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ex: libris
PAUL-EMILE DUMONT
ESQUISSE D'UNE HISTOIRE
DE LA
PHILOSOPHIE INDIENNE
PAR
Paul Masson-Oursel
AGRÉGÉ DE L' UNIVERSITÉ
CHARGÉ DE SUPPLÉANCE A LA FACULTÉ DES LETTRES
ET A l'École des hautes études religieuses
^-
Librairie Orientaliste
PAUL GEUTHNER
13, rue Jacob, Paris VI^
1923
THÈSE PRÉSENTÉE A LA FACULTÉ DES LETTRES
DE l'université DE PA.RIS
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l'ia? .
A MES MAITRES
MM. Sylvain Lévi
et
A. FOUCHER
Hommage de reconnaissante affection.
PREFACE
Prétendre écrire, au sens exact du terme, une histoire
de la philosophie indienne, attesterait, quant à présent,
une ambition téméraire. Non seulement des domaines
entiers de la civilisation de l'Inde, qui produisirent d'im-
menses littératures, se trouvent, aujourd'hui encore, soit
inexplorés, soit insuffisamment défrichés par la critique du
philologue ou de l'historien, mais on peut à bon droit se
demander s'il sera jamais possible de fixer assez de jalons
chronologiques pour qu'en cette matière le récit mérite le
nom d'histoire : il y aurait quelque optimisme à supposer
qu'une documentation extra-indologique, ardue à acquérir,
par exemple tibétaine, chinoise, persane, autre encore,
suppléera tôt ou tard à l'indigence des renseignements
datés que fournissent les matériaux hindous. Peut-être,
toutefois, l'état actuel de nos connaissances permet-il une
vue d'ensemble sur l'évolution de la pensée indienne, un
aperçu qui situerait à leur place, et dans leur signification
approximative, des faits qui, pour être d'ordre intellectuel
ou spirituel, ne comportent pas moins une étude positive.
Notre prétention n'ira pas au delà : nous nous garderons
soit de masquer l'ampleur de notre ignorance, soifc de dis-
simuler le caractère conjectural d'un grand nombre de nos
interprétations.
Ni par sa documentation, ni par ses conclusions, le
présent travail ne saurait apparaître comme un ouvrage
original d'indianisme. Nous espérons cependant qu'il ne
sera pas indifférent aux spécialistes d'assister à une tenta-
6 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
tive d'exposer dans son entier, quoique de façon très som-
maire, un sujet qui ne fut jamais traité que partiellement;
l'essai, si provisoire soit-il, de déterminer, sans forcer les
données de fait, ce que nous appellerions volontiers, avec
Cournot, «l'enchaînement fondamental» des idées sur les-
quelles a vécu l'Inde spéculative, doit autoriser certains
jugements qui, bien qu'inspirés par la synthèse plus que
par l'analyse, peuvent offrir une relative objectivité. La
nature de notre tâche nous contraindra souvent à ne faire
que chercher des solutions moyennes entre des hypothèses
opposées, ou même à résumer simplement l'opinion d' autrui;
mais elle suscitera quelquefois devant nous des problèmes
rarement formulés en termes précis, voire insoupçonnés;
elle nous imposera, en mainte occasion, un point de vue
propre sur des questions déjà débattues. Au surplus, cet
ouvrage doit être lisible, par delà le cercle des indianistes,
pour quiconque s'intéresse à l'histoire des diverses civili-
sations et, en particulier, à l'histoire de la philosophie. Tel
est le motif qui nous a persuadé de composer cette Esquisse
en partie double: le texte devant être intelligible aux pro-
fanes, il nous a paru nécessaire de rejeter dans des annota-
tions les références critiques et maints détails qui eussent
surchargé l'exposé ou intercepté les grandes perspectives du
sujet. Notre but essentiel serait. atteint, si certains des plus
précieux résultats de Findologie devenant ainsi accessibles
à chacun, cette pensée indienne qui se développa en parfait
synchronisme avec la pensée européenne obtenait enfin,
à l'égal de la réflexion grecque et de tout ce qui en est issu,
droit de cité parmi cet ensemble de connaissances et d'as^
pirations qui importent grandement à l'humanisme, et que
nous appelons philosophie.
I1NTRODUCTION
L'objet et la méthode de l'histoire de la philosophie ne
sauraient être tout à fait les mêmes en ce qui concerne
l'Inde qu'en ce qui touche l'Europe. Donner au lecteur con-
science de cette différence de conditions, c'est l'initier à ce
minimum d'information indologique sans la possession duquel
la pensée de l'Inde risquerait de demeurer lettre morte.
Bien qu'il ait paru dans le monde indien mainte doctrine
aussi exempte de toute connexion avec une religion que peut
l'être la science moderne, ou encore le positivisme, opinions
philosophiques et croyances religieuses se séparent plus
malaisément dans l'Inde qu'en Europe. Non pas que la
complète liberté de pensée ait été plus exceptionnelle là-bas
que chez nous : il nous sera loisible, au contraire, de constater
que l'évolution y a consisté en une série de vicissitudes qui
firent alterner religions et philosophies, un dogme antérieur
se muant en doctrine réfiexive, un système abstrait donnant
naissance à une église par suite de la discipline qu'il impose,
par exemple, à ses adeptes, ou prescrivant, comme propé-
deutique à la conquête du vrai, l'exercice de cultes effectifs.
Mais le problème capital, nous dirions presque le problème
unique auquel s'attaque la pensée libre est là-bas le même
qu'aborde la pensée religieuse: celui du salut, ou, plus exac-
tement, de la délivrance. On chercherait donc en vain à com-
prendre la portée d'un effort pourtant tout philosophique,
autrement qu'en fonction des croyances antérieures ou am-
biantes. Dans ces conditions, quoique notre dessein nous
8 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
dispense d'une étude spéciale des multiples religions qu'a
pratiquées l'Inde, nous ne saurions éluder l'obligation
d'examiner, au moins quant à la portée spéculative de leurs
mythes ou de leurs dogmes, les principaux de ces cultes.
En raison même de ses attaches étroites avec la vie
religieuse, la philosophie indienne se présente sous un aspect
différent de la philosophie européenne. L'autorité d'une
tradition y passe pour garantie de la vérité; de sorte que
la pensée se manifeste moins comme une réflexion indivi-
duelle, dont son auteur s'attribuerait le mérite, que comme
la réflexion de diverses lignées de sages, dont chacun prise,
non sa modeste contribution personnelle, mais, au contraire,
la doctrine commune à tous les zélateurs de la secte. Les
doctrines revêtent de la sorte un caractère impersonnel sur
lequel ne saurait faire illusion le nom de l'auteur, le plus
souvent mythique, à qui elles sont attribuées. Tantôt le
maître sous l'invocation duquel se trouvent placées ces
doctrines, appartient à un âge très reculé, antérieur aux
époques historiques ; tantôt il est conçu comme un héros
supérieur à l'humanité; l'attribution offre ainsi le même
degré d'authenticité que l'imputation à Orphée des textes
«orphiques»: le nom du vieux sage ou du demi-dieu ne
désigne que la tradition d'une communauté ou d'une école.
Alors même que l'auteur est un personnage historique sa
figure s'entoure de légende à proportion de la vénération
qu'elle inspire: les détails biographiques dont l'écho nous
parvient, reflètent la notion que se firent du maître des
disciples souvent lointains, plutôt que des circonstances de
fait. Il ne saurait donc y avoir lieu que très rarement d'expli-
quer la genèse d'un sj^stème par la psychologie d'un penseur.
La philosophie de l'Inde étant collective plutôt qu'in-
dividuelle, les attitudes spéculatives persistent aussi long-
temps qu'elles comptent des adeptes, ainsi qu'il arrive dans
INTRODUCTION
le cas des religions. Les systèmes ne se succèdent donc
pas les uns aux autres: au contraire, ils tendent à se par-
achever chacun quant à soi, voire même à se compléter par
des participations à des doctrines rivales. Leur émulation
semble perpétuelle: elle suscite de leur part soit une rigueur
croissante, soit un éclectisme grandissant; mais elle les main-
tient tous plutôt qu'elle n'exclut et n'élimine certains d'entre
eux. Parmi ce chaos de facteurs disparates, qui compose
la société indienne, rien ne meurt, et jamais non plus, semble-
t-il, rien ne commence: les plus archaïques croyances con-
servent des adhérents, et la plus ancienne mention connue
d'une opinion paraît supposer un long développement pré-
cédent. La détermination de repères chronologiques n'en
est que plus épineuse; et, lors même qu'elle se justifie en
fait, on ne saurait trop se tenir en garde contre la tentation
de faire commencer aux alentours d'une date une attitude
spirituelle qui peut remonter à un passé beaucoup plus haut.
Rien ne serait donc plus faux que de concevoir la philosophie
indienne à l'image de l'européenne, comme une série de
systèmes qui se succèdent parce qu'ils se supplantent: la
prédilection pour une vérité de caractère traditionnel,
l'aversion pour toute empreinte d'individualité, la répu-
gnance à l'égard du changement, s'opposent point par point
à notre méfiance de l'autorité, à notre foi en la puissance
d'intuitions individuelles, à notre obsession de l'évolution
qui nous fait postuler par principe, en tout ordre, une modi-
fication constante des faits ou une graduelle transformxation
des idées.
Ce contraste entre deux mentalités, qui frappe tout
Oriental venant dans l'Occident, ainsi que tout Occidental
parcourant l'Asie, doit être admis comme fait, mais il y
aurait danger à s'en autoriser pour préconiser l'exclusive
légitimité méthodologique soit de l'une, soit de l'autre
10 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
attitude. Soutenir, comme la plupart des Hindous restés
étrangers à la science européenne, que les divers aspects de
la pensée indienne ont pour âge véritable, pour signification
authentique l'âge, le sens que la tradition leur attribue,
c'est, par préjugé, faire bon marché de l'histoire, mais c'est
quelquefois l'indice d'une compréhension profonde, et même
d'un sens historique plus adéquat que la superstition de la
chronologie en un domaine qui défie, qui déçoit toute chro-
nologie. Par contre, quand nos savants rompus à l'usage de
la critique soit historique, soit philologique, estiment qu'il est
de bonne méthode de suspecter une autorité, mais de faire
fonds sur un fait sans chercher à en induire plus qu'il ne
renferme, et quand la succession des phénomènes bien avérés
les persuade d'une évolution parallèle des opinions ou des
idées, ils font preuve d'une aversion systématique, non
exempte de partialité, à l'égard des traditions indigènes;
mais ils obtiennent ainsi, de temps à autre, des précisions
rudes, brutales, qui peuvent être décisives, et tels de leurs
aperçus équivalent à des découvertes qui transfigurent à
nos yeux tout un aspect du donné. La véritable positivité
consistera donc à conserver notre attachement aux méthodes
éprouvées dont s'enorgueillit l'Occident, mais en prêtant,
au nom même du respect des faits, la plus vigilante attention
aux interprétations que l'Orient tient pour classiques.
C'en est assez déjà pour faire saisir combien doivent
différer, dans l'un et dans l'autre cas, les procédés de l'histoire
de la philosophie. Nous venons de remarquer que cette der-
nière confine, dans l'ordre de l'indianisme, à l'histoire des
religions, et d'en tirer certaines conséquences méthodolo-
giques. Il nous faut maintenant prendre conscience de l'im-
portance du facteur « langues ». Habitués que nous sommes à
limiter l'histoire de la philosophie à celle de la pensée
méditerranéenne, qui s'exprime, pour une large part, en des
INTRODUCTION 11
idiomes proches parents du nôtre, et auxquels nous initie
l'instruction que nous recevons, nous méconnaissons volon-
tiers la connexion qui relie l'histoire de la pensée à l'histoire
des langues. Pourtant nous ne gagnons rien à oublier que,
même en notre ambiance familière, le sens du vocabulaire
philosophique garde pour l'esprit des réminiscences de loin-
taines étymologies: nous nous contenterons de l'exemple,
qu'en fournit ce mot même d'esprit, dont l'acception n'a
pas rompu toute attache avec l'idée du souffle, sa signifi-
cation latine primitive. Mais lorsqu'il s'agit de pénétrer la
pensée d'une civilisation à laquelle nos études classiques ne
nous ouvrent aucun accès, il va de soi qu'une initiation lin-
guistique est la condition sine qua non de tout effort pour
comprendre. Ce n'est pas à dire simplement que les doctrines
se trouvant exposées dans certains textes, les originaux
doivent pouvoir être lus, soit dans cet idiome dont le védique
est la forme archaïque, dont le sanscrit est le type classique,
le pâli et les pracrits des formations dérivées, soit dans des
langues telles que le tibétain et le chinois, qui conservèrent
en traductions des documents dont la rédaction indienne
primitive a souvent disparu au cours des siècles. Ce dont
il importe de se convaincre, c'est que la plus sûre intro-
duction à l'intelligence des idées est d'une part la critique
des textes, de l'autre l'étude des mots techniques: double
recherche d'ordre philologique.
Personne ne conteste plus aujourd'hui qu'une saine in-
terprétation du Platonisme ou du Spinozisme suppose la
mise en œuvre d'un appareil critique, tendant à l'établisse-
ment exact des textes et à la restitution de leur histoire.
A fortiori l'emploi d'une semblable méthode s'impose-t-il
en ce qui concerne les matériaux littéraires d'une civilisation
qui, insoucieuse des contingences temporelles, nous ren-
seigne à peine sur la chronologie de son passé: la critique
12 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
interne des documents demeure d'ordinaire notre unique
source d'information dans la détermination des époques,
comme elle est la seule façon objective d'atteindre le sens
d'une doctrine. Sans doute les pensées de l'Asie comme
celles de l'Europe doivent se montrer perméables à la raison:
celui-là seul les pénétrera dans leur intime essence, qui saura
les revivre après s'être mis, par une sympathie qui tient
de la divination, à leur exact unisson. Cependant, si notre
jugement sur la nature soit humaine, soit extérieure, ne
coïncide guère avec celui que portaient, sur les mêmes
sujets, non seulement un contemporain de Périclès ou de
Marc-Aurèle, mais un piétiste allemand du xvi® siècle, ou
un empiriste anglais du xix®, de quelle incompréhension
risquons-nous de faire preuve en essayant de nous assimiler
des théories nées en une civilisation foncièrement étrangère
à la nôtre! A cet égard, l'étude des termes techniques,
élucidés par la notation des divers sens qu'ils ont connotés
à travers les littératures simultanées ou successives, fournit
l'indispensable transition de l'initiation philologique à l'ini-
tiation philosophique. Nous nous garderons de méconnaître que
la pensée transcende la portée stricte des mots; mais le coef-
ficient d'inefïabilité inhérent à l'intime spiritualité d'un
système résulte pour une large part de ce que les idées sont
toutes chargées d'histoire: or l'unique moyen de suivre
dans son histoire une idée consiste à repérer les variations
du sens des mots qui l'ont tantôt transmise, tantôt trahie,
mais en tout cas traduite.
L'intelligence de l'histoire de la philosophie indienne re-
quiert ainsi, non seulement des connaissances spéciales,
mais un apprentissage linguistique et de la dextérité critique.
Ces conditions, d'ailleurs, diffèrent moins en nature qu'en
degré, de celles que suppose l'histoire de notre philosophie:
cette dernière, en effet, serait plus scientifiquement connue.
INTRODUCTION 13
si quiconque s'y adonne s'astreignait à une discipline aussi
rigoureuse, aussi positive que celle qu'exige la compré-
hension des doctrines orientales. Reconnaissons qu'en ce qui
concerne celles-ci l'aveu d'ignorance par lequel doit débuter
toute étude, coûte beaucoup moins à notre amour propre:
nulle part, mais ici moins qu'ailleurs, la compétence ne
s'improvise. Nous ajouterons que, si l'on s'égare en jugeant
de l'Orient par l'Occident, une connaissance sérieuse de la
pensée occidentale ne paraît pas inutile pour discerner le
sens profond, et comme l'originalité même, des questions
que se posa l'Orient. Schopenhauer a fourvoyé, mais il
a guidé aussi plus d'un indianiste; et quelques-uns des
meilleurs connaisseurs des doctrines indiennes, un Auguste
Barth ou un Paul Deussen, se trouvèrent bien d'avoir
possédé dès l'abord une culture philosophique à l'européenne.
Car la philosophie est partout la philosophie, quoique pro-
blèmes et solutions différent selon les milieux. Ce sera
peut-être, du moins nous le souhaiterions, chose prouvée
par ce livre.
Dans les m.ots sanscrits, u se prononce ou ; e est
toujours é long ; ai et au représentent les diphtongues
aï, aou ; r est une voyelle spéciale, qui se prononce de
façon intermédiaire entre ri et re. Parmi les consonnes c
se prononce tch ; j, dj ; s, ch, com.me l'anglais sh ; g
est toujours dur ; t, d, n, diffèrent de t, d, n par une
articulation en arrière, au sommet du palais ; ii et rn
sont des nasalisations, la première très accentuée, la se-
conde vague; n se prononce à l'espagnole, comme le gn
français.
PREMIÈRE PARTIE
LA PENSÉE VÉDIQUE
CHAPITRE I
LES ORIGINES DRAVIDIENNE ET ARYENNE
LA COMMUNAUTÉ INDO- IRANIENNE
L'histoire intellectuelle de l'Inde a été fonction de la
situation géographique du pays. Si disparates que soient
les différentes parties du continent indien, elles présentent
toutes ce caractère, de se trouver isolées du reste du monde
par les plus hautes montagnes du globe, sauf dans la région
du Nord-Ouest, où, par les plateaux de l'Afghanistan, s'ouvre
un accès. Le pays auquel l' Indus a donné son nom comprend
les deux vallées de l' Indus et du Gange, et, subsidiaire ment,
le plateau triangulaire du Dekkan auquel on ne parvient,
à moins d'y aborder par mer, qu'après avoir traversé l'un
des deux bassins fluviaux. L'Inde peut ainsi se schématiser
comme un enclos muni d'une porte largement ouvertie.
L'histoire de ce pays ne renferme rien de plus important que
les irruptions successives, par cette ouverture, de popula-
tions fort diverses, chassées de leur habitat d'origine, soit
par une dessiccation graduelle de l'Asie centrale, soit par
des chocs entre peuples; une fois entrées, elles s'amalgament
tant bien que mal à leurs prédécesseurs déjà installés. La
lente infiltration, ou l'invasion impétueuse visent à la posses-
16 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
sion des bassins fluviaux, où se concentrent richesse et popu-
lation; elles perdent de leur force propulsive, et surtout de
leur efficacité assimilatrice en atteignant la massive pres-
qu'ile: ainsi s'explique le maintien d'une extrême diversité
intérieure. Toutefois, si le plus ardent foyer de la civilisation
issue de ces fusions successives, se localise dans les deux
vallées principales, qui, d'ailleurs, communiquent avec
facilité, l'emplacement des événements les plus considé-
rables se situe d'ordinaire dans ce Nord- Ouest par où pé-
nètre toute nouveauté. C'est là que survint Alexandre,
bientôt suivi de toute la culture grecque; c'est là que se
firent passage les Scj^hes (Çakas), les Parthes (Pahlavas),
puis, au premier siècle de notre ère, une peuplade Yue-tchi,
les Kusânas; c'est là que se transforma la dogmatique
bouddhique, levain de la pensée indienne; c'est par là
qu'Arabes, Turcs, Mongols poussèrent au Moyen âge leurs
armées conquérantes; mais c'est par là, de même, qu'avant
les débuts de l'histoire, s'étaient introduits ces Aryas qui
devaient donner à la civilisation de la contrée sa décisive
empreinte (^).
Les peuples mêmes que les Aryas trouvèrent occupant
le pays, et qu'on désigne sous le nom générique de Dravi-
diens (^), paraissent avoir, les premiers, opéré semblable
migration; du moins la survivance, dans le Béloutchistan,
de l'idiome Brâhûî, apparenté aux langues dravidiennes du
Sud de l'Inde, le donne à penser. Quoi qu'il en soit, l'ex-
trême ancienneté de l'établissement des Dravidiens, et la
masse qu'ils formaient lors de l'invasion aryenne, autorisent
l'historien à les considérer comme relativement aborigènes.
C'est par l'examen de leurs mœurs que devrait commencer
l'analyse des divers facteurs de la civilisation indienne.
Malheureusement, ce peuple, dont la culture était très in-
férieure à celle des Aryas, ne nous a laissé aucun témoignage
LA PENSÉE VÉDIQUE 17
de son passé lointain; il fut absorbé ou opprimé par les
conquérants aryens, intéressés à étouffer son autonomie.
L'absorption, qui s'achève de bonne heure dans l'Inde
septentrionale, n'alla pas partout jusqu'à l'assimilation: les
éléments assujettis furent incorporés au système social des
envahisseurs à titre d'esclaves, leurs dieux intégrés au système
religieux des nouveaux maîtres comme démons de bas
étage; mais hommes et croyances persistèrent. Dans le
Dekkan central et méridional l'originalité dravidienne fut
sauvegardée; il y subsista jusqu'à nos jours des sociétés
qui ne furent jamais arj^anisées. La civilisation pré-aryenne
de l'Inde ne comporte guère d'autre source d'information
que l'induction par laquelle nous concluons de l'état actuel
de ces peuples à celui des premiers habitants du pays.
La religion dravidienne est encore, et devait être, aux
âges préhistoriques, toute locale, l'horizon mental ne s'é-
tendant pas au delà de la tribu ou du village. On y vénère,
ainsi qu'en plus d'une société agricole, des divinités féminines,
soit protectrices de la collectivité, soit redoutées pour les
maladies ou les maléfices dont elles peuvent affecter les
hommes et les bestiaux. Ces divinités sont des morts hu-
mains, doués depuis leur trépas de puissances nocives, sus-
ceptibles de devenir bienfaisantes à qui sait se les rendre
propices; il s'en crée sans cesse de nouvelles, auxquelles
il arrive de faire oublier les anciennes, mais que l'on imagine
sur le type des plus archaïques. Cette forme de religion,
attachée au sol, se maintint comme superstition populaire
dans les contrées où le flot de l'immigration la submergea,
et elle demeura prédominante partout où elle put échapper
à l'engloutissement. Sa persistance obscure et latente, à
travers l'évolution ultérieure, ne doit jamais être méconnue,
quoique le facteur dravidien qui se devine au travers des
18 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
éléments qui le recouvrent, ne puisse, le plus souvent, se
symboliser dans nos analyses que par un X impondérable.
Les Arj'-as, dont les mœurs sédentaires contrastent avec
la vie nomade si fréquente chez les peuples d'Asie, paraissent
originaires de la vallée du Danube, qui fut, de temps immé-
>norial, propice à la culture. La migration vers l'Est de ceux
d'entre eux qui passèrent en Asie, semble s'être effectuée
par le Bosphore et par les vallées du Tigre et de l'Euphrate.
Ces inductions, tirées d'observations linguistiques, se
trouvent à quelque degré corroborées par les fouilles de
Boghaz-keui, qui attestent, au xiv^ siècle avant notre ère,
la croj^ance, en Asie-Mineure, à des divinités bien connues
sous leur forme indienne (^). Le gros des émigrants euro-
péens se serait fixé pour une part dans la contrée qui garde
leur nom, l'Eran ou Iran, pour une autre part au delà de
l'Afghanistan, dans le pays des Cinq-Rivières, le Penjab.
Ainsi se serait fondée, sur les bords de l' Indus, la première
puissance « indienne ». Le même peuple, ainsi scindé en
deux tronçons, semble donc un rameau de la souche dont
d'autres branches ont couvert l'Europe: Celtes, Germains,
Slaves, Italiotes, Hellènes. La tâche ne nous incombe point
de rechercher si les populations ainsi apparentées procèdent
d'une race unique et homogène: il nous suffit d'y recon-
naître des populations distinctes tant des Sémites que des
Turco-Mongols.
Quoique la distribution des langues soit loin de coïn-
cider avec la répartition des races, il demeure approxima-
tivement vrai que les peuples de souche aryenne furent les
propagateurs des idiomes «indo-européens». La reconnais-
sance de la parenté entre les plus anciennes langues de l'Iran
et de l'Inde, d'une part, et le slave, l'arménien, le grec, le
latin, le germanique et le celte d'autre part, doit être tenue,
dans l'ordre des sciences morales, pour la plus décisive dé-
LA PENSÉE VÉDIQUE 19
couverte des temps modernes (*). Elle atteste, sinon une hy-
pothétique consanguinité, une mentalité commune. Des ra-
cines identiques ou fort voisines ont fait jaillir d'analogues
frondaisons linguistiques de la Sogdiane à l'Irlande, et de
ribérie aux confins chinois; de sorte que, si la théorie philo-
sophique des formes et concepts à priori comporte une re-
lative vérité de fait, c'est dans la mesure où un ensemble de
prénotions paraît imposé à l'esprit, dans une imjDortante
fraction de l'humanité, par une même structure des langues.
Les affinités incontestables dont témoigne la philologie com-
parée, commandent ainsi de plus subtiles, mais de non
moins certaines affinités, dont l'écho retentit, par exemple,
dans la théorie comparée des religions, comme dans l'examen
comparatif du folklore. Toutefois, déterminer les catégories
de la pensée indo-européenne est une tâche qui supposerait,
non seulement une enquête sur les diverses civilisations,
inégalement développées, dans "lesquelles s'exprima cette
pensée, mais une investigation comparative des fonctions
mentales dans les autres lignées humaines. Philologues et
mythographes l'ont amorcée plutôt qu'entreprise, procé-
dant avec quelque rigueur à l'intérieur des civilisations
indo-européennes, mais sans méthode précise dans la con-
frontation avec les autres civilisations, confrontation qui,
cependant, fournirait seule l'indication certaine des traits
propres à l'esprit indo-européen. II demeurera donc long-
temps encore téméraire de prétendre faire application à
l'indologie des résultats d'un examen des civilisations indo-
européennes.
Parmi cette collection de peuples il en est un, disions-
nous, auquel les Hindous se trouvent plus étroitement appa-
rentés : les ancêtres aryens des Persans, Ici l'identité
d'origine, loin de se perdre dans la nuit des temps, précède
de peu la période historique, le plus ancien document indien,
20 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
les Védas, et le plus ancien document iranien, VAvesta,
présentant d'indubitables preuves d'une source linguistique
et religieuse commune (^). Entre ces textes les correspon-
dances, les parallélismes abondent, et autorisent la resti-
tution du stade primitif des deux civilisations.
Les Indo-iraniens étaient un peuple de cultivateurs et
d'éleveurs; ils n'ont pris que tard contact avec la mer,
dont ils ne paraissent pas avoir eu très anciennement con-
naissance. Leur société se composait de familles (gotra =gens)
de type patriarcal, groupées en tribus sous l'autorité de rois
(râja = rex). Les mariages devaient avoir lieu à l'intérieur
du clan, mais hors de la famille. La religion consistait sur-
tout en un culte domestique, visant à propitier les ancêtres,
dont, en revanche, on assurait la permanence, en utilisant,
pour cette fin, le concours des forces naturelles divinisées.
Le sacrifice consistait à faire dans le feu des oblations de
grain et de lait; à offrir aux dieux, présents sur une jonchée
de gazon, un breuvage fermenté, le haoma ou soma, d'origine
végétale; à immoler des animaux. Le feu, véhicule de l'of-
frande, était l'objet d'une particulière vénération; d'où le
prestige des représentations de lumière, d'ardeur, de com-
bustion. Les sacrificateurs étaient des techniciens du feu,
appelés en Bactriane x\thravans, dans le Penjab Atharvans,
à la fois prêtres et « mages », c'est-à-dire magiciens. Un
récitant, zaotar ou hotar, prononçait ici et là d'analogues
litanies, d'un effet immédiat et souverain sur la nature en-
tière. Maintes similitudes se manifestent dans les faits et
gestes des trente-trois dieux reconnus de part et d'autre:
ainsi un même dieu solaire, Mithra ou Mitra; un même tueur
de dragon, Verethraghna ou Vrtrahan, ce dernier désigné
aussi dans l'Inde du nom d'Indra; un même roi des enfers,
le premier des morts: Yima, fils de Vivanhvant, ou Yaraa,
fils de Vivasvant.
LA PENSÉE VÉDIQUE 21
Cette communauté de religion, qui s'induit avec cer-
titude, cédait déjà la place à des divergences quand fut
rédigé VAvesfa. Ce texte, en effet, bien qu'il reflète les an-
tiques idées des deux peuples, témoigne d'une évolution
propre à l'Iran, la réforme zoroastrienne, et à cet égard
s'éloigne plus que les Védas de l'origine commune {^). Il
substitue au panthéon primitif, qui subsiste dans les Védas,
un monothéisme. Quoique la divinité, ahura, au profit de
laquelle s'accomplit cette unification, Ahura Mazda, corres-
ponde sous bien des aspects à l'indien Varuna, ce dernier est
loin de monopoliser, dans les Védas le titre corrélatif d'asura-
D'où cette nouvelle différence, qui a dès longtemps frappé
les orientalistes: la notion de dieu, en védique <lev/t, est
ravalée dans la sphère des concepts avestiques à l'acception
de démon, daeva: tout être surnaturel ne peut, en face de
la majesté du maître universel, qu'apparaître génie subal-
terne. Cette transformation spéculative s'accompagne d'une
rénovation morale qui se traduit par la suppression des sacri-
fices sanglants, et. qui ne trouvera son pendant, du côté
hindou, qu'à une époque ultérieure. Toutefois, si l'Iran, à
cet égard, devance l'Inde, le rudiment de philosophie qui
sert de substrat au culte comme aux mythes se trouve, de
part et d'autre, homogène.
La notion de l'ordre du monde, établi là par Ahura
Mazda, ici par Varuna, se justifie de même façon. C'est un
ordre qu'il s'agit moins d'instituer que de maintenir. L'ac-
tion du dieu suprême n'est pas créatrice, mais conservatrice;
car on s'interroge non sur l'origine, mais sur la disposition
des choses. Le monde, en effet, ne pouvait apparaître que
comme existant par lui-même, indépendamment des dieux,
dans une religion qui tenait ceux-ci pour intérieurs à l'u-
nivers, et un peuple de pasteurs concevait volontiers l'in-
tervention de l'intelligence dans le cours des événements
22 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
comme la préservation d'un troupeau contre les causes de
destruction, comme son acheminement au but désiré. Cet
ordre, postulé par un culte qui s'étendait, en 1400 avant notre
ère, de l' Indus à l' Asie-Mineure, les Indo-Iraniens le dési-
gnaient par ce mot d'arta, dont les deux dérivés, Vashi
avestique et le ria védique, sont les premiers termes philo-
sophiques des deux civilisations sœurs C).
CHAPITRE II
LA RELIGION VÉDIQUE
La plus ancienne forme de la spéculation indienne est
religieuse: un recueil de prières constitue le bagage de con-
naissances que les âges ultérieurs ont tenu pour la science
suprême, le véda. L'interprétation de cette primitive
notion de science dépend ainsi de la conception que l'on se
fait de l'origine de ce texte.
Le mot de Véda se prend en plusieurs sens. Dans l'ac-
ception large, il désigne toute une culture, fondée sur la
religion védique, mais impliquant diverses disciplines con-
nexes, y compris une certaine philosophie considérée comme
parachevant les doctrines incluses dans les textes sacrés:
le Védânta. Envisagé de ce biais, il renferme la tradition
(smrti), comme la révélation (çruti). Dans son acception
stricte, le Véda se compose de quatre recueils, substance
LA RELIGION VÉDIQUE 23
même de la révélation: les Hymnes {Rc), les Chants (Sâman),
les Formules sacrificielles ( Yajiis), les Incantations magiques
des Atharvans (Atharva). Mais cette classification, qui
juxtapose des matériaux disparates, procède déjà d'une
scolastique. La liste se réduit souvent à trois termes, le
quatrième Véda s'étant adjoint ultérieurement aux autres.
Parmi ceux-ci, les chants sont des hymnes adaptés à la
récitation en musique: ils représentent une modification ad-
ventice du premier recueil. Quant aux formules sacrifi-
cielles, leur rédaction en prose, accompagnée ou non de
commentaire (Yajus Blanc ou Noir), les différencie des
Hymnes comme une œuvre très postérieure. Quelle que
soit la valeur documentaire des autres collections, où peuvent
abonder des éléments fort anciens, il n'existe ainsi qu'un
texte védique fondamental, le Rgvéda (^).
Ce texte n'est un livre qu'à nos yeux d'Occidentaux.
L'Inde le possède par transmission orale et conservation
mnémotechnique; elle le comprend à la lumière d'inter-
prétations traditionnelles, d'époques fort diverses. Son in-
telligence pose une infinité de questions pour la solution des-
quelles les multiples interprétations tentées à travers l'his-
toire n'apportent pas moins d'incertitude que les ténèbres
de la préhistoire, où plonge, par ses origines, le Rgvéda.
Nul ne saurait apprécier dans quelle mesure ces interpré-
tations divergent du sens primitif, ce dernier demeurant
affecté d'une opaque obscurité; mais rien n'est plus assuré,
malgré la valeur d'une tradition quasi-continue, que la réa-
lité de ces divergences. La civilisation indienne tout en-
tière doit être tenue pour un perpétuel et mouvant com-
mentaire de ce document, dont la portée lui est coextensive;
mais un tel commentaire ne mérite créance que sous d'ex-
presses réserves. D'ailleurs le texte même, et non pas sa
seule signification, implique — nous n'oserions dire une
24 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
histoire, — mais une série complexe de transformations.
Ce n'est point une œuvre, mais une littérature, qui demanda,
pour s'élaborer, un laps de temps indéterminé, mais qui
exigea aussi, ne fût-ce que pour être rassemblée en corpus,
l'application de maintes générations. Les hommes qui réu-
nirent les éléments de cette collection (samhitâ) paraissent,
en effet, avoir eu d'autres intentions que ceux à qui l'on doit
les éléments eux-mêmes. Ceux-là furent les techniciens d'un
culte, mais on ne peut porter d'une façon générale, sur ceux-
ci, la même appréciation. Il semble être dans la destinée
des œuvres dont se nourrit l'esprit religieux des diverses
races humaines, d'avoir de la sorte comporté un usage
auquel ne les vouait point leur acception originelle. La
difficulté de l'interprétation védique se peut donc préciser
en ces termes: il faut saisir à travers les données historiques
les indications qu'elles peuvent fournir sur des conceptions
antérieures à l'histoire.
Le façon dont l'Inde se représente les sources de sa
culture n'est point dépourvue de signification. L'autorité
accordée à un texte se proportionne d'ordinaire au mystère
de ses origines; or, au prestige sans égal des Hymnes on
compterait les sectes qui se sont soustraites: pour la ma-
jorité des Hindous, aux différents âges, il n'est pas d'aussi
auguste canon de toute vérité. Une telle vénération atteste
l'implicite reconnaissance d'une antiquité qui se perd dans
la nuit des temps. Certes, la scolastique indigène prétend
retenir les noms des dépositaires de cette vérité à travers
les siècles; mais au principe des dynasties familiales, d'ail-
leurs légendaires, qui passent pour avoir conservé le pré-
cieux dépôt de la révélation, elle admet l'existence de vision-
naires (rsis) qui n'ont pu connaître le Véda qu'en le « con-
templant» dans son immuable éternité. La distinction en-
tre ceux qui ont transmis et ceux qui ont « vu », l'antithèse
LA RELIGION VÉDIQUE 25
entre la conservation par des hommes et le principe non
humain de la vérité, témoignent de la disposition, montrée
par mainte civilisation, à tenir pour révélé ce qui remonte
trop loin dans le passé pour demeurer entièrement perméable
à l'intelligence.
Un examen critique du Rgvéda confirmerait ces sen-
timents confus de l'âme indienne. Les hymnes ne sont pas
ce que les âges postérieurs ont voulu qu'ils fussent: à côté
d'indubitables formules liturgiques abondent les éloges de
divinités, où l'inspiration ne s'asservit pas à des fins ritua-
listiques; le recueil contient des morceaux poétiques dont
l'utilisation par le culte ne semble guère moins arbitraire
que l'érection par la scolastique chinoise des primitives
chansons d'amour du Che-k'mg en code moral et politique.
Il renferme des récits profanes, tels les âkhyânas, source des
futures épopées. Sans tenir le Rgvéda, comme certaine
école de jadis, pour la naïve expression de la poésie aryenne,
il convient d'y reconnaître une inspiration surtout religieuse,
certes, mais antérieure aux dogmes d'une orthodoxie et
au culte codifié par un sacerdoce, ou plutôt nous recon-
naîtrons qu'à côté de textes déjà brahmaniques, il recèle à
profusion des morceaux que l'ultérieur brahmanisme inter-
prétera par arbitraire en fonction de ses idées propres. Il
y a donc lieu de supposer que la composition des hymnes
embrasse une diversité d'époques. En fait, les sections II
à VII paraissent constituer, avec la. seconde moitié de la
section I, le noyau primitif, qui s'enveloppa ensuite de la
section VIII et du début de la première. La neuvième,
qui concerne le culte du dieu Soma, s'adjoignit à cet ensemble.
Enfin, la dixième section acheva l'œuvre, en inaugurant une
inspiration qui, par son caractère déjà philosophique, se
révèle encore plus récente.
Dans ces conditions, les diverses exégèses tour à tour
proposées possèdent toutes quelque valeur. La tradition
26 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
indigène et, à sa suite, la récente école d'indianistes qui, avec
une louable prudence, conseille d'aborder la préhistoire à
la lumière des informations que fournit l'histoire, détiennent
toutes deux la clef d'innombrables secrets en interprétant
le Védisme par le Brahmanisme qui, sans aucun doute, en
procède. Mais cette clef n'est point un passe-partout; l'in-
duction historique, scrupuleuse d'intention, risque de prendre
pour des voies nouvelles de réelles impasses, et d'ériger en
méthode l'anachronisme. Le parti pris inverse, d'étudier en
eux-mêmes les textes védiques, abstraction faite des commen-
taires ultérieurs, ne perd donc rien de son intérêt: il complète
ou corrige les résultats obtenus par l'autre procédé. Moins
sûr, mais, à l'occasion, riche en enseignements, l'emploi de
l'ethnographie jette un certain jour sur des faits que cette
science compare aux données fournies par des peuples pri-
mitifs. Ne refuser le concours d'aucune de ces méthodes,
ce n'est point du syncrétisme, mais la seule façon positive
d'aborder une recherche qui n'appartient qu'en partie à
l'ordre historique.
De semblables considérations doivent sufHre à nous
mettre en garde contre les appréciations simplistes de la
pensée védique. Rien de plus incertain dans le domaine
entier de l'indianisme, où pourtant ne manquent pas les
sables mouvants; et toutefois c'est d'une part le premier
moment de la culture indienne, d'autre part un facteur
constant de la pensée propre à cette civilisation: à ce double
égard il importerait que la connaissance que nous en pre-
nons ne fût point trop inexacte.
La notion centrale est l'idée de sacrifice, dont nous avons
signalé une forme rudimentaire au stade antérieur de la
communauté indo-iranienne, et donc nous aurons à men-
tionner l'aspect ultérieur, complexe et savant, dans la systé-
matisation brahmanique (^). Le sacrifice védique tient le
LA RELIGION VÉDIQUE 27
milieu entre l'une et l'autre de ces formes, dont l'ancienne
persiste, et dont la nouvelle se fait jour. Il a lieu d'ordinaire
en plein air; il consiste à déposer sur l'autel (vedi) le lait,
le beurre, le grain, les gâteaux destinés aux dieux, qui ont
pour siège une jonchée d'herbe. Il est accompli, en principe
du moins, par la personne qui en attend un résultat; mais
une transformation graduelle substitue au chef de famille
des prêtres de plus en plus spécialisés dans une fonction
définie, en raison d'une complication croissante du culte.
Ainsi, l'immolation d'animaux accompagne la présenta-
tion de certaines oblations; elle s'opère selon des rites minu-
tieux. L'offrande du soma peut comporter la récitation
d'hymnes, entre lesquels le choix dépend des circonstances.
L'udgâtar, le «chanteur», remplira cet office, tandis que le
« sacrifiant », hotar, auquel incombent les oblations dans
le feu, ainsi que les immolations d'animaux, prononcera
l'éloge des dieux destinataires de l'offrande. Un simple
assistant, l'adhvaryu, finit par assumer la matérialité de
l'acte sacrificiel. Cette répartition aboutit à impartir les
psaumes du Sâmaveda au premier de ces prêtres, les hymnes
du Rgvéda au second, les prescriptions techniques du
Yajurveda, où les vers se mêlent de prose, au troisième.
Enfin un surintendant du sacrifice, également versé dans
tous les Védas, devient nécessaire pour diriger ce concert
cultuel sans à-coup, sans méprise, sans oublis: c'est, au
sens strict, le brahmane, terme dont l'acception s'étendra
jusqu'à désigner l'essence même du sacerdoce, quand ce
dernier deviendra l'apanage d'une caste.
Le quatrième Véda, de rédaction plus récente, ne joue
ainsi aucun rôle dans l'agencement du sacrifice. Il se con-
fine dans l'ordre magique, et n'exerce de juridiction que sur
les plus humbles opérations religieuses, comme fournissant
des recettes pour conjurer les puissances malignes, esquiver
28 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
les mauvais sorts, éviter les maladies, réussir dans les entre-
prises. Il atteste la persistance de conceptions, surtout de
pratiques fort anciennes, dont beaucoup ne revêtent qu'à
peine un caractère indo-iranien. Toutefois, en supposant
que la religion proprement dite, c'est-à-dire l'exercice du
sacrifice, a coupé toute attache avec la magie primitive,
sous ce prétexte que le brahmane n'est point un « mage »,
comme l'héritier iranien des xA.tharvans ou Athravans, on
se tromperait lourdement. Le sacrifice opère par lui-même, car
il établit une communion entre hommes et dieux à l'occasion
d'une commensalité. Il ne déclenche au profit du sacrifiant,
ou de celui qui fait les frais du culte, le concours des puis-
sances surhumaines, que parce qu'il place l'homme dans un
état de surhumanité, où l'on se fait écouter des dieux. Il
ne se réduit donc pas à une prière, ni à une hj^pocrite flatterie,
tenue pour propitiatrice. Il implique, certes, un marché,
où l'on ne donne que pour recevoir, mais il rend ce marché
réalisable en y préparant l'intéressé, en y conviant aussi
les dieux par des objurgations impossibles à éluder. Plus
fort que la nature, il est donc plus fort même que les dieux
qu'il fait agir à sa guise; et l'on inférerait, semble-t-il, sans
témérité un stade archaïque où il agissait par lui-même
grâce à l'immédiate efficacité de ses injonctions, sans la
collaboration d'aucune puissance surnaturelle, avec la sûreté
directe, instantanée, de l'opération magique.
Le rôle des dieux apparaît ainsi dérivé, en tout cas se-
condaire. Le Rgvéda montre le culte en acte, faisant surgir
pour chaque force naturelle, à laquelle commande le sacrifice,
l'idée mythique d'une divinité qui, primitivement, ne fait
qu'un avec cette force et peu à peu s'en abstrait, par anthro-
pomorphisme. Dyaus, le ciel-père; Prthivï, la terre-mère,
Vâj'^u, le vent; Parjanya, la pluie; Apas, les eaux, diffèrent
à peine des phénomènes qu'ils dénomment. Leurs allures
LA RELIGION VÉDIQUE 29
de violence individualisent déjà davantage les Maruts,
dieux des tempêtes; et des grâces poétiques entourent de
charmes féminins la figure de l'Aurore, Usas. Le soleil,
Sûrya, d'un prestige sans égal dans l' arrière-fond des repré-
sentations indo-iraniennes, se spécifie sous maintes formes
de son activité : comme Vivasvant, l'éclatant ; comme
Savitar, le vivifiant; comme Pûsan, le nourricier; comme
Mitra, l'ami des jiommes; comme Visnu, qui parcourt l'es-
pace. Les lampadaires du ciel nocturne, la lune, les étoiles,
prennent l'allui-e de divinités; les Açvins ou cavaliers, iden-
tiques aux Dioscures, symbolisent l'étoile du matin et celle
du soir. Jusqu'ici l'élément naturaliste semble constituer
le fond de la divinité; mais dans d'autres cas il est moins
manifeste ou se mêle d'autres éléments. Rudra, dont le nom
signifie « le rouge )> ou « celui qui fait pleurer », se présente
comme un archer terrible sous son aspect humain qui dis-
simule d'ambiguës origines naturalistes: destructivité de
l'ouragan, nocivité des miasmes. Varuna, longtemps con-
sidéré par les philologues comme le ciel qui enveloppe le
monde (oupavôc), apparaît en couple avec Mitra, comme
la lune en face du soleil; et le Brahmanisme l'a identifié
aux eaux de l'Océan. L'indétermination de ses attributions
physiques dut contribuer à le doter d'une haute et com-
plexe signification morale: il correspond au dieu en lequel
Zoroastre a fait fusionner tous les caractères de la divinité,
Ahura Mazda. Indra, le plus exalté entre les personnages
surnaturels, est, en dépit ou plutôt en raison de sa multi-
plicité d'aspects, une réalisation de cette notion abstraite:
la force; activité solaire ou puissance qui fait éclater l'orage,
il chasse les ténèbres, mais par une lutte, de sorte qu'on peut
se demander si le démon Vrtra, pourfendu par sa foudre,
symbolise l'obscurité des nuées que perce Indra pour libérer
les pluies bienfaisantes, ces « vaches « célestes, ou s'il ne
figure pas aussi bien, dans le langage du mythe, ces hommes
30 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
noirs, les Dasyus, sur lesquels les envahisseurs indo-iraniens
conquirent le sol indien. Aucun personnage de ce panthéon
n'apparait aussi anthropomorphe que ce soudard batailleur,
Zeus aux gestes d'Héraklès, secourable mais souvent égaré
par l'ivresse, conçu sans doute à l'image d'anciens chefs de
tribus.
Certains dieux témoignent d'une évidente origine ri-
tualistique; mais un effort tacite, inconscient d'adaptation
semble les avoir harinonisés aux figures naturalistes. Le
cas le plus manifeste est celui de Sonia, le breuvage sacré,
dont les dieux, Indra surtout, se gorgent, et par l'offrande
duquel le fidèle se concilie leurs faveurs. Ce breuvage prend
l'allure d'un être divin, celui auquel s'adressent les hymnes
du IX^ recueil de la Rksamhitâ; et on l'assimile à la lune.
Brahman, la formule rituelle, cpioique plus auguste que les
dieux qui lui obéissent, se mue aussi en un être divin parti-
culier; mais ce dernier, par une sorte de logique immanente
à l'histoire des concepts, s'érigera, au cours de l'évolution
C|ui du Védisme aboutit au Brahmanisme, en un principe
supérieur aux dieux (^°). Mais l'exemple le plus décisif se
rencontre dans la notion d'Agni. Aucun dieu n'est aussi
essentiel au Védisme cpie cette personnification du feu sacri-
ficiel, prestigieux par son éclat et sa chaleur, véhicule de
maintes oblations et à cet égard, intermédiaire entre le
sacrifiant et les destinataires de l'offrande. Il préside au
foyer domestique; mais c'est lui encore Cjui resplendit dans
la lumière solaire, qui fulgure dans l'éclair. Il établit de la
sorte comme une homogénéité entre le petit milieu familial
et le milieu cosmique, de même que le sacrifice s'étend de
l'orant à l'ensemble de l'univers.
Les silhouettes les plus caractéristiques de l'Olympe
védique paraissent ainsi des projections, dans l'ordre du
mythe, des puissances naturelles que régit le sacrifice, ou
LA RELIGION VEDIQUE 31
même de simples instruinents du culte. Mais il ne faut pas
méconnaître l'existence d'autres sortes d'êtres surnaturels.
Les uns ressortissent à ce folklore anonyme qui déborde
de toutes parts le cercle des conceptions indo-européennes:
tels les humbles génies qui animent la nature, propices ou
malins; les démons à quelque degré identifiés aux abori-
gènes désormais asservis; l'hostilité de ces êtres inférieurs
à l'égard tant de l'action des grands dieux que de l'action
du sacrifice équivaut à l'aveu de leur origine non védique:
c'est affaire à l'Atharvavéda, par ses incantations, de tenir
en respect les Raksas, les Piçâcas qu'ignore la sereine tech-
nique de la religion proprement dite. D'un autre ordre, mais
d'un ordre voisin, sont les morts, qui, tant que les rites funé-
raires n'ont pas assuré la persistance indéfinie des âmes,
mènent comme prêtas, « trépassés », l'existence de revenants
dangereux, mais qui, ensuite, élevés à la dignité de Pères,
Pitaras, revêtent une noble immortalité au séjour de Yama,
le premier et par suite le roi des défunts. Il existe enfin
une catégorie de dieux qui avec le Brahmanisme prendra
toujours plus d'importance: les divinités abstraites. Ce
sont en général les plus récentes, mais il s'en trouve d'ar-
chaïques. Telle Aditi, qui subsume à la fois, comme un terme
générique, ce dieu solaire, Mitra, et Varuna, le ciel qui voit
tout; ce sont ses fils, les Adityas; à rapprocher son nom et
sa fonction, l'on est tenté de voir en elle une puissance éclairée
puisque lumineuse, libératrice puisque «exempte de liens».
Mais Brahmanaspati, le maître de la formule rituelle; Pra-
jâpati, le maître des créatures; Viçvakarman, l'agent uni-
versel, qui pour la plupart apparaissent dans la X® section du
Rgvéda, perdent en précision concrète ce qu'ils gagnent
en extension abstraite, si on les compare aux authentiques
divinités invoquées dans les hymnes; il convient d'y re-
connaître des dénominations à tendance monothéiste, étran-
gères au principe même du Védisme.
32 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
Quoique l'examen de ce panthéon atteste ainsi des
origines disparates: un facteur non aryen, pour une part
imputable aux races autochtones; un fonds indo-iranien,
l'inspiration propre aux familles de rsis qui composèrent
les hymnes; l'intervention tardive des dynasties sacerdo-
tales qui spéculèrent sur le culte ou le dogme, — l'induction
paraît plausible, que la pratique et l'idée du sacrifice de-
meurent les instigatrices de toute cette évolution théolo-
gique au cours d'au moins dix siècles. A la plus ancienne
notion du sacrifice, celle qui le conçoit comme une action
directe du rite sur l'univers, correspond une mythologie
des éléments de la nature, que le langage et l'imagination
humanisent en des personnalités maîtresses de l'univers.
Les dieux une fois créés, le sacrifice n'apparaît plus comme
opérant par lui-même, mais comme cherchant à gagner au
profit de l'homme la faveur de ces êtres qui, tenant à la
fois de la nature et de nous, sont jugés surnaturels: il con-
siste à présenter une offrande pour obtenir en retour des
avantages certains. Mais l'anthropomorphisme s'accroît:
la fantaisie, même poétique, ne saurait inventer jusqu'à
transfigurer les phénomènes naturels, mais elle peut broder
à l'infini sur le canevas des idées ou images dont les attaches
physiques, très ténues, tombent dans l'oubli. Alors se con-
struisent les grandes personnalités divines: sur la notion
d'un rite, celle d'Agni; sur ce type social, le lâja guerrier,
celle d'Indra; sur l'idée d'une puissance lumineuse univer-
selle, celle d'un justicier omniscient et omnipotent, Varuna.
Le caractère moral transfigure l'élément mythique : Agni se
fait protecteur de la famille; la force d'Indra sait se rendre
secourable; la clairvoyance de Varuna s'applique à sauve-
garder l'ordre du monde ("). Le sacrifice se présente non
plus comme un marché, mais comme un moyen de pro-
pitiation, et, le dieu devenant un idéal, comme un effort vers
la pureté d'intention. L'hymne qui flatte tend à se convertir
LES PREMIÈRES NOTIONS METAPHYSIQUES 33
en la prière qui, dans la confiance, contemple et adore: en
cette « élévation » qui équivaut à un hommage au principe
d'unité cosmique, s'exprimera le culte du Brahman, du
Purusa, l'Homme universel ou l'Esprit; le passage se sera
opéré du rite (karman) à la connaissance (jnâna). Cette
transformation à travers le temps n'aura fait qu'expliciter
le concept de Véda, postérieur, en effet, aux hymnes dont il
intitule la collection: la science védique (vidyâ) est une
technique rituelle qui, peu à peu, se transpose en pure
métaphysique.
CHAPITRE Iir
LES PREMIÈRES NOTIONS MÉTAPHYSIQUES
Les Védas fournissent le formulaire d'un culte, mais, si
l'on excepte les sections en prose du Yajus, ne spéculent
point sur ce culte. A fortiori n'attestent-ils point, sauf en
de rares et furtives occurrences, une réflexion indépendante
de la religion. Toutefois l'exercice même du culte implique
des convictions qui déjà équivalent à la possession d'une
philosophie; et mainte remarque mêlée à l'éloge d'un dieu,
mainte énigme entrevue témoignent de l'éveil d'une pensée
autonome. Cette dernière se manifeste surtout dans les
textes les plus récents: dans l'Atharva et dans le X^ livre
du Rgvéda.
3
34 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
Le ritualisnie primitif impliquait des postulats plura-
listes. Il supposait au moins la distinction du sacrificateur,
du sacrifié, de l'être pour qui ou de la fin pour laquelle était
exécuté le sacrifice. La diversité des buts, celle aussi des
moyens avaient suscité nombre de dieux. Ce pluralisme se
renforçait par l'influence des facteurs concourant avec le
rite à constituer la religion védique. Ainsi les démons, les
morts ne cessèrent pas de former des catégories irréductibles
à celle des divinités. Religion proprement dite et magie,
loin de s'assimiler, se scindèrent plutôt, à mesure que la religion
fit plus grande la place du mythe: ce dernier accorde aux
représentations Imaginatives, ainsi qu'à la réflexion, un
rôle qu'exclut la réussite mécanique, immédiate, de l'acte
magique. Ces racines très profondes du pluralisme, l'Inde
ne les extirpera jamais, malgré de constants efforts vers un
monisme philosophique.
De semblables efforts se manifestent dès les textes
védiques. Le recours au sacrifice en toute circonstance de
la vie religieuse, la conviction de son omnipotence insti-
tuaient ce que Barth appela un <( panthéisme ritualistique «.
En outre l'évolution de la théologie mythologique achemi-
nait vers une fusion de tous les dieux en un seul être. L'ob-
séquiosité de Forant décernait tour à tour le titre, les attri-
buts d'un maître suprême à chacun des êtres surnaturels
dont elle sollicitait l'intercession. Avec une abstraction
croissante, leurs distinctions s'émoussaient ; ils devenaient
remplaçables par l'une quelconque de ces entités: le Brah-
man, Purusa, ou encore Vâc, la parole, le verbe. Des élu-
cubrations comme l'Agent universel, Viçvakarman, ou le
Panthéon, Viçve devâh faisaient concevoir unique l'essence
divine, que l'ancienne religion avait tenue pour indéfiniment
multiple. « L'unicité de l'être, les prêtres la désignent sous
des noms divers» (ekarti sad viprâ bahudhâ vadanti, Ath. I
LES PREMIÈRES NOTIONS MÉTAPHYSIQUES 35
164,46); mais, «unique est l'auguste génialité des dieux»
(mahad devânâm asuratvam ekam, III, 55).
Ce monisme ne dépassait pas le niveau d'une intuition
très vague tant qu'il n'eut point, pour se corroborer, sus-
cité une explication cohérente des choses. Il fallut de longs
siècles pour réduire le prestige des dieux d'antan, qui d'ail-
leurs ne perdirent jamais certains au moins de leurs titres
à la vénération. Les tendances unitaires s'accordaient mal
avec l'antique notion de l'ordre régnant dans le monde.
Celui qu'établit Indra, c'est la domination d'une force pré-
pondérante sur des puissances vaincues, qu'il s'agisse du
serpent Ahi, de démons comme Vrtra ou des primitifs ha-
bitants de l'Inde, subjugués désormais par les royautés
a-ryennes. Celui qu'institue Varuna, le rta, c'est le maintien
à leur place, dans leur rôle, des puissances cosmiques, en
particulier des astres. Voilà deux notions dualistes, car
combattre pour instaurer un régime de domination et veiller
à la sauvegarde d'une harmonie, c'est toujours intervenir
dans une réalité préexistante; mais les éléments d'une
doctrine nouvelle, on les puisa, une fois encore, dans le cercle
des spéculations ritualistiques.
Cette doctrine se fait jour au X^ livre du Rgvéda. La
protection par Mitra et Varuna de la légalité universelle est
désormais attribuée à un mode particulier de leur divine
activité : à leur dharman, forme spéciale de l'efficience qu'ils
possèdent en tant qu'êtres surnaturels (asurasya mâyâ).
Ce dharman apparaît comme l'établissement d'un ordre, en
opposition à l'ordre établi, rta. Or cette façon de tout
régler consiste, selon la décisive affirmation d'un texte plus
ancien, à sacrifier: «c'est par le sacrifice que les dieux ont
sacrifié le sacrifice: voilà les plus primordiaux des dhar-
mans » (I, 164, 50). En d'autres termes les lois fondamentales
de l'univers, ce sont les lois du sacrifice. La régularité des
36 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
révolutions astrales, que X, 164, II appelle la roue du rta
(cakraui rtasya), modèle des lois physiques, ne fait que tra-
duire la régularité de la trame de l'univers, « tissé » par le
sacrifice qu'accomplissent soit les Pères, soit le Purusa, soit
les dieux immolateurs du Purusa (X, 130). Lorsque le pan-
théisme de ritualistique deviendra intellectualiste, le dhar-
man, acte sacrificiel, se muera en dhanna, règle suprême
de vérité. Mais cette évolution sort des limites du Védisme,
quoique ce dernier la prépare.
La philosophie du Rgvéda, même sous la phase ultime,
ne se dégage pas complètement du mythe; mais elle en
instaure une forme nouvelle, le mythe abstrait et cosmo-
gonique. Les problèmes que rencontre cette sorte de pensée
se présentent, dans l'ensemble, inverses de ceux qui se
posaient auparavant. Il ne s'agit plus d'expliquer, à partir
d'un pluralisme radical, ce degré d'harmonie que renferme
le monde, mais au contraire de fonder la diversité sur l'unité
primordiale. L'être, ou mieux, l'existant, sat, se sufïit-il
à lui-même (svadhayâ) ? Suppose-t-il un non-être anté-
rieur (asat) ? Ou l'un et l'autre, comme deux contraires,
procèdent-ils d'une hy|3ostase préalable (X, 126, 1 à 3) ? Les
solutions entrevues n'ont rien de systématique. Le texte
le plus célèbre (ibid.) montre surgissant des ténèbres primi-
tives (tamas) où palpite une inconsciente vie, la première
puissance créatrice, la chaleur qui fait de l'œuf cosmique
éclore le monde. D'où un développement (adhisamavartata)
au cours duquel de l'amour ou du désir (kâma), germe initial,
jaillit l'esprit (manas). Cette chaleur (tapas) qui couve le
principe évolutif, on la conçoit ailleurs comme origine de
l'ordre et de la vérité (rta, satyam, X, 190), qui dans ce
cas ne se rattachent pas à une pensée. D'autres textes tra-
hissent les attaches que garde la spéculation naissante
avec les rites antiques. Ainsi l'esprit (purusa, non plus ma-
LES PREMIÈRES NOTIONS MÉTAPHYSIQUES 37
nas), dans lequel X, 90 trouve le principe universel, c'est
l'Homme primordial, en tant que victime sacrifiée par les
dieux, sacrifiée aussi — en vertu d'un étrange paradoxe —
par les hommes parfaits des premiers âges et par ceux qui
« virent » le Véda (sâdhyas, rsis). De ses divers morceaux,
cette victime constitue les parties du monde. En d'autres
occurrences (I, 164; X, 125) on assure que l'univers naît
de la Parole, Vâc ; par où il faut comprendre la voix humaine,
certes, mais aussi le tonnerre du ciel, mieux encore l'in-
cantation du chantre, enfin le verbe de tous les verbes,
Féternelle sonorité des hymnes védiques.
Les questions morales, abordées en un sens non moins
archaïque, s'isolent à peine des énigmes spéculatives. Le
bien et le vrai, non encore dissociés, se réduisent à F « exac-
titude»: ils impliquent la conformité au rite approprié en
un cas donné. D'où l'élément d'objectivité (sat) inclus dans
le mot satyam qui désignera plus tard la vérité, mais, quant
à présent, connote la correction de l'acte. Un optimisme
latent s'étale dans la conception de la vie que reflètent les
hymnes: aux avantages temporels, santé, aisance, posté-
rité, se limite l'ambition de l'Indien des premiers âges: il
n'imagine pas d'autre bien que la possession de ces avantages,
assurée par l'observance du culte; le mal consiste soit en
un maléfice qu'on n'a pas su écarter, pestilence ou mali-
gnité, soit en une méprise dans l'usage des rites: c'est un
miasme ou une erreur. Les dieux supérieurs s'instituent
gardiens de l'ordre moral comme de l'ordre physique, mais
leur vigilance cherche moins à punir des transgressions à
leurs commandements, qu'à faire observer la rectitude cul-
tuelle: ce qui ne doit pas nous surprendre, puisque les êtres
surnaturels dépendent du culte plus encore que le culte ne
dépend d'eux. De façon analogue se doivent interpréter
les sanctions réservées par les dieux à nos actes, droits (rju)
Se HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIEXNB
OU tortueux (vrjina): elles s'appliquent par la force même
des choses, et ils ne font, eux, qu'y présider. L'asservissement
découle de la faute même, non de l'arbitraire d'une puissance
extérieure à l'individu et à son acte; il a pour conséquence,
non pour cause, que le coupable est ligoté par la chaîne
de Yama, susceptible de le retenir en un séjour infernal,
ou par les lacets de Varuna, l'Enveloppéur qui garrotte les
fourbes (Ath. IV, 16), mais qui est fils de la déesse liberté;
que définit l'exemption de tout lien, Aditi. Dès cette époque
l'Inde se persuade que le mal, c'est l'enchaînement, les liens
(bandha) d'un esclavage. Par contre le souverain bien dont
on rêve s'exprime en ce vœu : « puissions-nous être sans
péché aux yeux d' Aditi», ou, ce qui revient au même, « sans
péché pour la liberté » (anâgâso aditayâ, I, 25, 14) (^^) !
DEUXIÈME PARTIE
LA PHILOSOPHIE BRAHMANIQUE
PKÉBOUDDHIQUE
CHAPITRE I
SYSTEMATISATION DE LA PENSÉE VEDIQUE
Le Brahmanisme s'est défini à ses propres yeux comme
une systématisation de la pensée védique. De tous les pro-
blèmes que pose la civilisation indienne, c'est sans doute
celui pour l'investigation duquel la tradition brahmanique,
coextensive à cette civilisation entière, fournit le plus de
renseignements, mais c'est aussi l'un de ceux où peut se
montrer opportune l'impartialité européenne, qui n'apporte
en la matière aucun préjugé religieux.
Nous ne saurions douter qu'au cours de la première
moitié du millénaire qui précéda l'ère chrétienne, l'évolution
interne du védisme se précipita, et que, néanmoins, à pro-
portion même de cette transformation, se constitua une
orthodoxie, déjà un rudiment de scolastique fondées sur
l'antique religion. Le Véda en va être la base, mais il en est
lui-même, en tant que collection close et complète, le pre-
mier, l'essentiel résultat. Aucune finalité initiale ne pré-
destinait sans doute les chants religieux, les poèmes pro-
fanes, les récits légendaires dont le Rgvéda fut composé,
à se trouver ainsi réunis. L'utilisation liturgique des hymnes
40 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
prouve que le recueil, sinon les morceaux recueillis, a pour
auteurs des prêtres. Dans l'Atharva, l'empreinte d'une in-
tervention post- védique apparaît encore mieux: il renferme
des prescriptions d'origine sacerdotale, et témoigne, dans
ses plus primitives incantations, de placages attestant un
effort de brahmanisation. Quant au Sâman et au Yajus,
ils sont, par destination même, accommodés à un culte.
Le Yajus noir mêlant aux formules que l'on chante ou récite
pendant les sacrifices (mantra), des instructions (vidhi),
des explications (arthavâda) en prose, inaugure une litté-
rature fondée sur le Véda, mais distincte de ce dernier,
comme un commentaire se distingue d'un texte : les Brâh-
manas. Littérature d'importance capitale, dans laquelle
s'effectua la transition du passé védiqvie à cette orthodoxie
« brahmanique », dont le caractère s'impose, de façon plus
ou moins absorbante, aux divers facteurs comme aux mul-
tiples phases de la culture indienne. Des interprétations
d'un caractère ésotérique s'y adjoindront, portant soit sur
le rite, expliqué allégoriquement dans les Aranyakas, soit
sur la philosophie, dont les problèmes se spécifieront dans
les Upanisads: autant de textes qui partagent avec les
quatre Védas le caractère de connaissances révélées (çruti).
N'envisageons pour l'instant que la base de cette littéra-
ture: les Brâhmanas (").
L'élaboration en une sorte de canon des Védas et de
leurs commentaires plus ou moins directs est l'œuvre d'une
caste. A mesure que le culte védique se compliquait et se
répartissait en diverses attributions sacerdotales, les fonc-
tions du prêtre se monopolisaient au profit d'un groupement
héréditaire et fermé. Les premiers documents attestant que
cette évolution est accomplie n'apparaissent que dans les
parties récentes du Rg et de l'Atharva. L'évolution en
question ne représente d'ailleurs qu'un cas particulier d'un
SYSTÉMATISATION DE LA PENSÉE VÉDIQUE 41
fait général dans la civilisation indienne en formation: à
mesure qu'ils étendaient leur établissement parmi des popu-
lations aborigènes d'autre couleur (varna), les Indo-Iraniens
éprouvaient davantage le désir de sauvegarder l'originalité
de leur race; ils n'en appliquèrent que plus jalousement
leur antique usage d'endogamie à l'intérieur de la «curie»
(jâti) et d'exogamie hors de la «gens» (gotra). Parmi les
vicissitudes de cette période belliqueuse, l'affiliation à un
groupement qui assignait à ses membres des devoirs, mais
aussi des droits définis, fournissait une efficace protection
aux individus, pour qui la déchéance de la caste, par démérite,
était le châtiment suprême. Sur l'origine de cette distri-
bution de la société indienne en quatre castes fondamen-
tales: brahmanes ou prêtres; ksatriyas ou guerriers;
vaiçyas ou gens du commun, artisans et agriculteurs ; çudras
ou esclaves ('*), nous ne possédons aucune donnée précise,
car cette répartition plonge dans l'obscurité de la pré-
histoire; mais le fait que les Aryas ne S3 reconnaissaient
qu'en les trois premières castes, seules composées de gens
nobles ou libres, participant seuls à la religion védique,
dont l'initiation équivaut à une seconde naissance (dvija),
semble attester un besoin de se distinguer de la masse au-
tochtone, vouée au servage ou même extérieure à l'organi-
sation sociale. Au sein de cette aristocratie, celle qui vivait
de l'autel et celle qui vivait de l'épée ont dû se différencier
très tôt, quoique la codification d'une semblable répartition
n'ait eu lieu que plus tard. L'existence légendaire de familles
de rsis, dépositaires des hymnes sacrés, puis la simultanéité
comme la succession de dynasties sacerdotales conservatrices
de traditions en partie distinctes, annonçaient la formation
d'une caste religieuse, non pas apte seule à l'exercice du
culte, car tout Ârya resta tenu d'accomplir lui-même cer-
tains rites, mais seule admise à connaître la technique opé-
ratoire et spéculative fondée sur les Védas. Aussi les hommes
42 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
auxquels doit convenir le nom générique de brahmanes se
trouvèrent-ils investis de l'enseignement : par eux était
donnée aux autres castes d'Aryas l'éducation sacrée (brali-
macarya); ils se trouvèrent ainsi possesseurs en fait, et
s'érigèrent détenteurs en droit, de toute culture.
Il ne semblera donc pas étonnant que la loi religieuse,
dharma, dont les brahmanes assuraient le monopole, ait
revêtu un caractère sacerdotal. Sa prescription fonda-
mentale est la prééminence du brahmane, clef de voûte non
seulement de l'ordre social, mais du monde entier, puis-
qu'il accapare un pouvoir auquel obéissent et la nature et
les dieux. Tromper, tuer l'un de ces « dieux » humains,
voilà les plus grands crimes. Les honorer, rétribuer leurs
offices par de généreux émoluments (dîksâ), voilà les œuvres
pies. Le secrst de leur autorité consiste en ce qu'ils ont
concentré à leur profit le principal de la vie religieuse, jadis
impartie au chef de clan, au père de famille; le culte a fait
le prêtre, mais à son tour le prêtre a transformé le culte en
se l'appropriant. Les hymnes valent non en tant qu'effu-
sions laudatives d'une divinité, jaillies d'un cœur dévot,
mais en tant qu'éléments d'une liturgie savante. Maintes
expressions, images, formes de pensée ne sont plus comprises :
le sens originel se perd, au profit d'interprétations symbo-
liques, voire d'explications étymologiques fondées sur de
subtils ou de puérils jeux de mots. Moins on comprend,
plus on dogmatise; les tours de passe-passe grammaticaux
où l'on trouve la solution d'une difficulté rituelle, s'érigent
avec pompe et solennité en principes d'application univer-
selle. Aux énigmes mythologiques dont fourmille le Véda
se surajoute une théorie qui se flatte de tout expliquer,
mais dont les explications, en raison même de leur ab-
straite technicité, ne rejoignent que par accident l'ordre
d'idées auquel doit appartenir la signification primitive.
BYSTÉMATISATION DE LA PENSEE VKDK^UE 43
Le système construit de la sorte conserve des notions
védiques leur aspect rituel, qu'il tend à renforcer et à coor-
donner. Il fait assez bon marché de la mythologie natura-
liste; s'il lui arrive d'inventer de nouveaux mythes, c'est
par désir de justifier les détails du culte. L'antique panthéon
perd de son prestige au profit des personnifications ab-
straites de basse époque; la piété s'adresse moins à Indra
qu'à des concepts ritualistiques, tels que le résidu de l'of-
frande, ucchista (Ath. XI, 7), ou le poteau sacrificiel,
skambha, considéré comme l'axe et le support du monde
(X, 7 et 8). Sans aucun doute, en effet, une notion théorique
constitue pour un système une meilleure clef de voûte qu'une
figure mythologique aux attributs concrets. Parmi ces élé-
ments ou facteurs du culte, convertis en « êtres de raison »,
aucun ne s'entoure d'autant de vénération que la Formule
Rituelle. Les mots mêmes possèdent la plus suggestive
précision: en tant qu'auteur des Brâhmanas, le brahmane,
brahmân, érigea en principe suprême le brâhman (au neutre).
Ce principe se substitue aux démiurges védiques : tantôt
on nous représente Prajâpati créant par le moyen du Brahman,
tantôt on nous montre dans Prajâpati un agent secondaire,
une hypostase dérivée du Brahman; et ces deux notions,
quoique distinctes, n'attestent aucune contradiction, car la
première comme la seconde subordonne l'action créatrice à
la formule rituelle. Cette dernière, en effet, grâce à la force
magique de l'incantation, réalise ce qu'elle prononce, en un
univers qui passe pour n'être d'outre en outre que liturgie.
Elle est la première forme de la notion d'absolu dans la
civilisation de l'Inde. Les brahmanes trouvent en elle
« l'essence brahmanique », une entité en soi et par soi, qui
fonde l'existence en fait et la prépondérance de leur caste.
Il y aurait témérité à soutenir que, dans ce cas, nous possé-
dons l'exemple d'un état social déterminé entraînant par
44 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
voie de conséquence l'admission d'un dogme précis; nous
nous contenterons de noter que l'érection du Brahman en
premier principe métaphysique accompagne l'institution de
la prééminence de la caste brahmanique.
La vie pratique ne dut pas moins que la réflexion spé-
culative se transformer sous l'influence sacerdotale. Le
devoir propre à chacun, svadharma, selon la caste à la-
quelle il appartient, est une tâche rigoureusement exigible,
sous peine de cette exclusion qui fait des parias, rebut de
la société. Le bien n'est pas le même pour un prêtre, pour
un noble, pour un négociant, pour un serf; le comble de
l'impiété réside dans la confusion de ces morales distinctes,
comme le pire des maux réside dans la confusion des castes.
Cette intransigeance repose sur l'autorité prise par la caste
dirigeante, soucieuse de maintenir son éminente spécificité.
En effet, le principe de l'irréductibilité de ces diverses mo-
rales ne limite en rien la conviction que la vie sacerdotale
l'emporte sur toute autre vie. Ici, encore, le brahmanisme
théorise : il postule que l'agent moral non seulement ne
vaut, mais n'existe que par les rites qu'il accomplit. L'en-
semble de ces actes pies, les samskâras, — expression que
l'on peut rendre par sacrements — est constitutif de la per-
sonnalité humaine, qui s'en trouve confectionnée (sarnskrta).
L'activité ne possède ainsi pas d'autres règles que le confor-
misme religieux, et aucune sorte de ce dernier n'égale en
dignité l'obéissance aux prescriptions brahmaniques.
Tout homme libre doit donc recevoir l'enseignement
d'un précepteur appartenant à la caste privilégiée: enseigne-
ment qui dure quarante huit ans pour l'étudiant de cette
caste. L'existence de père de famille ne devient légitime
qu'après l'initiation religieuse, que l'on obtient après s'être
fait serviteur autant que disciple d'un maître (guru). Désor-
mais, de même que la science parfaite est la connaissance
INTERVENTION DE FACTEURS NON BRAHMANIQUES 45
du Brahman (brahmavidyâ), la vie parfaite implique une
conduite proprement brahmanique (brahmacarya). L'une et
l'autre s'écartent de l'idéal védique, dont cependant les
brahmanes se proclament les interprètes.
CHAPITRE II
INTERVENTION DE FACTEURS NON BRAHMANIQUES
SOPHISTES, MATÉRIALISTES, YOGINS
La tradition védique, dont les héritiers directs ne réus-
sissaient plus à maintenir l'authenticité, fut l'objet, aux
abords du vi^ siècle avant J.- C, d'attaques passionnées
de la part d'esprits soit hostiles, soit simplement étrangers
à la discipline des brahmanes. Ces « indépendants » se
peuvent classer sous trois rubriques: les sophistes, les maté-
rialistes, les yogins.
lo Les sophistes. — Une certaine dose d'irréligion
paraît aussi ancienne que l'antique religion. Le Rgvéda
renferme — chose inconcevable s'il était, par destination,
un manuel liturgique — mainte raillerie à l'adresse des
dieux. Ainsi, sa verve satirique s'égaie de l'ivresse d'Indra,
grisé de soma. Lorsqu'il substitue à la théologie mytho-
logique des premiers âges un commencement de réflexion
philosophique, il se demande avec anxiété si les arcanes du
non-être et de l'être comportent une intelligibilité, voire
suprahumaine, et il n'aboutit qu'à poser un point d'inter-
46 HISTOIRE DE LA PHILOSOrHIE IXDIE^TXE
rogation (X, 129, 7). Ces deux traits, la veine sarcastique
et la prédilection du doute, appartiennent à la physionomie
des sophistes indiens comme à celle des sophistes grecs.
La sophistique n'est point une attitude exclusivement
hellénique, mais un fait d'une certaine généralité (**). On
l'a constaté, ce fait, dans la Chine mi-confucéenne, mi-
taoïste des cinq derniers siècles antérieurs à notre ère. On
le retrouve, diffus à travers un plus grand nombre de siècles,
dans la civilisation indienne. En toute occurrence, il ré-
sulte de conditions analogues : de l'hétérogénéité du
milieu social, de l'instabilité politique, des contacts répétés
avec des peuples étrangers, de cette démoralisation qu'en-
traîne l'oubli graduel d'une religion jadis régnante. Or des
circonstances de ce genre se perpétuèrent longtemps dans
le milieu indien: l'extrême fragmentation sociale, diversifiée
à l'infini, l'absence presque normale d'un pouvoir central
étendu et fort ; de continuelles invasions : celle des Indo-
Iraniens, celle des Yue-tchi et des Çakas, celle des Grecs,
celle des Parthes; un certain discrédit du Védisme : voilà
les conditions qui justifient l'apparition d'esprits alertes
et frondeurs, libres de tout dogme, colporteurs de dialectique,
vendeurs de conseils, dévoués au plus offrant, d'accord
seulement pour dauber la naïveté des croyants. Un rôle
considérable sera dévolu aux nombreuses générations de ces
mécréants, ardents à dissoudre la civilisation antérieure et
à répandre des notions nouvelles; ils n'auront dit leur
dernier mot que lorsqu' auront été fondées de fortes disciplines
intellectuelles et morales, qu'ils auront, pour leur part, con-
tribué à instituer : tel le Bouddhisme, tel encore le Brah-
manisme ultérieur, entré en possession d'une exégèse, d'une
dialectique, d'une philosophie.
Deux sources principales nous renseignent sur cette
sorte d'esprits: la plus vieille littérature bouddhique, qui
INTERVENTION DE FACTEURS NON BRAHMANIQUES 47
leur est plutôt favorable, et le MahâbKàrata, dont l'ins-
piration brahinanique se montre sévère à leur égard; les
jugements portés ici et là se complètent et peuvent être
tenus pour vrais dans la mesure où ils s'accordent. Or, ils
attestent l'existence de dialecticiens errants, négateurs de
f autorité du Véda (Vedanindaka), se targuant de posséder
l'omniscience (panditamâninas), parce que leur talent de
rhéteurs les rendait également aptes à soutenir le pour et
le contre.
La persuasion de l'universelle relativité paraît avoir
rendu ces sophistes aussi sceptiques sur la possibilité d'ob-
tenir une connaissance rationnelle du vrai, qu'hostiles à
l'idée d'une révélation. Les boutades, les diatribes qu'ils
décochaient contre le dharma en tant que loi religieuse, ne
déconsidéraient pas moins la prétention de déterminer
un dharma, ordre du monde et règle de moralité. Leur
véhément immoralisme sonne comme un écho des sarcasmes
déjà nietzschéens de Calliclès; dans l'Inde comme en Hellade
la seule réponse décisive à ces effrontés « libertins » sera
raffirmation qu'il existe des lois «non écrites», mais inhé-
rentes au fond de l'être comme au cœur des hommes.
2» Les matérialistes. — Les premiers adversaires de la
religion védique n'ont pas tous suspendu leur jugement ou
prononcé avec une sereine indifférence des avis divers sur
les problèmes métaphysiques; il s'en trouva qui crurent
asseoir l'irréligion sur des bases solides en instituant une
doctrine matérialiste. Leur ironie à l'égard de la révélation
veut être aussi acérée que celle des sophistes, mais le dog-
matisme l'alourdit. Ces gens qui n'admettent d'autre critère
de vérité (pramâna) que la perception (pratyaksa), mais qui,
à la différence des dialecticiens, la tiennent pour véridique,
croient trouver dans la substantialité massive de la matière
des données plus fermes que dans l'agilité de l'esprit.
48 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
Ce dernier, à leurs yeux, n'est qu'un épiphénomène
sans portée (nirârthika). En niant son existence à part du
corps, comme ils nient l'origine surnaturelle et la valeur
religieuse du Véda, ils méritent le nom de nâstikas, néga-
teurs. Mais leur négation s'arrête devant les données sen-
sibles; à la façon du vulgaire (loka) ils tiennent pour bien
fondé le monde sensible (loka); d'où leur épithète de Lokâ-
yatas. Ils ne possèdent pas encore l'arsenal d'arguments
dont ils feront usage plus tard pour défendi'e leurs thèses;
mais, dès cette époque, ils ne doutent point que seuls les
corps existent, et qu'ils se résolvent en une pluralité d'élé-
ment immuables. Toute loi n'est à leurs yeux qu'une bali-
verne; ils n'obéissent pas à d'autre règle que le plaisir
(kâma) et se parent de leur sobriquet, les goinfres, Cârvâ-
kas (").
Cependant ne nous pressons pas trop de reconnaître
dans ce type d'hommes une sorte de pendant de l'épicurien
gréco-romain ou des sectateurs de Yang-Chou; ils décon-
certeraient de semblabl3s assimilations par des caractères
spécifiquement indiens. iVinsi ces jouisseurs ne sont pas
simplement des pessimistes comme certains adeptes de
l'épicurisme; ils vient en ascètes, couronnés non de fleurs
mais de crânes; couverts non de parfums mais de cendres.
Non pas qu'ils croient à la valeur de la pénitence, car ils
la raillent et la méprisent; mais ils veulent rester libres
d'attaches avec le monde, ne fût-ce que pour être plus à
même d'en Jouir. Sans retenue ni réserve ils se livrent, un
certain jour de l'année, à une débauche collective. Ce mo-
nachisme latent, ce goût d? l'ascétisme vont nous apparaître
un signe des temps.
30 Les Yogins. — La même époque atteste encore l'exis-
tence d'autres rivaux du Brahmanisme: ceux-ci se montre-
ront assez étrangers au Védisme pour l'ignorer, sans même
INTERVENTION DE FACTEURS NON BRAHMANIQUES 49
daigner le combattre; non moins individualistes que les
sophistes, ils ne composent pas, comme les matérialistes,
une secte; ils posséderont en commun avec eux, mais exa-
cerbée à son paroxysme, la passion pour la vie ascétique.
L'existence de l'anachorète, retiré dans la solitude des
forêts, et celle du mendiant errant, non moins détaché de
la vie commune, ont toujours exercé un souverain prestige
sur les âmes indiennes. Pour mener ces sortes d'existences,
peu importe la caste dont on est originaire; l'affiliation à
un groupement social n'est même pas nécessaire. Les austé-
rités vécues ainsi en marge de toute société, à l'écart de
l'ambition comme de l'hypocrisie, ne présentent aucune
affinité avec la religion védique, non plus qu'avec le confor-
misme brahmanique, mais par leur sincérité, leur désin-
téressement, elles forcent le respect de tous; ceux même
qui vivent de l'autel ne peuvent refuser de reconnaître
l'éminente vocation religieuse de ces âmes étrangères à leur
culte. En d'autres termes un second type de religion surgit,
exempt en principe de dogme et de liturgie, mais possédé
par la conviction que le mépris de l'intérêt personnel, à la
satisfaction duquel les prêtres utilisent le sacrifice, et que le
détachement intégral ont plus de prix que quoi que ce soit.
L'ascétisme de ces anachorètes leur tient lieu de spé-
culation comme de morale: nous sommes loin du t3mps
oii le Yoga deviendra un système métaphysique. Il ne con-
siste encore qu'en un repliement de l'individu sur lui-même»
abstraction graduelle du monde extérieur, assoupissement
des sens, concentration dans le for intérieur. L'être se trouve
alors, selon une expression qui explique le fond de cette
discipline, yukta, c'est-à-dire concentré, en pleine posses-
sion de tous les éléments de sa vie, de même qu'une roue
se trouve bien « jointe » quand les rais s'insèrent avec pré-
cision dans le moyeu. Cette emprise volontaire, cette étreinte
4
50 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
tenace des fonctions vitales, régies de façon décisive parce
qu'elles sont saisies et maîtrisées à leur principe même,
les Yogins des premiers âges la concevaient comme une
discipline des souffles C'). Une physiologie pneumatique
comparable à celle des « esprits animaux v , voilà le postulat
fondamental; une ascèse très particulière, qui se réalise par
des exercices de gymnastique respiratoire, pour acquérir la
direction de nos propres fonctions ou facultés, telle est la
conséquence.
Une semblable pratique ne suppose que comme ses con-
ditions préliminaires la continence, les privations, l'endu-
rance à la souffrance. Vu du dehors, le Yogin semble figé
dans l'inertie d'un stylite, où la plus puissante volonté
s'obstine à suspendre toute manifestation de l'activité,
arrêtée souvent dans des postures ardues à maintenir. Mais
l'insensibilité extérieure que vulgarisèrent les fakirs musul-
mans ne vaut que par la concentration interne ; celle-ci
n'exige pas, elle appelle toutefois la contention spirituelle
qui procure au Yogin, dans la possession de soi, des pouvoirs
surhumains. Les uns appartiennent à l'ordre de la foi : la
lévitation, l'ubiquité, la théurgie. D'autres, d'apparence
moins merveilleuse, ont plus de portée philosophique: telles
la conquête d'une félicité soustraite à toute vicissitude, la
coïncidence avec un principe de vie que l'on peut t-enir
pour identique à celui de la vie universelle.
Ainsi se justifient les ambitions, les enthousiasmes de
ces héros de l'ascèse, dont le renoncement, le désabusement
ne font que receler en secret un grandiose optimisme: la
certitude d'arriver à la possession de sa propie existence et
de tout l'être.
CHAPITRE m
LA SYNTHÈSE BRAHMANIQUE
L4NS LES PLUS ANCIENNES UPANISADS
Recueillie dans son orgueilleuse prééminence, la caste
sacerdotale ne pouvait cependant procéder à sa tâche essen-
tielle — la systématisation du Védisme tel qu'elle le compre-
nait — en s' abstrayant tout à fait du milieu où elle se trouvait
plongée. Bon gré, mal gré, elle dut subir des influences non
brahmaniques. L'irréligion travaillait contre elle, mais la
servait à certains égards, en discréditant les mythes antiques,
auxquels sa propre fidélité était fort suspecte. La discipline
du Yoga préconisait un idéal de vie non seulement distinct
du sien, mais sous maint rapport opposé; elle suggérait une
conception pneumatique de la nature humaine sans corrélation
avec les notions brahmaniques. C'est en partie sous l'action
de ces facteurs adverses ou étrangers que le système brah-
manique s'épanouit dans les Aranynkas et les Upanlsads
«anciennes (^®).
Le terme comme le concept d'âranyaka équivalent à
un symptôme. Les textes désignés de ce nom passent pour
servir d'instruction spirituelle aux brahmanes retirés « en
forêt » (aranya) ; mais on n'aperçoit guère par quelle nécessité
des prêtres auxquels incombe un culte complexe, gagne-pain
de ses servants et exercé pour l'obtention de fins mondaines,
feraient retraite loin des habitations humaines. On ne com-
prend pas davantage pourquoi les spéculations sur les rites
qui s'y rencontrent devraient ainsi être communiquées loin
52 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
des autels où sont préparées les ressources de la liturgie.
Combien n'est-il pas vraisemblable que ces « méditations
d'ermitage» attestent une accommodation des brahmanes à
cette existence d'anachorètes, prônée par tant de sectes
rivales ! Examinés de loin, dans le recul de la solitude, à
l'écart des traditions sacerdotales, c'est-à-dire, en somme,
considérés par des yeux qu'une manière de voir nouvelle
libère à quelque degré de V « équation » professionnelle im-
posée par la prêtrise, les rites peuvent apparaître doués
d'une signification allégorique ; mais on a si bien le sentiment
du caractère insolite, même paradoxal, de cette exégèse, que
l'on ne la révèle qu'en secret, dans l'isolement et le mystère.
Au surplus la valeur accordée par ces textes aux austérités
(tapas) semble tout à fait indépendante de leurs théories
relatives au sacrifice.
Dans les Upanisads, l'ésotérisme s'accentue encore.
Quelle que soit l'origine littérale du terme qui les désigne —
enseignement recueilli avec vénération, d'un maître auprès
duquel on siège (upa— sad); ou bien gnose contemplative,
adoration (upa — sthâ) — ce terme connote une révélation
sacrée. Le rite n'y intervient que comme prétexte ou allu-
sion: la spéculation se donne libre cours. Des pensées dans
une certaine mesure personnelles, malgré le caractère à
peine historique des noms cités, commencent à transparaître:
un Yâjnavalkya, un Çândilya, un Naciketas, un Çvetaketu
furent les premiers métaphysiciens. Mais ces patriarches du
Brahmanisme montrent, à la difïérence des auteurs des
Brâhmanas, le plus grand respect pour le Yoga. L'analyse
des thèmes essentiels des plus authentiques Upanisads, dont
les deux premières, la BrhadârtDiyaka et la Chaxdogyu, re-
montent environ au vi^ siècle, montrera, parmi l'ampleur de
la synthèse nouvelle, l'importance des influences étrangères
d'ores et déjà imposées au Brahmanisme.
LA SYNTHÈSE BRAHMANIQUE 53
10 Métaphysique. — Le Brahman, en lequel les Brâh-
luanas reconnaissaient l'Etre suprême, demeure dans les
Upânisads le premier principe. Mais la thèse fondamentale
de ces derniers textes consiste à présenter comme identique
au Brahman une nouvelle conception de l'absolu, l'Atman.
On désigne sous ce nom le soi-même de chacun; mais
le pronom personnel réfléchi en vient à signifier le for inté-
rieur, disons: l'âme. D'autre part, quoique âtman n'ait
pas pour acception primitive le sens de souffle, ce mot s'ap-
parente à d'autres termes indo-européens qui ont cette
valeur; dans la mesure où il pouvait connoter le souffle
vital, il se trouvait prédestiné à signifier « anima » ou « spi-
ritus»; le fait est, qu'il impliquait une fort ancienne affinité
a.vec l'idée de vent (vâta). L' âtman d'une réalité, quelle
qu'elle soit, désigne sa plus essentielle substance. Dans ces con-
ditions ce terme qui peut s'appliquer tant au fond de nous-
mêmes qu'au fond des choses, ce concept qui enveloppait
à la fois l'immanence en tout être et la transcendance à
l'égard de chaque être, étai^é^t voués à traduire la notion
d'absolu {'^). '
Mais pourquoi, dira-t-on, ce nouveau vocable usité
comme synonyme de Brahman ? Une semblable question
pose le problème de l'interprétation des Upânisads. Les
Brâhmanas tenaient pour établi que la substance même du
monde est la Parole rituelle, le Brahman. Venant à leur
suite, les Upânisads, pour faire comprendre que l'homme
renferme en lui-même le principe de toutes choses, affirment
que le fond de son être, son âtman, ne fait qu'un avec la
Parole rituelle, réalité même des choses. Identifier l'Atman
au Brahman, c'est ainsi une façon de déclarer que F âtman
est l'absolu, ou, si l'on préfère, que tout est âme. La décou-
verte métaphysique des Upânisads consiste en ce que l'homme
s'y reconnaît homogène au premier principe; cela supposait
54 HISTOIRE DE LA PtULOSOFHIE INDIENNE
que ce dernier fût, au préalable, doué de spiritualité. Dès
lors, par contagion mutuelle, les deux concepts s'assimilent
l'un à l'autre: le soi prend une valeur d'universalité, la
Parole rituelle une valeur d'intériorité, l'absolu se découvre
non seulement dans la puissance de l'incantation, mais
dans l'esprit universel : du ritualisme magique on s'est
élevé à la mysticité. Les Upanisads soulignent l'importance
de cette révolution intellectuelle en répétant ce résumé de
leur enseignement: le Brahman, c'est toi-même, « voilà ce
que tu es» (tat tvam asi); c'est-à-dire: ton Atman est le
Brahman, car le Brahman est un Atman.
Ce caractère spirituel attribué à l'absolu n'en donne
qu'une approximation et ne l'afïecte d'aucune relativité.
Le Brahman- xA.tman renferme «éminemment» les perfec-
tions incluses en notre nature, en particulier l'esprit. Mais
en soi il est autre et plus que l'esprit, comme il est autre
et plus que toute détermination. Le seul nom qui lui con-
vienne, en vérité, c'est « ni ceci, ni cela »; « non, il n'est point
cela, ni cela non plus » (neti, neti). Supérieur à toute oppo-
sition, il réside en son immuable éternité. Mais justement
parce qu'il ne se confond avec aucune réalité particulière,
il peut à certains égards demeurer en toutes, et, comme
tel, fondar leur existence. Ce que l'on recherche dans les
êtres, c'est lui; ce qui anime tout, c'est lui. La vie qui
palpite en nous, la pensée qui s'éveille en nous, c'est lui.
Il se trouve recelé en nous-mêmes comme le couteau dans
son étui, comme le scorpion dans son nid. En moi il se fait
petit comme le pouce, petit comme l'image hiimaine qui se
reflète dans la pupille, petit comme un grain de riz; mais
c'est le même qui, plus grand que le temps, que l'air, que
le ciel, déborde tous les mondes. En aucun pays, aucun
philosophe n'a exprimé en de plus saisissantes formules que
celles des Upanisads, la transcendance et l'immanence de
LA SYÎSTTHÈSE BRAHMANIQUE 55
l'absolu à l'égard du relatif; l'abstraction métaphysique
s'isolant volontiers de tout caractère tenant à l'ambiance
indienne, un Schopenhauer a pu saluer dans ces documents,
si lointains par l'exotisme et le recul des temps, maints
adages de la « perennis philosophia », plus vigoureusement
frappés, bien souvent, que chez un Plotin ou un Spinoza.
Loin de nous d'ailleurs la pensée que le jugement porté
par le philosophe allemand sur le sens de ces textes résiste
à une information plus critique et moins incomplète que
la sienne: nous ne souscririons pas à cette assertion, que
la doctrine ici exposée coïncide avec celles de Platon et de
Kant C'^). Les Upanisads renferment non pas une, mais
plusieurs métaphysiques. Rien de plus aisé que de les inter-
préter au sens d'un monisme idéaliste; s'il n'existe que le
Brahman-Âtman, il n'y a qu'irréalité en nous et dans le
monde, pour autant que nous et le monde différons de lui.
Dès lors la nature est une illusion, une fantasmagorie, mâyâ.
Mais cette opinion que défendront certains docteurs du
Védânta et dont le germe se rencontre dans la Çveta-
çvatara Up., ne s'impose nullement dès l'abord, et elle
trouva toujours des contradicteurs. Un pluralisme réaliste,
tel que celui qui se traduira dans le Sâmkhya, ne se réclame
pas moins des Upanisads, et peut invoquer le témoignage
des plus anciennes. Une sorte de monadisme peut résulter
de la conviction que tout esprit, voire tout être, est comme
moi-même fondé en l'Âtman. L'ambiguité de cette i)re-
mière philosophie fut la condition de sa prodigieuse fécon-
dité.
20 Psychologie et Cosmologie. — Dès cette époque, la
pensée indienne comprend qu'une théorie de l'être, celle
que nous venons d'exposer, ne saurait suffire. En totalité
ou en partie illusoire, le relatif, le phénomène, demande à
être justifié comme tel. Ajoutons qu'il doit l'être en tant que
56 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
sujet et en tant qu'objet; car depuis la conception védique
établissant par le sacrifice une sorte de continuité du micro-
cosme au macrocosme, l'un et l'autre point de vue demeurent
solidaires.
La notion que les Upanisads se font de l'âme indivi-
duelle est loin de présenter la sereine assurance de leur
théorie sur l'absolu. Descendants des Indo-Iraniens adora-
teurs du feu et de la lumière, les techniciens d'un sacrifice
dont le véhicule ordinaire était le feu, se plaisaient à pro-
clamer le caractère igné, ou tout au moins lumineux, de
l'esprit: d'innombrables expressions ou métaphores l'at-
testent dans le vocabulaire védique, et, quoique beaucoup
se soient perdues, un certain nombre d'entre elles persis-
tèrent dans la pensée ultérieure. Mais les Brâhmanas déjà,
et surtout les Upanisads désignent aussi le principe spiri-
tuel comme un air vital qui préside aux diverses fonctions:
prâna, l'expiration; apâna, l'inspiration; v^^âna, le maintien
de la vie pendant les interruptions momentanées de la res-
piration; samâna, la digestion; udâna, le délaissement
du corps par l'âme. L'élément lumière (tejas) et l'élément
souffle (prâna) s'associent non sans incohérence, malgré
d'ingénieux efforts pour les accorder, par exemple en inter-
prétant les souffles comme des feux. Le disparate ne pa-
raîtra surprenant que si on néglige de reconnaître dans l'hy-
pothèse ignée l'influence védique, et dans l'hypothèse pneu-
matique l'influence du Yoga.
Sur cette base physiologique: une théorie des «esprits
animaux» avec le cœur pour organe central, repose la psy-
chologie proprement dite. Non pas que l'Inde se représente
le corps et l'âme à la façon de deux substances juxtaposées,
quoique antithétiques; elle admet au contraire une simple
hiérarchie de fonctions, les unes toutes matérielles, d'autres
purement spirituelles, celles-ci réunies à celles-là par des inter-
LA SYNTHÈSE BEAHMANIQUE 5T
médiaires. Ainsi le cœur, siège de la vie, est par surcroît
siège des fonctions intellectuelles inférieures. Il se trouve
en rapport avec deux groupes de cinq organes (indriyâni) ;
les uns de sensation: audition, vision, olfaction, goût, tact ;
les autres d'action: parole, préhension, génération, éva-
cuation, marche. La corrélation des impressions sensibles
et des réactions motrices est assurée par l'unicité du principe
qui préside à celles-ci comme à celles-là: le manas. C'est
lui qui coordonne les qualités sensibles: il les interprète
en y mêlant des données qui lui sont propres et qui consti-
tuent, à strictement parler, l'objectivité (dharma) : ce
autour de quoi se groupent les données des sens en une
unité multiple qui est, sous un certain aspect, la perception,
et sous l'autre aspect l'objet en tant que phénomène perçu.
Cette fonction rappelle ainsi la xo^v-r] aia^iriaf.- d'Aristote,
avec cette réserve que, loin de scinder les sens et l'intel-
lect, ou les impute indistinctement au manas; elle rappelle
à d'autres égards la synthèse Kantienne de l'aperception,
en ce sens que l'organisation des impressions reçues, et même
la possibilité d'en recevoir, dépendent d'une opération
psychologique. Rien de plus caractéristique de l'attitude
indienne, que le doublement de ces attributions perceptives
par des attributions motrices. On ne saisirait qu'une face
de la question si l'on se bornait à comprendre cette corré-
lation à la façon européenne, comme une réaction régie par
une impression; il est au moins aussi conforme à l'esprit
indigène, de tenir les fonctions perceptives pour façonnées
par les actes antérieurs et, par conséquent, pour solidaires
des organes d'action. Ajoutons que si le manas apporte des
données qui lui sont propres dans l'élaboration de l'objet
perçu, il n'en introduit pas moins dans l'activité qu'il ma-
nifeste; il n'opère par les organes d'action que parce que
sous un certain aspect il est volonté. D'où l'acception com-
plexe du terme de samkalpa, qui connote les opérations
58 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE IXDIEXNE
du manas: il désigne aussi bien, s'il était permis d'user
d'expressions européennes, d'ailleurs inadéquates, un ordre
des volitions qu'un ordre des représentations.
Le manas transmet les résultats de son activité à
une fonction qui les intégre à une conscience: «l'agent du
moi» (ahamkâra). Dès lors ces résultats sont attribués
à ce «je pense» qui constitue, au jugement aussi de notre
psychologie, la forme générale de nos faits de conscience.
Mais le moi transmet à son tour son contenu à une fonction
supérieure, la «grande» (mahat), ou encore le jugement,
la décision, buddhi. Trop souvent ce mot est, au prix d'un
faux sens, traduit par «raison»; maintes méprises en
peuvent résulter, soit que l'on entende par là un voûç
renfermant un monde d'idéaux, soit que l'on se représente
une « Vernunft » législatrice, imposant ses normes à un
« Verstand ». Buddhi connote la « pensée » tout court, qui
apprécie, opère et se détermine en considérant tant le moi
que les données perçues. Aucune connaissance supérieure
ne se manifeste dans l'ordre de l'esprit empirique.
L'esprit empirique ainsi conçu ne ressemble que de
fort loin à la pure spiritualité du Brahman-Atman. Le
coefficient de relativité qui affecte l'âme individuelle con-
siste en ce qu'elle se sert, pour entrer en action, de « l'organe
interne » que constituent le manas, l'akarnkâra et la buddhi.
Cet organe interne qui joue à l'occasion non seulement des
perceptions actuelles, mais aussi des perceptions antérieures,
se souvient du passé, anticipe l'avenir. Il exprime la persis-
tance des impressions et des actes passés dans l'existence
actuelle, faite ainsi de samskâras; car la vieille notion ritua-
listique des actes pies constitutifs de l'agent moral, trouve
dans cette psychologie un sens nouveau: elle désigne les
éléments de notre individualité psychophysiologique. Mais
cet organe interne avec ses facteurs composants, loin d'é-
LA SYNTHÈSE BRAHMANIQUE 59
quivaloir à l'esprit, n'est qu'un linga, un caractère adventice
enveloppant de conditions contingentes (upâdhi) notre
véritable essence,
A cette dialectic[ue de l'illusion psychologique corres-
pond point par point une dialectique de la cosmologie. Les
organes internes mettent l'âme empirique en rapport avec
les éléments grossiers: terre, eau, feu, air, étlier; l'organe
interne, avec les éléments subtils, c'est-à-dire simples, dont
sont formés les autres. Ceux-ci comme ceux-là sont des
aspects de l'objectivité, des dharmas: terme qui forme
ainsi, dans l'ordre de l'objet, un pendant exact du terme
de samskâra dans l'ordre du sujet. Les deux ordres se déve-
loppent en un parallélisme que les auteurs des Upanisads
se plaisent à préciser dans le menu détail, esquissant des
schémas savants et puérils, où la physiologie, la psychologie,
la cosmologie, la mythologie, sous l'égide de la liturgie,
s'afïirnient équivalentes. L'intelligibilité du relatif par clas-
sification est caractéristique de cette phase.
3° Morale. — - Les théories de l'être et de l'apparence ne
sauraient demeurer extérieures l'une à l'autre ; car l'individu
humain, à la fois phénomène et réalité, est amené, en réflé-
chissant sur sa nature, à donner une valeur différente aux
deux aspects de son être et à se comporter de façon fort
diverse selon qu'il agit en fonction de l'un ou de l'autre.
L'action ne posait, dans l'ordre du Védisme, aucun pro-
blème métaphysique. Toute activité rituellement correcte
était bonne, et le culte ne demandait qu'à servir les intérêts
terrestres, les seuls qui fussent imaginés et désirés. Mais il en
va tout autrement désormais: il s'est trouvé des mécréants
pour discréditer le culte, et d'autre part des tempéra-
ments trop religieux pour restreindre leur ferveur dans les
limites de la ponctualité rituelle. Une fièvre de renonce-
60 HISTOIRE DE LA l'HILOSOPlIIE INDIENNE
ment a secoué les âmes. Les biens de ce monde ne semblent
plus qu'illusions; s'en déprendre, c'est s'initier aux valeurs
véritables. Une défaveur affecte l'action, qui distrait l'es-
prit de sa propre essence, et le contamine de corporéité.
On reconnaît là l'influence de la doctrine yoga de la concen-
tration. En outre, au lieu de souhaiter que la piété d'un
fils assure la persistance de son père défunt par des offrandes
substantielles, voire succulentes, les hommes redoutent
maintenant que, dans l'au delà d'après la mort, une seconde
mort (punarmrtj^u) fasse perdre aux trépassés leur existence
de mânes et les ramène en cette vie abhorrée. Une
obsession, une hantise tenaillent les âmes: non la crainte
de mourir, mais l'appréhension de continuer à exister ;
ce que l'on craint de la mort, c'est la possibilité
qu'elle ouvre d'une autre vie. Nous devrions dire: la né-
cessité, car la métempsy chose, empruntée peut-être à l'ani-
misme du milieu non aryen, apparaît à présent sous forme
d'une exigence morale et métaphysique inéluctable, la loi
de transmigration, x(nyimr(i{''^).
L'idée de transmigration, qui aiguillera la spéculation
indienne, dans sa totalité, en un sens différent de toute autre
civilisation humaine, résulte ainsi, dans les Upanisads, du
bouleversement de l'ancienne eschatologie sous l'influence
d'une théorie nouvelle de l'action (karman). Quand l'Aryen
védique souhaitait de vivre sa vie «entière» (sarvam âj^us),
il pensait que son existence pouvait se prolonger par delà le
trépas pendant une durée indéfinie, dans le royaume des
Pères, à la condition que les offi'andes funéraires assurassent
l'alimentation de son âme; il appréhendait donc, non le
trépas, simple crise de notre existence, mais une cessation
d'existence dans l'au-delà. Les auteurs des Brâhmanas
compliquèrent le problème en distinguant plusieurs des-
tinées des défunts. Les âmes demeurées fidèles à leur essence
LA SYNTHÈSE BRAHMANIQUE 61
lumineuse s'acheminent vers le séjour des dieux (devayâna),
le ciel (svarga), auquel par nature elles sont vouées. Les
âmes ténébreuses des Pères (Pitrs, pitaras) et des êtres in-
férieurs continuent, sans que leur persistance fasse question,
à durer quelque temps au moins dans l'au-delà, mais courent
le risque de s'y dissoudre en une seconde mort, éventuel
anéantissement. Des rites spéciaux parent à ce danger.
La nouveauté qu'ai)portent les Brâhmanas et la Chândogya
Up. consiste en ce qu'on entend dorénavant par karman
non plus l'acte rituel aussi bienfaisant que sacré, mais une
activité génératrice d'existence, malfaisante puisque l'exis-
tence est jugée mauvaise. Le bien suprême d'autrefois
devient l'expression même d'un péché métaphysique. Si
certaines âmes vont au séjour des dieux ou encore au Brah-
man, c'est qu'elles ont réussi à s'abstenir de l'action ; les
autres sont assujetties à parcourir les régions de l'univers
en une pérégrination circulaire, dont le caractère, favo-
rable ou non, dépend des actes accomplis avant la mort.
Les Upanisads postérieures affirment avec netteté que
l'accès au Brahman s'acquiert par la connaissance de l'ab-
solu, non autrement; que si les actes mauvais entraînent
des destinées funestes, les bons provoquent eux aussi des
rétributions, et par suite n'asservissent par moins l'homme
à des renaissances. Toute vie exprime une rémunération :
le seul moyen d'échapper aux vies ultérieures comme à la
vie actuelle consiste à cesser d'agir.
On ne saurait exagérer l'importance d'une semblable
transformation morale. La religion traditionnelle, bien
qu'elle doive se maintenir indéfiniment, se trouve en prin-
cipe disqualifiée: les actes pies les plus méritoires, la libé-
ralité même envers les brahmanes, rivent l'âme à des exis-
tences toujours nouvelles: ils ne valent pas mieux, méta-
physiquement, qu'une conduite coupable. Seul importe
62 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
l'effort pour dépasser le bien comme le mal, en se dérobant
à la loi de l'acte, pour s'évader de la vie comme de la mort.
Rien de moins védique, rien même de moins brahmanique ;
le principal de tout l'enseignement des brahmanes comme
de la quasi-totalité des entreprises pratiques et spécula-
tives de l'Inde, procédera désormais de cette unique volonté,
tenace et obsédante: trouver une issue permettant d'é-
chapper à la servitude de la transmigration.
Au problème moral, qui est donc un problème de dé-
livrance, deux solutions au moins sont déjà signalées. La
première s'inspire du Yoga: il s'agit, par rétraction sur
soi-même, de trouver refuge dans cet « âkâça (éther) rempli
d'air, équiA'-alent au Brahman», qui réside en notre cœur
comme en un sanctuaire (Brh. V, 1; Chând. viii I, 1). La con-
centration offre certes de pénibles difficultés; mais le patient
héroïsme de l'ascète y exalte sa farouche obstination : il
s'ingénie à découvrir le secret de vivre sans agir, par la
renonciation à la vie selon la nature, par une perpétuelle
violence faite aux conditions normales de la vie. Il ne
craint pas, au besoin, de tordre à rebours de leur destination
naïvement pragmatique ses facultés intellectuelles: ainsi
la buddhi, de suprême organisatrice d'une expérience illu-
soire, se peut convertir en une fonction qui nous « éveille »
à la vérité, si nous la soustrayons au service de l'appétit
ou de l'intérêt (kâma, artha). Il suffit de comprendre que
l'ordre de l'expérience commune n'est qu'un songe, tandis
qu'un processus tel que le sommeil sans rêves, qui nous ré-
sorbe en notre intime essence, est l'éveil véritable.
La seconde solution, moins étrangère au Brahmanisme
primitif, qui tenait le principe spirituel comme doué d'une
lumière propre (tejas), consiste à placer toute sa confiance,
tout son espoir de salut dans la connaissance (jnâna). Elle
seule dissipe l'illusion en la perçant à jour; elle seule af-
LA SYNTHÈSE BRAHMANIQUE 63
franchit de façon décisive, car elle supprime l'erreur qui asserr
vissait. Voilà pourquoi il suffit de connaître le Brahman pour
échapper à la mort; on esquive par surcroît toutes les dé-
ficiences de la vie. Désormais une tendance prédominante
à l'intellectualisme emporte la spéculation indienne, dont le
ressort interne, sans cesser d'être religieux, devient philo-
sophique.
L'ampleur des problèmes nouveaux ne représente qu'un
aspect de l'originalité du Brahmanisme à l'égard du Védisme.
Entre celui-ci et celui-là, quoique l'un se donne pour seul
héritier légitime de l'autre, s'ou\Te un abîme. La durée
d'une longue évolution des idées védiques ne paraissant pas
suffire à expliquer une transformation qui équivaut à un
renversement des valeurs, l'intervention de facteurs peut-
être non aryens, sûrement non védiques, nous a paru hautement
significative. Si les Védas ont vu le jour sur les confins de l'Hin-
doustan, quelque part entre l'Iran avestique et le Penjab, le
pays où furent composés les Brâhmanas s'éloigne des ori-
gines indo-iraniennes et se situe sans doute dans la région de
la Yamunâ et du Haut-Gange, où devait exister une civilisa-
tion inconnue de nous, mais antérieure à la conquête aryenne.
De l'un de ces groupes de textes à l'autre, la langue
s'est profondément modifiée; mais le sanscrit, désormais
constitué, est déjà ce qu'il semble avoir toujours été, une
langue savante, distincte des idiomes parlés, qui d'ailleurs
s'apparentent à lui comme ils procèdent aussi du védique.
Nous n'apercevrions qu'une façon de combler la lacune qui
sépare ces deux littératures : ce serait de refuser au Védisme
le rôle de phase indépendante, antérieure au Brahmanisme.
Ce dernier, considéré déjà en lui-même, est le système
d'une caste, plutôt que la croyance d'une race: il
participe à l'artificialité de la langue où il s'exprime.
Le Védisme, dont le sens nous apparaît, bon gré mal
64 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
gré, glosé par le Brahmanisme, peut sembler, à certains
égards, une abstraction greffée sur une autre; pour réagir
contre l'exégèse simpliste qui voyait dans le Rgvéda l'ef-
fusion d'une naïveté primitive, plus d'un historien a été
tenté de dénoncer dans les hymnes l'œuvre factice d'une
liturgie déjà brahmanique: il n'y aurait jamais eu, dans
cette hypothèse, de « période védique », à proprement parler.
Si obscure que soit la reconstitution de ces premiers
âges, il nous paraît que la base indo-iranienne du védisme
ne saurait se réduire à l'invention d'un corps sacerdotal,
et qu'à l'origine d'une entreprise technique et adventice,
dut exister un fonds de religion vécue par de grandes masses
humaines. Mais ce ne sera pas la seule circonstance où nous
devrons constater que les documents littéraires ne nous ren-
seignent que sur une portion du milieu dont ils émanent, et
remarquer que les systèmes de l'orthodoxie traditionnelle
ne reflètent qu'une partie du génie spéculatif de l'Inde. En
ne méconnaissant jamais la part, très malaisément déter-
minable, certes, des autres inspirations, nous risquerons
moins de nous méprendre dans la suite de cette histoire et
nous tiendrons le Brahmanisme, dès ses origines comme à
travers sa destinée, pour le facteur le plus évident, mais non
pas, peut-être, le plus opérant, de la civilisation indienne.
TROISIEME PARTIE
LA PENSEE JAINA
ET LA PENSEE BOUDDHIQUE PRIMITIVES
Les doctrines sophistiques et matérialistes qui se firent
jour au VI® siècle avant notre ère n'eurent pas pour seule con-
séquence une réaction des interprètes de la tradition vé-
dique, réaction qui s'exprima dans la formation des dogmes
spéculatifs du plus ancien brahmanisme. La véhémence
de leur athéisme, la virulence de leur immoralisme impli-
quaient outre la négation de l'autorité des Védas, le refus
d'admettre une loi morale quelconque. Si tout se produit
soit par l'effet d'une nécessité aveugle, soit par hasard, soit
par « la nature des choses » (svabhâva), vertu et vice s'équi-
valent, et la vie religieuse n'est que vaine duperie. Ces
conséquences pratiques d'une complète indépendance de
pensée paraissent avoir soulevé la réprobation des éléments
même non brahmaniques de la société indienne, en parti-
culier de la caste nobiliaire qui, sans vivre du culte védique
comme la caste des brahmanes, devait cependant à l'en-
seignement donné par ces derniers une formation intellec-
tuelle supérieure à celle de tous les autres éléments de la
même société.
De fait, c'est à l'intérieur de la caste ksatriya que vont
apparaître les fondateurs et du jainisme et du bouddhisme.
L'un et l'autre, quoique exempts d'attachement au culte
brahmanique, croiront avec ferveur à la nécessité, à la
5
66 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
vérité d'une loi morale et religieuse; ils consacreront leur
activité non à construire des systèmes théoriques, mais à
justifier un certain mode de vie et à fonder des communautés
organisées sur ce type.
Ce primat de la pratique, en contraste avec le dogma-
tisme brahmanique, atteste une crise morale dont les ré-
percussions seront décisives pour l'avenir de la civilisation
indienne. L'idée védique de loi, dharman, qui ne suffit
plus même aux brahmanes et qui fait l'objet des sarcasmes
des nâstikas, va subir une transformation pour se muer en
la règle de deux religions nouvelles, dharma. Les initiateurs
de ces deux religions auront beau subir le prestige de la
sophistique beaucoup plus fortement que celui du védisme;
ils ne transigeront pas lorsqu'il s'agira d'adopter avec toutes
ses conséquences une conception nouvelle de l'activité
humaine, en fonction de laquelle précisément se trouve
bouleversée la notion de loi. La part du matérialisme
cârvâka dans l'élaboration du système jaina pourra être
considérable ; le Bouddha et ses adeptes des premiers
siècles pourront se comporter comme d'authentiques
sophistes : les deux sectes n'impliqueront pas moins cette
commune persuasion, que le sort de l'homme dépend de ses
œuvres, que l'existence est ainsi régie par la pratique, et
que le moyen d'échapper aux conditions asservissantes de
l'existence consiste à s'abstenir de tout acte.
Nous avons constaté, au chapitre précédent, que cette
appréciation pessimiste de la vie humaine et que la croyance
à une indéfinie transmigration s'étaient imposées au brah-
manisme, malgé leur caractère extra- védique. Elle obsèdent
les initiateurs tant du jainisme que du bouddhisme et leur
assignent le problème essentiel auquel ils s'efforceront de
trouver une solution, en toute liberté d'esprit, puisqu'ils
LE JAINISME 67
n'auront, pour y parvenir, à tenir compte d'aucun dogme
antérieur. Leur anxiété de résoudre ce problème pratique
est telle, qu'à leurs yeux les attitudes spéculatives si
diverses prises par leurs contemporains, en cette époque
de désarroi moral et d'anarchie intellectuelle, ne les inté-
ressent que par les théories de l'acte C[u'elles impliquent.
Bouddhistes négateurs de l'existence de l'âme indivi-
duelle et Jainas partisans d'une semblable existence s'accor-
dent à classer les systèmes rivaux des leurs en deux catégories,
selon qu'ils sont adversaires ou adeptes de l'autonomie
morale de la personne humaine, akri3'^avâdins ou kriya-
vâdins (^^). Bien que la première épithète convienne aux Boud-
dhistes et la seconde aux Jainas, les uns et les autres ne con-
çoivent pas d'autre but à l'effort religieux que l'affranchis-
sement à l'égard de la transmisgration.
Les religions nouvelles, en effet, ne supposent point
d'autre croyance que celle-là. Prêchées par des hommes
le plus souvent étrangers à la caste des brahmanes, elles
ne tiennent aucun compte du groupe social auquel appar-
tiennent par leur naissance les individus et recrutent leurs
fidèles aussi bien en dehors qu'au sein de la société brah-
manique : indice certain qu'au vi^ siècle la moitié même
occidentale de la vallée du Gange, d'où part le double apos-
tolat, était loin de se trouver entièrement brahmanisée.
C'est par abus de langage qu'on les dénomme hérésies :
l'orthodoxie brahmanique les réprouvera, mais ne les tiendra
pas pour des dissidences; elle y reconnaîtra, ce qu'elles
furent en fait, des disciplines étrangères à son propre système.
La prédication qui les propage s'effectue non dans le sans-
crit savant des Brâhmanas et des Upanisads, mais en des
idiomes populaires, attestés par la forme pâlie du canon boud-
dhique et l'ardhamâgadhi du canon jaina; la rédaction sans-
68 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
crite de leurs textes sacrés n'interviendra que plus tard,
lorsqu'il s'agira non plus de conquérir les âmes, mais d'en-
gager des controverses avec la pensée brahmanique.
L'analogie des conditions dans lesquelles apparaissent
les deux sectes vouées à des destinées parallèles se mani-
feste dans les moindres détails. Le père du Jina portait
le même nom que le futur Bouddha, Siddhârtha. Les termes
d'honneur par lesquels on exaltera, chez l'un et chez l'autre,
la gloire d'avoir conquis l'illumination, coïncident : Buddha,
illuminé ; Jina, victorieux ; Mahâvîra, grand héros ; Tirt-
hamkara (^^), inventeur d'un gué pour franchir la trans-
migration: voilà des épithètes qui leur conviennent in-
distinctement, quoique telle ou telle ait été plus usitée dans
une secte que dans l'autre et ait pris la valeur d'un nom
propre. Le Bouddha était un Jina et le Jina un Bouddha.
Les mêmes villes, Vaiçâlî et Râjagrha, capitales du Videha
et du îMagadha, furent le théâtre des premières conversions;
les souverains de ces États, un Cetaka, un Çrenika furent
les premiers patrons ou adversaires des deux sectes, et le
développement si rapide de l'une comme de l'autre a dû
se trouver promu par les conquêtes de cet Ajataçatru qui
réunit sous le même sceptre le Magadha et le Videha, pré-
parant l'avènement de l'empire maurya et facilitant de la
sorte, par l'unification qui résulte d'un même pouvoir poli-
tique, la diffusion des religions nouvelles.
L'identité de l'ambiance dans laquelle se constituèrent
le jainisme et le bouddhisme a marqué l'une et l'autre dis-
cipline de caractères similaires que le temps ne devait point
effacer. Y a-t-il là un motif suffisant de supposer, comme
l'ont admis d'éminents indianistes, soit que les deux sectes
n'ont fait primitivement qu'une avant de se scinder de très
bonne heure, soit que l'une n'est qu'un pâle doublet de
LE JAINISME 69
l'autre? Un examen, même sommaire, de leurs premiers
développements doit permettre de répondre à cette ques-
tion.
CHAPITRE I
LE JAINISME
Les textes Jainas s'accordent avec les documents
bouddhiques pour préciser que le «grand Héros» révéré
des Jainas était contemporain du Bouddlia, mais plus âgé
que ce dernier; ils déclarent en outre que ce Mahâvira est
né de parents affiliés à une secte, celle des Nirgranthas,
dont ils se montrèrent les zélateurs jusqu'au point de se
laisser mourir d'inanition par ferveur ascétique. Non seule-
ment donc la pensée du fondateur de la secte jaina doit
être antérieure à celle du Bouddha, mais il convient de
tenir les Nirgranthas pour des Jainas avant la lettre; à ce
double égard, le jainisme doit apparaître plus ancien que
la religion rivale.
Les Nirgranthas, « sans attache », avaient pour ini-
tiateur un certain Pârçva dont la tradition fixe la mort
250 ans avant le Mahâvira, et qui, par suite, devait vivre
au début du vni^ siècle (^*). Ses adeptes, ardents à affir-
mer l'autonomie morale de l'âme humaine (kriyavâda),
pratiquaient une ascèse sévère, qui se réalisait par la stricte
70 HISTOIRK DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
observance de ces quatre «vœux»: ne pas tuer (ahimsâ),
dire la vérité (sûarta), s'abstenir de voler (asteya), obser-
ver la chasteté (brahmâcarya). Seule une vie régie
par ces austères principes pouvait, à leurs yeux,
rendre l'homme libre, car on ne doit s'en remettre de notre
salut ni à notre propre nature (svabhâvavâdins), ni à
l'arbitraire du destin (niyativâdins), mais nous nous
affranchissons de toute servitude par le « détachement. »
La preuve ultime de cette maîtrise de soi, qui ne cherche
point, comme le tapas brahmanique, à nous conférer la
pureté convenable pour des sacrificateurs, ni, comme la
discipline des yogins, à nous doter de pouvoirs surnatu-
rels, c'est l'aptitude à quitter la vie par décision volon-
taire. Le simplisme de cette doctrine archaïque fait son
originalité parmi toutes les attitudes spirituelles que con-
naîtra l'Inde ; il atteste en toute candeur combien dès
une époque très ancienne est déjà forte la persuasion que
la voie du salut s'ouvre en sens inverse de la direction nor-
male de la vie.
Le fondateur de la secte jaina est la première en date
des personnalités que rencontre l'historien de la philosophie
indienne. Sa figure, qui s'est moins revêtue de légende que
celle du Bouddha, n'apparaît pas plus floue que celle de
personnages postérieurs d'un ou deux millénaires. Vardha-
mâna, fils d'un noble nommé Jnâtr, naquit près de Vai-
çâli, au nord de Patna, vers 600 (^'^). Ascète mendiant dès
l'âge de trente ans, il aurait erré douze ans dans le Bengale,
chez les peuples à demi sauvages — traduisons: non brah-
manisés — du Lâdha; puis, il aurait dépouillé toute erreur
et revêtu la pureté de la transcendance (kevala). Le point
de départ décisif de cette sublimation aurait consisté à
pratiquer, outre les quatre vœux des Nirgranthas, un cin-
quième: l'abstention de toute possession personnelle (apari-
LE JAINI8ME 71
graha). Avec l'autorité de la vérité conquise, méritant dé-
sormais l'épithète de Jina, victorieux, il aurait évangélisé
le Kosala, le pays de Videha et de Magadha. De son vivant
même, des schismes auraient éclaté parmi ses adeptes:
tel celui de Jamâli son gendre; puis Gosâla, fils du disciple
Makkhali, aurait fondé la secte des Ajîvikas (^®), attribuant
à la transmigration la rigueur d'une loi naturelle, mais lui
ôtant tout caractère moral: «c'est sans raison ni cause»
qu'il y a souillure ou purification, car les dissidents s'ac-
cordent avec les fatalistes pour soutenir, au grand scan-
dale des Jainas, l'inexistence de tout agent, l'inefficacité
de toute action. Ce qui se produit n'arrive, selon eux, que
par déterminisme, par coïncidence, par nature (niyati-
samgati-bhâvaparinatâ). Vardhamâna serait mort, au
dire de ses partisans, en 528 ou 527; au dire des Boud-
dhistes, peu de temps avant le nirvana de leur maître, qui
eut lieu vers 480.
La croissance de la collectivité paraît avoir été rapide (^^).
Candragupta, fondateur de la dynastie Maurya, le plus
ancien des rares souverains hindous qui réunirent sous
leur sceptre les éléments d'un vaste empire, aurait été l'un
de ses membres; à la suite d'une famine, il aurait, d'après
une légende, abdiqué pour se faire moine dans le Mysore et
pratiquer le suicide par inanition (298). Des sculptures pro-
venant du f siècle avant J.-C, attestent la présence de la
religion nouvelle à Mathurâ, dans le N.-O. ; peu après elle
gagne à l'E. l'Orissa, et au ii^ siècle de notre ère elle exerce
une influence sur la littérature tamoule. Le canon que se
constitua la secte ne fut écrit qu'après le milieu du v^ siècle
de notre ère, soit un millénaire environ après la mort du
Jina; il n'offre donc sur l'enseignement de ce dernier que
des renseignements sujets à caution. Sa fixation — pure-
ment orale — daterait d'un concile tenu à Pâtaliputra
72 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
(Patna), sous la présidence de Sthûlabhadra, vers 300 avant
J.-C. Ce concile, qui d'ailleurs se serait réuni pendant qu'une
importante fraction de la communauté aurait dû émigrer
dans le Mysore, sous la direction de Bhadrabâhu, pour
cause de disette, et où, par suite, ne s'exprima que l'opi-
nion d'une partie de la secte, sanctionna, semble-t-il, le ca-
ractère canonique de onze sections (angas) ou recueils, et
constata la disparition de la douzième ou dernière, qui
passait pour renfermer les dires mêmes du maître. Les onze
sections subsistent encore, mais l'une des deux églises
jainas, celle des Digambaras, les tient pour apocryphes.
L'événement capital des premiers âges est ce schisme,
amorcé à l'occasion du susdit concile, mais devenu irré-
vocable en 82 de notre ère, à propos d'une question de
discipline: les Digambaras se créèrent un canon spécial,
perdu au ii® siècle ; la secte rivale, celle des Çvetâmbaras,
conserva l'ancien, non sans le remanier en vue de sa propre
justification. Ce canon prit définitivement sa forme ac-
tuelle au concile de Valabhî, présidé par Devarddhiganin,
et réuni, semble-t-il, sous la protection du roi Dhruvasena,
au plus tard en 526 (^^). L'examen critique de ces textes
s'inaugure par quelques travaux récents, mais presque toute
la tâche reste à faire, et nous ne possédons encore de données
précises que sur un petit nombre de traités jainas, la plu-
part extra-canoniques, plus ou moins postérieurs au début
de notre ère. Notre exposé de la doctrine jaina primitive se
fondera principalement sur l'œuvre d'Umâsvâti, le Taft-
vârthTidhigama Sûtra, qui fut rédigé au v^ siècle (^).
Le problème essentiel consiste dans l'interprétation qu'il
faut donner à cette conviction, désormais indiscutée dans
le milieu indien: la croyance en la transmigration. Des
LE JAINISME 75
Nirgranthas, les Jainas tiennent la persuasion^ que l'homme,
par son action, décide de sa destinée. Aux x^jivikas ils re-
fusent d'accorder que le karman soit une servitude iné-
luctable dont nous ne pourrions nous affranchir une fois
que nous l'avons assumée: notre liberté ne doit pas se ré-
duire à forger nous-mêmes notre chaîne, elle doit nous per-
mettre encore d'en rompre les anneaux quand ils ont été
rivés. En vertu d'une comparaison qui paraît sous mille
formes dans les expressions que se donne la pensée indienne,
le karman arrive à son terme, <( mûrit » de lui-même au
bout d'un temps déterminé; mais la possibilité de déli-
vrance dépend d'une faculté que nous devons posséder de
hâter cette maturation, et de liquider une fois pour toutes
le stock de notre passé.
Ce karman, la secte se le représente comme maté-
riel (^°). Elle y voit pour ainsi dire un corps étranger qui,
en conséquence de nos actes, s'introduit en nous et nous
entrave. En termes modernes, mais comparativement
adéquats, c'est l'encrassement de la machine à proportion
de son usage; ou encore l'accumulation des cristaux d'acide
urique dans nos articulations, d'où résultent les souffrances
de l'arthrite; c'est toujours l'impuissance, résultant d'une
accumulation de résidus, laissés par un fonctionnement
antérieur. A huit modalités de karman correspondent
huit formes de servitude (bandha) : la limitation nécessaire
de la durée de notre vie (âyus), la détermination de
notre individualité (nâma), les préjugés sociaux (gotra^-^
idola tribus), la dépendance à l'égard du plaisir ou de la
douleur sensibles (vedaniya); d'autre part l'obscurcissement
de notre intelligence (jnânâvaraniya) comme de la connais-
sance immédiate (darçanâvaraniya), les obstacles au pro-
grès spirituel (antarâya), enfin l'égarement (mohanîya).
Voilà autant de liens (bandha) qui nous ligotent, rédui-
i4 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE IXDIEXNE
sant à néant notre spontanéité; ils nous enserrent en un
«corps karmiqiie» (kârmanaçarîra), gangue dont l'opa-
cité prive notre âme, cependant lumineuse par nature, du
bénéfice de sa propre clarté.
A l'appui de cette interprétation de la vie selon les
phénomènes, on construit une métaphysique atomiste (''),
mais très différente des théories européennes auxquelles ce
mot fait penser. Ici règne un réalisme absolu, qui fait con-
cevoir toutes choses sous l'aspect de substanes (dravya).
L'âkâça, milieu universel, composé d'emplacements (pra-
deça) où se situeront les atomes, est substance. La possi-
bilité du déplacement ou du repos à l'intérieur de ce milieu
(dharma, adharma) sont des substances simples (ekadra-
vyâni). Les éléments capables d'agitation ou de stabilité
sont des corpuscules au delà desquels l'analyse ne saurait
remonter (paramânu), tous semblables, doués de quatre
qualités: tangibilité, goût, odeur, couleur, chacun occupant
un pradeça. Ils se groupent en des composés, skandhas.
Leur ensemble constitue cet agrégat (kâya) : la matière
(pudgala). Tout complexe mérite l'épithète de grossier
(sthûla, bâdara), tout élément le nom de subtil (sûksma).
L'une des singularités de cet atomisme se reconnaît à l'uni-
verselle pénétrabilité qu'il implique. Dans le même univers
s'emboîtent, coextensifs, l'âkâça, le dharma, l' adharma, les
pudgalas, si substantielles que soient ces diverses réalités.
A vrai dire, le pradeça représente moins le plus petit récep-
tacle, comme élément du plus grand, l'akâça, que l'indi-
cation d'un progrès vers le lieu le plus exigu; .de même que
l'âkâça dans son ensemble est moins le total des pradeças
qu'un progrès sans limite (asamkhyeya, incalculable -
ananta, infini) vers la toute grandeur; ce qui explique la
possibilité, dans le pradeça, de placer d'autres pradeças,
comme d'ajouter sans cesse à toute grandeur imaginée.
LE JAINISME
75
L'Inde, même atomiste, n'attribue pas, comme la Grèce de
Démocrite, une valeur d'intelligibilité à la configuration qui
délimite, à l'insécabilité qui détermine une portion d'étendue.
La spatialité du pradeça, diç, postule une direction plutôt
qu'une quantité d'espace circonscrite, sorte de contenant
élémentaire; pour prendre chez nous, Européens, des points
de comparaison d'ailleurs lointains, l'attitude jaina ressemble
plus à l'hypothèse continuiste du calcul infinitésimal qu'à
l'esprit géométrique des Hellènes et de Descartes.
Reconnaissons aussitôt que la plus ancienne doctrine
jaina ne ratiocine que dans la mesure où le problème moral
et religieux requiert l'éveil de la pensée abstraite. Un seul
résultat lui importe: ce prétendu fait qu'à l'occasion de
nos actes notre âme accumule autour d'elle de la matière
qui s'insinue même dans son for intérieur « comme une
pilule pénètre dans le corps » et y cause les troubles les plus
divers. Dès que la nature du mal apparaît, apparaît aussi
la voie du salut. C'est parce que l'âme s'abandonne à des
passions, qu'elle s'approprie des éléments matériels de nature
karmique (sakasâyatvâj jivah karmano yogyân pudgalân
âdatte. Tattv., VIII, 2). Si elle se déprenait de tout intérêt
pour la donnée sensible, elle arrêterait cette constante,
cette sournoise intrusion des facteurs nocifs. Sous un certain
aspect, toute la doctrine n'est qu'un commentaire du vieil
ascétisme nirgrantha poussé jusqu'au suicide par inanition:
pour cette même raison que notre corps vit en s'alimentant,
l'existence empirique s'entretient par l'assimilation de
données extérieures, mais plus nous dépendons de conditions
étrangères à notre vraie nature, plus nous renforçons notre
esclavage; par contre nous nous libérons si nous parvenons
à n'être que nous-mêmes et à nous suffire. En renonçant
aux passions, nous ne rejetons que notre misère: à travers
le suicide se gagne la véritable vie.
76 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
Toute la doctrine implique donc un dualisme. Aux
substances inanimées (ajiva, âkâça, dharma, adharma,
pudgalas), s'opposent les âmes (jîva), principes de vie (prâna)
et de conscience (cetanâ). Loin d'être en elles-mêmes
inertes, elles possèdent en propre une certaine dose d'ac-
tivité (virya) qui leur est essentielle. Le mal dérive de ce
qu'elles exercent le plus souvent cette activité avec la con-
nivence de ces «opérations coopérantes» (sahakârikârana):
le corps, la parole et le manas; or la mise en œu\Te de ces
fonctions suppose l'incorporation à notre substance d'éléments
matériels: ainsi s'intègre à notre nature la matière karmique,
et c'en est fait de notre autonomie. Dès lors notre âme
désapprend l'usage de sa propre spontanéité; elle perd la
notion de cette décisive et salvatrice vérité, qu'une certaine
sorte d'action, à la différence de toutes les autres, ne nous
asservit point, mais, au contraire, exprime dans sa pureté
notre essence originelle: ce virya susceptible de s'exercer
indépendamment de toute condition extérieure.
Une semblable intuition du salut justifie le sévère as-
cétisme que pratiquaient les Nirgranthas et que le Mahâvira
a rendu plus austère encore. Les Çvetâmbaras s'autorisent
à porter un vêtement blanc, mais les Digambaras, pour ne
rien posséder, veulent n'être vêtus que d'espace. Le complet
détachement peut seul, en effet, couper court à toute in-
gérence ultérieure, en nous - mêmes, de cet « aliliux »
(âsrava) de matière karmique par lequel, en toute autre
attitude, nous ne saurions manquer d'être submergés.
L'austérité jaina se rencontre ici avec celle des Stoï-
ciens: de même que ces derniers, en un monde où règne
la fatalité, réalisent la liberté spirituelle grâce à l'admission
de cette faculté de ay^xaraOeciç qui nous permet d'ac-
cepter ou de répudier une sollicitation d'ordre sensible,
de même les Jainas nous déclarent capables d'arrêter net
LE JAINISME 77
l'invasion de l'afflux karmique (samvara — âsravanirodha).
Mais voici l'aspect spécifiquement indien de la doctrine: il
ne suffit pas d'éviter l'aggravation de notre misère; il faut
parvenir à nous dégager de cette misère acquise, condition
même de notre existence empirique. La tâche consiste à
décrasser la machine, à éliminer les corps étrangers qui en-
combrent nos articulations. Pour cela, de même que dans
une serre bien chauffée l'horticulteur « force » une plante et
la contraint d'évoluer en un rythme précipité vers sa flo-
raison, les Jainas qui, comme tous les Hindous, voient dans
l'ascèse l'ardeur d'un feu (tapas), cherchent dans une dis-
cipline spéciale à hâter la maturation (vipâka) du karman
accumulé. La rigueur des privations expulse ainsi tous les
facteurs de notre servitude : cette nirjarâ est l'acte décisif
qui non seulement n'augmente plus la provision de notre
karman, mais fait disparaître bien avant l'échéance normale
tout résidu de karman antérieurement acquis. Pareille-
ment, il peut advenir que la digestion, cette « cuisson »,
surmonte, au prix d'une crise dont dépend la survie de l'or-
ganisme, le danger que crée l'absorption d'un poison. Mais
ici le résultat est radical et définitif : c'est un « nettoiement »
qui nous restitue dans notre pureté native (kevala), par l'ob-
tention à jamais de la délivrance (moksa). Sûrs de ne plus
renaître, dès cette vie et avant même qu'elle s'arrête,
nous sommes affranchis.
Ce corps de doctrines semble composer le plus ancien
système philosophique. Plus d'un darçana nous apparaîtra
conçu en fonction de ce darçana manifestement plus primitif.
Le réalisme naïf, pour ne pas dire grossier, qui s'étale dans
la métaphysique jaina, témoigne d'une pensée qui, du
moins lorsqu'elle a commencé à s'exprimer, ignorait tout
effort idéaliste. En revanche le système présente une ex-
ceptionnelle valeur documentaire pour qui désire s'informer
78 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
des origines de la réflexion indienne. Plus d'un concept
d'usage courant dans la pensée ultérieure ne possède son
acception précise et originelle que dans le jainisme (^*).
Nous avons reconnu ici une forme archaïque de ces idées
de karman et de délivrance, qui défraieront, sous des as-
pects variés à l'infini, le contenu entier de la philosophie
de l'Inde.
Le jainisme apportait de la sorte et des solutions neuves
aux problèmes que se posaient les consciences, et des mœurs
bien différentes de celles que connaissait le brahmanisme.
La rigueur avec laquelle cette secte proscrit le meurtre d'un
être vivant quelconque, les précautions d'une puérile mi-
nutie prises pour éviter cette souillure laissent à supposer
que ce commandement, l'ahimsâ, essentiel à l'apostolat de
Pârçva et du Jina, mettait l'Eglise nouvelle en opposition
avec ce milieu brahmanique, dont le culte, après avoir peut-
être prescrit des sacrifices humains, enjoignait des sacrifices
d'animaux. Sans doute faut-il retrouver ici un écho de la
réforme de Zoroastre: supposition d'autant plus vraisem-
blable que le dualisme, le souci de mettre le principe spi-
rituel, en lui-même lumineux, à l'abri de toute contamination
extérieure, et jusqu'au goût, chez les Çvetâmbaras, des
vêtements blancs, rappellent des convictions transmises aux
Parsis (^^) par la religion avestique.
Nous avons signalé d'autre part des caractères de l'as-
cétisme jaina, qui le distinguent de celui des Yogins. La
distinction capitale réside dans la nature non plus indi-
viduelle, mais collective du nouveau monachisme. Les
religieux ne mènent pas l'existence indépendante de l'ana-
chorète; ils ne se retirent du monde que pour s'agréger à
une société spéciale, celle de leurs congénères, soumise à des
LE BOUDDHISME 79-
prescriptions communes à tous. Des ordres se créent, des
couvents s'édifient. En marge de la société qui s'organise en
castes, sous l'hégémonie des brahmanes, il y a place désor-
mais non plus seulement pour la vie errante et anarchique
du solitaire qui a rompu toute attache, mais pour une so-
ciété dont la raison d'être consiste à faciliter chez ses membres,
tous venus à elle spontanément, les voies du salut. Aucune
considération de caste n'intervient dans l'acceptation d'un
moine: la décision d'observer les vœux suffit. Une femme
peut, autant qu'un homme, prétendre à la délivrance ;
elle trouve des monastères qui accueillent les personnes de
son sexe. A l'enseignement d'une certaine Yâkinî, l'un des
grands saints, Haribhadra (ix^ siècle) devra sa conversion.
La secte ne se contenta jamais, d'ailleurs, de prôner par
l'exemple l'idéal de perfection. Elle sut définir une vie
laïque relativement conforme à la règle jaina, quoique
moins austère que la vie de couvent. Toutes ces nouveautés,
nous allons les retrouver, presque identiques, dans le Boud-
dhisme.
CHAPITRE II
LE BOUDDHISME
A. Ses sources
Celui qui devait devenir le Bouddha, Gautama, sur-
nommé Siddhârtha, naquit à Kapilavastu, sur les confins
du Népal, dans une famille noble du clan des Çâkyas, vers
560 avant notre ère. L'intuition de la vérité qui le consacra
§0 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
«Illuminé)), Bouddha, lui survint à Bodh-Gayâ (province
actuelle de Bihar), aux abords de 525. Il mourut à quatre-
vingts ans, dans la quarante-quatrième année de sa pré-
dication, en 480 environ, près de Kuçinagara, parmi ses dis-
ciples {^^). Cette simple existence s'entoura vite de merveil-
leux: le sage aurait été fils d'un roi, Çuddhodana; sa mère,
qui aurait porté le nom bien métaphysique de Mâyâ, l'illu-
sion, aurait mis au monde l'enfant dans de prodigieuses cir-
constances. Devenu jeune homme, le prince aurait été pris
de dégoût pour la gloire et les plaisirs; il aurait fui le palais
paternel afin de se faire mendiant. La légende, et à sa suite
Fart, ont illustré dans ses moindres détails cette biographie,
que nous présentent de si diverse façon les récits fragmen-
taires du canon, l'épopée héroïco-philosophique du Lalita-
vistara et le poétique Buddhacarita d'Açvaghosa. Il
y a plus: une interprétation entièrement mythologique,
tenant le Bouddha pour un mythe solaire, intermédiaire
entre ceux du Véda et ceux des religions postérieures, n'est
certes pas plus fausse que les scènes traditionnelles con-
sacrées par l'iconographie. On commettrait une téméraire
partialité en choisissant parmi ces trois types de biographie:
celle d'un personnage aux dates déterminées ou détermi-
nables; celle d'une figure légendaire dont les gestes relèvent
de la tradition; celle d'un symbole naturaliste. Se borner
au premier point de vue, sous prétexte de positivité, serait
une façon très sûre de pécher contre la positivité, car on
méconnaîtrait des aspects essentiels de la notion du Bouddha,
dont le plus «raisonnable» n'est pas le plus «historique)).
Ainsi, l'on ne saurait douter que le sage des Çâkyas, Çâkya-
muni, ait possédé certains attributs en commun avec le
dieu Visnu, ni que le Tathâgata, «arrivé)) à l'intuition
absolue sans la faveur d'aucune divinité, soit devenu lui-
même une sorte de dieu suprême. Humanité, surnaturel,
histoire, légende concernent telle ou telle des faces mul-
LS BOUDDHISME 81
tiples de ce personnage qui, sans demeurer tout à fait ex-
térieur à l'ordre des phénomènes, est autant une idée qu'un
homme.
En d'autres termes, la conception du Bouddha n'ap-
paraît pas moins fonction du Bouddhisme, que celui-ci a
pu être la création du Bouddha. Mais ce dernier point de
vue ne se justifie que par une restitution hypothétique des
événements, tandis que le premier résulte de l'histoire
même. A prétendre expliquer par une biographie et par
une doctrine individuelle le Bouddhisme même primitif,
on s'enfermerait eii un cercle vicievix, car nous n'attei-
gnons le fondateur qu'au travers des productions ultérieures
de la secte. Au lieu donc de chercher à comprendre le Boud-
dhisme d'après l'œuvre d'une personnalité, il faut puiser notre
information aux sources les plus anciennes, en extraire une
notion objective de la société bouddhique et induire par ce
biais le contenu de la pensée initiatrice.
Les traités bouddliiques les plus anciens ont été réunis
en canon, œuvre bigarrée d'au moins sept ou huit siècles ('^).
La constitution de ce corpus pose des problèmes analogues
à ceux que soulève la formation d'un « Véda » au sein de
la caste brahmanique. Il ne s'agit pas, cette fois, d'utiliser
de très vieux textes pour des fins liturgiques, mais, parmi
beaucoup de traditions relatives à ce qu'avait prescrit le
maître, de recueillir les plus édifiantes pour l'instruction
des fidèles. Ici encore c'est la diversité, non l'uniformité,
qu'il faut placer à l'origine: de même que des dynasties
de brahmanes colligèrent des recueils distincts (samliitas)
d'hymnes et de formules, maintes collectivités entreprirent,
chacune pour son usage, de dresser une somme des docu-
ments auxquels on reconnaissait une autorité. Ainsi se
forma, au foyer même du Bouddhisme, dans la vallée moyenne
du Oange, une pluralité de canons, que reflète la diversité
6
82 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
de ceux que conservent les traditions pâlie, sanscrite, tibé-
taine, chinoise, d'autres encore; en effet sous la multipli-
cité des idiomes en lesquels furent ultérieurement traduits
les documents indiens, des originaux parfois identiques,
mais souvent distincts se restituent à l'examen linguistique.
Si prévalent qu'apparaisse à telle école d'indianistes le
prestige du corpus pâli, rien ne justifie la supposition que
l'un d'entre ces corpus soit plus authentique que les autres,
en ce qui concerne du moins le vieux fonds bouddhique,
car il put advenir qu'un canon d'élaboration tardive, le
chinois, par exemple, fît place à beaucoup d' œuvres posté-
rieures à l'ère chrétienne (^").
La multiplicité foncière des rédactions, même indiennes,
du canon primitif ne doit pas solliciter l'intérêt des seuls
philologues. Elle rend évident ce fait, que le Bouddhisme
procède des Bouddhistes autant que du Bouddha. Elle
atteste, au sein de la communauté, une multitude de sectes
qui se muèrent en autant d'écoles philosophiques, car toute
tradition indépendante éprouva quelque jour le désir de
justifier en raison sa propre autonomie. Toutefois, cette
pluralité illustre à sa façon la riche unité de la vie boud-
dhique, bien que le succès de la discipline nouvelle ait
résulté en partie de ce qu'elle se fondait sur des règles anté-
rieures, et que sa parenté avec le Jainisme ait témoigné
d'une morale douée d'une certaine généralité. Au surplus,
si divers qu'apparaissent les canons, ils présentent des
analogies de plan, tant par leur distribution en trois « cor-
beilles» (pitakas) que par leur classement à l'intérieur de
chacune d'elles. Par contre il ne faut pas méconnaître le
simplisme de la conception que se firent les Bouddhistes
de leur propre histoire: avec le préjugé de l'unicité du canon
s'évanouit toute plausibilité de la tradition selon laquelle
les textes sacrés auraient été fixés en trois conciles successifs,
tenus au cours des deux premiers siècles. Fiction, ce synode
LE BOUDDHISME 83
qu'auraient composé les Anciens (Sthaviras), au lendemain
de la mort du Maître, et au cours duquel, à Râjagrha, les
disciples Ananda et Upâli auraient récité l'un la totalité
des Discours imputés au Bouddha, les Sûh^as, l'autre les
traités disciplinaires, Vinayas, renfermant les règles de la
communauté. Invention de l'imagination monastique, cette
réunion à Vaiçâli, un siècle après, destinée à réviser le canon,
ainsi qu'à résoudre dix apories pratiques qui auraient donné
lieu à la scission des Mahâsamghikas (^^). Evénement peut-
être historique, mais magnifié par la tradition, ce concile
de Pâtaliputra, un siècle encore plus tard (253 ?), où l'em-
pereur x^çoka aurait convié les Bouddhistes, désormais en
possession de leur troisième «corbeille», VAbhidhnrma ou
réflexions sur la loi. Les premiers faits avérés ne remontent
pas au delà du premier siècle avant notre ère: c'est d'une
part une assemblée singhalaise qui rédige les textes palis,
en 89; de l'autre, à l'extrémité de l'Inde, une assemblée
cachemirienne qui fixe le canon sanscrit d'une certaine
école, celle des Sarvâstivâdins.
Le fonds primitif de cette littérature comprend deux
éléments: des règles disciplinaires et un stock de légendes.
La fraction agissante de la société bouddhique est la com-
munauté des moines et des nonnes. Obéir à la discipline
d'un ordre, pratiquer non une ascèse indépendante et indi-
viduelle comme celle des Yogins, mais une ascèse indentique
pour tous les membres de la collectivité, c'est, aux abords
du v^ siècle, un idéal nouveau, mais déjà répandu, puisque
nous le constatons chez les Cârvâkas et les Jainas comme
dans le Bouddhisme. A l'intérieur de ces sectes, le mode
de vie importe au moins autant que les opinions: c'est à
des divergences relatives à la pratique, plus qu'à des dis-
cussions doctrinales, qu'on impute la formation des schis-
mes. La variété des récits concernant la vie du Maître
34 HISTOIRJî DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
n'apparaît que pour justifier, selon la multiplicité des églises
ou des chapelles, la distinction des ordres. Mais toutes ces
règles ont pour substrat commun les thèmes moraux où
s'exprime, à part de la spécificité des sectes, un même idéal
impersonnel de moralité, celui que traduisent, dans le Boud-
dliisme, le Dhammapada et le Sutto-N'rpntu. Pareillement
les récits qui confirment par des biographies édifiantes la
valeur des prescriptions disciplinaires, s'alimentent à cette
source inépuisable, les contes populaires, tout prêts à se
muer en jâtakas ou récits relatifs aux vies antérieures du
Bouddha ; les faibles, patrimoine commun aux diverses
civilisations asiatiques. Tel dogme à la fois bouddhique et
jaina, celui par exemple des Pratyekabuddhas, procède
ainsi de légendes sans doute bien antérieures à la distinc-
tion de ces deux traditions. C'est par ses origines anonymes
et collectives que le Bouddhisme apparaît dès le début
comme une religion, sur laquelle on s'est mépris en rédui-
sant son principe à une pure et simple philosophie (^'').
Cette réserve faite, il n'en est pas moins vrai que le
système bouddhique, même le plus ancien, présente un
aspect intellectualiste plus accentué que tout autre corps
de doctrine du même temps. L'ascétisme n'y joue qa'un
rôle subalterne, beaucoup moins décisif que dans le Jai-
nisme; on proclame que le Bouddha reconnut la vanité
des mortifications, après s'y être adonné autant que qui-
conque; ïuais ce qui l'a fait Bouddha, c'est un acte d'in-
telligence. La conduite implique ainsi une doctrine, dont
on attribue le mérite au Maître. Si donc, au point de vue
de la reconstitution historique des premiers âges, les textes
de discipline (vinaya) offrent la principale valeur, c'est la
portée spéculative de la doctrine qui doit prévaloir dans
l'interprétation de la foi bouddhique. Aussi étroitement
connexes que les trois «corbeilles)), apparaissent les trois
LE BOUDDHISME 85
«joyaux» (triratna), instruments du salut: la communauté,
Samgha; la loi, Dharma; le Bouddha. Toutefois, alors même
que la figure du Maître incarnerait l'idéal de la secte plutôt
que son prototype, cette figure jouerait dans le système
un rôle central, celui de la pensée directrice.
B. Sa plus ancienne doctrine
La pensée du Bouddha est obsédée par un seul et unique
problème : celui que pose la douleur humaine. Selon la
légende, le futur Bouddha, prince jeune, élégant, élevé
dans le luxe loin des misères du monde, sortit un jour de
ses immenses parcs : or il aperçut aussitôt un mendiant
couvert d'ulcères, et se lamentant ; puis un vieillard rendu
impotent par l'âge; et encore un convoi funèbre. Maladie,
vieillesse, mort: sous ces trois formes, la douleur assaille
tous les êtres. Les plaisirs sont transitoires et nous ramè-
nent inévitablement à la souffrance. De plus, en vertu de
la loi de l'acte, qui s'impose à tout être, dieux ou homm.es,
chaque activité trouvera, dans les autres existences où
nous acheminera la transmigration, sa rétribution méritée,
peine ou récompense ; il en sera de m.ême de la vie future
à l'égard de l'existence suivante, à l'infini. Nous voilà con-
dammés à toujours agir, à toujours souffrir. Cette croyance
à la transmigration, le Bouddha se l'est appropriée avec une
singulière énergie, pour rechercher, en un tenace effort de
réflexion, par quel moyen nous pouvons espérer de nous
évader d^^ la douleur.
Le fond des choses s'exprime en quatre vérités « saintes »
(ârya satyâni): Ce monde est douleur; la douleur provient
d'une origine qu'il faut découvrir; cette découverte indique
86 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE IXDIENNlfi
le moyen de supprimer là douleur; ou s'achemine à la sup-
pression de la douleur par divers sentiers qu'il importe de
connaître. Le problème religieux ou métaphysique se calque
de la sorte sur celui qu'affronte le médecin : il s'agit
de porter un diagnostic et de saisir, à travers la nature
de la maladie, quel doit être le remède efficace. La com-
préhension de l'une et de l'autre s'obtient à la faveur d'une
argumentation, qui est le premier raisonnement systéma-
tique construit par la spéculation indienne. Cette argumen-
tation découvre et précise de quelle façon, ou plus exacte-
ment, selon quelles conditions (nidâna) se produisent, par
enchaînement, les phénomènes ; elle fournit une théorie
de la « production conditionnée » des phénomènes (pratïtya
samutpâda) (*^).
La douleur (duhkha), la vieillesse (jarâ), la mort (marana) :
voilà le point de départ. Pourquoi la mort ? parce que nous
sommes nés; ce qui naît doit mourir. Pourquoi la naissance
(jâti) ? parce que nous existons, et que naître et mourir sont
deux manières d'exister, la mort nous ramenant à la vie,
comme la vie à la mort. Pourquoi l'existence (bhava) ? parce
que nous éprouvons de l'attachement (upâdâna) pour ce qui
entretient, alimente notre existence ; en particulier de
l'attachement pour les agrégats (skandha) ou facteurs phy-
siques, intellectuels, moraux, dont dépend notre vie. Pour-
quoi l'attachement, la tendance à s'approprier quelque
chose d'extérieur? parce que, malgré nos maux, nous
avons « soif » (trsnâ) de vivre. Pourquoi la soif, ce désir ?
parce que, doués de sensation (vedanâ), nous recherchons les
sensations agréables. Pourquoi la sensation ? parce qu'il
y a contact (sparça) entre nos organes et les objets. Pourquoi
le contact ? parce que nous possédons six sens — y compris
le manas ou intellect — et qu'à ces organes sensoriels corres-
pondent six (( domaines » (sadâyatana), six sortes de réalités
LE BOUDDHISME 87
objectives. Pourquoi ces domaines? parce que toute chose
individuelle, étant composée d'un élément conceptuel et
d'un élément corporel, est à la fois « nom et forme » (nâmarû-
pa). D'où viennent les noms et formes ? du fait qu'existe la
connaissance (vijnâna), c'est-à-dire à la fois l'opération de
connaître et un principe spirituel capable de connaître. D'où
vient la connaissance ? de ce que diverses prédispositions cons-
tituent notre nature, en fonction de nos actes passés (sams-
kâras): notre manière d'être actuelle dépend en effet, de par
la loi de transmigration, de notre conduite antérieure (esse se-
quitur operari) ; il faut voir là une explication de la totalité
de notre être par cette persistance du passé dans le présent
que nous admettons, nous autres, en parlant d'hérédité,
de mémoire, de facultés innées. D'où viennent ces prédis-
positions ? Nous touchons ici au fond de la doctrine : elles
viennent de l'ignorance (avidyâ). Si nous possédions la
science véritable, nous ne tomberions pas dans les préjugés
qu'impliquent nos prédispositions. Cette ignorance ne doit
pas se concevoir uniquement comme absence de connais-
sance vraie; elle a une quasi-réalité ontologique: c'est
l'être en tant qu'illusoire; le non-être, si l'on veut, mais
en tant que décevant, et faisant croire à tort en sa réalité.
Cette non-connaissance, cette erreur ou illusion, voilà le
principe ultime au delà duquel on ne saurait remonter. Il
n'y a pas lieu de demander d'où vient l'ignorance: elle se
suffit à elle-même. Tenant ce premier anneau de la chaîne,
le maître se complaît à réfléchir alternativement sur cet ar-
gument régressif et sur l'inverse construction progressive
des douze conditions à partir de l'ignorance jusqu'à la dou-
leur, la vieillesse et la mort. Ces deux processus se con-
firment l'un l'autre; par leur décisive compréhension, le
sage des Çâkyas devient ainsi l'illuminé, lé Bouddha.
La liste des nidânas se présente dans les textes avec
de nombreuses variantes. Mais ce qui est certain et d'im-
88 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
portance capitale, c'est d'abord que cette théorie des con-
ditions productrices des phénomènes rattache, en inter-
calant des intermédiaires, la douleur à l'ignorance comme la
conséquence au principe; et c'est ensuite que cette doc-
trine spéculative enveloppe une foi en notre liberté, une in-
vitation à nous affranchir, car il dépend de nous non pas
d'arrêter le fonctionnement de l'engrenage fatal une fois
que nous y sommes pris, mais de ne point nous y engager.
Lu de 12 à 1, en progression, le pratîtya samutpâda fournit
une théorie de l'existence empirique, expliquant que la
souffrance est l'inéluctable conséquence de l'ignorance; en
d'autres termes, une doctrine de l'être phénoménal, ou de
la servitude. Si nous transmigrons d'existence en existence,
à jamais, la raison en est que la douleur suppose l'ignorance
et que l'ignorance engendre la douleur. Nous tournons dans ce
fatal cercle vicieux, constitutif de notre vie et de ce que nous
prenons pour réel, comme l'écureuil à qui sa course folle, ac-
complie dans sa cage tournante, ne donnera jamais la clef
des champs. Mais lu de 1 à 12, en régression, l'argument nous
montre avec assez de clarté les conditions de notre misère
pour nous indiquer le moyen d'y échapper: pourvu que
nous refusions de participer à l'ignorance, puis de consentir
à chacune des causes d'égarement qui s'ensuivent, pourvu
que nous détruisions (nirodha) tour à tour ces mailles de
notre servitude, nous acquérons, par la connaissance du
salut, le salut même. Ces deux processus qui se recouvrent
point par point, se compensent aussi: car le Bouddhisme
équivaudrait à un pessimisme absolu, s'il s'en tenait à l'ordre
12-1 de la formule, tandis qu'en ouvrant la voie de la déli-
vrance il mérite d'apparaître comme un intégral optimisme.
L'ineffable joie dont se repaît le bienheureux après l'ac-
quisition de la bodhi (illumination) ne se justifie que si une
issue a été découverte dans le labyrinthe de la transmigra-
tion: pour la rechercher, il a fallu suspendre la course folle
LE BOUDDHISME 89
et aveugle — ce que symbolisent les attitudes impassibles
de l'iconographie; — remonter par la pensée à travers les
étapes parcourues — ce que symbolise l'attitude méditative,
jusqu'à l'obtention d'un terme logiquement premier où se
repose l'esprit, point d'appui où se suspend la chaîne en-
tière; d'où la béatitude définitive empreinte sur le visage.
Si la plastique avait voulu figurer, sous forme humaine, le
pratitya samutpâda tel qu'il se comprend dans l'ordre 12-1,
elle eût, comme la plastique chrétienne, façonné un Dieu
torturé. Mais la littérature bouddhique s'est plu à semer avec
profusion, sans pessimisme, avec au contraire l'enivrement
de la vérité conquise, jetée à tous les échos par une intense
propagande, la formule 1-12, expression même de l'erreur,
mais de l'erreur transpercée, par là même évanouie, dé-
sormais inofîensive et même salvatrice. Quoi de plus con-
forme à l'essence de toute philosophie, que d'offrir une
théorie du monde qui ait pour contre-partie une doctrine
de morale et de sainteté ?
Grâce à cette théorie des douze conditions, nous tenons
les deux premières vérités, la nature et l'origine de la dou-
leur. Par là même nous disposons du moyen de supprimer
la souffrance: il suffit d'extirper les facteurs qui la sus-
citent. Plus de naissance, plus d'attachement, plus de désir;
dès lors s'évanouiront la sensation comme le sensible et
aussi l'individualité; il n'y aura plus de connaissance, plus
de manières d'être, plus d'ignorance. Une fois avertis des
conséquences de l'ignorance, nous sommes libérés de l'igno-
rance: saisir cette théorie des causes, c'est s'affranchir
de la causalité, pénétrer l'ignorance revient à découvrir ce
qui de la vérité nous est accessible. Ainsi le Bouddha n'at-
tend son salut de l'intercession d'aucune divinité: il ne
l'obtient que de son propre effort pour comprendre: l'er-
reur cessant d'être erreur dès qu'elle est connue, la con-
naissance à elle seule nous gagne la délivrance.
i»0 HISTOIRE DK LA PHILOSOPHIE IN-DIENNE
Il y a lieu cependant de prescrire à la conduite de la
vie l'observance de certaines vertus, parce qu'elles favorisent
r acquisition de la connaissance: si rigoureux qu'il soit, l'in-
tollectualisuie bouddhique n'exclut pas, il appelle une disci-
pline morale. Voilà ce que désigne la quatrième et dernière
vérité sainte: le chemin qui conduit à la suppression de la
douleur. Puisque le salut réclame que l'on coupe court aux
conditions de l'erreur, la morale se présentera comme un en-
semble de préceptes négatifs, autant de restrictions enjointes
aux diverses formes du désir égoïste: ne tuer aucun vivant;
ne pas voler; ne pas convoiter la femme d' autrui; ne pas
mentir; ne pas s'enivrer. Telles sont les principales règles, ob-
ligations exigibles de tous les hommes. Il faut se soustraire à
l'impureté pour se dégager de l'erreur. Les seules vertus posi-
tives sont celles qui confèrent la science: la méditation et
la sagesse. Or, pour qu'elles soient réalisables, pour que la
vie se puisse consacrer à la connaissance, il ne suffit point
de pratiquer., en une existence solitaire, le renoncement et
l'austérité, il est désirable que les zélateurs de la doctrine,
à proportion de leur mépris pour les prétendues nécessités
de cette vie fallacieuse qui est celle du monde, se soumettent
à une organisation commune qui pourvoie à leurs plus élé-
mentaires besoins corporels en même temps qu'à leur ins-
truction spirituelle. Une communauté de moines mendiants:
voilà l'existence qui convient à ceux qui rejettent autant
que possible tout compromis entre l'erreur et la vérité, pour
se consacrer au vrai. Il y aura donc des laïques auxquels
suffira un demi-renoncement, qui se réduira en fait à une
conduite honnête et droite, et des moines qui porteront au
maximum désintéressement et pureté, en vue d'ailleurs de
ce seul but: se procurer la connaissance. Le laïque s'hono-
rera en subvenant aux nécessités du moine, le moine se
parera de mérites surérogatoires en répandant la vraie
doctrine et en exerçant, par des moyens souvent puérils
LE BOUDDHISME 91
mais touchants, une fictive bienveillance non seulement à
l'égard des hommes, mais à l'égard de tout ce qui souffre,
la nature entière.
Cotte théorie se proclame elle-même une doctrine de la
«voie moyenne» (madhyamâ pratipad), juste milieu entre
deux extrêmes (Samy.Nik., Il 20, 23, 61, 76). Elle prêche
une attitude équidistante entre la vie commune, complai-
sante aux passions, et l'ascétisme qui s'acharne en vain à
torturer le corps. Dans l'ordre spéculatif, elle s'abstient de
toute affirmation sur la nature «en soi» de l'être, rejetant
aussi bien le dogmatisme nihiliste des mécréants (nâstikas)
que le dogmatisme ontologique des brahmanes (astikas). Ni
oui, ni non, les questions métaphysiques ne sauraient com-
porter d'autre réponse.
L'agnosticisme ainsi défini repose sur un relativisme.
Chacun des dix termes intercalés entre le point de départ et
le point d'arrivée est régi par un terme voisin et commande
l'autre terme contigu; le nidâna, conditionnant et condi-
tionné à la fois, atteste une forme de relativité extérieure
à l'idée de cause productrice (hetu) et à celle de condition
permanente (pratyaya). La teneur générala de l'argumen-
tation se présente ainsi: « ceci étant donné, cela est donné »;
formule qui se laisse généralement interpréter en régression
vers les conditions antérieures oa en progression vers les
conséquences ultérieures. «Si ceci est, cela est; si ceci
surgit, cela surgit; si ceci n'est pas, cela n'est pas; si
ceci est détruit, cela est détruit» (imasmim sati idam hoti;
imass' uppâdâ idam uppajjati; imasmim asati idam na hoti;
imassa nirodha idam nirujjhati. Mahâvagga). L'objet propre
de la loi (dharma) est de signaler cette foncière relativité
des phénomènes (dharmas) ; « les formes d'existence pro-
duites par une cause, le Tathâgata [l'Arrivé, épithète du
92 HISTOIRE DE LA PtILLOSOPHIE INDIENNE
Bouddha parvenu à sortir de la transmigration] énonce
leur cause; et leur destruction aussi le grand çramana (re-
ligieux) la proclame (ye dhammâ hetuppabhavâ tesâm
hetum Tathâgato âha tesân ca nirodho evamvadi mahâ-
samano, ibid.).
Un tel point de vue, malgré le parti pris d'agnosticisme,
entraîne sinon toute une ontologie, du moins toute une
métaphysique. D'abord un phénoménisme radical. Le
monde, tant objectif que subjectif, n'est d'outre en outre
que samsara, génération mutuelle des douze nidânas. En
particulier notre individualité n'offre ni consistance ni perma-
nence: notre corps ne consiste qu'en devenir, notre personna-
lité ne se compose que de l'agrégat de cinq sortes de
phénomènes, fragiles et fugaces, chancelants « étais » (skandha)
de notre individu. Cette masse qui nous constitue, ces «épaules »
qui nou>s soutiennent comme, dans certaine mythologie, celles
d'Atlas supportent le ciel — autant d'aspects de la notion de
skandha — ce sont les éléments matériels (riîpa, la forme), les
sensations (vedanâ),les perceptions (samjîiâ), la discrimination
(vijnâna), les tendances (samskâra). Aucun de ces facteurs
n'a d'unité ni de permanence; chacun est multiple et di-
vers. Les représentations grecques du Trav-ca çtX, de l'insaisis-
sable Protée, peuvent illustrer, par métaphore, une semblable
conception. A fortiori la résultante de ces facteurs, le moi, ne
possède aucune consistance; nulle erreur ne serait pire que
de lui supposer une existence en soi (satkâyadrsti). Pour
protester contre le substantiaUsme brahmanique, les Boud-
dhistes édifient, outre une physique phénoméhiste, une « psy-
chologie sans âme» qui, en opposition aux Upanisads, pro-
clame l'inexistence de l'âtman: anâtmatâ (pâli anattâ).
Par une singulière méprise, plus d'un indianiste s'é-
tonna de trouver côte à côte, dans les anciens textes
LE BOUDDHISME 93
bouddhiques, l'affirmation de la rétribution des actes et
celle de la non substantialité du moi; on a semblé croire
que la transmigration impliquait des âmes douées de
permanence, alors qu'au contraire sarnsâra et anâtmatâ
n'étaient que deux corollaires de l'universelle relativité.
Les Bouddhistes nient non le moi ou l'esprit, mais le
caractère absolu du moi ou de l'esprit; et la transmi-
gration leur apparaît un devenir en fonction de conditions
qui, pour revêtir dans une large mesure un aspect
moral, n'en demeurent pas moins relatives. Rien de plus
cohérent que l'admission d'un moi phénomène (pudgala),
simple loi de succession entre phénomènes connexes, et
l'admission d'un univers phénomène fait de vicissitudes
toujoui-s changeantes mais en mutuel enchaînement. Ici et
là, quoique soit exorcisé le fantôme de la substance autant
qu'il pourra l'être chez un David Hume, la régularité, la
rationalité de la transformation compensent l'absence de
fixité; le relativisme trouve dans une causalité dont le
pratitya samutpâda fournit la formule, non pas sa contre-
partie ou son correctif, mais sa justification.
Le phénoménisme inhérent à l'embryon de physique
et à l'ébauche de psychologie qu'implique l'enseignement
du Bouddha impose non seulement une métaphysique du
donné, mais une métaphysique de ce qui doit être, de la
délivrance. Si notre existence empirique, complète servitude
morale, ne consiste qu'en relativité soumise à des condi-
tions, l'évasion hors de cette relativité doit apparaître à
quelque degré comme l'atteinte d'un absolu. Il en va bien
de la sorte malgré le ferme propos de ne pas théoriser sur ce
qu'on trouve par delà les phénomènes, en transcendant le
moi et le samsara. Ce qui s'obtient alors, et qui n'est ni
un objet ni un état de nous-même, c'est ce que désigne le
mot de nirvana {^^). Pour éviter tout dogmatisme le Bien-
94 HISTOIRE DE LA niILOSOrHIE INDIENNE
heureux assure que ce n'est ni l'être, ni le néant; qu'en
tout cas ces deux interprétations ontologiques ne noas im-
portent en rien.
Il préfère déclarer que c'est «l'extinction» du désir,
alors qu'au contraire une intense nostalgie soulevait l'âme
brahmanique vers le Brahman dans lequel elle aspirait à
s'absorber. IMais cette solution ne peut satisfaire, car si le
principe de tout mal est l'ignorance, comment n'en pas con-
clure que le salut dépend de la possession du vrai ? Le sage
des Çâkyas résiste pourtant à la tentation de trop affirmer:
ce peut être assez pour nous libérer, de nous affranchir de
l'erreur, sans qu'il soit besoin d'ambitionner l'obtention d'un
inconditionné. Certes les mots alors nous trahissent: l'il-
lusion du moi une fois dissipée, ambition, obtention n'offrent
plus de sens ; des caractères négatifs offrent non seule-
ment la plus sage, mais la moins fausse description
du nirvana. Et pourtant, par constraste avec la misère, la
déception de cette existence, il semble difficile de ne pas
supposer dans la situation du délivré un comble de béati-
tude, une perfection de connaissance. De fait, le sage qui
atteint la bodhi conquiert dès ici-bas, si l'on peut dire, cette
manière d'être absolue, cette complète autonomie que les
Jainas appelaient kaivalyam, et qui témoigne de l'état de
« délivré- vivant », jîvanmukta. Le nirvana qui, en principe,
ne doit pas être un état psychologique, fût-ce une exception-
nelle extase, paraît néanmoins susceptible de se laisser
éprouver dès cette existence même, quand sont consumés
les feux du désir, écartés les voiles de l'illusion, torréfiés et
comme stérilisés les germes (bija) des futures renaissances:
alors la vie du saint se termine dans la certitude qu'aucune
autre ne peut la suivre, comme achève de s'éteindre une
lampe dont l'huile ne sera pas renouvelée, comme cesse peu
à peu de tourner la roue que le potier n'actionne plus. Pré-
LE BOUDDHISME 95
cisons cependant que cette doctrine du nirvana sur terre,
prélude du nirvana de l'au-delà, pour ancienne qu'elle soit,
ne saurait s'appliquer à la biographie du Maître, qui n'entra,
nous assure-t-on, dans cette quasi-éternité qu'au moment
de sa mort, bien qu'il eût obtenu quarante-quatre ans au-
paravant i'omniscience. La nécessité de laisser une place
aux années d'apostolat s'opposait à l'identification, pour-
tant suggérée par la doctrine, de l'état du Bouddha (Bud-
dhatâ) et du nirvana.
La principale originalité spéculative du Bouddhisme pri-
mitif réside en ce mélange de rationalisme et d'agnosticisme.
Il admet, sur la seule autorité de la raison, la théorie des
quatre vérités et de la production inconditionnée des phé-
nomènes, mais supposant que la raison a de la sorte épuisé
sa tâche, il tient toute autre recherche pour oiseuse et inu-
tile au salut. On jugera par là dans quelle mesure cette
doctrine est religieuse, dans quelle mesure philosophique.
La méfiance à l'égard de la réflexion désintéressée, appli-
quée à d'autres sujets que la recherche directe du souve-
rain bien, atteste une attitude fréquente chez les grands ini-
tiateurs religieux. Mais la conviction que la clef de la déli-
vrance ne se trouve que dans la connaissance des conditions
phénoménales, et l'idée d'en faire la démonstration en
intercalant une dizaine d'intermédiaires entre les cer-
titudes extrêmes, la souffrance et l'ignorance : voilà des
témoignages de rationalisme dont l'évolution ultérieure
de la pensée indienne montrera toute l'importance. Pour
avoir participé de l'ascète et du philosophe, du yogin et
du sophiste, à une époque où ces types s'opposaient en-
core, le Bouddha effectua une œuvre à la fois religieuse
par son but et philosophique par sa méthode. Il ne
suffit pas de dire qu'il servit la cause de la pensée libre
par sa réflexion indépendante des dogmes antérieurs, par
96 HISTOIRE DE LA PlULOSOPITIE INDIENNE
sa persuasion que le salut dépend de la connaissance, par
son ébauche de méthode démonstrative. Il l'a servie avec
plus d'efficacité encore, peut-être, par son partiel agnosti-
cisme, car la pensée ne connaît pas de plus vif stimulant que
la limite même qu'on prétend lui assigner. L'agnosticisme
du Bouddha ouvrit sa voie à la réflexion indienne, comme
celui de Socrate a provoqué l'essor métaphysique de la Grèce,
celui du primitif Christianisme suscité la dogmatique chré-
tienne, celui de Confucius la philosophie chinoise, celui de
Muhammed la spéculation de l'Islam. Bien plus, il l'a lui-
même inaugurée en posant, tantôt pour refuser de les ré-
soudre, tantôt pour les résoudre en une ambiguïté grosse
de problèmes nouveaux, les questions que l'avenir expli-
citera.
L'éclosion presque simultanée du Jainisme et du Boud-
dhisme ne saurait passer pour un hasard de l'histoire. Le
parallélisme de leur évolution ultérieure protesterait contre
une semble interprétation, car il témoignera de principes
communs aux deux sectes. Communauté si manifeste,
qu'on a pu, sans fondement historique assuré, mais sans
absurdité spéculative, tenter de ramener l'une à l'autre les
deux traditions. La Bouddha Gautama, selon certains
Jainas, ne ferait qu'avec cet Indrabhûti Gotama, que des
textes mentionnent comme disciple infidèle du Mahâvira (*^).
D'autre part des indianistes tels que Colebrooke, Wilson,
Lassen, Weber et encore A. Barth ont tenu le Jainisme
pour une secte bouddhique dissidente (*'). La première
LE BOUDDHISME 97
hypothèse tire de trop grosses conséquences d'une simili-
tude partielle de nom; la seconde heurte la tradition, qui
présente le Jina comme légèrement antérieur au Bouddha.
Mais les deux religions naissent d'une même obsession d'é-
chapper à la transmigration, croyance encore contestée par
beaucoup d'esprits, mais éprouvée ici et là en une véritable
hantise. Toutes deux prétendent conquérir le salut par un
effort pour s'abstraire de la nature, effort surtout ascétique
dans le Jainisme, mais effort qui, pour être plus intellectuel
que pratique dans le Bouddhisme, n'en suppose pas moins
une condamnation radicale de la vie selon les phénomènes.
Toutes deux vénèrent non des êtres par nature transcen-
dants, mais des hommes qui montrèrent la voie de l'affran-
chissement et pour ainsi dire devinrent, en dépit de la nature,
transcendants. Le délivré porte ici et là mêmes noms, car
les Jainas eux-mêmes l'appellent Bouddha, Tathâgata, et
les Bouddhistes eux-mêmes le nomment Jina, Tîrtharnkara ;
le mot de nirvana s'imposa vite aux sectateurs du Mahâvîra
fcomme à ceux du Çâkyamuni. Les deux disciplines furent
prêchées dans les mêmes contrées, à la même époque, donc
dans les mêmes idiomes, par des apôtres également étrangers
à la caste et au système brahmaniques, ce qui donne à penser
que le Brahmanisme, en ces régions, était loin d'occuper
alors une situation prépondérante: il s'en fallait de beaucoup
que la moitié orientale de la vallée du Gange lui fût, au
VI® siècle, possession assurée. Les doctrines que les Brah-
manes vont taxer d'hérésie ne paraissent de la sorte ni cons-
tituées par des esprits qui se seraient soustraits à leur
orthodoxie, ni répandues parmi des populations déjà brah-
manisées. C'est un type nouveau de culture qui se répand
dans un milieu soit aborigène, soit aryen. Ni l'une ni l'autre
des deux religions n'a besoin, au cours de sa propagande,
d'entrer en lutte contre les dogmes védico-brahmaniques
98 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
dont plus tard seulement elles institueront une critique; il
leur suffit, pour véhiculer quelques très simples notions nou-
velles: la condamnation des désirs, le goût du renoncement,
la pitié universelle, d'utiliser le bagage anonyme du folk-
lore et des fables, propriété commune des Dravidiens comme
des Indo-Européens, susceptible de se muer, selon l'inspi-
ration du conteur, en apologues édifiants bouddhiques ou
jainas (**).
Autant nous tenons à signaler comme nouveau ce type
de culture, autant nous craindrions de ne pas marquer assez
nettement ses attaches avec les idées indiennes précédentes.
A aucun moment, moins encore avant le vi^ siècle qu'après,
les idées brahmaniques n'ont accaparé tout l'esprit indien;
le caractère extra-brahmanique des deux religions ne doit
donc pas faire méconnaître ce qu'elles impliquent d'un fonds
antérieur, ce que même elles possèdent en commun avec le
Brahmanisme. Quoiqu'il n'y joue qu'un rôle subalterne, le
panthéon védique n'est point ignoré des canons hérétiques.
L'absorption de l'âme individuelle dans le Brahman-Atman,
selon les Upanisads, s'oppose au nirvana bouddhique en ce
qu'elle implique la fusion en une âme supérieure, en un prin-
cipe de vie intégrale, alors qu'au contraire le nirvana s'ac-
quiert en exorcisant l'apparence, de l'âme, en renonçant à
la vie. Toutefois, dans un cas comme dans l'autre, il s'agit
de fuir le phénomène, d'échapper au relatif et les seuls
caractères qui conviennent à l'absolu brahmanique sont des
négations, de même que le nirvana se reconnaît à la suppres-
sion des apparences. Aussi la Bhagavad-Gîtâ pourra-t-elle
parler d'un « nirvana brahmanique », ou « extinction dans
le Brahman « (brahmanirvâna, V. 24). D'autre part le kai-
valyam jaina, dans lequel l'âme s'isole en sa pure authen-
ticité, exempte de compromission et de souillure avec ce
qui diffère de sa substance, cet état coïncide avec le salut.
LE BOUDDHISME 99
tel que le comprend la brahmanique philosophie du Sâm-
khya. Le Çâkyamuni passe pour avoir eu pour maîtres des
adeptes du Yoga {*^) ; et c'est à leur instigation qu'il mena
d'abord une vie d'austérités. La parenté de l'ascèse jaina
avec celle des yogins ne fait pas de doute, non plus que la
ressemblance entre l'intellectualisme du Sâmkhya et celui
des Bouddhistes, qui cherchent également la délivrance dans
la pure connaissance. Les Upanisads anciennes, presque
contemporaines de la fondation du Bouddhisme, renferment
des raisonnements d'un agencement moins lucide, d'une
connexion moins rigoureuse, mais tendant au même but
que le pratitya samutpâda (^^). Bien que l'idée soit nou-
velle, de concevoir l'affranchissement comme une route à
parcourir (mârga), qui par suite ne doit être indiquée que
par quelqu'un qui déjà l'a frayée, c'est-à-dire par un homme
éminemment sage, la conception de la loi (dharma) pro-
clamée par un tel personnage, et non plus fondée par les
dieux de toute éternité, apparaît une transposition dans les
faits religieux, de la vieille notion politique du souverain,
promoteur et gardien de la justice (dharma). Le Tathâgata,
le Jina accomplissent une fonction royale en instituant
l'ordre de la vérité comme le monarque établit celui de la
légalité, voire même de la vertu. La légende nous en instruit,
lorsqu'elle dépeint le Bouddha mettant en mouvement, tel
un roi, la « roue de la loi » (dharmacakrapravartana) (*') et
lorsqu'elle le fait naître de souche royale. Pour un analyste
de la civilisation indienne, les dieux justiciers, Mitra et Varuna
furent les prototypes des râjas et les souverains humains,
les prototj^pes des Bouddhas. Du Véda aux Nikâyas passe,
à peine modifiée, une même conception de la loi, dont le
stade intermédiaire se trouve conservé dans les traités de
science politique.
QUATRIEME PARTIE
LA PENSÉE SECTAIRE PRIMITIVE
ET LA NOUVELLE SYNTHÈSE BRAHMANIQUE
CHAPITRE I
RELIGIONS POPULAIRES
A. Dieux nouveaux. — Les deux siècles qui précédèrent,
ainsi que les deux siècles qui suivirent le début de l'ère
chrétienne ont vu se constituer une littérature brahmanique
très touffue, très diverse, mais qui témoigne de croyances
plus nouvelles encore que les postulats des doctrines héré-
tiques. Les documents qui renferment à cet égard la plus
riche documentation sont les épopées du MiihTihharala et
du Ranmyana, sur la signification desquelles nous aurons
à nous expliquer, mais que nous ne prenons, quant à présent,
que comme sources d'information sur ces croyances.
En opposition à la pensée brahmanique, système doc-
trinal d'une caste, la pensée des Jainas et des Bouddhistes,
qui en fait ne tient aucun compte d'une classification des
hommes fondée sur la naissance, nous apparut préparée,
propagée par l'activité de sages étrangers au sacerdoce,
mais membres de la caste nobiliaire, la seule qui, en dehors
des brahmanes, possédât instruction et loisir.
RELIGIONS POPULAIRES 101
C'est maintenant, si l'on peut dire, la religion du tiers-
état qui pour la première fois va transparaître dans ces textes
littéraires; et nous entendons par là non seulement les
croyances des deux castes inférieures de la société brahma-
nique, mais celles de la masse amorphe des sans-caste, où se
mêlent, également méprisés des castes dirigeantes, les « dé-
classés », les étrangers, les esclaves de couleur, les parias, les
survivants asservis des aborigènes. Dans ce chaos social, con-
sidérable par le nombre, pénètrent des influences brahma-
niques, mais leur efficacité se montre faible sur des êtres
ignorants des doctrines de l'élite, non admis au même culte,
surtout possédés eux-mêmes par des croyances extérieures
à celles des classes dirigeantes. Si repliés sur eux-mêmes
que veuillent vivre les brahmanes, ils ne peuvent plus tenir
pour négligeable cette quantité humaine sans cesse grossis-
sante: toute tentative de leur part pour garder leur pré-
pondérance aura pour rançon quelque altération de leur
authentique doctrine par des concessions aux opinions comme
aux superstitions de la foule (^^}.
Les épopées attestent l'existence de cultes dont nous
ne trouvons dans aucun texte antérieur nulle mention, mais
qui ne semblent point récents vers le début de notre ère.
Leur origine populaire fait l'objet d'affirmations précises
auxquelles on n'a guère prêté l'attention qu'elles méritent,
parce qu'on les considérait à la lumière d'interprétations
brahmaniques ultérieures, désormais prééminentes, et sans
les comparer aux religions autochtones. Les données les
plus caractéristiques concernent le culte de Krsna et de
Râma, deux divinités exemptes de cet aspect naturiste que
comportent les membres du panthéon védique, et non moins
étrangères à cette vénération de la sainteté humaine qui
tient lieu de religion dans les deux principales hérésies.
102 HISTOIRE DE LA riIILOSOPHIE INDIENNE
Les adeptes de ces cultes n'appartiennent à aucune
caste particulière et se recrutent parmi les deux sexes; tandis
que la révélation orthodoxe ne s'octroie qu'aux hommes,
dans l'avenir les épopées seront enseignables aux femmes,
selon le consentement explicite des brahmanes. Ce genre de
communauté religieuse qui peut revêtir mille formes dis-
tinctes, mais qui s'oppose à l'exclusivisme sacerdotal, c'est
« la secte ». L'organisation sectaire qui, à toute époque, étend
son emprise sur la majorité des âmes indiennes, fut, dès
les origines, rivale de la systématisation brahmanique, plus
stricte, plus exclusive; les compromis d'ordinaire incon-
scients entre ces deux idéaux remplissent l'histoire de l'Inde
religieuse. A bien des égards les partisans du Jina ou du
Bouddha composent déjà deux sectes malgré l'allure aris-
tocratique de l'ascétisme qui prévaut chez les premiers et
de l'intellectualisme qui règne sur la doctrine des seconds.
Dans la plupart des sectes la façon de vivre, le détail des opi-
nions importent moins que le commun accomplissement de
rites déterminés, sans connexion avec ceux que décrivent
les Brâhmanas (*^).
11 n'est point question, pour les sectes proprement
dites — Bouddhisme et Jainisme exceptés — d'échapper à
la transmigration; il s'agit d'écarter des puissances malignes,
de conjurer des sorts, de préserver hommes et troupeaux
des maladies. De telles pratiques font songer non à la théo-
sophie des brahmanes, mais à ces humbles cultes dravidiens
que nous constatons aujourd'hui encore en Kanara, en
pays tamoul ou telugu; elles impliquent non la recherche
de l'illumination suprême en l'absolu, mais la propitiation
d'une divinité de tribu, homme ou femme ayant jadis appar-
tenu au groupe, lui ayant procuré des biens ou des maux.
On s'assure la faveur de cet être devenu surnaturel en lui
sacrifiant des animaux, sans nul souci de ce respect de la
RELIGIONS POPULAIRES 103
vie qu'impose très vite au brahmanisme la propagande
bouddhique ou jaina {^^).
A la lumière d'un rapprochement avec ces cultes gros-
siers, maints traits des légendes relatives à Krsna, dont les
épopées se font l'écho, s'éclairent d'un jour nouveau. Ce dieu
« noir », élevé parmi des bergers, gardien de bœufs (gopâla),
toujours prêt au rapt ou à la razzia, chevaleresque et félon
comme un chef de brigands, ne ressemble pas plus, par les traits
anciens et concrets de sa personnalité, au Brahman-Atman
des Upanisads qu'au Christ judéo-grec auquel on l'a com-
paré avec témérité. Par contre il s'apparente aux dieux
des Dravidiens de race noire, rudes bouviers au culte sangui-
naire. Ses origines humaines se trahissent jusque dans le
Mahâbhârata par l'abondance des épisodes peu édifiants dont
il est le héros: les récits de ses orgies, de ses traîtrises y
côtoient des textes où l'on célèbre sa perfection et son omni-
potence. Son aspect primitif se manifeste, tout barbare, en
quelques vers du Harivamça (3.808, sqq.), pourtant posté-
rieur au Mahâbhârata: « Nous sommes, dit le bouvier divin,
des pâtres errant dans les bois; nos divinités à nous ce sont
les vaches, les montagnes, les forêts». Et cette profession
de foi, il la proclame pour justifier son refus de s'associer à
l'adoration du dieu védique Indra. Où trouver aveu plus
ingénu de l'origine populaire, extra-brahmanique, du Krs-
naïsme ? (^^).
Les traits essentiels de la physionomie de Râma se pré-
sentent sous un relief moins saillant, mais la légende rappor-
tée par le Harivamça ne s'écarte guère de la vraisemblance en
déclarant ce demi-dieu frère de Krsna. Lui aussi a mérité
• • •
d'être érigé en tueur de démons par les aventures brutales
ou scabreuses qui signalèrent sa carrière de « héros ». Le
portrait idéalisé qu'en donne le Râmâyana est ici hors de
104 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
cause, car il atteste une élaboration tardive des idées sec-
taires, plus artistique et plus savante à la fois que celle dont
fait preuve le Mahâbhârata.
Les épopées, même dans leurs parties les plus anciennes,
ne nous fournissent d'ailleurs que des aperçus furtifs sur
les cultes populaires à l'état fruste et natif. Elles nous
dépeignent par contre avec complaisance soit une forme
raffinée de ces religions aux origines si humbles, soit une
accommodation des croyances des castes brahmanique ou
ksatriya aux dévotions de la foule. C'est de l'une ou de l'autre,
sans doute de l'une et de l'autre façon qu'il convient de
juger l'aspect le plus fréquent du Krsnaïsme dans le Mahâ-
bhârata. Krsna s'y révèle prince belliqueux, digne d'in-
carner le type idéal des ksatriyas; ses conseils au vieux
roi Yudhisthira attestent son peu de goût pour la vie ascé-
tique, comme ses exhortations au probe et scrupuleux
Ai'juna glorifient dans la guerre le mode le plus parfait de
l'activité. Son rattachement à la famille des Pândavas,
saluée par la légende épique comme une dynastie nationale,
tient à cœur aux bardes du Mahâbhârata: on le déclare
fils de Vasudeva, le Brillant, divinité céleste, et Vasudeva
est frère de Kuntî, l'épouse de Pându. Or le Vasudévide,
Vasudeva est une divinité que vénérait le Nord-Ouest de
l'Inde, au ii^ siècle avant notre ère (^^). Voilà déjà le bou-
vier transformé, comme naguère le sage des Çâkyas, en prince
accompli, le voilà même assimilé à un <( dieu des dieux »,
roi de la terre et du monde. Afin de mieux annexer à l'Inde
traditionnelle cette nouvelle recrue de son Olympe, on le
proclame issu de l'antique souche royale des Bhâratas.
Comment reconnaître plus nettement une provenance étran-
gère et une divinisation de fraîche date ?
Le dessin évident de s'assimiler le culte de Krsna ne
• • •
siB manifeste pas seulement par des tentatives d'inspiration
RELIGIONS POPULAIRES 105
ksatriya; l'intervention des brahmanes, tendant au même
but, se trahit dans l'effort pour identifier ce dieu reconnu
depuis peu, à d'anciennes divinités védiques. Ainsi le Vâsu-
deva ne ferait qu'un avec un certain aspect du Brahman
ou du Purusa, dénommé Nârâyana, l'âme suprême en tant
que réceptable des dieux et des hommes (nara), ou en tant
qu'issue, comme l'œuf cosmique, des eaux primordiales
(nârâh) (^^). Ce Nârâyana, invité par Nârada, dans le Çân-
tiparvan (Mbh. XII), à s'expliquer sur l'origine de l'être, se
reconnaît consubstantiel au Vâsudeva, à Krsna, même à
• • •
Râma. Mais ce n'est là qu'une abstraction falote, en com-
paraison de deux grands dieux que les brahmanes créèrent
pour ainsi dire de toutes pièces, avec un minimum de données
védico-brahmaniques antérieures, pour pouvoir accueillir
sous une forme qui leur fût acceptable une nouvelle divinité
populaire qui risquait de leur faire échec. Ces deux êtres,
au concept desquels se trouvèrent ainsi collaborer l'artifi-
cialisme de la caste savante et la spontanéité indigène,
conservèrent jusqu'à nos jours leur empire sur les âmes.
Ils se nomment Çiva et Visnu.
Çiva, sous son aspect originaire, mérite d'être le dieu
des farouches tribus pastorales auxquelles appartient Krsna :
les forêts, les montagnes sont ses résidences favorites; avec
les bandes qu'il commande, ses ganas, il régit les innom-
brables esprits de la nature; il patronne les humbles, qu'ils
soient artisans ou voleurs de grands chemins. Il a pour
doublet une déesse aux noms multiples, Parvati, la Mon-
tagnarde; Durgâ, l'Inaccessible; Kâlî, la Noire; noms iden-
tiques à ceux que portent, aujourd'hui encore, des divinités
dravidiennes. De fait, son prestige ne se conserva nulle
part aussi vivace, aussi prédominant que dans l'Inde mé-
ridionale, où se maintiennent des sociétés d'aborigènes. Mais
on confond avec Çiva, dès l'époque des épopées, un ancien
10(5 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
dieu védique, Rudra, qui préside aux tempêtes, mais qui,
comme les génies autochtones, sème ou guérit les épidémies.
La dualité d'attributions tant malfaisantes que salutaires
appartient en propre à Rudra comme à Çiva: leur puissance,
en soi nocive, devient favorable à qui sait s'en concilier l'appui ;
d'où les titres sous lesquels on les invoque pour s'assurer leurs
bonnes grâces: Paçupa, protecteur du bétail; Çambhu,
bienveillant ; Çankara, bienfaisant; Çiva, propice. Sous
son aspect le plus abstrait, ce dieu qui dispense la mort et
la vie est Kâla, le Temps, destructeur et créateur universel.
Mais loin de s'évanouir en un pâle concept, sa figure affecte
un sauvage réalisme: ses attributs sont le phallus qui en-
gendre, le trident qui anéantit; et le dieu, comme telle
secte d'ascètes, entourne son visage couvert de cendres par
une guirlande composée de têtes de mort (^*).
Les épithètes de Mahâdeva, grand dieu; d'ïçvara,
Seigneur, également chères à la dévotion populaire, prête
à révérer le surnaturel dans son uniforme totalité, sans cher-
cher, comme la religion védico-brahmanique, à la spécifier
sous la diversité des forces constitutives de la nature, ces
mêmes épithètes conviennent, quoiqu'en un sens différent,
à Visnu autant qu'à Çiva. L'omnipotence de Çiva résulte de
ce qu'il est le principe de tout devenir; celle de Visnu, de
ce qu'il pénètre tout. Le Visnu védique personnifie le soleil,
en tant que cet astre, qui parcourt les espaces, infuse lu^
mière et chaleur aux trois divisions du monde: ciel, atmos-
phère, terre; d'où la légende de ses trois pas, qui le rendent
coextensif à l'univers. Mais, quoique son influence s'étende
ainsi bien au delà du ciel, ce dernier est son séjour suprême,
(paramam padam, Rgvéda, 1, 22, 20), celui aussi qui marque
le terme de l'ascension des âmes (Katha Up. III, 9); et
c'est à la lettre qu'on le dit le plus élevé des dieux (Ait. Br.
I, 1). En effet, ses manifestations sont des «descentes»
RELIGIONS POPULAIRES 107
(avatâras) (^^). Afin que ce mythe de la splendeur solaire
rejoigne les croyances du peuple, les brahmanes se remé-
morent la bienveillance (sumati, VII, 100, 2) que le Rgvéda
prête à l'astre du jour, en faveur des hommes.
Si disparates que semblent la sombre, la hirsute figure
de Ci va et la radieuse gloire d'un lampadaire céleste, ces
deux divinités se contaminèrent de Krsnaïsme; elles ne
• • •
s'érigèrent en puissances universelles que pour se reconnaître
équivalentes à une forme religieuse qui leur était en prin-
cipe étrangère. Par là même elles se rapprochèrent: le
Mahâbhirata, qui proclame l'existence de Visnu en Krsna,
est suivi du Harivamça, qui égale l'un à l'autre Hari ou
Visnu et Hara ou Çiva (Hariharâtmakastava, adh. 184) {^'^).
B. Notion nouvelle de la religion. — L'apparition dans
la littérature brahmanique de dieux nouveaux atteste la
formation d'une conception insolite de la religion, qu'il
fut à la caste dominante impossible de toujours dédaigner
ou méconnaître. Les plus anciens témoignages s'en ren-
contrent dans le culte de Bhagavat, le Bienheureux ou le
Seigneur, titre donné à l' Être suprême dans un Krsnaïsme
déjà très dégagé de sa grossièreté native. On les retrouve
dans la secte çivaïte des Pâçupatas et dans la secte visnuite
du Pâncarâtra, dont la symétrie ou le parallélisme semblent
prouver de communes origines (^^). Des systèmes philoso-
phiques distincts en procéderont, mais appuyés sur des pos-
tulats analogues.
Les cultes nouveaux, du moins sous leur aspect popu-
laire, antérieur à l'assimilation brahmanique, s'adressaient,
comme la vénération des Jainas et des Bouddhistes, à des
humains. Les modestes génies locaux que cherchent à
propitier les aborigèn'3s n'ont, pour la plupart, trépassé
que de fraîche date; et l'autorité d'un Krsna sur les bergers
nomades participe à quelque degré du prestige d'un chef
108 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
sur les compagnons qu'il a menés aux prairies ou guidés au
pillage. Ce caractère de « demi-dieu » fut reconnu par les
Grecs analogue à celui de leurs héros, tel Héraklès. Mais
un singulier contraste opposait cette vénération d'hommes
à peine magnifiés, aux rites qui s'adressaient aux divinités
soit naturalistes du Véda, soit abstaites des Brâhmanas: le
divin apparaissait désormais tout proche du fidèle, puisqu'il
émergeait pour ainsi dire de la condition humaine. L'adepte
d'une doctrine connaît par des récits en voie de devenir
légendaires, mais encore plausibles, la vie de son maître
spirituel, et celui-ci n'a rien oublié des besoins de ses anciens
parents ou amis. Cette intime familiarité de deux con-
sciences, dont l'une soutient l'autre sans l'écraser de sa su-
périorité, fait éclore des sentiments qu'aurait refoulés plutôt
que suggérés l'antithèse entre un Brahman seul réel et des
êtres phénoménaux à vrai dire inexistants.
Le divin n'étant plus une force naturelle, que le rite
canalise et tourne à notre profit, ni une entité que construit
l'intelligence, mais une source de vie, l'ancien type de foi,
çraddhâ, croyance en la véracité d'un rsi révélateur du rite
ou d'un guru dispensateur d'un enseignement, cède la place
à de la confiance en le guide que l'on révère.
Il ne s'agit plus d'écouter seulement quelqu'un qui
sait, en une obéissance à l'autorité qui impliquait une sou-
mission devant la science; le culte populaire n'a que faire
de la spéculation pure. Il s'agit de s'en remettre aveuglé-
ment à la direction d'un maître, lequel n'est maître qu'au
sens de Seigneur. On renonce à sa propre personnalité non
parce qu'elle serait fragile en face des puissances cosmiques,
non parce qu'elle serait illusoire en opposition au vrai, mais
parce qu'on en fait don au souverain des âmes. L'opulence,
la libéralité, la sagesse du bon pasteur subviennent aux
misères, aux indigences dont se reconnaît affecté le « bétail »
RELIGIONS POPULAIRES 109
(paçu) humain; aussi le salut, qui ne s'acquiert ni par
l'ascèse ni par la réflexion, s'obtient d'une grâce susceptible
de nous être accordée en retour de notre abandon.
x\ucun abîme ontologique résultant de la croyance en
la transmigration n'oppose, dans cette conception, le re-
latif à l'absolu. L'âme n'a qu'à demander à son maître de
se faire son sauveur pour avoir part elle-même à la vie
divine: toutes les limitations de notre individualité se
trouvent aussitôt compensées par les perfections de la souve-
raine personnalité. Les nouvelles religions se représentent
chacune leur dieu comme unique, Mahâdeva, en même temps
que comme personnel, Iça, Içvara, le Seigneur ; aucune
incompatibilité n'apparaît entre l'absolu et le carac-
tère personnel, en dépit du postulat inverse admis par
la pensée brahmanique; et la raison en est, semble-t-il,
que cette théologie nouvelle, non seulement monothéiste,
mais théiste, n'offre que la contre-partie dogmatique du
piétisme où s'absorbe la vie religieuse. Une dévotion dans
laquelle le rite s'efface devant l'adoration suggère une on-
tologie qui n'accorde une valeur qu'à la conscience divine.
Seule importe la communication directe d'âme à âme, con-
descendance bienveillante du supérieur, confiance aimante de
l'inférieur, qui, au prix d'un maigre sacrifice, le renoncement
à soi, s'unit, ravi, à l'amour même. Ce sentiment que par-
tagent de façon complémentaire le dieu et l'homme, et qui
chez l'un est pure générosité, chez l'autre une foi faite de
quiétude et d'ardeur, un terme spécial le désignera dé-
sormais : la bhakti (^*). La plus ancienne « Introduction à
la vie dévote» que l'Inde ait composée est Isi Bhogavad-Git^
« Chant du Bienheureux » ou de « l'Adorable ». Ce texte,
plus que célèbre, souvent mal compris, fait partie du Mahâ-
bhârata (VI 25-42) ; mais il ne faut s'étonner ni d'y trouver
des tentatives évidentes d'assimilation brahmanique, ni d'y
110 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
rencontrer une profession de foi sectaire, celle de l'église
des Bhâgavatas; il faut plutôt signaler le paradoxe de ce
singulier évangile, son piétisme fi déiste et quiétiste associé
à de véhémentes exhortations belliqueuses, et reconnaître
qu'en effet dans le cadre de la société brahmanique, c'étaient
les mœurs de la caste guerrière qui s'éloignaient le moins de
la rudesse des pâtres adorateurs de Krsna. Le fruste bandit
pouvait devenir l'idéal de la noblesse d'épée ainsi que de
la royauté: élevé de la sorte au niveau d'une caste de civi-
lisation déjà raffinée, initiée à la réflexion abstraite, il voyait
se transformer en grâces mystiques les traits licencieux ou
sauvages de sa physionomie première. Ses caprices, sa vio-
lence, c'est l'Esprit qui souffle où il veut, sans connaître
d'obstacles; ses erotiques aventures d'adolescent folâtrant
avec des bergères, de reitre ravisseur, c'est le mythe que
symbolise un Cantique des cantiques, adressé à l'époux
des âmes. La Bhagavadgîtâ est un tel cantique, mais où
des vitupérations nietzschéennes exaltant la destruction
côtoient des effusions dignes de 1' « Imitation ». C'est le
dieu qui prêche la violence, c'est l'homme qui éprouve des
scrupules. La conciliation de tant de barbarie avec tant de quié-
tisme apparaîtra superficielle et précaire ; on y reconnaîtra de
l'éclectisme brahmanique: à chaque caste son devoir (svadhar-
ma), enseigne Krsna ; la tâche suprême d'un noble, tel que cet
Arjuna auquel il s'adresse, c'est la guerre. Une telle assertion
laisse à entendre que le dieu enseignerait une autre morale à
un homme d'autre caste. A dire vrai, cet enseignement tout
sectaire ne fait point acception de caste, et le for intérieur de
la divinité dans le sein de laquelle toute violence guerrière
trouve non son pardon mais sa justification, ne serait pas
moins le but ultime de toute condition humaine autre que
celle du noble. Un acte quelconque, pourvu qu'on l'accom-
plisse sans souci de l'intérêt personnel, mais par amour pour
le principe suprême, est agréé de Dieu et nous unit à lui. En
RELIGIONS POPULAIRES 111
cette fusion se résument toute spéculation, tout effort moral,
et le vieux concept de yoga, qui connotait naguère la jonction
des souffles vitaux en une ascèse indépendante, désigne
désormais pour les Bhâgavatas l'absorption en Dieu.
Les religions populaires qui, sous leur forme intellec-
tualisée, culminaient en monothéisme et en piétisme, diffé-
raient de tout autre type antérieur de religion. Elles igno-
raient l'autorité védique, les rites et dogmes des brahmanes
sans même posséder en commun avec eux, comme les héré-
sies, la croyance en la transmigration. Du Bouddhisme, du
Jainisme, elles n'adoptaient ni le rationalisme, ni le mépris
de la vie '(mondaine»; le désintéressement d'un dévot de
Krsna n'implique aucun renoncement à des valeurs illusoires,
mais une simple nostalgie, une vocation pour le divin.
Aucune instruction particulière, aucun dressage ascé-
tique ne préparent à la recherche de cet idéal d'amour,
accessible à quiconque. Le chemin de la dévotion, bhak-
timârga, s'écarte et du chemin de la connaissance, jânna-
mârga, et du chemin des œuvres, karmamârga, car l'action
qu'il préconise c'est non le conformisme ritualiste, mais la
vie commune, pourvu qu'elle s'accompagne de fidéisme. Et
cependant l'influence des grandes hérésies se trahit non pas,
peut-être, dans l'objet de la vénération, car révérer un dieu
humain, tel Krsna, n'équivaut point à révérer un homme
quasi-divin, le Jina ou le Bouddha; mais dans ce besoin
de renoncement qui rappelle les préceptes n'autorisant
d'autre action que celle qui ne portera pas de fruit, parce
qu'elle est exempte de désir. De semblables religions heur-
taient ainsi, à tous égards, les traditions brahmaniques.
Leur hostilité au monachisme pouvait seule agréer aux
brahmanes : elle permit à ces derniers de faire place dans
leur système social aux cultes nouveaux, à la condition
que ce fussent les cultes de castes inférieures. Mais cette
112 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
consécration précaire et dédaigneuse ne marqua pas encore
l'apogée des religions populaires: elles se brahmanisèrent à
ce point que le document qui en est pour nous le plus ancien
témoignage, la Gîtâ, devint un texte sacré non pas de çruti
mais de smrti, pour les brahmanes eux-mêmes. C'est la
réaction de la caste sacerdotale à l'égard des divers facteurs
nouveaux dressés en face d'elle, qu'il nous faut maintenant
préciser.
CHAPITRE II
LA RÉACTION BRAHMANIQUE
A. Les sources. — L'événement qui domine ainsi les deux
derniers siècles antérieurs à notre ère, c'est l'importance crois->
santé que prennent dans la civilisation indienne des idées des
croyances extra-brahmaniques. D'autre part la caste des
brahmanes gardait, sauf à l'intérieur des communautés
bouddhiques ou jainas, le monopole de l'enseignement, le
monopole même de la littérature, c'est-à-dire l'aptitude à
rédiger, puis à conserver par tradition orale ou écrite, la
substance des croyances ou des règles sur lesquelles vivait
la société. Rien de plus significatif à cet égard que les épo-
pées. Leur trame se compose de récits, âkhyânas, sans doute
fort anciens, dont l'inspiration, moralisante ou héroïque,
jaillit des couches populaires. L'Inde, à juste titre, se re-
connaît comme le pays des Bhâratas, la lignée issue de ce
légendaire Bharata dont le souvenir forme presque le seul
LA RÉACTION BRAHMANIQUE 113
lien entre les multiples peuples constituant l'indianité; car
sans doute cette mythique tradition plonge plus à fond
dans les arcanes de la mentalité indienne que le système ar-
tificiel d'une caste particulière. Mais qui donc a fixé le
texte du Mahâbhârata, puis celui du Kâmayana, en cette
langue savante, le sanscrit, sinon des brahmanes ou des
scribes dressés à leur école ? De là ces innombrables dis-
parates des épopées où des développements étrangers à la
pensée brahmanique se coupent d'interpolations, s'affublent
de revêtements qui portent la marque d'une rédaction sace-
dotale; de là ce caractère scolastique du Mâhabhârata,
véritable « somme » où s'intègrent des éléments à peine
conciliés, souvent inconciliables, pêle-mêle entassés entre les
mailles d'un récit très élastique, comme si l'Inde, menacée
par telle ou telle invasion, avait voulu sauver dans cette
compilation ses plus chers souvenirs et l'expression in-
cohérente de ses diverses convictions (^').
Le même esprit se retrouve, avec moins de spontanéité,
avec un penchant croissant à l'abstraction, avec aussi le
dessein de prendre les poèmes épiques pour modèles, dans
les Purânas {^'^). Le titre seul de ce gem-e littéraire, «an-
ciennetés », atteste le désir de composer « sur des pensers
nouveaux des vers antiques. » Le vieux fonds des récits
populaires s'y mêle toujours davantage de réflexion cos-
mologique sur les créations et destructions alternatives du
monde, de généalogies des dieux, des rsis, des races humaines.
Cette soudure entre la légende et l'abstraction, désormais
consacrée, détournait à jamais le génie indien d'un goût
positif pour l'exactitude historique: trop vif était le désir
d'unifier au moins par la commune rédaction sanscrite et
à quelque degré par un conscient syncrétisme la diversité
des sources d'inspiration. L'artificialité des Purânas ne
compromet donc point, elle mettrait plutôt en évidence
8
114 HISTOIRE DE LA l'HlLOSOrHIE INDIENNE
l'intérêt documentaire des facteurs épars qui s'y trouvent
conservés.
La réaction des brahmanes à l'égard des idées exté-
rieures au brahmanisme ne se réduisit pas à une certaine
assimilation de facteurs hétérogènes, sous la pression du
milieu. Elle se précisa par des œuvres dont les unes se
révèlent de pure essence brahmanique, des rituels appa-
rentés aux Brâhmanas ; et les autres, quoique remplies
d'idées de même ordre que celles qui se montrent dans les
épopées, attestent un ferme propos, chez la caste domi-
nante, de sauvegarder l'intégrité de son prestige en assu-
mant elle-même l'organisation sociale.
Des extraits de Brâhmanas relatifs à la technique du
sacrifice deviennent le centre de systématisations nouvelles, les
sûtras (^^). A l'intérieur de chaque samhitâ, les Brâhmanas
font ainsi souche d'un ou de plusieurs sûtras, différenciés
selon la diversité des traditions ou des écoles ; la plus féconde,
celle des Taittiriyas, donne, par exemple, le jour à cinq
productions de cette sorte: les sûtras de Baudhâyana, de
Bhâradvâja, d'Apastamba, d'Hiranyakeçin, de Vaikhânasa.
Un autre principe de variété se surajoute, qui subdivise en
deux catégories les sûtras. Certains hymnes du Rg ou apho-
rismes de l'Atharvaveda s'emploient au cours de cérémonies
familiales, à l'occasion des naissances, des mariages, des
funérailles, du culte ancestral ; voilà le fond des sûtras
relatifs à la vie domestique, Grhyasûtras ; ils reposent sur la
tradition humaine, smrti. Un autre culte -beaucoup plus
complexe, exigeant l'intervention d'un ou de plusieurs
prêtres, s'exerce en d'importantes solennités dont les rois
ou les riches supportent les frais, au grand bénéfice du sacer-
doce ; la technique s'en trouve dans les traités qui partici-
pent de la révélation, çruti: les Çrautasûtras.
LA REACTION BRAHMANIQUE 115
Une réflexion ultérieure greffa sur cette littérature ritua-
liste des textes que l'on peut appeler juridiques, bien que le
mot de dharma, nous le savons déjà, implique un sens autre-
ment vast« que celui de loi civile, même que celui de loi
religieuse. Pour reprendre notre exemple, les sectateurs de Bau-
dhâyana, d'Apastamba et d'Hiranyakeçin possédèrent des
Dharmasiitras particuliers, sans compter même des Çulvasû-
tras destinés à préciser les technicités matérielles du culte.
Dans certaines écoles à ces dharmasiitras en prose s'adjoi-
gnirent ensuite des œuvres de poésie didactique fondées
sur la simple tradition, et nommées pour ce motif smrtis,
les Dharmaçâstras. Le mieux connu de ces deux textes,
apparenté à l'école de la Maitrâyanî samhitâ, est ce que
nous appelons « les lois de Manou » (^^), œuvre éminemment
caractéristique de l'esprit brahmanique, et, pourtant, par
son contenu, son âge, et sans doute le milieu où elle fut
rédigée, toute voisine du Mahâbhârata et des premiers Purâ-
nas.
B. Les doctrines. — Manou, sous l'invocation de qui se
présente le recueil, est un prototype légendaire de l'humanité:
la mythologie védique saluait en lui le fils du Soleil, Aditya;
le Brahmanisme ultérieur, un de ces démiurges subordonnés
au Brahman, coopérateurs de l'œuvre cosmique. Il légifère
pour l'humanité entière : à tout homme sans acception de
distinction sociale il prescrit « le respect de la vie d' autrui,
la véracité, l'abstention du vol, la pureté, la maîtrise de soi
(X, 63). Il se rencontre par là, mot pour mot, avec Jainas et
Bouddhistes. Mais il ne se borne pas à ce dharma impersonnel;
il exalte comme le Krsna de la Gitâ, le svadharma, la loi
propre de chacun selon le groupe auquel il appartient de
naissance (jâti). Le mal social, le péché métaphysique par
excellence réside dans la confusion des castes. Conservatisme
surtout théorique, car malgré le prestige qui lui donnait.
116 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
inégalement selon le milieu et les époques, force de loi, cette
distribution des hommes en groupements incommunicables
exprime plutôt un idéal qu'une réalité ; jamais les faits ne
permirent, parmi le chaos ethnique, ce refus implacable de
pénétration mutuelle. La vérité c'est que les mélanges furent
honnis, avec la dernière énergie, par la caste dirigeante,
avant tout soucieuse de maintenir son empire par la définitive
consécration de ses privilèges. En dépit, à proportion même
des concessions que devait faire l'esprit brahmanique à
des croyances nouvelles, il s'évertuait à fonder dans l'ab-
strait sa complète, son éternelle souveraineté. En accord
avec l'affirmation que le Brahman est l'unique réalité, le
prêtre consacré à son culte se déclare « une grande divinité »
(IX, 317), une divinité même pour les dieux (XI, 85), qui
ne peuvent se passer de ses offices. Manquer de respect à un
brahmane est l'impiété suprême.
L'exclusivisme de caste se fait, en théorie, d'autant
plus outrancier que deviennent plus nombreuses et plus
étendues les concessions des brahmanes aux conceptions
étrangères à la leur. Naguère, le rite procurait l'existence
aux vivants, la sauvegarde aux familles, la permanence aux
morts, la pérennité aux dieux. Mais à mesure que les idées
védiques, base de ce rite, sont mains comprises, se précise une
tendance à l'interprétation symbolique. A côté de l'efficacité
inhérente au culte même, apparaît plus efficace encore la
direction de l'intention vers une intime consécration au
divin (diksâ). Désormais le sacrifice ne présente toute sa
valeur que renforcé par cet autre sacrifice: une vie pure, et
par cet autre ; la science ésotérique. Mais le symbolisme ne
suffit point à tout concilier ; pour faire une place à
des manières de vivre incompatibles, jugées religieusement
nécessaires, les brahmanes s'assignent à eux-mêmes l'obligation
d'adopter tour à tour différents types d'existence : 1° novice
LA RÉACTION BRAHMANIQUE 117
brahmanique (brahmacârin), on acquiert la science védique
et la pratique de la chasteté sous la direction d'un brahmane ;
20chef de famille (grhastha), on se conforme à la loi du mariage,
on élève des enfants; 3^ on fait retraite «en forêt)) (vana-
prastha), avec ou sans l'épouse, avec ou sans l'accomplis-
sement des rites; 4° enfin on renonce à tout (sannyâsin)
dans le dénuement et la vie errante du mendiant. A la faveur
de cette théorie des âçramas, ou stages successifs de la vie
humaine chez l'élite sociale, s'accommodaient des idéaux
aussi disparates que ceux du laïque, du prêtre, et du solitaire ;
la ponctualité rituelle n'excluait plus ni l'ascèse du yogin, ni la
libre réflexion ; les brahmanes faisaient place de la sorte et
à la vie du monde, et à l'austérité, enfin à la spéculation d'où
qu'elle vînt: de la pensée ksatriya, des croyances sectaires,
même des hérésies. Cet éclectisme mérite aussi bien d'appa-
raître l'expédient d'une caste payant de compromis le
maintien de sa prépondérance, et l'organisation d'une so-
ciété toujours plus complexe par une élite aussi rigide
dans le respect de^ ses traditions que souple dans sa faculté
d'adaptation à des circonstances nouvelles.
Les dogmes brahmaniques se modifient d'une façon
parallèle en ce qu'on est convenu d'appeler l'hindouisme (^^).
Le Brahman, forme neutre, cède la place à Brahmâ —
forme masculine — un dieu personnel, si bien calqué sur les
personnalités de Visnu et de Çiva, qu'on l'assimile à ces
derniers. D'où l'admission, vers le v^ siècle, des trois formes
divines (trimûrti) jugées équivalentes : Brahmâ créateur,
Visnu conservateur, Çiva destructeur; doctrine qui, bien
qu'elle altérât en un sens théiste la notion brahmanique de
l'absolu, ne parvint jamais à lui donner dans l'opinion des
fidèles étrangers à la caste dirigeante un crédit comparable
à celui dont jouissaient les grandes divinités populaires. Un
autre artifice d'éclectisme, non moins significatif de la men-
118 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
talité nouvelle, consiste à prêter aux essences divines la
faculté de s'incarner tour à tour dans des personnalités
distinctes afin de jouer ici-bas un rôle défini. Ces divers
épisodes d'une existence divine rappellent les existences
antérieures du Bouddha, telles que les jâtakas en fournis-
sent le récit: avec cette différence toutefois qu'ici la succession
des formes ne s'explique point par la loi de l'acte ni la trans-
migration, mais par la bienveillance d'un principe permanent
qui « condescend « à se manifester successivement de façon
diverse dans des milieux différents, pour remettre dans le
droit chemin l'humanité égarée. Ces manifestations, «des-
centes» (avatâras) d'une même essence ontologique dans
des périodes du monde distinctes, ont l'avantage d'accorder
dans l'abstrait des mythes, des croyances en fait sans com-
mune mesure comme sans parenté.
CINQUIEME PARTIE
LA. PENSEE BOUDDHIQUE MAHÂYÂNISTE
CHAPITRE I
CARACTERES GÉNÉRAUX
Parallèlement à l'organisation par laquelle le Brahma-
nisme fondait à la fois ses dogmes et sa prééminence sociale,
l'hérésie bouddhique poursuivait, elle aussi, un travail de
systématisation doctrinale et de réglementation religieuse.
Le second aspect de cette entreprise, l'évolution de la disci-
pline monastique, peut être passé sous silence : mais l'aspect
spéculatif présente une importance décisive non seulement
parce que la réflexion bouddhique offre une valeur philoso-
phique de premier ordre, mais parce que cette réflexion joua
dans l'ensemble de la pensée indienne un rôle capital.
Les transformations du Bouddhisme résultèrent de la
rivalité d'une foule de sectes. Les traditions multiples, la
«poussée» diverse de l'enseignement primitif dans les ter-
rains variés où il fut semé, sont, selon toute vraissemblance,
des faits très anciens, que la communauté elle-même a mécon-
nus en supposant que la diversité était apparue dans l'église
par suite de scissions. Mais les divergences les plus anciennes
concernaient les observances disciplinaires: les fidèles ne se
passionnèrent pour des questions théoriques, déclarées oiseu-
ses par l'agnosticisme du maître, qu'à mesure qu'on s'éloigna
120 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
des âges primitifs. Le Bouddhisme devint de plus en plus
philosophique au cours des huit premiers siècles, mais il se
réduisait d'abord, au moins dans la vie de la communauté, à
des prescriptions pratiques. La tradition en eut le sentiment
très net, en professant que les réflexions sur la loi — l'abhi-
dharma — ne se firent jour que postérieurement à l'institution
de la loi. Il faut ajouter que, par un changement de valeur du
mot, analogue à celui qui fixa le sens du terme grec « métaphy-
sique», cette réflexion sur la loi ne prit qu'avec le temps
caractère d'une philosophie abstraite, extérieure à l'exercice
du monachisme (^). Nous n'en voulons pour preuve que
le contenu de la loi bouddhique tel qu'il apparaît dans les
édits d'Açoka, sous le règne duquel (274-237) précisément
la tradition situe l'introduction de l'Abhidharma dans le
canon, lors du concile de Pâtaliputra. Les inscriptions que
le monarque « aimé des dieux », Piyadasi, fit dresser à travers
son empire pour promouvoir le règne de la loi bouddhique,
ne concernent que la religion sociale et la morale pratique ;
elles exaltent la tolérance, le respect de la vie, mais ne men-
tionnent ni les vérités saintes, ni la chaîne causale, ni la
voie de la délivrance, pas même le nirvana, pas même l'uni-
verselle misère (^^). Pourtant Açoka devait se faire moine.
Sans doute un empereur s'adressant à ses peuples ne saurait
s'exprimer en métaphysicien: il n'en est pas moins remar-
quable que l'illustre patron du Bouddhisme antique ait
été non un contemplatif, mais un souverain.
A mesure que se développe la littérature d'abhidharma
la distinction des sectes s'opère de plus en plus autour d'opi-
nions dogmatiques (^®). Le nom même des écoles en fait
foi; mais le goût de la tradition pousse les partisans d'idées
récentes à garder en même temps les désignations anciennes.
Ainsi, Sthaviras (les vieux, les fidèles à la tradition) et Maha-
samghikas (les majoritaires, les dissidents): voilà de vieilles
CARACTÈRES GÉNÉRAUX 121
appellations, imputées au début du concile de Vaiçali. Sau-
trântikas (partisans du corpus des Sûtras) et Vaibhâsikas
(adeptes des livres appelés Vibhâsâs) ; deux termes plus
nouveaux, qui se réfèrent non à des conflits entre groupes,
mais à des rivalités de textes. Sarvâstivâdins (Réalistes inté-
gi'aux) et Vibhajjavâdins (Discriminateurs) : expressions plus
tardives encore, qui connotent des attitudes spéculatives.
Or ces désignations d'origines disparates en partie se dis-
tinguent, en partie coïncident. Ainsi un Sarvâstivadin est
un VaibhSsika et se rattache à la souche Sthavira: mais un
Vibhajjavâdin, si l'on en croit du moins le MaKabodhivamsa,
est aussi Sthavira. Bien que l'on s'efforce de maintenir le
chiffre de dix-huit sectes, la classification varie selon les
sources et selon les temps: il est en outre peu plausible que
les mêmes étiquettes aient offert le même sens deux siècles
avant et six siècles après l'ère chrétienne. Toutefois, une
opposition doctrinale se dessine, puis se souligne et s'affirme
entre ces deux groupes : les Vaibhâsikas, qui renferment
les Sarvâstivâdins et les Sammitîyas; les Sautrântikas, qui
comprennent les Mahâsamghikas et les Sthaviras. Cette
antithèse durera autant que le Bouddhisme indien: elle
présente un sens spéculatif.
A l'origine se devine une opposition analogue à celle
qui partageait les esprits à l'époque du Bouddha et du Maha-
vïra : kriyavâdins partisans de l'autonomie et de l'efficacité
de l'esprit; akriyavâdins négateurs de cette autonomie et de
cette efficacité. L'enseignement du maître ayant laissé sans
solution les questions métaphysiques, il restait loisible aux
Bouddhistes d'attribuer à l'âme empirique une certaine
réalité, ou de dissoudre sa prétendue substance en une suc-
cession continue (samtâna) de causes et d'effets purement
phénoménaux. C'est la double attitude des pudgalavâdins
qui croient à un moi permanent, quoique non absolu comme
122 HISTOIRE DE LA PHII^SOPHIE INDIENNE
l'âtman brahmanique, et des skandhavâdins, qui diluent
l'esprit en une poussière ou un flux de facteurs transitoires,
mais régis par causalité ; les skandhas. Remarquons que la
valeur prise désormais par ce mot est manifesteinent pos-
térieure à son acception jaina ; il désignait dans le Jainisme
des agrégats d'atomes: il conserve ce sens à l'intérieur du
Bouddhisme, dans la mesure où certains Bouddhistes res-
teront atomistes, mais il prend une signification nouvelle aux
yeux de ceux qui nient toute substantialité ; il ne connote
plus qu'un amas de phénomènes inconsistants. En tout cas
les pudgalavâdins n'étaient pas assez réalistes pour que
l'évanouissement du moi dans le nirvana devînt inconce-
vable, ni les skandhavâdins assez phénoménistes pour que
fût inimaginable le transfert d'existence à existence, à travers
le samsara, d'un support quasi-permanent de la personnalité,
le vijnâna; les uns et les autres pouvaient donc se dire Boud-
dhistes. De fait, la division en Vaibhâsikas et Sautrântikas
coïncide, en gros, avec la distinction de ces deux thèses. Les
premiers sort, à quelque degré du moins, réalistes, puisqu'ils
comptent parmi eux ces « réalistes intégraux », les Sarvâsti-
vâdins, et aussi ces réalistes partiels, les Sammitiyas, parti-
sans d'une certaine permanence du moi. Les seconds sont
phénoménistes, car ils résolvent l'âme en skandhas et tous
composés en existences momentanées (ksanika), sans cesse dé-
faites et refaites par la causalité de l'apparence. Les uns
ont une théorie réaliste de la connaissance, professant que
les objets sont perçus directement ; les autres admettent au
contraire que nous nous contentons d'inférer l'existence des
choses extérieures^
Telle était sans doute la portée des débats entre Boud-
dhistes au premier siècle de notre ère, lorsque les Turuskas
ou Scythes envahirent le Nord-Ouest de l'Inde, et que leur
maître, Kaniska, se convertit au Bouddhisme ("). On peut
CARACTÈRES GENERAUX 123
apprécier, par comparaison avec le dharma d'Açoka, com-
bien la foi s'était chargée de réflexion abstraite. Le chef de
la nouvelle dynastie, suivant l'exemple de son illustre devan-
cier, réunit à Jâlandhara un concile, dont les présidents,
Pârçva et Vasumitra, firent rédiger en sanscrit un commen-
taire sur chacune des «corbeilles», le Sûtropadeça, la Vinaya-
vibhâsâ, VAbhidharmavlbhâsTi.
A l'époque de Kaniska, et, dans une certaine mesure,
à son action propre est attribuée l'introduction dans la religion
d'un esprit insolite. L'origine étrangère du monarque et de
ses compagnons les envahisseurs, la fondation de son empire
dans la contrée de l'Inde la plus soumise aux influences
occidentales: voilà des facteurs nouveaux. Un Bouddhisme
particulier va se constituer, qui s'opposera au précédent, tout
en y prenant sa base. Il se déclarera la véritable voie, la
grande route du salut ; Mahâyâna, le grand véhicule (^*) :
par contraste il taxera de petit véhicule, Hinayâna, les
doctrines antérieures. Quoique la récente inspiration soit
appelée à susciter des œuvres qui lui seront propres, et qui
s'inséreront sinon dans le canon pâli, du inoins dans les
canons sanscrit et, ultérieurement, tibétain ou chinois,
les Mahâyânistes ne répudient aucune des Ecritures
d'avant le premier siècle: ils prétendent seulement pénétrer
au travers de la lettre à l'esprit véritable des textes. Ils ne
se regardent donc pas comme schismatiques et ne sont pas
pris pour tels par les partisans de l'interprétation tradi-
tionnelle. Nulle démarcation rigoureuse ne scinde en groupes
adverses les livres qui font, ici ou là, autorité ; telle école, celle
de la Satyasiddhi, occupe une position intermédiaire, de
sorte qu'il faudrait faire violence à la réalité pour préciser où
commence, où finit chacun des véhicules. Aucune animosité
ne se manifeste de part et d'autre; mais les uns se flattent
de mieux approfondir, les autres se vantent de demeurer
124 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
fidèles à l'enseignement du Maître. Au iv^ siècle, Asanga
s'affligeait de voir son frère Vasubandhu consacrer sa puis-
sance de travail et ses talents dialectiques à la défense du
dogme hïnayâniste: quand Asanga réussit à le convertir,
Vasubandhu déploya sur le tard un zèle de néophyte à fonder
la vérité supérieure du Grand Véhicule. A cette rivalité
intellectuelle se borna l'antagonisme des deux doctrines,
dont aucune n'exclut l'autre, sur la terre indienne tout au
moins, car ce fut le Petit Véhicule qui s'exporta de Ceylan
vers la Birmanie et le Siam, et le Grand qui se propagea du
Gandhâra, du Cachemire, du Népal vers le Turkestan, b Tibet,
la Chine, le Cambodge, la Corée, le Japon.
Quoique peu homogène, la pensée mahâyâniste présente
des caractères généraux qui la distinguent du Bouddhisme
antérieur. Dès ses expressions les plus anciennes qui peuvent
remonter jusqu'au i^"" siècle avant notre ère, elle se spécifie
par une conception particulière et du salut humain et de la
personnalité du Bouddha.
La doctrine bouddhique avait sans doute été pour son
initiateur une conquête de l'illumination, mais elle se pré-
sentait pour les disciples comme une imitation de l'exemple
donné par le maître. Pure philosophie chez le Bienheureux,
elle se réalisait en vie morale et religieuse chez ses adeptes. Le
Tathâgata avait pensé pour toute la race humaine, qui n'avait
qu'à recueillir et pratiquer sa loi. Ce faisant, les hommes pou-
vaient prétendre à passer, eux aussi, par le gué signalé comme
permettant de franchir la transmigration. Or la nouvelle
doctrine infuse au fidèle un immense orgueil: elle lui sug-
gère qu'il peut et doit se sauver lui-même non par des œuvres
pies, mais par la science comme s'est affranchi le Bouddha ;
chacun est en puissance un Tathâgata. Désormais on tient
pour inférieur l'idéal de sainteté jusqu'alors préconisé.
Devenir arhat, c'est-à-dire « méritant, vénérable », et trouver
CARACTÈRES GÉNÉRAUX 125
avec modestie, dans l'observance de la loi, l'issue hors du sam-
sara, voilà une ambition qui semble médiocre, voire égoïste,
car elle se limite à un intérêt encore individuel: fuir pour
son compte la mesquine individualité. Par contre on rêve
de devenir soi-même celui qui comprit que la loi est aussi vaine
que le phénomène; on veut se hausser au point de vue d'où
l'individualité cherchs non la suppression de sa chétive misère,
de sa piètre illusion, mais l'évanouissement de toute vie,
l'extinction de toute illusion: après avoir coïncidé avec la
totalité des phénomènes, on veut posséder la connaissance
intégrale et par là réaliser l'universel salut. On se persuade
que le seul moyen de s'affranchir, c'est d'affranchir le monde.
Le véritable Bouddha, dès lors, est autant celui que
nous pouvons être que celui qui naquit à Kapilavastu: il
pourrait exister, en droit du moins, à une infinité d'exem-
plaires. Le maître dont le canon a recueilli les enseignements
ne fut Sauveur de l'humanité entière que parce qu'il fut,
non pas simplement l'ascète Siddhârtha, mais un Bouddha,
mais le Bouddha. Déjk^dsiïisVAnguttaraNikâya (II, 38),ils'ex-
prime ainsi: «Je ne suis pas un homme; sache, ô brahmane,
que je suis un Bouddha ! » Malgré la résistance des vieux boud-
dhistes, les Mahâsamghikas — à maints égards ancêtres des
Mahâyânistes, — proclamaient que le Bouddha est surna-
turel (lokottara), transcendant au monde. Le Suvarna-
prabhasa-sûtra se demande avec angoisse pourquoi le Çâkya-
muni mourut à quatre-vingts ans: en réalité l'âge du Bouddha
ne peut pas plus être compté que ce qu'il faudrait de grains
de moutarde entassés pour égaler le mont Su meru : « Le Bouddha
n'est iamais entré dans le ParinirvSna; le bon dharma ne
périra jamais. » — Pourtant, dira-t-on, le Çâkyamuni a
vécu une vie d'homme, il a prononcé des paroles saintes
mais humaines? — Erreur: quand le Bouddha paraissait
dormir, il ne dormait pas; quand il paraissait méditer, il ne
120 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
méditait pas, car il n'y avait pas pour lui de problèmes,
mais une sympathie intégrale avec la vérité ; quand il parlait,
le sens véritable de son langage n'était pas celui des paroles
entendues. Son corps n'était pas physique, il ne se composait
pas d'éléments, d'os, de sang, mais d'une nature toute spiri-
tuelle. Etrange destinée du Bouddhisme ! Tant que son
initiateur resta conçu comme un homme, ce fut une religion ;
quand on se le représenta comme un dieu, ce devint une
métaphysique.
Cette double transformation de la notion de salut et
de la personnalité du Bouddha, s'effectua par deux concep-
tions inverses et complémentaires, l'une qui jeta un pont
entre la nature humaine et l'absolu, l'autre qui justifia la
possibilité pour l'absolu de fonder le relatif.
Les Mahâyânistes estiment que le Petit Véhicule convient
au commun des mortels, à ceux qu'ils appellent Çrâvakas,
parce qu'ayant des oreilles ils «entendent» la loi et que,
par suite, s'ils ont de la bonne volonté ils s'y soumettent.
La loi qu'ils comprennent ce sont les quatre « vérités saintes ».
Les mieux doués, les dociles, les tenaces arrivent à l'intelli-
gence des causes de la misère: leur loi ce sont les douze
conditions ; ceux-là, participant à l'intuition qu'eut le maître
sous l'arbre de la bodhi, s'affranchissent par là même de leur
individualité, ils sont Bouddhas quant-à-soi, Pratyekabud-
dhas, — notion dont s'avisèrent non seulement les Hina-
yânistes, mais les Jainas. Il appartient au Grand Véhicule
de dépasser cet idéal au moyen de six vertus parfaites
(pâramitâs) : la perfection de l'aumône (dâna), de la
moralité (çila), de la patience (ksânti), de l'énergie (virya),
de la méditation ( dhyâna ) , de la sagesse ( prajfiâ ) .
La dernière, qui suppose les cinq autres, confère à qui
s'en rend digne non seulement le sens de sa propre misère
CARACTÈRES GÉNÉRAUX 12T
et la direction de son salut personnel, mais Fomniscience,
l'omnipotence et la charité universelle : elle fait de l'homme
non seulement un être capable d'illumination, mais un être
d'illumination, bodhisattva. En termes européens elle iden-
tifie la créature à l'absolue vérité. Un tel être n'a plus qu'à
attendre l'extinction de son karman antérieur — les Hinayâ-
nistes auraient dit : pour accéder au nirvana ; les Mahâyâ-
nistes disent: pour devenir Bouddha. La doctrine nouvelle
est la loi des bodhisattvas ou aspirants bouddhas.
Pour un motif similaire, mais inverse, on éprouve le
désir d'expliquer comment, pourquoi existent à côté du
Bouddha absolu des phénomènes relatifs. On imagina une
quasi-théologie qui n'est que le retournement et la présenta-
tion sous forme d'hypostases des principales étapes de cette
dialectique ascendante. L'arrière -fond de toute existence,
à la fois principe et totalité des phénomènes, dharmakâya;
supérieur à toute forme, mais doué d'intelligence, de pitié, de
volonté; base de la loi (dharmadhâtu) et matrice des bouddhas
( Tathâgatagarbha), voilà l'approximation la moins inadéquate
de l'absolu dans une doctrine qui, pour rester bouddhique,
ne peut donner à l'inconditionné que ce nom : 1' « agrégat des
phénomènes». Telle est la vérité comme la comprennent les
bouddhas eux-mêmes, tant le canon primitif avait raison de
poser comme équivalents le Bouddha et son dharraa. Si nous
sortons du «'domaine » des bouddhas pour passer dans celui des
budhisattvas, cette vérité suprême doit s'accommoder à la
nature de ces êtres, pures intelligences mais incomplètement
délivrés, pour cette raison même qu'ils demeurent pures intel-^
ligences. La vérité leur apparaît donc douée de formes sen-
sibles, pourvue de caractères déterminables (signes et mar-
ques: laksana, anulaksana): elle est pour eux « agrégat de
participation» sambhogakâya, l'ensemble des façons dont
la réalité se laisse « jouir » par les esprits auxquels elle se^
128 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
communique. Au-dessous de ce stade se situe le domaine
des Çrâvakas : à ceux-là le vrai ne devient participable que
sous les voiles de l'illusion, comme « amas de prestiges », nirmâ-
nakâya. En tant que « souverain des créatures », Visnu
incorporé en Krsna déclarait déjà dans la Gitâ (IV, 5-6)
qu'incréé et impérissable, il «naît en vertu de sa mâyâ»,
pouvoir fantasmagorique. L'aspect hînayâniste de la loi,
l'apparence humaine du Çâkyamuni, la réalité relative de ces
phénomènes, conditions et résultats de l'ignorance : autant
de fallacieuses apparences dans la langue desquelles il faut
bien que s'exprime la vérité suprême pour s'adapter à la con-
dition de l'homme empirique. Telle est la substance de l'ab-
struse théorie du trikâya ou des « trois corps du Bouddha »,
constituée dès le i^"" siècle de notre ère (^^).
Le Bouddhisme nouveau s'oppose ainsi à l'ancien,
comme une puissante inspiration métaphysique à un agnos-
ticisme positiviste. Désormais, l'effort moral et religieux n'a
chance de réussir ni pour le simple ascète, fruste et igno-
rant, ni pour le pur intuitionniste capable d'une brusque
illumination : il n'aboutit au succès qu'au terme d'une
longue, d'une patiente conquête qui assure à l'esprit
la possession des divers stades de l'être, des «terres» qui
sans doute le séparent du but, mais aussi qui l'y ache-
minent. L'intelligence ne se réalise qu'en un voyage, sur
le parcours d'une route semée d'embûches, aux étapes tou-
jours plus ardues. La vieille idée du «sentier», mârga, s'est
chargée d'un riche contenu psychique, hypostasié en une
multitude de domaines ontologiques f la notion se fait jour,
d'un viatique susceptible d'ouvrir à l'homme, toute large,
cette route et de le porter, toujours plus entreprenant,
magnifié, au but ultime. Les adeptes de la doctrine eurent donc
le très juste sentiment qu'elle ouvrait « la carrière par excel-
lence », Mahâyâna, vers les fins suprêmes ; humble paraissait
PRAJNA PARAMITA, AÇVAGHOSA, NAGARJUNA 129
par contraste le salut égoïste, mesquinement utilitaire, prôné
par les anciens, la « médiocre carrière », Hînayâna.
CHAPITRE II
PRAJNÂ' PÂRAMITÂ, AÇVAGHOSA, NÂGÂRJUNA
(i*' et II* siècles ap. J.-C.)
D'une attitude à l'autre, toutefois, la continuité est
manifeste. Le Bouddhisme primitif indiquait un chemin
moyen (madhyama pratipad), intermédiaire entre le vain
rigorisme et l'absence de discipline; intermédiaire aussi
entre les thèses contraires portant sur l'absolu, entre le
oui et le non. Or les initiateurs de la pensée nouvelle se
proclameront Mâdhyamikas, partisans du milieu. Les pre-
miers bouddhistes avaient été spéculativement de purs
sophistes, assez épris de dialectique pour se montrer inlas-
sables rabâcheurs et disputeurs, mais pas assez confiants
dans la valeur propre de la pensée pour en attendre une
connaissance de l'être. Or les Mâdhyamikas érigeront en
système cette méthode d'argumentation. Ne s' arrêtant plus
au bon sens terre à terre qui retenait le premier Bouddhisme
dans une quasi -positi vite, ils deviendront non des scepti-
ques, mais des négateurs, assez négateurs pour nier la néga-
tion autant que l'affirmation.
9
130 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
Ce point de vue apparaît dans une littérature dont la
rédaction doit être imputée au i*' siècle avant notre ère, les
textes de Prajnâpâramitâ ou de Suprême Sapience. Des
œuvres d'étendue inégale portent ce nom, depuis celle de
8.000 çlokas (stances) jusqu'à celle de 125.000 C°). Des
deux hypothèses contraires : un délayage, ou une conden-
sation du document primitif, aucune ne semble s'imposer;
selon des plans différents plusieurs ouvrages d'inspiration
similaire ont dû être rédigés dans des milieux soumis aux
mêmes influences. Sous forme d'enseignement donné par le
Bouddha au disciple Subhûti, la thèse qui s'y répète à satiété
c'est que l'omniscience consiste à reconnaître l'universel néant.
Déjà, dans le « sûtra de l'inexistence des caractéristiques»
(Mahâvagga 1, 6, 38), le bouddhisme antérieur avait dénoncé
l'inconsistance de toute forme d'être, le relativisme intégral
entraînant un intégral phénoménisme. Maintenant toute
détermination est proclamée une non-détermination (alak-
sana). Cette doctrine, par là même, sort des cadres de l'intellec-
tuâlité: elle ne se présente avec rigueur que sans argumen-
tation aucune, car pour argumenter des distinctions seraient
nécessaires et l'originalité de la doctrine est de refuser d'en
faire; d'où la sempiternelle répétition du même thème . un
signe n'est pas un signe, une idée n'est pas une idée. La
Vajracchedikâ, le « couperet de diamant )), ouvrage qui
exerça sur l'Extrême-Orient une immense action, ne con-
naît pas d'argument plus tranchant que ces coups de hachoir
répétés jusqu'à la pulvérisation des phénomènes : «Une
idée vraie n'est pas une idée vraie (14) «; pas d'idées du soi,
d'un être, d'un phénomène (dharma), ni de non-soi, de non-être,
de non-phénomène ; il n'existe ni idée (samjnâ), ni non-idée (6).
C'est donc par des signes (alaksana) comme signes que le
Bouddha doit être connu» (5). La Prajnâ-pâramitâ en
8.000 çlokas exprimait dans l'abstrait la même conception
PRAJNA PÂrAMITÂ, AÇVAGHOSA, NAGARJUNA 1'^^
en soutenant que tout est vide, sans solidarité (çûnya, ani-
mitta, apranilîita). Cette dernière assertion se rattache,
sauf élimination de la connexion causale, à la vieille doctrine
selon laquelle les phénomènes sont momentanés; il s'ensuit
que leur existence est « détachée », « isolée », mais par là même
« vacuité ». Que devient dès lors le Bouddha ? Comme il y a
au moins quelque chose que l'on ne nie point, l'état d'illu-
mination, la Prajnii elle-même, les Tathâgatas existent de
l'existence de la Prajîîâ, leur « mère ». La connaissance les
constitue; mais comme ils sont «libres de toute idée»
(Vajr. 14) c'est une connaissance de vacuité.
Au premier siècle de notre ère le Mahâyâna trouve pour
protagoniste un génie hors pair, que le pèlerin chinois Hiuen-
tsang classera parmi les « soleils du monde ». Musicien et
initiateur de la poésie sanscrite, Açvaghosa fut l'un des
plus grands maîtres de la pensée indienne. Selon sa Biogra-
phie — traduite en chinois par Kumârajîva entre 401
et 409, il fut contemporain de Kaniska: il aurait même
été envoyé en tribut à la cour du chef des Yue-tchi
avant que ce dernier devînt le puissant monarque
hindou que l'on sait. Brahmane de naissance, il aurait été
converti par Pûrna (auteur du Dhâtukâyapâda, un des
classiques de l'Abhidharma des Sârvastivâdins), le disciple
d'un certain Pârçva qui avait présidé un concile réuni au
Cachemire et enseignait à Patna. Sans doute les ouvrages
qu'on lui attribue ne sont-ils pas tous de lui, mais ceux
dont rien ne fait douter qu'il soit l'auteur suffiraient à con-
sacrer la gloire de plusieurs personnalités. Dans la Vajrasûei
(Aiguille de diamant) il polémise contre la doctrine brahma-
nique des castes; dans le Buddhacarita il présente, sous
forme de poème philosophique, une biographie du Bouddha;
dans le Saundœmnandakavya il chante, après les amours
terrestres, la conversion d'un frère du Bouddha: ce person-
132 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDlEïTNK
nage finit par comprendre que le ciel même ne mérite point
d'être désiré. Dans le Sûtrâlamkâra il orne d'un style
fleuri (alamkâra) , à l'usage des gens du monde, les
thèses essentielles du Grand Véhicule. Dans le Mahayâna-
çraddhotpâda il justifie 1' « éveil de la foi mahâyâniste » (").
L'ouvrage ainsi intitulé, dont une traduction chinoise
nous conserva la substance, offre, dans l'ensemble de la philo-
sophie indienne, l'aspect d'un carrefour où se croisent des
directions multiples. En contraste avec les fastidieuses
répétitions de la Prajnâpâramitâ, sur le thème de la
vacuité universelle, nous trouvons ici un système aux
articulations complexes, dont la pensée ultérieure dé-
veloppera tour à tour des aspects différents. Il y a un fond
de l'être, ni vide, ni non- vide : la quiddité (tathatâ) Ç^).
N'étant ni sujet ni objet, ni être ni non-être, ni un
ni multiple, c'est l'absolu, le lieu des phénomènes (dharma-
dhâtu), la matrice des Tathâgatas (Tathâgatagarbha). Mais
ce principe se peut affirmer comme conscience ; en se déter-
minant, ce qu'il gagne en individualité il le perd en foncière
inconditionnalité. Devenant pour ainsi dire l'âme du monde,
il est le stock des déterminations intellectuelles, la cons-
cience réceptacle (âlayavijnâaa). A un degré plus relatif,
opposant un moi et un non-moi, il donne lieu à la conscience
de l'esprit empirique (manovijriâna), et dans la mesure
même où il s'affecte d'ignorance (avidyâ) il devient conscience
d'action (karmavijnâna). Dès lors le monde des phénomènes
existe, et la servitude, et la transmigration. Le salut con-
siste à supprimer ces diverses contaminations de relativité —
le Vedânta dira : ces upâdhis — pour restituer, authentique
et pure, la quiddité. Remarquons bien que le salut s'obtient
non par une destruction du réel, mais par un approfondisse-
ment de la structure ontologique des phénomènes. Aussi les
mérites servent-ils à préparer la délivrance ; il faut cultiver
les racines de vertu (kuçalamûla), car au terme de leur
PRAJNA PARAMITA, AÇVAGHOSA, NAGAR-JUXA ^ ^^
maturation le nirvana se trouve dans un retour au point de
départ de l'évolution naturelle. Les Bouddhas, consubs-
tantiels à cette évolution cosmique, se présentent selon
divers degrés de relativité sous trois « corps » (kâya) que
nous avons énumérés : foncièrement homogènes à l'absolu
comme au relatif, ils étendent leur amour (maitri), leur pitié
(karunâ) aux diverses créatures et, en raison de l'unité de
l'être, leurs vœux sont assez efficaces pour sauver l'huma-
nité. Ainsi apparaît dans le Bouddhisme l'idée du salut par
la foi, idée répandue par les religions sectaires et déjà con-
sacrée par le Brahmanisme éclectique du Mahâbhârata: le
piétisme de la Sukhâvati en procédera. L'inspiration des
Upanisads, naturelle chez un brahmane de naissance et
d'éducation, se reconnaît dans la notion de la Tathatâ, en
laquelle se fonde, à ses degrés divers, le vijîiâna, comme sur
le Brahman absolu se greffait naguère l'âtman relatif; doc-
trines équivalentes, sauf l'indispensable effacement de toute
substantialité chez un théoricien bouddhique. Dans la
même mesure, on s'écarte du nihilisme et de la Pâramitâ;
car ici on ne se contente pas d'exclure le oui et le non; en un
sens très dogmatique, on postule une essence ineffable, supé-
rieure sans doute à l'être comme au non-être, mais d'autant
plus réelle, nullement admise au sens relatif et provisoire
comme dans le Lankâvatâra. En tant que la Tathatâ est
plus foncière que l'être, elle peut passer pour vacuité ; à
cet égard Açvaghosa fait partie de la lignée nihiliste et annonce
les grands Mâdhyamikas des ii^ et ni* siècles. Mais en tant
qu'elle est plus foncière que le non-être, en tant qu'elle fonde
une conscience universelle (âlaya vijnana), elle fait présager
l'idéalisme des Yogâcâras.
Ce fut une singularité de la doctrine d' Açvaghosa,
qu'elle ne donna point naissance à une école : trop person-
nelle, sans doute, s'y trouvait la synthèse opérée entre des
184 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
tendances indépendantes. Le système qui accapare l'atten-
tion aux deux siècles suivants, c'est la pensée Mâdhyamika,
qui procède directement des doctrines de Prajnâpâramitâ.
L'initiateur en est un ancien brahmane, Râhulabhadra, dont
l'œuvre maîtresse est d'avoir embrasé cet autre «Soleil»,
Nâgârjuna. Né, semble-t-il, à Vidarbha, dans l'Inde méri-
dionale, ce dernier occupe assez de place dans le milieu
indien pour que maintes contrées aient revendiqué l'honneur
de l'avoir vu naître, et pour qu'on lui ait prêté six cents ans
de vie. En fait, son activité se situe dans le dernier quart du
II*' siècle; elle consiste à fixer, en cette forme classique et
définitive que sous le nom de Sûtra le Brahmanisme de l'épo-
que commençait à donner aux diverses traditions intellec-
tuelles, la doctrine « moyenne », c'est-à-dire en toute ma-
tière négative du oui et du non, qu'avait inaugurée la Prajnâ-
pâramitâ ; son auteur lui-même y adjoignit un commen-
taire, V Akutobhayâ, et présenta la même doctrine dans de
nombreux opuscules ("). C'est une critique serrée des divers
concepts bouddhiques, en vue d'établir que chacun d'eux
non seulement ne suppose aucun fondement substantiel dans
la réalité, mais se résout en néant. Ainsi le passé n'est pas,
l'avenir n'est pas, le présent n'est qu'une limite : donc
l'existence est «vide ». La cause, pour être cause, doit produire
son effet, mais, en même temps exister comme origine de
l'effet : or si elle se mue en effet, elle n'était rien comme
cause et si elle subsiste après la causation ce n'est point à
elle que l'effet est imputable; cause et effet sont donc dénués
de réalité. Tout concept enveloppe ainsi une relation —
s'il s'agit d'une essence, elle-même et ce en quoi elle s'effectue ;
s'il s'agit d'une action, l'acte et l'agent — mais les deux
termes ne peuvent exister au sens absolu, ni ensemble, ni
séparément : donc ils n'existent point. L'esprit ne trouve
nulle part où se prendre : l'autonomie (svabhâva) d'un
concept n'est qu'apparente. Cette attitude n'a rien de com-
-- - - - - 1QX
PRAJNA PARAMITA, AÇVAGHOSA, NAGARJUNA ^''^
mun avec le scepticisme grec : Nâgârjuna ne doute pas,
il dogmatise négativement; Burnouf put le qualifier de
pyrrhonien, en ce qu'il confond l'intelligence pour faire place
à la foi. Mais à quelle foi ! L'existence n'étant que vacuité
(çûnyatâ) il n'y a ni servitude, ni délivrance; samsara et
nirvana, en un paradoxe suprême, s'équivalent. Faute de
degrés dans l'être, ou, si l'on préfère, dans l'illusion, le
Bouddha se réduit au Dharmakâya, agrégat sans consis-
tance de la loi ou des phénomènes. Rien de plus insolite que
de semblables thèses; pourtant rien de plus conforme à
l'authentique tradition, que la voie moyenne et la dialec-
tique sophistique. Le génie de Nâgârjuna, surtout polémique,
accomplit néanmoins une œuvre positive, en fondant le
Nouveau Véhicule sur l'Ancien, et en scrutant avec une
extrême rigueur le contenu des notions philosophiques.
C«tte tâche se poursuivit et s'acheva chez son disciple, moins
éristique, plus constructif, lui aussi d'origine méridionale,
Aryadeva, l'auteur du Bodhisattva-yogâcâra-catuhçataka
(1" quart du ii^ siècle) ('*).
CHAPITRE III
ASANGA ET VASUBANDHU (iv« siècle)
Le nom de l'ouvrage d' Aryadeva coïncide avec celui
d'une école qui va peu à peu se détacher de celle des Mâdhya-
mikas et l'éclipser. Les Yogâcaras, selon l'historien tibétain
Târanâtha, avaient déjà cinq cents maîtres fameux, âcâryas,
au temps de Râhulabhadra, vers le milieu du ii® siècle ; et
compte tenu d'une vraisemblable exagération, nous ne sau-
rions nous en étonner, car leur doctrine repose sur tout un
136 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
aspect de la pensée d'Açvaghosa. Cependant le principal
protagoniste de la secte, Asanga, n'apparaît que deux siècles
plus tard. L'intervalle fut occupé par la rédaction de livres
qui composèrent une sorte de canon mahâyâniste. Cette
littérature compilée sur l'ancien canon, quoique imprégnée
de l'esprit nouveau, porte le nom de Vaipulya-sûtras : ce sont
des « développements » sur la structure du monde phénoménal,
sur l'essence métaphysique du Bouddha opposée à son appa-
rition en le Çâkyamuni, voire en d'autres Tathâgatas du
passé ou de l'avenir. Les révélations, les théophanies ana-
logues à celles de la Gitâ, le goût du merveilleux tel qu'il
s'étale dans les Purânas, voilà le principal contenu de ces
textes. Les plus vénérés de ces livres, les neuf Dharma
(paryaya)s, conservés — remarquons cette indication
géographique — dans l'extrême Nord, au Népal, com-
prennent, à côté de productions nihilistes, la Prajnâpâranitâ
en 8.000 stances et le Lankœvatâra; — une biographie du
Bouddha, le Lalitavistâra — des interprétations docétistes
du rôle joué par le Tathâgata : le Lotus de la Bonne Loi,
Saddarmapundanka et le Suvarnaprabhâsasûtra; une exal-
tation du bodhisattva Manjuçrî, le Gayidhavyûha ou Avatam-
saka-sutra; — des descriptions de terres bienheureuses que
conquiert la méditation, analogues à celles du Sukhâvatï-
samâdhirâja ; nous pouvons laisser à part le mysticisme moins
spéculatif du Tathâgataguhyaka C^). La notion du dharma,
tel qu'il s'était élaboré à travers ces efforts disparates, se
trouve résumée dans un manuel de dogmatique, le Dharma-
samgraha, qui annonce la scolastique bouddhique des
V®, VI® et VII® siècles, comme le Mïïnava Dharmaçâstra servit,
dans le Brahmanisme, de trait d'union entre les doctrines
épiques et la scolastique hindouiste ultérieure. En opposition
à la thèse alaksana des Mâdhyamikas, les Yogâcâras seront
partisans du Dharmalaksana, en d'autres termes admettront
la spécificité des concepts ou des phénomènes.
ASANGA ET VASUBANDHU 137
Les premières productions de l'école se présentent sous
l'invocation d'un personnage qui atteste l'importance prise
par la notion de bodhisattva : Maitreya, le Bouddha
de l'avenir. C'est lui que le Tathâgata gratifie de ses ensei-
gnements dans le Lotus de la Bonne Loi: c'est autour de
cette figure semi-divine que les bouddhistes disposeront
un cycle de légendes relatives aux espoirs futurs de l'huma-
nité. A ce personnage sont attribués divers traités, dont
l'auteur paraît être Asanga, qui se disait d'ailleurs en com-
munication spirituelle avec lui, et prétendait tenir de ce
patron céleste la faveur d'avoir pu se dégager du Sarvâstivâda
hînayâniste pour adhérer au Grand Véhicule. Il importe
de retenir qu' Asanga naquit au Gandhâra, qu'il appartient
non seulement à un milieu septentrional, mais aux confins
de régions hellénisées, soumises à l'influence iranienne; que
son activité se place dans la seconde moitié du iv^ siècle.
Cinq ouvrages d' Asanga sont imputés à Maitreya: 1^ le
MahTiyânasûtrâlamkâra, dont le titre même atteste la vo-
lonté de s'inspirer d'Açvaghosa; le Madhyântavibhanga,
« discernement de la voie moyenne et des thèses extrêmes»;
S^ le Dharmadharmatâvibhahga, « discernement entre les
phénomènes et leur principe » (en termes d'Açvaghosa : entre
l'âlayavijnâna et la tathatâ)' 4^ VUttaratantra, «enchaî-
nement de la doctrine suprême», exposé du Mahâyâna;
5^V Abhisamayâlamkâî'a, résumé des doctrines mâdhyamikas*
Ce sont, avec le Saptadaçabhûmi («les dix-sept terres»), les
œuvres principales de l'illustre docteur ('^). L'essentielle
originalité de la pensée inaugurée par Asanga réside
en une combinaison du Grand Véhicule avec les pro-
cédés du Yoga. Il semble que ce soit vers l'époque même
d' Asanga que la philosophie de ce nom ait précisé en sûtras
définitifs ses thèses fondamentales; mais ces thèses, et sur-
tout les pratiques dont elles dérivent, remontent sans nul
lo.S HISTOIRK DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
doute à un passé lointain, sinon en pleine préhistoire de la
culture indienne. Techniciens d'une concentration desti-
née à transcender la pensée empirique, les Yogins donnaient
l'exemple d'un approfondissement introspectif ; la même
méthode pouvait s'appliquer à la recherche du nirvana qui,
par définition, outrepasse, lui aussi, les conditions de l'exis-
tence normale. Le Petit Véhicule déjà, précisant la voie du
salut, inclinait à poser le problème religieux en termes d'intro-
version. Le Majjhima rdkâyn (4) déterminait quatre degrés de
concentration ou dhyâna (pâli jhâna) : 1° un effort pour
s'abstraire des sens et réfléchir par discursion et analyse
(savitakka, savicâra) ; 2^ une unification de l'esprit sans
discussion ni analyse (avitakka, avicâra); 3^ une indifférence
accompagnée de contentement (upekkhâ, sukha); 4^ une
indifférence impassible supérieure à toute émotivité (").
Cette méthode du dhyâna n'est dans le Yoga qu'un moyen
d'acquérir le sarnprajnâta samâdhi, un « agencement spiri-
tuel qui comporte la sapience». Dans le Hinâyâna le samâ-
dhi cède ordinairement la place à la prajnâ tout court (pâli
pannâ) ; car, ainsi que l'examen du Yoga nous le fera com-
prendre, l'acception propre du terme de samâdhi s'adapte
mal au Petit Véhicule; d'ailleurs ce dernier tient volontiers
dhyâna et prajnâ pour solidaires, corrélatifs, plutôt que pour
moyen et but (Dhammapada, 372). Par contre, dans la mesure
même où le Mahâyâna resserre et renforce les liens qui unis-
sent Bouddhisme et Yoga, il redonne sa pleine valeur au
concept de samâdhi: comme aboutissement des dhyânas (").
Désormais ces derniers, — en nombre variable selon les
auteurs — envisagés comme des domaines spirituels, devien-
nent des contemplations, des vues plus ou moins appro-
fondies sur la structure de l'être; ainsi, à chaque stade, corres-
pondront des cieux différents dans le monde des formes
(rûpaloka). Mais le samâdhi sera l'extase, la contemplation
de l'immatériel. Les Yogâcâras, en concevant le progrès
ASANGA ET VASUBANDHIT 139
religieux et intellectuel comme un acheminement vers l'absolu
à travers de multiples étapes à franchir tour à tour, ne
faisaient donc que transposer en ontologie la dialectique
d'ascèse et d'intériorité croissante vécue par les Yogins:
l'école porte à juste titre son nom de « conduite selon le Yoga ».
Dès lors passait au premier plan l'évolution intérieure
du bodhisattva, symbolisée par un voyage aux poignants,
aux périlleux épisodes, parmi des terres mystiques dont la
géographie peu à peu se fixait; la métaphysique se cristalli-
sait autour de l'épopée d'une conscience. Les Yogâcâras
recueillirent donc avec prédilection et cultivèrent les germes
d'idéalisme que renfermait la doctrine d'Açvaghosa : sans
croire plus que les Mâdhyamikas à l'objectivité des phéno-
mènes extérieurs, ils crurent plus qu'eux à la réalité de
l'esprit. De même qu'en un tout autre sens d'ailleurs Aristote
avait replacé dans les consciences douées de raison les idées
que Platon extériorisait à toute pensée, Asanga tient les
phénomènes (dharmas) pour les opérations de la conscience
(vijnâna); sans faire, comme les brahmanes, de l'esprit une
substance (âtman), il en fait le lieu, la conditon des essences;
tout Yogâcâra sera vijnânavâdin, partisan de la réalité au
moins relative de l'esprit, et professera le vijnâptimâtra,
l'existence unique et exclusiv^e de la pensée en acte. Une
telle doctrine mérite le nom d'idéalisme, en tant qu'elle
définit l'être en fonction des opérations spirituelles. Mais
cet idéalisme comportera une multitude de degrés, depuis
l'aspect immédiat et extérieur de l'esprit, illusoire dans
la mesure où, sous la loi du moi, il apparaît personnel, jusqu'à
cette conscience intégrale et originelle, l'âlaya vijnâna, qui
est tout près de coïncider, sous l'effet de la bodhi, avec
l'absolu sans différenciation. Reconnaissons ici une thèse
d'Açvaghosa, mais notons que l'âlaya vijnâna devient,
chez les vijrîânavâdins, singulièrement plus proche de l'incon-
140 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
ditionné. Cette bodhi, rillumination, adéquate vérité, essence
des Bouddhas, joue en quelque sorte le rôle que remplit
ailleurs le voûç ttoitjtixo'c ; elle actualise à travers les défi-
cientes puissances l'unité de l'éternel. Les puissances, —
nous pourrions presque les appeler, par analogie avec la
pensée judéo-stoïcienne, les SuvaVetç — ce sont les dharmas;
ils ont des façons particulières de se présenter aux différents
plans (dhâtu) de spiritualité qui se découvrent par approfon-
dissement progressif : ils ne sont d'abord que simples
données d'expérience sensible, mais à l'autre extrémité, dans
le plan «sans écoulement» (anâsrava), ils se fondent dans
la quiddité qui leur est commune (dharmatathatâ), approxi-
mation de la quiddité ultime où toute distinction s'évanouit.
Ceci encore se peut comprendre par comparaison avec la
graduelle fusion des Xdyot (77rs{;[j.airixoi à mesure que l'on
s'élève de la nature à l'âme du monde, de l'âme au voûç,
du voûç à l'un.
Peut-être ces similitudes ne sont-elles pas fortuites, ou
plutôt ne tiennent-elles pas simplement à la logique commune
aux divers mysticismes. Une influence alexandrine ou gnos-
tique ne paraît pas sans vraisemblance, sur une doctrine
où abondent les distinctions de plans, les variétés d'hypostases,
les myriades d'éons, où les Bouddhas prennent la figure de
dieux sauveurs, et où la prophétie même, vyâkarana, dit son
mot. Le pays natal d'Asanga touche à des contrées qui
furent, pendant plusieurs siècles, royaumes grecs, et la Perse
n'est pas si loin où s'implanta la gnose syrienne. Vers 350
s'était ouverte en Susiane l'école syro-persane de Gundes-
hapur, héritière de l'école d'Alexandrie. Nous ne devons pas
méconnaître non plus que la région même où vit le joui-
l'idéalisme Yogâcâra fut celle où la plastique indienne s'assi-
mila des formules hellénistiques, et où justement pour pré-
ciser la forme humaine du Bouddha — auparavant marquée
ASANGA ET VASUBANDHTT 141
par de simples symboles — une école de statuaires s'inspire
du type d'Apollon (''). Toutefois l'influence occidentale,
fût-elle avérée, ne saurait être que très limitée, car le système
yogâcâra s'explique, dans ses traits essentiels, par ses anté-
cédents indigènes. Professant l'idéalité des dharmas, il
rejoint la vacuité des Mâdhyamikas et il communie avec tout le
Mahâyâna, en soutenant l'identité du samsara et du nirvana.
Son idéalisme repose sur une interprétation particulière de
la pensée d'Açvaghosa. Son dynamisme abstrait, sa mer-
veilleuse aptitude à prolonger des constatations successives
en perspectives toujours plus profondes, jusqu'à ce que
la vision se consume dans l'éblouissement, ce n'est qu'une
transposition géniale du Yoga, dont l'ascèse aboutissait, par
une gymnastique respiratoire doublée d'une contrainte spi-
rituelle, à cette identité vide : le néant de pensée.
Asanga imposa son interprétation du Mahâyâna d'abord
à son frère Vasubandhu, puis à une longue postérité intellec-
tuelle. Nous avons déjà mentionné la conversion du cadet
par l'aîné, conversion d'autant plus importante que Vasu-
bandhu avait déployé un zèle exceptionnel — nous verrons en
quel sens — pour défendre le Petit Véhicule contre le Grand.
Toujours est-il que sur le tard Vasubandhu composa des
apologies de l'idéalisme sans y déployer un talent créateur
comparable à celui d' Asanga, mais en s'efîorçant de fonder
la doctrine sur des arguments dialectiques et de la défendre
contre les opinions adverses, dont mieux que personne il con-
naissait la force, et maintenant la faiblesse. Le Pancaskan-
dhaprakarana établit la conformité de l'idéalisme avec le
dogme des cinq skandhas; la VyTikhyâyiikti, son accord
avec l'enseignement religieux; le Karmasiddhiprakarana,
son harmonie avec la théorie de l'acte. Des traités en trente
ou vingt stances {Trimçaka et Vimçakakârikâprakarana)
fournissent une démonstration méthodique du vijnânavâda:
142 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
plus de treize siècles à l'avance nous y lisons comme une
ébauche des Dialogues d'Hylas et de Philonous, sauf que
dans l'Inde l'idéalisme succédait au phénoménisme absolu,
comme si Berkeley venait après Hume (^). Des lances
sont rompues pour imposer à tout adversaire, bouddhiste
ou non, la conviction qu'aucune donnée de fait, qu'aucune
opération spirituelle ne requiert une existence des choses
hors de l'esprit. Ce support des idées, que Berkeley, après
Aristote, trouve dans la pensée absolue, Vasubandhu le
reconnaît en la pensée des Tathâgatas, qui ne sont que
connaissance et dont le monde n'est que la « carrière », ou
les divers «domaines», selon l'aspect plus ou moins relatif
qu'ils revêtent par leurs trois « corps ».
CHAPITRE IV
LA RIVALITÉ DES DEUX VÉHICULES
(iv' siècle)
Avant de poursuivre l'histoire de l'idéalisme bouddhique,
dont l'apogée est atteint, mais qui suscitera du v* au vu* siècle
une école de logiciens émérites, il importe de situer à
leur place les efforts du Petit Véhicule pour défendre son
point de vue contre le Grand.
En 399, quand le premier pèlerin chinois, Fa-hien,
visite l'Inde, il trouve encore le Hinayâna morcelé en écoles
LA RIVALITÉ DES DEUX VÉHICULES 143
multiples, selon des traditions distinctes ou des diversités
locales. Ce dernier cas se rencontre dans l'école singhalaise
de langue pâlie, école dont la gloire culmine en Buddhaghosa.
Cet auteur, dont les commentaires s'associèrent au canon
pâli dans la vénération des fidèles méridionaux, date de la
première moitié du v^ siècle: né en Magadha, d'une famille
brahmanique, il aurait travaillé à Ceylan, dans le monastère
d'Anurâdhapura, puis aurait regagné le continent (*^). Si
importante qu'ait été son œuvre religieuse pour clarifier les
dogmes et compiler récits ou traditions, elle n'offre pour
la critique de la pensée qu'un intérêt limité. Les questions
pratiques ont à ses yeux le pas sur les problèmes théoriques;
pour lui le Vinaya, non le Dharma, est la base de la foi (pré-
face à la Samantapasâdikâ) : il poursuit de ses attaques les
doctrines spéculatives sur la nature, pakativâda, notamment
le Sâmkhya, à la prakrti duquel il oppose l'avijjâ (avidyâ,
ignorance) bouddhique, comme ayant une portée plus con-
crète et plus humaine. La valeur historique de son œuvre
consiste dans l'écho qu'elle répercute d'anciennes x4tthakathâs
(commentaires) insulaires. Le résumé de la doctrine bouddhi-
que donné dans le Visuddhimagga (chemin de la pureté)
distribue l'ensemble de la dogmatique sous ces trois chefs;
cila (morale), samâdhi (méditation), pannâ (sapience), mais
ne témoigne que d'une médiocre originalité philosophique.
Il en faut dire autant des écrits de Dhammapala (Paramattha-
dipani, commentaire sur le Petavatthu, le Vimânavatthu, les
Thera- et Therigâthâs) qui peu après entreprit avec moins
d'ampleur une tâche analogue sur la côte sud du Dekkan,
dans le voisinage de Ceylan. L'école insulaire n'a jamais
complètement suspendu son activité, même après avoir
essaimé en Birmanie, où elle trouva, au iii^ siècle, dans le
moine Anuruddha, un compilateur dont le nom mérite d'être
retenu parce qu'il composa un traité de pychologie et de
morale bouddhiques, V Ahhidhammatthasamgaha («*).
144 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
Les sectes de l'Inde centrale ou septentrionale firent
preuve d'une curiosité spéculative bien plus grande: la
preuve en subsiste dans la richesse des éléments qu'en a con-
servés le Tripitaka chinois. Tels VEkottaro. Agama des Mahâ-
samghikas, traduit en 384-385 et leur Vinaya en 416: le
Vinaya et V Abhiniskramana des Dharmaguptas, traduits l'un
en 405, l'autre vers le même temps : le Vinaya des Mahîçâ-
sakas en 424. Des dates analogues pourraient être données
pour la version en chinois de la littérature des Sarvâstivâdins,
secte la plus agissante. Ces traditions diverses, qui fondaient
naguère leur distinction sur l'admission de textes différents
ou la valeur principale accordée à certaines parties du canon
(ainsi les Sautrântikas, accordant le maximum de créance
aux siitras), justifie de plus en plus leur rivalité par l'adop-
tion de thèses indépendantes.
Les Vibhajjavâdins, discriminalistes, se distinguent des
Sarvâstivâdins en ce qu'au lieu d'admettre que «tout existe »
ils ne tiennent pour réels que le présent et le passé dont le
«fruit» n'a pas encore « mûri»; le reste du passé et l'avenir
ne sont point. Mais il y eut, paraît-il, quatre manières de com-
prendre le « réalisme intégral » : celles de Dhamatrâta, de
Ghosaka, de Vasumitra, de Buddhadeva. Ces docteurs, —
d'autres encore tels que Kâtyâyaniputra, auteur du Jnâna-
prasthanaçastra et Mahâmaudgalyâyana, auteur de V Ahhi-
dharyym-skandhaipada comme du Prajnaptipâdaçâstra —
dotèrent la secte d'un abhidharma spécial, sur lequel, au
temps de Kaniska, fut préparé un commentaire, la Vibhâsa.
D'où une école nouvelle, qui se fonde sur ce dernier texte,
les Vaibhâsikas; ils se recrutent surtout au. Cachemire ('').
Leur doctrine a été glosée par un traité considérable qu'écrivit
Vasubandhu avant sa conversion au Mahâyâna : VAbhidhar-
makoça. L'école qui, au iv^ siècle, s'oppose aux Vaibhâsikas,
est celle des Sautrântikas, fondée par Kumâralabdha (ii^s.).
Ils sympathisent avec leur coreligionnaires singhalais par
LA RIVALITÉ DES DEUX VÉHICULES 145
leur attachement à la vieille orthodoxie; mais ils innovent
par leur phénoménisme plus systématique, par leur théorie
de l'inférence des objets extérieurs, en contraste avec la
doctrine réaliste de la perception, qu'admettent les Vaibhâ-
sikas.
Ces émules ont d'ailleurs une importante doctrine
commune : à l'encontre de l'idéalisme comme du nihilisme
mahâyâniste, oii ils dénoncent une liquéfaction de l'ortho-
doxie dogmatique, ils cherchent à fonder en réalité la loi
ainsi que le phénomène. A cet effet ils s'inspirent des philo-
sophies réalistes qui viennent de préciser leurs thèses en des
sûtras {Vo.içesika s., ii* s., NyTiya s., fin ii^ ou début m* s.).
Les Vaibhâsikas et même les phénoménistes Sautrântikas
admirent une physique atomiste; cependant, pour ces der-
niers tout au moins, l'inconséquence était flagrante, de sou-
tenir que l'être se résout en noms passagers, en formes
transitoires, bref en relations, et de postuler des atomes
substantiels. Il faut pourtant prendre en considération que
telle expression du plus vieux bouddhisme, le terme de
skandha par exemple, connotant l'idée d'agrégat, invitait à
supposer des simples, susceptibles de combinaisons. Nous en
trouverions volontiers la justification historique dans le fait
que le vocabulaire du bouddhisme lui est en grande partie
commun avec le Jainisme légèrement antérieur, et dans
l'observation que les Jainas dès l'origine avaient cru aux
atomes. Pour éviter de trop fortes contradictions, le Hînayâna
nia que ces derniers fussent éternels, sans parties, indivi-
sibles. Introduisant en eux de la relativité, il y reconnut des
synthèses momentanées de forces subtiles. L'esprit conçoit
bien des rudiments substantiels {dravyaparamânu), fonde-
ment de cette solidité, de cette fluidité, de cette chaleur, de
ce mouvement que nous prenons pour de la terre, de l'eau, du
feu, de l'air; mais ils ne se laissent jamais saisir isolément. Au
10
146 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
surplus l'atomisme relatif professé dans l'ordre des formes
matérielles trouve son pendant intellectuel dans l'admission
de concepts relativement stables, « essences » ou « natures
simples » dont se composent l'entendement comme la réalité.
Aucun terme ne traduit mieux que ces deux expressions
cartésiennes l'usage nouveau dans lequel s'emploie de la
sorte le mot dharma. Les Sarvâstivâdins dressèrent une
classification de ces essences qui s'imposa, moyennant de
légères variantes, aux diverses sectes du Petit Véhicule et
qui correspond, sous forme statique, à l'échelonnement
dynamique des phases intelligibles, constitutives de l'être
ou de la pensée, tel que le concevaient les Yogâcâras. Le
tableau ci- joint résumera la science soit physique, soit psycho-
logique du Hinayâna, selon le chapitre II de V Abhidharma-
koça.
5 indriya.s (organes): yeux, oreilles, nez,
langue, corps (tact).
5 visayas (objets des sens): formes (et
5 skandhas (agrégats): ] couleurs), sons, odeurs, goûts, contacts.
I Rïïpa (forme)., j / par méditation sur
\ le représentable
l avijnapti I (vijnaptisamâdhi
(irreprésentable): l sambhûta).
I bien et mal
' ( kuçalâkuçala).
II vijSâna (conscience).
III vedanâ (sensation).
IV samjnâ (perception).
V samskâra (manière d'être et d'agir).
12 âyatanas (bases, conditions de la conscience): 5 organes senso-
riels + .5 objets sensibles -f manas (org. mental) + dharma
(objet propre du manas).
18 dhâtus (supports, facteurs): 12 âyatanas + 6 modalités de con-
science (conscience des diverses sensations' et du manas).
/ pratisarakhyâ-nirodha (cessation
_ , ,, I consciente de l'existence).
3 asaçiskrta dharmas .^^.^ ^ (cessation inconsciente
(dharmas non composes) ^^^ Pexistence).
\ âkâça (éther).
LA RIVALITÉ DES DEUX VÉHICULES 147
72 samskrta dharmas (dharmas composés)
11 de rûpa: 5 indriyas + 5 visayas + 1 avijnapti.
1 de citta ou manas: s'exerce par les 5 vijnâna
(connaissances sensibles) + la connaissance propre
au manas (sensorium commune, manovijnâna).
46 caitta dharmas (dharmas mentaux): correspondent
aux skandhas III, IV et V (en partie) (i).
14 citta-viprayukta-samskâras (opérations distinctes de
l'intellect (non mentales): acquisition et non-acqui-
sition, participation, inconscience, obtention de
l'inconscience, obtention de la suppression, vie,
naissance, durée, décrépitude, non-éternité, noms,
sentences, lettres [prâpti, aprâpti, sabhâgatâ, asamjnika,
asï^mjni-samâpatti, nirodha-samâpatti, jïvita, jâti,
sthiti, jarâ, anityatâ, nâma-kâya, pada-kâya, vyan-
jana-kâya].
(i) 10 mahâbhûmika dharmas (dharmas de grand domaine): vedanâ,
samjnâ, cetanâ (intention), sparça (toucher), chanda (désir),
mati (intelligence), smrti (mémoire), manaskâra (attention),
adhimoksa (détermination), samâdhi (recueillement).
10 kuçala-mahâbhûmika dharmas (dharmas de grand domaine du
bien): çraddhâ (foi), apramâda (application), praçrabdhi (apaise-
ment), hrî (pudeur), upeksâ (impassibilité), apatrapâ (timidité),
alobha (absence de convoitise), advesa (absence de colère),
ahimsâ (absence de nuisance à autrui), viryâ (énergie).
6 kleça-mahâbhïïmika-dharraas (dharmas de grand domaine des
passions): moha (égarement), pramâda (négligence), kausidya
(paresse), açrâddhya (incrédulité), styâna (inaction), auddhatya
(turbulence).
2 akuçala-mahâbhûmika-dharmas (dharmas de grand domaine du
mal): ahrîkatâ (impudence), anapatrapâ (effronterie).
10 upakleça—bhûmika-dharmas (dharmas du domaine des passions
secondaires): krodha (colère), mraksa (hypocrisie), mâtsarya
(égoïsme), irsyâ (jalousie), pradâça (vexation), vihimsâ (nuisance),
upanâha (inimitié), mâyâ (tromperie), çâthya (déshonnêteté),
mada (vanité).
8 aniyata-bhîïmika- dharmas (dharmas du domaine incertain):
vitarka (réflexion), vicâra (investigation), kaukrtya (repentir),
middha (somnolence), râga (avidité), pratigha (emportement),
mâna (orgueil), vicikitsâ (doute).
Ce tableau témoigne d'un éclectisme tardif: les répé-
titions, les chevauchements qui s'y manifestent attestent
l'adaptation réciproque de classements disparates. Il saute
aux yeux que la signification abstraite de dharma quand
148 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
on parle des 75 essences, opérations ou événements, suppose
une énorme extension du \aeux sens technique : les fonctions
du manas. L'élément primitif est la théorie des skandhas. Les
phases caractéristiques de cette conception du monde toujours
plus complexe seraient aisément restituées à travers les
suttas palis, la Dhommasangarii^ le Dharmasamgraha, enfin
V Ahhidharmakoça. Une synthèse parallèle, rejoignant l'escha-
tologie populaire, aboutit à une cosmologie plus ou moins
exotérique, mais qui fait j)artie du bagage commun à
toute pensée indienne. Les êtres s'y répartissent selon leur
nature: plans (dhatu) immatériel (ârûpya), matériel (rûpin),
concupiscible (kâma); — selon leurs destinées (gati) : sorts
des dieux, des hommes, des fantômes, des animaux, de?;
damnés; — selon les variétés de leur méditation (dhyâna,
jhâna). Les hiérarchies de vivants ou d'esprits, les compar-
timents superposés de cieux ou d'enfers mettent à la portée
du vulgaire, par systématisation à la fois des jâtakas et des
biographies spirituelles de bodhisattvas, les subtiles topo-
graphies mystiques d'Asanga (**).
Les sectes du Petit Véhicule, émiettées à l'infini, ne
nous sont accessibles qu'à travers le dépouillement des
canons tibétain et chinois. Le défrichement qui nous les
fera connaître débute à peine. Elles se peuvent sérier en
fonction soit du canon pâli, demeuré à l'unisson des doc-
trines anciennes, soit des œuvres mahâyânistes. Ainsi les
Sthaviras concordent avec les Theras singhalais, mais les
Mahâsamghikas ont frayé la voie au Grand Véhicule. Plus
d'une école prône la vacuité, comme les IMâdhyamikas, et
les Sautrântikas enseignent le Trikaya comme Açvaghosa.
Le Satyasiddhiçâstra, de Harivarman,présente au début
du III® siècle, dans l'Inde centrale, une sorte de moyen terme
entre les deux Véhicules, soutenant la théorie de la double
vérité : le Mahâyâna peut être admis au point de vue de la
LES DERNIERS MADHYAMIKAS ET YOGACARAS 149
vérité absolue (paramârthasatya), sans faire tort à la vérité
relative (vyavahârasatya) du Hînayâna. Cette interpré-
tation fut aussitôt adoptée par le Grand Véhicule, tout prêt
à se persuader qu'il possédait le sens profond de la foi boud-
dhique.
CHAPITRE V
LES DERNIERS MADHYAMIKAS ET YOGÂCÂRAS
LA LOGIQUE DE DIGNÂGA ET DE DHARMAKÏRTI
La doctrine Mâdhyamika, que nous avons quittée au
début du iii^ siècle, reprend son évolution au v^, dans le
sud. Une partie de la secte, sous l'influence de Buddhapâlita,
commentateur du Madhyamakaçâstra, revient aux procédés
critiques et préconise l'usage de la réduction à l'absurde
(prasanga) : d'où l'école des Prâsangikas, qu'illustrera, au
VII ^ siècle, Candrakîrti, glossateur du môme texte comme
du Catuhçataka, et auteur du Mâdhy amaUâvatâra. En guise
de protestation, l'autre groupe des Mâdhyamikas se proclame
Svâtantrika, partisan d'un raisonnement «autonome»; cette
attitude apparaît chez Bhavya, nommé encore Bhâvaviveka
(ti^ s.), qui dans son Prajnaprad^pa s'attaque à l'argumen-
tation de Buddhapâlita; puis chez Çântiraksita (seconde
moitié du viii^ s.), auteur de la Madhyamakâlamkârakâ-
rikâ. Sur les uns et les autres, à partir du vii^ siècle, s'accen-
tue l'attraction des Yogâcâras: le Bodhicaryâvatâra du prâ-
sangika Çântideva (fin vu®) démontre la vacuité non par
150 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
une série de négations, mais par une discipine à laquelle se
doit astreindre le futur Bouddha. La succession des étapes
nécessaires s'inspire de la psychologie yogâcâra, et ici la
«pensée de la bodhi» (bodhicitta), dans laquelle s'enferme
et que creuse, et que réalise le postulant, n'apparaît que
comme la transposition en termes mâdhyamikas de cet esprit
(vijnâna), seule réalité pour les Vijnânavâdins. Sans cette
notion qui prête à la totalité du phénomène une même
conscience pour souffrir, doublée d'une même pitié pour la
douleur universelle, on ne s'expliquerait ni l'ardente cha-
rité, ni la confiante dévotion qui assurent la valeur religieuse
de ce manuel mystique (^^).
Malgré ce réveil de la pensée mâdhyauiika au bruit de
la lutte entre Bhavya et Buddhapâlita, ce sont les Yogâ-
câras qui font preuve, entre le v^ et le viii^ siècle, de la
plus grande puissance spéculative. Ils régnent dans l'uni-
versité de Nâlandâ, dont le prestige s'étend à l'Asie entière
et ils se recrutent désormais dans toute l'Inde; car si Dignâga
est un méridional, originaire de Kânci, Buddhadâsa est de
l'Ouest, Sthiramati de l'Est, Samghadâsa du Cachemire. Ce
second essor de l'idéalisme se manifeste dans la seconde
moitié du v^ siècle, avec Dignâga, Sthiramati, Ravigupta et
Gunamati: au vii^ d'abord avec Candragomin, savant et
artiste universel, le Vinci de l'Inde, à la fois technicien du
dessin, de la métrique, et médecin, grammairien; puis Dhar-
mapâla, expert à utiliser contre le Hînayâna et dans l'intérêt
de l'idéalisme la thèse mâdhyamika dont il se fait le commen-
tateur; enfin Dharmakîrti, le plus illustre défenseur de la
pensée bouddhique en possession de toutes ses ressources,
contre les doctrinaires brahmaniques. Dialecticien scolastique,
Dharmakîrti met en système les principes de Dignâga,
qui avait jeté les bases d'une logique inédite : il en fait une
épistémologie et une théorie de raisonnement qui plus ou
LES DERNIERS MADHYAMIKAS ET YOGACARAS 151
moins s'imposeront à l'ensemble de la spéculation indienne
et jouiront en Extrême-Orient d'une souveraineté non moins
incontestée que celle de la logique aristotélicienne en Europe(**),
Les préoccupations logiques sont un caractère géné-
ral de la réflexion bouddhique postérieure au iv® siècle; on
conçoit que la diversité des traditions spéculatives, dont
chacune doit s'instituer et se maintenir par des arguments,
ait forcé les hommes de foi, devenus philosophes, à se faire
logiciens. De la sophistique hïnayâniste, les Mâdhyamikas
avaient hérité l'aptitude à l'analyse conceptuelle, la dexté-
rité à isoler les relations qui donnent un sens à un mot, et
qui font supposer par les esprits dogmatiques une nature
propre (svadharma), des caractères spécifiques (svalaksana) à
chaque notion; les Prâsangikas témoignent de leur affilia-
tion à cette lignée, en maniant la réduction à l'absurde comme
arme contre les Svâtantrikas. Mais cette logique mâdhya-
mika, si experte à dissoudre les idées en relations par de
tranchantes dichotomies, conservait, exaltait la portée négative
de l'ancienne sophistique : elle demeurait impuissante à
élaborer une logique constructive. Telle est au contraire la
vocation de l'idéalisme Yogâcâra, habile à saisir parmi des
perspectives de spiritualité qui s'emboîtent et se transfor-
ment par approfondissement, comment à la faveur d'un déve-
loppement continu le multiple et l'un se concilient. Nous
ne soutiendrons pas, comme le meilleur connaisseur de la
logique bouddhique, Stcherbatsky, que ce fut la première
logique indienne; car nous ne doutons guère que Dignâga
soit né après la rédaction des siïtras du Vaiçesika et du
Nyâya, peut-être même après la formation de la théorie Jaina
du raisonnement. Mais nous n'avons garde de méconnaître
que la logique brahmanique se développa en corrélation avec
la pensée bouddhique, et que cette dernière, après avoir fait
fermenter comme un levain la spéculation indienne, a pour
152 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
une large part imposé son empreinte sur le syncrétisme tardif
du Nyâya-Vaiçesika.
Les œuvres de Dignâga, conservées en tibétain, sont le
Pramânascunuccaya et son commentaire, le A^?/ a?/ a-pravepa;
le Hetucakrahamaru; V Alambanapanksâ. et son commen-
taire; enfin le Pranmnaçâstrapraveça. Le premier et le dernier
fournissent une théorie des pramânas; le second une classi-
fication des sophismes; le troisième l'examen des raisonne-
ments concluants. Dharmakîrti écrivit le Nyâyabindu ; un
Sautrântika du ix^ siècle, Dharmottara, en écrivit un com-
mentaire (tikâ), qui fut à son tour glosé par l'auteur d'une
tippanl.
L'épistémologie des Vijnânavâdins ne se sépare guère
de celle des brahmanes; nous la situerons dans son milieu
quand nous examinerons l'histoire des darçanas orthodoxes.
Leur logique s'isole moins malaisément, quoiqu'elle ne doive
elle-même s'apprécier qu'en corrélation avec celle duNyâya.
Par exemple nous pouvons tenir pour calqués sur les argu-
mentations de ce système, moyennant suppression de «l'ap-
plication» et de la «conclusion», les raisonnements déjà mis
en forme par l' Upay a -kauçaly a-hrday açTistra (1, 1) de Nâgâr-
Juna et le YogâcâryahhûmiçTistra (XV) d'Asanga; à fortiori
ce raisonnement à deux membres, la proposition et la raison,
qu'aurait admis Vasubandhu selon le témoignage de Kouei-ki,
confirmé par le Nyây a-vârtika (I, 137). Par contre l'esprit
idéaliste se reconnaît dès l'abord chez Dignâga et Dharma-
kîrti, qui distinguent deux tjrpes de raisonnement : l'un
que l'on fait pour soi, simple énoncé de la chose induite, motivée
en raison : « Ici il y a du feu, car il y a de la fumée »; l'autre
qui tend à convaincre autrui : « Partout où il y a de la
fumée, il y a du feu ; or il y a ici de la fumée ; donc il y a ici
du feu». La démonstration se détache de ce piétinement
pariui les données d'expérience qui assure le Naiyâyika de
LES DERNIERS MADHYAMIKAS ET YOGACARAS 153
ce qu'il veut établir : ainsi disparaît «l'exemple», « comme
dans le cas du feu de la cuisine ». L'idéalisme consiste, en
l'occurence, à chercher dans des conditions d'intelligibilité
plus que dans des circonstances de fait, le nerf de la con-
nexion logique. Cette relation, qui dans le Nyâya n'était —
nous le constaterons — qu'un rapport de signe à chose signifiée,
ne se comprend vraiment que s'il existe une solidarité intime
et nécessaire, une liaison naturelle {svabHâva'pratibandha)
entre la raison probante, sâdhana (signe ou cause, linga,
hetu) et l'inférence prouvée, sâdhya (chose signifiée ou effet).
La simple concomitance (sâhacarya) admise par les systèmes
réalistes, Jainisme et Nyaya-Vaiçesika, s'approfondit en
identité ds nature (tadâtmya), ou en causalité prise au sens
analytique, l'effet se tirant de sa cause comme la consé-
quence du principe. Hormis ces deux cas on ne conçoit
point de relation nécessaire, mais de simples consécutions
accidentelles. C'est donc pour un motif analogue à ceux de
Kant, que Dignâga s'avise de la possibilité de jugements
synthétiques à priori : « Il n'y a aucune chose réelle indis-
solublement liée qui puisse être raison logique, car il est
dit : la raison d'après laquelle un fait est la cause d'un autre
fait, qui en est la conséquence logique, ne dépend point de
l'être ou du non-être extérieurs; elle repose sur la condition
d'inhérence ou de substance, instituée par notre pensée»
{Nyâyaimrtikatâtparyattk'â, 127, 2, 4). (3ette remarquable
assertion fut comprise dans toute sa portée : car le naiyâyika
Uddyotakara, défenseur d'un point de vue comparable à
l'empirisme de J. Stuart Mill, refusera d'admettre cette
idée de connexion nécessaire.
L'exacte intelligence de la logique bouddhique suppose
que l'on ne méconnaisse ni les affinités, ni les divergences
qu'elle présente en comparaison de la nôtre. La tentation
peut être grande de retrouver dans l'inférence « pour soi »
154 JÏISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
l'induction, passage du fait à la loi; dans l'inférence «pour
autrui» la déduction, instrument de démonstration; dans
l'objet, le petit terme; dans le sâdhya, le grand; dans le
hetu, le moyen. Mais alors on se paie de mots. On travestit
le raisonnement indien en l'affublant à la grecque de la
façon suivante : « Tout ce qui est fumant est igné; or cette
montagne est fumante, donc elle est ignée». Car le syllo-
gisme d'Aristote supposait des termes d'extensions diffé-
rentes, se subsu niant les uns dans les autres : mortel >
homme > Socrate; tandis qu'on ne peut ici, sans absurdité,
affirmer : choses ignées > choses fumantes > montagne.
La fumée n'est pas plus déterminée que le feu, ni la montagne
plus déterminée que la fumée. Fumée n'est espèce ni rela-
tivement au gem-e feu, ni relativement à l'individu : cette
montagne. Il y a simplement une chose, substrat de deux
qualités, dont l'une en est prouvée, l'autre instrument de
preuve. La première est le sâdhya, conséquence logique;
la seonde le hetu, raison probante, ou linga, le signe. Nous
ne nions pas que l'Inde soit venue à concevoir ces rapports
sous forme d'implications : « avoir du feu » équivaut à un
contenant (vyâpaka), car il y a du feu sans fumée (ex. : le
soleil), et « avoir de la fumée» peut passer pour un contenu
(vyâpya), car pas de fumée sans feu. Mais cette notion de
la vyâpti n'apparaît qu'à l'époque syncrétique. L'anumâna,
nom de l'inférence, désigne une connaissance «par connexion »,
qui saisit deux attributs d'une substance comme solidaires,
mais qui néanmoins les appréhende en simultanéité, l'un
aperçu pour ainsi dire au travers de l'autre. Il s'agit moins
d'un raisonnement fait de jugements, que d'une représenta-
tion complexe. N'oublions pas que les bouddhistes ne con-
çoivent point d'autres opérations mentales que des synthèses,
inhérentes aussi bien à la perception qu'à d'autres formes
de pensée. Stcherbatsky a fait très justement remarquer
qu'exprimé à l'indienne le syllogisme d'Aristote cessait
LES DERNIERS MADHYAMIKAS BT YOGACÂRAS 155
de former un raisonnement, pour devenir ce jugement de
perception: «voilà un homme mortel, Socrate»; et Jacobi,
avec non moins d'à propos, rappelle qu'une telle façon de
penser concorde avec la structure du sanscrit, si porté à
présenter en un mot composé ce que nous dirions, nous
autres, en une ou plusieurs phrases. Surtout ne perdons pas
de vue que toutes les logiques d'Asie, même teintées d'idéa-
lisme, portent sur des choses, substances ou phénomènes,
non sur des concepts, au sens européen, c'est-à-dire socratique
et platonicien de ce mot ('-^).
*
*
Les derniers siècles du Bouddhisme dans l'Inde conti-
nentale — Népal et Cachemire mis à part — nous sont mal
connus, les renseignements tibétains ou chinois faisant défaut.
Ceylan et la Birmanie n'ont jamais cessé d'alimenter leur
foi aux sources pâlies. Mais le centre et le nord virent, dès
le VIII® siècle, l'inspiration des sectes se tarir et le dogmatisme
se confiner aux Etats hîmalâyens. Sans doute la vacuité,
dernier mot du Mahâyâna, ne renfermait-elle point la force
d'expansion qui embrase les prosélytismes, la religion qui
proclamait le néant de sa propre loi se vouait par là même
au néant. Certes elle dura au Népal, au Cachemire, parce
qu'elle y fut moins battue en brèche par le Brahmanisme.
Certes elle se maintint en Chine, au Japon, parce qu'elle y
jouissait du prestige d'une doctrine étrangère, et qu'elle
y bénéficiait de la complicité taïoste. Mais dans l'Inde conti-
nentale elle n'avait jamais rallié les suffrages que d'une faible
partie de la population, dont la masse était « hindouiste » et
l'élite « brahmanique ». Quand les hagiographes bouddhistes
exultent de faire remarquer que les plus grands docteurs sont
nés dans le brahmanisme, ils font sans doute l'apologie
d'une foi qui convertit de fortes consciences et forma des
156 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
esprits parmi les mieux trempés: mais ils avouent par là
même combien restreint était le nombre des coreligionnaires.
Açoka, Kaniska n'avaient pas craint de soutenir de leur
pouvoir temporel un dharma somme toute assez conforme
à celui que tout monarque hindou est tenu de promouvoir;
mais on se représente mal les princes, d'ailleurs politiquement
faibles, des vi* et vu** siècles, étayant de leur autorité la
prédication du vide. Ainsi le Mahâyâna, transposant la foi,
seule agissante, en abstractions philosophiques, compromit
la prospérité religieuse du Bouddhisme, Afin de se sauver en
tant que religion, ce dernier accueillit les mythes populaires,
travestit les dieux les plus hétéroclites en bouddhas, — ainsi
Indra en Vajrapâni, Brahmâ Svayambhu (in et per se) en
âdibuddha, substrat originel, «Urgrund» de l'Univers; —
il multiplia sans fin bouddhas et bodhisattvas de contem-
plation (dhyânib.), hypostases théologiques de la concen-
tration spirituelle ; il sacrifia la connaissance à la dévotion,
le désintéressement à la superstition. Mais ce Tantrisme
bouddhiste rejoignait le Tantrisme hindouiste, au plus
grand péril de la foi, car elle y perdait son autonomie et ne
pouvait absorber ces troubles éléments que le brahmnaisme,
pour n'en être pas étouffé, avait su consacrer. Les brahmanes,
formés à la philosophie par l'exemple du Mahâyâna, dressés
à l'argumentation polémique par d'incessantes joutes dialec-
tiques avec les divers Véhicules, finirent par vaincre l'hérésie.
Nous constaterons d'ailleurs que les dogmes bouddhiques,
pour une large part, se survécurent dans le Brahmanisme
même. Il n'y eut donc pas besoin de persécutions en règle
pour déraciner le bouddhisme du Magadha ou du Gandhâra.
Si la violence hâta la disparition des monastères et des
littératures, ce fut celle de l'invasion arabe, puis turco-mongole.
Le Mahâyâna n'agit plus désormais que là où s'implan-
tèrent ses livres : en Chine et au Japon. C'est là que conti-
nueront de vivre, mais en des esprits étrangers à la menta-
LES DERNIERS MADHYAMIKAS ET YOGACARAS 157
lité indienne, certaines des sectes soit du Petit Véhicule, —
celles de l'Abhidharmakoça, du Vinaya, de la Satyasiddhi; —
soit du Grand, — celles du Dharmalaksana (Yogâcâras), des
trois castras (Mâdhyamikas), de l'Avatarnsaka, du Saddhar-
mapundarîka (Tendai et Nichiren), de la Sukhâvatï (Jôdo
et Shinshu), des mantras et du dhyâna. Le dépouillement
des littératures chinoise et japonaise afférentes à ces sectes
d'un nouveau genre fournirait, pour qui saurait isoler les
facteurs extrême-orientaux, une excellente voie d'accès à
l'intelligence de la pensée bouddhique, et dès à présent la
science sino-nipponne apporte une contribution de premier
ordre à l'indianisme (®').
SIXIEME PARTIE
LA PENSEE DES DARCANAS ORTHOD(3XES
CHAPITRE I
LES SÛTRAS DES SIX SYSTÈMES
ET LEURS PREMIERS COMMENTAIRES
(entre 100 et 500)
La principale difficulté de l'histoire de la philosophie
indienne réside dans la nécessité de situer chaque doctrine
à la fois comme phase de la tradition à laquelle elle appar-
tient et comme contemporaine d'un moment particulier des
autres traditions qui évoluèrent de façon synchronique dans
le même milieu. Les systèmes, loin de se remplacer les uns les
autres, évoluent depuis une antiquité plus ou moins reculée,
chacun pour ainsi dire en vase clos, par l'effet d'une réflexion
assidue, orientée toujours dans la inême direction. Mais il n'est
pas douteux non plus que les cloisons entre ces diverses
traditions ne furent jamais étanches, et que des corrélations,
des influences s'établirent, par l'obligation' même où ces
diverses filiations se trouvèrent, de polémiser chacune contre
toutes les autres. La métaphore sur laquelle repose la Mona-
dologie s'appliquerait ici avec justesse : chaque système est
une «vue », darçana, sur l'ensemble de l'intellectualité indienne,
aperçue sous un biais particulier ; et ces « vues », toutes
LES SUTRAS DES SIX SYSTEMES 159
indépendantes, néanmoins se correspondent par la réalité
qu'elles expriment, la même pour toutes, et à chaque moment
de leur histoire. Un récit rigoureusement chronologique,
fût-il possible, ne donnerait donc pas une notion exacte de
ce que fut, aux diverses époques, la pensée de l'Inde. D'autre
part l'historien ne saurait se satisfaire d'une collection de
monographies, consacrées aux divers darçanas; car malgré
la force des multiples traditions, toujours les hommes d'un
même temps, à quelque profession de foi qu'ils appartinssent,
eurent des opinions communes, et il n'importe pas moins de
comprendre chaque doctrine par ses contemporaines que
par ses devancières. Entre ces deux nécessités malaisées à
concilier, nous tenterons un compromis, afin de restituer
sommairement le sens de chaque système en lui-même, sans
perdre de vue, aux principales époques, le parallélisme des
transformations.
Nous avons déjà éprouvé cette difficulté en retraçant
à grands traits les phases du Bouddhisme. Dès le temps où
se forma cette religion, la pensée indienne avait la notion
d'un idéalisme; Cârvâka, Sâmkhya, Yoga désignaient déjà
des attitudes spéculatives distinctes. Et cependant, si nous
nous limitons ici à un exemple, il faut attendre le xv^ siècle
pour voir se rédiger les sûtras du système Sâmkhya. Ce
darçana avait donc au bas mot vingt siècles d'existence
quand son texte définitif se fixa. Chaque système a ainsi,
plus ou moins longue, sa préhistoire, c'est-à-dire un temps
pendant lequel il a déjà vécu, mais antérieur à la rédaction
« ne varietur » de ses thèses fondamentales ; pour cette
période de formation, au moins aussi importante que la phase
scolastique ultérieure, où des commentaires s'adjoignent
au texte, nous sommes trop souvent réduits à des rensei-
gnements indirects, à des inductions. Or le motif pour lequel
nous avons traité d'abord du Bouddhisme n'est point qu'il
160 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
soit, absolument parlant, plus ancien que le Sâmkhya ou le
Yoga, car cette supposition serait fausse, — mais que l'un
au moins de ses canons, le pâli, précède en majeure partie la
composition des sûtras de tous les darçanas.
Le terme de sûtra prend, en effet, dans l'ordre des
systèmes philosophiques, une valeur précise. Il ne
désigne pas un simple ouvrage didactique, çâstra, ou une
« élaboration », prakarana. Chaque système ne peut posséder
qu'un texte ainsi nommé. Ici se manifeste une tendance ana-
logue à celle qui se constate dans la vie religieuse : une secte
a ses « Ecritures », son (c Li\Te », son « Evangile » une fois
pour toutes; si d'autres « Ecritures » survenaient, une religion
distincte se trouverait fondée. La pensée philosophique
indienne, quoique à maints égards très libre, implique ainsi,
dans son obéissance à une tradition, un élément d'autorité.
Mais rien d'humain n'est d'emblée définitif. Une rédaction
« ne varietur » suppose, sans aucun doute, une longue for-
mation. Ainsi l'on comprend que chaque darçana n'entre
dans l'histoire positive, autrement dit que ses productions
ne puissent être datées avec quelque sûreté, qu'à partir d'une
époque assez basse. Il faut concilier de la sorte les appré-
ciations opposées que portent Hindous et savants occiden-
taux sur l'ancienneté des darçanas : la tradition indigène
n'a certes pas tort de faire remonter très haut, par exemple
bien avant l'ère chrétienne, les débuts de la réflexion qui
les élabora; historiens et philologues ont d'excellentes raisons
pour n'admettre comme avérés que les faits ou textes sus-
ceptibles d'être datés, par conséquent pour passer au crible
d'une sévère critique les renseignements toujours suspects,
mais toujours documentaires, que fournit sur son passé la
tradition de chaque école.
La chronologie capitale, en ces matières, c'est celle des
sûtras des différents darçanas admis par la caste brahmanique
LES SUTRAS DES SIX SYSTÈMES lot
comme orthodoxes, c'est-à-dire compatibles avec l'ensei-
gnement des Védas. Cette question, longtemps débattue,
s'éclaircit depuis que la critique occidentale s'est mise à peu
près d'accord sur quelques points de repère essentiels, telles
les dates approximatives d'Açoka, de Kaniska, de
Vasubandhu; depuis aussi qu'a commencé le dépouillement
des principaux commentaires des sûtras et des littératures
bouddhique, jaina, autres encore, à évolution parallèle (^').
Une stricte analyse de ces matériaux permettra d'obtenir
de quasi-certitudes. Si loin que nous soyons d'un pareil résul-
tat, nous ne flottons plus, comme naguère, dans une com-
plète indécision. Le progrès a été préparé, en l'occurrence,
par l'ingéniosité déployée pour la justification de deux thèses
contraires, celle de Jacobi en faveur de l'antériorité des
philosophies brahmaniques relativement au Mahâyâna, celle
de Stcherbatsky, partisan de la postériorité de tous les siitras
relativement au vijîiânavâda d'Asanga et de Vasubandhu.
Peu à peu les divergences s'atténuèrent quand on s'aperçut
que le Bouddhisme visé par tels siitras n'était point l'idéa-
lisme du ye siècle, mais les Prajnâpâramitâs ou la doctrine
mâdhyamika des i^"" et ne siècles. Pour des raisons multiples,
que nous ne saurions exposer ici, mais qui se fondent soit sur
des relations de fait, soit sur la critique interne des systèmes,
nous estimons que les dates, approximatives bien entendu,
que nous allons proposer, bien que différentes de celles que
suggèrent d'illustres indianistes, paraissent, en fonction de
travaux récents, les plus plausibles :
11^"" commentaire : Bhàsya
de Praçastapcâda, 450 -
500.
1 1^"" commentaire : Vrtti
150 - 200 MîmâmsE » . Jaimini . . . ' ^"^ ^^'. ^^^^^? ' 3' ^«"^-
j mentaire: Bhasya de
( Çabara, 400-450.
11
162 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
Il^r commentaire : Bhâsya
de Vâtsyâyana, 400-
450.
oF.n Arx,-\ ir j- ^ td-j - \^^^ commentaire: aucun
300-40U Vedanta » » Badarayanai ,, . , r^wr.
•' • ( antérieur a OOO,
An^ Ann. 17 T^ , ~- T i 1^' commentaire: aucun
400-450 Yoga » » Pataniali . . ■, ., . , -r^n
° ** ( antérieur a oOO.
1 400 ? Sâmkhya »
Répétons que l'on commettrait de graves méprises en
restituant la philosophie de l'Inde selon une chronologie de
ce genre, même fondée sur des certitudes historiques. Par
exemple, bien que les Yogasûtras paraissent imputables au
v^ siècle, on ne saurait douter que les Yogâcâras du iv^ siècle
aient connu une doctrine yoga très évoluée, puisque leur
nom s'y réfère: au surplus le Mahâbhârata, aux abords de
notre ère, fourmille d'allusions à cette doctrine ; même
le fondateur du Bouddhisme eut pour maître un yogin. Et
encore : en dépit de la date exceptionnellement tardive des
Sâmkhya Siîtras, le système Sâmkhya est fort ancien, puis-
qu'il procède, par delà les épopées, des antiques Upanisads;
d'ailleurs, en ce qui le concerne, les stances ou Uârikas d'Içva-
rakrsna ont joué le rôle de véritables siîtras, peut-être aux
abords de 200 ap. J.-C.
Pour obvier au danger d'une excessive confiance dans
les données chronologiques, nous pourrions examiner les
darçanas selon une ordonnance consacrée, qui les groupe
par couples. Ainsi Yoga et Sâmkhya présentent certaines
affinités, au moins tels que les épopées les présentent. Vaiçe-
sika et Nyâya, voués à l'épistémologie et à la logique, étaient
prédestinés à s'associer : de fait ils fusionnèrent. Vedânta et
Mîmâmsâ revendiquent de communes origines védiques, et
le Vedânta prend volontiers le nom de seconde Mîmâmsâ
(Uttara M.), par opposition à la Mimânisâ tout court, ou
Première (Piirvâ). Mais alors, bien que l'on respectât cer-
LES SUTBAS DES SIX SYSTEMES 163
taines traditions, on ferait trop bon marché de l'histoire. Le
Vaiçesika est antérieur au Nyâya, la Mimâmsâ antérieure au
Védânta. Les plus anciens systèmes, sans conteste possible,
sont cette exégèse des Védas, la Mimâmsâ, essentiellement
brahmanique; les doctrines réalistes, d'inspiration indépen-
dante, par exemple ksa,triya, en tout cas sans caractère
brahmanique bien accusé : le Vaiçesika et le Sâmkhya; une
pratique très primitive, le Yoga, qui en fait ne se relie à la
pensée d'aucune caste particulière. Voilà, sans que nous
ayons le droit d'établir entre eux une gradation, les facteurs
qui dominent du plus haut et du plus loin la totalité de
l'intelligence indienne.
I. La Mïmamsa. Jaimini et Çabara.
La discipline dénommée Pûrva ou Karma-Mimâmsâ,
Investigation Première, concernant les actes, se rattache à
l'exercice du culte védique; elle consiste en une réflexion
sur la technique rituelle, dont les principes remplissent les
Brâhmanas; elle n'a donc pu naître que dans la caste dépo-
sitaire des Védas. Comme tous les systèmes contemporains
ou ultérieurs, elle vise à déterminer le dharma, c'est-à-dire
le devoir religieux, mais pris en un sens étroitement brahma-
nique : l'obligation par excellence est le sacrifice. Or le sens
originaire de ce culte se perdait dans la nuit des temps, et
toutes sortes de difficultés pratiques surgissaient tant dans
l'application de rites disparates, que dans l'intelligence des
formules. D'où la nécessité de règles pour une interprétation
cohérente des Védas. La science occidentale se désintéressant
de l'usage sacerdotal de cette exégèse, a fait peu d'efforts
pour la pénétrer dans sa signification propre; aussi est-ce,
entre les darçanas, le moins accessible à des Européens C°).
164 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE IXDIENNE
Il appartiendrait pourtant à l'historien de préciser tout ce dont
la philosophie indienne est redevable à de semblables spécu-
lations. Dans l'Inde comme ailleurs, c'est principalement
autour de l'interprétation des textes sacrés qu'apparurent
les premiers essais de science. Les plus anciens traités
d'arithmétique ou de géométrie furent composés pour per-
mettre la préparation conforme aux rites des lieux ou des
autels destinés aux sacrifices. La réflexion grammaticale fut
solidaire de l'exégèse; et le vocabulaire comme les raison-
nements d'un Kâtyâyana se montrent tout à fait homogènes
à ceux des sûtras de Jaimini, ce qui prouve — soit dit en
passant — que le fond de ces textes existait dès le iv^ siècle
avant notre ère (^^). Quoique les obligations envisagées dans
la Mimâmsâ offrent un caractère religieux, non civil, c'est
sur le patron des sacrilèges que l'on se représenta d'abord les
crimes et la jurisprudence ne fournit qu'un équivalent laïque
de l'interprétation dogmatique : ici et là l'essentiel est de
comprendre et d'appliquer la loi, le dharma. Enfin quoique
les plus anciens mîmâmsistes n'eussent guère souci de philo-
sopher, leur recherche impliquait des postulats spéculatifs
et donnait l'exemple d'une méthode qui influèrent sur le
cours de la pensée.
Les sûtras qui portent le nom de Jaimini — personnage
légendaire auquel était attribuée toute une littérature —
paraissent les plus anciens des sûtras orthodoxes : ils doi-
vent dater du ii^ siècle. Leur Bhâsya, par Çabara[svâmin],
semble appartenir au v^ siècle, mais il renferme (I, 1, 5) un
fragment de commentaire, vrtti, dont l'auteur, demeuré incon-
nu, et désigné comme vrttikâra, doit avoir vécu au siècle précé-
dent. Les sûtras admettent que le Véda renferme toute la
vérité; mieux encore: qu'il tient de lui-même sa certitude
et par conséquent ne requiert aucune théologie, aucune
métaphysique pour fonder son intrinsèque validité. Cette
LES SUTRAS DBS SIX SYSTÈMES 165
conviction fournit la base du système; elle lui inspire ses
thèses caractéristiques. D'abord sa conception du dharma :
ce dernier demande moins à être connu qu'à être exécuté;
nous avons affaire ici à une doctrine de karman, non de
jfiâna; les Védas n'enseignent pas, mais prescrivent; il s'agit
de se conformer à leur injonctions (vidhi), après avoir élucidé,
par le moyen d'une casuistique, l'exact contenu des actions
prescrites. Ensuite sa notion de Vapûrva: les Mîmâmsistes
appellent ainsi un facteur qui n'existait pas avant l'accom-
plissement d'une injonction créé par cet accomplissement et
susceptible d'entraîner des conséquences favorables ou non
à l'agent. Cette force invisible, adrsta. mais réelle, indes-
tructible, atteste une archaïque conception du karman,
presque aussi matérialiste que celle des Jainas, différant de
cette dernière comme du karman bouddhique par le fait
qu'une telle force, dans le système envisagé, ne se consume
point par maturation, ni ne se compense par un effort ascé-
tique. Aucune ascèse ne trouve place parmi les rites védiques ;
rien ne saurait dispenser de la ponctualité rituelle, ni prévaloir
sur son fidèle accomplissement. De cette inéluctabilité, le
terme d'adrsta conserve, dans d'autres systèmes, la signi-
fication de « destin ». La loi qui régit toute existence, résul-
tant de l'acte, se suffit à elle-même coniine la vérité védique.
Enfin selon ce réalisme littéraliste, les Védas durent de toute
éternité en eux-mêmes, c'est-à-dire en tant que sons, exis-
tence concevable pour un texte que les hommes se trans-
mettent par voie orale. Ces sons dont le Brahmanisme a hypos-
tasié le nom générique en réalité absolue, la Parole rituelle
ou Brahman, ce n'est pas assez de dire qu'ils existent en
tant que proférés par le sacrifiateur, homme ou Dieu: ils
subsistent en tant que sons, puisque comme tels ils régissent,
ils constituent la nature entière. Il n'y a place dans cet
ordre d'idées pour aucun créateur : les divinités, s'il en
existe, comme l'admet le Véda, ne sont pas moins que
166 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
l'homme tributaires de cette seule réalité absolue, les syllabes
védiques. Aux âges classiques ce dogmatisme ritualiste et
magique se justifie par une théorie très singulière du rapport
entre les sons et leur sens : rapport non conventionnel, mais
objectif et intrinsèque. De fait, étymologiquement, l'objet
(artha), c'est la signification d'un mot. La Mîmâmsâ offre
ainsi l'exemple d'une doctrine d'immanence intégrale :
immanence de la pensée dans l'être, de l'être dans l'acte, de
l'acte dans le Verbe éternel. Les attaches du système avec
la plus ancienne tradition védico-brahmanique sont assez
étroites pour exclure ce qui fait le fond de tout autre darçana :
cette notion qu'à côté du dharma littéral il y aurait un dharma
selon l'esprit, qui consisterait en connaissance; cette notion
que l'acte est servitude et se doit transcender en délivrance.
En l'occurrence le salut n'est pas conçu comme antithétique à
la transmigration : il se réduit à rœu\T:-e pie, qui procure le
ciel. L'être n'ayant aucune relativité de phénomène, il ne
saurait être question de s'en évader, pas plus que de s'affran-
chir du rite. Exemple unique d'une doctrine de transmi-
gration sans idée de délivrance.
La connaissance ne peut être ici que servante de la
pratique religieuse. Mais de même que l'être se suffit à lui
même, la connaissance est tenue pour valable par soi {svatah-
prâmânya). «Dans la connaissance perceptive, dit le vrbti-
kâra, c'est l'objet qu'on atteint, non la connaissance » (artha-
visayâ na buddhivisayâ). Comment ne pas trouver là une
attaque directe contre les Bouddhistes ? Pour confirmer la
véracité de la connaissance aucun critère extérieur n'est
requis, ni tiré de l'être, comme supposent les réalistes, ni
emprunté de la pensée, comme l'admettent certains vijnâna-
vâdins. Seule la mémoire {smrti) dépend d'une connaissance
autre, celle qui fut jadis immédiate. Le souvenir mis à part,
la connaissance, toute pourvue de sa certitude, résulte de
LES SUTRAS DES SIX SYSTÈMES 167
quatre contacts : des sens avec l'objet et ses qualités; des
sens avec le manas (sensorium commune); du manas avec
l'âme. La perception (pratyaksa) appréhende ainsi les subs-
tances (dravya), les qualités (guna), les genres (jâti). Trois
substances sont éternelles : les atomes, le temps, l'espace ;
le manas, instrument par lequel l'âme éprouve les états
psychologiques, est un atome, ce qui explique le champ si
restreint de la conscience à chaque moment. Sur ces bases
qu'admet le Bhasya de Çabara, les Mimâmsistes postérieurs
au V® siècle édifieront une physique et une épistémologie,
éloignant le système de son caractère exégétique initial.
Ce caractère essentiel avait du moins inspiré dès les
premiers textes de l'école une dialectique originale. En théo-
rie, une discussion de casuitique rituelle se déroule dans
l'ordre suivant : l^la proposition à établir, visaya ; 2» l'expres-
sion d'un doute, qui naît dans l'esprit touchant le bien-fondé
de la proposition, samcaya: 3° la thèse adverse, objection
portant à faux, pûrvapaksa; 4^ la riposte ou réfutation, utta-
rapaksa; 5» l'établissement du visaya, fondé en raison,
samgati. Ce type d'argumentation, base de la logique brah-
manique, montrait le vrai s'établissant à travers les oppo-
sitions doctrinales : il contrastait avec le raisonnement tout
négatif des Bouddhistes du ii^ siècle, mais il concordait, à la
systématisation près, avec les rudiments de dialectique
inclus dans ces autres entreprises, non moins brahmaniques,
les traités de grammaire {vyâkarana), depuis Pânini (iv^ siè-
cle avant Jésus-Christ) jusqu'à Patanjali (ii^ siècle avant
Jésus-Christ), et les discussions d'étymologie {nirukta). En
effet interprétation du langage et interprétation des rites
ne sont qu'aspects à peine distincts de l'exégèse religieuse.
168 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
II. Le Vaiçesika. Kanada et Praçastapada.
Si nous faisons abstraction de la méthodologie exégétique
et de la casuistique rituelle, réduisant ainsi la Mïmâmsâ à
ses postulats métaphysiques, nous aboutissons à une con-
ception toute proche de celle qui fut érigée en système, vers
le même temps, sous le nom de Vaiçesika ('^). Ce terme, qui
désigne l'acquisition de l'intelligibilité par le moyen de
distinctions, de spécifications, atteste dans l'ordre spécu-
latif une attitude analogue aux discussions d' « espèces » que
soulève l'interprétation littérale des injonctions védiques.
Plus élaborée, mais en son fond presque identique va être ici la
conception du monde : ce sera un atomisme, qui se dou-
blera d'une théorie de la connaissance.
La substructure réaliste n'apparente pas moins le
Vaiçesika au Jainisme (^^). Les atomes ne sont pas, comme
pensent les Jainas, tous homogènes; ils diffèrent selon les
éléments. Mais toute réalité matérielle consiste en simples et
en complexes. Deux grandeurs minimas {paramanu), atome»
primaires, s'additionnent en atome binaire {dvymiuka);
trois binaires en atome trinaire {tryanuka). Le principe des
changements n'est point, à la lettre, dharma et adharma,
mais c'est, en un sens au fond analogue, le déterminisme
résultant des actions antérieures, l'adrsta, cette invisible
• • •
destinée que les Mimâmsistes appelaient apûrva. Lâkâça,
force qui situe les formes dans l'espace, n'est pas, comme
dans le Jainisme, un agrégat (kâya) de pradeças, car diç^
l'espace ou mieux l'ensemble des directions spatiales, est un
principe autonome (dravya); mais dans les deux systèmes
cet âkâça exerce une fonction dynamique, avant de se limiter,
dans le Vaiçesika d'après Praçastapada, au rôle du cinquième
élément, substrat du son. Dès les siitras le Vaiçesika s'oppose
LES SUTRAS DES SIX SYSTEMES 169
donc à la Mimâmsâ, en répudiant la substantialité du son,
dont il nie aussi l'éternité (II, 2, 21-37). Il admet un autre
facteur autonome (dravya), qui amène à l'existence et qui
meut les êtres, kâla, le temps, de même que diç fonde la
position relative des simultanés. Ainsi l'espace et le t^mps,
pas plus que «l'éther», ne se réduisent à milieux vides; ils
jouent le rôle de facteurs dynamiques, opérant de la con-
tinuité, introduisant des relations entre ces absolus discrets,
étrangers les uns aux autres, les atomes. Parmi ces réalités
matérielles les âmes (âtman) subsistent, ainsi que dans la
théorie jaina ; mais les Vaiçesikas comme les Mîmmâsistes
croient qu'elles ne peuvent agir et connaître que par la
coopération d'un organe atomique, le manas.
Infiniment grand, coextensif à toutes choses (vibhu),
un âtman ne perçoit les objets que par l'intermédiaire de cet
acolyte infiniment petit, aussi mobile que subtil: ainsi
s'explique la quasi-impossibilité de concevoir plusieurs
notions à la fois. Eternels tous deux, ils s'accompagnent dans
les transmigrations, car c'est son manas qui dote chaque
âtman de son individualité. Le but suprême est encore le
fruit du dliarma, mais l'œuvre pie, loin de suffire, se doit
accompagner de connaissance, grâce à laquelle l'âtman
s'éprouve distinct du corps et des choses. L'homme est délivré,
quand il cesse de s'asservir en ignorant, mais quand, tel un
yogin (IX, 1, 11-15) il est yukta par repliement sur soi et
conjonction du manas avec l'âtman. La connaissance qui
sauve, c'est de savoir discerner d'une part les va,riétés de
l'être : d'où une théorie des catégories; d'autre part les
sources authentiques de connaissance et les méthodes valides :
d'où une théorie des critères.
Dans un système objectiviste les catégories ne reposent
pas, comme chez Kant, sur les divers types du jugement, ni,
comme chez Aristote, sur les modalités de l'affirmation.
170 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
Elles présentent un classement des principales rubriques
entre lesquelles se distribuent les choses. Leur nom, carac-
téristique du Vaiçesika, est padârtha, « sens des mots »
(chinois kiu yi), mais on sous-entend qu'aux mots corres-
pondent des réalités, de sorte que classer les mots, c'est
classer les êtres. Ces rubriques sont au nombre de six. Les
trois premières : substance {dravya), qualité (guna), action
(karman) (^*), qui appartiennent à la plupart des darçanas,
concernent des objets (artha); parmi les trois dernières,
propres au système, la communauté {sâmânya), la singu-
larité (vices a) visent des relations qu'appréhende l'intel-
ligence (buddhyapeksa), tandis que la coïncidence intrin-
sèque ou inhérence (samav'àya) implique une relation réelle.
Sâmânya ne désigne point, comme on l'a cru, généralité au
sens de genre (jati), mais l'analogie, l'équivalence entre
deux substances, qualités ou actions. Viçesa, qui donne son
nom au système, connote les propriétés typiques; ce n'est
point l'individuel ni le particulier, mais le propre. Ces deux
catégories existent dans les choses, mais notre pensée les
précise. Quant à samavâya, c'est la connexion, non acci-
dentelle comme le simple contact (samyoga), mais intime,
comme dans les rapports entre les qualités et leur substance,
entre un tout et ses parties, entre un genre et ses individus ;
autant de cas où se manifeste une connexion telle que l'un
des termes appartient par essence à l'autre et coïncide avec
au moins une partie ou un aspect de son contenu. Ceci encore
est une relation de fait, mais que dégage l'abstraction.
Non moins significative de l'attitude vaiçesika est la doc-
trine des pramânas, par oii l'on entend d'ordinaire soit les
critères, soit les sources de la connaissance. L'une et l'autre
de ces versions laissent échapper l'acception stricte, qui est
mesure, au sens de jjis-pov xal xavu'v, le type parfait qui fixe la
norme en un cas donné. Ce sens s'est conservé dans les traités
LES SUTRAS DES SIX SYSTÈMES 171
d'esthétique, où le mot désigne le correction dans les pro-
portions, dans l'anatomie et dans la perspective, c'est-à-dire
la conformité à des règles prescrites à l'artiste par ses tra-
ditions (^^). La portée philosophique, toute parallèle, est :
connaissance correcte, et ne devient que par dérivation d'un
côté connaissance tout court, de l'autre correction tout
court, preuve de validité. C'est moins une faculté de connaître
que le mode congru de chaque sorte de connaissance. Et de
même que l'idéal esthétique, loin de s'extraire de l'expé-
rience, se décrète relativement à priori, la connaissance-type
atteste plutôt un idéal qu'une réalité. Les théories indiennes
de la connaissance détermineront des connaissances-types
plutôt qu'elles n'apporteront une psychologie ou une critique
de l'esprit.
Par une réflexion portant à la fois sur les Védas et sur
la nature, le Vaiçesika inaugure cette sorte de philosophie.
Rigoureusement empiriste, il n'admet que deux connaissances
valables : la perception (pratyaksa) et l'inférence (anumâna).
N'en déplaise aux Mîmâmsistes, le Véda ne possède aucune
autorité absolue (VI, 1, 1): la vérité qu'il recèle n'est déter-
minable par l'esprit qu'en un à priori tout relatif (buddhi-
pûrva) résultant de l'expérience accumulée à travers la
suite des générations humaines. Ainsi çabda, le son, ne sau-
rait passer pour un pramâna. La perception est toute con-
naissance sensible, quoique la sensation visuelle en fournisse
le type auquel on se réfère le plus souvent, ainsi qu'y invite
l'étymologie du mot pratyaksa. Elle procure à l'esprit la
notion des substances, avec leurs attributs et leurs actions,
saisies sur le vif au moment où elles s'exécutent. Toutefois
cet empirisme ne méconnaît point le rôle que peut, en cette
circonstance, jouer l'esprit : à la perception sans intervention
de jugement {nlrvikalpaka-p.) il oppose celle qui suscite son
ntervention (mvikalpaka-p.) — distinction qui correspond
172 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
à celle que nous faisons entre « sensation » et « perception )>.
La seconde opération implique la pensée {buddhy-npeksa) ;
mais elle ne compromet pas plus le ferme propos de tout
devoir à l'expérience, que l'a priori relatif déjà signalé. De
même l'inférence ne se présente point comme une antici-
pation du donné, à laquelle l'esprit s'autoriserait comme
possédant virtuellement l'infuse vérité. Les Vaiçesika-Sûtras
ne l'appellent même pas anumâna, mais seulement laingikam
(IX, 2, 1), interprétation d'un caractère pris pour signe
(linga) et conclusion du signe à la chose signifiée. Quand
Praçastapâda reconnaît en outre la validité de l'appréhension
des visionnaires (ârsa-siddha-darçana), il ne fait qu'incor-
porer à l'empirisme l'expérience mystique. L'inférence de
signe à chose signifiée se diversifie chez Kanâda selon que l'on
conclut de la cause à l'effet ou inversement, du contigu au con-
tigu, d'un extrême à l'autre, de la partie au tout ou inverse-
ment. L'intérêt de la théorie consiste ainsi en une classification
des diverses sortes de relations, toutes objectives: celles de
causalité, de conjonction, d'opposition, de coïncidence intrin-
sèque. Sous l'influence de l'idéalisme bouddhique, en par-
ticulier de Dignâga, Praçastapâda s'abstraira de ces divers
t3rpes de relations empiriquement constatées pour ne s'atta-
cher qu'à l'idée — qui d'après lui les résume — de conco-
mitance (sâhacarya). Sous l'influence tant du Nyâya que
des bouddhistes, il dépasse le point de vue de la connaissance-
type pour aborder le problème de la démonstration. A cet
égard il distingue l'inférence pour soi, dans laquelle on n'expli-
cite pas les diverses prémisses, et l'inférence que l'on met en
forme pour autrui, afin de le convaincre, — sor.te d' anumâna
qui ressemble davantage au syllogisme. Enfin il précise la
valeur du moyen terme, comme intermédiaire entre le signe
et la chose signifiée : son système pose donc et résout des
problèmes strictement logiques dont Kanâda n'avait tout au
plus que le pressentiment.
LES SUTRAS DES SIX SYSTEMES 173
IIL Le Samkhya d'Içvarakrsna
A la différence de l'exégèse brahmanique et du positi-
visme vaiçesika, le Sârrikhya apparaît comme un essor de
pure spéculation; de fait c'est l'un des darçanas qui se mettent
le mieux en parallèle avec les métaphysiques européennes
f**). Cependant nous ne le comprendrons tel qu'il le faut
saisir, qu'en le rattachant de façon étroite à ce réalisme pri-
mitif dont Jainas, Mimâmsistes et Vaiçesikas, sans compter
les Cârvâkas, fournissent des expressions non pas passagères,
mais permanentes. En considération de l'anomalie signalée,
nous tiendrons les kârikâs (vers didactiques) d'Içvarakrsna
pour le plus ancien texte exclusivement sâmkhya qui nons
soit accessible. La date de ce texte demeure incertaine; mais
il fut l'objet d'une version chinoise par Paramârtha qui en
546 l'introduisit en Chine, et une tradition de ce pays
situe au temps de Vasubandhu, c'est-à-dire vers 350, un cer-
tain Vindhyavâsa, autre nom, semble-t-il, d'içvaralo'sna. Ce
premier document ne doit d'ailleurs point se séparer de toute
une documentation diffuse qui abonde, sur le Sâmkhya,
dans les épopées comme dans les purânas.
L'indianiste qui s'appliqua avec le plus d'assiduité à la
pensée sâmkhya, Garbe, fut toujours tenté de soutenir que ce
système s'est maintenu presque sans transformation à tra-
vers l'histoire; pareille conviction advint à Deussen quant au
Védânta. Un progrès dans l'examen des documents prouve
au contraire que ces doctrines, malgré leur quasi- pérennité,
en dépit de la foroe de tradition qui retient d'innover les
esprits hindous, n'ont cessé d'évoluer au cours des
temps. Les sources du Sâmkhya se trouvent dans les Upa-
nisads, où abondent les essais d'énumérer — d'où le terme
de Sâmkhya, théorie de l'énumération — les différents
principes constitutifs de la nature, dans l'ordre de leur subor-
174 fflSTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
dination. Des raisonnements de ce genre se révèlent, par leur
époque comme par leur contexture, tout proches de cette
chaîne des douze nidânas qui fut la base théorique du Boud-
dhisme. Celui qui se rencontre dans la Katha (III, 10-11)
apparaît comme un prototype du futur Sâmkhya : « I3
manas est inférieur à la buddhi, la buddhi inférieure au
grand âtman, le grand âtman inférieur à l'avyaktam (iné-
volué), l'avyaktam inférieur au Purusa (Esprit) ». Cette
prééminence du Purusa, contrebalancée dans le plus vieux
brahmanisme par la tendance à hypostasier en absolu le
Brahman, pouvait cependant revendiquer de fort anciens
titres à la créance : l'un des derniers hymnes du Rgvéda
n'avait-il pas tenu le Purusa, l'homme cosmique, pour la
première victime, et à vrai dire pour l'unique, l'éternel
sacrifice ? C'est la réflexion ultérieure à celle des Brahmanas,
•
c'est l'époque des Upanisads qui volontiers oublie cette
antique notion et la remplace par celle d' âtman. Une autre
théorie essentielle du Sâmkhya, la distinction de trois fac-
teurs constitutifs de l'existence physique, gunas, se trouve
annoncée dès la CKândogya Up. (VI, 4), qui de toutes choses
admet trois formes; précisée dans la Maitri (III, 5; V, 2),
cette doctrine prend dans la Çvetâçvatara un aspect carac-
téristique : les gunas y sont rattachés non plus, comme
dans le texte précédent, à la nature, mais au principe divin
(deva) (I, 3) et aussitôt après (4) une allusion directe est
faite au Sâmkhya, doctrine des cinquante modalités d'exis-
tence (bhâva). Enfin la Maitri (VI, 10) fait présager le dogme
capital du Sâmkhya en opposant au Purusa la nature, déjà
dénommée pradhâna et prakrti, sa « nourriture » et sa
jouissance»; la pensée ici se spécifie à ce point de la doctrine
courante des Upanisads, que l' âtman, sous forme d'âme-
élément, bhûtâtman, ne figure qu'à titre de production de
la matière et de nourriture pour le Purusa.
LES SUTRAS DES SIX SYSTÈMES 175
Comment s'étonner dès lors que le Bouddha ait, selon
le Buddhacarita, reçu l'enseignement d'un Sâmkhya, Arâda
(^') ? Episode sans doute légendaire, car il prête à ce dernier
des doctrines plus récentes et il atteste l'intention de mon-
trer que la religion du Bouddha l'emporte sur la philosophie
brahmanique. Episode significatif pourtant, car il se peut
interpréter en aveu que le Bouddhisme se reconnaît une
dette envers le Sâmkhya. De fait, à la condition que l'on
fasse abstraction de l'Esprit absolu, la physique d'Içvara-
krsna et celle des Bouddhistes produisent de même toutes
• • • _
choses par combinaison d'éléments corrélatifs; et dans les
deux disciplines le salut exigera que l'on se reconnaisse
étranger à la nature, soit en isolant la pure spiritualité, soit
en dissociant la trame du relatif pour obtenir le nirvâaa.
Selon toute vraisemblance le Sâmkhya se cherchait quand
s'élaborait la foi nouvelle, mais il ne s'était pas encore trouvé,
faute d'avoir déjà précisé la relation qui devait s'établir
entre les deux principes fondamentaux du système, peut-être
d'inspiration différente et à coup sûr disparates : l'opposition
métaphysique entre l'Esprit et la matière, l'explication physi-
que de la matière par des composants, somme toute analogues
aux atomes qualitatifs des Jainas, des Mimâmsistes et des
Vaiçesikas.
La phase «épique» du Sâmkhya représente non pas,
comme l'a cru Jacobi, une première déformation de la doc-
trine classique, mais un stade encore préliminaire (^*).
Qu'une philosophie de ce nom existe déjà bien individualisée,
nous n'en saurions douter; trop nombreuses, trop explicites
sont les allusions qui s'y réfèrent à travers le Mahâbharata,
surtout aux livres V, VI, XII et XIV. Mais certes le Sâm-
khya d'alors se voit interpréter dans l'épopée de façon ten-
dancieuse, soit pour qu'il s'adapte aux dogmes brahmaniques,
soit pour qu'il s'accommode aux religions sectaires : telle est
ITt) HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENXE
la part de vérité de l'avis de Jacobi. Par malheur nous ne
disposons d'aucun document impartial pour préciser l'authen-
tique Sârnkhya du premier siècle avant ou du premier siècle
après notre ère. Lorsque Krsna révèle, dans la Gitâ, le secret
de sa théophanie, et se déclare l'auteur intentionnel de son
propre déguisement sous les apparences de la nature, parle-
t-il en divinité des religions populaires ou selon l'orthodoxie
Sârnkhya ? Ce « mystère » rappelle les assertions de la Çve-
tâçvatara (IV, 10), qui assimile prakrti à mâyâ et admet que
le divin dispose à sa guise des gunas. Mais il n'y a pas là de
quoi établir qu'avant de devenir dualiste le Sâmkhya fut
moniste; et si l'on postule que son aspect moniste lui est
donné par l'inspiration sectaire, on confine à l'opinion du
savant exégète. Les thèses plus simplistes d'un Garbe, d'un
Dahlmann, d'un Deussen fouillent plus profondément ce
problème, relatif à l'un des carrefours essentiels de l'his-
toire de la pensée indienne; plus averti et plus prudent,
Oldenberg recherche de la documentation et s'abstient
d'h5rpothèses. En suivant non son argumentation, mais son
exemple, nous remarquerons que l'épopée manifeste par trop
d'indices ses intentions conciliatrices, pour que nous atten-
dions d'elle ces renseignements tout à ait objectifs; les infor-
mations dont elle abonde sont précieuses, mais suspectes.
Nous n'en voulons pour preuve que son insistance à soutenir,
au mépris sans doute de la vérité littérale, l'équivalence du
Sâmkhya et du Yoga. Sauf dans l'hypothèse invraisem-
blable d'une harmonie préétablie, une doctrine spéculative
ne saurait coïncider avec une simple pratique (VI, 27, 3 :
jiîânayogena sârnkhyânârn karmayogena yoginâm); une fois
au moins perce l'aveu que ces deux disciples luttaient pour
la prépondérance (XII, 301, 1); un parti pris d'éclectisme peut
donc seul faire proclamer leur identité. Or nous constaterons,
en examinant l'histoire du Yoga, et que ce système apparaît,
lui aussi, dans l'épopée affublé de singuliers revêtements,
LEvS SUTRAS DES SIX SYSTËiVIES 177
et qu'au lieu que Sâmkhya et Yoga s'accordent dans le
théisme, leur seul point de contact originel doit être leur
athéisme (^^). Par contre l'adaptation réciproque des deux
systèmes ne devient qu'à l'époque médiévale un fait avéré.
Nous croyons donc qu'une élémentaire circonspection pres-
crit de ne demander au Mahâbhârata, relativement à la
forme authentique du Sâmkhya, que des renseignements
fragmentaires, non une interprétation générale, car l'inter-
prétation d'ensemble y est faussée par l'incontestable in-
fluence des cultes sectaires, et selon toute vraisemblance par
la contagion de notions mahâyânistes et védântiques. La
parenté du Sâmkhya épique et du Sâmkhya des Purânas,
surtout des Confessions visnuites, par exemple des Pânoa-
râtrins que fait connaître VAhirbudhnyasamhitâ ; l'usage
dans la Gïtâ d'un terme comme celui de brahmanirvâna et
l'analogie entre la fantasmagorie de Krsna et la mâyâ védan-
tique ou le nirmânakâya d'Açvaghosa : autant de données
irrécusables.
Sans doute est-ce parmi ces influences multiples que
s'élabora le Sâmkhya classique, celui ses Kârikâs. Les
protagonistes de la doctrine, vénérés par des adeptes comme
ont pu l'être les mystiques devanciers du Tathâgata ou du
Jina, ne prennent pas plus de précision historique à nos
yeux que les sages légendaires auxquels on impute les divers
sûtras. L'initiateur, Kapila, le rouge, se confond presque
avec le démiurge Hiranyagarbha, l'œuf d'or. Les second
et troisième patriarches, Asuri et Pancaçikha, sont repré-
sentés par le Mahâbhârata connue des théoriciens du Brahman
plutôt que du Purusa et de la prakrti; et ceci ne s'accorde
guère avec une tradition chinoise qui fait du troisième l'an-
teur du Sastitantra, par où il faut, semble-t-il, entendre
moins un ouvrage en 60.000 çlokas, qu'un système énu-
mérant 60 principes, variante du Sâmkhya. L'ouvrage, s'il
12
178 HISTOIRE DE LA. PHILOSOPHIE INDIEXNE
exista, serait plutôt d'un certain Vârsaganya. En tout cas, le
Mahâbhârata mis à part, nous ne trouvons de document de
quelque étendue sur notre darçana, entre l'époque des
Upanisads et la rédaction des kârikâs, que dans la samhitâ
de Caraka qui, médecin de l'empereur Kaniska, relève du
i*^ siècle {^^). L'aspect matérialiste du Sâmkhya qu'il nous
présente tient peut-être à 1' «équation personnelle» d'un
physiologiste; mais il n'atteste que mieux la parenté, au
moins sous un certain biais, de cette philosophie avec celle
des matérialistes ambiants ou antérieurs. Ici purusa, syno-
nyme de cetanâ, ne figure que comme un élément, juxtaposé à
l'âkâça et aux quatre autres; ou bien il manque à l'énuméra-
tion des vingt-quatre principes, que nous allons citer tout à
l'heure. Le rôle du manas dans la connaissance empirique
concorde avec celui qu'il joue dans le Vaiçesika.
Si maintenant nous prenons pour point de départ du
Sâmkhya classique les kârikâs, nous y trouvons des carac-
tères dont la doctrine ne se départira point, et qui jusqu'alors
n'avaient pas été définitivement admis : l'opposition radi-
cale entre purusa et prakrti, réels l'un et l'autre, c'est-à-dire
un dualisme; — une pluralité sans fin de purusas, tandis
qu'au contraire la matière ne s'individualise que d'une
façon toute relative en des corps particuliers, c'est-à-dire
un spiritualisme pluraliste ; — une théorie à la fois physique
et psychologique de la nature, particulièrement des trois
gunas, qui ne concerne en rien l'esprit pur: c'est-à-dire une
théorie matérialiste du monde empirique; — une doctrine du
salut très originale, aussi différente du piétisme sectaire que
du matérialisme métaphysique.
Le dualisme de la théorie classique contraste avec le
monisme du Sâmkhya épique, dans lequel la nature n'était
qu'une fantasmagorie de l'absolu. Selon l'antique opposition
de l'objet et du sujet (ksetra, le champ; ksetrajna, le connais-
LES SUTRAS DBS SIX SYSTEMES 179
seur du champ), en face de la nature il y a un principe sus-
ceptible d'en jouir (bhoktar), parce qu'il est pure connaissance.
L'objet n'est pas seulement « nourriture», matière de « jouis-
sance»; il est activité, tandis que le contemplateur est sans
action comme sans passion. Pour l'Inde entière, permanence
et activité s'excluent: seule donc la nature est agent (kartar).
D'où la comparaison de l'Esprit avec un potentat aux yeux
duquel évolue, dans la seule intention de se donner en spec-
tacle, une danseuse; quand le monarque a fini d'apprécier ses
grâces, elle se retire, satisfaite à cette pensée : «il m'a vue».
Tel sera désormais, le rôle de la nature. Mais le mot de prakrti
demeure significatif de notions archaïques: d'abord il est
féminin, tandis que le purusa est le Mâle; en outre il veut
dire à la lettre: la fabriquée, indice que la nature fut d'abord
tenue pour l'œuvre ou la manifestation de l'Esprit. Le terme
quasi-synonyme de pradhânam, neutre et abstrait, désigne
l'objet absolu sans ces traits pittoresques, pleins d'ensei-
gnement pour l'histoire des idées.
Dans les textes épiques l'attention se concentre sur un
seul Purusa, Visnu ; les autres ne méritent le même nom que
par participation à lui. Il n'en va plus de même dans la doc-
trine définitive. N'en concluons pas ce paradoxe, que l'indi-
vidualité ait une valeur absolue; au contraire les différents
esprits ne méritent d'exister à l'infini, qu'en tant qu'ils
témoignent de la pure spiritualité, non pas certes comme per-
sonnalités contingentes, toute spécificité relevant de la
matière. La multiplicité des purusas procède de la même
mentalité qui multiplia sans fin bouddhas et bodhisattvas.
De moindre importance est le pluralisme matérialiste, qui
se fonde sur des m.élanges indéfiniment variables des trois
constituants universels.
Ces trois constituants, les gunas, représentent le con-
tenu de la notion de nature (^"'). Comms les dharmas boud-
180 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
dhiques, ils offrant une double face, physique et psychique.
Le mot guna, qui ne connote pas, dans ce darçana, des qua-
lités par opposition à des substances, fait allusion à la partie
comme composante d'un tout : ils constituent la prakrti à
la façon dont trois fils, s'entrecroisant, font une corde. Le
saltva est clair, léger ; par sa subtilité, sa luminosité, il se
révèle de nature intellectuelle. Le rajas est agitation, tant
comme mouvement que comme passion; le pessimisme
latent du système y trouve foncièrement de la douleur. Le
tamas est fixité, rigidité; aussi obscurité; il s'oppose au sattva
comme les ténèbres à la lumière, comme l'ignorance à la
lucidité. Le rajas joue ainsi le rôle d'un intermédiaire, comme
l'énergie (pravrtti) tient le milieu entre l'immutabilité du
pur éclat (prakâça) et l'obstruction (niyama) de la lourde
opacité. Toute chose naturelle se compose de ces trois fac-
teurs, dont les différentes combinaisons expliquent subs-
tances et attributs. Le point de départ de l'existence ma-
térielle est donc l'équilibre parfait des gunas; cet état, que
le Sœmkhya-pravacayia-bhâsya (I, 61) appellera, au sens
strict, prakrti, et qui communément porte le nom de mûla-
prakrti, la nature originelle, exclut donc la réalisation en
fait d'une chose quelconque. Voilà l' inévolué, avyaktani.
Dès que se rompt cette compensation réciproque des trois
facteurs, le monde physique et mental s'édifie. L'évolué
— vyaktam — comprend la diversité façonnée (vilo-ti, nature
naturée) et la diversité façonnante (vikâra). Le «grand»,
mahat — rappelons-nous le mahâtman upanisadique, — appa-
raît, qui suscite Vahamkara (le faiseur du moi), agent d'indi-
vidualité; ce dernier produit à son tour les tanniâtra, élé-
ments subtils (sîîksma), c'est-à-dire non mixtes : son contact,
forme, goût, odeur. Voilà les sept vikrtis, dont le dévelop-
pement, inauguré par une prépondérance de sattva, dans
la confection du mahat ou buddhi, nature pourvue de pro-
priétés quasi-intellectuelles, accorde une place croissante
LES SUTRAS DES SIX SYSTEMES 181
aux autres gunas. Dans une autre série évolutive, celle des
seize vikâras, le tamas l'emporte dès le début : ainsi se
forment les cinq organes intellectuels (buddhindriya ou
jnânendriya) : ouïe, toucher, vue, goût, odorat; les cinq
organes actifs (karmendriya) : voix, pieds, mains, organes
d'évacuation et de génération; le manas; enfin cinq élé-
ments grossiers résultant du mélange des tanmâtra : éther
(âkâça), vent, feu, eau, terre. 1 (mûlaprakrti) -f 7 + 16=24 et,
si l'on ajoute le purusa, extérieur à cette évolution, 25; cette
énumération est tout le Sâmkhya.
Quelques explications sur l'aspect psychologique de la
matière ne seront pas inutiles. Ici comme dans le pratltya
samutpâda et dans maintes formules des Upanisads, psycho-
logie et physique s'entrelacent : de toute évidence l'Inde
n'a jamais opposé comme réalités antithétiques ces deux
faces de la nature. En revanche, ce qui dans la présente
doctrine fait l'objet de l'opposition la plus décidée, c'est
l'antagonisme conte l'Esprit absolu et les fonctions psycho-
logiques de la nature, buddhi, ahanikâra, où prédomine le
sattva fait de clarté intellectuelle, mais qui n'ont quoi que
ce soit de spirituel. Ce violent paradoxe, c'est la singularité
du système : en aucune doctrine, d'Asie ou d'Europe, ne
o' opposèrent aussi délibérément la contemplation, tenue
pour la spiritualité même, et l'intelligence perceptive ou
discursive, par destination plongée dans le donné ph;v'sique.
Une approximation de cette attitude doctrinale ne se r3n-
contrerait que chez les théoriciens de 1' « extase », qui sup-
posent, comme seul accès à la contemplation, un dépouille-
ment complet des conditions de l'intelligence ; encore con-
çoivent-ils un progrès quasi-continu de l'inférieur au supé-
rieur, tandis qu'ici les deux ordres ont pour caractère une
complète extériorité réciproque. Le moins inadéquat paral-
lèle se trouverait dans l'aristotélisme, qui explique le dyna-
182 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
inisnie naturel par l'attrait d'un voj; tout à fait trans-
cendant ; on dirait alors par métaphore que la prakrti — telle
la danseuse — aspire à charmer le souverain contemplateur,
et qu'elle iiniste, autant que faire se peut, par des opérations
discursives, la spiritualité pure. Toutefois, quoique « non
touché », l'absolu d'Aristote « touche » le monde; or en aucun
sens le Sâmkhya ne veut admettre semblable hypothèse. Et
dans la théorie grecque la raison n'est que le lieu des formes
qui, affectées de relativité, c'est-à-dire de matière, cons-
tituent les êtres; tandis que le purusa ne renferme rien de
commun avec la matière. Ainsi, quoique la nature agisse
pour l'Esprit, ce finalisme latent, seul trait d'union entre
deux ordres irréductibles, n'atténue en aucune façon la
rigoureuse antithèse dualiste.
L'ontologie du système s'accommode d'une interprétation
psychologique à l'unisson des autres doctrines indiennes.
Tous les darçanas professent que l'on ne perçoit, et même
ne connaît, qu'au moyen d'organes; effectivement le con-
templateur absolu, livré à lui-même, ne perçoit ni ne con-
naît; la vacuité de sa conscience toute formelle ressemble à ce
ni être ni non-être, le nirvana; ou à ce sur-être et sur-non-être,
l'Âtman-Brahman; ou encore à la Tathatâ mahâyâniste. Pour
que cette conscience transcendante, exempte de toute indivi-
dualité, s'appréhende elle-même, il faut qu'elle aperçoive,
réfléchie dans l'intellect, son image que d'ailleurs déforment
les agitations de la nature. A l'inverse la nature agit, mais
s'ignore, l'Esprit seul pouvant prendre conscience d'elle.
En un sens analogue, chaque système admettait que les organes,
quoique nécessaires à la connaissance, ne sauraient y parti-
ciper : l'œil ne se voit pas, etc. Bref la connaissance ne naît
qu'en fonction de ces deux pôles, le sujet et l'objet. Il s'en-
suit que les opérations auxquelles contribue particulière-
ment le sattva, ne sont à aucun degré des fonctions de l'es-
LES SUTRAS DES SIX SYSTEMES 183
prit, mais que néanmoins tout se passe comme si la nature s'y
transcendait elle-même et se haussait par leur moyen à un
semblant de spiritualité. Malgré l'hiatus infranchissable qui
sépare le purusa de la buddhi, la compréhension du sys-
tème n'offrirait aucun intérêt si l'intelligence ne préparait au
salut; il faut que la buddhi soit capable non seulement,
comme le répète l'épopée, d'énoncer ces jugements (vyava-
sâya, XII, 205, 10 ; 248, 8; 252, 11 ; 275, 17) qui président
à la vie courante, mais d'amorcer la connaissance des 24 prin-
cipes, qui aboutit à cette salvatrice vérité : l'extériorité de
l'esprit à l'égard de la nature. Le purusa, qui en droit ne
saurait être que libre, puisque, telle une fleur de lotus, rien
d'étranger ne le souille, en fait s'affranchit lorsqu'il découvre
son éternel quant à soi. L'absolu, c'est l'isolement (kaivalyam).
La pensée sâmkhya joue à tous égards un rôle mixte
dans l'ensemble de l'indianité. Elle plonge dans le plus loin-
tain passé, dont elle hérite la conception de l'intelligibilité
par classification de principes distincts; son grandiose spiri-
tualisme annonce les audaces du Grand Véhicule. Amputée
du purusa, elle coïncide, ou presque, avec le positivisme soit
bouddhique, soit vaiçesika; amputée de son réalisme maté-
rialiste, elle équivaut à la doctrine védântique. Sa notion du
salut comme restitution de l'autonomie de l'esprit, en face
d'une matière rivale et maligne, c'est la vieille conception
des Jainas. Dès l'époque du Mahabharata elle s'accommode
de la piété sectaire: elle se perpétuera, sous cette forme, à
travers le Visnuisme des Bhâgavatas, des Pâncarâtrins et le
Çivaïsme des Pâçupatas. Sans s'identifier au Yoga, la doc»-
trine qui définit l'Esprit comme détaché s'accordait en secret
avec une pratique assidue de détachement. Par ce qui reste en
elle des antiques cosmogonies, par ce qu'elle détient de com-
munauté avec les purânas, où abondent les exemples de
principes s'emboîtant les uns dans les autres, elle préconise un
184 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
type d'intelligibilité par évolution, qui dépasse les postulats
statiques des autres darçanas. Les phases alternatives de
création et de dissolution du monde équivalent à des pro-
cessions et conversions successives, sorte de marée onto-
logique oscillant de l'implicite à l'explicite et inversement;
ce n'est pas la moindre originalité du système, d'avoir pro-
fessé une sorte d'évolution cosmique des catégories.
IV. Le Yoga. Pantanjali
Nous avons déjà signalé le Yoga comme l'un des fac-
teurs du Brahmanisme, puis comme ayant exercé une
influence constante sur le Bouddhisme, tout à fait pré-
pondérante sur l'école Yogâcâra. Il n'est guère dans
l'Inde de doctrine philosophique ou religieuse qui ne se
soit, au moins occasionnellement, associée à quelque aspec
du Yoga. Mais on ne désigne pas simplement de ce nom
une ascèse psycho-physiologique, susceptible de s'adapter
à maintes théories spéculatives, par exemple au Sâmkhya,
comme en fait foi la littérature épique ou purânique; les
exercices de Yoga suscitèrent un système distinct, un dar-
çana dont les sûtras sont attribués à un certain Patanjali et
le Bhâsya à Vj'^âsa. Le premier de ces textes ne saurait
remonter au delà de la fin du iv* siècle, car il critique (III,
14-15; IV, 14-21) la doctrine de Vasubandhu devenu idéaliste;
on le situerait avec vraisemblance entre 400 et 450. C''est
dire que Patanjali son auteur ne saurait être le grammairien
de ce nom, qui vivait au ii^ siècle avant notre ère. Le Bhâsya,
que l'on a placé sous l'invocation de Vyâsa, est une œuvre
de rédaction plus récente que la période envisagée : son tra-
ducteur, Woods, le place entre 650 et 850, et Garbe l'attribue
au VII* siècle. Ainsi, à ne considérer même que les sûtras, le
LES SUTEAS DES SIX SYSTEMES 185
darçana du Yoga est d'une époque notablement postérieure
à la fixation de la pensée des darçanas jusqu'ici examinés C"^).
L'analyse de la doctrine sous sa plus ancienne forme
systématique, chez Patanjali, confirme ces indications chro-
nologiques. Quoique la discipline Yoga soit aussi ancienne
que l'Inde, les spéculations que renferment les sûtras, en
majeure partie empruntées au Sâmkhya, ne se comprennent
qu'en fonction de la kârikâ. Même admission de trois pra-
mânas : perception, inférence, autorité (âptavâkyam). Même
conception des gunas, principes de la nature matérielle comme
de la vie psychique. Même idée du pu rusa extérieur à la
prakrti et trouvant son affranchissement dans la remarque
de cette extériorité, alors qu'au contraire il trouve la servi-
tude en sa pseudo-collaboration avec la nature. Signalons
aussitôt les principales différences : un bien moindre rôle
de la buddhi, une importance capitale de citta, la pensée
empirique ; aucune allusion à l'aharnkâra, 1' « égoïsme »
portant ici le nom d'asmitâ; aucune attention accordée aux
sens et à leurs objets, donc aucune théorie des tanmâtra, des
indriyas, des éléments; seulement les expressions de subtil
(sûksma) et de grossier (sthûla) ; an emploi unique du terme
de vyakta (IV, 13), mais aucun usage du concept d'avyaktam.
L'énumération des principes cosmiques et leur emboîtement
n'apparaissent pas dans notre texte. La plupart de ces difié-
rences tiennent au manque d'intérêt que porte le système à
la cosmologie, contre-partie de son application à l'ascèse
psychologique. La mention de paramânu, en antithèse de
parama-m.ahattva (I, 40) n'éveille sans doute que l'idée de
Finfiniment petit opposé à l'infiniment grand, sans signifier
une adhésion à l'atomisme. Somme toute les divergences, s'il
en existe, entre Yogins et Sâmkhyas, sont minimes en ce qui
concerne soit la métaphysique, soit la physique.
La réfutation de l'idéalisme bouddhique atteste mieux
encore une rédaction tardive. Il semble que la secte ait éprouvé
180 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
le désir de préciser ses propres convictions en répudiant celles
des Bouddhistes qui prétendaient, quoiqu'ils rejetassent
l'autorité des Védas, quoiqu'ils niassent la réalité du monde
extérieur, demeurer des Yogins. Sur le premier point, peut-
être les Yogins orthodoxes n'eussent-ils guère protesté; car
jamais une suture bien étroite ne s'établit entre l'héritage
védique et les pratiques du Yoga : nous avons constaté
que le plus brahmanique des darçanas, la Mîniâmsâ, semble
à l'antipode même de l'ascétisme. Mais sur le second point
la secte s'insurgea ; elle partageait la foi réaliste en l'objec-
tivité du monde qui animait Jainas, Vaiçesikas, Mîmâmsakas,
Sârnkhyas ; comment aurait-elle pu prescrire le détachement,
si, la nature n'existant pas, l'attachement à ses prestiges n'eût
point été une réalité ? Toute l'énergie déployée pour « isoler »
l'esprit suppose l'existence de trop certains obstacles à cet
isolement. L'ambition de se doter de pouvoirs exceptionnels
sur la nature prouve que l'on croit à l'objectif et qu'on lui
attribue un prix. Les négateurs de l'objectivité, nirâlam-
banavâdins, un Asaiiga, un Vasubandhu, quoiqu'ils se
flattent de mener une vie de Yogin, yogâcârya, sont de
faux frères. D'où l'argumentation de IV, 14-21 (et peut-être
de III, 14-15), où la doctrine qui admet non des choses, mais
seulement des idées (vijnaptimâtra), se trouve dénoncée
comme erronée. Il faut bien, dit-on, que l'objet existe, puis-
qu'il provoque chez des sujets distincts différentes impres-
sions (IV, 15); puisqu'on ne saurait admettre qu'il disparaît
quand on ne le perçoit pas (16); puisque le citta ne peut agir
sans être affecté (17); puisqu'enfin, si des idées tenaient lieu
d'objets, il faudrait des idées d'idées, à l'infini, pour expliquer
la perception (21).
A un troisième point de vue les sûtras apparaissent
d'assez basse époque. L'influence du Yoga épique est mani-
feste. Selon toute vraisemblance elle explique l'introduction
LES SUTRAS DES SIX SYSTÈMES 187
dans la doctrine d'une dévotion théiste, car le Yoga primitif
s'efforçait à la délivrance sans le secours d'aucune divinité;
les contes fourmillent même d'exemples où des dieux jalou-
sent la puissance sans égale qu'acquiert l'ascète par la tension
de sa volonté. Désormais un Seigneur, Içvara, se trouve
incorporé à l'ordre objectif que reconnaissent les Yogins, mais
c'est une âme particulière, pui'usaviçesa (I, 24) dont la
vénération et l'appui sont salutaires, ce n'est point, ni spécia-
lement, ni exclusivement, le Purusa qu'il s'agit d'à isoler ».
Celui-ci c'est le nôtre, qui, certes, une fois « isolé », vaudra
celui d'un Dieu. Le culte n'importe donc que comme propé-
deutique ou adjuvant; tant s'en faut qu'il se confonde, comme
dans la GitTi, avec la connaissance. Yoga, dorénavant, comme
aux lointaines origines, signifie non «union à l'absolu»,
fusion en Dieu, mais contention d'un esprit qui, pour s'être
recueilli, se possède. Les traces d'une protestation contre
l'influence sectaire n'apparaissent donc pas moins nettes que
cette influence même, dans un théisme certes nouveau et
définitivement admis, mais restreint et subordonné.
Ayant ainsi tenté de replacer dans leur milieu les Yoga
Sûtras, nous nous sommes préparés à rechercher le sens de
leur contenu. C'est une discipline intérieure qui vise à obte-
nir, par une contrainte exercée sur notre individualité empi-
rique, la même sorte d'absolu que le Sâmkhya définissait
comme appartenant à l'esprit et précisait par voie toute
spéculative. Dans cette mesure se justifie l'assertion trop
générale et abstraite du Mahâbhârata, qui répète sous
tant de formes diverses l'accord quasi-éternel entre cette
réflexion, le Sâmkhya, et cette pratique, le Yoga.
Le point de départ consiste à s'abstraire du sensible et
pour ainsi dire à rétracter ses sens, comme la tortue ramène
sous sa carapace les organes qui la mettent en relation avec
l'extérieur. Cette condition préalable une fois obtenue, c'est
188 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
sur l'organe pensant, le citta, que va se porter l'effort pour
détourner de la vie les fonctions vitales. Ce citta se trouve,
spontanément, agité d'incohérente façon par des jugements,
vrais ou faux (pramâna, viparyaj^a), des fantaisies (vikalpa),
des rêves (nidrâ), des souvenirs (smrti). Ces éléments troubles
résultent de l'influence persistante de nos actes antérieurs
(samskâras) : cette fatalité, qui est la loi de l'acte, ne com-
porte que calamité (kleça). Pour contrecarrer ces effets de la
nature, il faut certes connaître que ce sont de simples effets de
la nature ; ici coïncide la doctrine avec celle du Sâmkhya.
Mais ce savoir ne s'acquiert qu'au prix d'un changement
radical dans la façon de vivre. Toutes ces modalités (vrtti)
de la pensée empirique, il les faut élaguer (citta^T-ttinirodha).
Après cette purification encore préliminaire il faut s'exercer
à la concentration, d'abord en absorbant l'attention sur un
objet, quel qu'il soit : ainsi se suspendent inémoire et ima-
gination; ainsi la pensée empirique se confond avec son
objet. Si elle fonctionne encore, c'est mécaniquement et
dans d'étroites limites. Cette méditation est le dhyTma, dont
nous avons noté l'usage fait par les Bouddhistes des deux
Véhicules. Elle aboutit à cet apogé3 du recueillement,
samadhi, où s'acquiert l'inconscience (asamprajnâta s., I, 18),
après que la sapience (prajnâ) ait été obtenue, chemin faisant.
Le terme n'est pas la science, mais la réalisation de l'absolu
dans le kaivalyam ; toutefois la flamme de la connaissance
(jnânadipti II, 28) a joué ce rôle décisif, de brûler les semences
(bija) des actes encore éloignés de la maturité, — application
de la vieille notion]^ brahmanique de l'ascétisme imaginé
comme un feu, tapas. Le yogin, par le processus même qui
dégagea de toute compromission l'intégrité de son esprit, a
gagné du même coup, d'ailleurs pour la dépasser aussitôt,
en même temps que l'omniscience, l'omnipotence. Les dis-
tances de temps, d'espace, n'existent plus pour lui; il peut
LES StTTRAS DES SIX SYSTEMES 189
revêtir des formes diverses; l'ubiquité, la lévitation et autres
capacités miraculeuses attestent sa maîtrise de la nature
entière. Il n'a pu s'installer dans sa propre autonomie sans
devenir libre vis-à-vis de l'univers.
C^tte prestigieuse vocation de l'ascèse concilie non pas,
cette fois, dans la fragilité d'un système théorique, mais en
une expérience vécue, de très primitives pratiques avec les
plus vastes ambitions de spiritualité. Sous les apparences du
renoncement elle cache l'immense orgueil de posséder la
nature sans en être possédé, puis de se réaliser soi-même en un
splendide isolement. La même discipline, exercée par des
saints de médiocre envergure, aboutit à la simple catalepsie,
arrêt de la vie dans une attitude figée, monoïdéisme anéan-
tissant la pensée ; exercée par de puissants esprits, suggère à
un Asanga ses amples synthèses. Parmi les recettes du
Yogin, la gymnastique des souffles (prânâyama) (^"^), non
moins connue de la Chine taoiste que de l'Inde, voisine avec
l'extase métaphysique, et les postures corporelles n'inter-
viennent pas moins que les règles morales. De vieilles sug-
gestions magiques affleurent dans la prétention de conquérir
du même coup le macrocosme et le microcosme, les puis-
sances naturelles n'étant, comme l'avaient proclamé les
Upanisads, que le prolongement des forces vitales. Comme
pratique et comme méthode, le Yoga pouvait s'imposer à
l'Inde entière, à quelque époque et en quelque milieu que ce
fût. Les Yoga sûtras ne font que codifier, dans le langage
d'un certain temps et d'une certaine école, des principes
aussi vivants lors de la composition des Brâhmanas qu'à
l'époque tantrique, et qui ne séduisirent pas moins Jainas
ou Bouddhistes qu'orthodoxes brahmaniques.
190 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
V. Le Nyaya. Gautama et Vatsyayana
Le Nyâj^a (^"'') s'adapta au Vaiçesika comme le Yoga
ail Sâmkhya; en ce sens que visant des résultats pratiques, à
obtenir par une méthode spéciale : la technique du raison-
nement, — il s'appropria la physique du darçana antécédent.
Cette accommodation se manifeste dès le début, car les Nyâya
sûtras exposent des thèses vaiçesikas ; et partisans comme
adversaires de la doctrine confondirent volontiers les thèses
des deux darçanas. Toutefois, si de telles métaphores sont
licites en l'occurrence, il y eut longtemps parasitisme plutôt
que symbiose : les Naij^âyikas utilisèrent les thèses des
Vaiçesikas beaucoup plus que ces derniers n'utilisèrent celles
des premiers. La fusion n'est complète qu'au xi^ siècle, à
partir de la Saptapadârthi de Çivâditya. Quoiqu'il connaisse
la doctrine de Kanâda, Gautama, dans son livre III, jette
les bases d'une théorie physique ; celle-ci ressemblant à celle-là,
ne fût-ce que par l'atomisme et par l'explication de la for-
mation du inonde, on doit supposer qu'il a voulu parfaire le
système de son devancier. Sur les sophismes il propose une
théorie autre, et plus complexe. En ce qui concerne l'épis-
téinologie, qui accapare l'intérêt dans les NyTîya sûtras,
plus encore que dans les Vaiçesika sûtras, chaque darçana
témoigne de préoccupations distinctes.
La date approximative des Nyaya sûtras se localise
entre le ii^ siècle, époque des Vaiçesika sûtras, et 260, époque
de Harivarman qui, comme d'ailleurs Aryadeva, connaît le
système de Gautama. Les NyTîya, sûtras renfermant une
critique non seulement des çûnyavâdins, mais des vijnâna-
vâdins (liv. TV), il convient de les situer vers le milieu du
iii^ siècle, en un temps où quelque devancier d'Asanga et de
Vasubandhu avait déjà interprété en un sens idéaliste le
LES SUTRAS DES SIX SYSTEMES 191
nirâlambanavâda de Nâgârjuna (^°^). Quant au commen-
taire de Vatsyâyana, il appartient, semble-t-il, à la première
moitié du v^ siècle; en tout cas il précède Dignâga.
Les sûtras du Nyâ3^a, qui suivent un plan mieux ordonné
que ceux du Vaiçesika, indiquent dès le début le sens dialec-
tique de leur tâche par une énumération non plus de principes
naturels, mais de phases du raisonnement. Ils en comptent
seize : pramâna, le moyen de preuve; prameya, l'objet de
preuve; samçaya, le doute; prayojana, l'intention; drstânta,
l'exemple; siddhânta, la thèse; avayava, les prémisses;
tarka, la réfutation par l'absurde; nirnaya, la détermination;
vida, la discussion; jalpa, la dispute; vitandâ, la chicane;
hetvâbhâsa, le sophisme; chala, le fait de jouer sur les mots;
jâti, l'objection futile, sans consistance; nigrahasthâna, le
point faible. Ainsi se manifestent des préoccupations analo-
gues aux observations du nirukta, des Jaimini sûtras ou des
vârtika de Kâtyâyana sur les mérites ou fautes de l'argu-
mentation. Ici comme dans la Mimâmsâ, le bien suprême
dépend de la sownission aux règles formelles, non certes
l'obtention du ciel, mais, comme dans le Sâmkhya ou le
Yoga, la libération de l'esprit (apavarga) ; car disparaissent
tour à tour la fausse connaissance (mithyâjnâna), les vices
(dosa), la tentation d'entreprendre des actes (pravrtti), la nais-
sance (janma), la douleur. Comment ne pas reconnaître là un
raccourci de l'argument bouddhique des douze conditions,
qui achemine de l'ignorance à la douleur ? et dans une doc-
trine du salut par délivrance de la transmigration, l'appli-
cation de la méthode mimâmsiste qui cherchait en une saine
interprétation du Véda le secret du mérite religieux conçu
de façon utilitaire ?
Les pramânas du Nyâya sont, outre la perception et
l'inférence, l'analogie (upamâna) — connaissance d'une
chose par ressemblance à une autre déjà connue — et le
192 HISTOIRK DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
témoignage (çabda), en particulier l'autorité de la révé-
lation. Ce dernier critère concorde avec l'âptavacana (parole
autorisée) du Sâmkhya. L'anumâna conclut soit de la cause
à l'effet (pûrvavat), soit inversement (çesavat), soit de carac-
tères communs (sâmânyato drstam — sorte de pressenti-
ment de la méthode de concordance chez Stuart Mill.
Les conditions de la perception correcte - « une con-
naissance déterminée, non contredite, non associée à des
mots, et résultant du contact des sens avec des objets » —
posent des questions de psychologie. En face des choses,
tenues pour aussi réelles que dans le Vaiçesika, se dresse
le sujet, pourvu d'un corps, de sens, d'un « sens commun »
(nianas), d'un intellect (buddhi), d'une âme (âtman). Le ma-
nas, ici encore, est atomique, et s'interpose entre le sujet et
l'objet. Pour que la perception ait lieu, il faut donc qu'il
transmette à la buddhi ce que lui firent parvenir les sens —
et enfin que la buddhi en informe l' âtman. Dans cette con-
ception voisinent le manas du Vaiçesika et la buddhi du
Sâmkhya ; mais l' âtman, loin de résider en une transcen-
dance comme celle qu'admet ce dernier système en faveur du
Purusa, est répandu dans le corps entier: il ne peut cepen-
dant rien connaître que par ses organes, buddhi et manas.
Quoique l' âtman possède des qualités, à la différence du
Purusa du Sâmkhya, il ne possède la connaissance en acte
que moyennant la coopération du manas : ceci est commun
aux deux darçanas, que l'âme non empirique (âtman ou
purusa), pour passera l'acte, a besoin du concours de l'esprit
empirique (manas), et qu'à cette condition se produit, au
sens propre, la connaissance (buddhi). Par contre, ici comme
là, le salut requiert une séparation définitive de ces deux
facteurs, tandis que le Vaiçesika préconisait une intégration
ultime du manas à l'âtman. Divergences futiles, à notre
^vis d'Européens; distinctions capitales pour la pensée
LES SUTEAS DES SIX SYSTÈMES 193
indigène toujours soucieuse d'épier les conditions possibles
de la délivrance, si variables à travers la diversité des sys-
tèmes; et preuve que des doctrines en apparence positivistes
tendent, comme les métaphysiques, à une fin transcendante.
La question de la validité de l'inférence amena les
Naiyâyikas à ébaucher une logique formelle. Ils héritent,
à cet égard, non seulement des observations faites par les
grammairiens ou les exégètes religieux, mais de la spécu-
lation upanisadique sur l'âtman, investigation que le Mahâ-
bhârata dénomme ânviksiki; de la dialectique selon la cau-
salité, hetuçâstra, promue surtout par les bouddhistes; de
la contre -épreuve raisonnante, tarka, l'un des artifices du
Yoga {^^). Par la convergence de ces influences, le terme
de nyâya, d'abord synonyme de mïmâmsa, recherche exégè-
tique, prend la valeur abstraite de « logique ». Le mot conno-
tera dès lors une théorie du raisonnement, qui s'isole volon-
tiers de la théorie mixte, tant vaiçesika que naiyâyika, des
pramânas, quoique l'étude nouvelle soit, en fait, la technique
de l'anumâna. Le fait est que les Jainas conçurent un raison-
nement à dix membres, les Naiyâyikas, peut-être par sim-
plification du précédent, un argument à cinq propositions.
Laissons de côté, pour l'instant, l'argument jaina, mais
citons le type de raisonnement des Naiyâyikas :
Il y a du feu sur la montagne (pratijnâ, assertion) ;
Parce qu'il y a sur la montagne de la fumée (hetu,
raison) ;
Tout ce qui renferme de la fumée renferme du feu: par
exemple le foyer (udâharanam, exemple);
Or il en est de même ici (dans le cas de la montagne)
upanaya, application au cas particulier);
Donc il en est ainsi (nigamanam, résultat).
13
1^)4 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
Telle est la forme d'argumentation qui précéda immé-
diatement l'effort logique des Vijnânavâdins, et auquel s'op-
pose, comme une tendance idéaliste à une tendance empiriste,
la dialectique de Dignâga. Ainsi s'ouvre une rivalité d'inspi-
rations logiques dont l'histoire ultérieure nous apprendra le
dénouement.
La polémique contre les bouddhistes entreprise daiLS
les Nyâya sûtros concerne non la logique, mais l'épistémologie.
Au livre II, c'est une défense de la notion de pramâna contre
des objections mâdhyamikas: réplique mal venue d'ailleurs,
car Nâgârjuna, en dépit des Naiyâyikas qui soutiennent que
la négation implique une affirmation, avait soin de tenir
pour inconsistantes la négation comme l'affirmation. Au
livre IV, c'est une réfutation du relativisme : Gautania
(IV, 1, 48) s'attaque à l'opinion de Nâgârjuna (Madhyamika
siït. VII, 20), qu'il n'3^ a d'existence proprement dite, comme
d'ailleurs de non-existence, ni avant, ni après, ni même
pendant la production. Aucun compromis n'était concevablj
entre l'idéalisme des uns et le réalisme des autres : leur oppo-
sition dura autant que le Buddhisme ; elle marque l'un des
épisodes essentiels de la spéculation indienne. Sans prendre
pour but exprès, comme les Mimânisistes, la défense de la
tradition brahmanique, les Naiyâyikas s'en considèrent
comme des soutiens : il leur arrive ainsi de défendre l'autorité
des Védas contre les Cârvâkas (II, 1, 56-7); aussi leur hos-
tilité à la pensée bouddhique se montre-t-elle irréductible.
Vâtsyâyana, dans son Bhxisya, fait appel aux catégories
vaiçesikas, amorçant de la sorte les s^aicrétismes ultérieurs.
Mais il apporte peu d'innovations ; parfois mêm'e il rétrograde
en confondant anumâna et upamâna. Sa définition du pra-
rnâna, « ce par quoi le sujet connaît l'objet», ne se signale que
par de l'indécision. Quand il rappelle l'existence d'un rai-
sonnement à dix membres, sans doute se réfère-t-il à celui
LES SUTBAS DES SIX SYSTEMES 195
des Jainas. Il avoue avoir éprouvé de la peine à suivie l'effort
logique du texte qu'il commente.
VI. Le Védanta. Badarayana
La Miniâmsâ Seconde (Uttara), qui se donne pour un
achèvement du védisme (vedânta), non parce qu'elle en
apporterait la clef exégétique, mais en ce qu'elle fournirait
son interprétation métaphysique, partage avec la Mîmâmsâ
Première (Pûrva) l'ambition d'exprimer dans sa pureté
l'inspiration de l'authentique Brahmanisme. Plus qu'aucun
autre darçana orthodoxe, elle revendiquera la pérennité du
\Tai, dont elle croit trouver le gage dans une prétendue
conformité avec la spéculation des Upanisads; en fait elle
deviendra et demeurera jusqu'à nos jours la doctrine de
l'élite intellectuelle qui sait atteindre au travers de la lettre
jusqu'à la pensée profonde sous-jacente aux rites comme aux
symboles. Qu'une telle doctrine atteste à la fois une réaction
contre beaucoup d'éléments du milieu indien, et l'adaptation
d'idées fort anciennes à des facteurs plus récents, c'est ce
dont l'histoire nous indiquera mainte preuve; mais il faudra
renoncer au préjugé, cher à Deussen, d'un Védânta, éternel,
identique à travers toute l'évolution de l'Inde.
LesjBra/wirt Sûtras, encore appelés Védânla-Sûtra^, dont
l'auteur serait Bâdarâyana, ont dû être composés vers le
début du v^ siècle (^°^). Leur critique du Bouddhisme,
plus élaborée que celle d'aucun autre sûtra, témoigne
d'une rédaction assez tardive. Cette réfutation (II, 2,
18-32) vise d'abord le Sarvâstivâdins (18-27) ; elle
réfute la relativité des causes (19 : le pratitya samutpâda;
20 : l'instantanéité de la production); puis les nihilistes ou
les idéalistes, selon qu'on suit les suggestions de la vrtti ou
19G HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
celles du bhâsya (28-32). (^®*). Elle objecte à ceux qui ne
postulent aucun support des phénomènes (mirâlambana-
vâda) que nous percevons des objets, et que cette percep-
tion diffère du simple rêve (28) ; que sans l'existence
d'objets perçus la conscience ne serait point (30) ;
que la morne ntanéité rendrait impossible la conscience (31).
La concision, l'ambiguïté des Brahma Sidraa ne laisse
pas voir avec netteté la thèse que ces textes adoptent
à rencontre des Bouddhistes. La difficulté s'accroît si
l'on remarque, avant même la critique des hérétiques, une
acerbe réfutation des réalistes brahmaniques, plus préci-
sément des Vaiçesikas, adversaires de la théorie bouddhique ;
leur atomisme est condamné comme incompatible avec
leurs autres principes : avec la notion d'un démiurge, ou
d'un destin (adrsta) (II, 1, 12; 2, 11; 12); les atomes ne
peuvent venir en contact (13); ni être actifs, ni non-actifs
(14), etc.
De cette double critique résulte que les Védânta Sûtras
réprouvent un certain idéalisme comme un certain réalisme.
Ils puisent dans les Upanisads la conviction que tout n'existe
que dans la mesure où il est le Brahman. L'identité de notre
âme individuelle avec l'âtman absolu, lui-même identique
au Brahman, voilà le thème non pas unique, mais dominant
de ces vieux textes. Selon que les êtres passent, parce qu'ils
participent au Brahman, pour réels, ou pour irréels en tant
qu'êtres distincts, — deux opinions plutôt corrélatives qu'oppo-
sées, mais dont tantôt l'une, tantôt l'autre prédomine, — les
Upanisads comportent un réalisme ou un irréalisme. En ce
sens Bâdarâyana peut s'opposer à la fois aux Bouddhistes
parce que, niant toute substance, ils nient la substance
unique et totale, l'Âtman-Brahman; et aux Vaiçesikas parce
qu'affirmant l'être, ils le fragmentent en éléments incapables
de coopération. Bref, il y a de l'être, mais un seul être. Com-
LES SUTRAS DES SIX SYSTÈMES 197
îîient donc juger le phénomène empirique, indéfinie multipli-
cité ? Comme réel en tant que fondé en l'absolu; comme faux
(vitatha) (II, 11), inexistant (asat) si on le prend en lui-même.
De tout être il faut reconnaître qu'il est l'Etre (tat tvam asi) ;
mais l'Etre ne réside pas moins par delà l'être individualisé
ou phénomène. L'obscurité comme la fécondité des sûtras
tiennent à ce qu'ils affirment et l'immanence et la trans-
cendance de l'absolu; toute la secte pourra s'y reconnaître,
soit qu'elle verse dans l'illusionnisme, soit qu'elle trouve dans
le panthéisme, solidement garantie, l'objectivité des diverses
forines d'être.
Une telle doctrine repose sur la connaissance (jnâna).
Perception, inférence, témoignage de la révélation (çabda) :
ces trois pramânas avoués par le système ne valent qu'inter-
prétés à la lumière de la science totale. Le salut consiste
exclusivement à connaître le Brahman en tout et tout en
le Brahman. Aucun darçana ne s'oppose plus nettement à
la croyance en l'efficacité du rite, pourtant préconisée par
l'ancienne Mîmâmsâ, ou à la foi en la valeur d'une certaine
sorte de vie, par exemple l'ascétisme. Cette omnipotence de
la gnose, le Védânta la postule au même titre que le Mahâ-
yâna; rien ne ressemble autant à la science du Brahman que
la prajnâpâramitâ; car l'absolu brahmanique, ni affirmation,
ni négation, mais simplement Cela (tat), rejoint cette quid-
dité (tathatâ) qu'Açvaghosa trouvait au principe de l'exis-
tence. Les Védântins n'ont honni le Bouddhisme, toute
raison confessionnelle mise à part, que parce qu'ils s'en
éprouvaient très proches. Eux aussi professaient que l'être
empirique ne diffère de l'absolu que par l'ignorance, avidyâ,
lont il est pétri. Leur doctrine se réduisait donc à la pure
vacuité des Mâdhyamikas, s'ils n'eussent admis la légiti-
mité d'une pensée relativement exotérique, à côté de la
vérité absolue, dont le Brahman est l'a et l'o.
198 HISTOIRE DK LA rHIlA)«orHIE IXDIENXE
L'avidyâ de Bâdarâyana implique non seulement l'ab-
sence de connaissance, mais une sorte de réalité cosmique.
Ici reparaît la vieille notion de la fanstamagorie de Mitra
ou de Varuna, identique à celle de Krsna, ou encore à celle du
Nirmânakâya. L'illusion, itiâyâ, possède une réalité, puis-
qu'elle est oeuvre divine. A traduire en termes abstraits ces
expressions mythiques, on pourra dire que l'être se laisse
affecter de déterminations relatives; il devient conditionné
par l'effet de ces conditions (upâdhi). S'il existe empiriquo-
ment, non pas selon l'absolu, d'innombrables âmes indi-
viduelles, jîva, ce n'est pas qu'il y ait, comme croient les
Sâmkhyas, pluralité réelle d'esprits. Si, par suite de nos actes,
le karman accumulé constitue à l'entour de nos âmes un
corps grossier (sthûla çarîra), fait d'éléments qui composent
le corps subtil (sûksma), les différentes gaines (koça) qui
fondent la hiérarchie des fonctions physiologiques et psycho-
logiques n'ont ni plus ni moins de réalité que le monde maté-
riel, sorte de corps dont se revêt l'Atman absolu. A travers
l'ambiguïté de ses formules le Védânta apparaît ainsi le
plus simple des darçanas, puisqu'il lui suffit de vénérer en
le Brahman l'unique réalité absolue pour posséder l'omni-
science.
CHAPITRE II
L'RRE DES GRANDS COMMENTATEURS
(500-1000)
La période que nous venons de décrire présentait une
individualité assez nette. Elle marquait une vigoureuse
réaction entre le Bouddhisme, réaction qui s'opérait dans les
sens les plus différents. Ainsi la Première Mîmâmsâ se
l'ère des grands commentateurs 199
craniponnait à la mentalité du primitif Brahmanisme, alors
que la Seconde, tout en fondant l'ésotérisme orthodoxe,
acceptait beaucoup de postulats bouddhiques. Dans cette
émulation qui animait les divers facteurs de l'indianité, les
initiatives partaient souvent de l'hérésie, qui jouait à maints
égards le rôle d'un ferment. Désormais les diverses filiations
de pensée portant l'estampille de la caste sacerdotale, tou-
jours maîtresse de la culture intellectuelle, possèdent, après
une élaboration, qui dut être longue, des textes arrêtés à
jamais, qu'il y aura lieu d'approfondir ou d'étayer par des
arguments dialectiques, ou de protéger par une armature
polémique, mais non de modifier. Fière d'avoir précisé ces
systèmes en une forme définitive, susceptible par sa conden-
sation d'alimenter sans fin la discussion et l'enseignement,
l'Inde brahmanique ne conçoit plus qu'elle ait aucun pro-
grès spéculatif à promouvoir : . elle va limiter son ambition
au confornisme ritualiste et au traditionalisme philoso-
phique. La phase créatrice est close, la scolastique commence.
Les premiers com entaires, — bhâsyas de Praçasta-
pâda et de Vâtsyâyana, vrtti et bhâsya mimâmsistes, — ne
se signalent guère par l'originalité de la pensée. Ou plutôt
leur pénétration s'exerçant à déterminer le sens des sûtras,
presque toujours obscur à force de concentration, ils déployè-
rent une réflexion dont nous mesurons mal l'originalité,
faute de pouvoir comparer ses résultats à d'autres interpré-
tations, également concevables. Si les sîïtras avaient fixé des
directions à l'enseignement, ce furent les premiers commen-
taires qui fixèrent le contenu dogmatique des sûtras. Trouvant
dans leurs œuvres une base, nous apprécions davantage l'indé-
pendance relative, la contribution personnelle des grands
commentateurs qui naquirent aux cinq siècles suivants. Si
nous nous permettons une comparaison tirée de notre sco-
lastique médiévale, nous dirons que la portée des « sûtras >♦
2f)0 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
d'Aristote, d'abord circonscrite par les «bbâsyas» d'un Sim-
plicius, d'un Philopon, d'un Alexandre d'Aphrodisias, donna
lieu aux puissantes constructions d'Averroès, de Maïmonide
ou de saint Thomas.
Durant cette nouvelle période l'initiative se répartit entre
Bouddhistes et docteurs brahmaniques, l'hérésie n'en détient
plus le monopole. Toutefois elle possède encore les systèmes
qui font date, autour desquels se distribuent les penseurs de
second plan. L'époque des sûtras subissait l'ascendant de
Nâgârjuna et de Vasubandhu; celle où nous entrons va se
laisser dominer par Dignâga (2^ moitié du v^ siècle) et Dhar-
makirti (fin du vu®). Tant que soufflera l'esprit bouddhique,
il recèlera le secret des rénovations et ce secret se perdra avec
lui. Pour reprendre notre comparaison, référons-nous à
Tappauvrissement qui aurait frappé notre scolastique, une
fois réduites au silence, par suppression ou par assimilation,
les pensées juive et musulmane, dans l'hypothèse où auraient
fait défaut les éléments qui suscitèrent la « Renaissance ».
Un caractère tout extérieur paraît significatif de cette
première scolastique indienne. Le temps n'est pas encore
venu, du syncrétisme proprement dit. Pourtant on s'ache-
mine à grands pas vers l'unification des systèmes. L'adap-
tation aux tendances les plus hostiles, mais qui s'imposent,
c'est-à-dire à la libre pensée bouddhique, exige de la spécu-
lation brahmanique un effort, une souplesse qui faciliteront
l'atténuation des divergences traditionnelles à l'intérieur de
cette spéculation. Un penchant à l'unification des systèmes
orthodoxes résulte de leur commune opposition à l'hétéro-
doxie. C'est pour une large part un préjugé européen qui
nous fait douter qu'un même penseur, Gaudapâda, ait pu,
quoique védintin, commenter en toute objectivité la Sâm-
khya kârikâ. Sans contestation possible le même Vâcaspa-
timiçra composa un lucide commentaire du Sâmkhya (S.
l'ère des grands commentateurs 201
tattva-kaMmudt), un ouvrage naiyâyika de première impor-
tance {NyTiya-vTirfika-tâtparyaf'ikâ) et cet usuel commen-
taire du Védânta çankarien, la Bhamatl. De tels exemples
pourraient être multipliés (^^).
Il n'en serait que plus nécessaire, mais il n'en est aussi
que plus difficile de suivre désormais, dans le détail comme
dans l'ensemble, les progrès de la pensée indienne. Une
telle tâche, redoutable pour un pandit, excède les ressources
dont dispose l'analyste européen. Peu ou point de traduc-
tions en des langues d'occident; une littérature considé-
rable en partie seulement éditée dans les collections indi-
gènes; presque aucune critique historique ou philosophique
appliquée aux textes. En ce domaine où rien ne se fera de
solide que par l'adaptation des méthodes scientifiques à
l'intelligence des traditions autochtones, nous ne saurions
marquer que des points de repère approximatifs.
I. Mïmâmsa. Prabkakara et Kumarila.
Un indice des temps nouveaux est la transformation de
la Mimâmsâ en système philosophique, par l'activité de deux
brahmanes qui appartiennent l'un au vii^ siècle, l'autre au
VIII® siècle : Prabhâkara et Kumarila. En dépit de la
tradition qui fait de Prabhâkara le disciple de Kumarila,
il appert d'une inspection, même sommaire, du style et du
contenu de leurs œuvres, que la doctrine de Kumarila pré-
sente un caractère de maturité qui doit la faire reconnaître
comme ultérieure; au surplus Kumarila s'attaque, en plu-
sieurs circonstances, à Prabhâkara, qui doit donc être son
devancier (^^°).
202 HISTOIRE DE LA PlULOSOPHIE INDIENNE
Prabhâkara diffère peu de Çabara {Sarvasiddh. Sarng.
I, 19). Il professe, comme tout Mîmâmsiste, l'exactitude des
connaissances en tant que telles; toutefois il admet six pra-
mânas: perception, inférence, analogie, révélation, présomp-
tion (arthâpatti). Cette dernière, déjà prônée par le vrttikâra,
consiste en une supposition impliquée par une perception
actuelle. Par exemple, s'il fait jour, quoique je ne voie pas
le soleil, je sais qu'il s'est levé. En physique, en psychologie
les emprunts de Prabhâkara au Vaiçesika et au Nyâya sont
nombreux. Ainsi aux quatre padârthas: substance, qualité,
action, généralité (jâti) il ajoute l'inhérence, la puissance
(çakti), la ressemblance (sârûpya).
Kumârila, a.u lieu de se rapprocher des réalistes vaiçe-
sikas, tend vers les védântins. Ainsi, au lieu de juger, comme
son prédécesseur, que l'âme est le substrat de la conscience,
il la déclare pure conscience. Il estime que l'inexistence
(cibhâva) est un pramâna, qu'elle représente comme non-
être antécédent ou suivant, négation absolue ou réciproque.
On reconnaît là un vestige du raisonnement mâdhyamika
élaboré par la pensée védântique; mais il faut surtout y
voir un exemple du grossier réalisme mimâmsaka : le non-
être même doit avoir sa réalité (vastutâ) (Çlokavârt., abhâva,
7). Prabhâkara, subissant l'influence de la doctrine bouddhi-
que selon laquelle toute perception est une synthèse, avait
distingué celle qui s'opère sans intervention du jugement
(nirvikalpaka) de celle qui s'accompagne de jugements (savi-
kalpaka); il prêtait à la première l'aptitude à saisir les carac-
tères tant individuels que spécifiques de l'objet. Kumârila
y voit l'appréhension ingénue, totale, de l'objet. L'orga-
nisation brahmanique visant à fonder en un corps intangible
de vérité les notions sur lesquelles reposait le sacrifice védi-
que, n'eut pas de défenseur plus décidé que ce réformateur
dont l'activité tendait à la lutte contre le Bouddhisme. Il
l'ère des grands commentateurs 203
reproche à Prabhâkara d'avoir fait un pramâna de la ressem-
blance, transposition idéaliste, donc bouddhique, de la notion
réaliste de généralité (sâîr.ânya) (Çlokav., akrtivâda, 65-6).
Les particularités propres à chacun de ces docteurs ne
doivent pas faire méconnaître leurs ressemblances, surtout
les nouveautés qu'ils apportent. La principale, par laquelle,
malaré leurs intentions conservatrices, ils bouleversent
l'économie du S3^stème, c'est l'introduction de l'idée de
délivrance. La Mimâm^â demeurait jusqu'à eux le seul dar-
çana fidèle à la vieille mentalité védique, antérieure à l'idée
de transmigration : elle ne concevait pas d'autre but reli-
gieux que l'acquisition du fruit des bonnes œuvres. Prabhâ-
kara et Kumârila lui enlèvent cette singularité, l'accommodent
à l'ensemble de la mentalité indienne en professant que
dharma et adharma doivent disparaître pour que devienne
possible la libération finale. L'un et l'autre s'efforcent cepen-
dant de ne pas s'engager trop loin clans cette voie, où la doc-
trine eût cessé d'être une théorie de l'acte. Ainsi tous deux
repoussent l'idée de formations et de destructions alternantes
du monde, sorte d'application de la transmigration à la
nature même prise dans son ensemble. Sur ce point ils trou-
vent des alliés en les Naiyâyikas et les Vaiçesikas, dont les
rapproche encore un souci de logique formelle. Ils acceptent
le type de raisonnement admis par les Naiyâyikas, mais le
réduisent à trois propositions : l'assertion (pratijnâ), la
raison (hetu), la loi et le cas concret saisis ensemble (udâ-
harana), application à la logique de la théorie prabhâkarienne
de la perception. Ainsi : «Sur la montagne il y a du feu;
parce que sur la montagne il y a de la fumée; partout où il
y a de la fumée il y a du feu, par exemple dans la cuisine».
Kumârila en particulier, peut-être sous l'ijifluence de
Dignàga, prétend que l'inférence nous fournit le petit terme
en tant qu'associé au grand (montagne + feu).
204 HISTOIRE DE LA PHILOSOrfflE INDIEN^TE
La Mîmâmsâ, de moins en moins hétérogène aux autres
darçanas, gardera cependant une doctrine bien à elle, transpo-
sition dans la scolastique pan-indienne d'un point de vue cher à
l'antique exégèse. Nous voulons parler de la théorie du son
(Çabda). Le Véda reste à ses yeux une sonorité éternelle, et
l'école, pour sauvegarder cette doctrine essentielle, rompra
des lances même avec ses demi-alliés, Naiyâyikas et Vaiçe-
sikas. Par exemple, aux critiques de Kanâda qiii font du son
un attribut de l'éther, Kumârila répond que si l'on en fait
une qualité de l'âkâça, on peut aussi bien en faire une qualité
de l'espace (diç), et il contribue à effacer la distinction entre ces
deux concepts (Çlokav., çabdanityatva, 152-5). Pour maintenir
le point de vue orthodoxe, il refusera aux Yogins le droit
d'associer au son le ^phota, entité imaginés par les gram-
mairiens pour justifier l'association à des syllabes et lettres
multiples d'un sens unique et permanent (^'^).
Mandana Miçra, disciple de Kumârila, est l'auteur d'un
traité sur les injonctions {vidhivivekn), que commentera
Vâcaspati miçra {Nyâyakanikâ) vers 850, ainsi qu3 d'un
résumé du Bhâsya, la MxnmmsTirmkramam.
II. Vaiçesika et Nyaya. Uddyotakara,
Vâcaspatimisra, Udayana.
Les faits mémorables de la période 500-1 000 sont : en ce
qui concerne' le Vaiçesika, la rédaction de la, Daçapadârthï,
])ar Maticandra, vers 600; et, à la fin du x^ siècle, l'activité
d'Udayana {Kvrcmâvati, comm. sur Praçastapâda : Laksa-
nâvaïi, compendium de termes vaiçesikas) et de Çrïdhara
{Nyâyakandafi, autre com. de Praçastapâda;) — en ce qui
l'ère des grands commentateurs 205
concerne le Nyâya, l'œuvre d'Uddyotakara {Nyâya-vârtika,
milieu du vii^ siècle), qui suscite celle de Vâcaspatimiçra
{N. V. lâtpanjaûkn, 841); encyclopédie de Jayanta {N. man-
jarî, vers 900); enfin deux traités d'Udayana {N. v. tâtparya-
tikâ-pariçuddhi, et Kummanjali, fin x^ siècle ('^^).
A travers ces œuvres apparaît le retentissement sur
l'épistémologie et la logique brahmanique, de l'épistémologie et
de la logique de Dignâga (450-500) et de Dharmakirti (675-701).
Le traité de Maticandra allonge la liste des padârthas,
portant les catégories de 6 (substance, qualité, action; uni-
versalité, particularité, inhérence) à 10, par addition de. la
puissance et de la non-puissance (çakti, açakti), de la commu-
nauté, de la non-existence (abhâva). L'admission de cette
dernière a pu donner à Kumârila l'idée de lui faire place
dans son système. La principale nouveauté consiste à scinder
sâmânya d'une part en l'être pur et simple (sat, chin. : yeou),
qui devient le n» 4; c'est l'opposé d' abhâva; d'autre part en
sâmânya-viçesa (ch. tong-yi; Mu-fen), n» 9. Çakti est une
notion à la fois du Bouddhisme et du Yoga, destinée à s'in-
tégrer au Nyâya; elle naît de l'opposition des deux théories
de la causalité connues sous les noms de satkâryavâda et
d'asatkâryavâda. Sâmkhyas et Védântins supposent que
l'effet préexiste (sut-kârya) dans la cause, car les seules causes,
à leurs yeux, sont pour les premiers la prakrti, chargée en
puissance de toutes choses susceptibles de formation; pour
les seconds le Brahman, qui fait tout de et par soi. Mais
Naiyâyikas et Vaiçesikas s'accordent avec les Bouddhistes,
au nom de principes, il est vrai non relativistes, mais réalistes,
pour rejeter cette conception. Afin d'exorciser cette
«puissance», Udayana trouvera nécessaire de modifier la
doctrine vaiçesika selon laquelle une substance est cause de
ses qualités, — au sens de cause matérielle ou «inhérente»
{samavâyi-koranam) : il admettra qu'un phénomène n'est
2(KÎ HISTOIRE DE T^\ PHILOSOPHIE INDIEN^STE
produit qu'une fois achevé; ainsi la substance n'a ses qua-
lités qu'une fois le dernier fil entrelacé (Kiranâvali, 50).
Les germes de théisme semés par Praçastapâda por-
tèrent fruits chez Çrïdhara et Udayana. Le Kusumanjali de
ce dernier resta le bréviaire de cette théologie. Par suite de
l'affaiblissement de l'ancienne notion du karman, affaiblis-
sement constaté jusque dans la Karma-Mimâmsâ, on estime
désormais que l'invisible destin, adrsta, puisque inintelligent,
suppose une direction clairvoyante. Pour faire pièce aux Mï-
mâmsistes, on admet que la connaissance n'a pas en soi son
critère, que le Véda requiert un créateur. Peu importe que
Dieu ne tombe pas sous la perception : l'annmâna et le çabda
témoignent de son existence, et aucun pramâna ne saurait
prouver son inexistence. Enfin, et ceci enveloppe une
condamnation virtuelle de l'atomisme, la combinaison des
éléments ne saurait s'expliquer sans une intervention non
seulement démiurgique, mais créatrice, car tout effet intel-
ligent suppose une cause intelligente. Ces idées font si bien
irruption dans la philosophie sous la poussée des cultes popu-
laires, que les mêmes auteurs doivent, après avoir appuyé
d'arguments leur théologie, s'opposer aux conclusions par
trop exotériques dont la dévotion ambiante voudrait sur-
charger la philosophie, par exemple à l'idée, peut-être soli-
daire de certaine doctrine bouddhique, qu'un corps serait
nécessaire à l'absolu pour qu'il pût créer.
Uddyotakara introduit le Vaiçesika dans le système
naiyâyika, qui se montre, d'une façon générale, plus avide
de doctrines vaiçesikas que le Vaiçesika n'était porté à s'assi-
miler le Nyâya. Il désigne Kanâda par l'épithète de rsi suprê-
me, paramarsi. Dignâga ayant attaqué Vâts37âyana, Uddyo-
takara prit avec une extrême vivacité la défense de la logique
naiyâyika, et ses arguments provoquèrent plus tard une ri-
poste de Dharmakirti : cette émulation entre Bouddhistes
et Brahmanes correspond à l'âge d'or de la logique indienne.
l'ère des grands commentateurs 207
L'intérêt de l'entrée en lice d'Uddyotakara consiste en ce
qu'il refuse la notion idéaliste de connexion indissoluble
comme nerf du raisonnement démonstratif (N. vârt. 52-9).
Avec un sens très sûr des exigences et des limites de l'empi-
risme, le Naiyâyika n'accepte que la concomitance régulière,
au sens que Stuart Mill donne à ce terme. Il conteste aux
Bouddhistes le droit de fonder l'inférence sur la connexion
indissoluble, arguant que chez eux tout se lie à tout de cette
manière. Cette allégation est moins pertinente que la pré-
cédente; car, de ce que toute opération psychologique est, aux
yeux des Bouddhistes, une synthèse, il ne s'ensuit point que
toute synthèse soit nécessaire. Avec plus de justesse, l'empi-
riste observe que la concomitance du feu et de la fumée ne
va pas sans exceptions (N. vârt. 53). Quoiqu'il manie avec
dextérité l'ironie, Uddyotakara ne se prive d'aucun argu-
ment, si populaire soit-il, pour appuyer la thèse du réalisme:
à cet égard il ressemble à Kumârila, auquel il prépare la voie
en amorçant la distinction que fera le mîmâmsiste, de deux
espèces de perception, avec ou sans concours de la pensée.
Ajoutons qu'il participe au même point de vue populaire par
sa profession de foi théiste, dont il est redevable à son affi-
liation aux Pâçupatas.
Vâcaspatimiçra, dont nous avons déjà signalé la sou-
plesse d'esprit, composa non seulement un commentaire sur
le traité d'Uddyotakara, mais un Nyâyasûcinibandha et un
Nyâyamtroddhnro, deux index au sûtra de Gotama. Très
informé des doctrines de Dharmakîrti, cet auteur nous en
facilite l'intelligence par la précision et la lucidité ds ses inter-
prétations. C'est lui qui nous apprend qu' Uddyotakara vise
Dignâga; qui en une autre circonstance nous transmet le
passage mémorable ou Dharmakîrti énonce un principe véri-
tablement kantien (N. v. t. 127): l'impossibilité de concevoir
des relations indissolubles autrement que par des synthèses.
208 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
à priori; c'est lui qui nous montre, chez les Vijnânavâdins,
l'être conçu sous forme de jugement (sad ityap' vidhiiûpam,
Tâtp. 338, 1). Cette claire et pénétrante intelligence, aiguisée
par la meule des systèmes les plus différents, contraste avec
la naïveté subtile, et lourde pourtant, de maints autres com-
mentateurs.
III. Samkhya et Yoga. Gaudapada, Vyasa,
Vâcaspatimiçra.
Au cours de la période envisagée l'histoire du Sâmkhya
n'est marquée que par des commentaires ("^) sur la Sâm-
khya-kâriklJ dûs l'un à Gaudapâda {début du viii^ siècle), le
Bhâsya; l'autre à Vâcaspatimiçra, la S. fattvo-kaumud'
(850).
Le commentaire de Gaudapâda, qui passait naguère
pour l'original de la version chinoise par Paramârtha (499-569)
du commentaire de la «S. kârikâ, n'apparaît, depuis un travail
de Takakusu, qu'un décalquB lucide, mais simplifié, du texte
de Paramârtha.
La S. tattva-kau'tnudï fut à travers l'histoire le prin-
cipal commentaire Sâmkhya. Vâcaspatimiçra y fait preuve
de sereine objectivité; sans attaquer ni défendre la doctrine
(sur kâr. 51), il montre à quelles difficultés ou objections
répondent les stances. Il précise ainsi, à propos de la kâr. II,
l'attitude réaliste en face des Yogâcâras; à propos de 33, la
théorie du temps en opposition à celle des Vaiçesikas; à
propos de 56, il discute les théories des Védântins, des boud-
dhistes, des Yoginssur la cause première. L'activité vitale bii
paraît résulter non du manas seul, mais aussi de l'ahamkâra
et de la buddhi.
l'ère des grands commentateurs 209
Au même temps appartiennent les deux principaux com-
mentaires du Yoga : le Bhâsya, attribué à Vyâsa (yii^ ou
viii^ siècle) et sa glose, le Tattvavaiçâradï, par Vâcaspa-
timiçra ("*). Quoique ce dernier montre ici la même impar-
tialité que dans ses autres œuvres, son vocabulaire suffit
souvent à témoigner d'une évolution des idées. Ainsi, quoi-
qu'il ne tende pas expressément à compléter le Yoga par la
métaphysique sâmkhya, son emploi du mot vyakti au lieu
du terme vrtti atteste une assimilation latente du citta des
Vogins à la prakrti dynamiquement changeante des Sâm-
khyas. L'Européen qui chercherait trop obstinément, à
travers de semblables œuvres, des traces d'évolution dog-
matique, risquerait souvent de faire fausse route; contre un
tel préjugé nous devons nous tenir en méfiance, surtout lors-
qu'il s'agit d'efforts qui procèdent non de partisans con-
vaincus d'un système, mais d'esprits qui s'appliquèrent, en
guise de gyinnastique intellectuelle, à en scruter l'économie
interne.
IV. Védanta. Gaudapada et Çankara.
Les VIII® et ix® siècles marquent l'apogée du Védânta.
Gaudapada en offre une expression sous forme d'une suite
de la Mândûkya Upanisad, la Mândûkya Kârikâ. A la fin
du même siècle et au début du suivant s'exerce l'activité
du philosophe qui joua peut-être le plus grard rôle dans
l'ensemble de la spéculation indienne, Çankara. La doctrine
de ce contemporain de Charlemagne a passé non seulement
aux yeux d'un Deussen, mais au jugement d'une partie con-
sidérable de l'intellectualité indigène, pour avoir éclipsé de
son rayonnement toute doctrine antérieure ou ultérieure.
14
210 inSTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
Elle se présente sous forme de commentaire {Bhâsy a) a,ux
Brahmn mtras. Du ix^ siècle relèvent d'autres exposés
brillants de la pensée védântique : la Pancapâdikâ de Pad-
mapâda, la Bhômatl de l'universel Vâcaspatimiçra. Signalons
enfin, au début du x^ siècle, un autre Bhâsya des sûtras
dû à BKâskara (^^^).
Gaudapâda se relie de façon étroite à la pensée Mâdhya-
mika. De même que pour Nâgârjuna le dharma consista à
comprendre que tout est vacuité, pour ce nouveau Védântin
une profonde compréhension du Véda fait apercevoir en tout
simple mirage. « Apparence, la disparition et la naissance ;
mécréants et incroyants, pures apparences ; il n'y a ni escla-
vage ni affranchissement : voilà la suprême, l'unique sa-
pience». L'illusion vient de l'acte : de même que le mou-
vement imprimé à un tison dessine des lignes droites ou
brisées, « un mouvement fait que la pensée apparaît comme
sujet percevant, comme objet perçu, etc. » (4, alâtaçânti) :
suggestive métaphore qui fait saisir ce qu'ont de commun
le relativisme bouddhique et l'évotionisme naturaliste du
Sâmkhya. Mais voici la distinction qui oppose aux Bouddhistes
Gaudapâda : son absolu, d'ailleurs non moins indéterminé
que le vide, c'est l'âtman. « Il s'objective de lui-même, par
sa propre mâyâ, et lui-même se perçoit sous forme d'objets ».
Doctrine qui n'exclut pas un certain réalisme, car la réalité
ne peut être que bien fondée, étant fondée en Dieu.
/ C'est ce rudiment de réalisme inhérent au Védânta pri-
mitif, qui va disparaître dans la conception çankarienne.
Adversaire acharné de l'esprit bouddhique, Çankara trouve
le moyen d'approcher des Mâdhyamikas plus encore que
Gaudapâda, car pour lui la réalité n'est pas même la fantas-
magorie d'un faiseur de prestiges — ceci encore aurait une
réalité — mais l'illusion de l'ignorance (avidyâ). Mâyâ ne
désigne plus un pouvoir, comme dans la vieille notion héritée
l'ère dEvS grands commentateurs 211
des temps védiques, puis exploitée par les religions sectaires ;
ce mot connote l'erreur qui n'existe qu'autant que la vérité
se trouve méconnue, mais s'évanouit devant la vérité acquise
("^). Théorie peu nouvelle, puisque, quatorze siècles aupa-
ravant, le Bouddha avait proclamé que la pseudo-réalité
n'est qu'ignorance. Çankara méritait donc qu'on dénonçât
son «bouddhisme déguisé )) (pracchanna bauddha). Pourtant il
n'était pas indigne d'apparaître comme le protagoniste suprême
de l'esprit brahmanique, puisqu'il professait que l'unique
réalité est le Brahman-âtman des Upanisads et des Brâh-
manas, substance des Védas comme de la vie universelle,
patrimoine révélé de la caste sacerdotale. Au ix^ siècle
comme aux siècles postérieurs, le triomphe de Çankara
{Çankaravijaya) est un symbole autant qu'un fait: selon
la tradition indigène, il atteste que l'hérésie a été confon-
due, qu'elle a disparu comme l'ignorance même; au juge-
ment de l'histoire, il établit avec évidence que le Brah-
manisme n'a vaincu le Bouddhisme qu'en se l'assimilant.
La théorie de la double vérité marque un autre emprunt
au Grand Véhicule. C'est elle qui permet à Çankara d'accep-
ter, lorsqu'il se place au point de vue exotérique, la tradition
mîmâmsiste et l'objectivité des phénomènes; comme, lors-
qu'il considère la vérité absolue, d' affirmer que seul existe
le Brahman, « sans second » (advaita), c'est-à-dire à l'exclusion
de toute autre existence ("'). Pour le vulgaire, c'est la
théorie de l'acte qui renferme le vrai : l'accomplissement
ponctuel des rites assure des destinées heureuses, sous la
garantie d'un Dieu personnel, créateur et justicier. Mais
celui qui sait passer de la lettre à l'esprit comprend que la
transmigration ne se surmonte que par la science et que le seul
moyen de se délivrer consiste à faire cette découverte : « Je
suis le Brahman». Le théisme peut revendiquer une vérité
appropriée à l'esprit de la foule; mais il n'y a d' adéquatement
vrai qu'un monisme absolu.
212 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
Physique, psychologie n'ont donc plus, comme chez
Bâdarâyana, la portée d'un p a rimânavâchi , d'une théorie des
transformations réelles, mais simplement la valeur d'un
vivârtavâda, théorie des fallacieuses modifications phénomé-
nales. Toute multiciplicité, tout devenir ne sont qu'inexis-
tence. Le donné n'est pas moins faux dans cette doctrine qui
admet une réalité absolue, que dans le Bouddhisme qui se
refuse à semblable admission. Les catégories ne classent
que des aspects de l'illusion. Les pramânas n'ont qu'une
valeur relative, puisque même la révélation se doit prendre
symboliquement. Comme il n'existe qu'une substance, il
n'existe qu'une cause : à peine doit-on l'appeler cause, puis-
que ses effets ne méritent pas le nom d'effets. Non seulement
les causes secondes ne sauraient passer pour des causes, mais
aucun événem.ent n'est imputable à la cause tout court :
ainsi, à parler non par mythes, mais avec rigueur, ces com-
mencements ou ces arrêts du mouvement que supposent les
systèmes pour expliquer la formation et la destruction alter-
natives du monde, ne sauraient procéder de l'absolu, et par
suite ne sauraient se produire. Les atomes et l'invisible destin
qui les meut, pure illusion (II, 11 2,-17); non moins illusoire,
cet esprit empirique auquel le consentement presque général
des darçanas prête la dimension atomique. Le vieux réalisme
des prânas, souffles \àtaux, s'efface, puisque le vivant, ou
l'âme individuelle, jiva, ne possède, en tant que distinct,
aucune réalité. Toute fonction psychologique ne présentant
qu'une valeur phénoménale, égale à zéro, aucune faculté
naturelle, même disciplinée, ne saurait aider à la conquête
de l'absolu. Aussi cette conquête ne se peut-elle effectuer
par étapes, comme le supposait l'idéalisme bouddhique : il
faut, mais il suffit, que le voile tombe pour que le vrai, non
pas soit vu, mais resplendisse dans son unicité. L'esprit, du
moins en tant qu'absolu, n'est point instrument de connais-
l'ère des grands commentateurs 213
sance, mais connaissance même : au même titre qu'on parle
de la splendeur du vrai, il faut reconnaître la vérité de la
splendeur.
Malgré son simplisme qui marque, en un sens, le retour
aux thèses peu élaborées des Upanisads, en un autre sens des
attitudes conciliatrices envers les cultes populaires et même
hérétiques, la doctrine de Çankara jouit d'un prestige sans égal.
On eut tort naguère de croire que la pensée de l'Inde se rédui-
sait à l'énoncé d'un tel système, mais sa prépondérance
spéculative est un fait. Inapte à découvrir des thèses nou-
velles, trop traditionaliste pour renoncer aux thèses an-
ciennes, la réflexion ultérieure ou bien s'alimentera au Védânta
de Çankara, ou bien fera rétrograder la doctrine à telles de
ses formes antérieures, en l'accommodant selon des proportions
diverses aux religions sectaires. Mais avant que nous pour-
suivions cette histoire du Védânta, nous devons marquer
par quelles vicissitudes passèrent, parallèlement à l'évolu-
tion du Bouddhisme et du Brahmanisme, les darçanas hété-
rodoxes.
SEPTIÈME PARTIE
LA PENSÉE DES DARCANAS HÉTÉRODOXES
Nous entendrons par darçanas hétérodoxes d'une part
le înatérialisme pur, doctrine des Cârvâkas; d'autre part la
secte des Jainas, dont la doctrine est comme intermédiaire
entre cette dernière et celle des Bouddhistes.
I. Les Garvakas.
Nous avons indiqué, à propos de la plus haute antiquité,
la place qu'occupent les matérialistes, non seulement comme
critiques de la religion védique, mais comme doctrinaires
qui imposèrent, dans une large mesure, leurs vues aux Jainas,
aux Sarvâstivâdins, aux Sâmkhyas, aux Vaiçesikas. Ces
divers systèmes reconnaissent au matérialisme une vérité
partielle : quoique en des sens différents, ils accordent une
autonomie à l'esprit comme distinct de la matière, ils admet-
tent pour les faits de la nature des explications homogènes
à celles des Cârvâkas. On ne saurait donc exagérer l'impor-
tance historique du matérialisme, comme prototype du
réalisme, avant que fût imaginée la possibilité d'un réalisme
intellectualiste tel que celui des dharmas chez les Bouddhistes.
Or les tendances matérialistes n'ont pas seulement agi de
façon diffuse, elles ont suscité un système propre, dont
DARÇANAS HETERODOXES 215
révolution demeure presque entièrement ignorée, mais dont il
existe, à défaut de sûtras et de bhâsyas, des exposés cohé-
rents ("^).
L'origine de cette pensée est imputée soit au démiurge
védique Brhaspati, soit à un auteur de ce nom : suprême
ironie pour une inspiration qui ne cessa d'exercer sa verve sar-
castique au détriment de l'autorité desVédas. Bârhaspatyas
équivaut donc aux termes de Lokâyatas ou de Cârvâkas, dont
nous avons rendu compte (Sup. Il, 2, 2). U ArthaçTistra de
Kautilya, que la tradition fait remonter à 300 avant notre ère,
considère comme des variétés d'âwvîksikl, outre le Sâmkhva
et le Yoga, le système lokâyata. L'un au moins des Tîrthikas
des VII® ou vi® siècles avant notre ère, Ajita Keça-kambali,
énonce déjà un explicite matérialisme. « L'être humain est
fait de quatre éléments (caturmahâbhiïtika). A sa mort le
terrestre revient à la terre, le fluide à l'eau, la chaleur au
feu, le soufïle à l'air et ses facultés (indriyâni) à l'âkâça»
(Sîîtrakrtânga, II, 1, 15). Le Mahâbhârata, en maints pas-
sages, mentionne les insensés (abuddhâh) qui tiennent l'âme
pour périssable (III, 209, 27) parce qu'ils ne la distinguent
pas du corps (26 et XII, 218, 16); un certain Bharadvâja
expose à l'orthodoxe Bhrgu uns théorie de la vie résultant
du consensus des organes (XII, 186 et 187), et cette thèse
alimente bien des discussions entre Bouddhistes du Petit
Véhicule, dont l'écho se retrouve dans le Milinda Praçna.
Plus tard, tout darçana engage, chacun à sa façon, une
polémique contre les matérialistes, ne fût-ce que pour pro-
tester contre leur mépris de la révélation. Enfin les tardifs
exposés systématiques de la pensée indienne, le Sadçadar-
nasamiiccaya de Haribhadra (x^ siècle) et le Sarvadarça-
nasamgraha de Mâdhava (1380) fournissent des analyses du
système. Son irréligion, son sensualisme, sa négation du
mérite ou du démérite, de l'âme et de l'autre vie : autant de
216 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
thèmes inépuisables, mais qui ne nous intéressent désormais
que par l'argumentation qu'ils suggérèrent contre les autres
darçanas. Cela seul a varié aux différentes époques.
La théorie matérialiste de la connaissance ne se signale
pas par un simple succès de scandale; elle fait valoir des argu-
ments d'une réelle originalité. Les orthodoxes eurent aisé-
ment gain de cause en reprochant aux Cârvâkas de démon-
trer par raisonnement que le raisonnement ne procure pas
la vérité, ou que la perception seule fournit des connaissances
valides (ex : Sâmkhya sûtras). Mais les Cârvâkas dénoncent
avec sagacité la difficulté — pour eux l'impossibilité — de
préciser une connexion logique universelle et nécessaire
(vyâpti) : négation symétrique de l'affirmation inverse chez
Dignâga. Un tel nexus, par exemple celui qui existerait entre
le feu et la fumée, échappe à la perception; il ne se dérobe pas
moins à l'inférence, car une connaissance universelle irait à
l'infini sans jamais se réaliser; le témoignage (çabda) ne le
procure pas davantage, puisqu'il suppose un raisonnement,
ni la comparaison (upamâna), puisque nous ne pouvons
prouver que la correspondance des noms et des choses vaut
sans exceptions. Nul doute qu'une telle argumentation soit
contemporaine des discussions suscitées par l'application à
la logique de l'idéalisme bouddhique.
La négation de tout pramâna autre que le pratyaksa,
qu'il faut ici traduire non perception, mais sensation brute,
entraîne diverses conséquences. Si quelque chose existait
en dehors de ce qu'atteignent les sens, « il faudrait admettre
comme possible qu'un lièvre eût des cornes^ et une mère
stérile, un fils». L'objet inféré se trouve par là non moins
illusoire que le suprasensible — tel que les Yogins S3 flattent
d'en obtenir — ou que le révélé, tel que la pseudo- vérité reli-
gieuse. Une anecdote joue à cet égard le rôle d'une démons-
tration. Certain époux matérialiste d'une femme idéaliste
DARÇANAS HÉTÉRODOXES 217
prouve à sa moitié que l'inférence est trompeuse, en donnant
à croire à ses voisins qu'un loup laissa des traces sur la route
poussiéreuse : il avait, par le moyen du pouce, de l'index et
du médius habilement croisés, imité les pas de l'animal
(Sad. VI, Muséon IX, 283-4). Raisonnement de médiocre
valeur, car une induction erronée ne prouve pas l'invalidité
de toute inférence; mais raisonnement plsin d'enseignement,
car au jugement des Lokâyatas, comme pour les artificia-
listes de notre xviii^ siècle, croire à la vérité, à une religion,
c'est se laisser duper par d'aussi grossières machinations,
mises en œuvre par les charlatans du «truc du dharma»
(dhârmikacchadma dhûrtâh). De cette expression caracté-
ristique dérive sans doute le nom d'une des écoles entre
lesquelles se seraient répartis, assez tardivement, les Cârvâkas :
Dhiïrtas, les artificieux, et Suçiksitas, les bien stylés.
L'opposition de ces deux groupes se dessine à propos de la
façon dont existent les phénomènes psychologiques. Les pre-
miers se contentaient de nier l'autonomie del'âme ou del'esprit,
simple résultante de mouvements matériels; les seconds pro-
fessaient que l'âme possède une certaine existence jusqu'à ce
que la décomposition du corps la dissolve. Dans un cas, elle
n'est rien qu'illusion, dans l'autre elle est épiphéno mène doué
d'une réalité relative. En chaque hypothèse, faute de survie,
aucune transmigration ne peut être envisagée : à cet égard
les opinions cârvâkas semblent insolites dans le milieu indien.
Cependant les secondes étaient très proches des pudgalavâdins
hïnayânistes, négateurs de l'âtman substance, mais partisans
d'un esprit empirique formé par l'agglomération de skandhas;
les premiers tout voisins des Sâmkhyas qui, si l'on fait abstac-
tion des purusas absolus, expliquent la pensée par des fonc-
tions naturelles, inhérentes à la matière. Sous ce biais un
Cârvâka est l'antithèse exacte d'un Védântin, puisque l'un
considère l'absolu comme matériel et l'esprit comme illusoire,
218 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
et que l'autre tient pour illusoire tout sauf l'âtman. A la faveur
de ces oppositions si tranchées le matérialisme se perpétua
non seulement par le zèle de ses adeptes, mais comme attitude
spéculative en fonction de laquelle chaque autre système
précisait volontiers son point de vue. On s'en convaincra en
prenant connaissance, par exemple, des arguments par les-
quels les Nyâya sûtras défendent l'autorité du Véda contre
les matérialistes (II, 1, 56-67), ou de ceux par lesquels les
Sômkhya sûtras (111,20-22; V, 129) ouïe Sânikliya-pravacana
bhôsya (216-218) maintiennent contre les Cârvâkas le bien-
fondé d'un Esprit absolu.
II. Le Jainisme médiéval.
Le Jainisme, dont la pensée nous parut symptomatique
des premières ébauches de la pliilosophie indienne, se per-
pétua jusqu'à nos jours parmi des fidèles en nombre fort
restreint, mais très attachés à leur enseignement primitif.
Pour cette secte plus encore que pour toute autre l'histoire
dogmatique, comme les vicissitudes religieuses de la commu-
nauté, nous demeurent ignorées, non cjue ces documents
fassent défaut, mais parce que leur défrichement est à peine
ébauché ("^).
Nous savons que le canon desÇvetâmbaras, seul conservé,
s'élabora avant l'ère chrétienne, parallèlement au canon
hinayâniste, mais qu'il subit des remaniements du iii^ au
v^ siècle. Hâtons-nous d'ajouter que ces modifications ne
prirent pas l'ampleur de celles qui transformèrent le Boud-
dhisme primitif en Grand Véhicule. Quoique le Jainisme
se soit construit une philosophie, dont nous avons trouvé
les principes dans l'ouvrage d'Umâsvâti, jamais il ne perdit
DARÇANAS HÉTÉRODOXES 219
le goût de son ascétisme originel pour se muer en pure gnose :
aucune spéculation abstraite ne se spécifia comme dans le
Bouddhisme l'abhidharma, et jamais ne se constitua un Ma-
hâyâna jaina.
Par contre l'esprit de secte s'est développé à ce point à l'in-
térieur des deux traditions çvetâmbara et digambara, qu'elles
tendent chacune à posséder en propre non seulement leurs textes
religieux, mais même leur littérature quasi-profane. Rien
ne montre mieux que cet exemple, combien garda toujours,
dans l'Inde, un caractère religieux la littérature qui nous
semble, à nous, exclusivement « mondaine », récits, épopées,
poésie. Fables ou légendes ne passent point pour d'arbitraires
ouvrages d'imagination : elles revêtent un caractère ou bien
moral, et cela les intègre à un système religieux, ou bien vague-
ment historique, et on les rattache dès lors à des traditions
vénérées. Chaque secte indienne veut refléter à sa façon, en
raccourci, l'indianité entière. Ainsi b Trisastiçalâkapuni-
sacarita {vie des 63 meilleurs hommes), d'Hemacandra, et
bien plus encore leBâlabhûrata d' Amaracandra (xiii^ siècle),
imiteront le MohTibhârata; le Paimiacan^a, de Vimala Siïri
et, huit siècles plus tard, le Râmacarita d'Hemacandra se
calquent sur le RTîmâyana. Les KatfiTinakas transposent les
jâtakas bouddhistes ; le Yaçastilaka dn digambara Soma-
deva (959) prend pour modèle la Kâdambarî deBâna; lePârcuâ-
bhyudaya de Jinasena (^^") démarque le Meghadûla de Kâli-
dâsa; Merutunga (finxiv^ siècle) fait à son tour un Meghadûta.
Des purânas spéciaux s'élaborent dans les deux commu-
nautés. Tenons-nous en à la production philosophique.
A. Çvetâmbaras. L'école des Çvetâmbaras, dont le
centre initial est le Gujerat, se trouve au v^ siècle favorisée
par la possession d'un canon très riche et sa réflexion trouve
une base dans les sîïtras du Tattvârth'âdigama, qui suscitent
plusieurs commentaires. L'auteur de ce traité vivait à Pâta-
220 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
lipiitra, qui fut ainsi, avec Valabhî, un foyer de Jainisme
au temps des Guptas. A ce milieu appartient Siddhasena Divâ-
kara, auteur d'un hymne en l'honneur de Pârçva, le Kalyôna-
mandirastotra, et du premier ouvrage de logique jaina, le
Nyâyâvntâra Au ix^ siècle, sous l'influence des logiciens
bouddhiques et brahmaniques, se constitue définitivement
cette logique jaina, grâce à Mallavâdin et surtout à Hari-
bhadi-a, auteur de V Anekântaja ij apatakâ, mais auteur aussi
de maints ouvrages brillants ou solides, tels la Samarâiccakahâ
en prâcrit, roman religieux; le Dharmahindu, traité de morale ;
le Lokatattuanirnaya, un système du monde; le Saddarçana-
samuccaya, compendium des six systèmes (Bouddhisme,
Nyâya, Sâmkhya, Vaiçesika, Mimâmsâ, Cârvâka) (^^^).
Plusieurs de ces œuvres étaient assez originales pour créer
un « genre », ainsi la dernière servira, au xv^ siècle, de modèle
à Mâdhava, comme la Samarâiccakahâ fut le prototype d'une
BhavisatMkahâ de Dhanavâla. Le même Haribhadra pré-
para, en outre, par deux ouvrages importants, l'avènement
d'un Yoga jaina, au quel l'avenir destinait des développemsnts
{Yogabindu, Yogadrstisamuccaya). D'origine brahmanique,.
ce docteur au savoir très vaste était pour la secte une recrue
d'importance; mais venu à la foi Jaina pour des raisons
spéculatives, il introduit dans l'école une sérénité intellec-
tuelle qui contraste avec la conviction des Jainas antérieurs.
A cet égard il appartient à la même famille d'esprits qu'un
Vâcaspatimiçra, son contemporain, dont il partage l'aptitude
à pénétrer de façon très objective des systèmes différents.
Cette tendance sinon à l'éclectisme, du moins à ne pas s'enf 3r-
mer exclusievment dans un système, mais à en approfondir
plusieurs, se manifeste encore par la tendance qu'éprouvent
les Jainas de ce temps, à transposer en sanscrit leur canon
et à rédiger désormais en cette langu3 savante, mais commune
à tous, leurs commentaires : à ce prix la secte pouvait béné-
ficier de toute la culture indienne et d'autre part faire valoir,
DARÇANAS HÉTÉRODOXES 221
elle aussi, son point de vue propre parmi tous les darçanas
en concurrence. Une partie de l'œuvre de Haribhadra s'y
consacre, comme du travail de son contemporain Çïlanka,
commentateur de V Acârâhga et du Sûtrah'tanga. Enfin
un disciple ds Haribhadra, Siddharsi, présente en 906 la
morale et la métaphysique sous forme de récit allégorique
comparable à certains ouvi'ages de notre Moyen Age, 1' Vpa-
'rnitibhavaprapanco, Katha.
Le X® siècle ne donna naissance qu'à des talents de
second ordre ; Dhanapâla et son frère qui le convertit, Çobhana,
introduisent le maniérisme celui-ci dans la métrique, celui-là
dans le style; Abhayadeva, au xi^ siècle, n'est guère qu'un
commentateur. Mais au xii^ apparaît un des plus grands
noms du Jainisme, Hemacandra (1089-1173). Ce moine
qui capta au bénéfice de ses coreligionnaires les faveurs d'un
souverain du Gujerat, fut un pplygraphe de grande fécon-
dité. Outre un Bâmacarita déjà mentionné, il composa des
hagiographies légendaires du Jina {Mahâvïracaritra, Triças-
tiçalâkâpurusacarita, X), des vieux maîtres appartenant
soit à la secte, soit au bagage commun de l'hindouisme — Cakra-
vartins, Vâsudevas, Balade vas, Visnudvisas: même une sorte
d'histoire des premiers Jainas {Pariçistapai'van = Sthavi-
ravalicarita, append. de l'ouv. précédent). Son hymne au
Jina, Yïtaragastuti, renferme un exposé du système
assez pénétrant pour avoir suscité, un siècle plus tard,
un commentaire du logicien Mallisena, la Sy'âdvâdamanjan
(1292). Son Yogaçâstra parachève le Yoga Jaina, qu'avait
fondé naguère le seul docteur digne, dans la secte, d'être
mis en parallèle avec Hemacandra, Haribhadra. Prabhâ-
■candra publia, vers 1250, une biographie d'Hemacandra.
Les communautés du Sud connurent la persécution de
souverains çivaïtes, vers le milieu du vii^ siècle; celles du
Nord furent ravagées par l'invasion musulmane. Au xv^
222 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
siècle Gunaratna, Jinakirti ne furent que des commen-
tateurs.
B. Digambaras. — La secte adverse ne saurait s'honorer
d'illustrations comparables à Haribhadra et Hemacandra;
dans son hostilité contre le canon çvetâmbara perce l'ani-
mosité d'une école moins intellectuelle envers une école plus
spéculative. Dès leur plus lointaine origine, les Digambaras
mettaient leur confiance dans la valeur intrinsèque de l'ascèse
plus énergique ment, plus exclusivement que les Çvetâmbaras;
leur isolement — tout relatif d'ailleurs — dans les contrées
méridionales les séparait davantage des centres intellectuels
de l'Inde. Ils se vantaient d'avoir eu des livres, mais reconnais-
saient les avoir perdus et ne cherchaient guère à les remplacer;
peut-être leur fidélité à des traditions primitives invérifiables
puisque disparues, servait-elle de couvert à quelque indif-
férence dogmatique. Aux vi^ et vn^ siècles la secte, qui vit
surtout au Mysore et dans le sud du pays marathe, jouit de
la protection des rois Calukya.
Du v au x^ siècle sont composés différents ouvrages qui
alimenteront la réflexion ultérieure. Kundakunda, dès avant
• • • •
le VII® siècle, enseigne, en prâcrit dans le Pavayanasâra la
dogmatique, en sanscrit dans le Niyamasâra la discipline
de la secte; il professe une physique fondée sur cinq prin-
cipes {Pancâstikây a). Samantabhadra, au début du vii^
siècle, commente le Tattvârthâdhigamasïltra {Gandhahas-
timahâbhâ sy a) et dans l'introduction à cette glose {Aptaml-
mâmsâ (^^^), expose déjà la doctrine du syâdvâda que devaient
développer, dans leurs œuvres logiques, Haribhadra et Malli-
sena. Prabhâcandra qui, comme naguère les parents du Jina,
pratiqua le suicide par inanition, composa des écrits logiques
témoignant de la connaissance de Dharmakîrti {Ny^yaku-
mudacandrodaya, Pramey akamalamârtanda).
DARÇANAS HÉTÉRODOXES 223
Au x^ siècle, la littérature digambara (^^^) paraît pour
une grande part en langage du pays de Kanara. Amrta-
candra, qui commente divers ouvrages de Kundakunda,
condense les siîtras d'Umâsvâti dans le Tattvârthasâra et
enseigne les moyens de réaliser la pure spiritualité dans son
Purusârthasiddhyupâya. Nemicandra composa un Dravya-
samgraha et un Trilokasâra qui rssteront classiques. Sakala-
kirti au xv^ siècle, Çubhacandra au xvi^ siècle donnèrent
encore, conformément à la tradition jaina, des biographies
de personnages révérés par la secte, des hymnes laudatifs.
Ainsi se poursuit jusqu'aux temps modernes une vie reli-
gieuse qui ne semble pas menacée d'extinction, puisque de
nos jours encore le Jainisme a ses âcâryas et des sâdhus — tel
ce Vijayadharmasiiri qui, par son désintéressement, sa charité,
sa science, a gagné le nirvana le 5 septembre 1922 (^^^).
*
*
Comparée à celle du Bouddhisme, la fortune historique
du Jainisme est médiocre. Peut-être la secte doit-elle à cette
médiocrité sa persistance; elle lui doit surtout une adhésion
exceptionnellement stricte à des idées, à des mœurs archaï-
ques. A peine signalerait-on quelques modifications du dogme,
à l'intérieur de cette tradition qui s'étend d'Umâsvâti à nos
jours. Sous l'influence concordante de l'âdibuddha des Boud-
dhistes et de l'Atman védântique, une sorte d'arrière-fond
théologiquG ou ontologique faillit s'introduire dans la doc-
trine, entre les vue et x^ siècles. Mais la tradition y répugnait:
la secte ne vénéra jamais aucune divinité, du moins à l'égal
des Tîrthamkaras ; elle demeura donc plus fidèle à se principes
que le Bouddhisme. Le Jaina qui emploie le plus de termes
védântiques, Çriyogindra, n'a précisément écrit son Para-
mâtma-prakâça que pour réfuter le théisme. La soudure
établis entre le Jainisme et le Yoga par Haribhadra et Hema-
224 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
candra doit sa solidité à une communauté de postulats, sur-
tout à une commune confiance en la valeur de l'ascétisme.
Pourtant cette soudure reste accidentelle : il est certes remar-
quable qu'elle ait été préconisée par les deux hommes supé-
rieurs du Jainisme médiéval, mais il est caractéristique aussi
que ni l'un ni l'autre n'ait réussi à l'introduire dans la doctrine
courante.
Le seul biais peut-être sous lequel le Jainisme ait pro-
gressé à partir du v^ siècle, est son esprit logique. Jamais
l'éristique n'a sévi dans le Jainisme comme dans le Bouddhis-
me; quand le digambara Amitagati, en 1014, fait, dans la
Dharmapariksâ, une apologie de sa foi contre brahmanes et
mahayânistes, il recourt moins à des arguments qu'à des
paraboles ou légendes : il dénonce par exemple ce scandale
théologique, l'immortalité des dieux, ou ce scandale social, l'ins-
titution des castes. Est-ce avec des armes de ce genre qu'au
xii^ siècle le logicien Devabhadra réduisit à quia le digam-
bara Kumudracandra dans un tournoi oratoire sur la ques-
tion du salut des femmes ? Toujours est- il qu'en aucun temps
les Jainas ne furent, comme les Bouddhistes des sept ou
huit premiers siècles, des sophistes. Ils possédaient une foi
trop simphste, une doctrine trop peu relativiste pour être
voués à la dialectique. S'ils construisirent une logique, c'est
contraints par la nécessité de revêtir la même armature
qu'assumaient tous les systèmes, de même que s'ils adoptèrent
la langue sanscrite, ce fut pour se faire comprendre des doc-
teurs brahmaniques. D'ailleurs la logique par eux conçue
est fort singulière.
Une théorie du raisonnement à dix membres paraît fort
ancienne, car on la rencontre dans le Daçavaikalikaniryukti,
attribué à Bhadrabâhu (vers 300 av. J.-C), ainsi conçue :
1. Le respect de la vie est la vertu suprême (pratijnâ,
assertion) ;
DARÇANAS HETERODOXES 225
2. Le respect de la vie est la vertu suprême selon les
écritures jainas (pratijnâ-vibhakti, spécification de l'asser-
tion) ;
3. Parce que ceux qui respectent la vie sont aimés des
dieux et qu'il est méritoire de les honorer (hetu, raison) ;
4. Ceux qui agissent ainsi sont les seuls qui puissent
vivre la plus haute vertu (hetu-vibhakti, spécification de la
raison) ;
5. Mais même en portant atteinte à la vie d' autrui on
peut prospérer; et même en méprisant les Ecritures jainas on
peut acquérir du mérite : tel est le cas des brahmanes (vipaksa,
contre-partie, objection) ;
6. Non : ceux qui méprisent les Ecritures jainas ne sau-
raient être aimés des dieux et mériter d'être honorés (vipaks-
pratisedha, rejet de l'objection) ;
7. Les arhats reçoivent de la nourriture des maîtres de
maison, car ils ne cuisent pas leurs aliments, de peur de tuer
des insectes (drstânta, exemple);
8. Cependant peut-être les péchés des maîtres de
maison atteignent- ils les arhats, pour qui sont cuits les ali-
ments ? (âçankâ, scrupule);
9. Non : car les arhats arrivent inopinément dans les
maisons (où ils inendient) : la cuisson des aliments n'a pas
été faite à leur intention (âçankâ-pratisedha) ;
10. Le respect de la vie est donc la vertu suprême (nai-
gamana, conclusion, résultat).
Il serait aventureux de chercher un rapport entre cette
forme de raisonnement et la logique ultérieure de Jainas tels
que Siddhasena Divâkara (Nyâyâvatâra, 533), Haribhadra
(ix^ siècle, Anekâyitajayapatakâ), Candraprabha (xi^ siècle,
Prameyaratnakoça), Devasûri (xii® siècle, Pramânayiaya-
15
22G HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
t<(ttvnloh-âlfi.mknr(i)y JVIallisena (fin xv^ siècle, SyûdnTïda-
mnnjrirl) (^^^). Pourtant cette multiplicité d'aspects sous
Issquels apparaît le sujet semble un pressentiment de la
doctrine commune à ces logiciens médiévaux, en vertu de
laquelle les choses comportent différents points de vue {)inyn)
et non pas un seul {artekânto). En conséquence deux affir-
mations contraires peuvent se trouver vraies d'un même
objet, selon la face que l'on considère. A vrai dire sept inter-
prétations se laissent concevoir : autant d'hypothèses, de
peut-être {>^y7id) qui étreignent le donné. Voici ce raisonne-
ment septénaire :
1'* hyp. : la chose est (syâd asti). Ex. : une rose existe.
2® hyp. : la chose n'est pas. Une rose n'est pas, si ce qui
existe est une cloche (syân nâsti).
3^ hyp. : la chose est et n'est pas. Une rose est en ceci
et n'est pas en cela (syâd asti nâsti).
4^ hyp. : d'un certain point de vue il est impossible de
décrire la chose. Par exemple du point de vue de l'exégèse
védique on ne saurait décrire une rose (syâdavaktavya).
5^ hyp. : la chose est, et on ne peut la décrire. Ceci
combine 1 et 4 (syâd asti ca avaktavya).
6^ hyp. : la chose n'est pas et on ne peut la décrire. Ceci
combine 2 et 4 (syâd nâsti ca avaktavya).
7*^ hjrp. : la chose est et n'est pas, et on ne peut la dé-
crire. Ceci combine 1, 2 et 4 (syâd asti ca nâsti ca avaktavya).
Cette sorte de questionnaire posé à l'objet procède d'une
conception foncièrement réaliste, qui attribue à la chose même,
non à des biais inhérents à nos attitudes subjectives, les mo-
dalités du connu. Dans ce dogmatisme objectiviste, les rela-
DARÇANAS HÉTÉRODOXES 227
tions ont une réalité, mais au lieu d'exprimer des synthèses
à priori, comme dans l'idéalisme bouddhique, ou une adap-
tation de l'esprit aux choses, comme dans l'épistémologie
brahmanique, elles existent en fait dans les choses mêmes.
Cette logique si particulière rejoint donc, quoique nouvelle,
l'antique et naïf réalisme jaina.
HUITIEME PARTIE
LA PENSEE HlNDOUfSTE
(xi® - xix*" siècles)
Nous avons montré, dans notre quatrième partie, quelles
transformations subit le Brahmanisme — défini à l'origine
par l'héritage de la tradition védique — lorsqu'il dut s'adap-
ter aux cultes populaires. Pour éliminer, plus encore pour
absorber le Bouddhisme il dut ne se priver d'aucun concours,
et resserrer son union avec les religions sectaires, qui d'ail-
leurs ne s'étaient guère moins imposées aux Bouddhistes
saptentrionaux qu'aux brahmanes. Une fois l'hérésie extir-
pée, l'esprit brahmanique, par le fait même de sa victoire,
perdit de sa vigueur et ne se laissa que davantage envahir
par l'esprit de secte. C^ syncrétisme est communément dési-
gné sons le nom d'hindouisme (^^^). La réalité ainsi dénommée
est bien antérieure à la période relativement moderne qu'il
nous reste à parcourir, car le Mnh^bhârata nous apparut la
première production de ce nouvel esprit. Mais l'axe du monde
indien se trouve dévié quand les compromis entre une caste
à privilèges et des religions populaires s'étant à tous égards
multipliés, les facteurs brahmaniques ne gardent guère qu'une
prééminence nominale. Ce qui prédomine désormais n'est
point, comme jadis, une forme intellectuelle ou sociale aisé-
ment définissable, mais au contraire une bigarrure, multipli-
cité infinie de groupes, d'églises, de chapelles, et variété infinie
de recettes pour obtenir le salut. Désorienté en face de ce
chaos, l'esprit européen voudrait le réduire à quelques types
LA PENSÉE HINDOmsTE 229
d'un classement facile. L'Inde certes lui en foiu'nit les élé-
ments, par exemple en discernant Vaisnavas, Çaivas, Çâktas,
etc. ; mais elle déconcerte aussitôt notre besoin de clarté, en
montrant que ces distinctions admirent en fait d'innom-
brables adaptations réciproques. A peine ces rubriques
désignent-elles des données différentes : dans cette exubé-
rance de formes capricieuses, abracadabrantes, aucune défi-
nition n'est vraie que si aussitôt on la nie.
Un caractère cependant s'impose à toute cette confusion :
caractère religieux. Les philosophies, certes, ne vont pas
disparaître, mais elles sont débordées par la marée montante
d'aspirations auxquelles ne saurait donner satisfaction la
sereine connaissance : une révolte d'égalitarisme, qui reven-
dique l'absolu pour tous, immédiatement et au prix le plus
bas, sans qu'il faille l'acheter par de la spéculation désinté-
ressée, longuement poursuivie par une élite intellectuelle; un
appétit déchainé pour le divin, qui doit satisfaire tous les
besoins humains, vils ou nobles ; une impérieuse prétention
de posséder la nature entière par l'infaillible usage de rites,
non plus compliqués et dispendieux comme ceux du culte
védique, mais à la portée de quiconque et à l'efficacité directe.
Les éléments conceptuels de la religion cèdent le pas aux
facteurs magiques : dès lors les plus idéalisés retombent au
rang des plus grossiers; de la pensée naguère théorétique à
l'utilitarisme brutal de la religion mise au service de fins
concrètes, une osmose s'établit, qui a pour résultat, aux
époques les moins primitives, un retour à de la superstition,
à du fétichisme. Longtemps comprimé ou refoulé dans les
bas-fonds, l'élément dravidien prend sa revanche; les géné-
rations issues du mélange des castes, loin de cacher leur
honte, étalent sans pudeur les compromissions dont elles
naquirent. Jamais réalisée, l'unification de l'Inde se prépare
non plus par le haut, dans la prééminence d'une caste sacer-
230 HISTOlRli DE I,A PlULOSOPHIE INDIENNE
dotale, mais par le bas, dans une communion de pratiques et
d'idées qui s'imposent à tous.
Cette trouble mixture est assez complexe pour n'avoir
même pas d'homogénéité dans la confusion. Elle admet une
foule de degrés: le monothéisme austère des Çaivas régnant
dans le Sud; le piétisme dévot des Vaisnavas, conforme à
l'émotive sensibilité des peuples du Bengale; l'extravagante
fantaisie des légendes, la bizarrerie des cultes çâktas; la
vénération du divin sous des formes hétéroclites: comme
lumière solaire dans Sûrya; comme puissance vitale dans le
phallus, linga, ou dans l'organe féminin, yoni. Mais qu'elle
se porte à des réalités ou à des symboles, l'imagination reli-
gieuse se met au service moins de l'intelligence soucieuse de
comprendre, que de la pratique rituelle féconde en résultats
ijnmédiats : elle vise à placer le fidèle dans cette relation
particulière avec son dieu, qui est l'adoration (pûjâ, upâsana).
Dans r ancien brahmanisme tout était sacrifice : désormais
tout vaut pour l'adoration, sous son aspect soit extérieur, la
liturgie, soit intérieur, la prière et même la pensée. La vie
ne se conçoit que comme une perpétuelle ardeur pour la
divinité d'élection (istadevatâ) : consommer de la nourri-
ture, réaliser l'accouplement c'est adorer, car les actes accom-
plis dans une certaine intention, disait la Gitâ, ont la valeur
de rites C^''). L'aspect le plus nouveau de ce culte se trouve
dans le rôle qu'y jou3 la forme féminine de la divinité; paral-
lèlement, dans l'allure, ou du moins T apparence erotique de
certaines cérémonies. Ceci donna lieu à bien des méprises
de la part des occidentaux, qui trop souvent préjugèrent de
l'obscénité où n'existait qu'un symbolisme ; autant inter-
préter par des penchants à l'ivrognerie les offrandes de liqueurs
fermentées ! Si les dieux se doublent désormais de déesses;
si en face des théismes de Visnu et de Çiva se dresse le culte
de l'ogresse Durgâ, de la toute-puissante et hideuse Kâli,
LA PENSÉE HINDOUISTE 2'M
si proches des idoles dravidiennes, c'est moins sous l'effet
d'un débordement de sensualité que par suite d'une concep-
tion récente de l'essence divine. Le sens commun, réaliste,
répugne à concevoir un absolu transcendant, extérieur à la
nature, contemplateur abstrait (ksetrajna) d'un monde
inexistant. Bien plutôt il le considère comme à la lettre
jouissant (bhoktar) de la nature et la fécondant. L'univers ne
s'isole pas plus de Dieu que les divines puissances ne se
séparent de son essence : il est moins l'effet de sa création
que sa force même, çakti. Un culte qui reposait non sur de la
gnose, mais sur de l'efficacité rituelle devait se représenter le
réel non comme vérité abstraite, mais comme énergie absolue.
De semblables idées, quoique insolites, plongeaient de
profondes racines dans le milieu indien. L'exaltation de la
conscience individuelle par familiarité avec une conscience
supérieure, base de toute dévotion, eut pour prototype l'anti-
que assiduité de l'étudiant brahmanique auprès de son pré-
cepteur, le guru. Après ces maîtres qui étaient des dieux, les
brahmanes, vint le règne des dieux qui furent des seigneurs
(îça, içvara). L'adoration, upâsana, hérite de la docilité res-
pectueuse avec laquelle l'initié recevait l'enseignement éso-
térique, l'upanisad. La prétention de commander au monde
par le rite dure depuis la préhistoire, qu'elle mette son recours
dans le marmottement d'une formule comme celles des Athar-
vans, mantra, dans une mimique des doigts, mudrâ ; ou
dans le tracé d'un schéma graphique, yantra. L'efïicacité ma-
gique des poses corporelles, â?ana, conviction des yogins,
explique beaucoup de manœuvres mystiques, si bien que l'on
peut se demander si le rite de maithuna ne représentait pas
une rssimple application à la sexualité des principes du Yoga,
et si le tantrisme ne serait pas un Yoga pratiqué à deux ou à
plusieurs, par un couple ou par une secte.
2.32 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
Le but vers lequel convergent religion et philosophie se
peut définir non plus, comme naguère, l'obtentior de l'absolu,
ce qui supposait un idéal tout achevé, auquel tendrait l'efFort
humain — mais la réalisation de l'absolu. Voilà pourquoi la
connaissance ne satisfait plus aux conditions du problème :
il ne s'agit plus de reconnaître l'inconditionné, pour se m.ettre
en mesure de le poursuivre; il faut l'effectuer par la vertu
du rite, non, comme aux temps reculés du pur Brahmanisme,
au prix d'une stricte ponctualité sacrificielle, mais moyennant
un effort exercé sur nous-même et par nous-mêmo sur le
monde. Le zèle du Tântrika s'apparente donc à celui des
Yogins, puisqu'il tend à une réalisation, mdhana. Mais celui
des Çaivas ou des Vaisnavas ne s'y apparente pas moins,
puisque, selon le programme de la Gltû, il veut aboutir à faire
que l'homme soit yukta, joint à l'absolu, dans la mesure où
il est yukta, joint en lui-même, dans la discipline et la con-
centration de ses propres énergies. Sur la solution dévote ou
piétiste le Mahâhhârata et d'autre part le Bodhicaryâvatâra
nous ont donné des clartés. Mais la solution nouvelle, celle
des Tântrikas ou des Çâktas, doit être signalée C^).
De même que dorénavant la réalité du monde, fondée en
l'absolu, ne fait guère de doute, le corps apparaît moins comme
une entrave au salut. Les fonctions qui président à l'entretien,
à la propagation de la vie, étant naturelles, n'ont rien de cou-
pable. A quelle distance sommes-nous de la mentalité boud-
dhique! Le sâdhana unit Purusa et Prakrti, le masculin et le
féminin, car il ne voit aucune antinomie entre l'esprit et la
nature, car il accepte tout de cette dernière, car il y trouve
l'instrument nécessaire pour la réalisation de l'esprit. H
prend au Yoga sa méthode, mais il l'applique à satisfaire la
jouissance, au lieu de la fustrer. A l'inverse, la jouissance
effectue le Yoga, pacifiant l'âme et l'unissant à l'absolu
parce qu'elle l'unifie en soi-même. Nous venons de signaler
LA PENSÉE HINDOUISTE 233
que cette inspiration est à l'antipode du Bouddhisme; elle
rappelle pourtant cette découverte du Mahâyâna, que sam-
sara et nirvana n3 font qu'un; car ici s'identifient le Yoga qui
libère et le bhoga qui enchaîne (^^^). Cette intuition fonda-
mentale apparaît sous deux formes. Dans les théologies des
Vaisnavas ou des Caivas, c'est la même crâce divine qui
crée l'asservissement de la créature et s'incarne ensuite en
un avatar pour la sauver: le même pouvoir trompe et éclaiie.
Dans les rites psycho-physiologiques des Çâktas le corps
est un moyen autant qu'un obstacle pour le salut. Cette con-
ception, e térieure aux systèmes classiques de philosophie,
mais fort importante pour l'histoire des idées, mérite une
mention spéciale.
Elle consiste non à tenir en suspicion, comme dans la plu-
part des systèmes, la vie spontanée, mais à utiliser les forces
vitales pour réaliser la spiritualité. Le paradoxe de cette
opération réside en ce qu'elle doit être non un acte, uiais une
renonciation à l'acte, quoiqu'elle exige la plus rare tension
de la volonté; ou encore en ce qu'elle implique le délaissement
du corps, bien qu'elle s'accomplisse dans l'organisme et par
la mise en œuvre de ses énergies. Le principe spirituel, tenu
pour inhérent au corps, est une çakti, la kundalinî. Selon la
métaphore consacrée, elle demeure, dans l'existence normale,
enroulée sur elle-même, à la façon d'un serpent, au niveau de
notre centre nerveux (cakra) inférieur. Mais l'exercice de
l'ascèse la stimule : alors elle se détend et se dresse, pour se
hausser aux stades supérieurs. Après l'âdhâra, inférieur aux
organes génitaux, les centres superposés sont le svâdhisthâna,
immédiatement au-dessus; puis le manipura, au niveau du
nombril; l'anahata, au niveau du cœur; le viçuddha, au
milieu du cou; l'âjnâ, entre les sourcils. Cette physiologie
situe ainsi une hiérarchie de centres le long u canal médul-
laire, où peut monter — tel le mercure dans un baromètre, —
234 HISTOIRE DE LA PHILOSOrinE INDIENNE
la force, serpentine. Une semblable ascension ne s'opère
qu'an prix d'un effort ardu et tenace, qui fait violence à la
nature, car chaque centre, — figurativenient chaque « lotus »
— doit être « percé » pour être dépassé. Quand chacun des
six a été gravi, la kundalini, maîtresse du corps qu'elle anime,
règne dans le « lotus aux mille pétales « (sahasrâra) que
recèle le cerveau et peut, en franchissant certaine fente
crânienne, trouver issue vers l'époux des âmes, Çiva. Si
originale que paraisse cetta physiologie de la délivrance,
elle se rattache à plus d'une théorie des Upanisads {Hamsa,
3; Yoguçikha), et elle transpose en une gradation de centres
nerveux la hiérarchie des essences ou des ^( terres » que les
Yogâcâras énu nieraient entre le point de départ et le terme
de l'aspiration religieuse C^). Rlle définit le Yoga tantrique
et montre quel progrès a fait la tendance à des explications
d'immanence, puisque c'est l'énergie même de la vie qui réus-
sit à transcender les conditions normales de la vie. Ce cas
extrême illustre la portée de la conception du sâdhana ou
réalisation de l'absolu, moins vigoureusement soulignée,
nmis présente encore dans les autres formes de Thindouisme.
La dernière phase des darçanas.
I^s darçanas orthodoxes, étant cultivés par la réflexion
brahmanique, s'efforcèrent de maintenir leurs traditions pour
se garder de la contamination sectaire. Mais sous l'influence
de l'ambiance ils subirent des modifications, très inégales
selon les S3'stèmes. A cet égard encore l'hindouisme comporte
mille degrés. Il est à son maximum dans les pratiques du
Tantrisme, à son minimum dans le )Sâmkhya et le Nyâya-
Vaiçesika classiques. Les pratiques religieuses mises à part.
LA TENSÉE HINDOUISTË 235
et pour nous on tenir à son aspect philosophique, c'est dans
la spéculation des Vaisnavas et des Çaivas qu'il possède sa
forme typique, et c'est à proportion de leur affiliation aux
dogmes de ces religions que les penseurs brahmaniques des
temps modernes transformèrent leurs traditions anciennes.
Pour juger la phase ultérieure des darçanas il faut donc nous
référer à la doctrine propre des sectes, de même que pour
comprendre, par exemple, en quoi la psnsée de l'Europe mo-
derne diffère de ses sources antiques, il importe de les con-
fronter avec les dogmes chrétiens, juifs ou musulmans.
Nous connaissons déjà le traité classique des Vaisnavas :
la Bhagavadgitû, qui devait être, dès avant son insertion dans
le Mn/âfbhârdht, moyennant des remaniements, un texte con-
sacré de la secte des Bhagavatas (^^^). Le BKâguvnla purâna,
production ultérieure de la même é<^ole (x^ siècle), s'éclaire
par rapprochement avec d'autres Purânas (Visnu, Padma,
Brahmavaivarta) et Upanisads visnuites. Un autre courant
de pensée vaisnava dérive des Pcmcarcitra ^umhiiu^, collec-
tions de la secte des Pâiicarâtrins. Cette tradition ne mêle
pas au culte de Vâsudeva l'adoration du gopâla Krsna; son
système philosophique, tel qu'il s'exprime dans VAhirbudhvya
SamhitTi (iv*' siècle ?) diffère de la pensée épique. Il développe
la notion de manifestation divine, vyûha, en celle d'une série
d' hypostases procédant de la puissance de Visnu, la
çakti Laksmî. Ces principes : Samkarsana, Pradyuhma
et Aniruddha paraissaient naguère dans le Mahâbhârata
(^U, 335-352) comme des équivalents mythiques de la
prakrti, du manas et de l'ahamkâra des Sâmkhyas. La cor-
rélation avec le Sâmkhya se fait maintenant plus indirecte.
Six gunas ou attributs qui sont, remarquons-le, étrangers à
la nature, aprâkrta, appartiennent à l'absolu; ce sont de
véritables 5uvà[i.etc comme celles des Judéo- alexandrins :
Science (jfiâna). Souveraineté (aiçvarya). Puissance (çakti),
236 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
Force (bala), Virilité (virya), Splendeur (tejas); ils président
à la création. Rien de plus étranger au Sâmkhya que cette
chaîne d'émanations par laquelle <- procède ^) Vâsudeva.
Le purusa suprême (kûtastha) n'apparaît que corrélatif d'une
inâyâ çakti, œuvre comme lui de Pradyumna, loin que tous
deux représentent deux principes également absolus. Par ses
révélations, son symbolisme mythologique, ses descentes de
Manus, véritable pendant de la chute d'Adam; par sa théorie
de l'œuf cosmique, ses éons et même ses anges, la doctrine
de VAhirbudhnyd rappelle plutôt la gnose syrienne que
les kârikâs d'îçvaral^rsna. Elle prétend fonder tout ensem-
ble, grâce à l'idée d'émanation, l'existence propre de la créa-
ture et son origine divine, c'est-à-dire fournir toute possi-
bilité de justification théorique à l'attitude dominante des
Vaisnavas, cette foi faite de confiance et d'amour, la bhakti.
Parallèlement aux samhitâs des Pâiïcarâtrins s'était
développé le système des Pâçupatas, forme première du
Çivaïsme. Déjà la Çvetâçvatara llpanisad identifiait le
Brahman à Civa; VAtharvaciras voit dans Rudra-Paçupati
l'origine et la fin de tout être, les Upanisads AtharvacikHâ,
Nllorudra et Kaividya semblent homogènes à maints passages
çivaïtes du MnhTibhârata. Le Vâyu jnirâna (XI à XV) pré-
sente un Yoga accommodé aux principes pâçupatas, et fournit la
plus ancienne documentation sur la secte pâcupata des Laku-
liças, du Gujerat. En une certaine opposition à ces Pâçu-
patas, assez proches des Pâîicarâtrins pour croire à des
incarnations de Çiva comparables à celles de Visnu, des Çai-
vas rédigèrent, peut-être aux abords du ix^ siècle, des Ecri-
tures, Âgamas, destinées à fonder la religion du Maheçvara,
le «grand Seigneur» ("^). Des partisans de ces textes,
originaires du Nord, essaimèrent d'importantes colonies vers
le pays tamoul, dans la langue duquel ils rédigèrent de nom-
breux livres; d'autres fondèrent au Cachemire un second
LA PENSÉE HINDOUISTE 237
foyer de Çivaïsme. L'apparition assez tardive des Agamas
concorde avec leur caractère çâkta, qui les relie an Tantrisme.
Cette forme d'hindouisme, qu'aucun texte n'a popu-
larisée comme la Gîtâ répandit la doctrine visnuite, présente
un dualisme plus accentué que la religion rivale. Extérieures
à Çiva existent les âmes, bétail (paçu) du divin berger {paçu-
pati) : mais aussi la matière, désignée par l'énergique appella-
tion de mala, souillure, ordure. Ce dernier principe, oppres-
seiu" des âmes, se manifeste dans les atomes (ânavamala),
qui nous entravent; dans les actes (karmamala), qui nous
asservissent; dans la fantasmagorie divine (mâyâmala), jeu
ou « danse » de Çiva, qui, par son prestige, nous fait croii^e
à un monde sensible. Pluralisme et monisme se concilient eu
ce que c'est le même principe, le Maheçvara, qui trompe et
sauve l'humanité. On retrouve là un écho du Trikâya mahâ-
yâniste; il faut surtout y reconnaître la persistance en Çiva
du Rudra védique, à la fois destructeur et créateur, funeste
et propice (çiva). Le Seigneur permet que les âmes soient
enserrées dans ces gangues, la souillure qui l'obscurcit; l'acte;
la mâyâ, en laquelle se résout la créature à chaque dissolution
du monde, et de laquelle elle procède à chaque nouvelle
création; enfin un quatrième principe qui recouvre, enve-
loppe, dissimule (paça), la rodhaçakti, puissance par laquelle
le Seigneur cache l'âme à elle-même. Aussi la délivi'ance
suppose-t-elle que l'absolu dépouille tous ces voiles, se mani-
feste en une théophanie et par là révèle l'âme à elle-même :
idée tout autre que celle qui inspire aux Vaisnavas leurs
«descentes» de l'absolu dans le monde. De là vient que
Çankara, adepte du culte çivaïte, construit son Védânta
en opposition aux théologies visnuites autant qu'aux doc-
trines bouddhiques : les koças qui dans son sj^stème étrei-
gnent l'âme individuelle ne sont qu'un doublet des pâças
admis par les Pâçupatas. N'empêche que la plupart des
238 HI8TOJRK DE LA PHTr.OSOPHlE INDIENNE
docteurs sectaires ultérieurs, soit visnuites, soit çivaïtes,
feront front contre sa doctrine, avec la conviction que son
panthéisme ne saurait se concilier avec ce degré de réalisme
qu'impose la bhakti. Presque tous les commentateurs des
Bvdhtna sûfras lui reprocheront son <( acosmisme », contre
lequel proteste l'essentiel dualisme religieux, présence face
à face de l'âme et de Dieu, (,'ette réprobation d'une philo-
sophie au nom de l'instinct religieux, mais d'une philosophie
devenue d'emblée prépondérante par u.n instinct religieux
égalment \if chez les doux sectes, telle est la clef de l'évolution
spéculative indienne postérieure au ix^ siècle. Une fois le
Bouddhisme mis hors de cause, ce fut pour ainsi dire l'unique
problème. Tl atteste l'inextricable association, mais aussi
la répugnance mutuelle du piétisme sectaire et de la méta-
physique issue des Upanisads.
L'évolution philosophique du Visnuisme coïncide avec
celle de la pensée Védânta. Ti'évolution du Çivaïsme s'en
isole mieux, quoique le (yachemirien Vasugupta ait écrit, vers
850, ses Çivo sûtnis pour substituer au dualism.e des Agamas
une interprétation moniste (advaita) toute proche de celle
de Çankara. Les exposés dogmatiques en tamoul abondent,
depuis le Tiru-vâcakam du poète Mânikka Vâcakar (xi^
siècle) jusqu'aux traités théologiques d'Umâpati (début
xiv^ siècle), en passant par le Çivapuimihodhtt du çûdra
Mej^kanda De va (xiii^ s.) Au xiv® siècle appartient le commen-
taire çivaïte des Brahma siitrns, le Çaivabhasya deÇrikanthn,
que glosa vers le début du xvii^ siècle la Çivârkamankfipika
d'Appaya Dîksita. La secte des Lingâj'ats, que le xii^ siècle
vit naître aux confins du pays marathe et qui a en la langue
du Kanara la plupart de ses écritures, se développa en
contact avec les Jainas (*''•'). Déjà l'authentique Çivaïsme
présentait des affinités avec le Jainisme, puisqu'il concevait
la souillure comme une perte de lucidité résultant d'une
LA PENSÉE HINDOUISTE 239
gangue matérielle, et la libération comme la restitution de
l'âme dans sa pureté originelle. La nouvelle communauté
calque sur celle des Jainas une organisation monastique
exceptionnelle dans le monde sectaire. Son piétisme qui
subit l'influence de Râmânuja offre fort peu de ressemblance
avec le sexuatisme tantrique, bien que l'on trouve dans le
linga (phallus) l'expression de la puissance créatrice.
Nous allons constater une profonde action exercée par
ces pliilosophies religieuses sur les darçanas orthodoxes.
En bref, ce sera ime invasion générale du théisme. Deux
systèmes, le Sâmkhya et la Mimârnsâ, résistaient; ils fimrent
par subir cette contamination.
I. Le Sâmkhya. — Les dernières productions importantes
de l'école sâmkhya sont : le Tottvusamûsa, les i>âmkhya
sûtras et leur commentaire par Vijnânabhiksu (^■^■*). Ije
TaUvasamâm et les sûtras paraissent d'époques fort voi-
sines, voire d'un même auteur; celui-là est un résumé de
ceux-ci. Les sûtras datent d'avant le xvi^ siècle, au début
duquel ils furent commentés par Aniruddha; mais d'après
1380, car Mâdhava ne les mentionne pas, non plus que le
Tattvasamôsa, dans son « compendiuiu de tous les systèmes ».
— Le Tattvasamâsa introduit dans la doctrine une classi-
fication nouvelle des fonctions psycho-physiologiques : moda-
lités de l'intellect (abhibuddhis), principes d'action (kar-
mayonis), souffles vitaux (prânas), diversités d'action (karmâ-
tmans). Ce penchant à réaliser, à personnifier des abstractions
est un trait de basse époque. — Les sûtras se signalent par
l'adoption de termes védântiques : Brahman, jîva, upâdhi.
Leur tentative, de préciser les conditions de la connaissance,
mérite d'être retenue : l'organe interne possède une image
de l'objet qui se reflète dans le purusa: par réciprocité ce
dernier se reflète dans l'organe interne, et de ce double pro-
cessus qui ne compromet en rien 1' « isolement » de l'Esprit,
naît la conscience, par la quasi-collaboration d'un purusa
240 HISTOIRE DE LA PinLOSOPHIE INDIENNE
impassible et d'une nature active, mais inconsciente. Les
sûtras, qui critiquent avec beaucoup d'application les divers
darçanas, différencient le Sâmkhya des doctrines théistes :
la transmigration exclut la création par un Dieu, outre que ce
Dieu, s'il existait, serait responsable de la misère qui règne
dans le monde. Cependant ils déploient de l'ingéniosité pour
montrer qu'un Brahman à demi -personnel n'est pas abso-
lument incompatible avec les postulats du système; chaque
formation et dissolution du inonde résulte sans doute de
la loi de l'acte, mais les partisans du Brahman ne pensent
pas autrement. Ainsi les Védas n'ont point été créés, car ils
inontrent trop de sagesse pour qu'un esprit non libéré en
soit l'auteur, et d'autre part un esprit libéré ne saurait fonder
leur existence, puisqu'il serait, à force de perfection, incapable
d'agir. Il faut donc admettre que l'impersonnelle loi de l'acte
joue exactement le rôle attribué à un créateur : à chaque
reformation de l'univers, les Védas jaillissent « du Brahman
(Vljnânabhiksu, sur sût.50), sans l'intervention d'aucune pro-
vidence. — Vijnânabhiksu (vers 1550) est un personnage
représentatif du syncrétisme. Il admet que les six systèmes
orthodoxes ont raison chacun à sa manière; mais, en inter-
prétant le Sâmkhya dans son S.pravacana-bhâsya, son prin-
cipal souci est de l'accorder avec le Védânta. A ses yeux,
comme pour le vieil auteur de la Çvetâçvatara Upanisad (IV,
10), surtout comme pour le Védântin Sadânanda (fin du xv^
siècle), prakrti et mâyâ s'équivalent. Le rapprochement se
trouve facilité du fait que Vijnânabhiksu considère le
Védânta comme devant comporter la réalité du monde ma-
tériel, et que d'autre part il tient tous les purusas pour homo-
gènes, à la façon des âtmans dans l'unique Brahman. Enfin il
ne craint pas d'introduire le théisme dans le s,ystème. Cet
éclectisme, annoncé par celui de l'épopée, marque la fin de
l'école Sâmkhya, fin constatée déjà par le Bhâgavata-purâna
{1, 3, 10) et confirmée par Vijnânabhiksu.
LA PENSÉE HINDOUISTE 241
II. Mîniâmsâ. — L'école mîmâmsiste perd de son im-
portance à mesure que deviennent plus envahissants les
cultes non védiques; cependant ces derniers ont en commun
avec elle la persuasion que le salut s'obtient par les œuvres
plus que par la connaissance. Pârthasârathi Miçra (début du
xiv^ siècle) compose, en s'inspirant de Kumârila, un commen-
taire sur les sûtras qui deviendra classique, la Çâ.stradlpikâ;
un Tantrarotna qui explique les neufs derniers adhyâyas du
sûtra; deux ouvrages destinés à gloser Kumârila, le Nyâya-
ratnâkara sur ]eMlmnmsâçlokavârtika, la Ny~iy(i-ratria-mâlâ
sur le Tanfravârtika: Cette mâiâ sera commentée par Râmâ-
nuja {IS'ôyakaratna). Les principales œuvres ultérieures sont
le Jaiminlyany'âya)iml~wistara, de Mâdhava (xiv^ siècle),
lucide exposé des sûtras: le VidhirasTiyana, d'Appaya Diksita
(xvi^ siècle), dirigé contre Kumârila; la Bhâttadlpikâ et le
MimniiisTikaustiibhii , de Khandadeva (xvii^ siècle) ; sans
parler de nombreux exposés populaires très lus dans les temps
modernes, la plupart très voisins du Nyâya-Vaiçesika (^^^).
Malgré les principes athées du système, il s'est trouvé un
certain Venkatanâtha ou Vedânta Deçika (fin xiv^ siècle),
pâncarâtrin des Çri-Vaisnavas, pour prôner une mîmâmsâ
théiste (seçvara-mïmâmsâ) et se prétendre en cela d'accord
avec Kumârila. Au début du xvii^ siècle, Apadeva (Af. nyâya
prakâça) et Laugâksï Bhâskara {Arthamnjgraka) déforment
la tradition — selon l'esprit, il est vrai, de la Gït~, — enjusti-
fiant le sacrifice par l'idée d'être agréable à Dieu.
III. — Nyâya-Vaiçesika. — Nous avons déjà constaté
l'intrusion du théisme dans le Nyâya et le Vaiçesika à partir
des docteurs du x^ siècle, Udayana et Çridhara. La fusion
des deux darçanas s'accomplit dès le xi^ siècle, comme en
témoigne le SaptaparJTtrfha-nirûpcUKi, de Çivâditya. Cet
ouvrage, comme son nom l'indique, est conçu sur le plan des
vieux traités vaiçesikas, mais à propos de la connaissance
16
242 HISTOIRE DE LA PHILOSOrillE INDIEXNE
l'auteur expose la logique naiyâyika; de même que la N.
Mavjari et la N. kciUJw de Jayanta Bhatta (x^ siècle), il est
connu de Gangeça, l'illustre Naiyâyika de la fin du xii^ siècle.
La TfittviiclntZmvim de ce dernier marque l'achèvement de
la logique brahmanique, comportant quatre pramânas et à
propos de l'anumâna une doctrine sur l'inférence de l'exis-
tence de Dieu. L'exposé, indépendant des sûtras, atteste un
effort de systématisation original; il suscita la formation
d'une école dite de Navadvipa (Nuddea) dans le Bengale
oriental. Son principal docteur, Vâsudeva Sârvabhauma,
auteur d'une T(ittv<icint7in}(inlvyûkhyti (fin du xv^ siècle)
eut pour disciples, outre le logicien Raghunâtha {Tuliva-
didliiti, sur l'ouvrage de Gangeça), le fameux réformateur
vaisnava, Caitanya.
La tradition syncrétiste du Nyâya-Vaiçesika produisit
des œuvres dont n'ont pas cessé de se nourrir la spéculation
et surtout l'enseignement: la Ta rJmbhâsâ de Keçava Migra
(xni^ siècle), œuvre dont le plan est naiyâyika, mais se
charge de données vaiçesikas; la Tarkakaumudl de Laugâksï
Bhâskara, le Tarkâmrta de Jagadîça, le Tarkui^nyugrahu
d'Annam Bhatta, trois auteurs de la première moitié du
xvn^ siècle, La théorie de la connaissance et la technique
logique incluses dans ces ouvrages devinrent un patrimoine
commun à toutes les écoles modernes. Le meilleur interprète
européen de ce syncrétisme, L. Suali, n'a fait que suivre
l'exemple de la culture indigène en présentant le contenu
de semblables œuvres comme une initiation préjudicielle à
la philosophie de l'Inde. Rien de plus faux si l'on y contracte
l'habitude de juger de toute la spéculation indienne d'après
un éclectisme tardif ; rien de plus juste si l'on ne cherche là
que l'aboutissement de ce qui, dans le Brainnanismc, res-
semble le plus à notre rationalisme et à notre positi-
visme ("**).
LA PENSÉE HINDOUISTE 243
IV. Yoga. — Les Yoga mtrns suscitèrent peu de com-
mentaires importants au cours de la longue période envi-
sagée. Le Bnjnnmrtandd, attribué à Bhoja, roi de Dhârâ
(xi^ siècle), fournit un sommaire sans pénétration: et on ne
saurait juger plus favorablement la Manipvdbhn de Ramâ-
nanda Sarasvatï (vers 1600). Le YogasTirdsarngrdhd, de
Vijnânabbiksu, n'est pas l'œuvre d'un Yogin. Toutefois, si
la lignée des disciples de Patanjali se montrait peu féconde,
le prestige des anciennes pratiques de yoga ne cessait pas
de s'exercer sur les sectes les plus différentes. Nous avons
remarqué un Yoga bouddhique, la doctrine des Yogâcâras:
un Yoga jaina. celui d'Haribhadra et d'Hemacandra; un
Yoga hindouiste, le Tantrisme des Çâktas. Les Vaisnavas
cultivèrent le Yoga entendu à la façon de la G'ilU, comme
l'union avec Dieu; les Çaivas honorèrent en leur Maheçvara
le type même de l'ascète. Le rayonnement du Yoga s'étend
donc aussi loin que le milieu indien, dans le temps comme
dans l'espace.
Vers le xii*^ siècle apparaît une école nouvelle : le
Hathayoga. Sa première mention est le titre d'un ouvrage
imputé à Goraksanâtha, nom qui désigne peut-être moins
un personnage qu'une secte de Yogins çivaïtes dont les com-
munautés se répandirent au Népal et dans le N.-O. La doc-
trine de cette secte a été popularisée par des œuvres telles
que la Ghcninda et la Çivd ^dnihitxjs (^^'). Elle préconise
l'équivalent de samâdhi par une ascèse toute physique, par
un usage des postures (âsana), par une gymnastique respira-
toire (prânâyâma) qui ramènent le Yoga à ses plus lointaines
origines. L'aspect intellectualiste donné à ces exercices archaï-
ques par Patanjali se distingue désormais du Hathayoga sous
le nom de Râjayoga, — distinction qui a sa source dans la
Yogdtdttvd-Updnisad.
V. Védânta. — En raison de la solidarité qu'il a con-
tractée avec les religions sectaires, le Védânta prend, au cours
244 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
des temps modernes, la prépondérance. Les autres darçanas
ou périclitent, ou deviennent l'occupation de spécialistes, soit
spéculatifs, comme les logiciens naiyâyikas, soit disciplinaires
com e les Yogins; la recherche théorique, dep is que s'est
tu le Bouddhisme, est l'apanage des brahmanes Védântins,
brahmanes qui n'ont sauvé leurs privilèges intellectuels et
sociaux qu'au prix de l'identification de l'Atman avec Visnu
et Çiva. Nous avons déjà mentionné plusieurs commentaires
des Brnhma sïitras dont l'origine était çivaïte, — et parmi
eux le plus fameux, celui de Çankara. Il nous reste à retracer
l'histoire du Védânta visnuite, qui re ferme les noms les
plus glorieux des dix derniers siècles.
Le point de départ de cette philosophie religieuse se trouve
en pays tamoul, où du vu® au x^ siècle, avaient vécu
plusieurs générations de mystiques, à la fois poètes et chan-
teurs, qui se procuraient l'extase en improvisant des effusions
d'adoration pour les divinités dont ils contemplaient l'image.
Douze reçurent le titre d'Âlvârs. Leurs chants furent adoptés
pour les offices et la dévotion populaire s'accrut ; ce fut
l'œuvre de Nâthamuni, vers la fin du xi^ siècle ; il composa
de la sorte un recuil de 4000 hymnes, Nâlâyira Prabandhani,
et le foyer de ce culte fut désormais le temple de Çrirangam
à Trichinopoli. Le petit-fils de Nâthamuni, Yâmuna fonda
en cette secte une tradition philosophique dérivée par
lui-même de la G'itâ (GHârthasamgraha) et corroborée par
les traités visnuites {Âgamaprâmânya) ; sa portée est une
hostilité déclarée à l'enseignement de Çankara, et une
ardente revendication de la réalité de l'âme humaine
(Siddhilrayn). Ce monisme modiûé {viçis(ndv<iita) V3i trouver
son plus puissant interprète en Râmânuja (1050 ?-1137) (^^*).
Lui-mê e était élève d'un çankarien de Conjiveram,
Yâdava Prakâça, mais il participait à la réaction contre le
pur monisme, réaction si générale qu'un Védântin môme non
sectaire et adversaire décidé des Pâîicarâtrins, Bhâskara,
LA PENSÉE HINDOUISTE 245
Opposait à l'advaita un système à la fois de « distinction
et de non distinction» (bhedâbheda), so tenant que l'âme
est à la fois Dieu et autre que Dieu [Bhâskarabhâsya, vers
900). Râmânuja, désigné, très jeune encore, comme successeur
de Yâmuna, prit pour base outre les Upanisads et Bâda-
râyana, la Glfxi, et les PÔMcarâtra Samhitâs. Ses œuvres
authentiques sont : le Vedûntasanigraha; un Vedântas^'ra;
surtout un connnentaire sur les sûtras, le Çrîbhâsya ; un
autre sur la GîtTl, GifTibhâsya. Il s'attaque aux illusionnistes
(mâyâvâdins), c'est-à-dire à Çankara et autres « Bouddhistes
déguisés»; et à deux écoles qui expliquent par des upâdhis
(adjonctions déterminantes) l'existence des choses maté-
rielles, soit que le Brahman s'en trouve affecté (Bhâskara),
soit qu'il s'en tro ve à la fois affecté et non aiïecté (Yâdava-
prakâça). Il affirme que ni les choses matérielles, ni les
âmes ne sont essentiellement (svâbbâvika) le Brahman,
mais qu'elles constituent le corps dont le Brahman est l'âme
ou le «surveillant interne» (ant?a\vâmin). Ainsi peuvent-elles
lui être extérieures, sans subsister à part. Une semblable
interprétation concorde mieux que celle de Çankara avec les
Upanisads et les Sûtras Pourtant le système de Râmânuja
présente un caractère insolite, comme conciliation du Védânta
avec les cultes populaires Avant la création du monde, le
corps de l'âtman universel n'existe que sous forme subtile,
comme prakrti ; il évolue de l'œuf cosmique par les sttides
successifs qu'admettait le Sârnkhya, sous l'action d'Içvara
qui peut être envisagé soit comme suprême (Para, Nârâyana)
soit comme vjmha en Vâsudeva, Samkarsana Pradyumna et
Aniruddha; soit comme vibhavaen dix avatar as, etc. L'absoLi
est cause à la fois matérielle et efficiente ; lésâmes individuelles
en participent, sauf qu'elles n'ont pas sur les choses ce pouvoir
d'agir et de contrôler que lui seul possède, et que, d'autre
part, au lieu de détenir comme lui l'omniprésence, elles ont
la dimension atomique. Leur ignorance les associe à la ma-
24() HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
tière; leur kicidité les ramène au premier principe, grâce à
la dévotion, conscience immédiate de soi en Dieu. Karman
n'importe pas moins que jiiâaa; à cet égard encore le Védânta
de Râtnânuja demeure, selon la tradition primitive, une
Mimâmsâ qui précise un ritualisme intellectuel, autant qu'il
devient une méthode de Bhakti.
Contemporains de Râiiiânuja, mais plus jeune, Nim-
bârka (+ 1162) était un brahmane du pays telugu, mais
qui vécut et propagea ses disciples à Mathurâ. Ses œuvres
sont le Vrtiântn-jnirijTita-saurabJia, commentaire des Brnhnta
sûtras, et la Daçadokl : le VnlTîntakaiistubha de Çrinivâsa
(xiii'^ siècle) procède de son enseignement ("^). Nimbârka
trouve l'absolu en Krsna et sa çakti, Râdhâ, l'une de ses
gopîs favorites selon le Bliâgnvaia purâna. Encore moins
moniste que Râmânuja, il adhère au bhedâbheda ;
à ses yeux le pluralisme est aussi vrai que le monisme (dvai-
tâdvaita). L'âme individuelle et le Seigneur sont pure con-
naissance, douée de moi; leur distinction vient de ce que
la première est de dimension atomique, et dépendante, même
une fois délivrée, car Dieu ne cesse i^oint d'être son « gou-
verneur» (niyantr). La relation du fini à l'infini apparaît
ainsi — comme chez Schleier mâcher — un sentiment de
dépendance. La bhakti ne s'acquiert qu'au prix d'une « sou-
mission » sans réserve, lyrapaW (^*"). Etre prapanna, c'est se
trouver «arrivé à», « pour\^i de» l'appui que gagne notre
nature en son divin maître; on y parvient par la décision
unique prise une fois pour toutes, de s'en remettre à Bhaga-
vant : cette pensée ininterrompue, continue comme la splen-
deur d'un rayon ou la fluidité de l'huile, persiste jusqu'à
total épuisement du karman. Nous reconnaissons là et le
« vœu » brahmanique (vrata), origine de la vocation reli-
gieuse, et le sanivara jaina, par lequel s'achève l'effet des
actes antérieurs; une attente, donc un état dans le temps.
LA PENSÉE HINDOÛISTE 247
mais où le temps ne compte plus, puisque l'abandon définitif
est consommé. Alors seulement Dieu nous gratifie de sa
grâce, qui nous octroie bhakti. Ce dernier concept, vidé de
son élément de foi, ne retient que son aspect amour. Il y a là
une réalisation (sâksâtkâra) de l'absolu, transposition piétiste
du sâdhana tantrique.
Ce piétisme aboutit, chez des sectes méridionales du
XIII® siècle, à un quiétisme complet, où prapatti l'emporte
sur bhakti. Les Tenkalai (^^^) conçoivent le salut comme
opéré exclusivement par Dieu : d'où la bhakti « à la façon
du chat)) (mârjârî), car la chatte sauve ses pstits d'un danger
en les emportant inertes; nous avons besoin que Dieu opère
en nous, même pour nous vouer à lui. Les Vadakalai du
Nord réagirent contre cette notion fataliste de la grâce en
soutenant qu'il faut s'aider pour que Dieu nous aide, à la
façon du jeune singe (markata), que la guenon n'arrache
au péril que s'il s'accroche à elle. Maintes doctrines euro-
péennes relatives aux conditions de la grâce entreraient en
parallèle avec les thèses de cette théologie.
La tradition des grands commentateurs védântiques se
se poursuit au xiii® siècle par Madhva ou Anandatîrtha et
au début du xvi® siècle par Vallabha (^*^). Le premier est
originaire du Kanara méridional, le second du pays telugu,
mais vécut à Mathurâ, ainsi que Nimbârka ; il s'apparentait
à la secte méridionale de Visnusvâmin. Le premier écrivit
un mtra-bhâsya et des commentaires dualistes sur dix
Upanisads ; le second un anuhhâsya et un précis de sa pro-
pre doctrine, sous ce titre : T(itfrndjpanibnyi<Uia. Tous deux
poursuivirent le même prêche de la bhakti, la même croisade
contre la mâyâ çankarienne : mais Madhva au nom d'un
dualisme (dvaita), Vallabha au nom d'un pur monisme
(çuddhâdvaita). Les deux thèses les plus outrancières sur-
gissent ainsi au terme d'une longue évolution dogmatique ;
248 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
Madhva extériorise radicalement au créateur les âmes indi-
viduelles et dérive les choses d'une prakrti éternellement
distincte de Dieu, qui est cause efficiente, mais non maté-
rielle; la délivrance même n'identifie pas l'âme au Seigneur,
Hari. Vallabha intériorise radicalement à l'absolu âmes et
choses, qui lui sont inhérentes sans médiation d'aucune
mâyâ: ainsi le jîva, de dimension atomique, est un fragment
de la Divinité; c'est par son intelligence (caitanya) qu'il se
rend coextensif au corps; — intelligence dont la privation
définit la corporéité. Cette doctrine de création par fulgu-
ration de l'essence divine rejoint presque cette thèse de
Leibnitz, que la matière n'est que ((mens momentanea»,
sans le degré de durée consciente qui permet la connaissance.
Le monde ne peut être illusoire, étant l'absolu : sarvam
khalu idam brahmâ. Le salut se détermine par la connais-
sance, se réalise par la discipline et la piété, s'achève en
amour pour Hari.
Toutes les attitudes concevables quant au rapport entre
le fidèle et son Dieu, entre le fini et l'infini, ont ainsi suscité
tant des dogmes que des modalités d'ascèse. Chacune de ces
philosophies s' adaptant aux religions populaires dont l'ins-
piration les anime, suscita de multiples sectes présentant
tiouvent un caractère local. Ainsi, en pays marathe, le culte
d'un dieu de Pandharpur, Vithobâ ou Vitthal, trouva pour
doctrinaires Jnâneçvara (xiii^ siècle), Nâmadeva (xiv^ ou
xv^ siècle), Tukârâm (xvii^ siècle), fervents adeptes de la
bhakti (^*^). Dans l'école tamoule de Çrirangam, à la suite
de Yâmuna, vers 1300, l'influence de Râmânuja revit en
Pillai Lokâcârya, dont VArfhapancakd précise la substance
du Visnuisme. Au Bengale Viçvambhara Miçra (1485-1533,)
plus connu sous les noms de Caitanya et de Gauranga, puise
dans le Bhâgavnfa Purâna ainsi que dans les influences
combinées de Madhva et de Nimbârka, une brûlante dévotion
LA PENSÉE HINDOtriSTE 249
en Krsna et Râdhâ (^^^). Lui aussi accorde à l'enivrement
du chant, même de la danse le privilège de susciter une fer-
veur qui non seulement transporte le fidèle au delà de son
individualité, mais gagne la foule par contagion (nagarkïrtana).
Il remplace le rituel brahmanique par des cérémonies où
n'intervient aucune acception de caste; les monastères de la
secte se peuplent pour une part d'anciens bouddhistes. Une
action au moins égale à la sienne fut exercée par Râ mi-
nauda (xv^ siècle), propagateur à Bénarès du culte de Râma
qui florissait dans le Sud. Nourri de VAgastyn Sutiksna Sam-
vTida et de VAdhyâtrna Râmâyana (vers 1300) qui s'y réfère,
deux textes ramaïtes d'inspiration moniste, il éprouve toute-
fois un grand penchant pour le théisme ; la même disposition
se retrouve chez ses adeptes, Kabir (1440-1518), son disciple
immédiat; Tulsi Dâs (1532-1623); Nâbhâji, auteur de la
BhaktamTda, recueil de biographies bhâktas, rédigées en
hindi occidental (fin xvi^ siècle). Tulsi Dâs, par son •( Lac
des gestes de Râma» (1584) et son enseignement tant à Ayo-
dhyâ qu'à Bénarès, fit plus que quiconque pour répandre
la foi théiste (^*^). A leur suite, réformateurs ou poètes de
l'Inde contemporaine — tel un Rabindranath Tagore — ont
réagi contre Çankara par attrait du théisme, mais n'ont pu
rompre avec les éléments de panthéisme qui datent de si
loin dans la tradition indienne. Cette ambiguïté doctrinale,
résultant d'un long passé, a sauvegardé l'originalité d'une
pensée que les influences occidentales, à l'époque moderne,
auraient dirigée vers le seul théisme.
Etouffé sous cette exubérance de religiosité, le Védânta
purement spéculatif ne fut cultivé que par l'élite intellec-
tuelle de l'Inde moderne, mais il ne se développa point. Les
esprits qui distinguaient philosophie et religion se trouvaient
poussés vers l'interprétation çankarienne, non pas comme
plus fidèle aux Upanisads, mais comme moins engagée que
250 HISTOIRK DE LA PIULOSOPHIE INDIENNE
toute autre dans le théisme populaire. L'esprit brahmanique
ayant toujours, en son fond, éprouvé de l'antipathie pour la
théologie personnaliste, malgré toutes les concessions qu'il ne
cessait de lui faire, érigea en ésotérisme suprême les thèses
de Çafikara. D'où ce paradoxe, que presque toute la spécu-
lation postérieure au x^ siècle honnit ce docteur, et que néan-
moins son prestige règne sans contrepoids sur la mentalité
brahmanique. L'orthodoxie çankarienne représente un clas-
sicisme de caste, comparable au culte de Confucius chez les
lettrés chinois à partir de la dynastie Soung ; ici les brahmanes
furent çankariens afin de protester contre le sectarisme
pourtant consacré, de même que là on fut confucéen pour
se défendre contre les superstitions populaires du Taoïsme
ou les dogmes étrangers des Bouddhistes, pourtant recon-
nus licites. Mais le Védânta çankarien, à proportion même de
son abstraction qui le sauvait de toute théologie, se vidait de
tout contenu et s'interdisait un développement quelconque;
n'admettant que l'absolu ineffable, en face duquel il n'y
avait qu'illusion, il comportait aussi peu de progrès que le
nihilisme mâdhyamika : celui-ci avait coupé court à la
pensée bouddhique, celui-là fut le dernier mot de la pensée
brahmanique (^").
Conclusion. L'influence occidentale:
Islam, Europe chrétienne.
L'invasion à main armée fut un accident fréquent, l'infil-
tration étrangère un fait constant de l'histoire indienne.
L'influence iranienne ou persane s'exerça, sous des formes
diverses, à tous les âges, ainsi qu'à toute époque les côtes
furent visitées par des Occidentaux. Le cataclysme qui secoua
l'Asie lors de la soudaine croisade de l'Islam atteignit le
LA PENSÉE HINDOUISTE 251
Penjab dès 1001, date du premier raid entrepris par Mahmiïd
de Ghaznî; entre 1175 et 1340 s'effectue la conquête de la
plus grande partie du monde indien. Irruption bien différente
des invasions antérieures : iVrabes, Turcs, Mongols rasent
les couvents, détruisent les temples, dispersent les sectes,
brûlent les livres; au lieu de venir se civiliser dans le milieu
liindou, ils y campent pour le rançonner, ils y guerroient au
nom d'un fanatisme religieux. L'historien politique peut
reconnaître que certains potentats musulmans, surtout les
empereurs mongols, montrèrent du libéralisme, respectant
les franchises locales, développant l'organisation écono-
mique, faisant régner la paix et les avantages d'une admi-
nistration centralisée; encore faut-il avouer que les principes
de ces sages monarques étaient ceux que les théoriciens indi-
gènes avaient ou appliqués, ou prônés. Mais en ce qui concerne
la civilisation intellectuelle, Arabes et Turcs n'ont guère
apporté que des dévastations, au cours desquelles le Boud-
dhisme succomba, le Jainisme subit violences ou dispersions,
auxquelles l'Hindouisme ne résista que grâce à l'énormité
sociale et géographique de la masse indienne, désormais
asservie, mais non transformée (^*^).
Le Qorân introduit par les envahisseurs ne régna que
superficiellement sur les éléments convertis de force. Le
milieu polythéiste et idolâtre repoussait la sèche légalité,
le farouche monothéisme de l'Islam. Le zèle iconoclaste des
Musulmans, leur aversion pour le système des castes, creu-
saient un abîme entre les deux mentalités. Pourtant l'exten-
sion du théisme hindou à partir du x^ siècle restreignait
cette opposition; au surplus la plus directe, la plus forte
influence musulmane venait de Perse, où l'Islam avait déjà
dû s'adapter à la culture aryenne. Aucun tj^pe humain ne res-
semblait plus au yogin que le sîifî, dont l'ascétisme tendait
au dépouillement du moi et à l'amour divin; mais en accueil-
252 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
lant l'influence du sûfisma, l'Inde ne faisait que récupérer
l'un de ses idéaux, car la culture persane doit cette attitude
psj'chologique autant à la contagion des mœurs indiennes
qu'à l'action du Néoplatonisme. Les nombreux récits persans
relatifs à un roi qui se serait fait mendiant, la conviction que
le salut s'atteint au terme d'un tarîqa, équivalent du mârga
indien, aboutissant au fana = nirvana (le « grand fana » = le pari-
nirvâna); voilà des traits où se manifeste la Chumaniyya, autre-
ment dit le Bouddhisme. Non seulement donc l'hindouisme
était moins éloigné que le brahmanisme des convictions de
r Islam, mais tout un aspect de l'Islam se trouvait déjà hin-
douisé.
Inversement, les conquérants, peu nombreux, non
seulement durent tolérer les cultes qu'ils jugeaient païens,
mais s'adaptèrent à leur nouvelle ambiance. Il suffit souvent
de muer en saints musulmans les dieux hindous. Par réciprocité
]Muhammed peut passer pour un avatâra de Visnu, comme
il fut, en d'autres milieux, identifié au Logos (^^*). Un témoi-
gnage irrécusable de cette adaptation des ]\Iusulmans à
l'Inde est l'exemple d'Akbar (^*^), prince de la dynastie
de Tamerlan; ce monarque, le plus puissant qu'ait connu le
pays, ne se contenta pas d'accueillir Parsis, Hindous, Jainas,
pour se mettre en mesure de fonder un rationalisme éclec-
tique, sorte de religion naturelle qui devait être aussi religion
impériale; il abjura l'Islam (1582). Moins exceptionnels, et
partant plus symptomatiques encore, sont les syncrétismes
qui naquirent du contact des deux civilisations. Kabîr
(1440-1518), à qui Musulmans et Hindous voueront une égale
vénération, se dit l'enfant de Râma et d'Allah (LXIX) (^^°).
Disciple de Râmânanda, il trouve dans les doctrines de la
distinction et de la non-distinction juxtaposées (bhedâbheda)
la justification de son ivresse pour l'absolu, non moins imma-
nent que transcendant. « Hindous et Musulmans atteigni-
LA PENSÉE HINDOUISTE 253
rent la limite où toutes marques distinctives s'effacent» (II).
« La vérité ne peut se trouver ni dans les livres, ni dans les
Védas )) (XVII); « le Purana et le Qorân ne sont que des mots;
Kabir laisse parler l'expérience» (XLII), une expérience
mystique en laquelle l'âme s'harmonisant au «jeu» (lîlâ)
divin, s'exalte en l'amour. Nanak, de Lahore (1469-1539), sous
la double influence de Kabir et de Goraksa, fonde la puis-
sante secte des Sikhs (^^^), qui deviendra capable de soutenir
des guerres; il dépasse la foi hindoue comme la foi musul-
mane, non pas comme théoricien abstrait, mais en homme
d'action mêlé à de tragiques événements. Echappé au massa-
cre des habitants de Saiyidpur quand Babr envahit le Penjab
(1526), il devient esclave, mais les échos de son prêche reten-
tissent si loin qu'il passe pour s'être fait entendre tant à
Ceylan qu'en Arabie. Fidèle à sa profession de foi: «il n'y a
ni Hindous, ni Musulmans », il refuse, en face de l'empereur,
d'adhérer à l'Islam. Panthéisme et théisme se rejoignent dans
sa fervente mysticité, qui fait de la mâyâ une grâce divine.
L'antique formule des Upanisads prend un accent tout nouveau,
présentée non comme orgueilleuse affirmation, mais comme
humble prière : « Si telle est ta volonté, ô Seigneur, tu es
mien et je suis tien» (^''^).
Nous voici plus près du Christianisme (^^^) que sous
aucun autre aspect de la religiosité indienne. Les analystes
n'ont pas manqué, qui épièrent dans les épopées, dans les
purânas, dans les dogmes bouddhiques les traces d'influences
chrétiennes. Des figures aussi différentes que celles du Çâkya-
muni, prince désabusé, fanatique du renoncement, et celle
de ce bouvier pillard et voluptueux, Krsna, ont pu présenter
quelques affinités avec celle de Jésus de Nazareth, car tous
trois, réels ou légendaires, furent des Sauveurs. L'homme
prédestiné à guider la race entière vers un port de salut, ainsi
que l'homme cosmique intermédiaire entre l'absolu en soi
204 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
et le pur relatif, voilà des notions autour desquelles, en
maintes civilisations, s'élaborèrent des cycles de légendes,
sans qu'il paraisse possible de déterminer des emprunts
directs. L'histoire de Barlaam et de Josaphat fournit un
exemple de ces traditions diffuses, intégrées à diverses litté-
ratures. Peut-être ne précisera-t-on jamais l'élément positif
que renferme la tradition selon laquelle l'apôtre Thomas
aurait évangélisé le royaume de Gondopharès, et mérité la
palme du martyre à Mailâpur. ^lais que des chrétiens, surtout
Nestoriens, aient de bonne heure gagné l'Inde soit par terre,
soit par mer, nous n'en saurions douter. Grierson a déployé
autant de science cpie d'ingéniosité à établir qu'il 3^ eut
des colonies chrétiennes dans le sud de l'Inde, afin d'imputer
à ces étrangers l'importation de ce piétisme, la bhakti. C'est
accorder à une influence lointaine et faible d'énormes effets :
nous avons reconnu dans la bhakti une tendance aussi an-
cienne que les cultes de Vâsudeva ou de Nârâvana. L'Inde
demeurera trop à l'écart des traditions sémitiques pour subir
une action notable de la part du christianisme. Malgré l'ins-
tallation des Européens, catholiques ou protestants, les
conversions furent, somme toute, peu nouibreuses, l'élite
refusant d'abandonner ses propres idéaux et les peuples de
civilisation inférieure se laissant peu gagner par la propa-
gande missionnaire. Les religions européennes ont surtout
renforcé chez les intellectuels la persuasion qu'il y avait lieu de
dépasser la littéralité des dogmes en un éclectisme analogue à
celui dont rêvait Akbar, et que dans la mesure où s'imposent
traditions et symboles, celles et ceux de l'Inde sont pour
l'Inde les plus convenables.
L'Europe apparaît là-bas non seulement comme le
pays d'origine des missionnaires, mais comme celui d'où
viennent les exploitants de la richesse publique. Elle est
donc considérée avec une méfiante appréhension, quoique
LA PENSEE HTNDOULSTE ZÎ30
le pays doive sa relative unification à l'empire britannique.
Notre science témoigne de son efficacité aux yeux des Hindous
et plus d'un parmi eux ferait en Occident figure de savant
très estimable. Mais cette science ne cadre guère avec
l'ensemble de la mentalité indienne qui reproche très vive-
ment aux occidentaux, Européens ou Américains, de surtout
l'utiliser pour fonder la prospérité matérielle et d'oublier le
primat des vérités morales ou religieuses. Aussi l'Inde, qui
sympathise peu avec le christianisme, mais qui le respec-
terait en tant que religion, se scandalise-t-elle de notre ido-
lâtrie pour la force et pour l'argent, peu conciliable, juge-t-elle,
avec la foi chrétienne. En mainte circonstance les réforma-
teurs modernes, les érudits de la jeune Inde, le prestigieux
génie de Tagore firent avec sévérité le procès de l'Occident et,
par contraste, ont exalté l'attachement à la culture indigène
ainsi que la vocation pour la spiritualité (^®^). Cette anthitèse
suscitera-t-elle, comme au Japon, une transformation sinon
des idéaux, du moins des méthodes, et réveillera-t-elle
une immense civilisation de son sommeil scolastique ? Ce
problème de l'avenir et déjà du présent clôt à l'époque
actuelle l'histoire de la pensée indienne.
*
Une appréciation de cette philosophie ne saurait être
donnée qu'en fonction des deux autres filiations spéculatives
parfaitement synchroniques : la pensée européenne et la pensée
chinoise *. Ainsi verrait-on apparaître les postulats propres à la
réflexion dont nous venons de retracer les principales phases.
Nous ne signalerons, en guise de conclusion, que le trait domi-
* La méthode qui paraît couvenir pour une semblable mise eu
parallèle et quelques échantillons des résultats auxquels elle pourrait con-
duire, ont été examinés; par nous dans notre PM/osopIde comparée, Paris,
Aîcan 1923.
256 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
liant, celui que la prépondérance intellectuelle de la caste brah-
manique imposa aux éléments les plus disparates d'une cul-
ture infiniment complexe. C'est l'idée, tout à fait essentielle,
que l'effort spéculatif, moral, religieux, nous doit donner,
par la suppression des conditions de fait, une sortie hors de
la transmigration, autant dire un accès à l'absolu. Du
Yi^ siècle avant J.-C. jusqu'à nos jours, cette obsession hanta
la totalité des esprits, pourvu qu'on mette à part quelques
matérialistes systématiques, négateurs du samsara. La loi
par excellence (dharma) fut de dépasser la loi littérale (dhar-
ma) pour fonder, par-delà l'ordre de l'acte (karman), la
recherche de la délivrance (moksa). Les expédients imaginés
ont extrêmement varié, mais se réduisirent à transcender les
conditions normales de l'existence. Toujours la théorie du
salut fut l'inverse de la théorie de la création. Ainsi devenait
possible cette conviction, qui se fait jour dans les différents
systèmes philosophiques ou religieux, qu'erreur et vérité
se ramènent à deux modalités du même principe, et que la
même efficace asservit et libère.
Cette supposition fondamentale explique pourquoi l'Inde
a si souvent fait bon marché du donné, des phénomènes.
Son mépris de l'histoire vient de là, comme le fait qu'elle n'a
pas constitué la science, malgré une force de pensée tradi-
tionnelle, collective, sans égale dans l'histoire du monde
jusqu'à l'avènement de la science européenne; malgré aussi
une réelle aptitude à la positivité. Elle a possédé des géo-
mètres, des algébristes, des médecins, des chimistes, mais
qui cherchèrent dans l'empirisme des recettes plutôt que
dans la nature des lois. La conviction manquait, que le fait
comme tel mérite d'être connu. Nous en trouvons une contre-
épreuve très nette dans la singularité de l'esthétique indigène.
Nous préjugerions volontiers que le domaine au moins de
l'imagination, des sentiments, de l'art doit être celui des
LA PENSÉE HINDOUISTE 257
phénomènes. Or, le réel, nous voulons dire le sensible tel qu'il
nous est donné, intéresse si peu l'Inde que ses esthéticiens prô-
nent non le culte de la nature, mais une imagination factice,
des sentiments artificiels, qui ne rejoignent pour ainsi dire
qu'à regret les éléments de l'expérience spontanée. L'abstrac-
tion fut la passion des artistes comme des penseurs réflexifs.
En toute occurrence le génie hindou n'a pu se contenter de la
vie simple et naïve: les fins transcendantes l'ont à ce point
détourné des fins immanentes qu'au moment où, dans le
Tantrisme, triomphe une conception immanentiste de l'intel-
ligibilité, l'esprit s'assigne pour but, non de se laisser vivre,
mais de se créer une vie digne de lui, une existence omni-
sciente, omnipotente, qu'il maîtrisera parce qu'il en sera
l'auteur (sâdhana). Trop poignante fut l'angoisse d'une
irrémédiable servitude, pour que la suprême aspiration ne
fût pas d'obtenir dans l'autonomie l'absolu. Or la nature
n'était conçue que comme esclavage: ses lois n'apparaissaient
que comme des chaînes. Par contraste l'inconditionné ne
fut que l'affranchissement. Intellectualisme et pragmatisme,
science et morale se présentent donc avec des valeurs diffé-
rentes en Europe et dans l'Inde: prendre conscience de ces
foncières divergences n'est pas simplement le moyen de
pénétrer le sens de la pensée asiatique comme de la nôtre,
c'est la condition même de la position critique de tout pro-
blème philosophique.
17
NOTES
Abréviations
A B A W Abhandlungender Kôn. Bayer. Akad. d. Wissenschaften, Miincheri
A G W G Abhandlungen der Kôn. Ges. d. Wissenschaften zu Gôttingen.
A K M Abhandlungen fur die Kunde des Morgenlandes — éd. Z D M G.
al allemand .
an. anglais.
B B Bibliotheca buddhica, St-Pétersbourg.
B E F E 0 Bulletin de l'Ecole Française d'Extrême-Orient, Hanoï.
B G Bhagavad-Gïtâ.
B I Bibhotheca Indica, Calcutta.
B S Brahma siïtras.
B S S Bombay sanskrit séries.
B V S Bhandarkar, Vaisnavism, Çaivism. Strasb. 1913 (Gr. III, 6).
CHI Cambridge History of India. vol. I, Ancient India, éd.
Rapson, 1922.
DAGP Deussen, Allg. Gesch. der Philosophie l^r Band, Leip., Brock-
haus, 1894 (Veda) et 1899 (Upanisads).
D V Deussen, das System des Vedânta, Leip. ibid., 3^ Aufl. 1920.
DU Deussen, Sechzig Upanisads des Veda, ibid. 1921, (3^ Aufl.)
D M Deussen, Vier philosophische Texte des Mahahhâratam^ ibid.
D G Dasgupta, a hist. of Indian Philosophy^ vol. I, Camb. 1922.
éd. édition.
ERE Encyclopedia of religion and ethics (Hastings).
F R Farquhar, an Outline of the religions literature of India,
Oxford 1920.
G B J Guérinot, Bibliographie jaina, Paris (Guimet).
GhV Ghate, le Védanta, étude sur les Brahmasûtras et leurs cinq
commentaires. Thèse Paris. Tours 1918.
G G A Gôttingische Gelehrte Anzeigen.
Gr Grundriss der indo-arischen Philologie und Altertumskunde.
Strasbourg, Triibner.
G S Garbe, Sâmkhya Philosojphie 2^ éd. Leipz. 1917.
KM
KS
M
MS
N
NGWG
NS
OB
260 fflSTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
G S A I Giornale délia società asiatica italiana.
H O S Harvard Oriental séries, Cambridge (Mass.)-
Ind. A Indian Antiquary.
J A Journal Asiatique, Paris.
J A 0 S Journal of the American Oriental Society, New- York.
J A S B Journal of the Asiatic society of Bengal, Calcutta.
J B R A S Journal of the Bombay branch of the RAS.
J R A S Journal of the Royal Aijiatic Society, London.
K L A Keith (A, Berriedale), Indian logic andatomism, Oxford, Claren-
don, 1921.
Keith, the Karma -IVIïmâmsâ, Oxford, Univ., 1921.
Keith, the Sâmkhya system, Oxf., Univ., 1921.
Mâhabhârata.
Mîmâmsâ sûtras.
Nanjio (Bunyiu) a catalogue of the chmese Tnpitaka^ Oxford,
1883.
Nachrichten d. Gesel. der Wiss. zu Gôttingen.
Kyâj'a siîtras.
Oldenberg (H.), Le Bouddha ■,tTSLÔ. fr. Foucher (A.), 3^ éd. f. sur
3e al. Paris, Alcan, 1921.
O L U Oldenberg, die Lehre der Upanishaden und die Anfànge des
Buddhismus, Gôttingen, Vandenhœck, 1915.
0 V Oldenberg, die Religion des Veda, Berhn, Hertz 1894; trad. fr.
Henry, 1903.
0 W B Oldenberg, die Weltanschauung der Br'âhmana. Texte, Got-
ting., Vandenhœck, 1919.
0 H I Oxford History of India, by Vincent A. Smith, Oxford. Cla-
rendon, 1919.
P T S Pâli Text society, London 1882.
R H R Revue de l'Histoire des religions, Paris, Leroux.
S A B Sitzungsberichte der kôn. preuss. Akad. d. Wiss. zu Berhn.
S B E Sacred books of the East, Oxford.
S B H Sacred books of the Hindus-Allahabad, Pânini office.
S I Suah (L.) Introduzione allô studio délia flosofia indiana.
Pavia, Mattei, 1913.
S S Sâmlchya sûtra.
Sa Se Sanskrit séries.
St Stcherbatsky (Th.) L' Epistémologie et la logique chez les Boud-
dhistes ultérieurs (original russe St-Pétesbourg — trad. fr.
par Mme I. de Manziarly et P. Masson-Oursel sous presse
dans les annales Guiniet Paris ; — t. al. commencée dans
Zeitschrift fiii- Buddhismus, mai - juh 1821).
NOTES 261
t traduction.
T Tripitaka chinois, Tokyo 1881-1885.
U Upanisad (B A U, Brhadâranyaka U; — C U, CKândogya U ; —
MU, Maitri U ; "
V P B L. de la Vallée Poussin. Bouddhisme. Paris, Beauchesne 1909.
V P E M L. de la Vallée Poussin. Bouddhisme^ Etudes et matériaux
Adikarmapradipa., Bodhicaryâvatâratîkâ. Lond. Luzac, 1898.
VPN L. de la Vallée Poussin, The way ta nirvana. Cambridge, 1917.
V S Vaiçesika siïtras.
W Winternitz (M.), Geschichte der indischen Litteratur, Leipzig,
Amelang. I, Brahmanisme, 1909; II, 1, Bouddhisme, 1913;
2 Jainisme, 1920.
W Z K M Wiener Zeitschrift fiir die Kunde des Morgenlandes.
V S Yoga sûtras.
Z D M G Zeitschrift der deutschen Morgenlând. Gesellschaft, Leipzig.
Note fréliminaire.
Documentation générale sur l'indianisme.
P. Masson-Oursel, Bibliographie sommaire de V indianisme, Isis,
Bruxelles, Weissenbruch, n» 8 (vol. III, 2) autumn 1920, 171-218.
Histoire de l'Inde. C. H. I. (limité jusqu'ici à l'antiquité) ; OHI (manuel
scolaire indispensable comme traitant du sujet entier).
R. Grousset, Histoire de VAsie, 2^ édition, Paris, Grès 1923 ou 1924.
Histoire de la philosophie indienne. Les ouvrages d'ensemble font défaut.
P. Oltramare, Histoire des idées théosophiques dans l'Inde, Paris,
Guimet I (II à paraître en 1923). (Très recommandable, mais
jusqu'ici incomplet.)
F. Belloni-Filippi, Imaggiori sistemi filosofici indiani. Milano, Sandron.
I. daUe origini al Buddhismo. (Lucide, mais très sommaire et
incomplet).
D G (Exposé approfondi des principaux systèmes, mais ne fournit
point une histoire ; aucune documentation critique ; le tome II
n'a pas encore paru).
Deux ouvrages peuvent, d'après leur titres, paraître fournir une ini-
tiation à l'histoire de la philosophie indienne. S I est une excellente étude
du Nyâya-Vaiçesika, mais non un examen, même préjudiciel, de l'ensemble
du sujet. Quant à l'ouvrage de R. Guenon, Introduction générale à l'étude
des doctrines hindoues, Paris, M. Rivière, 1921, malgré un sens très vif des
choses indiennes, il témoigne de partialité contre le Bouddhisme, ainsi que
contre les méthodes européennes d'histoire et de critique. — Philos, of
262 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
Ancient India, de R. Garbe, est un opuscule fait de trois articles (Chicago,
1899). — Une Indische Philos., par 0. Strauss, a été annoncée en 1922
par la maison Reinhardt, de Munich ; nous n'avons pu en prendre connais-
sance.
St est un remarquable examen de la pensée indienne sous le biais de
l'épistémologie, avec le Bouddhisme pour centre.
Deux articles indiquent de façon sommaire mais précise les caractères
de la théorie indienne de la connaissance: Freytag, Vher die Er-
kenntnisth. der Inder, Viertelj. f. wiss. Philos, u. Soziologie XXIX,
2, 181.
Suali, Essai sur la th. de la conn. dans la phil. ind., Isis, loc. cit., 219-254.
Une Indian Philosophical Review existe depuis 1917, rédigée par Wid-
gery (Baroda) et Ranade (Poona) ; mais elle a cessé de paraître en 1922.
Sous la même direction, depuis 1920, Indian J ournal of Sociology .
Histoire des rehgions indiennes. Le précis le plus recommandable :
Les religions de VInde, par A. Barth. Encyl. des Se. rei., 1879; puis à part,
notamment dans t. an. the religions of /., (t. J. Wood, Lond. 1882, Triibner)
et réédité dans les Œuvres de Barth (tome I, 1-25) Paris, Leroux, 1914.
F. R. est un instrument de travail indispensable en raison de son abon-
dante bibliographie de première et seconde main; c'est le premier effort
pour retracer, dans sa complexité comme dans son évolution, l'histoire reH-
gieuse de l'Inde. Les indications sur l'Hindouisme sont surtout précieuses.
On ne fait que situer les systèmes.
'L' Indische Theosophie de J. S. Speyer est un bon exposé sommaire.
(1) Âryas. C H I, ch. III ; — Carnoy, les Indo- Européens, Bruxelles,
1921 ; — O. ScHRADER, Aryan religion ERE, II, 15 ; —
Havell, Aryan rule in\., Lond, 1918.
(2) Dravidiens C H I, ch. II — E R E, V, 1-28. Whitehead, the village
Gods of South /., Oxf., 1916 ; — Elmore, Dravidian gods in
modem Hinduism, N. Y. 1915, (Nebraska Un.).
(3) J R A S 1909 721 (Jacobi), 1095 (Oldenberg), 1 100 (Keith) ; 1910,
456 (J.), 464 (K); — Sten Konow, The aryan gods of the Mitani
people, Publ. of the Indian Institute, Kristiania, 1921.
(4) L'Indo-Européen. Brugmann, vergl. Grammatik d. indo-germ. Spra-
chen, 1886-1900 ; — A. Meillet, Intr. à Vét. comp. des lang.
indo-europ., Paris 1912 ; — indications sommaires dans Car-
noy; et Marouzeatj, La Linguistique, Paris, Geuthner, 1921.
(5)Avesta. J. Darmesteter, le Zend-Avesta, Paris 1892.-93; — Geldner,
the sacred books of the Parsis, Stuttg. 1885-96; — Reichelt,
Av. Reader, Strasbourg, Trubner 1911 ; — W. Jackson,
die Iran. Religion, Gr. V, 1896-1904 ; — Charpentier, Kleine
Beitràge zur indoiran. Mythol. Upsala, 1911.
(6) Zoroastre. Chr. Bartholomae, Zarathustra' s Verspredigten iiber-
setzt. Strasb. Triibner, 1905 ; — Geldner, Ency. Brit.
NOTES 263
XXIV, 820 ; ~ Oldenberg, Deutsche Rund. XIV, 1898 ; —
W. Jackson, Zoroaster, N. Y. Columbia, 3® éd., 1919.
(7) Oldenberg , Aus Indien und Iran, Berl. Hertz, 1899, 185 ; —
OWB.
(8) Bibl. védique. Généralités : W, I; — O V ; — Macdonell and Keith,
Vedic Index, hond. 1912 (relig. exclue); — Macdonell, Vedic My-
ihology, Gr, 1897 ; — Hillebrandt, Ved. Myihol., Breslaul891-
1902; — Keith, Ind. Myth., Boston 1917;— Pischel u. Geldner,
Ved.Studien,^iuitg. 1889-1901. Rgvéda: t. an. GrifEith, Bénarès
1895-6 ; — t. al. Grassmann, Leipz. 1876-7 ; Ludwig, Prag,
1876-88 ; — t. fragm. : S B E, XXXII, XL VI; du 9« Uv. :
Regnaud, Paris 1900. — Bloomfield, Relative chronology of ihe
Vedic. hyrnns, J A 0 S XXI; Vedic concordance H O S, X,
1906; — Bergaigne, Eel. védique, Paris 1878-1883. Sâmaveda: t.
al. Benfey, Leip. 1848; — t. an. Griffith, Bénarès 1893 ; —
Caland, die Jaiminïya Samhitâ, Breslau 1907 — Yajurveda ;
White Y., t. an. Griffith, Bénarès 1899 ; — Keith, Taittirîya
Samhità. HOS, XVIII; XIX.
Atharvaveda : t. an. Whitney and Lanman, HOS, VII et VIII ; —
Griffith, Bénarès 1897 ; — frag. Bloomfield S B E, XLII ; —
t. f. Henry, Liv. VII-XIII, Par. 1891-6 ; — Weber, Ind. Stu-
dien, Liv. I-V, XIV, t. al.; SAB 1895-6, Hv. XVIII; —
Florenz, diss. Gôtting. 1887, Liv, VI ; Grill, 100 Lieder des
A., Stuttg. 1888 (al). — Henry, Magie dans VI. antique,
Par. 1904. — Scherman, Philos. Hymnen, Strasb. 1887.
Exposé sommaire : L. de la Vallée Poussin, Védisme, Par., Bloud. 1909.
(9) Sacrifice. Caland et Henry, VAgnistoma ; — Hillebrandt, Ritual-
Litteratur, Gr. III, 2, 1897 ; — OV ; — S. Lévi, la doct. du Sacr.
dans les Bvahmanas, Par. 1898.
(10) Brahman. OWB ; OLU ; GS 139. La dérivation de la racine brah,
resplendir (Henry, Atharvav., liv. X-XII, p. VIII) n'a plus guère
de partisans. La dérivation de rac. brh, être fort, prendre force,
croître est admise et par les philosophes et par la tradition
(RâmSnuja cité par Sukhtankar Z DMG). ERE II, 798.
(11) Mythologie védique, op. cit. : Hillebrandt, Macdonell, Keith, Bergai-
gne (no 8) ; Muir, Original sansk. texts, Lond. 1884, V.
(12) Pensée védique. DAGP ; — Bloomfield, Bel. Of the Veda, N. Y.,
1908 ; — OV ; OWB.
(13) Littérature brahmanique en tant que rattachée aux Védas :
264
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NOTES 265
Brâhmanas. Analyses : DU. trad. : Aitareya : t. an. Haug, Bombay 1863 ;
Ait. et, Kausïtaki, t. an. Keith, HOS XXV, 1920 ; Çatapatha,
t. an. Eggelïng SBE XII, XXVI, XLI, XLIII, XLIV. Autres
FR 363.
(14) Castes. CHI 234 ; — Jolly, Redit u. Sitte, Gr. II, 8 ; — OLU; — OHI;
34-42 ; — Shridar V. Ketkar, history of caste in I; Ithaca 1909 ;
Shama Shastri, Evolution of caste. Madras 1916; — E. Senart,
les Castes dans ri., Par. 1886 ; et Oldenberg Z DMG, LI, 267; —
Bougie, Castes, Par. ; — Notions de jâti et varna, Barth, Œuv.
II, 222-4; 416-8 ; IV, 302, 321.
(15) Sophistique indienne. Dahlmann, das M. als Epos u. Rechtsbuch ; —
P. Masson-Oursel, R. Met. et mor. XXIII, 343 et Philos, com-
parée, IP p., ch. 1 et 2.
(16) Cârvâkas. Dahlmann, loc. cit.; — ERE, VIII, 138; 493. — n. 118.
(17) Yoga. B G passim ; cf. index de notre t., sous presse, Paris, Geuthner;
P. Masson-Oursel, RHR 1913 ; — Ewing, Hindu conceptions
of the functions of breath, JAOS XXII, 249 ; - OLU.
(18) Upanisads. Leur relation aux Aranyakas : n. 13. Liste de 123 U :
FR 364 ; — t. an. Max MuUer, SBE, XV ; S. G. Vasu SBH,
I ; III; XIV ; Hume, Oxf. 1921 ; îçâ, Avalon, Lond. 1918 ; —
t. al. DU ; — t. f . de BAU, Hérold, Par. 1894 ; de 9U par Mar-
cault d'ap. Mead. Par. 1905 (Art Indépendant) ; —t. it. de KU,
BeUoni-Filippi, Pisa 1905. Leur philos. DU; DAGP; — OLU ; —
HiUebrandt, Âus Brâhmanas u. U. Jena 1921 ; — Hume, op.
cit. ; — Brofïerio, Fil. délie U., Milano, 1911 ; — Regnaud,
Matériaux pour servir à Vh. de la ph. de VL, Par. 1876. —
Jacob (n. 131).
(19) Âtman — OLU ; OWB. L'assimilation à Atem, dans la l^e éd. de GS
108, 293, disparaît dans 2^ ; t. ch.: T'oung pao, XIII, 412. Le
sens primitif est corps, personne ; le sens constant = soi-même
(self, sich selbst). ERE II, 195-7, 801.
(20) Sur la déformation du sens des U par le préjugé de Schopenhauer
et de Deussen, que leur portée coïncide avec celle du Platonisme
et du Kantisme : Sukhtankar, WZKM (XXII, 134).
(21) SamsSra, Boyer, JA 1901, 451 ; — VPN, 24 ; — OLU, Wiedertod ; —
" GS, 232 ; — ERE, W, Death. L'Inde a conçu successivement :
1» la vie comme s'achevant après avoir obtenu sa plénitude (sar-
vam âyus); 2° la vie comme durant après la mort autant que les
offrandes funéraies alimentent le défunt ; 3» le karman comme
sacrifice conjurant le remords (punarmrtyu) ; 4P le karman
comme exigence de rétribution imposant une renaissance après
chaque mort, idée morale qui rejoignit, une fois le Bouddhisme
constitué, la conception des destinées telle que l'expriment BAU
266 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
VL 2 et Ch U, V, 3-10. Le S. n'apparaît qu'avec les U (FR 28
et 30). — L. von Schroeder trouve là l'origine des idées de
Pji;hagore: Pythag. u. die Inder^ Leip. 1884.
(22) Diversité des attitudes spéculatives aux Vll^ et Vl^ siècles avant
J.-C. et classement des doctrines en kriyavâda et ak. : le
remarquable ilber den Stand d. ind. Phil. zur Zeit Mahâvîras
u. Buddhas, par O. Schrader (Diss. Strasb.), Leip. 1902.
(23) Tîrthika, Tirthamkara. Schrader ; — Bimala Charan Law, Inf,. of
the 5 hereticalteachers (Tïrthikas) on Jaijiisma. Buddhism JASB,
XV, 1919, 123 ; — Ui, Vaiçesika Phil. according to the Daçapa-
dârtfiaçâstra, Lond., RAS, 1917, 18-26. Le mot Tîrthamk. fit
fortune dans le Jainisme (Jaini cité n^ 29).
(24) Nirgranthas et Pârçva. GBJ, XI-XIII ; 25, 364; —Bhagavati XV.
Compar. entre Nir. et Jainas : Uttaradhyayanasut. XXIII
éd. Charpentier, Upsala, 1921-2; t. an. Jacobi SBE, XLV, 121-3.
La biographie, tardive, de P., est étudiée par Bloomfield, Life
a. Stories of P., Baltimore 1919.
(25) Vardhamâna = le Jina = le Mahâvîra. Dates : Jacobi SBE XLV,
p. XIII, W II, 2, 289 ; Charpentier Ind. A, XLIII, 118, 125 ;
dans CHI, 155. Biogr. : Kalpasûtra de Bhadrabahu, éd. AKM,
XII, 1 et Mânik. Chand. Jaini, Life of Mah., Allah. 1908. Jacobi
SBE XXII, p. X-XXVIL
(26) Âjîvikas et Gosâla. Hoernle ERE, Aj. ; — B. C. Law cité n» 23, p. 123.
Gos. : Bhagavati, XV et app. à t. de Uvasagadasao Hoernle BI
1885. cf. n. 31.
(27) Extension du Jainisme : FR 119, 162 ; CHI, 164-8.
(28) Concile de Valabhi, 467 ou 526 : Charpentier, Utt. 15-6 ; 513 selon
Jacobi et FR 163 ; 467 selon W II, 2, 294. 527 est fourni par
tradition çvetâmbara ; 467 par Hemacandra, Pariçistaparvan,
Descript. du canon des Çvet. : II, 2, 291-316 ; énumér. FR 399
cf. GBJ.
(29) TatlvaHhâdhigama: éd. Mody BI 1905 ou Bombay 1903^5 ; éd^ et
com. Sardarthasiddhi, Kolhâpur 1903 ; com. Tattvartharaja-
vârtika, Sanât. Jaina Grantha Mâlâ, Bénarès 1903 ; — t. al.
Jacobi ZDMG, LX, 287-512.
Exposés doctrinaux. Nahar and Ghosh, Epitome of Jainism,
Cale; Jhaveri, First principles of J. phil., Lond. 1910 ; — A.
Warren, Jainism, Madras 1912 ; — Mrs Sinclair Stevenson,
Heart of Jainism, Oxf. 1915; — J. Jaini, Outlines of J ., Camb.
1916 [recueil de textes] ; — Guérinot, la relig. des Djainas, Par.
Geuthner, sous presse. Cf, Jacobi ERE, J. ; Trans. Congr.
of. Rel., Oxf. 1908.
(30) Karman. Jacobi ERE, IV, 484 ; — Helmuth von Glasenapp, die Lehre
vom Karman in der Ph. der J ., nach den Karmagranthas darge-
stellt, Leip. 1915.
NOTES 267
(31) Atomisme j. : Jacobi ERE, II, 199 ; — Charpentier, Leçya theory of
the J. and the Ajivikas, Gôteborg 1910.
(32) Le vocabulaire j. offre souvent un stade archaïque du sens des mots.
Le dharma, principe de mouvement, immédiate apphcation à
la physique de l'idée morale de loi, fraye la voie à la notion
bouddhique de dh. = phénomènes. Le pudgala au sens de matière
fait présager lep. bouddhique: l'esprit en tant que résultant de
facteurs naturels, comme dans le Sâmkhya la pensée empirique.
(33) Parsis. Dosabhai Framji Karaka, Hist. of the Par sis, Lond, 1884 ;
Haug, Essay son the P.; 3" éd. Lond. 1884 ; — West, Pahla-
vi teaets transi. SBE, V, XVIII, XXIV, XXXVII, XLVII ; —
Menant, les P., Par. 1898 et ERE, IX, 640 ; — Dhalla ERE,
V, 664; — Gray, ibid. 872 et VIII, 749.
(34) Biographie du Bouddha. — Eléments primitifs, dans le canon paU :
Digha Nik. XIV; Majjh. Nik. XXVI, XXXVI, LXXXV, G. Le
canon sanscrit renferme biog. plus récentes : Lalitavistara [éd.
Lefmann, Halle, 1892, 1908 ; éd. tibét. Foucaux ; éd. chin.
Fang-houang-t'ai-yen-king, de 683] et Mahâvastu [éd. Senart,
Par. 1882-97. cf. Windisch, abh. d. ph. hist. Kl. d. Kôn. sâchs.
Ges. d. W. XXVII, n^ XIV, Leip. 1909]. En outre, Buddhacarita
d'Açvaghosa, ouv, du 1^^ s. ap. J.-C. [éd. Cowell, Oxf. 1893 ;
t. an. S B È ,49 ; t. it. Formichi, Bari, 1912. Sur la version
chin. : Else Wohlgemut, Diss. Leip. 1916 ; S. Lévi J A 1892,
201]. Le canon chin. renferme une biog. dans chacun des cinq
Vinayas : ceux des Mahîçâsakas, des Miïlasarvâstivâdins, des
Stha viras, des Dharmaguptas, des Mahâsâmghikas. Wieger,
Les vies chin. duB. ; S. Beal, The romantic legend of Çâkya B.,
Lond., 1875 (t. abrégée de V Abhiniskramanasût. = Fouo-pen-
hing-tsi-king). Compar. de ces sources: Ebbe Tuneld, Rech. sur
valeur des trad. houd. pâlie et non-palie. Deux chap. de la biog.
du B., Lund. 1915.
Bigaudet. Vie ou légende de Gaudama, le B. des Birmans, t. Gauvin,
Par. 1878.
Biog. modernes. Outre ouvrages généraux cités infra: Hardy, der
Buddhismus 7iach dlteren pali-Werken dargestellt, Miinster 1890;
^., Leip., 1905; — Pischel, Z/e6e?i u- Lehre des B., Leip. 1906
[succinct, mais précis]; — Beckh, Buddhismus, Berl,, Gôschen
1919. — Surtout 0. B. [capital ; repose sur textes pahs]. —
Alexandra David, Le modernisme bouddhiste et la doctrine du
B., Par., Alcan 1911 [seconde main.]
Légende du B. : E, Senart, Essai sur la lég. du B. ; Par. 1882 [capital];
S. Beal, loc. cit ; — E. Windisch, Mâra u. B., Abh. d. ph.
h. Kl. d. K. Sâchs. g. d.'W., XV, IV, Leip., 1895.
Ouvrages généraux sur le Bouddhisme. — Eug. Burnouf, Intr. a Vhist.
du Bouddhisme indien, r. 1844 ; réimp. 1876 [œuvre d'ini-
268 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
tiateur génial, demeure précieuse];— Wassiliefï, der Bvddhis.^
seine Dogmen, Gesch. u. Litt., t. du russe en al. Schiefner, S.-
Péters. 1860 [fragmentaire, mais important pour les écoles
septent.]; — Koppen, die Bel. des B., Berl. 1857-59; rééd. 1906 ;
H. Kern, der Buddhis. u. seine Gesch. in. Indien, t. al. Jacobi,
Leip. 1882-4; t.f. Huet.Guimet 1901 [ouv. d'ensemble capital;
résumé dans le suivant]: Manual of indian Bhddhism, Strasb.
1896, Gr. III, 8.— W. II, I (index dans 2) [bibliog. et descript.
des textes]. — V P. B [remarquable introd. à la pensée b.].
Sources. — Canon pâli : P T S. — C. Sanscrit : B B. — C. tibétain : ibid.,
P. Cordier, Catal. du fonds tib. de la Bïb. Nat., 2epart., index du
Bstan-Hgyur, Par. 1909 ; L. Feer, Analyse du Kandjour et du
Tandjou/, hyon, Pitrat 1881 (Guimet).— C. chinois : N; D. Ross,
Alphabeticaï List of titles, heing an Index toB. N' s catal., Ca.\c.
1910 ; — T ;— Anesaki, the 4 Bud. Agamas in chinese, Trans.
As. Soc. of Jap. XXXV, 3, 1908. — Sources d'Asie centrale,
fragmentaires, mais import, pour l'hist. du canon : Pischel,
Bruchstiicke des Sanskritkanons der Buddhisten aus Idyukutsari,
S A B 1904, 807, 1138 ; die Turfan-Rezensionen des Dhamma-
pada, ibid. 1908, 968 (cf. W. II, I, 185 n. 1) Dutreuil de
Rhins, c.r. Ac. Inscr. 14 mai 1895, 15 avril 1898, S. d'Oidenburg
sur ms. Petrovski du Dham., S.-Pét. 1907 ; — A. Stein, Ancient
Khotan, Oxf . 1907 ; Ruins of désert Kathay, Lond. 1912. Cf.
' Finot et Huber J A. 1913, 465 ; de la Vallée-Poussin J R A S
1913, 843 ; S. Lévi 109. Après Stein, Griinwedel, von Lecoq,
Pelliot ont découvert des textes en langues diverses. Leh-
nann, Maitreya-samiti, die Nordarische Schilderung, éd. t.
al. Strasb., Triibner 1919 ; Nebenstûcke, A K M, XV, 2, Leip.
1920 ; — Pelliot, fragm. du Suvarnaprabkâsa en iranien oriental,
Mém.' Soc. Ling. Paris, XVIII, 1913-4, 89; Grottes de Touen
Houang, Par. Geuthner, 1914; — Gauthiot et Pelliot, sut. des
causes et des effets en sogdien, ch. et f., ibid ; — v. Le Coq,
Chotscho, Berl., Reimer 1913.
L'historien tibétain Târanâtha (1608) a puisé à des sources
anciennes et fournit une importante documentation. Schiefner,
T. s Gesch. des Bud. in hidien (t. al.) S.-Péters. 1869.
(35) L'état de nos connaissances ne nous permet de préciser aucune
date relative à la confection des parties du canon. C'est au
cours des réunions, obhgatoires dans la communauté, que pour
le maintien de la disciphne se fixèrent des traditions sur la
casuistique, le dogme, la vie du maître. «Toutes les quinzaines,
les rehgieux errants ou sédentaires devaient se réunir par pa-
roisse, écouter la récitation des Règles fondamentales (Pr âtimoksa)
et confesser les infractions commises » (S. Lévi, Saintes Ecri. du B.,
Par. Leroux-Guimet 1909-21). Pischel tient de même le prâtim.
pour noyau primitif du canon (op. cit. 97). Des compilations
NOTES 269
récentes se firent de morceaux anciens. Ainsi, quoique la subs-
tance du Vinaya remonte aux tout premiers siècles, sa rédact.
sansc. ne fut codifiée qu'au iii^ ou au IV® siècle de notre ère
(S. Lévi, T'oung pao, 1907). A fortiori les canons tib. et ch. renfer-
ment-ils à foison des œuvres de basse époque, p. ex. des vi® et
VII® siècles. Les édits d'Açoka (n. 65) semblent indiquer que dès
le milieu du III® siècle av. J.-C. se trouvaient ébauchés les qua-
tre Nikâyas {Dîgka, Majjhima, Samyuita, Ahguttara) et le
Sutta Nipâta. Les vers des Jâtakas, le Dhammapadâ; — le
Niddesa, les Itivuttakas, la PafAsambhidâ; — 'les Çîlas, le Pâtimok-
kha ; — le Sutta Vibkanga; — lesThera et Therïgâthâs, les Udûnas
ne paraissent guère moins anciens. (Rliys Davids, C H I, 197.)
(36) Pendant la seconde moitié du Xix® siècle, le problème des sources
bouddhiques s'est débattu entre partisans de l'authenticité du
canon pâli et partisans de l'authenticité du c. sanscrit. Les pre-
miers, dont le protagoniste fut Oldenberg, admirent la relative
intégrité du c. p. conservé à Ceylan ; le fonds s., relativement
pauvre, composé sm'tout par le Lalitavistara et le Mahavastu,
leur paraît fragmentaire, dérivé, mêlé d'éléments adventices.
Les seconds, qui comme Burnouf puisent aux matériaux rapportés
du Népal par Hodgson, s'appuient sur des documents septen-
trionaux ; intéressés par la multiplicité des sectes attestée par
les plus anciens témoignages, ils refusent de tenir poui' seul
jirimitif le c. p., quoique si complet ; IVlinayefE est leur princi-
pale autorité.. Le xx® siècle a renouvelé la question par de
minutieuses critiques de textes, et élargi le débat. Le c. s. s'est
immensément accru par la découverte en tib. et en ch. de docu-
ments traduits naguère d'originaux s. aujourd'hui perdus, mais
que restituent les philologues en possession de méthodes tou-
jours plus sûres. En outre la collection chinoise ne nous a pas
conservé un unique c, mais des fragments de plusieurs : ainsi
cinq Vinayas. Enfin les découvertes d'Asie Cent, confirment qu'il
exista une plm-aUté de c. aussi développés que le p.. Rien donc
ne corrobore l'ancien préjugé d'après lequel un de ces c, par
exemple le p., serait plus ancien que les autres. De fortes pré-
somptions permettent d'induire l'existence d'une ou de plusieurs
versions dont auraient résulté les textes tant p. que s. et autres
encore, sans doute en des idiomes plus anciens ; de fait le Boud-
dha s'exprimait non en p., non en s., maLs en magadliî, langue
du pays de Magadha. (Sur la question : le s. fut-il une langue
parlée? W. I, 1, 436, n. 3). Cf, Oldenberg, Btiddhistische Stvd.
Z D M G, C II, 1898 ; — Minayeff, Rech. sur le Boud. 1887, t. f.
1894 (an. Guimet IV) ; — VP. E M ; — S. Lévi, Samtes Ecrit.,
op. cit.; U7ie langue précanonique du Boud. J A, 1912, II, 511; —
Tuneld, op. cit.
(37) Conciles. — Même bibhog. Les derniers chap. du Cullavagga con-
cernent le 1®'" conc, mais le Mahciparinirvâ7iasûtra, un des plus
270 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
anciens textes, ne le mentionne pas. L'attribution au président
du eone. de Pâtaliputra, Moggaliputra, du Kathâvatthu, dernier
livre du T. sous sa forme actuelle, ne prouve pas que le canon
était achevé sous Açoka, mais donne à penser qu'alors s'élabo-
rait l'abhidharma, dont la notion est postérieure à la conception
des sûtras et du vinaya.
(38) Récits, sentences incorporés au canon : W II, I, 60-134. Légendes
communes au Boud. et au Jain. : Charpentier, Stud. zur ind.
Erzâhlungslit. I Paccekabuddkageschickten, Upsala 1908; Swpar-
nasage,\\)\A. 1920. — Jâtakas : éd. Fausboll, Lond. 18877-97 ; Rhys
Davids, Bud. Birth stories, Lond. 1880. — Fables brahmaniques
et autres : J. Hertel, Pancatantra, Leip. 1914 ; Tantrakhya-
yika, die àlteste Fassung des Pane. ibid. 1909 ; — F. Lacôte,
Essai sur Gunâdhya et la Brhatkathâ, Par. 1908; Buddhasvamin,
Brhatkatha, Çlokasamgraha I-IX et X-XVII, Par. 1908, 1920.—
Sentences morales : Bôhthngk, Ind. Sprilche, S.-FéteTsh. 1870-3.
(39) Pratîtyasamutpadâ. Oltramare, Formule houddh. des 12 causes,
Genève, Georg 1909 (Jubilé univ.) ; — L. de la Vallée Poussin,
Théor. des 12 c, Gand 1913 (Rec. trav. F. de Phil.);— P. Masson-
Oursel, Essai d'interpr. de la th. boud. des 12 conditions, R H R
1915, 30.
(40) NirvSna. V P B 89-97, 103-1277; VPN;— Edkins, the Nir. of
the Northern Buddhists; — Eklund, Nir., 1896; — Valentino,
Merc. de Fr., 1919 ; — OLU ; — Heiler, Bud. Versenkung,
Miinchen 1922. Le nirv., conçu primitivement comme simple
suppression de la douleur par abolition de l'ignorance, corres-
pond à l'état de jîvanmukta, délivré vivant, admis par le Brah-
manisme. Cessant d'agir, on n'amasse plus de karman, et
Teffet du karman amoncelé jusqu'alors s'épuise, comme la roue
du potier qui tourne encore plusieurs fois avant de s'arrêter,
bien que l'on ne l'actiomie plus. Le parinirvâna est la cessation
définitive de la vie, quand le déhvré-vivant trépasse : la disso-
lution de son corps, au lieu de préparer une nouvelle naissance,
le libère à jamais. C'est l'équivalent du passage du temps à
l'éternité (Pischel, 74). Quand le Bouddhisme se départira de
l'agnosticisme, le nirv. se définira relativement non plus à la
douleur, à l'ignorance, à l'acte, mais à l'être et au non-être, p.
ex. chez les Mâdhyamikas ; à la conscience ou non- conscience
chez les Vijnânavâdins ; — à un paradis transcendant ou à la.
vie terrestre chez les partisans de la Sukhâvatî, etc.
(41) V P B, 89 «veut» que l'enseignement du Bouddha ait été vérita-
blement un «chemin du miUeu» et que devant chacune des
antinomies métaphysiques l'interprétation authentique soit le
ni oui ni non. Ainsi l'on est hérétique en soutenant que l'âme
ne fait qu'un, ou fait deux, avec le corps ; que la sensation ne
fait qu'un ou deux avec le sentant ; que l'agent moral ne fait
NOTES 271
qu'un ou deux, avec la personne qui sera rétribuée pour les
actes accomplis. Telle est, certes, l'attitude du B. dans Samy.
11, 20, 23, 61, 76 ; attitude prise pour donner à la communauté
un exemple de réserve spéculative. Mais l'auteur du pratityasa-
mutpâda devait avoir son siège fait dans les débats philoso-
phiques essentiels : ayant découvert que l'individualité repose
sur l'ignorance, il savait que le moi n'existe pas comme sub-
stance, mais comme phénomène relatif. Des deux antithèses
souvent renvoyées dos à dos comme oiseuses — existence ou
non-existence du moi — il condamnait la première et approu-
vait la seconde. Tout au plus pom-rait-on dire que le B. se
contente de faire la théorie du moi phénoménal, dont il justifie
la misère et auquel il montre le salut par une doctrine de relati-
vité, mais qu'il exclut la considération de l'existence ou de la
non-existence d'un moi absolu. L'ambiguïté s'explique par la
difîérence entre une prédication exotérique et une réflexion
ésotérique. — Sur le chemin du milieu, Vaidya cité n. 74.
(42) Prinsep, Stevenson, E. Thomas, cf. G B J.
(43) Barth, Œuv. l, 131-8 et bulletins jusqu'en 1902 (II, 373) ; aussi
IV, 121.
(44) N. 38. Remarquer l'origine sociale similaire du Bouddha et du Mahâ-
vira, tous deux ksatriyas. Le M. était par sa mère parent de
Bimbisâra, qui régnait à Rajagrha, capitale du Magadha, et
était contemporain du B.
(45) Majjk-Nik., I, 80 ; Lalita. V., 319 ; Buddhacarita X-XII. Les deux
Yogins, maîtres du B., sont Alâra ( = Arâda) Kâlâma et Uddaka
(Udraka) Râmaputta. E. Senart, Bouddhisme et Fogra, RHR,
nov. 1900. — n. 97.
(46) P. ex. B A U et Ch U : devayâna et pitryâna, acheminements vers
le Brahman (n. 21) ; classements par gradation, comme Ch U,
VII =DU171.
(47) Dharmacakrapravartana. La roue, emblème solaire : Senart, Lég. du
B., La roue de la vie ; aspect cyclique du samsara et du pratîtya-
samutpâda qui en donne la clef : n. 21 et 39 ; Przyluski J A,
XVI, 1920, 313. La roue de la loi, emblème de la roj^auté. Ces
différentes conceptions se rejoignent dans la dotion de ces sages
et souverains spirituels, les Cakravartins (Senart). P. Masson-
Oursel, Dharma, J A, XIX, 1922, 269.
(48) En 184 les Çungas occupent le trône des descendants d'Açoka et
favorisent la tradition indoue à l'encontre du Bouddhisme.
FR 78,83 ; CHI, XXI.
(49) Sectes. Leur caract. populaire : Barth, Œuv. I, 142.
(50) Grossières rehgions dravidiennes : n. 2.
(51) Krsna. Rsi védique; Macdonell-Keith, Vedic Index, I, 184. Etu-
diant brahmanique : Ch U, III, 17, 6 (ibid. 184). Vâsudeva-
Krsna, dieu des Sâtvatas, auquel fait allusion Mégasthène (fin
272 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
ive siècle avant J.-C.) : BVS9; dans M., notamment B G,
14-35. Gopâla-K, 35. — Max MûUer, Râmakrsna.
Râdhâ, amante de K., ne figure pas dans le Harivamça,
Bhâg. Purâna, Visnu P., mais dans Padma P. et Brahmavai-
varta P. Cànkara fera de K. une incarnation du Brahman
{Gïtâbhâs., Introd.). — Pânini IV, 1, 99 : un gotra nom.mé
Kârsnâyana ; on imputa à cette collectivité Vâsudeva (BVS 12).
Identifié à Visnu : M. Çântiparvan 43 ; dans l'Anugitâ, à la fois
homme et dieu. Muir, Sansk. Texts IV, 205. Le gopâla n'appa-
raît pas avant le début de notre ère. cf. Hariv. 5876-8 ; Vûtju P.
ch. 98, 100-2 ; Bhâg. P. II, 7 : destructeur de démons. Sur
la prononciation Kusto = Krsto dans le Bengale : BVC, 38 ;
sur le rapprochement tenté avec Jésus, Garbe, Ind. u. dasCkris-
tent, Tûbing. 1914, 191-227 et 254.
Râma. BVS ; FR ; M. Mùller. Selon BVS 46 les textes
du Râmâyana qui tiennent R. pour incarnation de Visnu sont
«spurious or interpolated ». Raghuvamça X : naiss. de R. Il ne
fut adoré qu'à partir du XI^ siècle ; vers 1300 Ekanâtha trans-
pose en hypostases métaphysiques les éléments de la légende
de R. {Adhyâtma Eâmâyana, t. an. L. B. Nâth, SBH 1913. Sur
la littér. qui en procède, FR 381).
(52) Vâsudeva révéré vers 140 ou 130 av. J.-C. (inscr. de Besnagar) :
BVS, 3 ; OHI, 124 ; Rapson, Ancient India, Camb. 1914, 156-7 ;
Pinini IV, 3, 18 : BVS, 3.
(53) Nârâyana BVS 4-6. Vieux concept brahmanique de Purusa-Nâr.
(Çatap. Br. XII, III, 4, 1 ; XIII, IV, 1,1), coextensif à la nature
(et Taitt. Âr. X, 1, 6). M : Çântip..
(54) Çiva. Son prototype, Rudra védique : Charpentier WZKM, XXIII,
151 . — Arbman, R., Upsala 1922 ; — Çvetâç., Kena, Atharvaçiras
U. Çiva, le favorable, épithète de R., puis dieu sectaire: volon-
tiers appelé Çankara, le bienfaisant ; dans M (Vanap., Dronap.,
Sauptikap., Anuçâsanap.). BVS. Umâ son épouse (Kena U;
Dm-gâ dans M. Bhîsmap.).
(55) Visnu. Védique : de ses trois pas il dépasse l'atteinte des hommes et
" " dos oiseaux (Rgv. 1, 155, 5) ; son siège suprême (paramam padam)
est le ciel, I, 22, 20. Son assimilation à Vâsudeva, BVS. Senart,
lég. du B. Avatâras : BVS.
(56) Harivamça : t. f. Langlois, Par. 1834 ; an. Dutt, Cale. 1897. Son
identification de Visnu avec Çiva : W. I, 1, 386. Leurs noms de
Ilari et Hara : BVS.
(57) Pâçupatas : BVS ; Schomerus, Çaiva-siddhTmta, Leip. 1912 ; —
FR. Dès le Rgv. I, 114, 9, Rudra appelé Paçupa, protecteur^ du
bétail. Pâncarâtrins : BVS ; — O. Schrader, Intr. to the Pànca-
râtra and the Ahirhudhniya Samhita, Adyar 1916. Purusa-Nâ-
NOTES 273
râyana (n. 53), selon Çat. Br., XIII, VI, I, 1, a conquis l'empire
universel en sacrifiant pendant cinq jours (pânca-râtra sattra).
(58) Bhakti. BVS. Les textes les plus anciens sont ceux du M. en partie, de
BG. L'idée de Ch. appartient surtout aux Vaisnavas, mais aussi
aux Ç'aivas : Murdoch, Çiva bhakti ; elle prendra dans la suite
une immense importance : n. 140.
(59) Nous devons cette interprétation à l'enseignement de M. S. Lévi.
(60) Purânas. W, I, 1, 440-83 ; dans les sectes FR. Pargiter JRAS 1912,
254 ; Fleet, ibid. 1046 j^ Keith, ibid. 1914, 740, 1021. — ERE
X, 447. Principaux : Bhagavata, t. f . Burnouf , Par. 1840 ; an. Dutt
Cale. ; et Krsnâcârya, Mad. 1916 ; — Agni, t. an. Dutt, 1903 ; —
Matsya, t. an. SBH, 1916; — Visnu, t. an. Wilson, Lond. 1864;
— notices : Wilson, Select Works, ibid, 1861. P. çivaites : Skanda,
Çiva, Lihga,. Bhavisya.
(61) Siïtras. n. 13. Le sens propre est fil, ce qui compose la trame d'un
système, W I, 229-32; CHI, 227.
(62) ][Ianavadharmaçâstra: t. an. BiihlerSBE XXV. cf. Jolly, cité n. 14
et Dahlmann cité n. 15.
(63) Hindouisme. Barth, Œuv. 1, 140-252; Monier Williams, Brâhmanism
a. Hindouism; — Farquhar, Crown of H., Oxf. 1913; — Sir
Ch. Eliot, Hind. a. Buddhism, Lond. 1921 ; — Helmuth von
Glasenapp, der Hinduismus , Miinchen 1922.
(64) Abhidharma. W II, 1, 134; ERE, I, 19 ; — Max Walleser, d. philos.
Grundlage des ait. Buddhismvs, Heidelb. 1904 clôt formation de
l'ab. au lil^ siècle av. J.-C). — n. 83, Takakusu.
(65) Açoka. E. Senart, R. Deux Mondes l^r mars 1889 ; Inscript, de
Piyadasi; V. Smith, OHI ; A., 2e éd. Oxf. 1909; — CHI, 502-11.
(66) Sectes bouddhiques : VPEM, 52-60 ; Minayefï cité n. 36.
(67) Kaniska. Sten Konow SAB1916, Indoskythische Beitràge. Discussions
sur la date : bibhog. W II, 1, 202 ; 2, 375.
(68) Mahâyâna. W. II, 1, 230-77 ; — VPB ; VPEM ; — Suzuki, Mahayâ-
naçraddhotpâda, Chicago 1900, t. an. ; — S. Lévi, Mahâyâna-
sûtralamkâra d'Asahga, t. f. Par. Champion 1911 ; Suzuki, Outli-
nes of Mah. Buddhism, Lond. 1907 ; Mac Govern, an Intr. to Mah.
Buddh., Lond. 1922.
(69) Trikâya. L. de la Vallée Poussin, JRAS 1906; — P. Masson-Oursel
JA mai 1913. [Errata : p. 17, n. : le texte deNâgârjuna (XXII, 16)
renferme en outre rûpakâya et même un pravacanak. ; Nâg. est
du 11^ siècle, non du III^. P. 21 : à syandana et pravrtti ajouter
prapanca, d'apr. texte cité de Nâg., P. 38: Asaiiga est du iv^ siè-
cle. Il semble que chez les Mâdhyamikas riïpakâya soit le corps
d'illusion, tandis que chez les Yogâcâras s'intercale un sam-
bhogak. qui est rûpak. Le pravacanak. dont parle Nâg., ensem-
ble des enseignements, correspond en partie à sambh., eu partie à
18
274 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
nirmânak, car ce sont les bodhisattvas et les çrâvakas qui ont
besoin d'enseignement. Les riïpas du sambh. peuvent être des
signes salutaires, et non pas des apparences surtout décevantes
comme les rûpas du nirm. Une influence néoplatonicienne est
impossible, puisque la théorie s'esquisse largement dès l'œuvre
d'Açvaghosa, Mahuyanaçraddhot-pada, au i^^" siècle ; à moins
que l'on conteste la date et l'auteur de ce livre: n. 71]. — ERE,
IV, Death, par A. Lloyd (Japon) ; — sur le docétisme boud-
dhique, Anesaki, ERE IV, 835.
(70) Littérature de prajnâ pâramitâ : W II, 1, 247 ; — M. Walleser, Praj.
Par., Gôtting. 1914 (t. al. de Vastasahasrikâ et de la Vajracche-
dikû) ; — M. Muller, Vajrac, Oxf, 1881 (t. an.) ; — Schmidt, Mém.
Ac. Se. S.-Pét. Vie sér. IV, 1840 (t. al).
(71) Açvaghosa. Sa date dépend de Kaniska, son contemporain (n. G7).
W. il, 1, 201 ; — Anesaki ERE II, 159 ; JRAS 1914. 747.
Buddhacarita : Cowell, SBE, XLIX, t. an; Formicki, Aç, poeta
del Buddh., Bari, 1912, t. it.; sur le B., S. Lévi JA, 1892, XIX,
201 ; Liiders, NGWG 1896. — SaundaranandakZvya JASB
1904, 47. — Çâriputraprakara7ia, Liiders SAB 1911, 3S8. —
Vajrasûâ, Weber, abh. d. preuss. Ak. W, 1859, 205 ; S. Lévi JA
1908. — Sûtrcdamkara , t. f. Huber, Par. 1908; Mahayam çrad-
dhotpada;^. an. Suzuki, Awakening of the Faith, Chicago, 1900 ; T.
Richard Aw. of F., Shanghaï, Kelly, 1918 (t. an. faite en 1894;
' ne supplante pas la précédente) (éd. chin.). W. II, 1,211 et 243,
douteque ce texte soit d'Aç., parce qu'au dire deTakakusu un ca-
talogue ch. ne le lui attribue pas, et parce que les doctrines y
exposées seraient celles d'Asanga (vijnânavâda) et dn Lahkâva-
târa (tathatâ). Ce doute nous paraît insuffisamment fondé. De
même que ces textes de Prajnâpâram. préparent la doctrine de
Nagârjuna et des Mâdhj^amikas, Aç. peut avoir été un précur-
seur d'Asanga et des Vijnânavâdins, comme l'admet la tra-
dition.
(72) Tathatâ. n. 71. Oltramare (Muséon 25 mai 1915, 22 ; RHR 1910, 171)
considère la tath. comme un arrière-fond métaphysique situé
au delà du lokottara. Ce dernier serait non le transcendant —
auquel cas tath, serait éminemment lokottara, — mais un
ultramonde, extérieur à ce monde. Nous n'apercevons aucune
raison de prêter ce sens au mot. Nous reconnaissons d'ailleurs
que le phénomène (samvrti, l'enveloppe) comporte des degrés
chez les Yogâcâras, non chez les Mâdhyamikas.
(73) Nagârjuna. Anesaki ERE, IV, 838 ; L. de la Vallée Poussin, ERE,
VIII, 235 ; — W. II, 1, 250 ; — surtout Vaidya cité n. 74 Kâr.
et Akutohhaya: t. al. Walleser, Mittlere Lehre des Nag., Heidel.
1911. — Suhrllekha, t. an. Wenzel, Journ. PTS (1886).
(74) Aryadeva. Vaidya, Etudes sur A. et son Catuhçataka, ch. VIII-XII,
thèse Par., Geuthner 1923 (bibUog., biog., étude sur les Mâdh.,
NOTES 275
restitution du texte sanscrit d'ap. le tib. ; t. f.); - Hastavâla,
t. an. F. W. Thomas et Ui, JRAS 1918, 267.
(75) Vaipulya sûtras et 9 Dharmaparyayas, W, II, 1, 230 ; FR 275, 396.
(76) Maitreya et Asanga. Stcherbatsky, Litt. yotjâmra d'après Bu-ston
Muséon 1905, 144 ; St ; — _Anesaki ERE, II, 62 ; — S. Lévi'
cité n. 68 ; — Bodhisattvahhumi (extrait de Yogâcârab/mmiçâstra:
L. de la V. Poussin ERE II, 745-50 ; — Muséon VI 38 •
VII, 213 ; — VPEM.
(77) Heiler, die B^iddJi. Versenkung, Miinchen 1922, 29 et 44 : met en lumière
l'existence dans le Boud. pâli de deux théories du dhvâna : celle
que nous venons d'indiquer et une autre, calquée sur la distinc-
tion de cinq modalités du phénomène «sans forme», ariïpa.
(78) La valeur des termes dhySna, samâdhi apparaît par leur étymologie :
dh. implique rac. dhi, méditer ; s. rac. dhà, placer, arranger (de
même upâdhi). La subordination de dh. à s. résulte de M XII,
196, 20 (dhyâna samâdhim utpâdya). Cf Hopkins JAOS 1901 '
Anesaki et Takakusu, ERE, IV, 702. Selon les auteims c'est le
sambhogakàya ou le dharmak. [n. 69] qui est atteint par s. (samâ-
dhik.). Le Sukhavaûvyuha (SBE, XLIX, 5) fait naître les pira-
mitas de s. La sapience s 'obtenant à la hmite de la restriction de
la pensée, elle équivaut as., qui est l'arrêt de cette dernière (sti-
tih cetasah). Cf. Asafiga, t. f. S. Lévi [cité n. 68] 188. Une
école de Bouddhistes chin. et jap. (zen) cultivera pour lui-même
le dh. L'origine yoga du terme de s. est attestée par l'usage que
font de ce terme les VS IX, I, 11-15 et NS IV, 2, 38-50.
(79) A. Foucher, Uart gréco -bouddhique du Gaîidhâra, Par, 1905, 1918 ;
Etudes sur V iconographie houd. de VI., Par. 1900, 1905 ; the hegù
nnings of huddhist art. Par. et Lond. 1918 ; RHR 1894, 319.
(80) Vasubandhu. Péri, date de V., BEFEO, XI, juill. 1911 (capital
pour la chronol. philos.). V. idéahste, après sa conversion [avant :
n. 83]: Vimçakakârikûprakarana, Muséon 1912, 53 (t. t. de la
Vallée Poussin) ; t. f. du même texte, d'apr. le chin., P. Masson-
Oursel, à paraître dans JA. Biogr : t. f. de Paramirtha, par
Takakusu, Toung pao V, 1904. Stcherbatsky, the seul theory of
the Buddhists ; Bul. Ac. Se. Russie, 1919.
(81) Buddliaghosa. ERE II, 885; — Bimala Chandra Law, a note on
B's commentaries JASB, XV, 1919, n» 3 ; — Waileser cité
n. 64 ; — Visuddhimagga : Warren, Journ. PTS, 1891-3 ; Budd
%n transi. HOS, 1896 ; t. an. HOS ; — Atthasalini, t. an. PTS 1921.
(82) t. an. Shwe Zan Aung, Lond. 1910.
(83) L. de la Vallée Poussin, Vasubandhu et Yaçomitra, Lond., Kegan,
1914-8, p. VIL = ch. III de V Abhidharmnkoça (t. f.) où s'ex-
prime la doct. de V. avant sa conversion au Mahâyâna (n. 80).
S. Lévi,_ERE, I, 20. — Takakusu, on the abhidharma lit. of
the Sarvastivâdins, Journ. PTS 1905.
276 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
(84) Cosmologie bouddhique : Kirfel, Kosmog. der Inder, Bonn, 1920 ; —
Cosmog. a. cosmol. ERE, 129-138, 155-160. — Atomisme des
Boud. : Handt, atomis. Grundlage der Vaiçesika Phil., Tiibing,
diss., 1900, 5-17. Contre cet auteur, qui impute aux Boud. l'in-
vention de l'atomisme, Jacobi, ERE II 199 et Stcherb. cité
n. 80, 953.
(85) Vaidj'a, cit. n. 74 ; — Candrakirti : Prasannaj>âdâ 'EKE,y III, 235;
Mâdhyamakavatara ERE II, 745 ; VIII 332 ; t. f . VP. Muséon,
VIII ; — Çântideva : Ciksâsamuccaya , t. an. Bendall a. Rouse,
Lond. 1922 ; ERE, 405 ; Bodhicaryâvatâra , t. an. partielle, Bar-
nett, Path oj Light, Lond. 1909 ; t. f. V. P. Paris 1907 ; Finot,
Marche à la lumière, Par. 1920.
(86) St., — Jacobi, Ind. Logik, NGWG, 1901 ; — Vidyâbhûsana, Hist.
oj ihe mediaeval school of ind. logic, Cale. 1909 ; Injl. of Aristotle...
JRAS 1918.
(87) P. Masson-Oursel, Philosophie comparée, Paris, Alcan 1923, II® part.,
ch. 2 ; Etudes de logique comp., R. Philos., mai et juil. 1917, fév.
1918.
(88) Contributions de l'érudition japonaise à notre connaissance du
Bouddhisme. Bukkyo dai-jii (grand diction, du B.), Tokyo,
Fusambo 191_4, tome 1 (BEFEO, XV, n» 4, 49) ; — Yamada
Kôdô, Zenshu jiten (Dict. de la secte du dhyâna), Tok., Koyu-
. kwan, 1915 (ibid. 50) ; — Ogiwara Unrai, Bon-Kan taiyaku
Bukkhyô jiten (Dict. boud. sanscrit-chin.), Tok. Heigo Shuppan
sha, 1915 (ibid. 51) ; — Oda Tokunô, Bukkyo dai- jiten (grand
Dict. lu B.), Tok,. Okura shote, 1917 (ibid. XVII, n^ 6, 20).
Le premier de ces dict. est un instrument de travail précieux. —
Revues scientifiques jap. : Trans. of the As. Soc. ofJ., Tokyo;
Reports of the assoc. Concordia, 1913... Tok. — Œuvres som-
maires, déjà anciennes: R. Fujishima, le Bouddhisme jap. Par.,
Maisonneuve 1889 et B. Nanjio, a short hist. of the 12 jap. bud.
sects ; Tok. 1887 (se complètent) ; — S. Sugiura, Hindu logic
as preserved iîi China and Japan. Philad. 1900. — Sectes d'Amida
et de la Sukhâvatî : Haas, Amida B. unsere Zuflucht, Gott. 1910 ;
Principal teachings of the true sect of Pure Land, Kyoto, Otan-
niha Honguanji 1915.
Tantrisme bouddhique : VPEM. — AHce Getty, the gods
of Northern Bud. Oxf. 1914 ; — Griinwedel, Mythol. des Bud.
im Tibet u. der Mongolei, Leip. 1900, t. f. Goldschmidt, Par. et
Leip. ; Buddhist. Kunst in Ind., 2^ éd. 1900.
(89) Jacobi, the dates of the philos, siîtras, JRAS, 1911 ; zur Frilhgesch.
d. ind. Phil., SAB 1911. — St. Noter l'aveu inséré dans l'art,
cité n. 80 : « the chronological argument which Jacobi and myself
hâve drawn from the fact that Buddhist ideahsm is alluded to
in the Nyâya Siîtras must te corrected, since ideaUstic views
émerge in the run of Buddhist philosophy more than once».
NOTES 277
Dates d'Açoka, de Kaiiiska de Vasubandhu : n. 65, 67,
80. — cf. excellentes discussions ehronolog. dans Ui (cité n. 23),
Vaidya (n. 74), KLA, KM, KS.
(90) KM ; — DG 367-405 ; — GS 153 ; ERE, VIII, 648 ; — MS et bhâsya,
éd., t. an. Jhâ SBH, X ; — the aphorisms of the Mîm. phil.,
sansk. a. engl., Allah. 1851 (que 32 premiers siît.).
(91) Paranjpe, le vartika de Katyâyana, Thèse Par. 1922 ; — Nirukta de
Yâska, éd. Roth, 1852 ; — Panini : Bôhthngk, P's Grammatik
• 1887 ; — Mîm. et loi juridique : KM, ch. VI.
(92) Max Muller ZDMG VI, 1852, 219 ; — ERE, II, 199 ; DG 274-361 ;
— St.; — Suah cité n. prélim. et SI; Chatterji, Hindu Realism,
Allah. 1912 ; — Faddegon, Vaiç. System, Amsterdam 1918;
— Ui, cité n. 23 ; — KLA. — VS : éd, tan. Gough, Béenarès
1873 ; Siiiha SBH, VI ; éd. t. al. Roer, ZDMG, XXI, 309 ;
XXII, 383 (1687-8). — Praçastap : Padartha-dharma-samg.
éd. t. an. Jhâ, Bénarès. Dans le style des Pancarâtrins vaiçe-
sika rr connaissance des objets des sens (Schrader cité n. 57, 24).
(93) Ui, 28-9, etc. ; — Jacobi cité n. 84.
(94) 9 substances : terre, eau, feu (tejas), vent, âkâça, temps (kâla),
espace (diç), âtman, manas. 17 quaUtés (guna) : couleur (rûpa),
goût, odeur, toucher, nombre (samkhyâ), extension (parimânam,
mensurabilité), individuaUté (prthaktvam), conjonction (sam-
yoga), disjonction, priorité, postériorité, connaissance (bud-
dhayah), plaisir, douleur, désir, aversion, effort. 5 actions :
monter, descendi-e, contraction, expansion, mouvement.
(95) Kâmasutra de Vâtsyâyana (iiie s.) cité dans Percy Brown, Ind. Pain-
ting, Oxf. 21-2 ; ce texte éd. et t. al. par R. Schmidt sous pseu-
donyme de Wilhelm Friedi-ich, Leip. 1897 ; — Surtout Laufer,
Citralaksana, Leip. 1913.
(96) KS ; — G S ; Garbe, Samkhya und Yoga, Gr, 1896 ; — Dahlmann,
die S. Phil. nach dem M. Berl. 1902 ; — O. Strauss, zur Gesch.
des S., WZKM. XXVII — Sastitantra : Schrader ZDMG 1914,
101, et cité n. 57, 109. — Kârika : t. an. Davies, Lond. 1881
Sinha, SBH, 11. — Un excellent connaisseur de la pensée yoga,
Tuxen (Yoga, Copenh. 1911), a soutenu que le Yoga hJiâsya
serait le plus ancien document systématique sur le Sâmkhya.
Mais ce texte doit être postérieur à la Kârika, car les YS qu'il
commente doivent eux-mêmes lui être postérieurs. Selon
Woods précisé par Garbe, ce bhâsya ne saurait être antérieur
au vii^ siècle.
(97) C'est le yogin signalé n. 45. Sur sa doctrine, Strauss, WZKM, XXVII,
257 ; KS, 22. — Jacobi. Ursprung des Buddh. aus dem Sâmk.-
Yoga, NGWG, 1896, 43... ; GGA 1897, 265...
(98) Jacobi, cité n. 97 ; — Dahlmann ; — DM.
278 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
(99) La tradition la plus répandue oppose au Y. théiste un S. athée (anîç-
vara) ; mais Vijnânabhiksu, par une illusion de perspective
que lui suggèrent ses convictions, prétend que la doctrine était
dès l'abord théiste {Vij'nânTimrtahha^ya).
(100) Caraka {Çarïra, I) : DG 918. On trouve de commodes él. et. t. de la
Kôrikâ dans Samkyatattvakaumudi, Garbe ABAW, XIX, 1892;
et Takakusu BEFEO, IV (t. f.). — Sur les patriarches : Hume,
U (n. 18), 406 : ÇVatâç, V, 2 interprété d'ap. III, 4 et IV, 12 ;
KS 39 ; GS 64-70. Auteur du Sastii. : Takakusu, 57 , Sast. :
KS. 41, 59-64.
(101) Gunas. DG. — E. Senart trouve lans cette théorie «un prolonge-
ment de la vieille image védique des trois mondes» (BG, Par.,
1922, 33. t. f).
(102) Garbe, cité n. 96 ; — n. 17. — YS : éd., t. an. Woods HOS, XVII,
1914 ; Râma Prasad SBH, IV, 1912. — Bh'isya : Woods ; n. 96 ;
Jacobi cité n. 89, p. 29 ; GS. 44. — Dasgupta, Y. philos, in relation
to other ind. Systems of thottght; Study of Patanjali. — Woods,
JA, mai 1918 (connaissance).
(103) 8 angas (membres, sections) du Y. : 1° yama, observances (ne
pas tuer, ni mentir, ni voler, ni forniquer, ni posséder). 2° niyama
observances moindres (pureté, contentement, ascèse, étude,
dévotion au Seigneur [Içvarapranidhâna]. 3° âsana, postures.
40 prânâyama, réglem. de la respiration. 5° pratyâhâra, rétrac-
tion des sens. 6» dhâranâ, fixation de la pensée. 7» dhj- âna, médi-
tation. 8° samâdhi, concentration extatique.
(104) Nyâva : mêmes ouv. que n. 92. NS t. an., avec bhâsya et vârt., Jhâ,
Allah. 1915 (Keith, JRAS 1916, 613) ; t. an. Vidyâbhûsana
SBH, VIII.
(105) KL A 23 conteste qu'il s'agisse ici des Yogâcâras, mais il ne propose
pas une date différente de la nôtre. Le vijnânavâda auquel il est
fait allusion pourrait être celui d'Açvaghosa (I^rs. — cf. n. 71).
Sur Kâtyâyana, n. 91, ouv, cité 57-61.
(106) Ny. bhâsya, 3. Ânviksikî : Gautama Dharmasût. XI ; Manu VU,
43 ; Bâmâyana II, 100, 36 ; Dahlmann, 31. als Epos u. jRechs-
buch, passim ; KLA, 12. Vâtsyâyana (ibid.) dit que le Ny. étend
à l'examen de toutes choses la recherche, anvîksikî, que les U.
formaient à la connais, de l'âtman. Anv. : investigation de la
pensée laïque, en tant que distincte de la pensée religieuse. —
Nyâya : Ny. bhâs. I, 1, 1 et Bodas, Hist. survey of ind. logic,
J. Bombay branch of RAS, XIX. Vâcaspatimiçra (Ny. vârt.
tâtp. I, 1, 1, 1) oppose au fait de scruter un objet par la percep-
tion ou étude de l'écriture (ânv.), l'opération qui le scrute par
preuve logique (pramânairarthapariksanam). Transcript. chin.:
Ui 55. — Tarka : KU, II, 9 ; MU, VI, 18. Cf. Brahmajalasutta, où
takkï r= vimâmsîr^casuiste. Tarka ne figure pas comme anga
NOTES 279
dans les YS, mais dans Amrtabindu U, où il remplace dhyâna : la
pensée discursive prépare le monoidéisme ; c'est ainsi que les
Mâdhyamikas utilisent le prasafiga pour préparer la notion de
vacuité. De fait, le sens ultérieur de tarka est négatif : réfutation
par l'absurde. — Hetuçâstra : Manu, II, U ; art. cités n. 39.
(107) DV. — BS : t. an. Thibaut SBE, XXXIV, XXXVIII. La clirono-
logie des plus anciens textes védantiques est malaisée à déter-
miner. Que Bâdarâyana cite Jaimini (BS, III, 2, 40 ; IV, 1, 17),
rien de plus naturel, puisqu'il préconise la Mim. seconde. Mais
quand les MS (I, 1, 5, etc.) ont l'air de se référer aux BS, ils ne
s'y réfèrent pas plus qu'un texte fameux de la BG (XIII, 4) : ils
visent simplement la théorie du Brahman, dont personne ne nie
l'antiquité. En outre des interpolations sont vraisemblables :
les rédacteurs des BS ou les Védantins ultérieurs ont pu vou-
loir marquer l'harmonie des deux Mîm. — Les BS., situés par
Jacobi entre les me et iv^ siècles, n'ont été fixés qu'après 350,
puisqu'ils réfutent, au dire même de Çankara, le vijîîânavâda
tel qu'il se rencontre dans Vasubandhu. Mais représentent-ils le
premier texte du Védânta upanisadique 1 Max Valleser {dcis_ altère
Vedânta, Heidel. 1910, 28) croit trouver dans la Gaudaqjadi ou
Mândûkya Karikâ une forme primitive du Védânta, suite natu-
relle de la Mând. U, et il date vers 500 la rédaction de cette
kârikâ. Les svitras, postérieurs (jiinger), se placeraient entre
500 et 800, époque de Çankara. Nous ne voyons pas sur quel
argument sérieux on se fonde pour intercaler Bâdarâyana entre
la Gauda-padl et Çankara, rejetant au Vl^ siècle ou plus tard
encore les BS. La tradition tient ces S pour le texte originaire
du Védânta. Nous admettrons qu'ils se fixèrent dans la seconde
moitié du iv^ ou au v^ siècle., et que la M and. K. dut être rédigée
vers le début du viil^ siècle ; car son auteur Gaudapâda, fut,
dit-on, le maître du maître (Govindanâtha) de Çankara (760-820J.
L'influence, qui s'y manifeste, de la section prâsaiigika des Mâ-
dhyamikas, prouve seulement que ce texte est postériem* aux
protagonistes de cette secte : Buddhapâlita (v^), Candi-akîrti (fin
vie). Par désir d'hypercritique Walleser place trop bas les BS,
peut-être trop haut la Gaudapâda, et conteste sans preuves
l'identité de son auteur avec le commentateur de la Sâmkhya
Kârikâ.
(108) Faddegon, cité n. 92, 556-8. Thibaut y trouve une critique des
Vijnânavâdins, Jacobi une critique des Mâdhyamikas. St estime
que les S. 28-31 concernent l'idéaUsme, et 32 les nihilistes.
(109) Jacobi, GGA, 1919, 3 et von Glasenapp, Hind. 314-5. Liste des
œuvres de Vâcasp. : Woods cité n. 102, XXI ; sa place chrono-
log. :SI56-S.
(110) Jhâ, Prâbhâkara school of Pûrva Mïmâtnsâ, Allah., 1911 (Indian
Thought, 1910-11) (d'après la Brhatl) — cf. Keith JRAS 1916.
280 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
Mïm. Çhkavart. et Tantravârt. de Kumârila, t. an. BI par Jhâ.
DG suit la trad. indigène en faisant de Kumârila le maître de
Prabh. (369, 371). En sens inverse, KM et JRAS 1916, 370.
(111) Sphota. Jacobi, JAOS, 1911, 28 ; — Garbe, S. u. Y. cité n. 96, 50 ; —
KM 36 ; KS 61 ; — Vijnânabhiksu, app. à Y ogasarasamg .
' (Bomb. Theos. Fund. 1894, 91-6 ; — àpplic. à l'esthétique : Hari-
chand cité n. 156, p. 91.
(112) Nyayavârt., t. an. dans Jhâ cité n. 104. Cf JRAS 1914, 603 et 1091.
Daçapadârthi citée n. 23. — Kusumanj. : t. an. Cowell, BI 1864 ;
Chatterji cité n. 92, IX. Stcherbatsky attribue Çrîdhara à la
fin du xe siècle, Udayana au Xii^ ou xiii^; nous adoptons les
dates de KLA. — Sur le rôle logique d'Udd., KLA, 104-112 ; St.
(113) Bhasya de Gaudapâda, t. an. Wilson, Lond. 1837 ; cf. GS, 85-8 ;_KS
69-70 : doutes sur l'identité de l'auteur et de celui de la MTwd-
Kâr. ; Takakusu BEFEO, IV.
(114) Y. hhasya et Tattvavaiçâradi, t. àn.Woods, op. cit. n. 102 et R.Prasad,
ibid.
(115) Iland. Kâr. : n.l07. — Bliàsya de Çankara : Thibaut SBE cité n. 107 ;
t. al. Deussen, Leip. 1887. Examen du syst. : DV ; résumé dans
L. de la Vallée Poussin, Brahmanisme, Par., Bloud. 1910, 93-126. —
Buch, tke phil. oj Çankara, Baroda. — Pancapadikâ,^ com. sur
Cahk. : t. an. Venîs. Bénarès. — Aiyar et Tattvabhusana, Sri
. ^ankaracarya, his. life a. times. — Çaiikaravijaya « le triomphe
deÇ. ))(BI 1868), d'Ânandagiri, qui prétend relater les polémiques
du maître contre 48 sectes, est un roman fantaisiste.
(116) Prabhu Dutt, M^ya, Lond. 1911. — Sukhtankar (WZKM, XXII,
1908, 130), pour montrer que la mâyâ çankariemie est étrangère
au védisme primitif, cite des extraits du Sutrakrtahga jaina, anté-
rieur, semble-t-il, aux BS. Or le Védânta y apparaît simplement
comme fondant tout être sur l'âtman. Le même auteur constate
l'absence de l'idée de m. dans les U et en trouve l'origine dans
la doctrine mâdhyamika. L'origine est bien védique (mâyâ
de Mitra et de Varuna), mais l'emploi théologique n'apparaît que
dans BG. Cf, OLU, OWB.
(117) Advaita. Cette forme du Védânta eut des précédents avant Çankara :
U ; Gandhahastimahabhâsya lu Jaina Samantabhadra, vers
600 (FR 216). GhV.
(118) Cf. n. 16. Bibhogr. : FR. 371 ; -- Suali, Matériaux pour servir à
Vhist. du matérial. ind., Muséon 1908, IX, 277 (t. f. du Saddar-
çanasamg. [éd. Suali, BI] sur les mater.) ; — Pizzagalii, Nâstika,
Cârvâka e Lokaya.tika Pisa 1907 ; — G. Tucci, Storia del mate-
rialismo ind. sous presse en 1923 (d'ap. soiu-ces ind., tib., ch.). —
Jayanta {Nyayamanjarl vers 900) et Gunaratna {Tarkarahasya-
(fipikâ) citent deux sûtras de Brhaspati. — Dahhnann {Sarnkhya
Phil. 190) soutient que Lokâyata signifia d'abord théoricien de
NOTES 281
la nature, et ne prit que tard, p. ex. chez Çafikara et Kumârila,
le sens de matérialiste. — Sur dimrta, Harting, Baudhayana-
Grhyapariçista sûtra, Amersfoort XXI.
(119) Buhler, ilb. die ind. Sekte der Jainas, Wien 1887. — La critique
européenne n'a de jainologues que Jacobi et un petit nombre
de ses élèves, Guérinot (GBJ), SuaU, von Glasenapp. — La pre-
mière date historique du Jainisme est 82 ou 80 de notre ère,
époque de la scission définitive entre Çvetâmbaras et Digam-
baras. Rappelons que l'origine de cette séparation remonte au
temps de Bhadi-abâhu : ce dernier, pendant une disette qui
sévissait en Magadha, am-ait conduit une partie de la communauté
en Kanara. Quand ces émigrés revim-ent ceux qui étaient restés
avaient précisé leur foi au concile de Pâtahputra : les com-
pagnons deBhadrabâhu (1357) n'y reconnurent pas leurs propres
convictions : ce sont les ancêtres des Dig., qui ne se donneront des
livres qu'à l'instigation de Puspadanta (121 ap. J.-C).
(120) Deux personnages portent le nom de Jinasena, l'un en 783, l'autre en
837 : FR 217. Bibliog. jaina ; outre GBJ, FR 399-405 ; W. II, 2.
(121) Haribhadi-a. W. II, 2, 353 ; — Pullé GSAI, I, 47 ; VIII, 159 ;
IX, 1 ; XII, 225. Ses conim. : Leumann ZDMG, XL VI, 581.
Saddarç. : Pullé, éd. t. f. dern. chap. SuaH, Muséon IX, 277.
'—' DharmaUndu: t. it. SuaU GSAI, XXI, 1908 (Legge
jainica). — Samarâicchakoha ERE, VII, 467. — Hemacandra:
Biihler, iiher dm Leben des jaina Mouches K, Wien 1889 ;
Jacobi VI, 591. — Yogaçâstra : t. al. Windisch ZDMG,
XXVIII. — Yogaçâstravrtti, Belloni-Filippi GSAT, 1908-9.
— Praviânacinémani ERE, VI, 591. — Pançistap. : Jacobi,
Cale. 1891; t. al. des fables: Hertel, Ausgew. Erzdhl. aus
H^s Paris.
(122) Âptam. : com. par Akalanka(^stopaiI).Samantabhacba et Ak. furent
combattus par Kumârila,* mais Vidyânanda, autre com. de
rÂptam., et Prabhâcandra prirent la défense de Sam. (W. II,
2, 352). Distinguer ce Prabhâc. d'un Ç'vetâmbara du même
nom, postérieur àHemacandra et auteur du Prahhavak acaritr a
(W. II, 2, 332). — Persécution des Jainas : OHI, 124.
(123) FR 219. — Le TaUvârthasûra d'Amrtacandra suscita, au xv^ siècle,
une T. d'ipikâ par Sakalakirti.' — Conception du monde chez
les Jainas : Jaini (cité n. 23) 36 : table des karma, correspondant,
avec des modifications, à la classif . hînayâniste des variétés de
dharma, 119-125 cosmologie. Kirfel (cité n. 84). Athéisme :
Jacobi ERE II, 186.
(124) Sunavala, Vijaya Dharma Suri, Camb. 1922.
(125) Prameyaratnakoça, éd. Suah, Cale. 1913... — Devasûri : Vidhya-
bhûsana (cité n. 86) 142 ; SI, 76.
282 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
(126) n. G3 et VPEM. — Connexion de l'Hindouisme avec le Brah-
manisme : Harting cité n. 118.
(127) Pûjâ : Harting, ib. XVI et Avalon cité n. 128 passim. — Mantra,
ib. — Devatâs : Çiva, Visnu, Siïrya (soleil), ganeça, Devî (grande
Déesse) : quintuple adoration, pancopâsanâ. 5 principes (tattva):
le vin, la viande, la présentation du grain avec un geste de la
main, l'union sexuelle (madya, mâmsa, matsya, mudrâ, mai-
thuna) : correspondent à cinq rites.
(128) Tantras. Ce sont les âgamas (livres fondamentaux) des çâktas (ado-
ratem-s de l'absolu sous forme de sa çakti). Hopkins, Bel. of J.
489-94. Surtout les nombreuses publ. d'A. Avalon : Serpent
poiver, 1919 ; Shakti and Shâkta, 1920 ; — éditions : 8 vol. de
Tantrik Texts 1913...; — t. an. Principles of Tantra, 1914-6;
— Mahanirvâna /, 1913 ; Ânandalaharï 1917 ; Mahimnastava
1917; Hymns to the Goddess 1913 (tous : Lond., Luzac). En
outre, sous le nom véritable de l'auteur, dont Avalon n'est
qu"un pseudonyme : sir John Woodrofïe : the world as power,
Reality ; Power as life, 2 vol. Madras, Ganesh 1922. Les
Princ. of T. et le T. of the great Liberation (Mahânirv.) four-
nissent une riche documentation. — Littér. çâkta : FR 388 ;
çSkta bouddhique VPEM et FR 398.
(129) Pr. of T. (n. 128) II, CXLVII-IX.
(130) Serpent power (n» 128). — P. Masson-Oursel, Physiol. mystique, J. de
Psychol. 15 av. 1922 ou RHR.
(131) BG. cf. Senart cité n. 101 et P. Masson-Oursel cité n. 17. Aussi
Garbe BG Leip. 1905 (t. al.) et ERE II 535 ; Deussen, der Gesang
des Heiligen, Leip, 1911 et DM (t. al.) ; Telang SBE, t. an.^ Sur
une t. grecque de la BG, par Demetrios Galanos, début Xl^ siècle :
Actes 16e cong. or., Athènes 1912, 95. — J âcoh, C 07icordance to
the principal U. and BG., Bomb. 1891. Mahânarayana U =
DU 241. — Aussi purânas (n. 60). —
BibUog. très riche : FR 373-83.
Gûvindâcârya JRAS, 1911, 935. lyengar Outl. of Ind. Phil,
Bénarès 1909.
Schrader (n. 57) attribue 14 samhitâs de Pâîïcarâtrins aux
9 premiers s. de notre ère. FR 183.
(132) Çaiva. Lakuh'ças : FR 146. Bibhog. çivaïte 193, .383-7. Analyse des
doctrines : Schomerus, Çaiva -Siddhanta, Leip. 1912 ; BVS.
(133) Lihgâyats : FR 259-64 ; BVS 131-140.
(134) Il y a heu de mentionner l'analyse que donne du Sâmkhya al Berunî
en 1030 (GS 91-4). — Frm' d'Anuruddha, t. an.' Garbe BI 1892 ;
t. an. Siùha SBH, XI ; — VijnSnabh. : KS 101-2 ; GS 101-4 ; —
S. pravac. bhas, t. al. Garbe AKM 1889.
NOTES 283
(135) FR 367 et KM. jSarvadarçanasamjraha de Mâdliava (13S0) eh. XII,
t. an. Cowell. — Arthasamg. éd., t. an. Thibaut. Bénarès 1882.
Mïm. nyâyaprak., t. an. Jhâ, Bénarès.
(136) SI ; — KLA ; — Chalo-avarti, sur école de Nuddea JASB sept. 1915.
Bibliog. FR 370 ; Tarkalcaumudï des Laugâksi Bhâskara, t. al.
Hultzsch ZDMG, LXI.
(137) Bibl. FR 369. — Y. Sârasamg.; t. an. Jhâ, Bomb. 1894. — Markus,
Y. Phil. nach dem Eâjamârtanda 1886. — Hathay. jyrndiy., t. an.
Svâtmârâma, Bomb. Theos. Publ. 1893. Selon Shrinivâs lyân-
gâr, préfacier, Râja Y. = Sâmkhya, Hatha3^ = Yoga (VII) ;
le premier aurait poui" fondateur Visnu, le second Çiva ; t. al.
Svâtmârâma et H. Walter, 1893. — Gheranda sam., t. an. Sri
Chandra Vasu, ib. 1895. — Goraksanâthîs :" FR 253, 348, 384.
(138) Âlvârs FR 188. Védânta sectaire BVS ; GhV. — Râmânuja : Thibaut,
t. an. SBE, XXXIV; Sukhtankar WZKM, XXII (1908) 121,
287. Keith ERE, X, 572. Biog. tamoule par Jiya, t. an. Govin-
dâcârya, Mad. 1906. Çrïbhâs. : t. an. Thibaut ib,; Rangâcârya,
Mad. 1889. Gïtâbhâs. : t. an. Govindâcârj'a, Mad. 1898. La
tradition qui fait naître R. en 1016 ou 1017 a le tort de le faire
vivre 120 ans.
Sukhtankar (127) et Faddegon (Oostersch Genootschap in
Nederland, 21 av. 1922) approuvent Thibaut d'avoir tenu le
com. de R. sm* les BSpom- plus fidèle au Védânta primitif que
celui de Çankara. — Aussi R. Otto, Siddhanta des R., Jena,
1917 ; — Visnu-Nârayana, ib. 1917.
(139) Nimbârka. GhV ; — Otto, V-N ; — BVS, 63. — Otto, Dl^ika des
Kivasa, Tiibing. 1916.
(140) Prapatti. GhV, X XVI ; — Otto V-N 99, 109-112, 125 ; DN 62 ; —
Grierson ERE, II, 539.
(141) Otto V-N 122 ; Frazer ERE, V, 24 ; BVS 56.
(142) Madhva. Padmanabhachar, Life a. TeacA. o/. M., Coimbatore 1909;
lyar Çrl M., Madras ; BVS 57 ; Grierson ERE, VIII, 232 ; GhV,
XXXVII... Sutrahhâsya, t. an. Rau, Mad. 1904. — FR 375.
Vallabha. BVS 76; Groose, Mathurâ, Allah. 1883, 287, 295;
GhV XXXIX... FR 377..
Secte de Visnusvâmï (XIIP s.), dévot de Râdliâ, comm. de
BG et des BS ': FR 234, 375 ; BVS, 77.
(143) Jvxineçvarï, sur BG, 1290: monisme imprégné de Yoga, sous l'infl.
de Goraksanâtha. Mac Nicol, Psalms of Marâtha Saints, Oxf.
Nâmadeva : hymnes ou abhangs, t. an. BVS 90,; Mac Nicol ;
Macaulifife, SikJi relig. VI, 40.
Tukârâm : Abhangs, t. an. Fraser et Marathe, Madras 1909.
BVS 94 ; Mac Nicol.
284 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
(144) Caitanya. BVS 82. FR 376. — Pillai Lokâcârya : t. an. Govindâcârya
JRAS 1910, 565. Tattvatraya, t. an. Pârthasârathi Yogi ; du
même, t. an. Çrïvacanabh/ûsana. — Râmânanda : JRAS, Jan.
1920; Grierson, modem Vernacular Ut. of Hindustan, Cale. 1889,
7 ; ERE, X, 569; t. an. Maeauliffe VI, 105 ; Agastya suûksna
samvada, Schrader, Intr. Pane. 6. — Adhyatma Eâmâyana, t, an.
SBH 1913. — Tulsi; Dis : JRAS 1903, 447 ; SBE XXXIV, p.
CXXVII ; Carpenter, Theol. of T. D., Mad. 1918 ; BVS 75 ; i?â-
macaritmânas, Grierson JRAS 1912-4 ; Groose, Eûmûymia of T.
D., Cownpore 1887, 1891, Allah. 1897. FR 381.
(145) Sur toutes ces sectes plus religieuses que philosophiques, Barnett,
Grierson, bibl. de FR; exposé de BVS. Ouvrage sur le théisme :
Carpenter, Theism in médiéval Ind., Lond. 1921.
(146) Parmi les derniers traités, non sectaires, de Védânta, citons le Ved.
Sâra de Sadânanda (t. an. Jacob, Manual of Hindu pantheism,
Lond. 1891 ; éd. et t. al. Deussen AGP, I, III, 615) et le ViJTm-
nûmrta de Vijîîânabhiksu, Védantin théiste. — DG signale
avec pénétration les éléments d'une logique originale, opposée
à celle du réalisme naiyâyika, dans le Védânta, que 1" illusionnisme
çankarien inclinait à des vues relativistes analogues à celles du
Mahâyâna. Il vise ainsi la dialectique de Çrîharsa (2® moit.
Xii^ siècle) et de son commentateur, Citsukha. Sans aucun
doute, dans une doctrine où seul l'absolu existe, toutes distinc-
tions s'effacent ou se confondent : alors, dit Hegel, u toutes
vaches sont grises ». Cf. Proceed. of the Aristot. Soc. XXII,
1922, 139 ; DG 462-5. Sur Çrîharsa et son Khandana Khanda
khadya, Keith JRAS 1916, 377 : t. an. Jhâ,' Allah. 1913;
une tîkâ sur ce texte, par Çankara Miçra 1472 (KLA, 35),
Citsukha est auteur d'une Tattvadïpikâ.
(147) Conquête islamique : OHI. Aiyangar, South. Ind. a. lier Muham.
invaders, Oxf. 1921. Arnold, the freaching of Islam, 2^ éd. Lond.
1913.
(148) T. Bloch, ZDMG, LXXII, 654. — Sufisme: Nicholson, hist. enquiry
concern. the orig. a. devel. of Suf. JRAS 1906, 303 ; Goldziher, t. f .
Arin, Le dogme et la loi de l Islam, Par., Geuthner 1920 ; T. J. de
Boer, Gesch. d. Phil. im Islam, Stuttg. 1901. — M. Iqbal, De-
velop. of metaphysics in Persia ; — R. A. NichoLson, Studies
in islamic Mysticism ; aS'^ . in is. poetry, Gamb. 1921 ; the mystics
of Isl. Lond. 1914. — Arnold, Survivais of Hinduism concerning
the Muhammadans of /., 3^ Cong. HR, I, 314.
(149) Akbar règne de 1556 à 1605. Garbe, A., Tiibing. 1908; V. A. Smith,
A., Oxf. 1917.
(150) Kabir. Westcott, K. ; — BVS, 70 ; — ERE, VII 632 ; — E. Under-
hill et R. Tagore, one hundred poems of K., Lond. 1913 ; t. f .
Mirabaud-Thorens, Paris 1922.
NOTES
285
(151) NSnak.Field, the relig.of the Sikhs, Lond. 1914; — J. D. Cunmngham,
a hist. of the Sikhs, new a. revised éd. Garrett, Oxf. 1918 ; —
Malcolm, Sketch of the Sikhs; — Macaulifie, the Sikh rel. (t. an.
des hymnes de N.) Oxf. 1909. Le recueil d'hymnes est le Granth
(Sahib), le « Livre noble » ou Adi g. « Livre fondamental ».
(152) MacaulifEe I, 317.
(153) Christianisme. R. Seydel, das Evang. vonJesu in seiner Verhalt zu
Buddhasage, Leip. 1882 ; die B. Légende u. das Leben Jesu, 1884 ;
Barth, Bull. 1885 {œuv. l, 391). — E. Kuhn, Barlaam und Joa-
saph ABAW 1893; — T>. Nutt, Barlaam and Josa'phat,
english lives of the B., Lond. 1896 et Barth IV, 237 ; - Goldziher
(n 148) 132. — S. Thomas : OHI, 126 ; — Grierson, Modem
Hinduism and the Nestorians JRAS, ap. 1907; the East and the
West, ap. 1906 ; — Garbe, /. u. das Christentum, Tiib. 1914,
128-58. — Rapports entre le Chr. et l'I. : Garbe, ib. ; Bertholet,
Biiddh. u. Chr., Tûb. 1909 ; Reden u. Aufsàtze, Leip. 1913.
Rapports entre le Judaïsme et l'I. : Barth, III, 29 (Jehovah
et Agni). — La Tribune Juive du 17 sept. 1920 mentionne la
présence à Korkine de Juifs devenus noirs, étabhs dans le pays
mille ans av. J.-C, et de Juifs blancs émigrés en 68 de notre ère.
On comptait en 1911, dans l'I. continentale contre 220 millions
d'Hindous, 66 de Musulmans et 9 1/2 de primitifs, 3. 600.000
chrétiens et 19.000 Israélites.
(154) R. Tagore, le génie du Japon (Bul. de la Soc. « Autour du monde..,
déc. 1921, 9-24). [Tag. y parle librement, s'exprimant sur l'Eu-
rope devant des Orientaux.] cf. der GeistJapans, Leip., Neue
Geist, 1918. — Sur la pensée de Tag. : Radhakrishnan, the phil.
of r' T Lond. 1918 ; Jevons, sir R. T. poet and philosopher,
Proc. Aristot. Soc. 1918-19, 30; Engelhardt, R. T. als Mensch,
Dichter u. Denker, Berl. 1922 ; Vaillat, R. T., Par. 1922.
Mouvements religieux de l'I. contemporaine, Brahma
SamSj Ârya S. Dev S., Clemen, die nichtchristl. Kulturreligionen,
in ihrem gegenwart. Zustand 2er Teil. Leip. Teubner 1921,
1-34 ; Sivanath Sastri, Hist. of the Brahmo Samaj. Cale. 1911-2 ;
— L^ipat Rai, the Arya Samaj., Lond. 1915. — Une associa-
tion de Bénarès., Sri Bharat Dharma Mahamandal, cherche a
réconciher toutes les rehgions en un hindouisme rationaliste
{the worlds's eternal religion, Lucknow, 1920).
(155) Bibhog. sommaire de la Science indienne.
Aperçu d'ensemble : B. Kumar Sarkar, Hindu achievements m
indian science. [PartiaUté signalée par Karpinski, Hindu Science,
Amer. Math. Monthly, XXVI, 298, 1919]. - Seal, the positive
science of the ancient Hindus, Lond., Longmans, 1915.
Mathématiques. Bibl. jusqu'à 1911 : JASB VII, 10. Deux
remarquables art. de G. R. Kaye : Ind. Math: Isis, n» 6, 19K)
286 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE IXDIEXXE
326-56 ; Infl. grecque dans le développement des math. hind.
Scientia, Jan. 1919. Cet auteur distingue trois périodes :
1° celle des Çulvasûtras brahmaniques (ll^ s. av. J.-C), qui
régissent la pensée math, jusque vers 200 ap. J.-C. Ce sont des
textes religieux opérant non des démonstrations, mais la cons-
truction de carrés, de rectangles pour les besoins du culte. Thi-
baut JASB XLIV, Cale. 1875 ; jBaudhâyana Ç. s., éd., t. an.
Thibaut, Pandit IX ; Âpastamha Ç. s., éd. t. al. Biirk ZDMG,
LV, LVI. — 2° période astronomique, 400-000. Une solution
de continuité entre la 1'® et la 2® incline Tauteur à voir dans la
2® une influence grecque, car l'action exercée sur les math. hind.
par l'astronomie gi\ est certaine. L'œuvre capitale est le sid-
dhânta Paullça, éd. par Varâha Mihira, vers 550 ; loriginal, de
Paul l'Alexandrin, date d'environ 380 ; mais il y eut quatre autres
siddhântas ou sj^stèmes : le Româka (romain), le Vâsistiha, le
Saura, le Paitâmaha. Le Pauliça fournit une table de sinus
et deux règles trigométriques ; l'infl. de Ptolémée s'y manifeste.
Ici se place l'œuvre d" Aryabhata, né en 476 : il donne une valeur
très exacte de x et une règle pom- la solution des équations
indéterminées simples. Ce dernier sujet est amplement traité
par Brahmagupta, c^ui n'a pas pris son point de départ dans
Arj^abhata, mais dans l'astronomie grecque, — 3° période
math, hindoue, 600-1200. BrahmagujDta (né 598), Mahâvïra
' (ix^ siècle 0, Çridliara (né 991) nous acheminent à Bhâskara
(né 1114). Le Gnnitasâra, traité de calcul {Tricatihi) de
Çrîdhara j^araît utiUsé par Bhâskara dans sa Lilâvati (cf.
Râmânujâchârya et Kaye, Bibl. Math. XIII, n^ 3, 29 JuU
1913, Leip., 203). Dans son V'ijaganita le même auteur systé-
matise l'algèbre de Brahmagujjta. — Sur les notations numé-
riques, lettres, chiffres : Kaye ib. {Ind. Mat.) 342-5. Du même:
the Bakhshâli manuscript, JASB, VIII, n» 9, 1912, 349.
Astronomie. Ibid. ; Kaye, ancient hindu spherical aatr.^
JASB, XV, 1919, 153-89 [Aryabhafiya, 498; PaTicasiddhanfika ,
550, Brâhmasphutasiddhânta, 628 ; Sûrya Siddhânta. 1000 ;
the astronomical observatories of JaiSingh. Une soudure s'étabht
entre les spéculations astronomiques et les cultes solaii-es appa-
rentés au védisme ; l'influence même de l'astr. grecque parvenait
à ri. à travers le milieu iranien qui accordait à ces cultes une
grande importance. Kirfel, cité n. 84. — Kern, Aryabhatïya,
1874, et Barth, Œuv. III, 146.
Physique. Rudiments chez les matériahstes et les diverses
écoles d'atomisme : Jainas, Bouddhistes du Petit Véhicule,
Vaiçesikas. Mais sur ce point les Hindous modernes se sont fait
souvent illusion, jDaraissant croire que ces doctrines coïncidaient
avec les hj-pothèses de la science em-opéenne. Ainsi le paramânu
des Vaiçesikas est plutôt l'extrême petitesse qui tend au point
NOTES 287
géométrique, qu'un corpuscule insécable ; l'âkâça est une force
plutôt qu'un éther où se propageraient des vibrations ; diç et kâla
sont aussi des forces qui situent dans la simultanéité ou dans
la succession, non des cadres vides, comme notre espace et notre
temps mathématiques. La physique indienne demeure quali-
tative, même quand elle paraît mécaniste. Cf. Chatterjea (n. 92);
guide beaucoup moins sûr : Kishori Lai Sirkar, Intr. to the hindu
syst. of physics, beig an expos, of Kanâdsiïtras (^ VS), Cale.
191 L Consulter Hindu Mechanics, H. acoustics, app. (349-65)
par Seal à The positive Background of hindu socioloyy, Book I,
de B. K. Sarkar SBH, XVI, 1914.
Chimie. Cette science a été souvent cultivée pour des fins
alchimiques. Praphulla Chandra Ray, Hist. of Hindii Chemistry,
2 vol., 2^ éd. Cale. 1903 [ouv. capital, auquel s'intéressa M. Ber-
thelot : J. des Savants, av. 1898, 227]. Mise au point sommaire
par le même: Isis, II n» 6, 1919, 322.
Biologie, médecine. De Seal et Sarkar (op. cit.): Botanique
et zoologie de l'I. ancienne. Sur l'hist. de la botanique en Asie
Centrale, ouv. de valeur : B. Laufer, Sino-Iranica (Field Muséum
of Nat. Hist. 201, anthrop. Ser. XV, no 3, Chicago 1919). —
Ouv. jaina du XI^ siècle : Jivaviyara deÇântisûri, Guérinot, t. f.
JA, 1902, 231. — Mme Liacre de St-Firmin, Médec. et légendes
bouddhiques, Par. 1916. — J. JoUy, Medizin (Gr. III, 10 —
capital); zur Quellenkunde d. ind. Med. (Vâgbhata) ZDMG,
LIV, 260 ; — P. Cordier, traités médicaux sanscrits antérieurs
au Xllie siècle- ; et Muséon 1903 ; — Udoy Chand Dutt, Materia
medica of theHindus;—'KRas, ilb. d. Urspr. d. ind. Med. (Suçruta),
ZDMG, XXX, 642 ; — Roth, Caraka ZDMG, XXVI, 441 et
Liétard, Bul. Ac. Méd. Par., 5 mai 1896, 11 mai 1897 ; — Bhisa-
gratna, t. an. de Suçruta, Cale. 1907- 1916 ; — Mukhopadhyaj^a,
the surgical instruments ot the Hindus, Cale. Un. r.)i3-4 ; —
VaUauri, la Méd. ind., Scientia XVIII, 308, 1915 ; un testo
mediaevale ind. di med. (Siddhayoga, par Vrinda-Madhava),
Riv. di St. critica s. se. med. e natur. VII, 6-10, 1916; i fon-
damenti generali délia med. ind., Archivio di st. délia se, II, 70,
Roma 1921.
Sociologie. B. K. Sarkar, Pos. Back. ; Book II, 1921 ;
Property, law, social order, Int. J. of Ethics, XXX, n^ 3; th.
de la constitution, résumée par P. Masson-Oursel, R. Synth.
Hist. XXXI, V, 1920 ; surtout Political institutions a. théories
of the Hindus, Leip., Markert, 1922. — Radhakumud Mookerji,
Local goverment in ancient /., 2^ éd., Oxf. 1920 ; a hist. of ind.
shipping and inaritime activity, Lond., Longmans, 1912 ;
Fundamental unity of I., ibid. 1914 (ouv. remarquables). —
Narendra Nath Law ; Studies in ancient hindu polity,
ib. 1914 (sur VArthaçàsira de Kautilya, et la diplomatie,
288 HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
un travail de Nag, 1923 thèse Paris.) — Problèmes contem-
porains : W. Paton, Social ideals in L, Lond. 1920 ; Tyler Den-
nett, the démocratie movemeiit in Asia, N. Y. 1921 ; Lajpat Rai,
Young India ; the political future of I., N. Y. 1921.
(156) Cette esthétique — dans une large mesure inspiratrice des œuvres
classiques, des peintures d'Ajantâ comme des drames de Kâh-
dâsa, — vise à susciter des états d'esprit (bhâva) ou sentiments
autres que les émotions naturelles, produits par le sortilège de
l'art (nirmânaksama, Harichand cité infra, 66) chez un esprit
assez cultivé, assez raffiné pour les former en soi, — ou encore
capable de goût, rasa. L'art est donc une opération artificielle,
suggérant des états factices, susceptibles d'être appréciés moyen-
nant une culture savante. Cette esthétique n'est pas moins sco-
lastique que la pensée philosophique ou religieuse. Elle ne prend
pas pour modèle la nature ; ses règles sont relativement à priori.
prescrites à l'œuvre artistique comme les préceptes moraux ou
religieux sont imposés à l'action humaine, à la façon de canons
ayant par autorité — ou tradition — force de loi. Ainsi la plas-
tique a ses formes conventionnelles, délibérément distinctes des
formes naturelles: tel type humain comporte telles mensura-
tions, tel autre des mesures différentes. Le kâvya, la poésie, a de
même ses conditions nécessaires. Les traités d'esthétique pres-
crivent les types que doit reproduire l'iconographie, tout comme
les Çulva sûtras légifèrent siu- la façon de construire des qua-
drilatères : une même réglementation religieuse, cultuelle et
rituelle, règne là où nous autres Européens, cherchons de la
science ou de l'art. Les ouvrages les plus caractéristiques, en ce
qui concerne la plastique, sont : B. Laufer, das Citralaksana,
Leip. 1913 (t. al. du tibét. : mensurations exigibles pour diffé-
rents types humains : proportions relatives des parties du corps
en tant que recréé par l'artiste pour des fins rehgieuses — ouv.
d'inspiration jaina) ; — Rao T. A. Gopinâtha, Talamana or Ico-
no'metry, Mem. arch. sur Ind. n» 3, Cale. 1920 ; Eléments of
hindu iconography, 2 vol.. Madras, Law Printing house, 1914-6
(extraits des Çilpaçâstras — sur ces textes brahmaniques : Keith,
t. an. de l'Aitareya et du Kausîtaki Br., HOS, XXV, 32 ; 279-82 ;
542 ; Havell, Aryan Rule in I. 127). Ces ouvrages montrent l'ori-
gine rituahste de l'esthétique. — Du même ordre, mais exposés
populaires : A. Tagore, Art et anatomie hindous ; VAlpona,
décorations rituelles; S. Gupta, les mains dans les fresques d'Ajanta,,
Par. Bossard, 1921. - Consulter W. Cohn, 'Ind. Plastlk, Berl.,
Cassirer 1921 ; — Prasanna Kumar Acharya, a treatise on archi-
tecture and kindred suhjects (Manasâra, ouv. antér. au V siècle),
Leiden, 1918 ; — Hawell, a handbook of ind. art, Lond. ]\Iurray
1920 ; — Coomaraswamy, Visvakarma, Lond., Luzac 1914
(sculpture) ; the arts a. crafts of I. and Ceylon, Lond. 1913 ; La
danse de Çiva, t. f. M. Rolland, Par., Rieder 1922.
NOTES 289
Ouvrages analogues sur la technique littéraire : Regnaud,
Rhétorique sanscrite. Par. 1884 ; — Sylvain Lévi, le Théâtre ind.',
Par. 1890 ; — Daçarupa (de Dlianamanjaya), t. an. Haas, Co-
lurabia Un. [technique dramatique]; — Jacobi, Ânandavar-
dhana's Dhvanyâloka, ZDMG, LVI, 394 ; — Viçvanâtha Kavirâja,
Shaitya-darpana, the mirror of composition, t. an Ballantyue et
Mitra, Cale, 1875; — Max Lindenau, Beitr. zur altind. Rasalehre,
mitbesond. Berucksicht. des Natyaçastra des Bharata Muni, Diss.
Leip., 1913 ; Appayadiksita's Kuvalayanandakarikâs, ein ind.
Kompendium der Eedefyuren, t. al. R. Schmidt, Berl. 1907 ; du
m&mQ Beitr. z. ind. Erotik, Leip. 1902, et n. 95 ; — Hari Chand,
Kalid^sa et Fart poétique de l'Inde, alankara çâstra. Thèse
Paris 1917 [sur Kàl., A. Hillebrandt, K., Breslau 1921]. —
Une influence grecque sur le théâtre indien est certaine ( Windisch ,
Abh^5 orient: Kongi-. 1881 ; S. Lévi, op. cit.) ; l'auteur du Na-
tyaçastra a peut-être connu la règle aristotélicienne de l'unité
de temps, de lieu et d'action (Lindenau, V). L'influence
exercée par les modèles grecs sur la plastique du Gandhâra
est un fait (n. 79). Mais ces emprunts, qu'il faut rapprocher
de l'emprunt des doctrines astronomiques, restent hmités, et
il y aurait autant d'inconvénients à exagérer leur portée que
nous avons trouvé de danger à interpréter la logique indienne
comme un reflet de celle d'Aristote.
Musique : J. Grosset, Contrib. à l'ét. de la mus. ind.,
Par. 1888 ; Barth IV, 64 ; — Popîey, Music of /., Cale. 1921.
19
INDEX
I. Français
absolu 43, 53, 93-4, 109, 118,
126-8, 139, 178, 182, 187-8,
210, 229, 233, 234, 237, 245,
248, 257
V. kevala, kaivalyam ; brah-
man ; âtman ^ nirvana ; tathatâ ;
sâdhana
acte, action 59-62, 66.
voir karmau
adoration 230, 244, 251
agnosticisme 91, 95-6,^ 119, 128.
âme 142, 198, 215, 217, 245
V. âtman, jîva, manas, buddhi,
ahamkâra; esprit.
animaux 148
art 256-7, 288-9
ascétisme 48-9, 69, 70, 84, 90,
141, 185, 189 197, 224, 243.
V. tapas
athéisme 45-8, 65, 177
atome. V. anu, paramânu
atomisme 74, 122, 145, 167-8,
175, 185, 192, 196, 206, 212,
237
bouddhisme 65-9, 79-99, 111, 119-
57, 172, 186, 189, 195-7, 208,
211, 220, 233, 245.
brahmanes 27, 41-3, 63-4, 67, 112.
brahmanisme 26, 29, 30-1, 39, 51-
64, 67, 97, 101-1, 109-10, 112-7,
119, 155, 189, 195, 199, 211,
228-57
Canon jaina 71
— - bouddhique 81-4, 136.
castes 41, 44, 65, 67, 79, 100-1,
110, 112, 115-7, 163, 224, 229
catégories 169-70, 184, 194, 212
causante 134, 195, 205, 212
chinois (lang.) 82 (canon),
çivaïsme 183, 221, 229....
christianisme 96, 253-5
concilesjainas 71.
— hoaddhifiues 82-3, 120,
123, 131
condition.
V. nidâna, pratyaya, pratîtya-
samut[iâda.
confucéisme 46
connaissance 168, 239
connexion logique 153-4, 172,207,
216
conscience 239.
corps. V. çarira, kâya.
cosmogonie 183- •
cosmologie 55, 89, 185
création 184,
292
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
damnts 148.
délivrance 7, 61, 67, 77, 88, 90,
93, 166, 237, 256-7.
V.moksa, jîvanmukta, nirvana
démiurge 196, 206
démons 31, 34
démonstration 172, 207
destin 71, 165, 212
dévotion 109 -U, 133, 232, 238,
244-8 251
dieux, divinités 17, 20, 28, 32,
34-5, 37, 42, 61, 90, 100-9, 116,
148, 165, 206, 210, 224, 230-1,
244-7, 251
V. deva, devatâ
docétisme 125, 136
douleur
V. pessimisme ; duhkha. 85,
88, 191
dualisme
V. pluralisme. 76, 178, 182,
237-8, 245-6
éléments 28, 59 215
empirisme 152-3, 171-2
épicurisme 42.
épopées.
V. Mahâbhârata, Râmâyana
25, 100-5, 112, 173
eschatologie 61
espace. V. diç, âkaçâ. 167
esprit
V. purusa, manas^ âme. 47-8
esthétique 171, 256-7, 288-9, 280
être, non-être 36, 133-4, 196-7,
205
étymologie 42
évolution 184, 238
exégèse.
V. Mîmârnsâ. 25, 46
extase 181, 189
famille 20, 79-80, 114, 117
V. gotra.
femmes 79, 102, 224, 230-1
folklore 19, 98.
fructification (phala, fruit de
l'acte).
V. maturation
gnose 142, 219, 231
grâce 233, 247-8
grammaire 42
hérésies 67, 97, 156, 199
hindouisme 117, 155, 228-57
histoire 5, 11, 256
— de la philos, ind. 5-13 ;
passim
idéalisme 77, 139, 141, 142, 145,
151-3, 172, 185, 194, 216
idée 155 (concepts généraux); 186
(vijnapsî);
illumination
V. bodhi
immanence 53-4, 166, 197, 248,
257
inférence 153-4, 172, 185, 193,
217
irréligion 45-8, 215
jainisme 65-79, 82-4, 96, 111, 126,
145, 165, 168, 173, 175, 186,
189, 19.3, 214, 218-27, 238
juridique (littér.) 115
langues 16, 18
linguistique 10
liturgie 42-3, 45
logique 150-5,. 194, 206 (boud-
dhique) ; 151, 172, 193, 203,
206, 242 (brahmanique) ; 151,
193, 224-7 O'aina).
loi.
V. dharma. 65, 125, 145, 154.
lotus 136-7 (pundarîka), 183 (sym-
bole), 234 (cakra).
INDEX
293
mages 20, 28
magie 28, 34, 229
mal, 37-8, 75, 116
matérialisme 47-8, 65-6, 178, 214-8
maturation. V. Vipâka. 73
métaphysique 33, 53, 59, 77, HC),
91-2, 96, 120, 128, 139, 173,
178, 185, 193, 195, 238
monastique (vie) 78, 90, 111, 119,
239
monisme 34-5, 211, 237-8, 244-6
monothéisme 111
morale 59, 62, 66, 89, 90, 120.
V. çila
mort 60-3, 86. V. Marana, punar-
mrtju.
morts 20, 31
moyenne (vie). V. madhyamâ,
Mâdhyamika.
musulmanes (invasions) 221, 250-1.
mythes 29, 36, 43, 80
nature. V. pradhâna, prakrti. 182,
188
nécessité 71. V. destin
néoplatonisme 252, 274
Optimisme 37, 88-9-
orthodoxie 67, 156, 160-1
pâli (lang., canon) 67, 82-
panthéiâme 34, 36, 54, 248-9, 253
péché 38, 61
perception. V. pratyaksa
pères. V. pitaras.
persécutions 156, 221
pessimisme 3, 59, 60, 6Q, 85, 88-9
phénoménisme 92-3, 121-3, 14.5,
196
physiologie 56, 233-4
physique 168-9,175, 181, 185,211
pluralisme 34, 179, 237, 244-6
politiques (théories) 99
positivisme 173, 19.3, 242, 256
pragmatisme 257.
priori (à) 153, 171-2, 208
psychologie 55, 93, 181-2, 192,
211, 217
races 18.
raison 58, 95, 153-4
rationalisme 95, 242
réalisme 77, 121-3, 144-5, 152-3,
194, 196, 202, 207, 210, 214,
227, 238
relativité 47, 91, 93, 109, 126-7,
133-5, 175, 194-5
religion 7 — aryenne 20; dravi-
dienne 17, 102; védique 22-.34,
46-59; brahmanique 49, 59, 61;
jaina 65 ; boudhique 65, 126 ;
'hindouiste 101-12, 213, 228-57
rémunération 61
rêve 62, 196
rites 30, 34-5, 40, 43-4, 102, 108,
114,116, 195, 197, 199, 229-30
roue. V. cakra. 36, 99
royauté 20, 99, 114, 120
Sacrifice 26, 36, 114, 116, 230
salut. V. délivrance, 76, 88, 97
sanscrit 11, 6.3, 67, 82
science 255-6, 285-8
scolastique 23, 39, 46, 199, 200
sectes boudhiques 82, 119-22,
148, 157.
— jainas 72
— hindouistes 109, 117,
228-31, 234-5
serpent 233-4.
société (organisation de la) 115
V. Sectes, castes,
sommeil 62
sophisœes 190, 193
sophistique 45-7, 65-6, 95, 151,
224
souffles vitaux 50
substance 93, 177; substantialisme.
V. dravya; âtman, anâtmatâ.
siïfisme 251-2
suicide 71, 75, 222
syllogisme 154
symboles 116, 195, 230
synthèse 154, 207
294
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
tantrisnie lôll, 228-34, 237, 257.
taoïsme 46, 155, 189.
temps 134, 167. V. Kâla.
théisme 117, 187, 206, 223, 240-1,
243, 246-9, 253, 278, 284.
tibétain 82.
transcendance 53-4, 138, 182,
193, 197, 248, 257, 274.
transmigration 60-2, 66-7, 85,
87-8, 102, 166, 217, 256.
Vaches 29,
vacuité. V. çûnya.
védisme 22-38, 59, 63-4.
vie 49, 50, 60-1, 75, 125, 197.
visnuisme 177, 183, 229...
volonté 57, 62.
vœux 70, 90, 133.
II. Sanscrit
(OCCASIONNELLEMENT, PALI ET CHINOIS)
(les MOTS A MAJUSCULE SONT DES NOMS d' OUVRAGES)
Abhangs 283.
abhâva 202, 205.
abhibuddhi 239.
abhidharma 83, 120, 131.
Abhidharmakoça 144, 146, 148,
157.
Abhidhammatthasamgaha 143.
Abhidharmavibhâsâ 123.
Abhiniskramana 144.
Abhisamayâlamkâra 137.
âcankâ 225.
Acârânga 221.
âdhâra 233.
adhvarvu 27.
âdibuddha 156, 223.
Adhvâtma Ràmâyana 249.
adrsta 165, 168, 19(3, 206.
advaita 211, 238, 244-5.
Agama 236, 238, 282.
Agamaprâmânya 244.
Agastya Sutiksnasamvâda 249.
ahamkira 58, 180-1, 185, 208,
235.
ahirnsS 70, 78, 90, 147.
Ahirbudhnyasamhitâ 177, 235-6.
âjnâ 233.
âkica 59, 62, 74, 76, 146, 168,
178, 181, 204, 215, 287.
âkhyâna 25, 112.
Akutobhayâ 134.
âlambana 186, 196.
Alambanapariksâ 152.
alamkâra 132
âlaya-vijîiâna 132-3, 137, 139.
anahata 233.
ananta 74.
anâsrava 140.
anâtmatâ 93.
ânavamala 237. .
Anekânta jaya patakâ 220, 225-6.
Anguttara nikâya 125.
animitta 131.
antaryâmin 245.
a nu 74.
anumâna 154, 171, 185, 193-4,
206, 216.
INDEX
295
ànvïksiki 193, 215, 278.
âpas 28.
apavarga 191.
apranihita 131.
âptavâkyam 185, 192.
apûrva 165.
Aranyaka 51-2.
arhat 124.
ardhamagadhi 67.
arta 22.
artha 62, 170.
Arthaçâstra 215, 287
Arthapancaka 248.
arthâpatti 202.
Arthasamgraha 241.
arthavâda 40.
âsana 231, 243.
asmitâ 185.
âsrava 76.
astika. V. nâstika.
asura 35.
Atharvaçikha 236.
Atharvaçii-as 236.
Atharvaveda 23, 27, 33, 40, 114.
itman 53-4, 93, 141, 169, 174,
182, 192, 196, 210, 217, 223,
244, 265.
Atthakathâ 143.
Avatamsaka 136, 157.
avatâra 107-8, 119, 233, 237,
245, 252.
avayava 191.
Avesta 20-1.
avidyâ 87, 89, 132, 198, 211, 245
avyaktam 174, 180, 185
âyatana 85, 146.
âyus 60, 73.
badara 74.
bala 236.
Bâlabhârata 219
bandha 38, 73.
BhagavadgitS 98, 110-3, 116, 128,
136, 176-7, 187, 230, 232, 235,
243, 245.
Bhâgavatapurâna 235.
Bhaktamâlâ 249
bhakti 109, 236, 238, 246-7.
BhSmati 201, 210.
Bhâskarabliâsya 245.
bhisya 196, 199, 208-10.
Bhâbtadipikâ, 241.
bhava 86.
bhâva 174.
bhedâbheda 245-6.
bhoktar 231.
bhûmi 128, 137, 147, 234.
bhûtâtman 174.
bija 94, 188.
bodhi 80, 87, 126, 139-40, 150.
Bodhicaryâvatâra, 149, 232.
bodhisattva 127, 136-7, 139, 148,
179.
Bodliisattva-yogâcâra-catuhçataka.
V. catuhçataka.
brahmacârin 117.
brahmacarya 45, 70.
brahman 33-4, 43, 53-4, 62, 94,
■ 98, 105, 108, 116, 117, 165, 182,
196-7, 211, 236, 239, 245, 248.
Brâhmanas 40, 4.3, 53, 61, 63, 97,
108, 114, 189.
brahmanirvâna 177.
Brahmasûtras 162, 195, 238, 244,
brahmavidyâ 45.
brahuî 16.
Brhadâranyaka Up. 52, 62.
Buddhacarita 80, 131, 175.
buddhi 58, 62, 174, 180-1, 183,
192, 208.
buddbyapeksâ 170, 172.
Caîtanya 248.
cakra\36, 99, 233-4.
Catuhçataka 135, 149.
cetanâ 76, 178.
chala 191.
Chândogya Up. 52, 61-2, 174.
Che-king 25.
citta 147, 150, 185-6, 188.
çabda 171, 192, 197, 204, 206,
216.
296
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
Çaivabhâsya 238.
çakti 202, 205, 231, 233-6.
çarira 74, 198.
çâstradipika 241.
Castras (3) 157.
çila 126.
Çivajnânabodl'a 23*.
Çivârkamanidipikâ 238.
Çivasamhitâ 243.
Çivasûtras 238.
Clokavàrtika 202-3.
çraddhâ_ 108
Crauta sut ra s 115
çrâvaka 126, 128.
çruti 22, 40, 116.
çûdra 41.
Culvasûtras 115.
Çûnva 131, 134-6, 148-9, 155, 190,
197.
CS'etâcvatara Up. 55, 174, 176,
' 236,' 240.
Daçapadârthi 204.
Daçavaikalikanirvukti 224.
dâna 126.
darcana 7.3, 77, 158...
deva 21, 174.
devatâ 230.
devayâna 61.
Dhammapada 84.
Dhammasanganî 148.
dharma 35-6 (dharman), 42, 44,
47, 57, 59, 74, 76 85, 92, 99,
110, 115, 125, 127, 130, 136,
139-42, 145-7, 151, 164-5, 179,
214, 217, 256.
Dharmabindu 220.
Dharmadharmatâvibhanga 137,
dharmadhâtu 127, 139.
dharmakâya 129, 135.
Dharmalaksana 157.
Dharmaparîksâ 224
Dharmasamgraha 148.
dhâtu 140," 146, 148.
Dhâtukâvapâda 131.
dhûrta 217.
dhyâna 128, 140, 148, 157, 185,
275,
dhyânibuddha, dhvânibodhisattva
156.
diç, 75, 204, 287.
diksâ 115.
dosa 191.
dravya 74, 167-8, 170.
Dravyasamgraha 223.
drstànta 1*91, 225.
duhkha 86, 191.
dvaitâdvaita 246.
dvija 41.
Ekottarâgaiiia 144.
Gandhahastimaliâbhâ.sya 222
Gandhavyûha 136.
gati 148.
Gheranda samhitâ 243.
Gîtâ.
V. Bhagavadg.
Gitâbhâsya 245.
Gùârthasamgraha 244.
gotra 20, 41 73.
grhastha 117.
Grhyasûtras 114
guna 167, 170, 174, 179-81, 235,
guru 44, 231.
haoma 20.
Harivamca 243.
Hathayoga 243.
hetu 91, 153-,4 193, 203, 225, 279.
Hetucakrahamaru 152.
hetvâbhâsa 191.
hinayâna 123, 128-9 142-9.
hotar 20, 27. ,
ïça 109, 231
ïçvara 106, 108-9, 231, 235-6,
241, 278
indriya 57, 181, 185, 215
istadevatâ 230
INDEX
297
Jaiminîyanyâyaraâlâvàstara 241
janma 191
jarâ 86
Jâtakas 84, 118, 148
jâti, 41, 86, 116, 167, 170,191,202
ihâna — v. dhyâna
lina 68, 78, 97
jiva 75-6, 198, 212, 239
jîvanmukta 94
jnina 33, 62, 73, 111, 165, 176,
188, 197, 235, 246
Kâdambarî 219
kaivalyam — v. kevala 236
kila 287
Kalyânamandirastotra 220
kâma 36, 48, 62, 85, 148
kiriki 173, 177, 185, 208
karman 33, 59, 61, 67, 73- 7^ 111,
127, 132, 165, 170, 176, 246,
256, 266
Karmasiddhiprakarana 141
karmayoni 239
kartar 179
karunâ 133
Katha Up. 174
Kathânaka 219
kâya 74, 133, 168. V. trikSya
KiranSvalî 204, 206
kevaia 70, 77, 94, 183, 187-8, 239
kleça 147
koça 198, 237
kriyavâdin, ak. 67, 69, 121
ksana, ksanika 122
ksânti 128"
ksatriya 41, 65, 100, 105, 110
ksetra, k. jna 178, 231
kuçala (mûla) 132, 146-7
kundalinî 233
kusumanjali 205 - 6
kûtastha 236
laingikam 172
laksana 127, 130, 151
Laksanâvalî 204
Lalitavistara 80, 136
Lanka vatâra 133, 136
H15 237, 253
liùga 153-4, 172, 230, 239
loka 48, 138
Lokatattvanirnaya 220
lokottara 274
Mâdhyaiuakâvatâra 149
Mâdhyamakâlainkârakârikâ 149
madhyamâ pratipad 91, 129
Mâdhyamaka sûtra ou castra 134
Madhyântavibhanga 137
MahSbhirata 47, 100, 103-4, 113,
115, 133, 175, 177, 183, 187,
193, 215, 219, 228, 232, 235
Mabâbodhivamsa 121
Mahat 58, 180
Mahâvagga 130
Mahâvïracaritra 221
mahàyâna 119-57, 183, 211, 219
M. sutrâlamkâra 137
maithuna 231
Maitrâyani-Samhitâ 115
maitri 133
Maitri Up. 174
Majjhima Nikâya 138
mala 237
manas 36, 57, 76, 146- 7, 167, 169,
174, 178, 192, 235
Mânava-dharmaçâstra 115
Mândûkya Up. et kâr. 209
Maniprabhâ 243
manipura 233
mano-vijnâna 132
mantra 40, 157, 231
marana 86
mirga 99, 111, 128
miyi 35, 80, 128, 147, 176-7, 198,
210, 236-7, 240, 245, 247-8,
280
Meghadûta 219
Milinda-praçna ( = liaîïha) 215
Mîmâmsâ (système) 161-9, 171,
173,* 175, 186, 191, 193-5, 198,
201-4, 206, 220, 239, 241, 246
Mimâmsâkaustubha 241
Mimâmsânukramani 204
298
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
Mimâmsâ Nyâyaprakâça 241
Mîmâmsâ sûtras 161
mithvâjnâna 191
muha 7o
raoksa 77, 256
mudrâ 231
mûlaprakrti 180
naigamana — v. nigamanam
Nâlâyira Prabandliaiii 244
nâma 73
— rûpa 87
nâstika 48, 91
naya 226
Nâyakaratna 241
nidina 86, 88, 91-2, 174, 191
nigamanam 193, 225
nigrahasthâna 191
Nîlarudra 236
nirjarâ 77
nirmâna; n, kâya 128, 177, 198,
237'
nirnaya 191
nirodha 77, 88, 92
nirukta 167, 191
nirvSna 71, 94-5, 98, 120, 122,
127, 133, 135, 141, 175, 177,
182, 223, 233, 252, 270
niyama 180
Niyamasâra 222
niyantr 246
niyati 70 - 1
NyâySvatSra 220, 225
Kyâya (Système) 172, 190-4, 204-8,
220, 234, 241-3
Nyâyabindu 152
Nyâyakandali 204
Nyâyakanikâ 204
Kyâyamanjari 205, 242
Nyâyapraveça 152
Kyâyasûeinibandha 207
Kyâya sûtras 151, 162, 190-1, 218
Kyâyavârtika 152, 205; tâtparya-
tiivâ 153, 201, 205
paçu 107 (Paçupa); 107, 109, 236-7
padârtha 170, 194, 202, 205
Paiimacariya 219
Paneapâdikâ 210
Paîicaskandhaprakarana 141
Pancastikâya 222
parainânu 74, 145, 168, 185, 286
paramârthasatya 149
Paramatthadipanî 143
Paramâtmaprakâça 223
para mita 126
Pârçvâbhyudaya 219
Pariçistaparvan 221
parimâna 212
parinirvâna — v. nirvana 125
Pavayanasâra 222
Petavatthu 143
piçâca 31
pitaka 82, 123
pitaras 31, 61
pradeça 74-5
pradliâna 174
prajîîi 126, 130-1, 138, 143 (pâli
panîîa), 188
Prajîîâpâramitâ 130 - 2, 134, 136,
161, 197_
Prajnâpradipa 149
Prajrïaptipâdaçâstra 144
prakâça 180
prakarana 160
prakrti 174, 178-83, 205, 209, 232,
235, 240, 245
pramSna 47, 170, 185, 191-3, 197,
202, 206, 212, 216, 242
Pramânaçâstrapraveça 152
Pram ânanay atattvâlokâl amkâra
226 ■
Pramânasamuccaya 152
prameya 191
Prameyakamalamârtanda 222
PramevaratDakoça 225
prâna 50, 56, 76, 189, 212
prânâyâma 50, 189, 243
prapatti 246
praBafiga 149-51
pratibandha 153
pratijîîi 193, 203, 224-5
pratisedha 225
INDEX
299
pratityasamutpâda. 86-9, 99, 120,
181, 191, 195
pratyaksa 47, 167, 171, 185 -G,
203, 206-7, 216
pratyaya 91
pratyekabuddha 84, 126
pavrtti 180, 191
prayojana 191
prêta 31
pudgala 75-6, 93, 121-2 (pudgala-
vadins, 217
pûjâ 2;-0
punarmrtyu 60
PurSna' 113-4, 136, 173, 177, 183,
235
purusa 33-4, 36, 105, 174, 178-83,
192, 232, 236, 239
Purusârthasiddhyupâya 223
pûrvapaksa 167
râja 20, 99
Râjamârtanda 243
rajas 180
Râjayoga 243
Râmacarita 219, 221
Rcâmiyana 100, 103, 113, 219
ratna 85
Rgvéda 23-33, 36, 39, 42, 45, 106-
' 7, 114, 174
rju o7
rodhacakti 237
rsi 24^ 37, 41
rta 22 35-6
rûpa'"92, 138, _146, 148
V. nâmarupa
Saddarcanasamuccaya 215
sid'hana 153, 232-4, 247, 257
Saddharinapundarïka 136, 157
sâdhya 37, 153-4
sâhacarya 153, 172, 207
sahasrâra 234
sâksâtkâra 247
samâdhi 138, 143, 188, 243, 275
sâmânya 170, 203, 205
Samarâiccakahâ 220
samavâya 170
samavâyikaranam 205
Sâmavéda 23, 40
sambhogakâya 127
samçaya 167, 191
samgati 71, 167
samgha 85
samhitâ 24, 81, 114. 178, 235.
samjnâ 92, 130, 146
samkalpa 57
samkhyâ 181
Sâmkhya (système) 55, 99, 159,
173-85, 187, 200, 205, 208-9,
214-5, 217, 220, 234-5, 239-40,
245
Sâmkhyapravacanabhâsya 180. 218,
240
Sâmkhya sûtras 159, 218, 239
Sâmkhyatattvakaamudî 201, 208,
samsara 60-2, 87-8, 92-3, 122, 124-5
i35, 141, 217, 233, 256, 265
samskâra 44, 58-9, 87, 146
samskrta 146-7
V. sanscrit,
samtâna 121
samvara 77, 246
samyoga 170
samiyâsin 118
Saptadaçabhûmi 137
Saptapadârthanirûpaiia 241
Saptapadârthi 190
sârûpya 202-3
Sarvadarçanasanigraha 215
Sastitantra 177
sat 36-7
satkâryavâda 205
satkâvadrsti 92
1/ ...
satyam 36, 85 (satyâni), 126, 149,
211 (double vérité)
Satyasiddhi 123, 148
Saundarânandakâvya 131
siddhânta 191
Siddhitraya 244
skambha 43
skandha 74, 86, 92, 122, 146, 217
srarti 22, 115
300
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
6oma 20, 25, 27, 30
sparça 86
sphota 204
ethûla 74, 185, 198
biKj'iksita 217
sukha 138
Sukhâvatî 133, 136 (S. samâd-
hirâja), 157
sûksmk 74, 180, 185, 198
sûtra 83, 114-15, 134, 144-5, 158,
195, 199
Sûtrakrtanj^a 215, 221
Sûtrâlanikâra 132
Sûtropadeça 123
Sutta-Nipâta 84
Suvarnaprabhâsa-sûtra 125, 136
svabhâva 65, 70, 134, 151, 153
svabhâvika 245
svâdhisthâna 233
svalaksana 151
svarga 61
svatantra 149-51
svâdvâda 222, 226
Syâdvâdamanjari 221, 226
tadâtmya 153
tamas 36, 180
tanmâtra 180-1, 185
Tantraratna 241
tapas 52, 70, 77.
tarka 191, 193, 278
Tarkabhâsâ 242
Tarkakaumudi 242
Tarkimrta 242
Tarkasaragraha 242
tat 197 ■
tathSgata 80, 92, 97, 124, 142
t. garbha 127, 132
tathati 132-3, 137, 140, 182, 197
tattva 180, 183, 201.
Tattvacintâmani 242.
Tattvadidhiti 242.
Tattva dîpanibandha 247.
Tattvârthâdhiganiasûtra 72, 218-9,
222-3.
Tattvârthasâra 223.
Tattvasamâsa 239.
Tattvavaicâradi 209.
tejas 56, &2, 236.
Theragâthâ, Therig. 143
tirthamkara 68, 97, 124, 233.
Tricastica lâkâpurusa carita 22 1 .
trikava' 126-8, 133, 142, 148,
237
Trilokasâra 223.
Trimçakakârikâprakarana 141,
trimûrti 117
Tripitaka 144.
trsnâ 86.
Ucchista 43.
udâharanam 193, 203.
udgatar 27.
upâdâna 86.
upidhi 59,132, 198, 239, 245, 275.
upamina 191, 194, J16.
Upamitibhavaprapancakathâ 221.
upanaya 193.
Upanisad 40, 51-62, 67, 98, 162,
174," 189, 195-6, 209, 213, 231,
234-6, 238, 243, 247, 253, 265.
upâsana 230-1.
Upayakauçalyahrdayaçâstra 1 52.
upekkhâ (se. upeksâ) 138
uttarapaksa 167.
Uttaratantra 137.
Vâc 34.
vâda 191. _
Vaicesikasutras 151, 161, 172.
(sVstème) 168-73, 175, 178, 186,
190-2, 196, 202-3, 204-8, 214
220, 234, 241-3.
vaiçya 41.
Vajracchedikâ L30.
Vajrasûci 131.
Vaipulya Sûtra s 136.
vanaprastha 117.
varna 41.
vastutâ 202.
vâta 53.
Vâyupurâna 236.
INDEX
301
Véda 20, 22-48, 65, 163, 165, 171,
194, 204, 211, 240.
vedanâ 73, 86, 92, 146.
Védinta (système) 22, 25, 132, 162-3,
173, 177, 183, 195-8, 202, 205,
208-13, 217, 237-9, 240, 243-50.
Vedântasamgraha 245.
Vedântasâra 245.
vedi 27.
vibhakti 225.
vibhava 245.
vibhu 169.
vicâra 138; 147.
viçesa 170.
viçistâdvaita 244.
vicuddha 233.
vidhi 40, 165, 208.
Vidhirâsayana 241.
Vidhiviveka 204.
vidvâ 33.
vijnâna 87, 92, 122, 132-3, 139, 141
(V. vEda), 146-7, 150, 161,
194, 208
vijnaptimâtra 139, 186.
vikalpa 171, 202.
vikâra 180.
vikrti 180.
Vimânavatthu 143.
Vimcakakârikâprakarana 141.
Vina^a 83-4, 143-4.
Vinayavibhâsâ 123.
vipâka 73, 77, 133, 144, 188.
vipaksa 225.
vîrya 76, 136, 236.
visaya 167.
Visuddhimagga 143.
vitakka 138 (se. vitarka), 147.
vitânda 191.
Vitarâgastuti 221.
vivarta 212.
vrata 246.
vrtti 164, 188, 195, 199, 209.
vyâkarana 140, 167.
Vyâkhyâyukti 141.
vyakta*^ 180, 185.
vyakti, 209.
vyâpaka 154 (et vyâpya).
vyâpti 154.
vyavahârasatya 149.
vyavasâya 183.
vyûha 245.
Yacastilaka 219.
Ya.furvéda 23, 27, 33, 40.
yâna.
V. devayâna, maliâyâna, liî-
nayâna.
yantra 231.
Yoga (système), yogin 48-52, 56,
62,78, 93, 95, 99, 117, 137-8,
141, 159, 176, 183, 184-9, 193,
204, 208-9, 215, 223, 223, 231-
3, 243, 251.
Yogabindu 220.
Yogaçâstra 221.
Yogaçikha 234.
Yogadrstisamuccaya 220.
Yogasârasamgraha, 243.
Yogasûtras 162, 184, 186-7, 243.
Yogatattva Upanisad 243.
yoni 230, 239.
yukta 49, 169, 232.
Zaotar 2.
III. Noms propres
(géographie, histoire, mythologie)
Abhayadeva 221.
Açoka 83, 120, 156, 161.
Acvaghosa 80, 131-3, 136-9, 143,
'l48, 177, 187.
Açvins 29.
Aditi 31, 38.
Âdityas 31, 115.
Afghanistan 13.
302
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
Agni 30, 32.
Ahura Mazda 21, 20.
Ajâtaçatrii 68.
Ajita Keça-kambalî 215.
Aiîvikas 71, 73.
Àkbar 252.
Alexandre 16.
Alexandrie 141.
AllSh 252.
Alvârs 244.
Amaracandra 219.
Amitagati 280.
Amrtacandra 223.
Ananda 83.
Anandagiri 280.
Anandatirtha 247.
Aniruddha 235, 239, 245.
Anna m Bhatta 242.
Anurâdhapura 143.
Anuruddha 143.
Apastamba 114.
Apollon 143.
Appaya Diksita 238, 241.
Arabes 16.
Arâda 17o
Aristote 139, 142, 151, 154, 169,
_ 182, 200, 276, 289.
Aryadeva 135, 190.
Âryas 16-22, 41.
Asahga 124, 136-41, 148, 152, 161,
186, 189, 190.
Asuri 177.
Atharvans 20, 28.
Avalon (sir John WoodrofFe) 282.
Averroès 200.
Babr 253.
Bactriane 20.
Bâdarâyana 162, 195-8, 245.
Baladera 221.
Bâna 219.
Barlaam 2.54.
Barth 1.3, 96, 262.
Baudhâvana 114.
Belloni-Filippi 261.
Béloutchistan 16.
Bengale 130, 242.
Berkelev 142.
Bhadrabâhu 72, 224.
Bhâgavatas 109-10, 183.
Bhandarkar 259.
Bharadvâja 114.
Bhiratas 104, 112.
Bhâskara 244-5.
Bhâvaviveka 149.
Bhavya 149.
Bhoja 243.
Birmanie 155.
Bodh-Gayâ 80.
Bouddha (le) 68, 70, 79-81, 84-5,
87, 95-7, 124-5, 136, 156
Brahmâ 117, 156
Brhaspati 215
Buddhadâsa 150
Buddhadeva 144
Buddhaghosa 143
BuddhapSlita 149
Burnouf 135
Cachemire 83, 124, 131, 144, 150,
155, 236, 238
Caitanva 242, 248
Cakravartin
Calukya 222
Candragomin 150
Candragupta 71
Candrakû-ti 149
Candraprabha 225
Caraka 178
Cârvâkas 47-8, 65-6, 83, 159,
17.3, 194, 214-8, 220
Cetaka 68
Ceylan 8.3, 124, 143, 155
Chine 46 (sophistes), 124, 155.
157, 189, 255
Colebrooke 96
Confucius 96
Conjiveram 244
Cournot 6
Çabara 161, 16.3, 202
Ça i va s — • v. Çivaïsme
INDEX
303
Çakas — v. Scythes
ÇSktas 229-30, 232-3
Çikya 79
Çâkyamuni (le) 79, 80, 136
Cankara := Çiva 107
Çankara 209 - 13, 237, 244 - 5, 247,
249-50, 280
Çândilya 52
Çântideva 149
Çântiraksita 149
Çilanka 221
Civa 105-7, 117, 230, 236-7
Çivâditya 190, 241
Çobhana 221
Confuciua 250
Crenika 68
Çridhara 204, 206, 241, 280
Crikantha 238
Çrirangam 244, 248
Çrïyogîndra 223
Çubhacandra 223
Çuddhodana 80
Cvetaketu 52
Çvetimbaras 72, 76, 78, 218 - 21
Dahlmann 176, 280 '
Das Gupta 259, 261, 278
Dasvus 30
Deçika 241
Dekkan 15, 17, 143
Démocrite 75
Deussen 13, 173, 176, 195, 209, 259
Devabhadra 224
Devarddhiganin 72
Devasûri 225
Dhanapâla 221
Dhanavila 220
Dharmaguptas 144
Dharmakirti 150-3, 200, 205-7, 222
Dharmapâla 150
Dharmatrâta 144
Dharmottara 152
Dhruvasena 72
Digambaras 72, 76, 219, 222-4
Digniga 150-3, 172, 191, 194,
200, 206-7
Dravidiens 16-7, 102-3, 229, 231
Durgi 105, 230
Dyaus 28
Europe 254-7
Faxldegon 277, 279, 283
Fa-hien 143
Farquhar 259 . . . (notam. 262)
Foucher (A.) 275
GandhSra 124, 137, 148, 156, 289
Gangeça 242
Gange 15, 63, 67, 81
Garbe 173, 176, 184, 259, 262
Gaudapcâda 200, 208-10, 279-80
Gauranga 248
Gautama 79, 96
Ghate 259
Ghosaka 144
Glasenapp (Helmuth von) 281
Gondopliarès 254
Go sala 71
Gotama 162, 190^ 194, 207
Gotama (Indrabliuti) 96
Grèce; grecque (influence). 46-7
(sophistes), 96 (agnostic), 153-5
(logique), 286 (science), 289 (art).
Grierson 254-284
Grousset 261
Guenon 261
Guérinot 259, 281
Gujerat 219, 221, 236
Gunamati 150
Gunaratna 222
Gundeshapur 140
Guptas 220
Harasa 234
Hai-a 107
Hari 107, 248
Haribhadra 79, 215, 220-1, 223,
225
Harivarnian 148, 190
Hemacandra 219, 221
Héraklès 30, 108
304
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
Kiranvaffarbha 177
Hiranvakecin 114
Hiuen-tsang 131
Hume 93, 142
ïçvarakrsna 162, 173, 175, 236
Inde (géographie) 15
Indo-Européen (langage) 18 (race?)
Indra 29, 30, 32, 35, 45, 156
Indus 15, 18
Iran 18, 63
Lslâm 16, 96, 250-3 — V. mu-
sulmanes (invasions)
Jacobi 155, 161, 175-6, 276-7,
280-1, 289
Jagadîça 242
Jaimini 163
Jâlandhara 123
Japon 124, 155, 157, 255
Jayanta 205, 242
Jésus 253
Jinakirti 222
Jinasena 219, 281
Jîiâneçvara 248
Josaphat 254
Kabir 252
K51a 106
Kili 105, 230
Kâlidâsa 219
KanSda 161, 168, 172, 190, 204
Kanara 102, 223, 248, 247, 281
Kaniska 122-3, 131, 144, 156,
161, 178
Kant 55, 57, 153, 169, 207
Kapila 177
Kapilavastu 79, 125
Kâtyâyana 164, 191
Kâtyâyaniputra 144
Kautilva 215, 287
Kaye 286
Keçava Miçra 242
Keith 260 .. .
Khandadeva 241
Kouei-ki 152
Krsna 101, 103-5, 107, 110-1,
115, 128, 176-7, 198, 235, 246,
249, 253
Kuçinagara 80
Kumâralabdha 144
Kumârila 201-5, 241
Kumudracandra 224
Kundakunda 222-3
Kusanas 16
Lassen 96
Laugâksî Bhâskara 241 - 2
Leibnitz 248
Lévi (S.) 268, 273-5, 289
Lingâyats 238
Lokâyatas 47 - 8, 215
Midhava 215, 220, 239, 241
Madhva 247
Mâdhyamikas 129 - 35, 149 - 51,
194, 202, 210, 250
Magadha m, 71, 143, 156
]\]ahâmaudgalyâyana 144
Mahâsamghikas 83, 120-1, 144,
148
Mahivn-a (le) 68-71, 76, 96-7
Mahmud de Ghazni 251
Maitreya 137
Mallavadin 220
Mallisena 222, 226
IMandana Miçra 204
Mânikka Vâcakar 238
Maîïjuçrî 136
Manu 115, 236
Marathes 222
Maruts 29
Masson-Oursel 255, 260 - 1, 265,
271, 273, 275, 276, 282, 287
MathurS 71, 246
Maticandra 205
Mauryas 71 ,
Merutunga 219
Meykanda De va 238
Mineure (Asie) 22
Mitra 20, 29, 31, 99, 198
Mongoh 16
Muhammed 96, 252
Mvsore 222
INDEX
305
Nâbhâji 249
Naciketas 52
îs^igSrjuna 134-5, 152, 194, 200,
210
Nâlandâ 150
JSâinadeva 248
îsânak 253
Nârâyana 106, 245, 254
Nâthamuni 244
Navadvipa (Nuddea) 242
Nemicandra 223-
Isé^al 79, 124, 136, 155.
Nestoriens 254.
Nichiren 157.
îsimbârka 246.
îs^irgranthas 69, 70, 73, 75-6.
Oklenberg 176, 260...
Oltramare 361, 274.
Orient, Occident 9, 13, 23.
Otto, 283.
Pâçupatas 107, 183.
Padmapâda 210.
Pahkivas = Parthes 16, 46.
Paîîcaçikha 177.
PSncaritra 107, 177, 183, 235-6.
Pandkarpur 248.
Pândavas 104.
Para 245.
Paramcârtha 173, 208.
Pirçva 69, 78, 220.
Pârçva (bouddhiste) 123, 131.
Parjanya 28.
Pârthasârathi Miçra 241.
Parvati 105.
Pâtalîputra (Patna) 70-1, 83, 219.
Patanjali (Yoga) 162,^ 184, 243.
— (gramm.) 167.
Penjab 18, 251.
Perse 19, 140, 251.
Pillai Lokâcârya 248.
Piyadasi.
V, Açoka.
Pizzagalli 280.
Platon 11, 155.
20
Plotin 55.
PrabhScandra 221-2, 281.
Prabhâkara 201-3.
Pracastapâda 161, 168-72, 199,
2Ô4.
Pradyunma 235.
Prajâpati 31, 43.
Prâsangikas 149-51.
Prthivî 28.
Pûrna 131.
Pusân 29.
Qorâa 251-3.
Ridhi 246, 249, 272.
Raghunâtha.
Râhulabhadra 134-5.
Râjagrha 68, 83.
Raksas 31.
RSma 101, 249, 252, 272.
Râmânanda 249, 252.
Râmânanda Sarasvatï 243.
Rimânuja 239, 244-6, 248.
Rapson 259, 261
Ravigupta 150.
Rudra 29, 106, 236-7.
Sadânanda 240.
Sakalakirti 223.
Samantabhadra 222, 280.
Samghadâsa 150.
Samkarsana 235, 245.
Sammitîyas 121-2.
Saivâstivâdins 83, 121, 131, 137,
144, 146, 195, 214.
Sautrintikas 121-2, 144-5, 148.
Savitar 29.
Schleiermacher 246.^
Schopenhauer 13, 55.
Sehrader 272, 282, 284.
Scythes.
V. Çakas, Turuskas, 16, 46,
122.
Seal 287.
Senart 267, 271, 273, 278, 282
Shinshu 157.
306
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE INDIENNE
Siddharsi 221
Siddhirtha 08, 79, 125
Siddhasena Divâkara 220, 225
Sikhs 253
Socrate 96, 154-5
Somadeva 219
Soung 250
Speyer 262
Spinoza 11, 55
Stcherbatsky 151, 154, IGl, 260,
262, 276, 280
Sthaviras 83, 120-1, 148
Sthiramati 150
Sthûlabhadra 72
Stuart Mill (J.) 153, 192
Suali 242, 260-2, 277, 280
Sukhtankar 280, 283
Sûrya 29, 230
Susiane 140
Svâtantrikas 149-51
Svayambhû 156
Syrie 140
Tagore (R.) 249, 255
Taittirîyas 114
Takakusu 208
Târanâtha 135
Tendai 157
Theras = Sthaviras
Thomas (apôtre) 254
Tibet 124, 135
Tirthika 215
Trichinopoli 244
Tucci 280
TukSrâm 248
Tulsi Dâs 249
Turcs 16.
Turuskas 122
Tuxen 277
Udayana 205, 280
Uddyotakara 153, 205-7, 280
Umâpati 238
Umâsvâti 72, 218, 223
Upâli 83
Usas 29
Vâcaspatimicra 200, 204-5, 207-9,
210, 220.'
Vaibhâsikas 121-2, 145
Vaiçâli" 68, 83
Vaidya 274
Vaikhânasa 114
Vaisnavas — V. Visnuisme
Vajrapâni 156
Valabhi 72, 219
Vallabha 247-8
Vallée-Poussin (L. de la) 261 .. .
Vardhamâna 70-1
Vàrsaganya 178
Varuna 21, 29, 31-2, 35, 38, 99,
198
Vasubandhu 126, 141 - 2, 144, 152,
161, 173, 186, 190, 200
Vâsudeva 104, 221, 235, 245, 254
Vâsudeva Sarvabhauma 242
Vasugupta 238
Vasumitra 144
VStsyâyana 194, 199, 206
Venkatanâtlia 241
Vibhajjavâdins 121, 144
Viçvakarman 31, 34
Viçvambbara Miçra 248
Vicve Devâh 34
Videha 68, 71 _
Vijavadharmasûri 223
Vi'jîîanabhiksu 239-40, 243
Vimalasiîri 219
Vindliyavâsa 173
Visnu 29, 80, 105-7, 117,179, 230.
Visnudvisa 221
Visnusvâmin 247
Vitliobâ 248
Vitthal 248
Vivasvant 29
Vrtra 29, 35
Vrthrahan 20
Vyâsa 184, 209 '
Walloser 274, 279
Weber 9(5
Wilson 96
Woods 184, 277
8, 280
INDEX
307
Yâdava Prakâca 244-5
Yajnavalkya 52
Yama 20, 21, 38
Yâmuna 244, 248
Yang-chou 48
Yima 20
Yogâccâras 133, 135-42, 146, 151-3,
162, 184, 186, 208, 234, 243
Yue-tchi 16, 46, 131
Zeus 30
Zoroastre 21, 29, 78
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TABLE DES MATIERES
Pages
Préface 5
Introduction 7
Première Partie. La censée védique lo
Chapitre L Les origines dravidieiine et aryenne ; la commu-
nauté indo-iranienne 15
» II. La religion védique 22
» III. Les premières notions métaphysiques 33
Deuxième Partie. La jihilosophie hrahmanique jjréhouddhique 39
Chapitre I. Systématisation de la pensée védique 39
» II. Intervention de facteurs non brahmaniques: So-
phistes, Matérialistes, Yogins 45
» III. La synthèse brahmanique dans les plus anciennes
Upanisads 51
Troisième Partie. La pensée jaina et la pensée bouddhique
pn.mitives 65
Chapitre I. Le Jainisme 69
» IL Le Bouddhisme '<^9
A. Ses sources, 79. — B. Sa plus ancienne doctrine 85
Quatrième Partie. La pensée sectaire primitive et la nouvelle
synthèse hrahmanique 100
Chapitre I. Religions populaires 100
A. Dieux nouveaux, 100. — B. Notion nouvelle
de la religion 107
» IL La réaction brahmanique 112
A. Les sources, 112. — B. Les doctrines 115
Cinquième Partie. La pensée bouddhique maliâyaniste 119
Chapitre I. Caractères généraux 119
» IL Prajîïâ Pâramitâ, Açvaghosa, Nâgârjuna (i®"" et
ne siècles ap. J.-C.) . . . .' 129
» III. Asanga et Vasubandhu (iv^ siècle) 135
» IV. La rivalité des deux Véhicules (ive- siècle) 142
» V. Les derniers Mcâdhyamikas et Yogâcâras; la logique
de Dignâga et de Dharmakirti . , 149
314 TABLE DES MATIÈRES
Pages
Sixième Partie. La pensée des darcanas orthodoxes 1Ô8
Chapitre 1. Les sûtra? des six systèmes et leurs premiers com-
mentaires (100-500) 158
1. La Mîmâmsâ. Jaimini et Çabara 163
2. Le Vaiçesika. Kanâda et Praçastapâda 168
3. Le Sâmkhya d'ïçvarakrsna 173
4. Le Yoga. Patanjali 184
5. Le îsyâya. Gautama et Vâtsyâyana 190
6. Le Védânta. Bâdarâyana 195
» IL L'ère des grands commentateurs (500-1000) .... 198
1. Mîmâmsâ. Prabhâkara et Kumârila 201
2. Vaiçesika et Nyâya. Uddyotakara, Vâcaspa-
timiçra, Udayana 204
3. Sâmkhya et Yoga. Gaudapâda, Vyâsa;
Vâcaspatimiçra 208
4. Védânta. Gaulapâda et Çankara 209
Septième Partie. La pensée des darcanas hétorodoxes 214
1. Les Cârvakâs • • 214
2. Le Jainisme médiéval 218
Huitième Partie. La pensée hindouiste (xi^-xix^ siècle) .... 229
La dernière phase des darcanas 234
1. Sâmkhya, 239. — 2. Mîmâmsâ, 241. — Nyâya-Vaiçe-
sika, 241. — 4. Yoga, 243. — Védânta 243
Conclusion. — Uinfiuence occidentale: Lslâm, Europe chrétienne 250
Notes 259
Index 291
Tableau chronologique 308
Table des matières 313
Vu:
le 15 mai 1923
LE DOYEN DE LA FACTJLTÉ
DES LETTRES DE l'TTNIVERSITÉ
DE PARIS
Ferd. BRUNOT
Vf et
permis d'imprimer:
le recteur DE l'académie
DE PARIS
P. APPELL
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B
131
M38
1923
Masson-Oursel, Paul
Esquisse d'une histoire
de la philosophie indienne
PLEASE DO NOT REMOVE
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