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Full text of "Essai historique sur les premiers manuels d'invention oratoire jusqu'à Aristote, .."

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ËSSiil HISTORIQUE 

SUR LES 

PIENIBIS MANOBIS 

D'INVENTION ORATOIRE 

JUSQU'A ARISTOTE. 



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PARIS — IMPRIMERIE DE FAIN ET THUNOT , 
Rne Racine, 28, près t'e l'Odeon. 



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ESSAI HISTORIQUE 

SDR LES 

PREMIERS MANIELS 

D mVENTiOIV ORATOIRE 

JUSQU'A ARISTOTE, 



PAR GH. BENOIT, 

LICENCIÉ, ANCIEN ÉLÈVE DE l'ÉCOLE NORMALE 



0. 

PARIS. 

JOUBERT, LIBRAIRE-ÉDITEUR, 

RUE DES GRÉS, 14, PRÈS DE LA SORBOMNE. 

1846. 



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n/ 



HARVARD UNIVERSITY, 
Classieal Department, 



HARVARD 

IuniversityI 

LIBRARY 
JUN 2 1»/1 



<q^l 



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A MON CHER MAITRE 



M. J. D. GUIGNIAUT, 



MEMBRE DE L'INSTITUT, 



PROFESSEUR A LA FACULTE DES LETTRES DE PARIS. 



HOMMAGE 



DAFFECTION ET DE RECONNAISSANCE. 



CH. BENOIT. 



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ËSSâl HISTORIQVe 

SUR LES 

rniinis imiis 
D'INVENTION ORATOIRE 

JUSQU'A ARISTOTE. 



INTRODUCTION. 

» 

Je me propose d'exposer ici les divers essais tentés par 
les premiers rhéteurs poui' réduire en art l'invention ora- 
toire , depuis l'époque où le triomphe de la démocratie en 
Grèce appela tous les citoyens aux luttes lie la parole , 
jusqu'au temps d'Alexandre ( Olymp. LXXVIII , 2. — 
CXIV,2). 

Ma première pensée était d'embrasser à la fois dans 
toutes ses parties l'histoire de l'ancienne Rhétorique ; mais 
un cadre si vaste dépassait les proportions d'une thèse. 
Après avoir débrouillé les origines, j'ai dû, à mesure 
que j'avançais, me renfermer davantage dans l'étude de ce 
qui concerne plus particulièrement l'invention oratoire, et 
de ces curieux procédés d'improvisation aujourd'hui plus 
généralement dédaignés que compris. Il m'a semblé' qu'il 
ne serait pas sans intérêt pour l'histoire littéraire, ni peut- 
être sans quelque utilité pour la pratique oratoire , de re- 
chercher avec ordre tout ce qu'avait successivement imaginé 



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- 4- 

le peuple le plus ingénieux et le mieux doi^ , pour trans- 
former l'éloquenfce en un art d'une pratique aisée , et rédi- 
ger en recettes à l'usage de tous les inspirations mêmes du 
talent. 

Aristote n'avait pas dédaigné d'écrire cette histoire; 
mais il s'était préparé à son grand Traité sur la rhéto- 
rique par un ouvrage de ce genre (Texvwv duvoyor/)?), où 
il avait recueilli les méthodes oratoires de ses devanciers. 
« Tous les anciens rhéteurs, dit Cicéron , depuis Tisias , le 
» premier de tous et l'inventeur de l'art , ont été rassem- 
» blés en un seul corps par Aristote , qui recueillit avec le 
» plus grand soin le nom de chacun d'eux , et les préceptes 
» qui leur appartenaient, les exj^sa avec autant de netteté 
I» que d'exactitude , et les éclaircit par d'excellentes explica-. 
» tiens : il surpasse tellement ses premiers maîtres par l'é- 
» légance et la précision de son style , que personne ne va 
» plus chercher leurs leçons dans leurs propres ouvrages , 
» et que tous ceux qui en veulent prendre quelque connais- 
» sance, ont recours à Aristote, comme à un interprète 
» bien plus facile (de Orat. , II , 38). » Mais ce livre , auquel 
Cicéron lui-même empruntait l'histoire abrégée qu'il nous 
donne de la rhétorique grecque, dans le 12* chapitre du 
Brutus, ne nous est point parvenu. 

Bien d'autres avant moi ont essayé déjà , en ramassant 
tout ce que l'antiquité nous a laissé sur ce sujet, de recon- 
struire en partie cette œuvre à jamais regrettable. J'ai con- 
sulté la plupart de ces travaux plus ou moins érudits : il 
n'y a rien à tirer de l'indigeste compilation de Cresso- 
lius (1) ; encore moins de la superficielle Histoire de l'élo- 
quence grecque de Belin de Ballu; on trouve dans les 
Dissertations de notre académicien Hardion une critique 



(1) Theatnim Rhetorum» Oratoram, etc., dans le Thésaurus de Gronoyius ; 
Aniiq. Gner.» t. X. 



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— 5 — 

plus judicieuse et une science plus solide (1) ,.mais encore 
incomplète. La trop rapide Histoire de l'éloquence grecque 
de Westermann (2) ne m'a guère été plus utile. Mais 
je me suis servi surtout , dans la première partie de mon 
travail, de l'excellent livre de M. Léonard Spengel (5)^ 
qui a réuni et discuté avec une discrète érudition la plu- 
part des matériaux nécessaires à cette histoire ; toutefois , 
en acceptant toutes ses recherches, je n'ai pu accepter tou- 
jours ses conclusions. En poussant mon étude plus \om 
que lui , jusque dans les ouvrages d'Aristote , j'ai dû en. 
tirer quelques nouvelles lumières pour éclairer l'histoire 
antérieure ; et puis il y a toujours avantage à venir te der- 
nier : la critique ne peut revenir après quelques années 
à un même objet, sans avoir à rectifier quelques opi- 
nions, à ouvrir quelque nouveau point de vue ; après avoir 
reconstruit l'antiquité , elle s'eiforce de plus en plus de pé- 
nétrer dans son esprit pour l'expliquer. 

Or, s'il faut en général pour bien juger d'une chose , 
rétudier en son temps et en son lieu, cela est particulière- 
ment vrai de l'art oratoire , te plus pratique de tous les 
arts, et le plus mêlé aux choses de la vie,. On ne peut com- 
prendre les procédés d'improvisation inventés par les 
anciens rhéteurs, et apprécier leur vraie influence sur 
l'éloquence contemporaine, qu'en replaçant ces diverses 
théories au milieu des circonstances où elles se sont pro- 
duites et modifiées, et comme dans la lumière de leur 
antique horizon. Ainsi étudié historiquement, ce sujet, qui 
n'est au fond que Thistoire même du lieu commun , a en- 
core, si je ne m'abuse ,*sa nouveauté. Peut-être reconnaî- 
tra-t-on que cette machine ingénieuse d'invention pour 

(1) Dissertation sur l*origine et les progrès de la rhétorique dans la Grèce , 
dans les Mémoires de l'Âcad. des Inscript., t. IX, Xlll, XV, XVI, XIX, XXI. 

(2) (SkW^tt bev i^ctcbtfamfcit m a»ri((6rnlanb inib ^Hcm. Leipzig, I83S, t. I. 

(3) Suva^WY-^ Tc/vwv. Stuttgard, 1828. 



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- 6 - 

mettre l*art à la portée de tous , lors même qu'dle ne pour- 
rait plus s'accommoder aux conditions nouvelles de Télo* 
quence moderne , a dû néanmoins être vraiment puissante 
autrefois ; et qu'en tout cas , c'est une des plus merveilleuses 
tentatives que Ton puisse étudier dans l'histoire de l'esprit 
humain. 

Séduit par l'attrait de ces recherches , j'ai parfois risqué 
une conjecture un peu téméraire : une thèse autorise quelque 
hardiesse ; on se hasarderait moins , si l'on n'avait point à 
compter sur la sagesse d'un tribunal éclairé et sévère pour 
ramener toute hypothèse à sa mesure de vérité. 



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_ 7 - 



CHAPITRE PRBBlIEIl. 



A quelle époque , et dans quelles drconstauces se produisirent en Grèce les pre^- 
miers essaie d*un art oratoire? — Puissance souveraine de la parole à Athènes 
au siècle de Périclès. — Elle devient l'objet d'une ambition universelle , et en 
même temps Parme nécessaire pour se défendre au milieirde l'anarchie. — On 
s'efforce de rendre l'éloquence accessible à tous. 

Chez les Grecs, tout dépendait du peuple, et le peuple 
dépendait de la parole. 

Fénélon, Lett. à l'Acad. 



Les Grecs aimaient à cacher l'origine de leurs arts dans 
les mystérieuses obscurités de T&ge héroïque , et à retrouver 
tout dans Homère. La Rhétorique aussi, s'il faut en croire 
leur légende , était descendue du ciel , dès les temps an- 
ciens, et tous les vieux héros l'avaient étudiée. Phœnix 
l'enseignait au jeune Achille; l'antique Pitthée, l'aïeul de 
Thésée , professait à Trézène l'art oratoire : les discours 
d'Ulysse ou de Palamède étaient composés suivant toutes 
les règles. A force de subtilités, on prétendait reconnaître 
dans quelques harangues de l'Iliade et de l'Odyssée un dis- 
cours en forme , avec toutes les prescriptions de l'école ; et 
Télèphe de Pergame avait écrit une rhétorique d'Homère» 

Laissons les sophistes s'égarer dans cette vaniteuse gé- 
néalogie ; ne mêlons pas la fable à l'histoire , et ne cher- 
chons pas au delà du cinquième siècle les origines de l'art 
oratoire. La Rhétorique en effet ne commence réellement 
qu'avec l'éloquence qui s'étudie et cherche à se régler, et 
celle-ci ne parut qu'au temps de Périclès, alors que la 
puissance étant tombée aux mains de la multitude, et par 
conséquent des parleurs les plus habiles , on vit soudain se 



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— 8 — 

former au milieu des luttes de Tanarchie des orateurs de 
profession , qui apprirent à composer de véritables haran- 
gues ou plaidoyers. 

« La vraie éloquence, dit Tacite, est comme la flamme ; 
» il lui faut un aliment à dévorer, du mouvement pour 

» l'exciter; c'est en brûlant qu'elle jette le plus d'éclat 

» elle est fille de la licence , et ne naît jamais dans les états 
» bien constitués. » Or^ on sait qu'après les guerres médiques, 
la constitution de Solon était usée , et que les institutions 
salutaires , que le législateur avait attachées comme une 
ancre à la réptiblique ^ pour la^ fixer au milieu des orages^ 
restaient désormais impuissantes. Les chefs de la multitude 
avaient dû payer chacun de ses efforts, chacune de ses fa- 
veurs , par une part nouvelle de puissance et de liberté ; 
après la bataille de Platées , les citoyens des dernières 
classes, exclus jusqu'alors des principales magistratures, y 
furent admis : la multitude , qui dédaignait auparavant de 
venir aux assemblées générales, quand on eut accordé à 
chaque assistant une gratification de trois oboles, s'y rendit 
en foule , y déborda , y domina , et substitua aux lois ses 
passions ou ses caprices. Le sénat ne menait plus le peuple, 
il suivait ce maître frivole et ombrageux , qui donnait les 
faveursu)u la mort (1); l'Aréopage n'avait conservé quelque 
considération qu'en s' éloignant de plus en plus des affaires 
publiques (2) : toutes les magistratures étaient avilies, tous 
les pouvoirs abaissés. Tout avait été livré en proie à la 
multitude : l'anarchie était au comble. « Qu'on s'absente 
» trois mois d'Athènes , disait Platon le Comique , on ne 
» reconnaît plus la constitution. » Au milieu de toutes ces 
ruines , et dans ce mélange confus de liberté et de passions 
généreuses, de force et de violence , il n'y avait plus d'au- 
torité que celle du talent , de puissance que celle de l'élo- 

(f) Démostli. in Androt. —(2) Arist., Rép. II, 13. 



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— 9 — 

quence. A l'orateur donc , qui savait saisir et entraîner par 
la parole cette foule ardente et capricieuse , mobile et en- 
thousiaste , et toujours si amoureuse de Tart, qu'elle voulait 
trouver, jusque dans les débats les plus orageux , un spec- 
tacle d'éloquence en même temps qu'un combat , à ce par- 
leur habile appartenait le gouvernement de l'état et l'empire 
de la Grèce : Périclès n'eut jamais d'autre titre au pouvoir 
suprême. 

C'étaient parfois de merveilleux entraînements, mais 
suivis souvent de retours terribles ; contre cette toute-puis- 
sance de la parole , la démocratie s'était réservé la liberté 
de sa haine , et le droit donné à tous d'accuser les préva- 
ricateurs ; car tout orateur était responsable de ses décrets , 
et la jalousie tenait sans cesse éveillés une foule de dénon- 
ciateurs. € Il faut regarder sous toutes les pierres , disait 
Aristophane , de peur qu'il n'en sorte un orateur prêt à 
mordre (1) » . Aristophon avait essuyé soixante-quinze ac- 
cusations , et en avait toujours triomphé (2) ; mais tous n'é- 
taient pas si heureux , et la plupart des citoyens , dénoncés 
à la tribune par le rigide Lycurgue , avaient bu la ciguë. 
Et ce n'était pas seulement aux hommes publics que s'at- 
taquaient les sycophantes : avec cette jalousie d'égalité, qui 
faisait de tout citoyen le rival , l'ennemi , l'espion de son 
voisin, personne n'était àTabri des soupçons : qu'un homme 
se distinguât par son talent ou sa naissance , par son luxe , 
ou sa simplicité ; il aspire à la tyrannie , disait un jaloux , et 
tout le monde le répétait : qu'il osât seulement sur la place 
dédaigner le poisson d'un pêcheur, l'autre le regardant 
de travers : « Est-ce que tu viserais aussi à la tyrannie? » 
On n'entend que ce mot de tyrannie rouler dans tous les 
coins du marché (3). 



(I) Thosmopb., y. 629. — (2) Eschine contre Ctcsiph. — (3) Guêpes, y. 492. 



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— 10 — 

Échappait-on à force d'obscurité aux procès politiques ^ 
sans cesse des chicanes inattendues, des guerres d'intérêt 
arrachaient de chez lui le citoyen le plus pacifique , pour le 
traîner bon gré malgré devant un peuple de juges , distraits, 
tumultueux , vendus aux plus riches. C'est un spectacle dé- 
plorable , que de voir dans la Midienne de Démosthènes à 
quelles attaques de la mauvaise foi , à quelles fantaisies 
d'une multitude corrompue étaient livrés sans garanties 
l'honneur, la vie même des meilleurs citoyens. Dans ces 
éternels procès, ce peuple d'oi^fs, de mangeurs de fèves ^ 
comme dit Aristophane , cherchait à la fois un amusement 
et un facile salaire ; dès le matin, on les voyait , la lanterne 
à la main, courir à la place Héliée : il leur fallait sans cesse 
de nouvelles querelles à juger. « Les cigales ne chantent 
» qu'un mois ou deux sous les figuiers , tandis que les Athé- 
» niens passent toute leur vie à chanter dans les tribu- 
» naux (1). » La place est donc comme une arène continuel- 
lement ouverte aux luttes des factions politiques ou aux que- * 
relies des particuliers , un vrai champ de bataille , où l'on 
frappe avec la parole comme avec le glaive , où la parole 
est le seul bouclier qu'on puisse opposer à ces coups ( axpo- 

Il fttllait donc que tout citoyen , dans cette vie tumul- 
tueuse , exposé chaque jour aux attentats de la violence , 
fût toujours armé de la parole, et prêt à monter à la 
tribune : il devait être orateur , sous peine de la vie. 

Ainsi, l'ambition , la nécessité de se munir contre des ac- 
cusations sans cesse menaçantes, mais surtout la gloire en- 
viée de Périclès, tout invitait, tout contraignait même les 
jeunes Athéniens à devenir habiles dans la parole publique. 
L'Art oratoire fut l'objet d'une émulation universelle, et de 
tous les arts , aucun n'excita plus d'eflbrts et ne fit de plus 

fl) Oiseaux , v. 39. 



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— 11 — 

rapides progrès. Jusqu'alors l'éloquence n'avait guère été 
que le naturel talent de quelques grandes &mes ; désormais 
l'industrie des rhéteurs entreprend de dérober, pour ainsi 
dire, les secrets du génie, et d'abaisser l'éloquence au ni- 
veau de tous : c'est un art. Pour tous les arts , du reste, il 
semble que ces premiers essais de théorie aient commencé 
de bonne heure à Athènes; Sophocle écrivit, dit-on, un 
Traité sur la tragédie , et Polyclète sur la statuaire. Pareil- 
lement, on se mit à étudier les moyens employés avec 
succès par les orateurs, à noter leurs expédients, à recueillir 
leurs paroles brillantes, à reconnaître leur marche, à 
dresser des manuels pour la tribune. On finit même par 
croire qu'une discipline artificielle pouvait tenir lieu de 
talent. De même que la guerre réduite en art, dispense 
presque les soldats de la force du corps et de la bravoure 
personnelle, et qu'une certaine façon méthodique de 
prendre les villes et de livrer les batailles les rend presque 
tous égaux, braves ou lâches, forts ou faibles : ainsi pour 
les combats de la tribune , on inventa une sorte de tactique 
oratoire , qui donnait à tout le monde une certaine habileté 
commune , mais facile. Chaque rhéteur prépara un réper- 
toire de raisons , de développements, de maximes , de beaux 
mots, de fraudes même pour chacune des situations les 
plus ordinaires où se pouvait trouver l'orateur. 

Prétention singulière pour nous, que de vouloir ainsi 
suggérer à tout discoureur, les pensées même, que sais-je? 
jusqu'au langage , dont il doit se servir en toute occasion , 
et de donner une recette complète d'improvisation ! Pré- 
somption bien naturelle toutefois à un art qui ne fait que 
de naître, et dans un temps d'ailleurs, où la force des 
choses avait imposé à l'éloquence des conditions telles ^ 
qu'il était facile d'en circonscrire la carrière et d'en pré- 
voir tous les accidents. Nous allons suivre pas à pas ces 
premiers essais de l'art. Ce ne seront d'abord qu'analyses 



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^ 12 — 

superficielles et perdues dans la confusion des détails , que 
classifications incertaines , mais surtout que formules naïves 
et routinières, qu'expédients , ou même que morceaux tout 
prêts à insérer dans une improvisation quelconque ; mais 
peu à peu la critique plus exercée distinguera mieux ce 
qu'on avait confondu, saisira plus nettement le vrai lien 
qui rattache ces procédés épars, et en groupant les détails, 
simplifiera les règles. Enfin nous verrons Aristote pénétrer 
au fond même des secrets de l'art , et du point de vue phi- 
losophique où il s'est placé, en fixer les principes, et en 
embrasser du regard le vaste enchaînement. 



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- 18 - 



CHAPITRE U. 

éCOLB SICILIENNE. 



De la première École de rhétorique. — Elle .s'oavre à Syracuse , au milieu des 
révolutions démocratiques. — Empédocle d'Agrigente. — Corax de Syracuse et 
Tlsias son disciple. ~ Ce que c'était que cette rhétorique de Gorax et de Tisias. 
Nous la possédons en grande partie, conservée dans les dix derniers chapitres 
de la Rhétorique à Alexandre. C'est un manuel tout pratique pour les parleurs 
de profession. — Tisias à Athènes. 

NoD, de belles bârangucs, ce n'esi pas ce qae je dé- 
sire; je ?eux seulement par la parole faire passer de 
mon c6té l'apparence du bon droit, et écliapperà mon 
créancier. 

Hnées, V. 43S. 



Sans doute » c'est à Athènes , dans cette patrie des arts 
et de l'anarchie , que Tart oratoire devait se perfectionner 
si vite, et former cette brillante génération d'orateurs, 
dont l'éloquence jeta tant d'éclat dans les dernières luttes 
de la liberté. Mais le berceau de la rhétorique , c'est la Si- 
cile, c'est surtout cette remuante ville de Syracuse, qui 
avait devancé les autres cités grecques dans les arts et les 
excès de la démocratie; au rusé et disputeur Sicilien 
revient la gloire de l'invention ( acuia gens et controversa 
natura (1). 

Syracuse venait , dans une émeute , de chasser Thrasy- 
bule , le frère et le successeur du grand Hiéron ( Olym- 
piade LXXVIII, 2) (2), et toute la Sicile suivait cet exemple ; 
chaque cité se débarrassait de ses tyrans pour s'ériger en 

(I) Brutus, 12. —(2) 468 av. J.-C. 



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- 14 - 

république. Ce n'était partout que désordre et agitation ; 
on n'entendait que les cris des factions, ou les réclamations 
sans fin des citoyens dépouillés par les tyrans , qui rede- 
mandaient devant les tribunaux la restitution de leurs biens : 
séditions journalières, procès étemels, c'était pour l'art 
oratoire une excellente école. 

Un ancien favori de Gélon et d'Hiéron , un ministre rusé, 
qui avait dû son crédit à sa dextérité , après la ruine de la 
tyrannie , employa son talent à conjurer la haine populaire : 
c'était Corax ; il se fit courtisan de la multitude, après avoir 
été le courtisan des rois ; et dès les premiers jours montant 
à la tribune : « il chercha à calmer par des paroles insi- 
» nuantes et flatteuses l'agitation de l'assemblée ; c'est ce 
» qu'il nomma rexorde(7rpoot/xta) ; après avoir obtenu l'at- 
• tention, il exposa le sujet de la délibération {SiYiyr.au;) ; 
9 passa ensuite à la discussion (oyôve;) ; l'entremêla de di- 
» gressions, qui confirmaient ses preuves (7rapex6a(m) ; enfin, 
» dans la récapitulation ou conclusion ( ovaxe^aXaeWt; , 
» sTTtXoyo;) , il résuma ses motifs , et réunit toutes ses forces 
» pour entraîner un auditoire déjà ébranlé (1). » Voilà un 
discours en règle, une méthode oratoire. Corax bientôt 
ouvrit une école à Syracuse , et se mit à enseigner cet art 
de persuader qu'il avait inventé lui-même, ou dont il avait 
peut-être reçu déjà les premiers préceptes d'EmpéJocle 
d'Agrigente. Ce philosophe , en efîet, après avoir, par l'au- 
torité de sa parole, rétabli le gouvernement populaire dans 
sa patrie , avait le premier recueilli , suivant Aristote , 
quelques observations pour les discours publics (2) ; mais 
rien ne fait supposer qu'il ait laissé quelque traité écrit sur 
l'art. Corax composa le premier manuel complet de persua- 
sion (îretOoOç (îyj/uitovpyo:) ; et ce précieux monument de l'en- 



(0 Prolég. de la rhét. d*Hermog. — (2) Diog. Lnerl., VIII, 57. — Quintll., 111, 1. 



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- 15 - 

fance de l'art nous a été conservé, je crois, dans les dix 
derniers chapitres de la Rhétorique à Alexandre (1). Sans 
doute on ne peut se flatter d'en posséder le texte même. 
Ce manuel , déjà remanié par Tisias , le disciple de Gorax , 
dut se grossir dans les écoles d'Athènes d'une foule de re- 
marques et d'additions de chaque maître , comme cela ar- 
riva pour les Chants homériques , longtemps refaits dans 
les familles des Rhapsodes. Aristote , d'ailleurs , nous ap- 
prend que jusqu'à lui les rhéteurs s'étaient presque bornés 
à développer et à compléter l'antique manuel de Corax et 
de Tisias (2). Aussi , n'acceptons-nous de ce texte, conmie 
primitif, que ce qui est confirmé d'ailleurs par des témoi- 
gnages suffisants, et négligeons-nous le reste, qui peut bien 
n'appartenir qu'aux progrès postérieurs de l'art. 

Corax et après lui TUias avaierit défini la rhétorique un 
instrument de persuasion ; et ne considérant que les accu- 
sations et les défenses en justice , et les délibérations de la 
place , qui n'étaient souvent encore que des attaques per- 
sonnelles , ils enseignaient à leurs disciples pour chaque» 
genre de cause une foule d'expédients, de ruses même et de 
prestiges , propres à fasciner l'auditoire, c Ils disaient que 
> dans les tribunaux , personne ne se souciait de la vérité , 
» mais qu'on ne cherchait qu'à persuader ; que ce n'est 
• point au vrai , mais au vraisemblable qu'il faut s'appli- 
» quer pour parler avec art ; qu'il faut présenter les faits , 
» non pas tels qu'ils se sont passés , mais comme ils auraient 
» pu vraisemblablement se passer, soit dans l'accusation , 
» soit dans la défense ; qu'enfin il faut en tout rechercher 
» l'apparence aux dépens de la vérité , qu'en cela consiste 



(I) Voyez à la fin de ce livre une dissertation trop longae pour trouver place 
ici , où nous établissons les raisons sur lesquelles nous nous sommes fondé , pour 
distinguer cet ouvrage si controversé en deux parties, et attribuer la première à 
Aristote, et la seconde à Corax. — (2) De Sophist. , elench. 24. 



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- 16 — 

» l'art tout entier (1). » Voilà en effet ce qu'est le Traité de 
Corax : un recueil d'artifices et d'expédients pour chacune 
des parties du discours, de formules de débuts et de précau- 
tions oratoires pour l'exorde , d'adresses pour arranger les 
faits de la narration à la cause» d'arguments spécieux et de 
mille moyens de détail pour la confirmation et la réfuta- 
tion , l'accusation ou la défense. La vérité est un moyen , 
sans doute, mais le mensonge un moyen préférable, et 
plus facile à accommoder aux goûts de la multitude. Ap- 
puyez-vous, si vous pouvez, sur le juste et l'honnête; 
mais avant tout , il faut persuader : il faut que le peuple 
suive, le peuple qui prend si aisément l'ombre de la vérité 
pour la vérité même. Aussi ce ne sont que fraudes ora- 
toires, pour donner à un fait, à une opinion quelconque 
tous les airs de la vrai^mblance ou du droit. Platon , qui 
rêve une éloquence idéale , s'irrite de cette immorale rou- 
tine; mais les premiers rhéteurs, qui ne songent qu'à for- 
mer des parleurs de profession , et qui proclament que le 
•but unique de l'éloquence c'est le succès, prennent les 
juges comme ils sont, passionnés et aisément dupes des 
apparences qui flattent leur faiblesse , et ils accommodent 
leurs procédés oratoires aux hommes et aux choses. — Dans 
presque toute cause, on est réduit à conjecturer, en tout pro- 
cès, à interpréter les' intentions. Corax enseignait donc trois 
moyens principaux de rendre un fait vraisemblable : 1" ou 
bien l'on montre que c'était l'inévitable conséquence dételle 
passion, dont était animé celui à qui on l'attribue ; 2** ou bien 
l'on prouve que c est chez lui le résultat de longues habi- 
tudes; S" ou enfin que sa cupidité , la passion souveraine, 
y était intéressée. Voilà la source de tous ses arguments : 
tout se rapporte à l'opinion. Au fond , c'est vrai ; mais il est 
déplorable de voir avec quelle insouciance les subtils et chi- 

(t) Platon, Phèdre, édit. Tauchnitz, VIII, 65. 



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-— 17 - 

caneurs Siciliens ont abusé de leur art, laissant à la morale 
de distinguer le bien du mal, et ne pensant pas que l'orateur^ 
dût s*en soucier. «Laissons, dit Platon, laissons dormir Ti- 
» sias etGorgiâs, qui préfèrent la vraisemblance à la vérité, 
» et qui font paraître , par la puissance de la parole , grand 
» ce qui est petit, petit ce qui est grand, nouveau ce qui 
9 est ancien , ancien ce qui est nouveau (1). » 

Le premier usage que Tisias fit des leçons de son maître , 
ce fut de le frustrer du salaire promis. A méchant corbeau 
méchante couvée , disait-on à Syracuse (xaxoO Kopaico; /.axa 
àx) (2). Il ouvrit à son tour une école en cette ville, et. 
grossit le Manuel oratoire {izlxxivtiv rrjv ^r,TQpidv) , en y 
ajoutant sans doute quelques cases nouvelles, quelques 
ruses de plus pour surprendre Topinion , quelques recettes 
pour enflammer les passions , mais surtout des formules 
toutes prêtes. Car l'art, à son début, prétendait tout don- 
ner, non-seulement le moule même du discours , mais les 
preuves , mais la discussion , mais les phrases mêmes ; et 
l'on conçoit que l'éloquence n'étant guère alors que l'art de 
soutenir ou de repousser des accusations toujours sem- 
blables devant un auditoire ignorant et bien connu, re- 
passait assez souvent sur les mêmes traces, pour qu'on en 
pût aisément fixer la marche ; mais il était inévitable aussi 
que, renfermée dans cette carrière banale, elle dégénérât 
bientôt en routine. 

A quelle époque Tisias quitta-t-il Syracuse pour porter 
son art en d'autres villes? On l'ignore. En 443 (Olymp. 
F^XXXIV, 2) , nous le retrouvons à Thurium, où Lysias 
suivait son école. Il passa ensuite en Grèce. Une opinion 
commune , mais peu probable, c'est que Tisias accompagna 
Gorgias à Athènes : peut-être même les Syracusains l'a- 
vaient-ils dépêché de leur côté, comme le p'us habile de 

(0 Phèdre, Tauchnitz, MU, 57. — (2) Suidas. 



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— 18 — 

leurs orateurs, pour opposer son influence à celle du 
Léontin ; ce n'est qu'une conjecture. Platon nous apprend 
queTisias avait brillé à Athènes parmi les maîtres de l'art; 
et Denys d Halicarnasse dit d'Isocrate qu'il avait été dis- 
ciple de Prodicus deCéos, de Gorgias et de Tisias le Syra- 
cusain , qui jouissaient alors en Grèce du plus grand re- 
nom. Mais la renommée de Tisias resta quelque temps 
éclipsée à Athènes par celle de Gorgias, dont la parole facile 
et éclatante excita tout d'abord un enthousiasme universel. 
Les discours du Léontin étaient de fêtes publiques (eoprat) : 
sa verve intarissable, son style étincelant de figures, la 
musique de ses périodes charmaient ce peuple artiste, et 
préparé déjà , par les discours de ses politiques et les exer- 
cices oratoires de quelques sophistes illustres, à mieux 
goûter la finesse et l'harmonieux langage de cet autre rhé- 
teur sicilien. 

Cependant avant de rechercher par quels moyens cet ha- 
bile improvisateur était parvenu à discourir ainsi avec éclat 
sur un sujet quelconque, jetons en arrière un coup d'oeil 
rapide pour voir par quelles études, à Athènes, l'on se pré- 
parait autrefois à la tribune publique , et ce que la critique 
y avait tenté déjà pour réduire en art la parole. 



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— 19 — 



CHAPITRE IIL 

liCOLB ATHÉNIENNE. 



D« rédiication de la jeunesse aâiénienne avant l'arrivée de Tisias et de Gorgias à 
Athènes. — École des politiques, Agatoclès, Mnésiphlle -— Enseignement en- 
cyclopédique des sophistes ; Périclès s'adonne à toutes les connaissances hu- 
maines. --Cependant cette éducation, d'abord universelle, se rapporte de plus 
en plus à l'art de la parole. — Caractère particulier des premiers essais d'un art 
oratoire à Athènes. — Analyse des formes du langage. — Recueil de morceaux 
étudiés de prose oratoire. — Protagoras. — Prodicus. — Hippias. 



Aotrefèis les enfants d'un même quartier s'en allaient 
>en bon ordre dans les rues chez le maître de musique^ 
nuê et en rang, tombât-il une neige épaisse ; là ils appre- 
naient à chanter, ou bien Redoutable PallaSt 9^ dé- 
vMte Ui eitéi, ou Cri terrible, en conservant la mâle 
harmonie des aïeux. — Voyons, que veuxHu apprendre? 
Ja mesure , les v<ers ou le rhythme? 

Nuéêe, 963— 6S6. 



Dans les premiers temps de la démocratie , quiconque 
aspirait à dominer dans le sénat ou sur la place allait s'in^ 
struire auprès de quelqu'un des Sages qui conservaient les 
vieilles traditions de la science politique de Solon , auprès 
û'Agathoclès^ par exemple, ou de Mnésiphile, du bourg de 
Phréar, t Mnésiphile n'était ni un rhéteur, ni un de ces 
• philosophes qu'on appelait physiciens , mais il avait con- 
» sacré sa vie à ce qu'on appelait alors la sagesse , c'est*-à- 
» dire à la science à la fois spéculative et pratique du gou- 
» vernement (t), qu'il avait gardée comme un héritage de 
» Solon, » Il fut le maître de Thémistocle. C'est dans une 

(1) AsivdxTiTa To'XiTixiiV, xa\ Sparnipiov «uvcaiv. PluL Thémist. 



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— 20 — 

pareille école sans doute que s'étaient préparés à la tribune 
et Épicyde, l'habile démagogue (1), et Aristide, qui fut 
chargé après la bataille de Platées de célébrer les guerriers 
morts en combattant. 

Cependant la plupart de ces maîtres de la jeunesse 
avaient l'ambition d'embrasser dans leurs leçons le cercle 
entier des connaissances humaines ( lyxuxXoTraiSeta , circulas 
disciplinarum). Cet enseignement encyclopédique était 
possible alors que toutes les sciences et tous les arts , qui 
ne faisaient que de naître , se confondaient encore , et se 
bornaient à un petit nombre d'observations superficielles 
faciles à saisir d'un regard ( evcvvonzoç). Gomme dans nos 
écoles au moyen âge, toutes les parties de cette éducation 
s'enchaînaient étroitement. Après s'être livrée dans la pa- 
laestre aux exercices du corps , la jeunesse se pressait sous 
les portiques du gymnase pour écouter les sophistes et les 
maîtres des arts (fxoudt/toe') , qui interprétaient les antiques 
poètes , Homère , Hésiode , Archiloque , Simonide , expli- 
quant toutes les questions théologiques ou physiques, mo- 
rales ou mythologiques , politiques , grammaticales , qu'ils 
y rencontraient (2). Toute chose venait en discussion à 
propos d'un vers , parce que tout était curiosité alors : les 
maîtres de philosophie faisaient pâmer d'aise leurs auditeurs 
émerveillés , en leur apprenant en quoi le rhythme poétique 
diflfère de la prose (3) , comment les mots se divisent en 
mâles et en femelles , etc. Aristote lui-même , dans sa Poé- 
tique , ne descend-il pas encore à ces minces détails , et ne 
s'étend-il pas sur la distinction des voyelles et des con- 
sonnes , et la prononciation d'A et d'O (ft) ? 

Mais leur livre par excellence , le livre sacré , où ils vou- 



(1) Plut. Thémist., G. - (2) Voyez dans le Protagoras une longue dissertation 
de ce genre sur quelques vers d'une chanson de Simonide. — (3) Nuées, 636. — 
(4) PoéUque,c. 20, 21. 



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— al- 
laient retrouver les principes de toutes choses, c'était le 
recueil des rhapsodies homériques : religion , politique, art 
de la parole, traditions nationales de chaque peuple, gé- 
néalogie des familles, physique, astronomie, poésie, gram- 
maire, toutes les sciences, tous les arts, tout était dans 
Homère ; les uns se plaisaient à admirer dans les débats 
des dieux ou des héros l'image de leurs propres débats , et 
recueillaient de belles pensées, des maximes, des tirades 
même à Tusage des discussions politiques ou judiciaires ; 
les autres tentaient d'expliquer par mille subtilités jus- 
qu'aux imaginations les plus fantastiques du poète et aux 
plus gracieuses légendes de cette mythologie épique (1). 
Anaxagoras et Méirodoros de Lampsaque prétendaient re- 
trouver dans niiade l'allégorie du débrouillementdu chaos, 
et dans la guerre des dieux la lutte des éléments opposés 
du monde. Ainsi faisaient Slésimbrote de Thasos^ Glaucon 
de Théos (2) ; ainsi Diotime, la femme sophiste de Manti- 
née. Quand le peuple s'alarma de leurs hardiesses et que 
le nom de sophiste devint odieux , « on vit alors , dit Pla- 
» ton , tous ces maîtres de la jeunesse changer leur nom 
» sans changer leur enseignement, et pour se mettre à cou- 
» vert de l'envie, se draper dans le manteau des arts (â). » 
Iccos de Tarente, Hérodicos de Sélymbrie, se disaient 
maîtres de gymnastique , mais s'occupaient plus des exer- 
cices de l'âme que de ceux du corps. Pythoclidès de Céos 
tournait du côté de la morale et de la politique ses leçons 
sur la mélopée. Damon , qui avait aussi ouvert une école 
de musique , rattachait la politique à ses leçons sur l'har- 



(I) Phèdre, début. — Ainsi , au iv* siècle de l'ère chétienne, saint Clément et 
Origène se perdaient dans les explications les plus abstraites de TÉcriture sainte , 
et saint Jérôme reprochait à ce dernier de pousser si loin l'explication symbo- 
lique , qu'ôtant à la tradition toute réalité , il mettait dans le paradis terrestre des 
vertus au lieu d'arbres , et changeait tous les faits en allégories. — (2) Ion , dé-- 
but — (3) Protag., 21. 



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— 22 — 

monie ^ et malgré son habileté profonde ((raMpKm?^ dlfxpoç) , if 
ne put échapper à Toc^racisme (i). 

A mesure que le gouvernement à Athènes descend sur la 
place , rinstructîon d'abord encyclopédique des gymnases 
se tourne de plus en plus vers les connaissances nécessaires 
à Torateur, et se rapproche de l'usage de la tribune pu- 
blique. Protagoras , pour attirer à lui les jeunes Athéniens , 
affecte de mépriser les stériles études de calcul , d'astrono- 
mie , de géométrie , de musique , où s'égaraient les autres 
sophistes. « A mon école , ajoutait-il , on acquiert l'intelli- 
» gence des affaires domestiques pour gouverner sa mai- 
» son le mieux possible, et des affaires publiques pour de- 
» venir capable d^administrer et de défendre par la parole 
» les intérêts de l'État (2). » 

Cependant c'est à cette universalité de l'ancienne édu- 
cation que Périclès , suivant Platon (8) , dut sa merveil- 
leuse éloquence. Anaxagoras de Clazomènes lui avait 
appris la science de la nature et de l'homme ; Damon , la 
politique et la musique ; Zenon d'Élée avait aiguisé son es- 
prit aux subtilités de la discussion ; Aspasie la courtisane , 
qui donnait aussi dans sa maison des leçons de politique et 
d'éloquence auxquelles accourait toute la jeunesse athé- 
nienne , eut une grande part , disait-on , dans les succès 
oratoires de son amant. Dans le Ménexène, Platon cite 
d'elle une belle harangue , dans laquelle la courtisane cé- 
lèbre les guerriers nîorts à Léchée, et indique, chemin 
faisant, le plan de son éloge funèbre , et la série des lieux 
à développer en cette occasion , avec les inévitables sou- 
venirs de la guerre médique , et la prosopopée non moins 



(1) Damon disait, comme le maître de musique de M. Jourdain , qu'on ne sau- 
rait toucher aux règles de la musique sans ébranler en même temps les lois fon- 
damentales des Ëtats (Platon, Rëp. , IV). - (2) Protag. , c. 26. — (a) Phèdre, 
Tauchn., VIII, 61, 



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— 23 — 

inévitable des héros morts consolant leurs familles et lé- 
guant à leurs enfants l'exemple de leur valeur. C'est à la • 
fois un éloquent morceau et une curieuse rhétorique. 

Grâce à cette variété de connaissances , mais surtout à 
son talent naturel pour la parole , Périclès sut charmer et 
étonner les hommes comme personne ne l'avait fait avant 
lui ; son éloquence était tantôt si séduisante , qu'on disait 
que la grâce et la persuasion coulaient de ses lèvres, tan- 
tôt si irrésistible, qu'on eût dit Jupiter lançant ses éclairs et 
sa foudre (1). Thucydide a refait quelques-uns de ses dis- 
cours ; mais il est probable que Périclès ne les écrivit ja- 
mais , dans la crainte d'être confondu par la postérité avec 
les sophistes (2), et les métaphores qu'on cite de lui (3) 
avaient été recueillies par la tradition. Quoi qu'il en soit , 
son exemple et son succès eurent une grande influence sur 
les rapides progrès de l'art à Athènes : ce fut un enivre- 
ment universel d'ambition et d'éloquence. 

De cette époque datent vraiment les premiers essais 
d'une méthode oratoire à Athènes ; et si quelques sophistes, 
en attendant des modèles de prose , continuent encore à 
étudier les poètes , ce n'est plus que pour y recueillir des 
traditions historiques, des tours oratoires, et de belles 
figures de style à l'usage de la tribune. Cependant ces 
essais de manuel oratoire sont bien loin d'avoir le même ca- 
ractère à Athènes qu'à Syracuse. Pour le Sicilien disputeur, 
dont l'art suprême est la chicane , l'éloquence est une ar- 
gumentation spécieuse (4) , le manuel un recueil de ruses ; 
pour l'Athénien , amoureux de beau langage et capable 
d'oublier jusqu'à ses plus chers intérêts dans le ravissement 
d'un discours brillant et sonore, l'art oratoire est avant 
tout l'art de la diction, le Manuel un répertoire d'expressions 



(1) Acharniens , v. 630. — (2) Phèdre, p. 44. — (3) Aristotc , Rhët. I, 7 ; lU , 
4, 10. -Denys d'Halic, p. 733. - (4) Eùeirefa. 



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- 24 - 

et de tours à la fois élégants et corrects (opGo^Treia) (1). 
Études grammaticales, savants et laborieux exercices de 
prose, voilà par où débute la critique oratoire à Athènes, 
s'arrêtant d'abord, comme tout art qui commence, à la 
surface des choses et aux détails. — La forme d'ailleurs, 
quand la prose oratoire était dans tout l'éclat de sa nou- 
veauté , pouvait bien prétendre pendant quelque temps à 
être toute l'éloquence , puisque encore aujourd'hui , chez 
les peuples du Midi surtout , la pompe des mots et l'har- 
monie de la phrase valent mieux que les meilleures raisons 
pour entraîner la plupart des hommes. C'était pour cette 
nation athénienne une sorte de poésie nouvelle qu'elle sa- 
luait avec autant d'enthousiasme qu'elle avait fait les 
chants de ses plus divins poètes. 

Parmi les maîtres qui, à Athènes , s'appliquaient à ces 
études de l'élocution , lorsqu'y arriva Gorgias , les plus cé- 
lèbres étaient Protagoras d' Abdère , Prodicus de Céos , et 
Hippias d'Élis. 

Protagoras, disciple de Démocrite, après avoir long- 
temps enseigné les arts dans les bourgades des environs 
d' Abdère, et visité la Sicile, vint à Athènes, où il obtint 
un grand succès. « Quand il se promenait en conversant 
» sous le portique , il était suivi d'une foule de gens, étran- 
» gers pour la plupart, qu'il avait entraînés de toutes les 
» villes où il avait passé , par le charme de sa voix, ainsi 
» qu'un autre Orphée (2). » Il exigea le premier, dit-on , 
un salaire (100 mines) , et cela ne fit qu'ajouter encore à 
sa renommée. 

Il s'attachait surtout à étudier le sens propre des mots (â), 
leurs étymologies, leurs déclinaisons , leurs genres, les 
règles de leur construction (Xôyr^v cr/wi/a; e7roir,aaTo.... t>îv 



(l) ToOto t6 pip(K èoT\ itptbrov xa\ xopuàratov èv Xdyoïç , Xéfw xb xa6apeûetv 
TTiv 6idi^txTov. Den. Hal. Lysia». — (2) Protag.,ch. 16. — (3) KupioXtÇfa. 



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— 25 - 

èuxvoiav aç«ç> TTpoç roCvofxa àuléyOr,) (1). En même temps 
qu'il analysait ainsi les combinaisons des éléments de la 
langue , l'ingénieux sophiste cherchait à classer les prin- 
cipales manières d'adresser la parole à quelqu'un , non pas 
seulement dans les débats oratoires, mais encore (si je 
ne me trompe) dans toute espèce de discours, ou même 
dans les entretiens familiers. Il distinguait, suivant les uns, 
quatre modes : 1* Y interrogation (epwiy.cjtç) ; 2° la réponse 
(oTToxpiai;): â^ V injonction (IvtoW) ; 4** la prière (eux«W); 
sept modes , suivant les autres : IMe récit (ôtrr/rcKç) ; 2* l'in- 
terrogation ; S"* la réponse ; 4* l'injonction ; 5° V exposition 
(oTrayyeXta) ; 6" la prière; 7' Y apostrophe (xX^ciç). Obser- 
vation générale, où l'on a eu tort de chercher une division 
technique d'un discours régulier ; peut-être même n'est-ce 
là qu'une distinction grammaticale des divers temps des 
verbes. 

Protagoras, dans ses Essais de critique oratoire, ne 
songeait pas seulement à la tribune ou aux procès; la rhé- 
torique était pour lui l'art plus général de soutenir ou de 
combattre une opinion quelconque : aussi ne distinguait-il 
que deux genres de discours , le discours pour et le dis- 
cours contre (2); et il promettait à ses disciples de leur 
apprendre les moyens de vanter ou de déprécier le même 
objet, et de triompher en toute cause (3). — Quel était le 
secret de son art? C'était d'égarer les esprits dans des sub- 
tilités , ou de les éblouir, en leur débitant des phrases étin- 
celantes aux yeux et éclatantes aux oreilles. Il savait que 
la plupart des hommes se payent de paroles sonores, qu'ils 



(1) Diog. Laert., IX, 63 — Arisl., Rhét., III, ^. — Cf. Soph., elench., p. 674. 
Peut-être Aristophane faisait-il allusion à l'enseignement de Protagoras, dans cette 
leçon bouffonne où Socrate apprend à Strepsiade à distinguer les mots en mâles 
et en femelles. ( Nuées. ) - (2) Upwrdç icp-n Ôuo X^yout slvai icepl icavxèç icpdtYpia- 
Toç dvTtxetiiivouç dXXTiXoiç, Diog. Laert. IX , 61 . — (3) Eudoxe, cité par H. Etienne 
de Urbibus. V. Abdère. 



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— 26 — 

prennent Téclat pour de la force, et quelques étincelles 
pour la lumière du vrai. Tout parleur avait pratiqué cet art 
du mensonge; mais le premier, Protagoras en enseigna 
publiquement la théorie , et on lui a reproché à juste titre 
son impudence. La plupart des hommes cependant ne 
songeaient qu'à admirer le jeu de ses sophismes, et cette 
merveilleuse souplesse à soutenir deux thèses contradic- 
toires. Le doute, en effet, était alors partout, et surtout à 
Athènes, oii toutes les idées, tous les systèmes étaient 
venus se combattre et mourir. Au milieu de tant de contra- 
dictions , on ne reconnaissait plus d'autre vérité que l'opi- 
nion changeante de l'homme; vices ou vertus, justice ou 
injustice, vrai ou faux, lois, croyances religieuses , tout 
n'était plus que préjugés arbitraires, que mobiles fantaisies. 
D'ailleurs Protagoras avait été trop enivré de succès pour 
ne pas s'y laisser entraîner. « J'ai eu affaire , disait-il à So- 
» crate, aux plus redoutables sophistes, et mes disputes 
n sont si célèbres que tu ne les peux ignorer ; mais si je 
>» m'étais assujetti , comme tu l'exiges , à discuter au gré de 
» mes antagonistes, jamais le nom de Protagoras n'aurait 
» rempli la Grèce (1).» On voit dans tout le dialogue où 
Platon le met en scène qu'il se servait du prestige de 
quelques phrases éblouissantes pour échapper aux diffi- 
cultés de la discussion , et se jeter dans des digressions 
interminables. 

Ce qui faisait alors sa fécondité , quand négligemment 
assis il improvisait sans fin devant un auditoire ravi , c'est 
que le premier il avait rassemblé pour cet usage un certain 
nombre de propositions générales, ou même de dévelop- 
pements tout prêts sur les principales idées qui pouvaient 
le plus souvent trouver leur place dans ces exercices ; c'est 
ce qu'on nomma lieiuv communs (2). C'était une sorte de 

w 

(I) Prolag., ch. 63. — (2) Scriptasque fuisse et paratas h ProlagorA rerum 
illustrium disputationes , qua» nunc communes appellantur lori. (Brutus, 12.) 



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— 27 — 

répertoire, où étaient rangés comme par cases non-seule- 
ment des arguments armés de toutes pièces , mais encore 
des morceaux moulés de style, des fables brillantes à citer, 
de belles figures, pièces à tiroir, que l'habile, sophiste rat- 
tachait à toute improvisation. Son ouvrage, Hept «vrtXoyiwv, 
n'était sans doute qu'un recueil d'amplifications contradic- 
toires de cette espèce. Schleiermacher pense que la fable de 
Prométhée, citée par Platon au début du Protagoras, est 
tirée tout entière du répertoire de ce Rhéteur. Chaque so- 
phiste de ce temps s'approvisionnait ainsi d'allégories dans 
ses études sur les anciens poètes, et l'on sait que Prota- 
goras avait écrit, comme les autres, son commentaire 
d'Homère (1). 

Prodicus de Céos, disciple de Protagoras, s'était, comme 
lui , composé son répertoire de rhapsodies en prose , qu'il 
allait récitant partout, comme faisaient leshomérides. Il 
avait charmé toutes les villes de l'Élide en redisant chaque 
jour sa belle allégorie d'Hercule placé entre la Volupté et 
la Vertu (2). A Athènes, toute la jeunesse se pressait au- 
tour de lui ; et Xénophon , prisonnier en Béotie , deman- 
dait sous caution une liberté provisoire pour aller l'en- 
tendre. Sans doute c'était par quelque morceau de ce genre 
(il y en avait de plusieurs prix) qu'il ranimait l'attention 
de son auditoire quand il le voyait fatigué de ses recherches 
grammaticales : Réveillez-vous, disait-il , je vais vous ré- 
citer le morceau de cinquante drachmes (8). 

C'est que dans la plupart de ses leçons il se bornait à 
analyser les mots, à étudier leurs étymologies, à distin- 
guer les plus fines nuances des synonymes (ft). Platon a 



(1) Arist., Poétique , c. 19. — (2) Xénophon nous a conservé ce curieux frag- 
ment, remarquable surtout par la savante combinaison des fnots et Ja recherche 
pénible d'un rhythme oratoire , d'une sorte de prosodie savante de la prose. (Mé- 
mor. , n , 1 .) — (3) Arist., Rhét.» 111, 14. ~ (4) AnripeÎTo tàç f.ôovàç^k xapiv, xa> 
lép^'iv, x«\ suîppoT'JVTiv. Topiq., II , (î. 



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— 28 — 

recueilli, dans plusieurs de ses dialogues, des extraits eu- 
rieux de ces études de Prodicus sur les mots (1) , et l'on 
ne peut admirer assez quel progrès avait fait déjà chez les 
Grecs cette science ^si délicate de la grammaire. On y ren- 
contre sans doute bien des pédantesques subtilités ; mais 
quel auteur d'un Dictionnaire d'étymologies et de syno- 
nymes a évité ce défaut? Prodicus , du reste, était un esprit 
sage et discret; quand il entendait les autres sophistes se 
vanter d'apprendre à leurs disciples à parler sur tout sujet 
ou avec concision ou sans fin , il souriait : Moi , disait-il , 
je ne sais pas l'art de parler longuement ou brièvement , 
ipais l'art de mesurer ma parole au sujet (2) 

Hippias d'Élis, fils de DiOpithes, écrivit aussi son Traité 
sur la composition des mots, leur orthographe y leur syn- 
taxe , le rhyihme prosodique ou l'accentuation (3) ; mais il 
faisait profession d'embrasser à la fois toutes les connais- 
sances. Quand il vint à Athènes, il apportait avec lui 
non-seulement des poèmes de toute sorte, des chants 
épiques , des tragédies , des dithyrambes , mais encore des 
morceaux en prose sur toute espèce de sujets (4). On ad- 
mirait surtout un dialogue intitulé Tpwuôç, dans lequel 
Nestor enseignait à Néopolème les principes d'une noble 
et généreuse éducation (5). Aux jeux olympiques , jamais 
cet homme universel (Trayaocpo;) ne manquait de venir se 
glorifier en présence de toute la Grèce de n'ignorer aucun 
art. * Non-seulement îl possédait, disait -il, les connais- 
» sances les plus nobles et les plus élevées , la géométrie , 
» la musique, les lettres, les poètes, les sciences natu- 
» relies, la morale, la politique, te mnémonique, mais l'an- 
» neau qu'il portait, son manteau, ses brodequins, tout 



(I) Voyez Je Ménon, le Lâchés, le Channis, TEulhydème , et surtout le Prota- 
goras , passim. — (2) Phèdre , VllI , 58. — (3) Hippias maj., MU . p. 83. - ( i) Ka\ 

xaTaXo^dÔ-nv «eoXXoùç \6yo\Ji xa\ icavTOÔaTcoOç vuYxcijiévouç. Hippias min., Il, 
224, — (5) Hippias maj., VIII, p. 84. 



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— 29 — 

» était son ouvrage (1). » C'était une vivante encyclopédie. 
Pourquoi avons-nous tant insisté sur les détails de l'an- 
cienne éducation athénienne, et ces premiers essais des 
sophistes à la mode , qui semblent mettre presque toute 
l'éloquence dans la correction du langage? C'est qu'on n'a 
point assez remarqué, ce me semble, combien ces études 
de mots , frivoles en apparence , ont dû contribuer à la 
précoce maturité de la prose oratoire, dont le progrès 
d'Hérodote à Thucydide, et de Thucydide à Lysias, est 
vraiment merveilleux. Mais d'ailleurs ce soin de la correction 
grammaticale sera toujours l'art suprême des orateurs 
athéniens. 

(1) DeOratore, 111, 32. 



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— 30 



CHAPITRE IV. 

GORGIAS A ATHÈNES. 

Oorglas étonne Athènes par ses brillantes improvisations. -- Sa méthode facile de 
composer, son style oratoire formé de débris du dithyrambe. — Éloquence théâ- 
trale ; le discours est cultivé comme art. — Rhapsodies en prose oratoire. — 
Fureur universelle de faire des éloges. — École de Gorgias, Polus, Ménon, 
Licymnius, Agathon, Evènus, Alcidamas. 

Pour couvrir le vide de ses discours, il lâchait une 
douzaine de mots ronflants, à la mine fière , au casque 
empanaché, véritables chimères qui étonnaient les spec- 
Uteurs. 

GrenouilUiy 923 



Cependant Athènes fut un instant éblouie par le faux 
goût et le luxe poétique des déclaraateurs siciliens, Gorgias 
y arrivait en 427 ; dans le même temps Tisias y ouvrait 
son école. Ce dernier enseignait l'art de distribuer régu- 
lièrement un plaidoyer et d'avoir toujours raison; mais 
Gorgias ne songeait qu'à briller, et il éclipsa d'abord tous 
ses rivaux par sa verve inépuisable et sa parole tout étin- 
celante d'antithèses et de débris dithyrambiques. Ce fut 
dans toute la Grèce un fol enthousiasme pour le brillant 
discoureur ; mais bientôt à Athènes l'instinct du vrai et du 
simple , et les combats réels de la tribune , ramenèrent le 
peuple de son engouement pour cette vaine éloquence d'ap- 
parat. Cependant ces écarts mêmes furent féconds : l'élo- 
quence s'essaya de toutes les manières à la fois , et cette 
gymnastique lui servit pour les luttes véritables. 

Gorgias, fils de Karmantis, de Léontini (né en 485) , 
avait étudié auprès d'Empédocle la physique , la médecine , 
la politique et la poétique , auprès de Tisias l'art oratoire ; 



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— 31 — 

c'est avec cette universalité de connaissances qu'il osait 
plus tard , du haut du théâtre de Bacchus , provoquer les 
questions sur un sujet quelconque (7rpo6aX)ieT£). On sait 
qu'envoyé à Athènes par les Léontins pour implorer du 
secours contre Syracuse , il parla avec tant d'éclat qu'il 
obtint l'assistante demandée, et que la ville entière le 
conjura de demeurer parmi eux pour y enseigner un art si 
merveilleux. 

Qu'était-ce que cette méthode d'improvisation ? C'était , 
comme la rhétorique de Protagoras, un ensemble d'idées 
générales avec de beaux développements sur chacune de 
ces idées , et une provision d'artifices pour ramener toute 
question sur un terrain banal, et y rattacher quelque 
amplification du répertoire , en cachant toutes ces super- 
cheries sous le luxe des mots. « Admirez , disait Gorgias 
» lui même , combien , par le moyen de notre art , les études 
» sont abrégées; avec cet art, sans rien apprendre, un 
» homme est en état de parler de tout. » Dans son école, 
il donnait peu de règles; il vendait à ses disciples des 
morceaux traités par lui, et tout resplendissants de style , à. 
insérer en tout discours (1 ). Il ne leur livrait pas les secrets, 
mais seulement les produits de son art (où yap te^vr/v, Sli rà 
ccKo T^ç réxvTiç), et cette méthode était d'autant plus goûtée, 
qu'elle était plus commode et ne laissait rien à faire. 
M. Spengel pense , d'après Cicéron (2) , que Gorgias n'avait 
guère écrit autre chose que des morceaux à tiroir de cette 
espèce , et surtout des développements propres à l'éloge ou 
au blâme. Le déclamateur aimait mieux rester dans ce 
genre banal , qu'il est bien plus facile d'enfermer dans un 
cadre déterminé : là tout peut se prévoir; tandis que l'élo- 



(1) Ttï>v iccpl Toùç èptoxtxoOç Xd^ouç iitaOapvoùvrtov 6(Ao(a tiç •?îv Vj im(6cuatc v^ 
rOPFIOr icpaY(iATe(qi. Ad^duç yètp ol \iky ^v^topixoliç , ol Sk, èpci>TT)(&aTtxoO< èdCSooav 
èxjMiv6dveiv, eU oô; -nXeiorâxiç èjAitinreiv «jWidîiaav éxàtepoi toî*; dXXifi^v X<^fouç- 
Arist. Sophist. elench. 34 — (2) Brutus, c. I2. 



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— 32 — 

quence des affaires , capricieuse comme la passion , et qui 
se doit transformer au souffle de tous les orages , ne se laisse 
pas aussi aisément saisir et enlacer par l'analyse. — Gorgias, 
sentant bien qu'on ne peut jeter ainsi en moule tous ces 
incidents imprévus de la place, s'était contenté , dît-on , de 
composer un petit traité, à l'usage de cett# autre éloquence, 
sur Y opportunité (Katpoç) des moyens oratoires à employer, 
selon le caractère de l'orateur ou de l'auditoire , ou la nature 
du sujet (1). 

Lui-même ne parla presque jamais que dans ces fêtes de 
la Grèce, que tous les arts concouraient à embellir, et où, à 
l'envi des poètes, il donnait en spectacle sa facile éloquence , 
répandant sur un canevas quelconque les fleurs de son 
langage, un cliquetis d'antithèses et des flots de mots 
sonores. Plus le fond était pauvre , plus brillait l'ornement 
de détail ; c'était un dithyrambe en prose : Gorgias y était 
éblouissant de métaphores et d'harmonie ; on l'écoutait avec 
ivresse , et la Grèce entière aux jeux pythiques , dans le 
transport de son admiration , lui décerna une statue dans le 
temple de Delphes. - Faut il s étonner du succès de ces 
déclamations théâtrales chez ce peuple qui écoutait toujours 
avec intérêt une fable dramatique cent fois remise àia 
scène , pourvu qne sur ce livret banal le poète eût brodé 
une partition nouvelle d'images et de mélodie ? C'est ainsi 
que Gorgias parait ses lieux communs ; et tandis que 
Prodicus ne visait qu'à la simplicité et à la précision , il 
inonda de poésie la prose oratoire (2) , pour l'élever au- 
dessus du langage familier. C'est l'éclatant fatras d'Eschyle ; 
chaque mot est chargé d'une épithète poétique. « Xerxès 
» est le Jupiter des Perses , des vautours sont des tombeaux 



(l) Denys Halic. Lysias, 176. Reiske. — (2) T:?iv itonrjTix^v épiJ.Trive(«v jurri- 
vcYîtcv èç Xdyouç icoXiTtxoù;, oOx dÇitbv ftiiotov t6v ^nÎTopa toi; lôuàratç «Ivau Hermog., 
SchoUes, p. 378. 



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— 33 — 

» vivants. » On se croirait en pleine décadence. Chaque idée 
éclate en antithèses qui éblouissent Tesprit sans l'éclairer ; 
chaque phrase a son antiphrase correspondante ; chaque 
son , son écho (1) ; partout symétrie : «Tu as semé dans la 
» honte', tu récolteras dans la crainte (2).» — Il accumule les 
synonymes : au Keu du mot propre , il tourne la périphrase : 
il appelle le flatteur, un mendiant artiste ; il use de tous les 
moyens de gagner du temps et de reprendre en longueur ce 
qui lui manque en profondeur. Il applique aux détails son 
procédé général d'immrovisation. « Son thème était-il épuisé, 
» dit Aristote, il y rattachait une digression ; voulait-il louer 
» Achille, il louait Pelée , puis Eaque , puis Jupiter (3). » Il 
avait pu apprendre dans Pindare cet art de remonter la 
généalogie d'une famille ou d'une idée ; art facile , mais 
suffisant auprès d'un peuple qui ne savait encore ni réflé- 
chir ni s'ennuyer. 

Chose digne de remarque , quand la guerre au dehors 
désole la Grèce, quand Athènes au dedans est livrée à l'a- 
narchie , l'éloquence , qu'on croirait absorbée tout entière 
en ces orageux débats , trouve déjà les loisirs de devenir 
un spectacle et de prendre sa place pajmi les beaux arts , 
comme si le despotisme l'eût déjà reléguée dans ses écoles I 
A côté de l'éloquence pratique (TrpaxTuo; Xoyoc), qui se mêle 
aux débats politiques et judiciaires , on voit fleurir ce genre 
d'éloquence théâtrale (Im^etKtt^o;), cet art parasite de la pa- 
role cultivée pour elle-même, qui, sur un sujet quelconque, 
une ville , un peuple , un dieu , s'amusait à répandre , en 
symétriques périodes, toutes les richesses d'une langue 
moitié poétique et moitié oratoire. 

Les déclamations de Gorgias sont perdues ; on n'a guère 
conservé que les titres de quelques-unes ; par exemple , 



(1) Éirf^^TjjMi èm^fTffjMiTi irapaxsÎTat, xa\ ^y\^ p>ip^»ci, x. t. X. Den. Haîyc, 
Démosth. — (2) Arist., Rhét., HI, 3. — (:î) Rliêt.,ni, 17. 

3 



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- 34 — 

d*un Discours Olympique , qu'il prononça sans doute aux 
grands jeux, pendant ia guerre du Péloponnèse; d'un 
Pythique , pour les fêtes de Delphes ; d'un Ëloge des Eléens; 
enfin d un Éloge fiinêbre des guerriers , dont il reste un 
curieux fragment tout encombré d'antithèses et d'asson- 
nances (1). Deux amplifications longtemps données sous 
son nom, V Apologie de PcUamède et V Eloge d'Hélène, ne 
sont probablement pas de lui M. Spengel attribue ce der- 
nier discours à un mauvais rhéteur du même temps nommé 
Polycrates, qui, jaloux de la gloir^ de Gorgias, voulut 
rimiter et n'en prit que les défauts. 

Cette manière de briller par la parole était en effet trop 
facile pour ne pas tenter une foule de parleurs médiocres. 
Rien n'échappait à cette manie d'éloges; les dieux, les 
héros , les grands hommes , Marathon , Salamine , Platées , 
tout y passait. Les plus ingénieux choisissaient même les 
sujets les plus maigres ou les plus étranges pour théâtre de 
leurs tours de force, et prétendaient , comme dit Plutarque, 
cueillir des roses^sur les épines. On faisait l'éloge du Sel. 
Polycraiesj disciple de Gorgias , avait composé un éloge de 
la Souris j un éloge des Cailloux à voter (i|/>;cpoi), un éloge 
de la martniie (x'^tpa) (2). Ne dirait-on pas déjà les jeux 
d'école des bas siècles? Mais attendez, plus tard on fera 
l'éloge de la mouche, de la punaise, de Vescarbot, de la^^tir- 
dité , de \h fièvre , du vomissement (3). — Au temps où nous 
sommes, ces excès de la déclamation ne servirent qu'à ra- 
mener le goût public; Polycrates, méprisé à Athènes, est 
réduit à aller mendier ailleurs des applaudissements ; Gor- 
gias lui-même n'eut qu'une vogue passagère ; l'éloquence 
avait alors, pour échapper au mauvais goût, le bon sens 
des Athéniens, les grandes affaires et la liberté. 



(1) Schol. anonyme d'Hermog., citée par Spengel , p. 78. — (2) Arist., Rhët., 
n, 24. — Ménandre, Rhct., Aid., p. 611. - (3) Crewol., Tlieat., Rhél., HI, 9. 



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— 35 — 

Mais avant d*étudier cette réaction , quelques mots en- 
core sur l*école de Gorgias. Ce rhéteur avait laissé plus 
d'exemples que de préceptes ; ses premiers disciples entre- 
prirent de donner les règles de sa prose rhythmée^ 

Polus d'Agrigente, son disciple favori , composa uù traité 
oratoire , ou il semble avoir négligé les autres parties de 
l'art, comme choses d'expérience, pour ne s'occuper que 
du style (irepî Xe^eo);), C'est de Licymnius qu'il avait appris 
à distinguer les mots de nature différente , les racines et 
les composés, les mot»de même famille et les épithètes (1). 
Mais le premier, il donna une théorie des figures , et ensei- 
gna l'art d'en marqueter la phrase comme une mosaïque 
{fiovoùoL Xoywv), d'amener des assonnances symétriques 
{SiiàocaioXoyla) (2), de semer des traits sententieux, des 
images, des mots poétiques. Il régla aussi la prosodie ora- 
toire , distribua la période en membres égaux et correspon- 
dants (ffaptaa, woxwXa), et apprit à ménager des chutes 
semblables (o/AoïodXeura) (3). 

Ménon, un autre disciple de Gorgias , o'a laissé que son 
nom, recueilli par Hermogènes, dans son livre sur le 
Style (4). 

Licymnius de Paros, avant de s'attacher à Gorgias, 
avait été poète dithyrambique ; ébloui par l'éloquence sici- 
lienne, qui semblait devoir détrôner la poésie, il se fit 
rhéteur, et apporta dans son nouveau métier son répertoire 
d'expressions lyriques; il semble même qu'il en ait con- 
servé quelque chose dans les termes mêmes de son traité. 
11 distinguait dans la phrase Y heureuse et directe traversée 
(èitovpaxm), les égarements (oTroirXavy.aK;), le retour (iTra- 
vdl^u;), les rameaux ( ôÇoi ) (5). Ces termes portent l'in- 
génieux Spengel à conjecturer que Licymnius , à l'exemple 



(I) Hermias, cité par Spengel, p. 88. ~ (2) Ainsi , <ptXd3wpoç eùjiAve-oK , èotopo; 
Ôu<Ti«veCaç.— (3) Phèdre , VllI , 58. — (4) Aid., p. 1 36. - (6) AriBt., Rhét. ,111, 13. 



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— 36 — 

des plus anciens maîtres qui ont écrit sur les sciences et 
les arts , avait rédigé son Traité oratoire en vers didac- 
tiques. Ainsi firent plusieurs poètes contemporains , jaloux 
de partager avec les sophistes cette gloire nouvelle de 
l'éloquence. 

Ainsi fit sans doute le poète tragique Agathon, dont 
Aristote a recueilli plusieurs sentences en vers ïambiques, 
qtii appartiennent probablement à quelque traité ora- 
toire (1). — Ainsi fit Evenus de Paros, de qui Socrate avait 
appris la poétique, et qui, pour sAdm la mémoire , avait , 
dit-on , écrit en vers des formules générales de louange et 
de blâme (2). On lui attribue aussi l'invention d'un tour 
ironique et dissimulé pour l'invective (vTroJ/.Xwàtç). La forme 
' même de ces Manuels poétiques a dû encore augmenter, 
dans l'éloquence déclamatoire , le luxe des grands mots. 

Alcidamas d'Élée était un écrivain trop froid pour sauver 
^par la verve, comme Gorgias son maître, l'emphase de 
son élocution. Cicéron avait ses raisons pour admirer la 
noblesse de sa manière (3) ; mais Aristote poursuit de son 
impitoyable critique les mots doubles, échafaudés par Al- 
cidamas comme dans un dithyrambe , ses épithètes para- 
sites (la sueur humide; les lois, reines des cités) ^ ses pé- 
riphrases pleines de prétention ( au lieu de il couvrit son 
corps, il disait la pudeur de son corps); ses métaphores 
trop hardies (la philosophie, ce boulevard des lois; la co- 
lère, qui jette hors des gonds, e&3poç) (4). A ce langage 
bâtard, on dirait déjà que la prose se corrompt, quand elle 
ne fait que de naître; c'est qu'elle naissait de la poésie 
même , qui était alors à son déclin ; il faut qu'elle se débar- 
rasse peu à peu de cette expression trop épaisse ( comme 
dit Denys d'Halicar nasse) qui l'encombrait. 



(I ) Rhét., n , 24 , 19. — (2) Phaedre , p. 57. — (3) Tascal., 1 , 48. — (4) Arist. 
Rhét. , ni , 3. 



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— 57 - 

C'est aussi dans TÉIoge qu'Âlcidamas étala les pompes 
de son éloquence ; il avait composé un éloge de la cour- 
tisane Nais, un éloge de la Mort , où il énumérait les maux 
attachés à la condition humaine , un Discours sur la Mes- 
sénie, dont àristote cite un beau mouvement oratoire : 
«Libres, s'écriait-il, nous sommes sortis des mains de 
» Dieu; non, l'esclavage n'est pas dans la nature (1).»^ 
On a de plus conservé sous son nom un exercice d'école, 
Ulysse contre ta trahison de Patamède , et une déclamation 
contre les sophistes, intarissables dans les discours écrits , 
et incapables de rien dire quand il faut répondre à l'im- 
proviste. M. Spengel pense que cette satire , quoique écrite 
avec simplicité , est vraiment d'Alcidamas , mais qu'en en- 
trant pour ainsi dire dans l'arène, le Rhéteur a dû laisser 
le fatras de style réservé aux exercices d'ostentation. — 
Ainsi , dans les plaidoyers de Lysias , on ne reconnaîtrait 
guère l'auteur de la subtile lettre sur l'amour critiquée par 
Platon (2), 

Alcidamas avait en outre composé son Traité sur l'art 
de la parole, qu'il considérait encore dans son acception 
la plus générale , et qu'il définissait l'instrument de toute 
persuasion (âùva^xi; toO ôvto; TTtGayoû) (â). Il distinguait, 
comme Protagoras, quatre formes de discours; l'affirma- 
tion (cpaaii;), la négation (càroç^adt;), l'interrogation (épci- 
rriOtç), V interpellation (rupodayopeu^t;). Rien dans cette vague 
division d'une analyse incertaine , qui ressemble à la dis- 
tribution régulière d'un plaidoyer enseignée par Corax. Ce 
n'est pas que la méthode de Corax fût négligée dans les 
écoles d'Athènes ; c'était l'étude de quiconque apprenait à 
parler pour combattre : mais on ne s'occupait à l'école de 
Gorgias et de ses disciples que de l'éloquence de parade. 



(I) Rhét ,1, 13. — (2) Phœd. — (3) Prolég. d'Hcrmog., cité par SpengeK , 
p. 112. 



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— 38 



CHAPITRE V. 

ÉLOQUENGB PRATIQUE. 

Pendant que l'Éfoquence artificielle se polit dang les écdes, TÉloquence pratk|De 
se fonne dans Tanarchie de la place. — Influence de Thucydide l'historien sur 
les rapides progrès du langage des affedres. — Thrasymaque de Ghalcédoine et 
Théodore de Byzanee enseignent cette grande éloquence. Les démagogues les 
plus en vogue ouvrent aussi des écoles, où ils vendent les secrets de leur art. — 
Ce que c'était que cette Rhétorique pratique : recueil d'amplifications contra- 
dictoires sur les sujets de débats les plus ordinaires; répertoire d'exordet et de 
péroraisons. — Céphalus, Ântiphon, Théramène, Critias et Lysias. 

Je vois bien que l'éloquence n'est point une in? entioi> 
frivole pour éblouir les bommes par des discourt bril- 
lants : c'est un art tréf-sérieux. 

FéneUm, Diat. II. 



A côté de cette éloquence artificielle, qui, par ses pres- 
tiges , semble avoir usurpé un instant le premier rang à 
Athènes , une autre éloquence grandissait dans Tanarchie 
de Tagora et les disputes de la place Hestiée ; éloquence 
toute pratique (TrpaxTôto;), qui rejetait ces ornements de 
théâtre , embarrassants pour la lutte , et ne gardait qu'une 
parole, polie sans doute, mais vive et acérée comme le 
glaive. Tout en profitant des études des sophistes sur la 
prose oratoire , cette éloquence revient à la langue de tout 
le monde (1) ; et comme elle parlait pour agir, elle s'appli- 
qua surtout à perfectionner le Manuel tout pratique de& 
Rhéteurs Siciliens. 



Ccov eXvai toO iteîaai tcov ISuotcôv xb xoivàv vf\ç dvo{Aa9(flK xai d9cXé(. Scol, d'Hermog.,- 
p. 378. 



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— 39 — 

Il serait curieux d'étudier^ dans les discours de Thncy-^ 
dide^ la transformation de cette éloquence à la fois philo- 
sophique etileurie des sophistes^ quand elle sort de Técole 
pour se mêler à l'action. Disciple de Prodicus, et nourri 
des dissertations métaphyriques et des subtilités gramma- 
ticales de son école» Thucydide se mit à éccire dans Veœil 
rhistoire contemporaine, et à raconter de loin les combat» 
de la psurole. On y sent encore le sophiste ; si le sujet ap- 
partient à la place, la forme appartient à Técole, et Télo- 
quence y est encore immobile et enveloppée , comme une 
statue de Calamis ou deMyron ; Thistorien s'efforce d'appli- 
quer la philosophie aux a&ires, et essaye sur la place une 
métaphysique du gouvernement et des choses de la vie. 
Mais cette affectation de profondeur, cette obscurité cal- 
culée, cette solennité sententieuse sont d'un pédagogue 
plus que d'un orateur. Le style même n'est pas encore sorti 
du travail de son laborieux enfantement : il est abstrait, re- 
cherché, dur, encombré de symétries, d'antithèses, dedé- 
fmitions pédantesques, de distinctions grammaticales (1). 
On croirait lire parfois du Prodicus ; mais, sous cette forme 
scolastique, ces discours sont pleins d'éloquence, et l'on^ 
comprend que Démosthènes en ait si assidûment nourri son 
génie. 

Désormais l'histoire de l'art oratoire se confond presque 
avec l'histoire politique ; presque tous les rhéteurs ne sont 
que les démagogues les plus en vogue de cette époque 
d'anarchie, qui débitent dans des écoles et y vendent eir 
détail leur discours de la veille. 

Thrasymaque de Chalcédoine, contemporain de Polus et 
de Gorgias, avait l'humeur trop belliqueuse (««i ah Spa- 
(iili(xxo(; eT— To toO XaX.triJovebu (j9évo;) (2), pour imiter leurs 

(1) Grandes erant verhis, crebri sententiis, fompressione rerum brevet, et ob 
eam ipdam causam interdum subobscuri (Bruius, 7). - (2) Arist., Rhét. , 11^ 
23. - Platon , Phsedre , p. 68. 



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- 40 — 

oisives déclamations ; il lui fallait les irais combats de (a 
place (toùç airjQivoù; oywva*;). Le premier, selon Théo- 
phraste (1) , il sut trouver entre l'expresâon poétique et 
ambitieuse des Siciliens et la nudité de style des logo- 
graphes et des historiens , une manière tempérée , nette et 
ferme, comme doit l'être le langage des affaires, arrondie 
et harmonieuse ((jtpoyyuXw;), comme il le fallait pour le 
débit oratoire. Gorgias n'avait presque fait que transporter 
dans la prose le rhythme poétique; Thrasymaque chercha 
un rhythme vraiment oratoire ; le premier opposaii des 
mots , le second composa des phrases (2). 

Thrasymaque avait écrit un grand nombre de harangues 
politiques et de plaidoyers, qui se ^perdirent de bonne 
heure (3). Denys d'Halicarnasse loue sa pureté , son élé- 
gance, son talent d'invention (&) : mais c'était surtout la 
passion qui faisait la force de son éloquence. « Personne , 
» dit Platon, ne connut mieux que lui le secret de ces pa- 
» rôles saisissantes qui évoquent la pauvreté et la vieillesse ; 
» personne ne fut plus habile à enflammer ou à calmer la 
» multitude , à accuser ou à justifier, je ne sais par quels 
» moyens (5). » Voilà l'orateur des factions. 

Il composa même pour son école un manuel de pathé- 
tiqucy ËXeof , où il indiquait sans doute quelques-uns de ses. 
moyens pour remuer ainsi les âmes (6). Peut-être aussi 
n'était-ce , comme tous ces premiers manuels, où il ^y avait 
plus d'exemples que de règles, qu'un recueil de morceaux 
pathétiques à toutes fins , ou même de péroraisons. Ainsi il 
avait, selon Suidas, écrit quelques déclamations ou lieux 
communs , pour lancer l'improvisation ( a^OjSjuiac ^mopi^tai ). 
— Cependant il paraît qu'il avait commencé à traiter de 



(1) Cité par Denys d'Halic. de Lyaia , p. 464.— (2) Orator, 12, 62. — (3) Diog. 
Laerl., 11, 104. — (4) P. 722. Éd. Reisk. — (6) Phœdre, p. 58. -- (6) Arlst.^ 
Rhct., m, 1. 



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— 41 ~ 

l'action oratoire (vTroBptTix)?) et donné le premier quelques 
préceptes sur les gestes et le débit (1). 

Dans le même temps Théodore de Byzance , pauvre et 
maigre orateur, se distinguait par ses ingénieuses analyses 
des formes du discours {^éhiaroc, XoyoSacSaXo;) (2). Il repre- 
nait la méthode de Corax; pour lui, Téloquence n'est aussi 
que Tart de trouver et de faire valoir par la parole tout ce 
qu'il y a de vraisemblable en un sujet quelconque (3). 
C'est le métier, la machine du démagogue de profession. 
Théodore étudiait avec soin la marche ordinaire des prati- 
ciens, et essayait de ramener leurs procédés à quelques 
formes générales : mais dans ses divisions et ses subdivi- 
sions, on reconnaît encore l'inexpérience d'une critique qui 
s'égare dans le détail avec la subtilité de l'esprit Grec. Il 
distinguait dans le discours : Vexorde , — la narration et les 
témoignages qui la complètent ; - la preuve ou la réfutation , 
fondées sur de solides arguments ( reK/^r/pia ) ; — après la 
preuve, la confirmation de ta preuve (èmmaxcùaic); après la 
réfutation, la confirmation de la réfutation ( eTre^eXeyxo; ) 
appuyées l'une et l'autre sur des vraisemblances ( eùÔTa ) ; 
— enfin la péroraison (4). Ses disciples allaient encore plus 
loin , et comptaient une pronarration , une narration , une 
postnarration j etc. (5). Plus tard l'esprit scolastique, à 
force de subtiliser sur ces divisions , finit par les réduire 
en poussière (6). 

Théodore ajouta à la tactique oratoire, inventée par 
Corax , quelques stratagèmes fondés aussi sur l'induction. 
Il indiqua entre autres, une manière ingénieuse de se jus- 
tifier, en montrant que tel crime dont on est accusé, aurait 



(1) Arist., Rhét., Hl , 1. — (2) In arte subtilior, in orationibus autem jejunior. 
( Bnitus, 12.) — (3) Theodorus vim putat inveniendi et eloquendi cum oraatu cre- 
dibilia (elxdra) in omni oratione. (Quintil. . H, 16.) — (4) Phaedrc, VHl , p. 57, 
— (5) Arist., Rhét., III, 13. — («) Forlunatius, p. 81. 



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~ 42 — 

du être naturellement précédé ou accompagné de tel autre, 
qui pourtant n'a pas été commis (1). Ainsi Hîppolyte : 

Un jour seul ne fait point d'un mertel vertueux 
Un perfide assassin , un lâclie incestueux. 

Le reste de son traité n'était sans doute qu'un recueil 
d'accusations et de défenses sur divers sujets, et comme 
un arsenal d'armes toutes prêtes pour les combats de la 
place. 

Car toute la Rhétorique à cette époque n'est guère autre 
chose. Chaque orateur a sa provision d'amplifications con- 
tradictoires sur la justice (to 5cxawv), la loi (to vô>iaov), V utile 
(to aù/ixçepov) ; de morceaux préparés pour faire appel aux 
passions généreuses (to xaXov), ou à C instinct du plaisir (to 
Y,dv) ; pour flatter les honmies d'une exécution facile (ro pa3tov) 
ou d'une issue glorieuse (to evôoÇov) ; pour démontrer la 
possibilité d'une entreprise (to SwaTov), ou faire ressortir 
l'évidence d'un fait (to aaa^éç) (2). Chacun a sa double for- 
mule de déclamation pour ou contre les témoignages ^ la 
torture y le serment; chacun son répertoire de réflexions, 
de citations, de mots heureux pour les rencontres inévi- 
tables dans tout débat. Il était toujours facile de rattacher 
à toute improvisation un morceau du cahier, surtout en 
présence de ce peuple qui voulait avant tout être amusé ou 
ému. Si la question était trop aride , on en sortait; celui-là 
gagnait son procès , qui avait le mieux su égayer le débat. 
« Si l'acteur iEagrus comparaît, dit un juge dans Aristophane, 
nous ne le renverrons pas absous qu'il ne nous ait récité quel- 
que beau passage de Niobé (3). » Sophocle chantait devant 
le tribunal le chœur d' Œdipe à Colone, et était ramené 
chez lui en triomphe; l'orateui'Lycurgue , dans son discours 



(I) Arist., Rlict , II, 23. — (2) Rhet. ad Alex. , ch. 3. — (.3) Guêpes, v. 570, 



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contre Léocrate, récite de longues tirades d'Euripide, de 
Tyrtée et d'Homère. A Athènes , c'est à l'école qu'on se 
munissait de ces pièces à tiroir pour l'improvisation ; le 
maître faisait ce répertoire pour ses disciples; chez nous, 
chacun se fait le sien. 

Mais c'est surtout à se composer un cahier d'exordes et 
de péroraisons, que l'orateur athénien apportait le plus de 
soin : car manquer la péroraison , c'était compromettre le 
succès de tout le discours ; hésiter au début , c'était s'exposer 
à être précipité de la tribune par l'aurcher scythe. On n'osait 
pas abandonner aux chances de l'improvisation des parties 
si délicates et si périlleuses. D'ailleurs ce sont celles qu'il est 
le plus facile de réduire en formules : l'exorde n'a pour but 
que de gagner la bienveillance; la péroraison, que de 
remuer les passions de l'auditoire ; l'un n'est point encore 
entré dans la question particulière , l'autre en est sortie ; 
ces parties du discours ne sont que pour l'auditoire , qui , 
quel que soit le sujet, reste le même; elles ont donc quel- 
que chose de banal (1). 

L'un des plus ardents démagogues qui aient contribué à 
renverser la tyrannie des Trente, Céphalus^ pour être 
toujours prêt à monter à la tribune, s'était fait le premier, 
selon Suidas , un recueil d'exordes et de péroraisons. 

jàntiphon de Rhamnonte, que l'on trouve à la tête de la 
décade des grands orateurs athéniens , avait aussi composé 
son formulaire de débuts et d'épilogues (2). Chaque école 
avait ainsi son répertoire , où chacun prenait le morceau 
qui s'accommodait le mieux à sa cause. Taylor a rapproché 
le début d'un discours d' Andocide (Trepl ^uaT/iptwv) de l'exorde 
d'un plaidoyer de Lysias (Tcepc Àpiatocpavouç xP^'f^^O- i^^êmes 



(I) Théophraste écrivit un livre d'exordes ; et il nous reste un recueil de cin- 
quante-six exordes sous le nom de Démostbènes. — (2) Suidas , voyez les mot» 



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— lia - 

pensées , mêmes phrases , à peu près mêmes mots : faut-il 
croire que Ly sias ait dérobé ce passage à son rival ? pour moi , 
je pense que Tun et l'autre avait emprunté ce morceau au 
même cahier d'école : c'est un lieu commun^ dans la 
première acception du mot. Si même tel passage peut être 
inséré au cœur du discours, on n'en manque pas l'occasion. 
M. Spengel a curieusement mis en regard un fragment du 
discours d'Antiphon sur le meurtre d'Hérode (§ 14), avec 
un passage de son exorde sur le danseur (§ 2) ; c'est la même 
amplification sur les lois, mot pour mot, ou peu s'en faut(l). 
Cela simplifiait fort l'improvisation. Ainsi l'art est tout pra- 
tique ; peu ou point de théorie , mais des matériaux tout 
prêts , et d'un emploi immédiat ; Antiphon ne vendait guère 
autre chose à ses disciples. 

Son père Sophilus, qui fut aussi son maître, l'avait de bonne 
heure formé aux débats politiques; mais l'habileté extrême 
qu'An tiphon y déployait, non moins que sa sévérité , excita 
les défiances d'une multitude ombrageuse. Il dut renoncer 
à la tribune. 11 n'y reparut plus , ce semble , que pour dis- 
puter sa tête à ses ennemis, lorsque après la chute des Quatre 
Cents , dont il faisait partie , et le rappel d'Alcibiade, Thé- 
ramènes l'accusa d'avoir trahi la cause populaire.. Malgré 
une belle et fière défense , que Thucydide met au-dessus de 
tout ce qu'avait produit jusqu'alors l'éloquence attique (2), 
Antiphon succomba et but la ciguë (3) (Olymp. , XCII , 2). 
Éloigné de la place, Antiphon écrivait; le premier, il se mit 
à faire des plaidoyers pour des citoyens incapables de se 
défendre , et il acquit par ce moyen une fortune consi- 



(1) Spengel , luvayco-rt xexvwv, p. 109. — (2) Thucyd. , Vlll , 68. — (3) Il n'est 
pas facile de démêler les détails de sa vie , à cause de la confusion de plusieurs 
noms semblables : ainsi on l'a souvent confondu avec un autre Antiphon , le 
devin ( tepaTc^o^nx; ) , auquel on attribuait dans Tantiquité un discours sur la 
Concorde, et qui fut condamné à mort par les Trente. (Olymp., XCIV, 2.) 



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- 45 — 

dérable. Le premier aussi peut-être , il inventa un moule 
pour la harangue politique (eûpeT>7ç xcxi «p/î^yo; toO tvttov 
TToXtTtxoO) (1), comme on en avait déjà inventé un pour les 
plaidoyers. 

Les anciens citent une Rhétorique d'Antiphon , en trois 
livres au moins ; mais ce n'était sans doute qu'un cahier de 
lieux communs et de patrons de plaidoyers , comme la 
plupart des manuels de cette époque. II paraît toutefois 
que le rhéteur y avait inséré quelques règles , si l'on en 
peut juger par plusieurs phrases assez insignifiantes (2) , 
qu'on en a recueillies. Mais le traité dut consister principa- 
lement dans ces exercices oratoires que nous possédons 
encore en grand nombre sous le nom d'Antiphon d^éXerat). 
L'antiquité en comptait plus de soixante ; il nous en reste 
quinze : trois de ces discours (accusation d'empoisonnement 
contre une belle-mère , plaidoyer sur le meurtre d'Hérode , 
plaidoyer pour le danseur) pourraient bien être des plai- 
doyers véritables , écrits pour d'autres et retouchés ensuite 
pour l'école (3). Les douze autres, partagés en trois 
tétralogies, comprenant chacune une double accusation et 
une double défense , sans un nom propre , un fait précis , 
une date, ne sont évidemment que des préparations; l'art 
pour Antiphon était tout entier dans cette pratique («oxyiar 
xpaTKjTov). Le style en est sans couleur, sans grâce et sans 
vie, souvent d'une rudesse antique, souvent aussi chargé 
d'antithèses comme dans les discours de Thucydide ; mais la 
phrase est claire et facile. 

L'ennemi d'Antiphon, Théramênes, surnommé le Cothurne 
ou la chaussure à tous pieds (4), parce qu'il avait appartenu 

(I) Philost , p. 498. — (2) Longin, éd. Aid., p. 719. - Ammonius, Valken., 
p. 127. — (3) C'est ainsi que nous voyous plus tard Eschine, exilé à Rhodes, 
ouvrir une école de rhétorique , et y relire sans cesse son discours contre Ctésl- 
phon , et la réponse de son rival. C'étaient là sans doute les deux principales pièces 
de son cahier. — (4) Napoléon disait de Fouché : il est toujours prêt à mettre 
son pied dans le soulier de tout le monde. 



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- 46 - 

tour à tour à toutes les factions, avant de devenir Tun des 
Trente , avait écrit aussi son manuel oratoire et ouvert une 
école, où il relisait sans doute son discours pour le rappel 
d'Alcibiade, ou son accusation contre les malheureux 
généraux , qui partageaient avec lui le commandement de 
la flotte aux îles Arginuses. Il ne s'était jamais appliqué 
qu'au genre politique (oujùiêouXeiJetv i^ovov tldéi) . La méthode 
de Corax convenait bien à cet homme mobile, toujours 
prêt, dit Aristophane, à se porter du côté où le navire 
enfonce le moins , à se retourner et à prendre la position 
la plus avantageuse (1). 

On n'a rien conservé de Théramène : rien non plus de 
Critias , son rival et son accusateur; ce n'est pas étonnant. 
Critias , qui était rentré aussi dans sa patrie à la suite de 
Lysandre, avait, plus encore que tous ses autres collègues, 
irrité les Athéniens par sessanglantes réactions ; plus que tout 
autre aussi, quand il eut succombé, la haine populaire dut 
le poursuivre jusque dans ses ouvrages. On connaît le 
serment : «Je ne garderai rancune à aucun de mes conci- 
» toyens, à moins qu'il ne soit l'un des Trente. » — Critias s'é- 
tait distingué à la fois comme orateur politique et comme maî- 
tre de l'art; disciple de Gorgias comme Antiphon, il se rap- 
prochait de ce dernier par la gravité de son langage (at[j.voi)y 
et son enflure (oyxoc), mais sa diction était plus pure (2). 
Cicéron le range avec Alcibiade et Théramène parmi ces 
orateurs du temps de l'anarchie , dont le style était noble , 
sentencieux, plein dans sa précision , mais par sa précision 
même un peu obscur, et dont la manière de Thucydide peut 
donner une idée (3). Critias se distinguait aussi par son 
habileté à ordonner toutes les parties d'une harangue , sans 



(I) Grenouilles, 536. — (2) Hermog., Àld., p. U4. — Philost., p. 502. - Den. 
Halic. de Lysia, 161.— (3) Brutus, c. 7. 



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- 47 — 

fatiguer ni exciter d'ombrages, comme Antiphon, par 
l'appareil de son art (1). 

Mais tous ces noms s'effacent devant celui de LysiaSy fils 
de Céphalos, qui pourtant exclu de la tribune politique 
comme étranger, fut réduit à se renfermer dans l'éloquence 
judiciaire. Il était né à Athènes (Olymp. LXXX, 2), mais 
d'une de ces riches familles syracusaines , que le goût des 
arts et la politique de Périclès avaient attirées en Attique ; et , 
lorsque après trente-deux ans de séjour à Thurium , où il 
avait suivi les leçons de Tisias, il rentra dans Athènes, 
alors au fort de l'anarchie, il resta confondu parmi les 
Métœques. En vain Thrasybule , après l'expulsion des 
tyrans , pour le récompenser de son dévouement et de ses 
sacrifices à la^ause de la liberté, réclama-t-il pour lui le 
droit de cité : on l'admit seulement au nombre des Isotèles. 
Repoussé ainsi de la place , où il n'avait parlé qu'une seule 
fois pour venger sur Ératosthène la mort de son frère , il 
ouvrit une école, où il compta Isée parmi ses disciples, et il 
écrivit pour d'autres plus de quatre cents plaidoyers. On 
l'appelait par injure le logographe (2). 

Sans compter un grand nombre de fragments , il nous 
reste de Lysias trente-cinq discours , quelques-uns incom- 
plets , quelques autres d'une origine douteuse , la plupart 
authentiques. Plusieurs ne sont encore que des exercices 
préparatoires, des morceaux d'apparat composés pour 
l'école avec les ornements ambitieux et les symétries musi- 
cales du genre; telle est, par exemple , sa lettre subtile et 
éclatante sur l'amour (3). Pareillement dans son discours 
funèbre , ou encore dans le début de sa déclamation sur le 



(I) Hermog., Aid., p. U4. - (2) Phjedre , VHl , 44. — (3) Taylor, dans sa vie 
de Lysias , rattribue à un antre rhéteur du même nom , et frère d'un certain 
Brachyllus; sa conjecture ne me semble pas assez fondée ; Platon indique lui- 
même qu*il parle du frère de Polémarque (JPhèdre, p. 44). 



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— 48 - 

sujet de Nicias à Syracuse , on croirait entendre Isocrate : 
là il fait de Tart. Mais ramenez-le dans la réalité de la 
pratique ; donnez-lui une vraie accusation à intenter , une 
vraie cause à défendre , et vous ne pourrez assez admirer 
la simplicité de son éloquence. On s'étonne vraiment en 
le lisant , que Téloquence Athénienne soit arrivée aussi 
vite à cette perfection , où les procédés de l'école se con- 
fondent avec la pensée de l'orateur et les conditions du 
sujet, d'une façon si heureuse, qu'on ne distingue presque 
plus l'inspiration personnelle des ressources d'un art con- 
sommé. On y sentira bien parfois encore, comme dans 
Démosthène lui-même, je ne sais quel caractère de lieu 
commun ; mais cette forme , empruntée peut-être à l'École, 
est comme un moule si naturel de la pensée antique, 
et l'orateur a si bien su s'approprier le développement 
banal , qu'on ne sait s'il l'a puisé dans son cahier ou en 
lui-même, et s'il a suivi d'autre méthode qu'un instinct 
supérieur. Aussi est-il difficile de caractériser l'éloquence 
de Lysias ; son éloquence, c'est son sujet même ; son style , 
c'est lui; sa qualité suprême, c'est la précision. ^ Chez 
lui^ dit Denys d'HsClicarnasse , les idées ne sont pas esclaves 
des mots , maïs les mots dépendent des idées. C'est le véri- 
table modèle du style attique : limpide, naturel et simple, 
avec je ne sais quel air de noblesse ; net et lumineux , 
sans trop d'éclat , d'une grâce inexprimable qui ne lui ôte 
rien de sa force ; mais en général peu animé et plus pro- 
pre aux afifaires particulières qu'aux discussions politiques. 
Vienne maintenant Démosthène, la langue oratoire est 
faite; Démosthène y mettra la passion qui est l'âme de la 
parole. 

Lysias écrivit -il une Rhétorique? Cela n'est pas pro- 
bable. « En voyant, dit Cicéron, combien Théodore de 
» Byzance était ingénieux dans ses règles , et maigre dans 
» ses discours , il en avait conclu qu'il n'y a pas vraiment 



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— 49 — 

» d'art efficace de. l'éloquence (!)• » Les choses vont vite 
à Athènes ; nous voilà en pleine réaction contre l'éloquence 
factice et les fastueux procédés des sophistes : on va 
presque jusqu'à nier l'art. Lysias disait pareillement «que 
» le style ne vaut que par l'idée qu'il exprime ; que Texpres- 
» sion est grande , si l'idée est grande ; petite . si l'idée est 
» petite (2). » — Il enseignait donc à ses disciples que la 
Rhétorique est une pratique , plutôt qu'une théorie (3) ; et il 
composait pour eux, ou des modèles de plaidoyers, ou un 
répertoire de lieux communs oratoires. Ainsi , sous le titre 
de préparations ( Tcapaixeuat ) , il avait écrit une série de 
morceaux sur l'influence de la misère ou de V opulence, sur 
le caractère de la jeunesse , ou de la vieillesse (4) , sur la 
validité des dons faits à une femme épousée par force , sur 
Yavortement, etc. (5); sujets qui revenaient sans cesse 
dans les débats des tribunaux , et sur lesquels il était bon 
d'avoir un développement toujours prêt. 

C'est ainsi que l'éloquence, un instant égarée à la suite 
de Gorgias dans la vaine pompe des déclamations théâ- 
trales, se hâte de rentrer de plus en plus dans les affaires : 
la nécessité même l'y rappelle : l'anarchie politique et civile 
règne plus que jamais dans Athènes , et voici bientôt ve- 
nir les derniers jours de la démocratie, et les derniers 
orages de la liberté. 

(I) BnitUB, 12. — (2) H yârp yTiùytxa^ xaxà Aualav, voûv oÛTe icoXî^v, oOxe jitxpôv 
l^^ei- ô 81 voûç , c^ jiàv Tzokh , icoXùç, c^ 6è jjitxpèv, jitxpdç. Grcg. Corinth , cité par 
Reiske. — (3) Quintil. Il, 16. — (4) Scholies d'Hermog., p. 142.— (6) Théon. 
progyinn.,p. 8. 



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CHAPITRE VI. 

INFLUENCE DE lA DIALECTIQUE SUR LA RHÉTORIQUE 
ATHÉNIENNE. 



U Dialectique naît de la lutte de» systèmes q)po8é8 de philosophie. - Zenon d'Élée 
en apporte à Athènes la première méthode. — ■ Goût singulier des Athéniens 
pour les subtilités de TErislique.— La dispute envahit tout — Déplorables con- 
séquences de cet esprit de sophisme pour les mœurs publiques. 11 ne faut pas 
toutefois juger les Sophistes d'après Platon qui les a si injustement rabaissés.— 
Influence de leurs disputes subtiles pour aiguiser l'esprit aux discussions de 
la tribune et assouplir la langue. 

Hasardez quelque argument subtil et ingénieux. Peut- 
être craignez-vous qu'un auditoire ignorant n'entende 
pas tant de finesse. Rassurez-vous , il n'en est plus ainsi ; 
ils sont tous âguorris; chacun a son livre où il apprend 
toutes les adresses; d'ailleurs ils ont l'esprit le plus vif, 
et il est aujourd'hui plus aiguisé que jamais. 

Grenouilles, nos. 



Nous avons vu que l'école sicilienne cherchait à démêler 
les diverses parties du discours , et à dresser pour chacune 
d'elles une série de moyens de persuasion; tandis que, 
dans les écoles d'Athènes , on s'était appliqué surtout à for- 
mer la prose oratoire , et à polir certains morceaux à l'u- 
sage de l'improvisation. C'est grâce à cette double manière 
d'entreprendre ainsi l'éloquence par deux côtés à la fois, 
pour la réduire «n art, que cet art de la parole prend des 
développements si rapides , et atteint si vite à sa maturité. 
Mais il ne faut pas oublier une autre circonstance. Dès le 
temps même dePériclès, une science nouvelle venait de 
naître au milieu des querelles philosophiques, science de 
subtilités et de disputes ; science grecque par excellence , 



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— 51 - 

que le spirituel Athénien accueillit avec ivresse , qu'il mê- 
lait à tout, qu'il aimait à retrouver partout, mais surtout à 
la tribune , et dont il aiguisa pour ainsi dire l'éloquence ; 
c'est la Dialectique ou VÊristique. 

On sait qu'Athènes fut comme le champ de bataille, où 
tous les systèmes vinrent tour à tour vider leur querelle , et 
laisser leurs débris. C'est là qu'on vit aux prises l'école 
d'Ionie et l'école Italique ; la mêlée fut terrible , toutes les 
opinions et les croyances en furent ébranlées. Mais du 
moins le besoin d'attaquer et de se défendre força les esprits 
à réfléchir et à étudier les fonnes diverses de l'argumenta- 
tion , pour se faire une tactique de discussion , et mieux 
saisir les fautes de l'adversaire. Et après la défaite des 
partis, il resta l'arme terrible, dont tous s'étaient servis 
pour détruire, l'art du raisonnement. —Ces premiers essais 
d'une méthode d'argumentation se bornèrent d'abord à 
recueillir quelques subtilités, quelques stratagèmes. Ce n'est 
pas au début, qu'on put songer à établir un ordre général 
dans l'immense confusion des idées , et assujettir à quelques 
règles invariables tous les procédés du raisonnement ; les 
combinaisons de la pensée , en eflfet , comme ces nuages 
légers et vagabonds qu'un vent capricieux transforme sans 
c^sse , se succèdent et se métamorphosent avec trop de 
promptitude, pour que l'analyse en puisse du premier coup 
reconnaître la marche et la suite. Mais chaque jour , dans 
les éternelles discussions de la conversation , du gymnase, 
de la tribune , du théâtre même , les observations se mul- 
tiplient , les traces de la pensée se marquent davantage : à 
force d'y repasser , on reconnaît mieux ses voies mysté- 
rieuses. Ce progrès de la dialectique à Athènes fut vraiment 
merveilleux. Zenon d'Élée, auquel on en attribue l'inven- 
tion, entreprit, au temps de Périclès, de réduire en mé- 
thode positive ses principaux moyens d'argumentation. Un 
siècle plus tard , Aristote écrivait son Organon , cette admi- 



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- 52 — 

rable géographie de l'esprit humain , cette étude si com- 
plète des lois de la pensée , que tous les écrits postérieurs 
sur cette matière ne sont au fond que des commentaires de 
son livre. 

Zenon , le champion de la doctrine éléatique , avait com- 
posé son Manuel de dialectique, pour défendre contre les 
sophistes la métaphysique de son maître Parménide , qu'il 
accompagna à Athènes vers la LXXX* olympiade (1). 
Déjà il indiquait (s'il faut en croire le Commentaire de Pro- 
dus sur le Parménide) les aspects divers, sous lesquels 
on peut considérer une chose pour la démonstration. Si 
l'on ne peut la juger en elle-même , disait-il , il faut la 
comparer à quelque autre : tantôt on l'oppose à elle-même, 
tantôt à un seul objet, tantôt à plusieurs ; on l'étudié dans 
ses conséquences immédiates ou éloignées, dans ses rap- 
ports de ressemblance ou de différence , de grandeur ou de 
petitesse, avec des choses de même nature , ou de nature 
différente. C'est, comme en germe, la méthode même delà 
grande topique d'Aristote; pour moi , j'hésite à penser que 
Zenon ait eu déjà des vues si nettes et si générales de la 
stratégie dialectique , et je croirais plus volontiers qu'il 
n'avait guère apporté avec lui à Athènes qu'une provision 
détours d'adresse, de questions ambiguës, d'équivoques, 
et pour ainsi dire de machines de guerre , comme V Achille^ 
\si flèche^ etc. pour mettre ses adversaires en contradiction 
avec eux-mêmes, les égarer dans d'inextricables détours, 
et les livrer pieds et poings liés au ridicule , si redoutable 
chez ces gais et moqueurs Athéniens. 

En ce temps, où l'on n'avait point encore appris à ré- 
fléchir méthodiquement, un art qui éclairait les ténèbres de 
la pensée , et aidait à s'orienter dans ce monde nouveau ; 



(i) Voycx sur Zenon l'excellent article de M. Cousin, dans la Biographie uni- 
verselle. 



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— 5â — 

mais surtout un art d'avoir toujours raison , de soutenir 
le pour et le contre avec un égal succès, d'étonner le bon 
sens par de spécieuses raisons, de troubler par mille pres- 
tiges toutes les idées reçues (et voilà ce que devint bientôt 
l'éristique) , un art pareil ne put manquer d'avoir une 
vogue merveilleuse. On quittait tout pour se jeter à l'envi 
dans ces jeux de la discussion, a Le jeune homme , dit 
» Platon, qui a goûté une première fois à cette science, en 
» est transporté , comme s'il avait découvert le trésor de la 
» sagesse ; dans son enivrement , il n'est point de sujet 
» qu'il ne se plaise à remuer, tantôt le roulant pour le ra- 
» mener à l'unité , tantôt le développant et le divisant par 
» morceaux. Il se précipite le premier dans les embarras ; 
» il se plaît ensuite à y entraîner quiconque l'approche , 
» sans épargner même ni son père ni sa mère : peu s'en 
» faut qu'il ne s'en prenne même aux bêtes ; il ne ferait 
» grâce à aucun barbare, s'il trouvait seulement un inter- 
» prête (1). » Périclès attira chez lui Zenon pour recevoir 
ses leçons , et il passait avec lui des jours entiers à jouer 
au sophisme. Pythodoros et Callias lui donnèrent chacuR 
cent mines, pour être instruits dans son art. Euthydême et 
Dionysiodore renoncèrent à l'éloquence pour s''appliquer à 
l'éristique. C'est la première chose que tout Sophiste en- 
seigne désormais à son disciple. « Fends en menus éclats 
» la pensée la plus mince, dit le maître dans Aristophane ^ 
» que ton esprit tourne autour du sujet ; distingue et exa- 
» mine (2).» - Le peuple entier, épris de ces combats d'ar- 
guments , aimait à les retrouver partout et applaudissait 
aux personnages d'Euripide, quand ils remplaçaient le 
débat animé des passions par les arguties scolastiques. Le 
secret des moyens n'était pas encore connu de tous, et 



(I) Philèbe, m, p. 150. — (2) Nuées, 740. 



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- 54 - 

^analyse n'avait point encore changé pour tous en science 
positive la magie des effets. 

Ainsi , la dialectique , inventée pour défendre la vérité , 
devint bientôt à Athènes , cette terre classique du sophisme, 
une sorte d'art d'agrément, un jeu d'esprit; dans tous les 
coins de la ville , on n'entendait que disputes pointilleuses, 
ingénieuses bagatelles ; ce n'étaient partout que trébuchets, 
comme dit Aristophane {axoLvôdl-n^çoL Ittwv) (1). Et dans 
dans toutes les villes de la Grèce , on ne voyait que char- 
latans venus de Sicile , d'Italie ou des îles , qui faisaient 
publiquement profession d'enseigner l'art de contredire. 
Étrangers pour la plupart , ces aventuriers s'inquiétaient 
peu d'augmenter encore par leurs disputes l'anarchie des 
écrits et des républiques; il colportaient en tous lieux leur 
marchandise, leurs escamotages de raisonnement ou \e\xTB 
phrases sonores sur le vice et la vertu , des ruses pour les 
démagogues, des mensonges ppur les plaideurs, de brillants 
paradoxes pour les oisifs.— On finit par en avoir peur; les 
Lacédémoniens chassèrent le présomptueux Céphisophon , 
qui s'était vanté de disputer un jour entier sur un sujet quel- 
conque ; auparavant déjà , les Éphores avaient sévèrement 
puni un jeune homme coupable de s'être formé aux écoles 
d'Athènes à ces subtilités (2). Et à Athènes, les vieux ci- 
toyens , aigris d'ailleurs par les revers de la guerre du Pé- 
loponèse, et inquiets de cette licence qui ébranlait tous les 
principes sur lesquels reposait la société , la religion , les 
vertus antiques, s'en prenaient aux Sophistes de cette cor- 
ruption toujours croissante , et ne cessaient de les pour- 
suivre. 



(l) Aliiy ut dialecticiy novum sibi ipsi studium ludumque pepererunt,^ 
rie Orat., III, 36.— Ce jeu ne passa jamais de mode à Athènes; au temps d'Aulu- 
Gelle, c'était encore le divertissement du beau monde ; on jetait un sophisme , 
comme un dé, sur le tapis, et qui ne pouvait s'en dépêtrer payait Tamende. 
(Nuits ait., XVllI, 13.) ~ (2) Sextus Emp. adv. Mathem. 



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~ 55 — 

Cependant , il y a eu contre les Sophistes bien des pré- 
jugés exagérés. Sans doute quelques-uns avaient augmenté 
par une réaction inévitable le désordre des idées et le dé- 
règlement des moeurs ; mais peut-être la corruption générale 
avait-elle bien autant contribué à pervertir Fusage de la 
Rhétorique et de la dialectique, que l'abus de ces arts à 
augmenter encore cette corruption. Cette indifférence du 
bien ou du mal , du vrai ou du faux dans leurs discussions 
et leurs manuels, était déjà dans toutes les âmes; c'était 
l'esprit du temps. Ils ont trouvé dans les écoles l'esprit de 
doute se jouant de toute croyance , de toute morale ; ils ont 
trouvé sur la place une populace souveraine , livrée à tous 
les excès de la licence ; dans les tribunaux , la corruption 
triomphante; au théâtre, une impiété audacieuse; partout 
un goût passionné de vaines disputes; ils ont suivi la foule; 
parfois peut-être l'ont-ils un peu devancée , enivrés par la 
science et le succès. Pouvaient-ils voir cet essor rapide , 
mais aveugle et sans direction , de toutes les connaissances 
humaines, et cette brillante suite de théories, sans en éprou- 
ver quelque vertige? Il faut être sévère envers eux, mais 
juste : or Platon ne l'a pas toujours été ; Philostrate même 
l'accuse d'avoir vu d'un œil jaloux les succès de ces 
éblouissants parleurs, qui charmaient la Grèce entière, et 
rappelaient les merveilles d'Orphée (1). Soit jalousie ou 
dédain , il a trop souvent défiguré les Sophistes', et l'on ne 
doit pas plus les juger d'après ses portraits, que l'on ne 
juge Socrate d'après Aristophane. Socrate lui-même ne 
fut-il pas condamné comme sophiste et corrupteur de la 
jeunesse? Prodicus, qui but peu après la ciguë pour le 
même crime, était-il plus coupable? Zenon n'avait-il in- 
venté sa terrible machine dialectique, que pour saper, comme 
le croyait le vulgaire , tout principe , lui le héros et le mar- 

(1) Epist. ad Jul. Aug. 



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— 56 — 

tyr de la patrie et de la liberté? Le religieux Anaxagoras 
ne fut-il pas accusé d'impiété par Cléon ? Plus tard Aris- 
tote ne dut-il pas fuir d'Athènes, pour se dérober à une ac- 
cusation de sacrilège?— Le fanatisme populaire s'inquiétait 
des tentatives des sages, pour transformer et épurer une 
religion ruinée de toutes parts ; Tignorance ne voyait des 
arts que Tabus. « Faut-il pourtant , disait Gorgias , rendre 
» l'art responsable du mauvais usage qu'en font quelques- 
• uns (1)? 

Du reste , nous n'avons ici qu'à apprécier l'influence dé 
ces spirituels discours sur les merveilleux développements 
de l'art de la parole. Or, par l'éclat de leurs talents et de 
leurs lumières , ils répandirent le goût de l'étude ; leurs re- 
cherches subtiles sur le sens propre des mots , au milieu de 
cette confusion de dialectes , qui venaient se réunir à 
Athènes dans une langue commune , hâtèrent la maturité 
de la langue, et portèrent bientôt la prose, qui venait de 
naître dans Hérodote, à une singulière perfection. — Prodi- 
cus^ avec ses délicates études sur les étymologies et les 
synonymies , fixait à la fois la langue , et apprenait à ré- 
fléchir. Il avait compris « que les langues sont, comme l'a 
» dit Leibnitz , le meilleur miroir de l'esprit humain , et 
» que l'analyse exacte de la signification des mots ferait 
» connaître mieux que toute autre chose les opérations de 
» l'entendement. » — Protagoras , en décomposant de son 
côté les éléments du langage, en distinguant les voyelles 
des consonnes , en déterminant le genre des mots , com- 
mençait une grammaire ; science singulièrement difficile à 
son début, qu'Aristote ne dédaigna point , et que les Grecs 
trouvaient ajuste titre si merveilleuse, qu'ils en attribuaient 
les premières notions audieuTheuth (2). — Us firent enfin, 
pour l'éloquence athénienne , ce que firent chez nous Mal- 

(I) Gorgias, III, 16. — (2) Philèbe, III, 154. 



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— 57 — 

herbe, Balzac, Vaugelas, pour la langue poétique et oratoire 
dul7'siècle. Dans leurs disputes d'ailleurs, espèce de gym- 
nase de l'esprit , ils accoutumaient leurs disciples à suivre 
une pensée dans ses plus capricieux détours , à discipliner 
la réflexion , à la féconder par la méthode ; leurs jeux même 
servaient à assouplir la langue et à l'aiguiser pour les dé- 
bats oratoires. Quand Aristote est venu plus tard avec son 
puissant esprit de système recueillir le riche héritage des 
Sophistes, et éclairer des lumières d'une haute philosophie 
ces mille études de détails, il effaça trop les travaux de ses 
devanciers : il faut faire à chacun sa part. Quel que fût le 
génie d' Aristote, on n'atteint pas du premier bond à la 
hauteur où il s'est élevé ; il sut seulement , mieux que per- 
sonne, en groupant des observations éparses, tirer de 
ce qui n'avait semblé d'abord que des curiosités difficiles , 
d'admirables applications. 



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- 58 — 



CHAPITRE Vn. 

RÉACTION DE l'ÉCOLE SOCRATIQUE. 



La Rhëiorique se rapproche de la Philosophie. — Socrate déplace l'éloquence , et 
en fait un art d'instruire les hommes de la vérité et de les rendre meilleurs. — 
Rhétorique de Platon. — Essais d'Isocrate pour remplir ce programme d'un 
art idéal. — Restitution de la Rhétorique d'Isocrate. — Orateurs et Rhéteurs 
de son école. 

L'homme digne d'être écouté est celui qui ne se sert 
de la parole que pour la pensée, et de la pensée que pour 
la vérité et la vertu. 

Fénelon , Lettre à rAcadémie. 



Sacrale ne cessa toute sa vie de faire la guerre à ces ar- 
tisans de paroles , et de dénoncer leur routine immorale , 
ou, comme il l'appelle lui-même, cette cuisine perni- 
cieuse par laquelle ces empoisonneurs publics flattaient les 
goûts capricieux de la multitude. Il s'indignait qu'un char- 
latan , avec un babillage léger et superficiel , un clinquant 
de mots sonores , quelques flatteries banales adressées à la 
vanité populaire , se fît mieux écouter sur toute question 
spéciale que les plus compétents , et que les plus graves 
intérêts de la patrie et des particuliers fussent ainsi à la 
merci d'un art de prestiges. La Rhétorique , comme on l'a 
vu , n'était jusqu'alors qu'un manuel pratique, pour per- 
suader, quoi? n'importe, le vrai , le faux , le bien , le mal , 
l'utile, le nuisible; c'était une machine à persuasion (îret- 
9oO; ôyijtxtoupyôç). Socrate changea ce rôle de l'art, et assi- 
gna un autre but à l'éloquence. Ce ne fut plus seulement 
l'art de persuader les hommes , mais l'art de les instruire et 



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— 59 - 

de les rendre meilleurs ; et la Rhétorique , au lieu d'être 
encore un recueil de procédés , pour en imposer aux igno- 
rants et aux crédules , et pour flatter les préjugés ou trou- 
bler les passions, devint pour le sage la science même de tout 
ce qui peut porter les hommes au bien et assurer leur bon- 
heur. Plus d'artifices extérieurs ; Socrate voulait que l'ora- 
teur triomphât seulement par la puissance de la vérité et 
l'autorité de sa vertu. Admirable illusion d'un philosophe, 
rêvant une éloquence idéale dans une société idéale ! Il fut 
victime de sa sublime chimère , refusa jusqu'au bout de re- 
courir, pour se défendre , aux ressources de l'éloquence 
usuelle , et fut condamné. 

Tel Socrate se montre à nos yeux dans les dialogues de 
Platon, miroir brillant, mais parfois infidèle, où se con- 
fondent l'image du maître et celle du disciple. Platon con- 
tinua la guerre contre ce qu'il appelait la fausse éloquence , 
et développa dans quelques-uns de ses dialogues , mais sur- 
tout dans le Phèdre, des idées pleines de justesse et de gran- 
deur sur la doctrine oratoire de son- maître. C'est la philo- 
sophie même de cette Rhétorique nouvelle , fondée sur la 
science de la nature humaine , et qui rattache désormais la 
pratique à une haute théorie , la parole à la vérité , l'action 
à la vertu. 

La vraie Rhétorique , pour Platon comme pour Socrate , 
n'est plus tant l'art de persuader, que la science de ce qu'il 
faut persuader aux hommes ; l'art est entièrement déplacé ; 
un manuel ne suffit plus pour former un orateur. On ne 
peut plus prétendre à cette éloquence , qu'autant qu'on 
joindra au talent naturel de la parole l'habitude de consi- 
dérer les choses de haut , et une étude approfondie de 
l'homme. — Il faut , avant tout , avoir la connaissance des 
choses dont on parle, et savoir distinguer ce qui est vrai- 
ment beau, juste et utile; il faut aussi connaître les 
hommes auxquels on s'adresse , et les rouies de leur esprit , 



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- 60 - 

et les penchants de leur cœur , et leurs vrais intérêts , et la 
véritable manière de les rendre bons et heureux; il faut 
avoir étudié leurs passions, afin de les régler, ou même par- 
fois de les exciter pour le bien ; il faut savoir les lois et les 
coutumes de son pays , les mœurs de chaque condition , 
la différence des éducations , les préjugés du siècle , etc. , 
pour accommoder à ces mille circonstances les ressources 
de la parole (1). — La règle générale de la démonstra- 
tion oratoire, ensuite, consiste à démêler les idées im- 
muables de celles qui se transforment sans cesse, les choses 
sur lesquelles tout le monde est d'accord , de celles où les 
opinions diffèrent , et de partir des premières pour arriver 
aux secondes, par une suite de rapports, et comme une 
chaîne d'idées intermédiaires. — Enfin l'ordre naturel d'un 
discours, c'est de réunir d'abord dans une idée générale 
toutes les idées particulières du sujet, afin de fixer dans 
une définition précise la question que l'on traite , et ensuite 
de décomposer ce groupe en ses diverses parties , pour 
reprendre chacune séparément. « Quand je crois avoir 
I» trouvé un homme , ajoute Platon , capable de considérer 
» ainsi les choses sous un point de vue général et particu- 
» lier, je m'attache à ses traces comme à celles d'un 
» Dieu (2). » 

Voilà la théorie de l'éloquence la plus grande, et en 
même temps la plus féconde , que l'on puisse donner à des 
orateurs de génie. C'est le programme même de la Rhé- 
torique d'Aristote ; mais cette théorie est trop élevée peut- 
être au-dessus du vulgaire pour être fort efficace. Quelque 
sujet que saisisse Platon , il l'emporte d'un vol hardi dans 
les régions de la plus haute philosophie , et va loin de la 
routine poursuivre ses libres et brillantes spéculations, sans 
s'inquiéter si les yeux profanes peuvent suivre son essor. 

(I) Phèdre, passim , surtout p. 63 et 64. — (2) Phèdre, p. 56. 



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— 61 — 

Il découvre tout d'un coup aux regards une éloquence 
idéale, mais il montre à peine la route qui y mène, et 
n'aide guère à y marcher : il reste sur les hauteurs de l'art; 
c'est la grandeur, mais aussi le défaut de sa méthode ; 
elle dépasse trop la commune portée , et laisse trop à 
faire dans l'application. Le démagogue , le sycophante , le 
citoyen accusé n'ont ni le temps ni le goût de ces médita- 
tions solitaires; il leur faut de faciles procédés, de bons 
tours de métier, de belles phrases, enfin des matériaux 
tout prêts pour un discours quelconque ; aussi laissaient-ils 
rêver le philosophe , et gardaient-ils leur manuel avec sa 
routine si commode. 11 est vrai que Platon se souciait peu 
de ces ouvriers de parole, et qu'il n'élevait peut-être si 
haut l'éloquence que pour la rendre inaccessible à la foule 
des parleurs ordinaires ; lui qui d'ailleurs, en bannissant de 
sa république le gouvernement populaire , avait enlevé à 
l'éloquence son principal théâtre, comme il avait déjà 
chassé de sa cité les poètes couronnés de fleurs. Mais à 
Athènes, on ne pouvait encore se passer de l'éloquence 
facile ; on se moqua avec Platon des sophistes , parce que 
sa raillerie était à la mode, mais on n'en pratiqua pas 
moins leurs commodes cahiers. 

Cependant cette réaction de Socrate et de Platon eut 
sur la pratique même de l'éloquence une influence salu- 
taire ; ils inspirèrent à quelques jeunes Athéniens , qui se 
préparaient à la vie politique, le goût d'une philosophie 
solide. Isocrate, Isée, Lycurgue, Démosthène, Hypéride 
vinrent apprendre à leur école à connaître les hommes et 
les choses, la science de l'âme et des vrais intérêts des 
peuples. Au lieu de quelques connaissances banales, gla- 
nées à la surface des choses, les orateurs sérieux cher- 
chaient à pénétrer au fond des sciences politiques et mo- 
rales, afin d'y recueillir pour toutes les questions des idées 
plus profondes et plus générales. On commençait à devi- 



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— 62 — 

ner la grande éloquence, et à comprendre qu'il n'y a point 
de recette qui puisse suppléer à la connaissance du sujet 
et à l'inspiration. « Je veux , s'écrie Démbsthène dans son 
» plaidoyer contre Aphobos, vous montrer clairement com- 
9 bien cette cause est vraie, sans recourir aux vraisem- 
» blances ni aux raisons forgées pour le besoin du moment, 
» mais en invoquant la justice qui aura parlé, je l'espère, 
» au cœur de vous tous (1). » 

Le disciple , sur lequel Socrate avait fondé le plus d'es- 
pérances pour rendre à l'art oratoire sa grandeur, c'était 
f socrate (2), dont il goûtait l'esprit délicat, l'âme noble et 
généreuse. Avant de s'attacher à lui, Isocrate avait fré- 
quenté les écoles de Tisias , de Gorgias et de Prodicus ; 
mais désormais il prenait grand soin dé s'en séparer. 
« Abandonnez aux sophistes , disait-il , ces prestiges de la 
)» parole, par lesquels vous vous flattez de nous abuser, 
» mais qui depuis longtemps déjà ne font plus de dupes. 
» Cherchez la vérité , instruisez vos disciples dans les choses 
» journalières de la république ; exercez-les à la pratique 
» des affaires, en songeant qu'il vaut beaucoup mieux juger 
» d'une manière saine des choses importantes, que de sub- 
» tiliser avec esprit sur des frivolités , et dépasser un peu 
» les autres dans les grandes choses, qu'obtenir une grande 
» supériorité dans des riens, sans aucune utilité pour la 
» vie (S). » Il voulait relever l'art à sa hauteur, et rendre 
l'éloquence à sa destination véritable. 

Mais il était naturellement trop timide, et il avait la poi- 
trine trop délicate , pour oser affronter les orages de la vie 
publique. Condamné à y renoncer, il ouvrit une école 
d'éloquence, à Chio d'abord, et ensuite à Athènes, ou 
bientôt il eut une vogue extraordinaire et où il rétablit sa 
fortune, dissipée par les désastres de la guerre. Il se mit 



(I) U. R., p. 847. ~ (?) Phèdre, p. 74. — (3) Éloge d'Hélène , § 4. 



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- 63 — 

aussi à écrire des plaidoyers pour autrui ; mais exposé lui- 
même à des poursuites fréquentes , pour avoir enfreint la 
loi qui défendait qu'on prêtât à un autre l'appui d'une élo- 
quence étrangère, il cessa ce métier et se renferma dans 
les exercices de son école (1). Le voilà donc, en dépit de 
la prédiction de Socrate, et malgré son dédain pour les 
stériles déclamations des sophistes, exclu des affaires et 
réduit à se faire presque sophiste à son tour. Cependant il 
transforma selon ses idées cette vaine éloquence de l'école, 
et la tira de ses stériles disputes, pour la diriger vers la vie 
politique et la faire servir, comme le voulait Socrate, à 
rendre les citoyens meilleurs. Tantôt ce sont de belles dis- 
sertations sur les plus grandes questions de morale poli- 
tique, sur la royauté^ la loi, la paix, la discorde; tantôt, en 
faisant l'éloge d'un héros ou d'une cité illustre , il cherche 
à exciter l'émulation des citoyens et à réveiller en eux le 
goût du bien et de l'honnête ; mais il aime surtout à vanter 
Athènes, et se» institutions glorieuses, et la simplicité de 
ses mœurs antiques , pour ranimer dans les cœurs le patrio- 
tisme d'autrefois, l'amour de la gloire et le respect de la 
religion nationale. Dans son école , il prêchait la vertu , 
pendant que LycUrgue son disciple , descendant dans 
l'arène , poursuivait de sa haine vertueuse les prévarica- 
teurs. Isocrate dut lui envier ce rôle , car il aimait sincè- 
rement son pays , et il ne voulut pas survivre au désastre 
de Chéronée ; il se laissa mourir de faim. 

Isocrate écrivait pour être lu (2). Aussi apporta-t-il un 
soin extrême aux détails de la forme , et aux combinaisons 
des effets de style. Sans cesse il polissait et repolissait sa 
phrase, essayant tous les tours, toutes les antithèses, 
toutes les harmonies ; il retoucha pendant plus de dix ans 
son Panégyrique d'Athènes. Grâce à ce travail , ses discours 

(1) Bnitus, 12. — (2) Lettre à Philippe, S 26. 



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- 64 - 

sont d'une perfection fatigante; son style est pur, mais 
laisse trop voir rartifice ; harmonieux , mais d'une harmo- 
nie monotone ; il a plus d'élégance que de grâce véritable , 
plus de faste que de grandeur (1). On dirait d'un athlète 
faisant dans le gymnase parade de sa souplesse et de son 
habileté. Il savait qu'on ne se fait pas lire aussi aisément 
qu'écouter, et s'efforçait de piquer la curiosité par les agré- 
ments de détail. Aussi, dans une longue carrière, il ne 
composa qu'un petit nombre de discours, et encore dans 
les derniers, il lui arrivait parfois d'intercaler de longs pas- 
sages empruntés aux discours précédents (2). 

Il lisait ces beaux discours dans son école ; ou bien en- 
core il exerçait ses disciples à en composer sur le même 
sujet; car son enseignement consistait plus sans doute dans 
des exercices de ce genre que dans le développement de 
théories oratoires (3). - Il avait même commencé , en vrai 
disciple de Socrate, par nier l'art (4). Depuis surtout que 
la Rhétorique n'était plus considérée seulement comme un 
art de mettre en œuvre, mais comme la science même de 
toutes les choses qu'on doit persuader aux hommes, il 
désespérait d'embrasser en un traité oratoire l'ensemble de 
toutes ces connaissances nécessaires à l'orateur. Mais il 
revint peu à peu à l'ancienne manière d'envisager la Rhé- 
torique , et finit par reconnaître qu'il est certaines formes 
vulgaires, certaines pratiques, dans lesquelles l'orateur de 
profession peut trouver des cadres commodes , et qui faci- 
litent singulièrement l'improvisation. Il écrivit donc aussi 
son Traité; mais cette Rhétorique d'Isocrate fut bientôt 
oubliée , sans doute parce qu'Aristote , honteux de se taire 
quand les barbares parlaient, effaça, en publiant son grand 



(l) né^uxe Y^p i\ Ai»a(oi» XéÇiç ë^eiv xb X*P^-'^» ^ ^' i«)xpdTOu; ^yXeTau Den. 
Halic. de Isocr. 3. — (2) On en trouve un remarquable exemple dans le discours 
•7tep\ ÀvTi$d9etiK. — (3) 01 ô' oot6v auva^xT^faci (làXXov i\ téxvTp XP^^*^^^ '**'f^ 
Toùç Xd^ouç «aff(. Photius, Bkk., p 486. — (4) Brutus, 12. 



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— 65 — 

ouvrage sur l'art oratoire, tous les travaux de ses devan- 
ciers (1). L'on s'étonne aujourd'hui de l'incertitude de l'an- 
Uquité sur ce livre. Cependant , M. Spengel a dissipé les 
doutes que soulevait cette question , et a essayé , par d'in- 
génieux rapprochements, de nous donner une idée de cet 
ouvrage (2). 

Jusqu'alors dans tous les Manuels, on ne s'était guère 
occupé que du genre judiciaire (3) , le plus nécessaire , 
le plus usité , le plus facile à enfermer dans des règles 
communes , parce qu'il présente presque toujours de com- 
munes conditions. Isocrate semble avoir voulu , dans sa 
Rhétorique, traiter du discours en général, et plus parti- 
C4ilièrement de l'éloge. Il ne distinguait que quatre parties 
du discours : Vexarde , la narrmihn , la confirmation et la 
péroraison ; et il est probable qu'il se bornait à, régler la 
distribution de chacune de ces parties, à en indiquer le ca- 
ractère, la marche, le but, sans prétendre , comme les 
autres Rhéteurs, suggérer aussi les arguments ou les for- 
mules propres à chacune d'elles. 

Dans ses études sur Lysias, Denys d'Halicamasse se 
propose déjuger la distribution des discours de cet orateur, 
d'après la méthode d'Isocrate et de ceux de son école (4), 
Peut-être serait-il téméraire de faire dans les règles citées 
la part trop large à Isocrate ; cependant, nous croyons de- 
voir les résumer en quelques mots. — « Vexorde n'est 
» point un début quelconque , mais cette partie nécessaire 
» du discours , qui ne saurait nulle autre part servir da- 
» yantage au succès ; tantôt l'orateur commence par quel- 
» ques mots sur lui-même pour donner une idée favorable 
» de son caractère et de sa cause, ou sur l'adversaire pour 



(1) An est utriusque, sed pluribus eam libris Aristoteles complexus est. 
QuintiL, lU, I.— (2) ïovaYcoY^i xtxvwv, p. 165 et 8eq.— (8) Ilepl Sk toO «ixeiÇeadai 
icdvTcç Texvo>.oYOÛai. Arist., Rhét., I, 1. — (4) Lysi» Ylta, p. 193. 

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tyr de la patrie et de la liberté? Le religieux Anaxagoras 
ne fut-il pas accusé d'impiété par Cléon ? Plus tard Aris- 
tote ne dut-il pas fuir d'Athènes, pour se dérober à une ac- 
cusation de sacrilège?— Le fanatisme populaire s'inquiétait 
des tentatives des sages, pour transformer et épurer une 
religion ruinée de toutes parts ; l'ignorance ne voyait des 
arts que l'abus. « Faut-il pourtant, disait Gorgias, rendre 
» l'art responsable du mauvais usage qu'en font quelques- 
» uns (1)? 

Du reste , nous n'avons ici qu'à apprécier l'influence dé 
ces spirituels discours sur les merveilleux développements 
de l'art de la parole. Or, par l'éclat de leurs talents et de 
leurs lumières , ils répandirent le goût de l'étude ; leurs re- 
cherches subtiles sur le sens propre des mots , au milieu de 
cette confusion de dialectes , qui venaient se réunir à 
Athènes dans une langue commune , hâtèrent la maturité 
de la langue, et portèrent bientôt la prose, qui venait de 
naître dans Hérodote, à une singulière perfection. — Prodi- 
cus^ avec ses délicates études sur les étymologies et les 
synonymies , fixait à la fois la langue , et apprenait à ré- 
fléchir. Il avait compris « que les langues sont, comme l'a 
» dit Leibnitz , le meilleur miroir de l'esprit humain , et 
» que l'analyse exacte de la signification des mots ferait 
» connaître mieux que toute autre chose les opérations de 
» l'entendement. » — Protagoras , en décomposant de son 
côté les éléments du langage, en distinguant les voyelles 
des consonnes , en déterminant le genre des mots , cona- 
mençail une grammaire ; science singulièrement difficile à 
son début, qu'Aristote ne dédaigna point, et que les Grecs 
trouvaient ajuste titre si merveilleuse, qu'ils en attribuaient 
les premières notions audieuTheuth (2). — Ils firent enfin, 
pour l'éloquence athénienne , ce que firent chez nous Mal- 

(I) Gorgias, III, 16. — (2) Philèbe, III, 154. 



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herbe, Balzac, Yaugelas, pour la langue poétique et oratoire 
du 17' siècle. Dans leurs disputes d'ailleurs, espèce de gym- 
nase de l'esprit , ils accoutumaient leurs disciples à suivre 
une pensée dans ses plus capricieux détours , à discipliner 
la réflexion , à la féconder par la méthode ; leurs jeux même 
servaient à assouplir la langue et à l'aiguiser pour les dé- 
bats oratoires. Quand Aristote est venu plus tard avec son 
puissant esprit de système recueillir le riche héritage des 
Sophistes, et éclairer des lumières d'une haute philosophie 
ces mille études de détails, il effaça trop les travaux de ses 
devanciers : il faut faire à chacun sa part. Quel que fût le 
génie d' Aristote, on n'atteint pas du premier bond à la 
hauteur où il s'est élevé ; il sut seulement , mieux que per- 
sonne, en groupant des observations éparses, tirer de 
ce qui n'avait semblé d'abord que des curiosités difficiles , 
d'admirables applications. 



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~ 58 — 



CHAPITRE Vn. 

RÉACTION DE l'ÉCOLE SOCRATIQUE. 



La Rhétorique se rapproche de la Philosophie. — Socrate déplace l'éloquence , et 
en fait un art d'instruire les hommes de la vérité et de les rendre meilleun. — 
Rhétorique de Platon. — Essais d'Isocrate pour remplir ce programme d'un 
art idéal. — Restitution de la Rhétorique d'Isocrate. — Orateurs et Rhéteurs 
de son école. 

L'homme digne d'être écouté est celui qui ne se sert 
de la parole que pour la pensée, et de la pensée que pour 
la vérité et la vertu- 

Pénelon , Lettre à TAcadémie. 



Sacrale ne cessa toute sa vie de faire la guerre à ces ar- 
tisans de paroles, et de dénoncer leur routine immorale, 
ou, comme il l'appelle lui-même, cette cuisine perni- 
cieuse par laquelle ces empoisonneurs publics flattaient les 
goûts capricieux de la multitude. Il s'indignait qu'un char- 
latan , avec un babillage léger et superficiel , un clinquant 
de mots sonores, quelques flatteries banales adressées à la 
vanité populaire , se fît mieux écouter sur toute question 
spéciale que les plus compétents , et que les plus graves 
intérêts de la patrie et des particuliers fussent ainsi ^ la 
merci d'un art de prestiges. La Rhétorique, comme on l'a 
vu , n'était jusqu'alors qu'un manuel pratique, pour per- 
suader, quoi? n'importe, le vrai , le faux , le bien , le mal , 
l'utile, le nuisible; c'était une machine à persuasion (îret- 
QoO; Jyifxtoupycç). Socrate changea ce rôle de l'art, et assi- 
gna un autre but à l'éloquence. Ce ne fut plus seulement 
l'art de persuader les hommes , mais l'art de les instruire et 



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— 59 - 

de les rendre meilleurs ; et la Rhétorique , au lieu d'être 
encore un recueil de procédés , pour en imposer aux igno- 
rants et aux crédules, et pour flatter les préjugés ou trou- 
bler les passions, devint pour le sage la science même de tout 
ce qui peut porter les hommes au bien et assurer leur bon- 
heur. Plus d'artifices extérieurs ; Socrate voulait que l'ora- 
teur triomphât seulement par la puissance de la vérité et 
l'autorité de sa vertu. Admirable illusion d'un philosophe, 
rêvant une éloquence idéale dans une société idéale ! Il fut 
victime de sa sublime chimère , refusa jusqu'au bout de re- 
courir, pour se défendre , aux ressources de l'éloquence 
usuelle , et fut condamné. 

Tel Socrate se montre à nos yeux dans les dialogues de 
Platon , miroir brillant , mais parfois infidèle , où se con- 
fondent l'image du maître et celle du disciple. Platon con- 
tinua la guerre contre ce qu'il appelait la fausse éloquence , 
et développa dans quelques-uns de ses dialogues , mais sur- 
tout dans le Phèdre, des idées pleines de justesse et de gran- 
deur sur la doctrine oratoire de son maître. C'est la philo- 
sophie même de cette Rhétorique nouvelle , fondée sur la 
science de la nature humaine , et qui rattache désormais la 
pratique à une haute théorie, la parole à la vérité , l'action 
à la vertu. 

La vraie Rhétorique , pour Platon comme pour Socrate , 
n'est plus tant l'art de persuader, que la science de ce qu'il 
faut persuader aux hommes ; l'art est entièrement déplacé ; 
un manuel ne suflit plus pour former un orateur. On ne 
peut plus prétendre à cette éloquence , qu'autant qu'on 
joindra au talent naturel de la parole l'habitude de consi- 
dérer les choses de haut , et une étude approfondie de 
l'homme. — Il faut , avant tout , avoir la connaissance des 
choses dont on parle, et savoir distinguer ce qui est vrai- 
ment beau, juste et utile; il faut aussi connaître les 
hommes auxquels on s'adresse , et les routes de leur esprit , 



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- 60 - 

et les penchants de leur cœur, et leurs vrais intérêts, et la 
véritable manière de les rendre bons et heureux; il faut 
avoir étudié leurs passions, afin de les régler, ou même par- 
fois de les exciter pour le bien ; il faut savoir les lois et les 
coutumes de son pays , les mœurs de chaque condition , 
la différence des éducations , les préjugés du siècle , etc. , 
pour accommoder à ces mille circonstances les ressources 
de la parole (1). — La règle générale de la démonstra- 
tion oratoire, ensuite, consiste à démêler les idées im- 
muables de celles qui se transforment sans cesse, les choses 
sur lesquelles tout le monde est d'accord , de celles où les 
opinions diffèrent , et de partir des premières pour arriver 
aux secondes, par une suite de rapports, et comme une 
chaîne d'idées intermédiaires. — Enfin l'ordre naturel d'un 
discours, c'est de réunir d'abord dans une idée générale 
toutes les idées particulières du sujet , afin de fixer dans 
une définition précise la question que l'on traite , et ensuite 
de décomposer ce groupe en ses diverses parties , pour 
reprendre chacune séparément. « Quand je crois avoir 
» trouvé un homme , ajoute Platon , capable de considérer 
» ainsi les choses sous un point de vue général et particu- 
» lier, je m'attache à ses traces comme à celles d'un 
» Dieu (2). » 

Voilà la théorie de l'éloquence la plus grande, et en 
même temps la plus féconde , que l'on puisse donner à des 
orateurs de génie. C'est le programme même de la Rhé- 
torique d' Aristote ; mais cette théorie est trop élevée peut- 
être au-dessus du vulgaire pour être fort efficace. Quelque 
5.ujet que saisisse Platon , il l'emporte d'un vol hardi dans 
les régions de la plus haute philosophie , et va loin de la 
routine poursuivre ses libres et brillantes spéculations, sans 
s'inquiéter si les yeux profanes peuvent suivre son essor. 

(0 Phèdre , passim , surtout p. G3 et 64. — (2) Phèdre, p. 60. 



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— 61 — 

11 découvre tout d'un coup aux regards une éloquence 
idéale, mais il montre à peine la route qui y mène, et 
n'aide guère à y marcher : il reste sur les hauteurs de l'art; 
c'est la grandeur, mais aussi le défaut de sa méthode ; 
elle dépasse trop la commune portée , et laisse trop à 
faire dans l'application. Le démagogue , le sycophante , le 
citoyen accusé n'ont ni le temps ni le goût de ces médita- 
tions solitaires; il leur faut de faciles procédés, de bons 
tours de métier, de belles phrases, enfin des matériaux 
tout prêts pour un discours quelconque; aussi laissaient-ils 
rêver le philosophe , et gardaient-ils leur manuel avec sa 
routine si aommode. Il est vrai que Platon se souciait peu 
de ces ouvriers de parole, et qu'il n'élevait peut-être si 
haut l'éloquence que pour la rendre inaccessible à la foule 
des parleurs ordinaires ; lui qui d'ailleurs, en bannissant de 
sa république le gouvernement populaire , avait enlevé à 
l'éloquence son principal théâtre, comme il avait déjà 
chassé de sa cité les poètes couronnés de fleurs. Mais à 
Athènes, on ne pouvait encore se passer de l'éloquence 
facile ; on se moqua avec Platon des sophistes , parce que 
sa raillerie était à la mode, mais on n'en pratiqua pas 
moins leurs commodes cahiers. 

Cependant cette réaction de Socrate et de Platon eut 
sur la pratique même de l'éloquence une influence salu- 
taire ; ils inspirèrent à quelques jeunes Athéniens , qui se 
préparaient à la vie politique, le goût d'une philosophie 
solide. Isocrate, Isée, Lycurgue, Démosthène, Hypéride 
vinrent apprendre à leur école à connaître les honmies et 
les choses, la science de l'âme et des vrais intérêts des 
peuples. Au lieu de quelques connaissances banales, gla- 
nées à la surface des choses, les orateurs sérieux cher- 
chaient à pénétrer au fond des sciences politiques et mo- 
rales , afin d'y recueillir pour toutes les questions des idées 
plus profondes et plus générales. On commençait à devi- 



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— 62 — 

ner la grande éloquence, et à comprendre qu'il n'y a point 
de recette qui puisse suppléer à la connaissance du sujet 
et à l'inspiration. « Je veux , s'écrie Démbsthène dans son 
» plaidoyer contre Aphobos, vous montrer clairement com- 
» bien cette cause est vraie, sans recourir aux vraisem- 
» blances ni aux raisons forgées pour le besoin du moment, 
» mais en invoquant la justice qui aura parlé, je l'espère, 
» au cœur de vous tous (1). » 

Le disciple , sur lequel Socrate avait fondé le plus d'es- 
pérances pour rendre à l'art oratoire sa grandeur, c'était 
Isocrate (2), dont il goûtait l'esprit délicat, l'âme noble et 
généreuse. Avant de s'attacher à lui, Isocrate avait fré- 
quenté les écoles de Tisias, de Gorgias et de Prodicus; 
mais désormais il prenait grand soin de s'en séparer. 
« Abandonnez aux sophistes , disait-il , ces prestiges de la 
)» parole, par lesquels vous vous flattez de nous abuser, 
» mais qui depuis longtemps déjà ne font plus de dupes. 
» Cherchez la vérité , instruisez vos disciples dans les choses 
» journalières de la république ; exercez-les à la pratique 
» des affaires, en songeant qu'il vaut beaucoup mieux juger 
» d'une manière saine des choses importantes , que de sub- 
» tiliser avec esprit sur des frivolités , et dépasser un peu 
» les autres dans les grandes choses, qu'obtenir une grande 
» supériorité dans des riens, sans aucune utilité pour la 
* vie (3). » Il voulait relever l'art à sa hauteur, et rendre 
l'éloquence à sa destination véritable. 

Mais il était naturellement trop timide, et il avait la poi- 
trine trop délicate , pour oser affronter les orages de la vie 
publique. Condamné à y renoncer, il ouvrit une école 
d'éloquence, à Chio d'abord, et ensuite à Athènes, où 
bientôt il eut une vogue extraordinaire et où il rétabht sa 
fortune, dissipée par les désastres de la guerre. Il se mit 

(0 Éd. R., p. 847. — (2) Phèdre, p. 74. — (3) Éloge d'Hélène , § 4. 



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- 63 — 

aussi à écrire des plaidoyers pour autrui ; mais exposé lui- 
même à des poursuites fréquentes , pour avoir enfreint la 
loi qui défendait qu'on prêtât à un autre l'appui d'une élo- 
quence étrangère, il cessa ce métier et se renferma dans 
les exercices de son école (1). Le voilà donc, en dépit de 
la prédiction de Socrate, et malgré son dédain pour les 
stériles déclamations des sophistes , exclu des affaires et 
réduit à se faire presque sophiste à son tour. Cependant il 
transforma selon ses idées cette vaine éloquence de l'école, 
et la tira de ses stériles disputes, pour la diriger vers la vie 
politique et la faire servi'r, comme le voulait Socrate , à 
rendre lesxîitoyens meilleurs. Tantôt ce sont de belles dis- 
sertations sur les plus grandes questions de morale poli- 
tique, sur la royauté^ la loi, la paix, la discorde; tantôt, en 
faisant l'éloge d'un héros ou d'une cité illustre , il cherche 
à exciter l'émulation des citoyens et à réveiller en eux le 
goût du bien et de l'honnête ; mais il aime surtout à vanter 
Athènes, et ses institutions glorieuses, et la simplicité de 
ses mœurs antiques , pour ranimer dans les cœurs le patrio- 
tisme d'autrefois, l'amour de la gloire et le respect de la 
religion nationale. Dans son école , il prêchait la vertu , 
pendant que LycUrgue son disciple , descendant dans 
l'arène , poursuivait de sa haine vertueuse les prévarica- 
teurs. Isocrate dut lui envier ce rôle , car il aimait sincè- 
rement son pays , et il ne voulut pas survivre au désastre 
de Chéronée ; il se laissa mourir de faim. 

Isocrate écrivait pour être lu (2). Aussi apporta- t-il un 
sojn extrême aux détails de la forme , et aux combinaisons 
des effets de style. Sans cesse il polissait et repolissait sa 
phrase, essayant tous les tours, toutes les antithèses, 
toutes les harmonies ; il retoucha pendant plus de dix ans 
son Panégyrique d'Athènes. Grâce à ce travail , ses discours 

(1) Bnitus, 12. — (2) Lettre à Philippe, $ 26. 



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~ 64 - 

sont d'une perfection fatigante; son style est pur, mais 
laisse trop voir Tartifice ; harmonieux , mais d'une harmo- 
nie monotone ; il a plus d'élégance que de grâce véritable , 
plus de faste que de grandeur (1). On dirait d'un athlète 
faisant dans le gymnase parade de sa souplesse et de son 
habileté. Il savait qu'on ne se fait pas lire aussi aisément 
qu'écouter, et s'efforçait de piquer la curiosité par les agré- 
ments de détail. Aussi, dans une longue carrière, il ne 
composa qu'un petit nombre de discours, et encore dans 
les derniers, il lui arrivait parfois d'intercaler de longs pas- 
sages empruntés aux discours précédents (2). 

11 lisait ces beaux discours dans son école ; ou bien en- 
core il exerçait ses disciples à en composer sur le même 
sujet; car son enseignement consistait plus sans doute dans 
des exercices de ce genre que dans le développement de 
théories oratoires (3). - Il avait même commencé , en vrai 
disciple de Socrate, par nier l'art (4). Depuis surtout que 
la Rhétorique n'était plus considérée seulement comme un 
art de mettre en œuvre, mais comme la science même de 
toutes les choses qu'on doit persuader aux hommes, il 
désespérait d'embrasser en un traité oratoire l'ensemble de 
toutes ces connaissances nécessaires à l'orateur. Mais il 
revint peu à peu à l'ancienne manière d'envisager la Rhé- 
torique , et finit par reconnaître qu'il est certaines formes 
vulgaires, certaines pratiques, dans lesquelles l'orateur de 
profession peut trouver des cadres commodes , et qui faci- 
litent singulièrement l'improvisation. Il écrivit donc aussi 
son Traité ; mais cette Rhétorique d'Isocrate fut bientôt 
oubliée , sans doute parce qu'Aristote , honteux de se taire 
quand les barbares parlaient, effaça, en publiant son grand 



(0 në^uxe ykp i\ At>^u XéÇiç ly(tiy xb x«pf«''> ^ 5' i(ToxpàTOU< pouXeTai. Dcn. 
Halic. de Isocr. 3. — (2) On en trouve un remarquable exemple dans le discours 
TttpX ÀvTi$d9eù>{. — (3) 01 6' aÙT6v «ruva^xtiaci {UtXkoy i^ té/vip y^p-^aac^i. xarà 
Toî><; 'k6yo\j<i 9aL9i, Photius, Bkk., p 486. — (4) Brutus, 12. 



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— 65 — 

ouvrage sur Tart oratoire, tous les travaux de ses devan* 
ciers (1). L'on s'étonne aujourd'hui de l'incertitude de l'an- 
Uguité sur ce livre. Cependant , M. Spengel a dissipé les 
doutes que soulevait cette question , et a essayé , par d'in- 
génieux rapprochements 9 de nous donner une idée de cet 
ouvrage (2). 

Jusqu'alors dans tous les Manuels, on ne s'était guère 
occupé que du genre judiciaire (3) , le plus nécessaire , 
le plus usité , le plus facile à enfermer dans des règles 
communes , parce qu'il présente presque toujours de com- 
munes conditions. Isocrate semble avoir voulu , dans sa 
Rhétorique, traiter du discours en général, et plus parti- 
culièrement de l'éloge. Il ne distinguait que quatre parties 
du discours : Vexorde , la narraikm , la confirmation et la 
péroraison ; et il est probable qu'il se bornait k régler la 
distribution de chacune de ces parties, à en indiquer le ca- 
ractère, la marche, le but, sans prétendre , comme les 
autres Rhéteurs , suggérer aussi les arguments ou les for- 
mules propres à chacune d'elles. 

Dans ses études sur Lysias, Denys d'Halicamasse se 
propose déjuger la distribution des discours de cet orateur, 
d'après la méthode d'Isocrate et de ceux de son école (4). 
Peut-être serait-il téméraire de faire dans les règles citées 
la part trop large à Isocrate ; cependant, nous croyons de- 
voir les résumer en quelques mots. — « Lexorde n'est 
» point un début quelconque , mais cette partie nécessaire 
» du discours , qui ne saurait nulle autre part servir da- 
» vantage au succès ; tantôt l'orateur commence par quel- 
» ques mots sur lui-même pour donner une idée favorable 
» de son caractère et de sa cause, ou sur l'adversaire pour 



(1) Are est Qtriusque, sed pluribus eam libris Aristoteles complexus est. 
Quinti]., ni, 1 .— (2) 2yvaY<irrt "rex^^» P- ^^^ ®* seq.— (8) lit pi Sk toû «ixôÇe^eai 
icdvTc^ TtxvoXoYoûoi. Arist., Rhct., 1, 1. — (4) Lysiœ vita, p. 198. 

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— 66 — 

» lui renvoyer tout i odieux du débat , ou sur Tau h'toire 
» pour le séduire par quelque adroite flatterie ; il cherche 
I aussi j en abordant son sujet , à exciter la bienveillance et à 
» piquer la curiosité (1). — Dans la narration, il doit racon- 
» ter , non-seulement le fait , mais encore ses antécédents 
» et ses suites 9 et les expliquer autant que possible par 
» le caractère et les intentions des acteurs (2). Isocrate 
t voulait que la narration fût nette, vraisemblable et 
t courte (3), — Courte? s'écriait Aristote; pourquoi courte 
» plutôt que longue? ne peut-on donner à chaque chose sa 
» vraie mesure? (re'J' eu , a^ui/atov ;) (4)» — Isocrate s'occupa 
sans doute peu de V argumentation oratoire (5) (Trforet;) , qui 
n'a guère de place dans l'éloge ; et lorsque Denys distingue 
parmi les moyens de la confirmation, la vraisemblance^ 
l'exemple, les rapprochements, les oppositions, les indices, 
les conséquences , l'amplification , l'atténuation , le pathé- 
tique, je ne sais jusqu'à quel pmnt il a pris ici pour règle 
le Traité que nous essayons d'ébaucher. « Enfin , dans la 
» péroraison 9 l'orateur récapitule en quelques mots ses 
» moyens, et fait un appel aux passions de l'auditoire (6). » 
Il est probable que, dans son Traité, Isocrate s'éloignait 
des sèches formules et de la routine des manuels ordinaires ; 
car Cicéron écrivait à\Lentulus , en lui adressant ses trois 
livres de l'Orateur-, qu'il avait tenté dans cet ouvrage de 
s'élever à la grande manière d' Aristote et d'Isocrate (7). 
« Le plus difficile dans la composition oratoire, disait Isocrate 
» lui-même à ses disciples, c'est d'accommoder ses moyens 
» aux circonstances , d'ordonner ses raisons , de les en- 
» chaîner, de saisir l'à-propos , de semer les réflexions 
» avec opportunité , de lier les mots d'une manière harmo- 



(I) Lysiœ vita . 194. — (2) Id. , ib., 196. — Sopater, Édit. Aid., p. 297. — 
(3) Id. , ib. — QuintU., IV, 2. — (4) Rhct III, 16. — (6) 01 8' àXkw, ictpl wv 
èvréxvcov morécov oOfièv 6eixvuou(ji. Rhét. , 1 , 1. — (6) Denys Halic. , p. 198. — 
(7) Ad famil. ,1,9. 



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— 67 — 

» nieuse, etc. (1).» On sent à ces paroles, que son livre ne 
devait dispenser l'orateur ni de travail ni de talent. 

Sans doute, la plus grande partie de cet ouvrage dut 
être consacrée à rélocution et surtout à la prosodie oratoire; 
car c'était presque l'invention d'Isocrate, et pour lui la 
beauté suprême du discours ; il descendait donc dans les 
moindres détails de l'harmonie. « Il faut éviter, disait-il , 
» la rencontre de deux voyelles et le choc de deux syllabes 
» pareilles (comme «TroOcja <jacp>7, lïXixa xaXi) ; disposer les 
» conjonctions de manière à marquer nettement la corré- 
» lation des membres de la phrase ; choisir les métaphores 
» ou les plus brillantes, ou les plus rapides, ou les plus 
» exactes. — La prose ne doit ni manquer de rhythme, ni 
» être mesurée trop régulièrement ; mais il faut y mêler 
» tous les pieds. — On doit mettre chaque chose à sa place*, 
» et ne passer à la suivante qu'après avoir achevé la pre- 
» mière, etc. (2). » Cicéron a vraisemblablement emprunté 
au livre d'Isocrate la plupart des règles sur le nombre ora- 
toire, qu'il applique, dans son Orator, à l'ample et sonore 
langue latine. 

A côté de l'école d'Isocrate, Callippe d'Athènes et Pam- 
pinle f comme \m disciples de Platon , se bornaient à ajou- 
ter quelques nouveaux procédas au Manuel de Corax. 
Callippe inventait un nouveau moy^-pmir persuader ou 
dissuader, en présentant les conséquences d'une chose sous 
telle ou telle face. Veut-on , par exemple , inviter un jeune 
homme à s'instruire ? on fait briller à ses yeux les fruits de 
la sagesse; veut-on l'en détourner? on lui montre que la 
sagesse expose à l'envie (3). — Pamphile avait dressé, ce 
semble, h l'usage des enfants, sur des bandelettes, une 
sorte de tableau des lieux principaux qu'on peut employer, 



(i) Disc, contre les Soph., § 16. — (2) Comment, inédit d*Hermog., cité par 
Spengel , p. 161. — (3) Arist., Rhét., 11 , 23. 



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- 68 — 

pour faire valoir les avantages ou les inconvénients de toute 
chose sur laquelle on délibère'(l). Mais laissons ces ouvriers 
du Manuel , pour compléter l'histoire de Técole d'Isocrate. 
i De cette école , comme des flancs du cheval de Troie ^ 
» sortit une foule de grands orateurs, dont les uns se dis- 
» tinguèrent dans l'éloquence d'ostentation , les autres dans 
» les luttes de la place publique (2). t Parmi les derniers ^ 
il faut compter l'austère Lycurgue , qui manie le fieu com- 
mun sans souplesse et sans grâce ; Isée , élégant comme 
Lysias , mais bien plus animé , et le premier Rhéteur qui 
ait , dit-on , dressé un catalogue des figures ; Hypéride , 
Tardent champion de la liberté; Àndrotion^ le sycophante ; 
Léodamas , Lycoléon , et au-dessus de tous Démoêthènes. — 
Mais la plupart des disciples d'isocrate se bornaient à faire 
des éloges comme leur maître , ou à raffiner sur l'art ora- 
toire; quelques-uns se mirent à écrire l'histoire. Apharée, 
son fils, composait des harangues ; Isocraie d^Apollonie , des 
dissertations politiques ; Théapompe de Chio , des panégy- 
riques , et une grande histoire de la Grèce ; Xénophon écri- 
vit ses mémoires; Céphisodoros , l'histoire de la guerre 
sacrée ; Philiscus de Milet appliqua aux compositions his- 
toriques les règles de l'art oratoire , et publia en outre une 
Rhétorique en deux livres (&) . Craies de Traites, Koccos s'oc- 
cupaient de l'élocution ; ZoUe écrivit sur la métaphore (4) ; 
Théodecte de Phasélis traita des règles de la disposition ; 
Nauerate d'Erythrée distingua le premier les états de cause 
((jTaejet;) , et commença cette subtile scolastique de l'art 
oratoire (5). 

En somme, il sortit de cette école plus de déclamateurs, 
de sophistes , d'écrivains que d'orateurs , et la grande et 
nouvelle Rhétcwrique, annoncée par Socrateet Platon, n'y 



(I) Arist, Rhét., II , 23. — CIc. Orat , HI , 21 .— (2) De Orat,, H , 22.— (3) Den. 
d*Halic., p. 722, Reiske.— (4)Schol. ad Alex. Sehem., p. 568.-- (5) Quintil. , UI , 6. 



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- 69 — 

aboutit presque qu'à de vaines amplifications et à des 
minuties sur Fart d'écrire. Elle eut en réalité peu d'in- 
fluence sur l'éloquence de la place publique; elle s'en 
était trop éloignée, en rêvant une société idéale, au plus 
fort de l'anarchie, et en prétendant rendre les hommes 
meilleurs , comme s'il s'agissait de cela ; elle se renferma 
donc de plus en plus dans l'école. — Mais d'ailleurs, main- 
tenant que la Rhétorique était la science même de toutes 
les questions que peut avoir à traiter l'orateur, Isocrates 
n'avait Tesprit ni assez vaste ni assez f(»*t, peur embrasser 
et coordonner cet immense ensemble des sciences poli- 
tiques et morales. Il n'osa pas entreprendre de signaler, 
dans les difiérents genres, les sources générales de l'in- 
vention , et d'exécuter le magnifique programme de Platon ; 
mais il se réfugia dans les banalités de l'éloge et les minces 
détails de l'élocution ; ce n'était qu'un sophiste. Il fallait 
la grande et profonde analyse d'Aristote , pour ramener à 
un système scientifique rigoureux et complet toutes les con- 
naissances nécessaires à l'orateur, et tracer pour ainsi dire 
la carte générale du terrain, où l'éloquence fournit sa car- 
rière. 



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— 70 — 



CHAPITRE Vin. 

PRBMIÈRB RHÉTORIQUE D'ARISTOTE. 



Aristote seul pouvait faire un Traité de TAit oratoire, tel que Platon l'ayait 
conçu» — Ses ouvrages de critique oratoire. — Étude du livre vulgairement 
connu I0U8 le nom de Rhétorique à Alexandre, ^ Division des sujets de dit- 
cours en trois genres. — Répertoire de moyens de détail et de développements 
tout prêts pour chacun de ces cadres généraux. — Quelle a pu être Tefflcacité 
de ces ressources pour l'invention oratoire? — Le Lieu commun est la foime 
naturelle de la pensée antique. ~ Utilité d'un plan banal pour Timprovisation» 
jUors que l'ordre et la composition régulière étaient si peu dans les habitudes 
des esprits. 

J'ai enseigné aax Athéniens l'usage des régies les plus 
subtiles et des mots à deux faces; Je leur ai appris à 
penser, à voir, à comprendre, k tourner une question, 
à user d'artifloe, à supposer le mal, à embrasser tous 
les détails d'un sujet. 

GrenouiUêiy 966. 



L'art oratoire, poursuivi avec tant d'émulation et d'éclat, 
ne pouvait manquer d'être étudié par Aristote^ à qui rien 
n'échappa , et qui entreprit de ramener dans le cadre de sa 
vaste philosophie toutes les sciences, tous les arts, et de 
faire , pour ainsi dire , l'histoire naturelle de toutes les pro- 
ductions de l'esprit humain. Après tant d'essais de toutes 
sortes, c'était un travail digne de ce grand esprit, de re- 
cueillir ces mille détails des manuels, de les ordonner 
d'après les lois les plus générales de la pensée , et de faire 
de la Rhétorique comme un nouveau côté de la science de 
l'homme. 

Si nous avions les nombreux ouvrages qu' Aristote avait 
écrits sur l'art oratoire, avant de composer son grand 
Traité de Rhétorique ; si nous avions son Résumé des ma- 
nuels des rhéteurs (/juvaywyy/ rej^vwv, a, j3 — imrouy: twv prr 



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-^ 71 — 

Topixây), son Gryllusj son Introduction à fart oratoire ^ 
adressée à Théodecte (tc'xvyîç ewaywy»?)» son Traité de C Élo- 
quence politique (irepî py.Topoç TroXcrntov OU Trcpe oujuiëouXcaç} , 
son Tratté cfe C éloge (xéxvri r/xw/xraariK)?), ses ^r^timeitl^ 
oratoires (lv9v/:x/,/:xaTa pxropixà), enfin ses Études sur le style 
(TTEpi Xc^sw;), il serait curieux d'y suivre les progrès de son 
analyse, et de le voir se dégager de plus en plus des dé- 
tails de la routine pour s'élever aux généralités philoso- 
phiques et à la métaphysique de l'art. Mais avec sa grande 
Rhétorique en trois livres, qui fut comme le dernier résul- 
tat, et la plus haute expression de sa pensée, il ne nous 
reste qu'un important débris de sa Rhétorique à Théodecte, 
si toutefois ce fragment est vraiment de lui. 

Nous avons cru en effet reconnaître quelque chose de 
cet ouvrage dans la première partie «u moins (ch. 1—80) 
de cette Rhétorique à Alexandre , dont nous avons dis* 
cuté ailleurs l'authenticité (1).— Mais en outre , après une 
exacte exposition de cet ouvrage , peut-être conviendra-t- 
on enfin avec nous, qu'il n'est pas tellement au-dessous de 
l'esprit d'Aristote, qu'on puisse se fonder là-dessus pour 
en contester l'authenticité. Sans doute , dans ce premier 
essai , Aristote ne fait presque que recueillir et grouper 
les détails tout pratiques de ses devanciers; ce n'est en- 
core, je l'avoue^ qu'un manuel ^ où les gens du métier pour- 
ront U*ouver pour toute situation un plan de bataille tracé 
d'avance , et se munir d'expédients pour toutes les chances 
du combat. Mais au milieu de ces détails infinis , on sent 
du moins une forte discipline, une haute pensée d'ordre 
qui en domine l'ensemble ; c'est déjà Aristote, 

Dès le début, il circonscrit le domaine de l'éloquence, 
et en distingue les principaux genres, le Politique {$Y,fiY,- 
yopixov), le Judiciaire (âixaytxov), et le Démonstratif, qu'on 

(0 Voyez la note placée à la fin du volume. 



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— 72 — 

appellerait mieux encore le Théâtral (emdeiKrociv). Cette di- 
vision , qui embarrassait déjà Gicéron , parce que déjà elle 
ne répondait plus aux conditions différentes de Téloquence 
romaine , et qu'on a essayé plus malheureusement encore 
d'imposer à l'éloquence moderne , était toute naturelle à 
Athènes ; l'état des choses l'indiquait. On se servait de la 
parole, ou bien pour gouverner les délibérations dans les 
assemblées du peuple, ou bien pour accuser ou défendre 
devant les tribunaux , ou bien on cultivait l'éloquence pour 
elle-même , comme la poésie, sans autre but que de char- 
mer les curieux par un spectacle de parole. On était déma- 
gogue, avocat ou déclamateur ; cette division était un fait, 
et non une théorie. — Chez nous, au contraire, la constitu- 
tion* politique, 4es enseignements religieux, les habitudes 
de la vie , les préju^s littéraires , mille circonstances di- 
verses ont bien déplacé l'éloquence , et lui ont fait conmie 
une autre carrière. A quoi , du reste, une division si exacte 
des genres nous servirait-elle encore aujourd'hui , que nous 
nous bornons, dans nos traités oratoires, à quelques règles 
sur la disposition générale des matériaux du discours et sur 
l'élocution? Si Aristote distingue lui-même ces trois genres, 
est-ce seulement pour assigner à chacun des règles parti- 
culières de distribution et de style? ou n'est-ce pas plutôt 
parce qu'il se propose de dresser pour chaque genre une 
table d'idées oratoires, de lieux, de maximes, de for- 
mules, etc. , en un mot un répertoire d'invention? 

I. Genre démonstratif. — Vous voulez, par exemple, 
louer ou blâmer un homme ; ouvrez le manuel (ch. ft) , et 
vous y verrez disposées en ordre toutes les formes ora- 
toires, par lesquelles on peut faire briller ou obscurcir son 
mérite. — On louera en lui les avantages qu'il tient de la 
fortune, comme la naissance, la force, la beauté, la ri- 
chesse ; ou les qualités personnelles , comme la sagesse , la 
justice , le courage , la science , etc. On vantera ensuite sa 



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— 7S — 

conduite équitable, ou au moins utile à la patrie , ou hono- 
rable , ou encore ferme dans les circonstances difficiles : 
Aristote n'oublie aucune des faces de chaque idée. Il si- 
gnale en outre tous les procédés de Famplification : tantôt 
on accumule dans une énumération rapide une foule de 
belles actions, tantôt on prend chaque action en détail 
pour faire ressortir les moindres circonstances qui peuvent 
en augmenter le prix ; on insiste sur les nobles motifs qui 
l'ont inspirée , ou sur ses heureux résultats ; on la compare 
à quelque action semblable ou contraire ; on fait des rap- 
prochements de temps ou de personnes, toujours à l'avan- 
tage de celui qu'on loue ; on cite d'honorables témoi- 
gnages, etc., etc. — Pour blâmer, on emploie les moyens 
contraires : ainsi le moule est fait pour tout panégyrique , 
le discours même est presque écrit, il n'y manque plus que 
le nom du héros. Dans ce genre uniforme , il est vrai, tout 
était facile à prévoir et à disposer d'avance ; mais Aristote 
entreprit de dresser un pareil formulaire pour les deux 
autres genres , qui semblent , étant plus exposés à l'im- 
prévu , pouvoir se prêter moins aisément à ces cadres ar- 
rêtés. 

II. Genre politique. — Qu'un orateur se propose donc 
de conseiller ou de déconseiller une chose quelconque dans 
l'assemblée du peuple, il trouvera pareillement dans le 
Manuel (ch. 2 , â) une série complète des divers points de 
vue , sous lesquels il devra envisager la question. Veut-il 
persuader? il montrera successivement que le projet qu'il 
soutient est juste , légal , utile à l'état ou aux particuliers , et 
de i>lus honorable ; qu'il est d'une exécution non-seulement 
possible^ mais encore /aci/e; enfin qu'il doit agréer^ surtout 
qu'il est nécessaire. S'il ne peut convaincre directement sur 
chacun de ces points, il envisagera l'entreprise dans ses 
causes ou dans ses résultats ; il la comparera à une autre , 
ou semblable ou opposée ; il invoquera quelque grave auto- 



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— 74 - 

rite, quelque précédent plus ou moins heureux. Veut-il 
dissuader, il retourne ces raisons ; ce sont des armes à deux 
tranchants. 

Non content de signaler les principaux lieux du genre , 
Aristote enseigne lui-même à les appliquer tour à tour dans 
les deux sens à chacune des principales questions débat- 
tues le plus souvent dans le sénat ou sur la place. Il y joint 
quelques raisons particulières à faire valoir, dans les ques- 
tions de finance ou de culte , de jhûx ou de guerre , dans 
les discussions d'une loi à faire ou à abroger, d'une alliance 
à former ou à rompre , etc. 

III. Genre judiciaire. — Le Manuel fournira des moyens 
analogues pour accuser ou défendre un citoyen devant les 
tribunaux. — L'accusateur prouvera que le fait , qu'il re- 
proche à son ennemi, est injuste ou contraire aux lois; 
qu'il lèse l'État, ou au moins quelque intérêt particulier; 
ensuite qu'il est infâme, et d'autant plus criminel, qu'il était 
d'une exécution plus difficile , et promettait moins d'avan- 
tage à son auteur. Enfin si le châtiment est laissé à la dis- 
crétion des juges , il grossira le crime à leurs yeux en prou- 
vant que le coupable l'a longtemps médité, ou encore il leur 
fera peur des conséquences funestes de l'impunité. — Le 
défenseur, au contraire , cherchera à contester le fait in- 
criminé, sinon il s'efforcera d'en atténuer les fâcheux ca- 
ractères , ou enfin il prouvera que ce n'a été qu'une 
imprudence, un pur effet du hasard, sans aucune prémé- 
ditation. - L'un et l'autre s'attachera aux précédents de 
l'accusé ( e^étaoïç , ch. 6), recueillera ses propos, rappellera 
ses liaisons, ses goûts, ses habitudes, pour en conclure 
que le crime est plus ou moins vraisemblable (to «kôc , ch. 8) . 
— Pour l'un et l'autre , Aristote dresse une table com- 
plète de toutes les ressources de la dispute. Tantôt on s'ap- 
puie sur une proposition non contestée , pour en faire sor- 
tir une conséquence imprévue (êicy^oç, ch. 14); tantôt on 



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— 75 - 

tire une induction du rapprochement des faits {iv%ixr,fjia, 
ch. 11); ici on conjecture sur quelques indices (cn^fxekx, 
ch. 15); là on fait ressortir quelque contradiction dans les 
paroles de l'adversaire ou les faits cités par lui (texui^pia, 
ch. 10). Plus loin, on invoque des exemples (7rap«3er//:jiaTa , 
ch. 9) , ou bien Ton donne à sa pensée une forme solen- 
nelle et sententieuse (yvci/xyi, ch. 12). — L'un et l'autre 
ensuite , selon l'intérêt de sa cause , récitera son amplifi- 
cation sur la véracité ou la corruption des témoins ( ch. 16) , 
sur la valeur des aveux arrachés par la torture (ch. 17 ), 
sur l'abus du parjure ou la sainteté du serment (ch. 18). — 
Puis ce sont quelques pratiques de détail, des formules, 
par exemple, de précautions- oratoires , pour dissiper les 
préjugés de l'auditoire, ou prévenir les objections et les 
interruptions de l'adversaire ; des phrases toutes faites pour 
s'excuser d'être monté à la tribune, pour apaiser le tu- 
multe, pour dwnander le silence , pour se faire pardonner 
un mot trop hardi , pour supplier les juges de prononcer 
selon les lois, ou de pardonner en faveur des services de 
l'accusé (TtpoîtaTaXr^iç, ch. 19; ak'fifiara, ch. 20). — Enfin 
l'auteur ajoute quelques observations sur l'usage de la plai- 
santerie (aatua, ch. 23), de Y ironie (ch. 22), et sur les 
moyens de prolonger au besoin le discours (toOç Xoyovç iirr 
xuvetv, ch. 2S). — Grâce à ce formulaire, un plaidoyer 
quelconque est facile ; ici aussi le cadre est tracé , les prin- 
cipaux développements sont indiqués, souvent même la 
phrase est faite; il n'y a plus que quelques blancs à 
remplir. 

Jusqu'à quel point usait-on de ces ressources du Manuel 
dans la pratique de la place? C'est une question aujour- 
d'hui difficile à résoudre, surtout quand nous savons que 
la plupart des discours qui nous restent, retouchés dans le 
cabinet (comme on s'en aperçoit d'ailleurs en les lisant) y. 
ne sont plus tout à fait les improvisations de la tri- 



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- 76 — 

bune (1). L'orateur, rentré chez lui , refaisait sa harangue 
dans son cahier, comme un député dans les épreuves du Jlfoftî- 
ieur^ et avec plus de soin encore, pour la relire dans son école, 
ou la léguer comme œuvre d'art à la postérité. Il remaniait 
tout , effaçait des particularités , et polissait la forme , pour 
porter ce discours destiné à servir de modèle au plus haut 
degré d'universalité. Il nous faudrait donc , pour juger de 
la vraie efficacité du Manuel, entendre et non pas lire 
quelqu'un de ces discours vulgaires débités chaque jour par 
des parleurs de profession. On peut croire que dans ces 
improvisations, l'orateur, pour peu surtout qu'il voulût s'éle- 
ver au-dessus des détails de son sujet, devait souvent em- 
prunter au cahier de l'école ces plans si commodes, ou 
même quelqu'un de ces développements généraux et tout 
prêts, de ces lieux communs , dont on retrouve encore tant 
de traces, malgré l'originalité de la forme , même dans les 
chefs-d'œuvre oratoires les plus libres d'allure. En effet , 
jusque dans les discours des grands maîtres ^ il y a encore 
je ne sais quoi de comimun (2). Tous leurs plaidoyers, 
presque toutes leurs harangues se ressemblent. Retranchez 
les noms propres et certains détails particuliers à telle 
cause , mais surtout le style , il reste toujours le même fonds 
commun d'idées, que tous exploitent, petits et grands, seu- 
lement avec plus ou moins d'originalité. En faut-il con- 
clure que c'est la tyrannie de l'aft qui a imposé ainsi , 
même aux plus belles productions de .l'éloquence an- 
tique, ce caractère commun? Ou plutôt cette banalité des 



(I) Pierseqoe enim scribuntur orationes babitœ jam, non ut habeantur. (Bni- 
tus, 24.) — E8chine, dans l'apologie de son ambassade, cite, pour y répondre, quel- 
ques traits lancés contre lui par son accusateur, qu'on ne retrouve pas dans le dis- 
cours de Démosthène.— (2) Nous laissons ici de côté ces petits plaidoyers disée 
ou de Démostbène, dans lesquels Torateur devait presque se borner à exposer sa 
cause, à commenter des témoignages ou des textes de loi , et à déjouer les men- 
songes de l'adversaire. On sent que là, par sa nature me^uine , ses mille détails, 
et ses scènes d'intérieur, pour ainsi dire, le sujet échappe au lieu commun. 



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— 11 - 

discours ne résulte-l-elle pas de la nature même des choses, 
deTétat des esprits, des conditions de la vie politique et 
sociale? Et les formules des Manuels ne sont-elles pas l'ex- 
pression la plus vraie des pensées des orateurs anciens? 

Si les procédés oratoires sont communs en effet , c'est 
que la plupart des questions développées à la tribune an- 
tique ou des causes portées devant les tribunaux étaient 
communes elles-mêmes, et se présentaient avec des cir- 
constances semblables. D'abord on songeait plus à l'au- 
ditoire, toujours le même, qu'à la question.— Et ensuite les 
lois politiques et civiles , à Athènes surtout , étaient à la 
fois si voisines encore du droit naturel et pourtant si con- 
fuses, les rapports des citoyens si simples et en même 
temps si mal déterminés , la constitution si mobile à force 
d'être remuée (1) , que rien n'était plus facile dans cette 
confusion , que de transporter tout débat particulier sur le 
terrain commun , si bien exploré par les rhéteurs (2). Quel 
que soit donc le sujet , une harangue politique , une accu- 
sation contre un homme d'État, une querelle même avec un 
particulier, une apologie, peu importe ; on rentre dans une 
série invariable d'amplifications sur la religion et lapatr»^ 
le bien public et la sûreté des particuliers, les ancêtres et la 
postérité. En presque tout discours, on voit revenir tous 
ces développements obligés (3). 

Mais en outre, avec les habitudes de la vie commune et 



(1) On demandait à an orateur de Byzance , quelle était la loi de son pays : Ce 
que je veux, répondit-il. — p) On croirait même quelquefois que l'orateur 
athénien , accoutumé à voir ses éloquentes paroles et les belles ardeurs du peuple 
n'aboutir qu'à un magnifique mais stérile décret , ne songe plus à proposer telle 
mesure que pour avoir l'honneur d'un beau rôle , et qu'il débite son brillant 
lieu commun , sans se soucier des moyens d'exécution. - Voyez, par exemple , la 
péroraison de la 8" Philippique. — C^) Voyez Lycurgue dans son accusation contre 
Léocrate; ce dernier, effrayé du désastre de Chéronée, s'était réfugié à Rhode» 
avec sa famille : c'était une lâcheté ; l'accusateur en fait un attentat contre les lois » 
contre la patrie, contre les dieux , et, en confondant le ciel avec la terre, donne 
ainti le champ libre à tous ses lieux communs. 



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— 78 — 

tout extérieure qu'on menait à Athènes , comment toutes 
les productions des arts, comment surtout l'éloquence (de 
tous les arts le plus mêlé à la vie ordinaire) , comment l'é- 
loquence n'aurait-elle pas contracté ce caractère de lieu 
commun, qui domine partout dans les œuvres antiques? 
C'est dans la méditation solitaire en effet que la pensée de- 
vient originale et profonde , qu'elle prend une physionomie 
propre , un tour qui n'est qu'à elle. Mais à Athènes , point 
de vie d'intérieur : on passe tout le jour en plein air, sur 
la place. Dans ce contact continuel, les citoyens finissent 
par devenir semblables les uns aux autres ; ils prennent au 
soleil de l'agora une couleur uniforme. Chez tous , mêmes 
habitudes , mêmes goûts , mêmes passions. Voyez les co- 
médies, c'est toujours la même histoire et les mêmes types, 
les mêmes masques , les mêmes lieux communs de carac- 
tère. A force d'habiter ainsi hors de lui-même , sans cesse 
répandu aux conversations de la place publique, l'Athénien 
devait y perdre quelque chose de l'originalité de son esprit : 
il n'avait plus rien en propre; mais il vivait, pour ainsi 
dire, sur un fonds banal d'idées communes , et comme aux 
dépens du trésor public. Si les esprits supérieurs y per- 
daient quelque chose , les médiocres , c'est-à-dire les plus 
nombreux, gagnaient à ce nivellement. 

Nous en faisons tous les jours Texpérience. Dans nos réu- 
nions, en effet, que de lieux communs de conversation, que 
de formes convenues à l'usage de la médiocrité , et même à 
l'usage de tout le monde? On rencontre sur chaque sujet 
tant de phrases toutes faites , qu'un sot avec leur secours 
parle assez bien, et ressemble même pour quelques minutes 
à un homme d'esprit. Cette discipline de bon ton ôte sans 
doute à la causerie de son originalité, mais elle rend aux 
gens médiocres le commerce d'esprit plus facile (1). 

(1) Gicëron, dans les causeries do grand monde à Rome, ayait songé à une 



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-- 79 — 

Il s'est trouvé qu'on pouvait faire à Athènes pour l'élo- 
quence ce qu'on a fait chez nous pour la conversation ; et 
c'était d'autant plus heureux, qu'à Athènes tout citoyen était 
obligé de savoir parler à la tribune, plus encore qu'en 
France tout homme de bonne compagnie n'est tenu de sa- 
voir causer. Il suffisait souvent de ramasser sur la place , 
ou dans le gymnase quelques pensées générales sur la jus- 
tice ou sur la loi , sur la patrie et sur la gloire , puis quelques 
subtilités d'éristique, quelques artifices consacrés par le 
succès, enfin des phrases harmonieuses et applaudies. Voilà 
ce que firent les premiers Rhéteurs : et Aristote se contenta 
presque d'abord de ranger ces faciles moyens , recueillis 
par l'expérience , dans un ordre plui$ méthodique. — Si 
quelques délicats, au reste, s'étonnent qu'on pût composer 
à si peu de frais son répertoire d'orateur, ils ne connaissent 
pas la nature de l'éloquence populaire. Pour remuer des 
peuples entiers , il ne faut qu'une ou deux idées simples et 
puissantes , développées sans cesse avec abondance et pas- 
sion. Avec quelques lieux communs déclamatoires , Rous- 
seau a été le plus puissant tribun de la révolution. 

Mais , dira-t-on , à quoi bon ordonner des procédés si 
vulgaires , et les réduire en une pédantesque mais stérile 
théorie ? Chacun ne les trouvera- t-il pas? Et au lieu de s'ac- 
coutumer à chercher sur tout sujet dans les Manuels une 

Rhétorique de la Conversation , et en avait signalé les principaux lieux , les af- 
faire» domestique» ^ la politique , les science» et les arts. Voilà, dllril, où il 
faut ramener toute causerie qui s'égare. C'est le programme de nos salons. Seule- 
ment il ajoute : « Il faut encore faire attention quand la conversation peut cesser 
de plaire et savoir la finir à propos (de Off., 1 , 37 ). » — Du reste, à Rome plus 
encore qu'à Athènes , grâce à la gravité romaine , tout tourne au lieu commun 
oratoire* Gicéron s'avise aussi quelque part de dresser une Rhétorique de condo* 
léance , et d'y réunir quelques lieux communs de consolation pour toutes espèces 
d'infortunes , des raisons et des exemples , pour aider à supporter la pauvreté , le 
mépris des hommes, les déceptions de l'ambition, la perte de ses enfants (Tuscul.^ 
in, 23), etc —On persuadera d'abord à l'affligé que son mal n'est rien ou 
presque rien ; il faudra disserter ensuite sur la commune condition des hommes ,. 
enfin prouver qu'il y a folle à se consumer en de stériles regrets (Id., ni , 32). 



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— 80 — 

série de pensées générales , ordinaires, éloigné^ , ne vau- 
drait-il pas mieux que l'orateur tâchât de découvrir, dans 
l'étude même de la question particulière, des pensées justes 
et précises, et les raisons propres qui en naissent naturel- 
lement? — On parle ici de ces esprits nets et pénétrants , 
assez méthodiques par eux-mêmes potir se passer de mé- 
thode ♦ et qui ont la force de fixer la pensée fugitive , pour 
en considérer le fond, et de ramener à un point une longue 
chaîne d'idées. Mais la plupart des hommes ont la vue 
courte : ils ne savent souvent sous quel aspect on doit envi- 
sager d'abord une chose , pour en commencer l'analyse ré- 
gulière; leur vague esprit flotte sur l'ensemble, sans rien voir 
assez distinctement. Cela est encore vrai pour nous , chez 
qui l'art de penser n'est pas nouveau, et après que tant de 
productions de nos vieilles littératures nous ont accoutumés 
à la méthode, et nous ont fait un besoin de la régularité. 
Qu'était-ce donc à Athènes, alors que la jeune et libre pen- 
sée , revenant à peine de son premier essor, commençait 
seulement à se replier sur elle-même , pour s'étudier et se 
régler? L'ordre réfléchi n'est d'ordinaire que le fruit tardif 
de la maturité des peuples. 

Pour s'en faire une idée , qu'on prenne un ouvrage quel- 
conque de l'antiquité : jamais dans les plus anciens , on ne 
trouvera les combinaisons d'un plan médité; l'ordre, quand 
il s'y rencontre, n'y semble guère que l'inspiration d'un 
naïf instinct , ou même le résultat d'un hasard heureux. Et 
jusque dans les dernières productions d'une époque de 
maturité , dans les Traités d' Aristote ou de Cicéron , vous 
verrez bien une affectation pédantesque de régularité, un 
grand luxe de divisions et de subdivisions ; mais cet appa- 
reil de méthode , tout en témoignant d'un vif besoin de 
discipline , ne cache pas sous ses classifications factices la 
confusion réelle des idées. Donc , au milieu de cette anar- 
chie de la pensée , on était heureux de trouver ces cadres 



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~ 81 — 

complets de discours où était marquée la place de chaque 
idée. Faut-il s'étonner, après cela, qu'on ait abusé de ces 
moules commodes pour toute espèce de composition ? qu'une 
foule d'esprits ingénieux se soient appliqués à les perfec- 
tionner? enfin qu'Aristote lui-même y ait apporté sa forte 
analyse? Aristote, comme ses devanciers, se conforma aux 
besoins du temps; il était Grec, et il écrivait pour des 
Grecs , et non pour nous ; il a pris l'éloquence telle que 
l'avaient faite le génie national , les institutions, les moeurs 
politiques et civiles du peuple athénien , et il accommoda 
son premier Traité aux exigences mêmes des choses ; aussi , 
comme nous l'avons dit , c'est au sein de la vieille Athènes , 
qu'on doit replacer ces anciens Manuels oratoires, pour 
en comprendre la valeur réelle et l'efficacité possible. 
Toute l'histoire contemporaine en est l'indispensable com- 
mentaire. 



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— 82 



CHAPITRE IX. 

LA GRANDE RHÉTORIQUE d'ARISîOTE EN TROIS LIVRES. 



Aristote applique l'analyse à l'oeuvre de Torateur « comme à toutes les autres 
parties des connaissances humaines. — Haute métaphysique de TEloquence, fon- 
dée sur la nature même de l'esprit humain. — Aristote affecte d'abord de ré- 
duire l'Eloquence à la Preuve. — Mais il reconnaît bientôt qu'elle ne doit pas se 
borner à convaincre les hommes , mais qu'elle est aussi l'art de les charmer et 
de les émouvoir. 

Le véritable art se réduit à bien savoir ce qu'il Taut 
persuader, et à bien connatire les passions des homme» 
ei la manière de les émouvoir, pour arriver à la per- 
suasion. 

Fénelon^ Dial. sur l'éloq., L 



Avant d'écrire son grand Traité de Rhétorique, qui fut 
le dernier, et peut-être le plus parfait de tous ses ou- 
vrages (l) , Aristote avait successivement essayé son ana- 
lyse, non-seulement à toutes les parties de la nature, mais 
encore à toutes les œuvres de l'esprit humain , s' appliquant 
à saisir dans la confusion et les combinaisons infinies des 
idées , les lois immuables de la pensée , et sa marche la 
plus ordinaire. C'est dans l'expression des idées , incar- 
nées pour ainsi dire dans la parole , qu'il cherchait à sur- 
prendre les secrets de l'esprit. Il étudiait une à une les 



(I) Voyez la curieuse disseilation de Denys d'Halicarnasse , sur la date pro- 
bable de la Rhétorique d'Aristote. Le critique y ctabtit, par des citations emprun- 
tées à cet ouvrage , que non-seulement il est postérieur à tous les traités de l'Or- 
ganon , mais encore à tous les discours politiques de Démosthènes , y compris le 
pro Gorona , désigné par ces mots , ii icepl AefjioaOévou; 6ix:^ , xa\ Tâ>v dicoxTeivdv- 
Tcov Ntxdvopa (Rhét., II, 23). Or on sait que cette querelle entre Eschine et 
Démosthène ne fut vidée que huit ans après la bataille de Chéronée. 



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— 83 ~ 

formes du langage {Qy(fi^oLi:y.) ^ pour découvrir par quels 
termes on arrive le plus souvent à la vérité; dans quelles 
conditions de langage, au contraire, Tidée se fausse ou 
devient inintelligible ; en un mot, quelle est la marche d'une 
pensée légitime. C'est ainsi que, par la force de l'abstraction, 
il était parvenu d'abord à ramener à un petit nombre de 
formes générales les opérations si complexes du raisonne- 
ment, et à faire, dans l'Organon, de la dialectique une 
science abstraite , une sorte d'algèbre exacte et rigoureuse , 
propre à s'appliquer à tous les ordres de connaissances, et 
à calculer, au moyen de certaines formules générales , les 
rapports de toutes les idées. 

Fier d'avoir inventé cet admirable système de sa logique, 
le philosophe eut la prétention de l'imposer à toutes les 
œuvres de l'esprit. 11 voulut tout analyser, jusqu'aux inspi- 
rations les plus capricieuses de l'imagination, jusqu'aux 
sentiments les plus délicats du cœur. C'est ainsi qu'il avait 
osé , en démembrant pièce à pièce les œuvres des poètes , 
disséquer la poésie elle-même. 11 en décrit avec exactitude, 
dans sa Poétique , les caractères et les procédés extérieurs ,. 
€t comme les principaux organes ; il croit tout tenir, mais 
l'âme, pour ainsi parler, lui échappe le plus souvent (1). 
Sans doute l'imagination et le raisonnement ont des lois 
communes, mais l'imagination a de plus ses insaisissables 
fantaisies; c'est pourquoi une même méthode ne saurait 
également convenir aux sciences Qt aux arts. Si les arts en 
effet se prêtent par un côté aux procédés scientifiques de 
l'analyse, ils s^y dérobent par leur partie la plus intime, 
et , pour ainsi dire, la plus vitale. On ne pose pas en équa- 
tion les élans du génie, comme les termes du raisonnement , 



(I) On dirait d'un physicien , qui prétendrait expliquer les fonctions du corps 
humain par les lois ordinaires de la matière : conune si cette force mystérieuse , 
qui s'appelle la vie, n'en changeait pas , en s'y ajoutant, presque tous les rap- 
ports , et n'échappait pas par sa nalure étrange à toute physique et à toute chimie 



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- 84 - 

et l'on n'étudie pas un poérae comme une machine. Vous 
avez tout analysé, tout disséqué , tout décrit, tout com- 
pris , tout — hors la vie. 

On en peut dire presque autant de l'éloquence que de la 
poésie. Comme l'éloquence toutefois s'adresse à la fois, 
pour persuader, à toutes les facultés de l'âme , et parfois à 
la raison , plus encore qu'à l'imagination et au cœur, elle 
a , pour ainsi dire par là , son côté exact et scientifique. 
On peut au moins mettre en formules les procédés de la 
démonstration. Aristote a montré, dans cette application 
de sa logique à l'art oratoire, une admirable sagacité. Mais 
il me semble que sa méthode oratoire est devenue désor- 
mais trop savante pour avoir pu être fort utile; il y veut 
trop élever l'éloquence au niveau de la philosophie ; il la 
retire , pour en faire une science exacte, du champ de l'ac- 
tion (si l'on peut parler ainsi), dans un monde d'abstrac- 
tions qui n'est pas fait pour elle : car les arts vivent de pra- 
tique comme les sciences de spéculation. Aussi je doute 
que ce beau traité , avec sa haute prétention scientifique et 
sa métaphysique de l'art, ait pu réellement servir autrefois 
à l'artiste, autant que ces cahiers de bonnes expressions 
ou de bonnes subtilités, ou encore ces morceaux traités 
d'avance , que l'on recueillait dans les écoles pour l'argu- 
mentation et l'amplification oratoire. La critique d' Aris- 
tote, si ingénieuse pour pénétrer dans les secrets del'art, 
et si exacte pour en indiquer les procédés généraux , ne 
saurait guère suppléer à l'inspiration. C'est la plus pro- 
fonde sans doute et la plus complète théorie, que l'on ait 
jamais faite de l'art oratoire , mais ce n'est plus un manuel. 
Le grand orateur y trouvera une discipline féconde pour 
fixer et régler ses longues études préparatoires ; mais le 
praticien ne sera plus dispensé ni de travail, ni d'invention, 
t La Rhétorique , dit Aristote lui-même , c'est non pas Tart, 
imais le ta/enr{^vva^iç) de découvrir sur quelque sujet 



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— 85 — 

» que ce soit tous les moyens de se faire croire (1). i 
Cependant ce fut l'illusion de la Renaissance de s'imaginer 
que cette Rhétorique d'Aristote pouvait créer l'éloquence. 
Dans l'ardeur d'imiter les chefs-d'œuvre de l'antiquité , les 
belles harangues» comme les tragédies, on étudiait les grands 
traités ; on croyait que le génie pouvait s'inspirer de ces 
règles , et qu'une activité industrieuse retrouverait dans une 
abstraite théorie les secrets des beautés de la haute élo- 
quence. Espoir bien chimérique sans doute, mais pourtant 
fort naturel ; car jamais personne n'a mieux vu et mieux dé- 
crit qu' Aristote toutes ces lois , même les plus mystérieuses de 
l'âme, sur lesquelles se fonde l'art de persuader les hommes. 
Et l'on peut dire que cette Rhétorique , impuissante sans 
doute, comme cahier d'improvisation , n'en est pas moins , 
comme théorie de l'éloquence , le traité le plus vrai et le 
plus utile qu'on puisse consulter encore aujourd'hui , parce 
que toutes ses règles sont établies sur la connaissance la 
plus exacte de la nature humaine. C'est la philosophie même 
de l'éloquence (2). 

« Personne n'ignore , dit Pascal ( cet autre philosophe 
» qui appliqua la méthode géométrique à l'art de persua- 
» der) , personne n'ignore qu'il y a deux entrées par où les 
» opinions s'insinuent dans l'âme , qui sont ses deux prin- 
» cipales puissances , l'entendement et la volonté. La plus 
» naturelle est celle de l'entendement, car on ne devrait 
» jamais consentir qu'aux vérités démontrées. Mais la plus 
» ordinaire , quoique contre nature , est celle ée la volonté ; 
» car tout ce qu'il y a d'hommes sont toujours emportés à 



(1) Rhét., î, 2. - (2) Personne n'a mieux fait sentir le mérite de la Rhétor 
rique d'Âristote que M. Hayet, dans son excellente thèse sur cet ouvrage. Au- 
trefois élève , à l'École normale^ de ce jeune professeur, j'ai été heureux de le 
prendre souvent pour guide dans mon travail, et je ne saurais assez recommander 
son livre, où ses anciens élèves ont retrouvé cette critique libre , discrète et solide 
de ses leçons, qu'ils n'oublieront jamais. ^ 



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- 86 — 

» croire, non par la preuve, mais par Tagrément (1). » 
— Aristote, comme Pascal, au début de son Traité, songea 
renfermer l'orateur dans le raisonnement et dans la preuve, 
et à réduire presque l'éloquence à Targumentation. Le dis- 
ciple de Platon voulait ainsi protester coQtre cet art immo- 
ral des sophistes, qui enseignaient dans leurs écoles à trom- 
per les hommes en éblouissant leurs yeux et en troublant 
leurs cœurs , et contre les triomphes scandaleux de certains 
orateurs, qui, au lieu d'éclairer le juge, ne songeaient 
qu'à flatter sa passion , à le séduire par la parole , à l'en- 
traîner par un drame plein de larmes et de cris. On sait 
en effet combien les orateurs à Athènes avaient abusé des 
passions de cette multitude aveugle et avid^ d'émotions qm 
remplissait les tribunaux ; on sait qu'Hypérides, par exem- 
ple, désespérant de sauver autrement Phryné, accusée 
d'avoir profané les mystères, avait déchiré la robe de la 
courtisane, et exposé sa beauté aux regards éblouis de& 
juges , qui proclamèrent avec acclamation son inno- 
cence (2). Ces écarts étaient allés si loin , que tout le monde 
réclamait une loi contre un pareil abus, et que, lorsqu'un 
orateur prenait la parole dans l'Aréopage , le héraut pro- 
clamait la défense de sortir du sujet et d'émouvoir les cou- 
rages (3). On comprend par là qu' Aristote (outre sa pré- 
dilection naturelle de logicien pour les moyens du raison- 
nement), ait songé d'abord à exclure de l'éloquence le& 
moyens pathétiques dont on avait tant abusé , et borné la 
Rhétorique à-n'ètre plus qu'une sorte de dialectique popu- 
laire, argumentant sur des vraisemblances et des ^inions, 
comme la Dialectique sur des vérités et des principes. Ce- 
pendant sa sévérité de moraliste l'entraîna trop loin. Puis- 
que l'homme est double en effet , pourquoi l'éloquence ne 



(I) Pensées, Art de persuader. — (2) Athénée, liv. XIII, p 590. — (3) Arist., 
UhoUl, I. — Qnintil., VI, 1. 



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— 87 — 

serait-^lle pas double aussi? pourquoi ne s'adresserait-elle 
qu'à la raison pour la convaincre, au lieu de s'emparer de 
l'âme tout entière? Persuader, n'est-ce pas parler à la fois 
à toutes les facultés de l'homme? — Non, il ne suffit pas îe 
plus souvent d'éclairer les esprits et de montrer aux hommes 
la vérité pour qu'ils l'aiment, et surtout pour qu'ils la sui- 
vent ; il faut les charmer, il faut émouvoir leurs cœurs ; il 
faut, si l'on veut leur communiquer l'impulsion nécessaire 
aux grandes actions , remuer à la fois toutes les puissances 
de l'âme , et savoir même à propos faire appel à ces pas- 
sions tumultueuses qui ont sur la volonté plus d'empire que 
la raison. 

Flectere si nequeo Superos , Aclieronta movebo. 

11 ne faut pas oublier en eflfet que le dialecticien parle seu- 
lement pour démontrer^ mais l'orateur pour agir. Aussi, 
une fois quitte envers la morale et sa conscience de philo- 
sophe, Aristote revient-il bientôt à prendre les hommes 
comme ils sont , et à rendre à l'éloquence tous ses moyens : 
après avoir d'abord interdit à l'orateur l'art de plaire et de 
parler aux passions, il sent bien après tout que la raison 
seule ne convient qu'aux raisonnables , et finit par indiquer 
dans le^lus grand détail toutes les séductions de la parole 
et les faiblesses du cœur. 

Ne prétend-il pas , de même , au début de son ouvrage^ 
que l'orateur ne doit jamais se proposer d'autre but que de 
faire triompher la justice et la vérité? qu'il ne faut jamais 
défendre une mauvaise cause (1)? et que, si la Rhétorique 
enseigne quelques artifices propres à soutenir le mensonge , 
ce n'est que pour apprendre à l'orateur à éviter les pièges 
qu'un adroit adversaire pourraiL-semer autour de lui? Là- 

(1) Rhét.,I, 1. 



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~ 88 — 

dessus , on a fait souvent un éloge très-édifiant de Tinten- 
tion morale qui avait inspiré cette Rhétorique : comme si 
ce traité n'avait pas aussi ses expédients de mauvaise foi^ 
et tie s'accommodait pas aux mauvaises causes comme aux 
bonnes. Qu'on lise jusqu'au bout, et l'on verra l'auteur 
expliquer avec une sorte d'indifférence scientifique mille 
manœuvres frauduleuses, pour représenter l'adversaire sous 
de noires couleurs , pour infirmer au gré de notre intérêt 
l'inviolable autorité des lois , pour attaquer la vérité des 
témoignages et la sainteté du serment* Malgré son étalage 
de pruderie philosophique , Aristote sait bien qu'après tout 
cet art divin de l'éloquence, sans cesse mêlé aux passions 
des hommes, a toujours eu pour loi suprême le succès de la 
cause (1) ; que sans doute la bonne cause est plus facile à 
plaider que la mauvaise, et que lorateur aimera mieux 
trouver dans son sujet des convictions réelles , des mouve- 
ments vrais , généreux , et sans arrière-pensée ; mais qu'il 
saura bien s'en passer au besgin ; qu'il faut prendre les 
hommes comme ils sortt , et sa cause comme on la trouve , 
avec ses imperfections, non pour les avouer, mais pour les 
dissimuler sous les divins prestiges de l'art. Pourquoi Aris- 
tote y aurait-il regardé de plus près que Démosthène et 
Cicéron (2), ces citoyens si honnêtes, ces patriotes si dé- 
voués? Scrupules de modernes que tout cela ; je me trompe, 
scrupules de Fénelon seulement. Demandez tout bas à la 
plupart de nos orateurs modernes, si la religion de la vérité 
a toujours seule inspiré leur éloquence. 



(t) Omnis honesta ratio etpediendœ salutis (pro Milone , 4). — (2) Judicis est 
semper in causis yerum sequi -, patroni , non nunquam verisimiie, etiamsi minus 
sît verum , defendere (de Offic, II, 14). 



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— 89 — 



CHAPITRE X. 



DE LÀ PREUVE OU DE LA DIALECTIQUE ORATOIRE. 

Théorie du raisonnement oratoire. — Différence essentielle entre l'argumentation 
dialectique et l'argumentation oratoire. - L'Enthymème remplace le Syllo- 
gisme y et l'Exemple remplace Tlnduction. ^ Comparaison. — Apologue. 

Tout Tart de la Rhétorique est dans la preuve, le reste 
n'est qu'acœssoirei 

irûf., Rbét., 1,1. 



Après avoir établi que la Preuve , si elle n'est pas toute 
réloquence , doit être le fond de la persuasion et la sub- 
stance du discours , Aristote consacre à cette partie si im- 
portante de l'art jusqu'alors. négligée par les rhéteurs, la 
plus grande place dans son traité. - Dans la preuve, il dis- 
tingue deux choses , le fond et la forme ; les idées mêmes, 
qui peuvent faire la matière du raisonnement — et les 
cadres d'argumentation , dans lesquels l'orateur peut pré- 
senter ces idées ; ou enfin , en d'autres termes, une Éthique 
oratoire^ c'est-à-dire la science politique et morale, où l'ora- 
teur puisera les principes et les opinions à développer dans 
sa démonstration — et une Dialectique oratoire , c'est-à-dire 
l'instrument même dont il se servira pour mettre en œuvre 
ces matériaux du discours. 

Et commençant par analyser les procédés réguliers de 
cette dialectique , propre à l'orateur, il la rattache avec une 
merveilleuse sagacité à cette science générale du raison- 
nement , qu'il avait déjà si profondément étudié dans ses 
lois absolues , et qu'il tire ici de ses formules abstraites, 
pour l'appliquer aux vivantes questions traitées par l'élo- 



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— 90 — 

quence. Il est curieux de voir ainsi les règles de sa logique 
sortir de leurs abstractions , pour descendre aux choses, et 
s'engager dans Faction; la dialectique dépouille sa roideur 
algébrique , pour prendre une allure populaire , et la dé- 
monstration philosophique se transforme en démonstration 
oratoire. 

Que le dialecticien, qui ne veut que prouver, présente son 
argumentation sous la forme la plus exacte et la plus rigou- 
reuse , la nudité même de sa parole ne montre que mieux 
la régularité de sa marche. Mais Torateur , qui doit aussi 
chercher à plaire , et qui du reste ne s'appuie pas toujours 
sur des principes aussi solides , doit revêtir sa démonstra- 
tion de toutes les grâces et de toutes les séductions du lan- 
gage. — Il y a d'ailleurs peu de problèmes de la vie , qui 
puissent se résoudre avec la même rigueur qu'une question 
de géométrie ou de philosophie spéculative, où il suffit de 
partir d'un principe avéré, pour arriver, par une déduction 
légitime, à une conclusion incontestable. La volonté de 
l'homme est l'inconséquence même ; et la plupart des ques- 
tions politiques ou judiciaires , débattues dans les assem- 
blées , n'ont rien de positif, rien d'absolu; le vrai s'y mêle 
avec le faux d'une telle manière, que souvent l'on ne peut 
que s'abandonner à son instinct ou aux conjectures ; il faut 
deviner et choisir ce qui paraît le plus vraisemblable, à l'aide 
de suppositions, qui n'ont aucun rapport avec la marche 
infaillible du calcul. Aussi l'éloquence et la dialectique ont- 
elles chacune des procédés, analogues sans doute, mais 
pourtant divers d'argumentation. 

En dialectique, on raisonne de deux manières: ou bien 
l'on procède par voie de synthèse, en rapprochant les faits 
particuliers pour en tirer une conclusion générale (1) , c'est 
ce qu'on appelle Induction {mor/tùy-h) \ — ou bien Ton em- 

(I) AeCxvuvreç xè xaOd)^ou 6iât xoO 5ïi\ov elv:ii t6 xa0' Ixarrov. Analyt. post. ,1,1. 



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- 91 — 

ploie l'analyse, en dégageant d'un principe général tous 
les jugements particuliers qu'il renferme , c'est ce qu'on 
nomme Déduction ou Syllogisme (ay/kloyiayioç) (1). 

A ces deux formes principales de démonstration dialec- 
tique correspondent deux formes semblables de démon- 
stration oratoire ; à Y induction , Y Exemple (7rapa5er//xa) ; au 
syllogisme, YEnthyméme (cvWari|uta). 

L'Enthymême est le syllogisme oratoire. Cet argument 
diflère du syllogisme proprement dit , — 1** parce qu'au lieu 
de s'appuyer sur des principes nécessaires et incontes- 
tables pour en déduire une conséquence , il ne repose le 
plus souvent que sur des vraisemblances (eexora), des m- 
dices 9 ou certains ( rex^xy^pta ) , ou seulement probables (arj- 
/zera), (car dans les actions humaines, qui sont l'objet ordi- 
naire des débats oratoires, avec les caprices de l'activité 
libre , il n'y a plus d'enchaînement nécessaire de l'effet à 
sa cause , de déduction sûre de l'antécédent à son consé- 
quent); — 2** parce qu'il est incomplet dans son expres- 
sion et supprime l'une des prémisses, soit le principe, quand 
il est évident, soit le moyen terme, quand il est facile de 
saisir sans intermédiaire la légitimité de la conclusion (2). 
Cette forme incomplète et dégagée des longueurs et des 
aspérités du syllogisme en règle est non -seulement plus 
élégante , mais plus commode encore pour une argumen- 
tation plus spécieuse que solide ; on comprend qu'en bri- 
sant ainsi l'enchaînement des idées, et en supprimant 
quelque intermédiaire , il est souvent facile de faire illu- 
sion sur une déduction irrégulière , et de tirer du principe 
une conséquence trompeuse, avant qu'on n'ait eu le temp& 
de s'apercevoir de la fraude. — Quelquefois l'orateur pro- 
duira son enthymême avec la grave allure de la sentence; 

(1) ÉoTt Ôfj <T\jKKoyu\jJb^ ^^b^-oç, èv «^, TtOévxwv Ttvwv, Ixepdv xt twv xeijiévwv èÇ 
dvd-pcTjç (TU|jL6a(vet 8tà twv x6i{iévtov. Top., 1,1.- (2) ÉvOOjjLTuxa auXXoYwii6(r 
àxeMç. Analyt. prior., n> 20. 



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— 92 — 

tantôt il en convertira la conclusion en une maxime géné- 
rale (mais, pour prendre ce ton , il faut avoir une grande 
autorité sur son auditoire); tantôt enfin il se bornera à 
traduire sa pensée en quelque proverbe populaire (1). 

V Exemple est l'induction oratoire (iTraywy)} pr,Topix>?), in- 
duction incomplète aussi et hasardée. Au lieu de s'ap- 
puyer, comme dans l'induction dialectique, sur l'observa- 
tion de tous les faits de même nature, dans l'Exemple on 
se borne à rapprocher deux faits qui ont quelque chose de 
semblable , et tout ce que Ton a affirmé de l'un, on se hâte 
de le conclure de l'autre. C'est un des moyens les plus 
puissants pour fixer les opinions dans les délibérations , 
parce que l'avenir ressemble le plus souvent au passé (2) ; 
mais il est peu sûr ; quand même en effet le rapproche- 
ment serait exact , les hommes dans les mêmes circon- 
stances se conduiront-ils toujours de même? N'importe; 
cet argument , le plus souvent si téméraire , n'en fait pas 
moins une grande impression sur la foule toujours prête 
à prendre des comparaisons pour des raisons. Tantôt 
donc on invoque le souvenir de quelque événement sem- 
blable, ancien ou récent; tantôt on imagine soi-même 
une comparaison (7rap«6oX)î), ou une fable (Xoyoi Atacirrciot), 
qui sont des exemples d'autant plus commodes , que l'ora- 
teur en dispose toutes les circonstances à son gré. 

C'est ainsi que l'argumentation dialectique se métamor- 
phose , pour se prêter aux conditions ordinaires des débats 
oratoires , échangeant ses principes pour des probabilités , 
et ses formes régulières et sûres pour suivre une marche 
plus hasardeuse, mais plus séduisante et mieux accommodée 
à la portée du vulgaire. 

(1) Rhét., II, 21. — (2) 6\UML fàp cbi; èic\ t6 icoXù xk aiXkovxoL t6î< f^fovdvu 
Rhct.,n,2l. 



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— 93 



CHAPITRE XI. 

LIEUX GlâNÉRAUX DK LA PREUVE OU Eï$Y,. 



Aristote entreprend de composer pour Torateur an traité à la fois sommaire et 
complet des sciences morales et politiques , nécessaires en tout débat. — Idées 
morales communes aux trois genres. — Lieux propres au genre politique , à 
Vipidietiquet au judiciaire. — De Tutilité de ces études morales pour les ora- 
teurs anciens. — Du déTeloppement des généralités dans les discours antiques. 

— C*est cette méthode de remonter aux principes et de ramener tout débat 
particulier à une question générale, qui en fait la grandeur et l'intérêt durable. 

- C'est encore aujourd'hui le secret de la grande éloquence. — Cette manière 
peut-elle se réduire en art? — Jusqu'à quel point les anciens procédés d'acn- 
pliûcation oratoire sont-ils encore applicables dans les conditions de l'éloquence 
moderne. — Éloquence de la tribune. — Éloquence du barreau. — Éloquence 
de la chaire. 

Il faut qu'un homme qui veut régner sur les esprits 
par la parole approfondisse les grands principes de la 
morale; car toutes les disputes des hommes ne roulent 
que 8ur le juste et l'injuste, sur le vrai et le faux, 
l'utile et le nuisible; et l'éloquence est la médiatrice de» 
hommes, qui termine toutes ces disputes. L'homme élo- 
quent doit pousser toutes ces idées au delà de l'attenie 
de ceux qui l'écoulent, sortir des limites de leur juge 
mentales maîtriser par ses lumières, dans le même lemp» 
qu'il les domine par la force de son imagination et par 
la véhémence de ses sentiments. 

Vauveuarguei , Ptnsée». 



Nous avons vu Aristote tirer du grand traité où il avait 
analysé les combinaisons générales des idées et le méca- 
nisme régulier du raisonnement, quelques formes d'argu- 
mentation propres à l'éloquence , pour en faire une Dia- 
lectique oratoire. Mais ce n'était point assez ; on était 
accoutumé, comme nous savons, à exiger de la Rhétorique, 
non-seulement des cadres de discours , mais encore les ma- 
tériaux mêmes à mettre en œuvre ; il fallait donc y ajouter 
une Éthique oratoire. Aristote traite cette partie de VInven- 



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- 94 - 

tion avec une grandeur étonnante. Il entreprend de donner 
sous certains chefs (ûSy]) un inventaire complet, non-seu- 
lement des principes mêmes qui doivent servir de base à 
l'argumentation oratoire , mais encore de toutes les idées 
qui peuvent fournir un développement à l'orateur dans 
chacun des trois genres , dans lesquels il circonscrit le do- 
maine de l'éloquence; analyses profondes sur le juste et 
l'injuste, l'utile et le nuisible, les vertus et les vices, le bon- 
heur ou le plaisir; considérations élevées sur toutes les 
matières politiques, sur les lois naturelles et positives, sur 
les diverses formes de gouvernement ; études délicates des 
plus mystérieux ressorts qui font agir les hommes : on 
trouve tout réuni dans quelques pages d'une forme aride , 
mais merveilleusement fécondes; c'est, en un mot, une 
encyclopédie complète des sciences morales nécessaires à 
l'orateur. 

Voilà le cadre presque infini de cette Rhétorique nou- 
velle; ce sera une hste des choses mêmes, des idées, des 
sentiments, par lesquels l'orateur peut avoir prise sur nous. 
Une telle entreprise nous semble étrange ; et , en eflfet , au 
XIX* siècle , cette science universelle des choses de la vie 
est devenue trop vaste et trop compliquée pour pouvoir 
rentrer, même d'une manière sommaire , dans un traité de 
Rhétorique. Mais, au temps d'Aristote, il était possible 
encore de réunir dans une topique oratoire toute l'encyclo- 
pédie de la pensée. Combien la pensée grecque , en effet , 
ne nous semble-t-elle pas simple , bornée, facile à embras- 
ser d'un regard {evavvomoc) , presque sans divergence ni 
contradiction , en comparaison de la pensée moderne si 
diverse et si complexe , vraiment immense , et échappant 
de toutes parts à l'unité? Là seulement quelques degrés de 
longitude et de latitude; ici le monde. Aussi pouvait-on 
songer alors à tracer cette carte générale de la science. 
Et , en efiet , rien de plus commun : pour toutes choses on 



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- 95 — 

se faisait un cadre , on dressait une Topique d'idées ; on 
en avait pour la poésie ou même pour la conversation , 
comme pour le discours public. Dans ce cercle restreint 
des idées habituelles , on pouvait tout prévoir, tout régler ; 
et pourtant on sent déjà qu'Aristote , malgré qu'il ait borné 
son inventaire aux choses qui intéressent l'orateur, a dû , 
pour tout saisir à la fois, élever ses observations à un 
degré de généralité, où il est difficile de les aller prendre, 
pour les ramener à la pratique oratoire. 

11 commence par chercher au fond de chacun des trois 
genres, que lui offrait son temps, les caractères essentiels 
qui les distinguent : et il établit en principe que le grand 
motif de persuasion qu'on fait valoir, dans les délibérations 
politiques, c'est ordinairement l'intérêt; dans les débats 
des tribunaux, le droit ; dans les panégyriques , le beau. 
Ainsi le beau, le juste, 1 utile sont les trois choses fonda- 
mentales , auxquelles doit se rapporter toute argumentation 
oratoire. — Mais on sent assez que eette distinction des 
genres n'est point absolue. Dans quelque genre que ce soit 
en effet , le plus sûr moyen de gagner les hommes , c'est 
de leur montrer que la chose, qu'on se propose d'obtenir 
d'eux, a ce triple caractère de l'utile , du juste et de l'ho- 
norable : c'est Yintérêt d'abord qui les mène , V équité en- 
suite , enfin cet enthousiasme naturel qu'inspire le beau , 
quand les courages sont émus, et que l'émotion générale 
de l'assemblée a fait taire un instant l'égoïsme. A ce point 
de vue , cette triple analyse du bonheur, de la vertu, et de 
la justice, est un fond d'idées commun aux trois genres. 

Aristote cherche donc d'abord à déterminer en quoi les 
hommes font généralement consister ce Bonheur, auquel ils 
aspirent tous , et qui entraîne toujours invinciblement leur 
volonté. Comme on devait l'attendre d'un Grec , il consi- 
dère surtout ici ces avantages de la beauté et de la fortune, 
qui frappent les yeux , et qui d'ailleurs sont les premiers des 



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— 96 — 

biens dans l'opinion de la multitude , sur laquelle Torateur 
doit agir. Ainsi, il place les avantages du corps, la santé , 
la force , la vitesse, la beauté , au même rang que les biens 
de rame, la vertu, le courage et le talent. Ce qui fait à ses 
yeux la félicité de la vie, c'est la noblesse du rang , c'est 
une belle et nombreuse famille , ce sont ôî'utiles amitiés , ce 
sont les terres , les maisons , les troupeaux , les nombreux 
esclaves, ce sont les honneurs, c'est l'autorité, c'est la 
gloire, etc. ( ^aXôç /.oyaSo;) (1). — Puis il indique à quel ca- 
ractère on reconnaît , en une chose d'apparence équivoque, 
si le bien l'emporte sur le mal ; et quel genre de bonheur 
il faut offrir aux désirs des hommes , selon leur âge et leurs 
goûts (2).— Plus loin , il analyse pareillement les éléments 
du Plaisir, cette apparence capricieuse du bonheur, qui 
attire tout aussi infailliblement les hommes et les trompe 
souvent, sans les corriger jamais (3). — Même finesse dans 
ses études sur la Vertu et le Vice ; soit qu'il présente à la 
fois les espèces correspondantes de l'une et de l'autre, et 
qu'il en distingue les variétés infinies dans les profondeurs 
de l'âme ; soit qu'il indique certains caractères infaillibles, 
qui servent comme de pierre de touche dans les cas douteux, 
pour discerner une action vraiment vertueuse , de ce qui 
n'en a que l'apparence. — En tout discours , ces notions 
fondamentales de morale sont indispensables à l'orateur. 
Mais chaque genre en outre exige ses connaissances par- 
ticulières , et sa préparation spéciale ; Aristote dresse donc 
pour chaque genre à son tour une table particulière des 
idées principales, qu'il propose à la méditation de l'orateur. 
I. Lieux propres au genre politique. On sait qu'il 
avait précédemment composé un grand ouvrage sur les 
Gouvernements : il y emprunte ici quelques considérations 
générales pour en faire une sorte de Politique de l'orateur. 

(I) Rhct.,I, 5. — (2) Id., 1,6. — (3) Id., 1,11. 



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— 97 — 

Après avoir distingué sommairement les quatre formes es- 
sentielles de Constitution, la Démocratie, YOligarchiey V Aris- 
tocratie y la Monarchie y il signale le caractère propre de cha- 
cune, ses tendances, son but , ses moyens d'y atteindre, ses 
dangers , etc. — L'orateur public en effet doit toujours se 
proposer le plus grand intérêt de sa patrie : or cet intérêt 
varie avec la nature même du gouvernement. Aussi , Aris- 
tote veut-il , en vrai disciple de Platon , que l'homme ap- 
pelé aux affaires ait médité sur les principes mêmes de 
l'administration publique, sur l'organisation et les cou- 
tumes de chaque cité , sur les vicissitudes inhérentes à la 
nature de chacune d'elles, enfin sur leurs inévitables ré- 
volutions^ et les moyens d'en retarder la chute (1). — 
Ailleurs, descendant au détail, il s'arrête sur chacune des 
questions importantes , qui reviennent le plus souvent dans 
les débats politiques. Questions de finances , Questions de 
paix ou de guerre , Moyens de défense du pays , Commerce , 
Approvisionnements , Législation ; il fixe tous les points , sur 
lesquels l'homme public doit porter son attention (2). On 
retrouve là, mais avec plus d'ordre et d'élévâtioh , la plu- 
part des observations déjà présentées dans la Rhétorique 
àThéodecte. 

II. Lieux propres au genre épidictique. — On loue 
dans un homme, ou les dons qu'il a reçus de la fortune 
( iixY.apiGiik) , ou ses vertus ( ejratvoç) , ou ses actions (lyxco- 
p.tov). Aristote indique tous les moyens de tourner autour 
d'un mérite quelconque , pour le montrer sous toutes ses 
faces , et dresse une liste parallèle des qualités et des dé- 
fauts de caractère , qu'on peut, à l'aide d'un peu d'exagé- 
ration oratoire, transformer, selon le besoin de la cause, 
en grandes vertus ou en vices. Grâce à cet art de nuancer 
les couleurs , on peut peindre son héros comme on le veut ; 

(1) Rhét., 1,8. — (2) Ib., I, 4. 



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— 98 — 

OD fait de la circonspection , tantôt de la prudence , tantôt 
de la lâcheté ; on change le téméraire en vaillant ou en 
fou, Torgueilleux en héros magnanime ou en arrogant. 
Car presque toute chose a au moins deux faces ; Tart con- 
siste à mettre l'une en lumière , et à laisser l'autre dans 
l'ombre. L'habile rhéteur n'omet ici aucune de ces res- 
sources d'amplification , propres à agrandir ou à diminuer 
un homme ; il signale même en détail mille artifices pour 
louer ce qui n'est pas louable , enfin tous les rapproche- 
ments, les comparaisons, les oppositions, par lesquels on 
peut éblouir l'auditoire et surprendre son admiration , ou 
exciter ses dédains (1 ) . 

III. Lieux propres au genre judiciaire. — A.u lieu de 
s'égarer, comme on la fait si souvent après lui, dans une 
classification arbitraire et infinie des états de came , Aris- 
tote s'élève tout d'abord aux plus hautes considérations sur 
V Injustice même. — Il la définit une infraction volontaire (to 
pXaTTTgtv l)coi/Ta) à la Ijoi naturelle ou écrite. L'orateur des 
tribunaux doit donc connaître les Lois poUtiques ou civiles, 
écrites , ou consacrées par la coutume. Mais , comme toutes 
ces lois sont le plus souvent impuissantes pour déterminer 
et atteindre toutes les fautes , il faut alors qu'il s'adresse 
à ce sentiment d'équité que la nature a mis en chacun de 
nous, pour apprécier le délit, d'après les circonstances qui 
l'ont accompagné, et l'intention présumée du coupable (2). 
A cette fin , Aristote analyse avec une curieuse science du 
monde toutes les mauvaises passions, ou les habitudes 
perverses, ou les calculs d'intérêt, qui poussent l'homme 
au crime , dans les diverses conditions de la vie ; et signale 
ensuite ceux qui en sont le plus souvent les dupes ou les 
victimes (3). — Il présente enfin une série de points de 
vue, sous lesquels on peut envisager l'injustice, pour en 

(1) Rhct., 1,9. — (2) Ib., I, 10. — (3) Ib., I, 12. 



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— '9 — 

estimer la gravité ; il en marque lui-même les divers de- 
grés , et termine en indiquant , en bon rhéteur, quelques 
petites ruses , pour faire paraître tel délit plus grave où 
plus léger que tel autre {!). Ce détail est infini; rien n'é- 
chappe à cet esprit si pénétrant On n'est pas allé plus 
loin dans la science du cœur. 

Oui , me dira-t-on , de ces délicates études sur l'homme, 
de ces observations sur les choses de la vie , on compose- 
rait un beau livre de morale^ Mais^ dans un traité de Rhé- 
thorique, ces subtiles analyses sont-eHes à leur place? En 
quoi peuvent-elles servir à l'orateur? Le bon sens et l'ha- 
bitude de manier les hommes^et les choses n'indiqueront-ils 
pas à l'orateur toutes les ressources de sa cause , plus sû- 
rement que toutes ces savantes catégories ? 

Sans prétendre que le praticien dût consulter en toute 
occasion les chapitres de ce livre « comme il faisait les 
Manuels ordinaires, avouons cependant que ces analyses, 
considérées seulement comme études préparatoires, ou- 
vraient dans tous les sens de larges points de vue à l'ora- 
teur, et lui offraient dans un cadre régulier les principaux 
chete auxquels il devait rapporter ses observations per- 
sonnelles. — Mais d'ailleurs, pour juger du vrai mérite et 
de l'utilité de ces études morales , souvenons-nous toujours 
que noua sommes à Athènes , où l'on n'a guère ni le temps, 
ni le goût d'étudier l'intérieur de l'homme , et le fond de 
ses actions. La science de soi même ni des autres n'y était 
pas aussi commune que chez nous, derniers enfants d'une 
vieille civilisation. Le génie rêveur et recueilli des peuples 
du Nord^ les habitudes de la vie domestique, l'influence 
de la femme admise dans la société , où elle observe d'au- 
tant plus, qu'elle agit moins, Fesprit de la religion chré- 
tienne, qui sans cesse invite l'homme à s'observer soi- 

(1) Rhét-, I, H, 



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— 100 — 

même , la confession et ses scrupules, les subtilités des ca- 
suistes, que sais-je? le goût même des romans : tout a con- 
tribué à rendre vulgaires chez nous ces analyses des actions 
des hommes et de leurs intentions les plus secrètes. Mais 
à Athènes , on ne savait point ainsi disséquer l'esprit et le 
cœur : cet art était nouveau. 

De plus, tant de grandes vues sur le gouvernement, la 
loi, la justice, l'équité, la vertu, le bonheur, le plaisir; 
tant de fines études de l'homme ; toutes ces idées générales 
réunies par Aristote pour en former un répertoire d'inven- 
tion , outre qu'elles devaient singulièrement agrandir l'es- 
prit de celui qui avait su s'approprier un si riche fonds de 
connaissances, pouvaient encore trouver souvent dans les 
discours antiques une application immédiate. Rien n'était 
plus facile en effet, à la tribune grecque ou romaine, que 
de transformer, comme nous l'avons déjà dit, toute ques- 
tion particulière (vTroOeatç) en une question générale (S-eat;) , 
et de remonter en tout débat aux principes, et par consé- 
quent aux lieux communs de la morale politique et sociale. 
On en avait même fait une règle de l'art oratoire ; et c'était 
aux yeux de Cicéron le secret le plus merveilleux de l'élo- 
quence (1). 

N'est-ce pas en effet le propre des grands esprits, quand 
ils s'emparent d'une question quelconque , que de la porter 
soudain à une hauteur, d'où l'on aperçoit mille rapports, qui 
avaient échappé d'abord aux yeux , et de l'éclairer ainsi 
d'une lumière supérieure ? D'autres se traînaient sur des 
particularités banales ; mais pour eux , on sent jusque dans 
le moindre détail , que , du haut d'un principe , ils dominent 
l'ensemble de leur sujet, et que chacune de leurs paroles est 

(1) Orator 30 et seq. — Ornatissims sunt igitur orationes eœ, quse latissimè 
vagantur, et à privata et singulari coDtroversia se ad universi generis vim 
explicandam conferunt, ut ii qui audiunt, natura et génère et universa re cog- 
nita » de singulis reis et criminibus et litibus statuere possint. ( De Orat., III , 30.) 



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— 101 — 

grosse de développements: chaque pas qu'ils font ouvre une 
vaste perspective , chaque idée semble le centre , si Ton peut 
parler ainsi, d'une sphère de généralités qui l'illuminent, 
et qui se multiplient à l'infini et se renouvellent sans cesse, 
à mesure que le centre se déplace en avançant dans les dé- 
tails du sujet. Tout , pour eux , s'agrandit à la fois et se 
groupe. — Et n'est-ce pas là ce qui fait encore aujourd'hui 
la supériorité de nos plus grands orateurs? Seulement nous, 
modernes , nous aimons à voir tout débat particulier éclairé 
de cette sorte de lumière diffuse, sans remonter pour cela 
aux foyers d'où elle émane ; nous voulons nous trouver au 
centre de ces généralités, mais sans qu'on les circonscrive 
autour de nous dans des cercles déterminés : tandis qu'il 
semble que dans l'antiquité, au contraire, on se plut da- 
vantage à voir et à toucher de près ces généralités, dans 
lesquelles l'orateur replaçait le débat , pour l'élever et l'a- 
grandir. Aussi, chez nous, faut-il une vraie étendue et une 
fMévation naturelle d'esprit, pour traiter de cette grande 
façon un sujet oratoire; tandis que chez les anciens, on 
imagina d'en faire un procédé d'art à l'usage de tout le 
monde. Ce qui est impossible aujourd'hui dans le monde in- 
fini et complexe de la pensée moderne , était praticable 
alors : on put songer en Grèce à dresser une table com- 
plète des généralités oratoires , propres à éclairer toute idée 
de détail , et à tracer quelques-unes de ces sphères destinées 
à servir de cadre à toute question particulière. Substituer 
dans un sujet quelconque le genre à l'espèce, devint une 
règle d'amplification oratoire. 

Cette. méthode cependant, curieuse comme étude de la 
manière des grands esprits, a-t-elle pu , dans l'application , 
devenir une ressource vraiment efficace pour l'invention ? — 
Faut-il croire que les grands orateurs , qu'Eschine , que Dé- 
mosthène, que Cicéron, quand ils relevaient un débat parti- 
culier à la hauteur d'une question générale , songeassent à. 



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— 102 — 

applîcfuer une règle de leur Rhétorique , ou quMIs n'y fussent 
pas plutôt entraînés par Tinstinct même de leur génie et la 
nature de leur cause ? Et d'un autre côté, lorsque des parieurs 
médiocres, pour imiter les maîtres et agrandir leurs sujets, 
empruntaient à l'art ses généralités, ces grandes idées trans- 
portées artificiellementdans leurs discours, n'y restaient-ellea 
pas toujours ce que nous les y voyons, c'est-à-dire étrangères 
et stériles, semblables à ces fleurs sans racines, dont les en- 
fants se font un jardin dans te sable, et qui sont flétries au bout 
de quelques heures? - A cela nul doute : mais pourtant entre 
le génie créateur, qui fait d'inspiration ce que la critique 
signalera ensuite comme une féconde méthode , et ces imi- 
tateurs serviles, qui essayent d'user du même procédé comme 
d'une machine, combien n'y a-t-il pas de degrés intermé- 
diaires, où le talent pourra plus ou moins s'aider de l'art, 
éveiller peut-être et régler certainement son inspiration par 
la méthode? L'art peut-il être entièrement stérile, quand il* 
est, après tout, fondé sur l'observation exacte de la nature? 
Non : il y a toujours profit pour les médiocres à regarder 
faire les maîtres , à se rendre compte de leur manière , et à 
chercher à les imiter. 

N'est-ce pas ainsi , du reste, que Fénelon lui-même com- 
prenait l'art de la grande parole (1)? N'est-ce pas là cette 
large méthode oratoire , qu'il recommandait surtout aux 
jeunes prédicateurs , en exigeant d'eux ces préparations gé- 
nérales, où l'on cherche à remonter aux principes des choses, 
et à saisir l'enchaînement des hautes vérités? Il savait bien 
que, si toutes lès vérités se tiennent, le meilleur moyen de 
prouver une vérité quelconque, c'est de la porter à cette 
hauteur, d'où l'on aperçoit mieux le lien commun qui la 
rattache à la chaîne des vérités générales. Il avait ol^rvé 
d'ailleurs que , dans chaque genre , la variété infinie des 

(I) Dial. 8ur rÉloq., I. 



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— 403 — 

questions est plus apparente que réelle, et qu'en déga- 
geant toute cause particulière de ses détails , pour la rame- 
ner à une proposition générale , on peut réduire à quelques 
questions principales la plupart des sujets d'abord si divers , 
et simplifier ainsi, en les agrandissant singulièrement, 
les préparations particulières. — Mais combien l'improvi- 
sation surtout ne devient-elle pas plus facile, quand on ren- 
contre sans cesse des idées méditées d'avance ? plus féconde , 
quand on s'étend sur le genre au lieu de se bornera l'espèce? 

C'est pourtant ce grand procédé d'i4mp/î/îrc//t07î oratoire^ 
que nous sommes habitués à dédaigner plus particulière- 
ment sous le nom de Lien commun. Sans doute ces grandes 
formes du lieu commun antique semblent bien vides et 
bien banales, employées par de froids déclamateurs (c'est 
le sort en effet des meilleures choses de devenir triviales ; 
et le même mérite qui les fait adopter par tout le monde , 
les fait aussi vieillir plus tôt) ; mais chez les maîtres, qu'elles 
sont belles souvent et vraiment fécondes 1 et combien d'ail- 
leurs ne semblent-elles pas propres au génie antique et aux 
conditions de l'ancienne éloquence? 

N'est-ce pas même à ce caractère de lieu commun , 
qu'ils présentent presque partout, que tant de discours 
antiques doivent leur singulière grandeur et leur éclat du- 
rable? Si, en effet, l'orateur ancien , en transformaî^t un 
débat particulier en une question générale , en invoquant 
les principes mêmes du droit , en faisant intervenir sa pa- 
trie et ses dieux mêmes dans ses griefs personnels, forçait 
déjà tous les citoyens à s'associer à sa querelle : aujourd'hui 
encore , n'est-ce pas par ces généralités que ces harangues 
ont conservé pour nous un intérêt éternel? n'est-ce pas 
par là que , les événements passés , les personnages morts , 
le discours est demeuré vivant? 

On sait, du reste , combien ce moyen d'élargir le champ 
d'un discours s'offrait naturellement à l'orateur ancien ; on 



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- 104 — 

connaît le principe du droit public dans ces cités libres de 
la Grèce : Toute violence commise contre un citoyen quel-- 
conque est un attentat contre la Répul)lique (1). La patrie est 
donc sans cesse en cause ; quel lieu commun ! Voyez comme 
Eschine invoque toutes les lois , et remonte à la constitution 
même du gouvernement démocratique , pour montrer que 
Timarque a tout violé , tout profané , par l'infamie de ses 
mœurs. Voyez comme Démosthène , dans la Midienne , 
étend son injure personnelle , pour associer à ses griefs la 
cité entière ; comme il transforme le soufflet qu'il a reçu 
en un attentat contre la patrie , en une profanation de la 
religion nationale ; comme il excite contre le faste du riche 
Midias les passions populaires , en irritant , par d'amères 
réflexions sur l'égalité , Téternelle jalousie du pauvre ; 
comme tout d'un coup il interrompt ses récriminations ar- 
dentes ou ses piquantes parodies , par un grave développe- 
ment sur le respect dû aux lois et au serment du juge , sans 
cesse intéressant l'honneur et la sécurité de tous, à son 
honneur et à sa sécurité. On comprend combien cette faci- 
lité d'élever le débat , de mêler à sa querelle les intérêts de 
la société tout entière , de se faire ainsi en une cause par- 
ticulière le champion de la justice même, devait ajouter à 
la force de l'orateur, à son ardeur, à cette grandeur d'âme 
momentanée, du haut de laquelle il bravait les dangers, 
se mettant au-dessus de l'opinion, des hommes, de tout, 
hors la gloire et la postérité. Combien aussi , à cette hau- 
teur, l'expression ne devenait-elle pas plus facile, l'image 
plus vive, la parole plus irrésistible? 

Car il ne faut pas croire que cette élévation 6te rien 
à la vivacité des sentiments et à l'originalité de la pensée. 
Loin ^ie là; il ^mble que c'est dans le lieu commun j cet 



(1) Nulla vis unquâm est in libéra civitate, suscepta inter cives, non contra 
Remp. 



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— 105 — 

écueil des déclamateurs, que se signale au contraire avec 
le plus d'éclat la grande éloquence. — Qu'est-ce donc en 
effet que le grand orateur, sinon celui qui sait dire mieux 
que personne ce que tout le monde sent , parce qu'il voit 
plus nettement et de plus haut? « L'homme de génie , dit 
» Vauvenargues , quand il np fait que penser les pensées 
» de tout le monde , le fait encore d'une manière si vive et 
» si parfaite , que ce qu'il a exprimé une fois , conserve 
» toujours une originalité et un lustre de nouveauté , que 
» le temps et les imitations vulgaires ne sauraient vieillir. » 
Sans doute, ajoute-t-il plus loin , il y a des esprits pesants , 
qui ne reconnaissent plus la profondeur d'une idée , quand 
l'éloquence l'a rendue populaire ; mais la clarté même de 
l'expression, qu'ils traitent de superficielle et de commune, 
n'emporte-t-elle pas avec elle la preuve éclatante , que la 
pensée est grande et vraie? Un maître, en traitant tel lieu 
commun qui semble également accessible à tous , met tout 
d'abord sa pensée au-dessus des imitations des plagiaires ; 
tout le monde se flatte d'atteindre à sa hauteur ; mais qu'on 
l'essaye seulement : 

Ut sibi quivis 
Speret idem, sudet multum frustraque laboret , 
Âusus idem; tantum séries juncturaque poUet! 
Tantum de medio sumptis accedit honoris ! 

Le lieu commun , qui fait la grandeur des discours an- 
tiques, a donc aussi dû beaucoup contribuer à leur per- 
fection de style. Outre qug ces idées générales reve- 
naient assez souvent, pour y contracter certaines formes 
convenues, que sans cesse J' usage polissait; on comprend 
d'ailleurs qu'en bien des discours solennels , le fonds étant 
donné, l'écrivain n'avait plus qu'à songer à la forme. Ce 
n'était même que par ce travail du style , que le grand 
orateur pouvait s'approprier ces idées de tout le monde , 
et s'emparer d'un lieu commun oratoire. Le discours qu'il 



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— 103 — 

avait proïKmcé la veille, et quMI retravaillait à loimr dans 
la retraite , n'était presque pour lui qu'un bloc de marbre , 
où il sculptait sa statue. Ce travail de la forme e^ merveil- 
leux dans Démosthène : quand il ^vait élaboré et porté à la 
perfection un développement, une période, une comparai- 
son, un membre de phrase, il en usait à plusieurs re- 
prises , et les reproduisait en de nouveaux discours , épu- 
rant encore et fortifiant son expression avec une laborieuse 
délicatesse : et le peuple Athénien de son côté aimait à en- 
tendre répéter de nouveau tel beau passage, telle méta- 
phore brillante , comme en un concert , nous invitons sou- 
vent le virtuose à recommencer un morceau applaudi (1). 
C'est là surtout qu'il était vrai de dire : le fonds est à tout 
le monde , le style , c'est l'homme. 

Les Athéniens, comme nous l'avons déjà dit, voulaient 
trouver jusque dans les improvisations de la place , avec 
une instruction politique, les jouissances de l'art: citoyens 
et rhéteurs tout ensemble , artistes et hommes d'affaires. 
Chez nous , les conditions de V Éloquence Politique ont bien 
changé : il semble que les affaires s'isolent tous les jours 
davantage de la poésie et de l'éloquence, en s' éloignant du 
lieu commun ; et que les intérêts matériels vivent désor- 
mais séparés par un divorce complet des intérêts de l'ima- 
gination et de l'art. 

« Dans nos froids climats , dit M. Villemain , avec nos 
* institutions compliquées, nées de la raison et du besoin , 
» bien plus que de l'enthougiasme , et presque toujours 
» appliquées à des intérêts de commerce et d'industrie , 
» nous ne pouvons plus retrouver cette puissance de l'ima- 
» gination ,. cette vive sensibilité , cette exigeante délica- 
» tesse dans les auditeurs. C'est une autre éloquence qu'il 



(1) Quintilien disait : 11 y a chez Cicéron plus de naturel , plus de travail chei 
Démosthène j rien que de vrai en ce mot profond , qui a longtemps passé pour un 
paradoxe (Lord Brougham). 



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— 107 — 

» faut à des esprits plus éclairés et plus calmes. » Nous 
voulons, dans nos débats parlementaires, des faits plutôt 
que de belles paroles, des raisons et des chiffres, plus. que 
des mouvements oratoires ; aussi la plupart de nos hommes 
politiques sont^ilsdes hommes d'affaires plutôt que des ora- 
tQurs« Avec iios habitudes de discussion , nous rejetons 
comme de vides déclamations ces développements à la 
manière antique : quel que soit Téclat et Tharmonie de la 
£c>rme, notre esprit impatient ne sait plus s'arrêter com- 
plaisamment dan3 l'amplification d'un lieu commun; il 
court au résultat, il a saisi le sens d'une phrase avant la 
fin , prévenu une intention même ; il faut se presser. Nos 
ai^semblées politiques veulent donc être instruites en peu 
de mots, tandis qu'on pouvait charmer les peuples de la 
Grèce ou de Rome par la beauté et la musique de la 
diction. 

Ajoutez-y que la plupart des questions qu'on discute 
dans nos assemblées législatives ou devant nos tribunaux , 
abîmées le plus souvent dans les détails si laborieux et si 
complexes du gouvernement ou de la jurisprudence , s'éloi- 
gnent trop désormais des principes généraux de lapolitique^ 
ou du droit, pour pouvoir y être ramenées aisément (1). — 
Et puis la liberté régulière , sage et contenue de nos mo- 
narchies constitutionnelles fait naître ordinairement plus 
de tracasseries que de grandes luttes, d'intrigues, que de 
grandes passions , de querelles personnelles que de guerres^ 
de doctrine. Il y a rarement place au lieu commun dans^ 
ces débate particuliers. Mais relisons les discours de l'As-- 
semblée nationale, et nous y retrouverons quelque chose der 



(i) Il faut dans celle assertion faire quelques réserves. 11 esl chez nous tef 
itoinme d'État, qui, quelque question qu'il traite , l'emporte tout d'abord dansles^ 
hauteurs des principes. Il nous a montré, avec une singulière grandeur d'espHI 
cl l'autorité doctrinale de sa parole, comment on pouvait dans l'éloquence mo-- 
d«rne renouveler le lieu commun antique. 



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— 108 — 

cette manière des anciens orateurs , qui s'élevaient des dé- 
tails de la question particulière au développement du prin- 
cipe. Grâce en effet à la disposition des esprits , à l'origine 
littéraire et philosophique de notre Révolution, à l'influence 
de ces théories sociales dont Rousseau avait été le tribun 
éloquent, la plupart des questions tendaient à prendre 
alors un solennel caractère de généralité philosophique : 
ces honimes , appelés à régénérer la société , rêvaient un 
code social complet et nouveau , et remuaient sans cesse 
les questions fondamentales du droit naturel. Tout article 
de la Constitution était précédé d'une discussion abstraite 
et dogmatique sur tel ou tel principe de la Décbraiion 
"^s Droits de t homme ; et l'orateur ne manquait guère d'y 
remonter au premier état du genre humain. Dans le débat 
sur le Veto, Mirabeau s'appuie sur les principes mêmes 
de la monarchie constitutionnelle; il aurait pu consulter 
Aristote , si le philosophe eut prévu celte forme de gouver- 
nement. — Mais ce fut une époque unique pour cette grande 
éloquence de la tribune. Maintenant, grâce à la presse et 
à son immense publicité , ces grandes idées de politique et 
de morale sociale, qui semblaient d'abord d'effrayantes 
utopies, quand Sieyès les apportait à la tribune de l'As- 
semblée nationale, sont bientôt entrées dans la circula- 
tion , et devenues des axiomes vulgaires , des lieux com- 
muns. Chez nous, ce qui est acquis une fois, demeure. 
Dans l'anarchie des Républiques anciennes , au contraire , 
avec des constitutions sans consistance, et la petite publi- 
cité du théâtre ou du forum , on oubliait vite : tout était 
toujours neuf; il fallait toujours recommencer. 

Au Barreau pareillement , avec la grande complication 
de nos codes , nos avocats ne peuvent guère s'éloigner des 
détails de la jurisprudence et des circonstances particu- 
lières de leur cause : ils ne remontent pas souvent à la phi- 
losophie du droit, ils n'en ont que faire ; Quanquam ô 



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— 109 ^ 

— D'ailleurs le lieu commun, traité à la façon antique, donne 
au discours je ne sais quel caractère de solennité, qui ne va 
guère à nos modestes débats judiciaires. C'était bon pour 
les procès d'Athènes ou de Rome , où un peuple entier 
était juge , où l'accusateur et le coupable étaient souvent 
des premiers de l'État , et où les facj;ions rivales épousaient 
leurs querelles. Mais chez nous, les tribunaux sont trop 
étroits, les intérêts trop mesquins, les causes trop ob- 
scures , pour que l'orateur puisse prendre la grande allure 
du lieu commun antique. Il faut avant tout mesurer son ton 
au sujet , et se garder d'une emphase déclamatoire. Se faire 
trop grand serait de mauvais goût. - Et je ne parle pas 
ici de ces avocats, qui, pour les moindres intérêts, ne man- 
quent jamais d'ébranler la société dans ses fondements, et 
pour une querelle de cabaret feraient reculer le soleil 
d'horreur. Mais ce fut l'illusion de d'Aguesseau, que de 
croire, qu'il suffisait d'emprunter à Cicéron la pompe et 
la solennité ordinaire de son amplification, pour être 
éloquent comme lui. Otez à Cicéron son théâtre, et 
bien souvent il ne sera plus qu'un magnifique décla- 
mateur. 

Mais s'il est un genre d'éloquence chez les modernes , 
qui puisse plus que tous les autres prendre la manière an- 
tique, c'est V Éloquence religieuse. Comme sur la place 
d'Athènes ou de Rome, l'orateur sacré s'adresse dans 
nos temples à un peuple entier, peu éclairé , et le plus sou- 
vent superficiel , devant lequel il doit développer sans 
cesse et les principes fondamentaux de la foi, et les 
maximes générales de la morale chrétienne, et les misères 
du cœur humain. Le Iku commun , qui n'est après tout 
que le développement général de la vérité éternelle , est 
donc son véritable domaine. « Il faut , dit Labruyère , que 
» le prédicateur tire son discours de la source commune où 
» tout le monde puise : s'il s'éloigne de ces lieux communs, 



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— 110 — 

• il n^est plus populaire , il est abstrait ou déclamateur, il 
» ne prêche plus l'Évangile (i). » 

Est-il condamné pour cela à ne marcher que par des 
chemins battus , et à redire ce qui a été dit? Non : si une 
question de paix ou de guerre , d'impôt ou de presse , s'é- 
puise vite , et s'il est facile d'en fouiller tous les recoins , 
un sujet de morale religieuse au contraire est d'une inépui- 
sable fécondité ; tant la destinée de l'homme est grande , la 
Providence infinie ^ le ciel profond, et le coéur encore plus! 
Lieu commun , mais si vaste qu'on le peut parcourir tou- 
jours, sans revenir sur ses pas. Tel est l'homme, d'ailleurs, 
qu'if se lassera aisément des autres choses , mais s'intéres- 
sera toujours à l'histoire vraie de son cœur. Se connaître 
soi-même est l'éternel objet de sa curiosité ; et quiconque 
saura pénétrer les sentiments de son âme , et lui peindre 
même ses faiblesses secrètes, sera toujours sûr de lui 
plaire, dût 41 revenir exactement sur les mêmes traits. — 
Si l'orateur même a rencontré une forme parfaite pour sa 
pensée , pourquoi donc y changerait-il quelque chose? Rien 
de plus commun , que de voir reproduits dans Bossuet, 
comme dans Démosthène , des morceaux entiers empruntés 
à des discours précédents : ainsi sa magnifique paraphrase 
d'Ézéchiel , dans tous ses sermons sur l'ambition ; ainsi son 
développement sur les peines du mariage , dans tous ses 
discours pour des professions religieuses, etc. 

Quelle supériorité même le lieu commun de notre Élo- 
quence religieuse ne semble-t-il pas avoir sur le lieu com- 
mun antique ! Non-seulement, en effet, la méditation chré- 
tienne a pénétré bien plus avant dans la science de la vie 
et les profondeurs de l'âme ; mais encore l'éloquence reli- 
gieuse , dégagée de toute préoccupation vulgaire , supé- 
rieure aux orages qui troublent les cœurs , et instruisant 

(1) Ch. XV, de la Chaire. 



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— 111 — 

les hommes dans la paix , est bien plus sûre d'atteindre 
cette vérité générale , permanente comme la raison même , 
et commune , comme elle. C'est cette haute manière de 
considérer les choses du monde , qui fait la grandeur et 
l'intérêt d'un discours chrétien ; et tandis que le dévelop- 
pement général pourra quelquefois paraître comme un vide 
et un ornement accessoire dans les harangues de l'anti- 
quité , c'est au contraire comme le plein et le but dans les 
discours de nos grands sermonnaires. 

Bourdaloue semblait avoir épuisé dans un premier dis- 
cours toutes les ressources d un sujet, au point qu'on n'ima- 
ginait rien par delà : mais il reprend la même matière trois 
et quatre fois, et la renouvelle avec une incroyable fécon- 
dité. La science de Dieu et de l'homme est inépuisable : et 
l'on peut encore y être original , après tant de beaux mo- 
dèles. Et quand même la matière aurait été épuisée par 
eux, qu'importe? « Parce que les grandes vérités sont 
» vieilles, dit Vauvenargues, faut-il se jeter par vanité dans 
» le faux et le bizarre pour faire du nouveau ? Ne vaut-il 
» pas mieux entretenir les hommes de ce qu'ils savent déjà? 
» Il n'y a rien , en effet , qu'ils ne puissent mieux posséder ; 
» rien non plus , qu'un homme éloquent ne puisse rajeunir 
• par ses expressions. » 



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— 112 — 



CHAPITRE Xn. 

tottot ou théorie ôb lk méditation appliquée a 
l'invention oratoire. 



Topique à Tusage de l'orateur. — Aspects successifs sous lesquels il faut envisager 
un sujet quelconque , pour en découvrir toutes les ressources.— On le considère 
d'abord en lui-même ; — on l'étudié ensuite dans ses causes , ses résultats ou 
ses diverses circonstances, — on le compare enfin à des objets semblables ou 
différents. — C'est la véritable théorie de l'Invention oratoire. — Quelle en 
peut être Tefflcacité réelle? — Présenter ainsi une idée sous toutes ses faces, ou 
Amplifier^ est la forme naturelle de l'éloquence populaire. — Répertoire de 
sophismes et d'arguments captieux. — Moyens de les déconcerter. 

Savoir bien rapprocher les choses , voilà l'esprit juste ; 
le don de rapprocher beaucoup de choses et de grandes 
choses fait les esprits vastes. 

Vatinenvrgue». 



Quoi qu'il fît, Aristote sentait bien qu'il est impossible 
d'embrasser, dans le cadre borné d'une Rhétorique , toutes 
les idées qui peuvent rentrer en un discours quelconque ; 
et que son résumé était trop sommaire , pour être com- 
plet , et trop général , pour être dans la pratique d'une 
grande utilité. Aussi finit- il par dresser une Topique 
des lieux généraux de la Dialectique applicables à l'art 
oratoire (Tottoi p/iiopixot) » c'est-à-dire une table régulière 
de tous les procédés d'analyse , et de toutes les combinai- 
sons de la pensée , alors que l'esprit , dans le travail de la 
méditation , tourne , pour ainsi dire , autour d'une idée , 
pour en voir successivement toutes faces , et en saisir tous 
les rapports. C'est une véritable théorie de l'invention. 
Qu'est-ce en effet qu'inventer, sinon saisir le rapport des 
choses , et savoir les rassembler ? Le philosophe , si habile 



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— lis — 

à saisir la discipline secrète de la pensée , cherche donc à 
réduire ici en règles, à Tusage de tous, ces moyens naturels 
d'investigation , qu'emploient les grands et justes esprits , 
soit pour embrasser un objet dans son ensemble , soit pour 
en étudier tous les détails. 

Gar il n'y a guère d'esprits capables de voir en même 
temps sans confusion toutes les faces de chaque sujet : et 
de là naissent la plupart des erreurs des hommes. Tel 
saura tirer avec justesse la conclusion prochaine d'un seul 
principe, qui a l'esprit trop étroit pour apercevoir à la fois 
tous les principes des choses : en raisonnant sur un côté 
seulement, il se trompera. — Tel autre a l'esprit plus 
étendu, mais sans justesse; il voit un objet sous trop de 
faces à la fois , pour pouvoir s'en faire une idée nette. — 
Quelques-uns même, s'ils aperçoivent plusieurs côtés d'une 
même chose , prennent , dans leur esprit borné , ces aspects 
divers pour des contradictions ; leur vue se trouble , et s'é- 
gare dans cette multitude de rapports ; ils ne savent plus , 
au milieu de cette confusion , reconnaître l'unité des su- 
jets. « 11 y a bien peu d'hommes qui voient en grand, et 
en même temps sachent conclure (1). » 

Qu'est-ce qui fait cependant la supériorité d'un orateur ; 
sinon cet esprit plus pénétrant et plus vaste, pour découvrir 
à la fois un plus grand nombre de faces d'un sujet, et 
pour en saisir surtout les rapports secrets avec les idées et 
les sentiments présents de l'auditoire? Qu'est-ce encore , 
sinon la puissance d'une nette et vive parole , pour mettre 
en leur jour ces aspects inaperçus de la foule, et faire 
briller davantage aux yeux des hommes le côté des choses 
qui peut leur agréer davantage ? 

Or, s'il n'est pas possible de réduire en art la justesse et 
l'étendue d'esprit, ne peut-on du moins signaler tout ce que 

(1) Vauvenargues. 



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- H4 - 

fait un esprit naturellement sagace dans Tinvcstigation 
d*un sujet? C'est ce qu* Aristote avait déjà fait d'une manière 
générale dans ses Topiques , épuisant tous les points de vue , 
sous lesquels une chose peut être considérée dans la discus- 
sion , et combinant avec une variété infinie les divers rapports, 
qui nous peuvent mener du connu à l'inconnu , nous aider 
à déduire l'incertain du certain , et la chose contestée de 
l'incontestable ; en un mot , indiquant tous les moyens de 
tirer à soi la chaîne entière des idées, une fois qu'on en tient 
un anneau quelconque. - C*est dans ce vaste répertoire, 
qu'il fit un choix de moyens particulièrement propres à l'é- 
loquence , pour en composer une Topique oratoire , mêlant 
sans cesse l'application à la théorie , et expliquant les règles 
par des exemples empruntés aux poètes ou aux orateurs 
contemporains. 

Parcourons rapidement ce curieux abrégé ; et essayons 
parfois de l'ordonner mieux et de le compléter par quel- 
ques emprunts au grand traité des Topiques , auquel l'au- 
teur renvoie souvent. 

1" La première question que doit se poser l'orateur est 
de savoir, si le fait, sur lequel roule la discussion, est arrivé 
(ti lari), ou si le parti qu'il propose est possible {u duvarov). 
C'est pourquoi Aristote commence par indiquer avec le 
plus grand détail à quels caractères on reconnaîtra la pos- 
sibilité ou l'impossibilité d'une chose quelconque , et quelles 
circonstances générales peuvent faire présumer avec plus 
ou moins de vraisemblance qu'une chose est arrivée ou 
non, ou qu'elle arrivera (1). 

2** La chose admise, on la considère d'abord en elle- 
même, dans sa nature et ses propriétés essentielles (iroTov, 
TTÔaov). — Parfois elle est assez simple pour être saisie toute 
entière d'un premier coup d'œil ; et, dans la démonstration, 

(1) Rhét, II, 19. 



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— 115 — 

une définition synthétique est d'un heureux effet. Les 
hommes aiment ces vues d'ensemble, par lesquelles il est si 
facile de les abuser ; car plus leur esprit est borné, plus ils 
sont présomptueux et prompts à généraliser : ils croient 
aisément qu'on leur montre une chose tout entière , ^u du 
moins qu'on leur en découvre l'élément essentiel, alors 
qu'on ne met en lumière que la face qui leur agrée davan- 
tage, en dissimulant adroitement les autres. La définition 
(opt(j|uto<;) plus ou moins complète est donc pour l'orateur 
un des meilleurs moyens de se rendre à lui-même compte 
de son sujet, et l'un des plus commodes pour présenter la 
question à l'auditoire sous l'aspect le plus utile à ses des- 
seins. — Quelquefois , au lieu de définir la chose même, 
on définit le mot dont on se sert pour l'exprimer, soit afin 
de fixer nettement une discussion , soit pour trouver dans 
l'acception qu'on lui donne un sens favorable à notre 
cause. — On peut parfois recourir pour cela à VEtymotogie^ 
qui ramène un terme souvent détourné par l'usage à sa 
signification primitive, ou qui prête à des allitérations fort 
respectables pour des Grecs, ou même à des jeux de mots 
propres à mettre les rieurs de notre côté. IlwXe , disait 
Socrate à l'impétueux Polus, ad où ttwXoç eî (1). 

• â** Mais le plus souvent il faut , pour la clarté de la dé- 
monstration , ou dans l'intérêt de la cause, procéder par 
Tanalyse, diviser le sujet (Siatpeaiç) , et le considérer avec 
ordre en ses parties {U twv |txep&)i/) , ou dans toutes les signi- 
fications du mot par lequel on le définit. Ici , on fait suc- 
cessivement le tour de l'idée , pour l'envisager sous tous ses 
aspects et en saisir les diversités et les ressemblances : on 
décompose le genre en s.es espèces, le tout en ses parties, 
pour appliquer à une partie quelconque ce qu'on a dit du 
tout, ou réciproquement , au tout ce qu'on a dit des parties. 

(1) Rhét., n, 23. 



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^ 116 - 

C'est encore un moyen éminemment oratoire, c'est-à-dire 
plein de séductions et de pièges , selon que V Énumération 
des Parties sera plus ou moins incomplète. 

Si l'on ne peut sufTisanmient apprécier une chose en 
elle-même , en l'examinant ainsi dans son ensemble ou 
dans ses détails, on la considère pour ainsi dire hors d'elle- 
même, dans ses rapports avec d'autres objets qui s'y ratta- 
chent par quelque côté. 

4* Ainsi , pour mettre en lumière son vrai caractère , il 
importe de la replacer dans les circonstances de temps où 
elle s'est produite (Ix toO tov yifiôvnv aKOTretv). « Oui, sans 
» doute , disait l'ambassadeur de Philippe aux Thébains , 
» dans d'autres tempa on pourrait trouver étrange , que 
» mon maître demandât un libre passage dans la Béotie 
» poilr se rendre en Attique ; mais il ne le fait , qu'après 
» avoir donné à Thèbes des gages de son amitié et de sa 
» bonne foi , en se chargeant pour cette ville de la guerre 
» contre les Phocéens. » 

b" On peut aussi , pour juger d'une chose , remonter à 
ses causes, ou descendre aux effets directs ou indirects qui 
en sont résultés {mo toO aiTtou). — Ainsi l'on démontre 
qu'une chose doit être ou n'être pas, en prouvant qu'elle a 
eu, ou n'a pas eu sa cause suffisante ; réciproquement, que 
si l'effet existe , la cause existe aussi : bonne, si l'effet est 
bon, mauvaise, s'il est mauvais ; que là, où il y a même effet, 
il doit aussi y avoir même cause. — On caractérisera pa- 
reillement, quoique avec moins d'assurance, une chose peu 
saisissableen elle-même, en remontant jusqu'à son principe, 
ou en la suivant jusqu'à sa/n dernière (to o5 IviyLa àv lïr) : 
« Ainsi la fortune , qui semble assurer le bonheur de 
» l'homme, si on la suit jusqu'au bout, ne fait souvent par 
» ses faveurs que lui préparer une chute plus terrible. » — 
On invoquera encore en pareil cas les antécédents et les 



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— 117 — 

cultes ordinaires (rà izpoytti^éva. , xà axoXouOoOvra). Ainsi Hip- 
polyte : 

Vous me parlez toujours d'inceste et d'adultère ; 
Je me tais. Cependant Phèdre sort d'une mère , 
Phèdre est d'un sang , Seigneur, vous le savez trop hien , 
De toutes ces horreurs plus rempli que le mien. 

C'est par un argument à peu près de la même espèce, que^ 
pour persuader ou dissuader, on exposera tous les motifs, qui 
peuvent inviter à prendre tel parti ou en détourner, tous les 
résultats favorables ou défavorables d'une entreprise ( ta 
TTpoTpéTUovTa xat oTTOTpeTrovTa) . 

6° Cependant, dans les problèmes de la vie, on ne peut 
toujours se fier à ces rapports , infaillibles peut-être par- 
tout ailleurs; car la volonté de l'homme est inégale et ca- 
pricieuse : Placez le même homme dans les mêmes circon- 
stances , s'y comportera-t-il toujours de même? et sa 
bizarrerie ne déconcertera-t-elle pas tous les calculs? (h 
Tov lit) ravTo toù; «ùtovç <xUl atpewSac.) Aussi ne doit-on s'ap- 
puyer que timidement sur l'argument précédent; et si 
l'adversaire a enchaîné avec trop de logique les faits à leur 
cause, on peut ruiner son raisonnement, en insistant sur 
l'inconséquence ordinaire des hommes, et en montrant 
combien leurs paroles sont souvent en désaccord avec leurs 
pensées, et leurs actions avec leurs paroles. 

S'il ne suffit pas encore, pour caractériser avec netteté 
une chose quelconque, de remonter ou de descendre la 
généalogie logique des idées, on tente alors des combinai- 
sons nouvelles, et le plus souvent arbitraires, des rappro- 
chements de toutes sortes avec d'autres objets ou semblables 
ou différents : on essaye tous les termes de comparaison qui: 
en peuvent donner la mesure, et qui sont comme des réactifs 
(si l'on peut parler ainsi) propres à mettre en évidence les 
propriétés cachées. C'est le secret des gens d'esprit. « L'es- 
» prit, en effet, dit Montesquieu , consiste à reconnaître la 



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— 118 - 

« ressemblance des choses diverses et la différence des 
» choses semblables. » 

T Ainsi Toratem* rapprochera de la chose dont il veut 
donner une idée, quelque autre chose de même nature, soit 
pour en montrer l'égalité, soit pour en faire ressortir la su- 
périorité ou rinférîorité. Non-seulement la Comparaison est 
un des plus grands ornements du discours, mais elle vaut 
souvent les raisons les plus solides ; car les hommes se 
laissent aisément éblouir par des rapprochements ingé- 
nieux, où l'on n'offre à leurs regards que les côtés sem- 
blables des choses, et accueillent volontiers comme légi- 
time une conclusion brillante. — Quelquefois la comparai- 
son, en multipliant les rapprochements, prend la forme de 
V Induction oratoire. « Si l'on ne confie pas ses chevaux , 
» disait Théodecte, à ceux qui soignent mal les chevaux 
» des autres , ni ses vaisseaux à qui va toujours se briser 
» contre les écueils, et ainsi de tout le reste; de même, à 
» ceux qui n'ont pas su veiller au salut des autres, il ne 
» faut pas confier son propre salut. » 

8° A ce lieu oratoire se rattache V allusion , qui consiste 
à invoquer le souvenir d'un fait semblable et des suites 
qu'il a eues. On connaît l'allusion menaçante , que 
lança Mirabeau à la noblesse qui l'avait follement expulsé 
de ses rangs : « C'est ainsi, s'écria-t-il (en improvisant de 
t l'histoire pour le besoin de sa cause), c'est ainsi que périt 
» le dernier des Gracques , de la main des patriciens ; mais 
» atteint du coup mortel , il lança de la poussière vers le 
» ciel , en attestant les dieux vengeurs ; et de cette pous- 
» sière naquit Marins; Marins, moins grand pour avoir 
» exterminé les Cimbres , que pour avoir abattu dans Rome 
» l'aristocratie de la noblesse (Ik xpfoeox; Tuçpl toO aOroO, fi 
» ojtjLoebv, Y) évavTcou ). » 

9* Parfois on peut saisir entre deux choses des rapports 
d'analogie, plus efficaces auprès des esprits conséquents que 



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— 119 — 

la comparaison ordinaire (ex roO avaXoyou). « Messieurs, di- 
» sait le même Mirabeau , à ceux qui contestaient à Vos- 
» semblée les légitimes pouvoirs d'une Convention natio- 
» nale, notre Convention ne doit de compte qu'à elle-même, 
» et ne peut être jugée que par la postérité,... Vous con- 
» naissez tous le trait de ce Romain , qui , pour sauver sa 
» patrie d'une grande conspiration, avait outrepassé les 
» pouvoirs que lui conféraient les lois. — Jurez , lui dit 
» un tribun captieux , que vous avez respecté les lois. — Je 
» jure , répliqua ce grand homme , que j'ai sauvé la R^pu- 
» blique. - Messieurs, moi je jure à mon tour que j^ai 
» sauvé la chose publique. » — Quand deux choses enfin sont 
liées par un rapport de réciprocité (éx twv Trpo; âlhM) né- 
cessaire, il suffit d'apprécier l'une, pour que l'autre soit 
jugée. « Si vous pouviez sans honte nous vendre le droit de 
• percevoir l'impôt , disait Diomédon à ses accusateurs , 
» nous avons pu l'acheter sans honte. » 

10** Quelquefois encore, on tirera un argument du rap- 
prochement de deux mots de même racine : dans le rap- 
port qui existe entre les termes primitifs et les termes déri- 
vés, on peut en effet découvrir une relation semblable entre 
les idées ou les choses qu'ils expriment (h. twv avorotyj^v, 
xat Tû)v ofioi&v Tct(i)ai(ûv ou luÇuyca, Conjugatio). Parfois l'ad- 
verbe éveille dans l'esprit une idée uri*^ peu autre que l'ad- 
jectif ou le nom , dont il est formé : rapprocher les deux 
formes , c'est presque ajouter à la pensée une face nou- 
velle. « Si ce qui est juste n'est pas toujours un bien , ce qui 
» arrive justement n'est pas toujours avantageux. » 

11*" Après avoir éprouvé les ressemblances, on éprouve 
les différences , en mettant l'objet qu'on veut analyser en 
présence de choses contraires (evaytta), ou même contra- 
dictoires (ovTtxet/xéva). — L'usâge des contraires est très- 
fréquent dans le discours. Si l'on ne peut démontrer di- 
rectement qu'une chose est bonne ou mauvaise, utile ou 



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— 120 — 

nuisible, il suffit souvent de prouver que la chose contraire 
a les propriétés opposées. Alcidamas , dans son discours 
aux Messéniens , pour inspirer l'horreur de la guerre, van- 
tait les bienfaits de la paix. *— Souvent aussi c'est une heu- 
reuse amplification de dire d'abord ce qu'une chose n'est 
pas , pour mieux montrer ensuite ce qu'elle est réellement : 
ainsi l'ombre dans un tableau met en saillie les objets lu- 
mineux, sur lesquels le peintre veuf attirer les regards. — 
Quand deux choses s'excluent réciproquement, il suffit 
de prouver l'une , pour nier l'autre. « Cet homme prétend 
» qu'il est dévoué au gouvernement populaire , disait un 
» accusateur ; c'est impossible , car il a conspiré avec les 
» Trente. » 

12" Enfin, il arrive souvent, que l'objet de la discussion 
échappe à plusieurs, parce qu'il est trop grand ou trop 
petit ; ou qu'il ne peut être apprécié à sa juste valeur, parce 
qu'on le voit avec faveur , ou qu'il n'excite pas au contraire 
assez d'intérêt. Il faut alors l'augmenter ou le diminuer par 
la pensée, pour le mettre en rapport avec nos moyens de 
connaître, ajouter même ou retrancher, pour le ramener au 
point où nous le désirons (aSÇetv Kac /utetoOv) (1). 

Tels 3ont les principaux aspects, sous lesquels l'orateur 
doit considérer son sujet dans la préparation de son dis- 
cours, ou le présenter aux autres dans la démonstration. 
Aristote signale en outre quelques formes particulières d'ar- 
gumentation pour certaines circonstances déterminées. — 
Ainsi l'on peut quelquefois renvoyer avec avantage à l'ad- 
versaire le trait qu'il nous a lancé. « Tu prétends, répon- 
» dait Iphicrate à Aristophon , que rien ne saurait te pous- 
» ser, toi, Aristophon , à trahir ta patrie et à livrer notre 
» flotte à l'ennemi; et tu oses m'en accuser, moi Iphi- 
» crate !» — On cherchera aussi dans toute la conduite an- 

(I) Rhct, H, 26. 



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— 121 — 

térieure de Tadversaire des méfaits ou des bassesses , qui 
rendent plus vraisemblable le reproche qu'on lui fait au- 
jourd'hui. — Parfois on parviendra à faire accepter une 
chose incroyable , en rapprochant quelques autres choses 
non moins étranges , et pourtant avérées. — Le plus sûr 
moyen souvent de dissiper des soupçons mal fondés, c'est 
de serrer de près les apparences sur lesquelles ils s'appuient, 
pour faire évanouir le fantôme à la lumière. — A défaut 
d'arguments enfin , on invoquera souvent avec succès l'au- 
torité d'un précédent, une décision solennelle prise en un 
cas semblable , l'opinion de la majorité ou d'une minorité 
considérable, etc. — Aristote ne néglige aucun des moyens, 
qu'il avait vu pratiquer avec succès pour tirer parti d'un 
sujet ou d'une situation quelconque. 

Je ne sais si je me trompe , mais il me semble qu'on ne 
pouvait analyser avec plus de justesse et de profondeur les 
mystérieuses opérations d'un esprit droit et sagace. En vé- 
rité , s'il peut y avoir un art de féconder la pensée , n'est-ce 
pas cette méthode , où Aristote , en remuant sur tous les 
points le sol d'un sujet oratoire, signale successivement 
toutes les routes qui peuvent , en une question quelconque , 
conduire à la démonstration , organise ainsi la méditation , 
et la soumet à des lois régulières? N'est-ce pas là, je le 
répète , s'il en est une , la véritable Théorie de l'Invention ? 
Inventer en efiet, qu'est-ce autre chose le plus souvent, que 
reconnaître toute sa pensée, en l'ordonnant? — Aristote 
introduit la discipline dans la réflexion. Or, qui ne con- 
naît la vertu de l'ordre? qui n'a jamais admiré ce que pou- 
vaient des esprits même médiocres , grâce à leurs habitudes 
de régularité et d'économie? Il importe moins d'avoir 
beaucoup, que de savoir tirer parti de tout ce qu'on a. 
Comme la discipline double les forces d'une armée, 
ainsi fait la méthode des forces de l'esprit. Un art donc , 
qui nous apprend à recueillir et à enchaîner nos idées , 



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— 122 — 

et à concentrer tour à tour la force de notre pensée sur 
les points capitaux du sujet, est vraiment cet Art de Tin- 
vention. 

Ce n'est pas que je croie , qu'un esprit pauvre puisse , 
grâce à cette méthode artificielle , abonder en idées dans 
la pratique ; ce n'est pas que je prétende, non plus, que les 
grands orateurs de l'antiquité, après s'être exercés dans 
les écoles à faire jouer cette belle machine ou une machine 
semblable , aient pensé à s'en servir dans la maturité de leur 
talent. — Sans doute, après s'être fortifiés par la discipline, 
ils ont dû au contraire , en avançant, substituer peu à peu 
aux procédés de l'art, les ressources propres de leur génie, 
l'expérience et la pratique des affaires , la méditation di- 
recte de la question , et les inspirations de leur intérêt com- 
promis ou de leur passion excitée , ces maîtres suprêmes 
de l'invention. Mais qui niera que l'art, avec ses exercices 
préparatoires, n'ait contribué à hâter ce développement 
des forces naturelles de l'esprit? — Jusqu'à quel point, 
après cela , le grand orateur, au milieu de l'action , se sou- 
vient-il encore de la tactique de l'école? jusqu'à quel point, 
au contraire, son esprit, d'abord formé par l'art, s'en 
est il affranchi? Dans quelle mesure a-t-il substitué ou mêlé 
à la Rhétorique de ses maîtres cette autre Rhétorique per- 
sonnelle , originale , qui est à la fois son génie et son sujet? 
C'est à quoi il est à peu près impossible de répondre au- 
jourd'hui. Qui se flattera de nous dire , ce qui devait être 
neuf ou rebattu déjà dans les formes oratoires , au temps 
de Démosthène? qui démêlera, dans les opérations si com- 
plexes d'un esprit mûr, la part de l'inspiration et celle de 
l'étude? L'orateur sait-il bien lui-même, alors qu'il com- 
pose, le secret de son invention? peut-il toujours distin- 
guer les mouvements originaux de son esprit, des habitudes 
de son école? On comprend bien que Denys d'Halicar- 
nasse ait désespéré d'expliquer, après l'avoir promis, la 



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— i2â — 

Rhétorique de Démosthène ; nous ne l'essayerons pas plus 
que lui. 

Quoi j^Ml en soit, cette méthode, qui assujettissait à des 
règles certaines le travail de la pensée (en un temps, où la 
méthode était encore si rare), trop scientifique peut-être 
pour les esprits vulgaires et les parleurs de métier, fut ac- 
cueillie avec estime par les plus grands rhéteurs de l'anti- 
quité. — On sait combien Cicéron , tout en ayant l'air par- 
fois de douter de l'efficacité de la Rhétorique , a fait d'efforts 
pour s'assurer toutes les ressources de l'art : lui qui , non 
content de la Rhétorique même d'Aristote , avait encore 
étudié à fond ses huit livres des Topiques, et les possédait 
assez pour en écrire de mémoire un abrégé en latin , pour 
son ami Trébatius. — On retrouve cette Topique fidèle- 
ment reproduite dans Quintilien : tout rhéteur désormais 
s'en empare et la développe d'une façon plus ou moins inin- 
telligente. — Au moyen âge surtout , on admirait d'autant 
plus cette théorie artificielle d'invention , qu'on était plu& 
éloigné des grandes inspirations de la vraie éloquence : on 
jouait avec les formules, pour combler le vide des idées. On 
poussa trop loin ce culte aveugle de la théorie; et voilà 
pourquoi sans doute les modernes , par une réaction iné- 
vitable, ont rejeté avec trop de dédain, comme entière- 
ment stérile, cette méthode si propre pourtant à étendre 
les vues de l'esprit , et à en régler la marche. 

Cette théorie des lieux n'est pas seulement une belle ma- 
chine pour l'invention ; mais on peut encore la considérer 
comme le procédé véritable de V Amplification oratoire^ avec 
toutes ses ressources pour faire valoir une chose. Présenter 
successivement une idée sous toutes ses faces, la tourner et 
la retourner en tous sens , la reprendre à plusieurs fois , 
pour la développer avec une expression nouvelle, n'est-ce 
point en effet le propre de la démonstration pour la foule ? 
Déplacée et fatigante dans un livre , l'Amplification est 



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— 124 — 

nécessaire quand on parle. Qu'un écrivain se borne , pour 
exprimer une pensée, à quelques traits saillants, quMl la 
serre et la condense en quelques mots pleins de sens : on 
peut relire à plusieurs reprises une phrase concise et pro- 
fonde. Mais la parole de l'orateur vole rapidement , et l'au- 
diteur ne peut pas la rappeler à son gré. Aussi le parleur 
expérimenté , les yeux toujours attachés sur les yeux de 
son auditoire, doit-il suivre l'impression qu'il produit; il 
remarque ce qui entre et ce qui n'entre pas dans les es- 
prits, il reprend son idée, il l'exprime d'une façon diflFé- 
rente, il la revêt d'images et de comparaisons plus sensibles, 
il en met tour à tour toutes les faces en lumière , en un mot 
il la pétrit sous toutes les formes, jusqu'à ce qu'il lise 
dans les regards qu'il est compris de tous. On n'est un ora- 
teur populaire qu'à cette condition. 

Sans doute on a trop abusé de ce cadre si naturel de 
l'amplification. Pour bien des parleurs vulgaires, pauvres 
d'idées et réduits à tirer du peu qu'ils ont tout le parti pos- 
sible, cette amplification est un moyen trop commode de ca- 
cher dans les amples développements de la forme la maigreur 
du fonds, et de gagner en longueur ce qui leur manque en 
profondeur. Ils retournent leur pensée comme un habit , pour 
s'en servir plusieurs foifi. On dirait qu'ils craignent de trop 
bien dire du premier coup, de peur d'épuiser en une seule 
expression la source de leurs développements. Mais ils ont 
beau déguiser leur idée de mille manières , on reconnaît 
toujours la même idée. — Chez eux, cette abondance est sté- 
rile , j'en conviens. Mais voyez ce que devient l'amplifica- 
tion maniée par un grand orateur : relisez ces brillants pas- 
sages, où Cicéron, développant dans toute son ampleur sa 
nombreuse période, y étale toutes les richesses d'une pen- 
sée vraiment féconde, et ne reproduit jamais une idée, que 
pour y ajouter quelque trait nouveau et saillant. 

C'est surtout dans l'improvisation, qu'on était heureux 



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— 125 — 

d'apporter avec soi, pour 1 amplification , cette série de 
points de vue propres à tout sujet, et un plan tout fait. 
Tout improvisateur a ses cadres pour la composition sou- 
daine , poëte comme orateur. Il serait facile de signaler la 
Topique de Pindare, plus facile encore, celle des sylves de 
Stace. Chacun se fait ses moules. — Aristote le premier in- 
diqua les formes générales de l'amplification pour tout 
sujet : ces formes étaient trop naturelles et trop vraies, pour 
ne pas devenir bientôt triviales; mais on aura beau dédai- 
gner cette méthode usée , on la suivra toujours , parce 
qu'elle est fondée après tout sur les lois mêmes de l'esprit 
humain. 

Après avoir dressé le répertoire des formes de raisonne- 
ment pour la discussion dialectique, Aristote avait complété 
sa Topique, par une étude détaillée des arguments captieux, 
dont se servent les sophistes, et des moyens de les décon- 
certer. — De même ici , après l'analyse des formes régu- 
lières de la démonstration oratoire, il ne manque pas d'en 
dénoncer les abus, et d'ajouter à son recueil , en vrai Grec, 
une théorie de l'argumentation captieuse ; enseignant, 
comme tous les autres , l'art d'envelopper l'erreur de toutes 
les apparences de la vérité. Il affectera bien d'abord de ne 
dévoiler toutes ces manœuvres de mensonge, que pour 
apprendre à l'homme de bien à s'en garder : mais bientôt 
il s'oublie : le succès avant tout : par la vérité, si c'est pos- 
sible , sinon par le mensonge. 

Des arguments captieux , les uns sont fondés sur un abus 
de langage , les autres sur la confusion , l'association témé- 
raûre ou la déduction illégitime des idées mêmes. 

A la première classe appartiennent les sophismes sui- 
vants : 1"* Y équivoque ou V ambiguïté des mots ( o/Awvu/utia ) ; 
2* Y amphibologie ou l'ambiguïté des phrases («(xq>t6oXea); 
3* la substitution du sens divisé au sens compose (diaipeatç) ; 
k"* la substitution du sens composé au sens divisé (avvdeae;). 



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- 126 — 

Aristote explique chacun de ces pièges par quelques exem- 
ples empruntés aux Sophistes. 

Dans la seconde classe, il énumère les sophismes de rai- 
sonnement. — 1° Sans avoir rien démontré suffisamment, 
on se hâte de passer à la conclusion. — 2" Ou bien , au 
lieu de prouver une chose, on la recouvre d'une habile am- 
plification. — 3* On affirme du genre ce qui n'est vrai que 
de l'espèce, et réciproquement; ou bien encore on juge de 
la partie par le tout, ou du tout par la partie. — 4* On 
apprécie une chose, plutôt d'après ses suites accidentelles, 
que d'après ses eflets nécessaires et son but véritable. — 
5* On prend , ou du moins l'on donne pour cause ce qui 
ne l'est pas, pour principe d'une chose ce qui n'en a été 
que l'occasion. — 6'' On tait les circonstances particulières 
de temps, de lieu, de manière, qui modifient la nature 
d'une chose. — T Enfin l'on donne pour vrai ou vraisem- 
blable absolument, ce qui ne Test que relativement. — Tel 
est l'arsenal des sophismes principaux, dont se servaient 
par erreur ou par fraude les parleurs de métier dans les 
chicanes de la tribune. 

Analyser les sophismes , c'est assez indiquer la manière 
d'y répondre : une fois connus, ils ne sont plus dangereux. 
Cependant Aristote, dans une théorie de la réfutation, s'ar- 
rête sur les divers moyens de les résoudre. Pour réfuter, ou 
bien l'on détruit successivement par la discussion toute 
l'argumentation de l'adversaire , ou bien encore on établit 
ses propres raisons, en opposant ainsi arguments contre ar- 
guments. Dans le second cas, on tire ses objections des 
mêmes lieux que les preuves ; dans le premier, on examine 
de près tous les raisonnements de l'adversaire , pour y sur- 
prendre quelque vice réel ou apparent de fond ou de forme. 
On distingue ce qui a été confondu : on réunit ce qui a été 
divisé ; on montre que l'adversaire a donné pour vrai ce 
qui n'était que vraisemblable, ou pour probable une chose 



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— 127 ~ 

douteuse : on nie les indices sur lesquels il s'appuie , ou au 
moins on démontre qu'ils ne sont pas nécessaires : on prouve 
que les exemples qu'il cite n'ont aucun rapport avec l'objet 
de la discussion, etc. Aristote n'oublie aucune adresse, 
pour profiter des fausses manœuvres de l'ennemi (1), Mais 
comme il l'a dit lui-même ailleurs (2), le talent de résoudre 
les sophismes est tout entier dans l'esprit d'à-propos , et 
s'acquiert plutôt par l'exercice que par la théorie. 

Du reste cette analyse de tous les abus du raisonnement 
pouvait avoir son utilité en un temps où les sophistes in- 
ventaient tous les jours de nouveaux pièges, et enseignaient 
l'art d'embarrasser l'esprit dans des difflcultés inextri- 
cables. Longtemps dans nos écoles on se battit avec ces 
subtilités. Mais aujourd'hui y a-t-il encore quelque profit 
à se prémunir par cette étude contre les ruses d'une élo- 
quence artificieuse? - Oui sans doute, car les sophismes 
sont de tous les temps; et il semble qu'aucune des causes 
les plus communes des faux raisonnements des hommes 
n'ait échappé à Aristote. 

(1) Rhét., II, 26. — (2) Réfut. des sophismes, c. 16. 



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128 — 



CHAPITRE Xm. 

DES MŒURS ET DES PASSIONS ORATOIRES. 



Persuader, c'est s'adresser à rimagination et au cœur, non moius qu'à la raison . 
— Art de prendre de l'ascendant sur l'auditoire. - Art d'agréer. — Art d'en- 
flammer ou de calmer les passions. — Y a-t-il en effet un art du pathétique? — 
Habileté des anciens dans l'usage de la passion oratoire. 

Les passions sont les seul» orateurs qui persuadent 
toujours. 

La Rochefoucauld , 8. 



Le cœuTj dit Pascal , a ses raisons j que la raison ne con- 
naît pas; aussi ne suffit -il pas , pour persuader, de montrer 
à Tesprit le rapport de certaines choses contestées à des 
principes ou à des opinions déjà admises , si l'on ne fait 
surtout sentir au cœur leur liaison étroite avec les objets de 
notre désir. L'homme croit surtout ce qu'il souhaite, et ne 
consent guère à prendre la raison pour guide, à moins 
qu'elle ne soit d'accord avec sa passion. Il admettra donc 
bien des choses sans démonstration , si son cœur y est in- 
téressé ; il continuera à douter de quelques autres , malgré 
leurs preuves. Il en est ainsi, et Aristote, comme nous 
l'avons vu , avait fini par reconnaître lui-même que , qui- 
conque ne s'adresse qcbàr^a raison et renonce au senti- 
ment, se prive inconsidérément du moyen le plus puissant 
qui nous ait été donné pour conduire les hommes ; aussi il 
traite en détail à son tour de l'art de leur plaire et de les 
enflammer. Après le répertoire des arguments pour con- 
vaincre l'esprit, vient le répertoire des moyens pour con- 
vaincre le cœur. 



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— 129 — 

On entraîne les hommes : i^ ou bien par Tascendant , 
qu'on sait prendre sur eux; 2" ou bien en flattant leurs 
goûts ; &"* ou enfin en excitant leurs passions. % 

I. Moyens pour prendre de l'ascendant. — Aristote 
indique d'abord avec son exactitude scientifique les quali- 
tés d'esprit ou de cœur, dont l'orateur doit paraître orné , 
pour gagner l'estime et la confiance de l'auditoire. On se 
fie plus volontiers aux paroles d'un homme , quand on croit 
à sa sagesse, à sa probité j à son dévouement, Fénelon a dit 
pareillement que la première condition, pour être éloquent, 
était d'être homme de bien ; mais pour les Grecs^ c'était 
assez de le paraître. Aristote se borne presque à composer 
le maintien et le rôle de son orateur. « Pour se donner, 
» dit-il , un air de sagesse et de probité, il faudra prendre 
» dans le répertoire de vertus, que nous avons dressé plus 
» haut : on peut en effet se parer soi-même, comme on ferait 
» un autre (1), » Magasin de costumes et de masques pour 
un acteur ! 

IL Art d'agréer. — Pour s'emparer des hommes, 
l'orateur doit leur laisser entrevoir que le résultat, où il 
les veut conduire , est d'accord avec leurs goûts , leurs dé- 
sirs ou leurs espérances. Que l'homme aperçoive au but ce 
qu'il aime, ou ce qu'il croit aimer, en dépit de la raison 
même , il s'y porte avec ardeur ; il ne veut plus voir dans 
les choses que le côté qui lui plaît , et la volonté finit par 
façonner la croyance à son gré. « Qu'un ami , dit Aristote, 
» soit appelé à prononcer sur son and accusé , il trouvera 
» la faute légère , ou même il ne voudra pas la reconnaître ; 
» que la haine au contraire l'anime, il jugera bien diffé- 
» renmient. » — Et ailleurs, «Souhaitons-nous quelque chose 
» avec ardeur? livrons-nous nos âmes à l'espérance? alors 
» nous nous croyons assurés du succès ; tandis que l'homme 

(1) Rhët.,n,l. 



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— 130 ~ 

» froid ne voit partout qu'obstacles (1). » Puisque tel est 
rhomme , Torateur cherchera à connaître les goûts de ceux 
qui récoutent ^ pour accommoder ses preuves à leurs ca- 
prices, et présenter chaque chose à leurs yeux sous Faspect 
qui doit les séduire davantage* 

Mais cet art d'agréer aux hommes n'est pas aussi certain 
que Tart de parler à leur raison . La volonté est si capricieuse ! 
et d'ailleurs les apparences du plaisir sont si changeantes ! 
Non-seulement chacun a sa fantaisie, mais encore il n'est 
pas d'homme parfois plus différent d'un autre que de soi- 
même , aux diverses époques de sa vie , ou même aux di- 
verses heures du jour* Cependant Aristote, pour compléter 
sa théorie de l'art de plaire , entreprend d'analyser les 
sentiments et les goûts des hommes aux différents âges et 
dans les conditions diverses de la vie. Il décrit presque 
en poète les illusions de la jeunesse , les passions domi- 
nantes de l'âge mûr, et les faiblesses du vieillard (2). Il 
étudie pareillement en détail les mœurs et les habitudes des 
nobles, des riches, des puissants et des heureux (S). Rien 
de plus vrai et parfois de plus piquant que cette galerie de 
portraits. Néanmoins Fhabile philosophe , malgré ces re- 
marquables études , n'a pu se flatter de prévoir toutes les 
fantaisies du désir, et d'apprendre à l'orateur ce tact in- 
dispensable pour h^ouver , en toute rencontre , les avenues 
du cœur. 

III. Art d'émouvoir. — Il ne suffit pas toujours d'offrir 
aux hommes un résultat qui leur plaise, pour les décider à 
l'action ; ils vous approuvent et ne bougent pas. C'est que 
4e même que la raison éclairée ne donne pas de vouloir, 
ainsile désir ne donne pas toujours d'agir en conséquence. 
On veut bien ; mais l'effort est au-dessus des forces ordi- 
naires. Qu'il y a peu de gens, en effet , capables de prendre 

(1) Rhét., n, 1. — (2) Id., II, 12, 13, 14. - (3) Id., 1&, 16, 17. 



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— 131 — 

froidement un grand parti par le seul ascendant de la vé- 
rité, et de s'arrêter à une décision périlleuse, par amour 
du bien ! Il faut alors , pour élever la foule au-dessus d'elle- 
même , et faire oublier aux hommes leurs intérêts et leurs 
faiblesses pour une résolution courageuse , il faut que leur 
âme soit émue, et qu'une sorte de fièvre agite leur sang. — 
Or c'est par la passion seulement qu'un grand cœur peut 
communiquer ainsi aux âmes vulgaires ses hardies et gé- 
néreuses inspirations : et soudain , sous l'action de cette 
parole enflammée , on voit les hommes se transformer, et se 
monter à la grandeur et à l'énergie de l'orateur ; la passion 
leur a donné à tous, au moins pour un instant, la force 
d'exécuter : alors ils défient l'obstacle, ou plutôt ne le 
voient plus ; le cœur est aveugle. — Mais le langage des 
passions d'ailleurs est un langage que tout le monde com- 
prend ; le cœur n'a pas besoin d'être cultivé comme l'es- 
prit. « Les passions , disait Larochefoucauld , sont comme 
» un art de la nature, dont les règles sont infaillibles ; et 
» l'homme le plus simple , qui a de la passion , persuade 
» mieux que le plus éloquent qui n'en a point (1). » 

Aristote, souvent témoin de ce que peut l'éloquence, 
quand elle trouble ainsi l'âme par des paroles orageuses, 
se met donc à étudier le cœur de l'homme, pour dire par 
quels secrets ressorts on peut en remuer les bonnes et les 
mauvaises passions. — Il prend ces passions une à une , 
les analyse dans leurs causes et leurs résultats , examine 
sur quels caractères telle ou telle passion a plus d'empire ; 
enfin quels sont les divers moyens de les allumer, de les 
éteindre ou de les combattre les unes par les autres. Il ca- 
ractérise ainsi tour à tour, dans des oppositions parallèles, 
la Colère (avec les passions secondaires qui en dérivent, 
comme la soif de vengeance , le mépris , l'insulte , etc. ) et le 

(1) Maximes, 8. 



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— 132 — 

Calme de Came; — la Haine et V Amitié; — la Pitié et 17îf- 
dignatian; — la Reconnaissance et V Ingratitude; — V Envie 
avec ses ombrages , et V Émulation , ce ressort des grandes 
âmes; — la Crainte et la Témérité ^ etc. Ces observatioas 
sont d'une délicatesse et d'une vérité singulières , tristes par 
conséquent. Ce n'est pas qu'Aristote y apporte un esprit 
chagrin; il décrit le cœur humain avec une indifférence 
scientifique, mais sans aucune illusion. Il ne craint pas de 
dire, par exemple, que le plus sûr moyen de dominer les 
hommes, c*est de s'adresser à l'égoïsrae, à la cupidité ou 
à la jalousie. 

Que ces fines études sur le cœur de l'homme provoquent 
chez le jeune orateur des réflexions profitables, et hâtent 
son expérience, cela est incontestable; mais elles ne sup- 
pléeront jamais aux leçons (te la vie. Il faut la pratique des 
hommes, pour les connaître. Qu'on n'y cherche pas davan- 
tage une recette pour être pathétique. Comment se flatter en 
efiet qu'une froide psychologie puisse allumer dans le cœur 
de l'orateur cette passion nécessaire pour parier au cœur? 
Mais aussi telle n'a pas été la prétention d^Âristote. Il savait 
bien qu'il n'y a pas plus d'art pour faire pleurer les hommes 
que pour les faire rire. Il voulait seulement avec son livre 
mûrir plus vite l'orateur dans la science de l'homme , et 
l'aider de ses remarques, mais non lui fournir, comme ses 
devanciers, des formules pour être dans l'action touchant 
et passionné. Cicéron l'a bien senti ; tout en protestant 
qu'une combinaison artificielle de moyens pathétiques, loin 
de seconder l'inspiration , ne pourrait qu'arrêter l'élan d'un 
esprit généreux , Cicéron n'en montre pas moins quel prix 
il attachait à ces observations d' Aristote , qu'il résume dans 
quelques chapitres du de Oratore (1). 

Non sans doute , on ne saurait apprendre dans un livre 

(I) DeOrat., 11,51, 52. 



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— 183 — 

la chaleur de Tâme ; et il n'y a point de méthode, pour 
communiquer à un discours ce feu intérieur, cette force 
d'entraînement qui ravit l'auditoire. Nous dirons, nous 
aussi, avec Gicéron : Pour exprimer la passion, sentez-la; 
pour émouvoir, soyez ému , et laissez parler votre âme. Ce 
qui n'est senti que par l'esprit ne va pas plus loin que l'es- 
prit; c'est au cœur seul à parler au cœur. 

Mais cependant je ne voudrais pas que l'art fût entière- 
ment exclus du pathétique oratoire. L'orateur sans doute 
ne saurait s'émouvoir par art ; mais l'art peut du moins , 
l'art doit régler les éclats de la passion. Il faut que l'homme, 
qui veut dominer à la fois sa pensée et celle d'autrui , ait 
appris à demeurer le maître de son émotion , qu'il sache la 
contenir, la réserver, la prolonger. On est, sous l'empire 
de la passion , éloquent par accès ; mais tout cela est incom- 
plet et irrégulier, il faut que l'art soutienne le mouvement 
et le tempère. Sans doute je ne veux pas que l'art gêne et 
étouflFe la nature, mais je ne veux pas non plus que la na- 
ture prétende reparaître seule et remplacer par ses accès 
capricieux et ses fougueux élans les fortes combinaisons de 
l'art. — Je ne sais a je m'abuse dans mon admiration pour 
les anciens, mais il me semble qu'ils étaient artistes jusque 
dans leâ transports du pathétique : l'art ne les abandon- 
nait jamais. Comme dans leurs statues , jamais la douleur 
n'arrive à grimacer ; ainsi , dans le discours , la passion ne 
va jamais jusqu'au désordre. Us savent , jusque dans ces 
vifs mouvements d'une ardente éloquence , conserver je ne 
sais quelle harmonie , une chaste et simple beauté. Démos- 
thène, dans la Midienne ou le Discours pour la Couronne, 
après avoir éclaté en invectives passionnées, en paroles 
menaçantes , ennoblit sa haine et donne à sa colère une 
gravité solennelle , en y associant son dévouement aux lois 
et à la patrie; il finit même par apaiser par degrés cette 
fougue inconvenante, et arrête son discours sur des paroles 



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— 43'4 — 

calmes, chastes, presque froides. Pareillement Gicéron ne 
termine^t-il pas sa Milonienne, en reposant son auditoire 
sur quelques mots d'une froide simplicité? — On me dira 
peut-être que je veux trop voir partout des eflFets de Tart ; 
mais plus on étudie les chefsrd'œuvre, et plus on est frappé 
des efforts qu'a coûtés la perfection. 



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- 135 



CHAPITRE XIV. 

LA 6RANDB RHJéTORlQUE ARRANGÉE EN MANUEL. 

De l'Influence réelle que put avoir la Rhétorique d'Aristote sur les orateurs de 
son temps.— Elle était trop haute et trop savante pour le praticien. — Aristote 
finit , dans les derniers chapitres , par en dresser un manuel plus pratique. — 
Moyens pour l'Exorde , la Narration , la Preuve et la Réfutation , la Péroraison. 
— La Rhétorique revient au métier. 

Cette Rhétorique, quoique très-belle, a beaucoup de 
préceptes secs, et plus curieux qu'utiles dans la pra> 
tique. 

Fénelon, Dial. 1. 

Il y a plaisir sans doute à contempler d'un si haut point 
de vue, sans rien perdre des détails, ce vaste ensemble de 
tous les moyens oratoires, analysés avec tant de finesse et 
classés en un si bel ordre : on aime à voir ainsi Aristote 
chercher, dans une étude approfondie de l'esprit et du 
cœur, les secrets de l'éloquence , et régler les procédés de 
l'art sur les lois mêmes de la nature. C'était un beau tra- 
vail pour un philosophe : mais vraiment ces analyses et 
cette classification systématique des moyens de l'éloquence, 
n'ont pas dû avoir grande utilité à Athènes pour qui ne vou- 
lait être qu'orateur. Dans cette décomposition des élé- 
ments du discours, et ces catégories, si curieuses pour le 
penseur, le praticien, comme nous l'avons déjà dit, trou- 
vait peu de ressources. L'ordre de la science, en eflFet, 
n'est pas toujours l'ordre de la nature. En réalité donc, la 
Rhétorique s'est trouvée peut-être plus éloignée de son vé- 
ritable objet , lorsque , par un progrès commun à toute 
science , elle s'est élevée à ces hautes spéculations , que 



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— 136 — 

lorsqu'elle était bornée encore aux routines de ses premiers 
essais. Car on se demandera toujours, si Torateur a besoin 
de connaître à fond les principes cachés des choses , et les 
modes mystérieux de leur action ; et s'il ne lui suffit pas de 
voir ce qui est exposé aux yeux , et de sentir ce que tout le 
monde sent. L'Athénien surtout devait peu s'inquiéter , ce 
me semble, de cette savante métaphysique de l'art, et il 
préférait sans doute les pratiques banales , mais faciles, de 
ses anciens Manuels. 

Âristote parait T avoir senti : à la fm de son ouvrage, en 
traitant de la Disposition, il revient sur sa grande théorie de 
l'invention, pour la rapetisser, l'accommoder aux conditions 
particulières des diverses parties du discours , la détailler 
presque en petits expédients, à la façon des Manuels. Ce 
n'est plus qu'un recueil de conseils et de moyens de détail 
pour l'exorde, la narration , l'argumentation , la discussion 
et la péroraison : une vraie Rhétorique, comme les contem- 
porains la voulaient, et qui rappelle assez le Traité adressé à 
Théodecte , que nous avons étudié plus haut. Jetons sur ces 
préceptes un coup d'œil rapide. 

Exorde. — L'exorde est comme le prélude du discours , 
et sert à amener l'exposition du sujet.— Dans le genre épi- 
dictique, ce n'est le plus souvent qu'un brillant hors- 
d'œuvre. — Dans le genre judiciaire , l'orateur cherchera , 
au début, à gagner la bienveillance de l'auditoire, en don- 
nant de soi ou de sa cause une bonne opinion , et à éveiller 
l'intérêt par l'importance , la nouveauté , ou le piquant de 
son sujet : parfois au contraire il importe , quand on plaide 
une mauvaise cause, de se jeter tout d'abord dans d'habiles 
digressions, qui font perdre le sujet de. vue. — Dans le 
genre politique , puisque le héraut a proclamé l'objet de la 
discussion, on n'a pas besoin de l'établir, et par consé- 
quent l'exorde est le plus souvent superflu. On ne s'en sert 
que lorsqu'on avance une opinion contraire; l'on em- 



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— 187 - 

prunte alors au plaidoyer ses précautions ordinaires (1). 

Narration. — Dans un éloge , il faut distribuer par tout 
le discours les parties de la narration , afin d*y répandre la 
variété et l'intérêt, et de louer avec de grandes actions plu- 
tôt qu'avec des mots sonores. — Dans un plaidoyer, la 
narration doit être d'une juste mesure pour l'exposition 
nette et lumineuse du sujet : il faut entourer le fait de toutes 
les circonstances , qui peuvent rendre nos assertions vrai- 
semblables , et montrer les choses sous le jour le plus favo- 
rable à notre intérêt. Rien n'y sert plus, que certains traits 
de mœurs, certaines paroles caractéristiques, que l'on cite 
conmie sans y prendre garde, pour concilier à notre client 
l'estime de l'assemblée, ou exciter sa défiance contre l'ad- 
versaire : il suffit souvent du moindre détail , pour peindre 
un homme. — Dans les délibérations publiques , ou on dis- 
cute une chose à faire, la narration ne trouve presque 
jamais sa place, à moins qu'on n'emprunte à l'expérience 
du passé quelque leçon pour éclairer l'avenir (2). 

Preuve et Réfutation. — Dans un éloge , on ne prouve 
guère, il suffit d'amplifier; les faits sont admis, il ne faut 
que montrer combien ils furent lionoraMes ou utiles. — 
Dans le genre délibératif , on discute la possibilité, le ca- 
ractère , les conséquences de telle mesure qu'on défend ou 
qu'on attaque. Est-elle en soi légitime ou injuste ^ utile ou 
nuisible? Est-elle ce que prétend l'adversaire? Quels en 
sont les moyens d'exécution , les chances de succès, etc.? 
Pour résoudre ces questions, on cherche dans les précé- 
dents, ou dans l'histoire des autres peuples, des exemples 
de mesures analogues. — Dans un plaidoyer, on s'efforce 
d'établir que tel fait est vrai ou faux , qu'il a ou n'a pas tel 
caractère ; parfois on argumente en forme ; mais il vaut 
mieux mêler sans cesse à ses raisons les ressources du pa- 

(1) Rhét, III, 14. — (2) M., 111,16. 



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— 1S8 — 

thétique , et dissimuler la roideur de l'enthymème par le 
mouvement oratoire : un médiocre argument devient fort, 
quand la passion s^y mêle. Si Ton accuse , il faut d'abord 
exposer ses preuves, et prévenir ensuite les raisons de l'ad- 
versaire; si Ton se défend , il faut avant tout dissiper les 
préventions contraires, pour produire ensuite ses propres 
moyens. Quand on le peut , on nie le fait imputé : sinon , 
Ton démontre qu'il n'est pas aussi nuisible , illégal ou hon- 
teuXf que le prétend l'adversaire ; que , si c'est une faute , elle 
a été involontaire^ et qu'il ne faut en accuser que le hasard ; 
que l'adversaire d'ailleurs avait moins que personne le droit 
d'élever la voix ; et alors on lattaque à son tour, en affectant 
toutefois de perfides ménagements : on scrute toute sa vie, 
toute sa famille , pour y trouver des moyens de l'accabler ; 
ou l'on déclame au contraire contre la calomnie, etc. (1). 

— A cette théorie de la confirmation , Aristote ajoute quel- 
ques conseils sur l'emploi de l'interrogation , dans les dé- 
bats oratoires, sur les moyens de l'éluder ou d'y répondre. 

— Il renvoie, pour l'usage qu'on peut faire de la plaisan- 
terie dans le discours , à une partie de sa Poétique , qui ne 
nous est point parvenue : il consent que l'orateur réponde 
parfois en raillant à un adversaire sérieux, mais sans jamais 
faire le bouffon (2). 

Péroraison . — En terminant son discours , l'orateur 
doit : — 1"* insister sur la justice de sa cause et la perver- 
sité de l'adversaire; — 2* fortifier ses raisons, ou affaiblir 
les preuves contraires avec les procédés ordinaires de l'am- 
plification ; — â' émouvoir les passions ; — 4' enfin réca- 
pituler ses principales preuves, pour les opposer à celles 
de son antagoniste. Il trouvera dans le livre d' Aristote les 
formules les plus variées , pour sauver la monotonie de ces 
répétitions (â). 



(0 Rhét., m, 15. — (2)id., 111, n, 18. - (.3) m, lo. 



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— 139 - 

Nous voilà revenus au métier : Tart se rapproche de la 
routine. Si nous nous sommes tant étendus sur ces derniers 
chapitres, c'est qu'il nous a semblé qu'on pouvait y faire 
plus d'un curieux rapprochement avec la Rhétorique à 
Théodecte, y retrouver le même esprit, la même méthode. 
— Nous avons voulu faire sentir aussi par là,- ce que pou- 
vaient valoir alors ces indications pratiques des Manuels , 
qU'Âristote n'a pas dédaigné de consigner à son tour en 
son grand ouvrage. Ces conseils de détail n'en étaient peut- 
être que plus efficaces ; et je croirais volontiers que , si ja- 
mais les orateurs anciens se sont aidés de la Rhétorique 
d' Aristote , ils ont dû consulter ces expédients formulés à 
la fin du livre avec précision , bien plutôt que cette haute 
métaphysique de l'art, qui en remplit les deux premières 
parties. Rien en effet était-il plus propre à donner au jeune 
orateur une idée nette de la stratégie oratoire , jusqu'à ce 
qu'il devînt lui-même , par l'expérience et la pratique , ha- 
bile dans cette tactique du discours? Routine d'école, si l'on 
veut, mais enseignée par un grand esprit, qui ne perd 
jamais de vue les principes ; et non point encore surchar- 
gée de ces minuties et de ces distinctions oiseuses , dans 
lesquelles elle finit par s'abîmer. — Ces préceptes d'ailleurs 
sont si vrais, qu'il semble que, pour les suivre, le vrai 
orateur ne devait rien y perdre de son aisance naturelle et 
de sa vigueur : il ne faisait au contraire qu'y apprendre de 
bonne heure à doubler ses forces par la discipline , et à les 
déployer à propos. Et quant aux parleurs médiocres et as- 
servis aux formules , ils n'avaient rien à perdre , mais tout 
à gagner, en s' enfermant dans un plan d'improvisation 
aussi universellement approprié aux conditions et même 
aux accidents oratoires du plaidoyer antique. 

Après Aristote , les rhéteurs revinrent de plus en plus à 
cette manière toute pratique de traiter de l'art oratoire : 
leurs ouvrages ne sont plus guère qu'une paraphrase com- 



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- 140 — 

pliquée et stérile de ces derniers chapitres de sa Rhéto- 
rique sur la Di^osition. Dans les écoles de Rome comme 
dans celles d'Athènes, le maître rédige sur ce modèle sa 
nomenclature de recettes de détail pour chaque espèce de 
discours ; chacun tâche d'ajouter quelque expédient , quel- 
que formule nouvelle à Tancien répertoire : on divise , on 
subdivise à Tinfini , on subtilise sur Âristote sans plus le 
comprendre. Rientôt même ces inintelligents commentaires 
firent oublier sa Rhétorique, malgré tant d'observations 
pratiques qu'elle renferme, et de préceptes d'une utilité in- 
contestable. Cet appareil de science pédantesque , dont le 
philosophe avait environné l'art, eflFrayait les beaux esprits. 
On goûtait peu cette méthode abstraite et trop éloignée de 
la pratique , qui ne pouvait rien suggérer immédiatement. 
— D'ailleurs ce style parfois si aride, cette sorte d'al- 
gèbre, avec ses formules sèches et rapides, ne devait guère 
être prisée par les Grecs , si avides de beau langage , de 
figures et d'harmonie. Cicéron réclama contre cet oubli , 
dans lequel Aristote était tombé ; mais il était déjà le seul 
homme de son temps, qui pût s'élever encore au niveau du 
philosophe, le comprendre, et le goûter. 



CONCLUSION. 

Je m'arrête dans cette étude sur la Rhétorique d' Aristote, 
puisque je ne considère ici que ce qui concerne l'Invention 
oratoire , dont je voulais mener à bout l'histoire. J'espère 
au moins n'avoir rien omis, dans cette esquisse scrupu- 
leuse, de ce qui pouvait nous faire mieux comprendre, non- 
seulement l'ancienne efficacité, mais peut-être encore la 
valeur actuelle de ces premiers essais des rhéteurs sur l'In- 
vention. 



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— 141 — 

On avait jusqu'ici en eflFet jugé ces vieux traités avec 
trop de préventions contraires. — Quelques-uns , croyant 
partout reconnaître dans les chefs-d'œuvre de l'élo- 
quence antique les inspirations de l'École -et l'empreinte 
des règles, prétendaient retrouver dans les Manuels les 
secrets des grandes beautés de l'art, et s'obstinaient même 
à vouloir imposer indistinctement à notre éloquence mo- 
derne toutes ces lois faites pour l'éloquence d'un autre âge. 
— D'autres, au contraire, dans l'impossibilité d'accorder 
la libre allure des grands orateurs avec la routine de quel- 
ques Manuels , et trop dominés d'ailleurs par les habitudes 
et les préjugés de l'esprit moderne , pour comprendre l'in- 
fluence réelle de ces anciennes Rhétoriques, non-seulement 
rejetaient indistinctement toutes ces règles , comme inap- 
plicables à notre nouvelle éloquence , mais allaient même 
jusqu'à nier l'efficacité de l'art sur les œuvres antiques. — 
Des deux côtés , pareille exagération , également éloignée 
du vrai. Il faut, pour estimer ces théories oratoires à leur 
valeur, les prendre pour ce qu'elles sont , ou plutôt pour 
ce qu'elles furent, et les étudier au milieu des circonstances 
où elles se formèrent, et, pour ainsi dire, sous le ciel qui 
les vit naître : comme ces statues grecques , froidement en- 
tassées dans nos musées , et dont on ne saurait plus com- 
prendre le prix et le sens véritable , qu'en les rendant par 
la pensée à leur destination sacrée, et au soleil de l'Agora 
ou du Céramique. 

Tel a été l'objet de ce travail. Nous avons essayé d*abord 
de refaire en quelques mots la vie athénienne, et les habi- 
tudes de l'esprit antique , pour y replacer ainsi les pre- 
miers traités des rhéteurs , et suivre pas à pas ensuite la 
critique oratoire dans ses progrès rapides , à travers les 
révolutions, les querelles philosophiques, le merveilleux 
développement des autres arts, et sous l'empire des passions 
et des mœurs du siècle. Nous avons vu la Rhétorique se 



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- 142 — 

transfoimer aux influences du génie national et du goût 
public, en recueillant toujours quelque chose de chacun de 
ses essais et même de chacune de ses erreurs. Étude d'au- 
tant plus intéressante et plus facile , malgré ses lacunes , 
qu'en Grèce , aucune influence étrangère , aucune impor- 
tation du dehors ne vient gêner le libre essor de l'esprit et 
le progrès régulier et naturel des arts. C'est l'histoire même 
de la pensée humaine. 

Nous avons cherché à caractériser nettement ces phases 
diverses de l'art, en montrant la critique oratoire , à son 
début , s'attachant par différents côtés à l'éloquence , pour 
en saisir les secrets; à Syracuse, la ville de la dispute, ne 
s' occupant que de construire un plaidoyer , et de donner 
pour chaque partie une recette de séductions et de men- 
songes; à Athènes, au contraire, la ville des arts, ne s' ap- 
pliquant d'abord qu'à pplir le style de la prose , et à créer 
la phrase oratoire. — Bientôt les deux écoles se mêlent. 
L'art oratoire alors , comme ébloui par la rapidité de ses 
progrès et la nouveauté de sa puissance, semble perdre de 
vue son but pratique , pour rivaliser avec la poésie dans 
des espèces de représentations théâtrales, jusqu'à ce que 
le goût, le bon sens public, la force des choses , et les 
combats journaliers de la tribune le ramènent à sa vraie 
destination. Dans les luttes de V Anarchie^ le discours s'a- 
nime de plus en plus , le style se dégage et s'assouplit. La 
dialectique l'aiguise encore, et l'arme de subtilités. Il 
semble alors que la Rhétorique soit un instrument invin- 
cible de persuasion. — Mais les inévitables abus de sa 
puissance provoquent la réaction de Socrate et de Platon , 
qui vont jusqu'à nier l'art, et ne veulent plus d'autre élo- 
quence , que celle qui sert à instruire les hommes par la 
puissance de la vérité, et à les rendre meilleurs par l'as- 
cendant de la vertu. Isocrate tente en vain cette' Rhétorique 
impossible. Seul Aristote sut , dans un vaste cadre , re- 



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— 143 — 

cueillir à la fois tous les débris des manuels des premiers 
rhéteurs , ramener leurs règles de détail à quelques grands 
principes, relever l'art à cette hauteur qu'avait rêvée Pla- 
ton , et composer le Traité le plus vrai et le plus fécond 
d'Invention oratoire. — Nous avons vu successivement le 
philosophe analyser les formes du raisonnement propres à 
l'éloquence, fournir ensuite à l'orateur les matériaux mêmes 
de la preuve dans un abrégé complet de la science poli- 
tique et morale à son usage : puis indiquer, dans une sorte 
de théorie de la méditation , une série régulière de points 
de vue, sous lesquels il faut étudier un sujet quelconque, 
pour découvrir tout ce qu'il renferme ; enfin donner les 
règles de l'art si délicat de charmer et d'émouvoir les 
hommes. - En esquissant ces théories , nous avons tâché 
d en apprécier en passant l'utilité plus ou moins réelle pour 
le temps où elles furent composées : et parfois même, nous 
les avons mises en regard des conditions nouvelles de l'é- 
loquence nioderne. 

Or il nous a semblé d'abord, dans cette histoire com- 
parée , que , sans exagérer l'influence des Traités de l'in- 
vention oratoire sur les grandes œuvres contemporaines, 
la Rhétorique n'avait pas été inutile pour hâter la maturité 
de l'éloquence attique , et former cette brillante génération 
des orateurs de V Anarchie : et que , dans les conditions 
nettement déterminées de la parole publique à cette époque, 
rien n'était plus simple que cette prétention de donner 
dans les écoles les procédés de l'invention même, et les 
cadres de l'improvisation. 

Aristote nous a montré en eflFet que, de son temps, il 
était possible encore de dresser un répertoire de toutes 
les idées et de tous les moyens oratoires, alors que les 
sciences morales étaient encore si bornées en leurs déve- 
loppements, et les lois politiques et civiles si voisines du 
droit naturel. — En étudiant d'ailleurs les habitudes de la 



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- laa — 

vie publique, nous avons vu que les sujets de débats 
s'oflFraient presque toujours à l'orateur avec les mêmes ca- 
ractères , et dans des circonstances semblables ; en sorte 
qu'on pouvait presque tout prévoir, et. avoir pour chaque 
espèce de causes certaines formes convenues ; — qu'au reste 
dans laxonfusion des lois, avec une constitution sans con- 
sistance et un peuple pour juge, rien n'était plus facile 
que de transformer une querelle particulière en une ques- 
tion générale , et de transporter une cause quelconque sur 
le terrain banal du lieu commun ; — qu'enfin cette méthode, 
tout en fournissant aux orateurs médiocres de faciles res- 
sources d'improvisation , dans une ville où il fallait que la 
parole publique fût à la portée de tous , n'en était pas moins 
forte et vraiment féconde pour les grands orateurs, qui y 
disciplinaient leur esprit, et approfondissaient, par l'ex- 
pression , des généralités usées à la surface. — En un mot, 
il nous a semblé que le lieu commun était une expression si 
naturelle de la pensée antique , que nous avons cru le re- 
trouver presque partout, et jusque chez les écrivains les 
plus originaux ; mais manié avec tant d'aisance , qu'on ne 
sawait dire s'ils ont emprunté telle forme aux cahiers de 
l'école, ou aux habitudes de la place, ou s'ils l'ont trouvée 
d'instinct ; tant il y avait alors d'harmonie entre les règles 
de cet art oratoire et les inspirations mêmes du génie. 

Sans doute , chez nous les conditions de la parole pu- 
blique ont bien changé , et l'on ne saurait plus qu'avec une 
extrême réserve user de ces cadres d'improvisation et de 
ces procédés d'invention si curieusement préparés dans les 
écoles de la Grèce. La science des choses, que peut avoir 
à traiter l'orateur, est devenue , comme nous l'avons dit, 
trop vaste et trop complexe, pour rentrer même d'une 
manière sonunaire dans un Traité de Rhétorique; et d'ail- 
leurs la plupart des questions de la tribune ou du barreau, 
perdues dans les détails de mille circonstances particulières 



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— 145 — 

et imprévues, ne peuvent plus guère être ramenées à un plan 
banal. — D'un autre côté , la pensée moderne a contracté, 
dans la méditation solitaire, une allure plus indépendante. 
Longtemps emprisonnée par la tradition, dans les moules 
de récole , elle a fini par briser ces ingénieuses machines 
antiques, si commodes pour les artisans sans idées : elle 
refuse de s'assujettir à une discipline commune. —On de- 
mande du reste à l'orateur des choses précises, plus que des 
phrases ; et dans la plupart de nos débats , si personnels 
d'ordinaire et si nettement déterminés par une I6i positive , 
la grande amplification à la manière antique aurait presque 
toujours quelque chose de déclamatoire. — Il y a même en 
France trop peu de délicatesse pour les arts et de sensibilité 
à l'harmonie, pour que l'éclat et la musique du style suffisent 
à couvrir la pauvreté d'une pensée superficielle et com- 
mune ; on tient plus à la solidité du raisonnement qu'à la 
beauté delà forme. - On veut dans un discours des points de 
vue élevés et originaux tout ensemble , des idées générales 
sans doute , mais appropriées à chaque détail dé la cause , 
et aux exigences particulières des esprits. — Enfin l'élo- 
quence ne joue pas le même rôle aujourd'hui qu'autrefois : 
tout citoyen à Athènes devait être orateur : aujourd'hui , 
rien ne nous y force : le devienne , quiconque s'y sent ap- 
pelé par son génie. Aussi , chez les anciens , l'éloquence 
était un art nécessaire à tous : pour les modernes , c'est un 
talent de quelques hommes d'élite. — Faut^il s'étonner 
alors, que les premiers se soient tant efforcés de l'enchaîner 
dans des règles, et de la réduire en métier, pour la livrer 
ainsi , avec toutes ses ressources , au premier venu : tan- 
dis que les seconds, qui la considèrent davantage comme 
un don de la nature , se sont moins flattés d'atteindre par 
l'art à cette vigueur naturelle du raisonnement, à ce mou- 
vement deT)ensée, à cet éclat d'imagination, à cette chaleur 
de l'âme , à cette facilité et à cette verve de langage, toutes 

10 



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— 146 -- 

choses , dans lesquelles ils faisaient consister la force ora- 
toire? 

Nous n'avons point, comme on voit, atténué les diffé- 
rences , qu'un autre esprit et d'autres habitudes ont rendues 
chaque jour plus profondes, entre l'éloquence ancienne et 
l'éloquence moderne. Cependant il ne faut pas les exagérer 
non plus, et en conclure que nos orateurs n'aient rien à ga- 
gner dans l'étude de ces théories cwratoires , où les Grecs 
ont déployé leur merveilleuse sagacité , et que Gicéron a 
tant admirées. Malgré tant de différences essentielles, l'élo- 
quence, après tout, a-t-elle donc tant changé? Non : si la 
nature des questions que traite l'orateur peut se modifier 
avec le temps, la nature de l'homme , auquel il s'adresse^ 
est toujours et partout la même. Aussi, qu'on dédaigne, j'y 
consens, certains Manuels anciens, où l'on ne trouve que 
des formules tout extérieures , pour tel ou tel usage particu- 
lier : mais celui qui se prépare à la carrière oratoire ne saurait 
assez méditer le livre d'Aristote; nulle part il n'apprendra 
mieux la science de l'homme appropriée à l'usage de l'élo- 
quence, et les difficiles moyens de s'emparer de son esprit et 
de son cœur. Mais en outre, jusque dans les débris des rhé- 
teurs plus anciens, combien ne reste-t-il pas de règles pour 
la stratégie oratoire , fondées sur l'expérience éternelle de 
Fhomme, et par conséquent applicables encore aujourd'hui 
comme autrefois ? Que de remarques ingénieuses , de plans 
commodes, de beaux développements indiqués? Que de 
petites recettes même et d'expédients utiles, dont Torateur 
moderne peut faire son prolit? 

On n'entreprend plus aujourd'hui d'enseigner publique- 
ment dans les écoles ces ressources de l'Invention oratoire. 
G' est à chacun à se préparer pour son compte, dans son ca- 
binet, son petit répertoire de lieux communs , de morceaux 
à tiroir, de réflexions, de mots heureux, et même d'exordes 
et de péroraisons banales. Les parleurs du barreau et de 



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— 147 - 

la tribune, obligés à de fréquentes improvisations, n'y 
manquent guère. Je doute fort néanmoins que , pour se 
munir de cet appareil oratoire , ils consultent souvent les 
rhéteurs Grecs ou Latins, et Aristote le plus grand de 
tous ; mais, à coup sûr, ils pourraient trouver dans la Rhé- 
torique de ce dernier bien des leçons utiles et d'excellents 
conseils sur la route à suivre et les moyens à employer en 
toute question pour convaincre et séduire les hommes par 
la parole, t In his fere rébus omnis istorum artificum doc- 
» trina versatur ; quam ego si nihil dicam adjuvare , men- 
» tian Habet enim quaedam quasi ad commonendum ora- 
» torem , quo quidque référât , et quo intuens, ab eo quod- 
» cumquesibi proposuerit, minus aberret (1). » 

(I) DeOrat, I, 32. 



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— îftS — 



NOTES. 



N OTE A . 

j4 qui faut il attribuer la Rhétorique à Alexandre? 

Je me suis beaucoup servi , dans le cours de cet ouvrage , Ar 
livre connu sous le nom de Rhétorique à Alexandre ^ dont on a tant 
contesté Tauthenticité. Tai cru y reconnaître deux parties bien dis- 
tinctes , dont Tune , à mon avis , appartenait probablement à Aris- 
tote, et Tautre devait être attribuée à Técole de Corax, et portait 
évidemment les traces d'une origine antique et syracusaine. 

Cet ouvrage avait toujours été rangé parmi les œuvres d'Aristole , 
quand Victorius le premier y chercha un autre auteur. A son 
exemple , Robortello , Vossius , Muret, Heinsius, Ménage l'enle- 
vèrent au Stagyrite , pour l'attribuer à Anaximène de Lampsaque ^ 
et, de nos jours, MM. Westermann (1) et Léonard Spengel(2) se 
sont attachés à confirmer cette conjecture. Mais il m'a semblé que 
toutes leurs raisons ne suffisaient pas à justifier une pareille asser- 
tion ; et j'ai eu le bonheur de voir mon opinion appuyée par celle 
du savant M. Lersch , dans une solide dissertation insérée au Musée 
du Rhin (3). 

Je résume d'abord , en quelques mots, les principales raisons 
qui ont porté ces critiques à retirer cet ouvrage à Aristote , pour 
l'attribuer à Anaximène de Lampsaque. 

1^ On allègue le silence gardé sur ce livre par Diogène Laérce, 
dans son catalogue des ouvrages d' Aristote. Mais cet auteur ne 
parle pas non plus de la Rhétorique à Théodccle , que toute l'anti- 



(0 ®cf<^i<btc ber iBereUfamfdt in 0)tie<!^cn(iinb unb diom. Leipsig , 1833, tome I, 
p. 144.— (2) Euvay^Y"?! xexvtôv, p. 187.— Tourna/ PhiloL de Darmstadt, 184©» 
»•• 154, 155. — (3) »Jieue ouldc cv)^<n 3a^rganfl8, jweitf* Jpeft. 



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_ 149 — 

t)uité s'accordait à attribuer à Aristote, lequel en fait lui-même 
mention (1). — 2** On prétend n'y pas retrouver le style abstrait^ 
la pbrase serrée du philosophe , et les procédés sévères de son 
analyse. Quant à moi, j'avoue que je n'ai point été frappé d'une 
différence assez grande à cet égard , pour oser me prononcer sur 
cette question délicate. Mais d'ailleurs , n'est-il pas vraisemblable 
qu'Aristote n'est point arrivé , dès ses premiers essais sur l'art ora- 
toire, â cette rigueur abstraite de langage , comme à cette hauteur 
de doctrine, qui distinguent sa grande Rhétorique? Un écrivain 
«'a-t-il donc qu'une manière pour toute sa vie? Au reste, on sait 
que les ouvrages d' Aristote se distinguaient autrefois en exotériquesj 
<î'est-à-dire , ouvrages du dehors, et en ubcroamatiques ^ ou leçons 
pour les auditeurs. Dans ces derniers , les seuls qui nous sont res- 
tés, Aristote s'exprime dogmatiquement , et établit une série de 
principes et de définitions, en formules sèches et rapides, qu'il 
4evait développer de vive voix devant ses disciples : c'était son 
programme. Mais il dut écrire dans un autre style ses traités exo- 
tériques. Autrement, comment s'expliquer ce qu'en ditCicéron? 
quand il mande à Lentulus (2), qu'il a composé, autant qu'il était 
en lui, dans le goût d'Aristole, ses trois livres sur l'Orateur? ou 
quand il vante la parure de son style, et semble le comparer à Pla- 
ton même (3)? ou enfin quand il le représente répandant sur la phi- 
losophie les flots d'or de son élocution (4)? Ces témoignages élon- 
«ent, et nous portent à croire que nous ne connaissons qu*un côté 
d'Aristole écrivain — 3** On allègue quelques contradictions de 
détail entre les deux Rhétoriques : mais quelque inconséquence 
«'est-elle donc pas permise aux grands esprits? ne peuvent-ils 
donc revenir au vrai , quand ils s'en sont écartés? et dans l'inter- 
valle d'une Rhétorique à l'autre , Aristote n'a-t-il pas dû modifier 
quelques-unes de ses idées? — 4** On met encore en avant cette 
lettre d'envoi , qui se trouve en tête du livre contesté , et qui n'est, 
je l'avoue, ni dans les habitudes, ni dans le style d'Aristole. Et 
cependant n'y a-t-il pas aussi, dans le Traité du monde qu'on lui 
altribue, une préface, où il dédie pareillement son ouvrage à 
Alexandre ? Mais je ne prétends pas défendre l'authenticité de cette 
lettre , qui , avec sa morale déplacée et ses phrases trop isocra- 
tiques, ressemble fort aune composition apocryphe. Du moins, si 
elle n'est pas d'Aristole, elle n'est pas non plus d'un contemporain-, 

(1} Rhct., I!I, 9. - (2) Ad fam., 1,9, — (3J De fin., I, 5- - W Acad., lî, 38. 



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— 150 — 

et loa doit croire que la fraude , par laquelle lauteur de celte pré- 
face se donne pour le Stagyrite, n'a pu être hasardée que long- 
temps après. Par conséquent il n'y a rien à conclure de cette cir- 
constance. C'est pourtant sur d'aussi légères raisons qu'on a cher- 
ché à ce livre une autre origine. 

On 8 est souvenu alors d'un Rhéteur obscur, attaché à la suite 
d'Alexandre , Anaximène de Lampsaque , et l'on a présumé qu'il 
avait dédié au prince son traité de l'art oratoire. — l^Mais peut-on 
reconnaître cet ouvrage , qui comprenait sans doute plusieurs li- 
vres (t^^vûk; IÇev^ivo^^ev ) (1), dans le mince écrit dont nous nous oc- 
cupons? ^2^ Ne serait-il pas étrange d'ailleurs, que ce traité eût été 
composé exprès pour le jeune Alexandre, quand ce n'est au contraire 
qu'un Manuel d'expédients à l'usage de l'éloquence républicaine 
d'Athènes ou de Syracuse ? L'auteur n'y compte que deux formes de 
gouvernement, la démocratie et l'oligarchie , et se borne à recueil- 
lir des pratiques de détail pour les parleurs des assemblées popu- 
laires ou des tribunaux. Or Anaximène a-t-il pu se méprendre ainsi 
sur ce qu'il devait à son royal disciple^ — 3** En outre il y a des 
passages (chap. 1 et 20) où l'écrivain dit notif en parlant des Athé- 
niens» Or qu'y a-t-il de commun entre Anaximène et Athènes? Il 
n'y est pas venu, conmie Aristote, enseigner la rhétorique pen- 
dant vingt ans, avaut d'être appelé à l'éducation d'Alexandre. 

Victonus, qui le premier s'avisa de revendiquer ce livre pour 
Anaximène y s'appuya sur un passage fi>rt spécieux des InsiUutions 
oratoires^ où Quintilien attribue à ce Rhéteur une classification des 
genres, qui ressemble fort à la division de la Rhétorique à Alexandre. 
«Anaximène, dit Quintilien, reconnaît deux principaux genres 
M oratoires, le genre judiciaire et le genre politique. Il distingue 
» sept espèces : On conseille ou l'on déconseille — on lotie ou l'on 
>* blâme -^ on accuse ou l'on défend — on discute (c'est ce qu'on 
» appelle rè^eTaorocov). — Les deux premières espèces appartiennent 
n au genre politique , les deux autres au genre théâtral , les trois 
M dernières au genre judiciaire ( 111 , 4) ». Voici maintenant le début 
du livre grec ; TPIA y^vtj tîov iroXtTtxwv elai X6yo)v, xè [jl^v $T)(i.T)Y^ptxàv, 
%h ^ EniAEIKTIKON , xh 81 8txavixèv. — Ei'^ 81 Totkcov èircà^ irporpeirct- 
xàv, àTcorpeuTtxôv — èYxa>{i.iaaTixèv ^ il'^xxtxèv — xoTïjYopwtôv , à7coXoY»)Ti- 
xàv xal i^sTaoTUcôv i] aûxô xaô* aùxb, ^ icpàç ^Xo* xà (Jtàv o^v el'^v) xcûu 
X^YODV Toaxoxa àp(0(ji{p iori* 

(1) Den. Halyc, Isée, éd. Reiske, 366. 



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— 151 — 

La similitude est frappante sans doute : toutefois il reste une 
grave difficulté. AnaxinièDe en effet, d'après Quintilien , ne recon- 
naissait que dmx genres oratoires , le genre judiciaire et le genre 
politique, tandis que l'auteur de la Rhétorique à Alexandre en 
distingue ^roi«. Victorius, enibarrassé de cette difficulté , pensait 
que le mot de genre démonstratif aw^iit disparu du texte de Quin- 
tilien , par quelque erreur de copiste , et qu'il fallait Ty restituer. 
Mais il se trompait; le texte du Rhéteur Lalin n'est point altéré : 
il n'y a qu'à lire ce qui précède ce passage , pour s'en convaincre. 
Quintilien raconte les vicissitudes de cette classification des genres 
oratoires : « Aristote, ajoute-t-il, distingua trois genres, et presque 
>» tous après lui adoptèrent cette division : mais quelques-uns en 
- *» avaient compté davantage, d'autres moins : Anaximène n'en admet- 
•» tait queéfeuor Je judiciaireetle politique, Protagorasf ua^re, etc.»— 
Ce sens est clair ; aussi M. Spengel n'osant pas toucher au texte lalin, 
s'en prend au texte grec, qu'il corrige ainsi : ATO yh-r\ TwvnoXtTtxwv tl<n 
X^ytov, TÔ [xàv 8Ti{jLTiYoptxèv,Tè SI 8txavtxàv,etc. 11 pense que le troisième 
genre tè èiu8etxTixôv a été interpolé dans le texte , et que xpiot a été 
en même temps substitué à Uo par quelque grammairien trop offi- 
cieux, qui aura cru devoir accommoder cette division des genres 
au système qui avait prévalu. — Mais alors pourquoi cette division 
■en trois genres est*elle conservée dans lout l'ouvrage? pourquoi 
y trouve-t on deux longs chapitres (IV, XXXVI) sur les procédés 
du genre épidictique? Bien que ce genre soit placé dans cette Rhé- 
torique sur le même rang que les deux autres, et deux fois repro- 
duit entre le genre politique et le judiciaire , M. Spengel ne veut 
pas y voir toutefois la distinction d'un genre à part, mais seule- 
ment l'indication d'un procédé d'amplification ou d'atténuation, 
une espèce commune aux deux genres. 

Cette conjecture est trop forcée. Mais il n'importe ; j'accepte un 
instant la nouvelle leçon de M. Spengel; cela assure-t-il sans con- 
testation à Anaximène ce livre qu'on revendique pour lui? Pas du 
tout. Dans cette nouvelle hypothèse , je n'en réclame pas moins 
pour Arislote ; et je cite à l'appui une scholie de Syrianus dans la 
Rhétorique d'Hormogène. ipKTToxiXTjç 81 ATO ^i>n\ xtôv iroXiTixwv 
X6yci)v (eTva( ft\<ji)* Stxavtxèv xal 8if)(ji.T)Y0ptxèv sUr^ 8k ïwzà , x. t. X. — Je 
pourrais y joindre encore une autre scholie anonyme d'Hermogène, 
exactement semblable à celle que je viens de citer, et publiée pour 
la première fois par M. Spengel lui-même. Le début du livre con- 
troversé y est textuellement reproduit, avec la correction ouo, au lieu 



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— 152 — 

de T(5(a, et également attribué dans Tune comme dans l'autre scho- 
lie à Arislote. Pour dernière ressource, M. Spengel a recours à des 
allitérations, li substitue dans l'un et l'autre texte le nom d'Anoxi- 
menés à celui d' Jristoteles ^ en y joignant une petite dissertation sur 
la sottise ordinaire des copistes, et leurs fréquentes mutations de 
lettres. Mais on comprend qu'un pareil moyen d'accorder les 
cbo^s est trop commode, et qu'il faut y renoncer. 

Mais d'ailleurs, avec tout leur esprit, les champions d'Ânaxi- 
mène ne m'expliquent pas : 1*» Gomment cette Rhétorique, si elle 
est de ce Rhéteur, a toujours, jusqu'à eux, été comptée dans les 
œuvres d'Aristote; 2^ Comment Anaximène, dans sa dédicace, 
oserait parler de sa Rhétorique à Théodecte , dont tous ses con- 
temporains savaient bien qu'il n'était pas l'auteur-, 3* Gomment 
Alexandre aurait (d'après la lettre d'envoi) sollicité la média- 
tion d'un autre , pour obtenir d'Anaximène cette Rhétorique dé- 
sirée , puisque ce Rhéteur l'avait suivi dans ses expéditions en 
Asie. 

Mais pourquoi d'ailleurs ces tours de force de sagacité , ces in • 
terprétations forcées , ce silence sur certains passages contradic- 
toires, quand la critique trouve dans l'ouvrage même une explica- 
tion simple et naturelle de cette question d'authenticité? 

L'abbé Garnier, dans un ingénieux mémoire (1) , a démontré 
d'une manière assez plausible, que la lettre à Alexandre ne peut 
être que la préface de la grande Rhétorique d'Aristote, en trois 
livres, et que c'est en tête de cet ouvrage qu'il la faut replacer : 
que ce savant traité répondait seul aux promesses d'Aristote , an- 
iK)nçant à son disciple la Rhétorique la plus parfaite qui eût en- 
core paru, un ouvrage qui avait exigé de lui les plus patientes 
recherches et les phis longues méditations , et où il s'était efforcé 
d'élever les sciences politiques, dont la Rhétorique fait partie, au 
niveau du grand esprit d'Alexandre. Après ce début, pouvait-il ne 
lui remettre qu'un petit Manuel à l'usage du démagogue ou de 
l'avocat? Non sans doute. Mais en même temps qu'il lui envoyait 
sa grande Rhétorique, il y joignit probablement les premiers 
cahiers d'art oratoire , qui se transmettaient dans les écoles d'A- 
thènes sous le nom de Gorax , et un extrait de la Rhétorique 
qu'il avait précédemment écrite lui-même pour Théodecte. Ges 

(1) Mémoires de l'Institut, classe d'histoire et de littérature ancienne, t. U, 
p. 44. 



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— 153 — 

petits ouvrages durent se trouver rangés en tête de sa grande Rhé- 
torique, comme plus anciens, et comme une introduction naturelle, 
et par conséquent suivre immédiatement la lettre de dédicace. 
Alors il ne serait point étonnant, que, trois cents ans plus tard, le 
grammairien Tyrannion eût laissé la lettre et le traité à la place 
où il les avait trouvés : et le temps a consacré ensuite cette réunion 
trompeuse. 

Ce n'est point là une pure hypothèse. « Nous avons recueilli , 
» dit Aristote dans sa préface , ainsi que Nicanor nous l'avait de- 
>» mandé, nous avons recueilli dans les autres ouvrages sur l'art 
»> oratoire tout ce qui s'y rencontre de plus saillant. Tu trouveras 
» en outre, dans cet envoi , deux livres , l'un de moi , c'est une par- 
>• tie de la Rhétorique que j'ai écrite pour Théodecte : l'autre de 
wGorax, etc. » — L'abbé Garnier là-dessus conjecture que tout le 
traité qui suit est la vieille Rhétorique du Syracusain Pour moi, 
j'ose aller plus loin , et je me suis demandé , si la première par- 
tie de ce livre ne pourrait pas être quelque chose de la Rhéto- 
rique à Théodecte , et la seconde remonter en effet jusqu'aux temps 
de Corax. 

11 me semble en effet qu'il y a dans ce traité deux traités par- 
faitement distincts , dans chacun desquels on retrouve une théo- 
rie complète de l'art oratoire, et un même répertoire de lieux 
pour ()ersuader ou dissuader, pour louer ou blâmer, pour accuser 
ou défendre : on y rencontre même des chapitres à peu près sem- 
blables, qui y sont reproduits presque parallèlement. Ainsi le cha- 
pitre 35*, sur le genre délibératif , n'est guère que la reproduction 
du premier; le 36% sur le démonstratif, que la reproduction du qua- 
trième; le 37*, sur le judiciaire, reprend en grande partie les re- 
cettes du cinquième. Dans l'une et dans l'autre partie , deux cha- 
pitres correspondants sur l'UéTadic et la TzpoxoLzâ'hi^u;, C'est au point 
que je n'y ai vu d'abord que deux éditions successives de la même 
Rhétorique. 

Cependant, en y regardant de plus près, j'ai cru reconnaître 
dans le premier traité une analyse plus profonde déjà et plus phi- 
losophique : on y voit l'écrivain essayer bien davantage de ramener 
les ressources infinies , qu'il prépare à l'orateur, à quelques idées 
générales, et établir des classifications sur des caractères plus es- 
sentiels. H y traite séparément des diverses espèces de preuves , 
de celles qui s'appuient sur des principes certains , et de celles 
qui ne reposent que sur des probabilités; de l'usage des exemples 



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— 154 — 

et des maximes, du témoignage, du serment, de la torture*, des 
diverses formes de la diction oratoire, des figures, de l'harmo- 
nie, etc. — Dans le second traité, il y a, ce me semble, quelque 
chose de plus pratique , plus de détails sans ordre , de règles sans 
lien : c'est un recueil de formes , pour ainsi dire , tout extérieures 
du discours, et la classification en est établie plutôt d'après la di- 
vision matérielle d'un plaidoyer, que d'après des principes essen- 
tiels : c'est sous les chefs d'exorde, de narration , etc., qu'ici Fau- 
teur a rangé les mille recettes de détail dont il a composé son 
Manuel. 

Plus j'ai comparé les deux parties doucette Rhétorique, et plus 
j'ai été irappé de cette différence. Dans la première ( du chap. 1 
au 29), il me semble que je reconnais déjà la manière d'Âristote, 
qui essaye une première fois de ranger dans de savantes catégories 
tous les éléments de l'art oratoire; mais en montrant encore, 
comme dans sa poétique, quelque incertitude, quelque embarras 
au milieu de matières si complexes. Dans la seconde surtout ( du 
chap. 30 à la fin), je crois rencontrer les signes non équivoques de 
l'enfance de l'art , plus d'exemples que de règles, de formules que 
de préceptes, de phrases oratoires toutes faites, que de réflexions 
sur la puissance de tel procédé. L'art y reste à la surface des 
choses ; c'est un vrai Manuel pour les gens du métier. 

L'abbé Garnier trouve dans l'ouvrage d'autres caractères encore, 
qui attestent un des premiers essais de l'art. 1"* Il signale des divi- 
sions vicieuses, qui rentrent les unes dans les autres. — 2® 11 in- 
siste sur la naïveté de ces préceptes directs : fais ceci , dis cela , 
réponds ainsi ^ etc. — 3* Il fait observer que tous les exemples sont 
tirés par l'auteur de son propre fonds , ce qui est contraire (d'après 
Cicéron) (1), à la pratique générale des Rhéteurs grecs, et que par 
conséquent cet ouvrage doit être antérieur au siècle de la grande 
éloquence athénienne. — 4* Enfin il remarque qu'on n'y trouve rien 
touchant les mœurs et les passions , rien du moins que quelques 
préceptes épars, quelques idées banales, dont la rareté témoigne , 
dit-il, qu'on n'avait point encore essayé alors une science de la 
morale. 

Mais si je m'attache particulièrement à la seconde partie , je la 
trouve de plus entièrement conforme à tout ce que l'antiquité nous 
a laissé de témoignages divers sur la Rhétorique de Oorax. — 

(I) Rhét. àHér., IV, 1. 



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— 155 — 

!• Nous avons vu en effet, dans le Scoliaste d'Hermogène , que 
Corax est le premier qui , après avoir présenté une apologie en 
forme devant le peuple de Syracuse , ait adopté dans son école la 
divi8i<jn de ce plaidoyer pour base de son enseignement; or nous 
reconnaissons le plan de son discours dans la classification pnnci- 
pale de son Manuel. Il distingue VexordCy — la narration et les 
trois manières de la présenter, — la confirmation et la discussion^ 
avec ses moyens pour persuader ou dissuader, louer ou blâmer, ac- 
cuser ou défendre, — enfin l'épilogue. C'est ainsi que le Scoliaste 
d'Hermogène analyse la méthode oratoire de Corax. — 2* Si Ton 
recueille tous les autres jugements des anciens , Ton entendra sur- 
tout Platon et Aristote protester contre les artifices de Corax , qui 
a fiait, disent-ils, consister surtout le secret de l'éloquence dans un 
calcul spécieux de certaines probabilités , et qui enseignait à cher- 
cher dans des vraisemblances trompeuses des raisons pour soute- 
nir le pour et le contre. Or tous les préceptes de détail , dans la 
partie de louvrage que nous attribuons à Corax , ne sont pas autre 
chose ; ce ne sont que ruses et subtilités pour substituer la vrai- 
semblance à la vérité, et éblouir les yeux, selon l'intérêt de la 
cause, d'apparences mensongères. On y retrouve même presque 
textuellement un exemple d'une fraude de cette espèce (chap. 37), 
cité par Platon dans Phaedre (page 66), et reproduit par Aristote 
(Rhét., Il, 24) dans sa Rhétorique. — 3° Enfin ce Manuel paraît 
évidemment fait pour des orateurs syracusains : car, dans toute» 
les formules d'exorde, ou bien c'est aux Syracusains que la parole 
est adressée , ou c'est pour eux que l'on implore du secours. — 
4* Le mot technique y est en général concret plutôt qu'abstrait; 
ainsi on y rencontre partout le verbe ^titopeueiv , et nulle part le mot 
(5Y)ToptxTi. — Ce sont ces raisons surtout qui m'ont confirmé dans la 
pensée que nous avions là quelque chose de la vieille Rhétoriques 
de Corax , transformée, en passant en Grèce, dans le dialecte at- 
tique, et développée probablement dans les écoles, qui s'empres- 
sèrent de l'adopter. 

La première partie de l'ouvrage , à laquelle l'abbé Garnier attri- 
bue une même origine, m'a paru, comme je l'ai dit plus haut ,. 
d'une époque postérieure. Outre une plus grande maturité de l'art, 
que nous y avons remarquée , quelques faits de détail m'ont con- 
firmé dans cette opinion. 11 y est fait allusion en effet à des événe- 
ments arrivés en Grèce un siècle après Corax *, à la bataille de Leuc- 
tres, par exemple, à l'expédition de Timoléon en Sicile (340) 



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- 156 - 

(cbap. 8) : l'auteur cite plus loio (chap. 19) quelques vers du Phi- 
loctète d'Euripide. Enfin on y trouve des préceptes sur le style , 
des règles sur l'art de la période et sur Tharmonie oratoire , un 
chapitre sur les figures, un autre sur Tantithèse , etc., qui font sup- 
poser que déjàGorgias a paru. D'ailleurs Âristote ne dit-il pas lui- 
mênje dans sa préface , qu'avec le Manuel de Corax , il envoie quel- 
que chose de ses deux livres à Théodecte? — On m'objectera 
peut-être qu'il n'y a pas , entre les deux parties de l'ouvrage que j'ai 
divisé, une différence assez profonde, pour mettre entre l'un etl'autre 
un siècle d'intervalle, et attribuer l'un à Corax et l'autre à Aristote. 
Mais ce dernier nous apprend lui-même que, depuis les premiers 
inventeurs de la Rhétorique jusqu'à lui , l'art avait fait bien peu de 
progrès. 01 jxèv xàc àpr^àç e6p4vTSç , itavTeXôK I'kI {xixp6v xi irpoij^^Y®^ 
(Soph., elench. 34). 

En résumé , je conclus : 1^ qu'on n'a pas de raison suflftsante 
pour enlever à Aristote la plus grande partie de cette Rhétorique à 
Alexandre, en possession de laquelle il avait toujours été; et en- 
core moins, pour l'attribuer à Anaximène; 2** que l'épître de dédi- 
cace , si on la conserve , doit être replacée en tête de la grande 
Rhétorique , et qu'elle explique naturellement les autres traités ora- 
toires qui y sont annexés ; 3^ que ce livre comprend évidemment 
deux traités distincts ; 4^ que la première partie appartient proba- 
blement à la Rhétorique écrite pour Théodecte ; 5° que la seconde 
remonte jusqu'à Corax. 

Nulle part , sans doute , je n'ai pu pousser la démonstration jus- 
qu'à la dernière évidence. Sur cette question, on en est réduit à 
des conjectures plus ou moins vraisemblables. Mais au reste , quel 
que soit l'auteur de ce livre, Corax, Auaximène, Aristote, ou un 
autre , peu importe ; eût-il même été écrit après Aristote seule- 
ment, il n'en est pas moins à mes yeux l'un des plus vieux mo- 
numents de l'art oratoire en Grèce. A quelque époque qu'on ait 
recueilli ces premières recettes de l'éloquence dans les écoles 
d'Athènes ou de Syracuse , à leur forme pratique et routinière, 
toute voisine de l'application , à ces formules qui semblent avoir 
été ramassées à l'instant sur la place, je reconnais leur antiquité. 
La faiblesse même de ce livre tient plutôt, à mou avis, de Tinex- 
périence de la jeunesse, que du raffinement stérile d'une époque 
de décadence. C'est la routine de la place , et non celle de l'école; 
c'est l'art qui se forme, et non l'art qui se décompose. Sans m'ap- 
puyer davantage sur une préface d'une authenticité douteuse, mou 



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— 157 — 

instinct, plus que la force des arguments, m'indique le début de la 
Rhétorique. 

Note B. 
Sur les répertoires de morceaux préparés dans les écoles. 

Nous avons dit (page 43 ) que chaque orateur à Athènes se mu- 
nissait dans les écoles d'un cahier d'exordes , de péroraisons, de 
développements propres à entrer en tout discours ; ressources 
banales , dont chacun usait à son tour. Nous en avons indiqué 
plusieurs exemples. Ainsi Andocide , accusé d'avoir profané les 
mystères d'Eleusis et mutilé les Hermès avec Alcibiade , ein - 
prunte pour se défendre son exorde au répertoire, et peut-être 
bien d'autres choses encore. — Lysias , ayant à justifier le beau- 
père d'un certain Aristophane ( dont les biens avaient été confis- 
qués) , d'en avoir détourné une partie, se sert du môme exorde 
dans son plaidoyer. Citons ces doubles passages mis en regard par 
Taylor (1). 



AWDOCXIIS. 

Akoûfxat oSv 6[xâc , Si àv8psç, eu- 

XoYou(jivtj>iJ ToTc xaT7)Y<5pot(;, elWxaç 
6'Tt, xÇv èÇ l<jou àxpoâtjOs, àvotY^t"') '^^^ 
àitoXoYoïS^xevov IXaTcov l^^eiv, 

01 [jlIv y^p èx TcoXXoû ^p6vou lizi- 
6ouXe\SaavT£c xal ou v6ivTe(; , auxoî èiveu 
xtvSuvcov SvTEc , ^v xaTr)Yoptav 

iTTOtïjaaVTO* 

è^t*) SI [xetà Siou; xat xtvSuvou xal 
StaêoXijç TT]; jjLe-^toTTic T?iv àicoXoY^av 
Tcoioûfxai. 

Elxôç oîv ù\M(; lativ Eiivoiav 
TcXeCd) TzapcKT^MoLi ï\t.o\ , ij Tou; xa- 
T7)Y<5pot<. 

Ett Se %a\ T68e èv6u(jLî)T4ov , H'zi 



I.TSIA8. 

AlTTÎaofJLat ouv 6(JLâ; S(xaia xat p^- 
8ta 5^apba(j6at, otveu ôpY^j; xal ^{xwv 
àxoûaai , (S><ntep xtôv xaTTQ-y^^pwv. 
Kvàfai ^àp TÔv àTtoXo-yoïSjjLevov, x^'v 
èÇ i<jou àxpo3t<r6e, eXarcov e^etv. 

Ol piv ^àp èx TtoXXoû )^p<5vou Im- 
êouXeuovTSç, auTOÎ aveu xivSiSvwv 8v- 
Teç, TT^v xaxTQYOptav èTtofijaavTO* 

i?)[xeî< 8' à^toviC^^ixcôa [xexà 8éoi>« 
xal Sta^oX^; xal xivSuvou [ij&'^la^ou,^ 

Elxèç ouv 6[xâ(; euvoiav TcXefw ê^etv 
Toî< àTcoXoYOujjLivoiç. 

OTfxai Y^p 7tàvTa(; ô(Jia< elSivai Sn 



(I) Lectiones Lysiacœ , c. 3. 



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- 158 — 



ANBOCXIIB. 



TtoXXot -fjôifi TcoXXà xal 8eivà xaxTjYo- 
pïj<ravTe< , icapa^p^p^ èJrjXiYX^''^'^^ 

TcoiXu Ôv i[8iov 8(xT)v Xa^siv irapà twv 
xa'«r)Y(5pa>v ij tS)v xaTrjYopoofxivcov 

ol 81 a5 [xapropiiffavceç ta tj'euSf), 
à${xb>c àvôpti^Ttouç àiroXicravTec , ^- 
Xcovav Ttap' 6jxtv t];su$o[xapTopiûv , 
i?)v(x' ooSlv ^v TiXiov Tok neicovOodtv. 

Oizérz* ouv *fJ8if) TtoXXà xotaûxa ^e- 
YévTjTat, elxô< 6 (!.&(; IjtI [XTJira) toùc 
t5>v xaTTfiY<5p<«>'^ X^Youç irtTCoix; "^j-yet^- 

Bai^ icp V âv xal è(Jioi> àxouoiQTe 

àitoXo^oopivou. 



IiTSIAS. 



TcoXXot irfiri iroXXà xal 8etvà navr^'^o- 
pijaavTeç, irapa^riji.a l&fjXiYX^**^ 
4^60^6 {Jievot oGt(o cpavepôx;, (Sff6* 6irlp 
Tcàvccov Twv iteitpaY [iivwv {i.i9T)ô4vxe< 
iTceXOetv 

ol S'aî (jLapTupïjcravTeç ta tJ;eoS^ , 
à$(xci)c àTcoXèvavTSc àvOp(i>icoo< , ïà- 
XcogaVy :î)v(xa odSàv ^v itXiov toïç 
TreitovOiSaiv. 

Ôt* o^v Toiaûta itoXXà YeT^^^*^' > 
(>K ^Y^ ÂxotSco, elxè; 6(xâ(;, (L étv^ptc 
8txa(rtal , {jluJicco xoî); twv xarrjY^Jpcov 
X^YOuc "^lYsîaOat 7ttaToî><, itplv &v xal 



Ainsi , à Athènes , un exorde, une péroraison passe de main en 
main , comme un*sujet de tragédie : chacun se l'approprie avec 
quelques changements , et s'en meuble la mémoire à son tour pour 
s'en servir dans l'occasion. 



Vu et lu , 
A Paris , en Sorbonne » le H décembre 1845 , 

Par le doyen de la Faculté des Lettres de Paris , 
^ J. ViCT. LE CLERC. 



Permis d'imprimer, 

Vimpecteur général de V Université , 
vice-recteur de V Académie de Paris, 
ROUSSELLE. 



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— 159 - 



TABLE DES MATIÈRES. 



Introduction. 
Chapitre K 

Chapitre II. 
Chapitre III. 



Chapitre IV. 
Chapitre V. 

Chapitre VI. 
Chapitre Vil. 

Chapitre VIII, 

Chapitre IX. 

Chapitre X. 
Chapitre XI. 



Pag. 
3 

A quelle époque et dans quelles circonstances se produisis 
rent en Grèce les premiers essais d'un Art oratoire. ... 7 

École Sicilifinne — Rhétorique de Corax et de Tisias. . . 13 

École Athénienne. — Enseignement encyclopédique des 
Sophistes. — Caractère propre des premiers essais d'un 
Art oratoire à Athènes. — Protagoras , Prodicus , Hippias. 1 9 

Gorgias et son École, — Éloquence théâtrale. — Son in- 
fluence sur la prose oratoire m 

Éloquence Pratique. — Thrasym^ue de Chalcédoine , 
Théodore de Byzance. - Les démagogues , Céphalus , 
Théramène , Critias. — Les logographes , Antiphon , 
Lysias *. 38 

Influence de la Dialectique sur la Rhétorique j4thé- 
nienne 50 

Réaction de V École Socratique. — Rhétorique de Socrate 
et de Platon. — Essai d'Isocrate pour remplir ce pro- 
gramme d'un art idéal. — Orateurs et rhéteurs sortis de 
cette école 68 

Première Rhétorique d'Arislote, vulgairement connue 
sous le nom de Rhétorique à Alexandre 70 

La grande Rhétorique d'Aristote en trois livres. — Ses 
caractères généraux 82 

De la Preuve ou de la Dialectique oratoire 89 

Lieux généraux de la Preuve ou EtÔY). — Traité som- 
maire des sciences politiques et morales nécessaires à 
l'orateur. — De l'utilité de ces études pour les orateurs 
anciens. — Du développement des généralités dans leurs 
discours. - Jusqu'à quel poi»t les procédés du Lieu corn- 



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_ 160 — 

mun antique sont-ils encore applicables à l'Eloquence 
moderne ? . 93 

Chapitre XII. T(hcoi, ou Théorie ^de la Méditation, appliquée à l'In- 
vention oratoire, - Quelle peut être l'efficacité de cette 
Topique oratoire 112 

Chapitre XIII. Dei Jkt<Bur$ et des Passiom oratoires, ou de l'Art de 

gagner la confiance des hommes, de flatter leurs goûts, • 
et d'enflanmier leurs cœurs. - Y a-t-il en effet un art du 
Pathétique? , . . . 128 

Chapitre XIV. La grande Rhétorique d^Aristote, arrangée en Ma- 
nuel 135 

Conclusion 140 

Note A. A qui faut-il attribuer la Rhétqrique à Alexandre? .... 148 

Note B. Sur4es Répertoires de morceaux préparés dans les Écoles. . 1&7 



t>Aftl9. — IM^RINtMIE DE FA.N ET TBtlNOT, ROB ■ACirTC, 28, PRÉS DE t'OOiOKi 



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