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Full text of "Epitres, satires, contes, épigrammes de Voltaire suivis de fragments de La Pucelle"

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ÉPITRES 


SATIRES 


eu  mi;  s.   Ki'iciiA  M  M  i:s 


VOLTAIRE 


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12079 
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1874 

le.  1 
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;uivis  DE 


r^RAG^fEyTS  de  la  pvcellk 


PARIS 


•     GARNIER  FRERES,  LIBRAIRES-EDITEURS 


6  ,    p.  U        t)  E  s    s  A  I N  T  s  -  r  E  R  E  s  ,    6 


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KPITRES 

SATIRES 

CONTES,     ÉPIGRAMMES 


Presenîed  to  îhe 

LIBRARY  ofthe 

UNIVERSITY  OF  TORONTO 

from 

the  e State  of 

GIORGIO  BANDINI 


PAHIS.      —      IMPRIMEIUK       DE      J.      C  L  A  Y  E 


Rue  Saint-Benoîl,  7. 


n 

ÉPITRES 


SATIRES 


CONTES,     EPIGRAMMES 


VOLTAIRE 


s  L'  I  V  I  s     DE 


FRAGMENTS  DE  LA   PUCELLE 


PARIS 

GARNIER    FRÈRES,    LIBRAIRES-ÉDITEURS 

6,     RUE     DES     SAINTS -VÎiRKS,      BT     PALAIS  -  ROYAL  ,     215 

187^ 


Md 


• 


AVERTISSEMEXT    DES    ÉDITEUES 


L(i  poésie  légère,  ce  genre  si  éminemment, 
nous  dirions  même  presque  si  exclusivement 
Irançais,  est  un  do  ceux  où  Voltaire  a  excellé.  11 
y  compte  des  égaux,  mais  point  de  supérieur. 

Cependant  ses  poésies  légères  forment  une  des 
parties  les  moins  considérables  do  limmense 
bagage  littéraire  de  ce  génie  universel  dont  le 
nom  résume,  pour  ainsi  dire,  à  lui  seul,  tout  le 
\viii«  siècle.  Écrites  en  se  jouant  et  par  manière 
de  distraction,  elles  marquent  en  quelque  sorte 
les  intermèdes  de  repos  de  cet  esprit  dont  l'ac- 
tivité exorbitante  tint,  durant  soixatile  ans,  le 
monde  entier  en  éveil. 

Doué  d'une  facilité  prodigieuse.  Voltaire  rimait 
une  épître,  imaginait  un  conte,  composait  une 
satire,  grifonnait  un  madrigal,  aiguisait  la  pointe 


fi  AVERTISSEMENT    DES    ÉDITEURS. 

d'une  épigramme,  comme  il  écrivait  un  billet. 
Aussi  ses  poésies  légères  apparaissent-elles, 
d'année  en  année,  durant  tout  le  cours  de  cette 
longue  existence,  si  bien  remplie.  A  douze  ans, 
il  écrit  son  premier  sixain  ;  à  quatre-vingt-quatre 
ans,  il  rime  encore,  avec  sa  spirituelle  et  philo- 
sophique gaieté,  ses  adieux  à  la  vie. 

Faute  de  pouvoir  faire  tenir  en  un  seul  volume 
toutes  les  poésies  légères,  nous  avons  dû  faire 
un  choix  entre  les  miscellanécs,  les  morceaux 
fugitifs,  et  nous  avons  choisi  surtout  les  épi- 
grammes,  dont  le  lour  facile  et  le  trait  vif  por- 
tent merveilleusement  l'empreinte  de  cet  esprit 
à  la  fois  élégant  et  précis. 

Des  épîtres  et  des  satires,  nous  n'avons  rien 
laissé  de  côté  ;  les  unes  et  les  autres  sont  à  la 
fois  des  modèles  de  goût  et  des  leçons  de  vive  et 
mordante  critique. 

Quant  aux  contes,  nous  n'avons  compris  dans 
ce  volume  que  ceux  qui  ne  figurent  pas  dans  le 
volume  de  Romans  de  Voltaire,  publié  dans  notre 
collection.  Nous  renvoyons  les  lecteurs  à  ce 
volume. 

Enfin,  comme  il  nous  a  paru  que  le  poëme 
fameux  de  La  Pucelle  tient  autant  et  plus  du 


AVERTISSEMENT    DES    ÉDITEURS.  m 

genre  de  la  poésie  légère  que  de  celui  de  l'épopée 
comique,  nous  avons  cru  devoir  compléter  ce 
volume  en  ollVanl  au.v  lecteurs  ((uelques  spé- 
cimens de  ce  liors-d\i.'Uvre  piquant  de  la  nuise 
court-vêtue  du  grand  écrivain. 

Ce  n'est  pas  ([u'au  point  de  vue  du  respect  dû 
à  Tune  des  plus  admirables,  des  plus  héroïques 
figures  de  notre  histoire,  nous  ne  partagions 
le  sentiment  qu'inspire  à  tous  les  cœurs  français 
la  noble  personnalité  de  Jeanne  d"Arc,  et  que 
nous  ne  regrettions  profondément  de  voir  tant 
d'esprit  employé  à  travestir  un  sujet  si  grandiose 
et  si  glorieusement  tragique. 

Aussi  avons- nous  soigneusement  choisi  des 
fragments  qui  ne  touchent  en  quoi  que  ce  soit  à 
la  personne  et  aux  grandes  actions  de  la  vieige 
populaire  de  Domremy,  mais  qui  donnent  snlTi- 
samment  l'idée  de  l'allure  et  de  la  forme  de  ce 
poëme  célèbre.  ^ 


< 


CONTES    EN    VERS 


AVERTISSEMENT  DES  ÉDITEURS  DE   KEHL 

Ou  trouve  dans  les  Contes  de  M.  de  Voltaire  une  poésie 
plus  brillante,  une  philosophie  aussi  vraie,  moins  naïve,  mais 
plus  relevée  et  plus  profonde  que  dans  ceux  de  La  Fontaine. 
L'auteur  de  Joconde  est  un  voluptueux  rempli  d'esprit  et  de 
gaieté,  auquel  il  échappe,  comme  malgré  lui,  quelques  traits 
de  philosophie  ;  celui  de  l'Éducation  d'un  prince  est  un  philo- 
sophe qui,  pour  faire  passer  des  leçons  utiles,  a  pris  un  mas- 
que qu'il  savait  devoir  plaire  au  grand  nombre  des  lecteurs. 
Dans  un  moindre  nombre  d'ouvrages,  les  sujets  sont  plus 
variés;  ce  n'est  pas  toujours,  comme  dans  La  Fontaine,  une 
femme  séduite,  ou  un  mari  trompé  ;  la  véritable  morale  y  est 
plus  respectée  ;  la  fourberie,  la  violation  des  serments,  n'y 
sont  point  traitées  si  légèrement.  La  volupti;  y  est  plus  dé- 
cente ;  et  à  l'exception  d'un  petit  nombre  de  pièces  échappées 
à  sa  première  jeunesse,  le  ton  du  libertinage  en  est  absolument 
banni. 

M.  de  Voltaire  a  fait  des  satires  comme  Boileau;  et  comme 
Boileau  il  a  peut-être  parlé  trop  souvent  de  ses  ennemis  per- 
sonnels. Mais  les  ennemis  de  Boileau  n'étaient  que  ceux  du 
bon  goût,  et  les  ennemis  de  Voltaire  furent  ceux  du  genre 
humain.  L'un  fut  injuste  à  legard  de  Quinault,  auquel  il  ne 
pardonna  jamais  ni  la  mollesse  aimable  de  sa  versification, 
ni  cette  galanterie  qui  blessait  l'austérité  et  la  justesse  de  son 
goût.  L'autre  fut  injuste  envers  J.-J.  Rousseau,  mais  Rousseau 
s'était  déclaré  l'ennemi  des  lumières  et  de  la  philosophie.  II 
paraissait  vouloir  attirer  la  persécution  sur  les  mêmes  hommes 
qui  avaient  pris  sa  défense,  lorsque  lui-même  en  avait  été  l'ob- 
jet;  mais    M.  Voltaire  fut  de  bonne  foi  ainsi  que  Boileau. 

1 


2  POÉSIES    DR    VOLTAIRE. 

Ils  n'ont  m(îconnu,  l'un  dans  Quinault,  l'autre  dans  Rousseau, 
que  des  talents  pour  lesquels  leur  caractère  et  leur  esprit  ne 
leur  donnaient  aucun  attrait  naturel. 

Si  M.  de  Voltaire  a  pris  quelquefois  le  ton  violent  et  presque 
cynique  do  Juvénal,  c'est  qu'il  avait  à  punir,  comme  lui,  le 
vice  et  l'hypocrisie. 

Dans  le  recueil  des  Poésies  mêlées,  on  a  évité  d'en  multi- 
plier trop  le  nombre,  et  d'en  insérer  qui  fussent  d'une  autre 
main.  Souvent  ce  choix  a  été  assez  difficile.  Dans  le  cours 
d'un  long  ouvrage  en  vers,  il  eût  été  presque  impossible 
d'imiter  la  grftce  piquante,  le  coloris  brillant,  la  philosophie 
douce  et  libre  qui  caractérisent  toutes  les  poésies  de  cet 
homme  illustre  :  son  cachet  ne  pouvait  ôtre  aussi  reconnais- 
sable  dans  quinze  ou  vingt  vers  presque  toujours  impromp- 
tus. Il  était  plus  aisé,  en  s'appropriant  quelques-unes  de  ses 
idées  et  de  ses  tournures,  d'atteindre  à  une  imitation  presque 
parfaite.  D'ailleurs  il  n'a  jamais  voulu  ni  recueillir  ces  pièces, 
ni  en  avouer  aucune  collection.  Celles  qu'on  en  a  publiées 
de  son  vivant,  sous  ses  yeux,  contenaient  des  pièces  qu'il 
n'avait  pu  faire,  et  dont  il  connaissait  les  auteurs.  C'était  un 
moyen  qu'il  se  réservait  pour  se  défendre  contre  la  persécu- 
tion que  chaque  édition  nouvelle  de  ses  ouvrages  réveillait.  11 
attachait  très-peu  de  prix  à  ces  bagatelles,  qui  nous  paraissent 
si  ingénieuses  et  si  piquantes.  L'à-propos  du  moment  les  fai- 
sait naître,  et  l'instant  d'après  il  les  avait  oubliées.  L'habitude 
de  donner  à  tout  une  tournure  galante,  ou  spirituelle,  ou 
plaisante,  était  devenue  si  forte,  qu'il  lui  eût  été  presque 
impossible  de  s'exprimer  d'une  manière  commune.  Le  travail 
de  parler  en  rimes  avait  cessé  d'en  être  un  pour  lui  dans 
tous  les  genres  où  la  familiarité  n'est  point  un  défaut.  Il  ne 
faut  donc  pas  s'étonner  qu'il  estimât  peu  ce  qui  ne  lui  coû- 
tait rien,  et  que  cette  modestie  ait  été  sincère. 


CONTES    i:.\    VERS. 
L'ANTIGITOiN 

A      M  "''     I.  E  C  0  l  V  r,  i:  t  R 

(1714) 

0  du  théâtre  aimable  souveraine, 
Belle  Cliloé,  fille  de  Melpomène, 
Puissent  ces  vers  de  vous  être  goûtés  ! 
Amour  le  veut,  Amour  les  a  dictés. 
Ce  petit  dieu  de  son  aile  légère. 
Un  arc  en  main,  parcourait  l'autre  jour 
Tous  les  recoins  de  votre  sanctuaire; 
Car  le  théâtre  appartient  à  l'Amour  : 
Tous  ses  héros  sont  enfants  de  Cythère. 
Hélas!  Amour,  que  tu  fus  consterne 
Lorsque  tu  vis  ce  temple  profané. 
Et  ton  rival,  de  son  culte  hérétique 
Établissant  l'usage  antiphysi(iue, 
Accompagné  de  ses  mignons  fleuris. 
Fouler  aux  pieds  les  myrtes  de  Cypris  ! 
Cet  ennemi  jadis  eut  dans  Gomorrhe 
Plus  d'un  autel,  et  les  aurait  encore, 
Si  par  le  feu  son  pays  consumé 
En  lac  un  jour  n'eût  été  transformé. 
Ce  conte  n'est  de  la  métamori)hosc, 
Car  gens  de  bien  m'ont  expliqué  la  chose 
Très-doctement;  et  partant  ne  veux  pas 
Mécroire  en  rien  la  vérité  du  cas. 
Ainsi  que  Loth,  chassé  de  son  asile, 
Ce  pauvre  dieu  courut  de  ville  en  ville  : 
Il  vint  en  Grèce;  il  y  donna  leçon 
Plus  d'une  fois  à  Socrate,  à  Platon; 


4  POÉSIES    DE    VOLTAIRE. 

Chez  des  héros  il  fit  sa  résidence, 
Tantôt  à  Rome,  et  tantôt  à  Florence; 
Cherchant  toujours,  si  bien  vous  l'observez, 
Peuples  polis  et  par  art  cultivés. 
I  Maintenant  donc  le  voici  dans  Lutèce, 

i  Séjour  fameux  des  effrénés  désirs, 
Et  qui  vaut  bien  l'Italie  et  la  Grèce, 
Quoi  qu'on  en  dise,  au  moins  pour  les  plaisirs. 
Là,  pour  tenter  notre  faible  nature, 
Ce  dieu  paraît  sous  humaine  figure. 
Et  n'a  point  pris  bourdon  de  pèlerin, 
Comme  autrefois  l'a  pratiqué  Jupin, 
Qui,  vojî'ageant  au  pays  où  nous  sommes, 
Quittait  les  cieux  pour  éprouver  les  hommes. 
Il  n'a  point  l'air  de  ce  pesant  abbé 

i  Brutalement  dans  le  vice  absorbé. 
Qui,  tourmentant  en  tout  sens  son  espèce, 
Mord  son  prochain,  et  corrompt  la  jeunesse. 
Lui,  dont  l'œil  louche  et  le  mufle  effronté 
Font  frissonner  la  tendre  Volupté, 
Et  qu'on  prendrait,  dans  ses  fureurs  étranges, 
Pour  un  démon  qui  viole  des  anges. 
Ce  dieu  sait  trop  qu'en  un  pédant  crasseux 
Le  plaisir  même  est  un  objet  hideux. 

D'un  beau  marquis  il  a  pris  le  visage  \ 
Le  doux  maintien,  l'air  fin,  l'adroit  langage  : 
Trente  mignons  le  suivent  en  riant; 
Philis  le  lorgne,  et  soupire  en  fuyant. 
Ce  faux  Amour  se  pavane  à  toute  heure 
Sur  le  théâtre  aux  muses  destiné, 
Où,  par  Racine  en  triomphe  amené, 

1.  L'homme  dont  il  est  question  avait  eu  une  cuisse  emportée  à  Ra- 
millies.  —  C'est  une  erreur.  C'est  à  Malplaquet  que  le  marquis  de 
Courcillon  avait  perdu  une  jambe.  {Note  de  l'Editeur.) 


CONTES    K-\    VERS. 

L'Amour  galant  choisissait  sa  demeure. 

Que  dis-je  ?  hélas  !  l'Amour  n'habite  plus 

Dans  ce  réduit  :  désespéré,  confus 

Des  fiers  succès  du  dieu  qu'on  lui  préfère, 

L'Amour  honnête  est  allé  chez  sa  mère, 

D'où  rarement  il  descend  ici-bas. 

Belle  Cliloé,  ce  n'est  que  sur  vos  pas 

Qu'il  vient  encor.  Chloé,  pour  vous  entendre, 

Du  haut  des  cieux  j'ai  vu  ce  dieu  descendre 

Sur  le  théâtre;  il  vole  parmi  nous  v 

Quand,  sous  le  nom  de  Phèdre  ou  de  Monime, 

Vous  partagez  entre  Racine  et  vous 

De  notre  encens  le  tribut  légitime. 

Si  vous  voulez  que  cet  enfant  jaloux 

De  ces  beaux  lieux  désormais  no  s'envole, 

Convertissez  ceux  qui  devant  l'idole 

De  son  rival  ont  fléchi  les  genoux. 

Il  vous  créa  la  prêtresse  du  temple  : 

A  l'hérétique  il  faut  prêcher  d'exemple. 

Prêchez  donc  vite,  et  venez  dès  ce  jour 

Sacrifier  au  véritable  Amour. 


LE  CADENAS 

ENVOYÉ     EN     1710    A     M'""    DE    E**** 

Je  triomphais;  l'Amour  était  le  maître, 
Et  je  touchais  à  ces  moments  trop  courts 

1.  Voltairo  avait  environ  vingt  ans  quand  il  fit  cette  pièce,  adressée 
à  une  dame  contre  laquelle  son  mari  avait  pris  cette  étrange  précau- 
tion ;  elle  fut  imprimée  en  172^1  pour  la  première  fois. 

La  pièce,  dans  cette  édition,  commentait  par  les  vers  suivants  : 

Jeune  beauté,  qui  ne  savez  que  plaire, 
A  vos  genoux,  comme  bien  vous  savez, 


POÉSIES    DC    VOLTAIRE. 

De  mon  bonheur  et  du  vôtre  peut-être  : 
Mais  un  tyran  veut  troubler  nos  beaux  jours. 
C'est  votre  époux  :  geôlier  sexagénaire, 
11  a  fermé  le  libre  sanctuaire 
De  vos  appas;  et,  trompant  nos  désirs, 
11  tient  la  clef  du  séjour  des  plaisirs. 
Pour  éclaircir  ce  douloureux  mystère, 
D'un  peu  plus  haut  reprenons  cette  affaire. 

Vous  connaissez  la  déesse  Cérès  : 
Or  en  son  temps  Cérès  eut  une  fille 
Semblable  à  vous,  à  vos  scrupules  près, 
Brune  piquante,  honneur  de  sa  famille, 
Tendre  surtout,  et  menant  à  sa  cour 
L'aveugle  enfant  que  l'on  appelle  Amour. 
Un  autre  aveugle,  hélas!  bien  moins  aimable. 
Le  triste  Hymen,  la  traita  comme  vous. 
Le  vieux  Pluton,  riche  autant  qu'haïssable, 
Dans  les  enfers  fut  son  indigne  époux. 


En  qualité  de  prêtre  de  Cythère, 
J'ai  débité,  non  morale  sévère, 
Mais  bien  sermons  par  Vénus  approuvés, 
Gentils  propos,  et  toutes  les  sornettes 
Dont  Rochebrune  orne  ses  chansonnettes. 
De  ces  sermons  votre  cœur  fut  touché  ; 
Jurâtes  lors  de  quitter  le  péché 
Que  parmi  njus  on  nomme  indifférence  : 
Même  un  baiser  m'en  donna  Tassurance; 
Mais  votre  époux.  Iris,  a  tout  gâté. 
11  craint  l'Amour  :  époux  saiagénaire 
Contre  ce  dieu  fut  toujours  en  colère  ; 
C'est  bien  raison  :  Amour  de  son  côté 
Assez  souvent  ne  les  épargne  guère. 
Celui-ci  donc  tient  de  court  vos  appas. 
Plus  ne  venez  sur  les  bords  de  la  Seine, 
Dans  ces  jardins  où  Sylvains  à  centaine 
Et  le  dieu  Pan  vont  prendre  leurs  ébats; 
Où  tous  les  soirs  nymphes  jeunes  et  blanches 
Les  Cùurcillons,  Polignacs,  Villefranches, 
Près  du  bassin,  devant  plus  d'un  Paris, 
De  la  beauté  vont  disputer  le  prix. 


CONTES    EN    VEU5. 

11  çtait  dieu,  mais  avare  et  jaloux  : 

Il  fut  cocu,  car  c'était  là  justice. 

Firithoïis,  son  fortuné  rival, 

Beau,  jeune,  adroit,  complaisant,  libéral, 

Au  dieu  Pluton  donna  le  bénéfice 

De  cocuage.  Or  ne  demandez  pas 

Comment  un  homme,  avant  sa  dernière  heure, 

Put  pénétrer  dans  la  sombre  demeure  : 

Cet  homme  aimait;  l'Amour  guida  ses  pas. 

Mais  aux  enfers,  comme  aux  lieux  où  vous  êtes, 

Voyez  qu'il  est  peu  d'intrigues  secrètes  ! 

De  sa  chaudière  un  traître  d'espion 

Vit  le  grand  cas,  et  dit  tout  à,  Pluton. 

11  ajouta  que  même,  à  la  sourdine, 

Plus  d'un  damné  festoyait  Proserpine. 

Le  dieu  cornu  dans  son  noir  tribunal 

Fit  convoquer  le  sénat  infernal. 

Il  assembla  les  détestables  ùmes 


Plus  ne  venez  au  palais  des  Francines, 

Dans  ce  pays  où  tout  est  fiction, 

Où  l'Amour  seul  fait  mouvoir  cent  machines, 

Plaindre  Thésée  et  siffler  Arion. 

Trop  bien,  hélas  !  à  votre  époux  soumise. 

On  ne  vous  voit  tout  au  plus  qu'à  Téglise  ; 

Le  scélérat  a  de  plus  attenté 

Par  cas  nouveau  sur  votre  liberté. 

Pour  éclaircir  pleinement  ce  mystère, 

D'un  peu  plus  loin  reprenons  cette  affaire. 

Vous  connaissez  la  déesse  Cérès  ; 
Or  en  son  temps  Cérès  eut  une  lille 
Semblable  à  fous,  à  vos  scrupules  près, 
Belle,  sensible,  honneur  de  sa  famille, 
Brune  surtout,  partant  pleine  d'attraits. 
.\insi  que  vous  par  le  dieu  d'hyménée 
La  pauvre  enfant  fut  assez  malmenée. 
Le  dieu  des  morts  fut  son  barbare  époux  : 
11  était  louche,  avare,  hargneux,  jaloux  ; 
Il  fut  cocu  :  c'était  bien  là  justice. 
Pirithoûs,  etc. 


POKSIES    DE     VOLTAIRE. 

De  tous  CCS  saints  dévolus  aux  enfers, 
Qui,  (1<"'3  longtemps  en  cocuage  experts, 
Pendant  leur  vie  ont  tourmenté  leurs  femmes. 
Un  Florentin  lui  dit  :  «  Frère  et  seigneur, 
Pour  détourner  la  maligne  influence 
Dont  Votre  Altesse  a  fait  l'expérience, 
Tuer  sa  dame  est  toujours  le  meilleur  : 
Mais,  las  !  seigneur,  la  vôtre  est  immortelle. 
Je  voudrais  donc,  pour  votre  sûreté, 
Qu'un  cadenas,  de  structure  nouvelle. 
Fût  le  garant  de  sa  fidélité. 
A  la  vertu  par  la  force  asservie, 
Lors  vos  plaisirs  borneront  son  envie; 
Plus  ne  sera  d'amant  favorisé.  • 

Et  plût  aux  dieux  que,  quand  j'étais  en  vie, 
D'un  tel  secret  je  me  fusse  avisé  !  » 

A  ce  discours  les  damnés  applaudirent, 
Et  sur  l'airain  les  Parques  l'écrivirent. 
En  un  moment,  fers,  enclumes,  fourneaux, 
Sont  préparés  aux  gouffres  infernaux  ; 
Tisiphoné,  de  ces  lieux  serrurière, 
Au  cadenas  met  la  main  la  première; 
Elle  l'achève,  et  des  mains  de  Pluton 
Proserpina  reçoit  ce  triste  don. 
On  m'a  conté  qu'essayant  son  ouvrage, 
Le  cruel  dieu  fut  ému  de  pitié, 
Qu'avec  tendresse  il  dit  à  sa  moitié  : 
«  Que  je  vous  plains!  vous  allez  être  sage.  » 

Or  ce  secret,  aux  enfers  inventé. 
Chez  les  humains  tôt  après  fut  porté; 
Et  depuis  ce,  dans  Venise  et  dans  Rome, 
Il  n'est  pédant,  bourgeois,  ni  gentilhomme, 
Qui,  pour  garder  l'honneur  de  sa  maison, 
De  cadenas  n'ait  sa  provision. 


CONTES    EN    VERS. 
Là,  tout  jaloux,  sans  crainte  qu'on  le  blâme, 
Tient  sous  la  clef  la  vertu  de  sa  femme. 
Or  votre  époux  dans  Rome  a  fréquenté; 
Chez  les  méchants  on  se  gâte  sans  peine. 
Et  le  galant  vit  fort  à  la  romaine; 
Mais  son  trésor  est-il  en  sûreté  ? 
A  ses  projets  l'Amour  sera  funeste  : 
Ce  dieu  charmant  sera  notre  vengeur  : 
Car  vous  m'aimez;  et  quand  on  a  le  cœur 
De  femme  honnête,  on  a  bientôt  le  reste. 


LE  COCUAGE 

(niC) 

Jadis  Jupin,  de  sa  femme  jaloux, 
Par  cas  plaisant  fait  père  de  famille, 
De  son  cerveau  fit  sortir  une  fille, 
Et  dit  :  «  Du  moins  celle-ci  vient  de  nous.  » 
Le  bon  Vulcain,  que  la  cour  éthérée 
Fit  pour  ses  maux  époux  de  Cythérée, 
Voulait  avoir  aussi  quelque  poupon 
Dont  il  fût  sur,  et  dont  seul  il  fût  père; 
Car  de  penser  que  le  beau  Cupidon, 
Que  les  Amours,  ornements  de  Cythère, 
Qui,  quoique  enfants,  enseiirnent  l'art  de  plaire, 
Fussent  les  fils  d'un  simple  forgeron, 
Pas  ne  croyait  avoir  fait  telle  affaire. 
De  son  vacarme  il  remplit  la  maison. 
Soins  et  soucis  son  esprit  tenaillèrent. 
Soupçons  jaloux  son  cerveau  martelèrent; 
A  sa  moitié  vingt  fois  il  reprocha 
\  Son  trop  d'appas,  dangereux  avantage. 
Le  pauvre  dieu  fit  tant,  riu'il  accoucha 

1. 


10  POÉSIES    DE    VOLTAIRE. 

Par  le  cerveau  :  de  quoi  ?  de  Cocuage. 

C'est  là  ce  dieu  révéré  dans  Paris, 

Dieu  malfaisant,  le  fléau  des  maris. 

Dès  qu'il  fut  né,  sur  le  chef  de  son  père 

11  essaya  sa  naissante  colère  : 

Sa  main  novice  imprima  sur  son  front 

Les  premiers  traits  d'un  éternel  affront. 

A  peine  encore  eut-il  plume  nouvelle, 

Qu'au  bon  Hymen  il  fit  guerre  immortelle  : 

Vous  l'eussiez  vu,  l'obsédant  en  tous  lieux, 

Et  de  son  bien  s'emparant  à  ses  yeux, 

Se  promener  de  ménage  en  ménage, 

Tantôt  porter  la  flamme  et  le  ravage, 

Et  des  brandons  allumés  dans  ses  mains 

Aux  yeux  de  tous  éclairer  ses  larcins; 

Tantôt,  rampant  dans  l'ombre  et  le  silence, 

Le  front  couvert  d'un  voile  d'innocence, 

Chez  un  époux  le  matois  introduit 

Faisait  son  coup  sans  scandale  et  sans  bruit. 

La  Jalousie,  au  teint  pâle  et  livide, 

Et  la  Malice,  à  l'œil  faux  et  perfide. 

Guident  ses  pas  où  l'Amour  le  conduit. 

Nonchalamment  la  Volupté  le  suit. 

Pour  mettre  à  bout  les  maris  et  les  belles, 

De  traits  divers  ses  carquois  sont  remplis  : 

Flèches  y  sont  pour  le  cœur  des  cruelles; 

Cornes  y  sont  pour  le  front  des  maris. 

Or  ce  dieu-là,  malfaisant  ou  propice, 

Mérite  bien  qu'on  chante  son  office; 

Et,  par  besoin  ou  par  précaution, 

On  doit  avoir  à  lui  dévotion. 

Et  lui  donner  encens  et  luminaire. 

Soit  qu'on  épouse  ou  qu'on  n'épouse  pas, 

Soit  que  l'on  fasse  ou  qu'on  craigne  le  cas, 


CONTKS    EN    VERS. 

De  sa  faveur  on  a  toujours  affaire.  . 
0  vous,  Iris,  que  j'aimerai  toujours, 
Quand  de  vos  vœux  vous  étiez  la  maîtresse, 
Et  qu'un  contrat,  trafiquant  la  tendresse, 
N'avait  encore  asservi  vos  beaux  jours, 
Je  n'invoquais  que  le  dieu  des  amours. 
Mais  à  présent,  père  de  la  Tristesse, 
L'Hymen,  liélas  !  vous  a  mis  sous  sa  loi  : 
A  Cocuage  il  faut  que  je  m'adresse. 
C'est  le  seul  dieu  dans  qui  j'ai  de  la  foi. 


LA   MLLE  DL   PAPE 
(n33) 

Frères  très-chers,  on  lit  dans  saint  Matîliiou 
Qu'un  jour  le  diable  emporta  le  bon  Dieu  ' 
Sur  la  montagne,  et  puis  lui  dit  :  «  Beau  sire. 
Vois-tu  ces  mers,  vois-tu  ce  vaste  empire, 
L'État  romain  de  l'un  à  l'autre  bout  ?  » 
L'autre  reprit  :  «  Je  ne  vois  rien  du  tout. 
Votre  montagne  en  vain  serait  plus  haute.  ) 
Le  diable  dit  :  «  Mon  ami,  c'est  ta  faute. 
Mais  avec  moi  veux-tu  faire  un  marché? 

—  Oui-da,  dit  Dieu,  pourvu  que  sans  péché 
Honnêtement  nous  arrangions  la  chose. 

—  Or  voici  donc  ce  que  je  te  propose, 
Reprit  Satan.  Tout  le  monde  est  à  moi; 

1.  Le  jésuite  Bouhours  se  servit  de  celte  expression  :  Jiisus-Clirisl  fut 
emporté  par  te  diable  sur  la  montagne;  c'est  ce  qui  donna  lieu  à  ce 
noël  qui  finit  ainsi  : 

Car  sans  lui  saurait-on,  don,  don, 
Que  le  diable  emporta,  la,  la, 
Jésus  notre  bon  maître? 


12  POKSIKS    DE    VOLTAIIU;. 

Depuis  Adam  j'en  ai  la  jouissance; 
Je  me  démets,  et  tout  sera  pour  toi, 
Si  tu  me  veux  faire  la  révérence.  « 
'     Notre-Seigneur,  ayant  un  peu  rêvé, 
Dit  au  démon  que,  quoique  en  apparence 
Avantageux  le  marché  fût  trouvé, 
II  ne  pouvait  le  faire  en  conscience; 
Car  il  avait  appris  dans  son  enfance 
Qu'étant  si  riche,  on  fait  mal  son  salut. 
Un  temps  après,  notre  ami  Belzébut 
Alla  dans  Rome  :  or  c'était  l'heureux  âge 
Où  Rome  avait  fourmilière  d'élus; 
Le  pape  était  un  pauvre  personnage, 
Pasteur  de  gens,  évoque,  et  rien  de  plus. 
L'esprit  malin  s'en  va  droit  au  saint-père, 
Dans  son  taudis  l'aborde,  et  lui  dit  :  «  Frère, 
Je  te  ferai,  si  tu  veux,  grand  seigneur.  » 
A  ce  seul  mot  l'ultramontain  pontife 
Tombe  à  ses  pieds,  et  lui  baise  la  griffe. 
Le  farfadet,  d'un  air  de  sénateur. 
Lui  met  au  chef  une  triple  couronne  : 
«  Prenez,  dit-il,  ce  que  Satan  vous  donne; 
Servez-le  bien,  vous  aurez  sa  faveur.  » 

0  papegots,  voilà  la  belle  source 
De  tous  vos  biens,  comme  savez.  Et  pource 
Que  le  saint-père  avait  en  ce  tracas 
Baisé  l'ergot  de  messer  Satanas, 
Ce  fut  depuis  chose  à  Rome  ordinaire 
Que  l'on  baisât  la  mule  du  saint-père. 
Ainsi  l'ont  dit  les  malins  huguenots 
Qui  du  papisme  ont  blasonné  l'histoire  : 
Mais  ces  gens-là  sentent  bien  les  fagots  ; 
Et,  grâce  au  ciel,  je  suis  loin  de  les  croire. 
Que  s'il  advient  que  ces  petits  vers-ci 


COiNTES     KN     \i:HS.  13 

Tombent  es  mains  de  quelque  galant  homme, 
C'est  bien  raison  qu'il  ait  quelque  souci 
De  les  cacher,  s'il  fait  voj^age  à  Home. 


Les  autres  contes  de  VoUairc  :  Ce  qui  plaît  aux  dames,  — 
l'Education  d'un  prince,  —  Gerlrude  ou  l'Éducation  d'une 
fille,  —  les  Trois  manières,  —  Théléme  et  Macare,  —  Azolan 
ou  le  Bénéficier,  —  l'Origine  des  métiers,  —  la  Dégueule,  — 
les  Finances,  —  Sésosiris,  —  le  Dimanche  ou  les  Filles  de 
Minée,  —  et  le  Songe  creux,  sont  imprimés  à  la  suite  du 
volume  des  Romans  de  Voltaire,  faisant  partie  de  la  m{^me 
GoUection. 


EPITRES 


i 


•  I.— A  MONSEIGNEUR 

FILS      IM  0  l  E      1)  K      1. 0  L  I  S     X  n 
(1700    ou    1-0-) 


Noble  sang  du  plus  grand  des  rois, 
Son  amour  et  notre  espérance, 
Vous  qui,  sans  régner  sur  la  France, 
Régnez  sur  le  cœur  des  François, 
Pourrez-vous  souflrir  que  ma  veine. 
Par  un  effort  ambitieux, 
Ose  vous  donner  une  étrenne, 

Vous  qui  n'en  recevez  que  de  la  main  des  dieux? 
La  nature  en  vous  faisant  naître 
Vous  étrenna  de  ses  plus  doux  attraits. 
Et  fit  voir  dans  vos  premiers  traits 

Que  le  fils  de  Louis  était  digne  de  l'être. 

Tous  les  dieux  à  l'envi  vous  firent  leurs  présents  : 
Mars  vous  donna  la  force  et  le  courage: 
Minerve,  dès  vos  jeunes  ans, 

Ajouta  la  sagesse  au  feu  bouillant  de  l'âge; 

L'immortel  Apollon  vous  donna  la  beauté  : 


1.   Voltaire  n'avait  guère  plus  de  douze  ans  lorsqu'il  écrivit  ce  com- 
pliment. 


KPITUKS.  -  15 

Mais  un  dieu  plus  puissant,  que  j'implore  en  mes  peine?. 
Voulut  aussi  me  donner  mes  étrennes, 
En  vous  donnant  la  libéralité. 


H.  —  A   M""=  LA   COMTlîSSE  DE  FONTAINES 
SIR  SON  noMAN  DE  la  Coiutesse  de  Savoie 

(17  13) 

La  Fayette  et  Segrais,  couple  sublime  et  tendre,    * 
Le  modèle,  avant  vous,  de  nos  galants  écrits, 
Des  champs  élysiens,  sur  les  ailes  des  Ris, 

Vinrent  depuis  peu  dans  Paris  : 
D'où  ne  viendrait-on  pas,  Saplio,  pour  vous  entendre? 
A  vos  genoux  tous  deux  humiliés, 
Tous  deux  vaincus,  et  pourtant  pleins  de  joie, 

Ils  mirent  leur  Zaïde  aux  pieds 

De  la  Comtesse  de  Savoie. 
Us  avaient  bien  raison  :  quel  dieu,  charmant  auteur, 
Quel  dieu  vous  a  donné  ce  langage  enchanteur, 

La  force  et  la  délicatesse, 

La  simplicité,  la  noblesse. 

Que  Fénelon  seul  avait  joint; 
Ce  naturel  aisé  dont  l'art  n'approche  point?  " 

Sapho,  qui  ne  croirait  que  l'Amour  vous  inspire? 
Mais  vous  vous  contentez  de  vanter  son  empire  ;     » 
De  Mendoce  amoureux  vous  peignez  le  beau  feu. 

Et  la  vertueuse  faiblesse 
D'une  maîtresse 
Qui  lui  fait,  en  fuyant,  un  si  charmant  aveu. 
Ah!  pouvez-vous  donner  ces  leçons  de  tendresse, 

Vous  qui  les  pratiquez  si  peu? 
C'est  ainsi  que  Marot,  sur  sa  lyre  incrédule, 


IG  POÉSIES    DE    VOLTAIHE. 

Du  dieu  qu'il  méconnut  prôna  la  sainteté  : 
Vous  avez  pour  l'Amour  aussi  peu  de  scrupule 
Vous  ne  le  servez  point,  et  vous  l'avez  chanté. 
,^ Adieu  ;  malgré  mes  épilogues, 

Puissiez-vous  pourtant,  tous  les  ans, 
'  Mo  lire  deux  ou  trois  romans, 

Et  taxer  quatre  synagogues'! 


HT.  -   \   M.  L'AEBÉ  SERVIEN 

rniSONMER     M    CHATEAU    l)i:     VINCENNES 

Aimable  abbé,  dans  Paris  autrefois 

La  Volupté  de  toi  reçut  des  lois; 

Les  Ris  badins,  les  Grâces  enjouées, 

A  te  servir  dès  longtemps  dévouées. 

Et  dès  longtemps  fuyant  les  yeux  du  roi. 

Marchaient  souvent  entre  Philippe  et  toi, 

Te  prodiguaient  leurs  faveurs  libérales, 

Et  de  leurs  mains  marquaient  dans  leurs  annales, 

En  lettres  d'or,  mots  et  contes  joyeux, 

De  ton  esprit  enfants  capricieux. 

0  doux  plaisirs,  amis  de  l'innocence, 
Plaisirs  goûtés  au  sein  de  l'indolence, 
Et  cependant  des  dévots  inconnus! 
0  jours  heureux!  qu'êtes-vous  devenus? 
Hélas!  j'ai  vu  les  Grâces  éplorées. 
Le  sein  meurtri,  pâles,  désespérées; 
J'ai  vu  les  Ris  tristes  et  consternés, 

1.  Allusion  à  la  pension  que  les  juifs  payaient  à  M^^  de  Fontaines, 
fille  de  M.  de  Givry,  en  reconnaissance  de  ce  que  celui-ci  avait  fayorisé 
leur  établissement  à  Metz.  {Noie  de  l'Éditeur.) 


Ki'iir.Ks.  n 

Jeter  les  fleurs  dont  ils  étaient  ornes; 

Les  yeux  en  pleurs,  et  soupirant  leurs  peines, 

Ils  suivaient  tous  le  chemin  de  Yincennes,  , 

Et,  regardant  ce  chûteau  malheureux, 

Aux  beaux  esprits,  hélas!  si  dangereux,        -t 

Redemandaient  au  destin  en  colère 

Le  tendre  abbé  qui  leur  servait  de  père. 

N'imite  point  leur  sombre  désespoir; 
Et,  puisque  enfin  tu  ne  peux  plus  revoir 
Le  prince  aimable  à  qui  tu  plais,  qui  t'aime, 
Ose  aujourd'hui  te  sufiirc  ù  toi-même. 
On  ne  vit  pas  au  donjon  comme  ici  : 
Le  destin  change,  il  faut  changer  aussi. 
Au  sel  attique,  au  riant  badinage, 
11  faut  mêler  la  force  et  le  courage; 
A  son  état  mesurant  ses  désirs, 
Selon  les  temps  se  faire  des  plaisirs. 
Et  suivre  enfin,  conduit  par  la  nature. 
Tantôt  Socrate,  et  tantôt  Épicure. 
Tel  dans  son  art  un  pilote  assuré. 
Maître  des  flots  dont  il  est  entouré, 
Sous  un  ciel  pur  où  brillent  les  étoiles, 
Au  vent  propice  abandonne  ses  voiles, 
Et  quand  la  mer  a  soulevé  ses  flots, 
Dans  la  tempête  il  trouve  le  repos  : 
D'une  ancre  sûre  il  fend  la  molle  arène, 
Trompe  des  vents  Timpétueuse  haleine;  • 

Et,  du  trident  bravant  les  rudes  coups, 
Tranquille  et  fier,  rit  des  dieux  en  courroux. 

Tu  peux,  abbé,  du  sort  jadis  propice 
Par  ta  vertu  corriger  l'injustice  ; 
Tu  poux  changer  ce  donjon  détesté 
En  un  palais  par  Minerve  habité. 
Le  froid  ennui,  la  sombre  inquiétude. 


18  POÉSIES    Di:    VOLTAir.i;. 

Monstres  affreux,  nés  dans  la  solitude, 
De  ta  prison  vont  bientôt  s'exiler. 
Vois  dans  tes  bras  de  toutes  parts  voler 
L'oubli  des  maux,  le  sommeil  désirable; 
]  L'indifférence,  au  cœur  inaltérable, 
Qui,  dédaignant  les  outrages  du  sort, 
Voit  d'un  même  œil  et  la  vie  et  la  mort; 
La  paix  tranquille,  et  la  constance  altière, 
Au  front  d'airain,  à  la  démarche  fière, 
A  qui  jamais  ni  les  rois  ni  les  dieux, 
La  foudre  en  main,  n'ont  fait  baisser  les  yeux. 

Divinités  des  sages  adorées, 
(Jue  chez  les  grands  vous  êtes  ignorées! 
Le  fol  amour,  l'orgueil  présomptueux, 
Des  vains  plaisirs  l'essaim  tumultueux, 
Troupe  volage  à  l'erreur  consacrée. 
De  leurs  palais  vous  défendent  l'entrée. 
Mais  la  retraite  a  pour  vous  des  appas  : 
Dans  nos  malheurs  vous  nous  tendez  les  bras: 
Des  passions  la  troupe  confondue 
A  votre  aspect  disparaît  éperdue. 
Par  vous,  heureux  au  milieu  des  revers, 
Le  philosophe  est  libre  dans  les  fers. 
Ainsi  Fouquet,  dont  Thémis  fut  le  guide, 
Du  vrai  mérite  appui  ferme  et  solide, 
Tant  regretté,  tant  pleuré  des  neuf  Sœurs, 
Le  grand  Fouquet,  au  comble  des  malheurs. 
Frappé  des  coups  d'une  main  rigoureuse. 
Fut  plus  content  dans  sa  demeure  affreuse. 
Environné  de  sa  seule  vertu. 
Que  quand  jadis,  de  splendeur  revêtu, 
D'adulateurs  une  cour  importune 
Venait  en  foule  adorer  sa  fortune. 
Suis  donc,  abbé,  ce  héros  malheureux: 


EPITRES.  19 

Mais  ne  va  pas,  tristement  vertueux, 
Sous  le  beau  nom  de  la  philosophie, 
Sacrifier  à  la  mélancolie, 
Et  par  chagrin,  plus  que  par  fermeté, 
T'accoutumer  à  la  calamité. 

Ne  passons  point  les  bornes  raisonnables. 
Dans  tes  beaux  jours,  quand  les  dieux  favorables 
Prenaient  plaisir  à  combler  tes  souhaits, 
Nous  t'avons  vu,  méritant  leurs  bienfaits. 
Voluptueux  avec  délicatesse, 
Dans  tes  plaisirs  respecter  la  sagesse. 
Par  les  destins  aujourd'hui  maltraité, 
Dans  ta  sagesse  aime  la  volupté. 
D'un  esprit  sain,  d'un  cœur  toujours  tranquille, 
Attends  qu'un  jour,  de  ton  noir  domicile, 
On  te  rappelle  au  séjour  bienheureux. 
Que  les  Plaisirs,  les  Grâces,  et  les  Jeux, 
Quand  dans  Paris  ils  te  verront  paraître, 
Puissent  sans  peine  encor  te  reconnaître, 
Sois  tel  alors  que  tu  fus  autrefois  : 
Et  cependant  que  Sully  quelquefois 
Dans  ton  château  vienne,  par  sa  présence,         ^ 
Contre  le  sort  affermir  ta  constance. 
Rien  n'est  plus  doux,  après  la  liberté, 
Qu'un  tel  ami  dans  la  captivité. 
11  est  connu  chez  le  dieu  du  Perraesse  : 
Grand  sans  fierté,  simple  et  doux  sans  bassesse, 
Peu  courtisan,  partant  homme  de  foi. 
Et  digne  enfin  d'un  oncle  tel  que  toi. 


20  POÉSIES    Di:    VOLTAIRL. 

IV 
A    M""=  DE   MONTBRUN-YILLEFRANCHE 

(ni4)  ^ 

Montbrun,  par  l'Amour  adoptée, 

Digne  du  cœur  d'un  demi-dieu, 
VA,  pour  dire  encor  plus,  digne  d'être  chantée 

Ou  par  Ferrand,  ou  par  Chaulieu; 

Minerve  et  l'enfant  de  Cythère 
Vous  ornent  à  l'envi  d'un  charme  séducteur; 
Je  vois  briller  en  vous  l'esprit  de  votre  mère  p 

Et  la  beauté  de  votre  sœur  : 

C'est  beaucoup  pour  une  mortelle. 
Je  n'en  dirai  pas  plus  :  songez  bien  seulement 
A  vivre,  s'il  se  peut,  heureuse  autant  que  belle  : 
Libre  des  préjugés  que  la  raison  dément. 
Aux  plaisirs  où  le  monde  en  foule  vous  appelle, 

Abandonnez-vous  prudemment. 
Vous  aurez  des  amants,  vous  aimerez  sans  doute  : 
Je  vous  verrai,  soumise  à  la  commune  loi, 
Des  beautés  de  la  cour  suivre  l'aimable  route, 

Donner,  reprendre  votre  foi. 
Pour  moi,  je  vous  louerai;  ce  sera  mon  emploi. 
Je  sais  que  c'est  souvent  un  partage  stérile. 

Et  que  La  Fontaine  et  Virgile 
Recueillaient  rarement  le  fruit  de  leurs  chansons. 
D'un  inutile  dieu  malheureux  nourrissons, 
Nous  semons  pour  autrui.  J'ose  bien  vous  le  dire. 
Mon  cœur  de  la  Duclos  fut  quelque  temps  charmé . 
L'amour  en  sa  faveur  avait  monté  ma  Ij-re  : 
Je  chantais  la  Duclos;  d'Uzès  en  fut  aimé  : 


liPlTRES. 

C'était  bien  la  peine  d'écrire! 
Je  vous  louerai  pourtant;  il  me  sera  trop  doux 
De  vous  chanter,  et  même  sans  vous  plaire; 
Mes  chansons  seront  mon  salaire  : 
-N'est-ce  rien  de  parler  de  vous? 


V.  —A    M.  LK   PUINCE  DE  VENDOME 

CnAN'D    PKIEin     DE    FRANCE 
(1715) 

Je  voulais  par  quelque  huitain, 
Sonnet,  ou  lettre  familièro, 
Réveiller  l'enjouement  badin 
De  Votre  Altesse  chansonnière  ; 
Mais  ce  n'est  pas  petite  affaire 
A  qui  n'a  plus  l'abbé  Courtin 
Pour  directeur  et  pour  confrère. 

Tout  simplement  donc  je  vous  dis 
Que  dans  ces  jours,  de  Dieu  bénis. 
Où  tout  moine  et  tout  cagot  mange 
Harengs  saurets  et  salsifis, 
Ma  muse,  qui  toujours  se  range 
Dans  les  bons  et  sages  partis. 
Fait  avec  faisans  et  perdrix 
Son  carême  au  château  Saint-Ange. 
Au  reste,  ce  château  divin, 
Ce  n'est  pas  celui  du  saint-père, 
Mais  bien  celui  de  Caumartin, 
Homme  sage,  esprit  juste  et  fin, 
Que  de  tout  mon  cœur  je  préfère 
Au  plus  grand  pontife  romain. 
Malgré  son  pouvoir  souverain 


22  POÉSIES    Di:    VOLTAIRE. 

Et  son  Indulgence  plénière. 

Caumartin  porte  en  son  cerveau 
De  son  temps  l'histoire  vivante  ; 
Caumartin  est  toujours  nouveau 
A  mon  oreille  qu'il  enchante; 
Car  dans  sa  tête  sont  écrits 
Et  tous  les  faits  et  tous  les  dits 
Des  grands  hommes,  des  beaux  esprits; 
Mille  charmantes  bagatelles 
Des  chansons  vieilles  et  nouvelles, 
Et  les  annales  immortelles 
Des  ridicules  de  Paris. 

Château  Saint-Ange,  aimable  asile. 
Heureux  qui  dans  ton  sein  tranquille 
D'un  carême  passe  le  cours  ! 
Château  que  jadis  les  Amours 
Bâtirent  d'une  main  habile 
Pour  un  prince  qui  fut  toujours 
A  leur  voix  un  peu  trop  docile, 
Et  dont  ils  filèrent  les  jours! 
Des  courtisans  fuyant  la  presse. 
C'est  chez  toi  que  François  Premier 
Entendait  quelquefois  la  messe. 
Et  quelquefois  par  le  grenier 
Rendait  visite  à  sa  maîtresse. 

De  ce  pays  les  citadins 
Disent  tous  que  dans  les  jardins 
On  voit  encor  son  ombre  fière 
Deviser  sous  des  marronniers 
Avec  Diane  de  Poitiers, 
Ou  bien  la  belle  Ferronnière. 
Moi  chétif,  cette  nuit  dernière, 
Je  l'ai  vu  couvert  de  lauriers; 
Car  les  héros  les  plus  insignes 


KPITRES. 

Se  laissent  voir  très-volontiers 
A  nous,  faiseurs  de  vers  indignes. 
Il  ne  traînait  point  après  lui 
L'or  et  l'argent  de  cent  provinces, 
Superbe  et  tyrannique  appui 
De  la  vanité  des  grands  princes; 
Point  de  ces  escadrons  nombreux 
De  tambours  et  de  hallebardes  ; 
Point  de  capitaine  des  gardes,     . 
Ni  de  courtisans  ennuj^eux; 
Quelques  lauriers  sur  sa  personne, 
Deux  brins  de  mj'rte  dans  ses  mains, 
Étaient  ses  atours  les  plus  vains; 
Et  de  vérole  quelques  grains 
Composaient  toute  sa  couronne. 
>■<  Je  sais  que  vous  avez  l'honneur, 
Me  dit-il,  d'être  des  orgies 
De  certain  aimable  prieur, 
Dont  les  chansons  sont  si  jolies 
Que  Marot  les  retient  par  cœur, 
Et  que  l'on  m'en  fait  des  copies. 
Je  suis  bien  aise,  en  vérité. 
De  cette  honorable  accointance; 
Car  avec  lui,  sans  vanité. 
J'ai  quelque  peu  de  ressemblance; 
Ainsi  que  moi,  Minerve  et  Mars 
L'ont  cultivé  dès  son  enfance; 
Il  aime  comme  moi  les  arts, 
Et  les  beaux  vers  par  préférence: 
Il  sait  de  la  dévote  engeance, 
Comme  moi,  faire  peu  de  cas; 
Hors  en  amour,  en  tous  les  cas. 
Il  tient,  comme  moi,  sa  parole; 
Mais  enfin,  ce  qu'il  ne  sait  pas. 


24  l'OHSIES    DE    VOLTAir.E. 

Il  a,  comme  moi,  la  vérole. 
f  J'étais  encor  dans  mon  été 

Quand  cette  noire  déité, 
De  l'Amour  fille  dangereuse, 
Me  fit  du  fleuve  do  Léthé 
Passer  la  rive  malheureuse. 
Plaise  aux  dieux  que  votre  héros 
Pousse  plus  loin  ses  destinées, 
Et  qu'après  quelque  trente  années 
11  vienne  goûter  le  repos 
Parmi  nos  ombres  fortunées  ! 
En  attendant,  si  de  Caron 
Il  ne  veut  remplir  la  voiture, 
Et  s'il  v(nit  enfin  tout  de  bon 
Terminer  la  grande  aventure, 
Dites-lui  de  troquer  Chambon 
Contre  quelque  once  de  mercure.  » 


VI.  —  A   M.  L'ABBÉ  DE  *** 

QLI     PLELT.  AIT     L\      MOUT     DE      SA      MAÎTRESSE 
(1-15) 

Toi  qui  fus  des  plaisirs  le  délicat  arbitre, 

Tu  languis,  cher  abbé;  je  vois,  malgré  tes  soins. 

Que  ton  triple  menton,  l'honneur  de  ton  chapitre. 

Aura  bientôt  deux  étages  de  moins. 
Esclave  malheureux  du  chagrin  qui  te  dompte, 

Tu  fuis  un  repas  qui  t'attend  ! 

Tu  jeûnes  comme  un  pénitent; 

Pour  un  chanoine  quelle  honte  1 
Quels  maux  si  rigoureux  peuvent  donc  t'accabler? 
Ta  maîtresse  n'est  plus;  et,  de  ses  yeux  éprise. 


KPITRES.  §5 

Ton  unie  avec  la  sienne  est  prête  à  s'envoler  ! 
Que  Tamour  est  constant  dans  un  homme  d'Église! 
Et  qu'un  mondain  saurait  bien  mieux  se  consoler! 

Je  sais  que  ta  fidèle  amie 

Te  laissait  prendre  en  liberté 
De  ces  plaisirs  qui  font  qu'en  cette  vie 
On  désire  assez  peu  ceux  de  l'éternité  : 

Mais  suivre  au  tombeau  ce  qu'on  aime 

Ami,  crois-moi,  c'est  un  abus. 

Quoi  !  pour  quelques  plaisirs  perdus 

Voudrais-tu  te  perdre  toi-même  ? 

Ce  qu'on  perd  en  ce  monde-ci, 
Le  retrouvera-t-on  dans  une  nuit  profonde? 

Des  mystères  de  l'autre  monde 

On  n'est  que  trop  tôt  éclairci. 
Attends  qu'à  tes  amis  la  mort  te  réunisse. 

Et  vis  par  amitié  pour  toi  : 
Mais  vivre  dans  l'ennui,  ne  chanter  qu'à  l'office, 

Ce  n'est  pas  vivre,  selon  moi. 

Quelques  femmes  toujours  badines. 

Quelques  amis  toujours  joyeux. 

Peu  de  vêpres,  point  de  matines, 

Une  fille,  en  attendant  mieux  : 

Voilà  comme  l'on  doit  sans  cesse  ,*. 

Faire  tête  au  sort  irrité; 

Et  la  véritable  sagesse 

Est  de  savoir  fuir  la  tristesse 

Dans  les  bras  de  la  volupté. 


/ 


POÉSIES    DK    VOLTAIRE. 
VII.  —  A   UNK  DAME 

IN      PEl      MONDAINE     ET     T U 0 P     DÉVOTE 
(1-13) 

Tu  sortais  des  bras  du  Sommeil, 
Et  déjà  l'œil  du  jour  voyait  briller  tes  charmes, 
Lorsque  le  tendre  Amour  parut  à  ton  réveil; 
Il  te  baisait  les  mains,  qu'il  baignait  de  ses  larmes. 
('  Ingrate,  te  dit-il,  ne  te  souvient-il  plus 
Des  bienfaits  que  sur  toi  l'Amour  a  répandus  ? 

J'avais  une  autre  espérance 
Lorsque  je  te  donnai  ces  traits,  cette  beauté. 
Qui,  malgré  ta  sévérité. 
Sont  l'objet  de  ta  complaisance. 
Je  t'inspirai  toujours  du  goût  pour  les  plaisirs, 
Le  soin  de  plaire  au  monde,  et  même  des  désirs; 
Oue  dis-je  !  ces  vertus  qu'en  toi  la  cour  admire, 
Ingrate,  tu  les  tiens  de  moi. 
Hélas  !  je  voulais  par  toi 
Ramener  dans  mon  empire 
La  candeur,  la  bonne  foi, 
L'inébranlable  constance. 
Et  surtout  cette  bienséance, 
!  Qui  met  l'honneur  en  sûreté. 

Que  suivent  le  mystère  et  la  délicatesse, 
1  Qui  rend  la  moins  fière  beauté 

Respectable  dans  sa  faiblesse. 
Voudrais-tu  mépriser  tant  de  dons  précieux? 

N'occuperas-tu  tes  beaux  yeux 
Qu'à  lire  Massillon,  Bourdaloue,  et  La  Rue  ? 
Ah  !  sur  d'autres  objets  daigne  arrêter  ta  vue  : 


É  PITRES.  ,  27 

Qu'une  austère  dévotion 
De  tes  sens  combattus  ne  soit  plus  la  maîtresse; 
Ton  cœur  est  né  pour  la  tendresse, 
,  C'est  ta  seule  vocation. 
l  La  nuit  s'avance  avec  vitesse; 
Profite  de  l'éclat  du  jour  : 
Les  plaisirs  ont  leur  temps,  la  sagesse  a  son  tour 
Dans  ta  jeunesse  fais  l'amour, 
Et  ton  salut  dans  ta  vieillesse.  » 
Ainsi  parlait  ce  dieu.  Déjà  même  en  secret 
Peut-être  de  ton  cœur  il  s'allait  rendre  maître  ; 
Mais  au  bord  de  ton  lit  il  vit  soudain  paraître 
Le  révérend  père  Quinquet. 
L'Amour,  à  l'aspect  terrible 
De  son  rival  théatin. 
Te  croj'ant  incorrigible. 
Las  de  te  prêcher  en  vain, 
Et  de  verser  sur  toi  des  larmes  inutiles. 
Retourna  dans  Paris,  où  tout  vit  sous  sa  loi, 
Tenter  des  beautés  plus  faciles, 
Mais  bien  moins  aimables  que  toi. 


VIII.  —  A   M.   M-   DUC  D'AREMBERG 


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D'Aremberg,  où  vas-tu?  penses-tu  m'échapper? 

Quoi  !  tandis  qu'à  Paris  on  t'attend  pour  souper,  % 

Tu  pars,  et  je  te  vois,  loin  de  ce  doux  rivage. 

Voler  en  un  clin  d'œil  aux  lieux  de  ton  bailliage. 

C'est  ainsi  que  les  dieux  qu'Homère  a  tant  prônés 

Fendaient  les  vastes  airs  de  leur  course  étonnés, 

Et  les  fougueux  chevaux  du  fier  dieu  de  la  guerre 

Franchissaient  en  deux  sauts  la  moitié  de  la  terre. 

Ces  grands  dieux  toutefois,  à  ne  déguiser  rien,  ,    , 

N'avaient  point  dans  la  Grèce  un  château  comme  Enghi<;n. 


28  POÉSIES    DE    VOLTAIRE. 

Kt  leurs  divins  coursiers,  regorgeant  d'ambroisie, 

Ma  foi,  ne  valaient  pas  tes  chevaux  d'Italie. 

Que  fais-tu  cependant  dans  ces  climats  amis 

Qu'à  tes  soins  vigilants  l'empereur  a  commis? 

Vas-tu,  de  tes  désirs  portant  partout  l'offrande, 

Séduire  la  pudeur  d'une  jeune  Flamande, 

Qui,  tout  en  rougissant,  acceptera  l'honneur 

Des  amours  indiscrets  de  son  cher  gouverneur  ? 

La  paix  offre  un  champ  libre  à  tes  exploits  lubriques  : 

Va  remplir  de  cocus  les  campagnes  belgiques. 

Et  fais-moi  des  bâtards  où  tes  vaillantes  mains 

Dans  nos  derniers  combats  firent  tant  d'orphelins. 

Mais  quitte  aussi  bientôt,  si  la  France  te  tente, 

Des  tétons  du  Brabant  la  chair  flasque  et  tremblante, 

Et,  conduit  par  Momus  et  porté  par  les  Ris, 

Accours,  vole,  et  reviens  t'enivrer  à  Paris. 

Ton  salon  est  tout  prêt,  tes  amis  te  demandent: 

Du  défunt  Rotheliu  les  pénates  t'attendent. 

Viens  voir  le  doux  La  Faj'e  aussi  fin  que  courtois. 

Le  conteur  Lasseré,  Matignon  le  sournois, 

Gourcillon,  qui  toujours  du  théâtre  dispose, 

Courcillon,  dont  ma  plume  a  fait  l'apothéose, 

Gourcillon,  qui  se  gâte,  et  qui,  si  je  m'en  croi, 

Pourrait  bien  quelque  jour  être  indigne  de  toi. 

Ah  !  s'il  allait  quitter  la  débauche  et  la  table. 

S'il  était  assez  fou  pour  être  raisonnable. 

Il  se  perdrait,  grands  dieux  !  Ah!  cher  duc,  aujourd'hui 

Si  tu  ne  viens  pour  toi,  viens  par  pitié  pour  lui  ! 

Viens  le  sauver  :  dis-lui  qu'il  s'égare  et  s'oublie, 

Qu'il  ne  peut  être  bon  qu'à  force  de  folie. 

Et,  pour  tout  dire  enfin,  remets-le  dans  tes  fers. 

Pour  toi,  près  l'Auxerrois,  pendant  quarante  hivers, 

Bois,  parmi  les  douceurs  d'une  agréable  vie. 

Un  peu  plus  d'hj-pocras,  un  peu  moins  d'eau-de-vie. 


ÉPIïRES.        »  29 

I\.  —   A   M.  LE   TRINCE   EUGÎ-.NE 

(1710) 


Grand  prince,  qui,  dans  cette  cour 

Où  la  justice  était  éteinte. 

Sûtes  inspirer  de  l'amour,        •         • 

Même  en  nous  donnant  de  la  crainte; 

Vous  que  Rousseau  si  dignement 

A,  dit-on,  chanté  sur  sa  lyre, 

Eugène,  je  ne  sais  comment 

Je  m'y  prendrai  pour  vous  écrire. 

Oh  !  que  nos  Français  sont  contents 

De  votre  dernière  victoire  ! 

Et  qu'ils  chérissent  votre  gloire, 

Quand  ce  n'est  pas  à  leurs  dépens  ! 

Poursuivez;  des  musulmans 

Rompez  bientôt  la  barrière; 

Faites  mordre  la  poussière 

Aux  circoncis  insolents; 

Et,  plein  d'une  ardeur  guerrière, 

Foulant  aux  pieds  les  turbans, 

Achevez  cette  carrière 

Au  sérail  des  Ottomans  : 

Des  chrétiens  et  des  amants 

Arborez-y  la  bannière. 
Vénus  et  le  dieu  des  combats 

Vont  vous  en  ouvrir  la  porte  ; 
Les  Grâces  vous  servent  d'escorte, 

Et  l'Amour  vous  tend  les  bras. 

Voyez-vous  déji  paraître 

Tout  ce  peuple  de  beautés, 

Esclaves  des  voluptés 


t* 


^ 


30  POKSIES    DE    VOLTAIRE. 

D'un  amant  qui  parle  en  maître? 

Faites  vite  du  mouchoir 

La  faveur  impérieuse 
A  la  beauté  la  plus  heureuse. 
Qui  saura  délasser  le  soir 
Votre  Altesse  victorieuse. 
Du  séminaire  des  Amours, 
A  la  France  votre  patrie, 
Daignez  envoyer  pour  secours 
Quelques  belles  de  Circassie. 
Le  saint-père,  de  son  côté, 
Attend  beaucoup  de  votre  zèle, 
Et  prétend  qu'avec  charité 
Sous  le  joug  de  la  vérité 
Vous  rangiez  ce  peuple  infidèle. 
Par  vous  mis  dans  le  bon  chemin, 
On  verra  bientôt  ces  infâmes. 
Ainsi  que  vous  boire  du  vin, 
Et  ne  plus  renfermer  leurs  femmes. 

Adi.eu,  grand  prince,  heureux  guerrier 
Paré  de  myrte  et  de  laurier, 
Allez  asservir  le  Bosphore  : 
Déjà  le  Grand-Turc  est  vaincu; 
V        Mais  vous  n'avez  rien  fait  encore, 
Si  vous  ne  le  faites  cocu. 


X.  —   A  M-"^  DE  GOXDRIN 

SLR     LE      PÉRIL      qu'elle     AVAIT      COURU 
EX    TRAVERSANT    LA    LOIRE 

(1716) 

Savez-vous,  gentille  douairière, 
Ce  que  dans  Sully  l'on  faisait 


ÉPURES.  31 


Lorsque  Éole  vous  conduisait 

D'une  si  terrible  manière?  '- 

Le  malin  Périgny  riait, 

Et  pour  vous  déjà  préparait 

Une  épitaphe  familière, 

Disant  qu'on  vous  repêcherait 

Incessamment  dans  la  rivière, 

Et  qu'alors  il  observerait 

Ce  que  votre  humeur  un  peu  fière 

Sans  ce  hasard  lui  cacherait. 

Cependant  L'Espar,  La  Yallière, 

Guiche,  Sully,  tout  soupirait; 

Roussy  parlait  peu,  mais  jurait; 

Et  l'abbé  Courtin,  qui  pleurait 

En  voyant  votre  heure  dernière. 

Adressait  à  Dieu  sa  prière, 

Et  pour  vous  tout  bas  murmurait 

Quelque  oraison  de  son  bréviaire, 

Qu'alors,  contre  son  ordinaire. 

Dévotement  il  fredonnait. 

Dont  à  peine  il  se  souvenait. 

Et  que  môme  il  n'entendait  guère.  . 

Chacun  déjà  vous  regrettait. 

Mais  quel  spectacle  j'envisage  ! 

Les  Amours  qui,  de  tous  côtés, 

Ministres  de  vos  volontés, 

S'opposent  à  l'affreuse  rage 

Des  vents  contre  vous  irrités, 

Je  les  vois;  ils  sont  à  la  nage, 

Et  plongés  jusqu'au  cou  dans  l'eau; 

Ils  conduisent  votre  bateau, 

Et  vous  voilà  sur  le  rivage. 

Gondrin,  songez  à  faire  usage 

Des  jours  qu'Amour  a  conservés 


32  POÉSIES    DE    VOLTAIRE. 

C!est  pour  lui  qu'il  les  a  sauvés  : 
11  a  des  droits  sur  son  ouvrage  '. 


XI.  —   A  M'"'  DE  *** 

(1716) 

De  cet  agréable  rivage  ' 

Où  ces  jours  passés  on  vous  vit 
Faire,  hélas  !  un  trop  court  voyage, 
Je  vous  envoie  un  manuscrit 
Qui  d'un  écrivain  bel  esprit 

1.  Après  le  dernier  vers  de  cette  pièce,   on  lit,  dans  une  copie  ma- 
nuscrite, ceux  qui  suivent  : 

Daignez  pour  moi  vous  eAployer 

Près  de  ce  duc  aimable  et  sage. 

Qui  fit  avec  vous  ce  voyage 

Où  vous  pensâtes  vous  noyer; 

Et  que  votre  bonté  rengage 

A  conjurer  un  peu  l'orage 

Qui  sur  moi  gronde  maintenant; 

Et  qu'enfin  au  prince  régent 

Il  tienne  à  peu  près  ce  langage  : 
i(  Prince,  dont  la  vertu  va  changer  nos  destins, 
Toi  qui  par  tes  bienfaits  signales  ta  puissance. 
Toi  qui  fais  ton  plaisir  du  bonheur  des  humains, 
Philippe,  il  est  pourtant  un  malheureux  en  France. 
Du  dieu  des  vers  un  fils  infortuné 
Depuis  un  temps  fut  par  toi  condamné 
A  fuir  loin  de  ces  bords  qu'embellit  ta  présence  : 
Songe  que  d'Apollon  souvent  les  favoris 

D'un  prince  assurent  la  mémoire  : 

Philippe,  quand  tu  les  bannis, 
^  Souviens-toi  que  tu  te  ravis 

Autant  de  témoins  de  ta  gloire. 
Jadis  le  tendre  Ovide  eut  un  pareil  destin  ; 
Auguste  l'exila  dans  l'affreuse  Scythie  : 
Auguste  est  un  héros  ;  mais  ce  n'est  pas  enfin 

Le  plus  bel  endroit  de  sa  vie. 
Grand  prince,  puisses-tu  devenir  aujourd'hui 
Et  plus  clément  qu'Auguste,  et  plus  heureux  que  lui  !  • 


l-PITRHS.  •  33 

N'est  point  assurément  l'ouvrage, 

Mais  qui  vous  plaira  davantage 

Que  le  livre  le  mieux  écrit  : 

C'est  la  recette  d'un  potage. 

Je  sais  que  le  dieu  cfue  je  sers, 

Apollon,  souvent  vous  demande 

Votre  avis  sur  ses  nouveaux  aii's; 

Vous  êtes  connaisseuse  en  vers  ; 

Mais  vous  n'êtes  pas  moins  gourmande. 

Vous  ne  pouvez  donc  trop  payer 

Cette  appétissante  recette 

Que  je  viens  de  vous  envoyer. 

Ma  muse  timide  et  discrète 

N'ose  encor  pour  vous  s'employer. 

Je  ne  suis  pas  voire  poëte, 

Mais  je  suis  votre  cuisinier. 

Mais  quoi!  le  destin,  dont  la  haine 

M'accable  aujourd'hui  de  ses  coups, 

Sera-t-il  jamais  assez  doux 

Pour  me  rassembler  avec  vous 

Entre  Momus  et  Melpomène, 

Et  que  cet  hiver  me  ramène 

Versifiant  à  vos  genoux? 

0  des  soupers  charmante  reine, 

Fassent  les  dieux  que  les  Guerbois 

Vous  donnent  perdrix  à  douzaine. 

Poules  de  Caux,  chapons  du  Maine  ! 

Et  pensez  à  moi  quelquefois, 

Quand  vous  mangerez  sur  la  Seine 

Des  potages  à  la  Brunois.  t^ 


34.  POÉSIES    DE    VOLTAIRE. 

XII.  —  A  SAMUEL  BERNARD 

AL      NOM    DE     M""'     DE      FON  T  A  I  N  E -M  A  H  T  EL 

C'est  mercredi  que  je  soupai  chez  vous, 
Et  que,  sortant  des  plaisirs  de  la  table, 
Bientôt  couchée,  un  sommeil  prompt  et  doux 
Me  fit  présent  d'un  songe  délectable. 
Je  rêvai  donc  qu'au  manoir  ténébreux 
J'étais  tombée,  et  que  Pluton  lui-même 
Me  menait  voir  les  héros  bienheureux, 
Dans  un  séjour  d'une  beauté  suprême. 
Par  escadrons  ils  étaient  séparés  : 
L'un  après  l'autre  il  me  les  fit  connaître. 
Je  vis  d'abord  modestement  parés 
Les  opulents  qui  méritaient  de  l'être. 
«  Voilà,  dit-il,  les  généreux  amis; 
En  petit  nombre  ils  viennent  me  surprendre  : 
Entre  leurs  mains  les  biens  ne  semblaient  mis 
Que  pour  avoir  le  soin  de  les  répandre. 
Ici  sont  ceux  dont  les  puissants  ressorts, 
Crédit  immense,  et  sagesse  profonde, 
Ont  soutenu  l'État  par  des  efforts 
Qui  leur  livraient  tous  les  trésors  du  monde. 
Un  peu  plus  loin,  sur  ces  riants  gazons. 
Sont  les  héros  pleins  d'un  heureux  délire, 
Qu'Amour  lui-même  en  toutes  les  saisons 
Fit  triompher  dans  son  aimable  empire. 
Ce  beau  réduit,  par  préférence,  est  fait 
Pour  les  vieillards  dont  l'humeur  gaie  et  tendre 
Paraît  encore  avoir  ses  dents  de  lait, 
Dont  l'enjouement  ne  saurait  se  comprendre. 
«  D'un  seul  regard  tu  peux  voir  tout  d'un  coup 


KPITRES.  35 

Le  sort  des  bons,  les  vertus  couronnées  ; 
Mais  un  mortel  m'embarrasse  beaucoup; 
Ainsi  je  veux  redoubler  ses  années. 
Chaque  escadron  le  revendiquerait. 
La  jalousie  au  repos  est  funeste  : 
Venant  ici,  quel  trouble  il  causerait! 
Il  est  lù-haut  très-heureux;  qu'il  y  reste.  » 


XllI.  —  A  M'""  DE  G*** 
(nio) 

Quel  triomphe  accablant,  quelle  indigne  victoire 
Cherchez-vous  tristement  à  remporter  sur  vous? 
Votre  esprit  éclairé  pourra-t-il  jamais  croire 
D'un  double  Testament  la  chimérique  histoire. 
Et  les  songes  sacrés  de  ces  mystiques  fous,  "' 

Qui,  dévots  fainéants  et  pieux  loups-garous. 
Quittent  de  vrais  plaisirs  pour  une  fausse  gloire? 
Le  plaisir  est  l'objet,  le  devoir  et  le  but 

De  tous  les  êtres  raisonnables; 

L'amour  est  fait  pour  vos  semblables; 

Les  bégueules  font  leur  salut. 
Que  sur  la  volupté  tout  votre  espoir  se  fonde; 
N'écoutez  désormais  que  vos  vrais  sentiments  : 

Songez  qu'il  était  des  amants 
Avant  qu'il  fût  des  chrétiens  dans  le  monde. 
Vous  m'avez  donc  quitté  pour  votre  directeur. 
Ah!  plus  que  moi  cent  fois  Couët  est  séducteur. 
Je  vous  abusai  moins;  il  est  le  seul  coupable  : 

Chloé,  s'il  vous  faut  une  erreur. 

Choisissez  une  erreur  aimable. 
Non,  n'abandonnez  point  des  cœurs  où  vous  régnez. 
D'un  triste  préjugé  victime  déplorable. 


36  POKSII-S    DE    VOLTAIRE. 

Vous  croyez  servir  Dieu;  mais  vous  servez  le  diable, 

Et  c'est  lui  seul  que  vous  craignez. 
La  superstition,  fille  de  la  faiblesse, 
Mère  des  vains  remords,  mère  de  la  tristesse, 
En  vain  veut  de  son  souffle  infecter  vos  beaux  jours; 
Allez,  s'il  est  un  Dieu,  sa  tranquille  puissance 
Ke  s'abaissera  point  à  troubler  nos  amours  : 
Vos  baisers  pourraient-ils  déplaire  à  sa  clémence? 
La  loi  de  la  nature  est  sa  première  loi; 
Elle  seule  autrefois  conduisit  nos  ancêtres; 
Elle  parle  plus  haut  que  la  voix  de  vos  prêtres. 
Pour  vous,  pour  vos  plaisirs,  pour  l'amour, et  pour  moi. 


XIV.  —  A   M.  LE  DUC  DORLEAXS,  REGE.NT 

(1716) 

Prince  chéri  des  dieux,  toi  qui  sers  aujourd'hui 
De  père  à  ton  monarque,  ù  son  peuple  d'appui; 
Toi  qui,  de  tout  l'État  portant  le  poids  immense. 
Immoles  ton  repos  à  celui  de  la  France; 
Philippe,  ne  crois  point,  dans  ces  jours  ténébreux, 
Plaire  à  tous  les  Français  que  tu  veux  rendre  heureux: 
Aux  princes  les  plus  grands,  comme  aux  plus  beaux  ouvrage.'^, 
Dans  leur  gloire  naissante  il  manque  des  suffrages. 
Eh!  qui  de  sa  vertu  reçut  toujours  le  prix? 

Il  est  chez  les  Français  de  ces  sombres  esprits. 
Censeurs  extravagants  d'un  sage  ministère. 
Incapables  de  tout,  à  qui  rien  ne  peut  plaire. 
Dans  leurs  caprices  vains  tristement  affermis, 
Toujours  du  nouveau  maître  ils  sont  les  ennemis;. 
Et,  n'ayant  d'autre  emploi  que  celui  de  médire. 
L'objet  le  plus  auguste  irrite  leur  satire  : 
Ils  voudraient  de  cet  astre  éteindre  la  clarté, 


ÉPITI'.ES.  37 

Et  se  venger  sur  lui  de  leur  obscurité. 

Ne  crains  point  leur  poison  :  quand  tes  soins  politiques 
Auront  réglé  le  cours  des  aflaires  publiques, 
Quand  tu  verras  nos  cœurs,  justement  enchantés, 
Au-devant  de  tes  pas  volant  de  tous  côtés, 
Les  cris  de  ces  frondeurs,  i  leurs  chagrins  en  proie, 
Ne  seront  point  ouïs  parmi  nos  cris  de  joie. 

Mais  dédaigne  ainsi  qu'eux  les  serviles  flatteurs, 
De  la  gloire  d'un  prince  infâmes  corrupteurs; 
Que  ta  mule  vertu  méprise  et  désavoue 
Le  méchant  qui  te  blâme  et  le  fat  qui  te  loue. 
Toujours  indépendant  du  reste  des  humains. 
Un  prince  tient  sa  gloire  ou  sa  honte  en  ses  mains; 
Et,  quoiqu'on  veuille  enfin  le  servir  ou  lui  nuire, 
Lui  seul  peut  s'élever,  lui  seul  peut  se  détruire. 

En  vain  contre  Henri  la  France  a  vu  longtemps 
La  calomnie  affreuse  exciter  ses  serpents; 
En  vain  de  ses  rivaux  les  fureurs  catholiques 
Armèrent  contre  lui  des  mains  apostoliques, 
Et  plus  d'un  monacal  et  scrvile  écrivain 
Vendit,  pour  l'outrager,  sa  haine  cl  son  venin, 
La  gloire  de  Henri  par  eux  n'est  point  flétrie  : 
Leurs  noms  sont  détestés,  sa  mémoire  est  chérie. 
Nous  admirons  encor  sa  valeur,  sa  bonté; 
Et  longtemps  dans  la  France  il  sera  regretté. 

Cromwell,  d'un  joug  terrible  accablant  sa  patrie, 
Vit  bientôt  à  ses  pieds  ramper  la  flatterie; 
Ce  monstre  politique,  au  Parnasse  adoré. 
Teint  du  sang  de  son  roi,  fut  aux  dieux  comparé  : 
Mais  malgré  les  succès  de  sa  prudente  auJace, 
L'univers  indigné  démentait  le  Parnasse, 

Et  de  ^V aller  enfin  les  écrits  les  plus  beaux         ^^^tt^^Jt  ,,  .■, 
D'un  illustre  tyran  n'ont  pu  faire  un  héros.  r,  ,^f.    \~L  -''» 

Louis  fit  sur  sou  trône  asseoir  la  flatterie; 


38  POÉSIES    DE    VOLTAIRE. 

Louis  fut  encensé  jusqu'à  l'idolâtrie. 

En  éloges  enfin  le  Parnasse  épuisé 

Répète  ses  vertus  sur  un  ton  presque  usé; 

Et,  l'encens  à  la  inain,  la  docte  Académie 

L'endormit  cinquante  ans  par  sa  monotonie. 

Rien  ne  nous  a  séduits  :  en  vain  en  plus  d'un  lieu 

Cent  auteurs  indiscrets  l'ont  traité  comme  un  dieu; 

De  quelque  nom  sacré  que  l'Opéra  le  nomme, 

L'équitable  Français  ne  voit  en  lui  qu'un  homme. 

Pour  élever  sa  gloire  on  ne  nous  verra  plus 

Dégrader  les  Césars,  abaisser  les  Titus  : 

Et,  si  d'un  crayon  vrai  une  main  libre  et  sûre 

Nous  traçait  de  Louis  la  fidèle  peinture. 

Nos  j'eux  trop  dessillés  pourraient  dans  ce  héros 

Avec  bien  des  vertus  trouver  quelques  défauts. 

Prince,  ne  crois  donc  point  que  ces  hommes  vulgaires 
Qui  prodiguent  aux  grands  des  écrits  mercenaires, 
Imposant  par  leurs  vers  à  la  postérité. 
Soient  les  dispensateurs  de  l'immortalité. 
Tu  peux,  sans  qu'un  auteur  te  critique  ou  t'encense, 
Jeter  les  fondements  du  bonheur  de  la  France, 
Et  nous  verrons  un  jour  l'équitable  univers 
Peser  tes  actions  sans  consulter  nos  vers. 
Je  dis  plus;  un  grand  prince,  un  héros,  sans  l'histoire, 
Peut  même  à  l'avenir  transmettre  sa  mémoire. 

Taisez-vous,  s'il  se  peut,  illustres  écrivains, 
Inutiles  appuis  de  ces  honneurs  certains; 
Tombez,  marbres  vivants,  que  d'un  ciseau  fidèle 
Anima  sur  ses  traits  la  main  d'un  Praxitèle; 
Que  tous  ces  monuments  soient  partout  renversés. 
Il  est  grand,  il  est  juste,  on  l'aime  :  c'est  assez. 
Mieux  que  dans  nos  écrits,  et  mieux  que  sur  le  cuivre. 
Ce  héros  dans  nos  cœurs  à  jamais  doit  revivre. 

L'heureux  vieillard,  en  paix  dans  son  lit  expirant, 


i:  PI  TRES.  3ÎI 

De  ce  prince  à  son  fils  fait  l'éloge  en  pleurant; 
Le  fils,  encor  tout  plein  de  son  règne  adorable, 
Le  vante  à  ses  neveux;  et  ce  nom  respectable, 
Ce  nom  dont  l'univers  aime  à  s'entretenir, 
Passe  de  bouche  en  bouche  aux  siècles  à  venir. 

C'est  ainsi  qu'on  dira  chez  la  race  future  : 
«  Philippe  eut  un  cœur  noljle;  ami  de  la  droiture, 
Politique  et  sincère,  habile  et  généreux. 
Constant  quand  il  fallait  rendre  un  mortel  heureux: 
Irrésolu,  changeant,  quand  le  bien  de  l'empire 
Au  malheur  d'un  sujet  le  forçait  à  souscrire; 
Affable  avec  noblesse,  et  grand  avec  bonté. 
Il  sépara  l'orgueil  d'avec  la  majesté; 

Et  le  dieu  des  combats,  et  la  docte  Minerve, 

De  leurs  présents  divins  le  comblaient  sans  réserve; 

Capable  également  d'être  avec  dignité 

Et  dans  l'éclat  du  trône  et  dans  l'obscurité.  » 

Voilà  ce  que  de  toi  mon  esprit  se  présage. 
0  toi  de  qui  ma  plume  a  crayonné  l'image, 

Toi  de  qui  j'attendais  ma  gloire  et  mon  appui, 

Ne  chanterai-je  donc  que  le  bonheur  d'autrui? 

En  peignant  ta  vertu,  plaindrai-je  ma  misère? 

Dienfaisant  envers  tous,  envers  moi  seul  sévère, 

D'un  exil  rigoureux  tu  m'imposes  la  loi: 

Mais  j'ose  de  toi-même  en  appeler  à  toi. 

Devant  toi  je  ne  veux  d'appui  que  l'innocence; 

J'implore  ta  justice,  et  non  point  ta  clémence. 

Lis  seulement  ces  vers  et  juge  de  leur  prix; 

Vois  ce  que  l'on  m'impute,  et  vois  ce  que  j'écris. 

La  libre  vérité  qui  règne  en  mon  ouvrage 

D'une  âme  sans  reproche  est  le  noble  partage; 

Et  de  tes  grands  talents  le  sage  estimateur 

N'est  point  de  ces  couplets  l'infâme  et  vil  auteur. 
Philippe,  quelquefois  sur  une  toile  antique 


if»  POKSIES    DF    VOLTAIRE. 

Si  ion  œil  pénétrant  jette  un  regard  critique, 

Par  l'injure  du  temps  le  portrait  effacé 

Ne  cachera  jamais  la  main  qui  Ta  tracé; 

D'un  choix  judicieux  dispensant  la  louange, 

Tu  ne  confondras  point  Vignon  et  Michel-Ange. 

Prince,  il  en  est  ainsi  chez  nous  autres  rimeurs; 

Et  si  tu  connaissais  mon  esprit  et  mes  mœurs, 

D'un  peuple  de  rivaux  l'adroite  calomnie 

Me  chargerait  en  vain  de  leur  ignominie; 

Tu  les  démentirais,  et  je  ne  verrais  plus 

Dans  leurs  crayons  grossiers  mes  pinceaux  confondus; 

Tu  plaindrais  par  leurs  cris  ma  jeunesse  opprimée; 

A  verser  les  bienfaits  ta  main  accoutumée 

Peut-être  de  mes  maux  voudrait  me  consoler. 

Et  me  protégerait  au  lieu  de  m'accabler. 


XV.  —  A   S.   A.  S.  Me'  LE  PRLNCE   DE  CONTI 

-  (1718) 

Conti,  digne  héritier  des  vertus  de  ton  père. 
Toi  que  l'honneur  conduit,  que  la  justice  éclaire, 
Qui  sais  être  à  la  fois  et  prince  et  citoyen. 
Et  peux  de  ta  patrie  être  un  jour  le  soutien. 
Reçois  de  ta  vertu  la  juste  récompense. 
Entends  mêler  ton  nom  dans  les  vœux  de  la  France. 
Vois  nos  cœurs,  aujourd'hui  justement  enchantés. 
Au-devant  de  tes  pas  voler  de  tous  côtés  ; 
Connais  bien  tout  le  prix  d'un  si  rare  avantage; 
Des  princes  vertueux  c'est  le  plus  beau  partage; 
Mais  c'est  un  bien  fragile,  et  qu'il  faut  conserver  : 
Le  moindi'e  égarement  peut  souvent  en  priver. 
Le  public  est  sévère,  et  sa  juste  tendresse 
Est  semblable  aux  bontés  d'une  fière  maîtresse. 


ÉPITRES.  41 

Dont  il  faut  par  des  soins  solliciter  l'amour  ; 

Et  quand  on  la  néglige,  on  la  perd  sans  retour. 

Alexandre,  vainqueur  des  climats  de  l'aurore, 

A  de  nouveaux  exploits  se  préparait  encore; 

Le  bout  de  l'univers  arrêta  ses  efl'orts. 

Et  l'Océan  surpris  l'admira  sur  ses  bords. 

Sais-tu  bien  quel  était  le  but  de  tant  de  peines? 

Il  voulait  seulement  être  estimé  d'Athènes; 

Il  soumettait  la  terre,  afin  qu'un  orateur 

Fît  aux  Grecs  assemblés  admirer  sa  valeur. 

11  est  un  prix  plus  noble,  une  gloire  plus  belle, 

Que  la  vertu  mérite,  et  qui  marche  après  elle  : 

Un  cœur  juste  et  sincère  est  plus  grand,  à  nos  j'eux, 

(Jue  tous  ces  conquérants  que  l'on  prit  pour  des  dieux. 

Eh!  que  sont  en  effet  le  rang  et  la  naissance, 

La  gloire  des  lauriers,  l'éclat  de  la  puissance, 

Sans  le  flatteur  plaisir  de  se  voir  estimé, 

De  sentir  qu'on  est  juste,  et  que  l'on  est  aimé; 

De  se  plaire  à  soi-même,  en  forçant  nos  suffrages; 

D'être  chéri  des  bons,  d'être  approuvé  des  sages? 

Ce  sont  là  les  vrais  biens,  seuls  dignes  de  ton  choix, 

Indépendants  du  sort,  indépendants  des  rois. 

Un  grand,  bouffi  d'orgueil,  enivré  de  délices, 
Croit  que  le  monde  entier  doit  honorer  ses  vices. 
Parmi  les  vains  plaisirs  l'un  à  l'autre  enchaînés, 
Et  d'un  remords  secret  sans  cesse  empoisonnés, 
11  voit  d'adulateurs  une  foule  empressée 
Lui  porter  de  leurs  soins  l'offrande  intéressée. 
Quelquefois  au  mérite  amené  devant  lui, 
Sa  voix,  par  vanité,  daigne  offrir  un  api)ui  ; 
De  cette  cour  nombreuse  il  fait  en  vain  parade; 
Il  ne  voit  point  chez  lui  Villars  ni  La  Feuillade, 
Pour  lui  de  Liancourt  l'accès  n'est  point  i)ermis, 
Sully  ni  Villeroy  ne  sont  point  ses  amis. 


42  POÉSIES    DE    VOLTAIP.E. 

C'est  à  de  tels  esprits  qu'il  importe  de  plaire, 
Ce  sont  eux  dont  les  yeux  éclairent  le  vulgaire; 
Quiconque  a  le  cœur  juste  est  par  eux  approuvé, 
Et  peut  aux  yeux  de  tous  marcher  le  front  levé; 
Chacun  dans  leur  vertu  se  propose  un  modèle; 
Le  vice  la  respecte  et  tremble  devant  elle. 
La  cour,  toujours  fertile  en  fourbes  ténébreux, 
Porte  aussi  dans  son  sein  de  ces  cœurs  généreux. 
Tout  n'est  pas  infecté  de  la  rouille  des  vices  : 
Home  avait  des  Burrhus  ainsi  que  des  Narcisses; 
Du  temps  des  Concinis  la  France  eut  des  De  Thous. 
Mais  pourquoi  vais-je  ici,  de  ton  honneur  jaloux, 
A  tes  yeux  éclairés  retracer  la  peinture 
Des  vertus  qu'à  ton  cœur  inspira  la  nature? 
Elles  vont  chaque  jour  chez  toi  se  dévoiler  : 
Plein  de  tes  sentiments,  c'est  à  toi  d'en  parler; 
Ou  plutôt  c'est  à  toi,  que  tout  Paris  contemple, 
A  nous  en  parler  moins  qu'à  nous  donner  l'exemple. 


XVI 

A    iM.    DE    LA    FALUËRE    DE    GEXONVILLE 

CONSEILLER     AU     PARLEMENT,     ET     INTIME     AMI 
DE      L'AITEIR 

SUR     UXE     MALADIE 
(1719) 

Ne  me  soupçonne  point  de  cette  vanité 
Qu'a  notre  ami  Chaulieu,  de  parler  de  lui-même, 
Et  laisse-moi  jouir  de  la  douceur  extrême 
De  fouvrir  avec  liberté 
Un  cœur  qui  te  plaît  et  qui  t'aime. 


ÉPITRES,  4J 

De  ma  nuise,  en  mes  premiers  ans. 
Tu  vis  les  tendres  fruits  imprudemment  éclore; 
Tu  vis  la  calomnie  avec  ses  noirs  serpents 

Des  plus  beaux  jours  de  mon  printemps 
Obscurcir  la  naissante  aurore. 
D'une  injuste  prison  je  subis  la  rigueur  : 
Mais  au  moins  de  mon  malheur 
Je  sus  tirer  quelque  avantage  : 
J'appris  à  m'endurcir  contre  l'adversité, 

Et  je  me  vis  un  courage 
Que  je  n'attendais  pas  de  la  légèreté 

Et  des  erreurs  de  mon  jeune  âge. 
Dieux!  que  n'ai-je  eu  depuis  la  même  fermeté! 
Mais  ù,  de  moindres  alarmes 
Mon  cœur  n'a  point  résisté. 
Tu  sais  combien  l'amour  m'a  fait  verser  de  larmes; 
Fripon,  tu  le  sais  trop  bien, 
Toi  dont  l'amoureuse  adresse 
M'ôta  mon  unique  bien  ; 
Toi  dont  la  délicatesse, 
Par  un  sentiment  fort  humain, 
Aima  mieux  ravir  ma  maîtresse, 
Que  de  la  tenir  de  ma  main. 
Tu  me  vis  sans  scrupule  en  proie  à  la  tristesse  : 
Mais  je  t'aimai  toujours  tout  ingrat  et  vaurien; 
Je  te  pardonnai  tout  avec  un  cœur  chrétien, 
Et  ma  facilité  fit  grâce  à  ta  faiblesse. 
Hélas!  pourquoi  parler  encor  de  mes  amours? 
Quelquefois  ils  ont  fait  le  charme  de  ma  vie  : 

Aujourd'hui  la  maladie 
En  éteint  le  flambeau  peut-être  pour  toujours. 
De  mes  ans  passagers  la  trame  est  raccourcie; 
Mes  organes  lassés  sont  morts  pour  les  plaisir?, 
Mon  cœur  est  étonné  de  se  voir  sans  désirs. 


44  POi:SIKS    DE    VOLTAIRE. 

Dans  cet  état  il  ne  me  reste 
Qu'un  assemblage  vain  de  sentiments  confus, 
Un  présent  douloureux,  un  avenir  funeste, 
Et  l'affreux  souvenir  d'un  bonheur  qui  n'est  plus. 
Pour  comble  de  malheur,  je  sens  de  ma  pensée 

Se  déranger  les  ressorts  ; 
Mon  esprit  m'abandonne,  et  mon  âme  éclipsée 
Perd  en  moi  de  son  être,  et  meurt  avant  mon  corps. 
Kst-ce  là  ce  rayon  de  l'essence  suprême 

Qu'on  nous  dépeint  si  lumineux? 
Est-ce  là  cet  esprit  survivant  à  nous-même? 
11  naît  avec  nos  sens,  croît,  s'affaiblit  comme  eux  : 

Hélas!  périrait-il  de  même? 

Je  ne  sais;  mais  j'ose  espérer 
Que,  de  la  mort,  du  temps,  et  des  destins  le  maître, 
Dieu  conserve  pour  lui  le  plus  pur  de  notre  être, 
Et  n'anéantit  point  ce  qu'il  daigne  éclairer. 


XVII 

AU    ROI    D'A.NGl.ETEr.RE,   GEORGE    I" 

E  \     LUI     E  \  \  O  Y  A  N  T     LA      TRAGÉDIE     D  "  OE  D  I  P  E 
(1719) 

Toi  que  la  France  admire  autant  que  l'Angleterre, 
Qui  de  l'Europe  en  feu  balances  les  destins; 
Toi  qui  chéris  la  paix  dans  le  sein  de  la  guerre, 
Et  qui  n'es  armé  du  tonnerre 
Que  pour  le  bonheur  des  humains: 
Grand  roi,  des  rives  de  la  Seine 
J'ose  te  présenter  ces  tragiques  essais  : 
Rien  ne  t'est  étranger;  les  fils  de  Melpomène 


KPITRKS,  45 

Partout  deviennent  tes  sujets. 
Un  véritable  roi  sait  porter  sa  puissance 
Plus  loin  que  ses  États  renfermés  par  1<'S  mers  : 
Tu  règnes  sur  l'Anglais  par  le  droit  de  naissance; 

Par  tes  vertus,  sur  l'univers. 
Daigne  donc  de  ma  muse  accepter  cet  hommage 
Parmi  tant  de  tributs  plus  pompeux  et  plus  grands  ; 

Ce  n'est  point  au  roi,  c'est  au  sage, 

C'est  au  héros  que  je  le  rends. 


\V1II 
A   M"'^    LA    MAIil'XlIALE    DK    NlLLAliS 

(1719) 

Divinité  que  le  ciel  fit  pour  plaire, 
Vous  qu'il  orna  des  charmes  les  plus  doux. 
Vous  que  l'Amour  prend  toujours  pour  sa  mère, 
Quoiqu'il  sait  bien  que  Mars  est  votre  époux; 
Qu'avec  regret  je  me  vois  loin  de  vous! 
Et  quand  Sully  quittera  ce  rivage. 
Où  je  devrais,  solitaire  et  sauvage, 
Loin  de  vos  yeux  vivre  jusqu'au  cercueil. 
Qu'avec  plaisir,  peut-être  trop  peu  sage. 
J'irai  chez  vous,  sur  les  bords  de  l'Arcueil, 
Vous  adresser  mes  vœux  et  mon  hommage  ! 
C'est  là  que  je  dirai  tout  ce  que  vos  beautés 
Inspirent  de  tendresse  à  ma  muse  éperdue  : 
Les  arbres  de  Villars  en  seront  enchantés, 

Mais  vous  n'en  serez  point  émue. 
N'importe;  c'est  assez  pour  moi  de  votre  vue, 
Et  je  suis  trop  heureux  si  jamais  l'univers 
Peut  apprendre  un  jour  dans  mes  vers 

3. 


40  POÉSIES    DE    VOLTAIRE. 

Combien  pour  vos  amis  vous  êtes  adorable, 
Combien  vous  haïssez  les  manèges  des  cours, 
Vos  bontés,  vos  vertus,  ce  charme  inexprimable 
Qui,  comme  dans  vos  yeux,  règne  en  tous  vos  discours. 
L'avenir  quelque  jour,  en  lisant  cet  ouvrage, 
Puisqu'il  est  fait  pour  vous,  en  chérira  les  traits  : 
(I  Cet  auteur,  diru-t-on,  qui  peignit  tant  d'attraits, 

N'eut  jamais  d'eux  pour  son'partage 
Que  de  petits  soupers  où  l'on  buvait  très-frais  ; 

Mais  il  mérita  davantage.  « 


XIX.  —  A    .M.   LE    DLC    DE    SLLL\ 

(1720) 

J'irai  cliez  vous,  duc  adorable, 
Vous  dont  le  goût,  la  vérité. 
L'esprit,  la  candeur,Ja  bonté, 
Et  la  douceur  inaltérable, 
Font  respecter  la  volupté, 
Et  rendent  la  sagesse  aimable. 
Que  dans  ce  champêtre  séjour 
Je  me  fais  un  plaisir  extrême 
De  parler,  sur  la  fin  du  jour. 
De  vers,  de  musique,  et  d'amour, 
Et  pas  un  seul  mot  du  système  S 
De  ce  système  tant  vanté. 
Par  qui  nos  héros  de  finance 
Emboursent  l'argent  de  la  France, 
Et  le  tout  par  pure  bonté  ! 
Pareils  à  la  vieille  sibylle 
Dont  il  est  parlé  dans  Virgile, 

1 .  Le  sj-sttme  de  Law. 


ÉPITRI-S.  47 

Qui,  possédant  pour  tout  trésor 
Dos  recottes  d'énergumène, 
Prend  du  Troyen  le  rameau  dor, 
Et  lui  rend  des  feuilles  de  chêne. 

Peut-être,  les  larmes  aux  yeux, 
Je  vous  apprendrai  pour  nouvelle 
Le  trépas  de  ce  vieux  goutteux 
Qu'anima  l'esprit  de  Chapelle  : 
L'éternel  abbé  de  Chaulieu 
Paraîtra  bientôt  devant  Dieu; 
Et  si  d'une  muse  féconde 
Les  vers  aimables  et  polis 
Sauvent  une  ùme  en  l'autre  monde, 
Il  ira  droit  en  paradis. 
L'autre  jour,  à  son  agonie. 
Son  curé  vint  de  grand  matin 
Lui  donner  en  cérémonie, 
Avec  son  huile  et  son  latin, 
Un  passe-port  pour  l'autre  vie. 
Il  vit  tous  ses  péchés  lavés 
D'un  petit  mot  de  pénitence. 
Et  reçut  ce  que  vous  savez 
Avec  beaucoup  de  bienséance. 

Il  fit  même  un  très-beau  sermon, 
Qui  satisfit  tout  l'auditoire. 
Tout  haut  il  demanda  pardon 
D'avoir  eu  trop  de  vaine  gloire. 
C'était  là,  dit-il,  le  péché 
Dont  il  fut  le  plus  entiché; 
Car  on  sait  qu'il  était  poëte. 
Et  que  sur  ce  point  tout  auteur. 
Ainsi  que  tout  prédicateur, 
N'a  jamais  eu  l'àme  bien  nette. 
Il  sera  pourtant  regretté. 


48  POÉSIES    DE    VOLTAIRE. 

Comme  s'il  eût  été  modeste. 

Sa  perte  au  Parnasse  est  funeste  : 

Presque  seul  il  était  resté 

D'un  siècle  plein  de  politesse. 

On  dit  qu'aujourd'hui  la  jeunesse 

A  fait  à  la  délicatesse 

Succéder  la  grossièreté, 

La  débauche  à  la  volupté, 

Et  la  vaine  et  lâche  paresse 

A  cette  sage  oisiveté 

Que  l'étude  occupait  sans  cesse, 

Loin  de  l'envieux  irrité. 

Pour  notre  petit  Genonville, 

Si  digne  du  siècle  passé, 

Et  des  faiseurs  de  vaudeville. 

Il  me  paraît  très-empressé    . 

D'abandonner  pour  nous  la  ville. 

Le  S3'stème  n'a  point  gâté 

Son  esprit  aimable  et  facile; 

Il  a  toujours  le  même  style, 

Et  toujours  la  même  gaieté. 

Je  sais  que,  par  déloyauté, 

Le  fripon  naguère  a  tàté 

De  la  maîtresse  tant  jolie 

Dont  j'étais  si  fort  entêté. 

Il  rit  de  cette  perfidie. 

Et  j'aurais  pu  m'en  courroucer  : 

Mais  je  sais  qu'il  faut  se  passer 

Des  bagatelles  dans  la  vie. 


ÉPITHES.  i' 

XX.  —    A    M.    LK   MARÉCHAL    DE    VILLAP.S 

(17-21) 

Je  me  flattais  de  l'espérance 

D'aller  goûter  quelque  repos 

Dans  votre  maison  de  plaisance; 

Mais  Vinaclie*  a  ma  confiance, 

Et  j'ai  donné  la  préférence 

Sur  le  plus  grand  de  nos  héros 

Au  plus  grand  charlatan  de  France. 

Ce  discours  vous  déplaira  fort; 

Et  je  confesse  que  j'ai  tort 

De  parler  du  soin  de  ma  vie 

A  celui  qui  n'eut  d'autre  envie 

Que  de  chercher  partout  la  mort. 

Mais  souffrez  que  je  vous  réponde, 

Sans  m'attirer  votre  courroux. 

Que  j'ai  plus  de  raisons  que  vous 

De  vouloir  rester  dans  ce  monde; 

Car  si  quelque  coup  de  canon, 

Dans  vos  beaux  jours  brillants  de  gloire, 

Vous  eût  envoyé  chez  Pluton, 

Voyez  la  consolation 

Que  vous  auriez  dans  la  nuit  noire. 

Lorsque  vous  sauriez  la  façon 

Dont  vous  aurait  traité  l'histoire! 

Paris  vous  eut  premièrement 
Fait  un  service  fort  célèbre, 
En  présence  du  parlement; 
Et  quelque  prélat  ignorant 

1.  Médecin  empirique. 


50  POi:SIES    DE    VOLTAIRE. 

Aurait  prononcé  hardiment 
Une  longue  oraison  funèbre, 
Qu'il  n'eût  pas  faite  assurément. 
Puis,  en  vertueux  capitaine, 
On  vous  aurait  proprement  mis 
Dans  l'église  de  Saint-Denys, 
F.ntre  Duguesclin  et  Turenne. 

Mais  si  quelque  jour,  moi  chétif, 
J'allais  passer  le  noir  esquif, 
Je  n'aurais  qu'une  vile  bière  ; 
Deux  prêtres  s'en  iraient  gaiement 
Porter  ma  figure  légère, 
Et  la  loger  mesquinement 
Dans  un  recoin  du  cimetière. 
Mes  nièces,  au  lieu  de  prière. 
Et  mon  janséniste  de  frère  S 
Riraient  à  mon  enterrement; 
Et  j'aurais  l'honneur  seulement 
Que  quelque  muse  médisante 
M'affublerait,  pour  monument, 
D'une  épitaphe  impertinente. 
Vous  voyez  donc  très-clairement 
Qu'il  est  bon  que  je  me  conserve, 
Pour  être  encor  témoin  longtemps 
De  tous  les  exploits  éclatants 
Que  le  Seigneur  Dieu  vous  réserve. 

1.  L'auteur  avait  un  frère,  trésorier  de  la  chambre  des  comptes,  qui 
était  en  effet  un  janséniste  outré,  et  qui  se  brouillait  toujours  avec  son 
frère  toutes  les  fois  que  celui-ci  disait  du  bien  des  jésuites. 


KPITIIES.       .  51 

\\l.  —  AL    CARDINAL    DLliOIS 

(1-21) 

Quand  du  sommet  des  Pyrénées, 
S'élançant  au  milieu  des  airs, 
La  Renommée  à  l'univers  » 

Annonça  ces  deux  hyménées  * 
Par  qui  la  Discorde  est  aux  fers, 
Et  qui  changent  les  destinées, 
L'âme  de  Richelieu  descendit  à  sa  voix 
Du  haut  de  l'empyrée  au  sein  de  sa  patrie. 
Ce  redoutable  génie 
Qui  faisait  trembler  les  rois, 
Celui  qui  donnait  des  lois 
A  TEurope  assujettie, 
A  vu  le  sage  Duljois, 
Et  pour  la  première  fois 
A  connu  la  jalousie. 
Poursuis  :  de  Richelieu  mérite  encor  l'envie. 
Par  des  chemins  écartés. 
Ta  sublime  intelligence, 
A  pas  toujours  concertés. 
Conduit  le  sort  de  la  France; 
La  fortune  et  la  prudence 
Sont  sans  cesse  à  tes  côtés. 
Alberon  pour  un  temps  nous  éblouit  la  vue; 
De  ses  vastes  projets  l'orgueilleuse  étendue 
Occupait  l'univers  saisi  d'étonnement  : 
Ton  génie  et  le  sien  disputaient  la  victoire. 
Mais  tu  parus,  et  sa  gloire 

1.  Les  mariages  espagnols. 


S2  l'OKSlKS    1)K     VOLTAIRE. 

S''éclip.>a  (luns  un  moment. 

Telle,  aux  bords  du  firmament, 

Dans  sa  course  irrôgulière, 
Une  comète  affreuse  éclate  de  lumière; 
Ses  feux  portent  la  crainte  au  terrestre  séjour 

Dans  la  nuit  ils  éblouissent, 

Et  soudain  s'évanouissent 

Aux  premiers  rayons  du  jour. 


XXII.  —  A   M,   LE   DUC    DE   LA    FEUILLADE 

(1-2-2) 

Conservez  précieusement 

L'imagination  fleurie 

Et  la  bonne  plaisanterie 

Dont  vous  possédez  l'agrément, 

Au  défaut  du  tempérament 

Dont  vous  vous  vantez  hardiment, 

Et  que  tout  le  monde  vous  nie. 

La  dame  qui  depuis  longtemps 

Connaît  à  fond  votre  personne 

A  dit  :  «  Hélas!  je  lui  pardonne 

D'en  vouloir  imposer  aux  gens; 

Son  esprit  est  dans  son  printemps, 

Mais  son  corps  est  dans  son  automne.  » 

Adieu,  monsieur  le  gouverneur. 

Non  plus  de  province  frontière, 

Mais  d'une  beauté  singulière 

Qui,  par  son  esprit,  par  son  cœur, 

Et  par  son  humeur  libertine, 

De  jour  en  jour  fait  grand  honneur 

Au  gouverneur  qui  l'endoctrine. 

Priez  le  Seigneur  seulement 


ÉPITRES. 

(Ju'il  empêche  que  Cythérée 
Ke  substitue  incessamment 
Ouelque  jeune  et  frais  lieutenant, 
Qui  ferait  sans  vous  son  entrée 
Dans  un  si  beau  gouvernement. 


53 

• 


XXIII.   —  A    M- 


DE' 


11  est  au  monde  une  aveugle  déesse  ' 
Dont  la  police  a  brisé  les  autels; 
C'est  du  Ilocca  la  fille  enchanteresse, 
Qui,  sous  l'appât  d'une  feinte  caresse, 
Va  séduisant  tous  les  cœurs  des  mortels. 
De  cent  couleurs  bizarrement  ornée, 
L'argent  en  main,  elle  marche  la  nuit; 
Au  fond  d'un  sac  elle  a  la  destinée 
De  ses  suivants,  que  l'intérêt  séduit. 
Guiche,  en  riant,  par  la  main  la  conduit; 
La  froide  Crainte  et  l'Espérance  avide 
A  ses  côtés  marchent  d'un  pas  timide; 
Le  Repentir  à  chaque  instant  la  suit, 
Mordant  ses  doigts  et  grondant  la  perfide. 
Belle  Philis,  que  votre  aimable  cour 
A  nos  regards  offre  de  différence! 
Les  vrais  plaisirs  brillent  dans  ce  séjour; 
Et,  pour  jamais  bannissant  .l'espérance. 
Toujours  vos  yeux  y  font  régner  l'amour. 
Du  biribi  la  déesse  infidèle 
Sur  mon  esprit  n'aura  plus  de  pouvoir; 
J'aime  encor  mieux  vous  aimer  sans  espoir. 
Que  d'espérer  jour  et  nuit  avec  elle. 

1.  La  déesse  du  jeu. 


54  POKSIFS    DE    VOLTAIRE. 

KXIV.  —  A    M.  DI'     Gl-r.VASI,   MI-DECIN 

(1-23) 

Tu  revenais  couvert  d'une  gloire  éternelle; 
Le  Gévaudan^  surpris  t'avait  vu  triomplier 
Des  traits  contagieux  d'une  peste  cruelle, 

Et  ta  main  venait  d'étouffer 
De  cent  poisons  cachés  la  semence  mortelle. 
Dans  Maisons  cependant  je  voyais  mes  beaux  jours 
Vers  leurs  derniers  moments  précipiter  leur  cours. 
Déjà  près  de  mon  lit  la  Mort  inexorable 
Avait  levé  sur  moi  sa  faux  épouvantable  ; 
Le  vieux  nocher  des  morts  à  sa  voix  accourut. 
C'en  était  fait;  sa  main  tranchait  ma  destinée  : 
Mais  tu  lui  dis  :  «  Arrête!...  »  et  la  Mort  étonnée 
Reconnut  son  vainqueur,  frémit  et  disparut. 
Hélas!  si,  comme  moi,  l'aimable  Genonville 
Avait  de  ta  présence  eu  le  secours  utile, 
Il  vivrait,  et  sa  vie  eût  rempli  nos  souhaits; 
De  son  cher  entretien  je  goûterais  les  charmes; 
Mes  jours,  que  je  te  dois,  renaîtraient  sans  alarmes, 
Et  mes  yeux,  qui  sans  toi  se  fermaient  pour  jamais, 
Ne  se  rouvriraient  point  pour  répandre  des  larmes. 
C'est  toi  du  moins,  c'est  toi  par  qui,  dans  ma  douleur. 

Je  peux  jouir  de  la  douceur 

De  plaire  et  d'être  cher  encore 
Aux  illustres  amis  dont  mon  destin  m'honore. 
Je  reverrai  Maisons,  dont  les  soins  bienfaisants 

1 .  M.  de  Gervasi,  célèbre  médecin  de  Paris,  avait  été  envoyé  dans 
le  Gévaudan  pour  la  peste,  et  à  son  retour  il  est  venu  guérir  l'auteur 
de  la  petite  vérole,  dans  le  château  de  Maisons,  à  six  lieues  de  Taris, 
en  1723. 


1-:  PITRES.  55 

Viennent  d'adoucir  ma  soutVrance; 
Maisons,  en  qui  l'esprit  tient  lieu  d'expérience, 

Et  dont  j'admire  la  prudence 

Dans  l'âge  des  égarements. 
Je  me  flatte  en  secret  que  je  pourrai  peut-être 
Cliarmor  encor  Sully  qui  m'a  trop  oublié. 
Mariamne  à  ses  yeux  ira  bientôt  paraître  ; 
Il  la  verra  pour  elle  implorer  sa  pitié, 
Efranimer  en  lui  ce  goût,  cette  amitié, 
Que  pour  moi,  dans  son  cœur,  ma  muse  avait  fait  naître 
Beaux  jardins  de  Villars,  ombrages  toujours  frais, 

C'est  sous  vos  feuillages  épais 
Que  je  retrouverai  ce  héros  plein  de  gloire 

Que  nous  a  ramené  la  Paix 

Sur  les  ailes  de  la  Victoire. 
C'est  là  que  Richelieu,  par  son  air  enchanteur, 
Par  ses  vivacités,  son  esprit,  et  ses  grâces. 
Dès  qu'il  reparaîtra,  saura  joindre  mon  cœur 
A  tant  de  cœurs  soumis  qui  volent  sur  ses  traces. 
Et  toi,  cher  Bolingljrol<,  héros  qui  d'Apollon 

As  reçu  plus  d'une  couronne, 

Qui  réunis  en  ta  personne 

L'éloquence  de  Cicéron, 

L'intrépidité  de  Caton, 
L'esprit  de  Mécénas,  l'agrément  de  Pétrone, 
Enfin  donc  je  respire,  et  respire  pour  toi; 
•le  pourrai  désormais  te  parler  et  t'en  tendre. 
Mais,  ciel  !  quel  souvenir  vient  ici  me  surprendre  ! 
Cette  aimable  beauté  qui  m'a  donné  sa  foi. 
Qui  m'a  juré  toujours  une  amitié  si  tendre, 
Daignera-t-elle  encor  jeter  les  yeux  sur  moi? 
Hélas  !  en  descendant  sur  le  sombre  rivage. 
Dans  mon  cœur  expirant  je  portais  son  image: 
Son  amour,  ses  vertus,  ses  grâces,  ses  appas, 


nu  POESIES    DE    VOLTAIRE. 

Les  plaisirs  que  cent  fois  j'ai  goûtés  dans  ses  iDras, 
A  ces  derniers  moments  flattaient  encor  mon  âme: 
Je  brûlais,  en  mourant,  d'une  immortelle  flamme. 
Grands  dieux!  me  faudra-t-il  regretter  le  trépas? 
M'aurait-elle  oublié?  serait-elle  volage? 
Que  dis-je?  malheureux!  où  vais-je  m'engager? 

Quand  on  porte  sur  le  visage 
D'un  mal  si  redouté  le  fatal  témoignage. 

Est-ce  à  l'amour  qu'il  faut  songer? 


^    XXV.  —  A   LA   U  LIN  El 

EN  LUI  ENVOYANT  I.  A  TnACKlHE  DE  M  A  P.  I  A  M  N  E 
(1-25) 

Fille  de  ce  guerrier  qu'une  sage  province 
Éleva  justement  au  comble  des  honneurs, 
Qui  sut  vivre  en  héros,  en  philosophe,  en  prince. 
Au-dessus  des  revers,  au-dessus  des  grandeurs; 
Du  ciel  qui  vous  chérit  la  sagesse  profonde 
Vous  amène  aujourd'hui  dans  l'empire  françois, 
Pour  y  servir  d'exemple  et  pour  donner  des  lois. 
La  fortune  souvent  fait  les  maîtres  du  monde; 
Mais,  dans  votre  maison,  la  vertu  fait  les  rois. 
Du  trône  redouté  que  vous  rendez  aimable. 
Jetez  sur  cet  écrit  un  coupd'œil  favorable; 
Daignez  m'encourager  d'un  seul  de  vos  regard?  ; 
Et  songez  que  Pallas,  cette  auguste  déesse 
Dont  vous  avez  le  port,  la  bonté,  la  sagesse, 
Est  la  divinité  qui  préside  aux  beaux-arts. 

1.  Marie  Leczinska. 


i:piTnFS.  57 


XWI.  —  A   M.  FALLU 


C  O  \  s  E  1 1.  L  E  r.       I)    ETA  T 


Quoi!  le  dieu  de  la  poésie 
Vous  illumine  de  ses  traits  ! 
iMalgré  la  robe,  les  procès, 
Et  le  conseil,  et  ses  arrêts, 
Vous  tùtez  de  notre  ambroisie  ! 
Ah!  bien  fort  je  vous  remercie 
De  vous  livrer  à  ses  attraits, 
Et  d'être  de  la  confrérie.  -" 

Dans  les  beaux  jours  de  votre  vie, 
Adoré  de  maintes  beautés. 
Vous  aimiez  Lubertet  Sylvie; 
Mais  à  présent  vous  les  chantez, 
Et  votre  gloire  est  accomplie. 
La  Fare,  joulllu  comme  vous. 
Comme  vous  rival  de  TibuUe, 
Rima  des  vers  polis  et  doux. 
Aima  longtemps  sans  ridicule, 
Et  fut  sage  au  milieu  des  fous. 
En  vous  c'est  le  même  art  qui  brille: 
Fallu  comme  La  Fure  écrit  : 
Vous  recueillîtes  son  esprit 
Dessus  les  lèvres  de  sa  fille. 
Aimez  donc,  rimez  tour  à  tour  : 
Vous,  La  Fare,  Apollon,  l'Amour, 
Vous  êtes  de  même  famille. 


58  POÉSIES    DE    VOLTAJT.E. 


XXVII.  —  A   M"<=  LE  COLVI'.ELR 

L'heureux  talent  dont  vous  cluirmez  la  France 
Avait  en  vous  brillé  dès  votre  enfance: 
Il  fut  dès  lors  dangereux  de  vous  voir. 
Et  vous  plaisiez,  même  sans  le  savoir. 
Sur  le  théâtre  heureusement  conduite 
Parmi  les  vœux  de  cent  cœurs  empressés. 
Vous  récitiez,  par  la  nature  instruite  : 
C'était  beaucoup;  ce  n'était  point  assez; 
Il  vous  fallait  encore  un  plus  grand  maître. 
Permettez-moi  de  faire  ici  connaître 
Quel  est  ce  dieu  de  qui  l'art  enchanteur 
Vous  a  donné  votre  gloire  suprême  ; 
Le  tendre  Amour  me  l'a  conté  lui-même. 
On  me  dira  que  l'Amour  est  menteur. 
Hélas  !  je  sais  qu'il  faut  qu'on  s'en  délie: 
Qui  mieux  que  moi  connaît  sa  perfidie  ? 
Qui  souffre  plus  de  sa  déloyauté? 
Je  ne  croirai  cet  enfant  de  ma  vie  ; 
Mais  cette  fois  il  a  dit  vérité. 

Ce  même  Amour,  Vénus,  et  Melpomène, 
Loin  de  Paris  faisaient  voyage  un  jour: 
Ces  dieux  charmants  vinrent  dans  ce  séjour 
Où  vos  appas  éclataient  sur  la  scène  : 
Chacun  des  trois,  avec  étonnement, 
Vit  cette  grâce  et  simple  et  naturelle, 
Qui  faisait  lors  votre  unique  ornement. 
«  Ah  !  dirent-ils,  cette  jeune  mortelle 
Mérite  bien  que,  sans  retardement, 
Xous  répandions  tous  nos  trésors  sur  elle.  » 
Ce  qu'un  dieu  veut  se  fait  dans  le  moment. 


i;  PITRES.  sn 

Tout  aussitôt  la  tragique  déesse 

Vous  inspira  le  goût,  le  sentiment, 

Le  pathétique,  et  la  délicatesse. 

«  Moi,  dit  Vénus,  je  lui  fais  un  présent       -          .^ 

Plus  précieux,  et  c'est  le  don  de  plaire  : 

Elle  accroîtra  l'empire  de  Cythèrc; 

A  son  aspect  tout  cœur  sera  troublé  ; 

Tous  les  esprits  viendront  lui  rendre  hommage.  » 

«  Moi,  dit  l'Amour,  je  ferai  davantage; 

Je  veux  qu'elle  aime.  »  A  peine  eut-il  parlé, 

Que  dans  l'instant  vous  devîntes  parfaite  ; 

Sans  aucuns  soins,  sans  étude,  sans  fard, 

Des  passions  vous  fûtes  l'interprète. 

0  de  l'Amour  adorable  sujette, 
N'oubliez  point  le  secret  de  votre  art. 


XXVIII.  —  A   M.  FALLU 

A  Plombières,  auguste  172  ). 

Du  fond  de  cet  antre  pierreux. 

Entre  deux  montagnes  cornues. 

Sous  un  ciel  noir  et  pluvieux. 

Où  les  tonnerres  orageux 

Sont  portés  sur  d'épaisses  nues. 

Près  d'un  bain  chaud  toujours  crotté, 

Plein  d'une  eau  qui  fume  et  bouillonne, 

Où  tout  malade  empaqueté. 

Et  tout  hypocondre  entêté. 

Qui  sur  son  mal  toujours  raisonne. 

Se  baigne,  s'enfume  et  se  donne 

La  question  pour  la  santé; 

Où  l'espoir  ne  quitte  personne  : 

De  cet  antre  où  je  vois  venir 


60  POKSirS    DE    VOLTAIRE. 

D'impotentes  sempiternelles 
Qui  toutes  pensent  rajeunir, 
Un  petit  nombre  de  pucelles, 
Mais  un  beaucoup  plus  grand  de  celles 
Qui  voudraient  le  redevenir; 
Où  par  le  coche  on  nous  amène 
De  vieux  citadins  de  Nanc}', 
•  Et  des  moines  de  Commercy, 

Avec  l'attribut  de  Lorraine, 
Que  nous  rapporterons  d'ici  : 
De  ces  lieux,  où  l'ennui  foisonne, 
J'ose  encore  écrire  ù  Paris. 
Malgré  Phébus  qui  m'abandonne, 
J'invoque  l'Amour  et  les  Ris; 
Ils  connaissent  peu  ma  personne; 
Mais  c'est  à  Pallu  que  j'écris  : 
Alcibiade  *  me  l'ordonne, 
Alcibiade,  qu'à  la  cour 
Nous  vîmes  briller  tour  à  tour 
Par  ses  grâces,  par  son  courage, 
Gai,  généreux,  tendre,  volage, 
Et  séducteur  comme  l'Amour, 
Dont  il  fut  la  brillante  image. 
L'Amour,  pu  le  Temps,  l'a  défait 
Du  beau  vice  d'être  infidèle  ; 
Il  prétend  d'un  amant  parfait 
Être  devenu  le  modèle. 
J'ignore  quel  objet  charmant 
A  produit  ce  grand  changement, 
Et  fait  sa  conquête  nouvelle; 
Mais  qui  que  vous  soyez,  la  belle, 
Je  vous  en  fais  mou  compliment. 

1.  Le  duc  de  Richelieu. 


EPITBES.  ^61 

On  pourrait  bien  à  l'aventure  ' 

Clioisir  un  autre  greluclion, 

Plus  Alcido  pour  la  figure, 

Et  pour  le  cœur  plus  Céladon;  ' 

I\Iais  quelqu'un  plus  aimable,  non  ; 

Il  n'en  est  point  dans  la  nature  : 

Car,  madame,  où  trouvera-t-on 

D'un  ami  la  discrétion, 

D'un  vieux  seigneur  la  politesse. 

Avec  l'imagination 

Et  les  grâces  de  la  jeunesse  ; 

L'n  tour  de  conversation 

Sans  empressement,  sans  paresse, 

Et  l'esprit  monté  sur  le  ton 

Qui  plaît  à  gens  de  toute  espèce? 

Et  n'est-ce  rien  d'avoir  tùté 

Trois  ans  de  la  formalité 

Dont  on  assomme  une  ambassade, 

Sans  nous  avoir  rien  rapporté 

De  la  pesante  gravité  -^ 

Dont  cent  ministres  font  parade  ? 

A  ce  portrait  si  peu  flatté, 

Qui  ne  voit  mon  Alcibiade? 


XXIX 
AUX  MANES  DE  M.  DE  GENOXVILLK 

(1-29) 

Toi  que  le  ciel  jaloux  ravit  dans  son  printemps: 
Toi  de  qui  je  conserve  un  souvenir  fidèle. 

Vainqueur  de  la  mort  et  du  temps; 

Toi  dont  la  perte,  après  dix  ans, 

4 


02  POKSIES    DE     VOLTAir.E. 

M'est  encore  affreuse  et  nouvelle; 
Si  tout  n'est  pas  détruit;  si,  sur  les  sombres  bords, 
Ce  souffle  si  caché,  cette  faible  étincelle. 
Cet  esprit,  le  moteur  et  l'esclave  du  corps, 
Ce  je  ne  sais  quel  sens  qu'on  nomme  âme  immortelle, 
Reste  inconnu  de  nous,  est  vivant  chez  les  morts; 
S'il  est  vrai  que  tu  sois,  et  si  tu  peux  m'entendre, 
0  mon  cher  Genonville  !  avec  plaisir  reçoi 
Ces  vers  et  ces  soupirs  que  je  donne  à  ta  cendre, 
Monument  d'un  amour  immortel  comme  toi. 
Il  te  souvient  du  temps  où  l'aimable  Égérie, 

Dans  les  beaux  jours  de  notre  vie, 
Écoutait  nos  chansons,  partageait  nos  ardeurs. 
Nous  nous  aimions  tous  trois.  La  raison,  la  folie, 
L'amour,  l'enchantement  des  plus  tendres  erreurs. 

Tout  réunissait  nos  trois  cœurs. 
Que  nous  étions  heureux!  même  cette  indigence, 

Triste  compagne  des  beaux  jours, 
Ne  put  de  notre  joie  empoisonner  le  cours. 
Jeunes,  gais,  satisfaits,  sans  soins,  sans  prévoyance. 
Aux  douceurs  du  présent  bornant  tous  nos  désirs, 
Quel  besoin  avions-nous  d'une  vaine  abondance? 
Nous  possédions  bien  mieux,  nous  avions  les  plaisirs! 
Ces  plaisirs,  ces  beaux  jours  coulés  dans  la  mollesse, 

Ces  ris,  enfants  de  l'allégresse. 
Sont  passés  avec  toi  dans  la  nuit  du  trépas. 
Le  ciel,  en  récompense,  accorde  à  ta  maîtresse 

Des  grandeurs  et  de  la  richesse, 
Appuis  de  l'âge  mûr,  éclatant  embarras. 
Faible  soulagement  quand  on  perd  sa  jeunesse. 
La  fortune  est  chez  elle,  où  fut  jadis  l'amour. 
Les  plaisirs  ont  leur  temps,  la  sagesse  a  son  tour. 
L'amour  s'est  envolé  sur  l'aile  du  bel  âge: 
Mais  jamais  l'amitié  ne  fuit  du  cœur  du  sage. 


ÉIMTP.KS.  63 

Nous  chantons  quelquefois  et  tes  vers  et  les  miens; 
De  ton  aimable  esprit  nous  célébrons  les  charmes; 
Ton  nom  se  mêle  encore  à  tous  nos  entretiens; 
Nous  lisons  tes  écrits,  nous  les  baignons  de  larmes. 
Loin  de  nous  à  jamais  ces  mortels  endurcis, 
Indignes  du  beau  nom,  du  nom  sacré  d'amis, 
Ou  toujours  remplis  d'eux,  ou  toujours  hors  d'eux-même, 
Au  monde,  à  l'inconstance  ardents  à  se  livrer, 
Malheureux,  dont  le  cœur  ne  sait  pas  comme  on  aime, 
Et  qui  n'ont  point  connu  la  douceur  de  pleurer  ! 


XXX.  —  A   M.  DK   FOUMOM 

EX     LU     ENVOYANT     LES    ŒIVP.ES     DE     DESCARTES 
ET     DE     MALEBUANCIIE 

Rimeur  charmant,  plein  de  raison, 
Philosophe  entouré  des  Grâces, 
Épicure,  avec  Apollon, 
S'empresse  à  marcher  sur  vos  traces. 
Je  renonce  au  fatras  obscur 
Du  grand  rêveur  de  l'Oratoire', 
Qui  croit  parler  de  l'esprit  pur. 
Ou  qui  veut  nous  le  faire  accroire, 
Nous  disant  qu'on  peut,  à  coup  silr, 
Entretenir  Dieu  dans  sa  gloire. 
Ma  raison  n'a  pas  plus  de  foi 
Pour  René  le  visionnaire  -. 
Songeur  de  la  nouvelle  loi. 
Il  éblouit  plus  qu'il  n'éclaire; 
Dans  une  épaisse  obscurité 


1.  Malebranche. 
•2.  Descartes. 


POKSIKS    DK     VOI/IAIUE. 

11  fait  briller  des  étincelles. 
Il  a  gravement  débité 
Un  tas  brillant  d'erreurs  nouvelles, 
Pour  mettre  à  la  place  de  celles 
De  la  bavarde  antiquité. 
Dans  sa  cervelle  trop  féconde 
11  prend,  d'un  air  fort  important, 
Des  dés  pour  arranger  le  monde  : 
Bridoye  en  aurait  fait  autant. 
Adieu;  je  vais  chez  ma  Sylvie  : 
Un  esprit  fait  comme  le  mien 
Goûte  bien  mieux  son  entretien 
Qu'un  roman  de  philosophie. 
De  ses  attraits  toujours  frappé, 
Je  ne  la  crois  pas  trop  fidèle  : 
Mais  puisqu'il  faut  être  trompéj 
Je  ne  veux  l'être  que  par  elle. 


XXXI.  —  A   M.  DE  CIDEVILLE 

Ceci  te  doit  être  remis 

Par  un  abbé  de  mes  amis, 

Homme  de  bien,  quoique  d'Église. 

Plein  d'honneur,  de  foi,  de  franchise, 

En  lui  les  dieux  n'ont  rien  omis 

Pour  en  faire  un  abbé  de  mise  : 

Même  Phébus  le  favorise. 

Mais  dans  son  cœur  Yénus  a  mis 

Un  petit  grain  de  gaillardise. 

Or  c'est  un  point  qui  scandalise 

Son  curé,  plus  gaillard  que  lui, 


ÊPITRES.  6j 

Qui  dès  longtemps  le  ij'rannise. 
Et  nouvellement  aujourd'luii 
Dans  un  placard  le  tynipanise. 
Sur  cela  mon  abbé  prend  feu, 
Lui  fait  un  bon  procès  de  Dieu, 
Le  gagne  :  appel;  or  c'est  dans  peu 
Qu'on  doit  chez  vous  juger  l'affaire. 
Or,  puissant  est  notre  adversaire  : 
Le  terrasser  n'est  pas  un  jeu. 
Tu  dois  m'entendre,  et  moi  me  taire; 
Car  c'est  trop  longtemps  tutoyer 
Du  parlement  un  conseiller  : 
Ma  muse  un  peu  trop  familière 
Pourrait  à  la  fia  l'ennuyer, 
Peut-être  même  lui  déplaire. 
Qu'il  sache  pourtant  qu'à  Cythère 
L'Amitié,  l'Amour,  et  leur  mère. 
Parlent  toujours  sans  compliment; 
Qu'avec  Hortense  ma  tendresse 
N'en  use  jamais  autrement, 
Et  j'estime  autant  ma  maîtresse 
Qu'un  conseiller  au  parlement. 


XXXII.-  KPITRE   CONNUE 

SOLS     LE     NOM     DKS      VoUS    ET     DUS     TU 

Philis,  qu'est  devenu  ce  temps 
Où  dans  un  fiacre  promenée, 
Sans  laquais,  sans  ajustements, 
De  tes  grâces  seules  ornée, 
Contente  d'un  mauvais  soupe 
Que  tu  changeais  en  ambroisie. 
Tu  te  livrais  dans  ta  folie 


06  POKSJES    DE    VOLTAIRE, 

A  l'amant  lieureux  et  trompé 
Qui  t'avait  consacré  sa  vie? 
Le  ciel  ne  te  donnait  alors, 
Pour  tout  rang  et  pour  tous  trésors, 
Que  les  agréments  de  ton  âge, 
Un  cœur  tendre,  un  esprit  volage, 
Un  sein  d'albâtre,  et  de  beaux  yeux. 
Avec  tant  d'attraits  précieux. 
Hélas!  qui  n'eût  été  friponne? 
Tu  le  fus,  objet  gracieux; 
Et  (que  l'amour  me  le  pardonne  !) 
Tu  sais  que  je  t'en  aimais  mieux. 

Ah  !  madame  !  que  votre  vie. 
D'honneurs  aujourd'hui  si  remplie, 
Diffère  de  ces  doux  instants  ! 
Ce  large  suisse  à  cheveux  blancs. 
Qui  ment  sans  cesse  à  votre  porte, 
Philis,  est  l'image  du  Temps  : 
On  dirait  qu'il  chasse  l'escorte 
Des  tendres  Amours  et  des  Ris; 
Sous  vos  magnifiques  lambris 
Ces  enfants  tremblent  de  paraître. 
Hélas  !  je  les  ai  vus  jadis 
Entrer  chez  toi  par  la  fenêtre, 
Et  se  jouer  dans  ton  taudis. 

Non,  madame,  tous  ces  tapis 
Qu'a  tissus  la  Savonnerie, 
Ceux  que  les  Persans  ont  ourdis, 
Et  toute  votre  orfèvrerie, 
Et  ces  plats  si  chers  que  Germain 
A  gravés  de  sa  main  divine, 
Et  ces  cabinets  où  Martin 
A  surpassé  l'art  de  la  Chine; 
Vos  vases  japonais  et  blancs. 


EPURES.  07 


Toutes  ces  fragiles  merveilles; 
Ces  deux  lustres  de  diamants 
Qui  pendent  à  vos  deux  oreille^; 
Ces  riches  carcans,  ces  colliers. 
Et  cette  pompe  enchanteresse. 
Ne  valent  pas  un  des  baisers 
Que  tu  donnais  dans  ta  jeunesse. 


^ÎU  ^ 


WXIII.—  A   M.  LE  COMTE   DE  TRESSAN  ( 


f' 


l'-i 


Tressan,  l'un  des  grands  favoris 
Du  dieu  qui  fait  qu'on  est  aimable. 
Du  fond  des  jardins  de  Cj-pris, 
Sans  peine,  et  par  la  main  des  Ris, 
Vous  cueillez  ce  laurier  durable 
Qu'à  peine  un  auteur  misérable, 
A  son  dur  travail  attaché, 
Sur  le  haut  du  Pinde  perché. 
Arrache  en  se  donnant  au  diable. 

Vous  rendez  les  amants  jaloux; 
Les  auteurs  vont  être  en  alarmes; 
Car  vos  vers  se  sentent  des  charmes 
Que  l'Amour  a  versés  sur  vous. 

Tressan,  comment  pouvez-vous  faire 
Pour  mettre  si  facilement 
Les  neuf  pucelles  dans  Cythère, 
Et  leur  donner  votre  enjouement? 
Ah  !  prètez-moi  votre  art  charmant, 
Prêtez-moi  votre  main  légère. 
Mais  ce  n'est  pas  petite  affaire 
De  prétendre  vous  imiter  : 
Je  peux  tout  au  plus  vous  chanter; 
Mais  les  dieux  vous  ont  fait  pour  plaire. 


68  POÉSIES    DE    VOLTAIRE. 

Je  VOUS  reconnais  à  ce  ton 
Si  doux,  si  tendre,  et  si  facile  : 
En  vain  vous  caclicz  votre  nom; 
Enfant  d'Amour  et  d'Apollon, 
On  vous  devine  à  votre  stj'le. 


XXXIV.    —    A    M'i*   DE    LUBERT 

qu'on    appelait    muse     et    GRACE 
(1-32) 

Le  cur6  qui  vous  baptisa 
Du  beau  surnom  de  Muse  et  Grâce, 
Sur  vous  un  peu  prophétisa, 
Il  prévit  que  sur  votre  trace 
Croîtrait  le  laurier  du  Parnasse 
Dont  La  Suze  se  couronna, 
Et  le  myrte  qu'elle  porta, 
Quand,  d'amour  suivant  la  déesse, 
Ses  tendres  feux  elle  mêla 
Aux  froides  ondes  du  Permesse. 
Mais  en  un  point  il  se  trompa  : 
Car  jamais  il  ne  devina 
Qu'étant  si  belle,  elle  sera 
Ce  que  les  sots  appellent  sage, 
Et  qu'à  vingt  ans,  et  par  delà, 
Muse  et  Grâce  conservera 
La  tendre  fleur  du  pucelage. 
Fleur  délicate  qui  tomba 
Toujours  au  printemps  du  bel  âge. 
Et  que  le  ciel  fit  pour  cela. 
Quoi  !  vous  en  êtes  encor  là! 
Muse  et  Grâce,  que  c'est  dommage! 


KPITUÏS.  (J",t 

Vous  me  répondez  doucenieat 
Que  les  neuf  bégueules  savantes;, 
Toujours  chantant,  toujours  rimant. 
Toujours  les  j^eux  au  firmament, 
Avec  leurs  tètes  de  pédantes, 
Avaient  peu  de  tempérament. 
Et  que  leurs  bouches  éloquentes 
S'ouvraient  pour  brailler  seulement. 
Et  non  pour  mettre  tendrement 
Deux  lèvres  fraîches  et  charmantes 
Sur  les  lèvres  appétissantes 
De  quelque  vigoureux  amant. 
Je  veux  croire  chrétiennement 
Ces  histoires  impertinentes. 
■Mais,  ma  chère  Lubcrt,  en  cas 
Que  ces  filles  sempiternelles 
Conservent  pour  ces  doux  ébats 
Des  aversions  si  fidèles. 
Si  ces  déesses  sont  cruelles, 
Si  jamais  amant  dans  ses  bras 
N'a  froissé  leurs  gauches  appas. 
Si  les  neuf  Muses  sont  pucelles. 
Les  trois  Grâces  ne  le  sont  pas. 
Quittez  donc  votre  faible  excuse  ; 
Vos  jours  languissent  consumés 
Dans  l'abstinence  qui  les  use  : 
L"n  faux  préjugé  vous  abuse. 
Chantez,  et,  s'il  le  faut,  rimez; 
Ayez  tout  l'esprit  d'une  Muse; 
Mais,  si  vous  êtes  Grâce,  aimez. 


70  POKSIES    BI-:    VOLTAIP.H. 

XXXV.  —  A   UNE  DAME 

OL    SOI-DISANT    TELLE* 
(1-32)    • 

Tu  commences  par  me  louer, 

Tu  veux  finir  par  me  connaître  : 
Tu  me  loueras  bien  moins.  Mais  il  faut  t'avouer 

Ce  que  je  suis,  ce  que  je  voudrais  être. 
J'aurai  vu  dans  trois  ans  passer  quarante  hivers. 
Apollon  présidait  au  jour  qui  m'a  vu  naître. 
Au  sortir  du  berceau  j'ai  bégaj'é  des  vers. 
Bientôt  ce  dieu  puissant  m'ouvrit  son  sanctuaire  : 
Mon  cœur,  vaincu  par  lui,  se  rangea  sous  sa  loi. 
D'autres  ont  fait  des  vers  par  le  désir  d'en  faire  ; 

Je  fus  poëte  malgré  moi. 
Tous  les  goûts  à  la  fois  sont  entrés  dans  mon  àme  ; 
Tout  art  a  mon  hommage,  et  tout  plaisir  m'enflamme  ; 
La  peinture  me  charme  :  on  me  voit  quelquefois 
Au  palais  de  Philippe,  ou  dans  celui  des  rois, 
Sous  les  efforts  de  l'art  admirer  la  nature. 
Du  brillant  Cagliari  saisir  l'esprit  divin. 
Et  dévorer  des  j-eux  la  touche  noble  et  sûre 

De  Raphaël  et  du  Poussin. 
De  ces  appartements  qu'anime  la  peinture. 
Sur  les  pas  du  plaisir  je  vole  à  l'Opéra  ; 

J'applaudis  tout  ce  qui  me  touche, 

La  fertilité  de  Campra, 
La  gaieté  de  Mouret,  les  grâces  de  Destouche  ; 

1.  Cette  pièce  est  adressée  à  Desforges-Maillard,  en  réponse  à  l'épitre 
que  celui-ci  avait  envoyée  à  Voltaire  sous  le  pseudonyme  de  M"«  Mal- 
crais  de  la  Vigne. 


ÉPITRES.  71 

Pélissier  par  son  art,  Le  Maure  par  sa  voix, 

Tour  à  tour  ont  mes  vœux  et  suspendent  mon  choix. 

Quelquefois,  embrassant  la  science  luirdie 

Que  la  curiosité 

Honora  par  vanité 

Du  nom  de  philosophie. 
Je  cours  après  Newton  dans  l'abîme  des  cieux  ; 
Je  veux  voir  si  des  nuits  la  courrière  inégale. 
Par  le  pouvoir  changeant  d'une  force  centrale, 
En  gravitant  vers  nous  s'approche  de  nos  j'eux, 
Et  pèse  d'autant  plus  qu'elle  est  près  de  ces  lieux, 

Dans  les  limites  d'un  ovale. 
J'en  entends  raisonner  les  plus  profonds  esprits, 
Maupertuis  et  Clairaut,  calculante  cabale  ; 
Je  les  vois  qui  des  cieux  franchissent  l'intervalle, 
Et  je  vois  trop  souvent  que  j'ai  très-peu  compris. 
De  ces  obscurités  je  passe  à  la  morale; 
Je  lis  au  cœur  de  l'homme,  et  souvent  j'en  rougis. 
J'examine  avec  soin  les  informes  écrits, 
Les  monuments  épars,  et  le  style  énergique 
De  ce  fameux  Pascal,  ce  dévot  satirique. 
Je  vois  ce  rare  esprit  trop  prompt  i\  s'enlkimmer; 

Je  combats  ses  rigueurs  extrêmes. 
Il  enseigne  aux  humains  à  se  haïr  eux-mêmes  ; 
Je  voudrais,  malgré  lui,  leur  apprendre  à  s'aimer. 
Ainsi  mes  jours  égaux,  que  les  muses  remplissent, 
Sans  soins,  sans  passions,  sans  préjugés  fâcheux, 
Commencent  avec  joie,  et  vivement  finissent 

Par  des  soupers  délicieux. 
L'amour  dans  mes  plaisirs  ne  mêle  plus  ses  peines  ; 
La  tardive  raison  vient  de  briser  mes  chaînes  ; 
J'ai  quitté  prudemment  ce  dieu  qui  m'a  quitté  ; 
J'ai  passé  l'heureux  temps  fait  pour  la  volupté. 
Est-il  donc  vrai, grands  dieux!  Une  faut  plus  que  j'aime, 


^  ., POKSIES    DE    VOLTAIRE. 

r.a  foule  des  beaux-arts,  dont  je  veux  tour  à  tour 

Remplir  le  vide  de  moi-même, 
JN'est  pas  encore  assez  pour  remplacer  l'amour. 

X  \  \  \  1 .  -    \  M  "'M)  !•   F  0  \  ï  A I .\  K-M  A  R  T  E  L 

(1732) 

0  très-singulière  Martel, 
J'ai  pour  vous  estime  profonde  :  * 

C'est  dans  votre  petit  hôtel. 
C'est  sur  vos  soupers  que  je  fonde 
Mon  plaisir,  le  seul  bien  réel 
Qu'un  honnête  homme  ait  en  ce  monde. 
Il  est  vrai  qu'un  peu  je  vous  gronde  ; 
Mais,  malgré  cette  liberté. 
Mon  cœur  vous  trouve,  en  vérité, 
Femme  à  peu  de  femmes  seconde  ; 
Car  sous  vos  cornettes  de  nuit, 
Sans  préjugés  et  sans  faiblesse, 
Vous  logez  esprit  qui  séduit, 
Et  qui  tient  fort  à  la  sagesse. 
Or  votre  sagesse  n'est  pas 
Cette  pointilleuse  harpie 
Qui  raisonne  sur  tous  les  cas. 
Et  qui,  triste  sœur  de  l'Envie, 
Ouvrant  un  gosier  édenté. 
Contre  la  tendre  Volupté 
Toujours  prêche,  argumente,  et  crie; 
Mais  celle  qui  si  doucement, 
.     Sans  efforts  et  sans  industrie, 
Se  bornant  toute  au  sentiment, 
Sait  jusques  au  dernier  moment 
Répandre  un  charme  sur  la  vie. 


EPITRES. 

Voyez-vous  pas  de  tous  côtés 

De  très-décrépites  beautés, 

Plt'urant  de  n'être  plus  aimables, 

Dans  leur  besoin  de  passion 

Ne  pouvant  rester  raisonnables, 

S'afloler  de  dévotion 

Et  rechercher  l'ambition 

D'être  bégueules  respectables? 

Bien  loin  de  cette  triste  erreur, 

Vous  avez,  au  lieu  de  vigiles, 

Des  soupers  longs,  gais  et  tranquilles; 

Des  vers  aimables  et  faciles. 

Au  lieu  des  fatras  inutiles 

De  Quosnel  et  de  Letourneur; 

Voltaire,  au  lii'u  d'un  directeur. 

Et,  pour  mieux  chasser  toute  angoisse, 

Au  curé  préférant  Campra, 

Vous  avez  loge  à  l'Opéra, 

Au  lieu  de  banc  à  la  paroisse; 

Et  ce  qui  rend  mou  sort  plus  doux. 

C'est  que  .ma  maîtresse  chez  vous, 

La  Liberté,  se  voit  logée; 

Cette  Liberté  mitigée, 

A  l'œil  ouvert,  au  front  serein, 

A  la  démarche  dégagée, 

N'étant  ni  prude,  ni  catin, 

Décente,  et  jamais  arrangée. 

Souriant  d'un  souris  badin 

A  ces  paroles  chatouilleuses     .      "  •* 

Qui  font  baisser  un  œil  malin 

A  mesdames  les  préci(!us?s.. 

C'est  là  qu'on  trouve  la  Gaieté, 

Cette  sœur  de  la  Liberté, 

Jamais  aigi'e  dans  la  satire, 


%'9 

«4  POKSIES    DE    VOLTAIRE. 

Toujours  vive  dans  les  bons  mots. 
Se  moquant  quelquefois  des  sots, 
,  Et  très-souvent,  mais  à  propos, 

Permettant  au  sage  de  rire. 
Que  le  ciel  bénisse  le  cours 
D'un  sort  aussi  doux  que  le  vôtre  ! 
Martel,  l'automne  de  vos  jours 
Vaut  mieux  que  le  printemps  d'un  autre. 


XXXVII.   —   A    M""  GALSSIN 

Q  l  I      A      n  F.  P  R  É  S  E  ^  T  É      I.  E      RÔLE      DE      Z  A  î  li  E 
AVEC     BEAUCOUP     DE     SICCÈS 

{1-32) 

Jeune  Gaussin,  reçois  mon  tendre  hommage, 
Reçois  mes  vers  au  théâtre  applaudis; 
Protége-les  :  Zah'e  est  ton  ouvrage  ; 
Il  est  à  toi,  puisque  tu  l'embellis. 
Ce  sont  tes  yeux,  ces  yeux  si  pleins  de  charmes, 
Ta  voix  touchante,  et  tes  sons  enchanteurs, 
Qui  du  critique  ont  fait  tomber  les  armes  ; 
Ta  seule  vue  adoucit  les  censeurs. 
L'illusion,  cette  reine  des  cœurs, 
Marche  à  ta  suite,  inspire  les  alarmes, 
Le  sentiment,  les  regrets,  les  douleurs, 
Et  le  plaisir  de  répandre  des  larmes. 

Le  dieu  des  vers,  qu'on  allait  dédaigner. 
Est,  par  ta  voix,  aujourd'hui  sûr  de  plaire; 
Le  dieu  d'amour,  à  qui  tu  fus  plus  chère. 
Est,  par  tes  yeux,  bien  plus  sûr  de  régner  : 
Entre  ces  dieux  désormais  tu  vas  vivre. 
Hélas!  longtemps  je  les  servis  tous  deux  ; 


i:i'ITRES.  75 

11  en  est  uu  que  je  n'ose  plus  suivre. 

Heureux  cent  fols  le  mortel  amoureux 

Qui,  tous  les  jours,  peut  te  voir  et  t'entendre; 

Que  tu  rerois  avec  un  souris  tendre, 

Qui  voit  son  sort  écrit  dans  tes  beaux  yeux, 

Qui,  pénétré  de  l(nir  leu  ([u'il  adore, 

A  tes  genoux  ouljliant  l'univers, 

Parle  d'amour,  et  t'en  reparle  encore! 

Et  malheureux  qui  n'en  parle  qu'en  vers! 


XXWIII 
A    M'"«   LA    MARQUISE    DU   ClIATELET 

SIR     SA     MAISON     AVEC     AI  A  L  P  E  R  T  l  I  S 

Ainsi  donc  cent  beautés  nouvelles 
Vont  fixer  vos  bouillants  esprits; 
Vous  renoncez  aux  étincelles. 
Aux  feux  follets  de  mes  écrits, 
Pour  des  lumières  immortelles; 
Et  le  sublime  Maupertuis 
Vient  éclipser  mes  bagatelles. 
Je  n'en  suis  fùclié,  ni  surpris; 
Un  esprit  vrai  doit  être  épris 
Pour  des  vérités  éternelles. 
Mais  ces  vérités,  que  sont-elles? 
Quel  est  leur  usage  et  leur  prix? 
Du  vrai  savant  que  je  chéris 
La  raison  ferme  et  lumineuse 
Vous  montrera  les  cieux  décrits, 
Et  d'une  main  audacieuse 
Vous  dévoilera  les  replis 
De  la  nature  ténébreuse  : 


• 


76  POIvSIKS    DE    VOLTAIRE. 

Mais,  sans  le  secret  d'être  heureuse, 
Que  vous  aura-t-il  donc  appris? 

XXXIX.  —  A  M.  CLÉMENT  DK  DREUX 

25  décembre  1732. 

*  Que  toujours  de  ses  douces  lois 
Le  dieu  des  vers  vous  endoctrine; 
Qu'à  vos  chants  il  joigne  sa  voix, 
Tandis  que  de  sa  main  divine 
11  accordera  sous  vos  doigts 
La  lyre  agréable  et  badine 
Dont  vous  vous  servez  quelquefois! 
•»         Que  TAmour,  cncor  plus  facile. 
Préside  à  vos  galants  exploits. 
Comme  Pliébus  à  votre  style  ! 
Et  (lue  Plutus,  ce  dieu  sournois, 
Mais  aux  autres  dieux  très-utile, 
Rende,  par  maint  écu  tournois. 
Les  jours  que  la  Parque  vous  file 
Des  jours  plus  heureux  mille  fois 
Que  ceux  d'Horace  et  de  Virgile! 

XL 

A    M'"^   LA    MARQUISE   DL    CHATELET 

sir.      L.V     CALOMNIE 
(1733) 

Écoutez-moi,  respectable  Emilie  : 
Vous  êtes  belle;  ainsi  donc  la  moitié 


i;i>iTiiKS.  17 

Du  genre  humain  sera  votre  ennemie  : 

Vous  possédez  un  sublime  frénie; 

On  vous  craindra  :  votre  tendre  amitié 

Est  confiante,  et  vous  serez  trahie. 

Votre  vertu,  dans  sa  démarche  unie. 

Simple  et  sans  fard,  n'a  point  sacrifié 

A  nos  dévots;  craignez  la  calomnie. 

Attendez-vous,  s'il  vous  plaît,  dans  la  vie. 

Aux  traits  malins  que  tout  fat  à  la  cour, 

l'ar  passe-temps,  souffre,  et  rend  tour  ù  tour. 

La  Médisance  est  la  fille  immortelle 

De  l'Amour-propre  et  de  l'Oisiveté. 

Ce  monstre  ailé  paraît  mâle  et  femelle, 
Toujours  parlant,  et  toujours  écouté. 

Amusement  et  fléau  de  ce  monde. 

Elle  y  préside,  et  sa  vertu  féconde 

Du  plus  stupide  échauffe  les  propos  ; 

Rebut  du  sage,  elle  est  l'esprit  des  so's. 

En  ricanant,  cette  maigre  furie 

Va  de  sa  langue  épandre  les  venins 

Sur  tous  états;  mais  trois  sortes  d'humain^, 

Plus  que  le  reste,  aliments  de  l'envie. 

Sont  exposés  à  sa  dent  de  harpie  : 

Les  beaux  esprits,  les  belles  et  les  grands, 

Sont  de  ses  traits  les  objets  différents. 

Quiconque  en  France  avec  éclat  attire 

L'œil  du  public,  est  sûr  de  la  satire; 

Lu  bon  couplet,  chez  ce  peuple  falot, 

De  tout  mérite  est  l'infaillible  lot. 
La  jeune  Églé,  de  pompons  couronnée. 

Devant  un  prêtre  à  minuit  amenée. 

Va  dire  un  oui,  d'un  air  tout  ingénu, 

A  son  mari  qu'elle  na  jamais  vu. 

Le  lendemain  en  triomphe  on  la  mène 


78  POESIES    DE    VOLTAIRE. 

Au  cours,  au  bal,  chez  Bourbon,  cliez  la  reine; 
•     Le  lendemain,  sans  trop  savoir  comment, 
Dans  tout  Paris  on  lui  donne  un  ajnant  : 
Roy  la  chansonno,  et  son  nom  par  la  ville 
,  Court  ajusté  sur  Tair  d'un  vaudeville. 
Églé  s'en  meurt  :  ses  cris  sont  superflus. 
Consolez-vous,  Églé,  d'un  tel  outrage  : 
Vous  pleurerez,  hélas  !  bien  davantage, 
Lorsque  de  vous  on  ne  parlera  plus. 

Et  nommez-moi  la  beauté,  je  vous  prie, 
De  qui  l'honneur  fut  toujours  à  couvert. 
.  Lisez-moi  Bayle,  à  l'article  Schomherg , 
Vous  y  verrez  que  la  vierge  Marie 
Des  chansonniers,  comme  une  autre,  a  souflert. 
Jérusalem  a  connu  la  satire. 
Persans,  Ciiinois,  baptisés,  circoncis. 
Prennent  ses  lois  :  la  terre  est  son  empire; 
Mais,  croyez-moi,  son  trône  est  à  Paris. 
Là,  tous  les  soirs,  la  troupe  vagabonde 
D'un  peuple  oisif,  appelé  le  beau  monde. 
Va  promener  de  réduit  en  réduit 
L'inquiétude  et  l'ennui  qui  la  suit  ; 
Là,  sont  en  foule  anti(|ues  mijaurées, 
Jeunes  oisons,  et  bégueules  titrées. 
Disant  des  riens  d'un  ton  de  perroquet. 
Lorgnant  des  sots,  et  trichant  au  piquet; 
Blondins  y  sont,  beaucoup  plus  femmes  qu'elles. 
Profondément  remplis  de  bagatelles, 
D'un  air  hautain,  d'une  bruyante  voix. 
Chantant,  dansant,  minaudant  à  la  fois. 
Si,  par  hasard,  quelque  personne  honnête. 
D'un  sens  plus  droit  et  d'un  goût  plus  heureux, 
Des  bons  écrits  ayant  meublé  sa  tète, 
Leur  fait  l'affront  de  penser  à  leurs  yeux, 


KPITRES.  T 

Tout  aussitôt  l''ur  brillante  cohue, 
D'étonnenient  et  de  colère  émue, 
Bruyant  essaim  de  frelons  envieux, 
Pique  et  poursuit  cette  abeille  charmante. 
Qui  leur  apporte,  hélas!  trop  imprudente,' 
Ce  miel  si  pur  et  si  peu  fait  pour  eux. 

Quant  aux  héros,  aux  princes,  aux  ministres. 
Sujets  usés  de  nos  discours  sinistres. 
Qu'on  m'en  nomme  un  dans  Rome  et  dans  Paris, 
Depuis  César  jusqu'au  jeune  Louis, 
De  Richelieu  jusqu'à  l'ami  d'Auguste, 
Dont  un  Pasquin  n'ait  barbouillé  le  buste. 
Ce  grand  Colbert,  dont  les  soins  vigilants 
Nous  avaient  plus  enrichis  en  dix  ans 
Que  les  mignons,  les  catins  et  les  prêtres. 
Vont,  en  mille  ans,  appauvri  nos  ancêtres. 
Cet  homme  unique,  et  l'auteur,  et  l'appui 
D'une  grandeur  où  nous  Posons  prétendre, 
Vit  tout  l'État  murmurer  contre  lui; 
Et  le  Français  osa  troubler  la  cendre 
Du  bienfaiteur  qu'il  révère  aujourd'hui'. 

Lorsque  Louis,  qui,  d'un  esprit  si  ferme. 
Brava  la  mort  comme  ses  ennemis. 
De  ses  grandeurs  ayant  subi  le  terme. 
Vers  sa  chapelle  allait  à  Saint-Denys, 
J'ai  vu  son  peuple,  aux  nouveautés  en  proie. 
Ivre  de  vin,  de  folie  et  de  joie. 
De  cent  couplets  égayant  le  convoi. 
Jusqu'au  tombeau  maudire  encor  son  roi. 

Vous  avez  tous  connu,  comme  je  pense. 
Ce  bon  régent  (jui  gùta  tout  en  France  : 
Il  était  né  pour  la  société, 

1.  Le  peuple  voulut  déterrer  M.  Colbert  à  Saint-Eustathe. 


80  poKSiEs  D1-:  vor.TAir.i:. 

Pour  les  beaux-arts,  et  pour  la  volupté; 
Graud,  mais  facile,  ingénieux,  affable, 
Peu  scrupuleux,  mais  de  crime  incapable. 
Et  cependant,  ô  mensonge,  ô  noirceur! 
Nous  avons  vu  la  ville  et  les  provinces, 
Au  plus  aimable,  au  plus  clément  des  princes. 
Donner  les  noms...  Quelle  absurde  fureur! 
Chacun  les  lit,  ces  archives  d'horreur. 
Ces  vers  impurs,  appelés  P/iilippiqiies, 
De  l'imposture  effroyables  chroniques; 
Et  nul  Français  n'est  assez  généreux 
Pour  s'élever,  pour  déposer  contre  eux  ! 

Que  le  mensonge  un  instant  vous  outrage, 
Tout  est  en  feu  soudain  pour  l'appuyer  : 
La  vérité  perce  enfin  le  nuage. 
Tout  est  de  glace  à  vous  justifier. 

Mais  voulez-vous,  après  ce  grand  exemple, 
Baisser  les  yeux  sur  de  moindres  objets? 
Des  souverains  descendons  aux  sujets; 
Des  beaux  esprits  ouvrons  ici  le  temple. 
Temple  autrefois  l'objet  de  mes  souhaits, 
Que  de  si  loin  Desfontaines  contemple, 
Et  que  Gacon  ne  visita  jamais. 
Entrons  :  d'abord  on  voit  la  Jalousie, 
Du  dieu  des  vers  la  fille  et  l'ennemie, 
Qui,  sous  les  traits  de  l'Émulation, 
Souffle  l'orgueil,  et  porte  sa  furie 
Chez  tous  ces  fous  courtisans  d'Apollon. 
Voyez  leur  troupe  inquiète,  affamée,' 
Se  déchirant  pour  un  peu  de  fumée, 
Et  l'un  sur  l'autre  épanchant  plus  de  fiel 
Que  l'implacable  et  mordant  janséniste 
N'en  a  lancé  sur  le  fin  moliniste. 
Ou  que  Doucin,  cet  adroit  casuiste, 


i:i'iTRi:s.  81 

N'en  a  versé  dessus  Pasquier-Quesnel. 

Ce  vieux  rimeur,  couvert  d'ignominies. 
Organe  impur  de  tant  de  calomnies, 
Cet  ennemi  du  public  outragé, 
Puni  sans  cesse,  et  jamais  corrigé. 
Ce  vil  Rufus',  que  jadis  voti'e  père 
A,  par  pitié,  tiré  de  la  misère, 
Et  qui  bientôt,  serpent  envenimé, 
Piqua  le  sein  qui  l'avait  ranimé; 
Lui  qui,  mêlant  la  rage  à  l'impudence. 
Devant  Thémis  accu?a  l'innocence'-; 
L'affreux  Hufus,  loin  de  cacher  en  paix 
Des  jours  tissus  de  honte  et  de  forfaits, 
Vient  rallumer,  aux  marais  de  Bruxelles, 
D'un  feu  mourant  les  pâles  étincelles. 
Et  contre  moi  croit  rejeter  l'affront 
De  l'infamie  écrite  sur  son  front. 
Mais  que  feront  tous  les  traits  satiriques 
Que  d'un  bras  faible  il  décoche  aujourd'hui, 
Et  ces  ramas  de  larcins  marotique?. 
Moitié  français  et  moitié  germaniques. 
Pétris  d'erreurs,  et  de  haine,  et  d'ennui? 
Quel  est  le  but,  l'effet,  la  récompense. 
De  ces  recueils  d'impure  médisance. 
Le  malheureux,  délaissé  des  humains, 
Meurt  des  poisons  qu'ont  préparés  ses  mains. 

1.  Rousseau  avait  été  secrétaire  du  baron  do  Hreleuil,  ot  avait  fait 
coQtre  lui  une  satire  intitulée  la  liaronade.  Il  la  lut  à  quelques  per- 
sonnes qui  vivent  encore,  entre  autres  à  M""  la  duchesse  de  Saint- 
Pierre.  M"»  la  marquise  du  CluUelet,  tille  de  M.  de  Breteuil,  était  par- 
faitement instruite  de  ce  fait;  et  il  y  a  encore  des  papiers  originaux 
de  M™'  du  Chàtelet  qui  l'attestent.  Le  baron  de  Breteuil  lui  pardonna 
généreusement. 

2.  Il  accusa  M.  Saurin,  fameux  géomètre,  d'avoir  fait  des  couplets 
infâmes,  dont  lui,  Rousseau,  était  l'auteur,  et  fut  condamné  pour  cette 
calomnie  au  bannissement  perpétuel. 


82  POÉSIES    DE    VOLTAIUE. 

j\e  craignons  rien  de  qui  cherciie  à  médire. 
En  vain  Boileau,  dans  ses  sévérités, 
A  de  Quinault  dénigré  les  beautés; 
LMieureux  Quinault,  vainqueur  de  la  satiro, 
Rit  de  sa  haine,  et  marche  à  ses  côtés. 

Moi-même,  enfin,  qu'une  cabale  inique 
Voulut  noircir  de  son  souffle  caustique, 
Je  sais  jouir,  en  dépit  des  cagots. 
De  quelque  gloire,    et  même  du  repos. 

Voici  le  point  sur  lequel  je  me  fonde. 
On  entre  en  guerre  en  entrant  dans  le  monde. 
Homme  privé,  vous  avez  vos  jaloux, 
■    Rampant  dans  Tombrc,  inconnus  comme  vous, 
Obscurément  tourmentant  votre  vie  : 
Homme  public,  c'est  la  publi(iue  envie 
Qui  contre  vous  lève  son  front  altier. 
Le  coq  jaloux  se  bat  sur  son  fumier. 
L'aigle  dans  l'air,  le  taureau  dans  la  plaine  : 
Tel  est  l'état  de  la  nature  humaine. 
La  Jalousie  et  tous  ses  noirs  enfants 
Sont  au  théâtre,  au  conclave,  aux  couvents. 
Montez  au  ciel  :  trois  déesses  rivales 
Troublent  le  ciel,  qui  vit  de  leurs  scandales. 
Que  faire  donc?  à  quel  saint  recourir? 
Je  n'en  sais  point  :  il  faut  savoir  souffrir. 


XLI.  —  A    M"^   DE    GLISE 

SIR     SON     MAniACE      AVEC     LE     DlC     DE      HICHELIEL 

Avril  \~d4. 

Un  prêtre,  un  oui,  trois  mots  latins, 
A  jamais  fixent  vos  destins; 


ÉPITRES,  83 

El  le  célébrant  d'un  village, 
Dans  la  chapelle  de  Montjeu, 
Très-chrétiennement  vous  engage  •     * 

A  coucher  avec  Richelieu, 
Avec  Richelieu,  ce  volage. 
Qui  va  jurer  par  ce  saint  nœud 
D'être  toujours  fidèle  et  sage. 
-Nous  nous  en  défions  un  peu; 
Et  vos  grands  yeux  noirs,  pleins  de  feu. 
Nous  rassurent  bien  davantage 
Que  les  serments  qu'il  l'ait  à  Dieu. 
Mais  vous,  madame  la  duchesse, 
Quand  vous  reviendrez  à  Paris, 
Songez-vous  combien  de  maris 
Viendront  se  plaindre  i  Votre  Altesse? 
Ces  nombreux  cocus  qu'il  a  faits 
Ont  mis  en  vous  leur  espérance  : 
Ils  diront,  voyant  vos  attraits  : 
«  Dieux!  quel  plaisir  que  la  vengeance J  » 
Vous  sentez  bien  qu'ils  ont  raison, 
Et  qu'il  faut  punir  le  coupable  : 
L'heureuse  loi  du  talion 
Est  des  lois  la  plus  équitable. 
Quoil  votre  cœur  n'est  point  rendu? 
Votre  sévérité  me  gronde  ! 
Ah!  quelle  espèce  de  vertu 
Qui  fait  enrager  tout  le  monde! 
Faut-il  donc  que  de  vos  appas 
Richelieu  soit  l'unique  maître? 
Est-il  dit  qu'il  ne  sera  pas 
Ce  «lu'il  a  tant  mérité  d"ètre?  ; 

Soyez  donc  sage,  s'il  le  faut; 
Que  ce  soit  là  votre  chimère  : 
Avec  tous  les  talents  de  plaire. 


^i  l'OKSIES    DE    VOLTAIRE. 

11  faut  bien  avoir  un  défaut. 
Dans  cet  emploi  noble  et  pénible 
De  garder  ce  qu'on  nomme  honnour, 
Je  vous  souhaite  un  vrai  bonheur  : 
Mais  voilà  la  chose  impossible. 

XLII.  —  A  M*** 

Du  camp  de  Philisbourg,  le  3  juillet  1734. 

C'est  ici  que  l'on  dort  sans  lit, 
Et  qu'on  prend  ses  repas  par  terre; 
Je  vois  et  j'entends  l'almosphère 
Qui  s'embrase  et  qui  retentit 
De  cent  décharges  de  tonnerre; 
Et  dans  ces  horreurs  de  la  guerre 
Le  Français  chante,  boit,  et  rit. 
Bellone  va  réduire  en  cendres 
Les  courtines  de  Philisbourg, 
Par  cinquante  mille  Alexandres 
Payés  à  quatre  sous  par  jour  : 
Je  les  vois,  prodiguant  leur  vie, 
Chercher  ces  combats  meurtriers, 
Couverts  de  fange  et  de  lauriers, 
Et  pleins  d'honneur  et  de  folie. 
Je  vois  briller  au  milieu  d'eux 
Ce  fantôme  nommé  la  Gloire, 
A  l'œil  superbe,  au  front  poudreux. 
Portant  au  cou  cravate  noire, 
Ayant  sa  trompette  en  sa  main, 
Sonnant  la  charge  et  la  victoire, 
Et  chantant  quelques  airs  à  boire, 
Dont  ils  répètent  le  refrain. 
0  nation  brillante  et  vaine! 


KPITUKS. 

Illustres  fous,  peuple  cliannant. 
Que  la  Gloire  à  son  char  enchaîne, 
11  est  beau  d'alVronter  gaiement 
Le  trépas  et  le  prince  Eugène. 
Mais,  liélasl  quel  sera  le  prix 
De  vos  héroïques  prouesses?   . 
Vous  serez  cocus  dans  Paris 
Par  vos  femmes  et  vos  maîtresses. 


\L111.  —  A    M.   LK    COMTE    DE    ÏUESSAN 

Hélas!  que  je  me  sens  confondre 
Par  tes  vers  et  par  tes  talents! 
Pourrais-je  encore  à  quarante  ans 
Les  mériter  et  leur  répondre? 
Le  temps,  la  triste  adversité 
Détend  les  cordes  de  ma  lyre. 
Les  Jeux,  les  Amours  m'ont  quitté; 
C'est  à  toi  qu'ils  viennent  sourire, 
C'est  toi  qu'ils  veulent  inspirer. 
Toi  qui  sais,  dans  ta  double  ivresse. 
Chanter,  adorer  ta  maîtresse, 
En  jouir,  et  la  célébrer. 
Adieu;  ([uand  mon  bonheur  s'envole, 
Quand  je  n'ai  plus  que  des  désirs, 
Ta  félicité  me  console 
De  la  perte  de  mes  plaisirs. 


86  POKSIES    DE    VOLTAIRE. 

\LIV.  —  A    UKAME» 

(1734) 

Je  vous  adoro,  ô  ma  chère  Uranie! 
Pourquoi  si  tard  m'avez-vous  enflammé? 
Qu'ai-je  donc  fait  des  beaux  jours  de  ma  vie? 
Ils  sont  perdus;  j<;  n'avais  point  aimé. 
J'avais  cliorclié  dans  Terreur  du  bel  âge 
Ce  dieu  d'amour,  ce  dieu  de  mes  désirs; 
Je  n'en  trouvai  qu'une  trompeuse  image, 
Je  n'embrassai  que  l'ombre  des  plaisirs. 

Non,  les  baisers  des  plus  tendres  maîtresses; 
Non,  ces  moments  comptés  par  cent  caresses, 
Moments  si  doux  et  si  voluptueux, 
Ne  valent  pas  un  regard  de  tes  j^eux. 
Je  n'ai  vécu  que  du  jour  où  ton  âme 
M'a  pénétré  de  sa  divine  flamme; 
Que  de  ce  jour  où,  livré  tout  à  toi. 
Le  monde  entier  a  disparu  pour  moi. 

Ah!  quel  bonheur  de  te  voir,  de  l'entendre! 
Que  ton  esprit  a  de  force  et  d'appas! 
Dieux!  que  ton  cœur  est  adorable  et  tendre! 
Et  quels  plaisirs  je  goûte  dans  tes  bras! 
Trop  fortuné,  j'aime  ce  que  j'admire. 
Du  haut  du  ciel,  du  haut  de  ton  empire, 
Vers  ton  amant  tu  descends  chaque  jour. 
Pour  l'enivrer  de  bonheur  et  damour. 
Belle  L'ranie,  autrefois  la  Sagesse 
En  son  chemin  rencontra  le  Plaisir  ; 


1.  C'est   à  M™*  du  Chàtelet    que    Voltaire  donne   souvent  le   nom 
d' Uranie. 


l'I'lTllKS.  ■  .  87 

Elle  lui  plut;  il  en  osa  jouir; 

De  leurs  amours  naquit  une  déesse, 

Qui  de  sa  mère  a  le  discernement, 

Et  de  son  père  a  le  tendre  enjouement. 

Cette  déesse,  ô  ciel!  qui  peut-elle  être? 

Vous,  Lranie,  idole  de  mon  cœur, 

Vous  que  les  dieux  pour  la  gloire  ont  fait  naître. 

Vous  qui  vivez  pour  faire  mon  bonheur. 


\LV.  —  A    LRAME 

(1731) 

ij'un  autre  vous  enseigne,  ô  ma  chère  Uranie, 
A  mesurer  la  terre,  à  lire  dans  les  cieux. 

Et  soumettre  à  votre  génie 
Ce  que  l'amour  soumet  au  pouvoir  de  vos  yeux. 
Pour  moi,  sans  disp.uter  ni  du  plein  ni  du  vide, 

Ce  (|ue  j'aime  est  mon  univers; 

Mon  système  est  celui  d'Ovide, 
Et  l'amour  le  sujet  et  l'àme  de  mes  vers. 
Écoutez  ses  leçons;  du  pays  des  chimères 
Souffrez  qu'il  vous  conduise  au  pays  des  désirs  : 

Je  vous  apprendrai  ses  mystères; 
Heureux  si  vous  pouvez  m'apprendre  ses  plaisirs. 
Des  Grâces  vous  avez  la  figure  légère, 
D'une  muse  l'esprit,  le  cœur  d'une  bergère. 
Un  visage  charmant,  où  sans  être  empruntés 

On  voit  briller  les  dons  de  Flore, 
(>ue  le  doigt  de  l'Amour  marque  de  tous  côtés. 
Quand  par  un  doux  souris  il  s'embellit  encore. 

Mais  que  vous  servent  tant  d'appas? 
Quoi!  de  si  belles  mains  pour  touclu-r  un  compas, 

Ou  pour  pointer  une  lunette! 


88  .POKSIKS    or;    VOLTAIIii:. 

Quoi!  des  yeux  si  cluirmunts  pour  observer  le  cours 
Ou  les  taches  d'une  planète? 
Non,  la  niaiu  de  Vénus  est  faite 
Pour  touclKM"  1(!  luth  des  amours; 
Ei  deux  l)i'aux  yeux  doivent  l'ux-nièines 
Ktre  nos  astres  ici-bas. 
Laissez  donc  là  tous  les  systèmes, 
Sources  d'erreurs  et  de  débats; 
Kt,  choisissant  l'Amour  pour  maître, 
Jouissez  au  lieu  de  connaître. 


\1,\I.  —   A    M""    DL'    CHATtLET 

(1-31) 

Je  voulais,  de  mon  cœur  éternisant  l'hommage. 

Emprunter  la  langue  des  dieux, 

Et  vous  parler  votre  langage  : 
Je  voulais  dans  mes  vers  peindre  la  vive  image 
De  ce  feu,  de  cette  âme,  et  de  ces  dons  des  cieux. 
Qu'on  sent  dans  vos  discours  et  qu'on  voit  dans  vos  yeux. 
Lo  projet  était  grand,  mais  faible  est  mon  génie  : 
Aussitôt  j'Invoquai  les  dieux  de  l'harmonie. 
Les  maîtres  qui  d'Auguste  ont  emb-illi  la  cour; 
Tous  me  devaient  aider,  et  chanter  à  leur  tour. 
Le  cœur  les  fit  parler,  leur  muse  est  naturelle; 
Vous  les  connaissez  tous,  ils  sont  vos  favoris; 
Des  auteurs  à  jamais  ils  sont  l'heureux  modèle, 

Excepté  de  vos  beaux  esprits. 

Et  de  Bernard  de  Fontenelle. 
J'eus  l'art  de  les  toucher,  car  je  parlais  de  vous; 
A  votre  nom  divin  je  les  vis  tous  paraître. 
Virgile  le  premier,  mon  idole  et  mon  maître, 
Virgile  s'avança  d'un  air  égal  et  doux; 


ÉPITRES.  89 

Les  échos  répondaient  à  sa  muse  champêtre, 
L'air,  la  terre  et  les  cieux  en  étalent  embellis; 
Tandis  que  ce  pasteur,  assis  au  pied  d'un  liètre, 
Embrassait  Corydon  et  caressait  IMiylis, 
On  voyait  près  de  lui,  mais  non  pas  sur  sa  trace, 
Cet  adroit  courtisan  et  délicat  Horace, 
Mêlant  au  dieu  du  vin  l'une  et  l'autre  Vénus, 
D'un  ton  plus  libertin  caresser  avec  grùce 

Kt  Glycère  et  Ligurinus. 
Celui  qui  fut  puni  de  sa  coquetterie, 
Le  maître  en  l'art  d'aimer,  qui  rien  ne  nous  apprit, 
Prodiguait  à  Corinne  avec  galanterie 

Beaucoup  d'amour  et  trop  d'esprit. 
TibuUe,  caressé  dans  les  bras  de  Délie, 
Fardes  vers  enchanteurs  exhalait  ses  plaisirs; 
Et  Catulle  vantait,  plus  tendre  en  ses  désirs. 
Dans  son  style  emporté,  les  baisers  de  Lesbie. 
Vous  parûtes  alors,  adorable  Emilie  : 
.Te  vis  soudain  sur  vous  tous  les  y(;ux  se  tourner  ; 

Votre  aspect  enlaidit  les  belles. 

Et  de  leurs  amants  enchantés 

Vous  fîtes  autant  d'infidèles. 
Je  pensais  qu'à  l'instant  ils  allaient  m'inspiror: 
Mais,  jaloux  de  vous  plaire  et  de  vous  célébrer, 
Ils  ont  bien  rabaissé  ma  téméraire  audace. 
Je  vois  qu'il  n'appartient  qu'aux  maîtres  du  Parnasse 
De  vous  offrir  des  vers,  et  de  chanter  pour  vous  ; 
C'est  un  honneur  dont  je  serais  jaloux, 

Si  jamais  j'étais  à  leur  place. 


00  POÉSIES    DK    VOLTAlRt:. 

\LVII.  —  A  M.  LE  C0MT1£  ALGAROTTl 

(17:55) 

Lorsque  ce  grand  courrier  de  la  philosophie, 

Condamine  l'observateur  S 
De  l'Afrique  au  Pérou  conduit  par  Uranie, 

Par  la  gloire,  et  par  la  manie, 

S'en  va  griller  sous  l'équateur, 
Maupertuis  et  Clairaut,  dans  leur  docte  fureur. 

Vont  geler  au  pùle  du  monde. 
Je  les  vois  d'un  degré  mesurer  la  longueur, 

Pour  ôter  au  peuple  rimeur 

Ce  beau  nom  de  machine  ronde, 
Que  nos  flasques  auteurs,  en  chevillant  leurs  vers, 
Donnaient  à  l'aventure  à  ce  plat  univers. 

Les  astres  étonnés,  dans  leur  oblique  course, 

Le  grand,  le  petit  Chien,  et  le  Cheval,  et  l'Ourse, 

Se  disent  l'un  à  l'autre,  en  langage  des  cieux  : 

«  Certes,  ces  gens  sont  fous,  ou  ces  gens  sont  des  dieux.  » 

Et  vous,  Algarotti  -,  vous,  cj'gne  de  Padoue, 
Élève  harmonieux  du  cygne  de  Mantoue, 
Vous  allez  donc  aussi,  sous  le  ciel  des  frimas. 
Porter,  en  grelottant,  la  Ija'e  et  le  compas, 
Et,  sur  des  monts  glacés  traçant  des  parallèles, 
Faire  entendre  aux  Lapons  vos  chansons  immortelles  V 

1.  MM.  Godin,  Bouguer  et  de  La  Condamine  étaient  partis  alors 
pour  faire  leurs  observations  en  Amérique.'dans  les  contrées  voisines  de 
l'équateur.  MM.  de  Maupertuis,  Clairaut  et  Le  Monnier  devaient,  dans 
la  même  vue,  partir  pour  le  Nord,  et  M.  Algarotti  était  du  voyage.  Il 
s'agissait  de  décider  si  la  terre  est  un  sphéroïde  aplati  ou  allongé. 

2.  M.  Algarotti  faisait  très-bien  des  vers  en  sa  langue,  et  avait  quel- 
ques connaissances  en  mathématiques. 


K  PITRES.      .  91 

Allez  donc,  et  du  pôle  observé,  mesuré, 
Revenez  aux  Français  apporter  des  nouvelles. 

Cependant  je  vous  attendrai, 
Tranquille  admirateur  de  votre  astronomie, 
Sous  mon  méridien,  dans  les  champs  de  Cirey, 
N'observant  désormais  que  l'astre  d'Emilie. 
Kchauffé  par  le  feu  de  son  puissant  génie. 

Et  par  sa  lumière  éclaii'é. 

Sur  ma  lyre  je  chanterai 
Son  âme  universelle  autant  qu'elle  est  unique; 
Et  j'atteste  les  cieux,  mesurés  par  vos  mains, 
<}ue  j'abandonnerais  pour  ses  charmes  divins 

L'équateur  et  le  pôle  arctique. 


XLVIIl.  —  A  M.  DE  SA1.\T-LAMBKI\T 

(I73G) 

Mon  esprit  avec  embarras 
Poursuit  des  vérités  arides  ; 
J'ai  quitté  les  brillants  appas 
Des  muses,  mes  dieux  et  mes  guides, 
Pour  l'astrolabe  et  le  compas 
Des  Maupertuis  et  des  Euclides. 
Du  vrai  le  pénible  fatras 
Détend  les  cordes  de  ma  lyre; 
Vénus  ne  veut  plus  me  sourire. 
Les  Grâces  détournent  leurs  pas. 
Ma  muse,  les  yeux  pleins  de  larmes, 
Saint-Lambert,  vole  auprès  de  vous  ; 
Elle  vous  prodigue  ses  cliarmes  : 
Je  lis  vos  vers,  j'en  suis  jaloux. 
Je  voudrais  en  vain  vous  répondre  ; 
Son  refus  vient  de  me  confondre  , 


92  I>01-:SJFS    UK     VOI-TAniE. 

Vous  avez  fixé  ses  amours, 

Et  vous  les  fixerez  toujours. 

Pour  foruKT  un  lien  durable 

Vous  avez  sans  doute  un  secret; 

Je  l'envisage  avec  regret, 

Et  ce  secret,  c'est  d'être  aimable. 


XLIX.  —  A   M'i'   DE  LLBEl\T 
(na-î) 

Charmante  Iris,  (jui,  sans  chercher  à  plaire, 
Savez  si  bien  le  secret  de  charmer  ; 
Vous  dont  le  C(eur,  généreux  (;t  sincère, 
Pour  son  repos  sut  trop  bien  l'art  d'aimer; 
Vous  dont  l'esjjrit,  formé  par  la  lecture, 
^e  parle  pas  toujours  mode  et  coiffure  ; 
Souffrez,  Iris,  que  ma  muse  aujourd'hui 
Cherche  à  tromper  un  moment  votre  ennui. 
Auprès  de  vous  on  voit  toujours  les  Grâces  : 
Pourquoi  bannir  les  Plaisirs  et  les  Jeux? 
L'Amour  les  veut  rassembler  sur  vos  traces  : 
Pourquoi  chercher  à  vous  éloigner  d'eux  ? 
Du  noir  chagrin  volontaire  victime, 
Vous  seule.  Iris,  faites  votre  tourment. 
Et  votre  cœur  croirait  commettre  un  crime 
S'il  se  prêtait  à  la  joie  un  moment. 
De  vos  malheurs  je  sais  toute  l'histoire; 
L'Amour,  l'Hymen,  ont  trahi  vos  désirs  : 
Oubliez-les  :  ce  n'est  que  des  plaisirs 
Dont  nous  devons  conserver  la  mémoire. 
Les  maux  passés  ne  sont  plus  de  vrais  maux; 
Le  présent  seul  est  de  notre  apanage, 
Et  l'avenir  peut  consoler  le  sage, 


kimtuks.  03 

Mais  ne  saurait  altérer  son  repos. 

Du  cher  objet  que  votre  cceur  adore 

Ne  craignez  rien;  comptez  sur  vos  attraits  : 

11  vous  aima  :  son  cœur  vous  aime  encore, 

Et  son  amour  ne  finira  jamais. 

Pour  son  bonheur  bien  moins  que  pour  le  vôtre, 

De  la  Fortune  il  brigue  les  faveurs; 

Klle  vous  doit,  après  tant  de  rigueurs, 

Pour  son  honneur  rendre  heureux  l'un  et  l'autre. 

D'un  tendre  ami,  qui  jamais  ne  rendit 

A  la  Fortune  un  criminel  hommage. 

Ce  sont  les  vœux.  Goûtez,  sur  son  présage. 

Dès  ce  moment  le  sort  qu'il  vous  prédit. 


!..  —  A    M"-  LA  M\!lQl  ISF  DU  CIIATKLET 

SLU    i.A    piiii.osoi'iiii;    i>K    m:\vïo\ 

Tu  m'appelles  à  toi,  vaste  et  puissant  génie, 

Minerve  delà  France,  immortelle  Kinilie; 

Je  m'éveille  à  ta  voix,  je  niarclie  à  ta  clarté, 

Sur  les  pas  des  Vertus  et  de  la  Vérité. 

Je  quitte  Melpomène  et  les  jeux  du  théâtre. 

Ces  combats,  ces  lauriers,  dont  je  fus  idolâtre  ; 

De  ces  triomphes  vains  mon  cœur  n'est  i)lus  touché. 

Que  le  jaloux  Rufus,  à  la  terre  attaché, 

Traîne  au  bord  du  tombeau  la  fureur  insensée 

D'enfermer  dans  un  vers  une  fausse  pensée  ; 

Qu'il  arme  contre  moi  ses  languissantes  mains 

Des  traits  qu'il  destinait  au  reste  des  humains  ; 

Que  quatre  fois  par  mois  un  ignorant  Zoïle 

Élève,  en  frémissant,  une  voix  imbécile  : 


'M  POKSIES    DE    VOLTAIRE. 

Je  n'entends  point  leurs  cris,  que  la  haine  a  formés  ; 

Je  ne  vois  point  leurs  pas,  dans  la  fange  imprimés. 

Le  charme  tout-puissant  de  la  piiilosophie 

Élève  un  esprit  sage  au-dessus  de  l'envie. 

Tranquille  au  haut  des  cieuxque  .Newton  s'est  soumis, 

Il  ignore  en  effet  s'il  a  des  ennemis  : 

Je  ne  les  connais  plus.  Déjà  de  la  carrière] 

L'auguste  Vérité  vient  m'ouvrir  la  barrière; 

Déjà  ces  tourbillons,  l'un  par  l'autre  pressés, 

Se  mouvant  sans  espace,  et  sans  règle  entassés. 

Ces  fantômes  savants  à  mes  yeux  disparaissent. 

Un  jour  plus  pur  me  luit;  les  mouvements  renaissent. 

L'espace,  qui  de  Dieu  contient  l'immensité, 

Voit  rouler  dans  son  sein  l'univers  limité, 

Cet  univers  si  vaste  à  notre  faible  vue. 

Et  qui  n'est  qu'un  atome,  un  point  dans  l'étendue. 

Dieu  parle,  et  le  chaos  se  dissipe  à  sa  voix  ; 

Vers  un  centre  commun  tout  gravite  à  la  fois. 

Ce  ressort  si  puissant,  l'àme  de  la  nature. 

Était  enseveli  dans  une  nuit  obscure  ; 

Le  compas  de  Newton,  mesurant  l'univers, 

Lève  enfin  ce  grand  voile,  et  les  cieux  sont  ouverts. 

Il  déploie  à  mes  yeux,  par  une  main  savante, 

De  l'astre  des  saisons  la  robe  étincelante  : 

L'émeraude,  l'azur,  le  pourpre,  le  rubis, 

Sont  l'immortel  tissu  dont  brillent  ses  habits. 

Chacun  de  ses  rayons,  dans  sa  substance  pure, 

Porte  en  soi  les  couleurs  dont  se  peint  la  nature; 

Et,  confondus  ensemble,  ils  éclairent  nos  yeux, 

Ils  animent  le  monde,  ils  emplissent  les  cieux. 

Confidents  du  Très-Haut,  substances  éternelles, 
Qui  brûlez  de  ses  feux,  qui  couvrez  de  vos  ailes 
Le  trône  où  votre  maître  est  assis  parmi  vous. 
Parlez  :  du  srand  Newton  n'étiez-vous  point  jaloux? 


ÉPI  TRES.  95 

La  inei"  enteud  sa  voix.  Je  vois  riiumide  eniiure 
S'élever,  s'avancer  vers  le  ciel  qui  l'attire  : 
Mais  un  pouvoir  central  arrête  ses  elVorts  ; 
La  mer  tombe,  s'affaisse,  et  roule  vers  ses  bords. 

Comètes,  que  l'on  craint  à  l'égal  du  tonnerre, 
Cessez  d'épouvanter  les  peuples  de  lu  terre  : 
Dans  une  ellipse  immense  achevez  votre  cours; 
Remontez,  descendez  près  de  l'astre  des  jours; 
Lancez  vos  feux,  volez,  et,  revenant  sans  cesse, 
Des  mondes  épuisés  ranimez  la  vieillesse. 

Et  toi,  sœur  du  soleil,  astre  qui,  dans  les  cieux. 
Des  sages  éblouis  trompais  les  faibles  yeux, 
Newton  de  ta  carrière  a  marqué  les  limites; 
Marche,  éclaire  les  nuits,  tes  bornes  sont  prescrites. 

Terre,  change  de  forme;  et  que  la  pesanteur. 
En  abaissant  le  pôle,  élève  l'équateur  : 
Pùle  immobile  aux  yeux,  si  lent  dans  votre  course, 
Fuyez  le  char  glacé  des  sept  astres  de  l'Ourse  : 
Eml)rassez,  dans  le  cours  de  vos  longs  mouvements'. 
Deux  cents  siècles  entiers  par  delà  six  mille  ans. 

Que  ces  objets  sont  beaux  !  que  notre  àme  épurée 
Vole  à  ces  vérités  dont  elle  est  éclairée  ! 
Oui,  dans  le  sein  de  Dieu,  loin  de  ce  corps  mortel, 
L'esprit  semble  écouter  la  voix  de  l'Éternel. 

Vous  à  qui  cette  voix  se  fait  si  bien  entendre, 
Comment  avez-vous  pu,  dans  un  ùge  encor  tendre, 
Malgré  les  vains  plaisirs,  ces  écueils  des  beaux  jours, 
Prendre  un  vol  si  hardi,  suivre  un  si  vaste  cours? 
Marcher,  après  Newton,  dans  cette  route  obscure 
Du  labyrinthe  immense  où  se  perd  la  nature  ? 
Puissé-je  auprès  de  vous,  dans  ce  temple  écarté. 
Aux  regards  des  Français  montrer  la  vérité  ! 

1.  C'est  la  période  do  la  précossion  des  équinoxcs,  laquelle  s'accom- 
plit en  vingt-six  mille  neuf  cents  ans,  ou  environ. 


90  l'Oi:SIi:S    DK    VOLTAIRE. 

Tandis  qu'Algarotti  ',  sûr  d'instruire  et  de  plaire, 
Vers  le  libre  t-tonné  conduit  cette  étrangère, 
Que  de  nouvelles  lleurs  il  orne  ses  attraits, 
I.e  compas  à  la  main  j'en  tracerai  les  traits  ; 
De  mes  crayons  grossiers  je  peindrai  l'immortelle. 
Cherchant  à  rembellir,  je  la  rendrais  moins  belle  : 
Elle  est,  ainsi  que  vous,  noble,  simpl».',  et  sans  fard, 
Au-dessus  de  l'éloge,  au-dessus  de  mon  art. 


I,T.  —   \r  PRTNCE  nOYAL 

U  K  l' l  I  s     r.  0  I     U  E     F  n  L  s  s  E 
DE     l'usage     DK     la     science     dans    les     PKINCES 

Octobre  n36. 

Prince,  il  est  peu  de  rois  que  les  muses  instruisent; 
Peu  savent  éclairer  les  peuples  qu'ils  conduisent. 
Le  sang  des  Antonins  sur  la  terre  est  tari  ; 
Car,  depuis  ce  héros  de  Rome  si  chéri, 
Ce  philosophe  roi,  ce  divin  Marc  Aurèle, 
Des  princes,  des  guerriers,  des  savants  le  modèle, 
Quel  roi,  sous  un  tel  joug  osant  se  captiver, 
Dans  les  sources  du  vrai  sut  jamais  s'abreuver? 
Deux  ou  trois,  tout  au  plus,  prodiges  dans  l'histoire. 
Du  nom  de  philosophe  ont  mérité  la  gloire; 
Le  reste  est  à  vos  yeux  le  vulgaire  des  rois, 
Esclaves  des  plaisirs,  fiers  oppresseurs  des  lois. 
Fardeaux  de  la  nature,  ou  fléaux  de  la  terre, 
Endormis  sur  le  trône,  ou  lançant  le  tonnerre. 


1.  M.  Algarotli,  jeune  Vénitien,  faisait  imprimer  alors  à  Venise  un 
traité  sur  la  lumière,  .Veit<OHi(iHismo  par /eflawjf,  dans  lequel  il  expli- 
q,uait  l'attraction.  M.  de  Voltaire  fut  le  premier  en  Franco  qui  expliqua 
les  découvertes  de  Newton. J 


KIMTRES.  97 

Le  monde,  aux  pieds  des  rois,  les  voit  sous  un  faux  jour; 

Qui  sait  régner  sait  tout,  si  l'on  en  croit  la  cour. 

Mais  quel  est  en  effet  ce  grand  art  politique. 

Ce  talent  si  vanté  dans  un  roi  dospoti(|ue? 

Tranquille  sur  le  trône,  il  parle,  on  obéit; 

S'il  sourit,  tout  est  gai;  s'il  est  triste,  on  frémit. 

Quoi!  régir  d'un  coup  d'cL-il  une  foul<;  servilc, 

Est-ce  un  poids  si  pesant,  un  art  si  dillicilc? 

Non  :  mais  fouler  aux  pieds  la  coupe  de  l'erreur, 

Dont  veut  vous  enivrer  un  ennemi  flatteur, 

Des  prélats  courtisans  confondre  l'arlifice, 

.Aux  organes  des  lois  enseigner  la  justice; 

Du  séjour  doctoral  chassant  l'absurdité. 

Dans  son  sein  ténébreux  placer  la  vérité, 

Éclairer  le  savant,  et  soutenir  le  sage. 

Voilà  ce  que  j'admire,  et  c'est  là  votre  ouvrage. 

L'ignorance,  en  un  mot,  flétrit  toute  grandeur. 

Du  dernier  roi  d'Espagne'  un  grave  ambassad<'ur 
De  deux  savants  anglais  reçut  une  prière; 
Ils  voulaient,  dans  l'école  apportant  la  lumière. 
De  l'air  qu'un  long  cristal  enferme  en  sa  hauteur. 
Aller  au  haut  d'un  mont  niarciuer  la  i)esantcur^. 
11  pouvait  les  aider  dans  ce  savant  voyage; 

1.  Celte  aventure  se  passa  à  Londres,  la  premiùro  année  du  rôgno  de 
Charles  II,  roi  d'Espagne. 

2.  Il  s'agissait  de  reconnaître  la  difTérence  du  poids  de  l'atmosphero 
au  pied  et  au  sommet  de  la  montagne.  Pour  s'épargner  l'embarras  d'y 
transporter  un  baromètre,  on  se  proposait  d'employer  un  siphon,  dont 
une  des  branches  serait  bouchée  à  l'e-xtrémité  supérieure  ;  le  bas  étant 
rempli  de  mercure,  qui  doit  être  de  niveau  dans  l-.s  deux  branches  ;  u 
pied  de  la  montagne.  Au  sommet  le  mercure  se  trouve  plus  haut  dans 
la  branche  ouverte,  et  plus  bas  dans  la  branche  fermée.  La  différence 
de  niveau  sert  à  connniiro  celle  du  poids  de  l'atmosphère.  Plus  la  brandie 
fermée  (c'est-à-dire  le  tube  qui  renferme  l'air  de  la  montagne)  est  lon- 
gue, plus  l'expérience  peut  être  exacte.  Voild  pourquoi  .\I.  do  Voltaire 
dit  un  long  cristal.  Depuis  qu'on  sait  conslruire  des  baromètres  porta- 
tifs, on  a  cessé  d'employer  toute  autre  espèce  d'instrument  pour  ces 
expériences.  (Xole  de  l'éd.  de  Kvltl.) 


08  POKSIES    DE    VOLÏAIHE. 

11  les  prit  pour  des  fous  :  lui  seul  était  peu  sage. 

Que  dirui-je  d'un  pape  et  de  sept  cardinaux, 

D'un  zèle  apostolique  unissant  les  travaux, 

Tour  apprendre  aux  humains,  dans  leurs  augustes  codes, 

Que  c'était  un  péché  de  croire  aux  antipodes? 

Combien  de  souverains,  chrétiens  et  musulmans, 

Ont  tremblé  d'une  éclipse,  ont  craint  des  talismans! 

Tout  monarque  indolent,  dédaigneux  de  s'instruire, 

iv-t  le  jouet  honteux  de  qui  veut  le  séduire. 

Un  astrologue,  un  moine,  un  chimiste  effronté, 

Se  font  un  revenu  de  sa  crédulité. 

Il  prodigue  au  dernier  son  or  par  avarice; 

11  demande  au  premi(n'  si  Saturne  propice, 

D'un  aspect  fortuné  regardant  le  soleil. 

L'appelle  à  table,  au  lit,  à  la  chasse,  au  conseil; 

11  est  aux  pieds  de  l'autre,  et,  d'une  àme  soumise, 

Par  la  crainte  du  diable,  il  enrichit  l'Église. 

Un  pareil  souverain  ressemble  à  ces  faux  dieux. 

Vils  marbres  adorés,  ayant  en  vain  des  yeux; 

Et  le  prince  éclairé,  ([ue  la  raison  domine, 

Est  un  vivant  portrait  de  l'essence  divine. 

Je  sais  que  dans  un  roi  l'étude,  le  savoir. 
N'est  pas  le  seul  mérite  et  l'unique  devoir; 
Mais  qu'on  me  nomme  enfin,  dans  l'histoire  sacrée. 
Le  roi  dont  la  mémoire  est  le  plus  révérée  : 
C'est  ce  bon  Salomon,  que  Dieu  même  éclaira. 
Qu'on  chérit  dans  Sion,  que  la  terre  admira. 
Qui  mérita  des  rois  le  volontaire  hommage. 
Son  peuple  était  heureux,  il  vivait  sous  un  sage  : 
L'Abondance,  à  sa  voix,  passant  le  sein  des  mers, 
Volait  pour  l'enrichir  des  bouts  de  l'univers; 
Comme  à  Londre,  à  Bordeaux,  de  cent  voiles  suivie, 
Elle  apporte,  au  printemps,  les  trésors  de  l'Asie. 
Ce  roi,  que  tant  d'éclat  ne  pouvait  éblouir. 


i;  PITRES.  00 

Sut  joindre  à  ses  talents  l'art  heureux  de  jouir. 
Ce  sont  là  les  leçons  qu'un  roi  prudent  doit  suivre; 
Le  savoir,  on  eflet,  n'est  rien  sans  l'art  de  vivre. 
Qu'un  roi  n'aille  donc  point,  épris  d'un  faux  éclat, 
Pâlissant  sur  un  livre,  oublier  son  État: 
Que  plus  il  est  instruit,  plus  il  aime  la  gloire. 

De  ce  monarque  anglais  vous  connaissez  l'histoire  : 
Dans  un  fatal  exil  Jacques  laissa  périr 
Son  gendre  infortuné,  qu'il  eût  pu  secourir. 
Ml  !  qu'il  eût  mieux  valu,  rassemblant  ses  armées, 
Délivrer  des  Germains  les  villes  opprimées, 
Venger  d(>  tant  d'États  les  désolations. 
Et  tenir  la  balance  entre  les  nations, 
Que  d'aller,  des  docteurs  briguant  les  vains  suffrages, 
\u  doux  enfant  Jésus  dédier  ses  ouvrages*! 
In  monar(|ue  éclaire  n'est  pas  un  roi  pédant  : 
Il  combat  en  héros,  il  pense  en  vrai  savant. 
Tel  fut  ce  Julien  méconnu  du  vulgaire, 
Philosophe  et  guerrier,  terrible  et  populaire. 
Ainsi  ce  grand  César,  soldat,  prêtre,  orateur, 
Fut  du  peuple  romain  l'oracle  et  le  vainqueur. 
On  sait  qu'il  fit  encor  bien  pis  dans  sa  jeunesse; 
Mais  tout  sied  au  héros,  excepté  la  faiblesse. 

LU.  —  A    M"'    DE    T...,   DE    ROUEN 

Q.CI     AVAIT    ÉCRIT     A     l'aITEIR 
CONJOINTEMENT      AVEC      M.      DE      CIDEVILLE 

(1738) 

Quoi!  celle  qui  n'a  dû  connaître 
Que  les  Grâces,  ses  tendres  sœurs, 

1.  Le  roi  Jacques  fit  un  petit  traité  de  théologie  qu'il  dédia  à  l'enfant 
Jésus. 


100  l>Ol':SIt;S    DL     VOLTAir.E. 

Diî  qui  l(;s  iiuiins  cuoillent  dos  fleurs, 

Kt  de  qui  les  pas  les  font  naître, 

Kn  philosophe  ose  paraître 

Dans  les  profondeurs  des  détours 

Où  l'on  voit  le-;  épines  croître; 

Kt  la  maîtresse  des  Amours 

A  choisi  Newton  ])Our  son  maître! 

Je  vois  cette  jeune  beauté. 
Du  palais  de  la  Volupté, 
Se  promener  d'un  pas  agile 
Au  temple»  de  la  Vérité. 
La  route  en  était  difficile  ; 
Mais  elle  est  avec  Cideville, 
Dans  ces  deux  temples  si  fêté. 
Jusqu'où  n'a-t-elle  point  été 
Avec  ce  conducteur  habile? 

Je  vois  que  la  nature  a  fait. 
Parmi  ses  œuvres  infinies, 
Deux  fois  un  ouvrage  parfait  : 
KUe  a  formé  doux  Kmilies. 


Lin.  —  AU    PRINCE    ROYAL    DE    PRUSSE 

(1738) 

Vous  ordonnez  que  je  vous  dise 

Tout  ce  qu'à  Cirey  nous  faisons  : 
Ne  le  voyez-vous  pas  sans  qu'on  vous  en  instruise? 
Vous  êtes  notre  maître,  et  nous  vous  imitons  : 
Nous  retenons  de  vous  les  plus  belles  leçons 

De  la  sagesse  d'Épicure; 

Comme  vous,  nous  sacrifions 

A  tous  les  arts,  à  la  nature; 

Mais  de  fort  loin  nous  vous  suivons. 


K  PITRES.  101 

Ainsi,  tandis  (|u'ù  raveiiture 

Le  dieu  du  jour  lance  un  rayon 

Au  fond  de  quelque  clianibre  obscure, 

De  ses  traits  la  lumière  pure 

Y  peint  du  plus  vaste  horizon 

La  perspective  en  miniature. 

Une  telle  comparaison  ... 

Se  sent  un  peu  de  la  lecture 

Et  de  kirclier  et  de  Newton. 

Par  ce  ton  si  philosophi(iut^ 

Qu'ose  prendre  ma  faible  voix, 

Peut-être  je  gâte  à  la  fois 

La  poésie  et  la  physi(|ue. 

Mais  cette  nouveauté  me  plcjuc; 

Et  du  vieux  code  poétique 

Ji»  commence  à  braver  les  lois. 

Qu'un  autre  dans  ses  vers  lyriques, 

Depuis  deux  mille  ans  répétés, 

Brode  encor  des  fables  antiques; 

Je  veux  de  neuves  vérités. 

Divinités  des  bergeries, 

Naïades  des  rives  fleuries. 

Satyres,  qui  dansez  toujours. 

Vieux  enfants  que  Ton  nomme  Amours, 

Qui  faites  naître  en  nos  prairies 

De  mauvais  vers  et  de  beaux  jours, 

Allez  remplir  les  hémistiches 

De  ces  vers  pillés  et  postiches 

Des  rimailleurs  suivant  les  cours. 

D'une  mesure  cadencée 

Je  connais  le  charme  enchanteur  : 

L'oreille  est  le  chemin  du  ceur; 

L'harmonie  et  son  bruit  flatteur 

Sont  l'ornement  de  la  pensée  : 

0. 


102  POKSII-:S    DK     VOLTAUiE. 

Mais  je  [)réfère  avec  raison, 
Les  belles  fautes  du  génie 
A  l'exacte  et  froide  oraison 
D'un  puriste  d'académie. 
Jardins  plantés  en  symétrie, 
Arbres  nains  tirés  au  cordeau. 
Celui  qui  vous  mit  au  niveau 
En  vain  s'applaudit,  se  récrie, 
Isn  voj'ant  ce  petit  morceau  : 
Jardins,  il  faut  que  je  vous  fuie; 
Trop  d'art  me  révolte  et  m'ennuie. 
J'aime  mieux  ces  vastes  forêts  : 
La  nature,  libre  et  hardie. 
Irrégulière  dans  ses  traits, 
S'accorde  avec  ma  fantaisie. 
Mais  dans  ce  discours  familiiT 
En  vain  je  crois  étudier 
Cette  nature  simple  et  belle, 
Je  me  sens  plus  irrégulier 
Et  beaucoup  moins  aimable  qu'elle. 
.Accordez-moi  votre  pardon 
Pour  cette  longue  rapsodie; 
Je  l'écrivis  avec  saillie. 
Mais  peu  maître  de  ma  raison. 
Car  j'étais  auprès  d'Emilie. 


.   LIV.  —  AU    PRINCE    ROYAL    DE    PRUSSE 

Al'     NOM     DE     M""     LA     MAIiQllSE     DL     CHATELET 
A     Qll    IL     AVAIT    DEMANDÉ     CE     QL'eLLE     FAISAIT    A    CIRE  Y 


•  (1-38) 

Un  peu  philosophe  et  bergère. 
Dans  le  sein  d'un  riant  séjour, 


KPITUKS.  103 

Loin  des  riens  brillants  de  la  cour, 
Des  intrigues  du  ministère, 
Des  inconstances  de  l'amour. 
Des  absurdités  du  vulfraire 
Toujours  sot  et  toujours  trompé, 
Et  de  la  troupe  mercenaire 
Par  qui  ce  vulgaire  est  dupé,  « 

Je  vis  heureuse  et  solitaire; 
Non  pas  que  mon  esprit  sévère 
Haïsse  par  son  caractère  -    . 

Tous  les  humains  également  : 
Il  faut  les  fuir,  c'est  chose  claire. 
Mais  non  pas  tous,  assurément. 
Vivre  seule  dans  sa  tanière 
Est  un  assez  méchant  parti; 
Et  ce  n'est  qu'avec  un  ami 
Que  la  solitude  doit  plaire. 
Pour  ami  j'ai  choisi  Voltaire;  • 

Peut-être  en  feriez-vous  ainsi. 
Mes  jours  s'écoulent  sans  tristesse; 
Et,  dans  mon  loisir  studieux, 
Je  ne  demandais  rien  aux  dieux 
Que  quelque  dose  de  sagesse, 
Quand  le  plus  aimable  d'entre  eux, 
A  qui  nous  érigeons  un  temple, 
A,  par  ses  vers  doux  et  nombreux, 
Dj  la  sagesse  que  je  veux 
Donné  les  leçons  et  l'exemple. 
Frédéric  est  le  nom  sacré 
De  ce  dieu  charmant  qui  m'éclaire  : 
Que  ne  puis-je  aller  à  mon  gré 
Dans  l'Olympe  où  l'on  le  révère! 
Mais  le  chemin  m'en  est  bouché. 
Frédéric  est  un  dieu  caché, 


101  POKSIKS    DK    VOLTAinE. 

Et  c'est  ce  (ini  nous  désespère. 
Pour  moi,  nymphe  de  ces  coteaux. 
Et  dt'S  prés  si  verts  et  si  beaux, 
Enriciiis  de  Teuu  qui  les  baise, 
Soumise  au  tleuve  de  La  Biaise, 
Je  reste  parmi  ses  roseaux. 
Mais  vous,  du  séjour  du  tonnerre 
^e  pourriez-vous  descendre  un  peu? 
(l'est  bien  la  peine  d'être  dieu 
Uuand  on  ne  vient  pas  sur  la  terre'. 


I.V.  —    V    M.   IIKLVÉTIUS 

(1738) 

Apprenti  fermier  général. 
Très-savant  maître  en  l'art  de  plaire, 
Chez  Plutus,  ce  gros  dieu  brutal, 
Vous  portâtes  mine  étrangère; 
Mais  chez  les  Amours  et  leur  mère, 
Chez  Minerve,  chez  Apollon, 
Lorsque  vous  vîntes  à  paraître, 
On  vous  prit  d'abord  pour  le  maître 
Ou  pour  l'enfant  de  la  maison. 
Vainement  sur  votre  menton 
La  main  de  l'aimable  Jeunesse 
N'a  mis  encor  que  son  coton. 
Toute  la  raisonneuse  espèce 
Croit  voir  en  vous  un  vrai  barbon  ; 
Et  cependant  votre  maîtresse 
Jamais  ne  s'y  méprit,  dit-on  : 
Car  au  langage  de  Platon, 
Au  savoir  qui  dans  vous  réside, 


KPIïTiKS.  105 

A  ce  minois  de  Céladon, 
Vous  joignez  la  force  d'Alcide. 


LVI 
AL    ROI   DF.   PRUSSE  FUÉDÉUIC   LK  GRAND 

K\      U  ÉPONSE      A       L\K      l.KTTUE 

«ONT    II,    HONOIIA     l'ai  TEL  R 

A     S0.\     AVÈNEMENT     A     LA      COIKONNE 

(Jaoi!  vous  êtes  monarque,  et  vous  m'aimez  encore! 
Quoi  !  le  premier  moment  de  cette  heureuse  aurore 
Qui  promet  à  la  terre  un  jour  si  lumineux. 
Marqué  par  vos  bontés,  met  le  comble  à  mes  vœux! 
0  cœur  toujours  sensible!  âme  toujours ^gale  ! 
Vos  mains  du  trùne  à  moi  remplissent  Tintervalle, 
Citoyen  couronné,  des  préjugés  vainqueur. 
Vous  m'écrivez  en  homme,  et  parlez  à  mon  cœur. 
Cet  écrit  vcM-tueux,  ces  divins  caractères, 
Du  bonheur  des  humains  sont  les  gages  sincères. 
Ah  !  prince  !  ah  !  digne  espoir  de  nos  cœurs  captivés! 
Ah  !  régnez  à  jamais  comme  vous  écrivez. 
Poursuivez,  remplissez  des  vœux  si  magnanimes  : 
Tout  roi  jure  aux  autels  de  réprimer  les  crimes; 
Et  vous,  plus  digne  roi,  vous  jurez  dans  mes  mains 
De  protéger  les  arts,  et  d'aimer  les  humains. 

Et  toi  *  dont  la  vertu  brilla  persécutée. 
Toi  qui  prouvas  un  Dieu,  mais  qu'on  nommait  athée, 
Martyr  de  la  raison,  que  l'envie  en  fureur 

1.  Le  professeur  Wolf,  persécuté  comme  athée  parles  théologiens  de 
l'université  de  Hall,  chassé  par  Frédéric  II,  sous  peine  d'être  pendu,  et 
fait  chancelier  de  la  même  université,  à  l'avènement  de  Frédéric  III. 


100  POÉSIES    DE    VOLTAIRE. 

Chassa  de  son  pays  par  les  mains  de  Terreur, 
Reviens,  il  n'est  plus  rien  qu'un  philosophe  craigne; 
Socrate  est  sur  le  trône,  et  la  Vérité  règne. 

Cet  or  qu'on  entassait,  ce  pur  sang  des  États, 
Qui  leur  donne  la  mort  en  ne  circulant  pas, 
Répandu  par  ses  mains,  au  gré  de  sa  prudence, 
Va  ranimer  la  vie,  et  porter  l'abondance. 
La  sanglante  injustice  expire  sous  ses  pieds  : 
Déjà  les  rois  voisins  sont  tous  ses  alliés; 
Ses  sujets  sont  ses  fils,  l'honnête  homme  est  son  frère  ; 
Ses  mains  portent  l'olive,  et  s'arment  pour  la  guerre. 
Il  ne  recherche  point  ces  énormes  soldats. 
Ce  superbe  appareil,  inutile  aux  combats. 
Fardeaux  embarrassants,  colosses  de  la  guerre, 
Enlevés,  à  prix  d'or',  aux  deux  bouts  de  la  terre; 
Il  veut  dans  ses  guerriers  le  zèle  et  la  valeur, 
Et,  sans  les  mesurer,  juge  d'eux  par  le  cœur. 
Ainsi  pense  le  juste,  ainsi  règne  le  sage. 
Mais  il  faut  au  grand  homme  un  plus  heureux  partage 
Consulter  la  prudence,  et  suivre  l'équité. 
Ce  n'est  encor  qu'un  pas  vers  l'immortalité. 
Oui  n'est  que  juste  est  dur  ;  qui  n'est  que  sage  est  triste. 
Dans  d'autres  sentiments  Théroïsme  consiste. 
Le  conquérant  est  craint,  le  sage  est  estimé  : 
Mais  le  bienfaisant  charme,  et  lui  seul  est  aimé; 
Lui  seul  est  vraiment  roi;  sa  gloire  est  toujours  pure; 
Son  nom  parvient  sans  tache  à  la  race  future. 
A  qui  se  fait  chérir  faut-il  d'autres  exploits? 
Trajan,  non  loin  du  Gange,  enchaîna  trente  rois  : 
A  peine  a-t-il  un  nom  fameux  par  la  victoire  : 
Connu  par  ses  bienfaits,  sa  bonté  fait  sa  gloire. 
Jérusalem  conquise,  et  ses  murs  abattus, 

1.  Un   de  ces  soldats,   qu'on    nommait  Petit-Jean,  avait  été  acheté 
■vingt-quatre  mille  livres. 


tPITRES.  107 

N'ont  point  éternisé  le  grand  nom  de  Titus;  ■  ♦ 

Il  fut  aimé  :  voilà  sa  grandeur  véritable.  • 

0  vous  qui  l'imitez,  vous,  son  rival  aimable, 
Efifacez  le  héros  dont  vous  suivez  les  pas  : 
Titus  perdit  un  jour,  ot  vous  n'en  perdrez  pas. 


LVII.  —  A  UN  MINISTRE   D'ÉTAT  * 

Str,     I.'ENCOLR  AGEMENT     DES    ARTS 
(1710) 

Toi  qui,  mêlant  toujours  l'agréable  ù  l'utile, 
Des  plaisirs  aux  travaux  passes  d'un  vol  agile; 
Que  j'aime  à  voir  ton  goût,  par  des  soins  bienfaisants, 
Encourager  les  arts  à  ta  voix  renaissants! 
Sans  accorder  jamais  d'injuste  préférence. 
Entre  tous  ces  rivaux  tiens  toujours  la  balance. 
De  Melpomène  en  pleurs  anime  les  accents; 
De  sa  riante  sœur  chéris  les  agréments; 
Anime  le  pinceau,  le  ciseau,  rhanuonic, 
Et  mets  un  compas  d'or  dans  les  mains  d'Uranie. 
Le  véritable  esprit  sait  se  plier  à  tout  : 
On  ne  vit  qu'à  demi  quand  on  n"a  qu'un  seul  goût. 
Je  plains  tout  être  faible,  aveugle  en  sa  manie. 
Qui  dans  un  seul  objet  confina  son  génie. 
Et  qui,  de  son  idole  adorateur  charmé. 
Veut  immoler  le  reste  au  dieu  qu'il  s'est  formé. 
Entends-tu  murmurer  ce  sauvage  algébriste, 
A  la  démarche  lente,  au  teint  blême,  à  l'œil  triste. 
Qui,  d'un  calcul  aride  à  peine  encore  instruit. 
Sait  que  quatre  est  à  deux  comme  seize  e=t  à  huit? 

1.  Le  comto  do  Maurepas. 


108  POÉSIES  Di:   voi/rviiu:. 

11  méprise  Racine,  il  insulte  à  Cornrjlle; 
Lulli  n'a  point  do  son  pour  sa  pe.'^aiitii  oreille; 
Kt  Iiuljens  vainernont,  sous  ses  pinceaux  llatteurs, 
De  la  belle  nature  assortit  les  couleurs. 
Des  XX  redoublés  admirant  la  puissance, 
Il  croit  que  Varignon  fut  seul  utile  en  Franc»', 
Et  s'étonne  surtout  qu'inspiré  par  l'amour. 
Sans  algèbre  autrefois  Quinault  ciiarmàt  la  cour. 

Avec  non  moins  d'orgueil  et  non  moins  de  folie, 
Un  élève  d'Euterpe,  un  enfant  de  Thalle, 
Qui,  dans  ses  vers  pillés,  nous  répète  aujourd'liui     * 
Ce  qu'on  a  dit  cent  fois  et  toujours  mieux  que  lui. 
De  sa  frivole  muse  admirateur  unique. 
Conçoit  pour  tout  le  reste  un  dégoût  léthargique, 
Prend  pour  des  arpenteurs  Archimôde  et  Newton 
Et  voudrait  mettre  en  vers  Aristote  et  Platon. 

Ce  bœuf  qui  pesamment  rumine  ses  problèmes, 
Ce  papillon  folâtre,  ennemi  des  systèmes, 
Sont  regardés  tous  deux  avec  un  ris  moqueur 
Par  un  bavard  en  robe,  apprenti  chicaneur. 
Qui,  de  papiers  timbrés  barljouilleur  mercenaire, 
Vous  vend  pour  un  écu  sa  plume  et  sa  colère. 
"  Pauvres  fous,  vains  esprits,  s'écrie  avec  hauteur 
Un  ignorant  fourré,  fier  du  nom  de  docteur, 
Venez  à  moi;  laissez  Massillon,  Bourdaloue; 
Je  veux  vous  convertir;  mais  je  veux  qu'on  me  loue. 
Je  divise  en  trois  points  le  plus  simple  des  cas; 
J'ai  vingt  ans,  sans  l'entendre,  expliqué  saint  Thomas.  » 
Ainsi  ces  charlatans,  de  leur  art  idolâtres, 
Attroupent  un  vain  peuple  au  pied  de  leurs  théâtres. 
L'honnête  homme  est  plus  juste,  il  approuve  en  autrui 
Les  arts  et  les  talents  qu'il  ne  sent  point  en  lui. 

Jadis  avant  que  Dieu,  consommant  son  ouvrage, 
Eût  d'un  souffle  de  vie  animé  son  image, 


EPITRES. 


109 


Il  se  plut  à  créer  des  animaux  divers  : 

L'aigle  au  regard  perçant,  pour  régner  dans  les  airs; 

Le  paon,  pour  étaler  l'iris  de  son  plumage; 

Le  coursier,  pour  servir;  le  loup,  pour  le  carnage; 

Le  chien,  fidèle  et  prompt;  l'ilne,  docile  et  lent; 

Et  le  taureau  farouche,  et  l'animal  l)êlant; 

Le  chantre  des  forêts;  la  douce  tourterelle. 

Qu'on  a  cru  faussement  des  amants  le  modèle  : 

l/homme  les  nomma  tous;  et,  jiar  un  heureux  choix, 

Discernant  leurs  instincts,  assigna  leurs  emplois. 

On  conte  que  l'époux  de  la  célèbre  Hortense  ^ 

Signala  plaisamment  sa  sainte  extravagance  : 

Craignant  dt?  faire  un  choix  par  sa  faible  raison, 

11  lirait  aux  trois  dés  les  rangs  de  sa  maison. 

Le  sort,  d'un  postillon  faisait  un  secrétaire. 

Son  cocher  étonné  devint  homme  d'affaire; 

Un  docteur  hibernois,  son  très-digne  aumônier. 

Rendit  grâce  au  destin  qui  le  fit  cuisinier. 

Ou  a  vu  quelquefois  des  choix  assez  bizarres. 

Il  est  beaucoup  d'emplois,  mais  les  talents  sont  rares. 
Si  dans  Rome  avilie  un  empereur  brutal 
Des  faisceaux  d'un  consul  honora  son  cheval, 
Il  fut  cent  fois  moins  fou  que  ceux  dont  l'imprudence 
Dans  d'indignes  mortels  a  mis  sa  confiance. 
L'ignorant  a  porté  la  robe  de  Cujas; 
La  mitre  a  décoré  des  tètes  de  Midas; 
Et  tel  au  gouvernail  a  présidé  sans  peine. 
Qui,  la  rame  à  la  main,  dut  servir  à  la  cliaîne.       *'*' 
Le  mérite  est  caché.  Qui  sait  si  de  nos  temps 
11  n'est  point,  quoi  qu'on  dise,  encor  quelques  talents? 
Peut-être  qu'un  Virgile,  un  Cicéron  sauvage, 


1.  Le  duc  de  Mazarin,  mari  d'Hortense  Mancini,  faisait  tous  les  ans 
une  loterie  de  plusieurs  emplois  de  sa  maison  ;  et  ce  qu'on  rapporte  ici 
a  un  fondement  véritable. 


110  l'OKSiKs  i)v:   VOL  TA)  m: . 

Est  chantre  de  paroisse,  ou  juge  de  village 
Le  sort,  aveugle  roi  des  aveugles  liumain^, 
Contredit  la  nature,  et  détruit  ses  desseins; 
11  allaiblit  ses  traits,  les  change  ou  les  efface; 
Tout  s'arrange  au  hasard,  et  rien  n'est  à  sa  place. 

L\  111.  —  AL    HOl   DE   PRUSSE  • 

A  Bruxelles,  le  9  avril  HU. 

Non,  il  n'est  point  ingrat;  c'est  moi  qui  suis  inju&te  ;- 

11  fait  des  vers,  il  m'aime;  et  ce  héros  auguste, 

En  inspirant  l'amour,  en  répandant  l'efl'roi. 

Caresse  encor  sa  muse,  et  badine  avec  moi. 

Du  bouclier  de  Mars  il  s'est  fait  un  pupitre; 

De  sa  main  triomphante  il  me  trace  une  épître, 

Une  épître  où  son  cœur  a  paru  tout  entier. 

J'y  vois  le  bel  esprit,  et  l'homme,  et  le  guerrier. 

C'est  le  vrai  coloris  de  son  âme  intréi)ide. 

Son  style,  ainsi  que  lui,  brillant,  mâle,  et  rapide, 

Sans  languir  un  moment,  ressemble  à  ses  exploits. 

11  dit  tout  en  deux  mots,  et  fait  tout  en  deux  mois. 

0  ciel!  veillez  sur  lui,  si  vous  aimez  la  terre  : 
Écartez  loin  de  lui  les  foudres  de  la  guerre; 
Mais  écartez  surtout  les  poignards  des  dévots. 
Que  le  fou  Loyola  défende  à  ses  suppôts 
D'imiter  saintement,  dans  les  chants  germaniques. 
Des  Chàtels,  des  Cléments,  les  forfaits  catholiques.     / 
Je  connais  trop  l'Église  et  ses  saintes  fureurs. 
Je  ne  crains  point  les  rois,  je  crains  les  directeurs; 
Je  crains  le  front  tondu  d'un  cuistre  à  robe  noire. 
Qui,  du  Vieux  Testament  lisant  du  nez  l'histoire, 
D'Aod  et  de  Judith  admirant  les  desseins, 
Prêche  le  parricide,  et  fait  des  assassins. 


KIMTRKS.  111 

11  sait  d'un  fanatique  enluirdir  la  faiblesse. 
L  n  sot  à  deux  genoux,  qui  marmotte  à  confesse 
La  liste  des  péchés  dont  il  veut  le  pardon, 
Instrument  dangereux  dans  les  mains  d'un  fripon, 
Croit  tout,  est  prêt  à  tout;  et  sa  main  frénéticiue 
Respecte  rarement  un  héros  hérétique. 

Li.\.  —  AU  MÊME 

Ce  20  avril  Hll. 

Eh  bien!  mauvais  plaisants,  critiques  obstinés, 
Prétendus  beaux  esprits,  à  médire  acharnés. 
Qui,  parlant  sans  penser,  fiers  avec  ignorance. 
Mettez  Iég»";rement  les  rois  dans  la  balance,  < 

Qui,  d'un  ton  décisif,  aussi  hardi  (jue  faux. 
Assurez  qu'un  savant  ne  peut  être  un  liéros; 
Ennemis  de  la  gloire  et  de  hi  poésie, 
Grands  critiques  des  rois,  allez  eu  Silésie; 
Voyez  cent  bataillons  i)rés  de  Neiss  écrasés  : 
C'est  là  qu'est  mon  héros.  Venez,  si  vous  l'osez. 
Le  voilà  ce  savant  que  la  gloire  environne, 
Qui  préside  aux  combats,  qui  commande  à  Bellonc, 
Qui,  du  fier  Charles  douze  égalant  le  grand  cœur. 
Le  surpasse  en  prudence,  en  esprit,  en  douceur. 
C'est  lui-même,  c'est  lui,  dont  l'àme  universelle 
Courut  de  tous  les  arts  la  carrière  immortelle; 
Lui  qui  de  la  nature  a  vu  les  profondeurs. 
Des  charlatans  dévots  confondit  les  erreurs; 
Lui  qui  dans  un  repas,  sans  soins  et  sans  affaire, 
Passait  les  ignorants  dans  l'art  heureux  de  plaire; 
Qui  sait  tout,  qui  f.iic  tout,  qui  s'élance  à  grands  pas 
Du  Parnasse  à  l'Olympe,  et  des  jrux  aux  coml>ats. 
Je  sais  que  Charles  douze,  et  Gustave,  et  Turcnne, 


112  l'OfcSlKS    DE    VOLTAir.i:. 

N'ont  point  bu  dans  les  eaux  qu'épanche  THippocrène  : 

Mais  enfin  ces  guerriers,  illustres  ignorants, 

Kn  étant  moins  polis,  n'en  étaient  pas  plus  grands. 

Mon  prince  est  au-dessus  de  leur  gloire  vulgaire  : 

Quand  il  n'est  point  Achille,  il  sait  être  un  Homère; 

Tour  à  tour  la  terreur  de  l'Autriche  et  des  sots; 

Fertile  en  grands  projets,  aussi  bien  (|u'en  bons  mots; 

lui  riant  ii  la  fois  de  Genève  et  de  Rome, 

11  parle,  agit,  combat,  écrit,  règne,  en  grand  homme. 

0  vous  qui  prodiguez  l'esprit  et  les  vertus. 

Reposez-vous,  mon  prince,  et  ne  m'effrayez  plus; 

Et  (iuoi(iue  vous  sachiez  tout  penser  et  tout  faire. 

Songez  (lue  les  boulets  ne  vous  respectent  guère. 

Et  qu'un  plomb  dans  un  tube  entassé  par  des  sots 

Peut  casser  d'un  seul  coup  la  tète  d'un  héros, 

l.orsque,  multipliant  son  poids  par  sa  vitesse, 

Il  fend  l'air  (lui  résiste,  et  pousse  autant  qu'il  presse: 

Alors  privé  de  vie,  et  chargé  d'un  grand  noiii, 

Sur  un  lit  de  parade  étendu  tout  du  long. 

Vous  iriez  tristement  revoir  votre  patrie. 

0  ciel!  que  ferait-on  dans  votre  académie? 

Un  dur  anatomiste,  élève  d'Atropos, 

Viendrait,  scalpel  en  main,  disséquer  mon  héros. 

V  La  voilà,  dirait-il,  cette  cervelle  unique. 

Si  belle,  si  féconde,  et  si  philosophique.  « 

11  montrerait  aux  yeux  les  fibres  de  ce  cœur 

Généreux,  bienfaisant,  juste,  plein  de  grandeur. 

U  couperait...  mais  non,  ces  horribles  images 

Ne  doivent  point  souiller  les  lignes  de  nos  pages. 

Conservez,  ô  mes  dieux  '.  l'aimable  Frédéric, 

Pour  son  bonheur,  pour  moi,  pour  le  bien  du  public. 

Vivez,  prince,  et  passez  dans  la  paix,  dans  la  guerre, 

Surtout  dans  les  plaisirs,  tous  les  ic  de  la  terre, 

Théodoric,  Ulric,  Geuséric,  Alaric, 


KPITRI-S.  113 

Dont  aucun  nt*  vous  vaut,  selon  mon  pronostic. 
Mais  lorsque  vous  aurez,  de  victoire  en  victoire. 
Augmenté  vos  États,  ainsi  que  votre  erloire. 
Daignez  vous  souvenir  que  ma  tremblante  voix. 
En  chantant  vos  vertus,  présagea  vos  exploits. 
Songez  bien  qu'on  dépit  de  la  grandeur  suprême. 
Votre  main  mille  fois  m'écrivait  :  Je  vouf;  aime. 
Adieu,  grand  politique,  et  rapide  vainqueur! 
Trente  États  subjugués  ne  valent  point  un  cœur. 


LX.  —   AL'    MKMH 

De  Bruxelles,  \~A2. 

Les  vers  et  les  galants  écrits 
Ne  sont  pas  de  cette  province. 
Et  dans  les  lieux  où  tout  est  prince 
Il  est  très-peu  de  beaux  esprits, 
Jean  Rousseau,  banni  de  Paris, 
Vit  émousser  dans  ce  pays 
Le  trancliant  aigu  de  sa  pince; 
Et  sa  muse,  qui  toujours  grince, 
Et  qui  fuit  les  Jeux  et  les  His, 
Devint  ici  grossière  et  mince. 
Comment  vouliez-vous  que  je  tinsse 
Contre  ces  frimas  épaissis? 
Vouliez-vous  que  je  redevinsse 
Ce  que  j'étais  (juand  je  suivis 
Les  traces  du  pasteur  du  Mince, 
Et  que  je  chantais  les  Henris? 
Apollon  la  tête  me  rince; 
11  s'aperçoit  que  je  vieillis. 
Il  voulut  qu'en  lisant  Leibnitz 
De  plus  rimailler  je  m'abstinsse; 


114  l'OiisiF.s   Di';   voi.TMni:. 

Il  le  voulut,  et  j'obéis  : 
Auriez-vous  cru  quo  j'y  parvinsse? 

lAl.  —  ni-PONSI-: 

Al\     rnEMIERS     VKRS    DU     MARQIIS     DE     X1ME\ES 

DU      31      DÉCEMBRE     1"12 

1er  janvier  17J3. 

Vous  nattez  trop  ma  vanité  : 
Cet  art  si  séduisant  vous  était  inutile; 
L'art  des  vers  suflîsait  ;  et  votre  aimable  style 

M'a  lui  seul  assez  enchanté. 

Votre  âge  quelquefois  hasarde  ses  prémices. 

En  esprit,  ainsi  qu'en  amour, 
Le  temps  ouvre  les  yeux,  et  l'on  condamne  un  jour 
De  ses  goûts  passagers  les  premiers  sacrifices. 

A  la  moins  aimable  beauté, 
Dans  son  besoin  d'aimer  on  prodigue  son  âme, 
On  prête  des  appas  à  roI)jet  de  sa  flamme; 
Et  c'est  ainsi  (|ue  vous  m'avez  traité. 

Ah!  ne  me  quittez  point,  séducteur  que  vous  êtes! 

Ma  muse  a  reçu  vos  serments... 
Je  sens  qu'elle  est  au  rang  de  ces  vieilles  coquettes 

Qui  pensent  fixer  leurs  amants. 

LXII.  —   AU   ROI   DE    PRUSSE 

FRAGMENT 


Lorsque,  pour  tenir  la  balance. 


KPITRKS.  lis 

L'Anglais  \ide  SOU  collVe-fort; 
Lors(iue  l'Espagnol  sans  puissance 
Croit  partout  être  1«^  plus  fort; 
Quand  le  Français  vif  ot  volage 
Fait  au  plus  vite  un  empereur; 
Quand  Belle-Ile  n'est  pas  sans  peur 
Pour  l'ouvrier  et  pour  l'ouvrage  ; 
Quand  le  Batave  un  peu  tardif, 
Rempli  d'égards  et  de  scrupule, 
Avance  un  pas  et  deux  recule 
Pour  se  joindre^  l'Anglais  actif; 
Quand  le  bonhomme  de  saint-pèr>.^ 
Du  haut  de  sa  sainte  Slon 
Donne  sa  bénédiction 
A  plus  d'une  armée  étrangèn', 
Que  fait  mon  héros  à  Berlin? 
Il  réfléchit  sur  la  folie 
Des  conducteurs  du  genre  iiumain; 
Il  donne  des  lois  au  destin, 
Et  carrière  à  son  grand  génie; 
11  fait  des  vers  gais  et  plaisants; 
11  rit  en  donnant  des  batailles; 
On  commence  à  craindre  à  Versailles 
De  le  voir  rire  à  nos  dépens. 


LXIII.  —   AU    MEME 

(1-11) 

Ceux  qui  sont  nés  sous  un  monarque 
Font  tous  semblant  de  l'adorer; 
Sa  Majesté,  qui  le  remarque, 
Fait  semblant  de  les  honorer; 


1^  POÉSIKS    DF.    VOLTAini;. 

Et  de  cette  fausse  monnoic 

Oue  le  courtisan  donne  au  roi, 

Kt  (\ue  le  prince  lui  r(^nvoie, 

Oiiacun  vit,  ne  songeant  qu'à  soi. 

Mais  lorsque  la  philosophie, 

La  séduisante  poésie, 

Le  goût,  l'esprit,  Tamour  des  arts, 

Rejoignent  sous  hmrs  étendards, 

A  trois  cents  milles  de  distance, 

Votre  très-royale  éloquence. 

Et  mon  goût  pour  tous  vos  talents  ; 

Quand,  sans  crainte  et  sans  espérance, 

Je  sens  en  moi  tous  vos  penchants; 

Et  lorsqu'un  peu  de  confidence 

Resserre  encor  ces  nœuds  charmants; 

Enfin  lorsiiue  IJerlin  attire 

Tous  mes  sons  à  Cirey  séduits, 

Alors  ne  pouvez-vous  pas  dire  : 

On  m'aime,  loul  roi  que  je  suis  ? 

Enfin  l'océan  germanique. 
Qui  toujours  des  bons  Ilamljourgeois 
Servit  si  bien  la  républi(|ue. 
Vers  Embden  sera  sous  vos  lois, 
Avec  garnison  batavique. 
Un  tel  mélange  me  confond; 
Je  m'attendais  peu,  je  vous  jure, 
De  voir  de  l'or  avec  du  plomb; 
Mais  votre  creuset  me  rassure  : 
A  votre  feu,  qui  tout  épure. 
Bientôt  le  vil  métal  se  fond. 
Et  l'or  vous  demeure  en  nature. 
Partout  que  de  prospérités! 
Vous  conquérez,  vous  héritez 
Des  ports  de  mer  et  des  provinces; 


i:i>iTni:s.  in 


Vous  mariez  à  de  grands  princes 
De  très-adorables  beautés; 
Vous  faites  noce  et  vous  cliantez 
Sur  votre  lyre  enchanteresse 
Tantôt  di'  Mai's  los  cruautés. 
Et  tantôt  la  douce  mollesse. 
Vos  sujets,  au  sein  du  loisir. 
Goûtent  les  fruits  de  la  victoire  ; 
Vous  avez  et  fortune  et  gloire; 
Vous  avez  surtout  du  plaisir; 
Et  cependant  le  roi  mon  maître, 
Si  digne  avec  vous  de  paraître 
Dans  la  liste  des  meilleurs  rois. 
S'amuse  à  faire  dans  la  Flandi'e 
Ce  <|ue  vous  faisiez  autrefois 
Ouaud  trente  canons  à  la  fois 
Mettaient  les  bastions»cn  cendre. 
C'est  lui  qui,  secouru  du  ciel, 
Et  surtout  d'une  armée  entière, 
A  brisé  la  forte  barrière 
Qu'à  notre  nation  guerrière 
Mettait  le  l)on  grellier  Fag''l. 
De  Flandre  il  court  en  Allemagne 
Défendre  les  rives  du  Rhin; 
Sans  quoi  le  pandour  inhumain 
Viendrait  s'enivrer  de  ce  vin 
Qu'on  a  cuvé  dans  la  Cliampagne. 
Grand  roi,  je  vous  l'avais  bien  dit 
Que  mon  souverain  magnanime 
Dans  l'Europe  aurait  du  crédit. 
Et  de  grands  droits  à  votre  estimo. 
Son  beau  feu,  dont  un  vieux  prélat 
Avait  caché  les  étincelles, 
A  de  ses  llammes  immortelles 


•118  l'OKSIKS    DK     VOLïAII'.i:. 

Tout  d'un  coup  répandu  l'éclat. 
Ainsi  la  brillante  fusée 
Kst  tranquille  jusqu'au  moment 
Oii,  i)ar  son  amorce  embrasée, 
Elle  éclaire  le  firmament, 
Et,  perçant  dans  les  sombres  voiles. 
Semble  se  mêler  aux  étoiles. 
Qu'elle  efface  par  son  l)rillant. 
C'est  ainsi  ()ue  vous  enllammàtes 
Tout  l'horizon  d'un  nouveau  ciel, 
L'  rsqu'ù  Berlin  vous  commençâtes 
A  prendre  Qe  vol  immortel 
Devers  la  gloire,  où  vous  volâtes. 
Tout  du  plus  loin  que  je  vous  vis, 
.le  m'écriai,  je  vous  prédis 
A  l'Europe  tout  incertaine. 
Vous  parûtes  :  vingt  potentats 
Se  troublèrent  dans  leurs  États, 
En  voyant  ce  grand  phénomène. 
Il  brille,  il  donne  de  beaux  jours  : 
J'admire,  je  bénis  son  cours; 
Mais  c'est  de  loin  :  voilà  ma  peine. 


LXIV.  —  AU   ROI  DE   PRUSSE 

A  Paris,  ce  l'^''  novembre  171). 

Du  héros  de  la  Germanie 
Et  du  plus  bel  esprit  des  rois 
Je  n'ai  reçu,  depuis  trois  mois, 
jSi  beaux  vers,  ni  prose  polie; 
Ma  muse  en  est  en  léthargie. 
Je  me  réveille  aux  fiers  accents 
De  l'Allemagne  ranimée, 


KPITHI'.S.  Ii9 

Aux  fanfares  de  votre  armée, 
A  vos  tonnerres  menaçants, 
Qui  se  mêlent  aux  cris  perçants 
Des  cent  voix  de  la  Renommée. 
Je  vois  de  Berlin  à  Paris 
Cette  déesse  vagabonde, 
De  Frédéric  et  de  Louis 
Porter  les  noms  au  bout  du  monde  ; 
Ces  noms,  que  la  gloire  a  tracés 
Dans  un  cartouche  de  lumière; 
Ces  noms,  qui  répondent  assez 
Du  bonheur  de  l'Europe  entière. 
S'ils  sont  toujours  entrelacés. 
Quels  seront  les  heureux  poètes. 
Les  chantres  boursouflés  des  rois. 
Qui  pourront  élever  leurs  voix, 
Lt  parler  de  ce  que  vous  faites? 
C'est  à  vous  seul  de  vous  chanter, 
Vous  qu'en  vos  mains  j'ai  vu  porter 
La  lyre  et  la  lance  d'Aciiille  ; 
Vous  qui,  rapide  en  votre  style 
Comme  dans  vos  exploits  divers, 
Faites  de  la  prose  et  des  vers 
Comme  vous  prenez  une  ville. 
D'Horace  heureux  imitateur. 
Sa  gaieté,  son  esprit,  sa  grâce. 
Ornent  votre  style  enchanteur; 
Mais  votre  muse  le  surpasse 
Dans  un  point  cher  à  notre  cœur  : 
L'empereur  protégeait  Horace, 
Et  vous  protégez  l'emptM'cur. 
Fils  de  Mars  et  de  Calliope, 
Et  digne  de  c<^s  deux  grands  noms, 
Faites  le  destin  de  l'Europe, 


IJO  POLSIKS    DE     VOLTAIRE. 

Ht  tUiignez  fairi!  des  chansons; 
Et  quand  Tliéinis  avec  liellone 
l'ar  votre  main  rafTcnnira 
Des  Césars  le  funeste  trOne  ; 
(Juand  le  Flonirrois  cultivera, 
A  l'aliri  d'une  paix  profonde, 
Du  Tokiii  la  vigne  féconde; 
Quand  partout  son  vin  se  boira. 
Qu'en  le  buvant  on  chantera 
Les  pacificateurs  du  monde, 
Mon  prince  à  Berlin  reviendra; 
Mon  prince  à  son  peuple  qui  Taime 
Libéralement  donnera 
Un  nouvel  et  bel  opéra. 
Qu'il  aura  composé  lui-même. 
Cha(jue  auteur  vous  applaudira; 
Car,  tout  envieux  que  nous  sommes 
Et  du  mérite  et  du  grand  nom. 
Un  poëte  est  toujours  fort  bon 
A  la  tête  de  cent  mille  hommes. 
Mais,  croyez-moi,  d'un  tel  secours 
Vous  n'avez  pas  besoin  pour  plaire; 
Fussiez-vous  pauvre  comme  Homère, 
Comme  lui  vous  vivrez  toujours. 
Pardon,  si  ma  plume  légère. 
Que  souvent  la  vôtre  enhardit, 
Écrit  toujours  au  bel  esprit 
Beaucoup  plus  qu'au  roi  qu'on  révère. 
Le  Nord,  à  vos  sanglants  progrès. 
Vit  des  rois  le  plus  formidable  : 
Moi,  qui  vous  approchai  de  près. 
Je  n'y  vis  que  le  plus  aimable. 


ÉPITRES.  I-l 

lAV.  —  AU  noi 

l'ntSENTÉE      A      S.     M.     Al      CAMP     l)E\ANr     FRlBOinr, 

Novembre  \1H. 

Vous  dont  FEurope  entière  aime  ou  craint  la  justice. 
Brave  et  doux  à  la  fois,  prudent  sans  artifice, 
noi  nécessaire  au  monde,  où  portez-vous  vos  pas? 
De  la  fièvre  échappé,  vous  courez  aux  combats! 
Vous  volez  à  Fril)Ourg!  En  vain  La  Peyronie* 
Vous  disait  :  «  Arrêtez,  ménagez  votre  vie  ! 
Il  vous  faut  du  régime,  et  non  des  soins  guerriers  : 
Un  héros  peut  dormir,  couronné  de  lauriers.  » 
Le  zèle  a  beau  parler,  vous  n'avez  pu  le  croire. 
Rebelle  aux  médecins,  et  fidèle  à  la  gloire, 
Vous  bravez  Tennemi,  les  assauts,  les  saisons, 
Le  poids  de  la  fatigue,  et  le  feu  des  canons. 
Tout  l'État  en  frémit,  et  craint  votre  courage. 
Vos  ennemis,  grand  roi,  le  craignent  davantage. 
Ah!  n'elTrayez  que  Vienne,  et  rassurez  Parisl 
Rendez,  rendez  la  joie  à  vos  peuples  chéris; 
Rendez-nous  ce  héros  qu'on  admire  et  qu'on  aime. 

Un  sage  nous  a  dit  (jue  le  seul  bien  suprême, 
Le  seul  bien  qui  du  moins  ressemble  au  vrai  bonheur, 
Le  seul  digne  de  l'homme,  est  de  toucher  un  cœur. 
Si  ce  sage  eut  raison,  si  la  philosophie 
IMara  dans  l'aniilié  le  charme  de  la  vie, 
Ouel  est  donc,  justes  dieux!  le  destin  d'un  bon  roi, 
Qui  dit,  sans  se  flatter  :  «  Tous  les  cœurs  sont  à  moi  ?  » 
A  cet  empire  heureux  qu'il  est  beau  de  prétendre! 
Vous  qui  le  possédez,  venez,  daignez  entendre 

i.  Premier  chirurgien  du  roi. 


122  POÉSIES    DE    VOLTAIRE. 

Des  bornes  de  l'Alsace  aux  remparts  do  Paris 
Ce  cri  que  l'amour  seul  forme  de  tant  de  cris. 
Accourez,  contemplez  ce  peuple  dans  la  joie, 
Bénissant  les  héros  que  le  ci(;l  lui  renvoie. 
Ne  le  voyez-vous  pas,  tout  ce  peuple  à  genoux. 
Tous  ces  avides  yeux  qui  ne  cherchent  que  vous. 
Tous  nos  cœurs  enflamniés  volant  sur  notre  bouche? 
C'est  là  le  vrai  triomphe,  et  le  seul  qui  vous  touche. 

Cent  rois  au  Capitole  en  esclaves  traînés. 
Leurs  villes,  leurs  trésors,  et  leurs  dieux  enchaînés, 
Ces  chars  étincelants,  ces  prêtres,  cette  armée. 
Ce  sénat  insultant  à  la  terre  opprimée, 
Ces  vaincus  envoyés  du  spectacle  au  cercueil. 
Ces  triomphes  de  Rome  étaient  ceux  de  l'orgueil  : 
Le  vôtre  est  de  l'amour,  et  la  gloire  en  est  pure  ; 
Ln  jour  les  eflaçait,  le  vôtre  à  jamais  dure; 
Ils  effrayaient  le  monde,  et  vous  le  rassurez. 
Vous,  l'image  des  dieux  sur  la  terre  adorés, 
Vous  que  dans  l'âge  d'or  elle  eût  choisi  pour  maître, 
Goûtez  les  jours  heureux  que  vos  soins  font  renaître  ! 
Que  la  paix  florissante  embellisse  leur  cours! 
Mars  fait  des  jours  brillants,la  paix  fait  les  beaux  jours. 
Qu'elle  vole  à  la  voix  du  vainqueur  qui  l'appelle, 
Rt  qui  n'a  combattu  que  pour  nous  et  pour  elle  ! 


LXVI.  —  AL  ROI  DE  PRUSSE 


i  r.  A  G  :m  E  N  T 


Ah  !  mon  prince,  c'est  grand  dommage 
Que  vous  n'ayez  point  votre  image, 
Ln  fils  pour  la  gloire  animé. 


KlMTIîKS.  123 

Un  fils  par  vous  accoutumé 
A  rogner  ce  grand  héritage 
Que  l'Autriche  s'était  formé. 

11  est  doux  de  se  reconnaître 
Dans  sa  noble  postérité  ; 
L  n  grand  homme  en  doit  faire  naître. 
Voyez  comme  le  roi  mon  maître 
De  ce  devoir  s'est  ac(iuitté. 
Son  dauphin,  comme  vous,  appelle 
Auprès  de  lui  les  plus  beaux  arts 
De  Le  Brun,  de  Lulli,  d'IIandelle, 
Tout  aussi  bien  que  ceux  de  Mar=. 
Il  apprit  la  langue  espagnole  ; 
Il  entend  celle  des  Césars, 
Mais  des  Césars  du  Capitole. 
Vous  me  demanderez  comment. 
Dans  le  beau  printemps  de  sa  vie, 
Ln  dauphin  peut  en  savoir  tant; 
Qui  fut  son  maître  ?  le  génie  : 
Ce  fut  là  votre  précepteur. 
Je  sais  bien  qu'un  peu  de  culture 
Rend  encor  le  terrain  meilleur; 
Mais  l'art  fait  hioins  que  la  nature. 


LWIl.  —  AL  mî;mi- 

J'ai  donc  vu  Potsdam,  et  je  ne  vous  vois  pas; 
On  dit  qu'ainsi  que  moi  vous  prenez  médecine. 
Que  de  conformités  m'attachent  sur  vos  pas'. 

Le  dieu  de  la  double  colline, 
L'amour  de  tous  les  arts,  la  haine  des  dévots  ; 
Raisonner  quelquefois  sur  l'essence  divine; 

Peu  hanter  nos  seigneurs  les  sots; 


12 i  p 01-; su: S  di;   voi/r aip.k. 

Au  corps  comme  à  l'esprit  donner  peu  de  repos; 

Meltre  l'ennui  toujours  en  fuite; 
Manger  trop  (iU(;l(iuefols,  et  me  purjrer  ensuite; 
Savourer  les  plaisirs,  et  me  moquer  des  maux  ; 
Sentir  et  réprimer  ma  vive  impatience  : 
Voilà  quel  est  mon  lot,  voilà  ma  ressemblance 

Avec  mon  aimable  héros. 
0  vous,  maîtres  du  monde  !  ô  vous,  rois  que  j'atteste, 
Indolents  dans  la  paix,  ou  de  sang  abreuvés... 

Ressemblez-lui  dans  tout  le  reste. 


IA\  111.  —  AU  MÊME 

Oll      WAIT       ADIIKSSK      DES      VERS      A     I.'aITEIK 
SIR     CES     RIMES     REDOICI.ÉES 

Juin  17-43. 

Lorsque  deux  rois  s'entendent  bien, 
Qu(î  chacun  d'eux  défend  son  bien, 
Et  du  bien  d'autrui  fait  ripaille; 
Ouand  un  des  deux,  roi  très-chrétien, 
L'autre,  qui  l'est  vaille  que  vaille, 
Prennent  des  murs,  gagnent  bataille, 
Et  font  sur  le  bord  stygien 
Voler  des  pandours  la  canailh;; 
Quand  Berlin  rit  avec  Versaille 
Aux  dépens  de  l'Hanovrien, 
Que  dit  monsieur  r.Vutrichien  ? 
Tout  honteux,  il  faut  qu'il  s'en  aille 
Loin  du  monarque  prussien. 
Qui  le  bat,  le  suit,  et  s'en  raille. 
Cela  pourra  gâter  la  taille 
De  ce  gros  monsieur  Bartenstein, 


i;  l'iTUKS. 

Et  rabaisser  ce  ton  hautain 
Qui  toujours  contre  vous  eriailli*. 
C'est  en  vain  que  TAnglais  travaille 
A  combattre  votre  destin, 
Vous  aurez  l'huître,  et  lui  Técaillo; 
Vous  aurez  le  fruit  et  le  grain, 
Et  lui  récorce  avec  la  paille. 
Le  Saxon  voit  que  c'est  en  vain 
Qu'un  petit  moment  il  ferraille; 
Contre  un  aussi  mauvais  voisin 
Que  peut-il  faire?  rien  qui  v<iille. 
Vous  seriez  empereur  romain, 
Et  du  pape  première  ouail'e 
Si  vous  en  aviez  le  dessein: 
Mais  votre  pouvoir  souverain 
Subsistera,  pour  'c  Certain, 
Sans  cette  belle  pretintaille. 
Soyez  l'arbitre  du  Cennain, 
Soyez  toujours  vainqueur  humain, 
Et  laissez  là  la  rime  en  aille. 


].\\\.  —  AL   Dl'C   DK  niCIIELIKU 

Généreux  courtisan  d'un  roi  Ijrillant  de  gloire, 
Vous,  ministre  et  témoin  de  ses  vaillants  exploits. 

L'emploi  d'écrire  son  liistoire 

Devient  le  plus  beau  des  emplois, 
l'ius  il  est  glorieux,  et  plus  il  est  facile  ; 
Le  sujet  seul  fait  tout,  et  l'art  est  inutile. 

Je  n'ai  pas  besoin  d'ornement. 
Je  n'ai  rien  à  flatter,  et  je  n'ai  rien  à  taire  : 

Je  dois  raconter  simplement 


126  POESIES    DE     VOETAH'.E. 

Les  grandes  actions,  ainsi  qu'il  les  sait  faire.  ' 
Je  dirai  qu'il  porte  ses  pas 

Des  jeux  à  la  tranchée,  et  d'un  siège  aux  combats; 

Que  si  Louis  le  Grand  renversa  des  murailles, 
Le  ciel  réservait  à  son  fils 
L'iionneur  de  gagner  des  batailles, 

Lt  de  mettre  le  comble  à  la  gloire  des  lis. 

Je  peindrai  ce  courage  et  tranquille  et  terrible. 

Vainqueur  du  fier  Anglais,  qui  se  croit  invincible; 

Le  champ  de  Fontenoy  de  meurtre  ensanglanté, 

D'autant  plus  glorieux  qu'il  fut  plus  disputé. 

Dans  ce  combat  affreux,  acharné,  sanguinaire. 

Le  roi  craint  pour  son  fils,  le  fils  craint  pour  son  père; 

Nos  soldats  tout  sanglants  frémissent  pour  tous  deux, 

Seul  mouvement  d'effroi  dans  ces  cœurs  généreux. 
Grand  roi,  Londres  gémit.  Vienne  pleure  et  t'admire  : 

Ton  bras  va  décider  des  destins  de  l'empire. 

La  Sardaigne  balance,  et  Munich  se  repent  ; 

Le  Batave  indécis  au  remords  est  en  proie  ; 

F.t  la  France  s'écrie  au  milieu  de  sa  joie  : 

«  Le  plus  aimé  des  rois  est  aussi  le  plus  grand.  » 


L\\.  —  A  M.  LE  COMTE  ALGAROTTI 

OtI    ÉTAIT    ALORS    A    I.A    COIR    DE    SAXE 
ET   QUB   LE   ROI   DE    POLOGNE   AVAIT  FAIT  SON    CONSEILLER   DE   GUERR5 

A  Paris,  21  février  1747. 

Enfant  du  Pinde  et  de  Cj-thère, 

Brillant  et  sage  Algarotti, 

A  qui  le  ciel  a  départi 

L'art  d'aimer,  d'écrire  et  de  plaire, 

Et  que,  pour  comble  de  bienfaits, 


KPITRKS.  127 

La  des  meilleurs  rois  de  la  terre 
A  fait  son  conseiller  de  guerre 
Dès  qu'il  a  voulu  vivre  en  paix; 
Dans  vos  palais  de  porcelaine, 
Recevez  ces  frivoles  sons, 
Enfilés  sans  art  et  sans  peine 
Au  charmant  pays  des  pompons. 
0  Saxe  !  que  nous  vous  aimons  ! 
0  Saxe  !  que  nous  vous  devons 
D'amour  et  de  reconnaissance  ! 
C'est  de  votre  sein  que  sortit 
Le  héros  qui  venge  la  France, 
Et  la  nymphe  qui  l'embellit. 

Apprenez  que  cette  dauphine. 
Par  ses  grâces,  par  son  esprit, 
Ici  chaque  jour  accomplit 
Ce  que  votre  muse  divine 
Dans  ses  lettres  m'avait  prédit. 
"Vous  penserez  que  je  l'ai  vue, 
Quand  je  vous  en  dis  tant  de  bien. 
Et  que  je  l'ai  même  entendue  : 
Je  vous  jure  qu'il  n'en  est  rien, 
Et  que  ma  muse  peu  connue. 
En  vous  répétant  dans  ces  vers 
Cette  vérité  toute  nue, 
N'est  que  l'écho  de  l'univers. 

Une  dauphine  est  entourée. 
Et  l'étiquette  est  son  tourment. 
J'ai  laissé  passer  prudemment 
Des  paniers  la  foule  titrée. 
Qui  remplit  tout  rap[)artement 
De  sa  bigarrure  dorée. 
Virgile  était-il  le  premier 
A  la  toilette  deLivie? 


128  POKSIHS     I)K     VOl.TAiriE, 

11  laissait  passer  Cornélio, 
Les  ducs  et  pairs,  le  chancelier, 
Et  les  cordons  bleus  d'Italie, 
Et  s'amusait  sur  roscalier 
AvecTibulle  et  Polyninie. 
Mais  à  la  fin  j'aurai  mon  tour  : 
Les  dieux  ne  me  refusent  guère; 
Je  fais  aux  Grâces  chaque  jour 
Une  très-dévote  prière. 
Je  leur  dis  :  «  Filles  de  l'Amour, 
Dai^Miez,  à  ma  muse  discrète 
Accordant  un  peu  de  faveur. 
Me  présenter  à  votre  sœur 
Quand  vous  irez  à  sa  toilette.  » 

Q\n\  vous  dirai-je  maintenant 
Du  dauphin,  et  de  cette  affaire 
De  l'amour  et  du  sacrement? 
Les  dames  d'honneur  de  Cythère 
En  pourraient  parler  dignement; 
Mais  un  profane  doit  se  taire. 
Sa  cour  dit  qu'il  s'occupe  à  faire 
Lue  famille  de  héros. 
Ainsi  qu'ont  fait  très  à  propos 
Son  a'ieul  et  son  digne  père. 

Daignez  pour  moi  remercier 
Votre  ministre  magnifique; 
D'un  fade  éloge  poétique 
Je  pourrais  fort  bien  l'ennuyer  : 
Mais  je  n'aime  pas  à  louer  ; 
Et  ces  offrandes  si  chéries 
Des  belles  et  des  potentats. 
Gens  tout  nourris  de  flatteries, 
Sont  un  bijou  qui  n'entre  pas 
Dans  son  baguier  de  pierreries. 


Kl' nui",  s.  125t 

Adieu  :  faites  bien  au  Saxon 
Goûter  les  vers  de  l'Italie 
Et  les  vérités  de  Newton; 
Et  que  votre  muse  polie 
Parle  encore  sur  un  nouveau  ton 
De  notre  immortelle  Emilie. 


LXXI 

A  S.  A.  S.  M"--  LA  DLCllESSE  DL  .MAINE 

Stn     L\     VICTOIRE    REMPOnTÉE     PAR     LE     ROI 
A      I.  A  W  L  K  K  I.  T 

(1~-17) 

Auguste  fille  et  mère  de  héros, 

Vous  ranimez  ma  voix  faible  et  cassée. 

Et  vous  voulez  que  ma  muse  lassée 

Comme  Louis  ignore  le  repos. 

D'un  crayon  vrai  vous  m'ordouiicz  de  peindre 

Son  cœur  modeste  et  ses  brillants  exploits, 

Et  Cumberland,  que  l'on  a  vu  deux  fois 

Chercher  ce  roi,  l'admirer,  et  le  craindre. 

Mais  des  bons  vers  l'heureux  temps  est  passé; 

L'art  des  combats  est  l'art  où  l'on  excelle. 

Notre  Alexandre  en  vain  cherche  un  Apelle, 

Louis  s'élève,  et  le  siècle  est  baissé. 

De  Fontenoy  le  nom  plein  d'harmonie 

Pouvait  au  moins  seconder  le  génie. 

Boileau  pâlit  au  seul  nom  de  Voërden. 

Que  dirait-il  si,  non  loin  d'IIelderen, 

Il  eût  fallu  suivre  entre  les  deux  Nèthes 

Bathiani,  si  savant  en  retraites; 


130  POKSIHS    Di:     VOLTMl.i:. 

Avec  d'Estrée  à  Rosmal  s'avancer? 
La  Gloire  parle,  et  Louis  me  réveille  ; 
Le  nom  du  roi  charme  toujours  Toreille; 
Mais  que  Lawfelt  est  rude  à  prononcer! 
Et  quel  besoin  de  nos  panégyriques, 
Discours  en  vers,  épîtres  héroïques. 
Enregistrés,  visés  par  Crébillon  ', 
Signés  Marville  -,  et  jamais  Apollon  ? 

De  votre  fils  je  connais  l'indulgence; 
11  recevra  sans  courroux  mon  encens; 
Car  la  Bonté,  la  sœur  de  la  vaillance, 
De  vos  aïeux  passa  dans  vos  enfants. 
Mais  tout  lecteur  n'est  pas  si  débonnaire; 
Kt  si  j'avais,  peut-être  téméraire, 
Représenté  vos  fiers  carabiniers 
Donnant  l'exemple  aux  plus  braves  guerriers: 
Si  je  peignais  ce  soutien  de  nos  armes. 
Ce  petits-fils,  ce  rival  deCondé; 
Du  dieu  des  vers  si  j'étais  secondé, 
Comme  il  le  fut  par  le  dieu  des  alarmes. 
Plus  d'un  censeur,  encore  avec  dépit, 
M'accuserait  d'en  avoir  trop  peu  dit. 
Très-peu  de  gré,  mille  traits  de  satire, 
Sont  le  loyer  de  quiconque  ose  écrire  : 
Mais  pour  son  prince  il  faut  savoir  souffrir; 
Il  est  partout  des  risques  à  courir; 
Et  la  censure,  avec  plus  d'injustice, 
^  a  tous  les  jours  acharner  sa  malice 
Sur  des  héros  dont  la  fidélité 
L'a  mieux  servi  que  je  ne  l'ai  chanté. 

Allons,  parlez,  ma  noble  académie  : 

1.  M.  Crébillon,  de  l'Académie  française,  esaminateur  des  écrits  en 
une  feuille  présentés  à  la  police. 

2.  M.  Feydeau  de  Marville,  alors  lieutenant  de  police. 


i:  PU  ni:  s.  I3i 

Sur  vos  lauriers  ètes-vous  endornue  ? 

Représentez  ce  conquérant  humain 

Offrant  la  paix,  le  tonnerre  à  la  main. 

Ne  louez  point,  auteurs,  rendez  justice; 

Et,  comparant  aux  siècles  reculés 

Le  siècle  heureux,  les  jours  dont  vous  parlez, 

Lisez  César,  vous  connaîtrez  Maurice  '. 

Si  de  l'État  vous  aimez  les  vengeurs. 
Si  la  patrie  est  vivante  en  vos  cœurs, 
Voyez  ce  chef  dont  ractive  prudence 
Venge  à  la  fois  (îénes,  l^arme  et  la  France. 
Chantez  Belle-Ile  ;  élevez  dans  vos  vers 
Ln  monument  au  généreux  Boufflers; 
11  est  du  sang  qui  fut  Tappui  du  trône  : 
Il  eût  pu  l'être;  et  la  faux  du  trépas 
Tranche  ses  jours,  échappés  k  Bellone, 
Au  sein  des  murs  délivrés  par  son  bras. 
Mais  quelle  voix  assez  forte,  assez  tendre, 
Saura  gémir  sur  rhonorable  cendre       .    . 
De  ces  héros  que  Mars  priva  du  jour, 
Aux  yeux  d'un  roi,  leur  père  et  leur  amour? 
0  vous  surtout,  infortuné  Bavière, 
Jeune  Froulay,  si  digne  de  nos  pleurs, 
Qui  chantera  votre  vertu  guerrière? 
Sur  vos  tombeaux  qui  répandra  des  fleurs? 

Anges  dos  cieux,  puissances  immortelles, 
Qui  présidez  à  nos  jours  passagers. 
Sauvez  Lautrec  au  milieu  des  dangers  : 
Mettez  Ségur  à  l'ombre  de  vos  ailes; 
Déjà  Rocoux  vit  déchirer  son  flanc. 
Ayez  pitié  de  cet  âge  si  tendre; 
Me  versez  pas  le  reste  de  ce  sang 

1.  Maurito,  comte  de  Saxe. 


132  POi;sii:s  DE   vol.  I  Aiiii:. 

Que  pour  Louis  il  bnUe  de  répandre. 

De  cent  guerriers  couronnez  les  beaux  jours 

Ne  frappez  pas  Bonac  et  d'Aubeterre, 

Plus  accablés  sous  de  cruels  secours 

Que  sous  les  coups  des  foudres  de  la  guerre. 

Mais,  me  dit-on,  faut-il  à  tout  propos 
Donner  en  vers  des  listes  de  héros? 
Sachez  (ju'en  vain  Tainour  de  la  patrie 
Dicte  vos  vers  au  vrai  seul  consacrés; 
On  (latte  peu  ceux  qu'on  a  célébrés; 
On  déplaît  fort  ù  tous  ceux  qu'on  oublie. 
Ainsi  toujours  le  danger  suit  mes  pas; 
11  faut  li\rer  prcsiue  autant  de  combats 
Qu'en  a  causé  sur  Tonie  ei  sur  la  terre 
Catte  balance  utile  à  l'Angleterre. 

Cessez,  cessez,  digne  sang  de  Bourbon, 
De  ranimer  mon  timide  Apollon, 
Et  laissez-moi  tout  entier  à  l'histoire; 
C'est  là  qu'on  peut,  sans  génie  et  sans  art, 
Suivre  Louis  de  l'Escaut  jusqu'au  Jart. 
Je  dirai  tout,  car  tout  est  à  sa  gloire. 
Il  fait  la  mienne,  et  je  me  garde  bien 
De  ressembler  à  ce  grand  satirique  ', 
De  son  héros  discret  histoiien, 
Qui,  pour  écrire  un  beau  panégyrique, 
Fut  bien  payé,  mais  qui  n'écrivit  rien. 


LXXII.   —  A   M.   LE  DUC  DE  RICHELIEI 


Dans  vos  projets  étudiés 
Joignant  la  force  et  l'artifice. 
Vous  devenez  donc  un  Ulysse, 


1.  Boileau. 


EPITRES.  133 

D'un  Achille  que  vous  étiez. 
Les  intérêts  de  deux  couronnes 
Sont  soutenus  par  vos  exploits. 
Et  des  fiers  tyrans  du  Génois 
On  vous  a  vu  prenilre  à  la  fois 
Kt  les  postes  et  les  personnes. 
L'ennemi,  par  vous  déposté, 
Admire  votre  habileté. 
Kn  pareil  cas,  quelque  Voiture 
Vous  dirait  qu'on  vous  vit  toujours 
Auprès  de  Mars  et  des  Amours 
Dans  la  plus  brillante  posture. 
Ainsi  jadis  on  s'exprimait 
Dans  la  naissante  académie 
Que  votre  grand  oncle  formait; 
Mais  la  vieille  dame,  endormie 
Dans  le  sein  d'un  triste  repos. 
Semble  renoncer  aux  bons  mots. 
Et  peut-être  même  au  génie. 
Mais  quand  vous  viendrez  à  Paris, 
Après  plus  d'un  beau  poste  pris. 
Il  faudra  bien  qu'on  vous  harangue 
Au  nom  du  corps  des  beaux  esprits, 
Et  des  maîtres  de  notre  langue. 
Revenez  bientôt  essuyer 
Ces  fadeurs  qu'on  nomme  éloquence, 
Et  donnez-moi  la  préférence 
Quand  il  faudra  vous  ennuyi-r. 


134  POÉSIES    DE    VOLTAIP.E. 


Lxxiii.  —  A  M.  ij:  M\r,i:(;ii\L  de  swk 

i:  \     1.  l  I     INNOVANT    I.  K  s    Π t  \  Il  K  S 

DE     M.    1,L    MAIinilS    1)K     IlOClIKMOnE,    SOX     ANCIEN      \  M I , 

MOIir    1)  El' lis     PEL 

(Ce  dernier  est  supi)osé  lui  faire  un  envoi  de  l'autre  monde.) 

Je  goûtais  dans  ma  nuit  profonde 
Les  froides  douceurs  du  repos. 
Et  m'occupais  peu  des  héros 
Qui  troublent  le  repos  du  monde; 
Mais  dans  nos  champs  Élysiens 
Je  vois  une  troupe  en  colère 
De  fitîrs  Bretons,  d'Autrichiens, 
Qui  vous  maudit  et  vous  révère; 
Je  vois  des  Français  éventés 
Qui  tous  se  flattent  de  vous  plaire, 
Et  qui  sont  encore  entêtés 
De  leurs  plaisirs  et  de  leur  gloire, 
Car  ils  sont  morts  à  vos  côtés 
Entre  les  bras  de  la  Victoire. 
Enfin  dans  ces  lieux  tout  m'apprend 
Que  celui  que  je  vis  à  table 
Gai,  doux,  facile,  complaisant, 
Et  des  humains  le  plus  aimable, 
Devient  aujourd'hui  le  plus  grana. 
J'allais  vous  faire  un  compliment; 
Mais,  parmi  les  choses  étranges 
Qu'on  dii  à  la  cour  de  Pluton, 
On  prétend  que  ce  fier  Saxon 
S'enfuit  au  seul  bruit  des  louanges, 
Comme  l'Anglais  fuit  à  son  nom. 
Lisez  seulement  mes  folies. 


i':  PITRES.  13: 

Mes  vers,  qui  n'ont  loué  jamais 

Que  les  trop  dangereux  attraits 

Du  dieu  du  vin  et  dt^s  Sylvies  : 

Ces  sujets  ont  toujours  tenté 

Les  héros  de  Tantiquité 

Comme  ceux  du  siècle  où  nous  sommes  : 

Pour  qui  sera  la  volupté, 

S'il  on  faut  priver  les  grands  hommes? 


lAXlV 
A   M'-'  DENIS,  MkCK   DE   L'\UTl-li; 

I.  V    ME    DE     PARIS    KT    DE     V  E  H  S  A  1 1,1,  E  S 

Vivons  pour  nous,  ma  chère  Rosalie; 
Que  l'amitié,  que  le  sang  qui  nous  lie 
Nous  tienne  lieu  du  reste  des  humains  : 
Us  sont  si  sots,  si  dangereux,  si  vains  ! 
Ce  tourbillon  qu'on  appelle  le  monde 
Est  si  frivole,  en  tant  d'erreurs  abonde. 
Qu'il  n'est  permis  d'en  aimer  le  fracas 
Qu'à  l'étourdi  qui  ne  le  connaît  pas. 

Après  dîné,  l'indolente  Glycère 
Sort  pour  sortir,  sans  avoir  rien  à  faire  : 
On  a  conduit  son  insipidité 
Au  fond  d'un  char,  où,  montant  de  côté. 
Son  corps  pressé  gémit  sous  los  barrières 
D'un  lourd  panier  qui  flotte  aux  deux  portières. 
Chez  son  amie  au  grand  trot  elle  va, 
Monte  avec  joie,  et  s'en  ripent  déjà. 
L'embrasse,  et  bâille;  et  puis  lui  dit  :  «Madame, 
J'apporte  ici  tout  riMiiiui  de  mon  ùme  : 


m  POKSIKS    DK    VOLTAIP.K. 

Joignez  un  pou  votre  inutilité 

A  ce  fardeau  de  mon  oisiveté.  » 

Si  ce  ne  sont  ses  paroles  expresses, 

C'en  est  le  sen§.  Quelques  feintes  caresses. 

Quelques  propos  sur  le  jeu,  sur  le  temps, 

Sur  un  sermon,  sur  le  prix  des  rubans, 

Ont  épuisé  leurs  unies  excédées  : 

Elles  chantaient  déjà,  faute  d'idées  : 

Dans  le  néant  leur  cœur  est  absorbé, 

Quand  dans  la  chambre  entre  monsieur  Tabbé, 

Fade  plaisant,  galant  escroc,  et  prêtre. 

Et  du  logis  pour  quelques  mois  le  maître. 

Vient  à  la  piste  un  fat  en  manteau  noir. 
Qui  se  rengorge  et  se  lorgne  au  miroir. 
Nos  doux  pédants  sont  tous  deux  sûrs  de  plaire; 
Un  oiricier  arrive,  et  les  fait  faire. 
Prend  la  parole,  et  conte  longuement 
Ce  qu'à  Plaisance  eût  fait  son  régiment, 
Si  par  malheur  on  n'eût  pas  fait  retraite. 
Il  vous  le  mène  au  col  de  la  Houquette; 
A  N'ice,  au  Var,  à  Digne  il  le  conduit; 
IVul  ne  l'écoute,  et  le  cruel  poursuit. 
Arrive  Isis,  dévote'au  maintien  triste, 
A  l'air  sournois  :  un  petit  janséniste. 
Tout  plein  d'orgueil  et  de  saint  Augustin, 
Entre  avec  elle,  en  lui  serrant  la  main. 

D'autres  oiseaux  de  dilVérent  plumage. 
Divers  de  goût,  d'instinct  et  de  ramage. 
En  sautillant  font  entendre  à  la  fois 
Le  gazouillis  de  leurs  confuses  voix; 
Et  dans  les  cris  de  la  folle  cohue 
La  médisance  est  à  peine  entendue. 
Ce  chamaillisde  cent  propos  croisés 
Ressemble  aux  vents  l'un  à  l'autre  opposés. 


KPITRES.  137 

Un  profond  calmo,  un  stupide  silence 
Succède  au  bruit  de  leur  impertinence; 
Chacun  redoute  un  honnête  entretien  : 
On  veut  penser,  et  l'on  ne  pense  rien. 
0  roi  David  !  ô  ressource  assurée  ! 
Viens  ranimer  leur  langueur  désœuvrée; 
Grand  roi  David,  c'est  toi  dont  les  sixains 
Fixent  l'esprit  et  le  goût  des  humains. 
Sur  un  tapis  dès  (ju'on  te  voit  paraître, 
Noble,  bourgeois,  clerc,  prélat,  petit-maître, 
Femme  surtout,  chacun  met  son  espoir 
Dans  tes  cartons  peints  de  rouge  et  de  noir  : 
Leur  âme  vide  est  du  moins  amusée 
Par  l'avarice  en  plaisir  déguisée. 

De  ces  exploits  le  beau  monde  occupé 
Quitte  à  la  fin  le  jeu  pour  le  soupe; 
Chaque  convive  en  liberté  déjiloie 
A  son  voisin  son  insipide  joie. 
L'homme  machine,  esprit  qui  tient  du  corps, 
En  bien  mangeant  remonte  ses  ressorts  : 
Avec  le  sang  l'âme  se  renouvelle, 
Kt  l'estomac  gouverne  la  cervelle. 
(>iel!  quels  propos  !  ce  pédant  du  palais 
Blâme  la  guerre,  et  se  plaint  de  la  paix. 
Ce  vieux  Grésus,  en  sabhint  du  Champagne, 
Gémit  des  maux  que  souffre  la  campagne; 
Et,  cousu  d'or,  dans  le  luxe  plongé. 
Plaint  le  pays  d<!  tailles  surchargé. 
Monsieur  l'abbé  vous  entame  une  histoire 
Qu'il  ne  croit  point,  et  qu'il  veut  faire  croire; 
On  l'interrompt  par  un  pro|)Os  du  jour. 
Qu'un  autre  conte  interrompt  à  son  tour. 
De  froids  bons  mots,  des  équivoques  fades, 
Des  quolibets,  et  des  turlupinades, 


t38  POKSIES    Di:    VOLTAIUE. 

Lu  rire  faux  que  l'on  prend  pour  gaieté. 
Font  le  brillant  de  la  société. 

Cest  donc  ainsi,  troupe  absurde  et  frivole. 
Que  nous  usons  de  ce  temps  qui  s'envole: 
C'est  donc  ainsi  que  nous  perdons  des  jours 
Longs  pour  les  sots,  pour  qui  pense  si  courts. 

Mais  que  ferai-je?  où  fuir  loin  de  nioi-nièine? 
Il  faut  du  monde;  on  le  condamne,  on  l'aime, 
On  ne  peut  vivre  avec  lui  ni  sans  lui. 
Notre  ennemi  le  plus  grand,  c'est  l'ennui. 
Tel  qui  chez  soi  se  plaint  d'un  sort  tranquille, 
Vole  à  la  cour,  dégoûté  de  la  ville. 
Si  dans  Paris  chacun  parle  au  hasard,        . 
Dans  cette  cour  on  se  tait  avec  art, 
Et  de  la  joie,  ou  fausse  ou  passagère, 
On  n'a  pas  même  une  image  légère. 
Heureux  qui  peut  de  son  maître  approcher! 
II  n'a  plus  rien  désormais  à  chercher. 
Mais  Jupiter,  au  fond  de  l'empyrée, 
Cache  aux  humains  sa  présence  adorée  ; 
Il  n'est  permis  qu'à  quelques  demi-dieux 
D'entrer  le  soir  aux  cabinets  des  cieux. 
Faut-il  aller,  confondu  dans  la  presse, 
Prier  les  dieux  de  la  seconde  espèce, 
Qui  des  mortels  font  le  mal  ou  le  bien  ? 
Comment  aimer  des  gens  qui  n'aiment  rien. 
Et  qui,  portés  sur  ces  rapides  sphères 
Que  la  fortune  agite  en  sens  contraires. 
L'esprit  troublé  de  ce  grand  mouvement. 
N'ont  pas  le  temps  d'avoir  un  sentiment  ? 
A  leur  lever  pressez-vous  pour  attendre. 
Pour  leur  parler  sans  vous  en  faire  entendre, 
Pour  obtenir,  après  trois  ans  d'oubli. 
Dans  l'antichambre  un  refus  très-poli. 


KIMTRKS.  l.W 

«  Non,  dites-vous,  la  cour  ni  le  beau  monde 

Ne  sont  point  faits  pour  celui  qui  les  fronde. 

Fuis  pour  jamais  ces  puissants  dangereux; 

Fuis  les  plaisirs,  qui  sont  trompeurs  comme  eux, 

Uon  cit0}"en,  travaille  pour  la  France, 

Et  du  public  attends  ta  récompense.  » 

Qui?  le  public!  ce  fantôme  inconstant, 

Monstre  à  cent  voix,  Cerbère  dévorant. 

Qui  flatte  et  mord,  qui  dresse  par  sottise 

Une  statue,  et  par  dégoût  la  brise? 

Tyran  jaloux  de  quiconque  le  sert. 

Il  profana  la  cendre  de  Colbert; 

l'A,  prodiguant  l'insolence  et  l'injure. 

Il  a  flétri  la  candeur  la  plus  pure  : 

Il  juge,  il  loue,  il  condamne  au  hasard 

Toute  vertu,  tout  mérite,  et  tout  art. 

C'est  lui  qu'on  vit,  de  critiques  avide. 

Déshonorer  le  chef-d'œuvre  (TAnnide, 

Et,  pour  Judith,  Pijrumc  et  R(U/ulus^ 

Abandonner  Phèdre  et  Drilannicus  ; 

Lui  qui  dix  ans  proscrivit  Alhalie, 

Qui,  protecteur  d'une  scène  avilie, 

Frappant  des  mains,  bat  à  tort,  à  travers. 

Au  mauvais  sens  qui  hurle  en  mauvais  vers. 

Mais  il  revient,  il  répare  sa  honte; 
Le  temps  l'éclairé:  oui,  mais  la  mort  plus  prompte 
Ferme  mes  yeux  dans  ce  siècle  pervers. 
En  attendant  que  les  siens  soient  ouverts. 
Chez  nos  neveux  on  me  rendra  justice; 
Mais,  moi  vivant,  il  faut  que  je  jouisse. 
Quand  dans  la  tombe  un  pau\re  homme  est  Inclus, 
Qu'importe  un  bruit,  un  nom  qu'on  n'entend  plus? 
L'ombre  de  Pope  avec  les  rois  repose; 
Un  peuple  entier  fait  son  apothéose, 


iiO  POKSIES    DE    VOLTAIRE. 

Et  son  nom  vole  à  Ti  m  mortalité  : 
Quand  il  vivait,  il  fut  persécuté. 

Ah!  cachons-nous;  passons  avec  les  sages 
Le  soir  serein  d'un  jour  mêlé  d'orages; 
Et  dérobons  à  l'œil  de  l'envieux 
Le  peu  de  temps  que  nie  laissent  les  dieux. 
Tendre  amitié,  don  du. ciel,  beauté  pure, 
Puissé-je  vivre  et  mourir  dans  tes  bras, 
Loin  du  méchant  ijui  ne  te  connaît  pas. 
Loin  du  blirot,  dont  la  peur  dangereuse 
Corrompt  la  vie,  et  rend  la  mort  alTreuse! 


LXXV.  —  A    M.    LK    PRKSIDENT    IIK.WLLT 

Lunéville,  novembre  l'i-iS. 

Vous  qui  de  la  chronologie* 

Avez  réformé  les  erreurs; 

Vous  dont  la  main  cueillit  les  (leurs 

1.  Cttte  épilre  commençait  ainsi  : 

Hénault,  fameux  par  vos  soupes, 
Et  par  votre  chronologie, 
Par  des  vers  au  bon  coin  frappés, 
Pleins  de  douceur  et  d'harmonie  ; 
Vous  qui  dans  l'étude  occupez 
L'heureux  loisir  de  votre  vie. 
Daignez  m'approndre,  je  vous  prie, 
Par  quel  secret  vous  échappez 
Aux  malignités  de  l'Envie; 
Tandis  que  moi,  placé  plus  bas. 
Qui  devrais  élre  inconnu  d'elle, 
Je  vois  que  sa  rage  éternelle 
Répand  son  poison  sur  mes  pas. 
11  ne  faut  point,  etc. 

Le  président  Hénault  fut  blessé  de  ce  qu'on  paraissait  faire  entrer  ses 
soupers  pour  quelque  chose  dans  sa  réputation,  et  se  fâcha  sérieuse- 
ment. M.  de  Voltaire  changea  sur-le-champ  les  premiers  vers  de  sa 
pièce.  {Éd.  de  KM.) 


i;piTni:s.  IM 

De  la  plus  belle  poésie; 
Vous  qui  de  la  philosophie 
Avez  sondé  les  profondeurs. 
Malgré  les  plaisirs  séducteurs 
Qui  partagèrent  votre  vie; 
Hénault,  dites-moi,  je  vous  prie, 
Par  quel  art,  par  quelle  magie, 
Parmi  tant  de  succès  flatteurs, 
Vous  avez  désarmé  l'Envie  : 
Tandis  que  moi,  placé  plus  bas. 
Qui  devrais  être  inconnu  d'elle. 
Je  vois  chaciue  jour  la  cruelle 
Verser  ses  poisons  sur  mes  pas? 
Il  ne  faut  point  s'en  faire  accroire; 
J'eus  l'air  de  me  faire  afliclier 
Aux  murs  du  temple  de  Mémoire  : 
Aux  sots  vous  sûtes  vous  cacher. 
Je  parus  trop  chercher  la  gloire, 
Et  la  gloire  vint  vous  chercher. 

Qu'un  chêne,  l'honneur  d'un  bocage, 
Domine  sur  mille  arbrisseaux. 
On  respecte  ses  verts  rameaux, 
Et  l'on  danse  sous  son  ombrage; 
Mais  que  du  tapis  d'un  gazon 
Quelque  brin  d'herbe  ou  de  fougère 
S'élève  un  peu  sur  l'horizon, 
On  l'en  arrache  avec  colère. 
Je  plains  le  sort  de  tout  auteur. 
Que  les  autres  ne  plaignent  guères; 
Si  dans  ses  travaux  littéraires 
U  veut  goûter  (pielque  douceur, 
Que,  des  beaux  esprits  serviteur, 
U  évite  ses  chers  confrères. 
Montaigne,  cet  auteur  charmant, 


142  p 01'; su; S  dk  voltairi;. 

Tour  à  tour  profond  et  frivole, 
Dans  son  château  paisiblement, 
Loin  df  tout  frondeur  nialévole. 
Doutait  df;  tout  iniitunéniont, 
i;t  se  moquait  très-librement 
Des  bavards  fourrés  de  l'école  ; 
Mais  quand  son  élève  Charron , 
Plus  retenu,  plus  méthodique. 
De  sagesse  donna  leçon. 
Il  fut  près  de  périr,  dit-on. 
Par  la  haine  théologique. 
Les  lieux,  le  temps,  l'occasion. 
Font  votre  gloire  ou  votre  chute  : 
Hier  on  aimait  votre  nom, 
Aujourd'hui  l'on  vous  persécute. 
La  Grèce  à  l'insensé  Pyrrhon 
Fait  élever  une  statue  : 
Soorate  prêche  la  raison, 
Et  Socrate  boit  la  ciguë. 

Heureux  qui  dans  d'oljscurs  travaux 
A  soi-même  se  rend  utile! 
Il  faudrait,  pour  vivre  tranquille. 
Des  amis,  et  point  de  rivaux. 
La  gloire  est  toujours  inquiète; 
Le  bel  esprit  est  un  tourment. 
On  est  dupe  de  son  talent  : 
C'est  comme  une  épouse  coquette. 
Il  lui  faut  toujours  quelque  amant. 
Sa  vanité,  qui  vous  obsède. 
S'expose  à  tout  imprudemment; 
Elle  est  des  autres  l'agrément. 
Et  le  mal  de  qui  la  possède. 

Mais  finissons  ce  triste  ton  : 
Est-il  si  malheureux  de  plaire? 


KPITRES.  li{ 

L'envie  est  un  mal  nécessaire; 

C'est  un  petit  coup  craiguiilon 

(Jui  vous  force  encore  à  mieux  faire. 

Dans  la  carrière  des  vertus 

L'àme  noble  en  est  excitée. 

Virgile  avait  son  Maevius, 

Hercule  avait  son  Eurysthée. 

Que  m'importent  de  vains  discours 

Qui  s'envolent  et  qu'on  oublie? 
Je  coule  ici  mes  heureux  jours 
Dans  la  plus  tranquille  des  cours, 
Sans  intrigue,  sans  jalousie, 
Auprès  d'un  roi  sans  courtisans'. 
Près  de  Boufllers  et  d'Kmilie; 
Je  les  vois  et  je.les  entends, 
11  faut  bien  que  je  fasse  envie. 


L\XV1.  —  A    .M.   LH    DLC    DE    IMCJIELIED 

A    nui    LE    SÉNAT    DE    GKNES    AVAIT    ÉRIGÉ 
l  .\  E      S  T  A  T  l  E 

A  Lunéville,  18  noveiubre  17i8 

Je  la  verrai,  cette  statue 
Que  Gène  élève  justement 
Au  héros  qui  l'a  défendue. 
Votre  grand-oncle,  moins  brillant. 
Vit  sa  gloire  moins  étendue; 
11  serait  jaloux,  à  la  vue 
De  cet  unique  monument.  ' 

Dans  l'âge  frivole  et  charmant 

1.  Le  roi  Stanislas. 


144         .  POKSIKS    DE     VOF>TAir,i:. 

OÙ  le  plaisir  seul  est  d'usage. 

Où  vous  reçûtes  en  partage 

I.'art  de  tromper  si  tendrement, 

Pour  modeler  ce  beau  visage. 

Qui  de  Vénus  ornait  la  cour, 

On  eût  pris  celui  de  l'Amour, 

Kt  surtout  de  l'Amour  volage; 

i:t  quelques  traits  moins  enfantins 

Auraient  été  la  vive  image  .     . 

Du  dieu  qui  préside  aux  jardins, 
•        Ce  double  et  charmant  avantage 

Peut  diminuer  à  la  fin; 
'  Mais  la  gloire  augmente  avec  Tàge. 

Du  sculpteur  la  modeste  main 

Vous  fera  l'air  moins  libertin; 

C'est  de  quoi  mon  héros  enrage. 

On  ne  peut  fîler  tous  les  jours 

Sur  le  trône  heureux  des  Amours; 
•    Tous  les  plaisirs  sont  de  passage  : 

Mais  vous  saurez  régner  toujours 

Par  l'esprit  et  par  le  courage. 

Les  traits  du  Richelieu  coquet, 

De  cette  aimable  créature. 

Se  trouveront  en  miniature 

Dans  mille  boîtes  à  portrait 

Où  Macé  mit  votre  figure. 

Mais  ceux  du  Richelieu  vainqueur, 

Du  héros  soutien  de  nos  armes. 
Ceux  du  père,  du  défenseur 

D'une  république  en  alarmes, 
*  Ceux  de  Richelieu  so:i  vengeur, 

Ont  pour  moi  cent  fois  plus  de  charmes. 
Pardon,  je  sens  tous  les  travers 

De  la  morale  où  je  m'engage; 


ÉpnnEs.  i4j 

Pardon,  vous  n'êtes  pas  si  sage 

Que  je  le  prétends  dans  ces  vers  : 

Je  ne  veux  pas  que  l'univers 

Vous  croie  un  grave  personnage. 

Après  ce  jour  de  Fontenoy, 

Où,  couvert  de  sang  et  de  poudre, 

On  vous  vit  ramener  la  foudre 

Et  la  victoire  à  votre  roi; 

Lorsque,  prodiguant  votre  vie, 

Vous  eûtes  fuit  pâlir  d'effroi 

Les  Anglais,  l'Autriclie  et  l'Envie, 

Vous  revîntes  vite  à  Paris 

Mêler  les  mjTtes  de  Cypris  ' 

A  tant  de  palmes  immortelles. 

Pour  vous  seul,  à  ce  que  je  vois, 

Le  Temps  et  l'Amour  n'ont  point  d'ailes, 

Et  vous  servez  encor  les  Lelles, 

Comme  la  France  et  les  Génois. 


LWVIl.  —  A    .M.    DE    SAINT-E  \MI5Ki\  r 

Tandis  qu'au-dessus  de  la  terre. 
Des  aquilons  et  du  tonnerre, 
La  belle  amante  de  Newton 
Dans  les  routes  de  la  lumière 
Conduit  le  char  de  Phaéton, 
Sans  verser  dans  cette  carrière, 
Nous  attendons  paisiblement, 
Près  de  l'onde  caslalienne, 
Que  notre  héroïne  revienne 
De  son  voyage  au  firmament; 
Et  nous  assemblons  pour  lui  (ilair.', 


140  POKSIES    DE    VOLTAIRE. 

Dans  ces  vallons  et  dans  ces  bois, 
Les  fleurs  dont  Horace  autrefois 
Faisait  des  bouquets  pour  Glycère. 
Saint-Lambert,  ce  n'est  que  pour  toi 
Que  ces  belles  fleurs  sont  écloses; 
C'est  ta  main  qui  cueille  les  roses. 
Et  les  épines  sont  pour  moi. 
Ce  vieillard  chenu  qui  s'avance, 
Le  Tf'mps  dont  je  subis  les  lois, 
Sur  ma  lyre  a  glacé  mes  doigts,    . 
Et  des  organes  de  ma  voix 
Fait  trembler  la  sourde  cadence. 
Les  Grâces  dans  ces  beaux  vallons. 
Les  dieux  de  l'amoureux  délire, 
Ceux  de  la  flûte  et  de  la  lyre, 
T'inspirent  tes  aimables  sons. 
Avec  toi  dansent  aux  chansons, 
Et  ne  daignent  plus  me  sourire. 

Dans  l'heureux  printemps  de  tes  jours. 
Des  dieux  du  Vinde  et  des  amours 
Saisis  la  faveur  passagère; 
C'est  le  temps  de  l'illusion, 
.le  n'ai  plus  que  de  la  raison  : 
Encore,  hélas!  n'en  ai-je  guère. 
Mais  je  vois  venir  sur  le  soir. 
Du  plus  haut  de  son  aphélie, 
Noire  astronomique  Emilie 
Avec  un  vieux  tablier  noir, 
Et  la  main  d'encre  encor  salie. 
Elle  a  laissé  là  son  compas. 
Et  ses  calculs,  et  sa  lunette; 
Elle  reprend  tous  ses  appas  : 
Porte- lui  vite  à  sa  toilette 
Ces  fleurs  qui  naissent  sous  tes  ]>as, 


éI'HTvKS.  147 

Et  chante-lui  sur  ta  musette 

Ces  beaux  airs  qae  l'Amour  répète, 

Et  que  Newton  ne  connut  pas. 

LWVlli.   —  A    M.    DARCiKT 

(9  ou  10  augaslô  17Ô0) 

Ma  foi,  plus  je  lis,  plus  j'admire 
Le  philosophe  de  ces  lieux  ; 
Sou  sceptre  peut  briller  aux  yeux. 
Mais  mon  oreille  aime  e:K'or  mieux 
Les  sons  enchanteurs  de  sa  lyre. 
Ce  feu  que  dans  les  cieux  vola 
Le  demi-dieu  qui  modela 
Notre  première  mijaurée  ; 
Ce  feu,  cette  essence  sacrée. 
Dont  ailleurs  assez  peu  l'on  a, 
Est  donc  tout  en  cette  contrée? 
Ou  bien  du  haut  de  l'empyrée 
L'esprit  d'Horuce  s'en  alla 
Sur  les  rivages  de  la  Sprée, 
Et  sur  le  trône  d'Attila. 
Le  feu  roi,  s'il  voyait  cela, 
En  aurait  l'àme  pénétrée. 

L\.\I\.  —  A    M.   DESMAHIS 

(l-ÔO) 

Vos  jeunes  mains  cueillent  des  fleurs 
Dont  je  n'ai  plus  que  les  épines; 
Vous  dormez  dessous  les  courtines 
Et  des  Grâces  et  des  niuf  Sœurs  : 


lis  POESIES    DE    VOLTAIIIE. 

Je  leur  fais  encor  quelijiie.s  mines, 
Mais  vous  possédez  leurs  faveurs. 

Tout  s'éteint,  tout  s'use,  tout  passe  : 
Je  m'affaiblis,  et  vous  croissez; 
Mais  je  descendrai  du  Parnasse 
Content,  si  vous  m'y  remplacez. 
Je  jouis  peu,  mais  j'aime  encore; 
Je  verrai  du  moins  vos  amours  : 
Le  crépuscule  de  mes  jours 
S'embellira  de  votre  aurore. 
Je  dirai  :  «  Je  fus  comme  vous  :  » 
C'est  beaucoup  me  vanter  peut-être; 
Mais  je  ne  serai  point  jaloux  : 
Le  plaisir  permet-il  de  l'être? 


LXXX.  —  A    M.    LK   CAnDlNAL   OLHHM 

(Berlin,  noi  ) 

Quoi!  vous  voulez  donc  que  je  chante 
Ce  temple  orné  par  vos  bienfaits, 
Dont  aujourd'hui  Berlin  se  vante! 
Je  vous  admire,  et  je  me  tais. 
Comment  sur  les  bords  de  la  Sprée, 
Dans  cette  infidèle  contrée 
Où  de  Rome  on  brave  les  lois, 
Pourrai-je  élever  une  voix 
A  des  cardinaux  consacrée? 
Éloigné  des  murs  de  Siun, 
Je  gémis  en  bon  catholi  lue. 
Hélas!  mon  prince  est  hérétique, 
Et  n'a  point  de  dévotioji. 
Je  vois  avec  componction 
Que  dans  Tinfernale  séjuelle 


KPITHES.  140 

Il  sera  piôs  de  Cicéron, 
Et  d'Aristide  et  de  Platon, 
Ou  vis-à-vis  de  Marc  Aurèle. 
On  sait  que  ces  esprits  fameux 
Sont  punis  dans  la  nuit  profonde; 
Il  faut  qu'il  soit  damné  comme  eux, 
Puisqu'il  vit  comme  eux  dans  ce  monde. 
Mais  surtout  que  je  suis  fâché 
De  le  voir  toujours  entiché 
De  l'énorme  et  cruel  péché 
Que  Ton  nomme  la  tolérance  ! 
Pour  moi,  je  frémis  quand  je  pense 
Que  le  musulman,  le  païen, 
Le  quaker,  et  le  luthérien. 
L'enfant  de  Genève  et  de  Rome, 
Chez  lui  tout  est  reçu  si  bien. 
Pourvu  que  l'on  soit  honnête  homme. 
Pour  comble  de  méchanceté, 
11  a  su  rendre  ridicule 
Cette  sainte  inhumanité. 
Cette  haine  dont  sans  scrupule 
S'arme  le  dévot  entêté. 
Et  dont  se  raille  l'incrédule. 
Que  ferai-je,  grand  cardinal, 
Moi  chambellan  trés-inutile 
D'un  princ(?  endurci  dans  le  mal. 
Et  proscrit  dans  notre  Évangile? 
Vous  dont  le  front  prédestiné 
A  nos  j'eux  doublement  éclate, 
Vous  dont  le  chapeau  d'écarlate 
Des  lauriers  du  Pinde  est  erné; 
Qui,  marchant  sur  les  pas  d'Horace 
Et  sur  ceux  de  saint  Augustin, 
Suivez  le  raboteux  chemin 


i:.0  POKSIES    DE    VOLTAIHE. 

Du  paradis  et  du  Parnasso, 

Convertissez  ce  rare  esprit  : 

C'est  à  vous  d'instruire  et  de  plaire; 

Et  la  grâce  de  Jésus-  Christ 

Choz  vous  brille  en  plus  d'un  écrit, 

Avec  les  trois  Grâces  d'Homère. 


LWXI.  —  A   M.  DARGET 

(  9  mars  l"!  ) 

Tout  mon  corps  est  en  désarroi  ; 
Cul,  tète  et  ventre,  sont  chez  moi 
Fort  indignes  de  notre  maître. 
Un  cœur  me  reste  :  il  est  peut-être 
Moins  indigne  de  ce  gr^nd  roi. 
C'est  un  tribut  que  je  lui  doi; 
Mais,  hélas!  il  n'en  a  que  faire. 
Fatigué  de  vœux  empressés, 
Il  peut  croire  que  c'est  assez 
D'être  bienfaisant  et  de  plaire. 
.Né  pour  le  grand  art  de  charmer, 
Pour  la  guerre  et  la  politique, 
11  est  trop  grand,  trop  héroïque, 
Et  trop  aimable  pour  aimer. 
Tant  pis  pour  mes  flammes  secrètes 
J'ose  aimer  le  premier  des  rois; 
Je  crains  de  vivre  sous  les  lois 
De  la  première  des  coquettes. 
Du  moins,  pour  prix  de  mes  désirs. 
J'entendrai  sa  docte  harmonie. 
Ces  vers  qui  feraient  mon  envie. 
S'ils  ne  faisaient  pas  mes  plaisirs. 
Adieu,  monsieur  son  secrétaire; 


KPFTHKS.  loi 

Soyez  toujours  mon  tendre  appui  : 
Si  Frédéric  ne  m'aimait  guère, 
Songez  que  vous  paierez  pour  lui. 


LWXIl.  —  AL    liOI   Ui:   Pi'.LSSE 

<9  avril  \"A) 

Dans  ce  jour  du  saint  vendredi. 
Jour  où  Ton  veut  nous  faire  accroire 
Qu'un  Dieu  pour  ii»  inonde  a  pùti, 
J'ose  adresser  ma  voix  à  mon  vrai  roi  de  g!oiri\ 

De  mon  salut  vrai  créateur, 
De  d'Argens  et  de  moi  l'unique  rédempteur, 
Dii  salut  éternel  je  ne  suis  pas  eu  peine; 
Mais  de  ce  vrai  salut  qu'on  nomme  la  santé, 

Mon  esprit  est  inquiété. 
Pardonnez,  cher  sauveur,  à  mon  audace  vaine. 

0  vous  qui  faites  des  heureux, 
L'êtes-vous?  soulTrez-vous?  ètes-vous  à  la  gène? 
Ft  les  points  de  côté,  la  colique  inhumaine. 
Troubleraient-ils  encor  des  jours  si  précieux? 
0  philosophe-roi,  grand  homm<%  heureux  génie! 

Vous  dont  le  charmant  entretien, 
I/indulgente  raison,  l'aimable  poésie. 

Étonnent  mon  àme  ravie, 

Puissiez-vous  goûter  tout  le  bien 

Que  vous  versez  sur  notre  vie! 


152  POÉSIES    DE    VOLTAIRE. 

LWXllI.  —  AL   MÊME 

Kb-t-11  vrai  que  Voltaire  aura 
A  Sans-Souci  l'honneur  de  boire 
Les  eaux  d'Flippocrène  ou  d'Égra, 
Au  lieu  de  l'onde  sale  et  noire 
Qu'en  enfer  II  avalera? 

En  ce  cas  il  apportera 
Sin  paquet  et  son  écritoire, 
Et  près  de  vous  il  apprendra 
Que  sagesse  vaut  mieux  que  gloiio. 

Sur  les  arbres  il  écrira  : 
«  lîeaux  li(;ux  consacrés  à  la  lyre, 
Aux  arts,  aux  douceurs  du  repos, 
J'admirais  ici  mon  héros, 
Et  me  gardais  de  le  lui  dire.  » 

LXWIV.   —  AU   P.OI  DE  PRUSSE. 

Biaise  Pascal  a  tort,  il  en  faut  convenir; 

Ce  pieux  misanthrope,  Heraclite  sublime, 

Qui  pense  qu'ici-bas  tout  est  misère  et  crime, 

Dans  ses  tristes  accès  ose  nous  maintenir 

Qu'un  roi  que  l'on  amuse,  et  même  un  roi  qu'on  aime. 

Dès  qu'il  n'est  plus  environné, 

Dès  qu'il  est  réduit  à  lui-même, 
Est  de  tous  les  mortels  le  plus  infortuné. 
11  est  le  plus  heureux  s'il  s'occupe  et  s'il  pense. 
"Vous  le  prouvez  très-bien  :  car,  loin  de  votre  cour, 
En  hibou  fort  souvent  renfermé  tout  le  jour. 


KIMTI'.KS.  153 

Vous  percez  d'un  œil  d'aigle  en  cet  abînie  immense 
Que  la  philosophie  oiTre  à  nos  faibh's  yeux; 

Et  votre  esprit  laborieux, 
Qui  sait  tout  observer,  tout  orner,  tout  connaître, 
Qui  se  connaît  lui-même,  et  qui  n'en  vaut  que  mieux, 
Par  ce  mâle  exercice  augmente  encor  son  être. 
Travailler  est  le  lot  et  l'honneur  d'un  mortel. 
Le  repos  est,  dit-on,  le  partag('  du  ciel. 
Je  n'en  crois  rien  du  tout  :  qiu'l  bien  imaginaire 
D'être  les  bras  croisés  pendant  l'éternité! 
Est-ce  dans  le  néant  qu'est  la  félicité? 
Dieu  serait  malheureux  s'il  n'avait  rien  ii  faire; 
Il  est  d'autant  plus  dieu  qu'il  est  plus  agissant. 
Toujours,  ainsi  que  vous,  il  produit  quelque  ouvrage  : 
On  prétend  qu'il  fait  plu-<,  on  dît  qu'il  se  repent. 
Il  préside  au  scrutin  qui,  dans  le  Vatican, 
Met  sur  un  front  ridé  la  coilT;  à  triple  étage. 
Du  prisonnier  Malimoud  il  vous  fait  un  sultan. 
Il  mùi  it  à  Moka,  dans  le  sable  arabique, 
Ce  café  nécessaire  aux  pays  des  frimas; 

Il  mei  la  fièvre  en  nos  climats,  ^ 

Et  le  remède  en  Amériipie.  • 

Il  a  rendu  l'humain  si'-jour 
De  la  variété  le  mobile  théâtre; 
Il  se  plut  à  pétrir  d'incarnat  et  d'albâtre 
Les  charmes  arrondis  du  sein  de  Pompadour, 
Tandis  qu'il  vous  étend  un  noir  luisant  d'ébène 
Sur  le  nez  aplati  d'une  dame  africaine, 
Qui  ressemble  à  la  nuit  comme  l'autre  au  beau  jour. 
Dieu  se  joue  à  son  gré  de  la  race  mortelle; 
Il  fait  vivre  cent  ans  le  Normand  Fontenelle, 
Ft  trousse  à  trente-neuf  mon  dévot  de  Pascal. 
Il  a  deux  gros  tonneaux  d'où  le  bien  et  le  mal 

Descendent  en  pluie  éternelle 

0. 


154  POKSIES    Di:    VOLTAinE. 

Sur  cent  mondes  divers  et  sur  chaque  animal. 
Les  sots,  les  gens  d'esprit,  et  les  fous,  et  les  sages, 
Chacun  reçoit  sa  dose,  et  le  tout  est  égal. 
On  prétend  que  de  Dieu  les  rois  sont  les  images; 

Les  Anglais  pensent  autrement; 

lis  disent  en  plein  parlement 
(Ju'un  roi  n'est  pas  plus  dieu  que  le  pape  infaillible. 

Mais  il  est  pourtant  trés-plausible 
Que  ces  puissants  du  siècle  un  peu  trop  adorés, 
A  la  faiblesse  humaine  ainsi  que  nous  livrés, 
Hesseniblent  on  un  point  à  notre  commun  maître  : 
C'est  qu'ils  font  coniino  lui  le  mal  et  le  bien-être; 
Ils  ont  les  deux  tonneaux.  Bouchoz-moi  pour  jamais 
Le  tonneau  des  dégoûts,  des  chagrins,  des  caprices, 
Dont  on  voit  tant  de  cours  s'abreuver  à  longs  traits; 

Répandez  de  pures  délices 
Sur  votre  peu  d'élus  il  vos  banquels  admis; 
Que  leurs  fronts  soient  sereins,  que  leurs  cœurs  soient  uuis; 
Au  feu  de  votre  esprit  que  notre  esprit  s'éclaire; 
Que  sans  empressement  nous  cherchions  à  vous  plaire  : 

Qu'en  dépit  de  la  majesté 

Notre  agréable  Liberté, 
Compagne  du  Plaisir,  mère  de  la  Saillie, 

Assaisonne  avec  volupté 

Les  ragoûts  de  votre  ambroisie. 
Les  honneurs  rendent  vains,  le  plaisir  rend  heureux. 

Versez  les  douceurs  de  la  vie 

Sur  votre  Olympe  sablonneux. 
Et  que  le  bon  tonneau  soit  à  jamais  sans  lie. 


ÉPITRES.  -  l'5 

l.WW 
L' ALTKl  I\    \nr.lV\NT    1)\NS  SV   TERRE 

PRKS    DU    I.  AC    DE     GKNKVE 

(Mars   n.'S) 

0  maison  d'Aristippe!  ô  jardins  d'Kpiciiro! 
Vous  qui  me  présentez  dans  vos  enclos  divers 

Ce  qui  souvent  manque  à  mes  vers, 
F,e  mérite  de  l'art  soumis  à  la  nature, 
Empire  de  Pomone  et  de  Flore  sa  sœur, 

Recevez  votre  possesseur! 
Qu'il  soit,  ainsi  que  vous,  solitaire  et  tranquille! 
Je  ne  me  vante  point  d'avoir  en  cet  asile 

Rencontré  le  parfait  bonheur  : 
Il  n'est  point  retiré  dans  le  fond  d'un  bocage; 

Il  est  encor  moins  chez  les  rois; 

Il  n'est  pas  même  chez  le  sage  :  * 

De  celte  courte  vie  il  n'est  point  le  partage. 
11  faut  y  renoncer  :  mais  on  peut  quelquefois 

Embrasser  au  moins  son  image. 

()ue  tout  plaît  en  ces  lieux  à  mes  sens  étonnés! 
D'un  tranquille  océan  l'eau  pure  et  transparente 
Baigne  les  bords  fleuris  de  ces  champs  fortunés; 
D'innombrables  coteaux  ces  champs  sont  couronnés, 
Bacchus  les  embellit;  leur  insensible  pente 
Vous  conduit  par  degrés  à  ces  monts  sourcilleux 
Oui  pressent  les  enfers  et  qui  fendent  les  cieux. 
Le  voilà,  ce  théâtre  et  de  neige  et  de  gloire. 
Éternel  boulevard  qui  n'a  point  garanti 
Des  Lombards  le  beau  territoire. 


156  POi;sii:s  DE   \oi/rAini;. 

Voilà  cos  monts  afTreiix  célébri^s  dans  riiistoirf, 
Ces  monts  qu'ont  traversés,  par  un  vol  si  liardi, 
Les  Cliarlf^s,  les  Othon,  Câlinât,  et  Conti, 

Sur  les  ailes  de  la  Victoire. 
Au  bord  de  cette  mer  où  s'égarent  mes  yeux, 
llipailk'S,  je  te  vois.  0  bizarre  Amédée, 

Est-il  vrai  que  dans  ces  beaux  lieux, 
Des  soins  et  des  grandeurs  écartant  toute  idée, 
Tu  vécus  en  vrai  sage,  en  vrai  voluptueux, 
Et  que,  lassé  bientôt  de  ton  doux  ermitage, 
Tu  voulus  être  pape,  et  cessas  d'être  sage? 
Lieux  sacrés  du  repos,  je  n'en  ferai  pas  tant; 
Et,  malgré  les  deux  clefs  dont  la  vertu  nous  frappe, 

Si  j'étais  ainsi  pénitent, 

Je  ne  voud  "ais  point  être  pape. 

Que  le  chantre  llatteur  du  tyran  des  Romains, 
L'auteur  harmonieux  des  douces  Géorgiquea, 
Ne  vante  plus  ces  lacs  et  leurs  bords  magnifiques, 
Ces  lacs  que  la  nature  a  creusés  de  ses  mains 

Dans  les  campagnes  italiques!     . 
Mon  lac  est  le  premier  :  c'est  sur  ces  bords  heureux 
Qu'habite  des  humains  la  déesse  éternelle. 
L'âme  des  grands  travaux,  l'ob.et  des  nobles  vœux, 
Que  tout  mortel  embrasse,  ou  désire,  ou  rappelle, 
Qui  vit  dans  tous  les  cœurs,  et  dont  le  nom  sacré 
Dans  les  cours  des  tyrans  est  tout  bas  adoré, 
La  Liberté.  J'ai  vu  cette  déesse  altière. 
Avec  égalité  répandant  tous  les  biens, 
Descendre  de  Morat  en  habit  de  guerrière. 
Les  mains  teintes  du  sang  des  fiers  Autrichiens 

Et  de  Charles  le  Téméraire. 
Devant  elle  on  portait  ces  piques  et  ces  dards, 
On  traînait  ces  canons,  ces  échelles  fatales. 


ÉPITRES.  137 

Uu\'lle-mèmc  brisa,  quand  ses  mains  (riomphales 
De  Genève  en  danger  défendaient  les  remparts. 
Un  peuple  entier  la  suit,  sa  naïve  allégresse 
Fait  i\  tout  l'Apennin  répéter  ses  clameurs; 
Leurs  fronts  sont  couronnés  de  ces  fleurs  que  la  Grèce 
Aux  champs  de  Marathon  prodiguait  aux  vainqueurs. 
C'est  là  leur  diadème;  ils  en  font  plus  de  compte 
Que  d'un  cercle  à  fleurons  de  marquis  et  de  comte 
Kt  des  larges  mortiers  à  grands  bords  abattus, 
Et  de  ces  mitres  d'or  aux  deux  sommets  pointus. 
On  ne  voit  point  ici  la  grandeur  insultante 
Portant  de  l'épaule  au  côté 
Un  ruban  que  la  Vanité 
A  tissu  de  sa  main  brillante. 

Ni  la  fortune  insolente 

Repoussant  avec  fierté 

La  prière  humble  et  tremblante 

De  la  triste  pauvreté. 
On  n'y  méprise  point  les  travaux  nécessaires  : 
Les  états  sont  égaux,  et  les  hommes  sont  frères. 

Liberté!  liberté!  ton  trône  est  en  ces  lieux  : 
La  Grèce  où  tu  naquis  t'a  pour  jamais  perdue. 

Avec  ses  sages  et  ses  dieux. 
Rome,  depuis  Brutus,  ne  t'a  jamais  revue. 
Chez  vingt  peuples  polis  à  peine  es-tu  connue. 
Le  Sarmate  à  cheval  t'embrasse  avec  fureur, 
Mais  le  bourgeois  à.  pied,  rampant  dans  l'esclavage, 
Te  regarde,  soupire,  et  meurt  dans  la  douleur. 
L'Anglais  pour  te  garder  signala  son  couragi-  : 
Mais  on  prétend  qu'à  Londre  on  te  vend  quelquefois. 
Non,  je  ne  le  crois  point  :  ce  peuple  fier  et  sage 
Te  paya  de  son  sang,  et  soutiendra  tes  droits. 
Au  marais  du  Batave  on  dit  que  tu  chancelles; 


158  POKSIES    DE    VOLTAIRE. 

Tu  peux  te  rassurer  :  la  race  des  Nassaux, 
Qui  dres?a  sept  autels  à  tes  lois  immortelle?, 

^.'aiiiti(^ndra  do  ses  mains  fidèles 

Et  tes  honneurs  et  tes  faisceaux. 
Venise  te  conserve,  et  Gènes  t'a  reprise, 
Tout  à  côté  du  trône  à  Stockholm  on  t'a  mise; 
Un  si  beau  voisinage  est  souvent  dangereux. 
Préside  à  tout  État  où  la  loi  t'autorise, 

Et  restes-y,  si  tu  le  peux. 
.Ne  va  plus,  sous  les  noms  et  de  Ligue  et  de  Fronde, 
Protectrice  funeste  en  nouveautés  féconde, 
Troubler  les  jours  brillants  d'un  peuple  de  vainqueurs, 
Gouverné  par  les  lois,  plus  encor  par  les  mœurs; 

Il  chérit  la  grandeur  suprême  : 

Qu'a-t-il  besoin  de  tes  faveurs, 
Ouand  son  joug  est  si  doux  ([u'on  le  prend  pour  toi-même? 
Dans  le  vaste  Orient  ton  sort  n'est  pas  si  beau. 
Aux  murs  de  Constantin,  tremblante  et  consternée, 
Sous  les  pieds  d'un  vizir  tu  languis  enchaînée 

Entre  le  sal)re  et  le  cordeau. 
(>he7  tous  les  Levantins  tu  perdis  ton  cliapeau. 
Que  celui  du  grand  Tell  orne  en  ces  lieux  ta  tête! 
Descends  dans  mes  foyers  en  tes  beaux  jours  de  fêtf, 

Viens  m'y  faire  un  destin  nouveau. 
Embellis  ma  retraite,  où  l'Amitié  t'appelle; 
Sur  de  simples  gazons  viens  t'asseoir  avec  elle. 
Elle  fuit  comme  toi  les  vanités  des  cours, 
Les  cabales  du  monde  et  son  règne  frivole. 
0  deux  divinités!  vous  êtes  mon  recours. 
L'une  élève  mon  àme,  et  l'autre  la  console  : 

Présidez  h  mes  derniers  jours! 


KPITRES.  l'o'J 

LWXVI.  —  A   L'EMPEREUR  FRANÇOIS   1"^' 

ET    1,'lM  Plin  ATR  ICE,    P.  E  1  N  E    DE     HONGRIE 

SUR    l'inauguration     de     l'université    de    vienne 
(1756) 

Quand  un  roi  bienfaisant  que  ses  peuples  bénissent 

Los  a  comblés  de  ses  bienfaits, 
Les  autres  nations  à  sa  gloire  applaudissent; 
Les  étrangers  charmés  deviennent  ses  sujets; 
Tous  les  rois  h  Tenvi  vont  suivre  ses  exemples  : 
Il  est  le  bienfaiteur  du  reste  des  mortels; 
Et,  tandis  qu'aux  beaux-arts  il  élève  des  temples. 

Dans  nos  cœurs  il  a  des  autels. 
Dans  Vienne  à  l'indigence  on  donne  des  asiles. 
Aux  guerriers  des  leçons,  des  honneurs  aux  beaux-arts, 

Et  des  secours  aux  arts  utiles. 
Connaissez  à  ces  traits  la  fille  des  Césars. 
Du  Danube  embelli  les  rives  fortunées 
Font  retentir  la  voîx  des  premiers  des  Germains; 
Leurs  chants  sont  parvenus  aux  Alpes  étonnées, 
Et  l'écho  les  redit  aux  rivages  romains. 
Le  RhOne  impétueux  et  la  Tamise  altiôre 

Répètent  les  mêmes  accents. 
Thérèse  et  son  époux  ont  dans  l'Europe  entière 

Un  concert  d'applaudissements. 
Couple  auguste  et  chéri,  recevez-  cet  hommage 

Que  cent  nations  ont  dicté; 
Pardonnez  cet  éloge,  et  soulîrez  ce  langage 

En  faveur  de  la  vérité. 


160  POKSIES    DF,    VOLTAIRE. 


LXXXVn.—   \   M.  LE   DUC   DR   RICHF.LTF.L' 

SIK     I.  \    CONOIKTF.    DE     M  AH  ON 

(Mai  r.ôO) 

D»>puis  plus  de  quarante  années 

Vous  avez  été  mon  héros; 

J'ai  présagé  vos  destinées. 

Ainsi  (|iKind  Acliille  à  Scyros 

Paraissait  se  livrer  en  proie 

Aux  jeux,  aux  amours,  au  repos. 

Il  devait  un  jour  sur  les  flots 

Porter  la  flamme  devant  Troie  : 

Ainsi  quand  Pliryné  dans  ses  bras 

Tenait  le  jeune  Alcibiade, 

Phryné  ne  le  possédait  pas, 

Et  son  nom  fut  dans  les  combats 

Égal  au  nom  de  Miltiade. 

Jadis  les  amants,  les  époux, 

Tremblaient  en  vous  voyant  paraître. 

Près  des  belles  et  près  du  maître 

Vous  avez  fait  plus  d'un  jaloux; 

Enfin  c'est  aux  héros  à  l'être. 

C'est  rarement  que  dans  Paris, 

Parmi  les  festins  et  les  ris, 

On  démêle  un  grand  caractère; 

Le  préjugé  ne  conçoit  pas 

Que  celui  qui  sait  l'art  de  plaire 

Sache  aussi  sauver  les  États  : 

Le  grand  homme  échappe  au  vulgaire  : 

Mais  lorsqu'aux  champs  de  Fontenoy 

Il  sert  sa  patrie  et  son  roi  ; 


Kl'Iir.ES.  ICI 

Quand  ?a  main  des  peuples  de  Gênos 
Défend  les  jours  et  rompt  les  chaînes  ; 
Lorsque  aussi  prompt  quelles  (-clairs 
Il  chasse  les  tyrans  dos  mers 
Des  murs  de  Minorque  opprimée, 
Alors  ceux  qui  l'ont  méconnu 
En  parlent  comme  son  armée. 
Chacun  dit  :  «  Je  l'avais  prévu.  » 
Le  succès  fait  la  renommée. 
Homme  aimable,  illustre  guerrier, 
En  tout  temps  l'honneur  de  la  France, 
Triomphez  de  l'Anglais  allier. 
De  l'envie,  et  de  l'ignorance. 
Je  ne  sais  si  dans  Port-Miilion 
Vous  trouverez  un  sanctuaire  ; 
Mais  vous  n'en  avez  i)lus  alTairo  : 
Vous  allez  graver  votre  nom 
Sur  les  débris  de  TAiiglet  srre; 
Il  sera  béni  chez  l'Ibère, 
Et  chéri  dans  ma  nation. 
Des  deux  Richelieu  sur  la  terre 
Les  exploits  seront  admirés  ; 
Déjà  tous  deux  sont  comparés, 
Et  Ton  ne  sait  qui  l'on  préfère. 

Le  cardinal  affermissait 
Et  partageait  le  rang  suprême 
D'un  maitre  qui  le  haïssait  : 
Vous  vengez  un  roi  qui  vous  aime. 
Le  cardinal  fut  plus  puissant, 
Et  même  un  peu  trop  redoutable  : 
Vous  me  paraissez  bien  plus  grand, 
Puisque  vous  êtes  plus  aimable. 


162  i>oi;sir.s  ni-    volt  a  nie. 

LXXXVdI.  —  A    M.  L'ABBK    DF.    LAPORTI 

fl750) 

Tu  pousses  trop  loin  ramitié, 
Abbé^  quand  tu  prends  ma  défense; 
Le  vil  objet  de  ta  vengeance. 
Sous  ta  verge  me  fait  pitié. 
Il  ne  faut  point  tant  do  courage 
Pour  se  battre  contre  un  poltron, 
Ni  pour  écraser  un  Fréron, 
Dont  le  nom  seul  est  un  outrage. 
Un  passant  donne  au  polisson 
Un  coup  de  fouet  sur  le  visage  : 
Ce  n'est  que  de  cette  façon 
Qu'on  corrige  un  tel  pi^rsonnagc. 
S'il  pouvait  Aire  corrigé. 
Mais  on  le  hue,  on  le  bafon  % 
On  l'a  mille  fois  fustigé  : 
Il  se  carre  encor  dans  la  boue  ; 
Dans  le  mépris  il  est  plongé; 
Sur  chaque  théâtre  on  le  joue  : 
Ne  suis-je  pas  assez  vengé  ? 

LXXXIX.  —  A  UNE  JECNE  VEUVE 

Jeune  et  charmant  objet  à  qui  pour  son  partage 
Le  ciel  a  prodigué  les  trésors  les  plus  doux, 
Les  grâces,  la  beauté,  l'esprit  et  le  veuvage, 

Jouissez  du  rar(^  avantnge 
D'être  sans  préjugés  ainsi  que  sans  époux  ! 

Libre  de  ce  double  escla-Vage, 


ÉPITRES.  1C.3 

Joignez  ù  tous  ces  dons  celui  d'en  l'aire  usage  ; 
Faites  de  votre  lit  le  trône  de  lAniour  ; 
Qu'il  ramène  N's  Ris  bannis  de  votre  cour 

Par  la  puissance  maritale. 
Ah  !  ce  n'est  pas  au  lit  (|u"un  mari  se  signale  : 
11  dort  toute  la  nuit  et  gronde  tout  le  jour; 

Ou  s'il  arrive  par  merveille 
Que  chez  lui  la  nature  éveille  le  désir, 
Attend-il  qu'à  son  tour  chez  sa  femme  il  s'éveille? 
Non  :  sans  aucun  prélude  il  brusque  le  plaisir; 
Il  ne  connaît  point  l'art  d'animer  ce  qu'on  aime, 
D'amener  par  degrés  la  volupté  suprême; 
Le  traître  jouit  seul...  si  pourtant  c'est  jouir. 
Loin  de  vous  tous  liens,  fût-ce  avec  Plutus  même  ! 
L'Amour  se  chargera  du  soin  de  vous  pourvoir. 
Vous  n'avez  jusqu'ici  connu  que  le  devoir. 

Le  plaisir  vous  reste  à  connaître. 
Quel  fortuné  mortel  y  sera  votre  maître? 

Ah  !  lorsque,  d'amour  enivré, 
Dans  le  sein  du  plaisir  il  vous  fera  renaître, 
Lui-même  trouvera  qu'il  l'avait  ignoré. 


XC.  —  A    M.  Ll-     l'RLSlUKM    11  K  .N  .V  UL  T 

Sin    SON    BALLET    DL    TEMPLE    DES    CIIIMÉIIES 

mis  en  musique  par  M.  le  duc  de  Nivernais 
et  représenté  chez  M.  le  maréchal  de  Belle- Isle,  en  1700 

Votre  amusement  lyriciue 
M'a  paru  du  meilleur  ton. 
Si  Linus  fit  la  musique; 
Les  vers  sont  d'Anacréon. 
L'Anacréon  de  la  Grèce 
Vaut-il  celui  de  Paris  ? 


164  POKSFES    DE    VOLTAIRE. 

Il  chanta  la  double  ivresse 
De  Silène  et  de  Cypris  ; 
Mais  fit-il  avec  sagesse 
L'histoire  de  son  pays  ? 
Après  des  travaux  austères, 
Dans  vos  doux  délassements 
Vous  célébrez  les  chimères. 
Elles  sont  de  tous  les  temps  ; 
Elles  nous  sont  nécessaires. 
Nous  sommes  de  vieux  enfants; 
Nos  erreurs  sont  nos  lisières, 
Et  les  vanités  légères 
Nous  bercent  en  cheveux  blancs. 


XCI.  —  A    DAPIINÉ.  CÉLÈBRE  ACTRICE» 

.  T  n  A  n  l  I  T  E     DE     I.  'a  N  0  L  \  I  s 

(l''"'  janvier  1761) 

lÎL'Ile  Daphiié,  peintre  de  la  nature, 
Vous  l'imitez,  et  vous  l'embellissez. 
La  voix,  l'esprit,  la  grâce,  la  figure, 
Le  sentiment,  n'est  point  encore  assez;    " 
Vous  nous  rendez  ces  prodiges  d'Athène 
Que  le  génie  étalait  sur  la  scène. 

Quand  dans  les  arts  de  l'esprit  et  du  goût 
On  est  sublime,  on  est  égal  à  tout. 
Que  dis-je?  on  règne,  et  d'un  peuple  fidèle 
On  est  chéri,  surtout  si  l'on  est  belle. 
0  ma  Daphné  !  qu'un  destin  si  flatteur 
Est  différent  du  destin  d'un  auteur  ! 

1.  Cette  pièce  est  adressée  à  M'i«  Clairon. 


LIMIT.ES.  165 

Je  crois  vous  voir  sur  ce  brillant  théâtre 
Où  tout  Paris  ',  de  votre  art  idolâtre, 
Porte  on  tribut  son  esprit  et  son  cœur. 
Vous  récitez  des  vers  plats  et  sans  grâce, 
Vous  leur  donnez  la  force  et  la  douceur; 
D'un  froid  récit  vous  réchauffez  la  glace  : 
Les  contre-sens  deviennent  des  raisons. 
Vous  exprimez  par  vos  sublimes  sons, 
Par  vos  beaux  yeux,  ce  que  l'auteur  veut  dire  ; 
Vous  lui  donnez  tout  ce  qu'il  croit  avoir; 
Vous  exercez  un  magicjue  pouvoir 
(Jui  fait  aimer  ce  (pion  ne  saurait  lire. 
On  bat  des  mains,  et  l'auteur  ébaudi 
Se  remercie,  et  pense  être  applaudi. 

La  toile  tombe,  alors  le  charme  cesse. 
Le  spectateur  apportait  des  présents 
Assez  communs  de  silllets  et  d'encens  ; 
Il  fait  deux  lots  quand  il  sort  de  l'ivresse. 
L'un  pour  l'auteur,  l'autre  pour  son  appui  : 
L'encens  pour  vous,  et  les  silllets  pour  lui. 

Vous  cependant,  au  doux  bruit  des  éloges 
Qui  vont  pleuvant  de  l'orchestre  et  des  loges. 
Marchant  en  reine,  et  traînant  après  vous 
Vingt  courtisans  l'un  de  l'autre  jaloux. 
Vous  admettez  près  de  votre  toilette 
Du  noble  essaim  la  cohue  indiscrète. 
L'un  dans  la  main  vous  glisse  un  billet  doux  ; 
L'autre  à  Passy  ^  vous  propose  une  fête  ; 
Josse  avec  vous  veut  souper  tète  à  tête  ; 
Caudale  y  soupe,  et  rit  tout  haut  d'eux  tous. 
On  vous  entoure,  on  vous  presse,  on  vous  lasse. 
Le  pauvre  auteur  est  tapi  dans  un  coin, 

1.  Le  traducteur  a  mis  Paris  au  lieu  de  Londres. 

2.  Le  traducteur  a  mis  pjxssy,  au  lieu  de  Kinsiiiglon. 


16G  POÉSIES    DE    VOLTAIRE. 

Se  fait  petit,  tient  ù  peine  une  place. 

Certain  nianjni-s,  l'apercevant  de  loin, 

Dit  :  «  Ah  !  c'est  vous  ;  bonjour,  monsieur  Pancrace, 

Bonjour  :  vraiment  votre  pièce  a  du  bon.  « 

Pancrace  fait  révérence  profonde. 

Bégaye  un  mot,  à  quoi  nul  ne  répond. 

Puis  se  retire,  et  se  croit  du  beau  monde. 

Un  intendant  des  plaisirs  dits  menus, 
Cliez  qui  les  arts  sont  toujours  bienvenus. 
Grand  connaisseur,  et  pour  vous  plein  de  zèle, 
Vous  avertit  que  la  pièce  nouvelle 
Aura  riionaeur  de  paraître  à  la  cour. 

Vous  arrivez,  conduite  p.ir  l'Amour: 
On  vous  prés(!nte  à  la  reine,  aux  princesses. 
Aux  vieux  seigneurs  qui,  dans  leurs  vieux  propos. 
Vont  regrettant  le  chant  de  la  Duclos. 
Vous  recevez  complimants  et  caresses; 
Chacun  accourt,  chacun  dit  :  «  La  voilà  !  » 
Dj  tous  les  yeux  vous  êtes  remarquée  : 
De  mille  mains  on  vous  verrait  claquée  ; 

Dans  le  salon,  si  le  roi  n'était  là. 
Pancrace  suit  :  un  gros  huissier  lui  ferme 
La  porte  au  nez;  il  reste  comme  un  terme, 
La  bouche  ouverte  et  le  front  interdit  : 
Tel  que  Le  Franc,  qui,  tout  brillant  de  gloire, 
Ayant  en  cour  présenté  son  mémoire, 
Crève  à  la  fois  d'orgueil  et  de  dépit. 

Il  gratte,  il  gratte;  il  se  présente,  il  dit  : 
«  Je  suis  Tauteur...  »  Hélas  !  mon  pauvre  hère, 
C'est  pour  cela  que  vous  n'entrerez  pas. 
Le  malheureux,  honteux  de  sa  misère. 
S'esquive  en  hâte,  et,  murmurant  tout  bas 
De  voir  en  lui  les  neuf  muses  bannies, 
Du  temps  passé  regrettant  les  beaux  jours, 


ÉPURES.  167 

Il  rime  encore,  et  s'étonin'  toujours 

Du  peu  do  cas  qu'on  fait  des  grands  génies. 

Poui-  l'achever,  quelque  compilateur, 
Froid  gazetier,  jaloux  d'un  froid  auteur, 
Quelque  Fréron,  dans  l  Ane  lillcraire, 
Vient  l'entamer  de  sa  dent  mercenaire; 
A  l'aboyeur  il  reste  abandonné, 
Comme  un  esclave  aux  bêtes  condamné. 
Voilà  son  sort;  et  puis  cherchez  à  plaire. 

Mais  c'est  bien  pis,  hélas!  s'il  réussit. 
L'Envie  alors,  Euraénide  implacable, 
Chez  les  vivants  harpie  insatiable. 
Que  la  mort  seule  à  grand'peine  adoucit, 
L'affreuse  Envie,  active,  imjiatiente. 
Versant  le  fiel  de  sa  bouche  écumante, 
Court  à  Paris,  par  de  long;  sifflements, 
Dans  leurs  greniers  réveiller  ses  enfants. 
A  cette  voix,  les  voilà  qui  descendent, 
Qui  dans  le  monde  à  grands  Ilots  se  répandent, 
En  manteau  court,  en  soutane,  en  rabat. 
En  petit-maître,  en  petit  magistrat. 
Écoutez-les  :  «  Cette  œuvre  dramatique 
Est  dangereuse,  et  l'auteu   hérétique.  » 
Maître  Abraham  va  sur  lui  distillant 
L'acide  impur  qu'il  vendait  sur  la  Loire  '  ; 
Maître  Crevier,  dans  sa  pesante  histoire 
Qu'on  ne  lit  point,  condamne  son  talent. 

Un  petit  singe,  à  face  de  Thersite, 
Au  sourcil  noir,  à  l'œil  noir,  au  teint  gris. 
Bel  esprit  faux  ^  qui  hait  les  bons  esprits. 
Fou  sérieux  que  le  bon  sens  irrita, 
Écho  des  sots,  trompette  des  pervers, 

1.  Le  traducteur  a  substitué  la  AoiVe  à  la  Tamise, 

2.  L'abbé  Gu)-OQ  Cl  ses  semblables. 


16S  POÉSIES    DE    VOLTAIRE. 

En  prose  dure  insulte  les  beaux  vers, 
Poursuit  le  sagt%  et  noircit  le  mérite. 

Mais  écoutez  ces  pieux  loups-garous, 
Persécuteurs  de  Tart  des  Euripide?, 
Qui  vont  hurlant  en  [)hrases  insii)ides 
Contre  la  scène,  et  même  contre  vous. 

Quand  vos  talents  entraînent  au  théâtre 
Ln  peuple  entier,  de  votre  art  idolâtre. 
Et  font  valoir  (pielque  ouvrage  nouveau, 
Un  possédé,  dans  le  fond  d'un  tonneau  ' 
Qu'on  coupe  en  deux,  et  qu'un  vieux  dais  surmonte, 
Crie  au  scandale,  à  l'horreur,  à  la  honte, 
Et  vous  dépeint  au  public  abusé 
Comme  un  démon  en  fille  déguisé. 
Ainsi  toujours,  unissant  les  contraires, 
Nos  chers  Français,  dans  leurs  tètes  légères-. 
Que  tous  les  vents  font  tourner  à  leur  gré, 
Vont  diffamer  ce  qu'ils  ont  admiré. 
O  mes  amis  !  raisonnez,  ji;  vous  prie; 
Un  mot  suffît.  Si  cet  art  est  impie. 
Sans  réi)ugnance  il  le  faut  abjurer  ; 
S'il  ne  Test  pas,  il  le  faut  honorer. 


XCII.  -  A  M""  DENIS 

s  L  n   I.  'a  G  n  I  c  i  L  T  i  n  E 

(  1 1  mars  1701  ) 

Qu'il  est  doux  d'employer  le  déclin  de  son  âge 
Comme  le  grand  Virgile  occupa  son  printemps! 


1.  L'auteur  anglais  a  sans  doute  en  vue  les  chaires  des  presbytériens. 

2.  Le  traducteur  transporte  toujours  la  scène  à  Paris. 


ÉPimi'S.  1C9 

Du  beau  lac  de  Mantoue  il  aimait  le  rivage; 
Il  cultivait  la  terre,  et  chantait  ses  présents. 
Mais  bientôt,  ennuyé  des  plaisirs  du  village, 
DWlexis  et  dWminte  il  (piitta  le  séjour, 
Et,  malgré  Mieviu-^,  il  parut  à  la  cour.  

C'estla  cour  qu'on  doit  fuir,  c'est  au.\  champs  ([u'il  faut  vivri'. 
Dieu  du  jour,  dieu  des  vers,  j'ai  ton  exemph;  à  suivre. 
Tu  gardas  les  troupeau.\,  mais  c'étaient  ceux  d'un  roi. 
Je  n'aime  les  moutons  que  quand  ils  sont  à  moi. 
L'arbre  qu'on  a  planté  rit  plus  à  notre  vue 
Que  le  parc  de  Versaille  et  sa  vaste  étendue. 
Le  Normand  FonteneUe,  au  milieu  de  Paris  ', 
Trèta  des  agréments  au  chalumeau  champêtre; 
-ALiis  il  vantait  des  soins  (|u'll  craignait  de  connaître, 
Et  de  ses  faux  bergers  il  fit  de  beaux  esprits. 
Je  veux  que  le  cœur  parle,  ou  que  l'auteur  se  taise; 
-Ne  célébrons  jamais  que  ce  que  nous  aimons; 
En  fait  de  sentiment  l'art  n'a  rien  (pii  nous  plaise  : 
Ou  chantez  vos  plaisirs,  ou  quittez  vos  chansons; 
Ce  sont  des  faussetés,  et  non  des  fictions. 

«  Mais  quoi  I  loin  de  Paris  se  peut-il  qu'on  respire? 
Me  dit  un  petit-maître,  amoureux  du  fracas. 
Les  Plaisirs  dans  Paris  voltigent  sur  nos  pas  : 
On  oublie,  on  espère,  on  jouit,  on  désire  ; 
Il  nous  faut  du  tumulte,  et  je  sens  que  mon  ccuur, 
S'il  n'est  pas  enivré,  va  tomber  en  langueur.  » 

Attends,  bel  étourdi,  (pie  les  rides  de  l'âge 
Mûrissent  ta  raison,  sillonm-nt  ton  visage; 
QueGaussin  t'ait  quitté,  rpfun  inirrat  l'uit  trahi, 
Qu'un  Bernard  t'ait  volé,  qu'un  jaloux  hypocrite 

J.  Théocrite  et  Virgile  étaient  à  la  campagne,  ou  en  venaient,  quand 
ils  firent  des  églogues.  Ils  chanlèreut  les  moissons  qu'Us  avaient  fait 
naître,  et  les  troupeaux  qu'ils  avaient  conduits.  Cela  donnait  à  leurs 
bergers  un  air  de  vérité  qu'ils  ne  peuvent  guère  avoir  dans  les  rues  de 
Paris.  Aussi  les  églogues  de  Fontenelle  furent  des  ma  irigaus  galants. 

10 


170  POÉSIES    DE    YOLTAIRK. 

Tait  noirci  des  poisons  de  sa  langue  maudite  ; 
(Ju'un  opulent  l'ri[)on,  do  ses  pareils  haï, 
Ait  ravi  des  honneurs  qu'on  enlève  au  mérite  : 
Tu  verras  qu'il  est  bon  de  vivre  enfin  pour  soi, 
Et  de  savoir  quitter  le  monde  cjui  nous  quitte. 

«  Mais  vivre  sans  plaisir,  sans  faste,  sans  emploi  ! 
Succomber  sous  le  poids  d'un  ennui  volontaire  I  » 

Dii  l'ennui!  Penses-tu  que,  retiré  chez  toi, 
Pour  les  tiens,  pour  l'État,  tu  n'as  plus  rien  ^i  faire? 
La  Nature  t'appelle,  apprends  à  l'observer  ; 
La  France  a  des  déserts,  ose  les  cultiver  ; 
Elle  a  des  malheureux;  un  travail  nécessaire, 
Ce  partage  de  l'homme,  et  son  consolateur, 
En  chassant  l'indigence  amène  le  bonheur  : 
Change  en  épis  dorés,  change  en  gras  pâturages 
Ces  ronces,  ces  roseaux,  ces  affreux  marécages. 
Tes  vassaux  languissants,  qui  pleuraient  d'être  nés, 
(Jai  redoutaient  surtout  de  former  leurs  semblables. 
Et  de  donner  le  jour  à  des  infortunés, 
Vont  se  lier  gaiement  par  des  nœuds  désirables  ; 
D'un  canton  désolé  l'habitant  s'enrichit  ; 
Turbilli,  dans  l'Anjou,  t'imite  et  t'applaudit; 
Bertin,  qui  dans  son  roi  voit  toujours  sa  patrie, 
Prête  un  bras  secourable  à  ta  noble  industrie; 
ïrudaine  sait  assez  que  le  cultivateur 
Des  ressorts  de  l'État  est  le  premier  moteur. 
Et  qu'on  ne  doit  pas  moins,  pour  le  soutien  du  trône, 
A  la  faux  de  Cérès  qu'au  sabre  de  Bellone. 

J'aime  assez  saint  Benoît  :  il  prétendit  du  moins  * 
Qae  ses  enfants  tondus,  chargés  d'utiles  soins, 

1.  Bénédicl  ou  Benoît  voulut  que  les  mains  de  ses  moines  cultivas- 
sent la  terre.  Elles  ont  été  employées  à  d'autres  travaux,  à  donner  des 
éditions  des  Pires,  à  les  commenter,  à  copier  d'anciens  titres,  et  à  en 
faire.  Plusieurs  de  leurs  abbés  réguliers  sont  devenus  évèqaes;  plusieurs 
ont  eu  des  richesses  immenses. 


KPITRF.S.  ]1\ 

^^''l•ita^senl  de  vivre  en  guidant  la  cliarrue, 
En  creusant  des  canaux,  en  défriciiant  des  bois. 
Mais  je  suis  peu  content  du  bonliomme  François  *  ; 
Il  crut  qu'un  vrai  chrétien  doit  gueusor  dans  la  rue, 
Kt  voulut  que  ses  fils,  robustes  fainéants, 
Fissent  serment  à  Dieu  de  vivre  à  nos  dépens. 
Dieu  veut  que  l'on  travaille  et  que  l'on  s'évertue; 
Et  le  sot  mari  d'kve,  au  paradis  d'Éden, 
Reçut  un  ordre  exprès  d'arranger  son  jardin  -. 
C'est  la  première  loi  donnée  au  premier  homme, 
Avant  qu'il  eût  mangé  la  moitié  de  sa  pomme. 
Mais  ne  détournons  point  nos  mains  et  nos  regards 
NI  des  autres  emplois,  ni  surtout  des  beaux-aits. 
11  est  des  temps  pour  tout;  et  lorsqu'on  mes  vallées. 
Qu'entoure  un  long  amas  de  montagnes  pelées. 
De  quelques  malheureux  ma  main  sèche  les  pleurs. 
Sur  la  scène,  à  Paris,  j'en  fais  verser  peut-être; 
Dans  Versaille  étonné  j'attendris  de  grands  cœurs; 
Et,  sans  croire  approcher  de  Racine,  mon  maître, 
Quelquefois  je  peux  plaire,  h  l'aide  de  Clairon. 
Au  fond  de  son  bonrbier  je  fais  rentrer  Fréron. 
L'archidiacre  Trublet  prétend  que  je  l'ennuie. 
La  représaille  est  juste;  et  je  sais  à  propos 
Confondre  les  pervers,  et  me  moquer  des  sots. 
En  vain  sur  son  crédit  un  délateur  s'appuie;     . 

1.  François  d'Assise,  en  instituant  les  mendiants,  fit  un  mal  beaucoup 
plus  gran'i.  Ce  fut  un  impôt  exorbitant  mis  sur  le  pauvre  peuple,  qui 
n'osa  refuser  son  tribut  d'aumûne  à  des  moines  qui  disaient  la  messe 
et  qui  confessaient  :  de  sorte  qu'encore  aujourd'hui,  dans  les  pays 
catholiques  romains,  le  paysan,  après  avoir  payé  le  roi,  son  seigneuri 
et  son  curé,  est  encore  forcé  de  donner  le  pain  de  ses  enfants  à  des 
cordeliers  et  A  lies  capucins. 

2.  Cet  ordre  exprès,  que  la  Genèse  dit  avoir  été  donné  de  Dieu  à 
l'homme,  de  cultiver  son  jardin,  fait  bien  voir  quel  est  le  ridicule  do 
dire  que  Thomme  fut  condamné  au  travail.  L'Arabe  Job  ett  bien  plus 
raisonnable  :  il  dit  que  l'homme  est  né  pour  travailler,  comme  l'oiseau 
pour  voler. 


17-2  POKSIKS     ])\:     N  Ol.T A  1  liK. 

Sous  son  bonnet  carré,  qiio  ma  main  jette  à  bas, 

Je  découvre,  on  riant,  la  tête  de  Midas. 

J'honore  Diderot,  nialirré  la  calomnie; 

Ma  voix  parle  {)lus  haut  cjue  les  cris  de  l'envie  ; 

Les  échos  des  rochers  qui  cei<,'nent  mon  désert 

iV'pètent  après  moi  le  nom  de  d'Alembert. 

Un  philosophe  est  ferme,  et  n'a  point  d'artifice; 

Sans  espoir  et  sans  crainte  il  sait  rendre  justice  : 

Jamais  adulateur,  et  toujours  citoyen, 

A  son  prince  attaché  sans  lui  demander  rien, 

Fuyant  des  factions  les  brigues  ennemies 

Qui  se  glissent  parfois  dans  nos  académies, 

Sans  aimer  Loyola,  condamnant  saint  Médard', 

Des  billets  qu'on  exige  il  se  rit  à  l'écart, 

Et  laisse  aux  parlements  à  réprimer  l'I^glise; 

Il  s'élève  à  son  Dieu,  quand  il  foule  à  ses  pieds 

Un  fatras  dégoûtant  d'arguments  décriés; 

Et  son  àme  inflexible  au  vrai  seul  est  soumise. 

C'est  ainsi  qu'on  peut  vivre  à  l'ombre  de  ses  bois. 

En  guerre  avec  les  sots,  en  paix  avec  soi-même, 

Gouvernant  d'une  main  le  soc  de  Triptolème, 

Et  de  l'autre  essayant  d'accorder  sous  ses  doigts 

La  lyre  de  Racine  et  le  luth  de  Chapelle. 

0  vous,  à  l'amitié  dans  tous  les  temps  fidèle, 
Vous  qui,  sans  préjugés,  sans  vices,  sans  travers, 
Embellissez  mes  jours  ainsi  que  mes  déserts, 
Soutenez  mes  travaux  et  ma  philosophie; 
Vous  cultivez  les  arts,  les  arts  vous  ont  suivie. 
Le  sang  du  grand  Corneille-,  élevé  sous  vos  yeux, 
Apprend,  par  vos  leçons,  à  mériter  d'en  être. 


1.  Voyez  les  Dotes  sur  les  convulsions  et  sur  les  billets  de  confession, 
deux  ridicules  et  opprobres  de  la  France,  dans  la  satire  intitulée  le 
Pauvre  Diable,  ci-après. 

2.  M"«  Corneille,  mariée  à  M.  Dupuits,  officier  de  l'état-major. 


i;iMTiu;s.  i::{ 

Le  père  d»'  Cinna  vient  nrinstruire  en  ces  lieux  : 
Son  ombre  entre  nous  trois  aime  encore  à  paraître; 
Son  ombre  nous  console,  et  nous  dit  qu'à  Paris 
11  faut  abandonner  la  place  aux  Scudérys. 


XCIII.  —  A    M""'   ÉLIE    DE    BEAUMONT 

E\     RÉPONSE     A     INE     ÉPITRE     EN     VEUS 
Al     SIJET    DE     il""'    CORNEILLE 

(20  mai  1701) 

S'il  est  au  monde  une  beauté 
Qui  de  Corneille  ait  héritt^, 
Vous  possédez  cet  apanage. 
L'enfant  dont  je  me  suis  chargé' 
N'a  point  l'art  des  vers  en  partage; 
Vous  l'avez  :  c'est  lyi  avantage 
Qui  m'a  quelquefois  afïligé, 
Et  que  doit  fuir  tout  homme  sage. 
Ce  dangereux  et  beau  talent 
Est  pour  vous  un  simple  ornement, 
Un  pompon  de  plus  à  votre  âge; 
Mais  quand  un  homme  a  le  malheur 
D'avoir  fait  en  forme  un  ouvrage, 
Et  quand  il  est  monsieur  l'auteur, 
C'est  un  métier  dont  il  enrage. 

Les  vers,  la  musique,  l'amour, 
Sont  les  charmes  de  notre  vie  ; 
Le  sage  en  a  la  fantaisie, 
Et  sait  les  goiUer  tour  à  tour  : 
S'y  livrer  toujours,  c'est  folie. 

1.  Mlle  Corneil'e. 


174  POKSIF.S    D1-:     VOI-TAir.E. 


XCIV.  —  AU    DUC    DK    ]A    VAULIERE 

GRAND  FAICONMER  DE  FRANCE 

(17G1) 

Illustre  protecteur  des  perdrix  de  Montrouge, 

Des  faucons,  des  auteurs,  et  surtout  des  catins; 

Vous  dont  Fauguste  sceptre  au  cuir  blanc,  au  bout  rouge 

Est  reiïroi  des  cocus  et  l'amour  des  putains. 

Vous  daignez  vous  servir  de  votre  aimable  plume 

Pour  dire  à  la  postérité 
Oue  vous  avez  aimé  certain  Suisse  effronté. 
Très-indiscret  auteur  de  plus  d'un  gros  volume, 
Mais  dont  l'esprit  encor  conserve  sa  gaieté. 

11  pense  comme  monsieur  Hume, 
V  II  rit  de  la  sotte  àpreté 

De  tout  dévot  plein  d'amertume; 

Tranquillement  il  s'accoutume 

A  l'humaine  méchanceté. 

Le  flambeau  de  la  Vérité 

Quelquefois  dans  ses  mains  s'allume; 

Il  doit  être  bientôt  compté 

Dans  le  rang  d'un  auteur  posthume  : 

Mais  quand  le  Temps  qui  tout  consume 

Au  néant  l'aura  rapporté. 

Son  nom,  comme  je  le  présume, 
Ira,  par  votre  grâce,  à  l'immortalité. 


rnrrnr:?;,  ns 

\cv.  —  A   .M''   ci.Air.ON 

(1-6.-.) 

Le  sublime  en  tout  genre  est  le  don  le  plus  rare; 

C'est  là  le  vrai  phénix;  et,  sagement  avare, 

La  nature  a  prévu  qu'en  nos  faibles  esprits 

[.e  beau,  s'il  est  commun,  doit  perdre  de  son  prix. 

La  médiocrité  couvre  la  terre  entière; 

Les  mortels  ont  à  peine  une  faible  lumière, 

Quelques  vertus  sans  force,  et  des  talents  bornés. 

S'il  est  quelques  esprits  par  le  ciel  destinés 

A  s'ouvrir  des  chemins  inconnus  au  vulgaire, 

A  franchir  des  beaux-arts  la  limite  ordinaire, 

La  nature  est  alors  prodigue  en  ses  présents; 

Klle  égale  dans  eux  les  vertus  aux  talents. 

Le  souffle  du  génie  et  ses  fécondes  flammes 

N'ont  jamais  descendu  que  dans  de  nobles  âmes; 

il  faut  qu'on  en  soit  digne,  et  le  cœur  épuré 

Est  le  seul  aliment  de  ce  flambeau  sacré. 

Un  esprit  corrompu  ne  fut  jamais  sublime. 

Toi  que  forma  Vénus,  et  que  Minerve  anime. 
Toi  qui  ressuscitas  sous  mes  rustiques  toits 
VÉlectre  de  Sophocle  aux  accents  de  ta  voix 
(Non  VËleclre  française,  à  la  mcde  soumise. 
Pour  le  gdlant  Itys  si  galamment  éprise); 
Toi  qui  peins  la  nature  en  osant  l'embellir. 
Souveraine  d'un  art  que  tu  sus  ennoblir. 
Toi  dont  un  geste,  un  mot,  m'attendrit  et  m'enflamme. 
Si  j'aime  tes  talents,  je  respecte  ton  àme. 
L'amitié,  la  grandeur,  la  fermeté,  la  foi', 

1.  La  foi,  en  poésie,  signifie  la  bonne  foi. 


17C  POtSII'S    DE    VOLTAIUE. 

Les  vertus  que  tu  peins,  je  les  retrouve  en  toi; 
Elles  sont  duns  ton  cœur.  La  vertu  que  j'encense 
N'est  pas  des  voluptés  la  sévère  abstinence. 
L'amour,  ce  don  du  ciel,  digne  de  son  auteur, 
Des  malheureux  humains  est  le  consolateur. 
Lui-niônie  il  fut  un  dieu  dans  les  siècles  antiques; 
On  en  fait  un  démon  chez  nos  vils  fanatiques  : 
Très-désintéressé  sur  ce  péché  charmant, 
J'en  parle  en  philosophe,  et  non  pas  en  amant. 
Une  femme  sensible,  et  que  l'amour  engage, 
Quand  elle  est  ho-nnète  homme,  à  mes  yeux  est  un  sagp. 

Que  ce  conteur  heureux  qui  plaisamment  chanta' 
Le  démon  Belphégor  et  madame  llonesta, 
L'Ksope  des  Français,  le  maître  de  la  fable, 
Ait  de  la  Champmêlé  vanté  la  voix  aimable, 
Ses  accents  amoureux  et  ses  sons  affétés. 
Écho  des  fades  airs  que  Lambert*  a  nott's; 
Tu  n'étais  pas  alors:  on  ne  pouvait  connaître 
Cet  art  qui  n'est  qu'à  toi,  cet  art  que  tu  fais  naître. 

Corneille,  des  Romains  peintre  majestueux, 
T'aurait  vue  aussi  noble,  aussi  Romaine  qu'eux. 
Le  ciel,  pour  échauffer  les  glaces  de  mon  âge. 
Le  ciel  me  réservait  ce  flatteur  avantage  : 
Je  ne  suis  point  surpris  qu'un  sort  capricieux 
Ait  pu  mêler  quelque  ombre  à  tes  jours  glorieux. 

1.  La  Fontaine,  dans  son  prologue  de  Bet/M'jof,  dédié  à  M"<Champ- 
mêlé,  fameuse  acrice  pour  son  temps.  La  déclamation  était  alors  une 
espèce  de  chant.  La  Motte  a  fa  t  des  stances  pour  M"»  Duclos,  dans 
lesquelles  il  la  loue  d'imiter  la  Champmêlé  :  et  ni  Tune  ni  l'autre  ne 
devaient  être  imitées.  On  est  tombé  depuis  dans  un  autre  défaut 
beaucoup  plus  grand  :  c'est  un  familier  excessif  et  ridicule,  qui  donne 
à  un  héros  le  ton  d'un  bourgeois.  Le  naturel  dans  la  tragédie  doit  tou- 
jours se  ressentir  de  la  grandeur  du  sujet,  et  ne  s'avilir  jamais  par  la 
familiarité.  Baron,  qui  avait  un  jeu  si  naturel  et  si  vrai,  ne  tomba 
jamais  dans  cette  bassesse. 

2.  Lambert,  auteur  de  quelques  airs  insipides,  très-celèbrû  avrnt 
Lulli. 


Ki'irr.KS.  177 

L'ùme  qui  sait  penser  n'en  est  point  étonnée; 

Elle  s'en  affermit,  loin  d'être  consternée; 

C'est  le  creuset  du  sage;  et  son  or  altéré 

En  renaît  plus  brillant,  en  sort  plus  épuré. 

En  tout  temps,  en  tout  lieu,  le  public  est  injuste; 

Horace  s'en  plaignait  sous  l'empire  d'Auguste. 

La  malice,  l'orgueil,  un  indign*;  désir 

D'abaisser  des  talents  qui  font  notre  plaisir. 

De  flétrir  les  beaux-arts  qui  consolent  la  vie, 

Voilà  le  cœur  de  l'homme;  il  est  né  pour  l'ciuie. 

A  l'église,  au  barreau,  dans  les  camps,  dans  les  cours, 

Il  est,  il  fut  ingrat,  et  le  sera  toujours. 

Du  siècle  que  j'ai  vu  tu  sais  quelle  est  la  gloire  : 
Ce  siècle  des  talents  vivra  dans  la  mémoire. 
Mais  vois  à  quels  dégoûts  le  sort  abandonna 
L'auteur  ûlphifj«'nie  et  celui  de  CAnna. 
Ce  qu'essuya  Quinaulf,  ce  que  souffrit  Molière; 
Fénelon  dans  l'exil  terminait  sa  carrière; 
Arnauld,  qui  dut  jouir  du  destin  le  plus  beau, 
Arnauld  manquant  d'asilr>,  et  même  de  tombeau. 
De  rage  où  nous  vivons  que  pouvons  nous  attendre? 
La  lumière,  il  est  vrai,  commence  à  se  répandre; 
Avec  moins  de  talents  on  est  plus  éclairé  : 
Mais  le  goilt  s'est  perdu,  l'esprit  s'est  égaré. 
Ce  siècle  ridicule  est  celui  des  brochures, 
Des  chansons,  des  extraits,  et  surtout  des  injures. 
La  barbarii^  approche  :  Apollon  indigné 
Quitte  les  bords  heureux  où  ses  lois  ont  régné; 
Et,  fuyant  à  regret  son  parterre  et  ses  loges, 
Melpomène  avec  toi  fuit  chez  les  Alloljroges. 


*    178  l'OKSIRS    DK    VOLTAirn. 


xcvi.  —  A   m: NUI  iv 

Sur  ce  qu'on  avail  écrit  à  l'auteur  que  plusieurs  citoyens  rjç  P.nis 
s'étiiient  mis  à  genoux  devant  la  statue  équestre  de  ce  prince  ptrdniit 
la  maladie  du  dauphin. 

(1760) 

Intrépide  soldat,  vrai  chevaliei'.  grand  homme, 
lîon  roi,  fidèle  ami,  tendre  et  l05-al  amant. 
Toi  que  l'Europe  a  plaint  d'avoir  lléchi  sous  Rome, 
Sans  qu'on  osât  blâmer  ce  triste  abaissement, 
Henri,  tous  les  Français  adorent  ta  mémoire  : 
Ton  nom  devient  plus  cher  et  plus  grand  chaque  jour; 
Et  peut-être  autrefois  quand  j'ai  chanté  ta  gloire, 
Je  n'ai  point  dans  les  cœurs  aiïaibll  tant  d'amour. 

Un  des  beaux  rejetons  de  ta  race  chérie, 
Des  marches  de  ton  trône  au  tombeau  descendu, 
Te  porte  en  expirant  les  vœux  de  ta  patrie, 
Kt  les  gémissements  de  ton  peuple  éperdu. 

Lorsque  la  mort  sur  lui  levait  sa  faux  tranchante, 
On  vit  de  citoyens  une  foule  tremblante 
Entourer  ta  statre  et  la  baigner  de  pleurs; 
C'était  là  leur  autel,  et,  dans  tous  nos  malheurs, 
On  t'implore  aujourd'hui  comme  un  dieu  tuté'aire. 
La  fille  qui  naquit  aux  chaumes  de  Nanterre, 
Pieusement  célèbre  en  des  temps  ténébreux, 
N'entend  point  nos  regrets,  n'exauce  point  nos  vœux, 
De  l'empire  français  n'est  point  la  protectrice. 
C'est  toi,  c'est  ta  valeur,  ta  bonté,  ta  justice, 
Qui  préside  à  l'État  raffermi  par  tes  mains. 
Ce  n'est  qu'en  t'imitant  qu'on  a  des  jours  prospères; 
C'est  l'encens  qu'on  te  doit  :  les  Grecs  et  les  Romains 
Invoquaient  des  héros  et  non  point  des  bergères. 


ti'lTlŒS.  171» 

Oh!  si  de  mes  déserts,  où  j'achève  mes  jours, 
Je  m'étais  fait  entendre  au  fond  du  sombre  empire! 
Si,  comme  au  temps  d'Orpliée,  un  enfant  de  la  lyre 
De  Tordre  des  destins  interrompait  le  cours! 
Si  ma  voix...  Mais  tout  cède  à  leur  arrêt  suprême  : 
Ni  nos  chants,  ni  nos  cris,  ni  l'art  et  ses  secours. 
Les  oCfrandes,  les  vœux,  les  autels,  ni  toi-même, 
llien  ne  suspend  la  mort.  Ce  monde  illimité 
Est  l'esclave  éternel  de  la  fatalité. 
A  d'immuables  lois  Dieu  soumit  la  nature. 

Sur  ces  monts  entassés,  séjour  de  la  froidure. 
Au  creux  de  ces  rochers,  dans  ces  gouffres  affreux. 
Je  vois  des  animaux  maigres,  pâles,  hideux, 
D3mi-nus,  affamés,  courbés  sous  l'infortune; 
Ils  sont  hommes  pourtant  :  notre  mère  commune 
A  daigné  prodiguer  des  soins  aussi  puissants 
A  pétrir  de  ses  mains  leur  substance  mortelle, 
Et  le  grossier  instinct  qui  dirige  leurs  sens, 
Qu'à  former  les  vainqueurs  de  Pharsale  et  d'Arbelle. 
Au  livre  des  destins  tous  les  jours  sont  comptéa; 
Les  tiens  l'étaient  aussi.  Ces  dures  vérités 
t'épouvantent  le  lâche  et  consolent  le  sage. 
Tout  est  égal  au  monde  :  un  mourant  n'a  point  d'âge. 
Le  dauphin  le  disait  au  sein  de  la  grandeur, 
Au  printemps  de  sa  vie,  au  comble  du  bonlieur; 
Il  l'a  dit  en  mourant,  de  sa  voix  affaiblie, 
A  son  fils,  à  son  père,  à  la  cour  attendrie. 
0  toi!  triste  témoin  de  son  dernier  moment, 
Qui  lis  de  sa  vertu  ce  faible  monument. 
Ne  me  demande  point  ce  qui  fonda  sa  gloire, 
Quels  funestes  exploits  assurent  sa  mémoire. 
Quels  peuples  malheureux  on  le  vit  conquérir, 
Ce  qu'il  fit  sur  la  terre...  il  t'appi'it  à  mourir I 


180  i>oi;sii:s  Di:   noltahîe. 

XCMl 
A    M.    LK    ClIKVAIJKll    DK    BULllLKllS 

(1-60) 

Croyez  qu'un  vieillard  cacochyme, 
Cliargé  de  soixante  et  douze  ans, 
Doit  mettre,  s'il  a  quekjue  sens, 
Son  âme  et  son  corps  au  régime. 

Dieu  fit  la  douce  illusion 
Pour  les  heureux  fous  du  bel  âge; 
Pour  les  vieux  fous  l'ambition, 
Et  la  retraite  pour  le  sage. 

Vous  m<'  direz  (lu'Anacréon, 
Que  Chaulieu  même,  et  Saint-Aulaire, 
Tiraient  encor  quelque  chanson 
De  leur  cervelle  octogénaire. 

Mais  ces  exemples  sont  tromp  'urs; 
Et  quand  les  derniers  jours  d'automne 
Laissent  éclore  quelques  fleurs, 
On  ne  leur  voit  point  les  couleurs 
Et  l'éclat  que  le  printemps  donne  : 
Les  bergères  et  les  pasteurs 
N'en  forment  point  une  couronne. 
La  Parque,  de  ses  vilains  doigts, 
Marquait  d'un  sept  avec  un  trois 
La  tête  froide  et  peu  pesante 
De  Fleury,  qui  donna  des  lois 
A  notre  France  languissante. 
11  porta  le  sceptre  des  rois 
Et  le  garda  jusqu'à  nouante. 

Régner  est  un  amusement 


EPITRES.  ISl 


Pour  un  vieillard  triste  et  pesant, 
De  toute  autre  chose  incapable; 
Mais  vieux  bel  esprit,  vieux  amant, 
Vieux  chanteur,  est  insupportable. 

C'est  à  vous,  ô  jeune  Boufllers, 
A  vous,  dont  notre  Suisse  admire 
Le  crayon,  la  prose,  et  les  vers, 
Et  les  petits  contes  pour  rire; 
C'est  à  vous  de  chanter  Théinire, 
Et  de  briller  dans  un  festin, 
Animé  du  triple  délire 
Des  vers,  de  Tamour,  et  du  vin. 


\C\  III 
A    M.   FRANÇOIS    DK    M:LFCHATEAU 

(l-CG) 

Si  vous  brillez  à  votre  aurore, 
Quand  je  ra'éteins  à  mon  couchant  ; 
Si  dans  votre  fertile  champ 
Tant  de  .leurs  s'empressent  d'éciorc. 
Lorsque  mon  terrain  languissant 
Est  dégarni  des  dons  de  Flore; 
Si  votre  voix  jeune  et  sonore 
E'rélude  d'un  ton  si  touchant. 
Quand  je  fredonne  à  peine  encore 
Les  restes  d'un  lugubre  chant; 
Si  des  Grâces  qu'tni  vain  j'implore, 
Vous  devenez  l'heureux  auiant; 
Et  si  ma  vieillesse  déplore 
La  pf^rte  de  cet  art  charmant 
Dont  le  dieu  des  vers  vous  honore; 

11 


182  POî:SIES    DE    VOLTAIRE. 

Tout  cela  peut  nrhumiller  : 
Mais  je  n'y  vols  point  de  remède; 
Il  faut  bien  que  l'on  me  succède, 
Kt  j'aime  en  vous  mon  héritier. 


XCIX.  —  A    M.    Di:    CIIAIJA.NUN 

QUI    DANS     L\E     PIKCE     DE    VERS    EXHOIiTAIT    l'AITELR 

A     QlITTEn     L 'ET  LUE 

DE    LA    MÉTAPHVSIOLE    l'OLR     I.  A     POÉSIE 

(2-  auguste  1706) 

Aimable  amant  de  Polymnie, 
Jouissez  de  cet  à'^e  heureux 
Des  voluptés  et  du  génie; 
Abandonnez-vous  à  leurs  feux  : 
Ceux  de  mon  âme  appesantie 
Ne  sont  qu'une  cendre  amortie, 
Et  je  renonce  à  tous  vos  jeux. 
La  fleur  de  la  saison  passée 
Par  d'autres  fleurs  est  remplacée. 

Une  sultane  avec  dépit, 
Dans  le  vieux  sérail  délaissée, 
Voit  la  jeune  entrer  dans  le  lit 
Dont  le  Grand  Seigneur  l'a  chassée. 

Lorsque  Élie  était  décrépit, 
11  s'enfuit,  laissant  son  esprit 
A  son  jeune  élève  Elisée. 
.Ma  muse  est  de  moi  trop  lassée; 
Elle  me  quitte,  et  vous  chérit  : 
Elle  sera  mieux  caressée 


L  PITRES.  183 


C.  —  A    M'-   D1-:    SALNT-JL  Lli:.N 

NKE   COMTESSE     UE     LA     TOI  II    DL     !•  1 N 

Fille  de  ces  dauphins  de  qui  l'extravagance 
S'ennuya  do  régner  pour  obéir  en  France; 
Femme  aimable,  honnête  homme,  esprit  libre  et  hardi, 
Qui,  n'aimant  que  le  vrai,  ne  suis  (lue  la  nature; 
Qui  méprisas  toujours  le  vulgaire  engourdi 

Sous  l'empire  de  l'imposture; 
Qui  ne  conçus  jamais  la  moindre  vanité 
Ni  de  l'éclat  de  la  naissance, 

Ni  de  celui  de  la  beauté,  » 

Ni  du  faste  de  Topuleuce; 
Tu  quittes  le  fracas  des  villes  et  des  cours, 
Les  spectacles,  les  jeux,  tous  les  riens  du  grand  monde, 

Pour  consoler  mes  derniers  jours 

Dans  ma  solitude  profonde. 
En  habit  d'amazone,  au  fond  de  mes  déserts. 
Je  te  vois  arriver  plus  b(.'lle  et  plus  brillante 
Que  la  divinité  qui  naquit  sur  les  mers. 
D'un  flambeau  dans  tes  mains  la  llamme  étincelante 
Apporte  un  jour  nouveau  dans  mon  obscurité; 
Ce  n'est  point  de  l'Amour  le  flambeau  redoutable. 

C'est  celui  de  la  Vérité  : 
C'est  elle  qui  t'instruit,  et  tu  la  rends  aimable. 

C'est  ainsi  qu'auprès  de  Platon, 

Auprès  du  vieux  Anacréon, 

Les  belles  nymphes  de  la  Grèce 

Accouraient  pour  donner  le^^on 

Et  de  plaisir  et  de  sagesse. 

La  légende  nous  a  conté 


181  l'OKSIES    ])E    VOLTAIIii;. 

Oiie  l'on  vit  .-aii)t(3  Thècle,  au  public  exposée, 
Suivant  partout  saint  Paul,  en  homme  déguisée, 
Bravor  tous  les  brocards  de  la  malignit  j. 

Cet  exemple  de  piété 

En  tout  pays  fut  imité 

Clii'z  la  révérende  prêtrise  : 

Chacun  des  Pères  de  l'Église 

Eut  une  femme  à  son  coté. 

11  n'est  point  de  François  de  Sale 

Sans  une  dame  de  Chantai  : 

Lu  dévot  peut  penser  à  mal, 

Mais  ne  donne  point  de  scandale. 

Bravez  donc  les  discours  malins, 
Demeurez  dans  mon  ermitage, 
Et  craignez  plus  les  jeunes  saints 
Que  les  lleurettes  d"uu  vieux  sage. 


CI.  —  A   M""  DE  SAINT-JULIEN 

(n68) 

Des  contraires  bel  assemblage, 
Vous  qui,  sous  l'air  d'un  papillon, 
Cachez  les  sentiments  d'un  sage, 
Revolez  de  mon  ermitage 
A  votre  brillant  tourbillon; 
Allez  chercher  l'Illusion, 
Compagne  heureuse  du  bel  âge  : 
Que  votre  imagination, 
Toujours  forte,  toujours  légère, 
Entre  Bouffie rs  et  Voisenon 
Répande  cent  traits  de  lumière  ; 
Que  Diane,  que  les  Amours, 


KPITRKS.  l8o 

Partagent  vos  nuits  et  vos  jours. 

S'il  vous  reste  en  ce  train  de  vie, 

Dans  un  temps  si  bien  employé, 

Quelques  moments  pour  l'amitié. 

Ne  m'oubliez  pas,  je  vous  prie; 

J'aurais  oncor  la  fantaisie 

D'être  au  nombre  de  vos  amants  : 

Je  cède  ces  honneurs  charmants 

Aux  doyens  de  l'Académie. 

Mais  quand  j'aurai  quatre-vingts  ans, 

Je  prétends  de  ces  jeunes  gens 

Surpasser  la  galanterie. 

S'ils  me  passent  en  beaux  talents. 

Ces  petits  vers  froids  et  coulants 
Sentent  un  peu  la  décadence  : 
(3n  m'assure  qu'en  plus  d'un  sens 
11  en  est  tout  de  même  en  France. 
Le  bon  temps  reviendra,  je  pense  ; 
Et  j'ai  la  plus  ferme  espérance 
Dans  un  de  messieurs  vos  parents. 


CIL  -   A    MON    VAISSEAU 

(I70«) 

0  vaisseau  qui  portes  mon  nom. 
Puisses-tu  comme  moi  résister  aux  orages! 
L'empire  de  Neptune  a  vu  moins  de  naufrages 

Que  l(î  Permesse  d'Apollon. 
Tu  vogueras  peut-être  à  ces  climats  sauvages 
•  Que  Jean-Jacque  a  vantés  dans  son  nouveau  jargon. 

Va  débarquer  sur  c(^s  rivages 

Patouillet,  Nonnotte  et  Fréron  ; 

A  moins  qu'aux  chantiers  de  Toulon 


180  poi:sin:s   df,   voi.TAini:. 

Ils  lie  servent  le  roi  noljlement  et  sans  gages. 
Mais  non,  ton  sort  t'appelle  aux  dunes  d'Albion. 
Tu  verras,  dans  les  champs  qu'arrose  la  Tamise, 
La  Liberté  superbe  auprès  du  trône  assise  : 
F,e  cliapeau  qui  la  couvre  est  orné  de  lauriers; 
F,t,  malgré  ses  partis,  sa  fougue  et  sa  licence. 
Elle  tient  dans  ses  mains  la  corne  d'abondance 
Ht  les  étendards  des  guerriers. 

Sois  certain  que  Paris  ne  s'informera  guère 

Si  tu  vogues  vers  Sniyrne  où  l'on  vit  naître  Homère, 

Ou  si  ton  lireton  nautonier 
Te  conduit  près  de  Naple,  en  ce  séjour  fertile 
Qui  fait  bien  plus  de  cas  du  sang  de  saint  Janvier 

Que  de  la  cendre  de  Virgile. 
Ne  va  point  sur  le  Tibre  :  il  n'est  plus  de  talents, 

Plus  de  héros,  plus  de  grand  homme  ; 

Chez  ce  peuple  de  conquérants 

Il  est  un  pape,  et  plus  de  Rome. 

Va  plutôt  vers  ces  monts  (ju'autrefois  sépara 

Le  redoutable  fils  dAlcmène, 
Qui  dompta  les  lions,  sous  qui  l'hydre  expira, 
Et  qui  des  dieux  jaloux  brava  toujours  la  haine. 
Tu  verras  en  Lspagne  un  Alcide  nouveau', 

Vainqueur  d'une  hydre  plus  fatale. 
Des  superstitions  déchirant  le  bandeau, 

Plongeant  dans  la  nuit  du  tombeau 
De  l'inquisition  la  puissance  infernale. 
Dis-lui  qu'il  est  en  France  un  mortel  qui  l'égale; 
Car  tu  parles,  sans  doute,  ainsi  que  le  vaisseau 

Qui  transporta  dans  la  Colchide 

1.  M.  le  comte  d'Aranda. 


Kl'ITUKS.  1S1 

Les  deux  jumeaux  divins,  Jason,  Orphée,  Alcide. 
Uaidisé  sous  mou  nom,  tu  parles  hardiment; 
(Jue  ne  diras-tu  point  des  énormes  sottises 

Que  mes  chers  Français  ont  commises 

Sur  l'un  et  sur  l'autre  élément  ! 

Tu  brûles  de  partir:  attend?,  demeure,  arrête; 

Je  prétends  m'embanjuer,  attends-moi,  je  te  joins. 

Libre  de  passions,  et  d'erreurs,  et  de  soins. 

J'ai  su  de  mon  asile  écarter  la  tempête  : 

iMais  dans  mes  prés  fleuris,  dans  mes  sombres  forets, 

Dans  l'abondance  et  dans  la  paix. 

Mon  àme  est  encore  intiuiète; 
Des  méchants  et  des  sots  je  suis  encor  trop  près  : 
Les  cris  des  malheureux  percent  dans  ma  retraite. 
Enfin  le  mauvais  goiU  qui  domine  aujourd'hui 

Déshonore  trop  ma  patrie. 
Hier  on  m'apporta,  pour  combler  mon  ennui, 

Le  TacUe  de  La  Blétrie. 
Je  n'y  tiens  point,  je  pars,  et  j'ai  trop  différé. 

Ainsi  je  m'occupais,  sans  suite  et  sans  méthode, 
De  ces  pensers  divers  où  j'étais  égaré. 
Comme  tout  solitaire  à  lui-même  livré, 

Ou  comme  un  fou  (lui  fuit  une  ode. 
Quand  Minerve,  tirant  h's  rid(.'au\  d(î  mon  lit, 
Avec  l'aube  du  jour  m'apparut,  et  me  dit  : 
«  Tu  trouveras  partout  la  mém<'  impertinence; 

Les  ennuyeux  et  les  pervers 

Composent  ce  vaste  univers  : 

Le  monde  est  fait  comme  la  France.  » 

Je  me  rendis  à  la  raison  ; 
Et,  sans  plus  m'aflliger  des  sottises  du  monde, 
Je  laissai  mon  vaisseau  fendre  le  sein  de  l'onde. 

Et  je  restai  dans  ma  maison. 


188  POÉSIES    DE    VOLTAIRE. 

cm 

A    BOILKAU,  OU    MON    TESTAMKNT 

(1-C9) 

f    Boilcau,  correct  auteur  de  quelques  bons  écrits, 
Zoïle  de  Quinault,  et  flatteur  de  Loui-, 
Mais  oracle  du  goût  dans  cet  art  difficile 
Où  s'égayait  Horace,  où  travaillait  Virgile, 
Dans  la  cour  du  palais  je  naquis  ton  voisin; 
De  ton  siècle  bri'lant  mes  j^eux  virent  la  fin; 
Siècle  de  grands  talents  bien  plus  que  de  lumière, 
Dont  Corneille,  en  bronchant,  sut  ouvrir  la  carrière. 
Je  vis  le  jardinier  de  ta  maison  d'Auteuil, 
Qui  chez  toi,  pour  rimer,  planta  le  chèvrefeuil'. 
Chez  ton  neveu  Dongois-  je  passai  mon  enfance; 
Bon  bourgeois  qui  se  crut  un  homme  d'importance. 
Je  veux  t'écrire  un  mot  sur  tes  sots  ennemis, 
A  l'hôtel  Rambouillet^  contre  toi  réunis, 
Oui  voulaient,  pour  loyer  de  tes  rimes  sincères, 


1.  Antoine,  gouverneur  de  mon  jardin  d'Auteuil, 
Qui  diriges  chez  moi  Vil  et  le  chèvrefeuil. 

L.i  maison  était  fort  vilaine,  et  le  jardin  aussi. 

2.  Boileau  a  dit  quelque  part  :  Monsieio-  Donyoist,  mon  ilhistre  neveu. 
C'était  un  greffier  du  parlement,  qui  demeurait  dans  la  cour  du  Palais 
avec  toute  la  famille  de  Boileau. 

3.  L'hôtel  Rambouillet  se  déchaîna  longtemps  contre  Boi'eau,  qui 
avait  accablé,  dans  ses  satires,  Chapelain,  très-estimé  et  recherché  dans 
cette  maison,  mauvais  poëte,  à  la  vérité,  mais  homme  fort  savant,  et 
ce  qui  est  étonnant,  bon  critique;  Cotin,  non  moins  plat  poète,  et  de 
plus  plat  prédicateur,  mais  homme  de  lettres  et  aimable  dans  la  société; 
d'autres  encore,  dont  aucun  ne  lui  avait  donné  le  moindre  sujet  de 
p.ainte.  U  n'en  est  pas  de  même  de  notre  auteur  :  il  n'a  jama's  rendu 
ridicules  que  ceux  qui  Tont  attaqué  ;  et  en  cela  il  a  très-bien  fait,  et 
nous  l'exhortons  à  continuer. 


ÉPITRES.  ISO 

Couronné  de  lauriers  t'env05'er  aux  galères. 
Ces  petits  beaux  esprits  craignaient  lu  vérité, 
Et  du  sel  de  tes  vers  la  piquante  àcreté. 
Louis  avait  du  goût,  Louis  aimait  la  gloire  : 
Il  voulut  que  ta  muse  assurât  sa  mémoire; 
Et,  satirique  heureux,  par  ton  prince  avoué, 
Tu  pus  censurer  tout,  pourvu  qu'il  fût  loué. 

Bientôt  les  courtisans,  ces  singes  de  leur  maître, 
Surent  tes  vers  par  cœur,  et  crurent  s'y  connaître. 
On  admira  dans  toi  jusqu'au  style  un  peu  dur 
Dont  tu  défiguras  le  vainqueur  de  Namur, 
Et  sur  l'amour  de  Dieu  ta  triste  psalmodie. 
Du  haineux  janséniste  en  son  temps  applaudie  ; 
Et  l'Équivoque  même,  enfant  plus  ténébreux, 
D'un  père  sans  vigueur  avorton  malheureux. 
Des  muses  dans  ce  temps,  au  pied  du  trône  assises, 
On  aimait  les  talents,  on  passait  les  sottises. 
Un  maudit  Écossais,  chassé  de  son  pays, 
Vint  changer  tout  en  France,  et  gâta  nos  esprits. 
L'Espoir  trompeur  et  vain,  l'Avarice  au  leint  blême. 
Sous  l'abbé  Terrasson'  calculant  son  système. 
Répandaient  à  grands  flots  leurs  papiers  imposteurs, 
Vidaient  nos  cofTres-forts,  et  corrompaient  nos  mœurs; 
Plus  de  goût,  plus  d'esprit  :  la  sombre  arithmétique 
Succéda  dans  Paris  à  ton  art  poétique. 
Le  duc  et  le  prélat,  le  guerrier,  le  docteur. 


1.  L'abbé  Terra&son,  traducteur  de  Diodore  de  Sicile,  philosophe  et 
savant,  mais  entêté  du  système  de  Law.  Il  fit  imprimer,  le  21  juiu  n-20, 
une  brochure  dans  laquelle  il  démontrait  que  les  billets  de  banque 
étaient  fort  préférables  à  l'argent,  parce  que  le  billet  avait  un  prix  in- 
variable. Les  colporteurs  qui  débitaient  sa  brochure  criaient  en  mêxe 
temps  un  arrêt  qui  réduisait  les  billets  â  moitié.  Il  fut  ruiné  par  ce 
système  même  qu'il  avait  tant  prêché.  Ce  fut  lui  qui,  dans  le  temps  où 
l'on  remboursait  en  papier  toutes  les  rentes,  proposa  à  Law  de  rem- 
bourser la  religion  calhulique.  Law  lui  répondit  que  l'Église  n'était 
pas  si  sotte,  et  qu'il  lui  fallait  de  l'argent  comptant. 

11. 


190  l>Oi:SILS    DE    VOLTAII'.E. 

Lisaient  pour  tous  écrits  des  billets  au  porteur. 
On  passa  du  Permesse  au  rivage  du  Gange, 
Et  le  sacré  vallon  fut  la  place  du  change. 

Le  ciel  nous  envoya,  dans  ces  temps  corrompus, 
Le  saje  et  doux  pasteur  des  brebis  de  Fréjus; 
Lconome  sensé,  renfermé  dans  lui-même, 
Lt  qui  n'affecta  rien  que  le  pouvoir  suprême. 
La  France  était  blessée  :  il  laissa  ce  grand  corps 
lieprendre  un  nouveau  sang,  raffermir  ses  ressorts, 
Se  rétablir  lui-même  on  vivant  de  régime. 
Mais  si  Fieury  fut  sage,  il  n'eut  rien  de  sublime; 
11  fut  loin  d'imiter  la  grandeur  des  Colberts  : 
Il  négligeait  les  arts,  il  aimait  peu  les  vers. 
Pardon  si  contre  moi  son  ombre  s'en  irrite. 
Mais  il  fut  en  secret  jaloux  de  tout  mérite. 
Je  l'ai  vu  refuser,  poliment  inhumain. 
Une  place  à  Racine  ^  à  Crébiilon  du  pain. 
Tout  empira  depuis.  Deux  partis  fanatiques. 
De  la  droite  raison  rivaux  évangéliques, 
Et  des  dons  de  l'esprit  dévots  persécuteurs, 
S'acharnaient  à  Tenvi  sur  les  pauvres  auteurs. 
Du  faubourg  Saint-Médard  les  dogues  aboyèrent, 
Et  les  renards  d'Ignace  avec  eux  se  glissèrent. 
J'ai  vu  ces  factions,  semblables  aux  brigands 
Uassemblés  dans  un  bois  pour  voler  les  passants; 
Et,  combattant  entre  eux  pour  diviser  leur  proie, 
De  leur  guerre  intestine  ils  m'ont  donné  la  joie. 
J'ai  vu  l'un  des  partis  de  mon  pays  chassé, 
Maudit  comme  les  juifs,  et  comme  eux  dispersé; 
L'autre,  plus  méprisé,  tombant  dans  la  poussière 
Avec  Guyon-,  Fréron,  ISonnotte,  et  Sorinière. 

1.  Louis  Racine,  fils  du  grand  Racine. 

2.  Guyon,  auteur  de  plusieurs  livres,  comme  de  l'Oracle  des  Philo- 
sophes. Fréron  est  connu  ;  Nonnotte  est,  ainsi  que  Fréron,  un  ex-jésuite 
et  un  folliculaire;  Sorinière,  nous  ne  savons  quel  est  cet  auteur. 


KPllRES.  191 

Mais  parmi  ces  faquins  l'un  sur  l'autre  expirants, 
Au  milieu  des  billets  exigés  des  mourants, 
Dans  cet  amas  confus  d'opprobre  et  de  misère, 
Qui  distingue  mon  siècle  et  fuit  son  caractère, 
Quels  chants  pouvaient  former  les  enfants  des  neuf  soeurs? 
Sous  un  ciel  orageux,  dans  ces  temps  destructeurs, 
Des  chantres  de  nos  lois  les  voix  sont  étouffées  : 
Au  siècle  des  Midas  on  ne  voit  point  d'Orphées. 
Tel  qui  dans  l'art  d'écrire  eût  pu  te  défier, 
Va  compter  dix  pour  cent  chez  Rabot  le  banquier  : 
De  dépit  et  de  honte  il  a  brisé  sa  lyre. 

Ce  temps  est,  réponds-tu,  très-bon  pour  la  satire. 
Mais  quoi!  puis-je  en  mes  vers,  aiguisant  un  bon  mot. 
Affliger  sans  raison  l'aniour-propre  d'un  sot? 
Des  Cotins  de  mon  temps  poursuivre  la  racaille, 
Et  railler  un  Coger  dont  tout  Paris  se  raille? 
Non,  ma  muse  m'appelle  à  de  j)lus  liants  emplois. 
A  chanter  la  vertu  j'ai  consacré  ma  voix. 
Vainqueur  des  préjugés  que  l'imbécile  encense. 
J'ose  aux  persécuteurs  prêcher  la  tolérance; 
Je  dis  au  riche  avare  :  «  Assiste  l'indigent;  » 
Au  ministre  des  lois  :  '.<■  Protège  l'innocent  ;  » 
Au  docteur  tonsuré  :  «  Sois  humble  et  charitable, 
Et  garde-loi  surtout  de  damner  ton  semblable.  » 
Malgré  soixante  hivers,  escortés  de  seize  ans', 
Je  fais  au  monde  encore  entendre  mes  accents. 
Du  fond  de  mes  déserts,  aux  malheureux  propice, 
Pour  Sirven-  opprimé  je  demande  justice  : 


1.  L'auteur  aurait  dû  dire  dix-sept,  lUiis  apparemment  dix-sept  au- 
rait gAté  là  vers. 

2.  Sirven  est  cet  homme  si  innocent  et  si  connu  dont  M  de  Voltaire 
prit  la  défense.  Lis  juges  l'avaient  condamné  lui  et  sa  femme  au  der- 
nier supplice.  Le  procureur  fiscal  de  cette  juridiction,  nommé  Trinquet, 
donna  les  conclusions  suivantes  :  «  Je  requiers  que  l'accusé,  dûment 
atteint  et  convaincu  de  parricide,  soit  banni,  pour  dix  ans.»  Ce  Trinquet 


192  POÉSIES    DE     VOLTAIRE. 

Je  robtiendrai,  sans  doute;  et  cette  même  main, 

Qui  ranima  la  veuve  et  vengea  l'orphelin, 

Soutiendra  jusqu'au  bout  la  famille  éplorée 

Qu'un  vil  juge  a  proscrite,  et  non  déshonorée. 

Ainsi  je  fais  trembler,  dans  mes  derniers  moments, 

Et  les  pédants  jaloux,  et  les  petits  tyrans. 

J'ose  agir  sans  rien  craindre,  ainsi  que  j'ose  écrire. 

Je  fais  le  bien  que  j'aime,  et  voilà  ma  satire. 

Je  vous  ai  confondus,  vils  calomniateurs, 

Détestables  cagots,  infâmes  délateurs; 

Je  vais  mourir  content.  Le  siècle  qui  doit  naître 

De  vos  traits  empestés  me  vengera  peut-être. 

Oui,  déjà  Saint-Lambert',  en  bravant  vos  clameurs. 

Sur  ma  tombe  qui  s'ouvre  a  répandu  des  fleurs; 

\u\  sons  harmonieux  de  son  luth  noble  et  tendre. 

Mes  mânes  consolés  chez  les  morts  vont  descendre. 

Nous  nous  verrons,  Boileau  :  tu  me  présenteras 

Chapelain,  Scudéry,  Perrin,  Pradon,  Coras. 

Je  pourrais  t'amener,  enchaînés  sur  mes  traces. 

Nos  Zoïles  honteux,  successeurs  des  Garasses-. 

Minos  entre  eux  et  moi  va  bieniôt  prononcer  : 

Des  serpents  d'Alecton  nous  les  verrons  fesser  : 

Mais  je  veux  avec  toi  baiser  dans  l'Élj'sée 

La  main  qui  nous  peignit  l'épouse  de  Thésée. 

J'embrasserai  Quinault,  en  dusses-tu  crever; 

Et  si  ton  goût  sévère  a  pu  désapprouver 

Du  brillant  Torquato  le  séduisant  ouvrage, 


était  ivre  sans  doute  quand  il  conclut  ainsi;  mais  les  juges!  Et  c'est  de 
pareils  imbéciles  barbares  que  dépend  la  vie  des  hommes!  A  la  fin 
M.  de  Voltaire  est  venu  à  bout  de  faire  rendre  justice  à  cette  famille. 

1.  M.  de  Saint-Lambert,  dans  son  excellent  poème  des  Q^n^f  Soldons. 

2.  Garasse,  jésuite  fameux  par  l'excès  de  ses  bêtises  et  de  ses  fureurs. 
Il  fut  le  délateur  et  le  calomniateur  de  Théophile,  auquel  il  pensa  en 
coûter  la  vie,  dans  un  temps  où  il  y  avait  beaucoup  de  juges  aussi 
absurdes  que  Garasse. 


ÉPURES.  103 

Entre  Homère  et  Virgile  il  aura  mon  hommage. 
Tandis  que  j'ai  vécu,  l'on  m'a  vu  hautement 
Aux  badauds  effarés  dire  mon  sentiment; 
Je  veux  le  dire  encor  dans  ces  royaumes  sombres  : 
S'ils  ont  des  préjugés,  j'en  guérirai  les  ombres. 
A  table  avec  Vendôme,  et  Chapelle,  et  Chuulieu, 
M'enivrant  du  nectar  qu'on  boit  en  ce  beau  lieu, 
Secondé  de  Ninon,  dont  je  fus  légataire, 
J'adoucirai  les  traits  de  ton  humeur  austère. 
Partons  :  dépêche-toi,  curé  de  mon  hameau, 
Viens  de  ton  eau  bénite  asperger  mon  caveau 


CIV.  -    A    L'ALTELii    DL    LIVKE 

DES     TROIS     lUPOSTElKS* 

(i-;g9) 

Insipide  écrivain,  qui  crois  à  tes  lecteurs 
Crayonner  les  portraits  de  tes  Trois  [mposteurs, 
D'où  vient  que,  sans  esprit,  tu  fais  le  quatrième? 
Pourquoi,  pauvre  ennemi  de  l'essence  suprême, 
Confonds-tu  Mahomet  avec  le  Créateur, 
Et  les  œuvres  de  l'homme  avec  Dieu,  son  auteur?. 
Corrige  le  valet,  mais  respecte  le  maître. 
Dieu  ne  doit  i)oint  i)àtir  des  sottises  du  prêtre  : 
Reconnaissons  ce  Dieu,  quoique  très-mal  servi. 

De  lézards  et  de  rats  mon  logis  est  rem[)li; 
Mais  rarchitecte  existe,  et  (juiconque  le  nie 
Sous  le  manteau  du  sage  est  atteint  de  manie. 
Consulte  Zoroastre,  et  Minos,  et  Selon, 


1.  Ce  livre  Des  Trois  Imposteurs  est  un  très-mauvais  ouvrage,  plein 
d'un  athéisme  grossier,  sans  esprit,  et  sans  philosophie. 


m  POI-SIES    DK     VOLTAir.E. 

Et  le  martyr  Socrate,  et  le  grand  Clcéron  : 
Ils  ont  adoré  tous  un  maître,  un  juge,  un  père. 
Ce  système  sublime  à  l'homme  est  nécessaire. 
C'est  le  sacré  lien  de  la  société, 
Le  premier  fon  lement  de  la  sainte  équité, 
Le  frein  du  scélérat,  l'espérance  du  juste. 

Si  les  cieux,  dépouillés  de  son  empreinte  auguste. 
Pouvaient  cesser  jamais  de  le  manifester. 
Si  Dieu  n'existait  pas,  il  faudrait  l'inventer. 
Que  le  sage  l'annonce,  et  que  les  rois  le  craignent. 
Rois,  si  vous  m'opprimez,  si  vos  grandeurs  déda  gnent 
Les  pleurs  de  l'innocent  que  vous  faites  couler. 
Mon  vengeur  est  au  ciel  :  apprenez  à  trembler. 
Tel  est  au  moins  le  fruit  d'une  utile  croyance. 

Mais  toi,  raisonneur  faux,  dont  la  triste  imprudence 
Dans  le  clieinin  du  crime  ose  les  rassurer, 
De  tes  beaux  arguments  quel  fruit  peux-tu  tirer? 
Tes  enfants  à  ta  voix  seront-ils  plus  dociles? 
Tes  amis,  au  besoin,  plus  sûrs  et  plus  utiles? 
Ta  femme  plus  honnête?  et  ton  nouveau  fermier, 
Pour  ne  pas  croire  en  Dieu,  va-t-il  mieux  te  payer? 
Ah!  laissons  aux  humains  la  crainte  et  l'espérance. 

Tu  m'objectes  en  vain  l'hypocrite  insolence 
De  ces  fiers  charlatans  aux  honneurs  élevés. 
Nourris  de  nos  travaux,  de  nos  pleurs  abreuvés; 
Des  Césars  avilis  la  grandeur  usurpée  ; 
Un  prêtre  au  Capitole  où  triompha  Pompée  ; 
Des  faquins  en  sandale,  excrément  des  humains, 
Trempant  dans  notre  sang  leurs  détestables  mains; 
Cent  villes  à  leur  voix  couvertes  de  ruines. 
Et  de  Paris  sanglant  les  horribles  matines  : 
Je  connais  mieux  que  toi  ces  affreux  monuments; 
Je  les  ai  sous  ma  plume  exposés  cinquante  ans. 
Mais,  do  ce  fanatisme  ennemi  formidable, 


Ll'lTUKS.  IC'5 

J'ai  fait  adorer  Dieu  (juand  j'ai  vaincu  le  diable. 

Je  distinguai  toujours  de  la  religion 

Les  malheurs  qu'apporta  la  superstition. 

L'Europe  m'en  sut  gré;  vingt  têtes  couronnées 

Daignèrent  applaudir  mes  veilles  lortunées, 

Tandis  que  Patouillet  m'injuriait  en  vain. 

J'ai  fait  plus  en  mon  temps  que  Lutlier  et  Calvin. 

On  les  vit  opposer,  par  une  erreur  fatale, 

Les  abus  aux  abus,  le  scandale  au  scandale. 

Parmi  les  factions  ardents  à  se  jeter, 

Us  condamnaient  le  pape,  et  voulaient  l'imiter. 

L'Europe  par  eux  tous  fut  longtemps  désolée; 

Ils  ont  troublé  la  terre,  et  je  l'ai  consolée. 

J'ai  dit  au.x  disputants  l'un  sur  l'autre  acharnés  : 

«  Cessez,  impertinents;  cessez,  infortunés; 

Très-sots  enfants  de  Dieu,  chérissez-vous  en  frères, 

Et  ne  vous  mordez  plus  pour  d'absurdes  chimères.  » 

Les  gens  de  bien  m'ont  cru  :  les  fripons  écrasés 

En  oat  poussé  des  cris  du  sage  méprisés; 

Et  dans  l'Europe  enlin  l'heureux  tolérantisme 

De  tout  esprit  bien  fait  devient  le  catéchisme. 

Je  vo.s  venir  de  loin  ces  temps,  ces  jours  sereins. 
Où  la  philosophie,  éclaii'ant  les  humains. 
Doit  les  conduire  en  i)aix  au  pied  du  cummun  niaitre; 
Le  fanatisme  affreux  tremblera  d'y  paraître  : 
Ou  aura  moins  de  dogme  avec  plus  de  vertu. 

Si  quelqu'un  d'un  emploi  veut  être  revêtu, 
il  n'amènera  plus  deux  témoins  à  sa  suite ^ 
Jurer  quelle  est  sa  foi,  mais  quelle  est  sa  conduite. 

A  l'attirayante  sœur  d'un  gros  bénéficier 
Un  amant  huguenot  pourra  se  marier; 
Des  trésors  de  Lorette,  amassés  pour  Marie, 

1.  En  France,  pour  être  rei;u  procureur,  notaire,  groftior,  il  faut  deux 
témoins  qui  dé^josent  do  la  catholicité  du  récipiendaire. 


J'J6  POÉSIKS    \)E    V0LTA1I;E. 

On  verra  rindigence  habillée  et  nourrie; 
Les  enfants  de  Sara,  que  nous  traitons  de  chiens, 
Mangeront  du  jambon  fumé  par  des  chrétiens. 
Le  Turc,  sans  s'informer  si  l'iman  lui  pardonne, 
Chez  Tabbé  Tamponnet  ira  boire  en  Surbonne'. 
Mes  neveux  souperont  sans  rancune  et  gaiement 
Avec  les  héritiers  des  frères  Pompignan; 
Ils  pourront  pardonner  à  ce  dur  La  Blétrie^ 
D'avoir  coupé  trop  tôt  la  trame  de  ma  vie. 
Entre  les  beaux  esprits  on  verra  Tunion. 
Mais  qui  pourra  jamais  souper  avec  Fréron? 


CV.  —  A    M.    DE    SALNT-LAMBLUT 

(17G9) 

Chantre  des  vrais  plaisirs,  harmonieux  émule 
Du  pasteur  de  Mantoue  et  du  tendre  TibuJle, 
Qui  peignez  la  nature,  et  qui  l'embellissez. 
Que  \osS(nso?is  m'ont  plu!  que  mes  sens  éraoussés 
A  votre  aimable  voix  se  sentirent  renaître! 
Que  j'aime,  en  vous  lisant,  ma  retraite  champêtre! 
Je  fais,  depuis  quinze  ans,  tout  ce  que  vous  chantez. 
Dans  ces  temps  malheureux,  si  longtemps  désertés, 
Sur  les  pas  du  Travail  j'ai  conduit  l'Abondance; 
J'ai  fait  fleurir  la  Paix  et  régner  l'Innocence. 
Ces  vignobles,  ces  bois,  ma  main  les  a  plantés; 
Ces  granges,  ces  hameaux  désormais  habités. 
Ces  landes,  ces  marais  changés  en  pâturages, 
Ces  colons  rassemblés,  ce  sont  là  mes  ouvrages  : 
Ouvrages  fortunés,  dont  le  succès  constant 

1.  Tamponnet  était  en  effet  docteur  de  Sorbonne. 

2.  La  Blétrie,  à  ce  qu'on  m'a  rapporté,  a  imprimé  que  j'avais  oublié 
de  me  faire  enterrer. 


Él'lTr.ES.  107 

D<'  la  iiRHle  et  du  goiU  n\'st  januiis  dépinidaiit  ; 
Ouvrages  plus  chéris  que  Merope  et  Zaïre, 
Et  que  n'atteindront  point  les  traits  de  la  satire! 

Heureux  qui  peut  chanter  les  jardins  et  les  bois, 
Les  charmes  de  l'amour,  l'honneur  des  grands  exploits. 
Et,  parcourant  des  arts  la  llatteuse  carrière, 
Aux  mortels  aveuglés  rendre  un  peu  de  lumière! 
Mais  encor  plus  heureux  (jui  peut,  loin  de  la  cour. 
Embellir  sagement  son  champêtre  séjour, 
Entendre  autour  dt,'  lui  cent  voix  ((ui  le  bc-nissent! 
De  ses  heureux  succès  quelques  fripons  gémissent  ; 
Un  vil  cagot  miiré',  tyran  des  gens  de  bien. 
Va  l'accuser  eu  cour  de  n'être  pas  chrétien  : 
Le  sage  ministère  écoute  avec  surprise; 
Il  reconnaît  TartulTe,  et  rit  de  sa  sottise. 

Cependant  le  vieillard  achève  ses  moissons; 
Le  pauvre  en  est  nourri  :  ses  chanvres,  ses  toisons, 
Habillent  décemment  le  berger,  la  bergère, 
il  unit  par  riiymon  Mœris  avec  Glycère; 
11  donne  une  chasuble  au  bon  curé  du  lieu, 
Qui,  buvant  avec  lui,  voit  bien  qu'il  croit  en  Dieu. 
Ainsi  dans  l'allégresse  il  achève  sa  vie. 

Ce  n'est  qu'au  successeur  du  chantre  d'Ausuuic^ 
De  peindre  ces  tableaux  ignorés  dans  Paris, 
D'en  ranimer  les  ti'aits  par  sou  beau  coloris. 
D'inspirer  aux  humains  le  goût  de  la  retraite. 
Mais  de  nos  chers  Français  la  noblesse  inquiète. 
Pouvant  régner  chez  soi,  va  ramper  dans  les  cours; 
Les  folles  vanités  consument  ses  beaux  jours  : 
Li>  vrai  séjOur  de  l'homme  ('st  un  t-xil  pour  elle. 


1.  On  ne  sait  quel  est  le  misérable  brouillon  dont  l'auteur  parle  ici; 
dès  que  nous  en  serons  informés,  nous  lui  rendrons  toute  la  justice 
qu'il  mérite.  {!\'ole  de  Yollaiie.)  —  On  a  su  depuis  que  c'était  l'évoque 
d'Annecy. 


108  i>oi':sii:s   df,   NOi/iAini:. 

l'iutus  est  dans  Paris,  et  c'est  lu  qu'il  appelle 
Les  voisins  de  TAdour,  et  du  Rhône,  et  du  Var  : 
Tous  viennent  à  genoux  environner  son  char; 
Les  uns  montent  dessus,  les  autres  dans  la  boue 
IJaisent,  en  soupirant,  les  rayons  de  sa  roue. 
Le  fils  de  mon  manœuvre,  en  ma  ferme  élevé, 
A  d'utiles  travaux  ù  quinze  ans  enlevé. 
Des  laqu:iis  de  Paris  s'en  va  grossir  l'armée. 
11  sert  d'un  vieux  traitant  la  maîtresse  afTamée, 
De  sergent  des  impôts  il  obtient  un  emploi; 
11  vient  dans  son  hameau,  tout  fier;  De  par  le  roi. 
Fait  des  procès-verbaux,  tj'rannise,  emprisonne, 
l\avit  aux  citoyens  le  pain  que  je  leur  donne, 
l^t  traîne  en  des  cachots  le  père  et  les  enfants. 

Vous  le  savez,  grand  Dieu!  j'ai  vu  des  innocents, 
Sur  le  faux  exposé  de  ces  loups  mercenaires. 
Pour  cinq  sous'  de  tabac  envoyés  aux  galères. 

Chers  enfants  de  Cérès,  ô  chers  agriculteurs! 
Vertueux  nourriciers  de  vos  persécuteurs, 
Jusqu'à  f|uand  serez-vous,  vers  ces  tristes  frontières, 
Écrasés  sans  pitié  sous  ces  mains  meurtrières? 


1.  Avis  aux  imprimeurs.  On  avait  imprimé  (•1(17  so/.f,  au  lieude  ti/K/ 
sous.  Ce  n'est  que  dans  l'ancien  jargon  du  barreau  qu'on  prononce  sol; 
et  encore  ce  n'est  que  dans  un  seul  cas,  au  sol  la  livre.  En  toute  occa- 
sion on  dit  et  on  écrit  sou. 

....  Mais  aussi,  quand  il  n'a  pas  un  soit, 
Tu  m'avoueras  qu'il  est  amoureux  comme  un  fou. 
(Comédie  du  Joueur.) 

L'autour  ne  dit  pas 

Quand  il  n'a  pas  un  sol, 
Tu  m'avoueras  qu'il  est  amoureux  comme  un  /"o/, 

Le  cardinal  de  Retz,    dans  ses  Mémoires,  parle  souvent  du  conseiller 
Qualre-Sous,  et  jamais  du  conseiller  Qaatre-Sols. 

La  plupart  des  libraires  font  aussi  la  faute  d'imprimer  AVestphalie, 
AVirtemberg,  W'irtzbourg,  etc.  Ils  ne  savent  pas  que  c'e»t  comme  s'ils 
imprimaient  Wienne  au  lieu  de  Vienne,  et  AVétéravie  pour  Vétéravie. 


i:i>iTnrs.  199 

Ne  vous  cii-je  assemblés  quo  pour  vous  voir  périr 
En  maudissant  les  champs  que  vos  mains  font  fleurir? 
Un  temps  viendra  sans  doute  où  des  lois  plus  humaines 
De  vos  bras  opprimés  relâcheront  les  chaînes  : 
Dans  un  monde  nouveau  vous  aurez  un  soutien; 
Car  pour  ce  monde-ci  je  n'en  espère  rien. 

ErlremiDii ...  quod  le  aUoqnor,  hoc  est. 

Le  31   mars  1700. 


CM.  —  A    M.    DK    LA    IIAUPE 

(nco) 

Des  dames  de  Paris  Boileau  fit  la  satire. 
De  la  moitié  du  monde,  hélas!  faut-il  médire? 
Jean-Jacque,  assez  connu  par  ses  témérités, 
En  nouveau  Diogène  aboie  à  nos  beautés. 
Il  leur  a  préféré  l'innocente  faiblesse, 
Les  faciles  appas  de  sa  grosse  Suissesse 
Qui,  contre  son  amant  ayant  peu  combattu, 
•Se  défait  d'un  faux  germe,  et  garde  sa  vertu. 


Ils  ne  savent  pas  que  ce  doublo  W  dos  Allemanis  est  leur V consonne. 
Nous  prononçons  comme  eux  Vestphalie,  Virtemborg.  Nous  ne  nous 
servons  jamais  du  double  W  pour  écrire  Ouest,  Ouate,  Oui,  Ouais! 
Nous  n'avons  adopté  le  double  AV  que  pour  écrire  quelques  noms  pro- 
pres anglais;  le  tyran  Cromwell,  Tinsolont  Waburton,  le  savant  Wis- 
toD,  le  téméraire  Wolston,  etc. 

On  fait  aussi  la  faute  d'imprimer  je  crois  d'aller,  je  crois  de  faire.  II 
faut  mettre  je  crois  aller,  je  crois  faire. 

On  imprime  encore  :  qu'il  aie  fait,  qu'il  aie  voyage,  etc.  Il  faut  qu'il 
i^il  fait,  qu'il  ait  voyagé. 

On  ne  manque  jamais  de  dire  et  d'imprimer  intimement,  unanime- 
ment :  il  faut  ùier  l'accent,  et  dire  unanimement, intimement,  parce  que 
ces  adverbes  viennent  d'unanime,  d'intime,  et  non  d'unanime,  intimé. 

Presque  tous  les  livres  imprimés  en  ce  pays  sont  remplis  do  pareilles 
fautes.  Les  éditeurs  doivent  avoir  une  grande  attention,  aûn  qu'on  ne 
dise  pas 

In  qua  sciùbebat  barbara  ttri\i  fuit. 


JOO  l'OKSlKS    DK     VOLTAir.E. 

«  Mais  nos  damos,  dit-il,  sont  fausses  et  ga'antes, 
Sans  esprit,  sans  pudeur,  et  fort  impertinentes; 
Elles  ont  Pair  hautain,  mais  l'accueil  familier, 
Le  ton  d'un  petit-maître,  et  l'œil  d'un  grenadier.  » 
0  le  méchant  esprit!  gardez-vous  bien  de  lire 
De  ce  grave  insensé  l'insipide  délire. 

Auteurs  mieux  élevés,  fêtez  dans  vos  écrits 
Les  dames  de  Versaille  et  celles  de  Paris. 
Étudiez  leur  goût  :  vous  trouverez  chez  elles 
De  l'esprit  sans  effort,  des  grâces  naturelles, 
De  l'art  de  conserver  les  naïves  douceurs, 
L'honnête  liljerté  qui  réforma  nos  mœurs. 
Et  tous  ces  agréments  que  souvent  Pulymnie 
Dédaigna  d'accorder  aux  hommes  de  g<'Miie. 

-Ne  connaissez- vous  point  une  femme  de  bien, 
Aimable  en  ses  propos,  décente  en  son  maintien, 
Belle  sans  être  vaine,  instruite,  et  p;^  urtant  sage? 
Elle  n'est  pas  pour  vous;  mais  briguez  son  suffrage. 

Après  un  tel  portrait  cherchez-vous  encor  plus? 
Avec  tous  les  attraits  vous  faut-il  des  vertus? 
Faites-vous  présenter  par  certain  secrétaire 
Chez  certaine  beauté  dont  le  nom  doit  se  taire; 
C'est  Vénus-Uranie,  épouse  du  dieu  Mars. 
C'est  elle  dont  l'esprit  anime  les  beaux-arts; 
'Son  celle  qu'on  voyait,  sous  le  fils  de  Cynire, 
De  son  fripon  d'enfant  suivant  l'injuste  empire, 
Entre  Adonis  et  Mars  partager  ses  faveurs. 

11  est  vrai  qu'en  sa  cour  il  est  très-peu  d'auteurs; 
Dans  les  palais  des  dieux  elle  vit  retirée. 
Vénus  est  philosophe  au  sein  de  l'empyrée  : 
Mais  sa  philosophie  est  de  faire  du  bien  ; 
Elle  exige  surtout  que  je  n'en  dise  rien. 
Sur  mille  infortunés  que  sa  bonté  console 
J'ai  promis  le  secret,  et  je  lui  tiens  parole. 


ÉPURES.  201 

Tui  (jui  [X'igiiis  -;i  bien,  dans  un  style  épuré, 
Lue  tendre  novice,  un  honnête  curé; 
Tui  dont  le  goiU  formé  voudrait  encor  s'instruire, 
Entre  Mars  et  Vénus  tâche  de  t'introduire. 
Déji  de  leurs  bienfaits  tu  connais  le  pouvoir  : 
Il  est  un  bien  plus  irrand,  c'est  celui  de  les  voir. 
Mais  ce  bonheur  est  rare;  et  le  dieu  de  la  guerre 
Garde  son  cabinet,  dont  on  n'approche  guèi-e. 
Je  sais  plus  d'un  brave  homme,  à  sa  porte  assidu, 
Qui  lui  doit  sa  fortune  et  ne  l'a  jamais  vu. 
Il  faut  entrer  pourtant;  il  faut  que  les  Apelles 
Puissent  à  leur. plaisir  contempler  leurs  modèles, 
Et,  pleins  de  leurs  vertus  ainsi  <iue  de  leurs  traits, 
Eu  transmettre  à  nos  yeux  de  fidèles  portraits. 

Tes  vers  seront  plus  beaux,  et  ta  muse  plus  ficre 
D'un  pas  plus  assuré  va  fournir  sa  carrière. 
Courtin  jadis  en  vers  à  Sonning  dit  :  «  Adieu, 
Faites  mes  compliments  à  l'abbé  de  Chuulicu.  » 
Moi,  je  te  dis  en  prose  :  «  Enfant  de  l'Harmonie, 
Présente  mon  hommage  à  Vénus-Lranie.  « 


C\  II.  -  A    M.    PIGAL 


Cher  Phidias,  votre  statue 
Me  fait  mille  fois  trop  d'honneur; 
Mais  quand  votre  main  s'évertue 
A  sculpter  votre  serviteur. 
Vous  agacez  l'esprit  railleur 
De  certain  peuple  rimailleur, 
Qui  depuis  si  longtemps  me  hue. 
L  ami  Fréron,  ce  barbouilleur 
D'écrits  qu'on  jette  dans  la  rue, 


202  POI-SJES    I)K     NOLTMUL. 

Sourdement  de  sa  main  crochue 
Mutilera  votre  labeur. 

Attendez  que  le  destructeur 
Qui  nous  consume  et  qui  nous  tue, 
Le  Temps,  aidé  de  mon  pasteur, 
Ait  d'un  bras  exterminateur 
Enterré  ma  tète  chenue. 
Que  ferez-vous  d'un  pauvre  auteur 
Dont  la  taille  et  le  cou  de  grue, 
Et  la  mine  très-peu  jou/llue, 
Feront  rire  le  connaisseur  ? 

Sculptez-nous  quelque  beauté  nue, 
De  qui  la  chair  blanche  et  dodue 
Séduis(î  l'œil  du  spectateur, 
Et  qui  dans  son  àme  insinue 
Ces  doux  désirs  et  cette  ardeur 
Dont  Pyginalion  le  sculpteur, 
Votre  digne  prédécesseur, 
Brida,  si  la  fable  en  est  crue. 

Au  marbre  il  sut  donner  un  cœur. 
Cinq  sens,  instruments  du  bonheur, 
Lue  âme  en  ces  sens  répandue; 
Et,  soudain  fille  devenue. 
Cette  fille  resta  pourvue 
De  doux  appas  que  sa  pudeur 
Ne  dérobait  point  à  la  vue  : 
Même  elle  fut  plus  dissolue 
Que  son  père  et  son  créateur. 
Que  cet  exemple  si  flatteur 
Par  vos  beaux  soins  se  perpétue  ! 


i:iMTr,i:s.  J03 


r.VITI.  —    \U  nOl  DK  LA  CIIINK 

•^lli     M'N     l:  ELLE  11,    un     \Ei;s    n  l  "  1  I.     A     1    \ll     IMI'IIIMKU 

(1771) 

Uerois  mes  compliments,  charmant  roi  de  laCliine'. 
Ton  trône  est  donc  placé  sur  la  douljle  colline  ? 

1.  Kien-Long,  roi  ou  empereur  de  la  Cliinc,  actuellement  régnant,  a 
composé,  vers  l'an  1712  de  notre  ère  vulgaire,  un  poëme  en  vers  chinois 
et  en  vers  tarlares.  Ce  n'est  pas  à  beaucoup  près  son  seul  ouvrage.  On 
vient  de  publier  la  traduction  franraise  de  son  poëme. 

Les  Chinois  et  les  Tartares  ont  le  malheur  de  n'avoir  pas,  comme 
presque  tous  les  autres  peuples,  ua  alphabet  qui,  à  Taide  d'environ 
vingt-quatre  caractères,  puisse  suffire  à  tout  exprimer.  .Vu  lieu  de  let- 
tres, les  Chinois  ont  trois  mille  trois  cent  quatre-vingt-Jis  caractères 
primitifs,  dont  chacun  exprime  une  idée.  Ce  caractère  forme  un  mot  ; 
et  ce  mot,  avec  une  petite  marque  addiliontelle,  en  forme  un  autre. 
J'aime,  ytiao,  se  peint  par  une  ligure.  J'ai  aimé,  j'aurais  aimé,  j'aimerai, 
demandent  des  ligures  un  peu  dilFérentes,  dont  le  caractère  qui  peint 
ijiiao  est  la  racine. 

Cette  méthode  a  produit  plus  de  quatre-vingt  mille  figures  qui  com- 
posent la  langue;  et  à  mesure  qu'on  fait  de  nouvelles  découvertes  dans 
la  nature  et  dans  les  arts,  elles  e.\igent  de  nouveaux  caractères  pour 
les  esprim«r.  Toute  la  vie  d'un  Cliinois  lettré  se  consume  donc  dans 
le  soin  pénible  d'apprendre  à  lire  et  à  écrire. 

Rien  ne  marque  mieux  la  prodigieuse  antiquité  de  cette  nation,  qui, 
ayant  d'abord  exprimé,  comme  toutes  les  autres,  le  peiit  nombre 
a'iJées  absolument  nécessaiie,  par  des  lignes  et  par  des  figures  ."sym- 
boliques pour  chaque  mot,  a  persévéré  dans  cette  méthode  antique, 
lors  même  qu'elle  est  devenue  insupportable. 

Ce  n'est  pas  tout  :  les  caractères  ont  un  peu  changé  avec  le  temps, 
et  il  y  en  a  trente-deux  espèces  différentes.  Les  Tartares  Manlchoux  se 
sont  trouvés  accablés  du  mémo  embarras  ;  mais  ils  n'étaient  point  encore 
parvenus  à  la  gloire  d'être  surchargés  de  trente-deux  façons  d'écr.ro. 
L'empereur  Kien-Long,  qui  est,  comme  on  sait,  de  race  tartare,  a 
voulu  que  ses  compatriotes  jouissent  du  même  honneur  que  les  Chinois. 
Il  a  inventé  lui-même  des  caractères  nouveaux,  aidé  dans  Tart  de  mul- 
tiplier les  difficultés  par  les  princes  de  son  sang,  par  un  de  ses  frères, 
un  de  ses  oncles,  et  les  principaux  colao  de  l'empire. 

On  s'est  donné  une  peine  incroyable,  et  il  a  fallu  des  années,  pour 
faire  imprimer  de  soixante-quatre  manières  différentes  sou  poëme  do 
Moukdeii,  qui  aurait  été  facilement  imprimé  en  deux  jours,  si  lus  Chi- 
nois avaient  voulu  se  réduire  à  l'alphabet  des  autres  nations. 

Le  respect  pour  l'antique  et  pour  le  difficile  se  montre  ici  dans  tout 
son  faste  et  dans  toute  sa  misère.  Ou  voit  pourquoi  les  Chinois,  qui  sont 


20i  i>oi:sii-s   D1-:    voltairi:. 

On  sait  dans  l'Occident  qu<\  malgré  mes  travers, 
J"ui  toujours  fort  aimé  les  rois  'jui  font  des  vers. 
David  même  me  plut,  quoique,  à  parler  sans  feinte, 
Il  pi'ône  trop  souvent  sa  triste  cité  sainte. 
Et  que  d'un  même  ton  sa  muse  à  tout  propos 
Fasse  danser  les  monts  et  reculer  les  flots. 
Frédéric  a  plus  d'art,  et  connaît  mieux  sou  monde  ; 
Il  est  plus  varié,  sa  veine  est  plus  féconde  ; 

pout-ètru  le  premier  des  peuples  policés  pour  la  morale,  sont  le  derni»r 
dans  les  sciences,  et  que  leur  ignorance  est  é^'ale  à  leur  fierté. 

Le  poëme  de  l'empereur  Kien-Loag  a  plus  d'un  mér.te,  soit  dans  le 
sujet,  qui  est  l'éloge  de  ses  ancêtre»,  et  où  la  piété  filiale  semble  natu- 
relle ;  soit  dans  les  descriptions,  instructives  pour  nous,  de  la  ville  de 
MoukJen,  et  des  animaux,  des  plantes  de  cette  vaste  province  ;  soit  dans 
la  clarté  du  style,  perfection  si  rare  parmi  nous.  Il  est  encore  à  croire 
que  l'auteur  parle  purement  :  c'est  un  avantage  qui  manque  à  plus  d'an 
de  nos  poètes. 

Ce  qui  est  surtout  trùs-reraarqualjle,  c'est  le  respect  dont  cet  empe- 
pereur  parait  être  pénétré  pour  l'Être  suprême.  On  doit  peser  ces  paroles 
à  la  page  103  de  la  traduction  :  «  Uu  tel  pays,  de  tels  houmes  ne  pou- 
Taient  manquer  d'attirer  sur  eus  des  regards  de  prédilection  de  la  part 
du  souverain  maî;re  qji  règne  dans  le  plus  haut  des  cieus.  »  Voiià  bien 
de  quoi  confondre  à  jamais  tous  ceux  qui  ont  imprimé  dans  tant  de 
livresque  le  gouvernement  chinois  est  athée.  Comment  nos  théologiens 
détracteurs  ont-ils  pu  accorder  les  sacrifices  solennels  avec  l'athéisme? 
N'était-ce  pas  assez  de  se  contredire  continuellement  dans  leurs  opi- 
nions? fallait-il  se  contredire  encore  pour  calomnier  d'autres  hommes 
au  bout  de  l'hémisphère? 

Il  est  triste  que  l'empereur  Kien-Lo;ig,auteurd'ailIeurs  fort  modeste, 
dise  qu'il  descend  d'une  vierge  qui  devint  grosse  par  la  faveur  du  ciel, 
après  avoir  mangé  d'un  fruit  rouge.  Cela  fait  un  peu  de  tort  à  la  sagesse 
de  l'empereur  et  à  celle  de  son  ouvrage.  Il  est  vrai  que  c'est  une 
ancienne  tradition  do  sa  famille;  il  est  encore  vrai  qu'on  en  avait  dit 
autant  de  la  mère  de  Geugis. 

L'ne  chose  qui  fait  plus  d'honneur  à  Kien-i.ong,  c'est  l'extrême  consi  - 
dération  qu'il  montre  pour  l'agriculture,  et  son  amour  puur  la  frugalité. 

N'oublions  pas  que,  tout  oiiginaire  qu'il  est  de  la  Taitarie,  il  rend 
hommage  à  l'antiquité  incontestable  de  la  nation  chinoise.  11  est  bien 
loin  de  rêver  que  les  Chinois  sont  une  colonie  d'Egypte  :  les  Égyptiens, 
dans  le  temps  même  de  leurs  hiéroglyphes,  eurent  un  alphabet,  et  les 
Chinois  n'en  ont  jamais  eu;  les  Égyptiens  eurent  douze  signes  du  zo- 
diaque empruntés  mal  à  propos  des  Chaldéens,  et  lesCliinois  en  eurent 
toujours  vingt-huit;  tout  est  ditTérent  entre  ces  deux  peuples.  Le  P.  Pa- 
reniia  réfuta  pleinement  cette  imagination,  il  y  a  quelques  années, 
dans  SOS  Lettres  à  M.  de  Mairan. 


KPITUES.  205 

11  a  lu  son  Hoi'ace,  il  riinile  ;  et  vraiment 
Ta  maji-sté  chinoise  en  devrait  faire  autant. 

Je  vois  avec  plaisir  que  sur  notre  hémisphère 
L'art  de  la  poésie  à  l'homme  est  nécessaire. 
Qui  n'aime  point  les  vers  a  l'esprit  sec  et  lourd; 
Je  ne  veux  point  chanter  au.x  oreilles  d'un  sourd  : 
Les  vers  sont  en  efff-t  la  musique  de  l'ùme. 
0  toi  que  sur  le  trône  un  feu  céleste  enflamme, 
Dis-moi  si  ce  grand  art  dont  nous  sommes  épris 
Est  aussi  difficile  à  Pékin  qu'à  Paris. 
Ton  peuple  est-il  soumis  à  cette  loi  si  dure 
Qui  veut  qu'avec  six  pieds  d'une  égale  mesure, 
De  deux  alexandrins  côte  à  côte  marchants. 
L'un  serve  pour  la  rim  j  et  l'autre  pour  le  sens  ? 
Si  bien  que  sans  rien  perdre,  en  bravant  cet  usage, 
Ou  pourrait  retrancher  la  moitié  d'un  ouvrage. 

Je  me  llatte,  grand  roi,  que  tes  sujets  heureux 
Ne  sont  point  opprimés  sous  ce  joug  onéreux, 
Plus  importun  cent  fois  que  les  aides,  gabelles, 
Contrôle,  édits  nouveaux,  remontrances  nouvelles. 
Bulle  UnicjenUus,  billéis  aux  confessés  ', 
Et  le  refus  d'un  gîie  aux  chrétiens  trépassés. 
Parmi  nous  le  sentier  qui  mène  aux  deux  collines 
Ainsi  que  tout  le  reste  est  parsemé  d'i'-pines. 
A  la  Chine  sans  doute  il  n'en  est  pas  ainsi. 
Les  biens  sont  loin  de  nous,  et  les  maux  sont  ici  : 
C'est  de  l'esprit  français  la  devise  éternelle. 

Je  veux  m'y  conformer,  et,  d'un  crayon  Gdèle, 
Peindre  notre  Parnasse  à  tes  regards  chinois. 


1.  Ce  passage  n'a  guère  besoin  de  commentaire.  On  sait  assez  qut^ile 
peine  la  sagesse  du  roi  très-chrétien  et  du  ministère  a  eue  à  calmer 
toutes  ces  querelles,  nussi  odieuses  que  ridicules.  Elles  ont  été  poussées 
jusqu'à  refuser  la  sépulture  aux  morts.  Ces  horribles  extravagances 
sont  certainement  inconnues  à  la  Chine,  où  nous  avons  pourtant  eu  la 
hardiesse  d'envoyer  des  mission.jaires. 


12 


206  PO  KSI  ES     DK     VOLTAini;. 

Écoutfi  :  mon  partage  est  d'ennuyer  les  rois. 
Tu  sais  (car  l'univers  est  plein  de  nos  querelles) 
Quels  débats  inhumains,  quelles  guerres  cruelles 
Occupent  tous  les  mois  l'infatigable  main 
Des  sales  héritiers  d'Estienne  et  de  Plantin  '. 
Cent  rames  de  journaux,  des  rats  fatale  proie, 
Sont  1(;  cluiinp  de  bataille  où  le  sort  se  déploie. 
C'est  là  (ju'on  vit  briller  ce  grave  magistrat  - 
Qui  vint  de  Montauban  pour  gouverner  l'État. 
Il  donna  d<^s  leçons  à  notre  Acad<''mie, 
Et  fut  très-mal  payé  de  tunt  de  prud'homie. 
Du  jansénisme  obscur  le  fougueux  gazetier^ 
Aux  beaux  esprits  du  temps  ne  fait  aucun  quartier  ; 
Hayer*  poursuit  de  loin  les  encyclopédistes  ; 

1.  Probalilement  l'auteur  donne  l'épithèle  de  sales  aus  imprimeurs 
parce  que  leurs  mains  sont  toujours  noircies  d'encre.  Les  Estienne  et 
les  Plantin  étaient  des  impriaieur:^  très-savants  et  très-corrects,  tels 
qu'il  s'en  trouve  aujourd'hui  rarement. 

2.  L'auteur  fait  allusion,  sans  doute,  à  un  principal  magistrat  de  la 
ville  de  Montauban,  qui,  dans  son  discours  de  réception  à  l'Académie 
française,  sembla  insulter  plusieurs  gens  de  lettres,  qui  lui  répondirent 
par  un  déluge  de  plaisanteries.  Mais  ces  facéties  ne  portent  point  sur 
l'esscnlicl,  et  laissent  subsister  le  mérite  de  l'homme  de  lettres  et  celui 
du  galant  homme. 

3.  On  ne  peut  méconnaître  à  ce  portrait  l'auteur  du  libelle  hebJo- 
madaire  qu'on  débite  clandestinement  et  régulièrement  sous  le  nom  de 
Nouvelles  rccti'sia,sli(/nei,  depuis  plusieurs  années.  Rien  ne  ressemble 
moins  <à  V Eeclésiusliqtie  ou  à  VBcclésiasle  que  ce  libelle  dans  lequel  on 
déchire  tous  les  écrivains  qui  ne  sont  pas  du  parti,  et  où  l'on  accable 
des  plus  fades  louanges  ceux  qui  en  sont  encore.  Je  ne  suis  pas  étonné 
que  l'auteur  de  l'Épitre  au  roi  de  la  Chine  donne  le  nom  d'obscur  au 
jansénisme.  Il  ne  l'était  pas  du  temps  de  Pascal,  d'Arnauld,  et  de  la 
duchesse  de  Longueville  ;  mais  depuis  qu'il  est  devenu  une  caverne  de 
convulsionnaires,  il  est  tombé  dans  un  assez  grand  mépris.  Au  reste,  il 
ne  faut  pas  confondre  avec  les  jansénistes  convulsionnaires  les  gens  de 
bien  éclairés  qui  soutiennent  les  droits  de  l'Eglise  gallicane  et  de  toute 
Église,  contre  les  usurpations  de  la  cour  de  Rome.  Ce  sont  de  bons 
citoyens,  et  non  des  jansénistes  :  ils  méritent  les  remerciments  de  l'Eu- 
rope. 

4.  On  croit  que  cet  Ha}-er  était  un  moine  récollet  qui  avait  part  à  un 
journal  dans  lequel  on  disait  des  injures  au  Dictionnaire  eneyclopédique. 
On  appelait  ce  journal  clinlien;  comme  si  les  autres  journaux  de  l'Eu- 


i;piTiii:s.  ^7 

Linguct  fond  en  courroux  sur  los  économistes!  ; 

A  brûler  les  païens  Ribalier  se  morfond  -  ; 

Beaumont  pousse  à  Jean-Jacque,et  Jean-Jacque  à  Beaumont^: 

rope  avaient  été  païens.  Les  injures  n'étaient  pas  clirétiennes.  Bien  des 
gens  doutent  que  ce  journal  ait  existé  ;  ■cependant  il  est  certain  qu'il  a 
été  imprimé  plusieurs  années  de  suite. 

1.  Les  économistes  sont  une  société  qui  a  donné  d'excellents  mor- 
ceaux sur  l'agriculture,  sur  l'économie  cliampôtre,  et  sur  plusieurs 
objets  qui  intéressent  le  genre  humain.  M.  Linguet  est  un  avocat  de 
beaucoup  d'esprit,  auteur  de  plusieurs  ouvrages  dans  lesquels  on  a 
trouvé  des  vues  philosophiques  et  des  paradoxes.  Il  a  eu  des  querelles 
assez  vives  avec  les  économistes,  auteurs  des  Ephcmcridrs  du  ciloycn, 
et  s'est  tiré  avec  un  succès  plus  brillant  de  celles  que  l'abbé  La  Blétric 
lui  a  suscitées. 

2.  Ceci  est  une  allusion  visible  à  la  grande  querelle  de  M.  Ribalier, 
principal  du  collège  Mazarin,  avec  M.  Marmontel  de  l'Académie  fran- 
<;aise,  auteur  du  célèbre  ouvrage  moral  intitulé  Bi'lisaire.  II  s'agissait 
de  savoir  si  tous  les  grands-  hommes  de  l'antiquité  qui  avaient  pratiqué 
la  justice  et  les  bonnes  œuvres,  sans  pouvoir  connaître  notre  sainte  re- 
ligion, étaient  plongés  dans  un  gouffre  do  flammes  éternelles.  L'acadé- 
micien soupçonnait  que  le  père  de  tous  les  liommes,  en  mettant  la  vertu 
dans  leurs  cœurs,  leur  avait  fait  miséricorde.  Le  principal  du  collège, 
membre  de  la  Sorbonne,  affirmait  qu'ils  étaient  en  enfer,  comme  ayant 
invinciblement  ignoré  la  science  du  salut. 

L'Europe  fut  pour  M.  Marmontel,  et  la  Sorbonne  pour  M.  Ribalier. 
M.  de  Beaumont,  archevêque  de  Paris, prit  aussi  le  parti  de  la  Faculté. 
Ce  procédé  déplut  beaucoup  à  l'empereur  Kien-Long,  qui  en  fut  informé 
par  le  P.  Amyot,  l'un  des  jésuites  conservés  à  la  Chine  pour  leur  savoir 
et  pour  leurs  services;  mais  ce  n'est  pas  le  seul  ri.i  qui  a  eu  de  petits 
démêlés  avec  M.  de  Beaumont.  L'empereur  Kien-Long  n'en  gouverna 
pas  moins  bien  ses  États,  et  continua  à  faire  des  vers. 

3.  Jean-Jacques  Rousseau,  natif  de  la  ville  de  Genève,  était  un  original 
qui  avait  voulu  à  toute  force  qu'on  parlât  de  lui.  Pour  y  parvenir,  il 
composa  des  romans,  et  écrivit  contre  les  romans;  il  fit  des  comédies, 
et  publia  que  la  comédie  est  une  œuvre  Aa  malin.  Jean-Jacques,  dans 
ses  livres,  disait  :  0  mon  ami!  avec  effusion  de  cœur,  et  se  brouillait 
avec  tous  ses  amis.  Jean-Jacques  s'écriait  dans  les  préfaces  de  ses  bro- 
chures :  0  ma  pairie  !  ma  clicre  pairie!  et  il  renonçait  à  sa  patrie.  Il 
écrivait  de  gros  livres  en  faveur  de  la  liberté,  et  il  présentait  requête 
au  conseil  de  Berne  pour  le  prier  de  le  faire  enfermer,  afin  d'avoir  ses 
coudées  franches.  U  écrivait  que  les  prédicants  do  Genève  étaient  or- 
thodoxes, et  puis  il  écrivait  que  ces  prédicants  étaient  des  fripons  et  des 
hérétiques,  i  0  mon  cUer  pasteur  de  Uovetesse!  a  bovihus,  s'écriait-il 
encore  dans  ses  brochures,  que  je  vous  aime,  et  que  vous  êtes  un  pas- 
teur selon  le  cœur  de  Dieu  et  selon  le  mien  !  et  que  vous  m'avez  fait 
verser  de  larmes  de  joie!  »  Mais  le  lendemain  il  imprimait  que  le  pas- 
teur de  Boveresse  était  un  coquin  qui  avait  voulu  le  faire  lapider  par 
tous  les  petis  garçons  du  village. 


238  POKSIKS    DI-:    VOLTAIUE. 

Palissot  contre  eux  tous  puissamment  s'évertue  *  : 
Que  de  fiel  s'évapore,  et  que  d'encre  est  perdue  ! 

De  là,  Jean-Jacques,  vôtu  en  Arménien,  s'en  allait  on  Anglete:re 
avec  un  ami  intime  qu'il  n'avait  jamais  vu  ;  et  comme  la  nation  anglaise 
faisait  usage  de  sa  liberté  en.  se  moquant  outrageusement  de  lui,  il 
imprima  que  son  ami  intime,  qui  lui  rendait  d^s  services  inouïs,  était 
le  cœur  le  plus  noir  et  le  plus  perfide  qu'il  y  eût  dans  les  trois 
ro3\iumes. 

M.  de  Beaumont,  archevêque  de  Paris,  qui  était  d'un  caractère  tout 
difTérent,  et  qui  écrivait  dans  un  goût  tout  opposé,  prit  Jean-Jacques 
sérieusement,  et  donna  un  gros  mandement,  non  pas  un  mandement 
sur  ses  fermiers,  pour  fournir  à  Jean-Jacques  quelques  rétributions  par 
la  main  des  diacres,  selon  les  règles  de  la  primitive  Église,  mais  un 
mandement  pour  lui  dire  qu'il  était  un  liéréti  lue,  coupable  d'expres- 
sions malsonnaiites,  téméraires,  offensives  des  oreilles  pieuses,  ten- 
dantes à  insinuer  qu'on  ne  peut  être  en  même  temps  à  Rome  et  à 
Pékin,  et  qu'il  y  a  du  vrai  dans  les  premières  règles  de  l'arithmé- 
tique. 

Joan-Jacquns,  de  son  côté,  répondit  sérieusement  à  M.  l'archevêque 
de  Paris.  Il  intitula  sa  lettre  :  Jean-Jacques  à  Christophe  de  BeaumonI, 
comme  César  écrivait  à  Cicéron,  Cœsar  imper  itor  Ciceroni  imperaiori. 
Il  faut  avouer  encore  que  c'était  aussi  le  style  des  premiers  siècles  de 
l'Eglise.  Saint  Jérôme,  qui  n'était  qu'un  pauvre  savant  prêtre,  retiré  à 
Bethléem  pour  apprendre  l'idiome  hébraïque,  écrivait  ainsi  à  Jean, 
évêque  de  Jéru.salem,  son  ennemi  capital. 

Jean-Jacques,  dans  sa  lettre  à  Christophe,  dit,  page  2  :  «  Je  ('evins 
homme  de  Itttres  par  mon  mépris  même  pour  cet  état.  »  Cela  parut 
fier  et  grand.  On  remarqua  dans  un  journal  que  Jean-Jacques,  fils  d'un 
mauvais  ouvrier  de  Genève,  nourri  de  l'hôpital,  méprisait  le  titre 
d'homme  de  lettres,  dont  l'empereur  de  la  Chine  et  le  roi  de  Prusse 
s'honorent.  Il  ne  doute  pas  dans  cette  lettre  que  l'univers  entier  n'ait 
sur  lui  les  yeux.  Il  prie,  page  12,  l'archevêque  de  lire  son  roman 
d'HeUnse,  dans  lequel  le  héros  gagne  un  mal  vénérien  au  b...,  et 
l'héroïne  fait  un  enfant  avec  le  héros  avant  de  se  marier  à  un  ivrogne. 
Après  quoi  Jean-Jacques  parle  de  Jésus-Clirist,  de  la  grâce  préve- 
nante, du  péché  originel,  et  de  la  Trinité.  Et  il  conclut  par  déclarer 
.  positivement,  page  127,  que  tous  les  gouvernements  de  l'Europe  lui 
devraient  éleva-  des  statues  à  frais  communs. 

Enfin,  après  avoir  traité  à  fond  avec  Christophe  tous  les  points 
abstrus  de  la  théologie,  il  finit  par  faire  un  petit  opéra  en  prose. 

De  son  côté,  Christophe  commence  par  avertir  les  fidèles,  page  4, 
que  «  Jean-Jacques  est  amateur  de  lui-même,  fier,  et  même  superbe, 
même  enflé  d'orgueil,  impie,  blasphémateur  et  calomniateur,  et  qui  pis 
es<,  amateur  des  voluptés  plutôt  que  de  Dieu;  enfin,  d'un  esprit  cor- 
rompu et  perverti  dans  la  foi.  » 

On  demandera  peut-être  à  la  Chine  ce  que  le  public  de  Paris  a  pensé 
de  ces  traits  d'éloquence.  Il  a  ri. 

1.  M.  Palissot  est  l'auteur  de  la  comédi'j  des  Philosophes,  dans  laquelle 


i:  PITRES.  209 

Parmi  les  combattants  vient  un  rimeur  gascon  ', 
l'rédicaut  petit-maître,  ami  d'Aliboron, 
Qui,  pour  se  signaler,  refait  la  Uenriade; 
Et  tandis  qu'en  secret  cliacun  se  persuade 
De  voler  en  vainqueur  au  haut  du  mont  sacré, 
On  vit  dans  l'amertume,  et  Ton  meurt  ignoré. 
La  Discorde  est  partout,  et  le  public  s'en  raille. 
On  se  hait  au  Parnasse  encor  plus  qu'à  Versuille. 
Grand  roi,  de  qui  les  vers  et  l'espi-it  sont  si  doux. 
Crois-moi,  reste  à  Pékin,  ne  viens  jamais  chez  nous. 
Au  bord  du  fleuve  Jaune  un  peuple  entier  t'admire; 
Tes  vers  seront  toujours  très-bons  dans  ton  empire  : 
Mais  gare  que  Paris  ne  flétrit  tes  lauriers  ! 
Les  Franrais  sont  malins  et  sont  grands  chansonniers. 
Les  trois  rois  d'Orient,  que  l'on  voit  chaque  année  -, 

on  représenta  Jean-Jacques  marchant  à  quatre  pattes,  et  des  savants 
volant  dans  la  poche.  Il  est  aussi  l'auteur  d'un  poiime  intitulé  la  Diin- 
ciade,  d'après  la  Duncicule  de  Pope.  Cepoëme  est  rempli  de  traits  contre 
MM.  Marmontel,  abbé  Coyer,  abbé  Rajnal,  abbé  Le  Blanc,  Mailhol, 
Bacuiard  d'Arnaud,  Le  Mierre,  du  Bellov,  Sedaine,  Dorât,  La  Morliôre, 
Rochon,  Boistel,  Taconnet,  Poinsinet,  du  Rosoj-,  Blin,  Culardeau,  Bas- 
tide, Mouhi,  Portelance,  Sauvigny,  Robbé,  Lattaignant,  Jonval,  -V^arq, 
Bergier;  M""  Graffigny,  Riccoboni,  Ur.ci,  Curé,  etc. 

Cepoëme  est  en  trois  chants  (on  en  a  fait  dix  chants,  depuis).  Fréron  y 
est  installé  chancelier  de  la  Sottise.  .Sa  souveraine  le  change  en  Ane. 
Fréron,  qui  ne  peut  courir,  la  prie  de  vouloir  bien  lui  faire  présent 
d'une  paire  d'ailes;  elle  lui  en  donne,  mais  elle  les  lui  ajuste  à  contre- 
sens :  de  sorte  que  Fréron,  quand  il  veut  voler  en  haut,  tombe  tou- 
jours en  bas  avec  la  Sottise,  qu'il  porte  sur  son  dos.  Cette  imagination 
a  été  regardée  comme  la  meilleure  de  tout  l'ouvrage.  On  apprend, dans 
les  notes  ajoutées  à  ce  poëme  par  l'auteur,  «  que  Fréron  était  ci-devant 
jésuite  chassé  du  collège  pour  ses  mœurs,  qu'il  fut  ensuite  abbé,  puis 
sous-lieutenant,  et  se  déguisa  en  comtesse.  »  (Page  62,  chant  III.)  Le 
grand  nombre  de  gens  de  mérite  attaqués  dans  ce  poëme  nuisit  à 
son  succès;  mais  la  métamorphose  de  Fréron  en  âne  réunit  tous  les 
suffrages. 

1.  Voyez  la  note  1  sur  l'épitre  ex  à  d'Alembert. 

2.  Voyez  Tarticle  ÉnraANiE,  dans  les  Questions  sur  l'Encyclopédie. 
On  a  été  dans  l'habitude  à  Paris  de  faire  presque  tous  les  ans  des  cou- 
plets sur  le  voyage  des  trois  mages  ou  des  trois  rois  qui  vinrent,  con- 
duits par  une  étoile,  à  Bethléem,  et  qui  reconnurent  l'enfant  Jésus  pour 

12. 


210  PO É su: S    DK    VOLTAini:. 

Sur  les  pas  d'une  étoile  à  marcher  obstinée, 
Combler  l'enfant  Jésus  des  plus  rares  présents, 
N'emportent  de  Paris,  pour  tous  remercîments. 
Que  des  couplets  fort  gais  qu'on  chante  sans  scrupule. 
Collé  dans  ses  refrains  les  tourne  en  ridicule. 
Les  voilà  bien  payés  d'apporter  un  trésor  ! 
Tout  mon  étonnement  est  de  les  voir  oncor. 

Le  roi,  me  diras-tu,  de  la  zone  cimbrique  \ 
Accompagné  partout  de  l'estime  publique, 
Vit  Paris  sans  rien  craindre,  et  régna  sur  les  cœurs; 
On  respecta  son  nom  comme  on  chérit  ses  mœurs. 
Oui;  mais  cet  heureux  roi,  qu'on  aime  et  qu'on  révère, 
Se  connaît  en  bons  vers,  et  se  garde  d'en  faire. 
Nous  ne  les  aimons  plus;  notre  goût  s'est  usé  : 
Boileau,  craint  de  son  siècle,  au  nôtre  est  méprisé. 
Le  tragique,  étonné  de  sa  métamorphose. 
Fatigué  de  rimer,  va  ne  pleurer  qu'en  prose. 
De  Molière  oublié  le  sel  s'est  affadi. 

En  vain,  pour  ranimer  le  Parnasse  engourdi. 
Du  peintre  des  Saisons  -  la  main  féconde  et  pure 
Des  plus  brillantes  fleurs  a  paré  la  nature; 
Vainement,  de  Virgile  élégant  traducteur, 
Delille  a  quelquefois  égalé  son  auteur  '  : 
D'un  siècle  dégoûté  la  démence  imbécile 
Préfère  les  remparts  et  Vauxhall  à  Virgile, 
On  verrait  Cicéron  sifflé  dans  le  Palais. 

Le  léger  vaudeville  et  les  petits  couplets 

leur  suzerain  dans  son  étable,  en  lui  offrant  de  l'encens,  de  la  myrrhe, 
et  de  l'or.  On  appelle  ces  chansons  des  noëls,  parce  que  c'est  aux  fêtes 
de  Noël  qu'on  les  chante.  On  en  a  fait  des  recueils  dans  lesquels  on 
trouve  des  couplets  estrêmement  plaisants. 

1.  Le  roi  de  Danemark,  glorieusement   régnant. 

2.  M.  de  Saint-Lambert,  mestre  de  camp,  auteur  du  charmant  poëme 
des  Saisons. 

3.  M.  Delille,  auteur  d'une  traduction  des  Ge'c»v/»'2tt«,très-estimée  des 
gens  de  lettres. 


KI']T1\ES.  211 

Maintiennent  notre  gloire  à  rOpéra-Coniitiue  ; 
Tout  le  i-este  est  passé,  le  sublime  est  gothique. 
N'expose  point  ta  muse  à  ce  peuple  inconstant. 

Les  Fréronsteloueraientpoui'(|U('l(iue  argent  comptant; 
Mais  tu  serais  peu  lu,  malgré  tout  ton  génie, 
Des  gens  qu'on  nomme  ici  lu  bonne  compagnie. 
Pour  réussir  en  France  il  faut  prendre  son  temps. 
Tu  seras  bien  reçu  de  quelques  grands  savants, 
Qui  pensent  qu'à  Pékin  tout  mouarciue  est  athée', 
Et  que  la  compagnie  autrefois  tant  vantée, 
En  disant  à  la  Chine  un  éternel  adieu. 
Vous  a  permis  à  tous  de  renoncer  à  Dieu. 
Mais,  sans  approfondir  ce  qu'un  Chinois  doit  croire, 
Séguier-  l'afifublerait  d'un  beau  réquisitoire; 
La  cour  pourrait  te  faire  un  fort  mauvais  parti. 
Et  blîlmer,  par  arrêt,  tes  vers  et  ton  Changli. 

La  Sorbonne,  en  latin,  mais  non  sans  solécismes. 
Soutiendra  que  ta  muse  a  besoin  d'exorcismes  : 
Qu'il  n'est  de  gens  de  bien  que  nous  et  nos  amis; 
Que  l'enfer,  grâce  à  Dieu,  t'est  pour  jamais  promis. 
Dispensateurs  fourrés  de  la  vie  éternelle, 
Ils  ont  rôti  Trajan  et  bouilli  Marc  Aurélc 
Ils  t'en  feront  autant,  et,  partout  cundumiié. 
Tu  ne  seras  venu  que  pour  être  damné. 

Le  monde  en  factions  dès  longtemps  se  partage; 


1.  Une  faction  dans  Paris  a  soutenu  pendant  trente  ans  que  le  gou- 
vernement (le  la  Ciiino  est  athée.  L'empereur  de  la  Cliine,  qui  ne  sait 
rien  des  sottises  de  l'aris,  a  bien  confondu  celte  horrible  imjierlinence 
dans  son  poème,  où  il  parle  de  la  Divinité  avec  autant  de  sentiment 
que  de  respect. 

2.  Avocat  général  qui  a  fait  trop  d'honneur  au  Ijvre  du  Système  de  la 
nature,  livre  d'un  déclamateur  qui  se  répète  sans  cesse,  et  d'un  très 
grand  ignorant  en  physique,  qui  a  la  sottise  de  croire  aux  anguilles  de 
Needham.  11  vaut  mieux  croire  en  Dieu  avec  Epictète  et  Marc  Aurèle. 
C'est  une  grande  consolation  pour  la  France  que  ce  réquisitoire  n'at- 
taque que  des  livres  anglais. 


212  POKSIES    DE     VOLTAir.E. 

Tout  peuple  a  sa  folie  ainsi  que  son  usage  : 

Ici  les  Ottomans,  bien  sûrs  que  l'Éternel 

Jadis  à  Mahomet  députa  Gabriel, 

Vontse  laver  le  coude  aux  bassins  des  mosquées*; 

Plus  loin  du  grand  lama  les  reliques  musquées  ^ 

Passent  de  son  deri'ière  au  cou  des  plus  grands  rois. 

Quand  la  troupe  écarlate  à  Rome  a  '"ait  un  choix, 
L'élu,  fût-il  un  sot,  est  dès  lors  infaillible. 
Dans  rinde  le  Veldam,  et  dans  Londres  la  Bible  ^ 
A  Thôpital  des  fous  ont  logé  plus  d'esprits 
Que  Grisel  *  n'a  trouvé  de  dupes  à  Paris. 

Monarque,  au  nez  camus,  des  fertiles  rivages 
Peuplés,  à  ce  qu'on  dit,  de  fripons  et  de  sages, 
Règne  en  paix,  fais  des  vers,  et  goûte  de  beaux  jours; 
Tandis  que,  sans  argent,  sans  amis,  sans  secours. 
Le  Mogol  est  errant  dans  l'Inde  ensanglantée, 
Que  d'orages  nouveaux  la  Perse  est  agitée, 
Qu'une  pipe  à  la  main,  sur  un  large  sofa 
Mollement  étendu,  le  pesant  Moustapha 
Voit  le  Russe  entasser  des  victoires  nouvelles 
Des  rives  de  l'Araxe  au  bord  des  Dardanelles, 
Et  qu'un  pacha  du  Caire  à  sa  place  est  assis 
Sur  le  trône  où  les  chats  régnaient  avec  Isis. 

Nous  autres,  cependant,  au  bout  de  l'hémisphère, 
Nous,  des  Welches  grossiers  postérité  légère. 
Livrons  nous  en  riant,  dans  le  sein  des  loisirs, 
A  nos  frivolités  que  nous  nommons  plaisirs; 


1.  Il  est  ordonné  aux  musulmans  de  commencer  Tablution  par  le 
coude.  Les  prêtres  catholiques  ne  se  lavent  que  les  trois  doigts. 

•2.  Il  est  très-vrai  que  le  grand  lama  distribue  quelquefois  sa  chaise 
percée  à  ses  adorateurs, 

3.  Il  n'y  a  point  de  pays  où  il  y  ait  eu  plus  de  disputes  sur  la  Bible 
qu'à  Londres,  et  où  les  théologiens  aient  débité  plus  de  rêveries,  depuis 
Prinn  jusqu'à  Warliurton. 

4.  Grisel,  fameux  dans  le  métier  de  directeur. 


i;piTRi:s.  2li 

Kt  puisse,  en  corriijeaiit  trente  ans  d'extravagances^, 
Monsieur  Tabbé  Terray  rajuster  nos  finances-! 


AU   ROI   DF.   D\M:.MVRK,  CHRISTIAN    VII 

SLR     I.A    I.IBEr.TÉ     DE    I.  A    PRESSE 
ACCORUKE      DANS      TOUS      SES     ÉTATS 

(Janvier    1  *■;  1  ) 

Monarque  vertueux,  quoique  né  despotique, 
Crois-tu  régner  sur  moi  de  ton  golfe  Baltique? 
Suis-je  un  de  tes  sujets  pour  me  traiter  comme  eux. 
Pour  consoler  ma  vie,  et  pour  me  rendre  lieureux? 

Peu  de  rois,  comme  toi,  transgressent  les  limites 
Qu'à  liHir  pouvoir  sacré  la  nature  a  prescrites; 
L'empereur  de  la  Chine,  à  (jui  j'écris  souvent, 
Ne  ra'a  pas  jusqu'ici  fait  un  seul  compliment. 
Je  suis  plus  satisfait  de  l'auguste  amazone  •', 
Oui  du  gros  Moustaplia  vi(!nt  d'ébranler  le  trùne; 
Et  Stanislas  le  Sage,  et  Frédéric  le  Grand 
(Avecqui  j'eus  jadis  un  petit  diflférend). 
Font  passer  quelquefois  dans  mes  humbles  retraites 
Des  bontés  dont  la  Suisse  embellit  ses  gazettes. 

Avec  Ganganelli  je  ne  suis  pas  si  bien  : 
Sur  mon  voyage  en  Prusse,  il  m'a  cru  peu  chrétien. 
Ce  pape  s'est  trompé,  bien  qu'il  soit  infaillible. 

Mais  sans  examiner  ce  qu'on  doit  à  la  Bible, 

1.  L'auteur  devait  dire  depuis  cinqimnle-deui  ans;  car  le  système  de 
Law  est  de  cette  date.  Mais  on  prétend  en  France  que  cinquante-deui: 
ne  peut  pas  entrer  dans  un  vers. 

•2.  C'est  ce  que  nous  attendons  avec  concupiscence.  S'il  en  vient  i 
bout,  il  sera  couvert  de  gloire,  et  nous  le  chanterons. 

3.  Catherine  II. 


214  l'OHSIKS   I)K    voi/iAini;. 

S'il  vaut  mieux  dans  ce  monde  être  pape  que  roi, 

S'il  estencor  plus  doux  d'être  obscur  comme  moi, 

Des  déserts  du  Jura  ma  tranquille  vieillesse 

Ose  se  faire  entendre  à  ta  sage  jeunesse; 

VA  lil)re  avec  respect,  hardi  sans  être  vain. 

Je  me  jette  ù  tes  pieds,  au  nom  du  genre  humain. 

Il  parle  par  ma  voix,  il  bénit  ta  clémence; 

Tu  rends  ses  droits  à  l'homme,  et  tu  permets  qu'on  pen^e. 

Sermons,  romans,  physique,  ode,  histoire,  opéra, 

Chacun  peut  tout  écrire;  et  siffle  qui  voudra. 

Ailleurs  on  a  coupé  les  ailes  à  Pégase. 
Dans  Vav\<  quelquefois  nn  commis  ù  la  phrase 
Me  dit  :  «  A  mon  bureau  venez  vous  adresser; 
Sans  l'agrément  du.  roi  vous  ne  pouvez  penser. 
Pour  avoir  de  l'esprit,  allez  à  la  police; 
Les  filles  y  vont  bien,  sans  qu'aucune  en  rougisse  : 
Leur  métier  vaut  le  vôtre,  il  est  cent  fois  plus  doux; 
Et  le  public  sensé  leur  doit  bien  plus  qu'à  vous.  » 

C'est  donc  ainsi,  grand  roi,  qu'on  traite  le  Parnasse, 
Et  les  suivants  honnis  de  Plutarque  et  d'Horace? 
Bélisaire  à  Paris  ne  peut  rien  publier  ', 
S'il  n'est  jias  de  l'avis  de  monsieur  liibalier. 

Hélas  !  dans  un  État  l'art  d(i  l'imprimerie 
Ne  fut  en  aucun  temps  fatal  à  la  patrie. 


1.  Le  chapitre  quinzième  du  roman  moral  de  nclisairc  passe  en  général 
pour  un  des  meilleurs  morceaux  de  littérature,  de  philosophie,  et  de  vraie 
piété,  qui  aient  jamais  été  écrits  dans  la  langue  française.  Son  succès 
universel  irrita  un  principal  de  collégo,  docteur  de  Sorbonne,  nommé 
Ribalier,  qui,  avec  un  autre  régent  de  collège,  nommé  Coger,  souleva 
une  grande  partie  de  la  Sorbonne  contre  M.  Marmontel,  auteur  de  cet 
ouvrage.  Les  docteurs  cherchèrent  pendant  six  mois  entiers  des  pro- 
positions malsonnantes,  téméraires,  sentant  l'hérésie.  11  fallut  bien 
qu'ils  en  trouvayseut.  On  en  trouverait  dans  le  Paler  tiostn-,  en  trans- 
posant un  mot,  et  en  abusant  d'un  autre. 

La  Faculté  fit  enfin  imprimer  sa  censure  en  latin  comme  en  français, 
et  elle  commençait  par  un  solécisme.  Le  public  en  rit,  et  bientôt  on 
n'en  parla  plus. 


KI'lTUliS.  213 

Les  pointes  de  Voiture',  et  Torgueil  des  gi-aiids  mots 
Que  prodigua  Halzuc  assez  mal  à  propos. 
Les  romans  de  Scarron  n'ont  point  troublé  le  monde 
Chapelain  ne  fit  point  la  guerre  de  la  Fronde. 
Chez  le  Sarmate  allier,  la  Discorde  en  l'ureur-, 
Sous  un  roi  sage  et  doux,  semant  i)artout  l'horreui'; 
De  l'empire  ottoman  la  splendeur  éclipsée, 
Sous  l'aigle  de  Moscou  sa  force  terrassée, 
Tous  ces  grands  mouvements  seraient-ils  donc  l'eflét 
D'un  obscur  commentaire  ou  d'un  méchant  sonnet? 
^on,  lorsqu'aux  factions  un  peuple  entier  se  livre, 
Quand  nous  nous  égorgeons,  ce  n'est  pas  pour  un  livre. 

Hé!  quel  mal  après  tout  peut  faire  un  pauvre  auteur  ? 
Ruiner  son  libraire,  excéder  son  lecteur, 
Faire  silller  partout  sa  charlatanerie. 
Ses  creuses  visions,  sa  folle  théorie. 
Un  livre  est-il  mauvais,  rien  ne  peut  l'excuser; 
Est-il  bon,  tous  les  rois  ne  peuvent  l'écraser. 
On  le  supprime  à  Home,  et  dans  Londres  on  l'admire: 
Le  pape  le  proscrit,  l'Europe  le  veut  lire. 

Un  certain  charlatan,  qui  s'est  mis  en  crédit, 
Prétend  qu'à  son  exemple  on  n'ait  jamais  d'esprit, 
Tu  n'y  parviendras  i)as,  apostat  d'IIippocrate; 
Tu  guériras  plutôt  les  vapeurs  de  ma  rate. 

1.  Voiture,  qui  fut  frivole,  et  qui  ne  chercha  que  lo  bel  esprit; 
Balzac,  qui  fut  toujours  ampoulé,  et  qui  ne  dit  presque  jamais  rieu 
d'utile,  eurent  une  très-grande  réputation  dans  leur  temps  ;  Chapelain 
en  eut  encore  davantage  :  ils  étaient  les  rois  de  la  littérature.  Les  que- 
relles dont  ils  furent  l'objet  no  servirent  qu'à  faire  naître  enfin  lo  bon 
goût,  et  ne  causèrent  d'ailleurs  aucun  mal. 

2.  Ce  sera  aux  yeux  de  la  postérité  un  événement  unique,  môme  en 
Pologne,  qu'une  guerre  civile  si  acharnée  et  si  cruelle,  sous  un  roi 
auquel  la  faction  opposée  n'a  jamais  pu  reprocher  la  moindre  action 
qui  put  déplaire  dans  un  particulier.  C'est  pour  la  première  fois  qu'on 
a  vu  un  roi  se  borner  à  plaindre  ceux  qui  se  rendaient  malheureux  eui- 
mômes  en  ravageant  leur  patrie.  Il  ne  leur  a  donné  que  l'exemple  de  la 
modération. 


216  POÉSIES    DE    VOLTAIRE. 

Va,  cesse  de  vexer  les  vivants  et  les  morts; 
Tyran  de  ma  pensée,  assassin  de  mon  corps. 
Tu  poux  bii-n  empèclier  tes  malades  de  vivre. 
Tu  peux  les  tuer  tous,  mais  non  pas  un  bon  livre. 
Tu  les  brûles,  Jérôme'  ;  et  de  ces  condamnés 
La  flamme,  en  m'éclairant,  noircit  ton  vilain  nez. 

Mais  voilà,  me  dis-tu,  des  phrases  malsonnantes, 
Sentant  son  philosophe,  au  vrai  même  tendantes. 
Eh  bien  !  réfute  les;  n'est-ce  pas  ton  métier? 
Ne  peux-tu  comme  moi  barbouiller  du  papier? 
Le  public  à  profit  met  toutes  nos  querelles; 
De  DOS  cailloux  frottés  il  sort  des  étincelles  : 
La  lumière  en  peut  naître;  et  nus  grands  érudits 
Ne  nous  ont  éclairés  qu'en  étant  contredits. 
Sifllez-moi  librement,  je  vous  le  rends,  mes  frères. 
Sans  le  druit  d'examen,  et  sans  les  adversaires, 
Tout  languit  comme  à  Rome,  où  depuis  huit  cents  ans- 
Le  tran(iuille  esclavage  écrasa  les  talents. 

Tu  ne  veux  pas,  grand  roi,  dans  ta  juste  indulgence. 
Que  cette  liberté  dégénère  en  licence; 
Et  c'est  aussi  le  vœu  de  tous  les  gens  sensés  : 
A  conserver  les  mœurs  ils  sont  intéressés; 
D'un  écrivain  pervers  ils  font  toujours  justice. 

Tous  ces  libelles  vains  dictés  par  IJAvarice, 
Enfants  de  l'Impudence,  élèves  chez  Marteau  ^ 
y  trouvent  en  naissant  un  éternel  tombeau. 

Que  dans  l'Europe  entière  on  me  montre  un  libelle 
Qui  ne  soit  pas  couvert  d'une  honte  éternelle, 


1.  Censeur  en  Russie. 

2.  On  ne  voit  pas  en  effet  depuis  ce  temps  un  seul  livre,  écrit  à  Rome, 
qui  soit  un  ouvrage  de  génie,  et  qui  entre  dans  la  bibliothèque  des  na- 
tions. Les  Dante,  les  Pétrarque,  les  Boccace,  les  Machiavel,  les  Gui- 
chardin,  les  Boiardo,  les  Tasse,  les  Arioste,  ne  furent  point  Romains. 

3.  Célèbre  imprimeur  de  sottises.  Tous  les  libelles  contre  Louis  XIV 
étaient  imprimés  à  Cologne  chez  Pierre  Marteau. 


i;  PITRES.  217 

(3ii  qu'un  oubli  profond  ne  retienne  englouti 
Dans  le  fond  du  bourbier  dont  il  était  sorti. 

On  punit  quelquefois  et  la  plume  et  la  langue. 
D'un  ligueur  turbulent  la  dévote  harangue, 
D'un  Guignard,  d'unBourgoin  \  les  horribles  sermons, 
Au  nom  de  Jésus-Christ  prêches  par  des  dénions. 

Mais  quoi  !  si  (luelque  main  dans  le  sang  s'est  trempée, 
Vous  est-il  défendu  de  porter  une  épée  ? 
Kn  coupables  propos  si  l'on  peut  s'exhaler. 
Doit-on  faire  une  loi  de  ne  jamais  parler? 
Ln  cuistre  en  son  taudis  compose  une  satire. 
En  ai-je  moins  le  droit  de  penser  et  d'écrire? 
Ou'on  punisse  l'abus;  mais  l'usage  est  permis. 

De  l'auguste  raison  les  sombres  ennemis 
Se  plaignent  quelquefois  de  l'inventeur  utile 
Qui  fondit  en  métal  un  alphabet  mobile, 
I/arrangea  sous  la  presse,  et  sut  multiplier 
Tout  ce  que  notre  esprit  peut  transmettre  au  papier. 
('  Cet  art,  disait  Boyer-,  a  troublé  des  familles; 
Il  a  trop  ralTiné  les  garçons  et  les  filles.  » 
.le  le  veux;  mais  aussi  quels  biens  n'a-t-il  pas  faits? 
Tout  peuple,  excepté  Home,  a  senti  ses  bienfaits. 
Avant  qu'un  Allemand  trouvât  l'imprimerie, 
\):xu<  quel  cloaque  affreux  barbotait  ma  patrie  ! 
Quel  opprobre,  grand  Dieu  !  quand  un  peuple  indigent 
Courait  à  Rome,  à  pied,  porter  son  peu  d'argent, 
Kt  revenait,  content  de  la  sainte  Madone, 


1.  C'étaient  des  écrivains,  des  prédicateurs  do  la  Ligue.  Guignard 
étiiit  un  jésuite  qui  fut  pendu,  et  Bourgoin  un  jacobin  qui  fut  roué.  Il 
est  vrai  qu'ils  étaient  des  fanatiques  imbéciles;  mais  avec  leur  imbé- 
cilité  ils  mettaient  le  couteau  dans  les  mains  des  parricides. 

2.  Boyer,  théatin,  évèque  de  Mirepoix,  disait  toujours  que  l'impri- 
merie avait  fait  un  mal  effroyable,  et  que,  depuis  qu'il  y  avait  des 
livres,  les  filles  savaient  plus  de  sottises  à  dis  ans  qu'elles  n'en  avaient 
su  auparavant  à  vingt. 

13 


218  POÉSIES    I)K    VOLTAHli:. 

Chantant  sa  litanie,  et  demandant  l'aumône! 

Du  temple  au  lit  d'hymen  un  jeune  époux  conduit* 

Payait  au  sacristain  pour  sa  première  nuit. 

Un  testatriir-,  mourant  sans  léguer  à  saint  Pierre, 

Ne  pouvait  oljtenir  l'honneur  du  cimetière. 

Enfin  tout  un  royaume,  interdit  et  damné', 

Au  premier  occupant  restait  abandonné. 

Quand  du  pape  et  de  Dieu  s'attirant  la  colère. 

Le  roi,  sans  payer  Rome,  épousait  sa  commère. 

Rois!  qui  brisa  les  fers  dont  vous  étiez  chargés? 
Qui  put  vous  affranchir  de  vos  vieux  préjugés? 
Quelle  main,  favorable  à  vos  grandeurs  suprêmes, 
A  du  triple  bandeau  vengé  cent  diadèmes? 
Qui,  du  fond  de  son  puits  tirant  la  Vérité, 
A  su  donner  une  àme  au  public  hébété? 
Les  livres  ont  tout  fait;  et,  quoi  qu'on  puisse  dire, 
Rois,  vous  n'avez  régné  que  lorsqu'on  a  su  lire. 


1.  Jusqu'au  xvi«  siècle  il  n'était  pas  i)ermis,  chez  les  catholiques,  à 
un  nouveau  marié  de  coucher  avec  sa  femme  sans  avoir  fait  bénir  le 
lit  nuptial,  et  cette  bénédiction  était  taxée. 

2.  Quiconque  ne  faisait  pas  un  legs  à  l'Église  par  son  testament 
était  déclaré  déconfez,  on  lui  refusait  la  sépulture  ;  et,  par  accommo- 
dement, l'ofticial,  ou  le  curé,  ou  le  prieur  le  plus  voisin,  faisait  un 
testament  au  nom  du  mort,  et  léguait  pour  lui  à  l'Église  en  conscience 
ce  que  le  testateur  aurait  dû  raisonnablement  donner. 

3.  Le  commun  des  lecteurs  ignore  la  manière  dont  on  interdisait  un 
royaume.  On  croit  que  celui  qui  se  disait  le  père  commun  des  chré- 
tiens se  bornait  à  priver  une  nation  de  toutes  les  fonctions  du  chris- 
tianisme, afin  qu'elle  méritât  sa  grâce  en  se  révoltaot  contre  le 
souverain;  mais  on  observait  dans  cette  sentence  des  cérémonies  qui 
doivent  passer  à  la  postérité.  D'abord  on  défendait  à  tout  laïque 
d'entendre  la  messe,  et  on  n'en  célébrait  plus  au  maître -autel.  On 
déclarait  l'air  impur;  on  ôtait  tous  les  corps  saints  de  leurs  châsses,  et 
on  les  étendait  par  terre  dans  l'église,  couverts  d'un  voile  :  on  dépen- 
dait les  cloches,  et  on  les  enterrait  dans  des  caveaux.  Quiconque 
mourait  dans  le  temps  de  l'interdit  était  jeté  à  la  voirie.  Il  était 
défendu  de  manger  de  la  chair,  de  se  raser,  de  se  saluer;  enfin  le 
royaume  appartenait  de  droit  au  premier  occupant;  mais  le  pape 
prenait  !e  soin  d'annoncer  ce  droit  par  une  bulle  particulière,  dans 
laquelle  il  désignait  le  prince  qu'il  gratifiait  de  la  couronne  vacante. 


EPITRES.  219 

Soyez  reconnaissants,  aimez  les  bons  auteurs  : 

Il  ne  faut  pas  du  moins  vexer  vos  bienfaiteurs. 

Et  comptez-vous  pour  rien  les  plaisirs  qu'ils  vous  donnent, 

Plaisirs  purs  que  jamais  les  remords  n'empoisonnent? 

Les  pleurs  de  Melpomène  et  les  ris  de  sa  sœur 

N'ont-ils  jamais  guéri  votre  mauvaise  humeur? 

Souvent  un  roi  s'ennuie;  il  se  fait  lire  à  table 

De  Charle  ou  de  Louis  l'histoire  véritable. 

Si  l'auteur  fut  gêné  par  un  censeur  bigot. 

Ne  décidez-vous  pas  que  l'auteur  est  un  sot? 

11  faut  qu'il  soit  à  l'aise;  il  faut  qu(3  l'aigle  altièrc 

Des  airs  à  son  plaisir  franchisse  la  carrière. 

Je  ne  plains  point  un  bœuf  au  joug  accoutumé; 

C'est  pour  baisser  son  cou  que  I13  ciel  Ta  formé. 

Au  cheval  qui  vous  porte  un  mors  est  nécessaire. 

Un  moin<!  est  de  ses  fers  esclave  volontaire. 

Mais  au  mortel  qui  pense  on  doit  la  liberté. 

Des  neuf  savantes  sœurs  le  Parnasse  habité 
Serait-il  un  couvent  sous  une  mère  abbesse, 
Qu'un  évoque  bénit,  et  qu'un  Griscl  confesse? 

On  ne  leur  dit  jamais  :  «Gardez-vous  bien,  ma  sœur, 
De  vous  mettre  à  penser  sans  votre  directeur; 
Et  quand  vous  écrirez  sur  l'Almanach  de  Liège, 
Ne  parlez  des  saisons  qu'avec  un  privilège.  » 
Que  dirait  Uranie  à.  ces  plaisants  propos? 
Le  Parnasse  ne  veut  ni  tyrans  ni  bigots: 
C'est  une  république  éternelle  et  suprême, 
Qui  n'admet  d'autre  loi  que  la  loi  de  Thélème; 
Elle  est  plus  libre  êncor  que  le  vaillant  Bernois, 
Le  noble  de  Venise,  et  l'esprit  genevois; 
Du  bout  du  monde  à  l'autre  elle  étend  son  empire; 
Parmi  ses  citoyens  chacun  voudrait  s'inscrire. 
Chez  nos  sœurs,  ô  grand  roi!  le  droit  d'égalité, 
Ridicule  à  la  cour,  est  toujours  respecté. 


220  r'0i:sn:s  df,   voltaiiu:. 

Mais  leur  gouvenicnient,  à  tant  d'autres  contraire, 

Ressemble  encore  au  tien,  puisqu'ù  tous  il  sait  plaire. 

c\.  —  A  M.  i)*\ij;Mi!i: r.T 

Ksprit  juste  et  profond,  parfait  ami,  vrai  sage, 
D'Alembert,  que  dis-tu  de  mon  dernier  ouvrage? 
Le  roi  danois  et  toi,  mes  juges  souverains, 
Vous  donnez  carte  blanche  à  tous  les  écrivains. 
Le  privilège  est  beau;  mais  que  faut-il  écrire? 
Me  permettriez-vous  quelques  grains  de  satire? 
Virgile  a-t-il  bien  fait  de  pincer  Maivius? 
Horace  a-t-il  raison  contre  Nomentanus? 
Oui,  si  ces  deux  Latins,  montés  sur  le  Parnasse, 
S'égayaient  aux  dépens  de  Virgile  et  d'Horace, 
La  défense  est  de  droit;  et  d'un  coup  d'aiguillon 
L'abeille  en  tous  les  temps  repoussa  le  frelon. 
La  guerre  est  au  Parnasse,  au  conseil,  en  Sorbonne  : 
Allons,  défendons-nous,  mais  n'attaquons  personne. 
«  Vous  m'avez  endormi,  «  disait  ce  bon  Trublet'  ; 
Je  réveillai  mon  homme  à  grands  coups  de  sifllet. 
Je  fis  bien  :  chacun  rit,  et  j'en  ris  même  encore. 
La  critique  a  du  bon;  je  l'aime  et  je  l'honore. 
Le  partei're  éclairé  juge  les  combattants. 
Et  la  saine  raison  triomphe  avec  le  temps. 
Lorsque  dans  son  grenier  certain  Larcher  réclame - 

1.  Voyez,  la  pièce  intitulée  le  Pauvre  Diable. 

2.  Larcher,  répétiteur  au  collège  Mazarin.  11  soutint  opiniâtrement 
que  dans  la  grande  ville  de  Babylone  toutes  les  femmes  et  les  filles 
de  la  cour  étaient  obligées  par  la  loi  de  se  prostituer  une  fois  dans 
leur  vie  au  premier  venu,  pour  de  l'argent;  et  cela  dans  le  temple  de 
Vénus,  quoique  Vénus  fut  inconnue  à  Babylone.  11  trouvait  fort  mau- 
vais qu'on  ne  crût  pas  à  cette  impertinence,  puisque  Hérodote  l'avait 


l':  PITRES.  221 

La  loi  qui  prostitue  ot  sa  fille  ot  sa  femme. 
Qu'il  veut  clans  Notre-Dame  établir  son  sérail, 
On  lui  dit  qu'à  Paris  plus  d'un  gentil  bercail 
Kst  ouvert  aux  travaux  d'un  savant  antiquaire, 
Mais  que  jamais  la  loi  n'ordonna  l'adultère. 
Alors  on  examine;  et  le  public  instruit 
Se  moque  de  Larcher,  qui  jure  en  son  réduit. 
L'abbé  François'  écrit;  le  Léthé  sur  ses  rives 
Reçoit  avec  plaisir  ses  feuilles  fugitives. 
Tnncrèile  en  vers  croisés  fait-il  bâiller  Paris? 
On  m'ennuie  à  mon  tour  des  plus  pesants  écrits; 
A  Danchet,  à  Brunet*,  le  Pont-Neuf  me  compare; 
On  préfère  à  mes  vers  Crébillon  le  barbare^. 


dite  expressément.  Le  mi'me  I.irclier  disputa  fortement  sur  le  grand 
serpent  Ophionée,  sur  le  bouc  de  Mendôs  qui  coucliait  avec  des  dames 
hébraïques  :  il  triita  notre  autour  de  vilain  alliée  pour  avoir  dit  que 
la  Providence  envoie  la  pcsle  et  la  famine  sur  la  terre.  Il  y  a  encore 
dans  la  poussière  des  collèges  de  ces  cuistres  qui  scniblent  âtre  du' 
xv«  siècle.  Notre  auteur  ne  fit  que  se  moquer  de  ce  Larclier,  et  il  fut 
secondé  do  tout  Paris,  à  qui  il  le  fit  connaître. 

1.  H  y  a  en  effet  un  abbé  nommé  François,  des  ouvrages  duquel  lo 
fleuve  Léthé  .s'est  chargé  entièrement.  C'est  un  pauvre  imbécile  qui  a 
fait  un  livre  en  deux  volumes  contre  les  philosophes,  livre  que  per 
sonne  ne  connaît  ni  ne  connaîtra. 

•2.  Danchet  est  un  de  ces  poêles  médiocres  qu'on  ne  connaît  plus  ;  il 
a  fait  quelques  tragédies  et  quelques  opéras.  Pour  Brunet,  nous  nu 
savons  qui  c'est,  à  moins  que  ce  ne  soit  un  nommé  M.  Le  Brun,  qui 
avait  fait  autrefois  une  ode  pour  engager  notre  auteur  à  prendre  chez 
lui  M"«  Corneille.  Quelqu'un  lui  dit  méchamment  qu'on  avait  voulu 
recevoir  M"«  Corneille,  mais  point  son  ode,  qui  ne  valait  rien.  Alors 
M.  Le  Brun  écrivit  contre  le  même  homme  auquel  il  venait  de  donner 
tant  de  louanges.  Cela  est  dans  l'ordre;  mais  il  paraît  dans  l'ordre  aussi 
qu'on  se  moque  de  lui. 

3.  Nous  ne  savons  si  par  barbare  on  entend  ici  la  barbarie  d'Atré», 
ou  la  barbarie  du  style,  qu'on  a  reprochée  à  Crébillon;  c'est  peut-ôlrc 
Tun  et  l'autre.  Mais  ce  n'est  pas  parce  qu'Atrée  est  trop  cruel  qu'on  no 
joue  point  cette  pièce,  et  qu'elle  passe  pour  mauvaise  chez  tous  les 
gens  de  goût  ;  car  dans  llodoijune,  CléopAlre  est  plus  cruelle  encore, 
et  cette  atrocité  même  semblerait  devoir  être  plus  révoltante  dans  une 
femme  que  dans  un  homme;  ct-pendant  cette  fin  de  la  tragédie  <lc 
llodogune  est  un  chef-d'œuvre  du  théâtre  et  réussira  toujours. 

Nous  trouvons  dans   le    Mercure   de  novembre  l'/'ÎO,  page    83,  les 


222  POi:SIKS    DE    VOLTAIRE. 

Cette  longue  dispute  échauffe  les  esprits. 

Alors  du  plus  beau  feu  vingt  poètes  épris, 

De  chefs-d'œuvre  sans  nombre  enriciiissant  la  scène, 

Sur  de  sublimes  tons  font  ronfler  Melpomène. 


réflexions  Ifis  plus  judicieuses  qu'on  ait  encore  faites  sur  Atrée;  les 
voici  : 

«  En  général,  les  vengeances,  pour  être  intéressantes  au  théâtre, 
doivent  être  promptes,  subites,  violentes;  il  faut  toujours  frapper  de 
grands  coups  sur  la  scène  :  les  horreurs  longues  et  détaillées  ne  sont 
que  rebutantes.  M.  de  Créhillon,  malgré  ce  précepte,  a  risqué  la  coupe 
d'Atrée  ;  mais  elle  n'a  pu  réussir,  à  beaucoup  près.  Quelques  esprits 
faux,  quelques  jeunes  tètes  qui  n'ont  pas  réfléchi,  croient  que  les 
atrocités  sont  le  plus  grand  eflbrt  de  l'esprit  humain,  et  que  l'horreur 
est  ce  qu'il  y  a  de  plus  tragique.  Elles  se  trompent  beaucoup  ;  c'est 
tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  facile  à  trouver.  Nous  avons  des  romans 
inconnus  et  fort  au-dessous  du  médiocre,  où  l'on  a  rassemblé  assez 
d'horreurs  pour  faire  cinquante  tragédies  détestables.  » 

II  y  a  bien  d'autres  raisons  qui  font  voir  qa'Atrée  est  une  fort  mau- 
vaise pièce. 

1»  C'est  qu'elle  est  extrêmement  mal  écrite.  D'abord  «  Atrée  voit 
enfin  renaître  l'espoir  et  la  douceur  de  se  venger  d'un  traître.  Les 
vents,  qu'un  dieu  contraire  enchaînait  loin  de  lui,  semblent  exciter 
son  courroux  avec  les  flots;  le  calme,  si  longtemps  fatal  à  sa  ven- 
geance, n'est  plus  d'intelligence  avec  ses  ennemis;  le  soldat  ne  craint 
plus  qu'un  indigne  repos  avilisse  l'honneur  de  ses  derniers  travaux.  » 

Aussitôt  après  .Vtrée  commande  que  la  flotte  d'Atrée  se  prépare  à 
voguer  loin  de  l'ile  d'Eubée  ;  il  ordonne  qu'on  porte  à  tous  ses  chefs  ses 
ordres  absolus;  et  il  dit  qru  ce  jour  tant  souhaité  ranime  dans  son  cœur 
l'espoir  et  la  fierté. 

Cet  énorme  galimatias,  cet  assemblage  de  paroles  vagues,  oiseuses, 
incohérentes,  qui  ne  disent  rien ,  qui  n'apprennent  ni  où  l'on  est,  ni 
l'acteur  qui  parle,  ni  de  qui  on  parle,  sont  insupportables  à  quiconque 
a  la  plus  légère  connaissance  du  théâtre  et  de  la  langue. 

Les  maximes  qa'Atrée  débite,  dès  cette  première  scène,  sont  d'une 
extravagance  qui  va  jusqu'au  ridicule.  Atrée  dit  : 

Je  voudrais  me  venger,  fût-ce  même  des  dieux; 
Du  plus  puissant  de  tous  j'ai  reju  la  naissance; 
Je  le  sens  au  plaisir  que  me  fait  la  vengeance. 

Cette  plaisanterie  monstrueuse  n'est-elle  pas  bien  placée  !  La  Fon- 
taine a  dit  en  riant  : 

Je  sais  que  la  vengeance 

Est  un  morceau  de  roi,  car  vous  vivez  en  dieux. 

Mais  mettre  une  telle  raillerie  sérieusement  dans  une  tragédie,  cela 
est  bien  déplacé  ;  et  exprimer  de  tels  sentiments  sans  avoir  dit  encore 


KIMTI'.KS.  223 

Qu'importe  que  mon  nom  s'efface  dans  l'oubli? 
F/esprit,  le  goût  s'épure,  et  l'art  est  embelli. 
Mais  ne  pardonnons  pas  à  ces  folliculaires, 
De  libelles  affreux  écrivains  téméraires, 

de  quoi  il  veut  se  vengor,  cela  est  contra  les  principes  du  thôAtre  et  du 
sens  commun. 

2"  1\  y  a  bien  plus,  c'est  que  celte  fureur  de  vengeance,  au  bout  de 
vingt  ans,  est  nécessairement  de  la  plus  grande  froideur,  et  ne  peut 
intéresser  personne. 

3°  Un  homme  qui  jure  à  la  première  scène  qu'il  se  vengera,  et  qui 
exécute  son  projet  à  la  dernière  sans  aucun  obstacle,  ne  peut  jamais 
faire  aucun  effet.  11  n'y  a  ni  intri^'ue  ni  péripétie,  rien  qui  vous  tienne 
en  suspens,  rien  qui  vous  surprenne,  rien  qui  vous  émeuve  ;  ce  n'est 
qu'une  atrocité  longue  et  plate. 

4">  La  pièce  pèche  encore  par  un  défaut  plus  grand,  s'il  est  possible; 
c'est  un  amour  insipide  et  inutile  entre  un  fils  d'Atrée,  nommé  Plis- 
thène,  et  Théodamie,  fille  de  ïhyeste  ;  amour  postiche  qui  ne  sert  qu'à 
remplir  le  vide  de  !a  pièce. 

5"  Le  style  est  digne  de  cette  conduite  :  ce  sont  des  répétitions  conti- 
nuelles du  plaisir  de  la  vengeance  : 

Un  ennemi  ne  peut  pardonner  une  offense  : 
Il  faut  un  terme  au  crime,  et  non  à  la  vengeance. 
Rien  ne  peut  arrête)-  mes  transports  furieux. 
Tout  est  prêt,  et  déjà  dans  mon  cœur  furieux 
Je  goûte  le  plaisir  le  plus  parfait  des  dieux  ; 
Je  vais  être  vengé,  Thyeste;  quelle  joie! 

La  plupart  des  vers  sont  obscurs,  et  ne  sont  pas  français. 

Ah!  si  je  vous  suis  cher,  que  mon  respect  e.\trèinc 
M'acquitte  bien,  seigneur,  de  mon  bonheur  suprême! 
Mon  amiiié  pour  vous,  par  vos  maux  consacrée, 
A  semblé  redoubler  par  les  rigueurs  d'Atrée. 
En  bravant,  sans  respect,  et  les  dieux  et  son  père, 
Son  cœur  pour  eux  et  lui  n'a  qu'une  foi  légère  ; 
Mais  dût  tomber  sur  moi  le  plus  affreux  courroux, 
Je  ne  saurais  trahir  ce  que  je  sens  pour  vous. 
Que  pour  mieux  m'obliger  à  lui  percer  le  flanc. 
De  sa  fille,  au  refus,  il  doit  verser  le  sang. 
Et  je  vais,  s'il  le  faut,  aux  dépens  de  ma  foi, 
Prouver  à  vos  beaux  yeux  ce  qu'ils  peuvent  sur  moi. 
D'une  indigne  frayeur  je  vois  ton  ime  atteinte, 
Thyeste;  chasses-en  les  soupçons  et  la  crainte. 

Une  pièce  écrite  ainsi  d'un  bout  à  l'autre  pourrait-elle  réussir?  Pour 
comble  d'impertinence,  la  pièce  finit  par  ce  vers  abominable  : 


524  POKSIKS    DK    VOLTAIRE. 

Aux  stances  de  La  Grange,  aux  couplets  de  Rousseau ^ 
Que  Mégère  en  courroux  tira  de  son  cervi-au. 
Pour  gagner  vingt  écus,  ce  fou  de  La  Baumelle^ 

Et  je  jouis  enfin  du  fruit  de  mes  forfaits. 

Un  tel  vers  est  d'un  scélérat  ivre.  Et  remarquez  qu'Atrée  a  ci-devan 
regardé  la  vengeance  comme  une  vertu,  dans  un  aulre  vers  non  moins 
extravagant  : 

Il  faut  un  terme  au  crime,  ei  non  à  la  vengeance. 

Nous  avouons  que  la  Sémiramis  du  même  auteur,  son  Xerxcs,  ?on 
Calilina,  son  Triumvirat,  sont  des  pièces  encore  plus  manvaises,  et 
que  tout  cela  pouvait  bien  lui  mériter  le  nom  de  barbare;  mais  nous 
ne  convenons  pas  que  son  Electre,  et  surtout  son  Rliadamiste,  méritent 
le  mépris  profond  que  Boileau  avait  pour  ces  deux  tragédies.  Le  public 
a  décidé  qu'il  y  a  de  très-belles  choses,  particulièrement  dans  Rliada- 
miste;  et  quand  le  public  a  décidé  constamment  pendant  soixante  ans, 
il  ne  faut  pas  en  appeler.  Si  les  défauts  subsistent,  les  beautés  l'em- 
portent. Boileau  fut  trop  rebuté  des  défauts.  Hhndamigte  sera  toujours 
jouée  avec  un  grand  succès;  et  même  on  verra  Electre  avec  plaisir, 
malgré  l'amour  qui  défigure  cette  pièce.  Il  y  a  dans  ces  deux  ouvrages 
un  fond  de  tragique  qui  attache  le  spectateur. 

L'abbé  de  Chaulieu  disait  que  la  pièce  de  IViadainislc  aurait  été 
très-claire,  n'eût  été  l'exposition.  Mais  quoique  le  premier  acte  soit  un 
peu  obscur,  il  me  semble  qu'il  y  a  dans  les  autres  de  très-grandes 
beautés. 

1.  Les  PhiUppiqiirs  do  La  Grange  et  les  Couplets  de  Rousseau  pas- 
sèrent assez  longtemps  pour  être  écrits  avec  force  et  enthousiasme; 
mais  les  esprits  bien  faits  et  les  gens  de  bon  goût  ne  s'y  sont  jamais 
laissé  tromper.  En  effet,  ûtez  les  injures,  il  ne  reste  rien.  Le  succès  ne 
fut  dû  qu'à  la  malignité  humaine.  Mais  quel  succès  qui  conduisit  La 
Grange  en  prison,  et  le  portrait  de  Rousseau  à  la  Grève! 

La  Grange  était  le  plus  coupable  des  deux,  sans  contredit;  mais  le 
duc  d'Orléans  régent  eut  encore  plus  de  clémence  que  La  Grange 
n'avait  eu  de  folie. 

2.  On  ne  peut  mieux  connaître  cet  homme  que  par  la  lettre  que  nous 
allons  copier.  N'ayant  ni  le  génie  de  La  Grange  ni  celui  de  Rousseau, 
il  s'est  rendu  aussi  criminel  qu'eux,  mais  infiniment  plus  méprisable. 
Il  est  né  dans  un  village  des  Cévennes,  auprès  de  Castres.  Il  a  passé 
quelques  années  à  Genève,  et  il  a  été  répétiteur  des  enfants  de  M.  de 
Budé  de  Boisy.  Il  y  fut  proposant  pour  être  ministre,  en  1~45. 

Voici  la  lettre  qui  le  fera  connaître  : 

Lettre  à  M.  de  la  Condamne,  de  l'Académie  française 
et  de  l'A  eadémie  des  sciences,  etc. 

A  Ferney,  8  mars  1T7I. 
Monsieur, 

M.  l'envoyé  de  Parme  m'a  fait  parvenir  votre  lettre.  J'ai  l'honneur 


KIMTIIKS.  '2-25 

Insulte  de  Louis  la  mémoire  immortelle. 
11  croit  déshonorer,  dans  ses  obscurs  écrits, 
Princes,  ducs,  maréchaux,  qui  n'eu  ont  rien  appris. 
Contre  le  vil  croquant  tout  honnête  homme  éclate. 
Avant  que  sur  sa  joue  ou  sur  son  omoplate 

d'être  votre  confrèro  dans  plus  d'une  académie  :  je  suis  votre  ami 
depuis  plus  de  quarante  ans.  Vous  me  parlez  avec  candeur,  je  vais 
vous  répondre  de  même. 

Le  sieur  de  La  Beaumelle,  en  l~ô3,  vendit,  à  Francfort,  au  libraire 
Kslinger,  pour  dix-sept  louis,  le  Siècle  de  iMuis  XI V,  que  j'avais  com- 
posé (autant  qu'il  avait  été  en  moi;  à  l'honneur  de  la  France  et  de  ce 
monarque. 

H  plut  à  cet  écrivain  de  tourner  cet  éloge  véridique  en  libelle  diffa- 
matoire. U  le  chargea  de  notes,  dans  lesquelles  il  dit  qu'il  soupçonne 
Louis  XIV  d'avoir  fait  empoisonner  le  marquis  de  Louvois,  son  mi- 
nistre, dont  il  était  excédé;  et  qu'on  etTct  ce  ministre  craignait  que  le 
roi  ne  l'empoisonnât.  (T.  UI,  p.  209  et  2'7l.) 

Que  Louis  XIV  ayant  promis  à  M™»  de  Maintenon  de  la  déclarer 
reine.  M""  la  duchesse  do  Bourgogne  irritée  engagea  le  prince  son 
époux,  père  de  Louis  XV,  à  ne  point  secourir  Lille,  assiégée  alors  par 
le  prince  Eugène,  et  à  trahir  son  roi,  son  aieul,  et  sa  patrie. 

Il  ajoute  que  l'armée  des  assiégeants  jetait  dans  Lille  des  billets 
dans  lesquels  it  était  écrit:  «  Rassurez-vous,  Français!  la  Maintenon 
ne  sera  pas  reine,  nous  ne  lèverons  pas  le  siège.  » 

La  Beaumelle  rapporte  la  même  anecdote  dans  les  Mémoires  qu'il  a 
fait  imprimer  sous  le  nom  de  M™»  de  Maintenon.  (T.  IV,  p.  109.) 

Qu'on  trouva  l'acte  de  célébration  du  mariage  de  Louis  XIV  avec 
M"'  de  Maintenon  dans  de  vieilles  culottes  de  l'archevêque  de  Paris, 
mais  qu'un  «  tel  mariage  n'est  pas  extraordinaire,  .ittcndu  que  Cléopâtre 
déjà  vieille  enchaîna  Auguste.  »  (T.  lU,  p.  ~.j.) 

Que  le  duc  de  Bourbon,  étant  premier  ministre,  fit  assassiner  Ver- 
gier,  ancien  commissaire  de  marine,  par  un  ofiicier,  auquel  il  donna 
la  croix  de  Saint-Louis  pour  récompense.  (T.  III  du  Siècle,  p.  .32.3.) 

Que  le  grand-pire  de  l'empereur,  aujourd'luii  régnant,  avait,  ainsi 
que  sa  maison,  des  empoisonneurs  à  gages.  (T.  II,  p.  3-15.) 

Les  calomnies  absurdes  contre  le  duc  d'Orléans,  régent  du  r03-aume, 
sont  encore  plus  exécrables;  on  ne  veut  pas  en  souiller  le  papier.  Les 
enfants  de  la  Voisin,  de  Cartouche,  et  de  Damiens  n'auraient  jamais 
osé  écrire  ainsi,  s'ils  avaient  su  écrire.  L'ignorance  de  ce  malheureux 
égalait  sa  détestable  impudence. 

Celte  ignorance  est  poussée  jusqu'à  dire  que  la  loi  qui  veut  que  le 
premier  prince  du  sang  hérite  de  la  couronne,  au  défaut  d'un  lils  du 
roi,  n'exista  jamais. 

11  assure  hardiment  que  le  jour  que  le  duc  d'Orléans  se  iit  recon- 
naître à  la  cour  des  pairs  régent  du  royaume,  le  parlement  suivit 
constamment  l'instabilité  de  ses  pensées;  que  le  premier  président  do 

13. 


*226  POÉsiKS   i)K    v()i.r\ii\r.. 

Des  rois  et  des  héros  les  grands  noms  soient  vengés 
Par  l'empreinte  des  lis  qu'il  a  tant  outragés. 

Ces  serpents  odieux  de  la  littérature, 
Abreuvés  de  poisons  et  rampant  dans  l'ordure, 
Sont  toujours  écrasés  sous  les  pieds  des  passants. 

Maisons  était  prêt  à  former  un  parti  pour  le  duc  du  Maine,  quoiqu'il 
n'y  ait  jamais  eu  de  premier  président  de  ce  nom. 

Toutes  ces  inepties,  écrites  du  style  d'un  laquais  qui  veut  faire  le  bel 
esprit  et  l'homme  important,  furent  reçues  comme  elles  le  méritaient  : 
on  n'}-  prit  pas  garde  ;  mais  on  rechercha  le  malheureux  qui  pour  un 
■  peu  d'argent  avait  tant  vomi  de  calomnies  atroces  contre  toute  la 
famille  royale,  contre  les  ministres,  les  généraux,  et  les  plus  honnêtes 
gens  du  royaume.  Le  gnuverncraent  fut  assez  indulgent  pour  se  con- 
tenter de  le  faire  enfermer  dans  un  cachot,  le  21  avril  ïlôS.  Vous 
m'apprenez  dans  votre  lettre  qu'il  fut  enfermé  deux  fois,  c'est  ce  que 
j'ignorais. 

Après  avoir  publié  ces  horreurs,  il  se  signala  par  un  autre  libelle 
intitulé  Mes  pensées,  dans  lequel  il  insulta  nommément  MM.  d'Erlach, 
de  Watteville,  de  Diesbach,  de  Sinner,  et  d'autres  membres  du  conseil 
souverain  de  Berne,  qu'il  n'avait  jamais  vus.  Il  voulut  ensuite  en  faire 
une  nouvelle  édition  ;  M.  le  comte  d'Erlach  en  écrivit  en  France,  où 
La  Beaumelle  était  pour  lors;  on  l'exila  dans  le  pays  des  Cévennes, 
dont  il  est  natif.  Je  ne  vous  parle,  monsieur,  que  papiers  sur  table  et 
preuves  en  main. 

Il  avait  outragé  la  maison  de  Saxe  dans  le  même  libelle  (p.  108),  et 
s'était  enfui  de  Gotha  avec  une  femme  de  chambre  qui  venait  de  voler 
sa  maîtresse. 

Lorsqu'il  fut  en  France,  il  demanda  un  certificat  de  M™»  la  duchesse 
de  Golha.  Cette  princesse  lui  fit  expédier  celui-ci   : 

«  On  se  rappelle  très-bien  que  vous  partîtes  d'ici  avec  la  gouver- 
nante des  enfants  d'une  dame  de  Gotha,  qui  s'éclipsa  furtivement  avec 
vous,  après  avoir  volé  sa  maîtresse;  ce  dont  tout  le  public  est  pleine- 
ment instruit  ici.  Mais  nous  ne  disons  pas  que  vous  ayez  part  à  ce  vol. 
A  Gotha,  24  juillet  1767.  Signé  Rousseau,  conseiller  aulique  de  Son 
Altesse  Sérénissime.  « 

Son  Altesse  eut  la  bonté  de  m'envoyer  la  copie  de  cette  attestation, 
et  m'écrivit  ensuite  ces  propres  mots,  le  15  auguste  1767  :  «  Que  vous 
êtes  aimable  d'entrer  si  bien  dans  mes  vues  au  sujet  de  ce  misérable 
La  Beaumelle!  Croyez-moi,  nous  ne  pouvons  rien  faire  de  plus  sage 
que  de  l'abandonner  lui  et  son  aventurière,  etc.  »  Je  garde  les  origi- 
naux de  ces  lettres,  écrites  de  la  main  de  Mn^^  la  duchesse  de  Gotha. 
Je  pourrais  alléguer  des  choses  beaucoup  plus  graves;  mais  comme 
elles  pourraient  être  trop  funestes  à  cet  homme,  je  m'arrête  par  pitié. 

Voilà  une  petite  partie  du  procès  bien  constatée.  Je  vous  en  fais 
juge,  monsieur,  et  je  m'en  rapporte  à  votre  équité. 

Dans  ce  cloaque  d'infamies,  sur  lequel  j'ai  été  forcé  de  jeter  les  yeux 


KPITIU-S.  227 

Vive  le  cygne  heureux  qui,  par  ses  doux  accents, 
Célébra  les  saisons,  leurs  dons,  et  leurs  usages, 
Les  travaux,  les  vertus,  et  les  plaisirs  des  sages! 
Vainement  de  Dijon  l'impudent  écolier^ 
Coassa  contre  lui  du  fond  de  son  bourbier. 
Nous  laissons  le  champ  libre  à  ces  petits  critiques, 
D'  rivrogne  Fréron  disciples  fanié)i(|ues, 
Qui,  ne  pouvant  apprendre  un  honnête  métier, 
Devers  Saint-Innocent  vont  salir  du  papier, 

un  moment,  j'ai  été  bien  consolé  par  votre  souvenir.  Je  vous  souhaite 
du  fond  de  mon  cœur  une  vieillesse  plus  heureuse  que  la  mienne, 
sous  laquelle  je  succombe  dans  des  souffrances  continuelles. 

J'ai  l'honneur  d'êlre,  etc. 

Nous  n'ajouterons  rien  à  une  lettre  aussi  authentique  et  aussi  déci- 
sive. Nous  nous  contenterons  de  féliciter  notre  auteur  philosophe 
d'avoir  pour  ennemis  de  tels  misérables. 

1.  Un  nommé  Clément,  jeune  homme,  fils  d'un  procureur  do  Dijon, 
et  ci-devant  matiro  do  quartier  dans  une  pension,  a  fait  un  livre  entier 
contre  M.  de  Saint-Lambert,  M.  Dolille,  M.  Dorât,  M.  AVattelet,  et 
M  Lemiorre.  Ce  jeune  homme  s'est  avisé  de  dicter  des  arri'^ts  du  haut 
d'un  tribunal  qu'il  s'est  érigé.  Il  commence  par  prononcer  qu'il  ne  f;uit 
point  traduire  Virgile  en  vers;  et  ensuite  il  décide  que  M.  Delille  a  fort 
mal  traduit  les  Gémyûjites.  Sa  traduction  est  pourtant,  de  Taveu  de 
tous  les  connaisseurs,  la  meilleure  qui  ait  été  faite  dans  aucune  langue, 
et  il  y  en  a  eu  quatre  éditions  en  deux  ans.  Ce  Clément,  sans  respect 
pour  le  public,  décide  d'un  ton  de  maître  que  tel  vers  est  ridicule,  tel 
autre  plat,  tel  autre  grossier,  sans  alléguer  la  plus  faible  raison.  Il 
ressemble  à  ces  juges  qui  ne  motivent  jamais  leurs  arrêts. 

Nous  ne  connaissons  point  ce  critique,  nous  ne  connaissons  point 
M.  Delille;  mais  nous  remercions  M.  Delille  du  plaisir  qu'il  nous  a 
fait.  Nous  avouons  qu'il  a  égalé  Virgile  en  plusieurs  endroits,  et  qu'il 
a  vaincu  les  plus  grandes  diflicultés.  Nous  osons  dire  qu'il  a  rendu  un 
signalé  service  à  la  langue  française,  et  Clément  n'en  a  rendu  qu'à 
l'envie. 

11  attaque  avec  plus  d'orgueil  encore  l'estimable  poëme  des  Saisons 
de  M.  de  Saint-Lambert.  Mais  quel  chef-d'œuvre  avait  fait  ce  Clément, 
pour  être  en  droit  de  condamner  si  fièrement  ?  à  quels  bons  ouvrages 
avait-il  donné  la  vie,  pour  être  en  droit  de  porter  ainsi  des  arrêts  de 
mort?  Il  avait  lu  une  tragédie  de  sa  façon  aux  comédiens  de  Paris, 
qui  ne  purent  en  écouter  que  deux  actes.  Le  pauvre  diable,  mourant 
de  honte  et  de  faim,  se  fit  satirique  pour  avoir  du  pain.  Vous  trouverez 
dans  l'histoire  du  Pauvre  Diable  la  véritable  histoire  de  tous  ces  petits 
écoliers  qui,  ne  pouvant  rien  faire,  se  mettent  à  juger  ce  que  les  autres 
font. 


228  POESIES    DE    VOLTAIHK. 

Et  sur  les  dons  des  dieux  porter  leurs  mains  impies 
Animaux  malfaisants,  seuibiablcîs  au\  liari)ies, 
De  leurs  on?z:l»'s  crochus  et  de  leur  souille  affreux 
(Jàtant  un  bon  dini'i'  qui  n'i'-tait  i)as  pour  eux. 


CXI.  —  A    I/IMI'K!'.  VTl'.iCi:    Di:   IILSSIE 

CATIIEr.  INK     II 

Élève  d'Apollon,  de  Tliémis,  et  de  Mars, 

Qui  sur  ton  trône  auguste  as  placé  les  beaux-arts, 

Qui  penses  en  grand  iiomme,  et  qui  permets  qu'on  pense  ; 

Toi  qu'on  voit  triompher  du  tyran  de  Byzance, 

Et  des  sots  préjugés,  tyrans  plus  odieux, 

Prête  à  ma  faible  voix  des  sons  mélodieux: 

A  mon  feu  qui  s'éteint  rends  sa  clarté  première  : 

C'est  du  Nonl  aujourd'hui  que  nous  vient  la  lumière. 

On  m'a  trop  accusé  d'aimer  peu  Moustapha, 
Ses  vizir?,  ses  divans,  son  mufti,  ses  fetfa. 
Fetfa  !  ce  mot  arabe  est  bien  dur  à  l'oreille; 
On  ne  le  trouve  point  chez  Racine  et  Corneille  : 
Du  dieu  de  l'harmonie  il  fait  frémir  l'archet. 
On  rexprime  en  français  par  lellres  de  cachet. 

Oui,  je  les  hais,  madame,  il  faut  que  je  l'avoue. 
Je  ne  veux  point  qu'un  Turc  à  son  plaisir  se  joue 
Des  droits  de  la  nature  et  des  jours  des  humains; 
Qu'un  bâcha  dans  mon  sang  trempe  à  son  gré  ses  mains; 
Que,  prenant  pour  sa  loi  sa  pure  fantaisie, 
Le  vizir  au  bâcha  puisse  arracher  la  vie, 
Et  qu'un  heureux  sultan,  dans  le  sein  du  loisir, 
Ait  le  droit  de  serrer  le  cou  de  son  vizir. 
Ce  code  en  mon  esprit  fait  naître  des  scrupules. 
Je  ne  saurais  souffrir  les  affronts  ridicules 


i;  PI  THES.  'J-2'J 

Que  d'un  faquin  châtré  '  los  grossières  hauteurs 
Font  subir  sravement  à  nos  ambassadeurs. 
Tu  venges  Tunivers  en  vengeant  la  Uussie. 
Je  suis  homme,  je  pense;  et  je  te  remercie. 

Puissent  les  dieux  surtout,  si  ces  dieux  éternels 
Entrent  dans  les  débats  des  malheureux  mortels. 
Puissent  ces  purs  esprits  émanés  du  grand  Être, 
Ces  moteurs  des  destins,  ces  confidents  du  maître, 
Que  jadis  dans  la  Grèce  imagina  Platon, 
Conduire  tes  guerriers  aux  champs  de  Marathon-, 

1.  Le  chiaous-bacha,  qui  est  d'ordinaire  un  eunuque  blanc,  veut 
toujours  prendre  la  main  sur  l'ambassadeur,  quand  il  vient  le  compli- 
menter. Quand  le  grand  eunuque  noir  marche,  il  faut,  si  un  ambassa- 
deur se  trouve  sur  son  passage,  qu'il  s'arrùte  jusqu'à  ce  que  tout  le 
cortège  do  reunuque  soit  passe.  U  en  est  à  plus  forte  raison  de  même 
avec  le  grand  vizir,  les  deux  cadileskers,  et  le  mufii;  mais  l'excès  de 
l'insolence  barbare  est  de  faire  enfermer  au  chAteau  des  Sept-Tours  les 
ambassadeurs  des  puissances  auxquelles  ils  veulent  faire  la  guerre.  Le 
sultan  Moustapha,  avant  de  déclarer  la  guerre  à  la  Russie,  a  com- 
mencé par  mettre  en  prison  le  président  Obrcskow,  au  mépris  du 
droit  des  gens. 

2.  On  connaît  assez  les  batailles  de  Marathon,  de  Platée,  et  de  Sala- 
mine.  La  victoire  de  Marathon  fut  remportée  par  Miltiadc  et  neuf 
autres  chefs  ses  collègues,  qui  n'avaient  que  dix  mille  Athéniens  contre 
cent  mille  hommes  de  pied  et  dix  mille  cavaliers,  commandés  par  les 
généraux  du  roi  de  Perse,  Darius.  Cet  événement  ressemble  à  la  bataille 
de  Poitiers;  mais  ce  qui  rend  la  victoire  des  Grecs  plus  étonnante,  c'est 
qu'ils  n'étaient  point  retrancliés  comme  les  Anglais  l'étaient  auprès  de 
Poitiers,  et  qu'ils  attaquèrent  les  ennemis.  Au  reste,  il  n'est  pas  bien 
sûr  que  les  Perses  fussent  au  nombre  de  cent  dix  mille  ;  il  faut  toujours 
rabattre  de  ces  exagérations. 

La  bataille  de  Salamine  est  un  combat  naval  dans  lequel  Thcmistoclc 
défit  la  flotte  de  Xerxès,  après  que  ce  monarque  eut  réduit  en  cendres 
la  ville  d'Athènes.  Cette  journée  est  encore  plus  surprenante;  les  Athé- 
niens, avant  cette  guerre,  n'avaient  jamais  combattu  en  mer. 

C'est  à  peu  près  ainsi  que  la  petite  flotte  de  l'impératrice  Cathe- 
rine II,  sous  le  commandement  du  comte  .Mexis  (Jrlof,  a  détruit 
entièrement  la  flotte  ottomane,  le  6  juin  n~0.  Le  nom  d'Orlof  n'est 
pas  si  harmonieux  que  celui  de  Miltiade,  mais  doit  aller  de  même  à  la 
postérité. 

La  journée  de  Platée  est  semblable  à  celle  de  Marathon.  Aristide  et 
Pausanias,  avec  environ  soixante  mille  Grecs,  défirent  entièrement  une 
armée  de  cinq  cent  mille  Perses,  selon  Diodore  de  Sicile  :  supposé 
qu'une  armée  de  cinq  cent  mille  hommes  ait  pu  se  mettre  en  ordre  de 


230  POKSIKS    I)K     VOI.TAII'.i;. 

Aux  remparts  de  Platée,  aux  murs  de  Salamine! 
Que,  sortant  des  débris  qui  couvrent  sa  ruine, 
Atliènes  ressuscite  à  ta  puissante  voix. 

Rends-lui  son  nom,  ses  dieux,  ses  talents,  et  ses  lois. 
Les  descendants  d'Hercule  et  la  race  d'Homère, 
Sans  cœur  et  sans  esprit  couchés  dans  la  poussière, 
A  leurs  divins  ai>ux  craignant  de  ressembler. 
Sont  des  fri|)ons  rampants*  qu'un  aga  fait  trembler. 
Ainsi,  dans  la  cité  d'Horace  et  de  Scévole, 
On  voit  des  récoUt'ts  aux  murs  du  Capitole; 
Ainsi,  cetti!  Circé,  qui  savait  dans  son  temps 
Disposer  de  la  lune  et  des  quatr(;  éléments, 
(Jourmandant  la  nature  au  gré  de  son  caprice. 
Changeait  en  chiens  barbets  les  compagnons  d'Ulysse, 
Tu  changeras  les  Grecs  en  guerriers  généreux  ; 
Ton  esprit  à  la  fin  se  répandra  sur  eux. 
Ce  n'est  point  le  climat  qui  fait  ce  que  nous  sommes, 

Pierre  était  créateur,  il  a  formé  des  hommes. 
Tu  formes  des  héros...  Ce  sont  les  souverains 
Qui  font  le  caractère  et  les  mœurs  des  humains. 
Un  grand  homme  du  temps  a  dit  dans, un  beau  livre  : 
((  Quand  Auguste  buvait,  la  Pologne  était  ivre-.  » 

bataille  dans  les  défilés  dont  la  Grèce  est  coupée.  Mardonius,  chef  de 
Tarmée  persane,  y  fut  tué  ;  supposé  qu'un  Perse  se  soit  jamais  appelé 
Mardonius,  ce  qui  est  aussi  ridicule  que  si  on  l'avait  appelé  "Villars  ou 
Turenne. 

Xerxès  possédait  les  mêmes  pays  que  Moustapha.  Le  comte  de 
Romanzow  a  battu  le  grand  vizir  turc,  comme  Pausanias  et  Aristide 
battirent  celui  de  Xersès  ;  mais  il  n'a  pas  eu  affaire  à  cinq  cent  mille 
Turcs  :  nous  sommes  plus  modestes  aujourd'hui. 

1.  Ceci  ne  doit  pas  s'entendre  de  tous  les  Grecs,  mais  de  ceux  qui 
n'ont  pas  secondé  les  Russes  comme  ils  devaient. 

2.  Ce  vers  cité  est  du  roi  de  Prusse  :  il  est  dans  une  épître  à  son 

frère. 

Lorsque  Auguste  buvait,  la  Pologne  était  ivre; 
Lorsque  le  grand  Louis  brûlait  d'un  tendre  amour, 
Paris  devint  Cythère,  et  tout  suivit  la  cour: 
Quand  il  se  fît  dévot,  ardent  à  la  prière, 
Le  lâche  courtisan  marmotta  son  bréviaire. 


KPITIIKS.  231 

Ce  grand  huiuiue  a.  raison  :  les  exemples  (.ruu  roi    ' 
Feraient  oublier  Dieu,  la  nature,  et  la  loi. 
Si  le  prince  est  un  sot,  le  peuple  est  sans  géni(;. 

Qu'un  vieux  sultan  s'endorme  avec  ignoniini(! 
Dans  les  bras  de  l'orgueil  et  d'un  repos  fatal, 
Ses  bâchas  assoupis  le  serviront  fort  mal. 
Mais  Catherine  veille  au  milieu  des  conquêtes; 
Tous  ses  jours  sont  iiiar(|ués  de  combats  et  de  fêtes. 
Elle  donne  le  bal,  elle  dicte  des  lois. 
De  ses  braves  soldats  dirige  les  exploits. 
Par  l(\s  mains  des  beaux-arts  enrichit  son  empire, 
Travaille  jour  et  nuit,  et  daign(;  (îucor  ni'écrire; 
Tandis  que  Moustapha,  caché  dans  son  paUiis, 
Bâille,  n'a  rien  à  faire,  (;t  ne  m'écrit  jamais. 

Si  (juelque  chiaoux  lui  dit  que  Sa  llautesse 
A  perdu  cent  vaisseaux  dans  les  mers  de  la  Grèce, 
Que  son  vizir  battu  s'enfuit  très  à  propos. 
Qu'on  lui  prend  la  Dacie,  et  Mnipliée,  et  Colchos, 
Colchos,  où  Mithridate  expira  sous  Pompée*  ; 
De  tous  ces  vains  propos  son  âme  est  peu  frappée: 
.Jamais  de  Mithridate  il  n'entendit  parler. 
Il  prend  sa  pipe,  il  fume;  et.  poui'  se  consoler, 
Il  va  dans  son  harem,  où  languit  sa  maîtresse. 
Fatiguer  ses  appas  de  sa  molle  faiblesse. 
Son  \un\  eunufiue  noir,  témoin  de  son  transport. 
Lui  dit  qu'il  est  Hercule;  il  le  croit,  il  s'endort. 
O  sagesse  des  dieux!  je  te  crois  très-profonde  : 
Mais  à  quels  plats  tyrans  as-tu  livré  le  monde! 
Achève,  Catherine,  et  rends  tes  ennemis, 
Le  Grand  Turc,  et  les  sots,  éclairés  et  soumis. 

1.  Pompée  défit  Mitliridate  sur  la  roule  de  Tlbéric  à  la  Colchide; 
mais  Mithridate  se  donna  la  mort  à  Panticapée. 


232  I'Ol':SIES    DE    VOLTAIIiE. 

cxii.  -  AL  noi  i)K  sikDi-:,  (;lstavk  m 

(1  —  1) 

Gustave,  jeune  roi,  digne  de  ton  grand  nom, 

Je  n'ai  donc  pu  goûter  le  plaisir  et  la  gloire 

De  voir  dans  mes  déserts,  en  mon  humble  maison, 

Le  fils  de  ce  héros  que  célébra  l'histoire  ! 

J'aurais  cru  ressembler  à  ce  vieux  Philémon, 

Qui  recevait  les  dieux  dans  son  propre  ermitage. 

Je  les  aurais  connus  à  huir  noble  langage, 

A  leurs  mœurs,  ù  leurs  traits,  surtout  à  U-ur  bonté^; 

Ils  n'auraient  point  rougi  de  ma  simplicité; 

Kt  (Justave  surtout,  pour  le  prix  de  mon  zèle, 

N'aurait  jamais  changé  nion  logis  eu  chapelle. 

Je  serais  peu  content  cpie  le  pouvoir  divin 

En  un  dortoir  béni  transformât  mon  jardin. 

De  ma  salle  à  manger  fit  une  sacristie  : 

La  grand'mess(i  pour  moi  n'a  que  peu  d'harmonie; 

En  vain  mes  cliers  vassaux  me  croiraient  honoré 

Si  le  seigneur  du  lieu  devenait  leur  curé. 

J'ai  le  cœur  très-profane,  et  je  sais  me  connaître; 

Je  ne  me  flatte  pas  de  me  voir  jamais  prêtre; 

Si  Philémon  le  fut  pour  un  mauvais  souper, 

L'éclat  de  ce  haut  rang  ne  saurait  me  frapper. 

Le  grand  roi  des  Bretons,  qu'à  Saint-Pieri-e  on  condamne . 
Est  le  premier  prélat  de  l'Église  anglicane. 
Sur  les  bords  du  Volga  Catherine  tient  lieu 
D'un  grave  patriarche,  ou,  si  l'on  veut,  de  Dieu. 
De  cette  ambition  je  n'ai  point  l'àme  éprise. 
Et  je  suis  tout  au  plus  serviteur  de  l'Église. 

1.  Le  prince  son  frère  était  avec  lui. 


F-l'ITURS.  233 

J'aurais  mis  mon  bonlieur  ii  te  faire  ma  cour, 

A  contempler  de  près  tout  Tesprit  de  ta  mère, 

Qui  forma  tes  beaux  ans  dans  le  grand  art  de  plaire, 

A  revoir  Sans-Souci,  ce  fortuné  séjour 

Où  régnent  la  Victoire  et  la  Philosophie, 

Où  l'on  voit  le  Pouvoir  avec  la  Modestie. 

Jeune  héros  du  Nord,  entouré  de  héros, 

A  ces  nobles  plaisirs  je  ne  puis  plus  prétendre; 

11  ne  m'est  plus  permis  de  te  voir,  de  t'entendrc. 

Je  reste  en  ma  chaumière,  attendant  qu'Atropos 

Tranche  le  fil  usé  de  ma  vie  inutile; 

Et  je  crie  aux  Destins,  du  fond  de  mon  asile  : 

<(  Destins,  qui  faites  tout,  et  qui  trompez  nos  vœux. 

Ne  trompez  pas  les  miens,  rendez  Gustave  heureux.  » 


CXIll.  —  I5ENALDAKI   A   C  A  R  AMOl  FTKK 

FEMME     DE     «.I  A  1  A 1!     1. 1:     T.  A  It  M  É  C I  D  E  * 

(1-1) 

De  Barmécide  épouse  généreuse. 

Toujours  aimable,  et  toujours  vertueuse, 

Quand  vous  sortez  des  rêves  de  Bagdat, 

Quand  vous  quittez  leur  faux  et  triste  éclat. 

Et  que,  tranquille  aux  champs  de  la  Syrie, 

Vous  retrouvez  votre  belle  patrie; 

Quand  tous  les  cœurs  en  ces  climats  heureux 

Sont  sur  la  route  et  vous  suivent  tous  deux, 

Votre  départ  est  un  triomphe  auguste; 

Chacun  l)énit  Barmécide  le  juste. 

Et  la  retrait*'  est  pour  vous  une  cour. 

1.  A  M™«  de  Choiseul  dont  le  mari  venait  de  tomber  en  disgrice. 


2.34  POÉSIIiS    UE    VOLTAIRF.. 

JN'iil  intérêt;  vous  régnez  par  l'amour  : 
Un  tel  empire  est  le  seul  qui  vous  flatte. 

Je  vis  hier,  sur  les  bords  de  TEuphratc, 
Gens  de  tout  âge  et  de  tous  les  pays; 
Je  leur  disais  :  «  Qui  vous  a  réunis? 

—  C'est  liarmécido.  —  Et  toi,  quel  dieu  propice 
T'a  relevé  du  fond  du  précipice? 

—  C'est  Barmécide.  —  Et  qui  t'a  décoré 
De  ce  cordon  dont  je  te  vois  paré? 
Toi,  mon  ami,  de  qui  tiens-tu  ta  place. 
Ta  pension?  qui  t'a  fait  cette  grâce? 

—  C'est  Barmécide.  11  répandait  le  bien 
De  son  calife,  et  prodiguait  le  sien.  » 

Et  les  enfants  répétaient  :  «  Barmécide!  » 
Ce  nom  sacré  sur  nos  lèvres  réside 
Comme  en  nos  cœurs.  Le  calife,  à  ce  bruit, 
Qui  redoublait  encor  pendant  la  nuit. 
Nous  défendit  de  crier  davantage. 
Chacun  se  tut,  ainsi  qu'il  est  d'usage; 
Mais  les  échos  répétaient  mille  fois  : 
«  C'est  Barmécide!  »  et  leur  bruyante  voix 
Du  doux  sommeil  priva,  pour  son  dommage. 
Le  commandeur  des  croyants  de  notre  âge. 
Au  point  du  jour,  alors  qu'il  s'endormit. 
Tout  en  rêvant,  le  calife  redit  : 
«  C'est  Barmécide!  »  et  bientôt  sa  sagesse 
A  rappelé  sa  première  tendresse. 

CXIY.  —  A   HORACE 

(1---2) 

Toujours  ami  des  vers,  et  du  diable  poussé. 
Au  rigoureux  Boileau  j'écrivis  Tan  passé. 


i:piti!i:s.  235 

Je  ne  sai;?  si  ma  lettre  aurait  pu  lui  déplaire; 
Mais  il  me  répondit  par  un  plat  secrétaire 
Dont  récrit  froid  et  long,  déjà  mis  en  oubli, 
Ke  fut  jamais  connu  que  de  l'abbé  Mably. 

Je  t'écris  aujourd'hui,  voluptueux  Horace, 
A  toi  qui  respiras  la  mollesse  et  la  grâce, 
Qui,  facile  en  tes  vers,  et  gai  dans  tes  discours, 
Chantas  les  doux  loisirs,  les  vins,  et  les  amours, 
Et  qui  connus  si  bien  cette  sagesse  aimable 
Que  n'eut  point  de  Quinault  le  rival  intraitable. 

Je  suis  un  peu  fâché  pour  Virgile  et  pour  toi, 
Que  tous  deux  nés  Romains  vous  flattiez  tant  un  roi. 
Mon  Frédéric  du  moins,  né  roi  très-légitime. 
Ne  doit  point  ses  grandeurs  aux  bassesses  du  crime. 
Ton  maître  était  un  fourbe,  un  tranquille  assassin; 
Pour  voler  son  tuteur,  il  lui  perça  le  sein  ; 
Il  trahit  Cicéron,  père  de  la  patrie; 
Amant  incestueux  de  sa  fille  Julie, 
De -son  rival  Ovide  il  proscrivit  les  vers. 
Et  fit  transir  sa  muse  au  milieu  des  déserts. 
Je  sais  que  prudemment  ce  politique  Octave 
Payait  Theureux  encens  d'un  plus  adroit  esclave. 
Frédéric  exigeait  des  soins  moins  complaisants  : 
Nous  soupions  avec  lui  sans  lui  donner  d'encens; 
De  son  goût  délicat  la  finesse  agréable 
Faisait,  sans  nous  gêner,  les  honneurs  de  sa  table  : 
!Nul  roi  ne  fut  jamais  plus  fertile  en  bons  mots 
Contre  les  préjugés,  les  frii)ons,  et  les  sots. 
Maupertuis  gâta  tout  :  l'orgueil  philosophique 
Aigrit  de  nos  beaux  jours  la  douceur  pacifique. 
Le  Plaisir  s'envola;  je  partis  avec  lui. 

Je  cherchai  la  retraite.  On  disait  qu<i  l'Ennui 
De  ce  repos  trompeur  est  l'insipide  frère; 
'  Oui,  la  retraite  pèse  à  qui  ne  sait  rien  faire; 


'2:jti  1  > o i: s 1 1; s   d j-;    \  u l  r  \  ii ; !■: . 

Mais  l'esprit  qiiis'occupe  y  goùto  un  vrai  bonheur. 

Tibur  était  pour  toi  la  cour  do  l'empereur; 

Tibur,  dont  tu  nous  fais  l'agréable  peinture. 

Surpassa  les  jardins  vantés  par  Épicure. 

Je  crois  Ferney  plus  beau.  Les  regards  étonnés, 

Sur  cent  vallons  lleuris  doucement  promenés, 

De  la  mer  de  Genève  admirent  l'étendue; 

Et  les  Alpes  de  loin,  s'éhivant  dans  la  nue. 

D'un  long  amphithéâtre  enferment  ces  coteaux 

Où  le  pampre  en  festons  rit  parmi  les  ormeaux.    ■ 

Là  (juatre  états  divers  arrêtent  ma  pensée  : 

Je  vois  de  ma  terrasse,  à  Téquerre  tracée. 

L'indigent  Savoyard,  utile  en  ses  travaux, 

Qui  vient  couper  mes  blés  pour  payer  ses  impôts; 

Des  riches  Genevois  les  campagnes  brillantes; 

Des  Bernois  valeureux  les  cités  florissantes; 

Enfin  cette  Comté,  franche  aujourd'hui  de  nom. 

Qu'avec  l'or  de  Louis  conquit  le  grand  Bourbon  : 

Et  du  bord  de  mon  lac  à  tes  rives  du  Tibre, 

Je  te  dis,  mais  tout  bas  :  «  Heureux  un  peuple  libre  !  » 

Je  le  suis  en  secret  dans  mon  obscurité; 
Ma  i-('traite  et  mon  âge  ont  fait  ma  sûreté. 
D'un  pédant  dWnnecy  j'ai  confondu  la  rage'; 
J'ai  ri  de  sa  sottise  :  et  quand  mon  ermitage 
Voyait  dans  son  enceinte  arriver  à  grands  flots 
De  cent  divers  pays  les  belles,  les  héros. 
Des  rimeurs,  des  savants,  des  têtes  couronnées, 
Je  laissais  du  vilain  les  fureurs  acharnées 
Hurler  d'une  voix  rauque  au  bruit  de  mes  plaisirs. 
Mes  sages  voluptés  n'ont  point  de  repentirs. 
J'ai  fait  un  peu  de  bien;  c'est  mon  meilleur  ouvrage. 
Mon  séjour  est  charmant,  mais  il  était  sauvage; 

1.  L'évoque  d'Annecy. 


EPITP.ES.  237 

Depuis  le  grand  édltS  inculte,  inhabité, 
Ignoré  des  humains,  dans  sa  triste  beauté, 
La  nature  y  mourait  :  je  lui  portai  hi  vie; 
J'osai  ranimer  tout.  Ma  pénible  industrie 
Uassembla  des  colons  par  la  misère  épars  ; 
J'appelai  les  métiers,  qui  précèdent  les  arts  ; 
Et,  pour  mieux  cimenter  mon  utile  entreprise. 
J'unis  le  protestant  avec  ma  sainte  Église. 

Toi  qui  vois  d'un  même  œil  frère  Ignace  et  Calvin, 
Dieu  tolérant,  Dieu  bon,  tu  bénis  mon  dessein  ! 
André  Ganganelli,  ton  sage  et  doux  vicaire. 
Sait  m'approuver  en  roi,  s'il  me  blâme  en  saint-père. 
L'ignorance  en  frémit,  et  Nonnotte  hébété 
S'indigne  en  son  taudis  de  ma  félicité. 

Ne  me  demande  pas  ce  que  c'est  qu'un  Nonnotte,      ^^^^t'W^A. 
Un  Ignace,  un  Calvin,  leur  cabale  bigote, 
Un  prêtre,  roi  de  Rome,  un  pape,  un  vice-dieu, 
Oui,  deux  clefs  à  la  main,  commande  au  même  lieu 
Où  tu  vis  le  sénat  aux  genoux  de  Pompée, 
Et  la  terre  en  tremblant  par  César  usurpée. 
Aux  champs  élj^siens  du  dois  en  être  instruit. 
Vingt  siècles  descendus  dans  l'élernelle  nuit 
T'ont  dit  comme  tout  change,  et  par  quel  sort  bizarre 
Le  laurier  des  Trajans  fit  place  à  la  tiare  ; 
Comment  ce  fou  d'Ignace,  étrillé  dans  Paris, 
Fut  mis  au  rang  des  saints,  môme  des  beaux  esprits; 
Comment  il  en  déchut,  et  par  quelle  aventure        y 
Nous  vint  l'abbé  Nonnotte  après  l'abbé  de  Pure,    i^*"-^^"' 

1.  A  la  révocation  de  l'édit  do  Nantes,  tous  les  principaux  habilanls* 
(lu  petit  pays  de  Gcx  passèrent  à  Genève  et  dans  les  terres  helvétiques. 
Cette  langue  de  terre,  qui  est  dans  la  plus  belle  situation  de  l'Europe, 
fut  déserte  ;  elle_  se  couvrit  de  marais;  il  y  eut  quatre-vingts  charrues 
de  moins;  plus  d'un  village  fut  réduit  à  une  ou  deux  maisons;  tandis  ' 

que  Genève  par  sa  seule  industrie,  et  presque  sans  territoire,  a  su 
acquérir  plus  de  quatre  millions  do  rentes  en  contrats  sur  la  France, 
sans  compter  ses  manufactures  et  son  commerce. 


238*  PO  KSI  ES    ])]■:     VOLTAlP.i:. 

Ce  monde,  tu  le  sais,  est  un  mouvant  tableau 

Tantôt  gai,  tantôt  triste,  éternel,  et  nouveau. 

L'(;iupire  des  llomains  finit  par  Augustule; 

Aux  horreurs  de  la  fronde  a  succédé  la  bulle  : 
I  Tout  passe,  tout  périt,  hors  ta  gloire  et  ton  nom. 

C'est  là  le  sort  heureux  des  vrais  tils  d'Apollon  : 
I  Tes  vers  en  tout  pays  sont  cités  d'âge  en  âge. 
Hélas!  je  n'aurai  point  un  pareil  avantage. 

Notre  langue  un  peu  sèche,  et  sans  inversions, 

Peut-elle  sul)jnguer  les  autres  nations? 

Nous  avons  la  clarté,  l'agrément,  la  justesse; 

Mais  égalerons-nous  l'Italie  et  la  Grèce? 

Est-ce  assez  en  ellet  d'une  heureuse  clarté 

Et  n(!  péchons-nous  pas  par  l'unironnité? 

Sur  vingt  tons  dillerents  tu  sus  monter  ta  lyre  : 

J'entends  ta  Lalagé,  je  vois  son  doux  sourire: 

Je  n'ose  te  parler  de  ton  Ligurinus, 

Mais  j'aime  ton  Mécène,  et  ris  de  Catius. 
Je  vois  de  tes  rivaux  l'importune  phalange  : 

Sous  tes  traits  redoublés  enterrés  dans  la  fange. 

Que  pouvaient  contre  toi  ces  serpents  ténébreux? 

Mécène  et  PoUion  te  défendaient  contre  eux. 

11  n'en  est  pas  ainsi  chez  nos  Welches  modernes. 
Un  vil  tas  de  grimauds,  de  rimeurs  subalternes, 

A  la  cour  quelquefois  a  trouvé  des  prôneurs; 

ils  font  dans  l'antichambre  entendre  leurs  clameurs. 

Souvent,  en  balayant  dans  une  sacristie, 

Ils  traitent  un  grand  roi  d'hérétique  et  d'impie. 

L'un  dit  que  mes  écrits,  à  Cramer  bien  vendus. 

Ont  fait  dans  mon  épargne  entrer  cent  mille  écus'  ; 

1.  Parmi  les  calomnies  dont  on  a  régalé  l'auteur,  selon  l'usage 
établi,  on  a  imprimé  dans  vingt  libelles  qu'il  avait  gagné  quatre  ou 
cinq  cent  mille  francs  à  vendre  ses  ouvrages.  C'est  beaucoup  ;  mais 
aussi  d'autres  écrivains  ont  assuré  qu'après  sa  mort  ses  écrits  u'auraient 
pins  de  débit,  et  cela  les  console. 


EPITRKS.  '239 

L'autre,  que  j'ai  traité  la  Genèse  de  fable, 
Que  je  n'aime  poiut  Dieu,  mais  que  je  crains  le  diable. 
Soudain  Fréron  rimprimc;  et  l'avocat  Marchand^ 
Prétond  que  je  suis  mort,  et  fait  mon  testament. 
Un  autre  moins  plaisant,  mais  plus  hardi  faussaire, 
Avec  deux  faux  témoins  s'en  va  chez  un  notaire, 
Au  mépris  de  la  langue,  au  mépris  de  la  hart, 
Uédiger  mon  symbole  en  patois  savoyard-  ! 

Ainsi  lorsqu'un  pauvre  homme,  au  fond  de  sa  chaumière. 
En  dépit  de  Tissot  ^  finissait  sa  carrière, 
On  vit  avec  surprise  une  troupe  de  rats 
Pour  lui  ronger  les  pieds  se  glisser  dans  ses  draps. 

Chassons  loin  de  chez  moi  tous  ces  rats  du  Parnasse  ; 
Jouissons,  écrivons,  vivons,  mon  cher  Horace. 
J'ai  déjà  passé  l'âge  où  ton  grand  protecteur, 
Ayant  joué  son  rùle  en  excellent  acteur. 
Et  sentant  que  la  mort  assiégeait  sa  vieillesse, 
Voulut  qu'on  l'applaudît  lorsqu'il  finit  sa  pièce. 
J'ai  vécu  plus  que  toi  ;  mes  vers  dureront  moins. 
Mais  au  bord  du  tombeau  je  mettrai  tous  mes  soins 
A  suivre  les  leçons  de  ta  philosophie, 
A  mépriser  la  mort  en  savourant  la  vie, 
A  lire  tes  écrits  pleins  de  grâce  et  de  sens. 
Comme  on  boit  d'un  vin  vieux  qui  rajeunit  les  sens. 

Avec  toi  l'on  apprend  à  soulIVir  l'indigonce, 
A  jouir  sagement  d'une  lionnète  opulence, 
A  vivre  avec  soi-même,  à  servir  ses  amis, 
A  se  moquer  un  peu  de  ses  sots  ennemis, 

1.  Marchand,  avocat  de  Paris,  s'est  amusé  à  faire  le  prétendu  testa- 
ment de  rauteur,  et  plusieurs  personnes  y  ont  été  trompées. 

2.  n  y  eut  en  effet,  le  15  avril  17(38,  une  déclaration  faite  par-devant 
notaire,  d'une  prétendue  profession  de  foi  que  des  polissons  inconnus 
disaient  avoir  entendu  prononcer.  Les  faussaires  qui  rédigèrent  cette 
pièce,  écrite  d'un  style  ridicule,  ne  poussèrent  pas  leur  insolence  jusqu'à 
prétendre  qu'elle  fût  signée  par  Tauteur. 

3.  Célèbre  médecin  de  Lausanne,  capitale  du  pays  roman. 


'2i0  POKSIES    DE    VOLTAIRE. 

A  sortir  d'une  vie  ou  triste  ou  fortunée, 

En  rendant  grâce  aux  dieux  de  nous  l'avoir  donnée. 

Aussi  lorsr|uo  mon  pouls,  inégal  et  pressé, 

Faisait  peur  à  Tronciiin,  près  de  mon  lit  placé: 

Quand  la  vieille  Atropos,  aux  humains  si  sévère, 

Approchait  ses  ciseaux  de  ma  trame  légère, 

Il  a  vu  de  quel  air  je  prenais  mon  congé; 

Il  sait  si  mon  esprit,  mon  cœur  était  changé. 

Iluber'  me  faisait  rire  avec  ses  pasquinades. 

Et  j'entrais  dans  la  tombe  au  son  de  ses  aubades. 

Tu  dus  finir  ainsi.  Tes  maximes,  tes  vers. 
Ton  esprit  juste  et  vrai,  ton  mépris  des  enfers-, 
Tout  m'assure  qu'Horace  est  mort  en  honnête  homme. 
Le  moindre  citoyen  mourait  ainsi  dans  Home. 
Là,  jamais  on  ne  vit  monsieur  l'abbé  Grisel 
Ennuyer  un  malade  au  nom  de  l'Éternel; 
Et,  fatiguant  en  vain  ses  oreilles  lassées, 
Troubler  d'un  sot  efl'roi  ses  dernières  pensées. 

Voulant  réformer  tout,  nous  avons  tout  perdu. 
Quoi  donc!  un  vil  mortel,  un  ignorant  tondu, 
Au  chevet  de  mon  lit  viendra,  sans  me  connaître. 
Gourmander  ma  faiblesse,  et  me  parler  en  maître! 
]\e  suis-je  pas  en  droit  de  rabaisser  son  ton. 
En  lui  faisant  moi-même  un  plus  sage  sermon? 
A  qui  se  porte  bien  qu'on  prêche  la  morale  : 
Mais  il  est  ridicule  en  notre  heure  fatale 
D'ordonner  l'abstinence  à  qui  ne  peut  manger. 
Un  mort  dans  son  tombeau  ne  peut  se  corriger. 


1.  Neveu  de  la  célèbre  M"e  Huber,  auteur  de  la  Religion  essentielle 
à  l'homme,  livre  très-profond.  M,  Huber  avait  le  talent  de  faire  des 
portraits  en  caricature,  et  même  de  les  faire  en  papier  avec  des 
ciseaux. 

2.  On  devait  sans  doute  mépriser  les  enfers  des  païens,  qui  n'étaient 
que  des  fables  ridicules  ;  mais  Fauteur  ne  méprise  pas  les  enfers  des 
chrétiens,  qui  sont  la  vérité  même  constatée  par  TÉglise. 


epituks.  2U 

Profitons  bien  du  temps;  ce  sont  là  tes  iiiaxiinos. 
Cher  Horace,  plains-moi  de  les  tracer  en  rimes; 
La  rime  est  nécessaire  à  nos  jargons  nouveaux, 
l^nfants  demi-polis  des  Normands  et  des  Goths. 
Elle  llatte  l'oreille;  et  souvent  la  césure 
Plaît,  je  ne  sais  comment,  en  rompant  la  mesure. 
Des  beaux  vers  pleins  de  sens  le  lecteur  est  charmé. 
Corneille,  Despréaux,  et  Hacine,  ont  rimé. 
Mais  J'apprends  qu'aujourd'hui  Melpomènc  propose 
D'abaisser  son  cothurne,  et  do  parler  on  prose. 


CXV.—  AU    ROI   DE    SLÎ-DE,  GISTAAK    111 

(1-72) 

Jeune  et  digne  héritier  du  grand  nom  de  (Justave. 
Sauveur  d'un  peuple  libre,  et  roi  d'un  peuple  brave, 
Tu  viens  d'exécuter  tout  ce  qu'on  a  prévu  : 
Gustave  a^triomphé  sitôt  qu'il  a  paru. 
On  t'admire  aujourd'hui,  cher  |)rince,  autant  qu'on  t'aime. 
Tu  viens  de  ressaisir  les  droits  du  diadème. 
\lt  quels  sont  en  effet  ses  véritables  droits? 
De  faire  des  heureux  en  protégeant  les  lois; 
De  rendre  à  son  pays  cette  gloire  passée 
Que  la  Discorde  obscure  a  longtemps  éclipsée; 
De  ne  plus  distinguer  ni  bonnets  ni  chapeaux, 
Dans  un  trouble  éternel  infortunés  rivaux; 
De  couvrir  de  lauriers  ces  têtes  éi^arées 
Qu'à  leurs  dissensions  la  haine  avait  livrées, 
Et  de  les  réunir  sous  un  roi  généreux  : 
Un  État  divisé  fut  toujours  maliieureux. 
De  sa  liberté  vaine  il  vante  le  prestige; 
Dans  son  illusion  sa  misère  l'alllige  : 
Sans  force,  sans  projets  pour  la  gloire  entrepris, 

14 


U2  POÉSIES    DE    VOLTAIRE. 

De  TEurope  étonnée  il  devient  le  mépris. 
Qu'un  roi  ferme  et  prudent  prenne  en  ses  mains  les  rênes, 
Le  peuple  avec  plaisir  reçoit  ses  douces  chaînes; 
Tout  change,  tout  renaît,  tout  s'anime  à  sa  voix  : 
On  marche  alors  sans  crainte  aux  pénibles  exploits. 
On  soutient  les  travaux,  on  prend  un  nouvel  être, 
Et  les  sujets  enhn  sont  dignes  de  leur  maître. 


CXVI.  —  A   -M.  MAllMONTEL 

(17-3) 

Mon  irès-ainiable  successeur, 
Di;  la  France  historiographe. 
Votre  indigne  prédécesseur 
Attend  de  vous  son  épitaphe. 

Au  bout  de  quatre-vingts  hivers, 
Dans  mon  obscurité  profonde, 
Enseveli  dans  mes  déserts, 
Je  me  tiens  déjà  mort  au  monde. 

Mais  sur  le  point  d'être  jeté 
Au  fond  de  la  nuit  éternelle. 
Comme  tant  d'autres  l'ont  été. 
Tout  ce  que  je  vois  me  rappelle 
A  ce  monde  que  j'ai  quitté. 

Si  vers  le  soir  un  triste  orage 
Vient  ternir  l'éclat  d'un  beau  jour, 
Je  me  souviens  qu'à  votre  cour 
Le  temps  change  encor  davantage. 

Si  mes  paons  de  leur  beau  plumage 
Me  font  admirer  les  couleurs, 
Je  crois  voir  nos  jeunes  seigneurs 
Avec  leur  brillant  étalage  ; 
Et  mes  coqs  d'Inde  sont  l'image 


K1'ITIU:S.  243 

De  leurs  pesants  imitateurs. 

De  vos  courtisans  hypocrites 
Mes  cliats  me  rappell<Mit  les  tours  ; 
Les  renards,  autres  cluittemites, 
Se  glissant  dans  mes  basses-cours, 
Me  font  penser  à  des  jésuites. 
Puis-je  voir  mes  troupeaux  bêlants 
Qu'un  loup  impunément  dévore, 
Sans  songer  à  des  conquérants 
Qui  sont  beaucoup  plus  loups  encore? 

Lorscjue  les  cliantrcs  du  printemps 
Réjouissent  de  leurs  acceats 
Mes  jardins  et  mon  toit  rusti(iue. 
Lorsque  mes  sens  en  sont  ravis, 
On  me  soutient  que  leur  musique 
Cède  aux  bémols  des  Monsignys, 
Qu'on  chante  à  l'Opéra-Comique. 

Quel  bruit  chez  le  peuple  helvétique! 
IJrjonne  arrive;  on  est  surpris, 
On  croit  voir  Pallas  ou  Cypris, 
Ou  la  reine  des  immortelles  : 
Mais  chacun  m'apprend  qu'à  Paris 
Il  en  est  cent  presque  aussi  belles. 

Je  lis  cet  éloge  éloquent 
Que  Thomas  a  fait  savamment 
Des  dames  de  Kome  et  d'Athène. 
On  me  dit  :  «  Partez  promptement; 
Venez  sur  les  bords  de  la  Seine, 
Et  vous  en  dinîz  tout  autant, 
Avec  moins  d'esprit  et  de  peine.  » 

Ainsi,  du  monde  détrompé, 
Tout  m'en  parle,  tout  m'y  ramène; 
Serais-je  un  esclave  échappé 
Que  tient  encore  un  bout  de  chaîne? 


244    .  l'OKSIKS     l)i:     VOLTAIRK. 

Non,  je  ne  suis  point  faible  assez 
Pour  regretter  des  jours  stériles, 
i\;rdus  bien  plutôt  que  passés 
l'anni  tant  d'erreurs  inutiles. 
Adieu,  fuites  de  jolis  riens, 
Vous  encor  dans  Tàge  de  plaire, 
Vous  (juc  les  Amours  et  leur  mère 
Tiennent  toujours  dans  leurs  liens. 
Nos  solides  historiens 
Sont  des  auteurs  bien  respectables; 
Mais  à  vos  chers  concitoyens 
.    Oue  faut-il,  mon  ami?  des  fables. 


CWll.  —   \   M.  (lUYS 

(it;6) 

Le  bon  vieillard  tr»3s-inutile 
()ue  vous  nommez  Anacréon, 
Mais  qui  n'eut  jamais  de  Bathyle, 
i:t  qui  ne  lit  point  de  chanson, 
Loin  de  Marseille  et  d'ilélicon 
Achève  sa  pénible  vie 
Auprès  d'un  poêle  et  d'un  glaçon, 
Sur  les  montagnes  d'Helvétie. 
11  ne  connaissait  que  le  nom 
De  cette  Grèce  si  polie. 
La  bigote  Inquisition 
S'opposait  à  sa  passion 
De  faire  un  tour  en  Italie. 
Il  disait  aux  Treize -Cantons  : 
«  Hélas!  il  faut  donc  que  je  meure 
Sans  avoir  connu  la  demeure 
Des  Vireiles  et  des  Platons  !  » 


r.PITRKS.  '245 

Knfin  il  se  croit  au  rivage 
(Consacré  par  ces  (Jeiui-ditnix  : 
Il  les  reconnaît  beaucoup  mieux 
Que  s'il  avait  fait  le  vo5'age. 
Car  il  les  a  vus  par  vos  yeux. 


C\\  111.  -  A  UN  no.M.Mi:' 

(n-c) 

Philosophe  indulgent,  ministre  citoyen, 
Qui  ne  cherchas  le  vrai  que  pour  faire  le  bien; 
Qui  d'un  peuple  léger,  et  trop  ingrat  peut-être, 
Préparais  le  bonheur  et  celui  de  sou  maître, 
Ce  qu'on  nomme  disgrâce  a  payé  tes  bienfaits. 
Le  vrai  prix  du  travail  n'est  que  de  vivre  en  paix. 
Ainsi  que  Lamoignon-,  délivré  des  orages, 
.\  toi-même  rendu,  tu  n'instruis  que  les  sages; 
Tu  n'as  plus  à  répondre  aux  discours  de  Paris. 

Je  crois  voir  à  la  fois  AUiène  et  Sybaris 
Transportés  dans  les  murs  embellis  par  la  Seine  : 
Un  peuple  aimable  et  vain,  que  son  plaisir  eiitrainc 
Impétueux,  léi;er,  et  surtout  inconstant, 
Qui  vole  au  nuHndre  bruit,  et  qui  toui'ne  à  tout  vent. 
V  juge  les  gueri-iers,  les  ministres,  les  princes, 
Hit  des  calamités  dont  pleurent  les  provinces, 
Clabaude  le  matin  contre  un  édit  du  roi, 
Le  soir  s'en  va  siffler  quelque  moderne,  ou  moi, 
Et  regrette  à  souper,  dans  ses  turlupinadcs. 
Les  divertissements  du  jour  des  barricades. 

Voilà  donc  ce  Paris!  voilà  ces  connaisseurs 


1.  Turgot. 

•Z.  Malesherbes. 


M. 


2iO  l'OKSIKS    DK     VO  LTA  ir.H. 

Dont  on  veut  captiver  les  suffrages  trompeurs! 
Hélas!  au  bord  de  l'Inde  autrefois  Alexandre 
Disait,  sur  les  débris  de  cent  villes  en  cendre  : 
«  Ah  !  qu'il  in'en  a  coûté,  quand  j'étais  si  jalons, 
bailleurs  Athéniens,  d'être  loué  par  vous!  » 

Ton  esprit.  j(!  lésais,  ta  profonde  sagesse, 
Ta  mâle  i)robité  n'a  point  cette  faiblesse. 
A  d'éternels  travaux  tu  t'étais  dévoué 
Pour  servir  ton  pays,  non  pour  être  loué. 
Caton,  dans  tous  les  temps  gardant  son  caractère, 
Mourut  pour  les  Romains  sans  prétendre  à  leur  plaire, 
I.a  sublime  vertu  n'a  point  de  vanité. 

C'est  dans  l'art  dangereux  par  Pliébus  inventé. 
Dans  le  grand  art  des  vers  et  dans  celui  d'Orphée, 
Que  du  désir  de  plaire  une  muse  échauffée 
Du  vent  de  la  louange  excite  son  ardeur. 
Le  plus  plat  écrivain  croit  plaire  à  son  lecteur. 
L'amour-propre  a  dicté  sermons  et  comédies. 
1/éloquent  Montazet,  gourmandant  les  impies, 
^'a  point  été  fâché  d'être  applaudi  par  eux  : 
Nul  mortel,  en  un  mot,  ne  veut  être  ennujeux. 
Mais  où  sont  les  iiéros  dignes  de  la  mémoire, 
Qui  sachent  mériter  et  mépriser  la  gloire? 


CXIX.  —  A   M"'^  NECKE!! 


J'étais  nonchalamment  tapi 
Dans  le  creux  de  cette  statue 
Contre  laquelle  a  tant  glapi 
Des  méchants  l'énorme  cohue  : 
Je  voulais  d'un  écrit  galant 
Cajoler  la  belle  héroïne 


i;i'iTr.i:s. 
Qui  me  fit  un  si  beau  présent 
Du  haut  de  la  doubk;  colline. 
Mais  on  m'apprend  que  votre  époux, 
Uui  sur  la  croupe  du  Parnasse 
S'était  mis  à  côté  de  vous, 
A  changé  tout  à  coup  de  place  ; 
Qu'il  va  de  la  cour  ûe  Plu-bus, 
Petite  cour  assez  brillante, 
A  la  grosse  cour  de  Plutus, 
Plus  solide  et  plus  importante. 
Je  l'aimai  lorsque  dans  Paris 
De  Colbert  il  prit  la  défense, 
Et  qu'au  Louvre  il  obtint  le  prix 
Que  le  goiU  donne  à  l'éloquence. 
A  monsieur  Turgot  j'applaudis, 
Quoiqu'il  parût  d'un  autre  avis 
Sur  le  commerce  et  la  finance. 
II  faut  qu'entre  les  beaux  esprits 
Il  soit  un  peu  de  dilïérence; 
Qu'à  son  gré  chaque  mortel  pense; 
Qu'on  soit  honnêtement  en  France 
Libre  et  sans  fard  dans  ses  écrits. 
On  peut  tout  dire,  on  peut  tout  croire 
Plus  d'un  chemin  mène  à  la  gloire, 
Kt  quelquefois  au  paradis. 


CXX.-  A   M.  LE   .MAi'.OLiS   DE    VII.LKTTE 

(177-;) 

Mon  Dieu!  que  vos  rimes  en  ine 
M'ont  fait  passer  de  doux  moments! 
Je  reconnais  les  agréments 
Et  la  légèreté  badine 


248  POÉSIES    \)E    VOLTAIiU:. 

De  tous  ces  contes  amusants 
Oui  faisaient  les  doux  passe-temps 
De  ma  nièce  et  de  ma  voisine. 
Je  suis  sorcier,  car  je  devine 
(À!  que  seront  les  jeunes  gens; 
Et  je  prévis  bien  dès  ce  temps 
Que  votre  muse  libertine 
Serait  pliilosophe  à  trente  ans  : 
Alcibiade  en  son  printemps 
Était  Socrate  à  la  sourdine. 

Plus  je  relis  et  j'examine 
Vos  vers  sensés  et  très-plaisants, 
Plus  j'y  trouve  un  fond  de  doctrine 
Tout  propre  à  messieurs  les  savants, 
Non  pas  à  messieurs  les  pédants 
De  qui  la  science  chagrine 
Est  l'étcignoir  des  sentiments. 

Adieu,  réunissez  longtemps 
La  gaieté,  la  grâce  si  fine 
De  vos  folâtres  enjouements. 
Avec  ces  grands  traits  de  bon  sens 
Dont  la  clarté  nous  illumine. 
Je  ne  crains  point  qu'une  coquine 
Vous  fasse  oublier  les  absents  : 
C'est  pourquoi  je  me  détermine 
A  vous  ennuyer  de  mes  enls. 
Entrelacés  avec  des  iiie. 


KPlTIiKS.  241) 


CWI.  —  A    M.  M-:   MAr.OLIS   1)K   MLLETTE 

s  m      SON     MAP,  I  AGE 

Traduction  d'une  épîiro  de  Properce  à  Tibulle,  qui  se  mariait 
avec  Délie. 

(  Décembre  1111) 

Fleuve  heureux  du  Létlié,  j'allais  passer  ton  onde, 

Dont  j'ai  vu  si  souvent  les  bords  : 
Lassé  de  ma  soulTrance,  et  du  jour  et  du  monde, 
Je  descendais  en  paix  dans  l'empire  des  morts, 

Lorsque  Tibulle  et  Délie 

Avec  l'Hymen  et  l'Amour 

Ont  embelli  mon  séjour, 

Et  m'ont  fait  aimer  la  vie. 
Les  glaces  de  mon  cœur  ont  ressenti  leurs  leux; 
La  Parque  a  renoué  ma  trame  désunie; 

Leur  bonheur  me  rend  heureux. 

lùifin  vous  renoncez,  mon  aimable  Tibulle, 
A  ce  fracas  de  Rome,  au  luxe,  aux  vanités, 
\  tous  ces  faux  plaisirs  célébrés  par  Catulle; 

Et  vous  osez  dans  ma  cellule 

Goûter  de  pures  voluptés! 

Des  petits-maitres  emportés. 

Gens  sans  pudeur  et  sans  scrupule, 

Dans  leurs  indécentes  gaietés 

Voudront  tourner  en  ridicule 

La  réforme  où  vous  vous  jetez. 

Sans  doute  ils  vous  diront  que  Vénus  la  friponne, 
La  Vénus  des  soupers,  la  Vénus  d'un  moment, 


250  POKSIKS    1)1".    voi.TAini:. 

La  Vénus  qui  n'aime  personne, 
Qui  séduit  tant  de  monde,  et  qui  n'a  point  d'amant, 
Vaut  mieux  que  la  Vénus  et  tendre  et  raisonnable, 
Que  tout  homme  de  bien  doit  servir  constamment. 

Ne  croyez  pas  imprudemment 

Cette  doctrine  abominable. 
Aimez  toujours  Délie  :  heureux  entre  ses  bras. 

Osez  chanter  sur  votre  lyre 

Ses  vertus  comme  ses  appas; 
Du  véritable  amour  établissez  l'empire; 
Les  beaux  esprits  romains  ne  le  connaissent  pas. 


CXXll.  —  A    M.  l.K   rr.INCK  ])K  LIGNE 

Sm      I.E      lAlX      ERIIT     BE      LA      MOIîT     DK      I, 'a  t  T  F.  L  II 

Annoncée  dans  l.i  Gazette  de  Ijruxelles 
au  mois  de  février  177S. 

Prince  dont  le  charmant  esprit 
Avec  tant  de  grâce  m'attire, 
Si  j'étais  mort,  comme  on  l'a  dit, 
N'auriez-vous  pas  eu  le  crédit 
De  m'arracher  du  sombre  empire? 
Car  je  sais  très-bien  qu'il  suffit 
De  quelques  sons  de  votre  lyre. 
C'est  ainsi  qu'Orphée  en  usait 
Dans  l'antiquité  révérée  ; 
Et  c'est  une  chose  avérée 
Que  plus  d'un  mort  ressuscitait. 
Croyez  que  dans  votre  gazette. 
Lorsqu'on  parlait  de  mon  trépas, 
Ce  n'était  pas  chose  indiscrète; 
Ces  messieurs  ne  se  trompaient  pas. 
En  effet,  qu'est-ce  que  la  vie? 


ÉPITRES.  251 


C'est  un  jour  :  tel  est  son  destin. 
Qu'importe  qu'elle  soit  finie 
Vers  le  soir  ou  vers  le  mutin? 


CXXIII.  —  A  M.  Li;  .M  AUOUIS  DE  VILLE  TTE 

I.  K  S     A  I)  I  K  i;  \      D  L      VIEILLARD 

(A  Paris,  l~ilS) 

Adieu,  mon  cher  Tibulle,  autrefois  si  volage, 

Mais  toujours  chéri  d'Apollon, 
Au  Parnasse  fêté  comme  aux  bords  du  Lignon, 

Et  dont  l'Amour  a  fait  un  sage. 

Dt's  champs  élysiens,  adieu,  pompeux  rivage, 

De  palais,  de  jardins,  de  prodiges  bordé, 

(Ju'ont  encore  embelli,  pour  l'honneur  de  votre  ùge. 

Les  enfants  d'Henri  quatre,  et  ceux  du  grand  Condé. 

Combien  vous  m'enchantiez.  Muses,  Grâces  nouvelles, 

Dont  les  talents  et  les  écrits 

Seraient  de  tous  nos  beaux  esprits 

Ou  la  censure  ou  les  modèles  ! 
Que  Paris  est  changé!  les  Welches  n'y  sont  plus; 
Je  n'entends  plus  siffler  ces  ténébreux  reptiles. 
Les  Tartuffes  affreux,  les  insolents  Zoïlos. 
J'ai  passé;  de  la  terre  ils  étaient  disparus. 
Mes  yeux,  après  trente  ans,  n'ont  vu  qu'un  peuple  aimable. 
Instruit,  mais  indulgent,  doux,  vif,  et  sociable. 
Il  est  né  pour  aimer  :  l'élite  des  Français 
Lst  l'exemple  du  monde,  et  vaut  tous  les  Anglais. 
De  la  société  les  douceurs  désirées 
Dans  vingt  États  puissants  sont  encore  ignorées  : 


252  POLSII'S    Di;    VOLTAir.F. 

Oïl  les  goûte  à  Paris;  c'est  le  premier  des  arts  : 
Peuple  heureux,  il  naquit,  il  règne  en  vos  remparts. 
Je  m'arrache  en  pleurant  à  son  charmant  emjiire: 
Je  retourne  à  ces  monts  qui  menacent  les  cieux. 
A  ces  antres  glacés  où  la  nature  expire 
Je  vous  regretterais  à  la  tal)le  des  dieux. 


s  A  T IRES 


LK    B0LRI3IEU 

(171-1) 

Pour  tous  rimeurs,  habitants  du  Parnasse, 
De  par  Pliébus  il  est  plus  d'une  place  : 
Les  rangs  n'y  sont  confondus  comme  ici  : 
Et  c'est  raison.  Ferait  beau  voir  aussi 
Le  fade  auteur  d'un  roman  ridicuU; 
Sur  raC'me  lit  couché  près  de  Catulle; 
Ou  bien  La  Motte  ayant  Tlionneur  du  pas 
Sur  le  harpeur  ami  de.Mécénas  : 
Trop  bien  Phébus  sait  de  sa  république 
Régler  les  rangs  et  Tordre  hiérarchique; 
Et,  dispensant  honneur  et  dignité, 
Donne  à  chacun  ce  qu'il  a  mérité. 
Au  haut  du  mont  sont  fontaines  d'eau  pure, 
Riants  jardins,  non  tels  qu'à  Chùtillon 
En  a  planté  l'ami  de  Crébillou, 
Et  dont  l'art  seul  a  fourni  la  parure  : 
Ce  sont  jardins  ornés  par  la  nature; 
Là  sont  lauriers,  orangers  toujours  verts; 
Séjournent  là  gentils  faiseurs  de  vers. 
x\nacréon,  Virgile,  Horace,  Homère, 
Dieux  qu'à  genoux  le  bon  Dacier  révère, 

15 


254  POliSIKS    DE    VOLTAHIE. 

D'un  beau  laurier  y  couronnent  leur  front. 

Lu  jx'u  plus  bas,  sur  le  penchant  du  mont, 

Est  le  séjour  de  ces  esprits  timides. 

De  la  raison  partisans  insipides, 

Qui,  compassés  dans  leurs  vers  languissants, 

A  leur  lecteur  font  haïr  le  bon  sens. 

Adonc,  amis,  si,  quand  ferez  voyage. 

Vous  abordez  la  poétique  plage, 

Et  que  La  Motte  ayez  désir  de  voir. 

Retenez  bien  qu'illec  est  son  manoir. 

Là  ses  consorts  ont  leurs  têtes  ornées 

De  quelques  fleurs  presque  en  naissant  fanées, 

D'un  sol  aridi'  incultes  nourrissons, 

Et  digue  prix  de  leurs  maigres  chansons. 

Cettui  pays  n'est  pays  de  Cocagne. 

Il  est  enfin,  au  pied  de  la  montagne, 

Un  bourbier  noir,  d'infecte  profondeur. 

Qui  fait  sentir  très-malplaisante  odeur 

A  tout  chacun,  fors  à  la  troupe  impure 

Qui  va  nageant  dans  ce  peuple  d'ordure. 

Et  qui  sont-ils  ces  rimeurs  dififaméâ? 

Pas  ne  prétends  que  par  moi  soient  nommés. 

Mais  quand  verrez  chansonniers,  faiseurs  d'odes, 

Rogues  corneurs  de  leurs  vers  incommodes. 

Peintres,  abbés,  brocanteurs,  jetonniers, 

D'un  vil  café  superbes  casaniers. 

Où  tous  les  jours,  contre  Rome  et  la  Grèce, 

De  maldisants  se  tient  bui^eau  d'adresse. 

Direz  alors,  en  voyant  tel  gibier  : 

«  Ceci  paraît  cito\'en  du  bourbier.  » 

De  ces  griraauds  la  croupissante  race 

En  cettui  lac  incessamment  coasse 

Contre  tous  ceux  qui,  d'un  vol  assuré. 

Sont  parvenus  au  haut  du  mont  sacré. 


SATIIIKS.  255 

En  ce  seul  point  cettiii  pcuiile  s'aceordo, 
Et  va  cherchant  la  l'ange  la  plus  orde 
Pour  en  noircir  lt>s  mcnins  il'Ilélicon, 
Et  polluer  le  trône  d'Apollon. 
C'est  vainement;  car  cet  impur  nuage 
Que  contre  Homère,  en  son  aveugle  rage, 
La  gent  moderne  assemblait  avec  art, 
Est  retombé  sur  le  poète  Houdart  : 
Houdai't,  ami  de  la  troupe  aquati(iu('. 
Et  de  leurs  vers  approbateur  unique, 
Comme  est  aussi  le  tiers  état  auteur  * 

Dudit  Houdart  unique  admirateur;  v- 

Houdart  enfin,  qui,  dans  un  coin  du  Pinde, 
Loin  du  sommet  où  Pindare  se  guindé, 
Aon  loin  du  lac  est  assis,  ce  dit-on. 
Tout  au-dessus  de  l'abbé  ïerrasson. 


LA    CIIEPLNADK^ 

Le  diable  un  jour,  se  trouvant  de  loisir. 
Dit  :  a  Je  voudrais  former  à  mon  plaisir 
Quelque  animal  dont  l'àme  et  la  figure 
FiU  à  tel  point  au  rebours  île  nature. 


l.  J.-B.  Rousseau  avait  fait  une  satire  intitulée  la  Bnronade,  contre 
la  baron  de  Breteuil  son  bienfaiteur,  dont  il  avait  été  le  secrétaire, 
et  il  avait  eu  l'impudence  de  prétendre  ne  s'être  brouillé  avec  M.  de 
Voltaire  que  par  zélé  pour  la  religion  :  hypocrisie  révoltante  dans  un 
homme  connu  par  tant  d'épigrammcs  irréligieuses,  et  banni  pour  crime 
de  subornation.  Ces  circonstances  rendent  cette  satire  excusable  : 
l'ingratitude  et  l'hypocrisie  doivent  être  traitées  sans  ménagement.  — 
Tout  le  monde  n'a  pas  autant  d'indulgence  :  (  Il  est  triste  qu'un 
homme  comme  M.  de  Voltaire,  qui,  jusque-là,  avait  eu  la  gloire  de 
ne  se  jamais  servir  de  son  talent  pour  accabler  ses  ennemis,  ait  voulu 
perdre  cette  gloire.  »  Telles  sont  les  expressions  employées  par  Vol- 
taire lui-raùrao  dans  sa  Vie  de  Rousseau,  à  propos  de  la  Crépinadc. 
Note  de  M.  Ueuchot.) 


256  i>()i:sir.s   i)i;   volt  a  nu-. 

Oircii  In  voyant  Tesprit  lo  [dus  bouche 
V  reconnût  mon  portrait  tout  craché.  » 
11  dit,  et  prend  une  argile  ensoufrée, 
Des  eaux  du  Styx  imbue  et  pénétrée; 
11  en  modèle  un  chef-d'œuvre  naissant, 
Pétrit  son  homme,  et  rit  en  pétrissant. 
D'abord  il  met  sur  une  tête  immonde 
Certain  poil  roux  (|ue  l'on  sent  à  la  ronde; 
Ce  crin  de  juif  orne  un  cuir  bourgeonné, 
Vn  front  d'airain,  vrai  casf|ue  de  damné; 
Ln  sourcil  blanc  cache  un  œil  sombre  et  louche  : 
Sous  un  nez  large  il  tord  sa  laide  bouche. 
Satan  lui  donne  un  ris  sardonien 
Qui  fait  frémir  les  pa.uvres  gens  de  bien, 
Cou  de  travers,  omoplate  en  arcade, 
Un  dos  cintré  propre  à  la  bastonnade; 
Puis  il  lui  souirie  un  esprit  imposteur, 
Traître  et  rampant,  satirique  et  flatteur. 
l\ien  n'épargnait  :  il  vous  remplit  la  bête 
De  fiel  au  cœur,  et  de  vent  dans  la  tète. 
Quand  tout  fut  fait,  Satan  considéra 
Ce  beau  garçon,  h;  baisa,  l'admira; 
endoctrina,  gouverna  son  ©uaille  ; 
Puis  dit  à  tous  :  «  Il  est  temps  qu'il  rimaille.  » 
Aussitôt  fait,  l'animal  rimailla. 
Monta  sa  vielle,  et  Rabelais  pilla  ; 
11  griffonna  des  Ceintures  inagiques. 
Des  Adonis,  des  Aïeux  chimériques  i; 
Dans  les  cafés  il  fit  le  bel  esprit  ; 
il  nous  chanta  Sodomeet  Jésus-Christ; 
11  fut  sifflé,  battu  pour  son  mérite, 
Puis  fut  errant,  puis  se  fit  hypocrite  ; 

1.  P  èces  de  théâtre  de  J.-B.  Rousseau. 


SVTiriKS.  251 

Et,  pour  liiiir,  à  son  père  il  alla. 
Qu'il  y  demeure.  Or  je  veux  sur  cela 
Donner  au  diable  un  conseil  salutaire  : 
i(  Monsieur  Satan,  lorsque  vous  voudrez  faire 
Quelque  bon  tour  au  cliétif  genre  liumaiii. 
Prenez-vous-y  par  un  autre  chemin. 
Ce  n'est  le  tout  d'envoj-er  son  semblable 
Pour  nous  tenter  :  Crépin,  votre  féal. 
Vous  servant  trop,  vous  a  servi  fort  mal  : 
Pour  nous  damner,  rendez  le  vice  aimable,  y 


LE    MONDAIN  * 

(1730) 

AVERTISSEMENT  DES  ÉDITEERS   DE   KEflE 

Ces  deux  ouvrages  2  ont  attiré  à  M.  de  VoUairc  les  repro- 
ches non-seulement  des  dévots,  mais  de  plusieurs  philosophes 
austères  et  respectables.  Ceux  des  dévots  ne  pouvaient  mériter 
que  du  mépris,  et  on  leur  a  répondu  dans  la  Défense  du  Mon- 
dain. Toute  prédication  contre  le  luxe  n'est  qu'une  insolence 
ridicule  dans  un  pays  où  les  chefs  de  la  religion  appellent 
leur  maison  un  palais,  et  mènent  dans  l'opulence  une  vie 
molle  et  voluptueuse. 

Les  reproches  des  philosophes  méritent  une  réponse  plus 
grave.  Toute  grande  société  est  fondée  sur  le  droit  de  propriété  ; 
elle  ne  peut  fleurir  qu'autant  que  les  individus  qui  la  com- 
posent sont  intéressés  à  multiplier  les  productions  de  la  terre 
et  celles  des  arts,  c'est-à-dire  autant  qu'ils  peuvent  compter 
sur  la  libre  jouissance  de  ce  qu'ils  acquièrent  par  leur  indus- 
trie ;  sans  cela  les  hommes,  bornés  au  simple  nécessaire, 
sont  exposés  à  en  manquer.  D"ai]lcars  l'espèce  humaine  tend 

1.  Cette  pièce  est  de  1730.  C'est  un  badinage  dont  le  fond  est  très- 
philosophiqua  et  très-utile  :  son  utilité  se  trouve  expliquée  dans  la 
pièce  suivante.  Voyez  aussi,  plus  loin,  la  lettre  de  M.  de  Melon  à 
M""  la  comtesse  de  Verue. 

2.  f.e  Mondain  et  le  suivant. 


258  POKSIKS    ])K    VOLTAIRE. 

naturellement  h  se  multiplier,  puisqu'un  homme  et  une  femme 
qui  ont  de  quoi  se  nourrir  et  nourrir  leur  famille  élèveront 
en  général  un  plus  grand  nombre  d'enfants  que  les  deux  qui 
sont  nécessaires  pour  les  remplacer.  Ainsi  toute  peuplade  qui 
n'augmente  point  souffre,  cl  l'on  sait  que  dans  tout  pays  où  la 
culture  n'augmente  point,  la  population  ne  peut  augmenter. 

Il  faut  donc  que  les  hommes  puissent  acquérir  en  propriété 
plus  que  le  nécessaire,  et  que  cette  propriété  soit  respectée, 
pour  que  la  société  soit  florissante.  L'inégalité  des  fortunes,  et 
par  conséquent  le  luxe,  y  est  donc  utile. 

On  voit  d'un  autre  côté  que  moins  cette  inégalité  est  grande, 
plus  la  société  est  heureuse.  Il  faut  donc  que  les  lois,  en  lais- 
sant à  chacun  la  liberté  d'acquérir  des  richesses  et  de  jouir  de 
celles  qu'il  possède,  tendent  à  diminuer  l'inégalité  ;  mais  si 
elles  établissent  le  partage  égal  des  successions  ;  si  elles  n'éten- 
dent point  trop  la  permission  de  tester  ;  si  elles  laissent  au 
commerce,  aux  professions  de  l'industrie,  toute  leur  liberté 
naturelle  ;  si  une  administration  simple  d'impôts  rend  impos- 
sibles les  grandes  fortunes  de  finances  ;  si  aucune  grande 
place  n'est  héréditaire  ni  lucrative,  dès  lors  il  ne  peut  s'éta- 
blir une  grande  inégalité;  en  sorte  que  l'intérêt  de  la  prospé- 
rité publique  est  ici  d'accord  avec  la  raison,  la  nature,  et  la 
justice. 

Si  l'on  suppose  une  grande  inégalité  établie,  le  luxe  n'est 
point  un  mal  ;  en  effet,  le  luxe  diminue  en  grande  partie  les 
effets  de  cette  inégalité,  en  faisant  vivre  le  pauvre  aux  dépens 
des  fantaisies  du  riche.  Il  vaut  mieux  qu'un  homme  qui  a  cent 
mille  écus  de  rente  nourrisse  des  doreurs,  des  brodeuses  ou 
des  peintres,  que  s'il  employait  son  superflu,  comme  ^les 
anciens  Romains,  à  se  faire  des  ci-éature>,  ou  bien,  comme 
nos  anciens  seigneurs,  à  entretenir  de  la  valetaille,  des  moines, 
ou  des  bêtes  fauves. 

La  corruption  des  mœurs  naît  de  l'inégalité  d"état  ou  de 
fortune,  et  non  jjas  du  luxe  :  elle  n'existe  que  parce  qu'un 
individu  de  l'espèce  humaine  en  peut  acheter  ou  soumettre  un 
autre. 

Il  est  vrai  que  le  luxe  le  plus  innocent,  celui  qui  consiste  à 
jouir  des  délices  de  la  vie,  amollit  les  âmes,  et  en  leur  ren- 
dant une  grande  fortune  nécessaire,  les  dispose  à  la  corrup- 
tion ;  mais  eu  même  temps  il  les  adoucit.  Une  grande  iné- 
galité de  fortune,  dans  un  pays  où  les  délices  sont  inconnues, 


svTir,  i:s.  259 

produit  des  complots,  des  troubles,  et  tous  les  ciimes  si  fré- 
quents dans  les  siècles  de  barbarie. 

Il  n'est  donc  qu'un  moyen  sûr  d'attaquer  le  luxe;  c'est  de 
détruire  l'inégalité  des  fortunes  par  les  lois  sages  qui  l'au- 
raient empêché  de  nuire.  Alors  le  luxe  diminuera  sans  que 
l'industrie  y  perde  rien;  les  mœurs  seront  moins  corrompues; 
les  âmes  pourront  être  fortes  sans  Ctre  féroces. 

Les  philosophes  qui  ont  regardé  le  luxe  comme  la  source  des 
maux  de  l'humanité  ont  donc  pris  reffet  pour  la  cause;  et 
ceux  qui  ont  fait  l'apologie  du  luxe,  en  le  regardant  comme 
la  source  de  la  richesse  réelle  d'un  État,  ont  pris  pour  un  bon 
régime  do  santé  un  remède  qui  ne  fuit  ([uc  ciiininucr  les 
ravages  d'une  maladie  funeste. 

C'est  ici  toute  l'erreur  qu'on  peut  reprocher  à  M.  de  Vol- 
taire; erreur  qu'il  partageait  avec  les  hommes  les  plus  éclairés 
sur  la  politique  qu'il  y  eût  eu  France,  quand  il  composa  cette 
satire. 

Quant  ;\  ce  qu'il  dit  dans  la  première  pièce,  et  qui  se  borne 
;\  prétendre  que  les  commoditi's  de  la  vie  sont  une  bonne 
chose,  cela  est  vrai,  pourvu  qu'on  soit  sûr  de  les  conserver, 
et  qu'on  n'en  jouisse  point  aux  dépens  d'aulrui. 

Il  n'est  pas  moins  vrai  que  la  frugalité,  qu'on  a  prise  pour 
une  vertu,  n'a  été  souvent  que  l'effet  du  défaut  d'industrie,  ou 
de  l'indifférence  pour  les  douceurs  de  la  vie,  que  les  brigands 
des  forêts  de  la  Tartaric  poussent  au  moins  aussi  loin  que  les 
stoïciens. 

Les  conseils  que  donne  Mentor  à  Idoniénéc,  quoique  inspi- 
rés par  un  sentiment  vertueux,  ne  seraient  guère  praticables, 
surtout  dans  une  grande  société;  et  il  faut  avouer  que  cette 
division  des  citoyens  en  classes  distinguées  entre  elles  par  les 
habits  n'est  d'une  politique  ni  bien  profonde  ni  bien  solide. 

Les  progrès  de  l'industrie,  il  faut  en  convenir,  ont  contribué, 
sinon  au  bonheur,  du  moins  au  bien-être  des  hommes;  et 
l'opinion  que  le  siècle  où  a  vécu  M.  de  Voltaire  valait  mieux 
que  ceux  qu'on  regrette  tant  n'est  point  particulière  à  cet 
illustre  philosophe  ;  elle  est  celle  de  beaucoup  d"liommes 
très-éclairés. 

Ainsi,  eu  ayant  égard  à  l'espèce  d'exagération  que  permet  la 
poésie,  surtout  dans  un  ouvrage  de  plaisanterie,  ces  pièces  ne 
méritent  aucun  reproche  grave,  et  moins  qu'aucun  autre  celui 
de  dureté  ou  de  personnalité  que  leur  a  fait  J.-J.  Rousseau  ; 


i'(iO  poi;sii:s   dk  voltaip.e. 

car  c'est  préi  isL-nuait  parce  que  le  commerce,  l'industrie,  le 
luxe,  lient  entre  eux  les  nations  et  les  états  de  la  société, 
adoucissent  les  liommcs,  et  font  aimer  la  paix,  que  M.  de  Vol- 
taire en  a  quelquefois  exagéré  les  avantages. 

Nous  avouerons  avec  la  même  franchise  que  la  vie  d'un 
honnête  homme,  peinte  dans  ie  Mondain,  est  celle  d'un  syba- 
rite, et  que  tout  homme  qui  mène  cette  vie  ne  peut  être, 
même  sans  avoir  aucun  vice,  qu'un  homme  aussi  méprisable 
qu'ennuyé;  mais  il  est  aisé  de  voir  que  c'est  une  pure  plai- 
santerie. Un  homme  qui,  pendant  soixante  et  dix  ans,  n'a 
point  peut-être  passé  un  seul  jour  sans  écrire  ou  sans  agir  en 
faveur  de  l'humanité,  aurait-il  approuvé  une  vie  consumée 
dans  de  vains  plaisirs?  Il  a  voulu  dire  seulement  qu'une  vie 
inutile,  perdue  dans  les  voluptés,  est  moins  criminelle  et 
moins  méprisable  qu'une  vie  austère  employée  dans  l'in- 
trigue, souillée  par  les  ruses  de  l'hypocrisie,  ou  les  manœuvres 
de  l'avidité. 


Regrettera  qui  veut  le  bon  vieux  temps, 

Et  l'âge  d'or,  et  le  règne  d'Astrée, 

Et  les  beaux  jours  de  Saturne  et  de  Rhée, 

Et  le  jardin  de  nos  premiers  parents; 

Moi  je  rends  grâce  à  la  nature  sage 

Qui,  pour  mon  bien,  m'a  fuit  naître  en  cet  âge 

Tant  décrié  par  nos  tristes  frondeurs  : 

Ce  temps  profane  est  tout  fait  pour  mes  mœurs. 

J'aime  le  luxe,  et  même  la  mollesse, 

Tous  les  plaisirs,  les  arts  de  toute  espèce, 

La  propreté,  le  goût,  les  ornements  : 

Tout  honnête  homme  a  de  tels  sentiments. 

11  est  bien  doux  pour  mon  cœur  très-immonde 

De  voir  ici  l'abondance  à  la  ronde. 

Mère  des  arts  et  des  heureux  travaux, 

Nous  apporter,  de  sa  source  féconde, 

Et  des  besoins  et  des  plaisirs  nouveaux. 

L'or  de  la  terre  et  les  trésors  de  l'onde, 


SATIRES.  201 

Leurs  habitants  et  les  peuples  do  Tair, 

Tout  sort  au  luxe,  aux  plaisirs  de  ce  monde, 

0  le  bon  temps  que  ce  siècle  de  fer  ! 

Le  supei'llu,  chose  très-nécessaire, 

A  réuni  Tun  et  Tautri'  lirinisphère. 

Voyez-vous  pas  ces  agiles  vaisseaux 

Qui,  du  Texel,  de  Londres,  de  Cordeaux, 

S'en  vont  chercher,  par  un  heureux  échange, 

De  nouveaux  biens,  nés  aux  sources  du  Gange, 

Tandis  qu'au  loin,  vainqueurs  des  musulmans, 

Nos  vins  de  France  enivrent  les  sultans? 

Quand  la  nature  était  dans  son  enfance, 

Nos  bons  aïeux  vivaient  dans  l'ignorance, 

Ne  connaissant  ni  le  lien  ni  le  mien. 

Qu'auraient-ils  pu  connaître?  ils  n'avaient  rien. 

Ils  étaient  nus;  et  c'est  chose  très-claire 

Que  qui  n'a  rien  n'a  nul  partage  à  faire. 

Sobres  étaient.  Ah!  je  le  crois  encor  : 

Martiolo  '  n'est  point  du  siècle  d'or. 

D'un  bon  vin  frais  ou  la  mousse  ou  la  sève 

Ne  gratta  point  le  triste  gosier  d'Eve; 

La  soie  et  l'or  ne  brillaient  point  chez  eux. 

Admir<z-vous  pour  cela  nos  aïeux? 

Il  leur  manquait  l'industrie  et  l'aisance  : 

Est-ce  vertu?  c'était  pure  ignorance. 

Quel  idiot,  s'il  avait  eu  pour  lors 

Quelque  bon  lit,  aurait  couché  dehors? 

Mon  cher  Adam,  mon  gourmand,  mon  bon  père, 

Que  faisais-tu  dans  les  jardins  d'Éden? 

Travaillais-tu  pour  ce  sot  genre  humain? 

Caressais-tu  madame  Eve  ma  mère? 

Avouez-moi  que  vous  aviez  tous  deux 

1.  Auteur  du  Cuisinier  français. 

IS. 


262  POHSIKS    l)i:    VOLTAll'.i:. 

Los  ongles  longs,  un  peu  noirs  et  crasseux, 
La  chevelure  un  ])eu  mal  ordonnée, 
J^e  teint  bruni,  la  i)eau  bise  et  tannée. 
Sans  propreté  l'amour  le  plus  heureux 
N'est  plus  amour,  c'est  un  besoin  honteux. 
Bientôt  lassés  de  leur  belle  aventure, 
Dessous  un  chêne  ils  soupent  galamment 
Avec  de  Teau,  du  millet,  et  du  gland; 
Le  repas  fait,  ils  dorment  sur  la  dure  : 
Voilà  l'état  de  la  pure  nature. 

Or  maintenant  voulez-vous,  mes  amis. 
Savoir  un  peu,  dans  nos  jours  tant  maudits. 
Soit  à  Paris,  soit  dans  Londre,  ou  dans  Rome, 
Quel  est  le  train  des  jours  d'un  honnête  homme? 
Entrez  chez  lui  :  la  foule  des  beaux-arts, 
Enfants  du  goût,  se  montre  à  vos  regards. 
De  mille  mains  Téclatanle  industrie 
De  ces  dehors  orna  la  symétrie. 
L"heureux  pinceau,  le  superbe  dessin 
Du  doux  Corrége  et  du  savant  Poussin 
Sont  encadrés  dans  l'or  d'une  bordure; 
C'est  Bouchardon  i  qui  fit  cette  figure. 
Et  cet  argent  fut  poli  par  Germain  -. 
Des  Gobelins  l'aiguille  et  la  teinture 
Dans  ces  tapis  surpassent  la  peinture. 
Tous  ces  objets  sont  vingt  fois  répétés 
Dans  des  trumeaux  tout  brillants  de  clartés. 
De  ce  salon  je  vois  par  la  fenêtre. 
Dans  des  jardins,  des  mj-rtes  en  berceaux; 
Je  vois  jaillir  les  bondissantes  eaux. 
Mais  du  logis  j'entends  sortir  le  maître  : 


1.  Fameux  sculpteur,  né  à  Chaumont  en  Champagne. 

•2.  Excellent  orfèvre,  dont  les  dessins  et  les  ouvrages_  sont   du  plus 

jiand  goût. 


SATIRKS.  2G3 

Vn  char  coiimiodo,  avec  grâces  orné, 
Par  deux  chevaux  rapidement  traîné, 
Paraît  aux  yeux  une  maison  roulante, 
Moitié  dorée,  et  moitié  transparente  : 
Nonchalamment  je  l'y  vois  promené  ; 
U3  deux  ressorts  la  liante  souplesse 
Sur  le  pavé  le  porte  avec  mollesse. 
Il  court  au  bain  :  les  parfums  les  plus  doux 
Rendent  sa  peau  plus  fraîche  et  plus  polie. 
Le  plaisir  presse;  il  vole  au  rendez-vous 
Chez  Caniargo,  chez  Gaussin,  chez  Julie;  -i 

11  est  comblé  d'amour  et  de  faveurs. 
Il  faut  se  rendre  à  ce  palais  magique  * 
Où  les  beaux  vers,  la  danse,  la  musique, 
L'art  de  tromper  les  yeux  par  les  couleurs. 
L'art  plus  heureux  de  séduire  les  cœurs. 
De  cent  plaisirs  font  un  plaisir  unique. 
Jl  va  siffler  quelque  opéra  nouveau, 
Ou,  malgré  lui,  court  admirer  Rameau. 
Allons  souper.  Que  ces  brillants  services, 
Que  ces  ragoûts  ont  pour  moi  de  délices! 
Qu'un  cuisinier  est  un  mortel  divin! 
Cliloris,  Églé,  me  versent  de  leur  main 
D'un  vin  d'Aï  dont  la  mousse  pressée. 
De  la  bouteille  avec  force  élancée. 
Comme  un  éclair  fait  voler  le  bouchon  ; 
Il  part,  on  rit;  il  frappe  le  plafond. 
De  ce  vin  frais  l'écume  pétillante 
De  nos  Français  est  l'image  brillante. 
Le  lendemain  donne  d'autres  désirs. 
D'autres  soupers,  et  de  nouveaux  plaisirs. 
Or  maintenant,  monsieur  du  Téléma(|ue, 

1.  L'Opéra. 


^2Gi  POKSIKS    DI-:     VO  l/F A  ir.K. 

Vantez-nous  bien  votre  petite  Ithaque, 
Votre  Salente,  et  vos  murs  malheureux, 
Où  vos  Cretois,  tristement  vertueux, 
Pauvres  d'effet,  et  riches  d'abstinence, 
Mantiuent  d(î  tout  pour  avoir  l'abondance  : 
J'admire  Turt  votre  style  flatteur, 
Kt  votre  i)rose,  encor  qu'un  i)eu  traînante; 
Mais,  mon  ami,  je  consens  de  grand  cœur 
D'être  fessé  dans  vos  murs  de  Salente, 
Si  je  vais  là  pour  chercher  mon  bonheur. 
Et  vous,  jardin  de  ce  premier  bon  homme, 
Jardin  fameux  par  le  diable  et  la  pomme, 
(Vest  bien  en  vain  que,  par  l'orgueil  séduits, 
Huet,  Calmet,  dans  leur  savante  audace, 
Du  paradis  ont  recherché  la  place  : 
Le  paradis  terrestre  est  où  je  suis  *. 

1.  Les  curieux  d'anecdotes  seront  bien  aises  de  savoir  que  ce  badi- 
nage,  non-seulement  très-innocent,  mais  dans  le  fond  très-utile,  fut 
composé  dans  l'année  173G,  immédiatement  après  le  succès  de  la  tra- 
gédie à'AIzire.  Ce  succès  anima  tellement  les  ennemis  littéraires  de 
l'auteur,  que  l'abbé  Desfontaines  alla  dénoncer  la  petite  plaisanterie  du 
Mondain  à  un  prêtre  nommé  Couturier,  qui  avait  du  crédit  sur  l'es- 
prit du  cardinal  de  Fleur}-.  Desfontaines  falsifia  l'ouvrage,  y  mit  des 
vers  de  sa  façon,  comme  il  avait  fait  à  la  llenriade.  L'ouvrage  fut 
traité  de  scandaleux,  et  l'auteur  de  la  llenriade,  de  Méiopc,  de  Zairc, 
fut  obligé  de  s'enfuir  de  sa  patrie.  Le  roi  de  Prusse  lui  offrit  alors  le 
même  asile  qu'il  lui  a  donné  depuis;  mais  l'auteur  aima  mieux  aller 
retrouver  ses  amis  dans  sa  patrie.  Nous  tenons  cette  anecdote  de  la 
bouche  même  de  M.  de  Voltaire. 


SATIRES.  S65 

DÉFENSE    DU     MONDAIN 

01      l'apologie      DL      LIXK 

(1-737) 

Lettre   de    }f.    de   Melon   •,    ci-devant    secrétaire   du    régent 
du  royaume,  à  M'"'  la  comtesse  de  Verue, 

SUR    L 'apologie     DU    LUXE. 

J'ai  lu,  madame,  l'ingtinieuse  Apolooie  du  luxe  ;  je  regarde 
ce  petit  ouvrage  comme  une  excellente  leçon  de  politique, 
cachée  sous  un  badinage  agréable.  Je  me  flatte  d'avoir  démon- 
tré, dans  mon  Essai  politique  sur  le  commerce,  combien  ce 
goût  des  beaux-arts  et  cet  emploi  des  richesses,  cette  àme 
d'un  grand  État  qu'on  nomme  luxe,  sont  nécessaires  pour  la 
circulation  de  l'espèce  et  pour  le  maintien  de  l'industrie  ;  je 
vous  regarde,  madame,  comme  un  des  grands  exemples  de 
cette  vérité.  Combien  de  familles  de  Paris  subsistent  unique- 
ment par  la  protection  que  vous  donnez  aux  arts  -  ?  Que 
l'on  cesse  d'aimer  les  tableaux,  les  estampes,  les  curiosités  en 
toute  sorte  de  genre,  voilà  vingt  mille  hommes,  au  moins, 
ruinés  tout  d'un  coup  dans  Paris,  et  qui  sont  forcés  d'aller 
chercher  de  l'emploi  chez  l'étranger.  Il  est  bon  que  dans  un 
canton  suisse  on  fasse  des  lois  somptuaires,  par  la  raison  qu'il 
ne  faut  pas  qu'un  pauvre  vive  comme  un  riche.  Quand  les 
Hollandais  ont  commencé  leur  commerce,  ils  avaient  besoin 
d'une  extrême  frugalité  ;  mais  à  présent  que  c'est  la  nation  de 
l'Europe  qui  a  le  plus  d'argent,  elle  a  besoin  de  luxe,  etc. 


A  table  hier,  par  un  triste  hasard. 
J'étais  assis  près  d'un  maître  cafard, 

1.  Cette  lettre  fut  écrite  dans  le  tcDaps  que  la  pièce  du  Mondain 
parut,  en  1130. 

2.  M"»  la  comtesse  de  Verue,  mère  de  M"<  la  princesse  de  Cari- 
gnan,  dépensait  cent  mille  francs  par  an  en  curiosités  :  elle  s'était 
formé  un  des  plus  beaux  cabinets  de  l'Europe  en  raretés  et  en  tableaux. 
Elle  rassemblait  chez  elle  une  suciéto  de  philosophes,  auxquels  elle 
fit  des  legs  par  son  testament.  Elle  mourut  avec  la  fermeté  et  la  sim- 
plicité de  la  philosophie  la  plus  intrépide. 


-266  POESIES    DE    VOLTAJRE. 

Lequel  nie  dit  :  «  Vous  avez  bien  lu  mine 
D'aller  un  jour  échaun'cr  la  cuisine 
De  Lucifer;  et  moi,  prédestiné, 
Je  rirai  bien  quand  vous  serez  damné. 

—  Damné!  comment?  pourquoi?  —  Pour  vos  folies 
Vous  avez  dit  en  vos  œuvres  non  pies, 

Dans  certain  conte  en  rimes  barbouillé, 
Qu'au  paradis  Adam  était  mouillé 
Lorsqu'il  pleuvait  sur  notre  premier  père; 
Qu'Eve  avec  lui  buvait  de  belle  eau  claire; 
Qu'ils  avaient  même,  avant  d'être  déchus, 
La  peau  tannée  et  les  ongles  crochus. 
Vous  avancez,  dans  votre  folle  ivresse, 
Prêchant  le  luxe,  et  vantant  la  mollesse, 
Qu'il  vaut  bien  mieux  (ô  blasphèmes  maudits!) 
\ivre  à  présent  qu'avoir  vécu  jadis. 
Par  i|Uoi,  mon  fils,  votre  muse  pollue 
Sera  rôtie,  et  c'est  chose  conclue.  » 
Disant  ces  mots,  son  gosier  altéré 
Humait  un  vin  qui,  d'ambre  coloré, 
Sentait  encor  la  grappe  parfumée 
Dont  fut  pour  nous  la  liqueur  exprimée. 
Lu  rouge  vif  enluminait  son  teint. 
Lors  je  lui  dis  :  «  Pour  Dieu,  monsieur  le  saint. 
Quel  est  ce  vin?  d'où  vient-il,  je  vous  prie. 
D'où  l'avez-vous?  —  Il  vient  de  Canarie; 
C'est  un  nectar,  un  breuvage  d'élu  : 
Dieu  nous  le  donne,  et  Dieu  veut  qu'il  soit  bu. 

—  Et  ce  café,  dont  après  cinq  services 
Votre  estomac  goûte  encor  les  délices? 

—  Par  le  Seigneur  il  me  fut  destiné. 

—  Bon  :  mais  avant  que  Dieu  vous  Tait  donné, 
Ne  faut-il  pas  que  l'humaine  industrie 
L'aille  ravir  aux  champs  de  l'Arabie? 


SATIRES.  207 

F,a  porcelaine  et  la  frêle  beauté 

De  cet  émail  à  la  Chine  empâté, 

Par  mille  mains  fut  pour  vous  préparée, 

Cuite,  recuite,  et  peinte,  et  diaprée; 

Cet  argent  fin,  ciselé,  godronné, 

l"n  plat,  en  vase,  en  soucoupe  tourné. 

Fut  arraché  de  la  terre  profonde. 

Dans  le  Potose,  au  sein  d'un  nouveau  monde. 

Tout  l'univers  a  travaillé  pour  vous. 

Afin  qu'en  paix,  dans  votre  heureux  courroux, 

Vous  insultiez,  pieux  atrabilaire. 

Au  monde  entier,  épuisé  pour  vous  plaire. 

«  O  faux  dévot,  véritable  mondain. 
Connaissez-vous;  et,  dans  votre  prochain, 
-Ne  blâmez  plus  ce  que  votre  indolence 
Souffre  chez  vous  avec  tant  d'indulgence. 
Sachez  surtout  que  le  luxe  enrichit 
Un  grand  État,  s'il  en  perd  un  petit. 
Cette  splendeur,  cette  pompe  mondaine. 
D'un  règne  heureux  est  la  marque  certaine. 
Le  riche  est  né  pour  beaucoup  dé])enser; 
Le  pauvre  est  fait  pour  l)eaucoup  amasser. 
Dans  ee>  jiirdins  regardez  ces  cascades, 
L'étonnement  et  l'amour  des  naïades  ; 
Voyez  ces  flots  dont  les  nappes  d'argent 
Vont  inonder  ce  marbre  blanchissant  ; 
Les  humbles  prés  s'abreuvent  de  cette  onde; 
La  terre  en  est  plus  belle  et  plus  féconde. 
?\Iais  de  ces  eaux  si  la  source  tarit, 
L'herbe  est  séchée  et  la  fleur  se  flétrit. 
Ainsi  l'on  voit  en  Angleterre,  eu  France, 
Par  cent  canaux  circuler  l'abondance. 
Le  goiU  du  luxe  entre  dans  tous  les  rangs 
Le  pauvre  y  vit  des  vanités  des  grands  ; 


'208  POKSIES    DE    VOETAir.E. 

Et  le  travail,  gagé  par  la  mollesse, 
S'ouvre  à  pas  lents  la  route  à  la  richesse. 

«  J'entends  d'ici  des  pédants  à  i-abats, 
Tristes  censeurs  des  plaisirs  qu'ils  n'ont  pas, 
Qui,  me  citant  Denys  d'IIalicarnasse, 
Dion,  Plutarque,  et  même  un  peu  d'Horace, 
Vont  criaillant  qu'un  certain  Curlus, 
Cincinnatus,  et  des  consuls  en  un, 
Bêchaient  la  terre  au  milieu  des  alarmes; 
Qu'ils  maniaient  la  charrue  et  les  armes; 
Kt  que  les  blés  tenaient  à  grand  honneur 
D'être  semés  par  la  main  d'un  vainqueur. 
C'est  fort  bien  dit,  mes  maîtres;  je  veux  croire 
Des  vieux  Romains  la  chiméri(|ue  histoire. 
Mais,  dites-moi,  si  les  dieux,  par  hasard. 
Faisaient  combattre  Auteuil  et  Vaugirard, 
Faudrait-il  pas,  au  retour  de  la  guerre, 
Que  le  vainqueur  vînt  labourer  sa  terre? 
L'auguste  Rome,  avec  tout  son  orgueil, 
liome  jadis  était  ce  qu'est  Auteuil. 
Quand  ces  enfants  de  Mars  et  de  Sylvie, 
Pour  quelque  pré  signalant  leur  furie. 
De  leur  village  allaient  au  champ  de  Mars, 
Ils  arboraient  du  foin  ^  pour  étendards. 
Leur  Jupiter,  au  temps  du  bon  roi  Tulle, 
Était  de  bois;  il  fut  d'or  sous  LucuUe. 
N'allez  donc  pas,  avec  simplicité, 
Nommer  vertu  ce  qui  fut  pauvreté. 

«  Oh!  que  Colbert  était  un  esprit  sage! 
Certain  butor  conseillait,  par  ménage. 
Qu'on  abolît  ces  travaux  précieux. 
Des  Lyonnais  ouvrage  industrieux. 

1.  Une  poignée  de  foin  au   bout  d'un  bâton,  nommée  manipulus, 
était  le  premier  étendard  des  Romains. 


SATIRES.  26 

Du  conseiller  l'absurde  prucriiomie 
Elit  tout  perdu  par  pure  économie  : 
Mais  le  ministre,  utile  avec  éclat, 
Sut  par  le  lu\e  enricliir  notre  Ktat. 
De  tous  nos  arts  il  agrandit  la  source; 
Et  du  midi,  du  levant,  ot  de  l'Ourse, 
Nos  fiers  voisins,  de  nos  ])rogrès  jaloux, 
Payaient  l'esprit  qu'ils  admiraient  en  nous. 
Je  veux  ici  vous  parler  d'un  autre  homme. 
Tel  que  n'en  vit  Paris,  Pékin,  ni  Rome  : 
C'est  Salomon,  ce  sage  fortuné. 
Roi  philosophe,  et  Platon  couronné. 
Qui  connut  tout,  du  cèdre  jusqu'à  l'herbe; 
Vit-on  jamais  un  luxe  plus  superbe? 
11  faisait  naître  au  gré  de  ses  désirs 
L'argent  et  l'or,  mais  surtout  les  plaisirs. 
Mille  beautés  servaient  à  son  usage. 
—  Mille?  —  On  le  dit;  c'est  beaucoup  pour  un  sage 
Qu'on  m'en  donne  une,  et  c'est  assez  pour  moi, 
Q:ii  n'ai  l'honneur  d'être  sage  ni  roi.  » 
Parlant  ainsi,  je  vis  que  les  convives 
Aimaient  assez  mes  peintures  naïves; 
Mon  doux  béat  très-peu  me  répondait, 
Riait  beaucoup,  et  beaucoup  jilus  buvait; 
Et  tout  chacun  présent  à  cette  fête 
Fit  son  profit  de  mon  discours  honnête. 


SLR     L'USAGE    DE    LA    VIE 
POiR  hkpondhk    \i\   cniTir}Li:s   nu'ox    avait  faitks 

l>  l      MOM)AI\ 


Sachez,  mes  très-chers  amis, 
Qu'en  parlant  de  l'abondance. 


270  POKSJKS    DE    VOLTAIUK. 

J'ai  chanté  la  jouissance 
Des  plaisirs  purs  et  permis. 
Et  jamais  l'intempérance. 
Gens  de  bien  voluptueux, 
Je  ne  veux  que  vous  apprendre 
I/art  peu  connu  d'être  heureux  : 
Cet  art,  qui  doit  tout  comprendre, 
Ksi  de  modérer  ses  vœux. 
Gardez  de  vous  y  méprendre. 
Les  plaisirs,  dans  l'âge  tendre. 
S'empressent  à  vous  flatter  : 
Sachez  que,  pour  les  goûter, 
11  faut  savoir  les  quitter. 
Les  quitter  pour  les  reprendre. 
Passez  du  fracas  des  cours 
A  la  douce  solitude; 
Quittez  les  jeux  pour  l'étude  : 
Changez  tout,  hors  vos  amours. 
D'une  recherche  imi)ortune 
Que  vos  cœurs  embarrassés 
Ne  volent  point  empressés 
Vers  les  biens  que  la  fortune 
Trop  loin  de  vous  a  placés  : 
Laissez  la  fleur  étrangère 
Embellir  d'autres  climats; 
Cueillez  d'une  main  légère 
Celle  qui  naît  sous  vos  pas. 
Tout  rang,  tout  sexe,  tout  âge, 
Reconnaît  la  même  loi; 
Chaque  mortel  en  partage 
A  son  bonheur  près  de  soi. 
L'inépuisable  nature 
Prend  soin  de  la  nourriture 
Des  tigres  et  des  lions, 


SATIRt:S.  271 

Sans  que  sa  inaiii  al)andonne 
Le  moucheron  qui  bourdonne 
Sur  les  feuilles  des  buissons; 
Et  tandis  que  l'aigle  altière 
S'applaudit  de  sa  carrière 
Dans  le  vaste  champ  des  airs, 
La  tranquille  l'hilomèle 
A  sa  compagne  fidèle 
Module  ses  doux  concerts. 
Jouissez  donc  de  la  vie, 
Soit  que  dans  l'adversité 
Rlle  paraisse  avilie, 
Soit  que  sa  prospérité 
Irrite  l'œil  de  l'envie. 
Tout  est  égal,  croyez-moi  : 
On  voit  souvent  plus  d'un  roi 
Que  la  tristesse  environne; 

Les  brillants  de  la  couronne  ♦ 

Ne  sauvent  point  de  l'ennui  : 

Ses  mousquetaires,  ses  pages, 

Jeunes,  indiscrets,  volages. 

Sont  plus  fortunés  que  lui. 

La  princesse  et  la  bergère 

Soupirent  également; 

El  si  leur  âme  diflëre. 

C'est  en  un  point  seulement  : 

Philis  a  plus  de  tendresse, 

Philis  aime  constamment. 

Et  bien  mieux  ([ue  Son  Altesse... 

Ah!  madame  la  princesse. 

Comme  je  sacrifierais 

Tous  vos  augustes  attraits 

Aux  larmes  de  ma  maîtresse! 

L'n  destin  trop  rigoureu.x 


272  POi:SIES    1)1,    VOI.TAir.E, 

A  mes  transports  amoureux 
Havit  cet  objet  aimaljltî; 
Mais,  dans  l'ennui  qui  m'accable, 
Si  mes  amis  sont  heureux. 
Je  serai  moins  misérable. 

Li:     PALVRK    DIABLI-:* 
o  r  V  R  A  G  E   i;  \    \  E  r.  s    aisés,    de    F  E  l    il .    v  a  D  É 

Mis  en  lumière  par  Catlicrine  Yadé,  sa  cousine. 
(1758) 

A     MAlTUi;     Ar.r.AIlAM     CIIAI  MEIX 

Comme  il  est  parlé  de  vous  clans  cet  ouvrage  de  feu  mon 
cousin  Vadé,  je  vous  le  dédie.  C'est  mon  Vade  mecuyn:  vous 
direz  sans  doute  Vade  rétro,  et  vous  trouverez  dans  l'œuvre 
de  mon  cousin  plusieurs  passages  contre  l'État,  contre  la  reli- 
gion, les  mœurs,  etc.  ;  partant  vous  pouvez  le  dénoncer,  car  je 
préfère  mon  devoir  à  mon  cousin  Vadé. 

Faites  l'analyse  de  l'ouvrage;  ne  manquez  pas  d'y  répandre 
un  filet  de  vinaigre  en  souvenance  de  votre  premier  métier. 
J'ai  des  préjugés  légitimes  que  vous  êtes  un  des  plus  absurdes 
barbouilleurs  de  papier  qui  se  soient  jamais  mêlés  de  raison- 
ner; ainsi  personne  n'est  plus  en  droit  que  vous  d'obtenir, 
par  vos  raisonnements  et  par  votre  crédit,  qu'on  brûle  ce 
petit  poëme,  comme  si  c'était  un  mandement  d'évèque,  ou  le 
Nouveau  Testament  de  frère  Berruyer.  Continuez  de  faire  hon- 
neur à  votre  siècle,  ainsi  qu'à  tous  les  personnages  dont  il 
est  question  dans  ce  livret  que  je  vous  présente. 

Catherine  Vadé. 

A  Paris,  rue  Thibautodé,  chez  maître  Jean  Gauchat,  attenant  le  gîte 
lie  l'auteur  des  Nouvelles  ecelésiasliqttes;  27  mars  17j8. 


«  Quel  parti  prendre?  où  suis-je,  et  qui  dois-je  être? 
Né  dépourvu,  dans  la  foule  jeté, 

1.  On  nous  assure  que  l'auteur  s'amusa  à   composer  cet  ouvrage 
en  1758,  pour  détourner  de  la  carrière  dangereuse  des  lettres  un  jeune 


SATIRES.  273 

Germe  naissant  par  le  vent  emporté, 
Sur  quel  terrain  puis-je  espérer  de  croître? 
Comment  trouver  un  état,  un  emploi? 
Sur  mon  destin,  de  grâce,  instruisez-moi. 

«  —  11  faut  s'instruire  et  se  sonder  soi-même, 
S'interroger,  ne  rien  croire  que  soi, 
Que  son  instinct;  bien  savoir  ce  qu'on  aime; 
Et,  sans  chercher  des  conseils  superflus, 
Prendre  l'état  qui  vous  plaira  le  plus. 

«  —  J'aurais  aimé  le  métier  de  la  guerre. 
—  Qui  vous  retient?  allez;  déjà  l'hiver 
A  disparu:  déj;\  gronde  dans  l'air 
L'airain  bruyant,  ce  rival  du  tonnerre  : 
Du  duc  Broglie  osez  suivre  les  pas  : 
Sage  en  projets,  et  vif  dans  les  combats, 
Il  a  transmis  sa  valeur  aux  soldats; 
Il  va  venger  les  malheurs  de  la  France  : 
Sous  ses  drapeaux  marchez  dès  aujourd'hui, 
Et  méritez  d'être  aperçu  de  lui. 

«  —  Il  n'est  plus  tem|)s;  j'ai  d'une  lieutenancc 
Trop  vainement  demandé  la  faveur. 
Mille  rivaux  briguaient  Ui  préférence  : 
C'est  une  presse!  En  vain  Mars  en  fureur 
De  la  patrie  a  moissonné  la  fleur, 
Plus  on  en  tue,  et  plus  il  s'en  présente  ; 
Ils  vont  trottant  des  bords  de  la  Charente, 
De  ceux  du  Lot,  des  coteaux  champenois. 
Et  de  Provence,  et  des  monts  franc-comtois, 

homme  sans  fortune,  qui  prenait  pour  du  génie  sa  fureur  de  faire  do 
mauvais  vers.  Le  nombre  de  ceux  qui  se  perdent  par  cette  passion 
malheureuse  est  prodigieux.  Ils  se  rendent  incapables  d'un  travail 
utile;  leur  petit  orgueil  les  empêche  de  prendre  un  emploi  subalterne, 
mais  honnête,  qui  leur  donnerait  du  pain;  ils  vivent  de  rimes  et  d'es- 
pérance, et  meurent  dans  la  misère. 


274  poÉsiKs   i)i;  voi.TAir.i:. 

En  botte,  en  guêtre,  et  surtout  en  guenille, 
Tous  assiégeant  la  porte  de  Cremille  S 
Pour  obtenir  des  maîtres  de  leur  sort 
Un  beau  brevet  qui  les  mène  à  la  mort. 
Parmi  les  flots  de  la  foule  empressée. 
J'allai  jnontrer  ma  mine  embarrassée; 
Mais  un  commis,  me  prenant  pour  un  sot. 
Me  rit  au  nez,  sans  me  répondre  un  mot; 
Et  je  voulus,  après  cette  aventure. 
Me  retourner  vers  la  magistrature. 

«  —  Eh  bien,  la  robe  est  un  métier  prudent  ; 
Et  cet  air  gauche  et  ce  front  de  pédant 
Pourront  encor  passer  dans  les  enquêtes  : 
Vous  verrez  là  de  merveilleuses  têtes  ! 
Vite  achetez  un  emploi  de  Caton, 
Allez  juger  :  êtes-vous  riche?  —  Non, 
Je  n'ai  plus  rien,  c'en  est  fait.  —  Vil  atome  ! 
Quoi  !  point  d'argent,  et  de  l'ambition  ! 
Pauvre  impudent!  apprends  qu'en  ce  royaume 
Tous  los  honneurs  sont  fondés  sur  le  bien. 
L'anti(]uité  tenait  pour  axiome 
Que  l'ien  n'est  rien,  que  de  rien  ne  vient  rien. 
Du  genre  humain  connais  quelle  est  la  trempe  ; 
Avec  de  l'or  je  te  fais  président, 
Fermier  du  roi,  conseiller,  intendant  : 
Tu  n'as  point  d'aile,  et  tu  veux  voler!  rampe. 

«  —  Hélas!  monsieur,  déjà  je  rampe  assez. 
Ce  fol  espoir  qu'un  moment  a  fait  naître. 
Ces  vains  désirs  pour  jamais  sont  passés  : 
Avec  mon  bien  j'ai  vu  périr  mon  être. 
Né  malheureux,  de  la  crasse  tiré, 

1,  M.  de  Cremille,  lieutenant  jjénéral,  était  chargé  alors  du  dépar- 
tement de  la  guerre,  sous  M.  le  maréchal  de  Belle-Isle. 


SATIRES.  27: 

Et  dans  la  crasse  en  un  moment  rentré, 
A  tous  emplois  on  me  ferme  la  porte. 
Rebut  du  monde,  errant,  privé  d'espoir, 
Je  me  fais  moine,  ou  gris,  ou  blanc,  ou  noir, 
Rasé,  barbu,  chaussé,  déchaux,  n'importe. 
De  mes  erreurs  déchirant  le  bandeau. 
J'abjure  tout;  un  cloître  est  mon  tombeau, 
J'y  vais  descendre;  oui,  j'y  cours.  —  Imbécile, 
Va  donc  pourrir  au  tombeau  des  vivants. 
Tu  crois  trouver  le  repos;  mais  apprends 
Que  des  soucis  c'est  l'éternel  asile. 
Que  les  ennuis  en  font  leur  domicile. 
Que  la  discorde  y  nourrit  ses  serpents  ; 
Que  ce  n'est  plus  ce  ridicule  temps 
Où  le  capuce  et  la  toque  à  trois  cornes. 
Le  scapulaire  et  l'impudent  cordon, 
Ont  extorqué  des  homnuiires  sans  bornes. 
Du  vil  berceau  de  son  illusion, 
La  France  arrive  à  l'âge  de  raison; 
Et  les  enfants  de  François  et  d'Ignace, 
Bien  reconnus,  sont  remis  à  leur  place, 

«  Nous  faisons  cas  d'un  cheval  vigoureux 
Qui,  déployant  quatre  jarrets  nerveux, 
Frappe  la  terre,  et  bondit  sous  son  maître  : 
J'aime  un  gros  bœuf,  dont  le  pas  lent  et  lourd, 
Eu  sillonnant  un  arpent  dans  un  jour, 
Forme  un  guéret  où  mes  épis  vont  naître. 
L'àne  me  plaît  :  son  dos  porte  au  marché 
Les  fruits  du  champ  que  le  rustre  a  bêché  ; 
Mais  pour  le  singe,  animal  inutile. 
Malin,  gourmand,  saltimbanque  indocile, 
Qui  gâte  tout  et  vit  à  nos  dépens. 
On  l'abandonne  aux  laquais  fainéants. 
Le  fier  guerrier,  dans  la  Saxe,  en  Thuringe, 


'J7G  i>oi;sii:s  DL   voi.TAiiir:. 

C'est  le  clicval  :  un  Pequet,  un  Pleneuf ', 

Un  trafi(iuant,  un  commis,  est  le  bœuf; 

I.e  pouplo  est  Tùne,  et  le  moine  est  le  singe. 

«  —  S'il  est  ainsi,  je  me  décloître.  0  ciel! 
Faut-il  rentrer  dans  mon  état  cruel! 
Faut-il  me  rendre  à  ma  première  vie  ! 

«  —  Quelle  était  donc  cette  vie?  —  Un  enfer. 
Un  piège  affreux,  tendu  par  Lucifer. 
J'étais  sans  bien,  sans  métier,  sans  génie, 
Et  j'avais  lu  quelques  méchants  auteurs; 
Je  croyais  même  avoir  des  protecteurs. 
Mordu  du  chien  de  la  Mélromanie, 
F^e  mal  me  prit,  je  fus  auteur  aussi. 
—  Ce  métier-là  ne  t'a  pas  réussi, 
Je  le  vois  trop  :  rà,  fais-moi,  pauvre  diable, 
De  ton  désastre  un  récit  véritable. 
Que  faisais-tu  sur  le  Parnasse?  —  Hélas! 
■  Dans  mon  grenier,  entre  deux  sales  draps. 
Je  célébrais  les  faveurs  de  Glycère, 
De  qui  jamais  n'approcha  ma  misère  ; 
Ma  triste  voix  chantait  d'un  gosier  sec 
Le  vin  mousseux,  le  frontignan,  le  grec, 
Bavant  de  l'eau  dans  un  vieux  pot  à  bière; 
Faute  de  bas,  passant  le  jour  au  lit, 
Sans  couverture,  ainsi  que  sans  habit. 
Je  fredonnais  des  vers  sur  la  paresse; 
D'après  Chaulieu,  je  vantais  la  mollesse. 

«  Enfin  un  jour  qu'un  surtout  emprunté 
Vêtit  à  cru  ma  triste  nudité. 
Après  midi,  dans  l'antre  de  Procope 
(C'était  le  jour  que  l'on  donnait  Mcrope), 
Seul  en  un  coin,  pensif  et  consterné, 

1.  Pequet  était  un  premier  commis  des  affaires  étrangères;  Pleneuf 
était  un  entrepreneur  des  vivres. 


SATIRES.  277 

Rininnt  une  oclo,  et  n'ayant  point  dîné, 
Je  m'accostai  d'un  homme  à  lourde  mine. 
Qui  sur  sa  plume  a  fondé  sa  cuisine, 
Grand  écumeur  dos  bourbiers  d'Hélieon, 
De  Loyola  chassé  pour  ses  fredaines, 
Vermisseau  né  du  cul  dt;  Desfontaines, 
Digne  en  tous  sens  de  son  extraction, 
Lâche  Zoïle,  autrefois  laid  giton  : 
Cet  animal  se  nommait  Jean  Fréron  '. 

«  J'étais  tout  neuf,  j'étais  jeune,  sincère,    . 
Et  j'ignorais  son  naturel  félon  : 
Je  m'engageai,  sous  l'espoir  d'un  salaire, 
A  travailler  à  son  hebdomadaire. 
Qu'aucuns  nommaient  alors  patibulaire. 
Il  m'enseigna  comment  on  dépeçait 
Un  livre  entier,  comme  on  le  recousait. 
Comme  ou  jugeait  du  tout  par  la  préface. 
Comme  on  louait  un  sot  auteur  en  place, 
Comme  on  fondait  avec  lourde  roideur 
Sur  l'écrivain  pauvre  et  sans  protecteur. 
Je  m'enrôlai,  je  servis  le  corsaire  : 
Je  critiquai,  sans  esprit  et  sans  choix, 
Impunément  le  théâtre,  la  chaire. 
Et  je  mentis  pour  dix  écus  par  mois. 

«  Quel  fut  le  prix  de  ma  plate  manie? 
Je  fus  connu,  mais  par  mon  infamie, 
Comme  un  gredin  que  la  main  de  Thémis 
A  diapré  de  nobles  fleurs  de  lis. 
Par  un  fer  chaud  gravé  sur  l'omoplate. 

1.  Fréron  ne  se  nomme  pas  Jean,  mais  Caterin.  U  semble  que  cet 
homme  soit  le  cadavre  d'un  coupable  qu'on  abandonne  au  scalpel  dus 
chirurgiens.  Il  a  été  méchant,  et  il  en  a  été  puni.  U  dit,  dans  une  de 
ses  feuilles  de  Tannée  1756  :  «  Je  ne  hais  pas  la  médisance,  peut-être 
même  ne  halrais-je  pas  la  calomnie.  »  Un  homme  qui  écrit  ainsi  ne 
doit  pas  être  surpris  qu'on  lui  rende  justice. 

IG 


278  POKSIHS    I)H     VOLTAIRE. 

Triste  et  liontcux,  jti  (luittiu  mon  pirate, 
Qui  me  vola,  pour  fruit  de  mon  labeui", 
Mon  lionorairo,  en  me  parlant  d'iionneur. 

«  M'étant  ainsi  sauvé  de  sa  boutique, 
Et  n'étant  plus  compagnon  satiri(|Uf', 
Manquant  de  tout,  dans  mon  chagrin  poignant. 
J'allai  trouver  Le  Franc  de  Pompignan  ', 

1.  L'homme  dont  il  s'agit  ici  était  d'ailleurs  un  magistrat  et  un 
homme  de  lettres  et  de  méritfi.  II  eut  le  malheur  de  prononcer  à  TAca- 
déraie  un  discours  peu  mesuré,  et  même  très-ofTensant.  11  est  vrai  que 
sa  tragédie  de  Didon  est  faite  sur  le  modèle  de  celle  de  Metastasio  ; 
mais  aussi  il  y  a  de  beaux  morceaux  qui  sont  à  l'auteur  français.  Il 
faut  avouer  qu'en  général  la  pièce  est  mal  écrite.  Il  n'y  a  qu'à  voir  le 
commencement  : 

Tous  mes  ambassadeurs,  irrités  et  confus. 
Trop  souvent  de  la  reine  ont  subi  les  refus. 
Voisin  de  ses  États,  faibles  dans  leur  naissance. 
Je  croyais  que  Didon,  redoutant  ma  vengeance. 
Se  résoudrait  sans  peine  à  l'hymen  glorieux 
D'un  monarque  puissant,  fils  du  maître  des  dieux. 
Je  contiens  cependant  la  fureur  qui  m'anime  ; 
Et  déguisant  encor  mon  dépit  légitime, 
Pour  la  dernière  fois,  en  proie  à  ses  hauteurs, 
Je  viens  sous  le  faux  nom  de  mes  ambassadeurs, 
Au  milieu  de  la  cour  d'une  reine  étrangère. 
D'un  refus  obstiné  pénétrer  le  mystère; 
Que  sais-je?...  n'écouter  qu'un  transport  amoureux. 

Des  ambassadeurs  ne  subissent  point  des  refus;  on  essuie,  on  reçoit 
des  refus. 

Si  tous  ses  ambassadeurs  irrités  et  confus  ont  subi  des  refus,  com- 
ment ce  Jarbe  pouvait-il  croire  que  Didon  se  soumettrait  sans  peine  à 
cet  hymen  glorieux?  Jarbe  d'ailleurs  a-t-il  envoyé  tous  ses  ambassa- 
deurs ensemble,  ou  l'un  après  l'autre? 

Il  contient  cependant  la  fureur  qui  l'anime,  et  il  déguise  encore  son 
dépit  légitime.  S'il  déguise  ce  dépit  légitime,  et  s'il  est  furieux,  il  ne 
croit  donc  pas  que  Didon  Tépousera  sans  peine.  Épouser  quelqu'un 
sans  peine,  et  déguiser  son  dépit  légitime,  ne  sont  pas  des  expressions 
bien  nobles,  bien  tragiques,  bien  élégantes. 

Il  vient,  sous  le  faux  nom  de  ses  ambassadeurs,  être  en  proie  à  des 
hauteurs!  Comment  vient-on  sous  le  nom  de  ses  ambassadeurs?  on 
peut  venir  sous  le  nom  d'un  autre,  mais  on  ne  vient  point  sous  le 
nom  de  plusieurs  personnes.  De  plus,  si  on  vient  sous  le  nom  de  quel- 
qu'un, on  vient  à  la  vérité  sous  un  faux  nom,  puisqu'on  prend  un  nom 


SATIRES.  279 

Ainsi  que  moi  natif  de  Montauban, 
Leciuol  jadis  a  brodé  quelque  phrase 
Sur  la  Didon  qui  fut  de  Métastase  ; 
Je  lui  contai  tous  les  tours  du  croquant  : 
('  Mon  cher  pays,  secourez-moi,  lui  dis-je, 
«  Fréron  me  vole,  et  pauvreté  m'afllige. 

«  —  De  ce  bourbier  vos  pas  seront  tirés, 
«  Dit  Pompiçnan;  votre  dur  cas  me  touche  : 
«  Tenez,  prenez  mes  cantiques  sacrés; 
«  Sacrés  ils  sont,  car  personne  n'y  touche: 
■(  Avec  le  temps  un  jour  vous  les  vendrez  : 
«  Plus  acceptez  mon  chef-d'œuvre  tragique 
(1  De  Zoraid  ';  la  scène  est  en  Afrique  : 
0  A  la  Clairon  vous  le  présenterez; 
«  C'est  un  trésor  :  allez  et  prospérez.  » 

"  Tout  ranimé  par  son  ton  didactique. 
Je  cours  en  hâte  au  parlement  comique. 
Bureau  de  vers,  où  maint  autour  pelé 

qui  n'est  pas  le  sien,  mais  on  ne  prend  pas  le  faux  nom  d'un  ambas- 
sadeur quand  on  prend  le  véritable  nom  de  cet  ambassadeur  même. 

Il  veut  pénétrer  le  m3-stère  d'un  refus  obstiné.  Qu'est-ce  que  le 
mystère  d'un  refus  si  net  et  déclaré  avec  tant  de  liauleur?  Il  peut  y 
avoir  du  mystère  dans  des  délais,  dans  des  réponses  équivoques,  dans 
des  promesses  mal  tenues  ;  mais  quand  on  a  déclaré  avec  des  Jiauteurs 
à  tous  vos  ambassadeurs  qu'on  ne  veut  point  de  vous,  il  n'}-  a  certai- 
nement là  aucun  mystère. 

Que  sais-je?...  n'écouler  qu'an  transport  amoureux.  Que  sait-il?  il 
n'écoutera  qu'un  transport,  il  sera  terrible  dans  le  tôte-à-tête. 

Le  grand  malheur  de  tant  d'auteurs  est  de  n'employer  presque 
jamais  le  mot  propre  :  ils  sont  contents  pourvu  qu'ils  riment,  mais  les 
connaisseurs  ne  sont  pas  contents. 

1.  Zoraule  était  une  tragédie  africaine  du  môme  auteur.  Les  comé- 
diens le  prièrent  de  leur  faire  une  seconde  lecture  pour  y  corriger 
quelque  chose;  il  leur  écrivit  cette  lettre  : 

•  Je  suis  fort  surpris,  messieurs,  que  vous  exigiez  une  seconde  lec- 
ture d'une  tragédietelle  que  Zoraïde.  Si  vous  ne  vous  connaissez  pas 
en  mérite,  je  me  connais  en  procédés,  et  Je  me  souviendrai  assez  long- 
temps des  vôtres  pour  ne  plus  m'occuper  d'un  théâtre  où  l'on  distingue 
si  peu  les  personnes  et  les  talents.  Je  suis,  messieurs,  autant  que  vous 
méritez  que  je  le  sois,  votre,  etc.  » 


280  POÉSIIiS    DE    VOLTAIIii:. 

Vend  mainte  scène  à  maint  acteur  sifflé. 

.l'entre,  je  lis  d'une  voix  fausse  et  grêle 

1/*  triste  drame  écrit  pour  la  Denèle  *. 

Dieu  paternel,  quels  dédains,  quel  accueil! 

De  quelle  œillade  altière,  impérieuse, 

La  Dumesnil  rabattit  mon  orgueil! 

La  Dungeville  est  plaisante  et  moqueuse  . 

Elle  riait;  Grandval  me  regardait 

D'un  air  de  prince,  et  Sarrazin  dormait; 

Et,  renvoyé  penaud  par  la  cohue. 

J'allai  gronder  et  pleurer  dans  la  rue. 

«  De  vers,  de  prose,  et  de  honte  étouffé. 
Je  rencontrai  Gresset  dans  un  café; 
Gresset  doué  du  double  privilège  - 
D'être  au  collège  un  bel  esprit  mondain, 
Et  dans  le  monde  un  homme  de  collège; 
Gresset  dévot;  longtemps  petit  badin. 
Sanctifié  par  ses  palinodies, 
11  prétendait  avec  componction 
Qu'il  avait  fait  jadis  des  comédies, 

1.  QuiiiauU-DenùIe  était  d.ins  ce  temps-là  une  assez  bonne  comé- 
dienne, pour  qui  principalement  Zoraîde  avait  été  faite.  Les  noms  qui 
suivent  sont  les  noms  des  comédiens  de  ce  temps-là. 

2.  Gresset,  auteur  du  petit  poëme  do  Ver-Verl,  d'autres  ouvrages 
dans  ce  goût,  et  de  quelques  comédies.  11  y  a  des  vers  très-heureux 
dans  tout  ce  qu'il  a  fait.  11  était  jésuite  quand  il  fit  imprimer  son  Ver- 
Vcit.  Le  contraste  de  son  état  et  des  termes  de  b...  et  f...  qu'on  voyait 
dans  ce  petit  poëme  fit  un  très-grand  éclat  dans  le  monde,  et  donna 
à  l'auteur  une  grande  réputation.  Ce  poëme  n'était  fondé  à  la  vérité 
que  sur  des  plaisanteries  de  couvent,  mais  il  promettait  beaucoup  ;  l'au- 
teur fut  obligé  de  sortir  des  jésuites.  11  donna  la  comédie  du  Mécliant, 
pièce  un  peu  froide,  mais  dans  laquelle  il  y  a  des  scènes  extrêmement 
bien  écrites.  Revenu  depuis  à  la  dévotion,  il  fit  imprimer  une  Lettre 
dans  laquelle  il  avertissait  le  public  qu'il  ne  donnerait  plus  de  comé- 
dies, de  peur  de  se  damner.  Il  pouvait  cesser  de  travailler  pour  le 
théâtre  sans  le  dire.  Si  tous  ceux  qui  ne  font  point  de  comédies  en 
avertissaient  tout  le  monde,  il  y  aurait  trop  d'avertissements  imprimés. 
Cet  avis  au  public  fut  plus  sifQé  que  ne  l'aurait  été  une  pièce  nouvelle, 
tant  le  public  est  malin. 


SATIRES.  281 

Dont  i\  la  Vierge  il  demandait  pardon. 

—  Gresset  se  trompe,  il  n'est  pas  si  coupable  : 
Un  vers  heureux  et  d'un  tour  agréable 

Ne  suffit  pas;  il  faut  une  action, 
De  l'iniérèt,  du  comique,  une  fable. 
Des  mœurs  du  temps  un  portrait  véritable, 
Pour  consommer  cette  œuvre  du  démon. 
Mais  que  fit-il  dans  ton  allliction? 

—  Il  me  donna  les  conseils  les  plus  sages. 
«  Quittez,  dit-il,  les  profanes  ouvrages; 

«  Faites  des  vers  moraux  contre  rainoui"; 
«  Soyez  dévot,  montrez- vous  à  la  cour.  » 

<(  Je  crois  mon  liomme,  et  je  vais  à  Versaille  : 
Maudit  voyage!  hélas!  chacun  se  raille 
Kn  ce  pays  d'un  pauvre  auteur  moral  ; 
Dans  ranlichambre  il  est  reçu  bien  mal, 
Et  les  laquais  insultent  sa  figure 
Par  un  mépris  pire  encor  que  l'injure. 
Plus  que  jamais  confus,  humilié. 
Devers  Paris  je  m'en  revins  à  pied. 

«  L'abbé  Trublet  alors  avait  la  rage  ' 
D'être  à  Paris  un  petit  personnage  ; 
Au  peu  d'esi)rit  que  le  bonhomme  avait 
L'esprit  d'autrui  par  supplément  servait. 
11  entassait  adage  sur  adage  ; 
11  compilait,  compilait,  compilait; 
On  le  voyait  sans  cesse  écrire,  écrire 
Ce  qu'il  avait  jadis  entendu  dire, 
•Et  nous  lassait  sans  jamais  se  lasser  : 


1.  L'abbé  Trublet,  auteur  de  quatre  tomes  d'Essais  de  littérature. 
Ce  sont  de  ces  livres  inutiles,  où  l'on  ramasse  de  prétendus  bons  mots 
qu'on  a  entendu  dire  autrefois,  des  sentences  rebattues,  des  pensées 
d'autrui  déla.vées  dans  de  longues  phrases,  do  ces  livres  enfin  dont  on 
pourrait  faire  douze  tomes  avec  le  seul  secours  du  Polyanthe. 

16. 


282  POKSIKS    1)K    VOI.T  \ir.K. 

Il  me  clioisit  pour  raider  à  ponsor. 

Trois  mois  entiers  ensemble  nous  pensâmes, 

Lûmes  beaucoup,  et  rien  n'imaginâmes. 

«  L'abbé  Trublct  m'avait  pétrifié; 
Mais  un  bâtard  du  sieur  de  La  Chaussée 
Vint  ranimer  ma  cervelle  épuisée, 
Lt  tous  les  deux  nous  fîmes  par  moitié 
Un  drame  court  et  non  versifié. 
Dans  le  grand  goût  du  larmoyant  comique, 
Roman  moral,  roman  métaphysique. 

(  —  Eh  bien!  mon  fils,  je  ne  te  blâme  pas. 
11  est  bien  vrai  que  je  fais  peu  de  cas 
De  ce  faux  genre,  et  j'aime  assez  qu'on  rie; 
Souvent  je  bâille  au  tragique  bourgeois. 
Aux  vains  elVorts  d'un  auteur  amphibie 
Qui  défigure  et  qui  brave  à  la  fois, 
Dans  son  jargon,  Melpomène  et  Thalie. 
Mais  après  tout,  dans  une  comédie. 
On  peut  parfois  se  rendre  intéressant 
En  empruntant  l'art  de  la  tragédie. 
Quand  par  malheur  on  n'est  point  né  plaisant. 
Fus-tu  joué?  ton  drame  hétéroclite 
Eut-il  l'honneur  d'un  peu  de  réussite? 

—  Je  cabalai  ;  je  fis  tant  qu'à  la  fin 
Je  comparus  au  tripot  d'arlequin. 

J'y  fus  hué  :  ce  dernier  coup  de  grâce 

M'allait  sans  vie  étendre  sur  la  place; 

On  me  porta  dans  un  logis  voisin. 

Près  d'expirer  de  douleur  et  de  faim, 

Les  yeux  tournés,  et  plus  froid  que  ma  pièce. 

—  Le  pauvre  enfant!  son  malheur  m'intéresse; 
11  est  na'ïf.  Allons,  poursuis  le  fil 

De  tes  récits  :  ce  logis,  quel  est-il? 

—  Cette  maison  d'une  nouvelle  espèce, 


SATIRES.  283 

Où  je  restai  longtemps  inuninu'', 

Était  un  antre,  un  repaire  enfumé. 

Où  s'assemblait  six  fois  en  deux  semaines 

Un  reste  impur  de  ces  énergumènes  ', 

De  Saint-Médard  ellVontés  charlatans, 

Trompeurs,  trompés,  monstres  de  notre  temps. 

Missel  en  main,  la  cohorte  infernale 

Psalmodiait  en  ce  lieu  de  scandale, 

Et  s'exerçait  à  des  contorsions 

Qui  feraient  peur  aux  plus  luirdis  démons. 

Leurs  hurlements  en  sursaut  nréveillèrent; 

Dans  mon  cerveau  mes  esprits  remontèrent; 

Je  soulevai  mon  corps  sur  mon  grabat. 

Et  m'avisai  que  j'étais  au  sabbat. 

Un  gros  rabbin  de  cette  synagogue, 

Que  j'avais  vu  ci-devant  pédagogue. 

Me  reconnut  :  le  bouc  s'imagina 

Qu'avec  ses  saints  je  m'étais  couché  là. 

Jelui  contai  ma  honte  et  ma  détresse. 

Maitre  Abraham  -,  après  cinq  ou  six  mots 

1.  Uy  avait  en  effet  alors,  auprès  de  riiûtel  de  la  Comédie-Italienne, 
une  maison  où  s'assemblaient  tous  les  convulsionnalres,  et  où  ils  fai- 
saient des  miracles.  Us  étaient  protégés  par  un  président  au  parle- 
ment, nommé  du  Bois,  après  l'avoir  été  par  un  Carré  do  Mongeron, 
conseiller  au  môme  parlement.  Cette  secte  de  convulsionnalres,  celle 
des  moraves,  des  ménonistes,  des  piétistes,  font  voir  comment  certaines 
religions  peuvent  aisément  s'établir  dans  la  populace,  et  gagner 
ensuite  les  classes  supérieures.  Il  y  avait  alors  plus  de  six  mille  con- 
vulsionnaires  à  Paris.  Plusieurs  d'entre  eux  faisaient  des  choses  très- 
extraordinaires.  On  rôtissait  des  filles  sans  que  leur  peau  fût  endom- 
magée; on  leur  donnait  des  coups  de  bûche  sur  l'estomac  sans  les 
blesser;  et  cela  s'appelait  donner  des  secours.  11  y  eut  dos  boiteux 
qui  marchèrent  droit,  et  des  sourds  qui  entendirent.  Tous  ces  miracles 
commençaient  par  un  psaume  qu'on  récitait  en  langue  vulgaire;  on 
était  saisi  du  .Saint-Esprit,  on  prophétisait;  et  quiconque  dans  l'assem- 
blée se  serait  permis  de  rire  aurait  couru  ri.sque  d'être  lapidé.  Ces 
farces  ont  duré  vingt  ans  chez  les  Welches. 

2.  C'est  Abraham  Chaumeix,  vinaigrier  et  théologien  dont  on  a  parlé 
ailleurs. 


284  POi:SIKS    DE    VOLTAini:. 

De  compliment,  me  tint  ce  beau  proi)OS  : 

«  J'ai  comme  toi  croupi  dans  la  bassesse, 
«  Et  c'est  le  lot  des  trois  quarts  des  humains  : 
"  Mais  notre  sort  est  toujours  dans  nos  mains. 
«  Je  nie  suis  fait  auteur,  disant  la  messe, 
«  Persécuteur,  délateur,  espion  ; 
«  Chez  les  dévots  je  forme  des  cabales  : 
«  Je  cours,  j'écris,  j'invente  des  scandales, 
«  Pour  les  combattre  et  pour  me  faire  un  nom, 
«  Pieusement  semant  la  zizanie, 
«  Et  l'arrosant  d'un  peu  de  calomnie. 
«  Imite-moi,  mon  art  est  assez  bon: 
«  Suis,  comme  moi,  les  méchants  à  la  piste; 
«  Crie  à  rim])ie,  à  l'athée,  au  déiste, 
«  Au  géomètre;  et  surtout  prouve  bien 
«  Qu'un  hel  esprit  ne  peut  être  chrétien  : 
«  Du  rigorisme  embouche  la  trompette; 
«  Sois  hypocrite,  et  ta  fortune  est  faite.  » 

«  A  ce  discours  saisi  d'émotion. 
Le  cœur  encore  aigri  de  ma  disgrâce. 
Je  répondis  en  lui  couvrant  la  face 
De  mes  cinq  doigts;  et  la  troupe  en  besace, 
Qui  fut  témoin  de  ma  vive  action, 
Crut  que  c'était  une  convulsion. 
A  la  faveur  de  cette  opinion. 
Je  m'esquivai  de  l'antre  de  Mégère. 

—  C'est  fort  bien  fait  ;  si  ta  tête  est  légère. 
Je  m'aperçois  que  ton  cœur  est  fort  bon. 
Où  courus-tu  présenter  ta  misère? 

—  Las!  où  courir  dans  mon  destin  maudit! 
K'ajant  ni  pain,  ni  gîte,  ni  crédit. 

Je  résolus  de  finir  ma  carrière. 

Ainsi  qu'ont  fait  au  fond  de  la  rivière 

Des  gens  de  bien,  lesquels  n'en  ont  rien  dit. 


SATIRES.  "  285 

«  0  cliangement!  ù  foitune  bizarre! 
J'apprends  soudain  qu'un  oncle  trépassé. 
Vieux  janséniste  et  docteur  de  Navarre, 
Des  vieux  docteurs  certes  le  plus  avare, 
Ab  inleslal,  malgré  lui,  m'a  laissé 
D'argent  comptant  un  immense  héritage. 

«  Bientôt,  changeant  de  mœurs  et  de  langage. 
Je  me  décrasse;  et  m'étant  dérobé 
A  cette  fange  où  j'étais  embourbé, 
Je  p'-ends'mon  vol,  je  m'élève,  je  plane; 
Je  veux  tàter  des  plus  brillants  emplois, 
Être  officier,  signaler  mes  exploits, 
Puis  de  Thémis  endosser  la  soutane, 
Et,  moyennant  vingt  mille  écus  tournois, 
Être  appelé  le  tuteur  de  nos  rois. 
J'ai  des'  amis,  je  leur  fais  grande  chère; 
J'ai  de  l'esprit  alors,  et  tous  mes  vers 
Ont  comme  moi  l'heureux  talent  de  plaire; 
Je  suis  aimé  des  dames  que  je  sers. 
Pour  compléter  tant  d'agréments  divers. 
On  me  propose  un  très-bon  mariage; 
Mais  les  conseils  de  mes  nouveaux  amis, 
Un  grain  d'amour  ou  de  libertinage, 
La  vanité,  le  bon  air,  tout  m'engage 
Dans  les  filets  de  certaine  Laïs 
Que  Belzébut  fit  naître  on  mon  paj-s. 
Et  qui  depuis  a  brillé  dans  Paris. 
Elle  dansait  à  ce  tripot  lubrique 
Que  de  l'Église  un  ministre  impudique 
(Dont  Marion  *  fui  servie  assez  mal) 
Fit  élever  près  du  l'alais-Royul. 


1.  Marion  do  Lormc,  courtisane  du  temps  du  cardinal  de  Richelieu, 
et  qui  fit  une  assez  grande  fortune  avec  ce  ministre,  qui  était  fort 
généreux. 


28G  POKSIKS    DK    VOLTAHiK. 

«  Avec  éclat  j'entretins  donc  ma  belle  : 
Croyant  raimer,  croyant  être  aimé  d'elle, 
Je  prodiguais  les  vers  et  les  bijoux; 
Billets  de  change  étaient  mes  billets  doux  : 
Je  conduisais  ma  Laïs  triomphante. 
Les  soirs  d'été,  dans  la  lice  éclatante 
De  ce  rempart,  asile  des  amours. 
Par  Outrequin  rafraîchi  tous  les  jours  K 
Quel  beau  vernis  bri-Uait  sur  sa  voilure! 
L'a  petit  peigne  orné  de  diamants 
De  son  chignon  surmontait  la  parure; 
L'Inde  à  grands  frais  tissut  ses  vêtements; 
L'argent  brillait  dans  la  cuvette  ovale 
Où  sa  peau  blanche  et  ferme,  autant  qu'égale, 
S'embellissait  dans  des  eaux  de  jasmin. 
A  son  souper,  un  surtout  de  Germain 
Et  trente  plats  chargeaient  sa  table  ronde 
Des  doux  tributs  des  forêts  et  de  l'onde. 
Je  voulus  vivre  en  fermier  général  : 
Que  voulez-vous,  hélasl  que  je  vous  dise? 
Je  payai  cher  ma  brillante  sottise, 
En  quatre  mois  je  fus  à  l'hôpital. 

«  Yoilà  mon  sort,  il  faut  que  je  l'avoue. 
Conseillez-moi.  —  Mon  ami,  je  te  loue 
D'avoir  enfin  déduit  sans  vanité 
Ton  cas  honteux,  et  dit  la  vérité; 
Prête  l'oreille  à  mes  avis  fidèles. 


1.  La  mode  était  alors  de  se  promener  en  carrosse  ou  à  pied  sur  les 
boulevards  de  Paris,  que  M.  Outrequin  avait  soin  de  faire  arroser  tous 
les  jours  pendant  l'été.  Les  jeunes  gens  se  piquaient  d'y  faire  paraître 
leurs  maîtresses  dans  les  voitures  les  plus  brillantes.  On  y  voyait  des 
filles  de  l'Opéra  couvertes  de  diamants  ;  elles  renouaient  leurs  cheveux 
avec  des  peignes  où  il  y  avait  autant  de  diamants  que  de  dents.  Les 
boulevards  étaient  bordés  de  cafés,  de  boutiques  de  marionnettes,  de 
joueurs  de  gobelets,  de  danseurs  de  corde,  et  de  tout  ce  qui  peut 
amuser  la  jeunesse. 


SATIRKS.  2 

Jadis  l'Egypte  eut  moins  de  sauterelles 
Que  l'on  ne  voit  aujourd'hui  dans  Paris 
De  malotrus,  soi-disant  beaux  esprits, 
Qui,  dissertant  sur  les  pièces  nouvelles. 
En  font  encor  de  plus  silllables  qu'elles  : 
Tous  l'un  de  l'autre  ennemis  obstinés, 
Mordus,  mordants,  chansonneurs,  cliansonné'=', 
Nourris  de  vent  au  temple  de  mémoire, 
Peuple  crotté  qui  dispense  la  gloire. 
J'estime  plus  ces  honnêtes  enfants 
Qui  de  Savoie  arrivent  tous  les  ans. 
Et  dont  la  main  légèrement  essuie 
Ces  longs  canaux  engorgés  par  la  suie  : 
J'estime  plus  celle  qui,  dans  un  coin. 
Tricote  en  paix  les  bas  dont  j'ai  besoin  ; 
Le  cordonnier  (jui  vient  de  ma  chaussure 
Prendre  à  genoux  la  forme  et  la  mesur«>. 
Que  le  métier  de  tes  obscurs  Frérons. 
Maître  Abraham,  et  ses  vils  compagnons, 
Sont  une  espèce  encor  plus  odieuse. 
Quant  aux  catins,  j'en  fais  assez  de  cas; 
Leur  art  est  doux,  et  leur  vie  est  joyeuse; 
Si  quelquefois  leurs  dangereux  appas 
A  l'hôpital  mènent  un  pauvre  diable. 
Un  grand  benêt,  qui  fait  l'homme  agréable. 
Je  leur  pardonne,  il  l'a  bien  mérité. 

«  Écoute,  il  faut  avoir  un  poste  honnête. 
Les  beaux  projets  dont  tu  fus  tourmenté 
Ne  troublent  plus  ta  ridicule  tête; 
Tu  ne  veux  plus  devenir  conseiller; 
Tu  n'as  point  l'air  de  te  faire  onicier, 
Ni  courtisan,  ni  financier,  ni  prêtre. 
Dans  mon  logis  il  me  manque  un  portier  : 
Prends  ton  parti,  réponds-moi,  veux-tu  l'être? 


}■  POÉSIES    DI-:    VOLTAIRE. 

—  Oui-da,  monsieur.  —  Quatre  fois  dix  écus 
Seront  par  an  ton  salaire;  et,  de  plus, 
D'assez  bon  vin  chaque  jour  une  pinte 
Rajustera  ton  cerveau  ([ui  te  tinte; 

Va  dans  ta  loge  ;  et  surtout  garde-toi 
Qu'aucun  Fréron  n'entre  jamais  chez  moi. 

—  J'obéirai  sans  réplique  à  mon  maître, 
En  bon  portier;  mais  en  secret,  peut-être, 
J'aurais  choisi,  dans  mon  sort  malheureux. 
D'être  plutôt  le  portier  des  Chartreux  *.  » 


LA   VAMTÉ2 

(1-60) 

«  Qu'as-tu,  petit  bourgeois  d'une  petite  ville? 
Quel  accident  étrange,  en  allumant  ta  bile, 

1.  Le  Poitier  des  Chartreux  est  un  livre  qui  n'est  pas  de  la  morale  la 
plus  austère.  On  y  trouve  un  portrait  de  l'abbé  Desfontaines,  plus  hardi 
que  tous  ceux  qu'on  lit  dans  Pétrone.  Cet  ou\Tage  est  do  l'auteur  de 
la  petite  comédie  intitulée  le  li...  L'auteur  était  d'ailleurs  aussi  savant 
dans  l'antiquité  que  dans  l'histoire  des  mœurs  modernes  ;  et  il  a  com- 
posé des  discours  sérieui  pour  des  personnages  très-graves,  qui  ne 
savaient  pas  les  faire  eus-mêmes. 

2.  La  Vanité  et  autres  pièces,  soit  en  vers,  soit  en  prose,  font  partie 
du  volume  intitulé  Recueil  de  facéties  parisiennes  sur  les  six  premieis 
mois  de  l'an  1760  et  qui  est  de  Morellet  ou  de  Voltaire.  Elles  y  sont 
précédées  de  l'Avertissement  que  voici  : 

«  Le  sieur  L.  F.,  auteur  de  la  Prière  du  déiste  que  l'on  trouvera  ici, 
et  du  Voyage  de  Provence,  ayant  été  admis  à  l'Académie  française,  fit 
attendre  sis  mois  sa  harangue  de  remercîment,  et  la  prononça  enfin  le 
10  mars  1~60.  Mais,  au  lieu  de  remercier  l'Académie,  il  fit  un  Ion,» 
discours  contre  les  belles-lettres  et  contre  l'Académie,  dans  lequel  il 
dit  que  «  l'abus  des  talents,  le  mépris  de  la  religion,  la  haine  de  l'au- 
«  torité  sont  le  caractère  dominant  des  productions  de  ses  confrères  ; 
«  que  tout  porte  l'empreinte  d'une  littérature  dépravée,  d'une  morale 
«  corrompue,  et  d'une  philosophie  altière  qui  sape  également  le  trône 
€  et  l'autel;  que  les  gens  de  lettres  déclament  tout  haut  contre  les 
i(  richesses  (parce  qu'on  ne  déblame  pas  tout  bas),  et  qu'ils  portent 
«  envie  secrètement  aux  riches,  etc.  »  Cet  étrange  discours  si  déplacé. 


SATIRES.  28'J 

A  sur  ton  lar^^e  front  répandu  la  rougeur? 
D'où  vieut  que  tes  gros  yeux  pétillent  de  fureur? 
Réponds  donc'. —  L'univers  doit  venger  mes  injures -; 
L'univers  me  contemple,  et  les  races  futures 
Contre  mes  ennemis  déposeront  pour  moi. 

—  L'univers,  mon  ami,  ne  pense  point  à  toi, 
L'avenir  encor  moins  :  conduis  bien  ton  ménage, 
Divertis-toi,  bois,  dors,  sois  tranquille,  sois  sage. 
De  quel  nuage  épais  ton  crâne  est  offusqué! 

—  Ah!  j'ai  fait  un  discours,  et  l'on  s'en  est  moqué! 
Des  plaisants  de  Paris  j'ai  senti  la  malice; 

Je  vais  me  plaindre  au  roi,  qui  me  rendra  justice  ; 
Sans  doute  il  punira  ces  ris  audacieux. 

—  Va,  le  roi  n'a  point  lu  ton  discours  ennuyeux. 

si  peu  mesuré,  si  injuste,  valut  alors  au  sieur  L.  F.  les  pièces  qu'on  va 
lire.  Le  sieur  L.  F.,  au  lieu  de  se  rétracter  honnêtement  comme  il  le 
devait,  composa  un  Mémoire  justificatif,  qu'il  dit  avoir  présenté  au  roi, 
et  il  s'exprime  ainsi  dans  ce  Mémoire  :  «  Il  faut  que  l'univers  saclie 
«  que  le  roi  s'est  occupé  de  mon  Mémoire,  etc.  »  Il  dit  ensuite  :  «  Un 
«  homme  de  ma  naissance.  »  Ayant  poussé  la  modestie  à  cet  excès,  il 
voulut  encore  avoir  celle  de  faire  mettre  au  titre  de  son  ouvrage  : 
Mémoire  de  M.  L.  F.,  imprimé  par  ordre  du  roi  :  mais  comme  Sa 
Majesté  ne  fait  point  imprimer  les  ouvrages  qu'elle  ne  peut  lire,  ce 
titre  fut  supprimé.  Cette  démarche  lui  attira  VÉpitre  d'un  frère  de  la 
Charité,  qu'on  trouvera  aussi  dans  ce  recueil.  » 

1.  Un  provincial,  dans  un  mémoire,  a  imprimé  ces  mots  :  «  U  faut 
que  tout  l'univers  sache  que  Leurs  Majestés  «e  sont  occupées  de  mon 
discours.  Le  roi  l'a  voulu  voir;  toute  la  cour  l'a  voulu  voir.  »  11  dit, 
dans  un  autre  endroit,  que  «  sa  naissance  est  encore  au-dessus  de  son 
discours.  >  Un  frère  de  la  Doctrine  chrétienne  a  trouvé  peu  d'humilité 
chrétienne  dans  les  paroles  de  ce  monsieur  ;  et  pour  le  corriger,  il  a 
mis  en  lumière  ces  vers  chrétiens,  applicables  à  tous  ceu.x  qui  ont 
plus  de  vanité  qu'il  ne  faut. 

2.  Un  provincial,  dans  un  mémoire  concernant  une  petite  querelle 
académique,  avait  imprimé  ces  propres  mots  :  «  Il  faut  que  tout  l'uni- 
vers sache  que  Leurs  Majestés  se  sont  occupées  de  mon  discours  à 
l'Académie.  * 

Et  comme,  dans  ce  discours,  dont  Leurs  Majestés  ne  s'étaient  point 
occupées,  l'auteur  avait  insulté  plusieurs  académiciens,  il  n'est  pas 
étonnant  qu'il  se  soit  attiré  une  petite  correction  dans  la  pièce  de  vers 
intitulée  la  Vanité.  Car  s'il  est  mal  de  commencer  la  guerre,  il  est  très- 
pardonnable  de  se  défendre. 


290  POÉSIES    DK    VOI.TMIU:. 

Il  a  trop  peu  de  temps,  et  trop  de  soins  à  prendre  : 
Son  peuple  ii  soulager,  ses  amis  à  défendre, 
La  guerre  à  soutenir:  en  un  mot,  les  bourgeois 
Doivent  ti'ès-rarement  importuner  les  rois. 
La  cour  te  croira  fou  :  reste  chez  toi,  i^onhomme. 
—  Non,  je  n'y  puis  tenir;  de  brocards  on  m'assomme. 
Les  quand,  les  qui,  les  quoi,  pleuvant  de  tous  côtés  '. 
Silllent  à  mon  oreille,  en  cent  lieux  répétés. 
On  méprise  à  Paris  mes  chansons  judaïques. 
Et  mon  Paler  anglais  -,  et  mes  rimes  tragiques. 
Et  ma  prose  aux  quarante.  Un  tel  renversement 
D'un  État  policé  détruit  le  fondement  : 
L'intérêt  du  public  se  joint  à  ma  vengeance; 
Je  prétends  des  plaisants  réprimer  la  licence. 
Pour  trouver  bons  mes  vers  il  faut  faire  une  loi; 
Et  de  ce  même  pas  je  vais  parler  au  roi.  » 

Ainsi,  nouveau  venu,  sur  les  rives  de  Seine, 
Tout  rempli  de  lui-même,  un  pauvre  énergumène 
De  son  plaisant  di''Iire  amusait  les  passants. 
Souvent  notre  amour-propre  éteint  notre  bon  sens; 
Souvent  nous  ressemblons  aux  grenouilles  d"Homère, 
Implorant  à  grands  cris  le  fier  dieu  de  la  guerre, 

1.  Ce  sont  de  petites  feuilles  volantes  qui  coururent  dans  Paris  vers 
ce  temps-là. 

2,  C'est  la  prière  de  Pope,  connue  sous  le  nom  de  Prière  du  déiste.  Il 
est  vrai  qu'elle  n'était  pas  chrétienne,  mais  elle  était  universelle.  On 
ne  s'en  scandalisa  point  à  Londres,  non-seulement  parce  qu'on  permet 
beaucoup  de  choses  aux  poètes,  mais  parce  qu'on  était  las  de  persé- 
cuter Pope,  et  surtout  parce  qu'il  se  trouve  en  Angleterre  beaucoup 
plus  de  philosophes  que  de  persécuteurs. 

M.  Le  Franc  de  Pompignan  la  traduisit  en  vers  français;  mais  après 
l'avoir  traduite,  il  ne  devait  pas  insulter  tous  les  gens  de  lettres  de 
Paris,  dans  son  discours  de  réception  à  l'Académie  française.  Il  pouvait 
faire  sa  cour  sans  insulter  ses  confrères.  Ce  discours  fut  la  source  de 
quantité  d'épigrammes,  de  chansons  et  de  petites  pièces  de  vers,  dont 
aucune  ne  touche  à  l'honneur,  et  qui  n'empêchent  pas,  comme  on  l'a 
déjà  dit  ailleurs,  que  l'homme  qui  s'éliiil  attiré  cette  querelle  ne  put 
avoir  beaucoup  de  mérite. 


s  ATI  ni:  s.  291 

Et  les  dieux  des  enfers,  et  Bellone,  et  Pallas, 
Et  les  foudres  des  cieux,  pour  se  venger  des  rats. 

Voyez  dans  ce  réduit  ce  crasseux  janséniste, 
Des  nouvelles  du  temps  infidèle  copiste  '. 
Vendant  sous  le  manteau  ces  mémoires  sacrés 
De  bedeaux  de  paroisse,  et  de  clercs  tonsurés, 
il  pense  fermement,  dans  sa  superbe  extase, 
Hess^uscitor  les  temps  des  combats  d'Atlianase. 
Ce  petit  bel  esprit,  orateur  du  barreau, 
Alignant  froidement  ses  phrases  au  cordeau, 
Citant  mal  à  propos  des  auteurs  qu'il  ignore, 
Voit  voler  son  beau  nom  du  couchant  à  l'aurore  : 
Ses  flatteurs,  à  dîner,  l'appellent  Cicéron, 
lierthier  dans  son  collège  est  surnonnné  Varron. 
Ln  vicaire  à  Chaillot  croit  que  tout  homme  sage 
Doit  penser  dans  Pékin  comme  dans  son  village: 
Et  la  vieille  badaude,  au  fond  de  son  quartier, 
Dans  ses  voisins  badauds  voit  l'univers  entier. 

Je  suis  loin  de  blâmer  le  soin  très-légitime 
De  plaire  à  ses  égaux,  et  d'être  en  leur  estime. 
Un  conseiller  du  roi,  sur  la  terre  inconnu, 
Doit  dans  son  cercle  étroit,  chez  les  siens  bienvenu. 
Être  approuvé  du  moins  de  ses  graves  confrères; 
Mais  on  ne  peut  soufl'rir  ces  bruyants  téméraires, 
Sur  la  scène  du  monde  ardents  à  s'étaler. 
Veux-tu  te  faire  acteur?  on  voudra  te  siffler. 


1.  C'est  le  gazelicr  des  A'ouvetlcs  ecclésiasliqws;  on  en  a  déjà  parlé 
ailleurs. 

C'est  en  effet  une  chose  assez  plaisante  que  l'importance  mise  par  ce 
gazetier  à  ces  petites  querelles  ignonies  dans  le  reste  du  monde, 
méprisées  dans  Paris  par  tous  les  gens  de  bon  sons,  et  connues  seule- 
ment par  ceux  qui  les  excitaient,  el  parla  canaille  des  convulsionnaires. 
Le  gazetier  ecclésiastique  assura  dans  plusieurs  feuilles  que  les  temps 
d'Arius  et  d'Atlianase  avaient  été  moins  orageux,  et  qu'un  devait  s'at- 
tendre aux  événements  les  plus  funestes,  depuis  qu'on  avait  mis  un 
porte-Dieu  à  Bicètre  et  un  colporteur  au  pilori. 


292  POÉSIES    DE    VOLTAIHE. 

Gardons-nous  d'imiter  ce  fou  de  Diogène, 

Qui  pouvant  cliez  les  siens,  en  bon  bourgeois  d'Athène, 

A  l'étude,  au  plaisir  doucement  se  livrer, 

Vécut  dans  un  tonneau  pour  se  faire  admirer. 

Malheur  à  tout  mortel,  et  surtout  dans  notre  âge, 

Qui  se  fait  singulier  pour  être  un  personnage! 

Piron  seul  eut  raison,  quand,  dans  un  goût  nouveau  % 

11  lit  ce  vers  heureux,  digne  de  son  tombeau  : 

Ci-yil  qui  ne  [al  rien.  Quoi  que  l'orgueil  en  dise, 

Humains,  faibles  humains,  voilà  votre  devise. 

Combien  de  rois,  grands  dieux!  jadis  si  révérés, 

Dans  l'éternel  oubli  sont  en  foule  enterrés! 

La  terre  a  vu  passer  leur  empire  et  leur  troue. 

On  ne  sait  en  quel  lieu  florissait  Babylone. 

Le  tombeau  d'Alexandre,  aujourd'hui  renversé. 

Avec  sa  ville  altière  a  péri  dispersé. 

César  n'a  point  d'asile  où  son  ombre  repose  ; 

Et  l'ami  Pompignan  pense  être  quelque  chose! 

LE   RUSSE   A   PAUIS 

PETIT     POËilE     EN     \ERS    ALEXANDHINS 

Composé  à  Paris,  au  mois  de  mai  1"60,  par  M.  Ivan  Alelhof 
secrétaire  de  l'ambassade  russe. 

Tout  le  monde  sait  que  M.  Aletliof,  ayant  aj)pns  le  français 
à  Archangel,  dont  il  était  natif,  cultiva  les  belles-lettres  avec 
une  ardeur  incroyable,  et  y  fit  des  progrès  plus  incroyables 
encore  :  ses  travaux  ruinèrent  sa  santé.  11  était  aisé  à  émou- 
voir, comme  Horace,  irasci  celer;  il  ne  pardonnait  jamais 
aux  auteurs  qui  Tennuyaient.  Un  livre  du  sieur  Gauchat,  et 
un  discours  du  sieur  Le  Franc  de  Pompignan,  le  mirent  dans 
une  telle  colère  qu"il  en  eut  une  fluxion  de  poitrine  ;  depuis 

1.  Piron,  auteur  de  la  Mélromanie,  jolie  pièce  qui  a  eu  beaucoup  de 
succès.  U  a  fait  son  épitaphe,  qui  commence  par  ce  vers  : 

Ci-gît,  qui?  quoi?  ma  foi,  personne,  rien. 


s  ATI  r.  ES.  203 

ce  temps  il  ne  fit  que  languir,  et  mourut  à  Paris  le 
l<'''juin  170)0.  avec  tous  les  sentiments  d'un  vrai  catholique  grec, 
persuadé  de  l'infaillibilité  de  l'K'.'lise  grecque.  Nous  donnons 
au  public  son  dernier  ouvrage,  qu'il  n'a  pas  eu  le  temps  de 
perfectionner  ;  c'est  grand  dommage  :  mais  nous  nous  flattons 
d'imprimer  dans  peu  ses  autres  poëmes,  dans  lcsr[uels  on  trou- 
vera plus  d'érudition,  et  un  style  beaucoup  plus  cbàtié. 


DIM-OGIF   D'UN   PAUISIKN   ETDTN    RISSE 
LE    l'ARISIKN. 

Vous  avez  donc  franchi  les  mers  hyperborées, 
Ces  immenses  déserts  et  ces  froides  contrées 
Où  le  fils  d'Alexis,  instruisant  tous  les  rois, 
A  fait  naître  les  arts,  et  les  mœurs,  et  les  lois  ? 
Pourquoi  vous  dérober  aux  sept  astres  de  l'Oursi', 
Beaux  lieux  où  nos  Français,  dans  leur  savante  course, 
Allèrent^  de  liorée  arpentant  riiorizoïi, 
Geler  auprès  du  pùle  aplati  par  Newton  •  ; 

1.  Ce  furent  Huygens  et  Newton  qui  prouvèrent,  le  premier  par  la 
théorie  des  forces  centrifuges,  lo  second  par  celle  de  la  gravitation, 
que  le  globe  doit  être  un  peu  aplati  aux  pôles,  et  un  peu  élevé  à 
l'équateur;  que  par  conséquent  les  degrés  du  méridien  sont  plus 
petits  à  l'équateur,  et  au  p61o  un  peu  plus  longs.  La  différence,  selon 
Newton,  est  d'un  doux-cent-trentième,  et,  selon  Huygens,  d'un  cinq- 
cent-soiiante-et-dii-huitiùme. 

On  trouva  au  contraire,  par  les  mesures  prises  en  France,  que  les 
degrés  du  méridien  étaient  plus  grands  au  sud  qu'au  nord.  De  là  on 
conclut  que  la  terre  était  aplatie  au  pôle,  comme  Newton  et  Huygens 
l'avaient  prouvé  par  une  théorie  sûre.  C'était  tout  justement  le  con- 
traire de  ce  qu'on  devait  conclure.  Les  mesures  de  France  étaient 
f.ius.«es,  et  la  conclusion  plus  fausse  encore. 

Cette  affaire  ne  fut  portée  ni  au  parlement  ni  en  Sorbonne,  comme 
celle  de  l'inoculation  y  a  été  déférée.  L'Académie  des  science»  se 
rétracta  au  bout  de  vingt  ans,  et  Fontenelle  avoua  dans  son  histoire 
que,  si  les  degrés  étaient  plus  longs  vers  le  nord,  la  terre  devait  être 
aplatie  au  pôle. 

Cela  faisait  voir  qu'on  s'était  non-seulement  trompé  en  France  sur  la 
tiiéorie,  mais  qu'on  s'était  aussi  trompé  dans  les  mesures. 


294  POi:SlES    DI-:    VOLTAIRE, 

Et  de  ce  ?rand  projet  utile  à  cent  couronnes  ', 
Avec  un  quart  de  cercle  enlever  deux  Laponnes  -? 
Est-ce  un  pareil  dessein  qui  vous  conduit  chez  nous? 

LE   RISSK. 

.Non,  je  viens  m'éclairer,  m'instruire  auprès  de  vous; 
Voir  un  peuple  fameux,  l'observer  et  l'entendre. 

LE  1' . un  s  IE.\. 

Aux  bords  de  TOccident  que  pouvez-vous  apprendre? 

Dans  vos  vastes  États  vous  touchez  à  la  fois 

Au  pays  de  Christine,  à  Tempire  chinois  : 

Le  héros  de  Narva  sentit  votre  vaillance: 

Le  brutal  janissaire  a  tremblé  dans  Byzance; 

Les  hardis  Prussiens  ont  été  terrassés; 

Et,  vainqueurs  en  tous  lieux,  vous  en  savez  assez. 

LE    RISSE. 

J'ai  voulu  voir  Paris  :  les  fastes  de  l'histoire 

Célèbrent  ses  [)laisirs  et  consacrent  sa  gloire. 

Tout  mon  cceur  tressaillait  à  ces  récits  pompeux 

De  vos  arts  triomphants,  de  vos  aimables  jeux. 

Quels  plaisirs,  quand  vos  jours  marqués  par  vos  conquêtes 

S'embellissaient  encore  à  l'éclat  de  vos  fêtes  ! 

L'étranger  admirait  dans  votre  auguste  cour 

Cent  filles  de  héros  conduites  par  l'Amour: 

Ces  belles  Montbazons,  ces  Chàtillous  brillantes. 

Ces  piquantes  Bouillons,  ces  Nemours  si  touchantes. 

Dansant  avec  Louis  sous  des  berceaux  de  fleurs  '. 


1.  Moreau  de  Maupertuis  fit  accroire  au  cardinal  de  Fleury  que 
cette  dispute  purement  philosophique  intéressait  tous  les  navigateurs  ; 
qu'il  y  allait  de  leur  vie.  Il  n'y  allait  certainement  que  de  la  curiosité. 

2.  C'étaient  deux  filles  de  Tornéa,  qui  étaient  sœurs.  Le  père  com- 
mença un  procès  criminel  contre  Maupertuis  ;  mais  on  ne  put  du 
cercle  polaire  envoyer  à  Paris  un  huissier. 

3.  Cela  est  vrai  à  la  lettre.  Il  y  avait  à  la  fête  de  Versailles  de  grands 
berceaux  de  verdure,  ornés  de  fleurs  qui  formaient  des  dessins  pitto- 


SATir.HS.  295 

lit  du  Rhin  subjugué  couronnant  les  vainqueurs: 
Perrault  du  Louvre  auguste  (''levant  la  merveilk-; 
Le  grand  Condé  pleurant  aux  vers  du  grand  Corneille; 
Tandis  que,  plus  aimable,  et  plus  maître  des  cœurs, 
Racine,  d'Henriette  exprimant  les  douleurs  \ 
Et  voilant  ce  I)eau  nom  du  nom  de  Bérénice, 
Des  feux  les  plus  touchants  peignait  le  sacrifice. 

Cependant  un  Colbert,  en  vos  heureux  remparts, 
Ranimait  l'industrie,  et  rassemblait  les  arts  : 
Tous  ces  arts  en  triomphe  amenaient  Tabondance. 
Sur  cent  châteaux  ailés  les  pavillons  de  France  -, 
Bravant  ce  peuple  altier,  complice  de  Cromuel, 
Eflrayaient  la  Tamise  et  les  ports  du  Texel. 

Sans  doute  les  beaux  fruits  de  ces  âges  illustres, 
Accrus  par  la  culture  et  mûris  par  vingt  lustres. 
Sous  vos  savantes  mains  ont  un  nouvel  éclat. 
Le  temps  doit  augmenter  la  splendeur  de  TÉtat: 
Mais  je  la  cherche  en  vain  dans  cette  ville  immense. 

LE    PARISIEN. 

Aujourd'hui  Ton  étale  un  peu  moins  d'opulence. 
Nous  nous  sommes  défaits  d'un  luxe  dangereux^; 

resques.  Ce  fut  là  que  Louis  XIV,  qui  était  d;ins  tout  l'éclat  de  la  jeu- 
nesse et  do  la  beauté,  daasa  avec  M"«  de  La  Vallière  et  d'autres 
dames. 

1.  Rien  n'est  plus  connu  que  l'histoire  de  la  tragédie  de  Bérénice.  La 
princesse  Henriette  d'.Angleterre,  fille  de  Charles  1",  et  femme  de 
Monsieur,  frère  unique  de  Louis  XIV,  donna  ce  sujet  à  traiter  à  Cor- 
neille et  à  Racine.  On  sait  comment  Corneille  en  fît  une  tragédie  aussi 
froide  et  aussi  ennuj-cuse  que  mal  écrite  ;  et  comment  Racine  en  fit  une 
pièce  très-touchante,  malgré  ses  défauts. 

2.  Louis  XIV  était  parvenu  jusqu'à  garnir  ses  ports  de  près  de  deux 
cents  vaisseaux  de  guerre. 

3.  Cela  fut  écrit  en  nCO,  temps  auquel  le  mallieur  des  temps,  les 
disgrâces  dans  la  guerre,  et  la  mauvaise  administration  des  finances, 
avaient  obligé  le  roi  et  la  plupart  des  gens  riches  à  faire  porter  à  la 
monnaie  une  grande  partie  de  leur  vaisselle  d'argent.  On  servait  alors 
les  potages  et  les  ragoûts  dans  des  plats  de  faïence  qu'on  appelait  des 
culs  noirs. 


'i'M  POi:sii:s  df;   voltaire. 

Les  esprits  sont  changés,  et  les  temps  sont  fâcheux. 

LE    KISSE. 

Et  que  vous  reste-t-il  de  vos  magnificences? 

LK    J'ARISIKiX. 

IMais...  nous  avons  souvent  de  belles  remontrances'; 
Et  le  nom  d'Ysabeau  =*,  sur  un  papier  timbré, 
Est  dans  tous  nos  périls  un  secours  assuré. 

LE    RUSSE. 

C'est  I)('aucoup:  mais  enfin,  quand  la  riche  Angleterre 
Epuise  ses  trésors  à  vous  faire  la  guerre, 
Les  papiers  d'Vsabeau  ne  vous  suffiront  pas  : 
Il  faut  des  matelots,  des  vaisseaux,  des  soldats... 

LE    PARISIEN  . 

Nous  avons  à  Paris  de  plus  grandes  affaires. 

LE   RUSSE. 

Quoi  donc? 

LE    PAPISIEX. 

Jansénius...  la  bulle...  ses  mystères^. 
De  deux  sages  partis  les  cris  et  les  efforts, 

1.  On  n'a  pas  ici  la  témérité  de  vouloir  jeter  le  plus  léger  soupçon 
de  partialité  sur  les  remontrances;  le  zèle  les  dicte,  la  bonté  les 
reçoit,  l'équité  y  a  souvent  égard.  On  observe  seulement  que,  lorsque 
les  Anglais  se  ruinent  pour  désoler  nos  côtes,  insulter  nos  ports, 
détruire  nos  colonies  et  notre  commerce,  nous  devons  donner  quelque 
chose  pour  nous  défendre.  Certes,  en  voyant  notre  roi  se  défaire  de 
sa  vaisselle  d'argent,  et  se  priver  de  ce  qui  fait  le  nécessaire  d'un 
monarque,  quel  est  le  citoyen  qui  ne  suivra  pas  un  exemple  si  noble  et 
si  touchant? 

2.  Greffier  au  parlement  de  Paris. 

3.  La  querelle  de  la  bulle  Unigenitus  fut  un  de  ces  ridicules  sérieux 
qui  ont  troublé  la  France  assez  longtemps.  On  n'ignore  pas  que 
Louis  XIV  eut  le  malheur  de  se  mêler  des  disputes  absurdes  entre 
les  jansénistes  et  les  molinistes;  que  cette  extravagance  jeta  de  l'amer- 
tume sur  la  fia  de  ses  jours,  et  que  cette  guerre  théologique,  pour 
n'avoir  pas  été  assez  méprisée,  renaquit  ensuite  assez  violemment. 
C'était  la  honte  de  l'esprit  humain  ;  mais  on  était  accoutumé  à  cette 
honte. 


SATIIIES.  297 

Et  des  billets  sacrés  pa3'ables  chez  les  morts  ^ 
Et  des  coDvubions  *,  et  des  réquisitoires, 
Rempliront  do  nos  temps  les  brillantes  histoires. 
Le  Franc  de  Pompignan,  par  ses  divins  écrits  \ 

1.  Valère  Maxime  (lib.  II,  cap.  vi,  deext.  Inslit.)  dit  que  les  druides 
prêtaient  de  l'argent  aux  pauvres,  à  la  charge  qu'ils  le  rendraient  en 
l'autre  inonde. 

2.  La  folie  inconcevable  des  convulsions  fut  un  des  fruits  de  la  bulle 
L'nigenitus.  Il  }■  en  avait  encore  en  nOO,  et  elles  avaient  commencé 
en  1721.  Sans  les  philosophes,  qui  jetèrent  sur  cette  démence  infilme 
tout  le  ridicule  qu'elle  méritait,  cette  fureur  de  l'esprit  de  parti  aurait 
eu  des  suites  très-dangereuses. 

3.  M.  Le  Franc  de  Pompignan,  dans  un  mémoire  qu'il  dit  avoir  pré- 
senté au  roi  en  1760,  s'exprime  ainsi,  page  17  :  «  Il  faut  que  tout  l'uni- 
vers sache  que...  le  roi  s'est  occupé  de  mon  discours,  non  comme  d'une 
nouveauté  passagère,  mais  comme  d'une  production  digue  de  Tatten- 
tion  particulière  des  souverains.  » 

Quel  producteur  que  ce  Pompignan!  quelle  modestie!  de  quoi  ton  il 
parle  à  Tuniversl  comme  l'univers  est  occupé  de  lui! 

Ce  même  Le  Franc  de  Pompignan  dit,  page  10:  «  Un  homme  de  ma 
naissance  et  de  mon  état.  »  La  naissance  de  Le  Franc  I 

Ce  même  Le  Franc  de  Pompignan  dit  encore  que,  pendant  qu'il 
était  juge  des  aides  en  Quercy,  il  éa'ivait  de  la  prose  pou7-  l'utilité  de 
ses  compatrietes.  Voici  la  prose  utile  de  M.  Le  Franc  de  Pompignan. 
Il  eut  la  bonté,  en  l7ôC,  d'écrire  au  roi,  et  de  lui  reprocher  le  bien 
que  le  roi  faisait  à  la  nation,  en  faisant  lui-même,  à  Trianon,  l'essai  de 
la  méthode  de  remédier  à  la  carie  des  blés.  Sa  Majesté  daigna  faire 
envoyer  la  recette  dans  toutes  les  provinces  :  c'est  une  de  ses  atten- 
tions paternelles  pour  son  peuple  ;  nous  l'en  bénissons,  nos  enfants  l'en 
béniront.  M.  Le  Franc  da  Pompignan  semble  insulter  à  sa  bienfaisance, 
il  lui  dit  :  «  Ces  expériences  ne  rendront  pas  nos  champs  moins  incultes. 
Le  parc  de  Versailles  ne  décide  pas  de  l'état  de  nos  campagnes. 
Vous  traitez  vos  sujets  plus  impitoyablement  que  des  forçats;  on 
exerce  sur  eux  des  vexations  horribles  :  sortez  de  l'enceinte  de  votre 
palais  somptueux,  vous  verrez  un  royaume  qui  sera  bientôt  un 
désert...  » 

Telle  est  la  prose  coulante  et  agréable  du  sieur  Le  Franc  de  Pomp'- 
gnan.  Le  roi  n'a  jamais  donné  un  grand  exemple  de  clémence  qu'en 
daignant  pardonner  à  ce  bourgeois  de  Quercy  un  peu  trop  vif.  Est-ce 
à  ce  titre  qu'on  l'a  reçu  à  l'Académie? 

Le  même  Le  Franc  de  Pompignan,  auteur  du  Vo;/age  de  Provence,  de 
ta  Prière  du  deisle.  et  de  quelques  psaumes  traduits  en  vers  bien  durs, 
et  de  plusieurs  pièces  de  théâtre,  dont  une  seule  a  pu  être  jouée,  nie 
qu'on  lui  ait  refusé  quelque  temps  les  provisions  de  sa  charge  en 
Quercy,  pour  le  punir  de  la  Prière  du  déiste,  parce  qu'il  fut  d'ailleurs 
suspendu  de  sa  charge  en  Quercy  pour  unr;  autre  affaire  qui  arriva 
dans  un  bal  eu  Quercy.  Nous  n'entrerons  point  dans  ces  détails;  nous 

17. 


29f  POKSIl.S    DH     VOLTAini;. 

Plus  que  Palissot  même  occupe  nos  esprits  '  ; 
Nous  quittons  et  la  Foire  et  l'Opéra-Comique, 
Pour  juger  de  Le  Franc  le  style  académique. 
Le  Franc  de  Pompignan  dit  à  loul  l'univers 

nous  contenterons  d'observer  que  ce  n'est  pas  sans  r.iison  qu'un  père 
tle  la  Doctrine  chrétienne  lui  a  dit  : 

Pour  vivre  un  peu  joyeusement. 
Croyez-moi,  n'offensez  personne  : 
C'est  un  petit  avis  qu'on  donne 
Au  sieur  Le  Franc  de  Pompignan. 

11  peut  sur  cet  article  présenter  un  mémoire  à  l'univers. 

1.  Palissot  de  Montenoy  fit  jouer  par  les  comédiens  français  une 
comédie  intitulée  Us  Philosophes,  le  2  mai  1700.  U  a  eu  le  malheur, 
dans  cette  comédie,  d'insulter  et  d'accuser  plusieurs  personnes  d'un 
mérite  supérieur;  et  il  se  reprochera  sans  doute  cette  faute  toute  sa 
vie.  On  voit,  par  la  lettre  qu'il  a  donnée  au  public  en  forme  de  pré- 
face, qu'il  a  été  trompé  par  de  faux  mémoires  qu'on  lui  avait  donnés. 
Il  justifie  sa  pièce  en  rapportant  plusieurs  passages  tirés  de  l'Encydo- 
ptdic,  et  la  plupart  de  ces  passages  ne  se  trouvent  pas  dans  l'Encyclo- 
pédie. Il  cite  plusieurs  traits  de  quelques  mauvais  livres  intitulés 
rilcmme  plante  et  la  Vie  heureuse,  comme  si  ces  livres  étaient  com- 
posés par  quelques-uns  de  ceux  qui  ont  mis  la  main  à  l'Encyclopédie, 
mais  ces  livres  détestables,  contre  lesquels  il  s'élève  avec  une  juste- 
indignation,  sont  d'un  médecin  nommé  La  Métrie,  natif  de  Saint-Malo, 
de  l'Acaiémie  de  Berlin,  qui  les  composa  à  Berlin  il  y  a  plus  de  douze 
ans,  dans  des  accès  d'ivresse.  Ce  La  Métrie  n'a  jamais  été  en  relation 
avec  aucun  des  citoyens  qui  sont  maltraités  dans  la  pièce  des  Philosophes. 

Ceux  qu'on  insulte  dans  cette  pièce  sont  M.  Duclos,  secrétaire  per- 
pétuel de  TAcadémie  française,  auteur  de  plusieurs  ouvrages  très-esti- 
mables; M.  d'.\lembert,  de  la  même  académie  et  de  colle  des  sciences, 
célèbre  par  sa  vaste  littérature,  par  ses  connaissances  profondes  dans 
les  mathématiques,  et  par  son  génie  ;  M.  Diderot,  dont  le  public  fait 
le  même  éloge;  M.  le  chevalier  de  Jaucourt,  homme  d'une  grande 
naissance,  auteur  de  cent  excellents  articles  qui  enrichissent  le 
Dictionnaire  encyclopédique;  M.  Helvétius,  admirable  (ce  mot  n'est 
pas  trop  fort)  par  une  action  unique  :  il  a  quitté  deux  cent  mille 
livres  de  rente  pour  cultiver  les  belles-lettres  en  paix,  et  il  fait  du  bien 
avec  ce  qui  lui  reste.  La  facilité  et  la  bonté  de  son  caractère  lui  ont 
fait  hasarder,  dans  un  livre  d'ailleurs  plein  d'esprit,  des  propositions 
fausses  et  très-répréhensibles,  dont  il  s'est  repenti  le  premier,  à 
l'exemple  du  grand  Fénelon.  L'auteur  de  la  comédie  des  Philosophes 
se  repent  aussi  d'avoir  porté  le  poignard  dans  ses  blessures;  il  a  des 
remords  d'avoir  imputé  des  maximes  et  des  vues  pernicieuses  aux  plus 
honnêtes  gens  qui  soient  en  France,  à  des  hommes  qui  n'ont  jamais 
fait  le  moindre  mal  à  personne,  et  qui  n'en  ont  jamais  dit.   En  qua- 


SATIHES.  299 

Que  le  roi  lit  sa  prose,  et  même  cncor  ses  vers. 
L'univers  cependant  voit  nos  apothicaires 
Combattre  en  parlement  les  jésuites  leurs  frères'; 
Car  chacun  vend  sa  drogue,  et  croit  sur  son  pailler 
Fixer,  comme  Le  Franc,  les  yeux  du  monde  entier. 
Que  dit-on  dans  Moscou  de  ces  nobles  querelles? 

LE    r.LSSE. 

En  aucun  lieu  du  monde  on  ne  m'a  parlé  d'elles. 
Le  Nord,  la  Germanie,  où  j'ai  porté  mes  pas, 
-Ne  savent  pas  un  mot  de  ces  fameux  débats. 

LE    PARISIEN. 

Quoi  !  du  clergé  français  la  gazette  prudente  2, 

lilé  de  citoyen,  il  souhaite  que  le  Dictionnaire  encyclopédique  se  con- 
tinue, que  les  libraires  qui  ont  fait  cette  grande  entreprise  ne  soient 
pas  ruinés,  que  les  souscripteurs  ne  perdent  point  leurs  avances. 

Ce  livre,  qui  se  perfectionnait  sùus  tant  de  mains,  devenait  cher  et 
nécessaire  à  la  nation.  J'ai  vu  rarticlc  Roi  en  manuscrit  ;  des  étrangers 
ont  pleuré  de  tendresse  au  portrait  qu'on  fait  de  Louis  XV,  et  ils  ont 
souhaité  d'être  ses  sujets;  la  reine  son  épouse  regretterait  l'article 
Reine,  si  sa  vertu  modeste  pouvait  lui  faire  regretter  les  plus  justes 
louanges.  Au  mot  Guerre,  on  croirait  que  celui  qui  commande  aujour- 
d'hui nos  armées,  et  plusieurs  lieutenants  généraux,  ont  été  désignés 
par  l'auteur,  qui  est  lui-môme  un  excellent  officier.  Le  mot  .Siège  forme 
un  article  bien  important  pour  nous  ;  la  prise  du  Port-Mahon  immor- 
talise le  nom  du  général  et  le  nom  français  :  en  un  mot,  cet  orfvrage 
eût  fait  notre  gloire,  et  il  est  bien  honteux  qu'il  ait  essuyé  à  la  fois  la 
persécution  et  le  ridicule. 

1.  Le  1-J  mai  1700,  jour  de  l'anniversaire  de  la  mort  de  Henri  IV, 
les  apothicaires  de  Paris  lireut  saisir,  dans  un  couvent  de  jésuites  qu'on 
appelait  la  maison  professe,  des  drogues  que  les  jésuites  vendaient  en 
fraude,  et  leur  firent  un  procès  au  parlement,  qui  condamna  ces  pères. 
On  disait  qu'ils  débitaient  chez  eux  ces  drogues  pour  empoisonner  les 
jansénistes. 

2.  C'est  ce  qu'on  appelle  la  Gazelle  ecclésiastique.  Ce  journal  clan- 
destin commença  en  ITi-l,  et  dure  encore.  C'est  un  ramas  de  petits 
faits  concernant  des  bedeaux  de  paroisse,  des  porte-Dieu,  des  thèses  de 
théologie,  des  refus  de  sacrements,  des  billets  de  confession  :  c'est 
surtout  dans  le  temps  de  ces  billets  de  confession  que  cette  gazette  a 
eu  le  plus  de  vogue.  L'archevêque  de  Paris,  Christophe  de  Beaumont, 
avait  imaginé  des  lettres  de  change  tirées  à  vue  sur  l'autre  monde, 
pour  faire  refuser  le  viatique  à  tous  les  mourants  qui  se  s.Taient  con- 


;{(I0  l'OKSlKS    Di;    voi.TAim:. 

Cet  ouvrage  immortel  que  le  pur  zèle  enfante, 
Le  Journal  du  Chrétien,  le  Journal  de  Trévoux  ^, 
N'ont  point  passé  les  mers  et  volé  jusqu'à  vous? 

LE   KLSSE. 

Non. 

LE    PARISIEN. 

Quoi!  vous  ignorez  des  mérites  si  rares? 

LE    KISSE. 

Nous  n'en  avons  jamais  rien  appris.  •" 

L  E    I'  A  R  I  s  I  E  .\  . 

Les  barbares! 
Ilélas!  en  leur  faveur  mon  esprit  abusé 
Avait  cru  que  le  Nord  était  civilisé. 

LE    RUSSE. 

Je  viens  pour  me  former  sur  les  bords  de  la  Seine; 
C'est  un  Scythe  grossier  voyageant  dans  Athène 
Qui  vous  conjure  ici,  timide  et  curieux. 
De  dissiper  la  nuit  qui  couvre  encor  ses  jeux. 
Les  modernes  talents  que  je  cherche  à  connaître 
Devant  un  étranger  craignent-ils  de  paraître? 

fossés  à  des  prêtres  jansénistes.  Ce  comble  de  rextravagance  et  de 
rhorreur  causa  beaucoup  de  troubles,  et  mit  la  Gazelle  ecclésiastique 
alors  dans  un  grand  crédit  :  elle  tomba  quand  cette  sottise  fut  finie. 
Elle  était,  dit-on,  comme  les  crapauds,  qui  ne  peuvent  s'enfler  que  de 
venin. 

1.  Le  Journal  chrélien  ou  du  chrétien  fut  d'abord  composé  par  un 
récollet  nommé  Hayer,  l'abbé  Trublet,  l'abbé  Dinouard,  un  nommé 
Joannet.  Ils  dédièrent  leur  besogne  à  la  reine,  dans  l'espérance  d'avoir 
quelque  bénéfice  ;  en  quoi  ils  se  trompèrent.  Ils  mirent  d'abord  leur 
Afereure  chrétien  à  30  sous,  puis  à  "20,  puis  à  15,  puis  à  12.  Voyant 
qu'ils  ne  réusissaient  pas,  ils  s'avisèrent  d'accuser  d'athéisme  tous  les 
i'crivains,  à  tort  et  à  travers.  Ils  s'adressèrent  malheureusement  à 
M.  de  Saint-Fois,  qui  leur  fit  un  procès  criminel,  et  les  obligea  à  se 
rétracter.  Depui.s  ce  temps-là  leur  journal  fut  entièrement  décrié,  et 
ces  pauvres  diables  furent  obligés  de  l'abandonner. 

Pour  le  Journal  de  Trévoux,  il  a  subi  le  sort  des  jésuites,  ses  auteurs, 
il  est  tombé  avec  eux. 


SATIRES.  301 

Le  cygae  de  Cambrai,  l'aigle  brillant  de  Meaux, 
Dans  ce  temps  éclairé  n'ont-ils  pas  des  égaux? 
Leurs  disciples,  nourris  de  leur  vaste  science. 
N'ont-ils  pas  hérité  de  leur  noble  éloquence? 

LE    PARISIEN. 

Oui,  le  flambeau  divin  qu'ils  avaient  allumé 
Brille  d'un  nouveau  feu,  loin  d'être  consumé  : 
Nous  avons  parmi  nous  des  Pères  de  l'Église. 

LE    RUSSE. 

Nommez-moi  donc  ces  saints  que  le  ciel  favorise. 

LE    PARISIEN. 

Maître  Abraham  Chaumeix,  Ilayer  le  récollet  ', 
Et  Berthier  le  jésuite,  et  le  diacre  Trublet, 
Et  le  doux  Caveyrac,  et  Nonnote,  et  tant  d'autres  -  ; 
Ils  sont  tous  parmi  nous  ce  qu'étaient  les  apôtres 
Avant  qu'un  feu  divin  fût  descendu  sur  eux  : 

1.  Cet^ Abraham  Cbaumeiz  était  ci-devant  vinaigrier,  et,  s'étanl  fait 
convulsionnaire,  il  devint  un  homme  considérable  dans  le  parti,  sur- 
tout depuis  qu'il  se  fut  fait  crucifier  avec  une  couronne  d'épines  sur  la 
tête,  le  2  mars  1749,  dans  la  rue  Saint -Denys,  vis-à-vis  .Saiat-Leu  et 
Saint-Gilles.  Ce  fut  lui  qui  dénonça  au  parlement  de  Paris  le  Diction- 
naire encijdopédiqw.  11  a  été  couvert  d'opprobre,  et  obligé  de  se  réfu- 
gier à  Moscou,  où  il  s'est  fait  maître  d'écolo. 

Hayer  le  récullet  n'est  connu  que  par  le  Journal  chrétien;  le  jésuite 
Berthier,  par  le  Journal  de  Trévoux,  et  surtout  par  une  facétie  plai- 
sante intitulée  Relation  de  la  mnladie,  de  la  confession,  de  la  mort  et  de 
l'apparition  du  jésuite  IJerlhier. 

2.  Le  doux  Cavej'rac  est  ici  par  antiphrase  ;  il  n'y  a  rien  de  si  peu 
doux  que  son  Apologie  de  la  révocation  de  l'édit  de  IVantes  et  de  la  Saint- 
Barthélémy.  Ce  n'est  pas  qu'on  doive  en  inférer  absolument  qu'il  eût 
fait  la  Saint-liarthélemy,  s'il  eût  été  à  la  place  du  Balafré.  On  justifia 
quelquefois  les  plus  abominables  actions  qu'un  no  voudrait  pas  avoir 
faites.  On  fait  un  livre  pour  plaire  à  un  évoque,  pour  attraper  un  petit 
bénéfice,  une  petite  pension  du  clergé,  qu'on  n'attrape  point;  et  ensuite 
on  écrirait  pour  les  huguenot!>  avec  autant  de  zèle  qu'on  a  écrit 
contre  eux.  Tout  cela  n'est,  au  bout  du  compte,  que  du  papier  perdu 
et  de  rhonneur  perdu;  ce  qui  est  fort  peu  de  chose  pour  ces  gens-là. 

Nonnotte  est  un  ei-jésuite  que  notre  auteur  philosophe  a  fait  con- 
naître par  les  ignorances  dont  il  l'a  convaincu,  et  par  les  ridicules  dont 
il  l'a  accablé  avec  très-juste  raison. 


302  POI-SIKS    Di:    VOLTAIRE. 

De  leur  siècle  profane  instructeurs  généreux  ', 
Cachant  de  leur  savoir  la  plus  grande  partie, 
Écrivant  sans  esprit  par  pure  modestie, 
Et  par  piété  même  ennuyant  les  lecteurs.    ' 

LE   RUSSE. 

Je  n'ai  point  encor  lu  ces  solides  auteurs  : 
11  faut  que  je  vous  fasse  un  aveu  condaninabJ'', 
Je  voudrais  qu'à  l'utile  on  joignît  l'agréable: 
J'aime  à  voir  le  bon  sens  sous  le  masque  des  ris: 
Et  c'est  pour  m'égayer  que  je  viens  à  Paris. 
Ce  peintre  ingénieux  de  la  nature  humaine, 
Qui  fit  voir  en  riant  la  raison  sur  la  scène. 
Par  ceux  qui  l'ont  suivi  serait-il  éclipsé? 

LK    PARISIEN. 

Vous  parlez  de  Molière  :  oh  !  son  règne  est  passé  ; 
Le  siècle  est  bien  plus  fin;  notre  scène  épurée 
Du  vrai  beau  qu'on  cherchait  est  enfin  décorée. 
Nous  avons  les  Remparts  -,  nous  avons  Ratnponneau'\ 

1.  Peu  d'auteurs  se  sont  servis  du  mot  imirxicteur ,  qui  semble  man- 
quer à  notre  langue.  On  voit  bien  que  c'est  un  Russe  qui  parle.  Ce 
terme  répond  à  celui  de  coukaski,  qui  est  très-énergique  en  slavon. 

2.  Les  comédies  qu'on  joue  sur  les  boulevards. 

3.  Ramponneau  était  un  cabaretier  de  la  Courtille,  dont  la  figure 
comique  et  le  mauvais  vin  qu'il  vendait  bon  marché  lui  acquirent 
pendant  quelque  temps  une  réputation  éclatante.  Tout  Paris  courut 
à  son  cabaret  ;  des  princes  du  sang  même  allèrent  voir  M.  Rampon- 
neau. 

Une  troupe  de  comédiens  établis  sur  les  remparts  s'engagea  à  lui 
payer  une  somme  considérable  pour  se  montrer  seulement  sur  leur 
théâtre,  et  pour  y  jouer  quelques  rôles  muets.  Les  jansénistes  firent  un 
scrupule  à  Ramponneau  de  se  produire  sur  la  scène  ;  ils  lui  dirent  que 
TertuUien  avait  écrit  contre  la  comédie  ;  qu'il  ne  devait  pas  ainsi 
prostituer  sa  dignité  de  cabaretier;  qu'il  y  allait  de  son  salut.  La  con- 
science de  Ramponneau  fut  alarmée.  Il  avait  reçu  de  l'argent  d'avance, 
et  il  ne  voulut  point  le  rendre,  de  peur  de  se  damner.  11  y  eut 
procès.  M.  Elle  de  Beaumont,  célèbre  avocat,  daigna  plaider  contre 
Ramponneau;  notre  poète  philosophe  plaida  pour  lui,  soit  par  zèle 
pour  la  religion,  soit  pour  se  réjouir.  Ramponneau  rendit  l'argent  et 
sauva  son  âme. 


SATir.ES.  303 

Au  lieu  du  Misantlirope.  on  voit  Jacques  Rousseau, 
Oui,  marchant  sur  ses  mains,  et  mangeant  sa  laitue'. 
Donne  un  plaisir  bien  noble  au  public  qui  le  hue. 
Voilà  nos  grands  travaux,  nos  beaux-arts,  nos  succès. 
Et  Thonncur  éternel  de  l'empire  français. 
A  ce  brillant  tableau  connaissez  ma  patrie. 

LE  nussE. 
Je  vois  dans  vos  propos  un  peu  de  raillerie, 
Je  vous  entends  assez;  mais  parlons  sans  détour  : 
Votre  nuit  est  venue  après  le  plus  beau  jour. 
11  en  est  des  talents  comme  de  la  finance: 
La  disette  aujourd'hui  succède  à  l'abondance  : 
Tout  se  corrompt  un  peu,  si  je  vous  ai  compris. 
Mais  n'est-il  rien  d'illustre  au  moins  dans  vos  débris? 
Minerve  de  ces  lieux  serait-elle  bannie? 
Parmi  cent  beaux  esprits  n'est-il  plus  de  génie? 

1.  K  1'  \  I!  I  s  1 1-:  \  . 

Un  génie?  ah,  grand  Dieu!  puisqu'il  faut  m'expliquer. 

S'il  en  paraissait  un  que  l'on  pût  remarquer, 

Tant  de  témérité  serait  bientôt  punie. 

.Non,  je  ne  le  tiens  pas  assuré  de  sa  vie. 

Les  Berthiers,  les  Chaumeix,  et  jusques  aux  Frérons, 

Déjà  de  l'imposture  embouchent  les  clairons. 

L'hypocrite  sourit,  l'énergumène  aboie; 

Les  chiens  de  Saint-Médard  -  s'élancent  sur  leur  proie  ; 

1.  La  même  année  ITfiO,  on  joua  sur  le  théâtre  de  la  Comédie-Fran- 
çaise la  comédie  des  Pliilosopfies,  avec  un  concours  de  monde  prodi- 
gieux. On  voyait  sur  le  thé'ilro  Jean-Jacques  Rousseau  marchant  .i 
quatre  pattes  et  mangeant  une  laitue.  Cette  facétie  n'était  ni  dans  le 
goût  du  Misanthrope,  ni  dans  celui  du  Tartu/fe;  mais  elle  était  bien 
aussi  théAtrale  que  celle  de  Pourceaugnac  qui  est  poursuivi  par  des 
lavements  et  des  ffls  de  p... 

Le  reste  de  la  pièce  ne  parut  pas  assez  gai;  mais  on  ne  pouvait  pas 
dire  que  ce  fût  là  de  la  comédie  larmoyante.  On  reprocha  à  l'auteur 
d'avoir  attaqué  de  très-lionnêfes  gens  dont  il  n'avait  pas  à  se  plaindre. 

2.  Saint-Médard  est  une  vilaine  paroisse  d'un  très-vilain  faubourg  de 


30i  POKSIIiS    DE    VOLTAlRii:. 

Un  petit  magistrat  à  peine  émancipé, 

Un  pédant  sans  honneur,  à  Bicêtre  échappé, 

S'il  a  du  bel  esprit  la  jalouse  manie, 

Intrigue,  parle,  écrit,  dénonce,  calomnie, 

Kn  crimes  odieux  travestit  les  vertus  : 

Tous  les  traits  sont  lancés,  tous  les  rets  sont  tendus. 

On  cabale  à  la  cour;  on  ameute,  on  excite 

Ces  petits  protecteurs  sans  place  et  sans  mérite, 

Ennemis  des  talents,  des  arts,  des  gens  de  bien, 

Qui  se  sont  faits  dévots,  de  peur  do  n'(Hre  rien. 

.N'osant  parler  au  roi,  qui  hait  la  médisance, 

Kt  craignant  de  ses  yeux  la  sage  vigilance, 

Ces  oiseaux  de  la  nuit,  rassemblés  dans  leurs  trous, 

Exhalent  les  poisons  de  leur  orgueil  jaloux  : 

«  Poursuivons,  disent-ils,  tout  citoyen  qui  pense. 

Un  génie!  il  aurait  cet  excès  d'insolence! 

Il  n'a  pas  demandé  notre  protection! 

Sans  doute  il  est  sans  mœurs  et  sans  religion; 

11  dit  que  dans  les  cœurs  Dieu  s'est  gravé  lui-même, 
Qu'il  n'est  point  implacable,  et  qu'il  suffit  qu'on  l'aime. 
Dans  le  fond  de  son  âme  il  se  rit  des  Fantins  *, 

Do  Marie  Alacoque-  et  de  la  Fleur  des  saints  ^. 

Taris,  où  les  convulsions  commencèrent.  On  appelle  depuis  ce  temps-là 
les  fanatiques,  chiens  de  Saint-Médard. 

1.  Fantiu,  curé  de  Versailles,  fameux  directeur  qui  séduisait  ses 
dévotes,  et  qui  fut  saisi  volant  une  bourse  de  cent  louis  à  un  mourant 
qu'il  confessait;  il  n'était  pourtant  pas  philosophe. 

à.  Marie  Alacoqiu,  ouvrage  impertment  de  Languet,  évêque  de  Sois- 
sons,  dans  lequel  l'absurdité  et  l'impiété  furent  poussées  jusqu'à  mettre 
dans  la  bouche  de  Jésus-Christ  quatre  vers  pour  Marie  Alacoque. 

3.  La  Fleur  des  saints,  compilation  extravagante  du  jésuite  Ribade- 
ueira;  c'est  un  extrait  de  la  Légende  dorée,  traduit  et  augmenté  par  le 
frère  Girard,  jésuite. 

Aola  bene  que   ce  n'était  pas  ce  frère  Girard  condamné  au  feu,  le 

12  octobre  1731,  par  la  moitié  du  parlement  d'Aix,  pour  avoir  abusé 
de  sa  pénitente  en  lui  donnant  le  fouet  assez  doucement,  et  pour  plu- 
sieurs profanations.  Il  fut  absous  par  l'autre  moitié  du  parlement 
d'Aix,  parce   qu'on  avait  ridiculement   mêlé    l'accusation   de  sortilège 


SATir.KS.  305 

Aux  erreurs  indulgent,  et  sensible  aux  misères, 
Il  a  dit,  on  le  sait,  que  les  humains  sont  frères: 
Kt,  dans  un  doute  alTreux  lùohenKMit  ol)stiné, 
Il  n'osa  convenir  que  iNe\\  ton  fût  damné. 
Le  l)rùler  est  une  œuvre  et  sage  et  méritoire.  » 

Ainsi  parle  à  loisir  ce  digne  consistoire. 
Des  vieilles  à  ces  mots,  au  ciel  levant  les  yeux, 
Demandent  des  fagots  pour  cet  homme  odieux, 
Et  des  petits  péchés  commis  dans  leur  jeune  âge 
Elles  font  pénitence  en  opprimant  un  sage. 

LE  nussE. 
Hélas!  ce  que  j'apprends  de  votre  nation 
Me  remplit  de  douleur  et  de  compassion. 

LE    PARISIEN. 

J'ai  dit  la  vérité.  Vous  la  vouliez  sans  feinte. 

Mais  n'imaginez  pas  que,  tristement  éteinte, 

La  raison  sans  retour  abandonne  Paris  : 

11  est  des  cœurs  bien  faits,  il  est  de  bons  esprits. 

Qui  peuvent,  des  erreurs  où  je  la  vois  livrée, 

Ramener  au  droit  sens  ma  patrie  égarée. 

Les  aimables  Français  sont  biiMitôt  corrigés. 

LE    RUSSE. 

Adieu  ;  je  reviendrai  quand  ils  seront  changés. 
LES    CIIKVAIX    ET    LES    ANES 

0  L     É  T  n  E \ \ K  S    A l  \     SOTS 

(\-r,\) 

A  ci?s  beaux  jeux  inventés  dans  la  Grèce, 
Combats  d'esprit,  ou  de  force,  ou  d'adresse, 

aux  véritables  charges  du  procès.  C'est   bien   dommage  que  ce  frère 
Girard  n'ait  pas  été  philosophe. 


30C  POi:sii:s  de  volïairi:. 

Jeux  solennels,  écoles  des  héros, 
Un  ^^ros  Tliébain,  qui  se  nommait  Balhos, 
Assez  connu  par  sa  crasse  ignorance. 
Par  sa  lésine  et  son  impertinence, 
D'ambition  tout  comme  un  autre  épris, 
Voulut  paraître,  et  prétendit  au  prix. 
C'était  la  course.  Un  beau  cheval  de  Thrace, 
Aux  crins  flottants,  à  l'œil  brillant  d'audace. 
Vif  et  docile,  et  léger  à  la  main, 
Vint  présenter  son  dos  à  mon  vilain. 
11  demandait  des  housses,  des  aigrettes, 
Un  beau  harnais,  de  l'or  sur  ses  bosse ttes. 
Le  bon  Bathos  quelque  temps  marchanda, 
Un  certain  une  alors  se  présenta. 
L'une  disait  :  «  Mieux  que  lui  je  sais  braire. 
Et  vous  verrez  que  je  sais  mieux  courir; 
Pour  des  chardons  je  m'offre  à  vous  servir  : 
Préférez-moi.  »  Mon  Bathos  le  préfère. 
Sûr  du  triomphe,  il  sort  de  sa  maison. 
Voilà  Bathos  monté  sur  son  grisou. 
11  veut  courir.  La  Grèce  était  railleuse  : 
Plus  l'assemblée  était  belle  et  nombreuse. 
Plus  on  sifflait.  Les  Bathos  en  ce  temps 
.N'imposaient  pas  silence  aux  bons  i)laisauts. 

Profitez  bien  de  cette  belle  histoire, 
Vous  qui  suivez  les  sentiers  de  la  gloire  ; 
Vous  qui  briguez  ou  donnez  des  lauriers, 
Distinguez  bien  les  ânes  des  coursiers. 
En  tout  état  et  dans  toute  science. 
Vous  avez  vu  plus  d'un  Bathos  en  France  ; 
Et  plus  d'un  âne  a  mangé  quelquefois 
Au  râtelier  des  coursiers  de  nos  rois. 

L'abbé  Dubois,  fameux  par  sa  vessie. 
Mit  sur  son  front,  très-atteint  de  folie. 


SATIRES.  301 

l.a  même  mitre,  hélas!  qui  décora 

Ce  Féneloii  queTEurope  admira. 

Au  Cicéron  des  oraisons  lunèbres  ', 

Sublime  auteur  de  tant  d'écrits  célèbres, 

Qui  succéda  dans  l'emploi  glorieux 

De  cultiver  l'esprit  des  demi-dieux? 

lïï  théatin,  un  lîoj^er.  Mais  qu'importe, 

Ouand  l'arbre  est  beau,  quand  sa  sève  est  bien  forte, 

Qu'il  soit  taillé  par  Bénigne  ou  Boyer? 

De  très-bons  fruits  viennent  sans  jardinier. 

C'est  dans  Paris,  dans  notre  immense  ville, 
En  grands  esprits,  en  sots  toujours  fertile, 
Mes  chers  amis,  qu'il  faut  bien  nous  garder 
Des  charlatans  qui  viennent  l'inonder. 
Les  vrais  talents  se  taisent,  ou  s'enfuient, 
Découragés  des  dégoûts  qu'ils  essuient. 
Les  faux  talents  sont  hardis,  effrontés, 
Souples,  adroits,  et  jamais  rebutés. 
Que  de  frelons  vont  pillant  les  abeilles! 
Que  de  Pradons  s'érigent  en  Corneilles! 
Que  deGauchats  semblent  des  Massillons! 
Que  de  Le  Dains  succèdent  aux  Bignons! 
Virgile  meurt,  Davius  le  remplace. 
Après  Lulli  nous  avons  vu  Colasse; 
Après  Le  Brun,  Coypel  oI)tint  l'emploi 
De  premier  peintre  ou  barbouilleur  du  roi. 
Ah  !  mon  ami,  malgré  ta  suffisance. 
Tu  n'étais  pas  premier  peintre  de  France. 
Le  lourd  Crevier\  pédant,  crasseux  et  vain, 

1.  Bossuet. 

2.  Crevier,  mauvais  auteur  d'une  Histoire  romaine  ot  d'une  Histoire 
de  l'Université,  et  beaucoup  plus  fait  pour  la  seconde  que  pour  la  pre- 
mière. 11  a  depuis  fait  un  libelle  contre  le  célèbre  Montesquieu,  dans 
lequel  il  s'efforce  de  prouver  que  Montesquieu  n'était  pas  chrétien. 
Voilà  un  beau  service  que  cet  homme  rend  à  notre  religion,  de  cher- 


308  l'OKSIKS    I)i;     VOLTAHii:. 

l'rcii'l  liardiiiieiit  la  place  de  Hollin, 
Comme  un  valet  prend  riuibit  de  son  maître. 
Que  voulez-vous?  chacun  cherche  à  paraître. 

C'est  un  plaisir  de  voir  ces  polissons 
Qui  du  bon  goût  nous  donnent  des  leçons; 
Ces  étourdis  calculants  en  finance, 
Et  ces  bourgeois  qui  gouvernent  la  France, 
Et  ces  gredins  qui,  d'un  air  magistral. 
Pour  (|uinze  sous  griffonnant  un  journal, 
Journal  chrétien,  connu  par  sa  sottise, 
Vont  se  carrant  en  princes  de  TÉglise; 
Et  ces  faquins,  qui,  d'un  ton  familier, 
Parlent  au  roi  du  haut  de  leur  grenier. 

Nul  à  Paris  ne  se  tient  dans  sa  sphère, 
Dans  son  métier,  ni  dans  son  caractère  ; 
Et,  parmi  ceux  qui  briguent  quelque  nom. 
Ou  quelque  honneur,  ou  quelque  pension, 
Qui  des  dévots  affectent  la  grimace. 
L'abbé  La  Coste*  est  le  seul  à  sa  place. 

Le  roi,  dit-on,  bannira  ces  abus  : 
11  le  voudrait;  ses  soins  sont  superflus. 
U  ne  peut  dire  en  un  arrêt  en  forme  : 
<■  Impertinents,  je  veux  qu'on  se  réforme. 
Que  le  Journal  de  Trévoux  soit  meilleur, 
Guyon  moins  plat,  Moreau  plus  fin  railleur. 
La  cour  enjoint  à  Jacque  hétérodoxe 
De  courir  moins  après  le  paradoxe; 
Je  lui  défends  de  jamais  dénigrer 
Des  arts  charmants  qui  peuvent  l'honorer: 
Je  veux,  j'entends  que,  sous  mou  règne  auguste, 


cher  à  nous  convaincre  qu'elle  était  méprisée  par  un  grand  homme  !  La 
monture  de  Bathos  parait  assez  convenable  à  ce  monsieur. 

1.  L'abbé  La  Coste,  qui  a  travaillé  à  l'Année  liUéraire,  de  présent 
«mployé  à  Toulon  sur  les  galères  du  roi. 


SATIRES.  309 

Tout  bon  Français  ait  l'esprit  sage  et  juste  ; 

Que  nul  robia  ne  soit  présomptueux, 

Nul  moine  fier,  nul  avocat  verbeux. 

Ouï  le  rapport,  dans  mon  conseil  j'ordonne 

Que  la  raison  s'introduise  en  Sorbonne, 

Que  tout  auteur  sache  me  réjouir, 

Ou  m'éclairer  :  car  tel  est  mon  plaisir.  » 

Un  tel  édit  serait  plus  inutile 
Que  les  sermons  prêches  par  La  .Neuville. 
Donc  on  aurait  grande  obligation 
A  ((ui  pourrait  par  exhortation. 
Par.  vers  heureux,  et  par  douce  éloquence. 
Porter  nos  gens  à  moins  d'extravagance, 
Admonéter  par  nom  et  par  surnom 
Ces  ennemis  jurés  de  la  raison. 
On  pourrait  dire  aux  malins  moliniste?, 
A  leurs  rivaux  les  rudes  jansénistes. 
Aux  gens  du  greflTe,  aux  universités, 
Auxiaux  dévots,  d'iionnètes  vérités. 
Je  les  dirai,  n'en  soyez  point  en  peine  ; 
Chacun  de  vous  obtiendra  son  étrenno. 
Messieurs  les  sots,  je  dois,  en  bon  chrétien. 
Vous  fesser  tous,  car  c'est  pour  votre  bien. 

Par  M.  le  ch.  db  M....re,  cornette  de  cavalerie,  et,  en  cette  qualité, 
ennemi  juré  des  Anes,  A  Paris,  le  1"  janvier  17G2,  pour  vos  étrennes. 


KLOGE  Dl-    L'HYPOCniSlE 

(17GG) 

Mes  chers  amis,  il  me  prend  fantaisie 
De  vous  parler  ce  soir  d'hypocrisie. 
Grave  Vernet,  soutiens  ma  faible  voix  : 
Plus  on  est  lourd,  plus  on  parle  avec  poids. 


310  POÉSIES    DE    VOLTAIRE. 

Si  quelque  belle  à  la  démarche  fière, 
Aux  gros  tétons,  à  l'énorme  derrière, 
Étale  aux  yeux  ses  robustes  appas, 
Les  rimailleurs  la  nommeront  Pallas. 
Une  beauté  jeune,  fraîche,  ingénue. 
S'appelle  Hébé  ;  "Vénus  est  reconnue 
A  son  sourire,  à  l'air  de  volupté 
Qui  de  sou  charme  embellit  la  beauté. 
Mais  si  j'avise  un  visage  sinistre,         , 
Un  front  hideux,  l'air  empesé  d'un  cuistre. 
Un  cou  jauni  sur  un  moignon  penché, 
Un  œil  de  porc  à  la  terre  attaché 
(Miroir  d'une  ùme  à  ses  remords  en  proie, 
Toujours  terni,  de  peur  qu'on  ne  la  voie). 
Sans  hésiter,  je  vous  déclare  net 
Que  ce  magot  est  Tartuffe,  ou  Vernet. 

C'est  donc  à  toi,  Vernet,  que  je  dédie 
Ma  très-honnête  et  courte  rapsodie 
Sur  le  sujet  de  notre  ami  Guignard, 
Fesse-mathieu,  dévot,  et  grand  paillard. 

Avant-hier  advint  que  de  fortune 
Je  rencontrai  ce  Guignard  sur  la  brune, 
Qui  chez  Fanchon  s'allait  glisser  sans  bruit, 
Comme  un  hibou  qui  ne  sort  que  de  nuit. 
Je  l'arrêtai,  d'un  air  assez  fantasque, 
Par  sa  jaquette,  et  je  lui  criai  :  «  Masque, 
Je  te  connais;  l'argent  et  les  catins 
Sont  à  tes  yeux  les  seuls  objets  divins  : 
Tu  n'eus  jamais  un  autre  catéchisme. 
Pourquoi  veux-tu,  de  ton  plat  rigorisme 
Nous  étalant  le  dehors  imposteur, 
Tromper  le  monde,  et  mentir  à  ton  cœur; 
Et,  tout  pétri  d'une  douce  luxure, 
Parler  en  Paul,  et  vivre  en  Épicure?  » 


SATinES.  311 

Le  sycophante  alors  nie  répondit 
Qu'il  faut  tromper  pour  se  mettre  en  crédit. 
Que  la  franchise  est  toujours  dangereuse, 
L'art  bien  reçu,  la  vertu  malheureuse, 
La  fourbe  utile,  et  que  la  vérité 
Est  un  joyau  peu  connu,  très-vanté. 
D'un  fort  grand  prix,  mais  qui  n'est  point  d'usage. 

Je  répliquai  :  «  Ton  discours  paraît  sage. 
L'hypocrisie  a  du  bon  quelquefois; 
Pour  son  profit  on  a  trompé  des  rois. 
On  trompe  aussi  le  stupide  vulgaire 
Pour  le  gruger,  bien  plus  que  pour  lui  plaire. 
Lorsqu'il  s'agit  d'un  trône  épiscopal. 
Ou  du  chapeau  qui  coiffe  un  cardinal. 
Ou,  si  l'on  veut,  de  la  triple  couronne 
Que  quelquefois  l'ami  Belzébut  donne. 
En  pareil  cas  peut-être  il  serait  bon 
Qu'on  employât  quelques  tours  de  fripon. 
L'objet  est  beau,  le  prix  en  vaut  la  peine. 
Maià  se  gêner  pour  nous  mettre  à  la  gêne, 
Mais  s'imposer  le  fardeau  détesté 
D'une  inutile  et  triste  fausseté, 
Du  monde  entier  méprisée  et  maudite. 
C'est  être  dupe  encor  plus  qu"hypocritc. 
Que  Peretti^  se  déguise  en  chrétien 
Pour  être  pape,  il  se  conduit  fort  bien. 
Mais  toi,  pauvre  homme,  excrément  de  collège, 
Dis-moi  quel  bien,  quel  rang,  quel  privilège 
Il  te  revient  de  ton  maintien  cagot  ? 
Tricher  au  jeu  sans  gagner  est  d'un  sot. 


1.  Siite-Quint.  Il  est  vrai  qu'il  fit  longtemps  semblant  d'être  humble 
et  doux,  lui  qui  était  si  fier  et  si  dur.  Voilà  pourquoi  M.  Robert 
Covelle  dit  que  Sixle-Quint  se  déguise  en  chrétien  :  avec  sa  permis- 
sion, je  trouve  ce  terme  un  peu  hardi.  (,<Vo/e  po^lhume.) 


312  POKSIKS    Dt:     VOLTAJIiE. 

Le  niunde  t-st  lin.  Aisément  on  devine, 
On  l'econnait  le  cafard  à  la  mine, 
Chacun  le  hue  :  on  aime  à  décrier 
Un  charlatan  qui  fait  mal  son  mélier. 
—  Mais  convenez  que  du  moins  mes  confrères 
M'applaudiront.  —  Tu  ne  les  connais  guères. 
Dans  leur  tripot  on  les  a  vus  souvent 
Se  comporter  comme  on  fait  au  couvent. 
Tout  penaillon  y  vante  sa  besace. 
Son  institut,  ses  miracles,  sa  crasse; 
Mais,  en  secret  l'un  de  l'autre  jaloux. 
Modestement  ils  se  détestent  tous. 
Tes  ennemis  sont  parmi  tes  semblables. 
Les  gens  du  monde  au  moins  sont  plus  traitables. 
Ils  sont  railleurs;  les  autres  sont  méchîints. 
Crains  les  sifflets,  mais  crains  les  malfaisants. 
Crois-moi,  renonce  à  la  cagoterie; 
,      Mène  uniment  une  plus  noble  vie; 

Rougissant  moins,  sois  moins  embarrassi';. 
Que  ton  cou  tors,  désormais  redressé, 
Sur  son  pivot  garde  un  juste  équilibre. 
Lève  les  yeux,  parle  en  citoyen  libre  : 
Sois  franc,  sois  simple;  et,  sans  affecter  rien. 
Essaye  un  peu  d'être  un  homme  de  bien.  » 

Le  mécréant  alors  n'osa  répondre. 
J'étais  sincère,  il  se  sentait  confondre. 
11  soupira  d'un  air  sanctifié: 
Puis  détournant  son  œil  humilié. 
Courbant  en  voûte  une  part  de  Téchine, 
Et  du  menton  se  battant  la  poitrine. 
D'un  pied  cagneux  il  alla  chez  Fanchon 
Pour  lui  parler  de  la  religion. 


SATIRKS.  3i:! 


LE    MARSl'ILLOIS   ET   LE   LION 

PAR     M.    DE     SAINT-DIDIEH 

Secrétaire  perpùtut'i  de  rAcadéinic  de  Marseille. 
(1-G8) 

AVERTISSEMENT 

Feu  M.  de  Saint-Didier,  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie 
de  Marseille,  auteur  du  poëme  de  Clovis,  s'amusa,  quelque 
temps  avant  sa  mort,  à  composer  cette  petite  fable,  dans 
laquelle  on  trouve  quelques  traits  de  la  philosophie  anglaise. 
Ces  traits  sont  en  effet  imités  de  la  fable  des  abeilles  de  Man- 
deville,  mais  tout  le  reste  appartient  à  l'auteur  français. 
Comme  il  était  de  Marseille,  il  n'a  pas  manqué  de  prendre  un 
Marseillois  pour  son  héros.  Nous  avons  fait  imprimer  ce  petit 
ouvrage  sur  une  copie  très-exacte. 


Dans  les  sacrés  cahiers,  méconnus  des  profanes, 
îJous  avons  vu  parler  les  serpents  et  les  ânes. 
Un  serpent  fit  Tamour  à  la  femme  d'Adum  ',     . 

1.  Il  est  constant  que  le  serpent  parlait.  La  Genèse  dit  expressément 
fju'i/  était  le  plus  rusé  de  tous  les  animaux.  La  Genise  ne  dit  point  que 
Dieu  lui  donna  alors  la  parole  par  un  acte  extraordinaire  de  sa  toute- 
puissance  pour  séduire  Eve  ;  elle  rapporte  la  conversation  du  serpent 
et  de  la  femme,  comme  on  rapporte  un  entretien  entre  deux  personnes 
qui  se  connaissent,  et  qui  parlent  la  même  langue.  Cela  même  est  si 
évident,  que  le  .Seigneur  punit  le  serpent  d'avoir  abusé  de  son  esprit 
et  de  son  éloquence  ;  il  le  condamne  à  se  traîner  sur  le  ventre,  au  lieu 
qu'auparavant  il  marchait  sur  ses  pieds.  Flavien  Josèphe  dans  ses 
Antiquités,  Pliilon,  saint  Basile,  saint  Éphrem,  n'en  doutent  pas.  Le 
révérend  père  dom  Calmct,  dont  le  profond  jugement  est  reconnu  de 
tout  le  monde,  s'exprime  ainsi  :  «  Toute  l'antiquité  a  reconnu  les  ruses 
du  serpent,  et  on  a  cru  qu'avant  la  malédiction  de  Dieu  cet  animal 
était  encore  plus  subtil  qu'il  ne  l'est  à  présent.  L'Écriture  parle  de  ses 
linesses  en  plusieurs  endroits;  elle  dit  qu'il  bouche  ses  oreilles  pour  ne 
pas  entendre  la  voix  de  l'enchanteur.  Jésus-Christ,  dans  l'Évangile, 
nous  conseille  d'avoir  la  prudence  du  serpent.  « 

18 


314  POÉSIES    DE    VOLTAIRE. 

Ua  une  avec  esprit  gounnanda  Balaain'. 

Le  grand  parleur  Homère,  en  vérités  fertile, 

Fit  parler  et  pleurer  les  deux  chevaux  d'Achille-. 

Les  habitants  des  airs,  des  forêts  et  des  chamjjs, 

Aux  humains  chez  Ésope  enseignent  le  bon  sens. 

Descartes  n'en  eut  point  quand  il  les  crut  machines': 

Il  raisonna  beaucoup  sur  les  œuvres  divines; 

Il  en  jugea  fort  mal,  et  noya  sa  raison 

Dans  ses  trois  éléments,  au  coin  d'un  tourbillon. 

Le  pauvre  homme  ignora,  dans  sa  physique  obscure. 

Et  l'homme,  et  l'animal,  et  toute  la  nature. 

Ce  romancier  hardi  dupa  longtemps  les  sots  : 

].  11  n'en  était  pas  ainsi  de  l'âne  ou  de  l'ânesse  qui  parla  à  Balaam 
Il  est  vraisemblable  que  les  ânes  n'avaient  point  le  don  de  la  parole, 
car  il  est  dit  expressément  que  le  Seigneur  ouvrit  la  bouche  de 
l'Anesse  :  et  même  saint  Pierre,  dans  sa  seconde  épître,  dit  que  cet 
animal  muet  parla  d'une  voix  huinaine.  Mais  remarquons  que  saint 
Augustin,  dans  sa  quarante-huitième  question,  dit  que  Balaam  ne  fut 
point  étonné  d'entendre  parler  son  ânesse.  H  en  conclut  que  Balaam 
était  accoutumé  à  entendre  parler  les  autres  animaux.  Le  révérend  père 
dom  Calmet  avoue  que  la  chose  est  très-ordinaire.  «  L'âne  de  Bacchus, 
dit-il,  le  bélier  de  Phryxus,  le  cheval  d'Hercule,  l'agneau  de  Boclioris 
les  bœufs  de  Sicile,  les  arbres  même  de  Dodone,  et  r ormeau  d'Apol- 
lonius de  Tyane,  ont  parlé  distinctement.  >i  Voilà  de  grandes  autorités 
qui  servent  merveilleusement  à  justifier  M.  de  Saint-Didier. 

•2.  La  remarque  de  M""  Dacier  sur  cet  endroit  d'Homère  est  égale- 
ment importante  et  judicieuse.  Elle  appuie  beaucoup  sur  la  sage  con- 
duite d'Homère;  elle  fait  voir  que  les  chevaux  d'Achille,  Xante,  et 
Balie,  fils  de  Podagre,  sont  d'une  race  immortelle,  et  qu'ayant  déjà 
pleuré  la  mort  de  Patrocle,  il  n'est  point  du  tout  étonnant  qu'ils  tien- 
nent un  long  discours  à  Achille.  Enfin,  elle  cite  l'exemple  de  l'ânesse 
de  Balaam,  auquel  il  n'y  a  rien  à  répliquer. 

3.  Descartes  était  certainement  un  grand  géomètre  et  un  homme  de 
beaucoup  d'esprit  :  mais  toutes  les  nations  savantes  avouent  qu'il 
abandonna  la  géométrie,  qui  devait  être  son  guide,  et  qu'il  abusa  de 
son  esprit  pour  ne  faire  que  des  romans.  L'idée  que  les  animaux  ont 
tous  les  organes  du  sentiment  pour  ne  point  sentir  est  une  contradic- 
tion ridicule.  Ses  tourbillons,  ses  trois  éléments,  son  système  sur  la 
lumière,  son  explication  des  ressorts  du  corps  humain,  ses  idées  innées, 
sont  regardés,  par  tous  les  philosophes,  comme  des  chimères  absurdes. 
On  convient  que  dans  toute  sa  physique  il  n'y  a  pas  une  vérité  phy- 
sique. Ce  grand  exemple  apprend  aux  hommes  qu'on  ne  trouve  ces 
vérités  que  dans  les  mathématiques  et  dans  l'expérience. 


SATIRES.  315 

Laissons  là  sa  folie,  et  suivons  nos  propos. 

Un  jour  un  Marseillois,  trafiquant  en  Afrique, 
Aborda  le  rivage  où  fut  jadis  Ltique. 
Comme  il  se  promenait  dans  le  fond  d'un  vallon, 
il  trouva  nez  à  nez  un  énorme  lion, 
A  la  longue  crinière,  à  la  gueule  enflammée, 
Terriblo,  et  tout  semblable  au  lion  de  Némée. 
Le  plus  horrible  effroi  saisit  le  voyageur  : 
Il  n'était  pas  Hercule;  et,  tout  transi  de  peui-. 
Il  se  mit  à  genoux,  et  demanda  la  vie. 

Le  monarque  dos  bois,  d'une  voix  radoucie. 
Mais  qui  faisait  encor  trembler  le  Provençal. 
Lui  dit  en  bon  français  :  «  Ridicule  animal, 
Tu  veux  donc  qu'aujourd'hui  de  souper  je  me  passe? 
Écoute,  j'ai  dîné  :  je  veux  te  faire  grâce, 
Si  tu  peux  me  prouver  qu'il  est  contre  les  lois 
Que  le  soir  un  lion  soupe  d'un  Marseillois.  » 

Le  marchand  à  ces  mots  conçut  quelque  espérance. 
Il  avait  eu  jadis  un  grand  fonds  de  science; 
Et,  pour  devenir  prêtre,  il  apprit  du  latin; 
11  savait  Rabelais  et  son  saint  Augustin  ^ 

1.  Il  est  rapporté,  dans  l'histoire  de  l'Académie,  que  La  Fontaine 
demanda  A  un  docteur  s'il  croyait  que  saint  Augustin  eût  autant  d'es- 
prit que  Rabelais,  et  que  le  docteur  répondit  à  La  Fontaine  :  «  Prenez 
garde,  monsieur,  tous  avez  mis  un  de  vos  bas  à  l'envers;  »  ce  qui 
était  vrai. 

Ce  docteur  était  un  sot.  Il  devait  convenir  que  ce  saint  Augustin  et 
Rabelais  avaient  tous  deux  beaucoup  d'esprit,  et  que  le  curé  de  Meudon 
avait  fait  un  mauvais  usage  du  sien.  Rabelais  était  profondémert 
savant,  et  tournait  la  science  en  ridicule.  Saint  Augustin  n'était  pas  si 
savant  ;  il  ne  savait  ni  le  grec  ni  l'hébreu  ;  mais  il  employa  ses  talents 
et  son  éloquence  à  son  respectable  ministère.  Rabelais  prodigua 
indignement  les  ordures  les  plus  basses;  saint  Augustin  s'égara 
dans  des  eipiications  mystérieuses  que  lui-même  ne  pouvait  entendre. 
On  est  étonné  qu'un  orateur  tel  que  lui  ait  dit  dans  son  sermon  sur  le 
psaume  vi  : 

«  Il  est  clair  et  indubitable  que  le  nombre  de  quatre  a  rapport  au 
corps  humain,  à  cause  des  quatre  éléments  et  des  quatre  qualités  dont 
il  est  composé  ;  savoir,  le  chaud  et  le   froid,   le  sec  et  l'humide  : 


:!1G  l'OKSIKS    DE    VOI.TAIFIE. 

D'al)oi'd  il  établit,  selon  l'usage  antique, 
Quel  est  le  droit  divin  du  pouvoir  monarchique; 
Qu'au  plus  haut  des  degrés  des  êtres  inégaux 
L'honimc  est  mis  pour  régner  sur  tous  les  animaux'  ; 
Que  la  terre  est  son  trône,  et  que  dans  l'étendue 
Les  astres  sont  formés  pour  réjouir  sa  vue. 

c'est  pourquoi  aussi  Dieu  a  voulu  qu'il  fût  soumis  à  quatre  diffé- 
rentes saisons;  savoir,  Tété,  le  printemps,  l'automne,  et  l'hiver... 
Comme  le  nombre  de  quatre  a  rapport  au  corps,  le  nombre  de  trois 
a  rapport  à  l'àme,  parce  que  Dieu  nous  ordonne  de  l'aimer  d'un  triple 
amour;  savoir,  de  tout  notre  cœur,  de  toute  notre  âme,  et  de  tout 
notre  esprit. 

«  Lors  Jonc  que  les  deux  nombres  de  quatre  et  de  trois,  dont  le  pre- 
mier a  rapport  au  corps,  c'est-à-dire  au  vieil  homme  et  au  Vieux  Tes- 
t:iment,  et  le  second  a  rapport  à  l'âme,  c'est-à-dire  au  nouvel  homme 
et  au  Nouveau  Testament,  seront  écoulés  et  passés,  comme  le  nombre 
do  sept  jours  passe  et  s'écou'e,  parce  qu'il  n'y  a  rien  qui  ne  se  fasse 
dans  le  temps  et  par  la  distribution  du  nombre  quatre  au  corps,  et  du 
nombre  trois  à  l'àme;  lors,  dis-je,  que  ce  nombre  de  sept  sera  passé, 
on  verra  arriver  le  huitième,  qui  sera  celui  du  jugement.  » 

Plusieurs  savants  ont  trouvé  mauvais  qu'en  voulant  concilier  les 
deux  généalogies  différentes  données  à  saint  Joseph,  Tune  par  saint 
Matthieu,  et  l'autre  par  saint  Luc,  il  dise,  dans  son  sermon  51,  c  qu'un 
fils  peut  avoir  deux  pères,  puisqu'un  père  peut  avoir  deux  enfants.  » 

On  lui  a  encore  reproché  d'avoir  dit,  dans  son  livre  contre  les  mani- 
chéens, que  les  puissances  célestes  se  déguisaient  ainsi  que  les  puis- 
-sances  infernales  en  beaux  garçons  et  en  belles  filles  pour  s'accoupler 
ensemble,  et  d'avoir  imputé  aux  manichéens  cette  théurgie  impure, 
dont  ils  ne  furent  jamais  coupables. 

On  a  relevé  plusieurs  de  ces  contradictions.  Ce  grand  saint  était 
homme  ;  il  a  ses  faiblesses,  ses  erreurs,  ses  défauts,  comme  les  autres 
saints.  Il  n'en  est  pas  moins  vénérable,  et  Rabelais  n'est  pas  moins  un 
bouffon  grossier,  un  impertinent  dans  les  trois  quarts  de  son  livre, 
quoiqu'il  ait  été  l'homme  le  plus  savant  de  son  temps,  éloquent,  plai- 
sant, et  doué  d'un  vrai  génie.  Il  n'y  a  pas  sans  doute  de  comparaison  à 
faire  entre  un  Père  de  l'Église  très-vénérable  et  Rabelai.s,  mais  on 
peut  très-bien  demander  lequel  avait  plus  d'esprit;  et  un  bas  à  l'envers 
n'est  pas  une  réponse. 

1.  Dans  le  Spectacle  de  la  nature,  M.  le  prieur  de  Jonval,  qui 
d'ailleurs  est  un  homme  fort  estimable,  prétend  que  toutes  les  bêtes 
ont  un  profond  respect  pour  l'homme.  Il  est  pourtant  fort  vraisemblable 
que  les  premiers  ours  et  les  premiers  tigres  qui  rencontrèrent  les  pre- 
miers hommes  leur  témoignèrent  peu  de  vénération,  surtout  s'ils 
avaient  faim. 

Plusieurs  peuples  ont  cru  sérieusement  que  les  étoiles  n'étaient  faites 
que  pour  éclairer  les  hommes  pendant  la  nuit.  Il  a  fallu  bien  du  temps 


SATir.Es.  an 

il  conclut  qu'étant  prince,  un  sujet  africain 

Ne  pouvait  sans  pécher  manger  son  souverain. 

Le  lion,  qui  rit  peu.  se  mit  pourtant  à  rire;  '^ 

Et,  voulant  par  plaisir  connaître  cet  empire, 

En  deux  grands  coups  de  grifte  il  dépouilla  tout  nu 

De  l'univers  entier  le  monarque  absolu. 

[1  vit  que  ce  grand  roi  lui  cachait  sous  le  linge 
Un  corps  faible  monté  sur  deux  fesses  de  singe, 
A  deux  minces  talons  deux  gros  pieds  attachés. 
Par  cinq  doigts  superflus  dans  leur  marche  empêchés, 
Deux  mamelles  sans  lait,  sans  grâce,  sans  usage, 
Un  crâne  étroit  et  creux  couvrant  un  plat  visage, 
Tristement  dégarni  du  tissu  de  cheveux 
Dont  la  main  d'un  barbier  coiffa  son  front  crasseux. 
Tel  était  en  effet  ce  roi  sans  diadème. 
Privé  de  sa  parure,  et  réduit  à  lui-même. 
Il  sentit  en  effet  qu'il  devait  sa  grandeur 
Au  fil  d'un  perruquier,  aux  ciseaux  d'un  tailleur. 

«  Ah!  dit-il  au  lion,  je  vois  que  lu  nature 
Me  fait  faire  en  ce  monde  une  triste  figure  : 
Je  pensais  être  roi;  j'avais  certes  grand  tort. 
\  ous  êtes  le  vrai  maître,  en  étant  le  plus  fort. 
Mais  songez  qu'un  liéros  doit  dompter  sa  colère; 
Un  roi  n'est  point  aimé  s'il  n'est  point  débonnaire. 
Dieu,  comme  vous  savez,  est  au-dessus  des  rois  : 
Jadis  en  Arménie  il  vous  donna  des  lois. 
Lorsque  dans  un  grand  coffre,  à  la  merci  des  ondes. 
Tous  les  animaux  purs,  ainsi  que  les  immondes. 
Par  Noé  mon  a'ieul  enfermés  si  longtemps\ 

pour  détromper  notre  orgueil  et  notre  ignorance  ;  mais  aussi  plusieurs 
philosophes,  et  Platon  entre  autres,  ont  enseijj'né  que  les  astres 
étaient  des  dieux.  Saint  Clément  d'Alexandrie  et  Origène  ne  doutent 
pas  qu'ils  n'aient  des  Ames  capables  de  bien  et  de  mal  :  ce  sont  des 
choses  très-curieuses  et  très-instructives. 

1.  Il   faut  pardonner  au  lion  s'il  ne  connaissait  pas  Noé.  Les  Juifs 

18. 


318  POHSirS    DE     VOLTAinE. 

Respirèrent  enfin  Tair  natal  de  leurs  champs. 
Dieu  fit  avec  eux  tous  une  étroite  alliance. 
Un  pacte  solennel.  —  Oh!  la  plate  impudence! 
As-tu  perdu  Tesprit  par  excès  de  fraj'eur? 
Dieu,  dis-tu,  fit  un  pacte  avec  nous!  —  Oui,  seigneur, 
11  vous  recommanda  d'être  clément  et  sage, 
De  ne  toucher  jamais  à  l'homme,  son  image  '. 
Et  si  vous  me  mangez,  TÉternel  irrité 
Fera  paj-er  mon  sang  à  votre  majesté. 
—  Toi  l'image  do  Dieu!  toi,  magot  de  Provence! 


sont  les  seuls  qui  l'aient  jamais  connu.  On  ne  trouve  ce  nom  chez 
aucun  autre  peuple  de  la  terre.  Sanchoniathon  n'en  a  point  parlé; 
s'il  en  avait  dit  un  mot,  Eusèbe,  son  abréviateur,  en  aurait  pris  un 
grand  avantage.  Ce  nom  ne  se  trouve  point  dans  le  Zend-Avesta  de 
Zoroastre.  Le  Snddcr,  qui  en  est  l'abrégé,  ne  dit  pas  un  seul  mot  de 
Noé.  Si  quelque  auteur  égyptien  en  avait  parlé,  Flavien  Josiphe,  qui 
rechercha  si  exactement  tous  les  passages  des  livres  égyptiens  qui  pou- 
vaient déposer  en  faveur  des  antiquités  de  sa  nation,  se  serait  prévalu 
du  témoignage  de  ces  auteurs.  Noé  fut  entièrement  inconnu  aux  Grecs, 
et  il  le  fut  également  aux  Indiens  et  aux  Chinois.  Il  n'en  est  parlé  ni 
dans  le  Vcidam,  ni  dans  le  Shosia,  ni  dans  les  cinq  Kings  ;  et  il  est 
très-remarquable  que  lui  et  ses  ancêtres  aient  été  également  ignorés  du 
reste  de  la  terre. 

1.  Au  chapitre  ix  de  la  Genèse,  verset  10  et  suivants,  le  Seigneur 
fait  un  pacte  avec  les  animaux,  tant  domestiques  que  de  la  campagne. 
11  défend  aux  animaux  de  tuer  les  hommes;  il  dit  qu'il  en  tirera  ven- 
geance, parce  que  l'homme  est  son  image.  Il  défend  de  même  à  la 
race  de  Noé  de  manger  du  sang  des  animaux  mêlé  avec  de  la  chair. 
Les  animaux  sont  presque  toujours  traités  dans  la  loi  juive  à  peu  près 
comme  les  hommes;  les  uns  et  les  autres  doivent  être  également  en 
repos  le  jour  du  sabbat  (Exod.,  ch.  xxiii).L'n  taureau  qui  a  frappé  un 
homme  de  sa  corne  est  puni  de  mort  (Exod.,  ch.  xxi).  Une  bête  qui  a 
servi  de  succube  ou  d'incube  à  une  personne  est  aussi  mise  à  mort 
(Lévit.,  ch.  xx).  Il  est  dit  que  rhomme  n'a  rien  de  plus  que  la  bête 
(Ecclés.,  ch.  m  et  ix).  Dans  les  plaies  d'Egypte,  les  premiers-nés  des 
hommes  et  des  animaux  sont  également  frappés  (Exod.,  ch.  xii  et  xin). 
Quand  Jonas  prêche  la  pénitence  à  Ninive,  il  fait  jeûner  les  hommes 
et  les  animaux.  Quand  Josué  prend  Jéricho,  il  extermine  également 
les  bêtes  et  les  hommes.  Tout  cela  prouve  évidemment  que  les  hommes 
et  les  bêtes  étaient  regardés  comme  deux  espèces  du  même  genre.  Les 
Arabes  ont  encore  le  même  sentiment  :  leur  tendresse  excessive  pour 
leurs  chevaux  et  pour  leurs  gazelles  en  est  un  témoignage  assez 
connu. 


SATir.ES.  319 

Conçois-tu  bien  l'excès  de  ton  impertinence? 

Montre  l'original  de  mon  pacte  avec  Dieu. 

Par  qui  fut-il  écrit?  en  quel  temps?  dans  quel  lieu'? 

Je  vais  t'en  montrer  un  plus  sur,  plus  véritable  : 

De  mes  quarante  dents  vois  la  file  effroyable -; 

Ces  ongles,  dont  un  seul  pourrait  te  déchirer; 

Ce  gosier  écumant,  prêt  à  te  dévorer; 

Cette  gueule,  ces  yeux,  dont  Jaillissent  des  llammcs: 

Je  tiens  ces  heureux  dons  du  Dieu  que  tu  réclames. 

Il  ne  fait  rien  en  vain  :  te  manger  est  ma  loi; 

C'est  là  le  seul  traité  qu'il  ait  fait  avec  moi'. 

,Ce  Dieu,  dont  mieux  que  toi  je  connais  la  prudence, 

Ne  donne  pas  la  faim  pour  qu'on  fasse  abstinence. 

Toi-même  as  fait  passer  sous  tes  chétives  dents 

D'imbéciles  dindons,  des  moutons  innocents, 

Oui  n'étaient  pas  formés  pour  être  ta  pâture. 

Ton  débile  estomac,  honte  de  la  nature, 

Ne  pourrait  seulement,  sans  l'art  d'un  cuisinier, 

Digérer  un  poulet,  qu'il  faut  encor  payer. 

Si  tu  n'as  point  d'argent,  tu  jeûnes  en  ermite; 

Et  moi  que  l'appétit  en  tout  temps  sollicite. 

Conduit  par  la  nature,  attentive  à  mon  bien. 

Je  puis  t'avaler  cru,  sans  qu'il  m'en  coûte  rien. 

Je  te  digérerai  sans  faute  en  moins  d'une  heure. 

Le  pacte  universel  est  qu'on  naisse  et  qu'on  meure. 

-Apprends  qu'il  vaut  autant,  raisonneur  de  travers, 


1.  Le  grand  Newton,  Samuel  Clarke,  prétendent  que  le  Pentaleuque 
fut  écrit  du  temps  de  Saiil.  D'autres  savants  hommes  pensent  que  ce 
fut  sous  Osias;  mais  il  est  décidé  que  Moi.se  en  est  l'auteur,  malgré 
toutes  les  vaines  objections  fondées  sur  les  vraisemblances  et  sur  la 
raison,  qui  trompe  si  souvent  les  hommes. 

■Z.  Ceux  qui  ont  écrit  Thistoire  naturelle  auraient  bien  dû  compter 
les  dents  des  lions  :  mais  ils  ont  oublié  cette  particularité  aussi  bien 
qu'Aristote.  Quand  on  parle  d'un  guerrier,  il  ne  faut  pas  omettre  ses 
armes.  M.  de  Saint-Didier,  qui  avait  vu  disséquer  à  Marseille  un 
lion  nouvellement  venu  d'Afrique,  s'assura  qu'il  avait  quarante  denl.s. 


320  POÉSIES    Di:    VOLTAini;. 

Être  avalé  par  moi  que  rongé  par  les  vers. 

—  Sire,  les  Marseillois  ont  une  âme  immortelle  : 
Ayez  dans  vos  repas  quelque  respect  pour  elle. 

—  La  mienne  apparemment  est  immortelle  aussi. 
Va,  de  ton  esprit  gauche  elle  a  peu  de  souci. 

Je  ne  veux  point  manger  ton  âme  raisonneuse. 
Je  cherche  une  pâture  et  moins  fade  et  moins  creuse. 
C'est  ton  corps  qu'il  me  faut  ;  je  le  voudrais  plus  gras  : 
-Mais  ton  âme,  crois-moi,  ne  me  tentera  pas. 

—  Vous  avez  sur  ce  corps  une  entière  puissance  ; 
Mais  quand  on  a  dîné,  u'a-t-on  point  de  clémence? 
Pour  gagner  quelque  argent  j'ai  quitté  mon  pays  : 
Je  laisse  dans  Marseille  une  femme  et  deux  fils; 
Mes  malheureux  enfants,  réduits  à  la  misère. 
Iront  à  rhùpital,  si  vous  mangez  leur  père. 

—  Et  moi,  n'ai-je  donc  pas  une  femme  à  nourrir? 
Mon  petit  lionceau  ne  peut  encor  courir, 

Ni  saisir  de  ses  dents  ton  espèce  craintive  : 
Je  lui  dois  la  pâture;  il  faut  que  chacun  vive. 
Eh!  pourquoi  sortais-tu  d"un  terrain  fortuné, 
D'olives,  de  citrons,  de  pampres  couronné? 
Pourquoi  quitter  ta  femme  et  ce  pays  si  rare 
Où  tu  fêtais  en  paix  Madeleine  et  Lazare'? 
Dominé  par  le  gain,  tu  viens  dans  mon  canton 

1.  Ce  lion  paraît  fort  instruit,  et  c'est  encore  une  preuve  de  l'intelli- 
gence des  bêtes.  La  Sainte- Baume,  oh  se  retira  sainte,  Marie-.Madc- 
leine,  est  fort  connue  ;  mais  peu  de  gens  savent  à  fond  cette  histoire. 
La  Fleur  des  saints  peut  en  donner  quelques  notions;  il  faut  lire  son 
article,  tome  II  de  la  Fleur  des  saints,  depuis  la  page  59.  Ce  fut  Marie- 
Madeleiae  à  qui  deux  anges  parlèrent  sur  le  Calvaire,  et  à  qui  Notre- 
Seigneur  parut  en  jardinier.  Ribadeneira,  le  savant  auteur  de  la  Fleur 
des  saints,  dit  expressément  que,  si  cela  n'est  pas  dans  rÉvangile,  la 
chose  n'en  est  pas  moins  indubitable.  Elle  demeura,  dit-il,  dans  Jéru- 
salem auprès  de  la  vierge  Marie,  avec  son  frère  Lazare  que  Jésus  avait 
ressuscité,  et  Marthe  sa  sœur,  qui  avait  préparé  le  repas  lorsque  Jésus 
avait  soupe  dans  leur  maison. 

L'aveugle-né,  nommé  Celedone,  à  qui  Jésus  donna  la  vue  en  frottant 
ses  yeux  avec  un  peu  de  boue,  et  Joseph  d'.\rimathie,  étaient  de  la 


SATIRES.  321 

Vendre,  acheter,  troquer,  être  dupe  et  fripon; 

El  tu  veux  qu'en  jeûnant  ma  famille  pâtisse 

De  ta  sotte  imprudence  et  de  ton  avarice? 

l\éponds-moi  donc,  maraud.  —  Sire,  je  suis  battu. 

Vos  grifles  et  vos  dents  m'ont  assez  confondu. 

Ma  tremblante  raison  cède  en  tout  à  la  vôtre. 

Oui,  la  moitié  du  monde  a  toujours  mangé  l'autre  : 

.\insi  Dieu  le  voulut;  et  c'est  pour  notre  bien. 

Mais,  sire,  on  voit  souvent  un  malheureux  chrétien, 

Pour  de  l'argent  comptant,  qu'aux  hommes  on  préfère, 

Se  racheter  d'un  Turc,  et  payer  un  corsaire. 

Je  comptais  à  Tunis  passer  deux  mois  au  plus; 

\  vous  y  bien  servir  mes  vœux  sont  résolus: 

.le  vous  ferai  garnir  votre  charnier  auguste 

De  deux  bons  moutons  gras,  valant  vingt  francs  aujustf, 

Pendant  deux  mois  entiers  ils  vous  seront  portés. 

Par  vos  correspondants  chaque  jour  présentés; 

Ht  mon  valet,  chez  vous,  restera  pour  otage. 

—  Ce  pacte,  dit  le  roi,  me  plaît  bien  davantage 
Que  celui  dont  tantôt  tu  m'avais  étourdi. 
Viens  signer  le  traité;  suis-moi  chez  le  cadi  ; 

société  intime  de  Madeleine.  Mais  le  plus  considérable  de  ses  amis  fut 
11!  docteur  saint  Maximin,  l'un  des  soixante  et  dix  disciples. 

Dans  la  première  persécution  qui  fit  lapider  saint  Etienne,  les  Juifs 
se  saisirent  de  Marie-Madeleine,  de  Marthe,  de  leur  servante  Marcelle, 
de  Maximin  leur  directeur,  de  l'aveugle-né,  et  de  Joseph  d'Arimathie. 
On  les  embarqua  dans  un  vaisseau  sans  voiles,  sans  rames,  et  sans 
mariniers  ;  le  vaisseau  aborda  à  Marseille,  comme  ratteste  Baronius. 
Dès  que  Madeleine  fut  à  terre,  elle  convertit  toute  la  Provence.  Le 
Lazare  fut  évéque  de  Marseille,  Maximin  eut  l'évêché  d'Aix  ;  Joseph 
d'Arimathie  alla  prêcher  rÉvangilc  en  Angleterre  ;  Marthe  fonda  un 
grand  couvent  ;  Madeleine  se  retira  dans  la  Sainte-Baume,  où  elle 
brouta  l'herbe  tonte  sa  vie.  Ce  fut  là  que  n'ayant  plus  d'iiabits  elle 
pria  toujours  toute  nue  ;  mais  ses  cheveux  crûrent  jusqu'à  ses  talons, 
et  les  anges  venaient  la  peigner  et  l'enlever  au  ciel  sept  fois  par  jour, 
en  lui  donnant  de  la  musique.  On  a  gardé  longtemps  une  fiole  remplie 
de  son  sang,  et  ses  cheveux  ;  et  tous  les  ans,  le  jour  du  vendredi 
saint,  cette  fiole  a  bouilli  à  vue  d'œil.  La  liste  de  ses  miracles  avérés 
i^st  innombrable. 


322  l'OKSlI-S    DJ;     VOLTAII'.i;. 

Donne  des  cautions  :  sois  sûr,  si  tu  m'abuses, 
Que  je  n'admettrai  point  tes  mauvaises  excuses; 
Et  que  sans  raisonner  tu  seras  étranglé, 
Selon  le  droit  divin  dont  tu  m'as  tant  parlé.  » 

Le  marché  fut  sifzné;  tous  les  deux  l'observèrent. 
D'autant  qu'en  1»;  gardant  tous  les  deux  y  gagnèrent. 
Ainsi  dans  tous  les  temps  nos  seigneurs  les  lions 
Ont  conclu  leurs  traités  aux  dépens  des  moutons. 


LES  TROIS  EMPEREURS  EN    SORRO.N.NE 

PAR     M.    l'abbé    caille 

(17C8) 

AVERTISSEMENT  DES  ÉDITELT-S  DK   KEHL 

En  1761,  la  faculté  de  théologie  de  Paris  censura  le  roman 
philosophique  intitulé  Bélisaire.  Ce  vieux  général  s'était  avisé 
de  dire  h  l'empereur  Justinien  que  l'on  n'éclairait  point  les 
esprits  avec  la  flamme  des  bûchers,  et  qu'il  était  tenté  de 
croire  que  Dieu  n'avait  point  condamné  à  la  damnation  éter- 
nelle les  héros  de  la  Grèce  et  de  Rome. 

Depuis  l'invention  de  l'imprimerie,  la  faculté  de  Paris  s'est 
arrogé  le  droit  de  dire  son  avis  en  mauvais  latin  sur  les  livres 
qui  lui  déplaisent  ;  et  comme  depuis  cinquante  années  le  pu- 
blic est  en  possession  de  se  moquer  de  cet  avis,  elle  a  constam- 
ment l'humilité  de  le  traduire  en  français,  afin  de  multiplier 
les  lecteurs  et  les  sitTlets. 

La  censure  de  Bélisaire  eut  un  grand  succès.  On  ne  peut 
se  dissimuler  que  l'obligation  imposée,  sous  peine  de  damna- 
tion, aux  princes  et  aux  magistrats,  de  condamner  à  la  mort 
quiconque  n'est  pas  de  la  communion  romaine,  ne  soit  une 
opinion  théologique  très-moderne.  La  damnation  des  païens 
n'a  jamais  été  donnée  comme  un  article  de  foi  dans  les  pre- 
miers siècles  de  l'Église.  On  n'avance  de  pareilles  opinions 
que  lorsqu'on  est  le  maître,  La  faculté  fut  donc  obligée 
d'avouer  que,  si  le  fond  de  la  croyance  doit  toujours  rester  le 
même,  cependant  on  peut   l'enrichir  de    temps  en  temps  do 


SAÏIRliS.  323 

quelques  nouveaux  articles  de  foi ,  dont  les  circonstances 
n'avaient  point  permis  à  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  et  aux 
saints  apùtres  de  s'occuper. 

Cette  assertion  parut  aussi  ridicule  que  scandaleuse  ;  et 
lorsqu'on  vit  que  le  mauvais  français  de  la  Sorbonne  n'avait 
pas  même  le  mérite  de  rendre  exactement  son  mauvais  latin, 
et  qu'en  se  traduisant  eux-mêmes  ces  sages  maîtres  avaient 
fiiit  des  contre-sens,  les  ris  redoublèrent. 

Ou  trouvera  dans  cette  édition  plusieurs  pièces  en  prose 
sur  cette  facétie  théologique.  M.  de  Voltaire  s'est  plu  à  atta- 
quer souvent  l'opinion  que  tout  infidèle  est  damné,  quelles 
que  soient  ses  vertus  et  l'innocence  de  sa  vie.  Ce  n'est  point 
là  une  opinion  théologiqne  indifférente.  Il  importe  au  repos 
de  l'humanité  de  persuader  à  tous  les  hommes  qu'un  Dieu , 
leur  père  commun,  récompense  la  vertu,  indépendamment  de 
la  croyance,  et  qu'il  ne  punit  que  les  méchants. 

Cette  opinion  de  la  nécessité  de  croire  certains  dogmes 
pour  n'être  point  damné,  et  d'un  supplice  éternel  réservé  à 
ceux  qui  les  ont  niés  ou  même  ignorés,  est  le  premier  fonde- 
ment du  fanatisme  et  de  l'intolérance.  Tout  non- conformiste 
devient  un  ennemi  do  Dieu  et  de  notre  salut.  11  est  raison- 
nable, presque  humain,  de  brûler  un  hérétique,  et  d'ajouter 
quelques  heures  de  plus  à  un  supplice  éternel,  plutôt  que  de 
s'exposer  soi  et  sa  famille  à  être  précipités  par  les  séductions 
de  cet  impie  dans  les  bûchers  éternels. 

C'est  à  cette  seule  opinion  qu'on  peut  attribuer  l'abominable 
usage  de  brûler  les  hommes  vivants  ;  usage  qui,  à  la  honte  de 
notre  siècle,  subsiste  encore  dans  les  pays  catholiques  de  l'Eu- 
rope, excepté  dans  les  États  de  la  famille  impériale.  Heureuse- 
ment cette  opinion  est  aussi  ridicule  qu'atroce,  et  plus  inju- 
rieuse à  la  Divinité  que  tous  les  contes  des  païens  sur  les 
aventures  galantes  des  dieux  immortels.  Aussi,  parmi  ceux 
qui  sont  intéressés  au  maintien  de  la  théologie,  les  gens  rai- 
sonnables voudraient-ils  qu'on  abandonnât  ce  prétendu 
dogme,  comme  celui  de  la  création  du  monde,  il  y  a  juste 
six  mille  ans. 

On  suivrait  la  même  marche  à  mesure  que  certains  dogmes 
deviendraient  trop  révoltants,  ou  trop  clairement  absurdes  ;  et 
au  bout  d'un  certain  temps  on  soutiendrait  qu'on  ne  les  a 
jamais  regardés  comme  articles  de  foi.  Cela  est  arrivé  déjà 
plus  d'une  fois,  et  l'Église  s'en  est  bien  trouvée. 


324  POKSIES    DE     VOLTAIHE. 

Il  est  juste  (l'observer  ici  que  Rii)allicr,  syndic  de  Sorbonne, 
dont  on  parle  dans  cette  satire,  est  un  homme  de  mœurs 
douces,  assez  tol(5rant,  qui  céda  malgré  lui,  dans  cette  cir- 
constance, au  délire  tliéologique  de  ses  confrères.  Il  avait  à  se 
faire  pardonner  sa  modération  à  l'égard  des  jansénistes;  et 
pour  l'expier,  il  se  mit  à  persécuter  un  peu  les  gens  raison- 
nables. 


L'héritier  de  Brunswick  et  le  roi  des  Danois, 

Vous  le  savez,  amis,  ne  sont  pas  les  seuls  princes 

Qu'un  désir  curieux  mena  dans  nos  provinces. 

Et  qui  des  bons  esprits  ont  réuni  les  voix  : 

Nous  avons  vu  Trajan,  Titus  et  Marc  Aurèle, 

(juitter  le  beau  séjour  de  la  gloire  immortelle, 

Pour  venir  en  secret  s'amuser  dans  Paris; 

Quelque  bien  qu'on  puisse  être,  on  veut  changer  de  place 

C'est  pourquoi  les  Anglais  sortent  de  leur  pays. 

L'esprit  est  inquiet,  et  de  tout  il  se  lasse  : 

Souvent  un  bienheureux  s'ennuie  en  paradis. 

Le  trio  d'empereurs,  arrivé  dans  la  ville, 
Loin  du  monde  et  du  bruit  choisit  son  domicile 
Sous  un  toit  écarté,  dans  le  fond  d'un  faubourg. 
Ils  évitaient  l'éclat  :  les  vrais  grands  le  dédaignent. 
Les  galants  de  la  cour,  et  les  beautés  qui  régnent, 
Tous  les  gens  du  bel  air,  ignoraient  leur  séjour  : 
A  de  semblables  saints  il  ne  faut  que  des  sages  : 
Il  n'en  est  pas  en  foule.  On  en  trouva  pourtant. 
Gens  instruits  et  profonds  qui  n'ont  rien  de  pédant. 
Qui  ne  prétendent  point  être  des  personnages; 
Qui,  des  sots  préjugés  paisiblement  vainqueurs. 
D'un  regard  indulgent  contemplent  nos  erreurs; 
Qui,  sans  craindre  la  mort,  savent  goiîter  la  vie; 
Qui  ne  s'appellent  point  la  bonne  coinpaynie, 
Qui  la  sont  eu  effet.  Leur  esprit  et  leurs  mœurs 
Réussirent  beaucoup  chez  les  trois  empereurs. 


SATIHES.  :i2h 

A  leur  petit  couvert  chaque  jour  ils  soupèrent  ; 
Moins  ils  cluM'chaiciit  l'esprit,  et  plus  ils  en  montrèrent. 
Tous  charmés  riin  de  l'iiutre,  ils  étaient  bien  surpris 
D'être  sur  tous  les  points  toujours  du  même  avis. 
Us  ne  perdirent  point  leurs  moments  en  visites; 
Mais  on  les  rencontrait  aux  arsenaux  de  Mars, 
Chez  Clio.  chez  Minerve,  aux  ateliers  dos  arts. 
Us  les  encourageaient  en  prisant  leurs  mérites. 

On  conduisit  bientôt  nos  nouveaux  curieux 
Aux  chefs-d'œuvre  brillants  àWndromaque  et  d'Armide 
Qu'ils  préféraient  aux  jeux  du  Cirque  et  de  l'Élide  : 
Le  plaisir  de  l'esprit  passe  celui  des  yeux. 

D'un  plaisir  différent  nos  trois  césars  jouirent. 
Lorsqu'à  l'Obsen-atoire  un  verre  industrieux 
Leur  fit  envisager  la  structure  des  cieux, 
Des  cieux  qu'ils  habitaient,  et  dont  ils  descendirent. 

De  là,  près  d'un  beau  pont  que  bùtit  autrefois 
Le  plus  grand  des  Henris,  et  peut-être  des  rois, 
Marc  Aurèle  aperçut  ce  bronze  qu'on  révère, 
Ce  prince,  ce  héros  célébré  tant  de  fois, 
Des  Français  inconstants  le  vainqueur  et  le  père  : 
«  Le  voilà,  disait-il,  nous  le  connaissons  tous; 
[1  boit  au  haut  des  cieux  le  nectar  avec  nous.  » 
Un  des  sages  leur  dit  :  «  Vous  savez  son  histoire. 
On  adore  aujourd'hui  sa  valeur,  sa  bonté; 
Quand  il  était  au  monde,  il  fut  persécuté  ; 
Bury  même  à  présent  lui  conteste  sa  gloire*  : 

1.  On  dit  qu'un  écriv.iin,  nommii  M.  do  Bury,  a  fail  une  Histoire  de 
Henri  IV,  dans  laquelle  ce  héros  est  un  homme  très-médiocre.  On 
ajoute  qu'il  y  a  dans  P.iris  une  petite  secte  qui  s'élùve  sourdement 
contre  la  gloire  de  ce  grand  homme.  Ces  messieurs  sont  bien  cruels 
envers  sa  patrie  ;  qu'ils  songent  combien  il  est  important  qu'on  regarde 
comme  un  Être  approchant  de  la  divinité  un  prince  qui  exposa  tou- 
jours sa  vie  pour  sa  nation,  et  qui  voulut  toujours  la  soulager.  Mais 
il  avait  des  faiblesses.  Oui,  sans  doute;  il  était  homme  :  mais  béni  soit 
celui  qui  a  dit  que  ses  défauts  étaient  ceus  d'un  homme  aimable,  et 

19 


:(2G  l'OK.^IKS    DK     VOLT.MI'.i:. 

Pour  dompter  la  critique,  on  dit  qu'il  faut  mourir  : 
On  se  trompe;  et  sa  dent,  qui  ne  peut  s'assouvir, 
Jusque  dans  le  tombeau  ronge  notre  mémoire.  » 

Après  ces  monuments  si  grands,  si  précieux, 
A  leurs  regards  divins  si  dignes  de  paraître, 
Sur  de  moindres  objets  ils  baissèrent  les  yeux. 

Ils  voulurent  enfin  tout  voir  et  tout  connaître  : 
Les  boulevards,  la  Foire,  et  TOpéra-liouffon; 
L'école  où  Loyola  corrompit  la  raison  ; 
Les  quatre  facultés,  et  jusqu'à  la  Sorbonne. 

Ils  entrent  dans  retable  où  les  docteurs  fourrés 
Piuminaient  saint  Thomas,  et  prônaient  leurs  degrés. 
Au  séjour  de  VErgo,  Ribaudier  en  personne 
Estropiait  alors  un  discours  en  latin, 
(juel  latin,  juste  ciel!  lés  héros  de  l'empire 
Se  mordaient  les  cinq  doigts  pour  s'empêcher  de  rire. 
Mais  ils  ne  rirent  plus  quand  un  gros  augustin 
Du  concile  gaulois  lut  tout  haut  les  censures. 
11  disait  anathème  aux  nations  impures 
Qui  n'avaient  jamais  su,  dans  leurs  impiétés, 
Qu'auprès  de  l'Estrapade  il  fût  des  facultés. 

«  0  morts!  s'écriait-il,  vivez  dans  les  supplices': 


ses  vertus  celles  d'un  grand  homme  !  Plus  il  fut  la  victime  du  fana- 
tisme, plus  il  doit  être  presque  adoré  par  quiconque  n'est  pas  convul- 
sionaaire. 

Chaque  nation,  chaque  cour,  chaque  prince  a  besoin  de  se  choisir 
un  patron  pour  l'admirer  et  pour  Timiter.  Eh!  quel  autre  choisira-t-on 
que  celui  qui  dégageait  ses  amis  aux  dépens  dé  son  sang  dans  le  com- 
bat de  Fontaine-Française  ;  qui  criait  dans  la  victoire  d'Ivry  :  «  Épar- 
gnez les  compatriotes  :  />  et  qui,  au  faîte  de  la  puissance  et  de  la  gloire, 
disait  à  son  ministre  :  «  Je  veux  que  le  paysan  ait  une  poule  au  pot 
tous  les  dimanches?  » 

1.  Il  est  nécessaire  de  dire  au  public,  qui  l'a  oublié,  qu'un  nommé 
Riballier,  principal  du  collège  Mazarin,  et  un  régent  nommé  Cogé, 
s'étant  avisés  d'être  jaloux  de  l'excellent  livre  moral  de  Bélisaire, 
cabalèrent  pendant  un  an  pour  le  faire  censurer  par  ceux  qu'on 
appelle  docteurs  de  Sorbonne.  Au  bout  d'un  an,  ils  firent  imprimer 
cette  censure  en  latin  et  en  français  :  elle  n'est  cependant  ni  française 


s  A  Tin  ES.  327 

Princes,  sages,  Iiéros,  exemples  des  vieux  temps. 
Vos  sublimes  vertus  n'ont  été  que  des  vices, 
Vos  belles  actions,  des  péchés  éclatants. 
Dieu,  juste  selon  nous,  frappe  de  ranatlième 
Épictète,  Caton,  Scipion  l'Africain, 
Ce  coquin  de  Titus,  l'amour  du  genre  humain. 
Marc  Aurèle,  Tnijan.  le  grand  Henri  lui-même', 
Tous  créés  pour  l'enfer,  et  morts  sans  sacrements. 
Mais,  parmi  ses  élus,  nous  plaçons  les  Cléments-, 


ni  latine  ;  le  titre  momc  est  un  solécisme  :  Censure  de  la  faculle  de 
théologie  contre  le  livre,  etc.  On  ne  dit  point  censure  contre,  mais 
censure  de.  Le  public  pardonne  à  la  faculté  de  ne  pas  savoir  le  fran- 
çais ;  on  lui  pardonne  moins  de  ne  pas  savoir  le  latin.  Delerminatio 
sncrœ  facultatis  in  lihellnm,  est  une  expression  ridicule.  Delerminatio 
ne  se  trouve  ni  dans  Cicéron,  ni  dans  aucun  bon  auteur;  delermina- 
tio l'a  est  un  barbarisme  insupportable  ;  et  ce  qui  est  encore  plus  bar- 
bare, c'est  d'appeler  Belisuire  un  libelle,  en  faisant  un  mauvais  libelle 
contre  lui. 

Ce  qui  est  encore  plus  barbare,  c'est  de  déclarer  damnés  tous  les 
grands  hommes  de  l'antiquité  qui  ont  enseigné  et  pratiqué  la  justice. 
Cette  absurdité  est  heureusement  démentie  par  saint  Paul,  qui  dit 
expressément  dans  son  épitre  aux  Juifs  tolérés  à  Rome  :  «  Lorsque  les 
gentils  qui  n'ont  point  la  loi  font  naturellement  ce  que  la  loi  com- 
mande, n'ayant  point  notre  loi,  ils  sont  loi  à  eux-mêmes.  »  Tous  les 
honnêtes  gens  de  TEurope  et  du  monde  entier  ont  de  l'horreur  et  du 
mépris  pour  cette  détestable  ineptie  qui  va  damnant  toute  l'antiquité. 
11  n'y  a  que  des  cuistres  sans  raison  et  sans  humanité  qui  puissent 
soutenir  une  opinion  si  abominable  et  si  folle,  désavouée  même  dans 
le  fond  de  leur  cœur.  Nous  ne  prétendons  pas  dire  que  les  docteurs  de 
Sorbonne  sont  des  cuistres,  nous  avons  pour  eux  une  considération 
plus  distinguée;  nous  les  plaignons  seulement  d'avoir  signé  un  ouvrage 
qu'ils  sont  incapables  d'avoir  fait,  soit  en  français,  soit  en  latin. 

Remarquons,  pour  leur  justification,  qu'ils  se  sont  intitulés  dans  le 
titre  sacrée  faculté  en  langue  latine,  et  qu'ils  ont  eu  la  discrétion  de 
supprimer  en  français  ce  mot  sacrée. 

1.  En  effet  le  sieur  Riballier,  qu'on  nomme  ici  Ribaudier,  venait  de 
faire  condamner  en  Sorbonne  M.  Marmontel,  pour  avoir  dit  que  Dieu 
pourrait  bien  avoir  fait  miséricorde  à  Tiius,  à  Trajan,  à  Marc  Aurèle. 
Ce  fUbaillier  est  un  peu  dur. 

2.  On  ne  peut  trop  répéter  que  la  Sorbonne  fit  le  panégyrique  du 
Jacobin  Jacques  Clément,  assassin  de  Henri  III,  étudiant  en  Sor- 
bonne; et  que  d'une  voix  unanime  elle  déclara  Henri  III  déchu  de 
tous  ses  droits  à  la  royauté,  et  Henri  IV  incapable  de  régner. 

Il  est  clair  que,  selon  les  principes  cent  fois  étalés  alors  par  cette 


328  POLSlliS    UE     VOLTAir.l::. 

Dont  nous  avons  ici  solennisù  la  fête: 
De  beaux  rayons  dorés  nous  ceignîmes  sa  tête  : 
Ravaillac  et  Damiens,  s'ils  sont  de  vrais  croyants'. 
S'ils  sont  bien  confessés,  sont  ses  heureux  enfants. 
Ln  Fréron  bien  huilé  verra  Dieu  face  à  face-  ; 
Et  ïurenne  amoureux,  mourant  pour  son  pays, 


faculté,  l'assassin  parricide  Jacques  Clément,  qu'on  invo'iuait  publi- 
quement alors  dans  les  églises,  était  dans  le  ciel  au  nombre  des  saints, 
et  que  Henri  III,  prince  voluptueux,  mort  sans  confession,  était  damné. 
On  nous  dira  peut-être  que  Jacques  Clément  mourut  aussi  sans  confes- 
sion, mais  il  s'était  confessé,  et  même  avait  communié  l'avant-veille, 
de  la  main  de  son  prieur  Bourgoing,  son  complice,  qu'on  dit  avoir  été 
docteur  de  Sorbonne,  et  qui  fut  écartelé.  Ainsi  Clément,  muni  des 
sacrement»,  fut  non-seulement  saint,  mais  martyr.  Il  avait  imité  saint 
Judas,  non  pas  Judas  Iscariote,  mais  Judas  Machabée;  sainte  Judith, 
qui  coupait  si  bien  les  têtes  des  amants  avec  lesquels  elle  couchait; 
saint  Salomon,  qui  assassina  son  frère  Adonias;  saint  David,  qui  assas- 
sina Urie,  et  qui  en  mourant  ordonna  qu'on  assassinât  Joab  ;  sainte 
Jahel,  qui  assassina  le  capitaine  Sizara  ;  saint  Aod,  qui  assassina 
son  roi  Églon  ;  et  tant  d'autres  saints  de  cette  espèce.  Jacques  Clé- 
ment était  dans  les  mêmes  principes,  il  avait  la  foi  :  on  ne  peut  lui 
contester  l'espérance  d'aller  au  paradis,  au  jardin;  de  la  charité,  il  en 
était  dévoré,  puisqu'il  s'immolait  volontairement  pour  les  rebelles.  Il 
est  donc  aussi  sur  que  Jacques  Clément  est  sauvé  qu'il  est  sûr  que 
Marc  Aurèle  est  damné. 

1 .  Selon  les  mêmes  principes,  Ravaillac  doit  être  dans  le  paradis, 
dans  le  jardin,  et  Henri  IV  dans  l'enfer  qui  est  sous  terre;  car 
Henri  IV  mourut  sans  confession,  et  il  était  amoureux  de  la  princesse 
de  Condé  :  Ravaillac,  au  contraire,  n'était  point  amoureux,  et  il  se 
confessa  à  deux  docteurs  de  Sorbonne.  Voj-ez  quelles  douces  consola- 
tions nous  fournit  une  tiiéologie  qui  damne  à  jamais  Henri  IV,  et  qui 
fait  un  élu  de  Ravaillac  et  de  ses  semblables!  Avouons  les  obliga- 
tions que  nous  avons  à  Ribaudier  de  nous  avoir  développé  cette  doc- 
trine. 

2.  M.  Caille  a  sans  doute  accolé  ces  deux  noms  pour  produire  le 
contraste  le  plus  ridicule.  On  appelle  communément  à  Paris  un  Fréron 
tout  gredin  insolent,  tout  polisson  qui  se  mêle  de  faire  de  mauvais 
libelles  pour  de  Targent.  Et  M.  CaiUe  oppose  un  de  ses  faquins  de  la 
lie  du  peuple,  qui  reçoit  l'extrême-onction  sur  son  grabat,  au  grand 
Turenne,  qui  fut  tué  d'un  coup  de  canon  sans  les  secours  des  saintes 
huiles,  dans  le  temps  qu'il  était  amoureux  de  M°"  de  Coetquen.  Cette 
note  rentre  dans  la  précédente,  et  sert  à  confirmer  l'opinion  théologique 
qui  accorde  la  possession  du  jardin  au  dernier  malotru  couvert  d'in- 
famie, et  qui  la  refuse  aux  plus  grands  hommes  et  aux  plus  vertueux 
de  la  terre. 


SATini-S.  320 

Brûle  étern^-llement  chez  les  anges  maudits. 
Tel  est  notre  plaisir,  telle  est  la  loi  de  grâce.  » 

Les  divins  voyageurs  étaient  bien  étonnés 
De  se  voir  en  Sorbonno,  et  de  s'y  voir  damnés  : 
Les  vrais  amis  de  Dieu  répriment  leur  colère. 
Marc  Aurèle  lui  dit  d'un  ton  très-débonnaire'  : 
«  Vous  ne  connaissez  pas  les  gens  dont  vous  parlez; 
Les  facultés  parfois  sont  assez  mal  instruites 
Des  secrets  du  Très-Haut,  quoiqu'ils  soient  révélés. 
Dieu  n'est  ni  si  méchant  ni  si  sot  que  vous  dites.  » 

Ribaudier,  à  ces  mots  roulant  un  œil  hagard. 
Dans  des  convulsions  dignes  de  Saint-Médard. 
Nomma  le  demi-dieu  déiste,  athée,  impie, 
Hérétique,  ennemi  du  trône  et  de  l'autel, 
Et  lui  fit  intenter  un  procès  criminel. 

1.  On  invite  les  lecteurs  attentifs  à  relire  quelques  maximes  Je  l'em- 
pereur Antonin,  et  à  jeter  les  yeus,  s'ils  le  peuvent,  sur  la  Censure 
contre  Béiisaire.  Us  trouveront  dans  cette  censure  des  distinctions  sur 
la  foi  et  sur  la  loi,  sur  la  grAce  prévenante,  sur  la  prédestination 
absolue  ;  et  dans  Marc  Antonin,  ce  que  la  vertu  a  de  plus  sublime  et 
de  plus  tendre.  On  sera  peut-être  un  peu  surpris  que  de  petits 
■Welches,  inconnus  aux  honnêtes  gens,  aient  condamné  dans  la  rue  des 
Maçons  ce  que  rancienne  Rome  adora,  et  ce  qui  doit  servir  d'exemple 
au  monde  entier.  Dans  quel  abîme  sommes-nous  descendus!  la  nouvelle 
Rome  vient  de  canoniser  un  capucin  nommé  CucuGn,  dont  tout  le 
mérite,  à  ce  que  rapporte  le  procès  de  la  canonisation,  est  d'avoir  eu 
des  coups  de  pied  dan»  le  cul,  et  d'avoir  laissé  répandre  un  œuf  frais 
sur  sa  barbe.  L'ordre  des  capucins  a  dépensé  quatre  cent  mille  écus  aux 
dépens  des  peuples,  pour  célébrer  dans  l'Europe  l'apothéose  de 
Cucufin,  sous  le  nom  de  saint  .Séraphin;  et  Ribaudier  damne  Marc 
Aarèle  !  O  Ribaudier!  la  voi.ï  de  l'Europe  commence  à  tonner  contre 
tant  de  sottises. 

Lecteur  éclairé  et  judicieux  (car  je  ne  parle  pas  aux  bégueules  imbé- 
ci las  qui  n'ont  lu  que  l'Année  snintc,  de  Le  Tourncux,  ou  le  Pédagogue 
chrétien),  de  grâce  apprenez  à  vos  amis  quelle  est  l'énormç  distance 
des  Olfices  de  Cicéron,  du  Manuel  d'Epictète,  des  Maximes  de  l'empe- 
reur Antonio,  à  tous  les  plats  ouvrages  de  morale  écrits  dans  nos 
jargons  modernes,  bâtards  de  la  langue  latine,  et  dans  les  effroyables 
jargons  du  Nord.  Avons-nous  seulement,  dans  tous  les  livres  faits 
depuis  six  cents  ans,  rien  de  comparable  à  une  page  de  Sénèque  ?  Non, 
nous  n'avons  rien  qui  en  approche,  et  nous  osons  nous  élever  contre 
nos  maîtres. 


3:](l  POKSIES    DE     VOLTMIU:. 

Ces  Romains  cependant  sortent  de  l'écurie. 
«  Mon  Dieu,  disait  Titus,  ce  monsieur  Ribaudier, 
Pour  un  docteur  français,  me  semljle  bien  grossier. 
Nos  sages  rougissaient  pour  Tlionneur  de  la  France. 
.(  Pardonnez,  dit  l'un  d'eux,  à  tant  d'extravagance  : 
Nous  n'assistons  jamais  à  ces  belles  leçons. 
Nous  nous  sommes  mépris;  Ribaudier  nous  étonne  : 
Nous  pensions  en  effet  vous  mener  en  Sorbonne, 
Et  Ton  vous  a  conduits  aux  Petites-Maisons.  » 


Li:S   DKLX    SIIXLES 

Siècle  où  je  vis  briller  un  un  suivi  d'un  quatre. 
Siècle  où  l'on  sut  écrire  aussi  bien  que  combattre, 
D'où  vient  qu'à  nos  plaisirs  a  succédé  l'ennui? 
Ressemblons-nous  du  moins  au  Romain  d'aujourd'hui, 
Qui,  fier  dans  l'indigence  et  grand  dans  ses  misères. 
Vante,  en  tendant  la  main,  les  trésors  de  ses  pères? 
Non  ;  d'un  plus  noble  orgueil  notre  esprit  est  blessé  : 
Nous  croyons  valoir  mieux  que  le  bon  temps  passé. 
La  sagesse  en  nos  jours  a  sur  nous  tant  d'empire. 
Que  nous  avons  perdu  la  faculté  de  rire. 
C'est  dommage  :  autrefois  Molière  était  plaisant; 
11  sut  nous  égayer,  mais  en  nous  instruisant. 
Le  comifiue  pleureur  aujourd'hui  veut  séduire. 
Et  sans  nous  amuser  renonce  à  nous  instruire. 
Que  je  plains  un  Français  quand  il  est  sans  gaieté! 
Loin  de  son  élément  le  pauvre  homme  est  jeté. 
Je  n'aime  point  Thalie  alors  que  sur  la  scène 
Elle  prend  gauchement  l'habit  de  Melpomène. 
Ces  deux  charmantes  sœurs  ont  bien  changé  de  ton  : 
Hors  de  son  caractère  on  ne  fait  rien  de  bon. 
Molière  en  rit  là-bas,  et  Racine  en  soupire. 


SATIRES.  331 

Il  ne  peut  supporter  l'insipide  délire 
De  tous  ces  plats  romans  mis  en  vers  boursouflés. 
Apostrophes  aux  dieux,  lieux  communs  ampoulés. 
Maximes  sans  raison,  nœuds  d'intrigues  bizarres, 
Et  la  scène  française  en  proie  à  des  barbares. 

<f  Tant  mieux,  dit  un  rêveur  soi-disant  financier, 
Qui  gouverne  l'État  du  haut  de  son  grenier  ; 
La  chute  des  beaux-arts  est  un  bien  pour  la  France  : 
Des  revenus  du  roi  ma  main  tient  la  balance. 
Je  verrai  des  impôts  les  Français  affranchis; 
Vous  ennuyez  l'État,  et  moi  Je  l'enrichis. 
J'ai  su  fertiliser  la  terre  avec  ma  plumo; 
J'ai  fait  contre  Colbort  un  excellent  volume. 
Le  public  n'en  sait  rien;  mais  la  postérité 
M'attend  pour  me  conduire  à  l'immortalité  : 
Et  pour  prix  des  calculs  où  mon  esprit  se  tue. 
Je  veux  avec  Jean-Jacque  avoir  une  statue'. 

—  Taisez-vous,  lui  répond  un  philosophe  altier, 
Et  ne  vous  vantez  plus  de  votre  obscur  métier. 
Vous  gouvernez  l'État!  quelle  triste  manie 
Peut  dans  ce  cercle  étroit  captiver  un  génie? 
Prenez  un  plus  haut  vol  :  gouvernez  l'univers; 
Prouvez-nous  que  les  monts  sont  formés  par  les  mers; 
Jetez  les  Apennins  dans  l'abîme  di;  l'onde; 
Descendez  par  un  trou  dans  le  centre  du  jnonde. 
Pour  bien  connaître  Tàmo  et  nos  sens  inégaux. 
Allez  des  Patagons  disséquer  les  cerveaux, 
Et,  tandis  que  Nedham  a  créé  des  anguilles, 
Courez  chez  les  Lapons,  et  ramenez  des  filles. 
Voilà  comme  on  s'illustre  en  ce  siècle  profond. 
De  la  nature  enfin  mes  yeux  ont  vu  le  fond. 

1.  On  a  déjà  vu  que  Jean-Jacques  Rousseau,  le  Genevois,  s'avisa 
d'écrire,  dans  une  lettre  \  M.  l'archevêque  de  Paris,  que  l'Europe 
aurait  dû  lui  élever  une  statue,  à  lui  Jean-Jacques. 


332  POKSIKS    DE     VOLTAIRE. 

Que  Dieu  parle  à  son  gré,  qu'à  sa  voix  tout  s'arrange  : 

Ce  trait  a  ses  beautés  :  moi  je  parle,  et  tout  change. 

Va,  ne  t'amuse  plus  aux  finances  du  roi. 

Viens- t'en  créer  un  monde,  et  sois  dieu  comme  moi.» 

\  ces  discours  brillants,  saisi  d'un  saint  scrupule, 

L'archidiacre  Trublet  s'épouvante  et  recule; 

Et,  pour  charmer  la  cour,  qui  s'y  connaît  si  bien, 

Avec  un  récollet  fait  le  Journal  chrétien. 

Les  voilà  tous  les  deux  qui,  commentant  Moïse, 

Pour  quinze  sous  par  mois  sont  l'appui  de  l'Église. 

Ils  travaillent  longtemps  :  leur  libraire  conclut 

Qu'il  va  mourir  de  faim,  mais  qu'il  fait  son  salut. 

Un  autre  fou  par.-^it,  suivi  de  sa  sorcière; 
Il  veut  réduire  au  gland  l'Académie  entière. 
«  Renoncez  aux  cités,  venez  au  fond  des  bois, 
Mortels;  vivez  contents  sans  secours  et  sans  lois; 
Ou  si  vous  persistez  dans  l'abus  effroyable 
De  goûter  les  plaisirs  d'un  être  sociable, 
A  mes  soins  vigilants  osez  vous  confier  : 
Je  fais  d'un  gentilhomme  un  garçon  menui^ier. 
Ma  Julie,  avec  moi  perdant  son  pucelage. 
Accouche  d'un  foetus,  et  n'en  est  que  plus  sage. 
Rien  n'est  mal,  rien  n'est  bien;  je  mets  tout  de  niveau. 
Je  marie  au  dauphin  la  fille  du  bourreau  : 
Les  Petites-Maisons,  où  toujours  j'étudie. 
Valent  bien  la  Sorbonne  et  sa  théologie.  » 
Ainsi  sur  le  pont  Neuf,  parmi  les  charlatans. 
L'échappé  de  Genève  ameute  les  passants, 
Grimpé  sur  les  tréteaux  qui  jadis  dans  Athène 
Avaient  servi  de  loge  au  chien  de  Diogène. 
Si  la  philosophie  a  pris  ce  noble  essor. 
L'histoire  sous  nos  mains  va  s'embellir  encor. 
Des  riens  approfondis  dans  un  long  répertoire. 
Sans  éclairer  l'esprit,  surchargent  la  mémoire. 


SATIRES.  •      "        333 

Allons,  poudreux  valets  d'insolents  imprimeur?, 
Petits  abbés  crottés,  faméliques  auteurs, 
Ressassez-moi  Pétau,  copiez-moi  du  Gange; 
De  tous  nos  vieux  écrits  compilez  le  mélange. 
Servez  d'antiques  mets,  sous  des  noms  empruntés, 
A  l'appétit  mourant  des  lecteurs  dégoûtés. 
Mais  surtout  écrivez  en  prose  poétique; 
Dans  un  style  ampoulé  parlez-moi  de  pliysi(iue; 
Donnez  du  gigantescjue:  étourdissez  les  sots. 
Si  vous  ne  pensez  pas,  créez  de  nouveaux  mots; 
Et  que  votre  jargon,  digne  en  tout  de  noire  àgv, 
Nous  fasse  de  Racine  oublier  le  langage. 

Jadis  en  sa  volière  un  riche  curieux 
Rassembla  des  oiseaux  le  peuple  harmonieux; 
Le  chantre  de  la  nuit,  le  serin,  la  fauvette. 
De  leurs  sons  enchanteurs  égayaient  sa  retraite  : 
Il  eut  soin  d'écarter  les  lézards  et  les  rats.' 
Us  n'osaient  approcher  :  ce  temps  ne  dura  pas. 
Un  nouveau  maître  vint.  Ses  gens  se  négligèrent; 
La  volière  tomba;  les  rats  s'en  emparèrent. 
Ils  dirent  aux  lézards  :  «  Illustres  compagnons, 
Les  oiseaux  ne  sont  plus,  et  c'est  nous  (lui  régnons.  » 


LE  PERE   NICODEMI-    ET  JEANNOT 

LE    l'ÈRE    MCODÈME. 

Jeannot,  souviens-toi  bien  que  la  philosophie 
Est  un  démon  d'enfer  ù  qui  l'on  sacrifie. 
Archimède  autrefois  gùta  le  genre  humain  ; 
Newton  dans  notre  temps  fut  un  franc  libertin; 
Locke  a  plus  corrompu  de  femmes  et  de  filles 
Que  Lass  à  l'hôpital  n'a  conduit  de  familles. 
Tout  chrétien  qui  raisonne  a  le  cerveau  blessé 

10. 


334  POESIES    DE    VOLTAIRE. 

Bénissons  les  mortels  qui  n'ont  jamais  pensé. 
0  bienheureux  Larcher,  Viret,  Cogé,  Nonnottel 
Que  de  tous  vos  écrits  la  pesanteur  dévote 
Toujours  pour  mon  esprit  eut  de  charmes  puissants! 
Le  péché  n'est,  dit-on,  (jue  l'abus  du  bon  sens; 
Et,  de  peur  de  l'abus,  vous  bannissez  l'usage; 
Ah!  fuyons  saintement  le  danger  d"être  .sage. 
Pour  faire  ton  salut,  ne  pense  point,  Jeannot; 
Abrutis  bien  ton  unie:  et  fais  vœu  d'être  un  sot. 

J  K  A  N  .N  o  T  . 

Je  sens  de  vos  discours  rinfluence  bénigne; 
Je  bâille,  et  de  vos  soins  je  me  crois  déjà  digne. 
J'ai  toujours  remarqué  que  l'esprit  rend  malin. 
Vous  vous  ressouvenez  du  bon  curé  Fantin, 
Qui,  prêchant,  confessant  les  dames  de  Versailles, 
Caressait  tour  à  tour  et  volait  ses  ouailles; 
Ce  cher  monsieur  Billard  et  son  ami  Grisel, 
Grands  porteurs  de  ciliée  et  chanteurs  de  missel, 
Qui  prenaient  notre  argent  pour  mettre  en  œuvres  pies. 
Tous  ces  gens-là,  mon  père,  étaient  de  grands  génies! 

I. E  i'i:r, E  McODiiME. 

Mon  fils,  n'en  doute  pas,  ils  ont  philosophé; 
Et  soudain  leur  esprit,  par  le  diable  échauffé. 
Brûla  de  tous  les  feux  de  la  concupiscence. 
Dans  les  bosquets  d'Éden  l'arbre  de  la  science 
Portait  un  fruit  de  mort  et  de  corruption; 
Notre  bon  père  en  eut  une  indigestion  : 
Pour  lui  bien  conserver  sa  fragile  innocence, 
Il  eût  fallu  planter  l'arbre  de  l'ignorance. 

JEAX.NOT. 

C'est  bien  dit  :  mais  souffrez  que  Jeannot  l'hébété 
Propose  avec  respect  une  difficulté. 


SATIRES.  335 

De  tous  les  écrivains  dont  la  pesante  plume 
Barbouilla  sans  penser  tous  les  mois  un  volume, 
Le  plus  ignare  en  grec,  en  français,  on  latin, 
C'est  notre  ami  Fréron  de  Quimper-Corentin. 
Sa  grosse  âme  pourtant  dans  le  vice  est  plongée; 
De  cent  mortels  poisons  Belzébut  l'a  rongée. 
Je  conclurais  de  là,  si  j'osais  raisonner. 
Que  le  pauvre  d'esprit  peut  encor  se  damner. 

LE    PÈRE    MCODÈME. 

Oui,  mais  c'est  quand  ce  pauvre  ose  se  croire  riche; 
C'est  quand  du  bel  esprit  un  lourd  pédant  s'entiche; 
Quand  le  démon  d'orgueil  et  celui  de  la  faim 
Saisissent  à  la  gorge  un  maudit  écrivain  : 
Le  déloyal  alors  est  possédé  du  diable. 
Chez  tout  sot  bel  esprit  le  vice  est  incurable; 
Il  va  trouver  enfin,  pour  prix  de  ses  travers, 
Desfontaine  et  Chausson  dans  le  fond  des  enfers. 
Au  pur  sein  d'Abraham  il  eût  volé  peut-êlre. 
Si  dans  son  humble  état  il  eût  su  se  connaître; 
Mais  il  fut  réprouvé  sitôt  qu'il  entreprit 
D'allier  la  sottise  avec  le  bel  esprit. 

Autrefois  un  hibou,  formé  par  la  nature 
Pour  fuir  l'astre  du  jour  au  fond  de  sa  masure, 
Lassé  de  sa  retraite,  eut  le  projet  hardi 
De  voir  comment  est  fait  le  soleil  à  midi. 
11  pria,  de  son  antre,  une  aigle  sa  voisine 
De  daigner  le  conduire  à  la  sphère  divine. 
D'où  le  blond  Apollon  de  ses  rayons  dorés 
Perce  les  vastes  cieux  par  lui  seul  éclairés. 
L'aigle  au  milieu  des  airs  le  porta  sur  ses  ailes; 
Mais  bientôt,  ébloui  des  clartés  immortelles. 
Dont  l'éclat  n'est  pas  fait  pour  ses  débiles  yeux, 
Le  mangeur  de  souris  tomba  du  haut  des  cieux. 


330  POtSII-S    DK    voltah'.l:. 

Les  oiseaux,  accourus  à  ses  plaintes  funèbres, 
Dévorèrent  soudain  le  courrier  des  ténèbres. 
Profite  de  sa  faute;  et,  tapi  dans  ton  trou. 
Fuis  le  jour  à  jamais  en  fidèle  hibou. 

J  i:  A  N  -N  0  T . 

On  a  beau  se  soumettre  à  fermer  la  paupière, 

On  voudrait  quelquefois  voir  un  peu  de  lumière. 

J'entends  dire  en  tous  lieux  que  le  monde  est  instruit; 

Qu'avec  saint  Loyola  le  mensonge  s'enfuit; 

Qu'Aranda  dans  l'Espagne,  éclairant  les  fidèles, 

A  l'inquisition  vient  de  rogner  les  ailes. 

Cbez  les  Italiens  les  yeux  se  sont  ouverts, 

Une  auguste  cité,  souveraine  des  mers, 

Des  filets  de  Barjone  a  rompu  quelques  mailles. 

Le  souverain  chéri  qui  naquit  dans  Versailles 

Annula,  m'a-t-on  dit,  ces  billets  si  fameux 

Que  les  morts  aux  enfers  emportaient  avec  eux. 

Avec  discrétion  la  sage  Tolérance 

D'une  éternelle  pais  nous  permet  l'espérance. 

D'abord,  avec  efi'roi,  j'entendais  ces  discours. 

Mais,  par  cent  mille  voix  répétés  tous  les  jours, 

Ils  réveillent  enfin  mon  âme  appesantie; 

Et  j'ai  de  raisonner  la  plus  terrible  envie. 

LE    PÈRE    MCODtMK. 

Ah!  te  voilà  perdu.  Jeannot  n'est  plus  à  moi. 
Tous  les  cœurs  sont  gâtés...  l'esprit  bannit  la  foi! 
L'esprit  s'étend  partout...  0  divine  bêtise! 
Versez  tous  vos  pavots;  soutenez  mon  Église. 
A  quel  saint  recourir  dans  cette  extrémité? 

0  mon  fils!  cher  enfant  de  la  Stupidité, 
Quel  ennemi  t'arrache  au  doux  sein  de  ta  mère? 
On  te  l'a  dit  cent  fois,  malheur  à  qui  s'éclaire! 
Ne  va  point  contrister  les  cœurs  des  gens  de  bien. 


SATiaiîS.  •  337 

Courage,  allons,  rends-toi;  lis  le  Journal  chrétien. 
De  Jean-George,  crois-moi,  lis  le  discours  sublime  : 
C'est  pour  ton  mal  qui  presse  un  excellent  régime. 
Tu  peux  guérir  encore.  Oui,  Paris  dans  ses  murs 
Voit  encor,  grâce  à  Dieu,  des  esprits  lourds,  obscurs. 
D'arguments  rebattus  déterminés  copistes. 
Tout  farcis  de  lambeaux  des  premiers  jansénistes. 
Jette-toi  dans  leurs  bras;  dévore  leurs  leçons  : 
Apprends  d'eux  à  donner  des  mots  pour  des  raisons. 
Fais  des  phrases,  Jeannot;  ma  douleur  t'en  conjure  : 
Parce  palliatif  adoucis  ta  blessure. 
Ne  sois  point  philosophe. 

J  K  A  N  N  0  r . 

Ah  !  vous  percez  mon  cœur. 
Allons,  ne  voyons  goutte,  et  chérissons  l'erreur. 
C'est  vous  qui  le  voulez.  Mais  quel  fruit  tirerai-je 
De  demeurer  un  sot  au  sortir  du  colhige? 

LK    l>i;ilK    MCOI)  K  Mi:. 

Jeannot,  je  te  promets  un  bon  canonicat  : 
Et  peut-être  à  ton  tour  deviendras-tu  prélat. 


LES  systi:mes 

Lorsque  le  seul  puissant,  le  seul  grand,  le  seul  sage. 
De  ce  monde  en  six  jours  eut  achevé  l'ouvrage. 
Et  (ju'il  eut  arrangé  tous  les  célestes  corps. 
De  sa  vaste  machine  il  cacha  les  ressorts, 
Et  mit  sur  la  natiin.'  un  voile  impénétrable. 

J'ai  lu  chez  un  rabi^in  que  cet  être  inedable 
Un  jour  devant  son  ti-ùne  assembla  nos  docteurs, 
Fiers  enfants  du  sophisme,  éternels  disputcurs; 


338  POKSIKS    DE     VOLTAIHE. 

Le  bon  Thomas  d'Aquin',  Scot-,  et  Bouaventure^, 
Et  jusqu'au  Provenral  élève  d'Épicinv', 
Et  ce  niaître  René%  qu'on  oublie  aujourd'hui, 
Grand  fou  persécuté  par  de  plus  fous  que  lui; 
Et  tous  CCS  beaux  esprits  dont  le  savant  caprice 
D'un  monde  imaginaire  a  bâti  l'édifice. 

«  Çà,  mes  amis,  dit  Dieu,  devinez  mon  secret  : 
Dites-moi  qui  je  suis,  et  comment  je  suis  fait; 
Et,  dans  un  supplément,  dites-moi  qui  vous  êtes. 
Quelle  force,  en  tout  sens,  fait  courir  les  comètes, 

1.  Noies  de  M.  de  Morza.  (Voltaire.)  —  Nous  n'avons  de  saint  Tho- 
mas d'Aquin  que  dix-sept  gros  volumes  bien  avérés,  mais  nous  en  avons 
vingt  et  un  d'Albert  :  aussi  celui-ci  a  été  surnommé  le  Grand. 
'  2.  Scot...  Scot  est  le  fameux  rival  de  Thomas.  C'est  lui  qu'on  a  cru 
mal  à  propos  instituteur  du  dogme  de  \' Immaculée  conception  ;  mais  il 
fut  le  plus  intrépide  défenseur  de  l'Universel  de  la  part  de  la  chose. 

3.  Bonaventure...  Nous  avons  de  saint  Bonaventure  le  .Miroir  de 
l'âme,  l'Itinéraire  de  l'esprit  d  Dieu,  la  Diète  du  salut,  le  Hossignol  de 
la  passion,  le  Bois  de  vie,  l'.iiguillon  de  l'avwur,  les  Flammes  de 
l'amour,  l'.irl  d'aimer,  les  Vinjt-cinq  inémoires ,  les  Quatre  vertus 
cardinales,  les  Six  chemins  de  l'éternité,  les  Six  ailes  des  chéruhins, 
les  Six  aiics  des  séraphi)is,  les  Cinq  fêles  de  l'enfant  Jésus,  etc. 

4.  Gassendi,  qui  ressuscita  pendant  quelque  temps  le  système  d'Épi- 
cure.  En  e(Tot,  il  ne  s'éloigne  pas  de  penser  que  l'homme  a  trois  âmes  : 
la  végétative,  qui  fait  circuler  toutes  les  liqueurs;  la  sensitive,  qui 
reçoit  toutes  les  impressions;  et  la  raisonnable,  qui  loge  dans  la  poi- 
trine. Mais  aussi  il  avoue  Tignorance  éternelle  de  l'homme  sur  les 
premiers  principes  des  choses  ;  et  c'est  beaucoup  pour  un  philosophe. 

5.  Descartes  était  le  contraire  de  Gassendi  :  celui-ci  cherchait,  et 
l'autre  croyait  avoir  trouvé.  On  sait  assez  que  toute  la  philosophie  de 
Descartes  n'est  qu'un  roman  mal  tissu  qu'on  ne  se  donne  plus  la  peine 
ni  de  réfuter  ni  d'examiner.  Quel  homme  aujourd'hui  perd  son  temps 
à  rechercher  comment  des  dés,  tournant  sur  eux-mêmes  dans  le  plein, 
ont  produit  des  soleils,  des  planètes,  des  terres,  et  des  mers  ?  Les 
partisans  de  ces  chimères  les  appelaient  les  hautes  sciences  ;  ils  se 
moquaient  d'Aristote,  et  ils  disaient  :  «  Nous  avons  dg  la  méthode.  » 
On  peut  comparer  le  système  de  Descartes  à  celui  de  Lass;  tous  deux 
étaient  fondés  sur  la  synthèse.  Descartes  vint  dans  un  temps  où  la 
raison  humaine  était  égarée.  Lass  se  mit  à  philosopher  en  France, 
lorsque  l'argent  du  royaume  était  plus  égaré  encore.  Tous  deux 
élevèrent  leur  édifice  sur  des  vessies.  Les  tourbillons  de  Descartes 
durèrent  une  quarantaine  d'années  ;  ceux  de  Lass  ne  subsistèrent 
que  dix-huit  mois.  On  est  plus  tôt  détrompé  en  arithmétique  qu'en 
philosophie. 


SATinL:S.  330 

Et  pourquoi,  dans  ce  globe,  un  destin  trop  fatal 
Pour  une  once  de  bien  mit  cent  quintaux  de  mal. 
Je  sais  que,  grâce  aux  soins  des  plus  nobles  génies, 
Des  prix  sont  proposés  par  les  académies  : 
J'en  donnerai.  Quiconque  approchera  du  but 
Aura  beaucoup  d'argent,  et  fera  son  salut.  » 
Il  dit.  Thomas  se  lève  à  l'auguste  parole; 
Thomas  le  jacobin,  l'ange  de  notre  école, 
Qui  de  cent  arguments  se  tira  toujours  bien, 
Et  répondit  à  tout  sans  se  douter  de  rien. 

«  Vous  êtes,  lui  dit-il,  l'existence  et  l'essence', 
Simple  avec  attributs,  acte  pur  et  substance, 
Dans  les  temps,  hors  des  temps,  fin,  principe,  et  milieu. 
Toujours  présent  partout,  sans  être  eji  aucun  lieu.  » 
L'Éternel,  à  ces  mots,  qu'un  bachelier  admire. 
Dit  :  «  Courage,  Thomas!  »  et  se  mit  à  sourire. 
Descartes  prit  sa  place  avec  quelque  fracas. 
Cherchant  un  tourbillon  qu'il  ne  rencontrait  pas, 
Et  le-front  tout  poudreux  de  matière  subtile, 
N'aj'ant  jamais  rien  lu,  pas  même  l'Évangile  : 

«  Seigneur,  dit-il  à  Dieu,  ce  bonhomme  Thomas 
Du  rêveur  Aristote  a  trop  suivi  les  pas. 
Voici  mon  argument,  qui  me  semble  invincible  : 
Pour  être,  c'est  assez  que  vous  soyez  possible-. 

1.  Ce  sont  les  propres  paroles  de  saint  Thomas  (i'.\quin.  D'ailleurs 
toute  la  partie  métaphysique  de  sa  Somiie  est  fondée  sur  la  métaphy- 
sique d' Aristote. 

2.  Voici  où  est,  ce  me  semble,  le  défaut  de  cet  argument  ingénieur 
de  Descartes.  Je  conclus  l'existence  de  l'Être  nécessaire  et  éternel,  de 
ce  que  j'ai  aperçu  clairement  que  quelque  chose  existe  nécessairement 
et  de  toute  éternité  ;  sans  quoi  il  y  aurait  quelque  chose  qui  aurait 
été  produit  du  néant  et  sans  cause,  ce  qui  est  absurde  :  donc  un  être 
a  existé  toujours  nécessairement  et  de  lui-même.  J'ai  donc  conclu 
son  existence  de  rimpossibililé  qu'il  ne  soit  pas,  et  non  de  la  possibilité 
qu'il  soit  :  cela  est  délicat,  et  devient  plus  délicat  encore  quand  on  ose 
sonder  la  nature  de  cet  être  éternel  et  nécessaire.  11  faut  avouer  que 
tous  ces  raisonnements  abstraits  sont  assez  inutiles,  puisque  la  plupart 


3i0  l'OKSlES    DK     VOI  .TAir.t:. 

Quant  à  votre  univers,  il  est  fort  imposant  : 
Mais,  quand  il  vous  plaira,  j'en  ferai  tout  autant'  : 
Et  je  puis  vous  former,  d'un  morceau  de  matière, 
Éléments,  animaux,  tourbillons,  et  lumière. 
Lorsque  du  mouvement  je  saurai  mieux  les  lois.  » 
Dieu  sourit  de  piiié  pour  la  seconde  fois. 

L'incertain  Gassendi,  ce  bon  prêtre  de  Digne, 
l\e  pouvait  du  Breton  souffrir  l'audace  insigne, 
Et  proposait  à  Dieu  ses  atomes  crochus-, 

des  têtes  ne  les  comprennent  pas.  11  serait  assuroment  d'une  horrible 
injustice,  et  d'un  énorme  ridicule,  de  faire  dépendre  le  bonheur  et  le 
malheur  éternel  du  genre  humain  de  quelques  arguments  que  les  neuf 
dixiè-ces  des  hommes  ne  sont  pas  en  état  de  comprendre.  C'est  à  quoi 
ne  prendront  pas  garde  tant  de  sco'.astiques  orgueilleux  et  peu  sensés 
'lui  osent  enseigner  et  menacer.  Quand  un  philosophe  serait  le  maître 
du  monde,  encore  devrait-il  proposer  ses  opinions  modestemenl;  c'est 
ainsi  qu'en  usait  Marc  Aurùle  et  même  Julien.  Quelle  différence  de 
ces  grands  hommes  à  Garasse,  à  Nonnotte,  à  l'abbé  Guyon,  à  Tauteur 
de  la  Gazette  ecclésiastique,  à  Paulian  l'es-jésuite,  et  à  tant  d'autres 
polissons  ! 

1.  Donnez-moi  de  la  7naUcfe  et  du  moiaement ,  cl  je  ferai  un  monde. 
Ces  paroles  de  Descartes  sont  un  peu  téméraires  ;  elles  n'auraient  pas 
été  permises  à  Platon.  Passe  qu'.\rchimèdc  ait  dit  :  «  Donnez-moi  un 
point  fixe  dans  le  ciel,  et  j'enlèverai  la  terre  ;  »  il  ne  s'agissait  plus 
que  de  trouver  le  levier.  Mais  qu'avec  de  la  matière  et  du  mouvemeni 
on  fasse  des  organes  sentants  et  des  tètes  pensantes,  sitùt  que  Dieu  y 
aura  mis  une  âme,  cela  est  bien  fort.  Je  doute  même  que  Descartes  et 
le  P.  Mersenne  ensemble  eussent  pu  donner  à  la  matière  la  gravitation 
vers  un  centre.  Après  tout.  Descartes  avait  de  la  matière  et  du  mou- 
vement; nous  n'en  manquons  pas.  Que  ne  travaillait-il!  que  ne  fai- 
sait-il un  petit  automate  de  monde?  Avouons  que  dans  toutes  ces 
imaginations  on  ne  voit  que  des  enfants  qui  se  jouent. 

2.  Démocrite,  Épicure,  et  Lucrèce,  avec  leurs  atomes  déclinant  dans 
le  vide,  étaient  pour  le  moins  aussi  enfants  que  Descartes  avec  ses 
tourbillons  tournoj-ant  dans  le  plein  ;  et  l'on  ne  peut  que  déplorer  la 
perte  d'un  temps  précieux  employé  à  étudier  sérieusement  ces  fadaises 
par  des  hommes  qui  auraient  pu  être  utiles. 

Où  est  l'homme  de  bon  sens  qui  ait  jamais  conçu  clairement  que 
des  atomes  se  soient  assemblés  pour  aller  en  ligne  droite,  et  pour  se 
détourner  ensuite  à  gauche;  moyennant  quoi  ils  ont  produit  des  astres, 
des  animaux,  des  pensées?  pourquoi  de  tant  de  fabricateurs  de  mondes 
ne  s'en  est-il  pas  trouvé  un  seul  qui  soit  parti  d'un  principe  vrai,  et  reçu 
de  tous  les  hommes  raisonnab  os?  Ils  ont  adopté  des  chimères,  et  ont 
voulu  les  expliquer  :  mais  quelle  explication!    Ils  ressemblaient  par- 


1 

SATIRES.  :$H 

Ouoiquo  passés  de  mode,  et  dès  longtemps  déchus  : 
Mais  il  ne  disait  vion  sur  l'essence  suprême. 

Alors  un  petit  Juif,  au  long  nez,  au  teint  blèmo, 
Pauvre,  mais  satisfait,  pensif  et  retiré, 
Esprit  subtil  et  creux,  moins  lu  que  célébré. 
Caché  sous  le  manteau  de  Descartes,  son  maître. 
Marchant  à  pas  comptés,  s'approcha  du  grand  Être  : 
«  Pardonnez-moi,  dit-il  en  lui  parlant  tout  bas. 
Mais  je  pense,  entre  nous,  (jiie  vous  n'existez  pas'. 

faitement  aux  commentateurs  des  anciens  historiens.  La  tour  de  Babel 
avait  vingt  mille  pieds  de  haut  ;  donc  les  maçons  avaient  des  grues 
de  plus  de  vingt  mille  pieds  pour  élever  leurs  pierres.  Le  lit  du  roi  Og 
était  de  quinze  pieds.  Le  serpent,  qui  eut  de  longues  conversations 
ayec  Eve,  ne  put  lui  parler  qu'en  hébreu  :  car  il  devait  lui  parler  en 
sa  langue  pour  être  entendu,  et  non  en  la  langue  des  serpents  :  et 
Eve  devait  parler  le  pur  hébreu,  puisqu'elle  élait  la  mère  des 
Hébreux,  et  que  ce  langage  n'avait  pu  encore  se  corrompre.  C'est 
sur  des  raisons  de  cette  force  que  furent  appuyés  longtemps  tous  les 
commentaires  et  tous  les  S3'stèmes.  Hérodote  a  dit  que  le  soleil  avait 
changé  deux  fois  de  levant  et  de  couchant;  et  sur  cela  on  a  recherché 
par  quel  mouvement  ce  phénomène  s'était  opéré.  Des  savants  se  sont 
distillé  le  cerveau  pour  comprendre  comment  le  cheval  d'Achille  avait 
parlé  grec  ;  comment  la  nuit  que  Jujiiter  passa  avec  Alcmène  fut  une 
fois  plus  longue  qu'elle  ne  devait  Clro,  sans  que  l'ordre  de  la  nature 
fût  dérangé;  comment  le  soleil  avait  reculé  au  souper  d'Afrce  et  de 
Thyeste;  par  quel  secret  Hercule  était  resté  trois  jours  et  trois  nuits 
enseveli  dans  le  ventre  d'une  baleine  ;  par  quel  art,  au  son  d'un  instru- 
ment, les  murs  de...  Enfin  on  a  compilé  et  empilé  des  écrits  sans 
nombre  pour  trouver  la  vérité  dans  les  plus  absurdes  et  les  plus  insi- 
pides fables. 

1.  Spinosa,  dans  son  fameux  livre,  si  peu  lu,  ne  parle  que  de  Dieu  ; 
et  on  lui  a  reproché  de  ne  point  connaître  de  Dieu.  C'est  qu'il  n'a 
point  séparé  la  Divinité  du  grand  Tout  qui  existe  par  elle.  C'est  le  dieu 
de  Straton,  c'est  le  dieu  des  stoïciens  : 

Jupiter  est  quodcamque  viclex,  f/HOcni»'/ne  moveris. 
LuCAiN,  Phwsalc,  ch.  ix,  v.  580. 

C'est  le  dieu  d'.\ratus,  dans  le  sens  d'une  philosophie  audacieuse. 
«  In  Deo  vivimus,  movemur  et  sumus.  »  {Actes  des  Apôtres,  ch.  xvii, 

v.  28.) 

La  marche  de  Spinosa  est  plus  géométrique  que  celle  de  tous  les 
ph  losophes  do  l'antiquité.  C'est  le  premier  athée  qui  ait  procédé  par 
lemmes  et  par  théorèmes. 

Bayle,  en  prenant  la  doctrine  de  Spinosa  à  la  lettre,  en  raisonnant 
d'après  ses  paroles,  trouve  cette  doctrine  contradictoire  et  ridicule.  En 


9 
342  l'OKSlRS    DI:;    \  oi/i  \  ii;i:. 

Je  crois  l'avoir  prouvé  par  mes  matliématiques. 
J'ai  de  plats  écoliers  et  de  mauvais  critiques  : 

effet,  qu'est-ce  qu'un  Dieu  dont  tous  les  ôtres  seraient  des  modifica- 
tions, qui  serait  jardinier  et  plante,  médecin  et  malade,  homicide  et 
mourant,  destructeur  et  détruit? 

Ba.y[a  paraît  opposer  à  Spinosa  une  dialectique  très-supérieure.  Mais 
quel  est  le  sort  de  toutes  les  disputes  !  Jurieu  regardait  Bayle  comme 
u«  compilateur  d'idées  plus  dangereuses  que  celles  de  Spinosa; 
Arnauld  et  ses  partisans  tombaient  sur  Jurieu  comme  sur  un  fanatique 
absurde  ;  les  jésuites  accusaient  Arnauld  d'être  au  fond  un  ennemi  de 
la  religion  :  et  tout  Paris  voyait  dans  les  jésuites  les  corrupteurs  de 
la  raison  et  de  la  morale,  et  des  fabricateurs  de  lettres  de  cachet. 
Pour  Spinosa,  tout  le  monde  en  parlait,  et  personne  ne  le  lisait. 

Voici  l'analyse  de  tous  ses  principes  : 

Il  ne  peut  exister  qu'une  substance;  car  qui  est  par  soi  doit  être  un, 
et  ne  peut  être  limité.  La  substance  doit  donc  être  infinie. 

Il  est  impossible  qu'une  substance  en  produise  une  autre,  sans  qu'il 
y  ait  quelque  chose  de  commun  entre  elles.  Or  ce  quelque  chose  de 
commun  ne  peut  exister  avant  la  substance  produite  :  donc  la  création 
est  impossible. 

Une  substance  ne  peut  en  faire  une  autre,  puisque  étant  infinie  par 
sa  nature,  un  infini  ne  peut  en  créer  un  autre. 

11  n'y  a  donc  qu'un  infini;  donc  tout  est  mode. 

L'intelligence  et  la  matière  existent  ;  dont  l'intelligence  et  la  matière 
entrent  dans  la  nature  de  cet  infini. 

La  substance  étant  infinie  doit  avoir  une  infinité  d'attributs  :  donc 
l'infinité  d'attributs  est  Dieu;  donc  Dieu  est  tout. 

Ce  système  a  été  assez  réfuté  par  l'humain  Fénelon,  par  le  subtil 
Lami,  et  surtout  de  nos  jours  par  M.  l'abbé  de  Condillac,  par  M.  l'abbé 
Pluquet. 

Si  d'illustres  adversaires  peuvent  servir  en  quelque  sorte  à  la  gloire 
d'un  auteur,  on  voit  que  jamais  homme  n'a  été  honoré  d'ennemis  plus 
respectables.  Il  a  été  attaqué  par  deux  cardinaux  des  plus  savants  et 
des  liius  ingénieux  qu'ait  eus  la  France,  tous  deux  chéris  à  la  cour, 
tous  deux  ministres  et  ambassadeurs  à  Rome.  Le  premier  lui  fait  la 
guerre  en  beaux  vers  latins  dans  son  Anti-Lucrèce;  le  second,  en 
beaux  vers  français,  dans  une  épîlre  instructive  et  agiéable. 

Voici  quelques-uns  des  vers  latins  : 

Dogmata  coinplexus,  parlim  vesana  Stralonis 
Restiluil  commenta,  suiaque  erroribm  auxit 
Omuigeni  Spinosa  Dei  fabricator,  et  orbem 
Appcllare  Deum,  ne  quis  Deus  imperet  orbi, 
Tanquam  essct  domus  ipsa  domum  rjui  condidit,  ausui. 
Sic  rediviva  nova  sese  munimine  cinxil 
Impielas,  tumidumque  alla  caput  extulit  arce. 
■  Scilicet  ex  toto  rerum  glomeramine  numen 
Constiuxit,cui  sint  pro  corpore  corpora  cuncta 


SAiir.r.s.  3i3 

Jugez-nous...  »  A  ces  mots,  tout  le  globe  trembla, 
r.t  d'horreur  et  d'elTroi  ?aint  Thomas  recula. 
Mais  Dieu,  clément  et  bon,  plaignant  cet  infidèle, 
Ordonna  seulement  ([u'un  purgeât  sa  cervelle. 
Ne  pouvant  désormais  composer  pour  le  prix. 
Il  partit,  escorté  de  quelques  beaux  esprits. 

El  cunctœ  mentes  pro  meute,  simulque  perenni 
Pro  fila  atqne  œvo,  ftiga  Icmporis  ipsa  cailuci 
Et  rjui  sœclorum  jugis  devolvitw  ordo. 
Pana  pûtes. 

Anti-Lucrèce,  liv.  III,  vers  80.5  et  Miiv. 

Voici  quelques-uns  des  vers  français  : 

Cesse  de  méditer  dans  ce  sauvage  lieu  : 

Homme,  plante,  animaux,  esprit,  corps,  tout  est  Dieu. 

Spinosa  le  premier  connut  mon  existence  : 

Je  suis  IV-tre  complet  et  l'unique  substance  ; 

La  matière  et  l'esprit  en  sont  les  attributs  : 

Si  je  n'embrassais  tout,  je  n'existerais  plus. 

Principe  universel,  je  comprends  tous  les  êtres, 

Je  suis  le  souverain  de  tous  les  autres  maîtres  ; 

Les  membres  différents  de  ce  vaste  univers 

Ne  composent  qu'un  tout  dont  les  modes  divers, 

~Dans  les  airs,  dans  les  cieux,  sur  la  terre,  et  sur  l'onde, 

Embellissent  entre  eux  le  théâtre  du  monde. 

Beunis,  Discours  sur  la  poésie. 

Le  livre  du  Si/sième  de  la  nature,  qu'on  nous  a  donné  depuis  peu, 
est  d'un  genre  tout  dilTorent  ;  c'est  une  l'hilippiquc  contre  Dieu.  L'au- 
teur prétend  que  la  matière  existe  seule,  et  qu'elle  produit  seule  la 
sensation  et  la  pensée.  Pour  avancer  une  idée  aussi  étrange,  il  faudrait 
au  moins  tâcher  de  l'appuyer  sur  quelque  principe,  et  c'est  ce  que 
l'auteur  ne  fait  pas.  11  a  pris  cette  opinion  chez  Hobbes;  mais  Hobbes 
se  borne  à  la  supposer,  il  ne  l'affirme  pas  :  il  dit  que  des  philosophes 
savants  ont  prétendu  que  tous  les  corps  ont  du  sentiment.  «  Qui  cor- 
pora  omnia  sensu  essu  prœdita  sustinuerunt.  » 

Depuis  Brama,  Zoroastre,  et  Thaut,  jusqu'à  nous,  chaque  philosophe 
a  fait  son  système ,  et  il  n'y  en  a  pas  deux  qui  soient  de  niômo  avis. 
C'est  un  chaos  d'idées,  dans  lequel  personne  ne  s'est  entendu.  Le  petit 
nombre  des  sages  est  toujours  parvenu  à  détruire  les  ch;Ueaux  enchan- 
tés, mais  jamais  à  pouvoir  en  b;\tir  un  logeable.  On  voit  par  sa  raison 
ce  qui  n'est  pas;  on  ne  voit  point  ce  qui  est.  Dans  ce  conflit  éternel 
de  témérités  et  d'ignorances,  le  monde  est  toujours  allé  comme  il  va; 
les  pauvres  ont  travaillé,  les  riches  ont  joui,  les  puissants  ont  gou- 
verné, les  philosophes  ont  argumenté,  tandis  que  des  ignorants  se  par- 
tageaient la  terre. 


34i  POÉSIES    DK    VOLTAU'.E. 

A'os  docteurs,  qui  voyaient  avec  quelle  indulgence 
Dieu  daiirnait  compatir  à  tant  d'extravagance, 
Étalèrent  l)ientùt  cent  belles  vision?, 
De  liMir  esprit  pointu  nobles  inventions; 
Ils  parlaient,  disputaient,  et  criaient  tous  ensemble. 
Ainsi  lorsqu'à  dîner  un  amateur  rassemble 
Quinze  ou  vingt  raisonneurs,  auteurs,  commentateurs, 
Rimeurs,  compilateurs,  chansonneurs,  traducteurs, 
La  maison  retentit  des  cris  de  la  cohue; 
Les  passants  ébahis  s'arrêtent  dans  la  rue. 

D'un  air" persuadé,  Malebranche  assura 
Qu'il  faut  parler  au  Verbe,  et  qu'il  nous  ^épondra^ 

Arnauld  dit  que  de  Dieu  la  beauté  souveraine 
Exprès  pour  nous  damner  forma  la  race  humaine-. 

1.  Par  quelle  fatalité  le  s}-stL'me  de  Malebranche  parait-il  retomber 
dans  celui  de  Spinosa,  comme  deux  vagues  qui  semblent  se  combattre 
dans  une  tempête,  et  le  moment  d'après  s'unissent  l'une  dans  l'autre? 

«  Dieu,  dit  Malebranche,  est  le  lieu  des  esprits,  de  même  que  l'es- 
pace est  le  lieu  des  corps.  Noire  âme  ne  peut  se-  donner  d'idées...  Nos 
idées  sont  efficaces,  puisqu'elles  agissent  sur  notre  esprit.  Or  rien  ne 
peut  agir  sur  notre  esprit  que  Dieu...  Donc  il  est  nécessaire  que  nos 
idées  se  trouvent  dans  la  substance  efficace  de  la  Divinité.  »  (Livre  111, 
de  l'Esprit  pur,  part.  H.) 

Voil.i  les  propres  paroles  de  Malebranche,  Or  si  nous  ne  pouvons 
avoir  des  perceptions  que  dans  Dieu,  nous  ne  pouvons  donc  avoir  de 
sentiment  que  dans  lui,  ni  faire  aucune  action  que  dans  lui;  cela  me 
parait  évident.  On  peut  donc  en  inférer  qne  nous  ne  sommes  que  des 
modifications  de  lui-même.  11  n'y  a  donc  dans  Tunivers  qu'une  seule 
substance.  Voil.\  le  spinosisme,  le  stratonisme  tout  pur.  Et  Malebranche 
pousse  les  illusions  qu'il  se  fait  à  lui-même  jusqu'à  vouloir  autoriser 
son  sj'stème  par  des  passages  de  saint  Paul  et  de  saint  .^ugustin. 

Je  ne  dis  pas  que  ce  savant  prêtre  de  l'Oratoire  fût  spinosiste,  à 
Dieu  ne  plaise!  je  dis  qu'il  servait  d'un  plat  dont  un  spinosiste  aurait 
mangé  très-volontiers.  On  sait  que  depuis  il  s'entretint  familièrement 
avec  le  Verbe.  Eh!  pourquoi  avec  le  Verbe  plutôt  qu'avec  le  Saint- 
Esprit  ?  Mais  comme  il  n'y  avait  personne  en  tiers  dans  la  conversa- 
lion,  nous  ne  rendrons  point  compte  de  ce  qui  s'est  dit;  nous  nous 
contentons  de  plaindre  Tesprit  humain,  de  gémir  sur  nous-mêmes,  et 
d'exhorter  nos  pauvres  confrères  les  hommes  à  l'indulgence. 

2. 11  faut  avouer  que  ce  système,  qui  suppose  que  l'Être  tout-puissant 
et  tout  bon  a  créé  exprès  des  millions  de  milliards  d'êtres  raisonnables 
et  sensibles,  pour  en  favorise?  quelques  douzaines,  et  pour  tourmenter 


SATlIiKS.  345 

Leibaitz  avertissait  le  Turc  et  le  chrétien 
Que  sans  son  harmonie  on  ne  comprendra  rien'. 
Que  Dieu,  le  monde,  et  nous,  tout  n'est  rien  sans  monades. 

Le  courrier  des  Lapons-,  dans  ses  turUipinades', 
Veut  qu'on  aille  au  détroit  où  vogua  Magellan, 
Pour  se  former  l'esprit,  disséquer  un  géant. 
Notre  consul  Maillet*,  non  pas  consul  de  Home, 

tous  les  autres  à  tout  jamais,  paraîtra  toujours  un  peu  brutal  à  qui- 
conque a  des  mœurs  douces. 

1.  Notre  âme  étant  simple  (car  on  suppose  que  son  existence  et  sa 
iimpUcilé  sont  prouvées),  elle  peut  résider  dans  l'étoile  du  Nord  ou  du 
petit  Chien,  et  notre  corps  végéter  sur  ce  globe.  L'âme  a  des  idées 
là-haut,  et  notre  corps  fait  ici  les  fonctions  correspondantes  à  ces 
idées,  à  peu  près  comme  un  homme  prêche,  tandis  qu'un  autre  fait  les 
gestes;  ou  plutôt  l'àme  est  l'iiorloge,  et  le  corps  sonne  ici  les  heures. 
Il  y  a  des  gens  qui  ont  étudié  cela  sérieusement  ;  et  l'inventeur  de  ce 
systÀme  est  celui  qui  a  disputé  contre  Newton,  et  qui  peut  même  avoir 
eu  raison  sur  quelques  points. 

Quant  aux  monades,  tout  être  physique  étant  composé  doit  être  un 
résultat  d'êtres  simples-;  car  dire  qu'il  est  fait  d'êtres  composés,  c'est 
ne  rien  dire.  Des  monades  sans  parties  et  sans  étendue  font  donc 
l'étendue  et  les  parties  ;  elles  n'ont  ni  lieu,  ni  figure,  ni  mouvement, 
quoiqu'elles  constituent  des  corps  qui  ont  ligure  et  mouvement  dans 
un  lieu.     " 

Chaque  monade  doit  être  difTérente  d'une  autre,  sans  quoi  ce  serait 
un  double  emploi. 

Chaque  monade  doit  avoir  du  rapport  avec  toutes  les  autres,  parce 
qu'il  y  a  entre  los  corps  dont  ces  inonaJa  funt  l'assemblage  une  union 
nécessaire.  Ces  rapports  entre  ces  monades  simpte'i,  inélendites,  ne 
peuvent  être  que  des  idées,  des  perceptions.  11  n'j-  a  pas  de  raison 
pour  laquelle  une  monadv,  ayant  des  rapports  avec  une  de  ses  com- 
pagnes, n'en  ait  pas  avec  toutes.  Chaque  monade  voit  donc  toutes  les 
autres,  et  par  conséquent  est  un  miroir  concentrique  de  l'univers.  Il  y 
a  un  pays  où  cola  s'est  enseigné  dans  des  écoles  à  des  gens  qui 
avaient  de  la  barbe  au  menton. 

2.  Moreau  de  Maupertuis.  De  son  vivant,  on  le  peignit  aplatissant, 
avec  un  air  d'orgueil,  la  terre  qu'il  semblait  mépriser;  après  sa  mort, 
la  piété  de  sa  famille  lui  a  érigé  dans  Téglise  de  Saint-Roch  un  petit 
mausolée. 

3.  On  a  fait  assez  connaître  Tidéc  d'aller  disséquer  des  cervelles  de 
Patagons,  pour  avuir  la  nature  de  rime;  d'examiner  les  songes,  pour 
savoir  comment  on  pense  dans  la  veille  ;  d'enduire  les  malades  de 
poix  résine,  pour  empêcher  Tair  de  nuire  ;  de  creuser  un  trou  jusqu'au 
centre  de  la  terre  pour  voir  le  feu  central.  Et  ce  qu'il  y  a  de  déplo- 
rable, c'est  que  ces  folies  ont  causé  des  querelles  et  des  infortunes. 

4.  On  connaît  aussi  le  système  vraisemblable  par  lequel  la  mer  a 


3i6  POÉSIES    1)1.    VOLTAlIii:. 

Sait  comment  ici-bas  naquit  le  premier  homme  : 
D'abord  il  fut  poisson.  De  ce  pauvre  animal 
Le  berceau  très-changeant  fut  du  plus  fin  cristal; 
Et  les  mers  des  Chinois  sont  encore  étonnées 
D'avoir,  par  leurs  courants,  formé  les  Pyrénées. 
Chacun  fit  son  système;  et  leurs  doctes  leçons 
Semblaient  partir  tout  droit  des  Petites-Maisons. 

Dieu  ne  se  fàclia  point  :  c'est  le  meilleur  des  pères; 
Kt  sans  nous  engourdir  par  des  lois  trop  austères, 
Il  veut  que  ses  enfants,  ces  petits  libertins, 
S'amusent  en  jouant  de  l'œuvre  de  ses  mains. 
Il  renvoya  le  prix  ù  la  prochaine  année; 
Mais  il  vous  fit  partir,  dès  la  même  journée, 
Son  ange  Gabriel,  ambassadeur  de  paix. 
Tout  pétri  d'indulgence,  et  porteur  de  bienfaits. 

Le  ministre  eraplumé  vola  dans  vingt  provinces; 
Il  visita  des  saints,  des  papes,  et  des  princes, 
De  braves  cardinaux  et  des  inquisiteurs. 
Dans  le  siècle  passé  dévots  persécuteurs. 
«  Messeigneurs,  leur  dit-il,  le  bon  Dieu  vous  ordonne 
De  vous  bien  divertir  sans  molester  personne. 
Il  a  su  qu'en  ce  monde  on  voit  certains  savants 
Qui  sont,  ainsi  que  vous,  de  fieffés  ignorants; 
Us  n'ont  ni  volonté  ni  puissance  de  nuire  : 
Pour  penser  de  travers,  hélas!  faut-il  les  cuire? 
Un  livre,  croyez-moi,  n'est  pas  fort  dangereux, 
Et  votre  signature  est  plus  funeste  qu'eux. 


formé  les  montagnes,  et  la  terre  est  de  verre  ;  mais  celui-là  n'a  encore 
rien  de  funeste.  Certes  ceux  qui  ont  inventé  la  charrue,  la  navette,  et 
les  poulies,  étaient  des  dieux  bienfaisants,  en  comparaison  de  tous 
ces  rêveurs;  et  il  est  vrai  qu'un  opéra-comique  vaut  mieux  que  le 
système  de  Cudworth,  de  Wiston,  de  Burnet,  et  de  Wodward.  Car  ces 
systèmes  n'ont  appris  aucune  vérité,  et  n'ont  fait  aucun  plaisir;  mais 
l'opéra  des  Gueux  et  le  Dcieiteur  ont  fait  passer  très-agréablement  le 
temps  à  plus  de  cent  mille  hommes. 


SATIRES.  347 

En  Sorbonno.  an\  charniers  S  tout  se  mêle  d'écrire  : 
Imitez  le  bon  Dieu,  qui  n'en  a  fait  que  rire.  » 


LES   CABALES 

«  Barbouilleurs  de  papier,  d'où  viennent  tant  d'intrigues, 
Tant  de  petits  partis,  de  cabales,  de  brigues? 

1.  Charniers  des  Saints-Innoconts,  belle  place  de  Paris,  près  du 
Palais-Royal,  et  non  loin  du  Louvre.  C'est  là  qu'on  enterre  tous  les 
guejx,  au  lieu  de  les  porter  hors  de  la  ville,  comme  on  fait  partout 
ailleurs.  On  y  voit  plusieurs  écrivains  qui  font  les  placets  au  roi,  les 
lettres  des  cuisinières  à  leurs  amants  et  les  critiques  des  pièces  nou- 
velles. On  y  a  travaillé  longtemps  à  l'Année  littéraire.  11  y  a  le  style  à 
cinq  sous,  et  le  style  à  dix  sous. 

Qu'on  écrive  les  Ima'jinalions  de  .W.  Ouflr,  les  .Véinoiros  d'un  It07)imc 
de  qwdilé,  les  Sohlcx/ufs  d'une  âme  divolr;  que  Ton  condamne  les  idées 
innées,  et  que  ron  condamne  ensuite  ceux  qui  les  rojettenl  ;  qu'on 
donne  au  public  les  lettres  de  Tliérèse  à  Sophie,  ou  qu'on  dise  en  mau- 
vais latin*  «  que  la  vraie  religion  a  été,  selon  la  variété  des  temps, 
variée  et^diverse  quant  à  sa  forme  et  quant  à  la  clarté  de  la  révélation, 
et  que  cependant  elle  a  toujours  été  la  même  depuis  Adam,  quant  à  ce 
qui  appartient  à  la  substance;  »  que  ces  belles  clioses,  dis-je,  partent 
des  charniers  des  Saints-Innocents,  ou  de  l'imprimerie  de  la  veuve 
Simon,  cela  est  bien  égal  :  Imitons  le  bon  Dieu  >jui  n'en  a  fait  que 
rire. 

Concluons  surtout  qu'une  nation  qui  s'amuse  contiouellement  de  tant 
de  sottises  doit  être  une  nation  extrêmement  opulente  et  extrêmement 
heureuse,  puisqu'elle  est  si  oisive.  (  1772.) 

"  Yeram  reWjionem,  eisi  t/uantum  ad  sui  formant  et  revelalionis 
perspieuitutem,  etc.,  page  21  d'un  livre  latin  rempli  de  solécismes  et  de 
barbarismes,  imputé  faussement  à  la  Sorbonne  ;  il  est  intitulé  Determi- 
nalio  sacrœ  facultalis  Paiisiensis  in  lihellum  cui  tilulus  Bélisaire  ; 
Parisiis,  17G7  :  Censure  de  la  faculté  de  théologie  de  Paris,  contre  le 
livre  qui  a  pour  litre  Bélisaire,  à  Paris,  1707,  chez  la  veuve  Simon,  etc. 

Voyez  aussi  Les  trente-sept  vérités  opposées  aux  trente-sipt  impiétés, 
par  un  bnelielier  ubiqniste. 

—  L'auteur  de  cet  ouvrage  (Turgot)  était  véritablement  bachelier  en 
théologie  ;  mais  ayant  renoncé  A  cette  science,  il  était  devenu  un  des 
plus  grands  philosophes  et  un  des  premiers  hommes  d'État  de  l'Europe. 
On  appelle  ubi/iusle  un  docteur  ou  licencié  de  la  faculté  de  Paris,  qui 
n'est  ni  moine  ni  associé  aux  maisons  de  Sorbonne  et  de  Navarre. 
(  î\'ote  deÉs  d.  de  Kehl., 


348  poi:sip:s  de   voltairi:. 

S'agit-il  d'un  emploi  do  fermier  général, 

Ou  du  large  chapeau  qui  coiffe  un  cardinal? 

Étcs-vous  au  conclave?  aspirez-vous  au  trône' 

Où  l'on  dit  qu'autrefois  monta  Simon  Uarjone? 

Çà,  que  prétendez-vous?  —  D<î  la  gloire.  —  Ah^  gredin  ! 

Sais-tu  bien  que  cent  rois  la  briguèrent  en  vain? 

Sais-tu  ce  qu'il  coûta  de  périls  et  de  peines 

Aux  Condés,  aux  Sullis,  aux  Colberts,  aux  Turennes, 

Pour  avoir  une  place  au  haut  du  mont  sacré, 

De  sultan  .Moustapha  pour.jamais  ignoré? 

Je  ne  m'attendais  pas  qu'un  crapaud  du  Parnasse 

Eût  pu,  dans  son  bourbier,  s'enfler  de  tant  d'audace. 

—  Monsieur,  écoutez-moi  :  j'arrive  de  Dijon, 
Et  je  n'ai  ni  logis,  ni  crédit,  ni  renom. 
J'ai  fait  de  méchants  vers,  et  vous  pouvez  bien  croire 
Que  je  n'ai  pas  le  front  de  prétendre  à  la  gloire; 
Je  ne  veux  que  l'ôter  à  quiconque  en  jouit. 
Dans  ce  noble  métier  l'ami  Fréron  m'instruit. 
Monsieur  l'abbé  Profond  m'introduit  chez  les  dames; 
Avec  deux  beaux  esprits  nous  ourdissons  nos  trames. 
Nous  serons  dans  un  mois  l'un  de  l'autre  ennemis; 
Mais  le  besoin  présent  nous  tient  encore  unis. 
Je  me  forme  sous  eux  dans  le  bel  art  de  nuire  : 
Voilà  mon  seul  talent;  c'est  la  gloire  où  j'aspire. 

Laissons  là  de  Dijon  ce  pauvre  garnement', 

1.  Nulcs  de  M.  de  Morza.  —  Ce  trône  est  très-respectable.  11  est  sans 
doute  l'objet  d'une  louable  émulation.  Simon,  fils  de  Jones,  nommé 
Céphas  ou  Pierre,  est  un  très-grand  saint;  mais  il  n'eut  point  de  trône. 
Celui  au  nom  duquel  il  parlait  avait  défendu  expressément  à  tous  ses 
envoyés  de  prendre  même  le  nom  de  docteur,  de  maître,  et  avait 
déclaré  que  qui  voudrait  être  le  premier  serait  le  dernier.  Les  choses 
sont  changées;  et  dans  la  suite  des  temps  le  trône  devint  la  récom- 
pense de  l'humilité  passée. 

•2.  Ce  garnement  de  Dijon  est  un  nommé  Clément,  maître  de  quartier 
dans  un  collège  de  Dijon,  qui  a  fait  un  livre  contre  MM.  de  Saint-Lam- 
bert, Delille,  de  Watelet,  Dorât,  et  plusieurs  autres  personnes.  L'au- 
teur des  Cabales  fut  maltraité  dans  ce  livre,  où  règne  un  air  de  suffi- 


SATIRES.  349 

Des  bâtards  de  Zuïle  imbécile  instrument; 
Qu'il  couro  i\  l'hôpital,  où  son  Destin  le  mène.. 

Alloua  nous  réjouir  aux  jeux  de  Melpomène... 
Bon  !  j'y  vois  deux  partis  l'un  à  l'autre  opposés  : 
Léon  dix  et  Luther  étaient  moins  divisés. 
L'un  claque,  l'autre  sillle;  et  l'antre  du  parterre' 
Et  les  cafés  voisins  sont  le  champ  de  la  guerre. 

Je  vais  chercher  la  paix  au  temple  des  chansons. 
J'tntends  crier  :  «  Lulli,  Campra,  Rameau,  Boufl'ons-, 

sance,  un  ton  décisif  et  tranchant  qui  a  été  tant  blAmé  par  tous  les 
honnêtes  gens  dans  les  hommes  les  plus  accrédités  de  la  littérature,  et 
qui  est  le  comble  de  l'insolence  et  du  ridicule  dans  un  jeune  provincial 
sans  expérience  et  sans  génie.  Il  s'est  couvert  d'opprobre  par  des 
libelles  aus>i  affreux  qu'absurdes,  que  la  police  n'a  pas  punis,  parce 
qu'elle  les  a  ignorés.  Les  malheureux  qui  ont  composé  de  tels  libelles 
pour  vivre,  comme  Clément,  La  Beaumelle,  Sabatier  natif  de  Castre.", 
ressemblent  précisément  au  Pauvre  Diable,  qui  est  si  naturellement 
peint  dans  la  pièce  de  ce  nom.  Il  n'est  point  do  vie  plus  déplorable 
que  la  leur. 

1.  C'est  principalement  au  parterre  do  la  Comédie-Franraise,  à  la 
représentation  des  pièces  nouvelles,  que  les  cabales  éclatent  avec  le 
plus  d'emportement.  Le  parti  qui  fronde  l'ouvrage  et  le  parti  qui  le 
soutient  se  rangent  chacun  d'un  coté.  Les  émissaires  reçoivent  à  la 
porte  ceux  qui  entrent,  et  leur  disent  :  «  Venez-vous  siffler?  mettez- 
vous  là;  venez-vous  pour  applaudir?  mettez-vous  ici.  »  On  a  joué 
quelquefois  aux  dés  la  chute  ou  le  succès  d'une  tragédie  nouvelle  au 
oafé  de  Procope.  Ces  cabales  ont  dégoûté  les  hommes  de  génie,  et  n'ont 
pas  peu  servi  à  décréditer  un  spectacle  qui  avait  fait  si  longtemps  la 
gloire  de  la  nation. 

2.  La  mémo  manie  a  passé  à  l'Opéra,  et  a  été  encore  plus  tumul- 
tueuse. Mais  les  cabales  au  ThéAtre-Franrais  ont  un  avantage  que 
les  cabales  de  FOpéra  n'ont  pas  ;  c'est  celui  de  la  satire  raisonnée. 
On  ne  peut  à  l'Opéra  critiquer  que  des  sons  ;  quand  on  a  dit  :  «  Cette 
chaconne,  cette  coure  me  déplaît,  »  on  a  tout  dit.  Mais  à  la  Comédie 
on  examine  des  idées,  des  raisonnements,  dos  passions,  la  conduite, 
Texposition,  le  nœud,  le  dénoùment,  le  langage.  On  peut  vous  prou- 
ver méthodiquement,  et  de  conséquence  en  conséquence,  que  vous 
êtes  un  sot  qui  avez  voulu  avoir  de  l'esprit,  et  qui  avez  assemblé 
quinze  cents  personnes  pour  leur  prouver  que  vous  en  savez  plus 
qu'eux.  Chacun  de  ceux  qui  vous  écoutent  est,  sans  le  savoir,  un  peu 
jaloux  de  vous  ;  il  est  en  droit  de  vous  critiquer,  et  vous  êtes  en  droit 
de  lui  répondre.  Le  seul  malheur  est  que  vous  êtes  trop  souvent  un 
contre  mille. 

Il  en  va  autrement  en  fait  de  musique  ;  il  n'y  a  que  le  potier  qui 
soit  jaloux  du  potier,    et  le  musicien  du  musicien,  disait  Hésiode.  Il 

20 


350  POÉSIKS    DK    VOLTAIRE. 

Ktes-vous  pour  la  France  ou  bien  pour  Tltalie? 

—  Je  suis  pour  mon  plaisir,  messieurs.  Quelle  folie 
Vous  tient  ici  debout  sans  vouloir  écouter? 

Ne  suis-je  à  l'Opéra  que  pour  y  disputer?  » 
Je  sors,  je  me  dérobe  aux  flots  de  la  cohue: 

Les  laquais  assemblés  cabalaient  dans  la  rue. 

Je  me  sauve  avec  peine  aux  jardins  si  vantés 

Que  la  main  de  Le  Nostre  avec  art  a  plantés. 
D'autres  fous  à  l'instant  une  troupe  m'arrête. 

Tous  parlent  à  la  fois,  tous  me  rompent  la  tête... 

«  Avez-vous  lu  sa  pièce?  il  tombe,  il  est  perdu; 

Par  le  dernier  journal  je  le  tiens  confondu. 

—  Qui?  de  quoi  parlez-vous?  d'où  vient  tant  de  colère? 
Quel  est  votre  ennemi?  —  C'est  un  vil  téméraire. 

Un  rirAeur  insolent  qui  cause  nos  chagrins: 
11  croit  nous  égaler  en  vers  alexandrins. 

—  Fort  bien  :  de  vos  débats  je  conçois  l'importance.  •> 
Mais  un  gros  de  bourgeois  vers  ce  côté  s'avance. 

«  Choisissez,  me  dit-on,  du  vieux  ou  du  nouveau.  » 

Je  croyais  qu'on  parlait  d'un  vin  qu'on  boit  sans  eau, 

Et  qu'on  examinait  si  les  gourmets  de  France 

D'une  vendange  heureuse  avaient  quelque  espérance  : 

Ou  que  des  érudits  balançaient  doctement 

Entre  la  loi  nouvelle  et  le  Vieux  Testament. 

Un  jeune  candidat,  de  qui  la  chevelure 

Passait  de  Clodion  la  royale  coiffure  % 

Me  dit  d'un  ton  de  maître,  avec  peine  adouci  : 

«  Ce  sont  nos  parlements  dont  il  s'agit  ici; 


y  faut  seulement  ajouter  encore  les  partisans  du  musicien  ;  mais 
ceux-là  sont  ennemis,  et  ne  sont  point  jaloux.  Dans  les  talents  de 
l'esprit,  au  contraire,  tout  le  monda  est  jaloux  en  secret;  et  Toilà 
pourquoi  tous  les  gens  de  lettres,  méprisés  quand  ils  n'ont  pas  réussi, 
ont  été  persécutés  dès  qu'ils  ont  eu  de  la  réputation. 

1.  Il  n'y  a  pas  longtemps  que  les  jeunes  conseillers  allaient  au  tri- 
bunal les  cheveux  étalés  et  poudrés  de  blanc,  ou  blanc  poudrés. 


SATinrS.  ■      351 

Lequel  préférez-vous?  —  Aucun  d'eux,  j(î  vous  jure. 

Je  n'ai  point  de  procès,  et,  dans  ma  vie  obscure. 

Je  laisse  au  roi  mon  maître,  en  pauvre  citoyen, 

Le  soin  de  son  royaume,  où  je  ne  prétends  rien. 

Assez  de  grands  esprits,  dans  leur  troisième  étag»-. 

N'ayant  pu  gouverner  leur  femme  et  leur  ménage'. 

Se  sont  mis,  par  plaisir,  à  régir  l'univers. 

Sans  quitter  leur  grenier,  ils  traversent  les  mers: 

Ils  raniment  l'État,  le  peuplent,  renricliissent  : 

Leurs  marchands  de  papiers  sont  les  seuls  qui  gémissent. 

Moi,  j'attends  dans  un  coin  que  rim|)i'im('ur  du  roi 

M'apprenne,  pour  dix  sous,  mon  devoir  et  ma  lui. 

Tout  confus  d'un  édit  ((ui  rogne  ukîs  linances. 

Sur  mes  biens  écornés  je  règle  mes  dépenses; 

Rebuté  de  Plutus,  je  m'adresse  à  Gérés; 

Ses  fertiles  trésors  garnissent  mes  guérets. 

La  campagne,  en  tout  temps,  par  un  travail  utile, 

Répara  tous  les  maux  qu'on  nous  fit  à  la  ville. 

On  est  un  peu  fâché;  mais  qu'y  faire?...  Obéir. 

A  quoi  bbn  cabaler,  quand  on  ne  peut  agir? 

—  Mais,  monsieur,  des  Capets  les  lois  fondamentales, 

1.  L'Europe  est  pleine  do  gens  qui,  ayant  perdu  leur  fortune, 
veulent  faire  celle  de  leur  patrie  ou  de  quelque  État  voisin.  Ils  pré- 
sentent aux  ministres  des  mémoires  qui  rétabliront  les  affaires 
publiques  en  peu  de  temps;  et  en  attendant  ils  demandent  une 
aujni)ae  qu'on  leur  refuse.  Bois-Guillebcrt,  qui  écrivit  contre  le  grand 
Colbert,  et  qui  ensuite  osa  attribuer  sa  Dixme  royale  au  maréchal  de 
Vaubao,  s'était  ruiné.  Ceux  qui  sont  assez  ignorants  pour  le  citer  encore 
aujourd'hui,  croyant  citer  le  maréchal  de  Vauban,  ne  se  doutent  pas 
que,  si  on  suivait  ces  beaux  systèmes,  le  royaume  .serait  aussi  misérable 
que  lui.  Celui  qui  a  imprimé  le  Moyen  d'eniichir  l'L'Ial,  sous  le  nom 
du  comte  de  Boulainvilliers,  est  mort  à  l'hôpital.  Le  petit  La  Jonchère, 
qui  a  donné  tant  d'argent  au  roi  en  quatre  volumes,  demandait  l'au- 
mdne.  Telles  sont  les  gens  qui  enseignent  l'art  de  s'enrichir  par  le 
commerce  après  avoir  fait  banqueroute,  et  ceux  qui  font  le  tour  du 
monde  sans  sortir  de  leur  cabinet,  et  ceux  qui  n'ayant  jamais  possédé 
une  charrue,  remplissent  nos  greniers  de  froment.  D'ailleurs  la  littéra- 
ture ne  subsiste  presque  plus  que  d'infâmes  plagiais  ou  de  libelles. 
Jamais  cette  profession  si  belle  n'a  été  ni  si  universelle  ni  si  avilie. 


352  l'OKSIKS    DK    ^0I-Ï\1^.E. 

Et  le  grenier  à  sel,  et  les  cours  fiîodales, 
Et  le  gouvernement  du  chancelier  Duprat? 
—  Monsieur,  je  n'entends  rien  aux  matières  d'État  : 
Ma  loi  fondamentale  est  de  vivre  tranquille. 
La  Fronde  était  plaisante*,  et  la  guerre  civile 
Amusait  la  grand'chambre  et  le  coadjuteur. 
Barricadez-vous  bien:  je  m'enfuis;  serviteur.  » 
A  peine  ai-je  quitté  mon  jeune  énergumène, 

1.  La  Fronde  en  effet  ùtail  fort  plaisante,  si  l'on  ne  regarde  que  ses 
ridicules.  Le  président  Le  Cogneux,  qui  chasse  de  chez  lui  son  fils  le 
célèbre  Bachaumont,  conseiller  au  parlement,  pour  avoir  opiné  en 
faveur  de  la  cour,  et  qui  fait  mettre  ses  chevaux  dans  la  rue;  Bachau- 
mont qui  lui  dit  :  «  Mon  père,  mes  chevaux  n'ont  pas  opiné,  »  et  qui, 
de  raillerie  en  raillerie,  fait  boire  son  père  à  la  santé  du  cardinal 
Mazarin,  proscrit  parle  parlement;  le  gentilhomme  ami  du  coadjuteur 
qui  vient  pour  le  servir  dans  la  guerre  civile,  et  qui,  trouvant  un  de 
ses  camarades  chez  ce  prélat,  lui  dit  :  «  Il  n'est  pas  juste  que  les  deux 
plus  grands  fous  du  royaume  servent  sous  le  même  drapeau,  il  faut 
se  partager,  je  vais  chez  le  cardinal  de  Mazann  ;  »  et  qui  en  effet  va  de 
ce  pas  battre  les  troupes  auxquelles  il  était  venu  se  joindre;  ce  même 
coadjuteur  qui  prêche,  et  qui  fait  pleurer  des  femmes  ;  un  de  ses  con- 
vives qui  leur  dit  :  «  Mesdames,  si  vous  saviez  ce  qu'il  a  gagné  avec 
vous,  vous  pleureriez  bien  davantage  ;  »  ce  même  archevêque  qui  va 
au  parlement  avec  un  poignard,  et  le  peuple  qui  crie  :  «  C'est  son  bré- 
viaire! »  et  toutes  les  expéditions  de  cette  guerre  méditées  au  cabaret, 
et  les  bons  mots;  et  les  chansons  qui  ne  finissaient  point;  tout  cela 
serait  bon  sans  doute  pour  un  opéra-comique.  Mais  les  fourberies,  les 
pillages,  les  rapines,  les  scélératesses,  les  assassinats,  les  crimes  de 
toute  espèce  dont  ces  plaisanteries  étaient  accompagnées,  formaient  un 
mélange  hideux  des  horreurs  de  la  Ligue  et  des  farces  d'Arlequin.  Et 
c'étaient  des  gens  graves,  des  patres  conscrîpli  qui  ordonnaient  ces 
abominations  et  ces  ridicules.  Le  cardinal  de  Retz  dit,  dans  ses 
Mémoires,  «  que  le  parlement  faisait  par  des  arrêts  la  guerre  civile, 
qu'il  aurait  condamnée  lui-même  par  les  arrêts  les  plus  sanglants.  » 

L'auteur  que  je  commente  avait  peint  cette  guerre  de  singes  dans  le 
Siècle  de  Louis  XIV  :  un  de  ces  magistrats  qui,  ayant  acheté  leurs 
charges  quarante  ou  cinquante  mille  francs,  se  croyaient  en  droit  de 
parler  orgueilleusement  aux  lettrés,  écrivit  à  l'auteur  que  messieurs 
pourraient  le  faire  repentir  d'avoir  dit  ces  vérités,  quoique  reconnues. 
Il  lui  répondit  :  «  Un  empereur  de  la  Chine  dit  un  jour  à  l'historio- 
graphe de  l'empire  :  «  Je  suis  averti  que  vous  mettez  par  écrit  mes 
«  fautes;  tremblez.  »  L'historiographe  prit  sur-le-champ  des  tablettes. 
«  Qu'osez-vous  écrire  là?  —  Ce  que  Votre  Majesté  vient  de  me  dire.  > 
L'empereur  se  recueillit,  et  dit  :  «  Écrivez  tout,  mes  fautes  seront 
réparées.  » 


s  A  11  m;  s.  353 

Qu'un  groupe  de  savants  m'enveloppe  et  m'entraîne. 

D'un  air  d'autorité  l'un  d'eux  me  tire  à  part... 

«  Je  vous  goûtai,  dit-il,  lors«iuo  de  Saint-Médard' 

Vous  crayonniez  gaiement  la  cabale  grossière, 

Gambadant  pour  la  grâce  au  coin  d'im  cimetière; 

Les  billets  au  porteur  des  chrétiens  trépassés; 

Les  fils  de  Loyola  sur  la  terre  éclipsés. 

Nous  applaudîmes  tous  à  votre  noble  audace, 

Lorsque  vous  nous  prouviez  qu'un  maroufle  à  besace, 

Dans  sa  crasse  orgueilleuse  à  charge  au  genre  humain, 

S'il  eût  bêché  la  terre,  eût  servi  son  prochain. 

Jouissez  d'une  gloire  avec  peine  achetée; 

.\cceptez  à  la  fin  votre  brevet  d'athée. 

—  Ah  !  vous  êtes  trop  bon  :  je  slmis  au  fond  du  cœur 

Tout  le  prix  (ju'on  doit  mettre  à  cet  excès  d'honneur.    . 

Il  est  vrai,  j'ai  raillé  Saint-Médard  et  la  bulle; 

Mais  j'ai  sur  la  nature  encor  quelque  scrupule. 

L'univers  m'embarrasse,  et  je  ne  puis  songer 

Que  cette  horloge  existe,  et  n'ait  point  d'horloger^. 

1.  Oa  connaît  le  fanatisme  dos  convulsions  de  Saint-Méiiard,  qui 
durèrent  si  longtemps  dans  la  populace,  et  qui  furent  entretenues  par 
le  président  Dubois,  le  conseiller  Carré,  et  d'autres  énergumènes.  La 
terre  a  été  mille  fois  inondée  de  superstitions  plus  affreuses,  mais 
jamais  il  n'y  en  eut  de  plus  sotte  et  de  plus  avilissante.  L'histoire  des 
billets  de  confession  et  l'expulsion  des  jésuites  succédèrent  bientôt  à 
ces  facéties.  Observez  surtout  que  nous  avons  une  liste  de  miracles 
opérés  par  ces  malheureux,  signée  de  plus  de  cinq  cents  personnes.  Les 
miracles  d'Esculape,  ceux  de  Vespasien  et  d'Apollonius  de  Tyane,  etc., 
n'ont  pas  été  plus  authentiques. 

2.  Si  une  horloge  prouve  un  horloger,  si  un  palais  annonce  un  archi- 
tecte, comment  en  effet  Tunivers  ne  démontre-l-il  pas  une  intelligence 
suprême?  Quelle  plante,  quel  animal,  quel  élément,  quel  astre  ne  porte 
pas  l'empreinte  de  celui  que  Platon  appelait  réternel  géomètre?  11  mo 
semble  que  le  corps  du  moindre  animal  démontre  une  profondeur  et 
une  unité  de  dessein  qui  doivent  à  la  fois  nous  ravir  en  admiration, 
et  atterrer  notre  esprit.  Non-seulement  ce  chctif  insecte  est  une 
machine  dont  tous  les  ressorts  sont  f.iits  exactement  l'un  pour  l'autre; 
uon-seulcment  il  est  né,  mais  il  vit  par  un  art  que  nous  ne  pouvons  ni 
imiter  ni  comprendre;  mais  sa  vie  a  un  rapport  immédiat  avec  la 
nature  entiL-re,    avec  tous  les  éléments,  avec  tous  les  astres  dont  la 

20. 


354  POl'SIES    DE    VO  I.TA  1  li  F.. 

Mille  abus,  jfi  le  sais,  ont  régné  dans  l'Église; 
Fleury  le  confesseur  en  parle  avec  franchise'. 
J'ai  pu  de  les  siffler  prendre  un  p<'U  trop  de  soin  : 
Eh!  (juel  auteur,  hélas!  ne  va  jamais  trop  loin? 
De  saint  Ignace  encore  on  me  voit  souvent  rire; 
Je  crois  pourtant  un  Dieu,  puisqu'il  faut  vous  le  dire. 
—  Ah,  traître!  ah,  malheureux!  je  m'en  étais  douté. 
Va,  j'avais  bien  prévu  ce  trait  de  lâcheté, 
Alors  que  de  Maillet  Insultant  la  mémoire-, 
Du  monde  qu'il  forma  tu  combattis  l'histoire... 
Ignorant,  vois  l'efTot  de  mes  combinaisons  : 
Les  hommes  autrefois  ont  été  des  poissons; 

lumière  se  fait  sentir  à  lui.  Le  soleil  le  réchaufle,  et  les  rayons  qui 
partent  de  Sirius,  à  quatre  cents  millions  de  lieues  au  delà  du  soleil, 
pénètrent  dans  ses  petits  yeux,  selon  toutes  les  règles  de  Toptique. 
S'il  n'y  a  pas  là  immensité  et  unité  de  dessein  qui  démontrent  un 
fabricateur  intelligent,  immense,  unique,  incompréhensible,  qu'on 
nous  démontre  donc  le  contraire;  mais  c'est  ce  qu'on  n'a  jamais  fait. 
Platon,  Newton,  Locke,  ont  été  frappés  également  de  cette  grande 
vérité.  Ils  étaient  théistes,  dans  le  sens  le  plus  rigoureux  et  le  plus 
respectable. 

Des  objections  !  on  nous  en  fait  sans  nombre  :  des  ridicules  !  on  croit 
nous  en  donner  en  nous  appelant  cause-finaliers  ;  mais  des  preuves 
contre  Tesistence  d'une  intelligence  suprême,  on  n'en  a  jamais  apporté 
aucune.  Spinosa  lui-même  est  forcé  de  reconnaître  cette  intelligence; 
et  Virgile  avant  lui,  et  après  tant  d'autres,  avait  dit  :  iVens  agitai 
molem.  C'est  ce  Men$  agitai  molem  qui  est  le  fort  de  la  dispute  entre 
les  atliées  et  les  tliéistes,  comme  l'avoue  le  géomètre  Clarke  dans 
son  li^Te  de  l'existence  de  Dieu;  livre  le  plus  éloigné  de  notre  bavar- 
derie  ordinaire,  livre  le  plus  profond  et  le  plus  serré  que  nous  ayons 
sur  cette  matière,  livre  auprès  duquel  ceux  de  Platon  ne  sont  que 
des  mots,  et  auquel  je  ne  pourrais  préférer  que  le  naturel  et  la  can- 
deur de  Locke. 

1.  Fleury,  célèbre  par  ses  excellents  discours,  qui  sont  d'un  sage 
écrivain  et  d'un  citoyen  zélé,  connu  aussi  par  son  Histoire  ecclésiastique 
([ui  ressemble  trop  en  plusieurs  endroits  à  la  Li'-ginde  dorée. 

•2.  Ce  consul  Maillet  fut  un  de  ces  charlatans  dont  on  a  dit  qu'ils 
voulaient  imiter  Dieu,  et  créer  un  monde  avec  la  parole.  C'est  lui 
qui,  abusant  de  l'histoire  de  quelques  bouleversements  avérés,  arrivés 
dans  ce  globe,  prétend  que  les  mers  avaient  formé  les  montagnes, 
et  que  les  poissons  avaient  été  changés  en  hommes.  Aussi  quand 
on  a  imprimé  son  livre,  on  n'a  pas  manqué  de  le  dédier  à  Cyrano  de 
Bergerac. 


SATH'iES.  355 

La  mer  de  l'Amérique  a  marché  vers  le  Phase  ; 
Les  huîtres  d'Angleterre  ont  formé  le  Caucase  : 
Nour  te  l'avions  appris,  mais  tu  t'es  ploigné 
Du  vrai  sens  de  Platon,  par  nous  seuls  enseigné. 
Lâche!  oses-tu  bien  croire  une  essence  suprême? 
—  Mais,  oui.  —  De  la  nature  as-tu  lu  le  Système  ? 
Par  ses  propos  diffus  n'es-tu  pas  foudrojé? 
Que  dis-tu  de  ce  livre?  —  Il  m'a  fort  ennuyé'. 


1.  Il  }•  a  des  morceaus  éloquents  dans  ce  livre  ;  mais  il  faut  avouer 
qu'il  est  diffus  et  quelquefois  déclamateur;  qu'il  se  contredit,  qu'il 
affirme  trop  souvent  ce  qui  est  en  question,  et  surtout  qu'il  est  fondé 
sur  de  prétendues  expériences  dont  la  fausseté  et  le  ridicule  sont 
aujourd'hui  reconnus  et  siffles  do  tout  le  monde.  Tenons-nous-en  à  ce 
dernier  article,  qui  est  le  plus  palpable  de  tous.  C'est  cette  fameuse 
transmutation  qu'un  pauvre  jésuite  anglais,  nommé  Noedbam,  crut 
avoir  faite,  de  jus  de  mouton  et  do  blé  puurri,  vn  petites  anguilles 
lesquelles  produisaient  bientôt  une  race  innombrable  d'anguilles.  Nous 
en  avons  parlé  ailleurs. 

On  disait  au  jésuite  Needham  que  cela  n'était  bon  que  du  temps 
d'^Vristote,  do  Gamaliel,  de  Flavien-Josèphe,  et  de  Philon,  où  l'on 
croyait  que  la  génération  s'opérait  par  la  corruption,  et  que  le  limon 
d'Égypte-forraait  des  rats.  Il  répondit  que  notre  Sauveur  lui-môme  et 
ses  apOtres  avaient  dit  plusieurs  fois  qu'il  faut  que  le  blé  pourrisse  et 
meure  pour  lever  et  pour  produire,  et  que  par  conséquent  son  blé 
pourri  et  son  jus  de  mouton  faisaient  naître  des  races  d'anguil'es 
infailliblement.  On  avait  beau  lui  répliquer  que  Jésus-Christ  daignait 
se  conformer  aux  idées  fausses  et  grossières  des  paysans  galiléens, 
ainsi  qu'il  daignait  se  vêtir  à  leur  mode,  parler  leur  langage,  et 
observer  tous  leurs  rites;  mais  que  la  sagesse  incarnée  devait  bien 
savoir  que  rien  ne  peut  naître  sans  germe;  que  son  système  était  aussi 
iangereus  qu'e.\tiavagant  ;  que  si  on  pouvait  former  des  anguilles 
avec  du  jus  de  mouton,  on  ne  manquerait  pas  de  former  des  hommes 
avec  du  jus  de  perdrix;  qu'alors  on  croirait  pouvoir  se  passer  de  Dieu, 
et  que  les  atiiées  s'empareraient  de  la  place.  Needham  n'en  démordait 
point;  et,  aussi  mauvais  raisonneur  que  mauvais  chimiste,  il  per- 
sista longtemps  à  se  croire  créateur  d'anguilles;  de  sorte  que  par  une 
étrange  bizarrerie,  un  jésuite  se  servait  des  propres  paroles  de  Jésus- 
Christ  pour  établir  son  opinion  ridicule,  et  les  athées  se  servaient  de 
l'ignorance  et  de  Topiniâtreté  d'un  jésuite  pour  se  confirmer  dans 
rathéisme.  On  citait  partout  la  découverte  de  Needham.  Un  des  plus 
intrépides  athées  m'assurait  que  dans  la  ménagerie  du  prince  Charles, 
à  Bruxelles,  il  y  avait  un  lapin  qui  faisait  tous  les  mois  des  enfants 
à  une  poule.  Enfin  l'cipérience  du  jésuite  fut  reconnue  pour  ce  qu'elle 
était  ;  et  les  athées  furent  obligés  de  se  pourvoir  ailleurs. 


356  POliSIES    Di:    VOLïAini:. 

—  C'en  ost  assez,  ingrat  :  ta  perfide  insolence 
Dans  mon  premier  concile  aura  sa  récompense. 
Va,  sot  adorateur  d'un  fantôme  impuissant. 
Nous  t'avions  jusqu'ici  préservé  du  néant; 
Nous  t'y  ferons  rentrer,  ainsi  que  ce  grand  f'.tre 
Que  tu  prends  bassement  pour  ton  unique  maître. 
De  mes  amis,  de  moi,  tu  seras  méprisé. 

—  Soit.  —  Nous  insulterons  à  ton  génie  usé. 

—  J'y  consens.  —  Des  fatras  de  brochures  sans  nombre. 
Dans  ta  bière  à  grands  flots  vont  tomber  sur  ton  ombre. 

—  Je  n'en  sentirai  rien.  —  Nous  t'abandonnerons 
Aux  puissants  Langlevieux,  aux  immortels  Frérons', 

—  Ah!  bachelier  du  diable,  un  peu  plus  d'indulgence: 
Nous  avons,  vous  et  moi,  besoin  de  tolérance. 

Que  deviendraient  le  monde  et  la  société, 

1.  C'est  ce  même  Langlevieux  La  Beaumeile  dont  il  est  p.irlé  dans 
les  notes  sur  l'épître  à  M.  Dalembert,  et  ailleurs. 

Ce  même  homme  s'est  depuis  associé  avec  Fréron  ;  et  malgré  tant 
d'horreurs  et  laut  de  bassesses,  il  a  surpris  la  protection  d'une  per- 
sonne respectable  qui  ignorait  ses  excès  ridicules  ;  mais  oj)o>'ht  cognosci 
malos. 

Nous  ajouterons  à  cette  note  que  Boileau  attaqua  toujours  des  per- 
sonnes dont  il  n'avait  pas  le  moindre  sujet  de  se  plaindre,  et  que  notre 
auteur  s'est  toujours  borné  à  repousser  les  injures  et  les  calomnies  des 
RoUets  de  son  temps.  Il  y  avait  deux  partis  à  prendre,  celui  de  négli- 
ger les  impostures  atroces  que  La  Beaumeile  a  vomies  pcndaût  vingt 
ans,  et  celui  de  les  relever.  Nous  avons  jugé  le  dernier  parti  plus  juste 
et  plus  convenable. 

C'est  rendre  un  service  essentiel  à  plus  de  cent  familles,  de  faire 
connaître  le  vil  scélérat  qui  a  osé  lesoutrager. 

Les  ministres  d'État,  et  tous  ceux  qui  sont  chargés  de  maintenir 
l'ordre  public,  doivent  savoir  que  ces  libelles  méprisables  sont  recher- 
chés dans  l'Allemagne,  dans  l'Angleterre,  dans  tout  le  Nord  ;  qu'il  y 
en  a  de  toute  espèce  ;  qu'on  les  lit  avidement,  comme  on  y  boit  pour 
du  vin  de  Bourgogne  les  vins  faits  à  Liège  ;  que  la  faim  et  la  malice 
produisent  tous  les  jours  de  ces  ouvrages  infâmes,  écrits  quelquefois 
avec  assez  d'artifice  ;  que  la  curiosité  les  dévore  ;  qu'ils  font  pendant 
un  temps  une  impression  dangereuse  ;  que  depuis  peu  l'Europe  a  été 
inondée  de  ces  scandales;  et  que  plus  la  langue  française  a  de  cours 
dans  les  pays  étrangers,  plus  on  doit  l'employer  contre  les  malheureux 
qui  en  font  un  si  coupable  usage,  et  qui  se  rendent  si  iaJignes  de  leur 
patrie. 


SATIRES.  357 

Si  tout,  jusqu'à  l'athée,  était  sans  charité? 
Permettez  qu  ici-bas  chacun  fasse  à  sa  tète. 
J'avouerai  qu'Épicure  avait  une  ûme  honnête, 
Mais  le  grand  Marc  Aurèle  était  plus  vertueux. 
Lucrèce  avait  du  bon,  Cicéron  valait  mieux. 
Spinosa  pardonnait  à  ceux  dont  la  faiblesse* 
D'un  moteur  éternel  admirait  la  sagesse.  »'* 

Je  crois  qu'il  est  un  Dieu;  vous  osez  le  nier  : 
Examinons  le  fait  sans  nous  injurier. 

«  J'ai  désiré  cent  fois,  dans  ma  verte  jeunesse, 
De  voir  notre  saint  Père,  au  sortir  de  la  messe, 
Avec  le  grand  lama  dansant  en  cotillon; 
Bossuet  le  funèbre  embrassant  Fénelon; 
Et,  le  verre  à  la  main.  Le  Tellier  et  Noailles 
Chantant  chez  Maintenon  des  couplets  dans  Versailles. 
Je  préférais  Chaulieu,  coulant  en  paix  ses  jours 
Entre  le  dieu  des  vers  et  celui  des  amours, 
\  tous  ces  froids  -savants  dont  les  vieilles  querelles 
Traînaient  si  pesamment  les  dégoûts  après  elles. 

«  Des  charmes  de  la  paix  mon  cœur  était  frappé; 
J'espérais  en  jouir  :  je  me  suis  bien  trompé. 
On  cabale  à  la  cour,  à  l'armée,  au  parterre  ; 
Dans  Londres,  dans  Paris,  les  esprits  sont  en  guerre  ; 
Ils  y  seront  toujours.  La  Discorde  autrefois. 


1.  Baruch  Spinosa,  théologien  circonspe;t,  et  fort  honnf'te  homme; 
nous  rappelons  ici  Baruch,  parce  que  c'est  son  véritable  nom;  on  no 
lui  a  donné  celui  de  Benoit  que  par  erreur;  il  ne  fut  jamais  baptisé. 
Nous  avons  fait  une  note  plus  longue  sur  ce  sophiste  à  la  suite  du 
petit  po6me  sur  les  Syslèntes. 

—  Vers  mi,  les  querelles  sur  les  deux  parlements,  les  révolutions 
(lu  ministère,  et  les  disputes  sur  la  cause  universelle,  augmentèrent  le 
nombre  des  ennemis  de  M.  de  Voltaiie;  les  philosophes  parurent  un 
moment  vouloir  s'unir  aux  prêtres  contre  lui  ;  mais  cette  division  entre 
des  hommes  qui  devaient  rester  toujours  unis,  pour  défendre  la  cause 
de  la  raison  et  de  l'humanité,  ne  fut  point  durable.  C'est  à  cette  que- 
relle passagère  que  M.  de  Voltaire  fait  allusion  à  la  fin  des  Cabales. 
{Xotede  l'k'd.  de  Kelil.) 


338  POÉSIES    DE     NOLTAir.F,. 

Ayant  brouillé  les  dieux,  descendit  chez  les  rois. 
Puis  dans  l'Église  sainte  établit  son  empire, 
Et  rétendit  bientôt  sur  tout  ce  qui  respire. 
Cliacun  vantait  la  paix,  que  partout  on  chassa. 
On  dit  que  seulement  par  grâce  on  lui  laissa 
Deux  asiles  fort  doux  :  c'est  !'■  lit  et  la  table. 
Puisse-t-elle  y  fixer  un  i-ègne  un  peu  durable! 
L'un  d'eux  me  plaît  encore.  Allons,  ami,  buvons; 
Cabalone  pour  Cliloris,  et  faisons  des  chansons.  » 


•a  I.A   TACTIOll' 

J'étais  lundi  passé  chez  mon  libraire  Caille, 
Qui,  dans  son  magasin,  n'a  souvent  rien  qui  vaille. 
«  J'ai,  dit-il,  par  bonheur,  un  ouvrage  nouveau. 
Nécessaire  aux  humains,  et  sage  autant  que  beau. 
C'est  à  l'étudier  qu'il  faut  que  l'on  s'applique; 
Il  fait  seul  nos  destins  :  prenez,  c'est  la  Tactique. 
—  La  Tactique!  lui  dis-je  :  hélas!  jusqu'à  présent 
J'ignorais  la  faveur  de  ce  mot  si  savant. 

—  Ce  nom,  répondit-il,  venu  de  Grèce  en  France, 
Veut  dire  le  grand  art,  ou  l'art  par  excellence*  : 
Des  plus  nobles  esprits  il  remplit  tous  les  vœux.  » 

J'achetai  sa  Tactique,  et  je  me  crus  heureux. 
J'espérais  trouver  l'art  de  prolonger  ma  vie, 
D'adoucir  les  chagrins  dont  elle  est  poursuivie, 
De  cultiver  mes  goûts,  d'être  sans  passion, 
D'asservir  mes  désirs  au  joug  de  la  raison, 
D'être  juste  envers  tous,  sans  jamais  être  dupe. 

1.  Tactique  vient  originairement  du  verbe  /ajsso,  j'arrange.  Tactique 
est  proprement  l'art  d'aller  par  rangs;  c'est  l'arrangement  des  troupes. 
C'est  ce  qui  fit  que  Pyrrhus,  en  .voyant  le  camp  des  Romains,  ne  les 
trouva  pas  si  barbares. 


SATIRES.  359 

Je  m'enfermo  cliez  moi,  je  lis;  je  ne  m'occupe 
Que  d'apprendre  par  cœur  un  livre  si  divin. 
Mes  amis!  c'était  l'art  d'égorger  son  prochain. 
J'apprends  qu'en  Germanie  autrefois  un  bon  prêtre  ' 

1.  On  na  sait  encore  qui  employa  le  premier  dos  canons  dans  les 
batailles  et  dans  les  sièges.  Une  invention  qui  a  changé  entièrement 
l'art  de  la  guerre,  dans  toute  la  terre  connue,  méritait  plus  de 
recherches;  mais  presque  toutes  les  origines  sont  ignorées.  Qui  le 
premier  inventa  un  bateau"?  qui  imagina  de  couper  une  branche  de 
frêne,  de  l'assujettir  avec  une  corde  faite  d'un  intestin  d'animal,  et  d'y 
ajuster  une  verge  garnie  d'un  os  ou  d'un  fer  pointu  à  un  bout,  et  de 
quatre  plumes  à  l'autre  bout?  qui  inventa  la  navette,  les  fours,  les 
moulins?  De  cette  prodigieuse  multitude  d'arts  qui  secourent  notre 
vie  ou  la  détruisent,  il  n'y  en  a  pas  un  dont  l'inventeur  soit  connu. 
C'est  que  personne  n'inventa  l'art  entier.  Les  architectes  ne  sont  venus 
que  des  milliers  de  siècles  après  les  cavernes  et  les  huttes. 

Les  Chinois  connaissaient  la  poudre  inflammable,  et  la  faisaient 
servir  à  leurs  divertissements  ingénieux,  i  leurs  fêtes,  deux  mille  ans 
avant  que  les  jésuites  Shall  et  Verbiest  fondissent  du  canon  pour  les 
conquérants  tartares,  vers  l'an  IfrJO.  Ce  furent  donc  deux  religieux 
allemands  qui  enseignèrent  l'usage  de  l'artillerie  dans  cette  vaste 
partie  du  monde,  comme  ce  fut,  dit-on,  un  autre  Allemand,  nommé 
Schwartz,  ou  moine  noir,  qui  trouva  le  secret  de  la  poudre  inflam- 
mable au  xiv  siècle,  sans  qu'on  ait  jamais  su  l'année  de  cette  inven- 
tion.   ^ 

On  a  prétendu  que  Roger  Bacon,  moine  anglais,  antérieur  d'environ 
cent  années  au  moine  allemand,  était  le  véritable  inventeur  de  la 
poudre.  Nous  avons  rapporté  ailleurs  les  paroles  de  ce  Roger,  qui  se 
trouvent  dans  son  Optis  viajus,  page  454,  grande  édition  d'Oxford... 
i  Nous  avons  une  preuve  des  explosions  subites  dans  ce  jeu  d'enfants 
qu'on  fait  par  tout  le  monde.  On  enfonce  du  salpêtre  dans  une  balle 
de  la  grosseur  d'un  pouce,  et  on  la  fait  crever  avec  un  bruit  si  violent 
qu'elle  surpasse  le  rugissement  du  tonnerre,  et  il  en  sort  une  plus 
grande  exhalaison  de  feu  que  celle  de  la  foudre.  » 

Il  y  a  bien  loin  sans  doute  de  cette  petite  boule  de  simple  salpêtre 
ù  notre  artillerie,  mais  elle  a  pu  mettre  sur  la  voie. 

Il  parait  qu'il  est  très-faux  que  les  Anglais  eussent  employé  le  canon 
dans  leur  victoire  de  Crécy  en  1346,  et  dans  celle  de  Poitiers  dix  ans 
après.  Les  actes  de  la  Tour  de  Londres,  recueillis  par  Rj-mer,  en 
diraient  quelque  chose. 

Plusieurs  de  nos  historiens  ont  assuré  qu'il  existe  encore,  dans  la 
ville  d'Âmberg  du  haut  Palatinat,  un  canon  fondu  en  1301,  et  que  cette 
date  est  encore  gravée  sur  la  culasse. 

Et  voilà  justement  comme  on  écrit  l'histoire. 

On  écrivait  et  on  imprimait  à  Paris  cette  erreur  avec  tant  d'assu- 
rance, que  je  fis  écrire  à  M.  le  comte  de  Holstein  de  Bavière,  gou- 


360  POKSIES    DE    VOLTAini-. 

Pétrit,  pour  s'amuser,  du  soufre  et  du  salpêtre; 
Qu'un  énorme  boulet,  qu'on  lance  avec  fracas, 
Doit  mirer  un  peu  haut  pour  arriver  plus  bas; 
Que  d'un  tube  de  bronze  aussitôt  la  mort  vole 
Dans  la  direction  qui  fait  la  parabole'. 
Et  renverse,  en  deux  coups  prudemment  ménagés. 
Cent  automates  bleus,  à  la  file  rangés. 
Mousquet,  poignard,  épée  ou  tranchante  ou  pointue, 
Tout  est  bon,  tout  va  bien,  tout  sert,  pourvu  qu'on  tue. 
L'auteur,  bientôt  après,  peint  des  voleurs  de  nuit, 
Qui,  dans  un  chemin  creux,  sans  tambour  et  sans  bruit, 
.  ■  Discrètemi'ut  chargés  de  sabres  et  d'échelles. 
Assassinent  d'abord  cinq  ou  si.\  sentinelles; 

vernour  du  pays  d'.Vmberj;.  H  donna  un  certificat  authentique  qu'un 
•  fondeur  de  canons,  nommé  Martin,  assez  fameux  pour  son  temps,  était 
mort  en  1501.  On  mit  un  petit  canon  sur  son  tombeau,  avec  la  date  l.'JOl. 
Il  eut  la  bonté  d'envoyer  une  copie  figurée  de  l'inscription.  Il  est 
étonnant  qu'on  ait  pris  1501  pour  1301  ;  mais  les  historiens  aiment 
Tantique  et  le  merveilleux. 

Je  n'ai  guère  plus  de  foi  à  la  bombarde  de  Froissard,  qui  avait  plus 
de  «  cinquante  pieds  de  long,  et  qui  menoit  si  grande  noise  au  décli- 
quer, qu'il  sembloit  que  tous  les  diables  d'enfer  fussent  en  chemin,  i 
C'était  apparemment  une  espèce  de  baliste. 

Je  doute  beaucoup  encore  du  registre  de  Du  Dracht,  trésorier  des 
guerres  en  1338  :  «  A  Henri  Faumechon,  pour  avoir  poudre  et  autres 
choses  nécessaires  aux  canons  devant  Puisguillaume.  »  Du  Gange  rap- 
porte ce  trait,  mais  il  se  borne  à  le  rapporter.  Il  n'examine  point  s'il 
y  avait  alors  des  trésoriers  des  guerres.  Il  ne  s'informe  pas  si  on 
assiégea  un  Puisguillaume  ou  un  Puisguilliem  dans  le  Périgord.  Il  ne 
paraît  pas  qu'on  ait  fait  le  moindre  exploit  de  guerre  en  Périgord  en 
l'an  1338.  Si  l'on  entend  le  petit  hameau  de  Puisguillaume  en  Bour- 
bonnais, on  ne  voit  pas  qu'il  eût  un  château.  Il  faut  donc  douter,  et 
c'est  presque  toujours  le  seul  parti  à  prendre. 

Ce  qui  paraît  certain,  c'est  que  trois  moines  ont  contribué  à  détruire 
les  hommes  et  les  villes  par  rartillerie;  et  en  ajoutant  à  ces  trois 
moines  les  jésuites  Shall  et  Verbiest,  cela  fera  cinq. 

1.  Lorsqu'on  tire  un  boulet,  ou  qu'on  lance  une  flèche  horizonta- 
lement, elle  tend  à  décrire  une  ligne  droite  ;  mais  la  gravitation  la  fait 
descendre  continuellement  dans  une  autre  ligne  droite  vers  le  contre 
de  la  terre,  et  de  ces  deux  directions  se  compose  la  ligne  courbe 
nommée  parabole,  à  la  lettre,  allanl  au  delà.  Si  un  canonnier  s'occu- 
pait de  toutes  les  propriétés  de  cette  ligne  courbe,  il  n'aurait  jamais  le 
t«mps  de  mettre  le  feu  à  son  canon. 


SATIULS.  361 

Puis,  montant  It^stement  aux  murs  de  la  cité, 
Où  les  pauvres  bourgeois  dormaient  en  sùieté, 
Portent  dans  leurs  logis  le  fer  avec  les  flammes, 
Poignardent  les  maris,  couchent  avec  les  dames, 
Écrasent  les  enfants,  et,  las  de  tant  d'efl'orts, 
Boivent  le  vin  d'autrui  sur  des  monceaux  de  morts.  ■ 
Le  lendemain  matin,  on  les  mène  à  l'église 
Rendre  grâce  au  bon  Dieu  de  leur  noble  entreprise, 
Lui  chanter  en  latin  qu'il  est  leur  digne  appui, 
Que  dans  la  ville  en  feu  l'on  n'eût  rien  fait  sans  lui. 
Qu'on  .ne  peut  ni  voler,  ni  violer  son  monde, 
Ni  massacrer  les  gens,  si  Dieu  ne  nous  seconde. 

Étrangement  surpris  de  cet  art  si  vanté, 
.le  cours  chez  monsieur  Caille,  encore  épouvanté, 
Je  lui  rends  son  volume,  et  lui  dis  en  colère  : 
«  Allez,  de  Belzébut  détestable  libraire  ! 
Portez  votre  Tactique  au  chevalier  de  Tôt  ; 
Il  fait  marcher  les  Turcs  au  nom  de  Sabaoth. 
C'est  lui  qui,  de  canons  couvrant  les  Dardanelles, 
A  tuer  les  chrétiens  instruit  les  inlidèles. 
Allez,  adressez-vous  à  monsieur  Romanzof, 
Aux  vainqueurs  tout  sanglants  de  liender  et  d'Azof  ;    ., 
A  Frédéric  surtout  offrez  ce  bel  ouvrage, 
Et  soyez  convaincu  qu'il  en  sait  davantage. 
Lucifer  Tinspira  bien  mieux  que  votre  auteur  i; 
Il  est  maître  passé  dans  cet  art  plein  d'horreur; 
Plus  adroit  meurtrier  que  Gustave  et  qu'Eugène. 
Allez;  je  ne  crois  pas  que  la  nature  humaine 
Sortit    je  ne  sais  quand)  des  mains  du  Créateur. 

1.  U  s'est  élevé  sur  ces  vers  une  grande  dispute.  Les  uns  ont  pris 
ces  vers  pour  un  reproche,  les  autres  pour  une  louange.  U  est  clair 
qu'on  ne  peut  faire  un  plus  grand  éloge  d'un  guerrier  qu'en  le  met- 
tant au-dessus  du  prince  Eugène  et  du  grand  Gustave.  On  a  dit  que 
vouloir  condamner  cette  comparaison,  c'était  vou'oir  faire  une  querelle 
d'Allemand. 

21 


362  POÉSIES    DK     VOLTAJHK, 

Pour  insulter  ainsi  l'éternel  bienfaiteur, 

Pour  montrer  tant  de  rage  et  tant  d'extravagance. 

L'homme,  avec  ses  dix  doigts,  sans  armes,  sans  défense, 

N'a  point  été  formé  pour  abréger  des  jours 

Que  la  nécessité  rendait  déjà  si  courts. 

La  goutte  avec  sa  craie,  et  la  glaire  endurcie 

Qui  se  forme  eu  cailloux  au  fond  de  la  vessie, 

La  fièvre,  le  catarrhe,  et  cent  maux  plus  affreux, 

Cent  charlatans  fourrés,  encor  plus  dangereux. 

Auraient  suffi  sans  doute  au  malheur  de  la  terre. 

Sans  que  l'homme  inventât  ce  grand  art  de  la  guerre. 

«  Je  hais  tous  les  héros,  depuis  le  grand  Cyrus 
Jusqu'à  ce  roi  brillant  qui  forma  Lentulus'  : 
On  a  beau  me  vanter  leur  conduite  admirable, 
Je  m'enfuis  loin  d'eux  tous,  et  je  les  donne  au  diable.  » 

En  m'expliquant  ainsi,  je  vis  que  dans  un  coin 
€n  jeune  curieux  m'observait  avec  soin. 
Son  habit  d'ordonnance  avait  deux  épaulettes. 
De  son  grade  à  la  guerre  éclatants  interprètes; 
Ses  regards  assurés,  mais  tranquilles  et  doux. 
Annonçaient  ses  talents  sans  marquer  de  courroux  : 
De  la  Tactique,  enfin,  c'était  l'auteur  lui-même. 

«  Je  conçois,  me  dit-il,  la  répugnance  extrême 
Qu'un  vieillard  philosophe,  ami  du  monde  entier. 
Dans  son  cœur  attendri  se  sent  pour  mon  métier  : 
Il  n'est  pas  fort  humain,  mais  il  est  nécessaire. 
L'homme  est  né  bien  méchant  :  Gain  tua  son  frère. 
Et  nos  frères  les  Huns,  les  Francs,  les  Yisigoths, 
Des  bords  du  Tanaïs  accourant  à  grands  flots, 
A'auraient  point  désolé  les  rives  de  la  Seine. 
Si  nous  avions  mieux  su  la  tactique  romaine. 
Guerrier,  né  d'un  guerrier,  je  professe  aujourd'hui 

1.  Le  roi  de  Prusse  a  formé  lui-même  tous  ses  généraux. 


SATinCS.  3G3 

L'art  de  garder  son  bien,  non  de  voler  autrui. 

Eh  quoi!  vous  vous  plaignez  qu'on  cherche  à  vous  défendre  ! 

Seriez-vous  bien  content  qu'un  Goth  vînt  mettre  en  cendre 

Vos  arbres,  vos  moissons,  vos  granges,  vos  châteaux? 

Il  vous  faut  de  bons  chiens  pour  garder  vos  troupeaux. 

Il  est,  n'en  doutez  point,  des  guerres  légitimes, 

Et  tous  les  grands  exploits  ne  sont  pas  de  grands  crimes. 

Vous-même,  ù  ce  qu'on  dit,  vous  cliantiez  autrefois 

Les  généreux  travaux  de  ce  cher  lîéarnois; 

Il  soutenait  le  droit  de  sa  naissance  auguste  : 

La  Ligue  était  coupable,  Henri  quatre  était  juste. 

Mais,  sans  vous  retracer  les  faits  de  ce  grand  roi. 

Ne  vous  souvient-il  plus  du  jour  de  Fontenoy, 

Quand  la  colonne  anglaise,  avec  ordre  animée, 

Marchait  à  pas  comptés  à  travers  notre  armée? 

Trop  fortuné  badaud!...  dans  les  murs  de  Paris 

Vous  faisiez,  en  riant,  la  guerre  aux  beaux  esprits; 

De  la  douce  Gaussin  le  centième  idolâtre, 

Vous  alliez  la  lorgner  sur  les  bancs  du  théâtre, 

Et  vous  jugiez  en  paix  les  talents  des  acteurs. 

Hélas!  qu'auriez-vous  fait,  vous,  et  tous  les  auteurs; 

Qu'aurait  fait  tout  Paris,  si  Louis,  en  personne, 

N'eût  passé,  le  matin,  sur  le  pont  de  Galonné; 

Et  si  tous  vos  césars  à  quatre  sous  par  jour 

N'eussent  bravé  l'Anglais,  qui  partit  sans  retour? 

Vous  savez  quel  mortel,  amoureux  de  la  gloire, 

Avec  quatre  canons  ramena  la  victoire. 

Ce  fut  au  prix  du  sang  du  généreux  Granimont, 

Et  du  sage  Lutteaux,  et  du  jeune  Craon, 

Que  de  vos  beaux  esprits  les  bruyantes  cohues 

Composaient  les  chansons  qui  couraient  dans  les  rues; 

Ou  qu'ils  venaient  gaiement,  avec  un  i-is  malin. 

Siffler  Sémiramis,  Mérope,  et  l'Orphelin. 

Ainsi  que  le  dieu  Mars,  Apollon  prend  les  armes. 


{G4  l'OKSlHS    DH     VOLTAini-, 

L'Église,  le  barreau,  la  cour,  ont  leurs  alarmes. 
Au  fond  d'un  galetas,  Clément  et  Savatier^ 
Font  lu  guerre  au  bon  sens  sur  des  tas  de  papier. 
Souffrez  donc  qu'un  soldat  prenne  au  moins  la  défense 
D"un  art  (|ui  fit  longtemps  la  grandeur  de  la  France, 
Et  qui  des  citoyens  assure  le  repos.  » 

Monsieur  Guibert  se  tut  après  ce  long  propos  : 
Moi,  je  me  tus  aussi,  n'ayant  rien  à  redire. 
De  la  droite  raison  je  sentis  tout  l'empire; 
Je  conçus  que  la  guerre  est  le  premier  des  arts, 
Et  que  le  peintre  heureux  des  Bourbons,  des  Bayards^, 
En  dictant  leurs  leçons,  était  digne  peut-être 
De  commander  déjà  dans  l'art  dont  il  est  maître. 

Mais  je  vous  l'avouerai,  je  formai  des  souhaits 
Pour  que  ce  beau  métier  ne  s'exercàt  jamais. 
Et  qu'enfin  l'équité  fit  régner  sur  la  terre 
L'impraticable  paix  de  l'abbé  de  Saint-Pierre''. 

1.  Voyez  les  notes  sur  le  Dialogue  de  Pégase  cl  du  Vieillard. 

2.  M.  Guibert  a  fait  une  tragédie  du  Connétable  de  Bourbon,  dans 
laquelle  le  chevalier  Bavard  dit  des  choses  admirables. 

3.  L'idée  d'une  pais  perpétuelle  entre  tous  les  hommes  est  plus  chi- 
mérique sans  doute  que  le  projet  d'une  langue  universelle.  Il  est  trop 
vrai  que  la  guerre  est  un  fléau  contradictoire  avec  la  nature  humaine  et 
avec  presque  toutes  les  religions;  et  cependant  un  fléau  aussi  ancien 
que  cette  nature  humaine,  et  antérieur  à  toute  religion.  Il  est  aussi 
difficile  d'empêcher  les  hommes  de  se  faire  la  guerre  que  d'empêcher 
les  loups  de  manger  des  moutons. 

La  guerre  est  quelque  chose  de  si  exécrable,  que  plus  nos  nations 
barbares,  qui  sont  venues  envahir,  ensanglanter,  ravager  toute  notre 
Europe,  se  sont  un  peu  policées,  plus  elles  ont  adouci  les  horreurs  que 
la  guerre- traînait  après  elle. 

Ce  n'est  point  assurément  l'ouvrage  immense  de  Grotius,  sur  le  droit 
prétendu  de  la  guerre  et  de  la  pais,  qui  a  rendu  les  hommes  moins 
féroces  ;  ce  ne  sont  point  ses  citations  de  Carnéade,  de  Quintilien,  de 
Porphyre,  d'Aristote,  de  Juvénal,  et  du  Pentateuque;  ce  n'est  point 
parce  qu'après  le  déluge  il  fut  défendu  do  manger  les  animaux  avec 
leur  âme  et  leur  sang,  comme  le  rapporte  Barbeirac  son  commentateur; 
ce  n'est  point,  en  un  mot,  par  tous  les  arguments  profondément 
frivoles  de  Grotius  et  de  Puffendorf;  c'est  uniquement  parce  qu'on  ne 
voit  plus  parmi  nous  des  hordes  sauvages  et  affamées  sortir  de  leur 
pays  pour  en  aller  détruire  un  autre.  Nos  peuples  ne  font  plus  la 


SATIRES,  30.5 

DlÀf.Or.lE   DK   PÉGASE    ET    DU   VIEII.T.  \P.n 
(m-i) 

Pl^lGASK. 

Que  fais-tu  dans  ces  champs,  au  coin  d'une  masure? 

LE    VIEILLARD. 

J'exerce  un  art  utile,  et  je  sers  la  nature  ; 

guerre.  Des  rois,  des  évoques,  des  électeurs,  dos  sénateurs,  des  bourg 
mestres,  ont  un  certain  terrain  à  défendre.  Dos  hommes  qui  sont  leurs 
troupeaux  paissent  dans  ce  terrain.  Les  maîtres  ont  pour  eux  la  laine, 
le  lait,  la  peau,  et  les  cornes,  avec  quoi  ils  entretiennent  des  chiens 
armés  d'nn  collier,  pour  garder  le  pré,  et  pour  prendre  celui  du  voisin 
dans  l'occasion.  Ces  chiens  se  battent;  mais  les  moutons,  les  bœufs, 
les  ânes,  ne  se  battent  pas  :  ils  attendent  patiemment  la  décision,  qui 
leur  apprendra  à  quel  maître  leur  lait,  leur  laine,  leurs  cornes,  leur 
peau  appartiendront. 

Quand  le  prince  Eugène  assiégeait  Lille,  les  dames  de  la  ville 
allèrent  à  la  comédie  pendant  tout  le  siège;  et  dès  que  la  capitulation 
fut  faite,  le  peuple  paya  tranquillement  à  l'empereur  ce  qu'il  payait 
auparavant  au  roi  de  France.  Point  de  pillage,  point  de  massacre,  point 
li'esclavage,  comme  du  temps  des  Huns,  des  Alains,  des  Visigoths, 
des  Francs. 

Le  duc  de  Mariborough  faisait  garder  très-soigneusement  tous  les 
domaines  de  ce  Fénelon,  archevêque  de  Cambrai,  citoyen  de  toute 
rEuropa  par  son  amour  du  genre  humain;  amour  plus  dangereux 
peut-être  à  sa  cour  que  son  amour  de  Dieu. 

Quand  les  Français  eurent  remporté  lacéli'-bre  victoire  de  Fontenoy, 
tous  les  habitants  de  Tournay  et  des  environs  s'empressèrent  de  loger 
chez  eux  les  prisonniers  blessés;  tous  eurent  soin  d'eux  conme  de 
leurs  frères,  et  les  femmes  prodiguèrent  tant  de  délicatesses  sur  leurs 
tables,  que  les  médecins  et  les  chirurgiens  furent  obligés  de  modérer 
cet  excès  de  zèle,  devenu  dangereux. 

A  Rosbach,  on  vit  le  roi  de  Prusse  lui-même  acheter  tout  le  lin^ro 
d'un  château  voisin  pour  le  service  de  nos  blessés  ;  et  quand  il  les  eut 
fait  guérir,  il  les  renvoya  sur  leur  parole  en  disant  :  •  Je  ne  puis  m'ac- 
coutumcr  à  verser  le  sang  des  Français.  » 

Quelle  humanité,  quelle  belle  Ame  le  prince  héréditaire  de  Brunswick 
ne  déploya-t-il  pas,  lorsqu'il  reçut  prisonnier  à  Crevelt  ce  comte  de 
Gisors,  fils  du  maréchal  de  Belle-Is!e,  cet  espoir  du  royaume,  ce  jeune 
homme  si  valeureux,  si  instruit,  si  aimable  1  Le  prince  «le  Brunswick 
ne  sortit  point  d'auprès  de  son   lit,  et  le  baigna    de    larmes,   en   le 


366  i'Oi:sii:s  de   xoltajiu:. 

Je  défriche  un  désert,  je  sème,  et  je  bùtis  '. 

PÉGASE. 

Que  je  vois  en  pitié  tes  sens  appesantis! 
Que  tes  goûts  sont  cliangés,  et  que  rage  te  glace! 
Ne  reconnais-tu  plus  ton  coursier  du  Parnasse? 
"Monte-moi. 

l.E    VIEILLAUD. 

Je  ne  puis.  Notre  maître  Apollon, 
Comme  moi,  dans;  son  temps  fut  berger  et  maçon. 

PÉGASE. 

Oui  ;  mais  rendu  Ijientùt  à  sa  grandeur  première, 

vo}'ant  expirer  entre  ses  bras.  H  pleurait  celui  des  Français  auquel  il 
ressemblait  davantage. 

Portons  nos  regards  chez  cette  nation  nouvelle  qui  naît  tout  d'un 
coup  pour  être  l'émule  des  plus  policées,  et  l'exemple  des  autres. 
Voyons  un  comte  Alexis  Orlof  prendre  un  vaisseau  turc  chargé  des 
femmes,  des  esclaves,  des  meubles,  de  l'or,  de  l'argent,  des  bijoux,  du 
plus  riche  bâcha  de  la  Turquie,  et  lui  renvoyer  tout  à  Constantinople. 
Ce  môme  bâcha,  quelque  temps  après,  commande  un  corps  d'armée 
contre  les  Russes;  il  s'avance  hors  des  rangs  avec  un  interprète,  et 
demande  à  parler.  «  Avez-vous,  dit-il,  à  votre  tête  un  nommé  Orlof? 
—  Non  ;  que  lui  voudriez-vous  ?  —  Me  jeter  à  ses  pieds,  »  répliqua  le 
Turc. 

Pouvons-nous  rien  ajouter  à  ces  traits,  sinon  raccueil,  les  attentions 
nobles  et  délicates,  les  fôtes,  les  présents,  les  bienfaits,  que  reçurent 
les  prisonniers  turcs  dans  Pétersbourg,  d'une  impératrice  qui  leur 
enseignait  la  guerre,  la  politesse,  et  la  générosité? 

Nous  ne  voyons  point  de  telles  leçons  dans  Grotius.  U  vous  dit  bien, 
dans  son  chapitre  du  Droit  de  ravager,  que  les  Juifs  étaient  obligés  de 
ravager  au  nom  du  Seigneur;  mais  il  ne  trouve  chez  le  peuple  saint 
aucun  trait  qui  ressemble  aux  exemples  profanes  que  nous  venons  de 
rapporter. 

Toilà  donc  le  dictame  que  l'humanité  des  grands  cœurs  répand  sur 
les  maux  que  fait  la  guerre  :  mais  ces  consolations  divines  nous 
démontrent  que  la  guerre  est  infernale. 

1.  Noie  de  M.  de  Morza.  —  En  effet,  notre  auteur  a  défriché  quelques 
terrains  plus  rebelles  que  ceux  des  plus  mauvaises  landes  de  Bordeaux 
et  de  la  Champagne  pouilleuse,  et  ils  ont  produit  le  plus  beau  froment; 
mais  ces  tentatives  très-longues  et  très-dispendieuses  ne  peuvent  être 
imitées  par  des  colons.  Tl  faudrait  que  le  gouvernement  s'en  chargeât, 
qu'il  recommandât  ce  travail  immense  à  un  intendant,  l'intendant  à  un 
subdélégué,  et  qu'on  fît  venir  de  la  cavalerie  sur  les  lieux. 


SATIRES.  307 

Dans  les  plaines  du  ciel  il  sema  la  lumière  ; 

Il  reprit  sa  guitare;  il  fit  de  nouveaux  vers  ; 

Des  filles  de  Mémoire  il  régla  les  concerts. 

Imite  en  tout  le  dieu  dont  tu  cites  l'exemple  : 

Les  doctes  Sœurs  encor  pourraient  t'ouvrir  leur  temple; 

Tu  pourrais,  dans  la  foule  heureusement  guidé, 

Et  suivant  d'assez  loin  le  sublime  Vadé  ', 

Retrouver  une  place  au  séjour  du  génie. 

LE    VIEILLARD. 

Hélas!  j'eus  autrefois  cette  noble  manie. 
D'un  espoir  orgueilleux  honteusement  déçu, 
Tu  sais,  mon  cher  ami,  comme  je  fus  reçu. 
Et  comme  on  bafoua  mes  grandes  entreprises  : 
A  peine  j'abordai,  les  places  étaient  prises. 
Le  nombre  des  élus  au  Parnasse  est  complet; 
Nous  n'avons  qu'à  jouir  :  nos  pères  ont  tout  fait  : 
Quand  l'œillet,  le  narcisse,  et  les  roses  vermeilles, 
Ont  prodigué  leur  suc  aux  trompes  des  abeilles. 
Les  bourdons  sur  le  soir  y  vont  chercher  en  vain 
Ces  parfums  épuisés  qui  plaisaient  au  matin. 

Ton  Parnasse  d'ailleurs,  et  ta  belle  écurie, 
Ce  palais  de  la  Gloire,  est  l'antre  de  l'envie. 
Homère,  cet  esprit  si  vaste  et  si  puissant, 
N'eut  qu'un  imitateur,  et  Zoïle  en  eut  cent. 

Je  gravis  avec  peine  à  cette  douljle  cime 
Où  la  mesure  antique  a  fait  place  à  la  rime, 
Où  Melpomène  en  pleurs  étale  en  ses  discours 
Des  rois  du  temps  passé  la  gloire  et  les  amours. 
Pour  contempler  de  près  cette  grande  merveille. 
Je  me  mis  dans  un  coin  sous  les  pieds  de  Corneille. 
Bientôt  Martin  Fréron-,  i)roinpt  à  me  corriger, 

1.  Vadé,  écrivain  de  la  Foire,  sous  le  nom  duquel  l'auteur  de  l'Ecos- 
saise se  cacha  par  modestie. 

2.  Martin  Fréron  ;  Martin  n'est  pas  son  nom  de  baptême,  ce  n'est  que 


308  i>oi:sij;s   de   voi/rAii\r.. 

M'iiperçut  dans  ma  iiiclio,  et  m'en  fit  déloger. 

Par  ce  juge  équitable  exilé  du  Parnasse, 

Sans  secours,  sans  ami,  humble  dans  ma  disgrâce. 

Je  voulus  adoucir  par  des  égards  flatteurs, 

Par  quel(|ues  soins  polis,  mes  frères  les  auteurs. 

Je  n'y  réussis  point:  l^'ur  Ijruyante  séquflle 

A  connu  rarement  l'amitié  fraternelle  : 

Je  n'ai  pu  désarmer  Sabotier  ^  mon  rival. 

son  nom  de  guerre.  Il  s'est  déchaîné,  dit-on,  pendant  vingt  ans  contre 
rauteur  de  ce  dialogue,  pour  faire  vendre  ses  feuilles.  «  Qua  mensura 
monsi  fueritis,  eadotn  remctictur  vobis.  n  11  s'est  attiré  l'Ecossaise,  et 
nous  en  sommes  bien  fâchés. 

1 .  L'abbé  Sabotier  ou  Sabatier,  natif  de  Castres,  ne  s'est  pas  exercé 
dans  les  mômes  genres  que  le  ilianlre  de  Henri  IV,  et  le  peintre  qui  a 
dessiné  le  Siècle  de  Louis  A7\'  et  de  Louis  AT;  ainsi  il  ne  peut  être 
son  rival.  S'il  s'était  adonné  aux  mêmes  études,  il  aurait  été  son  maître. 

Cet  abbé  avait  fait,  en  I~~l,  un  dictionnaire  de  littérature,  dans 
lequel  il  prodiguait  des  éloges  outrés;  il  ne  se  vendit  point.  Mais  il  en 
lit  un  autre,  en  ïlli,  intitulé  les  Trois  Siècles,  dans  lequel  il  prodi- 
guait des  calomnies,  et  il  se  vendit.  Il  insulta  MM.  Dalemtert,  de  Saint- 
Lambert,  Marmontel,  Thomas,  Diderot ,  Beauzée,  La  Harpe,  Delille, 
et  vingt  autres  gens  de  lettres  vivants,  dont  il  faudrait  respecter  la 
mémoire  s'ils  étaient  morts. 

Mais  celui  que  MM.  Sabotier  et  Clément  ont  déchiré  avec  l'achar- 
nement le  plus  emporté  est  un  vieillard  de  quatre-vingts  ans  qui  ne 
pouvait  pas  se  défendre. 

Il  est  permis,  il  est  utile  de  dire  son  sentiment  sur  des  ouvrages, 
surtout  quand  on  le  motive  par  des  raisons  solides,  ou  du  moins  sédui- 
santes. S'il  ne  s'agissait  que  de  littérature,  nous  dirions  qu'il  est  très- 
injuste  d'accuser  l'auteur  de  la  Henriade  et  du  Siècle  de  Louis  XIV, 
occupé  de  célébrer  la  gloire  des  grands  hommes  de  ce  siècle,  de  ne  leur 
avoir  pas  rendu  justice.  Nous  dirions  que  personne  n'a  parlé  avec  plus 
de  sensibilité  des  admirables  scènes  de  Corneille,  de  la  perfeclion 
désespérante  du  style  de  Racine  (  c^mme  s'exprime  M.  de  La  Harpe  ), 
de  la  perfection  non  moins  désespérante  de  l'Art  poétique,  et  de  plu- 
sieurs belles  épitres  de  Boileau. 

Nous  dirions  que  sa  liste  des  grands  écrivains  de  ce  siècle  mémorable 
contient  l'Éloge  raisonné  de  l'inimitable  Molière,  qu'il  regarde  comme 
supérieur  à  tous  les  comiques  de  l'antiquité  ;  celui  de  La  Fontaine,  qui 
a  surpassé  Phèdre  par  sa  naïveté  et  par  ses  grâces;  celui  de  Quinault, 
qui  n'eut  ni  modèles  ni  rivaux  dans  ses  opéras.  Nous  dirions  qu'il  a 
rendu  des  hommages  aux  Bossuet,  aux  Fénelon,  à  tous  les  hommes  de 
génie,  à  tous  les  savants. 

Nous  ajouterions  qu'il  aurait  été  indigne  d'apprécier  leurs  extrêmes 
beautés  s'il  n'avait  pas  connu  leurs  fautes,  inséparables  de  la  faiblesse 


SATIRES.       •  300 

Le  Parnasse  a  bien  fait  do  n'avoir  qu'un  clieval  : 
Si  non?;  en  avions  deux,  ils  se  mordraient  sans  doute. 
J'ai  vu  les  beaux-esprils,  je  sais  ce  qu'il  en  coûte. 

humaine  ;  que  c'eût  été  une  grande  impertinence  de  mettre  sur  le 
même  rang  Cinna  et  Perlliarilc,  Polyenclc  et  Tliéodoie,  et  d'admirer 
également  les  excellentes  fables  de  La  Fontaine,  et  celles  qui  sont 
moins  heureuses.  H  faut  plus  encore  ;  il  faut  savoir  discerner  dans 
le  même  ouvrage  une  beauté  au  milieu  des  défauts,  et  un  vice  de  lan- 
gage, un  manque  de  justesse  dans  les  pensées  les  plus  sublimes  : 
c'est  en  quoi  consiste  le  goût.  Et  nous  pourrions  assurer  que  l'au- 
teur du  Siècle  de  Louis  XIV,  après  soixante  ans  de  travaux,  était 
peut-être  alors  aussi  en  droit  de  dire  son  avis  que  l'est  aujourd'hui 
M.  Sabotier. 

Mais  il  s'agit  ici  d'accusations  plus  importantes.  C'est  peu  que  cet 
abbé,  dans  l'espérance  de  plaire  à  ses  supérieurs,  dont  il  ignore  l'équité 
et  le  discernement,  impute  à  cent  littérateurs  de  nos  jours  des  senti- 
ments odieux  :  il  a  la  cruauté  de  les  appeler  indvvots,  impies.  11  dit  en 
propres  mots  que  l'auteur  de  la  llenriade  nie  l'immovtalilè  de  l'dine. 
C'était  bien  assez  de  lui  ravir  l'immortalité  à'AIzive,  de  Zaïre,  de 
Mérope,  dont  nous  sommes  certains  qu'il  est  peu  jaloux,  et  dont  il  no 
prend  point  le  parti.  11  est  trop  dur  de  dépouiller  une  Ame  de  quatre- 
vingts  ans  de  la  seule  vie  qui  puisse  lui  rester  dans  le  temps  à  venir. 
Ce  procédé  est  injuste  et  maladroit,  et  d'autant  plus  maladroit  qu'il 
nous  met  dans  la  nécessité  de  révéler  quelle  est  l'âme  de  l'abbé  dans 
le  temps  présent. 

Nous  l'avons  vu  et  lu,  et  nous  le  tenons  entre  nos  mains,  le  Spinosa 
commente,  expliqué,  éclairci,  embelli,  écrit  tout  entier  de  la  main  do 
M.  l'abbé  Sabotier,  natif  de  Castres;  et  nous  déposerons  ce  monument 
chez  un  notaire  ou  chez  un  greffier,  dès  qu'il  nous  en  aura  donné  la 
permission  :  car  nous  ne  voulons  pas  disposer  d'un  tel  écrit  sans 
l'aveu  de  Tauteur.  C'est  un  égard  que  nous  nous  devons  les  uns  aux 
autres. 

Pour  les  poésies  légères  de  ce  grand  critique  et  de  ce  grand  mission- 
naire, nous  en  userons  un  peu  plus  librement.  Voici  les  preuves  de  la 
piété  de  cet  abbé,  qui  e.st  si  peu  indulgent  pour  les  péchés  de  son 
prochain;  voici  les  preuves  du  bon  goût  de  celui  qui  trouve  les  vers 
de  MM.  de  Saint-Lambert,  Delille,  de  La  Harpe,  si  mauvais  : 

En  sortant  de  la  prison  où  ses  mœurs  respectables  l'avaient  fait  ren- 
fermer à  Strasbourg,  il  s'amusa,  pour  se  dissiper,  à  faire  un  conte 
intitulé  le...  mauvais  lieu.  Ce  conte  commence  ainsi;  et  remarquez 
bien  que  nous  l'avons,  écrit  de  sa  main,  de  la  même  main  que  le 
Spinosa. 

Du  temps  que  la  dame  Paris 
Tenait  école  florissante 
De  jeux  d'amour  à  juste  prix. 
D'une  écoliore  assez  savante 
Sur  le  bord  de  la  Seine  un  jour  le  pied  glissa; 

il. 


370  POKSIFS    DE     VOLTAIRt:. 

Il  fallut,  malgré  moi,  combattre  soixante  ans 

Les  plus  grands  écrivains,  les  plus  profonds  savants. 

Toujours  en  faction,  toujours  en  sentinelle  : 

La  chose  assurément  n'était  pas  merveilleuse, 
Mais  la  chute  dans  l'eau  n'était  pas  périlleuse. 

Lorsqu'un  mousquetaire  passa. 
-   Il  crut  que  ce  serait  une  perte  publique 

Que  la  perte  de  tant  d'appas  : 

Aussi,  plein  d'ardeur  héroïque. 
Mit-il,  sans  hésiter,  chemise  et  pourpoint  bas,  etc. 

Nous  épargnons  sans  hésiter,  aux  yeux  de  nos  cha.stes  lecteurs,  la 
suite  de  ce  morceau  délicat.  Ce  n'est  qu'un  échantillon  de  l'élégante 
poésie  de  M.  l'abbé  des  Trois  Siècles. 

Nous  lui  demandons  bien  pardon  de  publier  un  autre  morceau  de  sa 
prose,  bien  plus  touchant  et  bien  plus  décisif  (,et  toujours  de  sa  main, 
et  signé  .Sabotier  de  Castres)  : 

«  On  n'aime  ici  que  les  processions,  les  sermons,  et  les  messes.  Les 
gens  qui  ont  eu  la  force  de  secouer  le  joug  des  préjugés  de  l'enfance, 
du  fanatisme  et  de  l'erreur,  en  un  mot  les  hommes  qui  pensent  bien, 
n'osent  se  faire  connaître,  etc.,  etc.  » 

Nous  donnerons  le  reste,  si  cela  lui  fait  plaisir. 

Jugez  maintenant,  lecteur,  s'il  sied  bien  à  ce  galant  homme  de  traiter 
un  secrétaire  d'une  de  nos  académies  d'impie  et  de  scélérat,  et  d'en 
dire  autant  de  nos  littérateurs  les  plus  illustres.  On  croit  qu'il  aura 
incessamment  un  bénéfice  :  mais  quelle  récompense  aura  le  censeur 
royal  qui  lui  a  fait  obtenir  une  permission  tacite  d'outrager  la  vertu 
et  le  bon  goût? 

On  dit  qu'il  est  tonsuré,  et  qu'étant  bientôt  élevé  aux  dignités  de 
l'Église,  il  croira  en  Dieu,  ne  fût-ce  que  par  reconnaissance;  car, 
malgré  son  spinosisme,  il  saura  qu'il  n'y  a  point  de  société  policée 
qui  n'admette  un  Être  suprême,  rémunérateur  de  la  vertu,  et  vengeur 
du  crime.  Nous  le  prions  de  se  souvenir  de  ce  vers  de  M.  de  Voltaire  : 

Si  Dieu  n'existait  pas,  il  faudrait  l'inventer. 

Ce  philosophe  écrivait  il  n'y  a  pas  longtemps,  à  un  grand  prince  : 
t  c'est  de  tous  les  vers  médiocres  que  j'aie  jamais  faits  le  moins  mé- 
diocre et  celui  dont  je  suis  le  moins  mécontent.  » 

Il  avait  grande  raison  :  un  athée  est  peut-être  presque  aussi  dange- 
reux, si  on  l'ose  dire,  qu'un  fanatique  ;  car  si  le  fanatique  est  un  loup 
enragé  qui  égorge  et  qui  suce  le  sang  publiquement,  en  croyant  bien 
faire,  l'athée  pourra  commettre  tous  les  crimes  secrets,  sachant  bien 
qu'il  fait  mal,  et  comptant  sur  l'impunité.  Voilà  pourquoi  les  deux 
grands  législateurs  Locke  et  Penn,  qui  ont  admis  toutes  les  religions 
dans  la  Caroline  et  dans  la  Pensylvanié,  en  ont  formellement  exclu  les 
athées. 


SATIRES.  3J1 

Ici  c'est  l'abbé  GuyonS  plus  bas  c'est  La  Beaumelle-. 
Leur  nombre  est  dangereux.  J'aime  mieux  désormais 
Les  languissants  plaisirs  d'une  insipide  paix. 

Il  faut  que  je  te  fasse  une  autre  confidence  : 
La  poste,  comme  on  sait,  console  de  l'absence; 
Les  frères,  les  époux,  les  amis,  les  amants, 
Surchargent  les  courriers  de  leurs  beaux  sentiments. 
J'ouvre  souvent  mon  cœur  en  prose  ainsi  qu'en  rime; 
J'écris  une  sottise,  aussitôt  on  l'imprime. 
On  y  joint  méchamment  le  recueil  clandestin 
De  mon  cousin  Vadé,  de  mon  oncle  Bazin. 
Candide,  emprisonné  dans  mon  vieux  secrétaire. 
En  criant  :  Tout  est  bien,  s'enfuit  chez  un  libraire  '; 
Jeanne  et  la  tendre  Agnès,  et  le  gourmand  Bonneau, 
Courent  en  étourdis  de  Genève  ù  Breslau. 
Quatre  bénédictins,  avec  leurs  doctes  plumes, 
Auraient  peine  à  fournir  ce  nombre  de  volumes. 
On  ne  va  point,  mon  fils,  fùt-on  sur  toi  monté, 
Avec  ce  gros  bagage  à  la  postérité. 
Pour  comble  de  mahleur,  une  troupe  importune 
De  bâtards  indiscrets,  rebut  de  la  fortune. 
Nés  le  long  du  charnier  nommé  des  Innocents, 
Se  glisse*  sous  la  presse  avec  mes  vrais  enfants. 

1.  L'abbé  Guyon,  auteur  d'un  libelle  iDsipide  contre  notre  auteur, 
intitulé  l'Oracle  des  pliilosoplies. 

2.  Lanfc'leviel  (Angliviel),  dit  La  Beaumelle,  autre  écrivain  de  libelles 
aussi  ridicules  qu'affreux  contre  la  cour.  11  faut  pardonner  à  notre 
auteur  s'il  n'a  puni  ces  gredins  qu'en  imprimant  leurs  noms,  et  en 
exposant  simplement  leurs  calomnies. 

3.  On  a  imprimé  cinq  ou  six  volumes  des  prétendues  lettres  de  notre 
auteur;  cela  n'est  pas  honnête.  On  en  a  falsifié  plusieurs;  cela  est 
encore  moins  honnête;  mais  les  éditeurs  ont  voulu  gagner  de  l'argent. 

4.  On  a  glissé  dans  le  recueil  de  ses  ouvrages  bien  des  morceaux 
qui  ne  sont  pas  de  lui,  comme  une  traduction  des  Apocryphes  de 
Fabricius,  qui  est  de  M.  Bigex  ;  un  dialogue  de  Périclés  et  d'un  /lusse, 
fort  estimé,  dont  l'auteur  est  M.  .Suard  ;  des  vers  sur  la  mort  do 
M'i'  Lecouvreur,  moins  estimés,  commençant  par  ceux-ci  : 

Quel  contraste  frappe  nos  yeux  ? 


372  I>01::S1KS    1)K     VOLT  AIR  F.. 

(:\n  est  trop.  Je  renonce  à  tes  neuf  immortelles. 
.rai  l^eaucoup  de  respect  et  d'estime  pour  elles; 

Melpomènc  ici  désolée 
Élève,  avec  l'aveu  des  dieux, 
Un  magnifique  mausolée. 

Cette  pièce  est  du  sieur  Bonneval,  jadis  précepteur  chez  M.  de 
Montmartel  :  s'il  a  eu  l'aveu  des  dieux,  il  n'a  pas  eu  celui  d'Apollon. 

On  trouve  dans  la  collection  des  ouvrages  de  M.  de  Voltaire  de  pré- 
tendus vers  de  M.  Clairaut,  qui  n'en  fit  jamais;  une  pièce  qui  a  pour 
titre  les  Avantagea  de  lu  raison,  dans  laquelle  il  n'y  a  ni  raison  ni 
rime;  une  éptlre  à  M"»-  .Çallé,  qui  est  de  M.  Thieriot;  une  épilre  à 
l'abbé  de  Rothelin,  qui  est  de  M.  de  Formont  ;  des  vers  sur  la  mort 
de  M™»  du  Ch;\telet,  dont  nous  ignorons  l'auteur; 

Des  vers  au  duc  d'Orléans,  régent,  qu'il  n'a  jamais  faits; 

Une  ode  intitulée  le  vrai  Dieu,  qui  est  d'un  jésuite  nommé  Lefèvre  ; 

Une  épître  de  l'abbé  de  Grécourt,  platement  licencieuse,  qui  com- 
mence par  ces  mots  :  Belle  maman,  soyez  l'arbitre;  des  vers  au  méde- 
cin  Sylva   et  à  l'oculiste  Gendron;  une  réponse  à  un  M.  de  B ,  qui 

commence  ainsi  : 

Oui,  mon  cher  B ,  il  est  l'Ame  du  monde; 

Sa  chaleur  le  pénètre  et  sa  clarté  l'inonde. 

Effets  d'une  même  action. 

Sa  plus  belle  production 

Est  cette  lumière  éthérée 
Dont  Newton  le  premier,  d'une  main  inspirée. 
Sépara  les  couleurs  par  la  réfraction. 

Les  beaux  vers!  et  que  les  gens  qui  les  attribuent  à  M.  de  Voltaire 
ont  le  goùl  fin,  et  que  leur  main  est  inspirée! 

Des  vers  à  une  prétendue  marquise  de  T.  sur  la  philosophie  de 
Newton,  dans  lesquels  on  trouve  cette  élégante  tirade  : 

Tout  est  en  mouvement  :  la  terre,  suspendue, 
En  atome  léger  nage  dans  l'étendue; 
L'espace,  ou  plutôt  Dieu  dans  son  immensité 
Balance  sur  son  poids  l'univers  agité. 
Les  travaux  de  la  nuit,  les  phases,  sont  prédites. 
Newton  des  premiers  mois  retraça  les  orbites. 

Et  les  éditeurs  suisses,  qui  ont  imprimé  ces  bêtises  venues  de  Paris, 
ont  l'assurance  d'imprimer  en  notes  que  c'est  la  véritable  leçon. 

On  a  fait  pourtant  un  recueil  immense  de  ces  fadaises  barbares  sans 
consulter  jamais  l'auteur,  ce  qui  est  aussi  incroyable  que  vrai.  Tant  pis 
pour  les  libraires  qui  ont  ainsi  déshonoré  leur  art  et  la  littérature. 

C'est  sur  quoi  l'auteur  disait  :  «  On  fait  mon  inventaire,  quoique  je 
ne  sois  pas  encore  mort;  et  chacun  y  glisse  ses  meubles  pour  les 
vendre.  « 


SATIUES.  -in 

Mais  tout  change,  tout  s'use,  et  tout  amour  prend  lin. 
Va,  vole  au  mont  sacré;  je  reste  en  mon  jardin. 

l'KGASE. 

Tes  dégoûts  vont  trop  loin,  tes  chagrins  sont  injustes. 

Des  arts  qui  t'ont  nourri  les  déesses  augustes 

Ont  mis  sur  ton  front  chauve  un  brin  de  ce  laurier 

Qui  coiffa  Chapelain.  Desmarets,  Saint-Didier'. 

N'as-tu  pas  vu  cent  fois  à  la  tragique  scène, 

Sous  le  nom  de  Clairon,  TaKière  Molpomène, 

Et  l'éloquent  Lekain,  le  premier  des  acteurs, 

De  tes  drames  rampants  ranimant  les  langueurs, 

Corriger,  par  di;s  tons  que  dictait  la  nature, 

De  ton  style  ampoulé  la  froide  et  >-èche  enflure? 

De  quoi  te  plaindrais-tu?  Parle  de  bonne  foi  : 

Cinquante  bons  esprits,  qui  valent  mieux  que  toi, 

^"ont-ils  pas,  à  leurs  frais,  érigé  la  statue 

Dont  tu  n'étais  pas  digne,  et  qui  leur  était  due? 

.Malgré  tous  tes  rivaux,  mon  écuyer  Pigal 

Posa  ton  corps  tout  nu  sur  un  beau  piédestal; 

Sa  main  creusa  les  traits  de  ton  visage  étique, 

Et  plus  d'un  connaisseur  le  prend  pour  un  antique. 

Je  vis  Martin  Fréron,  ù  le  mordre  attaché. 

Consumer  de  ses  dents  tout  l'ébène  ébréché. 


1.  M.  Clément  et  M.  Sabotier  ont  imprimé  que  notre  auteur  avait 
pillé  le  poOme  de  la  Henriade  d'un  poOme  intitulé  Ctovis,  par  M.  Saint- 
Didier  Cela  est  encore  peu  honnC-te,  car  ce  Clovis  ne  parut  que  trois 
ans  après  la  Uenriaile  ;  mais  une  erreur  de  trois  ans  est  peu  de  chose. 

U  en  a  échappé  une  de  quinze  ans  à  M.  l'abbé  Sabotier;  car  il  a 
imprimé  que  notre  auteur  avait  pillé  son  Siècle  de  Louis  XIV  dans  les 
Annales  pplitii/uts  de  l'abbé  de  Saint-Pierre  ;  mais  le  Siècle  de  Louis  XIV 
fut  imprimé  pour  la  première  fuis  en  llôi,  et  le  livre  de  l'abbé  do 
Saint-Pierre  en  llti"/  (en  l~ôl}  ;  sur  quoi  un  mauvais  plaisant,  se  sou- 
venant mal  à  propos  que  Sabotier  est  le  Cls  d'un  bon  perruquier  de 
Castres,  chassé  de  chez  son  père,  a  écrit  qu'il  aurait  dû  plutôt  faire  des 
perruques  pour  l'auteur  de  la  llenviade,  que  de  le  dépouiller  cruelle- 
ment de  ses  prétendus  lauriers,  et  d'exposer  sa  tète  octogéuaire  à  la 
rigueur  des  saisons. 


371  POKSIES    DE    VOLTAIRE. 

Jo  vis  ton  buste  rire  à  l'énorme  grimace 

Que  fit,  en  le  rongeant,  cet  apostat  d'Ignace. 

Viens  donc  rire  avec  nous;  viens  fouler  à  tes  pieds 

De  tes  sots  ennemis  les  fronts  liumiliés. 

Aux  sons  de  ton  sifflet,  vois  rouler  dans  la  crotte 

Sabatier  sur  Clément  ',  Patouillet  sur  Nonnotte; 

Leurs  clameurs  un  moment  pourront  te  divertir. 


1.  Cet  homme  était  venu  de  Dijon  à  Paris  avec  sa  tragédie  de 
Clturlcs  I",  et  sa  tragédie  de  Jllédi'e.  Il  ne  put  venir  à  bout  de  les  faire 
représenter.  La  faim  le  pressait  ;  il  s'engagea  avec  un  libraire  à  lui 
fournir  des  critiques  contre  les  premiers  livres  qui  auraient  du  succès. 
Il  obtint  quelque  argent  à  compte  sur  ses  satires  à  venir.  M.  de  Saint- 
Latubert  donnait  alors  ses  Saisons,  M.  Delille  sa  traduction  de  "Virgile, 
M.  Dorât  son  poëme  sur  la  déclamation,  M.  "Watelet  son  poème  sur  la 
peinture.  Voilà  l'écolier  Clément  qui  se  met  vite  à  écrire  contre  ces 
maîtres  de  l'art,  et  qui  leur  donne  des  leçons  comme  à  des  disciples 
dont  il  serait  mécontent.  S'il  n'avait  eu  que  ce  ridicule,  on  n'en  aurait 
pas  parlé,  on  ne  l'aurait  pas  connu;  mais  pour  rendre  ses  leçons  plus 
piquantes  il  j*  mêle  des  traits  personnels;  il  outrage  une  dame  res()ec- 
table.  Alors  on  sait  qu'il  existe,  la  police  met  mon  pédant  dans  je  ne 
sais  quelle  prison,  soit  Bicêtre,  soit  For-l'Évùque.  M.  de  Saint-Lam- 
bert a  la  générosité  do  solliciter  sa  grâce,  et  d'obtenir  son  élargisse- 
ment. Que  fait  le  critique  alors?  il  persuade  qu'on  ne  lui  a  fait  cette  cor- 
rection que  pour  avoir  enseigné  l'art  d'écrire,  pour  avoir  soutenu  la 
cause  du  bon  goût,  qui  sans  lui  allait  expirer  en  France,  et  qu'il  est, 
comme  Fréron,  victime  de  ses  grands  talents. 

Sorti  de  prison,  il  fait  un  nouveau  libelle,  dans  lequel  il  insulte  un 
conseiller  de  grand'chambro,  fils  d'un  magistrat  de  la  chambre  des 
comptes;  il  dit  ingénieusement  qu'il  est  fils  d'un  pâtissier,  et  ce  magis- 
trat a  dédaigné  de  le  faire  remettre  à  Bicêtre.  Il  s'associe  depuis  à 
Fréron,  à  Sabotier,  et  à  d'autres  gens  de  cette  espèce.  Il  broche  libelle 
sur  libelle  contre  un  vieillard  solitaire,  retiré  depuis  trente  années, 
qu'on  peut  outrager  impunément.  Il  avait  écrit  auparavant  à  ce  même 
solitaire  plusieurs  lettres  dont  nous  avons  les  originaux  entre  les 
mains.  En  voici  un  fragment  : 

«  Jugez,  monsieur,  si  votre  silence  peut  ne  pas  m'affliger.  Peut-être, 
hélas  !  vous  êtes-vous  imaginé  que  vous  me  verriez  payer  votre  amitié, 
vos  bienfaits,  par  la  plus  noire  ingratitude;  que  je  serais  assez  lâche, 
assez  criminel,  pour  n'être  pas  plus  reconnaissant  que  tant  d'autres  ! 
Ah,  monsieur!  ne  me  faites  pas  l'injure  de  soupçonner  ainsi  ma  pro- 
bité. C'est  ce  bien  précieux  que  je  voudrais  délivrer  de  la  contagion 
générale;  vos  soupçons  le  flétriraient.  Votre  générosité,  votre  gran- 
deur d'âme,  peuvent  en  conserver  et  en  relever  l'éclat.  Ma  tendresse, 
mon  zèle,  mon  respect,  voilà  mes  seuls  biens,  ils  sont  tous  à  vous,  et 
ils    y   seront    toujours,   etc.  A  Dijon,  ce  sixième  décembre  1769.  Voici 


SATIIIKS.  375 

LE    VIEILLAllI). 

Les  cris  des  malheureux  ne  me  font  point  plaisir. 
De  quoi  viens-tu  flatter  le  déclin  de  mon  âge? 

mûQ  adresse  :  A  Clément  fils,  chez  son  père,  procureur  ù  Dijon,  der- 
rière les  Minimes.  • 

Il  a  eu  depuis  l'intention  de  désavouer  cette  lettre,  et  la  probité  de 
dire  qu'elle  était  falsiûéc.  Nous  la  conservons  pourtant,  quoique  ce  no 
soit  pas  une  pièce  bien  curieuse  ;  mais  c'est  toujours  un  témoignage 
subsistant  de  l'honneur  que  cette  petite  cabale  mot  dans  sa  conduite. 
C'est  ce  qui  faisait  dire  à  M.  Duclos,  secrétaire  de  l'Académie,  qu'il 
ne  connaissait  rien  de  plus  méprisable  et  de  plus  méchant  que  la 
canaille  de  la  littérature.  Il  est  à  croire  que  M.  Clément  s'étant  marié 
deviendra  plus  juste  et  plus  sage,  et  qu'il  sera  plus  modeste,  qu'il  ne 
calomniera  plus  des  personnes  dont  il  n'eut  jamais  sujet  do  se  plaindre, 
qu'il  n'a  môme  jamais  envisagées,  et  qu'il  se  repentira  d'avoir  débuté 
dans  le  monde  par  une  conduite  si  infùmo. 

Patouillet  est  un  ex-jésuite  qui  débitait,  il  y  a  quelques  années,  des 
déclamations  de  collège  nommées  mandemenls,  pour  des  évoques  qui 
oe  pouvaient  pas  en  faire.  Il  en  débita  uu  contre  notre  auteur  et 
contre  d'autres  gens  de  lettres  :  c'est  dommage  qu'il  ait  été  brûlé  par 
la  main  du  bourreau.  Ce  Patouillet  était  un  des  plus  forts  écrivains 
dans  le  genre  calomnieux  que  nous  ayons  eus  depuis  Garasse. 

Nonnotte  est  un  autre  ex-jésuite,  digne  compagnon  de  Patouillet.  11 
a  fait  deux  gros  volumes  sous  le  titre  à'Errews  de  Voltaire,  et  qu'il 
aurait  pu  intituler  Erreurs  de  Nonnotte.  Il  commence  par  reprocher  à 
Tauteur  de  V Essai  sur  les  mœurs  et  l'esprit  des  nations,  d'avoir  dit  que 
l'ignorance  chrétientie  regarde  le  règne  des  empereurs  romains  comme 
une  Saint-Barthélémy  continuelle  ;  et  l'auteur  n'a  point  dit  cela.  Non- 
notte, pour  rendre  odieux  celui  qu'il  attaque,  ajoute  de  sa  grince  ce 
mot  chrétienne.  L'auteur  ne  parle  point  là  des  autres  empereurs;  il 
parle  du  seul  Dioclélien  que  Galérius  engagea  à  être  persécuteur  après 
dix-neuf  ans  d'un  règne  de  douceur  et  de  tolérance.  Sur  quoi  l'auteur 
avait  remarqué  la  faute  qu'ont  faite  tous  les  chronologistes  de  placer 
Tère  des  martyrs  la  première  année  de  ce  règne;  il  la  fallait  dater  de 
l'an  303,  et  non  de  l'an  284. 

Il  fait  dire  à  l'auteur  que  Dioclétien  ne  punit  que  quelques  chré- 
tiens,qui  étaient  des  hommes  brouillons,  emportés  et  factieux.  L'auteur 
n'a  pas  dit  un  mot- do  cela,  et  n'a  pu  le  dire.  Il  n'a  pas  assez  oublié  sa 
langue  pour  se  servir  de  cette  expression,  hommes  brouillons. 

Nonnotte  accuse  l'auteur  d'avoir  dit  que  Charlemagne  n'était  qu'un 
heureux  brigand.  L'auteur  n'a  rien  écrit  de  semblable.  Ainsi  voilà  en 
deux  pages  trois  calomnies  dont  ce  bon  Nonnotte  est  convaincu. 
M.  Damilaville  daigna  prendre  le  soin  de  relever  deux  ou  trois  cents 
erreurs  de  Nonnotte.  Elles  sont  imprimées  à  la  suite  de  l'Essai  sur  les 
mœurs  et  l'esprit  des  nations.  Et  Nonnotte  était  tout  étonné  qu'on  lui 
manquât  ainsi  de  respect,  à  lui  qui  avait  eu  l'honneur  de  prêcher  dans 
un  village  de  Franche-Comté,  et  de  régenter  en  sixième.  L'orgueil  a  du 
bon  ;  et  quand  il  est  soutenu  par  l'ignorance,  il  est  parfait. 


370  i>oi:sii:s  dk   voltaire. 

La  jeunesse  est  maligne,  et  la  vieillesse  est  sage. 

Le  sage  en  sa  retraite,  occupé  de  jouir. 

Sans  chercher  les  humains,  et  pourtant  sans  les  fuir, 

JSe  s'embarrasse  point  des  bruyantes  querelles 

Des  auteurs  ou  des  rois,  des  moines  ou  des  belles. 

Jl  regarde  de  loin,  sans  dire  son  avis, 

Trois  États  polonais  doucement  envahis; 

Saint  Ignace;  dans  Rome  écrasé  par  saint  Pierre, 

Ou  Clément  dans  Paris  acharné  sur  Le  Mierre. 

Dans  ses  champs  cultivés,  à  l'abri  des  revers. 

Le  sage  vit  tranquille,  et  ne  fait  point  de  vers. 

Monsieur  Paljbé  Terray,  pour  le  bien  du  royaume, 

Préfère  un  laboureur,  un  prudent  économe, 

A  tous  nos  vains  écrits,  qu'il  ne  lira  jamais. 

Triptolème  est  le  dieu  dont  je  veux  les  bienfaits. 

Un  bon  cultivateur  est  cent  fois  plus  utile 

Que  ne  fut  autrefois  Hésiode  ou  Virgile. 

Le  besoin,  la  raison,  l'instinct  doit  nous  porter 

A  faire  nos  moissons  plutôt  qu'à  les  chanter; 

J'aime  mieux  t'atteler  toi-même  à  ma  charrue, 

Que  d'aller  sur  ton  dos  voltiger  dans  la  nue. 

PÉGASE. 

Ah,  doyen  des  ingrats!  ce  triste  et  froid  discours 
Est  d'un  vieux  impuissant  qui  médit  des  amours. 
Un  pauvre  homme  épuisé  se  pique  de  sagesse. 
Eh  bien,  tu  te  sens  faible,  écris  avec  faiblesse; 
Corneille  en  cheveux  blancs  sur  moi  caracola, 
Quand  en  croupe  avec  lui  je  portais  Attila: 
Je  suis  tout  fier  encor  de  sa  course  dernière. 
Tout  mortel  jusqu'au  bout  doit  fournir  sa  carrière, 
Et  je  ne  puis  souffrir  un  changement  grossier. 
Quoi!  renoncer  aux  arts,  et  prendre  un  vil  métier! 
Sais-tu  qu'un  villageois  sans  esprit,  sans  science, 


SATIHES.  377 

N'ayant  pour  tout  talent  qu'un  peu  d'expérience, 
Fait  jaunir  dans  son  champ  do  plus  riches  moissons 
Que  n'en  eut  Mirabeau  par  ses  doctes  leçons  *? 
Laisse  un  travail  pénible  aux  mains  du  mercenaire, 
Aux  journaliers  la  bêche,  aux  maçons  leur  équerre  : 
Songe  que  tu  naquis  pour  mon  sacré  vallon; 
Ciiante  encore  avec  Pope,  et  pense  avec  Platon; 
Ou  rime  en  vers  badins  les  leçons  d'Épicure, 
Et  ce  Système  heureux  qu'on  dit  de  la  7iature. 
Pour  la  dernière  fois  veux-tu  me  monter? 

L  K    V I  E I L  L  A  r.  I) . 

Non. 
Apprends  que  tout  système  offense  ma  raison. 
Plus  de  vers,  et  surtout  plus  de  philosophie. 
A  rechercher  le  vrai  j'ai  consumé  ma  vie; 
J'ai  marché  dans  la  nuit  sans  guide  et  sans  flambeau. 
Hélas!  voit-on  plus  clair  au  bord  de  son  tombeau? 
A  quoi  peut  nous  servir  ce  don  de  la  pensée, 
Cette  lumière  faible,  incertaine,  éclipsée? 
Je  n'ai  pensé  que  trop.  Ceux  qui  par  charité 
Ont  au  fond  de  leur  puits  noyé  la  Vérité 
Font  repentir  souvent  l'imprudent  qui  l'en  tire. 
Je  me  tais.  Je  ne  veux  rien  savoir,  ni  rien  dire. 

pé(;ase. 
Eh  bien,  végète  et  meurs.  Je  revole  à  Paris 
Présenter  mon  service  à  de  profonds  esprits; 
Les  uns,  dans  leurs  greniers  fondant  des  républiques; 
Les  autres  ébranchant  les  verges  monarchiques; 
J'en  connais  qui  pourraient,  loin  des  profanes  yeux, 
Sans  le  secours  des  vers,  élevés  dans  les  cieux, 
Émules  fortunés  de  l'essence  éternelle, 

1.  11  a  fort  encouragé  l'agriculture  par  son  livre  intitulé  l'Ami  des 
hommes.—  Il  s'agit  du  marquis  de  Mirabeau,  père  du  grand  orateur.(W.) 


378  POÉSIES    DK    VOLTAIRL:. 

Tout  faire  avec  des  mots,  et  tout  créer  comme  elle. 

Ils  ont  besoin  de  moi  dans  leurs  inventions. 

J'avais  porté  René  *  parmi  ses  tourbillons  ; 

Son  disciple  plus  fou  -,  mais  non  pas  moins  superbe, 

Était  monté  sur  moi  quand  il  parlait  au  Verbe. 

J'ai  des  amis  en  prose,  et  bien  mieux  inspirés 

Que  tes  héros  du  Pinde  aux  rimes  consacrés; 

Je  vais  porter  leurs  noms  dans  les  deux  hémisphères. 

LE    VIKILLAUD. 

Adieu  donc;  bon  voyage  au  pays  des  chimères'! 


LE  TEMPS  PRÉSENT 

I>Ai;     M.     JOSEPH     L  AlFIClIAr.D,    D  F.     PI.ISIELRS 
ACADÉMIES 

(1-75) 

Dans  un  coin  de  mes  bois,  loin  du  bruit  des  cités, 
Mes  tablettes  en  main,  j'étais  tenté  d'écrire, 

1.  René  Descartes.  On  sait  qu'il  était  excellent  géomètre,  mais  que 
toute  sa  philosophie  n'est  fondée  que  sur  des  chimères. 

2.  On  sait  aussi  que  Malebranche  s'est  entretenu  familièrement  avec 
le  Verbe,  quoique  la  première  partie  de  son  livre  sur  les  erreurs  des 
sens  et  de  l'imagination  soit  un  chef-d'œuvre  de  philosophie. 

3.  Rien  n'est  plus  chimérique  en  effet  que  la  plupart  des  systèmes 
de  physique.  Burnct  et  Voodwart  n'oni  écrit  que  des  folies  raisonnées 
sur  le  déluge  universel.  Malebranche  a  inventé  de  petits  tourbillons 
mous  pour  expliquer  la  lumière  et  les  couleurs;  et  cela  plus  de  vingt 
ans  après  que  Newton  avait  fait  son  Optique.  Maillet  a  osé  dire  que  la 
mer  avait  formé  les  montagnes,  que  les  hommes  avaient  été  poissons, 
que  notre  globe  est  de  verre,  qu'il  est  le  débris  d'une  comète;  d'autres 
ont  retrouvé  le  monde  primitif,  la  langue  primitive,  la  manière  dont 
les  métaux  se  formaient  dans  ce  monde  primitif.  On  sait  qu'un  philo- 
sophe très-doux,  très-modeste,  très-judicieux,  et  point  jaloux,  a  eu  le 
secret  d'enduire  les  hommes  de  poix  résine  pour  les  empêcher  de 
tomber  malades,  qu'il  disséquait  des  géants  pour  connaître  la  nature  de 
l'Ame,  et  qu'il  prédisait  l'avenir  :  de  tels  hommes  pourtant  en  ont 
imposé. 


SATini:S.  379 

En  vers  assez  communs,  d'utiles  vérités 

Qu'à  Paris  on  condamne  ou  dont  on  aime  à  rire. 

De  nos  pédants  fourrés  j'escjuissais  la  satire, 

Lorsque  je  vis  de  loin  des  filles,  des  garçons, 

Des  vieillards,  des  enfants,  qui  dansaient  aux  chansons. 

Aux  transports  du  plaisir  ils  se  livraient  on  proie  : 

J'étais  presque  joyeux  de  leur  bruyante  joie. 

J'en  demandai  la  cause;  un  d'eux  me  répondit  : 

«  .Nous  sommes  tous  heureux,  à  ce  qu'on  nous  a  dit. 

—  Heureux  !  c'est  un  grand  mot.  Il  est  vrai  que  peut-être 

Par  vos  travaux  constants  vous  méritez  de  l'être. 

Virgile  et  Saint-Lambert  ont  quelquefois  vanté 

A  Mécène,  à  lieauvau,  votre  félicité; 

Mais  ce  sont,  entre  nous,  des  discours  de  poètes, 

De  douces  fictions,  d'élégantes  sornettes. 

Leurs  vers  étaient  heureux,  et  vous  ne  l'étiez  pas. 

Le  bonheur  nous  appelle,  et  fuit  devant  nos  pas  : 

Sous  le  dais,  sous  le  cliaume,  il  tromi)e  notre  vie. 

C'est  en  vain  qu'on  a  dit  en  pleine  Académie  : 

C/ioiseul  est  agricole  cl  Vollaire  est  fermior. 

L'art  qui  nourrit  le  monde  est  un  méchant  métier. 

Laissons  là  ce  Choiseul  si  grand,  si  magnanime. 

Ce  Voltaire  mourant  qui  radote  et  qui  rime. 

Qu'un  fripon  persécute,  et  qui  dans  son  hameau 

Rit  encor  des  Frérons  au  bord  de  son  tombeau. 

Songez  à  vous,  amis;  contemplez  les  misères 

Qu'accumulent  sur  vous  des  brigands  mercenaires! 

Subalternes  tyrans  munis  d'un  parchemin, 

Ravissant  les  épis  qu'a  semés  votre  main. 

Vous  traînant  aux  cachots,  à  la  rame,  aux  corvées; 

Tandis  que  de  leurs  pleurs  vos  femmes  abreuvées 

Pressent  en  vain  vos  fils  mourants  entre  leurs  bras. 

Travaillez,  succombez,  invoquez  le  trépas. 

Mourez  sur  un  fumier,  le  seul  bien  qui  vous  reste  : 


380  PO K  su: S    I)H    VOLTAHU:. 

Ou,  si  VOUS  survivez  à  cet  état  funestf, 
Sous  riiorrible  débris  de  vos  toits  écrasés, 
Sans  vêtements,  sans  pain,  dansez  si  vous  l'osez.  » 
A  peine  eus-je  parlé,  mille  voix  éclatèrent; 
Jusqu'aux  bords  étrangers  les  échos  répétèrent  : 
Ce  temps  affreux  n'est  plus;  on  a  brisé  nos  fers  *. 

Justement  étonné  de  ces  nouveaux  concerts  : 
«  Quel  Hercule,  disais-je,  a  fait  ce  grand  ouvrage"/ 
Quel  dieu  vous  a  sauvés?  »  On  répond  :  «  C'est  un  sage. 
—  Un  sage!  Ah,  juste  ciel  !  à  ce  nom  je  frémis. 
L'n  sage!  il  est  perdu  :  c'en  est  fait,  mes  amis. 
Ne  les  voyez-vous  pas  ces  monstres  scolastiques, 
Ces  partisans  grossiers  des  erreurs  tj'ranniques, 
Ces  superstitieux  qu'on  vit  dans  tous  les  temps 
Du  vrai  qui  les  irrite  ennemis  si  constants, 
Rassemblant  les  poisons  dont  leur  troupe  est  pourvue? 
Socrate  est  seul  contre  eux,  et  je  crains  la  ciguë.  » 

Dans  mon  profond  ohagrin  je  restais  éperdu. 
Je  plaignais  le  génie  et  surtout  la  vertu. 
Ariston  mon  ami  -  survint  dans  mes  bocages. 
Que  j'avais  attristés  par  ces  sombres  images. 
On  connaît  Ariston,  ce  pliilosophe  humain, 
Dédaignant  les  grandeurs  qui  lui  tendaient  la  main. 
De  la  vérité  simple  ami  noble  et  fidèle; 
Son  esprit  réunit  Kuclide  et  Fontenelle; 
11  rendit  le  courage  ù  mon  cœur  alïligé. 
«  Ne  vois-tu  pas,  dit-il,  que  le  siècle  est  changé? 
Va,  de  vaines  terreurs  ne  doivent  point  t'abattre  : 
Quand  un  Sully  renaît,  espère  un  Henri  quatre.  » 


1 .  Le  roi  Louis  XVI  venait  d'abolir  les  corvées,  et  de  défendre 
qu'on  poursuivît  arbitrairement  les  débiteurs  du  fisc.  Ces  deux  opé- 
rations si  simples  n'ont  rien  coûté  A  la  couronne,  et  auraient  été  le  salut 
du  peuple. 

2.  M.  le  marquis  de  Condorcet. 


SATlliKS.  381 

Ce  propos  ranima  mes  esprits  languissants; 
La  gaieté  renoua  le  fil  de  mes  vieux  ans; 
Kt,  revenant  chez  moi,  je  repris  mes  tablettes 
Pour  écrire  à  loisir  ces  rimes  indiscrètes. 


ÉPIGRAMMES 


I.  —  A   M.  DUCHE  1 

Dans  tes  veiN,  Duché,  je  te  prie, 
Ne  compare  point  au  Messie 
Un  pauvre  diable  comme  moi  ; 
Je  n'ai  de  lui  que  sa  misère, 
Et  suis  bien  éloigné,  ma  foi, 
D'avoir  une  vierge  pour  mère. 


II.  —  LE  LOUP  MORALISTE 

Un  loup,  à  ce  que  dit  Tliistoire, 
Voulut  donner  un  jour  des  leçons  à  son  fils, 

Et  lui  graver  dans  la  mémoire, 
Pour  être  honnête  loup,  de  beaux  et  bons  avis. 
«  Mon  fils,  lui  disait-il,  dans  ce  désert  sauvage, 
A  l'ombre  des  forêts  vous  passerez  vos  jours; 
Vous  pourrez  cependant  avec  de  petits  ours 
Goûter  les  doux  plaisirs  qu'on  permet  à  votre  âge. 
Contentez-vous  du  peu  que  j'amasse  pour  vous; 
Point  de  larcin;  menez  une  innocente  vie; 

Point  de  mauvaise  compagnie; 
Choisissez  pour  amis  les  plus  honnêtes  loups; 

1.  Voltaire  composa  ce  sixain  ù  l'âge  de  couze  ans. 


CI>1  GRAMMES.  383 

Ne  vous  démentez  point,  soyez  toujours  le  même  : 
Ne  satisfaites  point  vos  appétits  gloutons  : 
Mon  Gis,  jeûnez  plutôt  l'avent  et  le  carême, 
Que  de  sucer  le  sang  des  malheureux  moutons  ; 

Car  enfin  quelle  barbarie  ! 
Quels  crimes  ont  commis  ces  innocents  agneaux? 
Au  reste,  vous  savez  qu'il  y  va  de  la  vie  : 

D'énormes  chiens  défendent  les  troupi\aux. 
Hélas!  je  m'en  souviens,  un  jour  votre  grand-père 
Pour  apaiser  sa  faim  entra  dans  un  hameau. 
Dès  qu'on  s'en  aperçut  :  «  0  bête  carnassière! 
«  Au  loup!  »  s'écria-t-on  ;  l'un  s'arme  d'un  hoyau. 
L'autre  prend  une  fourche;  et  mon  pènî  eut  beau  faire, 

Hélas!  il  y  laissa  sa  peau  : 
De  sa  témérité  ce  fut  là  le  salaire. 
Sois  sage  à  ses  dépens,  ne  suis  que  la  vertu. 
Et  ne  sois  point  battant,  de  peur  d'être  battu. 
Si  tu  m'aimes,  déteste  un  crime  que  j'abhorre.  » 
Le  petit  vit  alors  dans  la  gueule  du  loui) 
De  la  laine,  et  du  sang  qui  dégouttait  encore  : 

Jl  se  mit  à  rire  à  ce  coup. 
«  Comment,  petit  fripon,  dit  le  loup  en  colère, 

Comment,  vous  riez  des  avis 

Que  vous  donne  ici  votre  père! 
ïu  seras  un  vaurien,  va,  je  te  le  prédis  : 
Quoi!  se  moquer  déjà  d'un  conseil  salutaire!  » 

L'autre  répondit  en  riant  : 

«  Votre  exemple  est  un  bon  garant  ; 
Mon  père,  je  ferai  ce  que  je  vous  vois  faire.  » 

Tel  un  prédicateur  sortant  d'un  l)on  repas 
Monte  dévotement  en  chaire, 
Et  vient,  bien  fourré,  gros  et  gras, 
Prêcher  contre  la  bonne  chère. 


384  ^         POÉSIES    DE    VOLTAIRE. 

•    *'  '       ,. 

III.  —  KPITAPHE 

Ci-gît  qui  toujours  babilla, 
Sans  avoir  jamais  rien  à  dire; 
Dans  tous  les  livres  farfouilla, 
Sans  avoir  jamais  pu  s'instruire, 
Et  beaucoup  d'écrits  barbouilla, 
Sans  qu'on  ait  jamais  pu  les  lire. 

IV.  —  ÉPIGUA.M.ME 

(1712) 

Dancliet  si  méprisé,  jadis 
Fait  voir  aux  pauvres  de  génie 
Qu'on  peut  gagner  l'Académie 
Comme  on  gagne  le  paradis. 


V.  —  SLR  LA   .MOTTE 

(1-14) 

La  Motte,  présidant  aux  prix 
Qu'on  distribue  aux  beaux  esprits, 
Ceignit  de  couronnes  civiques 
Les  vainqueurs  des  jeux  olympiques 
11  lit  un  vrai  pas  d'écolier, 
Et  prit,  aveugle  agonothète, 
Un  chêne  pour  un  olivier. 
Et  Dujarry  pour  un  poëte. 


EPIGRAM.MES.     •         ' 
Vf.  —  ËPIGIWMME 

(1-15) 

Terrasson,  par  lignes  obliques, 

Et  par  règles  géométriques, 

Prétend  démontrer  avec  art 

Qu'Homère  prend  toujours  l'écart; 

Que  ses  images  poétiques, 

Que  tant  de  richesses  antiques, 

Ne  nous  charment  que  par  hasard. 

11  s'en  avise  sur  le  tard  : 

Mais  quoique  ce  docteur  décide 

D'un  ton  à  gagner  son  procès, 

Gacon  avec  même  succès 

Peut  faire  un  rondeau  contre  Euclide. 

VU.  —  ÉPICRAMMIi: 

(1-19) 

De  Beausse  et  moi,  criailleurs  effrontés, 
Dans  un  souper  clabaudions  à  merveille. 
Et  tour  à  tour  épluchions  les  beautés 
Et  les  défai4s  de  Racine  et  Corneille. 
A  piailler  serions  encor,  je  croi, 
Si  n'eussions  vu  sur  la  double  colline 
Le  grand  Corneille  et  le  tendre  Racine, 
Qui  se  moquaient  et  de  Beausse  et  de  moi. 


22 


POÉSIES    DE    VOLTAIRE. 


VIII.  —  EPIGRAMME 

N'a  pas  longtemps,  de  l'abbé  de  Saint-Pierre 
On  me  montrait  le  buste  tant  parfait, 
Qu'onc  ne  sus  voir  si  c'était  chair  ou  pierre. 
Tant  le  sculpteur  l'avait  pris  trait  pour  trait. 
Adonc  restai  perplexe  et  stupéfait, 
Craignant  en  moi  de  tomber  en  méprise  ; 
Puis  dis  soudain  :  «  Ce  n'est  là  qu'un  portrait. 
L'original  dirait  quelque  sottise.  » 


IX.  —  A  M.  L'ABBE  COLET 

or.  VND    VICAir.E    DL    CARDINAL    DE    NOAILLES 

EN      LUI      ENVOYAIT      LA      TRAGÉDIE      DE      MARIAMNB 

(20  août  l~-25) 

Vous  m'envoyez  un  mandement, 

Recevez  une  tragédie. 

Afin  que  mutuellement 

Aous  nous  donnions  la  comédie. 

X.  —  EPIGRAMME    SLR    L'ABBÉ    TERRASSON 

(1-31) 

On  dit  que  l'abbé  Terrasson, 
De  Lass  et  de  La  Motte  apôtre, 

Va  du  b à  l'Hélicon. 

îS'étant  fait  pour  l'un  ni  pour  l'autre. 


LPIGFl  V:\IMES.  387 

Pour  avoir  un  léger  prurit, 
Il  se  fait  chatouiller  la  fesse. 
Manon  le  fouette,  il  la  caresse; 
Mai.s  il  b....  comme  il  écrit. 
Un  jour,  dans  la  cérémonie. 
On  rétrillait,  il  frétillait; 

Notre  p se  travaillait 

Dessus  sa  fesse  raccornie. 
Entre  monsieur  Tabbé  Dubos, 
Qui,  voyant  fesser  son  confrère, 
Dit  tout  haut,  approuvant  raiï'aire  : 
«  Frappez  fort,  il  a  fuit  Sellios.  » 


XI.  —  KPIGr.AMM!-: 

Néricault  dans  sa  comédie 
Croit  qu'il  a  peint  le  glorieux; 
Pour.moi,  je  crois,  quoi  qu'il  nous  die, 
Que  sa  préface  le  peint  mieux. 


XII.  —  LPK.r.A.MMi; 

Quand  les  Français  à  tête  folle 
S'en  allèrent  dans  l'Italie, 
Ils  gagnèrent  à  l'étourdie 

Et  Gène,  et  Xaple,  et  la  v 

Puis  ils  furent  chassés  partout, 
Et  Gène,  et  Naple  on  leur  ota  : 
Mais  ils  ne  perdirent  pas  tout  ; 
Car  la  v leur  resta. 


388  POKSIES    DE    VOLTAIRE. 


XI  H.  —  KPKir.AMME 

On  dit  que  notre  ami  Coypel 
Imite  Horace  et  Raphaël  : 
A  les  surpasser  il  s'efforce  ; 
Et  nous  n'avons  point  aujourd'hui 
De  rimeur  peignant  de  sa  force. 
Ni  peintre  rimant  comme  lui. 


XIV.  —  EPIGRAMME 

(Janvier  PSG  i 

On  dit  qu'on  va  donner  Alzire. 
Rousseau  va  crever  de  dépit, 
S'il  est  vrai  qu'encore  il  respire  : 
Car  il  est  mort  quant  à  l'esprit; 
Et  s'il  est  vrai  que  Rousseau  vit, 
C'est  du  seul  plaisir  de  médire. 

XV.  —  A   M.   BERNARD 

A  l  T  E  l  R       DE       L  'a  ii  T      D  '  A  I  M  E  R 
L€S    TROIS    BERNARDS 

En  ce  pays  trois  Bernards  sont  connus  : 
L'un  est  ce  saint,  ambitieux  reclus. 
Prêcheur  adroit,  fabricateur  d'oracles; 
L'autre  Bernard  est  celui  de  Plutus, 
Bien  plus  grand  saint,  faisant  plus  de  miracles  ; 
Et  le  troisième  est  l'enfant  de  Phébus, 


l-PIGRAMMES.  389 

Gentil  Bernard,  dont  la  muse  féconde 
Doit  faire  encor  les  délices  du  monde, 
Quand  des  deux  saints  l'on  ne  parlera  plus. 


\V1.  —  SIXAIN 

De  ces  trois  Bernards  que  l'on  vante, 
Le  premier  n'a  rien  qui  me  tente  : 
11  dînait  mal  et  souvent  tard; 
Mais  mon  plaisir  serait  extrême 
De  dîner  chez  l'autre  Bernard, 
Si  j'y  rencontrais  le  troisième. 


XVII.  —  INMT\T10N    AL    MEME 

Au  nom  du  Pindc  et  de  Cythère, 
Gentil  Bernard,  sois  averti 
Que  l'art  d'aim.er  doit  samedi 
Venir  souper  chez  l'art  de  plaire. 


XVIII.  —  SLIî   .).   I',.  ROUSSEAU 

(1730) 

Rousseau,  sujet  au  camouflet, 

Fut  autrefois  chassé,  dit-on, 

Du  théâtre  à  coups  de  sifflet. 

De  Paris  à  coups  de  bâton  : 

Chez  les  Germains  chacun  sait  comme 

Il  s'est  garanti  du  fagot; 

Il  a  fait  enfin  le  dévot, 

Ne  pouvant  faire  l'honnête  homme. 

22. 


390  POÉSIES    DE    VOLTAIRE. 


XI  \.  —  ÉPIGRAMMl- 

Certain  émérite  envieux, 
Plat  auteur  du  Capricieux, 
Et  de  ces  A'ieux  chimériques, 
Et  de  tant  de  vers  germaniques, 
Et  de  tous  ces  sales  écrits, 
D'un  père  infâme  enfants  proscrits, 
Voulait  d'une  audace  hautaine 
Donner  des  lois  à  Melpomène, 
Et  régenter  ses  favoris. 
Quand  du  sifflet  le  bruit  utile. 
Dont  aux  pièces  de  ce  Zoïle 
Nous  étions  toujours  assourdis, 
Pour  notre  repos  a  fait  taire 
La  voix  débile  et  téméraire 
De  ce  do3-en  des  étourdis. 


X\ 
ÉPIGRAMME  SLR   L'ABBÉ  DESFONTALNES 

QLI  SE  PRONONÇAIT  CONTRE  I. 'aTTR  AC  TION 
(1738) 

Pour  l'amour  antiphysique 
Desfontaines  flagellé 
A,  dit-on,  fort  mal  parlé 
Du  système  newtonique. 
Il  a  pris  tout  à  rebours 
La  vérité  la  plus  pure; 
Et  ses  erreurs  sont  toujours 
Des  péchés  contre  nature. 


K  PIC.  RAM  MES.  391 

XXI 
[/ADBÉ   DESFONTAINES  ET  LE   UAMOXEUR 

OL     LE     RAMONEIR     ET    L'ABBÉ    DESFONTAINES 

Conte  par  feu  M.  de  La  Paye. 
(1-38) 

Lu  ramoneur  à  face  basanée, 

Le  fer  en  main,  les  yeux  ceints  d'un  bandeau, 

S'allait  glissant  dans  une  cheminée, 

Quand  de  Sodonic  un  anti(iue  bedeau, 

Qui  pour  l'Amour  prenait  ce  jouvenceau, 

\  int  endosser  son  échine  inclinée. 

L'Amour  cria  :  le  quartier  accourut. 

On  verbalise;  et  Desfontaines  en  rut 

Est  encagé  dans  le  clos  de  Bicêtre. 

On  vous  le  lie,  on  le  fait  dépouiller. 

Un  bras  nerveux  se  complaît  d'étriller 

Le  lourd  fessier  du  sodomite  prêtre. 

Filles  riaient,  et  le  cuistre  écorché 

Criait  :  «  Monsieur,  pour  Dieu,  soyez  touché; 

Lisez,  de  grâce,  et  mes  vers  et  ma  prose.  » 

Le  fesseur  lut;  et  soudain,  plus  fâché, 

Du  renégat  il  redoubla  la  dose, 

Vingt  coups  de  fouet  pour  son  vilain  péché. 

Et  trente  en  sus  pour  l'ennui  qu'il  nous  cause. 

XXII.  —  Li:S  SULIIAITS 

SONNET 

Il  n'est  mortel  qui  no  forme  des  vœux  : 
L'un  de  Voisin  convoite  la  puissance; 
L'autre  voudrait  engloutir  la  finance 
Qu'accumula  le  beau-père  d'Évreux. 


392  POKSJKS    DK     VOLTAlIiE. 

Vers  les  quinze  ans,  un  mignon  de  couchette 
Demande  à  Dieu  ce  visage  imposteur, 
Minois  friand,  cuisse  ronde  et  douillette 
Du  beau  de  Gesvre,  ami  du  promoteur. 

Roy  versifie,  et  veut  suivre  Pindare; 

Du  IJousset  chante,  et  veut  passer  Lambert. 

En  de  tels  vœux  mon  esprit  ne  s'égare  : 

Je  ne  demande  au  grand  dieu  Jupiter 
Que  l'estomac  du  marquis  de  La  Fare, 
Et  les  c.  ..ons  de  monsieur  d'Aremberg. 


XXIII.  —  AL   nui  DE    PRLSSE. 

IJILLET     DE     CONGÉ 

Non,  malgré  vos  vertus,  non,  malgré  vos  appas, 

Mon  âme  n'est  pas  satisfaite  ; 

Non,  vous  n'êtes  qu'une  coquette 
Qui  subjuguez  les  cœurs,  et  ne  vous  donnez  pas  '. 

XXIY 
SUR  LA  BANQUEROUTE  D'UN  NOMMÉ  MICHEL 

R  E  c  E  V  E  l  R     G  É  \  É  r.  A  L 

Michel,  au  nom  de  lÉternel, 
Mit  jadis  le  diable  en  déroute  ; 

1.  Le  roi  écrivit  au  bas  : 

Mon  âme  sent  le  prix  de  ■vos  divins  appas; 
Mais  ne  présumez  pas  qu'elle  soit  satisfaite. 
Traître,  vous  me  quittez  pour  suivre  une  coquette, 
Moi,  je  ne  vous  quitterais  pas. 


ÉPIGRAMMES.  393 


Mais,  après  cette  banqueroute, 
Que  le  diable  emporte  Michel  ! 


\XV.  —   LA   MUSE   DE   SAINT  MICHEL 

(1711) 

Notre  monarque,  après  sa  maladie, 

Était  à  Metz,  attaqué  d'insomnie. 

Ah!  que  de  gens  l'auraient  guéri  d'abord  ! 

Le  poëte  Roy  dans  Paris  versifie  : 

La  pièce  arrive,  on  la  lit,  le  roi  dort. 

De  saint  Michel  la  muse  soit  bénie  ! 

XXVI.  —  IMPROMPTU 

(1--15)    "    ■  -■ 

Mon  Henri  quatre,  et  ma  Zaïre^ 

Et  mon  Américaine /1/cire^ 
Ne  m'ont  valu  jamais  un  seul  regard  du  roi  : 
J'avais  mille  ennemis  avec  très-peu  de  gloire. 
Les  honneurs  et  les  biens  pleuvent  enfin  sur  moi, 

Pour  une  farce  de  la  Foire  '. 

XXV II:  —  ÉPHiRAMME 

Connaissez-vous  certain  riraeur  obscur. 
Sec  et  guindé,  souvent  froid,  toujours  dur, 
Ayant  la  rage  et  non  l'art  de  médire. 
Qui  ne  peut  plaire,  et  peut  encor  moins  nuire  ; 
Pour  ses  méfaits  dans  la  geôle  encagé, 

1.  La  Princesse  de  Navarre. 


394  POÉSIES    DE    VOLTAIRE. 

A  Saint-Lazare  après  ce  fustigé, 
Cliassé,  Ijattu,  d6t(;sté  pour  ses  crimes, 
Honni,  berné,  conspué  pour  ses  rimes, 
Cocu,  content,  parlant  toujours  de  soi? 
Chacun  s'écrie  :  «  Eli!  c'est  le  poëte  Roy.  » 


XXVIII 
QUATRAIN  SLR   LE  MARÉCHAL  DE  SAXE 

Ce  héros  que  nos  yeux  aiment  à  contempler 
A  frappé  d'un  seul  coup  l'envie  et  l'Angleterre; 

Il  force  l'histoire  à  parler. 

Et  les  courtisans  à  se  taire. 

XXIX.  —  A    L-N   BAVARD 

Il  faudrait  penser  pour  écrire; 

Il  vaut  encor  mieux  effacer. 
Les  auteurs  quelquefois  ont  écrit  sans  penser, 
Comme  on  parle  souvent  sans  avoir  rien  à  dire. 

XXX.  —  ÉPIGRAMME 

SIR     BOYER,     TIIÉATIN,     É\ÉQLE     DE     MIREPOIN 

QUI      ASPIKAIT      AU      CARDINALAT 

En  vain  la  Fortune  s'apprête 
A  t'orner  d'un  lustre  nouveau; 
Plus  ton  destin  deviendra  beau, 
El  plus  tu  nous  paraîtras  bête. 
Benoît  donne  bien  un  chapeau, 
Mais  il  ne  donne  point  de  tête. 


ÉPIGRAMiMES.  395 

XXXI 
ÉPIGRAMME  SUR  LA  MORT  DE  M.  D'AUBE 

\EVEU     DE     M.    DE     EONTENELLE 

'(  Qui  frappe  là?  dit  Lucifer. 
—  Ouvrez,  c'est  d'Aube.  »  Tout  Tenfer, 
A  ce  nom,  fuit  et  l'abandonne. 
«  Oh,  oh!  dit  d'Aube,  en  ce  pays 
On  me  reçoit  comme  à  Paris  : 
Quand  j'allais  voir  quelqu'un,  je  ne  trouvais  personne.  » 

XXXH.  —  A   M.  DE  CIDEVILLE 

SLR     LES    LIVRES    DE     DOM    CALMET 
(1751) 

Ses  antiques  fatras  ne  sont  point  inutiles; 
11  faut  des  passe-temps  de  toutes  les  façons, 
Et  l'on  peut  quelquefois  supporter  les  Varrons, 
Quoiqu'on  adore  les  Virgiles. 

WXIII.  —  Él'IGRAMME    SLR   GRESSET 

(i-:59) 

Certain  cafard,  jadis  jôsuite, 
Plat  écrivain,  depuis  deux  jours 
Ose  gloser  sur  ma  conduite, 
Sur  mes  vers  et  sur  mes  amours  : 
En  bon  chrétien  je  lui  fuis  grâce. 


396  POKSIES    DE     VOLTAlIiE. 

Chaque  pédant  peut  critiquer  mes  vers; 
Mais  sur  l'amour  jamais  un  fils  d'Ignace 
Ne  glosera  que  de  travers. 


XWIV.  —    l'PIGRAMME 

Savez-vous  pourquoi  Jérémie 
A  tant  pleuré  pelidant  sa  vie? 
C'est  qu'en  prophète  il  prévoyait 
Qu'un  jour  Le  Franc  le  traduirait. 


XX.W.  —  LES   PO  LU 

(1-60) 

Pour  vivre  en  paix  joyeusement, 
Croyez-moi,  n'offensez  personne  : 
C'est  un  petit  avis  qu'on  donne 
Au  sieur  Le  Franc  de  Pompignan. 

Pour  plaire  il  faut  que  l'agrément 
Tous  vos  préceptes  assaisonne  : 
Le  sieur  Le  Franc  de  Pompignan 
Pense-t-il  donc  être  en  Sorbonne? 

Pour  instruire  il  faut  qu'on  raisonne, 
Sans  déclamer  insolemment; 
Sans  quoi  plus  d'un  sifflet  fredonne 
Aux  oreilles  d'un  Pompignan. 

Pour  prix  d'un  discours  impudent. 
Digne  des  bords  de  la  Garonne, 
Paris  offre  cette  couronne 
Au  sieur  Le  Franc  de  Pompignan. 

Dédié  par  le  sieur  A... 


ÉPIGRAM.MES.  391 


\XX\  1.  —  Li;S    QIE 

Que  Paul  Le  Franc  de  Pompignan 
Ait  fait  en  pleine  Académie 
Un  discours  fort  impertinent, 
Et  qu'elle  en  soit  tout  endormie; 

Qu'il  ait  bujusque.s  à  la  lie 
Le  calice  un  peu  dégoûtant 
De  vingt  censures  qu'on  publie, 
Et  dont  je  suis  assez  content; 

(Jue,  p.our  comble  de  cliàtiment, 
Quand  le  public  le  mortifie 
Un  Fréron  le  béatifie,  • 

Ce  qui  redouble  son  tourment; 

Qu'ailleurs  un  noir  petit  pédant 
Insulte  à  la  philosophie. 
Et  qu'il  serve  de  truchement 
A  Chaumi'ix  qui  si;  crucifie; 

Que  l'orgueil  et  rhj'pocrisi(î 
Contre  ces  gens  de  jugement 
Étalent  une  frénésie 
Que  l'on  siflle  unanimement; 

Que  parmi  nous  à  tout  moment 
Cinquante  espèces  de  folie 
Se  succèdent  rapidement. 
Et  qu'aucune  ne  soit  jolie; 

Qu'un  jésuite  avec  courtoisie 
S'intrigue  partout  sourdement, 

23 


308  POiisiES  Di:   voi.TAini;. 

Et  reproche  un  peu  d'hérésie 
Aux  gens  tenant  le  parlement  ; 

Qu'un  janséniste  ouvertement 
Fronde  la  cour  avec  furie  : 
*     Je  conclus  très-putiemment 
Qu'il  faut  que  le  sage  s'en  rie. 

Prononcé  par  le  sieur  I'. 


XXXYII.  —  LES   QUI 

Qui  pilla  jadis  Métastase, 
Et  qui  crut  imiter  Maron? 
Qui,  boulFi  d'ostentation, 
Sur  ses  écrits  est  en  extase? 

Qui  si  longuement  paraphrase 
David  en  dépit  d'Apollon, 
Prétendant  passer  pour  un  vase 
Qu'on  appelle  d'élection? 

Qui,  parlant  à  sa  nation, 
Et  l'insultant  avec  emphase, 
Pense  être  au  haut  de  l'Hélicon 
Lorsqu'il  barbote  dans  la  vase? 

Qui  dans  plus  d'une  périphrase 
A  ses  maîtres  fait  la  leçon? 
Entre  nous,  je  crois  que  son  nom 
Commence  en  V,  finit  en  «ce. 

offert  par  Ramponneau. 


XXXVIII.  —  LES  QUOI 

Quoi!  c'est  Le  Franc  de  Pompignan, 
Auteur  de  chansons  judaïques, 


KPIGHAMMES.  3U0 

Barbouilleur  du  \'ieux  Testament, 
Qui  fait  des  discours  satiriques? 

Quoi!  dans  des  odes  hébraïques, 
Qu'il  translata  si  tristement, 
A-t-il  pris  ces  propos  caustiques 
Qu'il  débite  si  lourdement? 

Quoi  !  verrait-on  patiemment 
Tant  de  pauvretés  emphatiques? 
L'ennui,  dans  nos  temps  véridiques, 
Ne  se  pardonne  nullement. 

Quoil  Pompii^nan  dans  ses  répliques 
M'ennuiera  comme  ci-devant  ? 
Nous  le  poursuivrons  très-gaiement 
Pour  ses  fatras  mélancoliques. 

Présenté  par  Arncud. 


XXXIX.  —  LKS    OUI 

Oui,  ce  Le  Franc  de  Pompignan 
Est  un  terrible  personnage; 
Oui,  ses  psaumes  sont  un  ouvrage 
Qui  nous  fait  bâiller  longuement. 

Oui,  de  province  un  président 
Plein  d'orgueil  et  de  rerbiage 
Nous  paraît  un  pauvre  pédant, 
Malgré  son  riche  mariage. 

Oui,  tout  riche  qu'il  est,  je  gage 
Qu'au  fond  de  l'àme  U  se  râpent. 
Son  mémoire  est  impertinent; 
U  est  bien  fier,  mais  il  enrage. 


m\  l'OÉSIES    DE     VOLTAIHE. 

Oui,  tout  Paris,  qui  l'envisage 
Comme  un  seigneur  de  Montauban, 
Le  chansonne,  et  rit  au  visage 
De  ce  Le  Franc  de  Pompignan. 

Essayé  par  Matthieu  Ballot. 


XL.-—  l>i:S   NON 

Non,  cher  Le  Franc  de  Pompignan, 
Quoi  que  je  dise  et  que  jo  fasse, 
Je  ne  peux  o))tenir  ta  grâce 
De  ton  lecteur  peu  patient. 

Non,  (juand  on  a  maussadement 
Insullé  le  public  en  face. 
On  ne  saurait  impunément 
Montrer  la  sienne  avec  audace. 

Non,  quand  tu  quitteras  la  place 
Pour  retourner  à  Montauban, 
Les  sifllets  partout  sur  ta  trace 
Te  suivront  sans  ménagement. 

Non,  si  le  ridicule  passe, 
11  ne  passe  que  faiblement. 
Ces  couplets  seront  la  préface 
Des  ouvrages  de  Pompignan. 

Répondu  par  Jacques  .4gard. 


XLI.  —  LES  FUKRON 

D'où  vient  que  ce  nom  de  Fréron 
Est  Temblème  du  ridicule  ? 
Si  quelque  maître  Aliboron, 


ÉPir.RAMMKS.  401 

Sans  esprit  comme  sans  scrupule, 

Brave  les  mœurs  et  la  raison; 

Si  de  Zoïle  et  de  Chausson 

11  se  montre  le  digne  émule, 

Les  enfants  disent  :  «  C'est  Fréron  !  » 

'     Sitôt  qu'un  libelle  imbécile 
Croqué  par  quelque  polisson 
Court  dans  les  cafés  de  la  ville  : 
«  Fi,  dit-on,  quel  ennui!  quel  style! 
C'est  du  Fréron,  c'est  du  Fi'éron!  » 

Si  quelque  pédant  fanfaron 
Vient  étaler  son  ignorance, 
Sil  prend  Gillot  pour  Cicéron, 
S'il  vous  ment  avec  impudence, 
On  lui  dit  :  «  Taisez-vous,  Fréron.  » 

L'autre  jour  un  gros  ex-jésuite. 
Dans  le  grenier  d'une  maison. 
Rencontra  fille  très-instruite 
Avec  un  beau  petit  garçon. 
Le  bouc  s'empara  du  giton. 
On  le  découvre,  il  prend  la  fuite. 
Tout  le  quartier  à  sa  poursuite 
Criait  :  «  Fréron,  Fréron,  Fréron  !  n 

Lorsqu'au  drame  de  monsieur  Hume  ' 

On  bafouait  certain  fripon, 

Le  parterre,  dont  la  coutume 

Est  d'avoir  le  nez  assez  bon. 

Se  disait  tout  haut  :  «  Je  présume 

Qu'on  a  voulu  peindre  Fréron.  » 

1.  Pseudanyme  sous  lequel  Voltaire  a  donné  l'Écossaise. 


502  l'OKSIKS    DM     VOLTMI'.i:. 

Copendant,  lier  de  son  renom, 
Certain  maroufle  se  rengorge; 
Dans  son  antre  à  loisir  il  forge 
Des  traits  pour  l'indignation. 
Sur  le  papier  il  vous  dégorge 
De  ses  lettres  le  froid  poison, 
Sans  songer  qu'on  serre  la  gorge 
Aux  gens  du  métier  de  Fréron. 

Pour  notre  petit  embryon. 

Délateur  de  profession, 

Oui  du  mensonge  est  la  trompette, 

Déjà  sa  réputation 

Dans  le  monde  nous  semble  faite  : 

C'est  le  perroquet  de  Fréron. 


XlJl.  —  RONDEAU 

En  riant  quelquefois  on  rase 
D'assez  près  ces  extravagants 
A  manteaux  noirs,  à  manteaux  blancs 
Tant  les  ennemis  d'Athanase, 
Honteux  ariens  de  ces  temps, 
Que  les  amis  de  l'hypostase, 
Et  ces  sots  qui  prennent  pour  base 
De  leurs  ennuyeux  arguments 
De  Baïus  quelque  paraphrase. 
Sur  mon  bidet,  nommé  Pégase, 
J'éclal)0usse  un  peu  ces  pédants; 
Mais  il  faut  que  je  les  écrase 
En  riant. 


r,  i>i(;nAMMES.  403 


\i,iii.  —  vi:us 

Gravés  au  bas  d'une  estampe  où  l'on  voit  un  ûno  qui  se  met  à  braire 
en  regardant  une  lyre  suspendue  à  un  arbre. 

Que  veut  dire 

Cette  lyre?  «  ^ 

C'est  Melpomène  ou  Clairon. 
Et  ce  monsieur  qui  soupire 

Et  fait  rire, 
N'est-ce  pas  Martin  Fréron  ? 


XLIV 
S  LU   LA   MOUT  Di'    LWlîlil';   DK  LA  COSTE 

Qll     ÉTAIT     CONDAMNli     Al\      0  A  I.  fc  lî  E  S 
(1761) 

La  Coste  est  mort;  il  vaque  dans  Toulon, 
Par  ce  trépas,  un  emploi  d'importance  : 
Ce  bénéfice  exige  résidence, 
Et  tout  Paris  y  nouiim;  Jean  FnTon. 

XLV.  —  CilANSO-N 

En  l'honneur  de  maître  Le  Franc  de  Pompignan,  et  de  révérend  pure 
en  Dieu,  son  frère,  révoque  du  Puy,  lesquels  ont  été  comparés,  dans 
un  discours  public,  à  Mo'ise  et  à  Aaron. 

Xota  bene  que  maître  Le  Franc  est  le  Moise,  et  maître  du  Puy,  l'Aaron  ; 
et  que  maître  Le  Franc  a  donné  de  l'argent  ;i  maître  Aliboron ,  dit 
Fréron,  pour  Ctre  préconisé  dans  ses  belles  feuilles. 

Sur  l'air  de  la  musette  de  Rameau  :  Suivez  les  lois,  etc. 
(dans  les  Talents  lym/ues.) 

(1-Gl) 

Moïse,  Aaron, 
Vous  êtes  des  gens  d'importance; 


40|  l'OKSIES    I)i:    VOLTAIRE. 

Moïse,  Aaron, 

Vous  avez  l'îiir  un  peu  gascon. 

De  vous  on  commence 
H  _ 

A  ricaner  beaucoup  en  France: 

Mais  en  récompense 
Le  veau  d'or  est  clier  à  Fréron. 
«  Moïse,  Aaron, 

Vous  êtes  des  gens  d'importance: 

Moïse,  Aaron, 
Vous  avez  Tair  un  peu  gascon. 


•^  XLVI 

l-PIGRAMMi:  IMITÉE  DE  L'ANTHOLOGIE 

L'autre  jour,  au  fond  d'un  vallon, 
Ln  serpent  piqua  Jean  Fréron 
Que  pensez-vous  qu'il  arriva? 
Ce  fut  le  serpent  qui  creva. 

XLVII.  —  HYMNE 

CHANTÉ     AL     VILLAGE     DE     POMPIGNAN 

Sur  l'air  de  Bt-cliamel. 

Nous  avons  vu  ce  beau  village 

De  Pompignan, 
Et  ce  marquis  brillant  et  sage. 

Modeste  et  grand  : 
De  ses  vertus  premier  garant. 
Et  vive  le  roi,  et  Simon  Le  Franc, 

Son  favori. 

Son  favori! 


ÉPIGRAMMES.  40S 

Il  a  récrt'pi  sa  cliapelle 
Et  tous  ses  vers; 
Il  poursuit  avec  un  saint  zèle  ^ 

Les  gens  pervers. 
Tout  son  clergé  s'en  va  chantant  : 
Et  vive  le  roi,  etc. 

é. 

En  auniusse  un  jeune  jésuite 

Allait  devant; 
Gravement  marchait  à  sa  suite 

Sir  Pompignan, 
En  beau  satin  de  président. 
Et  vive  le  roi,  etc.  *■ 

Je  suis  marquis,  robin,  poëte, 

Mes  chers  amis; 
Vous  voyez  que  je  suis  prophète 

En  mon  pays. 
A  Paris,  c"est  tout  autrement. 
Et  vive  le  roi,  etc. 

J'ai  fait  un  psautier  judaïque. 

On  n'en  sait  rien; 
J'ai  fait  un  beau  panégyrique, 

Et  c'est  le  mien  : 
De  moi  je  suis  assez  content. 
Et  vive  le  roi,  etc. 

Je  retourne  à  la  cour  en  poste 

Charmer  les  grands  ; 
Je  protège  l'abbé  La  Coste 

Et  mes  parents; 
Je  suis  sifflé  par  les  méchants. 
Et  vive  le  roi,  etc. 

23. 


106  l'OliSlES    DE    VOLTAHIE. 

Bientôt  il  revient  à  Versaille, 

D'un  ail"  humain, 
Aux  ducs  et  pairs,  à  la  canaille, 

Serrant  la  main; 
Récitant  ses  vers  dignement. 
Et  vive  le  roi,  et  Simon  Le  Franc, 

Son  favori. 

Son  favori  ! 


XI. \  III.  —  I.KS   P.KNM'.OS   ET   LES    LOUPS 
F  A  i;  I.  i:  • 

(.1703) 

Les  renards  et  les  loups  furent  longtemps  en  guerre 
Nos  moutons  respiraient;  les  bergers  diligents 
Ont  chassé  par  arrêt  les  renards  de  nos  champs; 
Les  loups  vont  désoler  la  terre  : 
Nos  bergers  semblent,  entre  nous, 
L'n  peu  d'accord  avec  les  loups. 

XLIX.  —  CHAXSO.X 

Sur  l'air  D'un  incoimu. 

Simon  Le  Franc,  qui  toujours  se  rengorge, 
Traduit  en  vers  tout  le  Vieux  Teslamenl  : 

Simon  les  forge 

Très-durement; 
Mais  pour  la  prose,  écrite  horriblement, 
Simon  le  cède  à  son  puîné  Jean-George. 

1.  Allusion  à  l'expulsion  des  Jésuites. 


ÉPIGRAMMES,  407      ^ 

L.  —  PAP.ODIE  1)"LM-:   ANCIENNE  ÉPIGRAMME 

Voici  donc  mes  Lettres  secrètes; 

Si  secrètes,  que  pour  lecteur  «> 

Elles  n'ont  que  leur  imprimeur, 

Et  ces  messieurs  qui  les  ont  faites. 


LI.  —  ÉPIGUAM.ME 

Alib  oron,  de  la  goutte  attaqué, 

Se  confessait;  car  il  a  peur  du  diable  : 

Il  détaillait,  de  remords  suffoqué, 

De  ses  méfaits  une  liste  effroyable  ; 

Chrétiennement  chacun  fut  expliqué. 

Stupide  orgueil,  mensonge^  ivrognerie, 

Basse  impudence,  et  noire  hypocrisie  : 

11  ne  croyait  en  oublier  aucun. 

Le  confesseur  dit  :  «  Vous  en  passez  un. 

—  Un?  de  par  Dieu!  j'en  dis  assez,  je  pense. 

—  Eh,  mon  ami,  le  péché  d'ignorance!  » 


LU.  —  A   M.  MARMONTEL 
(  ncô) 

On  nous  écrit  que  maître  Aliboron, 
Étant  requis  de  faire  pénitence  : 
«  Est-ce  un  péché,  dit-il,  (jue  l'ignorance?  » 
Un  sien  confrère  aussitôt  lui  dit  :  «  Non; 
On  peut  très-bien,  malgré  VAn  lilleraire. 


^ 


408  I'Oi;SIES    DE    VOLTAIRE. 

Sauver  son  âme  en  se  faisant  huer  : 
En  conscience  il  est  permis  de  braire  ; 
Mais  c'est  péclié  de  mordre  et  de  ruer.  » 


i.lll.  —   SLIA  J.  J.  r.OLSSEAU 

Cet  ennemi  du  genre  humain, 
Singe  manqué  d»;  l'Arétin, 
Qui  se  croit  celui  de  Socrate; 
Ce  charlatan  trompeur  et  vain, 
Changeant  vingt  fois  son  miihridate; 
Ce  basset  hargneux  et  mutin, 
Bâtard  du  chien  de  Diogène, 
Mordant  également  la  main 
Ou  qui  le  fesse,  ou  qui  l'enchaîne, 
Ou  qui  lui  présente  du  pain.] 


LIV.  —  LE   HLITAI.N   lilGAPiRÉ 

Ai;     SIELR     DE     LA     BLETTERIE] 

Aussi  suffisant  personnage  que  traducteur  insuffisant. 
(1-Ô8) 

On  dit  que  ce  nouveau  Tacite 
Aurait  dû  garder  le  lacet  : 
Ennuyer  ainsi,  non  licet. 
Ce  petit  pédant  prestolet 
Movet  bilem  (la  bile  excite). 
En  français  le  mot  de  sifflet 
Convient  beaucoup  [multum  decel] 
A  ce  translateur  de  Tacite. 


* 
0 


ÊPIGRAMMKS.  409 

LV.  —  A   L'ABHÉ  DK   LA   BLI-TTERIE 

Auteur  d'une  Vie  de  Julien ,  et  traducteur  de  Tacite.  * 

(17(38) 

Apostat  comme  ton  héros, 
Janséniste  signant  la  bulle, 
Tu  tiens  de  fort  mauvais  propos 
Que  de  bon  cœur  je  dissimule; 
Je  t'excuse,  et  ne  me  plains  pas  : 
Mais  que  t'a  fait  Tacite,  hélas! 
Pour  le  tourner  en  ridicule? 

LVi.  —  RKMEIICIKMKNT   U'LN   JANSÉMSTE 

KV     SAINT     DIACUE     FltANÇOlS     1)  K      l'AHIS 

Dans  un  recueil  divin  par  Montgeron  formé, 

Jadis  le  pieux  La  lîlettrie 
Attesta  que  la  toux  d'un  saint  prêtre  enrhumé 
Par  le  bienheureux  diacre  en  trois  mois  fut  guérie. 
L'espoir  d'un  vain  fauteuil  d'académicien 
A  ce  prêtre  dopuis  fit  accepter  la  bulle  : 
Tu  punis  l'apostat,  saint  diacre,  et  tu  fis  bien. 

Chez  le  dévot,  chez  l'incrédule, 
Il  n'est  qu'un  renégat  méprisé  de  tous  deux  : 

Chez  les  grands  il  ranipo  et  mendie; 
11  transforme  Tacite  en  un  cuistre  ennuyeux, 
.  Et  n'est  point  di'  l'Académie. 


• 


410  POÉSIES    DE    VOLTAIRE. 

LVII.  —  A    M.  SALP.LN 

SIR  LA   TRADLCTION  DE  TACITE   l' A  P.  LA   RLETTEHIE 

(1768) 

Un  pédant  dont  je  tais  le  nom, 

En  inlisible  caractère 

Imprime  un  auteur  qu'on  révère, 

Tandis  que  sa  traduction 

Aux  yeux,  du  moins,  a  de  quoi  plaire. 

Le  public  est  d'opinion 

Qu'il  eût  dû  faire 

Tout  le  contraire. 

LVIII.  —  A   M.  MARIN 

Sur  ce  que  La  Bletterie  disait  que  Voltaire  avait  oublié  de  se  faire 
enterrer. 

Je  ne  prétends  point  oublier 
Que  mes  œuvres  et  moi  nous  avons  peu  de  vie; 
Mais  je  suis  très-poli  ;  je  dis  à  La  Blettrie  : 

«  Ah!  monsieur,  passez  le  premier!  » 

LIX.  —  LA  CHARITÉ  MAL  REÇUE 

Un  mendiant  poussait  des  cris  perçants  ; 
Choiseul  le  plaint,  et  quelque  argent  lui  donne. 
Le  drôle  alors  insulte  les  passants  ; 
Choiseul  est  juste  :  aux  coups  il  l'abandonne. 
Cher  La  Blettrie,  apaise  ton  courroux  ; 
Reçois  l'aumône,  et  souffre  en  paix  les  coups. 


EPlGr.AMMKS.  411  • 

LX.—  ÉIMTAIMIL   DL   PAPE   CLÉMENT   Xlll 
(1-69) 

Ci-gît  des  vrais  croyants  le  mufti  téméraire, 
Et  de  tous  les  Bourbons  Tennemi  déclaré  : 
De  Jésus  sur  la  terre  il  s'est  dit  le  vicaire; 
Je  le  crois  aujourd'hui  mal  avec  son  curé. 

L.M.  —  SLU    L.\    r.ELlQLAlRE 

Ami,  la  Superstition 
Fit  ce  présent  à  la  Sottise  : 
Ne  le  dis  pas  à  la  Raison  ; 
Ménageons  l'honneur  de  l'Église. 

LXll.  —  SLIl  LE   VOL 

Fait  par  le  contrôleur  des  finances  de  tout  l'argent  mis  en  dépôt  par 
des  particuliers  chez  Maguon,  banquier  du  roi. 

(17-2) 

Au  temps  de  la  grandeur  romaine,  •  « 

Horace  disait  à  Mécène  : 

«  Quand  cesserez-vous  de  donner  ?  » 

Ce  discours  peut  nous  étonner  : 

Chez  le  Welche  on  n'est  pas  si  tendre. 

Je  dois  dire,  mais  sans  douleur, 

A  monseigneur  le  contrôleur  : 

«  Quand  cesserez-vous  de  me  prendre?  » 


412  l'OÉSIliS    DE    YOLTAIUK. 

•  lAIII 

SUR    LA    DESTRLCTION    DES    JÉSUITES 

KN     1773 

C'en  est  donc  fait,  Ignace,  un  moine  '  vous  condamne; 
C'est  le  lion  qui  meurt  d'un  coup  de  pied  de  l'âne. 

LXIV 
A    M.    GLÉNAID    DE    M0NTI5KLLI ARD 

Dans  le  séjour  d'Euclide,  un  cuniiiagnon  d"IIorace, 
Par  d(!S  vers  délicats,  pleins  d'esprit  et  de  grâce, 
Veut  enfin  ranimer  mes  esprits  languissants  : 
Ma  muse  eut  quelque  feu,  l'âge  vient  la  morfondre. 
Que  votre  épouse  et  vous  me  prêtent  leurs  talents, 
Alors  je  pourrai  vous  répondre. 

LXV.  —  A   L'ABBÉ  DE   VOISENO.N 

■.        .  (1773) 

11  est  bien  vrai  que  l'on  m'annonce 

Les  lettres  de  maître  Clément  : 

Il  a  beau  m'écrire  souvent. 

Il  n'obtiendra  point  de  réponse  ; 

Je  ne  serais  pas  assez  sot 

Pour  m'embarciuer  dans  ces  querelles  : 

Si  c'eût  été  Clément  Marot, 

11  aurait  eu  de  mes  nouvelles. 

1.  Clément  XIV  avait  été  moine  franciscain. 


KPIGRAMMES.  '*!:{ 


LXVI.  —  IMPROMPTU 

licrit  de  Genèva  à  messieurs  mes  ennemis ,  au  sujet  de  mon  portrait 
en  Apollon. 

(1774) 

Oui,  messieurs,  c'est  ma  fantaisie 

De  me  voir  peint  en  Apollon; 

Je  conçois  votre  jalousie,  ^ 

Mais  vous  vous  plaignez  sans  raison  : 

Si  mon  peintre,  par  aventure, 

Tenté  d'égayer  son  pinceau, 

En  Silène  eût  mis  ma  figure. 

Vous  auriez  tous  place  au  tableau  : 

Messieurs,  vous  seriez  ma  monture. 


LXVII.  —  SLR  L'ESTAMPE 

Mise  par  le  libraire  Le  Jay  à  la  tête  d'un  commentaire  sur  la  Ilen- 
riade,  où  le  portrait  de  Voltaire  est  entre  ceux  de  La  Baumelle  et 
de  Fréron. 

(1774) 


Le  Jay  vient  de  mettre  Voltaire 
Entre  La  Beaumelle  et  Fréron  : 
Ce  serait  vraiment  un  Calvaire, 
S'il  s'y  trouvait  un  bon  larron. 


LWIII.  —  A  M">*  DENIS 

Si  par  hasard,  pour  argent  ou  pour  or, 
A  vos  boutons  vous  trouvioz  un  remède. 

Peut-être  vous  seriez  moins  laide; 

Mais  vous  seriez  bien  laide  encor. 


4-1.4  POÉSIES    DE     VOLTAIRE. 

L\I\.    —  A    M.*** 

Je  le  ferai  bientôt,  ce  voyage  éternel 
Dont  on  ne  revient  point  au  séjour  de  la  vie  : 
En  vain  vous  prétendez  que  le  Dieu  d'Israël 
Daignera  me  prêter,  comme  au  bonhomme  Ëlie, 
Ln  beau  cabriolet  des  remises  du  ciel, 
Avec  quatre  chevaux  de  sa  grande  écurie  ; 
Dieu  fait  depuis  ce  temps  moins  de  cérémonie  : 
Le  luxe  était  permis  dans  le  Vieux  Testament  ; 
De  la  nouvelle  loi  la  rigueur  le  condamne; 
Tout  change  sur  la  terre  et  dans  le  firmament  : 
Élie  eut  un  carrosse,  et  Jésus  n'eut  qu'un  âne. 

LXX.  —  A  M.  GRÉTRY 

Sur  son  opéra  du  Jugement  de  Midas ,  représenté  sans  succès  devant 
une  nombreuse  assemblée  de  grands  seigneurs,  et  très-applaudi 
quelques  jours  après  sur  le  théâtre  de  Paris. 

La  cour  a  dénigré  tes  chants. 
Dont  Paris  a  dit  des  merveilles. 
Hélas!  les  oreilles  des  grands 
Sont  souvent  de  grandes  oreilles. 

LXXI.  —  ADIEUX  A  LA  VIE' 

(1"8) 

Adieu;  je  vais  dans  ce  pays 
D'où  ne  revint  point  feu  mon  père. 
Pour  jamais  adieu,  mes  amis, 
Qui  ne  me  regretterez  guère. 
Vous  en  rirez,  mes  ennemis  ; 

1.  Voltaire  avait  plus  de  quatre-vingt  quatre  ans.  Il  mourut  quel- 
ques jours  après  qu'il  eut  écrit  cette  derniè're  pièce,  le  30  mai   1778. 


ÉPIGRAMMES.  415 

C'est  le  requiem  ordinaire. 
Vous  en  tàterez  quelque  jour; 
Et  lorsqu'aux  ténébreux  rivages 
Vous  irez  trouver  vos  ouvrages, 
Vous  ferez  rire  à  votre  tour. 

Quand  sur  la  scène  de  ce  monde 
Chaque  homme  a  joué  son  rùlet, 
En  partant  il  est  à  la  ronde 
Reconduit  à  coups  de  silllet. 
Dans  leur  dernière  maladie 
J'ai  vu  des  gens  de  tous  états. 
Vieux  évêques,  vieux  magistrats, 
Vieux  courtisans  à  l'agonie  : 
Vainement  en  cérémonie 
Avec  sa  clochette  arrivait 
L'attirail  de  la  sacristie; 
Le  curé  vainement  oignait 
Notre  vieille  ûme  à  sa  sortie  ; 
~  Le  public  malin  s'en  moquait; 
La  satire  un  moment  parlait 
Des  ridicules  de  sa  vie; 
Puis  à  jamais  on  l'oubliait  ; 
Ainsi  la  farce  était  finie. 
Le  purgatoire  ou  le  néant  -    > 

Terminait  celte  comédie. 

Petits  papillons  d'un  moment, 
Invisibles  marionnettes. 
Oui  volez  si  rapidement 
De  Polichinelle  au  néant, 
Dites-moi  donc  ce  que  vous  êtes. 
Au  terme  où  je  suis  parvenu, 
Quel  mortel  est  le  moins  à  plaindre? 
C'est  celui  qui  ne  sait  rien  craindre. 
Qui  vit  et  qui  meurt  inconnu. 


FlIAGMENTS    DE    LA    PUCELLE 


CHANT  pr.EMii-r,. 

AMOUnS    HONNÊTES    DK    CHAP.T.F.S    VII 

KT  d'à  cm":  S  sor.  i:l. 

Le  bon  roi  Cliarle,  au  printemps  de  ses  jours, 
Au  temps  de  Pàque,  en  la  cité  de  Tours, 
A  certain  bal  (ce  prince  aimait  la  danse) 
Avait  trouvé,  pour  le  bien  de  la  France, 
Une  beauté  nommée  Agnès  Sorel. 
Jamais  l'Amour  ne  forma  rien  de  tel. 
Imaginez  de  Flore  la  jeunesse, 
La  taille  et  l'air  de  la  nymphe  des  bois. 
Et  de  Vénus  la  grâce  enchanteresse. 
Et  de  l'Amour  le  séduisant  minois. 
L'art  d'Arachné,  le  doux  chant  des  sirènes  : 
Elle  avait  tout;  elle  aurait  dans  ses  chaînes 
Mis  les  héros,  les  sages,  et  les  rois. 
La  voir,  l'aimer,  sentir  l'ardeur  naissante 
Des  dou.x  désirs,  et  leur  chaleur  brûlante, 
Lorgner  Agnès,  soupirer  et  trembler. 
Perdre  la  voix  en  voulant  lui  parler. 
Presser  ses  mains  d'une  main  caressante, 
Laisser  briller  sa  flamme  impatiente. 
Montrer  son  trouble,  en  causer  à  son  tour, 
Lui  plaire  enfin,  fut  l'affaire  d'un  jour. 
Princes  et  rois  vont  très-vite  en  amour. 


FRAGMENTS  DK   LA   l'ICELLl-. 

Agnès  voulut,  savaiile  en  Tiirt  de  plaire, 
Couvrir  le  tout  des  voiles  du  mystère, 
Voiles  de  gaze,  et  que'  les  courtisans 
Percent  toujours  de  leurs  3-eux  malfaisants. 

Pour  colorer  comme  on  put  cette  aflaire, 
Le  roi  fit  choix  du  conseiller  Ronneau, 
Confident  sûr,  et  très-bon  Tourangeau  : 
11  eut  l'emploi  qui  certes  n'est  pas  mince. 
Et  qu'à  la  cour,  où  tout  se  peint  en  beau. 
Nous  appelons  être  l'ami  du  prince, 
Mais  qu'à  la  ville,  et  surtout  en  province. 

Les  gens  grossiers  ont  nommé  maq 

Monsieur  Bonneau,  sur  le  bord  de  la  Loire, 
Était  seigneur  d'un  fort  joli  château. 
Agnès  un  soir  s'y  rendit  en  bateau, 
Et  le  roi  Charle  y  vint  à  la  nuit  noire. 
On  y  soupa;  Bonneau  servit  à  boire; 
Tout  fut  sans  faste,  et  non  pas  sans  apprêts. 
Festins  des  dieux,  vous  n'êtes  rien  auprès! 
Nos  deux  amants,  pleins  de  trouble  et  de  joie, 
Ivres  d'amour,  à  leurs  désirs  en  proie. 
Se  renvoyaient  des  regards  enchanteurs. 
De  leurs  plaisirs  brûlants  avant-coureurs. 
Les  doux  propos,  libres  sans  indécence. 
Aiguillonnaient  leur  vive  impatience. 
Le  prince  en  feu  des  yeux  la  dévorait; 
Contes  d'amour  d'un  air  tendre  il  faisait, 
Et  du  genou  le  genou  lui  serrait. 

Le  souper  fait,  on  eut  une  musique 
Italienne,  en  genre  chromaticiue; 
On  y  mêla  trois  difl'érentes  voix: 
Aux  violons,  aux  flûtes,  aux  hautbois. 
Elles  chantaient  l'allégorique  histoire 
De  ces  héros  qu'Amour  avait  domptés. 


418  POKSIKS    DE     VOLTAIRE, 

Et  qui,  pour  plaire  à  de  tendres  beautés, 
Avaient  quitté  les  fureurs  de  la  gloire. 
Dans  un  réduit  cette  musique  était, 
Près  de  la  chambre  où  le  bon  roi  soupait. 
La  belle  Agnès,  discrète  et  retenue. 
Entendait  tout,  et  d'aucuns  n'était  vue. 

Déjà  la  lune  est  au  haut  de  son  cours  : 
Voilà  minuit;  c'est  l'heure  des  amours. 
Dans  une  alcôve  artistement  dorée, 
Point  trop  obscure,  et  point  trop  éclairée. 
Entre  deux  draps  que  la  Frise  a  tissus, 
D'Agnès  Sorel  les  charmes  sont  reçus. 
Près  de  l'alcôve  une  porte  est  ouverte, 
Que  dame  Alix,  suivante  très-experte, 
En  s'en  allant  oublia  de  fermer. 
0  vous,  amants,  vous  qui  savez  aimer. 
Vous  voyez  bien  l'extrême  impatience 
Dont  pétillait  notre  bon  roi  de  France! 
Sur  ses  cheveux,  en  tresse  retenus, 
Parfums  exquis  sont  déjà  répandus. 
11  vient,  il  entre  au  lit  de  sa  maîtresse; 
Moment  divin  de  joie  et  de  tendresse! 
Le  cœur  leur  bat;  l'amour  et  la  pudeur 
Au  front  d'Agnès  font  monter  la  rougeur. 
La  pudeur  passe,  et  l'amour  seul  demeure. 
Son  tendre  amant  l'embrasse  tout  à  l'iieure. 
Ses  yeux  ardents,  éblouis,  enchantés, 
Avidement  parcourent  ses  beautés. 
Qui  n'en  serait  en  elTet  idolâtre? 

Sous  un  cou  blanc  qui  fait  honte  à  l'albâtre 
Sont  deux  tétons  séparés,  faits  au  tour. 
Allants,  venants,  arrondis  par  l'Amour; 
Leur  boutonnet  a  la  couleur  des  roses. 
Téton  charriîant,  qui  jamais  ne  reposes, 


rr.AGME.NTS  Dli   LA   PUCELLE.  419 

Vou>  invitiez  les  mains  i\  vous  presser, 
L'œil  à  vous  voir,  la  l)Ouche  à  vous  baisi^r. 
Pour  mes  lecteurs  tout  plein  de  complaisance, 
J'allais  montrer  à  leurs  yeux  ébaudis 
De  ce  beau  corps  les  contours  arrondis; 
Mais  la  vertu  qu'on  nomme  bienséance 
Vient  arrêter  mes  pinceaux  trop  hardis. 
Tout  est  beaut»',  tout  est  charme  dans  elle. 
La  volupté,  dont  Agnès  a  sa  part, 
Lui  donne  encore  une  grâce  nouvelle; 
Elle  l'anime  :  amour  est  un  grand  fard. 
Et  le  plaisir  embellit  toute  belle. 

Trois  mois  entiers  nos  deux  jeunes  amants 
Furent  livrés  à  ces  ravissements. 
Du  lit  d'amour  ils  vont  droit  à  la  table. 
Un  déjeuner,  restaurant  délectable. 
Rend  à  leurs  sens  leur  première  vigueur; 
Puis  pour  la  chasse  épris  de  même  ardeur. 
Ils  vont  tous  deux,  sur  dos  chevaux  d'Espagne, 
Suivre  cent  chiens  jappants  dans  la  campagne. 
A  leur  retour  on  les  conduit  aux  bains. 
Pàtos,  parfums,  odeurs  de  l'Arabie, 
Qui  font  la  peau  douce,  fraîche  et  polie. 
Sont  prodigués  sur  eux  à  pleines  mains. 

Le  dîner  vient;  la  délicate  chère, 
L'oiseau  du  Phase  et  le  coq  de  bruyère. 
De  vingt  ragoûts  l'apprêt  délicieux. 
Charment  le  nez,  le  palais  et  les  yeux. 
Du  vin  d'Aï  la  mousse  pétillante, 
Et  du  Toi<ai  la  liqueur  jaunissante, 
En  chatouillant  les  fibres  des  cerveaux, 
Y  porte  un  feu  qui  s'exhale  en  bons  mots 
Aussi  brillants  que  la  liqueur  légère 
Oui  monte  et  saute,  et  mousse  au  bord  du  verre. 


420  POÉsiKS  ni;  voLTAini-.. 

L'ami  Bonneau  d'un  gros  rire  applaudit 
A  son  bon  roi  fjui  montre  de  Tesprit. 
Le  dîner  fait,  on  digère,  on  raisonne, 
On  conte,  on  rit,  on  médit  du  prochain, 
On  fait  brailler  des  vers  à  maître  Alain, 
On  fait  venir  des  docteurs  de  Sorbonne, 
Des. perroquets,  un  singe,  un  arlequin. 
Le  soleil  baisse;  une  troupe  choisie 
Avec  le  roi  court  à  la  comédie. 
Et,  sur  la  fin  de  ce  fortuné  jour. 
Le  couple  heureux  s'enivre  encor  d'amour. 


Cil  A  NT   TUOlSlkME. 

Li:    PALAIS   DE    LA    SOTTISE. 

Devers  la  lune,  où  l'on  tient  que  jadis 
Était  placé  des  fous  le  paradis. 
Sur  les  confins  de  cet  abîme  immense. 
Où  le  chaos,  et  l'Érèbe  et  la  nuit, 
yVvant  les  temps  de  l'univers  produit, 
Ont  exercé  leur  aveugle  puissance. 
Il  est  un  vaste  et  caverneux  séjour. 
Peu  caressé  des  doux  rayons  du  jour, 
Et  qui  n'a  rien  qu'une  lumière  affreuse. 
Froide,  tremblante,  incertaine,  et  trompeuse  : 
Pour  toute  étoile  on  a  des  feux  follets; 
L'air  est  peuplé  de  petits  farfadets. 
De  ce  pays  la  reine  est  la  Sottise. 
Ce  vieil  enfant  porte  une  barbe  grise, 
OEil  de  travers,  et  bouche  à  la  Danchet. 
Sa  lourde  main  tient  pour  sceptre  un  hochet. 
De  l'Ignorance  elle  est,  dit-on,  la  fille.  ' 


r  r.AGMKXTS  Di:  la  plcklle.  vn 

Près  de  son  trône  est  sa  soite  famill'% 

Le  fol  Orgueil,  l'Opiniâtreté, 

Et  la  Paresse,  et  la  Crédulité. 

Elle  est  servie,  elle  est  flattée  en  reine  ; 

On  la  croirait  en  effet  souveraine  : 

Mais  ce  n'est  rien  qu'un  fantôme  impuissant, 

Un  Chilpéric,  un  vrai  roi  fainéant. 

La  Fourberie  est  son  ministre  avide. 

Tout  est  réglé  par  ce  maire  perfide; 

El  la  Sottise  est  son  digne  instrument. 

Sa  cour  plénière  est  à  son  gré  fournie 

De  gens  profonds  en  fait  d'astrologie, 

Sûrs  de  leur  art,  à  tous  moments  déçus, 

Dupes,  fripons,  et  partant  toujours  crus. 

C'est  là  qu'on  voit  les  maîtres  d'alchimie 
Faisant  de  l'or,  et  n'ayant  pas  un  sou. 
Les  roses-croix,  et  tout  ce  peuple  fou 
Argumentant  sur  la  théologie. 
Lf  gros  Lourdis,  pour  aller  en  ces  lieux. 
Fut  donc  choisi  parmi  tous  ses  confrères. 
Lorsque  la  nuit  couvrait  le  front  des  cieux 
D'un  tourbillon  de  vapeurs  non  légères. 
Enveloppé  dans  le  sein  du  repos, 
11  fut  conduit  au  paradis  des  sots. 
Quand  il  y  fut,  il  ne  s'étonna  guères  : 
Tout  lui  plaisait,  et  même  en  arrivant 
Il  crut  encore  être  dans  son  couvent. 

11  vit  d'abord  la  suite  emblématique 
Des  beaux  tableaux  de  ce  séjour  antiquo. 
Cacodémon,  qui  ce  grand  temple  orna. 
Sur  la  muraille  à  plaisir  griffonna 
Ln  long  croquis  de  toutes  nos  sottises, 
Traits  d'étourdi,  pas  de  clerc,  balourdises. 
Projets  mal  faits,  plus  mal  exécutés, 

24 


422  POÉSIES    DE    VOLTAIRE. 

Et  tous  les  mois  du  Mercure  vantés. 
Dans  cet  amas  de  merveilles  confuses, 
Parmi  ces  flots  d'imposteurs  et  de  buses, 
On  voit  surtout  un  superbe  Écossais; 
Lass  est  son  nom  ;  nouveau  roi  des  Français, 
D'un  beau  papier  il  porte  un  diadème, 
Et  sur  son  front  il  est  écrit  système; 
Environné  de  grands  ballots  de  vent. 
Sa  noble  main  les  donne  à  tout  venant  : 
Prêtres,  catin';,  guerriers,  gens  de  justice, 
Lui  vont  porter  leur  or  par  avarice. 

Ail  !  quel  spectacle!  ah!  vous  êtes  donc  là. 
Tendre  Escobar,  suffisant  Molina, 
Petit  Doucin,  dont  la  main  pateline 
Donne  à  baiser  une  bulle  divine 
Que  Le  Tellier  lourdement  fabriqua, 
Dont  Rome  même  en  secret  se  moqua, 
Et  qui  chez  nous  est  la  noble  origine 
De  nos  partis,  de  nos  divisions. 
Et,  qui  pis  est,  de  volumes  profonds, 
Remplis,  dit-on,  de  poisons  hérétiques. 
Tous  poisons  froids,  et  tous  soporifiques. 


CHANT  CINQUIEME. 
l'enfer  . 

Mon  cher  lecteur,  il  est  temps  de  te  dire 
Qu'un  jour  Satan,  seigneur  du  sombre  empire, 
A  ses  vassaux  donnait  un  grand  régal. 
Il  était  fête  au  manoir  infernal  : 
On  avait  fait  une  énorme  recrue, 
Et  les  démons  buvaient  la  bienvenue 


[•^HAGMENTS  DE   LA   PUCELLE.  K3 

D'un  certain  pape  et  crun  gros  cardinal, 

D'un  roi  du  Nord,  do  (luatorze  chanoinos. 

Trois  intendants,  deux  conseillers,  vingt  moines. 

Tous  frais  venus  du  séjour  des  mortels, 

Et  dévolus  aux  brasiers  éternels. 

Le  roi  cornu  de  la  huaille  noire 

Se  déridait  entouré  de  ses  pairs; 

On  s'enivrait  du  nectar  des  enfers. 

On  fredonnait  quelques  chansons  à  boire,  • 

Lorsqu'à  la  porte  il  s'élève  un  grand  cri  : 

«  Ah!  bonjour  donc,  vous  voilà,  vous  voici; 

C'est  lui,  messieurs,  c'est  le  grand  émissaire; 

C'est  Grisbourdon,  notre  féal  ami  ; 

Entrez,  entrez,  et  chauffez-vous  ici  : 

Et  bras  dessus  et  bras  dessous,  beau-père. 

Beau  Grisbourdon,  docteur  de  Lucifer, 

Fils  de  Satan,  apôtre  de  l'enfer.  » 

On  vous  l'embrasse,  on  le  baise,  on  le  serre; 

On  vous  le  porte  en  moins  d'un  tour  de  main. 

Toujours  baisé,  vers  le  lieu  du  festin. 

Satan  se  lève,  et  lui  dit  :  «  Fils  du  diable, 
0  des  frapparts  ornement  véritable, 
Certes  sitôt  je  n'espérais  te  voir; 
Chez  les  humains  tu  jn'étais  nécessaire. 
Qui  mieux  que  toi  peuplait  notre  manoir? 
Par  toi  la  France  était  mon  séminaire; 
En  te  voyant  je  perds  tout  mon  espoir. 
Mais  du  destin  la  volonté  soit  faite! 
Bois  avec  nous,  et  prends  place  à  ma  draite.  » 

Le  cordelier,  pli'in  d'une  sainte  horreur. 
Baise  à  genoux  l'ergot  de  son  seigneur; 
Puis  d'un  air  morne  il  jette  au  loin  la  vue- 
Sur  cette  vaste  et  brûlante  étendue, 
Séjour  de  feu  qu'habitent  pour  jamais 


i2i  POKSIES    DE    VOLTAIRE. 

L'affreuse  Mort,  les  Tourments,  les  Forfaits; 
Trône  éternel  où  sied  l'esprit  immonde, 
Abîme  immense  où  s'engloutit  le  monde; 
Sépulcre  où  gît  la  docte  antiquité. 
Esprit,  amour,  savoir,  grâce,  beauté, 
Et  cette  foule  immortelle,  innombrable. 
D'enfants  du  ciel  créés  tous  pour  le  diable. 
Tu  sais,  lecteur,  qu'en  ces  feux  dévorants 

.    Les  meilleurs  rois  sont  avec  les  tyrans. 
Nous  y  plaçons  Antonin,  Marc-Aurèle; 
Ce  bon  Trajan,  des  princes  le  modèle; 
Ce  doux  Titus,  l'amour  de  l'univers; 
Les  deux  Catons,  ces  fléaux  des  pervers  ; 
Ce  Scipion  maître  de  son  courage, 
Lui  qui  vainquit  et  l'amour  et  Carthage. 
Vous  y  grillez,  sage  et  docte  Platon, 

».  Divin  Homère,  éloquent  Cicéron; 
Et  vous,  Socrate,  enfant  de  la  sagesse. 
Martyr  de  Dieu  dans  la  profane  Grèce; 
Juste  Aristide,  et  vertueux  Solon  : 
Tous  malheureux  morts  sans  confession. 
Mais  ce  qui  plus  étonna  Grisbourdon, 
Ce  fut  de  voir  en  la  chaudière  grande 
Certains  quidams,  saints  ou  rois,  dont  le  nom 
Orne  l'histoire,  et  pare  la  légende. 
Un  des  premiers  était  le  roi  Çlovis. 
Je  vois  d'abord  mou  lecteur  qui  s'étonne 
Qu'un  si  grand  roi,  qui  tout  son  peuple  a  mis 
Dans  le  chemin  du  benoît  paradis, 
N'ait  pu  jouir  du  salut  qu'il  nous  donne. 
Ah!  qui  croirait  qu'un  premier  roi  chrétien 
Fût  en  effet  damné  comme  un  païen? 
Mais  mon  lecteur  se  souviendra  très-bien 
Qu'être  lavé  de  cette  eau  salutaire 


FRAGMENTS  DK   LA   PUCELI.K. 

Nt»  suffît  pas  quand  le  cœur  est  gâté. 
Or  ce  Clovis,  dans  le  crime  empâté, 
Portait  un  cœur  inhumain,  sanguinaire; 
Et  saint  Rémi  ne  put  laver  jamais 
Ce  roi  des  Francs  gangrené  de  forfaits. 

Parmi  ce^  grands,  ces  souverains  du  monde, 
Ensevelis  dans  cette  nuit  profonde. 
On  discernait  le  fameux  Constantin. 
('  Est-il  bien  vrai?  criait  avec  surprise  • 

Le  moine  gris  :  ô  rigueur!  ù  destin! 
Quoi!  ce  héros  fondateur  de  l'Église, 
Qui  de  la  terre  a  chassé  les  faux  dieux. 
Est  descendu  dans  l'enfer  avec  eux?  » 
Lors  Constantin  dit  ces  propres  paroles  : 
0  J'ai  renversé  le  culte  des  idoles; 
Sur  les  débris  de  leurs  temples  fumants 
Au  Dieu  du  ciel  j'ai  prodigué  l'encens  : 
Mais  tous  mes  soins  pour  sa  grandeur  suprême 
N'eurent  jamais  d'autre  objet  que  moi-même; 
Les  saints  autels  n'étaient  à  mes  regards 
Qu'un  marchepied  du  trône  des  Césars. 
L'ambition,  les  fureurs,  les  délices. 
Étaient  mes  dieux,  avaient  mes  sacrifices. 
L'or  des  chrétiens,  leurs  intrigues,  leur  sang. 
Ont  cimenté  ma  fortune  et  mon  rang. 
Pour  conserver  cette  grandeur  si  chère, 
.l'ai  massacré  mon  m;dheureux  beau-père. 
Dans  les  plaisirs  et  dans  le  sang  plongé, 
Faible  et  barbare,  en  ma  fureur  jalouse. 
Ivre  d'amour,  et  de  soupçons  rongé. 
Je  fis  périr  mon  fils  et  mon  épouse. 
O  Grisbourdon,  ne  sois  plus  étonné 
Si  comme  toi  Constantin  est  damné!  » 

Le  révérend  do  plus  en  plus  adiiiire 


426  POESIES    Dh     VOLTAIRE. 

Tous  les  secrets  du  ténébreux  empire. 
Il  volt  partout  de  grands  prédicateurs, 
Riches  prélats,  casulstes,  docteurs, 
Moines  d'Espagne,  et  nonnalns  d'Italie.. 
De  tous  les  rois  il  voit  les  confesseurs. 
De  nos  beautés  il  voit  les  directeurs  : 
Le  paradis  ils  ont  eu  dans  leur  vie. 
Il  aperçut  dans  le  fond  d'un  dortoir 
Certain  frocard  moitié  blanc,  moitié  noir, 
Portant  crinière  en  écuelle  arrondie. 
Au  fier  aspect  de  cet  animal  pie, 
Le  cordelier,  riant  d'un  ris  malin, 
Se  dit  tout  bas  :  «  Cet  homme  est  jacobin. 
Quel  est  ton  nom?  »  lui  cria-t-il  soudain. 
L'ombre  répond  d'un  ton  mélancolique  : 
«  Hélas  !  mon  Gis,  je  suis  saint  Dominique.  » 

A  ce  discours,  à  cet  auguste  nom. 
Vous  eussiez  vu  reculer  Grisbourdon  ; 
Il  se  signait,  il  ne  pouvait  le  croire. 
«  Comment,  dit-il,  dans  la  caverne  noire 
Un  si  grand  saint,  un  apôtre,  un  docteur! 
Vous  de  la  foi  le  sacré  promoteur, 
Homme  de  Dieu,  prêcheur  évangélique. 
Vous  dans  l'enfer  ainsi  qu'un  hérétique  ! 
Certes  ici  la  grâce  est  en  défaut. 
Pauvres  humains,  qu'on  est  trompé  là-haut! 
Et  puis  allez,  dans  vos  cérémonies, 
De  tous  les  saints  chanter  les  litanies!  » 

Lors  repartit  avec  un  ton  dolent 
Notre  Espagnol  au  manteau  noir  et  blanc  : 
«  jNe  songeons  plus  aux  vains  discours  des  hommes»' 
De  leurs  erreurs  qu'importe  le  fracas? 
Infortunés,  tourmentés  où  nous  sommes, 
Loués,  fêtés  Qù  nous  ne  sommes  pas  : 


FRA(.;Mr,NTS   DE   LA    PL'CELLE.  427 

Tel  sur  la  terre  a  plus  d'une  chapelle, 
Qui  dans  l'enfer  rôtit  bien  tristement; 
Et  tel  au  monde  on  damne  impunément, 
Qui  dans  les  cieux  a  la  vie  éternelle. 
Pour  moi,  je  suis  dans  la  noire  séquelle 
Très-justement,  pour  avoir  autrefois 
Persécuté  ces  pauvres  Albigeois. 
Je  n'étais  pas  envoyé  pour  détruire. 
Et  je  suis  cuit  pour  les  avoir  fait  cuire.  » 

Oh  !  quand  j'aurais  une  langue  de  fer. 
Toujours  parlant  je  ne  pourrais  suffire, 
Mon  cher  lecteur,  à  te  nombrer  et  dire 
Combien  de  saints  on  rencontre  en  enfer. 


TABLE  DES   )IAIIÈRES 


Pages. 

Avertissement   des    éditeuks i 

Contes i 

ÉriTRES 14 

Satires -Zô'-i 

Épigrammes 3]  2 

l''ltAOMENTS      DE      LA      FUCELLE 416 

Char.t  Premier , 116 

Chait  Troisième 420 

Chant  Cinquième 422 


Pans. —  J.  Claye,  imprimeur,  7,  rue  Saint-Benoit. —  |13~j 


COLLECTION  m 

FOr.MA 

Arioste.  lîoliind  riiriein. 
■i  vol. 

Auriac,  Tlii^ùlrc  do  la 
loin'.  1  vol. 

Bachaumont.  Mém.  t  v. 

Barthélémy.  .Nérncsis,  I  v 

Beaumarchais.  Mcin  1  v. 

riiéiilic,   1   vol. 

Béraoger,  ramilles  1  vol. 

Bernardin  de  Saint- 
Pierre.  I';iul,  1   vol. 

Beroalde  de  Vervilie. 
Moycii  lie  larveni     I  v. 

Berthoud.  Chroiiii|ui'S(lc 
la  scicme,   10  vol. 

Légemlos  Flandres  ,  l  v. 

Kemn)cs(lnsl'oys-Bn-,1v. 

Blanchecotte.l'ocsics.l  v 

Boccace.  Coules.  I  vol. 

Boileau.  Œuvris,    1  vul. 

Bonaventure  des  Pé- 
riers  Cviiilialuin  niun- 
di,   1  vM. 

Bossuet.  Dis  oui'S,  1   v. 

Scinioii?  choisis  ,  1  vol. 

Bourdaloue.  Chefs-d'œu- 
vre, 1  vol. 

Brantôme.  Daines  illifs- 
Ires,  1  vol. 

Danies  palanies,   1  vol. 

Bret.  Niiioii  Lentlos,  tv. 

Brillât-Savarin.  Physio- 
logie du  goûl,  1  V. 

Bussy-Rabutin.  Histoire 
amoureuse,  i  vol. 

Byron.    Œuvivs,   4  vol. 

Cent  nouvelles  Nou- 
velles. 1   vol. 

Cbasles.  Shakspearc.l  v. 

névoluiion  d'Angleterre, 
1  vol. 

Alleiuapneaucienne,  t  v. 

Allemagne  moderne,  1  v. 

Voyages,  1  v. 

Pori  ra  ils  conleroporains, 
1  vol. 

Les  Contemporains,  1  v. 

Chateaubriand.   10  vol. 

Cénie.  2  vol. 

Martyrs,  I  vol. 

Itinéraire,  1  vol. 

Atala,  Hené,  1  vol. 

Voyages,  en  Amérique , 
1  vol. 

Paradis  perdu,  1    vol. 

Études  historiques,  1  v. 

Histoire  de  France  Qua- 
tre Stuarts,  1  vol. 

Mélanges.  Vie  de  Rancé, 
1  vol. 

Ohénier.  Œuvres  poéti- 
ques, 2   vol. 

Œuvres  en  prose.  1  vol. 

Oollin  d'Harlevilte. 

Théâtre  1  vol. 

Corneille.  Tbéâlre,  1  v. 

Théâtre  de  Corneille  , 
notes  MoLXNo,  1  vol. 

Q«Bri«r.   Œuvres,  }  v. 


IS  MEILLEURS  OUV 

T  CR  \M>  IN-18  JÉSUS   (dit 

Cousin.  Jacqueline  Pas- 
cal, 1  vol. 

Mélanges  littéraires,  1  v. 

Instruction  |)ul>lique  en 
Franco,  i  vol. 

De  I.T  méilecine,  1  vol. 

Créqui.    Souvenirs,  5  v. 

Cyrano     de     Bergerac. 

De  la  lune,  du  soleil,  1  v. 

Dante.   1   vol. 

Dassoucy.  1  vol. 

De  Rlaistre.  Œuvres 
c  i|ii|ilcles.  1  vol. 

Demoustier.  Lettres  à 
Emilie,  1  vol. 

Descartes.  Œuvres,  1  v 

Desportes.  Œuvres  poé- 
tiques, 1  vol. 

Destouches. Théâtre.  1  v. 

Diderot  Œuvres  choi- 
sies, 2  vol. 

Diodore  de  Sicile,  i  v. 

Donville.  Mille  et  un  ca- 
lembours, 1  vol. 

Dupont.  Muse  juvénile, 
1  vol. 

Eschyle.  Théâtre,  1  vol. 

Fénelon.  Œuvres  l'exis- 
teiue  de  Dieu,  1  vol. 

Dialogues  sur  l'éloquen- 
ce, 1  vol. 

Télémaque,  1  vol. 

Florian.  Fahles,  1  "Oi. 

Dqn  Quichotte,  1  vol. 

Fournel.  Curiosités  tliéâ- 
tr.iles.  1  vol. 

Galland.  Mille  et  une 
nuits,  3  vol. 

Gentil  -  Bernard.  L'art 
d'aimer.  Les  amours. 
Baisers,  par  Dobat.  Zc- 
lisau  bain,  1  vol. 

Gilbert.  Œuvres,  1  vol. 

Goethe.  Faust  le  second 
Faust,  1   vol. 

Werther,  Herinann,  1  v. 

Goldsmith.  Le  vicaire 
de  Wakelield,  1  vol. 

Gresset.  Œuvres.  1  vol. 

Guérin.  Allemagne,  Au- 
triche 1  vol. 

Hamilton.  Mémoires  de 
Gramoiit,  t  vol. 

Héloïse  et  Abélard.  1  v. 

Heptameron.  (L';.  i  vol. 

Héricault.Maximilien.lv. 

Hérodote.  Histoire,  2  v. 

Homère.  Iliade,  1  vol. 
Odyssée,  1  vol. 

Jacob.  Farces,  1  vol. 

Pans   ridicule,  1  vol. 

La  Bruyère.  Caractères, 
1  vol. 

La  Fontaine.  Fables,  1  v. 
Contes,  1  vol. 

Lamennais,  Œuvres,  9  v. 

Essai  sur  l'indifférence, 
4  vol. 

Paroles  d'un  Croyant  , 
etc.,  1  vol. 


RAGES  FRANÇAIS  ET  ÉTRANGERS 


anglais)  a  3   FK.  LE  VOLLJIF, 


Affaires  de  Home,  1  vol. 
Evangiles,  1   vol 
L'Art  et  du  Beau,  1  vol. 
La  Socicié première,  1  v. 
La   Rochefoucaud.    It>''- 

llexiiill~  m    llllies,   t   v- 

Lavater  etOall.  l'Iiysio 
^'iiomoiiie,  130  g.,  t  v 

Leiut.    Iiirén"loïio,  I  v. 

Le  Sage.  Gil-Blas  ,  1    v. 

Diable  boiicux.  I  v 

Loniay     Clian»oiis,  1    v 

Malebranche  lici  her- 
rbi,'  (le  la  vérilé,  2  vol. 

Malherbe.  iKiivrcs.  1  v. 

Manzoni.  Fiam  é^,  2  vol. 

Marcel  us.  Hriont.    1    v 

Marivaux    Tl:éitre,  1  v 

Massillon.  Œ.UM'es  ,  t    v 

Massillon,       Fléchier , 

Mascaron.  Orii-ons,  1  v. 
larmier.  Lellres  sur  la 
'Russie,  1   vol. 

Voyageurs  nouveaux  , 
3  vol. 

Voyages  en  Californie,!  v. 

Lettres,  Adriniiqiie,  Mon- 
ténégro, 2  vol. 

Marot.  Œuv.  comp.  2  v. 

Martin.  Laiicage  des 
fleurs,  gr.  col.,  1   vol. 

Menippée.    S.itiie,    1  v. 

Merlin -Coccaie.  Ili>t. 
niaccnronique  .   1   vol. 

Millevoye   Q-iuvres.  1  v. 

Mirabeau.  Lettres  d'a- 
mour, 1  vol. 

Molière.  Œuvres,  3  v. 

Monnier.  Paris  province, 
1  vol. 

Montaigne.  Essais,  2  v. 

Montesquieu.  L'esprit 
des  lois,  1  vol. 

lettres    pers:ines,    1   v. 

Grandeur  des  Romains, 
1  vol. 

Moreau.  Œuvres,  Myo- 

SOtis.  1  vol. 

Parny,  Œuvres,  1  vol. 

Pascal.  Lettres  Provin- 
cial, 1    vol. 

Pensées,  1  vol. 

Pellico.  Mes  prisons,  Iv. 

Pétrarque.  luvre?,  1  v. 

Picard.  Théâtres,  2  vol. 

Piron.  Œuvres,  1  vol. 

Platon.  L'Etat  ou  la  Ré- 
publique .   1   vol. 
Socrate.  triton.   Plié- 
don.  Gorgias,  1  vol. 

Plutarque.  Vies  des 
Uurames  illustres,  4v. 

Quitard.  Autiiologie  de 
l'amour,  1  vol. 

Proverbe,  femmes,  a- 
niour,  mariage,  1  vol. 

Rabelais.  Ses  œuvres, 
1  vol. 

Rabelais.   Œuvres,   1  v. 

Racine.  Théâtre.  1  vol, 


je.  inc.itre,  i  v 
né.  Lettres    1  v  | 
Francioii,  1  voU 
(de).  Corinne,  \  L 


Régnard.  Théâtre.  1  vol. 
Régnier.   Œuvres  cooH. 

plet.-.  1  vol. 

Ronsard.  Œuvres,  1  vol. 
Rousseau.    Confessions. 

1  vol. 
Emile,  1  vol. 
La  nouvelle  lléloîse,  I  v. 
Conti.il  so'ial,  cic.  I  v. 
Runeberg.ltoi  Fi.ilai  .1  v. 
St-Evremond.    Œum    -, 

1  vol. 
Scarron.    Roman    C'.   •■ 

que,  1  vol. 
Vir;^il<'  travesti,  1  vi.l 
Sedaine.  Thé.'itre,  1 
Sevigné. 
Sorel 
Staël  (de). 

De  l'Allemagne,  1  vol. 
Delphine,  1  vol. 
Sterne,  frislram  Sliam 
Voy.iKC  scntim,  2  vol. 
Ta'barin.  lEuvrcs. 
Cafiitainc  Rodoinont,  1  j 
Tasse.  Jérusalem,  1  va 
Théitre  de  la  Révok 

tion     CInrIes    IX. 
M-  An^ol,  1  vol. 
Thierry.     Conquête 

l'Aii-leierre,  4  vol. 
Lettres  sur  l'histoire i 

fiance,  1  vol. 
Dix  ans  d'études,  1. 
Récit»   des  temps  mér 

vinciens,  2  vol. 
Le    fiers  état,  1  vol. 
Thiers.   Révolution 

1870.  1  vol 
Thucydide.  Histoires,!^ 
Trnmelet.  Fraaçaiâ(~ 

le  désert,  1  vol. 
Vadé.  Œuvres,  1  vol. 
Vallet  (du    VirirUle). 

Pue  Ile,  1  vol. 
Vaux-de-Vire    1  vol. 
ViUeneuve-Bargemont 
Livre  des  allligés,  2  vol. 
Villon.   Poésies  complè- 
tes, 1  vol. 
Voisenon   Contes,  p   ■- 

sits  fugitives,  1   \v'.. 
Volney.  Les  Ruines.  1  v. 
Voltaire.  10  vol. 
Théâtre,  1   vol. 
Siècle  de  Louis  XIV,  1  v. 
Siècle  Louis  XV, 
Ilist.  du  Parlement.  1    v. 
Epiires,   Satyres,  l  v...!. 
Romans.  1  vol. 
Pucelle  d'Orléans,  l  vol. 
Charles  XII,  1  vol. 
La  Henriade,  t   vol. 
Lettres  choisies,  2  vol 
Warée,    Cusiosités    ju- 
diciaires, 1  vol 
Weckerlin,     Musiciana, 

1    VC.1. 

Tsabeau.    Médecin,    dt 
Foyer,  1  vol. 


5521 


Paris,    -  Tvp.  Toinier  et  Cic,  3,  rue  de  Madame.