords n'empoisonnent?
Les pleurs de Melpomène et les ris de sa sœur
N'ont-ils jamais guéri votre mauvaise humeur?
Souvent un roi s'ennuie; il se fait lire à table
De Charle ou de Louis l'histoire véritable.
Si l'auteur fut gêné par un censeur bigot.
Ne décidez-vous pas que l'auteur est un sot?
11 faut qu'il soit à l'aise; il faut qu(3 l'aigle altièrc
Des airs à son plaisir franchisse la carrière.
Je ne plains point un bœuf au joug accoutumé;
C'est pour baisser son cou que I13 ciel Ta formé.
Au cheval qui vous porte un mors est nécessaire.
Un moin<! est de ses fers esclave volontaire.
Mais au mortel qui pense on doit la liberté.
Des neuf savantes sœurs le Parnasse habité
Serait-il un couvent sous une mère abbesse,
Qu'un évoque bénit, et qu'un Griscl confesse?
On ne leur dit jamais : «Gardez-vous bien, ma sœur,
De vous mettre à penser sans votre directeur;
Et quand vous écrirez sur l'Almanach de Liège,
Ne parlez des saisons qu'avec un privilège. »
Que dirait Uranie à. ces plaisants propos?
Le Parnasse ne veut ni tyrans ni bigots:
C'est une république éternelle et suprême,
Qui n'admet d'autre loi que la loi de Thélème;
Elle est plus libre êncor que le vaillant Bernois,
Le noble de Venise, et l'esprit genevois;
Du bout du monde à l'autre elle étend son empire;
Parmi ses citoyens chacun voudrait s'inscrire.
Chez nos sœurs, ô grand roi! le droit d'égalité,
Ridicule à la cour, est toujours respecté.
220 r'0i:sn:s df, voltaiiu:.
Mais leur gouvenicnient, à tant d'autres contraire,
Ressemble encore au tien, puisqu'ù tous il sait plaire.
c\. — A M. i)*\ij;Mi!i: r.T
Ksprit juste et profond, parfait ami, vrai sage,
D'Alembert, que dis-tu de mon dernier ouvrage?
Le roi danois et toi, mes juges souverains,
Vous donnez carte blanche à tous les écrivains.
Le privilège est beau; mais que faut-il écrire?
Me permettriez-vous quelques grains de satire?
Virgile a-t-il bien fait de pincer Maivius?
Horace a-t-il raison contre Nomentanus?
Oui, si ces deux Latins, montés sur le Parnasse,
S'égayaient aux dépens de Virgile et d'Horace,
La défense est de droit; et d'un coup d'aiguillon
L'abeille en tous les temps repoussa le frelon.
La guerre est au Parnasse, au conseil, en Sorbonne :
Allons, défendons-nous, mais n'attaquons personne.
« Vous m'avez endormi, « disait ce bon Trublet' ;
Je réveillai mon homme à grands coups de sifllet.
Je fis bien : chacun rit, et j'en ris même encore.
La critique a du bon; je l'aime et je l'honore.
Le partei're éclairé juge les combattants.
Et la saine raison triomphe avec le temps.
Lorsque dans son grenier certain Larcher réclame -
1. Voyez, la pièce intitulée le Pauvre Diable.
2. Larcher, répétiteur au collège Mazarin. 11 soutint opiniâtrement
que dans la grande ville de Babylone toutes les femmes et les filles
de la cour étaient obligées par la loi de se prostituer une fois dans
leur vie au premier venu, pour de l'argent; et cela dans le temple de
Vénus, quoique Vénus fut inconnue à Babylone. 11 trouvait fort mau-
vais qu'on ne crût pas à cette impertinence, puisque Hérodote l'avait
l': PITRES. 221
La loi qui prostitue ot sa fille ot sa femme.
Qu'il veut clans Notre-Dame établir son sérail,
On lui dit qu'à Paris plus d'un gentil bercail
Kst ouvert aux travaux d'un savant antiquaire,
Mais que jamais la loi n'ordonna l'adultère.
Alors on examine; et le public instruit
Se moque de Larcher, qui jure en son réduit.
L'abbé François' écrit; le Léthé sur ses rives
Reçoit avec plaisir ses feuilles fugitives.
Tnncrèile en vers croisés fait-il bâiller Paris?
On m'ennuie à mon tour des plus pesants écrits;
A Danchet, à Brunet*, le Pont-Neuf me compare;
On préfère à mes vers Crébillon le barbare^.
dite expressément. Le mi'me I.irclier disputa fortement sur le grand
serpent Ophionée, sur le bouc de Mendôs qui coucliait avec des dames
hébraïques : il triita notre autour de vilain alliée pour avoir dit que
la Providence envoie la pcsle et la famine sur la terre. Il y a encore
dans la poussière des collèges de ces cuistres qui scniblent âtre du'
xv« siècle. Notre auteur ne fit que se moquer de ce Larclier, et il fut
secondé do tout Paris, à qui il le fit connaître.
1. H y a en effet un abbé nommé François, des ouvrages duquel lo
fleuve Léthé .s'est chargé entièrement. C'est un pauvre imbécile qui a
fait un livre en deux volumes contre les philosophes, livre que per
sonne ne connaît ni ne connaîtra.
•2. Danchet est un de ces poêles médiocres qu'on ne connaît plus ; il
a fait quelques tragédies et quelques opéras. Pour Brunet, nous nu
savons qui c'est, à moins que ce ne soit un nommé M. Le Brun, qui
avait fait autrefois une ode pour engager notre auteur à prendre chez
lui M"« Corneille. Quelqu'un lui dit méchamment qu'on avait voulu
recevoir M"« Corneille, mais point son ode, qui ne valait rien. Alors
M. Le Brun écrivit contre le même homme auquel il venait de donner
tant de louanges. Cela est dans l'ordre; mais il paraît dans l'ordre aussi
qu'on se moque de lui.
3. Nous ne savons si par barbare on entend ici la barbarie d'Atré»,
ou la barbarie du style, qu'on a reprochée à Crébillon; c'est peut-ôlrc
Tun et l'autre. Mais ce n'est pas parce qu'Atrée est trop cruel qu'on no
joue point cette pièce, et qu'elle passe pour mauvaise chez tous les
gens de goût ; car dans llodoijune, CléopAlre est plus cruelle encore,
et cette atrocité même semblerait devoir être plus révoltante dans une
femme que dans un homme; ct-pendant cette fin de la tragédie <lc
llodogune est un chef-d'œuvre du théâtre et réussira toujours.
Nous trouvons dans le Mercure de novembre l'/'ÎO, page 83, les
222 POi:SIKS DE VOLTAIRE.
Cette longue dispute échauffe les esprits.
Alors du plus beau feu vingt poètes épris,
De chefs-d'œuvre sans nombre enriciiissant la scène,
Sur de sublimes tons font ronfler Melpomène.
réflexions Ifis plus judicieuses qu'on ait encore faites sur Atrée; les
voici :
« En général, les vengeances, pour être intéressantes au théâtre,
doivent être promptes, subites, violentes; il faut toujours frapper de
grands coups sur la scène : les horreurs longues et détaillées ne sont
que rebutantes. M. de Créhillon, malgré ce précepte, a risqué la coupe
d'Atrée ; mais elle n'a pu réussir, à beaucoup près. Quelques esprits
faux, quelques jeunes tètes qui n'ont pas réfléchi, croient que les
atrocités sont le plus grand eflbrt de l'esprit humain, et que l'horreur
est ce qu'il y a de plus tragique. Elles se trompent beaucoup ; c'est
tout ce qu'il y a de plus facile à trouver. Nous avons des romans
inconnus et fort au-dessous du médiocre, où l'on a rassemblé assez
d'horreurs pour faire cinquante tragédies détestables. »
II y a bien d'autres raisons qui font voir qa'Atrée est une fort mau-
vaise pièce.
1» C'est qu'elle est extrêmement mal écrite. D'abord « Atrée voit
enfin renaître l'espoir et la douceur de se venger d'un traître. Les
vents, qu'un dieu contraire enchaînait loin de lui, semblent exciter
son courroux avec les flots; le calme, si longtemps fatal à sa ven-
geance, n'est plus d'intelligence avec ses ennemis; le soldat ne craint
plus qu'un indigne repos avilisse l'honneur de ses derniers travaux. »
Aussitôt après .Vtrée commande que la flotte d'Atrée se prépare à
voguer loin de l'ile d'Eubée ; il ordonne qu'on porte à tous ses chefs ses
ordres absolus; et il dit qru ce jour tant souhaité ranime dans son cœur
l'espoir et la fierté.
Cet énorme galimatias, cet assemblage de paroles vagues, oiseuses,
incohérentes, qui ne disent rien , qui n'apprennent ni où l'on est, ni
l'acteur qui parle, ni de qui on parle, sont insupportables à quiconque
a la plus légère connaissance du théâtre et de la langue.
Les maximes qa'Atrée débite, dès cette première scène, sont d'une
extravagance qui va jusqu'au ridicule. Atrée dit :
Je voudrais me venger, fût-ce même des dieux;
Du plus puissant de tous j'ai reju la naissance;
Je le sens au plaisir que me fait la vengeance.
Cette plaisanterie monstrueuse n'est-elle pas bien placée ! La Fon-
taine a dit en riant :
Je sais que la vengeance
Est un morceau de roi, car vous vivez en dieux.
Mais mettre une telle raillerie sérieusement dans une tragédie, cela
est bien déplacé ; et exprimer de tels sentiments sans avoir dit encore
KIMTI'.KS. 223
Qu'importe que mon nom s'efface dans l'oubli?
F/esprit, le goût s'épure, et l'art est embelli.
Mais ne pardonnons pas à ces folliculaires,
De libelles affreux écrivains téméraires,
de quoi il veut se vengor, cela est contra les principes du thôAtre et du
sens commun.
2" 1\ y a bien plus, c'est que celte fureur de vengeance, au bout de
vingt ans, est nécessairement de la plus grande froideur, et ne peut
intéresser personne.
3° Un homme qui jure à la première scène qu'il se vengera, et qui
exécute son projet à la dernière sans aucun obstacle, ne peut jamais
faire aucun effet. 11 n'y a ni intri^'ue ni péripétie, rien qui vous tienne
en suspens, rien qui vous surprenne, rien qui vous émeuve ; ce n'est
qu'une atrocité longue et plate.
4"> La pièce pèche encore par un défaut plus grand, s'il est possible;
c'est un amour insipide et inutile entre un fils d'Atrée, nommé Plis-
thène, et Théodamie, fille de ïhyeste ; amour postiche qui ne sert qu'à
remplir le vide de !a pièce.
5" Le style est digne de cette conduite : ce sont des répétitions conti-
nuelles du plaisir de la vengeance :
Un ennemi ne peut pardonner une offense :
Il faut un terme au crime, et non à la vengeance.
Rien ne peut arrête)- mes transports furieux.
Tout est prêt, et déjà dans mon cœur furieux
Je goûte le plaisir le plus parfait des dieux ;
Je vais être vengé, Thyeste; quelle joie!
La plupart des vers sont obscurs, et ne sont pas français.
Ah! si je vous suis cher, que mon respect e.\trèinc
M'acquitte bien, seigneur, de mon bonheur suprême!
Mon amiiié pour vous, par vos maux consacrée,
A semblé redoubler par les rigueurs d'Atrée.
En bravant, sans respect, et les dieux et son père,
Son cœur pour eux et lui n'a qu'une foi légère ;
Mais dût tomber sur moi le plus affreux courroux,
Je ne saurais trahir ce que je sens pour vous.
Que pour mieux m'obliger à lui percer le flanc.
De sa fille, au refus, il doit verser le sang.
Et je vais, s'il le faut, aux dépens de ma foi,
Prouver à vos beaux yeux ce qu'ils peuvent sur moi.
D'une indigne frayeur je vois ton ime atteinte,
Thyeste; chasses-en les soupçons et la crainte.
Une pièce écrite ainsi d'un bout à l'autre pourrait-elle réussir? Pour
comble d'impertinence, la pièce finit par ce vers abominable :
524 POKSIKS DK VOLTAIRE.
Aux stances de La Grange, aux couplets de Rousseau ^
Que Mégère en courroux tira de son cervi-au.
Pour gagner vingt écus, ce fou de La Baumelle^
Et je jouis enfin du fruit de mes forfaits.
Un tel vers est d'un scélérat ivre. Et remarquez qu'Atrée a ci-devan
regardé la vengeance comme une vertu, dans un aulre vers non moins
extravagant :
Il faut un terme au crime, ei non à la vengeance.
Nous avouons que la Sémiramis du même auteur, son Xerxcs, ?on
Calilina, son Triumvirat, sont des pièces encore plus manvaises, et
que tout cela pouvait bien lui mériter le nom de barbare; mais nous
ne convenons pas que son Electre, et surtout son Rliadamiste, méritent
le mépris profond que Boileau avait pour ces deux tragédies. Le public
a décidé qu'il y a de très-belles choses, particulièrement dans Rliada-
miste; et quand le public a décidé constamment pendant soixante ans,
il ne faut pas en appeler. Si les défauts subsistent, les beautés l'em-
portent. Boileau fut trop rebuté des défauts. Hhndamigte sera toujours
jouée avec un grand succès; et même on verra Electre avec plaisir,
malgré l'amour qui défigure cette pièce. Il y a dans ces deux ouvrages
un fond de tragique qui attache le spectateur.
L'abbé de Chaulieu disait que la pièce de IViadainislc aurait été
très-claire, n'eût été l'exposition. Mais quoique le premier acte soit un
peu obscur, il me semble qu'il y a dans les autres de très-grandes
beautés.
1. Les PhiUppiqiirs do La Grange et les Couplets de Rousseau pas-
sèrent assez longtemps pour être écrits avec force et enthousiasme;
mais les esprits bien faits et les gens de bon goût ne s'y sont jamais
laissé tromper. En effet, ûtez les injures, il ne reste rien. Le succès ne
fut dû qu'à la malignité humaine. Mais quel succès qui conduisit La
Grange en prison, et le portrait de Rousseau à la Grève!
La Grange était le plus coupable des deux, sans contredit; mais le
duc d'Orléans régent eut encore plus de clémence que La Grange
n'avait eu de folie.
2. On ne peut mieux connaître cet homme que par la lettre que nous
allons copier. N'ayant ni le génie de La Grange ni celui de Rousseau,
il s'est rendu aussi criminel qu'eux, mais infiniment plus méprisable.
Il est né dans un village des Cévennes, auprès de Castres. Il a passé
quelques années à Genève, et il a été répétiteur des enfants de M. de
Budé de Boisy. Il y fut proposant pour être ministre, en 1~45.
Voici la lettre qui le fera connaître :
Lettre à M. de la Condamne, de l'Académie française
et de l'A eadémie des sciences, etc.
A Ferney, 8 mars 1T7I.
Monsieur,
M. l'envoyé de Parme m'a fait parvenir votre lettre. J'ai l'honneur
KIMTIIKS. '2-25
Insulte de Louis la mémoire immortelle.
11 croit déshonorer, dans ses obscurs écrits,
Princes, ducs, maréchaux, qui n'eu ont rien appris.
Contre le vil croquant tout honnête homme éclate.
Avant que sur sa joue ou sur son omoplate
d'être votre confrèro dans plus d'une académie : je suis votre ami
depuis plus de quarante ans. Vous me parlez avec candeur, je vais
vous répondre de même.
Le sieur de La Beaumelle, en l~ô3, vendit, à Francfort, au libraire
Kslinger, pour dix-sept louis, le Siècle de iMuis XI V, que j'avais com-
posé (autant qu'il avait été en moi; à l'honneur de la France et de ce
monarque.
H plut à cet écrivain de tourner cet éloge véridique en libelle diffa-
matoire. U le chargea de notes, dans lesquelles il dit qu'il soupçonne
Louis XIV d'avoir fait empoisonner le marquis de Louvois, son mi-
nistre, dont il était excédé; et qu'on etTct ce ministre craignait que le
roi ne l'empoisonnât. (T. UI, p. 209 et 2'7l.)
Que Louis XIV ayant promis à M™» de Maintenon de la déclarer
reine. M"" la duchesse do Bourgogne irritée engagea le prince son
époux, père de Louis XV, à ne point secourir Lille, assiégée alors par
le prince Eugène, et à trahir son roi, son aieul, et sa patrie.
Il ajoute que l'armée des assiégeants jetait dans Lille des billets
dans lesquels it était écrit: « Rassurez-vous, Français! la Maintenon
ne sera pas reine, nous ne lèverons pas le siège. »
La Beaumelle rapporte la même anecdote dans les Mémoires qu'il a
fait imprimer sous le nom de M™» de Maintenon. (T. IV, p. 109.)
Qu'on trouva l'acte de célébration du mariage de Louis XIV avec
M"' de Maintenon dans de vieilles culottes de l'archevêque de Paris,
mais qu'un « tel mariage n'est pas extraordinaire, .ittcndu que Cléopâtre
déjà vieille enchaîna Auguste. » (T. lU, p. ~.j.)
Que le duc de Bourbon, étant premier ministre, fit assassiner Ver-
gier, ancien commissaire de marine, par un ofiicier, auquel il donna
la croix de Saint-Louis pour récompense. (T. III du Siècle, p. .32.3.)
Que le grand-pire de l'empereur, aujourd'luii régnant, avait, ainsi
que sa maison, des empoisonneurs à gages. (T. II, p. 3-15.)
Les calomnies absurdes contre le duc d'Orléans, régent du r03-aume,
sont encore plus exécrables; on ne veut pas en souiller le papier. Les
enfants de la Voisin, de Cartouche, et de Damiens n'auraient jamais
osé écrire ainsi, s'ils avaient su écrire. L'ignorance de ce malheureux
égalait sa détestable impudence.
Celte ignorance est poussée jusqu'à dire que la loi qui veut que le
premier prince du sang hérite de la couronne, au défaut d'un lils du
roi, n'exista jamais.
11 assure hardiment que le jour que le duc d'Orléans se iit recon-
naître à la cour des pairs régent du royaume, le parlement suivit
constamment l'instabilité de ses pensées; que le premier président do
13.
*226 POÉsiKS i)K v()i.r\ii\r..
Des rois et des héros les grands noms soient vengés
Par l'empreinte des lis qu'il a tant outragés.
Ces serpents odieux de la littérature,
Abreuvés de poisons et rampant dans l'ordure,
Sont toujours écrasés sous les pieds des passants.
Maisons était prêt à former un parti pour le duc du Maine, quoiqu'il
n'y ait jamais eu de premier président de ce nom.
Toutes ces inepties, écrites du style d'un laquais qui veut faire le bel
esprit et l'homme important, furent reçues comme elles le méritaient :
on n'}- prit pas garde ; mais on rechercha le malheureux qui pour un
■ peu d'argent avait tant vomi de calomnies atroces contre toute la
famille royale, contre les ministres, les généraux, et les plus honnêtes
gens du royaume. Le gnuverncraent fut assez indulgent pour se con-
tenter de le faire enfermer dans un cachot, le 21 avril ïlôS. Vous
m'apprenez dans votre lettre qu'il fut enfermé deux fois, c'est ce que
j'ignorais.
Après avoir publié ces horreurs, il se signala par un autre libelle
intitulé Mes pensées, dans lequel il insulta nommément MM. d'Erlach,
de Watteville, de Diesbach, de Sinner, et d'autres membres du conseil
souverain de Berne, qu'il n'avait jamais vus. Il voulut ensuite en faire
une nouvelle édition ; M. le comte d'Erlach en écrivit en France, où
La Beaumelle était pour lors; on l'exila dans le pays des Cévennes,
dont il est natif. Je ne vous parle, monsieur, que papiers sur table et
preuves en main.
Il avait outragé la maison de Saxe dans le même libelle (p. 108), et
s'était enfui de Gotha avec une femme de chambre qui venait de voler
sa maîtresse.
Lorsqu'il fut en France, il demanda un certificat de M™» la duchesse
de Golha. Cette princesse lui fit expédier celui-ci :
« On se rappelle très-bien que vous partîtes d'ici avec la gouver-
nante des enfants d'une dame de Gotha, qui s'éclipsa furtivement avec
vous, après avoir volé sa maîtresse; ce dont tout le public est pleine-
ment instruit ici. Mais nous ne disons pas que vous ayez part à ce vol.
A Gotha, 24 juillet 1767. Signé Rousseau, conseiller aulique de Son
Altesse Sérénissime. «
Son Altesse eut la bonté de m'envoyer la copie de cette attestation,
et m'écrivit ensuite ces propres mots, le 15 auguste 1767 : « Que vous
êtes aimable d'entrer si bien dans mes vues au sujet de ce misérable
La Beaumelle! Croyez-moi, nous ne pouvons rien faire de plus sage
que de l'abandonner lui et son aventurière, etc. » Je garde les origi-
naux de ces lettres, écrites de la main de Mn^^ la duchesse de Gotha.
Je pourrais alléguer des choses beaucoup plus graves; mais comme
elles pourraient être trop funestes à cet homme, je m'arrête par pitié.
Voilà une petite partie du procès bien constatée. Je vous en fais
juge, monsieur, et je m'en rapporte à votre équité.
Dans ce cloaque d'infamies, sur lequel j'ai été forcé de jeter les yeux
KPITIU-S. 227
Vive le cygne heureux qui, par ses doux accents,
Célébra les saisons, leurs dons, et leurs usages,
Les travaux, les vertus, et les plaisirs des sages!
Vainement de Dijon l'impudent écolier^
Coassa contre lui du fond de son bourbier.
Nous laissons le champ libre à ces petits critiques,
D' rivrogne Fréron disciples fanié)i(|ues,
Qui, ne pouvant apprendre un honnête métier,
Devers Saint-Innocent vont salir du papier,
un moment, j'ai été bien consolé par votre souvenir. Je vous souhaite
du fond de mon cœur une vieillesse plus heureuse que la mienne,
sous laquelle je succombe dans des souffrances continuelles.
J'ai l'honneur d'êlre, etc.
Nous n'ajouterons rien à une lettre aussi authentique et aussi déci-
sive. Nous nous contenterons de féliciter notre auteur philosophe
d'avoir pour ennemis de tels misérables.
1. Un nommé Clément, jeune homme, fils d'un procureur do Dijon,
et ci-devant matiro do quartier dans une pension, a fait un livre entier
contre M. de Saint-Lambert, M. Dolille, M. Dorât, M. AVattelet, et
M Lemiorre. Ce jeune homme s'est avisé de dicter des arri'^ts du haut
d'un tribunal qu'il s'est érigé. Il commence par prononcer qu'il ne f;uit
point traduire Virgile en vers; et ensuite il décide que M. Delille a fort
mal traduit les Gémyûjites. Sa traduction est pourtant, de Taveu de
tous les connaisseurs, la meilleure qui ait été faite dans aucune langue,
et il y en a eu quatre éditions en deux ans. Ce Clément, sans respect
pour le public, décide d'un ton de maître que tel vers est ridicule, tel
autre plat, tel autre grossier, sans alléguer la plus faible raison. Il
ressemble à ces juges qui ne motivent jamais leurs arrêts.
Nous ne connaissons point ce critique, nous ne connaissons point
M. Delille; mais nous remercions M. Delille du plaisir qu'il nous a
fait. Nous avouons qu'il a égalé Virgile en plusieurs endroits, et qu'il
a vaincu les plus grandes diflicultés. Nous osons dire qu'il a rendu un
signalé service à la langue française, et Clément n'en a rendu qu'à
l'envie.
11 attaque avec plus d'orgueil encore l'estimable poëme des Saisons
de M. de Saint-Lambert. Mais quel chef-d'œuvre avait fait ce Clément,
pour être en droit de condamner si fièrement ? à quels bons ouvrages
avait-il donné la vie, pour être en droit de porter ainsi des arrêts de
mort? Il avait lu une tragédie de sa façon aux comédiens de Paris,
qui ne purent en écouter que deux actes. Le pauvre diable, mourant
de honte et de faim, se fit satirique pour avoir du pain. Vous trouverez
dans l'histoire du Pauvre Diable la véritable histoire de tous ces petits
écoliers qui, ne pouvant rien faire, se mettent à juger ce que les autres
font.
228 POESIES DE VOLTAIHK.
Et sur les dons des dieux porter leurs mains impies
Animaux malfaisants, seuibiablcîs au\ liari)ies,
De leurs on?z:l»'s crochus et de leur souille affreux
(Jàtant un bon dini'i' qui n'i'-tait i)as pour eux.
CXI. — A I/IMI'K!'. VTl'.iCi: Di: IILSSIE
CATIIEr. INK II
Élève d'Apollon, de Tliémis, et de Mars,
Qui sur ton trône auguste as placé les beaux-arts,
Qui penses en grand iiomme, et qui permets qu'on pense ;
Toi qu'on voit triompher du tyran de Byzance,
Et des sots préjugés, tyrans plus odieux,
Prête à ma faible voix des sons mélodieux:
A mon feu qui s'éteint rends sa clarté première :
C'est du Nonl aujourd'hui que nous vient la lumière.
On m'a trop accusé d'aimer peu Moustapha,
Ses vizir?, ses divans, son mufti, ses fetfa.
Fetfa ! ce mot arabe est bien dur à l'oreille;
On ne le trouve point chez Racine et Corneille :
Du dieu de l'harmonie il fait frémir l'archet.
On rexprime en français par lellres de cachet.
Oui, je les hais, madame, il faut que je l'avoue.
Je ne veux point qu'un Turc à son plaisir se joue
Des droits de la nature et des jours des humains;
Qu'un bâcha dans mon sang trempe à son gré ses mains;
Que, prenant pour sa loi sa pure fantaisie,
Le vizir au bâcha puisse arracher la vie,
Et qu'un heureux sultan, dans le sein du loisir,
Ait le droit de serrer le cou de son vizir.
Ce code en mon esprit fait naître des scrupules.
Je ne saurais souffrir les affronts ridicules
i; PI THES. 'J-2'J
Que d'un faquin châtré ' los grossières hauteurs
Font subir sravement à nos ambassadeurs.
Tu venges Tunivers en vengeant la Uussie.
Je suis homme, je pense; et je te remercie.
Puissent les dieux surtout, si ces dieux éternels
Entrent dans les débats des malheureux mortels.
Puissent ces purs esprits émanés du grand Être,
Ces moteurs des destins, ces confidents du maître,
Que jadis dans la Grèce imagina Platon,
Conduire tes guerriers aux champs de Marathon-,
1. Le chiaous-bacha, qui est d'ordinaire un eunuque blanc, veut
toujours prendre la main sur l'ambassadeur, quand il vient le compli-
menter. Quand le grand eunuque noir marche, il faut, si un ambassa-
deur se trouve sur son passage, qu'il s'arrùte jusqu'à ce que tout le
cortège do reunuque soit passe. U en est à plus forte raison de même
avec le grand vizir, les deux cadileskers, et le mufii; mais l'excès de
l'insolence barbare est de faire enfermer au chAteau des Sept-Tours les
ambassadeurs des puissances auxquelles ils veulent faire la guerre. Le
sultan Moustapha, avant de déclarer la guerre à la Russie, a com-
mencé par mettre en prison le président Obrcskow, au mépris du
droit des gens.
2. On connaît assez les batailles de Marathon, de Platée, et de Sala-
mine. La victoire de Marathon fut remportée par Miltiadc et neuf
autres chefs ses collègues, qui n'avaient que dix mille Athéniens contre
cent mille hommes de pied et dix mille cavaliers, commandés par les
généraux du roi de Perse, Darius. Cet événement ressemble à la bataille
de Poitiers; mais ce qui rend la victoire des Grecs plus étonnante, c'est
qu'ils n'étaient point retrancliés comme les Anglais l'étaient auprès de
Poitiers, et qu'ils attaquèrent les ennemis. Au reste, il n'est pas bien
sûr que les Perses fussent au nombre de cent dix mille ; il faut toujours
rabattre de ces exagérations.
La bataille de Salamine est un combat naval dans lequel Thcmistoclc
défit la flotte de Xerxès, après que ce monarque eut réduit en cendres
la ville d'Athènes. Cette journée est encore plus surprenante; les Athé-
niens, avant cette guerre, n'avaient jamais combattu en mer.
C'est à peu près ainsi que la petite flotte de l'impératrice Cathe-
rine II, sous le commandement du comte .Mexis (Jrlof, a détruit
entièrement la flotte ottomane, le 6 juin n~0. Le nom d'Orlof n'est
pas si harmonieux que celui de Miltiade, mais doit aller de même à la
postérité.
La journée de Platée est semblable à celle de Marathon. Aristide et
Pausanias, avec environ soixante mille Grecs, défirent entièrement une
armée de cinq cent mille Perses, selon Diodore de Sicile : supposé
qu'une armée de cinq cent mille hommes ait pu se mettre en ordre de
230 POKSIKS I)K VOI.TAII'.i;.
Aux remparts de Platée, aux murs de Salamine!
Que, sortant des débris qui couvrent sa ruine,
Atliènes ressuscite à ta puissante voix.
Rends-lui son nom, ses dieux, ses talents, et ses lois.
Les descendants d'Hercule et la race d'Homère,
Sans cœur et sans esprit couchés dans la poussière,
A leurs divins ai>ux craignant de ressembler.
Sont des fri|)ons rampants* qu'un aga fait trembler.
Ainsi, dans la cité d'Horace et de Scévole,
On voit des récoUt'ts aux murs du Capitole;
Ainsi, cetti! Circé, qui savait dans son temps
Disposer de la lune et des quatr(; éléments,
(Jourmandant la nature au gré de son caprice.
Changeait en chiens barbets les compagnons d'Ulysse,
Tu changeras les Grecs en guerriers généreux ;
Ton esprit à la fin se répandra sur eux.
Ce n'est point le climat qui fait ce que nous sommes,
Pierre était créateur, il a formé des hommes.
Tu formes des héros... Ce sont les souverains
Qui font le caractère et les mœurs des humains.
Un grand homme du temps a dit dans, un beau livre :
(( Quand Auguste buvait, la Pologne était ivre-. »
bataille dans les défilés dont la Grèce est coupée. Mardonius, chef de
Tarmée persane, y fut tué ; supposé qu'un Perse se soit jamais appelé
Mardonius, ce qui est aussi ridicule que si on l'avait appelé "Villars ou
Turenne.
Xerxès possédait les mêmes pays que Moustapha. Le comte de
Romanzow a battu le grand vizir turc, comme Pausanias et Aristide
battirent celui de Xersès ; mais il n'a pas eu affaire à cinq cent mille
Turcs : nous sommes plus modestes aujourd'hui.
1. Ceci ne doit pas s'entendre de tous les Grecs, mais de ceux qui
n'ont pas secondé les Russes comme ils devaient.
2. Ce vers cité est du roi de Prusse : il est dans une épître à son
frère.
Lorsque Auguste buvait, la Pologne était ivre;
Lorsque le grand Louis brûlait d'un tendre amour,
Paris devint Cythère, et tout suivit la cour:
Quand il se fît dévot, ardent à la prière,
Le lâche courtisan marmotta son bréviaire.
KPITIIKS. 231
Ce grand huiuiue a. raison : les exemples (.ruu roi '
Feraient oublier Dieu, la nature, et la loi.
Si le prince est un sot, le peuple est sans géni(;.
Qu'un vieux sultan s'endorme avec ignoniini(!
Dans les bras de l'orgueil et d'un repos fatal,
Ses bâchas assoupis le serviront fort mal.
Mais Catherine veille au milieu des conquêtes;
Tous ses jours sont iiiar(|ués de combats et de fêtes.
Elle donne le bal, elle dicte des lois.
De ses braves soldats dirige les exploits.
Par l(\s mains des beaux-arts enrichit son empire,
Travaille jour et nuit, et daign(; (îucor ni'écrire;
Tandis que Moustapha, caché dans son paUiis,
Bâille, n'a rien à faire, (;t ne m'écrit jamais.
Si (juelque chiaoux lui dit que Sa llautesse
A perdu cent vaisseaux dans les mers de la Grèce,
Que son vizir battu s'enfuit très à propos.
Qu'on lui prend la Dacie, et Mnipliée, et Colchos,
Colchos, où Mithridate expira sous Pompée* ;
De tous ces vains propos son âme est peu frappée:
.Jamais de Mithridate il n'entendit parler.
Il prend sa pipe, il fume; et. poui' se consoler,
Il va dans son harem, où languit sa maîtresse.
Fatiguer ses appas de sa molle faiblesse.
Son \un\ eunufiue noir, témoin de son transport.
Lui dit qu'il est Hercule; il le croit, il s'endort.
O sagesse des dieux! je te crois très-profonde :
Mais à quels plats tyrans as-tu livré le monde!
Achève, Catherine, et rends tes ennemis,
Le Grand Turc, et les sots, éclairés et soumis.
1. Pompée défit Mitliridate sur la roule de Tlbéric à la Colchide;
mais Mithridate se donna la mort à Panticapée.
232 I'Ol':SIES DE VOLTAIIiE.
cxii. - AL noi i)K sikDi-:, (;lstavk m
(1 — 1)
Gustave, jeune roi, digne de ton grand nom,
Je n'ai donc pu goûter le plaisir et la gloire
De voir dans mes déserts, en mon humble maison,
Le fils de ce héros que célébra l'histoire !
J'aurais cru ressembler à ce vieux Philémon,
Qui recevait les dieux dans son propre ermitage.
Je les aurais connus à huir noble langage,
A leurs mœurs, ù leurs traits, surtout à U-ur bonté^;
Ils n'auraient point rougi de ma simplicité;
Kt (Justave surtout, pour le prix de mon zèle,
N'aurait jamais changé nion logis eu chapelle.
Je serais peu content cpie le pouvoir divin
En un dortoir béni transformât mon jardin.
De ma salle à manger fit une sacristie :
La grand'mess(i pour moi n'a que peu d'harmonie;
En vain mes cliers vassaux me croiraient honoré
Si le seigneur du lieu devenait leur curé.
J'ai le cœur très-profane, et je sais me connaître;
Je ne me flatte pas de me voir jamais prêtre;
Si Philémon le fut pour un mauvais souper,
L'éclat de ce haut rang ne saurait me frapper.
Le grand roi des Bretons, qu'à Saint-Pieri-e on condamne .
Est le premier prélat de l'Église anglicane.
Sur les bords du Volga Catherine tient lieu
D'un grave patriarche, ou, si l'on veut, de Dieu.
De cette ambition je n'ai point l'àme éprise.
Et je suis tout au plus serviteur de l'Église.
1. Le prince son frère était avec lui.
F-l'ITURS. 233
J'aurais mis mon bonlieur ii te faire ma cour,
A contempler de près tout Tesprit de ta mère,
Qui forma tes beaux ans dans le grand art de plaire,
A revoir Sans-Souci, ce fortuné séjour
Où régnent la Victoire et la Philosophie,
Où l'on voit le Pouvoir avec la Modestie.
Jeune héros du Nord, entouré de héros,
A ces nobles plaisirs je ne puis plus prétendre;
11 ne m'est plus permis de te voir, de t'entendrc.
Je reste en ma chaumière, attendant qu'Atropos
Tranche le fil usé de ma vie inutile;
Et je crie aux Destins, du fond de mon asile :
<( Destins, qui faites tout, et qui trompez nos vœux.
Ne trompez pas les miens, rendez Gustave heureux. »
CXIll. — I5ENALDAKI A C A R AMOl FTKK
FEMME DE «.I A 1 A 1! 1. 1: T. A It M É C I D E *
(1-1)
De Barmécide épouse généreuse.
Toujours aimable, et toujours vertueuse,
Quand vous sortez des rêves de Bagdat,
Quand vous quittez leur faux et triste éclat.
Et que, tranquille aux champs de la Syrie,
Vous retrouvez votre belle patrie;
Quand tous les cœurs en ces climats heureux
Sont sur la route et vous suivent tous deux,
Votre départ est un triomphe auguste;
Chacun l)énit Barmécide le juste.
Et la retrait*' est pour vous une cour.
1. A M™« de Choiseul dont le mari venait de tomber en disgrice.
2.34 POÉSIIiS UE VOLTAIRF..
JN'iil intérêt; vous régnez par l'amour :
Un tel empire est le seul qui vous flatte.
Je vis hier, sur les bords de TEuphratc,
Gens de tout âge et de tous les pays;
Je leur disais : « Qui vous a réunis?
— C'est liarmécido. — Et toi, quel dieu propice
T'a relevé du fond du précipice?
— C'est Barmécide. — Et qui t'a décoré
De ce cordon dont je te vois paré?
Toi, mon ami, de qui tiens-tu ta place.
Ta pension? qui t'a fait cette grâce?
— C'est Barmécide. 11 répandait le bien
De son calife, et prodiguait le sien. »
Et les enfants répétaient : « Barmécide! »
Ce nom sacré sur nos lèvres réside
Comme en nos cœurs. Le calife, à ce bruit,
Qui redoublait encor pendant la nuit.
Nous défendit de crier davantage.
Chacun se tut, ainsi qu'il est d'usage;
Mais les échos répétaient mille fois :
« C'est Barmécide! » et leur bruyante voix
Du doux sommeil priva, pour son dommage.
Le commandeur des croyants de notre âge.
Au point du jour, alors qu'il s'endormit.
Tout en rêvant, le calife redit :
« C'est Barmécide! » et bientôt sa sagesse
A rappelé sa première tendresse.
CXIY. — A HORACE
(1---2)
Toujours ami des vers, et du diable poussé.
Au rigoureux Boileau j'écrivis Tan passé.
i:piti!i:s. 235
Je ne sai;? si ma lettre aurait pu lui déplaire;
Mais il me répondit par un plat secrétaire
Dont récrit froid et long, déjà mis en oubli,
Ke fut jamais connu que de l'abbé Mably.
Je t'écris aujourd'hui, voluptueux Horace,
A toi qui respiras la mollesse et la grâce,
Qui, facile en tes vers, et gai dans tes discours,
Chantas les doux loisirs, les vins, et les amours,
Et qui connus si bien cette sagesse aimable
Que n'eut point de Quinault le rival intraitable.
Je suis un peu fâché pour Virgile et pour toi,
Que tous deux nés Romains vous flattiez tant un roi.
Mon Frédéric du moins, né roi très-légitime.
Ne doit point ses grandeurs aux bassesses du crime.
Ton maître était un fourbe, un tranquille assassin;
Pour voler son tuteur, il lui perça le sein ;
Il trahit Cicéron, père de la patrie;
Amant incestueux de sa fille Julie,
De -son rival Ovide il proscrivit les vers.
Et fit transir sa muse au milieu des déserts.
Je sais que prudemment ce politique Octave
Payait Theureux encens d'un plus adroit esclave.
Frédéric exigeait des soins moins complaisants :
Nous soupions avec lui sans lui donner d'encens;
De son goût délicat la finesse agréable
Faisait, sans nous gêner, les honneurs de sa table :
!Nul roi ne fut jamais plus fertile en bons mots
Contre les préjugés, les frii)ons, et les sots.
Maupertuis gâta tout : l'orgueil philosophique
Aigrit de nos beaux jours la douceur pacifique.
Le Plaisir s'envola; je partis avec lui.
Je cherchai la retraite. On disait qu<i l'Ennui
De ce repos trompeur est l'insipide frère;
' Oui, la retraite pèse à qui ne sait rien faire;
'2:jti 1 > o i: s 1 1; s d j-; \ u l r \ ii ; !■: .
Mais l'esprit qiiis'occupe y goùto un vrai bonheur.
Tibur était pour toi la cour do l'empereur;
Tibur, dont tu nous fais l'agréable peinture.
Surpassa les jardins vantés par Épicure.
Je crois Ferney plus beau. Les regards étonnés,
Sur cent vallons lleuris doucement promenés,
De la mer de Genève admirent l'étendue;
Et les Alpes de loin, s'éhivant dans la nue.
D'un long amphithéâtre enferment ces coteaux
Où le pampre en festons rit parmi les ormeaux. ■
Là (juatre états divers arrêtent ma pensée :
Je vois de ma terrasse, à Téquerre tracée.
L'indigent Savoyard, utile en ses travaux,
Qui vient couper mes blés pour payer ses impôts;
Des riches Genevois les campagnes brillantes;
Des Bernois valeureux les cités florissantes;
Enfin cette Comté, franche aujourd'hui de nom.
Qu'avec l'or de Louis conquit le grand Bourbon :
Et du bord de mon lac à tes rives du Tibre,
Je te dis, mais tout bas : « Heureux un peuple libre ! »
Je le suis en secret dans mon obscurité;
Ma i-('traite et mon âge ont fait ma sûreté.
D'un pédant dWnnecy j'ai confondu la rage';
J'ai ri de sa sottise : et quand mon ermitage
Voyait dans son enceinte arriver à grands flots
De cent divers pays les belles, les héros.
Des rimeurs, des savants, des têtes couronnées,
Je laissais du vilain les fureurs acharnées
Hurler d'une voix rauque au bruit de mes plaisirs.
Mes sages voluptés n'ont point de repentirs.
J'ai fait un peu de bien; c'est mon meilleur ouvrage.
Mon séjour est charmant, mais il était sauvage;
1. L'évoque d'Annecy.
EPITP.ES. 237
Depuis le grand édltS inculte, inhabité,
Ignoré des humains, dans sa triste beauté,
La nature y mourait : je lui portai hi vie;
J'osai ranimer tout. Ma pénible industrie
Uassembla des colons par la misère épars ;
J'appelai les métiers, qui précèdent les arts ;
Et, pour mieux cimenter mon utile entreprise.
J'unis le protestant avec ma sainte Église.
Toi qui vois d'un même œil frère Ignace et Calvin,
Dieu tolérant, Dieu bon, tu bénis mon dessein !
André Ganganelli, ton sage et doux vicaire.
Sait m'approuver en roi, s'il me blâme en saint-père.
L'ignorance en frémit, et Nonnotte hébété
S'indigne en son taudis de ma félicité.
Ne me demande pas ce que c'est qu'un Nonnotte, ^^^^t'W^A.
Un Ignace, un Calvin, leur cabale bigote,
Un prêtre, roi de Rome, un pape, un vice-dieu,
Oui, deux clefs à la main, commande au même lieu
Où tu vis le sénat aux genoux de Pompée,
Et la terre en tremblant par César usurpée.
Aux champs élj^siens du dois en être instruit.
Vingt siècles descendus dans l'élernelle nuit
T'ont dit comme tout change, et par quel sort bizarre
Le laurier des Trajans fit place à la tiare ;
Comment ce fou d'Ignace, étrillé dans Paris,
Fut mis au rang des saints, môme des beaux esprits;
Comment il en déchut, et par quelle aventure y
Nous vint l'abbé Nonnotte après l'abbé de Pure, i^*"-^^"'
1. A la révocation de l'édit do Nantes, tous les principaux habilanls*
(lu petit pays de Gcx passèrent à Genève et dans les terres helvétiques.
Cette langue de terre, qui est dans la plus belle situation de l'Europe,
fut déserte ; elle_ se couvrit de marais; il y eut quatre-vingts charrues
de moins; plus d'un village fut réduit à une ou deux maisons; tandis '
que Genève par sa seule industrie, et presque sans territoire, a su
acquérir plus de quatre millions do rentes en contrats sur la France,
sans compter ses manufactures et son commerce.
238* PO KSI ES ])]■: VOLTAlP.i:.
Ce monde, tu le sais, est un mouvant tableau
Tantôt gai, tantôt triste, éternel, et nouveau.
L'(;iupire des llomains finit par Augustule;
Aux horreurs de la fronde a succédé la bulle :
I Tout passe, tout périt, hors ta gloire et ton nom.
C'est là le sort heureux des vrais tils d'Apollon :
I Tes vers en tout pays sont cités d'âge en âge.
Hélas! je n'aurai point un pareil avantage.
Notre langue un peu sèche, et sans inversions,
Peut-elle sul)jnguer les autres nations?
Nous avons la clarté, l'agrément, la justesse;
Mais égalerons-nous l'Italie et la Grèce?
Est-ce assez en ellet d'une heureuse clarté
Et n(! péchons-nous pas par l'unironnité?
Sur vingt tons dillerents tu sus monter ta lyre :
J'entends ta Lalagé, je vois son doux sourire:
Je n'ose te parler de ton Ligurinus,
Mais j'aime ton Mécène, et ris de Catius.
Je vois de tes rivaux l'importune phalange :
Sous tes traits redoublés enterrés dans la fange.
Que pouvaient contre toi ces serpents ténébreux?
Mécène et PoUion te défendaient contre eux.
11 n'en est pas ainsi chez nos Welches modernes.
Un vil tas de grimauds, de rimeurs subalternes,
A la cour quelquefois a trouvé des prôneurs;
ils font dans l'antichambre entendre leurs clameurs.
Souvent, en balayant dans une sacristie,
Ils traitent un grand roi d'hérétique et d'impie.
L'un dit que mes écrits, à Cramer bien vendus.
Ont fait dans mon épargne entrer cent mille écus' ;
1. Parmi les calomnies dont on a régalé l'auteur, selon l'usage
établi, on a imprimé dans vingt libelles qu'il avait gagné quatre ou
cinq cent mille francs à vendre ses ouvrages. C'est beaucoup ; mais
aussi d'autres écrivains ont assuré qu'après sa mort ses écrits u'auraient
pins de débit, et cela les console.
EPITRKS. '239
L'autre, que j'ai traité la Genèse de fable,
Que je n'aime poiut Dieu, mais que je crains le diable.
Soudain Fréron rimprimc; et l'avocat Marchand^
Prétond que je suis mort, et fait mon testament.
Un autre moins plaisant, mais plus hardi faussaire,
Avec deux faux témoins s'en va chez un notaire,
Au mépris de la langue, au mépris de la hart,
Uédiger mon symbole en patois savoyard- !
Ainsi lorsqu'un pauvre homme, au fond de sa chaumière.
En dépit de Tissot ^ finissait sa carrière,
On vit avec surprise une troupe de rats
Pour lui ronger les pieds se glisser dans ses draps.
Chassons loin de chez moi tous ces rats du Parnasse ;
Jouissons, écrivons, vivons, mon cher Horace.
J'ai déjà passé l'âge où ton grand protecteur,
Ayant joué son rùle en excellent acteur.
Et sentant que la mort assiégeait sa vieillesse,
Voulut qu'on l'applaudît lorsqu'il finit sa pièce.
J'ai vécu plus que toi ; mes vers dureront moins.
Mais au bord du tombeau je mettrai tous mes soins
A suivre les leçons de ta philosophie,
A mépriser la mort en savourant la vie,
A lire tes écrits pleins de grâce et de sens.
Comme on boit d'un vin vieux qui rajeunit les sens.
Avec toi l'on apprend à soulIVir l'indigonce,
A jouir sagement d'une lionnète opulence,
A vivre avec soi-même, à servir ses amis,
A se moquer un peu de ses sots ennemis,
1. Marchand, avocat de Paris, s'est amusé à faire le prétendu testa-
ment de rauteur, et plusieurs personnes y ont été trompées.
2. n y eut en effet, le 15 avril 17(38, une déclaration faite par-devant
notaire, d'une prétendue profession de foi que des polissons inconnus
disaient avoir entendu prononcer. Les faussaires qui rédigèrent cette
pièce, écrite d'un style ridicule, ne poussèrent pas leur insolence jusqu'à
prétendre qu'elle fût signée par Tauteur.
3. Célèbre médecin de Lausanne, capitale du pays roman.
'2i0 POKSIES DE VOLTAIRE.
A sortir d'une vie ou triste ou fortunée,
En rendant grâce aux dieux de nous l'avoir donnée.
Aussi lorsr|uo mon pouls, inégal et pressé,
Faisait peur à Tronciiin, près de mon lit placé:
Quand la vieille Atropos, aux humains si sévère,
Approchait ses ciseaux de ma trame légère,
Il a vu de quel air je prenais mon congé;
Il sait si mon esprit, mon cœur était changé.
Iluber' me faisait rire avec ses pasquinades.
Et j'entrais dans la tombe au son de ses aubades.
Tu dus finir ainsi. Tes maximes, tes vers.
Ton esprit juste et vrai, ton mépris des enfers-,
Tout m'assure qu'Horace est mort en honnête homme.
Le moindre citoyen mourait ainsi dans Home.
Là, jamais on ne vit monsieur l'abbé Grisel
Ennuyer un malade au nom de l'Éternel;
Et, fatiguant en vain ses oreilles lassées,
Troubler d'un sot efl'roi ses dernières pensées.
Voulant réformer tout, nous avons tout perdu.
Quoi donc! un vil mortel, un ignorant tondu,
Au chevet de mon lit viendra, sans me connaître.
Gourmander ma faiblesse, et me parler en maître!
]\e suis-je pas en droit de rabaisser son ton.
En lui faisant moi-même un plus sage sermon?
A qui se porte bien qu'on prêche la morale :
Mais il est ridicule en notre heure fatale
D'ordonner l'abstinence à qui ne peut manger.
Un mort dans son tombeau ne peut se corriger.
1. Neveu de la célèbre M"e Huber, auteur de la Religion essentielle
à l'homme, livre très-profond. M, Huber avait le talent de faire des
portraits en caricature, et même de les faire en papier avec des
ciseaux.
2. On devait sans doute mépriser les enfers des païens, qui n'étaient
que des fables ridicules ; mais Fauteur ne méprise pas les enfers des
chrétiens, qui sont la vérité même constatée par TÉglise.
epituks. 2U
Profitons bien du temps; ce sont là tes iiiaxiinos.
Cher Horace, plains-moi de les tracer en rimes;
La rime est nécessaire à nos jargons nouveaux,
l^nfants demi-polis des Normands et des Goths.
Elle llatte l'oreille; et souvent la césure
Plaît, je ne sais comment, en rompant la mesure.
Des beaux vers pleins de sens le lecteur est charmé.
Corneille, Despréaux, et Hacine, ont rimé.
Mais J'apprends qu'aujourd'hui Melpomènc propose
D'abaisser son cothurne, et do parler on prose.
CXV.— AU ROI DE SLÎ-DE, GISTAAK 111
(1-72)
Jeune et digne héritier du grand nom de (Justave.
Sauveur d'un peuple libre, et roi d'un peuple brave,
Tu viens d'exécuter tout ce qu'on a prévu :
Gustave a^triomphé sitôt qu'il a paru.
On t'admire aujourd'hui, cher |)rince, autant qu'on t'aime.
Tu viens de ressaisir les droits du diadème.
\lt quels sont en effet ses véritables droits?
De faire des heureux en protégeant les lois;
De rendre à son pays cette gloire passée
Que la Discorde obscure a longtemps éclipsée;
De ne plus distinguer ni bonnets ni chapeaux,
Dans un trouble éternel infortunés rivaux;
De couvrir de lauriers ces têtes éi^arées
Qu'à leurs dissensions la haine avait livrées,
Et de les réunir sous un roi généreux :
Un État divisé fut toujours maliieureux.
De sa liberté vaine il vante le prestige;
Dans son illusion sa misère l'alllige :
Sans force, sans projets pour la gloire entrepris,
14
U2 POÉSIES DE VOLTAIRE.
De TEurope étonnée il devient le mépris.
Qu'un roi ferme et prudent prenne en ses mains les rênes,
Le peuple avec plaisir reçoit ses douces chaînes;
Tout change, tout renaît, tout s'anime à sa voix :
On marche alors sans crainte aux pénibles exploits.
On soutient les travaux, on prend un nouvel être,
Et les sujets enhn sont dignes de leur maître.
CXVI. — A -M. MAllMONTEL
(17-3)
Mon irès-ainiable successeur,
Di; la France historiographe.
Votre indigne prédécesseur
Attend de vous son épitaphe.
Au bout de quatre-vingts hivers,
Dans mon obscurité profonde,
Enseveli dans mes déserts,
Je me tiens déjà mort au monde.
Mais sur le point d'être jeté
Au fond de la nuit éternelle.
Comme tant d'autres l'ont été.
Tout ce que je vois me rappelle
A ce monde que j'ai quitté.
Si vers le soir un triste orage
Vient ternir l'éclat d'un beau jour,
Je me souviens qu'à votre cour
Le temps change encor davantage.
Si mes paons de leur beau plumage
Me font admirer les couleurs,
Je crois voir nos jeunes seigneurs
Avec leur brillant étalage ;
Et mes coqs d'Inde sont l'image
K1'ITIU:S. 243
De leurs pesants imitateurs.
De vos courtisans hypocrites
Mes cliats me rappell<Mit les tours ;
Les renards, autres cluittemites,
Se glissant dans mes basses-cours,
Me font penser à des jésuites.
Puis-je voir mes troupeaux bêlants
Qu'un loup impunément dévore,
Sans songer à des conquérants
Qui sont beaucoup plus loups encore?
Lorscjue les cliantrcs du printemps
Réjouissent de leurs acceats
Mes jardins et mon toit rusti(iue.
Lorsque mes sens en sont ravis,
On me soutient que leur musique
Cède aux bémols des Monsignys,
Qu'on chante à l'Opéra-Comique.
Quel bruit chez le peuple helvétique!
IJrjonne arrive; on est surpris,
On croit voir Pallas ou Cypris,
Ou la reine des immortelles :
Mais chacun m'apprend qu'à Paris
Il en est cent presque aussi belles.
Je lis cet éloge éloquent
Que Thomas a fait savamment
Des dames de Kome et d'Athène.
On me dit : « Partez promptement;
Venez sur les bords de la Seine,
Et vous en dinîz tout autant,
Avec moins d'esprit et de peine. »
Ainsi, du monde détrompé,
Tout m'en parle, tout m'y ramène;
Serais-je un esclave échappé
Que tient encore un bout de chaîne?
244 . l'OKSIKS l)i: VOLTAIRK.
Non, je ne suis point faible assez
Pour regretter des jours stériles,
i\;rdus bien plutôt que passés
l'anni tant d'erreurs inutiles.
Adieu, fuites de jolis riens,
Vous encor dans Tàge de plaire,
Vous (juc les Amours et leur mère
Tiennent toujours dans leurs liens.
Nos solides historiens
Sont des auteurs bien respectables;
Mais à vos chers concitoyens
. Oue faut-il, mon ami? des fables.
CWll. — \ M. (lUYS
(it;6)
Le bon vieillard tr»3s-inutile
()ue vous nommez Anacréon,
Mais qui n'eut jamais de Bathyle,
i:t qui ne lit point de chanson,
Loin de Marseille et d'ilélicon
Achève sa pénible vie
Auprès d'un poêle et d'un glaçon,
Sur les montagnes d'Helvétie.
11 ne connaissait que le nom
De cette Grèce si polie.
La bigote Inquisition
S'opposait à sa passion
De faire un tour en Italie.
Il disait aux Treize -Cantons :
« Hélas! il faut donc que je meure
Sans avoir connu la demeure
Des Vireiles et des Platons ! »
r.PITRKS. '245
Knfin il se croit au rivage
(Consacré par ces (Jeiui-ditnix :
Il les reconnaît beaucoup mieux
Que s'il avait fait le vo5'age.
Car il les a vus par vos yeux.
C\\ 111. - A UN no.M.Mi:'
(n-c)
Philosophe indulgent, ministre citoyen,
Qui ne cherchas le vrai que pour faire le bien;
Qui d'un peuple léger, et trop ingrat peut-être,
Préparais le bonheur et celui de sou maître,
Ce qu'on nomme disgrâce a payé tes bienfaits.
Le vrai prix du travail n'est que de vivre en paix.
Ainsi que Lamoignon-, délivré des orages,
.\ toi-même rendu, tu n'instruis que les sages;
Tu n'as plus à répondre aux discours de Paris.
Je crois voir à la fois AUiène et Sybaris
Transportés dans les murs embellis par la Seine :
Un peuple aimable et vain, que son plaisir eiitrainc
Impétueux, léi;er, et surtout inconstant,
Qui vole au nuHndre bruit, et qui toui'ne à tout vent.
V juge les gueri-iers, les ministres, les princes,
Hit des calamités dont pleurent les provinces,
Clabaude le matin contre un édit du roi,
Le soir s'en va siffler quelque moderne, ou moi,
Et regrette à souper, dans ses turlupinadcs.
Les divertissements du jour des barricades.
Voilà donc ce Paris! voilà ces connaisseurs
1. Turgot.
•Z. Malesherbes.
M.
2iO l'OKSIKS DK VO LTA ir.H.
Dont on veut captiver les suffrages trompeurs!
Hélas! au bord de l'Inde autrefois Alexandre
Disait, sur les débris de cent villes en cendre :
« Ah ! qu'il in'en a coûté, quand j'étais si jalons,
bailleurs Athéniens, d'être loué par vous! »
Ton esprit. j(! lésais, ta profonde sagesse,
Ta mâle i)robité n'a point cette faiblesse.
A d'éternels travaux tu t'étais dévoué
Pour servir ton pays, non pour être loué.
Caton, dans tous les temps gardant son caractère,
Mourut pour les Romains sans prétendre à leur plaire,
I.a sublime vertu n'a point de vanité.
C'est dans l'art dangereux par Pliébus inventé.
Dans le grand art des vers et dans celui d'Orphée,
Que du désir de plaire une muse échauffée
Du vent de la louange excite son ardeur.
Le plus plat écrivain croit plaire à son lecteur.
L'amour-propre a dicté sermons et comédies.
1/éloquent Montazet, gourmandant les impies,
^'a point été fâché d'être applaudi par eux :
Nul mortel, en un mot, ne veut être ennujeux.
Mais où sont les iiéros dignes de la mémoire,
Qui sachent mériter et mépriser la gloire?
CXIX. — A M"'^ NECKE!!
J'étais nonchalamment tapi
Dans le creux de cette statue
Contre laquelle a tant glapi
Des méchants l'énorme cohue :
Je voulais d'un écrit galant
Cajoler la belle héroïne
i;i'iTr.i:s.
Qui me fit un si beau présent
Du haut de la doubk; colline.
Mais on m'apprend que votre époux,
Uui sur la croupe du Parnasse
S'était mis à côté de vous,
A changé tout à coup de place ;
Qu'il va de la cour ûe Plu-bus,
Petite cour assez brillante,
A la grosse cour de Plutus,
Plus solide et plus importante.
Je l'aimai lorsque dans Paris
De Colbert il prit la défense,
Et qu'au Louvre il obtint le prix
Que le goiU donne à l'éloquence.
A monsieur Turgot j'applaudis,
Quoiqu'il parût d'un autre avis
Sur le commerce et la finance.
II faut qu'entre les beaux esprits
Il soit un peu de dilïérence;
Qu'à son gré chaque mortel pense;
Qu'on soit honnêtement en France
Libre et sans fard dans ses écrits.
On peut tout dire, on peut tout croire
Plus d'un chemin mène à la gloire,
Kt quelquefois au paradis.
CXX.- A M. LE .MAi'.OLiS DE VII.LKTTE
(177-;)
Mon Dieu! que vos rimes en ine
M'ont fait passer de doux moments!
Je reconnais les agréments
Et la légèreté badine
248 POÉSIES \)E VOLTAIiU:.
De tous ces contes amusants
Oui faisaient les doux passe-temps
De ma nièce et de ma voisine.
Je suis sorcier, car je devine
(À! que seront les jeunes gens;
Et je prévis bien dès ce temps
Que votre muse libertine
Serait pliilosophe à trente ans :
Alcibiade en son printemps
Était Socrate à la sourdine.
Plus je relis et j'examine
Vos vers sensés et très-plaisants,
Plus j'y trouve un fond de doctrine
Tout propre à messieurs les savants,
Non pas à messieurs les pédants
De qui la science chagrine
Est l'étcignoir des sentiments.
Adieu, réunissez longtemps
La gaieté, la grâce si fine
De vos folâtres enjouements.
Avec ces grands traits de bon sens
Dont la clarté nous illumine.
Je ne crains point qu'une coquine
Vous fasse oublier les absents :
C'est pourquoi je me détermine
A vous ennuyer de mes enls.
Entrelacés avec des iiie.
KPlTIiKS. 241)
CWI. — A M. M-: MAr.OLIS 1)K MLLETTE
s m SON MAP, I AGE
Traduction d'une épîiro de Properce à Tibulle, qui se mariait
avec Délie.
( Décembre 1111)
Fleuve heureux du Létlié, j'allais passer ton onde,
Dont j'ai vu si souvent les bords :
Lassé de ma soulTrance, et du jour et du monde,
Je descendais en paix dans l'empire des morts,
Lorsque Tibulle et Délie
Avec l'Hymen et l'Amour
Ont embelli mon séjour,
Et m'ont fait aimer la vie.
Les glaces de mon cœur ont ressenti leurs leux;
La Parque a renoué ma trame désunie;
Leur bonheur me rend heureux.
lùifin vous renoncez, mon aimable Tibulle,
A ce fracas de Rome, au luxe, aux vanités,
\ tous ces faux plaisirs célébrés par Catulle;
Et vous osez dans ma cellule
Goûter de pures voluptés!
Des petits-maitres emportés.
Gens sans pudeur et sans scrupule,
Dans leurs indécentes gaietés
Voudront tourner en ridicule
La réforme où vous vous jetez.
Sans doute ils vous diront que Vénus la friponne,
La Vénus des soupers, la Vénus d'un moment,
250 POKSIKS 1)1". voi.TAini:.
La Vénus qui n'aime personne,
Qui séduit tant de monde, et qui n'a point d'amant,
Vaut mieux que la Vénus et tendre et raisonnable,
Que tout homme de bien doit servir constamment.
Ne croyez pas imprudemment
Cette doctrine abominable.
Aimez toujours Délie : heureux entre ses bras.
Osez chanter sur votre lyre
Ses vertus comme ses appas;
Du véritable amour établissez l'empire;
Les beaux esprits romains ne le connaissent pas.
CXXll. — A M. l.K rr.INCK ])K LIGNE
Sm I.E lAlX ERIIT BE LA MOIîT DK I, 'a t T F. L II
Annoncée dans l.i Gazette de Ijruxelles
au mois de février 177S.
Prince dont le charmant esprit
Avec tant de grâce m'attire,
Si j'étais mort, comme on l'a dit,
N'auriez-vous pas eu le crédit
De m'arracher du sombre empire?
Car je sais très-bien qu'il suffit
De quelques sons de votre lyre.
C'est ainsi qu'Orphée en usait
Dans l'antiquité révérée ;
Et c'est une chose avérée
Que plus d'un mort ressuscitait.
Croyez que dans votre gazette.
Lorsqu'on parlait de mon trépas,
Ce n'était pas chose indiscrète;
Ces messieurs ne se trompaient pas.
En effet, qu'est-ce que la vie?
ÉPITRES. 251
C'est un jour : tel est son destin.
Qu'importe qu'elle soit finie
Vers le soir ou vers le mutin?
CXXIII. — A M. Li; .M AUOUIS DE VILLE TTE
I. K S A I) I K i; \ D L VIEILLARD
(A Paris, l~ilS)
Adieu, mon cher Tibulle, autrefois si volage,
Mais toujours chéri d'Apollon,
Au Parnasse fêté comme aux bords du Lignon,
Et dont l'Amour a fait un sage.
Dt's champs élysiens, adieu, pompeux rivage,
De palais, de jardins, de prodiges bordé,
(Ju'ont encore embelli, pour l'honneur de votre ùge.
Les enfants d'Henri quatre, et ceux du grand Condé.
Combien vous m'enchantiez. Muses, Grâces nouvelles,
Dont les talents et les écrits
Seraient de tous nos beaux esprits
Ou la censure ou les modèles !
Que Paris est changé! les Welches n'y sont plus;
Je n'entends plus siffler ces ténébreux reptiles.
Les Tartuffes affreux, les insolents Zoïlos.
J'ai passé; de la terre ils étaient disparus.
Mes yeux, après trente ans, n'ont vu qu'un peuple aimable.
Instruit, mais indulgent, doux, vif, et sociable.
Il est né pour aimer : l'élite des Français
Lst l'exemple du monde, et vaut tous les Anglais.
De la société les douceurs désirées
Dans vingt États puissants sont encore ignorées :
252 POLSII'S Di; VOLTAir.F.
Oïl les goûte à Paris; c'est le premier des arts :
Peuple heureux, il naquit, il règne en vos remparts.
Je m'arrache en pleurant à son charmant emjiire:
Je retourne à ces monts qui menacent les cieux.
A ces antres glacés où la nature expire
Je vous regretterais à la tal)le des dieux.
s A T IRES
LK B0LRI3IEU
(171-1)
Pour tous rimeurs, habitants du Parnasse,
De par Pliébus il est plus d'une place :
Les rangs n'y sont confondus comme ici :
Et c'est raison. Ferait beau voir aussi
Le fade auteur d'un roman ridicuU;
Sur raC'me lit couché près de Catulle;
Ou bien La Motte ayant Tlionneur du pas
Sur le harpeur ami de.Mécénas :
Trop bien Phébus sait de sa république
Régler les rangs et Tordre hiérarchique;
Et, dispensant honneur et dignité,
Donne à chacun ce qu'il a mérité.
Au haut du mont sont fontaines d'eau pure,
Riants jardins, non tels qu'à Chùtillon
En a planté l'ami de Crébillou,
Et dont l'art seul a fourni la parure :
Ce sont jardins ornés par la nature;
Là sont lauriers, orangers toujours verts;
Séjournent là gentils faiseurs de vers.
x\nacréon, Virgile, Horace, Homère,
Dieux qu'à genoux le bon Dacier révère,
15
254 POliSIKS DE VOLTAHIE.
D'un beau laurier y couronnent leur front.
Lu jx'u plus bas, sur le penchant du mont,
Est le séjour de ces esprits timides.
De la raison partisans insipides,
Qui, compassés dans leurs vers languissants,
A leur lecteur font haïr le bon sens.
Adonc, amis, si, quand ferez voyage.
Vous abordez la poétique plage,
Et que La Motte ayez désir de voir.
Retenez bien qu'illec est son manoir.
Là ses consorts ont leurs têtes ornées
De quelques fleurs presque en naissant fanées,
D'un sol aridi' incultes nourrissons,
Et digue prix de leurs maigres chansons.
Cettui pays n'est pays de Cocagne.
Il est enfin, au pied de la montagne,
Un bourbier noir, d'infecte profondeur.
Qui fait sentir très-malplaisante odeur
A tout chacun, fors à la troupe impure
Qui va nageant dans ce peuple d'ordure.
Et qui sont-ils ces rimeurs dififaméâ?
Pas ne prétends que par moi soient nommés.
Mais quand verrez chansonniers, faiseurs d'odes,
Rogues corneurs de leurs vers incommodes.
Peintres, abbés, brocanteurs, jetonniers,
D'un vil café superbes casaniers.
Où tous les jours, contre Rome et la Grèce,
De maldisants se tient bui^eau d'adresse.
Direz alors, en voyant tel gibier :
« Ceci paraît cito\'en du bourbier. »
De ces griraauds la croupissante race
En cettui lac incessamment coasse
Contre tous ceux qui, d'un vol assuré.
Sont parvenus au haut du mont sacré.
SATIIIKS. 255
En ce seul point cettiii pcuiile s'aceordo,
Et va cherchant la l'ange la plus orde
Pour en noircir lt>s mcnins il'Ilélicon,
Et polluer le trône d'Apollon.
C'est vainement; car cet impur nuage
Que contre Homère, en son aveugle rage,
La gent moderne assemblait avec art,
Est retombé sur le poète Houdart :
Houdai't, ami de la troupe aquati(iu('.
Et de leurs vers approbateur unique,
Comme est aussi le tiers état auteur *
Dudit Houdart unique admirateur; v-
Houdart enfin, qui, dans un coin du Pinde,
Loin du sommet où Pindare se guindé,
Aon loin du lac est assis, ce dit-on.
Tout au-dessus de l'abbé ïerrasson.
LA CIIEPLNADK^
Le diable un jour, se trouvant de loisir.
Dit : a Je voudrais former à mon plaisir
Quelque animal dont l'àme et la figure
FiU à tel point au rebours île nature.
l. J.-B. Rousseau avait fait une satire intitulée la Bnronade, contre
la baron de Breteuil son bienfaiteur, dont il avait été le secrétaire,
et il avait eu l'impudence de prétendre ne s'être brouillé avec M. de
Voltaire que par zélé pour la religion : hypocrisie révoltante dans un
homme connu par tant d'épigrammcs irréligieuses, et banni pour crime
de subornation. Ces circonstances rendent cette satire excusable :
l'ingratitude et l'hypocrisie doivent être traitées sans ménagement. —
Tout le monde n'a pas autant d'indulgence : ( Il est triste qu'un
homme comme M. de Voltaire, qui, jusque-là, avait eu la gloire de
ne se jamais servir de son talent pour accabler ses ennemis, ait voulu
perdre cette gloire. » Telles sont les expressions employées par Vol-
taire lui-raùrao dans sa Vie de Rousseau, à propos de la Crépinadc.
Note de M. Ueuchot.)
256 i>()i:sir.s i)i; volt a nu-.
Oircii In voyant Tesprit lo [dus bouche
V reconnût mon portrait tout craché. »
11 dit, et prend une argile ensoufrée,
Des eaux du Styx imbue et pénétrée;
11 en modèle un chef-d'œuvre naissant,
Pétrit son homme, et rit en pétrissant.
D'abord il met sur une tête immonde
Certain poil roux (|ue l'on sent à la ronde;
Ce crin de juif orne un cuir bourgeonné,
Vn front d'airain, vrai casf|ue de damné;
Ln sourcil blanc cache un œil sombre et louche :
Sous un nez large il tord sa laide bouche.
Satan lui donne un ris sardonien
Qui fait frémir les pa.uvres gens de bien,
Cou de travers, omoplate en arcade,
Un dos cintré propre à la bastonnade;
Puis il lui souirie un esprit imposteur,
Traître et rampant, satirique et flatteur.
l\ien n'épargnait : il vous remplit la bête
De fiel au cœur, et de vent dans la tète.
Quand tout fut fait, Satan considéra
Ce beau garçon, h; baisa, l'admira;
endoctrina, gouverna son ©uaille ;
Puis dit à tous : « Il est temps qu'il rimaille. »
Aussitôt fait, l'animal rimailla.
Monta sa vielle, et Rabelais pilla ;
11 griffonna des Ceintures inagiques.
Des Adonis, des Aïeux chimériques i;
Dans les cafés il fit le bel esprit ;
il nous chanta Sodomeet Jésus-Christ;
11 fut sifflé, battu pour son mérite,
Puis fut errant, puis se fit hypocrite ;
1. P èces de théâtre de J.-B. Rousseau.
SVTiriKS. 251
Et, pour liiiir, à son père il alla.
Qu'il y demeure. Or je veux sur cela
Donner au diable un conseil salutaire :
i( Monsieur Satan, lorsque vous voudrez faire
Quelque bon tour au cliétif genre liumaiii.
Prenez-vous-y par un autre chemin.
Ce n'est le tout d'envoj-er son semblable
Pour nous tenter : Crépin, votre féal.
Vous servant trop, vous a servi fort mal :
Pour nous damner, rendez le vice aimable, y
LE MONDAIN *
(1730)
AVERTISSEMENT DES ÉDITEERS DE KEflE
Ces deux ouvrages 2 ont attiré à M. de VoUairc les repro-
ches non-seulement des dévots, mais de plusieurs philosophes
austères et respectables. Ceux des dévots ne pouvaient mériter
que du mépris, et on leur a répondu dans la Défense du Mon-
dain. Toute prédication contre le luxe n'est qu'une insolence
ridicule dans un pays où les chefs de la religion appellent
leur maison un palais, et mènent dans l'opulence une vie
molle et voluptueuse.
Les reproches des philosophes méritent une réponse plus
grave. Toute grande société est fondée sur le droit de propriété ;
elle ne peut fleurir qu'autant que les individus qui la com-
posent sont intéressés à multiplier les productions de la terre
et celles des arts, c'est-à-dire autant qu'ils peuvent compter
sur la libre jouissance de ce qu'ils acquièrent par leur indus-
trie ; sans cela les hommes, bornés au simple nécessaire,
sont exposés à en manquer. D"ai]lcars l'espèce humaine tend
1. Cette pièce est de 1730. C'est un badinage dont le fond est très-
philosophiqua et très-utile : son utilité se trouve expliquée dans la
pièce suivante. Voyez aussi, plus loin, la lettre de M. de Melon à
M"" la comtesse de Verue.
2. f.e Mondain et le suivant.
258 POKSIKS ])K VOLTAIRE.
naturellement h se multiplier, puisqu'un homme et une femme
qui ont de quoi se nourrir et nourrir leur famille élèveront
en général un plus grand nombre d'enfants que les deux qui
sont nécessaires pour les remplacer. Ainsi toute peuplade qui
n'augmente point souffre, cl l'on sait que dans tout pays où la
culture n'augmente point, la population ne peut augmenter.
Il faut donc que les hommes puissent acquérir en propriété
plus que le nécessaire, et que cette propriété soit respectée,
pour que la société soit florissante. L'inégalité des fortunes, et
par conséquent le luxe, y est donc utile.
On voit d'un autre côté que moins cette inégalité est grande,
plus la société est heureuse. Il faut donc que les lois, en lais-
sant à chacun la liberté d'acquérir des richesses et de jouir de
celles qu'il possède, tendent à diminuer l'inégalité ; mais si
elles établissent le partage égal des successions ; si elles n'éten-
dent point trop la permission de tester ; si elles laissent au
commerce, aux professions de l'industrie, toute leur liberté
naturelle ; si une administration simple d'impôts rend impos-
sibles les grandes fortunes de finances ; si aucune grande
place n'est héréditaire ni lucrative, dès lors il ne peut s'éta-
blir une grande inégalité; en sorte que l'intérêt de la prospé-
rité publique est ici d'accord avec la raison, la nature, et la
justice.
Si l'on suppose une grande inégalité établie, le luxe n'est
point un mal ; en effet, le luxe diminue en grande partie les
effets de cette inégalité, en faisant vivre le pauvre aux dépens
des fantaisies du riche. Il vaut mieux qu'un homme qui a cent
mille écus de rente nourrisse des doreurs, des brodeuses ou
des peintres, que s'il employait son superflu, comme ^les
anciens Romains, à se faire des ci-éature>, ou bien, comme
nos anciens seigneurs, à entretenir de la valetaille, des moines,
ou des bêtes fauves.
La corruption des mœurs naît de l'inégalité d"état ou de
fortune, et non jjas du luxe : elle n'existe que parce qu'un
individu de l'espèce humaine en peut acheter ou soumettre un
autre.
Il est vrai que le luxe le plus innocent, celui qui consiste à
jouir des délices de la vie, amollit les âmes, et en leur ren-
dant une grande fortune nécessaire, les dispose à la corrup-
tion ; mais eu même temps il les adoucit. Une grande iné-
galité de fortune, dans un pays où les délices sont inconnues,
svTir, i:s. 259
produit des complots, des troubles, et tous les ciimes si fré-
quents dans les siècles de barbarie.
Il n'est donc qu'un moyen sûr d'attaquer le luxe; c'est de
détruire l'inégalité des fortunes par les lois sages qui l'au-
raient empêché de nuire. Alors le luxe diminuera sans que
l'industrie y perde rien; les mœurs seront moins corrompues;
les âmes pourront être fortes sans Ctre féroces.
Les philosophes qui ont regardé le luxe comme la source des
maux de l'humanité ont donc pris reffet pour la cause; et
ceux qui ont fait l'apologie du luxe, en le regardant comme
la source de la richesse réelle d'un État, ont pris pour un bon
régime do santé un remède qui ne fuit ([uc ciiininucr les
ravages d'une maladie funeste.
C'est ici toute l'erreur qu'on peut reprocher à M. de Vol-
taire; erreur qu'il partageait avec les hommes les plus éclairés
sur la politique qu'il y eût eu France, quand il composa cette
satire.
Quant ;\ ce qu'il dit dans la première pièce, et qui se borne
;\ prétendre que les commoditi's de la vie sont une bonne
chose, cela est vrai, pourvu qu'on soit sûr de les conserver,
et qu'on n'en jouisse point aux dépens d'aulrui.
Il n'est pas moins vrai que la frugalité, qu'on a prise pour
une vertu, n'a été souvent que l'effet du défaut d'industrie, ou
de l'indifférence pour les douceurs de la vie, que les brigands
des forêts de la Tartaric poussent au moins aussi loin que les
stoïciens.
Les conseils que donne Mentor à Idoniénéc, quoique inspi-
rés par un sentiment vertueux, ne seraient guère praticables,
surtout dans une grande société; et il faut avouer que cette
division des citoyens en classes distinguées entre elles par les
habits n'est d'une politique ni bien profonde ni bien solide.
Les progrès de l'industrie, il faut en convenir, ont contribué,
sinon au bonheur, du moins au bien-être des hommes; et
l'opinion que le siècle où a vécu M. de Voltaire valait mieux
que ceux qu'on regrette tant n'est point particulière à cet
illustre philosophe ; elle est celle de beaucoup d"liommes
très-éclairés.
Ainsi, eu ayant égard à l'espèce d'exagération que permet la
poésie, surtout dans un ouvrage de plaisanterie, ces pièces ne
méritent aucun reproche grave, et moins qu'aucun autre celui
de dureté ou de personnalité que leur a fait J.-J. Rousseau ;
i'(iO poi;sii:s dk voltaip.e.
car c'est préi isL-nuait parce que le commerce, l'industrie, le
luxe, lient entre eux les nations et les états de la société,
adoucissent les liommcs, et font aimer la paix, que M. de Vol-
taire en a quelquefois exagéré les avantages.
Nous avouerons avec la même franchise que la vie d'un
honnête homme, peinte dans ie Mondain, est celle d'un syba-
rite, et que tout homme qui mène cette vie ne peut être,
même sans avoir aucun vice, qu'un homme aussi méprisable
qu'ennuyé; mais il est aisé de voir que c'est une pure plai-
santerie. Un homme qui, pendant soixante et dix ans, n'a
point peut-être passé un seul jour sans écrire ou sans agir en
faveur de l'humanité, aurait-il approuvé une vie consumée
dans de vains plaisirs? Il a voulu dire seulement qu'une vie
inutile, perdue dans les voluptés, est moins criminelle et
moins méprisable qu'une vie austère employée dans l'in-
trigue, souillée par les ruses de l'hypocrisie, ou les manœuvres
de l'avidité.
Regrettera qui veut le bon vieux temps,
Et l'âge d'or, et le règne d'Astrée,
Et les beaux jours de Saturne et de Rhée,
Et le jardin de nos premiers parents;
Moi je rends grâce à la nature sage
Qui, pour mon bien, m'a fuit naître en cet âge
Tant décrié par nos tristes frondeurs :
Ce temps profane est tout fait pour mes mœurs.
J'aime le luxe, et même la mollesse,
Tous les plaisirs, les arts de toute espèce,
La propreté, le goût, les ornements :
Tout honnête homme a de tels sentiments.
11 est bien doux pour mon cœur très-immonde
De voir ici l'abondance à la ronde.
Mère des arts et des heureux travaux,
Nous apporter, de sa source féconde,
Et des besoins et des plaisirs nouveaux.
L'or de la terre et les trésors de l'onde,
SATIRES. 201
Leurs habitants et les peuples do Tair,
Tout sort au luxe, aux plaisirs de ce monde,
0 le bon temps que ce siècle de fer !
Le supei'llu, chose très-nécessaire,
A réuni Tun et Tautri' lirinisphère.
Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux
Qui, du Texel, de Londres, de Cordeaux,
S'en vont chercher, par un heureux échange,
De nouveaux biens, nés aux sources du Gange,
Tandis qu'au loin, vainqueurs des musulmans,
Nos vins de France enivrent les sultans?
Quand la nature était dans son enfance,
Nos bons aïeux vivaient dans l'ignorance,
Ne connaissant ni le lien ni le mien.
Qu'auraient-ils pu connaître? ils n'avaient rien.
Ils étaient nus; et c'est chose très-claire
Que qui n'a rien n'a nul partage à faire.
Sobres étaient. Ah! je le crois encor :
Martiolo ' n'est point du siècle d'or.
D'un bon vin frais ou la mousse ou la sève
Ne gratta point le triste gosier d'Eve;
La soie et l'or ne brillaient point chez eux.
Admir<z-vous pour cela nos aïeux?
Il leur manquait l'industrie et l'aisance :
Est-ce vertu? c'était pure ignorance.
Quel idiot, s'il avait eu pour lors
Quelque bon lit, aurait couché dehors?
Mon cher Adam, mon gourmand, mon bon père,
Que faisais-tu dans les jardins d'Éden?
Travaillais-tu pour ce sot genre humain?
Caressais-tu madame Eve ma mère?
Avouez-moi que vous aviez tous deux
1. Auteur du Cuisinier français.
IS.
262 POHSIKS l)i: VOLTAll'.i:.
Los ongles longs, un peu noirs et crasseux,
La chevelure un ])eu mal ordonnée,
J^e teint bruni, la i)eau bise et tannée.
Sans propreté l'amour le plus heureux
N'est plus amour, c'est un besoin honteux.
Bientôt lassés de leur belle aventure,
Dessous un chêne ils soupent galamment
Avec de Teau, du millet, et du gland;
Le repas fait, ils dorment sur la dure :
Voilà l'état de la pure nature.
Or maintenant voulez-vous, mes amis.
Savoir un peu, dans nos jours tant maudits.
Soit à Paris, soit dans Londre, ou dans Rome,
Quel est le train des jours d'un honnête homme?
Entrez chez lui : la foule des beaux-arts,
Enfants du goût, se montre à vos regards.
De mille mains Téclatanle industrie
De ces dehors orna la symétrie.
L"heureux pinceau, le superbe dessin
Du doux Corrége et du savant Poussin
Sont encadrés dans l'or d'une bordure;
C'est Bouchardon i qui fit cette figure.
Et cet argent fut poli par Germain -.
Des Gobelins l'aiguille et la teinture
Dans ces tapis surpassent la peinture.
Tous ces objets sont vingt fois répétés
Dans des trumeaux tout brillants de clartés.
De ce salon je vois par la fenêtre.
Dans des jardins, des mj-rtes en berceaux;
Je vois jaillir les bondissantes eaux.
Mais du logis j'entends sortir le maître :
1. Fameux sculpteur, né à Chaumont en Champagne.
•2. Excellent orfèvre, dont les dessins et les ouvrages_ sont du plus
jiand goût.
SATIRKS. 2G3
Vn char coiimiodo, avec grâces orné,
Par deux chevaux rapidement traîné,
Paraît aux yeux une maison roulante,
Moitié dorée, et moitié transparente :
Nonchalamment je l'y vois promené ;
U3 deux ressorts la liante souplesse
Sur le pavé le porte avec mollesse.
Il court au bain : les parfums les plus doux
Rendent sa peau plus fraîche et plus polie.
Le plaisir presse; il vole au rendez-vous
Chez Caniargo, chez Gaussin, chez Julie; -i
11 est comblé d'amour et de faveurs.
Il faut se rendre à ce palais magique *
Où les beaux vers, la danse, la musique,
L'art de tromper les yeux par les couleurs.
L'art plus heureux de séduire les cœurs.
De cent plaisirs font un plaisir unique.
Jl va siffler quelque opéra nouveau,
Ou, malgré lui, court admirer Rameau.
Allons souper. Que ces brillants services,
Que ces ragoûts ont pour moi de délices!
Qu'un cuisinier est un mortel divin!
Cliloris, Églé, me versent de leur main
D'un vin d'Aï dont la mousse pressée.
De la bouteille avec force élancée.
Comme un éclair fait voler le bouchon ;
Il part, on rit; il frappe le plafond.
De ce vin frais l'écume pétillante
De nos Français est l'image brillante.
Le lendemain donne d'autres désirs.
D'autres soupers, et de nouveaux plaisirs.
Or maintenant, monsieur du Téléma(|ue,
1. L'Opéra.
^2Gi POKSIKS DI-: VO l/F A ir.K.
Vantez-nous bien votre petite Ithaque,
Votre Salente, et vos murs malheureux,
Où vos Cretois, tristement vertueux,
Pauvres d'effet, et riches d'abstinence,
Mantiuent d(î tout pour avoir l'abondance :
J'admire Turt votre style flatteur,
Kt votre i)rose, encor qu'un i)eu traînante;
Mais, mon ami, je consens de grand cœur
D'être fessé dans vos murs de Salente,
Si je vais là pour chercher mon bonheur.
Et vous, jardin de ce premier bon homme,
Jardin fameux par le diable et la pomme,
(Vest bien en vain que, par l'orgueil séduits,
Huet, Calmet, dans leur savante audace,
Du paradis ont recherché la place :
Le paradis terrestre est où je suis *.
1. Les curieux d'anecdotes seront bien aises de savoir que ce badi-
nage, non-seulement très-innocent, mais dans le fond très-utile, fut
composé dans l'année 173G, immédiatement après le succès de la tra-
gédie à'AIzire. Ce succès anima tellement les ennemis littéraires de
l'auteur, que l'abbé Desfontaines alla dénoncer la petite plaisanterie du
Mondain à un prêtre nommé Couturier, qui avait du crédit sur l'es-
prit du cardinal de Fleur}-. Desfontaines falsifia l'ouvrage, y mit des
vers de sa façon, comme il avait fait à la llenriade. L'ouvrage fut
traité de scandaleux, et l'auteur de la llenriade, de Méiopc, de Zairc,
fut obligé de s'enfuir de sa patrie. Le roi de Prusse lui offrit alors le
même asile qu'il lui a donné depuis; mais l'auteur aima mieux aller
retrouver ses amis dans sa patrie. Nous tenons cette anecdote de la
bouche même de M. de Voltaire.
SATIRES. S65
DÉFENSE DU MONDAIN
01 l'apologie DL LIXK
(1-737)
Lettre de }f. de Melon •, ci-devant secrétaire du régent
du royaume, à M'"' la comtesse de Verue,
SUR L 'apologie DU LUXE.
J'ai lu, madame, l'ingtinieuse Apolooie du luxe ; je regarde
ce petit ouvrage comme une excellente leçon de politique,
cachée sous un badinage agréable. Je me flatte d'avoir démon-
tré, dans mon Essai politique sur le commerce, combien ce
goût des beaux-arts et cet emploi des richesses, cette àme
d'un grand État qu'on nomme luxe, sont nécessaires pour la
circulation de l'espèce et pour le maintien de l'industrie ; je
vous regarde, madame, comme un des grands exemples de
cette vérité. Combien de familles de Paris subsistent unique-
ment par la protection que vous donnez aux arts - ? Que
l'on cesse d'aimer les tableaux, les estampes, les curiosités en
toute sorte de genre, voilà vingt mille hommes, au moins,
ruinés tout d'un coup dans Paris, et qui sont forcés d'aller
chercher de l'emploi chez l'étranger. Il est bon que dans un
canton suisse on fasse des lois somptuaires, par la raison qu'il
ne faut pas qu'un pauvre vive comme un riche. Quand les
Hollandais ont commencé leur commerce, ils avaient besoin
d'une extrême frugalité ; mais à présent que c'est la nation de
l'Europe qui a le plus d'argent, elle a besoin de luxe, etc.
A table hier, par un triste hasard.
J'étais assis près d'un maître cafard,
1. Cette lettre fut écrite dans le tcDaps que la pièce du Mondain
parut, en 1130.
2. M"» la comtesse de Verue, mère de M"< la princesse de Cari-
gnan, dépensait cent mille francs par an en curiosités : elle s'était
formé un des plus beaux cabinets de l'Europe en raretés et en tableaux.
Elle rassemblait chez elle une suciéto de philosophes, auxquels elle
fit des legs par son testament. Elle mourut avec la fermeté et la sim-
plicité de la philosophie la plus intrépide.
-266 POESIES DE VOLTAJRE.
Lequel nie dit : « Vous avez bien lu mine
D'aller un jour échaun'cr la cuisine
De Lucifer; et moi, prédestiné,
Je rirai bien quand vous serez damné.
— Damné! comment? pourquoi? — Pour vos folies
Vous avez dit en vos œuvres non pies,
Dans certain conte en rimes barbouillé,
Qu'au paradis Adam était mouillé
Lorsqu'il pleuvait sur notre premier père;
Qu'Eve avec lui buvait de belle eau claire;
Qu'ils avaient même, avant d'être déchus,
La peau tannée et les ongles crochus.
Vous avancez, dans votre folle ivresse,
Prêchant le luxe, et vantant la mollesse,
Qu'il vaut bien mieux (ô blasphèmes maudits!)
\ivre à présent qu'avoir vécu jadis.
Par i|Uoi, mon fils, votre muse pollue
Sera rôtie, et c'est chose conclue. »
Disant ces mots, son gosier altéré
Humait un vin qui, d'ambre coloré,
Sentait encor la grappe parfumée
Dont fut pour nous la liqueur exprimée.
Lu rouge vif enluminait son teint.
Lors je lui dis : « Pour Dieu, monsieur le saint.
Quel est ce vin? d'où vient-il, je vous prie.
D'où l'avez-vous? — Il vient de Canarie;
C'est un nectar, un breuvage d'élu :
Dieu nous le donne, et Dieu veut qu'il soit bu.
— Et ce café, dont après cinq services
Votre estomac goûte encor les délices?
— Par le Seigneur il me fut destiné.
— Bon : mais avant que Dieu vous Tait donné,
Ne faut-il pas que l'humaine industrie
L'aille ravir aux champs de l'Arabie?
SATIRES. 207
F,a porcelaine et la frêle beauté
De cet émail à la Chine empâté,
Par mille mains fut pour vous préparée,
Cuite, recuite, et peinte, et diaprée;
Cet argent fin, ciselé, godronné,
l"n plat, en vase, en soucoupe tourné.
Fut arraché de la terre profonde.
Dans le Potose, au sein d'un nouveau monde.
Tout l'univers a travaillé pour vous.
Afin qu'en paix, dans votre heureux courroux,
Vous insultiez, pieux atrabilaire.
Au monde entier, épuisé pour vous plaire.
« O faux dévot, véritable mondain.
Connaissez-vous; et, dans votre prochain,
-Ne blâmez plus ce que votre indolence
Souffre chez vous avec tant d'indulgence.
Sachez surtout que le luxe enrichit
Un grand État, s'il en perd un petit.
Cette splendeur, cette pompe mondaine.
D'un règne heureux est la marque certaine.
Le riche est né pour beaucoup dé])enser;
Le pauvre est fait pour l)eaucoup amasser.
Dans ee> jiirdins regardez ces cascades,
L'étonnement et l'amour des naïades ;
Voyez ces flots dont les nappes d'argent
Vont inonder ce marbre blanchissant ;
Les humbles prés s'abreuvent de cette onde;
La terre en est plus belle et plus féconde.
?\Iais de ces eaux si la source tarit,
L'herbe est séchée et la fleur se flétrit.
Ainsi l'on voit en Angleterre, eu France,
Par cent canaux circuler l'abondance.
Le goiU du luxe entre dans tous les rangs
Le pauvre y vit des vanités des grands ;
'208 POKSIES DE VOETAir.E.
Et le travail, gagé par la mollesse,
S'ouvre à pas lents la route à la richesse.
« J'entends d'ici des pédants à i-abats,
Tristes censeurs des plaisirs qu'ils n'ont pas,
Qui, me citant Denys d'IIalicarnasse,
Dion, Plutarque, et même un peu d'Horace,
Vont criaillant qu'un certain Curlus,
Cincinnatus, et des consuls en un,
Bêchaient la terre au milieu des alarmes;
Qu'ils maniaient la charrue et les armes;
Kt que les blés tenaient à grand honneur
D'être semés par la main d'un vainqueur.
C'est fort bien dit, mes maîtres; je veux croire
Des vieux Romains la chiméri(|ue histoire.
Mais, dites-moi, si les dieux, par hasard.
Faisaient combattre Auteuil et Vaugirard,
Faudrait-il pas, au retour de la guerre,
Que le vainqueur vînt labourer sa terre?
L'auguste Rome, avec tout son orgueil,
liome jadis était ce qu'est Auteuil.
Quand ces enfants de Mars et de Sylvie,
Pour quelque pré signalant leur furie.
De leur village allaient au champ de Mars,
Ils arboraient du foin ^ pour étendards.
Leur Jupiter, au temps du bon roi Tulle,
Était de bois; il fut d'or sous LucuUe.
N'allez donc pas, avec simplicité,
Nommer vertu ce qui fut pauvreté.
« Oh! que Colbert était un esprit sage!
Certain butor conseillait, par ménage.
Qu'on abolît ces travaux précieux.
Des Lyonnais ouvrage industrieux.
1. Une poignée de foin au bout d'un bâton, nommée manipulus,
était le premier étendard des Romains.
SATIRES. 26
Du conseiller l'absurde prucriiomie
Elit tout perdu par pure économie :
Mais le ministre, utile avec éclat,
Sut par le lu\e enricliir notre Ktat.
De tous nos arts il agrandit la source;
Et du midi, du levant, ot de l'Ourse,
Nos fiers voisins, de nos ])rogrès jaloux,
Payaient l'esprit qu'ils admiraient en nous.
Je veux ici vous parler d'un autre homme.
Tel que n'en vit Paris, Pékin, ni Rome :
C'est Salomon, ce sage fortuné.
Roi philosophe, et Platon couronné.
Qui connut tout, du cèdre jusqu'à l'herbe;
Vit-on jamais un luxe plus superbe?
11 faisait naître au gré de ses désirs
L'argent et l'or, mais surtout les plaisirs.
Mille beautés servaient à son usage.
— Mille? — On le dit; c'est beaucoup pour un sage
Qu'on m'en donne une, et c'est assez pour moi,
Q:ii n'ai l'honneur d'être sage ni roi. »
Parlant ainsi, je vis que les convives
Aimaient assez mes peintures naïves;
Mon doux béat très-peu me répondait,
Riait beaucoup, et beaucoup jilus buvait;
Et tout chacun présent à cette fête
Fit son profit de mon discours honnête.
SLR L'USAGE DE LA VIE
POiR hkpondhk \i\ cniTir}Li:s nu'ox avait faitks
l> l MOM)AI\
Sachez, mes très-chers amis,
Qu'en parlant de l'abondance.
270 POKSJKS DE VOLTAIUK.
J'ai chanté la jouissance
Des plaisirs purs et permis.
Et jamais l'intempérance.
Gens de bien voluptueux,
Je ne veux que vous apprendre
I/art peu connu d'être heureux :
Cet art, qui doit tout comprendre,
Ksi de modérer ses vœux.
Gardez de vous y méprendre.
Les plaisirs, dans l'âge tendre.
S'empressent à vous flatter :
Sachez que, pour les goûter,
11 faut savoir les quitter.
Les quitter pour les reprendre.
Passez du fracas des cours
A la douce solitude;
Quittez les jeux pour l'étude :
Changez tout, hors vos amours.
D'une recherche imi)ortune
Que vos cœurs embarrassés
Ne volent point empressés
Vers les biens que la fortune
Trop loin de vous a placés :
Laissez la fleur étrangère
Embellir d'autres climats;
Cueillez d'une main légère
Celle qui naît sous vos pas.
Tout rang, tout sexe, tout âge,
Reconnaît la même loi;
Chaque mortel en partage
A son bonheur près de soi.
L'inépuisable nature
Prend soin de la nourriture
Des tigres et des lions,
SATIRt:S. 271
Sans que sa inaiii al)andonne
Le moucheron qui bourdonne
Sur les feuilles des buissons;
Et tandis que l'aigle altière
S'applaudit de sa carrière
Dans le vaste champ des airs,
La tranquille l'hilomèle
A sa compagne fidèle
Module ses doux concerts.
Jouissez donc de la vie,
Soit que dans l'adversité
Rlle paraisse avilie,
Soit que sa prospérité
Irrite l'œil de l'envie.
Tout est égal, croyez-moi :
On voit souvent plus d'un roi
Que la tristesse environne;
Les brillants de la couronne ♦
Ne sauvent point de l'ennui :
Ses mousquetaires, ses pages,
Jeunes, indiscrets, volages.
Sont plus fortunés que lui.
La princesse et la bergère
Soupirent également;
El si leur âme diflëre.
C'est en un point seulement :
Philis a plus de tendresse,
Philis aime constamment.
Et bien mieux ([ue Son Altesse...
Ah! madame la princesse.
Comme je sacrifierais
Tous vos augustes attraits
Aux larmes de ma maîtresse!
L'n destin trop rigoureu.x
272 POi:SIES 1)1, VOI.TAir.E,
A mes transports amoureux
Havit cet objet aimaljltî;
Mais, dans l'ennui qui m'accable,
Si mes amis sont heureux.
Je serai moins misérable.
Li: PALVRK DIABLI-:*
o r V R A G E i; \ \ E r. s aisés, de F E l il . v a D É
Mis en lumière par Catlicrine Yadé, sa cousine.
(1758)
A MAlTUi; Ar.r.AIlAM CIIAI MEIX
Comme il est parlé de vous clans cet ouvrage de feu mon
cousin Vadé, je vous le dédie. C'est mon Vade mecuyn: vous
direz sans doute Vade rétro, et vous trouverez dans l'œuvre
de mon cousin plusieurs passages contre l'État, contre la reli-
gion, les mœurs, etc. ; partant vous pouvez le dénoncer, car je
préfère mon devoir à mon cousin Vadé.
Faites l'analyse de l'ouvrage; ne manquez pas d'y répandre
un filet de vinaigre en souvenance de votre premier métier.
J'ai des préjugés légitimes que vous êtes un des plus absurdes
barbouilleurs de papier qui se soient jamais mêlés de raison-
ner; ainsi personne n'est plus en droit que vous d'obtenir,
par vos raisonnements et par votre crédit, qu'on brûle ce
petit poëme, comme si c'était un mandement d'évèque, ou le
Nouveau Testament de frère Berruyer. Continuez de faire hon-
neur à votre siècle, ainsi qu'à tous les personnages dont il
est question dans ce livret que je vous présente.
Catherine Vadé.
A Paris, rue Thibautodé, chez maître Jean Gauchat, attenant le gîte
lie l'auteur des Nouvelles ecelésiasliqttes; 27 mars 17j8.
« Quel parti prendre? où suis-je, et qui dois-je être?
Né dépourvu, dans la foule jeté,
1. On nous assure que l'auteur s'amusa à composer cet ouvrage
en 1758, pour détourner de la carrière dangereuse des lettres un jeune
SATIRES. 273
Germe naissant par le vent emporté,
Sur quel terrain puis-je espérer de croître?
Comment trouver un état, un emploi?
Sur mon destin, de grâce, instruisez-moi.
« — 11 faut s'instruire et se sonder soi-même,
S'interroger, ne rien croire que soi,
Que son instinct; bien savoir ce qu'on aime;
Et, sans chercher des conseils superflus,
Prendre l'état qui vous plaira le plus.
« — J'aurais aimé le métier de la guerre.
— Qui vous retient? allez; déjà l'hiver
A disparu: déj;\ gronde dans l'air
L'airain bruyant, ce rival du tonnerre :
Du duc Broglie osez suivre les pas :
Sage en projets, et vif dans les combats,
Il a transmis sa valeur aux soldats;
Il va venger les malheurs de la France :
Sous ses drapeaux marchez dès aujourd'hui,
Et méritez d'être aperçu de lui.
« — Il n'est plus tem|)s; j'ai d'une lieutenancc
Trop vainement demandé la faveur.
Mille rivaux briguaient Ui préférence :
C'est une presse! En vain Mars en fureur
De la patrie a moissonné la fleur,
Plus on en tue, et plus il s'en présente ;
Ils vont trottant des bords de la Charente,
De ceux du Lot, des coteaux champenois.
Et de Provence, et des monts franc-comtois,
homme sans fortune, qui prenait pour du génie sa fureur de faire do
mauvais vers. Le nombre de ceux qui se perdent par cette passion
malheureuse est prodigieux. Ils se rendent incapables d'un travail
utile; leur petit orgueil les empêche de prendre un emploi subalterne,
mais honnête, qui leur donnerait du pain; ils vivent de rimes et d'es-
pérance, et meurent dans la misère.
274 poÉsiKs i)i; voi.TAir.i:.
En botte, en guêtre, et surtout en guenille,
Tous assiégeant la porte de Cremille S
Pour obtenir des maîtres de leur sort
Un beau brevet qui les mène à la mort.
Parmi les flots de la foule empressée.
J'allai jnontrer ma mine embarrassée;
Mais un commis, me prenant pour un sot.
Me rit au nez, sans me répondre un mot;
Et je voulus, après cette aventure.
Me retourner vers la magistrature.
« — Eh bien, la robe est un métier prudent ;
Et cet air gauche et ce front de pédant
Pourront encor passer dans les enquêtes :
Vous verrez là de merveilleuses têtes !
Vite achetez un emploi de Caton,
Allez juger : êtes-vous riche? — Non,
Je n'ai plus rien, c'en est fait. — Vil atome !
Quoi ! point d'argent, et de l'ambition !
Pauvre impudent! apprends qu'en ce royaume
Tous los honneurs sont fondés sur le bien.
L'anti(]uité tenait pour axiome
Que l'ien n'est rien, que de rien ne vient rien.
Du genre humain connais quelle est la trempe ;
Avec de l'or je te fais président,
Fermier du roi, conseiller, intendant :
Tu n'as point d'aile, et tu veux voler! rampe.
« — Hélas! monsieur, déjà je rampe assez.
Ce fol espoir qu'un moment a fait naître.
Ces vains désirs pour jamais sont passés :
Avec mon bien j'ai vu périr mon être.
Né malheureux, de la crasse tiré,
1, M. de Cremille, lieutenant jjénéral, était chargé alors du dépar-
tement de la guerre, sous M. le maréchal de Belle-Isle.
SATIRES. 27:
Et dans la crasse en un moment rentré,
A tous emplois on me ferme la porte.
Rebut du monde, errant, privé d'espoir,
Je me fais moine, ou gris, ou blanc, ou noir,
Rasé, barbu, chaussé, déchaux, n'importe.
De mes erreurs déchirant le bandeau.
J'abjure tout; un cloître est mon tombeau,
J'y vais descendre; oui, j'y cours. — Imbécile,
Va donc pourrir au tombeau des vivants.
Tu crois trouver le repos; mais apprends
Que des soucis c'est l'éternel asile.
Que les ennuis en font leur domicile.
Que la discorde y nourrit ses serpents ;
Que ce n'est plus ce ridicule temps
Où le capuce et la toque à trois cornes.
Le scapulaire et l'impudent cordon,
Ont extorqué des homnuiires sans bornes.
Du vil berceau de son illusion,
La France arrive à l'âge de raison;
Et les enfants de François et d'Ignace,
Bien reconnus, sont remis à leur place,
« Nous faisons cas d'un cheval vigoureux
Qui, déployant quatre jarrets nerveux,
Frappe la terre, et bondit sous son maître :
J'aime un gros bœuf, dont le pas lent et lourd,
Eu sillonnant un arpent dans un jour,
Forme un guéret où mes épis vont naître.
L'àne me plaît : son dos porte au marché
Les fruits du champ que le rustre a bêché ;
Mais pour le singe, animal inutile.
Malin, gourmand, saltimbanque indocile,
Qui gâte tout et vit à nos dépens.
On l'abandonne aux laquais fainéants.
Le fier guerrier, dans la Saxe, en Thuringe,
'J7G i>oi;sii:s DL voi.TAiiir:.
C'est le clicval : un Pequet, un Pleneuf ',
Un trafi(iuant, un commis, est le bœuf;
I.e pouplo est Tùne, et le moine est le singe.
« — S'il est ainsi, je me décloître. 0 ciel!
Faut-il rentrer dans mon état cruel!
Faut-il me rendre à ma première vie !
« — Quelle était donc cette vie? — Un enfer.
Un piège affreux, tendu par Lucifer.
J'étais sans bien, sans métier, sans génie,
Et j'avais lu quelques méchants auteurs;
Je croyais même avoir des protecteurs.
Mordu du chien de la Mélromanie,
F^e mal me prit, je fus auteur aussi.
— Ce métier-là ne t'a pas réussi,
Je le vois trop : rà, fais-moi, pauvre diable,
De ton désastre un récit véritable.
Que faisais-tu sur le Parnasse? — Hélas!
■ Dans mon grenier, entre deux sales draps.
Je célébrais les faveurs de Glycère,
De qui jamais n'approcha ma misère ;
Ma triste voix chantait d'un gosier sec
Le vin mousseux, le frontignan, le grec,
Bavant de l'eau dans un vieux pot à bière;
Faute de bas, passant le jour au lit,
Sans couverture, ainsi que sans habit.
Je fredonnais des vers sur la paresse;
D'après Chaulieu, je vantais la mollesse.
« Enfin un jour qu'un surtout emprunté
Vêtit à cru ma triste nudité.
Après midi, dans l'antre de Procope
(C'était le jour que l'on donnait Mcrope),
Seul en un coin, pensif et consterné,
1. Pequet était un premier commis des affaires étrangères; Pleneuf
était un entrepreneur des vivres.
SATIRES. 277
Rininnt une oclo, et n'ayant point dîné,
Je m'accostai d'un homme à lourde mine.
Qui sur sa plume a fondé sa cuisine,
Grand écumeur dos bourbiers d'Hélieon,
De Loyola chassé pour ses fredaines,
Vermisseau né du cul dt; Desfontaines,
Digne en tous sens de son extraction,
Lâche Zoïle, autrefois laid giton :
Cet animal se nommait Jean Fréron '.
« J'étais tout neuf, j'étais jeune, sincère, .
Et j'ignorais son naturel félon :
Je m'engageai, sous l'espoir d'un salaire,
A travailler à son hebdomadaire.
Qu'aucuns nommaient alors patibulaire.
Il m'enseigna comment on dépeçait
Un livre entier, comme on le recousait.
Comme ou jugeait du tout par la préface.
Comme on louait un sot auteur en place,
Comme on fondait avec lourde roideur
Sur l'écrivain pauvre et sans protecteur.
Je m'enrôlai, je servis le corsaire :
Je critiquai, sans esprit et sans choix,
Impunément le théâtre, la chaire.
Et je mentis pour dix écus par mois.
« Quel fut le prix de ma plate manie?
Je fus connu, mais par mon infamie,
Comme un gredin que la main de Thémis
A diapré de nobles fleurs de lis.
Par un fer chaud gravé sur l'omoplate.
1. Fréron ne se nomme pas Jean, mais Caterin. U semble que cet
homme soit le cadavre d'un coupable qu'on abandonne au scalpel dus
chirurgiens. Il a été méchant, et il en a été puni. U dit, dans une de
ses feuilles de Tannée 1756 : « Je ne hais pas la médisance, peut-être
même ne halrais-je pas la calomnie. » Un homme qui écrit ainsi ne
doit pas être surpris qu'on lui rende justice.
IG
278 POKSIHS I)H VOLTAIRE.
Triste et liontcux, jti (luittiu mon pirate,
Qui me vola, pour fruit de mon labeui",
Mon lionorairo, en me parlant d'iionneur.
« M'étant ainsi sauvé de sa boutique,
Et n'étant plus compagnon satiri(|Uf',
Manquant de tout, dans mon chagrin poignant.
J'allai trouver Le Franc de Pompignan ',
1. L'homme dont il s'agit ici était d'ailleurs un magistrat et un
homme de lettres et de méritfi. II eut le malheur de prononcer à TAca-
déraie un discours peu mesuré, et même très-ofTensant. 11 est vrai que
sa tragédie de Didon est faite sur le modèle de celle de Metastasio ;
mais aussi il y a de beaux morceaux qui sont à l'auteur français. Il
faut avouer qu'en général la pièce est mal écrite. Il n'y a qu'à voir le
commencement :
Tous mes ambassadeurs, irrités et confus.
Trop souvent de la reine ont subi les refus.
Voisin de ses États, faibles dans leur naissance.
Je croyais que Didon, redoutant ma vengeance.
Se résoudrait sans peine à l'hymen glorieux
D'un monarque puissant, fils du maître des dieux.
Je contiens cependant la fureur qui m'anime ;
Et déguisant encor mon dépit légitime,
Pour la dernière fois, en proie à ses hauteurs,
Je viens sous le faux nom de mes ambassadeurs,
Au milieu de la cour d'une reine étrangère.
D'un refus obstiné pénétrer le mystère;
Que sais-je?... n'écouter qu'un transport amoureux.
Des ambassadeurs ne subissent point des refus; on essuie, on reçoit
des refus.
Si tous ses ambassadeurs irrités et confus ont subi des refus, com-
ment ce Jarbe pouvait-il croire que Didon se soumettrait sans peine à
cet hymen glorieux? Jarbe d'ailleurs a-t-il envoyé tous ses ambassa-
deurs ensemble, ou l'un après l'autre?
Il contient cependant la fureur qui l'anime, et il déguise encore son
dépit légitime. S'il déguise ce dépit légitime, et s'il est furieux, il ne
croit donc pas que Didon Tépousera sans peine. Épouser quelqu'un
sans peine, et déguiser son dépit légitime, ne sont pas des expressions
bien nobles, bien tragiques, bien élégantes.
Il vient, sous le faux nom de ses ambassadeurs, être en proie à des
hauteurs! Comment vient-on sous le nom de ses ambassadeurs? on
peut venir sous le nom d'un autre, mais on ne vient point sous le
nom de plusieurs personnes. De plus, si on vient sous le nom de quel-
qu'un, on vient à la vérité sous un faux nom, puisqu'on prend un nom
SATIRES. 279
Ainsi que moi natif de Montauban,
Leciuol jadis a brodé quelque phrase
Sur la Didon qui fut de Métastase ;
Je lui contai tous les tours du croquant :
(' Mon cher pays, secourez-moi, lui dis-je,
« Fréron me vole, et pauvreté m'afllige.
« — De ce bourbier vos pas seront tirés,
« Dit Pompiçnan; votre dur cas me touche :
« Tenez, prenez mes cantiques sacrés;
« Sacrés ils sont, car personne n'y touche:
■( Avec le temps un jour vous les vendrez :
« Plus acceptez mon chef-d'œuvre tragique
(1 De Zoraid '; la scène est en Afrique :
0 A la Clairon vous le présenterez;
« C'est un trésor : allez et prospérez. »
" Tout ranimé par son ton didactique.
Je cours en hâte au parlement comique.
Bureau de vers, où maint autour pelé
qui n'est pas le sien, mais on ne prend pas le faux nom d'un ambas-
sadeur quand on prend le véritable nom de cet ambassadeur même.
Il veut pénétrer le m3-stère d'un refus obstiné. Qu'est-ce que le
mystère d'un refus si net et déclaré avec tant de liauleur? Il peut y
avoir du mystère dans des délais, dans des réponses équivoques, dans
des promesses mal tenues ; mais quand on a déclaré avec des Jiauteurs
à tous vos ambassadeurs qu'on ne veut point de vous, il n'}- a certai-
nement là aucun mystère.
Que sais-je?... n'écouler qu'an transport amoureux. Que sait-il? il
n'écoutera qu'un transport, il sera terrible dans le tôte-à-tête.
Le grand malheur de tant d'auteurs est de n'employer presque
jamais le mot propre : ils sont contents pourvu qu'ils riment, mais les
connaisseurs ne sont pas contents.
1. Zoraule était une tragédie africaine du môme auteur. Les comé-
diens le prièrent de leur faire une seconde lecture pour y corriger
quelque chose; il leur écrivit cette lettre :
• Je suis fort surpris, messieurs, que vous exigiez une seconde lec-
ture d'une tragédietelle que Zoraïde. Si vous ne vous connaissez pas
en mérite, je me connais en procédés, et Je me souviendrai assez long-
temps des vôtres pour ne plus m'occuper d'un théâtre où l'on distingue
si peu les personnes et les talents. Je suis, messieurs, autant que vous
méritez que je le sois, votre, etc. »
280 POÉSIIiS DE VOLTAIIii:.
Vend mainte scène à maint acteur sifflé.
.l'entre, je lis d'une voix fausse et grêle
1/* triste drame écrit pour la Denèle *.
Dieu paternel, quels dédains, quel accueil!
De quelle œillade altière, impérieuse,
La Dumesnil rabattit mon orgueil!
La Dungeville est plaisante et moqueuse .
Elle riait; Grandval me regardait
D'un air de prince, et Sarrazin dormait;
Et, renvoyé penaud par la cohue.
J'allai gronder et pleurer dans la rue.
« De vers, de prose, et de honte étouffé.
Je rencontrai Gresset dans un café;
Gresset doué du double privilège -
D'être au collège un bel esprit mondain,
Et dans le monde un homme de collège;
Gresset dévot; longtemps petit badin.
Sanctifié par ses palinodies,
11 prétendait avec componction
Qu'il avait fait jadis des comédies,
1. QuiiiauU-DenùIe était d.ins ce temps-là une assez bonne comé-
dienne, pour qui principalement Zoraîde avait été faite. Les noms qui
suivent sont les noms des comédiens de ce temps-là.
2. Gresset, auteur du petit poëme do Ver-Verl, d'autres ouvrages
dans ce goût, et de quelques comédies. 11 y a des vers très-heureux
dans tout ce qu'il a fait. 11 était jésuite quand il fit imprimer son Ver-
Vcit. Le contraste de son état et des termes de b... et f... qu'on voyait
dans ce petit poëme fit un très-grand éclat dans le monde, et donna
à l'auteur une grande réputation. Ce poëme n'était fondé à la vérité
que sur des plaisanteries de couvent, mais il promettait beaucoup ; l'au-
teur fut obligé de sortir des jésuites. 11 donna la comédie du Mécliant,
pièce un peu froide, mais dans laquelle il y a des scènes extrêmement
bien écrites. Revenu depuis à la dévotion, il fit imprimer une Lettre
dans laquelle il avertissait le public qu'il ne donnerait plus de comé-
dies, de peur de se damner. Il pouvait cesser de travailler pour le
théâtre sans le dire. Si tous ceux qui ne font point de comédies en
avertissaient tout le monde, il y aurait trop d'avertissements imprimés.
Cet avis au public fut plus sifQé que ne l'aurait été une pièce nouvelle,
tant le public est malin.
SATIRES. 281
Dont i\ la Vierge il demandait pardon.
— Gresset se trompe, il n'est pas si coupable :
Un vers heureux et d'un tour agréable
Ne suffit pas; il faut une action,
De l'iniérèt, du comique, une fable.
Des mœurs du temps un portrait véritable,
Pour consommer cette œuvre du démon.
Mais que fit-il dans ton allliction?
— Il me donna les conseils les plus sages.
« Quittez, dit-il, les profanes ouvrages;
« Faites des vers moraux contre rainoui";
« Soyez dévot, montrez- vous à la cour. »
<( Je crois mon liomme, et je vais à Versaille :
Maudit voyage! hélas! chacun se raille
Kn ce pays d'un pauvre auteur moral ;
Dans ranlichambre il est reçu bien mal,
Et les laquais insultent sa figure
Par un mépris pire encor que l'injure.
Plus que jamais confus, humilié.
Devers Paris je m'en revins à pied.
« L'abbé Trublet alors avait la rage '
D'être à Paris un petit personnage ;
Au peu d'esi)rit que le bonhomme avait
L'esprit d'autrui par supplément servait.
11 entassait adage sur adage ;
11 compilait, compilait, compilait;
On le voyait sans cesse écrire, écrire
Ce qu'il avait jadis entendu dire,
•Et nous lassait sans jamais se lasser :
1. L'abbé Trublet, auteur de quatre tomes d'Essais de littérature.
Ce sont de ces livres inutiles, où l'on ramasse de prétendus bons mots
qu'on a entendu dire autrefois, des sentences rebattues, des pensées
d'autrui déla.vées dans de longues phrases, do ces livres enfin dont on
pourrait faire douze tomes avec le seul secours du Polyanthe.
16.
282 POKSIKS 1)K VOI.T \ir.K.
Il me clioisit pour raider à ponsor.
Trois mois entiers ensemble nous pensâmes,
Lûmes beaucoup, et rien n'imaginâmes.
« L'abbé Trublct m'avait pétrifié;
Mais un bâtard du sieur de La Chaussée
Vint ranimer ma cervelle épuisée,
Lt tous les deux nous fîmes par moitié
Un drame court et non versifié.
Dans le grand goût du larmoyant comique,
Roman moral, roman métaphysique.
( — Eh bien! mon fils, je ne te blâme pas.
11 est bien vrai que je fais peu de cas
De ce faux genre, et j'aime assez qu'on rie;
Souvent je bâille au tragique bourgeois.
Aux vains elVorts d'un auteur amphibie
Qui défigure et qui brave à la fois,
Dans son jargon, Melpomène et Thalie.
Mais après tout, dans une comédie.
On peut parfois se rendre intéressant
En empruntant l'art de la tragédie.
Quand par malheur on n'est point né plaisant.
Fus-tu joué? ton drame hétéroclite
Eut-il l'honneur d'un peu de réussite?
— Je cabalai ; je fis tant qu'à la fin
Je comparus au tripot d'arlequin.
J'y fus hué : ce dernier coup de grâce
M'allait sans vie étendre sur la place;
On me porta dans un logis voisin.
Près d'expirer de douleur et de faim,
Les yeux tournés, et plus froid que ma pièce.
— Le pauvre enfant! son malheur m'intéresse;
11 est na'ïf. Allons, poursuis le fil
De tes récits : ce logis, quel est-il?
— Cette maison d'une nouvelle espèce,
SATIRES. 283
Où je restai longtemps inuninu'',
Était un antre, un repaire enfumé.
Où s'assemblait six fois en deux semaines
Un reste impur de ces énergumènes ',
De Saint-Médard ellVontés charlatans,
Trompeurs, trompés, monstres de notre temps.
Missel en main, la cohorte infernale
Psalmodiait en ce lieu de scandale,
Et s'exerçait à des contorsions
Qui feraient peur aux plus luirdis démons.
Leurs hurlements en sursaut nréveillèrent;
Dans mon cerveau mes esprits remontèrent;
Je soulevai mon corps sur mon grabat.
Et m'avisai que j'étais au sabbat.
Un gros rabbin de cette synagogue,
Que j'avais vu ci-devant pédagogue.
Me reconnut : le bouc s'imagina
Qu'avec ses saints je m'étais couché là.
Jelui contai ma honte et ma détresse.
Maitre Abraham -, après cinq ou six mots
1. Uy avait en effet alors, auprès de riiûtel de la Comédie-Italienne,
une maison où s'assemblaient tous les convulsionnalres, et où ils fai-
saient des miracles. Us étaient protégés par un président au parle-
ment, nommé du Bois, après l'avoir été par un Carré do Mongeron,
conseiller au môme parlement. Cette secte de convulsionnalres, celle
des moraves, des ménonistes, des piétistes, font voir comment certaines
religions peuvent aisément s'établir dans la populace, et gagner
ensuite les classes supérieures. Il y avait alors plus de six mille con-
vulsionnaires à Paris. Plusieurs d'entre eux faisaient des choses très-
extraordinaires. On rôtissait des filles sans que leur peau fût endom-
magée; on leur donnait des coups de bûche sur l'estomac sans les
blesser; et cela s'appelait donner des secours. 11 y eut dos boiteux
qui marchèrent droit, et des sourds qui entendirent. Tous ces miracles
commençaient par un psaume qu'on récitait en langue vulgaire; on
était saisi du .Saint-Esprit, on prophétisait; et quiconque dans l'assem-
blée se serait permis de rire aurait couru ri.sque d'être lapidé. Ces
farces ont duré vingt ans chez les Welches.
2. C'est Abraham Chaumeix, vinaigrier et théologien dont on a parlé
ailleurs.
284 POi:SIKS DE VOLTAini:.
De compliment, me tint ce beau proi)OS :
« J'ai comme toi croupi dans la bassesse,
« Et c'est le lot des trois quarts des humains :
" Mais notre sort est toujours dans nos mains.
« Je nie suis fait auteur, disant la messe,
« Persécuteur, délateur, espion ;
« Chez les dévots je forme des cabales :
« Je cours, j'écris, j'invente des scandales,
« Pour les combattre et pour me faire un nom,
« Pieusement semant la zizanie,
« Et l'arrosant d'un peu de calomnie.
« Imite-moi, mon art est assez bon:
« Suis, comme moi, les méchants à la piste;
« Crie à rim])ie, à l'athée, au déiste,
« Au géomètre; et surtout prouve bien
« Qu'un hel esprit ne peut être chrétien :
« Du rigorisme embouche la trompette;
« Sois hypocrite, et ta fortune est faite. »
« A ce discours saisi d'émotion.
Le cœur encore aigri de ma disgrâce.
Je répondis en lui couvrant la face
De mes cinq doigts; et la troupe en besace,
Qui fut témoin de ma vive action,
Crut que c'était une convulsion.
A la faveur de cette opinion.
Je m'esquivai de l'antre de Mégère.
— C'est fort bien fait ; si ta tête est légère.
Je m'aperçois que ton cœur est fort bon.
Où courus-tu présenter ta misère?
— Las! où courir dans mon destin maudit!
K'ajant ni pain, ni gîte, ni crédit.
Je résolus de finir ma carrière.
Ainsi qu'ont fait au fond de la rivière
Des gens de bien, lesquels n'en ont rien dit.
SATIRES. " 285
« 0 cliangement! ù foitune bizarre!
J'apprends soudain qu'un oncle trépassé.
Vieux janséniste et docteur de Navarre,
Des vieux docteurs certes le plus avare,
Ab inleslal, malgré lui, m'a laissé
D'argent comptant un immense héritage.
« Bientôt, changeant de mœurs et de langage.
Je me décrasse; et m'étant dérobé
A cette fange où j'étais embourbé,
Je p'-ends'mon vol, je m'élève, je plane;
Je veux tàter des plus brillants emplois,
Être officier, signaler mes exploits,
Puis de Thémis endosser la soutane,
Et, moyennant vingt mille écus tournois,
Être appelé le tuteur de nos rois.
J'ai des' amis, je leur fais grande chère;
J'ai de l'esprit alors, et tous mes vers
Ont comme moi l'heureux talent de plaire;
Je suis aimé des dames que je sers.
Pour compléter tant d'agréments divers.
On me propose un très-bon mariage;
Mais les conseils de mes nouveaux amis,
Un grain d'amour ou de libertinage,
La vanité, le bon air, tout m'engage
Dans les filets de certaine Laïs
Que Belzébut fit naître on mon paj-s.
Et qui depuis a brillé dans Paris.
Elle dansait à ce tripot lubrique
Que de l'Église un ministre impudique
(Dont Marion * fui servie assez mal)
Fit élever près du l'alais-Royul.
1. Marion do Lormc, courtisane du temps du cardinal de Richelieu,
et qui fit une assez grande fortune avec ce ministre, qui était fort
généreux.
28G POKSIKS DK VOLTAHiK.
« Avec éclat j'entretins donc ma belle :
Croyant raimer, croyant être aimé d'elle,
Je prodiguais les vers et les bijoux;
Billets de change étaient mes billets doux :
Je conduisais ma Laïs triomphante.
Les soirs d'été, dans la lice éclatante
De ce rempart, asile des amours.
Par Outrequin rafraîchi tous les jours K
Quel beau vernis bri-Uait sur sa voilure!
L'a petit peigne orné de diamants
De son chignon surmontait la parure;
L'Inde à grands frais tissut ses vêtements;
L'argent brillait dans la cuvette ovale
Où sa peau blanche et ferme, autant qu'égale,
S'embellissait dans des eaux de jasmin.
A son souper, un surtout de Germain
Et trente plats chargeaient sa table ronde
Des doux tributs des forêts et de l'onde.
Je voulus vivre en fermier général :
Que voulez-vous, hélasl que je vous dise?
Je payai cher ma brillante sottise,
En quatre mois je fus à l'hôpital.
« Yoilà mon sort, il faut que je l'avoue.
Conseillez-moi. — Mon ami, je te loue
D'avoir enfin déduit sans vanité
Ton cas honteux, et dit la vérité;
Prête l'oreille à mes avis fidèles.
1. La mode était alors de se promener en carrosse ou à pied sur les
boulevards de Paris, que M. Outrequin avait soin de faire arroser tous
les jours pendant l'été. Les jeunes gens se piquaient d'y faire paraître
leurs maîtresses dans les voitures les plus brillantes. On y voyait des
filles de l'Opéra couvertes de diamants ; elles renouaient leurs cheveux
avec des peignes où il y avait autant de diamants que de dents. Les
boulevards étaient bordés de cafés, de boutiques de marionnettes, de
joueurs de gobelets, de danseurs de corde, et de tout ce qui peut
amuser la jeunesse.
SATIRKS. 2
Jadis l'Egypte eut moins de sauterelles
Que l'on ne voit aujourd'hui dans Paris
De malotrus, soi-disant beaux esprits,
Qui, dissertant sur les pièces nouvelles.
En font encor de plus silllables qu'elles :
Tous l'un de l'autre ennemis obstinés,
Mordus, mordants, chansonneurs, cliansonné'=',
Nourris de vent au temple de mémoire,
Peuple crotté qui dispense la gloire.
J'estime plus ces honnêtes enfants
Qui de Savoie arrivent tous les ans.
Et dont la main légèrement essuie
Ces longs canaux engorgés par la suie :
J'estime plus celle qui, dans un coin.
Tricote en paix les bas dont j'ai besoin ;
Le cordonnier (jui vient de ma chaussure
Prendre à genoux la forme et la mesur«>.
Que le métier de tes obscurs Frérons.
Maître Abraham, et ses vils compagnons,
Sont une espèce encor plus odieuse.
Quant aux catins, j'en fais assez de cas;
Leur art est doux, et leur vie est joyeuse;
Si quelquefois leurs dangereux appas
A l'hôpital mènent un pauvre diable.
Un grand benêt, qui fait l'homme agréable.
Je leur pardonne, il l'a bien mérité.
« Écoute, il faut avoir un poste honnête.
Les beaux projets dont tu fus tourmenté
Ne troublent plus ta ridicule tête;
Tu ne veux plus devenir conseiller;
Tu n'as point l'air de te faire onicier,
Ni courtisan, ni financier, ni prêtre.
Dans mon logis il me manque un portier :
Prends ton parti, réponds-moi, veux-tu l'être?
}■ POÉSIES DI-: VOLTAIRE.
— Oui-da, monsieur. — Quatre fois dix écus
Seront par an ton salaire; et, de plus,
D'assez bon vin chaque jour une pinte
Rajustera ton cerveau ([ui te tinte;
Va dans ta loge ; et surtout garde-toi
Qu'aucun Fréron n'entre jamais chez moi.
— J'obéirai sans réplique à mon maître,
En bon portier; mais en secret, peut-être,
J'aurais choisi, dans mon sort malheureux.
D'être plutôt le portier des Chartreux *. »
LA VAMTÉ2
(1-60)
« Qu'as-tu, petit bourgeois d'une petite ville?
Quel accident étrange, en allumant ta bile,
1. Le Poitier des Chartreux est un livre qui n'est pas de la morale la
plus austère. On y trouve un portrait de l'abbé Desfontaines, plus hardi
que tous ceux qu'on lit dans Pétrone. Cet ou\Tage est do l'auteur de
la petite comédie intitulée le li... L'auteur était d'ailleurs aussi savant
dans l'antiquité que dans l'histoire des mœurs modernes ; et il a com-
posé des discours sérieui pour des personnages très-graves, qui ne
savaient pas les faire eus-mêmes.
2. La Vanité et autres pièces, soit en vers, soit en prose, font partie
du volume intitulé Recueil de facéties parisiennes sur les six premieis
mois de l'an 1760 et qui est de Morellet ou de Voltaire. Elles y sont
précédées de l'Avertissement que voici :
« Le sieur L. F., auteur de la Prière du déiste que l'on trouvera ici,
et du Voyage de Provence, ayant été admis à l'Académie française, fit
attendre sis mois sa harangue de remercîment, et la prononça enfin le
10 mars 1~60. Mais, au lieu de remercier l'Académie, il fit un Ion,»
discours contre les belles-lettres et contre l'Académie, dans lequel il
dit que « l'abus des talents, le mépris de la religion, la haine de l'au-
« torité sont le caractère dominant des productions de ses confrères ;
« que tout porte l'empreinte d'une littérature dépravée, d'une morale
« corrompue, et d'une philosophie altière qui sape également le trône
€ et l'autel; que les gens de lettres déclament tout haut contre les
i( richesses (parce qu'on ne déblame pas tout bas), et qu'ils portent
« envie secrètement aux riches, etc. » Cet étrange discours si déplacé.
SATIRES. 28'J
A sur ton lar^^e front répandu la rougeur?
D'où vieut que tes gros yeux pétillent de fureur?
Réponds donc'. — L'univers doit venger mes injures -;
L'univers me contemple, et les races futures
Contre mes ennemis déposeront pour moi.
— L'univers, mon ami, ne pense point à toi,
L'avenir encor moins : conduis bien ton ménage,
Divertis-toi, bois, dors, sois tranquille, sois sage.
De quel nuage épais ton crâne est offusqué!
— Ah! j'ai fait un discours, et l'on s'en est moqué!
Des plaisants de Paris j'ai senti la malice;
Je vais me plaindre au roi, qui me rendra justice ;
Sans doute il punira ces ris audacieux.
— Va, le roi n'a point lu ton discours ennuyeux.
si peu mesuré, si injuste, valut alors au sieur L. F. les pièces qu'on va
lire. Le sieur L. F., au lieu de se rétracter honnêtement comme il le
devait, composa un Mémoire justificatif, qu'il dit avoir présenté au roi,
et il s'exprime ainsi dans ce Mémoire : « Il faut que l'univers saclie
« que le roi s'est occupé de mon Mémoire, etc. » Il dit ensuite : « Un
« homme de ma naissance. » Ayant poussé la modestie à cet excès, il
voulut encore avoir celle de faire mettre au titre de son ouvrage :
Mémoire de M. L. F., imprimé par ordre du roi : mais comme Sa
Majesté ne fait point imprimer les ouvrages qu'elle ne peut lire, ce
titre fut supprimé. Cette démarche lui attira VÉpitre d'un frère de la
Charité, qu'on trouvera aussi dans ce recueil. »
1. Un provincial, dans un mémoire, a imprimé ces mots : « U faut
que tout l'univers sache que Leurs Majestés «e sont occupées de mon
discours. Le roi l'a voulu voir; toute la cour l'a voulu voir. » 11 dit,
dans un autre endroit, que « sa naissance est encore au-dessus de son
discours. > Un frère de la Doctrine chrétienne a trouvé peu d'humilité
chrétienne dans les paroles de ce monsieur ; et pour le corriger, il a
mis en lumière ces vers chrétiens, applicables à tous ceu.x qui ont
plus de vanité qu'il ne faut.
2. Un provincial, dans un mémoire concernant une petite querelle
académique, avait imprimé ces propres mots : « Il faut que tout l'uni-
vers sache que Leurs Majestés se sont occupées de mon discours à
l'Académie. *
Et comme, dans ce discours, dont Leurs Majestés ne s'étaient point
occupées, l'auteur avait insulté plusieurs académiciens, il n'est pas
étonnant qu'il se soit attiré une petite correction dans la pièce de vers
intitulée la Vanité. Car s'il est mal de commencer la guerre, il est très-
pardonnable de se défendre.
290 POÉSIES DK VOI.TMIU:.
Il a trop peu de temps, et trop de soins à prendre :
Son peuple ii soulager, ses amis à défendre,
La guerre à soutenir: en un mot, les bourgeois
Doivent ti'ès-rarement importuner les rois.
La cour te croira fou : reste chez toi, i^onhomme.
— Non, je n'y puis tenir; de brocards on m'assomme.
Les quand, les qui, les quoi, pleuvant de tous côtés '.
Silllent à mon oreille, en cent lieux répétés.
On méprise à Paris mes chansons judaïques.
Et mon Paler anglais -, et mes rimes tragiques.
Et ma prose aux quarante. Un tel renversement
D'un État policé détruit le fondement :
L'intérêt du public se joint à ma vengeance;
Je prétends des plaisants réprimer la licence.
Pour trouver bons mes vers il faut faire une loi;
Et de ce même pas je vais parler au roi. »
Ainsi, nouveau venu, sur les rives de Seine,
Tout rempli de lui-même, un pauvre énergumène
De son plaisant di''Iire amusait les passants.
Souvent notre amour-propre éteint notre bon sens;
Souvent nous ressemblons aux grenouilles d"Homère,
Implorant à grands cris le fier dieu de la guerre,
1. Ce sont de petites feuilles volantes qui coururent dans Paris vers
ce temps-là.
2, C'est la prière de Pope, connue sous le nom de Prière du déiste. Il
est vrai qu'elle n'était pas chrétienne, mais elle était universelle. On
ne s'en scandalisa point à Londres, non-seulement parce qu'on permet
beaucoup de choses aux poètes, mais parce qu'on était las de persé-
cuter Pope, et surtout parce qu'il se trouve en Angleterre beaucoup
plus de philosophes que de persécuteurs.
M. Le Franc de Pompignan la traduisit en vers français; mais après
l'avoir traduite, il ne devait pas insulter tous les gens de lettres de
Paris, dans son discours de réception à l'Académie française. Il pouvait
faire sa cour sans insulter ses confrères. Ce discours fut la source de
quantité d'épigrammes, de chansons et de petites pièces de vers, dont
aucune ne touche à l'honneur, et qui n'empêchent pas, comme on l'a
déjà dit ailleurs, que l'homme qui s'éliiil attiré cette querelle ne put
avoir beaucoup de mérite.
s ATI ni: s. 291
Et les dieux des enfers, et Bellone, et Pallas,
Et les foudres des cieux, pour se venger des rats.
Voyez dans ce réduit ce crasseux janséniste,
Des nouvelles du temps infidèle copiste '.
Vendant sous le manteau ces mémoires sacrés
De bedeaux de paroisse, et de clercs tonsurés,
il pense fermement, dans sa superbe extase,
Hess^uscitor les temps des combats d'Atlianase.
Ce petit bel esprit, orateur du barreau,
Alignant froidement ses phrases au cordeau,
Citant mal à propos des auteurs qu'il ignore,
Voit voler son beau nom du couchant à l'aurore :
Ses flatteurs, à dîner, l'appellent Cicéron,
lierthier dans son collège est surnonnné Varron.
Ln vicaire à Chaillot croit que tout homme sage
Doit penser dans Pékin comme dans son village:
Et la vieille badaude, au fond de son quartier,
Dans ses voisins badauds voit l'univers entier.
Je suis loin de blâmer le soin très-légitime
De plaire à ses égaux, et d'être en leur estime.
Un conseiller du roi, sur la terre inconnu,
Doit dans son cercle étroit, chez les siens bienvenu.
Être approuvé du moins de ses graves confrères;
Mais on ne peut soufl'rir ces bruyants téméraires,
Sur la scène du monde ardents à s'étaler.
Veux-tu te faire acteur? on voudra te siffler.
1. C'est le gazelicr des A'ouvetlcs ecclésiasliqws; on en a déjà parlé
ailleurs.
C'est en effet une chose assez plaisante que l'importance mise par ce
gazetier à ces petites querelles ignonies dans le reste du monde,
méprisées dans Paris par tous les gens de bon sons, et connues seule-
ment par ceux qui les excitaient, el parla canaille des convulsionnaires.
Le gazetier ecclésiastique assura dans plusieurs feuilles que les temps
d'Arius et d'Atlianase avaient été moins orageux, et qu'un devait s'at-
tendre aux événements les plus funestes, depuis qu'on avait mis un
porte-Dieu à Bicètre et un colporteur au pilori.
292 POÉSIES DE VOLTAIHE.
Gardons-nous d'imiter ce fou de Diogène,
Qui pouvant cliez les siens, en bon bourgeois d'Athène,
A l'étude, au plaisir doucement se livrer,
Vécut dans un tonneau pour se faire admirer.
Malheur à tout mortel, et surtout dans notre âge,
Qui se fait singulier pour être un personnage!
Piron seul eut raison, quand, dans un goût nouveau %
11 lit ce vers heureux, digne de son tombeau :
Ci-yil qui ne [al rien. Quoi que l'orgueil en dise,
Humains, faibles humains, voilà votre devise.
Combien de rois, grands dieux! jadis si révérés,
Dans l'éternel oubli sont en foule enterrés!
La terre a vu passer leur empire et leur troue.
On ne sait en quel lieu florissait Babylone.
Le tombeau d'Alexandre, aujourd'hui renversé.
Avec sa ville altière a péri dispersé.
César n'a point d'asile où son ombre repose ;
Et l'ami Pompignan pense être quelque chose!
LE RUSSE A PAUIS
PETIT POËilE EN \ERS ALEXANDHINS
Composé à Paris, au mois de mai 1"60, par M. Ivan Alelhof
secrétaire de l'ambassade russe.
Tout le monde sait que M. Aletliof, ayant aj)pns le français
à Archangel, dont il était natif, cultiva les belles-lettres avec
une ardeur incroyable, et y fit des progrès plus incroyables
encore : ses travaux ruinèrent sa santé. 11 était aisé à émou-
voir, comme Horace, irasci celer; il ne pardonnait jamais
aux auteurs qui Tennuyaient. Un livre du sieur Gauchat, et
un discours du sieur Le Franc de Pompignan, le mirent dans
une telle colère qu"il en eut une fluxion de poitrine ; depuis
1. Piron, auteur de la Mélromanie, jolie pièce qui a eu beaucoup de
succès. U a fait son épitaphe, qui commence par ce vers :
Ci-gît, qui? quoi? ma foi, personne, rien.
s ATI r. ES. 203
ce temps il ne fit que languir, et mourut à Paris le
l<'''juin 170)0. avec tous les sentiments d'un vrai catholique grec,
persuadé de l'infaillibilité de l'K'.'lise grecque. Nous donnons
au public son dernier ouvrage, qu'il n'a pas eu le temps de
perfectionner ; c'est grand dommage : mais nous nous flattons
d'imprimer dans peu ses autres poëmes, dans lcsr[uels on trou-
vera plus d'érudition, et un style beaucoup plus cbàtié.
DIM-OGIF D'UN PAUISIKN ETDTN RISSE
LE l'ARISIKN.
Vous avez donc franchi les mers hyperborées,
Ces immenses déserts et ces froides contrées
Où le fils d'Alexis, instruisant tous les rois,
A fait naître les arts, et les mœurs, et les lois ?
Pourquoi vous dérober aux sept astres de l'Oursi',
Beaux lieux où nos Français, dans leur savante course,
Allèrent^ de liorée arpentant riiorizoïi,
Geler auprès du pùle aplati par Newton • ;
1. Ce furent Huygens et Newton qui prouvèrent, le premier par la
théorie des forces centrifuges, lo second par celle de la gravitation,
que le globe doit être un peu aplati aux pôles, et un peu élevé à
l'équateur; que par conséquent les degrés du méridien sont plus
petits à l'équateur, et au p61o un peu plus longs. La différence, selon
Newton, est d'un doux-cent-trentième, et, selon Huygens, d'un cinq-
cent-soiiante-et-dii-huitiùme.
On trouva au contraire, par les mesures prises en France, que les
degrés du méridien étaient plus grands au sud qu'au nord. De là on
conclut que la terre était aplatie au pôle, comme Newton et Huygens
l'avaient prouvé par une théorie sûre. C'était tout justement le con-
traire de ce qu'on devait conclure. Les mesures de France étaient
f.ius.«es, et la conclusion plus fausse encore.
Cette affaire ne fut portée ni au parlement ni en Sorbonne, comme
celle de l'inoculation y a été déférée. L'Académie des science» se
rétracta au bout de vingt ans, et Fontenelle avoua dans son histoire
que, si les degrés étaient plus longs vers le nord, la terre devait être
aplatie au pôle.
Cela faisait voir qu'on s'était non-seulement trompé en France sur la
tiiéorie, mais qu'on s'était aussi trompé dans les mesures.
294 POi:SlES DI-: VOLTAIRE,
Et de ce ?rand projet utile à cent couronnes ',
Avec un quart de cercle enlever deux Laponnes -?
Est-ce un pareil dessein qui vous conduit chez nous?
LE RISSK.
.Non, je viens m'éclairer, m'instruire auprès de vous;
Voir un peuple fameux, l'observer et l'entendre.
LE 1' . un s IE.\.
Aux bords de TOccident que pouvez-vous apprendre?
Dans vos vastes États vous touchez à la fois
Au pays de Christine, à Tempire chinois :
Le héros de Narva sentit votre vaillance:
Le brutal janissaire a tremblé dans Byzance;
Les hardis Prussiens ont été terrassés;
Et, vainqueurs en tous lieux, vous en savez assez.
LE RISSE.
J'ai voulu voir Paris : les fastes de l'histoire
Célèbrent ses [)laisirs et consacrent sa gloire.
Tout mon cceur tressaillait à ces récits pompeux
De vos arts triomphants, de vos aimables jeux.
Quels plaisirs, quand vos jours marqués par vos conquêtes
S'embellissaient encore à l'éclat de vos fêtes !
L'étranger admirait dans votre auguste cour
Cent filles de héros conduites par l'Amour:
Ces belles Montbazons, ces Chàtillous brillantes.
Ces piquantes Bouillons, ces Nemours si touchantes.
Dansant avec Louis sous des berceaux de fleurs '.
1. Moreau de Maupertuis fit accroire au cardinal de Fleury que
cette dispute purement philosophique intéressait tous les navigateurs ;
qu'il y allait de leur vie. Il n'y allait certainement que de la curiosité.
2. C'étaient deux filles de Tornéa, qui étaient sœurs. Le père com-
mença un procès criminel contre Maupertuis ; mais on ne put du
cercle polaire envoyer à Paris un huissier.
3. Cela est vrai à la lettre. Il y avait à la fête de Versailles de grands
berceaux de verdure, ornés de fleurs qui formaient des dessins pitto-
SATir.HS. 295
lit du Rhin subjugué couronnant les vainqueurs:
Perrault du Louvre auguste (''levant la merveilk-;
Le grand Condé pleurant aux vers du grand Corneille;
Tandis que, plus aimable, et plus maître des cœurs,
Racine, d'Henriette exprimant les douleurs \
Et voilant ce I)eau nom du nom de Bérénice,
Des feux les plus touchants peignait le sacrifice.
Cependant un Colbert, en vos heureux remparts,
Ranimait l'industrie, et rassemblait les arts :
Tous ces arts en triomphe amenaient Tabondance.
Sur cent châteaux ailés les pavillons de France -,
Bravant ce peuple altier, complice de Cromuel,
Eflrayaient la Tamise et les ports du Texel.
Sans doute les beaux fruits de ces âges illustres,
Accrus par la culture et mûris par vingt lustres.
Sous vos savantes mains ont un nouvel éclat.
Le temps doit augmenter la splendeur de TÉtat:
Mais je la cherche en vain dans cette ville immense.
LE PARISIEN.
Aujourd'hui Ton étale un peu moins d'opulence.
Nous nous sommes défaits d'un luxe dangereux^;
resques. Ce fut là que Louis XIV, qui était d;ins tout l'éclat de la jeu-
nesse et do la beauté, daasa avec M"« de La Vallière et d'autres
dames.
1. Rien n'est plus connu que l'histoire de la tragédie de Bérénice. La
princesse Henriette d'.Angleterre, fille de Charles 1", et femme de
Monsieur, frère unique de Louis XIV, donna ce sujet à traiter à Cor-
neille et à Racine. On sait comment Corneille en fît une tragédie aussi
froide et aussi ennuj-cuse que mal écrite ; et comment Racine en fit une
pièce très-touchante, malgré ses défauts.
2. Louis XIV était parvenu jusqu'à garnir ses ports de près de deux
cents vaisseaux de guerre.
3. Cela fut écrit en nCO, temps auquel le mallieur des temps, les
disgrâces dans la guerre, et la mauvaise administration des finances,
avaient obligé le roi et la plupart des gens riches à faire porter à la
monnaie une grande partie de leur vaisselle d'argent. On servait alors
les potages et les ragoûts dans des plats de faïence qu'on appelait des
culs noirs.
'i'M POi:sii:s df; voltaire.
Les esprits sont changés, et les temps sont fâcheux.
LE KISSE.
Et que vous reste-t-il de vos magnificences?
LK J'ARISIKiX.
IMais... nous avons souvent de belles remontrances';
Et le nom d'Ysabeau =*, sur un papier timbré,
Est dans tous nos périls un secours assuré.
LE RUSSE.
C'est I)('aucoup: mais enfin, quand la riche Angleterre
Epuise ses trésors à vous faire la guerre,
Les papiers d'Vsabeau ne vous suffiront pas :
Il faut des matelots, des vaisseaux, des soldats...
LE PARISIEN .
Nous avons à Paris de plus grandes affaires.
LE RUSSE.
Quoi donc?
LE PAPISIEX.
Jansénius... la bulle... ses mystères^.
De deux sages partis les cris et les efforts,
1. On n'a pas ici la témérité de vouloir jeter le plus léger soupçon
de partialité sur les remontrances; le zèle les dicte, la bonté les
reçoit, l'équité y a souvent égard. On observe seulement que, lorsque
les Anglais se ruinent pour désoler nos côtes, insulter nos ports,
détruire nos colonies et notre commerce, nous devons donner quelque
chose pour nous défendre. Certes, en voyant notre roi se défaire de
sa vaisselle d'argent, et se priver de ce qui fait le nécessaire d'un
monarque, quel est le citoyen qui ne suivra pas un exemple si noble et
si touchant?
2. Greffier au parlement de Paris.
3. La querelle de la bulle Unigenitus fut un de ces ridicules sérieux
qui ont troublé la France assez longtemps. On n'ignore pas que
Louis XIV eut le malheur de se mêler des disputes absurdes entre
les jansénistes et les molinistes; que cette extravagance jeta de l'amer-
tume sur la fia de ses jours, et que cette guerre théologique, pour
n'avoir pas été assez méprisée, renaquit ensuite assez violemment.
C'était la honte de l'esprit humain ; mais on était accoutumé à cette
honte.
SATIIIES. 297
Et des billets sacrés pa3'ables chez les morts ^
Et des coDvubions *, et des réquisitoires,
Rempliront do nos temps les brillantes histoires.
Le Franc de Pompignan, par ses divins écrits \
1. Valère Maxime (lib. II, cap. vi, deext. Inslit.) dit que les druides
prêtaient de l'argent aux pauvres, à la charge qu'ils le rendraient en
l'autre inonde.
2. La folie inconcevable des convulsions fut un des fruits de la bulle
L'nigenitus. Il }■ en avait encore en nOO, et elles avaient commencé
en 1721. Sans les philosophes, qui jetèrent sur cette démence infilme
tout le ridicule qu'elle méritait, cette fureur de l'esprit de parti aurait
eu des suites très-dangereuses.
3. M. Le Franc de Pompignan, dans un mémoire qu'il dit avoir pré-
senté au roi en 1760, s'exprime ainsi, page 17 : « Il faut que tout l'uni-
vers sache que... le roi s'est occupé de mon discours, non comme d'une
nouveauté passagère, mais comme d'une production digue de Tatten-
tion particulière des souverains. »
Quel producteur que ce Pompignan! quelle modestie! de quoi ton il
parle à Tuniversl comme l'univers est occupé de lui!
Ce même Le Franc de Pompignan dit, page 10: « Un homme de ma
naissance et de mon état. » La naissance de Le Franc I
Ce même Le Franc de Pompignan dit encore que, pendant qu'il
était juge des aides en Quercy, il éa'ivait de la prose pou7- l'utilité de
ses compatrietes. Voici la prose utile de M. Le Franc de Pompignan.
Il eut la bonté, en l7ôC, d'écrire au roi, et de lui reprocher le bien
que le roi faisait à la nation, en faisant lui-même, à Trianon, l'essai de
la méthode de remédier à la carie des blés. Sa Majesté daigna faire
envoyer la recette dans toutes les provinces : c'est une de ses atten-
tions paternelles pour son peuple ; nous l'en bénissons, nos enfants l'en
béniront. M. Le Franc da Pompignan semble insulter à sa bienfaisance,
il lui dit : « Ces expériences ne rendront pas nos champs moins incultes.
Le parc de Versailles ne décide pas de l'état de nos campagnes.
Vous traitez vos sujets plus impitoyablement que des forçats; on
exerce sur eux des vexations horribles : sortez de l'enceinte de votre
palais somptueux, vous verrez un royaume qui sera bientôt un
désert... »
Telle est la prose coulante et agréable du sieur Le Franc de Pomp'-
gnan. Le roi n'a jamais donné un grand exemple de clémence qu'en
daignant pardonner à ce bourgeois de Quercy un peu trop vif. Est-ce
à ce titre qu'on l'a reçu à l'Académie?
Le même Le Franc de Pompignan, auteur du Vo;/age de Provence, de
ta Prière du deisle. et de quelques psaumes traduits en vers bien durs,
et de plusieurs pièces de théâtre, dont une seule a pu être jouée, nie
qu'on lui ait refusé quelque temps les provisions de sa charge en
Quercy, pour le punir de la Prière du déiste, parce qu'il fut d'ailleurs
suspendu de sa charge en Quercy pour unr; autre affaire qui arriva
dans un bal eu Quercy. Nous n'entrerons point dans ces détails; nous
17.
29f POKSIl.S DH VOLTAini;.
Plus que Palissot même occupe nos esprits ' ;
Nous quittons et la Foire et l'Opéra-Comique,
Pour juger de Le Franc le style académique.
Le Franc de Pompignan dit à loul l'univers
nous contenterons d'observer que ce n'est pas sans r.iison qu'un père
tle la Doctrine chrétienne lui a dit :
Pour vivre un peu joyeusement.
Croyez-moi, n'offensez personne :
C'est un petit avis qu'on donne
Au sieur Le Franc de Pompignan.
11 peut sur cet article présenter un mémoire à l'univers.
1. Palissot de Montenoy fit jouer par les comédiens français une
comédie intitulée Us Philosophes, le 2 mai 1700. U a eu le malheur,
dans cette comédie, d'insulter et d'accuser plusieurs personnes d'un
mérite supérieur; et il se reprochera sans doute cette faute toute sa
vie. On voit, par la lettre qu'il a donnée au public en forme de pré-
face, qu'il a été trompé par de faux mémoires qu'on lui avait donnés.
Il justifie sa pièce en rapportant plusieurs passages tirés de l'Encydo-
ptdic, et la plupart de ces passages ne se trouvent pas dans l'Encyclo-
pédie. Il cite plusieurs traits de quelques mauvais livres intitulés
rilcmme plante et la Vie heureuse, comme si ces livres étaient com-
posés par quelques-uns de ceux qui ont mis la main à l'Encyclopédie,
mais ces livres détestables, contre lesquels il s'élève avec une juste-
indignation, sont d'un médecin nommé La Métrie, natif de Saint-Malo,
de l'Acaiémie de Berlin, qui les composa à Berlin il y a plus de douze
ans, dans des accès d'ivresse. Ce La Métrie n'a jamais été en relation
avec aucun des citoyens qui sont maltraités dans la pièce des Philosophes.
Ceux qu'on insulte dans cette pièce sont M. Duclos, secrétaire per-
pétuel de TAcadémie française, auteur de plusieurs ouvrages très-esti-
mables; M. d'.\lembert, de la même académie et de colle des sciences,
célèbre par sa vaste littérature, par ses connaissances profondes dans
les mathématiques, et par son génie ; M. Diderot, dont le public fait
le même éloge; M. le chevalier de Jaucourt, homme d'une grande
naissance, auteur de cent excellents articles qui enrichissent le
Dictionnaire encyclopédique; M. Helvétius, admirable (ce mot n'est
pas trop fort) par une action unique : il a quitté deux cent mille
livres de rente pour cultiver les belles-lettres en paix, et il fait du bien
avec ce qui lui reste. La facilité et la bonté de son caractère lui ont
fait hasarder, dans un livre d'ailleurs plein d'esprit, des propositions
fausses et très-répréhensibles, dont il s'est repenti le premier, à
l'exemple du grand Fénelon. L'auteur de la comédie des Philosophes
se repent aussi d'avoir porté le poignard dans ses blessures; il a des
remords d'avoir imputé des maximes et des vues pernicieuses aux plus
honnêtes gens qui soient en France, à des hommes qui n'ont jamais
fait le moindre mal à personne, et qui n'en ont jamais dit. En qua-
SATIHES. 299
Que le roi lit sa prose, et même cncor ses vers.
L'univers cependant voit nos apothicaires
Combattre en parlement les jésuites leurs frères';
Car chacun vend sa drogue, et croit sur son pailler
Fixer, comme Le Franc, les yeux du monde entier.
Que dit-on dans Moscou de ces nobles querelles?
LE r.LSSE.
En aucun lieu du monde on ne m'a parlé d'elles.
Le Nord, la Germanie, où j'ai porté mes pas,
-Ne savent pas un mot de ces fameux débats.
LE PARISIEN.
Quoi ! du clergé français la gazette prudente 2,
lilé de citoyen, il souhaite que le Dictionnaire encyclopédique se con-
tinue, que les libraires qui ont fait cette grande entreprise ne soient
pas ruinés, que les souscripteurs ne perdent point leurs avances.
Ce livre, qui se perfectionnait sùus tant de mains, devenait cher et
nécessaire à la nation. J'ai vu rarticlc Roi en manuscrit ; des étrangers
ont pleuré de tendresse au portrait qu'on fait de Louis XV, et ils ont
souhaité d'être ses sujets; la reine son épouse regretterait l'article
Reine, si sa vertu modeste pouvait lui faire regretter les plus justes
louanges. Au mot Guerre, on croirait que celui qui commande aujour-
d'hui nos armées, et plusieurs lieutenants généraux, ont été désignés
par l'auteur, qui est lui-môme un excellent officier. Le mot .Siège forme
un article bien important pour nous ; la prise du Port-Mahon immor-
talise le nom du général et le nom français : en un mot, cet orfvrage
eût fait notre gloire, et il est bien honteux qu'il ait essuyé à la fois la
persécution et le ridicule.
1. Le 1-J mai 1700, jour de l'anniversaire de la mort de Henri IV,
les apothicaires de Paris lireut saisir, dans un couvent de jésuites qu'on
appelait la maison professe, des drogues que les jésuites vendaient en
fraude, et leur firent un procès au parlement, qui condamna ces pères.
On disait qu'ils débitaient chez eux ces drogues pour empoisonner les
jansénistes.
2. C'est ce qu'on appelle la Gazelle ecclésiastique. Ce journal clan-
destin commença en ITi-l, et dure encore. C'est un ramas de petits
faits concernant des bedeaux de paroisse, des porte-Dieu, des thèses de
théologie, des refus de sacrements, des billets de confession : c'est
surtout dans le temps de ces billets de confession que cette gazette a
eu le plus de vogue. L'archevêque de Paris, Christophe de Beaumont,
avait imaginé des lettres de change tirées à vue sur l'autre monde,
pour faire refuser le viatique à tous les mourants qui se s.Taient con-
;{(I0 l'OKSlKS Di; voi.TAim:.
Cet ouvrage immortel que le pur zèle enfante,
Le Journal du Chrétien, le Journal de Trévoux ^,
N'ont point passé les mers et volé jusqu'à vous?
LE KLSSE.
Non.
LE PARISIEN.
Quoi! vous ignorez des mérites si rares?
LE KISSE.
Nous n'en avons jamais rien appris. •"
L E I' A R I s I E .\ .
Les barbares!
Ilélas! en leur faveur mon esprit abusé
Avait cru que le Nord était civilisé.
LE RUSSE.
Je viens pour me former sur les bords de la Seine;
C'est un Scythe grossier voyageant dans Athène
Qui vous conjure ici, timide et curieux.
De dissiper la nuit qui couvre encor ses jeux.
Les modernes talents que je cherche à connaître
Devant un étranger craignent-ils de paraître?
fossés à des prêtres jansénistes. Ce comble de rextravagance et de
rhorreur causa beaucoup de troubles, et mit la Gazelle ecclésiastique
alors dans un grand crédit : elle tomba quand cette sottise fut finie.
Elle était, dit-on, comme les crapauds, qui ne peuvent s'enfler que de
venin.
1. Le Journal chrélien ou du chrétien fut d'abord composé par un
récollet nommé Hayer, l'abbé Trublet, l'abbé Dinouard, un nommé
Joannet. Ils dédièrent leur besogne à la reine, dans l'espérance d'avoir
quelque bénéfice ; en quoi ils se trompèrent. Ils mirent d'abord leur
Afereure chrétien à 30 sous, puis à "20, puis à 15, puis à 12. Voyant
qu'ils ne réusissaient pas, ils s'avisèrent d'accuser d'athéisme tous les
i'crivains, à tort et à travers. Ils s'adressèrent malheureusement à
M. de Saint-Fois, qui leur fit un procès criminel, et les obligea à se
rétracter. Depui.s ce temps-là leur journal fut entièrement décrié, et
ces pauvres diables furent obligés de l'abandonner.
Pour le Journal de Trévoux, il a subi le sort des jésuites, ses auteurs,
il est tombé avec eux.
SATIRES. 301
Le cygae de Cambrai, l'aigle brillant de Meaux,
Dans ce temps éclairé n'ont-ils pas des égaux?
Leurs disciples, nourris de leur vaste science.
N'ont-ils pas hérité de leur noble éloquence?
LE PARISIEN.
Oui, le flambeau divin qu'ils avaient allumé
Brille d'un nouveau feu, loin d'être consumé :
Nous avons parmi nous des Pères de l'Église.
LE RUSSE.
Nommez-moi donc ces saints que le ciel favorise.
LE PARISIEN.
Maître Abraham Chaumeix, Ilayer le récollet ',
Et Berthier le jésuite, et le diacre Trublet,
Et le doux Caveyrac, et Nonnote, et tant d'autres - ;
Ils sont tous parmi nous ce qu'étaient les apôtres
Avant qu'un feu divin fût descendu sur eux :
1. Cet^ Abraham Cbaumeiz était ci-devant vinaigrier, et, s'étanl fait
convulsionnaire, il devint un homme considérable dans le parti, sur-
tout depuis qu'il se fut fait crucifier avec une couronne d'épines sur la
tête, le 2 mars 1749, dans la rue Saint -Denys, vis-à-vis .Saiat-Leu et
Saint-Gilles. Ce fut lui qui dénonça au parlement de Paris le Diction-
naire encijdopédiqw. 11 a été couvert d'opprobre, et obligé de se réfu-
gier à Moscou, où il s'est fait maître d'écolo.
Hayer le récullet n'est connu que par le Journal chrétien; le jésuite
Berthier, par le Journal de Trévoux, et surtout par une facétie plai-
sante intitulée Relation de la mnladie, de la confession, de la mort et de
l'apparition du jésuite IJerlhier.
2. Le doux Cavej'rac est ici par antiphrase ; il n'y a rien de si peu
doux que son Apologie de la révocation de l'édit de IVantes et de la Saint-
Barthélémy. Ce n'est pas qu'on doive en inférer absolument qu'il eût
fait la Saint-liarthélemy, s'il eût été à la place du Balafré. On justifia
quelquefois les plus abominables actions qu'un no voudrait pas avoir
faites. On fait un livre pour plaire à un évoque, pour attraper un petit
bénéfice, une petite pension du clergé, qu'on n'attrape point; et ensuite
on écrirait pour les huguenot!> avec autant de zèle qu'on a écrit
contre eux. Tout cela n'est, au bout du compte, que du papier perdu
et de rhonneur perdu; ce qui est fort peu de chose pour ces gens-là.
Nonnotte est un ei-jésuite que notre auteur philosophe a fait con-
naître par les ignorances dont il l'a convaincu, et par les ridicules dont
il l'a accablé avec très-juste raison.
302 POI-SIKS Di: VOLTAIRE.
De leur siècle profane instructeurs généreux ',
Cachant de leur savoir la plus grande partie,
Écrivant sans esprit par pure modestie,
Et par piété même ennuyant les lecteurs. '
LE RUSSE.
Je n'ai point encor lu ces solides auteurs :
11 faut que je vous fasse un aveu condaninabJ'',
Je voudrais qu'à l'utile on joignît l'agréable:
J'aime à voir le bon sens sous le masque des ris:
Et c'est pour m'égayer que je viens à Paris.
Ce peintre ingénieux de la nature humaine,
Qui fit voir en riant la raison sur la scène.
Par ceux qui l'ont suivi serait-il éclipsé?
LK PARISIEN.
Vous parlez de Molière : oh ! son règne est passé ;
Le siècle est bien plus fin; notre scène épurée
Du vrai beau qu'on cherchait est enfin décorée.
Nous avons les Remparts -, nous avons Ratnponneau'\
1. Peu d'auteurs se sont servis du mot imirxicteur , qui semble man-
quer à notre langue. On voit bien que c'est un Russe qui parle. Ce
terme répond à celui de coukaski, qui est très-énergique en slavon.
2. Les comédies qu'on joue sur les boulevards.
3. Ramponneau était un cabaretier de la Courtille, dont la figure
comique et le mauvais vin qu'il vendait bon marché lui acquirent
pendant quelque temps une réputation éclatante. Tout Paris courut
à son cabaret ; des princes du sang même allèrent voir M. Rampon-
neau.
Une troupe de comédiens établis sur les remparts s'engagea à lui
payer une somme considérable pour se montrer seulement sur leur
théâtre, et pour y jouer quelques rôles muets. Les jansénistes firent un
scrupule à Ramponneau de se produire sur la scène ; ils lui dirent que
TertuUien avait écrit contre la comédie ; qu'il ne devait pas ainsi
prostituer sa dignité de cabaretier; qu'il y allait de son salut. La con-
science de Ramponneau fut alarmée. Il avait reçu de l'argent d'avance,
et il ne voulut point le rendre, de peur de se damner. 11 y eut
procès. M. Elle de Beaumont, célèbre avocat, daigna plaider contre
Ramponneau; notre poète philosophe plaida pour lui, soit par zèle
pour la religion, soit pour se réjouir. Ramponneau rendit l'argent et
sauva son âme.
SATir.ES. 303
Au lieu du Misantlirope. on voit Jacques Rousseau,
Oui, marchant sur ses mains, et mangeant sa laitue'.
Donne un plaisir bien noble au public qui le hue.
Voilà nos grands travaux, nos beaux-arts, nos succès.
Et Thonncur éternel de l'empire français.
A ce brillant tableau connaissez ma patrie.
LE nussE.
Je vois dans vos propos un peu de raillerie,
Je vous entends assez; mais parlons sans détour :
Votre nuit est venue après le plus beau jour.
11 en est des talents comme de la finance:
La disette aujourd'hui succède à l'abondance :
Tout se corrompt un peu, si je vous ai compris.
Mais n'est-il rien d'illustre au moins dans vos débris?
Minerve de ces lieux serait-elle bannie?
Parmi cent beaux esprits n'est-il plus de génie?
1. K 1' \ I! I s 1 1-: \ .
Un génie? ah, grand Dieu! puisqu'il faut m'expliquer.
S'il en paraissait un que l'on pût remarquer,
Tant de témérité serait bientôt punie.
.Non, je ne le tiens pas assuré de sa vie.
Les Berthiers, les Chaumeix, et jusques aux Frérons,
Déjà de l'imposture embouchent les clairons.
L'hypocrite sourit, l'énergumène aboie;
Les chiens de Saint-Médard - s'élancent sur leur proie ;
1. La même année ITfiO, on joua sur le théâtre de la Comédie-Fran-
çaise la comédie des Pliilosopfies, avec un concours de monde prodi-
gieux. On voyait sur le thé'ilro Jean-Jacques Rousseau marchant .i
quatre pattes et mangeant une laitue. Cette facétie n'était ni dans le
goût du Misanthrope, ni dans celui du Tartu/fe; mais elle était bien
aussi théAtrale que celle de Pourceaugnac qui est poursuivi par des
lavements et des ffls de p...
Le reste de la pièce ne parut pas assez gai; mais on ne pouvait pas
dire que ce fût là de la comédie larmoyante. On reprocha à l'auteur
d'avoir attaqué de très-lionnêfes gens dont il n'avait pas à se plaindre.
2. Saint-Médard est une vilaine paroisse d'un très-vilain faubourg de
30i POKSIIiS DE VOLTAlRii:.
Un petit magistrat à peine émancipé,
Un pédant sans honneur, à Bicêtre échappé,
S'il a du bel esprit la jalouse manie,
Intrigue, parle, écrit, dénonce, calomnie,
Kn crimes odieux travestit les vertus :
Tous les traits sont lancés, tous les rets sont tendus.
On cabale à la cour; on ameute, on excite
Ces petits protecteurs sans place et sans mérite,
Ennemis des talents, des arts, des gens de bien,
Qui se sont faits dévots, de peur do n'(Hre rien.
.N'osant parler au roi, qui hait la médisance,
Kt craignant de ses yeux la sage vigilance,
Ces oiseaux de la nuit, rassemblés dans leurs trous,
Exhalent les poisons de leur orgueil jaloux :
« Poursuivons, disent-ils, tout citoyen qui pense.
Un génie! il aurait cet excès d'insolence!
Il n'a pas demandé notre protection!
Sans doute il est sans mœurs et sans religion;
11 dit que dans les cœurs Dieu s'est gravé lui-même,
Qu'il n'est point implacable, et qu'il suffit qu'on l'aime.
Dans le fond de son âme il se rit des Fantins *,
Do Marie Alacoque- et de la Fleur des saints ^.
Taris, où les convulsions commencèrent. On appelle depuis ce temps-là
les fanatiques, chiens de Saint-Médard.
1. Fantiu, curé de Versailles, fameux directeur qui séduisait ses
dévotes, et qui fut saisi volant une bourse de cent louis à un mourant
qu'il confessait; il n'était pourtant pas philosophe.
à. Marie Alacoqiu, ouvrage impertment de Languet, évêque de Sois-
sons, dans lequel l'absurdité et l'impiété furent poussées jusqu'à mettre
dans la bouche de Jésus-Christ quatre vers pour Marie Alacoque.
3. La Fleur des saints, compilation extravagante du jésuite Ribade-
ueira; c'est un extrait de la Légende dorée, traduit et augmenté par le
frère Girard, jésuite.
Aola bene que ce n'était pas ce frère Girard condamné au feu, le
12 octobre 1731, par la moitié du parlement d'Aix, pour avoir abusé
de sa pénitente en lui donnant le fouet assez doucement, et pour plu-
sieurs profanations. Il fut absous par l'autre moitié du parlement
d'Aix, parce qu'on avait ridiculement mêlé l'accusation de sortilège
SATir.KS. 305
Aux erreurs indulgent, et sensible aux misères,
Il a dit, on le sait, que les humains sont frères:
Kt, dans un doute alTreux lùohenKMit ol)stiné,
Il n'osa convenir que iNe\\ ton fût damné.
Le l)rùler est une œuvre et sage et méritoire. »
Ainsi parle à loisir ce digne consistoire.
Des vieilles à ces mots, au ciel levant les yeux,
Demandent des fagots pour cet homme odieux,
Et des petits péchés commis dans leur jeune âge
Elles font pénitence en opprimant un sage.
LE nussE.
Hélas! ce que j'apprends de votre nation
Me remplit de douleur et de compassion.
LE PARISIEN.
J'ai dit la vérité. Vous la vouliez sans feinte.
Mais n'imaginez pas que, tristement éteinte,
La raison sans retour abandonne Paris :
11 est des cœurs bien faits, il est de bons esprits.
Qui peuvent, des erreurs où je la vois livrée,
Ramener au droit sens ma patrie égarée.
Les aimables Français sont biiMitôt corrigés.
LE RUSSE.
Adieu ; je reviendrai quand ils seront changés.
LES CIIKVAIX ET LES ANES
0 L É T n E \ \ K S A l \ SOTS
(\-r,\)
A ci?s beaux jeux inventés dans la Grèce,
Combats d'esprit, ou de force, ou d'adresse,
aux véritables charges du procès. C'est bien dommage que ce frère
Girard n'ait pas été philosophe.
30C POi:sii:s de volïairi:.
Jeux solennels, écoles des héros,
Un ^^ros Tliébain, qui se nommait Balhos,
Assez connu par sa crasse ignorance.
Par sa lésine et son impertinence,
D'ambition tout comme un autre épris,
Voulut paraître, et prétendit au prix.
C'était la course. Un beau cheval de Thrace,
Aux crins flottants, à l'œil brillant d'audace.
Vif et docile, et léger à la main,
Vint présenter son dos à mon vilain.
11 demandait des housses, des aigrettes,
Un beau harnais, de l'or sur ses bosse ttes.
Le bon Bathos quelque temps marchanda,
Un certain une alors se présenta.
L'une disait : « Mieux que lui je sais braire.
Et vous verrez que je sais mieux courir;
Pour des chardons je m'offre à vous servir :
Préférez-moi. » Mon Bathos le préfère.
Sûr du triomphe, il sort de sa maison.
Voilà Bathos monté sur son grisou.
11 veut courir. La Grèce était railleuse :
Plus l'assemblée était belle et nombreuse.
Plus on sifflait. Les Bathos en ce temps
.N'imposaient pas silence aux bons i)laisauts.
Profitez bien de cette belle histoire,
Vous qui suivez les sentiers de la gloire ;
Vous qui briguez ou donnez des lauriers,
Distinguez bien les ânes des coursiers.
En tout état et dans toute science.
Vous avez vu plus d'un Bathos en France ;
Et plus d'un âne a mangé quelquefois
Au râtelier des coursiers de nos rois.
L'abbé Dubois, fameux par sa vessie.
Mit sur son front, très-atteint de folie.
SATIRES. 301
l.a même mitre, hélas! qui décora
Ce Féneloii queTEurope admira.
Au Cicéron des oraisons lunèbres ',
Sublime auteur de tant d'écrits célèbres,
Qui succéda dans l'emploi glorieux
De cultiver l'esprit des demi-dieux?
lïï théatin, un lîoj^er. Mais qu'importe,
Ouand l'arbre est beau, quand sa sève est bien forte,
Qu'il soit taillé par Bénigne ou Boyer?
De très-bons fruits viennent sans jardinier.
C'est dans Paris, dans notre immense ville,
En grands esprits, en sots toujours fertile,
Mes chers amis, qu'il faut bien nous garder
Des charlatans qui viennent l'inonder.
Les vrais talents se taisent, ou s'enfuient,
Découragés des dégoûts qu'ils essuient.
Les faux talents sont hardis, effrontés,
Souples, adroits, et jamais rebutés.
Que de frelons vont pillant les abeilles!
Que de Pradons s'érigent en Corneilles!
Que deGauchats semblent des Massillons!
Que de Le Dains succèdent aux Bignons!
Virgile meurt, Davius le remplace.
Après Lulli nous avons vu Colasse;
Après Le Brun, Coypel oI)tint l'emploi
De premier peintre ou barbouilleur du roi.
Ah ! mon ami, malgré ta suffisance.
Tu n'étais pas premier peintre de France.
Le lourd Crevier\ pédant, crasseux et vain,
1. Bossuet.
2. Crevier, mauvais auteur d'une Histoire romaine ot d'une Histoire
de l'Université, et beaucoup plus fait pour la seconde que pour la pre-
mière. 11 a depuis fait un libelle contre le célèbre Montesquieu, dans
lequel il s'efforce de prouver que Montesquieu n'était pas chrétien.
Voilà un beau service que cet homme rend à notre religion, de cher-
308 l'OKSIKS I)i; VOLTAHii:.
l'rcii'l liardiiiieiit la place de Hollin,
Comme un valet prend riuibit de son maître.
Que voulez-vous? chacun cherche à paraître.
C'est un plaisir de voir ces polissons
Qui du bon goût nous donnent des leçons;
Ces étourdis calculants en finance,
Et ces bourgeois qui gouvernent la France,
Et ces gredins qui, d'un air magistral.
Pour (|uinze sous griffonnant un journal,
Journal chrétien, connu par sa sottise,
Vont se carrant en princes de TÉglise;
Et ces faquins, qui, d'un ton familier,
Parlent au roi du haut de leur grenier.
Nul à Paris ne se tient dans sa sphère,
Dans son métier, ni dans son caractère ;
Et, parmi ceux qui briguent quelque nom.
Ou quelque honneur, ou quelque pension,
Qui des dévots affectent la grimace.
L'abbé La Coste* est le seul à sa place.
Le roi, dit-on, bannira ces abus :
11 le voudrait; ses soins sont superflus.
U ne peut dire en un arrêt en forme :
<■ Impertinents, je veux qu'on se réforme.
Que le Journal de Trévoux soit meilleur,
Guyon moins plat, Moreau plus fin railleur.
La cour enjoint à Jacque hétérodoxe
De courir moins après le paradoxe;
Je lui défends de jamais dénigrer
Des arts charmants qui peuvent l'honorer:
Je veux, j'entends que, sous mou règne auguste,
cher à nous convaincre qu'elle était méprisée par un grand homme ! La
monture de Bathos parait assez convenable à ce monsieur.
1. L'abbé La Coste, qui a travaillé à l'Année liUéraire, de présent
«mployé à Toulon sur les galères du roi.
SATIRES. 309
Tout bon Français ait l'esprit sage et juste ;
Que nul robia ne soit présomptueux,
Nul moine fier, nul avocat verbeux.
Ouï le rapport, dans mon conseil j'ordonne
Que la raison s'introduise en Sorbonne,
Que tout auteur sache me réjouir,
Ou m'éclairer : car tel est mon plaisir. »
Un tel édit serait plus inutile
Que les sermons prêches par La .Neuville.
Donc on aurait grande obligation
A ((ui pourrait par exhortation.
Par. vers heureux, et par douce éloquence.
Porter nos gens à moins d'extravagance,
Admonéter par nom et par surnom
Ces ennemis jurés de la raison.
On pourrait dire aux malins moliniste?,
A leurs rivaux les rudes jansénistes.
Aux gens du greflTe, aux universités,
Auxiaux dévots, d'iionnètes vérités.
Je les dirai, n'en soyez point en peine ;
Chacun de vous obtiendra son étrenno.
Messieurs les sots, je dois, en bon chrétien.
Vous fesser tous, car c'est pour votre bien.
Par M. le ch. db M....re, cornette de cavalerie, et, en cette qualité,
ennemi juré des Anes, A Paris, le 1" janvier 17G2, pour vos étrennes.
KLOGE Dl- L'HYPOCniSlE
(17GG)
Mes chers amis, il me prend fantaisie
De vous parler ce soir d'hypocrisie.
Grave Vernet, soutiens ma faible voix :
Plus on est lourd, plus on parle avec poids.
310 POÉSIES DE VOLTAIRE.
Si quelque belle à la démarche fière,
Aux gros tétons, à l'énorme derrière,
Étale aux yeux ses robustes appas,
Les rimailleurs la nommeront Pallas.
Une beauté jeune, fraîche, ingénue.
S'appelle Hébé ; "Vénus est reconnue
A son sourire, à l'air de volupté
Qui de sou charme embellit la beauté.
Mais si j'avise un visage sinistre, ,
Un front hideux, l'air empesé d'un cuistre.
Un cou jauni sur un moignon penché,
Un œil de porc à la terre attaché
(Miroir d'une ùme à ses remords en proie,
Toujours terni, de peur qu'on ne la voie).
Sans hésiter, je vous déclare net
Que ce magot est Tartuffe, ou Vernet.
C'est donc à toi, Vernet, que je dédie
Ma très-honnête et courte rapsodie
Sur le sujet de notre ami Guignard,
Fesse-mathieu, dévot, et grand paillard.
Avant-hier advint que de fortune
Je rencontrai ce Guignard sur la brune,
Qui chez Fanchon s'allait glisser sans bruit,
Comme un hibou qui ne sort que de nuit.
Je l'arrêtai, d'un air assez fantasque,
Par sa jaquette, et je lui criai : « Masque,
Je te connais; l'argent et les catins
Sont à tes yeux les seuls objets divins :
Tu n'eus jamais un autre catéchisme.
Pourquoi veux-tu, de ton plat rigorisme
Nous étalant le dehors imposteur,
Tromper le monde, et mentir à ton cœur;
Et, tout pétri d'une douce luxure,
Parler en Paul, et vivre en Épicure? »
SATinES. 311
Le sycophante alors nie répondit
Qu'il faut tromper pour se mettre en crédit.
Que la franchise est toujours dangereuse,
L'art bien reçu, la vertu malheureuse,
La fourbe utile, et que la vérité
Est un joyau peu connu, très-vanté.
D'un fort grand prix, mais qui n'est point d'usage.
Je répliquai : « Ton discours paraît sage.
L'hypocrisie a du bon quelquefois;
Pour son profit on a trompé des rois.
On trompe aussi le stupide vulgaire
Pour le gruger, bien plus que pour lui plaire.
Lorsqu'il s'agit d'un trône épiscopal.
Ou du chapeau qui coiffe un cardinal.
Ou, si l'on veut, de la triple couronne
Que quelquefois l'ami Belzébut donne.
En pareil cas peut-être il serait bon
Qu'on employât quelques tours de fripon.
L'objet est beau, le prix en vaut la peine.
Maià se gêner pour nous mettre à la gêne,
Mais s'imposer le fardeau détesté
D'une inutile et triste fausseté,
Du monde entier méprisée et maudite.
C'est être dupe encor plus qu"hypocritc.
Que Peretti^ se déguise en chrétien
Pour être pape, il se conduit fort bien.
Mais toi, pauvre homme, excrément de collège,
Dis-moi quel bien, quel rang, quel privilège
Il te revient de ton maintien cagot ?
Tricher au jeu sans gagner est d'un sot.
1. Siite-Quint. Il est vrai qu'il fit longtemps semblant d'être humble
et doux, lui qui était si fier et si dur. Voilà pourquoi M. Robert
Covelle dit que Sixle-Quint se déguise en chrétien : avec sa permis-
sion, je trouve ce terme un peu hardi. (,<Vo/e po^lhume.)
312 POKSIKS Dt: VOLTAJIiE.
Le niunde t-st lin. Aisément on devine,
On l'econnait le cafard à la mine,
Chacun le hue : on aime à décrier
Un charlatan qui fait mal son mélier.
— Mais convenez que du moins mes confrères
M'applaudiront. — Tu ne les connais guères.
Dans leur tripot on les a vus souvent
Se comporter comme on fait au couvent.
Tout penaillon y vante sa besace.
Son institut, ses miracles, sa crasse;
Mais, en secret l'un de l'autre jaloux.
Modestement ils se détestent tous.
Tes ennemis sont parmi tes semblables.
Les gens du monde au moins sont plus traitables.
Ils sont railleurs; les autres sont méchîints.
Crains les sifflets, mais crains les malfaisants.
Crois-moi, renonce à la cagoterie;
, Mène uniment une plus noble vie;
Rougissant moins, sois moins embarrassi';.
Que ton cou tors, désormais redressé,
Sur son pivot garde un juste équilibre.
Lève les yeux, parle en citoyen libre :
Sois franc, sois simple; et, sans affecter rien.
Essaye un peu d'être un homme de bien. »
Le mécréant alors n'osa répondre.
J'étais sincère, il se sentait confondre.
11 soupira d'un air sanctifié:
Puis détournant son œil humilié.
Courbant en voûte une part de Téchine,
Et du menton se battant la poitrine.
D'un pied cagneux il alla chez Fanchon
Pour lui parler de la religion.
SATIRKS. 3i:!
LE MARSl'ILLOIS ET LE LION
PAR M. DE SAINT-DIDIEH
Secrétaire perpùtut'i de rAcadéinic de Marseille.
(1-G8)
AVERTISSEMENT
Feu M. de Saint-Didier, secrétaire perpétuel de l'Académie
de Marseille, auteur du poëme de Clovis, s'amusa, quelque
temps avant sa mort, à composer cette petite fable, dans
laquelle on trouve quelques traits de la philosophie anglaise.
Ces traits sont en effet imités de la fable des abeilles de Man-
deville, mais tout le reste appartient à l'auteur français.
Comme il était de Marseille, il n'a pas manqué de prendre un
Marseillois pour son héros. Nous avons fait imprimer ce petit
ouvrage sur une copie très-exacte.
Dans les sacrés cahiers, méconnus des profanes,
îJous avons vu parler les serpents et les ânes.
Un serpent fit Tamour à la femme d'Adum ', .
1. Il est constant que le serpent parlait. La Genèse dit expressément
fju'i/ était le plus rusé de tous les animaux. La Genise ne dit point que
Dieu lui donna alors la parole par un acte extraordinaire de sa toute-
puissance pour séduire Eve ; elle rapporte la conversation du serpent
et de la femme, comme on rapporte un entretien entre deux personnes
qui se connaissent, et qui parlent la même langue. Cela même est si
évident, que le .Seigneur punit le serpent d'avoir abusé de son esprit
et de son éloquence ; il le condamne à se traîner sur le ventre, au lieu
qu'auparavant il marchait sur ses pieds. Flavien Josèphe dans ses
Antiquités, Pliilon, saint Basile, saint Éphrem, n'en doutent pas. Le
révérend père dom Calmct, dont le profond jugement est reconnu de
tout le monde, s'exprime ainsi : « Toute l'antiquité a reconnu les ruses
du serpent, et on a cru qu'avant la malédiction de Dieu cet animal
était encore plus subtil qu'il ne l'est à présent. L'Écriture parle de ses
linesses en plusieurs endroits; elle dit qu'il bouche ses oreilles pour ne
pas entendre la voix de l'enchanteur. Jésus-Christ, dans l'Évangile,
nous conseille d'avoir la prudence du serpent. «
18
314 POÉSIES DE VOLTAIRE.
Ua une avec esprit gounnanda Balaain'.
Le grand parleur Homère, en vérités fertile,
Fit parler et pleurer les deux chevaux d'Achille-.
Les habitants des airs, des forêts et des chamjjs,
Aux humains chez Ésope enseignent le bon sens.
Descartes n'en eut point quand il les crut machines':
Il raisonna beaucoup sur les œuvres divines;
Il en jugea fort mal, et noya sa raison
Dans ses trois éléments, au coin d'un tourbillon.
Le pauvre homme ignora, dans sa physique obscure.
Et l'homme, et l'animal, et toute la nature.
Ce romancier hardi dupa longtemps les sots :
]. 11 n'en était pas ainsi de l'âne ou de l'ânesse qui parla à Balaam
Il est vraisemblable que les ânes n'avaient point le don de la parole,
car il est dit expressément que le Seigneur ouvrit la bouche de
l'Anesse : et même saint Pierre, dans sa seconde épître, dit que cet
animal muet parla d'une voix huinaine. Mais remarquons que saint
Augustin, dans sa quarante-huitième question, dit que Balaam ne fut
point étonné d'entendre parler son ânesse. H en conclut que Balaam
était accoutumé à entendre parler les autres animaux. Le révérend père
dom Calmet avoue que la chose est très-ordinaire. « L'âne de Bacchus,
dit-il, le bélier de Phryxus, le cheval d'Hercule, l'agneau de Boclioris
les bœufs de Sicile, les arbres même de Dodone, et r ormeau d'Apol-
lonius de Tyane, ont parlé distinctement. >i Voilà de grandes autorités
qui servent merveilleusement à justifier M. de Saint-Didier.
•2. La remarque de M"" Dacier sur cet endroit d'Homère est égale-
ment importante et judicieuse. Elle appuie beaucoup sur la sage con-
duite d'Homère; elle fait voir que les chevaux d'Achille, Xante, et
Balie, fils de Podagre, sont d'une race immortelle, et qu'ayant déjà
pleuré la mort de Patrocle, il n'est point du tout étonnant qu'ils tien-
nent un long discours à Achille. Enfin, elle cite l'exemple de l'ânesse
de Balaam, auquel il n'y a rien à répliquer.
3. Descartes était certainement un grand géomètre et un homme de
beaucoup d'esprit : mais toutes les nations savantes avouent qu'il
abandonna la géométrie, qui devait être son guide, et qu'il abusa de
son esprit pour ne faire que des romans. L'idée que les animaux ont
tous les organes du sentiment pour ne point sentir est une contradic-
tion ridicule. Ses tourbillons, ses trois éléments, son système sur la
lumière, son explication des ressorts du corps humain, ses idées innées,
sont regardés, par tous les philosophes, comme des chimères absurdes.
On convient que dans toute sa physique il n'y a pas une vérité phy-
sique. Ce grand exemple apprend aux hommes qu'on ne trouve ces
vérités que dans les mathématiques et dans l'expérience.
SATIRES. 315
Laissons là sa folie, et suivons nos propos.
Un jour un Marseillois, trafiquant en Afrique,
Aborda le rivage où fut jadis Ltique.
Comme il se promenait dans le fond d'un vallon,
il trouva nez à nez un énorme lion,
A la longue crinière, à la gueule enflammée,
Terriblo, et tout semblable au lion de Némée.
Le plus horrible effroi saisit le voyageur :
Il n'était pas Hercule; et, tout transi de peui-.
Il se mit à genoux, et demanda la vie.
Le monarque dos bois, d'une voix radoucie.
Mais qui faisait encor trembler le Provençal.
Lui dit en bon français : « Ridicule animal,
Tu veux donc qu'aujourd'hui de souper je me passe?
Écoute, j'ai dîné : je veux te faire grâce,
Si tu peux me prouver qu'il est contre les lois
Que le soir un lion soupe d'un Marseillois. »
Le marchand à ces mots conçut quelque espérance.
Il avait eu jadis un grand fonds de science;
Et, pour devenir prêtre, il apprit du latin;
11 savait Rabelais et son saint Augustin ^
1. Il est rapporté, dans l'histoire de l'Académie, que La Fontaine
demanda A un docteur s'il croyait que saint Augustin eût autant d'es-
prit que Rabelais, et que le docteur répondit à La Fontaine : « Prenez
garde, monsieur, tous avez mis un de vos bas à l'envers; » ce qui
était vrai.
Ce docteur était un sot. Il devait convenir que ce saint Augustin et
Rabelais avaient tous deux beaucoup d'esprit, et que le curé de Meudon
avait fait un mauvais usage du sien. Rabelais était profondémert
savant, et tournait la science en ridicule. Saint Augustin n'était pas si
savant ; il ne savait ni le grec ni l'hébreu ; mais il employa ses talents
et son éloquence à son respectable ministère. Rabelais prodigua
indignement les ordures les plus basses; saint Augustin s'égara
dans des eipiications mystérieuses que lui-même ne pouvait entendre.
On est étonné qu'un orateur tel que lui ait dit dans son sermon sur le
psaume vi :
« Il est clair et indubitable que le nombre de quatre a rapport au
corps humain, à cause des quatre éléments et des quatre qualités dont
il est composé ; savoir, le chaud et le froid, le sec et l'humide :
:!1G l'OKSIKS DE VOI.TAIFIE.
D'al)oi'd il établit, selon l'usage antique,
Quel est le droit divin du pouvoir monarchique;
Qu'au plus haut des degrés des êtres inégaux
L'honimc est mis pour régner sur tous les animaux' ;
Que la terre est son trône, et que dans l'étendue
Les astres sont formés pour réjouir sa vue.
c'est pourquoi aussi Dieu a voulu qu'il fût soumis à quatre diffé-
rentes saisons; savoir, Tété, le printemps, l'automne, et l'hiver...
Comme le nombre de quatre a rapport au corps, le nombre de trois
a rapport à l'àme, parce que Dieu nous ordonne de l'aimer d'un triple
amour; savoir, de tout notre cœur, de toute notre âme, et de tout
notre esprit.
« Lors Jonc que les deux nombres de quatre et de trois, dont le pre-
mier a rapport au corps, c'est-à-dire au vieil homme et au Vieux Tes-
t:iment, et le second a rapport à l'âme, c'est-à-dire au nouvel homme
et au Nouveau Testament, seront écoulés et passés, comme le nombre
do sept jours passe et s'écou'e, parce qu'il n'y a rien qui ne se fasse
dans le temps et par la distribution du nombre quatre au corps, et du
nombre trois à l'àme; lors, dis-je, que ce nombre de sept sera passé,
on verra arriver le huitième, qui sera celui du jugement. »
Plusieurs savants ont trouvé mauvais qu'en voulant concilier les
deux généalogies différentes données à saint Joseph, Tune par saint
Matthieu, et l'autre par saint Luc, il dise, dans son sermon 51, c qu'un
fils peut avoir deux pères, puisqu'un père peut avoir deux enfants. »
On lui a encore reproché d'avoir dit, dans son livre contre les mani-
chéens, que les puissances célestes se déguisaient ainsi que les puis-
-sances infernales en beaux garçons et en belles filles pour s'accoupler
ensemble, et d'avoir imputé aux manichéens cette théurgie impure,
dont ils ne furent jamais coupables.
On a relevé plusieurs de ces contradictions. Ce grand saint était
homme ; il a ses faiblesses, ses erreurs, ses défauts, comme les autres
saints. Il n'en est pas moins vénérable, et Rabelais n'est pas moins un
bouffon grossier, un impertinent dans les trois quarts de son livre,
quoiqu'il ait été l'homme le plus savant de son temps, éloquent, plai-
sant, et doué d'un vrai génie. Il n'y a pas sans doute de comparaison à
faire entre un Père de l'Église très-vénérable et Rabelai.s, mais on
peut très-bien demander lequel avait plus d'esprit; et un bas à l'envers
n'est pas une réponse.
1. Dans le Spectacle de la nature, M. le prieur de Jonval, qui
d'ailleurs est un homme fort estimable, prétend que toutes les bêtes
ont un profond respect pour l'homme. Il est pourtant fort vraisemblable
que les premiers ours et les premiers tigres qui rencontrèrent les pre-
miers hommes leur témoignèrent peu de vénération, surtout s'ils
avaient faim.
Plusieurs peuples ont cru sérieusement que les étoiles n'étaient faites
que pour éclairer les hommes pendant la nuit. Il a fallu bien du temps
SATir.Es. an
il conclut qu'étant prince, un sujet africain
Ne pouvait sans pécher manger son souverain.
Le lion, qui rit peu. se mit pourtant à rire; '^
Et, voulant par plaisir connaître cet empire,
En deux grands coups de grifte il dépouilla tout nu
De l'univers entier le monarque absolu.
[1 vit que ce grand roi lui cachait sous le linge
Un corps faible monté sur deux fesses de singe,
A deux minces talons deux gros pieds attachés.
Par cinq doigts superflus dans leur marche empêchés,
Deux mamelles sans lait, sans grâce, sans usage,
Un crâne étroit et creux couvrant un plat visage,
Tristement dégarni du tissu de cheveux
Dont la main d'un barbier coiffa son front crasseux.
Tel était en effet ce roi sans diadème.
Privé de sa parure, et réduit à lui-même.
Il sentit en effet qu'il devait sa grandeur
Au fil d'un perruquier, aux ciseaux d'un tailleur.
« Ah! dit-il au lion, je vois que lu nature
Me fait faire en ce monde une triste figure :
Je pensais être roi; j'avais certes grand tort.
\ ous êtes le vrai maître, en étant le plus fort.
Mais songez qu'un liéros doit dompter sa colère;
Un roi n'est point aimé s'il n'est point débonnaire.
Dieu, comme vous savez, est au-dessus des rois :
Jadis en Arménie il vous donna des lois.
Lorsque dans un grand coffre, à la merci des ondes.
Tous les animaux purs, ainsi que les immondes.
Par Noé mon a'ieul enfermés si longtemps\
pour détromper notre orgueil et notre ignorance ; mais aussi plusieurs
philosophes, et Platon entre autres, ont enseijj'né que les astres
étaient des dieux. Saint Clément d'Alexandrie et Origène ne doutent
pas qu'ils n'aient des Ames capables de bien et de mal : ce sont des
choses très-curieuses et très-instructives.
1. Il faut pardonner au lion s'il ne connaissait pas Noé. Les Juifs
18.
318 POHSirS DE VOLTAinE.
Respirèrent enfin Tair natal de leurs champs.
Dieu fit avec eux tous une étroite alliance.
Un pacte solennel. — Oh! la plate impudence!
As-tu perdu Tesprit par excès de fraj'eur?
Dieu, dis-tu, fit un pacte avec nous! — Oui, seigneur,
11 vous recommanda d'être clément et sage,
De ne toucher jamais à l'homme, son image '.
Et si vous me mangez, TÉternel irrité
Fera paj-er mon sang à votre majesté.
— Toi l'image do Dieu! toi, magot de Provence!
sont les seuls qui l'aient jamais connu. On ne trouve ce nom chez
aucun autre peuple de la terre. Sanchoniathon n'en a point parlé;
s'il en avait dit un mot, Eusèbe, son abréviateur, en aurait pris un
grand avantage. Ce nom ne se trouve point dans le Zend-Avesta de
Zoroastre. Le Snddcr, qui en est l'abrégé, ne dit pas un seul mot de
Noé. Si quelque auteur égyptien en avait parlé, Flavien Josiphe, qui
rechercha si exactement tous les passages des livres égyptiens qui pou-
vaient déposer en faveur des antiquités de sa nation, se serait prévalu
du témoignage de ces auteurs. Noé fut entièrement inconnu aux Grecs,
et il le fut également aux Indiens et aux Chinois. Il n'en est parlé ni
dans le Vcidam, ni dans le Shosia, ni dans les cinq Kings ; et il est
très-remarquable que lui et ses ancêtres aient été également ignorés du
reste de la terre.
1. Au chapitre ix de la Genèse, verset 10 et suivants, le Seigneur
fait un pacte avec les animaux, tant domestiques que de la campagne.
11 défend aux animaux de tuer les hommes; il dit qu'il en tirera ven-
geance, parce que l'homme est son image. Il défend de même à la
race de Noé de manger du sang des animaux mêlé avec de la chair.
Les animaux sont presque toujours traités dans la loi juive à peu près
comme les hommes; les uns et les autres doivent être également en
repos le jour du sabbat (Exod., ch. xxiii).L'n taureau qui a frappé un
homme de sa corne est puni de mort (Exod., ch. xxi). Une bête qui a
servi de succube ou d'incube à une personne est aussi mise à mort
(Lévit., ch. xx). Il est dit que rhomme n'a rien de plus que la bête
(Ecclés., ch. m et ix). Dans les plaies d'Egypte, les premiers-nés des
hommes et des animaux sont également frappés (Exod., ch. xii et xin).
Quand Jonas prêche la pénitence à Ninive, il fait jeûner les hommes
et les animaux. Quand Josué prend Jéricho, il extermine également
les bêtes et les hommes. Tout cela prouve évidemment que les hommes
et les bêtes étaient regardés comme deux espèces du même genre. Les
Arabes ont encore le même sentiment : leur tendresse excessive pour
leurs chevaux et pour leurs gazelles en est un témoignage assez
connu.
SATir.ES. 319
Conçois-tu bien l'excès de ton impertinence?
Montre l'original de mon pacte avec Dieu.
Par qui fut-il écrit? en quel temps? dans quel lieu'?
Je vais t'en montrer un plus sur, plus véritable :
De mes quarante dents vois la file effroyable -;
Ces ongles, dont un seul pourrait te déchirer;
Ce gosier écumant, prêt à te dévorer;
Cette gueule, ces yeux, dont Jaillissent des llammcs:
Je tiens ces heureux dons du Dieu que tu réclames.
Il ne fait rien en vain : te manger est ma loi;
C'est là le seul traité qu'il ait fait avec moi'.
,Ce Dieu, dont mieux que toi je connais la prudence,
Ne donne pas la faim pour qu'on fasse abstinence.
Toi-même as fait passer sous tes chétives dents
D'imbéciles dindons, des moutons innocents,
Oui n'étaient pas formés pour être ta pâture.
Ton débile estomac, honte de la nature,
Ne pourrait seulement, sans l'art d'un cuisinier,
Digérer un poulet, qu'il faut encor payer.
Si tu n'as point d'argent, tu jeûnes en ermite;
Et moi que l'appétit en tout temps sollicite.
Conduit par la nature, attentive à mon bien.
Je puis t'avaler cru, sans qu'il m'en coûte rien.
Je te digérerai sans faute en moins d'une heure.
Le pacte universel est qu'on naisse et qu'on meure.
-Apprends qu'il vaut autant, raisonneur de travers,
1. Le grand Newton, Samuel Clarke, prétendent que le Pentaleuque
fut écrit du temps de Saiil. D'autres savants hommes pensent que ce
fut sous Osias; mais il est décidé que Moi.se en est l'auteur, malgré
toutes les vaines objections fondées sur les vraisemblances et sur la
raison, qui trompe si souvent les hommes.
■Z. Ceux qui ont écrit Thistoire naturelle auraient bien dû compter
les dents des lions : mais ils ont oublié cette particularité aussi bien
qu'Aristote. Quand on parle d'un guerrier, il ne faut pas omettre ses
armes. M. de Saint-Didier, qui avait vu disséquer à Marseille un
lion nouvellement venu d'Afrique, s'assura qu'il avait quarante denl.s.
320 POÉSIES Di: VOLTAini;.
Être avalé par moi que rongé par les vers.
— Sire, les Marseillois ont une âme immortelle :
Ayez dans vos repas quelque respect pour elle.
— La mienne apparemment est immortelle aussi.
Va, de ton esprit gauche elle a peu de souci.
Je ne veux point manger ton âme raisonneuse.
Je cherche une pâture et moins fade et moins creuse.
C'est ton corps qu'il me faut ; je le voudrais plus gras :
-Mais ton âme, crois-moi, ne me tentera pas.
— Vous avez sur ce corps une entière puissance ;
Mais quand on a dîné, u'a-t-on point de clémence?
Pour gagner quelque argent j'ai quitté mon pays :
Je laisse dans Marseille une femme et deux fils;
Mes malheureux enfants, réduits à la misère.
Iront à rhùpital, si vous mangez leur père.
— Et moi, n'ai-je donc pas une femme à nourrir?
Mon petit lionceau ne peut encor courir,
Ni saisir de ses dents ton espèce craintive :
Je lui dois la pâture; il faut que chacun vive.
Eh! pourquoi sortais-tu d"un terrain fortuné,
D'olives, de citrons, de pampres couronné?
Pourquoi quitter ta femme et ce pays si rare
Où tu fêtais en paix Madeleine et Lazare'?
Dominé par le gain, tu viens dans mon canton
1. Ce lion paraît fort instruit, et c'est encore une preuve de l'intelli-
gence des bêtes. La Sainte- Baume, oh se retira sainte, Marie-.Madc-
leine, est fort connue ; mais peu de gens savent à fond cette histoire.
La Fleur des saints peut en donner quelques notions; il faut lire son
article, tome II de la Fleur des saints, depuis la page 59. Ce fut Marie-
Madeleiae à qui deux anges parlèrent sur le Calvaire, et à qui Notre-
Seigneur parut en jardinier. Ribadeneira, le savant auteur de la Fleur
des saints, dit expressément que, si cela n'est pas dans rÉvangile, la
chose n'en est pas moins indubitable. Elle demeura, dit-il, dans Jéru-
salem auprès de la vierge Marie, avec son frère Lazare que Jésus avait
ressuscité, et Marthe sa sœur, qui avait préparé le repas lorsque Jésus
avait soupe dans leur maison.
L'aveugle-né, nommé Celedone, à qui Jésus donna la vue en frottant
ses yeux avec un peu de boue, et Joseph d'.\rimathie, étaient de la
SATIRES. 321
Vendre, acheter, troquer, être dupe et fripon;
El tu veux qu'en jeûnant ma famille pâtisse
De ta sotte imprudence et de ton avarice?
l\éponds-moi donc, maraud. — Sire, je suis battu.
Vos grifles et vos dents m'ont assez confondu.
Ma tremblante raison cède en tout à la vôtre.
Oui, la moitié du monde a toujours mangé l'autre :
.\insi Dieu le voulut; et c'est pour notre bien.
Mais, sire, on voit souvent un malheureux chrétien,
Pour de l'argent comptant, qu'aux hommes on préfère,
Se racheter d'un Turc, et payer un corsaire.
Je comptais à Tunis passer deux mois au plus;
\ vous y bien servir mes vœux sont résolus:
.le vous ferai garnir votre charnier auguste
De deux bons moutons gras, valant vingt francs aujustf,
Pendant deux mois entiers ils vous seront portés.
Par vos correspondants chaque jour présentés;
Ht mon valet, chez vous, restera pour otage.
— Ce pacte, dit le roi, me plaît bien davantage
Que celui dont tantôt tu m'avais étourdi.
Viens signer le traité; suis-moi chez le cadi ;
société intime de Madeleine. Mais le plus considérable de ses amis fut
11! docteur saint Maximin, l'un des soixante et dix disciples.
Dans la première persécution qui fit lapider saint Etienne, les Juifs
se saisirent de Marie-Madeleine, de Marthe, de leur servante Marcelle,
de Maximin leur directeur, de l'aveugle-né, et de Joseph d'Arimathie.
On les embarqua dans un vaisseau sans voiles, sans rames, et sans
mariniers ; le vaisseau aborda à Marseille, comme ratteste Baronius.
Dès que Madeleine fut à terre, elle convertit toute la Provence. Le
Lazare fut évéque de Marseille, Maximin eut l'évêché d'Aix ; Joseph
d'Arimathie alla prêcher rÉvangilc en Angleterre ; Marthe fonda un
grand couvent ; Madeleine se retira dans la Sainte-Baume, où elle
brouta l'herbe tonte sa vie. Ce fut là que n'ayant plus d'iiabits elle
pria toujours toute nue ; mais ses cheveux crûrent jusqu'à ses talons,
et les anges venaient la peigner et l'enlever au ciel sept fois par jour,
en lui donnant de la musique. On a gardé longtemps une fiole remplie
de son sang, et ses cheveux ; et tous les ans, le jour du vendredi
saint, cette fiole a bouilli à vue d'œil. La liste de ses miracles avérés
i^st innombrable.
322 l'OKSlI-S DJ; VOLTAII'.i;.
Donne des cautions : sois sûr, si tu m'abuses,
Que je n'admettrai point tes mauvaises excuses;
Et que sans raisonner tu seras étranglé,
Selon le droit divin dont tu m'as tant parlé. »
Le marché fut sifzné; tous les deux l'observèrent.
D'autant qu'en 1»; gardant tous les deux y gagnèrent.
Ainsi dans tous les temps nos seigneurs les lions
Ont conclu leurs traités aux dépens des moutons.
LES TROIS EMPEREURS EN SORRO.N.NE
PAR M. l'abbé caille
(17C8)
AVERTISSEMENT DES ÉDITELT-S DK KEHL
En 1761, la faculté de théologie de Paris censura le roman
philosophique intitulé Bélisaire. Ce vieux général s'était avisé
de dire h l'empereur Justinien que l'on n'éclairait point les
esprits avec la flamme des bûchers, et qu'il était tenté de
croire que Dieu n'avait point condamné à la damnation éter-
nelle les héros de la Grèce et de Rome.
Depuis l'invention de l'imprimerie, la faculté de Paris s'est
arrogé le droit de dire son avis en mauvais latin sur les livres
qui lui déplaisent ; et comme depuis cinquante années le pu-
blic est en possession de se moquer de cet avis, elle a constam-
ment l'humilité de le traduire en français, afin de multiplier
les lecteurs et les sitTlets.
La censure de Bélisaire eut un grand succès. On ne peut
se dissimuler que l'obligation imposée, sous peine de damna-
tion, aux princes et aux magistrats, de condamner à la mort
quiconque n'est pas de la communion romaine, ne soit une
opinion théologique très-moderne. La damnation des païens
n'a jamais été donnée comme un article de foi dans les pre-
miers siècles de l'Église. On n'avance de pareilles opinions
que lorsqu'on est le maître, La faculté fut donc obligée
d'avouer que, si le fond de la croyance doit toujours rester le
même, cependant on peut l'enrichir de temps en temps do
SAÏIRliS. 323
quelques nouveaux articles de foi , dont les circonstances
n'avaient point permis à Notre-Seigneur Jésus-Christ et aux
saints apùtres de s'occuper.
Cette assertion parut aussi ridicule que scandaleuse ; et
lorsqu'on vit que le mauvais français de la Sorbonne n'avait
pas même le mérite de rendre exactement son mauvais latin,
et qu'en se traduisant eux-mêmes ces sages maîtres avaient
fiiit des contre-sens, les ris redoublèrent.
Ou trouvera dans cette édition plusieurs pièces en prose
sur cette facétie théologique. M. de Voltaire s'est plu à atta-
quer souvent l'opinion que tout infidèle est damné, quelles
que soient ses vertus et l'innocence de sa vie. Ce n'est point
là une opinion théologiqne indifférente. Il importe au repos
de l'humanité de persuader à tous les hommes qu'un Dieu ,
leur père commun, récompense la vertu, indépendamment de
la croyance, et qu'il ne punit que les méchants.
Cette opinion de la nécessité de croire certains dogmes
pour n'être point damné, et d'un supplice éternel réservé à
ceux qui les ont niés ou même ignorés, est le premier fonde-
ment du fanatisme et de l'intolérance. Tout non- conformiste
devient un ennemi do Dieu et de notre salut. 11 est raison-
nable, presque humain, de brûler un hérétique, et d'ajouter
quelques heures de plus à un supplice éternel, plutôt que de
s'exposer soi et sa famille à être précipités par les séductions
de cet impie dans les bûchers éternels.
C'est à cette seule opinion qu'on peut attribuer l'abominable
usage de brûler les hommes vivants ; usage qui, à la honte de
notre siècle, subsiste encore dans les pays catholiques de l'Eu-
rope, excepté dans les États de la famille impériale. Heureuse-
ment cette opinion est aussi ridicule qu'atroce, et plus inju-
rieuse à la Divinité que tous les contes des païens sur les
aventures galantes des dieux immortels. Aussi, parmi ceux
qui sont intéressés au maintien de la théologie, les gens rai-
sonnables voudraient-ils qu'on abandonnât ce prétendu
dogme, comme celui de la création du monde, il y a juste
six mille ans.
On suivrait la même marche à mesure que certains dogmes
deviendraient trop révoltants, ou trop clairement absurdes ; et
au bout d'un certain temps on soutiendrait qu'on ne les a
jamais regardés comme articles de foi. Cela est arrivé déjà
plus d'une fois, et l'Église s'en est bien trouvée.
324 POKSIES DE VOLTAIHE.
Il est juste (l'observer ici que Rii)allicr, syndic de Sorbonne,
dont on parle dans cette satire, est un homme de mœurs
douces, assez tol(5rant, qui céda malgré lui, dans cette cir-
constance, au délire tliéologique de ses confrères. Il avait à se
faire pardonner sa modération à l'égard des jansénistes; et
pour l'expier, il se mit à persécuter un peu les gens raison-
nables.
L'héritier de Brunswick et le roi des Danois,
Vous le savez, amis, ne sont pas les seuls princes
Qu'un désir curieux mena dans nos provinces.
Et qui des bons esprits ont réuni les voix :
Nous avons vu Trajan, Titus et Marc Aurèle,
(juitter le beau séjour de la gloire immortelle,
Pour venir en secret s'amuser dans Paris;
Quelque bien qu'on puisse être, on veut changer de place
C'est pourquoi les Anglais sortent de leur pays.
L'esprit est inquiet, et de tout il se lasse :
Souvent un bienheureux s'ennuie en paradis.
Le trio d'empereurs, arrivé dans la ville,
Loin du monde et du bruit choisit son domicile
Sous un toit écarté, dans le fond d'un faubourg.
Ils évitaient l'éclat : les vrais grands le dédaignent.
Les galants de la cour, et les beautés qui régnent,
Tous les gens du bel air, ignoraient leur séjour :
A de semblables saints il ne faut que des sages :
Il n'en est pas en foule. On en trouva pourtant.
Gens instruits et profonds qui n'ont rien de pédant.
Qui ne prétendent point être des personnages;
Qui, des sots préjugés paisiblement vainqueurs.
D'un regard indulgent contemplent nos erreurs;
Qui, sans craindre la mort, savent goiîter la vie;
Qui ne s'appellent point la bonne coinpaynie,
Qui la sont eu effet. Leur esprit et leurs mœurs
Réussirent beaucoup chez les trois empereurs.
SATIHES. :i2h
A leur petit couvert chaque jour ils soupèrent ;
Moins ils cluM'chaiciit l'esprit, et plus ils en montrèrent.
Tous charmés riin de l'iiutre, ils étaient bien surpris
D'être sur tous les points toujours du même avis.
Us ne perdirent point leurs moments en visites;
Mais on les rencontrait aux arsenaux de Mars,
Chez Clio. chez Minerve, aux ateliers dos arts.
Us les encourageaient en prisant leurs mérites.
On conduisit bientôt nos nouveaux curieux
Aux chefs-d'œuvre brillants àWndromaque et d'Armide
Qu'ils préféraient aux jeux du Cirque et de l'Élide :
Le plaisir de l'esprit passe celui des yeux.
D'un plaisir différent nos trois césars jouirent.
Lorsqu'à l'Obsen-atoire un verre industrieux
Leur fit envisager la structure des cieux,
Des cieux qu'ils habitaient, et dont ils descendirent.
De là, près d'un beau pont que bùtit autrefois
Le plus grand des Henris, et peut-être des rois,
Marc Aurèle aperçut ce bronze qu'on révère,
Ce prince, ce héros célébré tant de fois,
Des Français inconstants le vainqueur et le père :
« Le voilà, disait-il, nous le connaissons tous;
[1 boit au haut des cieux le nectar avec nous. »
Un des sages leur dit : « Vous savez son histoire.
On adore aujourd'hui sa valeur, sa bonté;
Quand il était au monde, il fut persécuté ;
Bury même à présent lui conteste sa gloire* :
1. On dit qu'un écriv.iin, nommii M. do Bury, a fail une Histoire de
Henri IV, dans laquelle ce héros est un homme très-médiocre. On
ajoute qu'il y a dans P.iris une petite secte qui s'élùve sourdement
contre la gloire de ce grand homme. Ces messieurs sont bien cruels
envers sa patrie ; qu'ils songent combien il est important qu'on regarde
comme un Être approchant de la divinité un prince qui exposa tou-
jours sa vie pour sa nation, et qui voulut toujours la soulager. Mais
il avait des faiblesses. Oui, sans doute; il était homme : mais béni soit
celui qui a dit que ses défauts étaient ceus d'un homme aimable, et
19
:(2G l'OK.^IKS DK VOLT.MI'.i:.
Pour dompter la critique, on dit qu'il faut mourir :
On se trompe; et sa dent, qui ne peut s'assouvir,
Jusque dans le tombeau ronge notre mémoire. »
Après ces monuments si grands, si précieux,
A leurs regards divins si dignes de paraître,
Sur de moindres objets ils baissèrent les yeux.
Ils voulurent enfin tout voir et tout connaître :
Les boulevards, la Foire, et TOpéra-liouffon;
L'école où Loyola corrompit la raison ;
Les quatre facultés, et jusqu'à la Sorbonne.
Ils entrent dans retable où les docteurs fourrés
Piuminaient saint Thomas, et prônaient leurs degrés.
Au séjour de VErgo, Ribaudier en personne
Estropiait alors un discours en latin,
(juel latin, juste ciel! lés héros de l'empire
Se mordaient les cinq doigts pour s'empêcher de rire.
Mais ils ne rirent plus quand un gros augustin
Du concile gaulois lut tout haut les censures.
11 disait anathème aux nations impures
Qui n'avaient jamais su, dans leurs impiétés,
Qu'auprès de l'Estrapade il fût des facultés.
« 0 morts! s'écriait-il, vivez dans les supplices':
ses vertus celles d'un grand homme ! Plus il fut la victime du fana-
tisme, plus il doit être presque adoré par quiconque n'est pas convul-
sionaaire.
Chaque nation, chaque cour, chaque prince a besoin de se choisir
un patron pour l'admirer et pour Timiter. Eh! quel autre choisira-t-on
que celui qui dégageait ses amis aux dépens dé son sang dans le com-
bat de Fontaine-Française ; qui criait dans la victoire d'Ivry : « Épar-
gnez les compatriotes : /> et qui, au faîte de la puissance et de la gloire,
disait à son ministre : « Je veux que le paysan ait une poule au pot
tous les dimanches? »
1. Il est nécessaire de dire au public, qui l'a oublié, qu'un nommé
Riballier, principal du collège Mazarin, et un régent nommé Cogé,
s'étant avisés d'être jaloux de l'excellent livre moral de Bélisaire,
cabalèrent pendant un an pour le faire censurer par ceux qu'on
appelle docteurs de Sorbonne. Au bout d'un an, ils firent imprimer
cette censure en latin et en français : elle n'est cependant ni française
s A Tin ES. 327
Princes, sages, Iiéros, exemples des vieux temps.
Vos sublimes vertus n'ont été que des vices,
Vos belles actions, des péchés éclatants.
Dieu, juste selon nous, frappe de ranatlième
Épictète, Caton, Scipion l'Africain,
Ce coquin de Titus, l'amour du genre humain.
Marc Aurèle, Tnijan. le grand Henri lui-même',
Tous créés pour l'enfer, et morts sans sacrements.
Mais, parmi ses élus, nous plaçons les Cléments-,
ni latine ; le titre momc est un solécisme : Censure de la faculle de
théologie contre le livre, etc. On ne dit point censure contre, mais
censure de. Le public pardonne à la faculté de ne pas savoir le fran-
çais ; on lui pardonne moins de ne pas savoir le latin. Delerminatio
sncrœ facultatis in lihellnm, est une expression ridicule. Delerminatio
ne se trouve ni dans Cicéron, ni dans aucun bon auteur; delermina-
tio l'a est un barbarisme insupportable ; et ce qui est encore plus bar-
bare, c'est d'appeler Belisuire un libelle, en faisant un mauvais libelle
contre lui.
Ce qui est encore plus barbare, c'est de déclarer damnés tous les
grands hommes de l'antiquité qui ont enseigné et pratiqué la justice.
Cette absurdité est heureusement démentie par saint Paul, qui dit
expressément dans son épitre aux Juifs tolérés à Rome : « Lorsque les
gentils qui n'ont point la loi font naturellement ce que la loi com-
mande, n'ayant point notre loi, ils sont loi à eux-mêmes. » Tous les
honnêtes gens de TEurope et du monde entier ont de l'horreur et du
mépris pour cette détestable ineptie qui va damnant toute l'antiquité.
11 n'y a que des cuistres sans raison et sans humanité qui puissent
soutenir une opinion si abominable et si folle, désavouée même dans
le fond de leur cœur. Nous ne prétendons pas dire que les docteurs de
Sorbonne sont des cuistres, nous avons pour eux une considération
plus distinguée; nous les plaignons seulement d'avoir signé un ouvrage
qu'ils sont incapables d'avoir fait, soit en français, soit en latin.
Remarquons, pour leur justification, qu'ils se sont intitulés dans le
titre sacrée faculté en langue latine, et qu'ils ont eu la discrétion de
supprimer en français ce mot sacrée.
1. En effet le sieur Riballier, qu'on nomme ici Ribaudier, venait de
faire condamner en Sorbonne M. Marmontel, pour avoir dit que Dieu
pourrait bien avoir fait miséricorde à Tiius, à Trajan, à Marc Aurèle.
Ce fUbaillier est un peu dur.
2. On ne peut trop répéter que la Sorbonne fit le panégyrique du
Jacobin Jacques Clément, assassin de Henri III, étudiant en Sor-
bonne; et que d'une voix unanime elle déclara Henri III déchu de
tous ses droits à la royauté, et Henri IV incapable de régner.
Il est clair que, selon les principes cent fois étalés alors par cette
328 POLSlliS UE VOLTAir.l::.
Dont nous avons ici solennisù la fête:
De beaux rayons dorés nous ceignîmes sa tête :
Ravaillac et Damiens, s'ils sont de vrais croyants'.
S'ils sont bien confessés, sont ses heureux enfants.
Ln Fréron bien huilé verra Dieu face à face- ;
Et ïurenne amoureux, mourant pour son pays,
faculté, l'assassin parricide Jacques Clément, qu'on invo'iuait publi-
quement alors dans les églises, était dans le ciel au nombre des saints,
et que Henri III, prince voluptueux, mort sans confession, était damné.
On nous dira peut-être que Jacques Clément mourut aussi sans confes-
sion, mais il s'était confessé, et même avait communié l'avant-veille,
de la main de son prieur Bourgoing, son complice, qu'on dit avoir été
docteur de Sorbonne, et qui fut écartelé. Ainsi Clément, muni des
sacrement», fut non-seulement saint, mais martyr. Il avait imité saint
Judas, non pas Judas Iscariote, mais Judas Machabée; sainte Judith,
qui coupait si bien les têtes des amants avec lesquels elle couchait;
saint Salomon, qui assassina son frère Adonias; saint David, qui assas-
sina Urie, et qui en mourant ordonna qu'on assassinât Joab ; sainte
Jahel, qui assassina le capitaine Sizara ; saint Aod, qui assassina
son roi Églon ; et tant d'autres saints de cette espèce. Jacques Clé-
ment était dans les mêmes principes, il avait la foi : on ne peut lui
contester l'espérance d'aller au paradis, au jardin; de la charité, il en
était dévoré, puisqu'il s'immolait volontairement pour les rebelles. Il
est donc aussi sur que Jacques Clément est sauvé qu'il est sûr que
Marc Aurèle est damné.
1 . Selon les mêmes principes, Ravaillac doit être dans le paradis,
dans le jardin, et Henri IV dans l'enfer qui est sous terre; car
Henri IV mourut sans confession, et il était amoureux de la princesse
de Condé : Ravaillac, au contraire, n'était point amoureux, et il se
confessa à deux docteurs de Sorbonne. Voj-ez quelles douces consola-
tions nous fournit une tiiéologie qui damne à jamais Henri IV, et qui
fait un élu de Ravaillac et de ses semblables! Avouons les obliga-
tions que nous avons à Ribaudier de nous avoir développé cette doc-
trine.
2. M. Caille a sans doute accolé ces deux noms pour produire le
contraste le plus ridicule. On appelle communément à Paris un Fréron
tout gredin insolent, tout polisson qui se mêle de faire de mauvais
libelles pour de Targent. Et M. CaiUe oppose un de ses faquins de la
lie du peuple, qui reçoit l'extrême-onction sur son grabat, au grand
Turenne, qui fut tué d'un coup de canon sans les secours des saintes
huiles, dans le temps qu'il était amoureux de M°" de Coetquen. Cette
note rentre dans la précédente, et sert à confirmer l'opinion théologique
qui accorde la possession du jardin au dernier malotru couvert d'in-
famie, et qui la refuse aux plus grands hommes et aux plus vertueux
de la terre.
SATini-S. 320
Brûle étern^-llement chez les anges maudits.
Tel est notre plaisir, telle est la loi de grâce. »
Les divins voyageurs étaient bien étonnés
De se voir en Sorbonno, et de s'y voir damnés :
Les vrais amis de Dieu répriment leur colère.
Marc Aurèle lui dit d'un ton très-débonnaire' :
« Vous ne connaissez pas les gens dont vous parlez;
Les facultés parfois sont assez mal instruites
Des secrets du Très-Haut, quoiqu'ils soient révélés.
Dieu n'est ni si méchant ni si sot que vous dites. »
Ribaudier, à ces mots roulant un œil hagard.
Dans des convulsions dignes de Saint-Médard.
Nomma le demi-dieu déiste, athée, impie,
Hérétique, ennemi du trône et de l'autel,
Et lui fit intenter un procès criminel.
1. On invite les lecteurs attentifs à relire quelques maximes Je l'em-
pereur Antonin, et à jeter les yeus, s'ils le peuvent, sur la Censure
contre Béiisaire. Us trouveront dans cette censure des distinctions sur
la foi et sur la loi, sur la grAce prévenante, sur la prédestination
absolue ; et dans Marc Antonin, ce que la vertu a de plus sublime et
de plus tendre. On sera peut-être un peu surpris que de petits
■Welches, inconnus aux honnêtes gens, aient condamné dans la rue des
Maçons ce que rancienne Rome adora, et ce qui doit servir d'exemple
au monde entier. Dans quel abîme sommes-nous descendus! la nouvelle
Rome vient de canoniser un capucin nommé CucuGn, dont tout le
mérite, à ce que rapporte le procès de la canonisation, est d'avoir eu
des coups de pied dan» le cul, et d'avoir laissé répandre un œuf frais
sur sa barbe. L'ordre des capucins a dépensé quatre cent mille écus aux
dépens des peuples, pour célébrer dans l'Europe l'apothéose de
Cucufin, sous le nom de saint .Séraphin; et Ribaudier damne Marc
Aarèle ! O Ribaudier! la voi.ï de l'Europe commence à tonner contre
tant de sottises.
Lecteur éclairé et judicieux (car je ne parle pas aux bégueules imbé-
ci las qui n'ont lu que l'Année snintc, de Le Tourncux, ou le Pédagogue
chrétien), de grâce apprenez à vos amis quelle est l'énormç distance
des Olfices de Cicéron, du Manuel d'Epictète, des Maximes de l'empe-
reur Antonio, à tous les plats ouvrages de morale écrits dans nos
jargons modernes, bâtards de la langue latine, et dans les effroyables
jargons du Nord. Avons-nous seulement, dans tous les livres faits
depuis six cents ans, rien de comparable à une page de Sénèque ? Non,
nous n'avons rien qui en approche, et nous osons nous élever contre
nos maîtres.
3:](l POKSIES DE VOLTMIU:.
Ces Romains cependant sortent de l'écurie.
« Mon Dieu, disait Titus, ce monsieur Ribaudier,
Pour un docteur français, me semljle bien grossier.
Nos sages rougissaient pour Tlionneur de la France.
.( Pardonnez, dit l'un d'eux, à tant d'extravagance :
Nous n'assistons jamais à ces belles leçons.
Nous nous sommes mépris; Ribaudier nous étonne :
Nous pensions en effet vous mener en Sorbonne,
Et Ton vous a conduits aux Petites-Maisons. »
Li:S DKLX SIIXLES
Siècle où je vis briller un un suivi d'un quatre.
Siècle où l'on sut écrire aussi bien que combattre,
D'où vient qu'à nos plaisirs a succédé l'ennui?
Ressemblons-nous du moins au Romain d'aujourd'hui,
Qui, fier dans l'indigence et grand dans ses misères.
Vante, en tendant la main, les trésors de ses pères?
Non ; d'un plus noble orgueil notre esprit est blessé :
Nous croyons valoir mieux que le bon temps passé.
La sagesse en nos jours a sur nous tant d'empire.
Que nous avons perdu la faculté de rire.
C'est dommage : autrefois Molière était plaisant;
11 sut nous égayer, mais en nous instruisant.
Le comifiue pleureur aujourd'hui veut séduire.
Et sans nous amuser renonce à nous instruire.
Que je plains un Français quand il est sans gaieté!
Loin de son élément le pauvre homme est jeté.
Je n'aime point Thalie alors que sur la scène
Elle prend gauchement l'habit de Melpomène.
Ces deux charmantes sœurs ont bien changé de ton :
Hors de son caractère on ne fait rien de bon.
Molière en rit là-bas, et Racine en soupire.
SATIRES. 331
Il ne peut supporter l'insipide délire
De tous ces plats romans mis en vers boursouflés.
Apostrophes aux dieux, lieux communs ampoulés.
Maximes sans raison, nœuds d'intrigues bizarres,
Et la scène française en proie à des barbares.
<f Tant mieux, dit un rêveur soi-disant financier,
Qui gouverne l'État du haut de son grenier ;
La chute des beaux-arts est un bien pour la France :
Des revenus du roi ma main tient la balance.
Je verrai des impôts les Français affranchis;
Vous ennuyez l'État, et moi Je l'enrichis.
J'ai su fertiliser la terre avec ma plumo;
J'ai fait contre Colbort un excellent volume.
Le public n'en sait rien; mais la postérité
M'attend pour me conduire à l'immortalité :
Et pour prix des calculs où mon esprit se tue.
Je veux avec Jean-Jacque avoir une statue'.
— Taisez-vous, lui répond un philosophe altier,
Et ne vous vantez plus de votre obscur métier.
Vous gouvernez l'État! quelle triste manie
Peut dans ce cercle étroit captiver un génie?
Prenez un plus haut vol : gouvernez l'univers;
Prouvez-nous que les monts sont formés par les mers;
Jetez les Apennins dans l'abîme di; l'onde;
Descendez par un trou dans le centre du jnonde.
Pour bien connaître Tàmo et nos sens inégaux.
Allez des Patagons disséquer les cerveaux,
Et, tandis que Nedham a créé des anguilles,
Courez chez les Lapons, et ramenez des filles.
Voilà comme on s'illustre en ce siècle profond.
De la nature enfin mes yeux ont vu le fond.
1. On a déjà vu que Jean-Jacques Rousseau, le Genevois, s'avisa
d'écrire, dans une lettre \ M. l'archevêque de Paris, que l'Europe
aurait dû lui élever une statue, à lui Jean-Jacques.
332 POKSIKS DE VOLTAIRE.
Que Dieu parle à son gré, qu'à sa voix tout s'arrange :
Ce trait a ses beautés : moi je parle, et tout change.
Va, ne t'amuse plus aux finances du roi.
Viens- t'en créer un monde, et sois dieu comme moi.»
\ ces discours brillants, saisi d'un saint scrupule,
L'archidiacre Trublet s'épouvante et recule;
Et, pour charmer la cour, qui s'y connaît si bien,
Avec un récollet fait le Journal chrétien.
Les voilà tous les deux qui, commentant Moïse,
Pour quinze sous par mois sont l'appui de l'Église.
Ils travaillent longtemps : leur libraire conclut
Qu'il va mourir de faim, mais qu'il fait son salut.
Un autre fou par.-^it, suivi de sa sorcière;
Il veut réduire au gland l'Académie entière.
« Renoncez aux cités, venez au fond des bois,
Mortels; vivez contents sans secours et sans lois;
Ou si vous persistez dans l'abus effroyable
De goûter les plaisirs d'un être sociable,
A mes soins vigilants osez vous confier :
Je fais d'un gentilhomme un garçon menui^ier.
Ma Julie, avec moi perdant son pucelage.
Accouche d'un foetus, et n'en est que plus sage.
Rien n'est mal, rien n'est bien; je mets tout de niveau.
Je marie au dauphin la fille du bourreau :
Les Petites-Maisons, où toujours j'étudie.
Valent bien la Sorbonne et sa théologie. »
Ainsi sur le pont Neuf, parmi les charlatans.
L'échappé de Genève ameute les passants,
Grimpé sur les tréteaux qui jadis dans Athène
Avaient servi de loge au chien de Diogène.
Si la philosophie a pris ce noble essor.
L'histoire sous nos mains va s'embellir encor.
Des riens approfondis dans un long répertoire.
Sans éclairer l'esprit, surchargent la mémoire.
SATIRES. • " 333
Allons, poudreux valets d'insolents imprimeur?,
Petits abbés crottés, faméliques auteurs,
Ressassez-moi Pétau, copiez-moi du Gange;
De tous nos vieux écrits compilez le mélange.
Servez d'antiques mets, sous des noms empruntés,
A l'appétit mourant des lecteurs dégoûtés.
Mais surtout écrivez en prose poétique;
Dans un style ampoulé parlez-moi de pliysi(iue;
Donnez du gigantescjue: étourdissez les sots.
Si vous ne pensez pas, créez de nouveaux mots;
Et que votre jargon, digne en tout de noire àgv,
Nous fasse de Racine oublier le langage.
Jadis en sa volière un riche curieux
Rassembla des oiseaux le peuple harmonieux;
Le chantre de la nuit, le serin, la fauvette.
De leurs sons enchanteurs égayaient sa retraite :
Il eut soin d'écarter les lézards et les rats.'
Us n'osaient approcher : ce temps ne dura pas.
Un nouveau maître vint. Ses gens se négligèrent;
La volière tomba; les rats s'en emparèrent.
Ils dirent aux lézards : « Illustres compagnons,
Les oiseaux ne sont plus, et c'est nous (lui régnons. »
LE PERE NICODEMI- ET JEANNOT
LE l'ÈRE MCODÈME.
Jeannot, souviens-toi bien que la philosophie
Est un démon d'enfer ù qui l'on sacrifie.
Archimède autrefois gùta le genre humain ;
Newton dans notre temps fut un franc libertin;
Locke a plus corrompu de femmes et de filles
Que Lass à l'hôpital n'a conduit de familles.
Tout chrétien qui raisonne a le cerveau blessé
10.
334 POESIES DE VOLTAIRE.
Bénissons les mortels qui n'ont jamais pensé.
0 bienheureux Larcher, Viret, Cogé, Nonnottel
Que de tous vos écrits la pesanteur dévote
Toujours pour mon esprit eut de charmes puissants!
Le péché n'est, dit-on, (jue l'abus du bon sens;
Et, de peur de l'abus, vous bannissez l'usage;
Ah! fuyons saintement le danger d"être .sage.
Pour faire ton salut, ne pense point, Jeannot;
Abrutis bien ton unie: et fais vœu d'être un sot.
J K A N .N o T .
Je sens de vos discours rinfluence bénigne;
Je bâille, et de vos soins je me crois déjà digne.
J'ai toujours remarqué que l'esprit rend malin.
Vous vous ressouvenez du bon curé Fantin,
Qui, prêchant, confessant les dames de Versailles,
Caressait tour à tour et volait ses ouailles;
Ce cher monsieur Billard et son ami Grisel,
Grands porteurs de ciliée et chanteurs de missel,
Qui prenaient notre argent pour mettre en œuvres pies.
Tous ces gens-là, mon père, étaient de grands génies!
I. E i'i:r, E McODiiME.
Mon fils, n'en doute pas, ils ont philosophé;
Et soudain leur esprit, par le diable échauffé.
Brûla de tous les feux de la concupiscence.
Dans les bosquets d'Éden l'arbre de la science
Portait un fruit de mort et de corruption;
Notre bon père en eut une indigestion :
Pour lui bien conserver sa fragile innocence,
Il eût fallu planter l'arbre de l'ignorance.
JEAX.NOT.
C'est bien dit : mais souffrez que Jeannot l'hébété
Propose avec respect une difficulté.
SATIRES. 335
De tous les écrivains dont la pesante plume
Barbouilla sans penser tous les mois un volume,
Le plus ignare en grec, en français, on latin,
C'est notre ami Fréron de Quimper-Corentin.
Sa grosse âme pourtant dans le vice est plongée;
De cent mortels poisons Belzébut l'a rongée.
Je conclurais de là, si j'osais raisonner.
Que le pauvre d'esprit peut encor se damner.
LE PÈRE MCODÈME.
Oui, mais c'est quand ce pauvre ose se croire riche;
C'est quand du bel esprit un lourd pédant s'entiche;
Quand le démon d'orgueil et celui de la faim
Saisissent à la gorge un maudit écrivain :
Le déloyal alors est possédé du diable.
Chez tout sot bel esprit le vice est incurable;
Il va trouver enfin, pour prix de ses travers,
Desfontaine et Chausson dans le fond des enfers.
Au pur sein d'Abraham il eût volé peut-êlre.
Si dans son humble état il eût su se connaître;
Mais il fut réprouvé sitôt qu'il entreprit
D'allier la sottise avec le bel esprit.
Autrefois un hibou, formé par la nature
Pour fuir l'astre du jour au fond de sa masure,
Lassé de sa retraite, eut le projet hardi
De voir comment est fait le soleil à midi.
11 pria, de son antre, une aigle sa voisine
De daigner le conduire à la sphère divine.
D'où le blond Apollon de ses rayons dorés
Perce les vastes cieux par lui seul éclairés.
L'aigle au milieu des airs le porta sur ses ailes;
Mais bientôt, ébloui des clartés immortelles.
Dont l'éclat n'est pas fait pour ses débiles yeux,
Le mangeur de souris tomba du haut des cieux.
330 POtSII-S DK voltah'.l:.
Les oiseaux, accourus à ses plaintes funèbres,
Dévorèrent soudain le courrier des ténèbres.
Profite de sa faute; et, tapi dans ton trou.
Fuis le jour à jamais en fidèle hibou.
J i: A N -N 0 T .
On a beau se soumettre à fermer la paupière,
On voudrait quelquefois voir un peu de lumière.
J'entends dire en tous lieux que le monde est instruit;
Qu'avec saint Loyola le mensonge s'enfuit;
Qu'Aranda dans l'Espagne, éclairant les fidèles,
A l'inquisition vient de rogner les ailes.
Cbez les Italiens les yeux se sont ouverts,
Une auguste cité, souveraine des mers,
Des filets de Barjone a rompu quelques mailles.
Le souverain chéri qui naquit dans Versailles
Annula, m'a-t-on dit, ces billets si fameux
Que les morts aux enfers emportaient avec eux.
Avec discrétion la sage Tolérance
D'une éternelle pais nous permet l'espérance.
D'abord, avec efi'roi, j'entendais ces discours.
Mais, par cent mille voix répétés tous les jours,
Ils réveillent enfin mon âme appesantie;
Et j'ai de raisonner la plus terrible envie.
LE PÈRE MCODtMK.
Ah! te voilà perdu. Jeannot n'est plus à moi.
Tous les cœurs sont gâtés... l'esprit bannit la foi!
L'esprit s'étend partout... 0 divine bêtise!
Versez tous vos pavots; soutenez mon Église.
A quel saint recourir dans cette extrémité?
0 mon fils! cher enfant de la Stupidité,
Quel ennemi t'arrache au doux sein de ta mère?
On te l'a dit cent fois, malheur à qui s'éclaire!
Ne va point contrister les cœurs des gens de bien.
SATiaiîS. • 337
Courage, allons, rends-toi; lis le Journal chrétien.
De Jean-George, crois-moi, lis le discours sublime :
C'est pour ton mal qui presse un excellent régime.
Tu peux guérir encore. Oui, Paris dans ses murs
Voit encor, grâce à Dieu, des esprits lourds, obscurs.
D'arguments rebattus déterminés copistes.
Tout farcis de lambeaux des premiers jansénistes.
Jette-toi dans leurs bras; dévore leurs leçons :
Apprends d'eux à donner des mots pour des raisons.
Fais des phrases, Jeannot; ma douleur t'en conjure :
Parce palliatif adoucis ta blessure.
Ne sois point philosophe.
J K A N N 0 r .
Ah ! vous percez mon cœur.
Allons, ne voyons goutte, et chérissons l'erreur.
C'est vous qui le voulez. Mais quel fruit tirerai-je
De demeurer un sot au sortir du colhige?
LK l>i;ilK MCOI) K Mi:.
Jeannot, je te promets un bon canonicat :
Et peut-être à ton tour deviendras-tu prélat.
LES systi:mes
Lorsque le seul puissant, le seul grand, le seul sage.
De ce monde en six jours eut achevé l'ouvrage.
Et (ju'il eut arrangé tous les célestes corps.
De sa vaste machine il cacha les ressorts,
Et mit sur la natiin.' un voile impénétrable.
J'ai lu chez un rabi^in que cet être inedable
Un jour devant son ti-ùne assembla nos docteurs,
Fiers enfants du sophisme, éternels disputcurs;
338 POKSIKS DE VOLTAIHE.
Le bon Thomas d'Aquin', Scot-, et Bouaventure^,
Et jusqu'au Provenral élève d'Épicinv',
Et ce niaître René% qu'on oublie aujourd'hui,
Grand fou persécuté par de plus fous que lui;
Et tous CCS beaux esprits dont le savant caprice
D'un monde imaginaire a bâti l'édifice.
« Çà, mes amis, dit Dieu, devinez mon secret :
Dites-moi qui je suis, et comment je suis fait;
Et, dans un supplément, dites-moi qui vous êtes.
Quelle force, en tout sens, fait courir les comètes,
1. Noies de M. de Morza. (Voltaire.) — Nous n'avons de saint Tho-
mas d'Aquin que dix-sept gros volumes bien avérés, mais nous en avons
vingt et un d'Albert : aussi celui-ci a été surnommé le Grand.
' 2. Scot... Scot est le fameux rival de Thomas. C'est lui qu'on a cru
mal à propos instituteur du dogme de \' Immaculée conception ; mais il
fut le plus intrépide défenseur de l'Universel de la part de la chose.
3. Bonaventure... Nous avons de saint Bonaventure le .Miroir de
l'âme, l'Itinéraire de l'esprit d Dieu, la Diète du salut, le Hossignol de
la passion, le Bois de vie, l'.iiguillon de l'avwur, les Flammes de
l'amour, l'.irl d'aimer, les Vinjt-cinq inémoires , les Quatre vertus
cardinales, les Six chemins de l'éternité, les Six ailes des chéruhins,
les Six aiics des séraphi)is, les Cinq fêles de l'enfant Jésus, etc.
4. Gassendi, qui ressuscita pendant quelque temps le système d'Épi-
cure. En e(Tot, il ne s'éloigne pas de penser que l'homme a trois âmes :
la végétative, qui fait circuler toutes les liqueurs; la sensitive, qui
reçoit toutes les impressions; et la raisonnable, qui loge dans la poi-
trine. Mais aussi il avoue Tignorance éternelle de l'homme sur les
premiers principes des choses ; et c'est beaucoup pour un philosophe.
5. Descartes était le contraire de Gassendi : celui-ci cherchait, et
l'autre croyait avoir trouvé. On sait assez que toute la philosophie de
Descartes n'est qu'un roman mal tissu qu'on ne se donne plus la peine
ni de réfuter ni d'examiner. Quel homme aujourd'hui perd son temps
à rechercher comment des dés, tournant sur eux-mêmes dans le plein,
ont produit des soleils, des planètes, des terres, et des mers ? Les
partisans de ces chimères les appelaient les hautes sciences ; ils se
moquaient d'Aristote, et ils disaient : « Nous avons dg la méthode. »
On peut comparer le système de Descartes à celui de Lass; tous deux
étaient fondés sur la synthèse. Descartes vint dans un temps où la
raison humaine était égarée. Lass se mit à philosopher en France,
lorsque l'argent du royaume était plus égaré encore. Tous deux
élevèrent leur édifice sur des vessies. Les tourbillons de Descartes
durèrent une quarantaine d'années ; ceux de Lass ne subsistèrent
que dix-huit mois. On est plus tôt détrompé en arithmétique qu'en
philosophie.
SATinL:S. 330
Et pourquoi, dans ce globe, un destin trop fatal
Pour une once de bien mit cent quintaux de mal.
Je sais que, grâce aux soins des plus nobles génies,
Des prix sont proposés par les académies :
J'en donnerai. Quiconque approchera du but
Aura beaucoup d'argent, et fera son salut. »
Il dit. Thomas se lève à l'auguste parole;
Thomas le jacobin, l'ange de notre école,
Qui de cent arguments se tira toujours bien,
Et répondit à tout sans se douter de rien.
« Vous êtes, lui dit-il, l'existence et l'essence',
Simple avec attributs, acte pur et substance,
Dans les temps, hors des temps, fin, principe, et milieu.
Toujours présent partout, sans être eji aucun lieu. »
L'Éternel, à ces mots, qu'un bachelier admire.
Dit : « Courage, Thomas! » et se mit à sourire.
Descartes prit sa place avec quelque fracas.
Cherchant un tourbillon qu'il ne rencontrait pas,
Et le-front tout poudreux de matière subtile,
N'aj'ant jamais rien lu, pas même l'Évangile :
« Seigneur, dit-il à Dieu, ce bonhomme Thomas
Du rêveur Aristote a trop suivi les pas.
Voici mon argument, qui me semble invincible :
Pour être, c'est assez que vous soyez possible-.
1. Ce sont les propres paroles de saint Thomas (i'.\quin. D'ailleurs
toute la partie métaphysique de sa Somiie est fondée sur la métaphy-
sique d' Aristote.
2. Voici où est, ce me semble, le défaut de cet argument ingénieur
de Descartes. Je conclus l'existence de l'Être nécessaire et éternel, de
ce que j'ai aperçu clairement que quelque chose existe nécessairement
et de toute éternité ; sans quoi il y aurait quelque chose qui aurait
été produit du néant et sans cause, ce qui est absurde : donc un être
a existé toujours nécessairement et de lui-même. J'ai donc conclu
son existence de rimpossibililé qu'il ne soit pas, et non de la possibilité
qu'il soit : cela est délicat, et devient plus délicat encore quand on ose
sonder la nature de cet être éternel et nécessaire. 11 faut avouer que
tous ces raisonnements abstraits sont assez inutiles, puisque la plupart
3i0 l'OKSlES DK VOI .TAir.t:.
Quant à votre univers, il est fort imposant :
Mais, quand il vous plaira, j'en ferai tout autant' :
Et je puis vous former, d'un morceau de matière,
Éléments, animaux, tourbillons, et lumière.
Lorsque du mouvement je saurai mieux les lois. »
Dieu sourit de piiié pour la seconde fois.
L'incertain Gassendi, ce bon prêtre de Digne,
l\e pouvait du Breton souffrir l'audace insigne,
Et proposait à Dieu ses atomes crochus-,
des têtes ne les comprennent pas. 11 serait assuroment d'une horrible
injustice, et d'un énorme ridicule, de faire dépendre le bonheur et le
malheur éternel du genre humain de quelques arguments que les neuf
dixiè-ces des hommes ne sont pas en état de comprendre. C'est à quoi
ne prendront pas garde tant de sco'.astiques orgueilleux et peu sensés
'lui osent enseigner et menacer. Quand un philosophe serait le maître
du monde, encore devrait-il proposer ses opinions modestemenl; c'est
ainsi qu'en usait Marc Aurùle et même Julien. Quelle différence de
ces grands hommes à Garasse, à Nonnotte, à l'abbé Guyon, à Tauteur
de la Gazette ecclésiastique, à Paulian l'es-jésuite, et à tant d'autres
polissons !
1. Donnez-moi de la 7naUcfe et du moiaement , cl je ferai un monde.
Ces paroles de Descartes sont un peu téméraires ; elles n'auraient pas
été permises à Platon. Passe qu'.\rchimèdc ait dit : « Donnez-moi un
point fixe dans le ciel, et j'enlèverai la terre ; » il ne s'agissait plus
que de trouver le levier. Mais qu'avec de la matière et du mouvemeni
on fasse des organes sentants et des tètes pensantes, sitùt que Dieu y
aura mis une âme, cela est bien fort. Je doute même que Descartes et
le P. Mersenne ensemble eussent pu donner à la matière la gravitation
vers un centre. Après tout. Descartes avait de la matière et du mou-
vement; nous n'en manquons pas. Que ne travaillait-il! que ne fai-
sait-il un petit automate de monde? Avouons que dans toutes ces
imaginations on ne voit que des enfants qui se jouent.
2. Démocrite, Épicure, et Lucrèce, avec leurs atomes déclinant dans
le vide, étaient pour le moins aussi enfants que Descartes avec ses
tourbillons tournoj-ant dans le plein ; et l'on ne peut que déplorer la
perte d'un temps précieux employé à étudier sérieusement ces fadaises
par des hommes qui auraient pu être utiles.
Où est l'homme de bon sens qui ait jamais conçu clairement que
des atomes se soient assemblés pour aller en ligne droite, et pour se
détourner ensuite à gauche; moyennant quoi ils ont produit des astres,
des animaux, des pensées? pourquoi de tant de fabricateurs de mondes
ne s'en est-il pas trouvé un seul qui soit parti d'un principe vrai, et reçu
de tous les hommes raisonnab os? Ils ont adopté des chimères, et ont
voulu les expliquer : mais quelle explication! Ils ressemblaient par-
1
SATIRES. :$H
Ouoiquo passés de mode, et dès longtemps déchus :
Mais il ne disait vion sur l'essence suprême.
Alors un petit Juif, au long nez, au teint blèmo,
Pauvre, mais satisfait, pensif et retiré,
Esprit subtil et creux, moins lu que célébré.
Caché sous le manteau de Descartes, son maître.
Marchant à pas comptés, s'approcha du grand Être :
« Pardonnez-moi, dit-il en lui parlant tout bas.
Mais je pense, entre nous, (jiie vous n'existez pas'.
faitement aux commentateurs des anciens historiens. La tour de Babel
avait vingt mille pieds de haut ; donc les maçons avaient des grues
de plus de vingt mille pieds pour élever leurs pierres. Le lit du roi Og
était de quinze pieds. Le serpent, qui eut de longues conversations
ayec Eve, ne put lui parler qu'en hébreu : car il devait lui parler en
sa langue pour être entendu, et non en la langue des serpents : et
Eve devait parler le pur hébreu, puisqu'elle élait la mère des
Hébreux, et que ce langage n'avait pu encore se corrompre. C'est
sur des raisons de cette force que furent appuyés longtemps tous les
commentaires et tous les S3'stèmes. Hérodote a dit que le soleil avait
changé deux fois de levant et de couchant; et sur cela on a recherché
par quel mouvement ce phénomène s'était opéré. Des savants se sont
distillé le cerveau pour comprendre comment le cheval d'Achille avait
parlé grec ; comment la nuit que Jujiiter passa avec Alcmène fut une
fois plus longue qu'elle ne devait Clro, sans que l'ordre de la nature
fût dérangé; comment le soleil avait reculé au souper d'Afrce et de
Thyeste; par quel secret Hercule était resté trois jours et trois nuits
enseveli dans le ventre d'une baleine ; par quel art, au son d'un instru-
ment, les murs de... Enfin on a compilé et empilé des écrits sans
nombre pour trouver la vérité dans les plus absurdes et les plus insi-
pides fables.
1. Spinosa, dans son fameux livre, si peu lu, ne parle que de Dieu ;
et on lui a reproché de ne point connaître de Dieu. C'est qu'il n'a
point séparé la Divinité du grand Tout qui existe par elle. C'est le dieu
de Straton, c'est le dieu des stoïciens :
Jupiter est quodcamque viclex, f/HOcni»'/ne moveris.
LuCAiN, Phwsalc, ch. ix, v. 580.
C'est le dieu d'.\ratus, dans le sens d'une philosophie audacieuse.
« In Deo vivimus, movemur et sumus. » {Actes des Apôtres, ch. xvii,
v. 28.)
La marche de Spinosa est plus géométrique que celle de tous les
ph losophes do l'antiquité. C'est le premier athée qui ait procédé par
lemmes et par théorèmes.
Bayle, en prenant la doctrine de Spinosa à la lettre, en raisonnant
d'après ses paroles, trouve cette doctrine contradictoire et ridicule. En
9
342 l'OKSlRS DI:; \ oi/i \ ii;i:.
Je crois l'avoir prouvé par mes matliématiques.
J'ai de plats écoliers et de mauvais critiques :
effet, qu'est-ce qu'un Dieu dont tous les ôtres seraient des modifica-
tions, qui serait jardinier et plante, médecin et malade, homicide et
mourant, destructeur et détruit?
Ba.y[a paraît opposer à Spinosa une dialectique très-supérieure. Mais
quel est le sort de toutes les disputes ! Jurieu regardait Bayle comme
u« compilateur d'idées plus dangereuses que celles de Spinosa;
Arnauld et ses partisans tombaient sur Jurieu comme sur un fanatique
absurde ; les jésuites accusaient Arnauld d'être au fond un ennemi de
la religion : et tout Paris voyait dans les jésuites les corrupteurs de
la raison et de la morale, et des fabricateurs de lettres de cachet.
Pour Spinosa, tout le monde en parlait, et personne ne le lisait.
Voici l'analyse de tous ses principes :
Il ne peut exister qu'une substance; car qui est par soi doit être un,
et ne peut être limité. La substance doit donc être infinie.
Il est impossible qu'une substance en produise une autre, sans qu'il
y ait quelque chose de commun entre elles. Or ce quelque chose de
commun ne peut exister avant la substance produite : donc la création
est impossible.
Une substance ne peut en faire une autre, puisque étant infinie par
sa nature, un infini ne peut en créer un autre.
11 n'y a donc qu'un infini; donc tout est mode.
L'intelligence et la matière existent ; dont l'intelligence et la matière
entrent dans la nature de cet infini.
La substance étant infinie doit avoir une infinité d'attributs : donc
l'infinité d'attributs est Dieu; donc Dieu est tout.
Ce système a été assez réfuté par l'humain Fénelon, par le subtil
Lami, et surtout de nos jours par M. l'abbé de Condillac, par M. l'abbé
Pluquet.
Si d'illustres adversaires peuvent servir en quelque sorte à la gloire
d'un auteur, on voit que jamais homme n'a été honoré d'ennemis plus
respectables. Il a été attaqué par deux cardinaux des plus savants et
des liius ingénieux qu'ait eus la France, tous deux chéris à la cour,
tous deux ministres et ambassadeurs à Rome. Le premier lui fait la
guerre en beaux vers latins dans son Anti-Lucrèce; le second, en
beaux vers français, dans une épîlre instructive et agiéable.
Voici quelques-uns des vers latins :
Dogmata coinplexus, parlim vesana Stralonis
Restiluil commenta, suiaque erroribm auxit
Omuigeni Spinosa Dei fabricator, et orbem
Appcllare Deum, ne quis Deus imperet orbi,
Tanquam essct domus ipsa domum rjui condidit, ausui.
Sic rediviva nova sese munimine cinxil
Impielas, tumidumque alla caput extulit arce.
■ Scilicet ex toto rerum glomeramine numen
Constiuxit,cui sint pro corpore corpora cuncta
SAiir.r.s. 3i3
Jugez-nous... » A ces mots, tout le globe trembla,
r.t d'horreur et d'elTroi ?aint Thomas recula.
Mais Dieu, clément et bon, plaignant cet infidèle,
Ordonna seulement ([u'un purgeât sa cervelle.
Ne pouvant désormais composer pour le prix.
Il partit, escorté de quelques beaux esprits.
El cunctœ mentes pro meute, simulque perenni
Pro fila atqne œvo, ftiga Icmporis ipsa cailuci
Et rjui sœclorum jugis devolvitw ordo.
Pana pûtes.
Anti-Lucrèce, liv. III, vers 80.5 et Miiv.
Voici quelques-uns des vers français :
Cesse de méditer dans ce sauvage lieu :
Homme, plante, animaux, esprit, corps, tout est Dieu.
Spinosa le premier connut mon existence :
Je suis IV-tre complet et l'unique substance ;
La matière et l'esprit en sont les attributs :
Si je n'embrassais tout, je n'existerais plus.
Principe universel, je comprends tous les êtres,
Je suis le souverain de tous les autres maîtres ;
Les membres différents de ce vaste univers
Ne composent qu'un tout dont les modes divers,
~Dans les airs, dans les cieux, sur la terre, et sur l'onde,
Embellissent entre eux le théâtre du monde.
Beunis, Discours sur la poésie.
Le livre du Si/sième de la nature, qu'on nous a donné depuis peu,
est d'un genre tout dilTorent ; c'est une l'hilippiquc contre Dieu. L'au-
teur prétend que la matière existe seule, et qu'elle produit seule la
sensation et la pensée. Pour avancer une idée aussi étrange, il faudrait
au moins tâcher de l'appuyer sur quelque principe, et c'est ce que
l'auteur ne fait pas. 11 a pris cette opinion chez Hobbes; mais Hobbes
se borne à la supposer, il ne l'affirme pas : il dit que des philosophes
savants ont prétendu que tous les corps ont du sentiment. « Qui cor-
pora omnia sensu essu prœdita sustinuerunt. »
Depuis Brama, Zoroastre, et Thaut, jusqu'à nous, chaque philosophe
a fait son système , et il n'y en a pas deux qui soient de niômo avis.
C'est un chaos d'idées, dans lequel personne ne s'est entendu. Le petit
nombre des sages est toujours parvenu à détruire les ch;Ueaux enchan-
tés, mais jamais à pouvoir en b;\tir un logeable. On voit par sa raison
ce qui n'est pas; on ne voit point ce qui est. Dans ce conflit éternel
de témérités et d'ignorances, le monde est toujours allé comme il va;
les pauvres ont travaillé, les riches ont joui, les puissants ont gou-
verné, les philosophes ont argumenté, tandis que des ignorants se par-
tageaient la terre.
34i POÉSIES DK VOLTAU'.E.
A'os docteurs, qui voyaient avec quelle indulgence
Dieu daiirnait compatir à tant d'extravagance,
Étalèrent l)ientùt cent belles vision?,
De liMir esprit pointu nobles inventions;
Ils parlaient, disputaient, et criaient tous ensemble.
Ainsi lorsqu'à dîner un amateur rassemble
Quinze ou vingt raisonneurs, auteurs, commentateurs,
Rimeurs, compilateurs, chansonneurs, traducteurs,
La maison retentit des cris de la cohue;
Les passants ébahis s'arrêtent dans la rue.
D'un air" persuadé, Malebranche assura
Qu'il faut parler au Verbe, et qu'il nous ^épondra^
Arnauld dit que de Dieu la beauté souveraine
Exprès pour nous damner forma la race humaine-.
1. Par quelle fatalité le s}-stL'me de Malebranche parait-il retomber
dans celui de Spinosa, comme deux vagues qui semblent se combattre
dans une tempête, et le moment d'après s'unissent l'une dans l'autre?
« Dieu, dit Malebranche, est le lieu des esprits, de même que l'es-
pace est le lieu des corps. Noire âme ne peut se- donner d'idées... Nos
idées sont efficaces, puisqu'elles agissent sur notre esprit. Or rien ne
peut agir sur notre esprit que Dieu... Donc il est nécessaire que nos
idées se trouvent dans la substance efficace de la Divinité. » (Livre 111,
de l'Esprit pur, part. H.)
Voil.i les propres paroles de Malebranche, Or si nous ne pouvons
avoir des perceptions que dans Dieu, nous ne pouvons donc avoir de
sentiment que dans lui, ni faire aucune action que dans lui; cela me
parait évident. On peut donc en inférer qne nous ne sommes que des
modifications de lui-même. 11 n'y a donc dans Tunivers qu'une seule
substance. Voil.\ le spinosisme, le stratonisme tout pur. Et Malebranche
pousse les illusions qu'il se fait à lui-même jusqu'à vouloir autoriser
son sj'stème par des passages de saint Paul et de saint .^ugustin.
Je ne dis pas que ce savant prêtre de l'Oratoire fût spinosiste, à
Dieu ne plaise! je dis qu'il servait d'un plat dont un spinosiste aurait
mangé très-volontiers. On sait que depuis il s'entretint familièrement
avec le Verbe. Eh! pourquoi avec le Verbe plutôt qu'avec le Saint-
Esprit ? Mais comme il n'y avait personne en tiers dans la conversa-
lion, nous ne rendrons point compte de ce qui s'est dit; nous nous
contentons de plaindre Tesprit humain, de gémir sur nous-mêmes, et
d'exhorter nos pauvres confrères les hommes à l'indulgence.
2. 11 faut avouer que ce système, qui suppose que l'Être tout-puissant
et tout bon a créé exprès des millions de milliards d'êtres raisonnables
et sensibles, pour en favorise? quelques douzaines, et pour tourmenter
SATlIiKS. 345
Leibaitz avertissait le Turc et le chrétien
Que sans son harmonie on ne comprendra rien'.
Que Dieu, le monde, et nous, tout n'est rien sans monades.
Le courrier des Lapons-, dans ses turUipinades',
Veut qu'on aille au détroit où vogua Magellan,
Pour se former l'esprit, disséquer un géant.
Notre consul Maillet*, non pas consul de Home,
tous les autres à tout jamais, paraîtra toujours un peu brutal à qui-
conque a des mœurs douces.
1. Notre âme étant simple (car on suppose que son existence et sa
iimpUcilé sont prouvées), elle peut résider dans l'étoile du Nord ou du
petit Chien, et notre corps végéter sur ce globe. L'âme a des idées
là-haut, et notre corps fait ici les fonctions correspondantes à ces
idées, à peu près comme un homme prêche, tandis qu'un autre fait les
gestes; ou plutôt l'àme est l'iiorloge, et le corps sonne ici les heures.
Il y a des gens qui ont étudié cela sérieusement ; et l'inventeur de ce
systÀme est celui qui a disputé contre Newton, et qui peut même avoir
eu raison sur quelques points.
Quant aux monades, tout être physique étant composé doit être un
résultat d'êtres simples-; car dire qu'il est fait d'êtres composés, c'est
ne rien dire. Des monades sans parties et sans étendue font donc
l'étendue et les parties ; elles n'ont ni lieu, ni figure, ni mouvement,
quoiqu'elles constituent des corps qui ont ligure et mouvement dans
un lieu. "
Chaque monade doit être difTérente d'une autre, sans quoi ce serait
un double emploi.
Chaque monade doit avoir du rapport avec toutes les autres, parce
qu'il y a entre los corps dont ces inonaJa funt l'assemblage une union
nécessaire. Ces rapports entre ces monades simpte'i, inélendites, ne
peuvent être que des idées, des perceptions. 11 n'j- a pas de raison
pour laquelle une monadv, ayant des rapports avec une de ses com-
pagnes, n'en ait pas avec toutes. Chaque monade voit donc toutes les
autres, et par conséquent est un miroir concentrique de l'univers. Il y
a un pays où cola s'est enseigné dans des écoles à des gens qui
avaient de la barbe au menton.
2. Moreau de Maupertuis. De son vivant, on le peignit aplatissant,
avec un air d'orgueil, la terre qu'il semblait mépriser; après sa mort,
la piété de sa famille lui a érigé dans Téglise de Saint-Roch un petit
mausolée.
3. On a fait assez connaître Tidéc d'aller disséquer des cervelles de
Patagons, pour avuir la nature de rime; d'examiner les songes, pour
savoir comment on pense dans la veille ; d'enduire les malades de
poix résine, pour empêcher Tair de nuire ; de creuser un trou jusqu'au
centre de la terre pour voir le feu central. Et ce qu'il y a de déplo-
rable, c'est que ces folies ont causé des querelles et des infortunes.
4. On connaît aussi le système vraisemblable par lequel la mer a
3i6 POÉSIES 1)1. VOLTAlIii:.
Sait comment ici-bas naquit le premier homme :
D'abord il fut poisson. De ce pauvre animal
Le berceau très-changeant fut du plus fin cristal;
Et les mers des Chinois sont encore étonnées
D'avoir, par leurs courants, formé les Pyrénées.
Chacun fit son système; et leurs doctes leçons
Semblaient partir tout droit des Petites-Maisons.
Dieu ne se fàclia point : c'est le meilleur des pères;
Kt sans nous engourdir par des lois trop austères,
Il veut que ses enfants, ces petits libertins,
S'amusent en jouant de l'œuvre de ses mains.
Il renvoya le prix ù la prochaine année;
Mais il vous fit partir, dès la même journée,
Son ange Gabriel, ambassadeur de paix.
Tout pétri d'indulgence, et porteur de bienfaits.
Le ministre eraplumé vola dans vingt provinces;
Il visita des saints, des papes, et des princes,
De braves cardinaux et des inquisiteurs.
Dans le siècle passé dévots persécuteurs.
« Messeigneurs, leur dit-il, le bon Dieu vous ordonne
De vous bien divertir sans molester personne.
Il a su qu'en ce monde on voit certains savants
Qui sont, ainsi que vous, de fieffés ignorants;
Us n'ont ni volonté ni puissance de nuire :
Pour penser de travers, hélas! faut-il les cuire?
Un livre, croyez-moi, n'est pas fort dangereux,
Et votre signature est plus funeste qu'eux.
formé les montagnes, et la terre est de verre ; mais celui-là n'a encore
rien de funeste. Certes ceux qui ont inventé la charrue, la navette, et
les poulies, étaient des dieux bienfaisants, en comparaison de tous
ces rêveurs; et il est vrai qu'un opéra-comique vaut mieux que le
système de Cudworth, de Wiston, de Burnet, et de Wodward. Car ces
systèmes n'ont appris aucune vérité, et n'ont fait aucun plaisir; mais
l'opéra des Gueux et le Dcieiteur ont fait passer très-agréablement le
temps à plus de cent mille hommes.
SATIRES. 347
En Sorbonno. an\ charniers S tout se mêle d'écrire :
Imitez le bon Dieu, qui n'en a fait que rire. »
LES CABALES
« Barbouilleurs de papier, d'où viennent tant d'intrigues,
Tant de petits partis, de cabales, de brigues?
1. Charniers des Saints-Innoconts, belle place de Paris, près du
Palais-Royal, et non loin du Louvre. C'est là qu'on enterre tous les
guejx, au lieu de les porter hors de la ville, comme on fait partout
ailleurs. On y voit plusieurs écrivains qui font les placets au roi, les
lettres des cuisinières à leurs amants et les critiques des pièces nou-
velles. On y a travaillé longtemps à l'Année littéraire. 11 y a le style à
cinq sous, et le style à dix sous.
Qu'on écrive les Ima'jinalions de .W. Ouflr, les .Véinoiros d'un It07)imc
de qwdilé, les Sohlcx/ufs d'une âme divolr; que Ton condamne les idées
innées, et que ron condamne ensuite ceux qui les rojettenl ; qu'on
donne au public les lettres de Tliérèse à Sophie, ou qu'on dise en mau-
vais latin* « que la vraie religion a été, selon la variété des temps,
variée et^diverse quant à sa forme et quant à la clarté de la révélation,
et que cependant elle a toujours été la même depuis Adam, quant à ce
qui appartient à la substance; » que ces belles clioses, dis-je, partent
des charniers des Saints-Innocents, ou de l'imprimerie de la veuve
Simon, cela est bien égal : Imitons le bon Dieu >jui n'en a fait que
rire.
Concluons surtout qu'une nation qui s'amuse contiouellement de tant
de sottises doit être une nation extrêmement opulente et extrêmement
heureuse, puisqu'elle est si oisive. ( 1772.)
" Yeram reWjionem, eisi t/uantum ad sui formant et revelalionis
perspieuitutem, etc., page 21 d'un livre latin rempli de solécismes et de
barbarismes, imputé faussement à la Sorbonne ; il est intitulé Determi-
nalio sacrœ facultalis Paiisiensis in lihellum cui tilulus Bélisaire ;
Parisiis, 17G7 : Censure de la faculté de théologie de Paris, contre le
livre qui a pour litre Bélisaire, à Paris, 1707, chez la veuve Simon, etc.
Voyez aussi Les trente-sept vérités opposées aux trente-sipt impiétés,
par un bnelielier ubiqniste.
— L'auteur de cet ouvrage (Turgot) était véritablement bachelier en
théologie ; mais ayant renoncé A cette science, il était devenu un des
plus grands philosophes et un des premiers hommes d'État de l'Europe.
On appelle ubi/iusle un docteur ou licencié de la faculté de Paris, qui
n'est ni moine ni associé aux maisons de Sorbonne et de Navarre.
( î\'ote deÉs d. de Kehl.,
348 poi:sip:s de voltairi:.
S'agit-il d'un emploi do fermier général,
Ou du large chapeau qui coiffe un cardinal?
Étcs-vous au conclave? aspirez-vous au trône'
Où l'on dit qu'autrefois monta Simon Uarjone?
Çà, que prétendez-vous? — D<î la gloire. — Ah^ gredin !
Sais-tu bien que cent rois la briguèrent en vain?
Sais-tu ce qu'il coûta de périls et de peines
Aux Condés, aux Sullis, aux Colberts, aux Turennes,
Pour avoir une place au haut du mont sacré,
De sultan .Moustapha pour.jamais ignoré?
Je ne m'attendais pas qu'un crapaud du Parnasse
Eût pu, dans son bourbier, s'enfler de tant d'audace.
— Monsieur, écoutez-moi : j'arrive de Dijon,
Et je n'ai ni logis, ni crédit, ni renom.
J'ai fait de méchants vers, et vous pouvez bien croire
Que je n'ai pas le front de prétendre à la gloire;
Je ne veux que l'ôter à quiconque en jouit.
Dans ce noble métier l'ami Fréron m'instruit.
Monsieur l'abbé Profond m'introduit chez les dames;
Avec deux beaux esprits nous ourdissons nos trames.
Nous serons dans un mois l'un de l'autre ennemis;
Mais le besoin présent nous tient encore unis.
Je me forme sous eux dans le bel art de nuire :
Voilà mon seul talent; c'est la gloire où j'aspire.
Laissons là de Dijon ce pauvre garnement',
1. Nulcs de M. de Morza. — Ce trône est très-respectable. 11 est sans
doute l'objet d'une louable émulation. Simon, fils de Jones, nommé
Céphas ou Pierre, est un très-grand saint; mais il n'eut point de trône.
Celui au nom duquel il parlait avait défendu expressément à tous ses
envoyés de prendre même le nom de docteur, de maître, et avait
déclaré que qui voudrait être le premier serait le dernier. Les choses
sont changées; et dans la suite des temps le trône devint la récom-
pense de l'humilité passée.
•2. Ce garnement de Dijon est un nommé Clément, maître de quartier
dans un collège de Dijon, qui a fait un livre contre MM. de Saint-Lam-
bert, Delille, de Watelet, Dorât, et plusieurs autres personnes. L'au-
teur des Cabales fut maltraité dans ce livre, où règne un air de suffi-
SATIRES. 349
Des bâtards de Zuïle imbécile instrument;
Qu'il couro i\ l'hôpital, où son Destin le mène..
Alloua nous réjouir aux jeux de Melpomène...
Bon ! j'y vois deux partis l'un à l'autre opposés :
Léon dix et Luther étaient moins divisés.
L'un claque, l'autre sillle; et l'antre du parterre'
Et les cafés voisins sont le champ de la guerre.
Je vais chercher la paix au temple des chansons.
J'tntends crier : « Lulli, Campra, Rameau, Boufl'ons-,
sance, un ton décisif et tranchant qui a été tant blAmé par tous les
honnêtes gens dans les hommes les plus accrédités de la littérature, et
qui est le comble de l'insolence et du ridicule dans un jeune provincial
sans expérience et sans génie. Il s'est couvert d'opprobre par des
libelles aus>i affreux qu'absurdes, que la police n'a pas punis, parce
qu'elle les a ignorés. Les malheureux qui ont composé de tels libelles
pour vivre, comme Clément, La Beaumelle, Sabatier natif de Castre.",
ressemblent précisément au Pauvre Diable, qui est si naturellement
peint dans la pièce de ce nom. Il n'est point do vie plus déplorable
que la leur.
1. C'est principalement au parterre do la Comédie-Franraise, à la
représentation des pièces nouvelles, que les cabales éclatent avec le
plus d'emportement. Le parti qui fronde l'ouvrage et le parti qui le
soutient se rangent chacun d'un coté. Les émissaires reçoivent à la
porte ceux qui entrent, et leur disent : « Venez-vous siffler? mettez-
vous là; venez-vous pour applaudir? mettez-vous ici. » On a joué
quelquefois aux dés la chute ou le succès d'une tragédie nouvelle au
oafé de Procope. Ces cabales ont dégoûté les hommes de génie, et n'ont
pas peu servi à décréditer un spectacle qui avait fait si longtemps la
gloire de la nation.
2. La mémo manie a passé à l'Opéra, et a été encore plus tumul-
tueuse. Mais les cabales au ThéAtre-Franrais ont un avantage que
les cabales de FOpéra n'ont pas ; c'est celui de la satire raisonnée.
On ne peut à l'Opéra critiquer que des sons ; quand on a dit : « Cette
chaconne, cette coure me déplaît, » on a tout dit. Mais à la Comédie
on examine des idées, des raisonnements, dos passions, la conduite,
Texposition, le nœud, le dénoùment, le langage. On peut vous prou-
ver méthodiquement, et de conséquence en conséquence, que vous
êtes un sot qui avez voulu avoir de l'esprit, et qui avez assemblé
quinze cents personnes pour leur prouver que vous en savez plus
qu'eux. Chacun de ceux qui vous écoutent est, sans le savoir, un peu
jaloux de vous ; il est en droit de vous critiquer, et vous êtes en droit
de lui répondre. Le seul malheur est que vous êtes trop souvent un
contre mille.
Il en va autrement en fait de musique ; il n'y a que le potier qui
soit jaloux du potier, et le musicien du musicien, disait Hésiode. Il
20
350 POÉSIKS DK VOLTAIRE.
Ktes-vous pour la France ou bien pour Tltalie?
— Je suis pour mon plaisir, messieurs. Quelle folie
Vous tient ici debout sans vouloir écouter?
Ne suis-je à l'Opéra que pour y disputer? »
Je sors, je me dérobe aux flots de la cohue:
Les laquais assemblés cabalaient dans la rue.
Je me sauve avec peine aux jardins si vantés
Que la main de Le Nostre avec art a plantés.
D'autres fous à l'instant une troupe m'arrête.
Tous parlent à la fois, tous me rompent la tête...
« Avez-vous lu sa pièce? il tombe, il est perdu;
Par le dernier journal je le tiens confondu.
— Qui? de quoi parlez-vous? d'où vient tant de colère?
Quel est votre ennemi? — C'est un vil téméraire.
Un rirAeur insolent qui cause nos chagrins:
11 croit nous égaler en vers alexandrins.
— Fort bien : de vos débats je conçois l'importance. •>
Mais un gros de bourgeois vers ce côté s'avance.
« Choisissez, me dit-on, du vieux ou du nouveau. »
Je croyais qu'on parlait d'un vin qu'on boit sans eau,
Et qu'on examinait si les gourmets de France
D'une vendange heureuse avaient quelque espérance :
Ou que des érudits balançaient doctement
Entre la loi nouvelle et le Vieux Testament.
Un jeune candidat, de qui la chevelure
Passait de Clodion la royale coiffure %
Me dit d'un ton de maître, avec peine adouci :
« Ce sont nos parlements dont il s'agit ici;
y faut seulement ajouter encore les partisans du musicien ; mais
ceux-là sont ennemis, et ne sont point jaloux. Dans les talents de
l'esprit, au contraire, tout le monda est jaloux en secret; et Toilà
pourquoi tous les gens de lettres, méprisés quand ils n'ont pas réussi,
ont été persécutés dès qu'ils ont eu de la réputation.
1. Il n'y a pas longtemps que les jeunes conseillers allaient au tri-
bunal les cheveux étalés et poudrés de blanc, ou blanc poudrés.
SATinrS. ■ 351
Lequel préférez-vous? — Aucun d'eux, j(î vous jure.
Je n'ai point de procès, et, dans ma vie obscure.
Je laisse au roi mon maître, en pauvre citoyen,
Le soin de son royaume, où je ne prétends rien.
Assez de grands esprits, dans leur troisième étag»-.
N'ayant pu gouverner leur femme et leur ménage'.
Se sont mis, par plaisir, à régir l'univers.
Sans quitter leur grenier, ils traversent les mers:
Ils raniment l'État, le peuplent, renricliissent :
Leurs marchands de papiers sont les seuls qui gémissent.
Moi, j'attends dans un coin que rim|)i'im('ur du roi
M'apprenne, pour dix sous, mon devoir et ma lui.
Tout confus d'un édit ((ui rogne ukîs linances.
Sur mes biens écornés je règle mes dépenses;
Rebuté de Plutus, je m'adresse à Gérés;
Ses fertiles trésors garnissent mes guérets.
La campagne, en tout temps, par un travail utile,
Répara tous les maux qu'on nous fit à la ville.
On est un peu fâché; mais qu'y faire?... Obéir.
A quoi bbn cabaler, quand on ne peut agir?
— Mais, monsieur, des Capets les lois fondamentales,
1. L'Europe est pleine do gens qui, ayant perdu leur fortune,
veulent faire celle de leur patrie ou de quelque État voisin. Ils pré-
sentent aux ministres des mémoires qui rétabliront les affaires
publiques en peu de temps; et en attendant ils demandent une
aujni)ae qu'on leur refuse. Bois-Guillebcrt, qui écrivit contre le grand
Colbert, et qui ensuite osa attribuer sa Dixme royale au maréchal de
Vaubao, s'était ruiné. Ceux qui sont assez ignorants pour le citer encore
aujourd'hui, croyant citer le maréchal de Vauban, ne se doutent pas
que, si on suivait ces beaux systèmes, le royaume .serait aussi misérable
que lui. Celui qui a imprimé le Moyen d'eniichir l'L'Ial, sous le nom
du comte de Boulainvilliers, est mort à l'hôpital. Le petit La Jonchère,
qui a donné tant d'argent au roi en quatre volumes, demandait l'au-
mdne. Telles sont les gens qui enseignent l'art de s'enrichir par le
commerce après avoir fait banqueroute, et ceux qui font le tour du
monde sans sortir de leur cabinet, et ceux qui n'ayant jamais possédé
une charrue, remplissent nos greniers de froment. D'ailleurs la littéra-
ture ne subsiste presque plus que d'infâmes plagiais ou de libelles.
Jamais cette profession si belle n'a été ni si universelle ni si avilie.
352 l'OKSIKS DK ^0I-Ï\1^.E.
Et le grenier à sel, et les cours fiîodales,
Et le gouvernement du chancelier Duprat?
— Monsieur, je n'entends rien aux matières d'État :
Ma loi fondamentale est de vivre tranquille.
La Fronde était plaisante*, et la guerre civile
Amusait la grand'chambre et le coadjuteur.
Barricadez-vous bien: je m'enfuis; serviteur. »
A peine ai-je quitté mon jeune énergumène,
1. La Fronde en effet ùtail fort plaisante, si l'on ne regarde que ses
ridicules. Le président Le Cogneux, qui chasse de chez lui son fils le
célèbre Bachaumont, conseiller au parlement, pour avoir opiné en
faveur de la cour, et qui fait mettre ses chevaux dans la rue; Bachau-
mont qui lui dit : « Mon père, mes chevaux n'ont pas opiné, » et qui,
de raillerie en raillerie, fait boire son père à la santé du cardinal
Mazarin, proscrit parle parlement; le gentilhomme ami du coadjuteur
qui vient pour le servir dans la guerre civile, et qui, trouvant un de
ses camarades chez ce prélat, lui dit : « Il n'est pas juste que les deux
plus grands fous du royaume servent sous le même drapeau, il faut
se partager, je vais chez le cardinal de Mazann ; » et qui en effet va de
ce pas battre les troupes auxquelles il était venu se joindre; ce même
coadjuteur qui prêche, et qui fait pleurer des femmes ; un de ses con-
vives qui leur dit : « Mesdames, si vous saviez ce qu'il a gagné avec
vous, vous pleureriez bien davantage ; » ce même archevêque qui va
au parlement avec un poignard, et le peuple qui crie : « C'est son bré-
viaire! » et toutes les expéditions de cette guerre méditées au cabaret,
et les bons mots; et les chansons qui ne finissaient point; tout cela
serait bon sans doute pour un opéra-comique. Mais les fourberies, les
pillages, les rapines, les scélératesses, les assassinats, les crimes de
toute espèce dont ces plaisanteries étaient accompagnées, formaient un
mélange hideux des horreurs de la Ligue et des farces d'Arlequin. Et
c'étaient des gens graves, des patres conscrîpli qui ordonnaient ces
abominations et ces ridicules. Le cardinal de Retz dit, dans ses
Mémoires, « que le parlement faisait par des arrêts la guerre civile,
qu'il aurait condamnée lui-même par les arrêts les plus sanglants. »
L'auteur que je commente avait peint cette guerre de singes dans le
Siècle de Louis XIV : un de ces magistrats qui, ayant acheté leurs
charges quarante ou cinquante mille francs, se croyaient en droit de
parler orgueilleusement aux lettrés, écrivit à l'auteur que messieurs
pourraient le faire repentir d'avoir dit ces vérités, quoique reconnues.
Il lui répondit : « Un empereur de la Chine dit un jour à l'historio-
graphe de l'empire : « Je suis averti que vous mettez par écrit mes
« fautes; tremblez. » L'historiographe prit sur-le-champ des tablettes.
« Qu'osez-vous écrire là? — Ce que Votre Majesté vient de me dire. >
L'empereur se recueillit, et dit : « Écrivez tout, mes fautes seront
réparées. »
s A 11 m; s. 353
Qu'un groupe de savants m'enveloppe et m'entraîne.
D'un air d'autorité l'un d'eux me tire à part...
« Je vous goûtai, dit-il, lors«iuo de Saint-Médard'
Vous crayonniez gaiement la cabale grossière,
Gambadant pour la grâce au coin d'im cimetière;
Les billets au porteur des chrétiens trépassés;
Les fils de Loyola sur la terre éclipsés.
Nous applaudîmes tous à votre noble audace,
Lorsque vous nous prouviez qu'un maroufle à besace,
Dans sa crasse orgueilleuse à charge au genre humain,
S'il eût bêché la terre, eût servi son prochain.
Jouissez d'une gloire avec peine achetée;
.\cceptez à la fin votre brevet d'athée.
— Ah ! vous êtes trop bon : je slmis au fond du cœur
Tout le prix (ju'on doit mettre à cet excès d'honneur. .
Il est vrai, j'ai raillé Saint-Médard et la bulle;
Mais j'ai sur la nature encor quelque scrupule.
L'univers m'embarrasse, et je ne puis songer
Que cette horloge existe, et n'ait point d'horloger^.
1. Oa connaît le fanatisme dos convulsions de Saint-Méiiard, qui
durèrent si longtemps dans la populace, et qui furent entretenues par
le président Dubois, le conseiller Carré, et d'autres énergumènes. La
terre a été mille fois inondée de superstitions plus affreuses, mais
jamais il n'y en eut de plus sotte et de plus avilissante. L'histoire des
billets de confession et l'expulsion des jésuites succédèrent bientôt à
ces facéties. Observez surtout que nous avons une liste de miracles
opérés par ces malheureux, signée de plus de cinq cents personnes. Les
miracles d'Esculape, ceux de Vespasien et d'Apollonius de Tyane, etc.,
n'ont pas été plus authentiques.
2. Si une horloge prouve un horloger, si un palais annonce un archi-
tecte, comment en effet Tunivers ne démontre-l-il pas une intelligence
suprême? Quelle plante, quel animal, quel élément, quel astre ne porte
pas l'empreinte de celui que Platon appelait réternel géomètre? 11 mo
semble que le corps du moindre animal démontre une profondeur et
une unité de dessein qui doivent à la fois nous ravir en admiration,
et atterrer notre esprit. Non-seulement ce chctif insecte est une
machine dont tous les ressorts sont f.iits exactement l'un pour l'autre;
uon-seulcment il est né, mais il vit par un art que nous ne pouvons ni
imiter ni comprendre; mais sa vie a un rapport immédiat avec la
nature entiL-re, avec tous les éléments, avec tous les astres dont la
20.
354 POl'SIES DE VO I.TA 1 li F..
Mille abus, jfi le sais, ont régné dans l'Église;
Fleury le confesseur en parle avec franchise'.
J'ai pu de les siffler prendre un p<'U trop de soin :
Eh! (juel auteur, hélas! ne va jamais trop loin?
De saint Ignace encore on me voit souvent rire;
Je crois pourtant un Dieu, puisqu'il faut vous le dire.
— Ah, traître! ah, malheureux! je m'en étais douté.
Va, j'avais bien prévu ce trait de lâcheté,
Alors que de Maillet Insultant la mémoire-,
Du monde qu'il forma tu combattis l'histoire...
Ignorant, vois l'efTot de mes combinaisons :
Les hommes autrefois ont été des poissons;
lumière se fait sentir à lui. Le soleil le réchaufle, et les rayons qui
partent de Sirius, à quatre cents millions de lieues au delà du soleil,
pénètrent dans ses petits yeux, selon toutes les règles de Toptique.
S'il n'y a pas là immensité et unité de dessein qui démontrent un
fabricateur intelligent, immense, unique, incompréhensible, qu'on
nous démontre donc le contraire; mais c'est ce qu'on n'a jamais fait.
Platon, Newton, Locke, ont été frappés également de cette grande
vérité. Ils étaient théistes, dans le sens le plus rigoureux et le plus
respectable.
Des objections ! on nous en fait sans nombre : des ridicules ! on croit
nous en donner en nous appelant cause-finaliers ; mais des preuves
contre Tesistence d'une intelligence suprême, on n'en a jamais apporté
aucune. Spinosa lui-même est forcé de reconnaître cette intelligence;
et Virgile avant lui, et après tant d'autres, avait dit : iVens agitai
molem. C'est ce Men$ agitai molem qui est le fort de la dispute entre
les atliées et les tliéistes, comme l'avoue le géomètre Clarke dans
son li^Te de l'existence de Dieu; livre le plus éloigné de notre bavar-
derie ordinaire, livre le plus profond et le plus serré que nous ayons
sur cette matière, livre auprès duquel ceux de Platon ne sont que
des mots, et auquel je ne pourrais préférer que le naturel et la can-
deur de Locke.
1. Fleury, célèbre par ses excellents discours, qui sont d'un sage
écrivain et d'un citoyen zélé, connu aussi par son Histoire ecclésiastique
([ui ressemble trop en plusieurs endroits à la Li'-ginde dorée.
•2. Ce consul Maillet fut un de ces charlatans dont on a dit qu'ils
voulaient imiter Dieu, et créer un monde avec la parole. C'est lui
qui, abusant de l'histoire de quelques bouleversements avérés, arrivés
dans ce globe, prétend que les mers avaient formé les montagnes,
et que les poissons avaient été changés en hommes. Aussi quand
on a imprimé son livre, on n'a pas manqué de le dédier à Cyrano de
Bergerac.
SATH'iES. 355
La mer de l'Amérique a marché vers le Phase ;
Les huîtres d'Angleterre ont formé le Caucase :
Nour te l'avions appris, mais tu t'es ploigné
Du vrai sens de Platon, par nous seuls enseigné.
Lâche! oses-tu bien croire une essence suprême?
— Mais, oui. — De la nature as-tu lu le Système ?
Par ses propos diffus n'es-tu pas foudrojé?
Que dis-tu de ce livre? — Il m'a fort ennuyé'.
1. Il }• a des morceaus éloquents dans ce livre ; mais il faut avouer
qu'il est diffus et quelquefois déclamateur; qu'il se contredit, qu'il
affirme trop souvent ce qui est en question, et surtout qu'il est fondé
sur de prétendues expériences dont la fausseté et le ridicule sont
aujourd'hui reconnus et siffles do tout le monde. Tenons-nous-en à ce
dernier article, qui est le plus palpable de tous. C'est cette fameuse
transmutation qu'un pauvre jésuite anglais, nommé Noedbam, crut
avoir faite, de jus de mouton et do blé puurri, vn petites anguilles
lesquelles produisaient bientôt une race innombrable d'anguilles. Nous
en avons parlé ailleurs.
On disait au jésuite Needham que cela n'était bon que du temps
d'^Vristote, do Gamaliel, de Flavien-Josèphe, et de Philon, où l'on
croyait que la génération s'opérait par la corruption, et que le limon
d'Égypte-forraait des rats. Il répondit que notre Sauveur lui-môme et
ses apOtres avaient dit plusieurs fois qu'il faut que le blé pourrisse et
meure pour lever et pour produire, et que par conséquent son blé
pourri et son jus de mouton faisaient naître des races d'anguil'es
infailliblement. On avait beau lui répliquer que Jésus-Christ daignait
se conformer aux idées fausses et grossières des paysans galiléens,
ainsi qu'il daignait se vêtir à leur mode, parler leur langage, et
observer tous leurs rites; mais que la sagesse incarnée devait bien
savoir que rien ne peut naître sans germe; que son système était aussi
iangereus qu'e.\tiavagant ; que si on pouvait former des anguilles
avec du jus de mouton, on ne manquerait pas de former des hommes
avec du jus de perdrix; qu'alors on croirait pouvoir se passer de Dieu,
et que les atiiées s'empareraient de la place. Needham n'en démordait
point; et, aussi mauvais raisonneur que mauvais chimiste, il per-
sista longtemps à se croire créateur d'anguilles; de sorte que par une
étrange bizarrerie, un jésuite se servait des propres paroles de Jésus-
Christ pour établir son opinion ridicule, et les athées se servaient de
l'ignorance et de Topiniâtreté d'un jésuite pour se confirmer dans
rathéisme. On citait partout la découverte de Needham. Un des plus
intrépides athées m'assurait que dans la ménagerie du prince Charles,
à Bruxelles, il y avait un lapin qui faisait tous les mois des enfants
à une poule. Enfin l'cipérience du jésuite fut reconnue pour ce qu'elle
était ; et les athées furent obligés de se pourvoir ailleurs.
356 POliSIES Di: VOLïAini:.
— C'en ost assez, ingrat : ta perfide insolence
Dans mon premier concile aura sa récompense.
Va, sot adorateur d'un fantôme impuissant.
Nous t'avions jusqu'ici préservé du néant;
Nous t'y ferons rentrer, ainsi que ce grand f'.tre
Que tu prends bassement pour ton unique maître.
De mes amis, de moi, tu seras méprisé.
— Soit. — Nous insulterons à ton génie usé.
— J'y consens. — Des fatras de brochures sans nombre.
Dans ta bière à grands flots vont tomber sur ton ombre.
— Je n'en sentirai rien. — Nous t'abandonnerons
Aux puissants Langlevieux, aux immortels Frérons',
— Ah! bachelier du diable, un peu plus d'indulgence:
Nous avons, vous et moi, besoin de tolérance.
Que deviendraient le monde et la société,
1. C'est ce même Langlevieux La Beaumeile dont il est p.irlé dans
les notes sur l'épître à M. Dalembert, et ailleurs.
Ce même homme s'est depuis associé avec Fréron ; et malgré tant
d'horreurs et laut de bassesses, il a surpris la protection d'une per-
sonne respectable qui ignorait ses excès ridicules ; mais oj)o>'ht cognosci
malos.
Nous ajouterons à cette note que Boileau attaqua toujours des per-
sonnes dont il n'avait pas le moindre sujet de se plaindre, et que notre
auteur s'est toujours borné à repousser les injures et les calomnies des
RoUets de son temps. Il y avait deux partis à prendre, celui de négli-
ger les impostures atroces que La Beaumeile a vomies pcndaût vingt
ans, et celui de les relever. Nous avons jugé le dernier parti plus juste
et plus convenable.
C'est rendre un service essentiel à plus de cent familles, de faire
connaître le vil scélérat qui a osé lesoutrager.
Les ministres d'État, et tous ceux qui sont chargés de maintenir
l'ordre public, doivent savoir que ces libelles méprisables sont recher-
chés dans l'Allemagne, dans l'Angleterre, dans tout le Nord ; qu'il y
en a de toute espèce ; qu'on les lit avidement, comme on y boit pour
du vin de Bourgogne les vins faits à Liège ; que la faim et la malice
produisent tous les jours de ces ouvrages infâmes, écrits quelquefois
avec assez d'artifice ; que la curiosité les dévore ; qu'ils font pendant
un temps une impression dangereuse ; que depuis peu l'Europe a été
inondée de ces scandales; et que plus la langue française a de cours
dans les pays étrangers, plus on doit l'employer contre les malheureux
qui en font un si coupable usage, et qui se rendent si iaJignes de leur
patrie.
SATIRES. 357
Si tout, jusqu'à l'athée, était sans charité?
Permettez qu ici-bas chacun fasse à sa tète.
J'avouerai qu'Épicure avait une ûme honnête,
Mais le grand Marc Aurèle était plus vertueux.
Lucrèce avait du bon, Cicéron valait mieux.
Spinosa pardonnait à ceux dont la faiblesse*
D'un moteur éternel admirait la sagesse. »'*
Je crois qu'il est un Dieu; vous osez le nier :
Examinons le fait sans nous injurier.
« J'ai désiré cent fois, dans ma verte jeunesse,
De voir notre saint Père, au sortir de la messe,
Avec le grand lama dansant en cotillon;
Bossuet le funèbre embrassant Fénelon;
Et, le verre à la main. Le Tellier et Noailles
Chantant chez Maintenon des couplets dans Versailles.
Je préférais Chaulieu, coulant en paix ses jours
Entre le dieu des vers et celui des amours,
\ tous ces froids -savants dont les vieilles querelles
Traînaient si pesamment les dégoûts après elles.
« Des charmes de la paix mon cœur était frappé;
J'espérais en jouir : je me suis bien trompé.
On cabale à la cour, à l'armée, au parterre ;
Dans Londres, dans Paris, les esprits sont en guerre ;
Ils y seront toujours. La Discorde autrefois.
1. Baruch Spinosa, théologien circonspe;t, et fort honnf'te homme;
nous rappelons ici Baruch, parce que c'est son véritable nom; on no
lui a donné celui de Benoit que par erreur; il ne fut jamais baptisé.
Nous avons fait une note plus longue sur ce sophiste à la suite du
petit po6me sur les Syslèntes.
— Vers mi, les querelles sur les deux parlements, les révolutions
(lu ministère, et les disputes sur la cause universelle, augmentèrent le
nombre des ennemis de M. de Voltaiie; les philosophes parurent un
moment vouloir s'unir aux prêtres contre lui ; mais cette division entre
des hommes qui devaient rester toujours unis, pour défendre la cause
de la raison et de l'humanité, ne fut point durable. C'est à cette que-
relle passagère que M. de Voltaire fait allusion à la fin des Cabales.
{Xotede l'k'd. de Kelil.)
338 POÉSIES DE NOLTAir.F,.
Ayant brouillé les dieux, descendit chez les rois.
Puis dans l'Église sainte établit son empire,
Et rétendit bientôt sur tout ce qui respire.
Cliacun vantait la paix, que partout on chassa.
On dit que seulement par grâce on lui laissa
Deux asiles fort doux : c'est !'■ lit et la table.
Puisse-t-elle y fixer un i-ègne un peu durable!
L'un d'eux me plaît encore. Allons, ami, buvons;
Cabalone pour Cliloris, et faisons des chansons. »
•a I.A TACTIOll'
J'étais lundi passé chez mon libraire Caille,
Qui, dans son magasin, n'a souvent rien qui vaille.
« J'ai, dit-il, par bonheur, un ouvrage nouveau.
Nécessaire aux humains, et sage autant que beau.
C'est à l'étudier qu'il faut que l'on s'applique;
Il fait seul nos destins : prenez, c'est la Tactique.
— La Tactique! lui dis-je : hélas! jusqu'à présent
J'ignorais la faveur de ce mot si savant.
— Ce nom, répondit-il, venu de Grèce en France,
Veut dire le grand art, ou l'art par excellence* :
Des plus nobles esprits il remplit tous les vœux. »
J'achetai sa Tactique, et je me crus heureux.
J'espérais trouver l'art de prolonger ma vie,
D'adoucir les chagrins dont elle est poursuivie,
De cultiver mes goûts, d'être sans passion,
D'asservir mes désirs au joug de la raison,
D'être juste envers tous, sans jamais être dupe.
1. Tactique vient originairement du verbe /ajsso, j'arrange. Tactique
est proprement l'art d'aller par rangs; c'est l'arrangement des troupes.
C'est ce qui fit que Pyrrhus, en .voyant le camp des Romains, ne les
trouva pas si barbares.
SATIRES. 359
Je m'enfermo cliez moi, je lis; je ne m'occupe
Que d'apprendre par cœur un livre si divin.
Mes amis! c'était l'art d'égorger son prochain.
J'apprends qu'en Germanie autrefois un bon prêtre '
1. On na sait encore qui employa le premier dos canons dans les
batailles et dans les sièges. Une invention qui a changé entièrement
l'art de la guerre, dans toute la terre connue, méritait plus de
recherches; mais presque toutes les origines sont ignorées. Qui le
premier inventa un bateau"? qui imagina de couper une branche de
frêne, de l'assujettir avec une corde faite d'un intestin d'animal, et d'y
ajuster une verge garnie d'un os ou d'un fer pointu à un bout, et de
quatre plumes à l'autre bout? qui inventa la navette, les fours, les
moulins? De cette prodigieuse multitude d'arts qui secourent notre
vie ou la détruisent, il n'y en a pas un dont l'inventeur soit connu.
C'est que personne n'inventa l'art entier. Les architectes ne sont venus
que des milliers de siècles après les cavernes et les huttes.
Les Chinois connaissaient la poudre inflammable, et la faisaient
servir à leurs divertissements ingénieux, i leurs fêtes, deux mille ans
avant que les jésuites Shall et Verbiest fondissent du canon pour les
conquérants tartares, vers l'an IfrJO. Ce furent donc deux religieux
allemands qui enseignèrent l'usage de l'artillerie dans cette vaste
partie du monde, comme ce fut, dit-on, un autre Allemand, nommé
Schwartz, ou moine noir, qui trouva le secret de la poudre inflam-
mable au xiv siècle, sans qu'on ait jamais su l'année de cette inven-
tion. ^
On a prétendu que Roger Bacon, moine anglais, antérieur d'environ
cent années au moine allemand, était le véritable inventeur de la
poudre. Nous avons rapporté ailleurs les paroles de ce Roger, qui se
trouvent dans son Optis viajus, page 454, grande édition d'Oxford...
i Nous avons une preuve des explosions subites dans ce jeu d'enfants
qu'on fait par tout le monde. On enfonce du salpêtre dans une balle
de la grosseur d'un pouce, et on la fait crever avec un bruit si violent
qu'elle surpasse le rugissement du tonnerre, et il en sort une plus
grande exhalaison de feu que celle de la foudre. »
Il y a bien loin sans doute de cette petite boule de simple salpêtre
ù notre artillerie, mais elle a pu mettre sur la voie.
Il parait qu'il est très-faux que les Anglais eussent employé le canon
dans leur victoire de Crécy en 1346, et dans celle de Poitiers dix ans
après. Les actes de la Tour de Londres, recueillis par Rj-mer, en
diraient quelque chose.
Plusieurs de nos historiens ont assuré qu'il existe encore, dans la
ville d'Âmberg du haut Palatinat, un canon fondu en 1301, et que cette
date est encore gravée sur la culasse.
Et voilà justement comme on écrit l'histoire.
On écrivait et on imprimait à Paris cette erreur avec tant d'assu-
rance, que je fis écrire à M. le comte de Holstein de Bavière, gou-
360 POKSIES DE VOLTAini-.
Pétrit, pour s'amuser, du soufre et du salpêtre;
Qu'un énorme boulet, qu'on lance avec fracas,
Doit mirer un peu haut pour arriver plus bas;
Que d'un tube de bronze aussitôt la mort vole
Dans la direction qui fait la parabole'.
Et renverse, en deux coups prudemment ménagés.
Cent automates bleus, à la file rangés.
Mousquet, poignard, épée ou tranchante ou pointue,
Tout est bon, tout va bien, tout sert, pourvu qu'on tue.
L'auteur, bientôt après, peint des voleurs de nuit,
Qui, dans un chemin creux, sans tambour et sans bruit,
. ■ Discrètemi'ut chargés de sabres et d'échelles.
Assassinent d'abord cinq ou si.\ sentinelles;
vernour du pays d'.Vmberj;. H donna un certificat authentique qu'un
• fondeur de canons, nommé Martin, assez fameux pour son temps, était
mort en 1501. On mit un petit canon sur son tombeau, avec la date l.'JOl.
Il eut la bonté d'envoyer une copie figurée de l'inscription. Il est
étonnant qu'on ait pris 1501 pour 1301 ; mais les historiens aiment
Tantique et le merveilleux.
Je n'ai guère plus de foi à la bombarde de Froissard, qui avait plus
de « cinquante pieds de long, et qui menoit si grande noise au décli-
quer, qu'il sembloit que tous les diables d'enfer fussent en chemin, i
C'était apparemment une espèce de baliste.
Je doute beaucoup encore du registre de Du Dracht, trésorier des
guerres en 1338 : « A Henri Faumechon, pour avoir poudre et autres
choses nécessaires aux canons devant Puisguillaume. » Du Gange rap-
porte ce trait, mais il se borne à le rapporter. Il n'examine point s'il
y avait alors des trésoriers des guerres. Il ne s'informe pas si on
assiégea un Puisguillaume ou un Puisguilliem dans le Périgord. Il ne
paraît pas qu'on ait fait le moindre exploit de guerre en Périgord en
l'an 1338. Si l'on entend le petit hameau de Puisguillaume en Bour-
bonnais, on ne voit pas qu'il eût un château. Il faut donc douter, et
c'est presque toujours le seul parti à prendre.
Ce qui paraît certain, c'est que trois moines ont contribué à détruire
les hommes et les villes par rartillerie; et en ajoutant à ces trois
moines les jésuites Shall et Verbiest, cela fera cinq.
1. Lorsqu'on tire un boulet, ou qu'on lance une flèche horizonta-
lement, elle tend à décrire une ligne droite ; mais la gravitation la fait
descendre continuellement dans une autre ligne droite vers le contre
de la terre, et de ces deux directions se compose la ligne courbe
nommée parabole, à la lettre, allanl au delà. Si un canonnier s'occu-
pait de toutes les propriétés de cette ligne courbe, il n'aurait jamais le
t«mps de mettre le feu à son canon.
SATIULS. 361
Puis, montant It^stement aux murs de la cité,
Où les pauvres bourgeois dormaient en sùieté,
Portent dans leurs logis le fer avec les flammes,
Poignardent les maris, couchent avec les dames,
Écrasent les enfants, et, las de tant d'efl'orts,
Boivent le vin d'autrui sur des monceaux de morts. ■
Le lendemain matin, on les mène à l'église
Rendre grâce au bon Dieu de leur noble entreprise,
Lui chanter en latin qu'il est leur digne appui,
Que dans la ville en feu l'on n'eût rien fait sans lui.
Qu'on .ne peut ni voler, ni violer son monde,
Ni massacrer les gens, si Dieu ne nous seconde.
Étrangement surpris de cet art si vanté,
.le cours chez monsieur Caille, encore épouvanté,
Je lui rends son volume, et lui dis en colère :
« Allez, de Belzébut détestable libraire !
Portez votre Tactique au chevalier de Tôt ;
Il fait marcher les Turcs au nom de Sabaoth.
C'est lui qui, de canons couvrant les Dardanelles,
A tuer les chrétiens instruit les inlidèles.
Allez, adressez-vous à monsieur Romanzof,
Aux vainqueurs tout sanglants de liender et d'Azof ; .,
A Frédéric surtout offrez ce bel ouvrage,
Et soyez convaincu qu'il en sait davantage.
Lucifer Tinspira bien mieux que votre auteur i;
Il est maître passé dans cet art plein d'horreur;
Plus adroit meurtrier que Gustave et qu'Eugène.
Allez; je ne crois pas que la nature humaine
Sortit je ne sais quand) des mains du Créateur.
1. U s'est élevé sur ces vers une grande dispute. Les uns ont pris
ces vers pour un reproche, les autres pour une louange. U est clair
qu'on ne peut faire un plus grand éloge d'un guerrier qu'en le met-
tant au-dessus du prince Eugène et du grand Gustave. On a dit que
vouloir condamner cette comparaison, c'était vou'oir faire une querelle
d'Allemand.
21
362 POÉSIES DK VOLTAJHK,
Pour insulter ainsi l'éternel bienfaiteur,
Pour montrer tant de rage et tant d'extravagance.
L'homme, avec ses dix doigts, sans armes, sans défense,
N'a point été formé pour abréger des jours
Que la nécessité rendait déjà si courts.
La goutte avec sa craie, et la glaire endurcie
Qui se forme eu cailloux au fond de la vessie,
La fièvre, le catarrhe, et cent maux plus affreux,
Cent charlatans fourrés, encor plus dangereux.
Auraient suffi sans doute au malheur de la terre.
Sans que l'homme inventât ce grand art de la guerre.
« Je hais tous les héros, depuis le grand Cyrus
Jusqu'à ce roi brillant qui forma Lentulus' :
On a beau me vanter leur conduite admirable,
Je m'enfuis loin d'eux tous, et je les donne au diable. »
En m'expliquant ainsi, je vis que dans un coin
€n jeune curieux m'observait avec soin.
Son habit d'ordonnance avait deux épaulettes.
De son grade à la guerre éclatants interprètes;
Ses regards assurés, mais tranquilles et doux.
Annonçaient ses talents sans marquer de courroux :
De la Tactique, enfin, c'était l'auteur lui-même.
« Je conçois, me dit-il, la répugnance extrême
Qu'un vieillard philosophe, ami du monde entier.
Dans son cœur attendri se sent pour mon métier :
Il n'est pas fort humain, mais il est nécessaire.
L'homme est né bien méchant : Gain tua son frère.
Et nos frères les Huns, les Francs, les Yisigoths,
Des bords du Tanaïs accourant à grands flots,
A'auraient point désolé les rives de la Seine.
Si nous avions mieux su la tactique romaine.
Guerrier, né d'un guerrier, je professe aujourd'hui
1. Le roi de Prusse a formé lui-même tous ses généraux.
SATinCS. 3G3
L'art de garder son bien, non de voler autrui.
Eh quoi! vous vous plaignez qu'on cherche à vous défendre !
Seriez-vous bien content qu'un Goth vînt mettre en cendre
Vos arbres, vos moissons, vos granges, vos châteaux?
Il vous faut de bons chiens pour garder vos troupeaux.
Il est, n'en doutez point, des guerres légitimes,
Et tous les grands exploits ne sont pas de grands crimes.
Vous-même, ù ce qu'on dit, vous cliantiez autrefois
Les généreux travaux de ce cher lîéarnois;
Il soutenait le droit de sa naissance auguste :
La Ligue était coupable, Henri quatre était juste.
Mais, sans vous retracer les faits de ce grand roi.
Ne vous souvient-il plus du jour de Fontenoy,
Quand la colonne anglaise, avec ordre animée,
Marchait à pas comptés à travers notre armée?
Trop fortuné badaud!... dans les murs de Paris
Vous faisiez, en riant, la guerre aux beaux esprits;
De la douce Gaussin le centième idolâtre,
Vous alliez la lorgner sur les bancs du théâtre,
Et vous jugiez en paix les talents des acteurs.
Hélas! qu'auriez-vous fait, vous, et tous les auteurs;
Qu'aurait fait tout Paris, si Louis, en personne,
N'eût passé, le matin, sur le pont de Galonné;
Et si tous vos césars à quatre sous par jour
N'eussent bravé l'Anglais, qui partit sans retour?
Vous savez quel mortel, amoureux de la gloire,
Avec quatre canons ramena la victoire.
Ce fut au prix du sang du généreux Granimont,
Et du sage Lutteaux, et du jeune Craon,
Que de vos beaux esprits les bruyantes cohues
Composaient les chansons qui couraient dans les rues;
Ou qu'ils venaient gaiement, avec un i-is malin.
Siffler Sémiramis, Mérope, et l'Orphelin.
Ainsi que le dieu Mars, Apollon prend les armes.
{G4 l'OKSlHS DH VOLTAini-,
L'Église, le barreau, la cour, ont leurs alarmes.
Au fond d'un galetas, Clément et Savatier^
Font lu guerre au bon sens sur des tas de papier.
Souffrez donc qu'un soldat prenne au moins la défense
D"un art (|ui fit longtemps la grandeur de la France,
Et qui des citoyens assure le repos. »
Monsieur Guibert se tut après ce long propos :
Moi, je me tus aussi, n'ayant rien à redire.
De la droite raison je sentis tout l'empire;
Je conçus que la guerre est le premier des arts,
Et que le peintre heureux des Bourbons, des Bayards^,
En dictant leurs leçons, était digne peut-être
De commander déjà dans l'art dont il est maître.
Mais je vous l'avouerai, je formai des souhaits
Pour que ce beau métier ne s'exercàt jamais.
Et qu'enfin l'équité fit régner sur la terre
L'impraticable paix de l'abbé de Saint-Pierre''.
1. Voyez les notes sur le Dialogue de Pégase cl du Vieillard.
2. M. Guibert a fait une tragédie du Connétable de Bourbon, dans
laquelle le chevalier Bavard dit des choses admirables.
3. L'idée d'une pais perpétuelle entre tous les hommes est plus chi-
mérique sans doute que le projet d'une langue universelle. Il est trop
vrai que la guerre est un fléau contradictoire avec la nature humaine et
avec presque toutes les religions; et cependant un fléau aussi ancien
que cette nature humaine, et antérieur à toute religion. Il est aussi
difficile d'empêcher les hommes de se faire la guerre que d'empêcher
les loups de manger des moutons.
La guerre est quelque chose de si exécrable, que plus nos nations
barbares, qui sont venues envahir, ensanglanter, ravager toute notre
Europe, se sont un peu policées, plus elles ont adouci les horreurs que
la guerre- traînait après elle.
Ce n'est point assurément l'ouvrage immense de Grotius, sur le droit
prétendu de la guerre et de la pais, qui a rendu les hommes moins
féroces ; ce ne sont point ses citations de Carnéade, de Quintilien, de
Porphyre, d'Aristote, de Juvénal, et du Pentateuque; ce n'est point
parce qu'après le déluge il fut défendu do manger les animaux avec
leur âme et leur sang, comme le rapporte Barbeirac son commentateur;
ce n'est point, en un mot, par tous les arguments profondément
frivoles de Grotius et de Puffendorf; c'est uniquement parce qu'on ne
voit plus parmi nous des hordes sauvages et affamées sortir de leur
pays pour en aller détruire un autre. Nos peuples ne font plus la
SATIRES, 30.5
DlÀf.Or.lE DK PÉGASE ET DU VIEII.T. \P.n
(m-i)
Pl^lGASK.
Que fais-tu dans ces champs, au coin d'une masure?
LE VIEILLARD.
J'exerce un art utile, et je sers la nature ;
guerre. Des rois, des évoques, des électeurs, dos sénateurs, des bourg
mestres, ont un certain terrain à défendre. Dos hommes qui sont leurs
troupeaux paissent dans ce terrain. Les maîtres ont pour eux la laine,
le lait, la peau, et les cornes, avec quoi ils entretiennent des chiens
armés d'nn collier, pour garder le pré, et pour prendre celui du voisin
dans l'occasion. Ces chiens se battent; mais les moutons, les bœufs,
les ânes, ne se battent pas : ils attendent patiemment la décision, qui
leur apprendra à quel maître leur lait, leur laine, leurs cornes, leur
peau appartiendront.
Quand le prince Eugène assiégeait Lille, les dames de la ville
allèrent à la comédie pendant tout le siège; et dès que la capitulation
fut faite, le peuple paya tranquillement à l'empereur ce qu'il payait
auparavant au roi de France. Point de pillage, point de massacre, point
li'esclavage, comme du temps des Huns, des Alains, des Visigoths,
des Francs.
Le duc de Mariborough faisait garder très-soigneusement tous les
domaines de ce Fénelon, archevêque de Cambrai, citoyen de toute
rEuropa par son amour du genre humain; amour plus dangereux
peut-être à sa cour que son amour de Dieu.
Quand les Français eurent remporté lacéli'-bre victoire de Fontenoy,
tous les habitants de Tournay et des environs s'empressèrent de loger
chez eux les prisonniers blessés; tous eurent soin d'eux conme de
leurs frères, et les femmes prodiguèrent tant de délicatesses sur leurs
tables, que les médecins et les chirurgiens furent obligés de modérer
cet excès de zèle, devenu dangereux.
A Rosbach, on vit le roi de Prusse lui-même acheter tout le lin^ro
d'un château voisin pour le service de nos blessés ; et quand il les eut
fait guérir, il les renvoya sur leur parole en disant : • Je ne puis m'ac-
coutumcr à verser le sang des Français. »
Quelle humanité, quelle belle Ame le prince héréditaire de Brunswick
ne déploya-t-il pas, lorsqu'il reçut prisonnier à Crevelt ce comte de
Gisors, fils du maréchal de Belle-Is!e, cet espoir du royaume, ce jeune
homme si valeureux, si instruit, si aimable 1 Le prince «le Brunswick
ne sortit point d'auprès de son lit, et le baigna de larmes, en le
366 i'Oi:sii:s de xoltajiu:.
Je défriche un désert, je sème, et je bùtis '.
PÉGASE.
Que je vois en pitié tes sens appesantis!
Que tes goûts sont cliangés, et que rage te glace!
Ne reconnais-tu plus ton coursier du Parnasse?
"Monte-moi.
l.E VIEILLAUD.
Je ne puis. Notre maître Apollon,
Comme moi, dans; son temps fut berger et maçon.
PÉGASE.
Oui ; mais rendu Ijientùt à sa grandeur première,
vo}'ant expirer entre ses bras. H pleurait celui des Français auquel il
ressemblait davantage.
Portons nos regards chez cette nation nouvelle qui naît tout d'un
coup pour être l'émule des plus policées, et l'exemple des autres.
Voyons un comte Alexis Orlof prendre un vaisseau turc chargé des
femmes, des esclaves, des meubles, de l'or, de l'argent, des bijoux, du
plus riche bâcha de la Turquie, et lui renvoyer tout à Constantinople.
Ce môme bâcha, quelque temps après, commande un corps d'armée
contre les Russes; il s'avance hors des rangs avec un interprète, et
demande à parler. « Avez-vous, dit-il, à votre tête un nommé Orlof?
— Non ; que lui voudriez-vous ? — Me jeter à ses pieds, » répliqua le
Turc.
Pouvons-nous rien ajouter à ces traits, sinon raccueil, les attentions
nobles et délicates, les fôtes, les présents, les bienfaits, que reçurent
les prisonniers turcs dans Pétersbourg, d'une impératrice qui leur
enseignait la guerre, la politesse, et la générosité?
Nous ne voyons point de telles leçons dans Grotius. U vous dit bien,
dans son chapitre du Droit de ravager, que les Juifs étaient obligés de
ravager au nom du Seigneur; mais il ne trouve chez le peuple saint
aucun trait qui ressemble aux exemples profanes que nous venons de
rapporter.
Toilà donc le dictame que l'humanité des grands cœurs répand sur
les maux que fait la guerre : mais ces consolations divines nous
démontrent que la guerre est infernale.
1. Noie de M. de Morza. — En effet, notre auteur a défriché quelques
terrains plus rebelles que ceux des plus mauvaises landes de Bordeaux
et de la Champagne pouilleuse, et ils ont produit le plus beau froment;
mais ces tentatives très-longues et très-dispendieuses ne peuvent être
imitées par des colons. Tl faudrait que le gouvernement s'en chargeât,
qu'il recommandât ce travail immense à un intendant, l'intendant à un
subdélégué, et qu'on fît venir de la cavalerie sur les lieux.
SATIRES. 307
Dans les plaines du ciel il sema la lumière ;
Il reprit sa guitare; il fit de nouveaux vers ;
Des filles de Mémoire il régla les concerts.
Imite en tout le dieu dont tu cites l'exemple :
Les doctes Sœurs encor pourraient t'ouvrir leur temple;
Tu pourrais, dans la foule heureusement guidé,
Et suivant d'assez loin le sublime Vadé ',
Retrouver une place au séjour du génie.
LE VIEILLARD.
Hélas! j'eus autrefois cette noble manie.
D'un espoir orgueilleux honteusement déçu,
Tu sais, mon cher ami, comme je fus reçu.
Et comme on bafoua mes grandes entreprises :
A peine j'abordai, les places étaient prises.
Le nombre des élus au Parnasse est complet;
Nous n'avons qu'à jouir : nos pères ont tout fait :
Quand l'œillet, le narcisse, et les roses vermeilles,
Ont prodigué leur suc aux trompes des abeilles.
Les bourdons sur le soir y vont chercher en vain
Ces parfums épuisés qui plaisaient au matin.
Ton Parnasse d'ailleurs, et ta belle écurie,
Ce palais de la Gloire, est l'antre de l'envie.
Homère, cet esprit si vaste et si puissant,
N'eut qu'un imitateur, et Zoïle en eut cent.
Je gravis avec peine à cette douljle cime
Où la mesure antique a fait place à la rime,
Où Melpomène en pleurs étale en ses discours
Des rois du temps passé la gloire et les amours.
Pour contempler de près cette grande merveille.
Je me mis dans un coin sous les pieds de Corneille.
Bientôt Martin Fréron-, i)roinpt à me corriger,
1. Vadé, écrivain de la Foire, sous le nom duquel l'auteur de l'Ecos-
saise se cacha par modestie.
2. Martin Fréron ; Martin n'est pas son nom de baptême, ce n'est que
308 i>oi:sij;s de voi/rAii\r..
M'iiperçut dans ma iiiclio, et m'en fit déloger.
Par ce juge équitable exilé du Parnasse,
Sans secours, sans ami, humble dans ma disgrâce.
Je voulus adoucir par des égards flatteurs,
Par quel(|ues soins polis, mes frères les auteurs.
Je n'y réussis point: l^'ur Ijruyante séquflle
A connu rarement l'amitié fraternelle :
Je n'ai pu désarmer Sabotier ^ mon rival.
son nom de guerre. Il s'est déchaîné, dit-on, pendant vingt ans contre
rauteur de ce dialogue, pour faire vendre ses feuilles. « Qua mensura
monsi fueritis, eadotn remctictur vobis. n 11 s'est attiré l'Ecossaise, et
nous en sommes bien fâchés.
1 . L'abbé Sabotier ou Sabatier, natif de Castres, ne s'est pas exercé
dans les mômes genres que le ilianlre de Henri IV, et le peintre qui a
dessiné le Siècle de Louis A7\' et de Louis AT; ainsi il ne peut être
son rival. S'il s'était adonné aux mêmes études, il aurait été son maître.
Cet abbé avait fait, en I~~l, un dictionnaire de littérature, dans
lequel il prodiguait des éloges outrés; il ne se vendit point. Mais il en
lit un autre, en ïlli, intitulé les Trois Siècles, dans lequel il prodi-
guait des calomnies, et il se vendit. Il insulta MM. Dalemtert, de Saint-
Lambert, Marmontel, Thomas, Diderot , Beauzée, La Harpe, Delille,
et vingt autres gens de lettres vivants, dont il faudrait respecter la
mémoire s'ils étaient morts.
Mais celui que MM. Sabotier et Clément ont déchiré avec l'achar-
nement le plus emporté est un vieillard de quatre-vingts ans qui ne
pouvait pas se défendre.
Il est permis, il est utile de dire son sentiment sur des ouvrages,
surtout quand on le motive par des raisons solides, ou du moins sédui-
santes. S'il ne s'agissait que de littérature, nous dirions qu'il est très-
injuste d'accuser l'auteur de la Henriade et du Siècle de Louis XIV,
occupé de célébrer la gloire des grands hommes de ce siècle, de ne leur
avoir pas rendu justice. Nous dirions que personne n'a parlé avec plus
de sensibilité des admirables scènes de Corneille, de la perfeclion
désespérante du style de Racine ( c^mme s'exprime M. de La Harpe ),
de la perfection non moins désespérante de l'Art poétique, et de plu-
sieurs belles épitres de Boileau.
Nous dirions que sa liste des grands écrivains de ce siècle mémorable
contient l'Éloge raisonné de l'inimitable Molière, qu'il regarde comme
supérieur à tous les comiques de l'antiquité ; celui de La Fontaine, qui
a surpassé Phèdre par sa naïveté et par ses grâces; celui de Quinault,
qui n'eut ni modèles ni rivaux dans ses opéras. Nous dirions qu'il a
rendu des hommages aux Bossuet, aux Fénelon, à tous les hommes de
génie, à tous les savants.
Nous ajouterions qu'il aurait été indigne d'apprécier leurs extrêmes
beautés s'il n'avait pas connu leurs fautes, inséparables de la faiblesse
SATIRES. • 300
Le Parnasse a bien fait do n'avoir qu'un clieval :
Si non?; en avions deux, ils se mordraient sans doute.
J'ai vu les beaux-esprils, je sais ce qu'il en coûte.
humaine ; que c'eût été une grande impertinence de mettre sur le
même rang Cinna et Perlliarilc, Polyenclc et Tliéodoie, et d'admirer
également les excellentes fables de La Fontaine, et celles qui sont
moins heureuses. H faut plus encore ; il faut savoir discerner dans
le même ouvrage une beauté au milieu des défauts, et un vice de lan-
gage, un manque de justesse dans les pensées les plus sublimes :
c'est en quoi consiste le goût. Et nous pourrions assurer que l'au-
teur du Siècle de Louis XIV, après soixante ans de travaux, était
peut-être alors aussi en droit de dire son avis que l'est aujourd'hui
M. Sabotier.
Mais il s'agit ici d'accusations plus importantes. C'est peu que cet
abbé, dans l'espérance de plaire à ses supérieurs, dont il ignore l'équité
et le discernement, impute à cent littérateurs de nos jours des senti-
ments odieux : il a la cruauté de les appeler indvvots, impies. 11 dit en
propres mots que l'auteur de la llenriade nie l'immovtalilè de l'dine.
C'était bien assez de lui ravir l'immortalité à'AIzive, de Zaïre, de
Mérope, dont nous sommes certains qu'il est peu jaloux, et dont il no
prend point le parti. 11 est trop dur de dépouiller une Ame de quatre-
vingts ans de la seule vie qui puisse lui rester dans le temps à venir.
Ce procédé est injuste et maladroit, et d'autant plus maladroit qu'il
nous met dans la nécessité de révéler quelle est l'âme de l'abbé dans
le temps présent.
Nous l'avons vu et lu, et nous le tenons entre nos mains, le Spinosa
commente, expliqué, éclairci, embelli, écrit tout entier de la main do
M. l'abbé Sabotier, natif de Castres; et nous déposerons ce monument
chez un notaire ou chez un greffier, dès qu'il nous en aura donné la
permission : car nous ne voulons pas disposer d'un tel écrit sans
l'aveu de Tauteur. C'est un égard que nous nous devons les uns aux
autres.
Pour les poésies légères de ce grand critique et de ce grand mission-
naire, nous en userons un peu plus librement. Voici les preuves de la
piété de cet abbé, qui e.st si peu indulgent pour les péchés de son
prochain; voici les preuves du bon goût de celui qui trouve les vers
de MM. de Saint-Lambert, Delille, de La Harpe, si mauvais :
En sortant de la prison où ses mœurs respectables l'avaient fait ren-
fermer à Strasbourg, il s'amusa, pour se dissiper, à faire un conte
intitulé le... mauvais lieu. Ce conte commence ainsi; et remarquez
bien que nous l'avons, écrit de sa main, de la même main que le
Spinosa.
Du temps que la dame Paris
Tenait école florissante
De jeux d'amour à juste prix.
D'une écoliore assez savante
Sur le bord de la Seine un jour le pied glissa;
il.
370 POKSIFS DE VOLTAIRt:.
Il fallut, malgré moi, combattre soixante ans
Les plus grands écrivains, les plus profonds savants.
Toujours en faction, toujours en sentinelle :
La chose assurément n'était pas merveilleuse,
Mais la chute dans l'eau n'était pas périlleuse.
Lorsqu'un mousquetaire passa.
- Il crut que ce serait une perte publique
Que la perte de tant d'appas :
Aussi, plein d'ardeur héroïque.
Mit-il, sans hésiter, chemise et pourpoint bas, etc.
Nous épargnons sans hésiter, aux yeux de nos cha.stes lecteurs, la
suite de ce morceau délicat. Ce n'est qu'un échantillon de l'élégante
poésie de M. l'abbé des Trois Siècles.
Nous lui demandons bien pardon de publier un autre morceau de sa
prose, bien plus touchant et bien plus décisif (,et toujours de sa main,
et signé .Sabotier de Castres) :
« On n'aime ici que les processions, les sermons, et les messes. Les
gens qui ont eu la force de secouer le joug des préjugés de l'enfance,
du fanatisme et de l'erreur, en un mot les hommes qui pensent bien,
n'osent se faire connaître, etc., etc. »
Nous donnerons le reste, si cela lui fait plaisir.
Jugez maintenant, lecteur, s'il sied bien à ce galant homme de traiter
un secrétaire d'une de nos académies d'impie et de scélérat, et d'en
dire autant de nos littérateurs les plus illustres. On croit qu'il aura
incessamment un bénéfice : mais quelle récompense aura le censeur
royal qui lui a fait obtenir une permission tacite d'outrager la vertu
et le bon goût?
On dit qu'il est tonsuré, et qu'étant bientôt élevé aux dignités de
l'Église, il croira en Dieu, ne fût-ce que par reconnaissance; car,
malgré son spinosisme, il saura qu'il n'y a point de société policée
qui n'admette un Être suprême, rémunérateur de la vertu, et vengeur
du crime. Nous le prions de se souvenir de ce vers de M. de Voltaire :
Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer.
Ce philosophe écrivait il n'y a pas longtemps, à un grand prince :
t c'est de tous les vers médiocres que j'aie jamais faits le moins mé-
diocre et celui dont je suis le moins mécontent. »
Il avait grande raison : un athée est peut-être presque aussi dange-
reux, si on l'ose dire, qu'un fanatique ; car si le fanatique est un loup
enragé qui égorge et qui suce le sang publiquement, en croyant bien
faire, l'athée pourra commettre tous les crimes secrets, sachant bien
qu'il fait mal, et comptant sur l'impunité. Voilà pourquoi les deux
grands législateurs Locke et Penn, qui ont admis toutes les religions
dans la Caroline et dans la Pensylvanié, en ont formellement exclu les
athées.
SATIRES. 3J1
Ici c'est l'abbé GuyonS plus bas c'est La Beaumelle-.
Leur nombre est dangereux. J'aime mieux désormais
Les languissants plaisirs d'une insipide paix.
Il faut que je te fasse une autre confidence :
La poste, comme on sait, console de l'absence;
Les frères, les époux, les amis, les amants,
Surchargent les courriers de leurs beaux sentiments.
J'ouvre souvent mon cœur en prose ainsi qu'en rime;
J'écris une sottise, aussitôt on l'imprime.
On y joint méchamment le recueil clandestin
De mon cousin Vadé, de mon oncle Bazin.
Candide, emprisonné dans mon vieux secrétaire.
En criant : Tout est bien, s'enfuit chez un libraire ';
Jeanne et la tendre Agnès, et le gourmand Bonneau,
Courent en étourdis de Genève ù Breslau.
Quatre bénédictins, avec leurs doctes plumes,
Auraient peine à fournir ce nombre de volumes.
On ne va point, mon fils, fùt-on sur toi monté,
Avec ce gros bagage à la postérité.
Pour comble de mahleur, une troupe importune
De bâtards indiscrets, rebut de la fortune.
Nés le long du charnier nommé des Innocents,
Se glisse* sous la presse avec mes vrais enfants.
1. L'abbé Guyon, auteur d'un libelle iDsipide contre notre auteur,
intitulé l'Oracle des pliilosoplies.
2. Lanfc'leviel (Angliviel), dit La Beaumelle, autre écrivain de libelles
aussi ridicules qu'affreux contre la cour. 11 faut pardonner à notre
auteur s'il n'a puni ces gredins qu'en imprimant leurs noms, et en
exposant simplement leurs calomnies.
3. On a imprimé cinq ou six volumes des prétendues lettres de notre
auteur; cela n'est pas honnête. On en a falsifié plusieurs; cela est
encore moins honnête; mais les éditeurs ont voulu gagner de l'argent.
4. On a glissé dans le recueil de ses ouvrages bien des morceaux
qui ne sont pas de lui, comme une traduction des Apocryphes de
Fabricius, qui est de M. Bigex ; un dialogue de Périclés et d'un /lusse,
fort estimé, dont l'auteur est M. .Suard ; des vers sur la mort do
M'i' Lecouvreur, moins estimés, commençant par ceux-ci :
Quel contraste frappe nos yeux ?
372 I>01::S1KS 1)K VOLT AIR F..
(:\n est trop. Je renonce à tes neuf immortelles.
.rai l^eaucoup de respect et d'estime pour elles;
Melpomènc ici désolée
Élève, avec l'aveu des dieux,
Un magnifique mausolée.
Cette pièce est du sieur Bonneval, jadis précepteur chez M. de
Montmartel : s'il a eu l'aveu des dieux, il n'a pas eu celui d'Apollon.
On trouve dans la collection des ouvrages de M. de Voltaire de pré-
tendus vers de M. Clairaut, qui n'en fit jamais; une pièce qui a pour
titre les Avantagea de lu raison, dans laquelle il n'y a ni raison ni
rime; une éptlre à M"»- .Çallé, qui est de M. Thieriot; une épilre à
l'abbé de Rothelin, qui est de M. de Formont ; des vers sur la mort
de M™» du Ch;\telet, dont nous ignorons l'auteur;
Des vers au duc d'Orléans, régent, qu'il n'a jamais faits;
Une ode intitulée le vrai Dieu, qui est d'un jésuite nommé Lefèvre ;
Une épître de l'abbé de Grécourt, platement licencieuse, qui com-
mence par ces mots : Belle maman, soyez l'arbitre; des vers au méde-
cin Sylva et à l'oculiste Gendron; une réponse à un M. de B , qui
commence ainsi :
Oui, mon cher B , il est l'Ame du monde;
Sa chaleur le pénètre et sa clarté l'inonde.
Effets d'une même action.
Sa plus belle production
Est cette lumière éthérée
Dont Newton le premier, d'une main inspirée.
Sépara les couleurs par la réfraction.
Les beaux vers! et que les gens qui les attribuent à M. de Voltaire
ont le goùl fin, et que leur main est inspirée!
Des vers à une prétendue marquise de T. sur la philosophie de
Newton, dans lesquels on trouve cette élégante tirade :
Tout est en mouvement : la terre, suspendue,
En atome léger nage dans l'étendue;
L'espace, ou plutôt Dieu dans son immensité
Balance sur son poids l'univers agité.
Les travaux de la nuit, les phases, sont prédites.
Newton des premiers mois retraça les orbites.
Et les éditeurs suisses, qui ont imprimé ces bêtises venues de Paris,
ont l'assurance d'imprimer en notes que c'est la véritable leçon.
On a fait pourtant un recueil immense de ces fadaises barbares sans
consulter jamais l'auteur, ce qui est aussi incroyable que vrai. Tant pis
pour les libraires qui ont ainsi déshonoré leur art et la littérature.
C'est sur quoi l'auteur disait : « On fait mon inventaire, quoique je
ne sois pas encore mort; et chacun y glisse ses meubles pour les
vendre. «
SATIUES. -in
Mais tout change, tout s'use, et tout amour prend lin.
Va, vole au mont sacré; je reste en mon jardin.
l'KGASE.
Tes dégoûts vont trop loin, tes chagrins sont injustes.
Des arts qui t'ont nourri les déesses augustes
Ont mis sur ton front chauve un brin de ce laurier
Qui coiffa Chapelain. Desmarets, Saint-Didier'.
N'as-tu pas vu cent fois à la tragique scène,
Sous le nom de Clairon, TaKière Molpomène,
Et l'éloquent Lekain, le premier des acteurs,
De tes drames rampants ranimant les langueurs,
Corriger, par di;s tons que dictait la nature,
De ton style ampoulé la froide et >-èche enflure?
De quoi te plaindrais-tu? Parle de bonne foi :
Cinquante bons esprits, qui valent mieux que toi,
^"ont-ils pas, à leurs frais, érigé la statue
Dont tu n'étais pas digne, et qui leur était due?
.Malgré tous tes rivaux, mon écuyer Pigal
Posa ton corps tout nu sur un beau piédestal;
Sa main creusa les traits de ton visage étique,
Et plus d'un connaisseur le prend pour un antique.
Je vis Martin Fréron, ù le mordre attaché.
Consumer de ses dents tout l'ébène ébréché.
1. M. Clément et M. Sabotier ont imprimé que notre auteur avait
pillé le poOme de la Henriade d'un poOme intitulé Ctovis, par M. Saint-
Didier Cela est encore peu honnC-te, car ce Clovis ne parut que trois
ans après la Uenriaile ; mais une erreur de trois ans est peu de chose.
U en a échappé une de quinze ans à M. l'abbé Sabotier; car il a
imprimé que notre auteur avait pillé son Siècle de Louis XIV dans les
Annales pplitii/uts de l'abbé de Saint-Pierre ; mais le Siècle de Louis XIV
fut imprimé pour la première fuis en llôi, et le livre de l'abbé do
Saint-Pierre en llti"/ (en l~ôl} ; sur quoi un mauvais plaisant, se sou-
venant mal à propos que Sabotier est le Cls d'un bon perruquier de
Castres, chassé de chez son père, a écrit qu'il aurait dû plutôt faire des
perruques pour l'auteur de la llenviade, que de le dépouiller cruelle-
ment de ses prétendus lauriers, et d'exposer sa tète octogéuaire à la
rigueur des saisons.
371 POKSIES DE VOLTAIRE.
Jo vis ton buste rire à l'énorme grimace
Que fit, en le rongeant, cet apostat d'Ignace.
Viens donc rire avec nous; viens fouler à tes pieds
De tes sots ennemis les fronts liumiliés.
Aux sons de ton sifflet, vois rouler dans la crotte
Sabatier sur Clément ', Patouillet sur Nonnotte;
Leurs clameurs un moment pourront te divertir.
1. Cet homme était venu de Dijon à Paris avec sa tragédie de
Clturlcs I", et sa tragédie de Jllédi'e. Il ne put venir à bout de les faire
représenter. La faim le pressait ; il s'engagea avec un libraire à lui
fournir des critiques contre les premiers livres qui auraient du succès.
Il obtint quelque argent à compte sur ses satires à venir. M. de Saint-
Latubert donnait alors ses Saisons, M. Delille sa traduction de "Virgile,
M. Dorât son poëme sur la déclamation, M. "Watelet son poème sur la
peinture. Voilà l'écolier Clément qui se met vite à écrire contre ces
maîtres de l'art, et qui leur donne des leçons comme à des disciples
dont il serait mécontent. S'il n'avait eu que ce ridicule, on n'en aurait
pas parlé, on ne l'aurait pas connu; mais pour rendre ses leçons plus
piquantes il j* mêle des traits personnels; il outrage une dame res()ec-
table. Alors on sait qu'il existe, la police met mon pédant dans je ne
sais quelle prison, soit Bicêtre, soit For-l'Évùque. M. de Saint-Lam-
bert a la générosité do solliciter sa grâce, et d'obtenir son élargisse-
ment. Que fait le critique alors? il persuade qu'on ne lui a fait cette cor-
rection que pour avoir enseigné l'art d'écrire, pour avoir soutenu la
cause du bon goût, qui sans lui allait expirer en France, et qu'il est,
comme Fréron, victime de ses grands talents.
Sorti de prison, il fait un nouveau libelle, dans lequel il insulte un
conseiller de grand'chambro, fils d'un magistrat de la chambre des
comptes; il dit ingénieusement qu'il est fils d'un pâtissier, et ce magis-
trat a dédaigné de le faire remettre à Bicêtre. Il s'associe depuis à
Fréron, à Sabotier, et à d'autres gens de cette espèce. Il broche libelle
sur libelle contre un vieillard solitaire, retiré depuis trente années,
qu'on peut outrager impunément. Il avait écrit auparavant à ce même
solitaire plusieurs lettres dont nous avons les originaux entre les
mains. En voici un fragment :
« Jugez, monsieur, si votre silence peut ne pas m'affliger. Peut-être,
hélas ! vous êtes-vous imaginé que vous me verriez payer votre amitié,
vos bienfaits, par la plus noire ingratitude; que je serais assez lâche,
assez criminel, pour n'être pas plus reconnaissant que tant d'autres !
Ah, monsieur! ne me faites pas l'injure de soupçonner ainsi ma pro-
bité. C'est ce bien précieux que je voudrais délivrer de la contagion
générale; vos soupçons le flétriraient. Votre générosité, votre gran-
deur d'âme, peuvent en conserver et en relever l'éclat. Ma tendresse,
mon zèle, mon respect, voilà mes seuls biens, ils sont tous à vous, et
ils y seront toujours, etc. A Dijon, ce sixième décembre 1769. Voici
SATIIIKS. 375
LE VIEILLAllI).
Les cris des malheureux ne me font point plaisir.
De quoi viens-tu flatter le déclin de mon âge?
mûQ adresse : A Clément fils, chez son père, procureur ù Dijon, der-
rière les Minimes. •
Il a eu depuis l'intention de désavouer cette lettre, et la probité de
dire qu'elle était falsiûéc. Nous la conservons pourtant, quoique ce no
soit pas une pièce bien curieuse ; mais c'est toujours un témoignage
subsistant de l'honneur que cette petite cabale mot dans sa conduite.
C'est ce qui faisait dire à M. Duclos, secrétaire de l'Académie, qu'il
ne connaissait rien de plus méprisable et de plus méchant que la
canaille de la littérature. Il est à croire que M. Clément s'étant marié
deviendra plus juste et plus sage, et qu'il sera plus modeste, qu'il ne
calomniera plus des personnes dont il n'eut jamais sujet do se plaindre,
qu'il n'a môme jamais envisagées, et qu'il se repentira d'avoir débuté
dans le monde par une conduite si infùmo.
Patouillet est un ex-jésuite qui débitait, il y a quelques années, des
déclamations de collège nommées mandemenls, pour des évoques qui
oe pouvaient pas en faire. Il en débita uu contre notre auteur et
contre d'autres gens de lettres : c'est dommage qu'il ait été brûlé par
la main du bourreau. Ce Patouillet était un des plus forts écrivains
dans le genre calomnieux que nous ayons eus depuis Garasse.
Nonnotte est un autre ex-jésuite, digne compagnon de Patouillet. 11
a fait deux gros volumes sous le titre à'Errews de Voltaire, et qu'il
aurait pu intituler Erreurs de Nonnotte. Il commence par reprocher à
Tauteur de V Essai sur les mœurs et l'esprit des nations, d'avoir dit que
l'ignorance chrétientie regarde le règne des empereurs romains comme
une Saint-Barthélémy continuelle ; et l'auteur n'a point dit cela. Non-
notte, pour rendre odieux celui qu'il attaque, ajoute de sa grince ce
mot chrétienne. L'auteur ne parle point là des autres empereurs; il
parle du seul Dioclélien que Galérius engagea à être persécuteur après
dix-neuf ans d'un règne de douceur et de tolérance. Sur quoi l'auteur
avait remarqué la faute qu'ont faite tous les chronologistes de placer
Tère des martyrs la première année de ce règne; il la fallait dater de
l'an 303, et non de l'an 284.
Il fait dire à l'auteur que Dioclétien ne punit que quelques chré-
tiens,qui étaient des hommes brouillons, emportés et factieux. L'auteur
n'a pas dit un mot- do cela, et n'a pu le dire. Il n'a pas assez oublié sa
langue pour se servir de cette expression, hommes brouillons.
Nonnotte accuse l'auteur d'avoir dit que Charlemagne n'était qu'un
heureux brigand. L'auteur n'a rien écrit de semblable. Ainsi voilà en
deux pages trois calomnies dont ce bon Nonnotte est convaincu.
M. Damilaville daigna prendre le soin de relever deux ou trois cents
erreurs de Nonnotte. Elles sont imprimées à la suite de l'Essai sur les
mœurs et l'esprit des nations. Et Nonnotte était tout étonné qu'on lui
manquât ainsi de respect, à lui qui avait eu l'honneur de prêcher dans
un village de Franche-Comté, et de régenter en sixième. L'orgueil a du
bon ; et quand il est soutenu par l'ignorance, il est parfait.
370 i>oi:sii:s dk voltaire.
La jeunesse est maligne, et la vieillesse est sage.
Le sage en sa retraite, occupé de jouir.
Sans chercher les humains, et pourtant sans les fuir,
JSe s'embarrasse point des bruyantes querelles
Des auteurs ou des rois, des moines ou des belles.
Jl regarde de loin, sans dire son avis,
Trois États polonais doucement envahis;
Saint Ignace; dans Rome écrasé par saint Pierre,
Ou Clément dans Paris acharné sur Le Mierre.
Dans ses champs cultivés, à l'abri des revers.
Le sage vit tranquille, et ne fait point de vers.
Monsieur Paljbé Terray, pour le bien du royaume,
Préfère un laboureur, un prudent économe,
A tous nos vains écrits, qu'il ne lira jamais.
Triptolème est le dieu dont je veux les bienfaits.
Un bon cultivateur est cent fois plus utile
Que ne fut autrefois Hésiode ou Virgile.
Le besoin, la raison, l'instinct doit nous porter
A faire nos moissons plutôt qu'à les chanter;
J'aime mieux t'atteler toi-même à ma charrue,
Que d'aller sur ton dos voltiger dans la nue.
PÉGASE.
Ah, doyen des ingrats! ce triste et froid discours
Est d'un vieux impuissant qui médit des amours.
Un pauvre homme épuisé se pique de sagesse.
Eh bien, tu te sens faible, écris avec faiblesse;
Corneille en cheveux blancs sur moi caracola,
Quand en croupe avec lui je portais Attila:
Je suis tout fier encor de sa course dernière.
Tout mortel jusqu'au bout doit fournir sa carrière,
Et je ne puis souffrir un changement grossier.
Quoi! renoncer aux arts, et prendre un vil métier!
Sais-tu qu'un villageois sans esprit, sans science,
SATIHES. 377
N'ayant pour tout talent qu'un peu d'expérience,
Fait jaunir dans son champ do plus riches moissons
Que n'en eut Mirabeau par ses doctes leçons *?
Laisse un travail pénible aux mains du mercenaire,
Aux journaliers la bêche, aux maçons leur équerre :
Songe que tu naquis pour mon sacré vallon;
Ciiante encore avec Pope, et pense avec Platon;
Ou rime en vers badins les leçons d'Épicure,
Et ce Système heureux qu'on dit de la 7iature.
Pour la dernière fois veux-tu me monter?
L K V I E I L L A r. I) .
Non.
Apprends que tout système offense ma raison.
Plus de vers, et surtout plus de philosophie.
A rechercher le vrai j'ai consumé ma vie;
J'ai marché dans la nuit sans guide et sans flambeau.
Hélas! voit-on plus clair au bord de son tombeau?
A quoi peut nous servir ce don de la pensée,
Cette lumière faible, incertaine, éclipsée?
Je n'ai pensé que trop. Ceux qui par charité
Ont au fond de leur puits noyé la Vérité
Font repentir souvent l'imprudent qui l'en tire.
Je me tais. Je ne veux rien savoir, ni rien dire.
pé(;ase.
Eh bien, végète et meurs. Je revole à Paris
Présenter mon service à de profonds esprits;
Les uns, dans leurs greniers fondant des républiques;
Les autres ébranchant les verges monarchiques;
J'en connais qui pourraient, loin des profanes yeux,
Sans le secours des vers, élevés dans les cieux,
Émules fortunés de l'essence éternelle,
1. 11 a fort encouragé l'agriculture par son livre intitulé l'Ami des
hommes.— Il s'agit du marquis de Mirabeau, père du grand orateur.(W.)
378 POÉSIES DK VOLTAIRL:.
Tout faire avec des mots, et tout créer comme elle.
Ils ont besoin de moi dans leurs inventions.
J'avais porté René * parmi ses tourbillons ;
Son disciple plus fou -, mais non pas moins superbe,
Était monté sur moi quand il parlait au Verbe.
J'ai des amis en prose, et bien mieux inspirés
Que tes héros du Pinde aux rimes consacrés;
Je vais porter leurs noms dans les deux hémisphères.
LE VIKILLAUD.
Adieu donc; bon voyage au pays des chimères'!
LE TEMPS PRÉSENT
I>Ai; M. JOSEPH L AlFIClIAr.D, D F. PI.ISIELRS
ACADÉMIES
(1-75)
Dans un coin de mes bois, loin du bruit des cités,
Mes tablettes en main, j'étais tenté d'écrire,
1. René Descartes. On sait qu'il était excellent géomètre, mais que
toute sa philosophie n'est fondée que sur des chimères.
2. On sait aussi que Malebranche s'est entretenu familièrement avec
le Verbe, quoique la première partie de son livre sur les erreurs des
sens et de l'imagination soit un chef-d'œuvre de philosophie.
3. Rien n'est plus chimérique en effet que la plupart des systèmes
de physique. Burnct et Voodwart n'oni écrit que des folies raisonnées
sur le déluge universel. Malebranche a inventé de petits tourbillons
mous pour expliquer la lumière et les couleurs; et cela plus de vingt
ans après que Newton avait fait son Optique. Maillet a osé dire que la
mer avait formé les montagnes, que les hommes avaient été poissons,
que notre globe est de verre, qu'il est le débris d'une comète; d'autres
ont retrouvé le monde primitif, la langue primitive, la manière dont
les métaux se formaient dans ce monde primitif. On sait qu'un philo-
sophe très-doux, très-modeste, très-judicieux, et point jaloux, a eu le
secret d'enduire les hommes de poix résine pour les empêcher de
tomber malades, qu'il disséquait des géants pour connaître la nature de
l'Ame, et qu'il prédisait l'avenir : de tels hommes pourtant en ont
imposé.
SATini:S. 379
En vers assez communs, d'utiles vérités
Qu'à Paris on condamne ou dont on aime à rire.
De nos pédants fourrés j'escjuissais la satire,
Lorsque je vis de loin des filles, des garçons,
Des vieillards, des enfants, qui dansaient aux chansons.
Aux transports du plaisir ils se livraient on proie :
J'étais presque joyeux de leur bruyante joie.
J'en demandai la cause; un d'eux me répondit :
« .Nous sommes tous heureux, à ce qu'on nous a dit.
— Heureux ! c'est un grand mot. Il est vrai que peut-être
Par vos travaux constants vous méritez de l'être.
Virgile et Saint-Lambert ont quelquefois vanté
A Mécène, à lieauvau, votre félicité;
Mais ce sont, entre nous, des discours de poètes,
De douces fictions, d'élégantes sornettes.
Leurs vers étaient heureux, et vous ne l'étiez pas.
Le bonheur nous appelle, et fuit devant nos pas :
Sous le dais, sous le cliaume, il tromi)e notre vie.
C'est en vain qu'on a dit en pleine Académie :
C/ioiseul est agricole cl Vollaire est fermior.
L'art qui nourrit le monde est un méchant métier.
Laissons là ce Choiseul si grand, si magnanime.
Ce Voltaire mourant qui radote et qui rime.
Qu'un fripon persécute, et qui dans son hameau
Rit encor des Frérons au bord de son tombeau.
Songez à vous, amis; contemplez les misères
Qu'accumulent sur vous des brigands mercenaires!
Subalternes tyrans munis d'un parchemin,
Ravissant les épis qu'a semés votre main.
Vous traînant aux cachots, à la rame, aux corvées;
Tandis que de leurs pleurs vos femmes abreuvées
Pressent en vain vos fils mourants entre leurs bras.
Travaillez, succombez, invoquez le trépas.
Mourez sur un fumier, le seul bien qui vous reste :
380 PO K su: S I)H VOLTAHU:.
Ou, si VOUS survivez à cet état funestf,
Sous riiorrible débris de vos toits écrasés,
Sans vêtements, sans pain, dansez si vous l'osez. »
A peine eus-je parlé, mille voix éclatèrent;
Jusqu'aux bords étrangers les échos répétèrent :
Ce temps affreux n'est plus; on a brisé nos fers *.
Justement étonné de ces nouveaux concerts :
« Quel Hercule, disais-je, a fait ce grand ouvrage"/
Quel dieu vous a sauvés? » On répond : « C'est un sage.
— Un sage! Ah, juste ciel ! à ce nom je frémis.
L'n sage! il est perdu : c'en est fait, mes amis.
Ne les voyez-vous pas ces monstres scolastiques,
Ces partisans grossiers des erreurs tj'ranniques,
Ces superstitieux qu'on vit dans tous les temps
Du vrai qui les irrite ennemis si constants,
Rassemblant les poisons dont leur troupe est pourvue?
Socrate est seul contre eux, et je crains la ciguë. »
Dans mon profond ohagrin je restais éperdu.
Je plaignais le génie et surtout la vertu.
Ariston mon ami - survint dans mes bocages.
Que j'avais attristés par ces sombres images.
On connaît Ariston, ce pliilosophe humain,
Dédaignant les grandeurs qui lui tendaient la main.
De la vérité simple ami noble et fidèle;
Son esprit réunit Kuclide et Fontenelle;
11 rendit le courage ù mon cœur alïligé.
« Ne vois-tu pas, dit-il, que le siècle est changé?
Va, de vaines terreurs ne doivent point t'abattre :
Quand un Sully renaît, espère un Henri quatre. »
1 . Le roi Louis XVI venait d'abolir les corvées, et de défendre
qu'on poursuivît arbitrairement les débiteurs du fisc. Ces deux opé-
rations si simples n'ont rien coûté A la couronne, et auraient été le salut
du peuple.
2. M. le marquis de Condorcet.
SATlliKS. 381
Ce propos ranima mes esprits languissants;
La gaieté renoua le fil de mes vieux ans;
Kt, revenant chez moi, je repris mes tablettes
Pour écrire à loisir ces rimes indiscrètes.
ÉPIGRAMMES
I. — A M. DUCHE 1
Dans tes veiN, Duché, je te prie,
Ne compare point au Messie
Un pauvre diable comme moi ;
Je n'ai de lui que sa misère,
Et suis bien éloigné, ma foi,
D'avoir une vierge pour mère.
II. — LE LOUP MORALISTE
Un loup, à ce que dit Tliistoire,
Voulut donner un jour des leçons à son fils,
Et lui graver dans la mémoire,
Pour être honnête loup, de beaux et bons avis.
« Mon fils, lui disait-il, dans ce désert sauvage,
A l'ombre des forêts vous passerez vos jours;
Vous pourrez cependant avec de petits ours
Goûter les doux plaisirs qu'on permet à votre âge.
Contentez-vous du peu que j'amasse pour vous;
Point de larcin; menez une innocente vie;
Point de mauvaise compagnie;
Choisissez pour amis les plus honnêtes loups;
1. Voltaire composa ce sixain ù l'âge de couze ans.
CI>1 GRAMMES. 383
Ne vous démentez point, soyez toujours le même :
Ne satisfaites point vos appétits gloutons :
Mon Gis, jeûnez plutôt l'avent et le carême,
Que de sucer le sang des malheureux moutons ;
Car enfin quelle barbarie !
Quels crimes ont commis ces innocents agneaux?
Au reste, vous savez qu'il y va de la vie :
D'énormes chiens défendent les troupi\aux.
Hélas! je m'en souviens, un jour votre grand-père
Pour apaiser sa faim entra dans un hameau.
Dès qu'on s'en aperçut : « 0 bête carnassière!
« Au loup! » s'écria-t-on ; l'un s'arme d'un hoyau.
L'autre prend une fourche; et mon pènî eut beau faire,
Hélas! il y laissa sa peau :
De sa témérité ce fut là le salaire.
Sois sage à ses dépens, ne suis que la vertu.
Et ne sois point battant, de peur d'être battu.
Si tu m'aimes, déteste un crime que j'abhorre. »
Le petit vit alors dans la gueule du loui)
De la laine, et du sang qui dégouttait encore :
Jl se mit à rire à ce coup.
« Comment, petit fripon, dit le loup en colère,
Comment, vous riez des avis
Que vous donne ici votre père!
ïu seras un vaurien, va, je te le prédis :
Quoi! se moquer déjà d'un conseil salutaire! »
L'autre répondit en riant :
« Votre exemple est un bon garant ;
Mon père, je ferai ce que je vous vois faire. »
Tel un prédicateur sortant d'un l)on repas
Monte dévotement en chaire,
Et vient, bien fourré, gros et gras,
Prêcher contre la bonne chère.
384 ^ POÉSIES DE VOLTAIRE.
• *' ' ,.
III. — KPITAPHE
Ci-gît qui toujours babilla,
Sans avoir jamais rien à dire;
Dans tous les livres farfouilla,
Sans avoir jamais pu s'instruire,
Et beaucoup d'écrits barbouilla,
Sans qu'on ait jamais pu les lire.
IV. — ÉPIGUA.M.ME
(1712)
Dancliet si méprisé, jadis
Fait voir aux pauvres de génie
Qu'on peut gagner l'Académie
Comme on gagne le paradis.
V. — SLR LA .MOTTE
(1-14)
La Motte, présidant aux prix
Qu'on distribue aux beaux esprits,
Ceignit de couronnes civiques
Les vainqueurs des jeux olympiques
11 lit un vrai pas d'écolier,
Et prit, aveugle agonothète,
Un chêne pour un olivier.
Et Dujarry pour un poëte.
EPIGRAM.MES. • '
Vf. — ËPIGIWMME
(1-15)
Terrasson, par lignes obliques,
Et par règles géométriques,
Prétend démontrer avec art
Qu'Homère prend toujours l'écart;
Que ses images poétiques,
Que tant de richesses antiques,
Ne nous charment que par hasard.
11 s'en avise sur le tard :
Mais quoique ce docteur décide
D'un ton à gagner son procès,
Gacon avec même succès
Peut faire un rondeau contre Euclide.
VU. — ÉPICRAMMIi:
(1-19)
De Beausse et moi, criailleurs effrontés,
Dans un souper clabaudions à merveille.
Et tour à tour épluchions les beautés
Et les défai4s de Racine et Corneille.
A piailler serions encor, je croi,
Si n'eussions vu sur la double colline
Le grand Corneille et le tendre Racine,
Qui se moquaient et de Beausse et de moi.
22
POÉSIES DE VOLTAIRE.
VIII. — EPIGRAMME
N'a pas longtemps, de l'abbé de Saint-Pierre
On me montrait le buste tant parfait,
Qu'onc ne sus voir si c'était chair ou pierre.
Tant le sculpteur l'avait pris trait pour trait.
Adonc restai perplexe et stupéfait,
Craignant en moi de tomber en méprise ;
Puis dis soudain : « Ce n'est là qu'un portrait.
L'original dirait quelque sottise. »
IX. — A M. L'ABBE COLET
or. VND VICAir.E DL CARDINAL DE NOAILLES
EN LUI ENVOYAIT LA TRAGÉDIE DE MARIAMNB
(20 août l~-25)
Vous m'envoyez un mandement,
Recevez une tragédie.
Afin que mutuellement
Aous nous donnions la comédie.
X. — EPIGRAMME SLR L'ABBÉ TERRASSON
(1-31)
On dit que l'abbé Terrasson,
De Lass et de La Motte apôtre,
Va du b à l'Hélicon.
îS'étant fait pour l'un ni pour l'autre.
LPIGFl V:\IMES. 387
Pour avoir un léger prurit,
Il se fait chatouiller la fesse.
Manon le fouette, il la caresse;
Mai.s il b.... comme il écrit.
Un jour, dans la cérémonie.
On rétrillait, il frétillait;
Notre p se travaillait
Dessus sa fesse raccornie.
Entre monsieur Tabbé Dubos,
Qui, voyant fesser son confrère,
Dit tout haut, approuvant raiï'aire :
« Frappez fort, il a fuit Sellios. »
XI. — KPIGr.AMM!-:
Néricault dans sa comédie
Croit qu'il a peint le glorieux;
Pour.moi, je crois, quoi qu'il nous die,
Que sa préface le peint mieux.
XII. — LPK.r.A.MMi;
Quand les Français à tête folle
S'en allèrent dans l'Italie,
Ils gagnèrent à l'étourdie
Et Gène, et Xaple, et la v
Puis ils furent chassés partout,
Et Gène, et Naple on leur ota :
Mais ils ne perdirent pas tout ;
Car la v leur resta.
388 POKSIES DE VOLTAIRE.
XI H. — KPKir.AMME
On dit que notre ami Coypel
Imite Horace et Raphaël :
A les surpasser il s'efforce ;
Et nous n'avons point aujourd'hui
De rimeur peignant de sa force.
Ni peintre rimant comme lui.
XIV. — EPIGRAMME
(Janvier PSG i
On dit qu'on va donner Alzire.
Rousseau va crever de dépit,
S'il est vrai qu'encore il respire :
Car il est mort quant à l'esprit;
Et s'il est vrai que Rousseau vit,
C'est du seul plaisir de médire.
XV. — A M. BERNARD
A l T E l R DE L 'a ii T D ' A I M E R
L€S TROIS BERNARDS
En ce pays trois Bernards sont connus :
L'un est ce saint, ambitieux reclus.
Prêcheur adroit, fabricateur d'oracles;
L'autre Bernard est celui de Plutus,
Bien plus grand saint, faisant plus de miracles ;
Et le troisième est l'enfant de Phébus,
l-PIGRAMMES. 389
Gentil Bernard, dont la muse féconde
Doit faire encor les délices du monde,
Quand des deux saints l'on ne parlera plus.
\V1. — SIXAIN
De ces trois Bernards que l'on vante,
Le premier n'a rien qui me tente :
11 dînait mal et souvent tard;
Mais mon plaisir serait extrême
De dîner chez l'autre Bernard,
Si j'y rencontrais le troisième.
XVII. — INMT\T10N AL MEME
Au nom du Pindc et de Cythère,
Gentil Bernard, sois averti
Que l'art d'aim.er doit samedi
Venir souper chez l'art de plaire.
XVIII. — SLIî .). I',. ROUSSEAU
(1730)
Rousseau, sujet au camouflet,
Fut autrefois chassé, dit-on,
Du théâtre à coups de sifflet.
De Paris à coups de bâton :
Chez les Germains chacun sait comme
Il s'est garanti du fagot;
Il a fait enfin le dévot,
Ne pouvant faire l'honnête homme.
22.
390 POÉSIES DE VOLTAIRE.
XI \. — ÉPIGRAMMl-
Certain émérite envieux,
Plat auteur du Capricieux,
Et de ces A'ieux chimériques,
Et de tant de vers germaniques,
Et de tous ces sales écrits,
D'un père infâme enfants proscrits,
Voulait d'une audace hautaine
Donner des lois à Melpomène,
Et régenter ses favoris.
Quand du sifflet le bruit utile.
Dont aux pièces de ce Zoïle
Nous étions toujours assourdis,
Pour notre repos a fait taire
La voix débile et téméraire
De ce do3-en des étourdis.
X\
ÉPIGRAMME SLR L'ABBÉ DESFONTALNES
QLI SE PRONONÇAIT CONTRE I. 'aTTR AC TION
(1738)
Pour l'amour antiphysique
Desfontaines flagellé
A, dit-on, fort mal parlé
Du système newtonique.
Il a pris tout à rebours
La vérité la plus pure;
Et ses erreurs sont toujours
Des péchés contre nature.
K PIC. RAM MES. 391
XXI
[/ADBÉ DESFONTAINES ET LE UAMOXEUR
OL LE RAMONEIR ET L'ABBÉ DESFONTAINES
Conte par feu M. de La Paye.
(1-38)
Lu ramoneur à face basanée,
Le fer en main, les yeux ceints d'un bandeau,
S'allait glissant dans une cheminée,
Quand de Sodonic un anti(iue bedeau,
Qui pour l'Amour prenait ce jouvenceau,
\ int endosser son échine inclinée.
L'Amour cria : le quartier accourut.
On verbalise; et Desfontaines en rut
Est encagé dans le clos de Bicêtre.
On vous le lie, on le fait dépouiller.
Un bras nerveux se complaît d'étriller
Le lourd fessier du sodomite prêtre.
Filles riaient, et le cuistre écorché
Criait : « Monsieur, pour Dieu, soyez touché;
Lisez, de grâce, et mes vers et ma prose. »
Le fesseur lut; et soudain, plus fâché,
Du renégat il redoubla la dose,
Vingt coups de fouet pour son vilain péché.
Et trente en sus pour l'ennui qu'il nous cause.
XXII. — Li:S SULIIAITS
SONNET
Il n'est mortel qui no forme des vœux :
L'un de Voisin convoite la puissance;
L'autre voudrait engloutir la finance
Qu'accumula le beau-père d'Évreux.
392 POKSJKS DK VOLTAlIiE.
Vers les quinze ans, un mignon de couchette
Demande à Dieu ce visage imposteur,
Minois friand, cuisse ronde et douillette
Du beau de Gesvre, ami du promoteur.
Roy versifie, et veut suivre Pindare;
Du IJousset chante, et veut passer Lambert.
En de tels vœux mon esprit ne s'égare :
Je ne demande au grand dieu Jupiter
Que l'estomac du marquis de La Fare,
Et les c. ..ons de monsieur d'Aremberg.
XXIII. — AL nui DE PRLSSE.
IJILLET DE CONGÉ
Non, malgré vos vertus, non, malgré vos appas,
Mon âme n'est pas satisfaite ;
Non, vous n'êtes qu'une coquette
Qui subjuguez les cœurs, et ne vous donnez pas '.
XXIY
SUR LA BANQUEROUTE D'UN NOMMÉ MICHEL
R E c E V E l R G É \ É r. A L
Michel, au nom de lÉternel,
Mit jadis le diable en déroute ;
1. Le roi écrivit au bas :
Mon âme sent le prix de ■vos divins appas;
Mais ne présumez pas qu'elle soit satisfaite.
Traître, vous me quittez pour suivre une coquette,
Moi, je ne vous quitterais pas.
ÉPIGRAMMES. 393
Mais, après cette banqueroute,
Que le diable emporte Michel !
\XV. — LA MUSE DE SAINT MICHEL
(1711)
Notre monarque, après sa maladie,
Était à Metz, attaqué d'insomnie.
Ah! que de gens l'auraient guéri d'abord !
Le poëte Roy dans Paris versifie :
La pièce arrive, on la lit, le roi dort.
De saint Michel la muse soit bénie !
XXVI. — IMPROMPTU
(1--15) " ■ -■
Mon Henri quatre, et ma Zaïre^
Et mon Américaine /1/cire^
Ne m'ont valu jamais un seul regard du roi :
J'avais mille ennemis avec très-peu de gloire.
Les honneurs et les biens pleuvent enfin sur moi,
Pour une farce de la Foire '.
XXV II: — ÉPHiRAMME
Connaissez-vous certain riraeur obscur.
Sec et guindé, souvent froid, toujours dur,
Ayant la rage et non l'art de médire.
Qui ne peut plaire, et peut encor moins nuire ;
Pour ses méfaits dans la geôle encagé,
1. La Princesse de Navarre.
394 POÉSIES DE VOLTAIRE.
A Saint-Lazare après ce fustigé,
Cliassé, Ijattu, d6t(;sté pour ses crimes,
Honni, berné, conspué pour ses rimes,
Cocu, content, parlant toujours de soi?
Chacun s'écrie : « Eli! c'est le poëte Roy. »
XXVIII
QUATRAIN SLR LE MARÉCHAL DE SAXE
Ce héros que nos yeux aiment à contempler
A frappé d'un seul coup l'envie et l'Angleterre;
Il force l'histoire à parler.
Et les courtisans à se taire.
XXIX. — A L-N BAVARD
Il faudrait penser pour écrire;
Il vaut encor mieux effacer.
Les auteurs quelquefois ont écrit sans penser,
Comme on parle souvent sans avoir rien à dire.
XXX. — ÉPIGRAMME
SIR BOYER, TIIÉATIN, É\ÉQLE DE MIREPOIN
QUI ASPIKAIT AU CARDINALAT
En vain la Fortune s'apprête
A t'orner d'un lustre nouveau;
Plus ton destin deviendra beau,
El plus tu nous paraîtras bête.
Benoît donne bien un chapeau,
Mais il ne donne point de tête.
ÉPIGRAMiMES. 395
XXXI
ÉPIGRAMME SUR LA MORT DE M. D'AUBE
\EVEU DE M. DE EONTENELLE
'( Qui frappe là? dit Lucifer.
— Ouvrez, c'est d'Aube. » Tout Tenfer,
A ce nom, fuit et l'abandonne.
« Oh, oh! dit d'Aube, en ce pays
On me reçoit comme à Paris :
Quand j'allais voir quelqu'un, je ne trouvais personne. »
XXXH. — A M. DE CIDEVILLE
SLR LES LIVRES DE DOM CALMET
(1751)
Ses antiques fatras ne sont point inutiles;
11 faut des passe-temps de toutes les façons,
Et l'on peut quelquefois supporter les Varrons,
Quoiqu'on adore les Virgiles.
WXIII. — Él'IGRAMME SLR GRESSET
(i-:59)
Certain cafard, jadis jôsuite,
Plat écrivain, depuis deux jours
Ose gloser sur ma conduite,
Sur mes vers et sur mes amours :
En bon chrétien je lui fuis grâce.
396 POKSIES DE VOLTAlIiE.
Chaque pédant peut critiquer mes vers;
Mais sur l'amour jamais un fils d'Ignace
Ne glosera que de travers.
XWIV. — l'PIGRAMME
Savez-vous pourquoi Jérémie
A tant pleuré pelidant sa vie?
C'est qu'en prophète il prévoyait
Qu'un jour Le Franc le traduirait.
XX.W. — LES PO LU
(1-60)
Pour vivre en paix joyeusement,
Croyez-moi, n'offensez personne :
C'est un petit avis qu'on donne
Au sieur Le Franc de Pompignan.
Pour plaire il faut que l'agrément
Tous vos préceptes assaisonne :
Le sieur Le Franc de Pompignan
Pense-t-il donc être en Sorbonne?
Pour instruire il faut qu'on raisonne,
Sans déclamer insolemment;
Sans quoi plus d'un sifflet fredonne
Aux oreilles d'un Pompignan.
Pour prix d'un discours impudent.
Digne des bords de la Garonne,
Paris offre cette couronne
Au sieur Le Franc de Pompignan.
Dédié par le sieur A...
ÉPIGRAM.MES. 391
\XX\ 1. — Li;S QIE
Que Paul Le Franc de Pompignan
Ait fait en pleine Académie
Un discours fort impertinent,
Et qu'elle en soit tout endormie;
Qu'il ait bujusque.s à la lie
Le calice un peu dégoûtant
De vingt censures qu'on publie,
Et dont je suis assez content;
(Jue, p.our comble de cliàtiment,
Quand le public le mortifie
Un Fréron le béatifie, •
Ce qui redouble son tourment;
Qu'ailleurs un noir petit pédant
Insulte à la philosophie.
Et qu'il serve de truchement
A Chaumi'ix qui si; crucifie;
Que l'orgueil et rhj'pocrisi(î
Contre ces gens de jugement
Étalent une frénésie
Que l'on siflle unanimement;
Que parmi nous à tout moment
Cinquante espèces de folie
Se succèdent rapidement.
Et qu'aucune ne soit jolie;
Qu'un jésuite avec courtoisie
S'intrigue partout sourdement,
23
308 POiisiES Di: voi.TAini;.
Et reproche un peu d'hérésie
Aux gens tenant le parlement ;
Qu'un janséniste ouvertement
Fronde la cour avec furie :
* Je conclus très-putiemment
Qu'il faut que le sage s'en rie.
Prononcé par le sieur I'.
XXXYII. — LES QUI
Qui pilla jadis Métastase,
Et qui crut imiter Maron?
Qui, boulFi d'ostentation,
Sur ses écrits est en extase?
Qui si longuement paraphrase
David en dépit d'Apollon,
Prétendant passer pour un vase
Qu'on appelle d'élection?
Qui, parlant à sa nation,
Et l'insultant avec emphase,
Pense être au haut de l'Hélicon
Lorsqu'il barbote dans la vase?
Qui dans plus d'une périphrase
A ses maîtres fait la leçon?
Entre nous, je crois que son nom
Commence en V, finit en «ce.
offert par Ramponneau.
XXXVIII. — LES QUOI
Quoi! c'est Le Franc de Pompignan,
Auteur de chansons judaïques,
KPIGHAMMES. 3U0
Barbouilleur du \'ieux Testament,
Qui fait des discours satiriques?
Quoi! dans des odes hébraïques,
Qu'il translata si tristement,
A-t-il pris ces propos caustiques
Qu'il débite si lourdement?
Quoi ! verrait-on patiemment
Tant de pauvretés emphatiques?
L'ennui, dans nos temps véridiques,
Ne se pardonne nullement.
Quoil Pompii^nan dans ses répliques
M'ennuiera comme ci-devant ?
Nous le poursuivrons très-gaiement
Pour ses fatras mélancoliques.
Présenté par Arncud.
XXXIX. — LKS OUI
Oui, ce Le Franc de Pompignan
Est un terrible personnage;
Oui, ses psaumes sont un ouvrage
Qui nous fait bâiller longuement.
Oui, de province un président
Plein d'orgueil et de rerbiage
Nous paraît un pauvre pédant,
Malgré son riche mariage.
Oui, tout riche qu'il est, je gage
Qu'au fond de l'àme U se râpent.
Son mémoire est impertinent;
U est bien fier, mais il enrage.
m\ l'OÉSIES DE VOLTAIHE.
Oui, tout Paris, qui l'envisage
Comme un seigneur de Montauban,
Le chansonne, et rit au visage
De ce Le Franc de Pompignan.
Essayé par Matthieu Ballot.
XL.-— l>i:S NON
Non, cher Le Franc de Pompignan,
Quoi que je dise et que jo fasse,
Je ne peux o))tenir ta grâce
De ton lecteur peu patient.
Non, (juand on a maussadement
Insullé le public en face.
On ne saurait impunément
Montrer la sienne avec audace.
Non, quand tu quitteras la place
Pour retourner à Montauban,
Les sifllets partout sur ta trace
Te suivront sans ménagement.
Non, si le ridicule passe,
11 ne passe que faiblement.
Ces couplets seront la préface
Des ouvrages de Pompignan.
Répondu par Jacques .4gard.
XLI. — LES FUKRON
D'où vient que ce nom de Fréron
Est Temblème du ridicule ?
Si quelque maître Aliboron,
ÉPir.RAMMKS. 401
Sans esprit comme sans scrupule,
Brave les mœurs et la raison;
Si de Zoïle et de Chausson
11 se montre le digne émule,
Les enfants disent : « C'est Fréron ! »
' Sitôt qu'un libelle imbécile
Croqué par quelque polisson
Court dans les cafés de la ville :
« Fi, dit-on, quel ennui! quel style!
C'est du Fréron, c'est du Fi'éron! »
Si quelque pédant fanfaron
Vient étaler son ignorance,
Sil prend Gillot pour Cicéron,
S'il vous ment avec impudence,
On lui dit : « Taisez-vous, Fréron. »
L'autre jour un gros ex-jésuite.
Dans le grenier d'une maison.
Rencontra fille très-instruite
Avec un beau petit garçon.
Le bouc s'empara du giton.
On le découvre, il prend la fuite.
Tout le quartier à sa poursuite
Criait : « Fréron, Fréron, Fréron ! n
Lorsqu'au drame de monsieur Hume '
On bafouait certain fripon,
Le parterre, dont la coutume
Est d'avoir le nez assez bon.
Se disait tout haut : « Je présume
Qu'on a voulu peindre Fréron. »
1. Pseudanyme sous lequel Voltaire a donné l'Écossaise.
502 l'OKSIKS DM VOLTMI'.i:.
Copendant, lier de son renom,
Certain maroufle se rengorge;
Dans son antre à loisir il forge
Des traits pour l'indignation.
Sur le papier il vous dégorge
De ses lettres le froid poison,
Sans songer qu'on serre la gorge
Aux gens du métier de Fréron.
Pour notre petit embryon.
Délateur de profession,
Oui du mensonge est la trompette,
Déjà sa réputation
Dans le monde nous semble faite :
C'est le perroquet de Fréron.
XlJl. — RONDEAU
En riant quelquefois on rase
D'assez près ces extravagants
A manteaux noirs, à manteaux blancs
Tant les ennemis d'Athanase,
Honteux ariens de ces temps,
Que les amis de l'hypostase,
Et ces sots qui prennent pour base
De leurs ennuyeux arguments
De Baïus quelque paraphrase.
Sur mon bidet, nommé Pégase,
J'éclal)0usse un peu ces pédants;
Mais il faut que je les écrase
En riant.
r, i>i(;nAMMES. 403
\i,iii. — vi:us
Gravés au bas d'une estampe où l'on voit un ûno qui se met à braire
en regardant une lyre suspendue à un arbre.
Que veut dire
Cette lyre? « ^
C'est Melpomène ou Clairon.
Et ce monsieur qui soupire
Et fait rire,
N'est-ce pas Martin Fréron ?
XLIV
S LU LA MOUT Di' LWlîlil'; DK LA COSTE
Qll ÉTAIT CONDAMNli Al\ 0 A I. fc lî E S
(1761)
La Coste est mort; il vaque dans Toulon,
Par ce trépas, un emploi d'importance :
Ce bénéfice exige résidence,
Et tout Paris y nouiim; Jean FnTon.
XLV. — CilANSO-N
En l'honneur de maître Le Franc de Pompignan, et de révérend pure
en Dieu, son frère, révoque du Puy, lesquels ont été comparés, dans
un discours public, à Mo'ise et à Aaron.
Xota bene que maître Le Franc est le Moise, et maître du Puy, l'Aaron ;
et que maître Le Franc a donné de l'argent ;i maître Aliboron , dit
Fréron, pour Ctre préconisé dans ses belles feuilles.
Sur l'air de la musette de Rameau : Suivez les lois, etc.
(dans les Talents lym/ues.)
(1-Gl)
Moïse, Aaron,
Vous êtes des gens d'importance;
40| l'OKSIES I)i: VOLTAIRE.
Moïse, Aaron,
Vous avez l'îiir un peu gascon.
De vous on commence
H _
A ricaner beaucoup en France:
Mais en récompense
Le veau d'or est clier à Fréron.
« Moïse, Aaron,
Vous êtes des gens d'importance:
Moïse, Aaron,
Vous avez Tair un peu gascon.
•^ XLVI
l-PIGRAMMi: IMITÉE DE L'ANTHOLOGIE
L'autre jour, au fond d'un vallon,
Ln serpent piqua Jean Fréron
Que pensez-vous qu'il arriva?
Ce fut le serpent qui creva.
XLVII. — HYMNE
CHANTÉ AL VILLAGE DE POMPIGNAN
Sur l'air de Bt-cliamel.
Nous avons vu ce beau village
De Pompignan,
Et ce marquis brillant et sage.
Modeste et grand :
De ses vertus premier garant.
Et vive le roi, et Simon Le Franc,
Son favori.
Son favori!
ÉPIGRAMMES. 40S
Il a récrt'pi sa cliapelle
Et tous ses vers;
Il poursuit avec un saint zèle ^
Les gens pervers.
Tout son clergé s'en va chantant :
Et vive le roi, etc.
é.
En auniusse un jeune jésuite
Allait devant;
Gravement marchait à sa suite
Sir Pompignan,
En beau satin de président.
Et vive le roi, etc. *■
Je suis marquis, robin, poëte,
Mes chers amis;
Vous voyez que je suis prophète
En mon pays.
A Paris, c"est tout autrement.
Et vive le roi, etc.
J'ai fait un psautier judaïque.
On n'en sait rien;
J'ai fait un beau panégyrique,
Et c'est le mien :
De moi je suis assez content.
Et vive le roi, etc.
Je retourne à la cour en poste
Charmer les grands ;
Je protège l'abbé La Coste
Et mes parents;
Je suis sifflé par les méchants.
Et vive le roi, etc.
23.
106 l'OliSlES DE VOLTAHIE.
Bientôt il revient à Versaille,
D'un ail" humain,
Aux ducs et pairs, à la canaille,
Serrant la main;
Récitant ses vers dignement.
Et vive le roi, et Simon Le Franc,
Son favori.
Son favori !
XI. \ III. — I.KS P.KNM'.OS ET LES LOUPS
F A i; I. i: •
(.1703)
Les renards et les loups furent longtemps en guerre
Nos moutons respiraient; les bergers diligents
Ont chassé par arrêt les renards de nos champs;
Les loups vont désoler la terre :
Nos bergers semblent, entre nous,
L'n peu d'accord avec les loups.
XLIX. — CHAXSO.X
Sur l'air D'un incoimu.
Simon Le Franc, qui toujours se rengorge,
Traduit en vers tout le Vieux Teslamenl :
Simon les forge
Très-durement;
Mais pour la prose, écrite horriblement,
Simon le cède à son puîné Jean-George.
1. Allusion à l'expulsion des Jésuites.
ÉPIGRAMMES, 407 ^
L. — PAP.ODIE 1)"LM-: ANCIENNE ÉPIGRAMME
Voici donc mes Lettres secrètes;
Si secrètes, que pour lecteur «>
Elles n'ont que leur imprimeur,
Et ces messieurs qui les ont faites.
LI. — ÉPIGUAM.ME
Alib oron, de la goutte attaqué,
Se confessait; car il a peur du diable :
Il détaillait, de remords suffoqué,
De ses méfaits une liste effroyable ;
Chrétiennement chacun fut expliqué.
Stupide orgueil, mensonge^ ivrognerie,
Basse impudence, et noire hypocrisie :
11 ne croyait en oublier aucun.
Le confesseur dit : « Vous en passez un.
— Un? de par Dieu! j'en dis assez, je pense.
— Eh, mon ami, le péché d'ignorance! »
LU. — A M. MARMONTEL
( ncô)
On nous écrit que maître Aliboron,
Étant requis de faire pénitence :
« Est-ce un péché, dit-il, (jue l'ignorance? »
Un sien confrère aussitôt lui dit : « Non;
On peut très-bien, malgré VAn lilleraire.
^
408 I'Oi;SIES DE VOLTAIRE.
Sauver son âme en se faisant huer :
En conscience il est permis de braire ;
Mais c'est péclié de mordre et de ruer. »
i.lll. — SLIA J. J. r.OLSSEAU
Cet ennemi du genre humain,
Singe manqué d»; l'Arétin,
Qui se croit celui de Socrate;
Ce charlatan trompeur et vain,
Changeant vingt fois son miihridate;
Ce basset hargneux et mutin,
Bâtard du chien de Diogène,
Mordant également la main
Ou qui le fesse, ou qui l'enchaîne,
Ou qui lui présente du pain.]
LIV. — LE HLITAI.N lilGAPiRÉ
Ai; SIELR DE LA BLETTERIE]
Aussi suffisant personnage que traducteur insuffisant.
(1-Ô8)
On dit que ce nouveau Tacite
Aurait dû garder le lacet :
Ennuyer ainsi, non licet.
Ce petit pédant prestolet
Movet bilem (la bile excite).
En français le mot de sifflet
Convient beaucoup [multum decel]
A ce translateur de Tacite.
*
0
ÊPIGRAMMKS. 409
LV. — A L'ABHÉ DK LA BLI-TTERIE
Auteur d'une Vie de Julien , et traducteur de Tacite. *
(17(38)
Apostat comme ton héros,
Janséniste signant la bulle,
Tu tiens de fort mauvais propos
Que de bon cœur je dissimule;
Je t'excuse, et ne me plains pas :
Mais que t'a fait Tacite, hélas!
Pour le tourner en ridicule?
LVi. — RKMEIICIKMKNT U'LN JANSÉMSTE
KV SAINT DIACUE FltANÇOlS 1) K l'AHIS
Dans un recueil divin par Montgeron formé,
Jadis le pieux La lîlettrie
Attesta que la toux d'un saint prêtre enrhumé
Par le bienheureux diacre en trois mois fut guérie.
L'espoir d'un vain fauteuil d'académicien
A ce prêtre dopuis fit accepter la bulle :
Tu punis l'apostat, saint diacre, et tu fis bien.
Chez le dévot, chez l'incrédule,
Il n'est qu'un renégat méprisé de tous deux :
Chez les grands il ranipo et mendie;
11 transforme Tacite en un cuistre ennuyeux,
. Et n'est point di' l'Académie.
•
410 POÉSIES DE VOLTAIRE.
LVII. — A M. SALP.LN
SIR LA TRADLCTION DE TACITE l' A P. LA RLETTEHIE
(1768)
Un pédant dont je tais le nom,
En inlisible caractère
Imprime un auteur qu'on révère,
Tandis que sa traduction
Aux yeux, du moins, a de quoi plaire.
Le public est d'opinion
Qu'il eût dû faire
Tout le contraire.
LVIII. — A M. MARIN
Sur ce que La Bletterie disait que Voltaire avait oublié de se faire
enterrer.
Je ne prétends point oublier
Que mes œuvres et moi nous avons peu de vie;
Mais je suis très-poli ; je dis à La Blettrie :
« Ah! monsieur, passez le premier! »
LIX. — LA CHARITÉ MAL REÇUE
Un mendiant poussait des cris perçants ;
Choiseul le plaint, et quelque argent lui donne.
Le drôle alors insulte les passants ;
Choiseul est juste : aux coups il l'abandonne.
Cher La Blettrie, apaise ton courroux ;
Reçois l'aumône, et souffre en paix les coups.
EPlGr.AMMKS. 411 •
LX.— ÉIMTAIMIL DL PAPE CLÉMENT Xlll
(1-69)
Ci-gît des vrais croyants le mufti téméraire,
Et de tous les Bourbons Tennemi déclaré :
De Jésus sur la terre il s'est dit le vicaire;
Je le crois aujourd'hui mal avec son curé.
L.M. — SLU L.\ r.ELlQLAlRE
Ami, la Superstition
Fit ce présent à la Sottise :
Ne le dis pas à la Raison ;
Ménageons l'honneur de l'Église.
LXll. — SLIl LE VOL
Fait par le contrôleur des finances de tout l'argent mis en dépôt par
des particuliers chez Maguon, banquier du roi.
(17-2)
Au temps de la grandeur romaine, • «
Horace disait à Mécène :
« Quand cesserez-vous de donner ? »
Ce discours peut nous étonner :
Chez le Welche on n'est pas si tendre.
Je dois dire, mais sans douleur,
A monseigneur le contrôleur :
« Quand cesserez-vous de me prendre? »
412 l'OÉSIliS DE YOLTAIUK.
• lAIII
SUR LA DESTRLCTION DES JÉSUITES
KN 1773
C'en est donc fait, Ignace, un moine ' vous condamne;
C'est le lion qui meurt d'un coup de pied de l'âne.
LXIV
A M. GLÉNAID DE M0NTI5KLLI ARD
Dans le séjour d'Euclide, un cuniiiagnon d"IIorace,
Par d(!S vers délicats, pleins d'esprit et de grâce,
Veut enfin ranimer mes esprits languissants :
Ma muse eut quelque feu, l'âge vient la morfondre.
Que votre épouse et vous me prêtent leurs talents,
Alors je pourrai vous répondre.
LXV. — A L'ABBÉ DE VOISENO.N
■. . (1773)
11 est bien vrai que l'on m'annonce
Les lettres de maître Clément :
Il a beau m'écrire souvent.
Il n'obtiendra point de réponse ;
Je ne serais pas assez sot
Pour m'embarciuer dans ces querelles :
Si c'eût été Clément Marot,
11 aurait eu de mes nouvelles.
1. Clément XIV avait été moine franciscain.
KPIGRAMMES. '*!:{
LXVI. — IMPROMPTU
licrit de Genèva à messieurs mes ennemis , au sujet de mon portrait
en Apollon.
(1774)
Oui, messieurs, c'est ma fantaisie
De me voir peint en Apollon;
Je conçois votre jalousie, ^
Mais vous vous plaignez sans raison :
Si mon peintre, par aventure,
Tenté d'égayer son pinceau,
En Silène eût mis ma figure.
Vous auriez tous place au tableau :
Messieurs, vous seriez ma monture.
LXVII. — SLR L'ESTAMPE
Mise par le libraire Le Jay à la tête d'un commentaire sur la Ilen-
riade, où le portrait de Voltaire est entre ceux de La Baumelle et
de Fréron.
(1774)
Le Jay vient de mettre Voltaire
Entre La Beaumelle et Fréron :
Ce serait vraiment un Calvaire,
S'il s'y trouvait un bon larron.
LWIII. — A M">* DENIS
Si par hasard, pour argent ou pour or,
A vos boutons vous trouvioz un remède.
Peut-être vous seriez moins laide;
Mais vous seriez bien laide encor.
4-1.4 POÉSIES DE VOLTAIRE.
L\I\. — A M.***
Je le ferai bientôt, ce voyage éternel
Dont on ne revient point au séjour de la vie :
En vain vous prétendez que le Dieu d'Israël
Daignera me prêter, comme au bonhomme Ëlie,
Ln beau cabriolet des remises du ciel,
Avec quatre chevaux de sa grande écurie ;
Dieu fait depuis ce temps moins de cérémonie :
Le luxe était permis dans le Vieux Testament ;
De la nouvelle loi la rigueur le condamne;
Tout change sur la terre et dans le firmament :
Élie eut un carrosse, et Jésus n'eut qu'un âne.
LXX. — A M. GRÉTRY
Sur son opéra du Jugement de Midas , représenté sans succès devant
une nombreuse assemblée de grands seigneurs, et très-applaudi
quelques jours après sur le théâtre de Paris.
La cour a dénigré tes chants.
Dont Paris a dit des merveilles.
Hélas! les oreilles des grands
Sont souvent de grandes oreilles.
LXXI. — ADIEUX A LA VIE'
(1"8)
Adieu; je vais dans ce pays
D'où ne revint point feu mon père.
Pour jamais adieu, mes amis,
Qui ne me regretterez guère.
Vous en rirez, mes ennemis ;
1. Voltaire avait plus de quatre-vingt quatre ans. Il mourut quel-
ques jours après qu'il eut écrit cette derniè're pièce, le 30 mai 1778.
ÉPIGRAMMES. 415
C'est le requiem ordinaire.
Vous en tàterez quelque jour;
Et lorsqu'aux ténébreux rivages
Vous irez trouver vos ouvrages,
Vous ferez rire à votre tour.
Quand sur la scène de ce monde
Chaque homme a joué son rùlet,
En partant il est à la ronde
Reconduit à coups de silllet.
Dans leur dernière maladie
J'ai vu des gens de tous états.
Vieux évêques, vieux magistrats,
Vieux courtisans à l'agonie :
Vainement en cérémonie
Avec sa clochette arrivait
L'attirail de la sacristie;
Le curé vainement oignait
Notre vieille ûme à sa sortie ;
~ Le public malin s'en moquait;
La satire un moment parlait
Des ridicules de sa vie;
Puis à jamais on l'oubliait ;
Ainsi la farce était finie.
Le purgatoire ou le néant - >
Terminait celte comédie.
Petits papillons d'un moment,
Invisibles marionnettes.
Oui volez si rapidement
De Polichinelle au néant,
Dites-moi donc ce que vous êtes.
Au terme où je suis parvenu,
Quel mortel est le moins à plaindre?
C'est celui qui ne sait rien craindre.
Qui vit et qui meurt inconnu.
FlIAGMENTS DE LA PUCELLE
CHANT pr.EMii-r,.
AMOUnS HONNÊTES DK CHAP.T.F.S VII
KT d'à cm": S sor. i:l.
Le bon roi Cliarle, au printemps de ses jours,
Au temps de Pàque, en la cité de Tours,
A certain bal (ce prince aimait la danse)
Avait trouvé, pour le bien de la France,
Une beauté nommée Agnès Sorel.
Jamais l'Amour ne forma rien de tel.
Imaginez de Flore la jeunesse,
La taille et l'air de la nymphe des bois.
Et de Vénus la grâce enchanteresse.
Et de l'Amour le séduisant minois.
L'art d'Arachné, le doux chant des sirènes :
Elle avait tout; elle aurait dans ses chaînes
Mis les héros, les sages, et les rois.
La voir, l'aimer, sentir l'ardeur naissante
Des dou.x désirs, et leur chaleur brûlante,
Lorgner Agnès, soupirer et trembler.
Perdre la voix en voulant lui parler.
Presser ses mains d'une main caressante,
Laisser briller sa flamme impatiente.
Montrer son trouble, en causer à son tour,
Lui plaire enfin, fut l'affaire d'un jour.
Princes et rois vont très-vite en amour.
FRAGMENTS DK LA l'ICELLl-.
Agnès voulut, savaiile en Tiirt de plaire,
Couvrir le tout des voiles du mystère,
Voiles de gaze, et que' les courtisans
Percent toujours de leurs 3-eux malfaisants.
Pour colorer comme on put cette aflaire,
Le roi fit choix du conseiller Ronneau,
Confident sûr, et très-bon Tourangeau :
11 eut l'emploi qui certes n'est pas mince.
Et qu'à la cour, où tout se peint en beau.
Nous appelons être l'ami du prince,
Mais qu'à la ville, et surtout en province.
Les gens grossiers ont nommé maq
Monsieur Bonneau, sur le bord de la Loire,
Était seigneur d'un fort joli château.
Agnès un soir s'y rendit en bateau,
Et le roi Charle y vint à la nuit noire.
On y soupa; Bonneau servit à boire;
Tout fut sans faste, et non pas sans apprêts.
Festins des dieux, vous n'êtes rien auprès!
Nos deux amants, pleins de trouble et de joie,
Ivres d'amour, à leurs désirs en proie.
Se renvoyaient des regards enchanteurs.
De leurs plaisirs brûlants avant-coureurs.
Les doux propos, libres sans indécence.
Aiguillonnaient leur vive impatience.
Le prince en feu des yeux la dévorait;
Contes d'amour d'un air tendre il faisait,
Et du genou le genou lui serrait.
Le souper fait, on eut une musique
Italienne, en genre chromaticiue;
On y mêla trois difl'érentes voix:
Aux violons, aux flûtes, aux hautbois.
Elles chantaient l'allégorique histoire
De ces héros qu'Amour avait domptés.
418 POKSIKS DE VOLTAIRE,
Et qui, pour plaire à de tendres beautés,
Avaient quitté les fureurs de la gloire.
Dans un réduit cette musique était,
Près de la chambre où le bon roi soupait.
La belle Agnès, discrète et retenue.
Entendait tout, et d'aucuns n'était vue.
Déjà la lune est au haut de son cours :
Voilà minuit; c'est l'heure des amours.
Dans une alcôve artistement dorée,
Point trop obscure, et point trop éclairée.
Entre deux draps que la Frise a tissus,
D'Agnès Sorel les charmes sont reçus.
Près de l'alcôve une porte est ouverte,
Que dame Alix, suivante très-experte,
En s'en allant oublia de fermer.
0 vous, amants, vous qui savez aimer.
Vous voyez bien l'extrême impatience
Dont pétillait notre bon roi de France!
Sur ses cheveux, en tresse retenus,
Parfums exquis sont déjà répandus.
11 vient, il entre au lit de sa maîtresse;
Moment divin de joie et de tendresse!
Le cœur leur bat; l'amour et la pudeur
Au front d'Agnès font monter la rougeur.
La pudeur passe, et l'amour seul demeure.
Son tendre amant l'embrasse tout à l'iieure.
Ses yeux ardents, éblouis, enchantés,
Avidement parcourent ses beautés.
Qui n'en serait en elTet idolâtre?
Sous un cou blanc qui fait honte à l'albâtre
Sont deux tétons séparés, faits au tour.
Allants, venants, arrondis par l'Amour;
Leur boutonnet a la couleur des roses.
Téton charriîant, qui jamais ne reposes,
rr.AGME.NTS Dli LA PUCELLE. 419
Vou> invitiez les mains i\ vous presser,
L'œil à vous voir, la l)Ouche à vous baisi^r.
Pour mes lecteurs tout plein de complaisance,
J'allais montrer à leurs yeux ébaudis
De ce beau corps les contours arrondis;
Mais la vertu qu'on nomme bienséance
Vient arrêter mes pinceaux trop hardis.
Tout est beaut»', tout est charme dans elle.
La volupté, dont Agnès a sa part,
Lui donne encore une grâce nouvelle;
Elle l'anime : amour est un grand fard.
Et le plaisir embellit toute belle.
Trois mois entiers nos deux jeunes amants
Furent livrés à ces ravissements.
Du lit d'amour ils vont droit à la table.
Un déjeuner, restaurant délectable.
Rend à leurs sens leur première vigueur;
Puis pour la chasse épris de même ardeur.
Ils vont tous deux, sur dos chevaux d'Espagne,
Suivre cent chiens jappants dans la campagne.
A leur retour on les conduit aux bains.
Pàtos, parfums, odeurs de l'Arabie,
Qui font la peau douce, fraîche et polie.
Sont prodigués sur eux à pleines mains.
Le dîner vient; la délicate chère,
L'oiseau du Phase et le coq de bruyère.
De vingt ragoûts l'apprêt délicieux.
Charment le nez, le palais et les yeux.
Du vin d'Aï la mousse pétillante,
Et du Toi<ai la liqueur jaunissante,
En chatouillant les fibres des cerveaux,
Y porte un feu qui s'exhale en bons mots
Aussi brillants que la liqueur légère
Oui monte et saute, et mousse au bord du verre.
420 POÉsiKS ni; voLTAini-..
L'ami Bonneau d'un gros rire applaudit
A son bon roi fjui montre de Tesprit.
Le dîner fait, on digère, on raisonne,
On conte, on rit, on médit du prochain,
On fait brailler des vers à maître Alain,
On fait venir des docteurs de Sorbonne,
Des. perroquets, un singe, un arlequin.
Le soleil baisse; une troupe choisie
Avec le roi court à la comédie.
Et, sur la fin de ce fortuné jour.
Le couple heureux s'enivre encor d'amour.
Cil A NT TUOlSlkME.
Li: PALAIS DE LA SOTTISE.
Devers la lune, où l'on tient que jadis
Était placé des fous le paradis.
Sur les confins de cet abîme immense.
Où le chaos, et l'Érèbe et la nuit,
yVvant les temps de l'univers produit,
Ont exercé leur aveugle puissance.
Il est un vaste et caverneux séjour.
Peu caressé des doux rayons du jour,
Et qui n'a rien qu'une lumière affreuse.
Froide, tremblante, incertaine, et trompeuse :
Pour toute étoile on a des feux follets;
L'air est peuplé de petits farfadets.
De ce pays la reine est la Sottise.
Ce vieil enfant porte une barbe grise,
OEil de travers, et bouche à la Danchet.
Sa lourde main tient pour sceptre un hochet.
De l'Ignorance elle est, dit-on, la fille. '
r r.AGMKXTS Di: la plcklle. vn
Près de son trône est sa soite famill'%
Le fol Orgueil, l'Opiniâtreté,
Et la Paresse, et la Crédulité.
Elle est servie, elle est flattée en reine ;
On la croirait en effet souveraine :
Mais ce n'est rien qu'un fantôme impuissant,
Un Chilpéric, un vrai roi fainéant.
La Fourberie est son ministre avide.
Tout est réglé par ce maire perfide;
El la Sottise est son digne instrument.
Sa cour plénière est à son gré fournie
De gens profonds en fait d'astrologie,
Sûrs de leur art, à tous moments déçus,
Dupes, fripons, et partant toujours crus.
C'est là qu'on voit les maîtres d'alchimie
Faisant de l'or, et n'ayant pas un sou.
Les roses-croix, et tout ce peuple fou
Argumentant sur la théologie.
Lf gros Lourdis, pour aller en ces lieux.
Fut donc choisi parmi tous ses confrères.
Lorsque la nuit couvrait le front des cieux
D'un tourbillon de vapeurs non légères.
Enveloppé dans le sein du repos,
11 fut conduit au paradis des sots.
Quand il y fut, il ne s'étonna guères :
Tout lui plaisait, et même en arrivant
Il crut encore être dans son couvent.
11 vit d'abord la suite emblématique
Des beaux tableaux de ce séjour antiquo.
Cacodémon, qui ce grand temple orna.
Sur la muraille à plaisir griffonna
Ln long croquis de toutes nos sottises,
Traits d'étourdi, pas de clerc, balourdises.
Projets mal faits, plus mal exécutés,
24
422 POÉSIES DE VOLTAIRE.
Et tous les mois du Mercure vantés.
Dans cet amas de merveilles confuses,
Parmi ces flots d'imposteurs et de buses,
On voit surtout un superbe Écossais;
Lass est son nom ; nouveau roi des Français,
D'un beau papier il porte un diadème,
Et sur son front il est écrit système;
Environné de grands ballots de vent.
Sa noble main les donne à tout venant :
Prêtres, catin';, guerriers, gens de justice,
Lui vont porter leur or par avarice.
Ail ! quel spectacle! ah! vous êtes donc là.
Tendre Escobar, suffisant Molina,
Petit Doucin, dont la main pateline
Donne à baiser une bulle divine
Que Le Tellier lourdement fabriqua,
Dont Rome même en secret se moqua,
Et qui chez nous est la noble origine
De nos partis, de nos divisions.
Et, qui pis est, de volumes profonds,
Remplis, dit-on, de poisons hérétiques.
Tous poisons froids, et tous soporifiques.
CHANT CINQUIEME.
l'enfer .
Mon cher lecteur, il est temps de te dire
Qu'un jour Satan, seigneur du sombre empire,
A ses vassaux donnait un grand régal.
Il était fête au manoir infernal :
On avait fait une énorme recrue,
Et les démons buvaient la bienvenue
[•^HAGMENTS DE LA PUCELLE. K3
D'un certain pape et crun gros cardinal,
D'un roi du Nord, do (luatorze chanoinos.
Trois intendants, deux conseillers, vingt moines.
Tous frais venus du séjour des mortels,
Et dévolus aux brasiers éternels.
Le roi cornu de la huaille noire
Se déridait entouré de ses pairs;
On s'enivrait du nectar des enfers.
On fredonnait quelques chansons à boire, •
Lorsqu'à la porte il s'élève un grand cri :
« Ah! bonjour donc, vous voilà, vous voici;
C'est lui, messieurs, c'est le grand émissaire;
C'est Grisbourdon, notre féal ami ;
Entrez, entrez, et chauffez-vous ici :
Et bras dessus et bras dessous, beau-père.
Beau Grisbourdon, docteur de Lucifer,
Fils de Satan, apôtre de l'enfer. »
On vous l'embrasse, on le baise, on le serre;
On vous le porte en moins d'un tour de main.
Toujours baisé, vers le lieu du festin.
Satan se lève, et lui dit : « Fils du diable,
0 des frapparts ornement véritable,
Certes sitôt je n'espérais te voir;
Chez les humains tu jn'étais nécessaire.
Qui mieux que toi peuplait notre manoir?
Par toi la France était mon séminaire;
En te voyant je perds tout mon espoir.
Mais du destin la volonté soit faite!
Bois avec nous, et prends place à ma draite. »
Le cordelier, pli'in d'une sainte horreur.
Baise à genoux l'ergot de son seigneur;
Puis d'un air morne il jette au loin la vue-
Sur cette vaste et brûlante étendue,
Séjour de feu qu'habitent pour jamais
i2i POKSIES DE VOLTAIRE.
L'affreuse Mort, les Tourments, les Forfaits;
Trône éternel où sied l'esprit immonde,
Abîme immense où s'engloutit le monde;
Sépulcre où gît la docte antiquité.
Esprit, amour, savoir, grâce, beauté,
Et cette foule immortelle, innombrable.
D'enfants du ciel créés tous pour le diable.
Tu sais, lecteur, qu'en ces feux dévorants
. Les meilleurs rois sont avec les tyrans.
Nous y plaçons Antonin, Marc-Aurèle;
Ce bon Trajan, des princes le modèle;
Ce doux Titus, l'amour de l'univers;
Les deux Catons, ces fléaux des pervers ;
Ce Scipion maître de son courage,
Lui qui vainquit et l'amour et Carthage.
Vous y grillez, sage et docte Platon,
». Divin Homère, éloquent Cicéron;
Et vous, Socrate, enfant de la sagesse.
Martyr de Dieu dans la profane Grèce;
Juste Aristide, et vertueux Solon :
Tous malheureux morts sans confession.
Mais ce qui plus étonna Grisbourdon,
Ce fut de voir en la chaudière grande
Certains quidams, saints ou rois, dont le nom
Orne l'histoire, et pare la légende.
Un des premiers était le roi Çlovis.
Je vois d'abord mou lecteur qui s'étonne
Qu'un si grand roi, qui tout son peuple a mis
Dans le chemin du benoît paradis,
N'ait pu jouir du salut qu'il nous donne.
Ah! qui croirait qu'un premier roi chrétien
Fût en effet damné comme un païen?
Mais mon lecteur se souviendra très-bien
Qu'être lavé de cette eau salutaire
FRAGMENTS DK LA PUCELI.K.
Nt» suffît pas quand le cœur est gâté.
Or ce Clovis, dans le crime empâté,
Portait un cœur inhumain, sanguinaire;
Et saint Rémi ne put laver jamais
Ce roi des Francs gangrené de forfaits.
Parmi ce^ grands, ces souverains du monde,
Ensevelis dans cette nuit profonde.
On discernait le fameux Constantin.
(' Est-il bien vrai? criait avec surprise •
Le moine gris : ô rigueur! ù destin!
Quoi! ce héros fondateur de l'Église,
Qui de la terre a chassé les faux dieux.
Est descendu dans l'enfer avec eux? »
Lors Constantin dit ces propres paroles :
0 J'ai renversé le culte des idoles;
Sur les débris de leurs temples fumants
Au Dieu du ciel j'ai prodigué l'encens :
Mais tous mes soins pour sa grandeur suprême
N'eurent jamais d'autre objet que moi-même;
Les saints autels n'étaient à mes regards
Qu'un marchepied du trône des Césars.
L'ambition, les fureurs, les délices.
Étaient mes dieux, avaient mes sacrifices.
L'or des chrétiens, leurs intrigues, leur sang.
Ont cimenté ma fortune et mon rang.
Pour conserver cette grandeur si chère,
.l'ai massacré mon m;dheureux beau-père.
Dans les plaisirs et dans le sang plongé,
Faible et barbare, en ma fureur jalouse.
Ivre d'amour, et de soupçons rongé.
Je fis périr mon fils et mon épouse.
O Grisbourdon, ne sois plus étonné
Si comme toi Constantin est damné! »
Le révérend do plus en plus adiiiire
426 POESIES Dh VOLTAIRE.
Tous les secrets du ténébreux empire.
Il volt partout de grands prédicateurs,
Riches prélats, casulstes, docteurs,
Moines d'Espagne, et nonnalns d'Italie..
De tous les rois il voit les confesseurs.
De nos beautés il voit les directeurs :
Le paradis ils ont eu dans leur vie.
Il aperçut dans le fond d'un dortoir
Certain frocard moitié blanc, moitié noir,
Portant crinière en écuelle arrondie.
Au fier aspect de cet animal pie,
Le cordelier, riant d'un ris malin,
Se dit tout bas : « Cet homme est jacobin.
Quel est ton nom? » lui cria-t-il soudain.
L'ombre répond d'un ton mélancolique :
« Hélas ! mon Gis, je suis saint Dominique. »
A ce discours, à cet auguste nom.
Vous eussiez vu reculer Grisbourdon ;
Il se signait, il ne pouvait le croire.
« Comment, dit-il, dans la caverne noire
Un si grand saint, un apôtre, un docteur!
Vous de la foi le sacré promoteur,
Homme de Dieu, prêcheur évangélique.
Vous dans l'enfer ainsi qu'un hérétique !
Certes ici la grâce est en défaut.
Pauvres humains, qu'on est trompé là-haut!
Et puis allez, dans vos cérémonies,
De tous les saints chanter les litanies! »
Lors repartit avec un ton dolent
Notre Espagnol au manteau noir et blanc :
« jNe songeons plus aux vains discours des hommes»'
De leurs erreurs qu'importe le fracas?
Infortunés, tourmentés où nous sommes,
Loués, fêtés Qù nous ne sommes pas :
FRA(.;Mr,NTS DE LA PL'CELLE. 427
Tel sur la terre a plus d'une chapelle,
Qui dans l'enfer rôtit bien tristement;
Et tel au monde on damne impunément,
Qui dans les cieux a la vie éternelle.
Pour moi, je suis dans la noire séquelle
Très-justement, pour avoir autrefois
Persécuté ces pauvres Albigeois.
Je n'étais pas envoyé pour détruire.
Et je suis cuit pour les avoir fait cuire. »
Oh ! quand j'aurais une langue de fer.
Toujours parlant je ne pourrais suffire,
Mon cher lecteur, à te nombrer et dire
Combien de saints on rencontre en enfer.
TABLE DES )IAIIÈRES
Pages.
Avertissement des éditeuks i
Contes i
ÉriTRES 14
Satires -Zô'-i
Épigrammes 3] 2
l''ltAOMENTS DE LA FUCELLE 416
Char.t Premier , 116
Chait Troisième 420
Chant Cinquième 422
Pans. — J. Claye, imprimeur, 7, rue Saint-Benoit. — |13~j
COLLECTION m
FOr.MA
Arioste. lîoliind riiriein.
■i vol.
Auriac, Tlii^ùlrc do la
loin'. 1 vol.
Bachaumont. Mém. t v.
Barthélémy. .Nérncsis, I v
Beaumarchais. Mcin 1 v.
riiéiilic, 1 vol.
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Bernardin de Saint-
Pierre. I';iul, 1 vol.
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Berthoud. Chroiiii|ui'S(lc
la scicme, 10 vol.
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Blanchecotte.l'ocsics.l v
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Scinioii? choisis , 1 vol.
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tre Stuarts, 1 vol.
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ques, 2 vol.
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notes MoLXNo, 1 vol.
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IS MEILLEURS OUV
T CR \M> IN-18 JÉSUS (dit
Cousin. Jacqueline Pas-
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Mélanges littéraires, 1 v.
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Franco, i vol.
De I.T méilecine, 1 vol.
Créqui. Souvenirs, 5 v.
Cyrano de Bergerac.
De la lune, du soleil, 1 v.
Dante. 1 vol.
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De Rlaistre. Œuvres
c i|ii|ilcles. 1 vol.
Demoustier. Lettres à
Emilie, 1 vol.
Descartes. Œuvres, 1 v
Desportes. Œuvres poé-
tiques, 1 vol.
Destouches. Théâtre. 1 v.
Diderot Œuvres choi-
sies, 2 vol.
Diodore de Sicile, i v.
Donville. Mille et un ca-
lembours, 1 vol.
Dupont. Muse juvénile,
1 vol.
Eschyle. Théâtre, 1 vol.
Fénelon. Œuvres l'exis-
teiue de Dieu, 1 vol.
Dialogues sur l'éloquen-
ce, 1 vol.
Télémaque, 1 vol.
Florian. Fahles, 1 "Oi.
Dqn Quichotte, 1 vol.
Fournel. Curiosités tliéâ-
tr.iles. 1 vol.
Galland. Mille et une
nuits, 3 vol.
Gentil - Bernard. L'art
d'aimer. Les amours.
Baisers, par Dobat. Zc-
lisau bain, 1 vol.
Gilbert. Œuvres, 1 vol.
Goethe. Faust le second
Faust, 1 vol.
Werther, Herinann, 1 v.
Goldsmith. Le vicaire
de Wakelield, 1 vol.
Gresset. Œuvres. 1 vol.
Guérin. Allemagne, Au-
triche 1 vol.
Hamilton. Mémoires de
Gramoiit, t vol.
Héloïse et Abélard. 1 v.
Heptameron. (L';. i vol.
Héricault.Maximilien.lv.
Hérodote. Histoire, 2 v.
Homère. Iliade, 1 vol.
Odyssée, 1 vol.
Jacob. Farces, 1 vol.
Pans ridicule, 1 vol.
La Bruyère. Caractères,
1 vol.
La Fontaine. Fables, 1 v.
Contes, 1 vol.
Lamennais, Œuvres, 9 v.
Essai sur l'indifférence,
4 vol.
Paroles d'un Croyant ,
etc., 1 vol.
RAGES FRANÇAIS ET ÉTRANGERS
anglais) a 3 FK. LE VOLLJIF,
Affaires de Home, 1 vol.
Evangiles, 1 vol
L'Art et du Beau, 1 vol.
La Socicié première, 1 v.
La Rochefoucaud. It>''-
llexiiill~ m llllies, t v-
Lavater etOall. l'Iiysio
^'iiomoiiie, 130 g., t v
Leiut. Iiirén"loïio, I v.
Le Sage. Gil-Blas , 1 v.
Diable boiicux. I v
Loniay Clian»oiis, 1 v
Malebranche lici her-
rbi,' (le la vérilé, 2 vol.
Malherbe. iKiivrcs. 1 v.
Manzoni. Fiam é^, 2 vol.
Marcel us. Hriont. 1 v
Marivaux Tl:éitre, 1 v
Massillon. Œ.UM'es , t v
Massillon, Fléchier ,
Mascaron. Orii-ons, 1 v.
larmier. Lellres sur la
'Russie, 1 vol.
Voyageurs nouveaux ,
3 vol.
Voyages en Californie,! v.
Lettres, Adriniiqiie, Mon-
ténégro, 2 vol.
Marot. Œuv. comp. 2 v.
Martin. Laiicage des
fleurs, gr. col., 1 vol.
Menippée. S.itiie, 1 v.
Merlin -Coccaie. Ili>t.
niaccnronique . 1 vol.
Millevoye Q-iuvres. 1 v.
Mirabeau. Lettres d'a-
mour, 1 vol.
Molière. Œuvres, 3 v.
Monnier. Paris province,
1 vol.
Montaigne. Essais, 2 v.
Montesquieu. L'esprit
des lois, 1 vol.
lettres pers:ines, 1 v.
Grandeur des Romains,
1 vol.
Moreau. Œuvres, Myo-
SOtis. 1 vol.
Parny, Œuvres, 1 vol.
Pascal. Lettres Provin-
cial, 1 vol.
Pensées, 1 vol.
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5521
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