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1
,- \ l\
ESPRIT DE VOLTAIRE,
\
ALPHONSE LEBÈGUE, IMPRIMEUR,
■UB DBS JARDIRS d'iOALIE, i .
COLLECTION HETZEL.
ESPRIT
DE VOLTAIRE
PAM
L. MARTIN.
Édition autorisée pour la Belgique et l'Étranger,
interdite pour la France.
BRDIELLES BT LEIPZIG,
KIESSLING, SCHIfÉE ET GOMP'^, ËDTTETIRS,
BUB TILLA-HBBMOSA. 1.
18»»
AVANT-PROPOS.
Ce n'est pas pour avoir composé un poënic
épique et quelques tragédies, et s'être exercé
avec plus ou moins de succès dans tous les
genres de littérature, que Voltaire occupe une si
grande place dans l'histoire de l'esprit humain.
Nous dirons même que, considéré à ce point de
vue. Voltaire ne saurait être placé au rang des
génies. Et cependant, jamais esprit plus puissant
n'a paru sur la terre; et, quoi qu'on fasse et
qu'on dise, le monde nouveau est bien son
œuvre, bonne ou mauvaise. On peut prendre
plaisir à lire par passe-temps, comme chose litté-
raire, Zaïre, MéropCy Tancrède,h Henriade,
V Histoire de Charles XII; mais Voltaire n'est pas
1
VI AVANT-PROPOS.
là, OU, s'il y était, il y a longtemps qu'il serait
mort ou à peu près. Ce qu'il faut uniquement
chercher dans tout ce qu'il a écrit, c'est l'ardent
amour de la vérité, c'est la raison, c'est le bon
sens, preniier et dernier mot de tout. Voltaire a
été l'homme de bon sens par excellence : c'est par
là qu'il a changé la face du monde, c'est par là
qu'il a sauvé les consciences; c'est au bon sens
qu'il doit cette clarté de style que nul autre n'a
possédée à un aussi haut degré. Son style est le
jour, la lumière même. On a dit que Voltaire
doutait de tout et qu'il ne traitait une question
que pour montrer de l'esprit. Rien n'est plus
faux. Ce n'est pas douter de tout que de ne pas
affirmer ce qu'on ne sait pas. Voltaire regardait
la métaphysique comme une science stérile qui
n'avait rien à nous apprendre sur les principes
primordiaux des choses; la superstition et la cré-
<dulité lui paraissaient, au jour de l'histoire, un
triste remède contre la faiblesse et l'insuffisance
de la raison humaine; il ne reconnaissait d'autre
autorité que celle de la conscience, et ne croyait
qu'à la morale, qui est la même partout et dans
tous les temps. Il détestait cordialement les fana-
tiques, les intolérants, les oppresseurs et les sots,
et les a détestés jusqu'au dernier moment de sa
vie. Il est vrai qu'il n'a pas toujours joint l'exem-
ple au précepte ; mais il faut se souvenir que la
AVAWT-PROPOS. VII
guerre qu'il soutenait était une guerre cruelle,
une guerre à outrance, qui n'est pas encore
entièrement finie après tant de révolutions.
En- un mot, Voltaire ne doit pas être considéré
comme un artiste seulement; Voltaire n'est pas
uniquement une lecture, c'est un bienfaiteur du
genre humain, il fait aimer la vérité dans tout ce
qu'il a écrit de sérieux. C'est ce que nous avons
voulu faire sentir dans ce petit volume. La
frivolité, alléchée par la fausse idée qu'on se fait
de Voltaire comme d'un homme léger et super-
ficiel, n'y trouvera peut-être pas son compte;
mais, pour faire connaître le bon sens de Voltaire,
c'eîit été s'y prendre fort mal que de publier pour
spécimen un ramas de ses facéties. *
On nous avait conseillé de composer ce recueil
d'un choix de pensées isolées ; mais, après exa-
men, nous n'avons pascru pouvoir adopter ceplan.
Voltaire ne procède pas, comme Montesquieu,
par sentences et par aphorismes. Ce n'est pas
un moraliste, c'est un raisonneur, un admirable
logicien ; il prend une question, en examine le
pour et le contre, et conclut ou ne conclut pas,
laissant au lecteur à conclure selon l'occurrence.
C'est dans le développement de sa pensée qu'il
est charmant et inimitable.
L'arrêter , le prendre de court serait le tra-
vestir.
VIII AVANT-PROPOS.
Nous avons divisé ce recueil en cinq parties :
La I" — Religion et Philosophie.
La II* — Philosophie naturelle.
La III« — Politique.
La IV« — Morale.
La V« — Contes philosophiques.
Dans cette cinquième partie, nous avons réuni
ceux des contes philosophiques que notre cadre
devait contenir. Nous n'avons rien ôté, bien
entendu, à ces petits chefs-d'œuvre. Voltaire,
comme conteur, est sans égal ; retrancher un mot
à ces pages étincelantes , ôter quelque chose à la
liberté du siècle de Voltaire, par égard pour la
pruderie antigauloise du siècle de M. Veuillot,
c'eût été un'sacrilége littéraire.
Voltaire vivait familièrement avec son siècle,
qui se personnifiait en lui; il agissait donc avec
lui comme avec quelqu'un qu'on connaîtrait par-
ticulièrement.
Que ceux que dépitera la pensée qui a rassem-
blé les pages de ce volume fassent, s'ils le veulent,
semblant de se scandaliser. Ce qui leur déplaît
dans Voltaire n'est point ce qu'ils prétendent
blâmer, c'est ce qui condamne leur hypocrisie et
leur intolérance ; ce n'est pas Voltaire libre dans
le mot et hardi dans le discours, c'est le philo-
sophe, c'est le penseur, c'est l'esprit moral et
religieux. Ceux qui ont besoin d'un Voltaire athée
VP
AVANT-PROPOS. IX
sont les adversaires, battus d'avance, de l^ Esprit
de Voltaire,
Un écrivain extrêmement distingué, un homme
que sa volonté de ne blesser personne et que sa
préoccupation excessive d'être toujours modéré
affaiblit quelquefois, M. de Sacy , le premier
journaliste de France depuis qu'Armand Carrel
est mort, disait, il y a quelques jours, dans son
discours de réception à l'Académie :
« S'il y a le Voltaire de la licence et de l'im-
piété, il y aussi le Voltaire de la liberté d'examen
et de conscience, le défenseur persévérant des
droits de la raison et de l'humanité, l'infatigable
avocat de la tolérance. »
Si M. de Sacy n'avait pas parlé devant un
évêque, s'il avait parlé de 4840 à 4850, eût-il
prononcé à propos de Voltaire ce mot inique :
impiété?
L'homme qui affirme Dieu constamment est-il
un impie? Est-on un impie parce qu'on n'est
ni janséniste, ni moliniste, ni musulman, ni
boudhiste? L'illustre vieillard qui, mourant,
laisse pour adieu au fils de Franklin que celui-ci
lui présentait, ces mots : « God and Liberty »
est-il un impie?
M. de Sacy sait mieux qu'un autre que
Voltaire est le contraire d'un impie. Il le sait
si bien, que dans un passage de son discours il dit.
X AVANT-PROPOS.
parlant des philosophes du temps de Voltaire :
« Notre foi , à nous, n'est que doute et incer-
titude; leur incrédulité même, à eux, était une
foi. »
Puis, pour ce qui est de la licence, rendant à
Voltaire après lui avoir ôté, M. de Sacy n'est-il
pas le premier à limiter la portée trop grande
qu'on pourrait donner h sa critique?
« Peut-être n'appartient-il qu'ù Voltaire,
ajoutc-t-il, d'être léger sans être superficiel, de
se jouer des choses sans les défigurer, de pénétrer
aussi avant avec son trait moqueur que Tacite ou
Bossuet avec la maie énergie de leurs coups de
pinceau. »
Nous connaissons hien les défauts de Voltaire;
si l'on ne connaissait pas les défauts d'un
homme, connaîtrait-on ses qualités? Mais on n'est
quekfue chose que par le positif: le positif de
Voltaire, c'est le Voltaire utile. C'est ce Voltaire
ue nous avons voulu remettre en lumière. Un
second Voltaire ne serait pas de trop, certes, ù
notre époque.
Le vieux Voltaire, toutefois, n'est pas mort,
et tous les lecteurs de ce recueil trouveront, en
le relisant, qu'il avait répondu d'avance à ses
futurs détracteurs.
ESPRIT DE VOLTAIRE.
RÉFLEXIONS
POUR LES SOTS.
Si le grand nombre gouverné était composé de
bœufs, et le petit nombre gouvernant, de bou-
viers, le petit nombre ferait très-bien de tenir le
grand nombre dans l'ignorance.
Mais U n'en est pas ainsi. Plusieurs nation»
qui longtemps n'ont eu que des cornes, et qui
ont ruminé, commencent à penser.
Quand une fois ce temps de penser est venu,
il est impossible d'ôter aux esprits la force qu'ils
ont acquise ; il faut traiter en êtres pensants ceux
12 ESPRIT DE VOLTAIRE.
qui pensent, comme on traite les brutes en brutes.
Il serait impossible aux chevaliers de la Jarre-
tière, assemblés à l'hôtel de ville de Londres,
de faire croire aujourd'hui que saint George,
leur patron, les regarde du haut du ciel, une
lance à la main, monté sur un grand cheval de
bataille.
Le roi Guillaume, la reine Anne, George I",
George II, n'ont guéri personne des écrouelles.
Autrefois, un roi qui aurait refusé de se servir de
ce saint privilège eût révolté la nation ; aujour-
d'hui, un roi qui en voudrait user ferait rire la
nation entière.
Le fils du grand Racine, dans un poëme intitulé
la GrâcBy s'exprime ainsi sur l'Angleterre :
L'Angleterre, où jadis brilla tant de lumière,
Recevant aujourd'hui toutes religions,
N'est plus qu'un triste amas de folles visions.
M. Racine se trompe : l'Angleterre fut plongée
dans l'ignorance et le mauvais goût jusqu'au
temps du chancelier Bacon. C'est la liberté de
penser qui a fait éclore chez les Anglais tant
d'excellents livres; c'est parce que les esprits ont
été éclairés , qu'ils ont été hardis ; c'est parce
qu'ils ont été hardis, qu'on a donné des prix à
ceux qui feraient passer les mers ù leurs blés;
RÉFLEXIOlfS POUR LES SOTS. i5
c'est cette liberté qui a fait fleurir tous les arts
et qui a couvert l'Océan de vaisseaux.
A l'égard des folles visions que leur reproche
l'auteur du poëme sur la grâce, il est vrai qu'ils
ont abandonné la dispute sur la grâce efficace et
suffisante et concomitante ; mais en récompense
ils ont donné les logarithmes, la position de trois
mille étoiles, l'aberration de la lumière, la con-
naissance physique de cette lumière même, le
calcul qu'on appelle de Vinfini, et la loi mathé-
matique par laquelle tous les globes du monde
gravitent les uns sur les autres. Il faut avouer
que la Sorbonne, quoique très-supérieure, n'a
pas encore fait de telles découvertes.
Cette petite envie de se faire valoir en invec-
tivant contre son siècle, en voulant ramener les
hommes de la nourriture du pain à celle du
gland, en répétant sans cesse et hors de propos
de misérables lieux communs, ne fera pas
fortune dorénavant.
Il est ridicule de penser qu'une nation éclairée
ne soit pas plus heureuse qu'une nation igno-
rante.
Il est affreux d'insinuer que la tolérance est
dangereuse, quand nous voyons à nos portes
l'Angleterre et la Hollande peuplées et enrichies
par cette tolérance, et de beaux royaumes dé-
peuplés et incultes par l'opinion contraire.
14 ESPRIT DE VOLTAIRE.
La persécution contre les hommes qui pensent
librement ne vient pas de ce qu'on croit ces hom-
mes dangereux, car assurément aucun d'eux n'a
jamais ameuté quatre gredins dans la place Mau-
bert, ni dans la grand'salle. Aucun philosophe
n'a jamais parlé ni à Jacques Clément, ni à Bar-
rière, ni à Chaslel/ni à Ravaillac, ni à Damiens.
Aucun philosophe n'a empêché qu'on payât les
impôts nécessaires à la défense de l'État; et lors-
que autrefois on promenait la châsse de sainte
Geneviève par les rues de Paris pour avoir de
la pluie ou du beau temps, aucun philosophe n'a
troublé la procession; et quand les convulsion-
naires ont demandé les saints secours , aucun
philosophe ne leur a donné des coups de bûche.
Quand les jésuites ont employé la calomnie, les
confessions et les lettres de cachet, contre tous
ceux qu'ils accusaient d'être jansénistes, c'est-à-
dire d'être leurs ennemis; quand les jansénistes
se sont vengés ensuite comme ils ont pu des inso-
lentes persécutions des jésuites, les philosophes
ne se sont mêlés en aucune façon de ces que-
relles : ils les ont rendues méprisables, et par là
ils ont rendu à la nation un service éternel.
Si une bulle écrite en mauvais latin, et scellée
de l'anneau du pécheur, ne décide plus du destin
d'un État; si un légat du côbé ne vient plus donner
des ordres à nos rois et lever des décimes sur
RtirLEXIORS POVR LES SOTS. iVi
nos peuples, à qui en a-t-on l'obligation? Aux
maximes du chancelier de THospital , qui était
philosophe ; aux écrits de Gerson, qui était aussi
philosophe; aux lumières de l'avocat général
Cugnière, qui passa pour un philosophe, et sur-
tout aux solides écrits de nos jours, qui ont jeté
un si énorme ridicule sur la sottise de nos pères,
qu'il est désormais impossible à leurs enfants
d'être aussi sots qu'eux.
Les vrais gens de lettres et les vrais philo-
sophes ont beaucoup plus mérité du genre hu-
main que les Orphée, les Hercule et les Thésée;
car il est plus beau et plus difficile d'arracher
des hommes civilisés à leurs préjugés que de
civiliser des hommes grossiers, plus rare de
corriger que d'instituer.
D'où vient donc la rage de quelques bourgeois
et de quelques petits écrivafns subalternes contre
les citoyens les plus estimables et les plus utiles?
C'est que ces bourgeois et ces petits écrivains ont
bien senti dans le fond de leur cœur qu'ils étaient
méprisables aux yeux des hommes de génie;
c'est qu'ils ont eu la hardiesse d'être jaloux : un
homme accoutumé à être loué dans l'obscurité
de son petit cercle devient furieux quand il est
méprisé au grand jour.
Aman voulut faire pendre tous les Juifs, parce
que Mardochée ne lui avait pas fait la révérence.
i6 ESPRIT DE VOLTAIRE.
Acanthes voudrait faire brûler tous les sages,
parce qu'un sage a dit qu'un discours d'Acan-
thos ne valait rien.
Acanlhosl fais relier en maroquin les Médi-
tations du révérend père Croisel ; et s'il paraît
un bon livre, cours le dénoncer à ceux qui ne
le liront pas : fais brûler un ouvrage utile, les
étincelles t'en sauteront au visage.
PREMIÈRE PARTIE
RELIGION ET PHILOSOPHIE.
DE LA NÉCESSITÉ DE CROIRE
un iTlB SUPRÂMB.
Le grand objet, le grand intérêt, ce me semble,
n'est pas d'argumenter en métaphysique, mais de
peser s'il faut, pour le bien commun de nous
autres animaux misérables et pensants, admettre
un Dieu rémunérateur et vengeur, qui nous
serve à la fois de frein et de consolation, ou
rejeter cette idée, en nous abandonnant à nos
calamités sans espérance, et à nos crimes sans
remords.
Hobbes dit que si, dans une république où l'on
48 ESPRIT DE VOLTAIRE.
ne reconnaîtrait point de Dieu, quelque citoyen
en proposait un, il le ferait pendre.
Il entendait apparemment, par cette étrange
exagération, un citoyen qui voudrait dominer au
nom de Dieu, un charlatan qui voudrait se faire
tyran. Nous entendons des citoyens qui, «entant
la faiblesse humaine, sa perversité et sa misère,
cherchent un point fixe pour assurer leur morale,
et un appui qui les soutienne dans les langueurs
et dans les horreurs de cette vie.
DepuisJob jusqu'à nous, un très-grand nombre
d'hommes a maudit son existence; nous avons
donc un besoin perpétuel de consolation et d'es-
poir. Votre philosophie nous en prive. La fable
de Pandore valait mieux; elle nous laissait
l'espérance, et vous nous la ravissez î La philo-
sophie, selon vous, ne fournit aucune preuve
d'un bonheur à venir^^on; mais vous n'avez
aucune démonstration du contraire. Il se peui
qu'il y ait en nous une monade indestructible qui
sente et qui pense, sans que nous sachions le
moins du monde comment cette monade est faite.
La raison ne s'oppose point absolument à cette
idée, quoique la raison seule ne la prouve pas.
Cette opinion n'a-t-elle pas un prodigieux avan-
tage sur la vôtre? La mienne est utile au genre
humain, la votre est funeste; elle peut, quoi
que vous en disiez, encourager les Néron, les
RELIGION — PHILOSOPHIE. 10
Alexandre VI et les Cartouche; la mienne peut
les réprimer.
Marc-Antonin, Épictète, croyaient que leur
monade, de quelque espèce qu'elle fut, se rejoin-
drait à la iponade du grand Être; et ils furent
les plus vertueux des hommes.
Dans le doute où nous sommes tous deux, je
ne vous dis pas avec Pascal : Prenez le plm
sûr. Il n'y a rien de sûr dans l'incertitude. II ne
s'agit pas ici de parier, mais d'examiner : il faut
juger, et notre volonté ne détermine pas notre
jugement. Je ne vous propose pas de croire des
choses extravagantes pour vous tirer d'embarras;
je ne vous dis pas : Allez à la Mecque baiser la
pierre noire pour vous instruire ; tenez une queue
de vache à la main; affublez-vous d'un scapu-
laire; soyez imbécile et fanatique pour acquérir
la faveur de l'Être des êtres. Je vous dis : Con-
linuez a cultiver la vertu , à être bienfaisant, à
regarder toute superstition avec horreur ou avec
pitié; mais adorez avec moi le dessein qui se
manifeste dans toute la nature, et par conséquent
l'auteur de ce dessein , la cause primordiale et
finale de tout; espérez avec moi que notre monade
qui raisonne sur le grand Être éternel pourra
être heureuse par ce grand Être même. Il n'y a
point là de contradiction. Vous ne m'en démon-
trerez pas l'impossibilité, de même que je ne puis
20 ESPRIT DE VOLTAIRE.
VOUS démontrer mathématiquement que la chose
est ainsi. Nous ne raisonnons guère en métaphy-
sique que sur des probabilités; nous nageons
tous dans une mer dont nous n'avons jamais vu
le rivage. Malheur à ceux qui se battent en
nageant! Abordera qui pourra. Mais celui qui
me crie : Vous nagez en vain, il n'y a point de
port, me décourage et m'ôte toutes mes forces.
De quoi s'agit-il dans notre dispute? De
consoler notre malheureuse existence. Qui la
console : vous ou moi ?
Vous avouez vous-même, dans quelques
endroits de votre ouvrage, que la croyance d'un
Dieu a retenu quelques hommes sur le bord du
crime : cet aveu me suffit. Quand celte opinion
n'aurait prévenu que dix assassinats, dix ca-
lomnies, dix jugements iniques sur la terre, je
tiens que la terre entière doit l'embrasser.
La religion, dites-vous, a produit des milliasses
de forfaits; dites la superstition qui règne sur
notre triste globe : elle est la plus cruelle ennemie
de l'adoration pure qu'on doit à l'Être suprême.
Détestons ce monstre qui a toujours déchiré le
sein de sa mère ; ceux qui le combattent sont les
bienfaiteurs du genre humain. C'est un serpent
qui entoure la religion de ses replis; il faut lui
écraser la tête, sans blesser celle qu'il infecte et
qu'il dévore.
RBLWieif — «flILOiimiIB. ai
V90S craignez « qu'en adorant Dieu, on ne
redevienne biAilôt superstitieux et fanatique; »
aiais n'est-il pas à craindre qu'en le manl, en ne
s'ai)andonne ajHx passions les plus atroces et aux
crimes les plus affreux? Entre ce» deux excès n'y
a-t-il pas un milieu très-raisonnaUe? Où est
l'asile entre ces deux écueils? le voici : Dieu, et
des lois sages.
DE LA CAUSE PREMIÈRE.
Un jour, le jeune Madétès se promenait vers le
port du Pirée ; il rencontra Platon, qu'il n'avait
point encore vu. Platon, lui trouvant une phy-
sionomie heureuse, lia conversation avec lui;
il découvrit en lui un sens assez droit. Madétès
avait été instruit dans les belles-lettres ; mais il
ne savait rien ni en physique, ni en géométrie,
ni en astronomie. Cependant, il avoua à Platon
qu'il était épicurien.
— Mon fils, lui dit Platon, Épicure était un
fort honnête homme; il vécut et II mourut en
sage. Sa volupté, dont on a parlé si diverse-
2S KdlIlIT B£ VCNUTillor.
ment, consistait à éviter les excès. II recommiRda
l'amitié à ses disciples, et iamais précepteu'a été
mieux observé. Je voudrais faire autant de eé^
de sa philosophie que de ses mœurs. Connaissez-
vous bien â fond la doctrine d'Épicure?
Matfétèslui répondit ingénument qu'il ne l'avait
point étudiée.
— Je sais seulement, dit-il, que les dieux ne
se sont jamais mêlés dé rien, et que le principe
de toute diose est dans les atomes, qui se sont
arrangés d'eux-mêmes, de façon qu'ils ont pro-
duit ce monde tel qu'il est.
PLATON.
Ainsi donc, mon fils, vous ne croyez pas
que ce soit une intelligence qui ait présidé à cet
univers dans lequel il y a tant d'êtres intelligents?
Voudriez-vous bien me dire quelle est votre
raison d'adopter cette philosophie ?
MADÉTÈS.
Ma raison est que je l'ai toujours entendu dire
à mes amis et à leurs maîtresses, avec qui je
soupe : je m'accommode fort de leurs atomes. Je
vous avoue que je n'y entends rien *, mais celte
doctrine m'a paru aussi bonne qu'une autre. Il
RKLIGIOIV — FH1L090PBIB. 25
faut bien avoir une opinion quand on commence
à fréquenter la lK>une compagnie. J'ai beaucoup
d'envie de. n'instruire; mais il m'a paru jusqu'ici
plus commode de penser saas rien savoir.
Platon lui dit : Si vous avez quelque désir de
vous éclairer, je sui& magicien , et je vous ferai
voir des choses fort, extraordinaires; ayez seu-
lement la imnté de m'accompagner à ma maison
de campagne, qui est. à ciiAq cents pas d'ici, et
peut-être ne youe repentirez-vous pas de votre
complaisance.
Madétès le suivit avec transport. Dès qu'ils
furent arrivés, Platon lui montra un squelette;
le jeune homme recula d'horreur à ce spectacle
nouveau pour lui. Platon lui parla en ces ter-
mes :
— Considérez bien cette forme hideuse qui
semble être le rebut de la nature, et jugez de mon
art par tout ce que je vais opérer avec cet assem-
blage informe, qui vous a paru si abominable.
Premièrement, vous voyez cette espèce de boule
qui semble couronner tout ce vilain assemblage.
Je vais faire passer par la parole dans le creux
de cette boule une substance moelleuse et douce,
partagée en mille petites ramifications, que
je ferai descendre imperceptiblement par cette
espèce de long bâton à plusieurs nœuds que vous
voyez attaché à cette boule, et qui se termine en
ai fiSPRIT DE VOLTAIRE.
pointe dans un creux. J^adapteraLai} haut de ce
bâton un tuyau par lequel je ferai entrer Pair,
au moyen d'une soupape qui pourra jouer sans
cesse, et bientôt après vous verre% cdte fabrique
se remuer d'elle-même.
A l'égard de tous ces autres morceaux informes
qui vous paraissent comme les restes d'un bois
pourri, et qui semblent être sans utilité comme
sans force et sans grâce, je n'aurai qu'à paVIer,
et ils seront mh en mouvement par des espèces
de cordes d'une structure inconcevable. Je pla-
cerai au milieu de ces cordes une infinité de
canaux remplis d'une liqueur qui, en passant
par des tamis, se chaagera en plusieurs liqueurs
différentes et coulera dans toute la machine
vingt fois par heure. Le tout sera recouvert
d'une étoffe blanche, moelleuse et fine. Chaque
partie de cette machine aura un mouvement
particulier qui ne se démentira point. Je placerai
entre ces demi-cerceaux, qui ne semblent bons à
rien, un gros réservoir fait à peu près comme une
pomme de pin : ce réservoir se contractera et se
dilatera chaque moment avec une force éton-
nante. Il changera la couleur de la liqueur qui
passera dans toute la machine. Je placerai non
loin de lui un sac percé en deux endroits, qui
ressemblera au tonneau des Danaïdes. Il se
remplira et se videra sans cesse ; mais il ne
REUGIOH^ — PHILOSOPHIE. 25
se remplira que de ce qui est nécessaire et ne
sevtdera que du superflu. Cette machine sera un
si étonnant laboratoire de cliimie, un si^rofond
ouscage de giécanique et d'tiydraulique , que
ceux qui l'auront étudié ne pourront jamais le
comprendre. De petits mouvements y produi-
ront une fofce prodigieuse; il sera impossible
à l'art humain d'imiter l'artifice qui dirigera cet
automate. Mais, ce qui vous surprendra davan-
tage, c'est que cet automate s'étant approché
d'une figure à peu près semblable, il s'en formera
une troiiième figure. Ces machines auront des
idéâ^ elîes raisonneront, elles parleront comme
vousf elles pourront moprer le ciel et la terre.
Mais je ne vous ferai point voir cette rareté, si
vo«s ne me promettez que, quand vous l'aurez
vôe, vous avouerez que j'ai beaucoup d'esprit et
de puissance.
MADÉTÈS. ^
Si la (ïho^e est ainsi, j'avouerai que vous en
savez rihis qu'Épcure et que tous les |)hiloso-
*flkes de ]$ <îrèce.
PLATOW.
Eh bien ! tout ce que je vous ai promis est fait.
2G ESPRIT DE TOLTAIKE.
Vous êles celle machine, c'est aiosi que vous êtes
formé, ei je ne vous ai pas montré la milliène
partie fles ressorts qui composent votre exis-
tence. Tous ces ressorts sont eiactement pro-
portionnés les uns aux autres; tous s'uldcut
, réciproquement ; les uns conservent la vie, les
uutres la donnent,
siècle en siMe par
possible de découvi
sont forinës avec un
rable, et les sphËreg
l'espace avecuneméci
Jugez après cela si
forme le monde, si v
soin de cette cause ii
Ha d étés étonné di
était. Platon lui dH
tomba à genoux, ai:
toute sa vie.
Ce qu'il y a de très-remarquable pour nous,
c'est qu'il vécut avec les épicuriens comme aupa-
ravant. Ils ne turent point scandalisés qu'il eiit
«hangë d'avis. 11 les aima, !l en fut toujours _
;iinié. Les gens de sectes diiïérenies soupalMt
ensemble gaiement chez les Grecs et chez les
Romains. C'était le bon temps.
*
RV^I^ION — PHILOSmHHE. " â7
DES CAUSES FINALES.
*
SI une horloge n'est pas faite, pour montrer
l'heure, j'jivoJierai alorç que les causes finales
sont des chimères , et je trouverai fort bon qu'on
m'appelle cause-finalier y c'est-à-dire un im-
bécile.
Toutes les pièces de la machine de ce moncte
semblent pourtant faites Tune pour l'autre. Quel-
4fues philosophes affectent de se moquer des
causes finales, rejetées par Épicure et par Lu-
crèce. C'est pl»lôt, ce me semble, d'Épicure et de
4|iUcrèce qu'il faudrait se moquer. Us vous disent
que l'œil n'est point fait pour voir, mais qu'on
s'en est servi pour cet usage quand on s'est
aperçu que' les yeux y pouvaient servir. Selon
eux, la bouche n'est point faite pour parler,
pour manger, l'estomac pour digérer, le cœur
pour recevoir le sang des veines et l'envoyer
dftns les artères, les pieds pour marcher, les"
oreilles pour entendre. Ces gens-là, cependant,
avouaient que les tailleurs leur faisaient des
habits pour les vêtir, et les maçons des maisons
(Pour les loger; e4 ils osaient niera la nature.
28 "■ BSPRIT DE VOLTAIRE*
au grand Être, à l'Intelligenfie universelje, ce
qu'ils accordaient tous à leurs moindres ou-
vriers.
II ne faut pas sans doute abuser des causes
finales. Nous |ivons remarqué qu'en vain M. (e
Prieur, dans le Spectacle de la nature ^ prétend
que les marées sont données à l'Océan pour que
les vaisseaux entrent plus aisément dans les
ports et pour empêcher que l'eau de la mer ne
se corrompe. En vain dirail-11 qôe les jambes
sont faites pour être bottées et les nez pour
4)orter des lunettes.
Pour qu'on puisse s'assurer de la fin véritable
pour laquelle une cause agit, il faut que cet effA
soit de tous les temps et de tous les lieux. Il n'y
a pas eu des vaisseaux en tout tenues et sur toutes
les mers; ainsi l'on ne peut pas dire que rOcéa§
ait été fait pour les vaiss^x. On sent combien
il serait ridicule de préteiicke que la nature eût
travaillé de tout temps pour Vajuster aux inven-
tions de nos arts arbitraires, qui tous ont paru
si tard ; mais il est bien évident que, si les nez
n'ont pas été foits pour les besicles, ils l'ont été
*pour l'odorat, et qu'il y a des nez depuis qu'il
y a des hommes. De même, les mains n*ayant pas
été données en faveur des gantiers, elles soiU
visiblement destinées à tous les usages que le
métacarpe elles phalanges de nos doigts, et. les
REItlÇIOTT — PHILOSOPHIE. 29
mouvements du muscle circulaire du poignet
nous procurent.
Cicéron, qui doutait de tout, ne doutait pas
pourtant des causes finales.
Épicure était un grand liomme pour son terop%
U vit ce que Descartes a nié, ce que Gassendi a
aDSrmé, ce que Newton a démontré, qu'il n'y a
j>ofiit de liiouvemexit sans vide. Il conçut la né-,
cessité des ^tomes pour servir de parties consti-
la^ntes. aux espèces invariables : ce sont là des
idées trè^hiiosopliiques. Rien n'était surtout
plus respectable que la morale des vrais épicu-
riens : elTe consistait dans l'éloigncmcnl desaftaires
Cliques,- inèompatibles avec la sagesse, et dans
l'amitié, sans laquelle la vie est un fardeau 4 mais
pour le reste de la physique d'Épicure, elle ne
parait pas plus admissible que'la matière cannelée
de Départes. C'est, ce me semble^, se boucher
les yeux et l'entendement que de prétendre qu'il
n'y a au«un dessein ëans la ailture ; et, s'il y a
du 4essein, il y a une cause intelligente, il existe
UH^ieu.
On nous objecte lies Irn^gularités du globe, les
volcans,1es plaines de sables mouvants, quelques
petites monéignes abîmées, et d'autres formées
par des tremblements de terre, etc. Mais de ce
que les moyeux des- roues de votre carrosse
auront pris t^u, s^easuiMl que votre carrosse
50 BSPRIT DE VOLTAIRE.
n^ait pas été fait expressément peur vous porter
d'un lieu à un autre? i
Les chaînes des montagnes qui couronnent \es
deux hémisphères, et plus de six cents fleuves
^uicoulent jusqu'aux mers du pied de cesroeher^
toutes les rivières qui descendent de ces mêmes
réservoirs et qui grossissent les fleuves iprès
avoir fertilisé les eantpagnes; des milliers de
fontaines qui partent de la même source et qui
abreuvent le genre ammal et le végétal : tout Cflda
ne parÉt pa« plus l'effet d'un cas fortuit e( d'vjM
dédinaiBon d'atomes, quB la rétine qui reçoit les
rayons de la lumière, le cristallin qui les réfracte,
l'enclume, le marteau, l'étrier, le tambeur^e
l'oreille, qui reçoit les sons, les routes du. sang
dans nos veines, la systole et la diastole du cœur,
ce balancier de la machine qui fait la vie.
I>e L'ATHÉIfiME.
~ N'attendre de Dieu ni châtiment nî récom-
pense, c'est être véritablement jathéc. A quoi
RELIGION — PHIL0S019TE. 51
servirait l'idée d'un dieu qui n'aurait siht vous
aucun poovoirt C'est comme si l'on disait: Il y
a un .roi de la Chine qui est très-puûsant ; je
réponds : Grand bien lui fasse ; qu'il reste dans
son manoir^ et moi dans le mien : je ne me
soucie pas plus de lui qu'il ne se soucie de moi ;
iJ û*t pas plus de juridiction sur ma personne
qu'uB chanoine de Windsor n'en a sur un membre
Se notre parlement. Alorfi je suis mon dieu à
raoîHnéme, je sacrifie le monde eiHier à mes
Tantifsfes, si j'en trouve l^ccasion ; je suis sans
loi, je ne .regarde que moi. Si les autres êtres
sont moutons, je me fais loup ; sHis sont poules,
Je me-fdis renard.
' Je suppose, ce qu'à Dieu ne plaise, que toute
notre Angleterre soit athée par • principes , je
conviens qu'il pourra seUrouver plusieurs ci-
toyens qui, nés iranquilles et doux, assez riches
pour n'avoir pas besoin d'être injustes, gouvernés
pur l'honneiU', et par conséquent attentifs à' leur
conduite, pourront vivre ensemble en société.
Ils cultiveront les beaux-arts par lesquels les mœurs
9'adoucissent ; ils : pourront vivre dans la paix,
dons l'innocente gaieté des honnêtes gens ; mais
l'athée pauvre et violent, sûr de l'impunité,
«era un sot s'il ne vous assassine pas pour voler
voti^f^afgent. Dès lors, tous les lîensdela société
sont rompus, tous les crimes secrets inondent ta
32 iSPRlT DE VOLTAIRE.
terre, comme les sauterelles, à peine d'abocd
.aperçues, viennent ravager les campagnes. Le
bas peuple ne sera qu'une horde de brigands,
comme nm voleurs, dont on ne pend pas la
dixième partie à nos sessions ; Us passent leur
misérable vie dans des tavernes avec des^ ûHqs
perdues, ils les battent, ils se battent entre eé\'^
ils tombent ivres au milieu de leurs pioks de'
plomb dont ite se.soat Cfissé la tête; ils se ré-
veillent pour voler e| pour assassiner. Ils recom-
mencent chaque jour ce cercle abominable dé
leurs brutalités.
Qui retiendra les grands et les rois dans leurs
vengeances, dans leur ambition à laquelle ils
veulent tout immoler? Un roialhée est plus dan-
gereux qu'un Ravaillac fanatique.
Les athées fourmillaient en Italie au quinzième
siècle; qu'en arrlva-t-il? Il fut aussi commun
d'empoisonner que de donner à souper, et d'en-
foncer un stylet dans le cœur de son ami que de
l'embrasser : il y eut des professeurs du crime,
comme il y a aujourdniui des maîtres de musique
et de mathématiques. On choisissait exprès l^
Jemples pour y assassiner les prinoes-au pied dçs
autels. Le pape Sixte IV et un ardievéque de
INorence firent assassiner ainsi lea deux prineas
les plus accomplis de I'£urope; un duc de Jlilan
fut assassiné de même au milieu d'une égKse. On
RELIGION ^ PHILOSOPHIE. 53
ne connais que troj» les étonnantes bor^rs
d'Alexafldre VI. Sfdetellesnweurs avaient sub-
sisté, ritalie aurait été plus déserte que ne Ta
été le Pérou après son invasîbn.
La croyance " d'un I^eu rémrunérateur des
%>nnes actions, punisseur des mée^ants, par-
ëorineur des fautes légères, est donc la croyance
1(11 plos utile au genre hâhidtn : c'esf le seul frein
des hommes puissunts qui commettent iusoiem-
ment les crimes publics; c'est le ^ul frein des
hommes qui commettent adroitement les crimes
secrets. Je ne dis pas, mes amis, de mâier
à cette croyance nécessaire des superstitions qui
la déshonoreraient et qui même pourraient la
reidre funeste : l'athée est un monstre qui ne
dévojera que pour apaiser sa»faim; le supersti-
tieux est un autre monstre qui déchirera les
hommes par devoir. J'ai toujours remarqué qu'on
peut guérir un athée; mais on ne guérit jamais
le superstitieux radicalement. L'athéisme et le
fanatisme sont les deux pôles d'un univers
de coflfusion et d'herreur. La petite zone de la
vertu est entre ces deux pôles. Marchez d'un
pas ferme dans ce sentier; croyez un Dieu bon^
et soyez bon : c'est tout ce que les grands légis-
lateurs, Locke et Penn demandent à leurs
peuples'.
Quel mal peut vous faire l'adoration d'un
S4 ESPaiT DE vdliTAIBB.
Dieu^ jcnnte du bonheur d'ttre hontiéte homme?
Nous pouvons tous être attaqués d'une maladie
jnort«lie au moment où je vous parle : qui de
nous alors ne voudrait pas avoir vécu dans
l'innocence? Voyez comment notre méchant
Richard Ilf meart dans Shakespeare; comme'
les spectres de tou$ ceux qu'il a tués viennent
épouvanter son imagmation. Voyez comme expire
Chartes fX de France après la Saint-Barthé-
lémy ! Son chapelain a beau lui dire qu'il a bien
fait, son crime le déchire, son sang jaillit pdr ses
pores, et tout U sang qu'il fit couler crie contre
lui. Soyez sûr que de totft ces monstres il n'en
est aucun qui n'ait vécu dans les tourments
du remords et qui n'ait fini dans la rageéu
désespoir.
DIEU NÉCESSAIRE.
La plus petite herbe suffit pour confondre
l'intelligence humaine; et cela est si vrai, qu'il est
impossible aux efforts de tous les hommes réunis
9e'pro4uirwn ^^^^ ^^ faille si le germe n'cd
pa$ dans la terre.
Nous ne faisons rien , nous ne pouvons eien
faire.
%l nous e^ donné d'arranger , d'unir, de
désunir, de Tiombrer, de peser, de mesurer, mais
faire! Quel mot! Il n'y a que l'Élre nécessaire,
FÉtre existant éternellement pftr lui-même, qui
fasse. Voilà pourquoi les charlatans qui travaillent
à la pierre pbiiosophale sont de si grands imbé-
ciles ou de si grands fripons. Us se vaolent de
créer de l'or, et ils ne peuvent pas créer delà crott«.
■ Avouons donc qu'il est urÊtre a^ipréme,
iitfompréhensible, qui nous a faits.
LA MACHINE DU M«NDE.
La machine du monde est l'ouvrage d'un Être
souverainement intelligent et puissant: vous
qui êtes intelligent, vous devez l'admirer ; vous
qui êtes comblé de ses bienfaits, vous devez
l'aimer.
\b voltaire. wHk^
50 ESPRIT l^B VOLTAIRE.
DIEU.
Tout annonce d'un Dieu l'éternelle existence ;
On ne peut le compre^^re, on ne peut l'igfiorer.
La voix de l'ânivefe annonce sa puisslnce",
Et la voix de mon cœur dit qu'il faut Tadorer.
CHAQUE CHOSE A SA PLACE.
Votre-Hîliiïiat^l fait pour vous, et il n'est pas
si mauvais, puisque ni vous ni vos compatriotes
n'avez jamais voulu le quitter. -
Les Esquimaux, les Islandais, les Lapons, les
Ostiaks, les Samoyèdes, n'ont jamais voulu sortir
du leur. Les rangifères ou rennes que Dieu leur
a donnés pour les nourrir, les vêtir et les
traîner, meurent quand on les transporte dans
une autre zone« Les Lapons aussi meurent dans
les climats un peu méridionaux : le climat de la
Sibérie est trop chaud pour eux ; ils se trouve-
raient brûlés dans les parages où nous sommes.
Il est clair que Dieu a fait chaque espèce
d'animaux et de végétaux pour la place dans
laquelle ils se perpétuent. Les Nègres, cette
AnELlfilON. — PBMiOSOPHIE. 37
espèce crholpines si difféfente de la nôtre, sont
tellement nës pour leur patrie, que des milliers
de ces animaux noirs se sont donné la mort,
quand notre barbare avarice les a transportés
ailleurs. Le chameau et l'autruche vivent corn-
modéaient dans les sables de l'Afrique; le
taureau et ses compagnes bondissent dans les
pays gras où l'herbe se renouvelle continuelle-
ment pour leur nourriture; la cannelle et fe
girofle ne croissent qu'aux Indes; le froment
n'est bon que dans le peu de pays où Di^u le
fait croître. On a d'autres nourritures dans toute
votre Amérique, depuis la Californie jusqu'au
détroit de Lemaire : nous ne pouvons cultiver
la vigne dans notre fertile Angleterre, non plus
qu'en Suède et en Canada. Dieu, dans toute la
terre, a proportionné les organes et les facultés
des animaux, depuis l'homme jusqu'au limaçon,
au lieu où il leur a donné la vie. N'accusons
donc pas toujours la Providence, quand nous
lui devons souvent des actions de grâces.
Ou'est-ce que croire?
Qu'appelez- vous croire?
38 ESPRIT DE VOLTÀIIB.
Voici an Turc qui me dit : « Je crois que Tange
» Gabriel descendait souvent de l'empyrée pouf
» apporter à Mahomet des feuillets de VAlcoran,
)» écrits en lettres d'or sur du vélin bleu. »
Eh bient Moustapha, sur quoi ta tête rase
croit-elle cette chose incroyable ?
« Sur ce que j'ai les plus grandes probabilités
» qu'on ne m'a point trompé dans le récit de ces
V prodiges improbables; sur ce qu'Abubeker le
» beau-père, Ali le gendre, Aïscha ou Aïssé la
» fille, Omar, Olman, certifièrent la vérité du
» fait en présence de cinquante mille hommes,
» recueillirent tous les feuillets, les lurent devant
» les fidèles, et attestèrent qu'il n'y avait pas un
» mot de changé.
» Sur ce que nous n'avons jamais eu qu'un
» Alcoran, qui n'a jamais été contredit par un
» aulrei4/coran. Sur ceque Dieu n'a jamais permis
» qu'on ail fait la moindre altération dans ce livre.
)» Sur ce que les préceptes et les dogmes sont
» la perfection de la raison. Le dogme consiste
» dans l'unité d'un Dieu pour lequel il faut vivre
» et mourir; dans l'immortalité de l'ame; dans
y> les récompenses éternelles des justes, et la
» punition des méchants, et dans la mission de
» notre grand prophète Mahomet, prouvée par
» des victoires.
» Les préceptes sont d'être juste et vaillant, de
RBLXGION. — PHILOSOPHIE. 59
» faire raumône aux pauvres, de nous abstenir
» de cette énorme quantité de femmes que les
» princes orientaux épousaient sans scrupule;
» de renoncer au bon vin d'Engaddi et de Tad-
» mor, que ces ivrognes d'Hébreux ont tant vanté
» dans leurs livres ; de prier Dieu cinq foiâ par
» jour, etc.
» Cette sublime religion a été confirmée par le
» plus beau et le plus constant des miracles, et
» le plus avéïj^ dans l'histoire du monde : c'est
» que Mahomet, persécuté par les grossiers et
» absurdes magistrats qui le décrétèrent de prise
> de corps, Mahomet, obligé de quitter sa patrie,
> n'y revint qu'en victorieux; qu'il fil de ses
» juges imbéciles et sanguinaires l'escabeau de
» ses pieds; qu'il comb.attit toute sa vie les com-
» bats du Seigneur; qu'avec un petit nombre il
» triompha toujours du grand nombre; que lui
» et ses successeurs convertirent la moitié de la
» terre, et que. Dieu aidant, nous convertirons
» un jour l'autre moitié. »
Rien n'est plus éblouissant. Cependant, MoUs-
tapha, en croyant si fermement, sent toujours
quelques petits .nuages de doute s'élever dans
son âme, quand on lui fait quelques difiicultés
sur les visites de l'ange Gabriel , sur la jument
Borâc, qui transporte le prophète en une nuit de
la Mecque à Jérusalem. Moustapba bégaye, il fait
40 ESPRIT DE VOLTAIRE.
de très^mauvaises réponses, il en rougit, et ce-
pendant, non-seulement il dit qu'il croit, mais il
veut aussi vous engager à croire. Vous pressez
Mouslapha : il reste la bouche béante, les yeux
égarés, et va se laver en Thonneur d'Allah, en
commençant son ablution par le coude et en
finissant par le doigt index.
Mouslapha est-il en effet persuadé, convaincu
de tout ce qu'il nous a dit? est-il parfaitement
sûr que Mahomet fut envoyé de Dieu, comme il
est sûr que la ville de Stamboul existe, comme
il est sûr que l'impératrice Catherine II a fait
aborder une flotte du fond de la mer Hyperborée
dans le Péloponèse, chose aussi étonnante que
le voyage de la Mecque à Jérusalem en une nuit;
et que cette flotte a détruit celle des Ottomans
auprès des Dardanelles?
Le fond du discours de Mouslapha est qu'il
croit ce qu'il ne croit pas. Il s'est accoutumé à
prononcer, comme son mollah , certaines paroles
qu'il prend pour des idées. Croire, c'est très-
souvent douter.
— Sur quoi crois-tu cela? dit Harpagon. — Je
le crois sur ce que je le crois, répond maître
Jacques^. La plupart des hommes pourraient
répondre de même.
♦ Molière, l'Avare, acte V, scène II.
RELIGION. — PHIIiOSOPHIE. il
Croyez-moi pleinement , mon cher lecteur, il
ne faut pas croire de léger.
Mais que dirons-nous de ceux qui veulent per-
suader aux autres ce qu'ils ne croient point?
El que dirons-nous des monstres qui persécutent
leurs confrères dans l'humble et raisonnable
doctrine du doute et de la défiance de soi-
même?
JE CROIS.
Je crois avec Jésus-Christ qu'il faut aimer
Dieu et son prochain, pardonner les injures et
réparer ses torts. Adorez Dieu, soyez juste et
bienfaisant : voilà tout l'homme. Ce sont là les
maximes de Jésus. Elles sont si vraies, qu'aucun
législateur, aucun philosophe n'a jamais eu d'au-
tres principes avant lui, et qu'il est impossible
qu'il y en ait d'autres. Ces vérités n'ont jamais
eu et ne peuvent avoir pour adversaires que nos
passions.
42 BSPIIT IIK VOLTAIIB.
LES SYSTÈMES.
Lonque le seul puissant, le seul grand, le seul sage,
De ce monde en six jours eut achevé l'ouvrage,
Et qu'il eut arrangé tous les célestes corps,
De la vaste machine il cacha les ressorts.
Et mit sur la nature un voile impénétrable.
J'ai lu chez un rabbin que cet Être ineffable
Un jour devant son trône assembla nos docteurs.
Fiers enfants du sophisme, étemels disputeurs.
Le bon Thomas d'Aquin, Scot et Bonaventure,
Et jusqu'au Provençal, élève d'Épicure (1),
Et ce maître René (S), qu'on oublie aujourd'hui.
Grand fou persécuté par de plus fous que lui.
Et tous ces beaux esprits dont le savant caprice
D'un monde imaginaire a biiti l'édifice.
< Çà, mes amis, dit Dieu, devinez mon secret :
> Dites-moi qui je suis et comment je suis fait ;
> Et dans un supplément dites-moi qui vous êtes ]
> Quelle force en tous sens fait courir les comètes,
> Et pourquoi, dans ce globe, un destin trop fatal
> Pour une once de bien mit des quintaux de mal.
» Je sais que, grâce aux soins des plus nobles génies,
» Des prix sont proposés par les académies :
» J'en donnerai. Quiconque approchera du but
» Aura beaucoup d'argent et fera son salut. >
(1) Gassendi. — (t) René Descartes.
n
RELIGIOH. — FHIIiOSOPHIB. 43
Il dit — Thomas se lève à l'auguste parole,
Thomas le jacobin, l'ange de notre école.
Qui de cent arguments se tira toajoars bien,
Et répondit à tout sans se douter de rien.
« Vous êtes, lui dit-il, l'existence et l'essence,
» Simple avec attributs, acte pur et substance,
» Dans les temps, hors des temps, fin, principe et milieu,
» Toujours présent partout sans être en aucun lieu. »
L'Étemel, à ces mots qu'un bachelier admire,
Dit : « Courage, Thomas 1 > et se mit à sourire.
Descartes prit sa place avec quelque fracas.
Cherchant un tourbillon qu'il ne rencontrait pas;
Et le front tout poudreux de matière subtile^
N'ayant jamais rien lu, pas même l'Evangile :
< Seigneur, dit-il à Dieu, ce bonhomme Thomas
» Du rêveur Aristote a trop suivi les pas.
> Voici mon argument, qui me semble invincible :
» Pour être, c'est assez que vous soyez possible.
» Quant à votre univers, il est fort imposant;
» Hais, quand il vous plaira, j'en ferai tout autant ;
» Et je puis vous former d'un morceau de matière,
» Éléments, animaux, tourbillons et lumière. »
Dieu sourit de pitié pour la seconde fois.
L'incertain Gassendi, ce bon prêtre de Digne,
Ne pouvait du Breton souffrir l'audace insigne,
Et proposait à Dieu ses atomes crochus.
Quoique passés de mode et dès longtemps déchus.
Hais ii ne disait rien sur l'essence suprême.
Alors un petit juif (1), au nez long, «u teint blême,
(I) Spinosa.
44 ESPRIT DE VOLTAIRE.
Pauvre, mais satisfait, pensif et retiré,
Esprit subtil et creux, moins lu que célébré,
Caché sous le manteau de Descartes, son maître,
Marchant à pas comptés, s'approche du grand Être :
« Pardonnez-moi, dit-il en lui parlant tont bas,
» Hais je pense, entre nous, que vous n'existez pas ;
» Je crois l'avoir prouvé par mes mathématiques.
7/ J'ai de plats écoliers et de mauvais critiques.
» Jugez-nous... i> A ces mots, tout le globe trembla,
Et d'horreur et d'effroi saint Thomas recula.
Mais Dieu, clément et bon, plaignant cet infidèle.
Ordonna seulement qu'on purgeât sa cervelle.
Ne pouvant désormais composer pour le prix.
Il partit, escorté de quelques beaux esprits.
Nos docteurs, qui voyaient avec quelle indulgence
Dieu daignait compatir à tant d'extravagance.
Étalèrent bientôt cent belles visions.
De leur esprit pointu nobles inventions.
Ils parlaient, disputaient, et criaient tous ensemble.
Ainsi, lorsque à dîner un amateur rassemble
Quinze ou vingt raisonneurs, auteurs, commentateurs,
Rimeurs, compilateurs, chansonneurs, traducteurs;
La maison retentit des cris de la cohue ;
Les passants ébahis s'arrêtent dans la rue.
Dieu ne se fâcha pas: c'est le meilleur des pères.
Et sans nous engourdir par des lois trop austères,
Il veut que ses enfants, ces petits libertins,
S'amusent en jouant de l'œuvre de ses mains.
Il renvoya le prix à la prochaine année.
n
DEUXIEME PARTIE
PHILOSOPHIE NATURELLE.
LA PENSÉE. V+i
fOftS*
A. — Ne convenez-vous pas que les animaux
ont du sentiment?
B. — Assurément, et c'est renoncer au sens
commun que de n'en pas convenir.
A. -— Croyez-vous qu'il y ail_ un petit être
inconnu logé chez eux, que vous nommez sensi-
bilité, mémoire, appétit, ou que vous appelez du
nom vague et inexplicable âme?
B. — Non, sans doute; aucun de nous n'en
croit rien. Les bêtes sentent parce que c'est leur
4>6 ESPRIT DB VOLTAIRB.
nature, parce que cette nature leur a donné tous
les organes du sentiment, parce que l'auteur, le
principe de toute la nature l'a déterminé ainsi
pour jamais.
A. — Eti bien ! cet éternel principe a tellement
arrangé les choses, que, quand j'aurai une tête
bien constituée, quand mon cervelet ne sera ni
trop humide ni trop sec, j'aurai dés pensées,
et je l'en remercie de tout mon cœur.
B. — Mais comment avez-vous des pensées
dans la tête?
A. — Je n'en sais rien , encore une fois. Un
philosophe a été persécuté pour avoir dit, il y a
quarante ans, dans un temps où l'on n'osait
encore penser dans sa patrie : c La difficulté n'est
pas de savoir seulement si la matière peut penser,
mais de savoir comment un être, quel qu'il soit,
peut avoir la pensée. » Je suis de l'avis de ce
philosophe *, et je vous dirai, en bravant les sots
persécuteurs, que j'ignore absolument tous les
premiers principes des choses.
B. — Vous êtes un grand ignorant, et nous
aussi.
A. — D'accord.
B. — Pourquoi donc raisonnons-nous? com-
ment saurons-nous ce qui est juste ou injuste, si
* Ce philosophe e«t Voltaire lui-même.
^^
PHILOSOPHIE NATCBBLLB. i7
nous ne savons pas seulement ce que c'est qu'une
âme?
A. — Il y a bien de la différence : nous ne
connaissons rien du principe de la pensée, mais
nous connaissons très-bien notre intérêt. Il nous
est sensible que notre intérêt est que nous soyons
justes envers les autres, et que les autres le
soient envers nous, afin que tous puissent être
sur ce tas de boue le moins malheureux que faire
se pourra pendant le peu de temps qui nous est
donné par l'Être des êtres pour végéter, sentir,
et penser.
LOI NATURELLE.
DIALOGUB.
B. — Qu'est-ce que la loi naturelle?
A. — L'instinct qui nous fait sentir la justice.
B. — Qu'appelez-vous juste et injuste?
A. — Ce qui paraît tel à l'univers entier.
B. — L'univers est composé de bien des têtes.
On dit qu'à Lacédémone on applaudissait aux
48 ESPRIT DE VOLTAIRE.
larcins , pour lesquels on condamnait aux mines
dans Athènes.
A. — Abus de mots , logomachie, équivoque ;
il ne pouvait se commettre de larcin à Sparte,
lorsque tout y était commun. Ce que vous appelez
vol était la punition de l'avarice.
B. — Il était défendu d'épouser sa sœur à
Rome. Il était permis chez les Égyptiens, les
Athéniens, d'épouser sa sœur de père.
A. — Lois de convention que tout cela, usages
arbitraires, modes qui passent; l'essentiel de-
meure toujours. Montrez-moi un pays où il soit
honnête de me ravir le fruit de mon travail, de
violer sa promesse, de mentir pour nuire, de
calomnier, d'assassiner, d'empoisonner, d'être
ingrat envers son bienfaiteur, de battre son père
et sa mère quand ils vous présentent à manger.
LIBERTÉ DE PENSER.
Vers l'an 1707, temps où les Anglais gagnèrent
la bataille de Saragosse, protégèrent le Portugal,
et donnèrent pour quelque temps un roi à l'Es-
pagne, milord Boldmind, officier général, qui
^
PHILOSOPHIE NATURELLH. 49
avait été blessé, était aux eaux de Baréges. Il y
rencontra le comte Médroso, qui, étant tombé de
cheval derrière le bagage, à une lieue et demie
du champ de bataille, venait prendre les eaux
aussi. Il était familier de l'inquisition; milord
Boldmind n'était familier que dans la conversa-
tion. Un jour, après boire, il eut avec Médroso
cet entretien :
BOIiDMIND.
Vous êtes donc sergent des dominicains? Vous
faites là un vilain métier.
MÉDROSO.
Il est vrai ; mais j'ai mieux aimé être leur
valet que leur victime, et j'ai préféré le malheur
de brûler mon prochain à celui d'être cuit moi-
même.
BOLDMIND.
Quelle horrible alternative ! Vous étiez cent
fois plus heureux sous le joug des Maures, qui
vous laissaient croupir librement dans toutes
vos superstitions, et qui, tout vainqueurs qu'ils
50 ESPRIT DE VOLTilRB.
étaient, ne s'arrogeaient pas le droit inouï de
tenir les âmes dans les fers.
MÉDROSO.
Que voulez-vous! il ne nous est permis ni
d'écrire, ni de parler, ni même de penser. Si
nous parlons, il est aisé d'interpréter nos paroles,
encore plus nos écrits. Enfin, comme on ne peut
nous condamner dans un auto-da-fé pour nos
pensées secrètes, on nous menace d'être brûlés
éternellement par l'ordre de Dieu même, si nous
ne pensons pas comme les jacobins. Ils ont per-
suadé au gouvernement que, si nous avions le
sens commun, tout l'État serait en combustion
et que la nation deviendrait la plus malheureuse
de la terre.
BOIiDHlIfO. -
Trouvez-vous que nous soyons si malheureux,
nous autres Anglais qui couvrons les mers de
vaisseaux, et qui venons gagner pour vous des
batailles au bout de l'Europe? Voyez-vous que
les Hollandais, qui vous ont ravi presque toutes
vos découvertes dans l'Inde, et qui aujourd'hui
sont au rang de vos protecteurs, soient maudits
de Dieu pour avoir donné une entière liberté à
PHILOSOPHIE RATDIBLLB. • 51
la presse et pour faire le commerce des pensées
des hommes? L'empire romain en a-t-il été
moins puissant parce que Tullius Cicero a écrit
avec liberté?
MÉDROSO.
Quel est ce Tullius Cicero? Jamais je n'ai
entendu prononcer ce nom-là à la sainte Her-
mandad.
BOLDMIND.
C'était un bachelier de l'université de Rome,
qui écrivait ce qu'il pensait, ainsi que Julius
César, Marcus Aurelius, Titus Lucretius Carus,
Plinius, Seneca, et autres docteurs.
HÉOROSO.
Je ne les connais point ; mais on m'a dit que
la religion catholique, basque et romaine, est
perdue, si on se met à penser.
BOLDHINB.
Ce n'est pas à vous de le croire, car vous êtes
sûr que votre religion est divine et que les portes
52 ESPRIT DE VOLTAIRE.
de l'enfer ne peuvent prévaloir cçntre elle. Si
cela est, rien ne pourra jamais la détruire.
HÉDROSO.
Non, mais on peut la réduire à peu de chose;
et c'est pour avoir pensé, que la Suède, le
Danemark, toute votre île, la moitié de l'Alle-
magne, gémissent dans le malheur épouvantable
de n'être plus sujets du pape. On dit même que,
si les hommes continuent à suivre leurs fausses
lumières, ils s'en tiendront bientôt à l'adoration
simple de Dieu et à la vertu. Si les portes de
l'enfer prévalent jamais jusque-là, que deviendra
le saint-oflSce?
BOLBMIIfD.
Si les premiers chrétiens n'avaient pas eu la
liberté de penser, n'est-il pas vrai qu'il n'y eût
point eu de christianisme?
MtiDROSO.
Que voulez-vous dire ? je ne vous entends
point.
PUUiOSOPHlB IfÂTCRBLLB. 53
BOLDMmD.
Je le crois bien. Je veux dire que, si Tibère et
les premiers empereurs avaient eu des jacobins
qui eussent empêcbé les premiers chrétiens
d'avoir des plumes et de Teucre; s'il n'avait pas
été longtemps permis dans l'empire romain de
penser librement, il eût été impossible que les
chrétiens établissent leurs dogmes. Si donc le
christianisme ne s'est formé que parla liberté de
penser, par quelle contradiction, par quelle in*
justice voudrait-il anéantir aujourd'hui cette
liberté sur laquelle seule il est fondé?
Quand on vous propose quelque affaire d'in-
térêt, n'examinez-vous pas longtemps avant de
conclure ? Quel plus grand intérêt y a-t-U au
monde que celui de notre bonheur ou de notre
malheur éternel? II y a cent religions sur la
terre, qui toutes vous damnent si vous croyez à
vos dogmes, qu'elles appellent absurdes et impies;
examinez donc ces dogmes.
MÉBROSO.
Gomment puis-je les examiner? je ne suis pas
Jacobin.
4
M ESPRIT DK TOLTAIRB.
BOLDMIND.
Vous êtes homme^ et cela suffit.
HéDROSO.
Hélas! vous êtes bien plus homme que moi.
BOLDMIND.
Il ne tient qu'à vous d'apprendre à penser :
vous êtes né avec de l'esprit; vous êtes un
oiseau dans la cage de l'inquisition ; le saint-office
TOUS a rogné les ailes, mais elles peuvent revenir.
Celui qui ne sait pas la géométrie peut Va\)-
prendre; tout»homrae peut s'instruire : il est
honteux de mettre son âme entre les mains de-
eeux à qui vous ne confieriez pas votre argent ;
osez penser par vous-même.
MÉDROSO.
On dit que, si tout le monde pensait par soi-
même, ce serait une étrange confusion.
BOLDMIIID.
C'est tout le contraire. Quand on assiste à un
PHILOSOPHIE NATURELLE. 55
spectacle, chacun en dit librement son avis, et la
paix n'est point troublée ; mais, si quelque pro-
tecteur insolent d'un mauvais poëte voulait forcer
tous les gens de goût à trouver bon ce qui leur
paraît mauvais, alors les sifflets se feraient en-
tendre, et les deux partis pourraient se jeter des
pommes à la tête, comme il arriva une fois à
Londres. Ce sont ces tyrans des esprits qui ont
causé une partie des malheurs du monde. Nous
ne sommes heureux en Angleterre que depuis
que chacun jouit librement du droit de dire son
avis.
MÉDROSO.
Nous sommes aussi fort tranquilles à Lisbonne,
où personne ne peut dire le sien.
BOLDMIND.
Vous êtes tranquilles, mais vous n'êtes pas
heureux; c'est la tranquillité des galériens, qui
rament en cadence et en silence.
MÉOROSO.
Vous croyez donc que mon âme est aux ga-
lères ?
56 ESPRIT DE VOLTAIRE.
BOLDMIND.
Oui, et je voudrais la délivrer.
miSdroso.
Mais si je me trouve bien aux galères ?
BOLDMIlfD.
En ce cas, vous méritez d'y être.
SUR L*ENCYCLOPÉDIE.
Un domestique de Louis XV me contait qu'un
jour, le roi son maître soupantà Trianon en petite
compagnie, .la conversation roula d'abord sur la
chasse, et ensuite sur la poudre à tirer. Quel-
qu'un dit que la meilleure poudre se faisait avec
des parties égales de salpêtre, de soufre et de
charbon. Le duc de la Vallière, mieux instruit,
soutint que, pour faire de bonne poudre à canon,
il fallait une seule partie de soufre et une de
^^^^^m^fsmrm
PHILOSOPHIE lIATCRBIiiiE. 57
charbon, sur cinq parties de salpêtre bien filtré,
bien évaporé, bien cristallisé.
— Il est plaisant, dit M. le dac de Nivernais, que
nous nous amusions tous les jours à tuer des per-
drix dans le parc de Versailles, et quelquefois à
tuer des hommes ou à nous faire tuer sur la fron-
tière, sans savoir précisément avec quoi l'on tue.
— Hélas ! nous en sommes réduits là sur toutes
les choses de ce monde, répondit madame de
Pompadour; je ne sais de quoi est composé le
rouge que je mets sur mes joues, et on m'embar-
rasserait fort si on me demandait comment on fait
les bas de soie dont je suis chaussée.
— C'est dommage, dit alors le duc de la Vallière,
que Sa Majesté nous ait confisqué nos dictionnaires
encyclopédiques, qui nous ont coûté chacun cent
pistoles ; nous y trouverions bientôt la décision
de toutes nos questions.
Le roi justifia sa confiscation: il avait été
averti que les vingt et un volumes in-folio, qu'on
trouvait sur la toilette de toutes les dames,
étaient la chose du monde la plus dangereuse
pour le royaume de France, et il avait voulu
savoir par lui-même si la chose était vraie, avant
de permettre qu'on lût ce livre. II envoya sur la
fin du souper chercher un exemplaire par trois
garçons de sa chambre, qui apportèrent chacun
sept volumes avec bien de la peine.
b8 ESPRIT DE VOLTAIRE.
On vit à l'article Poudre que le duc de la
Valllère avait raison ; et bientôt madame de Pom-
padour apprit la différence entre l'ancien rouge
d'Espagne, dont les dames de Madrid coloraient
leurs joues, et le rouge des dames de Paris. Elle
sut que les dames grecques et romaines étaient
peintes avec de la pourpre qui sortait du murex,
et que par conséquent notre écarlate était la
pourpre des anciens ; qu'il entrait plus de safran
dans le rouge d'Espagne et plus de cochenille
dans celui de France.
Elle vit comme on lui faisait ses bas au
métier, et la machine de cette manœuvre la ravit
d'élonnement. — Ah ! le beau livre ! s'écria-t-elle.
Sire, vous avez donc confisqué ce magasin de
toutes les choses utiles pour les posséder seul et
pour être le seul savant de votre royaume ?
Chacun se jetait sur les volumes comme les
filles de Lycomède sur les bijoux d'Ulysse; cha-
cun y trouvait à l'instant tout ce qu'il cherchait.
Ceux qui avaient des procès étaient surpris d'y
voir la décision de leurs affaires. Le roi y lut
tous les droits de sa couronne. — Mais vraiment ,
dit-il, je ne sais pourquoi on m'avait dit tant de
mal de ce livre. — Eh! ne voyez-vous pas, sire, lui
dit le duc de Nivernais, que c'est parce qu'il est
fort bon? On ne se déchaîne contre le médiocre et
le plat en aucun genre. Si les femmes cherchent à
PHILOSOPHIE NATURELLE. 59
donner du ridicule à une nouvelle venue , il est
sûr qu'elle est plus jolie qu'elles.
Pendant ce temps-là on feuilletait ; et le comte
deC... dit tout haut : — Sire, vous êtes trop
heureux qu'il se soit trouvé sous votre, règne des
hommes capables de connaître tous les arts et
de les transmettre à la postérité. Tout est ici,
depuis la manière de faire une épingle jusqu'à
celle de fondre et de pointer vos canons ; depuis
l'infiniment petit jusqu'à l'infiniment grand. Re-
merciez Dieu d'avoir fait naître dans votre
royaume ceux qui ont ainsi servi l'univers
entier. Il faut que les autres peuples achètent
VÊncyclopédie ou qu'ils la contrefassent. Prenez
tout mon bien si vous voulez, mais rendez-moi
mon Encyclopédie.
— On dit pourtant, repartit le roi, qu'il y a
bien des fautes dans cet ouvrage si nécessaire et
si admirable.
— Sire, repritle comte deC..., il y avait à votre
souper deux ragoûts manques; nous n'en avons
pas mangé, et nous avons fait très-bonne chère.
Auriez-vous voulu qu'on jetât tout le souper par
la fenêtre à cause de ces deux ragoûts?
Le roi sentit la force de la raison; chacun
reprit son bien ; ce fut un beau jour.
L'envie et l'ignorance ne se tinrent pas pour
battues; ces deux sœurs immortelles continuèrent
60 BSPIIIT DE TOLTAIRI.
leurs cris, leurs cabales, leurs persécutions :
l'ignorance en cela est très-savante.
Qu'arriva-t-il?Les étrangers firent quatre édi-
tions de cet ouvrage français proscrit en France,
et gagnèrent environ dix-huit cent mille écus.
Français, tâchez dorénavant d'entendre mieux
vos intérêts.
LANGAGE DE L'INTOLÉRANCE .
Voici la substance de tous les discours que
tiennent les intolérants.
Quoi ! monstre qui seras brûlé à tout jamais
dans l'autre monde, et que je ferai brûler dans
celui-ci dès que je le pourrai, tu as l'insolence de
lire De Thou et Bayle, qui sont mis à l'index à
Romel Quand je te préchats de la part de Dieu
que Samson avait tué mille Philistins avec une
mâchoire d'âne, ta tête , plus dure que l'arsenal
dont Samson avait tiré ses armes, m'a fait con-
naître par un léger mouvement de gauche à
droite que tu n'en croyais rien. Et quand je disais
que le diable Âsmodée, qui tordit le cou par ja-
lousie aux sept maris de Saraî chez les Mèdes,
PHILOSOPHIE IIATUftlLLI. 61
était enchaîné dans la haute Egypte, j'ai vu une
petite contraction de tes lèvres, nommée en latin
coi^innusy me signifier que dans le fond de l'âme
l'histoire d^Asmodée t'était en dérision.
Et vous, Isaac Newton , Frédéric le Grand ,
roi de Prusse, électeur de Brandebourg; Jean
Locke ; impératrice de Russie , victorieuse des
Ottomans ; Jean Milton ; bienfaisant monarque de
Danemark ; Shakespeare; sage roi de Suède;
Leibnitz ; auguste maison de Brunsvlck ; Tillot-
son ; empereur de la Chine ; parlement d'Angle-
terre ; conseil du Grand Mogol ; vous tous enfin
qui ne croyez pas un mot de ce que j'ai enseigné
dans mes cahiers de théologie, je vous déclare
que je vous regarde tous comme des païens ou
comme des commis de la douane, ainsi que je
vous l'ai dit souvent pour le burifler dans votre
dure cervelle. Vous êtes des scélérats endurcis ;
vous irez tous dans la géhenne où le ver ne meurt
point et où le feu ne s'éteint point, car j'ai rai-
son, et vous avez tous tort ; car j'ai la grâce, et
vous ne l'avez pas. Je confesse trois dévotes de
mon quartier, et vous n'en confessez pas une.
J'ai fait des mandements d'évêque, et vous n'en
avez jamais fait; j'ai dit des injures des halles
aux philosophes, et vous les avez protégés, ou
imités, ou égalés ; j'ai fait de pieux libelles diffa-
matoires farcis des plus infâmes calomnies, et
63 BSPRIT DE VOLTAIRE.
VOUS ne les avez jamais lus. Je dis la messe tous
les jours en latin pour douze sous, et vous n'y
assistez pas plus que Gicéron, Gaton, Pompée,
César, Horace et Virgile n'y ont assisté : par con-
séquent vous méritez qu'on vous coupe le poing,
qu'on vous arrache la langue, qu'on vous mette
à la torture, et qu'on vous brûle à petit feu , car
Dieu est miséricordieux.
Ce sont là, sans en rien retrancher, les
maximes dés intolérants , et le précis de tous
leurs livres. Avouons qu'il y a plaisir à vivre
avec ces gens-là.
DE LA NÉCESSITÉ DE LA TOLÉRANCE.
Pythagore, dans son séjour aux Indes, apprit,
comme tout le monde sait, à l'école des brames,
le langage des bêtes et celui des plantes. Se pro-
menant un jour dans une prairie assez près du
rivage de la mer, il entendit ces paroles: — Que
je suis malheureuse d'être née herbe ! A peine
suis-je parvenue à deux pouces de hauteur, que
voilà un monstre dévorant, un animal horrible
PBILOSOPHIS IfATUHELLI. 63
qui me foule soos ses larges pieds; sa gueule est
armée d'une rangée de faux tranchantes, avec
laquelle il me coupe, me déchire et m'engloutit.
Les hommes nomment ce monstre un mouton:
je ne vois pas qu'il y ait au monde une plus
abominable créature.
Pythagore avança quelques pas : il trouva une
huître qui baillait sur un petit rocher. Il n'avait
point encore embrassé cette admirable loi par
laquelle il est défendu de manger les animaux
nos semblables; il allait avaler l'huître, lorsqu'elle
prononça ces mots attendrissants : — nature !
que l'herbe, qui est comme moi ton ouvrage,
est heureuse ! Quand on l'a coupée, elle renaît ;
elle est immortelle. Et nous, pauvres huîtres,
en vain sommes-nous Kléfendues par une double
cuirasse : des scélérats nous mangent par
douzaines à leur déjeuner, et c'en est fait pour
jamais. Quelle épouvantable destinée que celle
d'une huître, et que les hommes sont bar-
bares !
Pythagore tressaillit; il sentit l'énormité du
crime qu'il allait commettre : il demanda pardon
à l'huître en pleurant, et la remit bien propre-
ment sur son rocher.
Gomme il rêvait profondément à cette aventure
en retournant à la ville, il vit des araignées qui
mangeaient des mouches, des hirondelles'^ui
6i ESPRIT DE VOLTAIRE.
mangeaient des araignées, des éperviers qui
mangeaient des hirondelles. — Tous ces gens-
là. dit-il, ne sont pas philosophes.
Pythagore, en entrant, fut heurté, froissé,
renversé par une multitude de gredins et de
gredines qui couraient en criant : -^ C'est hien
fait, c'est bien fait, ils l'ont bien mérité. — Qui?
quoi ? dit Pythagore en se relevant ; et les gens
couraient toujours en disant : — Ah ! que nous
aurons de plaisir à les voir cuire !
Pythagore crut qu'on parlait de lentilles ou
de quelque autre légume : point du tout, c'é-
tait de deux pauvres Indiens.— Ah t sans doute,
dit Pythagore, ce sont deux grands philosophes
qui sont las de la vie ; ils sont bien aises de re-
naître sous une autre forme. Il y a du plaisir à
changer de maison, quoiqu'on soit toujours mal
logé : il ne faut pas disputer des goûts.
Il avança avec la foule jusqu'à la place pu-
blique, et ce fut là qu'il vit un grand bûcher
allumé, et vis-à-vis de ce bûcher un banc qu'on
appelait un tribunal, et sur ce banc, des juges;
et ces juges tenaient tous une queue de vache à
la main, et ils avaient sur la tête un bonnet res-
semblant parfaitement aux deux oreilles de l'ani-
mal qui porta Silène quand il vint autrefois au
pays avec Bacchus, après avoir traversé la mer
Erythrée à pied sec et avoir arrêté le soleil et
PHILOSOPHIE IfATDRELLG. 65
la lune, comme on le raconte fidèlement dans
les Orphiques.
Il y avait parmi ces juges un honnête homme
fort connu de Pythagore. Le sage de l'Inde
expliqua au sage de Samos de quoi il était
question dans la fête qu'on allait donner an
peuple indou.
— Les deux Indiens, dit-il, n'ont nulle envie
d'être brûlés : mes graves confrères les ont
condamnés à ce supplice, l'un pour avoir dit que
la substance de Xaca n'est pas la substance de
Brahma ; et l'autre, pour avoir soupçonné qu'on
pouvait plaire à l'Être suprême par la vertu,
sans tenir en mourant une vache par la queue,
parce que, disait-il, on peut être vertueux en
tout temps et qu'on ne trouve pas toujours une
vache à point nommé. Les bonnes femmes de
la ville ont été si effrayées de ces deux propo-
sitions hérétiques, qu'elles n'ont point donné de
repos aux juges, jusqu'à ce qu'ils aient ordonné
le supplice de ces deux infortunés.
Pythagore jugea que, depuis l'herbe jusqu'à
l'hojnme, il y avait bien des sujets de chagrin. Il
fit pourtant entendre raison aux juges, et même
aux dévotes, et c'est ce qui n'est arrivé que cette
seule fois.
Ensuite il alla prêcher la tolérance à Crotone ;
mais un intolérant mit le feu à sa maison : il fut
66 ESPRIT DE VOLTAIRE.
brûlé, lui qui avait tiré deux Indiens des flammes.
Sauve qui peut!
il vaut mieux avoir affaire a dieu
qu'a ses saints.
Il y avait autrefois un roi d'Espagne qui avait
promis de distribuer des aumônes considérables
à tous les habitants d'auprès de Burgos, qui
avaient été ruinés par la guerre. Ils vinrent aux
portes du palais ; mais les huissiers ne Vou-
lurent les laisser entrer qu'à condition qu'ils
partageraient avec eux. Un certain Cardero se
présenta le premier au monarque, se jeta à ses
pieds et lui dit : « Grand roi, je supplie Votre
Altesse Royale de faire donner à chacun de nous
cent coups d'étrivières. — Voilà une plaisante
demande, dit le roi ; pourquoi me faites-vous
cette prière? — C'est, dit Cardero, que vos gens
veulent absolument avoir la moitié de ce que
vous nous donnerez. » Le roi rit beaucoup, et
fit un présent considérable à Cardero; De là
vint le proverbe qu'il vaut mieux avoir a/faire
à Dieu qu'à ses saints.
PHILOSOPHIE NATURELLE. G7
VÉRITÉS HISTORIQUES.
Les vérités historiques ne sont que des proba-
bilités. Si vous avez combattu à la bataille de
Philippes, c'est pour vous une vérité que vous
connaissez par intuition, par sentiment. Mais,
pour nous qui habitons tout auprès du désert de
Syrie, ce n'est qu'une chose très-probable , que
nous connaissons par ouï-dire. Combien fautnl
de ouï-dire pour former une persuasion égale à
celle d'un homme qui, ayant vu la chose, peut se
vanter d'avoir une espèce de certitude?
Celui qui a entendu dire la chose à douze mille
témoins oculaires n'a que douze mille proba-
bilités, égales à une forte probabilité, laquelle
n'est pas égale à la certitude.
Si vous ne tenez la chose que d'un seul des
témoins, vous ne savez rien ; vous devez douter.
Si le témoin est mort, vous devez douter encore
plus, car vous ne pouvez plus vous éclaircir. Si
de plusieurs témoins morts, vous êtes dans le
même cas.
Si de ceux à qui les témoins ont parlé, le doute
doit encore augmenter.
De génération en génération, le doute augmente
et la probabilité diminue, et bientôt la probabilité
est réduite à zéro.
68 ESPRIT DE VOLTAIRE.
DES DEGRÉS DE VÉRITÉ SUIVANT LESQUELS
ON JUGE LES ACCUSÉS.
On peut être traduit en justice ou pour des
faits, ou pour des paroles.
Si pour des faits, il faut qu'ils soient aussi
certains que le sera le supplice auquel vous
condamnerez le coupable , car si vous n'avez,
par exemple, que vingt probabilités contre lui,
ces vingt probabilités ne peuvent équivaloir à la
certitude de sa mort. Si vous voulez avoir autant
de probabilités qu'il vous en faut pour être sûr
que vous ne répandez point le sang innocent, il
faut qu'elles naissent de témoignages unanimes
de déposants qui n'aient aucun intérêt à déposer.
De ce concours de probabilités, il se formera une
opinion très-forte qui pourra servir à excuser
votre jugement. Mais, comme vous n'aurez jamais
de certitude entière, vous ne pourrez vous flatter
de connaître parfaitement la vérité. Par consé-
quent vous devez toujours pencher vers la
clémence plus que vers la rigueur.
S'il ne s'agit que de faits dont il n'ait résulté
ni mort d'homme ni mutilation, il est évident
que vous ne devez faire mourir ni mutiler
l'accusé.
S'il n'est question que de paroles, il est encore
PHILOSOPHIE NATURELLE. 69
plas évident que vous ne devez point faire pendre
un de vos semblables pour la manière dont il a
remué la langue ; car toutes les paroles du monde
n'étant que de Fair battu, à moins que ces paroles
n'aient excité au meurtre, il est ridicule de
condamner un homme à mourir pour avoir
battu l'air. Mettez dans une balance toutes les
paroles oiseuses qu'on ait jamais dites, et dans
l'autre balance le sang d'un homme, ce sang
l'emportera. Or, celui qu'on a traduit devant
vous n'étant accusé que de quelques paroles que
ses ennemis ont prises en un certain sens, tout
ce qtte vous pourriez faire serait aussi de lui
dire des paroles qu'il prendra dans le sens qu'il
voudra ; mais Livrer un innocent au plus cruel et
au plus ignominieux supplice pour des mots que
ses ennemis ne comprennent pas, cela est trop
barbare. Vous ne faites pas plus de cas de la vie
d'un homme que de celle d'un lézard, et trop de
juges vous ressemblent.
70 ESPRIT VS VOLTAIRE.
DE LA VERTU.
SI Ii£ CRIME EST SUR LA TERRE, LA YERTO
Y EST AUSSI.
Il y eut toujours des vertus, s'il y eut des
crimes. Athènes vit des Socrate, si elle vit des
Anilus ; Rome eut des Caton, si elle eut des
Sylla ; Caligula, Néron effrayèrent la terre par
leurs atrocités ; mais Titus, Trajan, Antomi) le
Pieux, Marc-Aurèle, la consolèrent par leur
bienfaisance. J'ai heureusement^ mon Ëpictèle
dans ma poche : cet Épictète' n'était qu'un
esclave, mais égal à Marc-Aurèle par ses senti-
ments. Écoutez, et puissent tous ceux qui se
mêlent d'enseigner les hommes retenir ce qu'É-
pictète se dit à lui-même î « C'est Dieu qui m'a
» créé, je le porte dans moi ; oserais-je le des-
» honorer par des pensées infâmes, par des
» actions criminelles, par d'indignes désirs? »
Sa vie fut conforme à ses discours. Marc-Aurèle,
sur le trône de l'Europe et de deux autres par-
ties de notre hémisphère, ne pensa pas autre-
ment que l'esclave Épictète : l'un ne fut jamais
humilié de sa bassesse; l'autre ne fut jamais
PHILOSOPHIE NATURELLE. 71
ébloui de sa grandeur. Et quand ils écrivirent
leurs pensées, ce fut pour eux-mêmes et pour
leurs disciples, et non pour être loués dans des
journaux. El, à votre avis, Locke, Newton,
Tillotson, Penn, Clarke, le bonhomme qu'on
appelle the man of Ross, tant d'autresdans notre
île et hors de notre île, que je pourrais vous
citer, n'ont-ils pas été des modèles de vertu ?
DE l'égalité qui VIENT DE DIEU, ET QUE
l'homme NE PEUT DÉTRUIRE.
Ce monde' est un grand bal où des fous déguisés,
Sous les risibles noms d'Eminence et d'Altesse,
Pensent enfler leur être et hausser leur bassesse.
En vain des vanités l'appareil nous surprend ;
Les mortels sont égaux ; leur masque est différent.
Nos cinq sens imparfaits, donnés par la nature,
De nos biens, de nos maux sont la seule mesure.
Les rois en ont-ils six ? et leur âme. et leur corps
Sont-ils d'une autre espèce, ont-ils d'autres ressorts ?
C'est du même limon que tous ont pris n*ssance ;
Dans la même faiblesse ils tralnept leur enfance ;
Et le riche et le pauvre, et le faible et le fort,
Vont tous également des douleurs à la mort.
TROISIÈME PARTIE.
POLITIQUE,
SUR l'inégalité des conditions.
Il est clair que tous les hommes, jouissant des
Tacuités attaoliées à leur nature, sont égaux. Ils
le sont quand iU s'acquittent des fonctions ani-
males, et quand ils exercent leur entendement.
Le roi de la Chine, le Grand Mogol , le padisha \
de Turquie ne peuvent dire au dernier des
hommes : « Je te défends de digérer, d'aller à la
garde-robe et de penser. » Tous les animaux de
chaque espèce sont égaux entre eux.
Les animaux ont naturellemeut au-dessus de
/
74 B^PRIT DE VOLTAIRE.
nous l'avantage de Tindépendance. Si un taureau
qui courtise une géniaie est chassé à coups de
cornes par un taureau plus fort que I«i, il va cher-
cher une autre maîtresse dans un autre pré, et
il vit Ii|)re. Un coq battu par un coq se console
dans un autre poulailler. II n'en est pas ainsi de
nous : un petit visir exile à Lemnos un bostangi ;
le visir Azem exile le petit visir à Ténédos ; le
padisha exile le visir Azem à Rhodes ; les janis-
saires mettent en prison le Padisha et en élisent
un autre qui exilera les bons musulmans à
son choix : encore lui sera-t-on bien obligé s'il
se borne à ce petit exercice de son autorité
sacrée.
Si cette terre était ce qu'elle semble devoir être ;
si l'homme y trouvait partout une subsistance
facile et assurée, et un climat convenable à sa
nature, il est certain qu'il eût été impossible à
un homme d'en asservir un autre. Que ce globe
soit couvert de fruits salutaires; que l'air qui
doit contribuer à notre vie ne nous donne point
des maladies et une mort prématurée; que
l'homme n'ait besoin d'autre logis et d'autre lit
que celui des daims et des chevreuils : alors, les
Gengiskan et les Tamerlan n'auraient de valets
que leurs enfants, qui seraient assez honnêtes
gens pour les aider dans leur vieillesse.
Tous les hommes seraient donc nécessairement
POLITIQUE. 75
égaux s'ils étaient sans besoins. La misère, atta-
chée à notre espèce, subordonne un homme à un
autre homme; ce n'est pas V inégalité qui est
tm malheur^ c'est la dépendance. Il importe fort
peu que tel homme s'appelle Sa Hautesse, tel
autreSa Sainteté; mais il est dur de servir l'un ou
Faulre.
Une famille nombreuse a cultivé un bon
terroir; deux petites familles voisines ont des
champs ingrats et rebelles: il faut que les deux
pauvres familles servent la famille opulente ou
qu'elles l'égorgent: cela va sans difficulté. Une
des deux familles indigentes va offrir ses bras à
la riche pour avoir du pain ; l'autre va l'attaquer
et est battue. La famille servante est l'origine des
domestiques et des manœuvres; la famille battue
est l'origine des esclaves.
MÊME SUJET.
Tous les pauvres ne sont pas malheureux. La f
plupart sont nés dans cet état, et le travail conti-
nuel les empêche de trop sentir leur situation ;
76 ESPRIT DB VOLTAIRE.
mais, quand ils la sentent, alors on voit des
guerres comme celle du parti populaire contre
le parti du sénat de Rome, celle des paysans
en Allemagne, en Angleterre, en France.
Toutes ces guerres finissent (ôt ou tard par Tas-
servissemenl du peuple, parce que les puissants
ont l'argent, et que l'argent est maître de tout
dans un État. Je dis dans un État, car il n'en est
pas de même de nation à nation. La nation qui
se servira le mieux du fer subjuguera toujours
celle qui aura plus d'or et moins de courage.
Tout homme naît avec un penchant assez vio-
lent pour la domination, la richesse elles plaisirs,
et avec beaucoup de goût pour la paresse : par
conséquent, tout homme voudrait avoir l'argent
et les femmes ou les filles des autres , être leur
maître, les assujettir à tous ses caprices, et ne
rien faire, ou du moins ne faire que -des choses
très-agréables. Vous voyez bien qif avec ces belles
dispositions, il est impossible que les hommes
soient égaux.
Le genre humain, tel qu'il est, ne peut sub-
sister, à moins qu'il n'y ait une infinité d'hommes
utiles qui ne possèdent rien du tout; car, certai-
nementj un homme à son aise ne quittera pas sa
terre pour venir labourer la vôtre; et, si vous avez
besoin d'une paire de souliers, ce ne sera pas un
maître des requêtes qui vous la fera. L'égalité
POLITIQUE. 77
est donc à la fois la chose la plus naturelle et la
plus chimérique.
DE LA PROPRIÉTÉ.
Liberty and property, c'est le cri anglais. II
vaut Odieux que saint George et mon droit, saint
benys et Morfi-joie : c*esl le cri de la nature.
De la Suisse à la Chine, les paysans possèdent
des terres en propre. Le droit seul de conquête
a pu dans quelques pays dépouiller les hommes
d'un droit si naturel.
Il est certain que^ le possesseur d'un terrain
cultivera beaucoup mieux son héritage que celui
d'autrui. L'esprit de propriété double la force
de rhomrae. On travaille pour soi et pour sa
famille avec plus de vigueur et de plaisir que
pour un maître. L'esclave, qui est dans la puis-
sance d'un autre, a peu d'inclination pour le
mariage. Il craint souvent même de faire des
esclaves comme lui. Son industrie est élouiïée,
son âme abrutie, et ses forces ne s'exercent
78 ESPRIT DE TOLTATRE.
jamais dans toute leur ^asticité. Le possesseur^
au contraire, désire une femme qui partage son
bonheur et des enfants qui l'aident dans son tra-
vail. Son épouse et ses fi\$ font ses richesses. Le
terrain de ce cultivateur peut devenir dix fois
plus fertile qu'auparavant sous les maios d'une
famille laborieuse.
L'Angleterre donna un grand exemple, au
xvi« siècle, lorsqu'on affranchit les termes dé-
pendantes de l'Église et des moines. C'était une
chose bien odieuse, bien préjudiciaMe à un État,
de voir des hommes voués par leur institut à
l'humilité et à la pauvreté, devenus les maîtres
des plus belles terres du royaun^e, traiter les
hommes, leurs frères, comme des animaux de
service, faits pour porter leurs fardeaux. La
grandeur de ce petit nombre de prêtres avilissait
la nature humaine. Leurs richesses particulières
appauvrissaient le reste du royaume. L'abus a
été détruit, et l'Angleterre est devenue riche.
Dans tout le reste de l'Europe, le commerce
n'a fleuri, les arts n'ont été en honneur, les villes
ne ce sont accrues et embellies que quand les
serfs de la couronne et de l'Église ont eu des
terres en propriété. Et ce qu'on doit soigneuse-
ment remarquer, c'est que, si l'Église y a perdu
des droits qui ne lui appartenaient pas, la cou-
ronne y a gagné l'extension de ses droits légi-
POLITIQUE. 79
itmes ; car l'Église, doot la première inslitulloii
est d'imiter son législateur humble et pauvre,
n'est point faite originairement pour s'engraisser
du fruit des travaux des hommes, et le souve-
rain, qui' représente l'État, doit économiser le
fruit de ces mêmes travaux pour le bien de l'Etat
même et pour la splendeur du trône. Partout où
le peuple travaille pour l'Église, l'État est pauvre;
partout où le peuple travaille pour lui et pour
le souverain, l'État est riche.
C'est alors que le commerce étend partout ses
branches. La marine marchande devient l'école
de la marine militaire. De grandes compagnies
de commerce $e formeift. Le souverain trouve,
dans les temps difiSciles, des ressources aupara-
vant inconnues. Ainsi dans les États autrichiens,
en Angleterre, en France, vous voyez le prince
emprunter facilement de ses sujets cent fois plus
qù^il n'en pouvait arracher par la force, quand
les peuples croupissaient dans la servitude.
Tous les paysans ne seront pas riches ; et il ne
faut pas qu'ils le soient. On a besoin d'hommes
qui n'aient que leurs bras et de la bonne vo-
lonté. Mais ces hommes mêmes» qui semblent le
rebut de la fortune, participeront au bonheur des
autres. Ils seront Hbres de vendre leur travail à qui
voudra le mieux payer. Cette liberté leur tiendra
lieu de propriété. L'espérance certaine d'un juste
80 ESPRIT BE VOLTAIRE.
«
salaire les soutiendra. Ils élèveront avec gaieté
leur famille dans leui's métiers laborieux et
utiles. C'est surtout celte classe d'hommes si
méprisables aux yeux des puissants, qui fait la
pépinière des soldats. Ainsi, depuis le sceptre
jusqu'à la faux et à la houlette, tout s'anime, tout
prospère, tout prend une nouvelle force par ce
seul ressort.
DE LÀ DÉMOCRATIE.
Le pire des États, c'est l'État populaire.
Ginna s'en explique ainsi k Auguste *; mais
aussi Maxime soutient que
Le pire des États, c'est l'État monarchique **.
* Corneille, Cinna, acte II, scène i.
** Voici ce que dit llaxime :
Par tous les climats
Ne sont pas bien reçus toutes sortes d'États,
Chaque peuple a le sien conforme à sa nature.
Les Hacédonions avaient le monarchique...
* Et le seul consulat est bon pour les Romains.
I .paip ^..«.w k- JJ
POLITIQUE. 8i
Bayle, ayant plus d'une fois, dans son Dic-
tionnaire, soutenu le pour et lacontre, fait, à
l'article de Péeiclès, un portrait fort hideux de
la démocratie, et surtout de celle dTAthènes.
Un républicain grand amateur de la démo-
cratie, qui est Pun de nos faiseurs de questions,
nous envoie sa réfutation de Bayle et son apologie
d'Athènes. Nous exposerons ses raisons. C'est le
privilège de quiconque écrit de juger las vivants
et les morts ; mais on est jugé soi-même par
d'autres qui le seront à leur tour, et de siècle
en siècle toutes les sentences sont réformées.
Bayle donc , après quelques lieux communs,
dit ces propres mots : « Qu'on chercherait en
» vain dans l'histoire de Macédoine autant de
» tyrannie que l'histoire d'Athènes nous en
» présente. »
Peut-être Bayle était-il mécontent de la Hol-
lande quand il écrivait ainsi, et probablement
mon républicain, qui le réfute, est content de sa
petite ville démocratique, quant à présent.
Il est diflScile de peser dans une balance bien
juste les iniquités de la république d'Athènes et
celles de la cour de Macédoine. Nous reprochons
encore aujourd'hui aux Athéniens le bannisse-
ment de Cimon, d'Aristide, de Thémistocle,
d'Alcibiade, les jugements ù mort portés contre
Phocion et contre Socrale ; jugements qui resseni-
82 ESPRIT DS VOLTAIRE.
Ment à ce«x de quelques-uns de nos tribunaux
absurdes et cruels.
Enfin, ce qu'on ne pardonne point aux Athé-
niens, c'est la ïnort de leurs six généraux victo-
rieux, condamnés pour n'avoir pas eu le temps
d'enterrer leurs morts après la victoire et pour
en avoir été empêcbés par une tempête. Cet arrêt
est à la fois si ridicule et si barbare, il porte un
tel caractère de superstition et d'ingratitude, que
ceux de l'inquisition , ceux qui furent rendus
contre Urbain Grandier et contre la maréchale
d'Ancre, contre Morin,contre tant desorciers,ete.,
ne sont pas des inepties plus atroces.
On a beau dire, pour excuser les Athéniens,
qu'ils croyaient, d'après Homère, que les âmes des
niorts étaient toujours errantes, à moins qu'elles
n'eussent reçu les honneurs de la sépulture ou du
bûcher : une sottise n'excuse point une barbarie.
Le grand mal que les âmes de quelques Grecs
se fussent promenées une semaine ou deux au
bord de la mer ! Le mal est de livrer des vivants
aux bourreaux, et des vivants qui vous ont gagné
une bataille, des vivants que vous deviez remer-
cier à genoux.
Voilà donc les Athéniens convaincus d'avoir
été les plus sots et les plus barbares juges de la
terre.
Mais il faut mettre à présent dans la balance
POLITIQUE. 83
les crimes de la cour de Mtcédoine; on verra
que cette cour l'emporte prodigieusement sur
Athènes en fait de tyrannie et de scélératesse.
Il n'y a d'ordinaire nulle comparaison à faire
entre les crimes des grands, qui sont toujours
ambitieux, et ies crimes du peuple, qui ne veut
jamais et qui ne peut vouloir que la liberté et
l'égal tté. Ces deux sentiments, liberté et égalité ,
ne conduisent point droit à la calomnie, à la
rapine, à Tassassinat, à l'empoisonnement, à la
dévastation des terres de ses voisins, etc. ; nuiis
la grandeur ambitieuse et la rage du pouvoir
précipitent dans tous ces crimes en tout temps et
en tous lieux.
On ne voit dans celte Macédoine, dont Bayle
oppose la vertu à celle d'Athènes, qu'un tissu de
crimes épouvantables pendant deux cents années
de suite.
C'est Ptolémée, oncle d'Alexandre le Grand,
qui assassine son frère Alexandre pour usurp.er
le royaume.
C'est Philippe, son frère, qui passe sa vie à
tromper et à violer, et qui finit par être poignardé
par Pausanvas.
Olympias fait jeter la reine Cléopâtre et son fils
dans une cuve d'airain brûlante. Elle assassine
Aridée.
Antigone assassine Eumènes.
84 ESPRIT DR VOLTAIRE.
Antigonc Gonates, son flis, empoisonne le
gouverneur de la citadelle de Gorinthe, épouse
sa veuve, la chasse, et s'empare de la citadelle.
Philippe, son petit-fils, «mpoisonne Démétrius,
et souille toute la Macédoine de meurtres.
Persée tue sa femme de sa propre main et
empoisonne son frère.
Ces perfidies et ces barbaries sont fameuses
dans l'histoire.
Ainsi donc pendant deux siècles la fureur do
de^otisme fait de la Macédoine le théâtre de tous
les crimes; et dans le même espace de temps,
vous ne voyez le gouvernement populaire d'A-
thènes souillé que de cinq ou six iniquités judi-
ciaires, de cinq ou six jugements atroces, dont le
peuple s'est toujours repenti, et dont il a fait
amende honorable. Il demanda pardon à Socrate
après sa mort, et lui érigea le petit temple du
Socrateion, Il demanda pardon à Phocion, et lui
éleva une statue. Il demanda pardon aux six
généraux condamnés avec tant de ridicule et si
indignement exécutés. Il mit aux fers le prin-
cipal accusateur, qui n'échappa qu'à peine à In
vengeance publique. Le peuple athénien était donc
naturellement aussi bont]ue léger. Dans quel État
despotique a-t-on jamais pleuré ainsi l'injustice
de ses arrêts précipités?
Bayle a donc tort cette fois ; mon républicain
POLITIQUE. • . 85
a donc raison. Le gouvernement populaire est
donc par lui-même moins inique, moins abomi-
habie que le pouvoir tyrannique.
Le grand vice de la démocratie n'est certaine-
ment pas la tyrannie et la cruauté : il y eut des
républicains montagnards, sauvages et féroces;
mais ce n'est pas Tesprit républicain qui les fit
tels, c'est la nature. L'Amérique septentrionale
était toute en républiques. C'étaient des ours.
Le véritable vice d'une république civilisée est
dans la fable turque du dragon à plusieurs têtes
et dû dragon à plusieurs queues. La multitude
des têtes se nuit, et la multitude des queues obéit
à une seule tête qui veut tout dévorer.
La démocratie ne semble convenir qu'à un
très-petit pays; encore faut-il qu'il soit heureuse-
ment situé. Tout petit qu'il sera, il fera beaucoup
de fautes, parce qu'il sera composé d'hommes. La
discorde y régnera comme dans un couvent de
moines; mais il n'y aura ni Saint-Barthélémy, ni
massacres d'Irlande, ni vêpres siciliennes, ni
inquisition, ni condamnation aux galères pour
avoir pris de l'eau dans la mer sans payer, à
moins qu'on ne suppose cette république com-
posée de diables dans un coin de l'enfer.
86 fiSPRIT M VOLTAIRE.
QUEL EST LE MEILLEUR GOUVERNEMENT?
Le fort et Je faible de tous les gouvernements
a été examiné de près dans les derniers temps.
Dites-moi donc, vous qui avez voyagé, qui ave«
lu et vu, dans quel État, dans quelle sorte de
gouvernement voudriez-vous être né? Je conçois
qu'un grand seigneur terrien en France ne serait
pas facile d'être né en Allemagne ; il serait sou-
verain au lieu d'être sujet. Un pair de France
serait fort aise d'avoir les privilèges de la pairie
anglaise ; il serait législateur.
L'homme de robe et le fiftancier se trouve-
raient mieux en France qu'ailleurs.
Mais quelle patrie choisirait un homme sage,
libre, un homme d'une fortune médiocre et sans
préjugés?
Un membre du conseil de Pondichéri, assez
savant, revenait en Europe par terre avec un
brame plus instruit que les brames ordinaires.
Comment trouvez-vous le gouvernement du
Grand Mogol? dit le conseiller. — Abominable,
répondit le brame; comment voulez-vous qu'un
Élat soit heureusement gouverne par des Tar-
POLITIQUE. 87
tares? Nos raïas, nos omras, nos nababs, sont
fort contents, mais les citoyens ne le sont guère,
et des millions ée citoyens sont quelque chose.
Le cgnseiller et le bramé traversèrent en
raisonnant toute la H^j^te-Asie. — Je fais
une réflexion, dit le brame > c'est qu'il n'y a pas
une république dans toute cette vaste partie du
monde. —Il y a eu afutrefois celle deTyr, dit le
conse^]ef, mais elle n'a pas duréJongtemps.
— Je copçois,dit le brame, qu'on ne doit trou-
ver sur la terre que très-peu de républiques. F^es
hommes sont rarement dignes de se gouverner
âux-mémes. Oe bonheur ne doit appartenic qu'à
de petits peuples qui se cachent dans les îles, ou
entre les moiftagne3, comme des lapins qui se
dérobent aux animaux carnassiers ; mais à la
longue ils sont découverts et dévorés.
Quand les deux voyageurs furent arrivés dans
l'Asie Mineure, le conseiller dit au brame: —
Croiriez-vous bien qu'il y a eu une république,
formée dans un coin de l'Italie, qui a duré plus
de cinq cents ans, et qui a possédé cette Asie
Mineure, l'Asie, l'Afrkjue, la Grèce, les Gaules,
l'Espagne et Htalie entière? — Elle se tourna
doue bien vile en monarchie? dit le brame. —
Vous l'avez deviné, dit l'autre; mais cette mo-
narchie est tombée, et nous faisons tous les
jours de belles dissertations pour trouver les
SS ESPRIT DE VOLTAIRE.
causes de sa décadence et de sa chute. — Vous
prenez bien de la (leine, dit Tlndten ; cet empire
est tombé parce qu'il existait. 11 faut bien que
tout tombe ; j'cspèVe bien qu'il en arrivera tout
autant à l'empire du Grand Mogol.
— A propos, dit l'Européen, croyez-vous qu'il
faille plus d'honneu/ dans un État despotique et
plus de vertu dans une république? L'Indien
s'étant fait expliquer ce qu'on entend far hon-
neur, répondit que l'honneur était ^lus néces-
saire dans une république, et qu'on avait bien
plus besoin de vertu dans un État monarchique;
car, dit-il, un homme qui prétend être élu pac
le peuple ne le sera pas s'il est déshonoré; au
lieu qu'a la cour il pourra aisémeAt obtenir une
charge, selon la maxime d'un grand prince, qu'un
courtisan, pour réussir, doit n'avoir ni honneur
ni humeur. A l'égard de la vertu, fi en Caut pro-
digieusement dans une cour pour oser dire la
vérité. L'homme vertueux est bien plus à son aise
dans une république; il n'a personne à flatter.
— Croyez-vous, dit l'homme d'Europe, que les
lois et les religions soient faites pour les climats,
de même qu'il faut des fourrures à Moscou et des
étoffes de gaze à Delhi? — Oui, sans doute, dit
le brame ; toutes les lois qui concernent le phy-
sique sont calculées pour le méridien qu'on
habite; il ne faut qu'une femme à un Aile-
^■•^^^^
»«^wi»*"0»"^^^«P*Pfli^"T^B«"^^
POLLTIQUK. 89
É
mand, et il en faut trois ou quatre à un Persan.
Les rites de la 'religion sont de même nature.
Çi^mraent voudriez-vous, si j'étais chrélien, que
je dtse la messç dans ma province, où il n'y a ni
pain 'ni! vin? A ^ard des dogmes, c'est autre
chose; -le climat n'y fait rien. Votre religion
nVt-elIe pas commencé en-Asie, d'où elle a été
chassée? N'existe-t-elle pas vers la mer Baltique,
où elle é^it inconnue?
-^ Dans qutf Blat, sous qwelle domination
*imeriez.-vous mieu\ de vivre? dit le conseiller.
— Partout ailleors que eheff moi, dit son com-
pagnon ; et j'ai trouvé beaucoup de Siamois, de
Toncminois, de Persans et de Turcs qui en
disaient avtant. — Mais encore une fois, dit
l'Européen, ^el État choisiriez- vous? Le brame
répondit : Celui où l'on n'obéit qu'aux lois. —
C'est une vieille réponse, -dit le conseiller. —
Ell« n'en esi pas )»lus manvaise, dit le brame. —
Où. est ce pays-là? dit le conseiller. Le brame
d!t: Il faut lecherdier.
DE i PATRIE.
Nous nous borneront ici, selon notre usage, à
90 ESPRIT DE YOLTAIM.
proposer quelques questions que nous ne pou-
vons résoudre.
Un juif a-t-il une patrie? Siî est né Coïnabre,
c'est au milieu d'une trou]ie d'ignorants absorbés
qui argumenteront contre 1|^, et auxquels il
ferait des réponses absurdes, s'il osait réponclre.
Il est surveillé par ées inquisiteurs qui le feront
brûler s'ils savent qu'il ne mange point de ferd,
et tout son bien leur appartiendra. Sa patrie
est-elje à GoïnUtre? peut-ii aisier ten4r^peflt
Coïmbre? Peut-il dire comme dans les Horace^
de Pierre Corneillo^acte i*'', scène i'% et acte 11%
scène iii«) :
Mon cher pays est mon premier amtfitr...
Mourir pour la patrie est un si digne sud»
Qu'on briguerait en foule une si belle morti— Tarare !
Sa patrie est-ello JërusDea? Il a oui i}irc
vaguement qu'autrefois ses anoétres, quels qu'ils
fussent, ont 4iabité ce terr^n* pierreux et stérite,
bordé d'un désert abominable, et que les Twcs
sont maîtres aujourd'hui de ce petit pays dont'
ils ne retirent presque rien. Jérusalem Vest pas
sa patrie. Il n'en a pi^iYit; il n'a pas sur la^Wre
un pied carré qui kii apparùenne.
Le Guèbre, esclave des Turcs ou des Persans,
ou du Grand Mogol , pMt4i compter pour «a
POLITIQUE. 91
pairie quelques pyrées qu'il élève en secret sur
des montagnes?
Le Banian, rArménien, qui passent leur vie à
coifrif dans tout l'Orient, et à faire le métier de
■courtiers, peuvent-ils dire : « Ma chère patrie,
ma chère patrie?» Ils n'en ont d'autre que leur
■bourse et leur livre de compte.
Parmi nos nations d'Europe, tous ces meur-
'iriers qui louent leurs services, et qui vendent
leur sai)g au premier roi qui veut les payer, ont-
^s une patrie? Ils en ont bien moins qu'un oiseau
de proie qui revient tous les soirs dans le creux
du rocher où sa mère fit son nid.
Les moines oseraient-Hs dire qu'ils ont une
patrie? Elle est, disent-ils, dans le ciel ; à la
bonne heure, mais dans ce monde je ne leur en
connais pas.
Ce mot dé patrie serait-Il bien convenable
dans la bouche d'un Grec qui ignore s'il y eut
jamais un Mlltiade, un Agésilas, et qui sait seu-
4ement qu'il est l'enclave d'un janissaire, lequel
•est esclave d'un aga^ lequel est esclave, d'un
bâcha, lequel est enclave d'pn ¥isir, lequel est
esclave d'un padisha, que nous £(ppel«ns à Paris
le Grand Turc?
Qu'est-ce donc que la patrie ? Ne serait-ce pas
par hasard un bon champ dont le possesseur,
4Qgé eemmodément dans une maison bien tenue,
92 ESPRIT 0£ VOLTAIRE.
pourrait dire : «Ce champ que je culfrve, cette
maison que j'ai bâtie, sont à mol : j'y vis sous la
protection des lois, qu'aucun tyran ne peut en-
freindre. Quand ceux qui possèdent, comme moi,
des champs et des maisons s'assemblent pour
leurs intérêts communs, j'ai ma voix dans cette
assemblée ; je suis une partie du tout, une partie
de la communauté, une partie de la souveraineté :
'voilà ma patrie. » Tout ce qui n'est pas cette ha-
bitation d'hommes, n'est-ce pas quelquefois une
écurie de chevaux sous un paleCrenier qui leur
donne à son gré des coups de fouet? On a une
patrie sous un bon roi, on n'en a point sous un
niéchani.
SUR LA GUERRE.
Tous les animaux sont perpétuellement en
guerre; chaque espèce est née pour en dévorer
une autre. Il n'y a pas jusqu'aux moutons et aux
colombes qui n'avalent une quantité prodigieuse
d'animaux imperceptibles. Les mâles de la même
espèce se font la guerre pour des femelles, eoftuno
POLlTll^B. 95
Ménélas et Paris. L'air, la terre elles eaux sont
des cbamps de deslruclion.
II semble que, Oie» ayant étonné la rarson^ux
homnies, cette raisoa doive tes avertir de ne pas
s'avilir à imiier lesammaux, surtout quand la na-
ture ne leur a donné m armes pour tuerleurss^na-
blables, ni instinct qui les porte à sucer leur sang.
• ' Cependant, la guerre meurtrière est tellement
le partage affreux de Thoiprae , qu^excepèé doux
OH trois naiioTis, ri n'en est point que leurs an-
ciennes histoires ne représentent armées les unes
contre les autres. Manichéens, voilà votre excuse.
Le plus déterminé des flatteui^ conviendra sans
peine quo la guârre traîne toujours à sa suite la
peste et la famine, pour peu qu'il ail vu tes hôpi-'
taux des armées d'Allemagne, et quMI ait pî^
dans quelques* villages où il se sera fait quelque
grand exploit de guerre.
C'estsans douxc un très-bel art (fH« celui qui
désole les campagnes , détruit les ha.bitali^ï«,
et fait périr, année commune, quarante* mille
hommes sur cent mille. Celte invention f^t d'a-
bord cultivée par des nations assemblées pour
leur bien commun; par exemple, la dicte des
Qrecs déclara à la diète» de la Phrygie et des
peuples voisins qu'elleallait partir svrun millier
de barques de pêcheurs pour aller les exterminer
si elïepouvaiî.
04 ESPRIT DE VOliTAIRE.
Le peuple romai» assemblé jugeait quMl était
de son inféréi d'aller se battre avant moisson
contre le peuple dê^Véies, au centre les Voisques.
Et quelques années «près, tou« les Romain^, étant
en colère contre tous les Carthaginois, s& bat-
tirent longtemps sur mer ei sur torre. Il n'en est
pas de même aujourd'hui.
Un généalogiste prouve à un prince qu'il des-
cend en droite ligne d'un .comte dont les parents
avaient fait un pacte de famille,m y a trois ou
quntre cents ans, avec une.maiaon dont la mé-
moire même ne sul)«iste plus. Cette maison avait
des prétentions poignées sur une province dont
le dernier possesseur est morL d'apoplexie ; le
princo et son conseil veient son droit évident.
Cette proTince, qui est k quelques centaines de
lieues de lui, a beau protester qu'elle ne le con-
naît pas, qu'elle n'a nulle envie d'êtrcgouvemée
par lui, qu«, pour' donner des lois aux gène, il
fi»u4 au moins avoir leur consentement ; ces dis-
cours fie parvtennfint pas seulement aux oreilles
(lu prince, dont le droit est incontestable. Il
trouve incontinent un grand nombre d'hommes
qui n'ont rien à perdre; il les habille d'un gros
drap bleu à cent dix «sous l'aune, borde leurs
chapeaux av£c du gros fil blanc, les fait tourner à
droite et à gauche, et marche à la gloire.
Lee autres princes qui entendent parler <le
celle équipée *y prenneal pari, chtcuo selon son
pouvAr, et coBvrent tine petite ét^doe de pays
(le plus de meurtriers mercenaires que Gengiskan,
Tanerian, Bajazet, 'n'en traînèrent à leur suile.
Des peuples assez éloignés entendent dire
qu^on va se bai^re^ et qu^il y a cinq jOU six sous
par jour à gagner pour eux, s'ils veulent être "de
la partie ; ils se (fivi«ei»t aussitôt en d^ux bandes
con^nie des moissonneurs, et vont vendre leurs
services àrt^icooque veut les employer. •
Ces rnukitudes s'acharneiitles unes e^ntre les
autres, non-seulement sans êVjoir aucun intérêt au
procès, mais sans savoir même de quoi il s'agit.
t09 voit à la fois cinq ou9TK puissances belli-
gérantes, tantôt trois .contre trois, tantôt-» deux
contre q^tre, tantôt «ne contre cinq, se détesianl
toutes également les unes les attires, s'uniss«int
et s'a ttaquant tour à tour; toutes d'accord en' un
seul point, celui de faire tout le mal possible.
Le toerveilleux ée cette entrepose fnfernale,
c'est que chaque chef des meurtriers fait«bé||ir
ses drapeaux et invoque Dilëu solennellement
* avant d'aller exterminer «on procliain. Si un chef
n'a'éo que le bonheur de faire égot|er éem ou
jrois mille homnll^s, il n'en remercie point Dieu ;
mais, lors(}u'il 7 en a eu environ dix nville
exterminés ^r le feu et par le fer, et que, pour
cotnbie (le ^àco, quelque ville a 4té détruilt de
96 ESPRIT DS VObTAIRB.
fond en eoMblfe, .alors oh chante àquaire parties
une chanson- assez longQe, composée dans une
langue inconnue à tous ceux qui ont combattu.
La même chanson sert pourries mariages et pour
les naissaïuïes, ainsi que pour les meurtres ; ce
qui n'est pas pardonnable, surtout daiïs la nation
(a plus renommée pour les cl||iosonà tiouvelles.
AVANTAGES DU LUXE.
SECTION PRBMIÈRE.
Pans un pays où tout le monde allait ^ëQ^
nus, le premier qui se fit faire une paire de
souliers avait*il du luxe? N'était-ce pas un
homme très-sensé et très-industrieux ? ■
N'en esl-il pas de même da celui qui eut la
première cheiuisc? Pour celui qui la fit blanchir
et repasser, je le crois un géaie pleii> de. res-
sources et capable de gouverner un État.
Cependant, ceux qui n'étaient pas acconlumég
à (lorter des chemises blanches le prirent pour
<in riche efféminé qui corrompait ht natiou.
-«- Gardez- vous du luxe, disait Caton aux
POLITIQUE. Of
Romains': vous ate^ subjugué la proviace du
Phase, mais lie inîmgez jamais de faisai»; vous
av^z conquis le pays où croît le coton, couchez
sur la dure; vous avez volé à main armée Vor,
Targent et les pierreries de vingt nîrtions, ne
soyez jamais assez sols pour vous en servir;
manque^ de tout après avoir tout pris : il faut
ffbe les voleurs de grand châmia soient vertueaK
et libres.
ftucullus lui répondît : — Mon ami, souhaite
plutôt que Crassus, Pompée, César et moi, nous
dépensions tout en hixe. Il faut bien que les grands
voleurs se battent pour le partage des dépouîlles.
Rome doit être îîsservie, mais elle le sera bfen
plus toi et bien plus sûrement par l'un de nous,
si nous fusons valoir conune toi notre argent,
que si nous le dépensons en superfluilés et en
plaisirs. Souhaite que Pompée et César s'appau-
vrisspnf assez pour n'avoir pas de T[uoi soudoyer
des armées. »
Il n'y a pas longtemps qu'un homme de Nor-
wége reprochait le luxe à un HoHandais. — Qu'est
devenu, disait-il, cet heureux temps où un
négociant, partant d'Amsterdam pour les Gran-
des-Indes, laissait un quartier de bœuf fumé
dans sa cuisine, et le retrouvait à son retour?
Où sont vos cuillers de bois et vos fourchettes
de fer? n'cst-il pas honteux pour un sage
96 ESPRIT DE YOLTAIRB.
Hollandaift de coucher dans un Nt de' damas?
— Va-l'en à lalaviaj lui répondit i'hom me
d'Amsterdam; gagne comme moi dix Idnncs
d*or, et vois si l'envie ne le prendra pas d'être
biçn velu, bien nourri et bien logé.
Depuis celte conversation, on a écrit vingt
volumes sur le luxe, et ,ces livre? ne -l'ont ni
dimjnué, ni augmenté.
SBCTTO?ï lî.
On a déckimé contre le luxe depuis dQiix mille
ans, en vers et en prose, et on l'a toujours aimé.
Que n'a-t-on pas dit des premiers tlomains?
Quand ces brigands ravagèrent et pillèi^t let
moissons; quand, pour alimenter leih' pauvre
village. Ils détriûsirent les 'pauvres villages des
Volsques et des Samnites, c'étaient des hommes
désintéressés el vertueux ; ils n'avaient pu eiuîore
voler ni or, nîsrgenl, ni pierreries, parce qu'il n'y
en avait point dans les bourgs qu^ils saccagèrent.
Leurs bois ni leurs marais ne produisaient ni
perdrix, ni faisans, et on loue leur tempérance.
Quand de proche en proche ils eurent tout
irillé, tout volé du fond du golfe Adriatique à
TEuphrate, et qu'ils eurent assez d'esprit pour
jouir du fruit de leurs rapines; quand ils culli-
vèrejit les arls, qu'ils goûtèrent tous les plaisirs,
POLITIQUE. 9B
et qu'ils les firent m^me goûter aux vaincns, ils
eessèrent alors, dit-on, d'être sages et gens de
bien.
Toutes ce^écla mations se réduisent à prouver
qu'un voleur ne doit, jamais ni manger îe diuer
qu'il a pri«; ni porter l'habit qu'il a dérobé, ni sc^
parer de la bague qu'il a, volée. Il fallait^ #it-on/
jeter tout cela dans ta. rivière, pour vivre en hoif-
uétes gens. Dites plutôt qu'il ne fallait pas voler.
Condamnez les brigands quand ils pillent; nmis
ne les traitez pas dlnsensés quand Hs jouissent.
De bonne foi, lorsqu'un grand nombre de-marins
anglais se sont enrichis à la prise de Pondichcri
et de la Havane, ont-ils eu tort d'avoir ensuite
du plaisir à Londres, pour prix de la peine qu'ils
avaient eue au fond de l'Asie et de l'Amérique?
Les déclamaleurs voudraient qu'on enfouît les
richesses qu'on aufait amassées par le sort des
armes, par l'agriculture, par le commerce, et par
l'industrie. Ils citent Lacédémonc : que ne citent-
ils aussi ta république de Saint-Marin? Quel bien
Sparte fît-elle à la Grèce? Eut-elle jamais des
Démosthènes, des Sophocle, des Apellcs et des
Phidias? Le luxe d'Athènes a fait des grands
hommes en tout genre; Sparte a eu quelques
capitaines, et encore en moins grand nombre que
les autres villes. Mais, à la bonne heure, qu'une
aussi petite république que Lacédémone conserve
100 ESPRIT BE VOLTAIRE.
sa pauvreté. On arrive à la mort aussi bien en
manquant de tout qii^en jouissant de ce qui peut
rendre la vie agréable. Le sauvage du Canada
subsiste ei atteint la vieillesse comqie le citoyen
d'Angleterre qui a cinquante mille guinées de
revenu. Mais qui comparera jamais le pays des
1 roquais à l'Angleterre?
' Que la république de Raguse et^le canton de
Zug fassent des lois somptuaires, ils ont rai§on,
il tant que le pauvre ne dépense point au delà de
ses forces; mais j'ai lu quelque part :
Sachez surtout que le luxe enrichit
Un grand État, s'ih en perd un petit ♦.
Si* par le luxe vous entendez l'excès, on sait
que l'excès est pernicieux en tout genre, dans
l'abstinence comme dans la gourmandise, dans
l'économie comme dans la libéralité. Je ne sais
comment il est arrivé que dans ces villages où la
terre est ingrate, les impôts lourds, la défense
d'exporter le blé qu'on a semé intolérable, il n'y
a guère pourtant de colon qui n'ait un bon babil
de drap et qui ne soit bien cbaussé et bien
* Les lois sompUiaircs sont, par leur nature, une violation du
droit de propriété. Si dans un petit Étati! n'y a point une grande
inégalité de fortune, il n'y aura pas de luxe : si celte inégalité
y existe, le luxe en est le remède.
POLITIQDB. lOi
nourri. SI ce colon laboure avec son bel habit,
avec du linge blanc, les cheveux frisés et pou-
drés, voilà certainement te plus grand luxe et le
plus inapertisent; mais qu'un bourgeois de Paris
ou de Londres paraisse au spectacle vêtu comme
ce paysan, voilà la lésine la plus grossière et la
plus ridicule.
» Est modus in rébus, suât certi denique fines,
> Quos ultra citraque n«qult consistera rectum. »
(HoR. lib. I, sat. I. )
Lorsqu'on inventa les ciseaux, qui ne sont
certainement pas de l'antiquité la plus haute,
que ne dit-on pas contre les premiers qui se
rognèrent les ongles et qui coupèrent une partie
des cheveux qui leur tombaient sur le nez? On
les traita sans doute de pelits-maitres et de pro-
digues, qui achetaient chèrement un instrument
de la vanité, pour gâter l'ouvrage du Créateur.
Quel péché énorme d'accourcir la corne que Dieu
fait naître au bout de nos doigts t C'était un ou-
trage à la Divinité. Ce fut bien pis quand on
inventa les chemises et les chaussons. On sait
avec quelle fureur les vieux conseillers, qui n'en
avaient jamais porté, crièrent contre les jeunes
magistrats qui donnèrent daiis ce luxe funeste.
i02 ESPRIT DE VOLTAIRE.
DE LA GLOIRE.
La gloire est la réputation jointe à l'estime;
elle est au comble quand Tadmiralion s'y joint.
Elle suppose toujours des choses éclatantes, en
actions, en vertus, en talents, et toujours de
grandes difficultés surmontées. César, Alexandre
ont eu de la gloire. On ne peut guère dire que
Socrate en ait eu. Il attire l'estime, la vénération,
la pitié, l'indignation contre ses ennemis; mais
le terme de gloire serait impropre à son égard :
sa mémoire est respectable plutôt que glorieuse.
Attila eut beaucoup d'éclat; mais il n'a point de
gloire, parce que l'histoire, qui peut se tromper,
ne lui donne point de vertus. Charles XII a
encore de la gloire, parce que sa valeur, son
désintéressement, sa libéralité, ont été extrêmes.
Les succès suffisent pour la réputation, mais non
pas pour la gloire. Celle de Henri IV augmente
tous les jours, parce que le temps a fait connaître
toutes ses vertus, qui étaient incomparablement
plus grandes que ses défauts.
La gloire est aussi le partage des inventeurs
dans les beaux-arts; les imitateurs n'ont que des
applaudissements. Elle est encore accordée aux
POLITIQUE. i03
grands talents, mais dans des arts sublimes. On
dira bien, la gloire de Virgile, de Cicéron, mais
non de Martial et d'Aulu-Gelle.
On a osé dire la gloire de Dieu; il travaille
pour la gloire de Dieu; Dieu a créé le monde
pour sa gloire : ce n'est pas que PÊtre suprême
puisse avoir de la gloire; mais les hommes,
n'ayant point d'expressions qui lui conviennent,
emploient pour lui celles dont ils sont le plus
flattés.
La vaine gloire est cette petite ambition qui
se contente des apparences, qui s'étale danç le
grand faste, et qui ne s'élève jamais aux grandes
choses. On a vu des souverains qui, ayant une
gloire réelle, ont encore aimé la vaine gloire, en
recherchant trop de louanges, en aimant trop
l'appareil de la représentation.
La fausse gloire tient souvent à la vaine, mais
souvent elle porte à des excès; et la. vaine se
renferme plus dans les petitesses. Un prince qui
mettra son honneur à se venger cherchera ^ne
gloire fausse, plutôt qu'une gloire vaine.
QUATRIÈME PARTIE.
MORALE.
MORALE UNIVERSELLE.
La morale me paraît tellement aniversellc,
tellement calculée par l'Être universel qui nous
a formés, tellement destinée à servir de contre-
poids à nos passions funestes, et à soulager les
peines inévitables de cette courte vie, que, depuis
Zoroastre jusqu'au lord ^haftesbury, je vois
tous les philosophes enseigner la même morale,
quoiqu'ils aient tous des idées différentes sur le^
principes des choses. Nous avons vu que Hobbes,
Spinosa et Bayle lui-même, qui ont ou nié les
i06 BSPRli; DE VOLTAIRE.
premiers principes, ou qui en ont douté, ont
cependant recommandé fortement la justice et
toutes les vertus.
Chaque nation eut des rites religieux particu-
liers, et très-souvent d'absurdes et de révoltantes
opinions en métaphysique, en théologie; mais
s'agit-il de savoir s'il faut être juste, tout l'uni-
vers est d'accord.
DU JUSTE ET DE L'IN JUSTE.
Qui nous a donné le sentiment du juste et de
l'injuste? Dieu, qui nous a donné un cerveau et
un coeur. Mais quand votre raison vous apprend-
elle qu'il y a vice et vertu? Quand elle nous
apprend que deux et deux font quatre. 11 n'y a
point de connaissance innée, par la raison qu'il
n'y a point d'arbre qui porte des feuilles et des
fruits en sortant de la terre. Rien n^est ce qu'on
appelle inné, c'est-à-dire né développé; mais,
répétons-le encore. Dieu nous fait naître avec des
organes qui, à mesure qu'ils croissent, nous font
MORALE. i07
sentir tout ce que notre espèce doit sentir pour
ia conservation de cette espèce.
Gomment ce mystère continuel s*opère-t-iI ?
Dites-le-moi, jaunes habitants des îles de la
Sonde , noirs Africains, imberbes Canadiens, et
vous, Platon, Cicéron, Épictète ! Vous sentez tous
également qu'il est mieux de donner le superflu
de votre pain, de votre riz ou de votre manioc au
pauvre qui vous le demande humblement, que de
le tuer ou de lui crever les deux yeux. Il est
évident à toute la terre qu'un bienfait est plus
honnête qu'un outrage, que la douceur est préfé-
rable à l'emportement.
Il ne s'agit donc plus que de nous servir de
notre raison pour discerner les nuances de Thon-
néte et du déshonnête. Le bien et le mal sont
souvent voisins; nos passions les confondent:
qui nous éclairera? Nous-mêmes, quand nous
sommes tranquilles-. Quiconque a écrit sur nos
devoirs a bien écrit dans tous les pays du monde,
parce qu'il n'a écrit qu'avec sa raison. Ils ont tous
dit la même chose : Socrate et Épicure, Confutzée
et Cicéron, Marc-Antonin et Amurath II ont eu
la même morale.
Redisons tous les jours à tous les hommes: La
morale est uae, elle vient de Dieu; les dogmes
sont différents, ils viennent de nous.
Jésus n'enseigna aucun dogme métaphysique;
408 ESPRIT DE VOLTAIRE.
il n'écrivit point de caliiers tbéologiques ; il ne dit
point: Je suis consubstantiel; j'ai deux volontés
et deux natures avec une seule personne ; il laissa
aux cordeliers et aux jacobins, qui devaient venir
douze cents ans après lui, le soin d'argumenter
pour savoir si sa mère a été conçue dans le pécbé
originel ; il n'a jamais dit que le mariage est le
signe visible d'une chose invisible; il n'a pas dit
un mot de la grâce concomitante; il n'a institué
ni moines ni inquisiteurs ; il n'a rien ordonné de
ce que nous voyons aujourd'hui.
Dieu avait donné la connaissance du juste et
de l'injuste dans tous les temps qui précédèrent
le christianisme. Dieu n'a point changé et ne
peut changer :1e fond de notre âme, nos principes
de raison et de morale seront éternellement les
mêmes. De quoi servent à la vertu des distinc-
tion^ tbéologiques, des dogmes fondés sur ces
distinctions, des persécutions fondées sur ces
dogmes? La nature, effrayée et soulevée avec
horreur contre toutes ces inventions barbares,
crie à tous les hommes: Soyez justes, et non des
sophistes persécuteurs.
Vous lisez dans le Sadder, qui est l'abrégé des
lois de Zoroastre, celte sage maxime : c Quand il
» est incertain si une action qu'on te propose est
» juste ou injuste, abstiens-toi. » Qui jamais a
donné une règle plus admirable? quel législateur
MaRALI. ' 109
a inieHX parle? Ce n'est pas là le système des
apinions probables, inventé par des gens qui
s'appelaient la société de Jésus.
BORNES DE L ESPRIT HUMAIN.
On demandai! un jour à Newton pourquoi il
marchait quand ilp avait envie, et comment «on
bras et s^ main se ijemuaient à sa volonté. Il
répondit bravement qu'il n'en savait rien. Mais
du moins, lui dit-on, vous qui connaissez si bien
la gravitation des planè^es^ vous me direz par
quelle raison elles tournent dans un sens plutôt
que dans un autre; et il avoua encot% ^'il n'en
savait rien.
Ceux qui enseignèrent que l'Océan était salé
de peur qu'il ne se corrompît, et que les marées
étaient faites pour conduire nos vaisseaux dans
nos ports % furent un peu honteux quand on leur
répliqua que la Méditerranée a des ports et point
de reflux. Musschenbroeck lui-même est tombé
dans cette inadvertance.
* L'abbé Plucbe, dans le Spectacle de la nature.
110 ESPRIT DB VOLTAIRE.
Quelqu'un a-l-il jamais pu dire précisément
comment une bûche se change dans son foyer en
charbon ardent, et par quelle mécanique la chaux
s'enflamme avec de l'eau fraîche?
Le premier principe, du mouvement du cœur
dans les animaux est-il bien connu? a-t-on
deviné ce qui nous donne les sensation s^ les
idées, la mémoire? Nous ne connaissons pas plus
ressente de la matière que les enfants qui en
touchent la superficie.
Qui nous apprendra par quelle mécanique ce
grain de blé que noiis ietonsven terre se relève
pour produire un tuyau ohtirgé d'un épi, et com-
ment le même sol produit une pomme au haut de
cet arbre, et une châtaigne à l'arbre voisin? Plu^
sieurs docteurs ont dit " : Que ne sais-je pas ?
Montaigne disait : Que sais-je?
Décideur impiloy^hle , pédagogue à phrases,
Misonneur fourré, tu cherches les bornes de ton
esprit* Elles sont au bout de ton nez.
DU SENS COMMUN.
11 y a quelquefois dans les expressions vulgaires
MORALE. 111
une image de ce qui se passe au fond du cœur de
tous les hommes. Sensus communis signifiait
chez les Romains, non-seulement sens commai),
mais humanité, sensibilité. — Gomme nous ne
valons pas les Romains, ce mot ne dit chez nous
que la moitié de ce qu'il disait chez eux. Il ne
signifie que le bon sens, raison grossière, raison
commencée, première notion des choses ordi-
naires, état mitoyen entre la stupidité e^Tesprit.
c Cet homme n'a pas le sens commun, » est une
grosse injure. « Cet hommg ti le sens commun, >
est une injure aussi ; cela veut dire qu'il n^est
pas tout à fait stupide, et qu'il manque de ce
qu'on appelle esprit. Mais d'où vient cette ex-
pression sens commun, si ce. n'est des sens?
Les hommes, quand ils inventèrent ce mot,
faisaient l'aveu que rien n'entrait dans l'âme
que par les sens; autrement, auraient-ils employé
le mot de sens pour signifier le raisonnement
commun?
On dit quelquefois: «Le sens commun est fort
rare; » que signifie cette phrase? Que dans
plusieurs hommes la raison commencée est
arrêtée dans ses progrès par quelques préjugés ;
que tel homme qui juge très-sainement dans une
affaire se trompera toujours grossièrement dans
une autre. Cet Arabe, qui sera d'ailleurs un bon
calculateur, un savant chimiste, un astronome
H 2 ESPRIT DB VOLTAIRE.
exact, croira cependant que Mahomet a mis la
moitié de la lune dans sa manche.
"Pourquoi ira-tM) au delà du sens commun
dans les troi? sciences dont je parle, et sera-t-il
au-dessous du sens commun quand il s'agira de
cette moitié de lune? C'est que, dans les premiers
cas, il a vu avec séreux, il a perfectionné son
intelligence; et, dans le second, il a vu par les
yeux d'aulrui, il a fermé les siens, il a perverti
le sens commun qui est en lui.
Comment cet élrp^e renversement d'esprit
peut-il s'opérer? comment les idées, qui mar-
chent d'un pas si régulier et si ferme dans la
cervelle sur un grand nombre d'objets, peuvent-
elles clocher si misérablement sur un autre mille
fois plus palpable et plus aisé à comprendre? Cet
homme a toujours en lui les mêmes principes
d'intelligence ; il faut donc qu'il y ait un organe
vicié, comme il arrive quelquefois que le gourmet
le plus fin peut avoir le goût dépravé sur une
espèce particulière de nourriture.
Comment l'organe de cet Arabe, qui voit la
moitié de la lune dans la manche de Mahomet,
est-il vicié? C'est par la peur. On lui a dit que,
s'il ne croyait pas à cette manche, son âme, im-
médiatement-après sa mort, en passant sur le
pont aigu, tomberait pourgamais dans l'abime;
on lui a dit bien pis : « Si jamais vous doutez de
-^
MORALE. 115
celle manche, nn derviche vous Irailera d'impie ;
un aalre vous prouvera que vous êles un insensé
qui, ayant tous les motifs possibles de crédil)ililé,
n'avez pas voulu soumettre votre raison superbe
à l'évidence; un troisième vous déférera au petit
divan d'une petite province, et vous serez légale-
ment empalé. »
Tout cela donne une terreur panique au bon
Arabe, à sa femme, à sa sœur, à toute la petite
famille. Ils ont du bon sens sur tout le reste,
mais sur cet article leur imagination est blessée, '
conHue celle de Pascal, qui voyait continuelle-
ment un précipice auprès de son fauteuil. Mais
notre Arabe croit-il en eiTet à la manche de
Mahomet? Non ; il fait des eiTorts pour croire ; il
dit : « Gela est impossible, mais cela est vrai; je
crois ce que je ne crois pas. » Il se forme dans sa
tête, sur cette manche, un chaos d'idées qu'il
craint de débrouiller; et c'est véritablement
n'avoir pas le sens commun.
LES AVEUGLES JUGES DES COULEURS.
Dans les commencements de la fondation des
114 ESPRIT DB VOLTAIRE.
Quinze-Vingts, on sait qu'ils étaient tousi égaux,
et, que leurs petites affaires se décidaient à la plu-
ralité^es voix. Ils distinguaient parfaitement au
toucher la monnaie de cuivre de celle d'argent;
aucun d'eux ne prit jamais du vin de Brie pour
du vin de Bourgogne. Leur odorat était plus fin
que celui de leurs voisins, qui avaient deux yeux.
Ils raisonnèrent parfaitement sur les quatre sens,
c'est-à-dire qu'ils en connurent tout ce qu'il est
permis d'en savoir, et ils vécurent paisibles et
" fortunés autant que des Quinze-Vingts peuvent
l'être. Malheureusement, un de leurs professeurs
prétendit avoir des notions claires sur le sens de
la vue; il se fit écouter, il intrigua, il forma des
enthousiastes ; enfin, on le reconnut pour le chef
de la communauté. 11 se mit à juger souveraine-
ment des couleurs, et tout fut perdu.
Ce premier dictateur des Quinze-Vingts se
forma d'abord un petit conseil, avec lequel il se
rendit le maître de toutes les aumônes. Par ce
moyen, personne n'osa lui résister. 11 décida que
tous les habits des Quinze-Vingts étaient blancs;
les aveugles le crurent : ils ne parlaient que de
leurs beaux habits blancs, quoiqu'il n'y en eût
pas un seul de cette couleur. Tout le monde se
moqua d'eux; ils allèrent se plaindre au dic-^
tateur, qui les reçut fort mai; il les traita de
novateurs, d'esprits forts, de rebelles, qui se
MORILB. 415
laissaient séduire par les opinions erronées de
ceux qui avaient des yeux, et qui osaient douter
de l'infaillibilité, de leur maître. Cette querelle
forma deux partis.
Le dictateur, pour les apaiser, rendit un arrêt
par lequel tous leurs babits étaient rouges. Il
n'y avait pas un habit rouge aux Quinze- Vingts.
On se moqua d'eux plus que jamais ; nouvelles
plaintes de la part de la communauté. Le dic-
tateur entra en fureur, les autres aveugles aussi;
on se battit longtemps, et la paix ne fut rétablie
que lorsqu'il fut permis à tous les Quinze-Vingts
de suspendre leur jugement sur la couleur de
leurs babits.
Un sourd, en lisant cette petite histoire,
avoua que les aveugles avaient eu tort de juger
des couleurs ; mais il resta ferme dans l'opinion
qu'il n'appartient qu'aux sourds de juger de la
musique.
LA PIRÇ IGNORANCE.
Il y a bien des espèces d'ignorances; In pire
de toutes est celle des critiques. Ils sont obli-
116 ESPRIT DE VOLTAIRE.
gés, comme on sait, d'avoir doublement raison,
comme gens qui affirment , et comme gens qui
condamnent. Ils sont donc doublement coupables
quand ils se trompent.
DE LA CURIOSITÉ.
C'est, à mon avis, la curiosité seule qui fait
courir sur le rivage pour voir un vaisseau que la
tempête va submerger. Gela m'est arrivé ; et je
vous jure que mon plaisir, mêlé d'inquiétude et
de malaise, n'était point du tout le fruit de ma
réflexion ; il ne venait point d'une comparaison
secrète entre ma sécurité et le danger de ces in-
fortunés ; j'étais curieux et sensible.
A la bataille de Fontenoi, les petits garçons
et les petites filles montaient sur les arbres
d'alentour pour voir tuer du monde.
Les dames se firent apporter des sièges sur un
bastion de la ville de Liège pour jouir du spectacle
à la bataille de Raucoux.
Quand j'ai dit : « Heureux qui voit en paix se
former les orages , » mon bonheur était d'être
tranquille et de chercher le vrai, et non pas de
MORALE. 117
voir souffrir des êtres pensants, persécutés pour
ravoir cherché, opprimés par des fanatiques ou
par des hypocrites.
Si^ l'on pouvait supposer un ange volant sur
six belles ailes du haut de Tempyrée, s'en allant
regarder par un soupirail de Tenfer les tourments
et les contorsions des damnés, et se réjouissant
de ne rien sentir de leurs inconcevables dou-
leurs, cet ange tiendrait beaucoup du caractère
de Belzébuth.
Je ne connais point la nature des anges, parce
que je ne suis qu'homme ; il n'y a que les
théologiens qui la connaissent : mais, en qualité
d'homme, je pense par ma propre expérience, et
par celle de tous les badauds mes confrères,
qu'on ne court à aucun spectacle, de quelque
genre qu'il puisse être, que par pure curiosité.
Cela me semble si vrai, que le spectacle a beau
être admirable, on s'en lasse à la fin. Le public
de Paris ne va plus guère au Tartufe, qui est le
chef-d'œuvre des chefs-d'œuvre de Molière; pour-
quoi? C'est qu'il y est allé souvent; c'est qu'il le
sait par cœur. Il en est ainsi à^Andromaque,
Perrin Dandin a bien malheureusement raison
quand il propose à la jeune Isabelle de la mener
voir comment on donne la question; cela fait,
dit-il, passer une heure ou deux. Si cette antici-
pation du dernier supplice, plus cruelle souvent
8
118 ESPRIT DK VOLTAIRE.
que le supplice même, était un spectacle public,
toute la ville de Toulouse aurait volé en foule
pour contempler le vénérable Calas souffrant à
deux reprises ces tourments abominables, sur
les conclusions du procureur général. Pénitents
blancs, pénitents gris et noirs, femmes, filles,
maîtres des jeux floraux, étudiants, laquais, ser-
vantes, filles de joie, docteurs en droit canon,
tout se serait pressé. On se serait étouffé à Paris
pour voir passer dans un tombereau le malheu-
reux général Lalli avec un bâillon de six doigts
dans la bouche.
Mais, si ces tragédies de cannibales qu'on
représente quelquefois chez la plus frivole des
nations, et la plus ignorante en général dans les
principes de la jurisprudence et de l'équité; si
les spectacles donnés par quelques tigres à des
singes, comme ceux de la Saint-Bartbélemi et ses
diminutifs, se renouvelaient tous les jours, on
déserterait bientôt un tel pays ; on le fuirait avec
horreur; on abandonnerait sans retour la terre
infernale où ces barbaries seraient fréquentes.
Quand les petits garçons et les petites filles
déplument leurs moineaux, c'est purement par
esprit de curiosité, comme lorsqu'elles mettent
en pièces les jupes de leurs poupées. C'est cette
passion seule qui conduit tant de monde aux
exécutions publiques, comme nous l'avons vu.
MORALE. lltl
« Étrange empressement de voir des misérables !»
a dit l'auteur d'une tragédie *.
Je me souviens qu'étant a Paris lorsqu'on fil
souffrir à Damiens une mort des plus recher-
chées et des plus affreuses qu'on puisse imaginer,
toutes les fenêtres qui donnaient sur la place
furent louées chèrement par les dames. Aucune
d'elles assurément ne faisait la réflexion conso-
lante qu'on ne la tenaillerait point aux mamelles,
qu'on ne verserait point du plomb fondu et de la
poix résine bouillante dans ses plaies, et que
quatre chevaux ne tireraient point ses membres
disloqués et sanglants. Un des bourreaux jugea
plus sainement que Lucrèce, car, lorsqu'un des
académiciens de Paris voulut entrer dans l'en-
ceinte pour examiner la chose de plus près, et
qu'il fut repoussé par les archers : « Laissez
entrer monsieur, dit-il, c'est un amateur. »
C'est-à-dire c'est un curieux; ce n'est point par
méchanceté qu'il vient ici, ce n'est pas par un
retour sur soi-même, pour goûter le plaisir
de n'être pas écartelé : c'est uniquement par
curiosité, comme on va voir des expériences c!e
physique.
La curiosité est naturelle à l'homme, aux
singes et aux petits chiens. Menez avec vous un
* Tancrède^ acte III, scène III.
l!20 ESPRIT DE VOLTAIRE.
pelil chien dans votre carrosse, il mettra conli-
nuellement ses pattes à la portière poar voir ce
qui se passe. Un singe fouille partout, il a Tair
de tout considérer. Pour l'homme, vous savez
comme il est fait; Rome, Londres, Paris, passent
leur temps à demander te qu'il y a de nouveau.
AVANTAGES DE LA FRIVOLITÉ.
Ce qui me persuade le plus de la Providence,
disait le profond auteur de Bâcha Bilboquet, c'est
que, pour nous consoler de nos innombrables
misères, la nature nous a faits frivoles. Nous
sommes tantôt des bœufs ruminants accablés
sous le joug, tantôt des colombes dispersées
qui fuyons en tremblant la griffe du vautour,
dégouttante du sang de nos compagnes : renards
poursuivis par des chiens, tigres qui nous dévo-
rons les uns les autres, nous voilà tout d'un
coup devenus papillons, et nous oublions en
voltigeant toutes les horreurs que nous avons
éprouvées.
Si nous n^étions pas frivoles, quel homme
pourrait demeurer sans frémir dans une ville ou
MORALE. 121
l'on brûla une maréchale, dame d'honneur de la
reine, sons prétexte qu'elle avait fait tuer un coq
blanc au clair de la lune? dans cette même ville
où le maréchal de Marillac fut assassiné en céré-
monie, sur un arrêt rendu par des meurtriers
juridiques apostés par un prêtre dans sa propre
maison de campagne, où il caressait Marion de
Lorme comme il pouvait, tandis que ces scélérats
en robe exécutaient ses sanguinaires volontés?
Pourrait-on se dire à soi-même, sans trembler
dans toutes ses fibres, et sans avoir le cœur glacé
d'horreur : Me voici dans cette même enceinte où
l'on rapportait les corps morts et mourants de
deux mille jeunes gentilshommes égorgés près du
faubourg Saint-Antoine, parce qu'un homme en
soutane rouge avait déplu à quelques hommes
en soutane noire?
Qui pourrait passer par la rue de la Ferron-
nerie sans verser des larmes, et sans entrer dans
des convulsions de fureur contre les principes
abominables et sacrés qui plongèrent le couteau
dans le cœur du meilleur des hommes et du plus
grand des rois?
On ne pourrait faire un pas dans les rues de
Paris le jour de la Saint-Barthélemi, sans dire :
C'est ici qu'on assassina un de mes ancêtres pour
l'amour de Dieu; c'est ici qu'on traîna tout
sanglant un des aïeux de ma mère; c'est là que
1:2^ ESPRIT DE VOLTAIRE.
la moitié de mes compatriotes égorgea raiilrc.
Heureusement, les hommes sont si légers, si
frivoles ,. si frappés du présent, si insensibles au
passé, que, sur dix mille, il n'y en a pas deux ou
trois qui fassent ces réflexions.
Combien ai-je vu d'hommes de bonne com>
pagnie, qui, ayant perdu leurs enfants, leur
maîtresse, une grande partie de leur bien, et
par conséquent toute leur considération , et
même plusieurs de leurs dents dans rbumiliante
opération des frictions réitérées de mercure,
ayant été trahis, abandonnés, venaient décider
encore d'une pièce nouvelle, et faisaient à souper
des contes qu'on croyait plaisants î La solidité
consiste dans l'uniformité des idées. Un homme
de bon sens, dit-on, doit toujours penser de la
même façon : si on en était réduit là, il vaudrait
mieux n'être pas né.
Les anciens n'imaginèrent rien de mieux que
de faire boire les eaux du fleuve Léthé à ceux
qui devaient habiter les champs Élysées.
Mortels, voulez-vous tolérer la vie? Oubliez et
jouissez.
MORALE. 1:23
DU RARE ET DU BEAU.
Rare en physique est opposé à dense. En
morale, il est opposé à commun.
Ce dernier rare est ce qui excite l'admiration.
On n'admire jamais ce qui est commun, on en
jouit.
Un curieux se préfère au reste des chétifs mor-
tels^ quand il a dans son cabinet une médaille
rare qui n'est bonne à rien, un livre rare que
personne n'a le courage de lire, une vieille
estampe d^ Albert-Dure *, mal dessinée et mal
empreinte; il triompheVil a dans son jardin un
arbre rabougri venu d'Amérique. Ce curieux n'a
point de goût; il n'a que de la vanité. Il a ouï
dire que le beau est rare; mais il devrait savoir
que tout rare n'est point beau.
Le beau est rare dans tous les ouvrages de la
nature et dans ceux de l'art.
Quoiqu'on ait dit bien du mal des femmes, je
maintiens qu'il est plus rare de trouver des
femmes parfaitement belles que de passablement
bonnes.
Albert Durer.
124 ESPRIT DE VOLTAIRE.
Vous rencontrerez dans les campagnes dix
mille femmes attachées à leur ménage, labo-
rieuses, sobres, nourrissant, élevant, instruisant
leurs enfants; et vous en trouverez à peine une
que vous puissez montrer aux spectacles de
Paris, de Londres, de Naples, ou dans les jar-
dins publics, et qu'on puisse regarder comme
une beauté.
De même, dans les ouvrages de Fart, vous avez
dix mille barbouillages contre un chef-d'œuvre.
Si tout était beau et bon, il est clair qu'on
n'admirerait plus rien ; on jouirait. Mais aurait-
on du plaisir en jouissant? C'est une grande
question.
Pourquoi les beaux morceaux du Cid, des
Horaces, de Cinna, eurdnt-ils un succès si pro-
digieux? C'est que, dans la profonde nuit où l'on
était plongé, on vit briller tout à coij^^une lu-
mière nouvelle que l'on n'attendait past|$cst que
ce beau était la chose du monde la plus rare.
Les bosquets de Versailles étaient une beauté
unique dans le monde, comme l'étaient alors
certains morceaux de Corneille. Saint-Pierre de
Rome est unique, et on vient du bout du monde
s'extasier en le voyant.
Mais supposons que toutes les églises de
l'Europe égalent Saiûl- Pierre de Rome, que
toutes les statues soient des Vénus de Médicis,
MORALE. 125
que tontes les tragédies soient aussi belles que
Vlpkigénie de Racine, tous les ouvrages de poésie
aussi bien faits que VArt poétique de Boileau,
toutes les comédies aussi bonnes que le Tartufe,
et ainsi en tout genre ; aurez -vous alors autant
de plaisir à jouir des chefs-d'œuvre rendus com-
muns, qu'ils vous en faisaient goûter quand ils
étaient rares? Je dis hardiment que non; et je
crois qu'alors l'ancienne école a raison, elle qui
l'a si rarement : Ab assuetis non fitp<issio, habi-
tude ne fait point passion.
Mais, mon cher lecteur, en sera-t-il de même
dans les œuvres de la nature? Serez-vous dé-
goûté si toutes les filles sont belles comme Hélène;
et vous, mesdames, si tous les garçons sont des
Paris? Supposons que tous les vins soient excel-
lents, aurez- vous moins d'envie de boire? si les
perdreaux, les faisandeaux, les gelinottes, sont
communs en tout temps, aurez-vous moins d'ap-
pétit? Je dis encore hardiment que non, malgré
l'axiome de l'école, habitude ne fait point pas-
sion : et la raison, vous la savez, c'est que tous
les plaisirs que la nature nous donne sont des
besoins toujours renaissants, des jouissances
nécessaires, et que les plaisirs des arts ne sont
pas nécessaires. 11 n'est pas nécessaire à l'homme
d'avoir des bosquets où l'eau jaillisse jusqu'à cent
pieds de la bouche d'une figure de marbre, et
1:26 ESPRIT DE VOLTAIRE.
d'aller, au sortir de ces bosquets, voir une belle
tragédie. Mais les deux sexes sont toujours né-
cessaires l'un à l'autre. La table et le lit sont
nécessaires. L'habitude d'être alternativement
sûr ces deux trônes ne vous dégoûtera jamais.
Quand Its petits savoyards montrèrent pour
la première fois la rareté, la curiosité, rien
n'était plus rare en effet. C'était un chef-d'œuvre
d'optique inventé, dit-on, par Kircher; mais
cela n'était pas nécessaire, et il n'y a plus de
fortune à espérer dans ce grand art.
On admira dans Paris un rhinocéros, il y a
quelques années. S'il y avait dans une province
dix mille rhinocéros, on ne courrait après eux
que pour les tuer. Mais qu'il y ait cent mille
belles femmes, on courra toujours après elles
pour les... honorer.
DU BONHEUR ET DU SOUVERAIN BIEN
SECTION PREMIÈRE.
Le bonheur est une idée abstraite composée de
MORALE. 127
quelques sensations déplaisir. Platon, qui écrivait
mieux qu'il ne raisonnait /imagina son monde
archétype, c'est-à-dire son monde original, ses
idées générales du beau, du bien, de Tordre, du
juste, comme sMI y avait des êtres éternels
appelés ordre, bien, beau, juste, dont déri-
vassent les faibles copies de ce qui nous paraît
ici-bas juste, beau et bon.
C'est donc d'après lui que les philosophes ont
recherché le souverain bien, comme les chimistes
cherchent la pierre philosophale; mais le sou-
verain bien n'existe pas plus que le souverain
carré ou le souverain cramoisi : il y a des couleurs
cramoisies, il y a des carrés, mais il n'y a point
d'être général qui s'appelle ainsi. Celte chimé-
rique manière de raisonner a gâté longtemps la
philosophie.
Les animaux ressentent du plaisir à faire
toutes les fonctions auxquelles}ils sont destinés.
Le bonheur qu'on imagine serait une suite non
interrompue de plaisirs : une telle série est
incompatible avec nos organes et avec notre
destination. Il y a un grand plaisir à manger et
à boire, un plus grand plaisir est dans l'union
des deux sexes; mais il est clair que, si l'homme
mangeait toujours, ou était toujours dans l'extase
de la jouissance, ses organes n'y pourraient
suffire; il est^ encore évident qu'il ne pourrait
128 RSPRIT DR VOLTAIRR.
remplir les destinations de la vie et qae le genre
humain en ce cas périrait par le plaisir.
Passer continuellement, sans interruption,
d'un plaisir à un autre, est encore une autre
chimère. Il faut que la femme qui a conçu
accouche, ce qui est une peine; il faut que
l'homme fende le bois et taille la pierre, ce qui
n'est pas un plaisir.
Si on donne le nom de bonheur k quelques
plaisirs répandus dans cette vie, il y a du bon-
heur en effet; si on ne donne ce nom qu'à un
plaisir toujours permanent, ou à une file continue
et variée de sensations délicieuses, le bonheur
n'est pas fait pour ce globe terraqué : cherchez
ailleurs.
Si on appelle bonheur une situation de
l'homme, comme des richesses, de la puissance,
de la réputation, etc., on ne se trompe pas moins.
11 y a tel charbonnier plus heureux que tel sou>
verain. Qu'on demande à Cromwell s'il a été
plus content quand il était protecteur que quand
il allait au cabaret dans sa jeunesse, il répondra
probablement que le temps de sa tyrannie n'a
pas été le plus rempli de plaisirs. Combien de
laides bourgeoises sont plus satisfaites qu'Hélène
et que Gléopâtre !
Mais il y a une petite observation à faire ici,
c'est que, quand nous disons : Il est probable qu'un
MORALE. 129
tel homme est plus heureux qu'un tel autre,
qu'un jeune muletier a de grands avantages sur
Charles-Quint, qu'une marchande de modes est
plus satisfaite qu'une princesse, nous devons
nous en tenir à ce probable. Il y a grande appa^
rence qu'un muletier, se portant bien a plus de
plaisir que CbarlesH2uint mangé de goutte; mais
il se peut bien faire aussi que Charles-Quint avec
des béquilles repasse dans sa tête avec tant de
plaisir qu'il a tenu un roi de France et un pape
prisonniers , que son sort vaille encore mieux à
toute force que celui d'un jeune muletier vigou-
reux.
Il n'appartient certainement qu'à Dieu, à un
être qui verrait dans tous les cœurs, de décider
quel est l'homme le plus heureux. Il n'y a qu'un
seul cas où un homme puisse affirmer que son
état actuel est pire ou meilleur que celui de son
voisin : ce cas est celui de la rivalité, et le mo-
ment de la victoire.
Je suppose qu'Archimède a un rendez- vous la
nuit avec sa maîtresse. Nomentanus a le même
rendez-vous à la même heure. Archimède se pré-
sente à la porte; on la lui ferme au nez, et on
l'ouvre à son rival, qui fait un excellent souper,
pendant lequel il ne manque pas de se moquer
d'Archimède, et jouit ensuite de sa maîtresse ;
tandis que l'autre reste dans la rue, exposé au
450 ESPRIT 0B VOLTAIRE.
froid, à la pluie et à la gréle. Il est certain que
Nomentanus est en droit dédire: Je suis plus
heureux celte nuit qu'Archimède, j'ai plus de
plaisir que lui; mais il faut qu'il ajoute: Supposé
qu'Archimède ne soit occupé que du chagrin de
ne point faire un bon souper, d'être méprisé et
trompé par une belle femme, d'élre supplanté par
son rival, et du mal que lui font la pluie, la grêle
et le froid. Car, si le philosophe de la rue fait
réflexion que ni une catin ni la pluie ne doivent
troubler son âme ; s'il s'occupe d'un beau pro-
blème, et s'il découvre la proportion du cylindre,
de la sphère, il peut éprouver un plaisir cent
fois au-dessus de celui de Nomentanus.
Il n'y a donc que le seul cas du plaisir actuel
et de la douleur actuelle, où l'on puisse comparer
le sort de deux hommes, en faisant abstraction
de tout le reste. Il est indubitable que celui qui
jouit de sa maîtresse est plus heureux dans ce
moment que son rival méprisé qui gémit. Un
homme sain qui mange une bonne perdrix a sans
doute un moment préférable à celui d'un homme
tourmenté de la colique; mais on ne peut aller
au delà avec sûreté; on ne peut évaluer l'être
d'un homme avec celui d'un autre ; on n'a point
de balance pour peser les désirs et les sensations.
Nous avons commencé cet article par Platon
et son souverain bien, nous le finirons par Solon,
MORALE. 151
et par ce. grand mot qui a fait tant de fortune :
« Il ne faut appeler personne heureux avant sa
mort. » Cet axiome n'est au fond qu'une puéri-
lité, comme tant d'apophlhegmes consacrés dans
l'antiquité. Le moment de la mort n'a rien de
commun avec le sort qu'on a éprouvé dans la vie;
on peut périr d'une mort violente et infâme, et
avoir goûté jusque-là tous les plaisirs dont la
nature humaine est susceptible. Il est très-pos-
sible et très-ordinaire qu'un homme heureux
cesse de l'être : qui en doute? mais il n'a pus
moins eu ses moments heureux.
Que veut donc dire le mot de Selon: qu'il
n'est pas sûr qu'un homme qui a du plaisir au-
jourd'hui en ait demain? En ce cas, c'est une
vérité si incontestable et si triviale, qu'elle ne
valait pas la peine d'être dite.
SBGTION II.
Le bien-être est rare. Le souverain bien en ce
monde ne pourrait-il pas être regardé comme
souverainement chimérique?
Le souverain bien ! quel mot ! autant aurait-il
valu demander ce que c'est que le souverain bleu,
ou le souverain ragoût, le souverain marcher, le
souverain lire, etc.
132 ESPRIT 0E VOLTAIRE.
Chacun met son bien où il peut, et en a autant
qu'il peut à sa façon, et à bien petite mesure.
<< Quid dem? quid non dem 7 renuîs tu quod jubet aller...
> Castor gaudet equis, oto prognatus eodem,
» Pugnis, etc. > ( Hob. )
Castor veut des chevaux, Pollux veut des lutteurs :
Comment concilier tant de goûts, tant d'humeurs ?
Le plus grand bien est celui qui tous délecte
avec tant de force, qu'il vous met dans l'impuis-
sance totale de sentir autre chose, comme le plus
grand mal est celui qui va jusqu'à nous priver
de tout sentiment. Voilà les deux extrêmes de la
nature humaine, et ces deux moments sont courts.
Il n'y a ni extrêmes délices ni extrêmes tour-
ments qui puissent durer toute la vie : le souve-
rain bien et le souverain mal sont des chimères.
Nous avons la belle fable de Grantor ; il fait
comparaître aux jeux olympiques la Richesse, la
Volupté, la Santé, la Vertu ; chacune demande
la pomme. La Richesse dit : C'est moi qui suis le
souverain bien, car avec moi on achète tous les
biens ; la Volupté dit : La pomme m'appartient,
car on ne demande la richesse que pour m'avoir ;
la Sunté assure que sans elle il n'y a point de
volupté, et que la richesse est inutile; eiîOn, la
MORALE. 135
Vertu représente qu'elle est au-dessus des trois
autres, parce qu'avec de l'or, des plaisirs et de
la santé, on peut se rendre très-misérable si on
se conduit mal. La Vertu eut la pomme.
La fable est très-ingénieuse; elle le serait
encore plus si Crantor avait dit que le souverain
bien est l'assemblage des quatre rivales réunies,
vertu, santé, richesse, volupté; mais celle fable
ne résout ni ne peut résoudre la question absurde
du souverain bien. La vertu n'est pas un bien :
c'est un devoir ; elle est d'un genre différent, d'un
ordre supérieur. Elle n'a rîeu à voir aux sensa-
tions douloureuses ou agréables. Un homme
vertueux avec la pierre et la goutte, sans appui,
.sans amis, privé du nécessaire, persécuté, en-
chaîné par un tyran voluptueux qui se porte
bien, est très-malheureux; et le persécuteur
insolent qui caresse une nouvelle maîtresse sur
son lit de pourpre est très-heureux. Dites que
le sage persécuté est préférable à son indigne
persécuteur; dites que vous aimez l'un, et que
vous détestez l'autre; mais avouez que le sage
dans les fers enrage. Si le sage n'en convient pas,
il vous trompe, c'est un charlatan.
i54 ESPRIT DE VOLTAIRE.
LBS ATTRIBUTS HUNIAINS DONNÉS A DIEU.
Ce n'est pas à nous à donner à Dieu les
attributs humains, ce n'est pas à nous à faire
Dieu à notre image. Justice humaine, bonté
humaine, sagesse humaine, rien de tout cela ne
lui peut convenir. On a beau étendre à l'infini
ces qualités, ce ne seront jamais que des qualités
humaines dont nous reculons les bornes; c'est
comme si nous donnions à Dieu la solidité infinie,
le mouvement infini, la rondeur, la divisibilité
infinie. Ces attributs ne peuvent être les siens.
La philosophie nous apprend que cet univers
doit avoir été arrangé par un être incompréhen-
sible, éternel, existant par sa nature; mais,
encore une fois, la philosophie ne nous apprend
pas les attributs de cette nature. Nous savons ce
qu'il n'est pas, et non ce qu'il est.
LA MORT NÉCESSAIRE.
Qu'est-ce que le mal physique? De tout» les
HORALB. 135
maux le pins grand sans -douie est la mort.
Voyons s'il était possible que l'homme eût été
immortel.
Pour qu'un corps tel que le nôtre fut indisso-
luble, impérissable, il faudrait qu'il ne fut point
composé de parties; il faudrait qu'il ne naquit
point, qu'il ne prît ni nourriture ni accroisse-
ment, qu'il ne pût éprouver aucun changement.
Qu'on examine toutes ces questions, que chaque
lecteur peut étendre à son gré, et l'on verra que
la proposition de l'homme immortel est contra-
dictoire.
Si notre corps organisé était immortel, celui
des animaux le serait aussi : or, il est clair qu'en
peu de temps le globe ne pourrait suffire à nour-
rir tant d'animaux; ces êtres immortel»,, qui ne
subsistent qu'en renouvelant leur ootpe par la
nourriture, périraient donc fauXe de pouv^^ir se
renouveler ; tout cela est contradictoire. On en
pourrait dire beaucoup davantage: mais tout lec-
teur vraiment philosophe verra que la mort était
nécessaire à tout ce qui est né, que la moft ne
peut étr« ni une erreur de Dieu, ni un mal, ni
une injustice, ni un châtiment de l'homme.
156 ESPRIT DR VOLTAIRE.
LA DOULEUR NÉCESSAIRE.
L'homme, né pour maurir, ne pouvait pas plus
être soustrait aux douleurs qu'à la mort. Pour
qu'une substance organisée et douée de sentiment
n'éprouvât jamais de douleui*, il faudrait que
toutes les lois de la nature changeassent, que la
matière ne fût plus divisible, qu'il n'y eût plus ni
pesanteur, ni action, ni force, qu'un rocher pût
tomber sur uu animal sans l'écraser^ que l'eau
ne pût le suffoquer, que le feu ne pût le brûler.
L'homme* impassible est donc aussi contradic-
toire que l'homme immortel.
Ce sentiment de douleur était nécessaire pour
nous avertir de nous conserver, et .pour nous
donnerdes plaisirs autant que le comportent les
lois j^nérales auxquelles tout est soumis.
Si nous n'éprouvions pas la douleur, nous
nous blesserions à tout moment sans le sentir.
Sans le commencement de la douleur, nous ne
ferions aucune fonction de la vie, nous ne la
communiquerions pas, nous n'aurions aucun
plaisir. La faim est un commencement de dou-
MORALE. 157
leur qui nous avertit de prendre de la nourri-
ture, Tennui une douleur qui nous force à nous
occuper, l'amour un besoin qui devient doulou-
reux quand il n'e^ pas satisfait. Tout désir, en
un mot, est un besoin, une douleur commencée.
La douleur est donc le premier ressort de toutes
les actions des animaux. Tout animal doué de
sentiment doit être sujet à la douleur si la matière
est divisible. La douleur était donc aussi néces-
saire que la mort. Elle ne peut donc être ni une
erreur de la Providence, ni une malice, ni une
punition. Si nous n'avions vu souffrir que les
brutes, nous n'accuserions pas la nature; si dans
un état impassible nous étions témoins de la moil
lente et douloureuse des colombes sur lesquelles
fond un épervier qui- dévore à loisir leurs en-,
trailles, et qui ne fait que ce que nouB faisons,
nous serions loin de murmurer; mais de quel
droit nos corps seront-ils moins sujets à être
déchirés que ceux des brutes? Est-ce parce que
nous avons une intelligence supérieure à la leur?
Mais qu'a de commun ici l'intelligence av«c une
matière divisible ? Quelques idées de plus ou de
moins dans un cerveau doivent-elles, peuvent-
elles empêcher que le feu ne nous brûle, et qu'un
rocher ne nous écrase? •
158 KSPRrr de voltaire.
-LETTRE DE CONSOLATION.
♦♦♦
A M
La qnadratare du cercle é( le mouvement
perpétuel "Sont des choses aisées à trouver, en
comparaison du secret^de calmer tout d'un coup
une âme agitée d'une passion violente. Il n'y a
que les magiciens qui prétendent arrêter les tem-
pêtes avec des paroles. Si une personne blessée,
àont la plaie profonde montrerait des chairs
écartées et sanglantes, disait à , un chirurgien :
Je veuK que ces chairs soient réunies et qu'à
peine il reste une légère cicatrice de ma blessure ;
le chirurgien répondrait : €'est une chose qui
dépend d'un plus grand maître que moi ; c'est au
temps seul à réunir ce qu'un momeiA a dWisé.
Je peux couper, retrancher, détruire ; le temps
seul peut réparer.
Il en est ainsi des plaies de l'âme : les hommes
Messent, enveniment, désespèrent ; d'autres
veulent consoler, et ne font qu'exciter de nou-
velles larmes : le temps'guérit à la fin.
Si donc on s» met bien dans la tête qu'à la
longue la nature eiïace en nous les impressions
IIORAIÏB. 439
les pliiis profondes; que nous n'avons, au bout
d'un certain temps, ni le même sang qui coulait
dans nos v«ines, ni les mêmes fibres qui agitaient
•notre cerveau, ni par conséquent les mêmes idées;
<|u'en un mot nous ne sommes plus réellement et
jihysiquement la même personne que nous étions
autrefois ; si nous faisons, dis-je, cette réflexion
bien sérieusement, elle nous sera d'un très-grand
secours : nous pourrons hâter ces moments où
nous devons être guéris.
Il faut se dire à soi-même : J'ai éprouvé que
]a mort de mes parents, de mes amis, après
m'avoir percé le coeur pour un temps, m'a laissé
ensuite dans une tranquillité profonde; j'ai senti
qu'au bout de quelques années il s'est formé en
moi une âme nouvelle; que l'âme de vingt-cinq
ans ne pensait pas comme celle de vingt, ni celle
de vingt comme celle de quinze. Tâchons donc
de nous mettre par la force de notre esprit, au>
tant qu'il est en nous, dans la situation où le
temps nous mettra un jour; devançons par notre
pensée le cours des années.
Cette idée suppose que nous sommes libres.
Aussi la personne qui demande conseil se croit
sans doute libre; car il y aurait de la contradic-
tion à demander un conseil dont on croirait la
pratique impossible. Nous nous conduisons, dans
toutes nos affaires, comme si nous étions bien
440 ESPRIT m VOLTAIRE.
convaincus de notre liberté; condaisons-nons
ainsi dans nos passions, qai sont nos plus im-
portantes affaires. La nature n'a pas voulu que
nos blessures fussent en ua moment consolidées.;
qu'un instant nous fît passer de la maladie à la
santé ; mais des remèdes sages précipitent cerlair
nement le temps de la guérison.
Je ne connais pas de plus puissant remède
pour les maladies de l'âme que l'application
sérieuse et forte de l'esprit à d'autres objets.
Getle^appiication détourne le cours des esprits
animaux;, elle rend quelquefois insensible aux
douleurs du corps. C.e n'est pas que nous soyons
Les maîtres absolus de nos idées, il s'en faut
beaucoup; mais. nous ne sommes pas absolument
esclaves. Mettons donc en usage le peu de forces
que nous avons.
Voilà des conseils qui sont peut-être, comme
tant d'autres,, plus aisés à donner qu'à suivre;
mais aussi il s'agit d'une grande maladie, et l<i
personne qiii.est. languissante peut seule être $0!k
médecin.
CINQUIEME PARTIE
CONTES PHILOSOPHIQUES.
LES DEUX CONSOLÉS.
Le grand philosophe Cilophile disait un jour à
Hne femme désolée, et qui avait juste sujet de
l*élre : Madame, la reine d'Angleterre, fille du
grand Henri IV, a été aussi malheureuse que
vous : on la chassa de ses royaumes; elle fut
près de périr sur l'Océan par les tempêtes ; elle
vit mourir son royal époux sur Téchafaud. —
J'en suis fâchée pour elle, dit Ja dame ; et elle se
mit à pleurer ses propres infortunes.
Mais , dit Cilophile , souvenez-vous de Marie
142 ESPRIT DE VOLTAIRE.
Stuart : elle aimait fort honnêtement un brave
musicien qui avait une très-belle basse-taille.
Son mari tua son musicien à ses yeux ; et ensuite
sa bonne amie et sa bonne parente, la reine Eli-
sabeth, qui se disait pucelle, lui fit eouper le cou
sur un échafaud tendu de noir, après l'avoir
tenue en prison dix-huit années. — Cela est fort
cruel, dit la dame; et elle se replongea. dans sa
mélancolie.
Vous avez peut-être entendu parler, dit le
consolateur, de la belle Jeanne de Naplcs, qui
fut prise et étranglée?— Je m'en souviens confu-
sément, dit Tafifligée.
Il faut que je vous conte, ajouta l'autre, Taven-
ture d'une souveraine qui fut détrônée de mon
temps après souper, et qui est morte dans une
île déserte.*— Je sais toute celte histoire, répondit
la dame.
Eh bien donc, je vais vous apprendre ce qui
est arrivé à une autre grande princesse à qui j'ai
montré la philosophie : elle avait un amant,
comme en ont toutes les ^ra«des et belles prin-
cesses. Son père entra dans sa chambre, et sur-
prit l'amant , qui avait le visage to«t an feu et
l'œil étincelant comme une escarboucle; la dame
aussi avait le teint fort animé. Le visage du jeune
homme déplut tellement au père, qu'il lui ap-
pliqua le plus énorme soufflet qu'on eût jamais
^n
CORTBS PHILOSOPfllQVBS. 443
donné dans sa province. L'amanl prit une paire
de pincettes et cassa la tête au bean-père^ qui
guérit à peine, et qui porte encore la cicatrice de
cette blessure. L'amante éperdue sauta par la
fenêtre et se démit le pied ; de manière qu'au-
jourd'hui elle boite visiblémeift , quoique d'ail-
leurs elle ait la taille admirable. L'amant fut
condamné à la mort pour avoir cassé la tête à
un très-grand prince. Vous pouvez juger de
l'état où était la princesse quand on menait
pendre l'amant. Je l'ai vue longtemps lorsqu'elle
était en prison; elle ne me parlait jamais que de
ses malheurs.
Pourquoi ne voulez-vous donc pas que je
songe aux miens? lui dit la dame. — C'est, dit
le philosophe, parce qu'il n'y faut pas songer, et
que, tant de grandes dames ayant été si infor-
tunées, il vous sied mal de vous désespérer.
Songez à Hécube, songez à Nlobé. — Ah ! dit la
dame, si j'avais vécu de leur temps, ou de celui
de tant de belles princesses, et, si pour les
consoler vous leur aviez conté mes malheurs,
pensez-vous qu'elles vous eussent écouté?
Le lendemain, le philosophe perdit son fils
unique cl fut sur le point d'en mourir de dou-
leur. La dame fit dresser une liste de tous les
rois qui avaient perdu leurs enfants, et la porta
au philosophe; il la lut, !«. trouva fort exacte, et
144 BSPEIT DE VOLTAIRE^
D'oeil pleura pas moins. Trois mois après, Hs- se
revirent, et furent étonnés de se retrouver d'une
humeur très-gaie. Ils firent ériger une belle sta-
tue au Temps, avec cette inscription :
A CSLVf QUI CORSOLE.
L*ERMITE^.
(Tiré de Zadig .)
Il rencontra en marchant un ermite dont la
barbe blanche et vénérable lui descendait jusqu'à
la ceinture. Il tenait en main un livre qu'il lisait
attentivement. Zadig s'arrêta, et lui fit une pro-
fonde inclination. L'ermite le salua d'un air si
noble et si doux, que Zadig eut la curiosité de
l'entretenir. Il lui demanda quel livre il lisait.
C'est le livre de& destinées, dit l'ermite ; voulez-
vous en lire quelque chose? Il mit le livre dans
les mains de Zadig, qui , tout instruit qu'il était
dans plusieurs langues, ne put déchiffrer un seul
caractère du livre. Cela redoubla encore sa
curiosité. Vous me paraissez bien chagrin, lui dit
ce bon père. Hélas ! que j'en ai sujet! dit Zadig.
COlITfeS PHILOSOPHIQUES. 145
Si votis permettez que je vous accompagne,
repartît le vieillard, peul*èlre vous serai-je utile :
j'ai qu^lqfuefois répandu des sentiments de conso-
lation dans rame des malheureux. Zadigse sentil
du respect pour Tair, pour la barbe, et pour le
livre de Termite. H lui trouva dans la conversation
des lumières supérieures. L'ermite parlait de la
destinée, de la justice, de la morale, du souve-
rain bien, de la faiblesse humaine, des vertus
et des vices, avec une éloquence si vive et si
touchante, que Zadig se sentit entraîné vers lui
par un charme invincible. Il le pria avec instance
de ne le point quitter, jusqu'à ce qu'ils fussent de
retour à Babylone. Je vous demande moi-même
c^tte grâce, lui dit le vieillard; jurez-moi par
Orosmade que vous ne vous séparerez point de
moi d'ici à quelques jours, quelque chose que je
fasse. Zadig jura, et ils partirent ensemble.
Les deux voyageurs arrivèrent le soir à un
château superbe. L'ermite demaflda l'hospitalité
pour lui et pour le jeune homme qui l'accom-
pagnait. Le portier, qu'on aurait pris pour un
grand seigneur, les introduisit avec une espèce
de bonté dédaigneuse. On les présenta à un
principal domestique, qui leur fit voir les appar-
tements magnifiques du maître. Ils furent admis
à sa table au bas bout, sans que le seigneur du
château les honorât d'un regard ; mais ils furent
servis^ comme les autres avee délicatesse et
profusion. Ou leur donna ensuite à laver dans
un bassin d'or garni d'émeraudes et de rubis.
Ou les mena coucher dans un bel appartement,
et, le lendemain matin , un domestique leur
apporta à chacun une pièce d'or; après quoi, on
les congédia.
Le maître de la maison, dit Zadig en chemin,
me parait être un homme généreux, quoique un
peu fier; il exerce noblement l'hospitalité. En
disant ces paroles, il aperçut qu'une espèce de
poche très-large que poriait l'ermite paraissait
tendue et enflée : il y vit le bassin d'or garni de
pierreries, que celuirci avait volé. Il n'osa
d'abord en rien témoigner.; maisal était dans une
étrange surprise.
Vers le midi, l'ermite se présenta à la porte
d'une maison très^petite, où logeait un riche
avare; il y demanda l'hospitalité pour quelques
heures. Un vieux valet mal habillé le<reçut d'un
ton rude, et fit entrer l'ermite et Zadig dans
l'écurie, où on leur donna quelques olives
l>ourries, de mauvais pain, et de la bière gâtée.
L'ermite but et mangea d'un air aussi content
que la veille ; puis, s'adressant à ce vieux valet
qui les observait tous deux pour voir s'ils ne
volaient rien, et qui les pressait de partir, il lui
donna les deux pièces d'or qu'il avait reçues le
CONTES PinosopnçvKS. 147
matin, et le remercia de toutes ses attentions. Je
vous prie, ajouta-l-il, faitès-moi parler à votre
maître. Le valet étonné introduisit les deux
voyageurs : Magnifique seigneur, dit l'ermite, je
ne puis que vous rendre de très-humbles grâces
de la manière noble dont vous nous avez reçus :
daignez accepter ce bassin d'or comme un faible
gage de ma reconnaissance. L'^ivare fut près de
tomber à la renverse. L'ermite ne lui donna pas
le temps de revenir de son saisissement, il partit
au plus vite avec son jeune voyageur. Mon père,
lui dit Zadig, qu'est-ce que tout ce que je vois?
Vous ne me paraissez ressembler en rien aux
autres hommes : vous volez un bassin d'or garni
de pierreries à un seigneur qiii vous reçoit ma-
gnifiquement, et vous le donnez à un avare qui
vous traite avec indignité. Mon fils, répondit le
vieillard, cet homme magnifique, qui ne reçoit les
étrangers que par vanité, et pour faire admirer ses
richesses, deviendra plus sage ; l'avare apprendra
à exercer l'hospitalité : ne vous étonnez de rien,
et suivez-moi. Zadig ne savait encore s'il avait
afTaire au plus fou ou au plus sage de tous les
hommes ; mais l'ermite parlait avec tant d'ascen-
dant, que Zadig, lié d'ailleurs par son serment,
ne put s'empêcher de le suivre.
Ils arrivèrent le soir à une maison agréable-
ment bâtie, mais simple, où rien ne sentait ni la
448 KSnilT DB VOLTAIRB^
prodigalité ni Tavarice. Le maître était hd philo-
sophe retiré du monde, qui cultivait en paix la
sagesse ot la vertu, et qui cependant ne s'ennuyait
pas. U s'était plu à bâtir cette retraite dans la-
quelle il recevait les étrangers avec une noblesse
qui n'avait rien de l'ostentation. Il alla lui-même
au-devant des deux voyageurs, qu'il fit reposer
d'abord dans un appartement commode. Quelque
temps après, il les vint prendre lui-même pour
les inviter à un repas propre et bien entendu,
pendant lequel il parla avec discrétion des der-
nières révolutions de Babylone. Il parat sincère-
ment attaché à la reine, et souhaita que Zadig
eût paru dans la lice pour disputer la couronne ;
mais les hommes, ajouta-t-il , ne méritent pas
d'avoir un roi comme Zadig. Celui-ci rougissait,
et sentait redoubler ses douleurs. On convint
dans la conversation que les choses de ce monde
n'allaient pas toujours au gré des plus sages.
L'ermite soutint toujours qu'on ne connaissait
pas les voies de la Providence, et que les hommes
avaient tort de juger d'un tout dont ils n'aperce-
vaient que la plus petite partie.
On parla des passions. Ah ! qu'elles sont fu-
nestes ! disait Zadig. Ce sont les vents qui enflent
les voiles du vaisseau, repartit l'ermite : elles
le submergent quelquefois ; mais sans elles il ne
pourrait voguer. La bile rend colère et malade;
COIfTSS PHIL0S0PBIQVB8. ii9
m9is sans la bile Vhomme ne saurait vivre. Tout
ast dangereux iei-bas, et tout est néeessaire.
On parla de plaisir, et l'ermite prouva que c'est
un présent de la Divinité; car, dil-il, l'homme
ne piut se donner ni sensation ni idées; il reçoit
tout; la peine et le plaisir lui viennent d'ailleurs
comme son être.
Zadig admirait comment un homme qui avait
fait des choses »i extravagantes pouvait raisonner
si bien. EnQn, après un entretien aussi instructif
qu'agréable, l'hôte reconduisit ses deux voya-
^rs dansJeur appartement, en bénissant le ciel
qui lui avait envoyé deux hommes si sages et si
vertueux. Il leur offrit de l'argent d'une manière
aisée et noble qui ne pouvait déplaire. L'ermite
le refusa, et lui dit qu'il prenait congé de lui,
comptant partir pour Babylone avant le jour.
Leur séparation fut tendre; Zadig surtout se
sentait plein d'estime et d'inclination pour un
homme si aimable.
Quand l'ermite et lui furent dans leur appar-
tement, ils firent longtemps l'éloge de leur hôte.
Le vieillard au point du jour éveilla son cama-
rade. Il faut partir, dit-il; mais, tandis que tout
le monde dort encore, je veux laisser à cet homme
un témoignage de mon estime et de mon affec-
tion. En disanices mots, il prit un flambeau, et
mit le feu à la maison. Zadig épouvanté jeta des
«0
r
150 K8PR1T DB VOLTAIRB.
cris, et voulut rempêcher de oommettre une qc-
tjon si affreuse. L'ermite rentvaînait par une
force supérieure; la maison était enflamnée.
L'ermite, qui était déjà asse/loin avec s*n com-
pagnon, la regardait brûler tranquillement. J)iea
merci ! dit-il, voilà la maison de mon cher hôte
détruite de fond en comble! L'heureux homm«!
A ces mots, Zadig fut tenté à la fois d'éclater de
rire, de dire des injures au révérend père, de le
battre, et de s*enfuir; mais il ne fit (iep de tout
cela, et, toujours subjugué par l'ascendant de l'er-
mite, il le suivit malgré lui à la derniève couchée.
Ce fut chez une veuve charitable et vertueuse
qui avait un neveu de quatorze ans, plein d'agré-
ments et son unique espérance. Elle^fit du mieux
qu'elle put les honneurs de sa maison. Le len-
demain, elle ordonna à son neveu d'accompagner
les voyageurs jusqu'à un pont qui, étant rompu
depuis peu, était devenu un passage dangereux.
Le jeune homme empressé marche au-devant
d'eux. Quand ils furent sur le pont : Venez, dit
l'ermite au jeune homme, il faut que je marque
ma reconnaissance à votre tante. Il le prend alors
par les cheveux et le jette dans la rivière. L'en-
fant tombe, reparaît un moment sur Feau, et est
engouffré dans le torrent. monstre! ô le plus
scélérat de tous les hommes ! s'écria Zadig. Vous
m'aviez promis plus de patience, lui dit l'ermite
coutes PHiLosoraïQun. 451
en l'interrompaot : apprenez que sous les ruines
de cette maisoikoù la Providence a rais le feu^ le
maître a trouvé un trésor immense : apprenez
que ce jeune homme dont la Providence a tordu
le cou aurait assassiné sa tante dans un an, et
vous dans deux. Qui te l'a dit, barbare? cria
Zadig; et, quand tu aurais lu cet événement dans
.. ton livre des destinées, t'est-il permis de noyer
un enfant qui ne t'a point fait de mal?
Tandis que le Babylonien parlait, il aperçut
que le vieillard n'avait plus de barbe, que son
visage preiiMt les traits de la jeunesse. Son habit
d'ermite disparut ; quatre belles ailes couvraient'
un corps majestueux et resplendissant de lumière.
envoyé du ciel ! ô ange divin ! s'écria Zadig en
se prosternant, tu es donc descendu de l'empyrée
pour apprendre à un faible mortel à se soumettre
aux ordres éternels 1 Les hommes, dit l'ange
Jesrad, jugent de tout sans rien connaître : ;u
étais celui de tous les hommes qui méritait le
. plus d'être éclairé. Zadig lui demanda la per-
mission de parler. Je me défie de moi-même,
dit-il ; mais oserai-je te prier de m'éclaircir un
doute : ne vaudrait-il pas mieux avoir corrigé
cet enfant, et l'avoir rendu vertueux, que de le
noyer ^ Jesrad reprit : S'il avait été vertueux, et
&'il eût vécu, son destin était d'être assassiné
lui-même avec la femme qu'il devait époi^er, et
ib2 BSPRIT DE VOLTAIRE.
le fils qui en devait nattre. Mais quoi! dit Zadig,
il est donc nécessaire qu'il y ait des crimes et des
malhçurs? et les malheurs tombent sur les gens
de bient Les méchants, répondit Jesrad, sont
toujours malheureux : ils strvent à éprouver un
petit nombre de justes répandus sur la terre, et
il n'y a point de mal dont il ne naisse un bien.
Mais, dit Zadig, s'il n'y avait que du bien , et .
point de mal? Alors, reprit Jesrad, cette téhre
serait une autre terre, l'enchaînement des évé-
nements serait un autre ordre de sagesse; et cet
ordre, qui serait parfait, ne peut être que dans
' la demeure éternelle de l'Être suprême, de qui
le mal ne peut approcher. Il a' créé des millions
de mondes dont aucun ne peut ressembler à
l'autre. Cette immense variété est un attribut de
sa puissance immense. Il n'y a ni deux feuilles
d'arbre sur la terre, ni «deux globes dans les
champs infinis du ciel, qui soient semblables, et
tout ce que tu vois sur le petit atome où tu es né
'devait être dans sa plate et dans son temps fixe,-
selon les ordres immuables de celui qui em^asse
tout. Les hommes pensent que cet enfant qui
vient de périr est tombé dans l'eau par hasard,
que c'est par un même hasard que cette maison
est brûlée; mais il n'y a point de hasarc^ : tout
est épreuve, ou punition, ou récompense, oui
prévoyance. Souviens-toi de ce pêcheur qui se
.
CONTBS PHILOSOPHIQUES. 155
croyait le plus malheureux de tous les hommes.
Orosmade t'a envoyé pour changer sa destinée.
Fâ}p\e mortel, cesse de disputer contre ce qu'il
faut adorer. Mais..,, dit Zadig. Gomme il disait
mais, l'ange prenait^déjô sou-vol vers la dixième
spjïère. Zadig à genoux adora la Providence, et
se soumit. L'ange lui cria du haut des airs :
P|«nds ton chemin vers Babylone^
HISTOIRE DES VOYAGES DE SCARMENTADO,
Ecrite par Iui-mèni.9.
Je naquis dans la ville de Candie, en iOOO.
Mon père en était gouverneur; et je me soutiens
qu'un poète médiocre, qui n'était pas médiocre-
ment dur, nommé Iro *, fit de mauvais vers à
ma louange, dans lesquels il me faisait descendre
de Minos en droite ligne; mais^mon père ayant
* Anagramme de Roi, pt^&te n 'avec des talents que «on peo'-
chant pour la satire, les aventures qui en jfurent'la suite, sa
jalousie contre les hommes de la littérature qui lui étaient
supérieurs, avilirent et rendirent malheureux. Le ballet des
ÉiémetUs, et l'opéra de Callirhoé, sont les seuls de ses ou-
vrages qui lui aient survécu ; il mourut vieux, et avait fini
par se faire dévot.
::^ vr:^ "..;=-t-
454 KSPRIT Elfe VOLT&IRIi.
été disgracié, il fit d'autres vers où je ne descen-
dais plus que de Pasiphaé et de son amant. Cétaft
un bfen méchant tiomme que cet Iro, et le f lus
ennuyeux co^in qui fût dans l'île.
Mon père m'envoya \ rage de quinze ans
étudier à Rome. J'arrivai dans l'espérance d^p-
pirendre toutes les vérités ; car jusque-là on
m'avait enseigné tout le contraire, selon l'ussge
de ce bas monde, depuis la Chine jusqu'aux
Alpes. Monsignor iProfondo, à qui j'étais recom-
mandé, était un homme singulier, et un des plu!
terribles savants qu'il y «ût au monde ; il voulut
m'apprendre les Catégories d'Aristote, et fut sur
le point de me mettre dans la catégorie de ses
mignons : je l'échappai belle. Je vis des proces-
sions, des exorcismes, et quelques rapines. On
disait, mais très-faussement, que la signora
Olimpia, personne d'une grande prudence, ven-
dait beaucoup de choses qu'on ne doit pas vendre.
J'étais dans un âge où tout cela me paraissait fort
plaisant. Une jeune dame de mœurs très-douces,
nommée la signora Fatelo, s'avisa de m'aimer.
Elle était courtisée par le révérend père Poignar-
dini, et par le révérend père Aconiti, jeunes
profès d'un ordre qui ne subsiste plus : elle les
mit d'accord en me donnant ses bonnes grâces ;
mais en même temps je cjovltus risque d'être
excommunié et empoisonné.
C0TITS3 PH1L0S0FIIIQIJE$. 455
Je partis Irès-conlent de l'archileclure de
Saint-Pierre. Je voyageai en* France y c'était le
temps du règne de Louis le Juste *, La première
chose qu'on me demanda, ce fut si je voulais
à mon d^euner un petit morceau du marécfial
d'Ancre, dont le peuple avait fait rôtir la chair,
et qu'on distribuait à fort bon compte à ceux qui
eix voulaient.
Cet État jetait conUnuellemAit en proie aux
guerres civiles, quelquefois pour une place au
conseil, quelquefois pour deux pages de con-
troverse. Il y avait plus de soixante ans que ce
feu, tantôt couvert, et tantôt soufflé avec vio-
lence, désolait ces beaux plimats : c'étaient là
les libertés de l'Église gallicane. Hélas! dis-je,
ce peuple est pourtant né doux; qui peut l'avoir
tiré aiiisi de son caractère? Il plaisante, et il
fait des Sainl-Barthélemy. Heureux le temps où
il ne fera que plaisanter !
Je passai en Angleterre : les mêmes querelles
y excitaient les mêmes fureurs. De saints catho-
liques avaient résolu, pour le bien de l'Église, de
faire sauter en l'air avec de la poudre le roi, la
famille royale, et tout le parlement, et de dé-
livrer l'Angleterre de ses hérétiques. On memon-
* Louis XIII, ainsi nommé, dit ailleurs Voltaire | parce
qu'il aaquit soua 1« signe de la Balance.
156 ESPRIT DK VOLTAIRE.
tra la place où la. bienheureuse Marie, fille de
Henri VIH, avait faft brûler plus de cinq cents de
ses sujets. Un prêtre ibernois m'assura que c'était
une très-bonne action, premièrement paice que
ceuxqu'ou avait brûlés étaient Anglais; en second
Uéu parce qu'ils ne prenaient jamais d'eau bénite,
et qu'ils ne croyaient pas au trou de saint Patrice:
il s'étopnait surtoTit que la reine Marie ne (ût
pas encore canonisée ; mais il espéonit qu'elle le
serait bientôt, quand le cardinal neveu aurait un
peu de loisir.
J'allai en Hollande, où j'espérais trouver plus
de tranquillité chez des peuples plus flegma-
tiques. On coupait 1% tête à un vieillard véné-
rable lorsque j'arrivai à la Haye; c'était la tète
cliauve du |H*emier ministre Barneveldt, l'homme
qui avait le mieux mérité de la république.
Touché de pitié, je demandai quel était son
crime, et s'il avait trahi l'État. Il a fait bien pis,
me répondit Un prédicant à manteau noir; c'est
un homme qui croit que l'on peut se sauver par
les bonnes œuvres aussi bien que par la foi :
vous sentez bien que, si de telles opinions s'éta-
blissaient, une république ne pourrait subsister,
et qu'il faut des lois sévères pour réprimer de si
scandaleuses horreurs. Un profond politique du
pays me dit en soupirant : Hélas ! monsieur, le
bon temps ne durera pas toujours; ce n'est que
CONTES PHILOSOPHIQVBS. 157
par hasard que ce peuple est si zélé; le fond de
soD caraclère est porté au dogme abominable de
la tolérance; un jour il y viendra : cela fait frémir.
Pour moi, en attendant que ce temps funeste de
la modération et de l'indulgence fût arrivé, je
quittai bien vite un pays où la sévérité n'était
adoucie par aucun agrément, et je m'embarquai
pour r£spagne.
La cour était à Séville, les galions étaient ar-
rivés, tout respirait l'abondance et la joie dans
la plus belle saison de l'année. Je vis au bout
d'une allée d'orangers et de citronniers une es-
pèce de lice immense, entourée de gradins
couverts d'étoffes précieuses. Ije roi, la reine,
les infants, les infantes, étaient sous Hin dais
superbe. Vis-à-vis ^e cette auguste famille étaié
un autre trône, mais plus élevé. Je dis à un de
mes compagnons de voyage : A moins que ce
trône ne soit réservé pdur Dieu, je ne vois pas à
quoi il peut servir. Ces iRdiscrètes paroles furent
entendues d'un grave Espagnol, et me coûtèrent
cher. Cepcndant,je m'imaginais que nous allions
voir quelque carrousel ou quelque fête de tau-
reaux, lorsque le grand inquisiteur parut sur ce
trône, d'où il bénit le roi et le peuple.
Ensuite vint une armée de moines défilant
deux à deux, blancs, noirs, gris, chaussés, dé-
chaussés, avec barbe, sans barbe, avec capuchon
188 ' BSPRIT DE VOLTAIRE.
pointu, et sans capachon ; puis marchait le botir-
reau ; puis on voyait, m milieu des algua£ils et
des grands, environ quarante personnes cou-
vertes de sacs sur lesquels on avait peint des
diables et des flammes. Grêlaient des juifs qui
n'avaient pas voulu renoncer absolument à Moïse,
c'étaient des chrétiens qui avaient épousé leurs
commères, ou qui n'avaient pas adoré Notre-
Dame d'Âtodia, ou qui n^avaieiit pas voulu se
défaire de leur argent comptant en faveur des
frères hiéronymites. On chanta dévotement de
Irès-beUes prières ;iaprès quoi, on brûla à petit
feu tous les coupables ; de quoi toute la lamillc
royale parut extrêmement édifiée.
Le soir, dans ie temps que f allais me mettre
iu lit, arrivèrent chez moi deux familiers de
l'inquisition avec la sainte Hermandad ; ils m'eoh
brassèrent tendrement, et me menèrent, sans me
dire un seul mot, dans un cachot très-frais, meublé
d'uu lit de natte et d'un beau crucifix. Je restai
là six semaines, au bout desquelles le révérend
père inquisiteur m*envoya prier de venir lui
parler : il me serra quelque temps entre ses
bras avec une affection toute paternelle; il me
dit qu'il était sincèrement afiQigé d'avoir appris
que je fusse si mal logé, mais que tous les
appartements de la maison étaient remplis, et
qu'une autre fois il espérait que je serais plus à
C0HTR8 PHILOSOraïQUES. i59
mon aise : ensuite il me demanda cordialement
si je ne savais pas poirrquoi j'Hais là. Je dis
au révérend père que c'était apparemment pour
mes péchés. Ëh bien! n^m cher enfant, pour
quel péché? parlez-moi avec conflance. J'eus
beau imaginer, je ne devinai point : il me mit
charitablement sur les voies.
Enfin, je me souvins de mes Indiscrètes paroles.
J'en fus quitte pour la discipline et une amende
de trente mille réaies. On n^ mena /aire la ré-
vérence au grand inquisiteur : c'était un homme
poli, qui me demanda coftimetit j'avais trouvé sa
petite fête. Je lui dis que cela était délicieux,
et j'allai presser mes compagnons de vo^yage de
quitter ce pays, tout bëhu qu'il est; ils avaient
eu le temps de s'instruire de toutes les grand«
chose^ que les Espagnols avaient faites pour la
religion ; ils avaient lu les mémoires du fameux
évêque de Ghiapa, par lesquels il parait qu'on
avait égorgé, ou brûlé, ou noyé, dix millions
«d'ii^cf^les en Amérique pour les convertif. Je
crus que cet évêque exagérait; mais, quand on
réduirait ces sacrifices à cinq millions de vic-
times, cela serait encore adnHrable.
Le désir de voyager me pressait toujours.
J'avais compté finir mon tour de l'Europe parla
Turquie ; nous en primes la route. Je me pro-
posai bign de ne plus dire mon avis sur les fêtes
i60 ESPRIT DE YOLTÂIAE.
que je verrais. Ces Turcs, dis-je à mes compa-
gnons, sont d«s mécréants qui n'ont point été
baptisés, et quijparconséquent, seront bien plus
cruels que les révëfends pères inquisiteurs :
gardons le silence quand nous serons chez les
mahométans.
J'allai donc chez eux. Je fus étrangement
surpris de voir en Turquie beaucoup plus
d'églises chrétiennes qu'il n'y en avait dans
Candie ; j'^ vis jusqu'à des troupes nombreuses
de moines qu'on laissait prier la vierge Marie
librement, et maudire Majiomet, ceux-ci en grec,
ceux-là en latin, quelques autres en arménien.
Les bonnes gens que les Turcs ! m'écriai-ie. Les
chrétiens grecs et les chrétiens lolins étaient «n-
nemis mortels dans Constantinople ; ces esclaves
se persécutaient les uns les autres comAe des
chiens qui se mordent dans la rue, et à qui leurs
maîtres donnent des coups de bâton pour les
séparer. Le grand vizir protégeait alors les Grecs.
Le patriarche grec m'accusa d'avoir soupe chez»
le patriarche latin, et je fus condamné eo plein
divan à cent coups de latte -sur la plante des
pieds, rachetables de cinq cents sequins. Le lei-
demain, le grand vizir fut étranglé ; le surlende-
main, son successeur, qui était pour le parti des
latins, et qui ne fut étranglé qu'un mois après,
me condamna à la même amende pQjur avoir
CONTES PHILOSOPHIQCRS. 161
sonpé chez le patriarche grec. Je fus dan» la iriste
nécessité de ne plus fréquenter ni l'Église grecque
ni la latine. Pour m'en consoler, je pris à loyer
une fort belle Circassienne qui était la personne
la plus tendre dans le téte-à-tête, et la plus dévote
à la mosquée. Une nuit, dans les doux transports
de son amour, elle s'écria en m'embrassant : Alla,
Illa, Alla. Ce sont les paroles sacramentales des
Turcs : je crus que c'étaient celles de l'amour; je
m'écriai aussi fort tendrement : ÂHa, Illa, Alla.
Ah 1 me dit-elle, le Dieu miséricordieux soit loué!
vous êtes Turc. Je lui dis que je le bénissaia de
m'en avoir donné la force, et je me crus trop
heureux. Le matin, l'iman vint pour me circon-
cire, et, comme je fis quelque difficulté, le cadi
dn'quartier, homme loyal, me proposa de m'em^
paler : je sauvai mon prépuce et mon derrière
avec mille sequins, et je m'enfuis vite en Perse,
résolu de ne plus entendre ni messe grecque ni
latine en Turquie, et de ne plus crier Alla, Illa,
Alla, dans un rendez-vous.
* En arrivant à Ispaban, on me demanda si j'étais
pour le piouton noir ou pour le mouton blanc: je
répondis qde cela nt^était fort indifférent, pourvu
qu'il fât tendre. Il faut savoir que les faélions du
mouton blanc et du mouton noir partageaient
encore les Persans. On crut que je me moquais
des deux partis; de sorte que je me trouvai déjà
I6â BSPRIT Dfi TOLTAIR'E.
une violente affaire sur les bras avx portes de la
ville : il m^en coûta eneore grand nombre de
se((uins pour me débarrasser des montons.
Je poussai jusqu'à la Chine avec un interprète
qui m'assura que c'était là le pays où Ton vivait
librement et gaiement : les Tartareg s'en étaient
rendus maîtres^ après avoir tout mis à feu et à
sang; et les révérends pères jésuites d'un côté^
comme les révérends pères dominicains de
Tantre, disaient qu'ils y gagnaient des âmes à
Dieu, sans que personne en sût rien. On n'a
Jamais vu de convertisseurs si zélés ; car ils se
persécutaient le»- uns les autres tour à tour; ils
écrivaient à Rome des volumes de calomnies ; ils
se traitaient d'infidèles et de prévaricateurs pour
une âne. H y avait surtout une Inrrtble querelle
entre eux sur la manière -de laire la révérence :
les jésuites voulaient que les Chinois saluassent
leurs pères et leurs mèrea à la mode de la Chine,
et les dominicains voulaient qu'on les saluât -à la
mode de Rome. Il m'arriva d'être pris par les
jésuites pour un dominicain : on me fit passer
chez Sa Majesté Tartare pour un espion .du pape.
Le.conseil suprême chargea un premier mandarin
qui ordonna à un sergent qui commanda à quatre
sbires du pays de m'arréter et de me lier en céré-
monie. Je fus conduit, après cent quarante génu-
flexions, devant Sa Majesté. Elle me fit demander
eOIltBS »I1IL(A0PHI<HIES. 16$
si j'étais l'espion du pape, et s'il étail vrai q«e ce
prince dût venir en personne le détnoner : je lui
répondis que le pape était un prêtre de soixante
et dix ans; qu'il demeurait à quatre mille lieues
de Sa'cacrée Majesté Tartaro-Citinoise; qu'il avait
environ deux mille soldats qui montaient la garde
avec un parasol ; qu'il ne détrônait personne, gt
que Sa Majesté pouvait dormir en sûreté. Ce fut
l'aventure la moins funeste de ma vie : on m'en-
voya à Maeao^d'où je m'embarquai pour l'Europe.
Mon vaisseau eut besoin d^étre radoubé vers les
cotes de Golconde; je pris ce temps pour aller voir
la cour du grand Aureng-*Zeb, dont on disait des
merveilles dans le monde : il était alorsdans Dehli.
J'eus •Ri consolation de l'envisager le jour de la
pompeuse cérémonie dans laquelle il reçut le
présent céleste qu# lui envoyait le chérif de la
Mecque; c'était le balai ave^ lequel on avait
balayé la maison sainte, le caaba, le beth Alla :
ce %akii est le symbole qui balaye toutes les
ordures de l'âme. Âureng-Zeb ne paraissait pas
en avoir besoin; c'était l'homme le plus pieux
de toutl'IndouBtan. Il est vrai qu'il avait égorgé
un de ses frères et empoisonné son père ; vingt
raïas et autant d'omras étaient morts dans les
supplices : mais cela n'était rien, et on ne parlait
que de sa dévotion : on ne lui comparait que
la sacrée Majesté du sérénissime empereur de
164 • ESPRIT lA VOLTAIRE.
Maroc, Muley-Ismaël, qui coupait des têtes tous
les vendredis après la prière.
Je ne disais mol ; les voyages m*avaient formé,
et je sentais qu'il ne m'appartenait pas de décider
entre ces deux augustes souverains. Un jeune
Français avec qui je logeais manqua, je l'avoue,
d^ respect à l'empereur des Indes et à celui de
Maroc : il s'avisa de dire très-indiscrètement qu'il
y avait en Europe âe très-pieux souverains qui
gouvernaient bien leurs États, et -qui fréquen-
taient même les églises, sans pourtant tuer leurs
pères et leurs frères, et sans couper les têtes dci
leurs sujets. Notre interprète transmit en indou
le discours impie démon jeune homme. Instruit
par le passé, je fils vite seller mes «harrteaux :
nous partîmes, le Français et moi. J'ai su, depuis,
que, la nuit même, les officiers du grand Aureng-
Zeb étaient venu^ pour nous prendre; ils ne
trouvèrent que l'interprète. Il fut exécuté en
place publique, et tous les courtisans avouèrent
sans flatterie que sa mort était très-juste.
Il me restait à voir l'Afrique, pour jouir de
toutes les douceurs de notre continent : je la vis
en effet. Mon vaisseau fut pris par des corsaires
nègres. Notre patron fit de grandes plaintes; il
leur demanda pourquoi ils violaient ainsi les lois
des nations. Le capitaine nègre lui répondit :
Vous avez le nez long, et nous l'avons plat; vos
COIITBS PHILOSOPHIQVKS 105
cheveux sont tout droits, et notre laine est frisée ;
vous avez Ja peau de couleur de cendre, et nous
de couleur d'ébène : par conséquent, nous devons,
par les lois sacrées de la nature, être toujours
ennemis. Vous nous achetez aux foires de la
côte de Guinée, comme des bétes de somme,
pour nous faire travailler à je ne sais quel em-
ploi aussi pénible que ridicule ; vous nous faites
fouiller à coups de nerfs de bœufs dans des
montagnes, pour en tirer une espèce de terre
jaune qui par elle-même n'est bonne à rien, et
^ui ne vaut pas, à beaucoup près, un bon oignon
d'Egypte : aussi, quand nous vous rencontrons,
et que nous sommes les plus forts, nous vous
faisons labourer nos champs, ou nous vous
coupons le nez et les oreilles.
On n'avait rien à répliquer à un discours si
sage. J'allai labourer le champ d'une vieille
négresse, pour conserver mes oreilles et mon
nez. On me racheta au bout d'un an. J'avais vu
tout ce qu'il y a de beau, de bon et d'admirable
sur la terre ; je résolus de ne plus voir que mes
pénates : je me mariai chez moi ; je fus cocu, et
je vis que c'était l'état le plus doux de la vie.
11
166 ESPKIT DE VOLTAIRE.
HISTOIRE DUN BON BRAMIN
1760.
Je rencontrai dans qies voyages un vieux
bramin, homme fort sage, plein d'esprit , et
très-savant : de plus, il était riche, et partant,
il en était plus sage encore; car, ne manquant
de rien, il n'avait besoin de tromper personne.
Sa famille était très-bien gouvernée par troi§
belles femmes qui s'étudiaient à lui plaire ; et,
quand il ne s'amusait pas avec ses femmes, il
s'occupait a philosopher.
Près de sa maison, qui était belle, ornée et
accompagnée de jardins charmants, demeurait
une vieille Indienne^ bigote, imbécile, et assez
pauvre.
Le bramin me dit un jour : Je voudrais n'être
jamais né. Je lui demandai pourquoi. Il me
répondit : J'étudie depuis quarante ans, ce
sont quarante années de perdues; j'enseigne les
autres, et j'ignore tout : cet état porte dans mon
âme tant d'humiliation et de dégoût, que .la vie
m'est insupportable; je suis né, je vis dans le
CONTES PHILOSOPHIQUES. i67
temps, et je ne sais pas ce que c'est que le temps ;
je me trouve dans un point entre deux éternités,
comme disent nos sages, et je n'ai nulle idée de
l'éternité ; je suis composé de matière; je pense,
je n'ai jamais pu m'inâtruire de ce qui produit la
pensée ; j'ignore si mon entendement est en moi
une simple faculté, comme celle de marcher, de
digérer, et si je pense avec ma tête comme je
prends avec mes mains. Non-seulement le prin-
cipe de ma pensée m'est inconnu, mais le principe
de mes mouvements m'est également caché : je
ne sais pourquoi j'existe ; cependant, on me fait
chaque jour des questions sur tous ces points :
il faut répondre ; je n'ai rien de bon à dire : je
parle beaucoup, et je demeure confus et honteux
de moi-même après avoir parlé.
C'est bien pis quand on me demande si Brama
a été produit par Yistnou, ou s'ils sont tous deux
éternels. Dieu m'est témoin que je n'en sais pas
un mot, et iî y paraît bien à mes réponses. Ah !
mon révérend père, me dit-on, apprenez-nous
comment le mal inonde toute la terre. Je suis
aussi en peine que ceux qui me font cette ques-
tion : je leur dis quelquefois que tout est le
mieux du monde; mais ceux qui ont été ruinés
et mutilés à. la guerre n'en croient rien, ni moi
non plus : je me retire chez moi accablé de ma
curiosité et de mon ignorance, ^e lis nos anciens
168 BSPRIT DE VOIiTAlRB.
livres, et ils redoublent mes ténèbres. Je parle
à mes compagnons : les uns me répondent qu'il
faut jouir de la vie, et se moquer des hommes ;
les autres croient savoir quelque chose, et se per-
dent dans des Idées extravagantes; tout augmente
le sentiment douloureux que j'éprouve. Je suis
près quelquefois de tomber dans le désespoir,
quand je songe qu'après toutes mes recherches
je ne- sais ni d'où je viens, ni ce que je suis, ni
où j'irai, ni ce que je deviendrai.
L'état de ce bonhomme me fit une vraie
peine : personne n'était ni plus raisonnable ni
de meilleure foi que lui. Je conçus que plus il
y avait de lumières dans son entendement el de
sensibilité dans son cœur, plus il était malheu-
reux.
Je vis le même jour la vieille femme qui de-
meurait dans son voisinage : je lui demandai si
elle avait jamais été afiQigée de ne savoir pas
comment son àme était faite. Elle ne comprit
seulement pas ma question : elle n'avait jamais
réfléchi un seul moment de sa vie sur un seul
des points qui tourmentaient le bramin : elle
croyait aux métamorphoses de Vistnou de tout
son cœur; et, pourvu qu'elle put avoir quelque-
fois de l'eau du Gange pour se laver, elle se
croyait la plus heureuse des femmes.
Frappé du bonheur de cette pauvre créature,
COlfTBS- PHILOSOPHIQUES. 469
je revins à itfon philosophe, et je lui dis : N'étes-
vous pas honteux d'être malheureux, dans le
temps qu'à votre porte il y. a un vieil automate
qui ne pense à rien et qui vit content? Vous
avez raison, me répondit-il ; je me suis dît cent
fois que je serais heureux si j'étais aussi sot que
ma voisine, et cependant je ne voudrais pas d'un
tel bonheur.
Cette réponse de mon bramin me fît une plus
grande impression que tout le reste : je m'exa-
minai moi-même, et je vis qu'en effet je n'aurais
pas voulu être heureux à condition d'être imbécile.
Je proposai la chose à des philosophes, et ils
furent de mon avis. II y a pourtant, disais-je, une
furieuse contradiction dans cette manière de
penser : car, enfin, de quoi s'agit-il ? D'être heu-
reux. Qu'importe d'avoir de l'esprit ou d'être
sot? Il y a bien plus : ceux qui sont contents do
leur être sont bien sûrs d'être contents ; ceux qui
raisonnent ne sont pas si sûrs de bien raisonner.
Il est donc clair, disais-je, qu'il faudrait choisir
de n'avoir pas le sens commun, pour peu que ce
sens commun contribue à notre mal-être. Tout
le monde fut de mon avis, et cependant je ne
trouvai personne qui voulût accepter le marché
de devenir imbécile pour devenir content. De là
je conclus que, si nous faisons cas du bonheur,
nous faisons encore plus de cas de la raison.
^W^^^I^W^"^. IJH. .. - -tL IL
170 ESPRIT DR VOLTAIAB.
Mais, après y avoir réfléchi, il parait qae de
préférer la raison à ta félicité, c'est être très-
insensé. Gomment donc cette contradiction pent-
elle s'expliquer? Gomme toutes les autres. H y a
là de quoi parler beaucoup.
LA SAGESSE HUMAINE.
Memnon conçut un jour le projet insensé
d'être parfaitement sage. Il n'y a guère d'hommes
à qui cette folie n'ait quelquefois passé par la
tête. Memnon se dit à lui-même :" Pour être
très-sage et, par conséquent, très-heureux, il n'y
a qu'à être sans passions , et rien n'est plus aise,
comme on sait. Premièrement, je n'aimerai jamais
de femme; car, en voyant une beauté parfaite, je
me dirai à moi-même : Ges joues-là se rideront
un jour ; ces beaux yeux seront bordés de rouge ;
cette gorge ronde deviendra plate et pendante;
cette belle tête deviendra chauve. Or, je n'ai qu'à
la voir à présent des mêmes yeux dont je la
verrai alors, et assurément celte tête ne fera pas
tourner la mienne.
Kn second lieu, je serai toujours sobre; j'aurai
beau être tenté par la bonne chère, par des vins
.^J
COHTES PHIIiOSOPHIQVBS. 171
délicieux, par la séduction de la société, je
n'aurai qu'à me représenter les suites des excès,
une tête pesante, un estomac embarrassé, la
perte de la raison, de la santé et du temps; je
ne mangerai alors que pour le besoin , ma santé
sera toujours égale-, mes idées toujours pures et
lumineuses. Tout cela, est si facile, qu'il n'y a
aucun mérite à y parvenir.
Ensuite, disait Memnon, il faut penser un peu
à ma fortune. Mes désirs sont modérés; mon
bien est solidement placé sur le receveur général
des finances de Ninive ; j'ai de quoi vivre dans
l'indépendance : c'est là le plus grand des
biens. Je ne serai jamais dans la cruelle néces>
site de faire ma cour : je n'envierai personne,
et personne ne m'enviera. Voilà qui est encore
très-aisé. J'ai des amis, continuait-t-ir, je les
conserverai, puisqu'ils n'auront rien à me
disputer. Je n'aurai jamais d'humeur avec
eux, ni eux avec moi ; cela est sans diflQculté.
Ayant fait ainsi son petit plan de sagesse dans
sa chambre, Memnon mit la tête à la fenêtre. Il
vit .deux femmes qui se promenaient sous des
platanes auprès de sa maison. L'une était vieille,
et paraissait ne songer à rien ; l'autre était jeune,
jolie, et semblait fort occupée. Elle soupirait^
elle pleurait, et n'en avait que pins de grâces.
Notre sage fut touché , non pas de la beauté de
i7i ESPUT IIB VOLTAIRE.
la dame (il était bien sûr de ne pas sentir une
telle faiblesse), mais de Tafflictiou où il la voyait.
II descendit, il aborda la jeune Ninivienne, dans
le dessein de la consoler avec sagesse. Cette belle
personne lui conta, de l'air le plus naïf et le plus
touchant, tout le mal que «lui faisait un oncle
qu'elle n'avait point; avec quels artifices il lui
avait enlevé un bien qu'elle n'avait jamais pos-
sédé, et tout ce qu^elle avait à craindre de sa
violence. Vous me paraissez un homme de si
bon conseil, lui dit-elle, que, si vous aviez la
condescendance de venir jusque chez moi, et
d'examiner mes affaires, je suis sûreque vous me
tireriez du cruel embarras où je suis. Memnon
n'hésita pas à la suivre, pour examiner sagement
ses affaires et pour lui donner un bon conseil.
La dame affligée le mena dans une chambre
parfumée, et le fit asseoir avec elle poliment sur
un large sofa,, où ils se tenaient tous deux les
jambes croisées vis-à-vis l'un de l'autre. La dame
parla en baissant les yeux , dont il échappait
quelquefois des larmes, et qui en se relevant ren-
contraient toujours les regards du sage Memqon.
Ses^ discours étaient pleins d'un attendrissement
qui redoublait toutes les fois qu'il se regardaient.
Memnon prenait ses affaires extrêmement à cœur,
et se sentait de moment en moment la plus grande
envie d'obliger une personne si honnête et si
GONTBS PHILOSOPHIQUES. 175
malh^Qreuse. Ils cessèrent insensiblement, dans
la chaleur de la conversation , d'être vis-à-vis
l'un de l'autre. Leurs jambes ne furent plus croi-
sées. Memnon la conseilla de si près, et lui donna
des avis si tendres, qu'ils ne pouvaient ni l'un
ni l'autre parler d'affaires , et qu'ils ne savaient
plus où ils en étaient.
Comme ils en étaient là, arrive l'oncle, ainsi
qu'on peut bien le penser : il était armé de la
tête aux pieds ; et la première chose qu'il dit
fut qu'il allait tuer, comme de raison, le sage
Memnon et sa nièce ; la dernière qui lui échappa
fut qu'il pouvait pardonner pour beaucoup d'ar-
gent. Memnon fut obligé de donner fbut ce qu'il
avait. On était heureux dans ce temps-là d'en
être quitte à si bon marché; l'Amérique n'était
pas encore découverte, et les dames affligées n'é-
taient pas à beaucoup près si dangereuses qu'elles
le soiit aujourd'hui.
Memnon , honteux et désespéré , rentra chez
lui : il y trouva un billet qui l'invitait à dîner
avec quelques-uns de ses intimes amis. Si je reste
seul chez moi, dit-il, j'aurai l'esprit occupé de
ma triste aventure, je ne mangerai point; je tom-
berai malade ; il vaut mieux aller faire avec mes
amis intimes un repas frugaL J'oublierai dans la
douceur de leur société la sottise ^ue j'ai faite
ce matia. 11 va au rendez-vous ; on le tfouve un
i7i ESPRIT DE VOLTAIRE.
peu chagrin. On le fait boire pour dissiper sa
tristesse. Un peu de vin pris modérément est un
remède pour l'âme et pour le corps. C'est ainsi
que pense le sage Memnon ; et il s'enivre. On lui
propose de jouer après le repas. Un jeu réglé
avec des amis est un passe-temps honnête. Il
joue ; on lui gagne tout ce qu'il a dans sa bourse,
et quatre fois autant sur sa parole. Une dispute
s'élève sur le jeu, on s'échauffe : l'un de ses amis
intimes lui jette à la tête un cornet et lui crève
un œil. On rapporte chez lui le sage Memnon
ivre, sans argent, et ayant un œil de moins.
II cuve un peu son vin ; et, dès qu'il a la tête
plus libre , il envoie son valet chercher de l'argent
chez le receveur général des finances de Ninive,
pour payer ses intimes amis : on lui dit que squ
débiteur a-fait, le matin, une banqueroute fraudu-
leuse qui met en alarme cent familles. Memnon
outré va à la cour avec uu emplâtre sur l'œil et
un placet à la main, pour demander justice au
roi contre le banqueroutier. Il rencontre dans
un salon plusieurs dames qui portaient toutes
d'un air aisé des cerceaux de vingt-quatre pieds
de circonférence. L'une d'elles, qui le connaissait
un peu, dit en le regardant de côté: Ah f l'hor-
reur ! Une autre , qui le connaissait davantage,
lui dit : Bonsoir, monsieur Memnon ; mais vrai-
ment, lAonsieur Memnon , je suis fort aise de
CONTES PHIL080PHIQCBS. 175
VOUS voir; à p^pos, monsieur Meninon, pour-
quoi avez-vous perdu un œil? Et elle passa sans
attendre sa réponse. Memnon se cacha dans un
coin, et attendit le moment où il pût se jeter aux
pieds du monarque. Ce moment arriva. Il baisa
(rois fois la terre, et présenta son placet. Sa
gracieuse Majesté le reçut très-favorablement, et
donna le mémoire à un de ses satrapes pour lui
en rendre compte. Le satrape tire Memnon à
part, et lui dit d'un air de hauteur , en ricanant
amèrement : Je vous trouve un plaisant borgne
de vous adresser au roi plutôt qu'à moi, et encore
plus plaisant d'oser demander justice contre un
honnête banqueroutier que j'honore de ma pro-
tection et qui est le neveu d'une femme de
chambre de ma maîtresse. Abandonnez cette
affaire-Jà , mon ami , si vous voulez conserver
r<£il qui vous reste.
Memnon, ayant ainsi renoncé le matin aux
femmes, aux excès de table, au jeu, à toute que-
relle, et surtout à 4a cour, avait été avant la nuit
trompé et volé par une belle dame, s'était enivré,
avait joué, avait eu une querelle, s'était fait cre-
ver un œil, et avait été à la cour, où l'on s'était,
moqué de lui.
Pétrjfié d'étonnement et navré de douleur, il
s'en retourne la mort dans le cœur. Il veut
rentrer chez lui; il y trouve des huissiers qui
176 ESPRIT DE VOLTAIRE.
démeublaient sa maison de la part de ses créan-
ciers. Il reste presque évanoui sous un platane;
il y rencontre la belle dame du matin, qui se pro-
menait avec son cher onele, et qui éclata de rire
en voyant Memnon avec sou emplâtre. La nuit
vint; Memnon se coucha sur de la paille auprès
des murs de sa maison. La fièvre le saisit; il
s'endormit dans Taccès, et un esprit céleste lui
apparut en songe.
Il était tout resplendissant de lumière. Il avait
six belles ailes, mais ni pieds, ni tête, ni queue,
et ne ressemblait à rien. Qui es-tu? lui dit
Memnon. Ton bon génie,* lui répondit l'autre.
Rends-moi donc mon œil, ma santé, mon bien,
ma sagesse, lui dit Memnon. Ensuite il lui conta
comment il avait perdu tout cela en un jour.
Voilà des aventures qui ne nous arrivent jamais
dans le monde que nous habitons, dit l'esprit.
Et quel monde habilez-vous? dit l'homme a£Qigé.
Ma patrie, répondit-il, est à cinq cents millions
de lieues du soleil, dans une petite étoile auprès
de Sirius, que tu vois d'ici. Le beau pays ! dit
Memnon : quoi ! vous n'avez point chez vous de
coquines qui trompent un pauvre homme, point
d'amis intimes qui lui gagnent son argent et qui
lui crèvent un œil, point de banqueroutiers, point
de satrapes qui se moquent de vous en vous refu-
sant justice? Non, dit l'habitant de l'étoile, rien
CONTES PtflLOSOfOlQUBS. l77
de tout cela. Nous ne sommes jamais trompés
par les femmes, parce que nous n'en avons point;
nous ne faisons point d'excès de table, parce que
nous ne mangeons point; nous n'avons pojut de
J)anqueroutiers, parce qu'il n'y a chez nous ni or
ni argent; on ne peut nous crever les yeux, parce
que nous n'avons point de corps à la façon des
vôtres ; et les satrapes ne nous font jamais d'iij-
justice, parce que dans notre petite étoile tout le
monde est égal.
Memnon lui dit alors : Monseigneur, sans
femme et sans dîner, à quoi passez-vous votre
temps? A veiller, dit le génie, sur les autres
globes qui nous sont confiés : et je viens pour te
consoler. Hélas! reprit Memnon, que ne veniez-
vous la nuit passée pour m'empêcher de faire tant
de folies? J'étais auprès d'Assan, ton frère aîné,
dit l'être céleste. Il est plus à plaindre que toi.
Sa gracieuse Majesté le roi des Indes, à la cour
duquel il a l'honneur d'être, lui a fait crever les
deux yeux pour une petite indiscrétion, et il est
actuellement dans un cachot, les fers aux pieds
et aux mains. C'est bien la peine, dit Memnon,
d'avoir un bon génie dans une famille, pour
que, de deux frères, l'un soit borgne, l'autre
aveugle, l'un couché sur la paille, l'autre en
prison. Ton sort changera, reprit l'animal de
l'étoile. Il est vrai que tu seras toujours borgne;
178 E5PRit DB Voltaire.
mais, à cela près, ta seras assez beureux, pounre
que tu ne fasses jamais le sot projet d'être par-
faitement sage. C'est dooc une chose à laquelle il
est impossible de parvenir? s'écria Memnon en
soupirant. Aussi impossible, lui répliqua l'autre^
que d'être parfaitement habile, parfaitement fort,
parfaitement puissant, parfaitement heureux.
Nous-mêmes, nous en sommes bien loin. II y a
un globe où tout cela se trouve ; mais, dans les
cent mille millions de mondes qui sont dispers'és
dans l'étendue, tout se suit par degrés. On a
moins de sagesse et de plaisir dans le second
que dans le premier, moins dans le troisième que
dans le second, ainsi du reste jusqu'au dernier,
où tout le monde est complètement fou. J'ai bien
peur, dit Memnon, que notre petit globe terraqué
ne soit précisément les petites-maisons de l'uni-
vers dont vous me faites l'honneur de me parler.
Pas tout ù fait, dit l'esprit; mais il en approche :
il faut que tout soit en sa place. Eh mais ! dit
Memnon, certains poètes, certains philosophes,
ont donc grand tort de dire que tout est bien?
Ils ont grande raison, dit le philosophe de là-
haut, en considérant l'arrangement de l'univers
entier. Ah ! je ne croirai cela, répliqua Memnon,
que quand je ne serai plus borgne.
CONTES PHILOSOPUIQDES. 119
LE NEZ.
(Tiré de Zadig.)
Un jour, Azora revint d'une promenade, tout
en colère, et faisant de grandes exclamations.
Qu'avez-vous, lui dit-il, ma chère épouse? qui
vous peut mettre, ainsi hors de vous-même?
Hélas ! dit-elle, vous seriez indigné comme moi,
si vous aviez vu le spectacle dont je viens d'être
témoin. J'ai été consoler la jeune veuve Cosrou,
qui vient d'élever, depuis deux jours, un tom-
beau à son jeune époux auprès du ruisseau qui
borde cette prairie. Elle a promis aux dieux,
dans sa douleur, de demeurer auprès de ce tom-
beau tant que l'eau de ce ruisseau coulerait
auprès. Eh bient dit Zadig, voilà une femme
estimable qui aimait véritablement son mari!
Ah ! reprit Azora, si vous saviez à quoi elle
s'occupait quand je lui ai rendu visite! A quoi
donc, belle Azora? Elle faisait détourner le ruis-
seau. Azora se répandit en invectives si longues,
éclata en reproches si violents contre la jeune
veuve, que ce faste de vertu ne plut pas à Zadig.
Il avait un ami nommé Cador, qui était un de
ces jeunes gens à qui sa femme trouvait plus de
180 ESPRIT DB VOLTAIRE.
probité et de mérite qu'aux autres: il le mil dans
sa confidence, et s'assura, autant qu'il le pouvait,
de sa fidélité par un présent considérable. Azora,
ayant passé deux jours chez une de ses amies à
la campagne, revint le troisième jour à la maison.
Des domestiques en pleurs lui annoncèrent que
son mari était mort subitement, la nuit même;
qu'on n'avait pas osé lui porter celle funeste nou-
velle, et qu'on venait d'ensevelir Zadig dans le
tombeau de ses pères, au bout du jardin. Elle
pleura, s'arracha les cheveux, et jura de mourir.
Le soir, Cador lui demanda la permission de lui
parler, et ils pleurèrent tous deux. Le lendemain,
ils pleurèrent moins, et dînèrent ensemble. Cador
lui confia que son ami lui avait laissé la plus
grande partie de son bien, et lui fit entendre
qu'il mettrait son bonheur à partager sa fortune
avec elle. La dame pleura, se fâcha, s'adoucit;
le souper fut plus long que le diner ; on se parla
avec plus de confiance. Azora fit l'éloge du dé-
funt; mais elle avoua qu'il avait des défauts dont
Cador était exempt.
Au milieu du souper, Cador se plaignit d'un
mal de rate violent; la dame, inquiète et em-
pressée, fit apporter toutes les essences dont elle
se parfumait, pour essayer s'il n'y en avait pas
quelqu'une qui fût bonne pour le mal de rate;
elle regretta beaucoup que le grand Hermès ne fut
COIfTES PHILOSOPHIQUES. 181
pas encore à Babylone; elle daigna même toucher
le côté où Cador sentait de si vives douleurs.
Êtes-vous sujet à cette cruelle maladie? lui dit-
elle avec compassion. Elle me met quelquefois au
bord du tombeau, lui répondit Cador, et il n'y a
qu'un seul remède qui puisse me soulager: c'est
de m'appliquer sur le côté le nez d'un homme
qui soit mort la veille. Voilà un étrange remède,
dit Azora. Pas plus étrange, répondit-il, que les
sachets du sieur Arnoult contre l'apoplexie. Cette
raison, jointe à l'extrême mérite du jeune homme,
détermina enfin la dame. Après tout, dit-elle,
quand mon mari passera du monde d'hier dans
le monde du lendemain sur le pont Tchinavar,
l'ange Asrael lui accordera-t-il moins le passage
parce que son nez sera un peu moins long dans la
seconde vie que dans la première? Elle prit donc
un rasoir; elle alla au tombeau de son époux,
l'arrosa de ses larmes, et s'approcha pour couper
le nez à Zadig, qu'elle trouva tout étendu dans
la tombe. Zadig se relève en tenant son nez d'une
main, et arrêtant le rasoir de l'autre. Madame,
lui dit-il, ne criez plus tant contre la jeune
Cosrou ; lé projet de me couper le nez vaut bien
celui de détourner un ruisseau.
i%
18$ ESPRIT DE VOLTAIRE.
BABABEG ET LES FAKIRS \
Lorsque j'étais dans la ville de Bénarès sur le
rivage du Gange, ancienne patrie des brachmanes,
je lâchai de m'instruire. J'entendais passablement
l'indien ; j'écoutais beaucoup, et remarquais tout.
J'étais logé chez mon correspondant Omri ; c'était
le plus digne homme que j'aie jamais connu. Il
était de la religion des bramins, j'ai l'honneur
d'être musulman : jamais nous n'avons eu une
parole plus haute que l'autre au sujet de Mahomet
et de Brama. Nous faisions nos ablutions chacun
de notre côté, nous buvions de la même limonade,
nous mangions du même riz, comme deux frères.
Un jour, nous allâmes ensemble à la pagode de
Gavani. Nous y vîmes plusieurs bandes de fakirs,
dont les uns étaient des janguins, c'est-à-dire
des fakirs contemplatifs, et les autres, des dis-
ciples des anciens gymnosophistes, qui menaient
une vie active. Ils ont, comme on sait, une
langue savante, qui est celle des plus anciens
brachmanes, et, dans cette langue, un livre qu'ils
♦ Ceci avait paru sous le titre de Lettre d'un Turc sur les
fakirSf et sur son ami Babahec.
r""^pi«w«T(p«
CONTBS PHILOSOPHIQUES. 185
appellent le Yeidam, C'est assurément le plus
ancien livre de toute l'Asie, sans en excepter le
Zenda-Yesia,
Je passai devant un fakir qui lisait ce livre.
Ah ! malheureux infidèle ! s'écria-t-il, tu m'as fait
perdre le nombre des voyelles que je comptais*,
et de cette affaire-là mon âme passera dans le
corps d'un lièvre, au lieu d'aller dans celui d'un
perroquet, comme j'avais tout lieu de m'en flatter.
Je lui donnai une roupie pour le consoler. A
quelques pas de là, ayant eu le malheur d'éter^
nuer, le bruit que je fis réveilla un fakir qui était
en extase. Où suis-je? dit-il; quelle horrible
chute! je ne vois plus \% bout de mon nez : la
lumière célesfe est disparue *, Si je suis cause,
lui dis-je, que vous voyez enfin plus loin que le
bout de votre nez, voilà une roupie pour réparer
le mal que j'ai fait; reprenez votre lumière céleste.
M'étant ainsi tiré d'affaire discrètement, je
passai aux autres gymnosophistes. Il y en eut
plusieurs qui m'apportèrent de petits clous foil
jolis, pour m'enfoncer dans les brus et dans les
cuisses en l'honneur de Brama. J'achetai leurs
clous, dont j'ai fait clouer mes tapis. D'autres
dansaient sur les mains; d'autres voltigeaient
* Quand les fakirs veulent voir la lumière céleste, ce qui
est très-commun parmi eux, ils tournent les yeux vers le bo)it
de leur nez.
184 ESPRIT DE VOLTAIRE.
sur la corde lâche; d'autres allaient toujours à
cloche-pied. Il y en avait qui portaient des
chaînes; d'autres, un bât; quelques-uns avaient
leur tête dans un boisseau ; au demeurant, les
meilleures gens du monde. Moii ami Omri me
mena dans la cellule d'un des plus fameux; il
s'appelait Ba1)abec : il était nu comme un singe,
et avait au cou une grosse chaîne qui pesait plus
de soixante livres. Il était assis sur une chaise
de bois, proprement garnie de petites pointes de
clous qui lui entraient dans les fesses, et on
aurait cru qu'il était sur un lit de satin. Beau-
coup de femmes venaient le consulter; il était
l'oracle des familles, et on peut dire qu'il jouissait
d'une très-grande réputation. Je fus témoin du
long entretien qu'Omri eut avec lui! Croyez-vous,
lui dit-il, mon père, qu'après avoir passé par
l'épreuve des sept métempsycoses, je puisse par-
venir à la demeure de Brama ? C'est selon, dit le
fakir; comment yivez-vous? Je tâche, dit Omri,
d'être bon citoyen, bon mari, bon père, bon ami^
je prêle de l'argent sans intérêt aux riches dans
l'occasion, j'en donne aux pauvres ; j^entretiens
la paix parmi mes voisins. Vous mettez-vous
quelquefois des clous dans le cul? demanda le
bramin. — Jamais, mon révérend père. J'en suis
fâché, répliqua le fakir, vous n'irez certainement
que dans le dix-neuvième ciel; et c'est dom-
COIfTBS PH1I.0S0PBIQUES. 185
mage. Comment, dit Omri, cela est fort honnête;
je suis très-content de mon lot; que m'importe
du dix-neuvième ou du vingtième, pourvu que je
fasse mon devoir dans moïi pèlerinage et que je
sois bien reçu au dernier gite ? N'est-ce pas assez
d'être honnête homme dans ce pays-ci et d'être
ensuite heureux au pays de Brama ? Dans quel
ciel prétendez-vous donc aller, vous M. Bahabec,
avec vos clous et vos chaînes? Dans le trente-
cinquième, dit Bababee. Je vous trouve plaisant,
répliqua Omri, de prétendre être logé plus haut
que moi ; ce ne peut-être assurément que l'efTct
d'une excessive ambition. Vous condamnez ceux
qui recherchent les honneurs dans cette vie, pour-
quoi en voulez-vous de si grands dans l'autre?
et sur quoi d'ailleurs prétendez- vous être mieux
traité que moi? Sachez que je donne plus en
aumônes en dix jours que ne vous coûtent eirdix
ans tous les clous que vous vous enfoncez dans le
derrière. Brama a bien à faire que vous passiez
la journée tout nu, avec une chaîne au cou ; vous
rendez là un beau service à-la patrie. Je fais cent
fois plus de cas d'un homme qui sème des
légumes, ou qui plante des arbres, que de tous
ves camarades, qui regardent le bout de leur nez,
ou qui portent un bât par excès de noblesse d'âme.
Ayant parlé ainsi, Omri se radoucit, le caressa,
le persuada, l'engagea enfin à laisser là ses clous
Wpgpp^WHy^WPWi .. „■ -^mi^r^^m^^r^m^^^^^
186 BSPRIT DE YOLTAIEB.
et sa chaîne, à venir chez lui mener une vie hon-
nête. On le décrassa, on le frotta d'essences par-
fumées ; on l'habilla décemment ; il vécut quinze
jours d'une manière 'fort sage, et avoua qu'il
était cent fois plus heureux qu'auparavant. Mais
il perdait son crédit dans le 4)eupie ; les femmes
ne venaient plus le consulter : il quitta Omri, et
reprit ses clous pour avoir de la considération.
JEANNOT ET COLIN.
Plusieurs personnes dignes de foi ont vu
Jeannot et Colin à l'école dans la vilje d'Issoire,
en Auvergne, ville fameuse dans tout l'univers
par son collège et par ses chaudrons. Jeannot
était fils d'un marchand de mulets très-renommé;
Colin devait le jour à un brave laboureur des en-
virons, qui cultivait ia terre avec quatre mulets,
et qui, après avoir payé la taille, le taillon, les
aides et gabelles, le sou pour livre, la capitation
et les vingtièmes, ne se trouvait pas puissamment
riche au bout de l'année.
Jeannot et Colin étaient fort jolis pour des
Auvergnats; ils s'aimaient beaucoup, et ils
CONTCS PBILOSOPBIQCES. 187
avaient ensemble de petites privautés, de petites
faHiiliarités, dont on se ressouvient toujours
avec agrément quand on se rencontre ensuite
dans le monde.
Le temps de leurs études était sur le point de
finir, quand un tailleur apporta à Jeannot un
habit de velours à trois couleurs avec une veste
de Lyon de fort bon ^oût; le tout était accom-
pagné d'une lettre à M. de la Jeannotière. Colin
admira l'habit, et ne fut point jaloux; mais
Jeannot prit un air de supériorité qui affligea
Colin. Dès ce moment, Jeannot n'étudia plus, se
regarda au miroir, et méprisa tout le monde.
Quelque temps après, un valet de chambre ar-
rive en poste, et apporte une seconde lettre à
monsieur le marquis de la Jeannotière : c'était
un ordre de monsieur son père de faire venir
monsieur son iils à Paris. Jeannot monta en
chaise en tendant la main à Colin avec un sou-
rire de protection assez noble. Colin sentit son
néant, et pleura. Jeannot partit dans toute la
pompe de sa gloire.
Les lecteurs qui aiment à s'instruire doivent
savoir que M. Jeannot^e père, avait acquis assez
rapidement des biens immenses dans les affaires.
Vous demandez comment on fait ces grandes for-
tunes? C'est parce qu'on est heureux. M- Jeannot
était bien fait, sa femme aussi, etelle^ avait en-
^^^
488 ESPRIT DR VOLTAIRE.
core de la fraîcheur. Ils allèrent à Paris poar un
procès qui les ruinail, lorsque la forlune, qui
élève et qui abaisse les hommes à son gré, les
présenta à la femme d'un entrepreneur des hôpi-
taux des armées, homme d'un grand talent, et
qui pouvait se vanter d'avoir tué plus de soldats
en un an que le canon n'en fait périr en dix.
Jeannoi plut à madame ; la femme de Jeannot
plut à monsieur. Jeannot fut bientôt de part dans
l'entreprise ; il entra dans d'autres affaires. Dès
qu'on est dans le fil de l'eau , il n'y a qu'à se
laisser aller; on fait sans peine une fortune
immense. Les gredins, qui du rivage vous re-
gardent voguer à pleines voiles , ouvrent des
yeux étonnés ; ils ne savent comment vous avez
pu parvenir; ils vous envient au hasard, et font
contre vous des brochures que vous ne lisez
point. C'est ce qui arriva à Jeannot le père, qui
fut bientôt M. de la Jeannotière, et qui, ayant
acheté un marquisat au bout de six mois, retira
de l'école monsieur le marquis son fils pour le
mettre à Paris dans le beau monde.
Colin, toujours tendre, écrivit une lettre de
compliments à son ancien camarade, et lui fit
ces lignes pour le congratuler. Le petit marquis
ne lui fit point de réponse : Colin en fut malade
de douleur.
Le père et la mère donnèrent d'abord un gou-
CONTBS PHILOSOPHIQUES. 489
verueur au jeune marquis : ce gouverneur, qui
était un homme du bel air, et qui ne savait rien,
ne put rien enseigner à son pupille. Monsieur
voulait que son fils apprît le latin, madame ne
le voulait pas. Ils prirent pour arbitre un auteur
qui était célèbre alors par des ouvrages agréables.
Il fut prié à dîner. Le maître de la maison com-
mença par lui dire : Monsieur, comme vous
savez le latin, et que vous êtres un homme de la
cour... Moi, monsieur, du latin! je n'en sais pas
un mot, répondit le bel esprit, et bien m'en a
pris : il est clair qu'on parle beaucoup mieux sa
langue quand on ne partage pas son application
entre elle et les langues étrangères. Voyez toutes
nos dames, elles ont l'esprit plus agréable que
les hommes; leurs lettres sont écrites avec cent
fois plus de grâce; elles n'ontsur nous cette supé-
riorité que parce qu'elles ne savent pas le lutin.
£h bien! n'avais-je pas raison? dit madame. Je
veux que mon fils soit un homme d'esprit, qu'il
réussisse dans le monde ; et vous voyez bien que,
s'il savait le latin, il serait perdu. JÔue-t-on,
s'il vous plaît, la comédie et l'opéra en -latin?
plaide-t-on en latin* quand on a un procès? fait-on
l'amour en latin ? Monsieur, ébloui de ces rai-
sons, passa condamnation^, et il lut conclu que
le jeune marquis ne perdrait point son temps à
connaître Cicéron, Horace et Virgile. Mais
190 SSPRIT DB VOLTAIRE.
qu'apprendra-t-il donc? car encore faut-il qu'il
sache quelque chose; ue pourrait-on pas lui
montrer un peu de géographie? A quoi cela lui
servira-t-il? répondit le gouverneur. Quand mon-
sieur le marquis ira dans ses terres, les postillons
ne sauront-ils pas les chemins? Ils ne Tégareront
certainement pas. On n'a pas besoin d'un quart
de cercle pour voyager, et on va très-commodé-
ment de Paris en Auvergne sans qu'il soit besoin
de savoir sous quelle latitude on se trouve.
Vous avez raison, répliqua le père; mais j'ai
entendu parler d'une belle science qu'on appelle,
je crois, Vastronomie, Quelle pitié! repartit le
gouverneur; se conduit-on par les astres dans
ce monde? et faudra-t-il que monsieur le marquis
se tue à calculer une éclipse, quand il la trouve à
point nommé dans l'almanach , qui lui enseigne
de plus les fêtes mobiles, l'âge de la lune^ et celui
de toutes les princesses de l'Europe?
Madame fut entièrement de l'avis du gouver-
neur. Le petit marquis était au comble de la joie ;
le père était trè^-indécis. Que faudra-t-il donc
apprendre à mon fils? disait-il. A être aimable,
répondit l'ami que l'on consultait ; et s'il sait les
moyens de plaire, il saura tout : c'est un art qu'il
apprendra chttz madame sa mère , sans .que ni
l'un ni l'autre se donnent la moindre peine.
Madame, à ce discours, embrassa le gracieux
CONTES PHILOSOPHIQUES. 491
ignorant et lui dit : On voit bien, monsieur,
que vous êtes l'tiomme du monde le plus savant ;
mon fils vous devra toute son éducation : je
m'imagine pourtant qu'il ne serait pas mal qu'il
sût un peu d'histoire. Hélas! madame, à quoi
cela est-il bon? répondit-il; il n'y a certaine-
ment d'agréable et d'utile que l'histoire du jour.
Toutes les histoires anciennes , comme le disait
un de nos beaux esprits, ne sont que des fables
convenues ; et pour les modernes, c'est un chaos
qu'on ne peut débrouiller. Qu'importe à mon-
sieur votre fils que Charlemagne ait institué les
douze pairs de France, et que son successeur ait
été bègue?
Rien n'est mieux dit ! s'écria le gouverneur : on
étouffe l'esprit des enfants sous un amas de con-
naissances inutiles; mais, de toutes les sciences,
la plus absurde, à mon avis, et celle qui est la
plus capable d'étouffer toute espèce de génie,
c'est la géométrie. Cette science ridicule a pour
objet des surfaces, des lignes et des points, qui
n'existent pas dans la nature. On fait passer en
esprit cent mille lignes courbes entre un cercle et
une ligne droite qui le touche , quoique dans la
réalité on n'y puisse pas passer un fétu. La géo-
métrie, en vérité, n'est qu'une mauvaise plaisan-
terie.
Monsieur et madame n'entendaient pas trop ce
492 ESPRIT DE VOLTAIRB.
que le gouverneur voulait dire; mais ils furent
enlièrement de son avis.
Un seigneur comme monsieur le marquis,
continua-t-il, ne doit pas se dessécher le cer-
veau dans ces vaines études. Si un jour il a besoin
d'un géomètre sublime pour lever le plan de ses
terres, il les fera arpenter pour son argent. S'il
veut débrouiller Tantiquité de sa noblesse^ qui
remonte aux temps les plus reculés, il enverra
chercher un bénédictin. Il en est de même de
tous les arts. Un jeune seigneur heureusement né
n'est ni peintre, ni musicien, ni architecte, ni
sculpteur; mais il fait fleurir tous ces arts en les
encourageant par sa magnificence. Il vaut sans
doute mieux les protéger que de les exercer : il
suffit que monsieur le marquis ait du goût, c'est
aux artistes à travailler pour lui ; et c'est en quoi
on a très-grande raison de dire que les gens de
qualité (j'entends ceux qui sont très-riches) savent
tout sans avoir rien appris, parce qu'en effet ils
savent à la longue juger de toutes les choses qu'ils
commandent et qu'ils payent.
L'aimable ignorant prit alors la parole, et dit :
Vous avez très-bien remarqué, madame, que la
grande fin de l'homme est de réussir dans la so*
ciété. De bonne foi, est-ce par les sciences qu'on
obtient ce succès? s'est-on jamais avisé dans la
bonne compagnie de parler de géométrie? de-
CONTES PHILOSOPHIQUES. i93
mande-t-on jamais à un honnête homme quel
astre se lève aujourd'hui avec le soleil? s'in-
rorme-t>on h souper si Clodion le Chevelu passa
le Rhin?
Non, sans doute, s'écria la marquise de
la Jeannolière, que ses charmes avaient initiée
quelquefois dans le beau monde, et monsieur mon
fils ne doit point éteindre son génie par l'étude
de tousccs fatras; mais, enfin, que lui apprendra-
t-on? car il est bon qu'un jeune seigneur puisse
briller dans l'occasion, comme dit monsieur mon
mari. Je me souviens d'avoir ouï dire à un abbé
que la plus agréable des sciences était une chose
dont j'ai oublié le nom, mais qui commence par
un B, — Par un B, madame? ne serait-ce point
la botanique? — Non, ce n'était point de bota-
nique qu'il me parlait; elle commençait, vous
dis-je, par un B, et finissait par un on. — Ah !
j'entends, madame; c'est le blason : c'est, à la
vérité, une science fort profonde; mais elle n'est
plus à la mode depuis qu'on a perdu l'habitude
de faire peindre ses armes aux portières de son
carrosse; c'était la chose du monde la plus utile
dans un État bien policé. D'ailleurs, cette étude
serait infinie : il n'y a point aujourd'hui de bar-
bier qui n'ait ses armoiries; et vous savez que
tout ce qui devient commun est peu fêté. Enfin,
après avoir examiné le fort et le faible des
194 ESPRIT Dl TOLTAIRB.
scieuces, il fut décidé que monsieur le marquis
apprendrait à danser.
La nature, qui fait tout, lui avait donné un
talent qui se développa bientôt avec un succès
prodigieux : c'était de chanter agréablement des
vaudevilles. Les grâces de la jeunesse, jointes à
ce don supérieur, le firent regarder comme le
jeune homme de la plus grande espérance. Il fut
aimé des femmes; et, ayant la tête toute pleine
de chansons, il en fit pour ses maîtresses. Il
pillait Bacchus et FAmour dans un vaudeville,
la nuit et le jour dans un antre, les charmes H
les alarmes dans un troisième; mais, comme il
y avait toujours dans ses vers quelques pieds de
plus ou de moins qu'il ne fallait, il les faisait
corriger moyennant vingt louis d'or par chanson ;
et il fut mis dans VAnnée littéraire au rang des
la Fare, des Ghaulieu, des Hamilton, des Sar-
rasin et des Voiture.
Madame la marquise crut alors être la mère
d'un bel esprit, et donna à souper aux beaux
esprits de Paris. La tête du jeune homme fut
bientôt renversée ; il acquit l'art de parler sans
entendre, et se perfectionna dans l'habitude de
n'être propre à rien. Quand son père le vit si
éloquent, il regretta vivement de ne lui avoir
pas fait apprendre le latin, car il lui aurait acheté
une grande charge dans la robe. La mère, qui
G0NTB8 PHILOSOPBIQDBS. 195
avait des sentiments plus nobles, se chargea de
solliciter un régiment pour son fils; et, en atten-
dant, ilfitPamour. L'amour est quelquefois plus
cher qu'un régiment. Il dépensa beaucoup, pen-
dant que ses parents s'épuisaient encore davan-
tage à vivre en grands seigneurs.
Une jeune veuve de qualité, leur voisine, qui
n'avait qu'une fortune médiocre, voulut bien se
résoudre à mettre en sûreté les grands biens de
monsieur et de madame de la Jeannotière, en
se les appropriant, et en épousant le jeune mar-
quis. Elle l'attira chez elle, se laissa aimer, lui
fit entrevoir qu'il ne lui était pas indifférent, le
conduisit par degrés, l'enchanta, le subjugua
sans peine. Elle lui donnait tantôt des éloges,
tantôt des conseils ; elle devint la meilleure amie
du père et de la mère. Une vieille voisine proposa
le mariage; les parents, éblouis de la splendeur
de cette alliance, acceptèrent avec joie la propo-
sition : ils donnèrent leur fils unique à leur
amie intime. Le jeune marquis allait épouser
une femme qu'il adorait et dont il était aimé ;
les amis de la maison le félicitaient; on allait
rédiger les articles, en travaillant aux habits de
noce et à l'épithalame.
Il était un matin aux genoux de la charmante
épouse que l'amour, l'estime et l'amitié allaient
lui donner ; ils goûtaient, dans une conversation
196 BSPRIT DE VOLTAIRE.
tendre el animée, les prémices de leur bonheur;
ils s'arrangeaient pour mener une vie délicieuse,
lorsqu'un valet de chambre de madame la mère
arrive tout effaré. Voici bien d'autres nou-
velles! dit-il ;des huissiers déménagent la maison
de monsieur et de madame; tout est saisi par
des créanciers ; on parle de prise de corps, el je
vais faire mes diligences pour être payé de mes
gages. Voyons un peu, dit le marquis, ce que
c'est que ça, ce que c'est que cette aventure-là.
Oui, dit la veuve, «liez punir ces coquins-là,
allez vite. Il y court, il arrive à la maison ; son
père était déjà emprisonné : tous les domestiques
avaient fui chacun de leur côté, en emportant
tout ce qu'ils avaient pu. Sa mère était seule,
sans secours, sans consolation, noyée dans les
larmes; il ne lui restait rien que le souvenir de
sa fortune, de sa beauté, de ses fautes et de ses
folles dépenses.
Après que le Bis eut longtemps pleuré avec la
mère, il lui dit enfin : Ne nous désespérons pas;
cette jeune veuve m'aime éperdument; elle est
plus généreuse encore que riche; je réponds
d'elle; je vole à elle, et je vais vous l'amener.-
Il retourne donc chez sa maîtresse, il la trouve
tête à tète avec un jeune officier fort aimable.
Quoi ! c'est vous , M. de la Jeannotière ; que
venez-vous faire ici? abandonne-t-on ainsi sa
CONTES PHILOSOPHIQUES. 197
mère? Allez chez cette pauvre femme, et dites*
lui que je lui veux toujours du bien : j'ai besoin
d'une femme de chambre, et je lui donnerai la
préférence. Mon garçon, tu me parais assez bien
tourné, lui dit l'officier; si tu veux entrer dans
ma compagnie, je te donnerai un bon enga*
gement.
Le marquis stupéfait, la rage dans le cœur,
alla chercher son ancien gouverneur, déposa ses
douleurs dans son sein, et lui demanda des con-
seils. Celui-ci lui proposa de se faire, comme
lui, gouverneur d'enfants. Hélas! je ne sais
rien, vous ne m'avez rien appris, et vous êtes la
première cause de mon malheur; et il sanglotait
en lui parlant ainsi. Faites des romans, lui dit
un bel esprit qui était là ; c'est une excellente
ressource à Paris.
Le jeune homme, plus désespéré que jamais^
courut chez le confesseur de sa mère : c'était un
théatfn très-accrédité, qui ne dirigeait que les
femmes de la première considération. Dès qu'il
le vit, il se précipita vers lui. Eh! mon Dieu!
monsieur le marquis, où est votre carrosse? com-
ment se porte la respectable madame la marquise
votre mère? Le pauvre malheureux lui conta le
désastre de sa famille. A mesure qu'il s'expli-
quait, le théatin prenait une mhie plus grave,
plus indifférente, plus imposante : Mon fils, voilà
43
49S ESPRIT DE VOLTAIRE.
OÙ Diea vous voulait; les richesses ne servent
qu'à corrompre le cœur; Dieu a donc fait Ut
grâce à votre mère de la réduire à la mendicité?
-— Oui, monsieur. — Tant mieux, elle est sûre
de son salut. — Mais, mon père, en attendant,
n'yaurait-il pas moyen d'obtenir quelques secours
dans ce monde? — Adieu, mon fils; il y a une
dame de la cour qui m'attend.
Le marquis fut prêt à s'évanouir; il fut traité
à peu près de même par tous ses amis, et apprit
mieux à connaître le monde dans une demi-
journée que dans tout le reste de sa vie.
Comme il était plongé dans l'accablement du
désespoir, il vit avancer une chaise roulante, a
l'antique, espèce de tombereau couvert, accom-
pagné de rideaux de cuir, suivi de quatre char-
rettes énormes toutes chargées. Il y avait dans la
chaise un jeune homme grossièrement vêtu :
c'était un visage rond et frais qui respirait la
douceur et la gaieté. Sa petite femme brune, et
assez grossièrement agréable, était cahotée à côté
de lui. La voiture n'allait pgs comme le char
d'un petit-maître : le voyageur eut tout le temps
de contempler le marquis immobile, abîmé dans
sa douleur. Eh ! mon Dieu ! s'écria-t-il, je crois
que c'est là Jeamnot. A ce nom, le marquis lève
les yeux ; la voiture s'arrête : C'est Jeannot, lui-
même, c'est Jeannot. Le petit homme rebondi ne
COirriS FBIL0S0PBIQ1IBS. 199
fait qu'as saut et court embrasser son aacien
camarade. Jeanuot reconnut Colin ; la honte et
les pleurs couvrirent son visage. Tu m'as aban-
donné, dit Colin; mais tu as beau être grand
seigneur, je t'aimerai toujours. Jeannot, confus
et attendri, lui conta, en sanglotant, une partie
de son histoire. Viens dans lliôtellerie où je loge
me conter le reste, lui dit Colin ; embrasse ma
petite femme, et allons diner ensemble.
Ils vont tous trois à pied, suivis du bagage.
Qu'est-ce donc que tout cet attirail? vous appar-
tient-il ? — Oui, tout est à moi et à ma fenune.
Nous arrivons du pays; je suis à la tête d'une
bonne manufacture de fer élamé et de cuivre.
J'ai épousé la fille d'un riche négociant en usten-
siles nécessaires aux grands et aux petits ; nous
travaillons beaucoup; Dieu nous bénit; nous
n'avons point changé d'état, nous sommes heu-
reux, nous aiderons notre ami Jeannot. Ne sois
plus marquis ; toutes les grandeurs de ce monde
ne valent pas un bon ami. Tu reviendras avec
moi au pays, je t'apprendrai le métier, il n'est
pas bien difficile; je te mettrai de part, et nous
vivrons gaiement dans le coin de terre où nous
sommes nés.
Jeannot éperdu se sentait partagé entre la dou-
leur et la joie, la tendresse et la honte; et il se
disait tout bas : Tous mes amis du bel air m'ont
âOO BSPBtT DB VOLTAIRK.
trahi, et Colfo, que j'ai méprisé, vient seul à mon
secours. Quelle instruction ! La bonté d'âme de
Colin développe dans le cœur de Jeannot le germe
du bon naturel,, que le monde n'^avait pas encore
étouffé. Il sentit qu'il ne pouvait abandonner sob
père et sa mère. Nous aurons soin de ta mère,
dit Golin; et, quant à ton bonhomme de père,
qui est en prison , j'entends un peu les affaires;
ses créanciers, voyant qu'il n'a plus rien, s'ac*
commoderont pour peu de chose; je me charge
de tout. Golin fit tant, qu'il tira le père de prison.
Jeannot retourna dans sa patrie avec ses parents,
qui reprirent leur première profession» Il épousa
une sœur de Colin; laquelle étant de même
humeur que le frère, le rendit très-heureux. Et
Jeannot le père, et Jeannotte la mère, et Jeannot
le fils, virent que le bonheur n'est pas la vanité.
FIN.
TABLE.
Pages
Avant-propos . . . . i • i
RéQexioné pour les sets — pouvant servir de préface & ce
recueil « • **
PREIIÊRE PARTIE.
RELIGION ET PHILOSOPHIE.
De la nécessité de croire un Être Suprême ■ • - • 17
De la cause première ^1
Des causes finales 27
De l'athéisme ^
202 TABLE.
Dieu nécessaire **
La machine du monde 88
Dieu . . - 86
Chaque chose à sa place 8«
Qu'est-ce que croire S'
Je crois ♦*
Les systèmes ♦^
DKDIIÈIE PARTIS.
PHILOSOPHIE NATURELLE.
La pensée ^^
Loi naturelle *''
Liberté de penser 48
Sur l'Encyclopédie (L. XV.) 56
Langage de l'intolérance 60
De la nécessité de la tolérance 88
Il vaut mieux avoir affaire à Dieu qu'à ses saints ... 66
Vérités historiques «"ï
De°rés de vérités suivant lesquels on juge les accusés. #8
De la vertu '*^
De l'égalité qui vient de Dieu, et que l'homme n» peut
détruire. « '*
TEOlSim PUTIB.
POLITIQUE.
Sur l'inégalité des conditions 73
Même sujet 7ï
De la propriété '^
De la démocratie ^^
Quel est Le meilleur gouvernement S&
VABLB. â03
De la pairie 8»
Sur la guerre •*
Avantages du luxe 9«
De la gloire .102
QDATRiEIB PARTIE.
MORALE.
Morale universelle 105
Du juste et de l'injuste 106
Les bornes de l'esprit humain 109
Du sens commun 110
Les aveugles juges des couleurs lis
La pire ignorance . . . . • lis
De la curiosité . . . HG
Avantages de la frivolité 1 20
Du rare et du beau. 123
Du bonheur et du souverain bien 1 26
Los attributs humains donnés à Dieu 13i
La mort nécessaire 134
La douleur nécessaire. 138
Lettre de consolation. . .' 138
GINQDIBIB PARTIE
CONTES PHILOSOPHIQUES.
Les deux consolés. 141
L'ermite 14*
Histoire des voyages de Scarmentado 188
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Cr> * (c^ ^ lc>
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