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Pn&ersttg ai Toronto
the Estate of the late
G. Percival Best, Esq,
ESSAIS
DE
MONTAIGNE
(Self-édition)
TEXTE ORIGINAL, ACCOMPAGNÉ DE LA TRADUCTION
EN LANGAGE DE NOS JOURS.
PAR
le Gén6»-al MT CHAUD
TROTSIKME VOLUME
I
PARIS
LIBRAIRIE DE PARIS
Jb'iT'n^iiia-Didot et C'*, Editeurs
j6. rue Jacob, 5G
1907
Exemplaire
N» 53
ESSAIS DE MONTAIGNE
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ESSAIS DE MONTAIGNE
(Self-édition*)
TEXTE ORIGINAL, ACCOMPAGNÉ DE LA TRADUCTION
EN LANGAGE DE NOS JOURS,
PAR
le G^ MIGHAUD
TROISIEME VOLUME
w
PARIS
LIBRAIRIE FIRMIN-DIDOT ET C^", ÉDITEURS
56, RUE Jacob, 56
1907
* Édition se suffisant à elle-même.
Cet ouvrage se compose de quatre volumes, comprenant :
l'^' VOLUME. — Avertissement, table gpnérale des chapitres, texte et tra-
duction du commencement au chapitre 6 inclus du livre II.
Y VOLUME, — Texte et traduction du chapitre 7 inclus du livre II au
chapitre 35 inclus de ce même livre.
3" VOLUME. — Texte et traduction du chapitre 36 du livre II jusqu'à la fin.
4* VOLUME*. — Notice sur Montaigne, etc. ; sommaire des Essais, variantes,
notes, lexique, etc.
ILLUSTRATIONS :
lei'vol. — Portrait de l'auteur, armoiries et signature.
2° vol. — Plan du domaine et perspective du manoir de Montaigne.
3" vol. — Vue de la tour de Montaigne et plan des étages.
4* vol. — Fac-similé d'une page du manuscrit de Bordeaux.
Voir sur ces illuslrations, la nolice insérée à cet eflet au
quatrième volume, en tête des Notes. •
A»
1^07
* Ce volume. indépeiKfant des autres, est susceptible par sa contexture d'être aisément
utilisé avec n'importe quelle édition des Issois ancienne ou moderne, moyennant un
simple tableau de concordance de ragination facile à établir soi-même.
604598
ESSAIS
DE
MICHEL SEIGNEVR
DE MONTAIGNE
CIO 10 xcv
TEXTE ET TRADUCTION
(suite et fin)
LIVRE SECOND.
[Suite.)
CHAPITRE XXXVI.
Des plus excellents hommes.
SI on me demandoit le choix de tous les hommes qui sont venus
à ma cognoissance , il me semble en trouuer trois excellens au
dessus de tous les autres. L'vn Homère ; non pas qu'Aristote ou
Varro, pour exemple, ne fussent à l'aduenture aussi sçauans que
luy; ny possible encore qu'en son art mesme, Virgile ne luy soit
comparable. le le laisse à iuger à ceux, qui les cognoissent tous
deux. Moy qui n'en cognoy que l'vn, puis seulement dire cela,
selon ma portée, que ie ne croy pas que les Muses mesmes allas-
sent au delà du Romain.
Taie facit carmen docta testudine, quale
Cynthius impositis tempérât articulis.
Toutesfois en ce iugement, encore ne faudroit il pas oublier, que
c'est principalement d'Homère que Virgile tient sa suffisance, que
c'est son guide, et maistre d'escole; et qu'vn seul traict de l'Iliade,
a fourny de corps et de matière, à cette grande et diuine Enéide.
Ce n'est pas ainsi que ie compte : i'y mesle plusieurs autres cir-
constances, qui me rendent ce personnage admirable, quasi au
dessus de l'humaine condition. Et à la vérité, ie m'estonne souuent,
que luy qui a produit, et mis en crédit au monde plusieurs deitez,
par. son auctorité, n'a gaigné reng de Dieu luy mesme. Estant
aueugle, indigent; estant auant que les sciences fussent rédigées
en règle, et obseruations certaines, il les a tant cognues, que tous
ceux qui se sont meslez depuis d'establir des polices, de conduire
guerres, et d'escrire ou de la religion, ou de la philosophie, en
quelque secte que ce soit, ou des arts, se sont seruis de luy, comme
d'vn maistre tres-parfaict en la cognoissance de toutes choses.
LIVRE SECOND.
{Suite.)
CHAPITRE XXXVI.
A quels hommes entre tous donner la prééminence.
Si on me demandait de choisir entre tous les' hommes venus à
ma connaissance, je crois possible d'en trouver trois que je place-
rais au-dessus de tous les autres.
Prééminence d'Homère sur les plus grands génies; es-
time que l'on en a faite dans tous les temps. — L'un est Ho-
mère, non qu'Aristote ou Varron, par exemple, n'aient pas été aussi
savants que lui, ni encore que, dans son art même, Virgile ne puisse
lui être comparé, je laisse à juger de ce dernier point à ceux qui
les connaissent tous deux; moi, qui n'en connais qu'un, je ne puis
que dire, dans la mesure oii je suis à même de me prononcer, que
je ne crois pas que les Muses elles-mêmes puissent surpasser le
poète latin : « Il chante sw sa lyre savante des vers pareils à ceux
qu'Apollon lui-même module sur la sienne {Properce). » Toutefois,
en jugeant ainsi, ne faudrait-il pas oublier que c'est surtout d'après
Homère que Virgile s'est formé, qu'il l'a pris pour guide, pour maître
d'école, et qu'un seul passage de l'ihade a suffi à fournir le sujet et
les développements de cette grande et divine Enéide. Mais ce n'est
pas ainsi que je calcule, je tiens compte des particularités diverses
qui font qu'Homère est admirable et presque au-dessus des condi-
tions humaines ; et, en vérité, je m'étonne souvent que lui, dont le
génie a créé et mis en faveur de par le monde un certain nombre
de divinités, n'ait pas été lui-même élevé au rang des dieux. Il était
aveugle, indigent et vivait avant que les sciences eussent été codi-
fiées et que les observations d'où elles sont nées eussent acquis de
la certitude; il les a, nonobstant, tellement connues que tous ceux
qui, depuis, ont entrepris d'organiser l'administration d'un état, di-
riger des guerres, écrire sur la religion, sur la philosophie, quelle
que lût la secte dont il s'agissait, sur les arts, ont usé de lui comme
d'une autorité très sûre par ses connaissances en toutes choses, et
12 ESSAIS DE MONTAIGNE.
Et de SCS liures, comme d'vne pépinière de toute espèce de suffisance,
Qui quid sit p
Plenius ac mei
Et comme dit l'autre,
Et l'autre,
/.
Et l'autre,
Qui quid sit putchrum, quid turpe, quid vtile, quid non,
Plenius ac melius Chrysippo ac Crantore dicit ;
A quo, ceu fonte perenni,
Vatum Pieriis labra rigantur aquis.
Adde Reliconiadum comités, quorum vnus Homerus
Astra potitus.
Cuiûsque ex ore profuso
Omnis posteritas latices in carmina duxit,
Amnémque in tenues ausa est deducere riuos,
Vnius fœcunda bonis.
• C'est contre l'ordre de Nature, qu'il a faict la plus excellente
production qui puisse estre : car la naissance ordinaire des choses,
elle est imparfaicte : elles s'augmentent, se fortifient par l'accrois-
sance. L'enfance de la poésie, et de plusieurs autres sciences, il l'a
rendue meure, parfaicte, et accomplie, A cette cause le peut on
nommer le premier et dernier des poètes, suyuant ce beau tes-
moignage que l'antiquité nous a laissé de luy, que n'ayant eu nul
qu'il peust imiter auant luy, il n'a eu nul après luy qui le peust
imiter. Ses parolles, selon Aristote, sont les seules parolles, qui
ayent mouuement et action : ce sont les seuls mots substantiels.
Alexandre le grand ayant rencontré parmy les despouïlles de Da-
rius, vn riche cofFrct, ordonna qu'on le luy reseruast pour y loger
son Homère : disant, que c'estoit le meilleur et plus fidelle con-
seiller qu'il eust en ses affaires militaires. Pour cette mesme raison
disoit Cleomenes fils d'Anaxandridas, que c'estoit le Poëte des La-
cedemoniens, par ce qu'il estoit tres-bon maistre de la discipline
guerrière. Cette louange singulière et particulière luy est aussi
demeurée au iugement de Plutarque, que c'est le seul autheur du
monde, qui n'a Jamais soulé ne dégousté les hommes, se montrant
aux lecteurs tousiours tout autre, et fleurissant tousiours en nou-
uelle grâce. Ce fol astre d'Alcibiades, ayant demandé à vn, qui
faisoit profession des lettres, vn liure d'Homère, luy donna vn
soufflet, par ce qu'il n'en auoit point : comme qui trouueroit vn de
nos prostrés sans breuiaire. Xenophanes se pleignoit vn iour à
Hieron, tyran de Syracuse, de ce qu'il estoit si panure, qu'il n'auoit
dequoy nourrir deux seruiteurs : Et quoy, luy respondit-il, Homère
qui estoit beaucoup plus panure que toy, en nourrit bien plus de
dix mille, tout mort qu'il est. Que n'estoit ce dire, à Panaetius,
quand il nommoit Platon l'Homère des philosophes? Outre cela,
quelle gloire se peut comparer à la sienne? Il n'est rien qui viue en
la bouche des hommes, comme son nom et ses ouurages : rien si
cogneu, et si reçeu que Troye, Hélène, et ses guerres, qui ne fu-
rent à l'aduenture iamais. Nos enfans s'appellent encore des noms
qu'il forgea, il y a plus de trois mille ans. Qui ne cognoist Hector,
et Achilles? Non seulement aucunes races particulières, mais la
TRADUCTION. - LIV. II, CH. XXXVI. 13
de ses livres comme d'une bibliothèque suffisant à tout : « Il nous
dit, bien mieux et plus clairement que Chrysippe et Crantor, ce qui
est honnête ou ce qui ne l'est pas; ce qu'il faut faire et ce qiCil faut
éviter {Horace). » 11 est, comme l'exprime un autre : « La source in-
tarissable où les poètes viennent tour à tour s'enivrer des eaux sacrées
du Permesse [Ovide). » Un autre dit : « Ajoutez-y les compagnons des
Muses, pai-mi lesquels Homère tient le sceptre {Lucrèce) »; un autre :
« Source abondante qui a coulé avec profusion dans les vers de la
postérité., fleuve immense divise en mille petits ruisseaux; héritage
d'un seul, qui profite à tous {Manilius). »
C'est contre l'ordre de la nature qu'il a produit la meilleure des
œuvres que puisse enfanter l'esprit humain : d'ordinaire toutes
choses à leur naissance sont imparfaites, elles augmentent et se
fortifient au fur et à mesure qu'elles croissent; par lui, la poésie,
dès son enfance, est apparue mûre, accomplie, et avec elle diverses
autres sciences. C'est pour cela qu'on peut le nommer le premier
et le dernier des poètes; parce que, suivant ce beau témoignage
que l'antiquité nous a laissé de lui : « Il n'y a eu personne avant
lui qu'il ait pu imiter et personne après lui n'a pu l'imiter lui-
même. » Ses expressions, suivant Aristote, sont uniques pour pein-
dre le mouvement et l'action, tous ses mots sont significatifs. —
Alexandre le Grand, ayant remarqué dans les dépouilles de Darius
un riche cofi'ret, ordonna qu'on le lui réservât pour y placer son
Homère, disant que c était son meilleur et plus fidèle conseiller en
art militaire. — « C'est pour cette même raison, parce qu'il est très
bon maître dans les questions afférentes à la conduite des guerres,
disait Cléomène fils d'Anaxandridas, qu'il est le poète des Lacédé-
moniens. » — Plutarque lui décerne également cet éloge bien rare
et qui lui est personnel, c'est qu' « il est le seul auteur au monde,
qui n'ait jamais fatigué ni dégoûté ses lecteurs, auxquels il se
montre toujours sous un jour nouveau, leur apparaissant sans cesse
avec des grâces nouvelles ». — Alcibiade, toujours porté aux ex-
centricités, ayant demandé un exemplaire d'Homère à quelqu'un
faisant profession de cultiver les lettres, lui donna un soufflet
parce qu'il n'en avait pas, chose aussi condamnable, selon lui,
qu'un de nos prêtres qui serait trouvé sans son bréviaire. — Xéno-
phane se plaignait un jour à Hiéron, tyran de Syracuse, d'être si
pauvre qu'il n'avait pas de quoi entretenir deux serviteurs : « Eh
quoi, lui répondit Hiéron, Homère, qui était beaucoup plus pauvre
que toi, en entretient bien plus de dix mille, tout mort qu'il est. »
— Quel hommage rendu à Platon par Panétius, quand il le nom-
mait « l'Homère des philosophes » ! — Outre cela, quelle gloire
peut se comparer à la sienne? Rien n'est plus dans la bouche des
hommes que son nom et ses ouvrages; rien n'est plus connu, rien
n'est plus admis que Troie, Hélène et ses guerres qui peut-être
n'ont jamais existé; nos enfants portent encore des noms qu'il a
imaginés il y a plus de trois mille ans. Qui ne connaît Hector et
Achille? Ce ne sont pas seulement quelques races particulières qui
14 ESSAIS DE MOiNTAIGNE.
plus part des nations, cherchent origine en ses inuentions. Mahu-
met second de ce nom, Empereur des Turcs, escriuant à nostre
Pape Pie second : le m'estonne, dit-il, comment les Italiens se ban-
dent contre moy, attendu que nous auons nostre origine com-
mune des Troyens : et que i'ay comme eux interest de venger le
sang d'Hector sur les Grecs, lesquels ils vont fauorisant contre
moy. N'est-ce pas vue noble farce, de laquelle les Roys, les choses
publiques, et les Empereurs, vont iouant leur personnage tant de
siècles, et à laquelle tout ce grand vniuers sert de théâtre? Sept
villes Grecques entrèrent en débat du lieu de sa naissance, tant
son obscurité mesmes luy apporta d'honneur :
Smyma, Rhodos, Colophon, Salamis, Chios, Argos, Athenœ.
L'autre, Alexandre le grand. Car qui considérera l'aage qu'il
commença ses entreprises : le peu de moyen auec lequel il fit vn si
glorieux dessein : l'authorité qu'il gaigna en cette sienne enfance,
parmy les plus grands et expérimentez capitaines du monde, des-
quels il estoit suyui : la faueur extraordinaire, dequoy Fortune
embrassa, et fauorisa tant de siens exploits hazardeux, et à peu
que ie ne die téméraires :
Impellens quicquid sibi summa petenti
Obstaret, gaudénsque viam fecisse ruina :
cette grandeur, d'auoir à l'aage de trente trois ans, passé victorieux
toute la terre habitable, et en vne demie vie auoir atteint tout l'ef-
fort de l'humaine nature : si que vous ne pouuez imaginer sa durée
légitime, et la continuation de son accroissance, en vertu et en for-
tune, iusques à vn iuste terme d'aage, que vous n'imaginiez quel-
que chose au dessus de l'homme : d'auoir faict naistre de ses soldats
tant de branches Royales : laissant après sa mort le monde en par-
tage à quatre successeurs, simples capitaines de son armée, des-
quels les descendans ont depuis si long temps duré, maintenans
cette grande possession : tant d'excellentes vertus qui estoient en
luy, iustice, tempérance, libéralité, foy en ses paroles, amour enuers
les siens, humanité enuers les vaincus : car ses mœurs semblent à
la vérité n'auoir aucun iuste reproche : ouy bien aucunes de ses
actions particulières, rares, et extraordinaires. Mais il est impossi-
ble de conduire si grands mouucmens, auec les règles de la iustice.
Telles gens veulent estre iugez en gros, par la maistrcssc fin de
leurs actions. La ruyne de Thebes, le meurtre de Menandcr, et du
médecin d'Ephestion : de tant de prisonniers Persiens à vn coup,
d'vne trouppe de soldats Indiens non sans interest de sa parolle,
TRADUCTION. — LIV. II, CH. XXXVI. 15
font remonter leur origine aux personnages qu'il a inventés, la
plupart des nations s'en réclament : Mahomet II, empereur des
Turcs, n'écrivait-il pas à notre pape Pie II : « Je m'étonne que les
Italiens se liguent contre moi; ne descendons-nous pas, vous et
moi, des Troyens; et n'avons-nous pas un intérêt commun à venger
le sang d'Hector sur les Grecs? cependant vous les soutenez contre
moi! » — N'est-ce pas une œuvre d'imagination pleine de noblesse,
que celle qui crée une scène sur laquelle rois, peuples et empereurs
vont jouant toujours les mêmes rôles depuis tant de siècles, et à
laquelle l'univers entier sert de théâtre? — Sept villes se sont dis-
puté laquelle lui a donné naissance : « Smyrne, Rhodes, Colophon,
Satamine, Chio, Argon et Athènes {Aulu-Gelle)n; son obscurité même
lui a valu ce regain d'honneur.
Alexandre le Grand ; ses belles actions pendant sa vie
si courte; il est préférable à César. — Le second de ces trois
hommes supérieurs, c'est Alexandre le Grand. Considérez en effet
à quel âge il a commencé ses conquêtes ; le peu de moyens dont il
disposait pour une si glorieuse entreprise; l'autorité qu'il sut acqué-
rir, encore adolescent, sur ces capitaines qui le suivaient et qui
étaient les plus grands et les plus expérimentés qu'il y eût au
monde ; les succès extraordinaires dont la fortune favorisa et gratifia
ses exploits, parmi lesquels s'en trouvèrent &e si hasardeux, pour
ne pas dire téméraires : « Il renversait tout ce qui faisait obstacle à
son ambition et aimait à s'ouvi^r un chemin à travers les ruines (Lu-
cain). » Quelle grandeur d'avoir, à l'âge de trente-trois ans, par-
couru en vainqueur toute la terre habitée à cette époque, et, dans
une moitié de vie humaine, être parvenu au plus haut degré auquel
peuvent atteindre tous les efforts de l'homme; si bien, que vous ne
pouvez imaginer ce qui serait arrivé, si cette existence eût eu une
durée normale et, si se prolongeant jusqu'au terme qui lui est d'or-
dinaire assigné, sa valeur et sa fortune étaient allées croissant
sans cesse. N'est-ce pas déjà quelque chose au-dessus de ce qu'il
est donné à l'homme d'accomplir, que d'avoir fait ses soldats sou-
ches de tant de maisons royales ; d'avoir laissé à sa mort le monde
en partage à quatre successeurs simples capitaines de son armée,
dont les descendants se sont si longtemps maintenus sur leurs
trônes? — Que de vertus de premier ordre étaient en lui : justice,
tempérance, générosité, fidélité à sa parole, amour pour les siens,
humanité vis-à-vis des vaincus ! Ses mœurs semblent en vérité n'a-
voir été entachées d'aucun reproche, et quelques-uns de ses actes
personnels ont été extraordinaires et se voient rarement. Mais il
est impossible de conduire des masses pareilles en de semblables
circonstances, sans jamais s'écarter des règles de la justice; et les
gens qui, comme lui, en ont la charge, sont à juger d'une façon
générale, d'après l'idée maîtresse qui a préside à leurs actions.
Malgré cela, la ruine de Thèbes, les meurtres de Ménandre et du
médecin d'Héphestion, de tant de prisonniers perses mis à mort
à la fois; de cette troupe de soldats indiens, envers lesquels sa
16 ESSAIS DE MONTAIGNE.
des Gosseïens iusqiics aux petits enfans : sont saillies vn peu mal
excusables. Car quant à Glytus, la faute en fut amendée outre son
poix : et tesraoigne cette action autant que toute autre, la debon-
naireté de sa complexion, et que c'cstoit de soy vne complexion
excellemment formée à la bonté, et a esté ingénieusement dict de
luy, qu'il auoit de la Nature ses vertus, de la Fortune ses vices.
Qaant à ce qu'il estoit vn peu vanteup, vn peu trop impatient d'ouyr
mesdirc de soy, et quant à ses mangeoires, armes, et mors, qu'il fit
semer aux Indes : toutes ces choses me semblent pouuoir cstre
condonées à son aage, et à l'estrange prospérité de sa fortune. Qui
considérera quand et quand, tant de vertus militaires, diligence,
pouruoyance, patience, discipline, subtilité, magnanimité, resolu-
tion, bonheur, en quoy, quand l'authorité d'Hannibal ne nous l'auroit
appris, il a esté le premier des hommes : les rares beautez et condi-
tions de sa personne, iusques au miracle : ce port, et ce vénérable
maintien, soubs vn visage si ieune, vermeil, et flamboyant :
Qualis, vbi Oceani perfusus Lucifer vnda,
Quem Venus ante altos astrorum diligit ignés,
Extulit os sacrum cœlo, tenebràsque resoluit :
l'excellence de son sçauoir et capacité : la durée et grandeur de sa
gloire, pure, nette, exempte de tache et d'enuie : et qu'encore long
temps après sa mort, ce fust vne religieuse croyance, d'estimer que
ses médailles portassent bon-heur à ceux qui les auoyent sur eux :
et que plus de Roys, et Princes ont escrit ses gestes, qu'autres his-
toriens n'ont escrit les gestes d'autre Roy ou Prince que ce soit : et
qu'encores à présent, les Mahumetans, qui mesprisent toutes autres
histoires, reçoiuent et honnorent la sienne seule par spécial priui-
lege : il confessera, tout cela mis ensemble, que i'ay eu raison de
le préférer à Csesar mesme, qui seul m'a peu mettre en double du
choix. Et il ne se peut nier, qu'il n'y aye plus du sien en ses exploits,
plus de la Fortune en ceux d'Alexandre. Ils ont eu plusieurs choses
esgales, et Cœsar à l'aduenture aucunes plus grandes. Ce furent
deux feux, ou deux torrens, à rauagcr le monde par diuers endroits.
El velut immissi diuersi.s partibus ignés
Arentem in siltiam, el virgulla sonanlia lauro ;
Aut vbi decursu rapide de monlibus altis
Dant sonitum spumosi atnnes, et in sequora citrrunt,
Quisque suum populalus iler.
Mais quand l'ambition de Caesar auroit de soy plus de modération,
elle a tant de mal' heur, ayant rencontré ce vilain subiect de la
ruyne de son pays, et de rempiremcnl vniuersel du monde, que
toutes pièces ramassées et mises en la balance, ie ne puis que ie
ne panche du costé d'Alexandre. Le tiers, et le plus excellent, à
TRADUCTION. — LIV. II, CH. XXXVI. 17
parole avait été engagée; des Cosséiens, dont on extermina jus-
qu'aux enfants en bas âge , sont des mouvements d'égarement
qui s'excusent mal. Pour ce qui est du meurtre de Clitus, la répa-
ration en a dépassé la faute, et ce fait témoigne, autant que tout
autre, de la bonté excessive qui était le fond de son caractère au-
quel, par tempérament, il était porté à s'abandonner; c'est avec
autant d'esprit que de vérité qu'on a dit de lui qu' « il tenait
ses vertus de la nature et ses vices de la fortune ». Il aimait un
peu trop la louange, et était un peu trop sensible à la critique;
ses armes, les mangeoires et les mors de ses chevaux semés dans
les Indes, tout cela semble pouvoir être excusé par son âge et son
étrange prospérité. — Considérez aussi ses qualités militaires si
nombreuses : sa diligence, sa prévoyance, sa patience, son respect
de la discipline, sa sagacité, sa magnanimité, sa décision, son
bonheur qui en ont fait le premier des hommes de guerre, lors
même qu'Annibal, avec l'autorité qui s'attache à lui, ne l'eût lui-
même proclamé tel; considérez sa beauté exceptionnelle et ses
qualités physiques qui dépassaient tout ce qu'on pouvait imaginer,
son port et son maintien qui commandaient le respect, alors que
son visage apparaissait jeune, vermeil et flamboyant, « semblable à
l'astre brillant du matin, astre que Vénus chérit entre tous les feux
du firmament, lorsque, baigné des eaux de l'Océan, il s'élève majes-
tueux et dissipe les ténèbres de la nuit (Virgile) » ; son savoir et sa
capacité qui embrassaient tout; la durée et la grandeur de sa
gloire pure, nette, sans tache, que l'envie n'a pas effleurée; que
longtemps après sa mort, une foi superstitieuse voulait que ses mé-
dailles portassent bonheur à ceux qui les avaient sur eux ; que ses
hauts faits ont été rapportés par plus de rois et de princes qu'il
n'y a d'historiens pour reproduire ceux de tout autre grand de la
terre quel qu'il soit; enfin, qu'encore maintenant, les Mahométans,
qui méprisent toutes les légendes, acceptent et honorent la sienne,
faisant exception pour lui seul. — Tout cela, dans son ensemble,
amène à reconnaître que j'ai raison de le préférer même à César,
qui seul pouvait me faire hésiter dans le choix que j'ai fait; car on
ne peut nier que la personnalité de celui-ci a eu plus de part dans
ses exploits, tandis qu'Alexandre dans les siens doit davantage à la
fortune ; égaux sous bien des rapports, César l'emporte peut-être
à certains égards. Ce furent deux incendies, deux torrents qui, en
des contrées diverses, ravagèrent le monde : « Tels des feux allu-
més en différents points d'une forêt pleine de b7'oussailles et de lau-
riers secs et pétillants, ou tels des torrents qui tombent avec fracas du
haut des montagnes et courent en bouillonnant à la mer, après avoir
tout dévasté sur leur passage [Virgile). » Mais en admettant même
que César ait apporté plus de modération dans son ambition, elle a
causé tant de malheurs, aboutissant à ce triste résultat d'avoir
amené la ruine de son pays, et de par le monde une dépravation
universelle, que, tout réuni et mis en balance, je ne puis m'empêcher
de pencher en faveur d'Alexandre.
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. HI. 2
18 ESSAIS DE MONTAIGNE.
mon gré, c'est Epaminoiidas. De gloire, il n'en a pas à beaucoup
près tant que d'autres (aussi n'est-ce pas vne pièce de la substance
de la chose,) de resolution et de vaillance, non pas de celle qui est
esguisée par ambition, mais de celle que la sapience et la raison
peûuent planter en vne ame bien réglée, il en auoit tout ce qui s'en
peut imaginer. De preuue de cette sienne vertu, il en a faict autant,
à mon aduis, qu'Alexandre mesme, et que Cœsar : car encore que
ses exploits de guerre, ne soyent ny si frcquens, ny si enflez, ils ne
laissent pas pourtant, à les bien considérer et toutes leurs circons- ■
tances, d'estre aussi poisants et roides, et portants antant de tes-
moignage de hardiesse et de suffisance militaire. Les Grecs luy ont
faict cet honneur, sans contredit, de le nommer le premier homme
d'entre eux : mais estre le premier de la Grèce, c'est facilement
estre le prime du monde. Quant à son sçauoir et suffisance, ce
iugement ancien nous en est resté, que iamais homme nesceut tant,
et parla si peu que luy. Car il estoit Pythagorique de secte. Et ce
qu'il parla, nul ne parla iamais mieux : excellent orateur et très
persuasif. Mais quant à ses mœurs et conscience, il a de bien loing
surpassé tous ceux, qui se sont iamais meslez de manier affaires :
car en cette partie, qui doit estre principalement considérée, qui
seule marque véritablement, quels nous sommes : et laquelle ie
contrepoise seule à toutes les autres ensemble, il ne cède à aucun
philosophe, non pas à Socrates mesmes. En cestuy-cy l'innocence est
vne qualité, propre, maistresse, constante, vniforme, incorruptible.
Au parangon de laquelle, elle paroist en Alexandre subalterne,
incertaine, bigarrée, molle, et fortuite. L'ancienneté iugea, qu'à
esplucher par le menu touts les autres grands capitaines, il se
trouue en chascun quelque spéciale qualité, qui le rend illustre.
En cestuy-cy seul, c'est vne vertu et suffisance pleine par tout, et
pareille : qui en touts les offices de la vie humaine ne laisse rien à
désirer de soy : soit en occupation publiiiue ou priuée, ou paisible,
pu guerrière : soit à viure soit à mourir grandement et glorieuse-
ment, le ne cognoy nulle ny forme ny fortune d'homme, que ie re-
garde auec tant d'honneur et d'amour. Il est bien vray, que son
obstination à la pauureté, ie la trouue aucunement scrupuleuse :
comme ("lie est peinte par ses meilleurs amis. El cette seule action,
haute pourtant et très digne d'admiration, ie la sens vn peu aigrellc,
TRADUCTION. — LIV. II, CM. XXXVI. 19
Ëpaminondas est le meilleur de tous; il remporte sur
Alexandre et César, mais son théâtre d^action a été plus
restreint; il réunissait en lui toutes les vertus que l'on
trouve éparses chez d'autres. — Le troisième, et pour moi le
meilleur de tous, c est Épaminondas. Il n"a pas, à beaucoup près,
autant de gloire que bien d'autres; mais ce n'est pas là un point
essentiel en la matière ; et, en fait de résolution et de vaillance, non
de celles qu'aiguillonne l'ambition, mais de celles que la sagesse et
la raison font naître dans une âme bien pondérée, il en avait autant
qu'on peut se l'imaginer. De ces vertus, il a, à mon sens, donné des
preuves autant qu'Alexandre lui-même et que César; et, bien que
ses exploits guerriers ne soient ni si nombreux, ni si importants,
ils ne laissent cependant pas, à bien les considérer, eux et les cir-
constances dans lesquelles ils se sont produits, d'être aussi sérieux,
de difficultés d'exécution aussi grandes que les leurs, témoignant
d'autant de hardiesse et de capacité militaire. Les Grecs lui ont fait
l'honneur de le nommer le premier d'entre eux, et cela, sans qu'il
se soit trouvé de contradicteur; or être le premier en Grèce, c'était
facilement être le premier du monde. Quant à son intelligence, il
nous reste, à ce sujet, ce jugement porté sur lui par ses contempo-
rains : « Jamais personne ne sut tant et ne parla si peu », car il
appartenait à la secte de Pythagore. Chaque fois qu'il a parlé, nul
n'a jamais mieux dit; il était excellent orateur et avait le don de
persuasion. Pour ce qui est de ses mœurs et de sa conscience, il a
surpassé de beaucoup sous ce rapport tous ceux qui ont participé
à la gestion des affaires publiques; car, sur ce point essentiel pour
nous à considérer, parce que seul il donne la mesure réelle de
notre valeur, et qu'à lui seul il fait équilibre à tous les autres
réunis, il ne le cède à aucun philosophe, pas même à Socrate.
Chez lui, l'innocence est une qualité maîtresse, inhérente à sa
nature, constante, uniforme, incorruptible, qui est telle qu'elle
paraît; mise en parallèle avec celle d'Alexandre, on reconnaît que
chez ce dernier elle ne vient qu'en seconde ligne, est incertaine, a
des inégalités, n'est pas ferme et n'apparaît que par ci, par là.
L'antiquité a estimé, en soumettant à une critique minutieuse ses
grands capitaines pris un à un, que chez chacun des autres on
découvre quelque qualité spéciale à laquelle il doit son illustra-
tion; chez Epaminondas seul, la vertu et la capacité sont en tout et
partout constamment pleines et pareilles à elles-mêmes ; en n'im-
porte quelle circonstance de la vie humaine, elles ne laissent rien à
désirer en lui, qu'il s'agisse d'affaires publiques ou d'affaires pri-
vées, qu'on soit en paix ou en guerre, que ce soit pour vivre ou
pour mourir avec grandeur et gloire; je ne connais aucune autre
fortune humaine, sous quelque forme que je l'envisage, que j'ho-
nore et aime autant.
Je trouve, il est vrai, empreinte de trop de scrupule son obsti-
nation à vouloir demeurer pauvre, et ses meilleurs amis pensaient
de même; ce sentiment, pourtant si élevé et si digne d'admiration,
20 ESSAIS DE MONTAIGNE.
pour par souhait mesme en la forme qu'elle estoit en luy, m'en
désirer Timilation. Le seul Scipion yKmylian, qui luy donneroit
vne lin aussi fiere et magnifique, cl la cognoissance des sciences
autant profonde et vniuerselle, se pourroit mettre à rencontre à
l'autre plat de la balance. 0 quel desplaisir le temps m'a faict, •
d'oster de nos yeux à poinct nommé, des premières, la couple de
vies iustement la plus noble, qui fust en Plutarque, de ces deux
personnages : par le commun consentement du monde, l'vn le pre-
mier des Grecs, l'autre des Romains! Quelle matière, quelle oeu-
urier! Pour vn homme non saint, mais^que nous disons, galant i
homme, de mœurs ciuiles et communes : d'vne hauteur modérée :
la plus riche vie, que ic sçache, à estrc vcscue entre les viuants,
comme on dit : et estofîée de plus de riches parties et désirables,
c'est, tout considère, celle d'Alcibiades à mon gré. Mais quant à
Epaminondas, pour exemple d'vne excessiue bonté, ie veux adious- •
ter icy aucunes de ses opinions. Le plus doux contentement qu'il
eut en toute sa vie, il tesmoigna que c'estoit le plaisir qu'il auoit
donné à son père, et à sa mcre, de sa victoire de Leuctres : il
couche de beaucoup, préférant leur plaisir, au sien si iuste et si
plein d'vne tant glorieuse action. Il ne pensoit pas qu'il fust loisible 2
pour recouurer mesmcs la liberté de son pays, de tuer vn homme
sans cognoissance de cause. Voyla pourquoy il fut si froid à l'entre-
prise de Pelopidas son compaignon, pour la deliurance de Thebes.
Il tenoit aussi, qu'en vne bataille il falloit fuyr la rencontre d'vn
amy, qui fust au party contraire, et l'cspargner. Et son humanité à •
l'endroit des ennemis mesme, l'ayant mis en soupçon cnuers les
Bœotiens, de ce (ju'apres auoir miraculeusement forcé les Lacede-
moniens de luy ouurir le pas, qu'ils auoyent entreprins de garder à
l'entrée de la Moréc près de Corinthe, il s'estoit contenté de leur
auoir passé sur le ventre, sans les poursuyure à toute outrance : il :»
fut déposé de i'estat de Capitaine gênerai. Très honorablement
pour vne telle cause : et pour la honte que ce leur fut d'auoir par
nécessité à le remonter lanlost après en son degré, et recognoislre,
combien depeudoil de luy leur gloh'e el leur salut : la \icloire le
TRADUCTION. — LIV. II, CH. XXXVI. 21
est le seul point en lui qui me semble, par son exagération, prêter
à la critique ; et je ne souhaiterais pas pour moi-même être en cela
porté à l'imiter à ce même degré.
Scipion Émilien pourrait lui être comparé; ce qu^on
peut dire d^Alcibiade. — Scipion Émilien, s'il avait eu une fin
aussi héroïque et superbe que la sienne et une connaissance aussi
approfondie et universelle des sciences que celle qu'Épaminondas
possédait, est le seul homme qui eût pu entrer en balance avec lui.
Combien je regrette que le parallèle établi par Plutarque, dans
lequel il jugeait comparativement les deux vies précisément les plus
nobles dont il se soit occupé, celles de ces deux personnages qui,
d'une voix unanime, furent, l'un le premier des Grecs, l'autre le
premier des Romains, soit des premiers d'entre ceux qui ne sont
pas parvenus jusqu'à nous! Quel magnifique sujet et quel metteur
en œuvre sans pareil!
Pour un homme qu'on ne saurait mettre au rang de ces excep-
tions, mais qui est de ceux que nous disons être des hommes hono-
rables, dont les mœurs ont été convenables sans rien offrir d'ex-
traordinaire, bien doué, sans être d'un génie transcendant, la vie
d'Alcibiade, tout bien considéré, me semble, d'entre celles que je
connais, la plus riche de celles vécues en ce monde, comme on dit
communément, par les phases remarquables et des plus enviables
qu'elle a présentées.
Bonté, équité et humanité d'Ëpaminondas. — Pour té-
moigner de l'excellence d'Épaminondas, j'indiquerai encore ici quel-
ques-unes de ses manières de voir. La plus grande satisfaction de
toute sa vie a été, d'après lui-même, le plaisir que par lui son père
et sa mère ont éprouvé de sa victoire de Leuctres; il est particuliè-
rement touchant de le voir mettre leur contentement au-dessus de
celui que lui-même devait si justement et si complètement ressentir
d'un haut fait aussi glorieux. — « Il ne croyait pas permis, même
pour rendre la liberté à son pays, de mettre à mort quelqu'un
sans l'avoir au préalable mis en jugement »; c'est ce qui fit qu'il se
montra si peu empressé à se joindre à Pélopidas, son ami, dans la
conjuration ourdie pour la délivrance de Thèbes. — Il estimait
encore que « dans une bataille il fallait éviter de se rencontrer
avec un ami qui se trouverait dans les rangs opposés, et l'épar-
gner ». — Son humanité à l'égard des ennemis eux-mêmes le
rendit suspect aux Béotiens, lorsque, ayant, par miracle, contraint
les Lacédémoniens à lui ouvrir les défilés qui, près de Corinthe,
ferment l'entrée de la Morée et qu'ils avaient entrepris de défen-
dre, il s'était contenté de leur passer sur le corps, sans les pour-
suivre à outrance. Pour ce fait, il fut déposé de sa charge de
capitaine-général : révocation qui l'honore au plus haut point en
raison de la cause qui l'a amenée, si bien que ceux qui l'avaient
prononcée, eurent la honte de se trouver dans l'obligation de le
replacer dans ces fonctions, reconnaissant que de lui dépendaient
leur salut et leur gloire, la victoire le suivant comme son ombre
22 . ESSAIS DE MONTAIGNE.
suyuant comme son ombre par tout où il guidast, la prospérité de
son pays mourut aussi luy mort, comme elle estoit née par luy.
CHAPITRE XXXVII.
De 7a ressemblance des enfans aux pères.
CE fagotage de tant de diuerses pièces, se faict en cette condition,
que ie n'y mets la main, que lors qu'vne trop lasche oysiueté me
presse, et non ailleurs que chez moy. Ainsin il s'est basty à diuerses
poses et interualles, comme les occasions me détiennent ailleurs
par fois plusieurs moys. Au demeurant, ie ne corrige point mes
premières imaginations par les secondes, ouy à l'auenture quelque
mot : mais pour diuersifier, non pour oster. le veux représenter le
progrez de mes humeurs, et qu'on voye chasque pièce en sa nais-
sance, le prendrois plaisir d'auoir commencé plustost, et à reco-
gnoistre le train de mes mutations. Vn valet qui me seruoit à les
escrire soubs moy, pensa faire vn grand butin de m'en desrobcr
plusieurs pièces choisies à sa poste. Cela me console, qu'il n'y fera
pas plus de gain, que i'y ay fait de perte. le me suis enuieilly
de sept ou huict ans depuis que ie commençay. Ce n'a pas esté
sans quelque nouuel acquest. l'y ay pratiqué la colique, par la li-
béralité des ans : leur commerce et longue conucrsation, ne se
passe aysément sans quelque tel fruit. le voudroy bien, de plu-
sieurs autres prcsens, qu'ils ont à faire, à ceux qui les hantent long
temps, qu'ils en eussent choisi quelqu'vn qui m'eust esté plus accep-
table : car ils ne m'en eussent seu faire, que l'eusse en plus
grande horreur, des mon enfance. C'estoit à poinct nommé, de
tous les accidens de la vieillesse, celuy que ie craignois le plus,
l'auoy pensé mainte-fois à part moy, que i'alloy trop auant : et
qu'à faire vn si long chemin, le ne faudroy pas de m'engager en
fin, en quelque malplaisant rencontre. le sentois et protestois assez,
qu'il estoit heure de partir, et qu'il falloit trencher la vie dans le
vif, et dans le sein, suyuant la règle des chirurgiens, quand ils oui
à coupper quelque membre. C}u'à celuy, qui ne la rendoit à temps,
TRADUCTION'. — LIV. H, CH. XXXVI. 23
partout où il portait ses pas. A sa mort, de même qu'elle était née
par lui, avec lui mourut la prospérité de la patrie.
CHAPITRE XXXVII.
De la ressemblance des enfants avec leurs pères.
Gomment Montaigne faisait son livre ; il n^y travaillait
que dans ses moments de loisir. — Je ne mets la main à cette
sorte de fagotage qu'est ce livre formé de tant de pièces diverses,
que lorsque je n'ai absolument rien autre à faire et que je suis
chez moi; aussi, s'est-il fait à différentes reprises et par intervalles,
les circonstances faisant que je demeure parfois absent plusieurs
mois consécutifs. Du reste, je ne substitue jamais de nouvelles idées
aux premières; il peut m'arriver de changer un mot pour varier
mes expressions, mais non de les modifier. Je cherché à représen-
ter le cours de mes pensées et voudrais qu'on les saisisse chacune
à son origine ; je regrette de ne pas avoir commencé plus tôt, de
manière à pouvoir suivre leurs transformations successives. Un
valet que j'employais à les écrire sous ma dictée, s'est imaginé
faire un beau coup, en me volant quelques fragments de mon
ou\Tage, qu'il a eu soin de choisir; je m'en console en pensant
qu'il n'y gagnera pas plus que je n'y ai perdu.
Il y a sept ou huit ans qu'il a commencé à l'écrire, et
depuis dix-huit mois il souffre d'un mal qu'il avait toujours
redouté, de la colique. — Depuis que j'ai commencé, je suis de-
venu plus vieux de sept ou huit ans; ce n'a pas été sans faire quel-
que acquisition nouvelle, j'y ai gagné notamment des coliques né-
phrétiques que m'a values la libéralité des ans, car leur commerce
et leur compagnie, en se prolongeant, ne se passent guère sans qu'on
en recueille quelque fruit de ce genre. J'aurais bien voulu que parmi
les présents divers dont ils peuvent gratifier ceux qui les fréquen-
tent longtemps, ils en eussent choisi pour moi un autre plus à ma
convenance; ils ne pouvaient m'en donner un que j'aie plus en
horreur, et cela depuis mon enfance; car c'est précisément, de tous
les accidents de la vieillesse, celui que je redoutais le plus.
Combien les hommes sont attachés à, la vie! il com-
mence à s'habituer à cette cruelle maladie. — Maintes fois, à
part moi, jai pensé que j'allais trop de l'avant dans le sentier de
la vie; qu'à force de faire un si long chemin, je ne devais pas
manquer de finir par une mauvaise rencontre; je le sentais et je
protestais, me disant qu'il était l'heure de partir, qu'il faut in-
terrompre l'existence, en tranchant dans le vif, quand on est encore
sain de corps, comme font les chirurgiens lorsqu'ils ont à couper
24 ESSAIS DE MONTAIGNE.
Nature auoit accouslumé de faire payer de bien rudes vsures. Il s'en
faloit tant, que i'cn fusse prest lors, qu'en dix-huict mois ou enui-
ron qu'il y a que ie suis en ce malplaisant estât, i'ay desia appris à
m'y accommoder. l'entre desia en composition de ce viurc coli-
queux : l'y trouue dcquoy me consoler, et dequoy espérer. Tant
les hommes sont accoquinez à leur estre misérable, qu'il n'est si
rude condition qu'ils n'acceptent pour s'y conseruer. Oyez Mœcenas.
Debilem facito manu,
Debilem pede, coxa,
Lubricos quate dentés :
Vita dum superest, bene est.
Et couuroit Tamburland'vne sotte humanité, la cruauté fantastique
qu'il exerçoit contre les ladres, en faisant mettre à mort autant
qu'il en venoit à sa coignoissance, pour, disoit-il, les deliurer de la
vie qu'ils viuoient si pénible. Car il n'y auoit nul d'eux, qu'il n'eust
mieux aymé esthe trois fois ladre, que de n'estre pas. Et Anti-
sthenes le Stoïcien, estant fort malade, et s'escriant : Qui me deli-
urera de ces maux? Diogenes, qui l'estoit venu veoir, luy présen-
tant vn couteau : Cestuy-cy, si tu veux, bien tost : le ne dy pas de
la vie, répliqua il, ie dy des maux. Les souffrances qui me touchent
simplement par l'amc, m'affligent beaucoup moins qu'elles ne font
la pluspart des autres hommes-: partie par iugement : car le monde
estime plusieurs choses horribles, ou euitables au prix de la vie,
qui me sont à peu près indifférentes : partie, par vne complexion
stupide et insensible, que iay aux accidents qui ne donnent à moy
de droit fil : laquelle complexion i'estime l'vne des meilleures pièces
de ma naturelle condition. Mais les souffrances vrayment essentielles
et corporelles, ie les gouste bien vifuemènt. Si est-ce pourtant, que
les prcuoyant autrefois d'vne veuë foible, délicate, et amollie par la
iouyssance de cette longue et heureuse santé et repos, que Dieu ma
preste, la meilleure part de mon aage : ie les auoy couceuës par
imagination, si insupportables, qu'à la vérité i'en auois plus de
peur, que ie n'y ay trouué de mal. Par où l'augmente tousiours
celte créance, que la pluspart des facultez de nostre ame, comme
nous les employons, troublent plus le repos de la vie, qu'elles n'y
scruent. le suis aux prises auec la pire de toutes les maladies,
la plus soudaine, la plus douloureuse, la plus mortelle, et la plus
irrémédiable, l'en ay dosia essayé cinq ou six bien longs accez et
pénibles : toutesfois ou ie me flatte, ou encores y a-t-il en cet estât,
dequoy ,se soustenir, à qui a l'ame deschargée de la crainte de la
TRADUCTION. — LIV. II, CH. XXXVII. 25
quelque membre ; me répétant qu'à celui qui ne rend pas à temps
la vie qu'elle lui prête, la nature se fait d'ordinaire payer avec
une bien rigoureuse usure. Et cependant, il s'en fallait tellement
qu'à ce moment je fusse prêt pour ce départ que, depuis dix-huit
mois ou à peu près que je suis en ce déplaisant état, je com-
mence déjà à m'en accommoder ; je me fais à ces douleurs qui sont
devenues les compagnes inséparables de mon existence, j'y trouve
des sujets de consolation et d'espérance; les hommes sont telle-
ment acoquinés à leur misérable vie , qu'il n'est si rude condition
qu'ils n'acceptent pour la conserver. Ecoutez Mécène : « Que je
ne puisse faire usage de mes mains, de mes pieds, que je sois cul-de-
jatte, que j'aie perdu mes dents, qu'importe! tout est bien, du moment
que je vis encore. » — C'était de la part de Tamerlan masquer, sous
les dehors d'une sotte humanité, la cruauté étrange dont il usait
à l'égard des lépreux qu'il faisait mettre à mort, dès qu'il lui en
était signalé, « afin, disait-il, de les délivrer de l'existence si péni-
ble qu'ils menaient »; comme si tous, sans exception, n'eussent pas
préféré être trois fois lépreux et continuer à vivre. — Antisthène
le cynique, étant fort malade, criait : « Qui me délivrera de mes
maux? » Diogène, qui était venu le voir, lui présenta un couteau, en
lui disant : « Ceci et de suite, si tu le veux. — Je ne demande pas,
répliqua Antisthène, à être délivré de la vie, mais seulement de
mes maux. » — Les souffrances qui n'affectent que l'âme ont beau-
coup moins de prise sur moi que sur la plupart des autres hommes :
partie, par un effet de ma raison, le monde tenant certaines choses
pour si horribles, qu'elles lui semblent à éviter même au prix de la
vie, tandis qu'elles me sont à moi à peu près indifférentes ; partie,
par un effet de ma constitution qui fait que je ne comprends pas les
accidents et y demeure insensible, quand ils ne se manifestent pas
par la douleur, disposition que je considère comme une des meil-
leures choses qui soient en moi. Pour ce qui est des souffrances
auxquelles notre corps est réellement en butte et dont nous ne pou-
vons nous défendre, j'y suis excessivement sensible; et pourtant,
jadis, les envisageant d'un regard mal assuré, par trop sensible et
amolli par l'effet d'une heureuse santé, dont il m'a été donné de
jouir longtemps, et de la tranquillité que Dieu m'a accordée durant
la plus grande partie de mon existence, je les avais, par la pensée,
conçues si intolérables, qu'en vérité j'en avais plus de peur que je
n'en ai ressenti de mal; ce qui vient encore à l'appui de cette
croyance que la plupart des facultés de l'âme, telles que nous en
usons, apportent plus de trouble en notre vie qu'elles ne nous
rendent service.
Je suis actuellement en proie à la pire de toutes les maladies, la
plus soudaine, la plus douloureuse, la plus mortelle, celle pour
laquelle les médecins sont le plus 'impuissants. J'en ai déjà subi
cinq ou six accès bien longs et bien pénibles ; et cependant, ou je
me flatte, ou je crois que, malgré tout, il est encore possible de les
endurer pour celui dont l'âme est dégagée de la crainte de la mort
26 ESSAIS DE MONTAIGNE.
mort, et deschargée des menasses, conclusions et conséquences,
dequoy la médecine nous enteste. Mais l'effect mesme de la dou-
leur, n'a pas cette aigreur si aspre et si poignante, qu'vn homme
rassis en doiue entrer en rage et en desespoir. Tay aumoins ce
profit de la cholique, que ce que ie n'auoy encore peu sur moy,
pour me concilier du tout, et m'accointer à la mort, elle le par-
fera : car d'autant plus elle me pressera, et importunera, d'autant
moins me sera la mort à craindre. l'auoy desia gaigné cela, de ne
tenir à la vie, que par la vie seulement : elle desnouëra encore cette
intelligence. Et Dieu vueille qu'en fin, si son aspreté vient à sur-
monter mes forces, elle ne me rciette à l'autre extrémité non
moins vitieuse, d'aymer et désirer mourir.
Summum nec metuas diem, nec optes.
Ce sont deux passions à craindre, mais l'vne a son remède bien
plus prcst que l'autre. Au demeurant, i'ay tousiours trouué ce
précepte cérémonieux, qui ordonne si exactement de tenir bonne
contenance et vn maintien desdaigneux, et posé, à la souffrance
des maux. Pourquoy la philosophie, qui ne regarde que le vif, et
les effects, se va elle amusant à ces apparences externes? Qu'elle
laisse ce seing aux farceurs et maistres de rhétorique, qui font tant
d'estat de nos gestes. Qu'elle condone hardiment au mal, cette las-
cheté voyelle, si elle n'est ny cordiale, ny stomacale : et preste ses
pleintes volontaires au genre des souspirs, sanglots, palpitations,
pallissements, que Nature a mis hors de nostre puissance. Pourueu
que le courage soit sans effroy, les parolles sans desespoir, qu'elle
se contente. Qu'importe que nous tordions nos bras, pourueu que
nous ne tordions nos pensées? elle nous dresse pour nous, non
pour autruy, pour estre, non pour sembler. Qu'elle s'arreste à
gouuerner nostre entendement, qu'elle a pris à instruire. Qu'aux
efforts de la cholique, elle maintienne l'amc capable de se reco-
gnoistre, de suyure son train accoustumé : combatant la douleur et
la soustenant, non se prosternant honteusement à ses pieds : esmeuë
et eschauffée du combat, non abatue et renucrsée : capable d'en-
tretien et d'aulre occupation, iusques à certaine mesure. En acci
dents si extrêmes, c'est cruauté de requérir de nous vne démarche
si composée. Si nous auons beau ieu, c'est peu que nous ayons
mauuaise mine. Si le corps se soulage en se plaignant, qu'il le
face : si l'agitation luy plaist, qu'il se tourneboule et tracasse à sa
TRADUCTION. — MV. II, CH. XXXVII. 27
et ne prête pas attention aux menaces, conclusions et conséquences
que les médecins nous mettent] en tête ; la douleur n'a pas, à elle
seule, une acuité tellement violente et vive, qu'un homme calme
doive en concevoir de la rage et du désespoir. Ces coliques ont eu
au moins pour moi cet avantage, qu'elles me détermineront à ce
que je n'ai encore pu prendre sur moi, d'être tout à fait prêt et
familiarisé avec l'idée de la mort; car plus elles me presseront et
m'importuneront, plus je parviendrai à moins redouter d'en finir.
J'en étais déjà arrivé à ne tenir uniquement à la vie, que parce que
je vis; elles dénoueront cet attachement qui demeure encore; et
Dieu veuille que, si finalement leur violence venait à excéder mes
forces, elles ne me rejettent pas dans l'extrême opposé, non moins
condamnable, d'aimer et de désirer mourir! « Ne craignez ni ne
désirez votre dernier jour {Martial). » Ce sont là deux passions à
redouter; mais le remède est plus à notre portée pour l'une que
pour l'autre. •
Il n'est pas de ceux qui réprouvent que l'on témoigne par
des plaintes et des cris les souffrances que l'on ressent.
— Au surplus, j'ai toujours estimé de pure représentation, ce pré-
cepte qui ordonne * si rigoureusement et si positivement de faire
bonne contenance et d'affecter le dédain et le calme devant la souf-
france que nous cause le mal. Pourquoi la philosophie, qui ne tient
compte que de ce qui est réel et de ses conséquences, va-t-elle
s'amuser à ces apparences extérieures? Qu'elle laisse donc ce soin
aux farceurs et à ceux qui professent la rhétorique et attachent
une si grande importance à nos gestes; qu'elle concède franche-
ment, lors même qu'elle ne part ni du cœur, ni de l'estomac, cette
faiblesse qui se décèle par la voix, et qu'elle range * ces plaintes
qu'on pourrait contenir, dans la catégorie des soupirs, des sanglots,
des palpitations, des pâleurs que la nature a faits indépendants de
notre volonté; et, pourvu que le courage soit sans effroi, nos paro-
les sans désespoir, qu'elle se déclare satisfaite; qu'importe que nous
nous tordions les bras, pourvu que nous ne tordions pas nos pen-
sées. C'est pour nous, et non pour autrui, que la philosophie nous
forme; pour que nous soyons et non pour que nous paraissions
être; qu'elle se borne à exercer son action sur notre entendement
qu'elle s'est appliquée à dresser; qu'aux efforts de la colique, elle
maintienne notre âme à même de se reconnaître, de suivre son train
accoutumé, de combattre la souffrance et d'y résister, au lieu de se
prosterner honteusement à ses pieds; elle peut être émue, échauf-
fée par la lutte qu'elle a à soutenir, elle ne doit en être ni abattue
ni renversée; elle doit demeurer capable, dans une certaine me-
sure, de conserver ses relations, de converser, de vaquer aux au-
tres occupations qui lui sont dévolues. Dans d'aussi extrêmes ac-
cidents, c'est cruauté d'exiger de nous une altitude si hors nature;
si notre âme est en bon état, c'est peu que nous ayons mauvaise
mine; si ce doit être pour le corps un soulagement que de se
plaindre, qu'il se plaigne; si l'agitation lui plaît, qu'il se tourne et
28 KSSAIS DE MONTAIGNE.
fantasie : s'il liiy semble que le mal s'cuapore aucunement (comme
aucuns médecins disent que cela aide à la deliurance des femmes
enceintes) pour pousser hors la voix auec plus grande violence : ou
s'il en amuse son tourment, qu'il crie tout à faict. Ne commandons
point à cette voix, qu'elle aille, mais permettons le luy. Epicurus ne
pardonne pas seulement à son sage de crier aux tourments, mais
il le luy conseille. Pugiles etiam quum feriunt, in iactandis ciestibus
ingemiscimt , quia profandenda voce omne corpus intenditur, venit-
que plaga vehementior. Nous auons assez de travail du mal, sans
nous trauailler à ces règles superflues. Ce que ie dis pour excu-
ser ceux, qu'on voit ordinairement se tempester, aux secousses et
assaux de cette maladie : car pour moy, ie Tay passée iusques à
cette heure auec vn peu meilleure contenance et me contente de
gémir sans brailler. Non pourtant que ie me mette en peine, pour
maintenir cette décence extérieure : car ie fay peu de compte d'vn
tel aduantage. le preste en cela au mal autant qu'il veut : mais ou
mes douleurs ne sont pas §i excessiues, ou i'y apporte plus de fer-
meté que le commun, le me plains, le me despite, quand les aigres
pointures me pressent, mais ie n'en viens point au desespoir, comme
celuy là :
Ehtlatu, queslu, gemilu, fremitibus
Resonando multum flebiles voces referl.
le me taste au plus espais du mal : et ay tousiours trouué que i'cs-
toy capable de dire, de penser, de respondre aussi sainement qu'en
vue autre heure, mais non si constamment : la douleur me trou-
blant et destournant. Quand on me tient le plus atterré, et que les
assistans m'espargnent, l'essaye souuent mes forces et leur entame
moy-mesme des propos les plus esloignez de mon estât. le puis
tout par vn soudain effort : mais osiez en la durée. 0 que n'ay ie la
faculté de ce songeur de Cicero, qui, songeant embrasser vne garse,
trouua qu'il s'estoit deschargé de sa pierre emmy ses draps! Les
miennes me desgarsent estrangement. Aux interualles de cette dou-
leur excessiue lors que mes vrcteres languissent sans me ronger, ie
me remets soudain en ma forme ordinaire : d'autant que mon ame
ne prend autre alarme, que la sensible et corporelle. Ce que ie doy
certainement au seing que i'ayeu à me préparer par discours à tels
accidens :
Laborum
Nulla mihi noua nunc faciès inopinàque surgit;
Omnia priecepi, atque animo mecum anlè peregi.
TRADUCTION. — LIV. II, CH. XXXVII. 29
se retourne, qu'il se démène à sa fantaisie; s'il s'imagine trouver
une sorte de dérivatif à son mal (ainsi que certains médecins disent
que cela vient en aide aux femmes enceintes, au moment de leur
délivrance) en vociférant autant qu'il est en lui, si cela doit le dis-
traire de ses souffrances, qu'il crie à tue-tête. Ne commandons pas
ces manifestations, mais permettons-les. Non seulement Ëpicure
pardonne au sage de crier au milieu des tourments, mais il le
lui conseille : « Les lutteurs font de même; tout en frappant l'ad-
versaire, tout en agitant leurs cestes, ils font entendre des gémisse-
ments ; c''est que, sous V effort de la voix, tout le corps se raidit et que le
coup est asséné avec plus de vigueur {Cicéron). » — Le mal nous
donne par lui-même assez de travail, sans encore nous embarras-
ser de règles superflues.
Pour lui, il parvient assez bien à se contenir et, même
dans les plus grandes douleurs, il conserve sa lucidité
d'esprit. — Ce que j'en dis, c'est pour excuser ceux qu'on voit
d'ordinaire tempêter lorsqu'ils sont aux prises avec cette maladie
et qu'ils ont à en soutenir les assauts; car pour moi, jusqu'à cette
heure, j'ai réussi à faire un peu meilleure contenance, me con-
tentant de gémir sans jeter les hauts cris; non que je me mette en
peine pour conserver ce décorum extérieur, car je prise peu un
semblable mérite et fais au mal toutes les concessions qu'il veut;
mais parce que, ou mes douleurs ne sont pas aussi excessives que
les leurs, ou que j'y apporte plus de fermeté que la plupart d'entre
eux. Je me plains, je me dépite quand ces piqûres aiguës me pres-
sent trop, mais il en est « gui crient, qui gémissent, qui font retentir
l'air de voix lamentables {Attius) » ; moi, je n'en arrive pas à un
pareil désespoir. Je me palpe au plus fort de mes crises, et toujours
j'ai constaté que je ne cesse dans ces moments d'être capable de
parler, de penser, de répondre aussi raisonnablement qu'à tout
autre, non cependant d'une façon aussi suivie, la douleur troublant
et coupant mon attention. Quand on me croit le plus abattu, que
les assistants me ménagent en ne me parlant pas, pour éprouver
mes forces je leur tiens souvent de moi-même des propos qui
n'ont pas le moindre rapport avec mon état. En somme, je demeure
capable de tout par un effort momentané, mais qu'il ne faut pas
prolonger. Que n'ai-je la chance de ce rêveur que nous présente
Cicéron, qui, en songe, lutinant une fille de joie, se trouva débar-
rassé de la pierre qui lui obstruait le canal de l'urèthrc et qui vint
se perdre dans les draps! Ce sont des jouissances de tout autre
nature que me causent les pierres qui se forment en moi. Dans
les intervalles de douleur excessive, lorsque mon mal fait trêve, je
me retrouve aussitôt dans mon état normal, d'autant que mon âme
ne s'en alarme pas, elle ne fait que recevoir le contre-coup des
sensations douloureuses qu'éprouve le corps, ce dont je suis cer-
tainement redevable au soin avec lequel je me suis raisonné à
propos de ces accidents : «■ Maintenant, aucune peine, aucun danger
ne sauraient me surprendre; j'ai tout prévu, je suis préparc à tout
30 ESSAIS DK 'MONTAIGNE.
le suis essayé pourtant vn peu bien rudement pour vn apprenti, et
d'vn changement bien soudain et bien rude : estant cheu tout
à coup, d'vne tres-douce condition de vie, et tres-heureuse, à la
plus douloureuse, et pénible, qui se puisse imaginer. Car outre ce
que c'est vne maladie bien fort à craindre d'elle mesme, elle fait
en moy ses commencemens beaucoup plus aspres et difficiles qu'elle
n'a accoustumé. Les accès me reprennent si souuent, que ie ne sens
quasi plus d'entière santé : ie maintien toutesfois, iusques à cette
heure, mon esprit en telle assiette, que pourueu que i'y puisse ap-
porter de la constance, ic me treuue en assez meilleure condition
de vie, que mille autres, qui n'ont ny fiéure, ny rnal, que celuy qu'ils
se donnent eux mesmes, par la faute de leurs discours. Il est
certaine façon d'humilité subtile, qui naist de la présomption :
comme ceste-cy : Que nous recognoissons nostre ignorance, en plu-
sieurs choses, et sommes si courtois d'auoiier, qu'il y ait es ouura-
ges de Nature, aucunes qualitez et conditions, qui nous sont im-
perceptibles, et desquelles nostre suffisance ne peut descouurir les
moyens et les causes. Par cette honneste et conscientieuse déclara-
tion, nous espérons gaigncr qu'on nous croira aussi de celles, que
nous dirons, entendre. Nous nauons que faire d'aller trier des mi-
cles et des difficultez estrangeres : il me semble que parmy les
choses que nous voyons ordinairement, il y a des estrangetez si
incompréhensibles, qu'elles surpassent toute la difficulté des mi-
racles. Quel monstre est-ce, que cette goutte de semence, dequoy
nous sommes produits, porte en soy les impressions, non de la
forme corporelle seulement, mais des pensemens et des inclina-
tions de nos pères? Cette goutte d'eau, où loge elle ce nombre inflny
de formes? et comme portent elles ces ressemblances, d'vn progrez
si téméraire et si desreglé, que l'arriére fils respondra à son bis-
ayeul, le nepueu à l'oncle? En la famille de Lepidus à Rome, il y
en a eu trois, non de suite, mais par interualles, qui nasquirent vn
mesme œuil couuert de cartilage. A Thebes il y auoit vne race qui
portoit dés le ventre de la mère, la forme d'vn fer de lance, et qui
ne le portoit, estoit tenu illégitime. Aristote dit qu'en certaine na-
tion, où les femmes çstoient communes, on assignoit les enfans à
leurs pères, par la ressemblance. Il est à croire que ie dois à mon
TRADUCTION. — LIV. II, CH. XXXVII. 31
(Virgile). » Et cependant, pour un apprenti, je suis soumis à une
assez rude épreuve; la transition a été bien prompte et bien dure,
étant passé tout à coup d'une vie très douce et très heureuse, à un
état des plus douloureux et des plus pénibles qui se puissent ima-
giner; outre que cette maladie est i'ort redoutable par elle-même,
elle a eu chez moi des débuts beaucoup plus aigus et difficiles
qu'ils ne sont d'ordinaire, elles accès me reviennent si souvent que
ma santé m'en paraît atteinte à tout jamais. Je suis toutefois par-
venu jusqu'ici à me maintenir dans une situation d'esprit telle que,
si elle ne s'altère pas, je me trouverai avoir encore une existence
en meilleures conditions que mille autres, qui ne souffrent ni de la
fièvre, ni d'autre mal que celui qu'ils se donnent à eux-mêmes
parce que leur jugement est en défaut.
Ce qui Tétonne et ne peut s'expliquer, ce sont ces trans-
missions physiques et morales, directes et indirectes des
pères, aïeux et bisaïeuls aux enfants. — Il est un genre
d'humilité fort adroite, qui naît de la présomption : c'est de recon-
naître notre ignorance en certaines choses et d'avouer courtoise-
ment que dans les œuvres de la nature, il y a des qualités et des
conditions que nous ne pouvons saisir, dont nous sommes impuis-
sants à découvrir les moyens et les causes. Par cette honnête et
consciencieuse déclaration, nous espérons gagner qu'on nous croira
aussi, quand nous parlerons de choses que nous disons compren-
dre. A quoi bon faire un triage parmi les miracles et les choses
échappant à notre entendement qui ne nous touchent pas! il me
semble que parmi celles que nous avons continuellement sous les
yeux, il y en a de si étrangement incompréhensibles, qu'elles sur-
passent tous les miracles, par la difficulté que nous avons de les
expliquer. Quelle chose prodigieuse n'est-ce pas, que cette goutte
prolifique qui nous engendre et qui porte avec elle des empreintes,
non seulement de la constitution physique de nos pères, mais aussi
de leurs pensées et de leurs penchants? Où se loge, en cette goutte
d'eau, ce nombre infini de formes embryonnaires? Comment ces
germes de ressemblance sont-ils disposés en elle, pour que, par
une progression singulière et qui échappe à toute règle, un arrière-
petit-fils tienne de son bisaïeul, un neveu de son oncle? Dans la
maison des Lépidc, à Rome, trois membres de cette famille, non
de père en fils, mais avec des intervalles dans la filiation, sont
nés avec des taies sur le même œil. A Thôbes, il y avait une
lignée oîi chacun, alors qu'il était encore dans le sein de la
mère, portait une empreinte de fer de lance, si bien que ceux qui
ne l'avaient pas, étaient tenus pour illégitimes. Aristote dit que
chez un peuple où les femmes étaient en commun, on attribuait
aux pères leurs enfants, par la ressemblance des uns avec les
autres.
Il pense tenir de son père ce mal de la pierre dont il est
affligé, comme aussi il a hérité de lui son antipathie pour
les médecins. — Il est à croire que je dois à mon père cette
32 ESSAIS DE MONTAIGNE.
père cette qualité pierreuse : car il mourut merueilleusement affligé
d'vne grosse pierre, qu'il auoit ou la vessie. Il ne s'apperceut de son
mal, que le soixante septiesme an de son aage : et auant cela il
n'en auoit eu aucune menasse ou ressentiment, aux reins, aux cos-
tez, ny ailleurs : et auoit vescu iusques lors, en vnc heureuse santé,
et bien peu subiette à maladies, et dura cncores sept ans en ce mal,
traînant vne fin de vie bien douloureuse. l'estoy nay vingt cinq ans
et plus, auant sa maladie, et durant le cours de son meilleur estât,
le troisiesme de ses enfans en rang de naissance. Où se couuoit
tant de temps, la propension à ce défaut? Et lors qu'il estoit si
loing du mal, cette légère pièce de sa substance, dequoy il me bas-
tit, comment en portoit elle pour sa part, vne si grande impres-
sion? Et comment encore si couuerte, que quarante cinq ans après,
i'aye commencé à m'en ressentir? seul iusques à cette heure, entre
tant de frères, et de sœurs, et tous d'vnc mère. Qui m'esclaircira de
ce progrez, ie le croiray d'autant d'autres miracles qu'il voudra :
pourueu que, comme ils font, il ne me donne en payement, vne
doctrine beaucoup plus difficile et fantastique, que n'est la chose
mesme. Que les médecins excusent vn peu ma liberté : car par
cette mesme infusion et insinuation fatale, i'ay receu la haine et le
mespris de leur doctrine. Cette antipathie, que i'ay à leur art, m'est
héréditaire. Mon pcre a vescu soixante et quatorze ans, mon ayeul
soixante et neuf, mon bisayeul près de quatre vingts, sans auoir
gouslé aucune sorte de médecine. Et entre eux, tout ce qui n'estoit
de l'vsage ordinaire, tcnoit lieu de drogue. La médecine se forme
par exemples et expérience : aussi fait mon opinion. Voyla pas vne
bien expresse expérience, et bien aduantageuse? le ne sçay s'ils
m'en trouueront trois en leurs registres, nais, nourris, et trespas-
sez, en mesme fouïer, mesme toict, ayans autant vescu par leur
conduite. Il faut qu'ils m'aduoiient en cela, que si ce n'est la raison,
aumoins que la Fortune est de mon party : or chez les médecins.
Fortune vaut bien mieux que la raison. Qu'ils ne me prennent point
à cette heure à leur aduantage, qu'ils ne me menassent point,
atterré comme ie suis : ce seroit supercherie. Aussi à dire la vérité,
i'ay assez gaigné sur eux par mes exemples domestiques, encore
qu'ils s'arrestent là. Les choses humaines n'ont pas tant de cons-
tance : il y a deux cens ans, il ne s'en faut que dix-huict, que cet
essay nous dure : car le premier nasquit l'an mil quatre cens deux.
C'est vrayment bien raison, que cette expérience commence à nous
faillir. Qu'ils ne me reprochent point les maux, qui me tiennent
asteure à la gorge : d'auoir vescu sain quarante sept ans pour ma
TRADUCTION. — LIV. II, CH. XXXVII. 33
disposition à la pierre; car il est mort d'un calcul de forte dimen-
sion qu'il avait dans la vessie et dont il souffrait considérablement.
Il ne s'est aperçu de son mal que dans sa soixante-septième année ;
jusque-là, il n'avait rien éprouvé de nature à le mettre sur ses
gardes, rien ressenti ni dans les reins, ni dans le côté, ni ailleurs;
il avait vécu jusqu'alors en parfaite santé et n'était pas sujet aux
maladies; celle-ci dura encore sept ans, durant lesquels il mena
une fm d'existence des plus douloureuses. J'étais né vingt-cinq ans,
et même davantage, avant que le mal ne se déclarât, alors que sa
santé était dans son meilleur état; par ordre de naissance, j'étais
le troisième de ses enfants. Où, pendant tout ce temps, a couvé
cette propension à cette infirmité ; et, alors que mon père était si
loin d'en souffrir, comment cette si faible émanation de lui-même,
d'oîi je suis sorti, a-t-elle été, pour sa part, impressionnée au point
que je n'ai commencé à la ressentir que quarante-cinq ans après,
et que, jusqu'ici, de tant de frères et de sœurs, tous issus de la
même mère, je sois le seul dans ce cas? Celui qui m'éclairera à cet
égard, peut être assuré que je le croirai dans les explications qu'il
me donnera sur tous autres miracles qu'il voudra, pourvu qu'il ne
me paie pas, comme cela arrive d'ordinaire, d'une théorie beau-
coup plus fantastique et difficile à admettre que la chose elle-
même.
Que les médecins excusent un peu ma liberté de langage; mais
cette infusion, cette insinuation œuvre de la fatalité, m'ont égale-
ment communiqué la haine et le mépris que je porte à leurs doc-
trines; cette antipathie pour leur art m'est héréditaire. Mon père
a vécu soixante-^quatorze ans; mon aïeul, soixante-neuf; mon bi-
saïeul, près de quatre-vingts; tous, sans avoir pris aucun remède
d'aucune sorte, et, pour eux, tout ce qui n'était pas d'usage ordi-
naire, était considéré comme drogue. La médecine s'est formée
d'observations et d'expérience ; il en a été de même de ma manière
de voir. Cette longévité n'est-elle pas un fait d'expérience des
mieux établi? Je ne sais si tous les médecins réunis pourraient
relever sur leurs registres trois cas pareils d'hommes nés, élevés
et morts au môme foyer, sous le même toit, ayant vécu autant
grâce à leur intervention. Ils seront bien obligés d'avouer que si,
en cela, la raison n'est pas pour moi, j'ai du moins de mon côté le
hasard; or, chez eux, le hasard est un bien plus grand maître que
la raison. Qu'ils ne tirent pas avantage de ma situation présente,
qu'ils ne me menacent pas; atterré comme je le suis, ce ne serait
pas loyal. A dire vrai, les exemples tirés de ma propre famille, me
donnent assez avantage sur eux, bien qu'ils s'arrêtent là ; mais les
choses humaines persistent rarement aussi longtemps, et il ne s'en
faut que de dix-huit ans, que celle-ci ait déjà une durée de deux
cents ans, la naissance de mon bisaïeul remontant en effet à l'an
mil quatre cent deux; il ne serait donc pas étonnant que cette
expérience commençât à tourner autrement. Qu'ils ne me repro-
chent pas les maux qui m'assaillent à cette heure; j'ai vécu pour
ESSAIS DE MONTAIGNE, — T. lU. 3
34 ESSAIS DE MONTAIGNE.
part, n'est-ce pas assez? Quand ce sera le bout de ma carrière, elle
est des plus longues. Mes ancestres auoient la médecine à con-
tre-cœur par quelque inclination occulte et naturelle, car la veuc
mesme des drogues faisoit horreur à mon père. Le Seigneur de
Gauiac mon oncle paternel, homme d'Eglise, maladif dés sa nais-
sance, et qui fit toutesfois durer cette vie débile, iusques à soixante
sept ans, estant tombé autrefois en vne grosse et véhémente fiéure
continue, il fut ordonné par les médecins, qu'on luy declaireroit,
s'il ne se vouloit ayder (ils appellent secours ce qui le plus souuent
est empeschement) qu'il estoit infailliblement mort. Ce bon homme,
tout effrayé comme il fut de cette horrible sentence : Si, respondit-
il, ie suis donq mort : mais Dieu rendit tantost après vain ce pro-
gnostique. Le dernier des frères, ils estoyent quatre, Sieur de Bus-
saguet, et de bien loing le dernier, se soubmit seul, à cet art : pour
le commerce, ce croy-ie, qu'il auoit auec les autres arts : car il
estoit conseiller en la cour de parlement : et luy succéda si mal,
qu'estant par apparence de plus forte complexion, il mourut pour-
tant long temps auant les autres, sauf vn, le Sieur de Sainct Mi-
chel. Il est possible que i'ay receu d'eux cette dyspathie naturelle
à la médecine : mais s'il n'y eust eu que cette considération, l'eusse
essayé de la forcer. Car toutes ces conditions, qui naissent en nous
sans raison, elles sont vitieuses : c'est vne espèce de maladie qu'il
faut combattre. Il peult estre, que l'y auois cette propension, mais
ie I'ay appuyée et fortifiée par les discours, qui m'en ont estably
l'opinion que l'en ay. Car ie hay aussi cette considération de refu-
ser la médecine pour l'aigreur de son goust. Ce ne seroit aysément
mon humeur, qui trouue la santé digne d'estre r'achetée, par tous
les cautères et incisions les plus pénibles qui se facent. Et suyuant
Epicurus, les voluptez me semblent à euiter, si elles tirent à leurs
suittes des douleurs plus grandes : et les douleurs à rechercher,
qui tirent à leur suitte des voluptez plus grandes. C'est vne prc-
tieuse chose, que la santé : et la seule qui mérite à la vérité qu'on
y employé, non le temps seulement, la sueur, la peine, les biens,
mais encore la vie à sa poursuite : d'autant que sans elle, la vie
nous vient à estre iniurieuse. La volupté, la sagesse, la science et
la vertu, sans elle se ternissent et esuanouyssent. Et aux plus
fermes et tendus discours, que la philosophie nous veuille impri-
mer au contraire, nous n'auons qu'à opposer l'image de Platon,
estant frappé du haut mal, ou d'vne apoplexie : et en cette presup-
position le defiier d'appeller à son secours les riches facultez de
TRADUCTION. — LIV. II, CH. XXXVII. 35
ma part quarante-sept ans en parfaite santé, n'est-ce pas suffisant?
Si ma vie prenait fin à ce moment, elle serait encore des plus
longues.
Mes ancêtres, par une tendance qui était dans leur nature, et qui
chez eux était irraisonnée, appréciaient peu la médecine; la seule
vue des drogues faisait horreur à mon père. Le sieur de Gaviac, mon
oncle paternel, homme d'église, était maladif depuis sa naissance;
il n'en a pas moins vécu, avec sa santé débilo, jusqu'à soixante-
sept ans. Ayant été pris jadis d'une forte et violente fièvre continue,
les médecins décidèrent de lui déclarer que s'il ne voulait pas s'en
remettre à leurs soins (ils appellent soins ce qui le plus souvent nous
empêche de guérir), il était infailliblement perdu. Le bon homme,
fort effrayé de cette horrible sentence, leur répondit : « Alors, c'en
est fait, je suis un homme mort » ; mais Dieu ne tarda pas à met-
tre ce pronostic en défaut. Ils étaient quatre frères; seul, le sieur
de Bussaguet, qui était le plus jeune et de beaucoup, eut recours à
eux; je suis porté à croire que c'était en raison des rapports qu'il
avait avec les personnes d'autres professions, car lui-même était
conseiller au parlement. Mal lui en prit, car bien que paraissant
le plus robuste de constitution des quatre, il mourut longtemps
avant les autres; un seul, le sieur de Saint-Michel, l'avait précédé
au tombeau.
Motif du peu d'estime en laquelle il tient leur science ;
elle fait plus de malades qu'elle n'en guérit. — Il est pos-
sible que je tienne d'eux cette aversion naturelle pour la médecine;
mais, s'il n'y eût eu que cette seule considération, j'aurais essayé
de la surmonter, car tous ces partis pris qui naissent en nous sans
raison, sont mauvais ; c'est une sorte de maladie qu'il faut combat-
tre. Peut-être était-ce une prédisposition, mais, depuis, la raison
est survenue qui, l'appuyant et la fortifiant, a déterminé l'opinion
que j'en ai, car je hais également de se déclarer contre cet art en
raison de ce que ses procédés ont de désagréable. Ce serait con-
traire à ma disposition d'esprit qui me porte à trouver que la santé
vaut d'être conservée au prix de toutes les incisions et cautérisa-
tions, si pénibles qu'elles soient; car si, d'accord avec Épicure, les
voluptés qui ont pour conséquence des douleurs trop grandes
me semblent à éviter, les douleurs qui ont pour résultat des vo-
luptés qui les excèdent me paraissent à rechercher. — C'est une
chose précieuse que la santé, la seule qui, en vérité, mérite qu'on
y emploie pour se la procurer, non seulement le temps, la sueur,
la peine, les biens dont on dispose, mais la vie elle-même; d'au-
tant que, sans elle, l'existence nous devient 'pénible et à charge;
sans elle, la volupté, la sagesse, la science, la vertu elle-même se
ternissent et s'évanouissent. Aux raisonnements les plus fermes et
les plus serrés par lesquels la philosophie pourrait chercher à nous
prouver le contraire, il suffit d'opposer l'impossibilité dans laquelle
Platon, supposé frappé d'un accès d'épilepsie ou d'une attaque
d'apoplexie, se serait trouvé de tirer la moindre aide des riches
36 ESSAIS DE MONTAIGNE.
son ame. Toute voyc qui nous mcneroit à la santé, ne se peut dire
pour moy ny aspre, ny chcre. Mais i'ay quelques autres apparences,
qui me font estrangement deffier de toute cette marchandise. le ne
dy pas qu'il n'y en puisse auoir quelque art : qu'il n'y ait parmy
tant d'onurages de Nature, des choses propres à la conseruation de
nostre santé, cela est certain. l'entends bien, qu'il y a quelque sim-
ple qui humecte, quelque autre qui assèche : ie sçay par expé-
rience, et que les refforts produisent des vents, et que les feuilles
du séné laschent le ventre : ie sçay plusieurs telles expériences :
comme ie sçay que le mouton me nourrit, et que le vin m'eschauffe.
Et disoit Selon, que le manger estoit, comme les autres drogues,
vne médecine contre la maladie de la faim. le ne desaduouë pas
l'vsage, que nous tirons du monde, ny ne double de la puissance et
vberté de Nature, et de son application à nostre besoing. le vois
bien que les brochets, et les arondes se trouuent bien d'elle. le me
deffie des inuentions de nostre esprit : de nostre science et art : en
faueur duquel nous l'auons abandonnée, et ses règles : et auquel
nous ne sçauons tenir modération, ny limite. Comme nous appel-
ions iustice, le pastissage des premières loix qui nous tombent en
main, et leur dispensation et pratique, très inepte souuent et très
inique. Et comme ceux, qui s'en moquent, et qui l'accusent, n'en-
tendent pas pourtant iniurier cette noble vertu : ains condamner
seulement l'abus et profanation de ce sacré titre. De mesme, en la
médecine, i'honore bien ce glorieux nom, sa proposition, sa pro-
messe, si vtile au genre humain : mais ce qu'il désigne entre nous,
ie ne l'honore, ny l'estime. En premier lieu l'expérience me le
fait craindre : car de ce que i'ay de cognoissance, ie ne voy nulle
race de gens si tost malade, et si tard guérie, que celle qui est
soubs la iurisdiction de la médecine. Leur santé mesme est altérée
et corrompue, par la contrainte des régimes. Les médecins ne se
contentent point d'auoir la maladie en gouuernement, ils rendent
la santé malade, pour garder qu'on ne puisse en aucune saison
eschapper leur authorité. D'vne santé constante et entière, n'en
tirent ils pas l'argument d'vne grande maladie future? I'ay esté
assez souuent malade ; i'ay trouué sans leurs secours, mes mala-
dies aussi douces à supporter (et en ay essayé quasi de toutes les
sortes) et aussi courtes, qu'à nul autre : et si n'y ay point mesié
l'amertume de leurs ordonnances. La santé, ie I'ay libre et entière,
sans règle, et sans autre discipline, que de ma coustume et de mon
plaisir. Tout lieu m'est bon à m'arrester : car il ne me faut autres
commoditez estant malade, que celles qu'il me faut estant sain. le
TRADUCTION. — LIV. Il, CH. XXXVII. 37
facultés de son âme. Tout chemin qui mènerait à la santé, ne se-
rait pour moi ni rude, ni coûteux; mais j'ai certaines raisons, au
moins apparentes, qui font que je me défie étrangement de toutes
les assertions des médecins. Je ne dis pas que la médecine n'ait
quelques données sérieuses; que, parmi tant de productions de la
nature, il n'y en ait pas qui soient propres à la conservation de
notre santé, cela est certain : je sais qu'il y a des herbes qui pro-
voquent la transpiration, d'autres qui l'arrêtent; je sais, par ex-
périence, que le raifort produit des vents, et que les feuilles de
séné amènent un relâchement du ventre; plusieurs autres faits
d'observation me sont connus, tout comme je sais que le mouton
est nourrissant et que le vin réconforte; Solon ne disait- il pas que
manger est un médicament comme un autre, que c'est le remède
qui s'emploie contre la maladie de la faim. Je ne désavoue pas que
nous mettions à prolit les productions de ce monde, et ne doute
pas de la puissance et des ressources de la nature, ni de la possi-
bilité de la faire servir à nos besoins; je vois combien les brochets
et les hirondelles se trouvent parfaitement de s'en remettre à elle ;
mais je me défie des inventions de notre esprit, de notre science,
de notre art, pour lesquelles nous l'avons abandonnée elle et ses
règles, et que nous ne savons contenir dans de sages limites. — De
même que nous décorons du nom de justice un fatras des premiè-
res lois venues, mises en vigueur et appliquées dans des conditions
souvent fort ineptes et fort iniques, et que ceux qui critiquent un
pareil système et le dénoncent, n'entendent pourtant pas condam-
ner cette noble vertu dont il a emprunté le nom, mais seulement
l'abus et la profanation de cette appellation si respectable; de
même, dans la médecine, j'honore son nom glorieux, ce qu'elle se
propose, ce qu'elle nous promet de si grande utilité pour le genre
humain; mais ce à quoi nous l'appliquons, quand nous en parlons,
je ne l'honore, ni l'estime.
En premier lieu, l'expérience m'a appris à redouter les méde-
cins; car, à ma connaissance, il n'est pas de gens si tôt malades,
si tard guéris, que ceux qui se mettent entre leurs mams; leur
santé elle-même est altérée et compromise par les régimes qu'on
leur impose. Les médecins ne se contentent pas de régenter la
maladie, ils vont jusqu'à rendre la santé malade, afin qu'en aucun
moment on ne puisse échapper à leur autorité ; d'une santé qui, ja-
mais, ne laisse rien à désirer, ne concluent-ils pas qu'elle est l'indice
d'une maladie grave qui surviendra dans l'avenir? J'ai été assez sou-
vent malade et, sans avoir recours à eux, mes maladies, et j'en ai
eu, je puis, dire de toutes sortes, ne m'ont pas plus fait souffrir et
ont été aussi courtes que chez n'importe quel autre, sans que j'y aie
mêlé l'amertume de leurs ordonnances. Quand je suis en santé, j'en
agis complètement à ma guise, sans m'imposer de règle, ne tenant
compte que de mes habitudes et de mon plaisir. Si je voyage, tout
lieu m'est bon pour y stationner, parce que lorsque je suis malade,
je n'ai pas besoin d'un régime autre que celui que j'observe étant
38 ESSAIS DE MONTAIGNE.
ne me passionne point d'estre sans médecin, sans apotiquaire, et
sans secours : deqiioy i'en voy la plus part plus affligez que du
mal. Quoy? eux mesmes nous font ils voir de l'heur et de la durée
en leur vie, qui nous puisse tesmoigner quelque apparent effect de
leur science? Il n'est nation qui n'ait esté plusieurs siècles sans la
médecine : et les premiers siècles, c'est à dire les meilleurs et les
plus heureux : et du monde la dixiesme partie ne s'en sert pas en-
cores à cette heure. Infinies nations ne la cognoissent pas, où l'on
vit et plus sainement, et plus longuement, qu'on ne fait icy : et
parmy nous, le commun peuple s'en passe heureusement. Les Ro-
mains auoyent esté six cens ans, auant que de la receuoir : mais
après l'auoir essayée, ils la chassèrent de leur ville, par l'entremise
de Caton le Censeur, qui montra combien aysément il s'en pouuoit
passer, ayant vescu quatre vingts et cinq ans : et faict viure sa
femme iusqu'à l'extrême vieillesse, non pas sans médecine : mais
ouy bien sans médecin : car toute chose qui se trouue salubre à
nostre vie, se peut nommer médecine. Il entretenoit, ce dit Plutar-
que, sa famille en santé, par l'vsage, ce me semble, du heure.
Comme les Arcades, dit Pline, guérissent toutes maladies auec du
laict de vache. Et les Lybiens, dit Hérodote, iouyssent populaire-
ment d'vne rare santé, par cette coustume qu'ils ont : après que
leurs enfants ont atteint quatre ans, de leur causterizer et brusler
les veines du chef et des temples : par où ils coupent chemin pour
leur vie, à toute defluxion de rheume. Et les gens de village de ce
pays, à tous accidens n'employent que du vin le plus fort qu'ils
peuuent, meslé à force safran et espice : tout cela auec vne fortune
pareille. Et à dire vray, de toute cette diuersité et confusion
d'ordonnances, quelle autre fin et effect après tout y a il, que de
vuider le ventre? ce que mille simples domestiques peuuent faire.
Et si ne sçay si c'est si vtilement qu'ils disent : et si nostre nature
n'a point besoing de la résidence de ses excremens, iusques à cer-
taine mesure, comme le vin a de sa lie pour sa conseruation. Vous
voyez souuent des hommes sains, tomber en vomissemens, ou flux
de ventre par accident estrangcr, et faire vn grand vuidange d'ex-
cremens sans besoin aucun précèdent, et sans aucune vtihté
TRADUCTION. — LIV. II, CH. XXXVII. 39
bien portant, par suite je ne m'inquiète pas de me trouver sans
médecin, sans apotliicaire, sans secours, ce dont j'en vois qui se
tourmentent plus que de leur mal. Du reste, par leur état de santé
et la durée de leur vie, les médecins sont-ils eux-mêmes un témoi-
gnage déjà si probant de bons effets de leur science?
La plupart des peuples, entre autres les Romains, ont
longtemps existé sans connaître les médecins. — Il n'est
pas de peuple qui ne soit demeuré plusieurs siècles sans méde-
cins; et ces siècles, les premiers de leur existence, en furent les
meilleurs et les plus heureux. Encore à cette heure, la dixième
partie des gens de par le monde n'en use pas ; nombre de nations
où on vit en meilleure santé et plus longtemps qu'ici, ne les con-
naissent pas; et, parmi nous, le bas peuple s'en passe et s'en
trouve bien. Les Romains sont demeurés six cents ans avant de
les admettre , et , après en avoir essayé , les ont chassés de leur
ville, à l'instigation de Caton le censeur, qui montra comment il
pouvait aisément s'en passer en vivant quatre-vingt-cinq ans, et
faisant vivre sa femme jusqu'à l'âge le plus avancé, non sans le
secours de la médecine, mais bien sans celui des médecins, car
ce nom de médecine se peut appliquer à tout ce qui est suscep-
tible de concourir à la conservation de notre santé. Il maintenait
sa famille bien portante, dit Plutarque, en lui faisant manger force
lièvres, je crois; comme les Arcadiens qui, au dire de Pline, gué-
rissaient toutes les maladies avec du lait de vache , et les Libyens
qui, d'après Hérodote, jouissent en général d'une santé excep-
tionnelle grâce à la coutume qu'ils ont de cautériser, en y appli-
quant le feu, les veines du cou et des tempes à leurs enfants,
quand ils ont atteint l'âge de quatre ans, coupant court par là, pour
toute leur vie, à toute production de rhume. Dans mon pays même,
les gens de la campagne n'emploient, pour tous les accidents, que
du vin aussi fort qu'il se peut, mêlé à quantité de safran et d'au-
tres épices; et ils en usent avec un égal succès dans tous les
cas.
L'utilité des purgations imaginées par la médecine
n'est rien moins que prouvée; sait-on du reste jamais si
un remède agit en bien ou en mal, et s'il n'eût pas mieux
valu laisser faire la nature ? — Et à vrai dire, à quels autres
but et effet, tend, après tout cette diversité d'ordonnances confuses,
si ce n'est à vider le ventre, ce que peuvent faire mille herbages
que nous avons constamment sous la main? et puis, je ne sais trop
si cette pratique est aussi utile qu'on le dit, et si notre nature n'a
pas besoin que les excréments demeurent dans une certaine mesure,
tout comme la lie du vin est nécessaire à sa conservation. Ne voit-
on pas souvent des hommes en bonne santé avoir, sous l'effet d'un
accident n'affectant pas cette partie du corps, des vomissements et
des flux de ventre, et évacuer une grande quantité d'excréments,
sans qu'avant l'accident ils eu eussent besoin, et sans qu'après ce
leur soit bon, en éprouvant même des inconvénients et une aggra-
40 ESSAIS DE MONTAIGNE.
suyuante, voire auec empirement cl dommage. C'est du grand Pla-
ton, que i'apprins n'agueres, que de trois sortes de mouuemcnts,
qui «nous appartiennent, le dernier et le pire est celuy des purga-
tions : que nul homme, s'il n'est fol, ne doit entreprendre, qu'à
l'extrême nécessité. On va troublant et esueillant le mal par oppo-
sitions contraires. Il faut que ce soit la forme de viure, qui douce-
ment l'allanguisse et reconduise à sa fin. Les violentes harpades
de la drogue et du mal, sont tousiours à nostre perte, puis que la
querelle se desmesle chez nous, et que la drogue est vn secours in-
fiable : de sa nature ennemy à nostre santé, et qui n'a accez en
nostre estât que par le trouble. Laissons vn peu faire. L'ordre qui
pouruoid aux puces et aux taulpes, pouruoid aussi aux hommes,
qui ont la patience pareille, à se laisser gouuerncr, que les puces
et les taulpes. Nous auons beau crier bihore : c'est bien pour nous
enrouer, mais non pour l'auancer. C'est vn ordre superbe et impi-
teux. Nostre crainte, nostre desespoir, le desgouste et retarde de
nostre ayde, au lieu de l'y conuier. Il doibt au mal son cours,
comme à la santé. De se laisser corrompre en faneur de l'vn, au
preiudice des droits de l'autre, il ne le fera pas : il tomberoit
en desordre. Suyuons de par Dieu, suyuons. Il meine ceux qui
suyuent : ceux qui ne le suyuent pas, il les entraine, et leur rage,
et leur médecine ensemble. Faittes ordonner vue purgation à vostre
ceruelle. Elle y sera mieux employée, qu'à vostre estomach. On
demandoit à vn Lacedemonien, qui l'auoit fait viure sain si long
temps : L'ignorance de la médecine, respondit-il. Et Adrian l'Em-
pereur crioit sans cesse en mourant, que la presse des médecins
l'auoit tué. Vn mauuais luicteur se fit médecin : Courage, luy dit
Diogenes, tu as raison, tu mettras à cette heure en terre ceux qui
t'y ont mis autresfois. Mais ils ont cet heur, selon Nicocles, que le
soleil esclaire leur succez, et la terre cache leur faute. Et outre-
cela, ils ont vue façon bien auantageuse, à se seruir de toutes sor-
tes d'euenemens : car ce que la Fortune, ce que la Nature, ou
quelque autre cause estrangere, desquelles le nombre est infini,
produit en nous de bon et de salutaire, c'est le priuilege de la mé-
decine de se l'attribuer. Tous les heureux succez qui arriuent au
patient, qui est soubs son régime, c'est d'elle qu'il les tient. Les
occasions qui m'ont guery moy, et qui guérissent mille autres, qui
n'appellent point les' médecins à leurs secours, ils les vsurpent en
leurs subiects. Et quant aux mauuais accidens, ou ils les desad-
TRADUCTION. — LIV. II, CH. XXXVII. 41
vation de leur état. C'est du grand Platon que j'ai appris naguère
que des trois sortes de perturbations qu'il nous est possible de pro-
voquer en nous, la dernière et la pire est celle occasionnée par les
purgations auxquelles nul homme, à moins qu'il ne soit fou, ne
doit avoir recours qu'à la dernière extrémité. On va ainsi troublant
et éveillant le mal par ce qu'on lui oppose et dont les effets sont
contraires, alors qu'il faudrait que ce soit uniquement notre genre
de vie qui, peu à peu, l'alanguisse et l'amène à prendre fin. Les
combats violents que se livrent la drogue et le mal sont toujours
à notre préjudice, puisqu'ils se passent en nous et que la drogue
ne nous est que d'un secours auquel nous ne pouvons nous fier;
que, par elle-même, elle n'est pas favorable à notre santé et qu'elle
n'a accès en nous que parce que nous ne sommes pas en bon état.
Laissons un peu faire la nature ; l'ordre par lequel elle assure la
conservation des puces et des taupes, assure de même celle des
hommes, lorsque avec la même patience qu'y mettent les puces et
les taupes ils se laissent gouverner par elle. A cet ordre, nous
avons beau crier : Bihôrre (Allons vite)! nous arriverons à nous
enrouer, mais non à activer sa marche que rien ne trouble ni inflé-
chit; notre crainte, notre désespoir, loin de l'inciter à nous prêter
son aide, l'en dégoûte et le lui fait différer; il doit assurer au mal
aussi bien qu'à la santé de suivre leur cours, il ne saurait se prêter
à favoriser l'un au détriment de l'autre, et il ne le fera pas, parce
qu'il ne serait plus l'ordre, il serait le désordre. Suivons-le, de par
Dieu! suivons-le; il dirige ceux qui le suivent; ceux qui ne le sui-
vent pas, il les entraîne et, avec eux, leur rage et leur médecine,
le tout ensemble. Faites- vous ordonner une purgation pour votre
cervelle, elle sera de meilleur effet que pour votre estomac.
On demandait à un Lacédémonien à quoi il devait d'avoir vécu
si bien portant et si longtemps : « A ce que je ne sais pas ce que
c'est que se droguer, » répondit-il. — L'empereur Adrien, lors de
sa mort, répétait sans cesse que l'affluence des médecins l'avait
tué. — Un mauvais lutteur s'était fait médecin : « Courage, lui
dit Diogène, tu as raison; tu vas pouvoir maintenant mettre en
terre, ceux qui t'y ont mis autrefois. » — « Ils ont cette heureuse
chance, disait Nicoclès, que le soleil éclaire leurs succès et que la
terre cache leurs fautes. »
Les médecins se targuent de toutes les améliorations
qu'éprouve le malade, et trouvent toujours à excuser le
mauvais succès de leurs ordonnances. — En outre, ils ont
une façon bien avantageuse de faire tourner à leur profit les évé-
nements quels qu'ils soient : Si le hasard, la nature ou toute autre
cause (et le nombre en est infini) à laquelle ils sont étrangers, ont
sur vous une action favorable et salutaire, c'est leur privilège de se
l'attribuer; à eux revient le mérite de toutes les améliorations que
ressent le patient qui s'est mis entre leurs mains; ce qui m'a guéri,
moi et mille autres qui n'appelons pas les médecins à notre aide, ils
s'en font honneur auprès de ceux qu'ils traitent. Quant aux acci-
42 ESSAIS DE MONTAIGNE.
uoûent tout à fait, en attribuant la coulpe au patient, par des rai-
sons si vaines, qu'ils n'ont garde de faillir d'en trouuer tousiours
assez bon nombre de telles : Il a descouuert son bras, il a ouy le
bruit d'vn coche :
Rhedarum transitus arcto
Vieorum inflexu :
on a entrouuert sa fenestre, il s'est couché sur le costé gauche, ou
passé par sa teste quelque pensement pénible. Somme vue parolle,
vn songe, vne œuillade, leur semble suffisante excuse pour se des-
charger de faute. Ou, s'il leur plaist, ils se seruent encore de cet
empirement, et en font leurs affaires, par cet autre moyen qui ne
leur peut iamais faillir : c'est de nous payer lors que la maladie se
trouue reschaufee par leurs applications, de l'asseurance qu'ils
nous donnent, qu'elle seroit bien autrement empirée sans leurs
remèdes. Celuy qu'ils ont ietté d'vn morfondement en vne fleure
quotidienne, il eust eu sans eux, la continue. Ils n'ont garde de
faire mal leurs besongnes, puis que le dommage leur renient à
profit. Vrayement ils ont raison de requérir du malade, vne appli-
cation de créance fauorable : il faut qu'elle le soit à la vérité en
bon escient, et bien souple, pour s'appliquer à des imaginations si
mal aisées à croire. Platon disoit bien à propos, qu'il n'appartenoit
qu'aux médecins de mentir en toute liberté, puis que nostre salut
despend de la vanité, et fauceté de leurs promesses. ^Esope au-
theur de très-rare excellence, et duquel peu de gens descouurent
toutes les grâces, est plaisant à nous représenter cette authorité
tyrannique, qu'ils vsurpent sur ces panures âmes affoiblies et aba-
tuës par le mal, et la crainte : car il conte, qu'un malade estant
interrogé par son médecin, quelle opération il sentoit des medica-
mens, qu'il luy auoit donnez : l'ay fort sué, respondit-il. Cela est
bon, dit le médecin. Vne autre fois il luy demanda encore, comme
il s'estoit porté depuis : l'ay eu vn froid extrême, fit-il, et si ay fort
tremblé. Cela est bon, suyuit le médecin : à la troisième fois, il luy
demanda de rechef, comment il se portoit : le me sens, dit-il,
enfler et bouffir comme d'hydropisie. Voyla qui va bien, adiousta
le médecin. L'vn de ses domestiques venant après à s'enquérir à
luy de son estât : Certes mon amy, respond-il, à force de bien
estre, ie me meurs. II y auoit en ^Egypte vne loy plus iuste, par
laquelle le médecin prenoit son patient en charge les trois premiers
iours, aux périls et fortunes du patient : mais les trois iours pas-
sez, c'esloit aux siens propres. Car quelle raison y a-il, qu'^Escula-
TRADUCTION. — LIV. II, CH. XXXVII. 43
dents fâcheux qui leur arrivent, ou ils les désavouent complètement
et les imputent à la faute de leur malade, en invoquant des raisons
si futiles, qu'ils ne peuvent manquer d'en trouver bon nombre à
donner : Il a découvert son bras ; il a entendu le bruit d'une voi-
ture, « le hi'uit de chars embarrassés au détour de rues étroites (Jw-
vénal) »; on a entr'ouvert sa fenêtre; il s'est couché sur le côté; il
lui est passé par la tête des idées pénibles. En somme, une pa-
role, un songe, un regard de quelqu'un ayant le mauvais œil leur
semblent une excuse suffisante pour se décharger de leur faute.
Ou encore, si cela leur convient mieux, ils se servent de cette ag-
gravation au mieux de leurs intérêts, en s'y prenant de la manière
suivante, qui ne peut jamais leur donner de mécompte : lorsque la
maladie redouble par l'effet de leur médicamentation, ils nous en
dédommagent en affirmant que, sans leurs remèdes, c'eût été bien
pire, et que celui dont ils ont transformé un refroidissement en un
accès de fièvre passagère eût été, sans eux, atteint de fièvre conti-
nue. Peu leur importe de ne pas réussir, le dommage étant tout
profit pour eux. Ils ont vraiment bien raison de requérir de leurs
malades une confiance aussi optimiste, et il la faut en vérité à ceux-
ci bien entière et bien souple, pour en arriver à accepter tout ce
que leurs médecins imaginent, si peu croyable que ce soit. Platon
disait avec juste raison que les médecins peuvent mentir en toute
liberté, puisque notre salut dépend de la frivolité et de la faus-
seté des assurances qu'ils nous donnent. — Ésope, cet auteur d'un
talent exceptionnel, dont peu de gens sont en état de discerner la
grâce, est plaisant quand il nous décrit l'autorité tyrannique
qu'ils usurpent sur ces pauvres esprits affaiblis et abattus par le
mal et la crainte. Il conte qu'un malade, questionné par son mé-
decin sur l'effet produit par des médicaments qu'il lui a fait pren-
dre, lui répond : « J'ai beaucoup transpiré. — Cela est bon, » dit le
médecin. Une autre fois, lui ayant demandé comment il s'était
comporté depuis qu'il ne l'avait vu : « J'ai eu excessivement froid,
lui répond le malade, et de violents frissons. — Très bien, » fait
aussitôt le médecin. Une troisième fois, s'enquérant encore com-
ment il se portait : « Je me sens, répond-il, enfler et devenir
bouffi, comme si j'étais hydropique. — Voilà qui est parfait, »
réplique le médecin. Un des domestiques du patient venant, après
cette dernière visite, s'informer auprès de lui de son état : «Je
vais bien, mon ami, lui dit-il, si bien qu'à force d'aller bien, je
me meurs. »
Loi des Égyptiens rendant les médecins responsables
de Tefficacité du traitement de leurs malades. — Il y avait
en Egypte une loi fort juste, qui déchargeait le médecin de toute
responsabilité pendant les trois premiers jours, quand un malade
se confiait à lui; durant ce temps, son client était traité à ses pro-
pres risques et périls; mais, ces trois jours écoulés, le médecin
devenait responsable et le traitement passait à sa charge. Escu-
lape, leur patron, a bien été frappé de la foudre pour avoir ra-
44 ESSAIS DE MONTAIGNE.
plus leur patron ait esté frappé du foudre, pour auoir r'amené
Hypolitus de mort à vie,
Nam Pater omnipotens aliquem indignatus ab vmbris
Mortalem infernis, ad lumina surgere vitse,
Ipse repertorem medicinse talis et artis,
Fulmine Phœbigenam Stygias delrusit ad vndas :
et ses suyuans soyent absous, qui enuoyent tant d'ames de la vie à
la mort? Vn médecin van toit à Nicoclés, son art estre de grande
auctorité : Vrayement c'est mon, dit Nicoclés, qui peut impuné-
ment tuer tant de gens. Au demeurant, si l'eusse esté de leur
conseil, l'eusse rendu ma discipline plus sacrée et mystérieuse : ils
auoyent assez bien commencé, mais ils n'ont pas acheué de mesme.
C'estoit vn bon commencement, d'auoir fait des dieux et des dsemons
autheurs de leur science, d'auoir pris vn langage à part, vne escri-
ture à part. Quoy qu'en sente la philosophie, que c'est folie de
conseiller vn homme pour son profit, par manière non intelligible :
Vt si guis medicus imperet vt sumat
Terrigenam, herbigradam, domiportam, sanguine cassam.
C'estoit vne bonne règle en leur art, et qui accompagne toutes les
arts fanatiques, vaines, et supernaturelles, qu'il faut que la foy du
patient, préoccupe par bonne espérance et asseurance, leur effect
et opération. Laquelle règle ils tiennent iusques là, que le plus
ignorant et grossier médecin, ils le trouuent plus propre à celuy,
qui a fiance en luy, que le plus expérimenté, et incognu. Le choix
mesmes de la plus part de leurs drogues est aucunement mystérieux
et diuin. Le pied gauche d'vne tortue, l'vrine d'vn lezart, la fiante
d'vn éléphant, le foye d'vne taupe, du sang tiré soubs l'aile droite
d'vn pigeon blanc : et pour nous autres coliqueux (tant ils abusent
desdaigneusement de nostre misère) des crottes de rat puluerisées,
et telles autres singeries, qui ont plus le visage d'vn enchantement
magicien, que de science solide. le laisse à part le nombre imper
de leurs pillules : la destination de certains iours et festes de l'an-
née : la distinction des heures, à cueillir les herbes de leurs ingre-
diens : et cette grimace rebarbatiue et prudente, de leur port et
contenance, dequoy Pline mesme se mocque. Mais ils ont failly,
veux-ie dire, de ce qu'à ce beau commencement, ils n'ont adiousté
cccy, de rendre leurs assemblées et consultations plus religieuses et
secrètes : aucun homme profane n'y deuoit auoir accez, non plus
qu'aux secrètes cérémonies d'^^isculape. Car il adulent de cette
TRADUCTION. — LIV. II, CH. XXXVII. 45
mené Hippolyte de la mort à la vie : « Jupiter, indigné qu'un mor-
tel eût été l'oppelé de la nuit infernale à la lumière du jour, frappa
de la foudre le fils d'Apollon, r inventeur de cet art audacieux, et le
précipita dans le Styx [Virgile) », pourquoi ses successeurs, qui
font passer tant d'àmes de vie à trépas, seraient-ils indemnes? L'un
d'eux vantait à Nicoclès l'autorité considérable à laquelle son art
était parvenu : « C'est bien mon sentiment, dit Nicoclès, puisqu'il
peut tuer tant de gens impunément. »
Le mystère sied à la médecine; le charlatanisme que
les médecins apportent dans la confection de leurs ordon-
nances, leur attitude compassée auprès des malades, en
imposent; ils devraient aussi ne jamais discuter qu'à huis
clos et se garder de traiter à plusieurs un même malade.
— Si j'avais été admis à donner mon avis, j'aurais voulu pour eux
des traditions où la divinité et le mystère eussent eu plus de part;
ils avaient bien commencé, mais ils n'ont pas poursuivi. C'était un
bon point de départ que d'avoir fait émaner leur science des dieux
et des démons, d'avoir pris un langage à part, une écriture à part,
quoi qu'en pense la philosophie qui estime que c'est folie de vouloir
donner en termes inintelligibles des conseils à un homme qui a à
en faire son profit : « Comme si, pour conseiller à un malade d'a-
valer un escargot, un médecin lui ordonnait de prendre un enfant de
la terre, marchant dans l'herbe, dépourvu de sang et portant sa
maison sur son dos [Cicéron). » — C'était une bonne règle pour leur
art, qu'on retrouve du reste dans tous les arts "fantastiques qui ne
sont pas sérieux et qui ont pour base le surnaturel, que celle qui
pose que la foi du patient, par l'espérance et l'assurance qu'elle en-
gendre en lui, doit seconder l'action du médecin et en faciliter
l'effet; cette règle, chez eux, va jusqu'à établir que le praticien le
plus ignorant, le plus grossier, si l'on a confiance en lui, est pré-
férable au plus expérimenté, si celui-ci est inconnu. — Le choix
même de leurs drogues a quelque chose de mystérieux et de sacré :
le pied gauche d'une tortue, l'urine d'un lézard, la fiente d'un élé-
phant, le foie d'une taupe, du sang tiré de dessous l'aile droite d'un
pigeon blanc, et, pour nous autres, atteints de coliques néphré-
tiques (est-ce assez abuser de nos misères), des crottes de rat pul-
vérisées et telles autres prescriptions bizarres qui tiennent plus des
enchantements de la magie que d'une science sérieuse. Je laisse de
côté ces autres singularités : que les pilules sont à prendre en
nombre impair; qu'il faut, pour les prendre, faire choix de certains
jours et fêtes de l'année; que les herbes entrant dans leurs in-
grédients sont à cueillir à des heures déterminées; enfin l'air ré-
barbatif et réfléchi, dont se moque Pline lui-même, qu'ils appor-
tent dans leur attitude et leur contenance. Seulement, avec de si
beaux débuts, ils ont, dirais-je, commis la faute de ne pas avoir
ajouté que leurs assemblées et leurs consultations auraient un ca-
ractère religieux et seraient secrètes; qu'aucun profane n'y aurait
accès, pas plus que lorsqu'on célèbre les mystères du culte d'Es-
46 ESSAIS DE MONTAIGNE.
faute, que leur irrésolution, la foiblesse de leurs argumens, diuina-
tions et fondements, l'aspreté de leurs contestations, pleines de
haine, de ialousie, et de considération particulière, venants à estre
descouuertes à vn chacun, il faut estre merueilleusement aueugle,
si on ne se sent bien hazardé entre leurs mains. Qui vid iamais
médecin se seruir de la recepte de son compagnon, sans y retran-
cher ou adiouster quelque chose? Ils trahissent assez par là leur
art : et nous font voir qu'ils y considèrent plus leur réputation, et
par conséquent leur profit, que l'interest de leurs patiens. Celuy là
de leurs docteurs est plus sage, qui leur a anciennement prescript,
qu'vn seul se mesle de traiter vn malade : car s'il ne fait rien qui
vaille, le reproche à l'art de la médecine, n'en sera pas fort grand
pour la faute d'vn homme seul : et au rebours, la gloire en sera
grande, s'il vient à bien rencontrer : là où quand ils sont beaucoup,
ils descrient à tous les coups le mestier : d'autant qu'il leur aduient
de faire plus souuent mal que bien. Ils se deuoient contenter du
perpétuel desaccord, qui se trouue es opinions des principaux
maistres et autheurs anciens de cette science, lequel n'est cogneu
que des hommes versez aux liures, sans faire voir encore au peuple
les controuerses et inconstances de logement, qu'ils nourrissent et
continuent entre eux. Voulons nous vn exemple de l'ancien débat
de la médecine? Hierophilus loge la cause originelle des maladies
aux humeurs : Erasistratus, au sang des artères : Asclepiades, aux
atomes inuisibles s'escoulants en noz pores : Alcmaeon, en l'exu-
perance ou deffaut des forces corporelles : Diodes, en l'inequalité
des elemens du corps, et en la qualité de l'air, que nous respirons :
Strato, en l'abondance, crudité, et corruption de l'alimant que nous
prenons : Hippocrates la loge aux esprits. Il y a l'vn de leurs amis,
qu'ils cognoissent mieux que moy, qui s'escrie à ce propos, que la
science la plus importante qui soit en nostre vsage, comme celle
qui a charge de nostre conseruation et santé, c'est de mal'heur, la
plus incertaine, la plus trouble, et agitée de plus de changemens.
Il n'y a pas grand danger de nous mescomter à la hauteur du so-
leil, ou en la fraction de quelque supputation astronomique : mais
icy, où il va de tout nostre estre, ce n'est pas sagesse, de nous
abandonner à la mercy de l'agitation de tant de vents contraires.
Auant la guerre Pcloponnesiaque, il n'estoit pas grands nouuel-
les de cette science : Hippocrates la mit en crédit : tout ce que
cettuy-cy auoit estably, Chrysippus le renuersa : depuis Erasistra-
TRADUCTION. - LIV. II, CH. XXXVII. 47
culape; de cette faute, il arrive que leurs irrésolutions, la fai-
blesse de leurs raisonnements sur ce qu'ils croient deviner et qui
sert de base à leurs discussions si acrimonieuses, pleines de haine,
de jalousie, de considérations personnelles, venant à être révélées à
tout un chacun, il faut être étonnamment aveugle, pour ne pas se
sentir bien aventuré quand on se remet entre leurs mains. — Qui
a jamais vu un médecin confirmer tout simplement l'ordonnance
d'un confrère, sans y rien ajouter ou retrancher? ils trahissent par
là rinanité de leur art, et nous font voir qu'ils se préoccupent plus
de leur réputation et par suite de leurs profits, que de leurs ma-
lades. Celui-là de leurs docteurs a été le plus sage qui, ancienne-
ment, leur a recommandé de n'être qu'un à s'occuper d'un même
malade; s'il ne fait rien qui vaille, la faute d'un seul ne sera pas
de grande importance pour le bon renom de la corporation ; et une
grande gloire rejaillira sur tous, si, au contraire, il vient à bien
rencontrer. Quand ils sont plusieurs à s'occuper d'un même cas,
ils décrient continuellement le métier, d'autant qu'il leur arrive
de faire plus souvent mal que bien. Ils devraient se contenter du
perpétuel désaccord qui existe dans les opinions des principaux
maîtres et auteurs de leur science dans l'antiquité, désaccord que
connaissent seuls les gens qui sont versés dans les lettres, sans
laisser voir au vulgaire les controverses et les changements d'idées
qui continuent à abonder en eux et à les diviser.
Sur la cause même des maladies que d^opinions di-
verses! — Voulons-nous un exemple dos débats de la médecine,
aux temps anciens? Hiérophile attribue à nos humeurs la cause
originelle de nos maladies ; Érasistrate, au sang des artères ; As-
clépiade, aux atomes invisibles qui pénètrent par nos pores;
Alcméon, à une surabondance ou à un affaiblissement des forces
corporelles; Dioclès, à une inégalité dans la proportion des élé-
ments dont se compose le corps, ainsi qu'à la qualité de l'air que
nous respirons; Straton, à un excès, à une difficulté d'assimilation
et à une corruption des aliments que nous prenons; Hippocrate
l'attribue aux esprits. Un de leurs amis, qu'ils connaissent mieux
que moi, dit à ce propos que « la science la plus importante pour
nous, celle qui a charge de notre conservation et de notre santé,
est, par malheur, la plus incertaine, la plus confuse, la plus agitée
par les changements qui s'y produisent ». Il n'y a pas grand mal à
ce que nous fassions erreur dans la mesure de la hauteur du so-
leil, non plus que dans la résolution de quelque calcul astrono-
mique; mais ici, où il y va de tout notre être, il n'est pas sage de
nous abandonnera la merci de l'agitation produite partant de vents
contraires.
Époque à laquelle la médecine a commencé à être en cré-
dit et fluctuations qu'ont, depuis cette origine, subies les
principes sur lesquels elle repose. — Avant la guerre du Pélo-
ponèse, il n'était guère question de cette science ; Hippocrate la mit
en crédit. Toutes les règles qu'il en posa, furent postérieurement
48 ESSAIS DE MONTAIGNE.
tus petit fils d'Aristolc, tout ce que Chrysippus en auoit escrit.
Apres ceux-cy, suruindrent les Empiriques, qui prindrent vue voyc
toute diuerse des anciens, au maniement de cet art. Quand le cré-
dit de ces derniers commença à s'enuieillir, Herophilus mit en
vsage vue autre sorte de médecine, qu'Asclepiades vint à combattre
et anéantir à son tour. A leur reng gaignerent authorité les opi-
nions de Themison, et depuis de Musa, et encore après celles de
Vexius Valens, médecin fameux par l'intelligence qu'il auoit auec
Messalina. L'empire de la médecine tomba du temps de Néron à
Thessalus, qui abolit et condamna tout ce qui en auoit esté tenu
iusques à luy. La doctrine de cettuy-cy fut abbattue par Crinas de
Marseille, qui apporta de nouueau, de régler toutes les opérations
medecinales, aux ephemerides et mouuemens des astres, manger,
dormir, et boire à l'heure qu'il plairoit à la lune et à Mercure. Son
authorité fut bien tost après supplantée par Charinus, médecin de
cette mesme ville de Marseille. Cettuy-cy combattoit non seulement
la médecine ancienne, mais encore Tvsage des bains chauds, pu-
blic, et tant de siècles auparauant accoustumé. Il faisoit baigner
les hommes dans l'eau froide, en hyuer mesme, et plongeoit les
malades dans l'eau naturelle des ruisseaux. Iusques au temps de
Pline aucun Romain n'auoit encore daigné exercer la médecine :
elle se faisoit par des estrangers, et Grecs : comme elle se fait en-
tre nous François, par des Latineurs. Car comme dit vn très-grand
médecin, nous ne receuons pas aisément la médecine que nous en-
tendons ; non plus que la drogue que nous cueillons. Si les nations,
desquelles nous retirons le gayac, la salseperille, et le bois d'es-
quine, ont des médecins, combien pensons nous par cette mesme
recommendation de l'estrangeté, la rareté, et la cherté, qu'ils
façent feste de noz choulx, et de nostre persil? car qui oseroit
mespriser les choses recherchées de si loing, au hazard d'vne si
longue pérégrination et si périlleuse? Depuis ces anciennes muta-
tions de la médecine, il y en a eu infinies autres iusques à nous; et
le plus souuent mutations entières et vniuersellee; comme sont
celles que produisent de nostre temps, Paracelse, Fiorauanti et Ar-
genterius : car ils ne changent pas seulement vne recepte, mais, à
ce qu'on me dit, toute la contexture et police du corps de la méde-
cine, accusans d'ignorance et de pipperie, ceux qui en ont faict
profession iusques à eux. le vous laisse à penser où on est le pan-
ure patient. Si encor nous estions asseurez, quand ils se mes-
content, qu'il ne nous nuisist pas, s'il ne nous profile; ce seroit
vne bien raisonnable composition, de se bazarder d'acquérir du
TRADUCTION. — LIV. II, CH. XXXVII. 49
modifiées par Chrysippe; Érasistrate, petit-flls d'Aristote, renversa
tout ce que Ctirysippe en avait écrit. Après eux, vinrent les Empi-
riques qui appliquèrent à cet art une méthode toute différente de
celle suivie jusqu'alors. Quand le crédit de ces derniers commença à
vieillir, Hérophile fit application d'une médecine toute autre, contre
laquelle Asclépiade, qui vint après, s'éleva et dont il triompha à
son tour. Les opinions de Thémisson, puis celles de Musa * vinrent
plus tard faire autorité; puis encore après, celles de Vectius Va-
lens, fameux par ses relations intimes avec Messaline. Au temps
de Néron, Thessalus tint le sceptre ; il abolit et condamna tout ce
qui avait été admis jusqu'à lui. Sa doctrine fut renversée par Cri-
nas de Marseille qui introduisit à nouveau de régler toutes les
opérations médicales d'après les tables astronomiques et le cours
des astres; de manger, boire et dormir aux heures qui plaisaient
à la Lune et à Mercure. Son autorité ne tarda pas à être supplan-
tée par celle de Charinus, médecin de cette même ville de Marseille,
qui non seulement combattit les procédés de la médecine ancienne,
mais encore l'usage des bains chauds que tout le monde pratiquait
et qui, depuis tant de siècles, étaient passés dans les habitudes : il
faisait baigner les gens dans l'eau froide, même en hiver, et plon-
geait ses malades dans l'eau telle qu'on la puisait dans les ruis-
seaux. — Jusqu'au temps de Pline, aucun Romain n'avait encore
daigné exercer la médecine; elle se faisait par les étrangers et les
Grecs, comme cela a lieu chez nous Français, où elle se fait par
des gens baragouinant le latin; car, ainsi que le dit un très grand
médecin, nous n'acceptons pas aisément la médecine que nous
comprenons, pas plus que la drogue que nous cueillons nous-
mêmes. Si, dans les contrées d'où nous tirons le gaiac, la salsepa-
reille et le bois d'esquine, il y a des médecins, combien y doit-on
faire fête à nos choux et à notre persil, en raison de la vogue dont
jouissent les produits qui sont étrangers, rares et chers, personne
n'osant faire fi de choses qu'on a été chercher si loin, en s'expo-
sant aux risques d'un long et périlleux voyage? — Entre ces trans-
formations de la médecine dans les temps anciens et notre époque,
il y en a eu d'autres en nombre infini; le plus souvent, elles ont
été radicales et universelles, comme celles introduites de notre
temps par Paracelse, Fioravanti et Argentarius, qui ne changent
pas seulement une recette mais, à ce que l'on m'a dit, tout ce qui
fait loi en médecine, ainsi que les conditions mômes dans lesquelles
elle s'exerce, accusant d'ignorance et de charlatanisme tous ceux
qui, avant eux, ont exercé, cette profession. Je vous laisse à penser
ce que, dans lout cela, devient le pauvre patient.
Rien de moins certain que les médicaments ne fassent
pas de mal s'ils ne font pas de bien; en outre, les méprises
sont fréquentes; la chirurgie offre une bien plus grande
certitude. — Si encore, quand ils se trompent, nous étions as-
surés que si nous n'en retirons profit cela du moins ne nous nuit
pas, ce serait un compromis honorable que d'avoir chance de nous
ESSAIS DE xMOSTAIGNE. — T. III. 4
oO ESSAIS DE MONTAIGNE.
bien, sans se mettre en danger de perte. iEsope faict ce comte,
qu'vn qui auoit acheté vn More esclaue, estimant que cette couleur
luy fust venue par accident, et mauuais traictement de son premier
maistre, le fit medeciner de plusieurs bains et breuuages, auec
grand soing : il aduint, que le More n'en amenda aucunement sa
couleur basanée, mais qu'il en perdit entièrement sa première
santé. Combien de fois nous aduient-il, de voir les médecins im-
putans les vus aux autres, la mort de leurs patiens? 11 me souuient
d'vne maladie populaire, qui fut aux villes de mon voisinage, il y a
quelques années, mortelle et tres-dangereuse : cet orage estant
passé, qui auoit emporté vn nombre infiny d'hommes ; Tvn des plus
fameux médecins de toute la contrée, vint à publier vn liuret, tou-
chant cette matière, par lequel il se rauise, de ce qu'ils auoyent
vsé de la saignée, et confesse que c'est l'vne des causes principales
du dommage, qui en estoit aduenu. Dauantage leurs autheurs tien-
nent, qu'il n'y a aucune médecine, qui n'ait quelque partie nuisi-
ble. Et si celles mesmes qui nous seruent, nous offencent aucune-
ment, que doiuent faire celles qu'on nous applique du tout hors de
propos? De moy, quand il n'y auroit autre chose, i'estime qu'à ceux
qui hayssent le goust de la médecine, ce soit vn dangereux effort,
et de preiudice, de l'aller aualler à vne heure si incommode, auec
tant de contre-cœur : et croy que cela essaye merueilleusement le
malade, en vne saison, où. il a tant besoin de repos. Outre ce, qu'à
considérer les occasions, surquoy ils fondent ordinairement la
cause de noz maladies, elles sont si légères et si délicates, que
i'argumente par là, qu'vne bien petite erreur en la dispensation de
leurs drogues, peut nous apporter beaucoup de nuisance. Or si le
mescomte du médecin est dangereux, il nous va bien mal : car il
est bien mal-aisé qu'il n'y retombe souuent : il a besoin de trop de
pièces, considérations, et circonstances, pour affuster iustement
son dessein. Il faut qu'il cognoisse la complexion du malade, sa
température, ses humeurs, ses inclinations, ses actions, ses pense-
ments mesmes, et ses imaginations. 11 faut qu'il se responde des
circonstances externes, de la nature du lieu, condition de l'air et
du temps, assiette des planètes, et leurs influances : qu'il sçache en
la maladie les causes, les signes, les affections, les iours critiques :
en la drogue, le poix, la force, le pays, la figure, l'aage, la dispen-
sation : et faut que toutes ces pièces, il les sçache proportionner et
rapporter l'vne à l'autie, pour en engendrer vne parfaicte symme-
trie. A quoy s'il faut tant soit peu, si de tant de ressorts, il y en a
vn tout seul, qui tire à gauche, en voyla assez pour nous peidie.
Dieu sçait, de quelle difficulté est la cognoissance de la pluspart
TRADUCTION. — LIV. II, CH. XXXVTI. 51
bien porter, sans risquer de courir à notre perte. Ésope, dans ses
contes, nous dit que quelqu'un ayant acheté un esclave maure et
croyant que la couleur de sa peau était le fait d'un accident et
provenait de mauvais traitements que lui aurait fait endurer son
premier maître, lui lit suivre, avec grand soin, un régime com-
portant bains et tisanes qui eut pour effet de ne modifier en rien
le teint basané du Maure, mais altéra complètement sa santé excel-
lente auparavant. — Combien ne voyons-nous pas les médecins s'im-
puter les uns aux autres la mort de leurs patients? J'ai souvenance
d'une maladie très dangereuse, souvent mortelle, atteignant sur-
tout les basses classes, qui, il y a quelques années, sévit dans les
villes de mon voisinage. L'épidémie passée après avoir fait un
nombre considérable de victimes, un des plus fameux médecins
de la contrée publia sur la matière un ouvrage dans lequel il cri-
tiquait l'usage qui avait été fait de la saignée pour combattre
cette maladie, confessant que c'était là l'une des principales causes
des pertes qui avaient été faites. Il y a mieux, ceux d'entre eux
qui écrivent, conviennent qu'il n'y a pas de médicament qui n'ait
un effet nuisible; si ceux mêmes qui nous sont d'un effet utile,
nous nuisent d'une façon ou d'une autre, que doivent produire
ceux qu'on nous fait absorber hors de propos? Quand ce ne serait
que cela, j'estime que pour ceux auxquels en répugne le goût,
c'est un effort dangereux qui peut leur être préjudiciable, que
de les leur faire prendre ainsi à contre-cœur, à pareil moment;
je crois que c'est soumettre le malade à une bien rude épreuve,
alors qu'il a tant besoin de repos; sans compter qu'à considérer les
incidents si légers, si insignifiants qui, d'après les médecins, sont
ordinairement cause de nos maladies, j'en arrive à conclure qu'une
fort petite erreur dans l'administration de leurs drogues peut nous
nuire considérablement. Or, si l'erreur d'un médecin est dange-
reuse, nous sommes en bien mauvaise situation, car il lui est bien
difficile de ne pas y retomber souvent; il a besoin de trop de do-
cuments, d'examens, d'être au fait de trop de circonstances, pour
asseoir judicieusement ses résolutions; il faut qu'il connaisse le
tempérament du malade, sa température, son humeur, ses dispo-
sitions, ses occupations et même ce qu'il pense et ce qu'il rêve; il
faut qu'il se rende compte des conditions ambiantes, de la nature
du lieu, de l'air, du climat, où en sont les planètes de leur révolu-
tion et leurs influences; il doit savoir les causes de la maladie, les
caractères sous lesquels elle se présente, ses effets, les jours cri-
tiques; de la drogue dont il fera emploi, il a à connaître le poids,
l'action, le pays d'où elle vient, son aspect, à quelle époque elle
remonte pour juger de sa force, les quantités à ordonner; et, tou-
tes ces conditions envisagées, il faut qu'il sache les proportionner
les unes aux autres, de manière à ce qu'elles s'harmonisent par-
faitement. Pour peu qu'il se méprenne, que de tant d'éléments
divers, un seul agisse à contre-temps, en voilà assez pour ([ue nous
soyons perdus; et Dieu sait de quelles difficultés est la connais-
52 ESSAIS DE MONTAIGNE.
^ de ces parties : car pour exemple, comment trouuera-il le signe
propre de la maladie; chacune estant capable d'vn infiny nombre
de signes? Combien ont ils de débats entr'eux et de doubtes, sur
l'interprétation des vrines? Autrement d'où viendroit cette alter-
cation continuelle que nous voyons entr'eux sur la cognoissance du
mal? Comment excuserions nous cette faute, où ils tombent si sou-
uent, de prendre martre pour renard? Aux maux, que i'ay eu, pour
peu qu'il y eust de difficulté, ie n'en ay iamais trouué trois d'ac-
cord, le remarque plus volontiers les exemples qui me touchent.
Dernièrement à Paris vu Gentil-homme fut taillr par l'ordonnance
des médecins, auquel on ne trouua de pierre non plus à la vessie,
qu'à la main; et là mesmes, vn Euesque qui m'estoit fort amy,
auoit esté instamment sollicité par la pluspart des médecins, qu'il
appeiloit à son conseil, de se faire tailler : i'aydoy moy mesme
soubs la foy d'autruy, à le luy suader : quand il fut trespassé, et
qu'il fut ouuert, on trouua qu'il n'auoit mal qu'aux reins. Ils sont
moins excusables en cette maladie, d'autant qu'elle est aucunement
palpable. C'est par là que la chirurgie me semble beaucoup plus
certaine, par ce qu'elle voit et manie ce qu'elle fait; il y a moins à
coniecturer et à deuiner. Là où les médecins n'ont point de spécu-
lum matricis, qui leur descouure nostre cerneau, nostre poulmon,
et nostre foye. Les promesses mesmes de la médecine sont in-
croyables. Car ayant à prouuoir à diuers accidents et contraires,
qui nous pressent sonnent ensemble, et qui ont vne relation quasi
nécessaire, comme la chaleur du foye, et froideur de l'estomach,
ils nous vont persuadant que de leurs ingrediens, cettuy-cy eschauf-
fera l'estomach, cet autre refraichira le foye : l'vn a sa charge
d'aller droit aux reins, voire iusques à la vessie, sans estaler ail-
leurs ses opérations; et conseruant ses forces et sa vertu, en ce
long chemin et plein de destourbiers, iusques au lieu, au seruice
duquel il est destiné, par sa propriété occulte : l'autre asséchera le
cerueau : celuy là humectera le poulmon. De tout cet amas, ayant
fait vne mixtion de breuuage, n'est-ce pas quelque espèce de resuc-
rie, d'espérer que ces vertus s'aillent diuisant, et triant de cette
confusion et meslange, pour courir à charges si diuerses? le crain-
drois infinicment qu'elles perdissent, ou cschangeassent leurs ethi-
TRADUCTION. — LIV. II, CH. XXXVII. 5.3
sance de ces diverses particularités! Comment, par exemple, dé-
terminer le caractère propre de la maladie, chacune se présen-
tant sous une infinité de formes? Que de débats et de doutes
soulèvent chez les praticiens les déductions à tirer de l'examen des
urines! Sans ces difficultés, ils ne seraient pas, comme nous les
voyons, en continuelles discussions sur le diagnostic du mal, et
quelles excuses auraient-ils pour cette faute qu'ils commettent si
souvent de prendre une martre pour un renard? Quand je les ai
consultés sur mes propres maux, pour peu que lé cas présentât
quelque difficulté, je n'en ai jamais trouvé trois qui aient pu se
mettre d'accord. Naturellement, mes remarques à cet égard se
portent plus particulièrement sur les faits qui me touchent : der-
nièrement, à Paris, un gentilhomme, sur une consultation de mé-
decins, se soumit à l'opération de la taille; on ne trouva pas plus
de pierre dans sa vessie que dans sa main. Ici même, un évêque,
avec lequel j'étais fort lié, avait été instamment conseillé par la
plupart des médecins qui l'avaient examiné, de se faire opérer
pour cette même maladie; je m'étais même entremis pour l'y dé-
cider, convaincu que j'étais, sur la foi d'autrui, qu'il y avait lieu;
lorsqu'il fut mort et qu'on fit son autopsie, on trouva qu'il n'a-
vait que mal aux reins. Les médecins, quand il s'agit de cette
maladie, sont moins excusables qu'en toutes autres, parce que là
le mal est pour ainsi dire palpable. — C'est en quoi la chirurgie
me semble être une science qui offre beaucoup plus de certitude,
parce qu'on y voit et sent ce qu'on fait, il y a moins à conjecturer
et à deviner; tandis que les médecins n'ont pas de spéculum leur
permettant d'examiner le cerveau, les poumons, le foie comme ils
sont à même de le faire pour la matrice.
Gomment ajouter foi à, des médicaments complexes,
composés en vue d'actions différentes et parfois opposées?
— Nous ne pouvons même pas ajouter foi aux assurances qu'ils
nous donnent, car lorsqu'ils ont à pourvoir à divers accidents pro-
duisant des effets contraires qui nous oppressent simultanément et
ont entre eux des rapports presque inévitables, comme dans le cas
où nous éprouvons de la chaleur au foie et du froid à l'estomac,
ils vont nous persuadant que de leurs ingrédients, ceci réchauffera
l'estomac, cela refroidira le foie; l'un doit aller droit aux reins,
voire même jusqu'à la vessie, sans faire sentir son action sur d'au-
tres parties de nous-mêmes, et, durant ce long parcours plein
d'embarras, doit conserver ses forces et sa vertu jusqu'à ce qu'il
soit parvenu au point où il doit agir par ses propriétés occultes ;
un autre asséchera le cerveau, celui-là humectera le poumon; et
ayant mêlé le tout ensemble pour en constituer le breuvage qu'il
va falloir absorber, n'est-ce pas en quelque sorte rêver que d'es-
pérer qu'alors, dans ce mélange confus, chacune de ces diverses
propriétés, se triant d'elle-même, se séparera des autres et ira satis-
faire à celui de ces divers offices qui lui est dévolu? Aussi je crains
fort qu'elles ne s'égarent ou que, se trompant de destination, ne
o4 ESSAIS DE MONTAIGNE.
quelles, et troublassent leurs quartiers. Et qui pourroit imaginer,
qu'en celle confusion liquide, ces facultez ne se corrompent, con-
fondent, et altèrent l'vne l'autre? Quoy, que l'exécution de celte
ordonnance despend d'vn autre officier, à la foy et mercy duquel
nous abandonnons encore vn coup nostre vie? Comme nous .
auons des pourpoinliers, des chausseliers pour nous vestir; et en
sommes d'autant mieux seruis, que chacun ne se mesle que de son
subiect, et a sa science plus restreinte et plus courte, que n'a vn
tailleur, qui embrasse tout. Et comme, à nous nourrir, les grands,
pour plus de commodité ont des offices distinguez de potagers et i
de rostisseurs, dequoy vn cuisinier, qui prend la charge vniuer-
selle, ne peut si exquisement venir à bout. De mesme à nous guai-
rir, les J^gyptiens auoient raison de reiecter ce gênerai meslier de
médecin, et descoupper cette profession à chasque maladie, à
chasque partie du corps son œuurier. Car celte partie en esloit •
bien plus proprement et moins confusément Iraiclée, de ce qu'on
ne regardoil qu'à elle spécialement. Les nostres ne s'aduiscnt pas,
que, qui pouruoid à tout, ne pouruoid à rien : que la totale police
de ce petit monde, leur est indigéstibie. Cependant qu'ils craignent
d'arrester le cours d'vn dysentérique, pour ne luy causer la fleure, -2
ils me tuèrent vn amy, qui valoit mieux, que tout tant qu'ils sont.
Ils mettent leurs diuinations au poids, à l'enconlre des maux pré-
sents : et pour ne guarir le cerueau au preiudice de l'estomach,
offencent l'estomach, et empirent le cerueau, par ces drogues tu-
multuaires et dissentieuses. Quant à la variété et foiblesse des •
raisons de cet' art, elle est plus apparente qu'en aucun' autre art.
Les choses aperitiues sont vtiles à vn homme coliqueux, d'autant
qu'ouurans les passages et les dilatans, elles acheminent cette
matière gluante, de laquelle se baslit la graue, et la pierre, et con-
duisent contre-bas, ce qui se commence à durcir et amasser aux 3
reins. Les choses aperitiues sont dangereuses à vn homme coli-
queux, d'autant qu'ouurans les passages et les dilatans, elles ache-
minent vers les reins, la matière propre à bastir la graue, lesquels
s'en saisissans volontiers pour cette propension qu'ils y ont, il est
mal aisé qu'ils n'en arrestenl beaucoup de ce qu'on y aura charrié. .
TRADUCTION. — LIV. H, CH. XXXVII. S5
viennent à porter le trouble là où elles ont affaire. N'est-il pas éga-
lement à appréhender que dans ce pcle-mêle liquide, elles ne se
corrompent, ne se confondent, ne s'altèrent les unes les autres?
Enfm, c'est à un autre que celui qui l'a formulée, qu'incombe l'exé-
cution de cette ordonnance, à la foi, à la merci de laquelle nous
nous abandonnons, et dont, je le répète, dépend notre vie!
Chaque maladie devrait être traitée par un médecin
distinct qui s'en serait spécialement occupé. — Nous avons,
pour nous habiller, des gens qui ne confectionnent que des pour-
points, tandis que d'autres ne font que des chausses; et nous som-
mes d'autant mieux servis que chacun d'eux ne se mêle que de ce
qui le regarde et que son talent s'exerce dans des limites plus
restreintes, mieux que nous ne le serions par un tailleur qui fait le
tout. Pour ce qui est de la nourriture, les grands, pour la prépa-
ration de leurs aliments, ont avantage à avoir des gens qui pré-
parent les potages et d'autres les rôtis ; un cuisinier qui a charge
des uns et des autres ne parvient pas à les réussir tous aussi bien.
C'est une idée analogue qui faisait qu'avec raison, les Égyptiens
n'admettaient pas qu'en ce qui touche l'art de guérir, le médecin
fût universel : ils spécialisaient les différentes branches de cette
profession; chaque maladie, chaque partie du corps avait son spé-
cialiste; de la sorte, chacun ne s'occupant que d'elle, chacune était
beaucoup mieux traitée et plus suivant ce qui lui convenait. Les
médecins de nos jours ne réfléchissent pas que qui pourvoit à tout,
ne pourvoit à rien, et que s'occuper de toutes les affaires de ce
petit monde qu'est le corps humain, dépasse leurs moyens. En
craignant d'arrêter la dyssenterie chez un ami à moi, qui valait
mieux qu'eux tous tant qu'ils sont, pour ne pas lui causer de
fièvre ils me l'ont tué. Ils rendent leurs oracles au poids, sans te-
nir compte des maux qu'ils ont à combattre; et, pour ne pas guérir
le cerveau au préjudice de Festomac par leurs drogues aux qua-
lités discordantes qui agissent d'une façon désordonnée, ils rendent
malade l'estomac et aggravent la maladie du cerveau.
Faiblesse et incertitude des raisonnements sur lesquels
est fondé l'art de la médecine; l'un condamne ce que
l'autre approuve. — Quant à la faiblesse et à la diversité des
raisonnements qu'ils nous tiennent, elles sont, dans cet art, plus
apparentes que dans tout autre. Ils vous disent, tantôt que les
substances apéritives conviennent à un homme en proie à la co-
lique, parce qu'ouvrant et dilatant les conduits internes, elles en-
traînent vers les reins cette matière gluante, génératrice de la
gravelle et de la pierre, et précipitent en contre-bas ce qui com-
mence à s'amasser et à durcir dans les reins; tantôt que ces
mêmes substances sont dangereuses pour un homme en proie à
cette affection, parce qu'ouvrant et dilatant ces conduits, elles
acheminent vers les reins cette matière qui se transforme en gra-
vier, que cet organe saisit d'autant mieux que cela rentre dans ses
fonctions, et expose à ce qu'il en retienne beaucoup sur la quan-
56 ESSAIS DE MONTAIGNE.
D'auantagc, si de lortune il s'y rencontre quelque corps, ^\n peu
plus grosset qu'il ne faut pour passer tous ces destroicts, qui
restent à franchir pour Texpeller au dehors, ce corps estant es-
branlé par ces choses aperitiues, et ietté dans ces canaux estroits,
venant à les boucher, acheminera vne certaine mort et tres-dou-
loureîise. Ils ont vne pareille fermeté aux conseils qu'ils nous don-
nent de nostre régime de viure : il est bon de tomber souuent de
Teau, car nous voyons par expérience, qu'en la laissant croupir,
nous luy donnons loisir de se descharger de ses excremens, et de
sa lye, qui seruira de matière à bastir la pierre en la vessie : il est
bon de ne tomber point souuent de l'eau, car les poisans excré-
ments qu'elle traine quant et elle, ne s'emporteront point, s'il n'y
a de la violence, comme on void par expérience, qu'vn torrent qui
roule auecques roideur, baloye bien plus nettement le lieu où il
passe, que ne fait le cours d'vn ruisseau mol et lasche. Pareille-
ment, il est bon d'auoir souuent affaire aux femmes, car cela ouure
les passages, et achemine la graue et le sable. Il est bien aussi
mauuais, car cela eschauffe les reins, les lasse et afToiblit. Il est
bon de se baigner aux eaux chaudes, d'autant que cela relasche et
amollit les lieux, où se croupit le sable et la pierre. Mauuais aussi
est-il, d'autant que cette appUcation de chaleur externe, aide les
reins à cuire, durcir, et pétrifier la matière qui y est disposée. A
ceux qui sont aux bains, il est plus salubre de manger peu le soir,
affm que le breuuage des eaux qu'ils ont à prendre lendemain ma-
tin, face plus d'opération, rencontrant l'cstomach vuide, et non em-
pcsché. Au rebours, il est meilleur de manger peu au disner, pour
ne troubler l'opération de l'eau, qui n'est pas encore parfaite, et ne
charger l'estomach si soudain, après cet autre trauail, et pour
laisser l'office de digérer, à la nuict, qui le sçait mieux faire que
ne fait le iour, où le corps et l'esprit, sont en perpétuel mouuement
et action. Voila comment ils vont bastelant, et baguenaudant à noz
despens en tous leurs discours, et ne me sçauroient fournir propo-
sition, à laquelle ie n'en rebastisse vne contraire, de pareille force.
Qu'on ne crie donc plus après ceux qui en ce trouble, se laissent
doucement conduire à leur appétit et au conseil de Nature, et se
remettent à la fortune commune. l'ay veu par occasion de mes
voyages, quasi tous les bains fameux de Chrestienté; et depuis
quelques années ay commencé à m'en seruir. Car en gênerai i'es-
TRADUCTION. — LIV. II, CH. XXXVII. 57
tité qui lui arrive; ajoutant que, si par hasard il se rencontre un
corps tant soit peu plus gros qu'il ne faut pour pouvoir traverser
tous ces canaux étroits qui lui restent à franchir pour être ex-
pulsé au dehors, entraîné par ces substances apéritives, il y pénè-
tre et, s'il vient à les obstruer, occasionne inévitablement la mort
et une mort très douloureuse. — Leurs conseils sur le régime
qu'il convient que nous suivions, n'ont pas plus de fixité: tantôt ils
disent qu'il est bon d'uriner fréquemment, parce que l'expérieûce
nous montre qu'en lui donnant le loisir de croupir, l'urine." se
décharge des excréments qui s'y trouvent en suspension, lesquels
constituent une sorte de lie qui sert à la formation des calculs
dans la vessie ; tantôt qu'il est bon de ne pas uriner souvent, parce
qu'autrement, en raison de leur poids, ces éléments que l'urine
charrie, ne seront point entraînés si le jet n'est pas d'une force
suffisante, l'expérience montrant qu'un torrent au cours impétueux
fait place nette partout où il passe, bien plus qu'un ruisseau cou-
lant lentement et insensiblement. — De même, ils nous disent
tantôt qu'il est bon d'avoir des rapports fréquents avec la femme,
parce que cela ouvre les conduits et fait circuler le gravier et le
sable; tantôt que c'est mauvais, parce que cela échauffe les reins,
les lasse et les affaiblit. Tantôt encore que les bains chauds sont
bons, parce qu'ils détendent et rendent plus souples les organes où
séjournent le sable et la pierre; tantôt qu'ils sont mauvais, parce
que l'action de cette chaleur externe sur les reins, les aide à cuire,
durcir et pétrifier la matière prête à cette transformation. — A ceux
qui prennent les eaux thermales, ils vont disant qu'il convient de
manger peu le soir, afin que les eaux qu'ils doivent boire le lende-
main matin, aient plus d'action, l'estomac étant vide et n'étant pas
contrarié dans ses fonctions; à moins toutefois qu'ils ne leur disent
le contraire : qu'il vaut mieux manger peu au repas de midi, pour
ne pas troubler l'action de l'eau qui n'est pas encore complètement
achevée, ne pas charger l'estomac aussitôt après l'effort qu'il vient
de faire et reporter le principal travail de la digestion à la nuit qui
s'y prête mieux que le jour où le corps et l'esprit sont perpétuel-
lement en mouvement et en action. Voilà comment les médecins
raisonnent constamment, faisant des boniments et se jouant à nos
dépens; ils ne sauraient émettre une seule proposition, à laquelle
je ne puisse en opposer une absolument contraire et de même va-
leur. Qu'on ne crie donc pas contre ceux qui, devant de telles con-
tradictions, se laissent doucement aller à ce que leur dictent leurs
penchants et les conseils de la nature, s'en remettant à la fortune
qui préside aux destinées de tous.
Quoique Montaig^ne n^ait confiance en aucun remède, il
reconnaît que les bains sont utiles; peut-être aussi les
eaux thermales. Diversité dans les modes d^emploi de ces
eaux. — J'ai eu occasion de visiter, dans mes voyages, presque
toutes les stations balnéaires de la chrétienté, et depuis quelques
années j'en fais usage, parce que d'une façon générale j'estime que
58 ESSAIS DE MONTAIGNE.
time le baigner salubrc, et croy que nous encourons non légères
incommoditez, en nostre santé, pour auoir perdu cette coustume,
qui estoit généralement obseruée au temps passé, quasi en toutes
les nations, et est encores en plusieurs, de se lauer le corps tous
les iours : et ne puis pas imaginer que nous ne vaillions beaucoup
moins de tenir ainsi noz membres encroustez, et noz pores estoup-
pez de crasse. Et quant à leur boisson, la Fortune a faict premiè-
rement, qu'elle ne soit aucunement ennemie de mon goust : se-
condement elle est naturelle et simple, qui aumoins n'est pas
dangereuse, si elle est vaine. Dequoy ie prens pour respondant, cette
infinité de peuples de to-utes sortes et complexions, qui s'y assemble.
Et encores que ie n'y aye apperceu aucun effect extraordinaire et
miraculeux : ains que m'en informant vn peu plus curieusement
qu'il ne se faict, i'aye trouué mal fondez et faux, tous les bruits de
telles opérations, qui se sèment en ces lieux là, et qui s'y croyent
(comme le monde va se pippant aisément de ce qu'il désire) toutes-
fois aussi, n'ay-ie veu guère de personnes que ces eaux ayent em-
piré; et ne leur peut-on sans malice refuser cela, qu'elles n'esueil-
lent l'appétit, facilitent la digestion, et nous prestent quelque
nouuelle allégresse, si on n'y va par trop abbatu de forces; ce que
ie desconseille de faire. Elles ne sont pas pour relouer vue poisante
ruyne : elles peuuent appuyer vue inclination légère, ou prouuoir à
la menace de quelque altération. Qui n'y apporte assez d'allégresse,
pour pouuoir iouyr le plaisir des compagnies qui s'y trouuent, et
des promenades et exercices, à quoy nous conuie la beauté des
lieux, où sont communément assises ces eaux, il perd sans double
la meilleure pièce et plus asseurée de leur effect. A cette cause i'ay
choisi iusques à cette heure, à m'arrester et à me scruir de celles,
où il y auoit plus d'amœnité de lieu, commodité de logis, de viures
et de compagnies, comme sont en France, les bains de Banieres :
en la frontière d'AUemaigne, et de Lorraine, ceux de Plombières :
en Souysse, ceux de Bade : en la Toscane, ceux de Lucques; et spé-
cialement ceux délia Villa, desquels i'ay vsé plus souuent, et h
diuerses saisons. Chasque nation a des opinions particulières,
touchant leur vsage, et des loix et formes de s'en seruir, toutes di-
uerses : et selon mon expérience l'effect quasi pareil. Le boire n'est
aucunement rcceu en Allemaigne. Pour toutes maladies, ils se bai-
gnent, et sont à grenouiller dans Toau, quasi d'vn soleil à l'autre.
En Italie, quand ils boiuent neuf iours, ils s'en baignent pour le
moins trente; et communément boiuent l'eau mixtionnée d'autres
drogues, pour secourir son opération. On nous ordonne icy, de
nous promener pour la digérer : là on les arrcste au lict, où ils
TRADUCTION. — LIV. II, CH. XXXVII. 59
les bains sont chose hygiénique et crois que nombre d'affections
d'une certaine gravité, tiennent à ce que nous avons perdu Tha-
bitude de nous laver le corps tous les jours, ainsi que cela était
dans les coutumes de presque toutes les nations des temps passés et
que cela s'est encore maintenu chez plusieurs ; je n'arrive pas à
m'imaginer que nous ayons avantage à tenir ainsi nos membres
encroûtés et nos pores bouchés par la crasse. Pour ce qui est de
prendre ces eaux en boisson, la fortune a fait d'abord que cela
n'est aucunement contraire à mes goûts, en second lieu que c'est
chose naturelle et simple qui du moins, si elle n'est utile, n'est pas
dangereuse, ce que me permet d'affirmer ce nombre infini de
gens de toutes sortes et de tous tempéraments qui s'y rendent.
Bien qu'encore je n'aie pas constaté qu'elles aient produit aucun
résultat miraculeux ou extraordinaire, et qu'en m'informant d'un
peu plus près qu'on ne le fait d'habitude, j'aie trouvé faux et dé-
nués de fondement tous les bruits de faits de cette nature qui se
répandent en ces lieux et auxquels on ajoute foi (le monde se
trompe si aisément sur ce qu'il désire) ; par contre, je n'ai guère
vu de personnes dont ces eaux aient empiré l'état. On ne peut,
sans parti pris, leur refuser qu'elles éveillent l'appétit, facilitent
la digestion et nous rendent pour ainsi dire plus guillerets, si on
n'y va pas à bout de forces, ce que je déconseille bien; impuis-
santes à relever d'une ruine imminente, elles peuvent venir en aide
dans le cas d'un léger ébranlement, ou parer à la menace d'une
altération prochaine. Qui y vient sans être en disposition suffisante
pour pouvoir jouir de la compagnie qui s'y trouve, des promenades
et des excursions auxquelles nous convie la beauté des lieux où se
trouvent la plupart de ces eaux, perd indubitablement le meilleur
et le plus efficace de leurs effets. Aussi ai-je toujours, jusqu'à pré-
sent, fait choix, pour y séjourner et en faire usage, des localités les
plus agréables par leurs sites et qui, en môme temps, offrent le
plus de commodité sous le rapport du logement, de la nourriture et
de la société, comme sont : en France, les bains de Bagnèrcs; sur
les confins de l'Allemagne et de la Lorraine, ceux de Plombières ; en
Suisse, ceux de Bade; en Toscane, ceux de Lucques, et en particu-
lier ceux « délia Villa », dont j'ai usé le plus souvent et en diverses
saisons.
Chaque nation a ses idées particulières sur le mode d'emploi des
eaux et les conditions dans lesquelles elles doivent être prises,
lesquelles sont fort variables ; quant à leur effet, il est, d'après ce que
j'en ai éprouvé, à peu près le même partout. En Allemagne, on ne
les boit jamais; pour toutes les maladies, on les prend sous forme
de bains ot on passe tout son temps à barboter dans l'eau, presque
d'un soleil à l'autre. En Itahe, quand on boit pendant neuf jours,
on se baigne pendant trente au moins; l'eau se boit d'ordinaire
additionnée d'autres drogues qui en secondent l'action. Dans cer-
taines stations, on vous ordonne de vous promener pour la bien
digérer; dans d'autres, on la prend au lit que l'on garde jusqu'à ce
60 ESSAIS DE MONTAIGNE.
l'ont prise, iusques à ce qu'ils Tayent viiidée, leur eschauffanl con-
tinuellement restomach, et les pieds. Comme les AUemans ont de
particulier, de se faire généralement tous corneter et vantouser,
auec scarification dans le bain : ainsin ont les Italiens leurs doccie,
qui sont certaines gouttières de cette eau chaude, qu'ils conduisent
par des cannes, et vont baignant vne heure le matin, et autant
Tapres disnée, par l'espace d'vn mois, ou la teste, ou l'estomach,
ou autre partie du corps, à laquelle ils ont affaire. Il y a infinies
autres différences de coustumes, en chasquc contrée : ou pour
mieux dire, il n'y a quasi aucune ressemblance des vnes aux au-
tres. Voylà comment cette partie de médecine, à laquelle seule ie
me suis laissé aller, quoy qu'elle soit la moins artificielle, si a elle
sa bonne part de la confusion et incertitude, qui se voit par tout
ailleurs en cet artl Les poètes disent tout ce qu'ils veulent, auec
plus d'emphase et de grâce; lesmoing ces deux epigrammes.
Alcon hesterno signum louis altigit. Ille,
Quamuis marmoreus, vim patitur medici.
Ecce hodic iussus Iransferri ex eede vetusta,
Effertur, quamuis sit Deus atque lapis.
Et l'autre,
Lotus nobiscum est, hilaris csenauit, et idem
Inuentus mane est mortuus Andragoras.
Tarn subitee mortis causam, Faustine, requiris?
In somnis medicum viderai Hermocratem.
Sur quoy ie veux faire deux comtes. Le Baron de Caupene en
Chalosse, et moy, auons en commun le droit de patronage d"vn
bénéfice, qui est de grande estenduë, au pied de noz montaignes,
qui se nomme Lahontan. Il est des habitans de ce coin, ce qu'on
dit de ceux de la valée d'Angrougne ; ils auoient vne vie à part, les
façons, les vestemens, et les mœurs à part : régis et gouuernez par
certaines polices et coustumes particulières, receuës de perc en
tilz, ausquelles ils s'obligeoient sans autre contrainte, que de la
reuerence de leur vsage. Ce petit estât s'estoit continué de toute
ancienneté en vne condition si heureuse, qu'aucun iuge voisin
nauoit esté en peine de s'informer de leur affaire; aucun aduocat
employé à leur donner aduis, ny estranger appelle pour esteindre
leurs querelles; et n'auoit on iamais veu aucun de ce destroit à
i'aumosnc. Ils fuyoient les alliances et le commerce de l'autre
monde, pour n'altérer la pureté de leur police : iusques à ce,
comme ils recitent, que l'vn dentrc eux, de la mémoire de leurs
pères, ayant l'ame espoinçonnée d'vne noble ambition, alla s'adui-
ser pour metti^e son nom en crédit et réputation, de faire l'vn de
ses enfans maistre lean, ou maistre Pierre : et l'ayant faict ins-
TRADUCTION. — LIV. II, CH. XXXVII. 61
qu'on l'ait rendue, et, durant ce temps, on entretient, en les chauf-
fant, une chaleur continue à l'estomac et aux pieds. Les Allemands
ont de particulier que la plupart se font, dans le bain, appliquer
des ventouses scarifiées. Les Italiens pratiquent les douches, qui se
donnent au moyen de conduites qui amènent cette eau chaude dans
des espèces de gouttières, d'où elle tombe ; on la reçoit ainsi pendant
une heure le matin et autant l'après-dîner, un mois durant, soit sur
la tête, soit sur l'estomac, soit sur toute autre partie du corps à
laquelle on veut en faire l'application. Il y a une infinité d'autres cou-
tumes propres à chaque contrée ou, pour mieux dire, il n'y a pres-
que aucune ressemblance entre ce qui se fait chez les uns et ce
qui a lieu chez les autres. Voilà comment cette partie de la méde-
cine, la seule que je me sois laissé aller à pratiquer, bien que cons-
tituant le moins artificiel des procédés dont elle use, a cependant,
elle aussi, sa bonne part de la confusion et de l'incertitude qui se
voient partout ailleurs dans cet art.
Les poètes traitent avec plus d'emphase et de grâce que nous,
tous les sujets qu'ils abordent, témoin ces deux épigrammes :
« Hier, le médecin Alcon a touché la statue de Jupiter; et, quoique
de marbre, le dieu a éprouvé le pouvoir du médecin. Aujourd'hui,
on le tire de son vieux temple et on va l'enterrer, tout dieu et pierre
qu'il est (Ausoné). » — Andragoras s'est baigné hier avec nous, puis
a soupe gaiement; ce matin, on l'a trouvé mort. Veux-tu savoir,
Faustinus, la cause d'un trépas si subit? Il a vu en songe le médecin
Hermocrate {Martial). » — Sur ce même sujet, je voudrais rappor-
ter deux contes.
Conte assez plaisant contre les gens de loi et les méde-
cins. — Le baron de Caupène en Chalosse et moi, avons en com-
mun le droit de patronage sur un bénéfice du nom de Lahontan,
qui est de grande étendue et situé au pied de nos montagnes. Il en
est des habitants de ce coin de terre, comme l'on dit être de ceux
de la vallée d'Angrougne : ils avaient une vie à part, des façons,
des vêtements, des mœurs à part; étaient régis et administrés
suivant des institutions et des coutumes particulières qui se trans-
mettaient de père en fils et qu'ils observaient, sans y être autre-
ment obligés que par le respect qu'ils portaient à un ordre de
choses établi. Ce petit état s'était, de tous temps, maintenu dans
de si heureuses conditions, qu'aucun juge du voisinage n'avait eu
à s'occuper de ses affaires, aucun avocat n'avait eu à y donner de
consultations, aucun étranger n'y avait été appelé pour mettre fin
aux querelles qui s'y élevaient; jamais on n'avait vu quelqu'un du
pays se livrer à la mendicité; on y fuyait les alliances et les rap-
ports avec le monde du dehors pour ne pas altérer la pureté des
des institutions. Cela dura, ainsi qu'ils le content eux-mêmes, le
tenant de la mémoire de leurs pères, jusqu'à ce que l'un d'eux,
l'âme piquée d'une noble ambition, s'avisa, pour mettre son nom
en relief et acquérir de la réputation, de faire d'un de ses enfants
un maître Jean, ou un maître Pierre, autrement dit un persou-
62 ESSAIS DE MONTAIGNE.
triiire à escrire en quelque ville voisine, en rendit en fin vn beau
notaire de village. Celtuy-cy, deuenu grand, commença à desdai-
gner leurs anciennes coustumes, et à leur mettre en teste la pompe
des régions de deçà. Le premier de ses compères, à qui on es-
corna vne cheure, il luy conseilla d'en demander raison aux iuges
Royaux d'autour de là; et de cettuy-cy à vn autre, iusques à ce
qu'il eust tout abastardy. A la suitte de cette corruption, ils di-
sent, qu'il y en suruint incontinent vn' autre, de pire conséquence,
par le moyen d'vn médecin, à qui il print enuie d'espouser vne
de leurs filles, et de s'habituer parmy eux.' Cettuy-cy commença à
leur apprendre premièrement le nom des fiebures, des rheumes,
et des apostemes, la situation du cœur, du foye, et des intestins,
qui estoit vne science insques lors très esloignée de leur cognois-
sance : et au lieu de l'ail, dequoy ils auoyent apris à chasser toutes
sortes de maux, pour aspres et extrêmes qu'ils fussent, il les ac-
coustuma pour vne toux, ou pour vn morfondement, à prendre les
mixtions estrangeres, et commença à faire trafique, non de leur
santé seulement, mais aussi de leur mort. Ils lurent que depuis
lors seulement, ils ont apperçeu que le serain leur appesantissoit
la teste, que le boire ayant chault apportoit nuisance, et que les
vents de l'automne estoyent plus griefs que ceux du printemps :
que depuis l'vsage de cette médecine, ils se trouuent accablez
d'vne légion de maladies inaccoustumées, et qu'ils apperçoiuent
vn gênerai deschet, en leur ancienne vigueur, et leurs vies de
moitié raccourcies. Voyla le premier de mes comtes. L'autre est,
qu'auant ma subiection graueleuse, oyant faire cas du sang de
bouc à plusieurs, comme d'vne manne céleste enuoyée en ces
derniers siècles, pour la tutelle et conseruation de la vie hu-
maine; et en oyant parler à des gens d'entendement comme d'vne
drogue admirable, et d'vne opération infaillible : moy qui ay
tousiours pensé estrc en bute à tous les accidens, qui peuuent
toucher tout autre homme, prins plaisir en pleine santé à me
prouuoir de ce miracle; et commanday chez moy qu'on me nour-
rist vn bouc selon la recepte. Car il faut que ce soit aux mois les
plus chaleureux de l'esté, qu'on le retire : et qu'on ne luy donne à
manger que des herbes aperitiues, et à boire que du vin blanc,
le me rendis de fortune chez moy le iour qu'il deuoit estre tué :
on me vint dire que mon cuysinier trouuoit dans la panse deux
ou trois grosses boules, qui se chocquoient l'vne l'autre parmy sa
mangeaille. le fus curieux de faire apporter toute cette tripaille
en ma présence, et fis ouurir cette grosse et large peau : il en
sortit trois gros corps, légers comme des esponges, de façon
qu'il semble qu'ils soyent creuz, durs au demeurant par le dessus
et fermes, bigarniz de plusieurs couleurs mortes : l'vn parfaict en
TRADUCTION. — LIV. II, CH. XXXVII. 63
nage, et, lui ayant fait apprendre à écrire dans quelque ville voi-
sine, arriva à en faire un beau notaire de village. Celui-ci, devenu
grand, commença par dédaigner les anciennes coutumes de sa
vallée et à monter la tête à son entourage, en lui faisant miroiter
ce que les régions voisines avaient de beau. Au premier de ses
compères auquel on écorna une chèvre, il conseilla de s'adresser
aux juges royaux, dont ils relevaient, pour obtenir réparation; de
celui-ci, il passa à un autre, jusqu'à ce qu'il eût tout gâté. — A la
suite de ce premier germe de corruption, ajoutent-ils, il se pro-
duisit presque aussitôt un autre fait qui eut de plus fâcheuses con-
séquences encore : il prit envie à un médecin d'épouser une de
leurs filles et de venir s'établir parmi eux. Ce médecin commença
par leur apprendre le nom des fièvres, des rhumes, des abcès; où
se trouvent le cœur, le foie, les intestins, science dont, jusqu'alors,
ils n'avaient pas la moindre connaissance ; et, au lieu de l'ail qui
leur servait pour se débarrasser de tous les maux, si pénibles et
si graves qu'ils fussent, il les amena à faire usage pour une toux,
un refroidissement, de mixtions composées de substances exotiques
et se mit à spéculer non seulement sur leur santé, mais encore sur
leur mort. Ils jurent que ce n'est que depuis cette époque qu'ils se
sont aperçus que le serein cause des lourdeurs de tête, qu'on peut
attraper mal en buvant quand on a chaud, que les vents d'au-
tomne sont plus malsains que ceux du printemps, et que, depuis
que la médecine a été introduite chez eux, accablés d'une légion
de maladies qu'ils ne connaissaient pas, ils constatent une déca-
dence générale dans leur vigueur physique et une réduction de
moitié dans la durée de leur vie. C'est là le premier de mes contes.
Autre conte concernant la médecine. — Voici le second.
Avant que je ne fusse atteint de lagravelie, ayant entendu quelques
personnes faire cas du sang de bouc comme d'une manne céleste
envoyée, en ces siècles derniers, pour reconstituer et assurer la
conservation de la vie humaine, et entendant des gens raisonnables
en parler comme d'une drogue admirable, d'une réussite infail-
lible, moi, qui toujours ai pensé que je pouvais être atteint de tous
les accidents qui peuvent survenir à tout autre homme, j'eus l'i-
dée de me pourvoir, alors que j'étais en pleine santé, de ce baume
miraculeux. Je commandai donc, chez moi, qu'on élevât un bouc
selon la recette donnée : il faut que ce soit pendant les mois les
plus chauds de l'été qu'on le mette au régime; on ne lui donne
plus alors à manger que des herbes purgatives et on ne lui fait
plus boire que du vin blanc. Par hasard, j'étais chez moi le jour
où on devait le tuer; on vint me dire que le cuisinier sentait dans
sa panse deux ou trois grosses boules mobiles se heurtant l'une
l'autre au milieu des aliments qui la garnissaient. La curiosité me
fit dire qu'on m'apportât ses entrailles, et je fis ouvrir devant moi
cette grosse et large peau. Il en sortit trois corps assez volumineux,
légers comme des éponges au point qu'ils paraissaient creux, durs
à la surface, fermes, teintés de diverses couleurs mortes : l'un était
G4 ESSAIS DE MONTAIGNE.
rondeur, à la mesure d'vne courte boule : les autres deux, vn peu
moindres, ausquels l'arrondissement est imparfaict, et semble qu'il
s'y acheminast. l'ai trouué, m'en estant l'aict enquérir à ceux, qui
ont accoustumé d'ouurir de ces animaux, que c'est vn accident rare
et inusité. Il est vray-semblable que ce sont des pierres cousines
des nostres. Et s'il est ainsi, c'est vue espérance bien vaine aux
graueleux, de tirer leur guérison du sang d'vne beste, qui s'en al-
loit elle mesme mourir d'vn pareil mal. Car de dire que le sang
ne se sent pas de cette contagion,, et n'en altère sa vertu accoustu-
mée, il est plustost à croire, qu'il ne s'engendre rien en vn corps
que par la conspiration et communication de toutes les parties : la
masse agist tout' entière, quoy que l'vne pièce y contribue plus que
l'autre, selon la diuersité des opérations. Parquoy il y a grande
apparence qu'en toutes les parties de ce bouc, il y auoit quelque
qualité pétrifiante. Ce n'esloit pas tant pour la crainte de l'aduenir,
et pour moy, que i'estoy curieux de cette expérience : comme c'es-
toit, qu'il adulent chez moy, ainsi qu'en plusieurs maisons, que les
femmes y font amas de telles menues drogueries, pour en secourir le
peuple : vsant de mesme recepte à cinquante maladies, et de telle
recepte, qu'elles ne prennent pas pour elles, et si triomphent en
bons euenemens. Au demeurant, i'honore les médecins, non pas
suiuant le précepte, pour la nécessité (car à ce passage on en oppose
vn autre du prophète, reprenant le Roy Asa d'auoir en recours au
médecin) mais pour l'amour d'eux mesmes, en ayant veu beau-
coup d'honnestes hommes et dignes d'estre aymez. Ce n'est pas à
eux que i'en veux, c'est à leur art, et ne leur donne pas gt-and
blasme de faire leur profit de nostre sottise, car la plus part du
monde faict ainsi. Plusieurs vacations et moindres et plus dignes
que la leur, n'ont fondement, et appuy qu'aux abuz publiques. le les
appelle en ma compagnie, quand ie suis malade, s'ils se rencon-
trent à propos, et demande à en €stre entretenu, et les paye comme
les autres. le leur donne loy, de me commander de m'abrier
chauldement, si ie l'ayme mieux ainsi, que d'autre sorte : ils peu-
uent choisir d'entre les porreaux et les laictues, dequoy il leur
plaira que mon bouillon se face, et m'ordonner le blanc ou le
clairet : et ainsi de toutes autres choses, qui sont indifférentes à
mon appétit et vsage. l'entens bien que ce n'est rien faire pour
TRADUCTION. — LIV. II, CH. XXXVII. 60
absolument rond et de la grosseur d'une petite boule; les deux
autres, un peu moins gros, étaient imparfaitement arrondis, mais
devaient tendre également à former boule. Ayant fait prendre des
renseignements auprès de ceux qui ont l'habitude de dépecer ces
animaux, j'appris que c'était là un accident inusité, se produisant
rarement. Il est vraisemblable que ces corps sont des pierres pro-
ches parentes des nôtres ; s'il en est ainsi, c'est une espérance bien
vaine que celle que l'on donne aux graveleux de pouvoir guérir en
buvitnt le sang d'une bête en passe de mourir d'un mal semblable,
car on ne saurait dire qu'il n'y a là aucune chance de contagion et
que la nature du sang de cet animal ne s'en trouve pas altérée. Il
y a plutôt lieu de croire que rien ne s'engendre dans un corps,
sans que toutes ses parties, solidaires les unes des autres, n'y coo-
pèrent; à la vérité, certaines plus que d'autres, suivant la nature
de l'opération, mais toutes y participent; et il y a apparence que
dans toutes celles de ce bouc il y avait quelque disposition à la
production de ces concrétions calcaires. Ce n'était pas tant la
crainte de ce qui pouvait en advenir pour moi-même qui m'avait
rendu si curieux de cette expérience, que parce que je craignais
qu'il n'arrivât chez moi ce qui a lieu dans bien des maisons où les
femmes, en vue de secourir les pauvres gens, amassent force dro-
gues insignifiantes qu'elles font servir pour cinquante maladies di-
verses, auxquelles elles ne s'appliquent nullement et qui pourtant
réussissent dans quelques heureuses circonstances.
Ce n'est que leur science que Montaigne attaque chez
les médecins et non leur personnalité ; limite dans laquelle
il se confie à eux; combien peu, au surplus, font usage
pour eux-mêmes des drogues qu'ils prescrivent à autrui.
— Quoi qu'il en soit, jhonore les médecins, non suivant le précepte
parce qu'ils sont nécessaires (à ce passage de l'Ecclésiaste, on en
oppose un autre du prophète qui blâme le roi Asa d'avoir eu re-
cours aux médecins), mais par affection pour leur personne, en
ayant vu beaucoup qui sont d'honnêtes gens et dignes d'être aimés.
Ce n'est pas à eux que j'en veux, mais à leur art; et je ne leur fais
pas grand reproche de tirer profit de notre sottise, parce que la
plupart du monde est ainsi faite ; combien, en effet, de professions
moins honorables ou qui le sont plus que la leur, ne subsistent et
ne prospèrent qu'en abusant le public. Je les mande près de moi,
quand je suis malade; s'ils se trouvent là à point pour répondre à
mon appel, je leur demande qu'ils s'occupent de moi, et je les paie
comme font les autres. Je leur permets de m'ordonner de me tenir
chaudement, lorsque je préfère qu'il en soit ainsi qu'autrement; je
leur donne toute latitude pour me faire faire le bouillon que je dois
prendre, à leur choix avec des poireaux ou avec des laitues, et me
prescrire, suivant ce qui leur plaît, du vin blanc ou du vin clairet,
et ainsi de toutes choses pour lesquelles je n'ai pas une préférence
marquée et dont l'usage m'est indifférent. En cela, j'entends bien
ne leur faire aucune concession, d'autant qu'il est de l'essence
ESSArS DE MONTAIGNE. — T. lU. 5
66 ESSAIS DE MONTAIGNE.
eux, d'autant que l'aigreur et l'estrangeté sont accidens de l'es-
sence propre de la médecine. Lycurgus ordonnoit le vin aux Spar-
tiates malades. Pourquoy? par ce qu'ils en haissoyent l'vsage,
sains. Tout ainsi qu'vn Gentil-homme mon voisin s'en sert pour
drogue tressalutaire à ses fiebures, par ce que de sa nature il en
hait mortellement le goust. Combien en voyons nous d'entr' eux,
estre de mon humeur? desdaigner la médecine pour leur seruice,
et prendre vne forme de vie libre, et toute contraire à celle qu'ils
ordonnent à autruy? Qu'est-ce cela, si ce n'est abuser tout destrous-
sément de nostre simplicité? Car ils n'ont pas leur vie et leur santé
moins chère que nous; et accommoderoient Içurs etîects à leur
doctrine, s'ils n'en cognoissoyent eux mesmes la faulceté. C'est
la crainte de la mort et de la douleur, l'impatience du mal, vne
furieuse et indiscrète soif de la guerison, qui nous aueugle ainsi.
C'est pure lascheté qui nous rend nostre croyance si molle et
maniable. La plus part pourtant ne croyent pas tant, comme ils
endurent et laissent faire : car ie les oy se plaindre et en parler,
comme nous. Mais ils se resoluent en fin : Que feroy-ie donc?
Comme si l'impatience estoit de soy quelque meilleur remède, que
la patience. Y a il aucun de ceux qui se sont laissez aller à cette
misérable subiection, qui ne se rende esgalement à toute sorte
d'impostures? qui ne se mette à la mercy de quiconque a cette
impudence, de luy donner promesse de sa guerison? Les Babylo-
niens portoyent leurs malades en la place : le médecin c'estoit le
peuple : chacun des passants ayant par humanité et ciuilité à
s'enquérir de leur estât : et, selon son expérience, leur donner
quelque aduis salutaire. Nous n'en faisons guère autrement : il
n'est pas vne simple femmelette, de qui nous n'employons les bar-
bottages et les breuets : et selon mon humeur, si i'auoy à en
accepter quelqu'vne, i'accepterois plus volontiers cette médecine
qu'aucune autre : d'autant qu'aumoins il n'y a nul dommage à
craindre. Ce qu'Homère et Platon disoyent des Jîlgypliens, qu'ils
estoyent tous médecins, il se doit dire de tous peuples. Il n'est
personne, qui ne se vante de quelque recepte, et qui ne la hazarde
sur son voisin, s'il l'en veut croire. l'estoy l'autre iour en vne
compagnie, où ie ne sçay qui, de ma confrairie, apporta la nou-
nelle d'vne sorte de pillules compilées de cent, et tant d'ingrediens
de comte fait : il s'en esmeut vne feste et vne consolation singu-
lière : car quel rocher soustiendroit l'effort d'vne si nombreuse
batterie? l'cntcns toutesfois par ceux qui l'essayèrent, que la
TRADUCTION. — LIV. II, CH. XXXVII. 67
même de la médecine, que tout ce dont elle fait emploi se distin-
gue par son mauvais goût et son étrangeté. Pourquoi Lycurgue or-
donnait-il le vin aux Spartiates quand ils étaient malades, si ce
n'est parce qu'ils ne pouvaient le souffrir quand ils étaient bien
portants? C'est pour cette même raison qu'un gentilhomme, qui
est mon voisin, s'en sert contre ses fièvres, comme d'une drogue
d'un excellent effet, parce que, dans son état normal, il en a le
goût en horreur. — Combien ne voyons- nous pas de médecins être
dans mes idées, dédaigner la médecine pour eux-mêmes et vivre
comme ils l'entendent, et d'une façon absolument contraire à celle
qu'ils ordonnent aux autres? Qu'est-ce que cela, sinon abuser ou-
vertement de notre simplicité? Car enfin, leur vie et leur santé ne
leur sont pas moins chères que les nôtres à nous-mêmes, et ils
accommoderaient certainement leurs actes à leur doctrine, si de
celle-ci, ils ne reconnaissaient eux aussi la fausseté.
C'est la crainte de la douleur, de la mort, qui fait qu'on
se livre si communément aux médecins. — C'est la crainte
de la douleur, de la mort, l'impatience du mal, une soif ardente et
sans mesure de guérison, qui nous aveuglent à ce degré; c'est pure
lâcheté de notre part, si nous avons une confiance si facile à capter
et si élastique. Pourtant, la plupart d'entre nous ne s'abusent pas
autant qu'ils ne tolèrent et laissent faire; je les entends, en effet,
se plaindre et parler comme nous faisons nous-mêmes, pour finir
par dire : « Alors, que faire? » comme si l'impatience par elle-même
était un meilleur remède que la patience! Parmi tous ceux qui se
sont laissés aller à subir cette misérable sujétion, y en a-t-il un
seul qui ne soit également prêt à accepter les impostures de toutes
sortes et ne se mette à la merci de quiconque a l'impudence de lui
donner l'assurance qu'il guérira? — Les Babyloniens exposaient
leurs malades sur les places publiques ; le médecin c'était tout le
monde : chacun qui passait s'informait par humanité et par civilité
de leur état et, suivant son expérience, donnait un avis plus ou
moins salutaire. Nous ne faisons guère autrement : il n'est pas
simple femmelette dont nous n'employions les marmottages destinés
à conjurer le mal et les amulettes; si mon humeur se prêtait à en
accepter, j'accepterais plus volontiers celles provenant de cette
source que de toute autre, au moins ne craindrais-je pas d'en
éprouver de dommages. Homère et Platon disaient des Égyptiens
qu'ils étaient tous médecins; ne pourrait-on en dire autant de tous
les peuples? Il n'est, de fait, personne qui ne se vante de posséder
une recette quelconque, et ne se hasarde à l'essayer sur son voisin si
celui-ci s'y prête. J'étais, l'autre jour, en compagnie, lorsque je ne
sais qui, atteint de la même affection que moi, annonça l'appari-
tion d'une sorte de pilule nouvelle dans la composition de laquelle,
tout compte fait, entraient cent et tant d'ingrédients; cette infor-
mation produisit une émotion et un soulagement singuliers; quel
rocher, se disait-on, résistera aux efforts d'une pareille concentra-
tion de moyens d'action? Il m'est revenu depuis, par ceux qui en
68 ESSAIS DE MONTAIGNE.
moindre petite graiie ne daigna s'en esmouuoir. le ne me puis
desprendre de ce papier, que ie n'en die encore ce mot, sur ce
qu'ils nous donnent pour respondant de la certitude de leurs
drogues, l'expérience qu'ils ont faicte. La plus part, et ce croy-ie,
plus des deux tiers des vertus medecinales, consistent en la quinte
essence, ou propriété occulte des simples; de laquelle nous ne
pouuons auoir autre instruction que l'vsage. Car quinte essence,
n'est autre chose qu'vne qualité, de laquelle par nostre raison nous
ne sçauons trouuer la cause. En telles prennes, celles qu'ils disent
auoir acquises par l'inspiration de quelque daemon, ie suis content
de les receuoir, (car quant aux miracles, ie n'y touche iamais) ou
bien encore les prennes qui se tirent des choses, qui pour autre
considération tombent souuent en nostre vsage : comme si en la
laine, dequoy nous auons accoustumé de nous vestir, il s'est trouué
par accident, quelque occulte propriété desiccatiue, qui guérisse
les mules au talon; et si au reffort, que nous mangeons pour la
nourriture, il s'est rencontré quelque opération apcritiue. Galen
recite, qu'il aduint à vn ladre de receuoir guerison par le moyen
du vin qu'il beut, d'autant que de fortune, vne vipère s'estoit coulée
dans le vaisseau. Nous trouuons en cet exemple le moyen, et vne
conduitte vray-semblable à cette expérience. Comme aussi en
celles, ausquelles les médecins disent, auoir esté acheminez par
l'exemple d'aucunes bestes. Mais en la plus part des autres expé-
riences, à quoy ils disent auoir esté conduis par la fortune, et
n'auoir eu autre guide que le hazard, ie trouue le progrez de cette
information incroyable. l'imagine l'homme, regardant au tour de
luy le nombre" infiny des choses, plantes, animaux, metaulx. le ne
sçay par où luy faire commencer son essay : et quand sa première
fantasie se iettera sur la corne d'vn élan, à quoy il faut prester vne
créance bien molle et aisée : il se trouue encore autant empesché
en sa seconde opération. Il luy est proposé tant de maladies, et
tant de circonstances, qu'auant qu'il soit venu à la certitude de ce
poinct, où doit teindre la perfection de son expérience, le sens
humain y perd son Latin : et auant qu'il ait trouué parmy cette
infinité de choses, que c'est cette corne : parmy cette infinité de
maladies, l'epilepsie : tant de complexions, au melancholique :
TRADUCTION. — LIV. II, CH. XXXVII. 69
ont essayé, que pas la moindre parcelle de gravier n'a daigné s'en
émouvoir.
Sur quoi, du reste, la connaissance que les médecins
prétendent avoir de l'efficacité de leurs remèdes, est-elle
fondée? — Je ne puis quitter mon papier, sans dire encore un
mot sur ce que les médecins nous donnent comme garantie de l'ef-
ficacité de leurs drogues, savoir l'expérience qu'ils en ont faite. La
plupart, peut-être plus des deux tiers des vertus médicinales des
médicaments, proviennent de la quintessence des simples, sur les
propriétés cachées desquelles l'usage seul nous renseigne; or, la
quintessence d'une chose n'est autre que la qualité maîtresse qui
lui est propre et qui échappe à notre raison, laquelle n'arrive
pas à en découvrir la cause. Parmi ces preuves d'efficacité, il en
est, disent-ils, qui leur ont été révélées par quelque démon; quand
ils parlent ainsi, je me contente de les écouter, car, pour ce qui
est des miracles, je ne les discute jamais. D'autres ressortent de
l'usage même que, pour d'autres considérations, nous faisons des
choses; comme dans le cas où la laine, par exemple, dont nous
usons d'habitude pour nous vêtir, aurait été, par accident, recon-
nue posséder quelque propriété cachée dessiccative, qui guérisse
les mules qui auraient mal au talon; ou dans celui où on aurait
constaté une action purgative au raifort qui compte parmi nos ali-
ments. — Galien raconte qu'un lépreux a été guéri pour avoir bu
du vin d'un vase dans lequel s'était, par hasard, glissée une vipère ;
c'est là un fait susceptible d'effet et qui permet d'admettre l'expé-
rience comme vraisemblablement acquise; de même de toutes
celles que les médecins nous donnent comme résultant d'exemples
fournis par certains animaux; mais, dans la plupart des expériences
autres, auxquelles ils ont été conduits, disent-ils, par leur bonne
fortune, sans autre guide que le hasard, je trouve que les déduc-
tions qu'ils en tirent ne s'imposent pas. Imaginons l'homme em-
brassant du regard le nombre infini des choses, plantes, animaux,
métaux qui sont autour de lui, je me demande par où, en pareil
cas, commenceront ses essais? Supposons que sa fantaisie fasse que,
tout d'abord, ce soit par la corne d'un élan; ce choix, ainsi né do
son caprice, ne peut être admis que par une confiance bien souple
et bien accommodante, et le même embarras se reproduira quand
il s'agira d'en tirer parti. Il se trouve, en effet, en présence de tant
de maladies et de tant de circonstances qui interviennent, que l'es-
prit humain s'y perd avant d'arriver à être certain du point auquel,
pour être concluants, doivent s'arrêter les résultats de l'expérience
qu'il a entreprise : ne lui faut-il pas déterminer au préalable que,
de cette infinité de choses sur lesquelles peuvent porter ses recher-
ches, c'est précisément cette corne d'élan qui convient; que parmi
cette multitude de maladies, c'est à l'épilepsiè qu'il y a lieu d'en
faire application; que parmi tant de tempéraments divers, c'est à
celui qui est porté à la mélancolie; que sur tant des saisons, c'est
en hiver qu'il faut opérer; que parmi tant de nations, c'est sur le
70 ESSAIS DE MONTAIGNE.
tant de saisons, en hyncr : tant de nations, au François : tant
d'aages, en la vieillesse : tant de mutations célestes, en la con-
ionction de Venus et de Saturne : tant de parties du corps au doigt.
A tout cela n'estant guidé ny d'argument, ny de coniecture, ny
d'exemple, ny d'inspiration diuine, ains du seul mouuement de la •
fortune, il faudroit que ce fust par vne fortune, parfaictement ar-
tificielle, réglée et méthodique. Et puis, quand la guerison fut
faicte, comment se peut il asseurer, que ce ne fust, que le mal
estoit arriué à sa période; ou vn effect du hazard? ou l'opération
de quelque autre chose, qu'il eust ou mangé, ou beu, ou louché ce i
iour là? ou le mérite des prières de sa mere-grand? Dauantage,
quand cette preuue auroit esté parfaicte, combien de fois fut elle
réitérée? et cette longue cordée de fortunes et de rencontres, r'en-
filée, pour en conclure vne règle? Quand elle sera conclue, par qui
est-ce? de tant de millions, il n'y a que trois hommes qui se mes- .
lent d'enregistrer leurs expériences. Le sort aura il r 'encontre à
poinct nommé l'vn de ceux-cy? Quoy si vn autre, et si cent autres,
ont faict des expériences contraires? A l'aduanture y verrions nous
quelque lumière, si tous les iugements, et raisonnements des
hommes, nous estoyent cogneuz. Mais que trois tesmoings et trois 2
docteurs, régentent l'humain genre, ce n'est pas la raison : il fau-
droit que l'humaine nature les eust députez et choisis, et qu'ils fus-
sent déclarez nos syndics par expresse procuration.
A Madame de Dvras.
Madame, vous me trouuastes sur ce pas dernièrement, que vous .
me vinstes voir. Par ce qu'il pourra estre, que ces inepties se ren-
contreront quelque fois entre vos mains ': ie veux aussi qu'elles
portent tesmoignage, que l'autheur se sent bien fort honoré de la
faneur que vous leur ferez. Vous y recognoistrez ce mesme port,
et ce mesme air, que vous auez veu en sa conuersation. Quand 3
l'eusse peu prendre quelque autre façon que la mienne ordinaire,
et quelque autre forme plus honorable et meilleure, ie ne l'eusse
pas faict : car ie ne veux tirer de ces escrits, sinon qu'ils me re-
présentent à vostre mémoire, au naturel. Ces mcsmes conditions et
TRADUCTION. — LIV. H, CH. XXXVII. 74
Français que cela aura action; parmi tant de gens d'âges diffé-
rents, sur le vieillard; que de tant de moments marqués par le mou-
vement des corps célestes, la conjonction de Vénus et de Saturne
est celui qui présente le plus de chances de réussite; qu'enfin parmi
tant de parties du corps sur lesquelles on peut agir, c'est au doigt
qu'il faut s'adresser. Si on considère que, dans tout cela, il n'a,
pour le guider, ni argument, ni conjecture, ni faits antérieurs, ni
inspiration divine; que c'est la fortune seule qui le conduit, il fau-
drait vraiment, pour qu'il arrivât juste, que ce soit une fortune
issue d'un art qui ait atteint la perfection, qui ait des règles et
une méthode précises. Et puis, admettons la guérison : comment
avoir l'assurance que le mal n'était pas à son terme? qu'elle n'est
pas due au hasard, ou l'effet d'autre chose que le malade aurait
mangée, bue ou touchée ce jour-là? ou encore, qu'elle n'a pas été
accordée au mérite des prières d'une grand'mère? Bien plus, alors
même que le fait serait prouvé, combien de fois s'est-il renouvelé?
Y a-t-il là une longue série de résultats prévus, de constatations
avérées, se tenant les uns les autres, nécessaires pour en tirer une
conclusion? Et cette conclusion, à qui incombe-t-il de la prendre?
De tant de millions d'hommes se livrant à ces expériences, il n'y en
a que trois qui se soient donné la tâche d'enregistrer celles qu'eux-
mêmes ont tentées; le hasard aura-t-il fait que ce soit l'un des trois
qui, à point nommé, ait relevé celle-ci? Et puis un autre, cent
autres n'ont-ils pu faire des expériences qui aient abouti à des ré-
sultats contraires? Peut-être serions-nous plus éclairés, si les ju-
gements et les raisonnements de tous nous étaient connus; mais
admettre que trois témoignages apportés par trois docteurs suffisent
pour régenter le genre humain, n'est pas raisonnable; il faudrait,
pour qu'ils aient une telle autorité, qu'ils eussent été choisis et
délégués par lui, et que, par procuration expresse, nous les ayons
constitués nos mandataires.
A Madame de Duras,
Elle lui a entendu exposer ses idées sur la médecine;
elle les retrouvera dans son ouvrage, où il se peint tel qu'il
est. — « Madame, lorsque, dernièrement, vous êtes venue me voir,
vous m'avez trouvé occupé à écrire les lignes qui précèdent. Il se
peut que ces inepties vous tombent quelquefois sous la main; je veux
que, dans ce cas, elles témoignent aussi combien je suis honoré de
la faveur que vous leur ferez en les lisant. Vous y reconnaîtrez les
mêmes idées et la même manière de les exprimer que lorsque nous
en causions ensemble. Alors même qu'il m'eût été possible d'y em-
ployer un autre langage que celui dont j'use d'ordinaire et une
forme plus honorable et meilleure, je ne l'eusse pas fait, parce que
je ne veux pas que ces lignes me rappellent à votre mémoire au-
trement que je ne suis. Ces observations et les considérations dont
72
ESSAIS DE MOiNTAIGNE.
facultez, que vousaiiez pratiquées et recueillies, Madame, auec beau-
coup plus d'honneuret de courtoisie qu'elles ne méritent, ie les veux
loger, mais sans altération et changement, en vn corps solide, qui
puisse durer quelques années, ou quelques iours après moy, où
vous les retrouuerez, quand il vous plaira vous en refreschir la
mémoire, sans prendre autrement la peine de vous en souuenir :
aussi ne le vallent elles pas. le désire que vous continuez en moy,
la faneur de vostre amitié, par ces mesmes qualitez, par le moyen
desquelles, elle a esté produite. Iç ne cherche aucunement qu'on
m'ayme et estime mieux, mort, que viuant. L'humeur de Tybere
est ridicule, et commune pourtant, qui auoit plus de soin d'esten-
dre sa renommée à l'aduenir, qu'il n'auoit de se rendre estimable
et aggreable aux hommes de son temps. Si i'estoy de ceux, à qui
le monde peut deuoir louange, ie l'en quitteroy pour la moitié, et
qu'il me la payast d'auance. Qu'elle se hastast et ammoncelast tout
autour de moy, plus espesse qu'alongée, plus pleine que durable.
Et qu'elle s'euanouit hardiment, quand et ma cognoissance, et
quand ce doux son ne touchera plus mes oreilles. Ce seroit vne
sotte humeur, d'aller à cet'heure, que ie suis prest d'abandonner le
commerce des hommes, me produire à eux, par vne nouuelle re-
commandation, le ne fay nulle recepte des biens que ie n'ay peu
employer à l'vsage de ma vie. Quel que ie soye, ie le veux estrc
ailleurs qu'en papier. Mon art et mon industrie ont esté employez
à me faire valoir moy-mesme. Mes estudes, à m'apprendre à faire,
non pas à escrire. l'ay mis tous mes efTorts à former ma vie. Voyla
mon mestier et mon ouurage. le suis moins faiseur de liures, que
de nulle autre besongne. l'ay désiré de la suffisance, pour le ser-
uice de mes commoditez présentes et essentielles, non pour en faire
magasin, et reserue à mes héritiers. Qui a de la valeur, si le face
cognoistre en ses mœurs, en ses propos ordinaires : à traicter l'a-
mour, ou des querelles, au ieu, au lict, à la table, à la conduicte de
ses affaires, à son œconomie. Ceux que ie voy faire des bons liures
sous des meschantes chausses, eussent premièrement faict leurs
(ihausses, s'ils m'en eussent creu. Demandez à vn Spartiate, s'il ayme
mieux estre bon rhetoricien que bon soldat : non pas moy, que bon
cuisinier, si ie n'auoy qui m'en scruist. Mon Dieu, Madame, que ie
haïrois vne telle recommandation, d'estre habile homme par escrit,
et estre vn homme de néant, et vn sot, ailleurs. l'ayme mieux en-
core estre vn sot, et icy, et là, que d'auoir si mal choisi, où
TRADUCTION. — LIV. II, CH. XXXVII. 73
elles découlent, que vous avez entendues et admises, Madame, avec-
plus de courtoisie et en leur faisant plus d'honneur qu'elles n'en
méritent, je veux, sans toutefois les altérer ni les modifier, les con-
signer dans un ouvrage qui me survive quelques années ou quelques
jours, où vous les retrouverez, quand il vous plaira de vous les
remémorer, sans prendre autrement la peine de les conserver dans
votre souvenir; du reste, elles n'en valent pas la peine. Je désire
que vous veuillez bien me continuer la faveur de votre amitié, en
raison de ces mêmes qualités que vous avez cru reconnaître en moi
et qui me l'ont value.
<( Je ne me propose nullement qu'on m'aime et qu'on m'estime
davantage mort que vivant; la manière de faire de Tibère, qui avait
plus souci de la renommée qu'il laisserait après lui que de se
rendre agréable à ses contemporains et d'acquérir leur estime, est
ridicule, quoique se rencontrant communément. Si j'étais de ceux
auxquels le monde puisse devoir des louanges, je l'en tiendrais
quitte de moitié, s'il voulait me payer d'avance; je voudrais ces
louanges immédiates, m'enveloppant comme une sorte d'atmos-
phère plutôt dense qu'étendue, bien fournie plutôt que de longue
durée, sauf à ce qu'elle se dissipe subitement en même temps
que je cesserai d'être et que ce son si doux ne pourra plus arriver
à mes oreilles. Ce serait une sotte idée que d'aller, à cette heure
où mes rapports avec les hommes sont sur le point de se rompre,
me montrer à eux sous un jour plus favorable que celui sous lequel
ils m'ont connu. Je tiens comme non avenus les biens dont je n'ai
pu user de mon vivant. N'importe comme je suis, tel je veux être
en tout et pour tout et non pas seulement sur le papier; j'ai em-
ployé tout mon art et toute mon industrie à m'améliorer; mes
études ont eu pour objet de m'apprendre non à écrire mais à
devenir ce que je suis; tous mes efforts ont tendu à faire ma vie,
cela a été mon métier et mon œuvre; je me suis moins occupé à
faire des livres, qu'à toute autre besogne. J'ai désiré être un homme
capable, en vue des avantages essentiels que j'en retire pour le
présent, et non pour mettre mes capacités en magasin et en faire
bénéficier mes héritiers. Celui qui a du mérite, c'est pour qu'il se
manifeste dans ses mœurs, dans les propos qu'il tient d'ordinaire,
quand il fait l'amour, qu'il a des querelles, au jeu, au lit, à table,
dans la conduite de ses affaires et la * gestion de sa maison ; ceux
auxquels je vois faire de beaux livres et qui ont des vêtements en
mauvais état, eussent d'abord, s'ils m'avaient cru, commencé par
remettre de l'ordre dans leur tenue. Demandez à un Spartiate s'il
préfère être un bon rhétoricien plutôt qu'un bon soldat, mais ne
me le demandez pas à moi qui aimerais mieux être un bon cuisi-
nier si je n'en avais pas un à mon service. Dieu! que je haïrais.
Madame, d'acquérir par mes écrits la réputation d'être un habile
homme et de n'être, en dehors d'eux, qu'un homme sans valeur et
un sot; si cela était, j'aimerais mieux encore être tout à la fois un
sot dans mes écrits et dans la vie ordinaire que d'avoir aussi mal
74 ESSAIS DE MONTAIGNE.
employer ma valeur. Aussi il s'en faut tant que i'allende à me faire
quelque nouuel honneur par ces sottises, que le feray beaucoup, si
le n'y en pars point, de ce peu que l'en auois aquis. Car, outre ce
que cette peinture morte, et muete, desrobera à mon estre naturel,
elle ne se raporlc pas à mon meilleur estât, mais beaucoup descheu •
de ma première vigueur et allégresse, tirant sur le flestry et le
rancc. le suis sur le fond du vaisseau, qui sent tantost le bas et la
lye. Au demeurant, Madame, ie n'eusse pas osé remuer si har-
diment les mystères de la médecine, attendu le crédit que vous et
tant d'autres luy donnez, sî ie n'y eusse esté acheminé par ses i
autheurs mesmes. le croy qu'ils n'en n'ont que deux anciens La-
tins, Pline, et Celsus. Si vous les voyez quelque iour, vous trouue-
rez qu'ils parlent bien plus rudement à leur art, que ie ne fay :
ie ne fay que la pincer, ils l'esgorgent. Pline se mocque entre
autres choses, dequoy quand ils sont au bout de leur corde, ils •
ont inuenlé cette belle deffaite, de r'enuoyer les malades qu'ils ont
agitez et tormentez pour néant, de leurs drogues et régimes, les
vns, au secours des vœuz, et miracles, les autres aux eaux chaudes.
Ne vous courroussez pas, Madame, il ne parle pas de celles de
deçà, qui sont soubs la protection de vostre maison, et toutes 2
Gramontoises. Ils ont vne tierce sorte de deffaite, pour nous chasser
d'auprès d'eux, et se descharger des reproches, que nous leur
pouuons faire du peu d'amendement, à noz maux, qu'ils ont eu
si long temps en gouuernement, qu'il ne leur reste plus aucune
inuention à nous amuser : c'est de nous enuoyer chercher la bonté •
de l'air de quelque autre contrée. Madame en voyla assez : vous
me donnez bien congé de reprendre le fil de mon propos, duquel ie
m'estoy destourné, pour vous entretenir.
Ce fut ce me semble, Pericles, lequel estant enquis, comme il se
portoit : Vous le pouuez, dit-il, iuger par là : montrant dos breuets, 3
qu'il auoit attachez au col et au bras. Il vouloit inférer, qu'il estoit
bien malade, puis qu'il en estoit venu iusques-là, d'auoir recours
à choses si vaines, et de s'estrc laissé equippor en cette façon, le
ne dy pas que ie ne puisse estre emporté vn iour à cette opinion
ridicule, de remettre ma vie, et ma santé, à la mercy et gouuer- •
TRADUCTION. — LIV. II, CH. XXXVII. 7o
choisi à quoi employer ce que je puis valoir. Aussi, il s'en faut tant
que je m'attende à ce que ces sottises me soient de quelque hon-
neur, que ce sera beaucoup si je n'y perds pas partie du peu que
j'en ai acquis, parce que cette peinture morte et muette de moi-
même, qui se retrouve dans mon ouvrage, n'est pas à mon avan-
tage; elle a trait non à l'époque de mon existence où j'étais en mon
meilleur état mais à celle où, bien déchu de ma vigueur primitive
et de mon entrain, je commence à me flétrir et à sentir le rance;
j'approche du fond du vase et suis sur le point d'en toucher la par-
tie inférieure et la lie.
Du reste, s'il a parlé si mal de la médecine, ce n'a été
qu'à l'exemple de Pline et de Celse, les seuls médecins de
Rome ancienne qui aient écrit sur leur art. — « Au surplus,
Madame, je n'eusse pas osé fouiller si hardiment les mystères de la
médecine, vu le crédit dont cet art jouit auprès de vous et de tant
d'autres, si je n'y eusse été incité par ceux-là mêmes qui l'ont exercé.
Je crois que parmi les anciens latins, il n'y en a eu que deux, Pline
et Celse, qui aient en outre écrit sur la matière; si quelque jour
vous les lisez, vous verrez qu'ils en parlent bien plus rudement que
moi; je ne fais que pincer, eux égorgent. Pline se moque, entre au-
tres choses, de ce que les médecins, à bout d'expédients, aient in-
venté cette belle défaite de renvoyer les malades, qu'ils ont agités
et tourmentés avec leurs drogues et les régimes auxquels ils les ont
soumis et cela pour n'arriver à rien, les uns faire des vœux et im-
plorer des miracles, les autres aller prendre les eaux thermales
(ne vous courroucez pas, Madame, il ne parle pas de celles de ces
sources qui sont de ce côté-ci de la Garonne, que vous et votre
maison patronnez et qui sont dépendance des de Grammont). Us-
ent encore une troisième corde à leur arc : pour nous éloigner
d'eux et s'éviter les reproches que nous pourrions leur adresser du
peu d'amélioration qu'ils ont apporté à nos maux, dont ils se sont
si longtemps occupés qu'ils n'ont plus de quoi nous leurrer, ils nous
envoient dans une autre contrée, chercher un air meilleur.
« En voilà assez, je pense, Madame, pour que vous me permet-
tiez de reprendre le fil de mon sujet dont je me suis détourné pour
causer avec vous. »
Il se peut que lui-même en arrive à se remettre entre
les mains des médecins ; c'est qu'alors, comme tant d'au-
tres, il sera gravement atteint et ne jouira plus de la
plénitude de ses facultés. — C'est Périclès, ce me semble,
auquel on demandait comment il se portait, qui répondit en mon-
trant les amulettes attachées à son cou et à son bras : « Vous
pouvez en juger par cela! » Il voulait indiquer par là, qu'il était
bien malade, pour en être arrivé à avoir recours à pareille inuti-
lité et s'être laissé équiper de la sorte. — Je ne dis pas qu'il ne
m'arrivera pas un jour de céder à cette idée commune, si ridicule,
,de remettre ma vie et ma santé-à la merci et à la direction des
76 ESSAIS DE MONTAIGNE.
nement des médecins : ie pourray tomber en cette resuerie : ie ne
me puis respondre de ma fermeté future : mais lors aussi si quel-
qu'vn s'enquiert à moy, comment ie me porte, ie luy pourray dire,
comme Pericles : Vous le pouuez iuger par là, montrant ma main
chargée de six dragmes d'opiate : ce sera vn bien euident signe
d'vne maladie violente : i'auray mon iugement merueilleusement
desmanché. Si l'impatience et la frayeur gaignent cela sur moy,
on en pourra conclure vne bien aspre fleure en mon ame. l'ay
pris la peine de plaider cette cause, que i'entens assez mal, pour
appuyer vn peu et conforter la propension naturelle, contre les
drogues, et pratique de nostre médecine : qui s'est deriuée en moy,
par mes ancestres : à fin que ce ne fust pas seulement vne incli-
nation stupide et téméraire, et qu'elle eust vn peu plus de forme.
Aussi que ceux qui me voyent si ferme contre les exhorteraens et
menaces, qu'on me fait, quand mes maladies me pressent, ne pen-
sent pas que ce soit simple opiniastreté : qu'il y ait quelqu'vn si
fascheux, qui iuge encore, que ce soit quelque esguillon de gloire.
Ce seroit vn désir bien assené, de vouloir tirer honneur d'vne
action, qui m'est commune, auec mon iardinier et mon muletier.
Certes ie n'ay point le cœur si enflé, ny si venteux, qu'vn plaisir
solide, charnu, et moelleux, comme la santé, ie l'allasse eschanger,
pour vn plaisir imaginaire, spirituel, et aëré. La gloire, voire
celle des quatre flls Aymon, est trop cher achetée à vn homme de
mon humeur, si elle luy couste trois bons accez de colique. La
santé de par Dieu! Ceux qui ayment nostre médecine, peuuent
auoir aussi leurs considérations bonnes, grandes, et fortes : ie ne
hay point les fantasies contraires aux miennes. II s'en faut tant
que ie m'effarouche, de voir de la discordance de mes iugemens à
ceux d'autruy, et que ie me rende incompatible à la société des
' hommes, pour estre d'autre sens et party que le mien : qu'au
rebours, (comme c'est la plus générale façon que Nature aye
suiuy, que la variété, et plus aux esprits, qu'aux corps : d'autant
qu'ils sont de substance plus souple et susceptible de formes) ie
trouue bien plus rare, de voir conuenir nos humeurs, et nos des-
seins. Et ne fut iamais au monde, deux opinions pareilles, non
plus que deux poils, ou deux grains. Leur plus vniucrselle qualité,
c'est la diuersité.
FIx\ DV SECOND LIVRE.
TRADUCTION. — LIV. II, CH. XXXVII. 77
médecins; peut-être tomberai-je en pareille faiblesse, je ne puis
répondre de ma fermeté dans l'avenir; mais alors aussi, si quel-
qu'un vient à s'enquérir auprès de moi de ma santé, je pourrai lui
dire comme Périclès, montrant ma main enveloppée et enduite
d'un onguent quelconque : « Vous pouvez en juger par là. » Ce
sera bien là le signe évident d'une maladie grave; si l'impatience
et la frayeur m'ont gagné au point que mon jugement en soit aussi
étonnamment désemparé, on pourra en conclure que j'ai l'âme
en proie à une bien forte fièvre.
J'ai pris la peine de plaider cette causé que j'entends assez mal,
pour justifier un peu et affermir en moi la répulsion que je tiens
de mes ancêtres et que, d'instinct, j'éprouve contre les drogues et
les pratiques de la médecine telle qu'elle s'exerce de nos jours;
et cela, afin que ce ne soit pas de ma part le fait d'une idée pré-
conçue et irraisonnée, qu'elle révête une forme tant soit peu précise,
que ceux qui me voient si rebelle aux exhortations et aux menaces
qu'on me fait quand la maladie m'oppresse, ne s'imaginent pas que
c'est par pur entêtement, * ou encore qu'un de ces individus, qui
prennent tout par le mauvais côté, ne juge pas que ce soit par glo-
riole; et vraiment, ce serait un désir bien singulier que de vouloir
me faire honneur d'une action qui m'est commune avec mon jardinier
et mon muletier! Certes, je n'ai pas le cœur si bouffi d'orgueil que
j'aille échanger une satisfaction comme la santé, si sérieuse, de si
grande importance, si douce à posséder, pour une autre imaginaire,
immatérielle, éthérée comme la gloire. Fùt-elle celle des quatre fils
Aymon, elle serait achetée trop cher, par un homme dans mes idées,
au prix de trois violents accès de colique : Par Dieu ! la santé, la
santé, avant tout. — Ceux qui aiment la médecine de notre époque,
peuvent aussi avoir pour cela leurs raisons bonnes, grandes et for-
tes; je ne hais pas les idées en contradiction avec les miennes; il
s'en faut même tant que je m'offusque de la divergence qui peut
exister entre ma manière de voir et celle. des autres, et cela m'empê-
che si peu de m'accommoder de la société de gens qui pensent et
agissent autrement que moi, que je considère, au contraire, comme
étant bien moins fréquent encore qu'il y ait en nous-mêmes accord
entre nos humeurs et nos desseins; la variété, du reste, est une des
propriétés les plus inhérentes à la nature et se retrouve plus encore
dans les esprits que dans les corps, les premiers étant plus souples
et plus susceptibles de transformations. Il n'y a jamais eu au monde
deux opinions identiques, non plus que deux poils ou deux grains
qui l'aient été. De toutes les qualités, la plus universelle c'est la
diversité; on la retrouve en toutes choses.
LIVRE TROISIEME.
CHAPITRE PREMIER.
De l'vtile et de l'honeste.
PERSONNE n'est exempt de dire des fadaises : le malheur est, de
les dire curieusement ;
Nœ iste magno conatu magnas nugas dixerit.
Cela ne me touche pas; les miennes m'eschappent aussi non-
challamment qu'elles le valent. D'où bien leur prend. le les quit-
terois soudain, à peu de coust qu'il y eust. Et ne les achette, ny ne
les vends, que ce qu'elles poisent. le parle au papier, comme ie
parle au premier que ie rencontre. Qu'il soit vray, voicy dequoy.
A qui ne doit estre la perfidie détestable, puis que Tybere la
refusa à si grand interest? On luy manda d'Allemaigne, que s'il le
trouuoit bon, on le defîeroit d'Arminius par poison. C'estoit le
plus puissant ennemy que les Romains eussent, qui les auoit si
vilainement traictez soubs Varus, et qui seul empeschoit l'accrois-
sement de sa domination en ces contrées là. Il fit responce, que le
peuple Romain auoit accoustumé de se venger de ses ennemis par
voye ouuerte, les armes en main, non par fraude, et en cachette :
il quitta l'vtile pour l'honeste. C'estoit, me direz-vous, vn affron-
teur. le le croy : ce n'est pas grand miracle, à gens de sa profes-
sion. Mais la confession de la vertu, ne porte pas moins en la
bouche de celuy qui la hayt : d'autant que la vérité la luy arrache
par force, et que s'il ne la veult receuoir en soy, aumoins il s'en
couure, pour s'en parer. Noslre bastiment et public et priué.
LIVRE TROISIEME
CHAPITRE PREMIER.
De ce qui est utile et de ce qui est honnête.
Personne n'est exempt de dire des niaiseries, le mal est d'y
mettre de la prétention : « Cet homme va probablement nous dire
avec emphase quelques grosses siottises [Térence). » Ce second point
ne me touche pas; je ne prends pas garde, plus que cela ne vaut,
aux balivernes qui m'échappent; et c'est heureux pour elles, car
je les désavouerais immédiatement, si elles devaient me coûter
quoi que ce soit; je ne les achète, ni les vends au delà de leur va-
leur; j'écris comme je parle au premier venu que je rencontre;
pourvu que je demeure dans la vérité, cela me suffit.
La perfidie est si odieuse, que les hommes les plus
pervers ont parfois refusé de remployer, mêmie quand ils
avaient intérêt à le faire. — Qui ne doit détester la perfidie,
puisque Tibère lui-même refusa d'y avoir recours, alors qu'il avait
grand intérêt à en user? On lui mandait d'Allemagne que s'il le trou-
vait bon, on le débarrasserait d'Arminius par le poison. C'était l'en-
nemi le plus puissant qu'eussent les Romains; il avait fort malmené
leurs troupes commandées par Varus et, seul, il faisait obstacle à
ce qu'ils étendissent leur domination sur ces contrées. Tibère ré-
pondit que le peuple romain avait coutume de se venger ouver-
tement de ses ennemis, les armes à la main, et non traîtreuse-
ment et à la dérobée ; et il renonça à ce qui lui eût çté utile pour
faire ce qui était honnête. « C'était un effronté », me direz-vous.
Je le crois, mais des faits semblables ne sont pas rares chez des
gens en sa situation, et la reconnaissance de la vertu par la bou-
che de qui la hait, a son importance; d'autant que c'est la vérité
qui le contraint à cet aveu et que s'il ne veut pas la pratiquer, au
moins cherche-t-il à s'en couvrir pour s'en parer.
L'imperfection de la nature humaine est si grande, que
des vices et des passions très blâmables sont souvent né-
cessaires à l'existence des sociétés; c'est ainsi que la
justice recourt souvent, et bien à tort, à de fausses pro-
80 ESSAIS DE MONTAIGNE.
est plein d'imperfection : mais il n'y a rien d'inutile en Nature,
non pas l'inutilité mesmes, rien ne s'est ingéré en cet vniuers, qui
n'y, tienne place opportune. Nostre estre est simenté de qualitez
maladiues : l'ambition, la ialousie, l'enuie, la vengeance, la super-
stition, le desespoir, logent en jious, d'vne si naturelle possession,
que l'image s'en recognoist aussi aux bestes. Voire et la cruauté,
vice si desnaturé : car au milieu de la compassion, nous sentons
dedans, ie ne sçay quelle aigre-douce poincte de volupté maligne,
à voir souffrir autruy : et les enfans la sentent :
Suaue, mari magno, turbantibus sequora ventis,
E terra magnum alterius speetare laborem.
Desquelles qualitez, qui osteroit les semences en l'homme, destrui-
roit les fondamentales conditions de nostre vie. De mesme, en toute
police : il y a des offices nécessaires, non seulement abiects, mais
encores vicieux. Les vices y trouuent leur rang, et s'employent à
la cousture de nostre liaison : comme les venins à la conseruation
de nostre santé. S'ils deuiennent excusables, d'autant qu'ils nous
font besoing, et que la nécessité commune efface leur vraye qua-
lité : il faut laisser iouer cette partie, aux citoyens plus vigoureux,
et moins craintifs, qui sacrifient leur honneur et leur conscience,
comme ces autres anciens sacrifièrent leur vie, pour le salut de leur
pays. Nous autres plus foibles prenons des rolles et plus aysez et
moins hazardeux. Le bien public requiert qu'on trahisse, et qu'on
mente, et qu'on massacre : resignons cette commission à gens plus
obeissans et plus soupples. Certes i'ay eu souuent despit, de voir
des iuges, attirer par fraude et fauces espérances de faueur ou
pardon, le criminel à descouurir son fait, et y employer la piperie
et l'impudence. Il seruiroit bien à la iustice, et à Platon mesme,
qui fauorise cet vsage, de me fournir d'autres moyens plus selon
moy. C'est vue iustice malicieuse : et ne l'estime pas moins blessée
par soy-mesme, que par autruy. le respondy, n'y a pas long
temps, qu'à peine trahirois-ie le Prince pour vn particulier, qui
serois tres-marry de trahir aucun particulier, pour le Prince. Et
ne hay pas seulement à piper, mais ie hay aussi qu'on se pipe en
moy : ie n'y veux pas seulement fournir de matière et d'occasion.
En ce peu que i'ay eu à négocier entre nos Princes, en ces diui-
TRADUCTION. — LIV. III, CIL I. 81
messes pour obtenir des aveux. — Le monde que nous habi-
tons, envisagé à quelque point de vue que ce soit ou pris dans son
ensemble, est plein d'imperfections ; cependant rien n'est inutile dans
la nature, pas même les inutilités ; rien n'existe dans cet univers qui
n'y occupe la place à laquelle il convient. Notre être est une agglo-
mération de qualités qui sont autant de maladies : l'ambition, la
jalousie, l'envie, la vengeance, la superstition, le désespoir ont élu
domicile en nous et cela si naturellement, que nous en retrouvons
des traces môme chez les animaux. La cruauté elle-même, ce vice
si contre nature, y a place, car, en même temps que nous sommes
pris de compassion, nous éprouvons en nous-mêmes je ne sais quel
sentiment aigre-doux de volupté malsaine au spectacle des souf-
frances d'autrui; les enfants eux-mêmes le ressentent : « Il est doux,
pendant la tempête, de contemple)^ du rivage les vaisseaux luttant
contre la fureur des flots {Lucrèce). )> Celui qui arracherait du cœur de
l'homme le germe de ces mauvais sentiments, détruirait en lui les
conditions essentielles de la vie. — Dans tout gouvernement il y a
de même des charges nécessaires, qui non seulement sont abjectes
mais encore vicieuses; le vice y tient son rang et s'emploie à sou-
der les éléments divers dont se compose la société, comme le poi-
son à la conservation de notre santé. S'il devient excusable, parce
qu'il fait besoin et que son emploi, nécessaire à l'intérêt commun,
en efface sa véritable qualification, il faut en laisser la pratique aux
citoyens plus énergiques et mieux trempés que les autres, que
n'arrête pas la crainte de sacrifier leur honneur et leur conscience
pour le salut de leur pays, comme jadis ces héros de l'antiquité qui
lui sacrifiaient leur vie; nous autres, qui sommes de caractère plus
faible, n'abordons que des rôles plus faciles et présentant moins
de risques. L'intérêt public veut qu'on trahisse, qu'on mente, qu'on
tue, chargeons de ces missions des gens plus obéissants et plus
souples que nous ne sommes.
J'ai vu souvent, avec dépit, des juges provoquer par fraude les
aveux des criminels, en leur donnant de fausses espérances de fa-
veur ou de pardon, y employant la tromperie et l'impudence. Il
siérait mieux à la justice, et même à Platon qui prône ces erre-
ments, d'user de moyens se rapprochant davantage de ce que j'en
pense. Une justice pareille est dans une mauvaise voie, et j'estime
qu'elle se fait ainsi autant de tort par elle-même, que lui en font
ceux qui la critiquent.
Dans le peu d'affaires politiques auxquelles Montaigne
a été mêlé, il a toujours cru de son devoir de se montrer
fï>anc et consciencieux. — II n'y a pas longtemps, je répondais
à quelqu'un que j'aurais grand'peine à trahir les intérêts du prince
pour servir un particulier, et que je serais très désolé de trahir
les intérêts d'un particulier pour la cause du prince; je ne déteste
pas seulement tromper, je hais de même qu'on se trompe sur moi et
ne veux en donner ni sujet, ni occasion ; aussi, dans les quelques
négociations entre nos princes auxquelles j'ai été employé au cours
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. lU. 0
82 ESSAIS DE MONTAIGNE.
sions, et subdiuisions, qui nous deschirent auiourd'huy : i'ay cu-
rieusement euité, qu'ils se mesprinssent en moy, et s'enferrassent
en mon masque. Les gens du mestier se tiennent les plus couuerts,
et se présentent et contrefont les plus moyens, et les plus voysins
qu'ils peuuent : moy, ie m'offre par mes opinions les plus viues, et •
par la forme plus mienne. Tendre negotiateur et nouice : qui ayme
mieux faillir à l'affaire, qu'à moy. C'a esté pourtant iusques à cette
heure, auec tel heur, car certes Fortune y a la principalle part,
que peu ont passé de main à autre, auec moins de soupçon, plus
de faneur et de priuautô. I'ay vne façon ouuerte, aisée à s'insinuer, i
et à se donner crédit, aux premières accointances. La naifueté et
la vérité pure, en quelque siècle que ce soit, trouuent encore leur
opportunité et leur mise. Et puis de ceux-là est la liberté peu sus-
pecte, et peu odieuse, qui besongnent sans aucun leur interest. Et
peuuent véritablement employer la responce de Hipperides aux •
Athéniens, se plaignans de l'aspreté de son parler : Messieurs, ne
considérez pas si ie suis libre, mais si ie le suis, sans rien prendre,
et sans amender par là mes affaires. Ma liberté m'a aussi aisée-
ment deschargé du soupçon de faintise, par sa vigueur (n'espar-
gnant rien à dire pour poisant et cuisant qu'il fust : ie n'eusse peu 2
dire pis absent) et en ce, qu'elle a vne montre apparente de sim-
plesse et de nonchalance. le ne pretens autre fruict en agissant,
que d'agir, et n'y attache longues suittes et propositions. Chasque
action fait particulièrement son ieu : porte s'il peut. Au demeu-
rant, ie ne suis pressé de passion, ou hayneuse, ou amoureuse,
enuers les grands : ny n'ay ma volonté garrotee d'offence, ou d'obli-
gation particulière. le regarde nos Roys d'vne affection simple-
ment légitime et ciuile, ny emeuë ny demeuë par interest priué,
dequoy ie me sçay bon gré. La cause générale et iuste ne m'at-
tache non plus, que modérément et sans fiéure. le ne suis pas 3
subiet à ces hypoteques et engagemens penetrans et intimes. La
cholere et la hayne sont au delà du deuoir de la iustice : et sont
passions seruans seulement à ceux, qui ne tiennent pas assez à
leur deuoir, par la raison simple : Vtatur motu animi, qui vti ra-
tione non potest. Toutes intentions légitimes sont d'elles mesmes .
tempérées : sinon, elles s'altèrent en séditieuses et illégitimes.
TRADUCTION. — LIV. III, CH. I. 83
des divisions de nuances si diverses qui nous déchirent aujour-
d'hui, ai-je évité avec soin qu'on se méprît sur mon compte et qu'on
ne se fourvoyât en me prenant pour ce que je ne suis pas. Les gens
du métier se découvrent le moins qu'ils peuvent : ils se présentent
feignant la neutralité la plus complète et être d'idées aussi rap-
prochées que possible de celles de ceux avec lesquels ils traitent;
moi, je ne cache pas mes opinions, si tranchées qu'elles soient, et
me montre tel que je suis : un négociateur naïf et inexpérimenté,
qui préfère échouer dans ma mission, que de me manquer à moi-
même. Pourtant, jusqu'ici, j'ai été si heureux dans ce rôle, où la
fortune a assurément très large part, que peu d'hommes se sont
entremis en éveillant moins les soupçons et ont été accueillis avec
plus de faveur et de bienveillance. J'ai une façon ouverte de traiter
avec les gens, qui fait que je m'insinue aisément auprès d'eux et,
dès nos premières relations, me gagne leur confiance. La franchise
et la vérité, en quelque siècle que ce soit, sont encore de mise et
opportunes; et puis, on ne soupçonne pas et on ne se formalise
pas de la liberté d'allure de ceux qui négocient sans intérêt per-
sonnel et peuvent répondre comme Hypéride aux Athéniens qui se
plaignaient de la rudesse de son langage : « Ne prêtez pas atten-
tion. Messieurs, à ma liberté de parole; mais seulement si j'en use
sans rien m'approprier, ou en tirer profit dans mon propre inté-
rêt. » — Mon franc parler m'a épargné le soupçon de dissimula-
tion, d'abord, parce que je m'exprimais avec énergie, n'hésitant
jamais sur ce qui était à dire, si sévère et si dur que ce fût (eussé-je
été loin des gens auxquels je m'adressais, que je n'aurais pas dit
pis) ; et ensuite, en raison de la naïveté et de l'indifférence apparentes
que j'y apportais. Dans ce que je fais, je ne prétends à aucun autre
résultat que d'agir, et je le fais sans méditer longuement à l'avance
sur les conséquences comme sans parti pris; chacun de mes actes
vise un objet déterminé : il réussit ou ne réussit pas, j'ai fait pour
le mieux.
Je n'ai ni sentiment de haine, ni de profonde affection pour les
grands; ma volonté n'est influencée ni par les mauvais procédés
dont j'aurais été victime, ni par les obligations personnelles que
j'aurais pu contracter. J'ai pour nos rois l'attachement légitime
que je leur dois comme citoyen; je ne suis ni porté vers eux, ni dé-
tourné d'eux par aucun intérêt personnel, ce dont je me félicite; je
ne suis que modérément attaché à la cause à laquelle le plus grand
nombre est rallié, bien que j'estime que le bon droit lui appartienne;
elle ne me passionne pas. Je ne suis pas enclin à donner prise sur
moi, en prenant des engagements personnels et absolus. La colère et
la haine n'ont rien à voir avec la justice; ce sont des passions aux-
quelles peuvent seuls s'abandonner ceux chez lesquels le devoir ne
prévaut pas, parce que « seul, celui-là qui ne peut maîtriser sa rai-
son, se laisse aller aux mouvements désordonnés de l'âme (Cicéron) ».
Toutes les intentions légitimes * et équitables sont par elles-mêmes
acceptables* et modérées, sinon elles deviennent séditieuses et illé-
8t ESSAIS DE MONTAIGNE.
C'est ce qui me faict marcher par tout, la teste haute, le visage, et
le cœur ouuert. A la vérité, et ne crains point de l'aduouer, ie por-
lerois facilement au besoing, vne chandelle à Sainct Michel, l'autre
à son serpent, suiuant le dessein de la vieille, le suiuray le bon
party iusques au feu, mais exclusiuement si ie puis. Que Mon-
taigne s'engouffre quant et la ruyne publique, si besoing est : mais
s'il n'est pas besoing, ie sçauray bon gré à la Fortune qu'il se
sauue : et autant que mon deuoir me donne de corde, ie l'employé
à sa conseruation. Fut-ce pas Atticus, lequel se tenant au iuste
party, et au party qui perdit, se sauua par sa modération, en cet
vniuersel naufrage du monde, parmy tant de mutations et diuer-
sitez? Aux hommes, comme kiy priuez, il est plus aisé. Et en telle
sorte de besongnc, ie trouue qu'on peut iustement n'estre pas am-
bitieux à s'ingérer et conuier soy-mesmes. De se tenir chance-
lant et mestis, de tenir son affection immobile, et sans inclination
aux troubles de son pays, et en vne diuision publique, ie ne le
trouue ny beau, ny honneste : Ea non média, sed nulla via est,
velut euentum expectantium, quà fortunx consilia sua applicent.
Cela peut eslre permis enuers les affaires 'des voysins : et Gelon
tyran de Syracuse, suspendoit ainsi son inclination en la guerre
des Barbares contre les Grecs, tenant vne Ambassade à Delphes,
auec des présents pour estre en eschauguette, à veoir de quel costé
tomberoit la fortune, et prendre l'occasion à poinct, pour le con-
cilier aux victorieux. Ce seroit vne espèce de trahison, de le faire
aux propres et domestiques affaires, ausquels nécessairement il
faut prendre party : mais de ne s'embesongner point, à homme
qui u'a ny charge, ny commandement exprez qui le presse, ie le
trouue plus excusable (et si ne practique pour moy cette excuse)
qu'aux guerres ostrangeres : desquelles pourtant, selon nos loix,
ne s'empesche qui ne veut. Toutesfois ceux encore qui s'y engagent
tout à faict, le peuuent, auec tel ordre et attrempance, que l'orage
debura couler par dessus leur teste, sans offence. N'auions nous
pas raison de l'espérer ainsi du feu Eucsque d'Orléans, sieur de
Moruilliers? Et l'en cognois entre ceux qui y ouurent valeureuse-
ment k cette heure, de ,mœurs ou si equables, ou si douces, qu'ils
seront, pour demeurer debout, quelque iniurieuse mutation et
cheute que le ciel nous appreste. le tiens que c'est aux Roys pro-
prement, de s'animer contre les Roys : et me moque de ces esprits,
TRADUCTION. — LIV. III, CH. I. 85
gitimes; c'est ce qui fait que partout je marche la tête haute, le vi-
sage et le cœur à découvert. A la vérité, et je ne crains pas de l'a-
vouer, s'il le fallait, je porterais facilement, comme fit la vieille, un
cierge à saint Michel et un autre au dragon, prêt à suivre, jusqu'à la
dernière extrémité, le parti qui a le bon droit, mais jusque-là ex-
clusivement, si cela m'est possible. Que Montaigne sombre en même
temps que la fortune publique, si besoin en est, je m'y résigne ; mais
si ce n'est pas indispensable, je saurai gré à la fortune de l'épar-
gner et, autant que mon devoir m'en donne la possibilité, je m'efforce
d'assurer sa conservation. N'est-ce pas Atticus qui, attaché au parti
qui avait pour lui la justice et qui eut le dessous, fut sauvé par sa
modération dans ce cataclysme universel qui s'abattit sur le monde,
et occasionna tant de bouleversements et de changements de situa-
tions? Semblable attitude est plus aisée pour les hommes qui, comme
lui, ne sont pas investis de fonctions publiques; je trouve, du
reste, que dans de pareils tourmentes, on a raison de n'avoir pas
l'ambition d'y être mêlé et de ne pas s'y engager de soi-même.
Quelque danger qu'il y ait à. prendre parti dans les trou-
bles intérieurs, il n'est ni beau ni honnête de rester neutre.
— Demeurer hésitant et partagé entre les deux partis, ne marquer
aucune sympathie ni propension, ni pour l'un ni pour l'autre,
quand le trouble règne dans votre pays et le divise, je ne trouve
cela ni beau ni honnête ; « ce n'est pas suivre un chemin intermé-
diaire, c'est n'en prendre aucun; c'est attendre l'événement pour
passer du côté de la fortune [Tite Live) ». Cela peut être permis
quand il s'agit des affaires de ses voisins : Gélon, tyran de Syra-
cuse, indécis sur le parti à embrasser lors de la guerre des Bar-
bares contre les Grecs, avait à Delphes une ambassade munie de
présents, qui se tenait en observation pour voir de quel côté in-
clinerait la fortune, afm de saisir l'occasion à point nommé et se
concilier le vainqueur. Ce serait une sorte de félonie, que d'en
agir ainsi dans ses propres affaires domestiques, où il faut néces-
sairement prendre parti * de propos délibéré; cependant, ne pas
s'en mêler, quand on n'a ni charge ni commandement qui vous y
obligent, je le trouve plus excusable, quoique ce ne soit pas mon
fait, que dans le cas de guerres étrangères, auxquelles pourtant,
d'après nos lois, qui le veut peut s'éviter de participer. Toutefois,
ceux-là mêmes qui s'y donnent tout entiers peuvent le faire dans des
conditions de modération telles que, lorsque grondera l'orage, il
passera au-dessus de leurs têtes, sans les atteindre; n'en a-t-il pas
été ainsi, comme nous l'espérions avec juste raison, de feu le sieur
de Morvilliers évêque d'Orléans? J'en connais, parmi ceux qui, à
cette heure, travaillent avec ardeur au triomphe de leur cause, qui
sont de mœurs si pondérées ou si douces, qu'il faut espérer qu'ils
demeureront debout, quels que soient les fâcheux changements et
la chute que le ciel nous prépare. Je tiens que c'est aux rois à régler
eux-mêmes leurs différends avec les rois, et je raille ces esprits qui,
de gaité de cœur, se mêlent à des querelles si disproportionnées
86 ESSAIS DE MONTAIGNE.
qui de gayeté de cœur se présentent à querelles si disproportionnées.
Car on ne prend pas querelle particulière aucc vn Prince, pour
marcher contre luy ouuertement et courageusement, pour son hon-
neur, et selon son denoir : s'il n'aime vn tel personnage, il fait
mieux, il l'estime. Et notamment la cause des loix, et defence de
l'ancien estât, a tousiours cela, que ceux mesmes qui pour leur
dessein particulier le troublent, en excusent les défenseurs, s'ils ne
les honorent. Mais il ne faut pas appeller deuoir, comme nous
faisons tous les iours, vne aigreur et vne intestine aspreté, qui
naist de l'inlerest et passion priuee, ny courage, vne conduitte
traistresse et malitieuse. Ils nomment zèle, leur propension vers la
malignité, et violence. Ce n'est pas la cause qui les eschauffe, c'est
leur interest. Ils attisent la guerre, non par ce qu'elle est iuste :
mais par ce que c'est guerre. Rien n'empesche qu'on ne se puisse
comporter commodément entre des hommes qui se sont ennemis,
et loyalement : conduisez vous y d'vne, sinon par tout esgale af-
fection (car elle peut souffrir différentes mesures) au moins tem-
pérée, et qui ne vous engage tant à l'vn, qu'il puisse tout requérir
de vous. Et vous contentez aussi d'vne moienne mesure de leur
grâce : et de couler en eau trouble, sans y vouloir pescher. L'au-
tre manière de s'offrir de toute sa force aux vns et aux autres,
a encore moins de prudence que de conscience. Cekiy enuers qui
vous en trahissez vn, duquel vous estes pareillement bien venu :
sçait-il pas, que de soy vous en faites autant à son tour? Il vous
tient pour vn meschant homme : ce pendant il vous oit, et tire de
vous, et fait ses affaires de vostre desloyauté. Car les hommes
doubles sont vtiles, en ce qu'ils apportent : mais il se faut garder,
qu'ils n'emportent que le moins qu'on peut. le ne dis rien à
l'vn, que ie ne puisse dire à l'autre, à son heure, l'accent seule-
ment vn peu changé : et ne rapporte que les choses ou indiffé-
rentes, ou cogneuës, ou qui seruent en commun. Il n'y a point
d'vtilité, pour laquelle ie me permette de leur mentir. Ce qui a esté
fié à mon silence, ie le celé religieusement : mais ie prens à celer
TRADUCTION. - LIV. III, Cil. I. 87
pour eux; on n'est pas personnellement en querelle avec le prince,
parce qu'on marche contre lui ouvertement et courageusement
pour satisfaire honorablement à son devoir; en pareil cas, s'il ne
vous aime pas, il fait mieux, il vous estime; et quand, en parti-
culier, c'est pour le maintien des lois, pour la défense de l'ancien
état de choses, il arrive toujours que ceux mêmes qui, dans un
intérêt personnel, ont excité les troubles, excusent, lorsqu'ils ne
les honorent pas, ceux qui défendent ce qu'eux-mêmes veulent
renverser.
Mais il ne faut pas appeler devoir, comme nous le faisons tous
les jours, cette âpreté, cette rudesse qu'engendrent en nous notre
intérêt et nos passions personnelles; une conduite empreinte de
trahison et de mauvais sentiments, n'est pas davantage du cou-
rage. Les gens chez lesquels il en est ainsi, qualifient zèle leur pen-
chant à la méchanceté et à la violence; ce n'est pas la cause qui les
excite, mais l'avantage qu'ils y trouvent; ils attisent la guerre, non
parce qu'elle est juste, mais parce que c'est la guerre.
Quel que soit le parti que Ton embrasse, la modération
est à observer à, Tégard des uns comme des autres. —
Rien n'empêche qu'on puisse se comporter convenablement et loya-
lement entre hommes qui sont devenus ennemis. Témoignez à cha-
cun des adversaires une affection qui, si elle n'est pas la même pour
tous (elle peut comporter des degrés divers), soit au moins tem-
pérée et ne vous engage envers personne au point de donner à quel-
qu'un le droit de tout exiger de vous ; contentez- vous d'avoir part
dans une mesure moyenne aux bonnes grâces des uns et des autres,
et de naviguer en eau trouble, sans vouloir y pêcher.
Il est des gens qui servent les deux partis k la fois; ils
sont à utiliser, mais en se gardant du mal qu'ils peuvent
vous faire. — Quant à cette autre manière qui consiste à s'offrir
tout entier aux uns et aussi aux autres, c'est plus encore de l'im-
prudence qu'un manque de conscience. Celui auprès duquel vous
en trahissez un autre, a beau vous accueillir parfaitement, ne sait-
il pas que son tour viendra où vous en agirez de même contre lui?
Il vous tient pour un méchant homme, tout en usant de vous pen-
dant qu'il vous a, faisant servir votre déloyauté à avancer ses af-
faires; car les gens à double visage sont utiles par ce qu'ils vous
apportent, seulement il faut veiller à ce qu'ils n'emportent que le
moins qu'il se peut.
Quant k Montaigne, il disait à, tous les choses telles
qu'il les pensait et ne cherchait à pénétrer les secrets de
personne, ne voulant être l'homme lige de qui que ce fût.
— Je ne dis rien à l'un, que je ne puisse, à son heure, dire à l'au-
tre, le ton changeant seul un peu; je ne leur rapporte que les
choses qui sont ou indifférentes, ou connues, ou qui les servent
tous deux à la fois. 11 n'est rien qui soit si utile que, pour y at-
teindre, je me permette de leur mentir. Ce sur quoi le silence m'est
recommandé, je le cache religieusement: mais je n'accepte que le
88 ESSAIS DE MONTAIGNE.
le moins que ie puis. C'est vnc irïJporlune garde, du secret des
Princes, à qui n'en a que faire. le présente volontiers ce marché,
qu'ils me fient peu : mais qu'ils se fient hardiment, de ce que ie
leur apporte. l'en ay tousiours plus sceu que ie nay voulu. Vn
parler ouuert, ouure vn autre parler, et le tire hors, comme fait
le vin et l'amour. Philippides respondit sagement à mon gré, au
Roy Lysimachus, qui luy disoil, Que veux-tu que ie te communique
de mes biens? Ce que tu voudras, pourueu que ce ne soit de tes
secrets. le voy que chacun se mutine, si on luy cache le fonds des
affaires ausquels on l'employé, et si on luy en a desrobé quelque
arrière-sens. Pour moy, ie suis content qu'on ne m'en die non plus,
qu'on veut que l'en mette en besoigne : et ne désire pas, que ma
science outrepasse et contraigne ma parole. Si ie dois seruir d'ins-
trument de tromperie, que ce soit aumoins sauue ma conscience,
le ne veux estre tenu seruiteur, ny si affectionné, ny si loyal, qu'on
me treuue bon à trahir personne. Qui est infidelle à soy-mesme,
l'est excusablement à son maistre. Mais ce sont Princes, qui n'ac-
ceptent pas les hommes à moytié, et mesprisent les seruices li-
mitez et conditionnez. Il n'y a remède : ie leur dis franchement
mes bornes : car esclaue, ie ne le doibs estre que de la raison, en-
core n'en puis-ie bien venir à bout. Et eux aussi ont tort, d'exiger
d'vn homme libre, telle subiection à leur seruice, et telle obliga-
tion, que de celuy, qu'ils ont faict et achetté : ou duquel la for-
tune tient particulièrement et expressément à la leur. Les loix
m'ont osté de grand peine, elles m'ont choisi party, et donné vn
maistre : toute autre supériorité et obligation doibt estre relatiue à
celle-là, et retranchée. Si n'est-ce pas à dire, quand mon affection
me porteroit autrement, qu'incontinent i'y portasse la main : la
volonté et les désirs se font loy eux mesmes, les actions ont à la
receuoir de l'ordonnance publique. Tout ce mien procéder, est
vn peu bien dissonant à nos formes : ce ne seroit pas pour pro-
duire grands effets, ny pour y durer : l'innocence mesme ne sçau-
Toi( à cette heure ny negotier sans dissimulation, ny marchander
sans menterie. Aussi ne sont aucunement de mon gibier, les oc-
cupations publiques : ce que ma profession en requiert, ie l'y
fournis, en la forme que ie puis la plus priuee. Enfant, on m'y
TRADUCTION. — LIV. JII, CH. I. 89
moins que je puis ce qu'il me faut cacher; les secrets des princes
sont gênants à garder, pour qui n'en a que faire. Je leur mets vo-
lontiers ce marché en main : Qu'ils me confient peu de chose, mais
qu'ils se fient complètement à moi sur ce que je leur apporte. J'en
ai toujours su plus que je ne voulais. Un langage ouvert fait qu'on
vous parle de même, sans réticences, produisant le même effet que
le vin et l'amour. Philippide répondit sagement, suivant moi, au
roi Lysimaque, qui lui demandait quelles indications il voulait qu'il
lui communiquât sur sa situation : « Ce que tu voudras, pourvu que
ce ne soit rien de tes secrets. » Je vois chacun se révolter, quand
on lui cache le fond des affaires auxquelles on l'emploie, ou qu'on
ne lui en a pas révélé quelque arrière-pensée; moi, je suis content
qu'on ne m'en dise pas plus qu'on ne veut pour la mission que j'ai
à remplir, et ne désire pas que ce que j'en puis connaître excède
ce que j'ai à dire et m'oblige à m'observer quand je parle. Si je
dois servir à tromper quelqu'un, qu'au moins ma conscience soit
sauve; je ne veux pas qu'on me regarde comme un serviteur si af-
fectionné, si loyal, que l'on me trouve bon à m'engager dans une
trahison; qui n'est pas disposé à tout pour soi-même, est excusé de
ne pas l'être davantage vis-à-vis de son maître. — Il y a des princes
qui n'acceptent pas les hommes qui ne se donnent à eux qu'à moi-
tié, et méprisent les serviteurs qui posent des bornes et des condi-
tions à leurs services ; à cela, il n'y a pas de remède ; à eux comme
aux autres, j'indique franchement dans quelles limites j'entends les
servir, car je ne veux être esclave que de la raison et encore je n'y
arrive que bien difficilement. Quant à eux, ils ont tort d'exiger une
telle sujétion d'un homme qui est indépendant, et de lui imposer
des obligations, comme ils feraient à quelqu'un qui est leur créa-
ture et qu'ils ont acheté, ou dont la fortune est attachée à la leur
d'une façon particulière et absolue. — Les lois m'ont épargné de
graves difficultés; elles ont décidé le parti que j'avais à suivre, ce
sont elles qui m'ont donné mon maître; toute autre raison, d'ordre
si élevé soit-elle et quelles que soient les obligations qui en sont ré-
sultées, s'efface devant celle-là et devient caduque; c'est pourquoi,
lors même que mon affection me porterait vers le parti opposé,
cela ne veut pas dire que je m'y joindrais immédiatement; notre
volonté et nos désirs ne reçoivent de loi que d'eux-mêmes, tandis que
nos actes ont à la recevoir des règles qui président à l'ordre public.
Cette manière de faire n'est pas celle que l'on pratique
d'ordinaire, mais il était peu apte aux affaires publiques,
qui exigent souvent une dissimulation qui n'est pas dans
son caractère. — Ma manière de faire n'est guère en harmonie
avec ce qui se pratique et n'aurait chance d'avoir ni grand effet, ni
durée; l'innocence elle-même ne saurait, à notre époque, s'entre-
mettre, sans recourir à la dissimulation, ni négocier sans être obli-
gée de mentir; aussi les occupations de la vie publique ne sont-
elles pas mon fait; ce que ma profession exige à cet égard, j'y
satisfais sous la forme la moins officielle que je puis. Quand j'étais
90 ESSAIS DE MONTAIGNE.
plongea iusques aux oreilles, et il succedoit : si m'en desprins ie de
belle heure. Tcfy souuent depuis éuité de m'en mesler, rarement
accepté, iamais requis, tenant le dos tourné à l'ambition : mais
sinon comme les tireurs d'auiron, qui s'auancent ainsin à recu-
lons : tellement toutesfois, que de ne m'y estre poinct embarqué,
i'en suis moins obligé à ma resolution, qu'à ma bonne fortune. Car
il y a des voyes moins ennemyes de mon goust, et plus conformes
à ma portée, par lesquelles si elle m'eust appelle autrefois au ser-
uice public, et à mon auancement vers le crédit du monde, ie sçay
que l'eusse passé par dessus la raison de mes discours, pour la
suyure. Ceux qui disent communément contre ma profession, que
ce que i'appelle franchise, simplesse, et naifueté, en mes mœurs,
c'est art et finesse : et plustost prudence, que bonté : industrie,
que nature : bon sens, que bonheur : me font plus d'honneur
qu'ils ne m'en estent. Mais certes ils font ma finesse trop fine.
Et qui m'aura suyui et espié de près, ie 'luy donray gaigné, s'il
ne confesse, qu'il n'y a point de règle en leur escole, qui sçeust
rapporter ce naturel mouuement, et maintenir vne apparence de
liberté, et de licence, si pareille, et inflexible, parmy des routes si
tortues et diuerses : et que toute leur attention et engin, ne les y
sçauroit conduire. La voye de la vérité est vne et simple, celle du
profit particulier, et de la commodité des affaires, qu'on a en
charge, double, inégale, et fortuite. l'ay veu souuent en vsage, ces
libertez contrefaites, et artificielles, mais le plus souuent, sans suc-
cez. Elles sentent volontiers leur asne d'Esope : lequel par émula-
tion du chien, vint à se ietter tout gayement, à deux pieds, sur les
espaules de son maistre : mais autant que le chien receuoit de ca-
resses, de pareille feste, le pauure asne, en reçeut deux fois autant
de bastonnades. Id maxime quemque decet, quod est cuiusque suum
maxime. le ne veux pas priuer la tromperie de son rang, ce seroit
mal entendre le monde : ie sçay qu'elle a seruy souuent profitable-
ment, et qu'elle maintient et nourrit la plus part des vacations des
hommes. Il y a des vices légitimes, comme plusieurs actions, ou
bonnes, ou excusables, illégitimes. La iusticc en soy, naturelle
et vniuerselle, est autrement réglée, et plus noblement, que n'est
cette autre iustice spéciale, nationale, contrainte au besoing de nos
polices : Veri iwis germanœque iustitiœ solidam et expressam effi-
giem nullam tenemus : vmbra et imaginibus vtimur. Si que le sage
TRADUCTION. — LIV. 111, CH. I. 91
jeune, on m'y a plongé jusqu'aux oreilles; j'étais destiné à en faire
ma carrière, je m'en suis défait de bonne heure. Depuis, j'ai sou-
vent évité d'y être mêlé à nouveau ; je l'ai rarement accepté et ne
l'ai jamais recherché; tournant le dos à l'ambition, non à la façon
des gens qui manient l'aviron et avancent ainsi à reculons, et ce-
pendant, si je suis parvenu à m'y soustraire, je le dois plus à ma
bonne fortune qu'à ma résolution, car il y a dans cette partie des
voies assez en rapport avec mes goûts et à ma portée; et si j'eusse
autrefois été appelé à prendre part aux affaires pubUques et à me
faire une situation dans le monde en les suivant, je serais certaine-
ment demeuré sourd à la voix de la ra^ison et m'y serais engagé. —
Ceux qui, malgré ce que j'en dis, vont répétant que ce que j'appelle
franchise, simplicité et naïveté de mœurs est, chez moi, de l'art et
de la fmesse; que c'est prudence, plus que bonté; que j'ai de l'a-
dresse plus que du naturel, du bon sens plus que du bonheur, me
font plus d'honneur qu'ils ne m'en ôtent. Us me prêtent assurément
plus d'astuce que je n'en ai; et à celui d'entre eux qui m'aurait
suivi et épié de près, je donnerais gain de cause, s'il ne confessait
que son école n'a rien qui l'emporte sur cette manière de faire qui
nous permet, tout en demeurant nous-mêmes et sans paraître ab-
diquer notre liberté et notre indépendance, de toujours marcher
droit et à même allure par les routes si tortueuses et si diverses
par lesquelles il nous faut aller et où toute notre attention et notre
ingéniosité ne peuvent nous diriger sûrement. La voie de la vérité
est une et simple; celle que nous font suivre notre intérêt person-
nel et la commodité des affaires dont nous avons la charge est
double, inégale, sujette à des chances variables. J'ai souvent vu
user de ces libertés contrefaites et factices, mais toujours sans
succès; elles rappellent volontiers l'àne d'Ésope qui, voulant riva-
liser avec le chien, vint tout gaîment mettre ses deux pieds sur les
épaules de son maître; mais tandis que, pour ce témoignage d'af-
fection, le chien recevait des caresses, le pauvre âne reçut en place
deux fois autant de coups de bâton : « Ce qui sied le mieux à chacun,
c'est ce qui lui eut le plus naturel [Cicéron). » Je ne veux cependant
pas refuser à la tromperie le rang qu'elle mérite, ce serait ne pas
connaître le monde; je sais qu'elle a souvent rendu des services,
qu'elle est nécessaire pour pouvoir remplir la plupart des charges
qui incombent à l'homme; il y a des vices légitimes, comme il y
a des actions qui sont ou bonnes, ou excusables, ou illégitimes.
Il y a une justice naturelle, bien plus parfaite que celles
spéciales à chaque nation qui autorisent parfois des actes
condamnables lorsque le résultat doit en être utile. — La
justice par elle-même, considérée en son état naturel et s'appli-
quant à l'universalité des êtres, a des règles différentes et plus éle-
vées que celles de cette autre justice spéciale qui est inhérente à
chaque pays et qui tient compte des besoins de son gouverne-
ment : « Nous ne possédons point de modèle solide et positif du véri-
table droit et d'une justice pirfaite, nous n'en avons qu'une ombre
92 ESSAIS DE MONTAIGNE.
Dandamys, oyanl réciter les vies de Socrates, Pythagoras, Dio-
genes, les iugea grands personnages en toute autre chose, mais
trop asseruis à la reuerence des loix. Pour lesquelles auctoriser, et
seconder, la vraye vertu a beaucoup à se desmettre de sa vigueur
originelle : et non seulement par leur permission, plusieurs actions
vitieuses ont lieu, mais cncores à leur suasion. Ex Senatusconsultis
plebisqnescitis scelera exercentur. le suy le langage commim, qui
fait différence entre les choses vtiles, et les honnestes : si que d'au-
cunes actions naturelles, non seulement vtiles, mais nécessaires, il
les nomme deshonnestes et sales. Mais continuons nostre exem-
ple de la trahison. Deux pretendans au royaume de Thrace, estoient
tombez en débat de leurs droicts, l'Empereur les empescha de ve-
nir aux armes : mais l'vn d'eux, sous couleur de conduire vn ac-
cord amiable, par leur entreueuë, ayant assigné son compagnon,
pour le festoyer en sa maison, le fit emprisonner et tuer. La iustice
requeroit, que les Romains eussent raison de ce forfaict : la difli-
culté en empeschoit les voyes ordinaires. Ce qu'ils ne peurent lé-
gitimement, sans guerre, et sans hazard, ils entreprindrent de le
faire par trahison : ce qu'ils ne peurent honnestement, ils le firent
vtilement. A quoy se trouua propre vn Pomponius Flaccus. Cettuy-
cy, soubs feintes parolles, et asseurances, ayant attiré cest homme
dans ses rets : au lieu de l'honneur et faueur qu'il luy promettoit,
l'enuoya pieds et poings liez à Rome. Vn traistre y trahit l'autre,
contre l'vsage commun. Car ils sont pleins de desfiance, et est mal-
aisé de les surprendre par leur art : tesmoing la poisante expé-
rience, que nous venons d'en sentir. Sera Pomponius Flaccus qui
voudra, et en est assez qui le voudront. Quant à moy, et ma pa-
rolle et ma foy, sont, comme le demeurant, pièces de ce commun
corps : leur meilleur effect, c'est le seruice public : ie tiens cela
pour présupposé. Mais comme si on me comniandoit, que ie prinse
la charge du Palais, et des plaids, ie respondroy, le n'y entens
rien : ou la charge de conducteur de pionniers, ie diroy, le suis
appelle à vn rolle plus digne : de mesmes, qui me voudroit em-
ployer, à mentir, à trahir, et à me pariurer, pour quelque seruice
notable, non que d'assassiner ou empoisonner : ie diroy, Si i'ay
volé ou desrobé quclqu'vn, enuoyez moy plustost en gallere. Car il
est loysible à vn homme d'honneur, de parler ainsi que les Lace-
deraoniens, ayants esté deffaicts par Antipater, sur le poinct de
TRADUCTION. — LIV. III, CH. I. 93
et qu'une image (Cicéi'on). » C'est ce qui faisait qu'entendant lo ré-
cit des vies de Socrate, de Pythagore et de Diogène, le sage Dan-
damis les jugeait de grands hommes sous tous les autres rapports,
mais observateurs trop respectueux des lois, que la vraie vertu ne
peut accepter et appuyer qu'en se relâchant beaucoup de la rigi-
dité qui est son principe essentiel; car, non seulement les lois per-
mettent des actes condamnables, mais encore nous y incitent : << //
est des crimes autorises par les sënattis-consultes et les plébiscites {Sé-
nèque). » Je pense comme on parle communément, distinguant
entre les choses utiles et celles qui sont honnêtes et qualifiant de
déshonnêtes et de malpropres, certains actes naturels, non seule-
ment utiles, mais encore nécessaires.
La trahison, par exemple, est utile dans quelques cas;
elle n'en est pas plus honnête, et on ne saurait nous im-
poser d'en commettre. — Reprenons pour exemple la trahison.
— Deux prétendants au royaume de Thrace, se le disputaient;
l'Empereur les empêcha de poursuivre leurs revendications à main
armée. Alors l'un d'eux, feignant de vouloir, dans une entrevue,
conclure un accord à l'amiable, convia son concurrent à venir chez
lui sous prétexte de lui faire fête, et le fit emprisonner puis met-
tre à mort. La justice aurait voulu que les Romains punissent ce
forfait; mais il était difficile de recourir aux voies ordinaires, et ils
se résolurent à faire, par trahison, ce qui ne pouvait légitimement
s'obtenir sans courir les risques d'une guerre. Ce qu'ils ne pou-
vaient faire honnêtement, ils le firent en ne se préoccupant que de
l'utilité, ce à quoi se trouva propre un certain Pomponius Flaccus.
Celui-ci, par des paroles et des assurances trompeuses, ayant attiré
notre homme 'dans ses filets, au lieu des honneurs et des faveurs
qu'il lui avait promis, l'envoya à Rome pieds et poings liés. Un
traître en trahit un autre, ce qui n'est pas commun, parce qu'ils
sont fort défiants et qu'il est malaisé de les surprendre en usant de
leurs propres subterfuges; témoin la fatale expérience que nous
venons d'en faire.
Ce rôle de Pomponius Flaccus, le prendra qui voudra et assez
le voudront; quant à moi, ma parole et la confiance que je puis
inspirer appartiennent, comme le reste de moi-même, à la société
dont je lais partie; c'est employées à les servir, qu'elles peuvent
avoir le meilleur effet; cela, je l'admets comme ne faisant pas
doute; mais, de même que si on me commandait de prendre la
direction du palais de justice et des audiences, je répondrais :
" Je n'y entends rien » ; que je dirais, si on m'imposait de surveiller
le travail des pionniers : « Je suis fait pour exercer un emploi plus
relevé »; de même à qui voudrait m'employer à mentir, à trahii-,
à me parjurer en vue d'un service d'une certaine importance sans
même aller jusqu'à assassiner, à empoisonner, je dirais : « Plutôt
que de faire que je vole ou dépouille quelqu'un, eiivoy(;z-inoi aux
galères. » Il est toujours loisible, en effet, à un honime d'honneur
de parler comme firent les Lacédémoniens traitant avec Antipater
94 ESSAIS DE MONTAIGNE.
leurs accords : Vous nous pouuez commander des eharges poisantes
et dommageables, autant qu'il vous plaira : mais de honteuses, et
deshonnestes, vous perdrez vostre temps de nous en commander.
Chacun doit auoir iuré à soy mesme, ce que les Roys d'Egypte fai-
soient solennellement iurer à leurs iuges, qu'ils ne se desuoye-
roient de leur conscience, pour quelque commandement qu'eux
mesmes leur en lissent. A telles commissions il y a note euidente
d'ignominie, et de condemnation. Et qui vous la donne, vous ac-
cuse, et vous la donne, si vous l'entendez bien, en charge et en
peine. Autant que les affaires publiques s'amendent de vostre ex-
ploict, autant s'en empirent les vostres : vous y faictes d'autant
pis, que mieux vous y faictes. Et ne sera pas nouueau, ny à l'a-
uanture sans quelque air de iustice, que celuy mesmes vous ruine,
qui vous aura mis en besongne. Si la trahison doit estre en
quelque cas excusable : lors seulement elle l'est, qu'elle s'employe
à chastier et trahir la trahison. Il se trouue assez de perfidies, non
seulement refusées, mais punies, par ceux en faneur desquels elles
auoient esté entreprises. Qui ne sçait la sentence de Fabritius, à
rencontre du médecin de Pyrrhus? Mais cecy encore se trouue :
que tel l'a commandée, qui par après l'a vengée rigoureusement,
sur celuy qu'il y auoit employé : refusant vu crédit et pouuoir si
effréné, et desaduouant vn seruage et vne obéissance si abandon-
née, et si lasche. laropelc Duc de Russie, practiqua vn Gentil-
homme de Hongrie, pour trahir le Roy de Poulongne Boleslaus, en
le faisant mourir, ou donnant aux Russiens moyen de luy faire
quelque notable dommage. Gettuy-cy s'y porta en galand homme :
s'addonna plus que douant au seruice de ce Roy, obtint d'estre de
son conseil, et de ses plus féaux. Auec ces aduantages, et choisis-
sant à point l'opportunité de l'absence de son maistre, il trahit aux
Russiens Visilicie, grande et riche cité : qui fut entièrement sac-
cagée, et arse par eux, auec occision totale, non seulement des ha-
bitans d'icelle, de tout sexe et aage, mais de grand nombre de
noblesse de là autour, qu'il y auoit assemblé à ces fins. laropelc
assouuy de sa vengeance, et de son courroux, qui pourtant n'estoit
pas sans tiltre, (car BolesJaus l'auoit fort offencé, et en pareille
conduitte) et saoul du fruict de cette trahison, venant à en consi-
dérer la laideur nue et seule, et la regarder d'vne veuë saine, et
non plus troublée par sa passion, la print à vn tel remors, et con-
tre-cœur, qu'il en fit creuer les yeux, et couper la langue, et les
parties honteuses, à son exécuteur. Antigonus persuada les sol-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. I. 95
qui venait de les vaincre : « Vous pouvez nous imposer autant
qu'il vous plaira de charges qui nous écrasent et nous soient
préjudiciables, mais vous perdez votre temps à vouloir exiger de
nous des choses honteuses et déshonnêtes.» Chacun doit s'être juré
à soi-même ce que les rois d'Egypte faisaient solennellement jurer
à leurs juges : qu'ils ne dévieraient pas de ce que leur ordon-
nerait leur conscience, quelque ordre qu'eux-mêmes leur donne-
raient. — A de telles commissions, est attaché un stigmate évi-
dent d'ignominie et une condamnation. Qui vous les donne, vous
accuse ; et, en vous les donnant, vous impose, si vous vous en ren-
dez bien compte, une charge et du même coup vous frappe d'une
peine. Autant les affaires publiques bénéficieront de votre exploit,
autant les vôtres y perdront; vous vous ferez d'autant plus de tort
que vous ferez mieux; bien plus, ce ne sera pas chose nouvelle si
vous êtes ruiné par celui-là même pour lequel vous aurez fait cette
besogne, on sera même porté à trouver que c'est justice.
Si elle est excusable, ce n'est qu'opposée à une autre
trahison sans que, pour cela, le traître cesse d'être mé-
prisé et parfois puni par ceux-là mêmes qu'il a servis. — ■
S'il est des cas où la trahison peut être excusable, c'est seulement
lorsqu'elle est employée à châtier et à trahir un traître. On voit
souvent la perfidie, non seulement repoussée, mais encore punie
par ceux-là mêmes dans l'intérêt desquels elle a été conçue ; chacun
connaît la mesure prise par Fabricius contre le médecin de Pyrrhus.
Il arrive aussi que tel qui l'a ordonnée, la venge ensuite cruelle-
ment, en sévissant contre celui qui l'a servi, se déniant en quelque
sorte à lui-même une autorité et un pouvoir si effréné, et désa-
vouant chez celui qu'il a employé un servage et une obéissance si
passifs et si lâches. — Jaropelc, duc de Russie, gagnant un gentil-
homme de Hongrie, l'avait déterminé à trahir Roleslas, roi de Po-
logne, soit en le faisant mourir, soit en donnant aux Russes le
moyen de lui causer des dommages importants. Le traître s'y prit
en habile homme : il déploya tout le zèle imaginable pour le ser-
vice du roi, parvint à être de son conseil, et compta bientôt parmi
ses partisans les plus fidèles. Grâce à la confiance qu'il avait captée,
profitant d'un moment rendu opportun par l'absence de son maître,
il livra aux Russes Visilicie, grande et riche cité qui fut entiè-
rement saccagée puis incendiée par eux; la population de tout
sexe et de tout âge fut tout entière massacrée et, avec elle, un
grand nombre de nobles des alentours que le Hongrois y avait
rassemblés en vue de ce qui arriva. Jaropelc, après avoir assouvi
sa vengeance et sa colère qui n'étaient pas sans motif (Boleslas
l'avait gravement offensé en agissant envers lui de semblable fa-
çon), repu des résultats de cette trahison, se rendant compte de sa
laideur à ne considérer que le fait même, l'envisageant sans parti
pris et non plus sous l'empire de la passion, en éprouva de tels re-
mords et un tel dégoût, qu'il fit crever les yeux, couper la langue
et les parties génitales au traître qui l'avait commise.
96 ESSAIS DE MONTAIGNE.
dats Argyraspides, de luy trahir Euraenes, leur capitaine gênerai,
son aduersaire. Mais l'eut-il faict tuer, après qu'ils le luy eurent
liuré, il désira luy mesme cslre commissaire de la iustice diuinc,
pour le ohastiment d'vn forfaict si détestable : et les consigna entre
les mains du gouuerneur de la prouince, luy donnant tres-expres
commandement, de les perdre, et mettre à maie fin, en quelque
manière que ce fust. Tellement que de ce grand nombre qu'ils es-
loienl, aucun ne vit onques puis, l'air de Macédoine. Mieux il en
auoit esté seruy, d'autant le iugea il auoir esté plus meschamment
et punissablement. L'esclaue qui trahit la cachette de P. Sulpi-
cius son maistre,' fut mis en liberté, suiuant la promesse de la
proscription de Sylla : mais suiuant la promesse de la raison pu-
blique, tout libre, il fut précipité du roc Tarpeien. Et nostre Roy
Clouis, au lieu des armes d'or qu'il leur auoit promis, fit pendre
les trois seruiteurs de Cannacre, après qu'ils luy eurent trahy leur
maistre, à quoy il les auoit pratiquez. Ils les font pendre auec la
bourse de leur payement au col. Ayant satisfaict à leur seconde foy,
et spéciale, ils satisfont à la générale et première. Mahomed se-
cond, se voulant deffaire de son frère, pour la ialousie de la
domination, suiuant le stile de leur race, y employa l'vn de ses
officiers : qui le suffoqua, l'engorgeant de quantité d'eau, prinse
trop à coup. Cela faict, il liura, pour l'expiation de ce meurtre, le
meurtrier entre les mains de la mère du trespassé (car ils n'es-
toient frères que de père) : elle, en sa présence, ouurit à ce meur-
trier l'estomach : et tout chaudement de ses mains, fouillant et
arrachant son cœur, le ietta manger aux chiens. Et à ceux mesmes
qui ne valent rien, il est si doux, ayant tiré l'vsage d'vne action
vicieuse, y pouuoir hormais coudre en toute seureté, quelque traict
de bonté, et de iustice : comme par compensation, et correction
conscientieuse. loint qu'ils regardent les ministres de tels horribles
maléfices, comme gents, qui les leur reprochent : et cherchent par
leur mort d'estouffer la cognoissance et tesmoignage de telles me-
nées. Or si par fortune on vous en recompence, pour ne frustrer
la nécessité publique, de cet extrême et désespéré remède : celuy
qui le fait, ne laisse pas de vous tenir, s'il ne l'est luy-mesme, pour
vn homme maudit et exécrable : et vous tient plus traistre, que ne
faict celuy, contre qui Vous Testes : car il touche la malignité de
voslre courage, par voz mains, sans desadueu, sans obieet. Mais il
vous employé, tout ainsi qu'on faict les hommes perdus, aux exe-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. I. 97
Antigoue avait persuadé au corps des Argyraspides de lui livrer
Eumène, leur capitaine général, avec lequel il était en compétition.
A peine l'eut-il en son pouvoir, qu'il le fit tuer; et, s'instituant mi-
nistre de la justice divine pour le châtiment d'une si détestable
trahison, il écrivit au gouverneur de la province, lui intimant l'or-
dre exprès de perdre ceux qui l'avaient commise et de les extermi-
ner de quelque manière que ce fût, si bien que du grand nombre
qu'ils étaient, pas un ne revit jamais la Macédoine; mieux il en
avait été servi, plus il jugea leur conduite mauvaise et punis-
sable.
L'esclave qui révéla l'endroit où se cachait P. Sulpitius son maî-
tre, fut affranchi comme Sylla s'y était engagé dans son édit de
proscription ; mais, pour donner satisfaction à la conscience pu-
blique, tout libre qu'il était devenu, on le précipita du haut de la
roche tarpéienne.
Clovis, l'un de nos rois, au lieu des armes d'or qu'il leur avait pro-
mises, fit pendre les trois serviteurs du roi Cannacre qui, à son
instigation, avaient trahi leur maître. On les pendit avec, attachée
au cou, la bourse contenant le prix de leur méfait; de telle sorte,
qu'après avoir fidèlement rempli les engagements particuliers pris
envers eux, il fut satisfait ensuite à la moralité publique qui prime
toute autre considération.
Mahomet II voulant se défaire de son frère dont il redoutait la
compétition au trône, ce qui est fréquent chez les Ottomans, y em-
ploya un de ses officiers qui étouffa sa victime, en lui ingurgitant
de force une grande quantité d'eau à la fois. Le crime accompli,
Mahomet livra en expiation celui qui l'avait exécuté à la mère dix
mort (ils n'étaient frères que de père). Celle-ci fit, en sa présence,
ouvrir la poitrine au meurtrier et, alors qu'il palpitait encore, y
fouillant de ses mains, en arracha le cœur qu'elle jeta à manger
aux chiens. Il est si doux, à ceux mêmes qui n'ont que de mauvais
sentiments, de pouvoir, après avoir recueilli le fruit d'une de ces
actions abominables, y rattacher, sans avoir désormais à en souf-
frir, quelque trait de bonté et de justice eu compensation en quel-
que sorte de leur complicité et de soulager ainsi leur conscience ;
d'autant qu'ils ne cessent de voir en ceux qui les ont assistés dans
l'exécution de leur forfait, des gens qui les leur reprochent, et
qu'ils cherchent à étouffer, par leur mort, la connaissance qu'ils en
ont eue et la preuve de leur participation.
Si vous êtes, par hasard, récompensé de pareils services, pour
que la société ne soit pas empêchée d'user de cette ressource extrême
et désespérée qui lui est indispensable, celui qui vous en remet le
prix, ne laisse pas de vous tenir, si lui-même n'est pas tel, pour
un misérable et un maudit. Il vous considère avec plus de mépris
encore que ne fait celui que vous avez trahi, parce qu'il sait le peu
que vous valez, qu'il vous a vu à l'œuvre, sans protestation, sans
désaveu de votre part; il vous emploie tout comme on fait de ces
hommes perdus dont se sert la justice pour les exécutions capitales,
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. UI. 7
98 ESSAIS DE MONTAIGNE.
cillions de la haute iustice : charge autant viile, comme elle est
peu honneste. Outre la vilité de telles commissions, il y a de la
prostitution de conscience. La fille à Seïanus ne pouuant estre pu-
nie à mort, en certaine l'orme de iugement à Rome, d'a:utant qu'elle
estoit vierge, fut, pour donner passage aux loix, forcée par le bour- •
reau, auant qu'il l'estranglast. Non sa main seulement, mais son
amo, est esclaue à la commodité publique. Quand le premier
Amurath, pour aigrir la punition contre ses subiects, qui auoient
donné support à la parricide rébellion de son fils, ordonna, que
leurs plus proches parents presteroient la main à cette exécution : i
ie trouue tres-honeste à aucuns d'iceux, d'auoir choisi plustost, d'es-
tre iniustemcnt tenus coulpables du parricide d'vn autre, que de
seruir la iustice de leur propre parricide. Et oià en quelques bi-
coques forcées de mon temps, i'ay veu des coquins, pour garantir
leur, vie, accepter de pendre leurs amis et consorts, ie les ay te- •
nus de pire condition que les pendus. On dit que Vuitolde Prince
de Lituanie, introduisit en cette nation, que le criminel condamné
à mort, eust luy mesme de sa main, à se deffaire : trouuant es-
trange, qu'vn tiers innocent de la faute, fust employé et chargé
d'vn homicide. Le Prince, quand vne vrgentc circonstance, et 2
quelque impétueux et inopiné accident, du besoing de son estât,
luy fait gauchir sa paroi le et sa ioy, ou autrement le iette hors de
son deuoir ordinaire, doibt attribuer cette nécessité, à vn coup de
la verge diuine. Vice n'est-ce pas, car il a quitté sa raison, à vne
plus vniuerselle et puissante raison : mais certes c'est malheur. De
manière qu'à quclqu'vn qui me demandoit : Quel remède? nul re-
mède, fis-ie, s'il fut véritablement géhenne entre ces deux ex-
trêmes (sed videat ne quxratur latehra •periurio) il le falloit faire :
mais s'il le fit, sans regret, s'il ne luy greua de le faire, c'est signe
que sa conscience est en mauuais termes. Quand il s'en trouueroit 3
quelqu'vn de si tendre conscience, à qui nulle guarison ne sem-
blast digne d'vn si poisant remède, ie ne l'en estimeroy pas moins.
Il ne se scauroit perdre plus excusablement et décemment. Nous
ne pouuons pas tout. Ainsi comme ainsi nous faut-il souuent,
comme à la dernière anchre, remettre la protection de nostre vais- •
TRADUCTION. — LIV. III, CH. I. 99
charge aussi utile que peu honorable. — Outre ce que de sembla-
bles commissions ont de vil, elles déshonorent. La fille de Séjan ne
pouvant, d'après la législation romaine, être mise à mort, parce
qu'elle était encore vierge, fut, pour permettre l'application de la
loi, violée par le bourreau, avant qu'il ne l'étranglât; l'office que
celui-ci remplissait dans l'intérêt public, réclama de lui, en cette
circonstance, qu'il avilît et sa main et son âme.
Ceux qui consentent à être les bourreaux de leurs pa-
rents et de leurs compagnons méritent la réprobation
publique. — Amurat I, pour aggraver le châtiment de ceux de
ses sujets qui avaient appuyé la rébellion de son fils * contre lui
et s'étaient faits complices de ce parricide, ordonna que leurs plus
proches parents prêteraient la main à leur exécution. Je trouve
très honorable le refus qu'opposèrent certains d'entre eux qui pré-
férèrent être considérés à tort comme complices du forfait commis
par un autre, plutôt que de se rendre eux-mêmes coupables d'un
crime semblable en s'associant à l'œuvre de la justice. — Dans
quelques bicoques qui ont été prises d'assaut dans les guerres de
notre temps, j'ai vu des coquins qui, pour sauver leur vie, accep-
taient de pendre leurs amis et alliés; je les tiens de pire condi-
tion que les pendus. — Oh dit que Witolde, prince de Lithuanie,
établit dans cette nation que tout criminel condamné à mort de-
vrait se détruire lui-même, trouvant étrange qu'un tiers, inno-
cent de la faute, fût employé à commettre un homicide et en eût
charge.
Les princes sont quelquefois dans la nécessité de man-
quer à leur parole ; on ne saurait les en absoudre que
s'ils se sont trouvés dans Timpossibilité absolue d'as-
surer autrement les intérêts publics dont ils ont charge.
— Le prince qu'une circonstance urgente et quelque accident vio-
lent et inopiné inhérent à sa position obligent à manquer à sa
parole et à la foi qu'il a donnée, ou qui encore le jettent en dehors
de ce qui est ordinairement son devoir, doit considérer cette né-
cessité dans laquelle il est placé, comme une épreuve que Dieu lui
impose. Chez lui, ce n'est pas vice; sa raison est contrainte de
céder à une autre plus puissante que la sienne et qui s'étend sur
tout; mais c'est certainement un malheur. A quelqu'un qui me
demandait quel .remède pouvait y être apporté : Il n'y en a pas,
ai-je répondu, si véritablement ce prince est pressé entre ces deux
partis extrêmes : « mais surtout qu'il se garde bien de chercher des
prétextes à son parjure ifiicéron) » ; il a ainsi agi, parce qu'il s'y
trouvait obligé; mais s'il a satisfait sans regret à cette nécessité,
s'il ne lui en a pas coûté de manquer à sa foi, c'est signe que sa
conscience est véreuse. — S'il s'en trouvait un de conscience si
scrupuleuse que nulle nécessité ne lui parût justifier un si grave
remède, je ne l'en estimerais pas moins; on ne saurait perdre
ses états d'une façon plus excusable et plus honorable. Nous ne
pouvons tout; aussi faut-il souvent nous en remettre au ciel de
100 ESSAIS DE MONTAIGNE.
seau à la pure conduitte du ciel. A quelle plus iusle nécessité se
reserue il? Que luy est-il moins possible à faire que ce qu'il ne
peut faire, qu'aux despens de sa foy et de son honneur? choses,
qui à l'auenture luy doiuent eslre plus chères que son propre salut,
et que le salut de son peuple. Quand les bras croisez il appellera
Dieu simplement à son aide, n'aura-il pas à espérer, que la diuine
bonté n'est pour refuser la faueur de sa main extraordinaire à vue
main pure et iuste? Ce sont dangereux exemples, rares, et mala-
difues exceptions, à nos règles naturelles : il y faut céder, mais
auec grande modération et circonspection. Aucune vtilité priuee,
n'est digne pour laquelle nous facions cet effort à nostre cons-
cience : la publique bien, lors qu'elle est et tres-apparente, et très-
importante. Timoleon se garantit à propos, de l'estrangeté de
son exploit, par les larmes qu'il rendit, se souuenant que c'estoit
d'vne main fraternelle qu'il auoit tué le tyran. Et cela pinça iuste-
ment sa conscience, qu'il eust este nécessité d'achetter l'vtilité pu-
blique, à tel prix de l'honncsteté de ses mœurs. Le Sénat mesme
deliuré de seruitude par son moyen, n'osa rondement décider d'vn
si haut faict, et deschiré en deux si poisants et contraires visages.
Mais les Syracusains ayans tout à point, à l'heure mesme, enuoyé
requérir les Corinthiens de leur protection, et d'vn chef digne de
restablir leur ville en sa première dignité, et nettoyer la Sicile de
plusieurs tyranneaux, qui l'oppressoient : il y' députa Timoleon,
auec cette nouuelle deffaitte et déclaration : Que selon qu'il se por-
teroitbien ou mal en sa charge, leur arrest prcndroit party, à la fa-
ueur duUberateur de son pais, ou à la desfaueur du meurtrier de son
frère. Cette fantastique conclusion, a quelque excuse, sur le danger
de l'exemple et importance d'vn faict si diucrs. Et feircnt bien, d'en
descharger leur iugcment, ou de lappuier ailleurs, et en des con-
sidérations tierces. Or les dcportcments de Timoleon en ce voyage
rendirent bien tost sa cause plus claire, tant il s'y porta dignement
et vertueusement, en toutes façons. Et le bon heur qui l'accompa-
gna aux aspretez qu'il eut à vaincre en cette noble besongne, sembla
luy eslre enuoyé par les Dieux conspirants et fauorables à sa iusli-
licalion. La fin de cettuy cy est excusable, si aucune le pouuoit
TRADUCTION. — LIV. IH, CH. I. 101
la direction de notre navire ; la protection divine est notre dernière
ancre de salut. Quelle nécessité justifie davantage qu'il s'adresse à
elle? Est-il quelque chose à quoi un prince puisse moins consentir,
qu'à ce qu'il ne peut faire qu'aux dépens de sa foi et de son hon-
neur qui, dans certaines circonstances, doivent lui être plus chers
que son propre salut, * oui assurément, et même que le salut de son
peuple? Quand, les bras croisés, il appellerait simplement Dieu à
son aide, n'a-t-il pas à espérer que la bonté divine ne lui refusera
pas, à lui dont la cause est juste et bonne, la faveur d'un appui
auquel tout est possible? Ce sont là de dangereux exemples qui
sont des dérogations rares et malsaines aux règles naturelles; il
faut y céder, mais avec une grande modération et beaucoup de cir-
conspection; nul intérêt privé ne mérite que nous fassions à notre
conscience une pareille violence, qui dans l'intérêt public est ad-
missible, lorsque l'utilité en est bien apparente et qu'elle est d'im-
portance capitale.
Gomment le sénat de Corinthe s'en remit à la fortune
du jugement quUl avait à porter sur Timoléon, qui venait
de tuer son propre frère. — Timoléon se préserva de la répro-
bation que son acte étrange était susceptible de soulever contre
lui par les larmes abondantes que lui fit répandre la pensée cons-
tante que c'était lui, son frère, qui avait tué le tyran; et c'est
justice si sa conscience a souffert de ce qu'il avait été dans l'abso-
lue nécessité de sacrifier à l'intérêt public sa rectitude de mœurs.
Le sénat lui-même, qu'il avait ainsi délivré, n'osa se prononcer
nettement sur un fait de cette importance et se trouva hésitant
entre ces deux considérations, toutes deux d'un si grand poids. Les
Syracusains vinrent fort à propos, à ce moment, solliciter des Co-
rinthiens leur protection et l'envoi d'un chef capable de rendre à
leur ville son ancienne splendeur et de purger la Sicile de l'oppres-
sion de plusieurs petits tyrans. Le sénat leur envoya Timoléon, en
prenant avec lui-même cet arrangement de nouvelle sorte : Selon
qu'il s'acquitterait bien ou mal de la mission qu'on lui confiait, l'ar-
rêt que ce corps politique avait à rendre, \m serait, ou favorable ne
considérant en lui que le libérateur de son pays, ou défavorable ne
l'envisageant que comme le meurtrier de son frère. Cette singu-
lière conclusion s'explique par le danger résultant d'un semblable
exemple et la gravité d'un acte si en dehors de ce qui se voit d'ordi-
naire ; les Corinthiens eurent raison de ne pas s'en rapporter à leur
propre jugement et de faire intervenir, pour trancher la question,
des considérations tirées d'un autre ordre de faits. La conduite de
Timoléon dans cette mission éclaira rapidement sur ce qu'il fallait
penser de lui tant il se comporta, sous tous rapports, avec dignité
et vertu ; le bonheur avec lequel il se tira des grosses difficultés
qu'il eut à surmonter dans sa tâche, sembla lui avoir été envoyé
pour sa justification par les dieux conspirant en sa faveur.
Acte inexcusable du sénat romain revenant sur un traité
qu'il avait ratifié. — Le but qui avait fait agir Timoléon l'ex-
102 ESSAIS DE MONTAIGNE.
eslre. Mais le protit de l'augmentation du reuenu publique, qui
seruit de prétexte au Sénat Romain à cette orde conclusion, que ie
m'en vay reciter, n'est pas assez fort pour mettre à garand vne telle
iniusticc. Certaines citez s'estoient rachetées à prix d'argent, et re-
mises en liberté, auec l'ordonnance et permission du Sénat, des
mains de L. Sylla. La chose estant tombée en nouueau iugement,
le Sénat les condamna à estre taillables comme auparauant : et
que l'argent qu'elles auoyent employé pour se rachetter, demeure-
roit perdu pour elles. Les guerres ciuiles produisent souuent ces
vilains exemples : Que nous punissons les priuez, de ce qu'ils nous
ont creu, quand nous estions autres. Et vn mesme magistrat fait
porter la peine de son changement, à qui n'en peut mais. Le mais-
tre foitte son disciple de docilité, et la guide son aueugle. Horrible
image de iustice. Il y a des règles en la philosophie et faulses et
molles. L'exemple qu'on nous propose, pour faire preualoir l'vtilitc
priuec, à la foy donnée, ne reçpit pas assez de poids par la circons-
tance qu'ils y meslent. Des voleurs vous ont prins, ils vous ont re-
mis en liberté, ayans retiré de vous serment du paiement de cer-
taine somme. On a tort de dire, qu'vn homme de bien, sera quitte
de sa foy, sans payer, estant hors de leurs mains. 11 n'en est rien.
Ce que la crainte m'a fait vne fois vouloir, ie suis tenu de le vouloir
encore sans crainte. Et quand elle n'aura forcé que ma langue,
sans la volonté : encore suis ie tenu de faire la maille bonne de ma
parole. Pour moy, quand par fois ell'a inconsidérément deuancé
ma pensée, i'ay faict conscience de la desaduoûer pourtant. Autre-
ment de degré en degré, nous viendrons à abolir tout le droit qu'vn
tiers prend de nos promesses. Quasi verô forti viro vis possit adhi-
beri. En cecy seulement a loy, l'interest priué, de nous excuser de
faillir à nostrc promesse, si nous auons promis chose meschanle,
et inique do soy. Car le droit de la vertu doibt preualoir le droit
de nostre obligation. I'ay autrefois logé Epaminondas au premier
rang des hommes excellens : et ne m'en desdy pas. lusques où
TRADUCTION. — LIV. III, CH. I. 403
dise, autant qu'un acte de cette nature peut être excusé. Mais le
bénéfice que retira le trésor public et qui fut le prétexte dont usa
le Sénat romain en la circonstance, n'est pas suffisant pour faire
admettre une injustice comme celle qu'il commit dans cette affaire
malpropre que je vais rapporter : Certaines villes s'étaient rachetées
à prix d'argent et avaient recouvré leurs franchises sur ordonnances
rendues par le Sénat, qui avait ratifié cette mesure prise par Sylla.
Celui-ci mort, le Sénat, saisi à nouveau de la question, replaça ces
villes sous le régime de la taille et décida que l'argent qu'elles
avaient payé pour leur rachat, ne leur serait pas rendu. Les guer-
res civiles produisent souvent d'aussi vilains exemples : nous punis-
sons les particuliers de ce qu'ils nous ont crus, quand nous étions
autres que nous ne sommes devenus; le magistrat fait porter la
peine du changement qui s'est produit en lui, à qui n'en peut
mais ; le maître d'école fouette son écolier pour avoir été trop do-
cile; le clairvoyant, l'aveugle auquel il sert de guide-. Quelle hor-
rible image de la justice cela nous donne !
Llntérêt privé ne doit jamais prévaloir sur la foi don-
née; ce n'est que si on s'est engagé à quelque chose dl-
nique ou de criminel, que l'on peut manquer à sa parole.
— Il y a en philosophie des règles qui sont fausses et par trop
élastiques. L'exemple ci-après qu'on nous propose comme un cas
où l'intérêt particulier peut primer la foi engagée, ne tire pas des
circonstances mêmes que l'on indique, une autorité suffisante : Des
brigands se sont emparés de vous, et vous ont rendu la liberté
après vous avoir fait jurer de leur payer comme rançon une somme
déterminée; est-on fondé à prétendre qu'un homme de bien, une
fois hors de leurs mains, est dégagé de son serment, s'il ne paie
pas? Non; ce que la crainte m'a fait vouloir, je dois le vouloir en-
core, lorsque je n'ai plus à craindre ; et lors môme que c'est cette
crainte qui a contraint ma langue à prononcer ce que ma volonté
ne ratifiait pas, je suis encore tenu d'observer exactement ma pa-
role. — Chez moi, quand parfois la parole a été inconsidérément
plus loin que la pensée, je ne m'en suis pas moins fait un cas de
conscience de ne pas me désavouer; autrement, de degré en degré,
nous arriverions à abolir tout droit qu'un tiers peut fonder sur nos
promesses et * nos serments : « La violence peut-elle quelque chose
sur un homme de cœur {Cicérony? » L'intérêt privé ne peut être pour
nous une excuse de manquer à nos promesses que dans le cas où
nous aurions promis une chose mauvaise et injuste par elle-même,
parce que les droits de la vertu doivent l'emporter sur tous autres
dont nous avons contracté l'obligation.
Chez Ëpaminondas l'esprit de justice et la délicatesse
de sentiments ont toujours été prédominants; son exem-
ple montre qu'il est des actes qu'un homme ne peut se
permettre même pour le service de son roi, même pour
le bien de son pays. — J'ai, plus haut, mis Épaminondas au
premier rang des hommes les meilleurs; je ne m'en dédis pas. A
104 ESSAIS DE MONTAIGNE.
montoit-il la considération de son particulier deuoir? qui ne tua
iamais homme qu'il eust vaincu : qui pour ce bien inestimable, de
rendre la liberté à son pais, faisoit conscience de tuer vn tyran, ou
ses complices, sans les formes de la iustice : et qui iugeoit mes-
chant homme, quelque bon citoyen qu'il fust, celuy qui entre les
ennemis, et en la bataille, n'espargnoit son amy et son hoste. Voyla
vne ame de riche composition. Il marioit aux plus rudes et vio-
lentes actions humaines, la bonté et l'humanité, voire la plus déli-
cate, qui se treuue en l'escole de la philosophie. Ce courage si gros,
enflé, et obstiné contre la douleur, la mort, la pauureté, estoit-ce
nature, ou art, qui l'eust attendry, iusques au poinct d'vne si
extrême douceur, et debonnaireté de complexion? Horrible de fer
et de sang, il va fracassant et rompant vne nation inuincible contre
tout autre, que contre luy seul : et gauchit au milieu d'vne telle
meslee, au rencontre de son hoste et de son amy. Vrayment celuy là
proprement commandoit bien à la guerre, qui luy faisoit souffrir le
mors de la bénignité, sur le point de sa plus forte chaleur : ainsin
enflammée qu'elle estoit, et toute escumeuse de fureur et de meur-
tre. C'est miracle, de pouuoir mesler à telles actions quelque image
de iustice : mais il n'appartient qu'à la roideur d'Epaminondas, d'y
pouuoir mesler la douceur et la facilité des mœurs les plus molles,
et la pure innocence. Et où l'vn dit aux Mammertins, que les statuts
n'auoient point de mise enuers les hommes armez : l'autre, au Tri-
bun du peuple, que le temps de la iustice, et de la guerre estoient
deux : le tiers, que le bruit des armes l'empeschoit d'entendre la
voix des loix : cettuy-cy n'estoit pas seulement empesché d'entendre
celles de la ciuilité, et pure courtoisie. Auoit-il pas emprunté de
ses ennemis, l'vsage de sacrifier aux Muses, allant à la guerre,
pour destremper par leur douceur et gayelé, cette furie et aspreté
martiale? Ne craignons point après vn si grand précepteur, d'esti-
mer qu'il y a quelque chose illicite contre les ennemys mesmes :
que l'interest commun ne doibt pas tout requérir de tous, contre
l'interest priué : manente memoria, etiam in diffidio publicorum fœ-
derum, priuali iuris :
Et nulla potentia vires
Prseatandi, ne quid peccet amicus, habet :
et que toutes choses ne sont pas loisibles à vn homme de bien,
pour le seruice de son Roy, ny de la cause générale et des loix.
Non enim patria prœstat omnibus officijs, et ipsi conducit pion habere
dues in parentes. C'est vne instruction propre au temps. Nous
n'auons que faire de durcir nos courages par ces lames de fer, c'est
assez que nos espaules le soyent : c'est assez de tramper nos
plumes en ancre, sans les tramper en sang. Si c'est grandeur de
courage, et l'eflfect d'vne vertu rare et singulière, de mespriser
TRADUCTION. — LIV. III, CH. I. lOo
quelle hauteur ne plaçait-il pas ce qu'il considérait comme son
devoir personnel, lui qui ne tua jamais un homme qu'il avait vaincu;
qui, même dans le but au plus haut point estimable de rendre la
liberté à son pays, se faisait conscience de tuer, en dehors des for-
mes de la justice, un tyran ou ses complices; qui jugeait méchant,
si bon citoyen qu'il fût, celui qui, dans une bataille, n'épargnait
dans les rangs ennemis ni son ami, ni son hôte ! Voilà une âme ri-
chement composée : dans l'accomplissement des actes les plus rudes
et les plus violents de l'humanité, il demeurait bon et humain, et cela
dans les conditions les plus délicates que conçoive l'enseignement de
la philosophie. Ce courage si grand, si manifeste, si opiniâtre con-
tre la douleur, la mort, la pauvreté, est-ce à la nature ou à l'art
qu'il devait de l'avoir attendri au point d'en être arrivé à cette
extrême douceur et à cette bonté qui s'étaient incarnées en lui?
Horrible sous le fer et le sang qui le couvrent, il va fracassant,
rompant une nation invincible pour tous, sauf pour lui, et, au
milieu des plus effroyables mêlées, se détourne s'il se trouve en
présence d'un hôte ou d'un ami ! En vérité, celui-là commandait
laien à la guerre, qui avait su lui imposer sa bonté, comme un frein
qu'elle subissait même aux plus forts moments du combat, alors
qu'elle était dans toute sa surexcitation, écumant de fureur et de
meurtre. C'est miracle de pouvoir mêler à de telles actions quelque
image de la justice, et à la rigueur de principes d'Épaminondas
appartient seul d'avoir pu y associer la douceur et la pratique des
mœurs les plus tolérantes, l'innocence dans toute sa pureté. Là où
l'un dit aux Mamertins « que les traités n'ont plus cours, quand
on est en armes » ; un autre, à un tribun du peuple, « que le temps
de la justice et celui de la guerre sont deux >>; un troisième,
« que le bruit des armes l'empêche d'entendre la voix des lois »,
Épaminondas entendait même celle de la civilité et de la simple
courtoisie. N'avait -il pas été jusqu'à emprunter à ses ennemis
l'usage de sacrifier aux Muses en marchant au combat pour atté-
nuer, par la douceur et la gaîté qu'elles répandent, la furie et la
rudesse du* guerrier? N'hésitons donc pas à penser après un si
grand modèle que, même contre un ennemi, tout n'est pas permis;
que l'intérêt général n'est pas autorisé à tout revendiquer au mé-
pris des intérêts privés : « Le souvenir du droit privé subsiste au
milieu des dissensions publiques (Tite Live) »; ((Il n'y a pas de puis-
sance qui puisse nous faire enfreindre les droits de V amitié {Ovide) » ;
disons-nous quil y a des choses interdites à un homme de bien
qui sert son roi, ou la cause de l'ordre et des lois, « car la patrie
71 étouffe pas tous les devoirs, et il lui importe d'avoir des citoyens
qui soient pieux envers leurs parents [Çicéron] ». C'est là une éduca-
tion à répandre à notre époque. Nous n'avons que faire de prin-
cipes exclusifs; c'est assez que nos épaules soient bardées de fer
sans que nos âmes le soient; c'est assez de tremper nos plumes
dans l'encre, sans encore que nous les trempions dans le sang. Si
c'est le comble du courage, l'effet d'une vertu particulièrement rare
106 ESSAIS DE MONTAIGNE.
l'amitié, les obligations princes, sa parolle, et la parenté, pour le
bien commun, et obéissance du magistrat : c'est assez vrayement
pour nous en excuser, que c'est vne grandeur, qui ne peut loger
en la grandeur du courage d'Epaminondas. l'abomine les exhor-
temens enragez, de cette autre ame desreglee,
Dum tela micant, non vos pietatis imago
Vlla, nec aduersa conspecti fronle parentes
Commoueant, vultus gladio turbate verendos.
Ostons aux meschants naturels, et sanguinaires, et traistrès, ce
prétexte de raison : laissons là cette iustice énorme, et hors de
soy : et nous tenons aux plus humaines imitations. Combien peut
le temps et l'exemple? En vne rencontre de la guerre ciuile contre
Cinna, vn soldat de Pompeius, ayant tué sans y penser son frerc,
qui estoit au party contraire, se tua sur le champ soy-mesme, de
honte et de regret. Et quelques années après, en vne autre guerre
ciuile de ce mesme peuple, vn soldat, pour auoir tué son frère, de-
manda recompense à ses capitaines. On argumente mal l'hon-
neur et la beauté d'vne action, par son vtilité : et conclud-on mal,
d'estimer que chacun y soit obligé, et qu'elle soit honeste à cha-
cun, si elle est vtile.
Omnia non pariter rerum sunt omnibus apta.
Choisissons la plus nécessaire et plus vtile de l'humaine société, ce
sera le mariage. Si est-ce que le conseil des saincts, trouue le con-
traire party plus honeste, et en exclut la plus vénérable vacation
des hommes : comme nous assignons au haras, les bestes qui sont
de moindre estime.
CHAPITRE II.
Du repentir.
ES autres forment l'homme , ie le recite : et en représente vn par-
i ticulier, bien mal formé : et lequel si i'auoy à façonner de nou-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. I. 107
que de mépriser l'amitié, les obligations que nous avons les uns
envers les autres, la parole donnée, les liens de parenté pour le
bien commun et lobéissanee aux magistrats, il suffit bien, pour
nous excuser de ne point posséder une telle grandeur de sentiments,
qu'elle n'ait point pris place dans ce qui faisait la grandeur d'âme
d'Épaminondas.
J'abomine les appels à la violence de cette autre âme en délire :
« Tant que l'épée sera tirée du fourreau, chassez toute pitié de vos
cœurs, que la vue même de vos pères dans le camp adverse ne vous
arrête pas, p^appez du fer ces têtes vénérables {Lucain). » Otons à
ceux qui, par nature, sont méchants, sanguinaires et traîtres, ce
prétexte à se livrer à leurs penchants; laissons là cette justice
excessive qui ne nous appartient pas et tenons-nous-en à des exem-
ples plus empreints des droits de l'humanité. — A cet égard l'épo-
que et l'exemple peuvent beaucoup. Durant la guerre civile, dans
un engagement contre Cinna, un soldat de Pompée ayant, par mé-
garde, tué son frère qui était dans les rangs opposés, se tua lui-
même sur le champ par honte et par regret. Quelques années après,
dans le cours d'une autre guerre civile, toujours chez ce même
peuple, un soldat qui avait tué son frère demandait, pour ce fait,
une récompense à ses chefs.
En résumé, Tutilité d'une action ne suffit pas pour la
rendre honorable. — C'est à tort qu'on voudrait justifier de
* rhonnêteté et de la beauté d'une action par ce fait seul qu'elle
est utile, et en conclure que chacun peut être tenu de l'accomplir
et doit l'estimer honnête en raison de son utilité : « Toutes choses
ne conviennent pas également à tous {Properce). » Considérons celle
qui est la plus nécessaire et la plus utile à la société humaine, le
mariage; le conseil des saints ne trouve-t-il pas qu'il est plus hon-
nête de s'en abstenir, réprouvant ainsi, parmi les devoirs de l'homme,
celui qui est le plus respectable, comme nous-mêmes en agissons
vis-à-vis des animaux, en envoyant dans les haras ceux dont nous
faisons le moins de cas.
CHAPITRE II.
Du repentif^
Tout, en ce monde, est soumis à des changements conti-
nuels; c'est ce qui fait que Montaigne, qui se dépeint au
jour le jour, peut ne pas se montrer constamment avec les
mêmes sentiments et les mêmes idées. — Les autres auteurs
se proposent l'éducation de l'homme; je me borne à le décrire.
108 ESSAIS DE MONTAIGNE.
ueau, ie lerois vrayement bien autre qu'il n'est : mes-huy c'est fait.
Or les traits de ma peinture, ne se fouruoyent point, quoy qu'ils se
changent et diuersifient. Le monde n'est qu'vne branloire perenne.
Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Cau-
case, les pyramides d'^Egypto : et du branle public, et du leur. La
constance mesme n'est autre chose qu'vn branle plus languissant.
le ne puis asseurer mon obiect : il va trouble et chancelant, dVnc
yuresse naturelle. le le prens en ce poinct, comme il est, en l'ins-
tant que ie m'amuse à luy. le ne peinds pas l'estre, ie peinds le
passage : non vn passage d'aage en autre, ou comme dict le peu-
ple, de sept en sept ans, mais de iour en iour, de minute en mi-
nute. Il faut accommoder mon histoire à l'heure. le pourray tantost
changer, non de fortune seulement, mais aussi d'intention. C'est vn
contrerollc de diuers et muables accidens, et d'imaginations irré-
solues, et quand il y eschet, contraires : soit que ie sois autre moy-
mesme, soit que ie saisisse les subiects, par autres circonstances,
et considérations. Tant y a que ie me contredis bien à l'aduanture,
mais la vérité, comme disoit Demades, ie ne la contredy point. Si
mon ame pouuoit prendre pied, ie ne m'essaierois pas, ie me re-
soudrois : elle est tousiours en apprentissage, et en espreuue.
le propose vne vie basse, et sans lustre. C'est tout vn. On attache
aussi bien toute la philosophie morale, à vne vie populaire et priuec,
qu'à vne vie de plus riche estofîe. Chaque homme porte la forme
entière, de l'humaine condition. Les autheurs se communiquent au
peuple par quelque marque spéciale et estrangere : moy le pre-
mier, par mon estre vniuersel : comme, Michel de Montaigne : non
comme grammairien ou poète, ou iurisconsulte. Si le monde se
plaint dequoy ie parle trop de moy, ie me plains dequoy il ne pense
seulement pas à soy. Mais est-ce raison, que si particulier en vsage,
ie prétende me rendre public on cognoissance? Est-il aussi raison,
que ie produise au monde, où la façon et l'art ont tant de crédit et
de commandement, des effects de nature et crus et simples, et
d'vne nature encore bien foiblette? Est-ce pas faire vne muraille
TRADUCTION. — LIV. 111, CH. 11. 109
Celui que je dépeins est bien mal composé; si j'avais à le façonner
à nouveau, je le ferais certainement tout autre qu'il n'est, mais
aujourd'hui c'est chose faite. Les traits sous lesquels je le présente,
sont bien tels, quoique changeant et se diversifiant ; car le monde
n'est autre qu'un mouvement perpétuel; tout y est continuellement
en branle ; la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d'Egypte
participent du mouvement général et de celui qui leur est propre;
l'immobilité elle-même n'est qu'un mouvement moins accentué. Je
ne puis fixer l'objet que je veux représenter : il se meut vague et
chancelant comme sous l'influence d'une ivresse naturelle; je le
prends tel qu'il est à l'instant où mon intention se porte sur lui ;
je ne le peins pas tel qu'il est, mais tel qu'il m'apparaît au passage;
passage non d'un âge à un autre, ni, comme on dit dans le peuple, de
sept ans en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. C'est
donc sur le moment même qu'il me faut achever ma description ; un
instant plus tard, je pourrais me trouver non seulement en présence
d'une physionomie qui s'est modifiée, mais encore les idées d'après
lesquelles je l'apprécie n'être plus elles-mêmes celles que j'avais le
moment d'avant. Je relève les accidents divers et variables qui se
produisent en moi et les conceptions plus ou moins fugitives qu'en-
gendre mon imagination, lesquelles souvent sont le contraire les
unes des autres, soit qu'à certains moments je sois autre que moi-
même, soit que ce qui en est l'objet m'apparaisse dans un cadre et
sous un jour autres; si bien qu'il m'arrive de temps en temps de me
contredire et cependant, comme disait Demade, jamais je ne cesse
d'être vrai. Si mon âme pouvait se fixer, je ne serais pas hésitant,
je parlerais nettement, en homme sûr de lui-même; mais elle est
sans cesse cherchant sa voie et s'essayant.
Quoique sa vie n'offre rien de particulier, Tétude qu'il
en fait n'en a pas moins son utilité, d'autant que jamais
auteur n'a mieux connu son sujet. — J'expose une vie tout à
fait des plus ordinaires, qui ne présente rien de saillant, ce qui est
tout un. La vie intime de l'homme du peuple est du reste un sujet
de philosophie et de moralité au même degré qu'une vie vécue dans
de plus brillantes conditions; dans chaque homme se retrouve
l'homme tout entier. Les auteurs traitent communément des sujets
spéciaux auxquels leur personnalité demeure étrangère ; dérogeant
à cette habitude, ce qui est la première fois que cela arrive, c'est
moi-même, dans ma plus complète intégrité, que je livre au public,
c'est Michel de Montaigne en personne et non Michel de Montaigne
grammairien, poète ou jurisconsulte. Si le monde se plaint de ce
que je parle trop de moi, je me plains de ce que lui ne pense seu-
lement pas à lui-même. Mais est-il raisonnable, ne vivant que pour
moi, de prétendre initier le public à la connaissance de moi-môme?
Est-ce raisonnable aussi de présenter dans toute leur crudité, au
monde auprès duquel la façon et l'art ont tant de poids et sont tant
prisés, de simples effets de la nature, et encore d'une nature qui
n'a que bien peu de ressort? JN'est-ce pas vouloir construire un
410 ESSAIS DE MONTAIGNE.
sans pierre, ou chose semblable, que de baslir des liures sans
science? Les fantasies de la musique, sont conduites par art, les
miennes par sort. Aumoins i'ay cecy selon la discipline, que iamais
homme ne traicta subiect, qu'il entendist ne cogneust mieux, que
ie fay celuy que i'ay entrepris : et qu'en celuy là ie suis le plus
sçauant homme qui viue. Secondement, que iamais aucun ne péné-
tra en sa matière plus auant, ny en esplucha plus distinctement les
membres et suittes : et n'arriua plus exactement et plus plainement,
à la fin qu'il s'estoit proposé à sa besongne. Pour la parfaire, ie n'ay
besoing d'y apporter que la fidélité : celle-là y est, la plus sincère
et pure qui se trouue. le dy vray, non pas tout mon saoul : mais
autant que ie l'ose dire. Et l'ose vn peu plus en vieillissant : car il
semble que la coustume concède à cet aage, plus de liberté de ba-
uasser, et d'indiscrétion à parler de soy. Il ne peut aduenir icy, ce
que ie voy aduenir souuent, que l'artizan et sa besongne se con-
trarient. Vn homme de si honneste conuersation, a-t-il faict vn si
sot escrit? Ou, des escrits si sçauans, sont-ils partis d'vn homme
de si ibible conuersation? Qui a vn entretien commun, et ses escrits
rares : c'est à, dire, que sa capacité est en lieu d'où il l'emprunte,
et non en iuy. Vn personnage sçauant n'est pas sçauant par tout.
Mais le suffisant est par tout suffisant, et à ignorer mesmo. Icy
nous allons conformément, et tout d'vn train, mon liure et moy.
Ailleurs, on peut recommander et accuser l'ouurage, à part de
l'ouurier : icy non : qui touche l'vn, touche l'autre. Celuy qui en
iugera sans le congnoistre, se fera plus de tort qu'à moy : celuy qui
l'aura cogneu, m'a du tout satisfaict. Heureux outre mon mérite, si
i'ay seulement cette part à l'approbation publique, que ie face sen-
tir aux gens d'entendement, que i'estoy capable de faire mon profit
de la science, si i'en eusse eu : et que ie meritoy que la mémoire
me secourust mieux. Excusons icy ce que ie dy souuent, que ie
me repens rarement, et que ma conscience se contente de soy : non
comme de la conscience d'vn ange, ou d'vn chcual, mais comme de
la conscience d'vn homme. Adioustant tousiours ce refrein, non vn
refrein de cérémonie, mais de naifue et essentielle submission :
Que ie parle enquerant et ignorant, me rapportant de la resolution,
purement et simplement, aux créances communes et légitimes. le
n'enseigne point, ie raconte. Il n'est vice véritablement vice, qui
TRADUCTION. - LIV. III, CH. II. IH
mur sans avoir de pierres, ou entreprendre toute autre chose du
même genre, que d'écrire un livre sans la science et le talent * vou-
lus? C'est l'art qui permet d'adapter la musique aux idées que l'on
veut rendre; les miennes ne procèdent que du hasard. J'ai du moins
pour moi ceci de conforme à la règle, c'est que personne n'a traité
un sujet, le possédant avec plus de connaissance que je n'ai de celui
qui m'occupe; je suis à cet égard plus savant que qui que ce soit;
en second lieu, jamais personne ne l'a scruté davantage, n'en a
plus analysé les diverses parties et les conséquences qui en décou-
lent, et n'a une idée plus exacte et plus complète du but qu'il se pré-
pose. Pour mener à bien ce travail, je n'ai besoin que de sincérité,
et cette qualité-là s'y trouve aussi réelle, aussi pure qu'il se peut. Je
dis la vérité, non pas aussi nette que je voudrais, mais que je l'ose,
et j'ose un peu plus au fur et à mesure que je vieillis, parce que j'ai
remarqué qu'aux gens avancés en âge on concède une plus grande
liberté de bavarder et de s'étendre complaisamment sur ce qui les
touche. Ici, il n'y a pas à craindre, ce qui arrive souvent, que l'ar-
tisan et le travail qu'il produit soient en contradiction, et qu'on
vienne dire : « Comment se peut-il qu'un homme qui cause si bien,
ait écrit un ouvrage aussi sot? » ou encore : « Comment cet ou-
vrage, qui dénote tant de savoir, a-t-il pu être écrit par un homme
qui a une si faible conversation? » Quand la société de quelqu'un
est banale et que ses ouvrages ont de la valeur, c'est que la capa-
cité qu'il y montre, provient d'une source à laquelle il l'emprunte
et n'est pas de son cru. Un savant n'est pas savant en toutes choses,
mais l'homme capable, l'est en tout, jusque dans son ignorance.
Mon livre et moi sommes si bien assortis, que nous allons de pair;
ailleurs, on peut apprécier ou ne pas apprécier l'ouvrage et avoir
une idée autre sur l'auteur; tel n'est pas ici le cas, le jugement
porté sur l'un s'applique à l'autre. Celui qui jugera sans se rendre
compte, se fera plus de tort qu'à moi ; celui qui jugera en connais-
sance de cause, aura pleinement satisfait à ce que je souhaite. Je
serai plus heureux que je ne le mérite, si j'arrive à me concilier
suffisamment l'approbation publique pour que les gens qui ont du
bon sens, veuillent bien admettre que j'eusse été capable de tirer
profit de la science si j'en avais eu, et qu'il est regrettable que ma
mémoire ne m'ait pas mieux servi.
Expliquons ici ce que je répète souvent : que je ne me repens que
rarement et que ma conscience se contente de son propre témoi-
gnage, non comme si j'avais la conscience d'un ange ou d'une bête,
mais comme fait une conscience humaine; à quoi j'ajouterai cette
redite continuelle qui n'est pas chez moi un vain étalage de mots,
mais un acte de soumission complète et absolue : « Ce que je dis,
est le fait de quelqu'un qui ne sait pas et qui s'enquiert; et, comme
conclusion, je m'en remets purement et simplement aux croyances
universellement admises et qui nous ont été légitimement trans-
mises. » Je n'enseigne pas, je raconte.
Tout vice laisse dans Tâme une plaie qui la tourmente
112 ESSAIS DE MONTAIGNE.
n'offence, et qu'vn iiigement entier n'accuse. Car il a de la laideur
et incommodité si apparente, qu'à l'aduanture ceux-là ont raison,
qui disent, qu'il est principalement produict par bestise et igno-
rance : tant est-il mal-aisé d'imaginer qu'on le cognoisse sans le
haïr. La malice hume la pluspart de son propre venin, et s'en
empoisonne. Le vice laisse comme vn vlcere en la chair, vne repen-
tance en l'ame, qui tousiours s'esgratigne, et s'ensanglante elle
mesme. Car la raison efface les autres tristesses et douleurs, mais
elle engendre celle de la repentance : qui est plus griefue, d'autant
qu'elle naist au dedans : comme le froid et le chaud des fiéures est
plus poignant, que celuy qui vient du dehors. le tiens pour vices,
mais chacun selon sa mesure, non seulement ceux que la raison et
la nature condamnent, mais ceux aussi que l'opinion des hommes a
forgé, voire fauce et erronée, si les loix et l'vsage l'auctorise. Il
n'est pareillement bonté, qui ne resiouyssc vne nature bien née. 11
y a certes ie ne sçay quelle congratulation, de bien faire, qui nous
resiouit en nous mesmes, et vne fierté généreuse, qui accompagne
la bonne conscience. Vne ame courageusement vitieuse, se peut à
Taduenture garnir de sécurité : mais de cette complaisance et sa-
tisfaction, elle ne s'en peut fournir. Ce n'est pas vn léger plaisir,
de se sentir preserué de la contagion d'vn siècle si gasté, et de dire
en soy : Qui me verroit iusques dans l'ame, encore ne me trouue-
roit-il coupable, ny de l'affliction et ruyne de personne : ny de ven-
geance ou d'enuie, ny d'offence publique des loix : ny de nouuelleté
et de trouble : ny de faute à ma parole : et quoy que la licence du
temps permist et apprinst à chacun, si n'ay-ie mis la main ny es
biens, ny en la bourse d'homme François, et n'ay vescu que sur la
mienne non plus en guerre qu'en paix : ny ne me suis seruy du
trauail de personne, sans loyer. Ces tesmoignages de la conscience,
plaisent, et nous est grand bénéfice que cette esiouyssance natu-
relle : et le seul payement qui iamais ne nous manque. De fonder
la recompence des actions vertueuses, sur l'approbation d'autruy,
c'est prendre vn trop incertain et trouble fondement, signamment
en vn siècle corrompu et ignorant, comme cettuy cy : la bonne
estime du peuple est iniurieuse. A qui vous fiez vous, de vooir ce
qui est louable? Dieu me garde dVstre homme de bien, selon la
TRADUCTION. — LIV. III, CH. II. 113
sans cesse; une bonne conscience procure, au contraire,
une satisfaction durable. — Il n'y a pas de vice, méritant réel-
lement cette qualification, qui ne nous offense et que ne fasse res-
sortir un jugement sain. La laideur et les inconvénients du vice
sont, en effet, si apparents que peut-être ceux-là ont-ils raison, qui
disent qu'il est surtout le résultat de la bêtise et de l'ignorance,
tant il est difficile d'imaginer qu'on puisse le connaître sans le haïr.
La méchanceté résorbe la majeure partie de son propre venin et
s'en empoisonne elle-même. Le vice amène un remords dans Tâme,
qui est comme un ulcère dans les chairs; toujours elle s'égraligne
et s'ensanglante elle-même. La raison efface toutes les autres tris-
tesses, toutes les autres douleurs, tandis qu'elle entretient celles
qui nous viennent du remords, qui est d'autant plus aigu qu'il naît
au dedans de nous, semblable en cela au froid et au chaud qui, oc-
casionnés par la fièvre, nous sont plus pénibles que lorsqu'ils pro-
viennent de causes externes. J'appelle vice (chacun toutefois dans
la mesure qui lui est propre), non seulement ce que condamnent
la nature et la raison, mais aussi ce qu'à tort ou à raison l'homme
a décrété tel, lorsque les lois et l'usage l'ont ratifié.
De même, tout ce qui est bon réjouit une nature bien née ; bien
faire procure toujours je ne sais quelle satisfaction qui nous ré-
conforte dans notre for intérieur et nous inspire cette généreuse
fierté compagne d'une bonne conscience; une âme qui apporte du
courage dans le vice, peut, par exception, se donner la sécurité,
mais n'arrive ni à se complaire, ni à être satisfaite. Ce n'est pas un
léger contentement que l'on éprouve, de se sentir préservé de la
contagion d'un siècle si contaminé et de pouvoir se dire en soi-
même : « Qui plongerait ses regards jusque dans le fond de mou
âme, ne me trouverait, jusqu'à présent, coupable ni d'avoir affligé
ou ruiné quelqu'un, ni de m'être vengé ou avoir porté envie, non
plus que d'avoir attenté publiquement aux lois, d'avoir contribué à
faire prévaloir des nouveautés, participé aux troubles, manqué à
ma parole; et, bien que la licence des temps l'ait permis et appris
à chacun à le pratiquer, je n'ai mis la main ni sur les biens , ni
sur la bourse d'aucun Français; je n'ai vécu que de la mienne,
aussi bien pendant la guerre que pendant la paix, et n'ai jamais
usé du travail de personne sans le payer. » De pareils témoi-
gnages de conscience plaisent; et cette satisfaction intime, qui est
la seule récompense qui jamais ne nous fasse défaut, est d'un grand
prix.
Chacun devrait être son propre juge, les autres n'ont,
pour nous juger, qu'une fausse mesure à leur disposition.
— Chercher, dans l'approbation d'autrui, la récompense des actions
vertueuses, c'est prendre une base d'appréciation trop incertaine
et mal définie, surtout dans un siècle corrompu et ignorant comme
celui-ci, où l'estime que vous témoigne la foule est injurieuse, et
où on ne sait à qui se fier qui soit à même de distinguer ce qui
mérite d'être loué! Dieu me garde d'être un homme de bien sem-
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. III S
H 4 ESSAIS DE MONTAIGNE.
description que ie voy faire tous les iours par honneur, à chacun
de soy. Qux fuerant vitià, mores sunt. Tels de mes amis, ont par
fois entreprins de me chapitrer et mercurializer à cœur ouuert, ou
de leur propre mouuement, ou semons par moy, comme d'vn office,
qui à vne ame bien faicte, non en vtilité seulement, mais en dou-
ceur aussi, surpasse tous les offices de l'amitié. le l'ay tousiours
accueilli àes bras de la courtoisie et recognoissance, les plus ouuerts.
iMais, à en parler à cette heure en conscience, i'ay souuent trouué en
leurs reproches et louanges, tant de fauce mesure, que ie n'eusse
guère failly, de faillir plusiost, que de bien faire à leur mode. Nous
autres principalement, qui viuons vne vie priuee, qui n'est en mon-
tre qu'à nous, deuons auoir estably vn patron au dedans, auquel
toucher nos actions : et selon iceluy nous caresser tantost, tantost
nous chastier. I'ay mes loix et ma cour, pour iuger de moy, et m'y
adresse plus qu'ailleurs. le restrains bien selon autruy mes actions,
mais ie ne les estends que selon moy. Il n'y a que vous qui scache
si vous estes lâche et cruel, ou loyal et deuotieux : les autres no
vous voyent point, ils vous deuinent par coniectures incertaines :
ils voyent, non tant vostre naturel, que vostre art. Par ainsi, ne
vous tenez pas à leur sentence, tenez vous à la vostre. Tuo tibi iudi-
cio est vtendum. Virtutis et vitiorum graue ipsius conscientiœ pondus
est : qua sublata, iacent omnia. Mais ce qu'on dit, que la repen-
tance suit de près le péché, ne semble pas regarder le péché qui
est en son haut appareil : qui loge en nous comme en son propre
domicile. On peut desauouër et desdire les vices, qui nous surpren-
nent, et vers lesquels les passions nous emportent : mais ceux qui
par longue habitude, sont enracinez et ancrez en vne volonté forte
et vigoureuse, ne sont subiects à contradiction. Le repentir n'est
qu'vne desdicte de nostre volonté, et opposition de nos fantasies,
qui nous pourmene à tout sens. Il faict desaduouër à celuy-là, sa
vertu passée et sa continence.
Qum mens est hodie, cur eadem non puero fuit,
Vel cur his animis incolumes non redeunt gense?
C'est vne vie exquise, celle qui se maintient en ordre iusques en
son priué. Chacun peut auoir part au battelage, et représenter vn
TRADUCTION. - LIV. III, CH. II. 113
blable à ceux auxquels tous les jours je vois, pour leur faire hon-
neur, attribuer cette qualification : « Les vices d'autrefois sont de-
venus les mœui's d'aujourd'hui [Sénèque). » — Certains de mes amis
ont, parfois, entrepris de me chapitrer et de me censurer en toute
sincérité, soit de leur propre mouvement, soit sollicités par moi,
parce que c'est là un service qui, pour une âme bien faite, sur-
passe comme bon procédé, aussi bien qu'en utilité, tous ceux que
l'amitié peut nous rendre. Tout en faisant à ces critiques l'ac-
cueil le plus courtois et le plus reconnaissant, je puis dire au-
jourd'hui en conscience que j'ai souvent constaté si peu de justesse
dans leurs reproches comme dans leurs louanges, qu'il ne s"en est
pas fallu de beaucoup qu'en m'y prenant à leur manière, je ne
fisse mal plutôt que bien. Surtout nous autres particuliers, dont
les sentiments ne se manifestent guère au dehors de nous, avons
besoin d'avoir au dedans un juge qui prononce sur la valeur de nos
actes et qui tantôt nous encourage, tantôt nous châtie selon ce
qu'il apprécie. Pour juger des miens, j'ai des lois et une cour de
justice qui me sont propres, et c'est à elles que j'ai le plus souvent
recours; je modifie bien mes actions suivant le jugement d'autrui,
mais c'est uniquement d'après moi que je les juge. Il n'y a que
vous qui sachiez si vous êtes lâche et cruel, si vous êtes loyal, si
vous avez des idées religieuses; les autres ne vous voient pas, ils
vous devinent d'après des conjectures incertaines; ce n'est pas tant
votre naturel qu'ils aperçoivent que l'apparence que, par l'effet de
l'art, vous êtes arrivé à vous donner; ne vous en rapportez donc
pas à leur sentence, tenez-vous-en à la vôtre : « Usez de votre pro-
pre jugement... Le témoignage qu'en vous-mêmes se rendent le vice et
la vertu est d'un grand poids; en dehors de lui, tout le reste n'est
rien (Cicéron). »
Lie repentir est, dit-on, la suite inévitable d'une faute;
cela n'est pas exact pour les vices enracinés en nous. —
On dit que le repentir suit de près la faute, cela ne semble pas
s'appliquer à celle montée à un si haut diapason, qu'elle a fait
élection de domicile en nous au point d'y être comme chez elle.
On peut désavouer et renier les vices qui ne sont qu'accidentels
et vers lesquels la passion nous a une fois entrahiés; mais ceux
qui, à la suite d'une longue habitude, se sont enracinés et ancrés
par l'effet d'une volonté forte et persistante, ne sont pas sujets à
résipiscence. Le repentir n'est autre qu'un dédit de notre volonté,
une révolte qui nous passe par l'esprit, une contradiction avec
nous-mêmes qui fait que nous allons en tous sens ; il amène l'un à
désavouer le vice, un autre sa vertu et sa continence des temps
passés : « Que n'avais- je autrefois l'expérience que j'ai aujour-
d'hui; et que mes joues n'ont-elles conservé le duvet de la jeunesse
(Horace)\ »
liai vie extérieure d'un homme n'est pas sa vie réelle; il
n'est lui-même que dans sa vie intérieure. — C'est une exis-
tence exquise que celle qui, jusque dans la vie privée, ne se dé-
H6 ESSAIS DE MONTAIGNE.
lîonneste personnage en Teschaffaut : mais au dedans, et en sa poic-
trine, où tout nous est loisible, où tout est caché, d'y estre réglé,
c'est le poinct. Le voysin degré, c'est de l'estre en sa maison, en
ses actions ordinaires, desquelles nous n'auons à rendre raison à
personne : où il n'y a point d'estude, point d'artifice. Et pourtant
Bias peignant vn excellent estât de famille : de laquelle, dit-il, le
maistre soit tel au dedans, par luy-mesme, comme il est au dehors,
par la crainte de la loy, et du dire des hommes. Et fut vne digne
parole de Iulius Drusus, aux ouuriers qui luy offroient pour trois
mille escus, mettre sa maison en tel poinct, que ses voysins n'y
auroient plus la veuë qu'ils y auoient : le vous en donneray, dit-il,
six mille, et faictes que chacun y voye de toutes parts. On remarque
aucc honneur l'vsage d'Agesilaus, de prendre en voyageant son
logis dans les églises, affin que le peuple, et les Dieux mesmes,
vissent dans ses actions priuees. Tel a esté miraculeux au monde,
auquel sa femme et son valet n'ont rien veu seulement de remerca-
ble. Peu d'hommes ont esté admirez par leurs domestiques. Nul a
esté prophète non seulement en sa maison, mais en son pais, dit
l'expérience des histoires. De mesmes aux choses de néant. Et en
ce bas exemple, se void l'image des grands. En mon climat de Gas-
congne, on tient pour drôlerie de me veoir imprimé. D'autant que
la cognoissance, qu'on prend de moy, s'esloigne de mon giste,
l'en vaux d'autant mieux. Tachette les imprimeurs en Guienne :
ailleurs ils m'achettent. Sur cet accident se fondent ceux qui se ca-
chent viuants et présents, pour se mettre en crédit, trépassez et
absents. l'ayme mieux en auoir moins. Et ne me iette au monde,
que pour la part que i'en tire. Au partir de là, ie l'en quitte. Le
peuple reconuoye celuy-là, d'vn acte public, auee estonnement,
iusqu'à sa porte : il laisse auec sa robbe ce roUe : il en retombe
d'autant plus bas, qu'il s'estoit plus haut monté. Au dedans chez
luy, tout est tumultuaire et vil. Quand le règlement s'y trouueroit,
il faut vn iugement vif et bien trié, pour l'apperceuoir en ces actions
basses et priuees. loint que l'ordre est vne vertu morne et sombre.
Gaigner vne bresche, conduire vne ambassade, régir vn peuple, ce
sont actions esclatantes : tancer, rire, vendre, payer, aymer, hayr,
et conuerser auec les siens, (!t auec soy-mesme, doucement et iuste-
ment : ne relascher point, ne se desmentir point, c'est chose plus
rare, plus difficile, et moins remerquable. Les vies retirées sous-
TKADUCTION. — LIV. III, CH. II. H 7
partit jamais de la règle. Tout le monde peut faire le métier de
bateleur et, sur les tréteaux, représenter un personnage honnête;
mais au dedans de nous, dans notre for intérieur où nous régnons
en maître et où tout ce qui se passe demeure caché, ne pas nous
écarter de cette règle-là est le difficile. C'est approcher de cette
perfection que d'être pondéré chez soi, dans nos actions ordi-
naires dont nous n'avons de comptes à rendre à personne, qui se
font sans que nous les étudiions à l'avance et sans apprêts. — C'est
dans cet esprit que Bias traçait son tableau d'une famille modèle,
« dont le chef, disait-il, est au dedans par sa propre vertu, ce qu'il
est au dehors par la crainte des lois et de l'opinion publique » ;
et, c'est une parole digne d'être rapportée que celle de Livius
Drusus répondant aux ouvriers qui lui offraient de mettre, pour trois
mille écus, sa maison à l'abri des vues que ses voisins y avaient :
« Je vous en donnerai six mille, si vous faites que partout chacun
puisse voir ce qui s'y passe. » Agésilas avait une habitude qui lui
faisait honneur : quand il était en voyage, il logeait dans les tem-
ples, afin que le peuple et les dieux eux-mêmes fussent témoins in-
cessants de ses faits et gestes. — Tel passe aux yeux du monde pour
avoir accompli des miracles, chez lequel ni sa femme, ni son valet
de chambre n'ont rien aperçu qui soit même digne de remarque;
peu d'hommes ont été un sujet d'admiration pour leurs domes-
tiques; nul n'a été prophète dans sa maison, ni même dans son
pays, disent les enseignements de l'histoire. Il en est de même des
choses sans importance; et si insignifiant que soit ce qui se passe
à mon sujet, c'est exactement ce qui a lieu chez les grands : dans
ma province de Gascogne, on trouve drôle de me voir imprimé; et
plus ceux qui entendent parler de moi habitent loin de mon ma-
noir, plus ils font cas de moi ; en Guyenne il me faut payer mes
imprimeurs, ailleurs ce sont eux qui m'achètent. — De ce qu'il en
est ainsi, certains, qui de leur vivant et alors qu'ils sont là restent
ignorés, espèrent acquérir de la réputation quand ils seront morts
et qu'ils ne seront plus; je préfère avoir moins de succès pos-
thumes, et ne me donne au monde que pour ce que je puis en re-
tirer; du reste, je l'en tiens quitte. Celui qu'au retour d'une céré-
monie publique, le peuple ébaubi reconduit jusqu'à sa porte, cesse
son rôle en quittant la robe qu'il a revêtue pour le jouer et re-
tombe d'autant plus bas que, il y a un instant, il était monté plus
haut; chez lui, dans son intérieur, tout est tumultueux et vil. —
Alors même que les actions les plus humbles de notre vie privée
seraient toujours ordonnées, il faudrait un jugement pénétrant et
particulièrement apte pour le constater, d'autant que l'ordre est
une vertu sans éclat qui ne provoque pas l'attention. Enlever une
brèche, diriger une ambassade, gouverner un peuple, sont des ac-
tions qui ressortent; réprimander, rire, vendre, acheter, aimer,
haïr, causer avec les siens et avec soi-même et cela toujours dou-
cement, raisonnablement sans jamais ni se négliger, ni se démen-
tir, sont choses plus rares, plus difficiles et moins remarquables.
118 ESSAIS DE MONTAIGNE.
tiennent par là,qiioy qnon die, des dcuoirà autant ou plus aspres
et tendus, que ne font les autres vies. Et les priuez, dit Aristote,
seruent la vertu plus difficilement et hautement, que ne font ceux
qui sont en magistrat. Nous nous préparons aux occasions emi-
nentes, plus par gloire que par conscience. La plus courte façon •
d'arriuer cà la gloire, ce seroit faire pour la conscience ce que nous
faisons pour la gloire. Et la vertu d'Alexandre me semble représen-
ter assez moins de vigueur en son théâtre, que ne fait celle de So-
crates, en cette exercitation basse et obscure. le conçois aisément
Socrates, en la place d'Alexandre; Alexandre en celle de Socrates, <
ie ne puis. Qui demandera à celuy-là, ce qu'il sçait faire, il respon-
dra, Subiuguer le monde : qui le .demandera à cettuy-cy, il dira.
Mener l'humaine vie conformément à sa naturelle condition : science
bien plus générale, plus poisante, et plus légitime. Le prix de
Tame ne consiste pas à aller haut, mais ordonnément. Sa gran- •
deur ne s'exerce pas en la grandeur : c'est en la médiocrité. Ainsi
que ceux qui nous iugent et touchent au dedans, ne font pas grand'
recette de la lueur de noz actions publiques : et voyent que ce ne
sont que filets et pointes d'eau fine reiallies d'vn fond au demeu-
rant limonneux et poisant. En pareil cas, ceux qni nous iugent par 2
cette braue apparence du dehors, concluent de mesmes de nostrc
constitution interne : et ne peuuent accoupler des facultez popu-
laires et pareilles aux leurs, à ces autres facultez, qui les eston-
nent, si loin de leur visée. Ainsi donnons nous aux démons des
formes saunages. Et qui non à Tamburlan des sourcils esleuez, •
des nazeaux ouuerts, vn visage afreux, et vne taille desmesuree,
comme est la taille de l'imagination qu'il en a conceuë par le bruit
de son nom? Qui m'eust faict veoir Erasme autrefois, il eust este
mal-aisé, que ie n'eusse prins pour adages et apophthegmes, tout
ce qu'il eust dit à son vallet et à son hostesse. Nous imaginons bien a
plus sortablement vn artisan sur sa garderobe ou sur sa femme
qu'vn grand Président, vénérable par son maintien et suffisance. Il
semble que de ces hauts thrones ils ne s'abaissent pas iusques à
viure. Comme les âmes vicieuses sont incitées souuent à bien faire,
par quelque impulsion estrangere? aussi sont les vertueuses à faire .
mal. Il les faut doncq iuger par leur estai rassis : quand elles s'ont
chez elles, si quelquefois elles y sont : ou au moins quand elles sont
TRADUCTION. — LIV. III, CH. II. 119
Ceux qui mènent une existence retirée du monde ont en cela à sa-
tisfaire, quoi qu'on en dise, à des devoirs aussi pénibles, aussi
tendus sinon plus, que ceux qui vivent autrement; et les simples
particuliers, dit Aristote, pratiquent la vertu dans des conditions
plus difficiles et plus hautes que ne font ceux qui remplissent des
charges publiques ; c'est par le désir d'arriver à la gloire, plus que
par conscience, que nous recherchons les situations élevées. — Le
moyen le plus prompt d'acquérir de la gloire devrait être de faire
par conscience ce que nous faisons pour la gloire. Le courage
même d'Alexandre me semble représenter sur le théâtre où il s'est
exercé, une somme d'énergie notablement inférieure à celle qu'il
a fallu à Socrate pour pratiquer ses vertus dans le milieu peu
élevé et obscur où il a vécu. Je me figure aisément Socrate à la
place d'Alexandre, je ne puis m'imaginer Alexandre à la place de
Socrate; demandez à celui-là ce qu'il sait faire, il vous dira :
« Subjuguer le monde »; posez la même question à celui-ci, il vous
dira : « Vivre de la vie humaine dans les conditions que nous a
faites la nature » ; science bien plus vaste, plus lourde et qui a
plus sa raison d'être.
La grandeur d'âme se manifeste surtout chez les hom-
mes de condition sociale médiocre. — Le mérite de l'àme n'est
pas de s'élever haut, mais d'aller d'une façon ordonnée; sa gran-
deur ne se manifeste pas dans la grandeur, mais dans la médio-
crité. Ceux qui scrutent ce qui est en dedans de nous et nous
jugent d'après ce qu'ils y constatent, ne tiennent pas grand compte
de la lueur que peuvent répandre les actes de notre vie publique ;
ils voient que ce ne sont que de minces filets d'eau, émergeant en
gouttelettes d'un fond en somme limoneux et épais; quant à ceux
qui nous jugent sur ces apparences brillantes qui s'aperçoivent de
dehors, ils concluent qu'intérieurement nous sommes tels; ils ne
peuvent accoupler les facultés communes, semblables aux leurs
qui sont également en nous, avec ces autres facultés qui les éton-
nent et sont si loin de ce à quoi ils songent à atteindre. C'est ainsi
que nous attribuons aux démons des formes étranges. Qui ne se
représente Tamerlan avec des sourcils relevés, de larges narines,
un visage affreux, une taille démesurée que notre imagination
conçoit tels, d'après le bruit qui s'est fait autour de son nom? Qui
m'eût jadis montré Érasme, m'aurait difficilement empêché de
voir autre chose que des maximes et des sentences dans tout ce
qu'il disait à son domestique et à son hôtesse. Nous nous repré-
sentons bien plus un artisan sur sa garderobe ou sur sa femme,
qu'un premier président vénérable par son maintien et ses capa-
cités; il nous semble que de ces trônes si haut placés, on ne
s'abaisse pas à daigner vivre. Les âmes vicieuses sont souvent in-
citées à bien faire par quelque cause étrangère; réciproquement,
les âmes vertueuses sont parfois sollicitées au mal; il ne faut donc,
par suite, les juger que lorsqu'elles sont dans leur état normal,
quand elles sont chez elles, s'il leur arrive quelquefois d'y être, ou,
120 ESSAIS DE MONTAIGNE.
plus voysines du repos, et en leur naifue assiette. Les inclina-
tions naturelles s^aident et fortifient par institution : mais elles ne
se changent gueres et surmontent. Mille natures, de mon temps,
ont eschappé vers la vertu, ou vers le vice, au trauers d'vne disci-
pline contraire.
Sic vbi desuetœ .siluis in carcere claumv
Mansuenêre ferge, et imllus posuere minaces,
Alque hominem didicere pati, si torrida paruus
Venil in ora cruor, redeunt 7-abiésque furôrque,
Admonitseque tument gustato sanguine fauces;
Feruet, et à trepido vix abstinet ira magistro.
On nextirpe pas ces qualilez originelles, on les couure, on les ca-
che. Le langage Latin m'est comme naturel : ie l'entends mieux
que le François : mais il y a quarante ans, que ie ne m'en suis du
tout poinct seruy à parler, ny guère à escrire. Si est-ce qu'à des
extrêmes et soudaines esmotions, où ie suis tombé, deux ou trois
fois en ma vie : et l'vne, voyant mon père tout sain, se renuerser
sur moy pasmé : i'ay tousiours eslancé du fonds des entrailles, les
premières paroles Latines : Nature se sourdant et s'exprimant à
force, à rencontre d'vn si long vsage : et cet exemple se dit d'assez
d'autres. Ceux qui ont essaie de r'auiser les mœurs du monde,
de mon temps, par nouuelles opinions, reforment les vices de l'ap-
parence, ceux de l'essence ils les laissent là, s'ils ne les augmen-
tent. Et l'augmentation y est à craindre. On se seiourne volontiers
de tout autre bien faire, sur ces reformations externes, de moindre
coust et de plus grand mérite : et satisfait-on à bon marché par là,
les autres vices naturels consubstantiels et intestins. Regardez vn
peu, comment s'en porte nostre expérience. Il n'est personne, s'il
s'escoute, qui ne descouure en soy, vue forme sienne, vue forme
maistresse, qui lucte contre l'institution : et contre la tempeste des
passions, qui luy sont contraires. De moy, ie ne me sens gueres
agiter par secousse : ie me trouue quasi tousiours en ma place,
comme font les corps lourds et poisans. Si ie ne suis chez moy,
i'ensuis tousiours bien près : mes desbauches ne m'emportent pas
fort loing : il n'y a rien d'extrême et d'estrange : et si ay des raui-
semens sains et vigoureux. La vraye condamnation, et qui touche
TRADUCTION. - LIV. 111, CH. II. 121
au moins, quand elles sont à peu près au calme et dans leur as-
siette naturelle.
Ceux qui entreprennent de réformer les mœurs se trom-
pent en croyant y arriver ; ils ne parviennent à, changer
que l'apparence. — Les penchants naturels se développent et se
fortifient par l'éducation, mais ne se modifient guère ni ne se sur-
montent. De mon temps, mille natures ont dévié soit vers la vertu,
soit vers le vice, malgré un système d'éducation qui eût dû pro-
duire un résultat opposé : « Ainsi les bêtes fauves déshabituées de
leurs forêts, semblant s'être adoucies en captivité, dépouillant leur
mine farouche, souffrent enfin l'empire de l'homme; mais si, d'aven-
ture, un peu de sang vient à toucher leurs lèvres enflammées, leur
rage se réveille, leur gosier en est altéré, elles brûlent de s'en assou-
vir; et c'est à peine si, dans leur fureur, elles se retiennent de dé-
chirer leur maître pâle de frayeur (Lucain). » On ne déracine pas
des qualités originelles, on n'arrive qu'à les dissimuler, à les ca-
cher. Ainsi, la langue latine est comme ma langue maternelle, je la
comprends mieux que le français; mais il y a quarante ans que je
ne m'en suis plus du tout servi pour parler et guère pour écrire ;
cependant quand de très fortes émotions se sont emparées subite-
ment de moi, ce qui m'est arrivé deux ou trois fois dans ma vie,
dont l'une en voyant mon père, en pleine santé, tomber inanimé
dans mes bras, les premières paroles qui me sont échappées du
fond du cœur, ont toujours été en latin, la nature se faisant jour
par la force même des choses, bien que tenue depuis longtemps à
l'écart; et de cela, on cite bien d'autres exemples.
Ceux qui essaient de corriger les mœurs publiques de notre épo-
que en modifiant les idées ayant cours, ne réforment que ce que
l'apparence a de vicieux, mais non le fond des choses qui de-
meure, si môme il ne s'aggrave. L'aggravation est à craindre,
parce que ces modifications ne portant que sur des questions de
forme, laissées à l'appréciation de chacun *, coûtant moins à pra-
tiquer et nous faisant valoir davantage, font qu'on s'abstient de
tout autre changement susceptible de concourir à notre améliora-
tion et que, de la sorte, nous pouvons, à bon marché, nous aban-
donner aux autres vices inhérents à notre nature et que nous re-
celons à l'état latent. Regardez un peu ce qui se passe dans la
réalité : il n'est personne, s'il s'examine, qui ne découvre en soi
une disposition qui lui soit propre, disposition maîtresse qui ré-
siste aux effets de l'éducation et aux assauts de toutes les passions
contraires à ce penchant dominant. — Pour moi, je n'éprouve
guère de ces secousses; je suis presque toujours dans mon assiette
naturelle, comme il arrive des corps massifs qui ont du poids; si
je ne suis pas en possession de moi-même, je suis toujours bien
près d'y être. Mes écarts ne sont jamais considérables, n'ont rien
d'excessif ni d'étrange, et mes retours en moi-même sont toujours
sérieux et sincères.
Les hommes en général, même dans leur repentir, ne
122 ESSAIS DE MONTAIGNE.
la commune façon de nos hommes, c'est, que leur retraicte mesme
est pleine de corruption, et d'ordure : l'idée de leur amendement
chafourrce, leur pénitence malade, et en coulpe, autant à peu près
que leur péché. Aucuns, ou pour cstre collez au vice d'vne attache
naturelle, ou par longue accoustumance, n'en trouuent plus la lai-
deur. A d'autres, duquel régiment ie suis, le vice poise, mais ils le
contrebalancent auec le plaisir, ou autre occasion : et le souffrent
et s'y prestent, à certain prix. Vitieusement pourtant, et lasche-
ment. Si se ppurroit-il à l'aduanture imaginer, si esloignee dispro-
portion de mesure, où auec iustice, le plaisir excuseroit le péché,
comme nous disons de l'vtilité. Non seulement s'il estoit accidentai,
et hors du péché, comme au larrecin, mais en l'exercice mesmc
d'iceluy, comme en l'accointance des femmes, oîi l'incitation est
violente, et, dit-on, par fois inuincible. En la terre d'vn mien pa-
rent, l'autre iour que i'estois en Armaignac, ie vis vn paisant, que
chacun surnomme le Larron. Il faisoit ainsi le conte de sa vie :
Qu'estant nay mendiant, et trouuant, qu'à gaigner son pain au tra-
uail de ses mains, il n'arriueroit iamais à se fortifier assez contre
l'indigence, il s'aduisa de se faire larron : et auoit employé à ce
mesticr toute sa ieuncsse, en seureté, par le moyen de sa force
corporelle : car il moissonnoit et vcndangeoit des terres d'autruy :
mais c'estoit au loing, et à si gros monceaux, qu'il estoit inimagi-
nable qu'vn homme en eust tant emporté en vne nuict sur ses
espaules : et auoit soing outre cela, d'égaler, et disperser le dom-
mage qu'il faisoit, si que la foule estoit moins importable à chaque
particulier. Il se trouuc à cette heure en sa vieillesse, riche pour
vn homme de sa condition, mercy à cette trafique : de laquelle il
se confesse ouuertement. Et pour s'accommoder auec Dieu, de ses
acquests, il dit, estre tous les iours après à satisfaire par bien-
faicts, aux successeurs de ceux qu'il a desrobez : et s'il n'acheue
(car d'y pouruoir tout à la fois, il ne peut) qu'il en chargera ses
héritiers, à la raison de la science qu'il a luy seul, du mal qu'il a
faict à chacun. Par cette description, soit vraye ou fauce, ccltuy-cy
regarde le larrecin, comme action des-honneste, et le hayt, mais
moins que l'indigence : s'en repent bien simplement, mais en tant
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IL 123
s'amendent pas ; s'ils cherchent à, être autres, c'est qu'ils
espèrent s'en mieux trouver. Pour lui, son jugement a tou-
jours dirigé sa conscience. — Ce qui nous est une véritable
condamnation et s'applique à notre manière de faire à tous, c'est
que lorsque nous revenons sur nos erreurs, notre repentir même
est entaché de corruption et de mauvaises intentions ; nous n'avons
que confusément l'idée de nous amender, nous éludons la péni-
tence que nous en faisons, et nous nous y comportons d'une façon
à peu près aussi fautive que lorsque nous cédions au péché. Quel-
ques-uns, soit parce que le vice est dans leur nature, soit parce
que depuis longtemps il est dans leurs habitudes, n'en saisissent
plus la laideur; chez d'autres, du nombre desquels je suis, il leur
est à charge, mais mettant en balance le plaisir ou tout autre
avantage qu'ils en retirent, ils le supportent ou s'y prêtent, moyen-
nant une transaction qui ne laisse pas d'être encore du vice et de
la lâcheté. Cependant on peut concevoir parfois entre le vice et le
plaisir qu'il procure une disproportion telle, qu'avec quelque rai-
son elle excuse le péché, comme nous disons d'une faute légère
dont nous retirons des avantages importants; et cela, non seule-
ment s'il s'agit de plaisirs accidentels dont on ne jouit que hors
du péché, c'est-à-dire qu'après qu'il a été commis, ^tels que ceux
que procure le larcin, mais même de ces plaisirs qu'on ressent à
l'instant même où se produit la faute, comme il arrive quand on
entre en jouissance de la femme, à laquelle nous induit une tenta-
tion violente, quelquefois même irrésistible, dit-on. — J'étais l'au-
tre jour en Armagnac, dans le domaine d'un de mes parents ; j'y vis
un paysan qu'on désigne par ce surmon : le Larron. Il racontait
ainsi son existence : Né de parents adonnés à la mendicité, et trou-
vant que s'il lui fallait gagner sa vie en travaillant honnêtement, il
n'arriverait jamais à se mettre à l'abri de la misère, il s'avisa de
se faire voleur, métier qu'il pratiqua durant toute sa jeunesse, sans
jamais se compromettre en raison de sa force physique. Il allait
moissonner et vendanger les terres d'autrui ; mais au loin et sur
des étendues telles qu'on ne pouvait supposer qu'un homme seul
pût, sur ses épaules, emporter des récoltes en aussi- grande quantité
en une seule nuit; de plus, il avait soin de répartir sur divers le
dommage qu'il commettait, de sorte que les pertes subies étaient
de moindre importance pour chacun. Aujourd'hui qu'il est vieux,
grâce à ce mode d'opérer qu'il confesse ouvertement, il est riche
pour un homme de sa condition. Pour entrer en arrangement avec
Dieu au sujet de ces biens mal acquis, il dit, que tous les jours il
indemnise par ses bienfaits les successeurs de ceux qu'il a pillés ;
et que, s'il n'arrive pas à les désintéresser complètement (ce qu'il
ne peut faire d'une seule fois), il en chargera ses héritiers, étant
seul à même de les renseigner à cet égard, parce que seul il con-
naît le préjudice causé à chacun. Que cette histoire soit vraie ou
fausse, celui qui l'a contée, considère le larcin comme une chose
déshonnête et l'a en haine, mais moins encore que l'indigence ; il
124 ESSAIS DE MONTAIGNE.
qu'elle csloit ainsi contrebalancée et compensée, il ne s'en repent
pas. Cela, ce n'est pas cette habitude, qui nous incorpore au vice,
et y conforme nostre entendement mesme : ny n'est ce vent impé-
tueux qui va troublant et aueuglant à secousses nostre ame, et
nous précipite pour l'heure, iugement et tout, en la puissance du
vice. le fay coustumierement entier ce que ie fay, et marche tout
d'vne pièce : ie n'ay guère de mouuement qui se cache et desrobe à
ma raison, et qui ne se conduise à peu près, par le consentement
de toutes mes parties : sans diuision, sans sédition intestine : mon
iugeraent en a la coulpe, ou la louange entière : et la coulpc qu'il
a vne fois, il l'a tousiours : car quasi dés sa naissance il est vn,
mesme inclination, mesme routte, mesme force. Et en matière d'o-
pinions vniuerselles, dés l'enfance, ie me logeay au poinct où
i'auois à me tenir. Il y a des péchez impétueux, prompts et subits,
laissons les à part : mais en ces autres péchez, à tant de fois re-
prins, délibérez, et consultez, ou péchez de complexion, ou péchez
de profession et de vacation : ie ne puis pas conceuoir, qu'ils soient
plantez si long temps en \n mesme courage, sans que la raison et
la conscience de celuy qui les possède, le vueille constamment, et
l'entende ainsin. Et le repentir qu'il se vante luy en venir à certain
instant prescript, m'est vn peu dur à imaginer et former. le ne suy
pas la secte de Pythagoras, que les hommes prennent vne ame
nouuelle, quand ils approchent des simulacres des Dieux, pour re-
cueillir leurs oracles. Sinon qu'il voulust dire cela mesme, qu'il
faut bien qu'elle soit estrangere, nouuelle, et prestee pour le
temps : la nostre montrant si peu de signe de purification et net-
teté condigne à cet office. Ils font tout à l'oppositc des préceptes
Stoiques : qui nous ordonnent bien, de corriger les imperfections
et vices que nous recognoissons en nous, mais nous défendent d'en
altérer le repos de nostre ame. Ceux-cy nous font à croire, qu'ils
en ont grande desplaisance, et remors au dedans, mais d'amende-
ment et correction ny d'interruption, ils ne nous en font rien ap-
paroir. Si n'est-ce pas guerison, si on ne se descharge du mal. Si la
rcpentance pesoit sur le plat de la balance, elle emporteroit le
péché. In ne Irouue aucune qualité si aysee à contrefaire, que la
deuotion, si on n'y conforme les mœurs et la vie : son essence est
abstruse et occulte, les apparences faciles et pompeuses. Quant
TRADUCTION. — LIV. III, Cil. II. 125
se repent d'une façon générale d'y avoir eu recours, mais étant don-
nés les avantages qu'il en a retirés et la réparation qu'il y apporte,
il ne s'en repent pas. Ce n'est pas là assurément le cas d'habitudes
qui font que le vice s'incarne en nous et oblitère notre entendement ;
ce n'est pas davantage le fait d'un ouragan qui, ébranlant violem-
ment notre âme, la trouble, l'aveugle et, sur le moment, précipite
notre jugement et, avec lui, tout notre être, en la puissance du vice.
D'ordinaire, je suis tout entier à ce que je fais et vais tout d'une
pièce; je n'ai guère de mouvement qui se dérobe, échappe à ma
raison, et qui ne se produise d'accord avec à peu près toutes les
parties de moi-même, sans qu'il y ait division ou antagonisme entre
elles; mon jugement en porte uniquement la faute ou le mérite,
et lorsque, sur un point, il y a erreur de sa part, c'est pour tou-
jours, car depuis presque ma naissance il n'a pas varié; ses pen-
chants, sa voie, sa force sont les mêmes et, sur les questions d'or-
dre général, dès l'enfance j'ai conçu les opinions que j'ai toujours
gardées depuis. — H y a des péchés impétueux, prompts, subits : ne
nous en occupons pas; mais il y en a d'autres qui se reproduisent
si souvent en nous, sur lesquels nous délibérons et consultons sans
cesse, qui tiennent à notre tempérament, à notre profession, à la
charge que nous remplissons, et je ne puis comprendre que ceux-ci
nous demeurent si longtemps sans que nous ayons le courage de
nous y soustraire, si la raison et la conscience de celui chez lequel
ils existent ne voulaient et ne se prêtaient constamment à ce qu'il en
soit ainsi; aussi j'imagine et conçois difficilement que le repentir,
qu'à un moment donné il prétend ressentir, soit réel. Je ne comprends
pas la secte de Pythagore, quand elle dit « que les hommes prennent
une âme nouvelle, quand ils approchent des images des dieux pour
recueillir leurs oracles », si cela ne signifie « qu'il faut bien que,
pour la circonstance, notre âme soit étrangère à elle-même, soit
nouvelle, qu'elle nous ait été momentanément prêtée; parce que
telle qu'elle est, elle témoigne trop peu qu'elle se soit purifiée et ait
atteint le degré de netteté qui convient pour approcher la divinité ».
Nous faisons tout l'opposé de ce que prônent les Stoïciens qui,
tout en nous ordonnant de corriger les imperfections et les vices
que nous reconnaissons en nous, nous défendent de faire que ce
soit un sujet de trouble pour le repos de notre âme. Nous, nous
cherchons à faire croire que nous en avons un grand regret et que
le remords nous dévore intérieurement; mais que nous nous amen-
dions, que nous nous corrigions, que nous interrompions nos pro-
grès dans la mauvaise voie, il n'y paraît pas. Il n'y a de guérison
que si on se décharge de son mal; un repentir sincère mis dans
un plateau de la balance, l'emporterait aisément sur le péché placé
dans l'autre. Je ne vois aucune qualité si aisée à contrefaire que la
dévotion, si on n'y conforme ni ses mœurs, ni sa vie; elle est, par
essence, cachée et, difficile à pénétrer, l'apparence en est facile et
produit fort bel effet.
Il ne se repent aucunement de sa vie passée, et les er-
126 ESSAIS DE MONTAIGNE.
à moy, ie puis désirer en gênerai estre autre : ie puis condamner
et me desplaire de ma forme vniuerselle, et supplier Dieu pour
mon entière reformation, et pour l'excuse de ma foiblesse natu-
relle : mais cela, ie ne le doibs nommer repentir, ce me semble,
non plus que le desplaisir de n'estre ny Ange ny Caton. Mes actions
sont réglées, et conformes à ce que ie suis, et à ma condition. le ne
puis faire mieux : et le repentir ne touche pas proprement les
choses qui ne sont pas en nostre force : ouy bien le regret. l'ima-
gine infinies natures plus hautes et plus réglées que la mienne. le
n'amende pourtant mes facultez : comme ny mon bras, ny mon es-
prit, ne deuiennent plus vigoureux, pour en conceuoir vn autre qui
le soit. Si l'imaginer et désirer vn agir plus noble que le nostre,
produisoit la repentance du nostre, nous aurions à nous repentir
de nos opérations plus innocentes : d'autant que nous iugeons bien
qu'en la nature plus excellente, elles auroyent esté conduictes d'vne
plus grande perfection et dignité : et voudrions faire de mesme.
Lors que ie consulte des deportemens de ma ieunesse auec ma
vieillesse, ie trouue que ie les ay communément conduits auec or-
dre, selon moy. C'est tout ce que peut ma résistance. le ne me flatte
pas : à circonstances pareilles, ie seroy tousiours tel. Ce n'est pas
macheure, c'est plustost vne teinture vniuerselle qui me tache. le
ne cognoy pas de repentance superficielle, moyenne, et de céré-
monie. Il faut qu'elle me touche de toutes parts, auant que ie la
nomme ainsin : et qu'elle pinse mes entrailles, et les afflige au-
tant profondement, que Dieu me voit, et autant vniuersellement.
Quand aux négoces, il m'est eschappé plusieurs bonnes auantu-
res, à faute d'heureuse conduitte : mes conseils ont pourtant bien
choisi, selon les occurrences qu'on leur presentoit. Leur façon est de
prendre tousiours le plus facile et seur party. le trouue qu'en mes
délibérations passées, i'ay, selon ma règle, sagement procédé,
pour Testât du subiect qu'on me proposoit : et en ferois autant
d'icy à mille ans, en pareilles occasions. le ne regarde pas, quel il
est à cette heure, mais quel il cstoit, quand l'en consultois. La
force de tout conseil gist au temps : les occasions et les matières
roulent et changent sans cesse. I'ay encouru quelques loiu-dos er-
reurs en ma vie, et importantes : non par faute de bon aduis, mais
par faute de bon heur. Il y a des parties secrettes aux ohiects,
qu'on manie, et indiulnables : signamment en hi nature des boni-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. II. 127
reurs qu'il a pu commettre, c'est à la fortune et non à son
jugement qu'il en impute la faute. — Personnellement, je puis
souhaiter, d'une façon générale, être autre que je suis; je puis me
condamner et me déplaire dans mon ensemble, supplier Dieu de
me modifier du tout au tout et lui demander d'excuser ma faiblesse
naturelle; mais, cela, je ne saurais l'appeler du repentir, pas plus
que je ne nomme ainsi le déplaisir que j'éprouve de n'être ni un
ange, ni un Caton. Mes actions sont réglées et conformes à ce que
je suis et à ma condition; je ne puis faire mieux, et le repentir ne
s'applique pas aux choses qui sont au-dessus de nos forces, tout au
plus est-ce du regret que nous pouvons en éprouver. J'imagine qu'il
existe des natures infiniment plus élevées et mieux ordonnées que
la mienne; cela ne fait pas que je puisse perfectionner mes qua-
lités, pas plus que ni mon bras, ni mon esprit n'acquièrent plus de
vigueur, parce que j'en conçois qui en aient davantage. Si imaginer
et désirer agir plus noblement que nous ne le faisons, avait pour
effet que nous nous repentions de ce que nous avons fait, nous
aurions à nous repentir de nos actions les plus innocentes, d'autant
que nous nous rendons bien compte que chez une nature meilleure
que la nôtre, elles eussent été accomplies avec plus de perfection
et de dignité, et nous voudrions faire de même. Lorsque, mainte-
nant que j'ai atteint la vieillesse, je réfléchis à la manière dont je
me suis comporté dans ma jeunesse, je trouve que je me suis pres-
que toujours conduit avec ordre; selon ce qui m'était possible, j'ai
opposé au mal toute la résistance dont j'étais capable. En ceci je
ne me flatte pas et, en pareilles circonstances, je serais, encore et
toujours, tel que j'ai été; ce n'est pas une tache qui est en moi,
c'est mon teint général qui est ainsi. Je ne connais pas de repentir
superficiel, mitigé ou de pure cérémonie; pour qu'il y ait repentir,
il faut, selon moi, que rien ne demeure hors de son atteinte, qu'il me
tenaille les entrailles, les meurtrisse aussi profondément que pénè-
tre le regard de Dieu et que, comme lui, il s'étende à tout mon être.
Pour ce qui est de mes affaires d'intérêt, j'en ai manqué plu-
sieurs de très avantageuses, faute de les avoir bien menées; les
réflexions qui les avaient précédées n'ont pourtant jamais cessé
d'être justes, eu égard aux circonstances qui se présentaient; du
reste, je me résous toujours au parti le plus facile et le plus sûr.
En revenant aujourd'hui sur ce passé, je trouve qu'en observant
toujours cette règle, j'ai sagement procédé vu l'état de la question
sur laquelle j'avais à prononcer et, qu'en pareilles occasions, je
ferais de même dans mille ans d'ici; je ne considère pas, bien en-
tendu, ce qui est à l'heure présente, mais ce qui était quand j'ai eu
à décider; la valeur d'une décision est toute momentanée, les cir-
constances et les matières auxquelles elle a trait, allant roulant et
se modifiant sans cesse. — J'ai, dans mon existence, commis quel-
ques lourdes erreurs, importantes même, non parce que je n'ai pas
vu juste, mais par malchance. 11 y a, dans toute affaire que l'on
traite, des points cachés que l'on ne peut deviner, particulièrement
128 ESSAIS DE MONTAIGNE.
mes : des conditions muettes, sans montre, incognues par fois du
possesseur mesme : qui se produisent et esueillent par des occa-
sions suruenantes. Si ma prudence ne les a peu pénétrer et prole-
tizer, ie ne luy en sçay nul mauuais gré : sa charge se contient en
ses limites. Si l'euenement me bat, et s'il fauorise le party que i'ay
refusé : il n y a remède, ie ne m'en prens pas à moy, i'accuse ma
fortune, non pas mon ouurage : cela ne s'appelle pas repentir.
Phocion auoit donné aux Athéniens certain aduis, qui ne fut pas
suiuy : l'affaire pourtant se passant contre son opinion, auec pros-
périté, quelqu'vn luy dit : Et bien Phocion, es tu content que la
chose aille si bien? Bien suis-ie content, fit-il, qu'il soit aduenu
cecy, mais ie ne me repens point d'auoir conseillé cela. Quand mes
amis s'adressent à moy, pour estre conseillez, ie le fay librement et
clairement, sans m'arrester comme faict quasi tout le monde, à ce
que la chose estant hazardeuse, il peut aduenir au rebours de mon
sens, par où ils ayent à me faire reproche de mon conseil : dequoy
il ne me chaut. Car ils auront tort, et ie n'ay deu leur refuser cet
office. le n'ay guère à me prendre de mes fautes ou infortunes,
à autre qu'à moy. Car en effect, ie me sers rarement des aduis
d'autruy, si ce n'est par honneur de cérémonie : sauf où i'ay be-
soing d'instruction de science, ou de la cognoissance du faict. Mais
es choses où ie n'ay à employer que le iugement : les raisons
estrangeres peuuent seruir à m'appuyer, mais peu à me destoui-
ner. le les escoute fauorablement et décemment toutes. Mais, qu'il
m'en souuienne, ie n'en ay creu iusqu'à cette heure que les mien-
nes. Selon moy, ce ne sont que mousches et atomes, qui promei-
nent ma volonté. le prise peu mes opinions : mais ie prise aussi
peu celles des autres, fortune me paye dignement. Si ie ne reeoy
pas de conseil, l'en donne aussi peu. l'en suis peu enquis, et encore
moins creu : et ne sache nulle entreprinse publique ny priuee, que
mon aduis aye redressée et ramenée. Ceux mesmes que la fortune
y auoit aucunement attachez, se sont laissez plus volontiers manier
à toute autre ceruelle qu'à la mienne. Comme cil qui suis bien au-
tant ialoux des droits de mon repos, que des droits de mon aucto-
rité, ie l'ayme mieux ainsi. Me laissant là, on fait selon ma profes-
sion, qui est, de m'establir et contenir tout en moy. Ce m'est
plaisir, d'estre desirilcrcssé des affaires d'autruy, et desgagé de
TRADUCTION. — UV. III, Cil. II. 129
ceux ayant trait à la nature des hommes ; des conditions qui n'ap-
paraissent, ni ne se révèlent, parfois même inconnues de celui chez
lequel elles existent, et qui ne s éveillent et ne surgissent que parce
que l'occasion survient. Si ma prudence n'a pu les pénétrer, ni les
prophétiser, je ne lui en sais pas mauvais gré; elle a agi dans les li-
mites de ce qui lui incombait. Si l'événement me trahit, s'il favo-
rise la solution que j'ai écartée, il n'y a pas de remède; mais je ne
m'en prends pas à moi, j'accuse la fortune et non ce que j'ai fait.
Cela, non plus, n'est pas du repentir.
Les conseils sont indépendants des événements. Mon-
taigne en demandait peu et en donnait rarement; une fois
l'affaire finie, il ne se tourmentait pas de la suite à la-
quelle elle avait abouti. — Phocion avait donné aux Athéniens
un conseil qui ne fut pas adopté; l'affaire ayant cependant réussi
contre ce qu'il en avait pensé, quelqu'un lui dit : « Eh bien, Pho-
cion, es-tu content de voir que cela marche si bien? » — « Je suis
content, répondit-il, que les choses aient ainsi tourné, mais je ne
me repens pas du conseil que j'ai donné. » — Quand mes amis s'a-
dressent à moi pour avoir un avis, je le leur donne librement, net-
tement, sans m'inquiétcr, comme fait presque tout le monde, de
ce que, si la chose est hasardeuse, il peut arriver qu'elle tourne à
l'inverse de ce que j'ai cru, et qu'on pourra me reprocher le con-
seil que j'ai émis; cette éventualité m'importe peu, ceux qui m'en
feraient reproche auraient tort et cela ne saurait faire que j'eusse
dû leur refuser ce service.
Je n'ai guère à m'en prendre à d'autres qu'à moi, de mes fautes
ou de mes infortunes; car, en réalité, je n'ai guère recours aux
avis d'autrui, si ce n'est par déférence, ou lorsque j'ai besoin d'être
renseigné, n'ayant pas la science, ou une connaissance suffisante
du fait. Mais, dans les choses où le jugement seul est en cause, les
raisons émises par d'autres peuvent servir à m'affermir dans ma
décision, elles ne me font guère revenir dessus; je les écoute toutes
avec intérêt et attention; seulement, autant qu'il m'en souvient, je
ne m'en suis jamais rapporté jusqu'ici qu'à moi-même. J'estime
que ce ne sont que des mouches, des riens qui font vaciller ma vo-
lonté; je prise peu mes propres opinions, mais je ne fais pas plus
cas de celles des autres. La fortune me le rend bien : si je ne reçois
pas de conseils, j'en donne aussi fort peu; on ne m'en demande
guère, on les suit moins encore, et je ne connais pas d'affaire pu-
blique ou privée que mon avis ait modifiée et remise sur pied. Ceux
mêmes que les circonstances ont mis dans le cas de me consulter,
se sont d'ordinaire laissé conduire plutôt par d'autres cervelles
que par la mienne; et comme je suis aussi jaloux de mon repos
que de mon autorité, je préfère qu'il en soit ainsi : en me laissant
de côté, on satisfait à mes goûts qui sont de penser à moi-même et
de conserver par devers moi le fruit de mes réflexions. J'ai plaisir
à me trouver désintéressé des affaires d'autrui et n'en avoir pas de
responsabilité.
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. IIF. 9
i30 ESSAIS DE MONTAIGNE.
leur gariement. En tous affaires quand ils sont passés, comment
que ce soit, i'ay peu de regret : car cette imagination me met hors
de peine, qu'ils douoycnt ainsi passer : les voyla dans le grand
cours do rvniuers, et dans lencheineure des causes Stoïques. Vostre
fantasie n'en peut, par souhait et imagination, remuer vn poinct,
que tout l'ordre des choses ne renuerse et le passé et l'aduenir.
Au demeurant, ie hay cet accidentai repentir que Taage apporte.
Celuy qui disoit anciennement, estre obligé aux années, dequoy
elles Tauoyent dcffait de la volupté, auoit autre opinion que la
mienne. le ne sçauray iamais bon gré à l'impuissance, de bien
qu'elle me face. Nec tant auersa vnquam videbitur ah opère suo
•prouidentia, vt débilitais inter optima inuenta sit. Nos appétits
sont rares en la vieillesse : vne profonde satiété nous saisit après
le coup. En cela ie ne voy rien de conscience. Le chagrin, et la
foiblesse nous impriment vne vertu lasche, et caterreuse. Il ne nous
faut pas laisser emporter si entiers, aux altérations naturelles, que
d'en abastardir notre iugement. La ieunesse et le plaisir n'ont pas
faict autrefois que i'aye mescogneu le visage du vice en la volupté :
ny ne fait à cette heure, le degoust que les ans m'apportent, que
ie mescognoisse celuy de la volupté au vice. Ores que ie n'y suis
plus, l'en iugc comme si i'y estoy. Moy qui la secoue viuement et
attentiuement, trouue que ma raison est celle mesme que i'auoy en
l'aage plus Hcencieux : sinon à l'auanture, d'autant qu'elle s'est
affoiblie et empiree, en vieillissant. Et trouuo que co quelle refuse
de m'enfourner à ce plaisir, en considération de l'interest de ma
santé corporelle, elle ne le feroit non plus qu'autrefois, pour la
santé spirituelle. Pour la voir hors de combat, ie ne l'estime pas
plus valeureuse. Mes tentations sont si cassées et mortifiées, ({u'elles
ne valent pas qu'elle s'y oppose : tendant seulement les mains au
deuant, ie les coniure. Qu'on luy remette en présence, cette an-
cienne concupiscence, ie crains qu'elle auroit moins de force à la
soustenir, qu'elle n'auoit autrefois. le ne luy voy rien iuger à part
soy, que lors elle ne iugcast, ny aucune nouuelle clarté. Parquoy
s'il y q conualescence, c'est vne conualescencc maleflciee. Miséra-
ble sorte de remède, deuoir à la maladie sa santé. C(; n'est pas à
TRADUCTION. — LIV. III, CH. II. 131
Toute affaire terminée, n'importe de quelle façon, me laisse peu
de regrets; l'idée qu'il devait en être ainsi, m'ôte tout souci; la
voilà entrée dans le grand courant universel, dans cet enchaîne-
ment des causes dont, au dire des Stoïciens, dépendent tous les
événements futurs, auquel votre caprice ne peut ni souhaiter ni
imaginer la plus petite modification. S'il en était autrement, ce se-
rait le renversement de tout l'ordre de choses dans le passé et dans
l'avenir.
On ne saurait appeler repentir les changements que
l'âge apporte dans notre manière de voir; la sagesse des
vieillards n'est que de l'impuissance, ils raisonnent autre-
ment mais peut-être moins sensément que dans la vigueur
de l'âge. — Je hais ce repentir accidentel que l'âge apporte. Je
ne suis pas de l'avis de celui qui, dans l'antiquité, disait devoir
aux années l'obligation d'être débarrassé de la volupté. Quel que
soit le bien que j'en puisse retirer, je ne me résignerai jamais de
bonne grâce à l'impuissance qui s'est emparée de moi : « Jamais la
Providence ne sera si ennemie de son œuvre, que l'affaiblissement
de nos facultés génératrices soit mis au rang des meilleures choses
{Quintilien). » Nos désirs sont peu fréquents quand nous sommes
arrivés à la vieillesse; une profonde satiété s'empare de nous dès
que nous les avons satisfaits; à cela, la conscience n'a rien à voir;
l'épuisement et la prostration qui en résultent, nous inspirent une
vertu qui n'est que de la fatigue et du catarrhe. Il ne faut pas nous
laisser si complètement impressionner par ces altérations qui sont
dans Tordre naturel des choses, que notre jugement en soit at-
teint. La jeunesse et le plaisir ne m'ont pas empêché jadis de re-
connaître le vice sous" le masque de la volupté; le manque d'ap-
pétit que les ans m'apportent, ne font pas qu'à cette heure je mé-
connaisse la volupté sous le masque du vice; maintenant que je
n'y suis plus intéressé, je juge comme si je l'étais. Moi qui secoue
vivement et attentivement ma raison, je trouve qu'elle est la même
que lorsque j'étais à un âge où l'on est plus porté à la débauche,
avec cette seule différence que peut-être elle s'est affaiblie et est
devenue pire en vieillissant; je ne trouve pas que les plaisirs aux-
quels elle refuse que je me livre aujourd'hui par considération pour
la santé de mon corps, elle me les refuserait dans l'intérêt du salut
de mon âme plus qu'elle ne l'a fait autrefois. De ce qu'elle est hors
de combat, je ne l'en estime pas plus valeureuse pour cela; mes
tentations sont si passagères, si atténuées, qu'elles ne valent pas la
peine qu'elle s'y oppose; il me suffit aujourd'hui de les écarter
d'un signe de la main pour les éconduire. Qu'on la mette en pré-
sence de ces désirs ardents qui me possédaient jadis, je craindrais
qu'elle ait encore moins de force de résistance qu'autrefois; je
ne vois pas qu'elle en juge autrement qu'elle en jugeait alors, ni
plus sainement; si donc elle est en voie de guérison, l'amélioration
est due en ce qu'elle est en de moins bonnes conditions; quelle
misère qu'un tel remède, qui nous fait devoir la santé à la mala-
132 ESSAIS DE MONTAIGNE.
nostrc malheur de faire cet office : c'est au bon heur de nostre
iugement. On ne me fait rien faire par les offenses et afflictions,
que les maudire. C'est aux gents, qui ne s'esueillent qu'à coups de
fouet. Ma raison a bien son cours plus deliure en la prospérité :
elle est bien plus distraitte et occupée à digérer les maux, que les
plaisirs. le voy bien plus clair en temps serain. Le santé m'aduertit,
comme plus alaigrement, aussi plus vtilement, que la maladie. le
me suis auancé le plus que i'ay peu, vers ma réparation et règle-
ment, lors que i'auoy à en iouïr. le seroy honteux et enuieux, que
la misère et l'infortune de ma vieillesse eust à se préférer à mes
bonnes années, saines, esueillees, vigoureuses. Et qu'on eust à
m'estimer, non par où i'ay esté, mais par où i'ay cessé d'estre. A
mon aduis, c'est le viure heureusement, non, comme disoit Antis-
thenes, le mourir heureusement, qui fait l'humaine félicité. le ne
me suis pas attendu d'attacher monstrueusement la queue d"vn
philosophe à la teste et au corps d'vn homme perdu : ny que ce
chetif bout eust à desaduoûer et desmentir la plus belle, entière et
longue partie de ma vie. le me veux présenter et faire veoir par tout
vniformément. Si i'auois à reuiure, ie reuiurois comme i'ay vescu.
Ny ie ne pleins le passé, ny ie ne crains l'aduenir : et si ie ne me
deçoy, il est allé du dedans enuiron comme du dehors. C'est vne
des principales obligations, que i'aye à ma fortune, que le cours de
mon estât corporel ayt esté conduit, chasque chose en sa saison,
l'en ay veu l'herbe, et les fleurs, et le fruit : et en voy la sécheresse.
Heureusement, puisque c'est naturellement. le porte bien plus
doucement les maux que i'ay, d'autant qu'ils sont en leur poinct :
et qu'ils me font aussi plus fauorablement souuenir de la longue
félicité de ma vie passée. Pareillement, ma sagesse peut bien estre
de mesme taille, en l'vn et en l'autre temps : mais elle cstoit bien
de plus d'exploit, et de meilleure grâce, verte, gaye, naïue, qu'elle
n'est à présent, cassée, grondeuse, laborieuse. le renonce donc à
ces reformations casuelles et douloureuses. Il faut que Dieu nous
touche le courage : il faut que nostre conscience s'amende d'elle
mesme, par renforcement de nostre raison, non par l'afToiblisse-
ment de nos appétits. La volupté n'en est en soy, ny pasle, ny des-
coulourco, pour estre apperceuë par des yeux chassieux et troubles.
On doibt aymer la tempérance par elle mesme, ot poiu* le res-
TRADUCTION. — LIV. Ill, CH. II. 133
die! Ce n'est pas à notre malheur que nous devrions être redevables
de ce service, mais au bonheur d'avoir un jugement apte à nous le
rendre. — On n'obtient rien de moi par les offenses et les sévices;
ils ne font que m'irriter, ce sont procédés bons pour les gens qui
ne marchent qu'à coups de fouet. Ma raison s'exerce bien plus li-
brement quand les choses vont à mon gré; elle est bien plus ab-
sorbée, préoccupée, lorsqu'il lui faut se résigner au mal que songer
au plaisir. Je juge bien mieux, quand je suis en bonne disposition;
en santé, je vois les choses sous un jour plus allègre et plus pratique
que lorsque je suis malade. — Je me suis mis en règle et me suis
réconcilié avec ma conscience le plus que j'ai pu, alors que j'étais
encore à même de jouir de cet état réparateur; j'eusse été honteux
et jaloux que ma vieillesse, en son état de misère et d'infortune, eût
été mieux partagée sous ce rapport que mes bonnes années, alors
que j'étais sain, éveillé et vigoureux, et qu'on eût actuellement à
me juger, non sur la vie que j'ai menée, mais sur l'état en lequel
je suis quand je vais cesser d'être.
A mon avis, le bonheur de l'homme consiste à « vivre heureux » ;
et non, comme disait Antisthènes, à « mourir heureux ». Je n'ai
pas attendu d'en être réduit à cette monstruosité d'affubler une tête
et un corps d'homme déjà perdu, d'une queue de philosophe, et
que le peu de temps qui me reste à végéter fût un désaveu et un
démenti de la plus belle, la plus complète et la plus longue partie
de ma vie; je veux me présenter et qu'on me voie, à tous égards,
sous un jour uniforme. Si j'avais à revivre, je revivrais comme j'ai
vécu; je ne regrette pas le passé et ne redoute pas l'avenir; si je ne
m'abuse, mes pensées ont toujours été à peu près de pair avec mes
actes. — C'est une des principales obligations que je dois à ma
bonne fortune, que mon état physique ait toujours répondu à ce
que comportaient mes saisons ; j'en ai vu l'herbe, les fleurs, le
fruit, et j'en vois heureusement la sécheresse; je dis heureusement,
parce que c'est dans l'ordre de la nature. Je supporte assez douce-
ment les maux dont je suis affligé, d'autant qu'ils viennent à leur
heure, me rendant plus agréable le souvenir de la longue félicité
dont j'ai joui dans le passé. Ma sagesse a bien été sensiblement la
même à ces diverses époques de ma vie; cependant jadis, bien plus
entreprenante , elle avait meilleure grâce , était plus alerte , gaie ,
naturelle, qu'elle n'est à présent cassée, grondeuse, pénible; je re-
nonce donc à toutes les modifications de circonstance, qui nous coû-
tent tant, auxquelles nous sommes sollicités sur la fin de nos jours.
Que Dieu nous en donne le courage, mais il faut que notre cons-
cience s'amende d'elle-même, par le fait que notre raison prend
plus de force et non parce que nos appétits se réduisent; la volupté
n'est par elle-même ni pâle, ni décolorée de ce que notre vue atîai-
blie et trouble nous la fait apercevoir sous cette apparence.
Il faut s'observer dans la vieillesse pour éviter, autant
que possible, les imperfections qu'elle apporte avec elle.
— On doit aimer la tempérance pour elle-même et par respect pour
134 ESSAIS DE MONTAIGNE.
pect de Dieu qui nous Ta ordonnée, et la chasteté : celle que les
caterres nous prestent, et que ie doibs au bénéfice de ma cholique,
ce n'est ny chasteté, ny tempérance. On ne peut se vanter de mes-
priser et combatre la volupté, si on ne la voit, si on l'ignore, et ses
grâces, et ses forces, et sa beauté plus attrayante. le cognoy l'vne
et l'autre, c'est à moy de le dire. Mais il me semble qu'en la vieil-
lesse, nos âmes sont subiectes à des maladies et imperfections plus
importunes, qu'en la ieunesse. le le disois estant ieune, lors on me
donnoit de mon menton par le nez : ie le dis encore à cette heure,
que mon poil gris m'en donne le crédit. Nous appelions sagesse, la
difficulté de nos humeurs, le desgoust des choses présentes : mais
à la vérité, nous ne quittons pas tant les vices, comme nous les
changeons : et, à mon opinion, en pis. Outre vne sotte et caduque
fierté, vn babil ennuyeux, ces humeurs espineuses et inassociables,
et la superstition, et vn soin ridicule des richesses, lors que l'vsage
en est perdu, l'y trouue plus d'enuie, d'iniustice et de malignité.
Elle nous attache plus de rides en l'esprit qu'au visage : et ne se
void point d'ames, ou fort rares, qui en vieillissant ne sentent l'ai-
gre et le moisi. L'homme marche entier, vers son croist et vers son
décroist. A voir la sagesse de Socrates, et plusieurs circonstances
de sa condamnation, i'oseroy croire, qu'il s'y presta aucunement
luy mesme, par preuarication, à dessein : ayant de si prés, aagé
de soixante et dix ans, à souffrir l'engourdissement des riches allu-
res de son esprit, et l'esblouïssement de sa clairté accoustumée.
Quelles métamorphoses luy voy-ie faire tous les iours, en plusieurs
de mes cognoissans? c'est vne puissante maladie, et qui se coule
naturefiement et imperceptiblement : il y faut grande prouision
d'estude, et grande précaution, pour euiter les imperfections qu'elle
nous charge : ou aumoins afToiblir leur progrcz. le sens que nonob-
stant tous mes retranchemens, elle gaigne pied à pied sur moy. le
soustien tant que ie puis, mais ie ne sçay en fin, où elle me mènera
moy-mcsme. A toutes auantures, ie suis content qu'on sçache d'où
ie seray tombé.
TRADUCTIOiN. — LIV. III, CH. II. 135
Dieu qui nous Ta prescrite; il doit en être de même de la chasteté.
L'abstinence à laquelle nous obligent les catarrhes quand nous en
sommes affligés, et que m'imposent les coliques auxquelles je suis
en butte, n'est ni de la chasteté, ni de la tempérance; d'autre part,
on ne saurait se vanter de mépriser la volupté et de lui résister, si
si on ne la voit, si on l'ignore, elle, ses grâces, sa puissance et sa
beauté si attrayante ; connaissant l'une et l'autre, j'ai qualité pour en
parler. Il me semble qu'en la vieillesse, nos âmes sont sujettes à
des maladies et à des imperfections plus importunes qu'en la jeu-
nesse; je le disais déjà quand j'étais jeune, on m'objectait alors que
je n'avais pas de barbe au menton pour en parler sciemment; je. le
dis encore aujourd'hui, autorisé cette fois par mes cheveux gris. A
ce point de notre existence, nous appelons sagesse nos humeurs
chagrines et le dégoût qui s'est emparé de nous; la vérité, c'est que
nous n'avons pas tant renoncé au vice que nous n'en avons changé,
et, à mon avis, pour faire plus mal. Outre une fierté sotte et cadu-
que, un verbiage ennuyeux, une humeur pointilleuse et insociable,
de la superstition, un besoin ridicule de richesses alors que nous
n'en avons plus l'usage, la vieillesse fait naître en nous, à ce qu'il me
paraît, de plus grandes dispositions à l'envie, à l'injustice et à la
malignité; nous lui devons plus encore de rides à l'esprit qu'au
visage, et on ne voit pas d'âmes, ou bien peu, qui, en vieillissant, ne
sentent l'aigre et le moisi. L'homme grandit et décroît dans toutes
ses parties à la fois. A voir la sagesse de Socrate et certaines par-
ticularités de sa condamnation, je suis porté à croire qu'il s'y est
prêté quelque peu de lui-même ; rompant avec ses principes, il a, à
dessein, renoncé à se défendre parce que, âgé de soixante-dix ans,
il se sentait exposé à voir, d'un moment à l'autre, les allures si ri-
ches de son esprit s'engourdir, et sa lucidité habituelle s'affaiblir.
Quelles métamorphoses je vois la vieillesse opérer tous les jours chez
des personnes de ma connaissance? C'est une maladie puissante
qui s'infiltre naturellement en nous, sans que nous nous en aperce-
vions; il faut beaucoup s'y être préparé et prendre de grandes pré-
cautions pour éviter la déchéance dont elle nous frappe, ou au
moins en retarder les progrès. Je sens que, malgré toute la résis-
tance que je lui oppose, elle gagne peu à peu sur moi; je lutte au-
tant que je puis, mais sans savoir jusqu'où je finirai par être en-
traîné. Quoi qu'il advienne, je suis satisfait qu'on sache de quelle
hauteur je serai tombé.
136 ESSAIS DE MONTAIGNE.
CHAPITRE III.
De trois commerces.
IL ne faut pas se, clniicr si fort à ses humours et complexions.
Noslre principalle suffisance, c'est, sçauoir s'appliquer à diuers
vsages. C'est estre, mais ce n'est pas viure que se tenir attaché et
obligé par nécessité, à vn seul train. Les plus belles âmes sont cel-
les qui ont plus de variété et de souplesse. Voyla vn honorable tes-
moignage du vieil Caton : Huic versatile ingenium sic pariter ad om-
nia fuit, vt natum ad id vnum diceres, quodcumque ageret. Si
c'estoit à nioy à me dresser à ma mode, il n'est aucune si bonne
façon, où ie voulusse estre fiché, pour ne m'en sçauoir desprendre.
La vie est vn mouuement inégal, irregulier, et multiforme. Ce n'est
pas estre amy de soy, et moins encore maistre; c'est en estre es-
claue, de se suiure incessamment : et estre si pris à ses inclinations,
qu'on n'en puisse fouruoyer, qu'on ne les puisse tordre. le le dy à
cette heure, pour ne me pouuoir facilement despestrer de l'impor-
tunité de mon ame, en ce qu'elle ne sçait communément s'amuser,
.sinon où elle s'empesche, ny s'employer, que bandée et entière.
Pour léger subiect qu'on luy donne, elle le grossit volontiers, et
l'estire, iusques au poinct où elle ayt à s'y embesongner de toute sa
force. Son oysiuclé m'est à cette cause vne pénible occupation, et
(lui offense ma santé. La plus part des esprits ont besomg de ma-
tière estrangere, pour se desgourdir et exercer : le mien en a be-
soing, pour se rassoir plustost et seiourner, vitia otij negotio disai-
lienda sunt. Car son plus laborieux et principal estude, c'est,
s'estudier soy. Les liures sont, pour luy, du genre des occupations,
qui le desbauchcnt de son estude. Aux premières pensées qui luy
viennent, il s'agite, et fait preuue de sa vigueur à tout sens : exerce
son maniement tantost vers la force, tantost vers l'ordre et la
grâce, se range, modère, et fortifie. Il a dequoy csueiller ses fa-
cultez par luy mesme. Nature luy a donné comme à tous, assez de
matière sienne, pour son vtilité, et des subiects propres assez, où
inuenter et iuger. Le méditer est vn puissajit estude et plein, à
TRADUCTION. — LIV. III, CH. III. 137
CHAPITRE III.
De la société des hommes, des femmes et de celle des livres.
La diversité des occupations est un des caractères prin-
cipaux de rame humaine; le commerce des livres est de
ceux qui la distraient. — II ne faut pas se mettre sous la dépen-
dance exclusive de son humeur et de son tempérament; notre prin-
cipale supériorité réside dans les diverses applications que nous
savons faire de nos facultés. Se tenir attaché, obligé par nécessité à
une occupation unique, c'est être, mais ce n'est pas vivre; les âmes
les mieux douées sont celles qui ont en elles le plus de variété et
de souplesse. Caton l'ancien en est un honorable témoignage : « Il
avait l'esprit si flexible et si également propre à toutes choses que, quoi
qu'il fit on eût dit qu'il était uniquement né pour cela [Tite Live) . » —
S'il m'appartenait de me dresser comme je le conçois , il n'est rien,
quelque relief que cela puisse donner, que je ne voudrais posséder
au point de ne pouvoir m'en détacher. La vie est un mouvement
inégal, irrégulier, aux formes multiples. Ce n'est pas être son pro-
pre ami, et encore moins son maître, c'est être son esclave que de
se suivre sans cesse et de se laisser tellement aller à ses penchants
qu'on ne puisse ni s'y soustraire, ni leur faire violence. Je le re-
connais à cette heure, parce que je n'arrive pas aisément à échap-
per aux importunités de mon âme qui ne sait pas d'ordinaire se
distraire sans se laisser accaparer : si elle s'occupe à quelque chose,
elle s'y applique et s'y donne tout entière; si peu important que
soit le sujet sur lequel son attention est appelée, elle le grossit vo-
lontiers ou l'étiré jusqu'à ce qu'il soit arrivé à valoir qu'elle s'y atta-
che de toutes ses forces; aussi, quand elle est inoccupée, son oisi-
veté me pèse et affecte même ma santé. La plupart des esprits ont
besoin de se reporter sur des sujets étrangers pour se dégourdir et
s'exercer ; le mien en a plutôt besoin pour se calmer et trouver le
repos : « C'est le travail qui fait que nous échappons aux vices de
l'oisiveté (Sénéque) », car sa principale et plus laborieuse étude est
de s'étudier lui-même. Les livres sont du nombre des occupations
qui le distraient de cette étude ; aux premières pensées qui lui vien-
nent, il s'agite, les ressorts de sa vigueur jouent en tous sens; c'est
pour lui un exercice où il se montre tantôt violent, tantôt pondéré
et plein de grâce ; et fmalemcnt, il se range, se modère et n'en de-
vient que plus fort. Il a en lui de quoi tenir ses facultés en éveil; la
nature lui a donné, comme à tous autres, assez de fond pour ce qu'il
a à en faire, et les sujets qui se prêtent à ses recherches et à ses
appréciations ne lui font pas défaut.
Pour Montaigne, son occupation favorite était de médi-
138 ESSAIS DE MONTAIGNE.
qui sçait se tasler et employer vigoureusement. l'ayme mieux for-
ger mon ame, que la meubler. Il n'est point d'occupation ny plus
foible, ny plus forte, que celle d'entretenir ses pensées, selon lame
que c'est. Les plus grandes en font leur vacation, quitus viuere est
cogitare. Aussi l'a nature fauorisee de ce priuilegc, qu'il n'y a rien,
que nous puissions faire si long temps : ny action à laquelle nous
nous addonnions plus ordinairement et facilement. C'est la beson-
gne des Dieux, dit Aristote, de laquelle naist et leur béatitude et la
nostre. La lecture me sert spécialement à esueiller par diuers
obiects mon discours : à embesongner mon iugement, non ma me-
moyre. Peu d'entretiens doncq m'arrestent sans vigueur et sans
effort. Il est vray que la gentillesse et la beauté me remplissent et
occupent, autant ou plus, que le pois et la profondeur. Et d'autant
que ie sommeille en toute autre communication, et que ie n'y preste
que l'escorce de mon attention, il m'aduient souuent, en telle sorte
de propos abatus et lasches, propos de contenance, de dire et res-
pondre des songes et bestises, indignes d'vn enfant, et ridicules :
ou de me tenir obstiné en silence, plus ineptement encore et inciui-
lement. l'ay vne façon resueuse, qui me retire à moy : et d'autre
part vne lourde ignorance et puérile, de plusieurs choses commu-
nes. Par ces deux qualitez, i'ay gaigné, qu'on puisse faire au vray,
cinq ou six contes de moy, aussi niais que d'autre quel qu'il soit.
Or suyuant mon propos, cette complexion difficile me rend déli-
cat à la pratique des hommes : il me les faut trier sur le volet : et
me rend incommode aux actions communes. Nous viuons, et nego-
tions auec le peuple : si sa conuersation nous importune, si nous
desdaignons à nous appliquer aux âmes basses et vulgaires : et les
basses et vulgaires sont souuent aussi réglées que les plus déliées :
et toute sapience est insipide (jui ne s'accommode à l'insipiencc
commune : il ne nous faut plus entremettre ny de nos propres
affaires, oy de ceux d'autruy : et les publiques et les priuez se de-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. III. 139
ter sur lui-même; la lecture ajoutait à ses sujets de médi-
tation; il se plaisait aussi aux conversations sérieuses;
les entretiens frivoles étaient pour lui sans intérêt. — Mé-
diter, pour qui sait se tâter et n'hésite pas à tirer parti de ses ob-
servations, est une étude de première utilité et qui s'étend à tout,
et je préfère façonner mon âme que la meubler. Il n'y a pas d'oc-
cupation qui, selon la nature de notre âme, ait moins de valeur, ni
qui en ait davantage, que de s'entretenir avec soi-même; les plus
grands esprits, « pour lesquels vivre c'est penser [Cicéron] », y ont
consacré la meilleure partie de leur temps; aussi la nature y a-t-elle
attaché ce privilège, qu'il n'y a rien que nous ne puissions faire si
longtemps, et qu'il n'est pas une chose à laquelle nous nous adon-
nions plus fréquemment et plus facilement. C'est l'occupation des
dieux, dit Aristote, de laquelle naissent leur béatitude et la nôtre.
La lecture me sert surtout à me fournir de sujets qui me portent
à réfléchir; elle fait travailler mon jugement, mais non ma mé-
moire. Peu de conversations m'intéressent, dont l'objet n'est pas
sérieux et ne prête pas à réfléchir; cependant, je dois avouer que,
par sa gentillesse et sa beauté, un sujet peut me retenir et me cap-
tiver autant, et même plus, que d'autres graves et sérieux ; mais
sur tout autre, je ne prête qu'une attention superficielle à tout ce
qui se dit autour de moi; je sommeille et il m'arrive souvent dans
les conversations de pure convenance, où il n'est question que de
choses frivoles et sans importance, soit de répondre, comme si je
sortais d'un songe, des bêtises ridicules qu'on n'admettrait même
pas de la bouche d'un enfant, soit de garder un silence obstiné en-
coreplus sot et, de plus, impoh. J'ai une façon de rêverie qui fait
que je me replie en moi-même; d'autre part, je suis d'une ignorance
puérile sur bien des choses que généralement tout le monde sait;
ces deux défauts m'ont valu qu'on peut raconter sur moi cinq ou
six faits fort exacts, me dépeignant aussi niais que n'importe qui,
quel qu'il soit.
Il était peu porté à se lier et apportait beaucoup de cir-
conspection dans les rapports d'amitié qu'engendre la vie
journalière; mais, assoiffé d'amitié vraie, il se livrait sans
restriction s'il venait à, rencontrer quelqu'un répondant
à, son idéal. — Cette organisation si défectueuse que je viens de
signaler, me rend difficile le choix de mes fréquentations, auxquel-
les il me faut apporter une grande circonspection, et fait que je
suis peu propre à m'occuper des questions qui forment le fond de
la vie courante. Nous vivons et faisons affaire avec le peuple ; si sa
conversation nous importune, si nous dédaignons d'entrer en rap-
port avec les gens de condition infime et sans éducation (et ils ont
souvent tout autant de bon sens que les plus clairvoyants), comme
toute sagesse qui ne s'accommode pas des propos insignifiants qui
se débitent communément manque son effet, il ne faut nous mêler
ni de nos propres affaires, ni de celles d'autrui , puisque ce n'est
qu'avec eux que se traitent les questions d'intérêt public comme
140 ESSAIS l)E MONTAIGNE.
meslent aiicc ces gens là. Les moins tendues el plus naturelles
a Heures de nostrc ame, sont les plus belles : les meilleures occu-
pations, les moins efforcées. Mon Dieu, que la sagesse faict vn bon
office à ceux, de qui elle rengc les désirs à leur puissance ! Il n'est
point de plus vtile science. Selon qu'on peut : c'estoit le refrain el
le mot fauory de Socrates. Mot de grande substance : il faut adres-
ser et arrester nos désirs, aux choses les plus aysees et voysines.
Ne m'est-ce pas vne sotte humeur, de disconuenir auec vn milier à
qui ma fortune me ioint, de qui ie ne me puis passer, pour me
tenir à vn ou deux, qui sont hors de mon commerce : ou plustost à
vn désir fantastique, de chose que ie ne puis recouurer? Mes mœurs
molles, ennemies de toute aigreur et aspreté, peuuent aysement
m'auoir deschargé d'enuies et d'inimitiez. D'estre aymé, ie ne dy,
mais de n'estre point hay, iamais homme n'en donna plus d'occa-
sion. Mais la froideur de ma conuersation, m'a desrobé auec rai-
son, la bien-vueillance de plusieurs, qui sont excusables de l'inter-
préter à autre, et pire sens. le suis très-capable d'acquérir et
maintenir des amitiez rares et exquises. D'autant que ie me harpe
auec si grande faim aux accointances qui reuiennent à mon goust,
ie m'y produis, ie m'y iette si auidement, que ie ne faux pas ayse-
ment de m'y attacher, et de faire impression où ie donne : j'en ay
faict souuent heureuse preuue. Aux amitiez communes, ie suis au-
cunement stérile et froid : car mon aller n'est pas naturel, s'il n'est
à pleine voyle. Outre ce, que ma fortune m'ayant duit et affriandé
de ieunesse, à vne amitié seule et parfaicte, m'a à la vérité aucune-
ment desgousté des autres : et trop imprimé en la fantasie, qu'elle
est beste de compagnie, non pas de troupe, comme disoit cet an-
cien. Aussi, que i'ay naturellement peine à me communiquer à
demy : et auec modification, et cette seruile prudence et soupçon-
neuse, qu'on nous ordonne, en la conuersation de ces amitiez
nombreuses, et imparfaictes. Et nous l'ordonne Ion principalement
en ce temps, qu'il ne se peut parler du monde, que dangereuse-
ment, ou faucement. Si voy-ie bien pourtant, que qui a comme
moy, pour sa fin, les commoditez de sa vie, ie dy les rommoditez
essentielles, doibt fuyr comme la peste, ces difficultez et délicatesse
d'humeur, le louerois vn' amc à diuers eslages, qui sçache et se
tendre et se desmonter : qui soit bien par tout où sa fortune la
TRADUCTION. — LIV. III, CH. III. 141
celles d'intérêt privé. — Les allures de l'âme sont d'autant plus
belles qu'elles sont moins forcées et plus naturelles ; nos meilleures
occupations sont celles qui exigent de nous le moins d'efforts. Mon
Dieu, que la sagesse rend donc service à ceux dont elle subordonne
les désirs au pouvoir qu'ils ont de les réaliser! Il n'y a pas de
science plus utile : « Suivant ce qu'on peut » était le refrain et le
mot favori de Socrate; mot bien profond! Il faut faire porter nos
désirs sur les choses les plus aisées, celles qui sont à notre portée,
et les y limiter. N'est-ce pas une sotte idée de ma part de ne pas
lier commerce d'amitié avec une foule de gens que le sort a placés
dans mon voisinage et dont je ne puis me passer, pour m'en tenir à
une personne ou deux qui sont en dehors de mon cercle habituel?
ne serait-ce pas là le fait du désir irréalisable que j'ai d'une chose
perdue et que je ne puis recouvrer? Ma tolérance de mœurs, enne-
mie de toute rancune et de rigorisme, a pu aisément me préserver
d'exciter l'envie ou l'inimitié; jamais homme n'a donné plus d'occa-
sions, je ne dis pas d'être aimé, mais de n'être pas haï; par con-
tre, la réserve que j'apporte dans mes relations m'a, avec raison,
aliéné la bienveillance d'un certain nombre qui sont excusables de
l'avoir prise dans un sens qu'elle n'avait pas et en mauvaise part.
Je suis très capable d'acquérir et de conserver des amitiés ex-
quises comme il en existe peu ; d'autant que lorsque des liaisons
me conviennent, je les recherche comme un affamé; je fais des
avances, j'y apporte une telle avidité que je manque rarement de
les nouer et de finir par être payé de retour; j'en ai fait souvent
l'heureuse expérience. Je suis peu porté aux amitiés banales, telles
qu'elles se rencontrent d'ordinaire : elles me laissent froid, car ou-
tre qu'il est dans ma nature de ne pas me livrer si je ne me donne
tout entier, ma bonne étoile a fait que, dès * ma jeunesse, j'ai été
rendu extrêmement délicat sous ce rapport par une amitié unique,
mais parfaite, qui, à la vérité, m'a un peu dégoûté des autres, et
peut-être trop mis en tête l'idée que, comme dit un ancien, l'amitié
s'accommode d'une compagnie restreinte mais non d'une société
nombreuse; et puis, j'ai naturellement peine à ne me donner qu'à
moitié et sous restriction, en observant cette prudence soupçon-
neuse, dégradante , qu'on nous recommande de conserver dans les
rapports qu'entraînent des amitiés trop étendues et qui n'offrent
pas toute garantie, réserve qui est de toute nécessité, surtout en ce
temps, où il y a continuellement danger à parler franchement de
quelqu'un.
Il est utile de savoir s'entretenir familièrement avec
toutes sortes de gens, et il faut savoir se mettre au ni-
veau de ceux avec lesquels on converse. — Aussi je vois
bien que celui qui, comme moi, se propose de jouir des commodités
de la vie (je veux dire des commodités essentielles), doit fuir
comme la peste ces difficultés et délicatesses d'humeur. Je loue-
rais une âme qui serait composée de plusieurs étages et qui, sa-
chant se monter et se démonter, s'adapterait à tout ce avec quoi sa
142 ESSAIS DE MONTAIGNE.
porte : qui puisse deuiser auec son voisin, de son bastiment, de sa
chasse et de sa querelle : entretenir auec plaisir vn charpentier et
vn iardinier. l'enuie ceux, qui sçauent s'apriuoiser au moindre de
leur suitte, et dresser de l'entretien en leur propre train. Et le con-
seil de Platon ne me plaist pas, de parler tousiours d'vn langage
maistral à ses seruiteurs, sans ieu, sans familiarité : soit enuers
les masles, soit enuers les femelles. Car outre ma raison, il est in-
humain et iniuste, de faire tant valoir cette telle quelle prerogatiue
de la fortune : et les polices, où il se souffre moins de disparité
entre les valets et les maistres, me semblent les plus équitables.
Les autres s'estudient à eslancer et guinder leur esprit : raoy à le
baisser et coucher : il n'est vicieux qu'en cxtention.
Narras et genus AHaci,
El pugnata sacro bella sub Ilio :
Quo Chium pretio cadum
Mercemur, quis aquam temperet ignibus,
Quo prœbente domum, et quota
Pelignis caream frigoribus, taces.
Ainsi comme la . vaillance Lacedcmonienne auoit besoing de
modération, et du son doux et gralieux du ieu des flustes, pour la
flatter en la guerre, de peur qu'elle ne se iettast à la témérité, et à
la furie : là où toutes autres nations ordinairement employent des
sons et des voix aiguës et fortes, qui esmeuuent et qui eschauffent
à outrance le courage des soldats : il me semble de mesme, contre
la forme ordinaire, qu'en l'vsage de nostre esprit, nous auons pour
la plus part, plus besoing de plomb, que d'ailes : de froideur et de
repos, que d'ardeur et d'agitation. Sur tout, c'est à mon gré bien
faire le sot, que de faire l'entendu, entre ceux qui ne le sont pas :
parler tousjours bandé, fauellar in punta di forchetta. Il faut se
desmettre au train de ceux auec qui vous estes, et par fois affecter
l'ignorance. Mettez à part la force et la subtilité : en l'vsage com-
mun, c'est assez d'y reseruer l'ordre : traînez vous au demeurant à
terre, s'ils veulent. Les sçauans chopent volontiers à cette pierre :
ils font tousiours parade de leur magistère, et sèment leurs liures
par tout. Ils en ont en ce temps entonné si fort les cabinets et oreil-
les des dames, que si elles n'en. ont retenu la substance, au moins
elles en ont la mine. A toute sorte de propos, et matière, pour
basse et populaire qu'elle .soit, elles .se seruent d'vne façon de par-
ler et d'escrire, nouuelle et scauante.
TRADUCTION. — LIV. III, CH. III. 143
fortune la mettrait en présence ; qui pourrait causer avec son voi-
sin de ses constructions, de ses chasses, de ses querelles, s'entretien-
drait volontiers avec un charpentier, un jardinier; j'envie ceux qui
savent s'accommoder du moindre personnage de leur suite et régler
leur conversation de manière à se mettre à sa portée. Je ne suis
pas de l'avis de Platon conseillant de toujours parler en maître à.
ses serviteurs, hommes ou femmes, en bannissant toute plaisante-
rie, toute familiarité. Outre la raison que j'en ai donnée ci-dessus, il
est inhumain et injuste de se prévaloir à ce degré de cette préroga-
tive de la fortune ; et les mœurs qui comportent le moins d'inégalité
entre les valets et les maîtres, me semblent les plus conformes à
l'équité. Il est des personnes qui s'étudient à avoir l'esprit guindé,
planant dans les régions élevées; je maintiens le mien à plat dans
les régions inférieures; son seul tort est de s'occuper de tout :
( Vo^is me racontez ce qu'ont fait les descendants d'Eaque, et tons les
combats livrés sous les murs sacrés d'Ilion; mais vous ne me dites pas
combien coûte le vin de Chio, quel esclave doit me préparer mon bain,
ni dans quelle maison et à quelle heure je me mettrai à l'abri du
froid des montagnes des Abruzzes {Horace). »
De même qu'à la guerre la valeur des Lacédémoniens avait be-
soin, de peur qu'elle ne tourne à la téméritât et à la furie, d'être
modérée par le son doux et gracieux des flûtes dans les circons-
tances où toutes les autres nations emploient des instruments aigus
et retentissants et poussent des vociférations pour émouvoir et
chauffer à outrance le courage de leurs soldats, ainsi, il me sem-
ble, à rencontre de ce qui est généralement admis que, chez la plu-
part d'entre nous l'esprit a, dans ses actes, plus besoin de plomb
que d'ailes, de calme et de repos que d'ardeur et d'agitation; et,
par-dessus tout, j'estime que c'est bien faire le sot, que d'avoir
l'air entendu avec des gens qui ne le sont pas, de toujours parler
un langage recherché, et « disputer sur la pointe d'une aiguille ».
Il faut se ranger à la manière d'être de ceux avec qui l'on est , et
parfois affecter l'ignorance ; dans l'usage courant, mettez de côté la
force et la subtilité, il suffit d'être logique; demeurez même terre
à terre, si on le veut.
Les savants ont souvent un langage prétentieux, et ce
même défaut lui fait fuir les femmes savantes. Que la
femme ne se contente-t-elle de ses dons naturels; cepen-
dant si elle veut étudier, qu'elle cultive la poésie, l'his-
toire et ce qui, dans la philosophie, peut l'aider à, suppor-
ter les peines de la vie. — C'est un défaut dans lequel tombent
volontiers les savants que de faire constamment parade de leur
science doctorale et semer leurs livres partout; ils en ont, en ces
temps-ci, si fort rempli les boudoirs et les oreilles de ces dames
que, si elles n'en ont pas retenu le fond, elles en ont du moins
adopté la forme : à tout propos, à tout sujet, si peu relevés, si
communs qu'ils soient, elles emploient une nouvelle et docte façon
d'écrire et de parler : « Crainte, colère, joie, chagrin., tout jusqu'à
144 ESSAIS DE MONTAIGNE.
Hoc sermonc panent, hoc tram, gaudia, curas,
Hoc cuncta effundunt animi sécréta, quid vltrà?
Concumbunt docte.
Et allèguent Platon et sainct Thomas, aux choses ausquelles le pre-
*Tnier rencontré, seruiroit aussi bien de tesmoing. La doctrine qui
ne leur a peu arriuer en Tamc, leur est demeurée en la langue. Si
les bien-nees me croient, elles se contenteront de faire valoir leurs
propres et naturelles richesses. Elles cachent et couurent leurs
beautez, soubs des beautez estrangeres : c'est grande simplesse,
d'estouffer sa clarté pour luire d'vne lumière empruntée. Elles sont
enterrées et enseuelies soubs l'art de Capsula totœ. C'est qu'elles ne
se cognoissent point assez : le monde n'a rien de plus beau : c'est
à elles d'honnorer les arts, et de farder le fard. Que leur faut-il,
que viure aymees et honnorees? Elles n'ont, et ne sçauent que
trop, pour cela. Il ne faut qu'esueiller vn peu, et reschauffcr les
facultez qui sont en elles. Quand le les voy attachées à la rhétori-
que, à la iudiciaire, à la logique, et semblables drogueries, si vai-
nes et inutiles à leurbesoing : i'entre en crainte, que les hommes
qui le leur conseillent, le facent pour auoir loy de les régenter
soubs ce filtre. Car quelle autre excuse leur trouuerois-ie? Baste,
qu'elles peuuent sans nous, renger la grâce de leurs yeux, à la
gayeté, à la seuerité, et à la douceur : assaisonner vn nenny, de
rudesse, de double, et de faneur : et qu'elles ne cherchent point
d'interprète aux discours qu'on faict pour leur seruice. Auec cette
science, elles commandent à baguette, et régentent les régents et
l'escole. Si toutesfois il leur fascbe de nous céder en quoy que
ce soit, et veulent par curiosité auoir part aux liures : la poésie est
vn amusement propre à leur besoin : c'est vn art follastre, et sub-
til, desguisé, parlier, tout en plaisir, tout en montre, comme elles.
Elles tireront aussi diuerses commoditez de l'histoire. En la philo-
sophie, de la part qui sert à la vie, elles prendront les discours qui
les dressent à iuger de nos humeurs et conditions, à se deffendre de
nos trahisons : à régler la témérité de leurs propres désirs : à mes-
■nager leur liberté : allonger les plaisirs de la vie, et à porter hu-
mainement l'inconstance d'vn seruiteur, la rudesse d'vn mary, et
l'importunité des ans, et des rides, et choses semblables. Voylapour
le plus, la pari quf ie leuf assignorois aux sciences. Il y a des
TRADUCTION. — LIV. III, Cil. III. 145
leurs plus secrètes passions, est exprimé dans ce style; que dirai-je
encore? c'est doctement qu'elles se pâment (Juvenal). » Elles citent
Platon et saint Thomas pour des choses sur lesquelles le témoi-
gnage du premier venu suffirait aussi bien; la doctrine, qui n'a pu
pénétrer jusqu'à leur âme, est demeurée dans leur langue. Si celles
qui sont convenablement élevées m'en croient, elles se contente-
ront de faire valoir les richesses naturelles qu'elles ont en propre.
Elles cachent et dissimulent leurs beautés sous des beautés étran-
gères; c'est une grande simplicité d'esprit que d'étouffer sa propre
clarté, pour luire d'une lumière empruntée; elles sont comme en-
terrées et ensevelies sous l'art auquel elles ont recours : « Elles ne
sont que fard et parfum {Sénèqué) »; c'est qu'elles ne se connaissent
pas assez, le monde n'a rien de plus beau ; au rebours de ce qui
est, c'est à elles à faire honneur aux arts, à donner de l'éclat au
fard. De quoi ont-elles besoin? de vivre aimées et honorées; elles
n'ont et n'en savent que trop pour réaliser ce but, pour lequel il ne
faut qu'éveiller un peu et réchauffer les qualités qui sont en elles.
Quand je les vois s'adonner à la rhétorique, à la science judiciaire,
à la logique et autres drogueries semblables, si vaines et qui leur
sont si inutiles, je me prends à craindre que ceux qui le leur con-
seillent, ne le fassent que pour avoir, sous ce prétexte, le droit de
les régenter; quelle autre excuse, en effet, puis-je leur trouver?
C'est assez que, sans nous, elles puissent faire exprimer à leurs re-
gards si gracieux la gaîté, la sévérité, la douceur; accompagner
un refus de rudesse, de doute, d'espérance; qu'elles comprennent
sans interprète les discours que leur tiennent leurs adorateurs;
cette science leur suffit pour qu'elles se fassent obéir à la baguette
et gouvernent Técole et ceux qui y professent.
Si cependant elles étaient contrariées de nous céder sur un point
quelconque et qu'elles veuillent aussi chercher des distractions
dans les livres, la poésie est un passe-temps approprié à leurs
besoins ; c'est un art folâtre et spirituel où tout est présenté tra-
vesti, où l'expression l'emporte sur la pensée, où dominent le désir
de plaire et de faire de l'effet tout comme chez elles. L'histoire
leur fournit aussi des sujets faits pour les intéresser. En philoso-
phie, de ce qui sert à nous conduire dans la vie, elles prendront
les indications qui les mettent à même de juger de nos humeurs et
de nos caractères, de se défendre contre nos trahisons, de contenir
les témérités de leurs propres désirs, de ménager leur liberté, de
prolonger les plaisirs de la vie, de supporter humainement l'in-
constance d'un amoureux, la rudesse d'un mari, l'importunité des
ans et des rides et autres choses semblables. Voilà la limite ex-
trême de ce que je leur concéderais dans l'étude des sciences.
Montaigne, de caractère ouvert et exubérant, "s'isolait
volontiers, soit par la pensée au milieu des foules, à, la
cour par exemple; soit d'une manière effective chez
lui, où on était affranchi de toutes les contraintes su-
perflues que la civilité nous impose. — Il y a des natures par-
ESSAIS DE MONTAIONK. — T. III. 10
146 ESSAIS DE MONTAIGNE.
naturels particuliers, retirez et internes. Ma forme essentielle, est
propre à la communication, et à la production : ie suis tout au
dehors et en euidence, uay à la société et à Tamitié. La solitude
que iaynie, et que ie presche, ce n'est principallement, que rame-
ner à moy mes alfections, et mes pensées : restreindre et resserrer,
non mes pas, ains mes désirs et mon soucy, resignant la solicitude
estrangere, et fuyant mortellement la seruitude, et l'obligation : et
non tant la foule des hommes, que la foule des affaires. La solitude
locale, à dire vérité, m'estend plustost, et m'eslargit au dehors : ie
me iette aux affaires d'estat, et à l'vniuers, plus volontiers quand i
ie suis seul. Au Louure et en la presse, ie me resserre et contraints
en ma peau. La foule me repousse à moy. Et ne m'entretiens iamais
si folemcnt, si licentieusement et particulièrement, qu'aux lieux de
respect, et de prudence cérémonieuse. Nos folies ne me font pas rire,
ce sont nos sapiences. De ma complexion, ie ne suis pas ennemy de •
l'agitation des cours : i'y ay passé partie de la vie : et suis faict à
me porter allaigrement aux grandes compagnies : pourueu que ce
soit par interualles, et à mon poinct. Mais cette mollesse de iuge-
ment, dequoy ie parle, m'attache par force à la solitude. Voire chez
moy, au milieu d'vne famille peuplée, et maison des plus frequen- 2
tees, i'y voy des gens assez, mais rarement ceux, auecq qui i'ayme
à communiquer. Et ie reserue là, et pour moy, et pour les autres,
vne liberté inusitée. Il s'y faict trefue de cérémonie, d'assistance, et
conuoiemens, et telles autres ordonnances pénibles de nostre cour-
toisie (ô la seruile et importune vsance) chacun s'y gouuerno à sa .
mode, y entretient qui veut ses pensées : ie m'y tiens muet, resueur,
et enfermé, sans ofTence de mes hostes. Les hommes, de la so-
ciété et familiarité desquels ie suis en queste, sont ceux qu'on ap-
pelle honncstes et habiles hommes : l'image de ceux icy me de-
gouste des autres. C'est à le bien prendre, de nos formes, la plus a
rare : et forme qui se doit principallement à la nature. La (in do
ce commerce, c'est simplement la priuaulé, fréquentation, et con-
férence : rexerclce des amcs, sans autre fruit. En nos i)ropos, tous
TRADUCTION. — LIV. III, CH. III. 147
liculières, renfermées en elles-mêmes; je suis, moi, essentiellement
commimicatif et exubérant; je suis tout en dehors et, du premier
coup d'oeil, on me voit tel que je suis, né pour la société et l'amitié.
J'aime et prêche la solitude; mais, pour moi, elle consiste surtout
à être plus complètement en tête-à-tête avec mes afîections et mes
pensées; je m'applique non à restreindre l'espace dans lequel je
vais et je viens, mais mes désirs et mes soucis, et j'écarte de moi
les préoccupations que pourraient me causer les affaires d'autrui,
fuyant la servitude et les obligations, qui sont ma mort; ce n'est
pas tant le commerce des hommes qui me pèse, que la multiplicité
des affaires. — A dire vrai, la solitude, quand elle est occasionnée
par un isolement effectif, tend plutôt à me dilater les idées et à
faire qu'elles se portent davantage sur les faits extérieurs; quand
je suis seul, c'est surtout sur les affaires de l'État et sur celles de
l'univers que ma pensée se reporte. — Au Louvre et en nombreuse
société, je me replie sur moi-même et m'y cantonne; les foules me
font rentrer en moi, et mes tête-à-tête avec moi-même ne portent
jamais sur des sujets si folâtres, si licencieux, si personnels, que
lorsque je me trouve dans des lieux où le cérémonial prescrit le
respect et la prudence. Ce ne sont pas nos folies qui me font rire,
mais ce que nous tenons pour être de la sagesse. Par tempérament
je ne suis pas ennemi de l'agitation des cours; j'y ai passé une
partie de ma vie et suis à même de bien tenir ma place dans la
haute société, pourvu que ce ne soit que de temps à autre et quand
j'y suis disposé ; mais le peu d'attention que je prête à ce dont on
parle, me jette forcément dans la soUtude. — Chez moi, au milieu
de ma famille qui est nombreuse, dans ma maison qui est des plus
fréquentées, je vois assez de monde ; mais les personnes avec les-
quelles j'aime à m'entretenir y sont rares. J'y ai établi, pour moi
comme pour les autres, une liberté qui n'existe pas d'ordinaire ail-
leurs : toute cérémonie en est bannie, on ne va pas au-devant de
ceux qui arrivent, on n'accompagne pas ceux qui s'en vont; de
même de toutes les autres obligations pénibles que nous impose la
courtoisie aux usages si servîtes et si importuns ! Chacun s'y con-
duit comme il l'entend, s'entretient à sa guise avec ses pensées seul
à seul ou avec qui bon lui semble; j'y demeure muet, rêveur, ren-
fermé, sans que mes hôtes s'en offensent.
Dans le inonde, il recherchait la société des gens à, l'es-
prit juste et sage; nature des conversations qu'il avait
avec eux. C'est là ce que finalement il appelle son premier
commerce. — Les hommes dont je recherche la société et l'in-
timité sont ceux dont on dit qu'ils sont honnêtes et avisés; ceux
que je vois ici, me dégoûtent de tous autres qui ne satisfont pas à
ces conditions ; à le bien prendre, c'est en effet une catégorie des
plus rares et qui est surtout le fait de la nature. Ce que je recher-
che dans leur fréquentation, c'est uniquement une intimité, une
compagnie, des ressources de conversation, un moyen pour l'âme
de s'exercer; je n'ai en vue aucun autre bénéfice. Quand je cause
148
ESSAIS DE MONTAIGNE.
subiects me sont égaux : il no mo chaut qu'il y ayt ny poix, ny
profondeui- : la grâce el la pertinence y sont tousiours : tout y est
teinct d'vn iugement meur et constant, et meslé de bonté, de fran-
chise, de gayeté et d'amitié. Ce n'est pas au subiect des substitu-
tions seulement, que nostre esprit montre sa beauté et sa force, et •
aux affaires des Roys : il la montre autant aux confabulations
priuees. le congnois mes gens au silence mesme, et à leur soubs-
rlre, et les descouurc mieux à l'aduanture à table, qu'au conseil.
Hippomachus disoit bien qu'il congnoissoit les bons lucteurs, à les
voir simplement marcher par vne rue. S'il plaist à la doctrine de i
se mesler à nos deuis, elle n'en sera point refusée : non magis-
trale, impérieuse, et importune, comme de coustume, mais suf-
fraganle et docile elle mesme. Nous n'y cherchons qu'à passer le
temps : à l'heure d'eslre instruicts et preschez, nous Tirons trou-
uer en son throsne. Qu'elle se démette à nous pour ce coup s'il •
lui plaist : car toute vtile et désirable qu'elle est, ie présuppose,
qu'encore au besoing nous en pourrions nous bien du tout passer,
el faire nostre effect sans elle. Vne ame bien née, el exercée à la
practique des hommes, se rend plainemenl aggreable d'elle mesme.
L'art n'est autre chose que le contreroUe, et le registre des pro- 2
ductions de lelles âmes. C'est aussi pour moy vn doux com-
merce, que celuy des belles et honnestes femmes : nam nos quoqxie
oculos erudilos habemus. Si l'ame n'y a pas tant à iouyr qu'au pre-
mier, les sens corporels qui participent aussi plus à cettuy-cy, le
ramènent à vne proportion voisine de l'autre : quoy que selon moy,
non pas esgalle. Mais c'est vn commerce 011 il se faut tenir vn peu
sur ses gardes : et notamment ceux en qui le corps peut beaucoup,
comme en moy. le m'y eschauday en mon enfance : et y souffris
toutes les rages, que les poètes disent aduenir à ceux qui s'y lais-
sent alier sans ordre et sans iugement. 11 est vray que ce coup de ;$
fouet m'a seruy depuis d'instruction.
QuictinK/ue Argolica de classe Capharea ftiuit,
Semper ab Euboicis vêla retorquel aquis.
C'est folie d'y attacher toutes ses pensées, et s'y engager d'vne af-
fection furieuse et indiscrète. Mais d'autre part, de s'y mesler sans •
amour, et sans obligation d(! volonté, en forme de comédiens, pour
iouervn rolle conunun, de l'auge et de la coustume, et n'y mettre
du sien que les parolles : c'est de vray pouruoir à .sa seureté : mais
TRADUCTION. — LIV. III, CH. III. 149
avec de pareilles gens, tout sujet m'est bon; peu m'importe qu'il
soit sérieux ou frivole, il est toujours opportun et agréable, tout y
porte l'empreinte du bon sens et de l'expérience avec un mélange
de bonté, de franchise, de gaîté et d'amitié. Ce n'est pas seulement
quand on traite ces questions si compliquées de substitution ou
les affaires des rois que notre esprit montre sa beauté et sa force,
elles se révèlent tout aussi bien dans les entretiens familiers; je me
rends compte de la valeur de ceux qui m'entourent même à leur
silence, à leur sourire, et les pénètre peut-être mieux à table qu'au
conseil; Hippomaque ne disait-il pas qu'il reconnaissait les bons
lutteurs rien qu'à les voir marcher dans la rue? S'il plaît à l'éru-
dition de figurer à notre programme, nous ne l'éyincerons pas, sous
condition que ce ne soit pas sous la forme magistrale, impérieuse
et importune qu'elle revêt d'ordinaire, mais modeste et seulement à
titre accessoire; nous ne cherchons ici qu'à passer le temps; aux
heures consacrées à nous instruire et à être endoctrinés, nous irons
la trouver là où elle trône; pour le moment, qu'elle s'abaisse jus-
qu'à nous s'il lui plaît d'être admise, car, tout utile et désirable
qu'elle est, je suppose qu'au besoin nous pourrions bien encore
nous en passer complètement et faire sans elle ce que nous nous
proposons. Une âme bien élevée, qui est formée à fréquenter la
société, se rend pleinement agréable d'elle-même; la science n'est
autre chose que le contrôle et le relevé de ce que produisent de
telles âmes.
Le commerce avec les femmes vient en second lieu ; il a
sa douceur, mais aussi ses dangers. Montaigne voudrait
que, de part et d'autre, on y apportât de la sincérité; à, cet
égard l'homme est au-dessous de la brute. — C'est égale-
ment pour moi un doux commerce que la fréquentation des belles
et honnêtes femmes, « car nous aussi avons des yeux qui s'y con-
naissent (Cicéî'on) ». Si l'âme n'y trouve pas tant de jouissance que
dans les relations de société dont il vient d'être question, la satis-
faction qu'en éprouvent nos sens, qui y ont plus large part, en est
presque l'équivalent, pas tout à fait cependant à mon avis. Mais
c'est un commerce où il faut un peu se tenir sur ses gardes, no-
tamment ceux chez qui les appétits charnels sont, comme chez
moi, très prononcés. J'y ai été échaudé dans ma jeunesse et en
ai souffert toutes les tortures que les poètes disent advenir à ceux
qui s'y livrent d'une façon déréglée et déraisonnable; il est vrai
que, depuis, ce coup de fouet a servi à mon instruction : « Quiconque
de la flotte grecque s'est sauvé d'entre les rochers de Capharée, dé-
tourne toujours ses voiles des eaux perfides de l'Euhée (Ovide). »
C'est folie d'y attacher toutes ses pensées et de s'y engager d'une
affection passionnée et sans limite. — Mais, d'autre part, s'y mêler
sans amour pour, comme des comédiens, jouer sans scrupule le
rôle que tout le monde joue à cet âge et qui est dans les habitudes,
en n'y mettant du sien que des paroles menteuses, c'est à la vérité
pourvoir à sa sûreté, mais bien lâchement, comme ferait celui qui,
i50 ESSAIS DE MONTAIGNE.
bien laschcmont, conimo celiiy qui abandonneroit son honneur ou
son prol'fit, ou son plaisir, de peur du danger. Car il est certain,
que d'vne telle pratique, ceux qui la dressent, n'en peuuent espérer
aucun fruict, qui touche ou satisface vne belle ame. Il faut auoir en
bon escient désiré, ce qu'on veut prendre en bon escient plaisir de
iouyr. le dy quand iniustement fortune fauoriseroit leur masque :
ce qui adulent souuent, à cause de ce qu'il n'y a aucune d'elles, pour
malotrue qu'elle soit, qui ne pense estre bien aymable , qui ne se
recommande par son aagc, ou par son poil, ou par son mouuement
(car de laides vniuersellement, il n'en est non plus que de belles) et
les filles Brachmanes, qui ont faute d'autre recommendation, le
peuple assemblé à cri publiq pour cet effect, vont en la place, fai-
sans montre de leurs parties matrimoniales : veoir, si par là aumoins
elle ne valent pas d'acquérir vn mary. Par conséquent il n'en est
pas vne qui ne se laisse facilement persuader au premier serment
qu'on luy fait de la seruir. Or de cette trahison commune et ordi-
naire des hommes d'auiourd'huy, il faut qu'il aduienne, ce que desia
nous montre l'expérience : c'est qu'elles se r'allient et reietlent.
à elles mesmes, ou entre elles, pour nous fuyr : ou bien qu'elles se
rengent aussi de leur costé, à cet exemple que nous leur donnons :
qu'elles iotient leur part de la farce, et se prestent à cette négocia-
tion, sans passion, sans soing et sans amour : Neque affectui suo mit
alieno ohnoxix. Estimans, suyuant la persuasion de Lysias en Pla-
ton, qu'elles se peuuent addonner vtilement et commodément à
nous, d'autant plus, que moins nous les aynions. 11 en ira comme
des comédies, le peuple y aura autant ou plus de plaisir que les
comédiens. De moy, ie ne connois non plus Venus sans Cupidon,
qu'vne maternité sans engeance. Ce sont choses qui s'entreprestent
et s'entredoiuent leur essence. Ainsi cette piperie reiallit sur celuy
qui la fait : il ne luy couste guère, mais il n'acquiert aussi rien qui
vaille. Ceux qui ont faict Venus Déesse, ont regardé que sa princi-
pale beauté estoit incorporelle et spirituelle. Mais celle que ces gens
cy cerchent, n'est pas seulement humaine, ny mesme brutale : les
bestes ne la veulent si lourde et si terrestre. Nous voyons que l'ima-
gination et le désir les eschauffe souuent et solicite, auant le corps :
nous voyons en l'vn et l'autre sexe, qu'en la presse elles ont du
choix et du triage en leurs afîeclions, et qu'elles ont entre-elles des
accointances de longue bicn-vueillance. Celles mesmes à qui la
vieillesse refuse la force corporelle, frémissent encores, bannissent
et tressaillent d'amour. Nous les voyons auant le faict, pleines d'es-
Ijerance et d'ardeur : et quand le corps a ioué son iou, se chatouil-
ler cncor de la douceur de cette souuenance : et en voyons qui
s'enflent de fierté au partir de là, et qui en produisent des chants
TRADUCTION. — LIV. III, CH. III. 151
de peur du danger, abandonnerait son honneur ou renoncerait à
un profit ou à un plaisir; car il est certain que ceux qui agis-
sent ainsi, ne peuvent rien en espérer qui touche et satisfasse une
belle âme. Il ne faut jeter, en pareil cas, son dévolu qu'en parfaite
connaissance de cause, si on veut goûter réellement le plaisir de
jouir d'une femme que l'on désire, lorsque bien injustement la
fortune a favorisé les sentiments hypocrites qu'on lui témoigne, ce
qui arrive souvent, car il n'en est pas qui ne se laisse facilement
persuader par le premier serment qui lui est fait de la servir. Au-
cune, en effet, si grossière et si mal élevée qu'elle soit, qui ne
s'imagine être très aimable, soit qu'elle ait pour elle son âge, la
nuance de sa chevelure ou sa démarche (car il n'y en a pas plus de
laides à tous égards, que d'universellement belles), au point que
les filles des Brahmines, faute d'autre recommandation, vont se
présentant sur la place, à la foule pour ce assemblée par la voix
du crieur public, montrant leurs parties matrimoniales, afin que
chacun juge si, au moins sous ce rapport, elles ne valent pas
qu'un mari s'attache à elles. Cette trahison commune et ordinaire
aux hommes de notre époque, amène forcément ce que déjà l'ex-
périence enseigne, c'est que les femmes s'isolent ou se groupent
entre elles pour nous fuir, ou, à notre exemple, jouant, elles
aussi, leur rôle dans la comédie, se prêtent à ces relations, mais
sans y apporter ni passion, ni attentions, ni amour. « Incapables
d'attachemejit, insensibles à celui des autres (Tacite) », elles esti-
ment, selon les principes posés par Lysias dans Platon, qu'elles
peuvent se donner à nous avec d'autant plus * d'utilité et d'avan-
tage, que nous les aimons moins; et il arrive alors que, comme au
théâtre, le public y a autant et même plus de plaisir que les
acteurs. Pour moi, je ne connais pas plus Vénus sans Cupidon
qu'une maternité sans progéniture, ce sont choses qui vont en-
semble et découlent l'une de l'autre. Au surplus, cette tromperie
se retourne contre celui qui la commet; si elle ne lui coûte guère,
elle n'aboutit par contre à rien qui vaille. Ceux qui ont fait de VéniFs
une déesse ont considéré que sa beauté est surtout immatérielle
et spirituelle; or la jouissance que cette sorte de gens y cher-
chent est toute sensuelle, ce n'est pas celle que l'homme devrait
se proposer, ce n'est même pas celle de la brute. — Les ani-
maux ne la veulent pas grossière et matérielle à ce point; nous
voyons leur imagination et leurs désirs souvent sollicités et sur-
excités avant leurs organes; qu'ils soient de l'un ou de l'autre sexe,
on les voit dans le nombre apporter du choix dans leurs affec-
tions, des préférences, et l'attachement qu'ils ont depuis longtemps
les uns pour les autres déterminer souvent leur accouplement.
Ceux mêmes chez lesquels l'âge a tari la vigueur physique, frémis-
sent encore, hennissent, tressaillent d'amour. Nous les constatons
pleins de convoitise et d'ardeur, avant le fait; nous les voyons après,
quand le corps n'est plus en action, se complaire encore à ce doux
souvenir; il y en a qui, s'en montrant fiers, font entendre des chants
152 KSSAIS l)K MUMAKlMi.
de feste et de triomphe, lasses et saoules. Qui n'a qu'à descharger
le corps d'vnc nécessité naturelle, n'a que faire d'y embesongner
autruy auec des apprests si curieux. Ce n'est pas viande à vne
grosse et lourde faim. Comme celuy qui ne demande point qu'on
me tienne pour meilleur que ie suis, ie diray cecy des erreurs de •
ma ieunesse : non seulement pour le danger qu'il y a, de la santé,
(si n'ay-ie sceu si bien faire, que ie n'en aye eu deux atteintes,
légères toutesfois, et preambulaires) mais encores par raespris, ie
ne me suis guère adonné aux accointances vénales et publiques,
l'ay voulu aiguiser ce plaisir par la difficulté, par le désir et par i
quelque gloire. Et aymois la façon de l'Empereur Tibère, qui se
prenoit en ses amours, autant par la modestie et noblesse, que par
autre qualité. Et Thumeur de la courtisane Flora, qui ne se pres-
toit à moins, que d'vn Dictateur, ou Consul, ou Censeur : et prenoit
son déduit, en la dignité de ses amoureux. Certes les perles et le •
brocadel y confèrent quelque chose : et les tiltres, et le train. Au
demeurant, ie faisois grand compte de l'esprit, mais pourueu que
le corps n'en fust pas à dire. Car à respondre en conscience, si
l'vne ou l'autre des deux beautez deuoit nécessairement y faillir,
l'eusse choisi de quitter plustost la spirituelle. Elle a son vsage en i
meilleures choses. Mais au subiect de l'amour, subiectqui principal-
Icment se rapporte à la veuë et à l'atouchement, on faict quelque
chose sans les grâces de l'esprit, rien sans les grâces corporelles.
C'est le vray aduantage des dames que la beauté : elle est si leur,
que la nostre, quoy qu'elle désire des traicts vn peu autres, n'est .
en son point, que confuse auec la leur, puérile et imberbe. On dit
que chez le grand Seigneur, ceux qui le serucnt sous titre de beauté,
qui sont en nombre infini, ont leur congé, au plus loing, à vingt et
deux ans. Les discours, la prudence, et les offices d'amitié, se
trouuent mieux chez les hommes : pourtant gouuernent-ils les af- ;i
faires du monde. Ces deux commerces sont fortuites, et despen-
dans d'autruy : l'vii est ennuyeux par sa rareté, l'autre se flestrit
.iiM'c l'aage : ainsin ils n'eussent pas assez prouueu au b(»^<'ini.' «le
TRADUCTION. — LIV. lU, CM. III. ir.3
de joie et de triomphe et tombent exténués et repus. Qui n'y cher-
che qu'à se décharger d'une nécessité que nous impose la nature,
n'a que faire de la coopération d'autrui et d'y mêler tant d'apprêts;
ce n'est pas là un mets destiné à apaiser une faim gloutonne et ex-
cessive.
Idée qull donne de ses amours; les grâces du corps
remportent ici sur celles de Tesprit, bien que celles-ci y
aient aussi leur prix. — Comme quelqu'un qui ne demande pas
qu'on le tienne pour meilleur qu'il n'est, je dirai ici un mot des
erreurs de ma jeunesse. Je ne me suis guère adonné aux femmes
qui se livrent au premier venu qui les paie, et cela, autant par mé-
pris, qu'en raison du danger qu'y court la santé; si bien que je
m'y sois pris, je n'en ai pas moins eu à subir deux atteintes
légères à la vérité et de début. J'ai voulu aiguiser ce plaisir par le
désir que j'en avais, la difficulté de le satisfaire et aussi la gloire
qui devait m'en revenir. J'aimais à la façon de l'empereur Tibère
qui, dans ses maîtresses, recherchait autant la modestie, la no-
blesse, que les autres qualités de la femme; ou encore à la ma-
nière de Flora qui ne se prêtait pas à qui n'était au moins dicta-
teur, consul ou censeur, et mettait son amour-propre à n'avoir que
des amants de haut rang. Il est certain que les perles et le brocart
donnent de la saveur à la chose, de même les titres que l'on porte
et le train de vie que l'on mène.
En outre je faisais grand cas de l'esprit, pourvu toutefois que
le physique ne laissât pas complètement à désirer; car pour être
franc, si l'un ou l'autre de ces deux genres de beauté eût dû nécessai-
rement faire défaut, j'eusse plutôt renoncé à celle de l'esprit. Celui-ci
a sa place dans les meilleures choses; mais en amour, où la vue et le
toucher prédominent, on arrive quand même à quelque chose sans
ses grâces, et à rien sans les charmes physiques. La beauté c'est
là le véritable avantage qu'ont les femmes; elle leur appartient
d"une façon si exclusive, que celle de l'homme, quoique recherchée
avec quelque variante dans les traits, est d'autant plus séduisante
que la physionomie encore enfantine et imberbe à une vague res-
semblance avec celle de la femme. On dit que chez le Grand Sei-
gneur les adolescents qui, en nombre infini, sont, en raison de leur
beauté, attachés à son service, sont congédiés au plus tard quand ils
ont vingt-deux ans. — La raison, la prudence, les services que peut
rendre l'amitié, se trouvent à un plus haut degré chez les hommes
que chez la femme, aussi gouvernent-ils les affaices de ce monde.
Un troisième commerce dont Thomme a la disposition,
est celui des livres; c'est le plus sûr, le seul qui ne dé-
pende pas d'autrui; les livres consolent Montaigne dans
sa vieillesse et dans la solitude. — Ces deux commerces, l'un
avec les hommes par une conversation libre et familière, l'autre
avec les femmes par l'amour, sont aléatoires et dépendent d'autrui ;
l'un a l'inconvénient qu'il ne peut avoir lieu qu'à de trop rares in-
tervalles, l'autre qu'il perd de son agrément avec Vàge; aussi
154 ESSAIS DE MONTAIGNE.
ma vie. Cchiy des litires, qui est le troisiesme, est bien plus seiir et
plus à nous. Il cède aux premiers les autres aduaritages : mais il
a pour sa part la constance et facilité de son seruice. Cettuy-cy
costoye tout mon cours, et m'assiste par tout : il me console en la
vieillesse et en la solitude : il me descharge du poix d\ne oisiueté
ennuyeuse : et me defTait à toute heure des compagnies qui me
faschent : il emousse les pointures de la doulenr, si elle n'est du
tout extrême et maistresse. Pour me distraire d'vne imagination
importune, il n'est que de recourir aux liures, ils me destournent
facilement à eux, et me la desrobent. Et si ne se mutinent point,
pour voir que ie ne les recherche, qu'au deffaut de ces autres com-
moditez, plus réelles, viues et naturelles : ils me reçoiuent tous-
iours de mesme visage. Il a bel aller à pied , dit-on, qui meine
son cheual par la bride. Et nostre lacques Roy de Naples, et de
Sicile, qui beau, ieune, et sain, se faisoit porter par pays en
ciuiere, couché sur vn meschant oriller de plume, vestu d'vne robe
de drap gris, et vn bonnet de mesme : suiuy ce pendant d'vne
grande pompe royalle, lictieres, cheuaux à main de toutes sortes,
gentils-hommes et officiers : representoit vne austérité tendre en-
cores et chanceliante. Le malade n'est pas à plaindre, qui a la gua-
rison en sa manche. En l'expérience et vsage de cette sentence, qui
est tres-veritable, consiste tout le fruict que ie tire des liures. le
ne m'en sers en effect, quasi non plus que ceux qui ne les cognois-
sent poinct. l'en iouys, comme les auaritieux des trésors, pour sça-
uoir que i'cn iouyray quand il me plaira : mon ame se rassasie et
contente de ce droict de possession. le ne voyage sans liures, ny en
paix, ny en guerre. Toutesfois il se passera plusieurs iours, et des
mois, sans que ie les employé. Ce sera tantost, dis-ie, ou demain,
ou quand il me plaira : le temps court et s'en va ce pendant sans
me blesser. Car il ne se peut dire, combien ie me repose et seiourne
en cette considération, qu'ils sont à mon costé pour me donner du
plaisir à mon heure : et à reconnoistre, combien ils portent de se-
cours à ma vie. C'est la meilleure munition que i'ayo trouué à cet
humain voyage : et plains extrêmement les hommes d'entendement,
qui l'ont à dire, l'accepte plustost toute autre sorte d'amusement,
pour léger qu'il soit : d'autant que cettuy-cy ne me peut faillir'.
Chez moy, ie me destourne vn peu plus souuent à ma librairie, d'où,
tout d'vne main, ie commande mon mesnage. le suis sur l'entrée,
et vois soubs moy, mon iardin, ma basse cour, ma cour, et dans la
plus part des membres de ma maison. Là ie feuillette à cette heure
TRADUCTION. — LIV. ill, CH. III. Ibb
neussent-ils pas suffi aux besoins de ma vie. Le commerce des li-
vres, qui est le troisième, est de beaucoup plus certain et plus à
nous; il n'a pas les avantages des deux premiers, mais il a pour
lui que nous pouvons facilement et à tous moments y avoir re-
cours. Constamment à ma portée durant tout le cours de mon
existence, il m'assiste en tous lieux, en toutes circonstances, me
console dans la vieillesse et la solitude, me décharge du poids
d'une oisiveté ennuyeuse, et me débarrasse, à toute heure, de gens
dont la présence me contrarie; il amortit enfin les élancements de
la douleur, lorsqu'elle n'est pas trop aiguë, et qu'elle ne l'emporte
pas sur tout palliatif. Pour me distraire d'une idée importune, il
n'est rien comme de recourir aux livres ; ils s'emparent aisément
de moi et me la font perdre de vue. Jamais ils ne se blessent de
ce que je ne les recherche qu'à défaut des satisfactions plus réelles,
plus vives, plus naturelles que procure la fréquentation des hom-
mes et de la femme, et toujours ils me font môme figure. Il n'y a
pas grand mérite, dit-on, à aller à pied, pour qui mène après
lui son cheval par la bride; et notre Jacques, roi de Naples et de
Sicile, beau, jeune, bien portant, qui, en voyage, se faisait trans-
porter sur une civière, couché sur un méchant oreiller de plumes,
vêtu d'une robe de drap gris, avec un bonnet de même étoffe,
suivi, malgré cela, d'une grande pompe royale : litières, chevaux
de main de toutes sortes, gentilshommes et officiers, faisait preuve
d'une austérité facile à endurer et peu méritoire ; le malade qui a
la guérison sous la main, n'est pas à plaindre. — C'est dans l'ap-
plication et l'expérience que j'ai faites de cette maxime, qui est
très juste, que consiste tout le fruit que je tire des livres. Je ne
m'en sers, en elîet, pas beaucoup plus que ceux qui n'en ont pas;
j'en jouis comme les avares de leurs trésors, par le seul fait que
je sais que je pourrai en jouir quand il me plaira; ce droit de pos-
session suffit à mon âme qui s'en contente. Je ne voyage jamais
sans livres, que ce soit en paix ou que ce soit à la guerre; toute-
fois, il se passera des jours, des mois sans que je m'en serve. Ce
sera pour tantôt, dis- je, ou pour demain, ou pour quand cela me
conviendra; et le temps s'écoule, passe, sans m'être à charge. Je
ne saurais dire combien c'est un repos et un délassement pour
moi, que la pensée que je les ai sous la main et puis y prendre
plaisir à mon heure; je ne puis reconnaître assez de quel secours
ils me sont dans la vie. Ils constituent les meilleures provisions que
j'aie pu me procurer, pour ce voyage qu'est la vie de l'homme, et
je plains extrêmement les gens intelligents qui en sont privés. J'ac-
cepte d'autant mieux tout autre passe-temps qui se présente si
léger qu'il soit, que je sais que celui-ci ne peut me faire défaut.
Sa bibliothèque est son lieu de retraite préféré; des-
cription qu'il en donne. — Chez moi, je suis assez souvent dans
ma bibliothèque, d'où, d'un coup d'oeil, je vois tout ce qui se passe
dans ma maison. De l'entrée, j'aperçois en contre-bas le jardin,
la basse-cour, la cour, et plonge dans la plupart des pièces. A un
156 ESSAIS \)E MONTAIGNE.
vil liiirc, à celle heure vu aulre, sans ordre el sans dessein, à
pièces descousiies. Tantost ie resue, lantost t'enregistre et dicte, en
me promenant, mes songes que voicy. Elle est au troisicsme eslage
d'vne tour. Le premier, c'est ma chapelle, le second vne chambre
el sa suitle, où ic me couche souuent, pour eslre seul. Au dessus,
elle a vne grande garderohc. C'esloil au temps passe, le lieu plus
inutile de ma maison. le- passe là et la plus part des iours de ma
vie, el la plus pari des heures du iour. le n'y suis iamais la nuicl.
A sa snille est vn cabinet assez poly, capable à receuoir du feu
pour l'hyuer, tres-plaisamment percé. Et si ie ne craignoy non plus
le seing que la despensc, le soing qui me chasse de toute beson-
gne : l'y pourroy facilement coudre à chasque costé vne gallerie de
cent pas de long, el douze de large, à plein pied : ayant trouué tous
les murs montez, pour autre vsage, à la hauteur qu'il me faut. Tout
lieu retiré requiert vn proumenoir. Mes pensées dorment, si ie les
assis. Mon esprit ne va pas seul, comme si les iambes l'agitent.
Ceux qui estudient sans liure, en sont tous là. La figure en est
ronde, et n'a de plat, que ce qu'il faut à ma table et à mon siège :
et vient m'offrant en se courbant, d'vne veuë, tous mes liures, ren-
gez sur des pulpitres à cinq degrez tout à l'enuiron. Elle a trois
veuës de riche et libre prospect, el seize pas de vuide en diamètre.
En hyuer i'y suis moins continuellement : car ma maison est iuchee
sur vn tertre, comme dit son nom : el n'a point de pièce plus
euenlec que cette cy : qui me plaist d'estre vn peu pénible et àl'es-
quart, tant pour le fruit de l'exercice, que pour reculer de moy la
presse. C'est là mon siège. l'essaye à m'en rendre la domination
pure : cl à soustraire ce seul coing, à la communauté el coniugale,
el filiale, el ciuile. Par tout ailleurs ie n'ay qu'vne auclorilé ver-
bale : en essence, confuse. Misérable à mon gré, qui n'a chez soy,
où estre à soy : où se faire particulièrement la cour : où se cacher.
L'ambition paye bien ses gents, de les tenir tousiours en montre,
comme la statue d'vn marché. Magna seiniitits est magna forluna.
Ils n'ont pas seulement leur retraict pour retraitte. le n'ay rien iugé
de si rude en l'austérité de vie, que nos religieux affectent, que ce
que ie voyen quelqu'vne de leurs compagnies, auoir pour règle vne
perpétuelle société de lieu : el assistance nombreuse entre eux, en
quelque action que ce soit. Et trouue aucunement pins sup|)ortable,
d'estre tousiours seul, que ne le pouuoir iamais eslre. Si quel-
TRADUCTION. — ÎJV. Ilf, CH. III. 157
moment j'y feuillette un livre, puis c'est un autre, et cela sans ordre,
sans dessein préconçu, à bâtons rompus. Tantôt j'y rêve, tantôt je
prends des notes ou dicte, en me promenant, les rêveries qui sont
consignées ici. — Cette bibliothèque est au troisième étage d'une
tour. Au premier, est ma chapelle; au second, une chambre et ses
dépendances, où je couche souvent quand je veux être seul; au-
dessus se trouve une vaste garde-robe. Jadis, ce local était inuti-
lisé; j'y passe la plus grande partie de mes journées et la plupart
des heures du jour; je n'y vais jamais la nuit. Lui faisant suite, se
trouve un cabinet assez bien décoré, où l'on peut faire du feu l'hi-
ver et d'où l'on a une jolie vue; et, si je ne redoutais autant l'em-
barras que la dépense résultant du travail que cela nécessiterait et
durant lequel je ne pourrais me livrer à aucune occupation, je
pourrais facilement construire de chaque côté et y attenant une
galerie de cent pas de long sur douze de large, qui serait de plain-
pied; les murs de soutènement existent et ont la hauteur voulue,
élevés qu'ils ont été dans un autre but. Tout lieu dont on veut fairç
un lieu de retraite, doit avoir un promenoir; mes pensées som-
meillent quand je suis assis; mon esprit ne marche pas seul, il
semble qu'il faille que mes jambes lui communiquent leur mouve-
ment; et ceux qui étudient sans le secours des livres, en sont tous
là. — La pièce, sauf dans la partie où se trouvent ma taljle et mon
siège et où la paroi est en ligne droite, est de forme circulaire, ce
qui me permet d'apercevoir tous mes livres disposés tout autour,
sur cinq rangées de tablettes; il s'y trouve trois fenêtres d'où l'on
a une vue belle et étendue; l'espace demeuré libre a seize pas de
diamètre. En hiver, j'y suis moins continuellement, parce que ma
maison est, comme l'indique son nom, juchée sur un tertre et que,
de toutes ses pièces, celle-ci est la plus éventée ; qu'en outre, elle
est éloignée et d'accès un peu pénible, ce qui me plaît assez, tant
par l'exercice auquel cela m'astreint que parce que cela me dé-
livre de l'importunité des gens. C'est là mon repaire; j'essaie de
faire que ce coin soit mon domaine exclusif et demeure en dehors
de toute communauté avec ma femme, ma fille et n'importe quels
autres; partout ailleurs, j'ai bien autorité, mais elle est plus no-
minale que réelle et plus vague que directe. Bien misérable, en
effet, à mon sens, celui qui, chez soi, n'a pas où être chez soi, où
ne songer qu'à soi, où se cacher! L'ambition fait payer cher ses
faveurs à ses esclaves, en les mettant toujours en évidence, comme
une statue sur un champ de foire : « JJne grande situation est une
grande servitude {Sénèque) » ; ils n'ont nulle part où s'isoler, pas
même dans leur cabinet d'aisances. Je ne trouve rien de si pénible
dans la vie austère qu'embrassent les religieux que cette règle, que
je vois se pratiquer dans certaines congrégations, d'être perpé-
tuellement réunis dans un même local, formant ainsi une nom-
breuse assistance constamment témoin des actes de chacun; je
trouve en quelque sorte plus supportable d'être toujours seul, que
de ne pouvoir l'être jamais.
158 ESSAIS DE MONTAIGNE.
quw me dit, ((ue c'est auillir les muses, do s'en seruir seulement
de iouet, et de passetemps, il ne sçail pas comme moy, combien
vaut le plaisir, le ieu et le passetemps : à peine que ie ne die toute
autre fin estre ridicule. le vis du iour à la iournec, et parlant en
reuerence, ne vis que pour moy : mes desseins se terminent là.
rcstudiay ieune pour l'ostentation; depuis, vn peu pour m'assagir :
à cette heure pour m'esbattre : iamais pour le quest. Vne humeur
vaine et despensiere que i'auois, après cette sorte de meuble : non
pour en prouuoir seulement mon besoing, mais de trois pas au
delà, pour m'en tapisser et parer : ie l'ay pieça abandonnée. Les
Hures ont beaucoup de qualitez aggreables à ceux qui les sçauent
choisir. Mais aucun bien sans peine. C'est vn plaisir qui n'est pas
net et pur, non plus que les autres : il a ses incommoditez, et bien
poisantes. L'ame s'y exerce, mais le corps, duquel ie n'ay non plus
oublié le soing, demeure ce pendant sans action, s'atterre et s'at-
triste, le ne sçache excez plus dommageable pour moy, ny plus à
euiter, en celte déclinaison d'aage. Voyla mes trois occupations
fauories et particulières. le ne parle point de celles que ie doibs au
monde par obligation ciuile.
I
CHAPITRE IIII.
De la Diuersion.
'ay autresfois esté employé à consoler vne dame vrayement af-
fligée. La plus part de leurs deuils sont artificiels et cérémonieux.
Vberibus semper lacrymis, scmpérqne paralis
In stalione sua, atquc e.rpeclanlibus illatn
Quu iubeat manare modo.
On y procède mal, quand on s'oppose à cette passion : car l'opposi-
tion les pique et les engage plus auani à la tristesse. On exaspère le
TRADUCTION. - LIV. III, CH. III. lo9
Les Muses sont le délassement de Tesprit. Dans sa jeu-
nesse, Montaigne étudiait pour briller; depuis Tâge mûr,
pour devenir plus sage ; devenu vieux, il étudie pour se
distraire. — Quelqu'un qui me dirait que c'est avilir les Muses que
de ne s'en servir que comme jouet et comme passe-temps, ignore-
rait ce que valent ce plaisir, ce jeu, ce passe-temps que j'apprécie
si bien, que peu s'en faut que je ne dise qu'il est ridicule de s'en
proposer autre chose. Je vis au jour le jour, et, ne vous en dé-
plaise, ne vis que pour moi et n'aspire à rien de plus. Quand j'étais
jeune, j'étudiais pour briller; plus tard, un peu pour gagner en sa-
gesse; maintenant, je le fais pour me distraire; jamais cela n'a été
pour en retirer profit. Cédant à un sentiment bien frivole, j'ai beau-
coup dépensé pour mes livres, non seulement pour pourvoir à mes
besoins, mais, par surcroit, pour satisfaire ma vanité et me donner
le luxe d'augmenter les volumes de ma bibliothèque ; il y a long-
temps que cela ne m'est plus arrivé.
Le commerce des livres a, lui aussi, ses inconvénients;
il n'exerce pas le corps et, de ce fait, est, dans la vieil-
lesse surtout, préjudiciable à la santé. — Les livres sont,
sous bien des rapports, d'un bien grand agrément pour qui sait les
choisir; mais il n'est pas de bien sans peine, et le plaisir qu'ils
procurent n'est pas plus que les autres net et pur. Il a ses in-
convénients et des inconvénients très sérieux : l'âme s'y exerce,
mais, pendant ce temps, le corps, dont il ne faut pas oublier les
soins qu'il réclame, demeure inactif, ce qui amène en lui de l'a-
battement et de la tristesse. Je ne connais pas d'excès qui, au dé-
clin de la vie, me soit plus préjudiciable et que je doive plus
éviter.
Ce sont là mes trois occupations favorites, d'entre celles que je
pratique le plus, indépendamment des obligations que me créent
vis-à-vis du monde mes devoirs civiques et de société.
CHAPITRE IV.
De la diversion.
C'est par la diversion que l'on peut arriver à calmer les
plus vives douleurs ; on console mal par le raisonnement.
— J'ai été autrefois chargé de consoler une dame qui était dans
une réelle affliction ; * car la plupart des deuils chez les personnes
de ce sexe ne sont pas naturels, c'est surtout affaire de cérémonie :
« Une femme a toujours des larmes toutes prêtes qui, sur commande,
coulent en abondance (Juvénal). » On ne s'y prend pas bien en cher-
chant à les arrêter dans ces manifestations, car toute opposition
iOO ESSAIS DE MONTAIGNE.
mal par la ialousie du débat. Nous voyons des propos communs,
que ce que i'auray dit sans soing, si on vient à me le contester, ie
m'en formalise, ie Tespouse : beaucoup plus ce à quoy i'aurois
interest. Et puis en ce faisant, vous vous présentez à vostre opéra-
tion d'vne entrée rude : là où les premiers accueils du médecin
cnuers son patient, doiuent estre gracieux, gays, et aggreables.
lamais médecin laid, et rechigné n'y fit œuurc. Au contraire doncq,
il faut ayder d'arriuee et fauoriser leur plaincte, et en tesmoigner
([uebiue approbation et excuse. Par cette intelligence, vous gaignez
crédit à passer outre, et d'vne facile et insensible inclination, vous i
vous coulez aux discours plus fermes et propres à leur guerison.
Moy, qui ne desirois principalement que de piper l'assistance, qui
auoil les yeux sur moy,m'aduisay deplastrerle mal. Aussi me trouue-
ie par expérience, auoir mauuaise main et infructueuse à persuader.
Ou ie présente mes raisons trop pointues et trop seiches: ou trop brus- •
quement : ou trop nonchalamment. Apres que ie me fus appliqué
vn temps à son tourment, ie n'essayay pas de le garir par fortes et
viues raisons : par ce que l'en ay faute, ou que iepensois autrement
faire mieux mon efTect. Ny n'allay choisissant les diuerses manières,
que la philosophie prescrit à consoler : Que ce qu'on plaint n'est 2
pas mal, comme Cleanthes : Que c'est vn léger mal , comme les Pe-
ripateticiens : Que se plaindre n'est action, ny iuste, ny louable,
comme Chrysippus : Ny cette cy d'Epicurus, plus voisine à mon
style, de transférer la pensée des choses fascheuses aux plaisantes :
Ny faire vne charge de tout cet amas, le dispensant par occasion, •
comme Cicero. Mais déclinant tout mollement noz propos, et les
gauchissant peu à peu, aux subiects plus voysins, et puis vn peu
plus eslongnez, selon qu'elle se prestoit plus à moy, ie luy desrobay
imperceptiblenient cette pensée douloureuse : el la tins en bonne
contenance et du tout r'ai)ais('e autant que i'y fus. l'vsay de diuer- a
sion. Ceux qui me suyuircnt à ce mesme seruice, ny Irouuerent
aucun amendement : car ie n'auoispas porté la coignee aux racines.
A l'aduenture ay-ie louché quelque espèce de diuersions publi-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IV. 161
les excite et les porte davantage encore à la tristesse ; on exas-
père le mal par la jalousie qu'il ressent d'être contrecarré. Chaque
jour, dans nos conversations, lorsque ce que nous avons dit sans
y mettre d'importance vient à être contesté, ne nous arrive-t-il
pas de nous en formaliser et de nous y attacher alors souvent
beaucoup plus qu'à ce qui serait pour nous d'un réel intérêt? Et
puis, en allant ainsi directement au but, en vous opposant fran-
chement à leur tristesse, votre entrée en matière est brutale,
tandis que les premiers rapports du médecin avec son patient
doivent être gracieux, gais, agréables; jamais docteur laid et re-
chigné n'a réussi. Il faut, au contraire, dès l'abord, aider et pro-
voquer leurs épanchements, témoigner qu'on approuve leur dou-
leur et qu'on l'excuse. Cette complicité vous fait gagner qu'on
vous accorde de passer outre et, par trahison facile et insensible,
vous arrivez à faire entendre des paroles plus fermes, propres
à amener à guérison. — En la circonstance, désireux de sur-
prendre, par mon savoir-faire, l'assistance qui avait les yeux sur
moi, je m'avisai de combattre le mal à visage découvert. Je re-
connus bientôt, par l'effet produit, que je m'y étais mal pris et
que je n'arriverais pas à persuader; mes raisonnements sont
d'habitude trop incisifs et pas assez insinuants, j'agis ou trop
brusquement ou avec pas assez d'énergie. Aussi, après quelques
moments employés à calmer sa peine, je n'essayai pas de l'en
guérir par de fortes et impressionnantes raisons, parce que je
n'en trouvais pas et que je pensais produire plus sûrement mon
effet d'autre façon. Ce ne fut pas non plus en faisant un choix
parmi les moyens divers de consolation que la philosophie met
à notre disposition, tels que : « Ce dont on gémit n'est pas un
mal », comme dit Cléanthe; ou selon les Péripatéticiens, « n'est
qu'un mal léger »; ou encore, d'après Chrysippe : « La plainte
n'est chose ni juste, ni légitime ». Je ne suivis pas davantage
le conseil d'Épicure consistant à reporter sa pensée des choses at-
tristantes sur d'autres qui vous distraient, ce qui pourtant rentre
assez dans ma manière de faire. Laissant de côté ces divers pro-
cédés que Cicéron recommande de metire en jeu à propos, je fis
dévier insensiblement la conversation, l'infléchissant peu à peu
vers des sujets qui s'y rattachaient, puis, au fur et à mesure que
mon interlocutrice se confiait davantage en moi, sur d'autres
qui avaient de moins en moins de rapport avec son chagrin, je
l'arrachai sans qu'elle s'en doutât à ses pensées douloureuses et
l'amenai à retrouver du calme et à faire bonne contenance tout
le temps que je demeurai; en un mot, je créai une diversion.
Ceux qui, après moi, s'employèrent à consoler cette dame, n'en
furent pas plus avancés parce que ce n'était pas à la racine du
mal que j'avais porté la cognée.
A la guerre, les diversions se pratiquent utilement pour
éloigner d'un pays un ennemi qui l'a envahi et pour ga-
gner du temps. — Ailleurs, dans le cours de mon livre, j'ai eu
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. III. 11
162 ESSAIS DE MONTAIGNE.
qiics. Et Ivsage des militaires, dequoy se seruit Pericics en la
guerre Peloponnesiaqiie : et mille autres ailleurs, pour reuoquer de
leurs païs les forces contraires, est trop fréquent aux histoires. Ce
fut vn ingénieux destour, dequoy le Sieur d'Himbercourt sauua et
soy et d'autres, en la ville du Liège : où le Duc de Bourgongne, qui
la tenoit assiégée, l'auoit fait entrer, pour exécuter les conuenances
de leur reddition accordée. Ce peuple assemblé de nuict pour y
pouruoir, commence à se mutiner contre ces accords passez : et dé-
libérèrent plusieurs, de courre sus aux négociateurs, qu'ils tenoient
en leur puissance. Luy, sentant le vent de la première ondée de ces
gens, qui venoient se ruer en son logis, lascha soudain vers eux,
deux des habitans de la ville, (car il y en auoit aucuns auec luy)
chargez de plus douces et nouuelles offres, à proposer en leur con-
seil, qu'il auoit forgées sur le champ pour son besoing. Ces deux
arresterent la première tempeste, ramenant cette tourbe esmeûe en
la maison de ville, pour ouyr leur charge, et y délibérer. La délibé-
ration fut courte. Voicy desbonder vn second orage, autant animé
que l'autre : et luy à leur despecher en teste, quatre nouueaux et
semblables intercesseurs, protestans auoir à leur déclarer à ce
coup, des présentations plus grasses, du tout à leur contentement et
satisfaction : par oii ce peuple fut de rechef repoussé dans le con-
claue. Somme, que par telle dispensation d'amusemens, diuertis-
sant leur furie, et la dissipant en vaines consultations, il l'endormit
en fm, et gaigna le iour, qui estoit son principal affaire. Cet au-
tre comte est aussi de ce predicament. Atalante fille de beauté ex-
cellente, et de merueilleuse disposition, pour se deffaire de la
presse de mille poursuiuants, qui la demandoient en mariage, leur
donna cette loy, qu'elle accepteroit celuy qui l'egalleroit à la course,
pourueu (jue ceux qui y faudroient, en perdissent la vie. Il s'en
trouua assez, qui estimèrent ce prix digne d'vn tel hazard, et qui
encoururent la peine de ce cruel marché. Hippomenes ayant à faire
son essay après les autres, s'adressa à la déesse tutrice de cette
amoureuse ardeur, l'appellant à son secours : qui exauçant sa
prière, le fournit de trois pommes d'or, et de leur vsagc. Le champ
de la course ouuert, à mesure qu'Hippomenes sent sa maistresso
luy presser les talons, il laisse eschappcr, comme par inaduertance,
l'vne de ces pommes : la fille amusée de sa beauté, ne faut point de
se destourner pour l'amassci- :
Obstupuil virgo, nilidique cupidine pomi
Déclinât ctirtus, aurùmque volubile tollil.
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IV. |(i3
occasion de citer des diversions intervenues dans des affaires pu-
bliques; il en est fait fréquemment usage à la guerre, ainsi que le
relate l'histoire, à l'instar de Périclès dans la guerre du Péloponèse
et de mille autres, pour éloigner d'un pays les forces ennemies qui
l'ont envahi. — Ce fut un ingénieux artifice que celui auquel eut
recours, à Liège, le sieur d'Himbercourt qui lui dut son salut, lui et
quelques autres envoyés avec lui dans cette ville, qu'assiégeait le
duc de Bourgogne, pour veiller à l'exécution des conditions de ca-
pitulation de la place qui s'était rendue. Le peuple, convoqué du-
rant la nuit pour cette mise à exécution, commença à s'ameuter
contre les conventions passées, et plusieurs proposèrent de courir
sus aux négociateurs qu'ils tenaient en leur pouvoir. Au premier
avis qu'il eut de l'approche des premières bandes de ces gens se
ruant sur son logis, le sieur d'Himbercourt leur dépêcha immédia-
tement deux habitants de la ville (il en avait quelques-uns près de
lui), chargés de faire au conseil qui représentait la population, de
nouvelles offres moins rigoureuses, qu'il avait sur-le-champ imagi-
nées pour parer à la difficulté de la situation. Ces deux messagers
arrêtèrent le flot des manifestants malgré leur exaspération, et les
ramenèrent à l'hôtel de ville pour entendre les propositions qu'ils
apportaient et en délibérer. La délibération fut courte, et une foule
tumultueuse, aussi animée que la première fois, se porta derechef
sur la demeure de l'envoyé du duc. D'Himbercourt lui détacha aus-
sitôt quatre nouveaux entremetteurs qui, protestant auprès de ceux
qui tenaient la tête du mouvement que, pour le coup, ils sont por-
teurs de propositions beaucoup plus avantageuses qui leur donne-
ront pleine et entière satisfaction, parviennent, par leurs assurances,
à leur faire rebrousser chemin et à se reporter où les meneurs te-
naient conseil; de la sorte, amusant le peuple par ces temporisa-
tions, variant, par ces vaines consultations auxquelles il le conviait,
le cours de sa furie, le négociateur parvint à l'endormir et à gagner
le jour, ce qui était pour lui le point capital.
Cet autre conte est du même genre : Atalante, demoiselle d'une
beauté parfaite et d'une merveilleuse légèreté à la course, consentit,
pour se défaire des nombreux prétendants qui la demandaient en
mariage, à épouser celui qui l'égalerait en vitesse, sous condi-
tion que ceux qui seraient vaincus, perdraient la vie. Il s'en
trouva quelques-uns qui, jugeant que le prix valait d'en courir les
risques, furent victimes de ce cruel marché, ùu^nd, après eux, vint
pour Hippomène le moment de tenter l'épreuve, il s'adressa à la
déesse qui lui inspirait cet ardent amour, l'appelant à son secours ;
celle-ci, exauçant sa prière, lui remit trois pommes d'or en lui fai-
sant connaître l'usage à en faire. Une fois en lice, quand Hippo-
mène sent sa maîtresse sur le point de l'atteindre, il laisse, comme
par mégarde, échapper une de ses pommes; Atalante, intéressée
par la beauté de ce fruit, ne manque pas de se détourner de sa
course pour le ramasser : « Siwprise, charmée par la beauté de cette
pomme, la vierge ralentit son allure pour saisir cet or qui roule à ses
164 ESSAIS DE MONTAIGNE.
Aulanl en fil-il à son poinct, éi de la seconde et de la tierce : iiis-
ques à ce que par ce fouruoyement et diuertissement, l'aduantage
de la course luy demeura. Quand les médecins ne peuuent pur-
ger le caterrhe, ils le diuertissent, et desuoyent à vne autre partie
moins dangereuse. lo m'apperçoy que c'est aussi la plus ordinaire •
recepte aux maladies de l'amc. Abducendus etiam nonnunquam ani-
mus est ad alia studia, solicitudines, curas, negotia : loci denique
mutatione, tanquam xgroti non conualescentes, sœpe curandus est.
On luy fait peu choquer les maux de droit fil : on ne luy en fait ny
soustenir ny rabatre l'atteinte : on la luy fait décliner et gauchir, i
Cette autre leçon est trop haute et trop difficile. C'est à faire à
ceux de la première classe, de s'arrester purement à la chose, la
considérer, la iuger. Il appartient à vn seul Socrates, d'accointer
la mort d'vn visage ordinaire, s'en appriuoiser et s'en iouer. Il ne
cherche point de consolation hors de la chose : le mourir luy sem- •
ble accident naturel et indiffèrent : il fiche là iustement sa veuë, et
s'y resoult, sans regarder ailleurs. Les disciples d'Hegesias, qui se
font mourir de faim, eschauffez des beaux discours de ses leçons,
et si dru que le Roy Ptolomee luy fit défendre de plus entretenir
son eschole de ces homicides discours : ceux là ne considèrent -i
point la mort en soy, ils ne la iugent point : ce n'est pas là où ils
arrestent leur pensée : ils courent, ils visent à vn estre nouueau.
Ces panures gens qu'on void sur l'eschaffaut, remplis d'vne ar-
dente deuotion, y occupants tous leurs sens autant qu'ils peuuent :
les aureilles aux instructions qu'on leur donne; les yeux et les •
mains tendues au ciel : la voix à des prières hautes, auec vne esmo
tion aspre et continuelle, font certes chose louable et conucnable à
vne telle nécessité. On les doibt louer de religion : mais non pro-
prement de constance. Ils fuyent la lucte : ils destournent de la
mort leur considération : comme on amuse les enfans pendant qu'on •«
leur veut donner le coup de lancette. l'en ay vcu, si par fois leur
veuë se raualoit à ces horribles asprels delà mort, qui sont autour
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IV. I6.n
pieds [Ovide). » 11 agit de même au moment opportun avec la
seconde, puis avec la troisième, si bien que par ce subterfuge et
cette diversion, l'avantage de la course lui demeure.
C'est aussi un excellent remède contre les maladies de
rame; par elle, on rend moins amers nos derniers mo-
ments. Socrate est le seul qui, dans l'attente de la mort,
sans cesser de s'en entretenir, ait constamment, durant un
long espace de temps, conservé la plus parfaite sérénité.
— Quand les médecins ne peuvent nous débarrasser d'un catarrhe,
ils le font dévier et se porter sur une partie de notre être où son
action soit moins dangereuse. Je constate que c'est également le
remède le plus communément appliqué aux maladies de l'âme :
« Il est bon parfois de détourner l'âme vers d'autres goûts, d'autres
soins, d'autres occupations ; souvent il faut essayer de la guérir par
un changement de lieu, comme les malades qui ne sauraient autre-
ment recouvrer la santé [Cicéron). » On arrive rarement à triompher
des maux auxquels elle est en proie, en les attaquant directement;
on ne parvient ainsi ni à aider sa force de résistance ni à diminuer
celle du mal, mais on peut le faire dévier et le transformer,
Socrate nous donne sur la manière d'envisager les accidents de la
vie, une autre leçon, mais si haute, d'application si difficile, qu'il
n'appartient qu'aux esprits les plus éminents d'avoir possibilité d'y
arrêter leur pensée, de la méditer et de l'apprécier. Il est le seul
chez lequel l'attente de la mort n'altère en rien l'humeur ordi-
naire; il se familiarise avec cette idée et s'en fait un jeu; il ne
cherche pas de consolation en dehors d'elle : mourir lui apparaît un
accident naturel qui le laisse indifférent; il y arrête sa pensée et s'y
résout sans autre préoccupation. — Les disciples d'Hégésias, exaltés
par les beaux raisonnements qu'il leur inculque, se donnent la
mort en se laissant mourir de faim ; et ils sont si nombreux ceux
qui agissent ainsi, que le roi Ptolémée fait défendre à leur maî-
tre de prôner désormais dans son école un enseignement qui pousse
au suicide. Ces gens-là ne considéraient pas la mort en elle-même,
ils ne s'en occupaient pas; ce n'est pas sur elle que leur pensée se
reportait : ils rêvaient une transformation de leur être, et avaient
hâte qu'elle se réalisât.
Chez les condamnés à mort la dévotion devient une di-
version à leur terreur. — Ces malheureux, près d'être exécu-
tés, qu'on voit sur l'échafaud, pénétrés d'une ardente dévotion qui
s'est emparée de tous leurs sens et à laquelle ils apportent toute
la ferveur possible, prêtant l'oreille aux instructions qu'on leur
donne, les yeux levés et les mains tendues vers le ciel, récitant des
prières à haute voix avec une émotion vive et continue, font là une
chdse certainement digne d'éloge et appropriée aux circonstances;
ils sont à louer au point de vue de la religion, mais non, à propre-
ment parler, sous celui de la fermeté. Ils fuient la lutte, évitent de
regarder la mort en face, comme les enfants qu'on distrait quand
on veut leur donner un coup de lancette. J'en ai vu qui, lorsque
160 ESSAIS DE MONTAIGNE.
d'eux, s'en transir, et rcietter auec furie ailleurs leur pensée. A
ceux qui passent vne profondeur effroyable, on ordonne de clorre
ou destourner leurs yeux. Subrius Flauius, ayant par le comman-
dement de Néron, à estre deffaict, et par les mains de Niger, tous
deux chefs de guerre : quand on le mena au champ, où l'exécution •
deuoit estre faicte, voyant le trou que Niger auoit fait cauer pour
le mettre, inégal et mal formé : Ny cela, mesme, dit-il, se tournant
aux soldats qui y assistoyent, n'est selon la discipline militaire. Et
à Niger, qui l'exhortoit de tenir la teste ferme : Frapasses tu seu-
lement aussi ferme. Et deuina bien : car le bras tremblant à Niger, i
il la luy coupa à diuers coups. Cettuy-cy semble auoir eu sa pensée
droittement et fixement au subiect. Celuy qui meurt en la meslee,
les armes à la main, il n'estudie pas lors la mort, il ne la sent, ny
ne la considère : l'ardeur du combat l'emporte. Vn honneste homme
de ma cognoissance, estant tombé comme il se batoit en estocade, •
et se sentant daguer à terre par son ennemy de neuf ou dix coups,
chacun des assistans luy crioit qu'il pensast à sa conscience, mais
il me dit depuis, qu'encores que ces voix luy vinssent aux oreilles,
elles ne l'auoient aucunement touché, et qu'il ne pensa iamais qu'à
se descharger et à se venger. Il tua son homme en ce mesme com- 2
bat. Beaucoup fit pour L. Syllanus, celuy qui luy apporta sa con-
damnation : de ce qu'ayant ouy sa response, qu'il estoit bien pré-
paré à mourir, mais non pas de mains scelerees : il se rua sur luy,
auec ses soldats pour le forcer : et comme luy tout desarmé, se
defendoit obstinément de poingts et de pieds, il le fit mourir en ce •
débat : dissipant en prompte cholere et tumultuaire, le sentiment
pénible d'vne mort longue et préparée, à quoy il estoit destiné.
Nous pensons tousiours ailleurs : l'espérance d'vne meilleure vie
nous arreste et appuyé : ou l'espérance de la valeur de nos enfans :
ou la gloire future de nostre nom : ou la fuilte des maux de cette .<
vie : on la vengeance qui menasse ceux qui nous causent la mort :
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IV. 167
leur vue tombait sur les horribles apprêts de leur supplice, en
étaient terrifiés et reportaient, en quelque sorte avec furie, leur
pensée vers autre chose. Ne recommande-t-on pas à ceux qui ont
à franchir un vide, de profondeur telle qu'on peut en éprouver de
Teffroi, de fermer et de détourner les yeux?
Fermeté, lors de son exécution, de Subrius Flavius
condamné à mort. — Subrius Flavius devait, sur l'ordre de
Néron, être décapité de la main même de Niger, romme lui officier
de l'armée romaine. Amené sur le terrain où devait avoir lieu
l'exécution et où Niger avait fait creuser la fosse où devait être
inhumée sa victime, fosse qui avait été faite sans soin et sans régu-
larité, Flavius se tournant vers les soldats qui étaient là, leur dit :
« Ce n'est pas là un travail tel que le comporte une bonne disci-
pline. » Puis, s'adressant à Niger qui l'exhortait à tenir la tête
ferme : « Puisses-tu seulement frapper avec la même fermeté! » Et
ses pressentiments étaient fondés, car Niger, dont le bras tremblait,
dut s'y reprendre à plusieurs fois. Ce Flavius semble avoir envisagé
son sort sans en être autrement ému, et sa pensée ne pas s'en être
un instant détournée.
Dans une bataille, dans un duel, ridée de la mort est
absente de la pensée des combattants. — Celui qui meurt
dans la mêlée les armes à la main, ne songe pas à la mort, il ne la
pressent pas et ne s'en préoccupe pas ; l'ardeur du combat le tient
tout entier. — Une personne de ma connaissance, d'un courage in-
contestable, se battant en duel en champ clos, tomba, et, étant à
terre, fut criblé par son adversaire de neuf à dix coups de dague.
Les assistants, le croyant perdu, lui criaient de recommander son
âme à Dieu; mais, il me l'a dit depuis, bien que ces voix parvins-
sent à son oreille, elles furent sans effet sur lui : il ne pensait qu'à
se tirer d'affaire et à se venger, et le combat se termina par la
mort de l'autre. — Celui qui notifia à L. Silanus son arrêt de mort,
lui rendit un grand service ; l'entendant lui répondre qu' « il s'at-
tendait bien à mourir, mais non de la main de scélérats », il se rua
sur lui avec ses soldats, pour l'obliger à se rétracter. Silanus,
quoique désarmé, se défendit obstinément à coups de poing et à
coups de pied et fut tué dans le cours de la bagarre. Par le fait de
la violente colère qui s'était emparée de lui, il échappa à l'oppres-
sion douloureuse que lui auraient causée i'attente de la mort lente à
laquelle il était réservé et la vue des préparatifs.
Dans les plus< cruelles calamités, en face de la mort,
nombre de considérations se présentent à notre esprit,
l'occupent, le distraient et rendent notre situation moins
pénible. —Notre pensée est toujours ailleurs; c'est, soit l'espé-
rance d'une vie meilleure qui nous arrête et nous soutient, soit
l'espoir des avantages qui peuvent en revenir à nos enfants, soit
la gloire qu'en acquerra notre nom dans l'avenir, ou encore l'idée
que nous allons être affranchis des maux de cette vie, ou celle de la
vengeance qui attend ceux qui sont cause de notre mort : « S'il
168 ESSAIS DE MONTAIGNE.
Spero equidem mediis, si quid pia numina possunt,
Supplicia hausurum scopulis, et nomine Dido
Sœpe vocalurum.
Audiatn, et hœc mânes veniet mihi fama sub imos.
Xenophon sacrifloit couronné quand on luy vint annoncer la •
mort de son fils Gryllus, en la bataille de Manlinee. Au premier
sentiment de cette nouuelle, il ietta sa couronne à terre : mais par
la suitte du propos, entendant la forme d'vne mort tres-valeureuse,
il l'amassa, et remit sur sa teste. Epicurus mesme se console en sa
fin, sur l'éternité et l'vtilité de ses escrits. Omnes dari et nohilitati i
labores, fiunt tolerabiles. Et la mesme playe, le mesme trauail,
ne poise pas, dit Xenophon, à vn gênerai d'armée, comme à vn
soldat. Epaminondas print sa mort bien plus alaigrement, ayant
esté informé, que la victoire estoit demeurée de son costé. Hœc
sunt solatia, hœc fomenta summorum dolorum. Et telles autres cir- •
constances nous amusent, diuertissent et destournent de la consi-
dération de la chose en soy. Voire les arguments de la philosophie,
vont à touts coups costoyans et gauchissans la matière, et à peine
essuyans sa crouste. Le premier homme de la première eschole
philosophique, et surintendante des autres, ce grand Zenon, contre 2
la mort : Nul mal n'est honorable : la mort l'est : elle n'est pas
donc mal. Contre l'yurongnerie : Nul ne fie son secret à l'yuron-
gne : chacun le fie au sage : le sage ne sera donc pas yurongne.
Cela est-ce donner au blanc? l'ayme à veoir ces âmes principales,
ne se pouuoir desprendre de nostre conforce. Tant parfaicts hom- •
mes qu'ils soyent, ce sont tousiours bien lourdement des hommes.
C'est vne douce passion que la vengeance, de grande impression
et naturelle : ie le voy bien, encore que ie n'en aye aucune expé-
rience. Pour en distraire dernièrement vn ieune Prince, ie ne luy
allois pas disant, qu'il falloit presler la iouë à celuy qui vous auoit •"»
frappé l'autre, pour le deuoir de charité : ny ne luy allois repré-
senter les tragiques euencments que la poésie attribue à cette pas-
sion, le la laissay là, et m'amusay à luy faire gouster la beauté
d'vne image contraire : l'homieur, la faneur, la bicn-vueillanco
qu'il acquerroit par clémence et bonté : ie le destournay à l'ambi- •
lion. Voyla comme Ion en faict. Si vostre afTection en l'amour
est trop puissante, dissipez la, disent-ils. Et disent vray, car ie Tay
TRADUCTfON. — LIV. Ul, CH. IV. 169
est des dieux justes, j'espère que tu trouveras ton supplice sur les
écueils et qu'en expirant, tu invoqueras le nom de Didon; je le
saurai, le bruit en viendra jusqu'à moi dans le séjour des Mânes
(Virgile). »
Xénophon, couronné de fleurs, offrait un sacrifice, quand on vint
lui annoncer la mort de son fils Gryllus, tombé à la bataille de Man-
linée. Aux premiers mots de cette nouvelle, il jeta sa couronne à
terre ; mais quand, poursuivant, on lui apprit de quelle valeur il avait
fait preuve en succombant, il la ramassa et la remit sur sa tête.
— Jusqu'à Épicure qui se console de sa fin prochaine, en songeant
à l'utilité de ses écrits qu'il espère voir passer à l'éternité : « Tous
les travaux qui ont de l'éclat et sont susceptibles de nous illustrer, sont
faciles à supporter [Cicéron). » — Une même blessure, une même
fatigue, dit Xénophon, ne sont pas de même poids pour un général
et pour un soldat. Épaminondas se résigne bien plus allègrement à
la mort, quand il sait qu'il a remporté la victoire : « c'est là ce qui
console, ce qui adoucit les plus grandes douleurs (Cicéron) » ; nombre
d'autres circonstances nous amusent, nous distraient et nous dé-
tournent de l'attention que nous serions tentés de prêter à la chose
elle-même. Aussi les arguments de la philosophie vont-ils continuel-
lement côtoyant, contournant ce sujet ; s'ils l'entament, ce n'est qup
superficiellement. — Le grand Zenon, chef de cette école philoso-
phique des Stoïciens qui domine toutes les autres par l'élévation
de sa doctrine, disait en parlant de la mort : « Aucun mal nest ho-
norable; la mort est honorable, donc elle n'est pas un mal. » Contre
l'ivrognerie, il s'exprimait ainsi : « Nul ne confie son secret à l'i-
vrogne, tout le monde le confie au sage; le sage ne sera donc pas
un ivrogne. » Est-ce là aller droit au but, n'est-ce pas biaiser?
J'aime voir ces âmes d'élite ne pouvoir se dégager de nos errements;
si parfaits qu'ils soient comme hommes, ce ne sont toujours que des
hommes et ils en ont toutes les faiblesses.
Moyen de dissiper un ardent désir de vengeance. — La
vengeance est une douce passion qui est naturelle à l'homme et a
sur nous un grand empire ; je m'en rends bien compte quoique n'en
ayant pas fait l'expérience. Dernièrement, pour en détourner un
jeune prince, je ne lui dis pas, suivant le précepte de la charité, qu'à
celui qui vous a frappé sur une joue il faut tendre l'autre; je
ne lui représentai pas davantage les conséquences tragiques que la
poésie attribue à cette passion. N'en prononçant même pas le nom,
je me mis à lui faire goûter la beauté des sentiments contraires :
l'honneur, la popularité, l'affection qu'il acquerrait en se montrant
bon et clément; je fis une diversion en mettant en éveil son ambi-
tion. C'est ainsi qu'il faut procéder.
C^est encore par la diversion qu'on se guérit de l'amour
et de toute autre passion ; le temps, qui calme tout, agit de
la même façon. — Si en amour l'affection risque de vous entraî-
ner au delà de ce qui doit être, c'est là, dit-on, une disposition qui
est à combattre par une diversion. Et l'on dit vrai ; je l'ai souvent
170 ESSAIS DE MONTAIGNE.
souuent essayé auec vUlilé. Rompez la à diuers désirs, desquels il
y en ayt vn régent et vn maistre, si vous voulez, mais de peur qu'il
ne vous gourmande et tyrannise, afToiblissez-le, seiournez-lc, en le
diuisant et diuertissanl.
Cùm morosa vago singulliet inguine vena,
Coniieilo humorem collectum in corpora quœque.
Et pouruoyez y de bonne heure, de peur que vous n'en soyez eu
peine, s'il vous a vne fois saisi.
S» non prima nouis conturbes vulnera plagis,
Volgiuagàque vagus Venere ante recentia cures.
le fus autrefois touché d'vn puissant desplaisir, selon ma com-
plexion : et encores plus iuste que puissant : ie m'y fusse perdu à
l'aduenture, si ie m'en fusse simplement fie à mes forces. Ayant
besoing d'vne véhémente diuersion pour m'en distraire, ie me fis
par art amoureux et par estude : à quoy l'aage m'aydoit. L'amour
me soulagea et retira du mal, qui m'estoit causé par l'amitié. Par
tout ailleurs de mesme. Vne aigre imagination me tient : ie trouue
plus court, que de la dompter, la changer : ie luy en substitue, si ie
ne puis vne contraire, aumoins vn' autre. Tousiours la variation
soulage, dissout et dissipe. Si ie ne puis la combatre, ie luy es-
chappe : et en la fuïant, ie fouruoye, ie ruse. Muant de lieu,
d'occupation, de compagnie, ie me sauue dans la presse d'autres
amusemens et pensées, où elle perd ma trace, et m'esgarc. Na-
ture procède ainsi, par le bénéfice de l'inconstance. Car le temps
qu'elle nous a donné pour souuerain médecin de nos passions, gai-
gne son effect principalement par là, que fournissant autres et
autres affaires à nostre imagination, il demesle et corrompt cette
première appréhension, pour forte qu'elle soit. Vn sage ne voit
guère moins, son amy mourant, au bout de vingt et cinq ans, qu'au
premier an; et suiuant Epicurus, de rien moins : car il n'attribuoit
aucun leniment des faschcries, ny à la preuoyance, ny à l'antiquité
d'icelles. Mais tant d'autres cogitations trauersent cette-cy, qu'elle
s'alanguit, et se lasse en fin. Pour destourner l'inclination des
bruits communs, Alcibiades couppa les oreilles et la queue à son
beau chien, ol le chassa en la \)\&ve : afin que donnant ce subiect
pour babiller au peuple, il laissas! en paix ses autres actions. l'ay
vtîu aussi, pour cet effect de diuertir les opinions et coniectures du
TRADUCTION. — LlV. III, CH. IV. 171
essayé avec succès. Rompez-en la violence, en diversifiant vos dé-
sirs; même, il n'y a pas inconvénient à ce que, si vous le voulez,
l'un d'eux prime et domine les autres, toutefois de peur qu'il ne
vienne à vous absorber et à vous tyranniser, affaiblissez-le, amor-
tissez-le, en ne lui consacrant pas une attention exclusive et multi-
pliant vos distractions : « Lorsque vous êtes tourmenté par de trop
ardents désirs {Perse), assouvissez- les sur le premier objet qui s'offre
{Lucrèce) » ; seulement pourvoyez-y de bonne heure, de peur que vous
n'ayez peine à recouvrer votre liberté une fois qu'il se sera em-
paré de vous, « qu'à de premières blessures vous n'ajoutiez de nou-
veaux coups, que de nouvelles émotions n'effacent les anciennes {Lu-
crèce) ».
J'ai éprouvé jadis, en raison de ma nature impressionnable, un
violent chagrin, plus justifié encore qu'il n'était violent; j'en eusse
peut-être été accablé, si je m'étais uniquement fié à mes propres
forces. Une diversion énergique était indispensable pour m'en dis-
traire : je me fis amoureux par calcul, en même temps que pour me
livrer à une étude de ce sentiment; mon âge du reste s'y prêtait,
et l'amour me soulagea me délivrant du mal que l'amitié m'avait
causé. — Il en est de même pour tout; dès qu'une idée pénible me
tient, je trouve plus simple de changer le cours de mes pensées,
plutôt que d'essayer de la surmonter; je lui substitue une idée
contraire si je puis, ou tout au moins une qui soit autre; toujours
le changement me soulage, dissout et dissipe l'idée qui m'oppresse.
Si je ne puis la combattre, je lui échappe, et, tout en fuyant, je
cherche à l'égarer et ruse avec elle; je change de lieu, d'occupa-
tion, de compagnie, j'accumule pour me sauver les amusements,
les sujets de méditation, pour faire qu'elle perde ma trace et m'aban-
donne.
La nature procède de même, elle met notre versatilité à profit;
c'est par là qu'agit surtout le temps qu'elle nous a donné comme
souverain remède à nos passions ; en aUmentant encore et encore
notre imagination d'affaires de toutes sortes, il désagrège et altère
l'impression première si forte qu'elle soit. Un sage ne songe guère
moins à son ami mort depuis vingt-cinq ans, que s'il n'y avait qu'un
an; d'après Épicure, son impression demeure celle des premiers
jours; il n'estimait pas, en effet, que les sensations pénibles soient
atténuées ni parce qu'elles ont été prévues, ni par le long temps
auquel elles remontent; mais tant d'autres pensées s'entremêlent
aux premières, que celles-ci perdent leur acuité et finissent par se
lasser.
De même, en détournant Tattention, on fait tomber un
bruit public qui vous offense. — Pour détourner de lui l'atten-
tion publique, Alcibiade coupe les oreilles et la queue à un beau
chien qu'il possède et le chasse par les rues de la ville, afin que la
foule, ayant là sujet de babiller, ne s'occupe pas de ses autres faits
et gestes. — J'ai connu aussi des. femmes qui, dans le but de dé-
tourner d'elles les conversations et les suppositions des gens et dé-
172 ESSAIS DE MONTAIGNE.
peuple, et desuoyer les parleurs, des femmes, couurir leurs vrayes
affections, par des affections contrefaictes. Mais i'en ay veu telle,
qui en se contrefaisant s'est laissée prendre à bon escient, et a
quitt»> la vraye et originelle affection pour la. feinte : et aprins par
elle, que ceux qui se trouuent bien logez, sont des sots de consentir •
à ce masque. Les accueils et entretiens publiques estans reseruez à
ce seruiteur aposté, croyez qu'il n'est guère habile, s'il ne se met
en fin en vostre place, et vous envoyé en la sienne. Cela c'est pro-
prement tailler et coudre vn soulier, pour qu'vn autre le chausse.
Peu de chose nous diuertit et destourne : car peu de chose nous i
tient. Nous ne regardons gueres les subiects en gros et seuls : ce
sont des circonstances ou des images menues et superficielles qui
nous frappent : et des vaines escorces qui reiallissent des subiects.
Folliculos vt nunc teretes œstate cicadœ
Linquunt.
Plutarque mesme regrette sa fille par des singeries de son enfance.
Le souuenir d'vn adieu, d'vne action, d'vne grâce particulière, d'vne
recommandation dernière, nous afflige. La robe de Caesar troubla
toute Romme, ce que sa mort n'auoit pas faict. Le son mesme des ^
noms, qui nous tintoûine aux oreilles : Mon pauure maistre, ou
mon grand amy : helas mon cher père, ou ma bonne fille. Quand
ces redites me pinsent, et que i'y regarde de près, ie trouue que
c'est vne pleintc grammairiene, le mot et le ton me blesse. Comme
les exclamations des prescheurs, esmouuent leur auditoire souuent, •
plus que ne font leurs raisons : et comme nous frappe la voix pi-
teuse d'vne beste qu'on tue pour nostre seruice : sans que ie poise
ou pénètre ce pendant, la vraye essence et massiue de mon subiect.
His se stimulis dolor ipse lacessit.
Ce sont les fondemens de nostre deuil. L'opiniastreté de mes 3
pierres, spécialement en la verge, m'a par fois ielt6 en longues
suppressions d'vrine, de trois, de quatre iours : et si auant en la .
mort, que c'eust esté follie d'espérer l'euiter, voyre désirer, veu les
cruels efforts que cet estai m'apporte. 0 que ce bon Empereur, qui
faisoit lier la verge à ses criminels, pour les faire mourir à faute •
de pisser, estoit grand maistre en la science de bourrellerie! Me
trouuant là, ie consideroy par combien légères causes et obiects,
ritiiagination nourrissoit en moy le regret de la vie : de quels ato-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IV. 173
sorientcr les bavards, cachaient leurs véritables affections sous
d'autres simulées. J'en ai vu une qui, cherchant à donner le change
à l'opinion, s'est laissé prendre pour tout de bon, rompant avec le
sentiment qu'elle éprouvait réellement au début, pour suivre celui
qui tout d'abord était feint. J'ai appris de la sorte, par cet exemple,
que ceux que ces dames favorisent sont bien sots de consentir à
de telles supercheries ; il faudrait vraiment que celui qui s'entre-
met ainsi pour vous servir et auquel sont réservés bon accueil et
entretiens intimes en public, soit bien maladroit pour ne pas finir
par prendre votre place et vous envoyer à la sienne. C'est ce qui
vulgairement s'appelle tailler et coudre un soulier pour qu'un autre
le chausse.
Un rien suffit pour attirer et détourner notre esprit; en
présence même de la mort les objets les plus frivoles
entretiennent en nous le regret de la vie. — Il faut peu de
chose pour nous distraire et détourner notre attention parce que
peu de chose nous captive. Nous n'envisageons guère les choses
dans leur ensemble et dégagées de toute considération étrangère ;
ce qui nous frappe, ce sont des circonstances ou des détails de peu
d'importance et tout superficiels, et la forme, si frivole soit-elle,
l'emporte sur le fond, « comme ces enveloppes légères dont les cigales
se dépouillent en été {Lucrèce) ». Ce qui rappelle à Plutarque sa fille
regrettée, ce sont ses espiègleries quand elle était enfant. Le souvenir
d'un adieu, d'un fait, d'un geste gracieux, d'une recommandation
dernière nous afflige. La robe de César promenée dans Rome trou-
bla la ville entière plus que sa mort ne l'avait fait. Il en est de
même de ces expressions qui nous tintent sans cesse aux oreilles :
« Mon pauvre maître! » ou « Mon grand ami! » « Hélas, mon père
chéri! » <f Ma bonne fille! » Quand j'entends ces banalités et que j'y
regarde de près, je trouve que ce sont tout simplement des plaintes
tirées d'un vocabulaire, * des sons sans signification réelle dont les
termes et le ton me blessent; ils me rappellent les exclamations
des prédicateurs qui souvent par là émeuvent leur auditoire, plus
que par les raisons qu'ils exposent; ou encore l'impression que
nous cause la voix plaintive des bêtes que l'on tue pour notre ser-
vice. Sans que j'analyse ni développe la cause véritable et générale
de cet effet, « c'est ainsi que la douleur s'excite d'elle-même (Lucrèce) »,
c'est surtout par là que nous manifestons notre deuil.
La persistance des graviers que je rends, m'a parfois occasionné,
particulièrement quand ils séjournent dans la verge, des rétentions
d'urine de longue durée, de trois et quatre jours, me faisant cou-
rir risque de la mort, au point que c'eût été folie de penser l'é-
viter, et même de désirer qu'elle ne vînt pas, tant sont cruelles les
souffrances que cet état m'occasionne. Oh! que ce bon empereur,
qui faisait lier l'extrémité de la verge aux criminels, pour les faire
mourir faute de pouvoir uriner, était passé maître en la science
du bourreau ! Kn étant là, je considérais par combien de causes
légères, d'objets futiles mon imagination faisait naître en moi le
174 ESSAIS DE MONTAIGNE.
mes se baslissoit en mon amo, le poids et la difficulté de ce deslo-
gcmcnt : à combien IViiioles pensées nous donnions place en vn si
grand affaire. Vn chien, vn cheual, vn liure, vn verre, et quoy non?
tenoient compte en ma perte. Aux autres, leurs ambitieuses espé-
rances, leur bourse, leur science, non moins sottement à mon gré.
le voy nonchalamment la mort, quand ie la voy vniuersellemcnt,
comme fin de la vie. le la gourmande en bloc : par le menu, elle
me pille. Les larmes d'vn laquais, la dispensation de ma desferre,
l'attouchement d'vne main cognue, vne consolation commune, me
desconsole et m'attendrit. Ainsi nous troublent Tame, les plaintes
des fables : et les regrets de Didon, et d'Ariadné passionnent ceux
mesmes qui ne les croyent point en Virgile et en Catulle : c'est vne
exemple de nature obstinée et dure, n'en sentir aucune émotion :
comme on recite, pour miracle, de Polemon : mais aussi ne pallit
il pas seulement à la morsure d'vn chien enragé, qui luy emporta
le gras de la iambe. Et nulle sagesse ne va si auant, de conceuoir
la cause d'vne tristesse, si viue et entière, par iugement, qu'elle ne
souffre accession par la présence, quand les yeux et les oreilles y
ont leur part : parties qui ne peuuent estre agitées que par vains
accidens. Est-ce raison que les arts mesmes se seruent et facent
leur proufit, de nostre imbécillité et bestise naturelle? L'orateur,
dit la rhétorique, en cette farce de son plaidoier, s'esmouuera par
le son de sa voix, et par ses agitations feintes; et se lairra piper à
la passion qu'il représente. Il s'imprimera vn vray deuil et essen-
tiel, par le moyen de ce battelage qu'il iouë, pour le transmettre
aux iuges, à qui il touche encore moins. Comme font ces person-
nes qu'on loue aux mortuaires, pour ayder à la cérémonie du deuil,
qui vendent leurs -larmes à poix et à mesure, et leur tristesse. Car
encore qu'ils s'esbranlent en forme empruntée, toutesfois en habi-
tuant et rengeant la contenance, il est certain qu'ils s'emportent
soutient tous entiers, et reçoiuent en eux vne vraye melancholie. le
fus entre plusieurs autres de ses amis, conduire à Soissons le corps
de monsieur de Grammont, du siège de la Fere, où il fut tué. le
consideray que par tout où nous passions, nous remplissions de la-
mentation et de pleurs, le peuple que nous rencontrions, par la
seule montre de l'appareil de nostre conuoy : car seulement le
nom du Irespassé n'y estoit pas cogneu. Quintilian dit auoir veu
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IV. 175
regret de quitter la vie; quels riens créaient en mon âme do la dif-
ficulté et donnaient de l'importance à ce déménagement; à com-
bien de frivolités je songeais à un moment si sérieux : un chien,
un cheval, un livre, un verre, tout en vérité, étaient pour moi
des sujets de préoccupation, pour le cas où je disparaîtrais; chez'
d'autres, ce sont d'ambitieuses espérances, leur bourse, leur science
qui les préoccupent non moins sottement à mon avis. Je vois la
mort avec indifférence quand je la considère comme, d'après une
loi universelle, le point auquel aboutit fatalement la vie. Je la
brave d'une façon générale, mais en détail je suis moins résolu ; les
larmes d'un laquais, la distribution de ma défroque, une connais-
sance qui me serre la main, une consolation banale me désolent
et m'attendrissent. C'est le même trouble que nous causent les
plaintes que nous lisons dans les récits fabuleux, où les regrets de
Didon et d'Ariane, décrits dans Virgile et dans Catulle, passionnent
ceux mêmes qui n'y croient pas. C'est le fait d'une nature obstinée
et dure de n'en ressentir aucune émotion, ce qui, chose extraor-
dinaire, était, dit-on, le cas de Polémon; mais ne dit-on pas aussi
de lui qu'un chien enragé le mordant, put lui emporter tout le
gras du mollet sans que son visage pâlît. Nulle sagesse n'est par-
venue à concevoir la cause de la tristesse si vive, si complète que
notre imagination peut faire naître en nous, alors que n'y parvient
pas la réalité quand bien même y ont part les yeux et les oreilles,
organes que n'impressionnent cependant pas des accidents ima-
ginaires.
Souvent l'orateur et le comédien arrivent à ressentir en
réalité les sentiments qu'ils cherchent à communiquer à
leur auditoire. — C'est sans doute la raison qui fait que les arts
eux-mêmes usent et mettent à profit notre faiblesse et notre bêtise
naturelles. L'orateur, est-il professé dans les écoles de rhétorique,
devra, dans cette farce qu'est un plaidoyer, s'émouvoir au son de sa
propre voix et sous l'efîet de l'agitation à laquelle il semblera en
proie ; il se laissera tromper par la passion qu'il dépeint dans cette
comédie qu'il joue, se donnera toutes les apparences d'un deuil vrai
et sincère pour communiquer ces sentiments aux juges que cela
touche moins encore, comme il advient chez ces personnes qu'on
loue pour assister aux cérémonies mortuaires et donner plus d'ap-
parat aux funérailles, qui vendent leurs larmes et leur tristesse
dans la mesure où on les leur achète et chez lesquelles il en est
qui, tout en réglant leur émotion suivant ce qui est de convention,
en arrivent, par l'habitude et la contenance qu'elles prennent, à se
pénétrer tellement de leur rôle qu'une mélancolie réelle finit par
les gagner. — Étant allé, avec quelques autres de ses amis, con-
duire à Soissons le corps de M. de Grammont qui avait été tué au
siège de la Fère, je remarquai que, partout où nous passions, les
gens que nous rencontrions se lamentaient et pleuraient à la seule
vue du convoi que nous formions, car ils ne connaissaient même
pas le nom du trépassé. — Quintilien raconte avoir vu des corné-
176 ESSAIS DE MONTAIGNE.
des comédiens si fort engagez en vn rolle de deuil, qu'ils en pleu-
roicnt encore au logis : et de soy mcsme, qu'ayant prins à esmou-
uoir quelque passion en autruy, il l'auoit espousce, iusques à se
trouuer surprins, non seulement de larmes, mais d'vne palleur de
visage et port d'homme vrayement accablé de douleur. Eu vne
contrée près de nos montaignes, les femmes font le prestrc-mar-
tin : car comme elles agrandissent le regret du mary perdu, par la
souuenance des bonnes et agréables conditions qu'il auoit, elles
font tout d'vn train aussi recueil et publient ses imperfections :
comme pour entrer d'elles mesmes en quelque compensation, et se
diuertir de la pitié au desdain. De bien meilleure grâce encore que
nous, qui à la perte du premier cognu, nous piquons à luy prester
des louanges nouuelles et fauces : et à le faire tout autre, quand
nous Tauons perdu de veuë, qu'il ne nous sembloit estre, quand
nous le voyions. Comme si le regret estoit vne partie instructiue :
ou que les larmes en lauant nostre entendement, l'esclaircissent. le
renonce dés à présent aux fauorables tesmoignages, qu'on me vou-
dra donner, non par ce que l'en seray digne, mais par ce que ic
seray mort. Qui demandei*a à celuy là, Quel interest auez vous à
ce siège? L'interest de l'exemple, dira-il, et de l'obeyssance com-
mune du Prince : ie n'y pretens proffit quelconque : et de «gloire,
le sçay la petite part qui en peut toucher vn particulier comme
moy : ie n'ay icy ny passion ny querelle. Voyez le pourtant le len-
demain, tout changé, tout bouillant et rougissant de cholere, en
son rang de bataille pour l'assaut. C'est la lueur de tant d'acier,
et le feu et tintamarre de nos canons et de nos tambours, qui luy
ont ietté cette nouuelle rigueur et hayne dans les veines. Friuole
cause, me direz vous. Comment cause? il n'en faut point, pour
agiter nostre ame. Vne resuerie sans corps et sans subiect la ré-
gente et l'agite. Que ie me mette à faire des chasteaux en Espai-
gne, mon imagination m'y forge des commoditez et des plaisirs,
desquels mon ame est réellement chatouillée et resiouye. Combien
de fois embrouillons nous nostre esprit de cholere ou de tristesse,
par telles ombres, et nous insérons en des passions fantastiques,
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IV. 177
diens si fort entrés dans un rôle de deuil, qu'ils en pleuraient en-
core une fois rentrés chez eux ; et qu'il lui était arrivé à lui-même
d'avoir été tellement ému de sentiments qu'il avait cherché a incul-
quer à d'autres, qu'il les avait partagés au point de se surprendre
non seulement pleurant, mais le visage pâle et dans l'attitude de
quelqu'un vraiment accablé de douleur.
Singulier moyen que nous mettons en œuvre pour faire
diversion à la douleur que nos deuils peuvent nous cau-
ser. — Dans un pays proche de nos montagnes, les femmes font
le prêtre Martin; non seulement elles avivent les regrets qu'elles
éprouvent de la perte d'un mari, en rappelant les bonnes et agréa-
bles qualités qu'il avait, mais, revenant du même coup en arrière,
elles publient également ses imperfections, comme pour se mé-
nager à elles-mêmes quelques compensations et faire, par le dé-
dain, diversion à leur pitié. En cela, elles ont encore meilleure
grâce que nous qui, en les mêmes circonstances, à la perte de quel-
qu'un que nous connaissons à peine, nous évertuons à lui prodi-
guer des éloges aussi nouveaux pour lui que peu mérités et le
dépeignons, alors qu'il n'est plus, tout autre qu'il nous apparaissait
lorsqu'il était encore de ce monde, comme si le regret était une
source de renseignements inédits, nous révélant chez le défunt des
qualités jusqu'alors inconnues, ou que les larmes, lavant notre en-
tendement, lui donnent plus de lucidité. Dès maintenant, je re-
nonce aux témoignages favorables qu'on voudra exprimer sur mon
compte, non parce que j'en serai indigne, mais parce que je serai
mort.
Nous nous laissons fréquemment influencer par de purs
effets d'imagination; parfois, il n'en faut pas davantage
pour nous porter aux pires résolutions. — Quelqu'un auquel
on demanderait quel intérêt il a à prendre part à un siège auquel
il assiste, répondra : « C'est en raison de l'exemple qui m'est donné,
de l'obéissance que nous devons tous à notre prince, que je m'y
trouve; je ne prétends en retirer aucun profit; quant à la gloire,
je sais combien est faible la part qui peut en revenir à un simple
particulier comme moi; je n'y apporte ni entraînement, ni ani-
mosité. » Voyez-le pourtant le lendemain à son rang de bataille,
au moment de l'assaut : il est transformé, il bout, il rougit de co-
lère; cette fureur qu'il ne manifestait pas hier, cette haine qu'il a
au cœur, ce sont le reflet étincelant de tant d'acier, le feu, le tin-
tamarre que produisent les canons et les tambours, qui les ont
fait sourdre en lui. « Quelle cause futile! » direz-vous. Comment!
vous croyez qu'à cela il y a une cause? Il n'en est pas besoin pour
agiter notre âme; une simple rêverie, qui n'a ni corps ni sujet
d'être, la gouverne et la trouble. Que je me mette à faire des châ-
teaux en Espagne, mon imagination s'y forge avantages et plai-
sirs dont mon âme tressaille d'aise et se réjouit. Combien de fois
aussi ces mêmes songes font-ils que la colère et la tristesse nous
envahissent, et que nous nous livrons à de fantastiques idées qui
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. III. 12
178 ESSAIS DE MONTAIGNE.
qui nous altèrent et l'ame et le corps? Quelles grimaces, estonnees,
riardes, confuses, excite la resuerie en noz visages! Quelles saillies
et agitations de membres et de voix! Semble-il pas de cet homme
seul, qu'il aye des visions fauces, d'vne presse d'autres hommes,
auec qui il négocie : ou quelque démon interne, qui le persécute?
Enquerez vous à vous, où' est l'obiect de cette mutation? Est-il rien
sauf nous, en nature, que l'inanité substante, sur quoy elle puisse?
Cambyses pour auoir songé en dormant, que son frère deuoit deue-
nir Roy de Perse, le fit mourir. Vn frère qu'il aymoit, et duquel il
s'estoit tousiours fié, Aristodemus Roy des Messeniens se tua, pour
vne fantasie qu'il print de mauuais augure, de ie ne sçay quel hur-
lement de ses chiens. Et le Roy Midas en fit autant, troublé et fas-
ché de quelque mal plaisant songe qu'il auoit songé. C'est priser sa
vie iustement ce qu'elle est, de l'abandonner pour vn songe. Oyez
pourtant nostre ame, triompher de ta misère du corps, de sa foi-
blesse, de ce qu'il est en butte à toutes offences et altérations :
vrayement elle a raison d'en parler.
0 prima infelix fingenti terra Prometheo !
Ille parum cauti pectoris egit opus.
Corpora disponens, mentem non vidit in arte.
Recta animi primùm debuit esse via.
CHAPITRE V.
Sur des vers de Virgile.
A mesure que les pensemens vtiles sont plus pleins, et solides, ils
sont aussi plus empeschans, et plus onéreux. Le vice, la mort,
la pauureté, les maladies, sont subiets graues, et qui greuent. 11
faut auoir l'ame instruitte des moyens de soustenir et combatre
les maux, et instruite des règles de bien viure, et de bien croire :
et souuent l'esueiller et exercer en cette belle estude. Mais à vne
ame de commune sorte, il faut que ce soit auec relasrhe et mode-
ration : elle saffolle, d'estrc trop continuellement bandée. l'auoy
besoing en ieunesse, de m'aduertir et solliciter pour me tenir en of-
fice. L'alegresse et la santé ne conuiennent pas tant bi(Mi, dit-on.
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IV. 179
altèrent en nous le corps et Tâme. Que de grimaces peignant l'é-
tonnement, le comique, la confusion, nos rêves amènent sur notre
visage; que de soubresauts, d'agitations ne communiquent-ils pas
à nos membres et à la voix! Ne dirait-on pas que cet homme,
qui est seul, semble avoir la vision de gens en grand nombre avec
lesquels il dispute, ou d'un démon intérieur qui le persécute? In-
terrogez-vous vous-mêmes sur la cause de semblables illusions;
est-il dans la nature autre chose en dehors de nous, sur laquelle
ce qui n'est pas ait action? — Cambyse, à la suite d'un songe où
son frère lui était apparu comme devant devenir roi de Perse, le
fit mourir; et ce frère, il l'aimait et avait toujours eu confiance en
lui. — Aristodème, roi des Messéniens, se tua, parce que l'idée lui
vint que je ne sais quel hurlement de son chien était de mauvais
augure. — Le roi Midas, à la suite d'un songe déplaisant qu'il avait
eu, en fit autant, tant il en éprouva de trouble et de contrariété.
— C'est faire de la vie exactement le cas qu'elle vaut, que de la
quitter pour un songe. Regardez cependant combien notre âme
triomphe des misères qu'endure le corps, de sa faiblesse, de ce
qu'il est en butte à toutes les offenses et altérations; il lui appar-
tient vraiment bien d'en parler! « 0 premier argile, façonnée si
malheureusement par Prométhée! Qu'il apporta donc peu de sagesse
A la confection de son œuvre! Il n'a vu que le corps dans son art,
sans se préoccuper de l'esprit; c' est pourtant par l'esprit qu'il eût dû
commencer {Properce) ! »
CHAPITRE V.
A propos de quelques vers de Virgile.
La vieillesse est si naturellement portée vers les idées
tristes et sérieuses que, pour se distraire, elle a besoin
de se livrer quelquefois à, des accès de galté. — A mesure
que nos réflexions ayant un caractère d'utilité, sont plus sérieuses
et plus approfondies, elles deviennent plus embarrassantes et plus
pénibles ; le vice, la mort, la pauvreté, les maladies sont des su-
jets graves, sur lesquels nous ne pouvons méditer longtemps sans
fatigue. Il faut avoir l'âme bien instruite des moyens de résister au
mal et de le combattre, des règles qui font que notre vie et notre
foi sont dans la voie droite, et souvent lui rappeler cette belle étude
et l'y exercer; mais, si cette âme appartient à un milieu rentrant
dans la catégorie générale, il faut procéder par intermittences et
avec modération; elle s'affolerait, si on lui imposait une applica-
tion trop continue. — J'avais besoin, quand j'étais jeune, de m'a-
vertir et de me raisonner pour demeurer dans le devoir; car l'allé-
180 ESSAIS DE MONTAIGNE.
auec ces discours sérieux cl sages. le suis à présent en vu autre
estât. Les conditions de la vieillesse, ne m'aduertissent que trop,
m'assagissent et me preschent. De Texcez de la gayeté, ie suis
tombé en celuy de la seuerité : plus lascheux. Parquoy, ie me
laisse à cette iieure aller vn peu à la desbauche, par dessein : et
employé quelque fois l'ame, à des pensemens folastres et ieunes,
où elle se seiourne. le ne suis meshuy que trop rassis, trop poisant,
et trop meur. Les ans me font leçon tous les iours, de froideur, et
de tempérance. Ce corps fuyt le desreiglement, et le craint : il est
à son tour de guider l'esprit vers la reformation : il régente à son
tour : et plus rudement et impérieusement. Il ne me laisse pas vne
heure, ny dormant ny veillant, chaumer d'instruction, de mort, de
patience, et de pœnitence. le me deffens de la tempérance, comme
i'ay faict autresfois de la volupté : elle me lire trop arrière, et
iusques à la stupidité. Or ie veux estre maistre de moy, à tout
sens. La sagesse a ses excez, et n'a pas moins besoing de modéra-
tion que la folie. Ainsi, de peur que ie ne scche, tarisse, et m'ag-
graue de prudence, aux interualles que mes maux me donnent.
Mens intenta suis ne siet vsque malis,
ie gauchis tout doucement, et desrobe ma veuë de ce ciel orageux
et nubileux que i'ay deuant moy. Lequel, Dieu mercy, ie considère
bien sans effroy, mais non pas sans contention, et sans estude. Et
me vay amusant en la recordation des ieunesses passées :
Animus quod perdidit, optât,
Atque in prseterita se totus imagine versât.
Que l'enfance regarde deuant elle, la vieillesse derrière : estoit ce
pas ce que signifioit le double visage de lanus? Les ans m'entrain-
nent s'ils veulent, mais à reculons. Autant que mes yeux peuuent
recognoistre cette belle saison expirée, ie les y destourne à secous-
ses. Si elle eschappe de mon sang et de mes veines, aumoins n'en
veux-ie déraciner l'image de la mémoire.
Hoc est
Viuere bis, vila posse priore frui.
Platon ordonne aux vieillards d'assister aux exercices, danses,
et ieux de la ieunesse, pour se resiouyr en autruy, de la soupplesse
et beauté du corps, qui n'est plus en eux : et rappellcr en leur sou-
uenance, la grâce et faueur de cet aage verdissant. Et veut qu'en
ces esbats, ils attribuent l'honneur de la victoire, au iouno homme,
qui aura le plus eshaudi et resioui, et plus grand nombre d'entre
eux. le merquois autresfois les iours poisans et fonebreux, comme
TRADUCTION.
LIV. III, CH. V
181
gresse et la santé ne se prêtent guère, dit-on, aux raisonnements
sérieux et sages ; aujourd'hui que ma situation est autre, les mi-
sères de la vieillesse ne m'avertissent que trop, elles m'assagissent
et me sermonnent. De l'excès de gaîté, je suis tombé dans celui de
la sévérité, qui est un état plus fâcheux; c'est pourquoi, mainte-
nant, de parti pris, je me livre un peu à la débauche, laissant par-
fois mon esprit s'abandonner à des pensées folâtres et d'un autre
âge qui le reposent. Je ne suis, à cette heure, que trop rassis, trop
lourd, trop mùr; les ans me sont chaque jour une leçon qui m'in-
vite au calme et à la tempérance. iMon corps fuit tout écart et les
redoute; c'est lui qui, à son tour, porte mon esprit à se ranger; à
son tour il le régente et plus rudement et d'une façon plus impé-
rieuse qu'il ne la été lui-même par lui; que je dorme ou que je
veille, il ne me laisse pas chômer une heure sans m'entretenir de
la mort, de la patience et de la pénitence. Je me défends aujour-
d'hui contre la tempérance, comme autrefois contre la volupté;
elle me tire tellement en arrière, que j'en deviens stupide. Or, je
veux demeurer maître de moi à tous égards; la sagesse, elle aussi,
a ses excès et n'a pas moins besoin d'être modérée que la folie.
Aussi, de peur que par excès de prudence je me dessèche, me
tarisse et compromette mon état, dans les intervalles où mes
souffrances me laissent du répit, « de peur que mon âme ne soit
trop attentive à ses maux [Ovide) », je dévie tout doucement, je
détourne les yeux de ce ciel orageux et nébuleux que j'ai devant
moi et que. Dieu merci, je considère bien sans effroi mais non
sans effort, ni sans que ma pensée s'y reporte; et me voilà m'a-
musant du souvenir des folies de ma jeunesse passée; « mon esprit,
soupirant après ce qu'il a perdu, se rejette tout entier dans le passé
{Pétrone) ». Que l'enfant porte ses regards en avant de lui et le
vieillard en arrière ; n'est-ce pas là ce que signifiait le double vi-
sage de Janus! A ces moments, les ans peuvent m'entrainer s'ils
le veulent, mais ce sera à reculons; tant que mes yeux pourront
reconnaître cette belle saison qui pour moi n'est plus, j'y re-
porterai mes regards de temps à autre ; si elle s'échappe de mon
sang et de mes veines, du moins je ne veux pas en déraciner l'i-
mage de ma mémoire : « Cest vivre deux fois, que de vivre de sa
vie passée (Martial). »
Aussi Montaigne saisit-il toutes les occasions de goûter
quelque plaisir et pense qu'il vaut mieux être moins long-
temps vieux, que vieux avant de l'être. — Platon recom-
mande aux vieillards d'assister aux exercices, aux danses et à tous
les jeux de la jeunesse, pour se réjouir par les autres de la sou-
plesse et de la beauté physique qu'ils n'ont plus et se ressouvenir
des grâces et des avantages de cet âge si verdoyant. Il veut que
dans ces ébats dont ils seront les témoins, ils attribuent l'honneur
de la victoire au jeune homme qui aura le plus disirait et causé
de sensations agréables au plus grand nombre d'entre eux. — Au-
trefois, je notais comme journées extraordinaires les jours lourds.
182 ESSAIS DE MONTAIGNE.
extraordiniiircs. Ceux-là sont tantost les miens ordinaires : les ex-
traordinaires sont les beaux et scrains. le m'en vay au train de
tressaillir, comme d'vne nouuelle faucur, quand aucune chose ne
me deult. Que ie me chatouille, ie ne puis tantost plus arracher vu
pauure rire de ce meschant corps. le ne m'esgaye qu'en fantasie et
en songe : pour destourner par ruse, le chagrin de la vieillesse.
Mais certes il faudroil autre remède, qu'en songe. Foiblc luctc, de
l'art contre la nature. C'est grand simplesse, d'alonger et antici-
per, comme chacun fait, les incommoditez humaines. l'ayme mieux
estre moins long temps vieil, que d'estre vieil, auant que de l'es-
tre. lusques aux moindres occasions de plaisir que ie puis rencon-
trer, ie les empoigne. le congnois bien par ouyr dire, plusieurs es-
pèces de voluptez prudentes, fortes et glorieuses : mais l'opinion ne
peut pas assez sur moy pour m'en mettre en appétit. le ne les veux
pas tant magnanimes, magnifiques et fastueuses, comme ie les veux
doucereuses, faciles et prestes. A natura discedimus : populo nos
damiis, 7iullius rei bono auctori. Ma philosophie est en action, en
vsage naturel et présent : peu en fantasie. Prinssé-ie plaisir à
louer aux noisettes et à la toupie !
Non ponebat enim rumores ante salutem.
La volupté est qualité peu ambitieuse; elle s'estime assez riche de
soy, sans y mesler le prix de la réputation : et s'ayme mieux à
l'ombre. Il faudroit donner le fouet à vn ieune homme, qui s'amu-
seroit à choisir le goust du vin, et des sauces. Il n'est rien que
i'aye moins sçeu, et moins prisé : à cette heure ie l'apprens. l'en ay
grand honte, mais qu'y feroy-ie? l'ay encor plus de honte et de
despit, des occasions qui m'y poussent. C'est à nous, à resuer et
baguenauder, et à la ieunesse à se tenir sur la réputation et sur le
bon bout. Elle va vers le monde, vers le crédit : nous en venons.
Sibi arma, sibi equos, sibi hastas, sibi clauam, sibi pilam, sibi nata-
tiones et cw'sus habeant : nobis senibus, ex lusionibiis muftis, talcs
relinquant et tesseras. Les loix mesme nous cnuoyent au logis. le
ne puis moins en faueur de cette cheliue condition, où mon aagc
me pousse, que de luy fournir de ioiiets et d'amusoires, comme à
l'enfaDce : aussi y retombons nous. Et la sagesse et la folie, auront
prou à faire, à mestayer et secourir par offices alternatifs, en cette
calamité daage.
Miace stullitiam consiliis breuem.
le fuis de mesme les plus légères pointures : et celles qui ne
m'eussent |)as autresfois esgratigné, me transpercent à cette heure.
•Mon habitude commence de s'appliquer si volontiers au mal : in
frafjili corpore odiosa omnis offensio est.
4
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 183
et sombres; actuellement, ils sont passés chez moi à l'état d'habi-
tude, ce sont les jours beaux et sereins qui sont devenus rares; je
suis en passe de me féliciter, comme d'une faveur nouvelle, quand
je ne souffre de nulle part. Je puis me chatouiller, je n'arrive plus
à arracher un pauvre rire à ce méchant corps; je ne m'égaie qu'en
idée et en songe, détournant par cette ruse les chagrins de la vieil-
lesse ; mais il me * faudrait certes bien quelque autre remède qu'un
rêve ! c'est un assaut où l'art lutte vainement contre la nature. —
Quelle grande simplicité d'esprit que de prolonger, comme nous le
faisons tous, les incommodités humaines, d'anticiper sur leur venue
en nous sevrant des jouissances qui nous restent encore! Je préfère
être vieux moins longtemps, que vieux avant de l'être; aussi les
moindres occasions de plaisir que je puis rencontrer, je les saisis.
Je sais bien par ouï dire qu'il existe quelques genres de volupté,
telles que les satisfactions d'amour-propre, qui ne portent pas at-
teinte à la sobriété qu'il nous faut observer et qui sont fortes et
glorieuses; mais elles relèvent de l'opinion, et l'opinion n'a pas sur
moi un pouvoir suffisant pour me les faire désirer, car je ne les
recherche pas tant magnanimes, magnifiques et fastueuses, que
je ne les désire doucereuses, faciles et immédiates : « S'éloigner de
la nature pour suivre le peuple, c'est prendre un guide peu sûr {Sé-
nèque). » Ma philosophie est dans les actes, toute d'actualité et con-
forme à la nature; l'imagination y a peu de part. Que ne puis-je,
par exemple, prendre encore plaisir à jouer aux noisettes et à la
toupie ! « Aux approbations de la foule je préfère le témoignage de
ma conscience {Ennius). » La volupté est peu ambitieuse, elle s'es-
time assez riche par elle-même pour ne pas vouloir faire la dépense
de ce que coûtent les réputations; elle aime mieux demeurer dans
l'ombre. Il faudrait donner le fouet à un jeune homme qui ferait
consister son plaisir à déguster les vins et les sauces ; il n'est rien
que je n'aie moins su faire et moins apprécier; c'est à cette heure
que je l'apprends. J'en ai grand'honte, mais qu'y faire? j'ai encore
plus de confusion des motifs qui m'y poussent. — A nous de rêver
et de baguenauder; à la jeunesse le bon bout, à elle de soutenir sa
réputation. Elle marche à la conquête du monde, à sa domination;
nous, nous en venons : « A elle, les armes, les chevaux, les javelots,
la massue, la paume, la nage, la course; à nous, vieillards, les dés et
les osselets [Cicéron). » Les lois elles-mêmes nous renvoient au logis.
Je ne puis moins faire, en dédommagement des piteuses conditions
que je dois aux années, que de recourir aux jouets et aux amusettes
comme fait l'enfance en laquelle nous retombons; la sagesse et la
folie auront bien à faire pour, à elles deux et en s'y reprenant à
tour de rôle, me soutenir et me venir en aide en cet état calamiteux
qu'amène l'âge : « Mêle à ta sagesse un grain de folie {Horace). »
— Je fuis de même les plus légères piqûres; celles qui, autrefois, .
ne m'eussent même pas éraflé, me transpercent aujourd'hui; souf-
frir commence à tant rentrer dans mes habitudes! « Pour un corps
débile, la moindre atteinte est insupportable {Cicéron); — un esprit
18i ESSAIS DE MONTAIGNE.
Mènsque pati durum sustinet segra nihil.
Tay esté tousiours chatouilleux et délirât aux otîences, le suis plus
tendre à cette heure, et ouuert par tout.
Et minimsB vires frangere quassa valent.
Mon iugement m'empcsche bien de regimber et gronder contre les
inconuenients que Nature m'ordonne à souffrir, mais non pas de
les sentir, le courrois d"vn bout du monde à l'autre, chercher vn
bon an de tranquillité plaisante et cniouee, moy, qui n'ay autre fin
que viure et me resiouyr. La tranquillité sombre et stupide, se
trouue assez pour moy, mais elle m'endort et enteste : ie ne m'en
contente pas. S'il y a quelque personne, quelque bonne compagnie,
aux champs, en la ville, en France, ou ailleurs, resseante, ou voya-
gere, à qui mes humeurs soient bonnes, de qui les humeurs me
soyent bonnes, il n'est que de siffler en paume, ie leur iray fournir
des Essays, en chair et en os. Puisque c'est le priuilege de l'es-
prit, de se r'auoir de la vieillesse, ie luy conseille autant que ie
puis, de le faire : qu'il verdisse, qu'il fleurisse ce pendant, s'il
peut, comme le guy sur vn arbre mort. le crains que c'est vn trais-
tre : il s'est si estroittement affrété au corps, qu'il m'abandonne à
tous coups, pour le suiure en sa nécessité. le le flatte à part, ie le
practique pour néant : i'iiy beau essayer de le destourner de cette
coUigence, et luy présenter et Seneque et Catulle, et les dames et
les dances royalles : si son compagnon a la cholique, il semble
([u'il l'ajl aussi. Les puissances mesmes qui luy sont particulières
et propres, ne se peuuent lors sousleuer : elles sentent euidem-
ment le morfondu : il n'y a poinct d'allégresse en ses productions,
s'il n'en y a quand et quand au corps. Noz maistres ont tort, de-
(luoy cherchants les causes des eslancements extraordinaires de
nostre esprit, outre ce qu'ils en attribuent à vn rauissement diuin,
à l'amour, à l'aspreté guerrière, à la poésie, au vin : ils n'en ont
donné sa part à la santé. Vue santé bouillante, vigoureuse, pleine,
oysiue, telle qu'autrefois la verdeur des ans et la sécurité, me la
fournissoienl par venues, (-e feu de gayeté suscite en l'esprit des
eloises viiies cl claires outre nostre clairté naturelle : et entre les
enthousiasmes, les plus gaillards, sinon les plus esperdus. Or bien,
ce n'est pas merueille, si vn contraire estât affesse mon esprit, le
cloué, et en tire vn eflect contraire.
Ad nullum consurgil opus ctim corpore languet.
El veut encores que ie luy sois tenu, dequoy il preste, comme il
dit, beaucoup moins à ce consentement, que ne porte l'vsage or-
dinaire des hommes. Aumoins pendant que nous auons trefue,
TKADUrTION. — LIV. IH, CH. V. 185
malade ne peut rien supportei' de pénible {Ovide). » J'ai toujours été
fort impressionnable et très susceptible à Teffet de la douleur; j'y
suis plus sensible encore et de toutes parts accessible, « le moindre
choc brise ce qui est déjà fêlé {Ovide) ». Ma raison s'oppose bien à ce
que je récrimine et me révolte contre les incommodités que la na-
ture m'inflige, mais elle ne peut m'empécher de les sentir; je cour-
rais d'un bout du monde à l'autre, pour avoir une bonne année de
tranquillité gaie et agréable, moi qui n'ai d'autre but que de vivre
et d'être de bonne humeur. Je jouis assez souvent d'une tranquillité
morose et stupide, mais elle m'endort et me fait mal à la tête; cela
ne me suffit pas. Si, soit à la ville soit à la campagne, en France ou
ailleurs, il y a quelqu'un ou quelque bonne compagnie, aimant son
chez soi ou préférant voyager, qui s'accommoderaient des condi-
tions dans lesquelles je suis, et moi des leurs, ils n'ont qu'à me
faire signe, je leur amènerai aussitôt l'auteur des Essais en per-
sonne.
Ce qu'il y a de pire dans la vieillesse, c'est que l'esprit
se ressent des souffrances et de l'affaiblissement du corps.
— Puisque c'est le privilège de l'esprit de pouvoir échapper à la vieil-
lesse, autant que je le puis je lui conseille de le faire; que môme
pendant cet âge, il verdisse, il fleurisse s'il est possible, comme le
gui sur un arbre mort. Mais je crains bien d'avoir affaire à un
traître; il est si étroitement lié au corps, qu'il m'abandonne conti-
nuellement pour le suivre et participer à sa déchéance. Alors je le
prends à part, je le flatte, mais en vain; j'ai beau le détourner de
cette liaison par trop intime, lui présenter et Sénèque et Catulle,
les dames et les danses de la cour, si son compagnon a la colique,
il semble qu'il l'ait aussi; les opérations mômes qui lui sont pro-
pres, qui sont siennes, ne peuvent s'accomplir; elles font tout l'effet
d'être figées; il n'y a aucune animation dans ce qui vient de lui si
en même temps le corps n'en présente pas.
La santé, la vigueur physique font éclore les grandes
conceptions de l'esprit ; la sagesse n'a que faire d'une trop
grande austérité de mœurs. — Nos maîtres ont eu tort, lorsque
recherchant les causes des élans parfois extraordinaires de notre
esprit, après les avoir attribués à une inspiration divine, à l'amour,
à une exaltation guerrière, à la poésie, au vin, ils n'ont pas fait la
part de la santé; de cette santé bouillante, vigoureuse, entière, sans
souci, telle qu'autrefois la force de l'âge et la quiétude l'entretenaient
en moi d'une façon continue. Ce feu de joie fait saillir en l'esprit, en
plus de son pétillement naturel, des éclairs vifs et étincelants qui
soulèvent les enthousiasmes les plus gaillards, pour ne pas dire
les plus extravagants. Aussi n'est-ce pas merveille si un état con-
traire affaiblit mon esprit, l'immobilise et lui fait produire un effet
opposé : « L'esprit perd sa vigueur dans un coi'ps languissant {Pseudo-
Gallus) » ; et encore il voudrait que je lui sache gré de ce qu'à ces
sollicitations il résiste beaucoup plus que cela n'arrive d'ordinaire
chez la plupart des hommes! Au moins pendant que nous avons
ISe ESSAIS DE MONTAIGNE.
chassons les maux et difficullcz de nostre commerce,
Dum licet, obducta aoluatur fronle seneclus :
tetrica sunt amœnanda iocularibus. l'ayme vne sagesse gaye et
ciuile, et fuis l'aspreté des mœurs, et l'austérité : ayant pour sus-
pecte toute mine rebarbatiue :
Tristémque vultus lelrici arrogantiam;
Et habet Iristis quoque lurba cynsedos.
le croy Platon de bon cœur, qui dit les humeurs faciles ou diffici-
les, estre vn grand preiudice à la bonté ou mauuaistic de l'amc.
Socrates eut vn visage constant, mais serein et riant. Non fascheu-
sement constant, comme le vieil Crassus, qu'on ne veit iamais rire.
La vertu est qualité plaisante et gaye. le sçay bien que fort peu
de gens rechigneront à la licence de mes escrits, qui n'ayent plus
à rechigner à la licence de leur pensée. le me conforme bien à leur
courage : mais i'offence leurs yeux. C'est vne humeur bien ordon-
née, de pinser les escrits de Platon, et couler ses négociations pré-
tendues auec Phedon, Dion, Stella, Archeanassa. Non pudeat dicere,
quod non jmdet sentire. le hay vn esprit hargneux et triste, qui
glisse par dessus les plaisirs de sa vie, et s'empoigne et paist aux
malheurs. Comme les mouches, qui ne peuuent tenir contre vn
corps bien poly, et bien lissé, et s'attachent et reposent aux lieux
scabreux et raboteux. Et comme les vantouses, qui ne hument et
appetent que le mauuais sang. Au reste, ie me suis ordonné
d'oser dire tout ce que i'ose faire : et me desplaist des pensées
mcsmes impubliables. La pire de mes actions et conditions, ne me
semble pas si laide, comme ie trouue laid et lasche, de ne l'oser
aduouer. Chacun est discret en la confession, on le deuroit estre
en l'action. La hardiesse de faillir, est aucunement compensée et
bridée, par la hardiesse de le confesser. Qui s'obligeroit à tout
dire, s'obligeroit à ne rien faire de ce qu'on est contraint de taire.
Dieu vueille que cet excès de ma licence, attire nos hommes ius-
ques à la liberté : par dessus ces vertus couardes et mineuses, nées
de nos imperfections : qu'aux despens de mon immoderation, ie
les attire iusques au point de la raison. Il faut voir son vice, et
l'csludier, pour le redire : ceux qui le cèlent à autruy, le cèlent
ordinairement à eux mesmes : et ne le tiennent pas pour assés cou-
uerl,- s'ils le voyent. Ils le soustrayent et desguisent à leur propre
conscience. Qmre vicia sua nemo confitetur? Quia etiam nunc in
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 187
trêve, chassons les maux et les difficultés avec lesquels nous som-
mes aux prises : « Que la vieillesse se déride, lorsqu'elle le peut en-
core (Horace) ; — il est bon d'adoucir par l'enjouement les noirs chagrins
de la vie {Sidoine Apollinaire). » — J'affectionne une sagesse gaie et
sociable, et fuis une rudesse de mœurs par trop austères; toute
mine rébarbative m'est suspecte « comme aussi la tristesse arrogante
d'un visage renfrogné, — car dans cette foule de gens au maintien sé-
vère se cache plus d'un débauché (Martial) ». Je crois Platon de bon
cœur, quand il dit que les humeurs, suivant qu'elles sont faciles ou
difficiles, sont de grande influence sur la bonté ou la perversité de
l'âme. Socrate avait une physionomie qui jamais ne variait, tou-
jours sereine et riante; ce n'était pas comme le vieux Crassus qui
avait sans cesse l'air mécontent et qu'on ne vit jamais rire. La
vertu est foncièrement gaie et enjouée.
Ceux qui se blesseront de la licence de cet ouvrage de-
vront bien plutôt blâmer la licence de leurs propres pen-
sées; quant à lui Montaigne, il ose dire tout ce qu'il ose
faire; il croit du reste que la confession de ses fautes aura
peu d'imitateurs. — Je sais que parmi les gens qui se scandali-
seront de la licence de mes écrits, s'en trouveront fort peu qui
n'auraient à se scandaliser davantage de la licence de leurs pensées;
j'écris bien suivant leur goût, mais j'offense leurs regards. Il est de
bon ton de critiquer les écrits de Platon et de passer légèrement sur
les relations qu'on lui prête avecPhédon, Dion, Stella, Archéanassa.
« N'ayez pas honte de dire ce que vous n'avez pas honte d'approuver
tout bas. » Je hais un esprit hargneux et triste qui glisse par-dessus
les plaisirs de sa vie et ne songe qu'à ses peines, ne considère
qu'elles, comme les mouches qui ne peuvent se tenir sur une sur-
face bien polie et bien lisse et qui s'attachent et reposent sur ce qui
est rugueux et raboteux, ou encore comme les ventouses qui ne re-
cherchent et ne soutirent que le mauvais sang.
Du reste, je me suis fait une loi d'oser dire tout ce que j'ose faire,
et vais jusqu'à regretter que toute pensée ne puisse être publiée; le
pire de tous mes actes, la pire de toutes les situations en lesquelles
je puis être, ne me semblent pas si laids, que je ne trouve de lai-
deur et de lâcheté à ne pas oser les avouer. Chacun est discret quand
il se confesse, on devrait bien l'être aussi quand on agit; la har-
diesse dans la faute est quelque peu atténuée et maîtrisée par la
hardiesse à la confesser; qui s'obligerait à tout dire s'obligerait à
ne rien faire de ce qu'on est contraint de taire. Dieu veuille que cette
licence excessive de ma part décide les autres à plus d'expansion,
en tenant moins compte de ces vertus timorées et minaudières nées
de nos imperfections, et que le sacrifice de ma modestie les amène
à ce qui est raisonnable. Il faut, quand on veut les conter, recon-
naître ses vices et les étudier; ceux qui les cachent aux autres, se
les cachent d'ordinaire à eux-mêmes; ils ne les considèrent pas
comme suffisamment dissimulés, s'ils les aperçoivent; ils les sous-
traient et les déguisent à leur propre conscience : « Pourquoi per-
188 ESSAIS DE MONTAIGNE.
aiis est, somnium narrare vigilantis est. Les maux du corps ses-
ciaircissent en augmentant. Nous trouuons que c'est goutte, ce que
nous nommions rheurae ou foulleure. Les maux de l'ame s'obscur-
cissent en leurs forces : le plus malade les sent le moins. Voyla
pourquoy il les faut souuent remanier au iour, d'vne main impi-
teuse : les ouurir et arracher du creus de nostre poitrine. Comme
en matière de biens faicts, de mesme en matière de mesfaicts, c'est
par fois satisfaction que la seule confession. Est-il quelque laideur
au faillir, qui nous dispense de nous en confesser? le souffre peine
à me feindre : si que i'cuite de prendre les secrets d'autruy en
garde, n'ayant pas bien le cœur de desaduouer ma science. le puis
la taire, mais la nyer, le ne puis sans effort et desplaisir. Pour
estre bien secret, il le faut estre par nature, non par obligation.
C'est peu, au seruice des Princes, d'estre secret, si on n'est men-
teur encore. Celuy qui s'enquestoit à Thaïes Milesius, s'il deuoit
solemnellement nyer d'auoir paillarde, s'il se fust addressé à moy,
ie luy eusse respondu, qu'il ne le deuoit pas faire, car le mentir
me semble encore pire que la paillardise. Thaïes luy conseilla tout
autrement, et qu'il iurast, pour garentir le plus, par le moins. Tou-
tesfois ce conseil n'estoit pas tant élection de vice, que multiplica-
tion. Sur quoy disons ce mot en passant, qu'on fait bon marché à
vn homme de conscience, quand on luy propose quelque difficulté
au contrepoids du vice : mais quand on l'enferme entre deux vices,
on le met à vn rude choix. Comme on fit Origene : ou qu'il idola-
trast, ou qu'il se souffrist iouyr charnellement, à vn grand vilain
iEthiopien qu'on luy présenta. Il subit la première condition : et
vitieusement, dit-on. Pourtant ne seroient pas sans goust, selon
leur erreur, celles qui nous protestent en ce temps, qu'elles ayme-
roient mieux charger leur conscience de dix hommes, que d'vne
messe. Si c'est indiscrétion de publier ainsi ses erreurs, il n'y a
pas grand danger qu'elle passe en exemple et vsage. Car Ariston
disoit, que les vens que les hommes craignent le plus, sont ceux qui
les descouurcnt. Il faut rebrasser ce sot haillon qui cache nos
mœurs. Ils enuoyent leur conscience au bordel, et tiennent leur
contenance en règle. lusques aux traistres et assassins, ils cspou-
scnt les loix de la cérémonie, et attachent là leur deuoir. Si n'est-
ce, ny à riniu.sUce de se plaindre de l'inciailité, ny à la malice de
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 189
sonne n'avoue- t-il ses vices? Parce que nous en sommes encore esclaves;
il faut être éveille pour raconter un songe (Sénèque). » — Les maux
du corps se dessinent davantage quand ils acquièrent plus de gra-
vité ; nous constatons que ce que nous nommions rhume ou foulure
est bel et bien la goutte. Les maux de Tâme, au contraire, devien-
nent moins saisissables à mesure qu'ils s'aggravent; celui qui en
est le plus malade est celui qui le sent le moins; voilà pourquoi il
faut souvent les examiner au grand jour, d'une main impitoyable
qui les met à découvert et les arrache du fond de nos poitrines.
Il en est des mauvaises actions comme des bonnes, leur confession
est parfois à elle seule une satisfaction, et il n'est pas de faute
dont la laideur puisse nous dispenser de la confesser. — Je souffre
quand il me faut dissimuler, aussi j'évite de devenir le confident
des secrets d'autrui, n'ayant guère le cœur à nier que je les con-
nais; je puis les taire, mais les nier, je ne le puis sans faire effort
et sans en éprouver du déplaisir. Pour bien garder un secret, il
faut que ce soit dans notre nature et non par l'obligation que
nous en avons. Quand on est au service des princes, c'est peu
d'être discret si en même temps on n'est pas menteur. Si celui
qui demandait à Thaïes de Milet s'il devait nier par serment so-
lennel avoir commis un adultère dont il était coupable, se fût
adressé à moi, je lui eusse répondu qu'il ne devait pas se parjurer,
un mensonge me paraissant pire encore que l'adultère. Thaïes, au
contraire, le lui conseilla pour parer à un plus grand mal par un
moindre, solution qui n'aboutissait pas tant à faire choix entre
deux maux, qu'à ajouter l'un à l'autre. A ce propos, disons en pas-
sant qu'un homme qui a de la conscience, est mis à son aise quand,
en compensation d'une faute, on le met en présence de quelque en-
treprise périlleuse à laquelle il aura à satisfaire; mais que c'est le
soumettre à une rude épreuve que de ne lui laisser le choix qu'entre
deux fautes, ainsi qu'il arriva à Origène. Placé dans l'alternative de
sacrifier aux idoles, ou de souffrir de servir à assouvir les appétits
charnels d'un grand vilain Éthiopien qu'on lui présentait, Origène
se résigna à la première de ces conditions, ce qui fut un gros péché,
dit-on. Il faut convenir cependant que les femmes qui, de notre
temps, conséquentes avec leurs idées fausses sur la religion, nous
protestent qu'elles aimeraient mieux charger leur conscience de
dix hommes que d'une messe, n'eussent pas éprouvé le même dé-
goût.
Si c'est une indiscrétion de publier ainsi ses erreurs, il n'y a pas
grand danger qu'elle soit prise pour exemple et passe dans les
usages; Ariston ne disait-il pas que les vents que les hommes re-
doutent le plus, sont ceux qui les découvrent. 11 faut retrousser ce
sot haillon qui cache nos mœurs. On envoie sa conscience dans les
lieux de débauche et on se donne une contenance irréprochable;
jusqu'aux traîtres et aux assassins qui s'attachent à l'observation
des lois de l'étiquette, bornant là leur devoir. Ce n'est ni à l'injus-
tice de se plaindre de l'impolitesse; ni à la malice, de l'indiscrétion.
190 ESSAIS DE MONTAIGNE.
Findiscrelion. C'est dommage qu'vn meschant homme ne soit encore
vn sol, et que la décence pallie son vice. Ces incrustations n'appar-
tiennent qu'à vne bonne et saine paroy, qui mérite d'estre conseruee,
d'être blancliic. En faueur des Huguenots, qui accusent nostre
confession auriculaire et priuee, ie me conlesse en publiq, religieu-
sement et purement. Sainct Augustin, Origene, et Hippocrates, ont
publié les erreurs de leurs opinions : moy encore de mes mœurs.
le suis affamé de me faire congnoistre : et ne me chaut à combien,
pourueu que ce soit véritablement. Ou pour dire mieux, ie n'ay
faim de rien : mais ie fuis mortellement, d'estre pris en eschange,
par ceux à qui il arriue de congnoistre mon nom. Celuy qui fait
tout pour l'honneur et pour la gloire, que pense-il gaigner, en se
produisant an monde en masque, desrobant son vray estre à la
congnoissance du peuple? Louez un bossu de sa belle taille, il le
doit receuoir à iniure : si vous estes couard, et qu'on vous honnore
pour vn vaillant homme, est-ce de vous qu'on parle? On vous prend
pour vn autre. l'aymeroy aussi cher, que celuy-là se gratifiast des
bonnetades qu'on luy faict, pensant qu'il soit maistre de la trouppe,
luy qui est des moindres de la suitte. Archelaus Roy de Macédoine,
passant par la rue, quelqu'vn versa de l'eau sur luy : les assistans
disoient qu'il deuoit le punir. Voyre mais, fit-il, il n'a pas versé
l'eau sur moy, mais sur celuy qu'il pensoit que ie fusse. Socrates
à celuy, qui l'aduertissoit : qu'on mesdisoit de luy. Point, dit-il : il
n'y a rien en moy de ce qu'ils disent. Pour moy, qui me loûeroit
d'estre bon pilote, d'estre bien modeste, ou d'estre bien chaste, ie
ne luy en deurois nul grammercy. Et pareillement, qui m'appelle-
roit traistre, voleur, ou yurongne, ie me tiendroy aussi peu offencé.
Ceux qui se mescognoissent, se peuuent paislre de fauces approba-
tions : non pas moy, qui me voy, et qui me recherche iusques aux
entrailles, qui sçay bien ce qu'il m'appartient. Il me plaist d'estre
moins loué, pourueu que ie soy mieux congneu. On me pourroit
tenir pour sage en telle condition de sagesse, que ie tien pour sot-
tise, le m'ennuye que mes Essais seruent les dames de meuble
rommun seulement, et de meuble de sale : ce chapitre me fera du
cabinet. l'ayme leur commerce vn peu priué : le publique est sans
faueur et saueur. Aux adieux, nous eschauffons outre l'ordinaire
ralTeclion enuers les choses que nous abandonnons. le prens l'ex-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. d91
il est dommage que le méchant ne soit pas en outre un imbécile et
que la décence pallie ses méchancetés ; ces enduits ne conviennent
qu'à des cloisons intérieures bien bâties et en bon état, valant la
peine qu'on les badigeonne pour en assurer la conservation.
Ce que les hommes craignent le plus, c'est qu'une occa-
sion ne mette leurs mœurs à découvert. Montaigne va
maintenant entrer dans le vif de son sujet; il appréhende
que ce chapitre ne fasse confiner son livre du salon de ces
dames dans leur boudoir. — Pour plaire aux Huguenots qui
blâment notre confession en aparté et à l'oreille d'un tiers, je me
confesse publiquement, en toute conviction et sincérité. Saint Au-
gustin, Origène et Hippocrate ont publié leurs erreurs d'opinions;
J'y ajoute, moi, mes erreurs de mœurs. J'ai le plus ardent désir de
me faire connaître, et peu m'importe à quel prix, pourvu que ce
soit sous mon vrai jour; car, pour mieux dire, je ne désire rien,
mais j'éprouverais un mortel déplaisir à être pris pour autre que je
ne suis par ceux auxquels il arrive de connaître mon nom. Celui qui
n'a en vue que l'honneur et la gloire, qu'espère-t-il gagner en se
produisant au monde sous un masque qui dérobe à la connaissance
des foules ce qu'il est réellement? Louez un bossu de sa belle
taille, il ne saurait faire autrement que de considérer cet éloge
comme une injure; si vous êtes un lâche et qu'on vous honore
comme un vaillant, est-ce de vous dont on parle? on vous prend
pour un autre ; le croire, c'est faire comme celui qui se montrait
fier des saluts qu'on lui adressait, le prenant pour le maître de la
troupe, lui qui n'était qu'un des moindres personnages de sa suite.
— Le roi de Macédoine Archélaus passant dans une rue, quelqu'un
lui versa de l'eau sur la tête; les assistants l'excitaient à le pu-
nir : « Oui, leur dit-il, seulement ce n'est pas sur moi qu'il a versé
de l'eau, mais sur celui pour lequel il me prenait. » — Socrate ré-
pondait à un autre qui lui disait qu'on médisait de lui : « Non, il
n'y a rien en moi de ce que disent ces gens. » — Quant à moi, je
ne saurais aucun gré à qui me louerait d'être un bon pilote, d'avoir
beaucoup de modestie ou de chasteté; et pareillement, je ne me
considérerais non plus comme offensé par qui dirait de moi que je
suis un traître, un voleur ou un ivrogne. Ceux qui ne se connais-
sent pas, peuvent se repaître d'approbations qu'ils ne méritent pas;
moi, je ne le puis, parce que je me vois, me scrute jusqu'au tond
des entrailles et sais bien ce qui m'appartient; il me plaît qu'on
me loue moins, pourvu qu'on me connaisse mieux; on pourrait me
tenir pour un sage dans des conditions de sagesse que je tiens être
de la sottise. Alors que mes Essais sont lus communément par
les dames et traînent sur les meubles de leur salon, ce chapitre
va les faire passer dans leur boudoir où elles les liront en ca-
chette; j'avoue que c'est surtout en tête-à-tête que j'aime leur so-
ciété, en public elle manque de saveur et ne constitue plus une
faveur. — Dans nos adieux, nous exagérons, au delà de ce qui est
d'ordinaire, l'affection que nous portons à ce que nous abandon-
192 ESSAIS DE MONTAIGNE.
treme congé des ieux du monde : voicy nos dernières accolades.
Mais venons à mon thème. Qu'a faict l'action génitale aux
hommes, si naturelle, si nécessaire, et si iusle, pour n'en oser par-
ler sans vergoiigne, et pour l'exclurre des propos sérieux et réglez?
Nous prononçons hardiment, tuer, desrober, trahir : et cela, nous •
n'oserions qu'entre les dents. Est-ce à dire, que moins nous en
» exhalons en parole, d'autant nous auons loy d'en grossir la pensée?
Car il est bon, que les mots qui sont le moins en vsage, moins
escrits, et mieux teuz, sont les mieux sceus, et plus généralement
cognus. Nul aage, nulles mœurs l'ignorent non plus que le pain. i
Ils s'impriment en chascun, sans estre exprimez, et sans voix et sans
figure. Et le sexe qui le fait le plus, a charge de le taire le plus.
C'est vne action, que nous auons mis en la franchise du silence,
d'où c'est crime de l'arracher. Non pas pour l'accuser et iuger. Ny
n'osons la fouetter, qu'en périphrase et peinture. Grand faucur à vn .
criminel, d'estre si exécrable, que la iustice estime iniuste, de le
toucher et de le veoir : libre et sauué par le bénéfice de l'aigreur
de sa condamnation. N'en va-il pas comme en matière de liures, qui
se rendent d'autant plus vénaux et publiques, de ce qu'ils sont sup-
primez? Je m'en vay pour moy, prendre au mot l'aduis d'Aristote, i
qui dit, L'estre honteux, seruir d'ornement à la ieunesse, mais de
reproche à la vieillesse. Ces vers se preschent en l'escole ancienne :
escole à laquelle ie me tien bien plus qu'à la moderne: ses vertus
me semblent plus grandes, ses vices moindres.
Ceux qui par trop fuyant Venus estriuent,
Faillent autant que ceux qui trop la suiuenl.
Tu, Dea, tu rerum naturam sola gubemas,
Nec sine te quicquam (lias in luminis oras
Krorilur, neque fit Iselutn, nec amabile quicquam.
le ne sçay qui a peu mal mesler Pallas et les Muses, auec Venus, s
et les refroidir enuers l'amour : mais ie ne voy aucunes deitez qui
s'auierment mieux, ny qui s'onlrcdoiuentplus. Qui ostera aux muses
les imaginations amoureuses, leur desrobera le plus bel entretien
qu'elles ayent, et la plus noble matière de leur ouurage : et qui
feia perdre à l'amour la communication et scruice de la poésie •
l'alfoiblira «le ses meilleures armes. Par ainsin on charge le Dieu
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 193
nons; en train de quitter les jeux de ce monde, ce sont ici les der-
nières accolades que nous nous donnions, eux et moi.
Comment se fait-il que Pacte par lequel se perpétue le
genre humain, paraisse si honteux qu'on n'ose le nommer?
— Revenons-en à notre thème. Qu'a donc fait aux hommes l'acte
génital, pourtant si naturel, si nécessaire, si juste, pour que nous
n'osions pas en parler sans en avoir honte, et pour l'exclure des
conversations sérieuses et de bon ton? Nous disons hardiment :
tuer, dérober, trahir; et cet autre mot, nous n'osons le prononcer
qu'entre les dents. Serait-ce parce que moins nous en parlons, plus
nous y pensons? Il y a lieu de remarquer en effet que les mots les
moins en usage, qu'on n'écrit guère et sur lesquels on se tait le
plus, sont ceux qu'on sait le mieux et qui sont le plus générale-
ment connus; celui-ci, quel que soit l'âge, quelles que soient les
mœurs, nul ne l'ignore non plus que le pain; il est imprimé en
chacun de nous, sans qu'il ait été prononcé, sans qu'il se soit fait
entendre ou ait été vu; et le sexe qui en use le plus, est celui au-
quel il est imposé de s'en taire davantage. Ce qu'il y a de remar-
quable *, c'est que nous avons mis cet acte sous la sauvegarde du
silence, d'où c'est un crime de l'arracher, même pour l'accuser et
le juger; nous n'osons le critiquer qu'en usant de périphrases et
en ayant recours à des formes imagées. Quelle insigne faveur pour
un criminel d'être si exécrable que la justice estime qu'il ne doit
être ni touché, ni vu et qui, grâce à la dureté de la condamnation
qui le frappe, demeure libre et sauf. N'en est-il pas de lui comme
des livres qui se répandent et se vendent d'autant plus qu'ils sont
interdits? Quant à moi, je me rallie à ce qu'en dit Aristote : « Acte
pudique, qui pare la jeunesse et attire des reproches à la vieil-
lesse. » — Les vers suivants avaient cours dans l'école ancienne,
qui est plus dans mes idées que l'école moderne parce que j'estime
que les vertus y étaient plus grandes et les défauts moindres :
« Ceux qui fuyant par trop Vénus l'esquivent, sont en faute autant
que ceux qui par trop la suivent (Plutarque). « « 0 déesse, seule
tu gouvernes la nature ; sans toi, rien ne voit la lumière du jour, rien
n'est gai, rien n'est aimable (Lucrèce). »
Pourquoi avoir voulu brouiller les Muses avec Vénus?
leur accord leur sied si bien, ainsi qu'en témoignent les
vers de Virgile où le poète décrit une entrevue amoureuse
de cette déesse avec Vulcain, — Je ne sais qui a pu brouiller
Pallas et les Muses avec Vénus, et les mettre en froid avec l'A-
mour; je ne vois aucunes divinités qui se conviennent mieux et qui
ne doivent davantage les unes aux autres. Qui enlèverait aux
Muses leurs productions inspirées par l'amour, leur déroberait le
plus beau sujet sur lequel elles ont à s'exercer et ce qu'il y a de
plus noble dans leurs œuvres ; qui ferait perdre à l'Amour le con-
cours que lui prêtent la poésie et les services qu'elle lui rend, l'affai-
blirait en le privant ainsi des meilleures de ses armes ; ce serait
entacher d'ingratitude et d'inintelligence ce dieu essentiellement
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. IH. 13
i94 ESSAIS DE MONTAIGNE.
daccointanco, et de bien-vHeillatice, et les Déesses protectrices
d'humanité cl de iustice. du vice d'ingratitude et de mescognois-
sance. le ne suis pas de si long temps cassé de Testât et suitte de ce
Dieu, que ie n'aye la mémoire informée de ses forces et valeurs :
Agnosco veteris vesligia flammœ.
Il y a encore quelque demeurant d'émotion et chaleur après la
fleure.
Nec mihi defieiat calor hic, hyemantibus annis.
Tout asséché que ie suis, et appesanty, ie sens encore quelques
tiedes restes de cette ardeur passée.
Quai l'alto yEgeo per che Aquilone o Noto
Cessi, che hitto prima il vuolse et scosse.
Non s'accheta ei perto, ma'l sono eV moto,
Ritien delV onde anco agilate è grosse.
Mais de ce que ie m'y entends, les forces et valeur de ce Dieu, se
trouuent plus vifues et plus animées, en la peinture de la poésie,
qu'en leur propre essence.
Et versus digitos habet.
Elle représente ie ne sçay quel air, plus amoureux que l'amour
mesme. Venus n'est pas si belle toute niie, et viue, et haletante,
comme elle est icy chez Virgile.
Dixerat, et niueis hinc atque hinc Diua lacertis
Cunctantem amplexu molli fouet. Ille repente
Accepit solitam flammam, notûsque medullas
Intrauil calor, et labefacta per ossa cucurrit.
Non secus atque olim tonitru cùm rupta corusco
lynea rima micans percurril lumine nimbos.
Ea verba loquutus,
Optatos dédit amplexus, placidûmque petiuit
Coniugis infusus gremio per membra soporetn.
Ce que l'y trouue à considérer, c'est qu'il la peinct vn peu bien
esmeiie pour vne Venus maritale. En ce sage marché, les appétits
ne se trouuent pas si follastres : ils sont sombres et plus mousses.
L'amour hait qu'on se tienne par ailleurs que par luy, et se mesle
laschement aux accointances qui sont dressées et entretenues sonbs
autre titre : comme est le mariage. L'alliance, les moyens, y poi-
senl par raison, autant ou plus, que les grâces et la beauté. On ne
se marie pas pour soy, quoy qu'on die : on se marie autant ou plus,
pour sa postérité, pour sa famille. L'vsage et l'interest du mariage
louche nostre race, bien loing par delà nous. Pourtant me plaist
cette façon, qu'on le conduise plustost par main tierce, que par les
propres : et par le sens d'autruy, que par le sien. Tout cecy, com-
bien à Topposite des conuentions amoureuses? Aussi est-ce vne
TRADUCTION. - LIV. III, CH. V. 19S
sociable et bienveillant et ces déesses protectrices de riiumanité et
de la justice. — Il n'y a pas si longtemps que j'ai dû renoncer à son
culte et cessé de faire partie de ses adorateurs, pour que je ne con-
serve pas le souvenir précis de sa force et de sa valeur : « Je sens
encore les brûlures d'une ancienne flamme (Virgile) ». La fièvre laisse
après elle un reste d'agitation et de chaleur : « Heureux si, dans mes
années d'hiver, ce reste de chaleur ne m'abandonne pas {Jean Se-
cond) »; et, si épuisé et alourdi que je suis, j'éprouve quelque peu
encore les effets affaiblis de cette ardeur passée : « Telle la mer
Egée, battue par V Aquilon ou le Notus, ne s'apaise pas subitement
après la tempête ; longtemps tourmentée, elle s'agite et gronde encore
{Le Tasse). » Mais autant que je puis m'y connaître, la force et la
valeur de ce dieu sont présentées plus vives et plus animées dans
les descriptions qu'en donne la poésie, qu'elles ne le sont dans la
réalité : « Le vers du poète a des doigts et chatouille (Juvénal) » ;
elle sait donner à l'Amour je ne sais quel air plus langoureux que
celui qu'il revêt; et Vénus, dans la plus complète nudité, n'est ni
si belle, si vive, si haletante que la peint Virgile dans ce passage :
« Elle dit, et, comme il hésite., la déesse l'entoure mollement de ses
beaux bras plus blancs que la neige et Véchauffe dans un embrasse-
ment. A ce contact, Vulcain sent renaître son ardeur accoutumée, une
chaleur qu'il connaît bien Venvahit de toutes parts, et jusque dans la
moelle des os. Ainsi brille l'éclair dans la nuée pour fendue par le ton-
nerre et qui, de ses rubans de feu, sillonne les nuages épars dans les
airs Enfin, Vulcain satisfait aux sollicitations amoureuses de son
épouse et, incarné en elle, s'abandonne tout entier aux charmes d'un
sommeil réparateur. »
Le mariage diffère de l'amour; contracté en vue de la
postérité, les extravagances amoureuses doivent en être
bannies; du reste ceux auxquels Tamour seul a présidé,
plus que tous autres ont tendance à mal tourner, — Ce que
j'observe dans cette description, c'est que Virgile nous dépeint une
Vénus bien passionnée pour une épouse; dans ce marché, dicté par
la sagesse, qu'est le mariage, les appétits sont moins folâtres, les
ébats moins tumultueux et plus tempérés. L'amour hait toute union
contractée en dehors de son intervention exclusive, et ne parti-
cipe que faiblement aux rapprochements sexuels qui ont été pré-
parés et s'accomplissent à tout autre titre, comme c'est le cas dans
le mariage où des considérations d'alliances, de situations de for-
tune y ont, avec raison, autant et plus de part que les grâces et la
beauté. On ne se marie pas pour soi; quoi qu'on dise, on se marie
au moins autant, sinon plus, pour sa famille et sa postérité ; les
conditions dans lesquelles s'effectue un mariage et les résultats
qu'il doit produire, intéressent notre race, bien au delà de nous-
mêmes; c'est pourquoi il me plaît de les voir négocier par des
intermédiaires plutôt que par les intéressés, nous en rapportant
plus au sentiment d'autrui qu'au nôtre, principe qui va bien à
rencontre des idées de ceux qui sont pour les mariages d"inclina-
196 ESSAIS DE MONTAIGNE.
espèce d'inceste, d'aller employer à ce parentage vénérable et sacré,
les efforts et les extrauagancos de la licence amoureuse, comme il
me somMc auoirdict ailleurs. Il faut, dit Aristote, toucher sa fomme
pi'udeinmcnt cl seuoromeut, de peur qu'en la chatouillant trop las-
ciuemenl, le plaisir ne la face sortir hors des gons de raison. Ce
qu'il dit pour la conscience, les médecins le disent pour la santé.
Quvn plaisir excossiuement chaud, voluptueux, et assidu, altère la
semence, et empesche la conception. Disent d'autre part, qu'à vue
congrossion languissante, comme celle là est de sa nature : pour la
remplir d'vne iuste et fertile chaleur, il s'y faut présenter rarement,
et à notables interualles ; ♦
Quo rapiat sitiens Venerem interiûsque recondat.
le ne voy point de mariages qui faillent plustost, et se troublent,
que ceux qui s'acheminent par la beauté, et désirs amoureux. Il y
faut des fondemens plus solides, et plus constans, et y marcher
d'aguet : cette boiiillantc allégresse n'y vaut rien. Ceux qui pen-
sent faire honneur au mariage, pour y ioindre l'amour, font, ce me
semble, de mesmc ceux, qui pour faire faueur à la vertu, tiennent
que la noblesse n'est autre chose que vertu. Ce sont choses qui ont
quelque cousinage : mais il y a beaucoup de diuersité : on n'a que
faire de troubler leurs noms et leurs tiltres. On fait tort à l'vne ou
à l'autre de les confondre. La noblesse est vne belle qualité, et in-
troduite auec raison : mais d'autant que c'est vne qualité dépendant
d'autruy, et qui peut tomber en vn homme vicieux et de néant, elle
est en estimation bien loing au dessoubs de la vertu. C'est vne
vertu, si ce l'est, artificielle et visible : dépendant du temps et de la
fortune : diuerse en forme selon les contrées, viuanle et mortelle :
.sans naissance, non plus que la riuiere du Nil : généalogique et
commune; de suite et de similitude : tirée par conséquence, et con-
séquence bien foible. La science, la force, la bonté, la beauté, la
richesse, toutes autres qualitez, tombent en communication et eu
commerce : cetty-cy se ronsonmie en soy, de nulle emploite au ser-
uice d'autruy. On proposoit à l'vn de nos Hoys, le choix de deux
c.ompelileui-s, en vne mesme charge, desquels l'vn estoit Gentil'
homme, l'autre ne l'estoit point : il ordonna que sans respect de
celle (jualilé, on choisist celuy qui ainoit le plus de mérite : mais
où la valeur seroit entièrement pareille, qu'alors on cust respect à
la noblesse : c'estoil iustement luy donner son rang. Antigonus à
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 197
tion. Aussi est-ce commettre une sorte d'inceste que de se li-
vrer, dans ces rapports vénérables et sacrés entre mari et femme
qui se proposent d'engendrer, à toutes les violences et extrava-
gances de l'amour en folie, ce que je crois avoir déjà exprimé
précédemment; il faut, dit Aristote, approcher sa femme avec
réserve et avec calme, de peur que des caresses trop lascives n'é-
veillent en elle le plaisir à un degré qui la mette hors d'elle plus
que de raison. Ce qu'il prône en faisant appel à la conscience, les
médecins le répètent au nom de la santé : « Un plaisir trop chaleu-
reux, trop voluptueux, trop souvent renouvelé, altère la semence et
empêche la conception » ; ils disent encore que « ces attouchements
empreints de langueur, comme le veut ici la nature, pour que le
résultat réponde à l'attente et soit fécond, doivent n'avoir lieu que
rarement et à de notables intervalles », « afin que la femme saisisse
plus avidement les dons de Vénus et les recèle profondément dans son
sein [Virgile) ». Je ne connais pas de mariages qui soient plus ra-
pidement troublés et arrivent plus tôt à tourner mal, que ceux aux-
quels ont conduit la beauté et les désirs amoureux. Il faut à cette
union des bases plus solides et de plus longue durée; on ne doit s'y
engager qu'avec circonspection, un entraînement irréfléchi n'y vaut
rien.
L'amour ne fait pas partie intégrante du mariage, pas
plus que la vertu n'est liée d'une manière absolue à la
noblesse. Digression sur le rang en lequel sont tenus les
nobles dans le royaume de Calicut. — Ceux qui pensent
honorer le mariage en y joignant l'amour, me font le même effet
que ceux qui, pour rehausser la vertu, tiennent que la noblesse et
elle sont môme chose. Elles sont quelque peu parentes, mais que
de différences entre elles! c'est erreur de mêler leurs noms et leurs
titres; les confondre, c'est faire tort soit à l'une, soit à l'autre. La
noblesse est une belle qualité, qui a été introduite avec raison;
mais c'est une qualité qui est octroyée par autrui et peut échoir à
un homme de rien et vicieux; aussi est-elle beaucoup moins esti-
mée que la vertu. Si c'en est une, c'est une vertu artificielle et ap-
parente qui dépend des temps et de la fortune; qui, suivant les
pays, revêt des formes différentes : vivante et mortelle, elle n'a pas
de naissance non plus que le Nil dont la source est inconnue; elle
a une généalogie et est un bien de communauté; elle se transmet
comme elle a été acquise ; elle crée des obligations bien faiblement
observées. La science, la force, la bonté, la beauté, la richesse et
toutes les autres qualités se communiquent et on peut en trafiquer;
la noblesse ne sert qu'à celui qui la possède, elle est de nul emploi
pour autrui. — On soumettait à l'un de nos rois de se prononcer
entre deux candidats présentés pour une même charge, dont l'un
était gentilhomme et l'autre ne l'était pas ; il prescrivit que sans
tenir compte de cette qualité, on choisît celui qui avait le plus de
mérite; mais qu'à mérite égal, on eût égard à la noblesse; c'était
assigner bien exactement à celle-ci le rang qu'elle doit occuper. —
198 ESSAIS DE MONTAIGNE.
vn ieuiie homme' inroj^neii, qui luy demandoit la charge de son
pcre, Iiomme de valeur, qui veuoit de mourir : Mon amy, dit-il, en
tels bien faicts, le ne regarde pas tant la noblesse de mes soldats,
comme le fais leur prouesse. De vray, il n'en doibt pas aller comme
des officiers dos l\oys de Sparte, trompettes, meneslriers, cuisiniers,
à qui en leurs charges succedoicnt les enfants, pour ignorants qu'ils
fussent, auant les mieux expérimentez du mestier. Ceux de Callicut
font des nobles, vne espèce par dessus l'humaine. Le mariage leur
est interdit, et toute autre vacation que bellique. De concubines,
ils en peuuent auoir leur saoul : et les femmes autant de ruffiens :
sans ialousie les vus des autres. Mais c'est vn crime capital et irré-
missible, de s'accoupler à personne d'autre condition que la leur.
El se tiennent poilus, s'ils en sont seulement touchez en passant :
et, comme leur noblesse en estant merueilleusement iniuriee et
intéressée, tuent ceux qui seulement ont approché vn peu trop près
d'eux. De manière que les ignobles sont tenus de crier en marchant,
comme les gondoliers de Venise, au contour des rues, pour ne
s'entreheurter : et les njobles leur commandent de se ietler au
quartier qu'ils veulent. Ceux cy euitent par là, cette ignominie,
qu'ils estiment perpétuelle; ceux là vne mort certaine. Nulle durée
de temps, nulle faueur de Prince, nul office, ou vertu, ou richesse
peut faire qu'vn roturier deuiennc noble. A quoy ayde cette cous-
tume, que les mariages sont défendus de l'vn mestier à l'autre. Ne
peut vne de race cordonnière, cspouser vn charpentier : et sont les
parents obligez de dresser les enfants à la vacation des percs,
précisément, et non à autre vacation : par où se maintient la dis-
tinction et continuation de leur fortune. Vn bon mariage, s'il en
est, refuse la compagnie et conditions de l'amour : il tasche à re-
présenter celles de l'amitié. C'est vne douce société de vie, pleine
de constance, de fiance, et d'vn nombre infiny dvtiles et solides
offices, et obligations mutuelles. Aucune femme qui en sauoure le
goust,
Oplato quam iunxit lumine lœda,
ne voudroit tenir lieu de maislresse à son mary. Si elle est logée en
son affection, comme femme, elle y est bien plus honorablement et
scurement logée, yuand il fera l'esmeu ailleurs, et l'empressé, qu'on
luy demande pourtant lors, à qui il aymeroit mieux arriuer vne
TRADUCTION. - LIV. III, CH. V. 199
A un jeune homme qui ne s'était pas encore révélé et qui demandait
à succéder, dans la charge qu'il occupait, à son père qui était un
homme de valeur et qui venait de mourir, Antigone répondait :
« Mon ami, pour l'attribution de ces bénéiices, je ne tiens pas tant
compte de la noblesse de mes soldats, que des preuves de courage
qu'ils ont données. » Il ne saurait en effet en être de cela comme à
Sparte, où dans les divers offices à remplir auprès des rois : trom-
pettes, ménétriers, cuisiniers, les enfants étaient admis à succéder à
leurs pères, quelle que fût leur ignorance en la matière et avant tous
autres, si expérimentés que fusssent ceux-ci dans la partie. — Dans
le royaume de Calicut, les nobles constituent une espèce au-dessus
du commun des mortels; le mariage leur est interdit, ainsi que
toute profession autre que celle des armes; les hommes peuvent
avoir autant de concubines qu'ils veulent, et pareillement les fem-
mes autant de galants qu'il leur plaît, sans que jamais il s'élève de
jalousie dans tout ce monde; mais c'est un crime capital et irré-
missible de prendre ces concubines et ces galants en dehors de
leur propre caste. Ils se tiennent pour souillés par le simple con-
tact de quiconque n'est pas des leurs et vient à les frôler en
passant; c'est une atteinte tellement grave et injurieuse, qu'ils
tuent tous ceux qui les approchent seulement d'un peu trop près;
de telle sorte que les gens des classes notées d'infamie, qui circu-
lent par la ville, sont tenus de crier au tournant des rues, comme
font les gondoliers de Venise, pour éviter de se heurter; et les no-
bles leur commandent de se jeter du côté qui leur convient : de la
sorte ceux-ci évitent une tache qu'ils estiment ne jamais pouvoir
être effacée et ceux-là une mort certaine. Nulle période de temps
si longue soit-elle, nulle faveur du prince, nul service rendu, pas
plus que la vertu ou la richesse ne peuvent faire que, dans ce pays,
un roturier devienne noble ; coutume à l'appui de laquelle vient en-
core la défense de se marier entre gens de métiers différents; une
fille de famille de cordonniers ne peut épouser un charpentier; les
parents sont dans l'obligation de préparer leurs enfants à exercer
la profession de leurs pères à l'exclusion de toute autre, ce qui
maintient les distinctions sociales et fait que les situations de cha-
cun vont se poursuivant sans jamais se modifier.
Un bon mariage, s'il en est, est une union faite d'ami-
tié et de confiance ; il n'est pas d'état plus heureux dans la
société humaine. — Un bon mariage, s'il en existe, refuse de se
nouer sous les auspices de l'amour et de l'admettre en tiers; il doit
plutôt viser à être un pacte d'amitié. C'est une douce association de
deux existences, pleine de constance, de confiance, d'un nombre
infini d'utiles et solides services et d'obUgations réciproques. Aucune
femme, qui en a savouré les délices, « tmie par l'hymen à l'homme
de son choix {Catulle) », ne voudrait tenir lieu de maîtresse à son
mari ; si elle a part à son affection comme épouse, elle y est en po-
sition bien plus honorable et plus sûre. Si ailleurs il soupire et fait
l'empressé, qu'on lui demande, à ce moment, à qui, de sa femme
200 ESSAIS DE MONTAIGNE.
honte, ou à sa femme ou à sa maistresse, de qui la desfortuno laf-
fligeroil le plus, à «lui il désire plus de grandeur : ces demandes
n'ont aucun double en vu mariage sain. Ce qu'il s'en voit si peu
de bons, est signe de son prix et de sa valeur. A le bien façonner et
à le bien prendre, il n'est point de plus belle pièce en notre société. •
Nous ne nous en pouuons passer, et Talions auilissant. Il en aduienl
ce qui se voit aux cages, les oyseaux qui en sont dehors, désespè-
rent d'y entrer; et d'vn pareil seing en sortir, ceux qui sont au de-
dans. Socrates, enquis, qui estoit plus commode, prendre, ou ne
prendre point de femme : Lequel des deux, dit-il, on face, on s'en i
repentira. C'est vne conuention à laquelle se rapporte bien à point
ce qu'on dit, homo homini, ou Deus, ou lupus. Il faut le rencontre
de beaucoup de qualitez à le bastir. Il se trouue en ce temps plus
commode aux âmes simples et populaires, où les délices, la curio-
sité, et l'oysiueté, ne le troublent pas tant. Les humeurs desbauchees, .
comme est la mienne, qui hay toute sorte de liaison et d'obligation,
n'y sont pas si propres.
Et mihi dnlce magis resolulo viuere collo.
De mon dessein, l'eusse fuy d'espouser la sagesse mesme, si
elle meust voulu. Mais nous auons beau dire : la coustume et 2
l'vsage de la vie commune, nous emporte. La plus part de mes
actions se conduisent par exemple, non par choix. Toutesfois ie ne
m'y conuiay pas proprement. On m'y mena, et y fus porté par des
occasions estrangeres. Car non seulement les choses incommodes,
mais il n'en est aucune si laide et vitieuse et euitable, qui ne puisse .
deuenir acceptable par quelque condition et accident, tant l'humaine
posture est vaine. Et y fus porté, certes plus préparé lors, et plus
rebours, que ie ne suis à présent, après l'auoir essayé. Et tout
licencieux qu'on me tient, i'ay en vérité plus seuerement obserué
les loix de mariage, que ie n'auois ny promis ny espéré. Il n'est ;<
plus temps de regimber quand on s'est laissé entrauer. Il faut pru-
demment mcsnager sa liberté : mais depuis qu'on s'est snhmis à
robligalion, il s'y faut tenir soubs les loix du debuoir commun,
aumoins s'en efforcer. Ceux (jui entreprennent ce marché pour s'y
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 201
ou de sa maîtresse, il préfère voir arriver une mésaventure hon-
teuse? quelle est celle des deux dont l'infortune l'affligerait le plus?
à laquelle il désire le plus de grandeur? il n'y a pas de doute que
ce ne soit à celle qui lui est unie par un mariage en bonnes condi-
tions.
Par cela même qu'on en voit si peu de bons, on peut en appré-
cier le prix et la valeur. Tout bien considéré, il n'est rien dans
notre société qui soit plus beau qu'un tel mariage. C'est là une ins-
titution dont nous ne pouvons nous passer et nous l'avilissons à
qui mieux mieux; il en advient comme de ce qui se voit aux cages
d'oiseaux : ceux qui sont dehors, se désespèrent de n'y pouvoir en-
trer; ceux qui sont dedans, ont le même désir d'en sortir. Socrate
auquel on demandait ce qui valait le mieux de prendre femme ou
de n'en pas prendre, répondit : « Que vous fassiez l'un ou l'autre,
vous vous en repentirez. » C'est une association de laquelle on peut
justement dire : « L'homme est à l'homme, ou un dieu (Cécilius), ou
un loup {Plante) » ; il faut que de nombreuses qualités se rencon-
trent pour la créer. En ce temps-ci, les âmes simples chez le peu-
ple s'y prêtent volontiers, parce que les plaisirs, la curiosité et
l'oisiveté n'occupent pas en eux une place prépondérante; par con-
tre, les caractères portés à la débauche, comme est le mien, qui
sont rebelles à toutes liaisons et obligations de quelque nature que
ce soit, y sont moins propres : « Il m'est plus doux de vivre exempt
de cette chaîne [Pseudo-Gallus). »
Montaigne a cédé à l'exemple et aux usages, mais il ré-
pugnait au mariage ; il en a, nonobstant, observé les lois à.
un degré dont il ne se croyait pas capable ; ceux qui se
marient avec la résolution contraire ont grand tort. — A
suivre mon inclination naturelle, je me serais enfui plutôt que d'é-
pouser la sagesse en personne, si elle m'eût voulu; mais nous avons
beau dire, les coutumes et les usages admis de tous nous entraînent.
La plupart de mes actes sont une conséquence des exemples que j'ai
eus sous les yeux, bien plus qu'ils ne découlent de mes préférences;
à celui-ci notamment je ne suis pas venu de moi-même, on m'y a
amené; j'y ai été porté par des circonstances qui y étaient étrangè-
res, car même les choses qui présentent des inconvénients peuvent,
par le fait de quelques particularités et accidents, devenir accepta-
bles, et il n'en est aucune si laide, si vicieuse, si évitable soit-elle,
qui ne puisse en arriver là, tant les dispositions de l'homme sont
versatiles. J'y ai été porté, certainement plus mal préparé alors et
plus à contre-cœur que je ne le suis aujourd'hui après en avoir
essayé; et, pour si licencieux qu'on me tienne, j'ai, en vérité, plus
sévèrement observé les lois du mariage que je ne l'avais promis et
espéré. Il n'est plus temps de se montrer récalcitrant, quand on
s'est laissé entraver; il faut se garder d'engager imprudemment sa
liberté, mais après qu'on en a accepté les obligations, il faut obser-
ver les lois d'un devoir qui est réciproque, ou au moins faire effort
à cet effet. — Ceux qui se prêtent à ce marché avec des sentiments
202 ESSAIS DE MONTAIGNE.
porter auec hayne et mespris, font iniustemenl et incommodément.
Et cette belle règle que ie voy passer de main en main entre elles,
comme vn sainct oracle,
Sers ton mary comme ton maistre,
El l'en garde comme d'vn traistre :
qui est à dire : Porte toy enuers luy, d'vne reuerence contrainte,
ennemye, et deffiante (cry de guerre et de deffi) est pareillement
iniurieuse et difficile. le suis trop mol pour desseins si espineux. A
dire vray, ie ne suis pas arriué à cette perfection d'habileté et ga-
lantise d'esprit, que de confondre la raison auec l'iniustice, et met-
tre en risée tout ordre et règle qui n'accorde à mon appétit. Pour
hayr la superstition, ie ne me iette pas incontinent à l'irréligion. Si
on ne fait tousiours son debuoir, au moins le faut il tousiours
aymer et recognoistre : c'est trahison, se marier sans s'espouser.
Passons outre. Nostre poëte représente vn mariage plein d'ac-
cord et de bonne conuenance, auquel pourtant il n'y a pas beaucoup
de loyauté. A il voulu dire, qu'il ne soit pas impossible de se ren-
dre aux efforts de l'amour, et ce neantmoins reseruer quelque de-
uoir enuers le mariage : et qu'on le peut blesser, sans le rompre
tout à à faict? Tel valet ferre la mule au maistre qu'il ne hayt pas
pourtant. La beauté, l'oportunité, la destinée (car la destinée y met
aussi la main)
Fatum est in partibus illis
Quas sinus abscondil : nam si libi sidéra cessent,
Nil faciet longi mensura incognita nerui,
l'ont attachée à vn estranger : non pas si entière peut estre, qu'il
ne luy puisse rester quelque liaison par où elle tient encore à son
mary. Ce sont deux desseins, qui ont des routes distinguées, et non
confondues. Vne femme se peut rendre à tel personnage, que nul-
lement elle ne voudroit auoir espousé : ie ne dy pas pour les condi-
tions de la fortune, mais pour celles mesmes de la personne. Peu
de gens ont espousé des amies qui ne s'en soient repentis. Et ius-
ques en l'autre monde, quel mauuais mesnage fait Jupiter avec sa
femme, qu'il auoit premièrement pratiquée et iouy»' par amou-
rettes? C'est ce qu'on dit, chier dans le panier, pour après le met-
tre sur sa teste. l'ay veu de mon temps en quelque bon lieu, guérir
hoDteusement et dcshonnestement, l'amour, par le mariage : leè
considérations sont trop autres. Nous ayraons, sans nous empes-
cher deux choses diuerses, et qui se contrarient. Isocrates disoit,
que la ville d'Athènes plaisoit à la mode que font les dames qu'on
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 203
de haine et de mépris, en agissent d'une façon fort injuste, qui de-
viendra pour eux une source de difficulté; et les femmes qui accep-
tent comme un oracle sacré, cette belle règle que je les vois se
passer de mains en mains : « Sers ton mari comme ton maître, et
t'en garde comme d'un traître », ce qui veut dire : « Conserve vis-à-
vis de lui une déférence contrainte, hostile et méfiante », se rallient
à un cri de guerre et de défi qui, lui aussi, est injurieux et sera la
source de relations difficiles. Je n'ai pas assez d'énergie pour me
jeter dans une voie aussi épineuse; et à vrai dire, je n'en suis pas
encore arrivé à cette perfection d'habileté et de galanterie d'esprit
qui fait confondre raison avec injustice, et tourner en ridicule tout
ordre, toute règle qui ne s'accordent pas avec mes désirs; de ce
que je hais la superstition, je ne me jette pas, tète baissée, dans
l'irréligion. Si on ne satisfait pas toujours au devoir, encore faut-il
toujours le reconnaître et l'aimer; et c'est une trahison que de se
marier, sans remplir ses obligations conjugales. Assez sur ce point,
continuons.
Différence entre le mariage et l'amour; une femme peut
céder à un homme dont elle ne voudrait pas pour mari.
— Virgile nous dépeint un mariage où règne l'accord, qui satisfait
aux convenances et dans lequel cependant il n'y a pas beaucoup de
loyauté. A-t-il voulu dire qu'il n'est pas impossible de céder aux
instigations de l'amour, tout en se réservant de satisfaire dans une
certaine mesure aux devoirs matrimoniaux ; qu'on peut manquer à
ces devoirs, sans s'y dérober tout à fait? il y a des valets qui volent
leurs maîtres, sans pour cela les haïr! — La beauté, l'opportunité,
la destinée, car la destinée y met aussi la main : « 1/ y a une fatalité
qui pèse sur ces organes que cachent nos vêtements, car si les astres ne
te protègent, il ne te servira de rien d'avoir les plus belles apparences
de virilité (Juvénal) », toutes ces causes font que l'épouse s'atta-
che à un étranger, sans se livrer pourtant si complètement à lui
qu'il ne subsiste encore quelque lien par lequel elle tient à son mari.
Ce sont là deux idées distinctes, qui procèdent différemment et
ne sauraient être confondues : Une femme peut se donner à tel indi-
vidu qu'elle ne voudrait absolument pas pour époux, je ne dis pas
en raison seulement de sa situation dans le monde, mais pour lui-
même. Peu de gens ont épousé des amies, qui ne s'en soient repentis ;
cela se voit jusque dans l'autre monde; quel mauvais ménage a fait,
dit-on, Jupiter avec sa femme qu'il avait connue avant le mariage et
avec laquelle il avait déjà fait l'amour! C'est ce qui se traduit par :
« Se soulager dans un panier et le mettre ensuite sur sa tête. »
J'ai vu de mon temps dans des milieux fort honorables le mariage
mettre fin à l'amour entre personnes qui le pratiquaient d'une fa-
çon immorale et scandaleuse ; c'est qu'aussi ce sont là deux états
qui relèvent de considérations qui sont bien loin d'être les mêmes.
Nous sommes portés, de nous-mêmes, à deux choses différentes et
qui se contrarient. Isocrate disait qu'Athènes était une ville qui
plaisait, à la mode de ces femmes qu'on fréquente parce qu'elles
204 ESSAIS DE MONTAIGNE.
sert par amour, chacun aymoil à s'y venir promener, et y passer
son temps : nul ne Taymoit pour l'espouser : c'est à dire, pour s'y
habituer et domicilier, l'ay auec despil, veu des maris hayr leurs
femmes, de ce seulement, qu'ils leur font tort. Aumoins ne les faut
il pas moins aymer, de noslre faute : par repentance et compassion
aumoins, elles nous en deuroient estre plus chères. Ce sont fins
différentes, cl pourtant compatibles, dit-il, en quelque façon. Le
mariage a pour sa part, rvtilité, la iustice, l'honneur, et la cons-
tance : vn plaisir plat, mais plus vniuersel. L'amour se fonde au
seul plaisir : et l'a de vray plus chatouilleux, plus vif, et plus aigu :
vn plaisir attizé par la difficulté : il y faut de la piqueure et de la
cuison. Ce n'est plus amour, s'il est sans flèches et sans feu. La
libéralité des dames est trop profuse au mariage, et esmousse la
poinctc de l'affection et du désir. Pour fuir à cet inconuenient,
voyez la peine qu'y prennent en leurs loix Lycurgus et Platon,
Les femmes n'ont pas tort du tout, quand elles refusent les règles
de vie, qui sont introduites au monde : d'autant que ce sont les
hommes qui les ont faictes sans elles. Il y a naturellement de la
brigue et riotte entre elles et nous. Le plus estroit consentement
que nous ayons auec elles, encores est-il tumultuaire et tempes-
tueux. A l'aduis de nostre autheur, nous les traictons inconsidéré-
ment en cecy. Apres que nous auons cogneu, qu'elles sont sans
comparaison plus capables et ardentes aux effects de l'amour que
nous, et que ce prestre ancien l'a ainsi tesmoigné, qui auoit esté
tantost homme, tantost femme :
Venus huic erat vlraque nota.
Et en outre, que nous auons appris de leur propre bouche, la
preuue qu'en firent autrefois, en diuers siècles, vn Empereur et vnc
Emperiere de Rome, maislres ouuriers et fameux en cette beson-
gne : luy despucela bien en vne nuict dix vierges Sarmates ses
captiues : mais elle fournit reelement en vne nuict, à vingt et cinq
entreprinses, changeant de compagnie selon besoing et son goust,
Adhuc ardens rigidse tentigine vulux :
Et lassala viris, nondum satiata recessit.
Et que sur le différent aducnu à Cateloigne, entre vne femme, se
plaignant des efforts trop assiduelz de son mary (non tant à mon
aduis qu'elle en lust incommodée, car ie ne crois les miracles qu'on
foy, comme pour retrancher soubs ce prétexte, et brider on <o
mesme, qui est l'action fondamentale du mariage, l'authorité des
maris enucrs leurs femmes : et pour montrer que leurs hergnes, et
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 203
se prêtent à l'amour; chacun aimait à s'y promener et à y passer
un moment, mais nul ne l'aimait en vue de l'épouser, c'est-à-dire
pour y élire domicile et y passer sa vie. — J'ai vu avec dépit des
maris haïr leurs femmes, pour cette seule raison qu'ils avaient des
torts envers elle. Au moins ne faudrait-il pas les aimer moins parce
qu'on s'est mis en faute ; le repentir et la compassion devraient
au contraire nous les rendre plus chères.
Nos lois sont trop sévères envers les femmes; nous vou-
lons qu'elles maîtrisent leurs désirs plus ardents que les
nôtres que nous n'essayons pas même pas de modérer.
— Les buts poursuivis sont autres, ajoutait Isocrate, sans toutefois
être incompatibles. Le mariage a pour lui son utilité, sa légitimité,
son honorabilité, sa permanence; il procure un plaisir modéré,
mais qui s'étend à tout. L'amour, lui, ne vise que le plaisir, mais il
est vrai qu'il est plus excitant, plus vif, plus pénétrant ; c'est un
plaisir qu'attise la difficulté et où il faut du piquant, du mordant;
ce n'est plus l'amour, s'il n'a ni ses flèches, ni son feu. Dans le ma-
riage, les dames se donnent à nous avec trop de prodigalité, ce qui
émoussc l'acuité de notre affection et de nos désirs. Voyez combien,
pour éviter cet inconvénient, Lycurgue et Platon se donnent de
peine dans leurs lois.
Les femmes ne sont pas du tout dans leur tort, quand elles refu-
sent de reconnaître les règles de conduite qu'a posées la société,
d'autant que ces règles faites par les hommes, l'ont été sans leur
participation. Par la force même des choses, ce sont constamment
entre elles et nous des finasseries et de petites querelles; et dans
les moments mêmes où, d'un consentement réciproque, nous sommes
le plus étroitement unis à elles, il y a désordre et dispute. De l'avis
de ce môme Isocrate, nous ne tenons pas suffisamment compte de
ce que nous savons cependant bien, que la femme est, sans compa-
raison, plus ardente que l'homme aux effets de l'amour. Ce prêtre
de l'antiquité, qui fut tantôt homme, tantôt femme et « connaissait
les plaisirs des deux sexes {Ovide) », en a témoigné. — Nous avons
aussi à cet égard les déclarations que nous tenons de leur propre
bouche, faites autrefois en des siècles différents, par un empereur
et une impératrice de Rome, passés maîtres et des plus fameux en
la matière : lui, en une nuit, dépucela il est vrai jusqu'à dix vierges
sarmates ses captives; mais elle, dans le même laps de temps, se
livra bel et bien vingt-cinq fois, changeant de compagnie suivant
qu'il en était besoin, ou que la fantaisie l'en prenait : ^( jusqu'à ce
que, épuisée mais non rassasiée, elle dût s'arrêter bmlante encore de
volupté (Juvénal) ». — Relevons également le différend soulevé en
Catalogne par une femme qui se plaignait des assauts par trop ré-
pétés qu'elle avait à subir de la part de son mari; plainte moti-
vée, suivant moi, moins par l'incommodité qu'elle en éprouvait
(c'eût été là un miracle et je ne crois aux miracles qu'en matière de
foi), que pour, en se soustrayant partiellement sous ce prétexte à cet
acte base fondamentale du mariage, contester l'autorité du mari sur
206 ESSAIS DE MONTAIGNE.
leur malignité passent outre la couche nuptiale, et foulent aux pieds
grâces et douceurs mesnies de Venus) à laquelle plainte, le mary
respondoit, homme vrayement brutal et desnaturé, qu'aux iours
mcsme de ieusue il ne s'en srauroit passer à moins de dix : inttMuint
ce notable arrest de la Royne d'Aragon : par lequel, après meure •
délibération de conseil, cette bonne Royne, pour donner règle et
exemple à tout temps, de la modération et modestie requise en vu
iuste mariage : ordonna pour bornes légitimes et nécessaires, le
nombre de six par iour : relaschanl et quitant beaucoup du besoing
et désir de son sexe, pour establir, disoit-elle, vne forme aysee, et i
par conséquent permanante et immuable. Eu quoy s'escrient les
docteurs, quel doit estre Tappetit et la concupiscence féminine,
puisque leur raison, leur reformalion, et leur vertu, se taille à ce
prix? considerans le diuers iugcment de nos appétits. Car Solon
patron de l'eschole légiste ne taxe qu'à trois fois par mois, pour ne •
faillir point, cette hantise coniugale. Apres avoir creu, dis-ie, et
presché cela, nous sommes allez, leur donner la continence pecu-
lierement en partage : et sur peines dernières et extrêmes. Il
n'est passion plus pressante, que celte cy, à laquelle nous voulons
qu'elles résistent seules : non simplement, comme à vn vice de sa *
mesure : mais comme à l'abomination et exécration plus qu'à l'ir-
réligion et au parricide : et nous nous y rendons ce pendant sans
coulpe et reproche. Ceux mesme d'entre nous, qui ont essayé d'en
venir à bout, ont assez auoué quelle difficulté, ou pluslost impos-
sibilité il y auoit, vsant de remèdes matériels, à mater, afîoiblir et •
refroidir le corps. Nous au contraire, les voulons saines, vigo-
reuses, en bon point, bien nourries, et chastes ensemble : c'est à
dire, et chaudes et froides. Car le mariage, que nous disons auoir
charge de les empescher de brûler, leur aporte peu de refraiciiis-
seraent selon nos mœurs. Si elles en prennent vn, à qui la vigueur i
de l'aage boult encores, il fera gloire de l'espandre ailleurs.
su tandem pudor, aul eamus in tus,
Mullis menluln millibus redempta,
Non est hme lua, liasse, vcndidisti.
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 207
la femme et montrer que l'humeur querelleuse et la malice de ce
sexe vont plus loin que la couche nuptiale et foulent aux pieds jus-
qu'aux dons et aux douceurs dont nous sommes redevables à Vénus.
A cette plainte, le mari, doué, à la vérité, d'un tempérament excep-
tionnellement brutal, répondait que, même les jours de jeûne, il ne
savait se passer de l'approcher moins de dix fois. L'affaire donna
lieu à cet arrêt singulier de la reine d'Aragon, rendu après mûre
délibération du conseil, par lequel cette bonne souveraine, afin
d'établir une règle et fixer les idées sur la modération et la réserve à
apporter en tous temps, dans les rapports entre époux légalement
unis, ordonnait comme limite légitime et nécessaire de ces rappro-
chements le nombre de six par jour ; le dit arrêt, disait la reine,
restreignant et sacrifiant de beaucoup les besoins et les désirs de
son sexe « pour établir une règle d'application facile et par con-
séquent permanente et immuable «. Sur quoi, les docteurs compa-
rant ces besoins avoués à ceux de l'homme, de s'écrier : « Quels
doivent donc être l'appétit et l'ardeur amoureuse de la femme, puis-
qu'il faut en arriver à ce degré, pour y satisfaire dans des conditions
raisonnables, prévenir tout écart et sauvegarder leur vertu », alors
que Solon, le modèle de ceux qui veulent que toute chose soit ré-
glée par la loi, ne taxe cette fréquentation de la femme par le mari
qu'à trois fois par mois, afin que celui-ci soit toujours en mesure de
remplir ce devoir! — Et c'est, dis-je, nonobstant cette donnée, et
tout en admettant que chez la femme les besoins de cette nature
sont plus grands que chez l'homme, que nous avons été leur impo-
ser la continence, à elles exclusivement, allant jusqu'à édicter à cet
égard les châtiments les plus sévères et même la peine de mort.
Il n'y a pas de passion plus impérieuse, et nous nous op-
posons à ce qu'elles en tempèrent les effets ou reçoivent
entière satisfaction. — Il n'y a pas de passion plus impérieuse
que celle-ci à laquelle nous voulons qu'elles seules résistent, non
simplement dans la mesure que cela comporte, mais comme à un
vice abominable, exécrable, pire que l'irréligion et le parricide;
tandis que nous autres hommes, nous nous y abandonnons sans
que ce soit pour nous une faute, sans que cela nous vaille un re-
proche. Ceux d'entre nous qui ont essayé d'en triompher, ont assez
avoué quelle difficulté ils ont éprouvée, ou plutôt en quelle impossi-
bilité ils ont été d'y parvenir, bien qu'ayant eu recours à un régime
spécial pour mater, affaiblir et refroidir les révoltes de la chair;
et elles, nous les voulons, au contraire, bien portantes, vigoureuses,
bien à point, en bonnes dispositions et chastes tout à la fois;
c'est-à-dire chaudes et froides en même temps! — Le mariage qui,
à ce que nous prétendons, doit les empêcher de se consumer, leur
procure en l'état de nos mœurs bien peu d'apaisement : si le
mari qu'elles prennent est encore à un âge où le sang bouillonne,
il se fera gloire de se dépenser ailleurs : « Aie enfin de la pu-
deur, Bassus, ou allons en justice; tu m'as vendu cet organe, je l'ai
payé très cher, il n'est donc plus à toi (Martial). )> C'est à bon droit
208 ESSAIS Ï)E iMONTAIGNE.
Le philosophe Polemon fui iustement appelle on iuslice par sa
femme, de ce qu'il alloit semant <m vn «liamp stérile le fruict deu
au champ génital. Si c'est de ces autres cassez, les voyla en plein
mariage, de pire condition que vierges et vefues. Nous les tenons
pour bien fournies, par ce qu'elles ont vn homme auprès. Comme .
les Romains lindrent pour vioUee Clodia Lœta, vestale, que Cali-
gula auoit approchée, encore qu'il fust aueré, qn'il ne l'auoit qu'ap-
prochée. Mais au rebours; on recharge par là, leur nécessité :
d'autant que lattouchenienl et la compagnie de quelque masle que
ce soit, esueille leur chaleur, qui demcureroit plus quiète en la «
solitude. Et à cette fin, comme il est vray-serablable, de rendre par
cette circonstance et considération, leur chasteté plus méritoire.
Boleslaus et Kinge sa femme, Rojs de Poulongne, la vouèrent d'vn
commun accord, couchez ensemble, le iour mesme de leurs nopces :
et la maintindrent à la barbe des commoditez maritales. Nous .
les dressons dés l'enfance, aux entremises de l'amour : leur grâce,
leur attifTeure, leur science, leur parole, toute leur instruction, ne
regarde qu'à ce but. Leurs gouuernantes ne leur impriment autre
chose que le visage de l'amour, ne fust qu'en le leur représentant
continuellement pour les en desgoustcr. Ma flile, c'est tout ce que -2
i'ay d'enfans, est en l'aage auquel les loix excusent les plus eschauf-
fees de se marier. Elle est d'vne complexion tardlue, mince et
molle, et a esté par sa mère esleuee de mesme, d'v^e forme retirée
et particulière : si qu'elle ne commence encore qu'à se desniaiser
de la naifueté de l'enfance. Elle lisoit vn liure François deuant moy : .
le mot de, fouteau, s'y rencontra, nom d'vn arbre cogneu : la
femme qu'ell' a pour sa conduitte, l'arresta tout court, vn peu ru-
dement, et la fit passer par dessus ce mauuais pas. le la laissay
faire, pour ne troubler leurs règles : car ie ne m'cmpesche aucune-
ment de ce gouuernement. La police féminine a vn train mystérieux, 3
il faut le leur quitter. Mais si ie ne me trompe, le commerce de
vingt laquays, n'eust sçeu imprimer en sa fantasie, de six raoys,
l'intelligence et vsage, et toutes les conséquences du son de ces
syllabes scelerees, comme fit cette bonne vieille, par sa repri-
mende et son interdiction.
Molus iloceri yandet lonicos
Malura virgo, et frangilur arluhus,
lam nnno, et incestos amorex
De (cnero meditalur vngui,
Qu'elles se dispensent vn peu de la cérémonie, qu'elles entrent en ^
lilit'Hé de discours, nous m; sununes qu'enfans au prix d'elles, en
TRADUCTION. — LIV. IH, CH. V. 209
que Polémon le philosophe fut cité en justice par sa femme,
parce qu'il allait semant en terrain stérile la semence qu'il eût dû
répandre en terrain propice à la fécondation. Quant aux femmes
qui épousent des hommes usés, elles sont, bien que mariées, dans
une condition pire que les vierges et les veuves. Nous les tenons
pour suffisamment loties, dès qu'elles ont un homme auprès d'elles,
comme firent les Romains quand ils tinrent pour violée Clodia Laeta
que Caligula avait approchée, quoiqu'il fût avéré qu'il ne l'avait pas
possédée, tandis qu'au contraire, par là, on avive en elles ce besoin
de la nature, l'attouchement et la compagnie d'un mâle quel qu'il
soit, réveillant la chaleur de leurs sens, qui demeureraient plus
calmes si on les laissait seules. Aussi, est-ce vraisemblablement
dans le but de rendre, par ce moyen et ses effets, leur chasteté plus
méritoire, que Boleslas roi de Pologne et Kinge sa femme, selon un
vœu formé de commun accord le jour même de leurs noces, se pri-
vèrent, bien que couchant ensemble, ce jour-là et à tout jamais, des
satisfactions que leur permettait le mariage.
L'éducation qu'on donne aux jeunes filles, tout opposée
à ce qu'on exige d'elles, éveille constamment en elles ce
sentiment; elles n'entendent parler que d'amour et ce qu'on
leur en cache, souvent maladroitement, elles le devinent.
— Nous les formons dès l'enfance en vue de les préparer à l'amour;
leurs grâces, leur parure, leur savoir, leur langage, toute leur édu-
cation sont dirigés en conséquence ; leurs gouvernantes ne cessent
d'en entretenir leur imagination, ne serait-ce qu'en s'appliquant
continuellement à les en dégoûter. Ma fille (le seul enfant que
j'aie) est à l'âge où les lois tolèrent que se marient celles chez les-
quelles les sens parlent de bonne heure; son développement est
tardif, elle est fluette et d'un tempérament lymphatique, contre le-
quel ne réagit pas sa mère qui l'élève près d'elle, la produisant
peu, si bien qu'elle ne fait que commencer à se défaire des naïve-
tés de l'enfance. Elle lisait ces jours-ci, devant moi, un livre fran-
çais où se rencontrait le mot « fouteau >», qui sert parfois à dési-
gner un arbre assez connu ; la femme chargée de s'occuper d'elle,
l'arrêta court et assez rudement sur ce mot à double sens, lui fai-
sant sauter le passage scabreux où il figurait. Je la laissai faire
pour ne pas troubler sa manière ordinaire de procéder dans la-
quelle je n'interviens pas; mais il faut convenir que la direction
imprimée à la femme est bien singulière et qu'elle est à changer.
Ou je me trompe bien, ou la fréquentation de vingt laquais pendant
six mois n'aurait pas fait travailler l'imagination de ma fille pour
trouver l'usage et la signification de l'autre sens de ces syllabes
incriminées, comme le fit cette bonne vieille par sa réprimande et
son interdiction de les prononcer : « La vierge nubile se plaît à ap-
prendre des danses lascives, jusqu'à s'en courbaturer les membres;
elle rêve dès l'enfance à des amours impudiques {Uorace). » — Lors-
que les femmes viennent à se relâcher un peu de leur attitude céré-
monieuse, qu'elles se laissent aller à parler en toute liberté, nous
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. III. 14
210 ESSAIS DE MONTAIGNE.
celle science. Oyez leur represenlei' nos poiirsuittes et nos ontre-
liens : elles vous font bien ooj,'noistre que nous ne leur apportons
rien, qu'elles n'ayent sçeu et digen'' sans nous. Seroit-ce ce que dit
Platon, qu'elles ayent esté garçons desbauchez autresfois? Mon
oreille se rencontra vn iour en lieu, où elle pouuoit desrober aucun
des discours faicls entre elles sans soupçon :que ne puis-ie le dire?
Nostre dame, (fls-ie), allons à cette heure estudier des frases d'A-
madis, et des registres de Boccacc et de TAretin, pour faire les
habiles : nous employons vrayemcnt bien notre temps : il n'est ny
parole, ny exenjple, ny démarche qu'elles ne sçachent mieux que
nos liures. C'est vue discipline (\m naist dans leurs veines,
El menlem Venus ïpsa dédit,
que ces bons maistres d'escole, nature, ieunesse, et santé, leur
soufllcnl ciMitinuellement dans l'ame. Elles n'ont que faire de l'ap-
prendre, elles l'engendrent.
A'ec tantum niueo gauisa est ulla columbo
Compar, vel si quid dicitur improbitis,
Oscuia mordunli semper decerpere rostro.
Quantum prœcipuè muHiuola est mulier.
Qui n'eust tenu vn peu en bride cette naturelle violence de leur
(lesir, par la crainte et honneur, dequoy on les a pourueuës, nous
estions diffamez. Tout le mouuement du monde se resoult et rend
à cet accouplage : c'est vue matière infuse par tout : c'est vn centre
où toutes choses regardent. On void encore des ordonnances de la
vieille et sage Rome, faictcs pour le seruice de l'amour : et les
préceptes de Socrates, à instruire les courtisanes.
Necnon libelli Stoici inter serions
lacère puluillos amant.
Zenon parmy les loix, regloit aussi les escarquillcmcns, et les se-
cousses du dépucelage. De quel sens estoit le liure du philosophe
Slrato, de la coni(»nction charnelle? Et dequoy trailtoil Theo-
phraste, en ceux qu'il intitula, Ivn l'Amoureux, l'autre de l'Amour?
I)e(pioy Arislippiis au sien, des anciennes délices? Que veulent pré-
tendre les descriptions si estendues et viucs en Platon, des amours
de son temps? Et le liure de l'Amoureux, de Dcmelrius Phalereus :
et Clinias, ou l'Amoureux forcé de Heraclides Ponticus? El d'Anlis-
Iheues, celuy de faire les enfants, ou des nopces : et l'autre, du
maislre ou do l'Amanl? El d'Arislo, celuy, des exercices amoiueux?
«le Cleanlhes, vn de l'Amoin-, l'autre de l'art d'aymer? Les dialo-
gues amoureux di; Splierus? Et la fable de lupiler et luno de
Chrysippus, eshonlee au delà de luide soiilfrance? El ses cinquante
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 2tl
ne sommes que des enfants, comparés à elles, sous le rapport de
ce qu'elles savent sur ce sujet. Écoutez-les causer de nos pour-
suites et des propos que nous leur tenons, vous arriverez bien-
tôt à vous convaincre que nous ne leur apprenons rien qu'elles ne
sachent et sur quoi elles ne soient éclairées autrement que par
nous. Serait-ce, comme le dit Platon, parce que, dans une vie an-
térieure, elles ont été garçons et adonnées à la débauche? Je me
trouvais une fois dans un endroit, d'où j'entendais, sans que ma
présence pût être soupçonnée, une conversation qu'elles tenaient;
que ne puis-je la reproduire? Sainte Vierge, me dis-je, nous pou-
vons bien, à cette heure, pour acquérir de l'habileté, étudier les
phrases d'Amadis et les vocabulaires de Boccace et de l'Arétin, c'est
vraiment bien employer notre temps ! Il n'est pas un mot, pas un
acte, pas une rouerie qu'elles ne connaissent mieux que nos livres
ne les relatent; elles ont cela dans le sang, « Vénus elle-même le
leur a inspiré {Virgile) « ; ces bons maîtres décote que sont la na-
ture, la jeunesse, la santé le leur soufflent continuellement dans
l'âme, elles n'ont que faire de l'apprendre, elles l'engendrent : « /a-
mais colombe, ou tel autre oiseau phis lascif encore que vov^ pourrez
nommer, n'a, par de douces morsures, sollicité plus amoureusement les
baisers, qu'une femme qui s'abandonne à sa passion {Catulle). »
Du reste, c'est Tamour, c'est runion des sexes qui est la
grande affaire de ce inonde; aussi ne faut-il pas s'étonner
si les plus grands philosophes ont écrit sur ce sujet. — Si
la fougue naturelle de leurs désirs n'eût été un peu tenue en bride
par la crainte et les idées d'honneur qu'on leur a inculquées, nous
prêterions tous au ridicule. Tout le mouvement du monde a cette
conjonction des sexes pour objectif et aboutit à elle ; elle se re-
trouve partout; elle est le centre vers lequel tendent toutes choses.
Il subsiste encore des ordonnances de Rome antique et sage, trai-
tant de questions afférentes à l'amour; Socrate donne des pré-
ceptes pour l'instruction des courtisanes ; « souvent ces petits livres
qui tiennent sur les coussins de soie de nos belles, sont l'ouvrage de
Stoïciens {Horace) ». Zenon, dans ses lois, va jusqu'à parler des
écarquillements et des secousses qui se produisent dans le dépu-
celage. Sur quoi portaient le livre du philosophe Straton, intitulé
« l'Œuvre de chair » ; ceux de Théophraste ayant pour titre, l'un
« l'Amoureux », l'autre « de l'Amour »; celui d'Aristippe, « Délices
des temps passés » ? A quoi tendaient les descriptions si étendues,
si imagées de Platon, des pratiques amoureuses * autrement éhon-
tées, auxquelles on se livrait de son temps; l'ouvrage « de l'A-
moureux», de Démétrius de Phalère; « Clinias, ou l'amoureux mal-
gré lui », d'Héraclide du Pont; celui d'Antisthène, « des Noces ou
l'art de faire les enfants »; et cet autre du même auteur, « du
Maître et de l'amant »; celui d'Ariston, « des Ébats amoureux »;
ceux de Cléanthe, « de l'Amour » et « de l'Art d'aimer » ; les dia-
logues amoureux de Sphéreus; la fable, effrontée au dernier point,
de Jupiter et de Junon, par Chrysippe, et les cinquante lettres si
212 ESSAIS DE MONTAIGNE.
episircs si lasciues? le veux laisser à part les escrits des philoso-
phes, qui ont suiuy la secte d'Epicunis protectrice de la volupté.
CiiKiiiantf deilez estoienl au temps passé asseniies à cet office. Et
s'est trouué nation, où pour endormir la concupiscence de ceux qui
venoient à la deuotion, on tenoit aux temples des garses à iouyr
et estoit acte de cérémonie de s'en seruir auant venir à roflice :
Nimirum propter continentiam incontinentia necessaria est, incen-
dium igiiibus extinguitur. En la plus part du monde, cette partie
de nostre corps estoit déifiée. En mesme prouince, les vns se l'es-
corchoient pour en offrir et consacrer vn lopin : les autres offroient
et consacroient leur semence. En vne autre, les ieunes hommes se
le perçoient publiquement, et ouuroient en dinars lieux entre chair
et cuir, et Irauersoient par ces ouuertures, des brochettes, les plus
longues et grosses qu'ils pouuoient souffrir : et de ces brochettes
faisoient après du feu, pour offrande à leurs Dieux : estimez peu
vigoureux et peu chastes, s'ils venoient à s'estonner par la force de
cette cruelle douleur. Ailleurs, le plus sacré magistrat, estoit re-
ueré et recogneu par ces parties là. Et en plusieurs cérémonies
l'effigie en estoit portée en pompe, à l'honneur de diuerses diuini-
lez. Les dames ^gyptienijes en la feste des Bacchanales, en por-
toient au col vn de bois, exquisement formé, grand et pesant,
chacune selon sa force : outre ce que la statue de leur Dieu, en re-
presentoit, qui surpassoit en mesure le reste du corps. Les femmes
mariées icy près, en forgent de leur couurechef vne figure sur leur
front, pour se glorifier de la iouyssance qu elles en ont : et venant
à estre vefues, le couchent en arrière, et enseuelissent soubs leur
coiffure. Les plus sages matrones à Rome, estoient honnorees d'of-
frir des fieurs et des couronnes au Dieu Priapus. Et sur ses parties
moins honnestes, faisoit-on soir les vierges, au temps de leurs
nopces. Encore ne sçay-ie si i'ay veu en mes iours quelque air de
pareille deuotion. Que vouloit dire cette ridicule pièce de la chaus-
sure de nos pères, qui se voit encore en nos Suysses? A quoy faire,
la montre que nous faisons à cette heure de nos pièces en forme,
soubs nos- grrcgues : et souuent, qui pis est, outre leur grandeur
naturelle, par fauceté et imposture? Il me prend enuie de croire,
que celle sorte de vestement fut inuentee aux meilleurs et plus
cons<:icntleux siècles, pour ne piper le monde : pour que chacun
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 213
lascives qu'il a écrites? Je laisse de côté les ouvrages des philo-
sophes de l'école d'Épicure, qui était favorable à la volupté et la
prônait. — Aux temps anciens, cinquante divinités étaient pré-
posées à cet acte, et il a existé une nation où, pour endormir la
concupiscence de ceux qui venaient faire leurs dévotions, on avait
dans les temples des filles * et des garçons dont on pouvait se pro-
curer la jouissance; il entrait dans le cérémonial du culte, d'en
user avant d'approcher des autels : « Parce que l'incontinence est
nécessaire pour observer la continence, et que l'incendie s'éteint par
le feu. »
Dans l'antiquité, les organes de la génération étaient
déifiés; aujourd'hui comme alors, tout, du fait de Thomme
comme de celui de la nature, rappelle constamment l'a-
mour aux yeux de chacun. — Dans la majeure partie du monde,
cette pièce de notre corps était déifiée; dans une contrée, il y en
avait qui se l'écorchaieut pour en offrir et en consacrer quelque par-
celle à la divinité, tandis que c'était leur semence que d'autres of-
fraient et consacraient. Dans une autre région, les jeunes gens se
la perçaient en public et, dans les ouvertures ainsi pratiquées, in-
troduisaient, entre la peau et la chair, des broches en bois, les
plus longues et les plus grosses qu'ils pouvaient endurer, qu'ils
brûlaient ensuite en holocauste à leurs dieux; ceux qui tressail-
laient sous l'intensité de cette cruelle douleur, étaient jugés
n'être ni vigoureux, ni chastes. Ailleurs, la désignation du grand
pontife et la considération dont il jouissait, étaient basées sur la
dimension de cet organe, dont l'effigie, dans les cérémonies en
l'honneur de certaines divinités, était promenée en grande pompe.
— En Egypte, à la fête des Bacchanales, les dames en portaient
au cou une image en bois d'une grande richesse d'ornementation,
de fortes proportions et lourde suivant la force de chacune; en
outre, la statue du dieu en présentait un qui excédait presque en
dimension le reste du corps. — Près de nous, les femmes mariées
en font prendre, sur leur front, la forme à leur voilette, pour se
glorifier de la jouissance qu'elles en ont; et si elles deviennent
veuves, elles le rejettent en arrière sous leur coiffure où il se perd.
— A Rome, les matrones les plus sages tenaient à honneur d'offrir
des fleurs et des couronnes au dieu Priape; et, le jour de leurs
noces, on faisait asseoir celles qui étaient vierges sur les parties
les moins honnêtes de sa statue. — Je ne sais trop si, de nos jours,
on ne peut relever certaines pratiques se rattachant à cette même
dévotion? Quelle signification avait cette pièce ridicule des hauts
de chausses ou culotte de nos pères, qui se voit encore dans ceux
que portent nos Suisses? Dans quel but, à l'heure actuelle, faisons-
nous que, sous ce vêtement, nos parties génitales se dessinent d'une
façon si apparente et, ce qui est pire, accroissant souvent par ar-
tifice et imposture leur dimension naturelle? Je suis porté à croire
(jue cette disposition a été inventée dans des siècles meilleurs où
régnait plus de bonne foi qu'aujourd'hui, pour ne tromper per-
214 ESSAIS DE MONTAIGNE.
rendisl en piibliq compte do son faict. Les nations plus simples,
l'ont encore aucunement rapportant au vray. Lors on instruisoit la
science de rouurier, comme il se faict, de la mesure du bras ou du
pied. Ce bon homme qui on ma ieunosse, chastra tant de belles et
antiques statues en sa grande ville, pour ne corrompre la veuc,
suyuant l'aduis de cet autre antien bon homme,
Flagitij principium est nudare inler ducs corpora :
se deuoit aduiser, comme aux mystères do la bonne Déesse, toute
apparence masculine en estoit forclose, que ce n'estoit rien auancer,
s'il ne faisoit encore chastrer, et chenaux, et asnes, et nature en fin.
Omne adeo genus in terris, hominùmque, ferarùmque,
Et genus mquoreum, pecudes pictœque volucres.
In furias ignémque ruunt.
Les Dieux, dit Platon, nous ont fourni d'vn membre inobedient et
tyranniquc : qui, connne vn animal furieux, entreprend par la vio-
lence de son appétit, sousmettre tout à soy. De mesmes aux femmes
le leur, comme vn animal glouton et auide, auquel si on refuse
aliments en sa saison, il forcené impatient de delay; et soufflant
sa rage en leurs corps, emposche les conduits, arreste la respira-
tion, causant mille sortes de maux : iusques à ce qu'ayant hume le
fruit de la soif commune, il en ayt largement arrousé et ensemencé
le fond de leur matrice. Or se deuoit aduiser aussi mon législa-
teur, qu'à l'auanture est-ce vn plus chaste et fructueux vsagc, de
leur faire de bonne heure cognoistre le vif, que de le leur laisser
deuiner, selon la liberté, et chaleur de leur fantasic. Au lieu des
parties vrayes, elles en substituent par désir et par espérance,
d'autres extrauagantes au triple. Et tel de ma cognoissance s'est
perdu, pour auoir faict la descouuerte des siennes, en lieu où il
n'estoit encore au propre de les mettre en possession de leur plus
sérieux vsage. Quel dommage ne font ces énormes pourtraicts, que
les enfants vont semant aux passages et escalliers des maisons
Royalles? De là leur vient vn cruel mespris de nostre portée natu-
relle. Que sçait-on, si Platon ordonnant après d'autres republiques
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 215
sonne el (juc chacun apparût en public tel qu'il était, comme il ar-
rive encore chez les peuples de moeurs plus simples, qui portent
des vêtements accusant dans leur réalité les formes des parties
qu'elles recouvrent, ce qui permettait d'apprécier l'ouvrier par ce
dont il semblait capable, comme sous d'autres rapports nous le
jugeons d'après les proportions de son bras ou de son pied. — Ce
bonhomme qui, au temps de ma jeunesse, fit, dans sa capitale, châ-
trer tant de belles et antiques statues, pour qu'elles ne blessent
pas la vue, appliquant cette maxime de cet antre non moins pudi-
bond de l'antiquité : « C'est une cause de dérèglements, que d'étaler
en public des nudités [Enniiis) », eût dû s'aviser aussi que, comme
dans la célébration des mystères de la bonne déesse d'où tout ce
qui rappelait le sexe masculin était banni, cela ne l'avançait en
rien, s'il ne faisait encore châtrer les chevaux, les ânes, toute la
nature enfin : « Sur la terre, les hommes, les bêtes fauves, les ani-
maux domestiques; dans l'eau, les poissons; dans l'air, les oiseaux
aux mille couleurs, tout brûle, tout éprouve les fureurs de l'amour
{Virgile). » Les dieux, dit Platon, nous ont pourvus d'un membre
qui ne connaît pas l'obéissance et qui nous tyrannise; qui, comme
un auimal furieux, prétend, dans la violence de ses appétits, tout
soumettre à lui; les femmes ont pareillement le leur qui, à la fa-
çon d'un animal glouton et avide, délire quand on lui refuse des
aliments alors que le moment de lui en donner est venu, et ne
soulïre pas qu'on le fasse attendre; il fait passer en leur corps la
rage qui l'anime, il en trouble le fonctionnement, arrête la respira-
tion, est cause de mille maux de toutes sortes, jusqu'à ce qu'ayant
aspiré le fruit de la soif commune qui dévore et l'homme et la
femme, il en ait largement arrosé et ensemencé le fond de la ma-
trice.
Mieux vaudrait renseigner de bonne heure la femme sur
les choses de Tamour que de laisser son imagination tra-
vailler ; en somme, dans toutes les règles qu'il a édictées
à ce sujet, Thomme n'a que lui-même en vue. — Ce même
législateur, qui ordonna cet acte de vandalisme, eût bien dû s'a-
viser aussi que ce serait peut-être une mesure plus chaste et d'un
résultat plus certain, de renseigner de bonne heure les femmes sur
ce qui en est, plutôt que de laisser leur esprit livré à lui-même et,
plus ou moins échauffé, chercher à deviner; le désir, l'espérance
leur font substituer à la réalité des conceptions trois fois plus ex-
travagantes; j'ai connu quelqu'un qui s'est perdu, pour avoir fait
en lui la découverte de ce don de la nature en un lieu où il ne
convenait pas d'en user dans toute la mesure où, en vue du rôle
auquel il est destiné, nous en avons la possibilité. — Que de mal
font ces images monstrueuses que les enfants en tracent sur les
murs et les portes des édifices publics! cela induit la femme à un
cruel mépris à notre égard quand elle constate la disproportion
avec ce dont la nature nous a gratifiés. Sait-on si Platon n'a pas
été guidé par cette considération quand, à l'instar d'autres repu-
216 ESSAIS DE MONTAIGNE.
bien instituées que les hommes, femmes, vieux, ieunes, se présen-
tent nuds à la veuë les vns des autres, en ses gymnastiques, n'a pas
regardé à cela? Les Indiennes qui voyenl les hommes à crud, ont
aumoins rofroidy le sens de la veuë. Et quoy que dient les femmes
de ce grand royaume du Pegu, qui au dessous de la ceinture, n'ont
à se couurir qu'vn drap fendu par le deuant : et si estroit, que
quelque cerimonieuse décence qu'elles y cerchent, à chasquc pas on
les void toutes; que c'est vne inuention trouuee aux fins d'attirer
les hommes à elles, et les retirer des masles, à quoy cette nation
est du tout abandonnée : il se pourroit dire, qu'elles y perdent plus
qu'elles n'auancent : et qu'vne faim entière, est plus aspre, que
celle qu'on a rassasiée, au moins par les yeux. Aussi disoit Liuia,
qu a vne femme de bien, vn homme nud, n'est non plus qu'vne
image. Les Lacedemoniennes, plus vierges femmes, que ne sont
noz filles, voyoyent tous les iours les ieunes hommes de leur ville,
despouillez en leurs exercices : peu exactes elles mesmes à couurir
leurs cuisses en marchant : s'estimants, comme dit Platon, assez
couuertcs de leur vertu sans vertugade. Mais ceux là, desquels
parle Sainct Augustin, ont donné vn merueilleux effort de tentation
à la nudité, qui ont mis en double, si les femmes au iugement
vniuersel, resusciteront en leur sexe, et non plustost au noslre,
pour ne nous tenter encore en ce sainct estât. On les leurre en
somme, et acharne, par tous moyens. Nous eschauffons et incitons
leur imagination sans cesse, et puis nous crions au ventre. Confes-
sons le vray, il n'en est guère d'entre nous, qui ne craigne plus la
honte, qui luy vient des vices de sa femme, que des siens : qui ne
se soigne plus (esmerueillable charité) de la conscience de sa bonne
espousc, que de la sienne propre : qui n'aymast mieux estre voleur et
sacrilège, et que sa femme fust meurtrière et hérétique, que si elle
n'estoit plus chaste que son mary. Inique estimation de vices. Nous
et elles sommes capables de mille corruptions plus dommageables
et desnaturees, que n'est la lasciueté. Mais nous faisons et poisons
les vices, non selon nature, mais selon nostre interest. Par où ils
prennent tant de formes inégales. L'aspreté de noz décrets, rend
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 217
bliques dont les institutions sont des modèles, il ordonnait que,
dans les gymnases où se pratiquaient les exercices physiques, hom-
mes et femmes, quel que fût l'âge, se présentassent nus aux yeux
les uns des autres. — Les Indiennes qui, continuellement, voient
les hommes ainsi, se trouvent, de ce fait, avoir au moins un de leurs
sens, celui de la vue, qui échappe à toute exagération. Dans ce
grand royaume de Pégu, elles n'ont elles-mêmes, pour se couvrir,
à partir de la ceinture, qu'une bande d'étolfe fendue sur le devant
et tellement étroite que, quels que soient les efforts qu'elles peu-
vent faire pour sauvegarder la décence, à chaque pas elles sont
complètement à découvert. Bien qu'on dise que c'est là un usage
ayant pour but d'attirer les hommes à elles et de distinguer les
sexes chez ce peuple, où chacun est libre de s'abandonner à ses
instincts, il se pourrait que cette coutume aboutît à un effet con-
traire à ce que l'on en attend; la faim demeurée entière est plus
pénible à supporter que si elle a déjà été en partie satisfaite, comme
cela arrive dans le cas actuel, au moins par les yeux; c'est ce
qui faisait dire à Livie que, pour une honnête femme, un homme
nu n'est pas plus qu'une image. — Les Lacédémoniennes, qui,
femmes, étaient plus vierges d'imagination que ne sont nos filles,
voyaient tous les jours les jeunes gens de leur ville dépourvus de
tout vêtement, quand ils se livraient à leurs exercices; elles-mêmes
ne prenaient guère soin, quand elles marchaient, que leurs cuisses
demeurassent couvertes, estimant, comme fait Platon, que leur
vertu les protégeait assez, sans qu'il fût encore besoin de jupes
bouffantes. Par contre ceux-là, dont parle saint Augustin, ont at-
tribué un pouvoir prodigieux à la tentation que fait naître la nu-
dité, qui mettent en doute si, au jugement universel, les femmes
conserveront leur sexe à la résurrection ou prendront le nôtre,
pour ne pas nous induire encore en tentation quand nous jouirons
de la béatitude éternelle. — En résumé, on les provoque et on les
surexcite par tous les moyens; sans cesse nous échauffons et nous
excitons leur imagination, puis nous en faisons reproche à leur
ventre. Confessons donc la vérité : il n'en est guère parmi nous qui
ne redoute plus la honte qui peut lui advenir par les fautes de sa
femme que par les siennes; qui ne se préoccupe plus (ô merveil-
leuse charité!) de la conscience de son épouse qu'il veut irrépro-
chable, que de la sienne; qui ne préférerait être lui-même un vo-
leur et un sacrilège et que sa femme fût meurtrière et hérétique,
que de ne pas la voir plus chaste que son mari ; quelle inique ap-
préciation du vice ! Nous et elles sommes capables de mille corrup-
tions, qui causent plus de dommages et sont plus contraires aux
lois naturelles que n'est la luxure, mais nous estimons qu'une
chose constitue un vice, et un vice plus ou moins grave, non d'après
sa nature, mais selon notre intérêt; et c'est là la raison pour
laquelle il y a tant d'inégalité dans nos appréciations sur son degré
de gravité.
XI e$t bien difficile, dans Tétat actuel de nos mœurs,
218 ESSAIS DE MONTAIGNE.
l'application des femmes à ce vice, plus aspre et plus vicieuse, que
ne porte sa condilion : el l'engage à des suittes pires que n'est leur
cause. Elles offriront volontiers d'aller au palais quérir du gain, el
à la guerre de la repiilalion, plustost que d'auoir au milieu de
l'oisiueté, el des délices, à faire vue si difficile garde. Voyenl-elles
pas, qu'il n'est ny marchant ny procureur, ny soldat, qui ne quitte
sa besongnc pour courre à cette autre : et le crocheteur, et le saue-
lier, tout harassez el hallebrenez qu'ils sont de trauail et de faim?
JVi<m tu, quœ tenuit diues Acheemenes,
Aiil pingnis Phrygix Mygdonias opes,
Prrmulare velis crine Licymniœ,
Plenas aut Arabum domos,
Dum fragrantia detorquet ad oscula
Ceruicem, aut facili seeuitia negat,
Quw poscente magis gaudeat eripi,
Interdum rapere occupet?
le ne sçay si les exploicts de Cœsar et d'Alexandre surpassent en
rudesse la résolution d'vne belle ieune femme, nourrie à noslre
façon, à la lumière et commerce du monde, battue de tant d'exem-
ples contraires, se maintenant entière, au milieu de mille conti-
nuelles el fortes poursuittes. Il n'y a point de faire, plus espincux,
qu'est ce non faire, ny plus actif. le trouue plus aysé, de porter
vne cuirasse toute sa vie, qu'vn pucelage. Et est le vœu de la virgi-
nité, le plus noble de tous les vœux, comme estant le plus aspre.
Diabolivirtiis in lumbis est : dict Sainct Icrosme. Certes le plus
ardu et le plus vigoureux des humains deuoirs, nous l'auons resi-
gné aux dames, et leur en quittons la gloire. Cela leur doit seruir
d'vn singulier csguillon à s'y opiniaslrer. C'est vne belle matière à
nous brauer, et à fouler aux pieds, cette vaine preeuiinence de va-
leur et de vertu, que nous prétendons sur elles. Elles Iroiuieront,
si elles s'en prennent garde, qu'elles en seront non seulement Ircs-
estimces, mais aussi plus aymees. Vn galant homme n'abandonne
point sa poursuille, |)our estre refusé, pourueu que ce soit vu refus
de chasteté, non de choix. Nous auons beau iurer et m(>nasser, et
nous plaindre : nous mentons, nous les en aymons mieux. Il n'est
point de pareil leurre, que la sagesse, non rude, et renfrongnee.
C'est stupidité et laschclé, de s'opiniastrer contre la hayne et le
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 211)
qu'une femme soit toujours chaste et fidèle. — La rigueur
({ue nous avons édictée contre la femme qui succombe à ces tenta-
tions, leur en l'ait un crime beaucoup plus grand que cela ne vaut
et a pour elles des conséquences hors de proportion avec la chose
elle-même ; mieux leur vaudrait aller au palais plaider pour faire
fortune, ou à la guerre conquérir un grand nom, plutôt que d'avoir
charge, au milieu de l'oisiveté et des satisfactions de tous genres,
de faire une défense si difficile. Ne voient-elles pas qu'il n'y a ni
marchand, ni procureur, ni soldat qui ne quittent leurs occupations
professionnelles pour se livrer à cette autre guerre dirigée contre
elles, et qu'il en est de même du moindre crocheteur, du plus misé-
rable savetier, si harcelés et épuisés qu'ils soient par le travail et la
faim? « Tous les trésors d'Achéménès, toutes tes richesses de l'Arabie
et de la Phrtjgie, pourraient-ils payer un seul des cheveux de Licymnie
dans ces doux moments oii, tournant la tète, elle apporte sa bouche à
tes baisers, ou que, par un doux caprice, elle refuse ce qu'elle veut se
laisser ravir, sauf à te prévenir bientôt elle-même {Horace) ? » Je ne
sais si les exploits de César et d'Alexandre surpassent en difficulté la
résolution d'une femme jeune et belle, élevée à notre façon, dans
la fréquentation d'un monde oîi elle brille, ayant contre elle tant
d'exemples contraires et se maintenant dans toute sa pureté, au
milieu de mille poursuites continues et pressantes. Rien de ce qu'elle
pourrait faire n'est aussi épineux et n'exige qu'elle se démène da-
vantage que ce qu'elle ne fait pas. Je trouve plus aisé de porter
toute la vie une cuirasse qu'un pucelage ; et c'est parce qu'il est le
plus pénible de tous, que le vœu de virginité est le plus noble :
« La puissance de Satan a son siège dans les rognons, » dit S. Jé-
rôme.
Elles n'en ont que plus de mérite lorsqu'elles parvien-
nent à demeurer sages, mais ce n'est pas en se montrant
prudes et revêches qu'elles feront croire davantage à leur
vertu ; l'indiscrétion des hommes est un grand tourment
pour elles. — Certes le plus ardu des devoirs imposés à Thuma-
nité, celui qui nécessite le plus d'efforts, nous l'avons abdiqué entre
les mains des dames et leur en abandonnons la gloire. C'est là un
stimulant suffisamment puissant pour qu'elles s'opiniâtrent à l'obser-
ver, et un terrain éminemment favorable pour nous défier et fouler
aux pieds cette illusoire supériorité de valeur et de vertu que nous
prétendons avoir sur elles; pour peu qu'elles veillent à ne pas s'en
départir, elles y gagnent non seulement une plus grande estime,
mais encore qu'on les aime davantage. Un galant homme ne discon-
tinue pas ses poursuites parce qu'il a éprouvé un refus, si ce refus
est motivé par la chasteté et non parce qu'il ne plaît pas ; nous avons
beau jurer, menacer et nous plaindre, nous ne les en aimons que
mieux, et mentons quand nous affirmons le contraire ; il n'est rien
qui nous attire davantage qu'une femme qui se maintient sage sans
cesser d'être douce et bienveillante. Il est lâche et stupide de per-
sister à poursuivre de ses assiduités une fenune qui vous témoigne
220 ESSAIS DE MONTAIGNE.
mespris. Mais contre vne résolution vertueuse et constante, meslec
d'vne volonté recognoissante, c'est l'exercice d'vne amc noble et
généreuse. Elles peuuent recognoistre nos seruices, iusques à cer-
taine mesure, et nous faire sentir honnestement qu'elles ne nous
desdaignent pas. Car cette loy qui leur commande de nous abomi-
ner, par ce que nous les adorons, et nous hayr de ce que nous les
aynions : elle est celles cruelle, ne fust que de sa difficulté. Pour-
quoi n'orront elles noz offres et noz demandes, autant qu'elles se
contiennent sous le deuoir de la modestie? Que va Ion deuinant,
qu'elles sonnent au dedans, quelque sens plus libre? Vne Roync de
nostre temps, disoit ingénieusement, que de refuser ces abbors,
c'est lesmoignage de foiblesse, et accusation de sa propre facilité :
et qu'vne dame non tentée, ne se po.uuoit venter de sa chasteté.
Les limites de l'honneur ne sont pas retranchez du tout si court :
il a dequoy se relascher, il peut se dispenser aucunement sans se
foifaire. Au bout de sa frontière, il y a quelque estendue, libre,
indifférente, et neutre. Qui l'a peu chasser et acculer à force,
iusques dans son coin et son fort : c'est vn mal habile homme s'il
nesl satisfaict de sa fortune. Le prix de la victoire se considère par
la difficulté. Voulez vous sçauoir quelle impression a faict en son
cœur, vostre seruitude et vostre mérite? mesurez-le à ses mœurs.
Telle peut donner plus, qui no donne pas tant. L'obligation du bien-
fuict, se rapporte entièrement à la volonté de celuy qui donne : les
autres circonstances qui tombent au bien faire, sont muettes,
mortes et casueles. Ce peu luy couste plus adonner, qu'à sa compai-
gne son tout. Si en quelque chose la rareté sert d'estimation, ce
doit cslre en cecy. Ne regardez pas combien peu c'est, mais com-
bien peu l'ont. La valeur de la monnoye se change selon le coin et,
la mer<iue du lieu. Quoy que le despit et l'indiscrétion d'aucuns
leur puisse faire dire, sur l'excez de leur mesconlentemenl : tous-
iours la vertu et la vérité regaignc .son auantage, l'en ay veu, des-
«luellcs la réputation a esté long temps intéressée par iniure, s'estre
remises en l'approbation vniuerselle des hommes, par leur seule
constance, sans seing et sans artifice : chacun se repent et desment,
de ce qu'il en a creu. De filles vn peu suspectes, elles tiennent le
|»remier rang entre les dames d'honneur. Quelqu'vn disoit à Platon :
Tout le monde mesdit de vous. Laissez les dire, fit-il : je viuray de
façon, que ic leur feray changer de langage. Outre la crainte de
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 221
de la' haine et du mépris; mais vis-à-vis de celle qui ne Vous ob-
jecte qu'une résolution dictée de parti pris par la vertu et à laquelle
se mêle de sa part de la gratitude, ne pas rompre toute relation est
le fait d'une âme noble et généreuse, il est possible à la femme de
nous être, dans une certaine mesure, reconnaissante de nos atten-
tions et de nous marquer, sans manquer aux règles de l'honnêteté,
qu'elle ne nous dédaigne pas; cette loi qu'on leur fait de nous avoir
en horreur parce que nous les adorons, de nous haïr parce que
nous les aimons, est cruelle, ne serait-ce que par sa difficulté d'ap-
plication. Pourquoi n'écouteraient-elles pas nos offres et nos de-
mandes, si elles ne transgressent pas ce dont la modestie leur fait
un devoir? est-ce parce qu'on suppose qu'en elles résonne quelque
sens que ces propos peuvent émoustiller? Une reine, de nos jours,
disait avec beaucoup d'esprit que « refuser de prêter l'oreille à ces
avances, est un témoignage de faiblesse, c'est dénoncer sa propen-
sion à céder, et qu'une dame qui n'a pas été exposée à la tenta-
tion, ne peut se vanter de la chasteté qu'elle a gardée ». — L'hon-
neur n'est pas renfermé dans de si étroites limites; il peut se
détendre, se donner quelque liberté sans se rendre coupable; au
delà de son domaine, il est une zone neutre où l'on est libre, où ce
qui se passe est sans conséquence; qui a pu le chasser et l'acculer
aux confins extrêmes pour arriver à vaincre sa résistance finale,
est bien difficile, s'il n'est satisfait d'une semblable fortune;
l'importance du succès se mesure à la difficulté surmontée. Vou-
lez-vous savoir l'impression que vous faites sur le cœur d'une femme
par vos hommages et vos mérites? jugez-en d'après son carac-
tère. Telle donne plus, qui ne donne pas autant; une faveur vaut
uniquement par le prix qu'y attache celle qui l'octroie; les autres
circonstances ([ui l'accompagnent ne sont que des accidents fortuits
qui n'y ajoutent rien, et sont comme si elles n'existaient pas; le peu
que celle-là concède, peut lui coûter plus à donner, qu'à sa com-
pagne de se livrer tout entière. Si en quelque chose la rareté
ajoute au prix d'un objet, c'est bien ici; ne regardez pas combien
peu vous obtenez, mais combien peu l'ont obtenu; la valeur d'une
pièce de monnaie dépend du lieu où elle a été frappée et de la
marque qu'elle porte. — Quelque chose que le dépit et l'indiscrétion
de quelques-uns les amènent à dire dans l'excès de leur méconten-
tement, toujours la vertu et la vérité finissent par reprendre le des-
sus. J'ai vu des femmes dont la réputation était demeurée longtemps
injustement compromise, regagner l'approbation de tous en persé-
vérant tout simplement dans leur ligne de conduite, sans qu'eUes se
soient préoccupées de ce qui pouvait se dire, ni recourir à aucun
artifice; chacun en vint à se repentir et à confesser son erreur.
Alors qu'elles n'étaient pas mariées, on les avait un peu en sus-
picion; devenues dames, elles tiennent aujourd'hui le premier rang
parmi celles que l'on estime. — Quelqu'un disait à Platon : « Tout
le monde parle mal de vous. — Laissez dire, répondit-il, je vivrai
de façon qu'il faudra bien que l'on change de langage. » — Outre
222 ESSAIS DE MONTAIGNE.
Dieu, et le prix d'vne gloire si rare, qui les doibt inciter à se con-
seruer, la corruplion de ce siècle les y force. Et si i'estois en leur
place, il n'est lien que ic no fisse pluslost que de commettre ma
réputation en mains si daufroreuses. De mon temps, le plaisir d'en
comler (plaisir qui ne doit ^'uere en douceur à celuy mesme de
reflect) n'estoit permis qu'à ceux qui auoient quelque amy fidcUc
et vnique : à présent les entretiens ordinaires des assemblées et des
tables, ce sont les vanteries des faneurs receuës, et libéralité se-
crelte des dames. Vrayement c'est trop d'abiection, et de bassesse
de cœur, de laisser ainsi fièrement persécuter, paistrir, et fourrager
ces tendres et mignardos douceurs, à des personnes ingrates, indis-
crètes, et si volages. Cette nostre exaspération immodérée, et
illégitime, contre ce vice, naist de la plus vaine et terapesteuse
maladie qui afflige les âmes humaines, qui est la ialousie.
Qttis vetat apposito lumen de lumine sumi?
Dent licel assidue, nil tamen inde périt.
r.elle-là, et l'enuie sa sœur, me semblent des plus ineptes de la
Irouppe. De cette-cy, ie n'en puis gueres parler : cette passion
qu'on peint si forte et si puissante, n'a de sa grâce aucune addresse
eu nioy. ^^hiant à l'autre, io la cognois, au moins de veuë. Les bestes
en ont ressentiment. Le pasteur Gratis estant tombé en l'amour
d'vne cheure, son bouc, ainsi qu'il dormoit, luy vint par ialousie
clïoquer la teste, de la sienne, et la luy escraza. Nous auons monté
l'evcez do cotte fleure, à l'exemple d'aucunes nations barbares. Les
mieux disciplinées en ont esté touchées : c'est raison : mais non pas
transportées :
Ense maritali nemo confossus adulter,
Purpureo Stygias sanguine linxit aquas.
LucuUus, César, Pompeius, Antonius, Caton, et d'autres braues
hommes, furent cocus, et le sçeurent, sans en exciter tumulte. Il
n'y eut en ce temps là, qu'vn sot de Lepidus, qui en mourut d'an-
î^oisse.
Ah! lutn le mitserum malique fati,
Quem atlraclis pedibus, patente porta,
Percurrent mugilèsque raphanique.
VA le Dieu de nostre poëte, quand il surprint auec sa femme l'vn do
ses compagnons, se c(»ntenta de leur on faire honte :
Atque nliquix de IHis non trislibus optât,
Sic fieri turpis.
El ne laisse pourtant de s'eschauffer des molles caresses, qu'elle
luy offie : se plaignant qu'elle soit pour cela entrée en deffiance de
son afleclion :
Quid causas pelis ex alto? flducia cessit
^u6 tibi, Diua, mei?
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 223
que la crainte de Dieu et la valeur d'une gloire qui s'acquiert si
rarement doivent les inciter à ne pas succomber, la corruption de
ce siècle leur en fait une obligation; et si j'étais à leur place, il n'y
a rien que je ne fisse plutôt que de livrer ma réputation à la merci
de gens si dangereux. De mon temps, le plaisir de conter ses bon-
nes fortunes (plaisir qui ne doit guère le céder en douceur à la
chose elle-même) n'était permis qu'à ceux qui avaient un ami uni-
que et fidèle, qu'ils prenaient pour confident; à présent, dans les
réunions et à table, on passe le temps à se vanter des faveurs obte-
nues et l'on révèle les plus intimes secrets de l'alcôve. C'est vrai-
ment trop d'abjection et de bassesse de cœur, que de révéler ainsi
ouvertement et donner en pâture aux commentaires et à la mali-
gnité de tous, ces épanchements intimes si tendres, si délicats;
c'est le fait de personnes ingrates, indiscrètes et volages.
La jalousie est une passion inique; le préjugé qui nous
fait regarder comme une honte l'infidélité de la femme,
n'est pas plus raisonnable. — Notre exaspération inique et im-
modérée contre les faiblesses de la femme, vient de cette maladie
qu'est la jalousie, la plus malsaine d'entre celles qui affligent l'âme
humaine en laquelle elle soulève les plus violents orages. «Qu'est-ce
qui empêche de prendre de la lumière à la lumière? celle-ci s'en
trouve-t-elle diminuée {Ovide)? » La jalousie et l'envie sa sœur me
paraissent les plus ineptes de toutes nos infirmités morales. De cette
dernière, qui passe pour être une passion si tenace et si puissante,
je ne puis guère parler ne l'ayant, Dieu merci, jamais ressentie;
quant à la jalousie, je la connais au moins de vue. Les bêtes l'é-
prouvent : Une de ses chèvres étant tombée amoureuse du ber-
ger Cratis, son bouc, par jalousie, vint, pendant qu'il dormait,
choquer sa tète contre la sienne et la lui écrasa. — Nous avons,
à l'exemple de certaines nations barbares, exagéré cette fièvre;
comme de juste, les âmes les mieux disciplinées n'y échappent na-
turellement pas, mais sans en perdre la raison : « Jamais un homme
adultère, ipercé de Vépée d'un mari, n'a rougi de son sang les eaux
du Styx {Jean Second). » LucuUus, César, Pompée, Antoine, Caton
et autres de bravoure incontestable, furent des maris trompés et
le surent, sans en faire autrement de tapage ; il n'y eut, à cette
époque, qu'un Lépide qui fut assez sot pour s'en tourmenter au
point d'en mourir : « Malheureux ! si ton mauvais destin veut que tu .
sois pris sur le fait, tu seras traîné par les pieds hors du logis, et par
les voies qui leur seront ménagées, raves et surmulets s'introduiront
en toi {Catulle) ! » — Quand Vulcain, au dire du poète, surprit sa
femme avec un autre dieu, il se contenta de les livrer tous deux à
la risée de tous les autres dieux, « ce qui fit dire à l'un d'eux des
moins austèfes, qu'il consentirait bien, lui aussi, à subir une telle honte
{Ovide) ». Vulcain ne se dérobe pas, pour cela, aux * douces cares-
ses que lui offre l'infidèle et, tout en se réchauffant sur son sein, lui
reproche la défiance dont, en raison de cette vengeance maritale,
semble empreinte son affection : « A quoi bon tant de détours?
224 ESSAIS DE MONTAIGNE.
Voyre elle luy fait requestc pour vn sien bastard,
Arma rogo ijenitrix nato :
qui luy est libéralement accordée. Et parle Vulcan d'^f^neas auec
honneur :
Arma acri facienda viro.
D'vne humanité à la vérité plus qu'humaine. Et cet excez de bonté,
ie consens qu'on le quitte aux Dieux :
Nec diuis homines componier eequum est.
Quant à la confusion des enfans, outre ce que les plus graues
législateurs lordonnent et l'aireclent en leurs republiques, elle ne a
touche pas les femmes, où cette passion est ie ne sçay comment
encore mieux en siège.
Ssepe etiam luno, maxima cœlicolûm,
Coniugis in eulpa flagrauit quotidiana.
Lors que la ialousie saisit ces panures âmes, foibles, et sans resis- .
lance, c'est pitié, comme elle les tirasse et tyrannise cruellement.
Elle s'y insinue sous tiltre d'amitié : mais depuis qu'elle les pos-
sède, les mesmes causes qui scruoient de fondement à la bien-vueil-
lance, seruent de fondement de hayne capitale : c'est des maladies
d'esprit celle, à qui plus de choses seruent d'aliment, et moins de û
choses de remède. La vertu, la santé, le mérite, la réputation du
mary, sont les boutefeux de leur maltalent et de leur rage.
Nullœ sunt inimicitise, nisi amoris, acerbœ.
Celte fleure laidit et corrompt tout ce qu'elles ont de bel et de bon
d'ailleurs. Et d'vne femme ialouse, quelque chaste qu'elle soit, et .
mesnagere, il n'est action qui ne sente l'aigre et l'importun. C'est
vne agitation enragée, qui les reiette à vne extrémité du tout con-
traire à sa cause. Il fut bon d'vn Octauius à Rome. Ayant couché
auec PontiaPosthumia, il augmenta son affection par la iouyssance,
et poursuyuit à toute instance de l'espouser : ne la pouuant per- a
suader, cet amour extrême le précipita aux efîects de la plus
cruelle et moi-telle inimitié : il la tua. Pareillement les symptômes
ordinaires de cette autre maladie amoureuse, ce sont haines intes-
tines, monopoles, coniurations :
Notùmque, furent quid fœmina possit :
et vne rage, qui se ronge d'autant plus, qu'elle est contraincte de
s'excuser du prétexte de bicn-vucillance. Or \o deuoir dc^ chas-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 225
pourquoi, déesse, ne pas vous fier à votre époux(Sirgilé)'î » Quant à
elle, elle lui adresse une requête pour Enée, un de ses bâtards :
M C'est une mère qui vous demande des armes pour son fils {Virgile) » ;
ce qu'il lui accorde généreusement, s'exprimant en outre de la fa-
çon la plus honorable sur ce rejeton : « Il s'agit de faire des armes
pour un héros (Virgile). » C'est là, à la vérité, une abnégation qui
dépasse ce dont l'homme est capable, et je conviens qu'un tel excès
de mansuétude demeure l'apanage des dieux ; « on ne saurait, en
effet, établir de comparaison entre les hommes et eux (Catulle) ».
Chez la femme, la jalousie est encore plus terrible que
chez rhomme; elle pervertit tout ce qu'il y a en elle de
beau et la rend susceptible des plus grands méfaits. —
Pour ce qui est de la confusion qui en résulte entre les enfants,
fruits de ces unions tant légitimes qu'illégitimes, outre que les plus
graves législateurs ordonnent de n'en pas tenir compte et ont fait
prévaloir cette manière de faire dans toutes les constitutions qu'ils
ont données, cela ne touche pas les femmes qui, elles, n'ont pas
d'hésitation sur ceux qui leur appartiennent; plus que nous cepen-
dant, et je ne sais comment cela se fait, elles sont en proie à cette
passion : « Souvent la jalousie de Junon ne trouva que tj'op à s'exer-
cer dans les Infidélités quotidiennes de son époux (Catulle). » — Lors-
que la jalousie s'empare de ces pauvres âmes faibles et incapables
de résistance, c'est pitié avec quelle cruauté elle les tiraille et les
tyrannise; elle s'introduit en elles sous couleur d'amitié; mais, une
fois dans la place, les mêmes causes qui, auparavant, faisaient
éclore leur bienveillance, deviennent des sujets de haine mortelle.
Elle est, d'entre les maladies de l'esprit, celle à laquelle tout fournit
le plus d'aliments et qui comporte le moins de remède : la santé,
la vertu, le mérite, la réputation du mari sont autant de prétextes
qui surexcitent leur dépit et leur rage : « Il n'y a pas de haines
plus implacables que celles de V amour (Froperce). » Cette fièvre en-
laidit et corrompt tout ce que, sous d'autres rapports, il y a de
beau et de bon en elles. Tout ce que fait une femme jalouse, si
chaste, si bonne ménagère soit-elle, a quelque chose d'aigre et
d'importun ; elle est possédée d'une agitation enragée qui indispose
contre elle, produisant un effet tout contraire à ce qu'elle en at-
tend. Ce fut bien le cas, à Rome, d'un certain Octavius : il avait
couché avec Pontia Posthumia ; son affection pour elle s'accrut par
la jouissance qu'il en avait eue. Il lui adressa instances sur instan-
ces pour qu'elle consentit à l'épouser; ne pouvant l'y décider, l'a-
mour extrême qu'elle lui inspirait, le porta à agir comme s'il eût
été son plus cruel et mortel ennemi, il la tua. — Les symptômes
ordinaires de cette maladie inhérente à l'amour, sont de même
ordre ; ce sont des haines intestines, de sourdes menées, des com-
plots incessants : « on sait jusqu'où, peut aller la fureur d'une
femme (Vii^gile) »; c'est une rage qui se ronge elle-même, d'autant
plus que, pour excuser ses méfaits, elle est obligée de se couvrir
d'intentions bienveillantes à l'égard de celui qu'elle poursuit.
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. UI. 15
226 ESSAIS DE MONTAIGNE.
leli', a vnc f?randc eslcndiic. Est-ce la volonté que nous voulons
qu'elles brident? C'est vne pièce bien soupple et actiue. Elle a
beaucoup de promptitude pour la pouuoir arrester. Comment? si
les songes les engagent par fois si auant, qu'elles ne s'en puis-
sent desdire. Il n'est pas en elles, ny à l'aduanture en la chas-
letc' mesrae, puis qu'elle est femelle, de se deffendre des concu-
piscences et du désirer. Si leur volonté seule nous intéresse
où en sommes nous? Imaginez la grand' presse, à qui auroit ce
priuilege, d'estre porté tout empenné, sans yeux, et sans langue,
sur le poinct de chacune qui l'accepteroit. Les femmes Scythes
creuoyent les yeux à touts leurs esclaues et prisonniers de guerre,
pour s'en seruir plus librement etcouuertement. 0 le furieux aduan-
tage que l'opportunité! Qui me demanderoit la première partie en
l'amour, ie respondrois, que c'est sçauoir prendre le temps : la se-
conde de mesme : et encore la tierce. C'est vn poinct qui peut tout.
l'ay eu faute de fortune souuent, mais par fois aussi d'entreprise.
Dieu gard' de mal qui peut encores s'en moquer. Il y faut en ce
siècle plus de témérité : laquelle nos ieunes gens excusent sous pré-
texte de chaleur. Mais si elles y regardoyent de près, elles trouuc-
royent qu'elle vient plustost de mespris. le craignois superstitieuse-
ment d'offenser : et respecte volontiers, ce que i'ayme. Outre ce
qu'en cette marchandise, qui en este la reuerence, en efface le lus-
tre. I'ayme qu'on y face vn peu l'enfant, le craintif et le seruiteur.
Si ce n'est du tout en cecy, i'ay d'ailleurs quelques airs de la sotte
honte dequoy parle PI utarque : et en a esté le cours de ma vie blessé
et taché diuersement. Qualité bien mal auenante à ma forme vni-
ucrscllc. Qu'est-il de nous aussi, que sédition et discrepancc? I'ay
les yeux tendres à soustenir vn refus, comme à refuser. El me poise
tant de poiser à autruy, (ju'és occasions où le deuoir me force des-
sayer la volonté de quelqu'vn, en chose doubteuse et qui lui cousle,
ie le fais maigrement et enuis. Mais si c'est pour mon particulier,
(quoy que die véritablement Homère, qu'à vn indigent c'est vne
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 227
La chasteté est-elle chez la femme une question de vo-
lonté ? Pour réussir auprès d'elles tout dépend des occa-
sions, et il faut savoir oser ; du reste, ce que nous entendons
leur interdire est assez mal défini. — La chasteté est un devoir
susceptible d'une grande extension. Est-ce par exemple la volonté de
la femme que, par elle, nous cherchons à maîtriser? Si c'est sa vo-
lonté : sa souplesse, sa soudaineté font qu'elle est beaucoup trop
prompte à exécuter ce qu'elle conçoit, pour que la chasteté ait pos-
sibilité de l'arrêter. Un songe suffit pour l'engager au point qu'elle
ne peut se dédire. Il n'est pas en son pouvoir de se défendre par
elle-même contre les concupiscences et les désirs, même avec l'aide
de la chasteté qui, elle aussi du sexe féminin, est de ce fait en butte
aux mêmes assauts. Si, seule, sa volonté nous importe, où cela
nous conduit-il? Supposez quelqu'un de nous, sans yeux ni langue,
ayant le don de se trouver à point nommé, ne voyant pas, ne par-
lant pas, dans la couche de toute femme disposée à lui faire bon
accueil; avec quel empressement elles le rechercheraient! Les
femmes scythes ne crevaient-elles pas les yeux à leurs esclaves et
à leurs prisonniers de guerre, pour pouvoir en user plus libre-
ment et sans être reconnues. — Oh! quel immense avantage que
de savoir profiter de l'occasion. A qui me demanderait ce qui im-
porte le plus en amour, je répondrais que c'est tout d'abord de
savoir saisir le moment opportun; en second lieu cela encore,
et, en troisième lieu toujours cela. C'est de là que tout dépend. —
Il m'est arrivé souvent de manquer une bonne fortune; parfois,
pour n'avoir pas été assez entreprenant; que Dieu garde de tout
mal quiconque, à cet égard, en est encore à se moquer de moi! En
ce siècle, il faut plus de témérité que je n'en ai, témérité dont les
jeunes gens s'excusent en la mettant sur le compte de la chaleur
qui les transporte, mais que, si elles y regardaient de près, les
femmes reconnaîtraient provenir plutôt du mépris qu'on a pour
leur vertu. C'était une superstition chez moi que de craindre de les
offenser, car je suis porté à respecter ce que j'aime; de plus, indé-
pendamment de ce qu'en pareille circonstance un manque de res-
pect déprécie la faveur qui nous est faite, j'aime qu'on s'y comporte
un peu comme un enfant, qu'on se montre timide et qu'on soit aux
petits soins. — J'ai d'ailleurs, sinon toute, du moins quelque peu
de cette honte qui est sottise dont parle Plutarque, et j'ai eu à en
pàtir et à le regretter sous maints rapports dans le cours de ma
vie; c'est là un défaut qui s'accorde assez mal avec ma nature en
général, mais ne sommes-nous pas un composé de sentiments et
d'idées en perpétuelle contradiction? J'ai de la peine quand j'é-
prouve un refus, comme aussi lorsque c'est moi qui refuse ; il m'en
coûte tant de causer de la contrariété à autrui, que dans les occa-
sions où c'est un devoir pour moi d'essayer de décider quelqu'un
à une chose qui lui est pénible et où l'hésitation est permise, je
n'insiste que faiblement et à contre-cœur. Dans les affaires de ce
genre où je suis directement intéressé, bien qu'Homère dise avec
228 ESSAIS DE MONTAIGNE.
-soll(> vcrlu qiu' la liontc) i'y commets ordinairement vn tiers, qui
roufîisse en ma place : et esconduis ceux qui m'emploient, de pa-
reille difficulté : si (juil mest aduenu par fois, d'auoir la volonté
de nier, que ie n'en auois pas la force. C'est donc folie, d'essayer
à brider aux femmes vn désir qui leur est si cuysant et si naturel.
Et quand io les oyo se vanter d'auoir leur volonté si vierge et si
froide,, ie me moque d'elles. Elles se reculent trop arrière. Si c'est
vne vieille esdentee décrépite, ou vne ieune sèche et pulmonique :
s'il n'est du tout croyable, aumoins elles ont apparence de le dire.
Mais celles qui se meuuent et qui respirent encores, elles en empi-
rent leur marché. D'autant que les excuses inconsidérées seruent
d'accusation. Comme vn Gentilhomme de mes voysins, qu'on soup-
çonnoit d'impuissance :
Languidior tenera eut pendens sicula beta,
Numquam se mediam sustulit ad tunicam :
trois ou quatre iours après ses nopces, alla iurer tout hard'ment,
pour se iustitier, qu'il auoit faict vingt postes la nuict précédente :
dequoy on s'est seruy depuis à le conuaincre de pure ignorance, et
à le desmarier. Outre, que ce n'est rien dire qui vaille. Car il n'y a
ny continence ny vertu, s'il n'y a de l'effort au contraire. Il est vray,
faut-il dire, mais ie ne suis pas preste à me rendre. Les saincts
mesmes parlent ainsi. S'entend, de celles qui se vantent en bon
escient, de leur froideur et insensibilité, et qui veulent en eslre
creués d'vn visage sérieux : car quand c'est d'vn visage affeté, où
les yeux démentent leurs parolles, et du iargon de leur profession,
qui porte coup à contrepoil, ie le trouue bon. le suis fort seruiteur
de la nayfueté et de la liberté : mais il n'y a remède, si elle n'est
du tout niaise ou enfantine, elle est inepte, et messeante aux dames
en ce commerce : elle gauchit incontinent sur l'impudence. Leurs
desguisements et leurs figures ne trompent que les sots : le mentir
y est en siège d'honneur : c'est vn destour qui nous conduit à la
vérité, par vne fauce porte. Si nous ne pouuons contenir leur ima-
inalion, que voulons nous d'elles? les etfects? Il en est assez qui
csrhappent à toute communication estrangere, par lesquels la
chasteté poult estre corrompue.
Jllud sape facil, quod sine leste facil,
El ceux que nous craignons le moins, sont à l'auanture les plus à
craindre. Leurs péchez muets sont les pires.
TRADUCTION. - LIV. III, CH. V. 229
raison « que chez un indigent la honte est une sotte vertu », je
charge d'ordinaire un tiers de subir ce désagrément à ma place, de
même que je décline toute mission de ce genre quand on veut m'y
employer; car ma timidité est telle sur ce point qu'il m'est arrivé
parfois d'avoir la volonté de refuser et de n'en avoir pas la force.
Donc c'est folie d'entreprendre de combattre chez les femmes un
désir si cuisant et si naturel. Aussi lorsque je les entends se van-
ter que, de par leur volonté, leur imagination est demeurée vierge
et insensible, je me moque d'elles, elles reculent par trop. Si c'est
une vieille décrépite, n'ayant plus de dents, ou une jeune qui soit
étique et s'en aille de la poitrine qui tient ce langage, elles peuvent
avoir l'apparence de dire vrai sans toutefois être complètement
à croire; mais dans la bouche de celles qui se meuvent et respirent
encore, c'est vouloir trop prouver, elles n'en rendent leur vertu
que plus suspecte. Les excuses inconsidérées qu'elles mettent en
avant témoignent contre elles, comme il arriva à un gentilhomme
de mes voisins qu'on soupçonnait d'impuissance, « insensible auxplus
lascives caresses, jamais il n'avait donné le moindre signe de vigueur
{Catulle) i). Trois ou quatre jours après ses noces, ce gentilhomme,
pour faire croire aux moyens qui lui manquaient, jurait sans sour-
ciller que vingt fois dans la nuit précédente il avait approché sa
femme, propos dont on usa depuis pour le convaincre que jamais
il ne l'avait connue et casser son mariage. Une pareille assertion ne
signifie rien, puisqu'il ne saurait y avoir ni continence ni vertu,
qu'autant qu'on a résisté à la tentation qui pousse à y manquer;
la seule chose qu'elles soient fondées à dire, c'est qu'elles ne sont
pas disposées à se rendre ; les saints eux-mêmes s'expriment de la
sorte. Je parle ici, bien entendu, des femmes qui, sachant bien ce
qu'elles disent, se vantent de leur froideur et de leur insensibilité,
et veulent qu'on prenne leurs affirmations au sérieux ; car je n'y
trouve pas à redire quand cela vient de celles dont, en parlant
ainsi, le visage minaude et les yeux démentent les paroles et qui no
font qu'user d'une forme de langage qui leur est propre, où tout se
qui se dit est à prendre à contre-pied. Je suis fort épris de la naï-
veté et de la liberté; mais il n'y a pas de milieu, et il faut que ces
qualités conservent leur simplicité enfantine, sinon ce n'est plus
qu'ineptie fort déplacée en pareil cas chez des dames et qui tourne
immédiatement à l'impudence. Ces formes déguisées qu'elles em-
ploient, aussi bien que leurs mines, ne trompent que les sots ; le
mensonge y occupe une place d'honneur, et, bien qu'avec elles on
n'avance que par voie détournée, on n'en arrive pas moins à la vé-
rité par une fausse porte. — Puisque nous ne pouvons contenir
l'imagination de la femme, que voulons-nous donc d'elle? Est-ce
d'en combattre les effets? Mais combien sont ignorés, qui n'en
portent pas moins atteinte à la chasteté : « Souvent la femme fait ce
qui peut se faire sans témoin (Martial) » ; ce que nous craignons le
moins est parfois ce qui est le plus à redouter; et, d'entre leurs
péchés, ceux que rien ne trahit sont encore les pires : « Je hais
230 ESSAIS DE MONTAIGNE.
Otfendor mœcha simpliciore minu».
Il est des effecU, qui peuuent perdre sans impudicité leur pudicilé :
et qui plus est, sans leur sçeu. Obstetrix, Virginia cuiusdam integrita-
tem manu velut cxplorans, siue maleuolentia, siue inscitin, siuecasu,
dum inspicit, perdidit. Toile a adiré sa virginilr, pour l'auoir cer-
chee : telle s'en esbaltanl l'a tuée. Nous ne sçaurions leur circons-
crire précisément les actions que nous leur defTendons. Il faut con-
ceuoir nostre loy, soubs parolles generalles et incertaines. I/idee
mesme que nous forgeons à leur chasteté est ridicule. Car entre les
extrêmes patrons que l'en aye, c'est Fatua femme de Faunus, qui
ne se laissa voir oncques puis ses nopces à masle quelconque. Et la
femme de Hieron, qui ne sentoit pas son mary punais, estimant que
ce fust vne qualité commune à tous hommes. Il faut qu'elles deuien-
nent insensibles et inuisibles, pour nous satisfaire. Or confessons
que le neud du iugement de ce deuoir, gist principallement en la
volonté. Il y a eu des maris qui ont souffert cet accident, non seu-
lement sans reproche et offence enuers leurs femmes, mais auec
singulière obligation et recommandation de leur vertu. Telle, qui
aymoit mieux son honneur que sa vie, l'a prostitué à l'appétit for-
cené d'vn mortel ennemy, pour sauuer la vie à son mary : et a
faict pour luy ce qu'elle n'eust aucunement faict pour soy. Ce n'est
pas icy le lieu d'estendre ces exemples : ils sont trop hauts et trop
riches, pour estre représentez en ce lustre : gardons-les à vn plus
noble siège. Mais pour des exemples de lustre plus vulgaire : est-il
pas tous les iours des femmes entre nous qui pour la seule vtilité
de leurs maris se preslent, et par leur expresse ordonnance et en-
tremise? Et anciennement Phaulius l'Argien offrit la sienne au Roy
Philippus par ambition : tout ain-si que par ciuilité ce Galba qui
auoit donné à souper à Mecenas, voyant que sa femme et luy com-
mançoient à comploter dœuillades et de signes, se laissa couler sur
.son coussin, représentant vn homme aggraué de sommeil : pour faire
cspaulc à leurs amours. Ce qu'il aduoua d'assez bonne grâce : car
sur ce poinct, vn valet ayant pris la hardiesse de porter la main sur
les vases, qui estoient sur la table : il luy cria tout franchement :
Comment coquin? vois tu pas que ie ne dors que pour Mecenas?
Telle a les mœurs desbordees, qui a la volonté plus reformée que
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 231
moins une femme vicieuse lorsqu'elle ne dissimule pas ses vices (Mar-
tial). » Il est des actes qui peuvent les déflorer, sans qu'il y ait im-
pudicité de leur part, et qui plus est, sans qu'elles s'en doutent :
« Il est telle sage-femme qui, en inspectant de la main si une jeune
fille est vierge, lui en fait perdre le caractère, soit sciemment, soit
inconsciemment, soit par accident (S. Augustin) »; cela est arrivé
à des jeunes filles cherchant à se rendre compte, à d'autres en se
jouant. Nous ne saurions circonscrire avec précision ce que nous
leur défendons, nous ne pouvons formuler nos exigences que d'une
façon vague et générale ; parfois même, l'idée que nous nous faisons
de leur chasteté est ridicule. Parmi les exemples les plus singuliers
que j'en puis donner, je citerai celui de Fatua femme de Faunus,
qui, après ses noces, ne laissa plus apercevoir ses traits par aucun
homme, et celui de la femme de Hiéron qui ne s'apercevait pas que
son mari exhalait par le nez une odeur désagréable, s'imaginant
que c'était là une particularité commune à tous les hommes. Pour
que nous ayons satisfaction, il faudrait qu'elles devinssent insensi-
bles et invisibles.
C'est d'après rintention qu'il faut juger si la femme
manque ou non k ses devoirs; son infidélité ne peut tou-
jours lui être reprochée; et puis, quel profit retirons-nous
de prendre trop de souci de la sagesse de nos femmes?
— Reconnaissons donc que c'est principalement d'après l'intention
qu'il faut juger s'il y a, ou non, manquement à ce devoir. Il y a des
maris qui ont éprouvé ce genre d'infortune, non seulement sans le
reprocher à leur femme, sans y voir d'offense de leur part, mais
en leur en ayant une grande obligation, trouvant même, dans leur
conduite, une confirmation de leur vertu : telle qui préférait l'hon-
neur à la vie, s'est prostituée et livrée aux embrassements forcenés
d'un ennemi mortel pour obtenir la vie de son mari, faisant pour
lui ce qu'elle n'eût jamais fait pour elle-même. Ce n'est pas ici le
moment d'en citer des exemples ; ils sont d'une nature trop élevée
et trop riche pour prendre place dans ce cadre, réservons-les pour
les produire en plus noble exposition. Mais, parmi ceux inspirés
par des considérations plus vulgaires, ne voyons-nous pas tous les
jours, autour de nous, des femmes qui se prêtent pour simplement
être utiles à leurs maris, parfois sur leur ordre exprès et par leur
entremise? Dans l'antiquité Phaulius d'Argos offrit la sienne par
ambition au roi Philippe; et, par civilité, un certain Galba, qui
avait donné à souper à Mécène et voyait sa femme et son hôte
commencer à se faire les yeux doux et échanger des signes d'in-
telligence, se laissa aller sur son coussin, feignant d'être accablé
de sommeil, pour se prêter à leurs amours; ce qu'il avoua du
reste d'assez bonne grâce, car un valet ayant été assez osé pour, à
ce moment, faire main basse sur les vases qui étaient sur la table,
il lui cria sans ambages : « Comment, coquin ! tu ne vois donc pas
que ce n'est que pour Mécène, que je suis endormi? » — H y a des
femmes de mœurs légères, dont la volonté est moins contaminée
232 ESSAIS DE MONTAIGNE.
n'a cet' autre, qui se conduit soubs vne apparence réglée. Comme
nous en voyons, qui se plaignent d'auoir esté vouées à chasteté,
auanl Puage de cognoissance : l'en ay veu aussi, se plaindre véri-
tablement, dauoir esté vouées à la desbauche, auant Taage de co-
gnoissance. Le vice des parens en peut estre cause : ou la force du
besoing, qui est vn rude conseiller. Aux Indes Orientales, la chas-
teté y estant en singulière recommandation, l'vsage pourtant souf-
froit, qu'vne femme mariée se peust abandonner à qui luy presen-
toit vn éléphant : et cela, auec quelque gloire d'auoir esté estimée
à si haut prix. Phedon le philosophe, homme de maison, après la
prinse de son pais dElide, feit mestier de prostituer, autant qu'elle
dura, la beauté de sa ieunesse, à qui en voulut, à prix d'argent,
pour en viure. Et Solon fut le premier en la Grèce, dit-on, qui
par ses loix, donna liberté aux femmes aux despens de leur pudi-
cité de prouuoir au besoing de leur vie : coustume qu'Hérodote
dit auoir esté receuë auant luy, en plusieurs polices. Et puis, quel
fruit de cette pénible sollicitude? Car quelque iustice, qu'il y ayt
en cette passion, encore faudroit-il voir si elle nous charie vtile-
ment. Est-il quelqu'vn, qui les pense boucler par son industrie?
Potie serara, cohibe : scd guis custodiet ipsos
Custodes? cauta est, et ah iîlis incipit vxor.
Quelle commodité ne leur est suffisante, en vn siècle si sçauant?
La curiosité est vicieuse par tout : mais elle est pernicieuse icy.
C'est folie de vouloir s'esclaircir d'vn mal, auquel il n'y a point de
médecine, qui ne l'empire et le rcngrege : duquel la honte s'aug-
mente et se publie principalement par la ialousie : duquel la ven-
geance blesse plus nos enfans, qu'elle ne nous guérit. Vous assé-
chez et mourez à la queste d'vne si obscure vérification. Combien
piteusement y sont arriucz ceux de mon temps, qui en sont venus à
bout? Si l'aduertisseur n'y présente quand et quand le remède et
son secours, c'est vn aduertissement iniurieux, et qui mérite mieux
vn coup de poignard, que ne faict vn démentir. On ne se moque pas
moins de celuy qui est en peine d'y pouruoir, que de celuy qui
l'ignore. Le rharaclnre do la cornardise est indélébile : à qui il est
vne fois attaché, il lest tousiours. Le chasliement l'exprime plus,
que la faute. Il faict beau voir, arracher de l'ombre et du double,
nos malheurs priuez, pour les trompeter en eschaffaux tragi-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 233
que chez d'autres qui ont une conduite d'apparence plus régulière.
Il y en a qui se plaignent d'avoir été vouées à la chasteté avant
d'avoir atteint l'âge où elles ont eu leur pleine connaissance ; de
même j'en ai vu se plaindre, en toute sincérité, d'avoir été livrées
à la débauche avant cet âge : peut-être était-ce par la faute de pa-
rents vicieux, peut-être par la misère qui est un rude conseiller.
Aux Indes orientales, où la chasteté est particulièrement en hon-
neur, il était admis par l'usage qu'une femme mariée pouvait s'a-
bandonner à qui lui faisait présent d'un éléphant ; la gloire d'être
estimée un si haut prix, l'excusait. Le philosophe Phédon, qui
était de bonne famille, fit métier, pour vivre, après la conquête de
l'Elide son pays, de se prostituer contre argent comptant, à qui
voulut de lui, et cela dura aussi longtemps que sa beauté le lui
permit. Solon fut, dit-on, le premier qui, en Grèce, concéda aux
femmes, par ses lois, la liberté de pourvoir par la prostitution aux
besoins de l'existence, coutume qui, dit Hérodote, avait été intro-
duite avant lui dans les institutions de plusieurs peuples. — Fina-
lement, quel fruit nous rapporte ce souci qui nous est si pénible?
si fondée que soit notre jalousie, encore faudrait-il voir si cette
passion nous torture utilement? Eh bien, est-il quelqu'un qui pense
avoir un moyen efficace de maîtriser la femme? « Mettez-la sous
clef, donnez-lui des gardiens; mais qui les gardera eux-mêmes? Elle
est rusée, c'est par eux qu'elle commencera {Juvénal) » ; la moindre
facilité, en ce siècle si raffiné, lui suffit pour échapper.
Il vaut mieux ignorer que connaître leur mauvaise con-
duite; un honnête homme n^est pas moins estimé parce que
sa femme le trompe ; c'est un mal qu'il faut garder secret.
Mais c'est là un conseil qu'une femme jalouse ne saurait
admettre, tant cette passion, qui l'amène à rendre la vie
intolérable à son mari, la domine une fois qu'elle s'est em-
parée d'elle. — La curiosité est toujours un défaut, mais ici, elle
est pernicieuse : c'est folie de vouloir s'éclairer sur un mal qui ne
comporte pas de traitement qui ne l'accroisse et ne l'aggrave, dont
la honte s'augmente et acquiert de la publicité surtout parla jalou-
sie, dont la vengeance qu'on en tire blesse plus nos enfants qu'elle
ne nous guérit. Vous vous desséchez, vous mourrez à la peine, en
voulant élucider une question aussi malaisée à vérifier. Combien pi-
teusement y sont arrivés ceux qui, de mon temps, en sont venus à
bout! Si celui qui vous dénonce l'infidélité de votre femme ne vous
apporte en même temps le remède qui vous tire d'embarras, l'avis
qu'il vous donne constitue une injure qui mérite plus un coup de
poignard que s'il vous donnait un démenti. On ne se moque pas
moins de celui qui se met en peine de se venger, que de celui qui
ignore; la tache d'un mari trompé est indélébile, celui qui une fois
Ta été l'est pour toujours; le châtiment affirme son infortune plus
encore que ne le fait la faute elle-même. Il est étrange de voir
arracher de l'ombre et du doute nos malheurs privés et, en leur
donnant des conséquences tragiques, les publier en quelque sorte à
234 ESSAIS DE MONTAIGNE.
qucs : et malheurs, qui ne pinsent, que par le rapport. Car bonne
femme et bon mariage, se dit, non de qui Test, mais duquel on se
taist. Il faut cstre ingénieux à euiter cette ennuyeuse et inutile co-
gnoissance. Et auoyent les Romains en coustume, reuenans de
voyage, d'enuoyer au deuant en la maison, faire sçauoir leur ar-
riuee aux femmes, pour ne les surprendre. Et pourtant a introduit
certaine nation, que le prestro ouure le pas à Tespousee, le iour
des nopces : pour oster au marié, le double et la curiosité, de cer-
cher en ce premier essay, si elle vient à luy vierge, ou blessée
d'vne amour estrangere. Mais le monde en parle. le sçay cent
honnestes hommes coquus, honnestement et peu indécemment. Vn
galant homme en est pleint, non pas desestimé. Faites que vostre
vertu estoufTe votre malheur : que les gens de bien en maudissent
l'occasion : que celuy qui vous offence, tremble seulement à le
penser. Et puis, de qui ne parle on en ce sens, depuis le petit
iusques au plus grand?
Tôt qui legionibus imperitauit.
Et tnelior quàm tu muUis fuit, improbe, rébus.
Voys tu qu'on engage en ce reproche tant d'honnestes hommes en
la présence, pense qu'on ne t'espargne non plus ailleurs. Mais
iusques aux dames elles s'en moqueront. El dequoy se moquent
elles en ce temps plus volontiers, que d'vn mariage paisible et bien
composé? Chacun de vous a fait quelqu'vn coqu : or nature est
toute en pareilles, en compensation et vicissitude. La fréquence de
cet accident, en doibt mes-huy auoir modéré l'aigreur : le voyla
tantost passé en coustume. Misérable passion, qui a cecy encore,
d'estre incommunicable.
Fors etiam nostris inuidit questibus aures.
Car à quel amy osez vous fier vos doléances : qui, s'il ne s'en rit,
ne s'en serue. d'acheminement et d'instruction pour prendre luy-
mesme sa part à la curée? Les aigreurs comme les douceurs du
mariage se tiennent secrettes par les sages. Et parmy les autres
importunes conditions, ([ui se trouucnt en iceluy, cette cy à vn
homme languager, comme ie suis, est des principales : que la cous-
tume rende indécent et nuisible, qu'on communique à personne
tout ce qu'on en sçait, et qu'on en sent. De leur donner mesme
conseil à elles, pour les desgouter de la ialousie, ce seroit temps
perdu : leur essence est si confite en soupçon, eu vanité et en cu-
riosité, que de les guaiir par voye légitime, il nt; faul pas ICsperer.
Elles s'amendent souucnt de cet inconucnient, par vut; foi-me de
santé, beaucoup plus à craindre que n'est la maladie mesmc. Car
i
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 238
son de trompe; d'autant que ce sont des malheurs que nous ne
ressentons que par la connaissance que nous en avons, car « Bonne
femme » et « Bon ménage » se disent non de qui lest, mais de qui
l'on se tait. Il y a plus d'esprit à éviter cette ennuyeuse et inutile
connaissance; aussi les Romains avaient-ils coutume, lorsqu'ils
revenaient de voyage, de se faire précéder chei eux de quelqu'un
chargé d'annoncer leur arrivée à leurs femmes, afin de ne pas les
surprendre. C'est aussi pour cela que chez certaine nation, avait été
établi l'usage que le prêtre couchât le premier avec la mariée, le
jour des noces, pour ôter au mari le doute et la curiosité de cher-
cher à savoir, dès ses premiers rapports avec elle, si elle lui venait
vierge, ou déflorée par un autre qui l'aurait possédée avant lui.
Mais, dira-t-on, il y a les propos du monde. Je sais cent honnêtes
gens qui sont des maris trompés, sans qu'on en parle, ni que cela
ait fait esclandre. On plaint un galant homme auquel cela arrive,
mais l'estime qu'on a pour lui n'en est pas altérée. Faites donc
qu'en raison de votre vertu votre infortune passe inaperçue, que les
gens de bien vous gardent leur sympathie, et qu'à celui qui vous
a outragé la pensée en soit odieuse. Et puis, à qui, depuis le plus
petit jusqu'au plus grand, «jusqu'au général qui a commandé tant
de légions et qui, en tout, est supérieur à un misérable comme toi (Lu-
crèce) ^i, ne prête-t-on pas pareille mésaventure? C'est une impu-
tation qu'en ta présence tu vois adresser à tant de personnes ho-
norables, que tu peux bien penser que tu ne dois pas être épargné
quand tu n'es pas là. Il n'est pas jusqu'aux dames qui n'en plaisan-
tent; mais de quoi plaisante-t-on davantage, en ces temps-ci, si ce
n'est d'un ménage paisible et bien assorti? Chacun de vous a infligé
cet affront à quelqu'un : attendez-vous à la pareille, car compensa-
tions et représailles sont dans l'ordre naturel des choses. La fré-
quence de cet accident doit aujourd'hui en tempérer l'amertume,
car il est presque passé en coutume.
Malheureuse passion ! qui a encore le désagrément qu'on ne peut
s'en entretenir avec autrui : (( Le sort nous envie jusqu'à la consola-
tion de faire entendre nos plaintes (Catulle) ! » A quel ami, en effet,
confier nos doléances sans que, s'il n'en rit, cela ne lui donne l'idée
et ne le renseigne sur la possibilité de prendre part, lui aussi, à la
curée! Les sages gardent le secret sur les amertumes comme sur
les douceurs du mariage; et, parmi les désagréments que présente
le cas qui nous occupe, l'un des principaux pour un homme bavard,
comme je le suis, c'est qu'il est dans les usages qu'il est indécent
de communiquer à des tiers ce que l'on en sait et ce que l'on en
ressent, et qu'il y a même inconvénient à le faire.
Ce serait temps perdu que de donner ce même conseil aux fem-
mes pour les dégoûter d'être jalouses; elles sont par nature si
soupçonneuses, si frivoles, si curieuses, qu'il ne faut pas espérer
les guérir en les traitant suivant les règles. Elles se corrigent sou-
vent de ce défaut, mais en revenant à la santé dans des conditions
beaucoup plus à redouter que n'était la maladie elle-même ; car il
236 ESSAIS DE MONTAIGNE.
comme il y a dos enchantemcns,'qiii ne sçauent pas oster le mal,
qu'en le rechargeant à vn autre, elles reiettent ainsi volontiers
cette fleure à leurs maris, quand elles la perdent. Toutcsfois à dire
vray, ie ne sçay si on pont souffrir d'elles pis que la ialousie. C'est
la plus dangereuse de leurs conditions, comme de leurs membres,
la teste. Pittacus disoit, que chacun auoit son défaut : que le sien
estoit la mauuaise teste de sa femme : hors cela, il s'estimeroit de
tout point heureux. C'est vn bien poisant inconuenient, duquel vn
personnage si iuste, si sage, si vaillant, sentoit tout Testât de sa
vie altéré. Que deuons nous faire nous autres hommenets? Le Sénat
de Marseille eut raison, d'interiner sa requcste à celuy qui deman-
doit permission de se tuer, pour s'exempter de la tempeste de sa
femme : car c'est vn mal, qui ne s'emporte iamais qu'en emportant
la pièce : et qui n'a autre composition qui vaille, que la fuitte, ou
la souffrance : quoy que toutes les deux, tres-difficiles. Celuy là s'y
entendoit, ce me semble, qui dit qu'vnbon mariage se dressoit d'vne
femme aueugle, auec vn mary sourd. Regardons aussi que cette
grande et violente aspreté d'obligation, que nous leur enioignons,
ne produise deux effects contraires à nostre fin : à sçauoir, qu'elle
aiguise les poursuyuants, et face les femmes plus faciles à se ren-
dre. Car quant au premier point, montant le prix de la place, nous
montons le prix et le désir de la conqueste. Seroit-ce pas Venus
mesme, qui eust ainsi finement haussé le cheuet à sa marchandise,
par le maquerelage des loix : cognoissant combien c'est vn sot des-
duit, qui ne le fcroit valoir par fantasie et par cherté? En fin c'est
toute chair de porc, que la sauce diuersifie, comme disoit l'hoste
de Flaminius. Cupidon est vn Dieu félon. Il fait son ieu, à luitter la
deuotion et la iustice. C'est sa gloire, que sa puissance chocque
tout' autre puissance, et que toutes autres règles cèdent aux
siennes.
Materiam culpae prosequilùrque suœ.
Et quant au second poinct : serions nous pas moins coqus, si nous
ciaignions moins de l'estre? suyuant la complexion des femmes : car
la deffence les incite et conuie.
Vbi velis nolunt, vbi nolis volunt vltrà :
Concesêa pudet ire via.
Quelle meilleuie inlerpretalion Irouuorions nous au faict do Mes-
salina? Elle fit au commencement son mary coqu à cachetés,
comme il se faict : mais conduisant ses parties trop aysément, pai-
a
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 237
en est ici comme de ces enchanlemenls qui ne vous débarrassent
de votre mal qu'en le transmettant à un autre : quand cette fièvre
les quitte, c'est d'ordinaire qu'elles la passent à leurs maris. — Je ne
sais, à vrai dire, si quelque chose peut nous faire plus souffrir que
leur jalousie ; c'est le plus dangereux état d'esprit en lequel elles
peuvent se trouver, comme la tête est des parties de leur- corps ce
qu'elles ont de pire. Pittacus disait que « chacun avait son infîr-
mRé ; que la sienne c'était la mauvaise tète de sa femme, et que,
n'était cela, il s'estimerait heureux sous tous rapports ». C'est un
bien grand inconvénient; et s'il a pesé si lourdement sur l'existence
d'un homme si juste, si sage, si vaillant, que toute sa vie il en ait
souffert, qu'en advient-il de nous qui sommes de si minces person-
nages? — Le sénat de Marseille jugea sainement, en accédant à la
requête de ce mari qui demandait l'autorisation de se tuer pour
échapper à la vie infernale que lui faisait sa femme, car c'est là
un mal qui ne disparaît qu'en emportant la pièce et auquel il n'est
d'autre expédient que la fuite ou la souffrance, solutions toutes
deux également fort difficiles. Celui-là s'y entendait, ce me semble,
qui a dit que « pour qu'un mariage soit bon, il faut la femme aveu-
gle et le mari sourd ».
Un mari ne gagne rien à user de trop de contrainte en-
vers sa femme ; toute gêne aiguise les désirs de la femme
et ceux de ses poursuivants. — Prenons garde d'un autre côté
que ces obligations que nous leur imposons, par l'extension et la ri-
gueur que nous y mettons, ne conduisent à deux résultats contraires
à ce que nous nous proposons : qu'elles ne soient un stimulant pour
ceux qui les harcèlent de leurs poursuites, et qu'elles-mêmes n'en
deviennent que plus faciles à se rendre. — Pour ce qui est du pre-
mier point, par ce fait que nous augmentons la valeur de la femme,
nous surexcitons le désir de la conquérir et ajoutons au prix qu'on
y attache. Ne serait-ce pas Vénus qui a ainsi fait adroitement ren-
chérir sa marchandise, sachant bien qu'on transgresserait ces lois
qui, par leurs sottes exigences, ne font que surexciter l'imagina-
tion et surélever les prix, car en somme, pour me servir de l'ex-
pression de l'hôte de Flaniinius : toutes tant qu'elles sont, ne sont
qu'un même gibier que différencie seule la sauce qui l'accompagne.
Cupidon est un dieu rebelle, il met son plaisir à lutter contre la
4évotion et la justice, et sa gloire à opposer sa toute-puissance à
toute autre puissance que ce soit, à ce que toute règle cède devant
la sienne : « Sans cesse il cherche l'occasion de nouveaux excès
(Ovide). » — Quant au second point, serions-nous autant trompés, si
nous craignions moins de l'être? C'est dans le tempérament de la
femme; mais la défense même qui lui en est faite l'y incite et l'y
convie : « Voulez-vous, elles ne veulent plus ; ne voulez-vous plus, elles
veulent [Tacite); il leur répugne de suivre une route qui leur est per-
mise (Lucain). » Quelle meilleure preuve en avons-nous que le fait de
Messaline, l'épouse de Claude? Au début, elle trompe son mari en
cachette, ainsi que cela se fait; mais la stupidité de celui-ci lui
238 ESSAIS DE MONTAIGNE.
la stupidité «iiii estoil en luy, elle desdaigna soudain cet vsage : la
voyla à faire l'amour à la dcscouuerte, aduoûer des seruiteurs, les
entretenir et les fauoriser à la veiie d'vn chacun. Elle vouloit qu'il
s'en ressentisl. Cet animal no se pouuant esueiller pour tout cela,
cl luy rendant ses plaisirs mois et fades, par cette trop lasche faci- •
lité, par laquelle il senibloit qu'il les authorisast et legitimast : que
fil elle? Femme d'vn Empereur saiii et viuant, et à Rome, au théâ-
tre du monde, en plein midy, en feste et cérémonie publique, et
auec Silius, duquel elle iouyssoit long temps deuant, elle se marie
vn iour que son mary estoit hors de la ville. Semble-il pas quelle i
s'acheminast à deuenir chaste, par la nonchallance de son mary?
Ou qu'elle cherchast vn autre mary, qui luy aiguisast l'appétit par
sa ialousie, et qui en luy insistant, l'incitast? Mais la première dif-
ficultr qu'elle rencontra, fut aussi la dernière. Cette beste s'esueilla
en sursaut. On a souuent pire marché de ces sourdaux endormis.
l'ay veu par expérience, que cette extrême souffrance, quand elle
vient à se desnoiier, produit des vengeances plus aspres. Car pre-
nant feu tout à coup, la cholere et la fureur s'emmoncelant en vn,
esclatte tous ses efforts à la première charge.
Irarûmque omnes effundit habenas. ■»,
Il la fit mourir, et grand nombre de ceux de son intelligence :
iusques à tel qui n'en pouuoit mais, et qu'elle auoit conuié à son
lict à coups d'escourgee. Ce que Virgile dit de Venus et de Vul-
can, Lucrèce l'auoit dict plus sortablement, d'vne iouyssance des-
robee, d'elle et de Mars.
Belli fera mœnera Mauors
Armipotens régit, in gremium qui saepe tuum se
Reiicit, œlerno deuinclus vulnere amoris
l'ascit nmore auidos inhian» in te, Dea, visus,
Eque luo pendet resupini spiritus ore : 3
Hune tu, Diua, luo recubantem corpore sanclo
Circumfusa super, suaueis ex ore loquelaa
Funde.
guand ie rumine ce, reiicit, pascit, inhians, molli, fouet, medullas,
labefacta, pendet^ percurrit, et cette noble, circumfusa, m ère du .
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 239
rendant ses intrigues trop faciles, subitement elle dédaigne d'ob-
server cet usage et la voilà qui se met à faire l'amour à découvert,
avouant ses amants, les entretenant, leur donnant ses faveurs à la
vue de tous ; elle veut que son époux en prenne ombrage. Mais rien
de tout cela ne pouvant donner l'éveil à cette brute, et la trop lâche
facilité avec laquelle il tolérait ses débordements, qu'il paraissait
autoriser et légitimer, ôtant à ses plaisirs leur saveur et leur pi-
quant, que fait-elle? Femme d'un empereur plein de vie et de santé,
à Rome, en plein midi, à la face du monde entier, au milieu des
fêtes et au cours d'une cérémonie publique, un jour que son mari
était absent de la ville, elle épouse Silius qui depuis longtemps
déjà était son amant ! Ne semble-t-il pas que la nonchalance de son
mari l'amenait à devenir chaste, ou qu'elle cherchait, en en épousant
un autre, à accroître en elle l'ardeur de ses propres désirs par la
jalousie qu'elle inspirerait à ce second^ époux, qu'elle surexciterait à
son tour en lui résistant? Mais la première difficulté à laquelle elle
se heurta fut aussi la dernière. La bête s'éveilla en sursaut et, comme
il n'y a de pire que d'avoir affaire à ces gens qui font les sourds
et semblent endormis, qu'en outre, ainsi que j'en ai fait l'expérience,
cette patience excessive, quand elle vient à prendre fin, se traduit
par des vengeances qui n'en sont que plus âpres, parce que, prenant
feu subitement, la colère et la fureur qui se sont accumulées en
nous éclatent du premier coup avec toute leur intensité; « lâchant
la bride à ses transports {Virgile) », Claude la fit mettre à mort, elle
et un grand nombre de ceux auxquels elle s'était donnée, y compris
certains qui n'en pouvaient mais, à l'égard desquels elle avait dû em-
ployer le fouet pour les décider à venir prendre place dans son lit.
Lucrèce a peint les amours de Vénus et de Mars avec
des couleurs plus naturelles que Virgile décrivant les
rapports matrimoniaux de Vénus et de Vulcain; quelle
vigueur dans ces deux tableaux si expressifs! Caractère
de la véritable éloquence. — Ce que Virgile dit des rapports
matrimoniaux de Vénus et de Vulcain, Lucrèce l'avait exprimé avec
plus de naturel encore en décrivant ses moments d'abandon entre
elle et Mars : « Souvent le dieu des combats, le redoutable Mars,
enivré de ton amour, se départit de sa fierté et s'effondre dans tes
bras... Penché avidement sur ton sein, son souffle suspendu à tes
lèvres, il ne peut assez se repaitt^e de la vue de tes charmes. Alors que
tu le tiens enlacé de to7i beau corps, o déesse, c'est le moment oppor-
tun pour lui parler en faveur des Romains (Lucrèce). » — Quand me
reviennent à l'esprit les mots employés par ces deux poètes et dont
la traduction atténue si notablement l'expression : reiicit (s'etfon-
dre dans tes bras), — pascit (il ne peut assez se repaître de tes char-
mes), — pudet, inhians (penché avidement sur ton sein, son souffle
suspendu à tes lèvres), — molli favet (l'échauffé dans un tendre
embrassement), — medullas, labefacta (la chaleur l'envahit de par-
tout et le pénètre jusqu'à la moelle des os), — percurrit (sillonné
de ses rubans de feu), — et ce circumfusa (tu le tiens enlacé) si
240 ESSAIS DE MONTAIGNE.
gentil infusus, iay desdain de ces menues pointes et allusions ver-
balles, qui nasquircnl depuis. A ces bonnes gens, il ne falloit d'ai-
guë et subtile rencontre. Leur langage est tout plein, et gros d'vne
vigueur naturelle et constante. Us sont tout epigramme : non la
queue seulement, mais la teste, l'estomach, et les pieds. 11 n'y a .
rien d'efforcé, rien de traînant : tout y marche d'vne pareille te-
neur. Contextus totus virilis est, non sunt circa flosculos occupati. Ce
n'est pas vne éloquence molle, et seulement sans offence : elle est
nerueuse et solide, qui ne plaist pas tant, comme elle remplit et
rauit : et rauit le plus, les plus forts esprits. Quand ie voy ces i
braues formes de s'e.xpllquer, si vifues, si profondes, ie ne dis pas
que c'est bien dire, ie dis que c'est bien penser. C'est la gaillardise
de l'imagination, qui esleue et enfle les parolles. Pectus est quod
diserlum facit. Nos gens appellent iugement, langage, et beaux
mots, les pleines conceptions. Cette peinture est conduitte, non tant •
par dextérité de la main, comme pour auoir l'obiecl plus vifuement
empreint en l'ame. Gallus parle simplement, par ce qu'il conçoit
simplement. Horace ne se contente point d'vne superficielle expres-
sion, elle le trahiroit : il voit plus clair et plus outre dans les
choses : son esprit crochette et furetle tout le magasin des mots et ■i
des figures, pour se représenter : et les luy faut outre l'ordinaire,
comme sa conception est outre l'ordinaire. Plutarque dit, qu'il veid
le langage Latin par les choses. Icy de mesme : le sens esclaire et
produit les parolles : non plus de vent, ains de chair et d'os. Elles
signifient, plus qu'elles ne disent. Les imbecilles sentent encores •
quelque image de cecy. Car en Italie ie disois ce qu'il me plaisoit
en deuis communs : mais aux propos roides, ie n'eusse osé me fier
à \n idiome, que ie ne pouuois plier ny contourner, outre son al-
Icurc commune. l'y veux pouuoir quelque chose du mien. Le
maniement et employte des beaux esprits, donne prix à la langue : 3
non pas l'innouant, tant, comme la remplissant de plus vigoreux et
diuers seruices, l'estlranl et ployant. Ils n'y apportent point des
mots : mais ils enrichis.sent les leurs, appesantissent et enfoncent
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 241
noble et mère de cet autre si gracieux infusus (incarné en elle),
j'ai du dédain pour ces locutions qui veulent être piquantes et sont
si peu expressives, pour ces mots à allusions qui sont nés depuis.
A ces bonnes gens qu'étaient les anciens, ce n'était pas un style de
temps à autre incisif et subtil qu'il fallait, mais un langage disant
bien ce qu'il voulait dire, naturel, ne se départissant jamais de son
énergie; l'épigramme se rencontre constamment chez eux, non
seulement dans la conclusion, mais au commencement et au mi-
lieu ; non seulement à la queue, mais à la tète, à l'estomac, aux
pieds. Il n'y a rien de forcé, de traînant, tout y va à môme allure,
« leur discou7-s est d'une contexture virile, ils ne s'attachent pas à
Vorner de fleurs (Sénèque) ». Ce n'est pas une éloquence efféminée, où
rien ne choque; elle est nerveuse, solide, elle satisfait et ravit plus
encore qu'elle ne plaît, et les esprits sont conquis d'autant plus qu'ils
sont mieux trempés. — Quand je vois cette façon audacieuse de s'ex-
primer, si vive, si profonde, je ne dis pas que c'est « bien dire »,
je dis que c'est « bien penser ». C'est la hardiesse de l'imagination
qui élève et donne du poids aux paroles, « c'est le cœur qui rend
éloquent [Quintilien) »; de nos jours, on nomme jugement ce qui
n'est que verbiage, et les belles phrases sont dites des conceptions
ayant de l'ampleur. Ce que peignaient les anciens ne i*évèle pas
tant la dextérité de main, que la forte impression que le sujet qu'ils
traitaient faisait sur leur âme. Gallus parle simplement, parce
qu'il conçoit de même. Horace ne se contente pas d'une expres-
sion superficielle, elle ne rendrait pas son idée; il voit plus clair
et plus profondément; son esprit crochète le magasin aux mots
et aux expressions et y fouille pour y prendre ce qui peindra le
mieux sa pensée ; il lui faut plus que ce qu'on y trouve d'ordinaire,
comme sa conception dépasse, elle aussi, ce qui est courant. Plu-
tarque dit qu'il apprit le latin par les choses qui lui étaient décrites
en cette langue; il en est ici de même, le sens éclaire et fait ressor-
tir les termes employés; ce ne sont plus simplement des sons; ils
ont chair et os; ils signifient plus qu'ils ne disent, et il n'est pas
jusqu'aux imbéciles qui ne saisissent quelque chose de ce dont il
s'agit. — En Italie, je disais tout ce qui me plaisait en fait de con-
versations banales; mais quand elles portaient sur des points sé-
rieux, je n'aurais pas osé me fier à un idiome que je n'étais pas en
état de plier et d'adapter à mon sujet, en dehors des acceptions
communes ; en pareil cas, je veux pouvoir y mettre quelque chose
de moi.
Enrichir et perfectionner leur langue est le propre des
beaux écrivains; combien sont peu nombreux ceux du
siècle de Montaigne se trouvant être de cette catégorie. —
Les beaux esprits ajoutent à la richesse de la langue par la manière
dont ils la manient et l'emploient; non pas tant en innovant qu'en
y introduisant plus de vigueur et la rendant apte à plus d'applica-
tions diverses, en l'étirant et lui donnant de l'élasticité. Ils n'y ap-
portent pas de mots nouveaux, mais ils donnent de la valeur à ceux
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. HI. IG
242 ESSAIS DE MONTAIGNE.
leur signification et leur vsaj;e : luy apprenant des mouuements
inaccoustumés : mais prudemment et ingénieusement. Et combien
peu cela soit donné à tous, il se voit par tant d'escriuains François
de ce siècle. Ils sont assez hardis et dédaigneux, pour ne suyure la
route commune : mais faute d'inuention et de discrétion les pert.
Il ne s'y voit qu'vne misérable affectation d'estrangeté : des desgui-
semenls froids et absurdes, qui au lieu d'esleuer, abbattent la ma-
tière. Pourueu qu'ils se gorgiasent en la nouuelleté, il ne leur
chaut de lefficace. Pour saisir vn nouueau mol, ils quittent l'ordi-
naire, souuent plus fort et plus nerueux. En nostre langage io
Irouue assez d'estoffe, mais yn peu faute de façon. Car il n'est rien,
qu'on ne fist du iargon de nos chasses, et de nostre guerre, qui est
vn généreux terrcin à emprunter. El les formes de parler, comme
les herbes, s'amendent et fortifient en les transplantant. le le
trouue suffisamment abondant, mais non pas maniant et vigoureux
suffisamment. Il succombe ordinairement à vne puissante concep-
tion. Si vous allez tendu, vous sentez souuent qu'il languit soubs
vous, et fleschit : et qu'à son deffaul le Latin se présente au se-
cours, et le Grec à d'autres. D'aucuns de ces mots que ie viens de
trier, nous en apperçeuons plus mal-aysement l'énergie, d'autant
que l'vsage et la fréquence, nous en ont aucunement auily et rendu
vulgaire la grâce. Comme en nostre commun, il s'y rencontre des
frases excellentes, et des métaphores, desquelles la beauté flestrit
de vieillesse, et la couleur s'est ternie par maniement trop ordi-
naire. Hais cela n'osle rien du goust, à ceux (jui oui bon nez : ny
ne desroge à la gloire de ces anciens autheurs, qui, connue il est
vraysemblable, mirent premièrement ces mots en ce lustre. Les
sciences Iraictcnt les clioses trop finement, d'vne mode artificielle,
et différente à la commune et naturelle. Mon page fait l'amour, et
l'entend : lisez luy Léon Hébreu, et Klein : on parle de luy, de ses a
pensées, et de ses actions, et si n'y entend rien. le ne recognois
chez Arislote, la plus part de mes mouuemens ordinaires. On les a
couuere et reuestus d'vne autre robbe, pour l'vsage de l'eschole.
Dii'U leur doinl bien faire : si i'estois du mestier, ie naturaliserois
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 243
auxquels ils ont recours, les accentuent et fixent leur signification
et leur usage ; ils font admettre des tournures de phrase nouvelles
et tout cela avec prudence et à propos. Mais à combien peu est-il
donné qu'il en soit ainsi! on peut en juger par nombre d'écrivains
français de ce siècle. Ils sont assez hardis et dédaigneux du passé,
pour ne pas suivre la voie commune, mais leur peu d'invention et
de discrétion les perd; on ne voit chez eux qu'une affectation assez
misérable pour ce qui est étrange, des circonlocutions froides et ab-
surdes qui, au lieu de relever le sujet, le rabaissent; pourvu qu'ils
produisent quelque nouveauté qui leur fournisse de quoi s'applau-
dir, peu leur importe son plus ou moins de justesse; pour la satis-
faction de produire un mot nouveau, ils cessent de se servir de ceux
employés d'habitude, qui souvent ont plus de force et d'énergie.
La langue française se prête mal, en l'état, à- rendre les
idées dont l'expression comporte de l'originalité et de la
vigueur; mais on n'en tire pas tout ce que l'on pourrait.
On apporte aussi trop d'art dans le langage employé pour
les sciences. — Notre langue me semble assez étoffée, mais man-
quer un peu de façon. Elle en aurait autant que besoin est, si on
mettait à contribution le jargon dont nous usons à la chasse et à
la guerre, qui constitue une mine de fort rendement. A l'instar des
plantes, les diverses formes que revêt le langage, s'amendent et se
fortifient par la transplantation. Le nôtre est suffisamment fourni,
mais ne se prête pas aisément à être manié avec vigueur; il est
d'ordinaire hors d'état de rendre de fortes idées. Si vous voulez en
exprimer de cet ordre, vous le sentez languir et fléchir sous vous ;
il faut qu'à défaut de ressources qui lui sont propres, le latin pour
les uns, le grec pour les autres, viennent à son secours. — Parmi
ces mots de Virgile et de Lucrèce que j'ai signalés plus haut, il en
est dont nous ne saisissons que difficilement l'énergie, parce que
l'usage et l'emploi fréquents en ont un peu avili et par trop vul-
garisé la grâce; de même dans notre langue, telle qu'on la parle
communément, il y a des tournures de phrase excellentes, des mé-
taphores dont la beauté n'est flétrie que par le long temps auquel
en remonte l'emploi et dont la vivacité de couleur est ternie par
un usage trop courant; mais cela ne leur ôte rien de leur goût
pour ceux qui ont le palais délicat, et ne porte pas atteinte à la
gloire de ceux d'entre les auteurs anciens qui, selon toute proba-
bilité, ont été les premiers à donner à ces mots le relief qu'ils ont
acquis.
On emploie pour les sciences un style trop relevé, trop artificiel,
qui diffère du style naturel dont on use d'habitude. Mon page fait
l'amour et en connaît le langage ; lisez-lui Léon l'hébreu et Ficin, on
y parle de lui, de ses pensées, de ses actions, et cependant il n'y
comprend rien. Je ne reconnais * pas dans Aristote la plupart des
impressions que j'éprouve ordinairement; on les a couvertes, af-
fublées d'une autre robe, pour l'usage de l'école. Assurément ils
doivent avoir raison d'en agir ainsi ; toutefois si j'étais du métier,
244 KSSAIS DK MONTAIGNE.
Kart, autant comme ils artialisont la nature. Laissons là Bembo et
Equicola. Quand i escris, ie me passe bien de la compagnie, et
souuenance des Hures : de peur qu'ils n'interrompent ma forme.
Aussi (ju'à la vérité, les bons aulbeurs m'abbattent par trop, et
rompent le courage. le lais volontiers le tour de ce peintre, lequel
ayant misérablement représenté des coqs, deffendoit à ses garçons,
qu'ils ne laissassent venir en sa boutique aucun coq naturel. Et auroy
plustost besoing, pour me donner vn peu de lustre, de l'inuention
du musicien Antinonydes, qui, quand il auoit à faire la musique,
mettoit ordre que deuant ou après luy, son auditoire Inst abbreuué
de quelques autres mauuais cbantres. Mais ie me puis plus malai-
sément deffaire de Plutarque : il est si vniuersel et si plain, qu'à
toutes occasions, et quelque suiect extrauagant que vous ayez pris,
il s'ingère à vostre besonge, et vous tend vne main libérale et ines-
puisable de richesses, et d'embellissemens. Il m'en fait despit,
d'estre si fort exposé au pillage de ceux qui le hantent. le ne le
puis si peu racointer, que ie n'en tire cuisse ou aile. Pour ce
mien dessein, il me vient aussi à propos, d'escrire chez moy, en
pays saunage, où personne ne m'aide, ny me relevé : où ie ne
hante communément homme, qui entende le Latin de son palenos-
tre; et de François vn peu moins. le l'eusse faict meilleur ailleurs,
mais l'ouurage eust esté moins mien. Et sa fin principale et perfec-
tion, c'est d'estre exactement mien. le corrigerois bien vhe erreur
accidenlale, dequoy ie suis plein, ainsi que ie cours inaduertem-
raent : mais les imperfections qui sont en moy ordinaires et constan-
tes, ce seroit trahison de les oster. Quand on m'a dict ou que moy-
mesme me suis dict : Tu es trop espais en figures, voyla vn mol du
cru de Gascongne : voyla vne phrase dangereuse : (ie n'en refuis au-
cune de celles qui .s'vsent emmy les rues Françoises : ceux qui veulent
combalre l'vsage par la gi-ammaire se moquent) voylà vn discours
ignorant : voylà vn discours paradoxe, en voylà vn trop fol : lu le
ioues souuenl, ou estimera que lu dies à droil, ce que lu dis à
feinte. Oûy, fais-ie, mais i(! corrige les fautes d'inaduertence, non
celles de coustume. Est-ce pas ainsi que ie parle par tout? me re-
pre.senle-ie pas viuemiînl? suffit. l'ay faict ce que i'ay voulu : tout
le monde me recogrwist en mon liure, et mon liure en mov. Or
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 245
autant on apporte d'art à travestir la nature, autant je m'applique-
rais à traiter l'art avec tout le naturel possible. Quant à Bembo et
Equicola, je n'en parlerai même pas.
Montaigne, quand il écrivait, aimait à sUsoIer et à se
passer de livres pour ne pas se laisser influencer par les
conseils et ses lectures; il ne faisait exception que pour
Plutarque. — Quand j'écris, je n'ai recours ni aux livres, ni aux
souvenirs que j'en conserve, de peur qu'ils n'influencent ma manière
d'écrire, sans compter que les bons auteurs me désespèrent par
trop et me découragent. J'imite volontiers la façon de ce peintre
qui , ayant représenté des coqs d'une façon peu heureuse , dé-
fendait à ses aides, pour empêcher toute comparaison, de laisser
entrer de vrais coqs dans son atelier. J'aurais plutôt besoin, pour
me donner un peu de brillant, d'appliquer le procédé d'Antigénide,
ce musicien qui, lorsqu'il avait à jouer sa musique, faisait en sorte
qu'avant ou après qu'il s'était fait entendre, les assistants eussent
à endurer l'audition de quelques autres mauvais chanteurs. Mais
il m'est plus difficile de me défaire de Plutarque. Cet auteur est
si universel et si complet, qu'en toutes occasions, quelque ex-
traordinaire que soit le sujet dont vous vous oocupiez, il s'ingère
dans votre ti-avail, vous tend une main libérale et vous est une
source intarissable de richesses et d'embellissements ; aussi ai-je
peine à le voir si fort exposé à être pillé par ceux qui le hantent.
Pour moi, chaque fois que je le fréquente si peu que ce soit, je ne
puis m'empêcher de lui soutirer une cuisse ou une aile.
J'ai aussi à dessein décidé d'écrire cet ouvrage chez moi, en pays
sauvage, où personne ne me vient en aide, ni ne me corrige; oîi je
ne fréquente que des gens qui ne comprennent môme pas le latin
de leur « patenôtre », et le français encore moins. Fait ailleurs,
il eût été meilleur, mais il eût été moins de moi; et son but prin-
cipal, comme son mérite, sont d'être exactement moi. Je corrige
bien une erreur accidentelle (elles y foisonnent, parce que j'écris
au courant de la plume, sans faire attention), mais les imperfec-
tions journalières et à l'état d'habitude qui sont en moi, ce serait
de la déloyauté de les faire disparaître. Quand on me dit, ou que
je me suis dit à moi-même : « Tu abuses des figures, — voilà un
mot des crus de la Gascogne, — c'est là une locution scabreuse (je
n'en écarte aucune de celles qui, en France, s'emploient en pleine
rue, et ceux qui prétendent opposer la grammaire à l'usage sont
de drôles de gens), — ce passage témoigne de l'ignorance, — celui-
ci est paradoxal, — en voici un par trop bouffon, — tu plaisantes
trop souvent, on croit que tu parles sérieusement, alors que tu ba-
dines »; — je réponds : « C'est vrai », mais je ne (corrige que les
fautes d'inattention et non celles qui me sont habituelles. Est-ce
que ce n'est pas ainsi que toujours je parle? Est-ce que je ne me
représente pas tel que je suis? Eh bien, cela suffit. J'en suis arrivé
à ce que je voulais, puisque tout le monde me reconnaît dans mon
livre, et le retrouve en moi.
246 KSSAIS DE MONTAIGNE.
iay vne condition singercssc et imitatrice. Quand ie me meslois de
faire des vers, cl n'en fis iamais que des Latins, ils accusoient eui-
demment le poète que ie venois dernierenient de lire. El de mes
premiei-s Essa.vs, aucims puent vn peu l'estranger. A Paris ie parle
Ml langage aucunement autre qu'à Montaigne. Qui que ie regarde
auee attention, m'imprime lacilenient quelque chose du sien. Ce
que ie considère, ie l'vsurpe : vne sotte contenance, vne desplai-
sanle grimace, vne forme de parler ridicule. Les vices plus. D'au-
tant qu'ils me poingnent, ils s'acrochent à moy, et ne s'en vont pas
sans secouer. On m'a veu plus souuent iurer par similitude, que
par complexion. Imitation meurtrière, comme celle des singes hor-
ribles en grandeur et en force, que le Roy Alexandre rencontra en
certaine contrée des Indes. Desquels il eust esté autrement difficile
de venir à hout. Mais ils en presterent le moyen par cette leur in-
clination à contrefaire tout ce qu'ils voyent faire. Car par là les
chasseurs apprindrent de se chausser des souliers à leur veuë,
auec force nœuds de liens : de s'affubler d'accoustremens de teste à
tout des lacs courants, et oindre par semblant, leurs yeux de glux.
Ainsi mettoyent imprudemment à mal, ces panures bestes, leur
complexion singeresse. Ils s'engluoient, s'encheuestroyent et gar-
rotoyent eux mesmes. Cette autre faculté, de représenter ingénieu-
sement les gestes et parolles d'vn autre, par dessein qui apporte
souuent plaisir et admiration, n'est en moy, non plus qu'en vne
souche. Quand ie iurè selon moy, c'est seulement, par Dieu, qui est
le plus droit de touts les serments. Ils disent, que Socrates iuroit le
chien : Zenon cette mesme intcriection, qui sert à cette heure aux
Italiens, Cappari : Pylhagoras, l'eau et l'air. le suis si aisé à re-
ccuoir sans y penser ces impressions superficielles, (jue si i'ay eu
en la bouche, Sire ou Altesse, trois iours de suite, huict iours après
ils meschappent, pour excellence, ou pour seigneurie. Et ce que
i'auray pris à dire en battelant et en me moquant, ie le diray len-
demain sérieusement. Parquoy, à escrire, l'accepte plus enuis les
argumens battus, de peur que ie les traicte aux despcns d'autruy.
Tout argument m'est egallement fertile. le les prens sur vne mou-
che. El Dieu vueille que celuy que i'ay icy en main, n'ait pas esté
pris, par W. commandement d'vne volonté autant volage. Que ie com-
mence par celle qu'il me plaiia, car les matières se tiennent toutes
enchesnees les vnes aux autres. Mais mon ame me desplaisl,
TRADUCTION. - LIV. III, CH. V. 247
Il a une grande tendance à imiter les écrivains dont il
lit les ouvrages, aussi traite-t-il de préférence des sujets
qui ne l'ont pas encore été; n'importe lequel, un rien lui
suffit. — J'ai, comme les singes, une forte propension à l'imita-
tion. Quand je me mêlais de faire des vers (je n'en ai jamais fait
qu'en latin), ils accusaient d'une façon évidente le poète que j'a-
vais lu en dernier lieu ; de même mes Essais : les premiers feuillets
sentent un peu un terroir autre que le mien; à Paris, je parle un
langage un peu différent qu'à Montaigne. Une personne que je re-
garde avec attention, imprime facilement en moi quelque chose
d'elle; ce que je considère, je m'en empare : une attitude peu con-
venable, une grimace déplaisante, une forme de langage ridicule,
les défauts principalement; plus ces travers me frappent, plus ils me
demeurent accrochés et ils ne s'en vont qu'à force que je les secoue.
On m'a vu plus souvent jurer, sous l'influence du milieu où je me
trouvais, que par tempérament, imitation désastreuse comme celle
de ces singes horribles par leur taille et leur force, que le roi
Alexandre rencontra dans certaines contrées de l'Inde, et dont il
eût été difficile de venir à bout, s'ils n'en avaient fourni eux-mêmes
le moyen par leur disposition à contrefaire tout ce qu'ils voyaient
faire, ce qui amena ceux qui les chassaient à leur apprendre, en le
faisant eux-mêmes devant eux, à chausser des souliers en nouant
force cordons, à s'affubler la tête d'accoutrements avec nœuds cou-
lants, à oindre leurs yeux de glu, en en faisant eux-mêmes le simula-
cre. Ces malheureuses bêtes, dans leur esprit d'imitation, s'engluè-
rent, et passant leurs têtes dans les lacets, se garrottèrent * d'elles-
mêmes et se mirent imprudemment de la sorte à la merci de ceux
qui voulaient les capturer. — Quant à cette autre faculté de repro-
duire ingénieusement, en les imitant, les gestes et les paroles d'au-
trui, cela qui, fait à dessein, cause souvent du plaisir et excite l'ad-
miration, je ne l'ai pas plus que ne le possède une souche. Lorsque
je jure, me laissant aller à moi-même, c'est uniquement en disant :
« Par Dieu! » qui, de tous les jurons, est celui qui vient le plus natu-
rellement à l'idée. On dit que Socrate jurait par le chien; Zenon au-
rait employé cette même apostrophe dont se servent maintenant
les Italiens : Câprier! Pythagore disait : Air et eau. Je suis telle-
ment disposé à recevoir, sans que je m'en rende compte, ces im-
pressions toutes superficielles que lorsque, pendant trois jours de
suite, j'ai eu à la bouche ces mots de Sire et d'Altesse, huit jours
encore après, il m'échappe de les employer pour Excellence ou Mon-
seigneur; et que ce que je me suis mis à dire en badinant et plaisan-
tant, le lendemain, je le dis fort sérieusement. Aussi, quand j'écris,
c'est malgré moi que je prends des sujets déjà rebattus, de peur de
ne les traiter qu'aux dépens d'autrui. Tous me sont également bons,
une mouche suffit à m'en fournir; et Dieu veuille que celui dont je
m'occupe en ce moment ne provienne pas du fait d'une volonté aussi
volage ! Je puis commencer par où il me plaît, toutes les matières qui
doivent passer par ma plume, se trouvant liées les unes aux autres.
248 ESSAIS l)K MONTAK.NK.
de ce qu'elle produit ordinairoinent ses plus profondes rosueries,
plus folles, et qui me plaisent le mieux, à l'impronueu, et lors que
le les cherche moins : lesquelles sesuanouissent soudain, n'ayant
sur le champ où les attacher. A cheual, à la table, au licl. Mais plus
à cheual, où sont mes plus larges entretiens, Tay le parler vn peu •
délicatement ialoux d'attention et de silence, si ie parle de force.
Qui m'interrompt, m'arreste. En voyage, la nécessité mesme des
chemins couppe les propos. Outre ce, que ie voyage plus souuenl
sans compagnie, propre à ces entretiens de suite : par où ie prens
tout loisir de m'entretenir moy-mesme. Il m'en adulent comme de «
mes songes : en songeant, ie les recommande à ma mémoire, car
ie songe volontiers que ie songe, mais le lendemain, ie me repré-
sente bien leur couleur, comme elle estoit, ou gaye, ou triste, ou
estrange, mais quels ils estoient au reste, plus i'ahane à le trou-
uer, plus ie l'enfonce en Toubliance. Aussi des discours fortuites .
qui me tombent en fantasie, il ne m'en reste en mémoire qu'vne
vaine image : autant seulement qu'il m'en faut pour me faire ron-
ger, et despiter après leur queste, inutilement. Or donc, laissant
les liures à part, et parlant plus matériellement et simplement : ie
Irouue après tout, que l'amour n'est autre chose, que la soif de ^i
cette iouyssance en vn subiect désiré : ny Venus autre chose, que
le plaisir à descharger ses vases : comme le plaisir que nature nous
donne à descharger d'autres parties : qui dénient vicieux ou par
immoderation, ou par indiscrétion. Pour Socrates, l'amour est ap-
pétit de génération par l'entremise de la beauté. Et considérant .
maintefois la ridicule titillation de ce plaisir, les absurdes mouuc-
mens esceruelez et estourdis, dequoy il agite Zenon et Cratippus :
celle rage indiscrète, ce visage enflammé de fureur et de cruauté,
au plus doux effect de l'amour : et puis cette morgue graue,
seuere, et ccslatique, en vne action si folle, qu'on ayt logé pesle- '»
TRADUCTION. — TJV. III, CH. V. 249
Les idées les plus profondes, comme les plus folles, lui
viennent à l'improviste, surtout lorsqu'il est à cheval, et
le souvenir qu'il en conserve est des plus fugitifs. — Ce qui
me contrarie, c'est que mon âme s'abandonne d'ordinaire à ses
plus profondes rêveries, et aussi à celles qui sont le plus chiméri-
ques et qui me plaisent le mieux, à l'improviste, lorsque je les re-
cherche le moins, et qu'elles s'évanouissent subitement, parce que
je n'ai rien sous la main pour les fixer sur-le-champ; c'est surtout
quand je suis à cheval, à table, au lit, mais principalement à cheval,
moment où je m'entretiens le plus avec moi-môme. — Quand je parle,
j'ai absolument besoin qu'on me prête attention et qu'on fasse
silence, si je traite un sujet qui me demande un peu d'effort; si on
vient à m'interrompre, je m'arrête. En voyage, l'état même des che-
mins amène des interruptions dans les conversations, d'autant que
le plus souvent je fais route alors en compagnie de gens avec les-
quels je ne puis causer longtemps de suite, ce qui me laisse tout le
loisir de m'entretenir avec moi-même. J'éprouve, en pareil cas, ce
qui m'arrive quand j'ai des songes; lorsque je rêve (et je mè figure
souvent que je rêve), je recommande à ma mémoire d'en conser-
ver souvenir; mais, le lendemain, si je me rappelle encore que ces
songes étaient de nature gaie, triste ou étrange, c'est en vain que
je fais effort pour m'en remémorer les détails; plus je cherche,
plus l'oubli s'accentue. De même des idées qui, par hasard, me
viennent en tête : je n'en conserve qu'un vague souvenir, tout juste
ce qu'il en faut pour faire que je me fatigue l'esprit et me tour-
mente inutilement à les retrouver.
Montaigne estime que l'amour n'est autre que le désir
d'une jouissance physique; l'acte en lui-même est tel, que
les dieux semblent avoir voulu par là, apparier les fous
et les sages, les hommes et les bêtes. — Laissant donc les
livres de côté et envisageant les choses simplement et uniquement
au point de vue matériel, je trouve qu'après tout, l'amour n'est
que la soif, qui nous tient, de la jouissance que nous éprouvons
avec qui est l'objet de nos désirs; et Vénus, autre chose que le
plaisir que nous avons à faire que certains de nos organes se déver-
sent, satisfaction analogue à celle que la nature nous procure éga-
ment pour certaines autres parties de notre corps ; soif et plaisir
qui ne deviennent vicieux que lorsque nous y apportons un manque
de modération ou de discrétion. Pour Socrate, l'amour était le
besoin de procréer, en usant de la beauté pour intermédiaire. — En
considérant attentivement l'agitation fébrile et ridicule en laquelle
nous met ce plaisir, les mouvements absurdes si désordonnés, et
les divagations qui, dans cet acte de folie, s'emparent de Zenon et
de Cratippe eux-mêmes; analysant les émotions qu'il nous cause,
cette rage sans retenue, ce visage enflammé de fureur et de cruauté
au moment même où l'amour nous pénètre de ses plus douces
sensations, transports auxquels succède une prostration, sorte d'ex-
tase empreinte de gravité et de sévérité; en voyant, dis-je, nos dé-
250 ESSAIS DE MONTAIGNE.
mosie nos délices el nos ordures ensemble : et que la suprême vo-
lupté ayc du Iransy el du plainlil", comme la douleur : ie crois qu'il
est vray, ce que dit Platon, que l'horame a esté faict par les Dieux
pour leur iouël.
Quœnam ista iocandi
Sfeuilin?
El que c'esl par moquerie, que Nalure nous a laissé la plus trouble
de nos actions, la plus commune : pour nous esgaller par là, et
apparier les fols el les sages, el nous et les bestes. Le plus contem-
platif, et prudent homme, quand ie l'imagine en cette assiette, ie le
liens pour affronteur, de faire le prudent et le contemplatif. Ce
sont les pieds du paon, qui abbatenl son orgueil.
Ridentem dicere verum
Quid relal?
Ceux qui parmi les ieux, refusent les opinions sérieuses, font, dit
quelqu'vn, comme celuy qui craint d'adorer la statue d'vn sainct,
si elle est sans deuantiere. Nous mangeons bien et beuuons comme
les bestes : mais ce ne sont pas actions qui empeschent les offices
de nostre ame. En celles-là, nous gardons noslre auantage sur
elles : cette-cy met toute autre pensée soubs le ioug : abrutit el
abeslit par son impérieuse authorité, toute la théologie et philoso-
phie qui est en Platon : et si ne s'en plaint pas. Par tout ailleurs
vous pouuez garder quelque décence : toutes autres opérations
souffrent des règles d'honneslclé : cettc-cy ne se peut pas seulement
imaginer, que vicieuse ou ridicule. Trouuez y pour voir vn procé-
der sage et discret. Alexandre disoil qu'il se connoissoil principalle-
ment mortel, par celle action, et par le dormir : le sommeil suffo-
que et supprime les facultez de noslre ame, la besongne les absorbe
et dissipe de mesme. Certes c'est vue marque non seulement de
nostre corruption originele : mais aussi de nostre vanité et defor-
mité. D'vn coslé Nature nous y pousse, ayant attaché à ce désir,
la plus noble, vlilc, et plaisante de toutes ses funclions : el la nous
laisse d'autre part accuser cl fuyr, comme insolente et deshonneste,
en rougir el recommander labslinence. Sommes nous pas bien
bruttes, de nommer brutale l'opération qui nous faict? Les peu-
ples, es religions, se sont rencontrez en plusieurs conuenances :
comme sacrifices, luminaires, encensements, ieusnes, olfrandes : et
entre autres, en la condemnalion de celte action. Toutes les opi-
nions y viennent, outre l'vsage si cstendu des circoncisions. Nous
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 2oi
lices et nos sécrétions avoir, dans notre organisme, le même siège ;
notre suprême volonté nous occasionner des transes, nous arracher
des plaintes comme fait la douleur, je crois que Platon est dans le
vrai quand il dit que l'homme a été créé par les dieux pour leur
servir de jouet : « Cruelle manière de se Jouer (Claudien) ! » et que
c'est pour se moquer, que la nature nous a laissé cette faculté qui,
de toutes nos actions, constitue celle où nous agissons le plus à
l'aveugle et qui est dans les moyens de tous; elle a voulu, par là,
ravaler au même niveau les fous et les sages, nous et les bêtes.
Quand je me représente l'homme le plus contemplatif, le plus pru-
dent, passant par cet état, je le tiens pour un effronté de se pré-
tendre un être prudent et contemplatif; ce sont les pieds du paon
qui rabattent son orgueil. — « Qu'est-ce qui empêche de dire la vérité
en riant {Horace^. » Ceux qui n'admettent pas qu'on puisse émettre
des idées sérieuses en se jouant, font, dit quelqu'un, comme celui
qui hésite à adorer la statue d'un saint si elle lui apparaît sans
être vêtue des pieds à la tête. A la vérité, nous mangeons et buvons
comme font les animaux, et cela n'entrave en rien les fonctions de
notre âme, ce qui fait que dans ces actes, nous conservons notre
supériorité sur eux; mais, dans l'accomplissement de l'acte véné-
rien, toute pensée autre cesse d'exister, son impérieuse tyrannie
fait que, sans en avoir conscience, toute la théologie, toute la phi-
losophie qui sont en Platon, ne sont plus que bêtises, sans portée
aucune, et nous ne nous en plaignons pas. En toutes autres choses,
on peut conserver quelque décence et des règles ont pu être posées
pour sauvegarder la pudeur; ici, on ne peut seulement pas en ima-
giner, si ce n'est de vicieuses ou de ridicules. Essayez donc de
trouver un procédé sage et discret pour y satisfaire. Alexandre di-
sait que c'était surtout par cela et le sommeil qu'il se reconnais-
sait appartenir à la race des mortels. Le sommeil assoupit et sus-
pend les facultés de l'âme; ce travail les absorbe et les dissipe
également, C'est certainement une marque, non seulement de notre
corruption et de notre orgueil, mais aussi de notre vanité et d'un
vice de conformation.
D'autre part, pourquoi regarder comme honteuse une
action si utile et commandée par la nature? On se cache et
on se confine pour construire un homme, pour le détruire
on recherche le grand jour et de vastes étendues. — D'un
côté la nature nous pousse à cette union des sexes, attachant au
désir que nous en avons, la plus noble, la plus utile et la plus
agréable de toutes ses fonctions; d'autre part, elle nous fait la
taxer de manque de respect, la fuir comme déshonnête, en rougir
et en recommander l'abstinence. Sommes-nous assez brutes de
qualifier de brutal un acte auquel nous devons l'existence! Les
peuples se sont rencontrés dans certaines de leurs pratiques reli-
gieuses, telles que les sacrifices, l'emploi de luminaires, de l'encens,
le jeûne, les offrandes et aussi la prohibition de cet acte; c'est un
point sur lequel toutes les religions sont d'accord, sans parler de
252 ESSAIS DE MONTAIGNE.
allons à rauantiire raison, de nous blasmer, de faire vne si sotte
production «|ue l'homme : d'appellér l'action honteuse, et honteuses
les parties qui y seruent (à cette heure sont, les miennes propre-
ment honteuses). Les Esseniens, dequoy parle Pline, se maintenoient
sans nourrice, sans maillot, plusieurs siècles r. de l'abbord des es-
trangers, qui, suiuants cette belle humeur, se rengeoient conti-
nuellement à eux : avant toute vno nation, bazardé de s'exterminer
plustost, que s'engager à vn embrassement féminin, et de perdre la
suitte des hommes plustost, que d'en forger vn. Ils disent que Zenon
n'eut affaire à femme, qu'vne fois en sa vie : et que ce fut par ciui-
lité, pour ne sembler dédaigner trop obstinément le sexe. Chacun
fuit à le voir naistre, chacun court à le voir mourir. Pour le des-
truire, on cerche vn champ spacieux en pleine lumière : pour le
construire, on se musse dans vn creux ténébreux, et le plus con-
traint qu'il se peut. C'est le deuoir, de se cacher pour le faire, et
c'est gloire, et naissent plusieurs vertus, de le sçauoir deffaire.
L'vn est iniure, l'autre est faueur : car Aristote dit, que bonifier
quelqu'vn, c'est le tuer, en certaine phrase de son pais* Les Athc
niens, pour apparier la defîaueur de ces deux actions, ayants à
mundifier l'isle de Delos, et se iustifier enuers ApoUo, défendirent
au pourpris d'icelle, tout enterrement, et tout enfantemeut ensem-
ble. Nostrl nosmet pœnitet. 11 y a des nations qui se couurenl en
mangeant. le sçay vne dame, et des plus grandes, qui a celte
mesme opinion, que c'est vne contenance désagréable, de mascher :
qui rabat beaucoup de leur grâce, et de leur beauté : et ne se pré-
sente pas volontiers en public auec appétit. Et sçay vn homme, qui
ne peut souffrir de voir manger, ny qu'on le voye : et fuyt toute as-
sistance, plus quand il s'emplit, que s'il se vuide. En l'empire du
Turc, il se void grand nombre d'hommes, qui, pour exceller les au-
tres, ne se laissent iamais veoir, quand ils font leur repas; qui n'en
font qu'vn la sepmaine : qui se deschiquettent et découpent la face
et les membres : qui ne parlent iamais à personne. Gens fanati-
ques, qui pensent honnorcr leur nature en se desnaturant : qui se
prisent de leur mespris, et s'amendent de leur empiremenl. Quel
monstrueux animal, (|ui se fait horreur à soy-méme, à qui ses plai-
sirs poi.sent : qui se tient à mal-heur? Il y en a ([ui cachent leur
vin,
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V! 2o3
l'usage si répandu de la circoncision, * qui en est une punition. Peut-
être, après tout, est-ce avec raison que nous nous blâmons de faire
une aussi sotte production qu'est l'homme, et de qualifier de hon-
teux l'acte duquel il dérive et aussi les organes qui y ont part (les
miens aujourd'hui sont bien réellement honteux * et penauds). —
Les Esséniens, dont parle Pline, demeurèrent plusieurs siècles, sans
avoir besoin ni de nourrices, ni de maillots; continuellement des
étrangers leur arrivaient venant grossir leur secte, séduits qu'ils
étaient par la belle règle qu'ils s'étaient imposée, de s'exterminer
plutôt que d'avoir des relations sexuelles avec les femmes, et de
voir s'éteindre la race des humains plutôt que de se prêter à en
procréer un seul. — On dit que Zenon n'en connut qu'une et ne la
connut qu'une fois dans sa vie; et que ce ne fut que par civilité,
pour ne pas paraître les dédaigner de parti pris. — Chacun évite,
à l'égard de l'homme, d'être témoin de sa naissance et accourt pour
le voir mourir. Pour ie détruire, on recherche un champ spacieux,
en pleine lumière; pour le construire, on se cache dans une anfrac-
tuosité sombre où on soit le plus à l'abri possible. C'est un devoir
de se dérober pour le faire et * d'en avoir honte, c'est une gloire à
laquelle concourent plusieurs vertus que de le défaire; l'un est un
acte injurieux, l'autre constitue un mérite. Aristote ne dit-il pas
que, d'après certain dicton de son pays, « bonifier quelqu'un, c'est
le tuer ». Les Athéniens, ayant à purifier l'île de Délos et se conci-
lier Apollon, pour faire part égale à ces deux actes de l'existence
humaine, défendirent à la fois toute inhumation et tout accouche-
ment sur le territoire de cette île : « Nous estimons n'exister que par
le fait d'une faute commise [Térence). »
N'y a-t-il pas des hommes et même des peuples qui se
cachent pour manger, des fanatiques qui se défigurent,
des gens qui s'isolent du reste de l'humanité! On abandonne
les lois de la nature pour suivre celles plus ou moins
fantasques des préjugés. — Il y a des peuples où l'on se couvre
le bas du visage pour manger. Je connais une dame, et des plus
grandes, qui est dans ces idées : elle estime que mâcher donne une
contenance désagréable qui diminue de beaucoup la grâce et la
beauté de la femme, et, quand elle dîne en public, elle mange le
moins qu'elle peut. Je connais aussi un homme qui ne peut suppor-
ter ni voir manger, ni être vu lorsqu'il mange et qui évite toute as-
sistance plus encore quand il se remplit que lorsqu'il se vide. — Chez
les Turcs, on voit un grand nombre de gens qui, pour acquérir plus
de mérite que les autres, ne se laissent jamais voir quand ils pren-
nent leurs repas et n'en font qu'un par semaine; ils se tailladent,
se déchiquettent la figure et les membres, ne parlent à personne ;
ce sont des fanatiques qui pensent honorer leur nature en la dé-
naturant, qui s'estiment de se mépriser, et pensent devenir meil-
leurs en se rendant pires ! Quel monstrueux animal que l'homme ;
il se fait horreur à lui-même ; ses plaisirs lui sont à charge, il re-
cherche le mal! — Il y en a qui cachent l'existence qu'ils mènent,
254 ESSAIS DE MONTAIGNE.
Exiliôque domos et dulcia Umina mutant^
Et la desrobent de la veuë des autres hommes : qui euitent la santé
et lallegresse, comme qualitez ennemies et dommageables. Non
seulement plusieurs sectes, mais plusieurs peuples maudissent leur
naissance, et bénissent leur mort. Il en est où le soleil est abominé,
les ténèbres adorées. Nous ne sommes ingénieux qu'à nous mal
mener : c'est le vray gibbicr de la force de nostre esprit : dange-
reux vtil en desreglement.
0 miseri quorum gaudia crimen habenl!
Hé panure honune, tu as assez d'incommoditez nécessaires, sans les
augmenter par ton inuention : et es assez misérable de condition,
sans l'cstre par art : tu as des laideurs réelles et essentielles à suf-
fisance, sans en forger d'imaginaires. Trouues tu que tu sois trop à
l'aise si la moitié de ton aise ne te fasche? Trouues tu que tu ayes
remply tous les offices nécessaires, à quoy Nature t'engage, et
qu'elle soit oysiue chez toy, si tu ne t'obliges à nouueaux offices?
Tu ne crains point d'offencer ses lois vniuerselles et indubitables,
et te piques aux tiennes partisanes et fantastiques. Et d'autant plus
qu'elles sont particulières, incertaines, et plus contredictes, d'au-
tant plus tu fais là ton ell'ort. Les ordonnances positiucs de ta pa-
roisse t'attachent : celles du monde ne te touchent point. Cours vu
peu par les exemples de cette considération : ta vie en est toute.
Les vers de ces deux poètes, traictans ainsi reseruément et dis-
creltement de la lasciueté, comme ils font, me semblent la descou-
urir et esclairer de plus près. Les dames couurent leur sein d'vn re-
seul, les presti'es plusieurs choses sacrées, les peintres ombragent
leur ouurage, pour luy donner plus de lustre. Et dicton que le
coup du soleil et du vent, est plus poisant par reflexion qu'à droit
fil. L'iEgyptien respondit sagement à celuy qui luy demandoit, Que
portes-tu là, caché soubs ton manteau? Il est caché soubs uion
manteau, affin que tu ne sçaches pas que c'est. Mais il y a certaines
autres choses qu'on cache pour les montrer. Oyez cetuy-là plus
ouuert.
Et nudam pressi corpus adusque metim.
11 me semble qu'il me chapoue. Que Martial retrousse Venus à sa
poste, il n'arriue pas à la faire paioistre si entière. Celuy qui dit
tout, il nous saoule et nous desgouste. Celuy qui craint à s'»>\pri-
mrr, nous achemine à en pensur plus qu'il n'en y a. Il y a de la
trahison en celle sorte de niodestif : et notamment nous entr'ou-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 235
<c désertant -par un exil volontaire leur demeure et leur doux intérieur
{Virgile) »; ils la dérobent à la vue des autres et évitent la santé et
l'allégresse comme autant de choses contraires et qui peuvent être
nuisibles. Des sectes, et même des peuples entiers maudissent leur
naissance et bénissent leur mort; il en est qui ont le soleil en abo-
mination et adorent les ténèbres. Nous ne sommes ingénieux qu'à
nous malmener; c'est à cela surtout que nous appliquons toutes les
ressources de notre esprit, qui est un bien dangereux instrument
de dérèglement : Les malheureux l ils se font un crime de leurs joies
{Pseudo-Gallus). » Hé! pauvre homme! tu as bien assez d'incommo-
dités que tu es obligé de subir, sans les accroître encore par tes
inventions! Ta condition est assez misérable, sans que tu t'ingénies
à l'être encore davantage! Tu as en quantité bien suffisante des
laideurs réelles, portant sur des points essentiels; inutile de t'en
forger d'imaginaires! Te trouves-tu donc trop à l'aise, que tu te
plaignes de la moitié de cette aise? Penses-tu que pour satisfaire à
tous les devoirs qui te sont d'obligation et que tu tiens de la na-
ture, il faille t'en créer de nouveaux, sans quoi elle serait * en dé-
faut et oisive en toi ! Tu ne crains pas d'offenser ses lois qui sont
universelles et sur lesquelles le doute n'est pas possible, et tu te
piques d'observer les tiennes qui sont fantasques et dictées par des
préjugés, t'y apphquant d'autant plus qu'elles sont plus particu-
lières, incertaines et controversées; les ordonnances spéciales à
ta paroisse t'occupent et t'attachent, celles du monde ne te tou-
chent point. Conduis-toi donc un peu suivant les considérations
que je t'indique, c'est là toute ta vie.
Parler discrètement de Tamour, comme l'ont fait Lucrèce
et Virgile, c'est lui donner plus de piquant. — Les vers de
nos deux poètes traitant de la sorte avec retenue et discrétion de la
lascivité, me paraissent la mettre à jour et l'éclairer de tons qui la
font ressortir mieux encore. Les dames ne se couvrent-elles pas les
seins d'une gaze? les prêtres ne mettent-ils pas à l'abri des regards
certains objets sacrés? les peintres ne donnent-ils pas du relief à
leurs tableaux par les ombres qu'ils y disposent, et ne dit-on pas
que le soleil et le vent se font sentir davantage par réflexion, que
lorsqu'ils nous arrivent directement? — C'était une sage réponse
que celle faite par cet Égyptien à quelqu'un qui lui disait : « Que
portes-tu là, caché sous ton manteau? » et auquel il répondait : « Si
je le cache sous mon manteau, c'est pour que tu ne saches pas ce
que c'est! » mais il est certaines autres choses qu'on ne cache que
pour mieux les faire remarquer. Ovide y met moins de façon; aussi,
quand il dit : « Et, toute nue, je la pressai sur mon sein » , il est par trop
cru et cela me laisse aussi insensible que si j'étais privé de virilité.
Martial retroussant sa Vénus autant qu'il lui plaît, n'arrive pas da-
vantage à nous la présenter au même degré dans la plénitude de
ses attraits; qui dit tout, nous soûle et nous dégoûte. Celui qui,
au contraire, regarde à s'exprimer, nous porte à en penser plus qu'il
n'y en a; c'est là un genre de modestie qui tient de la traîtrise;
2S6 ESSAIS DE MONTAIGNE.
uranl comme font ceux cy, vne si belle route à l'imagination. Et
laction et la peinture doiiient sentir leur larrecin. L'amour des
Espagnols, et des Italiens, plus respectueuse et crainlifue, plus mi-
neuse et couuerle, me plaisl. le ne sçay qui, anciennement, desiroit
le gosier allongé comme le col d'vne grue, pour sauourer plus long •
temps ce qu'il aualloit. Ce souhait est mieux à propos en cette vo-
lupté, vistc et procipiteuse. Mesmes à telles natures comme est la
mienne, qui suis vicieux en soudaineté. Pour arrester sa suitte, et
l'estendre en pre^ambules; entre-eux, tout sert de faueur et de re-
compense : vne œillade, vne inclination, vne parolle, vn signe. Qui i
se pourroit disner de la fumée du rost, feroit-il pas vne belle
espargne? C'est vne passion qui mcsle à bien peu d'essence solide,
beaucoup plus de vanité et resuerie fieureuse : il la faut payer et
seruii- d(^ mesme. Apprenons aux dames à se faire valoir, à s'esti-
mer, à nous amuser, et à nous piper. Nous faisons nostre charge •
extrême la première : il y a tousiours de l'impétuosité Françoise.
Faisant filer leurs faneurs, et les estallant en détail : chacun, ius-
ques à la vieillesse misérable, y trouue quelque bout de lisière, selon
son vaillant et son mérite. Qui n'a iouyssance, qu'en la iouyssance :
qui ne gaigne que du haut poinct : qui n'ayme la chasse qu'en la -
prise : il ne luy appartient pas de se mesler à nostre escole. Plus il
y a de marches et degrez, plus il y a de hauteur et d'honneur au
dernier siège. Nous nous deurions plaire d'y estre conduicts,
comme il se faict aux palais magnifiques, par diuers portiques, et
passages, longues et plaisantes galleries, et plusieurs destours. •
Cette dispensation reuiendroit à nostre commodité : nous y arres-
terions, et nous y aymerions plus long temps. Sans espérance, et
sans désir, nous n'allons plus rien qui vaille. Nosti-e maistrise et
entière possession, leur est inftniement à craindre. Depuis qu'elles
.sont du tout rendues à la mercy de nostre foy, et constance, elles '»
sont vn peu bien hasardées. Ce sont vertus rares et difficiles : sou-
dain qu'elles sont à nous, nous ne sommes plus à elles.
Poslquam cupides mentis satiata libido est,
Verba nihil meluere, niliil periuria eut-an l.
El Thrasonidez ieiuK! Iionuni^ (îrcc, fut si amoureux de son amour, .
qu'il refusa, ayant .i.Mit.'rié !'■ (u'ur dvne maistres^c. dcii ionvr :
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 237
c'est notamment ce que font Virgile et Lucrèce, en entr'ouvrant une
si belle route à notre imagination ; l'action et la peinture qui la re-
présente, se ressentent du tour ingénieux que ces auteurs donnent
à leurs phrases.
L'amour, tel que le pratiquent les Espagnols et les Ita-
liens, plus respectueux et plus timide, que chez les Fran-
çais, plaît à Montaigne qui en aime les préambules ; quant
à, la femme, dès l'instant qu'elle est à nous, son pouvoir
prend fin. — L'amour chez les Espagnols et les Italiens, plus res-
pectueux, plus timide, plus minaudier, plus voilé que chez nous, me
plait. Je ne sais qui, dans l'antiquité, aurait voulu avoir le gosier
allongé comme le cou d'une grue, afin de savourer plus longtemps
ce qu'il avalait; un tel souhait convient bien pour ce genre de vo-
lupté qui est prompte et précipitée, même pour des natures comme
la mienne, chez lesquelles le vice aime les satisfactions immédiates.
Pour accroître ces sensations, il faut en prolonger les préambules;
chez ces peuples, tout de la part de la femme est faveur et récom-
pense pour l'amoureux : une œillade, une inclinaison de tête, un
mot, un geste. Qui pourrait dîner du fumet d'un rôti, ne vivrait-il
pas à bon compte? L'amour est une passion qui, à une bien petite
dose de sérieux, mêle beaucoup plus de vanité et de rêverie fié-
vreuse; il faut en user et la payer de même monnaie. Apprenons
aux dames à se faire valoir, à nous amuser et même à se jouer de
nous; avec cette impétuosité qui nous caractérise, nous Français,
nous voulons tout emporter du premier coup ; si nous étions plus
ménagers de leurs faveurs, les conquérant en détail, chacun, jus-
qu'au malheureux vieillard, y trouverait à glaner selon ce qu'il peut
et ce qu'il mérite. Celui qui n'a de jouissance que dans la jouis-
sance, qui ne veut gagner que le gros lot, qui n'aime la chasse que
pour ce qu'il y prend, n'est pas de notre école; plus il y a de mar-
ches et de degrés à monter, plus celui qui a atteint le sommet se
trouve élevé et honoré; nous devrions nous plaire à être menés,
quand nous cherchons à gagner les bonnes grâces de la femme,
comme lorsque nous pénétrons dans ces palais magnifiques où l'on
accède par des portiques et des vestibules variés, par de longues et
agréables galeries et de nombreux détours. Cette façon d'aller
serait toute à notre avantage; nous ferions des stations chemin
faisant, et notre amour en aurait une plus longue durée; tandis que
lorsque le désir et l'espérance sont éteints, nous allons, mais cela
ne mène plus à rien qui vaille. La femme a tout à craindre de nous,
quand nous sommes maîtres d'elle et que nous en avons pris pleine
possession ; dès qu'elle s'est entièrement abandonnée à la merci de
notre foi et de notre constance, vertus rares et difficiles, elle est
complètement à la merci du hasard; de l'instant où elle est à nous,
nous ne sommes plus à elle : « Une fois le caprice de notre passion
assouvi, nous comptons pour rien nos promesses et nos serments {Ca-
tulle). )> Un jeune Grec, Thrasonide, était tellement jaloux de son
amour que, maître du cœur d'une maîtresse, il se refusa à en jouir
ESSAIS DE MONTAIGNE. -^ T. MI. 17
2S8 ESSAIS DE MONTAIGNE.
pour n'amortir, rassasier ol allaiijfiilr par la iouyssanco cotte ar-
deur inquiète, de laquelle il se «,Horitioit et se paissoit. La cherté
«lonne goust à la viande. Voyez combien la forme des salutations,
qui est particulière à nostre nation, abastardit par sa facilité, la
grâce des baisers, lesquels Socrates dit eslre si puissans et dange-
reux à voler nos cœurs. C'est vne desplaisante coustume, et iniu-
rieuse aux dames, dauoir à prester leurs leures, à quiconque a
trois valets à sa suitle, pour mal plaisant qu'il soit,
Cuius liuida naribus caninis,
Dependet glacies, rigétque barba :
Centum occurrere malo culUingis.
Et nous mesme n'y gaignons guère : car comme le monde se voit
pai'ty, pour trois belles, il nous en faut baiser cinquante laides. Et
à vu estomach tendre, comme sont ceux de mon aage, vn mauuais
baiser en surpaie vn bon. Ils font les poursuyuans en Italie, et
les transis, de celles mesmes qui sont à vendre : et se défendent
ainsi : Qu'il y a des degrez en la iouyssance : et que par seruices
ils veulent obtenir pour eux, celle qui est la plus entière. Elles ne
vendent que le corps. La volonté ne peut estre mise en vente, elle
est trop libre et trop sienne. Ainsi ceux cy disent, que c'est la vo-
lonté qu'ils entreprennent, et ont raison. C'est la volonté qu'il faut
seruir et pracliquer. l'ay horreur d'imaginer mien, vn corps priué
d'affection. Et me semble, que cette forcenerie est voisine à celle de
ce garçon, qui alla saillir par amour, la belle image de Venus que
Praxiteles auoit faicte. Ou de ce furieux .îlgyptien, eschautîé après
la charongne d'vne morte qu'il embaumoit et ensueroit. Lequel
donna occasion à la loy, qui fut faicte depuis en Egypte, que les
corps des belles et ieunes femmes, et de celles de bonne maison,
seroient gardez trois iours, auant qu'on les mist entre les mains de
ceux qui auoient charge de prouuoii'à leur enterrement. Periander
lit plus merueilleusemont : qui estendit l'affection coniugale, plus
Hîglee et légitime, à la iouyssance de Melissa sa femme trcspassec.
Ne semble ce pas estre vne humeur lunatique de la Lune, ne pou-
uanl autrement iouyr d'Endymion son mignon, l'aller endormir
pour plusieurs mois : et se paislrc de la iouyssance dvn garçon,
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 239
pour ne pas s'en rassasier, ne pas éteindre ni alanguir par la jouis-
sance l'ardeur inquiète dont il se glorifiait et se délectait.
La coutume d'embrasser les femmes lorsqu'on les salue
lui déplaît; c'est profaner le baiser, les hommes eux-
mêmes n'y gagnent pas. ^ Un haut prix ajoute à la qualité des
choses : voyez combien, chez nous, la forme, toute spéciale à notre
nation, que nous donnons à nos salutations, déprécie, par la facilité
avec laquelle nous les prodiguons, la grâce du baiser qui les accom-
pagne et dont, au dire de Socrate, la puissance est si grande et si
dangereuse pour s'emparer de nos cœurs. C'est une coutume déplai-
sante et injurieuse pour nos dames, d'avoir à présenter leurs lèvres
à quiconque mène trois valets à sa suite, si mal plaisant qu'il soit,
« à tel gui a un nez de chien, d'où pendent des glaçons livides dont
sa harhe est engluée; j'aimerais cent fois mieux lui baiser le derrière
(Martial) ». Nous-mêmes n'y gagnons guère, car à la manière dont
le monde est réparti, pour trois belles à embrasser, il nous faut en
embrasser cinquante laides; et pour un estomac sensible, comme
l'ont les gens de mon âge, un mauvais baiser est bien loin d'être
compensé par un bon.
II approuve que même avec des courtisanes, on cherche
à gagner leur affection, pour ne pas avoir que leur corps
seulement. — En Italie, môme les fennnes qui se donnent au pre-
mier venu qui les paie, on ne les approche qu'avec déférence et en
les entourant d'attentions. On dit à cela « qu'il y a des degrés dans
la jouissance qu'on peut éprouver avec une femme; que ces atten-
tions ont pour objet d'obtenir d'elles qu'elles se donnent le plus
entièrement possible parce que, quand elles se vendent, elles ne ven-
dent que leur corps, et que leur volonté, qui conserve toute sa liberté
et dont elles ne cessent de disposer, demeure forcément en dehors
du marché ». C'est cette volonté que l'on cherche ainsi à gagner,
et on a raison; il importe de se la concilier et on ne peut y arriver
que par des prévenances. — L'idée de penser que je puisse posséder
un corps dont je n'ai pas l'affection, me fait horreur; il me semble
que c'est commettre là un acte de frénésie analogue à celui de ce
garçon qui se polluait par amour pour cette belle statue de Vénus,
sortie du ciseau de Praxitèle; ou de cet Égyptien forcené, souillant
le cadavre d'une morte qu'il avait charge d'embaumer et de mettre
dans le linceul; ce qui donna lieu à la loi, édictée depuis en Egypte,
prescrivant de ne remettre que trois jours après leur mort, aux
inains de ceux chargés de les inhumer, les corps des femmes qui
étaient jeunes et belles ou de bonne famille. — Périandre fit quelque
chose de plus étonnant encore : il continua à Métissa sa femme,
alors qu'elle était morte, ses marques d'affection conjugale (qui plus
légitime, eût dû être plus contenue), allant jusqu'à entrer en jouis-
sance d'elle. — La lune n'obéit-elle pas à une idée vraiment luna-
tique, quand, ne pouvant jouir autrement d'Ëndymion son favori,
elle le tint endormi pendant plusieurs mois, pour avoir toute lati-
tude de se repaître de la jouissance qu'elle pouvait ressentir avec
200 ESSAIS DE MONTAIGNE.
qui ne se renuioil qnon suii^a;? le dis paroillcment, qu on aynie vn
corps sans aine, quand on aynie vn corps sans son consentement,
et sans son désir. Toutes iouyssances ne sont pas vnes. Il y a des
iouyssancos elliiques et languissantes. Mille autres causes que la
bien«vueillance, nous peuuent acquérir cet octroy des dames. Ce
n'est suflisanl lesmoignage daffeclion. Il y peut eschoir de la tra-
hison, comme ailleurs : elles n'y vont par fois que d'vne fesse;
Tanquam thura merûmque parent : '
Absentent marmoredmue putes.
l'en sçay, qui ayment mieux presler cela, que leur coche : et qui ne
se communiquent, que par là. Il faut regarder si vostre compagnie
leur plaist pour quelque autre fin encores, ou pour celle là seule-
ment, comme dvn gros garson d'estable : en quel rang et à quel
prix vous y estes logé,
Tibi si datur vni
Quo lapide illa diem candidiore nolet.
Quoy, si elle mange vostre pain, à la sauce d'vne plus agréable
imagination?
Te tenet, absentes alios suspirat amoreÉ.
Comment? auons nous pas veu quelqu'vn en nos iours, s'eslre
seruy de cette action, à l'vsage dvne horrible vengeance : pour tuer
par là, et empoisonner, comme il fit, vne honneste femme? Ceux
qui cognoissent l'Italie, ne trouueront iamais estrange, si pour ce
subiect, ie ne cherche ailleurs des exemples. Car cette nation se
peut dire régente du reste du monde en cela. Ils ont plus commu-
nément des belles femmes, et moins de laydcs que nous : mais des
rares et excellentes beautez, i'estime que nous allons à pair. Et en
iuge autant des esprits : de ceux de la commune façon, ilfe en ont
beaucoup plus, et euidemment. La brutalité y est sans comparaison
plus rare : dames singulières et du plus haut estage, nous ne leur
en deuons rien. Si i'auois à cstcndre cette similitude, il mo_, semble-
roit pouuoir dirr de la vaillance, quau rebours, elle est au prix
d'eux, populaire chez nous, et naturelle : mais on la voit par fois,
en leurs mains, si pleine et si vigoreuse, qu'elle surpasse tous les
plus roides exemples que nous en ayons. Les mariages de ce
pays là, clochent en cecy. Leur cousliime donne commimemenl la
loy si rude aux femmes, et si serue, que la plus esloiguee accoin-
laiicc auee l'estranger, leur est autant capitalle que la plus voisine.
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 261
un être qui ne se donnait qu'en songe. — Je dis pareillement que
c'est aimer un corps sans âme * ou privé de sentiment, que d'en
aimer un qui ne soit pas consentant ou ne vous désire pas. Toutes
les jouissances ne sont pas unes ; il en est d'étiques et de languis-
santes. Mille autres causes que la bienveillance de la femme à notre
égard peuvent faire qu'elle se donne à nous ; ce n'est pas là, par
soi-même, un témoignage d'affection. Là comme ailleurs, il peut y
avoir une arrière-pqnsée ; parfois, elle se borne à se laisser faire,
« aussi impassible que si elle préparait le vin et Vencens du sacri-
fice..., vous diriez qu'elle est absente ou de marbre {Martial) ». J'en
connais qui préfèrent prêter leur personne que leur voiture, c'est
même la seule chose qu'elles soient disposées à prêter. Il peut en-
core se faire que votre compagnie plaise, en vue d'une idée autre
que le désir de vous appartenir, ou encore comme lui plairait la
compagnie d'un gros garçon d'étable. Il y a aussi à considérer à
quel prix vous avez part à ses faveurs : « Si elle se donne à vous seul,
et marque ce jour-là d'une pierre blanche (Tibulle) » ; ou si mangeant
votre pain, elle l'assaisonne d'une sauce que son imagination lui
rend plus agréable : « C'est vous qu'elle presse dans ses bras et c'est
pour un autre qu'elle soupire (Tibulle). » N'avons-nous pas été jus-
qu'à voir quelqu'un, de nos jours, recourir à cet acte pour satis-
faire une horrible vengeance et tuer, en l'empoisonnant, une hon-
nête femme pour que dans ses embrassements avec son ennemi
elle lui communique la mort? cela est pourtant arrivé!
Les femmes sont plus belles et les hommes ont plus d'es-
prit en Italie qu'en France, mais nous avons autant de su-
jets d'élite que les Italiens; chez eux, la femme mariée est
trop étroitement tenue. — Ceux qui connaissent l'Italie, ne s'é-
tonneront jamais si, pour ce sujet, je ne vais pas chercher d'exem-
ples ailleurs, parce qu'en cette matière cette nation l'emporte sur
le reste du monde. — Dans ce pays, les belles femmes sont plus
communes et il y en a moins de laides que chez nous; mais j'estime
que nous allons de pair avec eux pour ce qui est des beautés assez
rares approchant de la perfection. Il en est de même des gens d'es-
prit : ils en ont incontestablement beaucoup plus que nous, la bêtise
y est sans comparaison plus rare; mais, en fait de natures d'élite
se distinguant d'une façon particulière, nous n'avons rien à leur
envier. Si j'avais à étendre ce parallèle, il me semble que je serais
fondé à dire que, sous le rapport de la vaillance, la situation est
inverse : comparée à ce qu'elle est chez eux, cette vertu est chez nous
en quelque sorte innée et répandue dans toutes les classes de la
société ; mais on la trouve parfois chez certains d'entre eux portée
à un tel degré d'abnégation et de vigueur, qu'elle surpasse les plus
beaux spécimens que nous en ayons.
Chez eux, le mariage pèche en ce que leurs mœurs imposent aux
femmes une loi si sévère, les assujettit tellement, que le moindre
rapport avec un étranger constitue une faute capitale présentant
autant de gravité que les relations les plus intimes ; il en résulte
262 tSSAIS DE MONTAIGNE.
Cetlf loy lait, que loules les approches se reiidenl nécessairement
substanlioles. El puis que tout leur reuient à mesme compte, elles
ont le choix bien aysi'. Et ont elles brisé ces cloisons? Croyez
qu'elles font feu : Luxun'a rpsis vincnlis, sicut fera bestia, irritata,
deinde emissa. II ItMir Tant vn peu laschcr les resnes.
Vidi ego nuiier equum, contra sua frena tenacem,
Ore reluclanli fulminis ire modo.
On alanguil le désir de la compagnie, en luy donnant quelque 11-
berl»'. C'est vn bel vsage de nostre nation, qu'aux bonnes maisons,
nos enfans soyent receuz, pour y cstre nourris et esleucz pages i
comme en vne escole de noblesse. Et est discourtoisie, dit -on,
et iaiure, d'en refuser vn Gentil-homme. l'ay apperçeu, car autant
de maisons autant de diuers stiles et formes, que les dames qui ont
voulu donner aux fdles de leur suite, les règles plus austères, n'y
on^ pas eu meilleure aduauturc. Il y faut de la modération. Il faut .
laisser bonne partie de leur conduiltc, à leur propre discrétion :
car ainsi comme ainsi ny a il discipline qui les sçeut brider de
toutes parts. Mais il est bien vray, que celle qui est eschappee ba-
gues saunes, d'vn escolage libre, apporte bien plus de liancc de
soy, que celle qui sort saine, d'vne escole scucrc et prisonnière.
Nos pores drcssoient la contenance de leurs lilles à la honte et à la
crainte (les courages et les désirs tousiours pareils), nous à l'asseu-
rancc : nous n'y entendons rien. C'est à faiie aux Sarmates, qui
n'ont loy de coucher auec homme, que de leurs mains elles n'en
ayenl tué vn autre en guerre. A moy qui n'y ay droit que par les .
oreilles, suffit, si elles me retiennent pour le conseil, suyuant le
priuilege de mon aage. le leur conseille donc, et à nous aussi,
l'abstinence : mais si ce siècle en est trop ennemy, aumoins la dis-
cnîtion et la modestie. Car, comme dit le compte d'Aristippus, par-
lant à des ieuncs hommes, qui lougissoient de le veoir entrer chez a
vne courtisane : Le vice est, de n'en pas sortir, non pas d'y entrer.
yui ne veut e.vempter sa conscience, qu'elle exemple son nom : si
le fon» n'en vaul guère, que l'apparence tienne bon. le loiie la
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 263
nécessairement que c'est toujours là qu'elles en arrivent; leur dé-
termination est vite prise, puisque les conséquences sont les mômes;
et une fois le pas franchi, croyez bien qu'elles sont tout flamme :
« La Ivxure est comme une bète féroce qui s'irrite de ses chaînes et ne
s'en échappe qu'avec plus de fureur (Tite-Live). » Il faudrait qu'on
leur lâchât un peu les rênes : « J'ai vu naguère un cheval rebelle au
frein, lutter de la bouche et s'élancer comme la foudre (Ovide). » Par
un peu de liberté, on rend moins ardent le désir d'avoir de la com-
pagnie. * Eux et nous, courons à peu près les mêmes risques : eux
par trop de contrainte, nous par trop de licence. — C'est un heu-
reux usage chez nous, que nos enfants soient admis dans de bonnes
maisons, pour y être élevés et dressés en qualité de pages comme
dans une école de noblesse ; c'est même un acte réputé peu courtois
et blessant que de ne pas satisfaire à une demande de cette nature
faite pour un gentilhomme. J'ai constaté également (car autant de
maisons, autant de genres et de procédés différents) que des dames
qui ont voulu imposer aux filles de leur suite certaine austérité de
conduite, n'ont pas eu beaucoup à se louer du résultat de leurs
efforts ; il faut à cela apporter de la modération et s'en remettre
pour une bonne part à la discrétion de chacune, car, quoi qu'on
fasse, aucune règle de discipline ne peut arriver à les brider sous
tous rapports; mais il est bien vrai que celle qui, livrée à elle-
même, s'en tire sans encourir de dommages, doit inspirer bien plus
de confiance que celle qui sort sans tache, d'une école où elle était
prisonnière et gardée sévèrement.
Il est de l'intérêt de la femme d'être modeste et d'avoir
de la retenue, même lorsqu'elles ne sont pas sages. — Nos
pères inspiraient à leurs filles d'éprouver de la honte et de la
crainte (elles n'en avaient pas moins de désirs et de courage, ce sont
là choses qui ne varient pas en elles); nous, nous les dressons à
avoir de l'assurance; et, en cela, nous ne sommes pas dans le vrai.
Notre façon de faire convient aux femmes Sarmates, qui ne pou-
vaient coucher avec un homme que lorsque à la guerre elles en
avaient tué un autre de leurs propres mains. Pour moi, qui ne
puis plus avoir action sur elles que par l'attention qu'elles veulent
bien me prêter, je me borne à leur faire entendre, si elles me les
demandent, les conseils que, de par le privilège de mon âge, je
suis à même de leur donner. Je leur prêche donc l'abstinence, à
elles comme à nous; et, si ce siècle en est trop ennemi, qu'au moins
elles y mettent de la discrétion et de la modestie, car, ainsi que le
porte la réplique d'Aristippe, contée dans la vie de ce philosophe
et faite par lui à des jeunes gens qui rougissaient de le voir entrer
chez une courtisane : « Le vice n'est pas d'y entrer, mais de n'en
pas sortir. » Il faut que celle qui ne prend pas à cœur de sauve-
garder sa conscience sauvegarde au moins sa réputation; si au
fond cela ne vaut guère mieux, du moins l'apparence est sauve.
La nature d'ailleurs les a faites pour se refuser en ap-
parence, bien qu'elles soient toujours prêtes; par ces refus
2«4 ESSAIS DE MONTAIGNE.
frradalion cl la loiifriiPiir, eu la dispcnsation de leurs faueurs. Pla-
ton montre, qu'on toute espèce d'amour, la facilité et promptitude
est interdicto aux tenants. C/ost vn Iraict de gourmandise, laquelle
il faut qu'elles cnuurtnl de tout leur art, de se rendre ainsi témé-
rairement en gros, et tumultuairement. Se conduisant en leur dis-
pensation, ordonncmcnt et mcsuremenl, elles pipcut bien mieux
nostre désir, el <aclitMit le leur, (ju elles fuyent tousiours deuant
nous : ie dis celles mesmes qui ont à se laisser attraper. Elles nous
battent mieux en fuvaiil, comme les Scylbes. De vray, selon la loy
que Nature leur donne, ce n'est pas proprement à elles de vouloir
et désirer : leur rolle est souffrir, obeyr, consentir. C'est pourquoy
Nature leur a donné vne perpétuelle capacité ; à nous, rare et incer-
tine. Elles ont tousiours leur heure, 'afin qu'elles soyent tousiours
prestes à la nostre Pâli natœ. Et où elle a voulu que nos appetis
eussent montre et déclaration prominante, ell' a faict que les leurs
fussent occultes et intestins. Et les a fournies de pièces impropres
à l'ostentation : et simplement pour la defcnsiue. Il faut laisser à la
licence Amazonienne pareils traits à cettuy cy. Alexandre passant
par l'Hyrcanie, Thalcstris Royne des Amazones le vint trouuer auec
trois cents gens-darmes de son sexe : bien montez et bien armez :
ayant laissé le demeurant d'vnc grosse armée, qui la suyuoit, au
delà des voisines montaignes. Et luy dit tout haut, et en publiq,
<|ue le bruit de ses victoiies et de sa valeur, l'auoit menée là, pour
le veoir, luy offrir ses moyens et sa ])uissance au secours de ses
eutreprinses. Et que le trouuant si beau, ieune, et vigoureux, elle,
qui estoit parfaitle en toutes ses qualitez, luy conseilloit qu'ils cou-
chassent ensemble : afin ([u'il nas(iuist de la plus vaillante femme
du monde, et du plus vaillant honune, qui fust lors viuant, quelque
chose de grand et de rare, pour Taduenir. Alexandre la remercia
du resti! : mais pour donner temps à l'accomplissement de sa der-
nière demande, il arresta treize iours en ce lieu, lesquels il festoya
le plus alaigreraent qu'il peut, en faueur d'vne si courageuse Prin-
cesse. Nous sommes cpiasi par tout iniques iuges de leurs actions,
comme elles sont des nostres. l'aduoiie la vérité lors qu'elle me
nuit, de mesme que si elle me sert. C'est vn vilain desreglement,
qui les pousse si souuent au change, et les empesche de fermir leur
alTection en quelque subiect que ce soit : comme on voit de celte
TRADUCTION. — LIV. III, OU. V. 265
elles excitent beaucoup plus rhomme. — Je loue que, dans la
dispensation de leurs faveurs, elles suivent une certaine gradation
et prennent du temps ; Platon indique que dans les amours de tous
genres» la facilité et la promptitude sont interdites aux intéressés.
Céder imprudemment et avec précipitation sur tous les points à la
fois, est de leur part un effet de gourmandise qu'il leur faut dis-
simuler, en y apportant toute leur adresse ; en ne cédant, au con-
traire, qu'à bon escient et avec mesure, elles déconcertent bien
plus nos désirs et nous cachent les leurs. Que toujours elles fuyent
devant nous, même celles qui ont la volonté de se laisser attraper;
comme les Scythes, par la fuite, elles assureront bien mieux leur
victoire. Selon la loi que leur en fait la nature, ce n'est pas pro-
prement à elles de vouloir et de désirer; leur rôle est de souffrir,
d'obéir, de consentir. C'est pour cela que la nature les a mises à
même de toujours entrer en rapport avec nous, qui n'avons que
rarement cette faculté, sans même être constamment sûrs de notre
fait; c'est toujours leur heure, afin que toujours elles soient prêtes,
quand c'est la nôtre; « elles sont nées pour pâtir (Sénèque) », et
tandis que la nature a voulu que nos appétits se décèlent d'une
façon saillante, elle a fait que les leurs demeurent cachés et ren-
fermés ; leurs organes ne permettent pas à leurs désirs de se mani-
fester, mais seulement de rester sur la défensive. — Il faut laisser
à la licence qui était le propre des Amazones, des traits semblables
à celui-ci: Quand Alexandre traversa l'Hyrcanie, Thalestris, leur
reine, laissant par delà les montagnes voisines le reste d'une armée
considérable qui la suivait, vint le trouver avec trois cents guer-
riers de son sexe bien montés et bien armés. L'abordant, elle lui
dit à haute voix, devant toute l'assistance, que le bruit de ses vic-
toires et de sa valeur l'avait amenée pour le voir et mettre à sa dis-
position, pour seconder ses projets, ses ressources et sa puissance ;
qu'elle le trouvait si beau, si jeune et si vigoureux, qu'elle-même,
qui possédait également ces qualités au point d'atteindre la perfec-
tion, était d'avis qu'ils couchassent ensemble, afin que de la plus
vaillante femme du nionde et du plus vaillant homme qui fût vivant,
naquît quelque chose de grand et de rare pour l'avenir. Alexan-
dre la remercia pour ce qu'elle lui avait dit tout d'abord; et, pour
avoir le temps de satisfaire à ce qu'elle demandait en terminant, il
suspendit sa marche et stationna en ce lieu treize jours, qu'il passa
à fêter le plus allègrement qu'il put cette princesse d'un si grand
courage.
Il y a de l'injustice à blâmer Tinconstance de la femme;
rien de violent ne peut durer et, par essence, l'amour est
violent; c'est, en outre, une passion qui n'est jamais as-
souvie. — Nous sommes, sur presque tout, mauvais juges de leurs
actions, comme elles le sont des nôtres; je le reconnais, avouant
la vérité quand elle est contre moi, aussi bien que lorsqu'elle est
pour. C'est un vilain dérèglement qui les porte à changer si sou-
vent et les empêche de fixer leur affection sur quelque sujet que
266 ESSAIS DE MONTAIGNE.
Dresse, à qui Ion donne tant de chaiigeniens et d'amis. Mais si est-
il vray, (|iie c'est contre la nature de rameur, s'il n'est violant, et
contn^ la nature <le la violaiice, s'il est constant. Et ceux qui s'en
eslonncnt, s'en escrient, et cherchent les causes de cette maladie en
elles, comme desnaturee et incroyable : que ne voycnt ils, combien
souuent ils la reçoyuent on eux, sans espouuantement et sans mira-
cle? Il seroit à l'aduenlure plus estrange d'y voir de l'arrest. Ce n'est
pas vne passion simplement corporelle. Si on ne trouue point de
bout en l'auarice, et en l'ambition, il n'y en a non plus en paillar-
dise. Elle vit encore après la satiété : et ne luy peut on prescrire ny
satisfaction constante, ny fin : elle va tousiours outre sa possession.
Et si l'inconstance leur est à l'aduenturc aucunement plus pardon-
nable qu'à nous. Elles pcuuenl alléguer comme nous, l'inclination
qui nous est commune à la variété et à la nouuelleté : et alléguer se-
condement sans nous, qu'elles achètent chat en sac. leanne Royne
de Naples, feit estrangler Andreosse son premier mary, aux grilles
de sa fenestre, auec un laz d'or et de soye, tissu de sa main pro-
pre : sur ce qu'aux couruees matrimoniales, elle ne luy trouuoit
ny les parties, ny les efforts, assez respondants à l'espérance qu'elle
en auoit couçeuë, à vcoir sa taille, sa beauté, sa ieunesse et dispo-
sition : par où elle auoit esté prinsc et abusée. Que l'action a plus
d'effort que n'a la souffrance : ainsi que de leur part tousiours au-
moins il est pourueu à la nécessité : de nostre part il peut auenir
autrement. Platon à cette cause establil sagement par ses loix,
auant tout mariage, pour décider de son opportunité, que les iugcs
voient les garçons, ([ui y prétendent, louts fins nuds : et les filles
nues iusqu'à la ceinture seulement. En nous essayant, elles ne nous
trouuent à l'aduenturc pas digne de leur choix :
Experta latus, madidôf/ue simillima loro
Itiguinn, nec laxsa starc coacta manu,
Descril imbelles thalamos.
Ce n'est pas tout, que la volonté charrie droict. La foiblcssc et lin-
rapacité, rompent légitimement vn mariage :
El quœrendum aliunde fnrel neruosius illud,
Quod poênet zonam noluere virgineam.
lV»urquo> non, et selon sa mesure, vne intelligence amoureuse,
plus licenlieuse et plus actiue?
Si blando nequeal $upere$M tabori.
Mai» n'est-ce pas grande impudence, d'apporter nos imperfec-
tion» cl foiblesse», en lieu où nous desirons plaire, et y laisser
TRADUCTION. — LIV. III, Cil. V. 267
ce soit, comme on le voit faire à cette déesse, à laquelle on prête
tant de changements et tant d'amants. II est vrai que si l'amour
nest pas violent, ce n'est plus l'amour, et que violence et cons-
tance ne marchent pas de pair. Que ceux qui s'étonnent de cette
inconstance, qui se récrient et recherchent les causes de cette ma-
ladie qui les possède et qu'ils qualifient de dénaturée et d'incroya-
ble, regardent combien il s'en trouve parmi eux qui en sont af-
fectés sans pour cela s'en épouvanter et croire à un miracle. II
serait plutôt étrange de constater en elles de la constance, parce
que cette passion n'est pas seulement un effet des sens, et que si
l'avarice et l'ambition sont sans limites, il n'y en a pas davantage
pour la luxure; elle survit à la satiété, on ne peut lui assigner ni
de se fixer, ni de prendre fin; elle va toujours de lavant, étendant
sans cesse son action. — Peut-être l'inconstance est-elle, en quelque
sorte, plus pardonnable chez la femme que chez nous; comme nous,
elle peut invoquer le penchant, qui nous est commun, à rechercher
la variété et la nouveauté; mais elle peut de plus alléguer, tan-
dis que nous ne le pouvons pas, qu'elles achètent chat en * poche,
c'est-à-dire sans être suffisamment renseignées. Jeanne reine de
Naples fit étrangler sous le grillage de sa fenêtre Andréosso son
premier mari, avec un lacet d'or et d'argent tissé de ses propres
mains, parce qu'elle ne le trouvait pas nanti, pour la satisfaction
de ses corvées conjugales, d'organes et de vigueur répondant suf-
fisamment à l'espérance qu'elle en avait conçue en voyant sa taille,
sa beauté, sa jeunesse et les bonnes dispositions en lesquelles il
paraissait, qui l'avaient séduite et abusée. — A cette excuse, s'a-
joute que le rôle actif comportant plus d'efforts que le rôle passif,
la femme est, elle du moins, toujours en état de satisfaire à ce qui
lui incombe, tandis qu'il peut en être autrement de nous. C'est
pour ce motif que Platon établit fort sagement dans ses lois, qu'a-
vant tout mariage et pour décider de son opportunité, les juges
devront examiner les garçons et les filles qui y prétendent, ceux-là
nus de la tête aux pieds, celles-ci jusqu'à la ceinture seulement.
— II peut arriver qu'à lessai, la femme ne nous trouve pas digne
de son choix, qu' « après avoir vainement employé toute son industrie
à exciter son époux, elle abandonne une couche impuissante {Mar-
tial) ». Ce n'est pas tout, en effet, que la volonté y soit, la fai-
blesse et l'incapacité sont des causes légitimes qui rompent le
mariage : « Il faut alors chercher ailleurs un époux plus capable de
délier la ceinture virginale {Catulle). » Et pourquoi ne serait-ce pas
et n'en prendrait-elle pas un autre à sa mesure, ayant des choses
de l'amour une intelligence plus licencieuse et plus active, si celui
qu'elle a « ne peut mener à bonne fin ce doux labeur {Virgile) »?
Quand Tâge nous atteint, ne nous leurrons pas sur ce
dont nous sommes encore capables et ne nous exposons à,
être dédaignés. — N'est-ce pas une grande impudence de nous
présenter avec nos imperfections et nos faiblesses, là où nous désire-
rions plaire, donner une bonne impression de nous et nous faire
268 KSSAIS DE MONTAIGNE.
bonne estime de nous cl recommandation? Pour ce peu qu'il m'en
fajit à cette heure,
Ad vnum
Molli» oims,
ie ne voudrois importuner vne personne, que iav à reuerer et
craindre.
Fuge suspicari,
Cuitts vndenum trepidauit selas
Claudere lustrum.
Nature se deuoit contenter dauoir rendu cet aagc misérable, sans
le rendre encore ridicule. le hay de le voir, pour vn pouce de clie-
liue vigueur, qui l'eschaufe trois lois la semaine, s'empresser et se
gendarmer, de pareille aspreté, comme s'il auoit quelque grande et
légitime iournee dans le ventre : vn vray feu d'estoupe. Et admire
sa cuisson, si viue et frétillante, en vn moment si lourdement con-
gelée et esteinte. Cet appétit ne deuroit appartenir qu'à la Heur
d'vne belle ieunesse. Fiez vous y, pour voir, à seconder cett' ardeur
indef.itigable, pleine, constante, et magnanime, qui est en vous : il
vous la lairra vrayment en beau chemin. Renuoyez le hardiment
plustost vers quelque enfance molle, estonnee, et ignorante, qui
tremble encore soubs la verge, et en rougisse,
Indum sanguineo veluti violaueril ostro
Si quis ebur, vel mitta rubent vbi litia mulla
Alba ros.
Qui peut attendre le lendemain, sans mourir de honte, le desdain
de ces beaux yeux, consens de sa lascheté et impertinence :
Et lacili fecere lamen conuitia vullus,
il na iamais senty le contentement et la fierté, de les leur auoir
battus et ternis, par le vigoureux exercice d'vne nuict officieuse et
actiue. Quand l'en ay veu quelquvne s'ennuyer de uioy, ie n'en ay
point incontinent accusé sa légèreté : i'ay mis en double, si ie
n'auois pas raison de m'en prendre à Nature plustost. Certes elle
m'a Iraillé illégitimement et inciuilement,
.Si non longa salis, xi non benè menluln crassn :
Nimirum sapiunt vidënUjue paritam
Malronee quoque mentulam illibenter :
pI d'vne lésion enormissime. (chacune de mes pièces est esgalemenl
mienne, que toute autre. Et nulle autre ne me fait plus proprement
homme que cette cy. le doy au publiq vniuersellcment mon
pourtrail. La sagesse de ma leçon est en vérité, en liberté, en
essence, toute. Dedcignant au rolle de .ses vrays deuoirs, ces pe-
tites règles, feintes, vsiielles, prouinciales. Naluirlle toute, cons-
tante, générale. De laquelle sont filles, mais baslardes, la riuilité,
la cérémonie. Nous aurons bien les \ices de l'apparence, quand
nous aurons eu ceux «le l'essence. Quand nous aurons faict à ceux
TRADUCTION. — LIV. IH, Cil. V. 2G9
apprécier? Pour le peu dont je suis capable aujourd'hui, '< une fois,
et je suis à bout de forces (Horace) », je ne voudrais pas importuner
quelqu'un que je révère et que j'appréhenderais d'offenser : « Ne
craignez rien d'un homme qui vient d'accomplir son onzième lustre
(Horace). » — N'est-ce pas assez pour la nature, d'avoir rendu cet
âge si misérable, sans le rendre encore ridicule? aussi, je hais de
voir que, pour quelques restes de chétive vigueur qui, à cette
époque de la vie, nous échauffent à peine trois fois la semaine,
nous sommes émoustillés et nous nous démenons avec la même
âpreté que si nous étions à même de satisfaire brillamment et
pleinement aux plus légitimes désirs; c'est un vrai feu de paille
qui se produit eh nous, et j'admire combien il nous rend vifs et
frétillants, alors qu'en réalité, nous sommes si profondément con-
gelés et éteints. On ne devrait se trouver en semblable disposition
que lorsqu'on est à la fleur d'une belle jeunesse; aussi fiez-vous-y
et vous verrez qu'au lieu de seconder cette ardeur généreuse qui
est en vous, que rien ne peut lasser, qui se croit capable de tout
et devoir toujours durer, elle vous laissera bel et bien en chemin ;
elle est bien plutôt le fait d'un enfant à peine formé, encore à l'âge
des corrections et ignorant, qui ne ferait que s'en étonner et en
rougir : « comme un ivoire de l'Inde teint de pourpre, ou comme des
lys qui, mêlés à des roses, en reflètent les vives couleurs {Virgile) ».
Celui qui peut, sans mourir de honte, penser au dédain que lui
marqueront le lendemain ces deux beaux yeux témoins de sa lâ-
cheté et de son impertinence, « qu'ils lui reprocheront par leur si-
lence même (Ovide) », n'a jamais éprouvé le contentement et la fierté
de les voir battus et éteints par les fatigues d'une nuit activement
employée dans les bras l'un de l'autre. Chaque fois que j'ai vu une
femme s'ennuyer de mes caresses, ce n'est pas son indifférence que
j'ai tout d'abord accusée: j'ai commencé par craindre que ce ne
fût plutôt à la nature que je dusse m'en prendre, parce qu'elle
m'a traité avec partialité et d'une façon peu courtoise; <( elle m'a
insuffisamment pourvu, et les dames n'avaient sans doute pas tort de
mépriser de si maigres apparences » ; imperfection éminemment re-
grettable, chacune des parties de mon être étant mienne au même
titre que toute autre et celle-ci celle à laquelle, plus qu'à toutes les
autres, je dois ma qualité d'homme.
Montaigne reconnaît la licence de son style, mais il est
obligé par les mœurs de son temps à cette grande liberté
de langage qu'il est le premier à regretter. — Je dois, pour
le public, me peindre tout entier. Ces Essais sont instructifs, parce
que la vérité, la réalité, y régnent d'une façon absolue. Je dédaigne
de considérer comme un devoir réel de m'astreindre à ces règles
étroites, factices que l'usage a introduites suivant les pays, et m'en
tiens à celles d'application générale et constante que la nature nous
a tracées et dont sont tilles, mais filles bâtardes, la civilité et les
conventions sociales. Qu'importent les vices que nous semblons avoir,
à côté de ceux que nous avons réellement? Quand nous en aurons
270 ESSAIS DE MONTAIGNE.
io>. i»nii> courrons sus aux autres, si nous trouuons ({uil v faille
courir. Car il y a danfçer, que nous fanlasions des offices nouueaux,
pour excuser nostre négligence enuers les naturels offices, et pour
les confondre. ^Mi'il soit ainsîn, il se void, qu'rs lieux, où les faules
stml nialelices, les uiah'lices ne sont que fautes. Qués nations, où .
les loiv de la bienséance sont plus rares et lasches, les loix primi-
tiues de la raison commune sont mieu.x obseruees : finnumerabh;
multitude de tant de deuoirs, suffoquant noslre seing, fallanguis-
sant et dissipant, l/application aux légères choses nous retire des
iustes. 0 que ces hommes superficiels, prennent vne routte facile et i
plausible, au prix de la nostre! Ce sont ombrages, dequoy nous nous
plastrons et entrepayons. Mais nous n'en payons pas, ainçois en re-
chargeons nostr-e debte, onuors ce grand iugc, qui trousse nos pan-
neaus et haillons, d'autour noz parties honteuses : et ne se feint
point à nous veoir par tout, iusques à noz intimes et plus secrettes •
ordures : vtile décence de nostre virginale pudeur, si elle luy pou-
uoit interdire cette descouuerte. Eu lin, qui desniaiseroit l'homme,
d'vne si scrupuleuse superstition verbale, n'apporteroit pas grande
perle au monde. Nostre vie est partie en folie, partie en prudence,
yui n'en escril que reueremment et régulièrement, il en laisse en 2
arrière plus de la moitié. le ne m'excuse pas enuers moy : et si ie
le faisoy, ce seroit plustost de mes excuses, que ie m'excuseroy, que
d'autre mienne faute. le m'excuse à certaines humeurs, que i'estime
plus fortes en nombre que celles, qui sont de mon costé. En leur
considération, ie diray encore cecy (car ie désire de contenter cha- .
cun; chose pourtant difficile, esse vnum hominem accommoda twn ad
lantam morum ne sermonum et voluntatum varietatem) (ju'ils n'ont à
se prendre à moy, de ce que ie fay dire aux auctoritez receuës et
approuuees de plusieurs siècles : et que ce n'est pas raison, qu'à
faute de rvthimî ils me refusent la dispense, que mesme des hommes 3
ecclesiasti<piefi, des nosires, iouysscnt en ce siècle. En voir> deux,
et des plus crestez :
himula, ditptrtam, ni monogramma tii<i f$i.
Vn vit (Vamy la contente et bien traitle.
Uuoy tant d'auti-e»? l'ayme la modestie : et n'est par iugemenl, •
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 271
fini avec ceux-ci, nous nous attaquerons aux autres, si nous croyons
nécessaire de les combattre; car il y a danger à ce que nous nous
imaginions des devoirs nouveaux, pour excuser la négligence que
nous apportons à remplir ceux que nous avons naturellement et
arriver à faire confusion entre eux. C'est ainsi qu'on voit dans les
contrées où les fautes sont des crimes, les crimes n'être que des
fautes; et, chez les nations où les lois de la bienséance ne sont qu'en
petit nombre et peu observées, celles plus primitives, émanant du
bon sens, être mieux pratiquées. La multitude innombrable de de-
voirs aussi multipliés réclame une telle attention, que nous en ar-
rivons à les négliger et à les perdre de vue; trop d'application
pour les choses * sans importance, nous détourne de celles qui * en
ont davantage. Que ces hommes, qui voient les choses superficielle-
ment, ont donc une route facile comparée à la nôtre ! Toutes ces
conventions ne sont que des ombrages derrière lesquels nous nous
abritons et qui servent à régler nos comptes entre nous. Mais elles
ne nous permettent pas de nous libérer, elles ne font au contraire
que grever notre dette envers ce grand juge qui, rejetant les dra-
peries et les haillons qui dérobent à la vue nos parties honteuses,
n'hésite pas à nous examiner de toutes parts, jusque et y compris
nos méfaits les plus intimes et les plus secrets ; si, au moins, notre
prétendue décence à l'égard de notre pudeur virginale avait ce côté
utile de nous préserver de nous voir ainsi mis à nu ! Aussi celui qui
ferait perdre à l'homme la niaiserie qui lui fait apporter cette si
scrupuleuse superstition dans l'emploi de certains mots, ne cau-
serait-il pas grand préjudice au monde. Notre vie est faite partie de
folie, partie de circonspection ; qui ne traite que de ce qui est con-
sidéré comme convenable et régulier, en laisse de côté plus de la
moitié. — Ce que je dis là n'est pas pour m'excuser; si je m'ex-
cusais de quelque chose, ce serait des excuses qu'il a pu m'arriver
de présenter plutôt que de mes fautes proprement dites; ce sont
des explications que je donne à ceux d'idées opposées aux miennes
et qui sont en plus grand nombre que ceux qui peuvent penser
comme moi. Par égard pour eux, car je désire contenter tout le
monde, ce qui est à la vérité * fort difficile, « parce qu'il y n'a pas
un seul homme qui puisse se conformer à cette si grande variété de
mœurs, de jugement et de volonté {Q. Cicéron) », j'ajouterai qu'ils ne
doivent pas me reprocher les citations que je fais d'autorités re-
çues et approuvées depuis des siècles. Ce n'est pas une raison,
en eflfet, parce que je m'écarte des règles admises, pour qu'ils me
refusent la tolérance dont jouissent, même de notre temps, chez
nous, jusqu'à des personnes d'état ecclésiastique des plus en vue,
ainsi qu'en témoignent, parmi tant d'autres, les deux exemples
que voici : « Que je meure, si l'orifice par lequel j'ai accès en toi,
n'est pas pour moi la source de toutes les voluptés [Théodore de
Bèzé). » — « Le membre viril d'un ami la contente toujours, et tou-
jours reçoit bon accueil [Saint- Gelais). » — J'aime la décence, et
ce n'est pas de propos délibéré, qu'en écrivant, j'emploie des ex-
'212 ESSAIS I)K MONTAIGNE.
que Tay cliois celle sorle de parler scandaleux : c'est Nature, qui
la choisi pour moy. le ne le loue, non plus que toutes formes con-
traires à rvsage receu : mais ie l'excuse : par circonstances tant
}renerales qui' parficulieres, en allège l'accusation. Suiuons. Pa-
reillement d'où peut venir celte vsurpalion d'aulhorité souueraine,
que vous prenez sur celles, qui vous fauorisent à leurs despens.
Si furliua dédit nigra tnunuseula nocte,
que vous en inuestissez incontinent l'interest, la froideur, et vue
auctorité maritale ? Cest vne conuenlion libre, que ne vous y pre-
nez vous, comme vous les y voulez tenir? Il n'y a point de pres-
cription sur les choses volontaires. C'est contre la forme, mais il
est vray pourtant, que i'ay en mon temps conduict ce marché, se-
lon que sa nature peut souffrir, aussi conscienlieusement qu'autre
marché, et auec quelque air de iustice : et que ie ne leur ay tes-
moigné de mon affection, que ce que l'en sentois; et leur en ay re-
présenté naifuement, la décadence, la vigueur, et la naissance : les
accez et les remises. On n'y va pas tousiours vn train. I'ay esté si
espargnant à promettre, que ie pense auoir plus tenu que promis,
ny deu. Elles y ont trouué de la fidélité, iusques au seruice de leur
inconstance. le dis inconstance aduouee, et par fois multipliée. le
n'ay iamais rompu auec elles, tant que l'y tenois, ne fust que par le
bout d'vn filet. Et quelques occasions qu'elles m'en ayent donné,
n'ay iamais rompu, iusques au mespris et à la hayne. Car telles
priuautez, lors mesme qu'on les acquiert par les plus honteuses
conuenlions, encores m'obligent elles à quelque bien-vueillance.
De cholere et d'impatience vn peu indiscrette, sur le poinct de
leurs ruses et desfuites, et de nos contestations, ie leur en ay faict
voir par fois. Car io suis de ma complexion, subiectà dos émotions
brusques, qui nuisent souuent à mes marchez, quoy qu'elles soyent
légères et courtes. Si elles ont voulu essayer la liberté de mou
iugemenl, ie ne me suis pas feint, à leur donner des aduis pater-
nels et mordans, et à les pinser où il leur cuysoit. Si ie leur ay
laissa; à se plaindre de moy, c'est pluslosl dy auoir Irouué vn
amour, au prix de l'v.sage moderne, sottement consciencieux. I'ay
obH<?rué ma parrtlle, es choses dequoy on mVusl aysemcnt dispensé.
TRADUCTION. - LTV. HT, Cil. V. 273
pressions scandaleuses, c'est la nature qui en a fait choix pour
moi. Je ne loue ce mode, pas plus que je ne loue toute manière de
Taire contraire aux usages reçus; mais je l'excuse et estime que
des circonstances, aussi bien générales que particulières, atténuent
ranathèmc dont il peut être l'objet. Poursuivons.
Il est injuste d'abuser du pouvoir que les femmes nous
donnent sur elles, en nous cédant; Montaigne n'a rien à
se reprocher à, cet égard. — D"où peut provenir cette usur-
pation d'autorité souveraine que vous prenez sur les femmes qui,
à leurs propres risques, vous accordent leurs faveurs, « lorsque dans
Vohscurité de la nuit, elles vous accueillent furtivement pendant
quelques moments (Catulle) »? Pourquoi * vous croyez-vous aussitôt
autorisés à vous immiscer dans leurs faits et gestes, à les traiter
avec froideur, vous arrogeant les droits d'un mari? C'est une con-
vention qui vous laisse libres tous deux, que celle qui existe entre
vous; que ne vous considérez-vous lié par elle, comme vous voulez
qu'elle les lie à vous? il n'y a pas de règles qui régissent les choses
concédées bénévolement. Ma thèse va, il est vrai, à rencontre des
usages, et cependant, en mon temps, j'en suis passé par là et, en
en vérité, dans les marchés de cette sorte, j'ai observé, autant que
leur nature le permet, la même conscience que dans tout autre
marché et y ai apporté une certaine justice; je ne leur ai témoigné
d'affection que dans la mesure où j'en ressentais pour elles, et leur
en ai bien naïvement laissé voir la naissance, l'apogée, la déca-
dence, les accès et les défaillances, car on n'est pas toujours en
bonnes dispositions. J'ai tellement évité de me prodiguer en pro-
messes, que je crois avoir tenu plus que je n'avais promis et que je
ne devais; elles m'ont trouvé fidèle jusqu'à favoriser leurs incons-
tances, je parle d'inconstances avouées et qui parfois ont été mul-
tipliées. Je n'ai jamais rompu avec elles tant que je leur ai conservé
de l'attachement, si faible qu'il fût; et quelles que soient les occa-
sions qu'elles m'ont données, je ne me suis jamais séparé d'elles en
conservant à leur égard du mépris ou de la haine, considérant que
de telles privautés entre elles et moi, même lorsqu'elles dérivent
des plus honteux marchés, m'obligent quand même à quelque bien-
veillance à leur égard. Il m'est arrivé de me mettre parfois en co-
lère et d'avoir des impatiences un peu indiscrètes à propos de leurs
ruses, de leurs faux-fuyants et dans les contestations qui se sont
élevées entre nous, car, par tempérament, je suis sujet à éprouver
de brusques émotions qui, bien que légères et courtes, me font
sortir souvent de ma règle de conduite. Lorsqu'elles ont voulu
essayer de s'emparer de ma liberté de jugement, je n'ai pas hésité
à leur adresser des admonestations paternelles, plutôt mordantes,
ne ménageant pas leur point faible. — Si je leur ai donné sujet de
.se plaindre de moi, c'est plutôt pour les avoir aimées d'une façon
qui, auprès de celle dont on use actuellement avec elles, peut être
dite sottement consciencieuse; je leur ai tenu parole sur des choses
pour lesquelles elles m'en auraient aisément dispensé; il en est
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. III. 18
274 ESSAIS DE MONTAIGNE.
Elles se rendoienl lors par fois aiioc repulalion, et soubs des capi-
tulations, qu'elles souffroicnl aysement eslre faussées par le vain-
cueur. Tay faicl caler soubs rintcrest de leur honneur, le plaisir, en
son plus ^'rand cITort, plus d'vne fois. Et où la raison me pressoil,
lesay arniees contre moy : si qu'elles se conduisoient plus seuremenl
et seuerernenl, par mes règles, quand elles s'y esloienl franchement
remises, qu'elles n'eussent faict par les leurs propres. l'ay autant
que i'ay peu chargé sur moy seul, le hazard de nos assignations,
pour les en descharger : et ay dresse^ nos parties tousiours par le
plus aspre, et inopiné, pour eslre moins en souspçon, et en outre
par mon aduis, plus accessible. Ils sontouuerts, principalement par
les endroits qu'ils tiennent de soy couuerls. Les choses moins
craintes sont moins défendues et obseruees. On peut oser plus ay-
sement, ce que personne ne pense que vous oserez, qui dénient facile
par sa difficulté. lamais homme n'eut ses approches plus imperti-
nemment génitales. Celte voye d'aymer, est plus selon la discipline.
Mais combien elle est ridicule à nos gens, et peu effecluelle, qui le
sçail mieux que moy? Si ne m'en viendra point le repentir. le ny
ay plus que perdre,
Me tabula sacer
Voliua paries indicat vuida,
Suêpendisse polenti
Veslimenta maris Deo.
Il est à celle heure temps d'en parler ouuertemenl. Mais tout ainsi
comme à vn autre, je dirois à l'auanture. Mon amy tu resues, l'a-
mour de ton temps a peu de commerce auec la foy et la preud'-
liommie;
Hsen si tu postules
Hatione certa facere, nihilo plus agas,
Quàm si des operam, vt cum ratione insanias.
Aussi au rebours, si c'esloil à moy de recommencer, ce seroit certes
le mesme train et par mesme progrez, pour infructueux qu'il me
peusl estre. L'insuffisance et la sottise est louable en vue action
meslouable. Autant (jue le ureslongne de leur humeur en cela, ie
m'approche de la mienne. Au demeurant, en ce marché, ie ne
me laissois pas tout aller : ie my plaisois, mais ie ne m'y oubliois
pas : ie reseruois en son entier, ce peu de sens et de discrétion, que
Nature m'a donné, pour leur seruice, et pour le mien : vn peu d'es-
motion, mais point de resuerie. Ma conscience s'y engagcoit aussi,
iiLsques à la desbauche et dissolution, mais iusques à l'ingratitude,
trahison, malignité, et cruauté, non. le u'achclois pas le plaisir de
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 275
qui parfois se sont rendues, alors que leur réputation était intacte,
à des conditions qu'elles eussent souffert, sans trop de difficulté,
que leur vainqueur n'observât pas. Plus d'une fois, dans l'intérêt
de leur honneur, il m'est arrivé de renoncer au plaisir au moment
où il eût été le plus grand; et, quand la raison me le commandait,
je les ai défendues contre moi-même, si bien qu'en s'en remettant
franchement à moi, leurs intérêts se trouvaient plus sûrement et
plus sévèrement sauvegardés que si elles avaient suivi leurs pro-
pres- inspirations. J'ai, autant que j'ai pu, assumé sur moi seul,
pour les leur épargner, les risques de nos rendez-vous, et ai tou-
jours organisé nos parties inopinément et dans des conditions plutôt
incommodes ; et cela, pour moins éveiller les soupçons et aussi
pour nous heurter, à mon avis, à moins de difficultés, parce qu'en
pareil cas, c'est par où l'on se croit le plus en sûreté qu'on est le
plus souvent pris; on observe et on gêne moins ce qui ne sem-
ble pas à craindre ; on peut oser plus facilement ce que les gens
ne supposent pas que vous oserez et qui devient facile par sa diffi-
culté même. Jamais homme, dans ces rapports, n'évita avec plus
de soin de faire courir à la femme risque de maternité. — C'est là
une façon d'aimer des plus correctes, mais bien ridicule à notre
époque et peu pratiquée; personne ne le sait mieux que moi; et
cependant je ne me repens pas d'avoir agi ainsi, quoique je n'aie
fait qu'y perdre. Aujourd'hui que « le tableau votif que j'ai appendu
aux murs du temple de Neptune, indique à tous que j'ai consacré à
ce dieu mes vêtements encore tout mouillés du naufrage [Eorace) )>,
autrement dit, qu'après bien des traverses je suis débarrassé de
cette dangereuse passion, je puis en parler ouvertement. A quel-
qu'un autre qui s'exprimerait comme je le fais, peut-être répon-
drais-je : Mon ami, tu rêves; l'amour de ton temps ne se croyait
pas tenu à beaucoup de bonne foi et de loyauté; « si tu prétends
l'assujettir à des règles, c'est que tu veux marier la folie avec la
raison {Térence). » Il n'est pas moins vrai qu'à rencontre de cette
appréciation, si j'avais à recommencer, je me conduirais certaine-
ment comme je l'ai fait, suivant la même marche, bien que le résul-
tat n'ait guère été fructueux ; l'insuffisance et la sottise sont en effet
louables dans une action qui ne l'est pas, et autant je m'éloigne en
cela des idées prédominantes, autant j'abonde dans les miennes.
Même dans ses transports les plus vifs, il conservait
sa raison ; tant qu'on reste maître de soi et que ses forces
ne sont point altérées, on peut s'abandonner à, l'amour. —
Au surplus, dans ces marchés, je ne me livrais pas complètement;
j'y cherchais le plaisir, mais ne m'y oubliais pas; je conservais
intact, dans l'intérêt de ma compagne du moment comme dans le
mien, le peu de réflexion et de discernement que je tiens de la na-
ture; j'éprouvais de l'émotion, mais ne me perdais pas dans le rêve.
— Ma conscience allait bien jusqu'à la débauche, au dérèglement
de mœurs, mais jamais jusqu'à l'ingratitude, la trahison, la mé-
chanceté, la cruauté. Je n'achetais pas à tout prix le plaisir que
270 ESSAIS DE MONTAIGNE.
ce vice à loul prix : et me conlentois de son propre et simple coust.
Nullum Ultra se vilium eut. le hay quasi à pareille mesure vne oysi-
ueté croupie et endormie, comme vn embesongnement espineux et
pénible. L'vn me pince, l'autre m'assoupit. l'ayme autant les bles-
seures, comme les meurtrisseures, et les coups trenchans, comme
les coups orbos. l'ay trouué en ce marché, quand l'y estois plus pro-
pre, vne iusle modération entre ces deux extremitez. L'amour est
vne agitation esucillee, viue, et gaye. le n'en estois ny troublé, ny
affligé, mais l'en estois eschauffé, et cncores altéré : il s'en faut
arrester là. Elle n'est nuisible qu'aux fols. Vn ieunc homme deman-
doit au philosophe Panetius, s'il sieroit bien au sage d'estre amou-
reux : Laissons là le sage, respondit-il, mais toy et moy, qui ne le
sommes pas, no nous engageons en chose si esmeuë et violente,
qui nous esclaue à autruy, et nous rende contcmptiblcs à nous. Il
disoil vray : qu'il ne faut pas fier chose de soy si precipiteuse, à
vne ame qui n'aye dequoy en soustenir les venues, et dequoy raba-
trc par effect la parole d'Agcsilaus, que la prudence et l'amour ne
peuuent ensemble. C'est vne vaine occupation, il est vray, mes-
seante, honteuse, et illégitime. Mais à la conduire en cette façon,
ie l'estime salubre, propre à desgourdir vn esprit, et vn corps poi-
sant. Et comme médecin, l'ordonnerois à vn homme de ma forme et
condition, autant volontiers qu'aucune autre recepte : pour l'es-
ueiller et tenir en force bien auant dans les ans, et le dilaier des
prises de la vieillesse. Pendant que nous n'en sommes qu'aux faux-
bourgs, que le pouls bal encores,
Dum noua canities, dum prima et recta senectus,
Dum superesl Lachesi quod torqueat, et pedibus me
Porto mets, nullo dexlram subeunte bacillo,
nous auons besoing d'estre sollicitez et chatouillez, par quelque
agitation mordicante, comme est cette-cy. Voyez combien elle a
rendu de ieuncssc, vigueur et de gayeté, au sage Anacreon. Et So-
crales, plus vieil (jue ie ne suis, parlant d'vn obiect amoureux :
M'estant, dit-il, appuyé contre son espaule, de la mienne, et appro-
ché ma leste à la sienne, ainsi (|uo nous regardions ensemble dans
vn Hure, ie senly sans mentir, soudain vne piqueure dans lespaule,
comme de quehiiie morsure de besle; et fus plus de cinq iours de-
puis, qu'elle me fourniilloit : et m'escoula dans le cœur vne deman*
geaison conliimelle. Vn attouchement, et fortuite, et par vne espaule,
aller «'schauffcr, et altérer vne ame refroidie, et esneruee par
l'aage, et la première de toutes les humaines, en reformation.
Ponr-quf»y non dea? Socrales esloil homme, et ne vouloit ny estre
ny sembler autre chose. La philosophie n'estriue point contre les
vohiptez naturelles, (lourueu que la mesure y soit ioincte : et en
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 277
donne ce vice, je me contentais simplement d'en passer par ce qu'il
comporte d'ordinaire, car « aucun vice n'est sans conséquences {Sé-
nèque) ». Je hais presque au même degré une oisiveté croupissante
et endormie, qu'une occupation ardue et pénible ; celle-ci m'agite,
celle-là m'assoupit. J'aime autant les blessures que les meurtris-
sures, les coups qui pourfendent que ceux qui ne font pas plaie.
En agissant de la sorte, j'en suis arrivé, dans les rapports de cette
nature, alors que je pouvais davantage m'y livrer, à observer un
juste milieu entre ces deux extrêmes. L'amour est une agitation
éveillée, vive et gaie; je n'en étais ni troublé, ni affligé; mais seu-
lement échauffé, et je ménageais mes forces; il faut s'en tenir là,
il n'est nuisible qu'aux fous. — Un jeune homme demandait au phi-
losophe Panétius s'il convenait au sage d'être amoureux : « Laissons
là le sage, lui répondit-il, ni toi ni moi ne le sommes, et ne nous
engageons pas dans une chose qui émeut si violemment, qu'elle
nous fait l'esclave d'autrui et nous rend méprisables à nous-mêmes. »
Il disait vrai, il ne faut pas engager son âme dans une affaire aussi
entraînante par elle-même qu'est l'amour, si elle n'est en état d'en
soutenir les effets et de contredire par la réalité ce mot d'Agésilas :
« la sagesse et l'amour ne vont pas ensemble ». C'est, j'en conviens,
une occupation frivole, qui blesse les convenances, honteuse, illé-
gitime; mais, conduite comme je l'indique, je la crois utile à la
santé, propre à dégourdir un esprit et un corps alourdis; et si j'é-
tais médecin, je la conseillerais, aussi bien que tout autre traite-
ment, à un homme de ma complexion et en ma situation, pour l'é-
veiller, le maintenir en force longtemps encore quand viennent les
ans et retarder pour lui les étreintes de la vieillesse. Tant que
nous n'en sommes qu'aux approches, que notre pouls bat encore,
« alors que ne font qu'apparaître nos premiers cheveux blancs et les
premières atteintes de l'âge, qu'il reste encore à la Parque de quoi
filer pour nous, que nous avons encore l'usage de nos jambes et qu'un
bâton ne nous est pas encore indispensable [Juvénal] », nous avons
besoin d'être sollicités et chatouillés par quelque sensation comme
celle-ci qui nous agite et nous stimule. Voyez combien l'amour a
rendu de jeunesse, de vigueur et de gaîté au sage Anacréon- So-
crate, à un âge plus avancé que le mien, ne disait-il pas, en par-
lant d'une personne pour laquelle il concevait ce sentiment : « Ayant
mon épaule appuyée contre la sienne comme si nous regardions
ensemble un livre, sans mentir, je ressentis soudain une piqûre dans
l'épaule, semblant produite par iine morsure d'insecte; et cette
impression de fourmillement persista pendant cinq jours, m'occa-
sionnant au cœur une démangeaison continue. » Ainsi le contact tout
fortuit, rien que d'une épaule, échaulfait et faisait sortir de son
état ordinaire cette âme déjà refroidie et énervée par l'âge et qui,
entre toutes celles des hommes, a approché le plus de la perfection.
Et pourquoi pas? Socrate était homme et ne voulait ni être ni sem-
bler être autre chose. — La philosophie ne s'élève pas contre les
voluptés qui sont dans l'ordre de la nature, pourvu qu'on n'en
278 ESSAIS DE MONTAIGNE.
presfhe la moderalion, non la liiillo. L'elTorl de sa résistance scni-
ploie conlre les eslrangcn's et bastardes. Elle dit que les appétits
du corps ne doiuent pas estre augmentez par l'esprit. Et nous ad-
uertit ingénieusement, de ne vouloir point esueiller noslre faim par
la saturité : de ne vouloir larcir, au lieu de remplir le ventre : .
d euiter toute iouyssance, qui nous met en disette : et toute viande
et breuuage, qui nous altère, cl affame. Comme au seruice de l'a-
mour elle nous ordonne, de prendre vn obiect qui satisface simple-
ment au besoing du eorps, qui n'esnieuue point l'anic : laquelle
n'en doit pas faire son faict, ains suyure niiement et assister le i
corps. Mais ay-ie pas raison d'estimer, que ces préceptes, qui ont
pourtant d'ailleurs, selon moy, vn peu de rigueur, regardent vn
corps qui face son office : et qu'à vn corps abbattu, comme vn
cstomach prosterné, il est excusable de le réchauffer et soustenir
par art : et par l'entremise de la fantasie, luy faire reuenir l'appétit .
et l'allégresse, puis que de soy il Ta perdue ? Pouuons nous pas
dire, qu'il n'y a rien en nous, pendant cette prison terrestre, pure-
ment, ny corporel, ny spirituel : et qu'iniurieusemenl nous des-
membrons vn homme tout vif : et qu'il semble y auoir raison, que
nous nous portions enuers l'vsage du plaisir, aussi fauorablement i
aumoins, que nous faisons enuers la douleur? Elle estoit, pour
exemple, véhémente, iusques à la perfection, en l'ame des saincts
par la pœnitence. Le corps y auoit naturellement part, par le droict
de leur colligance, et si pouuoit auoir peu de part à la cause : si ne
se sont ils pas contentez qu'il suyuist nuement, et assistas! l'ame •
affligée. Ils l'ont affligé luymesme, de peines atroces et propres :
aff'm qu'à l'cnuy l'vn de l'autre, l'ame et le corps plongeassent
l'homme dans la douleur, d'autant plus salutaire, que plus aspre.
En pareil cas, aux plaisirs corporels, est-ce pas iniustice d'en re-
froidir lame, et dire, qu'il l'y faille entraîner, comme à quelque 3
obligation et nécessité contreinte et seruile? C'est à elle plustost de
les couuer cl fomenter : de s'y présenter et conuier : la charge de
régir luy appartenant. Comme c'est aussi à mon adiiis à elle, aux
plaisirs, qui luy sont propres, d'en inspirer et infondre au corps
tout le resstîntiracnl que porte sa condition, et de s'csludier qu'ils .
luy s^oicnl doux et salutaires. Car c'est bico raison, comme ils di-
TRADUCTION. LIV. III, CH. V. 279
abuse pas. Elle prêche d'en user modérément et non de les fuir;
ses efforts tendent à nous détourner de celles qui sont contre na-
ture ou qui, tout en en procédant, sont abâtardies. Elle dit que
l'esprit ne doit pas intervenir pour accroître nos besoins physiques,
et nous avertit, avec juste raison, de ne pas éveiller notre faim par
des excès, de * ne pas vouloir que nous gorger au lieu de nous
borner à nous nourrir, comme aussi d'éviter toute jouissance qui
nous met en appétit et toutes viandes et boissons qui nous affa-
ment et nous altèrent. De même, en ce qui concerne l'amour, elle
nous invite à ne nous y donner que pour la satisfaction de nos be-
soins physiques et faire que l'âme n'en soit pas troublée, parce que
cela ne la regarde pas et qu'elle n'a simplement qu'à suivre et à
assister le corps. Mais ne suis-je pas dans le vrai quand j'estime
que ces préceptes, que je considère pourtant comme un peu exces-
sifs, visent un corps en état de bien remplir son rôle; et que, pour
un corps débilité comme pour un estomac délabré, il est excusable,
de le réchauffer et de le soutenir par des procédés artificiels, et de
recourir à l'imagination pour lui rendre l'appétit et l'allégresse que
de lui-même il ne possède plus?
Dans Tusage des plaisirs le corps et l'àme doivent s'en-
tendre et y participer chacun dans la mesure où il le peut,
ainsi que cela se produit dans la douleur. — Ne pouvons-
nous pas dire que tant que nous demeurons en cette prison terres-
tre, il n'y a rien en nous qui affecte exclusivement soit le corps,
soit l'âme; que c'est bien à tort que, par cette distinction, nous
démembrons l'homme tout vil", et qu'il semble rationnel que nous
ressentions le plaisir aussi bien au moins que nous ressentons la
souffrance? — Ainsi, par exemple, la douleur causée par leurs pé-
chés, grâce à l'esprit de pénitence qui les pénétrait, était ressentie
par l'âme des saints avec une intensité qui les amenait à la per-
fection; et, en raison de l'union intime existant entre elle et le
corps, cette douleur affectait naturellement celui-ci, bien qu'il eût
peu de part à ce qui la produisait. Mais ils ne se contentaient pas
de ce qu'il se bornât simplement à suivre et à assister l'âme dans
ses souffrances , ils le soumettaient lui aussi à des tourments atroces
s'atlaquant à lui personnellement, afm que tous deux, le corps
comme l'àme, rivalisant entre eux, plongeassent l'homme dans
la douleur qu'ils estimaient d'autant plus salutaire qu'elle était'
plus aiguë. — Ici, dans le cas des plaisirs sensuels, n'y a-t-il pas
injustice à faire que l'àme s'en désintéresse et à dire qu'il faut
qu'elle soit entrahiée à y participer, comme s"il s'agissait de quelque
obligation servile imposée par la nécessité? N'est-ce pas plutôt à
elle de les concevoir et de les préparer, puis y conviant le corps, à
y assister et à en conserver la direction, comme il lui appartient
également, à mon avis, quand il s'agit de plaisirs qui lui sont pro-
pres, d'en inspirer et infuser au corps la sensation dans la mesure
où il est capable de l'éprouver, et de s'étudier à ce qu'ils lui soient
doux et salutaires. On a raison de dire que le corps ne doit pas
280 ESSAIS \)E MONTAIGNE.
sont, que le corps ne suyue point ses appétits au dommage de l'es-
prit. Mais pourquoy n'est-ce pas aussi raison, que l'esprit ne suiue
pas les siens, au dommage du corps? le n'ay point autre passion
qui me tienne en haleine. Ce que l'auaricc, l'ambition, les que-
relles, les procès, l'ont à l'endroit des autres, qui comme moy, n'ont
point de vacation assignée, l'amour le feroit plus commodt'meQt. Il
me rendroil, la vigilance, la sobrictc, la grâce, le seing de ma per-
sonne : i''asseureroit ma contenance, à ce que les grimaces de la
vieillesse, ces grimaces difTormcs et pitoyables, ne vinssent à la
corrompre : me remettroit aux estudes sains et sages, par où ie me
peusse rendre plus estimé et plus aymé : estant à mon esprit le
desespoir de soy, cl de son vsage, et le raccointant à soy : me di-
urrliroit de milb; pensées ennuyeuses, de mille chagrins mclan-
•choliques que loysiueté nous charge en tel aage, et le mauuais
estât de nostre santé : reschaufferoit au moins en songe, ce sang
que nature abandonne : sousliendroit le menton, et allongeroit vn
peu les nerfs, et la vigueur et allégresse de la vie, à ce panure
homme, qui s'en va le grand train vers sa ruine. Mais i'entens bien
que c'est vne commodité fort mal-aisée à recouurer. Par foiblesse,
et longue expérience, nostre goust est deuenu plus tendre et plus
exquis. Nous demandons plus, lors que nous apportons moins.
Nous voulons le plus choisir, lors que nous méritons le moins d'es-
Ire acceptez. Nous cognoissans tels, nous sommes moins hardis,
l't plus dcfians : rien ne nous peut asseurer d'estre aymez, veu
nostre condition, et la leur. l'ay honte de me Irouucr parmy cette
verte et bouillante ieunesse,
CuiuM in indomito conslanlior inguine neruus.
Quàm noua collibus arbor inhœret.
Ouïrions nous présenter nostre misère parray cette allégresse?
l'ouxiiil rf iutteneii vixere feruidi
Mullo non sine risu,
Dilajaam in cineres facetn.
Ils ont la force el la raison pour eux : faisons leur place : nous
n'auons plus que tenir. Et ce germe de beauté naissante, ne se
laisse manier à mains si gourdes, el pralticpier à moyens purs
matériels. Car, <'<»rame respondit ce philosophe ancien, à celuy qui
se nioquoil, dequoy il naiioit sçeu gaigner la bonne grâce dvn
tendron qu'il pourchassoit : Mon amy, le hameçon ne mord pas à
«lu fromage si frais. Or c'est vu commerce qui a besoin de rela-
TRADUCTION. - LIV. III, CH. V. 281
suivre ses penchants s'ils peuvent être préjudiciables à l'esprit, mais
pourquoi ne serait-ce pas aussi chose raisonnable que l'esprit ne
s'abandonnât pas aux siens, quand ils peuvent être préjudiciables
au corps?
Avantages que le vieillard, qui n'a pas encore atteint
la décrépitude, peut retirer de Tamour. Adiré vrai, l'amour
sans limites ne convient qu'à la première jeunesse. — Je
n'ai pas d'autre passion ([ui ait action sur moi; ce que font l'ava-
rice, l'ambition, les querelles, les procès sur ceux qui, comme moi,
n'ont pas d'occupation déterminée, l'amour, plus que tout autre
mobile, est capable de le produire en moi. Il me rendrait la vigi-
lance, la sobriété, la grâce, le soin de ma personne. Il ferait que
la façon dont je me présente, malgré les outrages de la vieillesse,
outrages qui nous déforment et nous mettent dans un état si pi-
toyable, se maintiendrait sans altération; que je me remettrais à
ces sages et saines études, par lesquelles je gagnerais en estime et
en affection parce qu'alors mon esprit, ne désespérant plus de lui-
même et de ses moyens, se ressaisirait. J'y trouverais une diver-
sion aux mille pensées ennuyeuses, aux mille chagrins qui ont
leur source dans la mélancolie en laquelle nous plongent à cet âge
l'oisiveté et le mauvais état de notre santé. Il réchaufferait, au
moins en songe, ce sang que la nature abandonne, soutiendrait no-
tre tête qui s'incline, nous distendrait les nerfs, rendrait un peu
de vigueur et de plaisir à vivre à ce pauvre homme qui marche à
grands pas vers sa ruine. Mais, d'autre part, je comprends bien
que c'est là une commodité fort malaisée à recouvrer; par suite de
la faiblesse en laquelle nous sommes tombés et de notre longue
expérience^ notre goût est devenu plus délicat et plus raffiné; nous
demandons plus, alors que nous apportons moins; nous sommes
plus difficiles dans notre choix, quand nous avons moins qui milite
en notre faveur, et, nous reconnaissant tels, nous sommes moins
hardis et plus défiants ; rien ne peut plus nous donner l'assurance
d'être aimés, vu les conditions en lesquelles nous sommes tombés
et celles de cette verte et bouillante jeunesse. J'ai honte de me
trouver au milieu d'elle « dont la raideur de nerfs, qui fait que
toujours elle est en état de bien faire, n'a rien à envier à l'arbre qui
se dresse sur la colline (Horace) »; pourquoi aller étaler notre mi-
sère au milieu de celte allégresse, « et divertir à nos dépens ces
jouvenceaux ardents, en leur montrant un flambeau réduit en cendres
(Horace) »? Ils ont la force et la raison, cédons-leur une place que
nous ne pouvons plus occuper; ces bourgeons de beauté naissante
ne souffrent pas d'être maniés par des mains aussi engourdies,
et l'emploi de moyens exclusivement matériels ne leur suffit pas,
comme le fit entendre un jour ce philosophe des temps anciens
répondant à quelqu'un qui le raillait de n'avoir pas su gagner les
bonnes grâces d'une jeunesse qu'il poursuivait de ses assiduités :
« Mon ami, le hameçon ne mord pas à du fromage si frais. » C'est
un commerce où il faut que les parties en présence soient dans
282 KSSAIS DE MONTAKiNE.
tioii el di' (onvspondaiice. Les autres plaisirs que nous n-ceuons,
so pcuiieiil ix^cogiioislrt' par récompenses de nature diuerse : mais
i-ellny-c> ne se pa\<' que de nicsnie espèce de monnoye. En vérité
en ce desduit, le plaisir que ie lay, clialouilic plus doucenieul mon
imajrinalion, <ju»' celuy (pion me lait. Or cil na rien de généreux,
tpii peut receuoii- plaisir où il n'en doime point ; cest vne vile ame,
qui veut tout deuoir, et qui se plaist de nourrir de la conférence,
auec les pci-sonnes aiis([Mels il est en charge. Il n'y a beauté, ny
grâce, ny priuauté si exquise, quvn galant lionune deust désirer
à ce prix. Si elles ne nous peuuent faire du bien que pai- pitié :
i'ayme bien plus cher ne viure point, que de viure d'aumosne.
le voudrois auoir droit de leur demander, au slile auquel i'ay veu
quester en Italie : Futi' hcni' per voi : ou à la guise que Cyrus
exhortoil ses soldats, ^ui m'ay niera, si me suiue. Ralliez vous, me
dira Ion. à celles de vostre condition, que la coni|)agnie de niesme
foitune vMiis rendra plus aysces. 0 la sotte composition el inspidel
Nolo
Barbam vellcre morluo leoni.
Xenophon employé poui" obieclion et accusation, contre Menon,
qu'en son amour il end)esoiigna des obiecls passants (leur, le trouue
plus de volupté à seulement veoir le juste et doux meslange de deux
ieunes beautés : ou à le seulement considérer par fantasie, qu'à
faire moy.mesme le second, d'vn meslange triste et informe. le re-
signe cet appétit fantastique, à l'Empereur (ialba, ipii ne s'addon-
noit ipiaiix chaiis dures et vieilles : et à ce puuuic misérable,
O ego dC facianl talcm te cernere jMssvn,
L'haràque mutatis oscula ferre comis,
Ainjilecliijuc meix corptix non pingtic lacer lis!
Et entre les premières laideurs, ie compte les beautcz artificielles el
forcées. Emonez ieiiiie gars de (lliio, pensant par des beaux attoui*s,
acqueiir la beaulé que nature luy ostoit, se présenta au philosophe
.Vrccsilaus : et luy demanda si \u sage se pourroit veoir amoureux :
Ouy dea, rcspondil l'autre, pourueu que ce ne fust pas d'vne beaulé
parce et sophistiquée comme la tienne. La laideur d'vne vieillesse
aduouce, est moins \ieille, et moins laide à mon gré, qu'\ne autre
peinte el lissée. Le diray-ie, pourueu (iu'«in ne m'en pienue à la
gorge? L'amour ne me semble proprement cl naturellement en
sa saison, qu'en l'aage \oisin de renfance :
Quem <i ituellarum inscrerea choru,
Mille Mayacm falleret hoxpitei
Diâcrimen <tb»cnrum. aolutii
l'rinibtu, ambiguôtjue vultu.
TRADUCTION. - LIV. III, CH. V. 283
des conditions analogues qui les fassent se convenir; tous les plai-
sirs d'autre nature que nous éprouvons peuvent se reconnaître par
des récompenses de diverses sortes, celui-ci ne se paie qu'en mon-
naie de même espèce. — Il est certain que dans ces ébats, le plaisir
que je cause chatouille plus agréablement mon imagination que *
celui que je ressens ; or, c'est manquer de générosité que de rece-
voir un plaisir, alors qu'on n'en rend pas; c'est d'une âme vile de
toujours consentir à devoir et se complaire à demeurer en relations
avec qui on est à charge; et il n'y a pas de beauté, de grâce, de
privante si exquises qu'elles soient, qu'un galant homme puisse
désirer à ce prix. Si les femmes ne peuvent plus nous donner du
plaisir que par pitié, je préfère beaucoup plus ne pas vivre que de
vivre d'aumônes; je voudrais avoir le droit de leur demander leurs
caresses, dans ces mêmes termes que j'ai vu employer en Italie pour
quêter : « Faitea-moi quelque bien dans votre propre intérêt », ou
à la façon de Cyrus exhortant ses soldats : « Qui est en disposition
de m'aimer, me suive. » — Adressez-vous, me dira-t-on, à des
femmes qui soient dans les mêmes conditions que vous, frappées
elles aussi de la déchéance que vous subissez, vous trouverez plus
aisément à vous her ensemble. Oh! quelle sotte et insipide liaison
en résulterait : « Je ne veux pas airacher la barbe à un lion mort
{Martiaiy. » C'est un reproche que faisait Xénophon à Menon et
qu'il condamnait en lui, de rechercher, en amour, des femmes en
ayant passé l'âge. J'éprouve plus de volupté à voir simplement un
couple formé de beaux jeunes gens bien appariés et s'aimant, voire
même à me les représenter en imagination, qu'à être moi-même
second dans un duo allant tristement et prêtant à la pitié; c'est là
un goût fantasque que j'abandonne à l'empereur Galba, qui ne
recherchait que des femmes d'âge, aux chairs durcies; ou à ce
pauvre malheureux poète, s'écriant en parlant de lui-même :
« Plaise aux dieux que, dans mort exil, je puisse te voir telle que Je me
représente ton image! Que je puisse embrasser tes cheveux blanchis
par le chagrin et presser dans mes bras ton coi-ps amaigri (Ovide) ! »
— Au premier rang de la laideur, je place la beauté obtenue à
force d'artifices. Émonez, jeune adolescent de Chio, qui, par le
soin qu'il avait pris d'enjoliver sa personne, pensait avoir acquis la
beauté que lui avait refusée la nature, s'étant présenté au philo-
sophe Arcésilas et lui ayant demandé si un sage pouvait devenir
amoureux, s'attira cette réponse : « Mais certainement! pourvu que
ce ne * soit pas d'une beauté de mauvais aloi acquise, comme la
tienne, à force de sophistications. » La laideur d'une vieillesse
avouée est, suivant moi, moins vieille et moins laide que si on
cherche à la dissimuler à force de couleurs et d'onguents. — Si je
ne craignais qu'on ne me saisisse à la gorge, je dirais que l'amour
ne me semble réellement en sa saison naturelle qu'à l'âge voisin
de l'enfance, comme aussi du reste la beauté : « lorsque se glissant
dans un chœur de jeunes filles, avec ses cheveux flottants et ses traits
encore indécis, un jeune homme peut tromper sur son sexe les yeux
284 ESSAIS DE MONTAIGNE.
El la brauti^ non plus. Car ce quHomcrc leslcnd iusqu'à ce que le
menton commence à s'ombrager, Platon mesme l'a remarqué pour
rare. El est notoire la cause pour laquelle le sophiste Dion appelloil
les poils folels de l'adolescence, Arislogitons et Harmodiens. En la
virilité, ie le trouue desia aucunement hors de son siège, non qu'en
la vieillesse.
Importunas enim Iransuolal aridas
Querrus.
Et Marguerite Royne de Nauarre, alonge en femme, bien loing,
Pauantage des femmes : ordonnant qu'il est saison à trente ans,
({u'elles changent le titre de belles en bonnes. Plus courte posses-
sion nous luy donnons sur nostre vie, mieux nous en valons. Voyez
son port. C'est vn menton puérile, qui ne sçait en son eschole,
combien on procède au rebours de tout ordre. L'eslude, l'exercita-
tion, l'vsage, sont voyes à l'insuffisance : les nouiccs y régentent.
Amor ordinem nescit. Certes sa conduicte a plus de galbe, quand elle
est meslee d'inaduerlance, et de trouble : les fautes, les succez
contraires y donnent poincte et grâce. Pourueu qu'elle soit aspre et
affamée, il chaut peu, qu'elle soit prudente. Voyez comme il va chan-
celant, chopant, et folastrant. On le met aux ceps, quand on le guide
par art, et sagesse. Et contraint on sa diuine liberté, quand on le
submct à ces mains barbues et calleuses. Au demeurant, ie leur
oy souucnt peindre cette intelligence toute spirituelle, et desdaigner
de mettre en considération l'intcrcsl que les sens y ont. Tout y sert.
.Mais ie puis dire auoir veu souuent, que nous auons excusé la foi-
blesse de leurs esprits, en faueur de leurs beautez corporelles,
mais que ie n'ay point encore veu, qu'en faueur de l'esprit, tant
rassis, et meur soit-il, elles vueillent prester la main à vn corps,
qui tombe tant soit peu en décadence. Que ne prend il enuie à quel-
qu'vne, de faire cette noble barde Socratique, du corps à l'esprit,
achetant au prix de ses cuisses, vne intelligence et génération phi-
losophi«iue et spirituelle : le plus haut prix où elle les puisse mou-
ler : Platon ordoime en ses loix, que celuy qui aura faict (juclque
signalé et vlile exploit en la guerre, ne puisse estre refusé durant
rrxpedition d'icelle, sans respect de sa laideur ou de son aage, du
baiser, ou autre faueur amoureuse, de qui il la vueillc. Ce qu'il
Irouue si iuste en recommandation de la valeur mililaire, ne Iv peut
il pas estre aussi, en recommandation de (juelque autre valeur? El
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 285
les plus clairvoyants (Horace) ». Ce qu'Homère n'admet que jusqu'à
ce que le menton commence à s'estomper d'une barbe naissante,
Platon trouve déjà qu'il est rare que cela subsiste jusqu'à ce mo-
ment, et l'on sait pour quelle cause le sophiste Dion qualifiait * si
plaisamment d'Aristogitons et d'Harmodiens les poils follets qui
surviennent à l'époque de l'adolescence. Déjà j'estime que le mo-
ment en est quelque peu passé quand on est arrivé à l'âge de la
virilité, non moins qu'en la vieillesse, « car l'amour n'arrête pas son
vol sur les chênes dénudés {Horace) ». Marguerite, reine de Navarre,
en femme qu'elle était, avantageant les personnes de son sexe, leur
assignait une limite plus reculée et voulait qu'à l'âge de trente ans le
moment soit venu pour elles d'échanger la qualification de belle
en celle de bonne. Moins longtemps nous donnons à ce dieu ac-
tion sur notre vie, mieux nous en valons. Voyez son image, n'a-
t-il pas une figure enfantine? Qui ne sait qu'à rencontre de tout
principe, on va toujours à reculons dans son école; l'étude, l'exer-
cice, l'usage de ses préceptes conduisent à l'épuisement; les débu-
tants y sont maîtres : « l'amour ne connaît pas de règle {S. Jérôme) ».
Il n'est pas discutable que sa conduite a surtout de l'agrément
quand l'inadvertance et le trouble y ont place ; que ce qui serait
faute ailleurs est succès pour lui et lui donne du piquant et de la
grâce; pourvu qu'il soit ardent, inassouvi, peu importe qu'il soit
prudent. Voyez comme il va chancelant, trébuchant, folâtrant! c'est
le mettre aux fers que de lui imprimer une direction habile et sage;
c'est attenter à sa liberté divine, que de l'asservir à qui a les mains
calleuses et couvertes de poil.
On voit souvent les femmes sembler faire de l'amour
une question de sentiment et dédaigner la satisfaction
que les sens peuvent y trouver. — Du reste, on voit souvent
les femmes sembler faire de l'amour une question toute de senti-
ment et dédaigner la satisfaction que les sens peuvent y trouver,
tout leur est bon à cet effet; par contre, que de fois la beauté du
corps ne nous fait-elle pas passer chez elles sur la faiblesse de leur
esprit? Par exemple, ce que je n'ai jamais vu, c'est que la beauté de
l'esprit si cultivé, si accompli qu'il fût, leur ait fait faire bon ac-
cueil à un corps tant soit peu tombé en décadence. Que ne prend-
il fantaisie à quelqu'une d'elles d'appliquer cette noble idée digne
de Socrate, de troquer son corps pour acquérir de l'esprit, et pros-
tituant sa personne au plus haut prix qu'elle en pourra obtenir,
acheter, avec les bénéfices, l'intelligence de la philosophie et le dé-
veloppement de son esprit! — Platon prescrit dans ses lois que ce-
lui qui, à la guerre, se sera signalé par un fait d'armes important
et utile, ne puisse, durant tout le cours des opérations, quels que
soient sa laideur ou son âge, se voir refuser un baiser ou toute
autre faveur de galanterie, de qui il le désirerait. Ce que ce philo-
sophe trouve équitable comme récompense de la valeur militaire,
pourquoi ne le serait-ce pas pour tout autre mérite; et que ne
vient-il à l'idée de chacune de ces vertus, pouvant ainsi mériter
280 ESSAIS DE MONTAIC.NE.
que ne prend il enuie à vue de préoccuper sur ses compagnes la
ploire de cet amour chaste? chaste dis-ie bien,
Nam ai quando ad praelia venlum e$l,
Vt quondam in stipulis magnvs sine viribu» igni»
Ineasâum fur il.
Les vices qui s'eslouffent en la pensée, ne sont pas des pires. Pour
finir ce notable commentaire, qui m'est eschappé d'vn flux de ca-
quet : flux impétueux par fois et nuisible,
Vt mismm aponti furtiuo munere malum
Procurrit casto Virginia è gremio :
Quod misera oblitœ molli sub veale locatum,
Dum nduentu matris proailit, exculitur,
Alque illud prnno prœceps agitur decurau :
Huic manat triali consciua ore rubor.
le dis, que les maslcs et femelles, sont iettez en mesme moule, sauf
l'institution et l'vsago, la difTerence n'y est pas grande. Platon ap-
pelle indifféremment les vns et les autreS; à la société de tous
estudes, exercices, charges et vacations guerrières et paisibles, en
sa republique. Et le philosophe Antisthenes, ostoit toute distinction
entre leur vertu et la nostre. Il est bien plus aisé d'accuser l'vn
sexe, que d'excuser l'autre. C'est ce qu'on dit, Le fourgon se moque
de la paele.
CHAPITRE VI.
Des Coches. *
f L est bien aisé à vérifier, que les grands autheurs, escriuans des
* causes, ne se seruent pas seulement de celles qu'ils estiment estre
vrayes, mais de celles encores qu'ils ne croient pas, pourueu qu'elles
ayenl quelque inuention et beauté. As disent assez véritablement et
vtilemcnt, s'ils disent ingénieusement. Nous ne pouuons nous asseu-
rer de la maisti*essc cause, nous en entassons plusieurs, pour voir
si par rencontrfi elle se trouuera en ce nombre,
Samque vnam dieere eautam
\uii tuliê ni, vertim plure», vnde vna tamen lil.
TRADUCTION. — LIV. III, CH. V. 287
récompense, de prendre le pas sur les autres pour avoir la gloire
d'obtenir cette marque d'amour qui ne porte pas atteinte à la chas-
teté? je dis à la chasteté « farce que, si l'on en vient au combat,
Vamour est alors comme un grand feu de paille qui s'éteint en un
instant {Virgile) » ; les vices mort-nés dans notre esprit ne sont pas
de ceux qui sont les plus redoutables.
En somme, hommes et femmes sont sortis du même
moule, et un sexe n'a pas le droit de critiquer l'autre. —
Ce long commentaire m'a échappé à force de bavarder, donnant
lieu à un flux de paroles peu mesurées parfois et qui peuvent n'ê-
tre pas sans inconvénient : « Ainsi tombe du chaste sein d'une jeune
vierge une pomme, don furtif de son amant; oubliant qu'elle l'a
cachée sous sa robe, elle se lève à l'approche de sa mère et la fait
rouler à ses pieds; la rougeur qui lui couvre subitement le visage,
révèle la faute dont elle s'est rendue coupable {Catulle). » — Pour ter-
miner, je dis que mâles et femelles sortent du même moule et que,
sauf leur éducation et les mœurs, la différence n'en est pas grande.
Platon, dans sa République, convie indifféremment les uns et les
autres à participer à tous les exercices, études et professions, aussi
bien à ceux qui s'appliquent à la guerre qu'à ceux relatifs aux oc-
cupations du temps de paix; et le philosophe Antisthène, lui, ne
faisait aucune distinction entre la vertu de la femme et la nôtre. Il
est bien plus aisé de porter une accusation contre un sexe que de
trouver des excuses à l'autre, et c'est ici le cas d'appliquer le dic-
ton : « La pelle se moque du fourgon », autrement dit : tel raille
autrui, qui lui-même prête plus encore aux mêmes critiques.
CHAPITRE VI.
Des cocbes.
Différence des opinions des philosophes sur les causes
de divers usages et accidents : sur « Dieu vous bénisse »
dit k qui éternue, sur le mal de mer; digression sur la
peur. — Il est aisé de constater que les grands auteurs, traitant
des causes de tels et tels faits, ne donnent pas uniquement celles
qu'ils croient être les véritables, mais souvent aussi en citent
qu'ils n'estiment pas telles, pourvu qu'elles soient ingénieuses ou
élégantes; en cela, ils sont réellement utiles si leurs dires sont
appuyés de bonnes raisons. Ne pouvant être certains de la cause
principale, nous en énumérons plusieurs; peut-être se trouvera-
t-elle par hasard dans le nombre : « Ce n'est pas assez de n'indi-
quer qu'une cause, il faut en donner plusieurs, quoiqu'il n'y en ait
qu'une de bonne (Lucrèce). »
288 ESSAIS DE MONTAIGNK.
Me demandez vous d'où vient cotte coustume, de bénir ceux qui
eslernuenl? Nous produisons trois sortes de vent; celuy qui sort
par enïbas est trop sale : cohiy qui sort par la bouche, porte quel-
que reproclio de gourmandise : le troisiesme est reslcrnueiuenl : et
parce qu'il vient de la teste, et est sans blasme, nous luy faisons cet
honneste recueil. Ne vous moquez pas de celte subtilité, elle est,
dit-on, d'Arislole. 11 me semble auoir veu en Plularque (qui est
de tous les autheurs que ie cognoisse, celuy qui a mieux meslé l'art
à la nature, et le iu{?emenl à la science) rendant la cause du sous-
leuemenl d'eslomach, qui aduient à ceux qui voyagent en mor, que
cela leur arriue de crainte : ayant trouué quelque raison, par la-
quelle il prouue, que la crainte peut produire vn tel efTocl. Moy qui
y suis fort subiecl, sçay bien, que celte cause ne me touche pas, El
le sçay, non par argument, mais par nécessaire expérience. Sans
alléguer ce qu'on m'a dict, qu'il en arriue de mesme souuent aux
bestes, spécialement aux pourceaux, hors de toute appréhension de
danger : et ce qu'vn mien cognoissant, m'a tesmoigné de soy, qu'y
estant fort subiecl, l'enuie de vomir luyestoit passée, deux ou trois
lois, se Irouuant pressé de frayeur, en grande tourmente. Comme
à cet ancien : Peius vexabar quàm vt periculum mihi succurreret.
le n'euz iamais peur sur l'eau : comme ie n'ay aussi ailleurs (et s'en
est assez souuent offert de iusles, si la mort l'est) qui mail trou-
blé ou esblouy. Elle naist par fois de faute de iugement, comme
de faute de cœur. Tous les dangers que i'ay veu, c'a esté les yeux
ouuerls, la veuë libre, saine, et entière. Encore faut-il du courage à
craindre. 11 me seruit autrefois au prix d'autres, pour conduire et
tenir en ordre ma fuite, quelle fust sinon sans crainte, loulesfois
sans effroy, et sans eslonnemenl. Elle esloit esmeue, mais non pas
estourdie ny esperdue. Les grandes âmes vont bien plus outre, et
représentent des fuites, non rassises seulement, cl saines, mais
ileres. Disons relie qu'Alcibiades recite de Socrates, son compagnon
d'armes : le le trouuay, dit-il, après Ia;route de nostre armée, luy
et Lâchez, des derniers entre les fuyans : et le consideiay tout
à mon aise, et en seureté, car i'estois sur vn bon chenal, et luy à
pied, et auions ainsi combatu. le remarquay pi-emierement, com-
bien il montroit d'auisement et de résolution, au prix de Lâchez :
et puis la Itrauerie de .son marcher, nullement dllferenl du sien
ordinaire : sa veue ferme et réglée, considérant et iugeant ce qui se
pasMjil autour de lu\ : regardant tanlost les vns, lantost les autres,
TRADUCTION. — UV. III, CH. VI. 289
Désirez-vous savoir d'où vient cette habitude de dire : « Dieu
vous bénisse! » à ceux qui éternuent? Voici : nous produisons trois
sortes de vents : L'un, qui sort d'en bas, est fort malpropre; un
autre, qui sort par la bouche, accuse que nous avons trop mangé ;
le troisième est l'éternuement, il vient du cerveau et ne prête à
aucune critique, d'où l'accueil honnête que nous lui faisons. Ne
vous moquez pas de cette explication; si subtile qu'elle vous pa-
raisse, elle est, dit-on, d'Aristote.
Il me semble avoir vu dans Plutarque (l'auteur qui, à ma con-
naissance a le mieux su allier l'art à la nature et le jugement au
savoir) qu'après avoir donné quelques preuves que la crainte peut
produire le mal de mer, il attribue à cette cause les soulèvements
d'estomac qu'éprouvent ceux qui voyagent sur mer. Moi qui suis \J
fort sujet à ce mal, je sais pertinemment que, chez moi, la crainte
n'en est pas la cause, et je le sais non par conjectures mais par
expérience. Sans mettre en avant ce qu'on m'a dit, que les ani-
maux, et en particulier les pourceaux, l'éprouvent en dehors de
toute appréhension de danger, ni ce qu'une de mes connaissances
m'a raconté sur elle-même que, bien qu'y étant fort sujet, l'envie de
vomir lui est passée deux ou trois fois, pendant de violentes tem-
pêtes, par suite de la frayeur où elle était, se trouvant, comme dit
Sénèque, « trop préoccupée du péril qu'elle courait pour songer à
elle-même » ; je n'ai jamais craint sur l'eau pas plus qu'ailleurs au
point d'en être troublé et d'en perdre la tête, quoique ayant souvent
couru des risques où la peur eût été bien justifiée si toutefois elle
l'est quand ce n'est que la mort qu'on a à redouter. — La peur
naît parfois faute de jugement, aussi bien que faute de cœur; tous
les dangers que j'ai courus, je les ai envisagés les yeux ouverts
sans que mes idées s'en soient trouvées affectées, entravées ou
amoindries; pour craindre, il faut encore du courage. Bien m'en
prit autrefois d'être ainsi et non comme tant d'autres; cela m'a
permis de me diriger et de conserver mon sang-froid alors que
j'étais en fuite; j'ai pu par là m'en tirer, sinon sans crainte, du
moins sans effroi ni étonnement; j'étais ému, mais non étourdi et
éperdu. Les grandes âmes vont bien plus loin et nous donnent le
spectacle de retraites non seulement calmes et couronnées de suc-
cès, mais encore exécutées fièrement. Voici, à ce propos, ce que
conte Alcibiadc sur Socrate dont, en cette circonstance, il était le
compagnon d'armes : « Je le trouvai, dit-il. Lâchez et lui, après
« la déroute de notre armée, fermant la marche derrière les
« fuyards. Je l'observais tout à mon aise, n'ayant rien à craindre
« pour moi-même parce que j'étais sur un bon cheval et qu'il était
« à pied ; il en avait du reste été ainsi pendant toute la durée du
« combat. Je remarquai surtout combien il était avisé et résolu, en
« comparaison de Lâchez; et aussi la crânerie de son allure qui
« ne différait en rien de celle qu'il avait d'ordinaire. Il avait con-
« serve sa fermeté et sa lucidité d'esprit, observait et se rendait
« compte de ce qui se passait autour de lui, regardant tantôt les
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. UI. 19
i9d ESSAIS DE MONTAIGNE.
amis el ennemis, d'vne façon, qui encourageoil les vns, et signifioil
aux autres, qu'il esloil pour vendre bien cher son sang el sa vie, à
qui essayeroil de la luy osier, el se sauuerenl ainsi : car volontiers
on nallaque pas ceux-cy, on court après les effraiez. Voylà le tes-
moignage de ce grand capitaine : qui nous apprend ce que nous •
essaions tous les iours, qu'il n'est rien qui nous ietle tant aux dan-
gei-s, qu'vne faim inconsidérée de nous en mettre hors. Quo timoris
minus est, co minus fenné periculi est. Nostre peuple a tort, de dire,
celuy-là craint la mort, quand il veut exprimer, qu'il y songe, et
qu'il la preuoit. La preuoyance conuient egallemenl à ce qui nous i
touche en bien, el en mal. Considérer et iuger le danger, est aucu-
nement le rebours de s'en estonner. le ne me sens pas assez fort
pour souslenir le coup, el rimpeluosilt'', de cette passion de la peur,
ny d'autre véhémente. Si l'en eslois vn coup vaincu, el atterré, ie
ne m'en releuerois iamais bien entier. Qui auroit faicl perdre pied à .
mon ame, ne la remettroit iamais droicle en sa place. Elle se re-
laste el recherche trop vifuemenl el profondément. Et pourtant, ne
lairroit iamais ressoudre el consolider la playe qui l'auroit percée.
II m'a bien pris qu'aucune maladie ne me l'ayt encore desmise. A
chasque chaîne qui me vient, ie me présente et oppose, en mon a
haut appareil. Ainsi la première qui m'eraporteroit, me mettroit
sans ressource. le n'en fais point à deux. Par quelque endroict que
le rauage fauçast ma leuee, me voyla ouuerl, el noyé sans remède.
Epicurus dit, ({ue le sage ne peut iamais passer àvn estai contraire.
l'ay quelque opinion de l'enucrs de cette sentence; que qui aura
esté vne fois bien fol, ne sera nulle autre fois bien sage. Dieu me
donne le froid selon la robe, et me donne les passions selon le
moyen que i'ay de les souslenir. .Nature m'ayanl descouuert d'vn
coslé, m'a couuert de l'autre : m'jiyant desarmé de force, m'a aiiné
d'insensibilité, el d'vne appréhension réglée, ou mousse. Or ie ne s
puis souffrir long temps, cl les souffrois plus difficilement en ieu-
nesse, ny coche, ny litticre, iiy bateau, el hay loulo autre voiture
que de cheual, en la ville, et aux champs. Mais ie puis souffrir la
lirliere, moins cju'vn coche : el par mesme raison, plus aisément
vne agitation rude sur l'eau, d'où se produict la pein*, que le mou- .
uemcnt qui se sent en temps calme. Par celle légère secousse, que
les auirons donnent, desrobant le vaisseau soubs nous, ie me sens
brouiller, ie ne sray rommenl. la Ir^U' l'I rislnniacli : loiiune \o ne
TRADUCTION. — IJV. III, CH. VI. 291
<c uns, tantôt les autres, amis et ennemis; encourageant les uns de
« ce même regard qui signifiait aux autres qu'il était décidé à ven-
« dre bien cher son sang et sa vie à qui tenterait de les lui ôter;
« et cela les sauva, car on n'attaque pas volontiers ceux qui mon-
« trent de telles dispositions, tandis qu'on court sur ceux que la
« peur entraîne. » Tel est le témoignage de ce grand capitaine, qui
nous apprend, ce que nous constatons tous les jours, qu'il n'est rien
qui nous expose davantage au danger qu'un soin exagéré de nous \y
en préserver : « D'ordinaire, moins il y a de crainte, moins il y a
de danger [Tite-Live). » C'est à tort qu'on dit dans le peuple : « Un i
tel craint la mort », quand on veut exprimer que quelqu'un y songe
et la prévoit. La prévoyance s'applique également à ce qui nous
touche en bien comme en mal ; considérer et apprécier le danger
est, en quelque sorte, le contraire de s'en efTrayer. — Je ne me sens
pas assez fort pour résister à cette violente secousse que nous cause -
la peur, pas plus qu'à toute autre passion aussi véhémente; si une,
fois j'en étais frappé, j'en serais atterré et ne m'en relèverais ja-'
mais complètement; qui aurait fait perdre pied à mon âme, ne
parviendrait jamais à la remettre en place bien d"aplomb ; elle au-
rait beau se tâter, s'étudier avec soin et au plus profond d'elle-
même, malgré cela elle n'arriverait jamais à fermer et consolider
la plaie dont elle aurait été atteinte. Cela a été une grande chance
pour moi que, jusqu'ici, aucune maladie ne l'ait jetée hors d'elle-
même. A chaque épreuve qui m'arrive, j'y fais face en appelant à
moi tout ce que j'ai de force de résistance; aussi, la première qui
l'emporterait, me laisserait-elle à bout de ressources pour conti-
nuer la lutte. Je ne suis pas à même de renouveler mon effort; si,
par quelque endroit, le mal rompt la digue que je lui oppose, me
voilà désemparé et je suis noyé sans pouvoir échapper. Épicure dit
que le sage ne peut jamais eu arriver à un état d'âme qui soit
contraire aux principes qu'il s'est une fois posés; je suis porté à
prendre la contrepartie de celte maxime, et crois que celui qui, une
seule fois, aurait été réellement fou, ne sera jamais bien sage.
Dieu * qui mesure le froid à ses créatures selon la fourrure qui
les protège, me mesure mes passions, à la force que j'ai pour leur
résister. La nature m'a laissé à découvert d'un côté et m'a couvert
de l'autre ; elle m'a désarmé en m'ôtant la force, mais armé d'in-
sensibilité et aussi de ce fait qu'en moi, la peur est raisonnée et
sans beaucoup de prise.
Je ne puis supporter longtemps, et quand j'étais jeune je les
supportais encore moins, les coches, les litières, les bateaux; je
hais, à la ville comme à la campagne, tout moyen de locomotion
autre que le cheval; la litière m'incommode plus encore que les
coches, par la même raison qui fait que j'endure plus aisément
une mer agitée lors même qu'elle peut donner des inquiétudes
que le mouvement qu'on ressent en temps calme. La légère se-
cousse que produisent les rames, sous l'action desquelles le navire
se dérobe sous nous, me barbouille, je ne sais pourquoi, la tête et
292 ESSAIS DE MONTAIGNE.
puis souffrir sous moy vu siège tremblant. Quand la voile, ou le
cours de l'eau, nous emporte esgallemenl, ou qu'on nous touë,
celle agitation vnie, ne me blesse aucunement. C'est vn remuement
interrompu, qui m'offence : et plus, quand il est languissant. le ne
sçaurois autrement peindre sa forme. Les médecins m'ont ordonné
de me presser et sangler d'vne seruiette le bas du ventre, pour re-
médier à cet accident : ce que ie n'ay point essayé, ayant accous-
lumé de lucter les deffauts qui sont en moy, et les dompter par
moy-mesme. Si i'en auoy la mémoire suffisamment informée, ie
ne pleindroy mon temps à dire icy l'infinie variété, que les histoi-
res nous présentent de l'vsage des coches, au seruice de la guerre :
diuers selon les nations, selon les siècles : de grand efîect, ce me
semble, et nécessité. Si que c'est merueille, que nous en ayons perdu
toute cognoissance. l'en diray seulement cecy, que tout fresciicmenl,
du temps de nos pères, les Hongres les mirent tres-vtilement en beson-
gne contre les Turcs : on chacun y ayant vn rondelier et vn mous-
quetaire, et nombre de harquebuzes rengées, prestes et chargées :
le tout couuert dvne pauesade, à la mode d'vne galliotte. Ils faisoient
front à leur bataille de trois mille tels coches et après que le canon
auoit ioué, les faisoient tirer, et aualler aux ennemys cette salue,
auant que de taster le reste : qui n'estoit pas vn léger auancement :
ou descochoient lesdits coches dans leurs escadrons, pour les roin-
pi"e et y faire iour : outre le secours qu'ils en pouuoient prendre,
pour (lanqner en lieu chatouilleux, les trouppes marchants en la
campagne : ou à couurir vn logis à la haste, et le fortifier. De mon
temps, vn (Jentil-homiiic, en Ivne de nos frontières, inipost de sa
personne, et iw trouuant cheual capable de son poids, ayant vne
querelle, marchoit par païs en coche, de mesmc cette peinture, et
s'en trouuoit Ires-bien. Mais laissons ces coches guerriers.
r.omme si leur neantisc n'estfdt assez cognuo à meilleures ensei-
gnes, les derniers Hoys de nostre première rîice niarchoient par
|»aïs en vn chariot mené de quatre bœufs. Marc Antoine fut le pre-
mier, qui se fit traîner à Home, et vne garse menestritre (juand el
luy, par des lyons atteb-z à vn coche. Heliogabalus en lit depuis
autant, se disant Cibelé la merc des Dieux : et aussi par des tigres,
contrefaisant le Dieu Kacchns : il allela aussi par fois deux cerfs à
son c«tche : ••! vn»* anlr»- foiv t|n:ilt')- cliifn^ : cl fiicufc t|ii;tli't"_':H-«e-i
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VI. 293
l'estomac, de même que je ne puis me sentir assis sur un siège qui
vacille. Quand la voile ou le courant nous emporte d'un mouve-
ment régulier; ou que nous allons à la remorque, l'absence d'à
coups fait que je n'éprouve pas de gêne; ce que je ne puis souffrir,
ce sont les mouvements saccadés, et plus ils sont lents plus ils
m'incommodent; je ne sais trop comment les dépeindre avec plus
de précision. Les médecins m'ont conseillé, pour remédier à cette
disposition, de me contenir le bas-ventre avec une serviette bien
serrée; c'est un moyen dont je n'ai pas essayé, parce que j'ai pour
habitude ,de réagir contre les défauts que je puis avoir pour les
dompter par ma seule volonté.
Variété d'emploi des chars; comment ils ont été parfois
utilisés à là, guerre et pendant la paix. — Si ma mémoire me
le permettait, je ne considérerais pas comme du temps perdu d'é-
numérer ici la variété infinie, au dire des historiens, des divers
modes d'emploi des chars à la guerre. Ils ont varié suivant les
nations et les temps, semblent avoir été d'un grand effet et étaient
devenus une nécessité; aussi est-il étonnant que nous ne soyons
pas mieux documentés sur ce point. — Je ne ferai que rappeler
qu'à une époque assez rapprochée, du temps de nos pères, les Hon-
grois s'en servirent avec succès contre les Turcs : sur chacun se
trouvaient un soldat armé d'un bouclier et un mousquetaire, avec
nombre d'arquebuses chargées et disposées prêtes à faire feu, le
tout couvert d'une forte bâche, comme le sont les galiotes. Ils
en avaient jusqu'à trois mille semblables, établis sur le front de
bataille. Après que le canon avait joué, ceux qui montaient ces
chars, déchargeaient * tout d'abord sur l'ennemi les armes à feu
qui y avaient été placées, ce qui n'était pas sans donner un certain
avantage, puis on se portait contre lui. Ils les employaient aussi
en les lançant contre la cavalerie de l'adversaire, pour la rompre
et y faire brèche; et cela indépendamment du secours qu'ils en *
tiraient, quand ils craignaient des surprises, pour garder leurs
flancs lorsqu'ils étaient en marche en rase campagne, ou encore
pour couvrir en hâte et fortifier un lieu de stationnement. — De
mon temps, sur l'une de nos frontières, un gentilhomme qui était
peu dispos de sa personne, ne trouvant pas de cheval capable de
le porter en raison de son poids et redoutant une attaque, par-
courait le pays sur un char semblable à ceux que je viens de dé-
crire et s'en trouvait bien. Bornons-nous là pour les chars em-
ployés à la guerre.
Les derniers rois de notre première race, dont la fainéantise res-
sortait cependant bien déjà suffisamment autrement, voyageaient
et se promenaient sur un char tiré par quatre bœufs. Marc-Antoine
fut le premier qui, en compagnie d'une jeune musicienne, se fit
conduire dans Rome par des lions attelés à son char. Postérieure-
ment, Héliogabale en fit autant, se disant être Cybèle la mère des
dieux; il allait aussi attelant des tigres pour figurer Bacchus el il
lui arriva d'atteler son char de deux cerfs, une autre fois de quatre
204 ESSAIS DE MONTAIGNE.
nues, se faisant Irainer par elles, en pompe, tout nud. Lempereur
Firmus fil mener son coche, à des autruches de merueilleuse gran-
deur, de manière quil sembloil phis voler que rouler. L'estran-
gelé de ces innenlions. me mol en leste ccir autre fantasie : Que
c'est vne espèce de pusillanimité, aux monaniues, et vn tesmoignape .
de ne sentir point assez, ce qu'ils sont, de trauailler à se faire val-
loir el paroistiv, par despenses exeessiues. (le scroit chose excusa-
ble en pa>s estranger : mais parmy ses subiecls, où il peut tout, il
tire de sa dignité, le plus extrême degré d'honneur, où il puisse
arriuer. Comme à vn Gentil-homme, il me semble, qu'il est superflu i
de se vestir curieusement en son priué : sa maison, son train, sa
cuvsine respondenl assez de luy. Le conseil qulsocrates donne à son
Roy, ne me semble sans raison : Qu'il soit splendide en meubles
et vlensiles : d'autant que c'est vne despense de durée, qui passe
iusques à ses successeurs : et qu'il fuye toutes magnificences, qui •
sescoulent incontinent et de l'vsage et de la mémoire. l'aymois à
me parer quand i'estoy cadet, à faute d'autre parure : et me seoit
bien. Il en est sur qui les belles robes pleurent. Nous auons des
comtes mcrueillcux de la frugalité de nos Roys au tour de leurs
personnes, et en leurs dons : grands Roys en crédit, en valeur, et i
en fortune. Demosthenes combat à outrance, la loy de sa ville, qui
assignoit les deniers publics aux pompes des ieux, et de leurs festes.
Il veut que leur grandeur se montre, en quantité de vaisseaux bien
equippez, et bonnes armées bien fournies. Et à Ion raison d'accuser
Theophrastiis, qui establit eu son liure des richesses, vn aduis con- .
traire : et maintient telle nature de despense, estrc le vray fruit de
l'opulence. Ce sont plaisirs, dit Aristote, qui ne touchent (juc la
plus basse conuntme : qui s'euanouissent de la souuenance aussi
tost qu'on en est rassasié : et desquels nul homme iudicieux et
graue ne peut faire estime. L'emploitte me semblcroit bien plus :i
royale, comme plus vtile, iuslc et durable, en ports, en haurcs,
fortifications et murs : en bastiments somptueux, en églises, hospi-
taux, collèges, reformation de rues et chcnuns : en quoy le Pape
Cn'goire Ircziesme lairra sa mémoire recommandable à longtemps :
et en quoy noslre Roync Calherinc tcsmoigneroit à longues années •
sa libéralité naturelle et muaillccncc, si ses moyens sufllsoicnt à son
TRADUCTION. — LIV. III, CIL VI. 295
chiens, une autre de quatre jeunes filles qui, toutes nues, le traî-
naient en grande pompe, lui-même étant en pareil état de nudité.
L'empereur Firmus attelait quatre autruches de grandeur éton-
nante, si bien qu'il semblait voler plutôt que rouler.
En général les souverains ont grand tort de se livrer à
des dépenses exagérées de luxe; ces prodigalités sont mal
vues des peuples qui estiment, avec raison, qu^elles sont
faites à leurs dépens. — Ces inventions étranges me mettent en
tête ridée que c'est une sorte de pusillanimité de la part des mo-
narques, et un témoignage qu'ils ne comprennent pas assez ce qu'ils
sont, que de chercher, par des dépenses excessives, à se faire valoir
et à paraître. Ce pourrait être excusable en pays étranger; mais
au milieu de leurs sujets, là où ils peuvent tout, leur dignité même
leur constitue le plus haut degré auquel, en fait d'honneurs, ils
puissent atteindre. Il en est de même d'un gentilhomme, pour le-r
quel je trouve qu'il est bien superflu de se vêtir d'une manière par-
ticulière, quand il est chez lui : sa demeure, son train de maison,
sa cuisine, répondent assez pour lui. Je trouve judicieux le conseil
que donne Isocrate à son roi : « D'avoir un intérieur et un mobi-
lier splendides, d'autant que cela constitue une dépense qui dure
et passe à ses successeurs, et d'éviter toute magnificence dont l'u-^i
sage et le souvenir sont éphémères. » — Quand j'étais jeune, j'ai-'
mais la parure, n'ayant d'autres moyens de me faire remarquer, et
cela m'allait bien ; il en est sur qui les beaux vêtements jurent. —
Nous possédons des relevés de comptes qui étonnent par l'extrême
économie de certains de nos rois, pour eux et tout ce qui les tou-
chait personnellement, ainsi que par celle qu'ils apportaient dans
leurs libéralités; et c'étaient des rois puissants, renommés par leur
valeur et les dons de la fortune. Démosthène combattait à ou-
trance une loi de son pays, qui mettait à la charge des deniers pu-
blics les dépenses faites pour donner plus de solennité aux jeux et
aux fêtes; il voulait que sa grandeur se manifestât par le nombre
de ses vaisseaux prêts à prendre la mer et de ses armées prêtes à
entrer en campagne. C'est avec raison qu'on reproche à Théo-
phraste d'émettre l'idée contraire dans son livre sur la richesse, et
de prétendre que des dépenses de cette nature doivent être une
conséquence naturelle de l'opulence. Aristote, lui, dit que ce sont
là des plaisirs qui ne sont appréciés que de la populace, dont le
souvenir disparaît dès qu'ils ont pris fin, et dont ne peut faire cas un
homme sérieux qui a du jugement. Ces dépenses trouveraient, ce
me semble, un emploi bien plus digne de la majesté royale, bien
plus utile, juste et durable, si elles étaient affectées à la construc-
tion de ports, de darses, de fortifications, de murailles, d'édifices
somptueux, d'égUses, d"hôpitaux, de collèges, à l'amélioration des
rues et des chemins. Pour en avoir agi ainsi, le pape Grégoire XIII
laissera une mémoire des plus recommandables et qui se perpétuera,
C'est aussi par là que, pendant longues années, ses ressources
lui permettant de satisfaire ses goûts, la libéralité naturelle et la
296 ESSAIS OE MONTAIGNE.
affection. La Forluno m'a faicl frrand drsplaisir d'interrompre la
belle structure du Pont neuf, de noslrc grand' ville, et moster l'es-
poir auant mourir d'en vcoir en train le seruice. Outre ce, il
semble aux subiects spectateurs de ces triomphes, qu'on leur fait
montre de leurs propres richesses, et qu'on les festoyé à leurs des-
pens. Car les peuples présument volontiers des Roys, comme nous
faisons de nos valets : qu'ils doiuenl prendre soing de nous appres-
ter en abondance tout ce qu'il nous faut, mais qu'ils n'y doiuent
aucunement toucher de leur part. Et pourtant l'Empereur Galba,
ayant pris plaisir à vn musicien pendant sou souper, se fit porter sa
boëte, et luy donna en sa main vue poignée d'escus, qu'il y pescha,
auec ces paroles : Ce n'est pas du public, c'est du mien. Tant y a,
qu'il adulent le plus souuent, (jue le peuple a raison : et qu'on re-
paisl ses yeux, de ce dequoy il auoit à paistre son ventre. La li-
béralité mesme n'est pas bien en son lustre en main souueraine :
les priuez y ont plus de droict. Car à le prendre exactement, vn
Roy n'a rien proprement sien; il se doibt soy-mesmes à autruy. La
iurisdiction ne se donne point en faueur du iuridiciant : c'est en fa-
neur du iuridicié. On fait vn supérieur, non ianiais pour son profit,
ains pour le profit de l'inférieur : et vn médecin pour le malade,
non pour soy. Toute magistrature, comme tout art, ictte sa fin hors
d'elle. iY«//rt ars in se versatiir. Parquoy les gouucrneurs de l'en-
fance des Princes, qui se piquent à leur imprimer celte vertu de
largesse : et les preschent de ne sçauoir rien refuser, et n'estimer
rien si bien employé, que ce qu'ils donronl (instruction que i'ay veu
en mon temps fort en crédit) ou ils regardent plus à leur proufil,
qu'à celuy de leur maistrc : ou ils entendent mal à qui ils parlent.
Il est trop aysc d'imprimer la libéralité, en celuy, qui a dequoy y
fournir autant (piil veut, aux despcns d'aulruy. El son estimation
se n'glant, non à la mesure du |)reseiil, mais à la mesure des moyens
de celuy «jui lexerce, elle vient à estre vaine en mains si puis-
santes. Ils se Irouuent prodigues, auant qu'ils soient libéraux.
Pourtant est clic de peu de recommandation, au prix d'autres vertus
royalles. Et la seule, comme disoit le tyran Dionysius, ipii se com-
porte bien auec la tyrannie mesme. le luy apprendroy plustosl ce
verset du laboureur ancien,
T) X*tpi ^î onetpctv, àXXàitj) oXu tcp OvXâxcp.
yu'il faut à qui en veut retirer fruict, semer de la main, non pas verser
du sac : 11 faut cspandrc le grain, non pas le rcspaudrc : cl quayant
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VI. 297
magnificence de notre reine Catherine se sont manifestées; et c'est
un grand déplaisir pour moi, que la construction du beau Pont-
Neuf, dont notre grande ville lui est redevable, ait été interrompu,
et de ne pouvoir, avant de mourir, espérer le voir achevé.
Il semble aux sujets, spectateurs des triomphes que se ménagent
ainsi leurs rois, que c'est leur propre richesse qu'on étale sous leurs
yeux et que c'est eux qui font les frais des fêtes qu'on leur donne;
d'autant que les peuples pensent volontiers de leurs maîtres, ce
que nous pensons de nos valets, qu'ils doivent mettre leur soin à
ce que nous ayons en abondance tout ce qui nous est nécessaire,
mais sans prétendre en avoir leur part. C'est ce qui explique ce mot
de l'empereur Galba qui, satisfait du plaisir que lui avait causé un
musicien pendant son souper, s'étant fait apporter sa cassette par-
ticulière et y ayant pris une poignée d'écus, la lui donna en disant :
(( Cela est à moi, et ne provient pas du trésor public. » Toujours
est-il que le plus souvent le peuple a raison, et que c'est de ce avec
quoi il devrait se nourrir, qu'on satisfait ses regards.
Un roi, en effet, ne possède ou ne doit posséder rien en
propre ; une sage économie doit présider à ses libéralités,
d'autant que, quoi qu'il fasse, il lui sera toujours impos-
sible de satisfaire l'avidité de ses sujets. — La libéralité, de
la part d'un souverain, n'a même pas grand mérite; les particuliers
qui la pratiquent, en ont davantage parce que, de fait, un roi ne
possède rien en propre et se doit lui-même aux autres : l'adminis-
tration n'est pas créée pour le bien de l'administrateur, mais pour
celui de l'administré; un supérieur n'est jamais institué pour le
bénéfice que cela lui donne, mais pour le profit que l'inférieur doit
en retirer; le médecin est fait pour le malade et non pour lui-
même; toute magistrature, tout art existant le sont dans un intérêt
autre que le leur : «Nul art n'est confiné en lui-même {Cicéron). »
Aussi les gouverneurs des princes qui, dans" leur enfance, s'éver-
tuent à leur inculquer des idées de largesses et leur prêchent qu'ils
ne doivent pas savoir refuser et qu'ils ne sauraient faire meilleur
emploi de ce qu'ils ont que de le donner (éducation qui, de mon
temps, a été fort en crédit), ont plus en vue leur intérêt que celui
de leur maître, ou comprennent mal leurs devoirs étant donné à
qui ils parlent. Il est trop aisé de pousser à la libéralité celui qui
est à même de la pratiquer, comme il l'entend, aux dépens d'au-
trui; et, comme on lui en sait gré, non d'après la valeur du présent
qu'il fait, mais d'après les moyens qu'il a de le faire, elle arrive à
devenir sans effet en des mains si puissantes; ils sont prodigues
et on ne les tient même pas pour généreux. C'est pour cela que la
libéralité n'est pas une vertu de premier ordre d'entre celles que
devrait posséder un roi ; c'est la seule, comme dit Denys le tyran,
qui s'allie bien à la tyrannie elle-même. A ces princes j'ensei-
gnerais plutôt ce proverbe d'un laboureur de l'antiquité : « Qui veut
tirer profit de sa semence, doit semer avec la main, et>non verser à
même du sac (Plutarque) » ; il faut épandre le grain et non le ré-
298 ESSAIS DE MONTAIGNE.
à donner, ou pour mieux dire, à payer, et rendre à tant de gens,
selon qu'ils ont deseruy, il en doibt estre loyal et auisé dispensa-
teur. Si la libéralité dvn Prince est sans discrétion et sans mesure,
ie Fayme mieux auare. La vertu Royalle semble consister le plus
en la iustice. Et de toutes les parties de la iustice, celle là remer-
que mieux les Roys, qui accompagne la libéralité. Car ils l'ont par-
ticulièrement i-eseruee à leur charge : là où toute autre iustice, ils
l'exercent volontiers par l'eulremise daulruy. L'immodérée lar-
gesse, est vn moyen foible à leur acquérir bien-vueillance : car elle
r-ebute plus de gens, qu'elle n'en practi([iiG : Qiio in pîures vstis sis,
minnsin mullos vtipossis. Quid auteni est stultiïis, quàm, quod liben-
ter facias, ctirare vt id diutius facere non possis? Et si elle est em-
ployée sans res|)ect du mérite, fait vergongne à qui la reçoit : et se
reçoit sans grâce. Des tyrans ont esté sacrifiez à la hayne du peuple,
par les mains de ceux mesme, qu'ils auoyent iniquement auancez :
telle manière d'hommes, estimants asseurer la possession des biens
indeuement receuz, s'ils montrent auoir à mespris et hayne, celuy
duquel ils les tenoyent, et se r'allient au iugement et opinion com-
mune en cela. Les subiecls d'vn Prince excessif en dons, se ren-
dent excessifs en demandes : ils se taillent, non à la raison, mais à
l'exemple. Il y a certes souuent, dequoy rougir, de nostre impu-
dence. Nous sommes surpayez selon iustice, quand la rccompence
csgalle nostre seruice : car n'en douons nous rien à nos Princes d'o-
bligation naturelle? S'il porte nostre despence, il fait trop : c'est
assez qu'il l'ayde ; le surplus s'appelle bien-faict, lequel ne se peut
exiger : car le nom mesme de la libéralité sonne liberté. A nostre
mode, ce n'est iamais faict : le reçeu ne se met plus en compte :
on n'ayme la libéralité que future. Par quoy plus vn Prince s'es-
puise en donnant, plus il s'appaouril d'amys. Comment assouuiroit
il les enuies, qui croissent, à mesure qu'elles se remplissent? Qui a
sa pensée à prendre, ne l'a plus à ce qu'il a prins. La conuoitise
n'a rien si propre que d'estre ingrate. L'exemple de Cyrus ne
duira pas mal en ce lieu, pour seruir aux Roys de ce temps, de
touche, à recognoislre leurs dons, bien ou mal employez : et leur
faire veoir, combien cet Empereur les assenoit plus heureusement,
qu'ils ne font. Par où ils sont réduits à faire leurs emprunts, après
>ur les subiects incognus, et plustost sur ceux, à qui ils ont faict
du mal, que sur ceux, à qui ils ont faict du bien : et n'en reçoiuent
aydes, où il y ayc rien de gratuit, que le nom. Crœsiis luy repro-
choit sa largesse : cl calculoit à combien se monteroit son thrcsor,
TRADUCTION. - LIV. III, CH. VI. 299
paodre ; eux ont à donner, ou mieux à payer et à restituer à tant
de gens suivant leurs services, qu'ils doivent être des dispensa-
teurs loyaux et avisés. J'aimerais mieux qu'un prince fût avare,
que de le voir d'une libéralité sans mesure ni discrétion.
La vertu qui doit prédominer chez un roi semble plutôt être la
justice, et, de toutes les branches de la justice, celle qui doit ac-
compagner la libéralité est celle qui se remarque le plus en eux,
parce qu'ils se l'ont plus particulièrement réservée, tandis qu'ils
exercent toutes les autres plutôt par des intermédiaires. Une lar-
gesse immodérée n'est pas faite pour leur valoir 'de la bienveil-
lance, car elle leur aliène plus de gens qu'elle ne leur en gagne :
« On peut d'autant moins être généreux, qu'on Va plus été... Quelle
folie de se mettre dans l'impuissance de faire longtemps ce qu'on
fait avec plaisir (Cicéron) » ; la libéralité, pratiquée sans tenir
compte du mérite, est une honte pour qui reçoit, il n'en a aucune
gratitude. Des tyrans ont été sacrifiés à la haine du peuple par
ceux-là mêmes qu'ils avaient injustement comblés de faveurs;
certaines catégories de gens, estimant qu'ils s'assurent la posses-
sion de biens indûment reçus, en montrant du mépris et de la
haine pour ceux de qui ils les tiennent, se rallient au jugement et
à l'opinion que la foule professe à l'égard de cette manière de
faire.
Les sujets d'un prince qui donne avec excès, deviennent eux-
mêmes excessifs dans leurs demandes; ils se règlent non d'après
la raison, mais sur l'exemple qu'ils ont sous les yeux. Il est certain
que bien souvent notre impudence devrait nous faire rougir; nous
sommes, en bonne justice, payés au delà de ce qui nous est dû
quand la récompense égale le service; ne devons-nous donc rien,
en effet, à nos princes par suite de nos obligations naturelles? S'ils
prennent notre dépense à leur charge ils vont trop loin, c'est
assez qu'ils nous viennent en aide; le surplus s'appelle bienfait et
nous ne sommes pas en droit de l'exiger, car le mot même de li-
bérante implique l'idée de liberté chez celui qui donne. A notre
mode, on n'arrive jamais au bout; ce qui est reçu ne compte plus,
on n'aime que les libéralités à venir; aussi, plus un prince s'épuise v
en donnant, plus il s'appauvrit en amis. Comment pourrait-il as-
souvir tous les appétits, qui vont croissant au fur et à mesure qu'il
y satisfait? Qui songe à prendre, ne pense plus à ce qu'il a pris; la
convoitise a l'ingratitude pour caractère essentiel.
L'exemple de Cyrus ne fera pas mal ici, pour servir aux rois de
notre époque à distinguer quand leurs dons sont bien ou mal em-
ployés; il leur montrera combien, en les distribuant ainsi qu'il le
faisait, ce souverain a eu la main plus heureuse qu'eux, qui, après
avoir épuisé leurs ressources, en sont réduits à contracter des
emprunts auprès de sujets qui leur sont inconnus, et à demander
à ceux auxquels ils ont fait du mal, plutôt qu'à ceux qu'ils ont
obligés, une aide, qui, en la circonstance, n'a de gratuit que le
nom. Crésus reprochait à Cyrus ses largesses, et calculait à cora-
300 ESSAIS \)E MONTAIGNE.
s'il cusl eu les mains plus rcslirinlos. Il eut eniiie de iusiifier sa
liberaliti^ : cl despesclianl de loiilcs paris, vers les grands de son
estai, quil auoil parliculicrcmenl auancez : pria chacun de le se-
courir, daulanl d'argent qu'il pourroit, à vne sienne nécessité : et
le luy enuoyer par déclaration. Quand louis ces bordereaux luy •
furent apportez, chacun de ses amvs, n'estimant pas que ce fusl
assez faire, de luy en oITrir seidemcnl autant qu'il eu auoil reçeu
de sa munificence, y en meslanl du sien propre beaucoup, il se
trouua, que cette somme se montoit bien plus que ne disoit l'es-
pargne de Crœsus. Sur quoy Cyrus : le ne suis pas moins amou- i
reux des richesses, que les autres Princes, et en suis plustost plus
mesnager. Vous voyez à combien peu de mise i'ay acquis le Ihresor
inestimable de tant d'amis : et combien ils me sont plus fidèles
Ihrcsoriers, que ne seroienl des hommes mercenaires, sans obliga-
tion, sans affection : cl ma cheuance mieux logée qu'en des coffres, •
appcllanl sur moy la haine, l'enuie, et le mespris des autres Prin-
ces. I^s Empereurs liroient excuse à la superfluilé de leurs ieux
cl montres publiques, de ce que leur authorité dcpendoil aucune-
ment, aumoins par apparence, de la volonté du peuple Romain :
lequel auoit de tout temps accouslumé d'estre flaté par telle sorte de 2
spectacles et d'excez. Mais cestoycnl particuliers qui auoyont nourry
celle coustume, de gratifier leurs concitoyens et compagnons :
principalement sur leur bourse, par telle profusion et magnificence.
Elle eut tout autre gousl, quand ce furent les maistres^qui vindrent
à l'imiter. Pecuniarum translatio à iustis dominis ad nlicnos non de- ■
bet liberalis vider i. Philippus de ce que sou fils essaNoit par pre-
.sents, de gaigner la volonté des Macédoniens, l'en lança par vne
lettre, en celte manien*. Quoy? as lu enuic, que tes subiecis le
tiennent pour leur boursier, non pour leur Roy? Veux tu les pral-
liquer? Prallique les, des bien-faicts de la vertu, non des bieu-faicls 3
de Um coITrc. C'ctoit pourtant vne belle chose, d'aller faire ap-
porter el planter en la place aux arènes, vne grande (piaiitité de
gros arbres, loua branchu» cl tous verts, representans vne grande
TRADUCTION. — LIV. III, Cil. VI. 301
bien s'élèverait son trésor, s'il eût été plus parcimonieux. Ce
dernier eut l'idée de justifier ses libéralités et, dépêchant dans
toutes les directions aux grands de ses états envers lesquels il
avait été particulièrement généreux, il pria chacun, pour lui venir
en aide et le tirer d'un mauvais pas, de lui envoyer tout l'argent
dont il pourrait disposer et de l'aviser de ce qu'il serait en me-
sure de lui donner. Quand toutes les réponses furent arrivées, il se
trouva que tous ses amis, ayant estimé que ce n'était pas assez de
ne lui ofTrir que la somme, qu'ils avaient reçue de sa munificence,
y avaient ajouté beaucoup de leurs propres deniers, et que le total
dépassait considérablement l'économie qui, au dire de Crésus,
aurait pu être faite. Là-dessus, Cyrus lui dit : « Je n'aime pas moins
les richesses que les autres princes, mais je crois les mieux admi-
nistrer; voyez à combien peu me revient ce trésor inestimable que
me constituent tant d'amis, qui me sont de plus sûrs trésoriers que
ne seraient dos mercenaires qui ne m'auraient pas d'obligation et
ne me porteraient pas affection; ma fortune est mieux gardée par
eux que dans mes coffres qui m'attireraient la haine, l'envie et le
mépris des autres princes. »
On pouvait, à Rome, excuser la pompe des spectacles
tant que ce furent des particuliers qui en faisaient les
frais, mais non quand ce furent les empereurs, parce que
c^était alors les deniers publics qui en supportaient la
dépense. — Les empereurs romains avaient pour excuse de leur
profusion en fait de jeux et spectacles publics, que leur autorité
dépendait en quelque sorte (du moins en apparence) de la volonté
du peuple qui, de tout temps, avait l'habitude d'être flatté au
moyen de ce genre de divertissements développés à l'excès. Dans
le principe, c'étaient les particuliers qui avaient établi et entretenu
cette coutume de gratifier leurs concitoyens et leurs compagnons
de ces magnificences exagérées, dont ils supportaient la majeure
partie des frais; le caractère de ces réjouissances publiques changea,
quand, par imitation, ce furent ceux qui étaient devenus les mai-
très qui les donnèrent : « Le don fait à des étrangers d'un argent
pris à autrui, ne doit pas être considéré comme une libéralité (Ci- ]
céron). » — Philippe écrivait en ces termes à son fils, pour lui
faire reproche de chercher à gagner l'attachement des Macédoniens
par des présents : « As-tu donc envie que tes sujets te prennent
pour le détenteur de leur bourse, au lieu que tu sois leur roi? Si
tu veux te les attacher, amène-les à toi par les bienfaits de tes ver-
tus et non par ceux de ton coffre- fort. »
Description de ces étranges spectacles; ce que Ton doit
le plus en admirer, c'est moins leur magnificence, que
rinvention et les moyens d'exécution qui dénotent dans
les arts un degré auquel nous n'atteignons pas. — C'était
cependant une bell«» chose que de transporter et de dresser sur les
arènes quantité de gros arbres, avec toutes leurs branches et leur
verdure, qui, bien symétriquement disposés, représentaient une
302 ESSAIS DE MONTAIGNE.
forest ombrageuse, despartie en belle symmetrie : cl le premier
iour.ieller là dedans millf auslruclies, mille cerfs, mille saufçliers, et
mille dains, les abandonnant à piller au peuple : le lendemain
faire assonuner en sa pi-esenee, cent gros lyons, cent léopards, et
trois cens ours : et pour le troisiesme iour, faire combat re à ou-
trance, trois cens paires de gladiateurs, comme lit l'Empereur Pro-
bus. C'esloil aussi belle cliose à voir, ces grands amphitbealres en-
croustez de marbre au dehors, labouré d'ouurages et statues, le
dedans reluisant de rares enrichissemens,
Baltheus en gemmis, en illila porticus auro.
Tous les costez de ce grand vuide, remplis et enuironnez depuis le
fons iusques au comble, de soixante ou quatre vingts rangs d'es-
chelons, aussi de marbre, couuers de carreaux,
Exeat, inquil,
Si pudor est, et puluino surgat equestri,
Cuius res legi non sufficil,
où se peussenl renger cent mille hommes, assis à leur aise. Et la
place du fons, où les ieux se iouoyent, la faire premièrement par
art, entr'ouurir et fendre en creuasses, représentant des antres qui
vomissoient les bestes destinées au spectacle : et puis secondement
l'inonder d'vne mer profonde, qui charioit force monstres marins,
chargée de vaisseaux armez à représenter vne bataille naualle : et
liercement, l'applanir et assécher de nouueau, pour le combat des
gladiateui-s : et pour la quatriesme façon, la sabler de vermillon et
de storax, au lieu d'arène, pour y dresser vn festin solemne, à tout
ce nombre infmy de peuple : le dernier acte d'vn seul iour.
Quoties nos descendenlis arenm
Vidimus in partes, ruptàque voragine terrx
Emersisse feras, et ijsdem saepe latebris
Aurea cum croceo creuerunt arbuta libro!
Nec aoliim nobis siluestria cemere monslra
Contigit. wquoreos ego cum certantibus vrsis
Spectaui vilulos, et rquorum nomine digtium.
Sed déforme pecus.
Quelquefois on y a faict naistre, vne haute montaigne pleine de
fruiliei-s et arbres verdoyans, rendant |)ar son festc. vn ruisseau
d'eau, connue de la bouclui d'vne viue fontaine. Quebjuefois on y
promi'na vn grand nauire, qui s'ouuroil et desprenoit de soy-
mesmes, et après auoir vomy de son ventre, quatre ou cinq cens
bestes à combat, se resserroit et s'esuanouissoit, sans ayde. Autres-
fois, du bas de cette place, ils faisoiont eslancer des surgeons et
fllel« d'eau, qui n'iallissnicnl contremont, et à cette hauteur in-
finie, alloienl arrousant «'l cmbainnant cette infinie multitude. Pour
se couurir de l'inituc du temps, ils faisoient tendre celle immense
capacité, tanlost de voyles de pourpre labouirz à l'éguille, lantost
de soye, d'vne ou aulrv couleur, et les auançoyent el retiroyenl en
vn moment, comme il leur venoit en fantasie,
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VI. 303
grande forêt ombreuse, et d'y lâcher, comme le fit un jour l'em-
pereur Probus, mille autruches, mille cerfs, mille sangliers, mille
daims, et d'en abandonner la chasse au peuple; d'y faire, le lende-
main, assommer en sa présence cent lions de forte taille, cent léo-
pards, trois cents ours; et le troisième jour, y faire combattre à
outrance trois cents paires de gladiateurs. — C'était aussi bien
beau à voir, ces vastes amphithéâtres aux parois extérieures
incrustées de marbre, sculptées, garnies de statues, et dont l'in-
térieur brillait sous la richesse des décorations somptueuses dont
il était paré : « Vois le pourtour du théâtre orné de pierres pré-
cieuses et S071 portique tout reluisant d'or {Calpurnius). » Sur tout
le pourtour du grand vide qu'enfermait cette enceinte, depuis le
bas jusqu'au faîte, régnaient soixante ou quatre-vingts rangées
de gradins, également en marbre et garnis de sièges sur lesquels
cent mille personnes pouvaient prendre place et y être à l'aise :
« Qu'il s'en aille, dit-il, s'il a quelque pudeur, et quitte les sièges
destinés aux chevaliers, lui qui ne paye pas le cens fixé par la loi
{Juvénal). » — Dans le cours d'une même journée, c'était d'abord
les parois de la partie du fond où avaient lieu les jeux, qui s'en-
tr'ouvraient ingénieusement, et des crevasses se formaient, repré-
sentant des antres d'où se précipitaient les animaux destinés au
spectacle ; puis la scène se transformait en une mer profonde qui
recelait force monstres marins et portait des vaisseaux armés pour
la représentation d'une bataille navale; un troisième changement
survenait ensuite, l'arène se vidait et se desséchait pour les com-
bats de gladiateurs; enfin, le sol, au lieu de gravier, était sablé
de vermillon et de storax et on y dressait un festin magnifique
auquel prenait part toute cette foule immense, ce qui constituait
le dernier acte de la journée : « Que de fois avons-nous vu une par-
tie de Varène s'abaisser, et de l'abîme entr'ouvert surgir tout à coup
des bêtes féroces et toute une forêt d'arbres d'or à Vécorce de safran.
Non seulement fai vu dans nos amphithéâtres les monstres des fo-
rêts, mais aussi des phoques au milieu des combats d'ours et le hi-
deux troupeau des chevaux marins (Calpurnius). » — Quelquefois,
c'était une haute montagne couverte d'arbres fruitiers et d'arbres
verts, qu'on y élevait : du sommet s'échappait, comme de l'orifice
d'une source vive, de l'eau qui s'écoulait en ruisseau. Parfois, on y
faisait se mouvoir un grand navire, dont les flancs s'ouvraient, se
disjoignaient d'eux-mêmes, et quatre à cinq cents fauves en bondis-
saient, qui se battaient entre eux tandis que le navire se refermait
et disparaissait de lui-môme. D'autres fois, on faisait jaillir du sol
des jets d'eau odoriférante qui, projetée à une hauteur considéra-
ble, retombait en vapeur, arrosant et embaumant toute cette mul-
titude en nombre infini. — Pour abriter contre les intempéries, on
tendait au-dessus de cette immense enceinte, soit des voiles de
pourpre brodés à l'aiguille, soit des étoffes de soie teintes d'une
couleur ou d'une autre, qu'on déployait ou qu'on repliait en un
instant, suivant que l'idée en prenait : « Bien qu'un soleil bridant
304 ESSAIS DE MONTAIGNE.
Quamuii non modieo ealeant speetaeula tôle.
Vêla reducuntur, cùm venil Hermogenes.
U's rels aussi qu'on inetloil au deuanl du peuple, pour le défendre
de la violence de ces besles eslancees, esloient lyssus d'or,
Auro quoque lorta refulgent
Relia.
S'il y a quelque chose qui soit excusable en tels excez, c'est, où
rinucntion et la nouueaut<!'>, fournil dadmiralion, non pas la des-
pence. En ces vanitez mesnie, nous descouurons combien ces siècles
estoyent fertiles d'autres esprits que ne sont les nostres. Il va de
cette sorte de fertilité, comme il fait de toutes autres productions
de la Nature. Ce n'est pas à dire qu-'cUe y ayt lors employé son der-
nier effort. Nous n'allons point, nous rodons pluslost, et tourneui-
rons çà et là : nous nous promenons sur nos pas. le crains que
nostré cognoissance soit foible en tous sens. Nous ne voyons ny
inieres loing, ny guère arrière. Elle embrasse peu, et vit peu :
courte et en estendue de temps, et en estendue de matière.
Vixere fortes anle A<jamemnona
MuUi, sed omnes illaci'ymabiles
Vrgenlur. ignotique longa
Nocle.
Et êupera bellum Troianum et fanera Trois,
Multi alias alij quoque res eecinere poetae.
El la narration de Solon, sur ce qu'il auoit apprins des preslres
d'.+Igyple de la longue vie de leur estât, et manière d'apprendre et
conseruer les histoires estrangeres, ne me semble tesmoignage de
refus en celle considération. Si interminatam in omnes partes ma-
ynitudinem regionum videremus et temporum, in quam se iniiciens
animtts et intendens, ita latè lonr/e(/ue peregrinalur, vt nullam oram
vUimi vident, in qua possit insistere : in hac immensitate tn/iruYa, vis
innumerabilium ajjpareret formarum. Quand tout ce qui est venu
par rapport du passé, iusques à nous, seroit vray, et seroit sçeu
par quelqu'vn, ce seroit moins que rien, au prix de ce qui est
ignoré. El de cette mesme image du monde, qui coule pendant que
nous y sommes, combien cheliue et racourcie est la cognoissance
des plus curieux? .Non seulement des eueneniens particuliers, que
Fortune rend sonnent exemplaires et poisans : mais de lestai des
grandes {Kilices et nations, il nous en eschappe cent fois plus, qu'il
n'en vient a noslre science. Nous escrions, du miracle de linuen-
lion de noslre arlillerie, de noslre impression : daulics hommes,
\ii autre bout du monde à la Chine, en iouyssoil mille ans aupara-
uaot. Si nous voyions autant du monde, comme nous n'en voyons
pa«, nous apperceurions, comme il est à croire, vue perpétuelle
multiplication et vicissitude de formes. Il n'y a rien de seul cl de
rare, eu esgani à Nalui-»', ouy bien eu esgard k noslre cognoi.s-
sanre : «jui esl vn niisiTabb' fondement de nos règles, et qui nous
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VI.
305
darde ses rayons sur l'amphithéâtre, on retire les voiles, dès que
paraît Hermogène {Martial). » Les filets, placés devant les specta-
teurs pour les protéger contre les bonds par trop violents des bêtes
féroces, étaient également tissés d'or; « les rets eux-mêmes brillent
de l'or dont ils sont tissés [Calpurnius) ».
S'il y a quelque chose qui excuse de tels excès, ce n'est pas tant
la dépense que l'invention et la nouveauté qui s'y trouvent et nous
pénètrent d'admiration ; ces actes mêmes de vanité nous révèlent
combien ces siècles produisaient de gens à l'imagination bien au-
trement fertile que ne sont les nôtres. Il en est de cette fertilité
d'esprit comme de toutes les autres productions de la nature ; on ne
saurait cependant dire qu'elle y a atteint l'apogée de sa puissance ;
nous ne progressons pas sans cesse, nous pivotons plutôt sur nous-
mêmes, tournant à tous vents dans un sens et dans l'autre, nous
allons et revenons sur nos pas. Je crains que nos connaissances ne
soient fort limitées sous tous rapports; nous ne voyons guère loin,
pas plus en avant qu'en arrière; elles sont restreintes et de courte
durée, peu étendues comme temps, comme sous le rapport des
matières qu'elles embrassent : « Bien des héros ont vécu avant
Agamemnon; mais, ensevelis dans une nuit profonde, ils ne nous font
pas aujourd'hui verser de larmes {Horace). — Avant la guerre de
Troie, beaucoup de poètes avaient chanté d'autres événements {Lu-
crèce). » Ce que Solon rapporte de ce qu'il avait appris des prêtres
d'Egypte sur la haute antiquité à laquelle remontait leur pays et
sur leur manière d'établir et de conserver l'histoire des pays étran-
gers, est, en la circonstance, un témoignage qui n'est pas à re-
pousser : « S'il nous était donné de voir l'étendue infinie des régions
et des siècles où, se plongeant et s'étendant de toutes parts, l'esprit
n^a plus de bornes pour arrêter sa vue, nous découvririons une quan-
tité innombrable de formes dans cette immensité (Cicéron). » Quand
tout ce qui, des temps passés, est venu jusqu'à nous, serait vrai et
connu, ce serait encore moins que rien auprès de ce que nous en
ignorons. Combien les plus curieux eux-mêmes sont peu et impar-
faitement au courant de ce qui se passe en ce monde à l'époque
où nous vivons! Qu'il s'agisse des révolutions qui affectent les gou-
vernements, de l'état social des plus grandes nations, ou de ces
événements particuliers auxquels le hasard donne de l'importance
et qui marquent, il nous en échappe cent fois plus que nous n'ar-
rivons à en connaître. Nous crions au miracle de l'invention faite
chez nous de l'artillerie, de l'imprimerie, alors qu'en Chine, à l'au-
tre bout du monde, d'autres que nous s'en servaient mille ans
auparavant. Si ce que nous connaissons du monde égalait ce que
nous n'en connaissons pas, il est à croire que nous serions en pré-
sence d'une infinie variété de corps de toutes formes et de toutes j
espèces en perpétuelle transformation. Rien dans la nature n'est
unique et rare ; il n'en est ainsi qu'eu égard à nos connaissances
restreintes, qui sont les bases très défectueuses des règles que nous
avons établies et qui font que nous nous forgeons d'ordinaire une
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. III. 20
306 ESSAIS DE MONTAIGNE.
représente volontici-s vne Ires-fauce image des choses. Comme vai-
nement nous concluons aiiiourd'huy, l'inclination et la décrépitude
du monde, par les arguments que nous tirons de nostre propre foi-
blesse et décadence :
lùmque adeo affecta «•*/ eeiaa, affectàque tellu».
Ainsi \ainement concluoit celluy-la, sa naissance et ieuncssc, par
la \igueur qu'il voyoil aux esprits de son temps, abondans en nou-
uelletezet inuentions de diuers arts :
Verum, ri opinor, habel nouitalem summa, recénsque
Nalura est mundi, neque pridem exordia cepit :
Quare etiam quœdam nunc artes expoliunlur,
Sunc etiam augeacunt, nunc addita nauigiis sunt
Multa.
Nostre monde vient d'en trouuer vn autre (et qui nous respond
si c'est le dernier de ses frères, puis que les Daemons, les Sybilles,
et nous, auons ignoré cettuy-cy iusqu'à cette heure?) non moins
}.'rand, plain, et membru, que luy : toutesfois si nouueau et 'si en-
fant, qu'on luy apprend encore son a, b, c. Il n'y a pas cinquante
ans, qu'il ne sçauoit, ny lettres, ny poix, ny mesure, ny vestements,
ny bleds, ny vignes. Il estoit encore tout nud, au giron, et ne viuoit
que des moyens de sa mère nourrice. Si nous concluons bien, de
nostre fin, et ce poète de la ieunesse de son siècle, cet autre
monde ne fera qu'entrer en lumière, quand le nostre en sortira.
L'vniuers tombera en paralysie : l'vn membre sera perclus, l'autre
en vigueur. Bien crains-ie, que nous aurons très-fort hasté sa dé-
clinaison et sa ruyne, par nostre contagion : et que nous luy au-
rons bien cher vendu nos opinions et nos arts. C'estoit vn monde
enfant : si ne l'auons nous pas fouëté et soubsmis à nostre disci-
pline, par l'auantage de nostre valeur, et forces naturelles : ny ne
l'auons practiqué par nostre iustice et bonté : ny subiugué par
nostre magnanimité. La plus part de leurs responces, et des nego-
liations faictes auec eux, tesmoignent qu'ils ne nous deuoient rien
en clarté d'esprit naturelle, et en pertinence. L'espouuentable ma-
gnificence des villes de Gusco et de Mexico, et entre plusieurs cho-
ses pareilles, le iardin do ce Roy, où tous les arbres, les fruicts,
et toutes les herbes, selon Tordre et grandeur qu'ils ont en vn iar-
din, estoient excellemment formées en or : comme en son cabinet,
tous Ici» animaux, qui niiissoient en son estât et en ses mers : et
TRADUCTION. — LÏV. III, CH. YI. 307
très fausse idée de toutes choses. De môme qu'aujourd'hui, en
raison de notre propre faiblesse et de notre décadence, nous
sommes, bien à tort, portés à trouver que le monde a vieilli et pé-
riclité : « Notre âge n'a plus la même vigueur, ni la terre la même
fécondité {Lucrèce) » ; ce même poète que je viens de citer, concluait,
avec tout aussi peu de raison, en considérant la vigueur qu'il voyait
aux esprits de son temps qui abondaient en nouveautés et inven-
tions dans les arts de diverses sortes, que le monde était de créa-
tion récente et encore en pleine jeunesse : « A mon avis, le monde
n'est pas ancien; il ne fait que de naître; aussi voyons-nous que
certains arts sont en progrès et se perfectionnent, notamment celui
de la navigation qui se développe chaque jour davantage (Lu-
crèce). »
Un nouveau monde vient d'être découvert; ses habitants
sont de mœurs simples, dans les arts qu'ils connaissent
ils ne le cèdent en rien à. ce que nous pouvons produire.
— Notre monde vient d'en découvrir un autre (et qui nous garan-
tit que ce soit le dernier de ses frères, puisque les démons, les si-
bylles et nous en ignorions jusqu'ici l'existence?), qui n'est pas
moins grand, moins peuplé, moins organisé que le nôtre; et ce-
pendant, il est si nouveau, si enfant, qu'on lui apprend son A, B,
C, et qu'il n'y a pas cinquante ans, il ne connaissait ni lettres, ni
poids, ni mesures, pas plus que l'art de se vêtir et pas davantage
le blé et la vigne; tout nu, encore sur les genoux de sa mère, il ne
vivait que par sa nourrice. Si nous étions fondés à admettre que
notre poète avait raison de dire que son siècle était en pleine jeu-
nesse, et nous à conclure que notre monde avance vers sa lin, ce
nouveau-né rayonnera alors que le nôtre sera sur son déchu et l'u-
nivers sera frappé d'hémiplégie; une moitié de lui-même sera per-
cluse, tandis que l'autre sera dans toute sa vigueur. Je crains bien ^
toutefois que nous ayons très fort hâté le dépérissement et la ruine
de ce dernier venu, pour être entré en communication avec lui, et
que nous lui fassions payer cher nos idées et nos actes. C'était un
monde dans l'enfance ; ne l'avons-nous pas fouetté et asservi à nos
errements, en abusant de notre supériorité et des forces dont nous
disposions? En tout cas, nous ne l'avons ni gagné à nous par notre
justice et notre bonté, ni subjugué par notre magnanimité. La plu-
part des réponses de ses habitants, dans les négociations engagées
avec eux, témoignent qu'ils ne nous le cédaient en rien en fait d'es-
prit naturel et d'à propos. Ils ne nous sont pas davantage infé-
rieurs sous le rapport de l'industrie, ainsi qu'eu témoigne la mer-
veilleuse magnificence des villes de Cusco et de Mexico, où se
voyaient, entre autres choses surprenantes, le jardin du roi où tous
les arbres, les fruits et les plantes étaient, avec une ressemblance
parfaite, reproduits en or en vraie grandeur et disposés comme
cela se voit dans tout autre jardin; de même étaient reproduits de
semblable façon, dans ses galeries, tous les animaux existant dans
ses états ou vivant dans les mers qui les baignent; nous en pou-
308 ESSAIS DE MONTAIGNE.
la beauté de leurs ouurages, en pierrerie, en plume, en cotlon, en
la peinture, montrent qu'ils ne nous cedoient non plus en l'indus-
trie. Mais quant à la deuotion, obseniance des loix, bont«*, libéra-
lité, loyauté, franchise, il nous a bien seruy, de n'en auoir pas tant
qu'eux. Ils se sont perdus par cet aduanlage, et vendus, et trahis
eux niesmes. Quant à la hardiesse et courage, quant à la fer-
meté, constance, resolution contre les douleurs et la faim, et la
mort, ie ne craintirois pas d'opposer les exemples, que ie trouue-
rois parm> eux, aux plus fameux exemples anciens, que nous ayons
aux mémoires de nostre monde pardeçà. Car pour ceux qui les ont
subiuguez, qu'ils oslont Ifs ruses et batelages, dequoy ils se sont
seruis à les piper : et le iuste estonnemcnl, qu'apportoit à ces na-
tions là, de voir arriuer si inopinément des gens barbus, diuers en
langage, religion, en forme, et en contenance : d'vn endroit du
monde si esloigné, et où ils n'auoient iamais sçou qu'il y eust habi-
tation quelconque : montez sur des grands monstres incongneuz :
contre ceux, qui n'auoient non seulement iamais veu de cheual,
mais l)este quelconque, duicte à porter et soustenir homme ny au-
tre charge : garnis d'vne peau luysante et dure, et d'vne arme tren-
chante et resplendissante : contre ceux, qui pour le miracle de la
lueur d'vn miroir ou d'vn cousteau, alloyenl eschangeant vne
grande richesse en or et en perles, et qui n'auoient ny science ny
matière, par où tout à loysir, ils sçeussent percer nostre acier :
adioustez y les foudres et tonnerres de nos pièces et harquebuses,
capables de troubler Caesar mesme, qui l'en eust surpris autant
inexpérimenté : et à cett' heure, contre des peuples nuds, si ce
n'est où l'inuentioii estoit arriuee dr (pielque tyssu de cotlon : sans
autres armes pour le plus, que d'ans, pierres, bastons et boucliers
de bois : des peuples surpris soubs couleur d'amitié et de bonne
foy, par la curiosité de veoir des choses estrangeres et incognues :
ostez, dis-ie, aux conquerans <etle disparité, vous leui- osiez tout»'
l'occasion de tant de victoires. Quand ie regarde à cette ardeur in-
domlable. dequoy tant de milliers d'hommes, femmes, et enfans,
se présentent et iviettent à tant de fois, aux dangei's ineuilables,
pour la delTencc de leurs dieux, et de leur liberté : cette généreuse
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VI. 309
vons également juger par la beauté de leurs ouvrages où ils utili-
saient les pierreries et les plumes, par ceux qu'ils confectionnaient
en coton et par leurs peintures. Quant à leur piété, la ma-
nière dont ils observaient les lois, leur bonté, leur libéralité, leur
loyauté et leur franchise, notre infériorité sous ce rapport nous
a été des plus utiles; ils ont été victimes de ce qu'ils valaient mieux
que nous à cet égard, par là ils se sont vendus et trahis eux-
mêmes.
Pour ce qui est de leurs vertus, il n'est pas douteux que
s'ils ont succombé c'est beaucoup plus par ruse et par
surprise que grâce à, la valeur de leurs ennemis. — Pour
ce qui est de la hardiesse et du courage, ainsi que de la fermeté,
de la constance, de la résolution contre les douleurs, la faim et
la mort, je ne craindrais pas d'opposer les exemples que je trou-
verais chez eux aux plus fameux d'entre ceux de l'antiquité dont
notre monde a conservé la mémoire. Ne tenons pas compte chez
ceux qui les ont subjugués, des ruses et des jongleries auxquelles
ils ont eu recours pour les tromper, de l'étonnenient facile à con-
cevoir qu'ont éprouvé ces nations en voyant apparaître si inopiné-
ment des gens ayant de la barbe, si différents d'elles-mêmes par
le langage, la religion, le physique, l'attitude; venant d'un en-
droit du monde si éloigné, qu'ils n'avaient jamais supposé qu'il
fût habité ; montés sur de grands monstres qui leur étaient incon-
nus à eux qui n'avaient jamais vu ni cheval, ni animal quelconque
dressé à porter un homme ou toute autre charge,* garnis d'une
peau luisante et dure, et d'une arme tranchante et resplendissante,
alors qu'eux, pour la possession de cette merveille qu'était un mi-
roir qui les captivait par son brillant, ou celle d'un couteau, don-
naient en échange des valeurs considérables en or et en perles, et
qu'ils ne savaient ni ne pouvaient, avec les moyens à leur dis-
position, même en s'y appliquant tout à loisir, percer ces armures
en acier. A quoi il faut ajouter l'effet foudroyant de nos canons et
de nos arquebuses, leur bruit semblable à celui du tonnerre, qui
eussent été capables de porter le trouble même dans l'âme de
César s'ils l'eussent surpris aussi inexpérimenté des effets de ces
armes que l'étaient, à ce moment, ces peuples qui, en dehors de
quelques tissus de coton qu'ils étaient à même de fabriquer, al-
laient tout nus, dont les armes les plus redoutables étaient l'arc,
les pierres, des bâtons, des boucliers en bois, dont enfin l'amitié
et la bonne foi avaient été surprises par les envahisseurs, et qui
étaient tout étonnés de voir des choses inconnues qui leur parais-
saient étranges. Supposons que les avantages que donnaient aux
conquérants de semblables inégalités n'aient pas existé, les com-
bats qui leur ont procuré de si nombreuses victoires n'auraient
même pas été livrés. Quand je considère l'ardeur incroyable
avec laquelle tant de milliers d'hommes, de femmes, d'enfants
ont tant de fois affronté avec persistance, pour la défense de
leurs dieux et de leur liberté, des dangers dont ils ne pouvaient
310 ESSAIS l)K MONTAIGNE.
obsUiialion de souffrir toutes cxlrcmitcz cl difficultcz, et la mort,
plus volontiers, que de se soul)snicllrc à la domination de ceux, de
i|ui ils ont est»' si liontcusemcnt abusez : et aucuns, clioisissans plu-
lost de se laisser défaillir par faim et par ieusne, eslaas pris, que
d'accepter le viure des mains de leurs eimemis, si vilement victo- •
rieuses : ie preuois que à qui les eust attaquez pair à pair, et d'ar-
mes, et d'expérience, et de nombre, il y eust faict aussi dangereux,
et plus, qu'en autre guerre que nous voyons. Que n'est tombée
soubs Alexandre, ou soubs ces anciens Gi-ccs et Romains, vue si
noble compieste : et vue si grande mutation et aileiation de tant i
d'empires et de peuples, soubs des mains, ([ui eussent doucement
poly et défriché ce qu'il y auoit de sauuage : et eussent conforté et
promeu les bonnes semences, que Nature y auoit produit : meslanl
non seulement à la culture des terres, et ornement des villes, les
arts de deçà, en tant qu'elles y eussent esté nécessaires, mais aussi, •
meslant les vertus Grecques et Romaines, aux origineles du pays ?
Quelle réparation eust-ce esté, et quel amendement à toute cette
machine, que les premiers exemples et deportemens nostres, qui
se sont présentez par delà, eussent appelle ces peuples, à l'admira-
lion, et imilalion de la vertu, et eussent dressé entre-eux el nous, i
vue fi-aternelle société et intelligence? Combien il eust esté aisé, de
faire son profit, d'ames si neuues, si affamées d'apprentissage,
ayants paur la plus part, de si beaux commencemens naturels? Au
rebours, nous nous sonunes scruis de leur ignorance, et inexpé-
rience, à les plier plus faciletneiit vers la trahison, luxure, auarice, •
et vers toute sorte dinhumanilé et de cruauté, à l'exemple el pa-
tron de nos mœurs. Qui mil iamais à tel prix, le seruice de la mer-
cadcnce cl de la trafique? Tant de villes rasées, tant de nations ex-
terminées, tant de millions de peuples, passez au fil de l'espee, el
la plus riche «'t belle partie du monde bouleuersee, pour la nego- »
liation des perles et du poiure. Mechaniques victoires. Iamais l'am-
bition, iamais les inimiliez publiques, ne iwusserenl les hommes,
les vus contre les autres, à si lu»nibles hostilitez, el »alamitez si
inisiTablcB. En costoyant la mer à la queste de leurs mines, au- '
• uns Espagnols prindirnl tein- en vue conlrcc fertile el plaisante, .
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VI. 311
triompher, leur généreuse obstination à supporter toutes les dif-
ficultés et souffrances les plus extrêmes, la mort même, plutôt
que de se soumettre à la domination de gens qui les avaient si
honteusement abusés : certains, faits prisonniers, allant jusqu'à se
laisser mourir de privations et de faim entre les mains de leurs
ennemis, plutôt que d'accepter la vie de la part d'adversaires qui,
pour les vaincre, avaient mis en œuvre des procédés aussi vils;
quand je réfléchis à tout cela, je suis amené à penser que s'ils
avaient été attaqués à armes égales et avaient eu la même ex-
périence que leurs vainqueurs, ne leur eussent-ils pas été supé-
rieurs en nombre, la victoire eût été disputée avec le même achar-
nement, plus grand peut-être encore, qu'en aucune autre des guer-
res dont nous sommes témoins.
Tout autre eût été le sort de ces peuples s'ils fussent
tombés entre les mains de conquérants plus humains et
plus policés. Témoignage de leur bon sens et de leur man-
suétude. — Que n'est-ce par Alexandre, ou ces anciens Grecs et
Romains, que cette si noble conquête ait été faite! Cette transfor-
mation de tant d'empires et de peuples, ces si grands changements
eussent été effectués avec douceur; c'est progressivement qu'eût
été défriché ce qu'il y avait en eux d'inculte; les bonnes semences
qu'ils tenaient de la nature eussent été consolidées et mises à
même de germer; et les conquérants, introduisant chez eux les pro-
grès réalisés pour la culture de la terre et aussi, en admettant que
cela eût été nécessaire, les arts concourant à l'ornement des villes,
auraient en même temps associé les vertus grecques et romaines à
celles déjà innées chez ces peuples. Quelle réparation, quelle amé-
lioration c'eût été pour leur civilisation, comparées à ce qu'ont
causé les exemples et les débordements de ceux des nôtres qui, les
premiers, ont abordé ces terres nouvelles si, en amenant ces po-
pulations à admirer et imiter leurs vertus, ils avaient fait naître
entre elles et nous un accord fraternel et régner la bonne intel-
ligence ! Combien il eût été facile de tirer profit de ces âmes neuves, ^
affamées du désir d'apprendre et qui, pour la plupart, présentaient ^\ ,^V^
de si heureuses dispositions naturelles! Au lieu de cela, nous avons^ \\
abusé de leur ignorance et de leur inexpérience, pour leur incul-^ ^
quer plus facilement la trahison, la luxure, l'avarice; pour les por- \ { »
ter à des actes de toutes sortes d'inhumanité et de cruauté, à l'exem-
ple et sur le modèle de nos mœurs. Qui jamais a sacrifié à ce degré,
dans l'intérêt du commerce et du trafic? Que de villes rasées, que
de nations exterminées, que de millions d'individus passés au fil \
de l'épée, que de bouleversements dans cette si belle et si riche \f^\^
partie du monde, pour le négoce des perles et du poivre! Miséra-
bles victoires! Jamais l'ambition, jamais les inimitiés publiques
n'ont poussé à ce point les hommes les uns contre les autres et
produit de si horribles hostilités et de si révoltantes calamités.
En suivant les côtes, quelques Espagnols, à la recherche de mines,
prirent terre dans une contrée fertile, agréable à l'œil et fort peu-
t., \
312 ESSAIS DE MONTAIGNE.
loH habitée : et fironl à ce peuple leurs rcmonslrances accousUi-
mees :Oifils esloient f?'^'»*' paisibles, venans de loingtains voyages,
enuoyezde la pari <lii Roy de Castille, le plus grand Prince de la
terre habilable, aiuiuel le Pape, représentant Dieu en terre, auoil
donné la principauté de toutes les Indes. Que s'ils vouloient luy es-
Ire tributaires, ils seroienl tres-benignement traiclez : leur deman-
doienl des viurcs, pour leur nourriture, et de l'or pour le besoing
de quelque médecine. Leur remonlroient au demeurant, la créance
d'vnseul Dieu, et la vérité de nostre religion, laquelle ils leur con-
seilloient d'accepter, y adioustans quelques menasses. La responce
fut telle : Que quand à eslre paisibles, ils n'en portoient pas la
mine, s'ils l'esloient. Quant à leur Roy, puis qu'il demandoit, il
deuoit estiv indigent, et nécessiteux : et celuy qui luy auoit faict
celle distribution, homme aymant dissension, d'aller donner à vn
tiers, chostî «|ui n'esloit pas sienne, pour le mettre en débat contre
les anciens possesseurs. Quant aux viures, qu'ils leur en l'ourni-
roienl : d'or, ils en auoient peu : et que c'estoit chose qu'ils met-
toient en nulle estime, d'autant qu'elle estoit inutile au seruice de
leur vie, là où tout leur s(»in rogardoit seulement à la passer heu-
reusement et plaisamment : pourtant ce qu'ils en pourroient trou-
uer, sauf ce qui estoit employé au seruice de leurs dieux, qu'ils le
priassent hardiment. Quant à vn seul Dieu, le discours leur en
auoit pieu : mais qu'ils ne vouloient changer leur religion, s'en
cstans si vtilement seruis si long temps : et qu'ils n'auoienl accous-
tumé prendi*e conseil, que de leurs amis et cognoissans. Quant aux
menasses, c'estoit signe de faute de iiigement, d'aller menassant
ceux, desquels la nature, et les moyens estoienl incongnuz. Ainsi
qu'ils se despe.schassent promptement de vuyder leur terre, car ils
n'estoient pas accoustumez de prendre en bonne part, les honnes-
Iclez et rvmonstr-an«'es de gens armez, et estrangers : autrement
qu'on feroit d'eux, comme de ces autres, leur montrant les testes
d'aucuns hommes iusticiez autour de leur ville. Voylà vn exemple
dr la balbucii- de cctt»' enfance. Mais Uuit y a, (jue ny en ce lieu-là,
ny en plusieurs aiilit's, où les Espagnols ne Irouuerent les mar-
chandi.«ses qu'ils cherrhoiont, ils ne feirent arrest ny cntrcprinse :
quelque auln* commodité (piil y eust : lesmoing mes Cannibales.
IW's deux les plus puissans Monarques de ce monde là, cl à
l'ananliirc de ccttuy-cy, Rf»ys de tant de Roy» : les derniers (lu'ils
en chaHHcrcnt : celuy du Peru, ayant esté pris en vnc bataille, et
mi» à vnc rançon »i excessiue, qu'elle surpasse loule créance, tl
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VI. 313
plée; et, adressant aux populations leurs requêtes habituelles : « Ils
étaient, disaient-ils, des gens paisibles, venant de loin, envoyés par
le roi de Castille, le plus grand prince de la terre habitée, auquel le
Pape, représentant de Dieu sur la terre, avait concédé la domination
sur les Indes entières. S'ils consentaient à devenir ses tributaires,
ils seraient traités avec une grande bienveillance. » Ensuite de cela,
ils demandaient des vivres pour se nourrir, et de l'or pour la
confection de certains médicaments; au surplus, ils prônaient la
croyance en un seul Dieu, la vérité de notre religion qu'ils recom-
mandaient d'adopter, ajoutant au tout quelques menaces. La ré-
ponse qui leur fut faite, est celle-ci : « Pour des gens placides, s'ils
l'étaient, ils n'en avaient guère l'apparence; quant à leur roi, il
devait être bien indigent et nécessiteux, puisqu'ils sollicitaient pour
lui; et celui qui lui avait attribué leur territoire bien aimer les
dissensions, puisqu'il donnait à un tiers des terres qui ne lui appar-
tenaient pas, au risque de le mettre aux prises avec leurs anciens
possesseurs. Pour ce qui était des vivres, ils leur en fourniraient;
quant à de l'or, ils en avaient peu, c'était chose qu'ils n'apprécia-
ient guère, parce qu'elle était inutile à leur vie que leur unique
préoccupation était de passer heureuse et agréabe; Iqu'en consé-
quence, ils pourraient sans scrupule prendre ce qu'ils en trouve-
raient en dehors de ce qui était employé au service de leurs
cultes. Que ce qu'ils disaient de la croyance en un seul Dieu, leur
plaisait ; mais qu'ils ne voulaient pas changer de religion, en ayant
une qui leur avait depuis si longtemps rendu service; que, du reste,
ils avaient coutume de ne prendre conseil que de leurs amis et
{ connaissances ; quant à leurs menaces, c'était manquer de juge-
\ ment que d'en adresser à des gens dont le caractère et le degré de
1 puissance leur étaient inconnus ; qu'ils se dépêchassent donc de quit-
Uer promptement leur pays, car eux-mêmes n'étaient pas habitués
à prendre en bonne part ni les honnêtetés ni les remontrances de
gens qui leur étaient étrangers et se présentaient en armes; qu'au-
trement, s'ils ne déféraient pas à cette injonction, on agirait à leur
égard comme il avait été fait de ces autres »,et ils montraient, ex-
posées autour de la ville les têtes de quelques individus mis à mort
par autorité de justice. Voilà comment balbutiaient ces peuples
en enfance. Ce qui est certain, c'est que, quelques autres avantages
que le pays pût leur offrir, les Espagnols ne s'arrêtèrent et ne ten-
tèrent de coups de main ni ici, ni ailleurs, où ils ne trouvèrent
pas les marchandises qu'ils recherchaient; le pays des Cannibales,
rdont j'ai déjà parlé et qu'ils n'occupèrent pas, en témoigne.
Mauvaise foi et barbarie des Espagnols à l'égard des
derniers rois du Pérou et de Mexico; horrible autodafé
qu'ils firent un jour de leurs prisonniers de guerre. — Le
roi du Pérou, l'un des deux plus puissants monarques, rois des
rois de ce nouveau monde, et peut-être aussi de celui que nous occu-
pons, fut l'un des derniers qu'ils détrônèrent. L'ayant fait prisonnier
dans une bataille, ils lui imposèrent une rançon excessive, dépas-
nu KSSAIS DE MONTAIGNE.
celle là fidcllcmcnl payoi- : ol aiioir donné par sa conuersation si-
gne d*vn courage franc, libéral, et constant, cl d'vn entendement
net, el bien composé : il print enuic aux vainqueurs, après en auoir
tiré vn million trois cens vingt cinq mille cinq cens poisant d'or :
outre l'argent, et autre» ctîoses,qui ne monteront pas moins (si que
leurs chenaux n'alloient pins ferrez, que d'or massif) de voir en-
cores, au prix de quelque desloyauté que ce fust, quel pouuoit estre
le reste des thrcsoi-s de ce Roy, et iouyr librement de ce qu'il auoit
reserré. On luy apposta vue fauce accusation el preuuc : Qu'il des-
seignoit de faire sousleuer ses prouinces, pour se remettre en li-
berté. Sur quoy par beau iugement, de ceux mesme qui luy auoient
dressé cette trahison, on le condamna à eslre pendu el eslranglé
publiquement : luy ayant faicl lachelor le tourment d'estre brusié
tout vif, par le baptesme qu'on luy donna au supplice mesme. Ac-
cident horrible et inouy : qu'il soutTril pourtant sans se desmentir,
ny de contenance, ny de parole, d'vne forme et granité vrayemenl
royalle. Et puis, pour endoi-mir les peuples estonnez et transis de
chose si eslrange, on contrelil vn grand deuil de sa mort, et luy
ordonna on des somplueuses funérailles. L'autre Roy de Mexico,
.lyanl long temps défendu sa ville assiégée, et montré en ce siège
tout ce que peut et la soulfraiHC, el la perseuerance, si onques
Prince et peuple le montra : el son malheur l'ayant rendu vif, entre
les mains des ennemis, auec capitulation d'estre traité on Roy :
aussi ne leur tit-il rien voir en la prison, indigne de ce tillro : ne
Irouuaul poinl a|)res cello victoire, tout l'or qu'ils sestoienl pro-
mis : «juand ils eurent tout remué, et tout fouillé, ils se mirent à en
chercher des nouuelles, par les plus aspres géhennes, dequoy ils se
peurenl aduiscr, sur los prisonniers qu'ils lenoienl. Mais pour
n'auoir rien prolllé, trouuanl dos courages plus forts que leurs
tourments, ils en vindrent en lin à telle rage, que contre leur foy
et contn; tout droicl des gens, ils condanmerent le Roy mosnio, el
Ivn des principaux soigneurs de sa cour à la géhenne, on présence
I vn de l'autre. Ce sfigneur se trouuanl forcé de la douleiu', enui-
ronné de braziors aniens, tourna sur la lin, piteusement sa vcuc
vers son maistre, connut" |tour luy doiuander mercy, de co qu'il n'en
pouuoit plus. Le Roy plantant (ieivmenl et rigourousomenl los yeux
sur luy, pour reproche de sa laschelé et pusillanimité, luy dit seu-
lement ces mois, d'vne voix rude el ferme : Et moy, suis ie dans va
bain, Huis-ir pa*» |ilus à mon aise que toy? Celuy-là soudain après
Mirromba aux douleurs, cl mourut sur la place. I.o Roy à demy
rosly, fui emporté de là. iNon tant pai- pilié (car quelle pitié loucha
'^J
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VI. 315
sant tout ce qu'on peut imaginer et qui fut exactement payée. Pen-
dant sa captivité, il fit preuve d'un caractère franc, libéral, ferme
et d'un esprit juste et étendu. Après en avoir tiré un million trois
cent vingt-cinq mille cinq cents écus pesant d'or et, en outre, de
l'argent et autres choses ne s'élevant pas à moins (leurs chevaux
n'allaient plus que ferrés d'or massif), l'idée leur vint de savoir et
de s'approprier ce qui pouvait rester des trésors de ce prince,
quelle que fût la déloyauté à laquelle ils dussent avoir recours
pour en arriver à leurs fins. A cet effet, on porta contre lui une ac-
icusation, à l'appui de laquelle on produisit des preuves aussi faus-
ses que l'accusation elle-même, lui imputant d'avoir conçu de pro-
voquer un soulèvement dans ses états pour recouvrer sa liberté; et,
là-dessus, sur un beau jugement rendu par ceux-là mêmes qui
avaient inventé cette trahison, on le condamna à être étranglé et
pendu publiquement, après lui avoir fait racheter le supplice d'être
brûlé vif par une acceptation du baptême, qui lui fut donné sur
le lieu même de l'exécution ; traitement inouï et barbare qu'il subit
cependant avec calme et courage, sans se démentir ni par son at-
titude, ni par ses paroles qui, dans la forme comme dans le fond,
furent vraiment dignes d'un roi. Puis, pour endormir ses peuples
étonnés et frémissants de faits si étranges, on affecta un grand
deuil de sa mort, et on lui fit de somptueuses funérailles.
De ces deux rois, l'autre était le roi de Mexico. Longtemps il dé-
fendit sa ville que les Espagnols assiégeaient; et, dans ce siège, les
assiégés montrèrent, plus que jamais jusqu'où peuvent aller la souf-
france et la persévérance chez un prince et chez un peuple. Son
mauvais sort fit qu'il tomba vivant au pouvoir de ses ennemis par
suite d'une capitulation portant qu'il serait traité en roi; et autant
de temps qu'il demeura entre leurs mains, il se comporta avec toute
la dignité de son rang. — Ne trouvant pas après leur victoire tout
l'or qu'ils avaient espéré, les vainqueurs, après avoir tout remué et
fouillé, se mirent à poursuivre leurs recherches en exerçant sur
leurs prisonniers les plus cruels traitements qu'ils purent inventer;
mais, se heurtant à des courages plus forts que leurs supplices, ils
ne réussirent pas, et en conçurent une telle rage qu'ils en vinrent
à mettre à la torture, en présence l'un de Fautre, le roi lui-même
et l'un des principaux seigneurs de sa cour. Ce seigneur, envi-
ronné de brasiers ardents, finit, sous l'effet de la douleur, par im-
plorer son maître d'un regard qui faisait pitié, comme pour lui
demander pardon de ce qu'il ne pouvait plus résister. Le roi, qui
se trouvait en même situation, fixant sur lui un regard sévère
et assuré, en reproche de sa lâcheté et de sa pusillanimité, lui dit
ces seuls mots d'une voix ferme et rude : « Et moi, suis-je donc dans
un bain; suis-je plus à mon aise que toi? » et, presque aussitôt,
succombant à la douleur, ce seigneur rendit sur place le dernier
soupir. Le roi fut emporté à moitié rôti ; non par commisération,
mais parce que sa constance faisait ressortir encore davantage tout
l'odieux de la cruauté de ses bourreaux; la pitié du reste ne toucha
316 ESSAIS DE MONTAIGNE.
jamais des âmes si barharos. qui pour la doubtcuse information de
quelque vase d'or à pillor, fissent griller deuant leurs yeux vn
homme : non quvn \\o\, si grand, et en fortune, et en mérite) mais
ce fut que sa constance rendoit de plus en plus honteuse leur
cruauté. Ils le pendirent depuis, ayant courageusement entrepris de
8C deliurcr par armes d'vno si longue capliuité et subiection : où il
fil sa fin digne d'vn magnanime Prince. A vne autre fois ils mi-
rent brusler pour vn coup, en mesme feu, quatre cens soixante
hommes tous vifs, les quatre cens du commun peuple, les soixante
des principaux seigneurs d'vne prouince, prisonniers de guerre
simplement. Nous tenons d'eux-mcsmes ces narrations : car ilz ne
les aduouenl pas seulement, ils s'en ventent, et les preschent. Se-
roit-ce pour tesmoignage de leur iustice, ou zelc enuers la religion?
Certes ce sont voyes trop diuerses, et ennemies d'vne si saincte fin.
S'ils se fussent proposés d'estendre nostre foy, ils eussent considéré
que ce n'est pas en possession de terres qu'elle s'amplifie, mais en
possession d'hommes : et se fussent trop contentez des meurtres
«|ue la nécessité de la guerre apporte, sans y mesler indifféremment
vne boucherie, comme sur des bestcs saunages : vniuerselle, autant
que le fer et le feu y ont peu attaindre : n'en ayant conscrué par
leur dessein, qu'autant qu'ils en ont voulu faire de misérables es-
claucs, pour l'ouurage et seruice de leurs minières. Si que plusieurs
des chefs ont esté punis à mort, sur les lieux de leur conqueste,
par ordonnance des Roys de Castille, iuslemcnt offencez de l'hor-
reur de leurs deportemens, cl quasi tous desestimez et mal-voulus.
Dieu a meritoirement permis, que ces grands pillages se soient
absorbez i)ar la mer en les transportant : ou par les guerres in-
testines, dequoy ils se sont mangez entrc-eux : et la plus part s'en-
Icrrercnt sur les lieux, -sans aucun fruict de leur victoire. Quant à
ce que la r«'ceptc, et entre les mains d'vn Prince mesnager, et pru-
dent, respond si peu à l'espérance, qu'on en donna à ses prédéces-
seurs, et à cette première abondance de richesses, qu'on rencontra
h l'abord de ces nouueiles terres (car encore qu'on en retire beau-
coup, nous voyons (|ue ce n'est rien, au prix de ce qui s'en deuoit
attendre) c'est que l'vsage de la monnoyc estoit entièrement inco-
gnu, et que jtar conséquent, \ouv or se (rouua tout assemblé, n'es-
tant en autre seruice, que de montre, et de parade, comme vn
meuble resenié de père en fils, par plusieurs puissants Roys, qui
espuisoient tousiours leurs mines, pour faire ce grand monceau de
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VI. 317
jamais ces âmes barbares qui, pour obtenir une information dou-
teuse sur quelques vases d'or à piller, ne regardaient pas à faire
griller sous leurs yeux un homme, bien plus, un roi si grand par
ses mérites et sa situation. — Plus tard, celui-ci ayant tenté de
s'affranchir par les armes de la longue captivité et de la sujétion
en lesquelles on le tenait, ils le^ pendirent ; et sa fm, elle aussi, fut
digne d'un prince magnanime.
Une autre fois, ils brûlèrent vifs, d'un seul coup, sur un même
bûcher, quatre cent soixante individus, qui étaient simplement pri-
sonniers de guerre; quatre cents étaient gens du commun et
soixante comptaient parmi les principaux seigneurs d'une même
province. — C'est d'eux-mêmes que nous tenons ces détails, car
non seulement ils les avouent, mais ils s'en vantent et les crient
bien haut. Est-ce comme témoignage de leur justice ou par zèle
pour la religion? quoi qu'il en soit, ce sont des moyens tout autres
que ceux qu'admet une si sainte cause, et elle les réprouve. Si ces
barbares s'étaient proposé de propager notre foi, ils auraient con-
sidéré que ce n'est pas en s'emparant de territoires qu'elle s'étend,
mais en prenant possession des hommes ; et ils se seraient bornés
aux meurtres inévitables qu'entraîne la guerre, sans se hvrer béné-
volement à ces boucheries universelles comme il peut s'en pra-
tiquer à l'égard de bêtes sauvages, poussées autant que le fer et le
feu en donnent possibilité, n'épargnant de parti pris que ceux, en
nombre suffisant, dont ils voulaient faire de misérables esclaves,
pour le service et l'exploitation de leurs mines; si bien que plu-
sieurs de leurs chefs, déconsidérés et haïs de tous, ont été punis
de mort, sur les lieux mêmes de leurs conquêtes, par ordre des rois
de Castille, justement offensés par l'horreur de ces actes abomina-
bles. Dieu a permis avec justice que les produits de ces pillages en
grand aient été engloutis par la mer pendant qu'on les transpor-
tait en Europe, ou dans '■ des guerres intestines où ces brigands se
sont dévorés les uns les autres ; la plupart ont péri sur place, sans
tirer aucun fruit de leur victoire.
L'or par lui-même n'est pas une richesse, il ne le devient
que s'il est mis en circulation. — Quant à ce qui, de ces tré-
sors, est parvenu en Espagne, bien qu'entre les mains d'un prince
bon et sage administrateur, les résultats qu'ils ont donnés, n'ont
pas confirmé les espérances qu'en avaient conçues ses prédécesseurs,
et que devait produire cette profusion de richesses d'abord rencon-
trées sur ce nouveau continent; car, bien qu'encore ces résultats
aient été considérables, ils ne sont rien auprès de ceux qu'on en
, pouvait attendre. Cette déception doit être attribuée à ce que
' l'usage de la monnaie était complètement inconnu dans ces con-
trées; par suite tout leur or, ne servant que pour en faire montre
let parade comme il arrive d'un objet mobilier qui se transmet de
! père en fils, se trouvait avoir été réuni entre les mains de quelques
grands potentats qui en épuisaient complètement les mines pour en
fabriquer cet immense monceau de vases et de statues employés à
318 ESSAIS DE MONTAIGNE.
vases cl statues, à l'ornement de leurs palais, et de leurs temples :
au lieu que nostre or est tout en emploite et en commerce. Nous le
menuisons et altérons en mille formes, Pespandons et dispersons.
Imaginons que nos Roys amoncelassent ainsi tout l'or, qu'ils pour-
roienl trouuor en plusieurs siècles, et le gardass«MU immobile.
Ceux du royaume de Mexico esloienl aucunement plus ciuilisez,
et plus artistes, que n'estoienl les autres nations de là. Aussi iu-
jçeoient-ils, ainsi que nous, que rvniucrs fust proche de sa fin : et
en prindrent pour sif^ne la désolation que nous y apporlasmes. Ils
troyoyent que l'cstre du monde, se départ en cinq aages, et en la
vie de cinq soleils consécutifs, desquels les quatre auoient desia
fourny leurs temps, et que celuy qui leur esclairoit, estoit le cin-
quiesnie. Le premier peiil auec toutes les autres créatures, par
vniuerselle inondation d'eaux. Le second, par la cheute du ciel sur
nous, qui estouiïa toute chose viuante : auquel aage ils assignent
les géants, et en firent voir aux Espagnols des ossements; à la pro-
portion desquels, la stature des hommes reuenoit à vingt paumes
de hauteur. Le troisiesme, par feu, qui embrasa et consuma tout.
Le quatriesme, par vne émotion d'air, et de vent, qui abbatit ius-
ques à plusieurs montaignes : les hommes n'en moururent point,
mais ils furent changez en magots (quelles impressions ne souffre
la lascheté de l'humaine créance!) Apres la mort de ce quatriesme
soleil, le monde fut vingt-cinq ans en perpétuelles ténèbres. Au
quinzicsuH; desquels fut créé vn homme, et vne femme, qui refirent
l'humaine race. Dix ans après, à certain de leurs iours, le soleil
parut nouuellement créé : et commence depuis, le compte de leurs
années par ce ionr là. Le troisiesme iour de sa création, moururent
les Dieux anciens : les nouueaux sont nays depuis du iour à la
ioumee. Ce qu'ils estiment de la manière que ce dernier soleil pe-
rirai mon autheur n'en a rien appris. Mais leur nombre de ce qua-
triesme changement, renconti-e à cette gi*ande conionclion des
astres, qui produisit il y a huict cens tant d'ans, selon que les as-
Irolugiens estiment, plusieurs grandes altérations et nouuelletez au
monde, yuant à la pompe et magnificence, par où ie suis entré
en ce pro|>os, ny (;raîce, ny Rome, ny Mgypie, ne peut, soit en vli-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VI. 319
l'ornement de leurs palais et de leurs temples; tandis que chez nous,
nous le faisons servir à des acquisitions et au commerce; nous le
travaillons, nous lui donnons mille formes sous lesquelles il se rt-
pand et se disperse. Imaginons que nos rois aient de même amon-
celé tout l'or qu'ils ont pu amasser durant des siècles et qu'ils
l'aient gardé immobilisé, ce qui s'est produit chez ces peuples se
reproduirait chez nous.
Les Mexicains croyaient à cinq âges du monde et pen-
saient se trouver dans le dernier quand les Espagnols
vinrent les exterminer. — Les Mexicains étaient quelque peu
plus civilisés que les autres peuples de cette partie du monde et
plus avancés dans les arts. Ils avaient, comme elle a existé chez
nous, la croyance que l'univers touche à safln, et la désolation que
nous avons apportée chez eux en fut considérée comme un signe
précurseur. Ils pensaient que l'existence du monde comporte cinq
phases, formées chacune par l'existence de soleils en nombre égal
et devant se succéder, desquels quatre auraient déjà fourni leur
temps et dont le cinquième est celui qui nous éclaire. Le premier
de ces soleils fut détruit, avec toutes les créatures existantes, à la
suite d'un déluge universel. Le second, par la chute du ciel qui
étouffa tout ce qui avait vie : cet âge fut celui des géants, dont on
montrait aux Espagnols des ossements qui, comparés à ceux de
l'homme, leur assignent une taille de vingt palmes de hauteur. Le
troisième prit fin par le feu qui embrasa et consuma tout. Le qua-
trième, par un cyclone d'air et de vent qui alla jusqu'à niveler des
montagnes; les hommes n'en moururent pas, mais furent changés
en magots (quelles impressions la crédulité humaine, dans sa fai-
blesse, n'est-elle pas susceptible de recevoir!). Quand périt ce qua-
trième soleil, le monde demeura pendant vingt- cinq ^ns plongé
dans les ténèbres : la quinzième année de cette période, furent créés
un homme et une femme qui reconstituèrent la race humaine; dix
ans après cette création, apparut un jour un nouveau soleil qui
venait d'être créé ; c'est de ce moment que ces peuples font dater
les années par lesquelles ils comptent. Trois jours après la créa-
tion de ce dernier soleil, les dieux anciens moururent; puis, du
jour au lendemain, naquirent ceux qui existent actuellement. —
L'auteur de ces renseignements ne sait pas ce qu'ils supposent de
la manière dont ce soleil prendra fin; mais nous touchons à cette
grande conjonction des astres, à laquelle a été due, il y a huit cents
et tant d'années, le quatrième bouleversement qui a précédé la pé-
riode actuelle et qui, d'après les astrologues, doit amener des per-
turbations considérables dans le monde et être le point de départ
d'un nouvel ordre de choses.
La route de Quito à Cusco au Pérou surpasse à tous
égards n'importe quel ouvrage qui ait été exécuté en
Grèce, à, Rome, ou en Egypte. — La pompe et la magnificence
qui se rencontraient dans ces pays et qui m'ont conduit à aborder
ce sujet, étaient telles, que ni la Grèce, ni Rome, ni l'Egypte ne
320 ESSAIS DE MONTAIGNE.
lit»', ou difficuUé, ou noblesse, oompaier aucun de ses ouurages
au chemin qui se voit au Peru, dressé par les Roys du païs, depuis
la ville de {iu'iin, lusques à telle de Cuseo (il y a trois cens lieuës)
droit, vny, larjje de vinf^t-einq pas, paué, reueslu de coslr et d'au-
tn' de belles et hautes murailles, et Iclong d'icelles par le dedans,
deux ruisseaux perenues, bordez de beaux arbre.s, qu'ils nomment,
Moly. Où ils ont trouué des monlaigncs et rochers, ils les ont tail-
lez et applanis, et comblé les fondrières de pierre et chaux. Au
chef de «basque iournee, il y a de beaux palais fournis de viures,
de vestemcnts, et d'armes, tant pour les voyageurs, que pour les
armées qui ont à y passer. En l'estimation de cet ouurage, i'ay
«omplé la difliculté, qui est particulièrement considérable en ce
lieu là. Ils ne baslissoient point de mondres pierres, que de dix
pieds en carré : ils n'auoient autre moyen de charrier, qu'à force
de bras en traînant leur ch.irgc : et pas seulement l'art d'eschaffau-
der : ny sçachants autre linesse, que de hausser autant de terre,
contre leur bastiment, comme il s'esleue, pour i'oster après. Re-
tombons à nos coches. En leur place, et de toute autre voiture, ils
se faisoient porter par les hommes, et sur les espaules. Ce dernier
Roy du Peru, le iour qu'il fut pris, estoit ainsi porté sur des bran-
cars d'or, et assis dans vne chaize d'or, au milieu de sa bataille.
.\utant qu'on tuoit de ces porteurs, pour le faire choir à bas, car on
le vouloit prendre vif, autant d'autres, et à Tenuy, prenoient la
place des morts : de façon qu'on ne le peut onques abbalro, quel-
que meurtre «ju'on list de ces gens là, iusques à ce quvn homme
de chenal l'alla saisir au corps, et l'aualla par terre.
CHAPITRE VII.
De l'incommodité de la grandeur.
PvisQVE nous ne la pouuons aueindrc, vengeons nous à en mes-
dire. Si n'est-ce pas entifcemcnl mesdire de quelque chose, d'y
Irouuer des dcffauts: il scn lr<»uuc en toutes choses, pour belles et
désirables qu'elles soyenl. En gênerai, elle a cet cuident auantagc,
qu'elle »<; raualle «piand il hiv plaist, et qu'à peu pi'es, elle a le
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VI. 321
présentent d'ouvrages aussi grandioses, aussi utiles et qui aient été
d'exécution aussi difficile que cette route qui existe au Pérou, œu-
vre des rois du pays, qui va de la ville de Quito à celle de Cusco
que sépare une distance de trois cents lieues. Elle est en droite
ligne, plane, large de vingt-cinq pas, pavée, encadrée de chaque
coté de hautes et belles murailles le long desquelles, à l'intérieur,
coulent continuellement deux ruisseaux d'eau vive; elle est bordée
de beaux arbres, qu'on nomme molly. Là où, en la construisant, on
s'est heurté à des montagnes ou à des rochers, on les a entaillés ou
aplanis; là' où l'on a eu affaire à des bas-fonds, ils ont été comblés
par de la maçonnerie. En fin de chaque journée de marche, sont de
beaux bâtiments, renfermant des approvisionnements de vivres, de
vêtements et d'armes, tant pour les voyageurs que pour les armées qui
la suivent. Pour bien apprécier la valeur de cet ouvrage, il faut tenir
compte de la difficulté vainbue qui a été particulièrement grande ;
on y a fait emploi de pierres de taille, dont les moindres n'avaient
pas moins de dix pieds de côté ; faute d'autres moyens de transport,
il a fallu les charrier à force de bras; pour les mettre en place,
comme ils ne connaissaient pas l'art des échafaudages, on établis-
sait simplement, contre les bâtiments que l'on élevait, des ranipes
en terre qu'on enlevait une fois le travail achevé.
Pour en revenir aux chars, ils étaient inconnus dans le
nouveau monde. — Pour revenir à nos chars, c'était chose incon-
nue dans le nouveau monde ; on y suppléait, ainsi qu'à toute autre es-
pèce de voitures, par des hommes qui vous portaient sur leurs épau-
les. — Le jour où le dernier roi du Pérou fut fait prisonnier, il était
ainsi porté, au milieu du combat, sur des brancards d'or, assis sur
un siège d'or. On voulait le prendre vivant, et, autant on tuait de
ses porteurs pour le faire tomber, autant s'en trouvaient d'autres
qui, rivalisant de zèle, prenaient la place des morts, si bien qu'on
ne pu le jeter à bas, quelque carnage qu'on fît de ses gens, jus-
qu'à ce qu'un cavalier, se portant à lui, le saisit et le précipita à
terre.
CHAPITRE VII.
Des inconvénients des grandeurs.
Qui connaît les grandeurs et leurs incommodités, peut
les fuir sans beaucoup d'efforts ni grand mérite. — Puisque
nous ne pouvons atteindre aux grandeurs, vengeons-nous en médi-
sant d'elles; d'ailleurs, ce n'est pas absolument médire d'une chose
que d'y trouver des défauts; il y en a dans tout, si beau, si désirable
que ce soit. En général, les grandeurs ont cet avantage incontestable,
c^u'elles peuvent s'abaisser autant que cela plaît, et qu'il est loisible
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. III. 21
32Î ESSAIS DE MONTAIGNE.
choix, (le Iviic cl laiitre condition. Car on ne tombe pas de toute
hauteur, il en est plus, desiiuelles on peut descendre, sans tomber.
Bien me semble-il, que nous la faisons trop valoir : et trop valoir
aussi la resolution de ceux que nous auons ou veu ou ouy dire,
Taucir mcsprisee, ou sen estre desmis, de leur propre dessein. Son
essence n'est pas si euidemment commode, qu'on ne la puisse refu-
ser sans miracle, le Irouue l'effort bien difficile à la souffrance des
maux, mais au contentement d'vne médiocre mesure de fortune, et
fuite de la grandeur, i'y trouue fort peu d'affaire. C'est vne vertu,
ce me semble, où moy, qui ne suis qu'vn oyson, arriuerois sans
beaucoup de contention. Que doiuent faire ceux, qui mettroient
encores en considération, la gloire qui accompagne ce refus, auquel
il peut escheoir plus d'ambition, qu'au désir mesme et iouyssance de
la grandeur? D'autant que l'ambition ne se conduit iamais mieux
selon soy, que par vne voye esgaree et inusitée. l'aiguise mon
courage vers la patience, ic l'affoiblis vers le désir. Autant ay-ie à
souhaitter qu'vn autre, et laisse à mes souhaits autant de liberté et
d'indiscrétion : mais pourtant, si ne m'est-il iamais aduenu, de sou-
haitter ny empire ny royauté, ny remincnce de ces hautes fortunes
et commanderesses. le ne vise pas de ce costé là : ie m'aime trop.
Quand ie pense à <Toistre, c'est bassement : dvne accroissance con-
trainte et couarde : proprement pour moy : en resolution, en pru-
dence, en santé, en beauté, et en richesse encore. Mais ce crédit,
cette auctorité si puissante, foule mon imagination. Et tout à l'op-
positc de l'autre, m'aymerois à l'auanture mieux, deuxiesme ou
troisiesme à Perigueux, que premier à Paris : au moins sans men-
tir, mieux troisiesme à Paris, que premier en charge, le ne veux ny
débattre auer vn huissier de porte, misérable incogini : ny faire
fendre en adoration, les presses où ie passe, le suis duil à vn estage
moyen, comme par mon sort, aussi par mon goust. Et ay montré en
la conduitte de ma vie, et de mes entreprinses, que iay plustosl
fuy, qu'autrement, d'eniamber par dessus le degré de fortune, au-
quel Dieu logea ma naissance. Toute constitution natin-elle, est pa-
reillement iuste «'t aysec. l'ay ainsi l'ame poitrone, que ie ne me-
sure pas la bonne fortune selon sa hauteur, ie la mesure selon sa
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VII. 323
à qui en jouit de choisir la condition qui lui convient, car on tombe
rarement de toute sa hauteur et les grandeurs dont on peut descen-
dre sans tomber existent en plus grand nombre que les autres. —
J'estime que nous faisons des grandeurs plus de cas qu'elles ne va- \
lent, et qu'aussi nous estimons au-dessus de sa juste valeur la ré- , ,
solution que nous voyons prendre, ou que nous entendons dire avoir ,
été prise, par ceux qui les méprisent ou qui y renoncent de leur
propre mouvement; elles ne sont pas, par essence, tellement avan-
tageuses, que de s'y dérober soit, par lui-même, un acte si mer-
veilleux. Je trouve bien difficile l'effort nécessaire pour résister à
la souffrance que les maux nous causent, mais ce me paraît une petite [ ^
affaire que de se contenter d'une médiocre situation de fortune et i ^
de fuir les grandeurs; c'est une vertu à laquelle, moi, qui ne suis ' -'
qu'un oison, j'arriverais, je "crois, sans avoir à me contraindre beau-
coup; combien donc il en doit peu coûtera ceux chez lesquels entre
en ligne de compte la considération que nous vaut d'ordinaire ce
refus, qui peut être dicté par une ambition plus grande que le désir
qu'on peut avoir des jouissances qu'elles donnent, d'autant que l'am-
bition n'est jamais plus conséquente avec elle-même que lorsqu'elle
emploie des voies détournées et inusitées.
Montaigne n'a jamais souhaité de postes très élevés;
une vie douce et tranquille lui convient bien mieux qu'une
vie agitée et glorieuse. — Je m'efforce de devenir patient et de ,
modérer mes désirs; j'ai tout autant à souhaiter qu'un autre, et,
dans les souhaits que je forme, j'apporte autant de liberté et n'y
mets pas plus de discrétion que qui que ce soit; cependant, il ne
m'est jamais arrivé de souhaiter ni royaume, ni empire, non plus
que d'arriver à d'éminentes situations qui donnent le commande-
ment; ce n'est pas là ce que je vise, je m'aime trop pour cela. Quand ) b
je rêve d'accroître mon importance, mes visées n'ont rien d'élevé; l,
modestes et timorées comme le comporte mon caractère, elles ne
s'appliquent qu'aux progrès que je puis faire en décision, prudence,
santé, beauté et même en richesses; mais je ne songe à m'élever
lîTën cfédîtjhi en autorité pour arriver à pouvoir davantage; l'idée [ ->
seule en écrase mon imagination. Au contraire de cet autre, je ' -
préférerais être le deuxième ou le troisième à Périgueux, que le
premier à Paris ou au moins, sans mentir, le troisième à Paris que ç ,
d'y être le premier en charge. Je ne veux pas plus, comme un mi- '^'
sérable inconnu, avoir à me débattre aux portes avec un huissier, |
que de faire que s'ouvrent, sur mon passage, les foules en adora-', ^)
tion. Je suis habitué à une situation moyenne, aussi bien du fait
du sort que par goût, et ai montré par la conduite que j'ai tenue
dans le cours de ma vie et parce que j'ai entrepris, que j'ai plutôt,
fui que désiré m'élever au-dessus du degré de fortune où Dieu m'ai
fait naître; en tout, s'en tenir à l'ordre établi par la nature, est'
chose à la fois juste et facile. J'ai l'âme poltronne au point que je | ;^
ne mesure pas le succès parla hauteur à laquelle il nous place, mais! ^
à la facilité avec laquelle il s'obtient.
324 ESSAIS DE MONTAIGNE.
facilité. Mais si ie ii'ay point le cœur. gros assez, ie l'ay à l'equi-
pollonl ouuert, et qui m'ordonne de publier hardiment sa foiblesse.
Oui me donneroit à conférer la vie de L. Thorius Balbus, gallant
homme, beau, sçauant, sain, entendu et abondant en toute sorte de
commoditez et plaisirs, conduisant vue vie tranquille, et toute
sienne, l'ame bien préparée contre la mort, la supei*stition, les dou-
leurs, et autres encombriers de l'humaine nécessité, mourant en fin
en bataille, les armes en la main, pour la défense de son pais, d'vne
part : et d'autre part la vii^ de M. Regulus, ainsi grande et hau-
taine, que chascun la cognoist, et sa fin admirable : l'vne sans nom,
sans dignité : l'autre exemplaire et glorieuse à mcrueilles : i'en di-
roy certes ce qu'en dit Cicero, si ie sçauoy aussi bien dire que luy.
Mais s'il me les falloit coucher sur la mienne, ie diroy aussi, que la
première est autant selon ma portée, et selon mon désir, que ie con-
forme à ma portée, comme la seconde est loing au delà. Qu'à cette
cy, io ne puis aduenir que par vénération : i'aduiendroy volontiers à
l'autre par vsage. Retournons à nostre grandeur temporelle, d'où
nous sommes partis. le suis desgousté de maistrise, et actiue et pas-
siue. Otanez l'vn des sept, (jui auoient droit de prétendre au royaume
de Perse, print vn party, que l'eusse prins volontiers : c'est qu'il quitta
à ses compagnons son droit d'y pouuoir arriuer par élection, ou par
sort : pourueu que luy et les siens, vescussent on cet empire hors de
toute subiection et maistrise, sauf celle des loix antiques : et y
eussent toute liberté, qui ne porteroit preiudice à icelles : impatient
de commander, comme d'estre commandé. Le plus aspre et diffi-
cile meslier du monde, à mon gré, c'est, faire dignement le Roy.
l'excuse plus de leurs fautes, qu'on ne fait communément, en consi-
dération de l'horrible poix de leur charge, qui m'estonne. Il est
difficile de garder mesure, à vnc puissance si desmesuree. Si est-ce
que c'est enuers ceux-mesmcs qui sont de moins excellente nature,
vne singulière incitation à la vertu, d'estre logé en tel lieu, où vous
ne faciez aucun bien, qui ne soit mis en registre et en compte : et
où le moindre bien faire, porte sur tant de gens : et où vostre suf-
fisance, comme celle des prescheurs, s'adresse principallement au
peuple, iuge peu exacte, facile à piper, facile à contenter. Il est peu
de chose», ausquelles nous puissions donner le iugcment syncere,
par ce qu'il en est peu, ausqucllcs en quelque façon nous n'ayons
particulier interesl. La supériorité et infériorité, la maistrise, et la
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VII. 325
Si mon cœur n'a pas de hautes visées, en revanche il est franc ! C^
et veut que je reconnaisse hardiment son hnmilité. — L. Thorius '
Balbus a été un galant homme, beau, doué d'une bonne santé, en-
tendu dans tous les plaisirs et commodités de la vie dont il a lar-
gement joui; il a vécu tranquille, n'ayant en vue que sa propre sa-
tisfaction, l'âme bien préparée contre la mort, les superstitions, la
douleur et autres misères que l'homme ne peut éviter; pour ache-
ver, il a fini les armes à la main, sur un champ de bataille, pour
la défense de son pays.
Si j'avais à établir un parallèle entre cette existence et celle
de M. Régulus que chacun connaît, si grande, de si haute vertu,
couronnée par une fin admirable; l'une sans nom, sans éclat; l'au-
tre exemplaire et glorieuse au delà de toute expression, j'en par-
lerais certainement comme a fait Cicéron, si je savais aussi bien
dire que lui. Mais s'il me fallait prendre l'une ou l'autre pour mo-
dèle, je dirais que la première est autant dans mes moyens et selon
mes désirs que je règle sur ces moyens, que l'autre les dépasse et
de beaucoup; je ne puis que vénérer celle-ci, tandis que je me ré-
soudrais volontiers à vivre celle-là.
Revenons aux grandeurs de ce monde dont nous parlions. Que
je l'exerce ou que je la subisse, la domination n'est pas dans mes '
goûts. — Otanez, l'un des sept seigneurs de Perse qui pouvaient
aspirer à l'empire, adopta un parti que j'aurais moi-même pris
volontiers. Il céda à ses compagnons son droit de concourir à la
souveraineté, soit par l'élection, soit par le sort, sous condition
que lui et les siens vivraient sur le territoire de l'empire indépen-
dants de toute obligation, sans que personne ait autorité sur eux;
qu'ils ne seraient tenus qu'à l'observation des lois anciennes et
jouiraient de toute liberté n'y portant pas atteinte : il était aussi peu
porté à commander qu'à être commandé.
Il est très porté à, excuser les fautes des rois, parce que
leur métier est des plus difficiles; on leur cède en tout,
ils n'ont même pas la satisfaction de la difficulté vaincue.
— Le plus pénible et le plus difficile métier de ce monde est, sui-
vant moi, d'être un roi digne de ce rang. J'excuse plus leurs fautes
qu'on ne le fait généralement, parce que je considère l'énorme far-
deau dont ils ont la charge et que j'en suis étonné. Il est difficile de
conserver de la mesure dans l'exercice d'une puissance aussi déme-
surée, quoique ce soit un singulier encouragement à la vertu pour
ceux mêmes qui ne sont pas parfaitement doués par la nature, que
d'être dans une situation où tout ce que vous pouvez faire de bien
est noté et enregistré, où tant de gens aspirent à participer au
moindre de vos bienfaits, et où votre capacité, comme celle des
prédicateurs, est soumise surtout à l'appréciation du peuple, mau- ' 'N
vais juge en la matière, facile à tromper comme à contenter. Il est !\/w
peu de choses sur lesquelles nous pouvons émettre un jugement
sincère, parce qu'il en est peu auxquelles nous n'ayons de quelque
façon un intérêt particulier. La supériorité et l'infériorité, le maître
326 ESSAIS DE MONTAIGNE.
sabicction, sont obligées à \ne naturelle enuie et conleslalion : il
faut qu'elles s'entrcpillenl porpetuellement. le ne crois ny l'vne ny
l'auln", des drolcts de sa compagne : laissons en dire à la raison,
qui est inflexible et impassible, quand nous en pourrons finer. le
feuiUetois il n'y a pas vn mois, deux liures Escossois, se combat-
tans sur re subiect. Le populain^ rend le [Roy de pire condition
qu'vn obanvtier, le monarchique le loge ({uelques brasses au des-
sus de Dieu, en puissance et souueraineté. Or Tincommodité de
la gramieur, (juc iay pris icy à remorquer, par quelque occasion
qui vient de m'en aduerlir, est celle-cy. 11 n'est à l'auanture rien
plus plaisant au commerce des hommes, que les essais que nous
Taisons les vns contre les autres, par ialousie d'honneur et de va-
leur, soit aux exercices du corps ou de l'esprit : ausquels la gran-
deur souueraiue n'a aucune vraye part. A la vérité il m'a semblé
souuent, qu'à force de respect, on y traicte les Princes desdaigneu-
sement et iniurieusement. Car ce dequoy ie moffençois infîniement
en mon enfance, que ceux qui s'exerçoient auec moy, espargnassent
de s'y employer à bon escient, pour me trouuer indigne contre qui
ils s'efforçassent : c'est ce qu'on voit leur aduenir tous les iours,
chacun se trouuant indigne de s'elTorcer contre eux. Si on reco-
gnoist qu'ils ayent tant soit peu d'affection à la victoire, il n'est ce-
luy, qui ne sa trauaille à la leur prcster : et qui n'ayme mieux tra-
hir sa gloire, que d'offenser la leur. On n'y employé qu'autant
d'effort qu'il en faut pour seruir à leur honneur. Quelle part ont ils
à la meslee, en l<i(iuelle chacun est pour eux'? Il me semble voir ces
paladins du temps passé, se pi-esentans aux ioustes et aux combats,
auec des corps, et des armes faces. Brisson courant contre Alexan-
dre, se feignit en la course : Alexandre l'en tança : mais il luy en
dcuoit fain; donner le fouet. Pour cette considération, Carneades
disoit, que les enfans des Princes n'apprennent rien à droict qu'à
manier des chenaux : d'autant qu'en tout autre exercice, chacun
tlcschit soubs eux, et leur donne gaigné : mais vn cheual qui n'est
ny flatcur n> courtisan, verse le fils du Roy par terre, comme il fe-
roil le fils d'vn crorheteur. Homère a esté contrainct de consen-
tir que Venus fut blessée au combat de Troyc, vne si douce .sainctc
et si délicate, pour luy donner du courage et de la hardiesse, qua-
litezqui ne tomlM>nt au<unement en ceux qui sont exempts de dan-
ger. Ou fait courroucer, craindre, fuyr les Dieux, s'enialouser, se
douloir. l'I M- p.T^'iioiinr'r. |i(Mir- h-< honorer de-i vt-rlu-* «iiii >i<' !i;i«jtis-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VII. 327
et le sujet sont en opposition et se jalousent naturellement; per- ^ >
pétuellement ils empiètent sur leurs domaines respectifs. Je ne '
crois aucun d'eux, quand ils revendiquent ce qu'ils prétendent être
leurs droits; c'est à la raison seule, qui n'admet pas les compro-
missions et conserve son impartialité, qu'il appartient de déci-
der quand elle peut se faire entendre. Je feuilletais, il n'y a pas un
mois, deux livres d'auteurs écossais, traitant tous deux ce même
sujet, mais à des points de vue opposés; celui qui prend parti pour
le peuple, fait du roi un être de condition pire qu'un charretier;
celui qui en tient pour le monarque le place, sous le rapport de
la puissance et de la souveraineté, à quelques brasses au-dessus de
Dieu.
L'un des inconvénients des grandeurs, qu'une circonstance for-
tuite m'a révélé récemment, est la suivante : Il n'y a rien peut-être
de plus agréable dans les relations entre hommes, que les assauts
auxquels nous nous livrons les uns contre les autres, tant par point ■-) >.
d'honneur que pour faire ressortir notre valeur, dans les divers
exercices soit du corps, soit de l'esprit; assauts auxquels ceux qui
sont investis de la souveraine grandeur, ne prennent en fait aucune
part sérieuse. — Il m'a paru, en effet, qu'à fçrce de respect, on y
traite toujours les princes avec dédain et en leur faisant injure.
Dans mon enfance, une chose m'offensait infiniment, c'était que
ceux qui luttaient avec moi dans nos jeux, évitaient de s'y appli-
quer franchement pour de bon, parce qu'ils me trouvaient indigne
de leurs efforts; c'est ce qu'on voit arriver tous les jours aux prin-
ces, chacun se trouve indigne de leur tenir tête. Si on s'aperçoit
qu'ils ont le moindre désir d'obtenir la victoire, il n'est personne
qui ne s'y prête et ne préfère trahir sa propre gloire que d'offenser
la leur, et qui n'apporte à la leur disputer que juste la résistance
indispensable pour qu'elle leur fasse honneur. Quelle part ont-ils à
la mêlée, alors que chacun y bataille pour eux? Ils me font l'effet
de ces paladins des temps passés, se présentant aux joutes et aux
combats avec des armes enchantées. — Brisson, luttant à la course
avec Alexandre, se laissa battre, en ne donnant pas tout ce qu'il
eût pu : Alexandre l'en tança ; il eût dû lui faire donner le fouet.
— C'est là ce qui faisait dire à Carnéade que « les enfants des
princes n'apprennent rien où la vérité ne soit faussée, si ce n'est à
manier les chevaux; en tout autre exercice, chacun cède devant
eux et leur donne gagné, mais le cheval, qui n'est ni flatteur ni
courtisan, jette le fils du roi à terre tout comme il ferait du fils
d'un crocheteur ».
Homère a dû se résigner à admettre que Vénus, cette si vénérée
et si délicate déesse, soit blessée dans les combats livrés sous Troie, ,
afin de pouvoir la doter de courage et de hardiesse, qualités que
ne peuvent posséder ceux qui n'ont pas à redouter le danger; si
on fait les dieux susceptibles de se courroucer, de craindre, de
fuir, de ressentir la jalousie, la douleur, de se passionner, c'est
pour pouvoir leur faire honneur des vertus qui sont la contre-
328 ESSAIS DE MONTAIGNE.
sent entre nous, de ces imperfections. Qui ne participe au hazard et
difficulté, ne peut prétendre interest à l'honneur et plaisir qui suit
les actions hazardeuscs. C'est pitié de pouuoir tant, qu'il aduienne
que toutes choses vous cèdent. Vostre fortune reiette trop loing de
vous la société et la compagnie, elle vous plante trop à Fescart.
Cette aysance et lasche facilité, de faire tout baisser soubs soy, est
ennemye de toute sorte de plaisir. C'est glisser cela, ce n'est pas
aller : c'est dormir, ce n'est pas viure! Conceuez l'homme accompa-
gné d'omnipotence, vous l'abysmez : il faut qu'il vous demande par
aumosne, do lempeschement et de la résistance. Son estre et son
bien est en indigence. Leurs bonnes qualitez sont mortes et per-
dues : car elles ne se sentent que par comparaison, et on les en met
hors : ils ont peu de cognoissance de la vraye louange, estans ba-
lus d'vne si continuelle approbation et vniforme. Ont ils atfaire au
plus sot de leurs subiecfs?ils n'ont aucun moyen de prendre aduan-
tage sur luy : en disant, C'est pour ce qu'il est mon Roy, il luy
semble auoir assez dict, qu'il a preste la main à se laisser vaincre.
Cette qualité estouffe et consomme les autres qualitez vrayes et
essentielles : elles sont enfoncées dans la royauté : et ne leur laisse
à eux faire valoir, que les actions qui la touchent directement, et
qui luy .seruent : les offices de leur charge. C'est tant estre Roy,
qu'il n'est que par là. Cette lueur estrangere qui l'enuironne, le
cache, et nous le desrobe : nostre veuë s'y rompt et s'y dissipe,
estant remplie et arrestee par cette forte lumière. Le Sénat ordonna
le prix d'elmpience à Tyberc : il le refusa, n'estimant pas dvn iuge-
ment si peu libre, quand bien il eust esté véritable, il s'en pcust
ressentir. Conmie on leur cède tous auantages d'homieur, aussi
conforte Ion et auctorise les deffauts et vices qu'ils ont : non seule-
ment par apiuobation, mais aussi par imitation. Chacun des suiuans
d'Alexandre portoit comme luy, la teste à costé. Et les flateurs de
Dionisius, s'entrehurtoienl en sa présence, poussoyent et versoient
ce qui se rencontroit à leurs pieds, pour dire qu'ils auoient la veué
aussi court»' que luy. Les greueures ont aussi par fois seruy de re-
commandation «'t faneur. l'en ay veu la surdité en aifectation. Et
parce que le maistre hayssoit sa femme, Plutarque aveu les cour-
tisans répudier les leurs, qu'ils aymoient. 0"« plus est, la paillardise
s'en est veué en crédit, i!t toute dissolution : comme aussi la des-
loyaul'S le» blaspheuies, la cruauté : conune l'heresie, comme la
«upei-stition, lirn-ligion, la mollesse, et pis si pis il y a. Par vn
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VII. 329
partie de ces imperfections. Celui qui n'a part ni au hasard, ni à la
difficulté, ne peut prétendre à bénéficier de l'honneur et du plaisir f
qui suivent les actions qui présentent des risques. — C'est pitié d'à- j
voir un pouvoir tel que tout cède devant vous ; une telle fortune re- "
jette trop loin de vous la société et ceux qui vous tiennent compa-
gnie, elle vous plante trop à l'écart. Cette commode et lâche facilité -
à faire que tout s'abaisse sous vous, exclut tout plaisir de n'importe
quelle sorte; elle fait que vous glissez et ne marchez pas; c'est dor-
rair, ce n'est pas vivre. Représentez-vous un homme omnipotent :
il est sous une oppression constante; il faut qu'il vous demande
de lui faire l'aumône de lui résister et de l'entraver dans ses vo-
lontés; son bonheur n'est pas complet et il en souffre.
Leurs talents et leurs vertus ne peuvent se manifester;
on leur cache leurs défauts; comment s'étonner qu'ils
commettent tant de fautes? — Les bonnes qualités des princes
sont, en eux, comme mortes et non avenues; car elles ne se ma- \
nifestent que par comparaison, et, chez eux, le point de comparai-
son n'existe pas; ils ne connaissent guère les louanges de bon aloi,
étant toujours affligés d'une approbation continue, qui jamais ne ■»
varie. Ont-ils affaire au plus sot de leurs sujets? ils n'ont pas le
moyen de prendre avantage sur lui : « C'est parce qu'il est mon
roi, » dit celui-ci ; et, ce disant, il lui semble avoir donné suffisam-
ment à entendre qu'il s'est prêté ^ être vaincu. Par ce fait qu'ils
sont rois, leur grandeur étouffe et absorbe toutes les autres qualités h
réelles et essentielles qu'ils peuvent posséder et qui ne peuvent se re-
faire jour ; elle ne leur laisse, pour se faire valoir, que les actions
qui les touchent, telles que les devoirs de leur charge; un roi a une
si haute situation, qu'en lui on ne voit qu'elle. Elle constitue en
dehors de lui une atmosphère lumineuse qui l'environne, le cache 7
et nous le dérobe; notre vue, arrêtée et aveuglée par ces flots de
lumière, ne pouvant les pénétrer, cesse de percevoir ce qu'ils lui
voilent. — Le sénat romain avait décerné à Tibère le prix de l'é-
loquence ; il le refusa, estimant que l'eùt-il mérité, il ne lui eût pas
été possible de se prévaloir d'un jugement rendu par une assem-
blée aussi peu libre de ses actes.
Comme on leur concède tout ce qui peut les honorer, on en ar- .
rive à autoriser et aggraver leurs défauts et leurs vices, non seu-
lement en les approuvant mais aussi en les imitant. — Dans l'en- ■
tourage d'Alexandre, chacun portait, comme lui, la tête inclinée ;
sur le côté ; et les flatteurs de Denys, lorsqu'ils étaient en sa pré- j
sence, se heurtaient entre eux, poussaient et renversaient ce qui
était à leurs pieds, pour paraître avoir la vue aussi courte que lui.
Être affecté de hernie a été parfois un titre de recommandation et .
de faveur; j'ai vu des gens simuler la surdité. Plutarque a vu des
courtisans qui, parce que le maître haïssait sa femme, répudiaient
la leur qu'ils aimaient; bien plus, le libertinage, les mœurs les
plus dissolues, et aussi la déloyauté, le blasphème, la cruauté, l'hé-
résie, tout comme la superstition, l'irréligion, la mollesse et encore
330 ESSAIS DE MONTAIGNE.
exemple encore» plus dangereux, que celuy des flateurs de Milhri-
dates, qui d'autant que leur maislre pretendoit à Thonneur de bon
médecin, lu> portoientà inciser «H cautériser leurs membres. Car ces
autres souIThmiI cautériser leur arne, partie plus délicate et plus
noble. Mais pour acheuer par où i'ay commenct^ : Adrian TEmpc-
reur debatant anec le philosophe Fauorinus de l'interprétation de
quelque mot : Fauorinus luy en quitta bien tost la victoire : ses
amys se plaignans à luy : Vous vous moquez, fit-il, voudriez vous
qu'il ne fust pas plus sçauant que moy, luy qui commande à trente
légions? Auguste escriuit des vers contre Asinius PoUio : Et moy,
dit PoUio, ie me tais : ce n'est pas sagesse d'escrire à Tenuy de ce-
luy, qui peut proscrire. Et auoient raison. Car Dionysius pour ne
pouuoir esgaller Piiiloxenus en la poésie, cl Platon en discours : en
condanma Ivn aux carrières, et enuoya vendre l'autre esclaue en
risie d'iEgine.
CHAPITRE VIII.
De l'art de conférer.
/^'est vn vsage de nostrc iustice, d'en condamner aucuns, pour
^ l'aduertissemcnt des autres. De les condamner, par ce qu'ils ont
failly, ce seroit bestise, comme dit Platon. Car ce qui est faict, ne
se peut defTaire : mais c'est afin (juils ne Taillent plus de mesmes, ou
qu'on fuye l'exemple de leur faute. On ne corrige pas celuy qu'on
pend, on corrige les autres par luy. le fais de mesmes. Mes erreurs
sonttantost naturelles et incorrigibles et irrémédiables. Mais ce que
les honnestes houmies profitent au public en se faisant imiter, ie le
proflteray à l'auanture k me faire euiter.
Sànne vides Albi vt malè viuat filiuM, vlque
Bamu inopt? magnum documentum, ne patriam rem
Perdere t/ui velit.
Publiant et accusant mes im|)erfcctions, quelqu'vn apprendra de les
craindre. U's parties que i'estime le plus en moy, tirent plus d'hon-
neur de m'accuser, que de me recommander. Voyià pourquoy i'y
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VII. 331
pis, si pis il y a. ont été en crédit par suite de mauvais exemples,
plus dangereux encore que celui donné par les flatteurs de Mithri-
date qui, parce que leur maître prétendait à l'honneur d'être bon
médecin, se faisaient inciser et cautériser les membres par lui ; les
autres, c'est leur àme, partie autrement plus délicate et plus noble,
qu'ils soufl'rent se voir cautérisée.
Pour achever par où j'ai commencé, je rappellerai que l'empe-
reur Adrien discutant avec le philosophe Favorinus sur l'interpré-
tation à donner à un mot, celui-ci ayant cédé assez promptement
et ses amis le lui reprochant : « Vous vous moquez, leur dit-il;
vous voudriez qu'il ne soit pas plus savant que moi, lui qui com-
mande à trente légions! » — Auguste avait écrit des vers contre
Asinius PoUion : « Quant à moi, dit Pollion, je me tais : il n'est pas
sage d'écrire à rencontre de qui peut proscrire. » — Tous deux avaient
raison; Denys, parce qu'il n'avait pu égaler Philoxène en poésie et
Platon dans ses raisonnements, condamna l'un aux carrières et fit
vendre l'autre comme esclave dans l'île d'Épine.
CHAPITRE VIII
De la conversation.
En punissant les coupables, la justice ne saurait avoir
d'autre but que d'empêcher les autres hommes de com-
mettre les mêmes fautes ; c'est ainsi que l'aveu que Mon-
taigne fait de ses défauts, doit servir à corriger les au-
tres. — C'est un usage de nos procédés judiciaires de condamner
des gens, pour que cela serve d'avertissement aux autres. Les con-
damner uniquement parce qu'ils ont failli, serait, comme dit Pla-
ton, une ineptie, parce que ce qui est fait ne peut se défaire; aussi
les condamne-t-on pour qu'ils ne commettent pas à nouveau la même
faute, ou qu'on ne suive pas l'exemple qu'ils ont donné; pendre
quelqu'un ne le corrige pas, ce sont les autres ^jui sont corrigés
par ce qui lui arrive. — Je fais de môme : parmi mes erreurs, il y
en a qui sont naturelles et qui ne peuvent être ni corrigées ni répa-
rées; et, tandis que les honnêtes gens servent la cause publique en
provoquant à les imiter, je la sers peut-être aussi en montrant ce
qui, en moi, est à éviter : « Ne voyez-vous pas que le fils d'Albus
vit mal et que Barrus est dans la misère? Leur exemple doit nous
instruire à ne pas dissiper notre patrimoine (Horace) » ; en publiant
et accusant mes imperfections, il se trouvera des gens qui appren-
dront à les redouter. — Les points que j'apprécie le plus en moi
tirent plus d'honneur de ce qu'ils constituent contre moi des chefs
332 ESSAIS UE MONTAIGNE.
i-elombe, cl m*y arrcste plus somienl. Mais quand tout est compté,
on ne parle iamais de soy, sans perle. Les propres condemnalions
sonl lousioui-s accioucs, les louanges mescrucs. Il en peut estre
aucuns de ma coniplexion, qui minstruis mieux par contrariété que
par similitude : el par fuite que par suite. A cette sorte de disci-
pline regardoit le vieux Caton, quand il dict, que les sages ont plus
à apprendre des fols, que les fols des sages. Et cet ancien loueur
de IjTC, que Pausanias recite, auoir accoustumé contraindre ses
disciples d aller ouyr vn mauuais sonneur, qui logeoit vis à vis de
luy : où ils apprinssent à hayr ses desaccords et fauces mesures.
Lhorreur do la cruauti" me reiecte plus auant en la clémence,
qu'aucun patron de clémence ne me sçauroit attirer. Vn bon escuyer
ne redresse pas tant mon assiete, comme fait vn procureur, ou vn
Vénitien à chenal. Et vne mauuaise façon de langage, reforme
mieux la mienne, que ne fait la bonne. Tous les iours la sotte con-
tenance d'vn autre, m'aduertit et m'aduise. Ce qui poincte, touche
el esueille mieux, que ce qui plaist. Ce temps est propre à nous
amender à reculons, par disconuenance plus que par conuenance;
par dilTerence, que par accord. Estant peu apprins par les bons
exemples, ie me sers des mauuais : desquels la leçon est ordinaire.
le me suis efforcé de me rendre autant aggreable comme l'en voyoy
de fascheux : aussi ferme, que l'en voyoy de mois : aussi doux,
que l'en voyoy d'aspres : aussi bon, que i'en voyoy de meschants.
Mais ie me proposoy des mesures inuincibles. Le plus fructueux
et naturel exercice de nostre esprit, c'est à mon gré la conférence,
l'en trouue l'vsage plus doux, que d'aucune autre action de nostre
vie. Et c'est la raison pourquoy, si i'eslois à cette heure forcé de
choisir, ie consentirois plustost, ce crois-ie, de perdre la veuë, que
l'ouyr ou le parler. Les Athéniens, et encore les Romains, conser-
uoienl en grand honneur cet exercice en leurs Académies. De nos-
tre temps, les Italiens en retiennent quelques vestiges, à leur grand
profit : comme il se voit par la comparaison de nos entendemens
aux leurs. L'estude des liures, c'est vn mouuement languissant et
foibb' qui n'eschauffo point : là où la conférence, apprend et exerce
en vn coup. Si ie confère auec vne ame forte, el vn roide iousteur,
il me presse U>s (lanrs, me |>ic(iue à gauche et à dextre : ses imagi-
nalioiis cslanrent It's mimiifs. La ialousic l.t trloin'. la contention.
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VIII. 333
d'accusation que s'ils m'étaient des litres de recommandation ; voilà
pourquoi j'y reviens et m'y arrête si souvent. Mais quand on a tout
raconté sur soi, on ne peut plus se mettre en cause qu'à son détri-
ment; on amplifie ce que vous avouez prêter à condamnation, on ne
vous croit pas sur ce que vous estimez être à louer. 11 peut se trou-
ver des gens comme moi qui m'instruis plus par les contraires que
par les similaires, en voyant ce qui est à fuir plutôt que ce qui est à
suivre, tendance qui faisait dire à Caton l'ancien que « les sages
ont plus à apprendre des fous, que les fous des sages ». Pausanias
rapporte qu'un joueur de lyre de l'antiquité avait l'habitude d'o-
bliger ses élèves à aller écouter un mauvais musicien qui logeait
en face de lui, pour leur apprendre à haïr ses mauvais accords et
ses fausses mesures. L'horreur que j'éprouve à voir des cruautés, me
reporte plus vers la clémence que ne m'y attirerait quelqu'un au-
quel je la verrais pratiquer; la vue d'un bon écuyer ne m'incite
pas autant à rectifier ma position à cheval, que si j'aperçois un
procureur ou un vénitien cheminant ridiculement sur une monture
de la sorte ; entendre parler un langage incorrect, m'amène à cor-
riger le mien, bien plus que si celui que l'on me tient est parlait.
Tous les jours les sottises d'autrui m'avertissent et me mettent sur
mes gardes; ce qui blesse, touche et éveille davantage que ce qui
plaît. Le temps où nous vivons est propre à nous amender à recu-
lons, en ce que nous voyons faire plus souvent ce qu'on ne devrait
pas que ce qui devrait être, et que le désaccord règne parmi nous
plus que l'accord. Ayant peu profité des bons exemples, j'utilise les
mauvais dont les leçons sont constamment sous mes yeux. Je me
suis efforcé de me rendre aussi agréable que je voyais d'autres per-
sonnes l'être peu, aussi ferme que j'en voyais d'autres être faibles,
aussi doux que j'en voyais de revêches, aussi bon que d'autres m"ap-
paraissaient méchants; mais ce que je me proposais là, s'est trouvé
au-dessus de mes forces.
C'est surtout dans les conversations que Tesprit se
forme et se corrige; cet exercice est plus instructif en-
core que rétude dans les livres. — L'exercice le plus naturel
pour notre esprit, celui qui porte le plus de fruit, est, à mon sens,
la conversation. Je trouve que c'est dans la vie ce qu'il y a de plus
doux, et c'est pourquoi, à cette heure, si j'étais obhgé de choisir,
je consentirais plutôt, je crois, à perdre la vue que l'ouïe ou l'usage
de la parole. Les Athéniens, et aussi les Romains, entretenaient cet
exercice en grand honneur dans leurs académies; et, de nos jours,
les Italiens en ont conservé quelque chose pour leur plus grand avan-
tage, ce qui se constate quand on compare la compréhension qu'ils
ont de toutes choses avec celle que nous en avons nous-mêmes. —
L'étude dans les livres est une occupation calme et fade, qui n'é-
chauffe pas ; tandis que, lorsque nous discutons, nous apprenons et
nous nous exerçons tout à la fois. Si je converse avec un contradic-
teur un peu serré, à l'âme forte, il me presse les flancs, me pique à
gauche et à droite; ses idées font surgir les miennes; la jalousie, la
33 i ESSAIS DE MONTAIGNE.
me poussent et rehaussent au dessus de moy-mesmes. Et l'vnissoB»^
est qualité du tout ennuyeuse en la conférence. Mais comme nosire
esprit se fortille par la communication des esprits vigoureux et ré-
glez, il ne se peut dire, combien il perd, et s'abastardit, par le
continuel commerce, et fréquentation, que nous auons auec les
esprits ba* et maladifs. Il n'est contagion qui s'espande comme
celle-là. le sçay par assez d'expérience, combien en vaut Faune.
l'ayme à rontester, et à discourir, mais c'est auec peu d'hommes,
et pour moy. Car de seruir de spectacle aux grands, et faire à
l'enuy parade de son esprit, et de son caquet, ie trouue que c'est
vn mestier tres-messeant à vn homme d'honneur. La sottise est
vne mauuaiso qualité, mais de ne la pouuoir supporter, et s'en des-
piter et ronger, comme il m'aduient, c'est vne autre sorte de mala-
die, qui ne doit guère à la sottise, en importunité. Et est ce qu'à
présent ie veux accuser du mien, l'entre en conférence et en dispute,
auec grande liberté et facilité : d'autant que l'opinion trouue en
moy le terrein mal propre à y pénétrer, et y pousser de hautes ra-
cines. Nulles propositions m'estonnent, nulle créance me blesse,
quelque contrariété qu'elle aye à la mienne. 11 n'est si friuole et si
«'xtrauagante fantasie, qui ne me semble bien sortable à la produc-
tion de l'esprit humain. Nous autres, qui priuons nostre iugement
du droict de faire des arrests, regardons mollement les opinions
diuerses : et si nous n'y prestons le iugement, nous y prestons
aysement l'oreille. Où l'vn plat est vuide du tout en la balance, ie
laisse vaciller l'autre, sous les songes d'vne vieille. Et me semble
eslrc excusable, si i'accepte plustost le nombre impair : le ieudy au
prix du vendredy : si ie m'aime mieux douziesme ou qualorziesme,
que treiziesme à table : si ie vois plus volontiers vn liéure cos-
toyant, que trauersant mon chemin, quand ie voyage : et donne
plustost le pied gauche, (joe le droict, à chausser. Toutes telles re-
ua.siMiries, qui sont en crédit autour de nous, méritent aumoins
qu'on les escoule. Pour moy, elles emportent seulement l'inanité,
mais elles l'emportent. Encoressont en poids, les opinions vulgaires
il casuelles, auti-e chose, que rien, en nature. El qui ne s'y laisse
aller iu.sques là, tombe à l'auanture au vice de Topiniastreté, pour
cuitcr celuy de la supersliti(»n. Les contradictions tlonc des iuge-
men», ne m'offenccnt, ny m'altèrent : elles m'csucillent seulement
TRADUCTION. - LIV. III, CH. \III. 335
vanité, la contention d'esprit m'excitent et font que je m'élève au-
dessus de moi-même; être tous du même avis quand on cause, est
chose absolument ennuyeuse. Mais, si notre esprit se fortifie par
les échanges dïdées avec des esprits vigoureux et pondérés, on ne
saurait dire combien il perd et s'abâtardit au contact d'esprits infé-
rieurs et maladifs; il n'y a pas de contagion qui gagne plus que
celle-ci, et je sais par expérience ce qu'en vaut l'aune. J'aime à dis-
courir, mais avec un petit nombre de gens et seulement pour mon
agrément; se donner en cela en spectacle aux grands, et faire, à
qui mieux mieux, parade de son esprit et de son verbiage, me semble
un métier très peu convenable pour un homme d'honneur.
On y apprend à supporter la sottise ; et Montaigne, con-
naissant la faiblesse de l'esprit humain, écoutait patiem-
ment les propos les plus extravagants. — La sottise est un
défaut; mais ne pouvoir la supporter, s'en dépiter et s'en tourmen-
ter, comme cela m'arrive, est une autre sorte de maladie qui, par
ses inconvénients, ne le cède guère à la sottise, et c'est ce dont je
veux à présent m'accuser. — Je n'éprouve ni gêne, ni difficulté à
entrer en conversation et à discuter, d'autant que l'opinion d'autrui
trouve en moi un terrain peu propice pour y pénétrer et y pousser
de fortes racines : nulle proposition ne m'étonne; nulle croyance,
si contraire qu'elle soit à la mienne, ne me blesse; il n'y a pas
d'idée, si frivole, si extravagante soit-elle, dont l'esprit humain ne
me semble pouvoir s'accommoder et qui ne puisse en émaner. —
Nous, qui ne reconnaissons plus à notre jugement le droit de déci-
der sur quoi que ce soit, nous ne prêtons pas une attention sérieuse
aux opinions diverses qui se produisent; mais, si notre jugement
s'en désintéresse, nous y prêtons facilement l'oreille. Quand un des
plateaux de la balance est absolument vide, je laisse l'autre oscil-
ler sous le faix de songes de vieille femme, et me trouve excusa-
ble d'admettre les nombres impairs comme plus favorables que les
nombres pairs, de préférer le jeudi au vendredi, d'aimer mieux
être douze ou quatorze à table que treize, de voir en voyage avec
plus de satisfaction un lièvre courir dans le sens que je suis que
s'il traversait mon chemin, de tendre, pour être chaussé, le pied
gauche le premier plutôt que le droit. Toutes les idées chimériques
qui sont en crédit autour de nous valent au moins qu'on les écoute ;
personnellement, j'estime qu'elles pèsent autant que rien, néan-
moins elles font pencher la balance. Encore faut-il convenir que les
opinions que professe le vulgaire sur certains points sont, par
leur nature, de plus de poids que ces niaiseries; et qui les dé-
daigne d'une façon absolue, peut, en voulant éviter d'être taxé de
superstition, pécher par opiniâtreté, ce qui est un défaut.
La contradiction éveille l'esprit, mais il faut qu'elle ait
lieu en termes courtois; la critique est susceptible de nous
corriger, mais il faut qu'elle soit de bonne foi et savoir
l'accepter. — Par suite, les contradictions qu'on m'oppose ne
m'offensent ni ne m'influent; elles ne font que m'exciter et me sont
336 ESSAIS DE MONTAIGNE.
et m'exercent. Nous fuyons la correction, il s'y Taudroit présenter
et produire notamment quand clic vient par forme de conférence,
non de régence. A chasque opposition, on ne regarde pas si elle est
iuste, mais, à tort, ou à droit, comme on s'en defîera. Au lieu d'y
tendre les bras, nous y tendons les griffes. le souffrirois estre rude-
ment heurté par mes amis. Tu es vn sot, tu resues. l'ayme entre
les galans hommes, qu'on s'exprime courageusement : que les mots
aillent où va la pensée, il nous faut fortifier l'ouye, et la durcir,
contre cette tendreur du son cérémonieux des paroUes. l'ayme vne
société, et familiarité forte, et virile : vne amitié, qui se flatte en
l'aspreté et vigueur de son commerce : comme l'amour, es morsures
et esgratigneures sanglantes. Elle n'est pas assez vigoureuse et gé-
néreuse, si elle n'est querelleuse : si elle est ciuilisee et artiste : si
elle craint le heurt, et a ses allures contreinles. Neque enim dispu-
tari sine reprehensione potest. Quand on me contrarie, on esueille
mon attention, non pas ma cholere : ie m'auance vers celuy qui me
contredit, qui m'instruit. La cause de la vérité, deuroit estre la
cause commune à l'vn et à l'autre. Que respondra-il?la passion du
courroux luy a desia frappé le iugement : le trouble s'en est saisi,
auant la raison. Il seroit vtilo, qu'on passasl par gageure, la déci-
sion de nos disputes : qu'il y eust vne marque matérielle de nos
pertes : affm que nous en tinssions estât, et que mon valet me peust
dire: Il vous cousta l'année passée cent escus, à vingt lois, d'auoir
esté ignorant et opiniastre. le festoyé et caresse la vérité en quel-
que main que ie la Irouue, et m'y rends alaigrement, et luy tends
mes armes vaincues, de loing que ie la vois approcher. Et pourueu
qu'on n'y procède d'vne troigne trop impérieusement magistrale,
ie prens plaisir à estre reprins. Et m'accommode aux accusateurs,
souuent plus, par raison de ciuilité, que par raison d'amendement :
aymant à gratifier et à nourrir la liberté de m'aduertir, par la faci-
lité de céder. Toutcsfois il est malaisé d'y attirer les hommes de
mon temps. Ils n'ont pas le courage de corriger, par ce qu'ils n'ont
pas le courage de souffrir à l'estre. Et parlent tousiours auec dissi-
mulation, en présence les vns des autres. le prens si grand plaisir
d'cstre iugé et cogneii, qu'il nï'esl comme indilTerent, en (juclle des
deux formes ie le soys. Mon imagination se contredit elle mesme si
souuent, et condamne, que ce m'est tout vn, qu'vn autre le face :
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VIII. 337.
(les occasions de m'exercer. Nous n'aimons pas à voir nos erreurs
relevées, et toute observation dans ce sens n'est acceptée et ne
saurait avoir de l'effet qu'autant qu'elle nous est faite en manière
de conversation, sans qu'on semble vouloir nous régenter; on ne
considère pas si les objections présentées sont justes, mais seule-
ment comment, à tort ou à raison, on les réfutera: au lieu de les
accueillir à bras ouverts, nous les recevons avec nos griflfes. Il me
serait assez pénible de m'entendre dire par mes amis : « Tu es un
sot, tu rêves » ; cependant j'aime qu'entre gens galants on ait le
courage de son opinion, que les mots traduisent exactement la
pensée. Il faut nous fortifier l'ouïe et l'endurcir contre les tons par
trop doucereux et cérémonieux. — J'aime une société où règne une
familiarité forte et virile, une amitié qui se complaît dans l'àpreté
et l'énergie qu'elle apporte dans ses relations, tel l'amour qui mord
etégratigne jusqu'au sang; une conversation n'est suffisamment vi-
goureuse et ardente qu'autant qu'elle est querelleuse, qu'elle n'est
pas civilisée et policée au point de redouter les chocs et d'être gênée
dans ses allures, « car il n'y a pas de discussion sans contradiction
{Cicéron) ». — La contradiction ne me cause pas d'irritation, mais
éveille mon attention; je presse mon contradicteur et fais mon pro-
fit de ses arguments; la recherche de la vérité ne devrait-elle pas
être le but commun de l'un et de l'autre? Que répondre, si déjà la
colère a infirmé notre jugement; si le trouble, devançant la rai-
son, s'est emparé de notre esprit? — Il serait utile qu'un pari s'en-
gageât entre ceux qui discutent, pari qui serait gagné par celui qui
aurait raison; cela constituerait un témoignage matériel, qui nous
permettrait de nous rendre compte des conversations dans lesquel-
les nous aurions le dessous, si bien que mon valet pourrait me
dire : « L'année dernière, il vous en a coûté cent écus, en vingt fois
différentes, pour avoir été ignorant et entêté. » — Je fais fête à la
vérité et la caresse en quelques mains que je la trouve; je capitule
allègrement et, vaincu, je lui tends mes armes du plus loin que je
la vois approcher; pourvu qu'on ne le fasse pas d'une manière trop
arrogante et impérieuse, j'éprouve plaisir à être repris et suis, plus
souvent par politesse que parce que je me repens, dans la meilleure
intelligence avec ceux qui m'ont montré mes torts. Par la facilité
que je mets à me rendre, je cherche à encourager les gens à me
reprendre librement et à les en récompenser * alors même que c'est
à mes dépens.
Toutefois, il est * assurément malaisé d'amener tous les hommes
de l'époque actuelle à penser ainsi ; ils n'ont pas le courage de cor-
riger autrui parce qu'ils n'ont pas le courage de souffrir être corri-
gés, et leur langage, quand ils se trouvent en présence les uns des
autres, manque toujours de franchise. Pour moi, j'ai tant de plaisir
à être connu et jugé, que la forme sous laquelle on me connaîtra,
qu'on me condamne ou qu'on m'approuve, m'est indifférente; mes
idées sont si souvent contradictoires, qu'elles se condamnent elles-
mêmes, et il m'importe peu qu'un autre le fasse, vu surtout que je
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. III, 22
338 ESSAIS DE MONTAIGNE.
veii principalement qur ie ne «lonne à sa reprehension, que l'au-
Ihoriti'' que ie veux. Mais ic romps paille auee celuy, qui se tient si
haut à la main : tomme iVn cofrnoy quelquvn, qui plaint son aduer-
Ussement, s'il n'en est creu : cl prend à iniure, si on eslriue à le
suiure. Ce que Socratos recueilloit tousiours riant, les contradic-
tions, qu'on opposoit à son discours, on pourroit dire, que sa force
on estoit cause : et que l'auantage ayant à tomber certainement de
son cost»'s il les acceptoit, comme matière de nouuelle victoire. Tou-
tesfois nous voyons au rebours, qu'il n'est rien, qui nous y rende le
sentiment si délicat, que l'opinion de la prééminence, et desdainj?
de laduersaire. Et que par raison, c'est au foible plustost, d'accep-
ter de bon gr«^ les oppositions qui le redressent et rabillent. le cher-
che à la vérité plus la fréquentation de ceux qui me gourment, que
de ceux qui me craignent. C'est vn plaisir fade et nuisible, d'auoir
affaire à gens qui nous admirent et facent place. Antisthenes com-
manda à ses enfans, de ne sçauoir iamais gré ny grâce, à homme
qui les louast. le me sens bien plus fier, de la victoire que ie gai-
gne sur moy, quand en l'ardeur mesme du combat, ie me faits plier
soubs la force de la raison de mon aduersaire : que ie ne me sens
gn*, de la victoire que ie gaigne sur luy, par sa foiblesse. En fin, ie
reçois et aduoue toute sorte d'atteinctes qui sont de droict fil, pour
foi blés qu'elles soient : mais ie suis par trop impatient, de celles
qui se donnent sans forme. 11 me chaut peu de la matière, et me
sont les opinions vncs, et la victoire du subiect à peu près indiffé-
rente. Tout vn iour ie contesleray paisiblement, si la conduicte du
débat s<' suit auec ordre. Ce n'est pas tant la force et la subtilité,
que ie demande, comme l'ordre. L'ordre qui se voit tous les iours,
aux altercations des bergers et des enfants de boutique : iamais
«!ntre nous. S'ils se delra(|uent, c'est en inciuilité : si faisons nous
bien. Mais leur tumulte et impatience, ne les deuoye pas de leur
thème. Leur propos suit son cours. S'ils preuiennent Ivn l'autre,
s'il» ne s'attendent pas, aumoins ils s'entendent. On respond tous-
iours trop l»ien p<jur moy, si on respond à ce que ie dits. Mais quand
la dispute est trouble et des-reglee, ie quitte la cho.se, et m'attache
à la rormc, auec despit et in<liscretion : et me ielte à vne façon de
débattre, teslue, malicieuse, et impérieuse, dequoy i'ay à rougir
âpre». Il est impossible de traitter de bonne foy auec vn sol. Mon
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VIII. 339
donne à la critique que l'autorité que je veux; mais je me brouille
avec qui le prend de trop haut, comme quelqu'un que je connais
qui regrette les avis qu'il a émis quand on ne les approuve pas,
et se trouve offensé lorsqu'on fait difficulté de les suivre. — Si
Socrate accueillait toujours de bonne grâce les contradictions
qu'on soulevait sur ce qu'il disait, on peut dire que cela tenait à sa
force et que, certain de triompher de ses adversaires, il acceptait
leurs objections comme autant de sujets devant lui procurer de
nouvelles victoires. Nous voyons que, par contre, rien ne nous met
en situation délicate comme l'opinion que nous avons de la supé-
riorité de celui contre lequel nous discutons et du dédain que nous
pouvons lui inspirer; aussi, ne serait-ce que par raison, celui qui
a conscience de sa faiblesse est bien inspiré en acceptant avec bonne
grâce les critiques qui le redressent et le mettent en meilleure
posture. En vérité, je recherche plus la fréquentation de ceux qui
me rudoient que celle de ceux qui me craignent; c'est un plaisir
sans saveur et nuisible que d'avoir affaire à des gens qui nous ad-
mirent et nous cèdent toujours. Antisthène recommandait à ses
enfants de « ne savoir aucun gré à qui les louait et ne pas l'en
remercier ». Je suis bien plus fier de la victoire que je remporte
sur moi quand, dans l'ardeur même du combat, je me contrains à
m'incliner devant la force des arguments de la partie adverse, que
je ne me sais gré du succès que je gagne sur elle si c'est parce
qu'elle n'est pas de force. Enfin, j'accepte et avoue les atteintes de
toutes sortes qui me sont portées directement, si faibles qu'elles
soient; mais je ne supporte pas très patiemment celles où la forme
laisse par trop à désirer.
Dans les conversations la subtilité et la force des argu-
ments importent moins que l'ordre ; quant à discuter avec
un sot, il ne faut s'y prêter absolument pas. — Le sujet
en discussion m'importe peu, les opinions émises me sont égales,
et la manière de voir qui l'emporte m'est à peu près indifférente. Il
m'arrivera de discuter un jour entier sans m'impatienter, si le dé-
bat se déroule en bonne forme. Ce n'est pas tant la force et la
subtilité dans l'argumentation auxquelles je tiens, qu'à l'ordre dans
les idées, à cet ordre, qui subsiste dans toutes les altercations qu'ont
entre eux même les bergers et les garçons de boutique et que nous
n'observons jamais. S'ils s'en écartent, c'est uniquement pour s'in-
vectiver; ne le faisons-nous pas nous-mêmes? Mais eux, leurs que-
relles et leurs impatiences ne les font pas sortir du sujet de leur
dispute, la discussion suit son cours; s'ils parlent à la fois, sans
s'attendre, ils ne cessent pas pour cela de se comprendre. Toute
réponse me satisfait au delà de ce que je souhaite, si elle s'appli-
que à ce que je dis ; mais quand l'entretien devient confus et désor-
donné, je ne m'occupe plus de ce qui en est l'objet et, pris de dépit,
sans égard pour quoi que ce soit, m'attache à y ramener l'ordre;
j'en deviens têtu, malicieux, impérieux dans ma façon de discuter,
au point d'avoir à en rougir ensuite. — Il est impossible de discuter
340
ESSAIS DE MONTAIGNE.
iugement ne so corrompt pas sculomenl à la main d'vn niaistrc si
impétueux : mais aussi ma tonscience. Noz disputes deuroient
pstre défendues et punies, comme d'autres crimes verbaux. Quel
vice n'esueillent elles et n'amoncellent, tousiours regries et comman-
dées par la cholere? Nous entrons en inimitié, premièrement con-
tre les raisons, et puis contre les hommes. Nous n'apprenons à dis-
puter que pour contredire : et chascun contredisant et estant
conlredict, il en adulent que le fruit du disputer, c'est perdre et
anéantir la vérité. Ainsi Platon en sa republique, prohibe cet exer-
cice aux esprits ineptes et mal nays. A quoy faire vous mettez vous i
en voye de quesler ce qui est, aucc celuy qui n'a ny pas, ny alleine
qui vaille? On ne fait point tort au subiect, quand on le quicte,
pour voir du moyen de le traicter. le ne dis pas moyen scholastique
et artiste, le dis moyennaturel, dvn sain entendement. Que sera-ce
en fin? l'vn va en Orient, l'autre en Occident. Ils perdent le princi- .
pal, et l'escartent dans la presse des incidens. Au bout d'vne heure
de tempeste, ils ne sçauent ce quïls cherchent : l'vn est bas, l'autre
haut, l'autre costier. Qui se prend à vn mol et vne similitude. Qui
ne sent plus ce qu'on luy oppose, tant il est engagé en sa course, et
pense à se suiure, non pas à vous. Qui se trouuant foible de reins, i
craint tout, refuse tout, mesle dez l'entrée, et confond le propos :
ou sur l'elTort du débat, se mutine à se taire tout plat : par vne
ignorance despite, aiïeclant vn orgueilleux mesprix : ou vne sotte-
ment modeste suitte de contention. Pourueu que cettuy-cy frappe,
il ne luy chaut combien il se descouure. L'autre compte ses mots, et .
le» poise pour raisons. Celuy-là n'y employé que l'auantage de sa
voix, et de ses |>oulmons. En voyla vn qui conclud contre soy-
mesmc : et cettuy-rv qui vous assourdit de prt^faces et digressions
inutiles. Cet autre s'arme de pures iniures, et cherche vne querelle
d'Alemaigne, pour .h«; deffaire de la société et conférence d'vn esprit, a
qui presse le sien. O dernier ne voit rien en la raison, mais il vous
tient assiégé sur la closture dialectique de ses clauses, et sur les
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VIII. 341
de bonne foi avec un sot; c'est si fort chez moi, que non seulement
mon jugement mais même ma conscience s'oblitèrent à me mesu-
rer avec pareil adversaire, contre lequel rien ne prévaut.
Les disputes devraient être interdites; quand on en
arrive là., chacun sous l'empire de l'irritation perd la no-
tion de ce qui est raisonnable. — Les disputes devraient être
défendues et punies comme tous les autres crimes commis par pa-
roles. Quels vices n'éveillent-elles pas et n'accumulent-elles pas
quand elles dégénèrent ainsi sous l'effet de la colère? Nous nous
prenons d'inimitié d'abord contre les raisons qui nous sont oppo-
sées, puis contre les gens qui nous les opposent. Nous n'apprenons
à discuter que pour contredire, et chacun contredisant et étant
contredit, il en résulte que toute conversation ainsi dégénérée
aboutit à perdre et à mettre à néant la vérité. Aussi Platon, dans sa
République, interdit-il cet exercice aux gens ineptes et mal élevés
Pourquoi nous mettre à rechercher ce qui est, en discutant avec
quelqu'un qui a un pas et des allures qui ne sont pas convenables?
— On ne fait pas tort au sujet en discussion, en le quittant momen-
tanément pour voir dans quelles conditions il convient de le traiter;
je ne dis pas selon les règles de l'école et de l'art, mais en demeu-
rant naturel et y apportant de la justesse d'esprit. A quoi çn ar-
rive-t-on finalement si l'un tire vers l'Orient et l'autre vers l'Occi-
dent? Le point important du débat se perd de vue, rejeté à l'écart
par des digressions multipliées; au bout d'une heure d'une discus-
sion orageuse, personne ne voit plus ce dont il est question ; l'un
est en bas, l'autre en haut, un autre à côté; chacun se butte à un
mot, à une comparaison, ne saisit plus les objections qu'on lui fait,
tant il est engagé dans sa course, ne pensant qu'à suivre son idée
et non la vôtre. — Il en est qui, faibles des reins, craignent tout,
refusent tout, mêlent et confondent dès le principe les propos
qu'on leur tient; ou qui, au fort des débats, s'obstinent à garder
subitement un silence inattendu, par dépit de leur ignorance qu'ils
dissimulent en affectant un orgueilleux dédain, ou parce que, par
une modestie qui est de la sottise, ils fuient l'effort nécessaire pour
poursuivre la discussion. — Pourvu que celui-ci frappe son adver-
saire, il ne se préoccupe pas dans quelle mesure il se découvre lui-
même; un autre compte ses mots, qu'il donne en place de raisons;
celui-là a surtout pour lui sa voix retentissante et la vigueur de ses
poumons; en voilà un qui conclut contre ses propres assertions;
celui-ci vous assourdit de préfaces et de digressions inutiles ; cet
autre a recours à de véritables injures et cherche, en soulevant une
querelle d'Allemand, à se débarrasser du contact et de l'opposition
d'un esprit auquel le sien ne peut résister; ce dernier se soucie
peu de la raison, mais il vous enserre par les déductions d'ar-
guments spécieux, en tous points conformes aux formules scolas-
tiques.
L'attitude des gens de science, l'usage qu'ils en font, ex-
citent contre eux la défiance; suivant qui la possède, c'est
342 ESSAIS DE MONTAIGNE.
ronnulcâ de son art. Or qui n'entre en defflance des sciences, et
n'est en double, s'il s'en peut tirer quelque solide fruict, au besoin
de la vie : à considenT l'vsage qiio nous en auons? Nihil sanantibus
litleris. ^ui a pris de rcnlondemoiit en la logique? où sont ses belles
promesses? Nec ad metius viuendum, necad commodius differendum.
Voit-on plus de. barbouillage au caquet des harengeres, qu'aux dis-
putes publiques dos hommes de cette profession? Taymeroy mieux,
que mon fils apprinl aux .taucrnes à parler, qu'aux escholes de la
parlerie. Ayez vu maistre es arts, conférez auec luy, que ne nous
fail-il sentir cette excellence artificiele, et ne rauit les femmes, et
les ignorans comme nous sommes, par l'admiration de la fermeté
de ses raisons, de la beauté de son ordre? que ne nous domine-il et
persuade comnie il veut? Vn bomme si auantageux en matière, et
en conduicte, pourquoy mcsle-il à son escrime les iniures, l'indis-
crétion et la rage? Qu'il oste son chapperon, sa robbe, et son Latin,
qu'il ne batte pas nos aureilles d'Aristote tout pur et tout rreu, vous
le prendrez pour Ivn d'entre nous, ou pis. Il me semble de cette
implication et entrelasseure du langage, par où ils nous pressent,
qu'il en va comme des loueurs de passe-passe : leur souplesse com-
bat et force nos sens, niais elle uesbianle aucunement nostre
creance : hors ce bastelage, ils ne font rieu qui ne soit commun et
vil. Pour estre plus sçauans, ils n'en sont pas moins ineptes. l'ayme
et honore le sçauoir, autant que ceux qui l'ont. Et en son vray
vsago, c'est le plus noble et puissant acquest des hommes. Mais en
ceux-là, et il en est vn nombre infiny de ce genre, qui en establissent
leur fondamentale suffisance et valeur : qui se rapportent de leur
entendement à leur mémoire, sub aliéna vmbra latentes : et ne peu-
ucnt rien que par Hure : ie le bay, si ie lose dire, vn peu plus que
la bestise. En mon pays, et de mon temps, la doctrine amande assez
les liourscs, nullement les âmes. Si elle les rencontre mousses, elle
les aggraue et suffoque : masse crue et indigeste : si desliees, e lie
les purifie volontiers, clarifie et subtilise iusques à l'exinanition.
C'est chose de qualité à peu près indifférente : tres-vlile accessoire, à
vne amc bien née, pernicieux à vne autre ame et dommageable. Ou
plustost, chose de tres-jirecieux vsage, qui ne se laisse pas posséder
à vil prix : en quelque main «"est vn sceptre, en quelque autre, vne
marotte. .Mais suyuons. Quelle plus grande victoire attendez vous,
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VIII. 343
un sceptre ou la marotte d'un fou. — Or, qui n'est en défiance
de la science, « de ces lettres qui ne guérissent de rien {Sénèque) » ;
qui ne doute, eu considérant l'usage que nous en faisons, qu'on
puisse en tirer quelque résultat sérieux pour les besoins de la vie?
A qui la logique a-t-elle donné du jugement? où sont ses belles
promesses? « Elle n'enseigne ni à mieux vivre, ni à mieux raisonner
ICicéron). » Voit-on des harengères caquetant, s'exprimer moins
confusément que les hommes dont c'est la profession, quand ils
pérorent en public? J'aimerais mieux que mon fils apprît à parler
dans les tavernes, qu'aux écoles où s'enseigne ce verbiage. — Ayez
un maître en cet art, entretenez-vous avec lui ; que ne se borne-t-il
à nous faire sentir cette perfection artificielle, à plonger dans le
ravissement les femmes et les ignorants desquels nous sommes, en
donnant lieu d'admirer la fermeté de ses raisons, la beauté de sa
méthode? Il peut nous dominer et nous persuader comme il l'en-
tend; pourquoi cet homme, qui a tant d'avantages par ce qu'il sait
et la manière dont il le produit, joint-il à ses armes naturelles les
injures, l'indiscrétion et la rage? Qu'il se dépouille de son bonnet,
de sa robe et de son latin, qu'il ne fatigue pas nos oreilles de pas-
sages d'Aristote qu'il nous récite textuellement et à tout propos,
et vous le prendriez pour quelqu'un de nous, ou pis encore. — Les
complications et les enchevêtrements de langage par lesquels les
gens de cette sorte nous circonviennent, me font l'effet de tours dé
passe-passe, leur souplesse combat et force nos sens mais n'ébranle
en rien nos croyances; en dehors de ces jongleries, tout ce qu'ils
font est commun et vil; pour être des savants, ils n'en sont pas
moins des sots. J'aime et honore le savoir, autant que l'honorent
ceux qui le possèdent. Quand il en est fait l'usage qu'il comporte,
c'est l'acquisition la plus noble et la plus puissante qu'ait faite
l'homme; mais chez ceux-là (et leur nombre en ce genre est infini)
dont il constitue la base fondamentale de leur capacité et de ce
qu'ils valent, dont toute l'intelligence est dans la mémoire, « qui
se tapissent dans l'ombre d' autrui (Sénèque) », qui ne peuvent rien
sans l'assistance de leurs livres, je les haïs, si j'ose dire, plus
encore que les imbéciles. — Dans mon pays et de mon temps, l'ins-
truction vide les bourses mais n'améliore * que rarement les âmes ;
sur des âmes obtuses elle agit à l'instar d'une masse crue et indi-
geste qui leur reste sur l'estomac et les étouffe; sur des âmes qui
ont plus de pénétration elle arrive aisément à les purifier, ajoute à
leur clarté, et les rend subtiles au point de les épuiser. C'est une
chose de qualité à peu près indifférente par elle-même : très utile
accessoire pour une âme bien douée, elle est pernicieuse, préju-
diciable môme pour une autre; ou plutôt, elle est d'un très pré-
cieux usage, mais ne peut s'acquérir à vil prix ; dans certaines
mains c'est un sceptre, dans d'autres c'est la marotte d'un fou. —
Poursuivons.
C'est Tordre et la méthode qui donnent du prix aux con-
versations, la forme y importe autant que le fond; un ef-
344 ESSAIS DE MONTAIGNE.
que d'apprendre à voslrc enncmy qu'il ne vous peut combattre?
Ouand vous gaignez rau.intage de vostre proposition, c'est la vérité
qui gaigne : quand vous fraifrnez i'anantage de l'ordre, et de la con-
duiUe, c'est vous «|iii f^aigiH'z. Il m'est aduis quen Platon et Xeno-
phon Socrales dispute plus, on faneur des disputants (ju'en faueur
de la dispute : et pour instruire Eulhydomus et Protagoras de la
rognoissance do lour impertinence, plus que de l'impertinence de
leur arl. Il ompoi^'uo la première matière, comme celuy qui a vne
lin plus vlilo que de l'aisclaircir, assauoir esclaircir les esprits, qu'il
prend à manier et exercer. L'agitation et la chasse est proprement
de nostre gibier, nous ne sommes pas excusables de la conduire
mal et impertinemment : de faillir à la prise, c'est autre chose.
Carnous sommes nais à quester la vérité, il appartient de la possé-
der à vne plus grande puissance. Elle n'est pas, comme disoit De-
mocritus, cachée dans le fonds des abysmes : mais plustost esleuec
en hauteur infinie en la cognoissance diuine. Le monde n'est qu'vne
escole d'inquisition. Ce n'est pas à qui mettra dedans, mais à qui
fera les plus belles courses. Autant peut faire le sot, celuy qui dit
?ray, que celuy qui dit faux : car nous sommes sur la manière, non
sur la matière du dire. Mon humeur est de regarder autant à la
forme, qu'à la substance : autant à i'aduocat qu'à la cau.se, conmie
Alcibiades ordonnoit qu'on fist. El tous les iours m'amuse à lire en
des autheurs, sans soing de leur science : y cherchant leur façon,
non leur subiect. Tout ainsi que ie poursuy la communication de
quelque esprit fameux, non affin qu'il m'enseigne, mais affin »iue
ie le oognoisse, et que le cognoissant, s'il le vaut, ie l'imite. Tout
homme peut dire véritablement, mais dire ordonnement, prudem-
ment, et suffisamment, peu <rhommcs le i>euuent. Par ainsi la fau-
teté qui vient d'ignorance, ne m'offence point : c'est l'ineptie, l'ay
rompu plusieurs marchez qui m'estoient vtiles, par l'impertinence
de la contestation de ceux, auec qui ie marchandois. le ne m'os-
meus pas vne ff»is l'an, des fautes de ceux sur lesquels i'ay puis-
sance : mais sur \v poincl de labeslise et opiniastreté de leurs allé-
gations, excuses et defenres, asnieres et brutales, nous sonunes
tous les iours à n«»us eu prendre à la gorge. Ils n'entendent ny ce
qui se dit, ny pourquoy, et respondent de mesme : c'est pour dé-
sespérer, le ne sens heurter rudement ma teste, que par vne autre
te»le. El entre plustost en composition auec le vice de mes gens,
quauec leur lemeriié, in»|M.rtunité et leur sottise. Qu'ils facent
moins, pourueii qu'ils s,,icn! r;i|»al.|e« .|o f.iire. V«.ii>: vin.'/ n\ es-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VIII. 345
fet analogue se produit dans notre vie familiale. — Quelle
plus grande victoire peut-on attendre, que de montrer à son adver-
saire qu'il ne peut lutter? Quand vous faites triompher votre pro-
position, c'est la vérité qui l'emporte; quand vous triomphez par la
méthode avec laquelle vous conduisez votre argumentation, c'est
vous qui triomphez. Mest avis que dans Platon et Xénophon, So-
crate discute moins dans l'intérêt de la discussion elle-même, que
dans l'intérêt de ceux qui y prennent part; il cherche davantage à
faire ressortir aux yeux d'Euthydamus et de Protagoras leur man-
que d'à propos que l'inanité de leur art. Le premier sujet venu de
controverse lui est bon, parce que son but est moins de l'élucider
que d'être utile, c'est-à-dire d'ouvrir l'intelligence de ceux qu'il
travaille et exerce. L'agitation et la chasse sont à proprement par-
ler notre lot; nous ne sommes pas excusables de les conduire mal
ou contrairement à ce qui est rationnel; quant à manquer notre
coup, c'est autre chose, parce que nous sommes nés pour nous li-
vrer à la recherche de la vérité, et qu'il n'appartient qu'à plus
puissant que nous de la posséder; car elle n'est pas, comme disait
Démocrite, cachée dans le fond des abîmes; elle va plutôt s'élevant
jusqu'à l'infini, pour en arriver à n'être connue que de Dieu. Le
monde n'est qu'une école où l'on passe son temps à chercher; ce
n'est pas à qui atteindra le but, mais à qui fournira les plus
belles courses. Autant peut dire des sottises celui qui dit vrai que
celui qui dit faux, parce qu'il n'est pas question ici du sujet dont
on parle mais de la manière dont on le traite. — Je suis porté à
regarder autant à la forme qu'au fond, autant l'avocat que la
cause, ainsi que le voulait Alcibiade. Tous les jours, je m'amuse à
lire des auteurs sans m'occuper de leur science, cherchant seule-
ment leur façon de dire sans m'inquiéter du sujet qu'ils traitent;
de même, il m'arrive de m'efforcer d'entrer en communication avec
des esprits qui ont de la réputation, non pour m'instruire mais
pour les connaître, et, les connaissant, pour les imiter s'ils en va-
lent la peine. Tout homme peut dire vrai; mais dire avec ordre,
modération et science, cela n'est au pouvoir que d'un petit nom-
bre ; aussi je ne suis pas offensé par l'erreur qui provient de l'igno-
rance, tandis que je le suis par l'ineptie. J'ai rompu plusieurs mar-
chés auxquels j'avais intérêt, par suite de contestations sans raison
soulevées par ceux avec lesquels je les passais. — Je ne m'émeus
pas, une fois l'an, des fautes de ceux qui sont sous ma dépendance ;
mais nous sommes tous les jours à nous prendre de querelle, à
cause de la bêtise et de l'entêtement qu'ils apportent dans ce qu'ils
avancent et dans les raisons stupides et animales qu'ils donnent
pour s'excuser et se défendre; ils n'écoutent ni ce qu'on leur dit,
ni les explications qu'on leur donne, et ils répondent de mênie;
c'est à désespérer; cela me produit l'effet d'une tête heurtant vio-
lemment la mienne. Je m'accommode plutôt des défauts de mes
gens que de leur aplomb, de leur importunité et de leur sottise ;
qu'ils fassent moins, mais qu'ils soient à même de faire ; vous vivez
346 ESSAIS DE MONTAIGNE.
pérance li'escliaufTer lour volonté. Mais d'vne souche, il n'y a ny
qu'espérer, ny que iouyr «|iii vaille. Or quoy, si ie prends les
choses aulremenl qu'elles ne sont? Il peut estre. Et pourtant i'ac-
cuse mon impatience. Et tiens, premièrement, qu'elle est esgalle-
menl vitieuse en celuy qui a droit, comme en celuy qui a tort. Car
c'est lousiours vn' aif^reur tyranniquc, de ne pouuoir souffrir vue
forme diuerso à la sioime. El puis, qu'il n'est à la vérité point de
plus grande fadese, et plus constante, que de s'esmouuoir et piquer
des l'adeses du monde, ny plus hétéroclite. Car elle nous formalise
principallement contre nous : et ce philosophe du temps passé
n'eust iamais eu faute d'occasion à ses pleurs, tant qu'il se fust
considen''. .Mison l'vn des sept sages, d'vnc humeur Timoniene et
Democritiene interrogé, deqiioy il rioit seul : De ce que ie ris seul :
respondit-il. Combien do sottises dis-ie, et respons-ie tous les
iours, selon moy : et volontiers donq combien plus fréquentes, se-
lon autruy? Si ie m'en mors les leures, qu'en doiuent faire les au-
tres? Somme, il faut viure entre les viuants, et laisser la riuiere
courre sous le pont, sans nostre seing : ou à tout le moins, sans
noslre altération. De vray, pourquoy sans nous esmouuoir, rencon-
trons nous quelqu'vn qui ayt le corps tortu et mal basty, et ne pou-
uons souffrir le rencontre dvn esprit mal rengé, sans nous mettre
en cholere? Cette vitieuse aspreté tient plus au luge, qu'à la faute.
Ayons tousiours en la bouche ce mot de Platon : Ce que ie treuue
mal sain, n'est-ce pas pour estre moy-mesmes mal sain? Ne suis-ie
pas moy-mesmes en coulpe? mon aduertissement se peut-il pas
renuerser contre moy? Sage et diuin refrein, qui fouete la plus vni-
ucrselle, et commune erreur des hommes. Non seulement les re-
proches, que nous faisons les vns aux autres, mais noz raisons aussi,
et noz ai^uments et matières controuerses, sont ordinairement re-
torquables à nous : et nous enferrons de noz armes. Dequoy l'ancien-
neté m'a laissé assez de graues exemples. Ce fut ingénieusement dit
et bien à propos, par celuy qui l'inuenta :
Slercus euique suum bene olet.
No2 yeux ne voyenl rien en derrière. Cent fois le iour, nous nous
moquons de nous sur le subiect de nostre voysin, et détestons en
d'autres, les défauts ipii sont en nous plus clairement : et les admi-
nuis d'vne merueilleuse im|)udence et iuaduertence. Encores hier
ie fus à mesmes, de veoir vn homme d'entendement se moquant
aulaiil plaisamment que iustement, de l'inepte façon d'vn autre, qui
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VIII. 347
avec l'espérance d'échauffer leur volonté, mais il n'y a rien qui
vaille à tirer ni à espérer d'une souche.
C'est un grand défaut que de ne pouvoir souffrir les sot-
tises des autres; que de fois nous leur reprochons ce qui
existe chez nous-mêmes. — Peut-être vois-je les choses autre-
ment qu'elles ne sont, cela se peut; c'est pourquoi je m'accuse
d'impatience et conviens tout d'abord que c'est une faute aussi
bien chez celui qui a raison que chez celui qu i a tort, parce que
c'est toujours fâcheux et tyrannique de ne pouvoir souffrir une fa-
çon d'être différente de la sienne, et qu'il n'y a vraiment pas de
niaiserie plus grande, plus fréquente et plus ridicule que de s'é-
mouvoir et de se piquer des niaiseries des gens ; cela se retourne
généralement contre nous, et ce philosophe des temps passés n'au-
rait jamais manqué d'occasion de pleurer, s'il se fût mis à se con-
sidérer lui-même. On demandait à Myson, l'un des sept sages, qui
tenait de l'humeur de Timon et de Démocrite et était porté à tout
prendre en mauvaise part et à en rire, pourquoi il riait tout seul;
il répondit : « Précisément de ce que je suis seul à rire. » — Que
de sottises je reconnais dire et répondre chaque jour; combien,
par suite, les autres doivent en constater en moi un plus grand
nombre encore ; et si je m'en mords les lèvres pour n'en pas rire,
que doivent-ils faire, eux! En somme, il faut vivre avec les vi-
vants et laisser l'eau couler sous le pont, sans nous en occuper
ou tout au moins sans en éprouver de trouble. — De fait, ne ren-
controns-nous pas, sans nous en émouvoir, des gens mal bâtis et
difformes; pourquoi ne supportons-nous pas également, sans nous
mettre en colère, des esprits mal conformés? Cela tient à ce que le
juge se montre à tort plus mal disposé que la faute ne le com-
porte. Ayons toujours à la pensée cette maxime de Platon : « Quand
je trouve quelque chose qui n'est pas tel que ce devrait être, n'est-
ce pas parce que je suis moi-même dans des conditions anormales?
n'est-ce pas moi qui suis en dehors de ce qui est la règle? mon ob-
servation ne peut-elle se retourner contre moi? » sage et doux re-
frain qui flagelle la plus répandue, la plus universelle erreur des
hommes. Non seulement les reproches que nous nous faisons les
uns aux autres, mais nos raisons, nos arguments, les sujets qui font
l'objet de nos controverses peuvent nous être rétorqués et nous
nous enferrons avec nos propres armes. A cet égard, l'antiquité
nous a laissé des exemples frappants : « Chacun aime l'odeur de son
fumier », est un proverbe latin qui témoigne esprit et à propos de
la part de celui qui l'a inventé. Nos yeux ne voient pas en arrière,
et, cent fois par jour, nous nous moquons de nous-mêmes en nous
moquant de ce que nous voyons chez le voisin; les défauts que nous
détestons chez d'autres, sont encore plus apparents chez nous où
nous les admirons avec une merveilleuse impudence sans nous
rendre compte de la contradiction. — Hier encore, j'ai été à même
de voir un homme de jugement, * très affable personne, qui se mo-
quait avec autant de raison que d'esprit de la sottise d'un autre
348 ESSAIS DE MONTAIGNE.
rompt la teste à tout le monde du registre de ses généalogies et
alliances, plus de moitié fauces (ceux-là se iellent plus volontiers
sur tels sots propos, qui ont leurs qualitez plus doubteuses et moins
seures) et luy s'il eust rerult* sur soy, se liist trouut'' non guère
moins intempérant et ennuyeux à semer et faire valoir la prcroga- •
liue de la race de sa femme. 0 importune présomption, de laquelle
la femme se voit armée par les mains de son mary mesme? S'il en-
tendoit du Latin, il luy faudroit dire,
Agel »i htec non intanil satis sua sponle, instiga.
le ne dis pas, que nul n'accuse, qui ne soit net : car nul n'accuse- «
roit : voire ny net, en mesme sorte de tache. Mais i'entens, que
nostre iugement chargeant sur vn autre, duquel pour lors il est
question, ne nous espargne pas, d'vne interne et seuere iurisdiction.
C'est office de charité, que, qui ne peut oster vn vice en soy, cher-
che ce neantmoins à l'oster en autruy : où il peut auoir moins ma- •
ligne et reuesche semence. Ny ne me semble rcsponce à propos, à
celuy, qui m'aduertit de ma faute, dire qu'elle est aussi en luy.
Quoy pour cela?Tousiours l'aduertissement est vray et vtile. Si
nous auions bon nez, nostre ordure nous deuroit plus puïr, d'autant
qu'elle est nostre. Et Socrales est d'aduis, que qui se trouueroit «
coulpable, et son lils, et vn estranger, de quelque violence et iniure,
deuroit commencer par soy, à se présenter à la condamnation de
la iustice, et implorer, pour se purger, le secours de la main du
bourreau : secondement pour son fils : et dernièrement pour l'es-
tranger. Si ce précepte prend le ton vn peu trop haut : au moins se •
doibt il présenter le premier, à la punition de sa propre conscience.
Les sens sont nos propres et premiers iuges, qui napperçoiuent
les cho8<'s que par les accidens externes : et n'est merueille, si en
toutes les pièces du seruice de nostre société, il y a vn si perpétuel,
et vniuersel meslange de cérémonies et apparences superficielles : .i
si que la meilleure ot plus eiïectuelle part des polices, consiste en
cela, (rest tousiours à l'Iiomme <|ue nous auons alfaire, duquel la
condition est merueilleusement corporelle. Que ceux qui nous ont
voulu bastir ces années passées, vn exercice de religion, si contem-
platif et immatériel, ne s'estonnent point, s'il en trouue, qui peu- •
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VIII. 349
qui va rompant la tête à tout le monde de l'exposé de sa généa-
logie et de ses alliances, aux trois quarts fausses (ce sont ceux dont
les titres sont le plus douteux et le moins certains, qui ressassent
le plus souvent ce sujet ridicule) ; si notre critique eût reporté son
regard sur lui-même, il se serait trouvé tout aussi intempérant
et ennuyeux quand, à tout propos, il fait valoir le mérite de la race
à laquelle sa femme appartient. Quelle malencontreuse vanité de
la part de ce mari, de fournir ainsi lui-môme des armes à sa femme;
s'il comprenait le latin, il faudrait lui crier ce que je traduis :
« Courage! elle n'est pas d'elle-même assez folle, irrite encore sa
folie (Térence) ! » — Je ne veux pas dire que celui-là seul qui est ab-
solument net, puisse accuser (il n'y aurait plus personne pour por-
ter une accusation) ; je ne dénie même pas ce droit à qui est lui-
même entaché de ce qu'il reproche aux autres; mais je voudrais
que lorsque notre jugement nous fait critiquer quelqu'un, il ne nous
épargne pas et porte dans notre for intérieur, sur le fait imputé,
une sévère investigation. C'est œuvre de charité, de la part de qui
est impuissant à extirper un vice chez lui-même, de s'employer
néanmoins à l'extirper chez les autres, oîi il produit peut-être des
fruits moins mauvais et moins âpres qu'en nous ; mais ce ne sem-
ble pas une excuse recevable de répondre à quelqu'un qui m'a-
vertit de mes défauts, que lui-même n'en est pas exempt. Pour-
quoi? Parce qu'ini avis fondé est toujours utile. Si nous avions bon
nez, nous sentirions plus désagréablement les mauvaises odeurs
que nous répandons, par cela même que c'est nous qui les exha-
lons. Socrate n'estime-t-il pas que quelqu'un qui se reconnaîtrait
coupable, et avec lui son fils et un étranger, de quelque acte vio-
lent et injuste, devrait commencer par se présenter à la justice,
pour se faire condamner et provoquer lui-même l'expiation de sa
faute par le bourreau ; faire en second lieu qu'il en soit de même
pour son fils; et, seulement après, tenir la même conduite à l'égard
de l'étranger. Ce précepte peut paraître un peu sévère, mais du
moins celui qui se trouve coupable, devrait-il commencer par se
livrer le premier à la punition de sa propre conscience.
Ce qui frappe nos sens a une grande influence sur nos
jugements; la gravité d'un personnage, son costume, sa'
situation, etc., tout cela donne du poids aux sottises qu'il
débite. — Les sens sont nos propres juges et statuent tout d'a-
bord ; comme ils ne constatent les faits que d'après leur manifes-
tation extérieure, il n'est pas étonnant que tout ce qui se rapporte
au fonctionnement de la société, soit un perpétuel et universel mé-
lange de cérémonies où les apparences jouent un grand rôle; aussi
dans les moyens employés pour la diriger, sont-elles un des meil-
leurs et de ceux qui produisent le plus d'effet. C'est toujours à
l'homme que nous avons affaire et, chez lui, ce qui est tangible
l'emporte de beaucoup sur ce qui ne l'est pas. Aussi, ceux qui,
dans ces dernières années, ont voulu introduire un culte dont les
pratiques sont exclusivement contemplatives et immatérielles, ne
350 ESSAIS DE MONTAIGNE.
sent, qu'elle Tusl escliappée et fondue entre leurs doigts, si elle ne
tenoil parmy nous, comme marque, tiltre, et instrument de diuision
et de pari, plus que par soy-mcsmes. Comme en la conférence. La
frrauilé, la rohbe, et la fortune de celuy qui parle, donne souuent
crédit à des propos vains et ineptes. Il n'est pas à présumer, qu'vn
monsieur, si suiiiv, si redouté, n'aye au dedans quelque suffisance
aulr-e que populaii-e : et qu'vn houune à qui on donne tant de com-
missions, et de charges, si desdaigneux et si morguant, ne soit plus
habile, que cet autre, qui le salue de si loing, et que personne
n'employé. Non seulement les mots, mais aussi les grimaces de ces
gens là, se considèrent et mettent en compte : chacun s'appliquant
à y donner quelque belle et solide interprétation. S'ils se rabaissent
à la conférence commune, et qu'on leur présente autre chose qu'ap-
probation et reuerence, ils vous assomment de l'authorité de leur
expérience : ils ont ouy, ils ont veu, ils ont faict, vous estes accablé
(l'exemples. le leur dirois volontiers, que le fruict de lexpcrience
dvn chirurgien, n'est pas l'histoire de ses practiques, et se souue-
nir qu'il a guary quatre empestez et trois goûteux, s'il ne sçait de
cet vsage, tirer dequoy former son iugement, et ne nous sçait faire
sentir, qu'il en soit deuenu plus sage à l'vsage de son art. Comme
en vn concert d'instruments, on n'oit pas vn leut, vue espinete, et
la flulte : on oyt vue harmonie en globe : l'assemblage et le fruict de
tout cet amas. Si les voyages et les cliarges les ont amendez, c'est à
la production de leur entendement de le faire paroistre. Ce n'est
pas assez de compter les expériences, il les faut poiser et assortir :
et les faut auoir digérées et alambiquees, pour en tirer les raisons
<'t conclusions qu'elles portent. Il ne fut iamais tant d'historiens.
Bon est-il tousioius et vlile de les ouyr, car ils nous fournissent tout
plein de belles instructions et louables du magasin de leur mé-
moire, (irande partie certes, au secours de la vie. Mais nous ne
cherchons pas cela pour celle heure, nous chei^hons si ces recita-
teurs et recueilleurs sont louables eux-mesmes. le hay toute
sorte de tyrannie, et la parliere, et l'effectuelle. le me bande volon-
tiers contre ces vaines circonstances, qui pipent nostre iugement
par les sens : et me tenant au guet de ces grandeurs extraordinai-
res, ay trouué que ce sont pour le plus, des hommes comme les
autres :
RaruM eni'm /ermi senau» eommunii in Ula
Fortuna.
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VIII. 331
doivent-ils pas s'étonner s'il y a des personnes qui pensent qu'il ne
se serait pas maintenu et se serait effrondré entre les mains de
leurs auteurs, s'il n'était devenu chez nous la marque, le prétexte,
l'instrument de nos divisions et des partis, et que c'est à cela
plus qu'à lui-même qu'il doit de durer. — Il en est de même dans
les conversations : la gravité, la robe, la situation de celui qui
parle, donnent souvent crédit à des propos vains et ineptes; on ne
doute pas qu'un monsieur que chacun recherche et redoute, n'ait
en lui-même une valeur supérieure; ni qu'un homme comblé de
missions et de charges, qui se montre si dédaigneux et si plein de
morgue, ne soit plus habile que cet autre qui le salue de si loin et
que personne n'emploie. Non seulement ce que disent ces gens,
mais jusqu'aux grimaces qu'ils font, sont exaltées et notées; chacun
s'applique à en donner quelque belle et solide interprétation. S'ils
daignent s'abaisser à prendre part à une conversation à laquelle
tout le monde participe, ne porterait-elle que sur des banalités, et
qu'on leur témoigne autre chose que de l'approbation et de la dé-
férence, ils font valoir bien haut l'autorité de leur expérience ; ils
ont entendu, vu, pratiqué; ils vous accablent d'exemples. Je suis
bien près de leur dire que nous ne sommes pas convaincus de l'ex-
périence d'un chirurgien, par cela seul qu'il nous raconte les opé-
rations qu'il a faites et qu'il nous rappelle qu'il a guéri quatre cas
de peste et trois goutteux, il faut encore qu'il ait su en acquérir
plus de jugement et qu'il sache nous persuader qu'il en est de-
venu plus expert dans la pratique de son art. Il arrive ici ce qui
se produit dans un concert instrumental : ce n'est ni le luth, ni
l'épinette, ni la flûte qu'on y entend, c'est l'harmonie de l'en-
semble, résultat du jeu de ces instruments réunis. Si les voyages
et l'exercice de leurs fonctions ont amélioré ces gens, cela doit
ressortir par l'esprit dont ils font preuve. Ce n'est pas assez d'é-
numérer des expériences, il faut les classer et déterminer leur
valeur; il faut les examiner de près, les analyser, pour être à
même d'apprécier les raisons et les conclusions auxquelles elles
conduisent. Jamais il n'y a eu tant d'historiens que maintenant;
il est toujours bon et utile de les entendre, parce que leur mé-
moire nous fournit une infinité de renseignements beaux et dignes
d'éloge qu'elle a emmagasinés et qui sont propres à notre ins-
truction. Cela est assurément d'une grande aide dans la vie, mais
à l'heure présente ce n'est pas ce que nous cherchons ; ce qui nous
occupe, c'est de savoir si ces compilateurs, qui se bornent à un
simple travail de récitation, méritent eux-mêmes des éloges.
Parfois aussi les grands paraissent plus sots qu'ils ne
sont, parce qu'on attend plus d'eux. — Je hais la tyrannie sous
toutes ses formes, qu'elle soit effective ou en paroles ; je me tiens
volontiers en garde contre ces circonstances sans consistance qui,
par nos sens, induisent notre jugement en erreur, et, en observant
attentivement ces hommes dont on fait des phénomènes, j'ai trouvé
qu'ils sont tout au plus des hommes comme les autres : « car le sens
352 ESSAIS DE MONTAIGNE.
A rauaDlure les estime Ion, et apperçoil moindres qu'ils ne sont,
<l'autant qu'ils entrepnMuu'nt plus, et se montrent plus, ils ne res-
pondent point au faix qu'ils ont pris. Il faut qu'il y ayt plus de vi-
gueur, et de pouuoir au porteur, qu'en la charge. Celuy qui n'a pas
romply sa force, il vous laisse deuiner, s'il a encore de la force au
delà, cl s'il a esté essayé iusques à son dernier poincl. Celuy qui
.succombe à sa cliai-ge, il descouure sa mesure, et la foiblesse de
ses espaules. C'est pourquoy on voit tant d'ineptes âmes entre les
sçauantos, et plus que d'autres. Il s'en fust faict des bons hommes
de mesnage, bons niarchans, bons artizans : leur vigueur naturelle
esloit taillée à cette proportion. C'est chose de grand poix que la
science, ils fondent dessoubs. Pour estaller et distribuer celte riche
et puissante matière, pour l'employer et s'en ayder : leur engin
n'a,ny assez de vigueur, ny assez de maniement. Elle ne peut qu'en
vne forte nature : or elles sont bien rares. Et les foibles, dit So-
crates, corrompent la dignité de la philosophie en la maniant. Elle
paroist et inutile et vicieuse, quand elle est mal estuyee. Voyla
comment ils se gaslent et affollent.
Humant gualis Simulator aimius oris,
Quem puer arridens, pretioso staminé sérum
Velauit, nudàsques nates ac terya reliquit,
Ludibrium menais.
A ceux pareillement, qui nous régissent et commandent, qui tien-
nent le monde en leur main, ce n'est pas assez d'auoir vn entende-
ment commun : de pouuoir ce que nous pouuons. Ils sont bien
loing au dessoubs de nous, s'ils ne sont bien loing au dessus.
Comme ils promettent plus, ils doiuent aussi plus. Et pourtant
leur est le silence, non seulement contenance de respect et granité,
mais encore souuent de profit et de mesnage. Car Megabysus estant
allé voir Apelles en .son ouurouer, fut long temps sans mot dire :
et puis commença à discourir de ses ouurages. Dont il reçeut cette
reprimende : Tandis «jue lu as gardé silence, lu semblois quel-
que grande chose, à cause de tes cheines et de ta pompe : mais
maintenant, qu'on t'a ouy parler, il n'est pas iusques aux garsons
de ma bouti«|uc qui ne te mesprisent. (^es magniti<iues atours, ce
grand estât, ne luy permelloient point d'estrc ignorant dvne igno-
rance populaire: et de parler impertinemmcnt de la peintui-e. Il deuoit
maintenir muet, cette externe ri presomptiue sufllsancc. A combien
de sottes âmes en mon temps, a seruy vne mine froide et taciturne,
de liltrc de prudence et de capacité? Les dignilcz, les charges, se
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VIII. 353
commun est assez rare dans ces hautes fortunes (Juvénal). » Souvent
quand ils entreprennent et se montrent davantage, n'étant pas en
état de supporter la tâche qu'ils ont assumée, on les estime moins
et ils apparaissent moins grands qu'ils ne sont réellement. Il faut que
celui qui porte un fardeau ait plus de vigueur, puisse plus qu'il n'est
nécessaire; quand il en est ainsi, on voit aisément qu'il ,3. encore
assez de force pour porter plus encore et qu'il n'en est pas arrivé à
son extrême limite ; celui qui succombe sous le faix, donne sa me-
sure et décèle la faiblesse de ses épaules. C'est ce qui fait qu'on voit
tant de sots parmi les savants où ils sont en plus grand nombre
que les autres; ils auraient été de bons agriculteurs, de bons mar-
chands, de bons artisans, c'est ce pour quoi la nature les avait pour-
vus. La science est lourde à porter, ils succombent sous le poids ;
pour étaler et répartir les riches et puissants matériaux qu'elle leur
fournit, pour les mettre en œuvre et y trouver aide, leur esprit natu-
rel n'a ni la vigueur, ni la dextérité qu'il faudrait ; cela n'est donné
qu'aux natures fortes, et elles sont rares. Quand les natures faibles,
dit Socrate, se mêlent de philosophie, elles en compromettent la
dignité; mal placée, cette science apparaît inutile et nuisible, et c'est
là la raison pour laquelle ces gens insuffisants se gâtent et se nui-
sent à eux-mêmes: « Tel ce singe, imitateur de V homme, qu'un enfant
rieur a habillé d'une précieuse étoffe de soie, en lui laissant le der-
rière à découvert, à la grande joie des convives (Claudien). » A ceux
qui nous gouvernent et nous commandent, qui tiennent le monde
dans leurs mains, il ne suffit pas non plus qu'ils aient le même ju-
gement que nous tous, qu'ils puissent ce que nous pouvons; ils
sont de beaucoup au-dessous de nous, quand ils ne sont pas de
beaucoup au-dessus; ils promettent davantage, par suite ils doivent
davantage.
Le plus souvent il est de leur intérêt de garder le si-
lence.— C'est ce qui fait que le silence non seulement leur permet
de garder leur gravité et une contenance qui leur attire le respect,
mais qu'ils y trouvent souvent profit et économie. — Mégabyse était
allé visiter Apelle dans son atelier; longtemps, il demeura sans
mot dire, puis se mit à discourir sur les œuvres du peintre, ce qui
lui valut cette rude apostrophe : « Tant que tu gardais le silence, tu
avais grand air à cause des chaînes et de la magnificence dont tu
es paré; mais maintenant qu'on t'a entendu parler, il n'est pas jus-
qu'aux garçons de mon atelier qui ne te méprisent. » Ses super-
bes atours, sa haute situation, ne permettaient pas à ce • noble vi-
siteur d'être ignorant au même degré que tout le monde et de
parler peinture sans s'y connaître ; il eût dû au moins conserver son
mutisme pour maintenir intacte cette capacité présomptive qu'on
lui accordait en raison de son extérieur. A combien de sottes âmes
une mine froide et taciturne a-t-elle, en mon temps, tenu lieu de
prudence et de capacité réelles !
Et pourquoi les grands seraient-ils plus instruits, plus
éclairés que les autres? C'est le hasard qui, la plupart du
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. lU. 23
.ir.4 ESSAIS DE MONTAIGNE.
donnent necessah-enient, plus par fortune que par mérite : et a Ion
lorl souuenl de s'en pi-endre aux Roys. Au rebours c'est merueille
qu'ils y ayenl tant d'Iieui-, y ayans si peu d'adresse : Principis est
virtus muxima, nosse suas-. Cai- la nature ne leur a pas donné la
veuë, qui se puisse estendre à tant de peuple, pour en discerner la
precellence : et perser nos poitrines, où loge la cognoissance de
nosli-c volonté et de nostre meilleure valeur. Il faut qu'ils nous
trient par coniecture, et à tastons : par la race, les richesses, la
doctrine, la voix du peuple : Ires-foibles argumens. Qui pourroit
trouuer moyen, qu'on en peust iuger par iustice, et choisir l^-s
hommes par raison, establiroit de ce seul trait, vne parfaite forme
de police. Ouy mais, il a mené à poinct ce grand affaire. C'est
dire quelque chose; mais ce n'est pas assez dire. Car cette sen-
tence est iustement receuë, Qu'il ne faut pas iuger les conseils par
les euenemens. Les Carthaginois punissoient les mauuais aduis de
leurs capitaines, encore qu'ils fussent corrigez par vne heureuse
yssue. Et le peuple Romain a souuent refusé le triomphe à des
grandes et tres-vtiles victoires, par ce que la conduitte du chef ne
respondoit point à son bon heur. On s'apperçoit ordinairement aux
actions du monde, que la fortune, pour nous apprendre, combien
elle peut en toutes choses : et qui prent plaisir à rabatre nostre
présomption : n'ayant peu faire les mal-habiles sages, elle les fait
heureux, à l'enuy de la vertu. Et se mesle volontiers à fauoriser les
exécutions, où la trame est plus purement sienne. D'où il se voit
tous les iours, que les plus simples d'entre nous, mettent à fin de
très-grandes bcsongnes et publiques et priuees. Et comme Sirannez
le Persien, respondit à ceux qui s'estonnoient comme ses affaires suc-
cedoienl si mal, veu que ses propos estoient si sages : Qu'il esloit
seul maistre de ses propos, mais du succez de ses affaires, c'estoil
la fortune. Ceu\-ry peuuent respondre de mesme : mais d'vn con-
Iraiii' biais, La plus part des choses du monde se font par elles
mesmes.
Fala viam inueniunt.
L'issue authorise somient \nr Ircsincpte conduite. Nostre entremise
n'est quasi quvin' routine : »'l plus comnuinement considération
d'vsage, el d'exemple, que de raison. Estonné de la grandeur de
I alTaire, i'ay autrefids sçeu par ceux qui l'auoient mené à lin, leurs
TRADUCTION. - LIV. III, CH. VIII. 355
temps, distribue les rangs, et il ne saurait guère en être
autrement. — Les dignités, les charges, se donnent nécessaire-
ment plus au hasard qu'au mérite; mais on a tort de s'en prendre
, aux rois. C'est merveille au contraire qu'ils soient si heureux dans
leurs choix, ayant si peu où se renseigner : « Le principal mérite
d'un prince, est de bien connaître ceux qu'il emploie (Martial) »,
car la nature ne les ayant pas doués d'une vue qui leur permette de
connaître tous leurs sujets, de discerner en quoi chacun excelle et
de scruter nos cœurs, ce qui seul ferait qu'ils parviendraient à sa-
voir quelle est notre volonté et ce à quoi nous sommes le plus
aptes, il faut qu'ils nous choisissent par conjecture et à tâtohs, en
se basant sur notre race, nos richesses, la doctrine que nous pra-
tiquons, ce qu'on dit de nous, qui sont autant de bien faibles argu-
ments. Qui trouverait un moyen permettant d'apprécier les hommes
avec justice, de les choisir en toute connaissance de cause, assu-
rerait du même coup une parfaite organisation des services pu-
blics.
Le succès obtenu dans les plus grandes affaires n'est
pas une preuve d'habileté; souvent il est dû au hasard qui
intervient dans toutes les actions humaines. — « Oui, mais
il a si bien mené cette grande affaire, » entend-on dire. C'est là une
raison, mais elle ne suffit pas; et une autre maxime dit judicieuse-
ment qu' « il ne faut pas juger des conseils donnés, par les événe-
ments qui ont suivi ». — Les Carthaginois punissaient leurs capi-
taines, quand ils jugeaient mauvaises les dispositions que ceux-ci
avaient prises, alors même qu'un heureux résultat final les avait
corrigées; souvent le peuple romain a refusé le triomphe pour de
grandes et très utiles victoires, parce que la conduite du chef n'avait
pas été en rapport avec son bonheur. On voit fréquemment en ce
monde le hasard prendre plaisir à rabattre notre présomption, pour
nous montrer combien il a de pouvoir en toutes choses; ne pouvant
rendre sages les maladroits, il les fait heureux, à rencontre de ce
que commanderait la vertu. Volontiers il se prend à favoriser les opé-
rations dans la préparation desquelles seul il est intervenu, de sorte
qu'on voit souvent les plus simples d'entre nous mener à bonne fin
de très importantes entreprises tant publiques que privées. — A
ceux qui s'étonnaient de voir si mal tourner ses affaires alors que
ses conceptions étaient si sages, le persan Siramnez répondait
« qu'il était seul à concevoir ses projets, tandis que leur succès dépen-
dait de la fortune ». En en faisant application à une situation tout
opposée, nos gens pourraient faire la même réponse. — La plupart
des choses de ce monde s'accomplissent d'elles-mêmes, « les destins
frayent la voie (Virgile) »; le résultat justifie souvent une conduite
des plus déraisonnables, notre intervention n'est presque qu'un fait
de routine, et très communément amenée plutôt par l'usage et les
précédents que par la raison. Étonné de la grandeur de cette affaire
qui est l'acte capital de notre époque, il m'est arrivé, pour juger
de leur degré d'habileté, de m'enquérir auprès de ceux qui l'avaient
356 ESSAIS DE MONTAIGNE.
moUfsel leur addrcsse : \o n'y ay liouuù que des aduis vulgaires :
et les plus vulgaires el vsitez, sont aussi peut-estre, les plus seurs
el plus commodes à la pratique, sinon à la montre. Quoy si les
plus platles raisons, sont les mieux assises : les plus basses et las-
ches, et les plus hatlucs, se couchent mieux aux affaires? Pour
conseruer l'authorité du conseil des Roys, il n'est pas besoing que
les personnes profanes y participent, et y voyent plus auant que de
la première barrière. Il se doibt reuerer à crédit et en bloc, qui en
veut nourrir la réputation. Ma consultation esbauche vn peu la ma-
tière, et la considère légèrement par ses premiers visages : le fort
el principal de la besongne, i'ay accoustumé de le resigner au ciel,
Permitle diuis caetera.
L'heur el le mal'iieur, sont à mon gré deux souueraines puis-
sances. C'est imprudence, d'estimer que l'humaine prudence puisse
remplir le rolle de la fortune. Et vaine est l'entreprise de celuy, qui
présume d'embrasser etcauses et conséquences, et mener par la main,
le progi'ez de son faict. Vaine sur tout aux délibérations guerrières.
Il ne fut iamais plus de circonspection et prudence militaire, qu'il
s'en voit par fois entre nous. Seroit ce qu'on crainct de se perdre en
chemin, se reseruant à la catastrophe de ce ieu? le dis plus, que
noslrc sagesse mesme et consultation, suit pour la plus part la con-
duicle du hazard. Ma volonté et mon discours, se remue tantost
d'vn air, tanlost d'vn autre : et y a plusieurs de ces mouuemens,
qui se gouuernent sans moy. Ma raison a des impulsions et agita-
lions iournallieres, et casuelles :
Verlunlur species animorum, el pectora motus
Nunc alto*,, altos dum nubila ventus agebat,
Concipiunt.
Qu'on regarde qui sont les plus puissans aux villes, et qui font
mieux leurs besongncs : un trouuera ordinairement, que ce sont les
moins habiles. Il est aducnu aux femmelettes, aux enfans, et aux
insensez, de commander des grands estais, à l'esgal des plus sufli-
sans Princi's. Kt y i-encontrent, dit Tlni< ydidos, plus ordinairement
les grossiei-s que les subtils. Nous attribuons les elfects de leur
bonne fortune à leur prudencf.
Vt quiaque Fortuna rtitur,
lia prmeelUt : algue exinde sapere illutn omnes dichnus.
Farquoy ie dis bien, en loules façons, que les euenemens, sont mai-
gres tesmoings d»* noslrt* prix el capariU*. Or i'estois sur ce
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VIII. 337
conduite, des raisons qui les avaient déterminés à agir comme ils
l'avaient fait, et j"ai constaté que ces raisons étaient tout ce qu'il y
a de plus vulgaire. Du reste, les plus vulgaires et les plus commu-
nément employées, pour n'être pas des plus séduisantes, sont peut-
être les plus commodes et les plus sûres dans la pratique. Si celles
qui ont le moins de valeur ont le plus de chances de réussite, qu'y
a-t-il d'étonnant à ce que les plus basses, les plus lâches, les plus
décriées soient les mieux appropriées à la marche des affaires? Pour
que les conseils qui assistent les rois conservent leur autorité, il
suffit que les profanes qui n'y ont pas part et veulent voir ce qui s'y
passe, soient tenus au delà de la première barrière qui en interdit
l'approche; et qui veut que leur prestige ne subisse aucune atteinte,
doit les révérer en bloc et sans examiner les déterminations qu'ils
prennent. Quand je me consulte, je ne fais qu'ébaucher ce qui est
le sujet de mes réflexions et ne l'emisage que superficiellement d'a-
près ce qu'il m'en semble tout d'abord, ayant coutume d'attendre
du ciel qu'il fasse le principal et le plus fort du travail :« Aban-
donnons le reste aux dieux {Horace). »
Le bonheur et le malheur sont, j'estime, deux puissances souve-
raines. Il est imprudent de compter que la prudence humaine
puisse remplir le rôle de la fortune ; et celui-là entreprend l'impos-
sible qui présume pouvoir embrasser les causes et leurs effets, et
diriger les événements à son gré ; c'est là une impossibilité, surtout
à la guerre, quand il s'agit de résolutions à prendre. Jamais on n'a
apporté dans les affaires de cette sorte, plus de circonspection et
de prudence qu'on ne le fait parfois dans nos guerres civiles ac-
tuelles; il semblerait qu'on craint de se perdre en chemin et qu'on
se réserve pour la catastrophe finale ! — Je vais plus loin, je sou-
tiens que notre sagesse même et nos délibérations sont, pour la
plupart, conduites par le hasard; ma volonté et mon entendement
sont menés tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, et beaucoup
de ces mouvements se produisent sans ma participation ; ma raison
est sujette à des impulsions, à des agitations journalières et acci-
dentelles : « Rien de variable comme les dispositions de l'âme; mainte-
nant une passion l'agite; que le vent change, c'est une autre qui l'en-
trainera (Virgile). » Qu'on regarde dans les villes quels sont les puis-
sants, ceux qui réussissent le mieux dans leurs affaires, on trouvera
que ce sont d'ordinaire les moins habiles ; il est arrivé que des fem-
melettes, des enfants, des insensés ont gouverné de grands états à
l'égal des princes les plus capables ; parmi ceux investis de cette
haute mission, il s'en rencontre, au dire de Thucydide, plus ayant
l'esprit lourd que subtil; et nous attribuons à leur prudence les
succès dus à leur bonne fortune : « Si vous vous élevez par la for-
tune, tout le monde vantera votre habileté [Plante) » ; ce qui démontre
bien qu'à tous égards, les événements sont des témoignages bien
faibles de ce que nous valons et de ce dont nous sommes capables.
Pour juger des grands, voyez ceux que la fortune fait
tomber; comme ils paraissent au-dessous du médiocre
358 ESSAIS DE MONTAIGNE.
poinct, quil ne faut que voir vn homme esleué en dignité : quand
nous l'aurions cogneu trois iours deuanl, homme de peu : il coule
insensiblement en nos opinions, vno image de grandeur, de suffi-
sance, cl nous persuadons que croissant de train et de crédit, il est
creu de mérite. Nous iugeons de luy non selon sa valeur : mais à la
mode des getons, selon la prerogatiue de son rang. Que la chanse
tourne aussi, qu'il retombe et se mesle à la presse : chacun s'en-
quiert aucc admiration de la cause qui lauoit guindé si haut. Est-
ce luy? faict on : n'y sçauoit il autre chose quand il y esloit? les
Princes se contentent ils de si peu? nous estions vrayement en
bonnes mains. C'est chose que i'ay veu souuent de mon temps.
Voyre et le masque des grandeurs, qu'on représente aux comédies,
nous touche aucunement et nous pippe. Ce que i'adorc moy-mesmes
aux Roys, c'est la foule de leurs adorateurs. Toute inclination et
soubmission leur est deuë, sauf celle de l'entendement. Ma raison
n'est pas duite à se courber et fleschîr, ce sont mes genoux. Melan-
thius interrogé ce qu'il luy sembloit de la tragédie de Dionysius :
le ne I'ay, dit-il, point veuë, tant elle est offusquée de langage.
Aussi la pluspart de ceux qui iugent les discours des grans, deb-
uroient dire : le n'ay point entendu son propos, tant il estoil offus-
qué de grauitc, de grandeiu', et de majesté. Antisthenes suadoit vn
iour aux Athéniens, qu'ils comniîindassent, que leurs asnes fussent
aussi bien employez au labourage des terres, comme estoyenl les
chenaux : sur «juoy il luy fut rcspondu, que cet animal n'estoit pas
nay à vn tel seruice : C'est tout vn, répliqua il ; il n'y va que de
vostre ordonnance : car les plus ignorans et incapables hommes,
que vous employez aux commandemcns de vos guerres, ne laissent
pas d'en deuenir incontinent tres-dignes, par ce que vous les y em-
ployez. A quoy touche l'vsage de tant de peuples, qui canonizent le
Hoy, qu'ils ont faict d'entre eux, et ne se contentent point de Ihon-
norer, s'ils ne l'adorent. Ceux de Mexico, dépuis que les cérémonies
de son .sacre sont paracheuees, n'osent plus le regarder au visage :
ains comme s'ils l'auoient dcilié par sa royauté, entre les serments
«|u'ils luy font iurcr, de maintenir leur religion, leurs loix, leurs li-
l»orlez, d'estre vaillant, iustc et débonnaire : il iure aussi, de faire
marcher le soleil eu sa lumière accoustumce : d'csgousler les nuecs
en temps opportun : courir aux riuicres leurs cours : cl faire por-
ter à la terre toutes choses nécessaires à son peuple, le suis
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VIII. 339
lorsqu'ils ne sont plus entourés d'un éclat imposant. — Je
disais qu'il suffit pour cela de considérer un homme haut placé. L au-
rions-nous connu trois jours auparavant comme homme de peu de
valeur que, néanmoins, insensiblement nous venons à nous imaginer
qu'il pourrait bien y avoir en lui de la grandeur, de la capacité,
et arrivons à nous persuader, son train de maison et son crédit
grandissant, que son mérite croit dans la même proportion; nous
le jugeons non par ce qu'il vaut, mais d'après les prérogatives de
son rang, comme nous faisons des jetons auxquels nous attribuons
une valeur conventionnelle. — Par contre, que la chance vienne à
tourner, qu'il retombe et se confonde dans la foule, chacun se de-
mande avec surprise quelle cause l'avait fait arriver si haut : « Est-
ce bien lui? fait-on. Est-ce là tout ce qu'il savait quand il était au
pouvoir? Les princes se contentent-ils donc de si peu? Nous étions
vraiment en bonnes mains! » C'est une chose que j'ai souvent vue
de mon temps, ainsi qu'il arrive au théâtre où nous nous laissons
quelque peu prendre au masque des comédiens quand ils jouent
un rôle de grand personnage. — Ce que j'admire moi-même chez
les rois, c'est la foule de leurs adorateurs ; ils ont droit à ce que
tout en nous s'incline et se soumette à eux, sauf notre jugement :
aussi ma raison n'est pas dressée à se courber et à fléchir, il n'y a
que mes genoux à le faire. Mélanthe, auquel on demandait ce qu'il
pensait d'une tragédie de Denys, répondait : « Je ne l'ai pas vue,
l'emphase du style me la cachait » ; la plupart de ceux qui ont à
juger les discours des grands, devraient bien dire de même : « Je
ne les ai pas entendus, tant les idées en sont masquées par la gra-
vité, la grandeur, la majesté qu'ils y apportent. » — Antisthène
conseillait un jour aux Athéniens d'ordonner que les ânes fussent,
aussi bien que les chevaux, employés aux travaux de labourage; à
quoi on lui répondait que l'âne n'est pas fait pour un pareil ser-
vice : « Cela ne fait rien, répliqua-t-il, il vous suffit de le décré-
ter; si ignorants, si incapables que soient les hommes auxquels
vous donnez des commandements à la guerre, n'en deviennent-
ils pas sur-le-champ très dignes, par le fait même que vous les
y employez? » — D'oi!i vient cet usage, chez tant de peuples, de ca-
noniser le roi qu'ils se sont donné en le prenant parmi eux; ils
ne se contentent pas de l'honorer, ils vont jusqu'à l'adorer! A
iMexico, dès que les cérémonies de son sacre sont achevées, on n'ose
plus lever les yeux sur lui; et, comme si on l'avait déifié en l'éle-
vant à la royauté, parmi les serments qu'on lui fait prêter, après
avoir juré de maintenir la religion, les lois, les libertés, d'être vail-
lant, juste et débonnaire, il jure aussi de faire que le soleil répande
sa lumière accoutumée, que les nuées se déversent en pluie en
temps opportun, que les rivières se maintiennent dans leurs lits, et
que la terre produise tout ce qui est nécessaire aux besoins de son
peuple.
Montaigne est disposé à se défier de Thabiletë de qui-
conque a une haute situation ou jouit de la faveur popu-
360 ESSAIS DE MONTAIGNE.
diuers à celte façon commune : et me dcITic plus de la suffisance,
quand ie la vois accompagnée de grandeur de fortune, et de recom-
mandation populaire. Il nous fault prendre garde, combien c'esti
de parler à son heure, de choisir son Ipoincl, de rompre le propos,
ou le changer, d'vne aulhorit»'- magistrale : de se deffcndre des •
oppositions dautruy, par vn mouuement de teste, vn sous-ris, ou
vn silence, deuant vne assistance, qui tremble de reuerence et de .
respect. Vn homme de monstrueuse fortune, venant mesler son
aduis à certain léger propos, qui se demenoit tout laschement, en
sa table, commença iustemenl ainsi : Ce ne peut estre qu'vn men- i
teur ou ignorant, qui dira autiement que, etc. Suyuez cette
poincte philosophique, vn poignart à la main. Voicy vn autre
aduertissement, duquel ie tire grand vsage. C'est qu'aux disputes
et conférences, tous les mots qui nous semblent bons, ne doiuent
pas incontinent estre acceptez. La plus part des hommes sont riches .
d'vne suflîsance estrangere. Il peut bien aduenir à tel, de dire vn
beau traict, vne bonne responce et sentence, et la mettre en auant,
sans en cognoistre la force. Qu'on ne tient pas tout ce qu'on em-
prunte, à l'aduenture se pourra-il vérifier par moy-mesme. Il n'y
faut point tousiours céder, quelque vérité ou beauté quelle ayt. Ou i
il la faut combalrc à escient, ou se tirer arrière, soubs couleur de
ne l'entendre pas : pour taster de toutes parts, comment elle est
logée en .son autheur. Il peut aduenir, que nous nous enferrons, et
aydons au coup, outre sa portée. l'ay autrefois employé à la néces-
sité et presse du combat, des reuirades, qui ont faict laucee outre .
mon dessein, et mon espérance, le ne les doimois qu'en nombre, on
les rcceuoit en poix. Tout ainsi, comme, quand ie débats contre vn
homme vigoureux; ie me plais d'anticiper ses conclusions : ie luy
oslo la peine de s'interpréter : i'essaye de preuenir son imagination
iniparfaicte encores et naissante : l'ordre et la pertinence de son a
entendement, m'aduertit et menace de loing : de ces autres ie fais
tout le rebours, il ne faut rien entendre que par eux, ny rien pré-
supposer. S'ils iugcnl en parollcs vuiucrselles : r.ecy est bon.
TRADUCTION. - LIV. III, CH. VIII. 361
laire. — C'est surtout quand ils ont une haute situation ou jouis-
sent de la faveur populaire, que je suis en défiance des gens, ne
partageant pas toujours à cet égard une tendance qui est assez com-
mune. Il faut en effet considérer combien cela donne avantage d'a-
voir toute autorité pour parler à son heure, choisir son sujet, rompre
l'entretien ou en changer le cours; de pouvoir se défendre contre
les objections qui vous sont faites par un mouvement de tête, un
sourire, ou le silence devant une assemblée qui tremble devant
vous par déférence et respect. Un homme de fortune scandaleuse,
donnant son avis sur un propos de peu d'importance qui se traitait
à sa table sans que personne y apportât beaucoup d'ardeur, com-
mença par ces mots qui sont textuels : « Ce ne peut être qu'un men-
teur ou un ignorant, celui qui nierait que, etc..» Appréciez le pi-
quant de cet argument philosophique présenté le poignard à la main.
Il n'accepte qu'avec réserve les mots heureux de ses
interlocuteurs, qui peuvent les avoir empruntés et ne pas
se rendre compte eux-mêmes de leur valeur. — Une autre
observation dont je fais grand cas c'est que, dans les conversations
et les discussions, toutes les expressions qui nous paraissent heu-
reuses ne doivent pas être acceptées sans contrôle. La plupart
des hommes sont riches de la science d'autrui ; il peut fort bien
arriver à quelqu'un de citer un beau trait, une bonne réplique,
une belle sentence, et de les mettre en avant sans en saisir toute
la portée. On ne s'assimile pas tout ce qu'on emprunte : c'est ce
dont, à l'aventure, on peut juger par moi-môme. Il ne faut pas
toujours se rendre à ces expressions, si justes, si belles qu'elles
paraissent : il faut les réfuter nettement, si on est en mesure de
le faire; ou battre en retraite, comme si on ne les avait pas en-
tendues, tâtant leur auteur de toutes parts pour se rendre compte
de l'importance qu'elles ont dans sa bouche. Toutefois, il peut arri-
ver qu'à ce jeu nous nous enferrions et ajoutions à la violence
du coup qui nous est porté. Jadis, quand, trop pressé par l'adver-
saire, et les nécessités de la lutte m'y obligeant, j'ai eu recours à
ces ripostes, qui parfois ont porté au delà de mes intentions et de
mes espérances, je les donnais uniquement pour ne pas demeurer
en reste dans les attaques dont j'étais l'objet, et il s'est trouvé
qu'elles frappaient fort. — II m'arrive aussi lorsque je discute avec
un adversaire vigoureux, de m'amuser à devancer ses conclusions,
lui évitant ainsi la peine de développer son idée, cherchant à préve-
nir l'expression de sa pensée alors qu'elle ne fait que naître et est
encore indécise, l'ordre et la suite qu'il apporte à ses raisonnements
m'avertissant à l'avance de ce qui me menace. Avec ces autres, au
contraire, qui ne se rendent pas toujours copipte de ce qu'ils di-
sent, j'agis tout au rebours : je les attends pour voir où ils veulent en
venir, on ne peut avec eux faire à l'avance aucune supposition.
Il se méfie également de ceux qui, dans leurs reparties,
se renferment dans les généralités; il faut les amener à.
préciser pour savoir ce qu'ils valent. — Quand ils se bornent
36Î ESSAIS DK MONTAIGNE.
cela ne l'est pas; et qu'ils i-cncontrent, voyez si c'est la fortune, qui
rencontre pour eux. Qu'ils circonscriucnt et restreignent vn peu
leur scnlenre : Poui-quoy c'est; par où c'est. Ces iugements vniuer-
seU, que ie voy si ordinair-es, ne disent rien. Ce sont gents, qui sa-
luent tout vn peuple, en foulle et t-n troupe. Ceux qui en ont vraye .
cognoissance, le saluent et remarquent nommément et particulière-
ment. Mais c'rst vue hazardeuse entrcprinse. D'où i'ay veu plus
sonnent que tous les iours, aduenir «jue les esprits foiblemcnt fon-
dez, voulant.* faire les in};enieux à remarquer en la lecture de quel-
que ouurage, h; point de la beauté : arrestent leur admiration, d'vn !
si mauuais choix, qu'au lieu de nous appprendrc l'excellence de
l'autheur, ils nous apprennent leur propre ignorance. Cette excla-
mation est seure : Voyia qui est beau : ayant oiiy vne entière page
de Vergile. Par là se saunent les fins. Mais d entreprendre à le
suiare par espaulettes, et de iugement exprès et trié, vouloir re-
marquer par où vn bon authcur se surmonte : poisant les mots, les
phrases, les inuontions et ses dluerses vertus, l'vne après l'autre :
estez vous de là. Videndum est non modo quid quisque loquatur, $ed
etiam quid quixque sentiat, atque eliam qua de causa qUisque sen-
tiat. l'oy ioumellemenl dire à des sots, des mots non sots. Us di- i
sent vne bonne chose : sçachons iusqucs où ils la cognoissenl,
voyons par où ils la tiennent. Nous les aydons à employer ce beau
mot, et cette belle raison, qu'ils ne possèdent pas, ils ne l'ont
qu'en garde : ils l'auront produicte à l'auanture, et à taslons, nous
la leur mettons en crédit et en prix. Vous leur prestez la main. A .
quoy faire? Ils ne vous en sçauent nul gré, et en deuicnnent plus
ineptes». Ne les secondez pas, laissez les aller : ils manieront celte
matière, comme gens qui ont peur de s'eschaudcr, ils n'osent luy
changer d'assiette et de iour, ny l'enfoncer. Crouliez la tant soit
peu; elle leur esrhappe : ils vous la «juittent, toute forte et belle s
qu'elle est. Ce sont belles armes : mais elles sont mal emmanchées.
Combien de foi» en ay-ie veu l'expérience? Or si vous venez à les
eAcUircir et confirmer, ils vous saisissent et desrobent incontinent
cet aduantagc de vostrc interprétation : C'estoit ce que ie voulois
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VIII. 363
à formuler leurs appréciations par des généralités, telles que :
« Ceci est bon, cela ne l'est pas », et qu'ils rencontrent juste, exa-
minez si ce n'est pas l'effet du hasard; amenez-les à circonscrire et
à préciser un peu leur manière de voir; qu'ils disent en quoi ceci
est bon, par où cela pèche. Ces appréciations conçues en termes
généraux, qui sont d'emploi si fréquent, ne signifient rien. Ceux
qui les émettent me font l'effet de ces gens qui saluent une foille
en s'adressant vaguement aux groupes qui la composent; tandis
que ceux qui connaissent réellement les personnes qui entrent
dans sa composition, les saluent individuellement et les distin-
guent en les appelant chacune par son nom ; mais c'est beaucoup
s'exposer que d'en agir comme ces derniers et de préciser. Je vois
tous les Jours, et parfois plusieurs fois en un jour, des esprits de
peu de fond qui, à la lecture d'un ouvrage, voulant faire les con-
naisseurs et faire remarquer ce qu'il peut présenter de particuliè-
rement beau, font porter leur admiration sur des points si mal
choisis qu'au lieu de nous faire ressortir le talent parfait de l'au-
teur, ils ne nous apprennent que leur parfaite ignorance. On est
certain de ne pas se tromper, en disant : « Voilà qui est beau »,
quand on vient d'entendre une page entière de Virgile, et les ma-
lins n'y manquent pas; mais entreprendre de le suivre dans les
détails, formuler sur chacun une appréciation distincte et motivée;
faire remarquer par où un bon auteur se surpasse, analyser ses
mots, ses phrases, ses idées et ses diverses qualités les unes après
les autres, à d'autres! eux n'en sont pas capables : « Il faut non
seulement écouter ce que chacun dit, mais encore examiner ce qu'il
pense et pourquoi il le 'pense {Cicéron). »
Souvent les sots émettent des idées justes, mais elles ne
sont pas d'eux; hors d'état d'en faire une judicieuse ap-
plication, il n'y a qu'à les laisser aller, ils ne tardent pas
à s'embourber. — J'entends journellement des sots dire des
mots qui ne sont pas sots; ce qu'ils disent est juste, reste à savoir
jusqu'à quel point ils s'en rendent compte et d'où ils l'ont tiré.
Souvent c'est nous qui les aidons à placer un mot heureux, une
bonne raison mais qui ne sont pas de leur crû : ils les avaient seu-
lement en garde, ils les produisent à l'aventure et à tâtons, c'est
nous qui leur donnons de l'importance et du prix. Vous faites leur
jeu, et pour aboutir à quoi? Ils ne vous en savent aucun gré et n'en
deviennent que plus ineptes; ne les secondez pas, laissez-les aller,
ils en arriveront à ne plus user de ces phrases toutes faites, que
comme des gens qui ont peur de s'échauder ; ils n'oseront en chan-
ger ni les termes, ni la signification, non plus que s'y appesantir;
secouez-les tant soit peu, elles leur échappent et ils vous les aban-
donnent si appropriées, si belles qu'elles soient; ce sont de belles
armes, mais qui, entre leurs mains, sont mal emmanchées. Que de
fois en ai-je vu faire l'expérience : si vous venez à les éclairer et à
les mettre sur la voie, sur-le-champ ils font leur et tournent à leur
profit la justesse de l'interprétation que vous venez d'en donner :
364 ESSAIS DK MONTAIGNE.
dire : voyia iuslement ma conception : si ie ne l'ay ainsin exprimé, ce
nesl que faute do langue. Snuflez. Il faut employer la malice
mesme, à corriger celle fiere beslise. Le dogme d'Hegesias, Qu'il ne
faut ny haïr, ny accuser : ains inslruirc : a de la raison ailleurs.
Mais icy, c esl iniuslicc cl inhumanilé de secourir et redresser ce- •
luy, qui n'en a que faire, et qui en vaut moins, l'ayme à les laisser
embourber cl empcslrer encore plus qu'ils ne sont : et si auanl, s'il '
est possible, qu'en lin ils se recognoissent. La sottise et desre-
glemenl de sens, n'est pas chose guérissable par vn traict d'aduer-
lissemenl. El pouuons proprement dire de celle réparation, ce que i
Cyrus respond à celuy, «lui le presse d'enhorler son osl, sur le
point d'vne bataille : Que les hommes ne se rendent pas courageux
et belliqueux sur le champ, par vnc bonne harangue : non plus
qu'on ne dénient incontinent musicien, pour ouyr vue bonne chan-
son. Ce sont apprentissages, qui ont à eslre faicts auanl la main,
par longue et constante institution. Nous douons ce soing aux nos-
tres, et cette assiduité de correction et d'instruction : mais d'aller
preschcr le premier passant, et régenter l'ignorance ou ineptie du
premier rencontré, c'est vn vsage auquel ie veux grand mal. Rare-
ment le fais-ie, aux propos mesme qui se passent auec moy, et *
quille pluslost tout, que de venir à ces instructions reculées et ma-
gistrales. Mon humeur n'est propre, non plus à parler qu'à escrire,
pour les principians. Mais aux choses qui se disent en commun, ou
entre autres, pour fauces et absurdes que ie les iuge, ie ne me ielle
iamais à la Irauerse, ny de parole ny de signe. Au demeurant .
rien ne me despitc tant en la sottise, que, dequoy elle se plaist
plus, que aucune raison ne se peut raisonnablement plaire. C'est
malheur, que la prudence vous deffend de vous salisfaire et fier de
V0U8, el vous en enuoye lousiours mal content et craintif : là où
l'opiniaslrelé et la témérité, remplissent leurs hosles d'esiouïssance a
cl d'asseurance. C'est aux plus mal habiles de regarder les autres
hommes par dessus l'espaule, s'en relournans lousiours du combat,
pleins de gloire et d'allegi*esse. Et le plus souucnt encore celle ou-
trecuidance de langage et gayelé de' visage, leur donne gaigné, à
l'endroit de l'assistance, qui est communément foible et incapable de .
bien iuger, el discerner les vrays aduanlagcs. L'obstination el ardeur
d'opinon, est la plus scurc prcuue de beslise. Esl il rien certain,
TRADUCTION. — LIV. IH, CH. VIII. 365
« C'est ce que je voulais dire, répliquent-ils : c'est précisément là
ce que j'avais en tête; si je ne l'ai pas ainsi exprimé, c'est que l'ex-
pression m'a fait défaut. » Insistez, il faut user de malice pour
châtier ces orgueilleux imbéciles. La maxime d'Hégésias qu' « il
ne faut ni haïr ni poursuivre, mais instruire », si juste par elle-
même, n'est pas de mise dans ce cas; il y aurait injustice et inhu-
manité à secourir et remettre d'aplomb qui n'en a que faire et qui
en vaudrait moins. J'aime à les laisser s'embourber et s'empêtrer
plus encore et si profondément, si c'est possible, qu'enfin ils se re-
connaissent pour ce qu'ils sont.
Reprendre un sot avec Tespérance de rectifier son juge-
ment, c'est peine perdue. — La sottise et le dérèglement de nos
sens ne peuvent guérir du fait d'un avertissement qui; nous est
donné, et nous pouvons dire de leur guérison ce que Cyrus, sur le
point de livrer bataille, répondait à quelqu'un qui le pressait d'ex-
horter son armée, que « les hommes ne deviennent pas courageux
et belliqueux instantanément, sous le coup d'une belle harangue,
pas plus qu'on ne devient subitement musicien parce qu'on vient
d'entendre une bonne chanson ». Il faut à cela des apprentissages
qui doivent précéder la mise en œuvre et que peut seule produire
une longue et constante éducation. Nous devons prendre ce soin
pour les nôtres, les instruire, les corriger avec assiduité; mais aller
prêcher le premier passant venu, relever l'ignorance ou la sottise
du premier individu que l'on rencontre, c'est un usage que je dé-
sapprouve fort. Je le pratique rarement, même dans les conversa-
tions particulières que je puis avoir, et suis prêt à tout lâcher plu-
tôt que d'en venir à reprendre par la base une instruction qui est
du fait d'un maître d'école; je ne suis pas plus d'humeur à parler
qu'à écrire pour des commençants; quant aux conversations géné-
rales auxquelles je prends part, comme à celles échangées entre
d'autres personnes que moi, si faux et si absurde que me paraisse
ce que j'y entends, je ne m'élève jamais contre, ni par un mot, ni
par un geste.
Ce qu'il y a de plus déplaisant chez un sot, c'est qu'il
admire toujours tout ce qu'il dit. — Rien ne me cause tant
de dépit dans la sottise que de la voir se complaire en elle-même,
en ressentir du contentement, plus que n'en peut éprouver la rai-
son quelque sujet de satisfaction qu'elle ait. C'est un malheur que
la prudence interdise d'être satisfait et fier de soi et vous laisse
toujours mécontent et craintif, là où l'entêtement et la témérité
portent ceux qui ont ces défauts à se réjouir en toute assurance.
Ce sont toujours les plus malhabiles qui reviennent pleins de
gloire et d'allégresse de ces luttes oratoires, regardant les autres
avec mépris; le plus souvent l'outrecuidance de leur langage, la
gatté qu'ils manifestent leur donnent le succès aux yeux de l'assis-
tance qui, d'ordinaire, a le jugement faible et est incapable de dis-
cerner et de bien juger de quel côté est réellement l'avantage.
L'obstination et une opinion trop ardente sont des preuves cer-
366 ESSAIS DE MONTAIGNE.
résolu, dedeijçneux, conleinplalir, sérieux, graue, comme l'asne?
Pouuons nous pas mesler au tillre de la conférence et communica-
tion, les deuis poinctus et coupez que l'alegresse et la priuauté
introduit entre les amis, gaussans et gaudissans plaisamment et
vifuement les vns les autres? Exercice auquel ma gayeté naturelle
me rend assez propre. Et s'il n'est aussi tendu et sérieux que cet
autre exercice que ie viens de dire, il n'est pas moins aigu et ingé-
nieux, ny moins profitable, comme il sembloit à Lycurgus. Pour
mon regard i'y apporte plus de liberté que d'esprit, et y ay plus
d'heur que d'inuention : mais ie suis parfaict en la souffrance : car
i'endure la reuenche, non seulement aspre, mais indiscrète aussi,
sans altération. Et à la charge qu'on me fait, si ie n'ay dequoy re-
partir brusquement sur le champ, ie ne vay pas m'amusant à suiure
cette poincte, d'vne contestation ennuyeuse et lasche, tirant à lopi-
niastreté. le la laisse passer, et baissant ioyeusement les oreilles,
remets d'en auoir ma raison à quelque heure meilleure. Il n'est pas
marchant qui tousiours gaigne. La plus part changent de visage, et
de voix, où la force leur faut : et par vne importune cholere, au
lieu de se venger, accusent leur foiblesse, ensemble et leur impa-
tience. En cette gaillardise nous pinçons par fois des cordes se-
crettes de nos imperfections, lesquelles, rassis, nous ne pouuons tou-
cher sansoffence : et nous entraduertissons vtilement de nos deffauts.
Il y a d'autres ieux de main, indiscrets etaspres, à la Françoise :
que ie hay mortellement : i'ay la peau tendre et sensible : l'en ay
veu en ma vie, enterrer deux Princes de nostre sang royal. Il fait
laid se battre en s'osbataii(. Au reste, quand ie veux iuger de
quelqu'vn, ie luy demande combien il se contente de soy : iusques
où son parler ou sa besongne luy plaisl. le veux euiter ces belles
excuses, I»' le lis «-n me iuiiant :
AbUUum mediit upui e$l incMdibua i$tud :
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VIII. 367
laines de bêtise; est-il rien de plus affirmatif, résolu, dédaigneux,
contemplatif, grave et sérieux que Tâne?
Les causeries familières à bâtons rompus ont aussi
leurs charmes; les propos vifs, les reparties hardies, for-
ment le caractère et peuvent parfois nous éclairer sur nos
défauts. — Ne pouvons-nous pas comprendre dans ce chapitre
afférent aux conversations et échanges d'idées, les causeries fami-
lières où il se fait assaut d'esprit et où les propos vont se succédant
sans suite, auxquelles on se livre dans l'intimité, entre amis heu-
reux de se trouver ensemble, riant et se moquant plaisamment et
avec verve les uns des autres? C'est un exercice qui convient assez
à ma gaîté naturelle; s'il n'est pas aussi sérieux et ne réclame pas
une aussi forte tension d'esprit que celui dont nous avons parlé
jusqu'ici, il n'en a pas moins du piquant, tient l'esprit en éveil et a
des avantages; c'était aussi l'opinion de Lycurgue. En ce qui me
touche, j'y apporte plus de laisser aller que d'esprit, et plus de
bonheur que d'imagination; du reste, je supporte très bien les coups
que l'on me porte et endure, sans que cela altère mon humeur, les
revanches que l'on peut prendre sur moi, si rudes qu'elles soient
et lors même qu'elles dépassent les bornes; et si, quand on s'at-
taque à moi, je ne suis pas à même de riposter sur-le-champ, je ne
vais pas m'amusant et m'entêtant à discuter le coup, je n'y apporte
ni humeur, ni mauvaise foi; je le subis, m'y résignant avec bonne
grâce, remettant d'en avoir raison à une heure meilleure : il n'y a
pas de marchand qui toujours fasse des bénéfices. Chez la plupart
des gens, le visage et la voix s'altèrent quand la force vient à leur
manquer ; et, par une colère déplacée, au lieu de se venger, ils ne
font que témoigner tout à la fois de leur faiblesse et de leur impa-
tience. Dans ces moments de surexcitation, nous actionnons parfois
des cordes secrètes qui mettent en jeu nos imperfections auxquelles,
si nous étions plus calmes, nous ne pourrions toucher sans que
cela constitue une offense; par là, nous nous rendons mutuellement
le service de nous avertir de nos défauts.
Les jeux de main sont à, proscrire ; ils dégénèrent trop
souvent en voies de fait. — Il y a en France d'autres jeux en
usage qui, violents et ne respectant rien, conduisent finalement à en
venir aux mains; ces jeux, je les hais mortellement, car j'ai la peau
tendre et sensible; dans ma vie, j'ai vu deux princes de la famille
royale auxquels ils ont coûté la vie. Ce sont de vilains jeux que ceux
où l'on finit par se battre.
Comment Montaigne s'y prenait pour juger d'une œuvre
littéraire sur laquelle l'auteur le consultait ; sur les sien-
nes, sur ses Essais, il était toujours hésitant bien plus que
lorsqu'il s'agissait de celles des autres. — Quand je veux
juger de quelqu'un, je lui demande dans quelle mesure il est satis-
fait de lui-même, jusqu'à quel point ce qu'il dit ou ce qu'il pense
le contente. Je cherche à éviter qu'il use de faux-fuyants : » J'ai fait
ceci en me jouant ; ce travail a été arraché du métier, alors qu'il
368 ESSAIS DE MONTAIGNE.
ie n'y fus pas vue \wu\v : i«' ne l'ay reueu depuis. Or dis-ie, lais-
sons donc ces pièces, donnez m'en vne qui vous repi'esenle bien
entier, par laquelle il vous plaise qu'on vous mesure. Et puis : que
trouuez vous le plus beau en vostre ouurage? est-ce ou cette
partie, ou cette cy? la grâce, ou la matière, ou l'inuention, on le •
iugement, ou la science? Car ordinairement ie m'apperçoy, quon
faut autant à iuger de sa propre besongne, que de celle d'autruy.
Non seulement pour l'afTection qu'on y mesle : mais pour n'auoir la
sufnsantr de la cognoistre et distinguer. L'ouurage de sa propre
force, et fortune, penlt seconder l'ouurier et le deuancer outre son i
inuention, et cognoissance. Pour moy, ie ne iuge la valeur d'autre
besongne, plus obscurément que de la mienne : et loge les Essais
tantost bas, tantost haut, fort inconstamment et doubteusement. Il
y a plusieurs Hures vliles à raison de leurs subiects, desquels l'au-
theur ne tire aucune recommandation : et des bons liures, comme .
des bons ouurages, qui font honte à l'ouurier. l'escriray la façon
de nos conuiues, et de nos vestemens : et l'escriray de mauuaise
grâce : ie publieray les edicts de mon temps, et les lettres des
Princes qui passent es mains publiques : ie feray vn abbregé sur vn
bon Hure (et tout abbregé sur vn bon Hure est vn sot abbregé) le- i
quel Hure viendra à se perdre : et choses semblables. La postérité
retirera vtilité singulière de teUes compositions : moy quel honneur,
si ce n'est de ma boime fortune? Bonne part des liures fameux,
sont de cette condition. Quand ie leuz Philippes de Comines,
il y a plusieurs années, tresbon aulheur certes; i'y remarquay ce .
mot pour non vulgaire : Qu'il se faut bien garder de faire tant <le
seruice à son maistre, qu'on l'cmpesche d'en trouuer la iuste recom-
pence. le dcuois louer l'inuention, non pas luy. le la rencontray en
Tacilus, il n'y u pas long temps : Bénéficia eô vsque Iwta snnt, dum
viiientur exolui posse; vbi mullum anteuenere, pro gratin odium reddi- ■•
tur. Et Seneque \igoureusement : Nam qui pulat e*$e turpe non red-
dere^ non vult fsse cui reddat. Q. Cicero d'vn biais phis lasche : Qtii
tenonputat satisfacere modo amicus es»e nullo, polest. Le subiect selon
qu'il est, peut fain- trouuer vn homme sçauanl et memorieux : mais
|iour iuger en luy les parties plus siennes, et plus dignes, la force et •
TRADUCTION. — LIV. III, CH, VIII. 369
était encorde imparfait (Ovide) ; ie n'ai pas mis une heure à le faire;
je ne l'ai pas revu depuis. » A ces excuses je réponds : Laissons donc
de côté ce que vous avez ainsi fait et donnez-moi quelque ouvrage
qui vous représente bien tout entier, sur lequel il vous convienne
qu'on vous apprécie, et indiquez-nous ce que vous y trouvez de plus
beau? Est-ce cette partie ou celle-ci; est-ce le sujet dont vous avez
fait choix, la grâce que vous avez mise à le traiter; l'imagination, le
jugement ou le savoir dont vous y faites preuve? Jeconstate, en effet,
qu'ordinairement on fait erreur, aussi bien quand on juge son pro-
pre travail que lorsqu'il s'agit de celui d'autrui, non seulement en
raison de l'affection qui s'y mêle, que parce qu'on n'est pas ca-
pable de le bien connaître et d'en bien discerner ce qui le distingue.
L'œuvre, par son propre mérite ou sa bonne fortune, peut encore
mettre l'ouvrier en relief et outrepasser son imagination et son
savoir. — Pour moi, je ne juge aucune production étrangère avec
moins de lucidité que les miennes; tantôt je prise fort mes Essais,
tantôt je n'en fais pas cas, portant sur eux un jugement qui varie
beaucoup et sur lequel je suis en doute. Il y a des livres utiles par
le sujet même qu'ils traitent et qui ne servent en rien à la réputa-
tion de l'auteur; il y a aussi de bons livres qui, comme certains
labeurs qui ont cependant leur raison d'être, font honte à l'ouvrier.
Je pourrais écrire sur la manière dont nous tenons table, dont nous
nous habillons : ce serait, à la vérité, à mon corps défendant; je
pourrais le faire aussi sur les édits rendus à notre époque, sur les
lettres des princes qui ont été chargés des affaires de l'état; ou
bien composer un abrégé d'un bon livre (quoique tout abrégé d'un
bon livre soit un sot abrégé) et ce livre venir à se perdre, et autres
choses semblables ; ces productions pourraient être de très grande
utilité pour la postérité, mais quant à l'honneur que cela me pro-
curerait, il dépendrait uniquement de ma bonne fortune. Une bonne
partie des livres qui ont de la réputation, sont dans ces conditions.
Un point sur lequel il faut se montrer très réservé, c'est
lorsqu'on rencontre des idées qui peuvent ne pas appar-
tenir en propre à Tauteur, sans qu'on ait de certitude à
cet égard. — Il y a quelques années, lisant PhiUppe de Comines,
un très bon auteur assurément, j'y remarquai ce mot comme n'é-
tant pas banal : « Qu'il faut bien se garder de rendre tant de ser-
vices à son maître, qu'on le mette dans l'impossibilité de vous
récompenser suivant vos mérites. » L'idée est à louer, seulement elle
n'est pas de lui ; je l'ai rencontrée il n'y a pas longtemps dans Ta-
cite : « Les bienfaits sont agréables tant que l'on sait pouvoir les ac-
quitter; mais s'ils dépassent nos moyens de les reconnaître, ils nous
deviennent odieux. » Sénèque l'exprime catégoriquement : « Qui es-
time honteux de ne pas rendre, voudrait ne trouver personne dont il
soit Vohligé : » Elle se retrouve dans Cicéron, sous une forme plus
adoucie : « Qui ne se croit pas quitte envers vous, ne saurait être
votre ami. » Le sujet traité peut, suivant sa nature, révéler un
homme qui sait et a de la mémoire ; mais, pour juger de ce qui lu
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. III. 24
370 ESSAIS DK MONTAIGNE.
beaulc de son amc : il faut sçauoircp <iiii est sien, el ce <|ui ne l'est
point : et en ce qui n'rst pas sien, coniltien on luy doihl en consi-
dération du choix, disposition, ornement, et langage qu'il a fourny.
Quoy, s'il y aenipruntt' la matière, et empiré la l'orme? comme il
aduient souucnt. Nous autres qui auons peu de practique auec les
Hures, sommes en cette peine : que quand nous voyons quelque belle
inuention en vu poète nouueau, quelque fort argument en vu pres-
cheur, nous irns<ms pourtant les en louer, que nous n'ayons prins
instniction de quelque sçauant, si cette pièce leur est propre, ou
si elle est esirangere. lusques lors ie me tiens tousiours sur mes
gardes, le viens de courre d'vu (il, l'histoire de Tacitus (ce qui
ne m'aduient guère, il y a vingt ans que ie ne mis en liure, vne
heure de suite) et l'ay faict, à la suasion d'vn Gentil-homme que
la France estime beaucoup : tant pour sa valeur propre, que pour
vne constante forme de suffisance, et bonté, qui se voit en plusieurs
frères qu'ils sont. le ne scaclie point d'autheur, qui mesle à vn re-
gistre public, tant de considération des mœurs, et inclinations par-
ticulières. Et me semble le rebours, de ce qu'il luy semble à luy :
qu'ayant spécialement à suiure les vies des Empereurs de son temps,
si diuerses et extrêmes, en toute sorte de formes : tant de notables
actions, que nommément leur cruauté produisit en leurs subiects :
il auoit vne matière plus forte et attirante, à discourir et à narrer,
que s'il eustcu à dire, des batailles et agitations vniuerselles. Si (jue
souuent ie le trouue stérile, courant par dessus ces belles morts,
comme s'il rraignoit nous fascher de leur multitude et longueur.
Cette forme d'histoire, est de beaucoup la plus vtile. Les mouue-
mens publics, dépendent plus de la conduicte de la Fortune, les
priuez de la nostre. C'est plustost vn iugement, que déduction d'his-
toire : il y a plus de préceptes, que de contes : ce n'est pas vn
liun* Si lir»', «"est vn liure à cstudier et apprendre : il est si plein de
sentence», qu'il y en a à tort et à droict : c'est vne pépinière de
discours éthiques, et politi«pies, poiu- la proiiision et ornement de
ceux, qui tiennent quebjue rang au maniement du monde, il plaide
tousiours par raisons solides et vigoureuses, d'vne façon poinctue,
et subtile : suyuani le slile affecté du siècle. Ils aymoienl lanl às'en-
ller, qu'où ils ne trouuoyent de la poincle et subtilité aux choses,
ils rempnmtoycnl des parolles. Il ne relire pas mal à l'escrire de
S«'nrque 11 me semble plus charnu, Senequc plus aigu. Son seruice
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VIII. 371
appartient plus spécialement et mérite attention, pour apprécier la
force et la beauté de son âme, il faut savoir ce qui est réellement
de lui et ce qui n'en est pas, et, dans ce qui n'est pas de lui, ce qui lui
revient pour la part qu'il a au choix, à la disposition, à l'ornemen-
tation, au style. Il peut aussi avoir emprunté ses matériaux et en
avoir empiré la forme, cela arrive souvent, Nous autres qui ne
sommes pas familiarisés avec les livres, nous nous trouvons embar-
rassés quand nous voyons une belle idée chez un poète nouveau, un
argument de valeur chez un prédicateur, et nous n'osons les en
louer avant de nous être renseignés auprès de quelque savant pour
savoir s'ils sont d'eux, ou si les auteurs en sont autres. Jusque-là,
je me tiens toujours sur la réserve.
Digression sur Tacite. Cet historien s'est surtout atta-
ché aux événements intérieurs, et il les juge plus qu'il ne
les raconte. — Je viens de parcourir tout d'un trait l'histoire de
Tacite (ce qui ne m'arrive guère, voilà bien vingt ans que je n'ai
consacré à un livre une heure de suite); je l'ai fait sur le conseil
d'un gentilhomme que la France estime beaucoup, tant pour sa
valeur personnelle que pour son mérite et sa bonté qui lui sont
communs avec ses frères, et il en a plusieurs. Je ne connais pas
dauteur qui, dans un livre qui enregistre tant de faits pubUcs, fasse
entrer tant de considérations sur les mœurs et les caractères des
individus. Il me semble, contrairement à ce que lui-même paraît
croire, que, s'appliquant à retracer sous toutes leurs phases les vies
des empereurs de son temps, si diverses et si excessives en tout,
la relation d'un aussi grand nombre d'actions mémorables, celles
notamment que leur cruauté a fait naître chez leurs sujets, lui
donnait matière de nous entretenir de faits plus instructifs et plus
intéressants que s'il nous eût raconté les batailles et les agita-
tions auxquelles le monde entier se trouvait en proie; si bien que,
souvent, à le voir passer légèrement sur ces morts si belles, je trouve
qu'il n'en tire pas tous les enseignements qu'elles renferment,
comme s'il craignait de nous ennuyer par leur nombre et les lon-
gueurs qui en seraient résultées. C'est une des formes de l'histoire
de beaucoup la plus utile, les événements publics dépendant sur-
tout de l'ingérence de la fortune, les événements privés de nous-
mêmes. Tacite juge les faits qui se SQjit passés, plutôt qu'il n'en
rapporte l'histoire; il y a chez lui plus d'enseignements que de ré-
cits ; ce n'est pas un livre à lire, il est à étudier et à apprendre ; il
renferme tant de sentences, qu'il y en a à tort et à raison; c'est
une pépinière de discours moraux et politiques, propres à en pour-
voir et en parer ceux en situation de participer à la direction du
monde. Il émet toujours à l'appui de ses dires, des raisons solides
et vigoureuses, incisives et spirituelles, dans le style affété de son
siècle, où on aimait tant à se donner de l'importance, que lorsque
les choses par elles-mêmes ne prêtaient pas à la subtilité et au
piquant, on en mettait dans les paroles. Sa manière d'écrire res-
semble assez à celle de Sénèque, mais me semble plus étoffée, tan-
372 ESSAIS DE MONTAIGNE.
est plus pro|n-c à vil ostat Iroiihle cl malade, comme est lo nostre
présent : vous diriez soiment «in'il nous peinct et qu'il nous pinse.
Ceux qui doublent de sa foy, s'accusent assez de luy vouloir mal
d'ailleurs. Il a les opinions saines, et pend du bon party aux affaires
Romaines. le me plains vn peu loulesfois, dequoy il a iufré de
Pom|)eius plus aijrieinent, que ne porte l'aduis des gens de bien,
qui ont vescu et traiclé auec luy : de l'aucir estimé du tout pareil à
Marins et à Sylla, sinon daulanl qu'il estoit plus couuert. On n'a
pas exempté d'ambition, son intention au gouuernemenl des affai-
res, ny de vengeance : et ont «rainct ses amis mesmes, que la vic-
toire l'eust emporté outre les bornes de la raison : mais non pas
ius<{ues a vne mesure si efTi'cnee, Il n'y a rien en sa vie, qui nous
ayt menasse dviie si expresse cruauté et tyrannie. Encores ne faut-
il pas contrepoiser le souspçon à leuidence : ainsi ie ne l'en crois
pas. Que ses narrations soient naifues et droictes, il se pourroit à
l'auanture argumenter de cecy mesme : Qu'elles ne s'appliquent
pas tousiours exactement aux conclusions de ses iugements : les-
«luels il suit selon la pente qu'il y a prise, souuent outre la matière
qn'il nous montre : laquelle il n'a daigné incliner d'vn seul air. Il
n'a pas besoing d'excuse, d'auoir approuué la religion de son temps,
selon les loix qui luy commandoient, et ignoré la vraye. Cela, c'est
son mallieur, non pas son défaut. l'ay principalement considéré
son iugement, et n'en suis pas bien esclaircy par tout. Comme ces
mots de la lettre que Tibère vieil et malade, enuoyoit au Sénat :
Que vous escriray-ie messieurs, ou comment vous escriray-ie, ou
que ne vous escriray-ie point, en ce temps? Les dieux, et les déesses
me perdent pirement, que ie ne me sens tous les iours périr, si ie
le sçay. le n'appercoy pas pourquoy il les applique si certainement,
à vn poignant i-emors qui tourmente la conscience de Tibère. Au-
moins lors que i'cstois à mesme, ie ne le vis point. Cela m'a sem-
blé aussi vn peu lascbe, (|u'ayant eu à dire, qu'il auoit exercé cer-
tain honnorablc magistrat à Home, il s'aille excusant <|ue ce n'est
|M>inl par ostentation, qu'il la dicl. Ce traict me sembb' bas de poil,
l»our vnc arae de sa sorte. Car le n'oser parler rondement de soy,
accu.ne (|uelque faute de cœur. Vn iugement roide et hautain, et qui
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VIII. 373
dis que celle de ce dernier a plus de vivacité ; elle convient plutôt à
un état troublé et maladif comme est le nôtre en ce moment, vous
diriez souvent que c'est nous qu'il peint et qu'il critique.
Sa sincérité ne fait pas doute et il était du parti de l'or-
dre; néanmoins, il semble avoir jugé Pompée avec trop de
sévérité ; et, à propos de Tibère, Montaigne a quelque doute
sur l'impeccabilité de son jugement. — Ceux qui doutent de
sa sincérité, indiquent assez qu'ils ont d'autres raisons de ne pas
l'aimer. Ses opinions sont sages et il appartient au meilleur des
partis qui divisaient Rome. Je me plains un peu toutefois de ce
qu'il ait jugé Pompée plus sévèrement que les gens de bien qui ont
vécu de son temps et ont été en relations avec lui, et de l'avoir
mis sur le même rang que Marins et Sylla avec cette seule dif-
férence qu'il était moins ouvert. On ne conteste pas qu'il n'en-
trât des idées d'ambition et de vengeance dans son désir de s"em-
parer du gouvernement, et ses amis eux-mêmes ont craint que la
victoire ne lui fît dépasser les bornes de la raison, sans cependant
l'entraîner, comme ceux dont il vient d'être question, à ne plus
connaître de limites ; rien dans la vie de Pompée ne laisse supposer
qu'il en serait arrivé à ce degré de cruauté et de tyrannie, et,
comme on ne saurait attribuer au soupçon la même valeur qu'à
l'évidence, je ne crois pas qu'il eût été tel. On pourrait peut-être
tenir les narrations de Tacite pour vraies et sincères, par cela
même qu'elles ne sont pas toujours en rapport avec les jugements
par lesquels il conclut, dans lesquels il suit son idée première
quelle que soit la manière dont il nous présente le fait et sans
qu'il en modifie, si peu que ce soit, la physionomie. Il approuve la
religion de son temps, se conformant ainsi à ce qu'ordonnaient les
lois ; il n'y a pas à l'en excuser, il ignorait le vrai Dieu ; cela a été
un malheur pour lui, mais non un défaut.
Je me suis surtout attaché à me rendre compte de son jugement,
et, sur quelques points, je ne suis pas bien fixé à cet égard, comme
par exemple à propos de cette phrase de la lettre que Tibère, vieux
et malade, envoyait au sénat : « Vous écrirai-je. Messieurs; com-
ment vous l'écrirai-je; ou bien ne vous l'écrirai-je pas? Mais, à
l'heure actuelle, les dieux et les déesses ont, à n'en pas douter,
décidé de ma perte, car je me sens dépérir de plus en plus chaque
jour? » Je ne saisis pas comment Tacite voit là un signe évident
que la conscience de Tibère était bourrelée de remords; du moins,
en lisant ce passage, cela ne m'a pas produit cet effet.
Il lui reproche aussi de s'excuser d'avoir parlé de lui-
même; Montaigne, lui, parle de lui-même dans ses Essais,
ne parle que de lui et en observateur désintéressé. — Je
trouve aussi un peu timide de sa part, qu'ayant eu occasion de dire
qu'il avait exercé à Rome une magistrature honorable, il s'excuse
pour qu'on ne croie pas qu'il l'a dit par ostentation; cela parait
bien de l'humilité pour un homme de cette envergure; n'oser par-
ler franchement de soi, accuse un manque de courage. Un esprit
374 ESSAIS DE MONTAIGNE.
iuge sainement, cl seurement : il vse à toutes mains, des propres
exemples, ainsi que de chose estrangere : et lesmoigne franche-
ment de luy, comme do cliosc tierce. 11 faut passer par dessus ces
règles populaii'cs, de la ciuiliti', en faueur de la vérité, et de la li-
berté, l'ose wm seulement parler de moy : mais parler seulement
de moy. le fouruoye quand i'escry d'autre chose, et me desrobe à
mon subiect. le ne m'ayme pas si indiscrètement, et ne suis si atta-
ché et meslé à moy, que ie ne me puisse distinguer et considérer à
(piarlicr : comme vn voysin, comme vn arbre. C'est pareillement
Taillir, de ne veoir pas iusques où on vaut, ou d'en dire plus qu'on
n'en void. Nous deuons plus d'amour à Dieu, qu'à nous, et le co-
gnoissons moins, et si en parlons tout nostre saoul. Si ses escrits
rapportent aucune chose de ses conditions : c'estoit vn grand per-
sonnage, droicturier, et courageux, non d'vne vertu superstitieuse,
mais philosophique et généreuse. On le pourra Irouuer hardy en
ses tcsmoignages. Comme où il tient, qu'vn soldat portant vn fais de
bois, ses mains se roidirent de froid, et se collèrent à sa charge, si
qu'elles y demeurèrent attachées et mortes, s'estants départies des
bras, lay accoustumé en telles choses, de plier soubs l'authorité de
si grands tesmoings. Ce qu'il dit aussi, que Vespasian, par la
faueur du Dieu Serapis, guarit en Alexandrie vne femme aueugle,
en luy oignant les yeux de sa saline : et ie ne sçay quel autre mira-
cle : il le fait par l'exemple et deuoir de tous bons historiens. Ils
tiennent registres des euenements d'importance. Parmy les accidens
publics, sont aussi les bruits et opinions populaires. C'est leur roUe,
de reciter les communes créances, non pas de les régler. Cette part
touche les théologiens, et les philosophes directeurs des consciences.
Pourtant lres-sag«Mnent,ce sien compagnon et grand homme connue
luy : Equidem plura Iranscribo quàm credo : nnm nec affUtnare sus-
tineo de quitus dubilo, nec subducere quœ accepi : et lautiv : HiPC
neque a/prmare neqne refellere operœ prelium est : fnmœ rerum stan-
dum est. Et cscriuanl en vu siècle, auquel la creance des prodiges
commcnçoil à diiniinier, il dit ne vouloir pourtant laisser d'insérer
en ses annales, et donner pied à chose recnufi de tant de gens de
bi«'n, et auec si grande reuerence de l'antiquité. C'est tresbien dict.
Qu'ils nous rendent l'hisloirc, plus selon (pi'ils reçoyuent, que se-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VIII. 375
franc et élevé, qui juge sainement et sûrement, use sans y regarder
de ses propres exemples comme de choses auxquelles il est étran-
ger et se sert franchement de son témoignage comme de celui de
tout autre. Il faut passer par-dessus ces règles mondaines de civi-
lité quand c'est pour servir la vérité et la liberté. — Non seulement
j'ose parler de moi, mais je ne parle que de moi; je fais fausse
route, quand je parle d'autre chose, je sors de mon sujet. Je ne
m'aime pas si aveuglément et ne suis pas si attaché et inféodé à
moi-même que je ne puisse me regarder et me considérer en fai-
sant abstraction de moi comme je ferais d'un voisin, d'un arbre;
c'est une faute de ne pas voir ce que l'on vaut, tout comme d'en
dire plus que l'on n'en voit. Nous devons aimer Dieu plus que
nous-mêmes et le connaissons moins; ce qui n'empêche pas que
nous en parlions à satiété.
Caractère de Tacite à en juger par ses écrits; on ne
saurait que le louer, lui et les historiens qui agissent
de même, d'avoir recueilli et consigné tous les faits ex-
traordinaires et les bruits populaires. — Si de ses écrits
on peut déduire ce qu'il était, Tacite devait être une personnalité
éminente, de nature droite et courageuse, sans superstition, ayant
l'âme généreuse d'un philosophe. On pourra le trouver quelque
peu hardi dans ce qu'il avance, comme lorsqu'il raconte qu'un sol-
dat portant une charge de bois, ses mains se raidirent par le froid,
au point qu'elles se collèrent à son fardeau et que, se séparant des
bras, elles y demeurèrent fixées et inanimées. En pareille matière,
j'ai l'habitude de m'incliner devant l'autorité de témoins de grande
valeur.
En nous contant aussi que Vespasien guérit à Alexandrie, par la
faveur du dieu Sérapis, une femme aveugle, en lui passant de sa
salive sur les yeux, et je ne sais quel autre miracle, il suit l'exem-
ple et obéit au devoir de tous les bons historiens. Ils enregistrent
les événements importants, et les bruits et idées en circulation
dans les foules sont du nombre des faits de la vie publique. Leur
rôle est de rapporter les croyances générales et non de les ramener
dans l'ordre, ce qui est du domaine des théologiens et des philo-
sophes qui ont charge de diriger les consciences ; c'est ce qui a fait
dire très sagement à un autre historien, grand homme comme lui :
«4 la vérité, j'en dis plus que je n'en crois; mais comme je ne pré-
tends pas certifier les choses dont je doute, je n'entends pas non plus
supprimer celles que j'ai apprises {Quinte-Curce) » ; un autre dit en-
core : « On ne doit pas se mettre en peine d'affirmer ou de réfuter
les choses..., il faut s'en tenir à la renommée (Tite-Live). » Quoique
écrivant dans un siècle où la croyance aux prodiges s'amoindris-
sait, Tacite dit pourtant ne pas vouloir s'interdire d'insérer dans
ses Annales et d'y consigner ce que tant de gens de bien admet-
tent et ce que révérait si profondément l'antiquité ; on ne saurait
mieux dire. L'histoire doit s'écrire en rapportant les faits tels
qu'ils nous parviennent et non selon ce que nous en jugeons. —
376 ESSAIS DE MONTAIGNE.
Ion qu'ils cstimont. Moy qui suis Roy de la nialiore que ie Iraicle,
et qui n'en dois compte à personne, ne m'en crois pourtant pas du
tout, le hazarde sonnent des boutades de mon esprit, desquelles ie
me deffie : et certaines linesses verbales dcquoy ie secoue les
oreilles : mais ie les laisse courir à l'auanture, ie voys qu'on s'ho-
nore de pareilles choses : ce n'est pas à moy seul d'en iuger. le me
présente debout; et couché; le deuant et le derrière; à droitte et
à gauche ; et en louts mes naturels plis. Les esprits, voire pareils
en force, ne sont pas tousiours paivils en application et en goust.
Voyia ce que la mémoire m'en présente en gros, et assez incertai-
nement. Tous iugemens en gros, sont lasches et imparfaicts.
CHAPITRE IX.
De 2a vanité.
IL n'en est à l'auanture aucune plus expresse, que d'en escrire si
vainement. Ce que la diuinité nous en a si diuinement exprimé,
deburoit estre soigneusement et continuellement médité, par les
gens d'entendement. Qui ne voit, que i'ay pris vne route, par la-
quelle sans cesse et sans Irauail, i'iray autant, qu'il y aura d'ancre
et de papier au monde? le ne puis tenir registre de ma vie, par mes
actions : Fortune les met trop bas : ie le tiens par mes fantasies. Si
ay-ie veu vn Gentil-homme, qui ne communiquoit sa vie, que par
les opérations de son ventie. Vous voyiez chez luy, en montre, vn
ordre de bassins de sept ou huict iours. C'estoit son estude, ses dis-
cours. Tout autre propos luy puoit. Ce sont icy, vn peu plus ciuile-
ment, des excremens d'vn vieil esprit : dur tantost, tantost lasche :
et tousiours indigeste. Et quand seray-ie à bout de représenter vne
continu<>llc agitation et mutation de mes pensées, en quelque ma-
tière <|u'«'lles tombent, puis<pie Dioniedes remplit six mille liures,
du seul subiect de la grammaire? Que doit produire le babil, puis-
que le bégaiement et desnonement de la langue, estouffa le monde
d'vne .si horrible charge de volumes? Tant de paroles, pour les pa-
roles seules. () Pylhagoras, «|ue nesconjuras-tu cette Icmpeste! On
accuMoit vn Galba du temps passé, de ce qu'il viuoit oyseusemenl. Il
res|>ondit, que chacun diintil rendre raison de ses actions, non pas
TRADUCTION. — LIV. III, CH. VIII. 377
Moi, qui suis roi en la matière que je traite et n'en dois compte à
personne, je n'ai cependant pas pleine confiance en moi-même. Je
hasarde souvent des boutades de mon esprit desquelles je me défie
et certaines finesses d'expressions que j'estime risquées; je les
laisse aller quand même, remarquant que cela est parfois pris en
bonne part et qu'il n'appartient pas àmoi seul d'en juger. Je me pré-
sente debout et couché, de face et d'arrière, de droite et de gauche,
tel que je suis à l'état de nature. Les esprits égaux en force, ne le
sont pas toujours dans leurs goûts, ni dans l'application qu'ils ap-
portent à ce qui les occupe. Voilà ce qui, sur cet historien, me re-
vient en mémoire d'une façon générale et un peu incertaine; il est
à observer que, dans ces conditions, tout jugement ne peut forcé-
ment qu'être vague et imparfait.
CHAPITRE IX.
De la vanité.
Montaigne plaisante sur la manie qu'il a d^enregistrer
tout ce qui lui passe par la tête; c'est là, une occupation
qu'il pourrait prolonger indéfiniment. — Il n'y a peut-être
pas de vanité plus réelle que d'écrire sur ce sujet, aussi inutile-
ment que je le fais. Ce que Dieu nous a si divinement exprimé,
devrait être soigneusement et continuellement médité par les gens
intelligents. Qui ne voit que la route que je suis sans arrêt ni fa-
tigue, me mènera tant qu'il y aura au monde de l'encre et du pa-
pier? Je ne puis retracer ma vie en narrant ce que j'ai fait, qui est
de trop faible importance ; je la retrace en consignant les idées qui
me passent par la tête. N'ai-je pas connu un gentilhomme qui ne
communiquait rien de sa vie que parle travail de ses intestins: on
voyait exposée chez lui une rangée de vases de nuit, en contenant
les résidus de sept ou huit jours ; c'était ce qui faisait l'objet de ses
éludes, de ses entretiens ; tout autre sujet lui répugnait. Ce que
j'expose ici est un peu plus décent ; ce sont les élucubrations tou-
jours mal digérées d'un esprit devenu vieux, tantôt prolixe, tantôt
réservé. Quant à voir prendre fin ces continuelles agitations et
transformations de mes idées, quels que soient les sujets auxquels
elles ont trait, songeons que Diomède, s'occupant uniquement de
grammaire, en a rempli six mille volumes. A quoi peut conduire
le bavardage, alors que le bégaiement et les préambules du lan-
gage ont pu, à eux seuls, permettre d'infliger au monde d'avoir à
supporter l'horrible charge de tant de volumes! Que de paroles
pour ne traiter que de la parole! 0 Pythagore, pourquoi n'avoir
pas conjuré cette tempête! On reprochait, aux temps jadis, à
un Galba l'oisiveté de sa vie; il répondit que « chacun devait
compte de ses actes et non de son repos », ce en quoi il se trom-
378 ESSAIS DE MONTAIGNE.
de son seiour. Il se trompnil : rar la iustice a cognoissancc cl aiii-
iiiadiiersion aussi, sur ceuv qui chaumenl. Mais il ydeuroil auoir
quelque coëirlion des loix, contre les escriuains ineptes et inutiles,
comme il y a contre les vagabons et fainéants. On hanniroil des
mains de noslre peuple, et moy, et cent autres. Ce n'est pas mo-
querie. L'escriuaillerie seniide estre quelque symptôme d'vn siècle
desl»ordé. Quand cscriuismes nous tant, que depuis que nous
sommes en trouble? quand les Romains tant, que lors de leur
ruyne? Outre-ce que Taffînement des esprits, ce n'en est pas Tassa-
gissemcnt, en vne police : cet embesongnement oisif, naist de 4:0
que chacun se prent laschement à l'office de sa vacation, et s'en
desbauche. La corruption du siècle se fait, par la contribution par-
ticulière de chacun do nous. Les vus y confèrent la trahison, les
autres riniustice, l'irréligion, la tyrannie, l'auarice, la cruauté, se-
lon qu'ils sont plus puissans : les plus foibles y apportent la sottise,
la vanité, l'oisiuelé : desquels ie suis. Il semble que ce soit la sai-
son des choses vaines, quand les dommageables nous pressent. En
vn temps, où le nicschatutnent faire est si commun, de ne faire
qu'inutilement, il est comme louable. le me console que ie seray
des derniers, sur qui il faudra mettre la main. Ce pendant qu'on
pouruoira aux plus pressans, l'auray loy de m'amender. Car il me
semble que ce scroit contie raison, de poursuyure les menus incon-
uenients, «{uand les grands nous infestent. Et le médecin Philoti-
mus, à vn qui luy pi-esentoit le doigt à penser, auquel il recognois-
soit au visage, et à l'haleine, vn vlccre aux poulmons : Mon amy.
flt-il, ce n'est pas à celte heure le temps de l'amuser à les ongles.
le vis pourtant sur ce propos, il y a quelques années, qu'vn per-
sonnage, de qui i'ay la mémoire en reconmiandation singulière, au
milieu de nos grands maux, qu'il n'y auoit ny loy, ny iustice, ny
magistrat, qui ft.st son office : non plus qu'à cette heure : alla pu-
blier ie ne sçay quelles cheliucs reformations, sur les habillemens,
la cuisine et la chicane. Ce sont amusoires dequoy on paist vn
peuple mal-mené, pour dire qu'on ne l'a pas du tout mis en oubly.
Ces auln's font de mesmc, qui s'arrestent à deffendre à toute ins-
tance, des formes do parler, les dances, et les ieux, à vn peuple
abandonné à toute sorte de vices exécrables. II n'est pas temps d«^
se laucr et décrasser, quanti on est atteint d'vne bonne fiéuiv. C'est
à faire aux seid» Spartiates, de se mettre à se peigner et teslonner,
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 379
pait : la justice a aussi à connaître de ceux qui ne travaillent pas et
elle les a en animadversion.
On devrait faire des lois contre les écrivains inutiles ; il
y en a tant que, pendant qu'on sévirait contre les plus dan-
gereux, lui-même aurait le temps de s'amender. — Les lois
devraient avoir quelque peine édictée contre les écrivains ineptes
et inutiles, comme il en existe contre les vagabonds et les fai-
néants; on bannirait de la sorte des mains du peuple mes ouvrages
et ceux de cent autres. Ce n'est pas là une plaisanterie. La déman-
geaison d'écrire semble l'un des symptômes d'un siècle en efferves-
cence. Quand avons-nous jamais tant écrit que depuis que l'ère de
nos troubles s'est ouverte? les Romains l'ont-ils jamais tant fait,
que lorsqu'ils touchaient à leur ruine? Outre que les progrès de
l'esprit ne sont pas ce qui rend sage au point de vue politique,
cette occupation oisive, qu'est le travail de la plume, naît de ce que
chacun s'intéresse mollement aux devoirs de sa charge et s'en dis-
pense. La corruption du siècle se fait par la coopération de cha-
cun de nous en particulier : les uns y contribuent par la trahison,
les autres par l'iniquité, l'irréligion, la tyrannie, l'avarice, la
cruauté, suivant le degré de leur puissance; les plus faibles y
apportent la sottise, la vanité, l'oisiveté : je suis de ces derniers.
Il semble que ce soit la saison des choses frivoles, quand, de toutes
parts, le mal nous accable; à une époque où la méchanceté s'exerce
si communément, n'être qu'inutile devient digne d'éloges. Je me
console en pensant que si la justice s'en mêlait, je serais des der-
niers sur lesquels elle mettrait la main; pendant qu'on s'occu-
perait de ceux qui gênent le plus, j'aurais le loisir de m'amender;
car il serait déraisonnable, ce me semble, de poursuivre la ré-
paration de menus inconvénients, quand les grands pullulent. Phi-
lotime, le médecin, auquel quelqu'un présentait son doigt à pan-
ser, et qu'à sa mine et à son haleine il reconnaissait atteint d'un
ulcère aux poumons, lui dit : « Mon ami, ce n'est pas l'heure de
t'amuser à te soigner les ongles. »
Comment les politiques amusent le peuple alors qu'ils le
maltraitent le plus. — Pourtant, à ce propos, j'ai vu, il y a
quelques années, un personnage pour la mémoire duquel j'ai con-
servé une estime toute particulière, qui, alors que nous étions
aux prises avec les pires calamités, qu'il n'y avait plus ni loi, ni
magistrat remplissant son mandat pas plus, du reste, que main-
tenant, se mit à publier un ouvrage sur je ne sais quelles insigni-
fiantes réformes touchant le costume, la cuisine et la chicane. Ce
sont là des amusettes qu'on donne en pâture à un peuple qui est
malmené, pour dire qu'on ne l'a pas complètement oublié. Ceux-là
font de même qui, dans les moments critiques, rendent des ar-
rêtés pour défendre formellement certaines formes de langage,
les danses et les jeux, à un peuple en proie à tous les vices les plus
exécrables. Ce n'est pas le moment de se laver et de se décrasser,
quand on est atteint d'une bonne fièvre. Seuls, les Spartiates se
380 ESSAIS DE MONTAIGNE.
sur le poincl qu'ils se vont précipiter à quelque extrême hazard de
leur vie. Quant à raoy, i'ay cette autre pire coustume, que si i'ay
vn escarpin de trauers, ic laisse encores de trauers, et ma chemise
et ma cappe : ie desdaifrnc de m'amender à demy. Quand ie suis en
uiauuais estât, ie m acharne au mal. le m'ahandonnc par deses-
poir, et me laisse aller vei-s la cheule, et iette, comme Ion dit, le
manche après la coignoe. le mohsline h l'empiremenl : et ne m'es-
time plus digne de mon soiug. Ou tout bien ou tout mal. Ce mest
Taueur, que la désolation de cet estât, se rencontre à la désolation
de mon aage. le souffre plus volontiers, que mes maux en soient re-
chargez, que si mes biens en eussent esté troublez. Les paroles que
l'exprime au mal-heur, sont paroles de despit. Mon courage se herissç
au lieu de s'applatir. Et au rebours des autres, ie me trouue plus
deuost.en la bonne, qu'en la mauuaise fortune : suyuant le précepte
de Xenopbon, sinon suyuant sa raison. Et lais plus volontiers les doux
yeux au ciel, pour le remercier, que pour le requérir, lay plus de
soing d'augmenter la santé, quand elle me rit, que ie n'ay de la re-
mettre, quand ie I'ay escarlee. Les prosperitez me sèment de disci-
pline et d'instruction, comme aux autres, les aduersitez et les verges.
Comme si la bonne fortune estoit incompatible auec la bonne cons-
cience : les hommes ne se rendent gents de bien, qu'on la mauuaise.
I.e bon heur m'est vn singulier aiguillon, à la modération, et mo-
destie. La prière me gaigne, la menace [me rebute, la faneur me
ploy»*, la crainte me roydil. Parmy les conditions humaines,
celte-cy est assez commune, de nous plaire plus des choses estran-
geres que des nostres, et d'aymer le remuement et le changement.
Ipsa die» ideo nos gralo perluit hauslu,
Quôd permutatis hora reeurrit equis.
l'en tiens ma part. Ceux qui suyuent l'autre extremitô, de s'aggreer
en eux-nu'siiH's : d'estimer ce quils tiennent au dessus du reste : et
de ne recognoistre aucune forme plus belle, que celle qu'ils voycnt :
sils ne sont plusaduiscz (|in' nous, ils sont à la verit»'- plus heureux,
b' n'i'nuie jjoint leur sagissc, mais ouy leur bonne fortune. Cette
humeur auide des choses nouuelles et incognues, ayde bien à nour-
rir en moy, le désir de voyager : mais assez d'autres circonstances
yconfcrent. leni** destourne Nolontiers du gouuernemenl de ma mai-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 381
mettaient à se peigner et à se friser avec soin, quand ils étaient
sur le point de s'engager dans quelque aventure où ils couraient
risque de la vie.
Tout différent des autres, Montaigne se sent plus porté
à, devenir meilleur dans la bonne que dans la mauvaise
fortune. — Jai cette autre très mauvaise habitude que, si j'ai un
escarpin de travers, je laisse de même sans les redresser et ma
chemise et mon habit; je dédaigne de mamender à moitié. Quand
je suis en fâcheuse situation, je m'acharne au mal qui me tient, je
m'abandonne par désespoir, ne me retiens plus dans ma chute et
jette, comme on dit, le manche après la cognée; je m'obstine à
faire de mal en pis, et n'estime plus que je mérite attention de ma
part. Il faut que tout en moi soit ou tout bien, ou tout mal. Je
suis heureux que ce désolant état mental se produise à un âge qui
ne l'est pas moins; il m'est moins douloureux que mes maux s'en
trouvent aggravés que si mon bon temps de jadis en avait été
troublé. Les paroles qui m'échappent quand je suis dans le mal-
heur, sont des paroles de dépit ; mon courage se hérisse au lieu de
céder. A l'inverse des autres, je suis plus dévot dans la bonne que
dans la mauvaise fortune; j'applique en cela le précepte de Xéno-
phon, mais sans y être amené par les motifs qui le lui inspirent;
je fais plus volontiers les doux yeux au ciel pour le remercier que
pour le solliciter. Je veille plus sur ma santé quand elle est bonne,
que je ne prends de soin pour la rétablir quand elle laisse à dé-
sirer; la prospérité m'instruit et me rappelle à mes devoirs, me
produisant le même effet que chez d'autres le malheur et les verges.
Comme si le bonheur était incompatible avec une bonne cons-
cience, les hommes ne reviennent au bien que dans la mauvaise
fortune; chez moi, il me porte d'une façon toute particulière à la
modération et à la modestie. La prière me gagne, la menace me
rebute; la faveur me fait fléchir, la crainte me raidit.
Il aimait le changement et, comme conséquence, les voya-
ges; cela le sortait de chez lui, car sUl est agréable de
commander chez soi, cela a aussi ses ennuis. — Il est assez
dans la nature humaine que ce que nous n'avons pas, nous plaise
plus que ce que nous avons; nous aimons le mouvement et le
changement : « Le jour lui-même ne nous est agréable que parce
que chaque heure prend des aspects différents {Pétrone) », et je suis
assez dans ces dispositions. Ceux qui sont d'humeur contraire, qui
éprouvent de la satisfaction d'eux-mêmes, qui apprécient que ce
qu'ils ont vaut mieux que ce qu'ils n'ont pas, qui ne voient rien de
préférable au milieu dans lequel ils se trouvent, s'ils ne sont pas
mieux lotis que nous, sont néanmoins plus heureux. Je n'envie pas
leur sagesse, mais bien leur bonne fortune.
Cette disposition à toujours souhaiter des choses nouvelles et in-
connues, contribue beaucoup à entretenir en moi le goût des voya-
ges, auxquels me convient aussi nombre d'autres circonstances, et
en particulier la facilité avec laquelle je me désintéresse de la di-
382 ESSAIS DE MONTAIGNE.
son. Il y a t|uelque conimodiU* à commander, fust ce dans vne grange,
et à eslrc obey des siens. Mais c'est vn plaisir trop vniformp et lan-
guissant. Et puis il est par nécessité meslé de plusieurs pensements
Tascheux. Tanlost l'indigence et l'oppression de vostre peuple : tan-
lost la querelle d'entre vos voysins : tantost rvsurpation qu'ils font
sur vous, vous afnige :
Aul rrrberatu grandine vitiete,
Fundùsque mendax, arbore nune aquas
Culpante, nunc torrentia agros
Sydera, nunc hyemes iniquat.
Et qu'à peine en six mois, enuoyera Dieu vne saison, dequoy vostre
receueur se contente bien à plain : et que si elle sert aux vignes,
elle ne nuyse aux prez.
Aut nimiit torret fernoribus eetheriuê sol,
Aut suhiti perimunt imbres, gelidœque pruinm,
Flabrùque ventorum violenta turbine vexant.
loinct le soulier neuf, et bien formé, de cet homme du temps passé,
qui vous blesse le pied. Et que l'estranger n'entend pas, combien il
vous couste, et combien vous prestez, à maintenir l'apparence do
cet ordre, qu'on void en vostre famille : et qu'à l'auanture l'achetez
vous trop cher. le me suis pris tard au mesnage. Ceux que Na-
ture auoit fait naistrc auant moy, m'en ont deschargé long temps.
Tauois des-ja pris vn autre ply, plus selon ma complexioii. Toutes-
fois de ce que l'en ay vcu, c'est vn' occupation plus empeschante,
que difficile. Quiconque est capable d'autre chose, le sera bien aysé-
ment de celle là. Si ie cherchois à m'enrichir, cette voye me sem-
bleroit trop longue. l'eusse seruy les Roys, trafique plus fertile que
toute autre. Puis que ie ne pretens acquérir que la i-eputalion de
n'auoir rien acquis, non plus que dissipé : conformément au reste
«le ma vie, impropre à faire bien et à faire mal qui vaille : et que ie
ne cherche qu'à passer, ie le puis faire. Dieu mercy, sans grande
attention. Au pis aller, courez tousiours par retranchement de des-
|)ence, deuant la pauurelé, C'est à quoy ie m'attends, et de me i-e-
fomier, auant qu'elle m'y force. Tay estably au demeurant, en mon
ame, assez de degrez, à me passer de moins, que ce que iay. le dis,
passi-r auec contentement. Non ipstimatione censns, verùm victu at-
fjue euitu, terminntur peeunix modus. Mon vray besoing n'occujK; pas
si iustement tout mon auoir, que sans venir au vif, Fortune n'ait où
mordrt* sur moy. Ma pi-escnce, toute ignorante et desdaigneuse
qu'elle est, preste grande espaule à mes aiïaires domestiques. le
m'y employé, mais despiteusement. loinct que i'ay cela chez moy,
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 383
rectioii de ma maison. Il y a quelque agrément à commander, ne
fût-ce que dans une grange, et à être obéi des siens; mais c'est un
plaisir trop uniforme et insipide et qui forcément est accompagné
de préoccupations pénibles. Tantôt c'est lïndigence et l'oppression
qui pèsent sur vos gens et qui vous affligent, tantôt c'est une que-
relle avec vos voisins, tantôt un empiétement de leur part sur vos
domaines : « Ce sont, ou vos vignes que la grêle a ravagées, ou vos
arbres, vos champs qui manquent d'eau; ce sont des chaleurs trop
fortes ou des hivers trop rigoureux qui viennent tromper vos espé-
rances (Horace) » ; à peine pendant six mois Dieu vous enverra-t-il
un temps qui satisfasse pleinement votre régisseur; et encore s'il
profite aux vignes, il est à craindre qu'il ne nuise aux prés :
« Tantôt un soleil trop ardent brûle les moissons; tantôt des pluies
subites, d'âpres gelées, les détinisent; tantôt c'est la violence du vent
qui les emporte dans ses tourbillons (Lucrèce). » A quoi il faut ajou-
ter que, comme le soulier neuf et bien confectionné de cet homme
des temps passés qui lui blessait le pied, un étranger ne sait pas
combien il vous en coûte, combien de sacrifices il vous faut faire,
pour maintenir l'accord apparent qui se voit dans votre famille et
chez vos serviteurs et que peut-être vous achetez trop cher.
Peu fait à la gestion de ses biens, elle lui était d^autant
plus à charge que ce quUl avait lui suffisait et qu'il n'a-
vait nulle envie de l'augmenter. — J'ai pris tard l'administra-
tion de mes biens; ceux que la nature avait fait naître avant moi,
m'en ont longtemps déchargé et, déjà alors, j'avais pris d'autres
habitudes plus en rapport avec mon tempérament. Toutefois, d'a-
près ce que j'en ai vu, c'est une occupation plus absorbante que
difficile; quiconque est capable d'autre chose, l'est bien aisément
de celle-là. Si j'avais poursuivi la richesse, cette voie m'eût paru '
trop longue; je me serais mis au service des rois, ce qui, de toutes
les professions, est la plus lucrative. Mais, ne prétendant qu'à la
réputation de ne rien ajouter à mon patrimoine et de n"en rien dis-
siper, ce qui s'accorde avec le reste de ma vie qui s'est passée à ne
rien faire qui vaille soit en bien, soit en mal ; ne cherchant sur
cette terre qu'à passer, je puis. Dieu merci, m'acquitter de cette
gestion, sans trop y apporter d'attention. Au pis aller, on peut tou-
jours prévenir la pauvreté en réduisant ses dépenses, ce que je
m'efforce de faire, comme aussi de me réformer, avant qu'elle ne
m'y contraigne. Du reste, je suis arrivé peu à peu, en moi-même,
à me suffire avec moins que ce que j'ai et cela sans en éprouver
de regret : « Ce n'est pas d'après les revenus de chacun, mais d'après
ses besoins, qu'il faut estimer sa fortune (Cicéron). » Mes besoins
réels n'absorbent pas tellement tout mon avoir que, sans me priver
du nécessaire, la fortune n'ait encore moyen de mordre sur moi.
Si ignorant et si dédaigneux que je sois de mes affaires domes-
tiques, ma présence contribue cependant beaucoup à les main-
tenir en bonne voie; je m'y emploie, bien qu'à contre-cœur, sans
compter qu'il y a ceci de particulier chez moi que, lorsque je ne
384 ESSAIS DE MONTAIGNE.
que pour bnisler à part, la chandelle par mon bout, l'autre bout ne
s'espargne de rien. Les voyages ne me blessent que par la des-
pence, qui est grande, et outre mes forces : ayant accoustnraé d'y
eslre auec eipiippage non nécessaire seulement, mais aussi hon-
nesle. Il me les en faut faire d'autant plus courts et moins fré-
quents : et n'y employé que l'escume, et ma reserue, tempori-
sant et différant, selon quelle vient. le ne veux pas, que le plaisir
de me promener, corrompe le plaisir de me retirer. Au rebours,
l'entends qu'ils se nourrissent, et fauorisenl l'vn l'autre. La Fortune
m'a aydé en cecy : que puis que ma principale profession en celte
vie, estoit de la viure mollement, et plustost laschement qu'affai-
reusemenl;elle m'a ostéle besoing de multiplier en richesses, pour
pouruoir à la multitude de mes héritiers. Pour vn, s'il n'a assez de
ce, dequoy i'ayeu si plantureusement assez, à son dam. Son impru-
dence ne méritera pas, que ie luy en désire dauantage. Et chascun,
selon l'exemple de Phocion, pouruoid suCflsamment à ses enfants,
qui leur pounioid, en tant qu'ils ne luy sont dissemblables. Nulle-
ment seroy-ie d'aduis du faict de Crates. Il laissa son argent chez
vn banquier, auec cette condition : si ses enfants estoient des sots,
qu'il le leur donnast ; s'ils estoient habiles, qu'il le distribuast aux
plus sots du peuple. Comme si les sots, pour estre moins capables
de s'en passer, estoient plus capables dvser des richesses. Tant y a,
que le dommage qui vient do mon absence, ne me semble point mé-
riter, pendant que i'auroy dequoy le porter, que ie refuse d'accepter
les occasions qui se présentent, de me distraire de cette assistance
pénible. Il y a tousiours quoique pièce qui va de trauers. Les négo-
ces, tanlost d'vne maison, tantost d'vne autre, vous tirassent. Vous
esclairez toutes choses de trop près. Votre perspicacité vous nuit icy,
comme si fait elle assez ailleurs. le me desrobe aux occasions de me
fascher : et me deslouine de la cognoissance des choses, qui vont
mal. Et si ne puis tant faire, qu'à toute heure ie ne heurte chez
moy, en quelque rencontre, qui me desplaise. Et les fripponneries,
qu'on me cache le plus, sont celles que ie sçay le mieux. Il en est
que pour faire moins mal, il faut ayder soy mesme à cacher. Vaines
pointures : vaincs par fois, mais tousiours pointures. Les plus me-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 385
suis pas là, en dehors du surcroît de dépenses auxquelles je suis
obligé pour moi-même, il s'y dépense autant que quand j'y suis.
Les voyages ont rinconvénient de coûter cher, mais cela
ne l'arrêtait pas ; il s'arrangeait du reste pour y subvenir
sans entamer son capital. — Les voyages nont de déplaisant
pour moi que la dépense qui est considérable et dépasse mes res-
sources, ayant coutume de me faire suivre d'un train de maison,
non seulement dans la mesure du nécessaire, mais permettant de
faire figure; ce qui m'oblige à en réduire d'autant plus la fré-
quence et la durée, car je n'y emploie que le surplus de mes re-
venus et ma réserve, temporisant, ajournant suivant ce dont je
puis disposer. Je ne veux pas que le plaisir de me promener en-
lève rien à mon bien-être quand je suis au repos; j'entends, au
contraire, que les satisfactions que j'éprouve dans les deux cas, se
complètent les unes par les autres et s'en trouvent accrues. La
fortune m'est venue en aide sur ce point, en ce que, préoccupé
par-dessus tout de mener une vie tranquille, plutôt oisive qu'af-
fairée, elle m'a délivré du souci d'augmenter mes richesses, pour
pourvoir à l'avenir de nombreux enfants. Je n'ai qu'une fille; si
elle n'a pas assez de ce qui m'a abondamment suffi, tant pis pour
elle : il y aura imprudence de sa part, et elle ne méritera pas que
je luien désire davantage. Chacun, à l'exemple de Phocion, pourvoit
suffisamment ses enfants, quand il les dote dans la mesure où, s'ils
lui ressemblaient, cela leur suffirait. Je ne suis pas, à cet égard,
de l'avis de Cratès, qui déposa ses fonds chez un banquier, en
disposant que « si ses enfants étaient des sots, cet argent leur serait
remis; et que, s'ils étaient intelligents, il serait distribué aux plus
sots du peuple », comme si les sots, parce qu'ils sont moins capa-
bles de se passer de richesses, étaient plus capables d'en user! —
Quoi qu'il en soit, le dommage qui pourrait résulter de mon ab-
sence, pour la gestion de mes biens, ne me paraît pas valoir, tant
que je serai à même de le supporter, que je me prive des occa-
sions qui se présentent de me distraire des ennuis auxquels je
suis en butte quand je suis chez moi.
Si peu qu'il s'occupât de son intérieur, il y trouvait
mille sujets de contrariété qui, si légers qu'ils soient,
constamment répétés, ne laissent pas de blesser souvent
davantage que de plus grands maux. — Il s'y trouve tou-
jours quelque chose qui va de travers : tantôt ce sont les alfaires
d'une maison qui vous tiraillent, tantôt celles d'une autre; vous
voyez tout de trop près, votre perspicacité vous nuit ici, comme
cela arrive souvent ailleurs. J'évite de me fâcher et feins de ne pas
voir les choses qui vont mal; néanmoins je ne puis tant faire qu'à
toute heure, je ne me heurte à quelque rencontre qui me déplaît ;
et les friponneries qu'on me cache le plus, sont celles que je con-
nais le mieux ; il en est même auxquelles, pour en atténuer les in-
convénients, il faut se prêter soi-même à les cacher. Légers dé-
sagréments, direz-vous; oui, mais si légers qu'ils soient parfois, ce
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. III 25
386 ESSAIS DE MONTAIGNE.
niiî* et frraisles empeschemens, sont les plus persans. Et comme les
petites lettres lassent plus les yeux, aussi nous piquent plus les pe-
tits afTaires : la lourhe dos menus maux. ofTence plus, que la vio-
lence d'vn. pour ^land qu'il soit. A mesure que ces espines domes-
tiques sont drues et desliees, elles nous mordent plus aigu, et sans
menace, nous surprenant facilement à l'impourueu. le ne suis pas
philosophe. Les maux me foullent selon qu'ils poisent : et poisent
selon la forme, comme selon la matière : et souuent plus, ly ay plus
de perspicacité que le vulgaire, si i'y ay plus de patience. En fin s'ils
ne me blessent, ils me poisent. C'est chose tendre que la vie, et
aysee à troubler. Depuis que i'ay le visage tourn»- vers le chagrin,
nemoenim resistit sibi cùm cœperit impelti, pour sotte cause qui m'y
ayt porté : i'irritc l'humeur de ce costé là : qui se nourrit après, et
s'exaspère, de son propre branle, attirant et ammoncellant vue ma-
tière sur autre, dequoy se paislre.
Stillicidi casuê lapidem cauat.
Ces ordinaires goulieres me mangent, et m'vlcerent. Les inconue-
nients ordinaires ne sont iamais légers. Ils sont continuels et irré-
parables, quand ils naissent des membres du mesnage, continuels et
inséparables. Quand ie considère mes affaires de loing, et en gros;
ie trouuc, soit pour n'en auoir la mémoire gueres exacte, qu'ils sont
allez ius<iues à celte heure, en prospérant, outre mes contes et mes
raisons, l'en relire ce me semble plus, qu'il n'y en a : leur bon heur
me trahit. Mais suis-ie au dedans de la besongne, voy-ic marcher
toutes ces parcelles?
Tum verô in curax animutn diducitnus omnes :
mille choses m'y donnent à désirer et craindre. De les abandonner
du tout, il m'est Ires-facile : de m'y prendre sans m'en peiner, très-
difficile. C'est pitié, d'estre on lieu où tout ce que vous voyez, vous
cmbt^songne, et vous concerne. Et me semble iouyr plus gayemonl
les plaisirs d'vne maison eslrangere, et y apporter le goust plus li-
bre et pur. Diogcncs respondit selon moy, à celuy (jui luy demanda
quelle sorte de vin il trouuoit le meilleur : L'eslrangor, foit il.
Mon |)cre aymoil à bastir Montaigne, où il estoit nay : et en toute
cette police d'aiïaires domestiques, i'ayme à me seruir de son cxem-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 387
n'en sont pas moins des désagréments. Les moindres empêche-
ments, de si minime importance qu'ils soient, sont les plus acérés;
les impressions typographiques en petits caractères sont celles qui
fatiguent le plus la vue, de même les petits incidents sont ceux qui
nous piquent le plus. La tourbe des petites contrariétés nous énerve
plus qu'un mal violent, si grand qu'il soit. Plus ces épines de notre
vie sont drues et déliées, moins nous nous en méfions et plus leurs
morsures sont aiguës, plus elles nous prennent au dépourvu. Je ne
suis pas philosophe, je ressens les maux dans la mesure où ils
agissent sur moi : et ils agissent plus ou moins, selon la forme
qu'ils affectent, selon ce sur quoi ils portent, et souvent plus que
de raison; je les saisis avec plus de perspicacité qu'on n'en met
généralement à s'en apercevoir, bien que j'y apporte plus de pa-
tience, et, quand ils ne me blessent pas, ils ne laissent pas de m'être
à charge. C'est une chose délicate que la vie, son cours est facile
à troubler. Dès que j'ai un sujet de chagrin, « la première impres-
sion reçue, on ne résiste plus {Sénèqiie) », si sotte qu'en soit la cause,
mon humeur s'aigrit d'elle-même; puis elle se monte, s'exaspère,
tirant à elle et entassant, pour s'exciter, griefs sur griefs : « En tom-
bant goutte à goutte, l'eau finit par transpercer le rocher {Lucrèce). »
Ces vétilles fréquentes me rongent et m'ulcèrent; les ennuis qui se
répètent constamment ne sont jamais insignifiants; ils deviennent
permanents et sans remède, quand * notamment ils proviennent du
fait de membres de la famille, avec lesquels il y a communauté
d'existence et avec lesquels on ne peut rompre. — Quand, loin de
chez moi, ma pensée se reporte sur mes affaires et que je les en-
visage dans leur ensemble, je trouve, peut-être parce que je ne les
ai pas bien présentes à la mémoire, que jusqu'à présent elles ont
bien prospéré, mieux que mes comptes et les raisonnements que je
fais ne me portaient à le croire ; mes revenus m'apparaissent excé-
dant ce qu'ils sont; de si belles apparences m'illusionnent; mais,
dès que j'en reprends la direction, que je vois surgir tous ces me-
nus détails, « alors mon âme se partage entre inille soucis {Virgile) » ;
mille choses y laissent à désirer ou me sont des sujets de crainte.
Cesser complètement de m'en occuper, m'est très facile; m'y re-
mettre sans regret, m'est bien difficile. C'est pitié que là où vous
êtes, tout vous regarde et qu'il faille vous occuper de tout ce que
vous voyez; je jouirais avec bien plus d'entrain, je crois, des plai-
sirs que m'offrirait une maison où je serais un étranger; j'y serais
plus libre et plus suivant mes goûts. Je suis en cela en conformité
de sentiment avec Diogène répondant à quelqu'un qui lui deman-
dait quel vin il trouvait le meilleur : « Je préfère celui qui n'est
pas de chez moi. »
Nullement sensible aux plaisirs de la vie de campagne,
il n^aime pas davantage s'occuper des affaires publiques;
jouir de l'existence lui suffit. — Mon père aimait à faire des
constructions à Montaigne où il était né ; et, dans toutes ces ques-
tions d'exploitation domestique, j'aime à suivre son exemple et sa
388 ESSAIS DE MONTAIGNE.
pie, el de ses règles; et y atlacheray mes successeurs autant que ie
pourray. Si ie pouuois mieux pour luy, ie le feroys. le me glorifie
que sa volonté s'exerce encores, et agisse par moy. la Dieu ne per»
mette que ie laisse faillir entre mes nmins, aucune image de vie,
que ie puisse ivndre à vn si bon père. Ce que ie me suis meslé d'a-
cheui'r quelque vieux pan de mur, et de renger quelque pièce de
bastiment mal dolé, c'a esté certes, regardant plus à son intention,
qu'à mon contentement. Et accuse ma faineance, de n'auoir passé
outre, à parl'aiie les commencements qu'il a laissez en sa maison :
d'autant plus, qtif ie suis en grands termes d'en estre le dernier
possesseur de ma race, et d'y porter la dernière main. Car quant à
mon application particulière, ny ce plaisir de bastir, qu'on dit estre
si attrayant, ny la chasse, ny les iardins, ny ces autres plaisirs de
la vie retirée, ne me peuuent beaucoup amuser. C'est chose dequoy
ie me veux mal, comme de toutes autres opinions qui me sont in-
commodes, le ne me soucie pas tant de les auoir vigoureuses et
doctes, comme ie me soucie de les auoir aisées et commodes à la
vie. Elles sont bien assez vrayes et saines, si elles sont vtiles et ag-
greables. Ceux qui m'oyans dire mon insuffisance aux occupations
du mesnage, me viennent souffler aux oreilles que c'est desdaing,
et que ie laisse de sçauoir les inslrumens du labourage, ses saisons,
son ordre, comment on fait mes vins, comme on ente, et de sçauoir
le nom et la forme des herbes et des fruicts, et l'apprest des viandes,
dequoy ie vis : le nom et prix des estoffes, de quoy ie m'abille, pour
auoir à cœur quelque plus haute science, ils me font mourir. Cela,
c'est sottise : et plustost bestise, que gloire. le m'aymerois mieux
bon escuyer, que bon logicien.
Quin tu aliquid sallem polius quorum indiget vsus,
Viminibus mollique paras detexere iunco ?
Nous empeschons noz pensées du gênerai, el des causes et con-
duittf's vniucrsclles : <pii se conduisent tresbien sans nous : et lais-
.sons en arrieie noslre faict : et Michel, qui nous touche encore de
plus près qiKî l'homme. Or i'arreste bien chez moy le plus ordi-
nairement : mais ie voudrois m'y plaire plus qu'ailleurs.
Sit meœ sedes vtinam aenectœ,
SU modus tusso maris, el viarum,
MUitiœquel
le ne sçay si l'en viendray à bout. le voudrois qu'au lieu de quelque
autre |»icce de sa succession, mon père m'eut resigné celte passion-
née amour, qu'en ses vieux ans il portoil à son mesnage. Il estoil
bien iM'ureux, d(î ramener ses désirs, à .«^a fortune, v[ de se sçauoir
plain- de ce qu'il auoit. La philosophie politique aura bel accuser la
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 389
manière de faire, et ferai tout mon possible pour que ceux qui
viendront après moi s'y emploient de même. Si je pouvais davantage
pour son souvenir, je le ferais; je me fais gloire de ce que sa vo-
lonté s'exerce encore et s'accomplit par mon fait. Plaise à Dieu que
jamais je ne manque une occasion d'agir, quand cela se pourra,
comme l'eût fait de son vivant un si bon père. Si je me suis mêlé
d'achever quelque vieux pan de mur et de modifier quelque par-
tie de bâtiment mal établie, c'est certainement parce que tel
était son projet, beaucoup plus que parce que cela me convenait;
et je me reproche ma fainéantise qui m'a empêché de continuer la
belle restauration qu'il avait commencé de faire subir à notre mai-
son, d'autant que je risque fort d'en être le dernier propriétaire
de notre race et celui qui y portera la dernière main. Mais je ne
suis porté personnellement ni au plaisir de bâtir qu'on dit si at-
trayant, ni à chasser, jardiner, ni aux autres passe-temps de la vie
de campagne; aucun n'est susceptible de beaucoup m'amuser. Ce
sont là choses que je ne pratique pas, non plus que les opinions
qui peuvent m'être une source de difficultés ; je ne me soucie pas
tant d'en avoir de robustes et d'éclairées, que de faciles et com-
modes pour l'existence; elles sont suffisamment saines et justes,
quand elles sont utiles et agréables. Ceux qui m'entendent affir-
mer mon incapacité à m'occuper d'économie domestique, me souf-
flent à l'oreille que c'est par dédain. Que si je néglige de connaître
les instruments dont il est fait usage pour les labours, les saisons
qui leur sont propres, l'ordre dans lequel il doit y être procédé; com-
ment se font mes vins, se greffent mes arbres; de posséder le nom
des plantes et des fruits et les distinguer; de savoir la manière
d'apprêter les viandes que nous mangeons journellement, démêler
le nom et le prix des étoffes dont nous nous habillons, c'est parce
que j'ai à cœur de m'occuper de sciences plus relevées, ceux-là
m'irritent profondément par leurs réflexions ; si cela était, ce serait
sottise, et plutôt bêtise que gloire. Je préférerais, en effet, être bon
écuyer, que bon logicien : « Que ne f occupes-tu plutôt à des choses
utiles, à faire des paniers d'osier ou des corbeilles de jonc {Virgile) ! »
Nous occupons notre pensée de généralités, des causes et de la
marche de tout ce dont se compose l'univers, toutes choses qui
s'accomplissent très bien sans nous, et nous laissons de côté ce qui
concerne l'homme en général et notre propre personnalité qui nous
touche de plus près encore.
Le plus ordinairement je réside chez moi; je voudrais m'y plaire
plus qu'ailleurs : « Après tant de voyages par terre et par mer,
après tant de fatigues et de combats, puissé-je enfin y trouver le
repos pour ma vieillesse {Horace) ! » je ne sais si j'en viendrai à bout.
J'aurais voulu, en place de quelque autre partie de sa succession,
avoir hérité de mon père l'amour passionné que, dans ses vieux
ans, il portait à l'exploitation de ses biens; il était heureux de
borner ses désirs à sa situation et de savoir se contenter de ce
qu'il avait. Les gens qui s'adonnent à l'étude des hautes questions
390 ESSAIS DE MONTAIGNE.
bassesse el.sterililé de mon occupation, si i'cn puis vne fois pren-
dre Ip ^iist, comme Iny. le suis de cet auis, que la plus honorable
vacation, est «le seinir au publiq, elestrc vlilc à beaucoup. Fructus
enim iiiffenij et rirtulis, omnisqtie pnrstnniix tum maxinvis nccipitur,
quum in proximum quemijw conferlur. Pour mou ic^'ard ie m'en •
despars : partie par conscience : (car par où ie vois le poix qui lou-
che telles vacations, ie vois aussi le peu de moyen que i'ay d'y four-
nir : et Platon maislre ouurier en tout gouuernement politique, ne
laissa de s'en abstenir) pailie par pollronerie. le me contente de
iouïr le monde, sans m'en empresser : de viure vne vie, seulement ^
excusable : et qui seulement ne poise, ny à moy, ny à aulruy.
lamais homme ne se laissa aller plus plainement et plus lasche-
ment, au soing et gouucrnemenl d'vn tiers, que ie ferois, si i'auois
à qui. L'vn de mes souhaits pour cette heure, ce seroit de trouuer
vn gendre, qui sçeust appaster commodément mes vieux ans, et les '
endormir : entre les mains de qui ie déposasse en toute souuerai-
net»'>, la conduite et vsagc de mes biens : qu'il en fist ce que l'en
fais, et gaignast sur moy ce que l'y gaigne : pourueu qu'il y appor-
last vn courage vraycment recognoissant, et amy. Mais quoy? nous
viuons en vn monde, où la loyauté des propres enfans est incognuc. t
Qui a la garde de ma bourse en voyage, il la pure et sans con-
treroUc : aussi bien me tromperoit il en comptant. Et si ce n'est vn
diable, ie l'oblige à bien faire, par vne si abandonnée confiance.
Multi fallere docuerunt, dum liment faUi, et aliùi tus peccandi sus-
picando fecenmt. La plus commune seurelé, que ie jtrens de mes .
gens, c'est la mescognoissance. le ne présume les vices qu'apies que
ie les ayc veuz : cl m'en fie plus aux ieunes, que i'eslime moins gas-
tez par mauuaisexempli-. loy plus volontiers din', au bout de deux
mois, «pie i'ay dcspandu «piatic cens escus, que d'auoir les oreilles
battues .tous les soirs, de trois, cinq, sept. Si ay-ic esté desrobé ;,
aussi peu «pi'vn auln* «le celle sorle de larrccin. Il est vray, que ie
preste la main à l'ignorance, le nourris à escient, aucunement trou-
ble et incertain»' la science de mon argent. Iusqu«>s à certaine me-
sure, ie suis content, d'en pouuoir doubler. Il faut laisser vn peu de
place à la desloyaubS ou imprudence de voslrc valet. S'il nous en
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 391
politiques, pourront trouver que c'est se confiner dans une occu-
pation peu relevée et stérile; cela m'importerait peu, si je parve-
nais à y prendre autant de goût que lui. — Je suis de l'avis que
servir la cause publique et être utile au plus grand nombre, est
ce qu'il y a de plus honorable : « Nous ne jouissons jamais mieux
des fruits du génie, de la vertu et de toute espèce de supériorité,
qu'en les partageant avec ceux qui nous louchent de plus pi'ès {Ci-
céron) »; mais en ce qui me regarde, j'y ai renoncé par poltronnerie
et par conscience ; de telles charges me paraissent si lourdes, qu'il
me semble aussi que je suis incapable de les remplir. Platon, qui
était maître en tout ce qui est relatif au gouvernement des états,
s'abstint, lui aussi, d'en accepter. Je me contente de jouir du
monde, sans y apporter trop d'ardeur; de mener une vie simple-
ment supportable, qui ne pèse ni à moi, ni aux autres.
Il eût souhaité pouvoir abandonner la gestion de ses
biens à, un ami sûr, à, un gendre par exemple, qui l'en eût
débarrassé, lui assurant le bien-être pour la fin de ses
jours. — Jamais homme ne s'en est remis aussi complètement et
avec autant d'abandon que je le ferais aux soins et à l'administra-
tion d'un tiers, si j'avais à qui me confier. L'un de mes souhaits, à
cette heure, serait de trouver un gendre qui saurait endormir mes
vieux jours, en me faisant une existence commode ; entre les mains
duquel je déposerais, en toute souveraineté, la direction et l'em-
ploi de mes biens; qui en ferait ce que j'en fais, et auquel j'en
abandonnerais les bénéfices, pourvu qu'il y apportât un cœur vrai-
ment reconnaissant et ami. Mais voilà! nous vivons dans un monde
où la loyauté est inconnue, même de nos propres enfants.
Il se fiait à ses domestiques, évitant de se renseigner
sur eux pour ne pas être obligé de les avoir en défiance.
— Celui qui, lorsque je voyage, est dépositaire de mon argent, le
reçoit intégralement et règle la dépense sans contrôle; du reste, si
je comptais, il me tromperait tout autant; de la sorte, à moins que
ce ne soit un scélérat, en m'en remettant à lui d'une façon abso-
lue, je l'oblige à bien faire : « Beaucoup de gens nous enseignent à
les tromper, en craignant de Vctre; la défiance provoque l'infidélité
(Sénèque). » La sûreté que je prends le plus communément à l'égard
de mes gens, c'est de ne pas me renseigner sur eux ; je ne présume
le vice qu'après l'avoir constaté; je m'en fie plutôt à ceux qui sont
jeunes, les estimant moins pervertis par le mauvais exemple. — Il
m'est moins désagréable de m'cntendre dire, au bout de deux mois,
que j'ai dépensé quatre cents écus, que d'avoir chaque soir les oreil-
les rebattues par le règlement de ma dépense journalière, et entendre
qu'elle a été de trois, de cinq, de sept écus; ce mode n'a pas fait
que, sur ce point, j'aie été volé plus qu'un autre. Il est vrai que je prête
la main à l'erreur; de parti pris, je ne sais que vaguement et d'une
façon incertaine ce que j'ai d'argent; et, dans une certaine mesure,
je suis content de cette incertitude. II faut faire une petite part à
la déloyauté ou à l'imprudence d'un serviteur; s'il nous reste de
392 ESSAIS DE MONTAIGNE.
reste en gros, dequoy faire noslrc cfTect, cet excez de la libéralité
do la Fortune, laissons le vn peu plus courre à sa merr^. La por-
tion du jrlanneur. Apres tout, ie no priso pas tant la loy do mes
gonls, comme io niesprisc leui' iniurc. 0 le vilain et sol osludo,
d'estudier son argent, se plaire à le manier et recomter! c'est par •
là, que l'auarico faicl ses approches. Dt'>puis dixhuict ans, que ie
pouuorne des hiens, ie n'ay sçcu gaigner sur moy, de voir, ny til-
Ires, ny mes principaux alTaiies (pii ont nécessairement à passer par
ma science, et par mon seing. Ce n'est pas vn mespris philosophique,
des choses Iransiloires et mondaines : ie n'ay pas le goust si espuré, i
et les prise |toui' le moins ce([u'elles valent : mais certes c'est paresse
et négligence inexcusable et pucrile. Que ne fcroy ie plustost que de
lire vn conlract? Et plustost, que d'aller secouant ces paperasses
poudreuses, serf de mes négoces? ou encore pis, de ceux daulruy,
«omnie font tant de genls à prix d'argent? le n'ay rien cher que le •
soucy et la peine : et ne cherche qu'à m'anonchalir et auachir. Tes-
loy, ce croy-jc, plus propre, à viure de la fortune d'autruy, s'il se
pouuoit, sans obligation et sans seriiitudc. Et si ne sçay, à l'exami-
ner de près, si selon mon humeur et mon sort, ce que i'ay à souffrir
des affaires, et des seruiteurs, et des domestiques, n'a point plus i
d'abiection, d'importunitc, et d'aigreur, que n'auroit la suitte d'vn
homme, nay plus grand que inoy, qui me guidasl vn peu à mon aise.
Seruitus obedientia est fracli animi et abiccti, arbitrio carentis suo,
r.rales (il pis, qui se iclta en la franchise de la pauureté, pour se
deffaire des indignitez et cures de la maison. Cela ne fcrois-ie pas. .
le hay la pauureté à pair de la douleur : mais ouy bien, changer
cette sorte de vie, à vnc autre moins brauc, et moins affaireuse.
Absent, ie me despouille de tous tels pensemens : et scntirois moins
lors la ruync d'vne tour, que ie ne fais présent, la chcute d'vne ar-
doysc. Mon ame se démesb; bien aysécmenl à part, mais en pre- »
scnce, elle souffie, comme celle d'vn vigneron. Vnc rené de trauers
à mon chcual, vn bout d'eslriuicre qui batte ma iambe, me tien-
dront tout vn iour en cschec. l'esbuic assez mon courage à l'encon-
Ire do» inconucnicns, les yeux, ie ne puis.
^nsui' l't super i aenëwt
TRADUCTION. - LIV. III, Cil. IX. 393
quoi largement tenir notre rang, abandonnons à sa merci, sans y
tant regarder, l'excédent que nous tenons de la libéralité de la for-
tune : c'est la part du glaneur. En somme, je n'attache pas tant d'im-
portance à la bonne foi de mes gens, que je me soucie peu du tort
qu'ils me font. Oh! quelle vilaine et sotte occupation que d'être
constamment occupé de son argent, de se plaire à le manier, * à
le peser, à le recompter ! c'est par là que l'avarice nous gagne.
Il n'a jamais pu s'astreindre à, lire un titre, un contrat;
chez lui, la moindre chose le préoccupe. — Depuis dix-huit
ans que j'administre mes biens, je n'ai pas su prendre sur moi
d'examiner ni mes titres de propriété ni mes principales affaires,
que je devrais cependant connaître à fond, puisque j'ai à y veiller.
Ce n'est pas par mépris des choses passagères de ce monde, ins-
piré par la philosophie : je n'en suis pas détaché à ce degré, et les
estime pour le moins à leur valeur; mais bien par l'effet d'une pa-
resse et d'une négligence puériles et incurables. Que ne ferais-je
pas plutôt que de lire un contrat, plutôt que de me mettre à se-
couer ces paperasses poudreuses qui me feraient l'esclave de mes
affaires ou, ce qui est encore pis, l'esclave de celles des autres
comme font tant de gens pour de l'argent. Rien ne me coûte tant
que le souci et la peine ; je ne recherche que la nonchalance et la
mollesse. J'étais plutôt fait, je crois, pour vivre attaché à la for-
tune d'autrui, si cela se pouvait sans qu'il en résultât ni obligation
ni servitude; et je ne sais si, à le considérer de près, étant donnés
mon caractère et ma situation, joints à ce que j'ai à souffrir du
fait de mes affaires, de mes serviteurs et de mes familiers, je n'en
éprouve pas plus d'abjection, d'importunité et d'aigreur, que si je
faisais partie de la suite d'un homme, né plus haut que moi, dans
la dépendance duquel je serais sans qu'il gênât trop ma liberté :
« La servitude est la sujétion d'une âme lâche et abjecte, privée de
son libre arbitre {Cicéron). » Cratès fit plus : il se mit sous la sau-
vegarde de la pauvreté, pour s'affranchir des indignités et des soins
que réclame la direction d'une maison; cela, je ne le ferai pas, car
je hais la pauvreté à l'égal de la douleur; mais ce que je ferais
Nolontiers, ce serait d'échanger la vie que je mène, contre une
autre moins noble et moins affairée.
Quand je suis absent, je laisse de côté toutes ces préoccupations,
et la chute d'une tour m'émeuvrait moins que ne fait, quand je suis
présent, une ardoise qui se détache de la toiture. Mon âme, quand
elle n'est pas sur place, se désintéresse aisément de tout ce qui
arrive; mais si elle est là, elle en souffre, autant que peut en souf-
frir l'âme d'un vigneron; une rêne attachée de travers à mon cheval,
un bout d'étrivières qui bat sur ma jambe me préoccupent une
journée entière. J'arrive assez aisément à ce que mon courage do-
mine les incommodités de la vie; pour ce qui est de mes yeux je
n'y parviens pas : « Les sens, ô dieux, les sens, que nous en sommes
donc peu maîtres ! »
Que n'a-t-il au moins un aide sur lequel se reposer! Obligé
394
ESSAIS DE MONTAIGNE.
le suis chez moy, respondanl de tout ce qui va mal. Peu de mais-
Ires, ie parle de ceux de moyenne condition, comme est la mienne :
et s'il en est, ils sont jdus heureux : se peuuent tant reposer, sur
vn second, qu'il ne \vuv reste bonne part de la charge. Cela oste
volontiers quelque chose de ma façon, au traittement des surue-
nants : et en ay pou arrester quelcun par aduenture plus par ma
cuisine, que par ma f^race : comme font les fascheux : et osle beau-
coup du plaisir que ie deurois prendre chez moy, de la Visitation et
assemblées de mes amys. La plus sotte contenance d'vn Gentil-
homme en sa maison, c'est de le voir empeschédu train de sa po-
lice: parler à l'oreille d'vn valet, en menacer vn autre des yeux.
Elle doit couler insensiblement, et représenter vn cours ordinaire.
El treuuc laid, qu'on entretienne ses hostes, du traictement qu'on
leur fait, autant à l'excuser qu'à le vanter, l'aymc l'ordre et la
nellelé,
El cantharus et lanx
Ostendunt mihi me,
au prix de l'abondance : et regarde chez moy exactement à la né-
cessité, peu à la parade. Si vn valet se bat chez autruy, si vn plat se
verse, vous n'en faites que rire : vous dormez ce pendant que mon-
sieur renge auec son maistrc d'hostel, son faicl, pour vostre traic-
tement du lendemain, l'en parle selon moy. Ne laissant pas en gê-
nerai d'estimer, rombien c'est vn doux amusement à certaines na-
tures, qu'vn mesnage paisible, prospère, conduict par vn ordre ré-
glé. Et ne voulant attacher à la chose, mes propres erreurs et
inconuenients. Ny desdirc Platon, qui estime la plus heureuse occu-
pation à chascun, faire ses particuliers affaires sans iniuslice.
Ouand ie voyage, ie n'ay à penser qu'à moy, et à l'emploicte de
mon argent : cela se dispose d'vn seul précepte. Il est requis trop
de parties à amasser : ie n'y entens rien. A despendre, ie m'y
entons vn peu, et à doimer iour à ma despence : qui est de vray
son principal vsage. Mais ie m'y atlens trop ambitieusement; qui la
rend inegalle et dilforme : (;t on oulre immodérée en Ivnot l'autre
\isage. Si elle paroist, si elle sort, io m'y laisse indiscrètement aller :
et me res-serrc autant indiscrètement, si elle ne luyt, et si elle ne
me rit. Qui que ee soit, ou art, ou nature, qui nous imprime cette
(ondition de viure, par la relation à autruy, nous fait beaucoup
plus de mal que de bien. Nous nous defraudons de nos propres vti-
lilez, pour former les apparences à l'opinion commune. Il ne nous
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 393
de veiller à tout, sa manière de recevoir les étrangers s^en
ressent. — Chez moi, je suis responsable de tout ce qui va mai.
Peu de maîtres (je parle de ceux de condition moyenne, comme est
la mienne), et s'il y en a, ils sont plus heureux que moi, peuvent
se reposer assez sur un second de tous ces tracas, au point qu'il ne
leur en demeure encore une bonne part à leur charge. Cela réagit
quelque peu sur la manière dont je reçois les survenants, et peut-
être y en a-t-il dont le séjour sest prolongé, ainsi qu'il arrive des
fâcheux, plus à cause des agréments de ma cuisine qu'en raison de
la bonne grâce de mon accueil; le plaisir que je devrais éprouver
de voir mes amis me visiter et se réunir chez moi, s'en trouve con-
sidérablement diminué. — La plus sotte contenance que puisse
avoir chez lui un gentilhomme, c'est d'être vu gêné par le souci du
service de sa maison, parlant à l'oreille d'un valet, en menaçant un
autre du regard. Il faut que les choses marchent sans qu'on s'en
aperçoive et qu'elles semblent suivre leur cours ordinaire; je
trouve déplaisant d'entretenir ses hôtes de ce qu'on fait pour eux,
que ce soit pour s'en excuser ou pour s'en prévaloir. — J'aime
l'ordre et la propreté, et les préfère à l'abondance : « faime que
les plats et les verres reflètent mon image {Horace) » ; je m'en tiens
chez moi à ce qui est strictement nécessaire et donne peu à l'osten-
tation.— Quand vous êtes chez les autres, qu'un valet se batte, qu'un
plat se renverse, vous ne faites qu'en rire ; vous dormez, tandis que
monsieur, de concert avec son maître d'hôtel, prépare ce qu'il
vous offrira le lendemain. — Ce que j'en dis, c'est ce qui se passe
en moi; je n'en reconnais pas moins combien ce doit être une douce
occupation pour les natures qui y sont portées, d'arriver à faire
que sa maison soit paisible, prospère et que tout y marche dans un
ordre parfait. Cet état de choses dont je souffre, je l'attribue à mes
propres erreurs et aux embarras que je me crée à moi-même, et n'ai
nullement l'intention de contredire Platon, qui estime que la plus
heureuse occupation pour chacun, est de « faire ses affaires person-
nelles, sans causer de préjudice à personne ».
Montaigne était beaucoup plus porté à dépenser qu'à
thésauriser. — En voyage, je n'ai à penser qu'à moi et à l'emploi
de mon argent pour lequel suffit un ordre une fois donné; pour
l'amasser, au contraire, il faut aller à de trop nombreuses sources,
et je n'y entends rien. Je suis moins embarrassé pour dépenser,
n'ayant qu'à puiser dans mes fonds disponibles dont c'est la princi-
pale destination ; mais j'ai des vues trop larges, ce qui fait que mes
dépenses sont réparties inégalement, sans règle et, de plus, d'une
façon immodérée soit dans un sens, soit dans l'autre: si elles doivent
contribuer à me donner du relief, à me servir, je dépense sans res-
triction; je me restreins également sans limite, quand elles ne doi-
vent pas me mettre en évidence ou satisfaire un désir que j'ai. Que
ce soit l'art ou la nature qui nous pousse à vivre en relations avec
autrui, cela nous est plutôt un mal qu'un bien; nous nous privons
de ce qui nous est utile, pour nous donner les apparences de faire
396 ESSAIS HE MONTAIGNE.
chaut pas lanl, quel soil nosirc rstrc, en nous, cl en cffccl, comme
quel il soil, en la cognoissance pu1>Uque. Les biens mesraes de l'es-
prit, cl la sagesse, nous scmblcnl sans fruict, si elle n'est iouye que
de nous : si rllo ne se produicl à la veuë et approbation estrangerc.
Il y en a, de qui lor coullc à gros bouillons, par des lieux souster-
reins, imperceptiblement : d'autres l'ostendent tout en lames et en
feuilles. Si qu'aux vns les liars valent escuz, aux autres le contraire :
le monde estimant l'emploile et la valeur, selon la montre. Tout
soing curieux autour des richesses sent <à l'anaricc. Leur dispensa-
lion mesme, et la libéralité trop ordonnée et artificielle : elles ne
valent pas vue aduertancc cl sollicitude pénible. Qui veut faire sa
despense iuste, la fait cstroitte et contrainte. La garde, ou lem-
ploitte, sont de soy choses indifférentes, et ne prennent couleur de
bien ou de mal, que selon l'application de nostrc volonté. L'autre
cause qui me conuie à ces promenades, c'est la disconuenance aux
mœurs présentes de nostre estât : ie me consolerois aysement de
celte corruption, pour le regard de rinlcrcst public :
Peioraque ttecula ferri
Temporibus, quorum scelcri non inuenit ipsa
Nomen, et à nullo posait natura métallo :
mais pour le mieii, non. l'en suis en particulier trop pressé. Car en
mon voisinage, nous sommes lanlost par la longue licence de ces
guerres ciuiles, enuieillis en vnc forme d'cstal si desbordee,
Quippe vbi feu versum atque nefas :
qu'à la vérité, c'est merueillc qu'elle se puisse maintenir.
Armati terrnm exercent, sempérque récentes
Conueclarc iuual prmdas, et viuere raplo.
En fin ie vois par nostre exemple, que la société des hommes se
tient et se cousl, à quchpie prix que ce soil. En quelque assiette
qu'on le» couche, ils s'appiient, et se rengenl, en se remuant et
s'cntassanl : comme d(^s corps mal vnis qu'on empoche sans ordre,
Irouuenl d'eux miasmes la façon do se ioindre, cl s'emplacer, les
vns parmy les autres : souuent mieux, que l'art ne les cust sçeu
disposer. Le Roy Philippus lit vn amas, des plus meschans hommes
cl incorrigibles qu'il peut trouuer, et les logea tous en vue ville,
qu'il leur fit bastir, qui en porloit le nom. leslimc (pi'ils dressèrent
des vices mesme, vue contexlure politique entre eux, et vne com-
mode et iuste société. le vois, non vne action, ou trois, ou cent,
mais des mœurs, en \.sage commun et reçeu, si farouches, en inhu-
manilé sur tout cl dcsloyaut»'", qui est pour moy la pire espèce des
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 397
comme les autres; les conditions dans lesquelles nous vivons, les
effets que nous en éprouvons, nous importent moins que ce que le
public peut en connaître; les biens mêmes de l'esprit et de la sa-
gesse nous paraissent manquer de saveur, si nous en jouissons
hors de la vue et de l'approbation de gens qui nous sont étrangers.
— Il y a des personnes dont l'or coule à grands flots par des issues
souterraines qui échappent à la vue, tandis que d'autres retendent
ostensiblement en lames et en feuilles ; si bien que pour les unes,
les liards valent des écus, alors que c'est l'inverse pour les autres;
et cela, parce que le monde juge sur ce qu'il voit de l'emploi et de
la valeur de ce que vous possédez. — Prêter un soin trop attentif
aux richesses, sent l'avarice; les dispenser avec une libéralité trop
calculée et trop méticuleuse, ne vaut même pas la surveillance et
l'attention pénibles que cela nécessite ; qui veut mesurer trop exac-
tement sa dépense, le fait trop étroitement et semble n'y satisfaire
que par contrainte. Thésauriser et dépenser sont par eux-mêmes
deux choses indifférentes; elles ne deviennent bonnes ou mauvaises
que suivant l'idée d'après laquelle nous agissons.
Une autre raison qui le portait à voyager, c'est la situa-
tion morale et politique de son pays; il n'a pas le courage
de voir tant de corruption et de déloyauté. — Une autre
cause me porte à voyager, c'est le peu de goût que j'éprouve pour
les mœurs de notre état social. Au point de vue de l'intérêt public,
je me consolerais aisément de cette corruption : « Je supporterais
ces temps pires que le siècle de fer, dans lesquels les noms manquent
aux crimes et que la nature ne peut phis désigner par aucun métal
{Juvénal)»; mais en ce qui me touche, j'en souffre trop personnel-
lement; car, dans mon voisinage, par suite des abus qu'engendrent
depuis si longtemps ces guerres civiles, notre vie entière s'écoule
dans une situation tellement bouleversée, « où le juste et l'injuste
sont confondus (Virgile) », qu'en vérité, c'est merveille qu'elle puisse .
se maintenir: <c On laboure tout armé, on n'aime à vivre que de butin,
et chaque jour se commettent de nouveaux brigandages [Virgile). » Par
notre exemple, je finis par voir que la société humaine se tient et se
coud, quoi qu'il arrive. Qu'on place des hommes n'importe comment,
ils se resserrent et se rangent, se remuant pour finir par se tasser,
comme des objets mal assortis qu'on met pêle-mêle dans une poche
et qui trouvent d'eux-mêmes la façon de sejuxtaposer et de s'inter-
caler les uns dans les autres, mieux souvent que l'art n'eût su les dis-
poser. — Le roi Philippe avait fait exécuter une rafle des gens les plus
mauvais et les plus incorrigibles que l'on pût trouver et leur avait
assigné pour demeure une ville qu'il fit bâtir spécialement pour eux
et dont le nom rappelait l'origine; j'estime que cette société hétéro-
clite dut, avec pour point de départ les vices de ses membres, se cons-
tituer en un état politique dont chacun s'accommoda et où finit par
régner la justice. — Je vois de nos jours, non un fait isolé, ni trois,
ni cent, mais des mœurs nouvelles admises et pratiquées couram-
ment, tellement farouches surtout par leur inhumanité et leur dé-
398 ESSAIS DE MONTAIGNE.
viros, que io n'av point le conragro de les conceuoir sans horreur :
el les admire, quasi autant que ie les déleste. L'exercice de ces
meschanceioz insif^nes, porte marque de viffueur et force d'ame,
autant que d'erreur et desreglcment. La nécessité compose les
hommes et les assemble. Cette cousture fortuite se forme après en •
loix. Car il en a este d'aussi sauuages qu'aucune opinion humaine
puisse enfanter, <iui toutesfois ont maintenu leurs corps, auec au-
tant de santé et longueur de vie, que celles de Platon et Aristote
sçauroient faire. Et certes toutes ces descriptions de police, feintes
par art, se troinient ridicules, et ineptes à mettre en practique. i
Ces grandes et longues altercations, de la meilleure forme de so-
ciété : et des règles plus commodes à nous attacher, sont alterca-
tions propres seulement à l'exercice de nostre esprit. Comme il se
trouueés arts, plusieurs subiecls qui ont leur essence en Tagilation
rt en la dispute, et n'ont aucune vie hors de là. Telle peinture de •
police, seroit de mise, en vu nouueau monde : mais nous prenons vn
monde desia faict et formé à certaines couslumes. Nous ne l'engen-
drons pas comme Pyrrha, ou comme Cadmus. Par quelque moyen
(jue nous ayons loy de le redresser, et renger de nouueau, nous ne
pouuons gueres le tordre de son accoustumé ply, que nous ne rom- 2
pions tout. On demandoit à Solon, s'il auoit estably les meilleures
loyx qu'il auoit peu aux Athéniens : Ouy bien, respondit-il, de celles
(ju'ils eussent receuës. Varro s'excuse de pareil air : Que s'il auoit
tout de nouueau à escrire de la religion, il diroit ce, (ju'il en croid.
Mais, estant desia receuë, il en dira selon l'vsagc, plus que selon na- .
ture. Non par opinion, mais en vérité, l'excellente et meilleure po-
lice, est à chacune nation, celle soubs laquelle elle s'est maintenue.
Sa forme et connnodilé essentielle despend de l'vsage. Nous nous
desplaisons volontiers de la condition présente. Mais ie tiens pour-
Uint, que d'aller désirant, hî commandement de peu, en vn estât a
populaire : ou en la monarehie, vue autre espèce de gouuernement,
c'est vice et folie.
Aymé l'entai tel que lu le vois eslre :
S'il e$t royal, nytne la royauté;
S'il est (le peu, ou bien communauté,
Aymé Caussi, car Dieu l^y a faiet naistre.
Ainsin en parloil le Immj monsieui- de Pibrac, que nous venons de
perdre : vn esprit ai gentil, les opinions si saines, les mœurs si
douces. Celte perte, cl celle qu'en mcsmc temps nous auons faicle
de monsieur de Foix, sont perles importantes à nostre couronne, le \
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 399
loyauté, ce qui, pour moi, constitue la pire espèce d'entre les vices,
que je ne puis y penser sans horreur; je les admire presque autant
que je les déteste, en voyant combien la mise à exécution de ces
méchancetés insignes témoigne de vigueur et de force d'âme autant
que d'erreur et de dérèglement. La nécessité fait les hommes ce
qu'ils sont et les réunit; ce lien fortuit se transforme ensuite en
lois; de ces législations, parmi lesquelles s'en trouvent de plus sau-
vages qu'il n'est possible à aucun de nous de les imaginer, certaines
sont arrivées à produire d'heureux effets et ont été d'aussi longue
durée que celles que Platon et Aristote étaient capables de faire, et
ce, alors que toutes les conceptions de cette nature, si ingénieuses
qu'elles soient, sont, dans l'application, ridicules et ineptes.
Toutes les discussions sur la meilleure forme de gouver-
nement sont parfaitement inutiles; pour chaque nation,
la meilleure est celle à laquelle elle est accoutumée. — Ces
grandes et longues altercations sur la meilleure forme de société
et sur les règles les plus propres à nous grouper et à nous conte-
nir, n'ont d'autre intérêt que d'exercer notre esprit, semblables en
cela à quelques questions qui, dans les arts, sont, par \ei\v nature
même, des sujets d'agitation et de controverse et qui, hors de là,
n'existent pour ainsi dire pas. Tels de ces projets de gouvernement
pourraient, peut-être, être appliqués à un monde nouveau; mais
nous sommes un monde déjà existant, où régnent certaines coutu-
mes, et ce n'est pas nous qui l'engendrons, comme ont fait Pyrrha
ou Cadmus. Quelque possibilité que nous puissions avoir de le re-
dresser et de l'organiser à nouveau, nous ne pouvons, sans rompre
le tout, le ployer pour effacer le pli déjà pris. — On demandait à
Selon si les lois qu'il avait données aux Athéniens étaient les meil-
leures possibles: «Oui certes, répondit-il, étant données celles
qu'ils avaient auparavant. » — Varron s'excuse dans le même sens :
« Si, traitant de la religion, il eût abordé un sujet absolument neuf,
il eût dit ce qu'il en pense; mais la trouvant déjà admise et * toute
formée, il en parlera suivant ce qui est, plutôt que selon ce qu'elle
devrait être d'après la nature. »
Le plus parfait et le meilleur gouvernement, non suivant ce qu'on
en peut penser, mais dans la réalité, est pour chaque nation celui
sous lequel elle vit depuis longtemps; sa forme et sa commodité
dépendent essentiellement de l'habitude qu'on en a. La condition en
laquelle nous sommes nous déplaît généralement; je tiens cepen-
dant que c'est vice et folie que de souhaiter, dans une démocratie,
que l'autorité passe aux mains d'un petit nombre, et que, dans une
monarchie, un autre gouvernement se substitue à celui existant.
« Aime l'état tel qu'il est : si c'est une monarchie, aime la royauté ;
si c'est une oligarchie ou une démocratie, aime-les pareillement,
Dieu t'y ayant fait naître » ; ainsi en parlait ce bon monsieur de Pi-
brac que nous venons de perdre et qui était un esprit si aimable,
d'opinions si saines, de mœurs si douces. Cette perte et celle que
nous avons faite en même temps de monsieur de Foix sont très re-
400 ESSAIS DE MONTAIGNE.
ne stay s'il reste à la France dequoy subsliluer vne autre coupple,
pareille à ces deux Gascons, en syncerilé, et en surfisame, pour le
conseil de nos Roys. C'estoyenl anies diuersemenl belles, et certes
selon le siècle, rares et belles, cbacuncen sa forme. Mais qui les auoit
logées en c«'t aa^'e, si desconuenables cl si disproportionnées à nos-
Ire corruption, et à nos tempesles? Rien ne presse vn estai que
l'innouation : le cbangcment donne seul forme à TiniusUce, et à la
tyrannie. Onand queUpie pièce se démancbc, on peut l'eslayer : on
peut s'opposer à ce que l'altération et corruption naturelle à toutes
choses, ne nous esloigne trop de nos commencemens cl principes.
.Mais d'entreprendre à rcfondie vne si grande masse, et à changer
les fundements d'vn si grand baslimenl, c'est à faire à ceux qui
pour descrasser effacent : qui veulent amender les deflauts particu-
lière, par vne confusion vniuerselle, et guarir les maladies par la
mort : non tam commuUmdarum quàm euertendarnm renim cupidi.
Le niondt! est ineplt^ à se guarir. Il est si impatient de ce qui le
presse, qu'il ne vise qu'à s'en deffaire, sans regarder à quel prix.
Nous voyons par mille exemples, qu'il se guarit ordinairement à ses
despens : la descharge du mal présent, n'est pas guarison, s'il n'y
a en gênerai amendement de condition. La fin du chirurgien, nesl
pas de faire mourir la mauuaise chair : ce n'est que l'achemine-
ment de sa cui'e : il regarde au delà, d'y faire renaislre la naturelle,
et rendre la partie à son dcu estre. Quiconque propose seulement
d'emporter ce qui le masche, il demeure court : car le bien ne suc-
cède pas nécessairement au mal : vn autre mal luy peut succéder;
et pire. Connue il aduint aux tueurs de César, qui ietterent la chose
publique à tel poinct, qu'ils eurent à se repentir de s'en estre mes-
lez. A plusieurs depuis, iusqucs à nos siècles, il est aducnu de
mesmes. Les Krançitis mes conteinporanees sçaucnt bien qu'en dire.
Toutes grandes mutations esbraïUent lestât, et le desordonnenl.
{iu\ vûseroil droit à la guarison, et en con.suItei*oit auant toute œu-
ure, se refroidiroit volonlieis d'y mettre la main. Pacuuius Oalauius
corrigea le vice de ce procéder, par vn exemple insigne. Ses conci-
toyens cstoienl mutinez contre leurs magistrats : luy personnage de
grande authoritf^ en la ville de Capouë, Irouua vn iour moyen d'en-
n-rmer le Sénat dans le Palais : et conuoquant le peuple en la place,
TRADUCTION. - LIV. III, CH. IX. 401
grettables pour la couronne. Je ne sais s'il reste en France de quoi
remplacer ces deux Gascons, dans les conseils de nos rois, par un
couple pareil en droiture et en capacité. C'étaient de belles âmes
dans des genres différents; et assurément, pour ce siècle, elles
étaient rares et belles chacune à sa manière ; comment opposées et
refractaires, comme elles l'étaient, à la corruption et aux tempêtes
de ces temps-ci, ont-elles pu y trouver place?
Rien n'est plus dangereux pour un état qu'un change-
ment radical; il faut s'appliquer à améliorer, mais non
renverser. — Rien n'est plus grave pour un état qu'un change-
ment radical; seuls, les changements de cette nature peuvent per-
mettre à l'injustice et à la tvTannie de se produire. Quand quelque
pièce vient à se détraquer, on peut la consolider; on peut empêcher
que l'altération et la corruption, auxquelles tout est naturellement
sujet, ne nous éloignent trop des principes qui sont le point de dé-
part de nos institutions; mais entreprendre de reconstituer une si
grande masse, de changer les fondations d'un édifice aussi consi-
dérable, c'est faire comme ceux qui, pour décrasser, effacent tout,
qui veulent corriger quelques défauts de détail par un boulever-
sement général ; c'est recourir à la mort pour guérir de la maladie :
« C'est moins chercher à changer le gouvernement qu'à le déti^ire
{Cicéron). » Le monde n'est pas capable de se rétablir de lui-même;
il supporte si difficilement ce qui le gêne, qu'il ne vise qu'à s'en
défaire sans regarder à quel prix. Nous voyens par mille exemples
que, d'ordinaire, il n'obtient la guérison qu'à ses dépens. Se dé-
charger d'un mal présent n'est pas s'en guérir si, dans son ensem-
ble, notre condition ne s'en améliore; le but du chirurgien n'est
pas l'ablation des chairs contaminées, ce n'est là qu'un moyen d'en
arriver à la guérison; il voit plus loin, il cherche à faire renaî-
tre la chair naturelle et à ramener la partie malade à son état
normal. Quiconque ne se propose que de se débarrasser de ce qui
le fait souffrir, ne va pas loin, car le bien ne succède pas nécessai-
rement au mal; ce peut être un autre mal, parfois pire. C'est ce
qui arriva aux meurtriers de César, qui compromirent l'ordre pu-
blic, au point qu'ils eurent à se repentir de s'en être mêlés. Depuis
cette époque jusqu'à nos jours, pareille mésaventure est arrivée à
plusieurs; les Français, mes contemporains, peuvent en parler
sciemment; toutes les grandes modifications ébranlent un état et y
portent le désordre.
Les réformes elles-mêmes sont difficiles; un gouverne-
ment, même vicieux, peut se maintenir malgré ses abus,
sans compter que parfois, si on regardait ses voisins, on
y trouverait pire. — Qui voudrait en entreprendre directement
la guérison et consulter les intéressés avant d'agir, serait rendu
promptement hésitant. — Pacuvius Calavius tourna la difficulté
d'une façon qui le démontre nettement. C'était à Capoue, où il
jouissait d'une grande influence; ses concitoyens étaient en révolte
contre les magistrats. Un jour, ayant réussi à enfermer le sénat
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. III. 20
402 ESSAIS DE MONTAIGNE.
leur dil : ^^Hie le iour estoit venu, auquel en pleine liberté ils pou-
uoient prendre von^'eance do? tyrans qui les auoycnl si long temps
oppressez, lesquels il tenoit à sa mcrcy seuls et desarmez. Fut
d'aduis, qu'au sort, on les lirast hors, l'vn après l'autre : et de cha-
cun on ordonnasl particulièrement : faisant sur le champ, exécu-
ter re qui en soroil décrété : pouiueu aussi que tout d'vn train ils
aduisassent d'eslalilli- quelque iiornnie de bien, en la place du con-
damné, al'fin qu'elle ne denieurast vuide d'officier. Ils n'eurent pas
pluslost ouy le nom d'vn senateui-, qu'il s'esleua vn cry de mescon-
tentemenl vniuersel à rencontre de luy : le voy bien, dit Pacuuius,
il faut démettre cettuy-cy : c'est vn meschant : ayons en vn bon en
change. Ce fut vn prompt silence : tout le monde se Irouuant bien
empesché au choix. Au premier plus effronté, qui dit le sien :
voyia vn consentement de voix encore plus grand à refuser celuy là.
Cent imperfections, et iustes causes, de le rebuter. Ces humeurs
contradictoires, s'estans eschauffees, il aduint encore pis du second
Sénateur, et du tiers. Autant de discorde à l'élection, que de conue-
nance à la démission. S'estans inutilement lassez à ce trouble, ils
commencent, qui deçà, qui delà, à se desrober peu à peu de l'as-
semblée : rapportant chacun cette resolution en son ame, que le
plus vieil et mieux cogneu mal, est tousiours plus supportable, que
le mal récent et inexpérimenté. Pour nous voir bien piteusement
agitez : car que n'auons nous faict?
Eheul cicatricum et sceleris pudel,
Fralrùmque : quid nos dura refugimus
^Ins? quid intaclum nefasli
Liqtiimus? imde manus iuuentus
Metu Deorum contirmil? quibus
Pepercil arts?
ie ne vay pas soudain me resoluant,
Ipsa si velil Salus,
Seruare prorsus non poleat hanc familiam.
Nous ne .sommes pas pourtant à l'auanture, à nostre dernier pé-
riode. La conseruation des estats, est chose qui vray-semblablement
surpasse nostre intelligence. C'est, comme dit Platon, chose puis-
sante, et de difficile dis.solution, (ju'vne ciuile police, elle dure son-
nent contre des maladies mortelles et intestines : contre l'iniure des
loix iniustes, «-.ontre la tyrannie, contre le débordement et igno-
rance des magistrats, licence et sédition des peuples. En toutes nos
fortunes, nous nous comparons à ce qui est au dessus de nous, et
regardons vers ceux qui sont mieux. Mesurons nous à ce qui est au
des.sous : il n'en est point de si misérable, qui ne trouue mille
exemples où se consoler. C'est nostre vice, que nous voyons plus
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 403
dans le palais, il convoque le peuple sur la place publique, et dit
à ceux qui se sont rendus à son appel que le moment est venu
pour eux de se venger en toute liberté des tjrans qui les oppres-
sent depuis si longtemps et qu'il tient à leur merci, isolés et dé-
sarmés. Qu'il est d'avis que, d'après l'ordre que le sort assignera,
on les fasse venir les uns après les autres et qu'il soit statué sur
chacun séparément, et que ce qui sera décidé soit sur-le-champ
exécuté; mais qu'en même temps, il soit désigné quelque homme
de bien pour occuper la charge du condamné, afin qu'elle ne de-
meure pas sans personne pour la remplir. L'assistance n'eut pas
plutôt entendu le nom d'un sénateur, qu'il s'éleva contre lui un
cri universel de mécontentement : « Je vois bien, dit Pacuvius, qu'il
faut lui enlever ses fonctions : c'est un méchant, remplaçons-le par
un bon. » Le silence se fit général; chacun, bien embarrassé, ne
savait sur qui faire porter son choix. Enfin quelqu'un, plus osé que
les autres, met son candidat en avant; mais un concert de voix,
plus grand encore que tout à l'heure s'élève pour le rejeter; on lui
reproche cent imperfections et les plus justes motifs d'éviction. Ces
dispositions à ne pas s'entendre ne font que croître, et le désaccord
s'accentue quand on passe au second sénateur; c'est encore pis,
quand vient le troisième; on s'accorde aussi peu pour l'élection
que l'on s'entend sur la destitution. Finalement, fatigués de ces
débats inutiles, les voilà qui commencent de ci, de là, à se retirer
peu à peu de l'assemblée, chacun se disant à part soi qu'un mal
qui dure depuis longtemps et qui est connu, est toujours plus
supportable qu'un mal nouveau dont on n'a pas encore subi l'ex-
périence.
De ce que je nous vois agités de bien piteuse façon (car à quels
excès ne nous sommes-nous pas livrés?) : « Hélas! nos cicatrices,
nos crimes, nos guerres fratricides nous couvrent de honte! Enfants
de ce siècle, de quoi ne nous sommes-nous pas rendus coupables? quels
forfaits n'avons-nous pas commis? Est-il une chose sainte qu'ait
respectée notre jeunesse, un autel qu'elle n'ait point profané {Ho-
race)? » je ne vais cependant pas soudain dire d'un ton ferme et
résolu que « la déesse Salus elle-même, le voulût-elle, serait im-
puissante à sauver cette famille (Cicéron) ». Quoi qu'il en soit, nous
n'en sommes pourtant pas encore arrivés à nos derniers mo-
ments. — La conservation des états est chose qui vraisemblable-
ment dépasse notre intelligence; un gouvernement est, comme le
dit Platon, une puissance difficile à dissoudre; il résiste souvent à
des maladies mortelles qui le rongent intérieurement; il se main-
tient malgré le tort que lui causent des lois injustes, en dépit de la
l>fvannie, de la prévarication et de l'ignorance des magistrats, de
la licence et de la sédition des peuples. Dans tout ce qui nous ar-
rive, nous prenons pour terme de comparaison ce qui est au-des-
sus de nous et regardons ceux qui sont en meilleure situation: me-
surons-nous à ceux qui sont au-dessous, et il n'est pas si misérable
d'entre nous qui n'y trouve mille sujets de consolation. C'est notre
404 ESSAIS DE MONTAIGNE.
mal volontiers, ce qui est dessus nous, que volontiers, ce qui est
dessoubs. Si disoit Solon, qui dresseroit vn tas de tous les maux
ensemble, qu'il n'est aucun, qui ne choisist plustost de remporter
auec soy les maux qu'il a, que de venir à diuision légitime, auec
tous les autres hommes, de ce tas de maux, et en prendre sa quotte
part. Nostre police se porte mal. Il en a esté pourtant de plus malades,
sans mourir. Les dieux s'esbatent de nous à la pelote, et nous agi-
tent à toutes mains, enimuero Dij nos hommes quasi pilas habent.
Les astres ont fatalement destiné Testât de Rome, pour exemplaire
de ce qu'ils peuuent en ce genre. Il comprend en soy toutes les
formes et auantures, qui touchent vn estât : tout ce que l'ordre y
peut, et le trouble, et l'heur, et le mal'heur. Qui se doit désespérer
de sa condition, voyant les secousses etmouuemens dequoy celuy là
fut agité, et qu'il supporta? Si l'estendue de la domination, est la
santé d'vn estât, dequoy ie ne suis aucunement d'aduis (et me plaist
Isocrates, qui instruit Nicocles, non d'enuier les Princes, qui ont
des dominations larges, mais qui sçauent bien conseruer celles qui
leur sont escheuës) celuy-Ià ne fut iamais si sain, que quand il fut
le plus malade. La pire de ses formes, luy fut la plus fortunée. A
peine recognoist-on l'image d'aucune police, soubs les premiers
Empereurs : c'est la plus horrible et la plus espesse confusion qu'on
puisse conceuoir. Toutesfois il la supporta : et y dura, conseruant,
non pas vne monarchie ressorree en ses limites, mais tant de na-
tions, si diuerses, si esloignees, si mal aCfectionnees, si desordon-
nement commandées, et iniustement conquises.
Neç gentibus vlUs
Commodat in populum, lerrœ pélagique potentem,
Inuidiam fortuna aunm.
Tout ce qui branle ne tombe pas. La contexture d'vn si grand corps
tient à plus d'vn clou. Il tient mesme par son antiquité : comme les
vieux bastimens, ausquels laage a desrobé le pied, sans crouste et
sans cyment, qui pourtant viuent et soustiennent en leur propre
poix,
Nec iam validia radicibtu hœrens.
Pondère lula auo ent.
D'auantage ce n'est pas bien procédé, de recognoistre seulement
le flanc et le fossé : pour iuger de la seureté d'vne place, il faut
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX, 405
défaut de porter plus complaisammcnt nos regards sur ceux qui
sont plus favorisés que sur ceux qui le sont moins, ce qui faisait
dire à Selon que si l'on venait à mettre en un seul tas tous les
maux qui affligent l'humanité, il n'y aurait personne qui ne préfé-
rerait conserver ceux qu'il a plutôt que de participer, avec tous
les autres hommes, à une égale répartition de ces maux entassés,
et d'en prendre sa quote-part. Notre gouvernement se porte mal,
cela est incontestable; cependant il y en a de plus malades qui
n'en sont pas morts : t Les dieux jouent à la balle avec nous {Plante) w
et nous agitent à tour de bras.
L'empire romain est un exemple qu'une domination éten-
due ne témoigne pas que tout à l'intérieur soit pour le
mieux, et que, si miné que soit un état, il peut encore se
soutenir longtemps par la force même des choses. — Les
astres ont fatalement désigné Rome, pour témoigner de ce qu'ils
peuvent sous ce rapport; sa fortune comprend toutes les transfor-
mations et aventures que peut subir un état; tout ce que l'ordre et
le désordre, le bonheur et le malheur, sont susceptibles de pro-
duire. Qui est en droit de désespérer de sa situation, en voyant les
secousses et les perturbations qui l'ont agitée et qu'elle a suppor-
tées? Si une domination étendue est une garantie de prospérité
pour un état (ce qui n'est pas du tout mon avis, très aise que je suis
de voir, au contraire, Isocrate recommander à Nicoclès de ne pas
porter envie aux princes dont les possessions sont les plus vastes,
mais plutôt à ceux qui savent conserver, en bonnes conditions, ce
qui leur est échu), Rome ne se porta jamais si bien que lorsqu'elle
fut le plus malade. La pire de ses formes de gouvernement fut celle
où elle se trouva le plus favorisée de la fortune; à peine trouve-ton
trace d'une constitution sous les premiers empereurs, c'est la plus
horrible confusion de pouvoirs qui se puisse concevoir; et cela se
supporta et dura, assurant la conservation d'une monarchie, non
pas limitée à Rome elle-même, mais comprenant, en grand nombre,
des peuples étrangers les uns aux autres, très éloignés, très mal
disposés, conquis contre tout droit, et administrés d'une façon dé-
plorable : « Néanmoins, la fortune ne voulut confier à aucune nation
le soin de sa haine contre les maîtres du monde {Lucain). » Tout ce
qui branle, ne tombe pas. La contexturc d'un aussi grand corps est
assurée par plus d'un clou; son antiquité même fait qu'il se main-
tient, comme ces vieux bâtiments dont l'âge à miné les soubas-
sements, qui n'ont plus ni revêtement ni ciment et qui pourtant de-
meurent se soutenant par leur propre poids : « Il ne se rattache
plus à la terre que par de très faibles racines, sa masse seule le re-
tient encore en équilibre (Lucain). »
De la corruption générale des états de l'Europe, Mon-
taigne conclut que la France peut se relever ; toutefois il
redoute qu'elle ne se désagrège. — Ce n'est pas bien procé-
der que de se borner, pour juger de la sûreté d'une place, à en re-
connaître l'état des fossés cl des flanqucments ; il faut encore étu-
406
ESSAIS DE MONTAIGNE.
voir, par où on y peut venir, on quel cslat est Tassaillanl. Peu de
vaisseaux fondent de leur propre poix, et sans violenee eslrangcrc.
Or tournons les yeux par tout, lout croullc autour de nous. En tous
les prands estais, soit de CIneslienlé, soit d'ailleurs, <}ue nous co-
}:nois8ons, ivgardcz y, vous y trouuerez vne euidenle menasse de
ehangemenl et de ruync :
Kl sua xunt illis incommoda, jnirque per omne»
Tetufientan.
Les astrologues ont beau ieu, à nous aduerlir, comme ils font, de
grandes aiteralions, et nnilations prociiaines : leurs deuinations
sont présentes et palpaliles, il ne faut pas aller au ciel pour cela.
Nous n'auoDs pas seulement à tirer consolation, de cette société
vniuerselle de mal et de menasse : mais encorcs (juelque espérance,
pour la durée de nostre estât : d'autant que naturellement, rien ne
tombe, là où tout tombe. La maladie vniuerselle est la santé parti-
culière. La conformité, est qualité ennemie à la dissolution. Pour
moy, ie n'en entre point au desespoir, et me semble y voir des
roules à nous sauner !
Deus hiec fartasse benigna
Reducel in sedem vice.
Qui sçail, si Dieu voudra qu'il en aduienne, comme des corps qui
se purgent, et remettent en meilleur estât, par longues et griefues
maladies : lesquelles leur rendent vne santé plus entière et plus
nette, que celle qu'elles leur auoient osté? Ce qui me poisc le plus,
c'est qu'à conter les symptômes de nostre mal, l'en vois autant de
naturels, et de ceux que le ciel nous enuoye, et proprement siens,
que de ceux que nostre desreglement, et l'imprudence humaine y
confèrent. Il semble que les astres mesmes ordonnent, que nous
auons assez duré, et outre les termes ordinaires. Et cecy aussi me
poisc, que le plus voysin mal, (jui nous menace, ce n'est pas alté-
ration en la masse entière et solide, mais sa dissipation et diuul-
sion : l'extrême de noz craintes. Encorcs en ces reuasseries icy
crains-ie la trahison, de ma mémoire, que par iuaduertance, elle
m'aye faict enregistrer vne chose deux fois. le hay à me recognois-
tre : et ne retaste iamais qu'muis ce qui m'est vne fois eschappé.
Or ie n'apporte icy rien lUr nnnuel apprentissage. r,e sont imagina-
tions communes : les ayant à lauanture conceuëscent fois,iay peur
<le les auoir desia enrollees. La redicte est par tout ennuyeuse, fut
ce dans Homère. Mais elle est ruyncuse, aux choses qui n'ont qu'vne
montre snperHclelIc rt [lassagere. le me desplais de linculcation,
voire aux choses \tiles, comme en Scneciue. Et l'vsage de son cscole
Sloiquc me desplaist, de i-cdire sur chasquc matière, tout au long et
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 407
dier les moyens d'action de l'assaillant et de quel côté il peut se
présenter; peu de vaisseaux coulent au fond des mers par leur
propre poids, sans accident provenant de causes étrangères. Or,
regardons de tous côtés, tout croule autour de nous ; examinez tous
les grands états de la Chrétienté et d'ailleurs que nous connais-
sons, vous y trouverez une menace évidente de changements et de
ruine : « Tous ont leurs infirmités et une même tempête les menace
{Ovide). » Les astrologues ont beau jeu pour nous avertir, ainsi
qu'ils le font, de troubles prochains devant occasionner de grandes
perturbations; leurs prédictions réalisées dès maintenant sont pal-
pables, il n'est pas besoin de consulter le ciel pour cela. De ce que
tous nous sommes menacés des mêmes maux, nous pouvons non
seulement y trouver un sujet de consolation, mais jusqu'à un cer-
tain point l'espérance que cela durera; d'autant que, par la force
même des choses, rien ne tombe, là où tout tombe ; une maladie
qui s'étend à tous, devient un état de santé normal pour les indi-
vidus; là où tout est au même point, il n'y a pas, par cela même,
de dissolution. Pour moi, je ne m'en désespère pas; ces considéra-
tions me font entrevoir des chances de salut : « Peut-être \in dieu,
imr un retour favorable, nous rendra-t-il notre premier état {Ho-
race). » Qui sait si Dieu ne voudra pas qu'il en résulte, comme il
arrive des corps qui, à la suite de longues et graves maladies, se
trouvent être purgés et reviennent à un meilleur état qu'avant, y
gagnant une santé plus complète et mieux assise que celle qui a
subi ces secousses? Ce qui me rend le plus anxieux, c'est que si
nous considérons les symptômes de notre mal, il s'en trouve autant
qui ont une origine naturelle que nous devons au ciel d'où ils
émanent, que d'autres qui sont le fait des dérèglements et des im-
prudences des hommes; il semble que les astres eux-mêmes ont
décrété que nous avons assez duré et que notre existence dépasse
les limites ordinaires. Ce qui m'afflige aussi, c'est que le mal qui
nous menace en premier lieu, ce n'est pas tant que la masse en-
tière, qui jusqu'ici présentait tous les caractères de solidité, vienne
à s'altérer, que de la voir se désagréger et se séparer : c'est là ma
plus grande crainte.
Montaigne redoute de se répéter parfois dans ses Es-
sais; il le regretterait, mais sa mémoire lui fait de plus en
plus défaut. — En transcrivant ici ces rêvasseries, je crains que
ma mémoire ne me trahisse et que, par inadvertance, elle m'ait
fait produire deux fois une même chose. Je hais de me relire et ne
corrige qu'à regret ce qui m'est une fois échappé. Or, je n'apporte
ici rien de nouveau, ce sont des idées qui ont communément cours,
et, comme cent fois elles me sont venues à la pensée, j'ai peur de
les avoir déjà exprimées. Les redites sont toujours ennuyeuses, les
trouverait-on dans Homère ; elles sont désastreuses pour les choses
qui ne s'indiquent que superficiellement et par circonstance. Je
n'aime pas à revenir sans cesse, même sur ce qui est utile, comme
le fait Sénèque, et ne prise pas ce mode de l'école stoïcienne de
W» ESSAIS DE MONTAIGNE.
au large, les principes et prcsupposilions, qui seruent en gênerai :
et realleguer lousiours de nouucau les arguments et raisons com-
munes el ▼niuersclles. Ma mémoire s'empire cruellement tous les
iours :
Pocvia Lrthspos vt ni ducentia somnos,
Arenle fauce traxerim.
Il faudra doresnauanl (car Dieu mercy iusques à celte heure, il
n'en est pas aduenu de faute) qu'au lieu que les autres cherchent
temps, et occasion de penser à ce qu'ils ont à dire, ie fuye à me
préparer, de peur de m'altachcr à quelque obligation, de laquelle i
i'aye à despendre. L'estre tenu et obligé, me fouruoye et le des-
pendre d'vn si foible instrument qu'est ma mémoire. le ne lis iamais
cette histoire, que ie ne m'en olTcnce, d'vn ressentiment propre et
naturel. Lyncestez accusé de coniuration, contre Alexandre, le iour
qu'il fut mem'' en la présence de l'armée, suiuant la coustume, pour .
estre ouy en ses delTences, auoit en sa teste vne harangue esludiée,
de laquelle tout hésitant et bégayant il prononça quelque paroles.
Comme il se troubloil de plus en plus, ce pendant qu'il lucte auec
sa mémoire, et qu'il la retaste, le voila chargé et tué à coups de
pique, par les soldats, qui luy estoyent plus voisins: le tenans pour i
conuaincu.Son estonncmcnt et son silence, leur seruitde confession.
Ayant eu en prison tant de loysir de se préparer, ce n'est à leur ad-
uis, |»lus la mémoire qui luy manque : c'est la conscience qui luy
bride la langue, et luy este la force. Vrayement c'est bien dit. Le lieu
eslonne, l'assistance, l'expectation, lors mesme qu'il n'y va que de .
l'ambition de bien dire. Que peut on faire, (juand c'est vne harangue,
qui porte la vie en conséquence? l»our moy, cela mesme, que ie
sois lié à ce que i'ay à dire, sert à m'en desprendre. Quand ie me
suis commis et assigné entièrement à ma mémoire, ie pends si fort
sur elle, que ie l'accalmie : elle s'etl'raye de sa charge. Autant que ie »
m'en rapporte à elle, ie me mets hors de moy : iusques à essayer
ma contenance. Et me suis veu quelque iour en peine, de celer la
scniitudi^ en laquelle i'estois entraué. Là où mon dessein est, de
représenter en parlant, vne profonde nonchalance d'accent et de
\isage, et des mouuemens fortuites et impremeditez, comme nais- .
sajis des occasions présentes : ayiiiant aussi cher ne rien dire qui
vaille, que de montrer cslre venu prépare pour bien dire : chose
mess^ante, sur tout à gens de rna profession : et chose de trop
grande obligation, à qui ne |teut beaucoup tenir. Lapprest donne
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 409
ressasser en long et en large, pour chaque sujet traité, les princi-
pes et les hypothèses d'ordre général et de reproduire constamment
les arguments et les raisons, toujours les mêmes et que tout le
monde connaît.
Ma mémoire périclite cruellement de plus en plus chaque jour,
« comme si, la gorge ardente, je buvais à longs traits les eaux som-
nifères du Léthé [Eorace) ». Jusqu'à cette heure, Dieu merci, elle ne
m'a pas fait commettre d'erreur; mais il me faudra dorénavant, au
lieu de faire comme les autres qui cherchent à se ménager le temps
et la possibilité de penser à ce qu'ils ont à dire, que j'évite de m'y
préparer, de peur de me tracer un programme dont je dépendrais.
Me trouver tenu et obligé à suivre un ordre déterminé, dépendre
d'un instrument aussi délicat que la mémoire, sont autant de causes
qui me troublent. Je ne relis jamais le fait suivant, sans en être
offusqué personnellement et malgré moi. — Lynceste était accusé
d'avoir conspiré contre Alexandre; amené, suivant la coutume,
devant l'armée pour être entendu dans sa défense, il avait en tête
une harangue préparée avec soin dont, en hésitant et bégayant, il
prononça quelques lambeaux. Comme il se troublait de plus en
plus, se débattant avec sa mémoire pour retrouver le fil de son
discours, les soldats les plus proches, le tenant pour convaincu du
crime dont il était accusé, se précipitent sur lui et le tuent à coups
de pique. Ses hésitations et son silence avaient été considérés
comme des aveux; aux yeux de ses meurtriers, ayant eu en prison
tout le loisir de se préparer, ce ne pouvait être la mémoire qui lui
faisait défaut, mais sa conscience qui lui liait la langue et paraly-
sait ses moyens. Que cela est judicieux! Quand on ne recherche
qu'un succès oratoire, le lieu, l'assistance, l'attente sont déjà des
causes de trouble; qu'est-ce donc quand votre vie dépend des pa-
roles que vous allez prononcer?
S'il doit prononcer un discours préparé, la crainte de
perdre le fil de ses idées le paralyse; aussi, comme le lire
c'est se lier les mains, et qu'il n'est pas capable d'impro-
viser, il a pris la résolution de s'abstenir désormais. —
Pour moi, être lié à ce que j'ai à dire, fait que naturellement je suis
porté à oublier. Si je me suis confié et livré entièrement à ma mé-
moire, j'exerce sur elle un tel effort que je l'accable et qu'elle s'ef-
fraie de sa charge. Plus je m'en repose sur elle, plus je suis hors
de moi au point de ne savoir quelle contenance tenir; quelquefois
je me suis vu très en peine pour cacher les embarras que cela me
causait, notamment quand j'avais dessein de simuler', en parlant,
une profonde nonchalance dans mon accent et mon attitude, et
d'appuyer mes paroles de gestes en apparence fortuits et non pré-
médités, supposés inspirés par la situation du moment; en pareil
cas, j'aime aussi peu ne rien dire qui vaille que d'avoir l'air d'être
venu préparé à bien parler et ne le pouvoir pas, ce qui est fort
maladroit, surtout chez des gens de ma profession ,et coûte beau-
coup à qui n'a pas grande facilité pour se tirer d'affaire. La prépa-
410
ESSAIS DE MONTAIGNE.
plus à espcror, qu'il ne porte. On se met souuenl sollemenl en
pourpoinct, pour ne sauter pas mieux qu'en saye. Nihil est his, qui
placere volunt, lam adnersnrium, qtiàm expectatio. Ils ont laissé par
escril de l'orateur Ourio, que quand il proposoit la distribution des
pièce de son oraison, en trois, ou en quatre: ou le nombre de ses •
arguments et misons, il Iny aducnoil volontiers, ou d'en oublier
quelqu'vn, ou d'y en adiousler vn ou deux de plus, l'ay tousiouis
bien euité, de toml)eren cet inconuenient : ayant hay ces promesses
et prescriptions : non seulement pour la deffiance de ma mémoire :
mais aussi pource que cette l'orme retire trop à l'artiste. Simpliciora i
militareg décent. Baste, que ie me suis meshuy promis, de ne pren-
dre plus la charge de parler en lieu de respect. Car quant à parler
en lisant son escript : outre ce qu'il est tresineple, il est de grand
desauantage à ceux, qui par nature pouuoient quelque chose en
l'action. Et de me ietter à la mercy de mon inuention présente, .
encore moins : ie l'ay lourde cl trouble, qui ne sçauroit fournir aux
soudaines nécessitez, et importantes. Laisse Lecteur courir encore
ce coup d'essay, et ce troisiesme alongeail, du reste des pièces de
ma peinture. l'adiouste, mais ie ne corrige pas. Premièrement, par
ce que celuy qui a hypothéqué au monde son ouurage, ie trouue i
apparence, qu'il n'y ayt plus de droict. Qu'il die, s'il peut, mieux
ailleurs, et ne corrompe la besongne qu'il a vendue. De telles gens,
il ne faudroit rien acheter qu'après leur mort. Qu'ils y pensent bien,
auant que de se produire. Qui les haste? Mon liuro est tousiours
vn : sauf qu'à mesure, qu'on se met à le renouueller, afin que l'a- .
chetteur ne s'en aille les mains du lotit vnides, ie me donne loy d"y
attacher (comme ce n'est qu'vne marqueterie mal iointe) quelque
emblème supcrnumeraire. Ce ne sont que surpoids, qui ne condam-
nent point la première forme, mais donnent quelque prix particulier
à chacune des suiuanles, par vue petite subtilité ambitieuse. De là :t
toutesfois il aduiendra facilement, (ju'il s'y mesle quelque transpo-
sition de chronologie : mes contes prenants place selon leur oppor-
tunité, non tousiours selon leur aage. Secondement, à cause que
pour mon regard, ie crains de prendre au change. Mon entende-
ment ne va pas tousiours auant, il va à reculons aussi. le ne rae •
défile guercs moins d«> mes fantasies, pour eslre secondes ou
ti«n<s. que premières: ou présentes, que passées. Nous nous corri-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 411
ration éveille plus d'espérance qu'elle ne sert réellement; on se
met souvent sottement en habit pour ne pas mieux sauter que si
on était en blouse : « Rien 71 est moins favorable à qui veut plaire,
que de laisser attendre beaucoup de lui (Cicéron). » — On a écrit de
l'orateur Curion que, lorsqu'il se proposait de sectionner son dis-
cours en trois ou quatre parties et qu'il avait déterminé le nom-
bre des thèses et des raisons qu'il voulait exposer, il lui arrivait
fréquemment soit d'en oublier, soit d'en ajouter une ou deux. Je
me suis toujours appliqué à éviter de tomber dans cet inconvé-
nient; je déteste tout engagement et tout parti pris, non seulement
par défiance de ma mémoire, mais parce que cela sent trop l'homme
du métier : « Ce qu'il y a de plus simple est ce qui convient aux
guerriers (Ovide). » Du reste, c'est fini; je me suis promis de ne
plus désormais m'imposer la charge de prendre la parole dans un
lieu où l'on parle avec solennité; parce que lire un discours écrit,
outre que c'est très sot, cela est très désavantageux pour ceux qui,
par nature, sont toujours disposés à agir; et quant à me risquer à
improviser en me fiant à mon inspiration, je le ferai moins encore,
elle est chez moi trop vague et trop lourde et ne saurait fournir les re-
parties soudaines, parfois importantes, que la nécessité commande.
Il fait volontiers des additions à, son livre, mais ne cor-
rige pas ; les changement qu'il pourrait y introduire ne vau-
draient peut-être pas ce qui y est. — Fais encore, ô lecteur, bon
accueil à cette édition de mes Essais, ainsi qu'à cette troisième addi-
tion aux études que j'ai déjà publiées sur moi-même; j'ajoute, mais
ne corrige pas. D'abord, parce que je trouve que celui qui a offert un
ouvrage en vente au public, n'en a plus le droit-; qu'il dise mieux, s'il
le peut, dans un autre travail, mais qu'il ne déprécie pas la valeur
de celui qu'il a déjà vendu. De ceux qui en agissent ainsi, il ne fau-
drait rien acheter qu'après leur mort. Avant de se produire, qu'ils
réfléchissent bien à ce qu'ils écrivent; qu'est-ce qui les presse? Mon
hvre est toujours le même, sauf qu'à mesure qu'il en est fait un nou-
veau tirage, pour que celui qui veut l'acquérir ne s'en retourne pas
les mainsabsolument vides, je me permets, puisque ce n'est qu'une
marqueterie mal jointe, d'y intercaler quelques ornements supplé-
mentaires. Ce surcroit ne modifie pas l'édition primitive, il ne fait
que donner une valeur particulière à chacune de celles qui suivent,
ce qui est une petite subtilité peut-être un peu prétentieuse de ma
part; il peut toutefois en résulter des interversions au point de vue
chronologique, mes historiettes prenant place dans le cours de
l'ouvrage, selon leur opportunité et pas toujours suivant les dates
des faits auxquels elles ont trait.
Une seconde raison qui fait que je ne corrige pas, c'est qu'en ce
qui me regarde, je crains de perdre au change. Mon entendement
ne va pas toujours progressant, il va aussi à reculons ; je ne me défie
guère moins des fantaisies qui me passent par la tête en second ou
en troisième lieu que de celles qui sont écloses les premières, des
fantaisies présentes que des fantaisies passées ; souvent nous nous
412 ESSAIS DE MONTAIGNE.
geons aussi sollemenl souucnt, comme nous corrigeons les autres.
le suis enuieilly de nombre d'ans, depuis mes premières publica-
tions, qui furent l'an mille cinq cens quatre vingts. Mais ie fais
doute que ie sois assagi d'vn pouce. Moy à cette heure, et moy
lantost, sommes bien deux. Quand meilleur, ie n'en puis rien din*.
Il feroit bel cstre vieil, si nous ne tnarrhions, que vers l'amende-
ment. C'est vn mouuemeut d'yuroigne, titubant, vertigineux, in-
forme : ou des ionchez, que l'air manie casuellement selon soy.
Antiochus auoil vigoureusement escript en faucur de l'Académie :
il print sur ses vieux ans vn autre party : lequel des deux ie
suyuisse, seroit ce pas lousiours suiure Antiochus? Apres auoir
cslably le doubte, vouloir establir la certitude des opinions hu-
maines, estoit ce pas establir le doubte, non la certitude? et pro-
mettre, qui luy eust donné encore vn aage à durer, qu'il estoit
lousiours en termes de nouuelle agitation : non tant meilleure,
qu'autre? La faneur publique m'a donné vn peu plus de hardiesse
que ie n'esperois : mais ce que ie crains le plus, c'est de saouler,
l'aymerois mieux poindre que lasser. Comme a faict vn sçauant
homme de mon temps. La louange est lousiours plaisante, de qui,
et pourquoy elle vienne. Si faut-il pout* s'en aggreer iustement,
estrc informé de sa cause. Les imperfections mesme ont leur moyen
de se recommander. L'estimation vulgaire et commune, se voit peu
heureuse en rencontre. Et de mon temps, ie suis trompe, si les
pires escrits ne sont ceux qui ont gaigné le dessus du vent popu-
laire. Certes ie rends grâces à des honnestes hommes, qui daignent
prendre en bonne part, mes foibles efforts. Il n'est lieu où les
fautes de la façon paroissent tant, qu'en vne matière qui de soy n'a
point de recommandation. Ne te prens point à moy, Lecteur, de
celles qui se coulent icy, par la fantasie, ou inaduertance d'autruy :
chasque main, «basque ouurier, y apporte les siennes, le ne me
mesle, ny d'orthographe, et ordonne seulement qu'ils suiuent l'an-
cienne, oy de la punctuation : ie suis peu expert en i'vn et en l'autre.
Où ils rompent du tout le sens, ie m'en donne peu de peine, car au-
moins ils me deschargenl. Mais où ils en substituent vn faux, comme
ils font si souuent, et me destournent à leur conception, ils me
ruynent. Toulesfois quand la sentence n'est forte à ma mesure, vn
bonncstc homme la doit refuser pour mienne. Qui cognoistra corn-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 413
rectifions aussi sottement que nous corrigeons les autres. J'ai vieilli
de plusieurs années depuis mes premières publications qui ont vu
jour en mil cinq cent quatre vingts, mais je doute m être assagi de
si peu que ce soit. Moi à cette heure et moi autrefois, sommes réel-
lement deux; quel est le meilleur? en vérité, je ne saurais le dire.
Il ferait bon de vieillir, si nous ne cessions d'aller nous améliorant;
mais nous n'avançons qu'à la façon des ivrognes, en titubant, en
éprouvant des vertiges, sans direction définie, ou encore, sembla-
bles à des * joncs que l'air agite au gré de ses caprices. — Antio-
chus avait, dans ses écrits, pris vigoureusement parti pour l'Aca-
démie; sur ses vieux ans, il se rangea du parti contraire; quel que
soit celui que j'aurais embrassé, n'eût-ce pas été suivre Antiochus?
Après avoir établi que nous devons douter de toutes les opinions
humaines, vouloir établir que nous devons les tenir pour certaines,
n'est-ce pas affirmer le doute et non la certitude, et donner à pen-
ser que si notre vie devait se prolonger, notre imagination, tou-
jours en proie à de nouvelles agitations, en deviendrait non pas
meilleure, mais différente?
Il s'en rapporte uniquement à ses éditeurs pour Tortho-
graphe et la ponctuation; des fautes d'autre nature peu-
vent être relevées dans le texte; le lecteur, qui est au fait
de ses idées, les rectifiera de lui-même. — La faveur du pu-
blic, en me rassurant plus que je n'espérais, m'a donné plus de
hardiesse; mais ce que je crains le plus c'est de rassasier; je pré-
férerais en être encore aux premières publications 'de mes Essais,
que de lasser en les multipliant, comme a fait un savant de mon
époque. La louange est toujours agréable de qui elle vienne et pour
quelque raison que ce soit; encore faut-il, pour qu'elle plaise à
juste titre, savoir quelle en est la cause; les imperfections elles-
mêmes peuvent y donner lieu. L'estime du vulgaire n'est d'ordinaire
pas heureuse dans les choix sur lesquels elle se porte, et je me
trompe bien si, en ces temps-ci, les plus mauvais écrits ne sont pas
ceux auxquels va de préférence la faveur populaire. Aussi je rends
grâce aux honnêtes gens qui daignent prendre en bonne part mes
faibles efforts. Il n'est pas d'ouvrage où les fautes que peut pré-
senter un texte, ressortent autant que dans ceux qui traitent de
sujets qui n'intéressent pas par eux-mêmes. Ne t'en prends pas à
moi, lecteur, de celles qui se sont glissées dans celui-ci, par la fan-
taisie ou l'inattention d'autres que moi; chacun, par les mains de
qui il passe, chaque ouvrier y apporte les siennes. Je ne me mêle
ni d'orthographe (j'ai seulement recommandé de se conformer à
l'orthographe ancienne), ni de ponctuation, n'étant expert ni en
l'une, ni en l'autre. Là oîi le sens est absolument incompréhensible,
je ne m'en mets pas en peine, on ne risque pas de me l'imputer;
mais quand il n'est qu'altéré, ce qui arrive souvent, et qu'on me
fait dire ce que je ne dis pas, on me fait grand tort; toutefois, si la
phrase est trop en contradiction avec ce que l'on peut attendre de
moi, un honnête homme ne saurait l'accepter comme étant mienne.
414 ESSAIS DE MONTAIGNE.
bien ic suis peu laborieux, combien ie suis faict à ma mode, croira
lacilomeut, que ie rediclorois plus volontiers, encore autant d'Es-
sais, que de massuiettir à n'suiure ceux-cy, pour cette puérile cor-
rection, le disois donc tantosl, qu'estant planté en la plus pro-
fonde minière de ce nouueau métal, non seAilement ie suis priué
de grande ramiliarité, auec gens d'autres mœurs que les miennes :
et d'autres opinions, par lesquelles ils tiennent ensemble d'vn nœud,
qui commande tout autre nœud. Mais encore ie ne suis pas sans
hazard, panny ceux, à qui tout est esgalement loisible : et desquels
la plus part ne peut empirer meshuy son marché, vers nostre ius-
tice. D'où naist l'extrême degré de licence. Comptant toutes les
particulières circonstances qui me regardent, ie ne trouue homme
des nostres, à qui la deffence des loix, couste, et en gain cessant,
et en dommage émergeant, disent les clercs, plus qu'à moy. Et tels
font bien les braues, de leur chaleur et aspreté, qui font beaucoup
moins que moy, en iuste balance. Comme maison de tout temps
libre, de grand abbord, et officieuse à chacun (car ie ne me suis
iamais laissé induire, d'en faire vn outil de guerre : laquelle ie vois
chercher plus volontiers, où elle est le plus esloingnee de mon voi-
sinage) ma maison a mérité assez d'affection populaire : et seroit
bien mal-aisé de me gourmander sur mon fumier. Et i'estime à vn
merueilleux chef d'œuure, et exemplaire, qu'elle soit encore viei^e
de sang, et de sac, soubs vn si long orage, tant de changemens et
agitations voisines. Car à dire vray, il estoit possible à vn honmie
de ma complexion, d'eschapper à vne forme constante, et continue,
telle qu'elle fust. Mais les inuasions et incursions contraires, et al-
temations et vicissitudes de la fortune, au tour de moy, ont iusqu'à
cette heure plus exaspéré qu'amolly Ihumcur du pays : et me re-
chargent de dangers, et difficultez inuincibles. l'eschape. Mais il
rae desplaist que ce soit plus par fortune : voire, et par ma pru-
dence, que par iiistice : et me desplaist d'estre hors la protection
des loix, l't S(Tubs autre sauuegaide que la leur. Comme les choses
sont, ie vis plus qu'à demy, de la faneur d'autruy : qui est vne rude
obligation. le ne veux debuoir ma seureté, ny à la bonté, et l>eni-
gnilé des grands, qui s'aggi-eenl de ma légalité et liberté : ny à la
TRADUCTION. — LFV', III, CH. IX. 415
Celui qui sait combien peu jaime le travail et combien je suis
attaché à ma manière de faire, croira aisément que je dicterais
plus volontiers à nouveau autant de fois des Essais, que de m'as-
sujettir pour chaque nouvelle édition à les relire, pour y apporter
des corrections qu'un enfant est a même de faire.
Placé au foyer des guerres civiles, il a beaucoup à en
souffrir, toutefois jusquUci il a échappé au pillage; mal-
heureusement, ce n'est pas aux lois qu'il en est redevable
et il regrette d'en avoir obligation à autrui. — Je disais plus
haut que, vivant au centre des guerres civiles, au plus profond de
la mine qui fournit ce métal nouveau, pire que l'airain et le fer,
dont notre âge devrait porter le nom, non seulement cela me prive
de tons rapports d'intimité avec des gens ayant d'autres mœurs que
moi, unis entre eux par leurs opinions religieuses qui sont autres
que les miennes et, chez eux, priment toute autre cause de rap-
prochement, mais encore je ne suis pas sans courir de risques au
milieu de cette masse d'individus à qui tout est permis et dont la
plupart sont, vis-à-vis de la justice, dans une situation qui ne sau-
rait être pire ; d'où une licence dépassant toutes bornes. Lorsque
j'envisage les conditions particulières dans lesquelles je me trouve,
je ne vois personne de mon parti auquel la défense des lois coûte
plus qu'à moi, autant, comme disent les hommes de loi, par les pro-
fits que je ne réalise pas, que par les pertes que j'éprouve; et tels
font les braves, par le zèle et le rigorisme qu'ils déploient, qui, tout
bien compté,, font beaucoup moins que moi. A tous moments, dans
ma maison qui est facilement abordable et dont l'accès est libre
(car je ne me suis jamais laissé aller à la transformer en forte-
resse, préférant de beaucoup voir la guerre se transporter le plus
loin possible de mon voisinage), chacun trouve hospitalité; cela lui
a valu d'être vue favorablement par tous, et me préserve d'être vio-
lenté chez moi comme Job sur son fumier. Je considère comme un
fait extraordinaire et qui mérite d'être cité quelle soit encore
vierge de sang et de pillage, depuis tant de temps que dure cet
orage, au milieu de tant d'agitations et de changements qui se pro-
duisent autour d'elle; car, à dire vTai, s'il était possible à un homme
de mon caractère d'échapper à toute vexation, en vivant dans un
milieu où tout le monde aurait eu les mêmes opinions et n'en chan-
gerait pas, les incursions et invasions des divers partis, les alter-
natives et les vicissitudes de la fortune autour de moi ont, jusqu'à
présent, plutôt exaspéré que découragé le pays et m'exposent à des
dangers et à des difficultés qu'il m'est impossible d'éviter.
J'y échappe, mais je regrette que ce soit plus du fait de ma bonne
fortune et aussi de ma prudence que de la justice; je regrette de
ne point me trouver protégé par les lois et d'être obligé de me
placer sous une autre sauvegarde. En l'état, je vis plus d'à moitié
par la faveur d'autrui, ce qui m'est une dure obligation. Je ne vou-
drais devoir ma sûreté ni à la bonté, ni à la bienveillance des grands
qui tolèrent mon attachement à la légalité et à la liberté; non
416
ESSAIS DE MONTAIGNE.
racilité des mœurs de mes prédécesseurs, el miennes : car quoy si
i'estois autre? Si mes desporlemens et la franchise de ma conuer-
sation, obligent mes voisins, ou la parenté : c'est cruauté qu'ils sen
puissent ac»iuilti'r, «'ii me laissant viure, el qu'ils puissent dire :
Nous luy jcondonons la libre continuation du seruice diuin, en la
chapelle de sa maison, toutes les églises d'autour, estants par nous
désertées : el luy condonons l'vsage de ses biens, et sa vie, comme
il conserue nos femmes, el nos bœufs au besoing. De longue main
chez moy, nous auons part à la louange de Lycurgus Athénien, qui
estoit gênerai dépositaire et gardien" des bourses de ses concitoyens.
Or ie liens, qu'il faut viure par droicl, et par auctorité, non par
recompense ny par grâce. Combien de galans hommes ont mieux
aymé perdre la vie, que la denoir? le suis à me submetlre à toute
sorte d'obligation. Mais sur tout, à celle qui m'attache, par deuoir
d'honneur. le ne Irouue rien si cher, que ce qui m'est donné : et ce
pourquoy, ma volonté demeure hypothéquée par tiltre de grati-
tude. El reçois plus volontiers les offices, qui sont à vendre. le
croy bien. Pour ceux-cy, ie no donne que de l'argent : pour les au-
tres, ie me donne moy-mesme. Le neud, qui me lient par la loy
d'honnestelé, me semble bien plus pressant et plus poisanl, que
n'est celuy de la conlraincte ciuile. On me garotle plus doucement
par vn notaire, que par moy. N'est-ce pas raison, que ma conscience
soit beaucoup plus engagée, à ce, en quoy on s'est simplement fié
d'elle? Ailleiiis, ma foy ne doit rien : car on ne luy a rien preste.
Qu'on s'ayde de la fiance el asseurance, qu'on a prise hors de moy.
l'aymeroy bien plus cher, rompre la prison d'vne muraille, et des
loix, que de ma parole. le suis délicat à l'obseruation de mes pro-
messes, iusques à la superstition : et les fay on tous subiects volon-
tiers incertaines et conditionnelles. A celles, qui sont do nul poids,
io donne poids de la ialousie de ma règle : elle me gelienne el
charge de son propre inlerest. Ouy, es entreprinses toutes miennes
et libres, si i'en dy le poinct, il me semble, que ie me les prescry :
•'I «^iK-, io donniT à la scionco iraiilruy, c'est lo proordonnor à soy.
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 417
plus qu'à la facililé des mœurs de mes ancêlres et des miennes;
qu'arriverait-il en effet, si j'étais autre? Ma conduite et ma fran-
chise dans mes rapports avec mes voisins leur créent, ainsi qu'à
ma parenté, des obligations à mon égard ; il est cruel qu'il leur
soit loisible de satisfaire à ces obligations en consentant à me lais-
ser vivre, et qu'ils puissent dire : « La liberté de continuer la célé-
bration du service divin dans la chapelle de sa maison, alors que
nous avons rendu désertes * et ruiné toutes les églises d'alentour,
est une concession de notre part; nous lui concédons encore l'u-
sage de ses biens et de la vie en retour de ce que lui-même, à l'oc-
casion, veille à la conservation de nos femmes et de nos bœufs. »
Voilà longtemps en effet que, dans ma famille, nous méritons ces
mêmes louanges qu'à Athènes, on donnait à Lycurgue qui était le
dépositaire et le gardien habituel des bourses de ses concitoyens.
— Or, j'estime que la vie est pour nous un droit que nous tenons
d'en haut, et qu'elle ne saurait être ni une récompense, ni une
grâce qu'on nous octroie; que de nobles gens ont préféré la perdre,
que d'en être redevables à autrui! Je cherche à me soustraire à
toute obligation quelle qu'elle soit, mais surtout à celles qui peu-
vent résulter d'un devoir d'honneur; je ne trouve rien de si oné-
reux que ce qui me vient par don, et lie ma volonté par la gra-
titude à laquelle cela m'oblige.' J'accepte plus volontiers les services
qui se vendent; je le crois bien : pour ceux-ci je n'ai que de l'ar-
gent à donner, pour les autres je me donne moi-mênie.
Il se considère comme absolument lié par ses engage-
ments; la reconnaissance lui est lourde, aussi tient-il
pour avantageux de se trouver délivré, par leurs mauvais
procédés à son égard, de son attachement envers cer-
taines personnes. — L'honnêteté me lie, ce me semble, bien plus
étroitement et plus sûrement que ne le fait la contrainte légale; les
obligations contractées devant notaire^ me pèsent moins que celles
contractées par moi-même: n'est-il pas rationnel, en etfet, que ma
conscience se trouve d'autant plus engagée qu'on s'est tout sim-
plement fié à elle? Là où elle n'est pas intéressée, elle ne doit rien,
puisque ce n'est pas à elle que l'on s'est adressé ; qu'on recoure à
la confiance sur laquelle on a compté, aux assurances qu'on a
prises en dehors de moi. Il me coûterait beaucoup moins de fran-
chir pour m'évader les murs d'une prison, et de me mettre en op-
position avec les lois, que de violer ma parole. Je suis scrupuleux
observateur de mes promesses, au point d'en être superstitieux;
aussi, quand je le puis, je n'en fais guère, à quelque propos que
ce soit, que de vagues et de conditionnelles. Celles mêmes qui sont
sans importance bénéficient de la règle que je me suis imposée;
elles sont pour moi un tourment, et ce m'est un soulagement de
leur donner satisfaction. De même, quand j'ai en tête quelque
projet que j'ai formé et ai toute liberté à cet égard; si j'en dis
l'objet, je Considère que cela seul me constitue une obhgation de
l'accomplir, et qu'en faire part à autrui, c'est prendre un engage-
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. HI. 27
418 ESSAIS DE MONTAIGNE.
Il me semble que ie le promets, quand ie le dy. Ainsi i'euente peu
mes propositions. La condemnalion que ie fais de moy, est plus
vifue et roide, que n'est colle des iufres, qui ne me prennent que
par le visage de l'obligation comninne : restreinte de ma conscience
plus sern^t\ et plus seuere. le suy laschement les debuoirs ausquels
on m'entraineroil, si ie n'y allois. Hoc ipsum ita iustum est quod
reclè fit, si est voluutnnum. Si l'action n'a quelque splendeur de li-
berlt'-. rll»' n'a poinl de grâce, ny d'honneur.
Quod me tus cogil, vix voluntate impeirent.
Où la nécessité me tire, i'ayme à lâcher la volonté. Quia quicquid
imperio cogiiur, exigenti magis, quàm prœstanti acceptum refertur.
l'en sçay qui suyuent cet air, iusques à l'iniustice : donnent plustost
qu'ils ne rendent, piestent plustost qu'ilz ne payent : font plus es-
charsement bi»Mi à celuy, à qui ils en sont tenus, le ne vois pas là,
mais ie touche contre. I'ayme tant à me descharger et desobliger,
que i'ay parfois compté à profit, les ingratitudes, offences, et indi-
gnité/,, que i'auois reçeu de ceux, à qui ou |)ar nature, ou par acci-
dent, i'auois (iii('l(|iie deuoir d'amitié : prenant cette occasion de
leur faute, pour autant d'acquit, et descharge de ma debte. Encore
que w continue à V'wv payer les offices apparents, de la raison pu-
blique, ie trouue grande espargne pourtant à faire par iuslice, ce
que ie faysoy par affection, et à me soulager vn peu, de l'attention
et sollicitude, de ma volonté au dedans. Est prudentis sustinere vt
cursum, sic impetum beneuolcntiœ. Laquelle i'ay trop vrgente et
pressante, où ie m'addonne ; aumoins pour vn homme, (|ui ne veut
eslre aucunement en presse. Et me sert celte mesnagerie, de quel-
que consolation, aux imperfections de ceux qui me touchent. le suis
bien despluisant (juils en vaillent moins, mais tant y a, que l'en
espargne aussi queltjiie chose de mon application et eugagement
enuers eux. l'approuue celuy qui ayme moins son enfant, d'autant
qu'il est ou teigneux ou bossu. El non seulement, (juand il est mali-
cieux; mais aussi quand il est malheureux, et mal nay (Dieu mesme
en a rabbalu cela de son prix, et estimation naturelle) pourueu qu'il
8e porte en ce refroidisstîment, auec modération, et iuslice exacte.
En moy, la proximité u'allege pas les detfauts, ell«« les aggraue
TRADUCTION. - LIV. III, CH. IX. 419
ment envers moi-même; il me semble que dire, c'est promettre;
aussi suis-je très réservé pour communiquer ce que je me propose
de faire. — Les condamnations portées par moi sur moi-même
me sont plus sensibles et plus dures que si elles émanaient de
juges qui ne peuvent sur moi que ce quïls peuvent sur tout le
monde ; l'étreinte de ma conscience a une action autrement puis-
sante et plus sévère. — Je satisferais mollement à des devoirs aux-
quels on me contraindrait, si même je m'y soumettais : « Vacte le
plus juste n'est juste qu autant qu'il est volontaire (Cice'ron) » ; si la
liberté ne lui donne du lustre, il manque de grâce et ne fait pas
honneur. « Je ne fais rien de bonne grâce si ma volonté n''y a part
(Térence) »; et elle se désintéresse en partie, lorsque ce dont il s'a-
git m'est imposé par la nécessité, « parce que dans les choses qu'une
autorité supérieure ordonne, on sait plus de gré à celui qui com-
mande qu'à celui qui exécute {Valère Maxime) ». J'en connais qui
poussent au point d'être injustes, ce sentiment de ne pas vouloir
paraître céder à la contrainte ; ils disent qu'ils donnent quand ils
ne font que rendre, qu'ils prêtent quand ils ne font que payer; et
envers ceux auxquels ils sont tenus de faire le bien, ils s'en acquit-
tent le plus chichement qu'ils peuvent. Je ne vais pas jusque-là,
mais peu s'en faut.
J'aime tant à être déchargé et délié de toute obligation, que j'ai
parfois considéré comme avantageuses les ingratitudes, offenses et
indignités dont ont pu se rendre coupables à mon égard ceux de qui,
soit naturellement, soit par accident, j'avais reçu quelques services
d'ami; prenant occasion de leur faute, pour me donner quittance à
moi-même et me soustraire à l'acquittement de ma dette. Tout en
continuant à leur rendre extérieurement ce que commandent les
plus stricts devoirs de société, je trouve cependant grand bénéfice
à ne faire que parce que je le dois, ce qu'auparavant je faisais
par affection, et à me soulager un peu de la sorte de la part d'at-
tention et de sollicitude qu'intérieurement y eût prise ma volonté,
qui, chez moi, quand j'y cède, est trop précipitée et trop impé-
rieuse, du moins pour un homme qui ne veut en quoi que ce soit
subir de pression : « Il est prudent de retenir, comme on le fait d'un
char dans les courses, les élans trop fougueux de la bienveillance {Ci-
céron). » Cette atténuation de mon premier mouvement me console
des imperfections de ceux qui me touchent; je déplore qu'ils en
vaillent moins, mais, par contre, j'y gagne de leur être moins atta-
ché et d'être moins engagé vis-à-vis d'eux. J'approuve celui qui
aime moins son enfant parce qu'il est teigneux ou bossu, et non
seulement quand il est méchant, mais encore lorsqu'il est mal cons-
titué et difforme (Dieu lui-même en a, par là, déprécié la valeur na-
turelle), sous condition toutefois d'apporter, dans cette diminution
d'affection, de la modération et une exacte justice. La parenté, à
mes yeux, n'atténue pas les défauts; elle les aggrave plutôt.
Il ne doit rien aux grands et ne leur demande que de
ne pas s^occuper de lui; il s^applique à, tout supporter, à
420
ESSAIS DE MONTAIGNE.
plustost. Apres tout, selon que ie m'entends en la science du bien-
faict el de recognoissance, qui est vne subtile science et de grand
vsage, ie ne vois personne, plus libre et moins endebté, que ie suis
iusque» à celte heure. Ce que ie doibs, ie le doibs simplement aux
obligations communes el naturelles. Il n'en est point, qui soit plus
nettement quitte d'ailleurs.
Nec sunt mihi nota potenlutn
Munera.
Les Princes me donnent prou, s'ils ne m'ostent rien : et me font
assez de bien, quand ils ne me font point de mal : c'est tout ce que i
i'en demande. 0 combien ie suis tenu à Dieu, de ce qu'il luy a pieu,
que i'aye reçeu immédiatement de sa grâce, tout ce que i'ay : qu'il
a retenu parliculierenu'nt à soy toule ma debte! Combien ie supplie
instamment sa saincte misericoide, que iamais ie ne doiue vn
essentiel grammercy à personne! Bien heureuse franchise : qui m'a •
conduit si loing. Qu'elle acheue. l'essaye à n'auoir exprès besoing
de nul. In me omnis spes est mihi. C'est chose que chacun peut en
soy : mais plus facilement ceux, que Dieu a mis à l'abry des néces-
sitez naturelles el vrgenles. Il fait bien pileux, et hazardeux, des-
pendre d'vn autre. Nous mesmes qui est la plus iusle adresse, et la «
plus seure, ne nous sommes pas assez asseurez. le n'ay rien mien,
que moy ; et si en est la possession en partie manque el empruntée,
le me culliue et en courage, qui est le plus fort : et encores en for-
tune, pour y Irouuer dequoy me satisfaire, quand ailleurs tout m'a-
bandonneroit. Eleus Hippias ne se fournil pas seulement de science, .
pour au giron des muses se j)Ouuoir ioyeusement esquarler de toute
autre compagnie au besoing : ny seulement de la cognoissance de
la philosophie, pour apprendre à son âme de se contenter d'elle, et
se passer virilement des commoditez qui lui viennent du dehors,
quand le sort l'ordonne. U fut si curieux, d'apprendie encore à 3
faire sa cuisine, et son poil, ses robes, ses souliers, ses bragues,
pour se fonder en soy, autant qu'il pourroit, et soustraire au se-
cours cstranger. On iouyt bien plus librement, el plus gayemeni,
des biens empruntez : quand ce n'est pas vne iouyssance obligée et
conlrainb> par le besoing : el qu'on a, et en sa volonbS et en sa .
forlun»', la forn; el les moy«Mis de. s'en passer. le nie conuoy bien.
Mais il m'est malaist! d'imaginer nulle si pure libéralité de personne
enuers moy, nulle hospitalité si franche et gratuite, qui ne me sem-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 421
se passer de tout; il ne veut avoir d'obligations envers
personne, et, s'il ne peut l'éviter, souhaite que ce soit pour
toute autre chose qu'obtenir protection contre les fureurs
de la guerre civile. — Après tout, par la façon dont j'entends
que doivent se pratiquer la bienfaisance et la reconnaissance, qui
sont choses bien délicates et d'usage si répandu, je ne vois per-
sonne qui, jusqu'à cette heure, soit plus libre et moins tenu par
ses obligations que je ne le suis. Ce que je dois, je le dois sim-
plement en raison de celles que nous tenons de la nature et que
nous avons tous; en dehors d'elles, personne n'est plus indépen-
dant : « Les présents des grands me sont inconnus (Virgile). » Les
princes me donnent beaucoup s'ils ne m'ôtent rien; ils me font
suffisamment de bien quand ils ne me font pas de mal : c'est tout
ce que je leur demande. Oh! combien je suis reconnaissant envers
Dieu, de ce qu'il lui a plu que je reçoive directement de sa grâce
tout ce que je possède et n'aie de dette que vis-à-vis de lui!
Combien je supplie instamment sa sainte miséricorde que jamais
je ne doive à personne de grands remerciements pour des choses
essentielles! Bénie soit mon indépendance, qui m'a accompagné si
avant dans la vie; puisse-t-elle se continuer jusqu'au bout! Je m'ef-
force de n'avoir un besoin absolu de personne : « Toutes mes espé-
rances sont en moi {Térence) » ; cela est possible à tout le monde,
mais surtout à ceux que Dieu a mis à l'abri des nécessités ur-
gentes que la nature elle-même nous impose. C'est une situation
bien digne de pitié et pleine de hasards que de dépendre d'autrui;
nous ne pouvons toujours l'éviter; nous ne sommes pas pour cela
assez assurés de nous-mêmes, ce qui serait pourtant ce qu'il y
aurait de plus sage, de plus adroit et de plus sûr. Je n'ai rien que
moi, qui soit à moi, et la possession que j'en ai est même en par-
tie défectueuse et empruntée. Je m'applique à avoir du courage,
ce qui est la meilleure des garanties; et aussi à me ménager un
mode d'existence qui puisse me rendre la vie supportable si, d'au-
tre part, tout venait à me manquer. Hippias d'EIis ne se pourvut
pas seulement de science pour, au sein des Muses, pouvoir au be-
soin demeurer agréablement sans autre compagnie, et de philo-
sophie pour apprendre à son àme, si le sort l'ordonnait, à se con-
tenter par elle-même et se passer courageusement des commodités
de la vie qui ont leur source en dehors de nous; il fut encore
soucieux d'apprendre à faire sa cuisine, sa barbe, ses robes, sa
chaussure, ses hauts-de-chausse pour, autant qu'il se pouvait, ne
faire fond que sur lui-même et se soustraire à toute assistance
étrangère. — - On jouit bien plus librement et plus gaîment des
biens qui nous arrivent occasionnellement et pour un temps limité,
quand cette jouissance n'est pas pour nous d'obligation, qu'elle
n'est pas imposée par le besoin et que, de sa propre volonté et de
sa bonne fortune, on a la force et les moyens de s'en passer. Je me
connais bien, et m'imagine malaisément qu'une libéralité si géné-
reuse fût-elle de quelqu'un à mon égard , qu'une hospitalité aussi
422 ESSAIS DE MONTAIGNE.
blasl disgratiéc, tyrannique, cl teinte de reproche, si la nécessité
m'y auoit encheueslré. Comme le donner est qualité ambitieuse, et
de prerogatiuc, aussi est racrcpter qualité de summission.Tesmoin
riuiurieux, et qurreiieux relus, que Baiazet leit des présents, que
Ternir luy enuoyoil. Et ceux qu'on offrit de la part de l'Empereur
Solynian, à rEn)pereur de Calicut, le mirent en si grand despil,
que non seulement il les refusa rudement : disant, que ny luy ny ses
pi-edecesseuis u'auoifnt accoustumé de itrendrc:et que c'estoitleur
office de donner : mais en outre leit mettre en vn cul de fosse, les
ambassadeurs enuoyez à cet efTerl. Quand Thctis, dit Aristote, flatte
luppitcr : quand les Lacedemoniens flattent les Athéniens : ils ne
vont pas leur rafrcschissant la mémoire des biens, qu'ils leur ont
faits, qui est tousiours odieuse : mais la mémoire des bienfaicts
qu'ils ont rcceuz d'eux. Ceux que ie voy si familièrement employer
tout chacun et s'y engager : ne le feroient pas, s'ils sauouroient
comme moy la douceur d'vne pure liberté : et s'ils poisoicnt autant
que doit poiser à vn sage homme, l'engageure d'vne obligation. Elle
se paye à laduenturc quelquefois : mais elle ne se dissout iamais.
Cruel garrotagc, à qui aymc d'affranchir les coudées de sa liberté,
en tout sens. Mes cognoissants, et au dessus et au dessous de moy,
sçauenl, s'ils en ont iamais vcu, de moins sollicitant, requérant,
suppliant, ny moins chargeant sur autruy. Si ie le suis, au delà de
tout exemple moderne, ce n'est pas grande merucillc : tant de
pièces de mes mœurs y contribuants. Vn peu de fierté naturelle :
l'impatience du refus : contraction de mes désirs et desseins : inha-
bileté à toute sorte d'affaires. Et mes qualilez plus fauories, l'oysi-
uctc, la fratuhise. Par tout cela, i'ay piins à haine mortelle, d'estrc
tenu ny à autre, ny i>ar autre que moy. l'cmployc bien viucment,
tout ce que ie puis, à m'en passer : auant que i'employe la benefi-
ccnce d'vn aiitre, eu quchpie, ou légère ou poisantc occasion ou be-
soing que ce soit. Mes amis m'importunent estrangement, (piand ils
me requièrent, de requérir vn tiers. Et ne me semble guère moins
de cousl, desengager celuy (|ui me doibt, vsanl de luy : (pie m'en-
gager enuers celuy, qui ne me doibt rien. Cette condition ostee, et
cet' autre, qu'ils ne vueillentde moy chose negotieuscet soiuMeuse(car
i'ay dénoncé à tout soing guerre capitale) ie suis commodément fa-
<ile cl prest au bcsoing de chacun. Mais i'ay encore plus fuy à re-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 423
franche et désintéressée qu'elle puisse être, qui me seraient offertes,
me produisissent d'autre effet que celui d'une disgrâce, d'une ty-
rannie, auxquelles se joindraient les reproches que je m'adresse-
rais si, pressé par la nécessité, j'avais été amené à les accepter.
— Donner est le signe distinctif des gens ambitieux et qui ont des
prérogatives; de même qu'acceptçr est une marque de soumis-
sion; témoin l'injurieux refus que fit Bajazet des présents que
Tamerlan lui envoyait, ce qui détermina un conflit entre eux. L'of-
fre de cadeaux faite par l'empereur Soliman à l'empereur de Ca-
licut, indigna ce dernier à tel point que non seulement il les re-
fusa durement, disant que ni lui ni ses prédécesseurs n'avaient
coutume de recevoir et qu'il était au contraire de tradition chez
eux de donner, mais que, de plus, il fit jeter dans un cachot les
ambassadeurs qui lui avaient été envoyés à cet effet. — Quand, dit
Aristote, Thétis flatte Jupiter, que les Lacédémoniens flattent les
Athéniens, ils ne vont pas leur rappeler le bien qu'eux-mêmes leur
ont fait, ce qui est toujours déplaisant à entendre; ce qu'ils leur
rappellent, ce sont les bienfaits qu'ils en ont reçus. — Les gens
que je vois recourir si familièrement à n'importe qui, et contracter
des engagements avec le premier venu, ne le feraient pas, s'ils sa-
vouraient comme moi la douceur d'une liberté absolue, et si les
obligations qu'ils contractent de la sorte, leur pesaient autant
qu'il convient à un sage; on paie parfois ces engagements, on ne
s'en dégage jamais. Cruel esclavage pour qui aime la liberté et y
avoir les coudées franches dans tous les sens. Mes connaissances,
tant celles qui, dans l'échelle sociale, sont au-dessus de moi que
celles qui sont au-dessous, savent si jamais ils ont vu quelqu'un
moins solliciter, requérir, supplier que je ne fais et être moins à
charge à autrui que je ne suis. Il n'est pas étonnant que je sois
ainsi, si différent sur ce point de tout ce qu'on peut voir à notre
époque, alors que tant de particularités de mon caractère y con-
tribuent : un peu de fierté naturelle, l'impatience que me cause
un refus, le peu d'étendue de mes désirs et de mes projets, mon
inhabileté en toutes sortes d'affaires, enfin mes quahtés favo-
rites, l'oisiveté et rindépendancc; tout cela fait que j'éprouve une
haine mortelle à dépendre de quelqu'un autre que moi, comme à
avoir sous ma dépendance quelqu'un qui ne soit pas moi. Je fais
les plus grands efforts pour me passer de tout concours étranger
avant de me déterminer à recourir à la bienfaisance d'autrui, en
quelque occasion ou besoin, pressant ou non, que ce soit. — Mes
amis m'importunent étrangement quand ils me demandent de sol-
liciter * en leur faveur auprès d'un tiers; il m'en coûte à peu près
autant, je crois, de libérer quelqu'un qui me doit en usant de lui,
que de m'engager moi-même envers quelqu'un qui ne me doit rien.
Ceci mis à part, et aussi étant établi qu'on ne me demande rien
qui exige des démarches et me cause des soucis (je suis en guerre
ouverte avec tout ce qui nécessite que je me donne la moindre
peine), je suis d'un abord facile et prêt à venir en aide aux besoins
«4 ESSAIS DE MONTAIGNE.
teuoir, que lie n'ay cherché à donner : aussi est il bien plus aysé
selon Arislote. Ma fortune m'a peu permis de bien faire à autruy :
et ce peu qu'elle m'en a permis, elle l'a assez maigrement logé. Si
elle meusl lairl iiaisire pour tenir' quelque rang entre les hommes,
i'eusse esté amhilieiix de me lairt' aymer : non de me faire crain-
dre ou admirer. L'e\|)rinieray-ie plus insolammenl? i'eusse autant
regardé, au plaire, qu'au proufliter. Cyrus Ires-sagement, et par la
bouche d'vn 1res bon capitaine, et meilleur philosophe encores,
estime sa bonté et ses biens faicts, loing au delà de sa vaillance, et
belliqueuses conquesles. Et le premier Sripion, par tout où il se
veut faire valoir, poisc sa dcbonnairelé et humanité, au dessus de
sa hardiesse et de ses victoires : et a lousiours en la bouche ce glo-
rieux mol, Qu'il a laissé aux ennemys, autant à l'aymer, qu'aux
amys. le veux donc dire, que s'il faut ainsi debuoir quelque chose,
ce doibt estre à plus légitime liltrc, que celuy. dequoy ie parle, au-
quel la loy de cette misérable guerre m'engage : et non d'vn si gros
deble, comme celuy de ma totale conscrualion : il m'accable. le
me suis couché mille fois chez moy, imaginant qu'on me Irahiroit
et assommeroit cette nuict là : composant aucc la Fortune, que ce
fust sans effroy et sans langueur. Et me suis escrié après mon pa-
tenostrc,
Impius hmc lam cuUa noualia miles habebit?
Quel remède? c'est le lien de ma naissance, et de la plus part de
mes ancestres : ils y ont mis leur affection et leur nom. Nous nous
durcissons à tout ce que nous accoustumons. Et à vue misérable
«ondition, comme est la nostre, c'a esté vn tresfauorable présent de
Nature, que l'accoustumance, qui endort nostrc sentiment à la souf-
france de plusieurs maux. Les guerres ciuilcs ont cela de pire que
les autres guerres, de nous mettre chacun en echauguctte en sa
propre maison.
Quàm miserum, ]wrta vitam murôque tueri,
Vixquc sux lutum viribus esse domus t
C'est grande extrémité, d'estre pressé iusqucs dans son mcsnage, et
repos domestique. Le lieu où ic me liens, est lousiours le premier
et le dernier, à la batterie de nos troubles : et où la paix n'a iamais
son visage entier,
Tum quoque cùm pax est, trépidant formidim belli.
<^uotie» parem forluna lacessit,
Hàc iter est bellis ; tnrtius, forluna, dédisses
Orbe sub Eito sedem, gelidâque sub Arcto,
Errantésque domus.
!•' lire par fois, le moyeu de me fcrmir contre ces considérations,
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 425
de chacun. Mais j'ai plus encore fui recevoir, que je nai cherché
à donner; ne pas recevoir est du reste, au dire d'Aristote, bien plus
aisé à pratiquer. Ma bonne fortune ne m'a guère permis de faire un
peu de bien aux autres; mais le peu que j'ai pu faire, est tombé sur
des gens qui m'en ont su peu de gré. Si elle m'eût fait naître pour
occuper un certain rang parmi les hommes, j'eusse souhaité me
faire aimer, plutôt que craindre ou admirer; ou plus effrontément,
j aurais autant regardé à plaire qu'à tirer profit. Cyrus, par l'organe
d'un très bon capitaine, philosophe encore meilleur, estime très sa-
gement que sa bonté et ses bienfaits sont d'un prix autrement grand
que sa vaillance et les conquêtes qu'il doit à la guerre. De même le
premier Scipion, partout où il veut donner bonne opinion de lui-
même, place son aménité et son humanité au-dessus de sa hardiesse
et de ses victoires, et a toujours à la bouche ce mot qui lui fait tant
d'honneur, •« qu'il a donné lieu de l'aimer autant à ses ennemis qu'à
ses amis ». Je dis donc que s'il faut quand même avoir des obligations
à autrui, il serait plus juste qu'elles aient des causes autres que celles
dont je parle, qui découlent de nos malheureuses guerres civiles, et
qu'elles me fassent débiteur d'une dette moins lourde que n'est celle
que constitue ma conservation totale, corps et biens; cela m'accable.
Ces guerres font qu'il vit dans des transes continues;
c'est là une des causes qui font qu'il voyage tant, bien
qu'il ne soit pas assuré de, trouver mieux. — Je me suis
couché mille fois chez moi, m'imaginant que, dans la nuit même, je
serais victime d'une perfidie quelconque et qu'on m'assommerait,
demandant à la fortune que ce fût sans que j'en éprouve d'effroi
et qu'on ne me fit pas languir. Que de fois, après avoir dit mon
Pater, ne me suis-je pas écrié : « Ces terres cultivées vont-elles donc
devenir la proie d'un soldat barbare (Virgile)'! » A cela, pas de
remède! c'est ici le lieu où nous sommes nés, la plupart de mes
ancêtres et moi; ils l'ont aimé et y ont attaché leur nom. Nous
nous endurcissons à tout ce à quoi nous nous accoutumons et, dans
une condition aussi misérable qu'est la nôtre, l'habitude est un
présent bien précieux de la nature ; elle endort notre sensibilité et
nous préserve des souffrances que nous causeraient certains maux.
— Les guerres civiles ont cela de pire que les autres, c'est que tous
nous sommes à faire le guet dans nos maisons : « Qu'il est malheii-
reicx d'avoir à protéger sa vie par des portes et des murailles, et
d'être à peine en sûreté dans sa propre maison [Ovide) ! » C'est en
être réduit à une grande extrémité que d'être menacé jusque chez
soi et au milieu des siens. La région où je demeure est toujours
exposée la première à nos troubles et la dernière à en être débar-
rassée; la paix n'y est jamais complète : « Même en paix, nous ne
cessons de redouter la guerre [Ovide). — Toutes les fois que la for-
tune a rompu la paix, c'est ici le chemin de la guerre; pourquoi
le sort ne m'a-t-il pas donné plutôt des demeures errantes dans
les climats brûlants, ou sous l'Ourse glacée (Lucain)'! » Parfois je
trouve moyen, parla nonchalance et la lâcheté avec laquelle je les
426 ESSAIS DE MONTAIGNE.
de la nonrhalance et laschcl»^ Elles nous mènent aussi aucunement
à la resolution. Il maduicnt souucnt, d'imaginer auec quelque plai-
sir, les danprors mortels, et les attendre. le me plonge la leste bais-
sée, stupiderneiil dans la mort, sans la considérer et recognoistre,
comme dans vne profondeur niuelle et obscure, qui meugloulil
dvn saut, et mcstoulle en vn instant, d'vn puissant sommeil, plein
d'insipidité et indolence. Et en ces morts courtes et violentes, la
conséquence que l'en preuoy, me donne plus de consolation, que
l'effail de crainte. Ils disent, comme la vie n'est pas la meilleure,
pour estr-e longue, que la mort est la meilleure, pour n'estre pas
longue. le ne m'cstrange pas tant de l'cstrc mort, comme i'entrc en
conlidence auec le mourir. le m'enueloppc et me tapis en cet orage,
qui me doit aueugler cl rauir do furie, d'vne charge prompte et
insensible. Encore s'il aduenoil, comme disent aucuns iardiniers,
que les roses et violettes naissent plus odoriférantes près des aulx
et des oignons, d'autant qu'ils sucçcnl et tirent à eux, ce qu'il y a
de mauuaisc odeur en la terre : aussi qup ces deprauées natures,
humassent tout le venin de mon air et du climat, et m'en rendis-
sent d'autant meilleur et plus pur, par leur voysinage : que ie ne
perdisse pas tout. Cela n'est pas : mais de cecy il en peut estre
quelque chose, que la bonté est plus belle et plus altraiante quand
elle est rare, et que la contrariété et diuersilé, roidit cl resserre en
soy le bien faire : et l'enllamme par la ialousie de l'opposition, et
par la gloire. Les voleurs de leur grâce, ne m'en veulent pas parti-
culièrement. Ne fay-ie pas moy à eux. 11 m'en faudroit à trop de
genls. Pareilles consciences logent sous diucrses sortes de robes. Pa-
reille cruauté, desloyauté, volerie. Et d'autant pire, qu'elle est plus
lasche, plus scure, et plus obscure, sous l'ombre des loix. le hay
moins liniure professe (juc trahilresse; guerrière que pacifique et
iuridique. Nostre Heure est suruenuë en vn corps, qu'elle n'a de
guère empiré. Le feu y estoit, la flamme s'y est prinsc. Le bruit est
plus grand : le mal, de peu. le respons ordinairement, à ceux qui
me demand(;nt raison de mes voyages : Que ic sçay bien ce que ie
fuis, mais non pas ce que ie cherche. Si on me dit, «pie |)army les
eslrangers il y peut auoir aussi peu de santé, et que leurs mœurs
ne sont pas mieux nettes que les nostrcs: ic respons premièrement,
qu'il est malaysé :
Tarn mnllm scelerum faciès!
Secoodement, c'est tousiours gain, de changer vn mauuais estât à
vn estai incertain. El que les maux d'autruy ne nous doiuent pas
poindre comme le» nostrcs. le ne veux pas oublier cccy, que ie
TRADUCTION. — LIV. ÏII, CH. IX. 427
envisage, de me rassurer contre ces préoccupations qui, quelquefois
aussi, nous portent à avoir de la résolution. — Il m'arrive souvent
de me figurer, non sans un certain plaisir, que je suis sous le coup
de dangers mortels et de m y résigner; alors, tête baissée, sans plus
y réfléchir ni entrer dans d'autres considérations, je me plonge
stupidement, en imagination, dans la mort comme je me précipiterais
dans un abîme silencieux et obscur qui m'engloutirait du premier
coup, et instantanément s'empare de moi un lourd sommeil, sous
l'effet duquel je demeure insensible et inerte et qui m'étouffe. La
délivrance que j'en espère, fait que la perspective d'une mort courte
et violente me console plus que* ne me trouble la crainte que j'en
ai. La vie n'en vaut pas mieux, dit-on, quand elle est de longue durée;
d'autre part, la mort est d'autant meilleure quelle est moins lon-
gue. Je ne m'épouvante pas tant d'être mort, que du temps que je
mettrai à mourir. Je me replie sur moi-même et me tiens coi devant
cet orage qui, dans une de ses rafales rapides et dont je m'aperce-
vrai à peine, doit m'aveugler et m'emporter avec furie. Encore s'il
advenait ce qui, au dire de certains jardiniers, arrive aux roses et
aux violettes, qui naissent plus odorantes quand elles poussent au-
près d'ails et d'oignons, lesquels sucent et attirent à eux toute la
mauvaise odeur qui peut se trouver dans la terre, et que ces natures
dépravées humassent le venin de l'air et de la région où je vis, les
rendant par leur voisinage meilleurs et plus purs, je ne perdrais
pas tout! Mais il n'en est pas ainsi; cependant, il peut en résulter
que la bonté apparaisse plus belle et plus attrayante en devenant
plus rare, et que, dans ce milieu qui lui est si contraire et qui est si
mêlé, l'honnêteté surgisse, enflammée par l'opposition qu'elle ren-
contre et la gloire qu'elle y trouverait. Les voleurs, dans leur ama-
bilité, ne m'en veulent pas d'une façon particulière; je ne leur en
veux pas davantage, il me faudrait en vouloir à trop de gens. Les
robes les plus diverses abritent mêmes consciences; la cruauté, la
déloyauté, le vol y sont tout pareils, et d'autant plus nuisibles qu'ils
s'exercent plus lâchement, plus sûrement, à la dérobée, sous l'ombre
des lois. Je hais moins l'injustice avouée que celle qui a recours à
la trahison, celle engendrée parles désordres de la guerre que celle
qui se produit en paix et revêt des formes judiciaires. La fièvre
qui nous tient, s'est déclarée dans un corps dont elle n'a guère
empiré l'état; le feu y couvait, la flamme n'a fait qu'éclater; il y a
plus de bruit, le mal n'est pas beaucoup plus grand. — A ceux
qui me demandent pourquoi je voyage tant, je réponds d'ordinaire
que je sais bien ce que je fuis, mais non ce que je vais trouver;
et lorsqu'on me dit qu'à l'étranger l'état sanitaire peut être aussi
mauvais, que les mœurs n'y ' valent pas mieux que chez nous, je
réponds d'abord que c'est difficile, « tant le crime s'est multiplié
parmi nous (Virgile) »; puis, qu'il y a toujours profit à changer
une situation mauvaise contre une autre qui est incertaine, et
que nous ne devons pas ressentir les maux qui pèsent sur autrui
au même degré que les nôtres.
428 ESSAIS DE MONTAIGNE.
ne me mutiDe jamais tant coalre la France, que ie ne regarde Pa-
ris de bon œil. Elle a mon co^nr des mon enfance. Et m'en est ad-
iienu comme des choses excellentes : plus i'ay veu dépuis d'autres
villes belles, plus la beauté de cette cy, peut, et gaignc sur mon
affection. le l'ayme par elle mesme, et plus en son eslre seul, que •
rechargée de pompe estrangere. le Tayme tendrement, iusques à
ses verrues et à ses taches, le ne suis François, que parcelte grande
cité : grande en peuples, grande en félicité de ^on assiette : mais
sur tout grande, et incomparable en variété, et diuersité de commo-
dilez : la gloire de la France, et l'vn des plus nobles ornements du i
monde. Dieu en chasse loing nos diuisions : entière et vnie, ie la
Irouue delTenduc de toute autre violence. le l'aduise, <[ue de tous
les partis, le pire sera celuy qui la mettra en discorde. El ne crains
pour elle, (ju'ellc mesme. Et crains pour elle, autant certes, que
pour autre pièce de cet estât. Tant qu'elle durera, ie n'auray faute
de retraicte, où rendre mes abboys : suffisante à me faire perdre le
regret de tout' autre retraicte. Non par ce que Socrales l'a dict,
mais par ce qu'en vérité c'est mon humeur, et à l'âuanture non
sans quelque cxcez, i'estime tous les hommes mes compatriotes : cl
embrasse vn Polonois comme vn François, postposant celle lyaison 3
nationale, à l'vniuerselle et commune. le ne suis guère féru de la
douceur dvn air naturel. Les cognoissances toutes neufues, et toutes
miennes, me semblent bien valoir ces autres communes et fortuites
cognoissances du voisinage. Les amiliez pures de nostre acquest,
emportent ordinairement, celles ausquelles la communication du .
climat, ou du sang, nous ioignenl. Nature nous a mis au monde li-
bres et desliez, nous nous emprisonnons en certains dcstroils :
<;omme les Roys de Perse qui s'obligeoient de ne boire iamais autre
eau, que celle du lleiuic de Choaspcz, renonçoyent par sottise, à
leur droict d'vsage en toutes les autres eaux : cl assechoienl pour .«
leur regard, tout le reste du monde. Ce que Socrales feil sur sa fin,
d'estimer vne sentence d'exil pire, qu'vne sentence de mort contre
soy : ie ne .«eray, à mon aduis, iamais ny si cassé, ny si eslroitle-
ment habitué en mon pais, que ie le feisse. Ces vies célestes, ont
assez d'images, que iembrasse par estimation plus que par affec- •
tion. El en ont aussi, de si esicuees, et extraordinaires, que par
e^limalion mesme ie ne les puis embrasser, d'anlaiil (^iie ie ne Ifs
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 429
Il aime Paris, n'est français que par cette capitale;
puisse-t-elle ne pas être en proie aux dissensions intes-
tines, ce serait sa ruine. — Je ne veux pas oublier que, si cour-
roucé que je puisse être contre la France, je ne cesse de regarder
Paris d'un bon œil. Paris a mon cœur depuis mon enfance, et j'é-
prouve à son sujet ce qui arrive de tout ce qui est excellent ; c'est
que plus j'ai vu, depuis, d'autres belles villes, plus la beauté de celle-
ci a grandi et gagné dans mon affection. Je laime pour elle-même
et l'aime plus, telle qu'elle est en temps habituel, que lorsque des
fêtes viennent ajouter à son éclat; je l'aime tendrement jusque dans
ses imperfections et ses taches; je ne suis français que par cette
grande cité, si peup.lée, si heureusement située; mais surtout,
grande et incomparable par le nombre et la variété des facilités de
toute nature qu'on y trouve ; elle est la gloire de la France et l'un
des plus nobles ornements du monde. Dieu veuille en chasser au
loin ce qui nous divise! Non livrée aux partis, unie, elle est à l'abri
de toute violence; mais je l'en avertis, ce qui peut lui arriver de
pis serait qu'elle soit en but aux factions; je ne crains pour elle
qu'elle-même, mais crains malheureusement pour elle autant que
pour toute autre partie du royaume. Tant qu'elle demeurera in-
demne, je ne manquerai pas de lieu de retraite où je puisse aller
finir mes jours, et de nature à ne m'en faire regretter- aiicun autre.
Il regarde tous les hommes, à quelque nation qu'ils ap-
partiennent, comme ses compatriotes; le monde entier est
pour lui une patrie. — Ce n'est pas parce que Socrate l'a dit,
mais parce qu'en vérité je pense de la sorte, tous les hommes sont
pour moi des compatriotes ; et ce sentiment, je suis môme porté à
l'exagérer; j'embrasse un Polonais comme je ferais d'un Français,
faisant passer le lien qui unit les individus d'une même nation,
après celui qui nous est commun avec tous les habitants de l'uni-
vers. Je ne suis guère entiché de la douceur de l'air natal; les con-
naissances nouvelles que j'ai faites de moi-même, me semblent
bien valoir les connaissances banales et d'occasion résultant du
voisinage; les amitiés franches que nous contractons l'emportent
d'ordinaire sur celles que nous devons à une communauté de cli-
mat ou de sang. La nature nous a mis au monde libres de tout en-
gagement, et nous nous emprisonnons de nous-mêmes dans des
limites restreintes comme les rois de Perse qui se faisaient une
obligation de ne jamais boire que de l'eau du fleuve Choaspe, et re-
nonçaient sottement au droit qu'ils avaient d'user de toute autre
eau, semblant, en ce qui les touchait, considérer comme à sec
tout le reste du monde. — Sur sa fin, Socrate estimait qu'une sen-
tence d'exil était pire qu'une sentence de mort; je ne suis pas de
son avis et ne tomberai jamais tellement en enfance, ni ne serai si
étroitement inféodé à mon pays, que je me range à cette idée. Ces
vies, dignes de créatures célestes, ont des manifestations que j'es-
time plus que je ne les aime ; elles en ont aussi de si hautes et de
si extraordinaires, que mon estime même ne peut atteindre à pa-
430 ESSAIS DE MONTAIGNE.
puis conceuoii*. Celle humeur fut bien tendre à vn homme, qui iu-
geoil le monde sa ville. Il ogl vray, qu'il dedaignoit les pérégrina-
tions, et n'auoil jrner«>s mis le pied hors le territoire d'Atlique.
Quoy, qu'il plaignoit l'argent de ses amis à desengager sa vie : et
qu'il refusa de sortir de prison par l'entremise d'autruy, pour ne
desol)eïr aux loix en vn temps, qu'elles estoient d'ailleurs si fort
corrompues? Ces exemples sont de la première espèce, pour moy.
De la seconde, sont d'autres, que ie pourroy trouuer en ce mesme
personnage. Plusieurs de ces rares exemples surpassent la force de
mon action : mais aucuns surpassent encore la force de mon iuge-
ment. Outre ces raisons, le voyager me semble vn exercice pro-
ntable. L'ame y a vne continuelle excrcitation, à remarquer des
choses incogneuës et nouuelles. Et ie ne sçache point meilleure es-
cole, comme i'ay dict souuenl, à façonner la vie, que de luy propo-
ser incessamment la diuersilé de tant d'autres vies, fantasies, et
vsances : et luy faire gouster vne si perpétuelle variété de formes
de nostre nature. Le corps n'y est ny oisif ny trauaillé : et cette
modérée agitation le met en haleine. le me tien à cheual sans dé-
monter, tout cboliqueux que ie suis, et sans m'y ennuyer, huict et
dix heures.
Vires vllra sortémque senectœ.
Nulle saison m'est ennemye, que le chaut aspre d'vn soleil poi-
gnant. Car les ombrelles, dequoy dépuis les anciens Romains l'Ita-
lie se sert, chargent plus les bras, qu'ils ne deschaigent la teste. le
voudroy sçauoir quelle industrie c'cstoit aux Perses, si ancienne-
ment, et en la naissance de la luxure, de se faire du vent frais, et
des ombrages à leur poste, comme dict Xenophon. l'ayme les pluyes
cl les croies comme les cannes. La mutation d'aii" et de climat ne
me touche point. Tout ciel m'est vn. le ne suis hatlu (|ue des aile-
rations internes, que ie produicts en moy, et celles là m'arriuenl
moins en voyageant. If suis mal-aisé à esbranlcr : mais estant
auoyé, ie v.iy tant qu'on v(Mit. l'estriue autant aux petites entrepri-
ses, qu'aux grandes : et à m'equiper pour faire vne iournée, et vi-
siter vn voisin, que pour vn iuste voyage. I'ay apris h faire mes
iouniecs à l'Espagnole, d'vne traicte : grandes et raisonnables
TRADUCTION. - LIV. III, CH. IX. 431
reille élévation, d'autant que je n'arrive seulement pas à les conce-
voir. Ce sentiment, de la part de Socrate, ne témoigne-t-il pas d'une
tendresse excessive chez un homme qui considérait l'univers comme
sa patrie? il est vrai qu'il n'aimait j)as les voyages et n'avait guère
mis le pied hors de î'Attique. Que dire aussi de ne pas vouloir
que ses amis rachètent sa vie de leurs deniers, et de son refus,
pour ne pas désobéir aux lois à une époque où leur corruption
était si grande, de se prêter à l'exécution d'un complot qui l'eût dé-
livré de sa prison? Ces exemples, qu'il nous donne, rentrent à mon
sens dans cette première catégorie de sentiments que j'estime plus
que je ne les partage. Quant à ceux de la seconde catégorie, d'une
élévation telle que mon estime n'arrive pas à leur hauteur, il en
est des exemples que je pourrais citer de lui; et, dans le nombre,
il s'en trouve d'une vertu si rare, qu'ils dépassent ce dont je suis
capable; quelques-uns même outrepassent ce que mon jugement
peut admettre.
Avantages que Montaigne trouve^ à voyager; il demeure
sans peine huit à, dix heures consécutives à, cheval et,
sauf les chaleurs excessives , ne redoute aucune intem-
périe. — Outre ces raisons, voyager me semble encore un exer-
cice profitable, parce que l'âme y est continuellement conviée à
remarquer des choses nouvelles qu'elle ne connaît pas; et, ainsi
que je l'ai dit souvent, je ne sais pas de meilleure école pour la
dresser, que de lui mettre sans cesse sous les yeux la si grande di-
versité d'existence, d'idées, d'usages qui se rencontrent et de lui
faire goûter cette perpétuelle variété de formes de notre nature.
Le corps, lui, n'y est ni oisif, ni épuisé par le travail; cette agita-
tion modérée le tient en haleine. Tout tourmenté que je suis de
coliques, je reste à cheval huit à dix heures sans en descendre et
sans que cela m'ennuie, « au delà des forces et de la santé d'un
vieillard {Virgile) » ; aucun temps ne m'est contraire, sauf la cha-
leur accablante d'un soleil torride, car je n'use pas des ombrelles
dont, depuis les anciens Romains, on se sert en Italie et qui fati-
guent plus les bras qu'elles ne soulagent la tête. Je voudrais bien
connaître le procédé, employé dans l'antiquité par les Perses lors-
que le luxe a commencé à s'introduire chez eux et que mentionne
Xénophon, pour se ménager à leur convenance de l'air frais et de
l'ombre. J'aime la pluie et la boue autant qu'un canard. Je suis in-
sensible aux changements cUmatériques et atmosphériques, et qu'il
fasse beau ou non, c'est tout un pour moi; je ne souffre que des
variations qui se produisent dans mon individu et elles sont moins
fréquentes quand je voyage. — Je suis assez difficile à mettre en
mouvement; j'hésite autant devant un petit déplacement que pour
un grand, à faire mes préparatifs de départ pour une journée
d'absence pour aller visiter un voisin que pour un vrai voyage ;
mais, une fois en route, je vais aussi longtemps qu'on veut.
— J'ai l'habitude de faire l'étape, comme font les Espagnols, tout
d'une traite et mes journées aussi longues qu'elles peuvent raison-
432
ESSAIS DE MONTAIGNE.
ioiirnees. Et aux exlremos clialeurs, les passe tle nuicl, du soleil
couchant iusques au leuanl. I/anlre façon de repaistre en chemin,
en tumulte et haste, pour la disnee, nommément aux cours iours,
est incommode. Mes cheuaux en valent mieux. lamais chenal ne
ma failly, qui a sceu faire auec nioy la première iournee. le les •
abreuue par tout : et regarde seulement qu'ils ayent assez de che-
min de reste, |)Our battre leur eau. La paresse à me leuer, donne
loisir à ceux qui me suyucnt, de disner à leur aise, auant partir.
Pour moy, ie ne mange iamais trop tard • l'appétit me vient en
mangeant, et point autrement : ie n'ay point de faim quà table. i
Aucuns se plaignent dequoy ie me suis agréé à continuer cet
exercice, marié, et vieil. Ils ont tort. Il est mieux temps daban-
donner sa maison, quand on l'a mise en train de continuer sans
nous : quand on y a laissé de l'ordre qui ne démente point sa forme
passée. C'est bien plus d'imprudence, de s'esloingner, laissant en sa •
maison vne garde moins fidèle, et qui ait moins de soing de pour-
uoir à vostre besoing. La plus vlile et honnorable science et
occupation à vne mère de famille, c'est la science du mesnage. l'en
vois quelqu'vne auare; de mesnagere, fort peu. C'est sa maistresse
qualité, et qu'on doibt chercher, auant toute autre : comme le seul 9
douaire qui .sert à ruyner ou sauner nos maisons. Qu'on ne m'en
parle pas; selon que l'expérience m'en a apprins, ie requiers d'vne
femme mariée, au dessus de toute autre vertu, la vertu œconomi-
que. le l'en mets au propre, luy laissant par mon absence tout le
gouuernement en main. 1(> vois auec despit en plusieurs mesna-
ges, monsieur reuenir maussade et tout marmileux du tracas des
affaires, enuiron midy, que madame est encore après à se coifTer
et altiffcr, en son cabinet. C'est à faire aux Uoynes : encores ne
sçay-ie. Il est ridicule et iniuste, qu« l'oysiueté de nos femmes, soit
entretenue de nostre sneur et trauail. Il n'aduiendi'a, que ie puisse, ;»
à personne, d'auoir l'vsage de ses biens plus liquide (jue moy, plus
quiète et plus quitte. Si le mary fouinit de matière, Nature mesme
veut qu'elles fournissent de forme. Quant aux deuoirs de l'amitié
maritale, qu'on pense estre intéressez par celte absence : ie ne le
croi>- (la-.. An ii'|if>in<. c'r<{ vne intelligence, qui ^^c i-efi-oidit volon-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 433
uablement l'être. Pendant les fortes chaleurs, je marche de nuit, du
soleil couchant au soleil levant. L'autre façon qui, afin de se res-
taurer, consiste à s'arrêter en route pour dîner comme on peut et
à la hâte, est incommode, surtout pendant les jours courts. Mes
chevaux se trouvent beaucoup mieux de mon système; jamais aucun,
qui a pu faire avec moi la première journée, ne m'a laissé en route.
Je les fais boire partout, pourvu qu'il reste assez de chemin à faire,
pour qu'ils aient le temps de digérer leur eau. Ma paresse à me
lever permet aux gens de ma suite de dîner à leur aise avant de
partir; pour moi, il n'est jamais trop tard pour manger, l'appétit me
vient en mangeant et jamais autrement, je n'ai faim que lorsque
je me mets à table.
On le blâme de ce que, vieux et marié, il quitte sa mai-
son pour voyager; n'y laisse-t-il pas une gardienne fidèle
qui y maintient l'ordre? Sa femme n'est pas de celles qui
vivent dans l'oisiveté. — Quelques personnes me reprochent
de me plaire encore à voyager bien que je sois marié et vieux. Elles
ont tort; il vaut mieux ne quitter sa maison que lorsqu'on l'a mise
sur le pied de pouvoir se passer de nous, et qu'on y a établi un
ordre qui ne court pas risque de se déranger. Il est bien autre-
ment imprudent de s'en éloigner quand on n'a pas à y laisser une
garde aussi sûre qu'il m'est donné de le faire, sur laquelle on
puisse autant compter qu'elle pourvoira à tout ce qui vous est né-
cessaire.
La science, l'occupation les plus honorables et les plus utiles à
une mère de famille, sont celles du ménage. J'en vois qui sont
avares et fort peu bonnes ménagères; c'est leur qualité maltresse
qui prime toute autre, comme étant l'unique apport capable de rui-
ner ou de sauver nos maisons. Quoi qu'on puisse dire, Téconomie
domestique, d'après l'expérience que j'en ai, est la vertu que je place
chez une femme mariée au-dessus de n'importe quelle autre. En
voyageant, je mets ma femme à même de l'exercer, lui laissant en
main durant mon absence toute l'administration de mes biens. Je
vois avec dépit le mari, dans quelques intérieurs, revenant vers midi,
maussade, soucieux du tracas des affaires, et trouvant Madame dans
son cabinet de toilette, encore occupée à se coiffer et à s'attifer;
cela est bon pour les reines, et encore je ne sais trop. Il est ridicule
et injuste que notre sueur et notre travail servent à entretenir l'oi-
siveté de nos femmes. Je ne crois pas que personne ait des affaires
moins embarrassées que moi, mes biens me donnent toute tran-
quillité et ne sont grevés d'aucune dette; mais si le mari apporte les
revenus, il est dans la nature même des choses que la femme
dirige leur mise en œuvre.
On objecte que c'est témoigner peu d'affection à sa
femme que de s'en éloigner, mais l'absence momentanée
aiguise au contraire le désir de se revoir ; on n'aime pas
moins un ami absent que présent. — On dit que l'absence peut
influer sur les devoirs qu'impose l'affection maritale, je ne le crois
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. IM. 28
434 ESSAIS DE MONTAIGNE.
tiers par vne trop conlinupllo assislanco, el que Fassiduité blesse.
Toute femme estranfr<Me nous semble honnesle femme. Et chacun
sent par expérience, que la continuation de se voir, ne peut repré-
senter le plaisir que Ion sent à se desprendre, el reprendre à se-
cousses. Ces interruptions nu' lomplissenl d'vne amour récente •
enuers les miens, et me redonnent rvsaj,'e de ma maison plus
doux : la vicissitude cschaufe mon appétit, vers Tvn, puis vers
l'autre parly. le sçay que raniitié a les bras assez longs, pour se
tenir et se ioindre, dvn coin do monde à l'autre : et spécialement
celle cy, où il y a vne continuelle communication d'oflices, qui en i
reueillent l'obli^'alion el la souuenance. Les Stoïciens disent bien,
qu'il y a si grande colligance el relation entre les sages, que celuy
qui disne en France, repaist son compagnon en AL'^yplc; et qui
eslend seulement son doigt, oîi que ce soit, tous les sages, qui sont
sur la terie habitable, en sentent ayde. La iouyssance, el la posses- •
sion, appartiennent principalement à l'imagination. Elle embrasse
plus chaudement et plus continuellement ce qu'elle va queiir, que
ce que nous touchons. Comptez voz amusements iournaliers; vous
Irouuerez que vous estes lors plus absent de vostre amy, quand il
vous est présent. Son assistance rclasche vostre attention, et donne i
liberté à vostre pensée, de s'absenter à toute heure, pour toute oc-
casion. De Rome en hors, ie liens el régente ma maison, el les
commoditez que i'y ay laissé : ie voy croislre mes murailles, mes
arbres, et mes rentes, et descroistre à deux doigts près, comme
quand i'y suis,
Ante oeuloê errai domus, errât forma locorum.
Si nous ne iouyssons que ce que nous touchons, adieu noz escus
quan<l ils sont en noz colfres, el noz enfans s'ils sont à la chas.se.
Nous les voulons plus près. Au iardin est-ce loing? A vne demy
ioumee? Qnoy, à dix lieues est-ce loing, ou près? Si c'est près : 3
quoy onze, douze, treze? el ainsi pas à pas, Vrayment celle qui
sçaura prescripre à son mary, le quantiesme pas finit le près, el le
qiiantiesme pas donne commencement au loing, ie suis d'aduis
qu'elle l'arrestc entre-deux.
Excludal iurgia fini».
Vlor permiimo, caudaet/ue pilo» vt equinet
Paulatitn vello : et démo vnutn, démo etiam vhm?»,
Dum radat elusus ratione ruetitis acerui.
Et qu'elles appellent hardiment la philosophie à leur secours. A qui
(|uelqu'vn pourroit reprocher, puis qu'elle ne voit ny l'un ny l'autre i
bout de la iointure, entre le ti-op el le peu, le long el le court, le
léger et le poisant, le près et le loing : puis qu'elle n'en recoguoisi
ie commememenl ny la (in, qu'elle iuge bien incerlainenienl du
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 435
pas; ces devoirs peuvent au contraire se ressentir de rapports trop
continus, trop d'assiduités blessent. Toute femme qui nous est étran-
gère ne nous paraît-elle pas une honnête femme? et chacun ne
sait-il pas par e^cpérience que se voir continuellement, ne peut pro-
curer un plaisir égal à celui que l'on ressent quand on se quitte
et qu'on se rejoint par intervalles? Ces interruptions ravivent en
moi lamour que je porte aux miens, et me fait paraître plus doux
le temps que je passe chez moi; le foyer domestique succédant au
voyage et réciproquement, je n'en suis que plus dispos pour passer
de l'un à l'autre. Je sais que l'amitié a les bras assez longs pour se
maintenir et se joindre d'un coin du monde à l'autre; surtout celle
de mari à femme, où il y un continuel échange de services qui en
réveillent l'obligation et le souvenir. Les Stoïciens ne disent-ils pas
qu'il y a une si grande union et liaison intime entre les sages, que
si l'un deux dîne en France, son compagnon, qui est en Egypte, s'en
trouve rassasié ; et qu'il suffit à l'un d'eux d'étendre le doigt n'im-
porte où, pour que tous les sages sur la surface de la terre en res-
sentent assistance? La jouissance et la possession dépendent beau-
coup de l'imagination, qui toujours embrasse avec plus d'ardeur
et de persistance ce qu'elle recherche que ce que nous touchons.
Reportez-vous à vos amusements de chaque jour, vous trouverez
que c'est surtout quand il est là que vous pensez le moins à votre
ami; sa présence fait que votre attention se relâche et donne à
votre pensée loisir de s'absenter à toute heure et à toute occasion.
— Hors de chez moi, à Rome, je surveille et dirige ma maison et
ce qui m'y intéresse; je vois s'élever et démolir mes murailles,
croître et décroître mes arbres et mes rentes, à deux doigts près,
comme lorsque j'y suis : « fai constamment sous les yeux ma mai-
son et jusqu'à la moindre disposition des lieux que j'ai quittés [d'a-
près Ovide). » Si nous ne jouissions que de ce que nous touchons,
adieu nos écus quand ils sont dans nos coffres, et nos enfants
quand ils sont à la chasse. Les voulons-nous plus près de nous?
s'ils sont au jardin, estimez-vous que ce soit loin? s'ils sont à une
demi-journée, qu'en dites-vous? dix lieues, est-ce loin ou près? si
c'est près, qu'est-ce, suivant vous, que onze, douze, treize lieues? et
ainsi de proche en proche. Je serais d'avis que la femme à même de
dire à son mari : « A tant de pas c'est être près ; à partir de tant,
cela devient loin », fixe, entre les deux, la limite à laquelle il devra
se tenir : « Dites un chiffre pour éviter toute contestation, sinon j'use
de la latitude que vous me laissez; et, de même que j'arrache-
rais crin par crin la queue d'un cheval, je retranche une lieue, puis
une autre, jusqu'à ce qu'il ne vous en reste plus et que vous soyez
vaincu par la force de mon raisonnement {Horace). » Qu'elle appelle
hardiment la philosophie à son secours, celle à qui on pourrait re-
procher que ne voyant ni l'un ni l'autre des deux bouts qui consti-
tuent le point de jonction entre le trop et le pas assez, le long et le
court, le léger et le lourd, le près et le loin, ne distinguant ni le
commencement ni la fin, ne peut juger du milieu qu'avec bien de
436 ESSAIS OE MONTAIGNE.
milieu. Renim uatuta nullam nobis dédit cognitionem flnium. Sont-
elles pas encore fcunnes et amies des trespassez; qui ne sont pas
au bout de celluy-cy, mais en l'autre monde? Nous embrassons et
ceux qui ont esté, et ceux qui ne sont point encore, non que les
absens. Nous n'auons pas faict marché, en nous mariait, de nous •
tenir continuellement accouez, l'vn à l'autre, comme ie ne sçay
quels petits animîiux que nous voyons, ou comme les ensorcelez de
Karenty, dvne manière chiciuiine. El ne doibt vne femme auoir les
yeux si gourmandemenl fichez sur le deuanl de son mary, qu'elle
n'en puisse veoir le diîiriere, où besoing est. Mais ce mot de ce i
peintre si excelleut, de leurs humeurs, seroit-il point de mise en ce
lieu, pour représenter la cause de leurs plaintes?
Vxor, si cesses, aul te amare cogitât,
Aut tête amari, aut potare, aut animo obsequi.
Et tibi bene esse soli, cùm sibi sit malè.
Ou bien seroit-ce pas, que de soy l'opposition et contradiction les
entretient et nourrit : et qu'elles s'accommodent assez, pourueu
qu'elles vous incommodent? En la vraye amitié, de laquelle ie
suis expert, ie me donne à mon amy, plus que ie ne le tire à moy.
le n'ayme pas seulement mieux, luy faire bien, que s'il m'en fai- «
soit : mais encore qu'il s'en face, qu'à moy : il m'en faict lors le
plus, quand il s'en faict. Et si l'absence luy est ou plaisante ou
vlile, elle m'est bien plus douce que sa présence : et ce n'est pas
proprement absence, quand il y a moyen de s'entraduertir. l'ay tiré
autrefois vsage de nostrc esloingnement et commodité. Nous rem- .
plissions mi«'ux, et estandions, la possession de la vie, en nous sé-
parant : il viuoit, il iouy.ssoit, il voyoit pour moy, et moy pour luy,
autant plairicment que s'il y eust esté : l'vne partie demeuroit
oi.sine, quand nous estions ensemble : nous nous confondions.
La séparation du lieu rendoit la conionction de noz volonlez plus li- ,j
che. (^ette faim insatiable de la piesence corporelle, accuse vn peu
la foiblesse en la iouissance des âmes. Quant à la vieillesse,
qu'on m'allègue; au rebours : c'est à la ieunesse à s'asseruir aux
opinions communes, et se contraindre pour autruy. Elle peut four-
nir à tous les deux, au peuple et à soy : nous n'auons (|ue trop à •
faire, à nous seuls. A niesure que les commodilez nalnrclles nous
Taillent, soustenons nous par les artificielles. C'esl iniusiice, d'ex- ♦
cuser la ieunesse de suyure ses plaisirs, et delTendre à la vieillesse
d'en chercher. leune, ie rouurois mes passions eniouees, de pru-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 437
lincertitude : « la nature ne nous permet pas de connaître la limite
des choses {Cicéron) ». — Les femmes cessent-elles d'être les épouses
et amies des gens trépassés, alors qu'elles-mêmes sont encore de
ce monde et qu'eux sont dans l'autre? Nous embrassons parla pen-
sée, non seulement les absents, mais encore ceux qui ne sont plus
et ceux qui ne sont pas encore. Nous n'avons pas fait marché, en
nous mariant, de nous tenir soudés indissolublement l'un à l'autre,
comme font je ne sais quels petits insectes que nous voyons, ou à
la façon des chiens, comme les ensorcelés de Karenty; une femme
ne doit pas avoir les yeux si avidement fixés sur le devant de son
mari, qu'elle ne puisse le voir par derrière, quand besoin en est.
Le mot de ce poète, qui peint si bien leur caractère, ne serait-il pas
ici à sa place pour révéler le motif de leurs plaintes : « Tardez-vous
à rentrer! votre épouse s'imagine que vous en aimez une autre, ou que
«ows en êtes aimé, que vous buvez, ou que vous vous amusez; enfin que
tout le bon temps est pour vous et le mauvais pour elle {Térence) »;
ou bien ne serait-ce pas que l'opposition et la contradiction sont
dans leur nature et constamment en éveil chez elles, et qu'elles se
tiennent pour à peu près satisfaites, du moment qu'elles vous
gênent.
Dans l'amitié véritable, de laquelle j'ai qualité pour parler, je me
donne à mon ami plus que je ne le tire à moi. Non seulement je
préfère lui faire du bien plutôt que ce soit lui qui m'en fasse, mais
j'aime encore mieux qu'il s'en fasse à lui-même que de m'en faire;
c'est quand il s'en fait, qu'il m'en fait le plus; et si l'absence lui plaft
ou le sert, elle m'est à moi-même plus douce que sa présence. Il n'y
a pas du reste à proprement parler d'absence, quand on a moyen de
demeurer en relations. Avec La Boëtie, j'ai autrefois tiré grand
avantage et agrément de notre éloignement : quand nous nous sé-
parions, notre vie était mieux remplie et prenait plus d'extension;
il vivait, jouissait, voyait pour moi et moi pour lui, aussi complè-
tement que si nous avions été l'un et l'autre sur place; quand nous
étions ensemble, ne faisant qu'un, une moitié de nous demeurait
oisive ; en des lieux séparés, nos volontés s'exerçant chacune de leur
côté, leur union produisait davantage. Cette faim insatiable de la
présence en corps, accuse un peu de faiblesse dans la jouissance
que les âmes doivent ressentir l'une par l'autre.
Pourquoi craindre de voyager quand on est vieux? c'est
alors que les voyages sont le plus profitables. Il peut mou-
rir en route, dira-ton; qu'importe! — On m'allègue la vieil-
lesse; j'estime que c'est au contraire aux jeunes gens à se confor-
mer aux opinions qui ont cours et à se gêner pour autrui; ils sont
à même de satisfaire à la fois et le monde et eux-mêmes, tandis
que nous, nous avons déjà trop à ne satisfaire que nous seuls. A
mesure que les satisfactions naturelles viennent à nous manquer,
dédommageons-nous avec celles que nous pouvons nous créer. Il
est injuste d'excuser la jeunesse de s'adonner à ses plaisirs et d'in-
terdire à la vieillesse d'eu rechercher. Jeune, j'étais gai et n'avais
438 ' ESSAIS i>t MONTAIGNE.
douce : vieil, ic demeslo les tristes, de drhaiiche. Si prohibent les
|t)i\ Platoniiiues, de perejrriner aiiaut quarante ans, ou einquaiile :
pour rendre la perej^rination plus vlile et inslrucliue. le consenli-
ro> plus Noioutiers, à eel autre second article, des mesnies loix,
qui rinlenlil, après soixante. Mais en tel aage, vous ne reuiendrez •
iamais d'vn si long chemin. Que m'en chaut-il? ie ne l'entreprens,
n> pour en rcuonir, m poiu- le parfaire, l'entreprqns seulement de
me hrauler, pendant que le branle me plaist, et me proumeine pour
me proumener. Ceux qui courent vn bénéfice, ou vu lieure, ne
eoui-ent pas. Ceux là «-ourent, qui courent aux barres, et pour exer- i
cer leur course. Mon dessein est diuisiblc par t<tut, il n'est pas
fondé en grandes espérances : chasque iournee en faict le bout. Et
le voyage de ma vie se conduicl de mesme. l'ay veu pourtant assez
de lieux esloingnez, où i'eusse désiré qu'on m'eust arresté. Pour-
quoy non, si Chrysippus, Cleanthes, Diogenes, Zenon, Antipater, .
tant dhonunes sages, de la secte plus renfroingnée, abandonnèrent
bien leur pays, sans aucune occasion de s'en plaindre : et seule-
ment pour la iouissance d'vn autre air? Certes le plus grand des-
plaisir de mes pérégrinations, c'est que ie n'y puisse apporter cette
resolution, d'establir ma demeure où ie me plairoy. Et qu'il me i
faille lousiours proposer de reucnir, pour m'accommoder aux hu-
meurs communes. Si ie craingnois de mourir en autre lieu, que
«eluy de ma naissance : si ie pensois mourir moins à mon aise, es-
loingné des miens : à peine sortiroy-ie hors de France, ie ne sorti-
rois pas sans elTroy hors de ma parroisse. le sens la mort qui mt^ .
pince continuellement la gorge, ou les reins. Mais ie suis autrement
faict : elle m'est vue par tout. Si toutcsfois i'auois à choisir : ce se-
roit, ce croy-ie, plustost à cheual, que dans vn lict : hors de ma
maison, et loing des miens. Il y a plus de crcuecœur que de conso-
lation, à prendre congé de ses amis. l'oublie volontiers ce deuoir ;»
de nostre entregent. Car des offices de l'amitié, celuy-là est le seul
desplaisant : et oublierois ainsi volontiers à dire ce grand et éter-
nel adieu. S'il se tire quebjue commodité de cette assistance, il s'en
tire cent incommoditcz. l'ay veu plusieurs mourans bien piteuse-
ment, assiégez de tout ce train : cette presse les estouffe. C'est con- .
tre le deuoir, et est tesmoignage de peu d'atTection, et de peu de
soing, de vous laisser mourir en repos. L'vn tourmente vos yeux,
l'autre vos oreilles, l'autre la bouche : il n'y a sens, ny membre,
qu'on ne vous fracasse. Le c(rur vous serre de pitié, d'ouïr les
plaintes des amis; et de «iespit à l'aduanture, d'ouïr d'autres plain- »
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 439
qu'à modérer mes passions; vieux, je suis triste et il me faut re-
courir aux distractions. Les lois' de Platon interdisent de voyager
avant 1 âge de quarante ou cinquante ans, pour que ces pérégrina-
tions soient plus utiles et plus instructives; j'accepterais plus vo-
lontiers le second article de ces mêmes lois, l'interdisant après
soixante.
« Mais, à votre âge, vous ne reviendrez jamais d'un si long voyage? »
me dira-t-on. Que m'importe? je ne l'entreprends ni pour en re-
venir ni pour l'achever; j'entreprends uniquement de me mouvoir
pendant que le mouvement me plaît, je me promène pour me pro-
mener. Ceux qui courent après de l'argent ou après un lièvre, ne
courent pas; ceux-là courent, qui jouent aux barres ou pour
s'exercer à la course. Je puis m'arréter partout, n'ayant pas de
programme déterminé à l'avance ; chaque journée marque le terme
que je me propose et il en est de même du cours de ma vie; cela ne
m'a pas empêché de visiter beaucoup de localités éloignées où
j'aurais volontiers fixé ma demeure. Pourquoi pas? Chrysippe,
Cléanthe, Diogène, Zenon, Antipater et tant de sages de la secte la
plus maussade, ont bien abandonné leurs pays d'origine, sans sujet
de plainte et uniquement pour aller respirer un autre air. Certai-
nement, le plus grand déplaisir que j'éprouve dans mes voyages,
c'est de ne pas les faire avec la résolution d'établir ma demeure où
je me trouverai bien, et d'avoir toujours le retour en perspective
pour agir suivant ce qui est dans les habitudes.
Quoiqu'il lui soit indi£férent de mourir là, ou ailleurs,
il préférerait que la mort le surprit à cheval et hors de
chez lui ; il y serait plus en paix. — Si je craignais de mourir
autre part que là où je suis né, si je pensais mourir moins à mon
aise loin des miens, à peine sortirais-je de France; je ne sortirais
même pas sans effroi de ma paroisse, car je sens la mort qui m'é-
treint continuellement par la gorge ou les reins. Mais je suis autre-
ment fait; la mort pour moi est la même, n'importe où elle m'at-
teindra. Si toutefois j'avais à choisir, j'aimerais mieux, je crois, que
ce soit à cheval plutôt que dans un lit, de préférence hors de ma
maison et loin des miens. On éprouve plus de crève-cœur que de
consolation à prendre congé de ses amis; c'est un devoir de civilité
que j'omettrais volontiers de remplir, parce que des services aux-
quels vous engage l'amitié, celui-là est le seul qui soit déplaisant;
aussi me passerais-je bien de dire ce grand et éternel adieu. S'il y
a quelque avantage à l'assistance que nous prêtent nos amis en la*
circonstance, elle offre cent inconvénients. J'ai vu des gens mourir
dans de bien piteuses conditions parce qu'ils étaient assiégés de
tout ce train, l'empressement de chacun les étouffait. C'est contraire
au devoir et considéré même comme une marque de peu d'affection
et d'attention, de vous laisser mourir en repos : l'un vous tourmente
les yeux, l'autre les oreilles, un autre la bouche ; il n'y a pas de sens,
pas de membre que l'on ne vous martjTise. Votre cœur s'apitoie à
entendre les plaintes de vos amis; parfois aussi, c'est avec dépit
440
ESSAIS DE MONTAIGNE.
tes, reinlcs el masqiu^cs. Qui a toiisiours eu le goust tendre, affoi-
l>ly, il Fa encoiv plus. Il luy laul en vne si grande nécessité, vne
main douce, ol aixoinuiodéc à son sentiment pour le gratcr iuste-
ment où il luy cuit. Ou qu'on ne le grale point du tout. Si nous
auons besoing de siige femme, à nous mettre au monde : nous
auons bien bcsoing dvn liomme encore plus sage, à nous en sortir.
Tel, et amy, le laiidioit-il acbcler bien chèrement, pour le seruice
d'vnc telle occasion, le ne suis point arriué à cette vigueur desdai-
gneuse, qui se forline en soy-mcsmc, que rien n'aide, ny ne trou-
ble; ic suis d'vn poiiict plus bas. le cherche à coniller, et à me des-
rober de ce pa.ssage : non par crainte, mais par art. Ce n'est pas
mon aduis, de faire en cette action, preuue ou montre de ma cons-
tance. Pour qui? Lors cessera tout le droicl et l'inlerest, que i'ay à
la réputation. le me contente d'vne mort recueillie en soy, quiele,
el solitaire, toute mienne, coniienable à ma vie retirée et priuéo.
Au rebours de la superstition Uomaine, où on estimoit malheureux,
celuy qui mouroit sans parler : et qui n'auoit ses plus proches à
luy clorre les yeux. I'ay assez affaire à me consoler, sans auoir à
consoler autruy ; assez de pensées en la teste, sans que les circons-
tances m'en apportent de nouuelles : et assez de matière à m'en-
t retenir, sans l'emprunter. Celte partie n'est pas du rolle de la so-
ciété : c'est l'acte à vn seul personnage. Viuons et rions entre les
nostres, allons mourir et rechigner entre les inconnuz. On trouue
en payant, qui vous tourne la teste, et qui vous frotte les pieds :
qui ne vous presse qu'autant que vous voulez, vous présentant vn
visage indiffèrent, vous laissant vous gouuerner, et plaindre à vos-
tre mode. le me delfais tous les iours par discours, de cette hu-
meur purrile el inhumaine, qui faicl que nous desirons d'esmou-
uoir par nos maux, la compassion et le dueil en nos amis. Nous
faisons valoir nos inconueniens outre leur mesure, pour attirer
leurs larmes. Et la fermeté que nous louons en chacun, à soustenir
sa mauuaise forlime, nous l'arjusons el reprochons à nos proches,
quand c'est en la nostre. Nous ne nous contentons pas qu'ils se
ressentent de nos maux, si eneores ils ne s'en affligent. Il faut es-
tendre la iuye, mais retrancher autant «lu'on peut la tristesse. Qui
se faicl plaindre sans raison, est homme pour n'estre pas plaint,
quand la raisf»n y sera, (^esl pour n'estre iamais plaint, que se
plaindre lousiours, faisant si .souuenl le pileux, qu'on ne soit pi-
TRADUCTION. — UV. 111, Cil. IX. 441
qail vous faut en entendre d autres, celles-ci feintes, dissimulant
les vrais sentiments de ceux qui les exhalent. Celui qui a toujours
eu le goût sensible et délicat, l'a encore plus à ce moment; il lui
faudrait, en cette occurrence qu'on ne peut éviter, une main douce,
en rapport avec sa manière de sentir, pour le gratter précisément où
cela lui cuit, ou n'être pas gratté du tout. Nous avons besoin de sage-
femme pour nous mettre au monde, nous aurions bien besoin aussi
d'un honunc encore plus sage pour nous aider à en sortir; un tel
houime, qui de plus serait notre ami, serait à acheter bien cher pour
le service qu'il rendrait en pareille occasion. — Je ne suis point en-
core arrivé à cette force d'àme, dédaigneuse de tout ce qui peut sur-
venir, qui puise sa vigueur en elle-même, à laquelle rien n'ajoute
et que rien ne trouble; je suis d'un degré au-dessous et cherche
uniquement à me fourrer dans un trou comme un lapin et à me
dérober pendant ce passage de vie à trépas, non par crainte mais
par calcul. Je ne suis pas d'avis que ce soit là le moment pour moi
de faire preuve ou étalage de fermeté ; pour qui serait-ce, alors que
je cesse d'avoir tout droit et tout intérêt à une bonne réputation?
Je me contente d'une mort accomplie dans le recueillement, paisi-
ble, solitaire, où je sois complètement moi, qui soit en rapport
avec la vie retirée et toute bourgeoise que j'ai menée; et ce, à
l'opposé de ce qu'admettait la superstition romaine qui tenait pour
malheureux celui mourant sans parler et n'ayant pas auprès de
lui ses proches pour lui fermer les yeux. J'ai assez à faire à me
consoler sans avoir à consoler les autres, assez de pensées en tête
sans que les circonstances m'en apportent de nouvelles, assez de
choses dont j'ai à m'cntretenir sans en rechercher d'autres. Cet
acte de la pièce ne comporte pas plusieurs rôles; il n'est qu'à un
seul personnage. Vivons et rions avec les nôtres, allons gémir et
mourir chez des incoiuius; on trouve partout, en payant, quelqu'un
pour vous tourner la tête, vous frictionner les pieds, ne s'empres-
ser auprès de vous qu'autant que vous le voulez, vous offrant un
^visage constamment indifférent, vous laissant agir et vous plaindre
à votre guise.
Quelle fâcheuse habitude que notre entourage s^apitoie
sur nos maux; cela énerve notre courage. — Je me défais
chaque joiu- pai' raison de cette humeur puérile et inhumaine, qui
fait que nous désirons que nos maux suscitent chez nos amis com-
passion et chagrin. Nous exagérons ce que nous éprouvons pour
provoquer leurs larmes; et la fermeté que nous louons chez les
autres, quand ils sont aux prises avec la mauvaise fortune, nous la
reprochons et en faisons un grief à ceux qui nous approchent quand
c'est nous qui sommes éprouvés : il ne nous suffit pas qu'ils pren-
nent part à nos maux, il faut encore qu'ils s'en affligent. Étendons
au contraire la joie et, le plus que nous pouvons, restreignons la
tristesse. Qui se fait plaindre sans raison, court risque de n'être
pas plaint quand il y aura lieu; c'est risquer de ne l'être jamais,
(jue de se plaindre toujours; en cherchant si souvent à inspirer la
U2
ESSAIS DE MONTAIGNE.
toyable à personne. 0"' ^ f*'ct mort viuanl, est subiect d'estre
tenu pour vif mourant. Ion ay voii prendre la cheurc, de ce qu'on
leur trouuoil le visafrc fiais, et le pouls posé : contraindre leur ris,
par ce qu'il trahissoil Inn- guairison : et haïr la santé, de ce
qu'elle n'esloit pas regrettable. Qui bien plus est, ce n'estoyent pas
Tommes. lo roprosonle mes maladies, pour le plus, telles qu'elles
sont, ot ouite les paroles de mauuais prognostiqne, et les exclama-
tions composées. Sinon l'allégresse, aumoins la contenance rassise
des assistans, est propre, près d'vn sage malade. Pour se voir en
vn estât contraire, il n'entre point en querelle auec la santé. Il hiy
plaist de la contempler on autruy, forte et entière; et en iouyr an
moins par compagnie. Pour se sentir fondre contre-bas, il ne
reiecte pas du tout les pensées de la vie, ny ne fuit les entreliens
communs. le veux estudicr la maladie quand ie suis sain : ([uand
elle y est, elle faict son impression assez réele, sans que mon ima-
gination l'aide. Nous nous préparons auant la main, aux voyages
que nous entreprenons, et y sommes résolus : Iheurr qu'il nous
faut monter à cheual, nous la donnons à lassistancc, et en sa fa-
neur, l'eslendons. le sens ce proffit inespéré de la publication de
mes mœurs, qu'elle me sert aucunement de règle. Il me vient par
fois quoique considération de ne trahir l'histoire de ma vie. Celte
publique déclaration, m'oblige de me tenir en ma route; ot à ne
desmentir limage de mes conditions : communément moins des-
lîgurées et controdictes, que ne porte la malignité, ol maladie dos
iugemens d'auioiudhuy. l/vniformité et simplesse de mes mœurs,
produict bien vn visage d'aisée interpretalion, mais parce que la
façon en est vn peu nouuelle, et hors d'vsage, elle donne trop beau
iou à la mesdisance. Si est-il vray, qu'à qui me veut loyallomont
iniurier, il me semble fournir bien suffisamment, où mordre, on
mes imperfections aduouées, et cogneuës : et dequoy s'y saouler,
sans s'escarmoucher au vent. Si pour en préoccuper moy-mesmo
l'accusation, et la doscouuerto, il luy semble que ie luy esdenle sa
morsure, c'est raison qu il prenne son droict, vers l'amplification
et extention. L'otTencc a s(;s droicts outre la iustice. Et que les
vices dequoy ie luy rnouli»' des racines chez moy, il les grossisse
en arbres. Qu'il y empl«)ye non ><iiliin<>nl n'[\\ ipii me posso<l»M»i.
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 443
♦
pitié, on finit par ne l'obtenir de personne. Qui se dit mort lors-
qu'il est vivant, s'expose à passer pour être encore vivant quand
il viendra à mourir. J'en ai vu qui se fâchaient de ce qu'on leur
trouvait le visage reposé et le pouls calme, qui se gardaient de
sourire pour ne pas paraître en voie de guérison, qui regrettaient
de se bien porter parce que cela empêchait qu'on les plaignît; et,
ce qui est bien plus fort, c'est que ces personnes n'étaient pas des
femmes. Je ne dis jamais de mes maladies plus que je n'en ressens;
j'évite les paroles décourageantes; mes exclamations se bornent à
celles que m'arrache la douleur, sans que je les accompagne d'au-
cun commentaire. Près d'un malade raisonnable, à défaut d'allé-
gresse, une contenance calme est convenable de la part des assis-
tants; de ce qu'il se voit en mauvais état, il n'est pas hostile à la
santé; il lui plaît de la voir forte et entière chez les autres et d'en
jouir au moins par ceux qui lui tiennent compagnie; de ce qu'il
sent qu'il va s'cffondrant, il ne repousse pas les pensées qui occu-
pent la vie et ne fuit pas de participer aux conversations de tout le
monde. C'est quand je me porte bien que je veux étudier la ma-
ladie; quand elle me lient, j'en ressens assez les effets pour que
mon imagination n'ait pas besoin d'intervenir. Nous nous préparons
de longue main aux voyages que nous voulons entreprendre, quand
nous y sommes résolus; quand vient l'heure de monter à cheval,
nous consacrons ce moment à l'assistance, et, pour lui être agréa-
ble, nous le prolongeons.
A publier cette étude sur lui-même, Montaigne trouve
cet avantage qu'elle lui sert de règle de conduite, que les
critiques seront moins portés à dénaturer ses qualités et
que sa confession pourra en partie les désarmer. — Je tire
de la publication de celle élude sur mes mœurs, cet avantage ines-
péré, c'est qu'elle me sert en quelque sorte de règle j elle me porte
parfois à ne pas me mettre en opposition avec ce que j'ai toujours
été. Cette déclaration publique m'oblige à me contenir dans ma
direction première et à ne pas démentir les conditions sous les-
quelles je me suis dépeint et qui, ainsi décrites, sont, dans leur en-
semble, plus exactement rendues qu'elles ne le seraient du fait des
jugements faux et méchants d'aujourd'hui. L'uniformité et la sim-
plicité de mon caractère, m'ont permis de le traduire aisément; mais
la forme nouvelle et inusitée sous laquelle je le présente, donne
bien beau jeu à la médisance. A qui voudrait me critiquer loyale-
ment, je crois, en vérité, en avoir bien suffisamment fourni les
moyens en faisant connaître et avouant mes imperfections; il y a
là de quoi s'en donner à cœur joie, sans s'en prendre à ce qui n'est
pas. Si, parce que j'ai pris l'avance en m'accusant et me révélant,
on trouve que j'émousse les dents de la critique, elle sera naturel-
lement amenée à amplifier et étendre ses attaques, l'offense pre-
nant des droits qui dépassent ceux que la justice assigne ; et, des
vices dont je ne lui montre que quelques racines, elle en fera de
gros arbres. Si elle en vient là, qu'elle s'exerce non seulement sur
4W ESSAIS DE MONTAIGNE.
•
mais ceux aussi qui ne font que me mcnasser. Iniurieux vices, et
en qualiti^, cl on nombre. Qu'il me balle par là. l'embrasseroy vo-
lontiers l'exemple du philosophe Dion. Anligonus le vouloit piquer
sur le subiel de son origine. II luy coupa broche : le suis, dit-il,
fils d'vn serf, boucher, sligmatizé, et d'vne putain, que mon père .
espousa par la bassesse de sa fortime. Tous deux furent punis pour ^
quelque mesfaicl. Vn orateur m'achelta enfant, me trouuant beau
et aduenant : et m'a laissé mourant tous ses biens ; lesquels ayant
transporté en celle ville d'Alhenes, ie me suis addonné à la philo-
sophie. Que les historiens ne s'empeschent à chercher nouuelles »
de moy : ie leur en diray ce qui en est. La confession généreuse et
libre, enerue le reproche, et desarme liniure. Tant y a que tout
conté, il me semble qu'aussi souuent on me loue, qu'on me des-
prise outre la raison. Comme il me semble aussi que dés mon en-
fance, en rang et degré d'honneur, on m'a donné lieu, plustost au
dessus, qu'au dessoubs de ce qui m'appartient. le me Irouueroy
mieux en pais, auquel ces ordres fussent ou réglez ou mesprisez.
Entre les masles dépuis que l'altercation de la prerogaliue au mar-
cher ou à se seoir, passe trois répliques, elle est inciuile. le ne
crain point de céder ou procéder iniquement, pour fuir à vne si -î
importune contestation. Et iamais homme n'a eu enuie de ma pres-
seance, à qui ie ne l'aye quittée. Outre ce profil, que ie lire d'es-
crire de moy, i'en ay espéré cet autre, que s'il aduenoit que mes
humeurs pleussent, et accordassent à quelque honneste homme,
auant mon trespas, il rechercheroit de nous ioindre. le luy ay
donné beaucoup de pais gaigné : car tout ce qu'vnc longue co-
gnoissance et familiarité, Uiy pourroit auoir acquis en plusieurs an-
nées, il la veu en trois iours dans ce registre, et plus seurement
et exactement. Plaisante fantasie : plusieurs choses, que ie ne vou-
droy dire au particulier, ie les dis au public. Et sur mes plus secn;- .4
tos sciences ou pensées, renuoye à vne boutique de libraire, mes
amis plus féaux :
Excutienda damus preecordia.
Si à si bonnes enseignes, i'eusse sceu quelqu'vn <|ui m'eust esté
propre, certes ie l'eusse esté trouuer bien loing. Car la douceur •
d'vne sortable et aggnable compagnie, ne se peut assez acheter à
mon gré. Eh qu'est-ce qu'vn amy ! Combien est vraye cette ancienne
sentence, que l'vsage en est plus nécessaire, et plus doux, que des
elemens de l'eau cl du feu! Pour rfin'nir à m<m rouir. Il n'v a
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 445
les défauts que j'ai, mais encore sur tous ceux que je puis avoir
en germe et qui, parleur nombre et leur nature, font que je prête le
flanc de toutes parts; qu'elle m'attaque donc parla. J'imiterais vo-
lontiers, en ce cas, l'exemple du philosophe * Bion : Antigone voulant
le blesser s'attaquait à son origine ; Bion lui ferma la bouche en
disant : « Je suis le fils d'un serf, qui était boucher et avait encouru
la flétrissure, et d'une fille publique que mon père avait épousée, la
bassesse de sa situation ne lui permettant pas d'aspirer plus haut;
tous deux avaient commis des méfaits qui leur avaient valu des
condamnations. Un orateur me trouvant beau et avenant, m'acheta
alors que j'étais encore enfant; à sa mort, il m'a laissé tous ses
biens; je les ai réalisés et suis venu en cette ville d'Athènes, où je
me suis adonné à la philosophie. Que les historiens ne se mettent
pas en peine pour chercher des renseignements sur moi, je leur
dirai moi-même tout ce qui est. » Une confession franche et spon-
tanée enlève aux reproches toute portée et désarme l'injure. Tout
compte fait, j'estime qu'aussi souvent qu'on me loue on m'ôte de ma
valeur, parce qu'on dépasse la mesure; il m'apparaît aussi que, de-
puis mon enfance, en fait de rang et d'honneur, on m'en a prêté
plutôt au-dessus qu'au-dessous de ce qui m'appartient. Je préfére-
rais vivre dans un pays où les questions de prééminence seraient
ou réglées ou méprisées. Entre * hommes, quand un diff"érend s'élève
à propos de prérogatives, soit pour précéder quelqu'un, soit pour
siéger avant lui, le débat devient incivil dès qu'il dépasse l'échange
de trois ou quatre répliques; pour fuir de si importunes contesta-
tions, je n'hésite pas à céder le pas ou à passer devant, même
quand c'est à tort, et jamais homme n'a revendiqué la préséance
sur moi sans que je la lui aie abandonnée.
Peut-être aussi cette lecture fera-t-elle que quelqu^un
lui convenant, sera désireux d'entrer en rapport d'amitié
avec lui. — Outre ce profit que me procure cette étude de moi-
même, j'en ai espéré cet autre, que s'il advenait qu'avant ma mort,
mon caractère plût et s'accordât avec celui de quelque honnête
homme, il chercherait peut-être à se lier avec moi. Je lui ai fait la
part belle, puisque tout ce qu'une longue connaissance et intimité
lui auraient appris en plusieurs années, il le voit plus sûrement et
plus exactement en trois jours en me lisant. Quelle singulière idée !
certaines choses que je ne voudrais dire à personne en parti-
culier, je les dis au public, et renvoie, à se renseigner dans une
boutique de librairie mes amis les plus intimes, désireux de con-
naître ce que je sais et ce que je pense de plus secret, « livrant à
leur examen tous les replis de mon âme {Perse) ». Ce désir de ma
part est si sincère, que si je connaissais quelqu'un qui me convînt,
je rirais chercher bien loin parce que la douceur d'une compagnie
bien assortie et agréable ne peut, à mon avis, se payer trop cher. *
Oh! un ami! que ne donnerais-je pas pour en avoir un, et combien
est vraie cette sentence des temps jadis, <f que l'usage en est plus
nécessaire et plus doux que celui de l'eau et du feu » !
446 ESSAIS DE MONTAIGNE.
donc pas b«'aiHOii|» de mal do mourir loiitK, «l à part. Si estimons
nous à deuoir d»' nous retirer pour des actions naturelles, moins
disgratiées que celle-cy, et moins hideuses. Mais encore ceux qui
en viennent là, de traîner latifruissans vn lonfr espace de vie, ne
deuroieut à ratluanliire S(»uhaiter, d'empescher de leur misère vne
grande lamillc. Pourtant les Indois en certaine, prouince, esti-
moicnt iustc de tuer celuy, qui seroil tombé en telle nécessité. En
vne autre de leurs prouinces, ils l'abandonnoienl seul à se sauner,
comme il pourroit. A qui ne se rendent-ils en (in ennuyeux et in-
supportables? les offices communs n'en vont point iusqucs là. Vous
apprenez la cruauté par force, à vos meilleurs amis : durcissant et
femme et enfans, par Ion;,' vsage, à ne sentir et plaindre plus vos
maux. Les souspirs de ma choliquc, n'apportent plus d'esmoy à
personne. Et quand nous tirerions quelque plaisir de leur conuer-
sation (ce qui naduienl pas lousiours, pour la disparité des condi-
tions, qui produict aisément mespris ou enuie, enuers qui que ce
soit) n'esl-ce pas trop, d'en abuser tout vn aage? Plus ie les verrois
se contraindre de bon cœur pour moy, plus ic plaindrois leur
peine. Nous auons loy de nous appuyer, non pas de nous coucher
si lourdement sur autruy : et nous estayer en leur ruyne. Comme
celuy qui faisoit csgorgcr des petits enfans, pour se seruir de leur
sang, à guarir vne sienne maladie. Ou cet autre, à qui on fournis-
soit des ieunes tendrons, à couuer la nuict ses vieux membi-es : et
meslcr la douceur de leur haleine, à la sienne aigre et poisante. La
décrépitude est qualité solitaire. le suis sociable iusqucs à l'excez.
Si me semble-il raisonnable, (jue mcshuy ie soustraye de la veuë
du monde, mon imporlunité, et la couue moy seul. Que ie m'appile
et me recueille en ma coque, comme les toKuës : i'apprenne h
veoir les honunes, sans m'y tenir. le leur ferois outrage en vn pas
si pendant. Il csl temps de tourner le dos à la compagnie. Mais
en ces voyages vous .serez arresté misérablement en \n eaignart, où
tout vous manquera. La plus-part des choses nécessaires, ie les
|»orte quant et moy. El puis, nous ne sçaurions euiter la Korlunc,
»i elle entreprend de nous eoiurc sus. Il ne me faut ii«'n d'extraor-
dinaire, quand ie suis malade. Ce que Nature ne peut en moy, ic ne
>cux pas qu'vn bolus le face. Tout au commencement de mes flé-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 447
C^est finir par devenir à charge aux nôtres que de les
occuper constamment de nos maux; du reste viendrait-il
à tomber malade dans un coin perdu, il est en mesure de
se soigner lui-même, et son habitude de mettre à l'avance
ordre à, ses affaires fait qu'il est toujours prêt. — Pour
revenir à mon sujet, je dis donc qu'il n'y a pas grand mal à mourir
loin de chez soi et dans Tisolement; nous jugeons bien à propos de
nous retirer à l'écart pour satisfaire à des actes de la nature, ayant
moins mauvaise grâce que celui-ci et qui sont moins hideux. Ceux
qui, pendant de longues années, mènent une vie languissante,
devraient bien aussi souhaiter ne pas importuner de leur misère
tout leur entourage. C'est ce qui faisait que les Indiens, dans une
de leurs provinces, estimaient juste de tuer ceux tombés en cet
état; et que, dans une autre, ils les abandonnaient, les laissant seuls
se tirer d'affaire comme ils pourraient. A qui de pareilles gens ne
finissent-ils pas par se rendre ennuyeux et insupportables; c'est au
point que ce qui est du devoir de tous, ne va pas jusqu'à les sup-
porter. C'est inculquer de force la cruauté à vos meilleurs amis,
porter votre femme et vos enfants à la dureté et les amener, en les
leur plaçant d'une façon répétée sous les yeux, à ne plus s'émouvoir
et vous plaindre des maux que vous ressentez. Les gémissements
que m'arrachent mes coliques ne sont plus un sujet d'émoi pour
personne. Lors même que nous tirerions quelque plaisir de la con-
versation de ces familiers (ce qui n'arrive pas toujours, en raison
de l'inégalité des conditions qui amène aisément du mépris ou du
dépit envers l'un ou envers l'autre), n'est-ce pas trop que d'en abu-
ser pendant de longues années? Plus je les verrais se contraindre
de bon cœur pour m'élre agréable, plus je souffrirais de la peine
qu'ils se donnent. Il nous est permis de nous appuyer sur autrui,
mais non de nous coucher aussi lourdement sur lui ; non plus que
de le ruiner pour nous étayer, comme celui qui faisait égorger de
petits enfants afin de se servir de leur sang pour se guérir, ou
cet autre qu'on fournissait de jeunesses pour, la nuit, réchauffer
par leur contact ses membres refroidis par l'âge et tempérer, par
la douceur de leur haleine, l'âcreté et la lourdeur de la sienne. La
décrépitude réclame la solitude : je suis sociable à l'excès, il me
paraît cependant raisonnable de dérober mes infirmités à la vue du
monde et de n'en importuner que moi seul ; il me faut me ramasser
et me recueillir dans ma coquille comme les tortues ; me résigner
à voir les gens, mais sans être constamment au milieu d'eux. Agir
autrement serait abuser, la situation est trop scabreuse; il est temps
pour moi de tourner le dos à la compagnie.
« Mais, dira-t-on encore, dans ces voyages, vous serez misérable-
ment arrêté dans quelque mauvais coin où tout vous manquera. »
Je porte avec moi presque tout ce qui m'est nécessaire; et puis,
pouvons -nous échapper si la fortune entreprend de nous être
contraire? Quand je suis malade, je n'ai besoin de rien d'extraor-
dinaire; ce que la nature ne peut plus pour moi, je ne veux pas le
4«8 ESSAIS DE MONTAIGNE.
lires, el des maladies qui nralterrent; entier encores, et voisin de
la santé, ie me réconcilie à Dieu, par les derniers offices Chres-
tiens. Et m'en Irouue plus libre, et deschargé; me semblant en
auoir d'autant meilleure raison de la maladie. De notaire et de
conseil, il m'en faut moins que de médecins. Ce que ie n'auray
estably de mes affaires tout sain, qu'on ne s'attende point que ie le
face malade. Ce que ie veux faire pour le seruice de la mort, est
tousiours faict. le n'oserois le dislayer d'vn seul iour. Et s'il n'y a
rien de faict, c'est à diie, ou que le double m'en aura retardé le
choix : car par fois, c'est bien choisir de ne choisir pas : ou que
tout à faict, ie n'auray rien voulu faire. l'escris mon liure à peu
dhoiimies, et à peu d'années. Si ç'eust esté vue matière de durée,
il l'eust fallu commettre à vn langage plus ferme. Selon la varia-
tion continuelle, qui a suiuy le nostre iusques à celte heure, qui
peut espérer que sa forme présente soit en vsage, d'icy à cinquante
ans? Il escoule touts les iours de nos mains : et depuis que ie vis,
s'est altéré de moitié. Nous disons, qu'il est à cette heure parfaict.
Autant en dict du sien, chasqoe siècle. le n'ay garde de l'en tenir
là tant qu'il fuira, et s'ira difformant comme il faict. C'est aux bons
et vtiles escrits, de le clouer à eux, et ira son crédit, selon la for-
tune de nostre estât. Pourtant ne crains-ie point d'y insérer plu-
sieurs articles priuez, qui consument leur vsage entre les hommes
qui viuent auiourd'huy : et qui touchent la particulière science
d'aucuns, qui y verront plus auant, que de la commune intelli-
gence, le ne veux pas, après tout, comme ie vois sonnent agiter la
mémoire des tiespassez, qu'on aille débattant : Il iugeoit, il viuoit
ainsin : il vouloit cecy : s'il eust parlé sur sa fin il eust dict, il eust
donné; ie le cognoissois mieux que tout autre. Or autant que la
bien-seance me le permet, ie fais icy sentir mes inclinations et
affections. Mais plus librement, et plus volontiers, le fais-ie de bou-
che, à quiconque désire en cstre informé. Tant y a, qu'en ces mé-
moires, si on y regarth», au tronuera que i'ay tout dil, ou tout
designé. Ce que ie ne puis exprimer, ie le montre au doigl.
Verum animo mlis hicc vcslitjin parua sagaci
Sunl, per quœ possis cognoscere cœlera tule.
h' ne laisse rien à désirer, et dcniner de moy. Si on doit s'en en-
tretenir, ie veux que ce soit verilablement el iustement. le reuiun-
drois voloatiers de l'autre monde, p<»iir démentir celuy, qui me
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 449
demander à des médicaments. Bien avant que la fièvre ou la ma-
ladie ne commence à m'abattre, quand je suis encore presque bien
portant et en pleine possession de moi-même, je me réconcilie avec
Dieu en recevant les derniers sacrements de notre religion ; je m'en
trouve plus libre, plus dégagé; il me semble que cela me rend plus
à même d'avoir raison de la maladie. Quant aux notaires et à leurs
conseils, j'en ai encore moins besoin que de médecins; celles de
mes affaires auxquelles je n'ai pas mis ordre quand je me portais
bien, qu'on ne s'attende pas à les voir réglées une fois que je serai
malade. Ce que je veux faire en cas de mort est toujours fait, je
n'oserais le différer d'un seid jour; et qui ne sera pas fait c'est, ou
bien parce que le doute où je suis m'a empêché de me décider (par-
fois ne pas se décider est la meilleure décision qu'on puisse pren-
dre), ou parce que je suis absolument résolu à ne rien faire.
Son livre ne lui survivra que peu d^années; il n'en cons-
titue pas moins une précaution pour qu'après lui, on ne le
juge pas autre qu'il n'est. — J'écris mon livre pour peu de per-
sonnes cl peu d'années; si c'eût été un ouvrage destiné à durer, j'y
aurais employé un langage plus relevé. Étant données les variations
par lesquelles notre langue est passée jusqu'à maintenant, qui peut
dire que sa forme actuelle sera encore telle dans cinquante ans? elle
se modifie chaque jour entre nos mains et, depuis que je vis, elle s'est
transformée de plus d'à moitié. Nous la tenons pour parfaite à
l'heure actuelle, chaque siècle en dit autant; je n'ai garde de croire
qu'elle en reste là; plus cela ira, plus elle continuera à se transfor-
mer. Il appartient aux bons écrivains, à ceux qui écrivent des choses
utiles, de la fixer dans une certaine mesure ; quant à la durée de cette
transformation, elle dépend de ce qui adviendra de notre état politi-
que. — Malgré le laisser-aller avec lequel j'écris cet ouvrage, je ne
crains cependant pas d'y.introduire quelques articles qui sont plus
particulièrement de la compétence de certaines personnes de notre
époque qui s'occupent de sciences dont elles ont fait leur spécialité;
par suite, elles les comprendront mieuxque ne peut le faire la géné-
ralité de mes lecteurs. — Avant tout, je ne veux pas qu'après moi on
dise, conmie je le vois souvent faire, troublant ainsi la mémoire des
trépassés : c II jugeait, il vivait de la sorte ; — c'est là ce qu'il voulait ;
— s'il eût parlé sur la fin de sa vie, il eût dit ceci, il eût donné cela,
je puis le dire, l'ayant connu mieux que tout autre. » Or, autant que
la bienséance me le permet, j'indique ici le sens de mes opinions
et de mes affections; mais, de vive voix, je les exprime volontiers
plus librement à qui désire les connaître; si bien que, pour peu qu'on
y regarde, on trouvera que dans ces mémoires j'ai tout dit et tout
indiqué, et que ce que je n'ai pas la possibilité d'exprimer, je le
montre du doigt; « mais ces traits, si légers qu'ils soient, suffisent à
ton esprit pénétrant pour deviner le reste {Lucrèce) ». Je ne laisse
rien à désirer, ni à deviner de moi. Si on doit en disserter, je
veux que ce soit en toute vérité et justice; je reviendrais plutôt
de l'autre monde pour démentir quiconque me représenterait au-
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. UI, ;>9
450 ESSAIS HE M0NTAI(;NE.
fornieroil autre qiic ie n'rslois, fust-cc pour m'honorer. Des viuans
inesme, îe sens qu'on parle tousiours autrement qu'ils ne sont. Et
si à toute fon-e, ie n'eusse maintenu vu amy que i'ay perdu, on me
l'eust desehiré en mille contraires visages. Pour acheuer de dire
mes Tcibles humeurs : i'aduouë, qu'en voyageant, ie n'arriue guère
en logis, où il ne me passe par la fantasie, si i'y pourray cstn», et
malade, et mourant à mon aise, le veux estre logé en lieu, qui nie
soit bien particulier, sans hniict, non maussade, ou fumeux, ou
eslouffé. le chei-che à flatter la mort, par ces friuoles circonstances.
Ou pour mieux dire, à me descharger de tout autre empeschement :
alin que ie n'aye qu'à mattendre à elle, qui me poisera volontieis
assez, sans autre rechai^e. le veux qu'elle ait sa part à l'aisance et
commodité de ma vie. C'en est vn grand lopin, et d'importance, el
espère meshuy qu'il ne démentira pas le passé. La mort a des for-
mes plus aisées les vues (pie les autres, cl prend diuerses qualité/.
selon la fantasie de chacun. Entre les naturelles, celle qui vient
d'affoihlissement et appesantissement, me semble molle et douce.
Entre les violentes, i'imagine plus mal-aisémcnl vn précipice,
qu'vne ruine qui m'accable : et vn coup trenchant d'vne espée,
qu'vne harquebusade : et eusse pluslost heu le breuuage de Socra-
les, que de me fraper, connue Calon. Et «pioy que ce soit vn, si
.sent mon imagination dillerence, connue de la mort à la vie, à me
ielter dans vne fournaise ardente, ou dans le canal d'vne platte
riuiere. Tant sottement nostre crainte regarde plus au moyen qu'à
l'efTect. Ce n'est qu'vn instant; mais il est de tel poix, que ie don-
neroy volontiers plusieurs iours de ma vie, pour le passer à ma
mode. Puisque la fantasie d'vn chacun trouue du plus et du moins,
en son aigreur : puisque chacun a quelque choix entre les formes
de mourir, essayons vn peu plus auant d'en trouuer quelqu'vne
deschargée de tout desplaisir. Pourioit on pas la i-endn^ encore
voluptueuse, comme les connnourans d'Antonius el de <]leopatra?
le laisse à part les efforts que la philosophie, el la religion prodiii-
S4;nt, aspres et exemplaires^ Mais entre les hommes de peu, il s'en
est Irouué, comme vn Petroniu», et vn Tigillinus à Rome, engage/ à
se donner la mort, qui l'ont conune endormie par la mollesse de
leurs appresls. Ils l'ont faicie couler et glisser pairiiy la lascheté
TUADUCTION. — 1,1V. IH, CM. IX. 451
treiiient que je n'étais, lïU-ce poui' me faire lionneiii'. Je sens du
reste que des vivants même on parle toujours autrement (ju'ils ne
sont, et si je ne m'étais appliqué de toutes mes forces à faire qu'un
ami que j'ai perdu ne fiU pas défij^Mur, on me l'aurait taillé de mille
façons qui l'eussent rendu tout autre qu'il n'était.
Genre de mort que Montaigne préférerait; toujours est-
il qu'il a la satisfaction de se dire que la sienne ne sera
pour les siens, dont les intérêts sont assurés, un sujet ni de
plaisir ni de déplaisir. — Pour achever d'exposer mes faiblesses
d'esprit, j'avoue que lorsque je voyage, je n'arrive guère quelque
part sans quil me passe dans l'idée de me demander si je ne pour-
rais pas à mon aise y tomber malade et y moiu'ir. Je voudrais y
être logé de telle sorte que je sois tout à fait chez moi, que je
n'entende pas de bruit, que ce ne soit pas triste, enfumé, qu'on n'y
étouffe pas. Par toutes ces frivoles conditions je cherche à tlatter la
mort, ou poiu' mieux dire, à me débarrasser de tout ce qui peut me
gêner et mempêcher de ne penser qu'à elle, qui cstdun poids assez
lourd sans qu'il soit besoin de l'accroître encore. Je veux quelle
ail sa part dans l'aisance et le bien-être de ma vie; elle y tient assez
de place et y a assez d'importance pour qu'il en soit ainsi, et j'e.s-
père qu'étant donnés les sentiments dans lesquels je suis, elle ne
démentira pas mon passé. — La mort affecte des formes plus
commodes les unes que les autres, et plus ou moins appréciées
suivant les idées de chacun. Parmi celles produites par des cau-
ses naturelles, celle amenée par l'affaiblissement et la perte de nos
facultés, me parait facile et douce. Parmi les morts violentes, je
redouterais davantage de tomber dans un précipice, que d'être
écrasé par une ruine qui s'écroulerait; de recevoir un coup d'épée
me pourfendant, qu'un coup de feu; j'eusse préféré boire la ciguë
de Socrale, ([ue de me poignarder comme fit Caton; et, bien que
ce soit tout un, mon imagination fait cependant une différence aussi
grande que celle de la mort à la vie, entre me jeter dans une four-
naise ardente ou dans un canal auï eaux dormantes, tant sottement,
dans notre crainte, nous regardons plus au moyen qu'à l'effet. Ce
n'est qu'un instant à passer, mais il est de telle importance, que je
donnerais volontiers plusieurs jours de ma vie pour le passer comme
il me convient. — Puisque chacun trouve que c'est un moment plus
ou moins désagréable et a ses idées laites sur le choix qu'il ferait
entre les différents genres de mort, poussons plus avant pour tâcher
d'en trouver qui soient dégagés de tout déplaisir. Ne pourrait-on
pas, encore de nos jours, la rendre voluptueuse comme faisaient les
(^ommourants d'Antoine et de Cléopâtre? Je laisse à part ces morts
avidement recherchées autant qu'exemplaires, qu'ont produites les
efforts de la philosophie et de la religion; mais même parmi les
hommes peu recommandables, il s'en est trouvé coriîme à Rome
un Pétrone, un Tigellinus qui, invités à se donner la mort, l'ont
poui- ainsi dire endormie par les raffinements dont ils en ont en-
touré les apprêts, la glissant en quelque sorte, sans qu'elle éveillât
452 ES^v\IS DE MONTAIGNE.
de leurs passeleinps accoustiimez. Entre des garses et bons compa-
gnons; ntil propos (ic (onsolalioii, nulle mcnlion de loslament,
nulle atTeclalion anihilieuse de constance, nul discours de leur
condition future : parmy les ieux, les festins, facecies, entretiens
citniniuus el pupuiaires, et la musique, et des vei-s amoureux. Ne •
sçaurions nous imiter cette resolution en plus honneste contenance?
Puis qu'il y a des morts bonnes aux fols, bonnes aux sages : trou-
uons-en qui soient bonnes à ceux d'entre deux. Mon imafrination
m'en présente «pielque visage facile, el, puis quil faut mourir, dé-
sirable. Les tyrans Romains pensoient donner la vie au criminel, à »
qui ils donnoienl le choix de sa mort. Mais Theophraste philosophe
si délicat, si modeste, si sage, a-il pas esté forcé par la raison,
d'oser dire ce vers latinisé par Ciceron :
Vilain régit forluna, non sapienlia.
I.a fortune aide à la facilité du maiché de ma vie : l'ayat logée en .
tel poinct, qu'elle ne faict meshuy ny besoing aux miens, ny em-
peschement. C'est vne condition que l'eusse acceptée en toutes les
saisons de mon aage : mais en cette occasion, de trousser mes bri-
bes, et de plier bagage, le |)rens plus particulièrement plaisir à ne
leui- apporter ny plaisir ny déplaisir, en mourant. Elle a, d'vne ar- i
liste compen.sation, faict, que ceux qui peuuent prétendre quoique
matériel fruict de ma mort, en reçoiuent d'ailleurs, coniointement,
vne matérielle perte. La mort s'appesantit souuent en nous, de ce
qu'elb' poise aux autres : et nous intéresse de leur interest, quasi
autant (|ue du noslre : et plus et tout par fois. En cette comme- .
dite de logis que ie cherche, ie n'y meslc pas la pompe et l'ampli-
tude : ie la hay pluslost : mais certaine propriété sinqile, qui se
rencontre plus souuent aux lieux où il y a moins d'art, et que Na-
ture honore de (piehiue grâce toute sienne. Non nmpliter sed mun-
diler conuiuium. Plus salis quàm sumptua. Et puis, c'est à faire à .i
ceiix que les allaites entraînent en |)iaiii hyu«'r, par les (irisons,
de.stre surpris en chemin en cette extrémité. .Moy (|ui le plus sou-
uent voyage pour mon plaisir, ne me guidé pas si mal. S'il faict
laid à droicte, ie prens à gau<he : si ie me Inunie mal pi'opre à
monter à chenal, ie m'arreste. Et faisant ainsi, ie ne vois à la \e- .
rite rien, qui ne soit aussi plaisant et commode que ma mai.son. Il
est vray (jue ie tromie la siiperlluilé tou.siours superlluë : et re-
marque de I empescbem(;nt en la délicatesse niesme et en l'aboii-
dani'e. Ay-ie laissé quelque chose à voir derrière moy, i'y retourne :
c'eiil (uuHi«iur> mon ehemin. le ne lfa<-e aucune ligne certaine. n\ 4
TRADUCTION. — LIV. IJI, CH. IX. 433
l'attention, au cours de leurs débauches habituelles, si bien qu'elle
les surprenait en société de filles de joie et de gais compagnons, sans
qu'ils eussent un mot de regret pourquoi que ce fût; sans qu'il fût
question de testament, sans qu'ils affectassent la moindre prétention
à faire acte de fermeté, sans préoccupation de ce qu'ils allaient de-
venir; uniquement occupés de jeux, de festins, de plaisanteries, de
conversations tenues comme à l'ordinaire sur les faits du moment,
demusique, de poésie erotique. Ne saurions-nous imiter une telle
résolution, en ayant une plus honnête contenance? Puisque les fous
trouvent moyen de bien mourir, et les sages aussi, trouvons une
mort qui convienne aux gens qui ne sont ni fous ni sages. J'ai idée
de certaines qui me semblent avoir bon air et qu'on peut souhaiter,
puisqu'il faut finir par mourir. Les tyrans romains pensaient donner
la vie au criminel, en lui laissant le choix de son genre de mort.
D'autre part Théophraste, ce philosophe si délicat, si modeste et si
sage, n'a-t-il pas été contraint par la raison d'oser dire ce vers que
Cicéron a traduit en latin : « La vie dépend du sort plus que de no-
tre sagesse »? ne cherchons donc pas davantage. — La fortune a aidé
à la facilité avec laquelle je quitterai la vie en faisant qu'aujour-
d'hui je ne suis pour les miens ni un besoin, ni une gêne. Cette
situation, je l'eusse acceptée à toute époque de mon existence; mais
près de rassembler mes bardes et de plier bagage, c'est pour moi
une satisfaction toute particulière de n'être pour eux, en mourant,
un sujet ni de plaisir, ni de déplaisir. Par une adroite et ingénieuse
compensation, ceux qui sont en droit d'attendre quelque profit ma-
tériel de ma mort, se trouvent du même coup en éprouver d'autre
part des pertes de même nature; souvent notre mort s'aggrave pour
nous du préjudice qu'elle cause à d'autres, dont l'intérêt nous touche
presque autant et parfois plus que le nôtre.
Il ne recherche pas ses aises en voyage; il va au jour le
jour, sans itinéraire fixe, aussi est-il toujours satisfait. —
Dans mes logis d'occasion, je ne recherche ni le luxe, ni l'espace,
conditions que j'ai plutôt en grippe; je les souhaite de cette simpli-
cité qui se rencontre plus fréquemment qu'ailleurs dans les pays
où l'art a peu de part et auxquels la nature communique la grâce
qui lui est propre : « Je préfère un repas où régne la propreté plutôt
que l'abondance {Nonius), l'entrain plus que te luxe (Cornélius JSe-
pos). » Que ceux que leurs affaires amènent en plein hiver dans le
pays des Grisons, ne trouvent pas sur leur route pleine satisfac-
tion, cela les regarde; mais moi, qui le plus souvent voyage pour
mon plaisir, je ne cours pas ce risque : si la route est laide à
droite, je prends à gauche; si je ne suis pas en disposition de mon-
ter à cheval, je m'arrête ; et, en agissant de la sorte, je ne vois
rien en vérité qui ne me plaise et ne me soit aussi commode que
là où je me loge; il est vrai que toute supertluité m'est superflue,
et que j'ai reconnu que l'on se trouve dans l'embarras, même au
sein du luxe et de l'abondance. Ai-je laissé derrière moi quelque
chose à voir, j'y retourne; c'est toujours mon chemin, parce que je
454 ESSAIS I)K MONTAIGNE.
droicle ny courbe. Ne ti*oiuie-ie point où ie vay, ce qu'on mauoil
dicl? comme il aduienl souiienl que les iugemens d'aulruy ne s'ac-
cordent pas aux miens, ft les ay Irouucz le plus souuent faux : ie
ne plains pas ma peine : i'ay apris (jue ce «pion disoit ny est point.
l'ay la oomplexion du corps libre, et le gousl commun, autant
qu'homme du monde. La diuersilé des façons d'vne nation à autre,
no me touche que par le plaisir de la variété. Chaque vsage a sa
raison. SoyenI des assieles d'estaiu, de bois, de terre : bouilly ou
rosly; beurre, ou huyle, de noix ou d'oliue, chaut ou fr-oit, tout
m'est vn. El si vu. que vieillissant, i'accuse cette généreuse facultc :
et auroy besoin que la délicatesse et le choix, arn.'stast l'indiscré-
tion de mon appétit, et par fois soulageast mon estomach. Quand
i'ay esté ailleurs qu'en France : et que, pour me faire courtoisie,
on m'a demandé, si ie vouloy estre serui à la Françoise, ie m'en
suis mocqué, et me suis tousiours ietté aux tables les plus espesses
d'estrangers. I'ay honte de voir nos hommes,, enyurez de, celle sotte
humeur, de s'effaroucher des formes contraires aux leurs. Il leur
semble estre hors de leur élément, quand ils sont hors de leur
village. Où qu'ils aillent, ils se tiennent à leurs façons, et abomi-
nent les estrangeres. Retrouuent ils vn compatriote en Hongrie, ils
festoient cette auanture : les voyla à se r'alier; et à se recoudre
ensemble; à condamner tant de mœurs barbares qu'ils voyent.
Pourquoy non barbares, puis qu'elles ne sont Françoises? Encore
sont ce les plus habilles, qui les ont recognuës, ponr en mesdire.
La pluspart ne prennent l'aller que pour le venir. Ils voyagent cou-
uerts et resserrez, d'vne prudence taciturne et incommunicable, se
defendans de la contagion d'vn air incogneu. Ce que ie dis de ceux
là, me ramentoit en chose semblable, ce que i'ay par fois appeireu
en aucuns de noz ieunes courtisans. Ils ne tiennent qu'aux hommes
de leur sorte : nous i-egardent comme gens de l'autre monde, auec
desdain, ou pitié. Osiez leur les entreliens des mystères de la
cour, ils sont hors de leur gibier. Aussi neufs pour nous et malha-
biles, comme nous sommes à eux. On dicl bien vray, qu'vn hon-
ncsle homme, c'est vn homme meslé. Au rebours, ie peregrine
tressaoul «le no» façons : mm pour chercher des Gascons en Sicile,
i'en ay assez laissé au logis : ie cherche des (Jrecs pluslnst. et des
TRADUCTION. — I.IV. III, f.H. IX. 455
ne me trace pas un itinéraire invariable pas plus en ligne droite
qu'autrement. Si où je vais, je ne trouve pas ce qu'on m avait dit
devoir y être, ainsi qu'il arrive souvent d'après les jugements des
autres qui ne s'accordent pas toujours avec les miens et que la
plupart du temps je trouve inexacts, je ne regrette pas ma peine,
ayant du moins constaté que ce qu'on m'avait dit y être, n'y est pas.
II sait s'accommoder de tout et rien ne lui paraît
étrange; il blâme fort la sotte tendance qu'ont les Fran-
çais à l'étranger de tout y dénigrer, aussi ne se joignait-
il pas à. leur société quand il en rencontrait. — Mon tem-
pérament s'accommode de tout; mes goûts sont ceux de tout le
monde appartenant à la bonne société; comme il convient à quel-
qu'un qui est cosmopolite, la diversité des procédés d'une nation à
l'autre ne me touche que par le plaisir que me cause cette va-
riété : chaque usage a sa raison d'être. Que l'on me serve dans des
assiettes d'étain, de bois ou de terre, que ce soit du bouilli ou du
rôti, de la cuisine au beurre ou à l'huile de noix ou d'olive, que ce soit
chaud ou froid, tout m'est égal; tellement égal, quen vieillissant,
j'incrimine cette précieuse faculté et voudrais que plus de délica-
tesse et de choix s'imposassent à moi pour modérer mon insatiable
appétit qui parfois incommode mon estomac. — Quand je me trouve
hors de France et que, par courtoisie, on me demande si je veux
être servi à la française, je décline cette offre et toujours me place
aux tables où les étrangers sont en plus grand nombre. J'ai honte
de voir mes compatriotes possédés de cette sotte manie de s'effarou-
cher des usages contraires aux leurs; il leur semble être hors de
leur élément, dès qu'ils sont hors de leur village; où qu'ils aillent,
ils s'en tiennent à leurs façons et abominent celles des étrangers.
Retrouvent-ils un des leurs en Hongrie, ils se réjouissent de ce
hasard, et les voilà qui se réunissent, se fréquentent et s'évertuent
à condamner ces mœurs barbares qu'ils ont sous les yeux; pour-
quoi ne seraient-elles pas barbares, puisqu'elles ne sont pas fran-
çaises? Et ce sont les plus habiles qui les relèvent pour les cri-
tiquer! La plupart ne partent que pour le retour; ils demeurent
renfermés en eux-mêmes et peu communicatifs ; ce sont gens qui,
prudemment, deviennent taciturnes pour ne pas se livrer; ils se
défendent contre la contagion d'un air qui leur est inconnu. Ce que
je dis d'eux, me rappelle l'attitude analogue que j'ai constatée
parfois chez quelques-uns de nos jeunes courtisans ; ils ne s'occu-
pent que des gens de leur sorte et nous regardent avec dédain et
pitié, comme si nous étions de l'autre monde. Faites qu'ils n'aient
plus à causer des mystères de la cour, ils ne trouvent plus rien à
dire; ils sont à nos yeux aussi ignorants et gauches que nous le
sommes aux leurs. On a bien raison lorsqu'on dit qu'un homme de
bonne société, est un homme qui s'accommode de tout. Moi, au con-
traire, dans mes voyages, je suis très las de nos manières; ce n'est
pas pour chercher des Gascons en Sicile, que je me déplace, j'en ai
laissé assez chez moi; ce sont plutôt des Grecs, des Persans que je
456 KSSAIS l)K .M0NTAU;NE.
IVrsans : i*accoinU.> ceiix-ia, ie les considère : c'csl là où ic me
pi-esle, el où ie inemployé. El qui plus est, il me semble, ([ue ie
n'av i-eiicoiilii'' ffuere de usinières, qui ne vaillent les noslies. le
«ourhe de peu : car à peiuf ay-ic perdu mes giroiielles de veiië. Au
demeuiant, la plus-pari des compaignies forluiles que vous rencon-
Ivei en chemin, ont plus d'incounnodit»'* que de plaisir : ie ne m'y
attache point, moins asleure, que la vieillesse me paiticidarise el
sequestr»' aucunement, des formes communes. Vous souffrez pour
autruy, ou autruy pour vous. I/vn et laulre inconuenienl est poi-
sant, mais le dernier me semhie encore plus rude. C'est vne
rare fortune, mais de soulagement inestimable, d'auoir vn honneste
homme, d'entendement ferme, et de mœui*s conformes aux vostres,
(jui aime à vous suiure. l'en ay eu faute extrême, en tous mes
voyages. Mais vne telle compaignie, il la faut auoir choisie el ac-
quise dés le logis. Nul plaisir n'a saueur pour moy sans communi-
cation. Il ne me vient pas seulement vne gaillarde pensée en l'ame,
qu'il ne me fasche de l'auoir |)roduile seul, et n'ayant à qui l'offrir.
Si cum hac exceptione detur sapienlia, vt illnm inclusam teneam, nec
enuntiem, reijciam. L'autre l'auoit monté d'vn ton au dessus. Si
contif/erit ea ritn sapienti, rt omnium rei'um. nffïuentibtut copijs, quam-
uis omnia, quip. cognitione (li;/na simt, summo otio sccum ipse consi-
deret, et contempletur, tamen si solifudo tanta sit, vt hominem videre
non possit, excédai è vita. L'opinion d'Anhytas m'agrée, qu'il feroil
desplaisant au ciel mesme, et à se promener dans ces grands et
diuins corps célestes, sans l'assistance d'vn compaignon. Mais il
vaut mieux encore eslre seul, qu'en compaignie ennuyeuse cl
inepte. Aristippus s'aymoit à viure eslranger par tout,
Me $i fnta mets paterentur ducere vitam
A unpicijM,
ie choisirois i. la passer le cul sur la selle :
Viscre getlien»,
Qua parte dcbacchrnlur ignés,
Qua ttebulm pluuijqM rares.
Auez-vous pas des passe-temps plus aiscz? dequoy auez-vous •
faute? Vostre maison est-elle pas en bel air et sain, suffîsanuneni
fournie, et capable plus que sufnsamnK ni? l,a niajesit' Hnyalle y a
TRADUCTION. — LIV. IH, CH. IX. 457
voudrais y trouver; quand j'en rencontre, je les fréquente et en
fais cas : c'est cela que je vise et ce dont je m'occupe. Je vais plus
loin : il me semble n'avoir guère, dans mes pérégrinations, ren-
contré d'usages qui ne vaillent les nôtres; il est vrai que n'ayant
jamais perdu beaucoup de vue mes girouettes, je ne risque pas
grand'chose en avançant ce fait. — Du reste, la plupart des com-
pagnies que le hasard place ainsi sur votre chemin, causent plus
de gêne qu'elles ne procurent de satisfaction; je ne m'y attache
pas, maintenant surtout que la vieillesse fait que je me tiens à l'é-
cart et ne m'astreins plus autant aux usages. Quand vous êtes en
groupe vous souffrez pour les autres, ou les autres souffrent pour
vous; ce sont là deux graves inconvénients, dont le second est
même celui qui m'est le plus pénible.
Tout ce qu'il demanderait, ce serait d'avoir un compa-
gnon de voyage de même humeur que lui, car il aime à,
communiquer ses idées. — C'est une fortune bien rare et d'un
soulagement inestimable que d'avoir pour compagnon de route un
honnête homme, auquel votre société plaît, qui a du jugement et
des habitudes conformes aux vôtres; et il m'a bien fait faute, dans
tous mes voyages, de n'en avoir pas; mais un tel compagnon, il
faut l'avoir choisi et se l'être attaché alors qu'on est encore chez
soi. Aucun plaisir n'a de saveur pour moi si je ne puis m'en entre-
tenir avec quelqu'un; il ne me vient à l'esprit aucune idée tant soit
peu gaillarde, que je ne sois contrarié de lavoir eue si je n'ai à
qui en faire part. « Si la sagesse m'était donnée à condition de In
tenir renfermée sans la communiqner à personne, je la refuserais
{Sénéque). » Cicéron s'exprime encore plus nettement : « Supposez
le sage dans Vabondance de toutes les choses nécessaires, libre de
contempler et d'étudier à loisir tout ce qui est digne d'être connu,
mais que sa solitude soit si grande qu'il n'ait de rapport avec per-
sonne, il demandera à so7-tir de la vie. » L'opinion d'Archytas me
sourit : « Il me déplairait, disait-il, même si j'étais au ciel, de me
promener parmi ces grands corps célestes domaine de la divinité,
sans quelqu'un qui me tienne compagnie » ; pourtant il vaut mieux
être seul que d'être avec quelqu'un qui soit ennuyeux et sot. N'im-
porte où il était, Aristippe aimait à vivre toujours comme un étran-
ger. « Si le destin me permettait de vivre comme je l'entends {Vir-
gile) », je choisirais de passer ma vie à cheval, ■< heureux de visiter
les régions bmlées par le soleil et celles on se forment les nuages
et les frimas (Horace) ».
La situation qu'il a, le bien-être dont il jouit, devraient,
ce semble, le détourner de sa passion des voyages; mais
il y trouve l'indépendance à laquelle il sacrifie même les
commodités de la vie. — >< N'avez-vous pas, m'objectera-t-on, de
« passe-temps plus faciles? Qu'est-ce qui vous manque? Votre maison
« n'a-t-el!e pas une belle vue et n'est-elle pas en bon air, sufflsam-
« ment confortable et plus grande qu'il n'est nécessaire? Vous avez
« pu y recevoir, plus d'une fois, le roi et toute sa suite. Votre fa-
458 ESSAIS DE MONTAIGNE.
peu plus d'viK' fois en sa pompo. Voslrc Famille n'en laisse-elle pas
en rcfrIeiiuMjl, plii> au dfssouhs (relie, quelle n'en a au dessus, en
eniineme? Y a il quelque pensée locale, (pii vous vlct-rt'. «'xli-uM-fli-
nairr. indijfestible?
Vma* /<* nutir coqual el fexet suh pectore fixa?
OÙ tuidez-voiis pouiioir estre sans etnpeschement et sans deslour-
l»ier? Niinquam simpliciter forluna imlulget. Voyez donc, qu'il n'y a
que vous qui vous euqu'schez : el vous vous suiurez par tout, el
vous plaindre/ par tout. <'-ar il ny a satisfaction ça bas, que pour
les âmes ou brutales ou diuines. Qui n'a du contentement à vm^ si
iuste occasion, où pense-il le Irouuer? Acombiende milliers d'hom-
mes, arreste vne telle condition (jue la voslre, le but de leurs sou-
haits? Reformez vous seulement : car en cela vous pouuez tout : là
où vous n'aurez droici (|ue de patience, enuers la fortune. NuUa
pUicida quies est, nisi quam ratio comitosuit. le voy la raison de
cet aduertissement, et la voy Iresbien. Mais on auroit plustost faicl,
et plus pertinemment, de me dire en vn mot : Soyez sage. Celte ré-
solution, est outre la sagesse : c'est son ouurage, el sa production.
Ainsi fait le médecin, qui va criaillant après vn panure malade lan-
guissant, qu'il se resiouysse : il luy coiiseilleroil vn peu moins inep-
tement, s'il luy disoit : Soyez sain. Pour moy, ie ne suis qu'homme
de la commune sorte. C'est vn précepte salutaire, certain, et d'aisée
intelligence : Contentez vous du vostre : c'est à dire, de la raison t
l'exécution pourtant, n'en est non plus aux plus sages, qu'en moy.
C'est vne parole popidaire, mais elle a vne lerrible estendue. Qm;
ne comprend elle? Toutes choses tombent qn discrétion et moditi-
cation. le sçay bien (|uà le prendre à la lettre, ce plaisir de voya-
ger, porte tesmoignage d'inquiétude et d'irrésolution. AÎissi sont ce
nos maistresses qualité/, el pra;dôminantes. Ouy; ie le confesse :
ie ne vois rien seulement en songe, el par soiiliail, où ie me puisse
t<Miir. La seule variété me paye, et la possession de la «liuersité :
au moins si quelque chose me paye. A voyager, cela roesme me
nouiTil, que w iw puis arrester sans intercst : et que i'ay où m'en
diuerlir commodément, l'avme la vie priuee, par ce que c'est par
mon choix que ie l'ayme, non par disconuenance à la tie publique :
qui est à l'auanture, autant selon ma complevion. l'en sers plus
;.'aycnn'nt mon I»iin<e, par ce (|ue c'est par libre esleclion de mon
jugement, et de ma raison, sans obligation particulière. Kl que ie
n'y suis pas reifcié. n\ cr»ntrainrt, pour estre irreceuable à tout
TRADIK.TION. — I.IV. III, CH. IX. 4o9
« mille nest-elle pas dans une position sociale telle, que plus de
'( gens se trouvent au-dessous d'elle quil ny en a qui lui soient
« supérieurs? Le lieu éveille-t-il en vous quelque souvenir extraor-
« dinaire, qui vous ulcère et dont vous ne puissiez triompher,
« qui, caché dans votre cœur, vom consume et vous ronge {Ennius) »?
« Où croyez- vous que vous ayez possibilité de vivre sans éprouver
« ni gêne, ni embarras? « Les faveurs de la fortune ne sont jamais
« sans mélange [Quinte-Curce) . » Reconnaissez donc qu'il n'y a que
« vous à être une entrave à vous-même; que partout vous vous
« retrouverez avec vous-même, et partout vos plaintes se repro-
« duiront; car il n'y a de satisfaction ici-bas que pour les âmes
« dépourvues d'intelligence, ou celles qui ont atteint la perfection.
« Qui n'éprouve de contentement dans une situation aussi sorta-
« ble, où pense- 1- il pouvoir en trouver? Combien de milliers
'( d'hommes borneraient leurs désirs à une condition semblable à
« la vôtre. Travaillez seulement à vous amender; sur ce point vous
« pouvez tout; tandis qu'aux effets de la fortune, la patience est la
« seule chose qu'on puisse opposer : « Il n'est de tranquillité réelle
« que celle à laquelle nous conduit la raison (Sénèque). »
Je vois bien la justesse de cette observation et m'en rends par-
faitement compte; mais on aurait eu plutôt fait, et c'eût été plus
logique, de me dire en un mot : « Soyez sage. » Une semblable ré-
solution outrepasse la sagesse; elle en résulte et en est la conclu-
sion. Me tenir ce raisonnement, c'est imiter le médecin qui va
criaillant à un pauvre malade qui dépérit, qu'il se réjouisse; son
conseil serait moins sot, s'il lui disait : «Portez-vous bien. » Je ne
suis pas de ceux qui s'élèvent au-dessus du commun ; et, bien que
ce soit un précepte salutaire, certain, facile à comprendre, que
de « se contenter de ce que l'on a », c'est-à-dire d'être raisonna-
ble, de plus sages que moi ne l'appliquent pourtant pas davantage.
C'est un dicton populaire, mais qu'il est profond et à quoi ne s'é-
tend-il pas? Il faut de la mesure en tout, et tout est susceptible
de tempérament. — Je sais bien qu'à le prendre à la lettre, ce plai-
sir de voyager témoigne de l'inquiétude et de l'irrésolution, deux
mauvaises qualités qui, chez moi, sont maîtresses et prépondéran-
tes. Oui, je le confesse, je ne vois rien que je souhaite ou à quoi
je rêve qui puisse me fixer; changer, pouvoir varier, c'est là ce qui
seul me contente si tant est que quelque chose arrive à me conten-
ter. En voyage, j'éprouve de la satisfaction rien que par ce fait,
que je puis m'arrêter n'importe où sans avoir intérêt à le faire et
que je suis libre d'en partir quand bon me semble pour aller ail-
leurs. — J'aime la vie de simple particulier; je l'aime, parce que je
la préfère à la vie pubUque qui, cependant, n'est pas sans me con-
venir et qui est tout autant dans ma nature. Cette indépendance
fait que je n'en sers que plus gaîment mon prince, parce qu'alors je
le sers sans y être obligé, que seuls mon jugement et ma raison
m'y déterminent, que ce n'est pas faute de mieux, que je ne suis
pas contraint de me rejeter sur lui les autres me repoussant et en
460 ESSAIS l)K MONTAIGNE.
aiilrr parly, cl mal voulu. Ainsi du resle. Ii« ha> les morceaux que
la nécessité me laillc. Tonte cniimiodil»'- me tiendroil à la gorge,
do laquelle seule iaurois à despendre :
Aller retnux aquat. aller mihi radat art-nus.
Vne .seule corde ne m aireste iamais assez. Il \ a de la vanilc,
dites vous, en cet amusement. Mais où non? Et ces beaux pré-
ceptes, sont vanité, el vanité tonte la sagesse. Dominus nouit cogi-
tationes sapientiiim, quoniam van.r sunt. Ces (^xquises siiblilitez, ne
sont propres quan presehe. Ce sont discours «[ui nous veulent en-
nover tons bastez en l'antre monde. La vie est vn mouuement ma-
tériel et corporel : action imparfaicle de sa propre essence, el dcs-
ivglée. le m'employe à la seniir selon elle.
Quisque suo» palimur mânes.
Sic est faciendnm, vt contra naturam vniuersam nihil contenda-
nius : ea tamen coiiserunta, propriam sequamur. A quoy faire, ces
poinctes esleuées de la philosophie, sur lesquelles, aucun estre hu-
main ne se peut rasseoir : et ces règles (pii excédent nostre vsagc
et nostre force? le voy sonuent qu'on nous propose des images
de vie, lesquelles, ny le proposant, ny les auditeurs, n'ont aucune
espérance de suiure, ny qui plus est, enuie. De ce mesme papier où
il vient d'escrire l'ari'esl de condemnaliou contre vn adultère, le
iuge en desrobe vn lopin, pour en faire vn poulet à la femme de
son compagnon. Celle à qui vous viendrez de vous froltei- illicile-
ment, ciiera plus asprement, tantosl, en voslrc présence mesme, à
rencontre d'vne pareille faute de sa compiiigne, que ne feroit Por-
cie. El lel condamne les hommes à mourir, pour des crimes, qu'il
n'estime point fautes. lay veu en ma jeunesse, vn galant homme,
présenter d'vne main au peuple des vers excellens et en beauté el
en desliordement ; el de l'autre main en mesme instant, la plus
quereleuse refoiinalion theologieinie, dequoy le monde se soit des-
ieuné il y a long temps. Les hommes vont ainsin. On laisse les
loix, et préceptes suiure leur voye, nous en tenons vne autre. Non
par desreglenienl de nueurs seulemnit, mais par opinion souuenl,
et par iugemenl contraiie. Sentez lire vn discours de philosophie :
l'inuenlion, l'éloquence, la pertinence, frappe incontinent vostre es-
l»ril, f't vous esmeut. Il ny a rien qui chatouille nu poigne vosti-e.
ronsrience : ce n'est pas à elle qu'on parle. Est-il pas vray? Si di-
soil Arislon, que ny vne rstune ny vue leçon, n'est d'aucim fniict
THADUr.TION. — LIV. 111, CH. IX. 461
étant mal vu. 11 en est de même en tout : je hais de passer par où
la nécessité m'oblige; toute commodité qui m'astreint à quoi que
ce soit m'est insupportable : « Je veux toujours pouvoir frapper l'eau
d'une rame et de l'autre loucher le rivage {Properce) » ; une seule corde
jamais n'est suffisante pour me maintenir quand on veut m'arréter.
C'est là, dira-t-on, de la vanité; mais où n'y en a-t-il
pas? Les plus belles maximes philosophiques, les plus
beaux règlements de conduite sont vains parce qu'ils
nous demandent plus que nous ne pouvons. — « C'est là, di-
- rez-vous, un jeu bien empreint de vanité! » Où n'y en a-t-il pas?
Tous ces beaux préceptes, toute sagesse sont-ils autre chose que
vanité? « Le Seigneur sait que les pensées des sages ne sont que vanité
[Psalmiste). » Ces subtilités exquises ne sont à leur place qu'au
prêche; ce sont des raisonnements qui tendent à nous envoyer toul
bâtés dans l'autre monde. La vie consiste dans un mouvement
constant et effectif du corps, mouvement qui, par essence, est déré-
glé et imparfait et auquel je m'efforce de donner une direction sui-
vant mes aspirations : « Nous avons chacun nos passions [Virgile).
Nous devons néanmoins faire en sorte que satis jamais contrevenir aux
lois générales de la nature, nous suivions cependant nos propres pen-
chants [Cicèron). » A quoi servent ces idées élevées de la philoso-
phie qu'aucun être humain ne peut mettre en pratique, ces règles
qui excèdent l'usage que nous avons à en faire et la possibilité que
nous avons de les appliquer.
Je vois souvent quon nous présente pour la conduite de notre
vie, des modèles que ni celui qui les propose, ni ceux auxquels il
s'adresse n'ont aucune espérance de pouvoir suivre et, qui plus est,
n'en ont pas envie. De ce même papier sur lequel un juge vient
d'écrire un arrêt de coudamnation pour adultère, il détache un
morceau pour envoyer un billet doux à la femme de son collègue;
et cette femme avec laquelle vous \enez de cueillir le fruit dé-
fendu, un moment après et en votre présence, va s'élever plus du-
rement que ne l'eut fait l'orcie, contre cette même faute commise
par uue de ses connaissances. 11 en est qui condamnent à mort
pour des crimes qu'ils n'estiment même pas être de simples fautes.
J'ai vu en ma jeunesse un galant homme donner d'une main au
public des vers remarquables par leur beauté et leur dévergondage,
tandis qu'en même temps, de l'autre main il propageait sur la
Réforme une discussion théologique des plus violentes d'entre
celles que, depuis longtemps, le monde a vues se produire. Les
hommes sont ainsi : on laisse les lois et les principes suivre leur
chemin, et soi-même on en suit un autre, non seulement par dérè-
glement de mœurs, mais parce que souvent nous pensons et ju-
geons autrement. Écoutez prononcer un discours philosophique :
l'imagination, l'éloquence, la compétence s'y révèlent, nous frap-
pent sur le moment et nous émeuvent; mais il ne s'y trouve rien
qui empoigne et chatouille notre conscience, ce n'est pas à elle
qu'on parle; n'est-ce pas vrai? Comme disait Ariston: « une étuve,
4«2 . KSSAIS DE MONTAKiNK.
si elle lie ncUoye et ne decrass«\ Ùii |»'iil s'ari-ester à l'escorce :
mais rVsl apit's quon vn a rclir»' la iiioiiell<>. Comme après aiioir
aiialé le bon vin dviic hclli' ««tiipe, nous en «onsidciftns les jrra-
iieiin»s et l'nuura^ro. En loulfs les ihanihires de la phiiosophir an-
• ii'nne, vcvy se Irouuera, qu'vn niesme ounrier, y public; des rejfles
tie tempérance, et publie ensemble des escrils d'amour et desban-
che. El XenoplnMi, an giron de C.linias, esrriuit «onlre la vertu
Aristippi<|ue. Ce nesl pas qnil y ail vne coniiersion miraculeuse,
qui les agile à ondées. .Mais cest que Solon se représente tantosl
soy-mesmc, tanlosl en forme de législateur : tantost il parle pour
la presse, tantost pour .soy. El prend pour soy les règles libres et
naturelles, sasscurant dvne santé ferme et cnliere.
Curenlur dubij medicis maioribut segri.
Antisthenes permet au sage d'aimer, et faire à sa mode ce, qu'il
Irouuc esli-e oppoitun, sans s'attendre aux loix : daiitanl qu'il a
meilleur aduis quelles, et plus de cognoissancc de la vertu. S<:>n
disciple Diogenes, disoit, opposer aux perturbations, la raison : à
fortune, la confidence : aux loix, nature. Pour les eslomachs ten-
dres, il faut des ordonnances contraintes el artificielles. Les bons
estomachs se seruent sim|>lerocnl, des prescriptions de leur naturel
appétit. Ainsi font nos médecins, qui mangent le melon et boiueut
le vin fraiz, ce pendant qu'ils tieiment leur patient obligé au sirop
et à la panade. le ne sçay quels iiures, disoit la coiu-lisanne Lays,
quelle sapience, quelle philosophie, mais ces gens-là, baltenl aussi
sonnent à ma porte, (piaucuns autres. D'aulanl que noslre licence
nous porte lousioui-s au delà de ce qui nous est loisible, et permis,
on a estressy souuent outre la raison vniuerselle, les préceptes el
loix de Dostre vie.
Nemo »aliii crédit lanlum dclinquerc, qHanlum
Permuta».
Il seroit à désirer, (ju'il y eusl plus de proporlion du commande-
ment à l'obéissance. El semble la visée iniusb», à laipielle on ne
|M'ul atteindre. Il n'est si homme de bien, qu'il melb* à l'examen
de» loix toutes ses actions et pensées, qui ne soit pendable dix fois
en Ha vie. Voii-e tel, qu'il seroit lr*es-gran(i donimage, el Ires-iniuste
de punir et de penln-.
ou, quid ad le.
De cute quid facial ilU, «et illa iua?
El lel pourroil n'offencer point les loix, qui n'en merileroil poini
la louange d'homme de vertu : et que la philosophie feroil tres-
iuMemenl foiler. Tant celte ndalion est trouble et inégale. Nous
n auuns ganle d'c^tn- gens de bien selon Dieu : nous ne le sçau-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 463
une leçon ne sont d'aucun Iruit .si elles ne nettoient et ne décras-
sent ». On peut sattacher à considérer récorce, mais après seule-
ment qu'on a retiré la moelle; de même que ce n'est qu'après avoir
avalé le bon vin d'une belle coupe, qu'on en examine le travail et
les ciselures. Partout où, dans l'antiquité, on s'entretient de philo-
sophie, quelle que soit l'école, on trouve le même auteur rédiger
des règles de tempérance et libeller en même temps des pages sur
l'amour et la débauche. Xénophon, sur les genoux de Clinias, écrivait
contre la vertu telle que la prônait Aristippe. Ce n'est pas qu'il n'y
ait comme des ondées de conversion miraculeuse «jui nous agitent
par intervalles ; c'est ce que Solon peint très bien quand il se pré-
sente comme législateur ou en tant qu'individu, quand il parle pour
le peuple ou qu'il ne s'agit que de lui; dans ce dernier cas, se sen-
tant en parfaite santé, ne redoutant aucune défaillance, il suit en
toute liberté les règles tracées par la nature, « tandis que le ma-
lade en danger a besoin d'être traitr' par les plus habiles médecins
{Juvénal) ». — Antisthène permet au sage d'aimer, de faire ce qu'il
trouve opportun et d'en user comme il l'entend, sans tenir compte de
ce que les lois peuvent édicter, d'autant (jue son avis à cet égard
vaut mieux que ce qu'elles peuvent établir et qu'il s'y connaît davan-
tage en fait de vertu. Diogènc, son disciple, disait qu' " il faut oppo-
ser la raison aux désordres; à la fortune, la confiance; aux lois, la
nature ». Pour les estomacs délicats, il faut des ordonnances compo-
sées avec art et qu'ils observent à la lettre ; les bons estomacs n'ont
qu'à suivre simplement les prescriptions dérivant naturellement de
leur appétit; c'est ainsi qu'agissent les médecins: ils mangent du
melon, boivent le vin frais, tandis qu'ils astreignent leurs patients
au sirop et à la panade. « Je ne sais, disait la courtisane La'is, de
quels livres, de quelle sagesse, de quelle philosophie ces gens par-
lent, mais je les vois se bousculant à ma porte, aussi souvent que
les autres. » La licence, qui est le propre de notre nature, nous
portant toujours au delà de ce qui nous est loisible et permis, sou-
vent ou a restreint au delà de ce que, d'une façon générale, com-
mandait la raison, les préceptes et les lois qui régissent notre vie :
« L'homme ne croit jamais avoir atteint le terme assigné à ses passions
[Juvénal). » Il serait à désirer qu'entre le commandement et l'o-
béissance, la proportion soit mieux gardée; il semble injuste de
nous proposer un but auquel nous n'avons pas possibilité d'attein-
dre. Il n'est pas un homme de bien, consacrant toutes ses actions et
toutes ses pensées à l'étude des lois, qui dans sa vie ne se mette
dix fois dans le cas d'être pendu; et, dans le nombre, il en est qu'il
serait grand dommage et très injuste de perdre et de punir : « Que
t'importe. Oins, de quelle manière celui-ci ou celle-là dispose de sa
personne [Martial) ? » Il en est d'autres au contraire qui peuvent ne
pas offenser les lois, que nous ne saurions néanmoins tenir pour
des gens vertueux et que la philosophie flagellerait à très bon
droit, tant, sur ce point, il y a trouble et inconséquence! Nous som-
mes loin d'être des gens de bien, selon la doctrine divine: nous ne
464 ESSAIS DE MONTAICiNK.
rions oslit; mAon nous, l/liuniain»' sag»*sso, n'amiia ianials aux
ilrnuiis «luVllf s'csloil cllr niesnio pirscripl. Kl si dlo y csloil ar-
rineo, i-lle s'en prrsiriroil «iaiilrcs an delà, où elle aspirasl lous-
ioni-s Pl pretiMidisl. Tanl noslrc «'slal est onneniy «le ronsisUnco.
l/liommc s'ordonne à soy mesnie, d'eslir nécessairement en faute.
Il n'est jruere fin, de tailler son ohlifralioii. à la raison d'vn antre
eslre. <|U<« le sien. A qui prcsrripl-il ce, qu'il s'attend que personne
ne face? Luy est-il iniuste de ne faire point ce qu'il luy est iniprts-
sible de faire? Les ioix qui nous condamnent, à ne pouuoir pas,
nous eondainnent de ce que nous ne pouuous pas. Au pis aller,
cette difforme liberté, de se présenter à deux endroicls, et les ac-
tions d'vne façon, les discours de l'autre; soit loisible à ceux, qui
disent les choses. Mais elle ne le peut esti*e à ceux, qui se disent
eux niesmes, comme io fais. Il faut que i'aille de la plume comme
des pieds. La vie commune, doibl auoir conférence aux autres vies.
I^ vertu de Galon estoit vigoureuse, outre la raison de son siècle :
et à vn homme qui se mesloit de gouuerner les autres, destiné au
sei'iiice conunun; il se pourroil dire, que c'esloil vue iustice, sinon
iniuste, au moins vaine et hors de saison. Mes mœurs mesmes, qui
ne desconuiennent de celles, qui courent, à peine de la largeur
d'vn pouice, me rendent pourtant aucunement farouche à mon
aage, et inassociable. le ne sçay pas, si ie me Irouue desgoulé sans
raison, du monde, que ie liante; mais ie sçay bien, (|ue ce seroit
sans raison, si ie me plaiguoy, qu'il fusl dégoûté de moy, puis que
ie le suis de luy. La vertu assignée aux affaires du monde, est vne
vertu à plusieurs plis, eucoigneures, et couddes, pour s'appliquer
et ioindie à l'Iunnaine Ibiblesse : meslee cl artiiicielle; nuii droitte,
nette, constante, ny purement innocente. Les annales reproihent
ius(jues à celle beuie à <|uel(pi'vn de nos Hoys, de s'estre trop sim-
pb-ment laissé alb-r aux consciencieuses persuasions «le son confi's-
seui-. Les affaires d'estat ont des préceptes plus hardis.
Exeat auln.
ijui vult e$Be piua.
l'ay aulri'sfois issayé d'employer au si-nm r »lc«« inaiiK-iiD-ns pu-
bliipie<i, les opinions ••! n'jflrs de viure, ainsi rudes, n<*ufues, inipi»-
TKADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 465
saurions même l'être, d'après les règles que nous avons avons
nous-mêmes établies. La sagesse humaine n'est jamais parvenue à
i^emplir les devoirs qu'elle s'est tracés à elle-même; et si elle y
était arrivée, elle en édicterait d'autres plus rigoureux encore,
pour avoir toujours à quoi aspirer et prétendre, tant notre nature
est ennemie de ce qui est réalisable. L'homme se fait une néces-
sité de ne pouvoir éviter d'être en faute. Il n'est pas adroit de sa
part de se créer des obligations que seul pourrait remplir un
autre être que celui qu'il est; pour qui, ces prescriptions qu'il doit
s'attendre à ce que personne ne satisfasse? Est-il mal à lui de ne
pas faire ce qu'il est impossible qu'il fasse? Les lois qui nous con-
damnent à de telles impossibilités, nous condamnent de ce que
nous ne pouvons pas.
On peut à la rigueur admettre que dire et faire soient
dissemblables chez les gens qui professent la morale; mais
lui, parlant de lui-même, est tenu à. être plus conséquent.
L'homme public doit compter avec les vices de son temps;
les affaires publiques ne se traitent pas d'après les mêmes
principes que les affaires privées; il est fréquent de ne
pas trouver réunies chez un même homme les qualités né-
cessaires à ces deux genres d'affaires. — Au pis aller, prendre
cette liberté si contestable de se montrer sous deux aspects diffé-
rents : d'une façon quand on agit, d'une autre quand on parle, peut
être admis chez ceux qui traitent de sujets quelconques ; ce ne saurait
l'être chez ceux qui, comme je le fais, parlent d'eux-mêmes, il faut
alors que tout en eux marche d'accord. Une vie qui n'offre rien de
particulier est celle qui reste à l'unisson du milieu dans lequel elle
s'écoule ; la vertu de Caton était d'ordre trop élevé pour son siècle :
son esprit de justice, chez un homme qui se mêlait de gouverner
les autres, appelé à participer aux affaires publiques, pouvait pas-
ser, sinon pour de l'injustice, du moins pour être sans utilité et
hors de saison. Mes mœurs mêmes, quoique différant à peine de
l'épaisseur d'un doigt de celles qui ont cours, me rendent pourtant,
à mon âge, un peu sauvage et peu sociable. Je ne sais si c'est sans
raison que je me trouve dégoûté de la société que je fréquente,
mais ce serait bien à tort que je me plaindrais qu'elle le soit de
moi puisque je le suis d'elle. La vertu que réclament les affaires
de ce monde, est une vertu qui présente des plis, des angles, des
coudes qui lui permettent de s'appliquer et de s'adapter à la fai-
blesse humaine ; elle est mélangée, composée ; elle n'est pas droite,
nette, constante, d'une pureté immaculée. Les chroniques de notre
temps reprochent a un de nos rois de s'être jusqu'ici, sous l'im-
pulsion de son confesseur, trop complètement abandonné aux con-
seils que lui suggérait sa conscience; les affaires publiques se di-
rigent d'après des règles de conduite moins timorées : « Quitte la
cour, si tu veux rester pieux {Lucain). »
J'ai autrefois essayé d'appliquer à la gestion des affaires publi-
ques les règles et principes que j'apporte dans ma manière de
ESSAIS DE ilONTAIGNE. — T. III. 3()
46G ESSAIS DE MONTAIGNE.
lies ou inipolUies, comme ie les ay nées chez moy, ou rapportées de
mon institution ol desquellos ie me sers, sinon si commodeement
au moins seunMuenl en particulier : une vertu scholastique »>l
nouice : ie les y av IrouiHH's ineptes et dangereuses. Celiiy qui \a
«Ml la presse, il faut qu'il franchisse, qu'il serre ses couddes, qu'il
i-ecule, ou qu'il anance, voire qu'il quitte le droict chemin, selon ce
qu'il rencontre. Qu'il viue non tant selon soy, que selon autruy :
non selon «»> qu'il se propose, mais selon ce qu'on luy propose : se-
lon le temps, selon les hommes, selon les affaires. Platon dit, que
qui eschappe, braves nettes, du maniement du monde, c'est par
miracle, qu'il en eschappe. Et dit aussi, que quand il ordonne son
philosophe chef d'vne police, il n'entend pas le dire d'vne polico
corrompue, comme celle d'Athènes : et encore bien moins, comme
la nostre, enuers lesquelles la sages.se mcsme perdroit son Latin.
Et vue bonne herbe, transplantée, en solage fort diuei-s à sa con-
dition, se conforme bien plustost à iceluy, qu'elle ne le reforme à
soy. le sens que si i'auois à me dresser tout à fait à telles occupa-
tions, il m'y faudroit beaucoup de changement et de rabillage.
Quand ie pourrois cela sur moy, et pourquoy ne le pourrois ie,
auec le temps et le soing? ie ne le voudrois pas. De ce peu que ie
me suis essayé en cette vacation; ie m'en suis d'autant degousté. le
me sens fumer en l'ame par fois, aucunes tentations vers l'ambi-
tion : mais ie me bande et obstine au contraire :
Al lu, Calulle, obslinalus obdura.
On ne m'y appelle gueres, et ie m'y conuie aussi peu. La liberté et
l'oysiueté, qui sont mes maistresses qualitez, sont qualitcz, diamé-
tralement contraires à ce mcstier là. Nous ne sçauons pas distin-
guer les facidlt'z des hommes. Elles ont des diuisions, et bornes,
n«al-aysoes à <hoisir et dolirales. De conclurre par la sul'Jisanc»'
d'vne vie particulière, (juclque suffisance à l'vsage public, c'est mal
conclud. Tel se conduict bien, qui ne conduict pas bien les autres :
et faict des Essais, qui ne sçauroit faire des effects. Tel dirsse bien
vn siège, qui dresseroit mal vue bataille : et discourt bien en priué,
qui harangueroit mal ou vn peuple ou vn Prince. Voire à l'auan-
ture, i'st-<«' plustost tesinoignage à celuy <|ui peut l'vn, de ne pouuoir
point l'autre, ({u'aulretnent. le Irouue que les esprits hauts, ne sont
de guère moins aptes aux choses basses, que les bas esprits aux
hautes. E.stoit-il à croire, que Socrates eust appresté aux Athéniens
matière de rire à ses despens, pour n'auoir onques sçeu computer
les suffrage.s de sa tribu, et en faire rapport au conseil? (Certes la
vénération, en quo\ i'ay les perfections de ce personnage, mérite,
que sa fortune fournisse à l'excuse de mes principales iiiiperlec-
lions, vil si niagnilique cxeinple. Nostre suftlsance est détaillée à
luunues pici-fs. La iiiifiiiD- ii'.i poinl de latifinlf. •■! si i-sl chotifue
TRADUCTION. — UV. ITI, CH. IX. 467
vivre; règles et principes rudes, différents de ceux en cours, peu
raffinés, mais irréprochables, tels qu'ils sont innés en moi ou résul-
tent de mon éducation et dont j'use dans la vie ordinaire, sinon en
y trouvant commodité, du moins sans risque de dévier dans ce que
m'inspire une vertu sans expérience et purement scolastique; or j'ai
constaté que, dans le monde des affaires, c'est là chose inepte et dan-
gereuse. Il faut, quand on se mêle à la foule, se contourner, serrer
les coudes, reculer, avancer, quitter parfois le grand chemin suivant
le cas; vivre non pas tant suivant ce que l'on voudrait, que suivant
ce que veulent les autres; non selon ce qu'on se propose, mais selon
ce qu'on vous propose; selon le temps, les hommes, les affaires.
Platon dit que c'est miracle, quand quelqu'un mêlé à la politique en
sort la conscience nette; il dit aussi que lorsqu'il place son philo-
sophe à la tète d'un gouvernement, il n'entend pas dire que ce
soit à la tête d'un gouvernement corrompu comme celui d'Athènes,
et bien moins encore comme le nôtre, où la sagesse elle-même per-
drait la raison; une bonne herbe transplantée dans un terrain fort
différent de celui qui lui convient, se transforme beaucoup plus
suivant ce terrain qu'elle ne le transforme à sa convenance. Je sens
que si j'avais à refaire mon éducation en vue d'occupations de cette
nature, il faudrait opérer en moi beaucoup de changements et d'ap-
propriations. Si je pouvais me transformer de la sorte (et pourquoi
n'y arriverais-je pas avec du temps et de l'attention?) je ne voudrais
pas l'entreprendre. Le peu durant lequel je m'y suis essayé, m'en a
dégoûté; je sens parfois s'élever en moi des bouffées d'ambition, je
me raidfs contre ces tentations et leur résiste : <c Ferme, Catulle,
tiens bon jusqu'à la fin {Catulle). » On ne m'y sollicite guère et j'y
suis tout aussi peu porté; la liberté et l'oisiveté, qui sont mes deux
penchants dominants, sont des qualités diamétralement opposées à
ce qu'il faut dans ce métier. Nous ne savons pas distinguer les fa-
cultés de chacun; elles se subdivisent et se délimitent de telle façon
qu'elles sont difficiles à distinguer, délicates à apprécier. Conclure
de ce que quelqu'un fait preuve de capacité dans la vie privée, qu'il
est capable de gérer les affaires publiques, c'est conclure mal; tel
se dirige bien, qui ne dirige pas bien les autres; tel écrit des Essais,
qui est impropre à l'action; tel conduit bien un siège, qui conduirait
mal une bataille ; parle bien en petit comité, qui haranguerait mal
une foule ou un prince; pouvoir l'un est peut-être même un indice
qu'on ne peut l'autre, plutôt qu'on en est capable. Je constate que les
esprits élevés ne sont guère moins aptes aux choses d'ordre infé-
rieur, que les esprits inférieurs ne le sont pour les grandes choses.
Aurait-on cru que Socrate ait donné lieu aux Athéniens de rire de
lui, pour n'avoir jamais pu compter les suffrages de sa tribu et en
faire rapport au conseil? certes, la vénération en laquelle je tiens
les perfections de ce personnage, fait que je puis bien invoquer,
comme excuse de mes imperfections, le cas particulier que je trouve,
dans ce modèle incomparable. Notre capacité se détaille par le
menu; la mienne s'étend à peu de choses et est, en tout, fort res-
468 ESSAIS DE MONTAÏGNE.
en nombre. Salurniniis, à ceux qui luy auoient déféré loul com-
inaDdemenl : Coinpaignoiis, lit-il, vous auez perdu vn bon capi-
laino, pour en faire vu mauvais f^eneral d'année. Qui se vante,
en vn temps malaiie, connue cestuy-cy, d'employer au seruice du
monde, vne vertu naifue et sincère : ou il ne la cognoist pas, les
opinions se corrompans auec les mœurs (de vray, oyez la leur
peindre, oyez la pluspart se glorifier de leurs deportemens, et for-
mer leurs règles; au lieu de peindre la vertu, ils peignent l'inius-
tice toute pure et le vice : et la présentent ainsi fauce à l'institu-
tion des Princes) ou s'il la cognoist, il se vante à tort : et quoy
qu'il die, faicl mille choses, dequoy sa conscience l'accuse. le croi-
rois volontiers Seneca de l'expérience qu'il en fit en pareille occa-
sion, pourueu qu'il m'en voulust parler à cœur ouuert. La plus
honnorable marque de bonté, en vne telle nécessité, c'est reco-
gnoistre librement sa faute, et celle d'autruy : appuyer et retarder
de sa puissance, l'inclination vers le mal : suyure enuis cette
pente, mieux espérer et mieux désirer. l'apperçois en ces desmem-
bremens de la France, et diuisions, où nous sommes tombez, cha-
cun se trauailler à deffendre sa cause : mais iusques aux meilleurs,
auec desguisement et mensonge. Qui en escriroit rondement, en
escriroit témérairement et vitieusement. Le plus iuste party, si est-
ce encore le membre d'vn corps vermoulu et véreux. Mais d'vn tel
corps, le membre moins malade s'appelle sain : et à bon droit,
d'autant que nos (lualitez n'ont tiltre qu'en la comparaison. L'inno-
cence ciuile, se mesure selon les lieux et saisons. l'aymerois bien à
voir en Xenoplion, vne telle louange d'Agesilaus. Estant prié par
vn Prince voi-sin, auec lequel il auoit autresfois esté en guerre, de
le laisser passif en ses terres, il l'octroya : luy donnant passage à
trauers le Péloponnèse : et non seulement ne l'emprisonna ou em-
poisonna, le tenant à sa mercy : mais l'accueillit courloisemenl,
suyuant l'obligation de sa promesse, sans luy faire ollence. A ces
humeurs là, ce ne seroit rien dire. Ailleurs et en autre lempfe, il se
fera conte de la fraucbise, et magnanimité d'vne telle action. Ces ba-
bouyns capetles s'en fussent moquez. Si peu retire l'innocence
Spartaine à la Françoise. Nous ne laissons pas d'auoir (b-s hommes
verliiciiv : mais ci'sl s(>|i>ii ikhis. Oui :i ses ind'iirs e>^l;ililics (>ii re-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 469
treinte. Saturninus dit à ceux qui lui avaient déféré le commande-
ment suprême : « Compagnons, vous perdez un bon capitaine, pour
en faire un mauvais générai d"armée. »
Une vertu naïve et sincère ne peut être employée à la
conduite d'un état corrompu ; du reste, sa notion s'altère
dans un milieu dépravé. Quoi qu'il en soit, on doit toujours
obéissance à ceux qui ont charge d'appliquer les lois, si
indignes qu'ils soient. — Celui qui, en des temps malades comme
Test le nôtre, se vante de mettre au service des affaires de ce
monde une vertu naïve et sincère, ou ne sait ce qu'est une pareille
vertu, parce que les idées se corrompent quand les mœurs le sont
(et, de fait, voyez comme on la dépeint; comme la plupart se glo-
rifient de leurs débordements et y conforment les règles qu'ils se
tracent, en son lieu et place c'est l'injustice et le vice dans toute
leur réalité que l'on décrit et qu'ainsi travestis on présente aux
princes dont on fait l'éducation); ou bien, sïl la connaît, se vante
bien à tort de l'appliquer, car, quoiqu'il dise, il fait mille choses
contre sa conscience. Je croirais volontiers Sénèque, s'il m'entre-
tenait de l'expérience qu'il en fit dans des conditions toutes sem-
blables, et qu'il voulût bien en parler à cœur ouvert. — La marque
la plus honorable de notre disposition à faire le bien est, en ces
temps de contrainte, de reconnaître loyalement ses fautes et celles
d'autrui, de prêter son concours pour retarder dans la mesure où
on le peut la tendance au mal, de ne suivre qu'à regret cette voie,
d'espérer et désirer mieux. Dans ces divisions qui nous assaillent
et qui ont fait de la France la proie des partis, je vois chacun,
même parmi les meilleurs, avoir recours y la dissimulation et au
mensonge pour défendre sa cause; celui qui en écrirait l'histoire,
se fiant aux apparences, serait bien téméraire et absolument dans
le faux. Le parti le plus juste n'est quand même qu'un membre
d'un corps vermoulu et véreux; mais le membre le moins malade
d'un corps en pareil état n'en passe pas moins pour sain et cela
à bon droit, parce que ce n'est que par comparaison que nos qua-
lités se titrent; l'innocence dans la vie politique se mesure selon
les lieux et les saisons. — J'aurais aimé que Xénophon eût donné à
Agésilas l'éloge que lui méritait le fait suivant : Un prince voisin,
avec lequel il avait été autrefois en guerre, lui ayant demandé de
lui laisser traverser son territoire, il accéda à sa demande et lui
donna passage à travers le Péloponèsc; l'ayant à sa merci, non
seulement il ne l'emprisonna ni ne l'empoisonna pas, mais il l'ac-
cueillit avec courtoisie comme il s'y était obligé par sa promesse
et ne se livra vis-à-vis de lui à aucune offense. Avec les idées d'au-
jourd'hui, une telle promesse ne signifierait rien; mais, ailleurs et
en d'autres temps, la franchise et la magnanimité étaient en hon-
neur; ces bambins d'écoliers de nos jours s'en fussent moqués,
tant la vertu des Spartiates a peu de ressemblance avec la vertu
française. Ce n'est pas que nous manquions d'hommes vertueux,
mais ils le sont tels que nous les concevons. Celui dont les senti-
470
ESSAIS DE MONTAHiNE.
glenient au dessus de son siècle : ou qu'il torde, et émousse ses
règles: ou, ce que ie hiy conseille pluslost, qu'il se relire à quar-
tier, et ne se mesic point de nous. Qu'y gaigneroit-il?
Fgregium sanelùmqur rirum $i cerno, bimcmbri
Hoc monittriim puero, et miranti inm sub aratro
Pixcifim iniietilis. cl fœtie compara muta.
On peut regretter les meilleurs temps : mais non pas luyr aux
presens : on peut désirer autres magistrats, mais il faut ce no-
nobstant, obeyr à ceux icy. Et à laduanlure y a il plus de recom-
mendation d'obeyr aux mauuais, (ju'aux bons. Autant que limage
des loix receuës, et anciennes de cette monarchie, reluyra on quel-
que coin, m'y voila planté. Si elles viennent par malheur, à se con-
tredire, et empescher entr'elles, et produire deux parts, de chois
doubteux, et difficile : mon élection sera volontiers, d'eschapper, et
me desrober à cette tempeste. Nature m'y pourra prester ce pen-
dant la main : on les hazards de la guerre. Entre Cœsar et Pom-
peius, ie me fusse franchement déclaré. Mais entre ces trois vo-
leurs, qui vindrent depuis, ou il eust fallu se cacher, ou suyure le
vent. Ce que i'estime loisible, quand la raison ne guide plus.
Quô ftiuersHs abis?
Cette farcisspure, est vn peu hors de mon thème. le m'esgare :
mais plustost par licence, que [par mesgarde. Mes fantasies se
suyucnt : mais par fois c'est de loing : et se regardent, mais d'vne
veuë oblique. l'ay passé les yeux sur tel dialogue de Platon : mi-
party d'vnc fantjistiquo bigarrure : le douant à l'amour, tout le bas
à la' rheloritjue. Ils ne craignent point ces muances : et ont vne
merueilleuse gi*ace à se laisser ainsi rouller au vent : ou à le sem-
bler. I.cs noms df mes chapitres n'en embrassent pas tousiours la
matière : souuent ils la dénotent seulement, par quelque marque :
comme ces autres l'Andrie, l'Eunuche; ou ceux cy, Sylla, Cicero.
Torquatus. l'ayme l'alleure poétique, à sauts et à gambades. C'est
vn art, comme dit Platon, léger, volage, demoniacle. il est des ou-
urages en Phitarquc, où il oublie son thème, où le pi-opos de son
argument ne se trouue que par incident, tout esloufTé en matière
estrangerc. Voyez ses alleurcs au Da;mon de Socrates. 0 Dieu, que
ce» gaillardes escapades, que cette variation a de beauté : et plus
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 471
ments s'élèvent au-dessus de ce qui est de règle en son siècle, doit
les faire fléchir ou les émousser; ou bien, et c'est ce que je lui con-
seille de préférence, se mettre à l'écart et ne pas se mêler à nous,
il n'a rien à y gagner : « Si je viens à rencontrer un homme intègre et
vertueux, je compare ce monstre à un enfant à deux têtes, ou à. des
poissons qu'un laboureur ébahi trouverait sous le soc de sa charrue,
ou encore à une mule féconde {Juvénal). » — On peut regretter des
temps meilleurs, mais on ne peut se dérober à l'état présent; on
peut désirer d'autres magistrats, il n'en faut pas moins obéir à ceux
qui sont en fonctions ; et peut-être y a-t-il plus de mérite à obéir aux
mauvais qu'aux bons. Tant que, dans quelque coin, demeurera un
représentant des lois dont nous a dotés notre vieille monarchie, je
ne le quitterai pas; mais si, par malheur, une scission se produit,
que sous l'action des partis contraires qui entravent son existence,
elle vienne à se fractionner en deux, et que le choix entre les deux
soit douteux et difficile, je me résoudrai probablement à échapper
et à me dérober à cette tempête; la nature pourra m'y aider, peut-
être aussi les hasards de la guerre. Entre César et Pompée j'eusse
franchement pris parti; mais entre ces trois voleurs qui vinrent
après eux, il eût fallu ou se cacher ou suivre le courant, ce que
j'estime licite, quand la raison est devenue impuissante à nous
guider.
Si Montaigne sort aussi fréquemment de son sujet, c'est
qu'il s'abandonne aux caprices de ses idées qui, en y re-
gardant de près, ne sont pas aussi décousues qu'elles en
ont l'air; et puis, cela oblige le lecteur a plus d'attention.
— « Où vas-tu t' égarer [Virgile)! » Ces excursions sont à la vérité
un peu en dehors de mon sujet; je m'égare, mais plutôt par licence
que par mégarde ; mes pensées ne cessent de tenir les unes aux au-
tres, bien que parfois d'assez loin; elles ne se perdent pas de vue,
quoique quelquefois il leur faille un peu tourner la tête pour s'a-
percevoir. J'ai eu sous les yeux un dialogue de Platon construit de
même sorte, présentant deux parties conçues chacune dans des
genres absolument différents; au commencement il n'y est question
que d'amour, tandis que la fin est uniquement consacrée à la rhé-
torique. Il est des auteurs qui ne craignent pas de passer ainsi d'un
sujet à un autre sans rapport avec le précédent, et qui apportent
une grâce merveilleuse à se laisser aller au gré du vent ou à sem-
bler s'y abandonner. — Les titres de mes chapitres ne sont pas
toujours en concordance avec les matières qui y sont traitées ; sou-
vent la relation ne se manifeste que par quelques mots comme dans
l'Andriennc et l'Eunuque, ou dans Sylla, Cicéron, Torquatus. J'aime
à aller par bonds et par sauts, à la façon des poètes, légère, ailée,
divine comme la qualifie Platon. Il y a des ouvrages de Plutarque
où il oublie son thème, et où l'argument qu'il traite n'apparaît
qu'incidemment, perdu au miheu de sujets qui lui sont étrangers ;
voyez, par exemple, comme il procède dans son démon de Socrate.
Dieu ! que ces escapades pleines de sève, que ces variations ont de
472 ESSAIS DK MONTAHINE.
lors, que plus clic relire au nonchalant cl forUiit! C'est rindiligenl
lecteur, (jui poni mon subicct; non [»as moy. Il s'en tronnora toiis-
iours en vu coing quelque mol, qui ne laisse pas d'estre hastanl,
quo^v qu'il soit serré. le vois au change, indiscrelleraenl et tumul-
tuairemont : mon slile, et mon esprit, vont vagabondant de mes- •
mes. Il faut auoir vn peu de folie, qui ne veut auoir plus de sot-
tise : disent, et les préceptes de nos maistres, et cncorcs plus leurs
exemples. Mille poètes trainent et languissent à la prosaïque, mais
la meilleure prose ancienne, et ie la semé céans indiiTeremment
pour vers, reluit par tout, de la vigueur et hardiesse poétique, et i
représente (piolque air de sa fureur. Il luy faut certes quitter la
maistrise, et prééminence en la parlerie. Le poêle, dit Platon, assis
sur le trépied des Muses, verse de furie, tout ce qui luy vient en la
bouche : comme la gargouille d'vne fontaine, sans le ruminer et
poiser : et luy eschappe des choses, de diuerse couleur, de con- - .
traire substance, et d'vn cours rompu. Et la vieille théologie est
toute poésie, disent les sçauants, et la première philosophie. C'est
l'originel langage des Dieux, l'entends que la matière se distingue
.soy-mcsmes. Elle montre assez où elle se change, où elle conclud,
où elle commence, où elle se reprend : sans l'entrelasser de paroi- i
les, de liaison, et de cousture, inlroduictcs jKJur le seruicc des
oreilles foibles, ou nonchallantes : et sans me gloser moy-mesme.
Qui est celuy, ([ui nayme mieux n'cstre pas leu, que de Testre en
dormant ou en fuyant? JVi7a7 est tant vtile, qnod in transita prosil.
Si prendre des liurcs, estoit les apprendre : et si les veoir, estoit les .
regarder : et les parcourir, les saisir, i'auroy tort de me faire du
tout si ignorant que ie dy. Puisque ie ne puis arrester l'attention du
lecteur par le poix : manco mule, s'il aduientipieie l'arresle par mon
cmbrouïlleure. Voire mais, il se ivpcntira par après, de s'y estrc
amusé. C'est mon : mais il s'y sera tousiours amuse. El puis il est 3
des humeurs comme cela, à (|ui l'inU^lligence porte desdain : qui
m'en estimeront mieux de, ce (ju'ils ne sçauront ce que ie dis : ils
conclurront la profondeiu- de mon sens, par l'obscurité. Laquelle à
parler en bon (;scicnl, ie hay bien fort : et l'euiterois, si ie me sça-
uois euitcr. Aristote se vante en quebpie lieu, de l'airectei-. Vitieuse .
affectation. Par ce que la coupure si fréquente des chapitres, de-
quoy i'vsoy au commencement, ma semblé rompre l'attention
auant qu'elle soit née, cl la dissoudre : dédaignant >y coucher
pour si peu, et se recueillir : ie me suis mis à les faire plus longs :
(pii requièrent de la proposition et du loisir assigné. En telle, occu- ♦
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 473
beauté ! elles en ont d'autant plus qu'elles semblent échappées à la
plume et le fait du hasard. — C'est le lecteur manquant d'attention
qui perd de vue mon sujet, et non moi; en quelque coin se trouvent
toujoursquelquesmots qui, si réduits qu'ils soient, suffisent cependant
pour montrer que je l'ai présent à l'esprit. Je passe de l'un à l'autre
sans règle, sans transition ; mon style et mon esprit vagabondent
simultanément. Un peu de folie prévient un excès de sottise, au dire
de nos maîtres et plus encore d'après leurs exemples. — Mille poè-
tes se traînent languissamment comme s'ils écrivaient en prose,
tandis que la meilleure prose des temps jadis, et j'en donne ici in-
différemment des échantillons tout comme je fais des vers, resplen-
dit constamment de la vigueur et de la hardiesse de la poésie ; elle
a quelque peu de la passion qui l'anime. A celle-ci, sans conteste,
la prééminence en ce qui touche l'expression de la pensée; le poète,
dit Platon, assis isur le trépied des Muses, déverse à flots tout ce qui
lui vient à l'idée, comme coule l'eau de la gargouille d'une fontaine,
sans y réfléchir, sans le peser; et il s'en échappe des choses de
toutes couleurs, contraires les unes aux autres, formant une suite
de propos interrompus. Platon lui-même est constamment inspiré
du souffle poétique ; la théologie ancienne, disent les savants, est
toute poésie, et, au dire des premiers philosophes, c'était à l'origine
le langage des dieux. — J'entends que lorsqu'on écrit, les sujets se
distinguent d'eux-mêmes, qu'on voie où on en change, où on con-
clut; où l'un commence, où un autre reprend, sans qu'il soit néces-
saire de les accompagner de ces circonlocutions, introduites pour
les oreilles faibles ou inattentives, qui les raccordent elles lient les
uns aux autres; je ne veux pas me commenter moi-même. Quel est
celui qui n'aime pas mieux n'être pas lu que de l'être en dormant, ou
au galop : « Il n'y a rien, si utile que ce soit, qui soit utile si on ne fait
que passe?' (Sénèque). » Si prendre un livre c'était l'apprendre, si
le voir c'était le fouiller profondément du regard, et le parcourir
s'en pénétrer, j'aurais tort de me faire en toutes choses aussi igno-
rant que je le dis. — Ne pouvant lixer l'attention du lecteur par
la valeur de ce que j'écris, « ce ne sera pas déjà si mal » s'il advient
que je l'arrête par le pêle-mêle que j'y introduis. « Oui vraiment,
dites-vous, mais après s'en être amusé, il le regrettera? » Sans
doute, toujours est-il qu'il n'aura pas laissé d'en éprouver de la
distraction. Et puis, il est des caractères ainsi faits, qui dédaignent
ce qu'ils comprennent; ils m'estimeront d'autant plus qu'ils ne sau-
ront ce que je veux dire et concluront de la profondeur de ma pen-
sée par son obscurité, ce qu'à franchement parler, je hais très fort
et éviterais si je savais faire autrement. Aristole se vante quelque
part de rechercher de parti pris cette obscurité ; c'est un grand
tort. — Au début, je multipliais les chapitres, mais il m'a paru que
cela rompait l'attention avant qu'elle ne fût éveillée et la faisait
s'évanouir par le dédain qu'elle éprouvait à se recueillir et à se fixer
pour si peu ; je me suis mis alors à les faire plus longs, ce qui
oblige à apporter à leur lecture une intention bien arrêtée et à y con-
474 ESSAIS DE MONTAIGNE. .
palion, à qui on ne veut donner vne seule heure, on ne veut rien
donner. El ne fait on rion pour ccluy, pour qui on ne fait, qu'autre
chose faisant. loinl, qu'à l'aducnturc ay-ic quelque ohlipalion par-
ticulioro, à lu* dire qu'à di'iny, à dire conruscmcnl, à dire discor-
dammonl. le veux donq mal à celte raison Iroubic-feste. Et ces
proiecls exlrauagants i|ui Irauaillcnt la vie, et ces opinions si fines,
si elles ont do la veiilé; ie la Irouuc trop chère et trop incommode.
Au rebours : ie m'employe à faire valoir la vanité raesme, et l'as-
nerie, si elle m'apporlc du plaisir. Et me laisse aller après mes
inclinations naturelles sans les coiitrcroUer de si près. l'ay veu
ailleurs des maisons ruynées, et jies statues, et du ciel et de la terre :
ce sont tousiours des hommes. Tout cela est vray : et si pourtant
ne sçauroy reuoir si souucnt le tombeau de cette ville, si grande,
et si puissante, que ie ne l'admire et reuere. Le seing des morts
nous est en recommandation. Or i'ay esté nourry des mon enfance,
auec ceux icy. l'ay eu cognoissance des affaires de Rome, longtemps
auant que ie l'ay eue de ceux de ma maison. le sçauois le Capitole
et son pJant, auant que ie sceussc le Louure : et le Tibre auant la
Seine. J'ay eu plus en teste, les conditions et fortunes de Lucullus,
Metellus, et Scipion, que ie n'ay d'aucuns hommes des nostres. Us
sont très passez. Si est bien mon père : aussi entièrement qu'eux :
et s'est esloigné de moy, et de la vie, autant en dixhuict ans, que
ceux-là ont faict en seize cens : duquel |)Ourtant ie no laisse pas
d'embrasser et practiquer la mémoire, l'amitié el société, d'vne
parfaicte vnion el Ires-viuc. Voire, de mon humeur, io me rends
plus officieux cnuers les Irespasscz. Ils ne s'aydcnt plus, ils en re-
quièrent ce mo semble d'autant plus mon ayde. La gratitude est là,
iustemenl en son lustre. Le bion-faict est moins richonienl assigné,
où il y a rétrogradation, et réflexion. Arcesilaus visitant Ctcsibius
malade, et le trouuant en panure estai, luy fourra tout bellement
soubs le (hcuet du licl, de l'argent qu'il luy donnoit. Et on le luy
celant, luy donnoit en outic, (luitlance de luy en sçauoir gré. Ceux
qui ont mérité de moy, de l'amitié el de la recognoissance, ne l'onl
iamais perdue pour n'y estre plus : ie les ay mieux payez, et plus
soigncusemj'nl, absens el ignorans. le parle plus alTortuousement
de mes amis, quand il n'y a plus de moyen qu'ils le sçachenl. Or
i'ay attaqué cent querollos pour la delTence de Pompeius, et pour
la cause de Brulus. Celle accoinlance dure encore onlro nous. Los
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 475
sacrer un temps déterminé. Ne pas donner au moins une heure à
une semblable occupation, c'est ne vouloir rien y donner; et ce n'est
pas faire, que de ne pas se donner tout entier à ce que l'on fait. De
plus, il m'est personnellement commode de ne m'exprimer qu'à
moitié, de parler un peu confusément et à tort et à travers; et j'en
veux à la raison qui vient y jouer le rôle de trouble-féte. Je trouve
qu'elle est fort gênante et se paie trop cher, quand elle s'immisce
au nom de la vertu dans les projets extravagants que nous for-
mons au cours de la vie et dans les opinions fantaisistes que nous
concevons. Par contre, je m'emploie à tirer parti de la bêtise, de la
vanité, si elles peuvent m'être une cause de plaisir, et je m'aban-
donne à mes penchants naturels sans y regarder de bien près.
Affection particulière de Montaigne pour la ville de
Rome, due aux souvenirs des grands hommes qu'elle a
produits; aujourd'hui encore n'est-elle pas la ville univer-
selle et la seule qui ait ce caractère? — J'ai vu ailleurs, en
bien des lieux, des ruines de monuments, des statues, un ciel, des
terres autres; l'homme y est toujours le même. Bien que cela soit
vrai partout, je ne puis cependant, aussi souvent que je vois les
restes de l'ancienne Rome, si grande, si puissante, me défendre de
l'admirer et de la révérer. Le culte des morts nous est recommandé;
or, dès mon enfance, j'ai été nourri des souvenirs de ceux-ci. Je
savais ce qui se rapportait à cette capitale de l'univers, bien avant
d'être initié à mes propres aiTaires ; je connaissais le Capitole et sur
quel plan il est construit, avant de connaître le Louvre ; je savais
ce qu'était le Tibre, avant de connaître la Seine. J"ai été plus occupé,
bien qu'ils soient trépassés, du caractère et de la fortune des Lu-
cullus, des Métellus et des Scipions que d'aucuns des nôtres. Mon
père, mort aussi, l'est pour moi au même degré qu'eux ; il s'est autant
éloigné de moi depuis dix-huit ans qu'il n'est plus, qu'eux en seize
siècles, et pourtant je ne cesse d'embrasser et de cultiver sa mé-
moire; son amitié, sa société sont toujours aussi vivement présentes
à mon esprit, car il est dans mon tempérament de mieux remplir
peut-être mes devoirs envers les morts qu'envers les vivants; ne
pouvant s'aider, ils n'en ont, ce me semble, que plus de droits à
mon assistance ; la gratitude est là, à même de se montrer dans
tout son éclat; un bienfait perd de son mérite, lorsqu'on peut s'at-
tendre à être payé de retour. Arcésilas, rendant visite à Ctesibius
qui était malade, et le trouvant dénué de ressources, glissa tout
doucement sous le chevet de son lit de l'argent dont il lui faisait
don, le tenant en outre quitte de lui en savoir gré en le lui laissant
ignorer. Ceux qui ont mérité mon amitié et ma reconnaissance, ne
les ont pas perdues pour n'être plus ; je m'acquitte d'autant mieux
et avec plus de soin vis-à-vis d'eux, qu'ils ne sont plus là et qu'ils
l'ignorent; je parle encore plus affectueusement de mes amis, quand
ils n'ont plus possibilité d'apprendre ce que je dis d'eux. J'ai cent
fois entamé des discussions pour la défense de Pompée et la cause
de Brutus; la sympathie que je leur porte subsiste toujours; même
470
ESSAIS DE MONTAIGNE.
choses prcscDtcs mesmcs, nous ne les tenons que par la Tantasie.
Me Irouuanl inutile à ce siècle ie me reiccle à cet autre. El en suis
si embabouyné, que Testât de cette vieille Rome, libre, iuste, et
florissante, car ic n'en ayme, ny la naissance, ny la vieillesse, m'in-
téresse et me passionne. Parquoy ie ne sçauroy reuoir si souuent,
l'assiette de leurs rues, et de leurs maisons, et ces ruynes profondes
iusques aux Antipodes, que ie ne m'y amuse. Est-ce par nature,
ou par erreur de fanlasie, que la veuë des places, que nous sçauons
auoireslé lianlées et habitées pai- personnes, desquelles la mémoire
est en recommendation, nous émeut aucunement plus, qu'ouïr le
récit de leurs faicts, nu lire leurs escrits? Tanta vis (ulmonitionis
inesl in locis! Et id qxddem in hnc vrbe inflnitum : quacumque enim
inf/redimui'f in aliqnam histonam vestùjium ponimm. Il me plaist
de considérer leur visage, leur port, et leurs vestements. le remas-
che ces grands noms entre les dents, et les fais retentir à mes
oreilles. Ego iibs veneror, et tantis nominibus semper assurgo. Des
chose-s qui sont en quelque partie grandes et admirables, l'en ad-
mire les pailles mesmes communes. le les visse volontiers deuiscr,
promener, et soupper. Ce seroil ingratitude, de mespriser les reli-
ques, et images de tant d'honnestes hommes, et si valeureux les-
quels i'ay veu viure et mourir : et qui nous donnent tant de bonnes
iiislructions par leur exemple, si nous les sçauions suyure. Et puis
celte mesme Rome que nous voyons, mérite qu'on l'ayme. Confédé-
rée de si long temps, et par tant de tiltres, à nostre couronne.
Seide ville commune, et vniuerselle. Le magistrat souuerain qui y
commande, est recognu pareillement ailleurs : c'est la ville metro-
()olilaine de toutes les nations Chrestiennes. L'Espaignol cl le Fran-
çois, chacun y est chez soy. Pour estre des Princes de cet estai, il
ne faut qu'eslre de Chrestienlé, où qu'elle soit. Il n'est lieu çà bas,
que le ciel ayt embrassé auec telle influence de faneur, et telle
constance . Sa ruync mesme est glorieuse et enflée.
Laudandis precionior ruinia.
Encore relienl elle au tombeau des marques et image d'empire. VI
pfflam sit vno in loco gaudcntis opus esse naluric. Quchpivu se blas-
meroil, et se mulineroil en soy-mesme, de se sentir chalouïller d'vn
si vain plaisir. Nf)s humeurs ne sont pas lro(» vaines, qui sont plai-
santes. Quelles qu'elles soyent qui contentent constamment vn
homme capable de sens commun, ie ne sçaurois auoir le cœur de le
pleindrr. !«• doibs beaucoup à la Fortune, dequov iusques à celle
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 477
aux choses présentes, nous ne nous y attachons que par un effet de
notre imagination. Reconnaissant mon inutilité en ce siècle, je me
rejette sur cet autre, et j'en suis si aveuglément séduit, que ce qui
touche cette vieille Rome, à l'époque oîi elle était libre, juste et flo-
rissante (car je n'en aime ni les débuts, ni le déclin), m'intéresse et
me passionne; c'est pourquoi, aussi souvent que je revois l'empla-
cement de ses rues et de ses maisons, ses ruines qui s'enfoncent
sous terre jusqu'aux antipodes, c'est toujours avec le plus grand in-
térêt. Est-ce un effet de la nature ou une erreur d'imagination qui
font que la vue des lieux que nous savons avoir été habités et fré-
quentés par des personnages dont la mémoire s'est conservée, nous
émeut peut-être plus que le récit de leurs actes ou la lecture de
leurs écrits? « tant les lieux sont propices à réveiller en nous des sou-
venirs! Dans cette ville, tout arrête la pensée ; partout où l'on mar-
che, on foule quelque histoire mémorable (Cicéron). )> Je prends plaisir
à me figurer leur visage, leur attitude, leurs vêtements; je me ré-
pète ces grands noms et les fais retentir à mes oreilles ; « j'honore
ces grands hommes et ne prononce jamais leurs noms qu'avec respect
(Sénèque)». Des choses qui sont grandes et admirables en quelques-
unes de leurs parties, j'admire jusqu'à ce qu'elles ont d'ordinaire;
que j'aurais eu du plaisir à les voir deviser, se promener, souper !
Il y aurait ingratitude à mépriser leurs reliques et ce qui nous rap-
pelle tant d'hommes de bien, de si haute valeur, que j'ai vus vivre
et mourir et qui, par leur exemple, nous donnent tant de bons en-
seignements, si nous savions les suivre.
Et puis, cette même Rome telle qu'elle est de nos jours mérite
qu'on l'aime. Elle est depuis si longtemps l'alliée, à tant de titres,
de notre couronne! C'est la seule ville universelle, elle appartient
à tous. Le souverain qui la gouverne a également action sur le reste
du monde; elle est la métropole de la Chrétienté; l'Espagnol
comme le Français y sont chez eux; pour devenir prince de cet état,
il ne faut qu'être chrétien quel que soit le pays qui vous ait vu naî-
tre. Il n'est pas de lieu ici-bas, auquel le ciel ait octroyé ses fa-
veurs en si grande abondance et d'une façon aussi continue; sa
décadence même est glorieuse et son prestige demeure. « Plus pré-
cieuse encore par ses ruines superbes {Sidoine Apollinaire) », jusque
dans le tombeau elle conserve l'apparence et le caractère de la
capitale d'un empire : « C'est ici surtout qu'on dirait que la nature
s'est complu dans. son œuvre (Pline). » On peut se reprocher et se
défendre contre soi-même d'être sensible à une aussi vaine satis-
faction; ce ne sont cependant pas des sentiments tout à fait frivo-
les, que ceux qui nous procurent du contentement; et, quels qu'ils
soient, lorsqu'un homme de bon sens y trouve constamment sujet
d'être satisfait, je n'ai pas le cœur de le plaindre.
Il doit beaucoup à la fortune pour ravoir ménagé jus-
qu'ici. L'avenir est inquiétant, mais que lui importe ce qui
adviendra quand il n'y sera plus? il n'a pas d'enfant mâle
qui continuera son nom. Au surplus, ne pas avoir d'en-
478 ESSAIS DE MONTAIGNE.
heure, elle n'a rien fait contre moy d'oulrageux au delà de ma por-
tée. Seroit ce pas sa façon, de laisser en paix, ceux de qui elle n'est
point importunée?
Quanti! quisque sibi plura negauerit,
A Diis plura feret : tiil rupientium
Nudua castra peto : multa pelenlibus,
Desunttnulla.
Si elle continue, elle me r'enuoyera tres-conlent et satisfaict,
Nihil supra
Deos lacesso.
Mais gare le heurt. Il en est mille qui rompent au port. le me con-
sole aiséemenl, de ce qui aduiendra icy, quand ie n y seray plus.
Les choses présentes m'embesongnent assez,
Fortunœ aelera mando.
Aussi n'ay-ie point cette forte liaison, qu'on dit attacher les hommes
à l'aduenir, par les cnfans qui portent leur nom, et leur honneur.
Et en doibs désirer à lauanlun^ d'auUinl moins, s'ils sont si désira-
bles, le ne tiens que trop au monde, et à cette vie par moy-mesme.
le me contente destre en prise de la Fortune, par les circonstances
proprement nécessaires à mou estre, sans luy alonger par ailleurs
sa iurisdiction sur moy. El n'ay Jamais estimé qu'estre sans enfans,
fusl vu défaut qui deusl rendre la vie moins complète, et moins
contente. La vacation stérile, a bien aussi ses commoditez. Les
enfans sont du nombre des choses, qui n'ont pas fort dequoy estre
desii-ées, notamment à cette heure, qu'il seroit si difficile de les
rendre; bons. liona iam nec unsci licet, ita corrupla sitnt xeminn. El
si ont iustement dequoy estie regrettées, à qui les perd, après les
auoir acquises. r.eluy (jui me laissa ma maison en charge, pro-
gnostiquoil (pu; ie la deusse ruyner, regardant à mon humeur, si
peu casauieie. Il se trompa; me voicy comme iy entray : sinon vu
peu mieux. Sans office pourtant et sans bénéfice. Au demeurant, si
la Fortune ne ma faict aucune ofTence violente, et extraordinaire,
aussi n'a-elle pas de grâce. Tout ce qu'il y a de ses dons chez nous,
il y est auant moy, et au delà de cent ans. le n'ay particulièrement
aucim bien essentiel, et solide, (|ue ie doiue à sa libéralité. Elle
ma faict quelques faneurs venteuses, honnoraircs, et titulaires,
sans substance. Et me les a aussi à la vérité, non pas accordées,
mais olfertes. Dieu scail, à moy : (|ui suis tout niateriel, (|ui ne me
paye que de la réalité, cncort's bien massiue : et «jui, si w l'osois
confesser, ne trouui'rois lauarice, guère moins excusable que l'am-
bilion : ny la douleur, moins euitable que la lionlc : ny la »anlé,
moins désirable (pic la doctrine : ou la richesse, (|ue la noblesse.
TRADUCTION. — IJV. III, CH. IX. 479
fant du tout, ne lui semble pas chose bien regrettable. —
Je dois beaucoup à la fortune qui, jusqu'à présent, ne s'est pas dres-
sée contre moi, au delà du moins * de ce que j'étais à même de sup-
porter; peut-être est-ce là sa façon de laisser en paix ceux qui ne
l'importunent pas : <; Plus nous nous privons, plus les dieux nous
accordent. Pauvre, je ne me range pas moins du parti de ceux qui ne
désirent rien. A qui demande beaucoup, il manque toujours beaucoup
{Horace). » Si elle continue, je quitterai cette terre heureux et satis-
fait; ((je ne demande rien de plus aux dieux (Horace) ». Mais gare le
choc s'il vient à se produire; c'est par milliers que se comptent ceux
qui échouent au port! — Je me console aisément de ce qui sur-
viendra ici quand je ne serai plus ; le présent m'occupe assez, « j'a-
bandonne le reste à la fortune [Ovide) ». Il est vrai que je n'ai pas
cette cause qui rattache si fort, dit-on, l'homme à l'avenir quand il
a des enfants héritiers de son nom et de âon honneur; s'il est dési-
rable d'en avoir, la situation critique que nous traversons me porte
à elle seule à n'en pas désirer. Je tiens déjà trop par moi-même au
monde et à la vie ; il me suffit d'être aux prises avec la fortune,
dans les circonstances de mon existence où je ne puis l'éviter, sans
souhaiter que sous d'autres rapports elle ait encore plus de prise
sur moi, et je n'ai jamais estimé que n'avoir pas d'enfants soit un
malheur qui rende notre vie incomplète et restreigne notre conten-
tement; la stérilité a bien aussi ses avantages. Les enfants sont du
nombre des choses qui ne sont pas fort à désirer, surtout actuelle-
ment où il serait difficile qu'ils fussent bons, « rien de bon ne peut
naître, tant les germes sont corrompus {Ter tullien) » ; c'est cependant à
juste titre qu'on les regrette, quand on les perd après les avoir eus.
Il laissera après lui son patrimoine tel qu'il Ta reçu, la
fortune ne lui ayant jamais octroyé que de légères faveurs
sans consistance. — Celui qui m'a laissé la gestion de ma maison,
pronostiquait, en considérant combien j'aime peu à demeurer en
place, que je la ruinerais. Il s'est trompé; j'en suis, à cet égard, au
même point que lorsque je l'ai eue, si même je ne suis en un peu
meilleure situation, sans charge qui la grève, comme sans bénéfice.
Si la fortune ne m'a causé aucun préjudice sérieux qui sorte de l'ordi-
naire, elle ne m'a pas fait davantage de grâce; tout ce qui est chez
nous venant d'elle, y était avant moi et depuis plus de cent ans ; je
n'ai personnellement aucun bien sérieux et important que je doive à
sa libérante. J'en ai reçu quelques légères faveurs, mais rien de subs-
tantiel : des titres, des honneurs qu'à la vérité elle m'a offerts d'elle-
même, sans que je les aie demandés ; car, Dieu le sait, je suis positif
et n'estime que ce qui est réel et, de plus, de gros rapport; si j'osais,
j'avouerais que je trouve l'avarice presque aussi excusable que l'am-
bition, que la douleur est à éviter autant que la honte, la santé
aussi désirable que la science, la richesse que la noblesse.
De ces faveurs, il n'en est pas à, laquelle il ait été plus
sensible qu'au titre de citoyen romain. Teneur du document
par lequel ce titre lui a été conféré; il le reproduit pour
480 ESSAIS DE MONTAIGNE.
Parmy ses faueurs vaines, ie n'en ay point qui plaise tant à celle
niaise humeur, qui s'en paist chez moy, qu'vne bulle authentique
de bourgeoisie Homaine : qui me fut octroyée dernièrement que i y
eslois, pompeuse en seaux, et lettres dorées : et octroyée auec toute
gratieuse libéralité. Et par ce (ju'elles se donnent en diuers stile,
plus (»u moins fauorable : et ijuanant que i'en eusse veu, i'eusse
esté bien aise, qu'on m'en eust montré vu IVnmulaire : ie veux, pour
satisfairr à quelqu'vn, s'il s'en trouue malade de pareille cmiu^ité à
la mienne, la transcrire iey en sa forme.
Qitod Uoralius ^taximus, Mortins Ceciiis, Alexnnder Mtttux, alm.r
vrbis conseruatorefi de lUustrisaimo viro Michaèle Montano equitc
tancti Michnèlis, et à cubiculo Ilct/is Cltnutianisximi, Romnm Cini-
late donandn, ad Senntum rctulenmt,S. P. Q. h. (te en reitn fieri
censuit.
CVM, veteri more et itiKtitiito, cupide illi semper studioséque sus-
repli aint, qui, virtute ac nobilitate prœstnntes, maijno heip. nontr.r
vsui atque oitiamento fuissent, tel esse atiquando passent : Nos, mai»-
vum nostrorum exemplo atque auctoritate permoti, prœdnram hanc
consuetudinem nnbis imilandam ac seruandnm fore rensemus. Quamo-
brem cum lUuslrissimus Micfiacl Monlanus, Eques sancli Michaclu, el
a ctibiculo Reffis Christianissimi Romani nominis studiosissimu^, el
familix fnude atque splendore et propriis virtutum meritis dignissi-
mus sil, qui summo Seniitus Populique Homani iudicio ur studio in
homnwim Ciuitatem ndsciscntur ^ placere Senatui P. Q. R. lltustiùs-
simum Michaèlem Montnnum rébus omnibus ornatvisimum, atque huic
iuciytojMpulo rharissimum, ipsum posterosque in Homanam Ciuilalem
adscribi, ornarique omnibus et prspmUs et houoribus, quibus illi
fruuntur, qui dues Patriciique Romani mtli aut turc optimo facii
sunt. In qun r.eusere Senatum P. Q. R. se non lam illi lus Ciuitafis
lari/iri quàm debitum tribuere, neque mat/is bcneficium darc qudm ah
ipso accipere, qui hoc Ciuitatis minière accipiendo, siut/ulari Cinita-
tem ipsam ornamento atque honore affecerit. Quam quidem S. C. nue-
toritatem iidem Conseruatores per Sénat us P. Q. R. scribas in aria
rcferri atque in CapiloUj curia seruari, priuileyiumque huiusmodi
fieri, soliloque rrbis sigillo cummuniri curnmnt. Annoab vrbe rondita
CX3CCCXXXI, post Christum natum M. D. LXXXI. III. Idus Marlij.
tloratiu» Fuxcub sacri S. P. Q. R. scriba.
Vincent. Marthulus sarri S. P. Q. H. srriba.
1
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 481
ceux que cela intéresse et aussi un peu par vanité. — Parmi
ces faveurs, toutes de vanité, que m'a faites la fortune, il n'y en a
pas qui ait autant donné satisfaction au fond de niaiserie qui est
en moi quune bulle authentique de bourgeoisie romaine qui m'a
été conférée dernièrement, alors que j'étais à Rome ; elle est pompeu-
sement écrite en lettres d'or et dûment scellée, et m'a été octroyée
avec la grâce la plus parfaite. Comme le libellé de ces titres varie et
est plus ou moins élogieux, et qu'avant d'en avoir vu, j'aurais été
bien aise que l'on m'en montrât la formule, je transcris ici le
texte de celui qui m'a été remis pour satisfaire la curiosité de qui-
conque est possédé de ce même désir :
« Sur le rapport fait au Sénat par Orazio Massimi, Marzo Ce-
<f cio, Alessandro Muti, Conservateurs de la ville de Rome, touchant
« le droit de cité romaine à accorder à Vlllusti'issime Michel de
« Montaigne, Chevalier de l'Ordre de Saint-Michel et gentilhomme
« ordinaire de la chambre du Roi Très Chrétien, le Sénat et le Peu-
« pie romain ont décrété :
« Considérant que, par un antique usage, ceux-là ont toujours été
« adoptés par nous avec ardeur et empressement, qui, distingués en
« vertu et en noblesse, avaient servi et honoré notre République, ou
« pouvaient le faire un jour: Nous, pleins de respect pour l'exemple
« et l'autorité de nos ancêtres, nous croyons devoir imiter et conser-
« ver cette louable habitude. A ces causes, l'Illustrissime Michel de
« Montaigne, Chevalier de l'Ordre de Saint-Michel et gentilhomme
« ordinaire de la chambre du Roi Très Chrétien, fort zélé pour le
« nom Romain, étant, en raison de son rang, de l'éclat de sa famille
« et de ses qualités personnelles, très digne d'être admis au droit de
« cité romaine par le suprême jugement et les suffrages du Sénat et
« du Peuple romain; il a plu au Sénat et au Peuple romain que VII-
« lustrissime Michel de Montaigne, orné de tous les genres de mérite
« et très cher à ce noble peuple, fût inscrit comme citoyen romain,
« tant lui que sa postérité, et appelé à jouir de tous les honneurs et
« avantages réservés à ceux qui sont nés citoyens ou patriciens de
« Rome ou le sont devenus au meilleur titre. En quoi le Sénat et le
« Peuple romain pensent qu'ils accordent moins un droit, qu'ils ne
« paient une dette; et que c'est moins un sei-vice qu'ils rendent, qu'un
« senice qu'ils reçoivent de celui qui, en acceptant le droit de cité,
« honore et illustre la cité même.
« Les Conservateurs ont fait transcrire ce sénatus-consulte par les
« secrétaires du Sénat et du Peuple romain pour être déposé dans les
« archives du Capitole, et ont fait dresser cet acte, muni du sceau
« ordinaire de la ville. L'an de la fondation de Rome 2331, et de
« la naissance de JésusChj'ist 158i, le 13 de mars.
« Orazio Fosco, secrétaire du sacré Sénat et du Peuple romain.
« VixCEXTE Martolt. secrétaire du sacré Sénat et du Peuple romain. ►
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. UI. 31
'^82 ESSAIS DE MONTAIGNE.
N'estant bourgeois d'aucune ville, ie suis bien aise de Teslre de
la plus noble qui fut el qui sera onques. Si les autres se regardoieni
alleiitiuenicnt, comnic ic fay, ils se trouueroienl comme ie fav,
pleins d'inanilé et de fadaise. De m'en deffaire, ie ne puis, sans nu*
delfaire mov-mesmes. Nous en sommes tous confits, tant le§ vnsqiu' •
les autres. Mais ceux «jui le sentent, en ont vn peu meilleur compte :
encore ne sçay-ie. Cette opinion et vsance commune, de regarder
ailleui'S qu'à nous, a bien poumon à nostre affaire. C'est vn obiecl
plein de mescontenteinenl. Nous n'y voyons que misère et vanité.
Pour ne nous desconforter, Nature a reietté bien à propos, l'action i
de nostre veur, au dehors. Nous allons en auant à vau l'eau, mais
de rebrousser vers nous, nostre course, c'est vn mouuement péni-
ble : la mer se brouille et s'empesche ainsi, quand elle est repous-
sée à soy. Regardez, dict chacun, les branles du ciel : regardez au
public : à la querelle de cestuy-là : an pouls dvii tel : au testament
de c«'t autre : somme regardez lousiours haut ou bas, ou à cost»',
ou deuant, ou derrière vous. C'estoit vn commandement paradoxe,
que nous faisoit anciennement ce Dieu à Delphes : Regardez dans
vous, recognoissez vous, tenez vous à vous. Vostre esprit, et vostre
volonli'', qui se consomme ailleurs, ramenez la en soy : vous vous i
escoulez, vous vous respandez : appilez vous, soustenez vous : on
vous trahit, on vous dissipe, on vous desrobe à vous. Voy tu pas,
que ce monde tient toutes ses veuès contraintes au dedans, et ses
yeux ouuerts à .se contempler soy-mesrae? C'est tousiours vanité
pour toy, dedans et <lehors : mais elle est moins vanité, quand rllc •
est moins estendui'. Sauf toy, 6 homme, disoil ce Dieu, chasque
chose s'estudie la première, et a selon son besoin, des limites à s(«s
li-auauv el désirs. Il n'en est vue seule si vuide et necessiteus»' qui*
loy, qui ombrasses rvniucrs. Tu es le scrutateur sans eognoissann' :
!•• magistrat sans inridiclinn : el après (oui, W badin de la fane ;i
TRADUCTION. — LIV. III, CH. IX. 483
N'étant bourgeois d'anciine villo, je suis bien aise de letrc de la
plus noble qui fut et sera jamais. Si les autres s'examinaient avec
attention comme je le fais, ils se trouveraient, comme je me trouve
moi-même, vaniteux et frivoles à l'excès. Faire qu'il n'en soit pas
ainsi m'est impossible; il faudrait, pour cela, me détruire moi-
même. Nous sommes tous imbus de ce défaut, autant les uns que
les autres; il se manifeste un peu moins chez ceux qui s'en rendent
compte, et encore n'en suis-jc pas certain.
C'est qu'en effet Thomme est tout vanité ; et c'est parce
qu'il est déçu par ce qu'il voit en lui, qu'il reporte cons-
tamment ses regards partout ailleurs qu'en lui-même. —
Ce sentiment et cette habitude qui existent chez tout le monde, de
regarder ailleurs qu'en soi-même, répondent bien à un besoin que
nous éprouvons. Nous sommes en effet, à nous-mêmes, un objet
dont la vue ne peut que nous remplir de mécontentement; nous
n'y voyons que misère et vanité, et il est fort à propos, pour que
nous n'en soyons pas découragés, que la nature nous ait fait por-
ter nos regards au dehors. Nous allons de l'avant, nous abandon-
nant au courant; quant à rebrousser chemin et faire que nos pen-
sées se reportent sur nous, c'est trop pénible; nous en éprouvons
ce même trouble, cette même résistance que la mer rejetée sur
elle-même. Chacun dit : Regardez les mouvements des corps cé-
lestes; regardez votre prochain : la querelle de celui-ci, le pouls
d'un tel, le testament de cet autre; en somme, regardez toujours
soit en haut, soit en bas, soit à côté, soit en avant, soit derrière
vous. Le commandement que, dans l'antiquité, nous faisait le dieu
de Delphes était paradoxal : Regardez en vous, disait-il, étudiez-
vous; tenez-vous-en à vous-même; ramenez sur vous votre esprit
et votre volonté que vous appliquez ailleurs; au lieu de vous dé-
verser, de vous répandre, contenez- vous, soutenez-vous, car on
vous trahit, on vous réduit à rien, on vous dérobe à vous-même.
Ne vois-tu pas qu'au contraire, tout en ce monde a les regards
constamment repliés sur lui-même et n'a d'yeux que pour se con-
templer soi-même? Toi, que tu regardes en dedans ou en dehors de
toi, ta vanité est toujours en jeu; tout au plus est-elle moindre
quand elle s'exerce dans des conditions restreintes. Sauf toi, ô
homme, disait encore l'oracle, chaque chose commence par s'étu-
dier elle-même et, selon ses propres besoins, limite ses travaux et
ses désirs; eh bien, il n'en est pas une seule qui soit aussi dépour-
vue et que la nécessité presse autant que toi, qui embrasses l'uni-
vers : tu es un observateur auquel la science fait défaut, un ma-
gistrat sans juridiction, et finalement le bouffon de la comédie.
484 ESSAIS DE MONTAIGNE.
CHAPITRE X.
De mesnager sa volonté.
Av |)ii\ (lu ( umiiiiin dos liommos, peu de choses mo IoucImmiI : on
pour mitMix dire, me lieiineul. (îar c est raison qu'elles louclienl,
pourueu qu'elles ne nous possedenl. lav grand soin d'augmenter
par eslude, et par discours, ce priuilege d'insensibilité, qui est na-
tiuellemenl bien auancé en moy. l'espouse, et me passionne par
(•«•nsequent, de peu de choses, lay la veuë clere : mais ie latlache
à peu d'obiects : le sens délicat et mol : mais rapprehensiou et
l'application, ie l'ay dure et sourde. le m'engage difficilement. Au-
tant que ie puis ie m'employe tout à moy. El en ce subiect mesme,
ie briderois pourtant et soustiendrois volontiers, mon atîection,
qu'elle ne s'y plonge trop entière : puis que c'est vu subiect, que ie
possède à la mercy d'autruy, et sur lequel la Fortune a plus de
droicl que ie n'ay. De manière, que iusques à la santi', que i'estime
tant, il me seroit besoing, de ne la pas désirer, et m'y addonner si
furieusement, que l'en trouue les maladies importables. On se doibt
modérer, entre la haine de la douleur, et l'amour de la volupté. El
or-donne Platon vue moyenne route de vie entre les deux. Mais aux
atr«'rlions (|ui me dislrayenl de moy, et attachent ailleurs, à celles
là certes m'oppose-ie de toute ma force. Mon opinion est, qu'il se
faut prester à autruy, et ne se. donner qu'à soy-mesme. Si ma vo-
lonté se trouuoit aysée à s'hypothecpier et à s'appliquer, ie n'y du-
rei-ois pas. le suis trop tendre, et par nature et par vsage,
Fugax rtrum, teeurâque in otia natus.
\.rs tlebals «onlestez et opiiiiasti*e7., qui donneroienl eu tin adiian-
lage à mon a<luersaire; I issue qui rendroit honteuse ma chaulde
poursuille, me rougeroit à l'aduanture bien cnieJIcmcnl. SI le moi*-
dois à mesmi', comme font les autres; mon ame rj'auroit iamais la
force de porter bs alarmes, v[ émotions, qui suyueul <ru\ t|ui eni-
brasscnt tant. Klb* seroil incontinent disloquée par eetle agitation
ini.^iini' Sii|iii')i|ii<'fni^on m ;i |iMMv<é;Hi maniement d'atlairesesiran-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. X. 485
CHAPITRE X.
En toutes choses, il faut se modére-r et savoir contenir
sa volonté.
Montaigne ne se passionnait pour rien, se gardait de
prendre aucun engagement, résistait même à ce à quoi le
poussaient ses propres affections pour n'être pas entraîné,
parce qu'une fois pris on ne sait plus où l'on va. ~— Si je nit;
compare à la généralité des hommes, peu de choses me toiichenl,
ou, pour mieux dire, me captivent; car c'est avec raison qu'elles
nous touchent, mais il ne faut pas qu'elles nous accaparent. J"ai
grand soin d'augmenter, par l'étude et le raisonnement, ce pri-
vilège que j'ai d'être insensible qui, par nature, est fort prononcé
chez moi, et a pour conséquence que peu de choses s'imposent à
moi et me passionnent. J'ai de la perspicacité, mais je la reporte
sur peu d'objets; je suis sensible et facile à émouvoir, mais ai la
compréhension et l'application difficiles et concentrées. — Je ne
me décide qu'à grand'peine à prendre des engagements; autant
que je le puis, je ne m'emploie que pour moi; et, même dans ce
cas, je suis porté à tenir en bride et contenir l'affection que je me
porte, pour que ce sentiment ne m'envahisse pas complètement,
parce qu'il me met à la merci des autres et que le hasard a sur lui
plus d'action que moi-même ; c'est au point que jusqu'à la santé
que j'apprécie tant, je devrais me défendre de la désirer et de
m'attacher à sa conservation avec une ardeur telle que j'en arrive à
trouver les maladies insupportables. On doit se garder également
de trop de haine de la douleur et de trop d'amour du bien-être ;
Platon recommande de diriger notre vie en la tenant dans un juste
milieu entre ces deux extrêmes. — Quant à ces affections qui me
distraient de moi pour m'attacher ailleurs, je leur résiste dans
toute la mesure de mes forces. J'estime qu'il faut se prêter à au-
trui et ne se donner qu'à soi-même. Si ma volonté était facile à
s'engager et à entrer en action, je n'y résisterais pas, parce que je
suis, par nature, trop impressionnable, et en fait, a ennemi des affai-
res et né pour la tranquillité et le repos (Ovide) ». Des débats con-
tradictoires et opiniâtres tournant finalement à l'avantage de mon
adversaire, un dénouement qui rendrait ridicules des poursuites
ardentes que j'aurais entamées, me feraient cruellement souffrir.
Si, comme tant d'autres, je m"y laissais entraîner, mon âme n'au-
rait jamais la force de supporter les alarmes et les émotions qu'é-
prouvent ceux qui acceptent une telle existence; elle serait, dès
le début, disloquée par cette agitation intestine. Si quelquefois on
W6 ESSAIS DE MONTAKINK.
^>rfs, i'ay promis de 1<'S prciiilrc rn niniii. non pas aii poiilnioii el
au foje; de m'en rharger. lum de les incorporer : de m'en soigner,
ony; de m'en passionner, nnllemenl : i'y regarde, mais ie ne les
conue poinl. l'av assez affaire à disposer el ranger la presse do-
mestique que i'ay dans mes entrailles, et dans mes veines, sans y
loger, et me Touler d'vne presse eslrangere. Et suis assez intéressé
de mes affaires essentiels, propres, el naturels, sans en conuier
(fauti-es forains. Ceux qui sçauent combien ils se doiuenl, et de
combien doniees ils sont obligez a eux, Irouuenl que Nature leur a
donné celte commission plaine assez, et nullement oysifue. Tu as
bien largement affaire riiez loy, nt' fesloigne pas. Les bommes
se domient à louage. Leurs facultcz ne sont pas pour eux; elles
sont pour ceux, à qui ils s'asseruissent ; leurs locataires sont chez
eux, ce ne sont pas eux. Cette humeur commune ne me plaisl pas.
Il faut mesnager la liberté de nostre amc, el ne rhypolequer qu'aux
occasions iustes. Lesquelles sont en bien petit nombre, si nous
iugeons sainement. Voyez les gens appris à se laisser emporter et
saisir, ils le sont par tout. Aux petites choses comme aux grandes;
à ce qui ne les louche point, comme à ce (|ui les touche. Us s'inge-
i-cnl indiff(>rennnenl où il y a de la besongne; el sont sans vie,
quand ils sont sans agitation lumulluaire. In negotm sunty negotij
causa. Ils ne cherchent la besongne que pour embesongnemenl. Ce
n'est pas, qu'ils vueillent aller, tant, comme c'est, qu'ils ne se peu-
uenl tenir. Ne plus ne moins, qu'vne pierre esbranlée en sa cliente,
qui ne s'arreste iusi{u'à tant qu'elle se couche. L'occupation est à
certaine manière de gents, marque de suffisance el de dignité.
Leur esprit cheiche son n-pos au bransie, comme les enl'ans au ber-
ceau. Ils se peuuent dire autant seruiablcs à leurs amis, comme
importuns à eux mesmes. Personne ne distribue son argent à au-
Iruy, chacun y distribue son temps el sa vie. II n'est rien dequoy
nous soyons si prodigues, que de ces choses là, desquelles seules
l'auarice nous seroil vlib; et louable. le prens vne complexion toute
diuerse. le me liens sur moy. El rommunémenl désire mollement
ce qui- ie désire, et dj'sire peu : m'occupe et embesongnc de mesmc,
ran'mcnl el tranquillement. Tout ce qu'ils veulent et conduisent,
iU h; font de toute leur volonté et véhémence. Il y a tanl de mau-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. X. 487
m'a poussé à participer à la gestion d'aiiaires autres que les mien-
nes, je n'ai promis (jue de les prendre en main et non de m'y don-
ner corps et âme; de m'en charger, mais non de m'y incorporer;
de m'en occuper, oui, et pas du tout de m'y passionner; je les
examine, uiais ne les couve pas. J'ai assez à faire pour mettre de
Tordre dans ce qui me touche intimement et intéresse tout mon
être, à le régler, sans encore me mêler et me fatiguer de questions
(jui me sont étrangères; mes propres affaires, qui m'incombent na-
turellement et au premier chef, m'absorbent assez, sans y en join-
dre d'autres qui sont en dehors. Ceux qui savent combien ils se
doivent à eux-mêmes et à quel point ils ont d'obligations à cet
égard, trouvent que la charge que la nature leur a ainsi imposée
est suflisanmient lourde, et ne constitue pas une sinécure : « Tu as
bien assez grandement à faire chez toi, ne t'en éloigne pas. )>
Beaucoup se font les esclaves des autres, se prodiguant
pour s'employer à ce qui ne les regarde pas; il ne manque
cependant pas sur notre route de mauvais pas dont il
nous faut chercher à nous garder nous-mêmes. — Les hom-
uies se donnent en location ; ce n'est pas pour eux-mêmes qu'ils
doivent user de leurs facultés, mais pour ceux dont ils se sont
faits les esclaves; ce sont ceux auxquels ils se sont loués qui sont
(m eux, et non eux. Cette disposition d'esprit, qui est fort répan-
due, ne me plaît pas.Jl faut ménager la liberté de notre âme et
ne l'engager que dans les circonstances où il est juste de le faire;
et ces circonstances sont en petit nombre, si nous en jugeons saine-
ment. — Voyez les gens disposés à se laisser appréhender et acca-
parer; ils se laissent ainsi faire en toutes choses pour les petites
comme pour les grandes, pour ce qui les touche et ce qui ne les
touche pas; ils s'ingèrent, sans plus y regarder, partout où il y a à
travailler et * des obligations à remplir; ils ne vivent pas s'ils ne
s'agitent à outrance : <c Ils ne recherchent la besogne que pour avoir
de la besogne {Sénèque). » Ce n'est pas tant parce qu'ils veulent
toujours aller que parce qu'ils ne peuvent se retenir, ni plus ni
moins qu'une pierre ébranlée qui se détache et va, ne s'arrêtanl
dans sa chute que parce qu'elle ne peut rouler davantage. Pour
certaines gens, s'occuper c'est faire preuve de capacité et de di-
gnité; leur esprit cherche le repos dans le mouvement, connue font
les enfants encore au berceau; ils peuvent se rendre ce témoignage
qu'ils sont aussi serviables pour leurs amis, qu'importuns à eux-
mêmes. Personne ne distribue son argent à autrui, et chacun lui
distribue son temps et sa vie, choses dont nous sommes prodigues
plus que de toutes autres et les seules cependant dont il nous serait
utile et louable d'être avares. Mon tempérament est essentiellement
différent : je m'observe et, d'ordinaire, ne tiens pas outre mesure à
ce que je désire et désire peu; je ne m'occupe et ne me crée de tra-
vail que dans ces conditions, rarement et sans que cela porte atteinte
à ma tranquillité. A tout ce que veulent et entreprennent ces gens
qui se prodiguent, ils apportent toute leur volonté et leur impétuo-
488 ESSAIS DE MONTAIGNE.
liais pas, qiio pour le plus sour, il faut vn peu legcremonl cl super-
fîoiollenienl rouler ce nioiulo : cl le (glisser, non pas lenfoncer. La
\olupté inesnic, «'st douloureuse en sa profondeur.
Ineediâ per igné»
Subpositoa cineri doloio.
Mi's>it'Mis de Bordeaux m'esleurent Maire de leur ville, rslaul
esloigné de France; et encore plus csloigné dvii tel penseiuent. le
m'en excusay. Mais on m'apprint que i'auois tort; le coniuiande-
inent du Roy s'y interposant aussi. C'est vne charge, qui doit sem-
bler d'autant plus belle, qu'elle n'a, ny loyer ny gain, autre que
l'honneur de son exécution. Elle dure deux ans; mais elle peut ostre
continuée par seconde eslection. Ce qui adiiiml Iresrareinent. Elle le
lut à moy; et ne l'aiioit esir que deux fols aupaïauanl : quelques
années y auoit, à Monsieur de Lansac ; et fraichenient à Monsieur
de Biron Mareschal de France. En la place duquel ie succeday ; et
laissay la mienne, à Monsieur de Matignon aussi Mareschal de
France. Clorieux de si noble assistance.
Vterque bonus pacis bellique minisler.
La Fortune voulut part à ma promotion, par cette particulière cir-
constance quelle y mit du sien. Non vaine du tout. Car Alexandre
desdaigna les Ambassadeurs Corinthiens qui lui ofTroyent la bour-
geoisie de leur ville; mais quand ils vindrent à luy déduire, comme
Bacchus et Hercules estoyent aussi en ce registre, il les en remercia
gratieusement. A mon arriuée, ie me deschiffray fidèlement, et
conscientieusement, tout tel que ie me sens estre : sans mémoire,
sans vigilance, sans expérience, et sans vigueur : sans h.iyne aussi,
sans ambition, sans auarice, et sans violence : à ce qu'ils fussent
informez et instruicts de ce qu'ils auoyent à attendre de mon seruice.
Kl par ve que la cognoissance de feu mon père les auoit seule
incitez à cela, et l'honneur de sa mémoire : ie leur adiouslay bien
clairement, que ie serois tres-marry que chose quelconque fisl au-
tant d'impression en ma volonté, comme auoyenl faict autrefois en
la .sienne, leurs affaires, et leur ville, pendant qu'il l'aunil en gou-
uernçmenl, en ce lieu mesme auquel ils m'auoyent appelle, il me
souiienoit, de l'auoir veu vieil, en mon enfance, l'ame cruellement
agitée de celle tracasserie publique; oubliant le doux air de sa mai-
son, on la foiblessc des ans l'auoit attaché long temps auanl; et
hon mesnage, et sa santé; et mcsprisant certes sa vie, qu'il y cuida
perdre, engagé pour eux, à dts longs et pénibles voyages. Il esloit
tel; et luy pailoil celle hniniur dvne grande bonté île nature. Il
ne fui iamais ame plus cbaiilable el populaire Ce liaiii. que ic
TRADUCTION. — LIV. III, CH. X. 489
silé: Il y a en ce monde tant de mauvais pas, que, même dans les
cas présentant le plus de sécurité, il faut poser le pied légèrement
et superficiellement, glisser et ne pas appuyer; la volupté elle-même
est douloureuse quand on va trop à fond : « Tu marches sw xm feu
couvert de cendres ■perp.des {Horace). »
Élu maire de Bordeaux, Montaigne n'accepte cette
charge qu'à son corps défendant ; portrait qu'il fit de lui à
Messieurs de Bordeaux. — Messieurs de Bordeaux m'élurent
maire de leur ville, alors que j'étais éloigné de France, et plus
éloigné encore de penser que cela pouvait arriver. Je m'en excusai,
mais on me démontra que je ne pouvais refuser, à quoi vint s'a-
jouter un ordre du roi d'accepter. — C'est une charge qui est
d'autant pins belle qu'elle n'est ni rétribuée, ni de nature à pro-
curer de bénéfice autre que l'honneur résultant de la façon dont on
s'en acquitte. Sa durée est de deux ans, mais elle peut être conti-
nuée si on est élu à nouveau, ce qui arrive très rarement : je l'ai
été; cela ne s'était produit auparavant que deux fois, il y avait
quelques années pour M. de Lansac, et récemment pour M. de Hi-
rou, maréchal de France, auquel je succédais; j'ai été remplacé par
M. de Matignon, qui était aussi maréchal de France, «..Ihm et Vautre
habiles administrateui'S et braves guerriers (Virgile) »; je suis lier
de m'être trouvé en si noble compagnie. La fortune a largement par-
ticipé à cet événement et son intervention n'a pas été vaine; mon
cas, en effet, a été celui d'Alexandre qui, ayant reçu d'abord avec
dédain les ambassadeurs de Corinthe venus pour lui offrir le droit
de bourgeoisie de leur ville, accepta ensuite en les remerciant de
bonne grâce, quand ils lui eurent appris que Bacchus et Hercule
figuraient au nombre de ceux auxquels ce titre avait été concédé.
Dès mon arrivée, je me fis connaître exactement et consciencieu-
sement tel que je me sens être : sans mémoire, sans vigilance, sans
expérience et sans énergie, mais aussi sans haine, sans ambition,
sans violence, de telle sorte qu'on fût informé et instruit de ce que
Ton avait à attendre de moi. Comme je devais mon élection unique^
ment à ce que l'on avait connu mon père et que c'était pour honorer
sa mémoire, j'ajoutai très nettement que je serais fort désolé si une
chose, quelle qu'elle fût, venait à occuper ma volonté au même
degré que les affaires de la ville avaient jadis accaparé la sienne
quand il en avait la gestion, alors qu'il était investi de ces mêmes
fonctions auxquelles je venais d'être appelé. Je me souvenais l'avoir
vu dans sa vieillesse, alors que j'étais enfant, l'âme cruellement
agitée par les tracasseries que lui causaient les affaires publiques,
oubliant et le calme dont il jouissait chez lui où les fatigues de
l'âge l'avaient longtemps retenu avant ce moment, et son ménage
et sa santé; ne comptant en vérité pour rien la vie, qu'il avait
failh y perdre, par suite des longs et pénibles voyages auxquels
ces intérêts l'obligeaient. Il était ainsi ; ce tempérament était un
effet de la grande bonté de sa nature; jamais il n'y eut d'âme plus
charitable et dévouée au peuple. Ce§- dispositions que je loue chez
^90 ESSAIS UK MONTAIGNE.
loiir en aiiliii\, ic naymo point à le suiiiir. El ne suis pas sans
vxciisc. Il anoil oiiy din*, qu'il se falloit («ublier pour Ir prochain ;
«|U»* h' particulier ne vcnoil en aucune considération au prix du gê-
nerai. La plus pari des règles et préceptes du monde prennent ce
Irain, de nous pousser hors de nous, et chasser en la place, à
l'vsage de la société publi(jue. Ils ont pense faire vn bel etTect, de
nous destourner et distraire de nous ; presupposans que nous n'y
linsions que trop, et d'vne attache trop naturelle; el n'ont espargné
rien à dire pour celte fin. Car il n'est pas nouueau aux sages, de
prescher les choses comme elles seruent, non #omme elles sont. La
vérité a ses empeschements, incommodilez et incompatibilité/. aue<-
nous. Il nous faut souuent tromper, afin que nous ne nous trom-
pions. El siller nostre veuë, estourdir noslre entendement, pour les
redresser et amender. Imperiti cinm iudicant, et qui fréquenter in
hoc ipsum fallendi aunt, ne errent. Quand ils nous ordonnent, day-
mer auant nous, trois, quatre, et cinquante degrez de choses; ils
représentent l'art des archers, qui pour arriuer au poinct, \onl
prenant leur visée grande espace au dessus de la bute. Pour dres-
ser \n bois courbe, on le recourbe au rebours. reslimc qu'au
temple de Pallas, con)me nous voyons en toutes autres reli-
gions, il y auoit des mystères apparens, pour estre montrez au
peuple ;el d'autres mystères plus secrets, et plus haulls, pour esti-e
montrés seulement à ceux qui en estoyent profez. Il est viay-sem-
blable qu'en ceux-cy, se Irouue le vray poinct de l'amitié que cha-
cun se dftit. Non vne amitié faulce, qui nous faicl embrasser la
gloire, la science, la richesse, et telles choses, d'vne aireclion prin-
cipalle et immodérée, comme membres de noslre estre; ny vne
amitié molle el indiscrette; en laquelle il adulent ce qui se voit au
lierre, qu'il corrompt et ruyne la paroy qu'il accole. .Mais vne ami-
tié salutaire et réglée; esgalement vtile et plaisante. Qui en sçjiit
les dcuoirs, et les exerce, il est vrayement du cabinet des Muses; il
a attainl le sommet de la sagesse humaine, cl de noslre bon heur.
Oltuy-cy, sçachant exactement ce qu'il se doit, Irouue dans son
rolle, qu'il doit appliquer à soy, l'vsage des autres hommes, el du
monde; et pour ce faire, contribuer à la société publique les de-
uoirs et oflicts «{ui le louchent. Qui ne vit aucunenuMit à autrtiy, ne
vil guère à soy. Qui sibi nmicus est, tcito hune amicum omnibus rsse.
U principale charge que nous ayons, c'est à chacun sa conduite. El-
TUADUCTION. - f-IV. III, Cil. X. 401
Ifs auli'«\s, je ne me l(;s approprie pas; et, en «ela, je ne suis [tas
sans l'xcMsr.
On enseigne que nous devons nous oublier et ne travail-
ler qu^au bien d'autrui; est-ce raisonnable? Le vrai sage
qui sait bien ce qu'il se doit, trouve par là même ce qu^il
doit aux autres. — Mon père avait ouï dire qu'il faut s'onhiicr
poui' sou prochain; que l'intérêt particulier n'est pas à prendre en
considération, quand l'intérêt général est en jeu. — La plupart des
règles et des préceptes de ce monde abondent dans ce sens, ten-
dant à nous pousser hors de nous-mêmes et à y substituer co qui
importe au service de la société. Cela est vraiment bien imaginé do
nous détourner et de nous distraire ainsi de ce qui nous intéresse
directement, par crainte ([ue iijous y trouvant déjà natui-i'llt-mcul
portés, nous n'y tenions trop; rien n'a été épargné pour eu arrivci-
là. Ce n'est du reste pas une nouveauté; les sages no préclu'ul-ils
pas de n'avoir de considération pour les choses qu'en raison de leur
utilité, et non d'après ce qu'elles sont? La vérité nous est souvent
une cause d'empêchements, d'incompatibilités; nous devons IVé-
quenmient tromper, pour ne pas nous tromper; il nous faut fermer
les yeux, imposer silence à notre jugement, pour redresser et cor-
rigei" l«;s conclusions résultant de ces dillicultés qu'elle nous crée :
« Ce sont des ignorants qui Jugent, et il faut souvent les tromper
pour les empêcher de tomber dans l'erreur {Quintilien). » Nous <»r-
doimer de faire passer avant nous dans notre affection, trois, qua-
tre, cinquante catégories de choses, c'est faire conirai; les archers
t|ui, ])our atteindre le but, visent beaucoup plus haut ; pour rcdi-es-
ser une baguette inlléchie, il faut la courber en sens inverse.
J'estime que dans le culte de Pallas, il y avait, comme nous le
voyons dans toutes les religions des mystères apparents destinés à
être divulgués au public et d'autres plus secrets et d'ordre |)lus
élevé, auxquels n'étaient initiés que les adeptes. Il est vraisembla-
ble que dans ces derniers, était conqiris le degré exact d'amilié (jue
chacun se doit à lui-même; non cette amitié de mauvais aloi qui
nous fait rechercher d'une façon immodérée la gloire, la science, la
richesse, etc., et les mettre au premier rang de noti'e affection
comme parties intégrantes de notre être, ni cette amitié sans con-
sistance et indiscrète comme celle que porte le lierre aux parois
auxquelles il s'attache, qu'il pourrit et qu'il rrrine; mais urie amitié
saine et réglée, non moins utile qu'agréable. Qui en coruialt les de-
voirs et les exerce, est véritablement inspiré des Muses ; il atteint
au sommet de la sagesse humaine et du bonheur; sachant exacte-
ment ce qu'il se doit, il trouvi; qrre le rôle qui lui est dévolir com-
porte d'utiliser pour- lui-rrrême le concoirrs des autr-es hommes et
du monde et que, pour- cela, il lui faut contribuer aux devoirs et
aux charges de la société dont il fait partie. Cehri qiri ne vit en
rien pour autrui, ne vit guère non plus pour lui-même : « Vnmi de
soi-même est aussi, sachez-le, l'ami des autres (Sénè/pte). <> La prirr-
cipale charge (jne nous ayons, c'est de nous conduire ; c'est poOr
492 ESSAIS DE MONTAIGNE.
osl ce pouit|uo.y nous sonimos icy. Comme qui ouI>lioroit do hifn el
saintement viure; et penseroil ostre quitte de son deuoir, en >
acheminant et dressant les autres; ce serait vn sot. Tout de inesme,
qui abandonne en son propre, le sainement et gayemeni viure, pour
en seniir autruy, prenl à mon gré vn mauuais et desnaturé party.
le ne veux pas, qu'on refuse aux charges qu'on prend, l'atten-
tion, les pas, les parolles, et la sueur, et le sang au besoing :
Non ipse pro charis atnicis
Au t pair ta iimidus perire.
Mais c'est par emprunt et accidentalement ; l'esprit se tenant tous-
i«»urs en repos et en santé : non pas sans action, mais sans vexa-
lion, sans passion. L'agir simplement, luy cousle si peu, (juen
dormant mesme il agit. Mais il luy faut donner le bransle, auec
disci-ction. Car le corps reçoit les charges qu'on luy met sus, iuste-
nient selon qu'elles sont : l'esprit les estend et les appesantit son-
nent à ses despens, leur donnant la mesure que bon luy semble.
On faict pareilles choses auec diuers elTorts, et différente conten-
tion de volonté. L'vn va bien sans l'autre. Car combien de gens se
bazardent tous les iours aux guerres, dequoy il ne leur chault : et
se pressent aux dangers des battailles, desquelles la perte, ne leur
troublera pas le voisin sommeil? Tel en sa maison, hors de ce dan-
ger, qu'il n'oseroit auoir regardé, est plus passionné de l'yssue de
cette guerre, et en a l'ame plus trauaillée, que n'a le soldat qui y
employé son sang et sa vie. l'ay peu me mesler des charges publi-
ques, sans me despartir de moy, de la largeur d'vne ongle, el me
donner à aulruy sans m'oster à moy. Cette . aspreté et violence de
désirs, empesche plus, qu'elle ne sert à la conduitle de ce qu'on
entreprend. Nous remplit d'impatience enuers les euenemens, ou
contraires, ou tardifs : et d'aigreur et de soupçon enuers ceux, auec
(|ui nous negotions. Nous ne conduisons iamais bien la chose de la-
quelle nous sommes possédez et conduicts.
Malè cuncta minislrat
ImpetuB.
Celuy qui n'y employé que son iugement, et son addresse, il y pro-
cède plus gayemcnt : il feint, il ployé, il diffère tout à son aise, se-
lon le besoing des occasions : il faut d'atteinte, sans tourment, et
san.«i afiliction, prest el entier pour vnc nouuelle enlre[)rise : il
marche tousiours la bride à la main. En celuy qui est enyui-é de
cettr intention violente el lyraonique, on voit par nécessité beau-
coup d'imprudence et d'iniusiire. L'impétuosité de son désir l'em-
poKe. Ce sont mouucments téméraires, et, si Fortune n'y preste beau-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. X. 493
cela que nous sommes sur terre. Celui qui oublierait de vivre hon-
nêtement, saintement, et croirait être quitte de son devoir en ex-
hortant et disposant les autres à vivre ainsi, serait un sot; de même
celui qui, pour son propre compte, néglige de vivre convenablement
et gaîment, se sacrifiant pour faire qu'autrui vive de la sorte,
prend à mon gré un parti mauvais et qui n'est pas dans Tordre de
la nature.
Il faut se dévouer aux charges que l'on occupe, mais il ne
faut ni qu'elles nous absorbent ni qu'elles nous passion-
nent, ce qui nous conduirait à manquer de prudence et
d'équité. — Je ne veux pas qu'on refuse aux charges qu'on accepte
son attention, ses pas et démarches, son don de parole, sa fatigue,
au besoin même son sang : « tout itrêt moi-même à mourir "pour mes
amis et mafatrie {Horace) »\ seulement ce ne doit être qu'un prêt
momentané et accidentel, l'esprit demeurant toujours au repos et
en santé, n'être pas inactif, mais n'agir ni malgré lui ni entraîné
par la passion. Agir simplement lui coûte si peu, qu'il agit même
en dormant, aussi faut-il ne le mettre en branle qu'avec discré-
tion; car lorsque le corps que l'on charge, semble pas en être
surchargé, l'esprit s'imagine qu'il peut plus encore et, n'écoutant
que lui-même, donne parfois à ses exigences une extension et une
augmentation souvent préjudiciables. Une même chose demande
parfois des efforts physiques différents et une force de volonté
qui n'est pas toujours la même, l'un va fort bien sans l'autre.
Combien de gens se hasardent tous les jours dans des guerres qui
leur sont indifférentes, et affrontent le danger dans des batailles
dont la perte, s'ils viennent à être battus, ne troublera pas leur
sommeil durant la nuit qui vient; tel autre, au contraire, demeuré
chez lui à l'abri de dangers auxquels il n'ose même pas penser,
est plus passionné pour l'issue de celte guerre, et en a l'âme plus
obsédée que le soldat qui y expose son sang et sa vie. Je ne suis
guère disposé à me mêler des affaires publiques s'il doit m'en coû-
ter si peu que ce soit, ni à me donner aux autres en m'arrachanl
à moi-même. — Apporter de l'âpreté et de la violence pour obtenir
la réalisation de ses désirs, nuit plus que cela ne sert au résultat que
l'on poursuit; nous devenons impatients si les événements sont con-
traires ou se font attendre ; nous sommes aigris et le soupçon nous
gagne contre ceux avec lesquels nous sommes en affaire. Nous ne
conduisons jamais bien une chose qui nous possède et nous mène :
" la passioii est un mauvais guide [Stace) ». Celui qui n'y emploie
que son jugement et son adresse, agit avec plus d'à propos : il dis-
simule, cède, diffère à son aise, selon que les circonstances le com-
portent; s'il échoue, c'est sans en éprouver ni tourment ni afflic-
tion; il est tout prêt à renouveler sa tentative, il marche toujours
maître de lui. Chez celui qu'enivre la violence et qui veut quand
même, la nécessité l'amène à commettre beaucoup d'imprudences
et d'injustices; l'impétuosité de son désir l'emporte, il devient témé-
raire; et si la fortune ne lui vient beaucoup en aide, ce qu'il obtient
494 ESSAIS I)K MONTAIGNE.
<*«>up, de peu de fruict. La philosophie veut qu'au chasUeinenl des
<»n'encesreceu«'s, nous on distrayons la cholcrc : non afin «|iie la von-
geance en soit moindre, ains an rebours, afin qu'elle en soil daulanl
mieux assenée et plus poisante. A quoy il luy semble que celte impe-
luositr porte empesthement. Non seulement la cholei'e trouble : mais
de soy, elle lasse aussi les bras de ceux qui chastient. Ce l'eu estour-
dit et consomme leur force. Comme en la précipitation, /'M/tnrt/to tarda
M/. La hastiuetr se donne elle mesme la iambe,s'entraueet s'arreste.
Ipm se lelocitas implicat. Pour exemple. Selon ce que l'en vois par-
vsage ordinaire, l'auarice n'a point de plus grand destourbier que
soy-mesnn'. Plus elle est tendue et vigoureuse, moins elle en est
fertile. Communément elle attrape plus promptement les richesses,
masquée d'vn image de libéralité. Vn Gentilhomme tres-homme
de bien, et mon amy, cuyda brouiller la santé de sa teste, par vue
trop passionnée attention et affection aux affaires dvu Prince, son
maistre. Lequel maistre, s'est ainsi peinct soy-mesmes à moy :
Qu'il voit le poix des accidens, comme vn autre : mais qu'à ceux
qui n'ont point de remède, il se resoult soudain à la souffrance :
aux autres, après y auoir ordonné les prouisions nécessaires, ce
qu'il peut faire promptement par la viuacilé de son esprit, il attend
en repos ce qui s'en peut ensuiure. De vray, ie l'ay veu à mesme,
maintenant vue grande nonchalance et liberté d'actions et de vi-
sage, au trauers de bien grands affaires et bien espineux. le le
trouue plus gi-and et plus capable, en vue mauuaise, qu'en vne
bonne fortune. Ses pertes luy sont plus glorieuses, que ses victoi-
res, et son deuil (|ue son triomphe. Considérez, quaux actions
mesmes qui sont vaines et friuoles : au ieu des eschecs, de la
paulrae, et semblables, cet engagement aspre et ardant d'vn désir
impétueux, iellc incontinent l'esprit et les membres, à l'indisj-relion,
•'l au desordre. On sesbiouit, on scmbarasse soy mesme. Ccluy ipii
se porte plus moder'ément enuers ie gain, et la perte, il est tous-
iours chez soy. Mnins il se pique et passionne au ieu, il le conduil
d'autant phis auantageusement et seurement. Nous empesehoiis
au demeurant, la prise et la serre de l'ame, à luy donner tant d«'
«lioses à saisir. Les vues, il les luy faiil seulement présenter, les
antres attacher, les autres incorporer. Elle peut voir et sentir toutes
choses, mais elle ne se doit paistre que de soy. Et doit estre ins-
Iruirle, de ce qui la lon«"he pnqiremenl, e| qui proprement esl de
son auftir. et de sii siibslanee. !,••< inix de Nature mm^ ;i|i|irennenl
TRADUCTION. — LIV. III, CH. X. 495
est peu de chose. — La philosophie veut que nous bannissions la
colère quand nous punissons ceux qui nous ont offensés ; non pour
que notre vengeance soit moindre, mais pour qu'au contraire elle
n"en porte que mieux et frappe davantage, ce à quoi, lui sémble-t-il,
la violence met obstacle. Non seulement la colère nous trouble mais,
par elle-même, elle lasse le bras qui châtie; c'est un feu qui nous
étourdit et épuise notre force, comme dans la précipitation où la
hâte se donne à elle-même un croc-en-jambe qui l'entrave et l'ar-
rête : « Trop se hàlcr est une cause' de retard; la précipitation re-
farde plus qu'elle n'avance (Quinte Curce). » Comme exemple de ce
que nous en voyons journellement, l'avarice n'a pas de plus grand
empêchement qu'elle-même; plus elle est rapace et intransigeante,
moins elle rapporte: d'ordinaire, elle attire à elle plus rapidement
le bien d'autrui, quand elle agit sous le uiasquf de la libéralité.
Supériorité d'un prince qui savait se mettre au-dessus
des accidents de la fortune. Même au jeu, il faut être
modéré; nous le serions plus, si nous savions combien
peu nous est nécessaire. ~ Un gentilhomme de mes amis, très
honnête homme, faillit compromettre sa raison pour avoir pris
trop à coeur les affaires d'un prince son maître et y avoir apporté
une attention trop passionnée. Ce prince s'est lui-même peint ainsi
qu'il suit: «Tout comme un autre, il ressent le poids des accidents;
pour ceux auxquels il n'y a pas de remède, il se résout immédia-
tement à en supporter les conséquences; pour les autres, après
avoir ordonné les précautions nécessaires pour y parer, ce que,
grâce à la vivacité de son esprit, il peut faire promptement, il attend
avec calme ce qui peut s'ensuivre. » De fait, je l'ai vu à l'œuvre,
conservant une grande indifférence, toute sa liberté d'action et la
plus complète impassibilité dans des situations de très haute im-
portance et bien difficiles; je le tiens pour plus grand et plus capa-
ble dans la mauvaise fortune que dans la bonne; ses défaites sont
plus glorieu.ses que ses victoires, ses insuccès que ses triomphes.
Même dans ce qui est vain et frivole, comme au jeu d'échecs,
de paume et autres, apporter de l'àpreté et de l'ardeur au service
d'un violent désir de l'emporter, fait qu'aussitôt notre esprit et nos
membres ne se dirigent plus et que leurs mouvements devien-
nent désordonnés; on s'éblouit, on s'embarrasse soi-même. Celui
qui envisage avec plus de modération le gain et la perte, est tou-
jours maître de lui; moins on se pique, moins on se passionne au
jeu, plus on le conduit avantageusement et plus on augmente ses
chances.
Nous empêchons l'âme de prendre et de conserver, quand nous lui
donnons trop à saisir; pour certaines choses il suffit de les lui pré-
senter, pour d'autres de les lui attacher, d'autres sont à lui incor-
porer. Elle peut tout voir et sentir, mais ce n'est que d'elle-même
qu'elle doit se sustenter; et, pour cela, il faut qu'elle ait été instruite
de ce qui l'intéresse particulièrement, lui convient et qu'elle peut
s'assimiler. Les lois de la nature nous donnent justement cet en-
496 ESSAIS DE MONTAIGNE.
«i» que iuslciiHMit, il nous faut. Apres que les sages nous ont dit,
que selon elle personne n'est indigent, et que chacun l'est selon
l'opinion, ils dislin^'iient ainsi subtilement, les désirs qui viennent
d'elle, de ceux qui viennent du desreglemenl de noslre lantasie.
Ceux desquels on voit le l»out, sont siens, ceux qui fuycnt deuanl
nous, et desquels nous ne pouuons ioindre la fin, sont nostres. La
pauureté des biens, est aisée à guérir; la pauureté de l'aino,
impossible.
Sam si, quod salis est homini, id salis etse jmtesset ,
Hoc sal erat ; nunc, quum hoc non est, qui credimus porrn,
Diuitias vllas animum mi explere potesse?
Socrates voyant porter en pom|>e par sa ville, grande quantité de
richesse, loyaux et meubles de prix : Combien de choses, dit-il, ie
ne désire point! Melrodorus viuoit du poix de douze onces par iour,
Epicurus à moins : Metroclez dormoit en hyuer auec les moutons,
en esté aux cloistres des Eglises. Sufficit ad id natura, quod poxctl.
Cleanlhes viuoit de ses mains, et se vantoit, que Cleanthes, s'il
\ouloit, nourriroit encore vn autre Cleanthes. Si ce que Nature
exactement, et originelement nous demande, pour la conseruation
de nostre estre, est trop peu (comme de vray combien ce l'est, et
combien à bon comte nostre vie se peut maintenir, il ne se doit
exprimer mieux que par cette considération : Que c'est si peu, qu'il
eschappe la prise et le choc de la Fortune, par sa petitesse) dispen-
sons nous de quelque chose plus outre; appelions encore nature,
l'vsage et condition de chacun de nous; taxons nous, traitons nous
à cette mesure; estendons noz appartenances et noz comtes iusques
là. Car iusques là, il me semble bien, que nous auons quelque
excuse. L'accouslumance est vue seconde nature, et non moins
puissante. Ce qui manque à ma coustume ie tiens qu'il me manque.
Et i'aymerois presque esgalcment qu'on mostast la vie, que si on
me l'cssimoit et lelranchoit bien loing de Testât auquel ie l'ay ves-
cue si long temps. le ne suis plus en termes d'vn grand change-
ment, ny de me ietter à vn nouueau Irain et inusité; non pas mesme
vers l'augmentation : il n'est plus temps de deuenir autre. Et comme
ie plaindrois <|uel({ue grande aduenture, qui uje tombast à cette
heure entre mains, qu'elle ne seroit venue en temps que l'en pensse
iouyr,
ifuo mihi forlunm, «i non eonteditur vit?
le me pinindroy »h; mesme, de quehjue acquest interne. Il vaull
quasi mieux iamais, que si tard, deuenir honnestc homme. El bien
entendu à viurc, lors qu'on n'a plus de vie. Moy, qui m'en vay, i-e-
.Hignen»y Tacilement à que|(|u'vn, qui vins!, ce que i'appi*ends de
prudence, pour le conuiienc du monde. Moustarde après disner. le
TRADUCTION. — LIV. III, CH. X. 497
seigneincnt. D'après la nature, disent les sages, personne n'est indi-
irent (d'après nous, nous le sommes tous), et ils vont distinguant les
désirs qu'elle nous inspire de ceux qui nous viennent du dérègle-
ment de notre imagination : ceux qui peuvent se réaliser viennent
d'elle, ceux qui fuient devant nous, sans que nous puissions jamais
les satisfaire, sont de nous; la pauvreté de biens est aisée à guérir,
la pauvreté de l'âme impossible : « Si Vhomme se contentait de ce qui
lui suffit, je serais assez riche; mais comme il n'en est rien, quelles
richesses pourraient jamais me satisfaire {Lucilius)'? » — Socrate
voyant transporter en grande pompe, à travers la ville, des richesses
en quantité : joyaux, meubles de prix, etc., dit « : Que de choses il
y a là, que je ne désire pas! » — Douze onces d'aliment par jour
suffisaient pour vivre à Mélrodore; Épicure se suffisait avec moins
encore; Métroclès dormait en hiver avec les moulons, en été dans
les cloîtres des temples : « La nature jwiirvoit à ce qu'elle exige (Sé-
nèque) »; Cléanthe vivait du travail de ses mains et se vantait do
pouvoir, s'il l'eût voulu, nourrir en plus un autre lui-même.
Les besoins que nous tenons de la nature sont faciles à
satisfaire; nos habitudes, notre position dans le monde,
notre âge, nous portent â en étendre le cercle; c'est dans
ces limites que nous devons les contenir. — Si ce que la nature,
s'en tenant aux seuls besoins que nous avions à l'origine, demande
pour assurer strictement la conservation de notre existence est
trop peu de chose (et il est de fait que nous pouvons vivre à bon
marché, ce qui apparaît bien quand on remarque qu'il nous faut
si peu que, par sa petitesse, cela échappe à l'étreinte et aux coups
de la fortune), octroyons-nous quelque chose de plus; comprenons
dans ce que nous appelons la nature, les habitudes et la situation
de chacun de nous, et d'après cela fixons nos besoins et nos aspi-
rations, tenant compte de ce que déjà nous possédons. II semble en
effet que, dans ces limites, nous soyons quelque peu excusables
d'agir ainsi, car l'habitude est une seconde nature non moins puis-
sante que la nature elle-même. Ce qui me manque et dont j'ai l'ha-
bitude, je considère que cela me fait réellement défaut; j'aimerais
presque autant qu'on m'ôtât la vie, que de me la rétrécir en res-
treignant notablement les conditions dans lesquelles j'ai vécu si
longtemps. Je ne suis plus à même de supporter de grands change-
ments, ni de mener un train différent du mien, même si je devais
y gagner. Il n'est plus temps de devenir autre; et, de même que si
quelque grande fortune venait à m'échoir actuellement, je me plain-
drais qu'elle ne me soit pas arrivée alors que je pouvais en jouir :
« A quoi me so-vent des biens dont je ne puis user {Horace)'! » je me
plaindrais également de toute nouvelle acquisition morale. Il vaut
presque mieux ne jamais devenir honnête homme et ne jamais bien
comprendre la conduite de la vie, que d'en arriver là quand on n'a
plus de temps devant soi. — Moi qui m'en vais, je céderais volon-
tiers à quelqu'un qui vient, l'expérience que j'acquiers sur la pru-
dence à observer dans les affaires de ce monde; c'est de la moutarde
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. HI. 32
498 ESSAIS DE MONTAIGNE.
ii'ay (|iit' luire du Wu'U, duqiu'l io nv |tiiis iien faire. A i|iio> la
scii'uce, à (jui lia plus de lesle? «Vest iiiinrc et detraueui- de For-
lune, de nous offrir «les présents, (|ui nous rcniplissenl d'Yii iuste
despil de nous aiioii- failly en leur .siison. Ne nie guidez plus : ie ne
puis plus aller. De tant de nieinltres, qua la suflisan<e, la patieiue .
nous suffit. Donnez la eapaeilé d'vn excellent dessus, au (hanti-e <pii a
les poulinons pourris! El d'elo(iucnee à Tercmile reh'jrué aux déserts
d'Araltie. Il ne laul point d'ail, à la cheut»'. La lin se Irouue de
soy, an bout de ehasque besongne. .Mon inonde est lailly, ma forme
explire. le suis tout du passé. Et suis tenu de l'authorizer el d'y i
conforiner mon issue. le veux dire cccy par manière dexeinple. yue
l'eclipsement nouueau des dix iours du Pape, mont prins si bas,
que le ne m'en puis bonnement accoustrer. le suis des années, ans-
quelles nous coiulions autrement. Vn si ancien el long vsage, me
vendique et rappelle à soy. le suis contraint d'estre vn peu hère- .
tiipie par là. Incapable de nonuelleté^ mesmc correcliue. Mon ima-
gination en despil de mes dents se ielle lousiours dix iours plus
auant, ou plus arrière : et grommelle âmes oreilles. Celte règle lou-
che ceux, (}ui ont à ( >lre. Si la santé mcsme, si succrée vient à me
retrouuer par boutades, c'est pour me donner regret plustosl que i
possession de soy. le n'ay plus où la retirer. Le temps me lai.sse.
Sans luy rien ne se possède. 0 que ie feroy peu d'estat de ces
grandes dignitez elecliues, (jue ie voy au monde, qui ne se donnent
qu'aux hommes prcsls à partir : ausquelles on ne regarde pas tant,
combien deuëment on les exercera, que combien peu longuement •
on les exercera : dés l'entrée on vise à l'issue. Somme : me voicy
après d'achcuer cet homme, non d'en refaire vn autre. Par long
vsage, cette forme m'est passée en substance, et fortune en nature,
le dis donc, que <liacun d'entre nous foiblets, est excusable
d'estimer sien, ce qui est compris soubs cette mesure. Mais aus.'^i .i
au delà de ces limites, ce n'est plus que confusion, ('est la plus
large estandue que nous puissions octroyer à noz droicis. Plus nous
amplifions noslre besoing et |)osscssion, d'autant plus nous enga-
geons nous aux coups de la Fortune, et des aduei*silez. La carrière
de noz désirs doit estre circonscripte, et reslraincte, à vn court li- .
mite, des commoditez les plus proches el contigiies. Et doit en
outre, leur course, se manier, non en ligne <lreicte. qui face Ixnil
ailleurs, mais en rond, duquel les deux pointes se tiennent et l(>r-
minent en nouti, par \n brief eonlonr. Les actions qui se conduisenl
TRADUCTION. — LIV. Ill, CH. X. 499
après diiicr. Je n'ai que faire de biens dont je n'ai pas emploi ; à quoi
sert la science à (|ui na plus de tôle? La i'orUine nous offense et
nous joue un mauvais tour, en nous offrant des présents, dont nous
sommes ù juste litre dépités de ce qu'ils nous ont manqué au bon
moment. Je n'ai plus besoin de guide, quand je ne puis plus mar-
cher. De toutes les qualités dont nous pouvons être doués, la pa-
tience me suffit maintenant. A quoi bon une voix magnifique à un
chantre qui a les poumons perdus, et l'éloquence à un ermite re-
légué au fond des déserts de l'Arabie. Il n'y a pas besoin de sïn-
génier à faire une fin; en chaque chose, elle survient d'elle-même.
Mon monde à moi est fini; les gens de mon espèce disparaissent;
j'appartiens tout entier au passé; je ne puis faire autrement que
d'approuver cet état de choses et d'y conformer mes derniers jours.
— J'en donnerai un exemple : Cette innovation qui a supprimé dix
jours d'une année, introduite par le pape, est survenue alors que
j'étais déjà si près de ma fin, que je ne puis m'y faire; je suis d'une
époque où les années se supputaient autrement. Un si long et si an-
tique usage me revendique et j'y demeure attaché; incapable d'ac-
cepter des nouveautés, même quand elles constituent des rectifica-
tions, je suis dans l'obligation d'être en cela quelque peu hérétique.
Mon imagination, malgré tous mes efforts, fait que je me trouve
toujours de dix jours en avance ou de dix jours en retard; elle ne
cesse de me murmurer à l'oreille : « Cette modification ne regarde
que ceux dont l'existence ne touche pas à son terme. » — Même
la santé, chose pourtant si douce, si, par intervalles, je viens à la
retrouver, j'en éprouve plus de regret que de jouissance : je n'ai
plus comment en profiter. Le temps m'abandonne, et, sans lui, nous
ne possédons rien. Oh ! que j'attache donc peu de prix à ces gran-
des dignités conférées à l'élection, qui ne s'attribuent qu'à des gens
prêts à quitter ce monde et dont, quand on les a, on ne s'inquiète
pas tant de quelle façon on pourra les exercer, que du peu de temps
durant lequel, on les détiendra; dès l'entrée en fonctions, on songe
au moment oii il faudra les quitter. En résumé, je touche à ma fin
et ne suis point en voie de me refaire. Par suite d'un long usage,
mon état actuel est devenu partie intégrante de moi-même; ce que
la fortune m'a fait, constitue ma nature.
Je dis donc que, disposés à la faiblesse comme nous le sommes,
chacun de nous est excusable de considérer comme lui revenant,
tout ce qui est dans la mesure de notre état accoutumé; mais aller
au delà, c'est tomber dans la confusion : c'est là la plus large con-
cession que nous puissions faire à nos droits. Plus nous augmen-
tons nos besoins et ce que nous possédons, plus nous nous expo-
sons aux coups de la fortune et de l'adversité. L'étendue de nos
désirs doit être circonscrite et restreinte de manière à ne com-
prendre que les commodités les plus proches de nous, celles qui
nous sont contiguës, et cette zone ne pas se prolonger indéfini-
ment en ligne droite, mais se replier en courbe, dont les extré-
mités se rejoignent en ne s'écarlant de nous que le moins possible.
500
ESSAIS DE MONTA ir,NR,
sans celle roflexioii, s'ciileiul voisine icllcxion el osscnliclle, comnir
sonl celles des anariciuux, des anihilieux, cl Uni d'aiilres, qui cou-
rent de pointe, desquels la course les emporte tousioiirs «leuanl
eux, ce sont actions erronées et nialadiues. La plus part de noz
vacations sont farce^sques. Mundus vninersm exercct histrioniam. H •
faut iouer dcuenientnostrcrollc, mais comme roUe dvn personnafre
empiunté. Du masque el de l'apparence, il n'en faut pas faire vue
essence léelle, n\ de rcslianger le propre. Nous ne sçauons pas
distinguer la peau de la chemise. C'est assés de s'enfariner le vi-
sage, sans s'enfariner la poictrine. len vois qui se transforment et '
se transsubstantient en autant de nouuelles figures, et de nouueaux
eslres, qu'ils entreprennent de charges : et qui se prelatent iusques
au foye et aux intestins : et entrainent leur office iusques en leiu-
garderohe. le ne puis leur apprendi-e à distinguer les bonnetades,
qui les regardent, de celles qui regardent leur commission, ou leur .
suilte, ou leur mule. Tautum se fortuiue permittuut, etiam rt untu-
rnm dediscant. Ils endenl et grossissent leur ame, et leur discours
naturel, selon la haulteur de leur siège magistral. Le Maire et Mon-
taigne, ont tousiours esté deux, d'vne séparation bien claire. Pour
eslre aduocal ou financier, il n'en faut pas mescognoistre la fourbe, i
qu'il y a en telles vacations. Vn honneste homme n'est pas comtabie
du vice ou sottise de son mestier; et ne doit pourtant en refuser
l'exercice, ('/est l'vsage de son pays, et il y a du proffit. 11 faut viure
du monde, et s'en preualoir, tel qu'on le trouue. Mais le iugemeni
dvn Empereur, doit eslre au dessus de son empire ; el le voir el cou- .
.sidérer, comme accident eslranger. Et luy doit sçauoir iouyr de soy
k part; et se communicquer comme lacques et Pierre : au moins à
soymesmes. le n«' sçay pas m'engager si profondement, el si entier,
yuand ma volonté me donne à vn party, ce n'est pas d'vne si vio-
lente obligation, que mon entendement s'en infect*!. Aux pi-esens 3
brouillis de cet estai, mon inten-sl ne m'a faicl mej<C(>gnoislre, ny
les qualitez louables en noz aduersaires, ny celles qui sonl repro-
TRADUCTION. - LIV. III, CH. X. oOl
Les agissements qui se produisent sans que nous les ramenions
ainsi à nous (et ce mouvement réflexe, je le tiens pour essentiel et
devant se produire à bref délai pour avoir son effet utile), comme
sont ceux des avares, des ambitieux et tant d'autres qui poursui-
vent avec acharnement une idée qui les emporte toujours droit de-
vant eux, sont des agissements erronés et maladifs.
C'est folie de s'enorgueillir de l'emploi que l'on occupe ;
notre personnalité doit demeurer indépendante des fonc-
tions que nous remplissons. — La plupart des fonctions pu-
bliques tiennent de la farce : <( Tout le monde joue la comédie {Pé-
trone). » Il faut jouer convenablement son rôle, mais en lui conser-
vant le caractère dun personnage emprunté ; il ne faut pas que le
masque et l'apparence deviennent chez nous une réalité, ni faire
que ce qui nous est étranger s'incarne en nous; nous ne savons
distinguer la peau de la chemise ; c'est assez de s'enfariner le vi-
sage sans senfariner encore la poitrine. Jen vols qui se transfor-
ment et sidentifient en autant de figures et d'êtres différents qu'ils
ont de charges à remplir; tout en eux pontifie jusqu'au foie et aux
intestins, et, jusque dans leur garde-robe, ils agissent comme s'ils
étaient dans l'exercice de leurs fonctions. Que ne puis-je leur ap-
prendre à distinguer parmi les salutations qu'ils reçoivent, celles
qui s'adressent à eux-mêmes de celles qui s'adressent au mandat
qu'ils ont reçu, à la suite qui les accompagne, ou à la mule qui les
porte: ^< Ils s'abandonnent tellement à leur fortune qu'ils en oublient
leur nature même (Quinte Curce) » ; ils enflent, grossissent leur àme
et leur jugement naturel pour les élever à hauteur du siège qu'ils
occupent comme magistrats. Montaigne maire et Montaigne simple
particulier ont toujours été deux hommes tout à fait distincts, la
séparation en était bien nette. De ce qu'on est avocat ou financier,
il ne faut pas méconnaître ce que ces professions mettent en jeu
de fourberie; un honnête homme n'est pas responsable du vice ou
de la sottise de son métier et ne doit pas pour eux décliner de
l'exercer, c'est l'usage de sou pays et il y a bénéfice; il faut vivre
du monde et en tirer profit, en en usant tel qu'on le trouve. Mais
le jugement d'un empereur doit s'élever au-dessus de son empire
qu'il lui faut voir et considérer comme chose qui lui est étrangère,
s'en abstrayant, par moments, pour jouir de son propre fond, et
s'entretenir avec lui-même tout autant pour le moins que font
Jacques et Pierre.
Si l'on embrasse un parti, ce n'est pas un motif pour en
excuser toutes les exagérations ; il faut reconnaître ce
qui est mal en lui, comme ce qui est bien dans le parti
adverse. — Je ne sais pas m'cngager si profondément et si com-
plètement; et, quand ma volonté me fait me donner à un parti, je
ne me crée pas de si violentes obligations que mon jugement en soit
vicié. Dans les troubles qui agitent actuellement ce pays, les inté-
rêts que je sers n'ont pas fait que j'aie méconnu chez nos adver-
saires leurs qualités dignes d'éloge, pas plus que celles qui, chez
:i02
ESSAIS l)E MONTAKINE.
ilialilos en ceux que i'av suiuy. Ils adorent tout ce qui rsl de leur
eoslr : inoy ie n'excuse pas seulement la plus part des choses, qui
sont du mien. Vn hon oiiuia},'C, ne |MMd pas ses grâces, pour plai-
der «outre ujoy. Hors le meud du débat, ie me suis maintemi eu
cquaniinil»'', et pure indiin>ivuce. Neque extra nécessitâtes hdli, prir- •
r//mum odiuiii (jfro. DequO.v io me frratifie, d'autant (jue ie voy com-
nuuK'inent faillir au contraire. Ceux qui allongent leur cholere, et
leur haine au delà des allaiies, comme l'aict la plus part, montrent
qu'elle leur part d'ailleurs, et de cause particulière. Tout ainsi
connue, à qui estant guary de son vlcere, la fiehure demeure en- i
core, montre quelle auoit \n autre principe plus caché. (Vesl qu'ils
n'en ont point à la cause, en commun : et entant qu'elle blesse lin-
terest de touts, et de Testât. Mais luy en veulent, seulement en ce,
quelle leur masclie eu priué. Voyla pourijucy, ils s'en picquent de
passion particulière, et au deUî de la iu-stice, et de la raison publi- .
que. Non tam ontuiavinuersi, (juàin ea,qua' ad (/nemque pertinerent,
sinyuïi carpebanl. le veux que laduantage soit pour nous : mais ie
ne forcené point, s'il ne l'est. le me prens fermement au plus sain
des partis. Mais ie n'alTecte pas qu'on me remarque spécialement,
ennemy des autres, et outre la raison generalle. l'accuse merueil- s
leusement cette vitieuse forme d'opiner : Il est de la Ligue : car il
admire la grâce de Monsieur de Guyse. L'actiuetédu Roy de Nauarre
l'estonne : il est Huguenot. Il trouue cecy à dire aux mœurs du
Hoy : il est séditieux en son cœur. Et ne conceday pas au magistrat
mesme, qu'il eust raison, de condamner vn Hure, pour auoir logé •
entre les meilleurs poètes de ce siècle, vn hérétique. N'ose^'ions
nous dire d'vn voleiu-, quil a belle greue? Faut-il, si elh* est pu-
tain, qu'elle .soit aussi punai.se? Aux siècles plus sages, reuoqua-on
le superbe [tiltre <le ('apilolinus, qu'on auoit auparauant donné à
Marciis Manlius, comme conseruateur de la religion et liberté pu- .i
bliiiue? Estoulfa-on la tnemoirc de sa liberaliU'*, et de ses faicts
d'armes, et i'econq»euses niililaires oitroyées à sa vei-tu. par ce qu'il
alFecta depuis la Royauté, au preiudice des loix de son pays? S'ils
ont prins en haine vn aduocat, lendemain il leur dénient ineloqucnl.
l'ay tourbe ailleurs le zèle, qui poulsa des gens de bien à sendda- .
blés fautes. Pour moy, ie sçay bien dii*c : Il faict meschammcnt
eela,el vertueusement cccy. De mesmes, aux prognosli<|ues ou ene-
nemenU sinistres des atraires, ils veulent, «lue chacun en son party
TRADUCTION. - LIV. III, CH. X. 503
ceux dont j'ai embrassé le parti, sont à blâmer. On est porté à
adorer tout ce que font les siens; moi, je n'excuse même pas la
pkipart de ce qui se fait du côté où je suis; un bon ouvrage ne
perd pas de son mérite, parce qu'il est écrit contre moi; hors le
nœud du débat, car je suis et demeure catholique, je me maintiens
dans une modération et une indifîérence absolues, « hors les néces-
sités de la guerre, je ne veux aucun mal à l'ennemi » ; ce dont je me
félicite d'autant plus, que je vois communément donner dans le dé-
faut contraire : * i< Que celui-là s'abandonne à la passion, qui ne peut
suivre la raison (Cicéron). » Ceux qui étendent leur colère et Icui-
haine au delà des affaires qui les motivent, comme font la plupart
des gens, montrent que l'origine en est ailleurs et provient d'une
cause personnelle, de même que lorsque la fièvre persiste chez
quelqu'un après qu'il est guéri d'un ulcère, c'est un indice qu'elle
dérive d'une autre cause que nous ne saisissons pas. Eux n'en
veulent pas à la cause contre laquelle chacun s'arme parce qu'elle
blesse l'intérêt général et celui de l'état, ils lui en veulent unique-
ment de ce qu'elle les atteint dans leurs intérêts privés; et voilà
pourquoi ils y apportent une animosité personnelle qui dépasse ce
que comportent la justice et la raison telles qu'elles se compren-
nent généralement : « Ils ne s'accordaient pas tous à blâmer toutes
choses, mais chacun d'eux censurait ce qui l'intéressait personnelle-
ment (Tite-Live). » Je veux que l'avantage nous reste, mais je ne
me mets pas, hors de moi s'il en est autrement. Je m'attache sin-
cèrement au parti que je crois le meilleur, mais je ne m'affecte pas
de me faire particulièrement remarquer comme ennemi des autres,
et n'outrepasse pas ce que, d'une façon générale, commande la rai-
son. Je blâme très vertement des propos de cette sorte : « Il est de
la Ligue, car c'est un admirateur de la bonne grâce de M. le duc
de Guise. — Il s'émerveille de l'activité du roi de Navarre, donc
c'est un huguenot. — Il trouve à redire aux mœurs du roi, au fond
du cœur c'est un séditieux. » Je ne concède même pas à un magis-
trat qu'il ait raison de condamner un livre, parce qu'il s'y trouve
indiqué qu'un hérétique est l'un des meilleurs poètes de ce siècle.
Se peut-il que nous n'osions dire d'un voleur qu'il a une belle
jambe; et est-il obligatoire qu'une fille publique sente mauvais?
Dans les siècles où régnait plus de sagesse, a-t-on révoqué ce su-
perbe titre de Capitolinus, décerné tout d'abord à Marcus Manlius
pour avoir sauvé la religion et la liberté publique? ÉtoufTa-l-on le
souvenir de sa libéralité, de ses faits d'armes, des récompenses
militaires accordées à son courage, lorsque plus tard, mettant eil
péril les lois de son pays, il aspira à la royauté ? De ce qu'on
prend en haine un avocat, s'ensuit-il que le lendemain il cesse
d'être éloquent? J'ai parlé ailleurs du zèle qui fait tomber les gens
de bien dans de semblables fautes; pour moi, je sais fort bien
dire : « En cela, il se conduit en malhonnête homme, et, en ceci,
fait acte de vertu. » On voudrait que lorsque des pronostics ou des
événements fâcheux viennent à se produire, chacun, suivant le parti
504
ESSAIS DE MONTAIGNE.
soit aucugle ou liebelr : que uosire persuasion et iugemcnl, serue
non à la vérité, mais au proiecl do nostre désir, le faudroy plustosl
MM'S l'autre exlreriiil»' : laiit i«' crains, que mon désir ine suborne,
loint, que ic me deflie vn peu tendrement, des choses que ie sou-
liaitle. l'ay veu de mon temps, merueilles en l'indiscrette et •
prodigieuse facilité des peuples, à se laisser mener et manier la
créance et resperaïu'e, où il a pieu et seruy à leurs chefs : par des-
sus cent mesconites, les vus sur les autres : par dessus les fan-
losmes; et les songes. le ne m'estonne plus de ceux, <|ue les singe-
ries d'Apollonius et de Mahumcd emhufflerent. Leur sens et enten- «
dément, esl entièrement estouffé en leur passion. Leur discrétion
n'a plus d'autre choix, que ce qui leur rit, et (jui conforte leur
cause, l'auoy reinanpié souuerainement cela, au premier de noz
partis fiebureux. Cet autre, qui est nay depuis, en l'imitant, le sur-
monte. Par où ie m'aduise, que c'est vue qualité inséparable des .
erreurs populaires. Apres la première qui part, les opinions s'cn-
trepoussent, suiuant le vent, conune les flotz. On n'est pas du corps,
si on s'en peut desdire : si on ne vague le train commun. Mais
certes on l'aict tort aux partis iustes, quand on les veut secourir de
fourbes, l'y ay tousiours contredict. Ce moyen ne porte qu'enuers i
les testes malades. Enuers les saines, il y a des voyes plus seures, et
non seulement plus honnestes, à maintenu' les courages, et excuser
les accidents contraires. Le ciel n'a point veu vn si poisant des-
accord, que celuy de Ca;sar, et de Pompeius; ny ne verra poui"
r.iduenir. Toutesfuis il me semble recognoistre en ces belles anies, •
vue grande modération de l'vn enuers l'autre. C'estoit vue ialousic
d'honneur et df conmiandemenl, (\m ne les emporta pas à hayne
furieuse et indiscrette; sans ntalignité et sans detraction. En leurs
plus aigres exploicts, ie descouure quelque demeurant de respect,
et de b'en-vueillance. Et iuge ainsi; que s'il leur eust esté possible, ^
chacun d'eux eust désiré de faire son affaire sans la ruyiic de son
compagnon, plustost (|u'auec sa ruyne. Combien autrement il en va
de Marins, et de Sylla : prenez y garde. Il ne faut pas se précipi-
ter si esperdu«;ment apr^s nrts alfections, et inleresiz. Comme estant
leune, ie m'opposois au piogrez de l'amour, que ie senloy trop *
auanccr sur moy; et m'esludiois qu'il ne me fus! si aggreable, qu'il
TRADUCTION. — IJV. II r, CH. X. 505
auquel il appartient, soit l'rappé d'aveuglement ou d'imbécillité, et
qu'H les vît, non tels qu'ils sont, mais tels qu'on les désire; je pé-
cherais plutôt par l'excès opposé tant je crains que mon désir ne
m'influence, d'autant que je me défie un peu des choses que je sou-
haite.
Facilité extraordinaire des peuples à se laisser mener
par les chefs de parti. — J"ai vu, de mon temps, des choses ex-
traordinaires dénotant avec quelle facilité incompréhensible, inouïe,
les peuples, quand il s'agit de leurs croyances et de leurs espé-
rances, se laissent mener et endoctriner comme il plaît à leurs
chefs, suivant l'intérêt que ceux-ci y trouvent (cela, malgré cent
mécomptes s'ajoutant les uns aux autres), et prêtent toute créance
aux fantômes et aux songes. Je ne m'étonne plus que les singeries
d'Apollonius et de Mahomet aient séduit tant de gens. La passion
étouffe entièrement chez eux le bon sens et le jugement; leur dis-
cernement ne distingue plus que ce qui leur rit et sert leur cause.
Je l'avais déjà remarqué d'une façon indiscutable dans le premier
des partis qui se sont formés chez nous et qui s'est montré si vio-
lent; cet autre, venu depuis, l'imite et le dépasse; d'oîi je con-
clus que c'est là un défaut inséparable des erreurs populaires.
Après la première opinion dissidente qui surgit, d'autres s'élèvent;
semblables aux flots de la mer, elles se poussent les unes les autres
suivant le sens du vent; on n'est pas du bloc, si on peut s'en dé-
dire, si on ne suit pas le mouvement général. Il est certain qu'on
fait tort aux partis qui ont la justice pour eux, quand on veut em-
ployer la fourberie à leur service ; c'est un procédé que j'ai toujours
réprouvé, c'est un moyen qui n'est bon à employer qu'avec ceux
([ui ont la tête malade; avec ceux qui l'ont saine, il y a des voies
non seulement plus honnêtes, mais plus sûres pour soutenir les
cœurs et excuser les accidents qui nous sont contraires.
Différence entre la guerre que se faisaient César et
Pompée, et celle qui eut lieu entre Marins et Sylla; aver-
tissement à en tirer. — Le ciel n'a jamais vu, et ne verra jamais,
un différend aussi grave que celui entre César et Pompée; il me
semble toutefois reconnaître en ces deux belles âmes une grande
modération de l'une vis-à-vis de l'autre. Ce fut une rivalité d'hon-
neur et de commandement, qui ne dégénéra jamais en une haine
furieuse et sans merci ; la méchanceté et la diffamation y demeu-
rèrent étrangères; dans leurs actes les plus acerbes, je trouve
quelque reste de respect et de bienveillance; et j'estime que s'il
leur eût été possible, chacun d'eux eût désiré triompher sans cau-
ser la ruine de l'autre, plutôt qu'en la causant. Combien il en est
autrement de Marins et de Sylla, prenez-y garde.
Du danger qu'il y a à être l'esclave de ses affections. —
Il ne faut pas nous solidariser si éperdument avec nos affections et
nos intérêts. Quand j'étais jeune, je combattais les progrès que l'a-
mour faisait en moi lorsque je les sentais trop prononcés, et m'é-
tudiais à faire qu'il ne me fût pas tellement agréable, qu'il ne finît
306
ESSAIS DE MONTAKINE.
vinsl à nie Toi-ccr ru lin, ol capliner du tout à sa mercy. l'en vse de
nicsnie à toutes autres occasions, où ma volonté se prend auec trop
d'appetil. le me panclio à l'opposile de son inclination, comme ie la
\oy se plonger, et enyurei- di» son vin. le fuis à nourrir son plaisir
si auant, «pie ie ne l'en puisse plus r'auoir, sans perte sanglante. .
Les âmes qui par stupidité ne voyent les choses qu'à demy, iouissent
de cet heur, que les nuisibles les blessent moins, ('/est vue ladreri<;
spirituelle, qui a quelque air de sauté; et telle santé, que la philo-
sophie ne niesprisc pas du tout. Mais pourtant, ce n'est pas raison
de la nommer sagesse : ce que nous faisons sonnent. Et <le cette ma- î
niere se moqua quelquvn ancieiuïement de Diogenes, ([ui alloil
embrassant en plein hyuer tout nud, vue image de neige pour
l'essay de sa patience. (]eluy-là h; rencontrant eu cette desmarche :
.\s tu grand froid à celle heure, luy dit-il? Du tout point, respond
Diogenes. Or suiuil l'autre : Que penses-tu donc faire de difficile, el .
d'exetnplaire à te tenir là? Pour mesurer la constance, il faut né-
cessairement sçauoir la soulTiance. Mais les âmes qui auront à
voir les euenemens contraires, et les iniures de la Fortune, en leur
profondeur et aspreté, qui auront à les poiser et gouster, selon leur
aigreur naturelle, et leur charge, qu'elles emploient leur art, à se i
garder d'en enfiler les causes, et en destournent les aduenues. Que
fit le Roy r.otys?il paya liberalemenl la belle et riche vaisselle
qu'on lui auoit présentée : mais paree qu'elle estoil singulieivment
fragile, il la cassa incontinent luy-mesme; pour s'oster de bonne
heure vue si aisée matière de courroux contre ses seruiteui"s. Pa-
reillement, iay volontiers enité de n'auoir mes affaires confus : et
n'ay cherché, que mes biens fussent conligus à mes proches : cl
ceux à qui iay à me ioindre d'vne estroitte amitié : doù naissent
ordinairement matières d'aliénation el dissociation. l'aymois autres-
fois les ieux ha/ardeux des caries et detz; ie m'en suis deffaict, il .»
y a long temps ^ pour cela seulement, que «luelque bonne mine (jne
ie lisse en nui perle, ie ne laissois pas d'en auoir au d(.>dans de la
picqucure. Vu homme d'honneur, qui doit sentir vu desmcnli, et
vne olTence ius(jues au c<eur, ({iii nest pour [«rendre vm* mauuaise
excuse en payenu'ut et cons«dation, qu'il euite le progrez des aller- .
calions contenlieusi's. le fuis les complexions tristes, el les hommes
hargneux, comme les empestez. Et aux propos que ie ne puis Iraic-
ler sans inlen'sl, et sans émotion, ie ne m'y nieslc, si le deiioir ne
m'y Utvvv. Mrlitu non incifiienl, ffuàm dcsinent. I,a phis seine façon
TRADUCTION. — LIV. III, CM. X. o07
par remporter et que je lusse complètement à sa merci. J'en use de
même dans toutes les autres occasions où ma volonté se prend trop
violemmen : je fais effort en sens contraire de celui vers lequel
elle incline, suivant ([ue je la vois entraînée et m'enivrer de son
vin; j'évite de nourrir son plaisir à un degré tel, que je ne puisse
plus en redevenir maître, sans qu'il y ait effusion de sang. — Les
âmes qui, par stupidité, ne voient les choses qu'à demi, jouissent
de cette chance, que ce qui est nuisible les atteint moins; c'est
une sorte de lèpre morale qui a des effets analogues à ceux pro-
duits par la santé et que, pour cela, les philosophes ne dédaignent
pas complètement; ce n'est pas cependant une raison pour la qua-
lifier de sagesse, ainsi que nous le faisons souvent. C'est pour cela
([ue quelqu'un raillait jadis Diogène qui, tout nu, en plein hiver,
pour exercer sa résistance au mal, tenait embrassée une statue de
neige; le rencontrant dans cette attitude, il lui dit : « Eh bien! as-
tu grand froid maintenant? — Mais, pas du tout, répondit Dio-
gène. — En ce cas, répliqua son interlocuteur, que penses-tu
donc faire de difncile et d'exemplaire, en te tenant ainsi? » Pour
donner la mesure de notre fermeté, il est indispensable de connaître
la souffrance à laquelle elle est capable de résister.
Il faut s'efforcer de prévenir ce qui dans l'avenir peut
nous attirer peines et difficultés. — Les âmes susceptibles de
se trouver en face d'événements contraires, qui sont exposées aux
coups de la fortune dans toute leur intensité et leur acuité, qui ont
à les endurer et à les ressentir dans la plénitude de leur poids et
de leur amertume, doivent mettre tout leur art à ne pas les provo-
quer et éviter les circonstances qui peuvent les amener. Ainsi fit le
roi Cotys; on lui avait offert de la vaisselle riche et de toute beauté ;
il la paya libéralement; mais, comme elle était d'une fragilité ex-
trême, il la brisa lui-même sur-le-champ pour s'ôter immédiatement
une occasion trop facile de se mettre en colère contre ses serviteurs.
— Je me suis de même volontiers appliqué à ce que mes affaires
ne soient pas mêlées à celles d'autrui, et n'ai pas cherché à avoir
des terres contiguës à celles de personnes qui me soient parentes
ou avec lesquelles je sois lié d'étroite amitié; c'est d'ordinaire une
source de discorde et de désunion. — J'aimais autrefois les jeux
de hasard, tels que les cartes et les dés; j'y ai renoncé, il y a
longtemps, parce ([ue quelque beau joueur que je me montrasse,
quand je perdais, je n'en ressentais pas moins, en dedans, une vive
contrariété. — Un homme d'honneur, qu'un démenti ou une injure
atteint au cœur, qui n'est pas de ceux qui acceptent en dédomma-
gement et que console une mauvaise excuse, doit se garder de s'im-
miscer dans les affaires douteuses et les altercations qui peuvent
dégénérer en conflit. — Je fuis les caractères tristes, les gens har-
gneux, autant que ceux atteints de la peste ; et, à moins que le de-
voir ne m'y oblige, je ne me môle pas aux discussions portant sur
des questions auxquelles je m'intéresse et de nature à m'émou-
Yoir ; « Il est plus facile de ne pas commencer que de iCari'êter {S(}~
.108 ESSAIS DE MONTAKJNE.
est donc, se préparer aiiaiil les occasions. le sçay bien, qu'aucuns
sages ont pris aulre voyo ; et n'ont pas craincl de se harpcr et en-
gager insques an vif. à plnsienrs obiocts. Ces gens là s'assein-enl de
leur force, sonbs Ia«ini'llo ils se niellent à cnnuerl en toute sorte de
succez ennemis, faisant hicter les maux, pai- la vigueur de la pa-
tience :
)V/m( rupex vaslum quœ prodit in mquor,
Obuia renloriim furii», exjwstdque ponto
Vim cunclom ali/ue minas perfert cielique marisqxte,
Ipsa immola manens.
N'attaquons pas ces exemples; nous n'y arriuerions point, ils
s'obstinent avoir resoluement, et sans se troubler, la ruync de leur
pays, qui possedoit et commandoif toute \o\\v volonté. Pour noz
âmes communes, il y a trop d'ollort, et trop de rudesse à cola. Ga-
lon en abandonna la plus noble vie, qui lui onques. A nous autres
pctis, il faut lii.vr l'orage do plus loing : il faut ponruoir au sonli-
ment, non à la patience; et oscliener aux coups que nous ne sçau-
rions parer. Zenon voyant approcher Chremonidez ieune homme
qu'il aymoit, pour se seoir au près de luy : se leua .soudain. Et
r.loanthes, luy on demandant la raison : l'entend/, dit-il, que les
médecins ordonnent le repos principalement, et dcnondent l'emo-
lion à toutes tumeurs. Socrates ne dit point : No vous rendez pas
aux altraicts de la beauté; souslenez la, offorcez vous au contraire.
Kuyozja, faicl-il, courez hors de sa voue et de son ronconti'e, <omme
d'vne poison puissante qui s'eslauce et frappe de loing. Et son bon
disciple feignant ou locilanl; mais, à mon aduis, récitant plustost
(jue feignant, les rares perfections de ce grand Cyrus, le fait déi-
fiant de ses forces à porter les altraicts de la diuine beauté de cette
illustre Panthi'e sa capliue, et en comnioUanl la visite et ganle à vn
autre, qui oust nntins de libortô que luy. El le Saincl Esprit de
mesme, ne nos inducas in Icntationem. Nous ne prions pas que nos-
Irc raison ne soit combattie et surmontée par la concupiscence,
mais qu'olh; n'en soit pas sonlemenl essayée : (jue nous ne soyons
conduits on estai où nous ayons seulement à soulTrir los approches,
solicitations, cl tentations du péché : et supplions nostre Soigneur
d<' maintonir noslro conscionco tranquille, plainemeni et parfaicte-
mont dcliuréc du commcroo du mal. <'ouv qui disoni auoir rai-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. X. 509
nèque). » La plus sûre l'açoii est donc d'être prêt à tout événement,
avant qu'il ne se produise.
Quelques âmes fortement trempées affrontent les tenta-
tions; il est plus prudent à celles qui ne s^ëlëvent pas au-
dessus du commun, de ne point s^y exposer et de maîtriser
ses passions dès le début. — Je sais bien que quelqnes sages
s'y sont pris autrement et n'ont pas craint, dans des circonstances
diverses, de s'empoigner et de s'attaquer corps à corps avec ce
qu'ils réprouvaient; ce sont là gens qui ont une force d'àme dont
ils sont sûrs et sous laquelle ils s'abritent pour résister aux revers
de toute nature qu'ils peuvent éprouver, opposant au mal une pa-
tience à toute épreuve : « Tel un rocher qui s'avance dans la vaste
mer et qui, exposé à la furie des l'ents et des flots, brave les menaces
et les efforts du ciel et de la mer conjurés, et demeure lui-même iné-
branlable {Virgile). »
N'entreprenons pas d'imiter de tels exemples, nous n'y arrive-
rions pas; ces sages ont jusqu'à la force d'assister résolument et
sans se troubler à la ruine de leur pays, auquel ils ont fait le com-
plet abandon de leur volonté, la subordonnant à ses intérêts; pour
nous qui sommes moins bien trempés, un pareil effort est trop
rude, Caton lui sacrifia la plus noble vie qi^i fut jamais; nous autres,
gens de petite taille, il nous faut fuir devant l'orage, et agir sui-
vant ce que nous dicte notre instinct, au lieu de nous résigner; il
nous faut esquiver les coups que nous ne sommes pas en état de
parer. — Zenon, voyant approcher pour s'asseoir près de lui,
Chrémonidc, jeune homme dont il était épris, quitta aussitôt sa
place; Cléanthe lui en demandant la raison : « Parce que j'en-
tends constamment les médecins, lui répondit Zenon, quand nous
avons une affection quelconque, nous ordonner principalement le
repos et nous défendre ce qui peut causer de l'irritation à l'organe
dont nous souffrons. » — Socratc ne dit pas : « Ne cédez pas aux
attraits de la beauté; affrontez-la, mais résistez-lui. » Il dit : « Fuyez-
la; courez vous mettre hors de sa vue et de sa rencontre; évitez-
la comme un poison violent qui porte et frappe de loin. » — Le
meilleur de ses disciples, prêtant à Cyrus, mais, à mon avis, ra-
contant plutôt qu'il n'invente les rares perfections de ce grand
prince, nous le montre tellement en défiance de sa force contre les
charmes de la divine beauté de Panthée son illustre captive, qu'il
charge quelqu'un, moins indépendant qu'il ne l'était lui-même, de
lui faire visite et de veiller sur clic. — Le Saint-Esprit dit de même :
« Ne nous induisez pas en tentation (saint Matthieu). » Nous ne
prions pas pour que la concupiscence n'entre pas en lutte avec
notre raison et ne l'emporte pas sur elle, mais pour qu'elle ne l'es-
saie même pas; pour que nous ne nous trouvions pas en situation
d'avoir à endurer les approches, les sollicitations et les tentations
du péché; nous supplions le Seigneur de maintenir notre cons-
cience au repos, parfaitement et pleinement délivrée de tout com-
merce avec le mal.
:iio
KSSAIS I)K MONTAIGNE.
son de lotir passictii vimlicaliin'. <»n de «|iicl«|iraiiln* espe«f de pas-
sion peiiiltle : disent s«»iiuinl M*av : roinine les clKtses s<inl. mais
non pas roniine elles rurent. Ils pailenl à nous, lors «lue les causes
de leur erreur sont nourries et auancées par eux mcsnies. Mais re-
culez plus arrière, i'*appelcz «es causes à leur principe : là, vous les •
prendrez sans vert. Veulent ils que leur laute soit moindre, pour
estir plus vieille : et (jue dvn iniuste eommcncemeul la suitle soit
iuste?yui désirera du l»i«'n à sou païs comme moy, sans s'»'n vlce-
rer ou maijrrir, il sera desplaisant, mais non pas transi, de le voir
menassant, ou sa ruine, ou vne durée non moins ruineuse. Paume »
vaisseau, ^\^^c les flots, les venis, et le pilote, tirassent à si contrai-
res «lesseinsî
In lam diuerxa, magisler,
Venlus et vnda trahunl.
Qui ne bee point après la laueur des Princes, comme après chose .
dequoy il ne se scauroit passer; n»; se picque pas beaucoup de la
froideur de leur recueil, et de leur visa};e, ny de linconstance de
leur volonté. Qui ne couue point ses eidans, ou ses honneurs, dvne
propension esclaue, ne laisse pas de viurc commodément après leur
perte. Qui fait bien principalement pour sa propre satisfaction, ne a
s'altère guère pour voir les hommes iuger de ses actions contre son
mérite. Vu ([uart d'once de patience, prouuoit à tels inconuenients.
le me Irouuc bien de celte recepte; me racheptanl des conimen-
cemens, au meilleur compte ([ue ie puis. Et me sens auoir eschappé
par son moyen beaucoup de Irauail et de difficulté/,. Auec bien peu .
d'effort, i'arrestc ce premier bransle de mes esmotions. Et aban-
donne le sid)ject, qui me commence à poiser, et auant qu'il m'em-
porte. Qui nari'cste le partir, n'a garde d'airester la coursi*. Qui ne
sçait leiu- fermer la porte, uo les chassera pas entrées. Qui ne peut
venir à bout du conuncnceinenl, ne viendra pas à bout de la lin. •"«
Ny n'en soustiendra la cheute, ipii n'en a peu soustenii- l'esbransle-
mcnt. Etenim ipsœ se imiicUimt, vbi semel à ratione discestum ex/ ;
ipxdt/uc sibi imbecillitiis induhjet, in ait unique prouehilur imprudens,
mv reperit locwit consistcndi. le sens à lenqis, les petits \enls ipii
me viennent tasler cl bruire au dedans, auanl-coureurs de la tem- .
peste :
Ceti ftamina prima
Cùm deprenta fremunt tylui», et caca volutant
Murmura, venturoê nantit prodentia rtntM.
A combiiMi de fois me siiis-ie faict vne bien euideute iuiustice, 4
pour fuyr le ha/.ard de la re<-euoir eiicoi-e pire des iuges, api*es vn
siècle d'eunuys, et d'ordes e| viles pracliques. pins enueuiies de mou
naliut'l, que n'est la gelieiuie et le feu? Conttenit à lilibiis ipiantum
licet, et neicio an puulo plu» etiam t/ttùtn lieet, abhorrentrm e»M : Est
TRADUCTION. — LIV. III, CH. X. M\
Ceux qui disent avoir triomphé du désir de se venger ou de toute
autre passion dilTicile à surmonter, exposent souvent les choses
telles qu "elles sont, mais non telles qu'elles ont été ; ils nous par-
lent de ce qui est, lors([ue les causes de leurs erreurs sont affai-
bhes par le temps et bien loin d'eux; mais revenez plus en arrière,
remontez à l'origine de ces causes, vous les prenez au dépourvu.
Veulent-ils donc prétendre que leur faute est moindre, parce qu'elle
est plus vieille; et, alors que le point de départ est une injustice,
que les faits qui en découlent sont justes? Ceux qui, comme moi,
souhaiteront le bien de leur pays sans s'en ulcérer et en maigrir,
seront contrariés, mais non anéantis, de le voir menaçant ruine ou
dans cet état prolongé qui doit l'y conduire : « Pauvre vaisseau
désemparé, sur lequel les flots, les vents et le ■pilote agissent chacun
avec des desseins également contraires. » — Celui qui ne soupire pas
après la faveur des princes comme après quelque chose dont il ne
saurait se passer, ne se formahse pas beaucoup de la froideur de
leur accueil et de leur visage, non plus que de l'inconstance de
leur volonté. Qui n'est pas attaché à ses enfants ou à ses dignités
au point d'en être esclave, ne laisse pas de continuer à vivre
encore commodément, après les avoir perdus. Celui qui, en fai-
sant le bien, a surtout en vue sa propre satisfaction, ne se tour-
mente guère s'il voit les hommes ne pas apprécier ses actes comme
ils le méritent. Un quart d'once de patience remédie à de tels
inconvénients. — C'est une recette dont je me trouve bien : elle
me permet de racheter au meilleur compte ma sensibilité passée,
par une insensibilité que je pousse aujourd'hui aussi loin que pos-
sible; je sens que, par là, j'ai échappé à beaucoup de peines et de
difficultés. Avec bien peu d'efforts, je coupe court aux premières
émotions qui m'agitent et lâche, avant qu'elle ne m'emporte,
toute affaire qui commence à me peser. Qui n'arrête le départ, ne
peut arrêter la course; qui ne sait fermer la porte à ses pas-
sions, ne les chasse pas une fois qu'elles ont pénétré; qui ne vient
à bout du commencement, ne vient pas à bout de la lin; celui-là
ne peut non pkis soutenir l'édifice dans sa chute, qui n'a pu en
prévenir l'ébranlement : « Car, dès quou s'écarte de la raison, les
passions se poussent d'elles-mêmes, la faiblesse humaine trouve plai-
sir à ne pas résister, et, insensiblement, on se voit, par so)i impru-
dence, emporte en pleine mer, sans refuge où s'abriter [Cicéron). »
Je sens à temps les brises avant-coureurs de la tempête, qui vien-
nent me tâter et bruire au dedans de moi : « Ainsi le vent, faible
encore, agite la forêt; i[ frémit, et ses sourds mugissements annoncent
au nautonier la tempête prochaine {Virgile). »
Montaigne fuyait les procès, alors même que ses inté-
rêts devaient en soufifrir. — Combien de fois me suis-je fait un
tort évident pour éviter d'en recevoir un plus grand encore du fait
de la justice après un siècle d'ennuis, de démarches écœurantes
et avilissantes qui coûtent à mon caractère plus encore que la pri-
son et le feu : « Pour éviter les procès, on doit faire tout ce qu'on
:il2 KSSAIS IJE MONTAIGNE.
enim non modo lihcrale,]niuhiliini nonnnwinain de suo iurr decedm;
sed itUeidum etium fruduosum. Si nous estions bien sa;:es, nous
nous délirions resiouir cl venter, ainsi que i "ouy vn iour bien naïuo-
menl, vn enfant do grande maison, faire feste à chacun, dequoy sa
more venoit do pordio son procès : comme sa toux, sa tioburo, on
autir chose d'importune jjrarde. Les faneurs mesmes,que la F<trtnno
pouuoit m'auoir donné, parentez, et accointances, enuers ceux, qui
ont souueraine authorité en ces choses là : i'ay boaucoui» faict se-
lon ma conscience, de fuyr instamment de les employer au preiu-
dico d'autruy, et de ne monter par dessus leur droicte valeur, mes
droicts. En fin iay tant fait par mes ioumées, à la bonne heure le
puisse-ie dire, (pie me voicy encore vierge de procès, (jui n'ont pas
laissé de se conuier plusieurs fois à mon seruice, par bien iuste til-
tre, s'il m'eust pieu d'y entendre. Et vierge de querelles. I'ay sans
otTence de poix, passiue ou actiue, escoulé tanlost vnc longue vie :
ot sans auoir ouy pis que mon nom. Rare grâce du ciel. Noz plus
grandes agitations, ont des ressorts et causes ridicules. Combien
encourut de ruync nostrc dernier Duc de Bourgongne, pour la querelle
d'vne charretée de peaux de mouton! Et l'ongraueure d'vii cachet,
fust-ce pas la première et maistresse cause, du plus horrible croul-
leinent, que cette machine aye onques soulfert? Car Pompeius et
Caisar, ce ne sont que les reiectons et la suilte, des deux autres. El
i'ay veu de mon tem|(S, les plus sages testes de ce royaume, assem-
blées auec grande cérémonie, et publique despence, pour des Iraic-
tez et accords, desquels la vraye décision, despendoit ce pendant on
toute souucraineté, des deuis du cabinet des dames, et inclination
de quelque femmelette. Les poêles ont bien entendu cela, «pii ont
mis, pour vne pomme, la Grèce et l'Asie à feu et à sang. Ilegardoz
pourquoy celuy-là s'en va courre fortune de .«'on honneur et de sa
vie, à tout son espée et son poignart ; qu'il vous die d'où vient la
source de ce débat, il ne le peut faire .sans rougir; tant l'occasion
en est vaine, et friuole. A l'enfourner, il n'y va que d'vn peu
d'atiisemenl, mais depuis que vous estes einbai-qué, toutes les cordes
tirent. Il y faict besoing de grandes prouisions, bien plus difficiles
et impitrtanlos. De i-oiiiImou est il plus aisé, de n'\ entrer pas (]iie
d'en sortir? Or il faut procéder au rebours du roseau, qui produict
TRADUCTION. - LIV. III, CH. X. 513
peut et même un peu plus; car il est non seulement honorable, mais
quelquefois aussi avantageux de se relâcher un peu de ses droits [Ci-
céron). » Si nous étions vraiment sages, nous devrions nous réjouir
et nous vanter d'un procès perdu, comme un jour j'ai entendu le
faire un enfant de grande maison, qui faisait fête à chacun de ce
que sa mère venait d'en perdre un,, comme si c'eût été sa toux, sa
fièvre, ou toute autre chose de désagréable avec quoi elle fût aux
prises. Les faveurs mêmes que je tenais de la fortune, telles que
parentés, alliances et relations avec ceux qui peuvent tout en la
matière, je me suis toujours fait un rigoureux cas de conscience
de ne pas les employer contre les intérêts d'autrui, pour obtenir
que mon droit l'emporte par d'autres considérations que la justice
de ma cause. Enfin, j'ai si bien employé mon temps (et suis heu-
reux de pouvoir le dire) que je suis encore vierge de procès, quoi-
que plusieurs fois j'eusse été très fondé à en entreprendre s'il m'a-
vait convenu d'y recourir; de même aussi je suis vierge de que-
relles. Me voici bientôt arrivé au terme d'une longue existence, sans
avoir jamais fait ou subi de grosses offenses et sans jamais avoir vu
accolé à mon nom une épithète malsonnante; c'est là une grâce du
ciel bien rare !
Les plus grands troubles ont le plus souvent des causes
futiles. Dans toute affaire il faut réfléchir avant d'agir
et, une fois lancé, persévérer, dût-on périr à la peine. —
Les plus grands troubles qui agitent les sociétés humaines provien-
nent de causes ridicules. Quel effrondrement que celui du dernier
de nos ducs de Bourgogne, causé par un différend amené par une
charretée de peaux de mouton! L'exergue gravée sur un cachet ne
fut-elle pas la cause première et principale du plus horrible écrou-
lement dont la République romaine ait jamais eu à soutfrir? car
Pompée et César ne sont que les rejetons et les héritiers de la que-
relle de Marins et de Sylla. De mon temps, combien de fois n'ai-je
pas vu les plus sages têtes du royaume assemblées en grande céré-
monie et à grands frais pour le trésor public, afin de conclure des
traités et des accords dont les clauses étaient cependant décidées
en réalité et en toute souveraineté dans les boudoirs des dames,
suivant le caprice de quelque femme sans consistance. C'est ce que
les poètes avaient bien saisi et qu'ils ont rendu en mettant, pour
une pomme, la Grèce et l'Asie à feu et à sang. Enquérez-vous des
motifs pour lesquels cet individu va jouer son honneur et sa vie
avec son épée et son poignard; qu'il vous dise la circonstance qui
a amené ce débat : il ne pourra le faire sans rougir, tant elle est
vaine et frivole.
Au début, il suffit d'être un peu avisé pour éviter une affaire;
mais, une fois qu'on y est embarqué, les tiraillements se produisent
de toutes parts et il faut, pour s'en bien tirer, être approvisionné
de nombreux moyens d'action de bien autre importance et bien
autrement difficiles. Combien il est plus aisé de n'y pas entrer que.
d'en sortir! Il faut en pareille occurrence se comporter au rebours
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. III. 33
514 ESSAIS DE MONTAIGNE.
vne longue lige cl droicle, de la première venue ; mais après, comme
s'il sesloil allanguy et mis hors d'haleine, il vient à faire des nœuds
frequens et espais, comme des pauses; qui montrent qu'il n'a plus
cette première vigueur et constance. Il faut pluslost commencer
belfement et froidement; et garder son haleine et ses vigoureux
eslans, au fort et perfection de la besongne. Nous guidons les af-
faires en leurs «ommencemens, et les tenons à nostre mercy : mais
par après, quand ils sont esbranlez, ce sont eux qui nous guident
et enjpurtenl, et auons à les suyure. Pourtant n'est-ce pas à dire,
que ce conseil m'ayc deschargé de toute difficulté; et que le n'aye
eu alfaii'c souucnl à gourmer et brider mes passions. Elles ne se
gouuernent pas tousiours selon la mesure des occasions : et ont
leurs entrées mesmes, souuent aspres et violentes. Tant y a, qu'il
s'en tire vne belle espargne, et du fruict. Sauf pour ceux, qui au
bien faire, ne se contentent de nul fruict, si la réputation en est à
dire. Car à la vérité, vn tel effect, n'est en comte qu'à chacun en
soy. Vous en estes plus content; mais non plus estimé : vous estant
reformé, auant que d'eslre en danse, et que la matière fust en veuë.
Toutesfois aussi, non en cecy seulement, mais en tous autres de-
uoirs de la vie, la route de ceux qui visent à l'honneur, est bien di-
u('i"se à relie que tiennent ceux qui se proposent l'ordre et la rai-
son, len ti-ouue,qui se mettent inconsidérément et furieusement en
lice, cl s'alenlissent en la course. Comme IMutarque dit, que ceux
qui par le vice de la uiauuaise honte, sont mois et faciles, à accor-
der <|uoy qu'on leur demande, sont faciles après à faillir de parole,
et à se desdire. l'areillcment qui entre légèrement en querelle, est
subiect d'en sortir aussi légèrement. Celte mesme difficulté, qui
me garde de rentanier, m'inciteroit d'y tenir ferme, quand ie serois
esbranlé et eschaulfé. C'est une mauuaise façon. Depuis qu'on y
est, il faut aller ou creucr. Entreprenez froidement, disoil Bias,
mais poiirsuiuey. ardamnient. De faute de prudence, on retombe en
faute de Di'ur; qui est encore moins supportable. La plus part
des accords de noz querell(>s du iourd'hui, sont honteux et men-
teurs. Nous ne cherchons qu'à sauner les apparences et trahissons
cependant, et desaduouons noz vrayes intentions. Nous plastrons le
faict. Nous sçuuons conwnenl nous l'auons dict, et en quel sens, et
le» a!<sistans le xçauenl, et noz amis à qui nous auons voulu faire
TRADUCTION. — LIV. III, CH. X. 515
du roseau qui, tout d'abord, pousse tout d'une venue une longue
tige bien droite, mais qui ensuite, comme s'il était harassé et hors
d'haleine, produit une tige noueuse dont les nœuds, de plus en plus
gros et rapprochés, marquent comme des temps d'arrêt dénotant
qu'il n'a plus sa vigueur et sa persistance premières; il vaut mieux
commencer doucement et froidement, et conserver son souffle et
ses vigoureux élans pour le moment où on est au fort de la beso-
gne et qu'il s'agit de perfectionner. Quand les affaires commencent,
nous les dirigeons et pouvons alors les mener comme bon nous
semble; mais après, quand elles sont en train, ce sont elles qui
nous mènent et nous emportent : nous ne pouvons que les suivre.
Je ne puis dire cependant que ce procédé m'ait épargné toute dif-
ficulté et que je n'ai pas eu souvent * peine à réprimer et à brider
mes passions; elles ne se gouvernent pas toujours dans la mesure
où, suivant les circonstances, il serait désirable ; souvent même, elles
interviennent avec aigreur et violence. Toujours est-il que son appli-
cation apporte bien du soulagement et de l'avantage, sauf à ceux
qui, mus exclusivement par l'amour du bien, ne recherchent pas un
avantage qui serait de nature à porter atteinte à leur réputation.
C'est qu'à la vérité il n'y a en toutes choses profit pour chacun,
que s'il l'apprécie tel; or, dans le cas qui nous occupe, il revient de
cette manière de faire plus de contentement mais non plus d'es-
time, parce qu'on s'est retiré avant que la mêlée ne commençât,
avant d'être en présence du péril. J'ajouterai encore qu'en ceci,
comme dans tous les autres devoirs de la vie, la route de ceux
qui ne voient que l'honneur, est bien différente de celle que suivent
ceux qui ont en vue l'ordre et la raison. — Il est des gens qui, sans
réflexion, entrent en lice comme des furieux; peu après leur ardeur
tombe. Plutarque dit que ceux qui, par mauvaise honte, cèdent
et accordent aisément ce qu'on leur demande, sont ensuite portés
à manquer de parole et à se dédire ; il en est de même de ceux qui
prennent légèrement parti dans une querelle, ils l'abandonnent non
moins légèrement; cette môme difficulté que j'éprouve à m'y jeter,
me porterait à y persister une fois que je me serais ébranlé et
échauffé. Agir comme ils le font, est mauvais ; une fois qu'on y est,
il faut marcher, dût-on y rester : (( Décidez-vous froidement, disait
Bias, mais poursuivez sans relâche. » Le manque de prudence con-
duit au manque de cœur, ce qui est plus grave encore.
La plupart des réconciliations qui suivent nos que-
relles, sont honteuses; quand on ne le fait pas de son plein
gré, démentir ce qu'on a fait ou dit est une lâcheté. — La
plupart des accords qui interviennent aujourd'hui pour clore nos
querelles personnelles, sont honteux et menteurs; nous ne cher-
chons qu'à sauver les apparences, et, pour cela, nous trahissons
et désavouons nos véritables intentions : ce ne sont que des replâ-
trages. Nous savons dans quelles conditions nous avons parlé, quel
sens était à attacher à ce que nous avons dit, les assistants le sa-
vent, et aussi nos amis auprès desquels nous avons voulu nous
Îii6 ESSAIS DE MONTAIGNE.
siMilir noslro adiiantafrc. C'est aux despens de nosirc franchise, et
de riionneur de noslre eouraf^e, que nous desaduouons iioslre pen-
sée, et cherclittns des conillieres en la faucctr, pour nous accor-
der. Nous nous desinentons nous mesmes, pour sauuei- vn desmen-
lirque nous auons donné à vn autre. II ne laut pas regarder si vos-
tre action ou vostre parole, peut auoir autre interprétation, c'est
vosli-e vraye et sincère interprétation, qu'il faut mes-huy mainte-
nir; quoy qu'il vous couste. On parle à vostre vertu, et à vostre
conscience : ce ne sont parties à mettre en masque. Laissons c6s
vils moyens, et ces expediens, à la chicane du palais. Les excuses
et réparations, que ie voy faire tous les iours, pour purger l'indis-
crétion, me semblent plus laides que l'indiscrétion mesme. Il vau-
droit mieux l'oflencer encore vn coup, (jue de solTencer soy mesme,
en faisant telle amende à son aduersaire. Vous lauez braué esmeu
de cholere, et vous l'allez rappaiser et llalter en vostre froid et
meilleur sens : ainsi vous vous soubsmettez plus, que vous ne vous
estiez aduancé. le ne trouue aucun dire si vicieux à vn Gentil-
homme, comme le desdire me semble luy estre honteux : quand
c'est vn desdire, qu'on luy arrache par authorité. D^autant que l'o-
piniastret»*, luy est plus excusable, que la pusillanimité. Les pas-
sions, me sont autant aisées à euiter, comme elles me sont difficiles
à modérer. Excinduntur facilius ammo, quàm temperantur. Qui ne
peut atteindre à cette noble impassibilité Stoique, qu'il se sauue au
giron de celte mienne stupidité populaire. Ce que ceux-là faisoyent
par vertu, ie me duits à le faire par complexion. La moyenne région
loge h's tempestes ; les deux extrêmes, des hommes philosophes, et
des hommes ruraux, concurrent en tranquillité et en bon heur;
Félix qui poluit rerutn cognoscere causas,
Atque melus omnes et inerorahile fatum
Subiecil pedibus, slrepilùmque Acherontit auari!
Forlunalus et ille, Deos qui nouit agreste»,
Panàque, Syluanùmque tenem, Nymphàsque sororesl
De toutes choses les naissances sont foibles et tendres. Pourtant
faut-il auoir les yeux ouucits aux commtîncements. Cai- comme lors
en sa petitesse, on n'en descouure pas le danger, «juand il est ac-
creu, on u'«*n drscouure jdus le r-emedr. l'eusse rencontré vn mil-
lion de (rau«'i*ses, tous les iours, plus mal aisées à digérer, au cours
de l'ambition, qu'il ne m'a esté mal-aysé d'ari*ester l'inclination na-
turelle qui m'y portoit.
lurr fii-i iiitrrut
Lalè coKêpieuum Inllere verlicem.
TRADUCTION. — LIV. III, CH. X. 517
grandir ; aussi, quand nous démentons notre pensée, est-ce aux
dépens de notre franchise et de l'honneur de notre courage: nous
cherchons des échappatoires dans la fausseté pour arriver à un ac-
commodement; nous nous donnons à nousrmêmes un démenti pour
détruire l'effet d'un démenti donné à un autre. Vous ne devez pas
rechercher si vos actes ou vos paroles sont susceptibles d'une
autre interprétation derrière laquelle vous pourriez vous retrancher;
c'est leur sens vrai et sincère que vous avez désormais le devoir de
maintenir coûte que coûte. On s'adresse à votre vertu et à votre
conscience, ce ne sont pas * là choses qui prêtent à travestissement;
laissons ces vils moyens et ces expédients à la chicane du palais.
Les excuses et les réparations que je vois faire tous les jours pour
donner satisfaction d'un acte indiscret ou d'une parole inoppor-
tune, me semblent plus laides que cet acte ou cette parole. Il vau-
drait mieux faire à son adversaire une nouvelle offense, que de
s'offenser soi-même en s'humiliant ainsi devant lui. Vous l'avez bravé
sous l'action de la colère, et, de sang-froid et en pleine possession
de vous-même, vous vous mettez à l'apaiser et à le flatter; de la
sorte votre soumission outrepasse l'excès que vous avez commis en
premier lieu. Je trouve qu'un gentilhomme ne saurait rien faire
qui soit plus honteux pour lui que de se dédire quand cela lui est
imposé; d'autant que l'opiniâtreté est un défaut plus excusable que
la pusillanimité. — Il m'est aussi facile d'éviter de me livrer à mes
passions, qu'il m'est difficile de les modérer : « On les arrache plus
aisément de l'âme, qu'on ne les bride. » Que celui qui ne peut attein-
dre à cette noble impassibilité des Stoïciens, se rejette vers cette
stupidité des foules qui est la mienne; ce que ceux-là faisaient par
vertu, j'ai été amené à le faire par tempérament. A moyenne hau-
teur régnent les tempêtes; plus haut et plus bas, les philosophes
et les gens de la campagne. trouvent les uns et les autres la tran-
quillité et le bonheur : '> Heureux le sage qui parvient à connaitrc la
raison de toutes choses; dépouillé de toute crainte, il foule aux pieds
l'inexorable destin et méprise les mugissements de l'avare Achéron.
Heureux aussi celui qui connaît les divinités champêtres : Pan, le
vieux Sylvain et l'aimable famille des Nymphes {Virgile). »
Toutes les choses, à leur naissance, sont faibles et tendres; aussi
faut-il toujours avoir les yeux ouverts sur elles à ce moment,
parce que de même que le danger qu'elles peuvent présenter ne se
découvre pas quand il est à l'état embryonnaire de même lorsque,
ayant grandi, il vient à se manifester, on n'en aperçoit plus le re-
mède. Si j'avais cédé à l'ambition, j'eusse rencontré un million d'em-
barras, de jour en jour plus malaisés à surmonter qu'il ne m'a été
difficile d'arrêter mon penchant naturel pour cette passion : « Cest
avec raison que J'ai toujours eu horreur d'élever la tête au-dessus des
autres et d'attirer les regards {Horace). »
Jugement que ron a émis sur la manière dont Montaigne
s'est acquitté de sa mairie de Bordeaux et jugement que
lui-même en porte. — On a pu avec assez de vérité lui re-
518 ESSAIS DE MONTAIGNE.
Toutes aclions publiques sont subiectes à incertaines, et diuer-
scs interprétations : car trop de lestes en iugenl. Aucuns disent,
de cette mienne occupation de ville (et ie suis content d'en parler
vn mot : non quelle le vaille, mais pour seruir de montre de mes
mœurs en telles choses) que ie m'y suis porté en homme qui s'es- •
meut trop laschement, et d'vne atTection languissante : et ils ne sont
pas du tout esloignoz d'apparence, l'essaye à tenir mon ame et mes
pensées en repos. Cùm semper natura, tum etiam œlate iam quietus. El
si elles se desbauchent par fois, à quelque impression rude et péné-
trante, cest à la vérité sans mon conseil. De celte langueur natu- <
n*lle, on ne doibl pourtant tirer aucune preuue d'impuissance : car
faute de seing, et faute de sens, ce sont deux choses : et moins de
mes-cognoissance cl d'ingratitude enuers ce peuple, qui employa
tous les plus extrêmes' moyens qu'il eust en ses mains, à me grati-
ner : el auanl m'auoir cogneu, et après. Et fil bien plus pour nioy, .
en me redonnant ma charge, qu'en me la donnant premièrement.
le luy veux tout le bien qui se peut. El certes si l'occasion y eust
esté, il nesl rien que i'eusse espargné pour son seruice. le me suis
esbranlé pour luy, comme ie fais pour moy. C'est vn bon peuple,
guerrier el généreux : capable pourtant d'obeyssance el discipline, «
el de seruir à quelque bon vsage, s'il y est bien guidé. Ils disent
aussi, celte mienne vacation s'estre passée sans marque et sans
trace. Il est bon. On accuse ma cessation, en vn temps, où quasi
tout le monde estoit conuaincu de trop faire. l'ay vn agir trépignant
où la volonté me charrie. Mais cette pointe est ennemye de perseue- •
rance. yui sr voudra seruir de moy, selon moy, qu'il me donne des
affaires où il face besoing de vigueur, el de liberté : qui ayenl vne
conduille droicle, et courte : el encorcs liazardeuse : i"y pourray
quelque chose. S'il la faut longue, subtile, laborieuse, artificielle,
el lortue, il fera mieux de s'addresser à quclqu'aulre. Toutes char- 3
ges importantes ne sont pas difficiles. l'eslois prepar-é à m'embe-
songner plus rudement vn peu, s'il en eust esté grand besoing. Car
il est en mon pouuoir, de faire quelque chose plus que ie ne fais, et
que ie n'aymr à faire, le ne laissay que ie sçache, aucun mouue-
ment, que le deuoir requist en bon escient de moy. l'ay facilement .
oublié ceux, que l'ambition mesle au deuoir, et couure de son lil-
Ire. Ce sont rv\i\, qui \v plus souuent remplissent les yeux el les
oreilles, et contentent les hommes. Non pas la chose, mais l'appa*
TRADUCTION. — LIV. III, CH. X. S19
procher de ne pas y avoir apporté une ardeur excessive ;
mais, en somme, il faisait ce quUl fallait sans bruit ni os«
tentation et, de fait, il a maintenu Tordre et la paix. —
Tous les actes publics sont sujets à des interprétations diverses
qu'on ne saurait prévoir; trop de gens s'en font juges. Il en est qui,
parlant de ma conduite comme maire de Bordeaux (je suis content
d'en dire un mot, non que cela en vaille la peine, mais pour don-
ner un exemple de ce que je suis dans cet ordre de choses), disent
que je m'y suis comporté en homme qui ne s'émeut pas assez et
qui ne se passionne guère; et, en cela, ils ne sont pas très éloignés
d'avoir raison. J'essaie de tenir en repos mon âme et mes pensées,
(( toujours tranquille par nature, et plus encore à présent par l'effet
de l'âge (Cicéron) » ; et si parfois elles se débauchent à recevoir
quelque impression rude et pénétrante, c'est en vérité sans que je le
leur conseille. De cette apathie naturelle il ne faudrait cependant
pas conclure à de l'impuissance (défaut d'application et défaut de
bon sens sont deux choses difîérentcs), et encore moins à un man-
que de reconnaissance et à de l'ingratitude envers cette popula-
tion, qui, avant même de me connaître, puis après m'avoir connu,
m'a donné la plus grande marque de confiance qui était en son pou-
voir, faisant bien plus pour moi, en me prorogeant dans cette
charge, qu'elle n'avait fait en me la donnant la première fois. Je lui
veux tout le bien en mon pouvoir; et certes, si l'occasion s'était
présentée, je n'eusse rien épargné pour son service. Je me suis
démené pour elle, comme je me démène pour moi. C'est une bonne
population, guerrière, généreuse, et néanmoins susceptible d'obéis-
sance et de discipline, capable de bien faire sous une bonne direction.
— On dit aussi que mon administration s'est passée sans présenter
rien de marquant ni qui ait laissé trace. Quelle plaisanterie! On
critique mon inactivité à une époque où l'on reprochait à presque
tout le monde de trop faire! J'agis avec promptitude et énergie
quand ma volonté m'y pousse; mais cette ardeur ne s'allie pas à la
persévérance. Qui voudra user de moi, en tenant compte de ma
nature, me donnera des affaires nécessitant de la vigueur et de la
liberté d'action, demandant de la droiture, qui puissent se résou-
dre promplement et même pour lesquelles il faille s'en remettre
un peu au hasard, je puis y être de quelque utilité; mais si la
chose demande du temps, de la subtilité, du travail, qu'il faille
ruser et biaiser, mieux vaut qu'il s'adresse à un autre. Toutes
les charges importantes ne sont pas par elles-mêmes difficiles à
remplir; j'étais disposé à travailler un peu plus qu'à mon ordi-
naire si c'eût été absolument nécessaire, car il m'est possible de
faire davantage que je ne fais et que je n'aime à faire. — Je n'ai
laisse de côté, que je sache, aucun des faits et gestes que le devoir
réclamait effectivement. J'ai facilement oublié ceux que l'ambition
mêle au devoir et qu'elle couvre de ce nom; ce sont ceux qui, le
plus souvent, captivent les regards et les oreilles et dont les hom-
mes se contentent; ce n'est pas de la chose, mais de son appa-
;i2o Kss.Ms i)K montah;nk.
rencc les paye. S'ils irovenl du hriiicl, il leur semble qu'on dorme.
Mes humeui*s snul conliadictoiics aux humeurs bruvaiiles. larres-
terois bion vu Iroubl»'. saus nie troubler, et chaslicrois vu desordre
sans alteratiou. Ay-ie besoing de cholere, cl d'inflamnialiou? ie
remprunte, et m'en masque. Mes mœurs sont mousses, plustost
fades, qu'aspres. le n'accuse |ias vn inaf^istrat qui dorme, pounicu
que ceux qui soûl soubs sa rnain, doiinent (juaud et luy. Les loix
dorment de mesme. Pour moy, ie loué vue vie glissante, sombre et
nuielle. Neque submiasam et abiectam, neque se cjferentvm. Ma for-
lune le veut ainsi, le suis nay d'vne famille, (lui a coulé sans
esriat, et sans lumulle : et de longue mémoire, particulièrement
ambitieuse d«' preud'hounnic. Nos hommes sont fei formez à Ta-
gilalion et ostentation, «pie la bonté, la modération, l'equabililé, la
constance, et telles qualilez quiètes et obscures, ne se sentent plus.
Les corps raboteux se sentent, les polis se manient imperceptible-
ment. La maladie se sent, la santé, peu ou point : ny les choses
({ui nous oignent, au prix de celles qui nous poignenl. C'est agii-
pour sa réputation, et proffit particulier, non pour le bien, de re-
mettre à faire en la place, ce qu'on peut faire en la chambre du
conseil : et en plain midy, ce qu'on eusl faict la nuicl précédente :
et d'eslre ialoiix de faire soy-mesme, ce que son compaignon faict
aussi bien. Ainsi faisoyenl aucuns chirurgiens de Grèce, les opéra-
tions de leur art, sur des eschaffaux à la veuë des passans, pour en
acquérir plus de practique, et de chalandise. Ils iugent, que les
bons reglemeus ne se peuuent entendre, qu'au son de la trompette.
L'ambition n'est pas vn vice de petis compaignons, lît de tels elTorts
«pie les noslres. On disoit à Alexandre : Vostre père vous lairra vue
grande domination, aysée, et pacifique : ce garçon cstoit enuieux
des victoires de son per«', et de la iuslice de son gouueruenicnt. Il
n'eusl pas voulu iouyr l'empire du monde, mollement cl paisible-
ment. Alcibiades en Platon, aymc mieux mourir, ieune, b«Mu, riche,
noble, sçauanl, tout cela par excellence, que de s'arrester en Testai
de celle con«lition. Cetbi maladie ««si à l'atianture excusable, en vne
ame si forte «'t si fdaine. Quand ces amet«'s naines, cl cheliues, s'en
vont embabouynant : et pensent espandrc leur nom, pour auoir
iugé à droicl vn alTain*, ou «ontinu»'' l'onlre des gard«*s d'vne porte
de ville : ils en montrent «i'anlanl plus le «jil, «piils «spci-cut en
TRADUCTION. — LIV. III, CH. X. 521
rence qu'ils se paient; s'ils n'entendent pas de bruit, il leur semble
qu'on dort. Mon caractère n'est pas de ceux qui aiment le tapage;
je réprimerais fort bien des troubles sans en être troublé en moi-
même, et châtierais le désordre sans me mettre hors de moi. Si j'ai
besoin.de me montrer en colère ou surexcité, je fais comme si je
l'étais, c'est un masque que j'emprunte. Je suis porté à la mollesse,
de mœurs plutôt paisibles que violentes. Je ne reproche pas à un
magistrat de dormir, pourvu que ceux qu'il administre dorment
avec lui; c'est ce que font les lois elles-mêmes. Je suis pour une vie
facile, obscure et muette, « également éloigna de la bassesse et cTtin
insolent orgueil {Cicéron) ; » ainsi me l'a faite la fortune. Je suis né
d'une famille qui a passé sans éclat et sans tumulte, et qui, de temps
immémorial, a été altérée surtout de rectitude et d'honnêteté.
Il n'est pas de ceux qux ont de l'ambition, laquelle n'est
pas de mise quand les questions que l'on a à traiter sont
affaires courantes dont il ne faut pas exagérer l'impor-
tance. — A notre époque, on est si enclin à l'agitation et à losten-
talion, que la bonté, la modération, l'égalité d'humeur, la constance
et autres qualités paisibles et sans éclat ne s'apprécient plus. Les
corps qui présentent des aspérités se sentent, ceux qui sont lisses
se manient sans faire impression ; on ressent la maladie, on ne res-
sent pas, ou bien peu, la santé, pas plus que les choses à notre con-
venance comparativement à celles qui nous oppressent. C'est agir
dans l'intérêt de sa réputation et pour son profit personnel et non
pour le bien que de différer, pour le faire en public, ce qu'on eût
pu faire dans la chambre du conseil, et en plein midi ce qu'on pou-
vait faire la nuit précédente, ou de tenir à faire soi-même ce que
votre compagnon peut faire aussi bien que vous. Ainsi agissaient,
en Grèce, certains chirurgiens qui effectuaient sur des estrades, à
la vue des passants, les opérations afférentes à leur art, pour s'at-
tirer plus de pratiques et de clientèle. Les règlements ne sont es-
timés bons, que publiés à son de trompe. L'ambition n'est pas un
vice de petites gens ; elle nécessite des efforts bien autres que ceux
dont nous sommes capables. — On disait à Alexandre : « Votre père
vous laissera un vaste état, facile à gouverner et pacifié » ; et ce
jeune homme portait envie aux victoires remportées par son père
et à la justice avec laquelle il gouvernait; il n'eût pas voulu n'avoir
qu'à jouir mollement et paisiblement de l'empire du monde. — Al-
cibiade, dans Platon, se donne comme préférant mourir jeune,
beau, riche, noble, savant, ayant atteint en tout cela à la perfec-
tion, plutôt que de vivre longtemps en s'en tenant, sous le rapport
de ces qualités, dans les conditions où il était, sans s'exhausser
encore. C'est là une maladie peut-être excusable chez une nature
aussi forte et aussi complète que l'était la sienne; mais quand ces
petites âmes, naines et chétives, qui vont se faisant illusion dans
l'idée que leur nom va devenir célèbre parce qu'elles ont jugé sai-
nement une affaire ou convenablement réglé la garde de la porte
dune ville, elles témoignent d'autant plus leur faiblesse, qu'elles
522 ESSAIS DE MONTAIGNE.
hausser la teste. Ce menu bien faire, n'a ne corps ne vie. Il va
sesuanouyssanl en la proniipre houcho : et ne se promeine que d'vn
carrefour do rue à l'autre. Entretenez en hardiment vostre fils et
vostre valet. Comme cet ancien, qui n'ayant autre auditeur de ses
louanges, et consent de sa valeur, se brauoit auec sa chambrière,
en sescriant : 0 Perrete, le galant et suffisant homme de maistre
que tu as! Entretenez vous en vous-mesme, au pis aller. Comme vn
conseiller de ma cognoissance, ayant desgorgé vne battelée de pa-
ragraphes, d'vne extrême contention, et pareille ineptie : s'estant
retiré de la chambre du conseil, au pissoir du palais : fut ouy mar-
motant entre les dents tout conscienlicusemcnt : Non nobis, Do-
mine, non nobis, sed nomini tua da gloriam. Qui ne peut d'ailleurs,
si se paye de sa bourse. La renommée ne se prostitue pas à si
vil comte. Les actions rares et exemplaires, à qui elle est deuë ne
soulfriroicnt pas la compagnie de cette foule innunierable de peti-
tes actions iournalieres. Le marbre esleuera vos titres tant qu'il
vous plaira, pour auoir faict repetasser vn pan de mur, ou descro-
ler vn ruisseau public : mais non pas les hommes, qui ont du sens.
Le bruit ne suit pas toute bonté, si la difficulté et estrangoté n'y
est ioincte. Voyrenyla simple estimation, n'est deuë à toute action,
qui n'ait de la vertu, selon les Stoïciens. Et ne veulent, qu'on sça-
che seulement gré, à celuy qui par tempérance, s'abstient d'vne
vieille chassieuse. Ceux qui ont cognu les admirables qualitez de
Scipion l'Afiicain, refusent la gloire, que Panœtius luy attribue
d'auoir esté abstinent de dons : comme gloire non tant tienne
comme de son siècle. Nous auons les voluptez sortables à nostre
fortune : n'vsurpons pas celles de la grandeur. Les nostres sont
plus naturelles. Et d'autant plus solides et scures, qu'elles sont
plus liasses. Puis que ce n'est par conscience, aumoins par ambition
refusons l'ambition. Desdaignons cette faim de renonmiée et d'hon-
neur, basse et belistresse, qui nous le faict coquiner de toute sorte
de gens : Qux est istn laus quœ pos.<t/ é mnccUo peli? par moyens
abiects, et à (ju«*lqu<' vil jirix que ce soit. C'est deshonneur d'eslre
ainsin honnoré. Apprenons à n'eslre non plus auides, (jue nous
sommes capables dr gloin*. De s'enfler de toute action vtile et in-
nocente, c'est à faire à gens à qui elle est extraordinaire et rare.
Ils la veulent mettre, pour le prix qu'elle leur cousle. A mosure,
quvn bon effect est plus esclatanl : ie rabais de sa bonté, le soup-
çon en quoy i'eulre, qu'il soit produicl, plus pour cslre csclalant,
TRADUCTION. — LIV. III, CH. X. 523
s'imaginent davantage que cela les grandit. Si bien que soient ces
actes insignifiants, ils n'ont ni corps, ni vie; le premier qui en
parle, les atténue, déjà ; à peine si la connaissance s'en répand d'un
carrefour de rue à un autre. Entretenez-en hardiment votre fils et
votre valet, comme cet ancien qui, n'ayant personne qui prêtât
Toreille aux louanges qu'il se donnait et convînt de son mérite, fai-
sait le fier auprès de sa femme de chambre, s'écriant : « 0 Perrette,
quel galant homme, quel homme capable tu as pour maître! » Au
pis aller, entretenez-vous-en avec vous-même, comme un conseiller
de ma connaissance qui, ayant dégoisé force articles et commentaires
de loi d'une extrême subtihté et d'une ineptie, tout aussi grande, se
rendant de la chambre du conseil à l'urinoir du palais, fut entendu
marmottant entre ses dents et avec la plus intime conviction : « Ce
n'est point à înoi, Seigneur, ce n'est point à moi, mais à toi-même
que la gloire doit en revenir {Psalmiste). » Si on ne peut recevoir
des compliments des autres, eh bien! qu'on s'en fasse à soi-même.
La renommée ne s'attache qu'à des actes qui sortent de
l'ordinaire, et naît d'elle-même. — La renommée ne se pros-
titue pas à si bon compte; les actes rares et exemplaires auxquels
elle est due, ne supporteraient pas la compagnie de cette foule in-
nombrable de petits faits journaliers. Le marbre exaltera vos titres
autant qu'il vous plaira, pour avoir fait réparer tant bien que mal
un pan de mur ou curer un égout; mais les hommes de bon sens
n'en feront rien. La gloire n'est pas forcément la conséquence d'une
chose qui est bonne; il faut encore qu'elle ait été hors de l'ordinaire
et d'exécution difficile. Les Stoïciens n'admettaient même pas qu'un
acte ne témoignant pas de la vertu méritât estime; ils ne voulaient
pas, par exemple, qu'on sût gré à qui, par tempérance, s'abstenait
d'une vieille aux paupières enflammées. Parmi ceux au fait des ad-
mirables qualités de Scipion l'Africain, il en est qui lui refusent les
éloges que Pannétius lui décerne pour son désintéressement, cette
qualité n'étant pas tant sienne, disent-ils, que propre au siècle où il
vivait. Nous bénéficions des voluptés qui appartiennent au milieu où
nous a placés la fortune, n'usurpons pas celles de la grandeur; les
nôtres sont plus naturelles et d'autant plus soUdes et plus sûres
qu'elles sont moins élevées. Si ce n'est par conscience, du moins par
respect humain, repoussons l'ambition; dédaignons cette soif, basse
et honteuse, de renommée et d'honneur qui nous pousse à les men-
dier auprès de toutes sortes de gens, en recourant aux moyens les
plus abjects, et qu'il nous faut payer des prix les plus vils; il est
déshonorant d'être honoré dans de pareilles conditions : « Quels élo-
ges que ceux qu'on peut acheter au marché {Cicéron) ! » Apprenons
à n'être pas plus avides de gloire que nous ne sommes capables de
la mériter. Se gonfler de tout acte utile et qui ne porte atteinte à per-
sonne, est le propre des gens auxquels c'est chose rare et extraordi-
naire; ils veulent lui faire attribuer le prix qu'il leur coûte. Quand je
suis témoin d'un fait particulièrement éclatant, plus il a d'éclat, plus
je rabats de son mérite, par le soupçon que j'ai qu'il ait été produit
524 ESSAIS DE MONTAIGNE.
que pour eslre bon. EsUhS il est à dcmy vendu. Ces actions là, ont
bien plus de grâce, qui eschappcnt de la main de Tonurier, non-
chalamment et sans bruicl : et «pio quoique honncsle homme, choi-
sit après, et reloue de l'ombir, pour les pousser en lumière : à
cause d'elles mesmes. Mihi quidem laudabiliora videntur omnia,
(juœ sine vendit atione, et sine populo teste fiunt : dit le plus glo-
rieux homme du monde. le nauois (ju'à conseruer et durer, qui
sont elîects sourds et insensibles. Linnouation est de grand lustre.
Mais elle est interdicte en ce temps, où nous sommes pressez, et
nauons à nous dcITendre que il£s nouuelletez. I/abslinence de
faire, est souuent aussi généreuse, que le faire : mais elle est moins
au iour. Et ce peu, que ie vaux, est quasi tout de cette espèce. En
somme les occasions en cette charge ont suiuy ma complevion : de-
quoy ie leur sçay tresbon gré. Est-il quelqu'vn qui désire eslre
malade, pour voir son médecin en bcsongne? Et faudroit-il pas
fouëter le njedecin, qui nous desireroit la peste, pour mettre son
art en practique? le n'ay point eu cetlhumcur inique et assez com-
mune, de désirer que le trouble et maladie des affaires de cette
cité, rehaussast et honnorast mon gouuernemcnt. l'ay preste de
bon cœur, l'espaule à leur aysance et facilité. Qui ne me voudra
sçauoir gré de Tordre, de la douce et muette tranquillité, qui a
accompaigné ma coiiduitte : aumoins ne peut-il me priuer de la
part qui m'en appartient, par le tiltre de ma bonne fortune. Et ie
suis ainsi faicl : que iayme autant estre heureux que sage : et
deuoir mes succez, purement à la grâce de Dieu, qu'à l'entremise
de mon opération, l'auois assez disertement publié au monde mon
insuflisance, en tels maniemens publiques. l'ay encore pis, que
l'insuffisance : c'est quelle ne me dcsplaist guère : et que ie ne
cherche guère à la guarir, veu le train de vie que i'ay desseigné. le
ne me suis en cette entremise, non plus satisfaict à moy-mesme.
Mais à peu près, l'en suis ariiué à ce que ie m'en eslois promis :
et si ay de beaucoup surmonté, ce qqcî l'en auois promis à ceux, à
qui i'auois à faire. Car ie promets volontiers vn peu moins de ce
que ie puis, et de ce que i'espere tenir, h* masseure, n'y auoir laissé
ny ofTcncc ny hain»\ D'y laisser regret et désir de inoy : ie sçay
à tout le moins bien cela, que ie ne l'.iy pas fort alfccté :
Mène huie ron/lflere monttro!
Mène talis plaeidi vultum, fluctùsque quietot
Ignorare!
TRADUCTION. — LIV. III, CH. X. 525
plus pour l'effet devant en résulter que du fait d'un bon sentiment
de la part de son auteur; ainsi étalé en public, il perd la moitié de
son prix. Ces actions ont bien plus de grâce, quand elles échap-
pent à ceux qui les accomplissent, sans qu'ils s'y prêtent et sans
bruit, et que, venant ensuite à fixer l'attention de quelque honnête
homme, il les tire de l'ombre et les met en lumière pour elles-
mêmes : « Pour moi, je trouve bien plus digne d'éloges ce qui se fait
sans ostentation et loin des yeux du peuple (Cicéron)», a dit l'homme
le plus vaniteux qu'il y ait eu en ce monde.
Montaigne n'avait qu'à maintenir l'état de choses exis-
tant, il l'a fait; il n'a ofifensé personne, ne s'est attiré
aucune haine, et, quant à être regretté, il ne l'a du moins
jamais souhaité. — Je n'avais, comme maire, qu'à maintenir et
continuer les choses dans f état où je les avais trouvées, ce qui
se fait sans bruit et sans qu'on s'en aperçoive; l'innovation se
remarque beaucoup plus, mais elle est interdite en des temps comme
ceux-ci, où nous sommes entourés de dangers et avons surtout à
nous défendre des nouveautés. S'abstenir de faire est souvent aussi
méritoii-e qu'agir; mais cela donne moins de relief, et le peu que
je vaux est à peu près en entier de cette sorte. En somme, les cir-
constances, durant mon administration, ont été en rapport avec mon
caractère, ce dont je leur sais très bon gré. Est-il quelqu'un qui
désire être malade, pour voir comment son médecin le traitera? et
ne faudrait-il pas fouetter un médecin qui désirerait que nous ayons
la peste, pour pouvoir exercer son art? Je n'ai pas eu ce travers
coupable et assez fréquent, de désirer que les affaires de ma cité
soient troublées et en souffrance, pour que ma gestion en fût re-
haussée et honorée, et je me suis prêté de bon cœur à aider à ce
qu'elles se fissent aisément et facilement. — Qui ne voudra pas me
savoir gré de l'ordre, de la douce et muette tranquillité dues à ma
manière de faire, ne pourra du moins me dénier la part que j'y ai
eue, grâce à ma bonne fortune; et je suis ainsi fait que j'aime au-
tant être heureux que sage, et devoir mes succès uniquement à la
faveur divine plutôt qu'à mes propres agissements. J'avais assez
nettement fait connaître à chacun mon incapacité à diriger de sem-
blables affaires publiques; mais ce qui aggrave encore cette insuffi-
sance, c'est qu'elle ne me déplaît pas, que je ne cherche pas à m'en
guérir, et cela en raison du genre de vie que j'ai eu dessein de me-
ner. Je ne me suis pas davantage, en cette situation, donné pleine
satisfaction, car je n'ai tenu qu'imparfaitement ce que je m'étais
promis : j'ai fait beaucoup plus que je ne devais pour ceux vis-à-
vis desquels j'avais pris des engagements, tandis que d'ordinaire
je promets un peu moins que je ne puis et espère tenir. — Je suis
persuadé n'avoir offensé personne et ne m'être attiré, aucune haine ;
quant à être regretté et désiré, ce que du moins je sais bien, c'est
que je ne l'ai pas beaucoup souhaité : <( Moi, me fier à ce monstre,
à la tranquillité de la mer, au calme apparent des flots {Virgile)\ »
526 ESSAIS DE MONTAIGNE.
CHAPITRE XI.
Des boyteux.
IL y a deux nu trois ans, qu'on accoursit l'an de dix iours en
France. Combien de changemeus doiuent suyure cette reionna-
tion ! Ce fut proprenienl remuer le ciel cl la terre à la fois. Ce neant-
moins, il nVst rien qui bouge de sa place. Mes voisins troiuienl
l'heure de leurs semences, de leur récolte, l'opportunit»' de leurs
négoces, les iours nuisibles et propices, au mesme poincl iuste-
ment, où ils les auoyent assignez de tout temps. Ny l'erreur ne se
sentoit en nostre vsage, ny l'amendement no s'y sent. Tant il y a
d'incertitude par tout : tant nostre apperreuance est grossière,
obscure et obtuse. On dit, que ce règlement se pouuoit conduire
d'vne façon moins incommode : soustraiant à l'exemple d'Auguste,
pour quelques années, le iour du bisscxte : qui ainsi comme ainsin,
est vn iour d'empeschement et de trouble : iusques à ce qu'on fust
arriué à satisfaire exactement ce debte. Ce que mesme on n'a pas
faict, par cette correction : et demeurons encores en arrérages de
quelques iours. Et si par mesme moyen, on pouuoit prouuoir à
Taduenir, ordonnant qu'après la reuolution de tel ou tel nombre
d'années, ce iour cxlraordinairo seroit lousiours éclipsé : si que
nostre mcsconte ne pnurroil d'ores-enauant excéder vingt et qua-
tre heures. Nous nauons autre comte du temps, que les ans. 11 y a
tant de siècles que le monde s'en sert : et si c'est vne njesure que
nous n'auons encore acheuc d'arresler. Et telle, que nous doublons
tous les iours, quelle forme les autres nations luy ont diuersenienl
donné : et quel en estoit Ivsage. Quoy ce que disent aucuns, que
les cieux se compriment vers nous en vieillissant, et nous iettent en
incertitude des heures mesme et des iours? Et des moys, ce que dit
IMutarquc : qu'encore de son temps l'astrologie n'auoit sçeu borner
le mouuemeiit de la lime? Nous voyla bien acconunodez, poiu' tenir
registre des choses passées. le resuassois présentement, comme
ie fais somient,' sur ce, combien l'humaine raison rsl vn instrument
libre et vague, le vois ordinairement, que les hommes, aux faicts
qu'on leur propose, s'amusent plus volontiers à en chenher la rai-
son, qu'à en chcrrher la vérité. Ils pas.senl par dessus les presup-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XI. 527
CHAPITRE XI.
Des boiteux.
Critique du changement opéré dans le calendrier par la
réforme grégorienne. — Il y a deux ou trois ans, qu'en France,
l'année a été réduite de dix jours. Que de changements devaient
résulter de cette réforme ; c'était au fond remuer à la fois le ciel et
la terre ! Et cependant tout est demeuré en place : mes voisins font
à leur heure leurs semailles, leurs récoltes, leurs transactions com-
merciales; les jours propices et les jours néfastes existent, et tout
cela exactement comme de tous temps. Nos habitudes ne se ressen-
, talent pas de l'erreur, pas plus qu'elles ne se ressentent de la cor-
rection intervenue, tant il y a partout d'incertitude, tant notre com- - 1 \
préhension des choses est grossière, obscure et obtuse ! On dit que
la question pouvait se régler d'une façon moins incommode, en re-
tranchant comme l'a fait Auguste, pendant quelques années, aux
années bissextiles, aussi longtemps qu'il eût été nécessaire pour
arriver à la concordance voulue, le jour qu'elles ont en plus et qui,
maintenant comme avant, est une gêne et cause du trouble. De ce
qu'on n'a pas procédé ainsi, nous sommes encore de quelques jours
en avance; toutefois ce moyen demeure pour pourvoir à l'avenir
aux corrections à faire, en fixant qu'après une période de tant et
tant d'années, ce jour supplémentaire sera toujours supprimé, de
telle sorte que l'erreur ne pourra dorénavant excéder vingt-quatre
heures. — Nous n'avons d'autre mesure du temps que les années, et
il y a bien des siècles que le monde en use; cependant c'est uue
mesure que nous n'avons pas encore achevé de déterminer, et nous
sommes encore dans le doute sur les formes diverses que les autres
nations lui donnent et les raisons qui les leur ont fait adopter. II
est des gens qui disent qu'en vieillissant les cieux s'abaissent sur
nous et empêchent ainsi la détermination exacte des jours et même
des heures! Plutarque va jusqu'à dire des mois, il est vrai que de
son temps l'astronomie n'était pas encore arrivée à déterminer le
mouvement de la lune! Ce sont là, n'est-ce pas, de bonnes condi-
tions pour l'enregistrement des événements du passé?
Vanité des recherches de Tesprit humain; on veut sou-
vent découvrir les causes d'un fait, avant d'être assuré
que ce fait est bien certain. — Je rêvassais tout à l'heure,
comme je le fais souvent, combien la raison humaine est un instru- . ^v,
ment vague et mal réglé. C'est ainsi qu'on voit ordinairement les \'3y
hommes auxquels on cite des faits, s'amuser plus volontiers à en
rechercher les causes qu'à en vérifier la réalité. Ils passent par- f "K
528 ESSAIS DE MONTA I(;NE.
positions, mais ils oxamincnt ciiriitistriMiil les conséquences. Ils
laissent les choses, et conrent aux causes. Plaisans causeurs. La
cognoissance des causes touche seulement celuy, qui a la conduitte
des choses : non à nous, qui n'en auons (jue la souHrauce. Et qui
en auons l'vsage parfaiclement plein et accompli, selon nostre be-
soin},', sans en pénétrer l'origine et l'essence. Ny le vin n'en est
plus plaisant à celuy qui en sçail les facultez premières. Au con-
traire : el le corps et l'ame, interrompent et altèrent le droit qu'ils
ont de l'v.eage du monde, et de soy-mesmes, y meslant ro|)inion de
science. Les elTtictz nous touchent, mais les moyens, nullement. Le
déterminer et le distribuer, appartient à la maistrise, et à la ré-
gence : comme à la subiection et apprentissage, l'accepter. Repre-
nons nostre coustume. Ils connnencent ordinairement ainsi : Com-
ment est-ce que cela se fait? mais, se fait-il? faudroit il din*.
Nostre discours est capable d'estofTer cent autres mondes, et d'en
trouuer les principes et la conlexture. Il ne luy faut ny matière ny
baze. Laissez le courre : il bastit aussi bien sur le vuide que sur le
plain, cl de l'inanité (|ue de matière,
Dare pondus idonea fumn.
le trouue quasi par tout, qu'il faudroit dire : Il n'en est rien. Et
employerois souuent celte responce : mais ie n'ose : car ils crient,
que c'est vue detTaicte produicte de foiblesse d'esprit et d'igno-
rance. Et me faut ordinairement basteler par compaignie, à Iraic-
ler des subiects, et contes friuoles, que ie mescrois entièrement,
loinct qu'à la vérité, il est vn peu rude et quereleux, de nier tout
sec, vnc proposition de faict. Et peu de gens faillent : notamment
aux choses malaysées à persuader, d'affermer qu'ils l'ont veu : ou
dalleguer des tesmoins, des(juels l'autliorité arrestc notre contra-
diction. Suyuant cet vsage, nous sçauons les fondemens, et les
moyens, de mille choses qui ne furent onques. Et s'escarmouche le
monde, en mille (|uestions, des«|Uelles, el le pour et le contre, est
faux. Un finitima sunl fafsii rer/x, vt in pra-cipitetn lociim non debeat
se sapiens cttmmittere. La vérité et le mensonge ont leurs visages
conformes, le port, le goust, et les allcures pareilles : nous les re-
gardons de mesme œil. le ti-oitue (pu- nous ne sommes pas seule-
ment lasclies à nous défendre de la piperie : mais ipie nous cher-
chons, et conuions à nous y enferrer. Nous aymons à nous
cmbrouîiler en la vanité, comux' conforme à nostre esli*e. l'ay
veu la naissance de plusimi's miracles de mon temps. Encore qu'ils
s'estoulTenl en naissant, nous ne laissons pas de preuoir le train
TRADUCTION. - LIV. III, CH. XI. 529
dessus toute investigation préliminaire, mais en examinent avec
soin les conséquences, ou encore, sans s'inquiéter de la chose,
s'enquièrent immédiatement des causes. Plaisants chercheurs de
calises! Cette connaissance n'intéresse que celui qui a la direction
et non nous, qui n'avons qu'à prendre les choses telles qu'elles sont \ ^
et qui en avons l'usage entier et absolu suivant ce qui convient à
nos besoins, sans qu'il nous soit nécessaire d'en pénétrer ni l'ori-
gine, ni le principe ; le vin en est-il plus agréable à qui sait com-
ment il se fabrique et d'où il provient? Au contraire, le corps et
l'âme entravent et altèrent le droit qu'ils ont d'user de ce qui est
et d'eux-mêmes, quand ils y mêlent ce que la science en pense; les
effets nous touchent, les moyens pas du tout. Fixer et répartir est
du domaine de qui est maitre ou gouverne, comme accepter est le
fait du sujet et de l'apprenti. — Reprenons ce que nous disions de
cette habitude. A l'annonce d'une chose, on commence d'ordinaire
par dire: « Comment cela se fait-il? » Il faudrait dire : « Mais, d'a-
bord, cela est-il? » Notre raisonnement est capable de reconstituer
cent mondes comme le nôtre et d'en trouver les principes et l'or-
ganisation; il ne faut pour cela ni base, ni matériaux; laissez-le
aller; « habile à donner du coiys à la fumée (Perse) », il construit 1
aussi bien sur le vide que sur le plein, avec rien qu'avec quelque! q^
chose. Je trouve que de presque tout, il faudrait dire : « Cela n'est
pas. » C'est une réponse que j'emploierais souvent si j'osais; maisi
on crie aussitôt que parler ainsi dénonce de l'ignorance et de la
faiblesse d'esprit, et il me faut la plupart du temps faire le bate-
leur de compagnie avec ceux qui m'entourent et deviser sur des
sujets et des contes frivoles auxquels je n'ajoute aucune foi; sans
compter que c'est en vérité un peu rude et bien empreint de l'es-
prit de contradiction, que de nier catégoriquement un fait qu'on
vous énonce ; d'autant que peu de gens manquent, surtout quand la
chose est difficile à croire, d'affirmer qu'ils l'ont vue et de produire
des témoins dont l'autorité nous empêche de contredire. Il en ré-
sulte qu'avec cette manière de faire, nous connaissons les causes ; i Z^j
et effets de mille choses qui n'ont jamais existé, et que le monde ' ^
discute sur mille sujets dont le pour et le contre sont aussi faux l'un
que l'autre : « Le faux approche si fort du vrai, que le saxje ne doit
pas s'engager dans un défiU si dangereux [Cicéron). »
La vérité et le mensonge ont même physionomie; le port, le goût,
les allures sont pareils : nous les regardons du même œil. Non seu-
lement nous sommes lâches par le peu de défense que nous impo-
sons à la tromperie, mais nous cherchons et nous nous convions
encore à nous y enferrer; par vanité nous aimons à nous embrouil- "'
1er, cela semble faire partie intégrante de notre être.
Comment s'accréditent de prétendus miracles. Autorité
que prend sur nous toute croyance qui a de nombreux
adeptes et est éclose depuis un certain temps déjà, ; que ne
va-t-on au fond des choses? — J'ai vu, de mon temps, naître
plusieurs miracles. Bien qu'ils se soient étouffés dès l'origine, nous
ESSAIS UE MONTAIGNE. — T. III. 34
:i30 ESSAIS DE MONTAIGNE.
qu'ils eussent pris, s'ils eussent vescu lenr aage. Car il n'est que
de Irouuer le houf du fil, on en desuide tant qu'on veut. El y a plus
loing, de rien, à la plus petite chose du monde, qu'il n'y a de celle
là, iuHpies à la plus grande. Or les premiers qui sont ahbreuuez
de ce commencement dostrangetc'', venans à semer leur histoire,
sentent par les oppositions qu'on leur fait, ou loge la difficulté de
la persuasion, et vont calfeutrant cet endroict de quelque pièce
fauce. Outre ce que, insita hominibus libidine alendi de industrUi
rumores, nous faisons naturellement conscience, de rendre ce qu'on
nous a preste, sans quelque vsure, et accession de nostre creu.
L'erreur particulière, fait premièrement l'erreur publique : et à son
tour après, l'erreur publique fait l'erreur particulière. Ainsi va
tout ce bastiment, s'estoflant et formant, de main en main : de ma-
nière que le plus eslongné tesmoin, en est mieux instruict que le
plus voisin : et le dernier informé, mieux persuadé que le premier.
C est vn progrez naturel. Car quiconque croit quelque cbose, es-
time que c'est ouurage de charité, de la persuader à vn autre. Et
pour ce faire, ne craint point d'adiouster de son inuention, autant
qu'il voit estre nécessaire en son compte, pour suppléer à la résis-
tance et au defïaut qu'il pense estre en la conception d'autruy.
Moy-mesme, qui fais singulière conscience de mentir : et qui ne me
soucie guère de donner créance et authorité à ce que ie dis, m'ap-
perçoy toutesfois, aux propos que i'ay en main, qu'estant eschaulfé
ou par la résistance d'vn autre, ou par la propre chaleur de ma
narration, ie grossis et enfle mon .subiect, par voix, mouuemens,
vigueur et force de parolles : et encore par extention et amplifica-
tion : non sans interest de la vérité nayfue. Mais ie le lais en con-
dition pourtant, qu'au premier qui me ramcine, et qui me demande
la vérité nuë et crue : ie quitte soudain mon efTort, et la luy donne,
sans exaggeration, sans emphase, et remplissage. La parole viue et
bruyante, comme est la mienne ordinaire, s'emporte volontiers à
l'hyperbole. Il n'est rien à quoy communément les hommes soyent
plus U'ndus, qu'à donner voye à leurs opinions. Où le moyen ordi-
naire nous faut, nous y adiouslons, le commaudemi'nl, la force, le
fer, et le feu. II y a du malheur, d'en estre là, que la meilleure
touche de la vérité, ce, soit la multitude des croyans, en vue presse
où les fols surpassent de tant, les sages, en nombre. Quasi verô
<{itidquam nt lam rald^, quàm nil snpere vulgare. Sanitalis patroci-
nium est, inxanimiinm litrba. C'est chose difficile de rcsouldre son
iugement contre les opinions communes. La première persuasion
prinse du subiect mesme, saisit les sifuples : de là elle s'espand
TRADUCTION. — LIV. 111, CH. XI. 531
pouvons prévoir quels développements ils auraient pris si, arrivés à
maturité, ils eussent vécu; car il ne faut que trouver le bout du fil,
on en dévide alors autant qu'on veut. Il y a en etTet beaucoup plus
loin de rien à la plus petite chose du monde, que de cette petite
chose à la plus grande. Or les premiers qui sont mêlés aux com-
mencements d'une chose extraordinaire, s'apercevant, par l'incrédu-
lité qu'ils rencontrent lorsqu'ils se mettent à conter leur histoire, où i
git la difficulté de persuader, vont étayant ce point faible de quelque 1 (\\
preuve fausse, d'autant, qu'en outre de ce que « les hommes ont ten-
dance à donner cours à des b7'uUs incertains [Tite Live) », nous nous
faisons naturellement conscience de rendre avec usure ce qu'on
nous a prêté, en y ajoutant quelque peu de notre cru. L'erreur que
nous commettons personnellement, donne d'abord naissance à celle
qui se propage dans le public; et celle-ci, à son tour, confirme
l'erreur individuelle première. Ainsi la chose se forme, allant s'af-
fermissant par son passage de main en main, si bien que chaque
témoin nouveau est mieux informé que celui dont il tient la nou-
velle, et que celui qui vient en dernier lieu est plus convaincu que
le premier. C'est une progression naturelle : quiconque croit quelque» -s
chose, estime que c'est faire œuvre de charité que de convaincre] '^ /
quelque autre; et, pour ce faire, il ne craint pas d'ajouter de sa
propre invention, à ce qu'il raconte, autant qu'il juge nécessaire
pour triompher de la résistance et du manque de conviction qu'il
croit exister chez autrui. — Moi-même, qui me fais un scrupule ex- 1 -.
cessif de mentir et qui ne me soucie guère d'imposer ce que je dis,
ou qu'on y croie, je constate cependant que lorsque je parle sur une
question, si je suis échauffé soit par la résistance de mon auditoire,
soit par la chaleur même de ma narration, en dehors de ce que
j'ai à en dire je grossis, j'enfle le sujet par mon ton de voix, mes
gestes, l'accent et la force de mes expressions, et même par les
amplifications et extensions que je me permets non sans dommage
pour la vérité initiale. Je ne le fais cependant qu'avec cette restric-
tion que, dès que quelqu'un me rappelle à moi-même et me demande
la vérité dans toute sa nudité et sa crudité, c'en est fait aussitôt de
toute exagération, je la lui donne sans emphase ni commentaires.
Un langage vif et bruyant, comme d'ordinaire est le mien, se laisse
volontiers aller à l'hyperbole. — Il n'est rien à quoi les hommes
soient plus généralement disposés qu'à chercher à propager leurs
opinions; quand, à cet effet, les moyens babituels nous font défaut,
nous y ajoutons le commandement, la force, le fer et le feu. C'est
un malheur d'en être arrivé à ce que la meilleure preuve de la vé- i
rite d'une chose, soit la multitude des gens qui y croient, alors que ,' 'S
cette foule comprend tant de fous et si peu de sages, « comme s'il '
n'y avait rien de plus commun que de ne pas avoir de bon sens
{Cicéron). Belle autorité pour la sagesse, qu'une multitude de fous ,
(S. Augustin) ». Il est difficile de se former un jugement ferme,
qui soit à rencontre d'opinions généralement admises. Ce sont les
simples d'esprit qui, sur le seul exposé des faits, croient tout d'à-
532 * ESSAIS DE MONTAIGNE.
au\ habiles, soubs rautliorité du nombre ol ancienneté des lesmoi-
^'nages. Pour moy, de ce que ie n'en croirois pas vd, ie n'en croi-
rois pas cent vns. El ne iuge pas les opinions, par les ans. Il y a
peu de temps, (}ue l'vn de nos Princes, en qui la goûte auoit perdu
vn beau naturel, et vne allègre composition : se laissa si fort per-
suader, au rapport qu'on faisoit des merueilleuses opérations d'vn
prcstre, qui par la voyc des parolles et des gestes, guerissoit toutes
maladies : (juil fit vn long voyage pour l'aller trouuer : et par la
force de son appréhension, persuada, et endormit ses iambes pour
quelques heures, si qu'il en tira du seruice, qu'elles auoyent des-
apris luy faire, il y auoit long temps. Si la Fortune eust laissé
emmonceler cinq ou six telles aduantures, elles estoient capables
de mettre ce miracle en nature. On trouua depuis, tant de sim-
plesse, et si peu d'art, en l'architecte de tels ouurages, qu'on le
iugea indigne d'aucun chastiement. Comme si feroit on, de la plus
part de telles choses, qui les recognoistroit en leur gistc. Miramur
ex interuallo fallentia. Nostre veuë représente ainsi souuent de
loing, des images cstrangcs, qui s'esuanouyssent en s'approchant.
Nunquam ad liquidum fama perdiicitw. C'est merueille, de com-
bien vains commencemens, et friuoles causes, naissent ordinaire-
ment si fameuses impressions. Cela mesmes en empesche l'infor-
mation. Car pendant qu'on cherche des causes, et des fins fortes, et
poisantes, et dignes dvn si grand nom, on pert les vrayes. Elles
eschapent de nostre veuë par leur petitesse. Et à la vérité, il est
requis vn bien prudent, attentif, et subtil inquisiteur, en telles re-
cherches : indiffèrent, et non préoccupé. lusques à cette heure,
tous ces miracles, et euenemens estranges, se cachent deuant moy.
le n'ay veu monstre et miracle au monde, plus exprès, que moy-
mesme. On s'appriuoise à toute estrangeté par l'vsage et le temps :
mais plus ie me hante et me cognois, plus ma difformité m'es-
lonne : moins ie m'entens en moy. Le principal droict d'auancer
et produire tels accidens, est reserué à la Fortune. Passant auant
hier dans vn village, à deux lieues de ma maison, ie trouuay la
place encore toute chaude, d'vn miracle qui venoil d'y faillir : par
lequel le voisinage auoit esté amusé plusieurs mois, et commen-
roienl les prouinces voisines, de s'en esraouuoir, et y accoiuir à
TRADUCTION. — LIV. III, Cil. XI. 533
bord; puis, par rautorité du nombre et des témoignages que Ton
lait remonter aussi haut (lue possible, cela gagne ceux qui ont
l'esprit le plus ouvorl. Pour moi, quand Je ne crois pas quelqu'un
m'affirmant une chose, je n'y croirais pas davantage fussent-ils
cent à me circonvenir, et ce n'est pas par le temps depuis lequel
elle règne que je juge une idée.
Il y a peu de temps, un de nos princes, en proie à la goutte qui
avait altéré son bon sens naturel et sa vigoureuse santé, se laissa si
fortement persuader par ce qu'on disait des cures merveilleuses
opérées par un prêtre qui, à l'aide de paroles et de gestes, guérissait
toutes les maladies, qu'il lit un long voyage pour aller le trouver.
Celui-ci, par un puissant effet de suggestion, parvint à lui endormir
son mal pour quel(|ues heures, si bien que ses jambes, pendant ce
court intervalle, lui fournirent le service auquel elles ne satisfaisaient
plus depuis longtemps. Si le hasard eût voulu (jue cinq ou six aven-
tures de ce genre se produisissent, cela eût suffi pour accréditer un
miracle de cette nature. On reconnut depuis que celui qui obtenait
ce résultat, y mettait tant de simplicité et si peu d'artifice, qu'on
ne jugea pas qu'il y eût lieu de le poursuivre judiciairement. C'est
à cela qu'on arriverait dans la plupart des cas semblables, si on les
examinait à fond. « Nous admirons les choses qui trompent parleur
éloignement {Sénèque) » ; notre vue nous fait ainsi souvent aperce-
voir au loin des images qui nous semblent étranges et qui se ré-
duisent à rien, quand on en approche : « Jamais la renommée ne
s'en tient à la vérité (Quinte-Curce). »
La plupart d'entre eux reposent sur des riens et on se
perd à leur chercher des causes sérieuses; le seul miracle
que Montaigne ait constaté, c'est lui-même. — C'est merveil-
leux comme certaines légendes des plus répandues tiennent à des
causes frivoles et ont des origines insignifiantes. C'est même là ce qui
empêche les informations d'aboutir: tandis qu'on s'évertue à recher-
cher des causes et des fins sérieuses et importantes comme il con-
vient pour des choses de si grand renom, on perd trace des vraies
qui nous échappent pas leur petitesse; pour aboutir dans ces inves-
tigations, il est certain <iuil faut un inquisiteur bien prudent, at-
tentif et subtil, qui n'ait ni parti pris, ni préoccupation. — Jusqu'à
présent, miracles et événements étranges se cachent de moi et, en
fait de monstres et de miracles bien caractérisés, je n'ai vu que
moi-même. Avec l'usage et le temps, on se familiarise avec tout ce
qui est étrange; malgré cela, plus je me tâte et me connais, plus ma
difformité m'étonne et moins je me comprends.
Histoire d'un miracle bien près d'être accrédité, qui ne
reposait que sur de simples plaisanteries. — C'est surtout le
hasaid qui produit et fait accepter de tels accidents. — Passant
avant-hier dans un village, à deux lieues de ma maison, je trouvai
la place encore toute chaude d'un miracle qui venait d'avorter; de-
puis plusieurs mois il amusait le voisinage, et, des provinces voi-
sines, qui commençaient à s'en émouvoir, accouraient par grosses
534 ESSAIS DE MONTAIGNE.
grosses troupes, de toutes qualitez. Vn icune homme du lieu, s'es-
toit ioûé à contrefaire vne nuict en sa maison, la voix d'vn esprit,
sans penser à autre finesse, qu'à ioiiir d'vn badinage présent : cela
luy ayant vn peu mieux succédé qu'il n'esperoit, pour eslendre sa
farce à plus de ressorts, il y associa vne fille de village, du tout
slupidc, et niaise : et furent trois en fin, de mesme aage et pareille
suffisance : et de presches domestiques en firent des presches pu-
blics, se cachans soubs l'autel de l'Église, ne parlans que de nuict,
et defTendans d'y apporter aucune lumière. De paroles, qui ten-
doient à la conucrsion du monde, et menace du iour du ingénient
(car ce sont subiects soubs l'authorité et reuerence desquels, l'im-
posture se tapit plus aisément) ils vindrent à quelques visions et
mouuements, si niais, et si ridicules : qu'à peine y a-il rien si
grossier au ieu des petits enfans. Si toutesfois la Fortune y cusl
voulu prester vn peu de faueur, qui sçait, iusques où se fust accreu
ce battclage? Ces panures diables sont à cette heure en prison; et
porteront volontiers la peine de la sottise commune : et ne sçay si
quelque iuge se vengera sur eux, de la sienne. On voit clair en cette-
cy, qui est descouuerte : mais en plusieurs choses de pareille qua-
lité, surpassant nostre cognoissance : ie suis d'aduis, que nous
soustenions nostre iugement, aussi bien à reieter, qu'à receuoir.
Il s'engendre beaucoup d'abus au monde : ou pour dire plus
hardiment, tous les abus du monde s'engendrent, de ce, qu'on nous
apprend à craindre de faire profession de nostre ignorance; et
sommes tenus d'accepter, tout ce que nous ne pouuons réfuter.
Nous parlons de toutes choses par préceptes et resolution. Le stile
à Rome portoit, que cela mesme, qu'vn tesmoin deposoit, pour
Tauoir veu de ses yeux, et ce qu'vn iuge ordonnoit de sa plus cer-
taine science, estoit conceu en cette forme de parler : Il me semble.
On me faicl haïr les choses vray-seniblables, quand on me les
plante pour infaillibles. l'aime ces mots, qui amollissent et modè-
rent la témérité de nos propositions : à l'auanture, aucunement,
quelque, on dit, ie pense, et semblables. Et si l'eusse eu à dresser
des enfans, ie leur eusse tant mis en la bouche, cette façon de res-
pondre : enquestente, non resolutiue : Qu'est-ce à dire? ie ne l'en-
tens pas; il pounoit estre : est-il vray? qu'ils eussent plustost
gardé la forme d'apprentis à soixante ans, que de représenter les
docteurs à dix ans : comme ils font. Qui veut guérir de l'igno-
rance, il faut la confesser. Iris est fille de Thaumantis. L'admira-
tion est fondement de toute philosophie : l'inquisition, le progrez :
l'ignorance, le bout. Voire dea, il y a quelque ignorance forte et
g^'uereuse, qui ne doit rien en honneur et en courage à la science,
Ignorance pour laqut;lle conceuoir, il n'y a pas moins de science,
<iu'à conceuoir la science. le vy en mon enfance, vn procez que
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XI. 333
troupes des gens de toutes conditions. Un jeune homme de la loca-
lité s'était, pour se jouer, mis à contrefaire une nuit, chez lui, la
voix d'un esprit, sans penser à autre malice qu'à badiner un mo-
ment. Cela lui ayant réussi mieux qu'il n'espérait, afin de donner
plus de sel à sa farce, il y associa une fille du village, tout à fait
stupide et niaise, puis finalement un troisième individu, tous trois
de même âge et aussi simples d'esprit; puis, transformant leur prê-
che à domicile en prêche public, ils se cachèrent sous l'autel de l'é-
glise, ne se révélant que la nuit et défendant qu'on apportât de la
lumière. Des paroles qui tendaient à la conversion du monde et
menaçaient du jour du jugement (sujets qui, par l'autorité qui s'y
attache et le respect qu'ils commandent, se prêtent le plus à l'impos-
ture), ils en vinrent à produire quelques visions et apparitions, mais
si naïves et absurdes, qu'à peine y a-t-il rien de si grossier dans les
jeux des petits enfants. Qui sait cependant à quel degré cette mauvaise
plaisanterie eût trouvé créance, si le hasard s'y fût un peu prêté? Ces
pauvres diables sont à cette heure en prison et porteront probable-
ment la peine de la sottise commune ; je ne sais si quelque juge ne
se vengera pas sur eux de la sienne. Ici, la supercherie ayant été dé-
couverte, on y voit clair; mais dans nombre de cas analogues, sur
lesquels nous ne sommes pas suffisamment édifiés, je suis d'avis
que nous réservions notre jugement, aussi bien pour que contre.
Tous les préjugés de ce monde viennent de ce que nous
ne voulons ni douter, ni avouer notre ignorance. — Il s'en-
gendre beaucoup d'abus en ce monde ou, pour être plus catégo-
rique, tous les abus de ce monde s'engendrent de ce qu'on nous
apprend à craindre de manifester notre ignorance, et que nous
sommes tenus d'accepter tout ce que nous ne pouvons réfuter; nous
parlons de toutes choses, comme si c'étaient des préceptes indénia-
bles que nous émettons. L'usage, à Rome, voulait que ce dont un
témoin déposait pour l'avoir vu de ses yeux et ce qu'un juge pres-
crivait avec toute la certitude que lui donnait sa science, fussent
énoncés sous cette forme : « Il me semble ». On me porte à haïr les
choses les plus vraisemblables, quand on me les impose comme
infaillibles; j'aime ces expressions : Peut-être, — En quelque sorte,
— On dit, — Je pense, et autres semblables qui atténuent et mo- '
dèrent la témérité de nos propos; et, si j'avais eu à élever des en-
fants, je leur eusse si bien inculqué cette façon de répondre dubita-
tive et non tranchante : Qu'est-ce? — Je ne saisis pas, — Il se pour-
rait, — Est-il vrai? qu'ils auraient semblé plutôt des apprentis à
soixante ans, que des docteurs à dix, comme cela est aujourd'hui.
Qui veut guérir de son ignorance, doit l'avouer. ' (^
Iris est fille de Thaumantis ; l'admiration est la base de toute phi- ^
losophie; l'investigation est la source du progrès, l'ignorance l'ar-
rête net. Et cependant, il y a une certaine ignorance forte et géné-
reuse qui, sous le rapport de l'honneur et du courage, ne le cède en
rien à la science ; ignorance qui, pour se produire, n'exige pas moins
de savoir que pour faire montre de science. J'ai vu, dans mon en-
î>36 ESSAIS DE MONTAIGNE.
Corras conseiller de Thoulouze fil* imprimer, d'vn accident es-
trange: de deux hommes, qui se piesenloient l'vn pour l'autre : il
me souuienl, «'t ne mesoiuiient aussi d'autre chose, qu'il me sembla
auoir rendu l'imposture de celuy qu'il iugea coulpable, si merueil-
leuse cl excédant de si loing nostre cognoissance, et la sienne, qui
estoit iuge, que ie trouuay beaucoup de hardiesse en l'arrest qui
lauoil condamné à estic pendu. Reccuons quelque forme d'arresl
qui die : La Cour n'y entend rien; plus librement et ingenuément,
que ne firent les Areopagites : lesquels se trouuans pressez d'vne
cause, qu'ils ne pouuoient desuelopper, ordonnèrent que les parties
en viendroient à cent ans. Les sorcières de mon voisinage, cou-
rent hazard de leur vie, sur l'aduis de chasque nouuel aulheur, qui
vient donner corps à leurs songes. Pour accommoder les exemples
que la diuine parolle nous ofTre de telles choses; très-certains et
irréfragables exemples; et les attacher à nos euenemens moder-
nes : puis(|ue nous n'en voyons, ny les causes, ny les moyens : il y
faut autre engin que le nostre. Il appartient à l'auanture, à ce seul
tres-puissant tesmoignage, de nous dire : Cettuy-cy en est, et celle-
là : et non cet autre. Dieu en doit estre creu : c'est vrayement bien
raison. Mais non pourtant vn d'entre nous, qui s'estonne de sa pro-
pre narration Cet noccssairomonl il s'en eslonne, s'il n'est hoi^s du
sens) soit qu'il l'employé au lairt d'autruy : soit q\\"\\ reujploye
contre soy-mesme. le .suis lourd, et me tiens vn peu au massif, et
au viay-semblable : euitant les reproches anciens. Maiorem fidem
huminex adhihent ijs qute non intelligunl. Cupidine humaui ingenij
lihetUiiis obscura creduntur. le vois bien qu'on se couirouce : et me
deffend-on d'en doubler, sur peine d'iniui-es exécrables. Nouuelle
façon de persuader. Pour Dieu mercy. Ma créance ne se manie pas
à coups de i>oing. Qu'ils gourmandcnt ceux qui accu.sent de faucel/*
leur opinion : ie ne l'accuse que dr difficulté et de hardiesse. El
condamne raffirmalion opposite, egallemenl aucc eux : sinon si im-
perieusemenl. Qui eslablil son discour-s par brauerie ««l commaode-
mnil, montre que la raÎMon y est foible. Pour vne altercation ver-
TRADUCTION. — LIV. III, LU. XI. 537
faiice, le compte rendu d'un procès que Corras, conseiller au parle-
ment de Toulouse, fit imprimer et qui portait sur ce fait étrange de
deux hommes qui se donnaient tous deux pour un même individu.
Il me souvient (et je ne me souviens que de cela) qu'il me parut
avoir démontré que l'imposture de celui qu'il déclarait coupable était
si étonnante, dépassait tant ce que pouvait en démêler notre en-
tendement et aussi le sien, à lui qui était juge, que je trouvais bien
hardi l'arrêt par lequel il fut condamné à être pendu. Nous de-
vrions admettre des arrêts rendus en cette forme : « La cour n'y
comprend rien » ; ils témoigneraient encore plus de liberté et de
bon sens que les juges de l'Aréopage qui, ayant à prononcer dans
une cause qu'ils ne parvenaient pas à approfondir, ordonnèrent que
les parties se représenteraient dans cent ans.
De ce que les livres saints nous relatent des miracles, il
n'en faut pas conclure qu'il doive s'en opérer de nouveaux
de notre temps. — Les sorcières dans mon pays courent risque
de la vie, chaque fois que les dénonce quelqu'un qui vient attester
que ce qu'elles ont rêvé s'est réalisé. — Nos livres sacrés, qui re-
produisent la parole divine, renferment eux aussi des prédictions
semblables (celles-ci certaines et irrécusables); pour en faire ap-
plication aux événements modernes, comme nous n'en di.stinguons
pas les causes et ne savons par quels moyens ils se réaliseront,
il faut une autre intelligence que la nôtre, et il n'appartient peut-
être qu'à ce seul et omnipotent témoignage de nous éclairer et de
nous dire : « C'est à celui-ci, à celui-là, et non à tel autre que ceci
s'applique. » Dieu doit assurément être cru; mais non le premier
venu qui s'étonne de son propre récit (et nécessairement il s'en
étonne, quand le fait dépasse la portée de nos sens), soit qu'il parle
de faits imputés à autrui, soit qu'il s'accuse lui-même.
Montaigne n'admet pas qu'on maltraite personne parce
qu'il a des opinions contraires aux nôtres. — Je suis lourd
d'esprit et m'en tiens un peu à ce qui a corps et est vraisemblable,
évitant sur ce point le défaut déjà signalé par les anciens : « Les
hommes sont portés à ajouter foi à ce qu'ils ne comprennent pas; —
Vesprit humain est disposé à croire plus aisément ce qui est obs-
cur [Tacite). » Je vois bien qu'on se courrouce et qu'on m'interdit le
doute sous peine des pires injures, c'est là un nouveau procédé de
persuasion. Mais, Dieu merci, ce n'est pas à coups de poing qu'on !
peut imprimer une direction à ma manière de voir. J'admets que
ceux auxquels on vient à reprocher qu'une opinion qu'ils émettent
est entachée de fausseté se révoltent contre une semblable appré-
ciation; pour moi, quand je ne partage pas une opinion, je me
borne à la trouver hardie et difficile à admettre. Comme tout le
.monde, je condamne les affirmations contraires aux miennes, mais
sur un ton qui n'a rien d'.impérieux. Celui qui pour prouver ce qu'il
soutient, se montre arrogant et autoritaire, montre que chez lui la
raison ne tient pas grande place. Tant qu'il ne s'agit que d'une
simple discussion sur les mots, telle qu'il s'en produit dans les
i^^
l^
538 ESSAIS DE MONTAIGNE.
I»ale «^t srholastiqiie, qu'ils ayonl aulaul d'apparence quo leurs
(•onlradicleui-s. Videanlur sanè, Jion affirmentur modo. Mais en la
conséquence effectuelle qu'ils en tirent, ceux-cy ont bien de lauan-
lagc. A tuer les gens : il faut vne clairlé lumineuse et nette. Et
e^l nostre vie trop réelle et essentielle, pour garantir ces accidens, •
supernaturels et fantastiques. Quant aux drogues et poisons, ie les
mets hors de mon conte : ce sont homicides, et de la pire espèce.
Toutesfois en cela mesme, on dit qu'il ne faut pas tousiours s'ar-
rester à la propre confession de ces gens icy. Car on leur a veu par
fois s'accuser d'auoir tué des personnes, qu'on trouuoit saines et vi- i
uantes. En ces autres accusations extrauagantes, ie dirois volon-
tiers; que c'est bien assez; qu'vn homme, quelque recommcndation
qu'il aye, soit creu de ce qui est humain. De ce qui est hors de sa
conception, et d'vn efîect supernaturel : il en doit estre creu, lors
seulement, qu'vne approbation supernaturelle l'a authorisé. Ce •
priuilege qu'il a pieu à Dieu, donner à aucuns de nos tesmoigna-
ges, ne doit pas estre auily, et communiqué légèrement. l'ay les
oreilles battues de mille tels contes. Trois le virent vn tel iour, en
leuant : trois le virent lendemain, en occident : à telle heure, tel
lieu, ainsi vestu : certes ie ne m'en croirois pas moy-mesme. Com- -
bien trouué-ie plus naturel, et plus vray-semblable, que deux hom-
mes mentent : que ie ne fay qu'vn homme en douze heures, passe,
quant et les vents, d'orient en occident? Combien plus naturel que
nostre entendement soit emporté de sa place, par la volubilité de
notre esprit détraqué; que cela, qu'vn de nous soit enuolé sur vn
balay, au long du tuiau de sa cheminée, en chair et en os, par vn
esprit estranger? Ne cherchons pas des illusions du dehors, et in-
cogneuës : nous qui sommes perpétuellement agitez d'illusions
domestiques et nostres. Il me semble qu'on est pardonnable, de
mescroire vne merueille, autant au moins qu'on peut en deslourner •'«
et elidcr la vérification, par voye non mcrueilleuse. El suis l'aduis
de S, Augustin : qu'il vaut mieux pancher vers le doute, que vers
l'asseurance, es choses de difficile preuue, et dangereuse créance.
Il y a quebjues années, <]\iv ie passay par les teri'es d'vn Prince
souuerain : lequel <;n ma laueur, et pour rabattre mon incredn- .
lilé, me (il cette grâce, de me faire voir en .sa présence, en lieu
particulier, dix ou douze prisonniers de ce genre; et vne vieille
u/
TRADUCTION. - LIV. 111, CH. XI. o3W
écoles, les arguments des uns peuvent présenter autant d'apparence
de vérité que ceux des autres « pourvu qu'ils discutent la vraisem-
blance et n'affirment pas {Cicéron) » ; mais lorsqu'on en vient à trai-
ter des effets qui en sont la conséquence, ceux qui conservent leur
calme ont bien de l'avantage.
Pourquoi ôter la vie aux sorciers pour se défendre con-
tre de prétendus actes surnaturels? la plupart du temps
les accusations portées contre eux sont sans fondement.
— Pour en arriver à tuer les gens accusés de sorcellerie, il faut '
avoir une clarté bien vive et bien nette des griefs qui leur sont im-
putés; la vie humaine est une réalité trop incontestable, pour être I
prise en garantie des faits surnaturels et fantastiques qu'on leur
prête. — Il n'est pas ici question de ceux qui font emploi de drogues
et de poisons, ce sont des homicides de la pire espèce; et cepen-
dant, même dans ce cas, il ne faut pas, dit-on, toujours croire à
leurs aveux: on en a vu s'accuser parfois d'avoir tué des personnes
qu'on retrouvait vivantes et bien portantes. — Quant à ces autres
accusations extravagantes qu'on voit se produire contre ces pré-
tendus sorciers, je dirai volontiers que c'est déjà bien assez qu'un
homme, si recommandable qu'il soit, soit cru quand ce qu'il dit est !
naturel ; et que, lorsqu'il s'agit de choses surnaturelles, au-dessus
de ce que nous pouvons comprendre, il ne doit l'être, qu'autant
qu'il a reçu du ciel qualité à cet effet. Ce privilège qu'il a plu à
Dieu d'attacher à certains de nos témoignages, ne doit pas être
avili en en usant à la légère. J'ai eu les oreilles rebattues de mille
contes tels que ceux-ci : « Trois personnes l'ont vii tel jour au
levant; trois autres l'ont vu le lendemain à l'occident; à telle heure,
en tel lieu, il était habillé de telle sorte » ; si bien que j'arriverafs à
ne pas m'en croire moi-même. Combien je trouve plus naturel et
plus vraisemblable que deux hommes mentent, que le fait d'un
autre qui, en douze heures de temps, porté par les vents, serait
passé d'orient en occident; il est bien plus naturel que notre en-
tendement soit déplacé, emporté par le tourbillon d'idées de notre
esprit détraqué, plutôt que l'un de nous, en chair et en os, ne s'en-
vole sur un balai, le long du tuyau de sa cheminée, parce qu'un
esprit étranger s'est emparé de lui! Ne cherchons pas des illusions
venant du dehors et qui nous soient inconnues, alors que perpé-
tuellement nous sommes agités par d'autres qui nous sont propres
et existent en nous. Il me semble qu'on est excusable de ne pas croire *
un miracle, au moins quand il est possible de le démasquer et de j . </ ,
l'expliquer par des raisons plausibles, et je suis de l'avis de saint • V_y
Augustin : « qu'il vaut mieux incliner vers le doute que vers l'assu-
rance, dans ce qui est difficile à prouver et dangereux de croire ».
Il est très porté à penser que ces gens ont Timagination
malade et sont fous plutôt que criminels. — 11 y a quelques
années, je passais sur le territoire d'un prince souverain qui, pour
rabattre mon incrédulité, me fit la faveur de me montrer, en sa
présence, enfermés dans un local spécial, dix ou douze prisonniers
r>JO KSSAIS DE MONTAIGNE.
entre aiilros, viaviiioiil l)ifii sorcière en laideur et dcfoi mile, Ires-
fameuse de lonj^^ie main en eclte profession, le vis et preuues, et
libres confessions, et ie ne sçay quelle manpie insensible sur cette
misérable vieille : et menquis, et parlay tout mon saoul, y appor-
tant la plus saine attention que ie peusse : et ne suis pas homme
qui me laisse guère garroler le ingénient par préoccupation. En
lin et en conscience, ie leur eusse plustost ordonné de lellebore que
de la cigiu'. Captisqae res magis mentibus, quàm consceleratis similis
visa. Lu iustice a ses propres corrections pour telles maladies.
Quant aux oppositions et arguments, que des honnestes hommes
m'ont faicl, et là, et souuent ailleurs : ie n'en ay point senty, qui
m'attachent : et qui ne souffrent solution tousiours plus vray-sem-
blable, que leurs conclusions. Bien est vray que les preuties et rai-
sons qui se fondent sur l'expérience et sur le faict : celles-là, ie ne
les desnouë point; aussi n'ont elles point de bout : ie les tranche
souuent, comme Alexandre son nœud. Apres tout c'est mettre ses
coniectuies à bien haut prix, que d'en faire cuire vn homme tout
vif. On recite par diuers exemples (et Prestantius de son père)
quassoupy et endonny bien plus lourdement, que d'vn parfaict
sounneil : il fantasia estre iument, et seruir de sommier à des sol-
dats : et, ce qu'il fantasioit, il Testoit. Si les sorciers songent ainsi
matériellement : si les songes par fois se peuuent ainsin incorporer
en efîects : encore ne croy-ie pas, que nostre volonté en fust tenue
à la iustice. Ce que ie dis, comme celuy qui n'est pas iuge ny con-
seiller des Koys; ny s'en estime de bien loing digne : ains honmie
du commun : nay et voiié à l'obcïssance de la raison publique, et
en ses faicts, et en ses dicts. Qui mettroil mes resueries en conte,
au preiudice de la plus cheliue loy de son village, ou opinion, ou
coustiune, il se feroit grand tort, et encores autant à moy. (-ar en
ce que ie dy, ie oc pleuuis autre certitude, sinon que c'est ce, que
lors i'en auoy en la pensée. Pensée tumultuaire et vacillante. C'est
par manière de deuis, que ie parle de tout, et de rien par manière
d'adiiis. Nec me }iudet, vt istos, faieri nescire quod nesciam. le ne
scrois pas si liaidy à parler, s'il m'appartenoit d'en estre creu. Et
fut, ce que ie respondis à vn grand, ^\m se plaignoit de l'aspreté et
«ontention dr' mes enliorlemcns. Vous sentant bandé et préparé
d'vnc part, ie vous propose l'autre, de tout le soing que ie puis :
pour esclarcir voslre ingénient, non pour l'obliger. Dieu tient vos
courages, et vous fournira de choix. le ne suis pas si présomp-
tueux, de désirer .seulement, que mes opinions donnassent pente, à
chose de telle importance. Ma fortune, ne les a pas dressées à si
TRADUCTION. — IJV. III, CH. XI. 541
do ce genre, parmi lesquels une vieille femme, vraie sorcière par
sa laideur et sa difformité et très fameuse, depuis longtemps, en
ce métier. Je vis des preuves, des aveux qu'elle avait faits sponta-
nément, et je ne sais trop quel stigmate indélébile sur cette mal-
heureuse. Je m'enquis, je questionnai tout à mon aise, y apportant
toute l'attention que Je pouvais, car je ne suis pas homme dont le
jugement se laisse beaucoup influencer par des préventions. Fina-
lement, je leur eusse en conscience administré de l'ellébore plutôt
que de la ciguë, « leur cas me paraissant plus voisin de la fulie que
du crime (Tite Live) ». Pour traiter ces maladies, la justice a des
moyens qui lui sont propres. Quant aux objections et arguments
que les gens de bonne foi m'ont présentés là et souvent ailleurs, je
n'en ai pas trouvé de concluants et qui n'eussent comporté des so-
lutions autres, chaque fois plus vraisemblables que les leurs. Il est
vrai que les preuves et les raisonnements basés sur les faits et l'ex-
périence, je ne les dénoue pas ; du reste ils n'ont pas de bout : je
les tranche souvent comme Alexandre fit du nœud gordien. Après
tout, c'est mettre ses conjectures à bien haut prix, que d'y trouver
raison de faire brûler un homme tout vif.
Prestantius dit de son père (et on cite d'autres exemples), qu'as-
soupi et endormi plus lourdement que par l'effet d'un profond som-
meil, il s'imagina être une jument et servir de bête de somme à
des soldats; et ce qu'il s'imaginait être, il l'était réellement. Si les
sorciers peuvent avoir des songes qui sont des réalités, et si parfois
les songes peuvent se manifester par des effets, je ne crois cepen-
dant pas que notre volonté en soit responsable devant la justice.
— J'en parle comme quelqu'un qui n'est pas juge, ne siège pas
dans les conseils des rois et s'estime bien loin d'en être digne,
mais en homme du peuple, dressé et voué à s'en rapporter au sens
commun dans ses actes et ses paroles. Qui tiendrait compte
de mes rêveries pour se mettre en opposition avec la moindre loi \
de son village, avec une opinion, une coutume existantes, se ferait \
grand tort, et m'en ferait un non moins considérable; car de ce i
que je dis, je ne garantis rien, sinon que c'est ce que j'avais en
tête, sous une forme confuse et incertaine, quand je l'ai écrit. C'est
ici comme une sorte de conversation où je parle de tout, et ce
ne sont nullement des avis que j'émets : « Je n'ai pas, comme
tant d'autres, honte d'avouer que j'ignore ce que je ne sais pas {Ci- \
ccron) »; je ne serais pas si hardi dans mes propos si j'étais de
ceux que l'on doit croire, et c'est ce que j'ai répondu une fois à un
grand personnage qui se plaignait de l'âpreté et de l'insistance de
mes conseils : <c Je vois que vous êtes tout disposé à prendre parti
dans un sens, je vous soumets l'autre de mon mieux pour éclairer
votre jugement, mais non pour le contraindre; Dieu qui dis-
pense le courage, vous mettra à même de choisir. » Je ne suis pas
présomptueux au point de seulement désirer que ce que j'en pense,
puisse faire pencher d'un côté plutôt que d'un autre dans des
questions de cette importance; ma situation ne m'a pas habitué à
:;42 ESSAIS DE MONTAIGNE.
puissaiilos et si csleut''cs conclusions. Certes, i'ay non seulement
des complexions en grand nombre : mais aussi des opinions assez,
desquelles ic, dégoulcrois volontiers mon fils, si i'en auois. Quoy? si
les plus vrayes ne sont pas tousiours les plus commodes à l'homme;
tant il est de saunage composition. A propos, ou hors de propos,
il niniporte. On dit en Italie en commun prouerhe, que ccluy-là ne
cognoist pas Venus en sa parfaicte douceur, qui n'a couché auec la
boiteuse. La fortune, ou quelque particulier accident, ont mis il y
a long temps ce mot en la bouche du peuple; et se dict des masles
comme des femelles. Car la Royne des Amazones, respondit au
Scythe qui la conuioit à l'amour, iptaxa x'^Xb; oiçet", le boiteux le
faict le mieux. En cette republique féminine, pour fuir la domina-
tion des masles, elles les stropioient dés l'enfance, bras, iambes,
et autres membres qui leur donnoient auantage sur elles, et se
seruoient d'eux, à ce seulement, à quoy nous nous semons d'elles
par deçà. l'eusse dit, que le mouuement détraqué de la boiteuse,
apportast quelque nouueau plaisir à la bcsoigne, et quelque poincte
de douceur, à ceux qui l'essayent : mais ie viens d'apprendre, que
mesme la philosophie ancienne en a décidé. Elle dict, que les
iambes et cuisses des boiteuses, ne receuans à cause de leur im-
perfection, l'aliment qui leur est deu, il en aduient que les parties
génitales, qui sont au dessus, sont plus plaines, plus nourries, et
vigoureuses. Ou bien que ce défaut empcschant lexercice, ceux qui
en sont entachez, dissipent moins leurs forces, et en viennent plus
entiers aux ieux de Venus. Qui est aussi la raison, pourquoy les
Grecs descrioient les tisscrandes, d'estre plus chaudes, que les autres
femmes : à cause du mestier sédentaire qu'elles font, sans grand
exercice du corps. Dequoy ne pouuons nous raisonner à ce prix-là?
De celles icy, ic pourrois aussi dire; que ce tremoussemeni que
leur ouurage leur donne ainsin assises, les esueille et sollicite :
comme faict les dames, le croulemcnt et tremblement de leurs
coches. Ces exemples, seruent-ils pas à ce que ie disois au com-
mencement : Que nos raisons anticipent sonnent l'effect, et ont
l'cstcnduë de leur iurisdiction si inlinie, ([u'clles iugcnt et s'exer-
cent en l'inanité mesme, et au non estrc? Outre la flexibilité de
noslre inuention, à forger des raisons à toutes sortes de songes ;
noslre imagination se frouue pareillement facile, à receuoir des im-
pressions df la faucelé, pai- bien friuoles apparences. Car par la
seule authorité de l'vsage ancien, et publique de ce mot : ie nu-
TUADUCTIOiN. — LIV. III, CH. XI. 5i;]
aboulh- à de si hauts et si considérables résultats. Je reconnais
avoir nombre de travers d'esprit et aussi de manières de voir, dont
volontiers je chercherais à dégoûter mon fils si j'en avais un; et de
fait, ce qui est vrai n'est pas toujours chez l'homme ce dont il
s'accommode le mieux, tant il est de bizarre composition.
Réflexions sur un proverbe italien qui attribue aux boi- ^ "'
teux des deux sexes plus d'ardeur aux plaisirs de Ta-
mour. — A ce propos, et cela ne s'y rattacherait-il pas, peu im-
porte, un proverbe très répandu en Italie dit que celui qui n'a pas
couché avec une boiteuse, ne connaît pas Vénus dans ce qu'elle a
de plus doux. Le hasard ou quelque fait particulier a, il y a bien
longtemps, introduit ce dicton dans le peuple; il s'applique aux
hommes comme aux femmes, car la reine des Amazones répondit
à un Scythe qui la conviait à l'amour : « Ce sont les boiteux qui le
font le mieux [Théocrite). » Dans cette république féminine, pour
éviter que les mâles ne s'emparassent du pouvoir, on leur estropiait
dès l'enfance les bras, les jambes et autres membres qui leur don-
naient avantage sur la femme, qui ne se servait d'eux que pour le
surplus dont nous usons d'elle. J'eusse émis comme raison de cette
supériorité, que le mouvement détraqué d'une boiteuse peut pro-
curer un plaisir nouveau dans les rapports sexuels que l'on a avec
elle et accentuer la jouissance chez ceux qui en essayent; mais je
viens de trouver que les philosophes anciens ont déjà élucidé la
question et posent que chez une boiteuse, les jambes et les cuisses
ne se nourrissant pas, par suite de son infirmité, comme cela de-
vrait être, il en résulte que les parties génitales placées plus haut
sont mieux nourries, se développent davantage et deviennent plus
vigoureuses; ou encore que ce défaut empêchant de prendre de
l'exercice, ceux qui en sont atteints dépensent moins leur force et
en sont mieux disposés pour les jeux de Vénus. C'est cette même
raison qui faisait que les Grecs reprochaient aux tisserandes d'ê-
tre plus ardentes que les autres femmes, parce que le métier
qu'elles font les empêche, elles aussi, de prendre un exercice suf-
fisant. S'il en est ainsi, de tels raisonnements peuvent nous me-
ner loin, et je pourrais ajouter au sujet de ces dernières que le
trémoussement continu que leur occasionne leur travail quand elles
sont assises, les éveille et les sollicite, comme il arrive aux dames ^ J-^T^
par suite de l'ébranlement et de l'agitation de leurs carrosses. r <s ^ .
L'esprit humain admet comme raisons les choses les C ;
plus chimériques; souvent on explique un même effet par
des causes opposées. — Ces exemples ne confirment-ils pas ce / i \
({ue je disais au commencement de ce chapitre : que la recherche ' ■
de la cause devance souvent en nous la constatation de l'effet, et
cela s'étend tellement loin, que nous arrivons à juger non ce qui
est, mais ce qui n'existe même pas? Outre cette facilité à trouver
des interprétations à tout songe quel qu'il soit, notre imagination
est encore tout aussi portée à recevoir aisément de fausses im- (^^^
pressions sur les plus frivoles apparences. Par la seule autorité de ' -
;iU ESSAIS DK MONTAIGNE.
suis aiilresfois faicl accroire, auoir receu plus de plaisir d'vne
roninie, do ce qu'elle nosloit pas droicle, et mis cela au compte de
ses grâces. Torqualo Tasso, eu la comparaison qu'il faict de la
France à l'IUlie; dit auoir remarqué cela, que nous auons les ïam-
bes plus },'resles, que les Gentils-hommes Italiens; et en attribue la
cause, à ce que nous sommes continuellement à cheual. Qjii est
celle-mômes de latjuelle Suétone tire vne toute contraire conclu-
sion. Car il (lit au rebours, que Germanicus auoit grossi les sien-
nos, par continuation de ce mesme exercice. Il n'est rien si soupple
et erratique, que nostre entendement. C'est le soulier de Thera-
monoz, bon à tous pieds. Et il est double et diuors, et les matières
doubles, et diuerses. Donne moy vne dragme d'argent, disoit vn
philosophe l'.ynique à Antigonus. Ce n'est pas présent de Roy, res-
poudit-il. Donne moy donc vn talent. Ce n'est pas présent pour
Cynique.
Seu plures calor ille vias, et cœca relaxât
Spiramenta, nouas ventât qua succus m herbas :
Seu durât magis, et venas astringit hiantes.
Ne tenues pluuiœ, rapidiue potenlia solis
Acrior, aut Rorese penetrabile frigus adurat.
Ogni medaglia ha il suo riuersn. Voila pourtiuoy Clitomachus
disoit anciennement, que Carneades auoit surmonté les labeurs
d'Hercules ; pour auoir arraché des hommes le consentement : c'est
à dire, l'opinion, et la témérité de iuger. Cette fantasie de Carnea-
des, si vigoureuse, nasquit à mon aduis anciennement, de l'impu-
dence do ceux qui font profession de sçauoir, et de leur outre-cui-
dance desmesurée. On mit ytsope en vente, auec deux autres
esclaues : l'achctour s'enquit du premier ce qu'il sçauoit faire, celuy-
la pour se faire valoir, rospondil monts et morueilles, qu'il sçauoit
et cecy et cela : le deuxiesme en respondit de soy autant ou plus :
(juand ce fut à ^Esope, et qu'on luy eust aussi demandé ce <iu'il
sçauoit faire : Uien, dit-il, car ceux cy ont tout prooccupé : ils
sçauent tout. Ainsin est-il aduenu en l'escole de la philosophie. La
lierté, de ceux qui altribuoient à l'esprit humain la capacité do
toutes choses, «ausa en d'autres, par despit et par émulation, celle
opinion, qu'il n'est capable d'aucune chose. Les vus tiennent en
l'ignorance, cette mesme extromilé, que les autres tiennent en la
science. Afin ipi'on ne puisse nier, que l'homino no suit immodéré
par tout : et qu'il n'a |)oint d'arrest, que celuy de la nécessité, et
impuissance d'allfi- (nilî-e.
THADUCTION. — LIV. III, CH. XL 545
ce dicton ancien très connu, je mo suis autrefois laissé aller à croire
que j'avais éprouvé plus de plaisir avec une femme parce qu'elle i ^
était mal bâtie et à considérer cette infirmité comme ajoutant à ses 1 ''
g:râces.
Le Tasse, dans la comparaison qu'il établit entre la France et l'Ita-
lie, dit avoir remarqué que nous avons les jambes plus grêles que
les gentilshommes italiens, et l'attribue à ce que nous sommes
continuellement à cheval. De cette cause, Suétone tire une conclu-
sion tout opposée; car, dit-il, celles de Germanicus étaient deve-
nues plus fortes par la pratique continue de ce même exercice. Rien .
n'est si souple, si déréglé que notre entendement. Il est comme le \
soulier de Théramène, qui s'adaptait à tous les pieds ; il est dou- i 3 J
ble et divers, et donne également à ce à quoi il s'applique des | ^
formes multiples et variées : « Fais-moi don d'une drachme d'ar-
gent, » disait un philosophe de l'école des Cyniques à Antigène.
<< Ce n'est pas là un présent digne d'un roi, » répondit celui-ci.
« Donne-moi alors un talent, » reprit le philosophe. « Ce n'est pas
un présent qui convienne à un Cynique, » repartit Antigène. —
« Souvent il est bon de mettre le feu dans un champ stérile et de
brûler les restes de paille, soit que cette chaleur prépare les voies et
ouvre les pores secrets par lesquels la sève monte dans les herbes nou-
velles, soit qu'elle rende la terre plus rude et resserre ses veines ou-
vertes aux pluies fines, à un soleil trop ardent ou aux froids péné-
trants de Borée {Virgile). »
C'est ce qui a amené les Académiciens à poser en prin-
cipe de douter de tout, ne tenant rien pour absolument
vrai non plus que pour absolument faux. — « Toute médaille ' "^
a son revers »; c"cst pourquoi Clitomaque disait jadis que Car-
néade, en entreprenant de déraciner chez l'homme la manie de ,
tout analyser, c'est-à-dire l'envie et la témérité de juger tout ce qui ;
s'offre à lui, avait entrepris plus que les travaux d'Hercule. Cette :
pensée si osée de Carnéade lui était née, à mon avis, de l'impudence
qu'étalaient anciennement ceux qui faisaient profession de savoir
et de leur outrecuidance démesurée. — Ésope était exposé en
vente avec deux autres esclaves. Un acheteur s'enquit auprès de
l'un d'eux de ce qu'il savait faire; celui-ci, pour se faire valoir,
dit monts et merveilles : il savait ceci, il savait cela, etc. L'autre
en dit autant et plus de lui-même. Quand vint le tour d'Ésope et
qu'on lui demanda à lui aussi ce qu'il savait faire : « Rien, répon-
dit-il, ces deux-ci ont tout pris, ils savent tout. » — La même
chose s'est produite dans les écoles de philosophie. L'audace de
ceux qui attribuaient à l'esprit humain l'aptitude à tout savoir, en\
a amené d'autres à émettre, par dépit et contradiction, qu'il n'est! I \
capable de rien; ceux-ci portent cette ignorance à l'extrême, comme jy^J
ceux-là font de la science ; de telle sorte qu'on ne peut nier que / ^^
l'homme ne soit immodéré en toutes choses, et qu'il ne s'arrête que'
lorsqu'il y est contraint par l'impuissance où il se trouve de passer
outre.
ESSAJS D£ MONTAIGNE. — T. UI. 35
546 ESSAIS DE MONTAIGNE.
CHAPITRE XII.
De la Physionomie.
QVASi toutes les opinions que nous auons, sont prinses par aulho-
rilé et à crédit. Il n'y a point de mal. Nous ne sçaurions pire-
ineul clioisir, que par nous, en vn siècle si foible. Cette imagro dos
discours de Socrales, que ses amis nous ont laissée, nous ne lap-
prouuons, que pour la reuerence de l'approbation publique. Ce •
n'est pas par nostre cognoissance : ils ne sont pas selon nostre
vsage. S'il naissoit à cotte heure, quelque chose de pareil, il est peu
d'hommes qui le prisassent. Nous n'apperceuons les grâces que
pointues, bouffies, et enflées d'artifice. Celles qui coulent soubs la
naïfueté, et la sinqilicité, eschappent aisément à vne veuo ^rrossiero i
comme est la nostre. Elles onl vne beauté délicate et cacliôe : il
faut la Veuo nette et bien purgée, pour descouurir cette secrelte
lumière. Est pas, la naiTuoté, selon nous, germaine à la sottise, et
qualité de reproche? Socratos faict niouuoir son ame, d'vn mouue-
moiit naturel et commun. Ainsi dict vn païsan, ainsi dicl vne •
femme. Il n*a iamais en la bouche, que cochers, menuisiers, saue-
tiers et maisons. Ce sont inductions et similitudes, tirées des plus
vulgaires et cogneuës actions des hommes : chacun l'entend. Sous
vne si vile forme, nous n'eussions iamais choisi la nobles.se et
splendeur de ses conceptions adnurables : nous qui estimons plates «
ot basses, toutes colles que la doctrine ne reloue; (jui napper-
ceuons la riches.sc qu'en montio et en pompe. Nostre monde n'est
formé qu'à l'ostentation. Les hommes ne s'enflent que de vent : et
se manient à bonds, «omme les balons. (iCttuy-cy ne se propose
point des vaines fantasics. Sa fin fut, nous fournir de choses et de .
pi-eceptes, qui réellement et plus ioinctement seruent à la vie :
Sernare moiJum, finémque lenere,
Salurdmr/ue aetjui.
Il fut aussi lousiours vn et pareil. Et .se monta, non par boutades,
mais par complexion, au dernier poinrl de vigueur. Ou pour mieux 3
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XII. 547
CHAPITRE XII.
De la physionomie.
Presque toutes nos opinions ne se forment que par l'au-
torité d'autrui; nous admirons Socrate sans le connaître,
sur sa réputation ; s'il vivait à notre époque, peu d'hom-
mes feraient cas d'un enseignement donné sous la forme
simple et naïve qu'il emploie. — Presque toutes les opinions
que nous avons, nous sont imposées sans que nous les ayons con-
trôlées; à cela il n'y a pas de mal :• nous ne saurions, en ce siècle si
faible, faire un plus mauvais choix, que si nous choisissions nous-
mêmes. Les discours de Socrate, dont ses amis nous ont transmis
la forme et le sens, n'ont notre approbation que par respect pour
l'approbation universelle qui s'y est attachée de temps immémorial;
ce n'est pas par nous-mêmes que nous les connaissons, ils ne sont
pas à notre usaj^e. S'il se produisait à cette heure quelque chose
de pareil, peu d'hommes l'apprécieraient à sa valeur. Nous n'a-
percevons, en fait de grâces, que celles qui ont du piquant, qui
sont bouffies et regorgent d'artifice; celles qui glissent, naïves et
simples, échappent aisément à des organes aussi grossiers que les
nôtres : elles ont une beauté délicate et cachée, et il faut une vue
bien nette et que rien ne voile pour découvrir cette lumière déro-
bée. La naïveté n'est-clle pas du reste, à notre sens, proche parente
de la sottise et ne la tenons-nous pas pour un défaut? — Socrate
imprime à son âme un mouvement naturel qui est dans la manière
de faire de tous; un paysan, une femme s'expriment comme il le
lait; il parle constamment de cochers, de menuisiers, de savetiers
et de * maçons; ses inductions, ses comparaisons sont tirées des
actions les plus vulgaires de l'homme, de celles qui se répètent le
plus; chacun comprend ce dont il parle. Nous n'eussions jamais de
nous-mêmes apporté sous une forme aussi triviale tant de noblesse
et de splendeur dans le choix de ses admirables conceptions, nous
qui estimons plates et basses toutes celles que ne relève pas la
forme sous laquelle elles s'enseignent, qui ne distinguons la ri-
chesse que si elle s'étale en grande pompe. Notre monde est pétri
d'ostentation, les hommes ne s'entlent que de vent et vont par
bonds, comme les ballons. Socrate, lui, ne cherche pas à faire pré-
valoir de chimériques idées, son but est de nous munir de choses
et de préceptes qui profitent réellement de la façon la plus immé-
diate à la vie : « Régler ses actions, obsei'ver la loi du devoir, suivre
la nature (Lucain). » 11 fut toujours un, et est constamment demeuré
semblable à lui-même; il s'est élevé à l'apogée de sa vigueur, non
548 ESSAIS DE MONTAIGNE.
dir»' : il ni' monta licn. mais rauala phislosl el ramena à son
poincl, origMnel el iialiiicl, el luy soubmit la vigueur, les asprelez
et les dirfK-ullcz. (^ar en ('.alon, on void bien à clair, que c'est vne
alleure tendue bien loingau dessus des communes. Aux braues ex-
ploits de sa vie, el en sa mort, on le sent lousiours monté sur ses .
grands chenaux. CclUiy-cy ralle à leire : el d'vn pas mol et ordi-
naire, traicte les plus vtiles discours, et se conduicl el à la mort et
aux plus espineuses trauerses, qui se puissent présenter au train
de la vie humaine. Il est bien adueiui, que le plus digne homme
d'estre togneu, et d'estre présenté au monde pour exemple, ce soit i
celuy duquel nous ayons plus certaine cognoissance. Il a esté es-
clairé par les plus clair-voyans hommes, qui lurent onques. Les
lesmoins que nous auons de luy, sont admirables en fidélité et en
suffisance. C'est grand cas, d'auoir peu donner tel ordre, aux pures
imaginations d'vn enfant, que sans les altérer ou eslirer, il en ait .
produicl les plus beaux cffects de nostre ame. Il ne la représente
ny esleuée ni riche : il ne la représente que saine : mais certes
d'vne bien allègre et nette santé. Par ces vulguaires ressorts et
naturels : par ces fanlasies ordinaires et communes : sans s'esmou-
uoir et sans se piquer, il dressa non seulement les plus réglées, %
mais les plus hautes et vigoureuses créances, actions et m(Eurs,
qui furent onques. C'est luy, «jui ramena du ciel, où elle per<loit
son temps, la sagesse humaine, pour la rendre à l'homme : où est
sa plus iust(! el plus laborieuse besoigne. Voyez-le plaider deuant
ses iuges : voyez par quelles raisons, il esueille son courage aux •
hazards de la guerre, quels argumens fortifient sa patience, contre
la calomnie, la tyrannie, la mort, et contre la teste de sa femme :
il n'y a rien d'emprunté de l'art, et des sciences. Les plus simples
y recognoissent leurs moyens et leur force : il n'est possible d'allei-
plus arrière et plus bas. Il a faict grand faneur à l'humaine nature, ;t
de montn'r combien elle peut d'elle mesme. Nous sommes cha-
cun plus riche, que nous ne pensons : mais on nous diesse à l'em-
|»runl, et à laquesti» : on nous duict h nous seruir plus de rautruv,
que du nostre. En aucune chose l'homme ne scait s'arrester au
TRADUCTION. - LIV. III, CH. XII. 549
par boutades, mais par tempéramenl; ou, pour mieux dire, il n a
rien surélevé, il a plutôt rabaissé Thomme pour le ramener à son
point d'origine et tel que l'a fait la nature, à laquelle il a subor-
donné les aspirations, les mécomptes et les difficultés de la vie.
Chez Caton, on voit bien clairement qu'il va planant sans cesse
bien au-dessus des idées communes; dans ses exploits empreints
de tant de bravoure, dans sa mort, on le sent toujours monté sur
ses grands chevaux. Socrate, au contraire, va toujours rasant la
terre, de ce même pas lent auquel nous allons tous; et il émet ses
plus utiles discours, se conduit dans la mort et dans les moments
les plus difficiles qu'il soit donné de traverser, comme en toutes les
autres choses habituelles de la vie humaine.
Quel immense service n'a-t-il pas rendu à l'homme en
lui montrant, dans un langage à, la portée de tous, ce qu'il
peut par lui-même. — Il s'est bien trouvé que l'homme le plus
digne d'être connu et d'être présenté au monde comme exemple,
soit celui que nous connaissons avec le plus de certitude. Il nous
a été dépeint par les hommes les plus aptes à bien juger qui aient
jamais existé; les témoignages qu'ils nous portent sur lui sont ad-
mirables d'exactitude et de compétence. — C'est une merveille
qu'il ait pu discipliner les idées naissantes et si pures de l'enfant, au
point que sans les altérer, ni les étirer, il soit arrivé à produire
en notre âme ses plus beaux effets. Il ne nous la représente ni
riche, ni ayant de hautes aspirations; il ne nous la montre que
saine, mais d'une santé bien allègre et bien nette. Mettant en jeu
les ressorts les plus naturels et les plus vulgaires, par des raison-
nements absolument ordinaires et communs, sans s'émouvoir ni
s'exciter, il fait admettre non seulement les croyances, les actions,
les mœurs mieux i^églées, mais aussi les plus hautes, les plus vi-
goureuses qui jamais ont eu cours. C'est lui qui a ramené du ciel,
où elle perdait son temps, la sagesse humaine pour la rendre à
l'homme chez lequel avec raison elle trouve le plus à s'employer.
Voyez-le plaidant devant ses juges; voyez par quelles raisons il se
montre courageux quand il est aux prises avec les hasards de la
guerre, par quels arguments il fortifie sa patience contre la calom-
nie, la tyrannie, la mort et même contre le caractère acariâtre de
sa femme; il n'emprunte rien ni à l'art, ni à la science; les gens
les plus simples reconnaissent chez lui les moyens et la force dont
ils disposent eux-mêmes. Il n'est pas possible de revenir en arrière,
ni de descendre plus bas. Il a rendu grand service à la nature hu-
maine, en lui montrant combien elle peut par elle-même.
L'homme est incapable de modération, même dans sa
passion d'apprendre; inanité de la science. Ce qui nous est
vraiment utile est naturellement en nous, mais il faut le
découvrir, et c'est ce que Socrate nous enseigne. — Nous
sommes chacun plus riches que nous ne pensons; mais on nous
dresse à emprunter et à quémander; on nous façonne à nous servir
plus d'autrui que de nous-mêmes. L'homme ne sait en rien s'arrê-
.•>r.O ESSAIS DE MONTAIGNE.
poiiul de son bosoinj:. De voliipti-, de liclicssc, dv pdissaiicr, il en
cnibrasso plus qu'il nï'ii peut eslroindre. Son auidité est incapuhic
do modération. le Irouue qu'en curiosité de sçauoir, il en est de
mesme : il se (aille de la besoifçne bien plus qu'il n'en peut faire, et
bien plus qu'il n'en a allaire. Estendant Tvlilité du sçauoir, autant
qu'est sa matière. Vt omnium rerum, sic litlerarum quoque, inlempe-
rantia bihornmun. El Tacitus a raison, de louer la mère d'Agricola,
d'auoir bridé en son fds, vn appétit trop bouillant de science.
C'est vn bien, à le regarder d'yeux fermes, qui a, comme les
autres biens des hommes, beaucoup de vanité, et foiblesse propie
et naturelle : et dvn cher coust. L'acquisition en est bien plus ha-
zardeusc, que de toute autre viande ou boisson. Car ailleurs, ce que
nous auons achetlé, nous l'emportons au logis, en quelque vais-
seau, et là nous auons loy d'en examiner la valeur : combien, et à
quelle heure, nous en prendrons. Mais les sciences, nous ne les
pouuons d'arriuee mettre en autre vaisseau, qu'en nostre ame :
nous les auallons en les acheltans, et sortons du marché ou infects
desia, ou amendez. Il y eu a, qui ne font que nous empescher et
chaîner, au lieu de nourrir : et telles encore, qui sous tiltre de
nous guarir, nous empoisonnent. l'ay pris plaisir de voir en (jnel-
que lieu, des hommes par deuotion, l'aire vœu d'ignorance, conune
de chasteté, de pauureté, de pœnitence. C'est aussi chastrer nos
appétits desordonnez, d'esmousser celte cupidité qui nous espoin-
çonne à l'estude des liures : et priuer l'ame de cette complaisance
voluptueuse, qui nous chatouille par l'opinion de science. El est ri-
chement accompli!' le v(Bu de pauureté, d'y ioindrc encon* celle de
l'esprit. Il ne nous faut guère de doctrine, pour viure à nostre aise-
Et Socrates nous apprend qu'elle est en nous, et la manière de l'y
trouuer, et <le s'en aydei-. Toute cette nostre suffisance, ipii est aii
delà de la naturelle, est à peu près vaine et superllue. C'est beau-
coup si elle ne nous charge et trouble plus qu'elle ne nous sert.
l'aucix opus esl Utlens ml mcntcm honam. Ce sont des excez He-
ureux de nostre esprit : instriuncnt brouillon et inquiète. Recueillez
vous, vous Irouuerez en vous, les argumens de la Nature, contre la
mort, vrais, et les plus propres à vous seniir à la nécessité. Ce sont
ceux qui foni mourir vn paysan el des peuples entiers, aussi cons-
tamment qu'vii phil(tso|»|ie. Fusse ie mort moins allegremeni aiiant
qu*auoir veu les Tusculanes? l'estime que non. El quand ie me
TRADUCTION. — UV. III, Cil. XII. 351
ter dès qu'il a satisfait à ce dont il a besoin; qu'il s'agisse de vo-
liipt»'', de richesse, de puissance, il eu embrasse plus qu'il n'en
peut étreindre; son avidité est incapable de modération. J'estime
qu'il en est de même de la curiosité (juil met à. savoir; il se pré-
pare plus de besogne qu'il n'en peut faire et bien plus qu'il ne lui
est nécessaire, tirant de plus en plus parti de ce savoir au fur et
à mesure qu'il lui fournit davantage de matière à utiliser : « Nous
ne mettons pas plus de modératioit dans Vétude des lettres, que dans
tout le reste {Scnéque] » ; et Tacite a raison quand il loue la mère
d'Agricola de ce qu'elle contenait chez son fils le désir trop ardent
d'apprendre.
La science est un bien qui, à le considérer avec calme, a, comme
tous les autres biens des hommes, beaucoup de vanité et une fai-
blesse propre qu'elle tient de la nature; de plus, elle coûte cher.
L'acquisition en présente beaucoup plus de risques que celle de
n'importe quel auti'e aliment ou boisson; toute autre chose, quand
nous lavons achetée, nous l'emportons au logis et la plaçons dans
un récipient quelconque, où il nous est loisible d'examiner ce
qu'elle vaut, la quantité que nous en prendrons, et à quelle heure.
Les sciences, nous ne pouvons, dès l'arrivée, les mettre dans un
vase autre que dans notre âme ; nous les absorbons en les achetant
et, quand nous sortons du marché, nous en sommes déjà ou corrom-
pus ou amendés. Il y en a parmi elles qui ne font guère que nous
gêner et nous entraver, au lieu de nous nourrir; et telles autres,
présentées comme devant nous guérir, nous empoisonnent. J'ai
éprouvé du plaisir à voir que, quelque part, des hommes font, par
dévotion, vœu d'ignorance, comme d'autres de chasteté, de pau-
vreté et de pénitence; c'est aussi châtier nos appétits désordonnés
([ue d'émousser cette cupidité qui nous excite à l'étude des livres,
et sevrer l'âme de cette volupté que nous savourons avec tant de
délices, que nous procure l'idée que nous sommes des savants;
c'est satisfaire on ne peut mieux au vœu de pauvreté que d'y
joindre celle de l'esprit. — Nous n'avons pas besoin de beaucoup
dt' science pour vivre à notre aise, et Socrate nous apprend que
ce qui nous en est nécessaire est eu nous; il nous donne la ma-
nière de l'y trouver et d'en tirer parti. Toute science, au delà de
celle que nous tenons de la nature, est à peu près vaine et super-
lUic; c'est déjà beaucoup si elle ne nous surcharge et ne nous trou-
ble pas plus qu'elle ne nous sert : « Il faut peu de lettres à un es-
prit sage (Sénéque) » ; elle est pour notre esprit une cause de fièvre
qui le brouille et l'inquiète. Recueillez-vous, vous trouverez en
vous les arguments que vous fournit la nature pour vous préparer
à la mort, et ceux-ci sont vrais et les plus propres à nous servir
en cas de nécessité; ce sont ceux qui aident le paysan et des peu-
ples entiers à l'affronter avec autant de fermeté qu'un philosophe.
Serais-je mort moins allègrement si cela m'était arrivé avant que
j'aie connu les Tusculanes? je pense que non; et, quand je fais
un retour sur moi-même, je sens que la connaissance de cet ou-
5S2
ESSAIS DE MONTAIGNE.
trouiic au propre, ie sens, que ma langue s'est enrichie, mon cou-
rage de peu. Il est comme Nature me lo forgea. Et se targue pour
le conflict. non (jne (rvno mai-clie naturelle et commune. Les Hures
uïonl serui non lanl d'instruction que d'exercitation. Quoy, si la
science, essayant de nous armer de nouueiles deffences, contre les •
inconueniens natiuvls. nous a plus imprimi'* en la tantasie, leur
grandeur cl leur poix, (|u'elle n'a ses raisons et sublililez, à nous
en couurir? Ce .sont voiremenl sul)tilitez : par où elle nous esueille
sonnent bien vainement. Les aulhours mesmcs plus serrez et plus
sages, voyez autour d'vn hou argument, combien ils en sèment i
d'autres légers, et, qui y regarde de près, incorporels. Ce ne sont
qu'ai'gniies verbales, qui nous trompent. Mais d'autant que ce peut
estrc vtilement, ie ne les veux pas «autrement esplucher. 11 y en a
céans assez de celte condition, en diuers lieux : ou par emprunt, ou
par imilafion. Si se faut il prendre vn peu garde, de n'appeller pas •
force, ce qui n'est que gentilesse : et ce, qui n'est qu'aigu, solide :
ou bon, ce qui n'est que beau : quœ magis gustafo (/uàm potata dé-
lectant. Tout ce qui plaist, ne paist pas, vbi non ingenij sed animi
negotium agitur. A vooir les efforts que Seneque se donne pour
se |»reparer contre la mort, à le voir suer d ahan, poui- se roider et 2
pour s'asseurer, et se débattre si long temps en cette perche,
i'eusse esbranlr sa réputation, s'il ne Tenst en mourant, trcsuail-
lamment maintenui". Son agitation si ardante, si fréquente, montre
qu'il estoil chaud et impétueux luy mesme. Magnus animus remùi-
mis loquUur, et aecurius. Non eut aliiis ingenio, alius nnimo cotor. Il
le faut conuaincre à ses despens. Et montre aucunement qu'il esloit
pressé de .son adiiersaire. La façon de Plutarque, d'autant qu'elle
est plus (iesdaigneuse, et plus destendue, elle est selon moy, d'au-
tant plus virile et persuasiue. le croirois aysément, que son ame
auoil les moimemens plus asscurez, et plus réglez. L'vn plus aigu, 3
nous pique et nous eslance en sursaut : touche plus l'esprit. L'au-
tre plus solide, nous informe, cstablit et conforle conslainujent :
touche plus l'entendement. Celuy là rauit nostre ingénient : cestuy-
ci le gaigne. l'ay veu pareillement d'autres escrits, encore plus
reuerez, qui en la peinture dn combat (jn'ils soustiennenl contre les .
aiguillons de la chair, les it-prcscnlenl si cuisants, si puissants et
inuincihies, que nous mesmes, qui .sommes de la voirie du peuple,
anons autant A admirei- l'est r.ingctf' et vigueur incognuc de leur
TRADUCTION. — LIV. III, GH. XII. 533
vragc a enrichi mon langage, mais bien peu fortifié mon courage,
qui demeure tel que la nature l'a créé et ne s'arme pour ce combat
que comme chacun le fait naturellement; les livres n'ont pas tant
servi à mon éducation qu'à exercer mon esprit. On pourrait môme
dire que la science, en essayant de nous fournir de nouveaux moyens
de défense contre les accidents avec lesquels la nature nous met
aux prises, ajoute plus à l'idée que nous nous faisons de la gran-
deur et du poids de ces accidents, qu'elle ne nous soutient par les
raisons et les subtilités qu'elle nous suggère. Car ce sont vraiment
des subtilités, que ce par quoi elle nous tient souvent bien vaine-
ment en éveil. Voyez combien même les auteurs qui possèdent le
mieux leur sujet et les plus sages sèment autour d'un bon argu-
ment quantité d'autres secondaires et, pour qui y regarde de près,
vides de sens; ce ne sont que des arguties de mots qui nous
trompent; mais, comme cela peut avoir son utilité, je ne veux pas
en discuter autrement. Ici même, il s'en trouve assez de cette na-
ture que j'ai insérés çà et là, soit pour les avoir empruntés, soit
pour les avoir imités. Encore faut-il un peu se garder de ne pas
appeler force ce qui n'est que gentillesse, solide ce qui n'est que
subtil, ou bon ce qui n'est que beau : « ce qui plaît au goût, ne plaît
pas autant à Vestomac {Cicéron) » ; tout ce qui plaît, ne nourrit pas,
« lorsqu'il s'agit de Vâme et non plus de l'esprit (Scnèque) ».
L'indifférence et la résignation avec lesquelles les pau-
vres supportent la mort et les autres accidents de la
vie, sont plus instructives que les enseignements de la
science. — A voir les efforts que fait Sénèque pour se préparer
contre la mort, à le voir s'épuiser pour se raidir et garder son as-
surance, se démener contre cette obsession, il se serait discrédité à
mes yeux si, par sa mort même, il n'eût si vaillamment soutenu sa
réputation. Son agitation fébrile qui se renouvelle si souvent, dénote
combien il était lui-même nerveux et surexcité. « Uîie âme forte s'ex-
prime d'une manière plus calme, plus rassise.... L esprit a la même
teinte que l'âme »; ce sont là des phrases qui lui appartiennent, je
les lui emprunte pour mieux le dépeindre, elles montrent combien il
était préoccupé de ce moment. La façon dont Plutarque l'envisage
est dédaigneuse et moins obsédante; je la tiens pour être par cela
même plus virile et plus persuasive, et serais porté à croire que
son âme avait les mouvements plus calmes et plus réguliers. Le
premier, plus aigu, nous pique et amène en nous des sursauts; il
fait surtout impression sur notre esprit. Le second, plus solide,
nous renseigne, nous prépare, nous réconforte constamment; il
impressionne surtout notre entendement. Celui-là enchante notre
jugement, celui-ci le gagne. — J'ai vu aussi d'autres écrits d'au-
teurs plus révérés encore qui, lorsqu'ils nous dépeignent les luttes
qu'ils ont eues à soutenir contre les aiguillons de la chair, les re-
présentent si cuisants, si puissants, si invincibles que nous, qui ap-
partenons à la lie du peuple, sommes amenés à admirer autant
l'étrangetc et l'acuité, dont nous ne nous rendons pas compte, des
S54 ESSAIS DE M0.NTAI(;NE.
ttMilalion, ijin' leur résistance. A quov l'aire nous allons jrondar-
nianl par oes efforts de la science? Regardons à terre, les panures
gens que nous y voyons espandus, la leste panchanlc api-es leur
besongne : qui ne sçauent ny Aristote ny (lalon, m exemple ny
pn^cepte. De ceux-là, lire Nature tous les iours, des effects de
ronslance et de patience, plus purs et plus roides, que ne sont ceux
«|ue nous estudions si curieusement en Tescolc. (Combien en vois ie
ordinairement, qui mescognoissent la païuireté : combien qui dé-
sirent la mort, ou qui la passent sans alarme et sans aflliction?
r.elui là qui fouît mon iardin, il a ce malin enterre son père ou son
fils. Les noms mesme, dequoy ils app<>IIenl les maladies, en ad-
doucissenl et amollissent Tasprelé. La plitliysie, c'est la toux pour
eux : la dysenterie, deuoyement d'estomach : vn pleuresis, c'est vn
morfondemenl : et selon qu'ils les nomment doucement, ils les sup-
portent aussi. Elles sont bien griefues, quand elles rompent leur
lianail ordinaire : ils ne sallitent que pour mourir. Simplex illn et
aperta virtus in obsciwam et solertem scienliam versa est. l'escri-
uois cecy enuiron le temps, qu'vne forte charge de nos troubles, se
croupit plusieurs mois, de tout son poix, droict sur moy. l'auois
dvne part, les ennemis à ma porte : dautre part, les picorcurs,
pires ennemis, non armis, sed intiis, certatur. Et essayois toute sorte
diniures militaires, à la fois :
Hoslia adesl dextra lœunque à parle limendus.
Vicinôque malo lerret vtrumtjue latus.
Monstrueuse guerre. Les autres agissent au dehors, ceste-cy encore
contre soy : se ronge et se desfaict, par son propre venin. Elle est
de nature si maligne et ruineuse, qu'elle se ruine quand et tpiand
le reste : et se deschire et despece de rage. Nous la voyons plus
souuent, .se dissoudre par elle mesme, que par disette d'aucune
chose nécessaire, ou par la force ennemie. Toute discipline la fuît.
Elle vient guérir la sédition, et en est pleine. Veut chastier la déso-
béissance, et en montre l'exemple : et employée à lit deffence des
loix, faict sa paît de rébellion à l'encontre des siennes propres. Où
eu sommes nous? Nostre médecine porte infection.
Nontre mal s'empoisonne
Du secours qu'on luy donne.
Eruperal mugis «grescUque mcdendo.
Omnia fandn nefandn, malo permisto furore^
Justifieam nobis mentem nuertére deorum.
En ces maladies populaires, on peut distinguer sur le commen-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XII. 5ao
tentations qu'ils ont éprouvées, que la résistance qu'ils leur ont
opposée.
A quoi peut nous conduire la résistance que provoquent en nous
les efforts de la science? Regardons sur terre : Les pauvres gens
([ue nous y voyons disséminés, la tête penchée sur leur travail, qui
ne connaissent ni Aristote, ni Caton, ni exemples, ni préceptes,
obéissant à la nature, donnent tous les jours des marques de cons-
tance et de patience plus pures et plus grandes que ne sont celles
que nous étudions dans les écoles avec tant d'application. Combien
en vois-je journellement qui se soucient peu de leur pauvreté, qui
désirent la mort, qui la reçoivent sans alarme ni affliction. L'homme
qui travaille en ce moment mon jardin, a enterré ce matin son
père ou son fils. Les noms mêmes qu'ils donnent aux maladies en
adoucissent et atténuent l'àpreté : la phtisie est pour eux de la
toux; la dysenterie, un cours de ventre; la pleurésie, un refroidis-
sement; et, de même qu'ils en tempèrent les dénominations, ils les
supportent sans s'en préoccuper outre mesure. Il faut qu'elles soient
bien graves pour leur faire interrompre leur labeur journalier;
ils ne s'alitent que pour mourir : « Cette vertu simple et naïve a
été changée en une science obscure et futile [Séncque). »
C'est au milieu des désordres de la guerre civile que
Montaigne écrit : excès qui se commettent, indiscipline des
armées ; les meilleurs, en ces circonstances, finissent par
se gâter. — J'écrivais ceci vers l'époque où, pendant plusieurs
mois, fondaient directement sur moi, de tout leur poids, les charges
résultant des troubles auxquels nous sommes en proie. J'avais,
d'une part, les ennemis à ma porte; de l'autre, les maraudeurs,
pires encore que les ennemis, « combattant non par les armes, mais
par le crime )k J'étais journellement en butte à toutes sortes de
dommages du fait des hostilités : « A droite et à gauche, un en-
nemi redoutable me menace; J'ai à craindre des deux côtés à la fois
(Ovide). )) Quelle guerre monstrueuse ! Les autres sont dirigées con-
tre le dehors, celle-ci contre nous-mêmes; elle se ronge, se détruit
par son propre venin. Elle est dune nature si maligne et si dé-
sastreuse, qu'elle se ruine en même temps que tout le reste; dans
sa rage, elle se déchire et se met en pièces. Nous la voyons plutôt
s'éteindre d'elle-même, que faute d'aliment qui la soutienne ou
parce que l'un des partis l'emporte. Aucune discipline n'y règne :
elle a pour objet de mettre fm à la sédition, elle-même en est
pleine; de châtier la désobéissance, elle en donne l'exemple; em-
ployée à la défense des lois, elle est aussi pour sa part en révolte
contre celles qui la régissent. Où allons-nous? Le seul médicament
auquel on puisse avoir recours est infectieux : « Notre mal s'em-
poisonne du secours qu'on lui donne; — il s'empire et s'aigrit par le
remède qu'on y applique (Virgile], — Le juste et l'injuste mêlés et
confondus par nos coupables fui'eurs, ont détourné de nous la pro-
tection des dieux (Catulle). »
Dans ces n^aladies des peuples, on peut, au début, distinguer
o56 ESSAIS DE MONTAIGNE.
ceinenl, les sains des malades : mais quand elles viennent à durer,
comme la nosire, tout le corps s'en sont, et la teste et les talons :
aucune partie n'est exempte de corruption. Car il n'est air, qui se
hume si goulnemenl : qui s'espande et pénètre, comme faict la li-
cence. Nos armées ne se lient et tiennent plus que par simant cs-
tranger : des François on ne sçait plus l'aire vn corps darmee,
constant et réglé. Quelle honte? Il nv a qu'autant de discipline,
que nous en font voir des soldats empruntez. Quant à nous, nous
nous conduisons à discrétion, et non pas du chef; chacun selon la
sienne : il a plus affaire au dedans ([u'au dehors. C'est au com-
mandement de suiure, courtizcr, et pliei- : à luy seul d'obeïr : tout
le leste est libre et dissolu. Il me plaist de voir, combien il y a de
lascheté et de pusillanimité en l'ambition : par combien d'abiection
et de seruitude, il luy faut arriuer à son but. Mais cecy me de-
plaist-il de voir, des natures débonnaires, et capables de iustice, se
corrompre tous les iours, au maniement et commandement de celte
confusion. La longue souffrance, engendre la coustume; lacoustume,
le consentement et limitation. Nous auions assez d'ames mal nées,
sans gasler les bonnes et généreuses. Si que, si nous continuons, il
restera mal-ayseement à qui fier la santé de cet estât, au cas que
Fortune nous la redonne.
Hune saltem euerso inuenem sucnirrere neclo.
Ne prohibe te!
Qu'est deuenu cet ancien précepte : Que les soldats ont plus à
craindre leur chef, que l'ennemy? Et ce merueilleux exemple :
Quvn pommier s'estant trouué enfermé dans le pourpris du camp
de l'armée Uomaine, elle fut veuë l'endemain en desloger, laissant
au possesseur, le comte entier de ses pommes, meures et délicieu-
ses? l'aymeroy bien, que nostre ieunesse, au lieu du temps qu'elle
employé, à des pérégrinations moins vtiles, et apprentissages moins
honorables, elle le mist, moitié à vcoir de la guerre sur mer, sous
quelque bon capitaine commandeur de Rhodes : moitié à recognois-
Ire la disci|)line des armées Turkesques. Car elle a beaucoup de
différences, et d'auanlages sur la nostre. Cecy en est : que nos sol-
dats deuieiment plus licenlieux aux expéditions : là, plus retenus et
craintifs. Car les offenses ou larrecins sur le menu peuple, qui se
punissent de bastonades en la paix, sont capitales en la guerre.
Pour vn œuf prins sans payer, ce sont de conte prelix, cinquante
coups de baston. Pour tonte antre chose, tant légère soit elle, non
nt'ctessaire à la nourriture, on les empale, ou décapite sans déport.
le me suis eslonné, en l'histoire de Selim, le plus cruel conquérant
qui fui onques, veoir. que lors qu'il subiugua l'iEgypte, les beaux
TlUDUCTION. — LIV. III, CH. XII. 357
ceux qui sont bien portants de ceux qui sont aialadcs; mais quand
elles se prolongent comme dans noire cas, tout le corps s'en res-
sent de la Icte aux pieds, aucune partie n'est exempte de corrup-
tion, car il n'y a pas d'air qui s'aspire aussi goulûment, qui se ré-
pande et pénètre comme la licence. Nos armées n'ont de consistance,
ne conservent de cohésion que grâce au ciment qu'y introduit lo
concours de l'étranger; avec des Français, on n'arrive plus à cons-
tituer un seul corps d'armée qui soit bien organisé et ne se débande
pas. Quelle honte! il n'y a chez nous de discipline que celle qui
existe dans les éléments étrangers que nous avons appelés dans
nos rangs. Quant à nous, nous nous conduisons suivant notre bon
plaisir et non d'après la volonté de nos chels; chacun lait comme
il l'entend; le commandement a plus à faire au dedans qu'au de-
hors; il lui faut suivre ses soldats, leur faire la cour, se plier à
leurs exigences; lui scid obéit, tout le reste est libre et ne connaît
aucun frein. — Il me plaît de constater combien il y a de lâcheté
et de pusillanimité dans l'ambition, quelle abjection et quelle ser-
vitude il lui faut pour arriver à son but; mais je déplore de voir de
bonnes natures, capables de pratiquer la justice, se corrompre tous
les jours à manier et commander ce milieu où règne tant de confu-
sion. A force de souffrir, on s'y habitue; et l'habitude fait qu'on se
résigne et qu'on imite. Nous avions assez de natures mauvaises par
elles-mêmes, sans que celles qui sont bonnes et généreuses se gâ-
tent; si cela continue, on trouvera difficilement à qui confier la
santé de cet état, au cas où il plairait à la fortune de la lui rendre :
« N'empêchez pas du moins ce jeune homme de relever un siècle qui
croule (Virgile) ! »
Qu'est devenu cet ancien précepte, que les soldats devaient plus
craindre leur chef que l'ennemi? Et le merveilleux exemple de ce
pommier compris dans les limites d'un camp de l'armée romaine,
laquelle on vit le lendemain se transporter ailleurs, laissant au pro-
priétaire de cet arbre le compte intact de ses pommes, bien qu'elles
fussent mûres à point et délicieuses? — Je préférerais que notre
jeunesse, au lieu d'employer son temps en allées et venues moins
utiles, à des apprentissages moins honorables, en consacrât par-
tie à faire la guerre sur mer sous les ordres d'un bon capitaine
commandeur de Rhodes, partie à aller constater la discipline des
armées turques si différente et si supérieure à la nôtre. Tandis
que les expéditions rendent nos soldats plus licencieux, les leurs
en deviennent plus retenus et plus craintifs, parce que là les of-
fenses et les vols commis envers le menu peuple, qui en temps de
paix se punissent de la bastonnade, atteignent en guerre une im-
portance capitale : un œuf pris sans payer, entraîne cinquante
coups de bâton, c'est un prix fait à l'avance; et pour tout autre
méfait si léger qu'il soit, n'ayant pas rapport à la nourriture, on
empale, on décapite séance tenante le coupable. J'ai été étoimé de
lire dans l'histoire de Sélim, le plus cruel conquérant qui fut ja-
mais, que lorsqu'il subjugua l'Egypte, les beaux jardins qui envi-
558 ESSAIS DE MONTAIGNE.
iardins d'aiitoui- de la ville dtî Damas, tous ouuers, et en terre de
conqueste, son année campant sur le lieu mesmes, furent laissés
vierges des mains des soldats, parce qu'ils n'auoient pas eu le signe
de piller. Mais est-il quelque mal en vue police, qui vaille estre
combalu par vne. drogue si mortelle? Non pas, disoit Fauonius,
rvsiu-palion de la possession lyrannique d'vne république. Platon
de mesme ne consent pas qu'on l'ace violence au repos de son f)aïs,
pour le guérir : et n'accepte pas l'amendement qui trouble et ba-
zarde tout, et qui couste le sang et ruine des citoyens. Eslablissanl
l'office d'vn bomme de bien, en ce cas, de laisser tout là : seule-
ment prier Dieu qu'il y porte sa main extraoï-d inaire. Et semble
sçauoir mauuais gré à Dion son gran(^ amy, d'y auoir vn peu autre-
ment procédé. l'estois Platonicien de ce costé là, avant que ie
sçeusse qu'il y eust de Platon au monde. Et si ce personnage, doit
purement estre refusé de nostre consorcc : (luy, qui par la sincérité
de sa conscience, mérita cnuers la faueur diuine, de pénétrer si
auant en la Cbrestienne lumière, au trauersdes ténèbres publiques,
du monde de son temps,) ie ne pense pas, qu'il nous sie bien, de
nous laisser instruire à vn payen. Combien c'est d'impiété, de n'a-
tendre de Dieu, nul secours simplement sien, et sans nostre coopé-
ration, le double souuent, si entre tant de gens, qui se meslent de
telle besoigne, nul s'est rencontré, d'entendement si imbecille, à qui
on aye en boil escient persuadé, qu'il alloit vers la reformation,
par la dernière des diflormations : qu'il tiroit vers son salut, par
les plus expresses causes que nous ayons de trescertainc damna-
tion : que renuersant la police, le magistrat, et les loix, en la tutelle
desquelles Dieu l'a colloque : remplissant de haines parricides, les
courages fraternels : appellant à son ayde, les diables et les furies :
il puisse apporter secours à la sacrosaincte douceur et iusticc, de la
loy diuine. L'ambition, l'auarice, la cruauté, la vengeance, n'oni
point assez de propre et naturelle impétuosité : amorçons-les et les
attisons, par le glorieux titre de iustice et deuolion. il ne se peu!
imaginer vn pire estât des cboses, qu'où la meschanceté vient à
«'stre légitime : et prendre aucc le congé du magistrat, le manteau
de la vertu : iVt/tt7 In specicm falladus quàm praua religio, vbi
dfonim numen pnplenditur sceleribus. l/extremc espèce d'iniuslicc
selon Platon, c'est que, ce qui est iniuste, soit tenu pour iuste.
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XII. 559
ronnaient Damas, situés en plein pays conquis, ouverts à tout ve-
nant et où son année avait même ses campements, demeurèrent
absolument intacts, respectés de ses soldats auxquels n'avait pas
été donné le signal du pillage.
Quels que soient les abus d'un gouvernement, s'armer
contre lui sous prétexte d'y remédier est inexcusable ; il
faut laisser faire à la Providence. — Est-il quelque chose de si
mauvais dans un gouvernement, qui vaille d'être combattu par une
drogue aussi mortelle que la guerre civile? -Non, disait Favonius, pas
même le renversement d'un tyran qui a usurpé le pouvoir dans une
république. Platon, lui non plus, n'admet pas qu'on violente le repos
de son pays pour le guérir, et n'accepte pas un remède qui le trouble,
qui remet tout aux mains du hasard, fait couler le sang et cause la
ruine des citoyens. Il pose comme du devoir, en pareil cas, de tout
homme de bien, de laisser aller les choses et de se borner à prier
Dieu d'y porter sa main toute-puissante; il semble môme avoir su
mauvais gré à Dion, pourtant son grand ami, d'avoir agi quelque peu
autrement. J'étais à cet égard dans les idées de Platon, avant de sa-
voir que Platon eût existé. Nous ne pouvons assurément pas, nous
chrétiens, le compter comme étant des nôtres, bien que, par la sincé-
rité de sa conscience, il ait mérité de la faveur divine d'approcher
si près la lumière de l'Évangile, au travers des ténèbres qui, de
son temps, obscurcissaient le monde; aussi je ne pense pas qu'il
soit bienséant que ce soit lui, un païen, qui nous montre combien
il est impie de ne pas attendre de Dieu, sans y coopérer nous-
mêmes, un secours qu'il n'appartient qu'à lui de nous donner.
Je me prends souvent à douter que, parmi tant de gens mêlés à nos
désordres publics, il s'en trouve à l'entendement si faible, qu'on ait
pu les amener à croire de bonne foi que par les pires excès on
arriverait à réformer les abus; que le salut doit sortir de la mise
en action de ces mêmes moyens qui doivent indubitablement
nous conduire à la damnation; qu'en renversant le gouvernement,
la magistrature, les lois sous la tutelle desquels Dieu nous a
placé, * en démembrant notre mère et en jetant les membres en
pâture à ses anciens ennemis; qu'en donnant lieu à des frères,
armés les uns contre les autres, de déployer leur courage dans
ces luttes parricides, oii se meurt leur patrie commune; qu'entin
en appelant à l'aide le diable et les furies, ils apportent leur con-
cours à la divine Providence qui incarne en elle la justice et la
douceur, cette vertu par excellence. L'ambition, l'avarice, la cruauté,
la vengeance ne se donnent pas assez tout naturellement carrière
par elles-mêmes : amorçons-les, attisons-les sous le couvert de
ces vertus si glorieuses, la justice et la dévotion. On ne peut ima-
giner un état de choses pire que celui où la méchanceté est devenue
légitime et revêt, avec la connivence du magistrat, le manteau de
la vertu : « Rien de plus ti'ompeur qu'une religion dépravée, qui
couvre ses crimes de l'intérêt des dieux {Tite Live) » ; l'extrême in-
justice, dit Platon, est que ce qui est injuste soit tenu pour juste.
5«0 ESSAIS DE MONTAIGNE.
Le peuple y soulfril bien laigemoiU lors, iioii les dommages pre-
sciis seulemciil,
Yndù/ve lotis
Vsque adeo turbatur agris,
mais les fuliirs aussi. Les viuans y eurent à patir, si eurent ceux •
qui n'estoienl encore nays. On le pilla, et moy par conséquent,
iusques à Tesperance : luy rauissant tout «e qu'il auoit à sappres-
ler à viure pour longues années,
Quee nequeunt secum ferre aul abducere, perdant:
Et cremat insontes turba scelésta casas. i
Mûris nulla fides, squattent poptilatibus agri.
Outre celle secousse, icn souffris d'autres. l'encourus les incon-
ueniens, que la modération apporte en telles maladies. le fus pe-
laudé à toutes mains. Au Gibelin i'estois Guclphe, au Guelpbe Gibe-
lin. Quelqu'vn de mes poètes diet bien cela, mais ie ne sçay où c'est.
La situation de ma maison, cl l'accoinlance des hommes de mon
voisinage, me prcsentoient d'vn visage : ma vie et mes actions dvn
autre. Il ne s'en faisoit point des accusations formées : car il n'y
auoit où mordre. le ne desempare iamais les loix : et qui m'eusl
recherché, m'en eust deu de reste. C'esloient suspicions muettes, 2
qui couroient sous main, ausquellcs il n'y a iamais faute d'appa-
rence, en vn mcslangc si confus, non plus que d'espris ou enuieux
ou ineptes. l'ayde ordinairement aux présomptions iniurieuses, <pic
la Fortune semé contre moy : par vnc façon, <pic i'ay dés tousiours,
de fuyr à me iustifier, excuser et interpréter : estimant que c'est •
mettre ma conscience en compromis, de playder pour elle. Per-
spicuitas niim argumentatlone elcualnr. El comme, si cliacun voyoit
en moy, aussi cler que ie fay : au lieu de me tirer arrière de l'accu-
sation, ie m'y auance; et la rcnchcry pluslosl, par vne confession
ii-onique et mo(iueuse : si ie ne m'en tais tout à plat, connue de :«
chose indigne de response. Mais ceux qui le preonenl pour vne trop
hautaine confiance, ne m'en veulent guercs jnoins de mal, que ceux,
qui le prennent pour foiblesse dvne cause indefensible. Nonnnee-
ment les grands, cnucrs lesquels faute de sommission, est l'exlivine
faute. Hudcs à toute iuslice, (pii se cognoisl, qui se sent : mui de- .
mise, humble et suppliante. lay sonnent heurté à ce pillier. Tant y
a que de ce qui nj'aduinl lors, vn ambitieux s'en fust pendu : si eusl
faicl vn auaritieiix. le n'îiy soing qntdcoiHpie d'acquérir.
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XII. 561
Le peuple se trouve ruiné pour de longues années par
les déprédations qui se commirent alors; et lui, Montai-
gne, a eu de plus à, souffrir des suspicions de tous les par-
tis, aggravées par le peu de souplesse de son caractère.
— Par suite des déprédations qui se commirent alors, « tant il y
avait de troubles et de désordres dans nos campagnes ( Virgile) ! »
le peuple a eu beaucoup à souffrir non seulement dans le présent,
mais aussi pour l'avenir; les vivants en ont pâti et, avec eux, ceux
qui n'étaient pas encore nés. On le pilla, et moi par conséquent,
jusque dans ses espérances, lui enlevant tout ce qui devait le faire
vivre pendant de longues années : « Ce que ces bandes criminelles
ne peuvent emporter ou emmener, elles le détruisent; elles vont jus-
qu'à incendier d'innocentes chaumières [Ooide). — Nulle sécurité dans
les villes; dans les campagnes, tout est dévasté {Claudien). »
Outre cette épreuve, j'en eus bien d'autres à endurer. J'ai subi
les inconvénients qu'entraîne la modération dans ces sortes de ma-
ladies; j'ai été dépouillé par tous les partis : j'étais Gibelin pour
les Guelphes, et Guelphe pour les Gibelins, comme dit je ne sais
où un de mes poètes. La situation de ma maison, mes relations
avec les personnes de mon voisinage me présentaient sous un as-
pect, ma vie et mes actes sous un autre. On ne portait pas contre
moi d'accusations formelles, je n'y donnais pas prise, ne trans-
gressant jamais les lois (qui eût ouvert une enquête sur mon
compte, n'aurait eu que des éloges à me donner); mais c'étaient
des soupçons émis à la sourdine, qu'on se communiquait sous main
et auxquels les apparences pouvaient prêter, ce qui ne manque ja-
mais dans une confusion pareille et avec des esprits envieux ou
ineptes. — J'aide d'habitude aux présomptions injurieuses que la
fortune sème contre moi, par la façon que j'ai toujours eue de fuir à
me justifier, m'excuser et entrer en explications, estimant que c'est
exposer ma conscience à quelque interprétation fâcheuse que de
plaider pour elle, « car la discussion affaiblit Vévidence (Cicéron) » ;
et, comme si chacun voyait en moi aussi clair que j'y vois moi-
même, au lieu de chercher à me soustraire à l'accusation, j'y
donne plus de prise encore; je renchéris plutôt sur elle, en confes-
sant des torts ironiques et moqueurs, lorsque je ne m'en tais pas
complètement comme d'une chose indigne de réponse. Aussi ceux
qui jugent que mon attitude témoigne une trop hautaine confiance
dans la justice de ma cause, ne m'en veulent guère moins que
ceux qui y voient une preuve de faiblesse qui fait qu'elle ne peut
se défendre; les grands en particulier pensent de la sorte, parce
qu'à leurs yeux, le manque de soumission est la plus grande faute
qui se puisse commettre et qu'ils sont rudes pour le droit qui se
connaît, qui a conscience de lui-même et ne se montre ni soumis,
ni humble, ni suppliant; c'est là un obstacle auquel souvent je me
suis heurté. — Un ambitieux se fût pendu de désespoir de ce qui
m'advint alors, un avare en eût fait autant; moi, je me borne à ne
pas faire d'acquisitions : « Que je conserve seulement ce qui m'appar-
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. UI. 36
562 ESSAIS DE MONTAIGNE.
SU mihi quod nunc est, etiam minut; vt mihi viuam
Quod superesl eeui, si quid auperetse volent dij.
Mais les perles qui mo viennent par l'iniure d'aulruy, soit larrecin,
soit violence, me pincent, enniron comme vn homme malade et
géhenne d'auarire. L'offence a sans mesure plus d'aigreur, que n'a •
la perte. Mille diuerses sortes de maux accoururent à moy à la file.
le les eusse plus gaillardement soufferts, à la foule. le pensay
desia, entre mes amis, à qui ie pourrois commettre vne vieillesse
nécessiteuse et disgratiee. Apres auoir rodé les yeux par tout, ie me
trouuay en pourpoint. Pour se laisser tomber à plomb, et de si '
haut, il faut que ce soit entre les bras d'vne affection solide, vigou-
reuse et fortunée. Elles sont rares, s'il y en a. En fin ie cogneus
que le plus seur, estoit de me fier à moy-mesme de moy, et de ma
nécessité. Et s'il m'aduenoit d'estre froidement en la grâce de la
Fortune, que ie me recommandasse de plus fort à la mienne : m'at- •
tachasse, regardasse de plus près à moy. En toutes choses les
hommes se iettent aux appuis estrangers, pour cspargner les pro-
pres : seuls certains et seuls puissans, qui sçait s'en armer. Cha-
cun court ailleurs, et à l'aduenir, d'autant que nul n'est arriué à
soy. Et me résolus, que c'estoient vtiles inconueniens : d'autant a
premièrement qu'il faut aduertir à coups de foyt, les mauuais dis-
ciples, quand la raison n'y peut assez, comme par le feu et violence
des coins, nous ramenons vn bois tortu à sa droictcur. le me pres-
che, il y à si long temps, de me tenir à moy, et séparer des choses
estrangeres : toutesfois, ie tourne encores tousiours les yeux à •
costé. L'inclination, vn mol lauorable d'vn grand, vn bon visage, me
tente. Dieu sçait sil en osl cherté en ce temps, ef quoi sons il porte,
l'oys encore sans rider le Iront, les subornemons qu'on me faict,
pour me tirer en place marchande : et m'en defTens si mollement,
quil semble, que ie souffrisse plus volontiers d'en estre vaincu. Or à i
vn esprit si indocile, il faut des bastonnades : et faut reballre et
reserrer, à bons coups de mail, ce vaisseau qui se despi-ent, se
TRADUCTION. — LIV. III, CIL XII. 563
lient, et même moins s'il le faut, peu m'importe; je ne souhaite m'oc-
cuper que de moi durant les jours que les dieux veulent bien m'ac-
corder encore (Eorace). » Toutefois les pertes que j'éprouve du fait
de la méchanceté d'autrui, lorsqu'il me vole ou qu'il me pille,
m'affectent à peu près comme quelqu'un qui serait en proie aux
tortures de l'avarice; l'offense m'irrite encore incomparablement
plus que le dommage qui m'est fait. Mille maux de toutes sortes
m'ont assailli à cette époque les uns après les autres, je les eusse
plus virilement supportés s'ils étaient venus fondre sur moi tous à
la fois.
Dans son infortune, Montaigne, ne voyant pas d.''anii à
qui s'adresser, prend le parti de ne compter que sur lui-
même, et de se désintéresser de tout ce qui ne le touche
pas directement et qu'il ne considère plus que comme un
sujet d'étude; il arrive de la sorte à recouvrer sa tran-
quillité d'esprit. — Je songeais déjà auquel de mes amis je pour-
rais confier le soin de m'entretenir dans ma vieillesse devenue né-
cessiteuse et infortunée. Les ayant tous passés en revue dans mon
esprit, je me trouvai dans un grand embarras. On ne saurait être
recueilli dans une chute aussi lourde et de si haut, que par un ami
auquel vous lie une affection solide, à toute épreuve, vrai présent
de la fortune ; c'est chose rare, si même elle existe. Finalement, je
reconnus que le plus sûr était de ne m'en fier qu'à moi-même de
la tâche de veiller sur moi et d'assurer mes besoins; et que, s'il
m'advenait d'être mal venu dans les faveurs de la fortune, je n'a-
vais autre chose à faire qu'à me recommander davantage à moi-
même, de m'y attacher, de m'en occuper plus encore que je ne l'a-
vais fait jusqu'alors. £n toutes choses, l'homme a recours à l'appui
des autres pour s'épargner de recourir à celui qu'il a en lui, le-
quel cependant est le seul sur lequel il puisse compter et soit as-
sez puissant pour le tirer d'affaire s'il sait en user; chacun court ail-
leurs pour assurer son avenir, parce que personne ne s'est adressé
à soi-même. — J'en arrivai à conclure que ces épreuves avaient leur
utilité : d'abord, parce que c'est avec le fouet qu'on ramène à la
raison les mauvais disciples quand celle-ci ne suffit pas, de même
qu'on emploie le feu et des coins violemment enfoncés pour re-
dresser une pièce de bois qui a gauchi. Quoique je me prêche de-
puis bien longtemps de ne m'en tenir qu'à moi et de ne plus m'in-
quiéter des choses étrangères, cela n'empêche que je tourne tou-
jours encore les yeux sur ce qui se passe à côté; un signe, un mot
gracieux d'un grand personnage qui me fait bon visage me tentent;
et cependant Dieu sait si on s'en prive en ces temps-ci et quelle
portée cela a! J'écoute encore, sans que mon front se ride, les
avances que l'on me fait pour que j'accepte des fonctions qui
rapportent, et m'en défends si mollement qu'il semble que je ne
demande qu'à être vaincu. Or, à un esprit si indocile il faut dés
corrections; il faut rebattre et resserrer à grands coups répétés de
maillet ce vaisseau qui se disjoint, se disloque, qui échappe et que
56i ESSAIS DE MONTAIGNE.
dcsconl, qui s'eschappc v\ dcsrobc de soy. Secondement, <iue cet
accident me seriioit d'cxercitation, pour me préparer à pis : si moy,
qui et par le bénéfice de la Fortune, et par la condition de mes
mœurs, csperois ostre des derniers, venois à estre des premiers
attrappé de celte tenipeste. M'instruisant de bonne heure, à contrain-
dre ma vie, et la renger pour vn nouuel estât. La vraye liberté c'est
pouuoir toute chose sur soy. Potentissimus est qui se habct in potes-
tfite. En vn temps ordinaire et tranquille, on se prépare à des acci-
dens modérez et communs : mais en cette confusion, où nous sommes
depuis trente ans, tout homme François, soit en particulier, soit en
gênerai, se voit à chaque heure, sur le poinct de l'entier renuerse-
menl de sa fortune. D'autant faut-il tenir son courage fourny de
prouisions plus fortes et vigoureuses. Scachons gré au sort, de nous
auoir faict viure en vn siècle, non mol, languissant, ny oisif. Tel
qui ne l'eust esté par autre moyen, se rendra fameux par son mal-
heur. Comme ie ne ly guère es histoires, ces confusionsj des autres
estats, sans regret de ne les auoir peu mieux considérer présent.
Ainsi faict ma curiosité, que ie m'aggree aucunement, de veoir de
mes yeux, ce notable spectacle de nostre mort publique, ses symp-
tômes et sa forme. Et puis que ie ne la sçaurois relarder, suis con-
tent d'estre destiné à y assister, et m'en instruire. Si cherchons
nous euidemment de recognoistre en ombre mcsme, et en la fable
des Théâtres, la montre des ieux tragiques d&lhumaine fortune. Ce
n'est pas sans compassion de ce que nous oyons : mais nous nous
plaisons desueiller nostre desplaisir, par la rareté de ces pitoyables
euenemens. Rien ne cliatouille,qui ne pince. Et les bons historiens,
fuyent comme vne eaue dormante, et mer morte, des narrations
calmes : pour regaigner les séditions, les guerres, où ils sçauent
que nous les appelions. le doute si ie puis assez honnestemenl
aduouër, à combien vil prix du repos et tranquillité de ma vie, ie
l'ay plus de moitié passée en la ruine de mon pays. le me donne vn
peu trop bon marché de patience, es accidens qui ne me saisissent
au propre : et pour me plaindre à moy, regarde non tant ce qu'on
m'osle, que ce qui me reste de sauue, et dedans et deiiors. Il y a de
la consolation, à escheuer tantost l'vn, lantost l'autre, des maux qui
nous guignent de suille, cl «issenenl ailleurs, autour de nous. Aussi,
qu'en matière d'inleresls publiques, à mesure, «pie mon alTection esl
plus vniuersellement cspandue, t'll«^ en rsl plus foible. loinct qu'il
esl vray à demy, Tantum expublicis malts sentimus, t/uantum adpri-
TRADUCTION. — LIV. III, CM. XII. 565
nous ne pouvons retenir. En second lieu, ces accidents me ser-
vaient d'exercices pour nie préparer à pis, pour le cas où je vien-
drais à être des premiers engloutis dans cette tempête, alors que
j'avais espéré être des derniers du fait de ma bonne fortune et des
conditions dans lesquelles je vis; ils m'amenaient à m'astreindre de
bonne heure à un genre de vie me préparant à ce nouvel état de
choses. La véritable liberté consiste à avoir, en tout, pouvoir sur
soi-même : « Le plus puissant est celui </ui est maître de soi (Sé-
nèque). » Dans des temps normaux et tranquilles, on se prépare en
vue d'accidents survenant couramment et de peu d'importance;
mais dans le désarroi dans lequel nous sommes depuis trente ans,
tout Français, tant comme particulier qu'au point de vue général,
se voit à toute heure menacé d'un complet renversement de sa for-
tune ; aussi faut-il, pour que son courage soit à hauteur de tout évé-
nement, avoir pris les mesures de précaution les plus efficaces et
les plus énergiques. Sachons gré au sort de nous avoir fait vivre
en un siècle où la mollesse, la langueur, l'oisiveté ne sont pas de
mise; grâce à cela, tel qui n'eût jamais été connu autrement, de-
viendra fameux par ses malheurs. — Comme je ne lis guère l'his-
toire des agitations qui se produisent dans les autres pays, je n'ai
pas regret de ne pas m'y être plus adonné jusqu'à présent, ma
curiosité à cet égard étant amplement satisfaite par le spectacle
si particulier que j'ai sous les yeux, de la mort de notre état pu-
blic, des symptômes qui l'annoncent, de la forme qu'elle revêt;
ne pouvant la retarder, je suis content d'être appelé à y assister et
de m'en instruire. Tout en étant émus de ce que nous voyons, nous
sommes * avides des fictions, des représentations théâtrales où se
reproduit le jeu des tragédies dont se compose la vie humaine;
de même nous nous plaisons, en raison de leur rareté et malgré
le chagrin que nous en éprouvons, à être témoins de ces tristes
événements. Nous no sommes chatouillés que par ce qui nous
irrite; c'est ainsi que les bons historiens fuient, a l'égal de l'eau
dormante et d'une mer morte, les périodes de calme, et s'en dé-
dommagent en racontant les séditions, les guerres par lesquelles ils
savent qu'ils nous intéressent davantage.
Je doute que je puisse honnêtement avouer à quel prix honteux j'ai
passé ma vie dans le repos et la tranquiUité, quoique pendant plus
de la moitié de mon existence mon pays courût à sa perte. J'ap-
porte un peu trop d'indifférence à supporter les accidents qui ne
me touchent pas directement; et pour apprécier vis-à-vis de moi-
même dans quelle mesure je suis à plaindre, je ne considère pas
tant ce qu'on m'a enlevé, que ce qui m'est laissé intact en fait de
liberté et de biens. Il y a quelque consolation à esquiver tantôt un
mal, tantôt un autre de ceux qui nous menacent d'une façon immé-
diate et vont s'abattre ailleurs autour de nous. Ce qui contribue en-
core à ce que je me résigne, c'est qu'en ce qui a trait à l'intérêt pu-
blic, plus mon affection a à s'exercer sur une plus grande étendue,
plus elle est faible, d'autant qu'il est bien à moitié vrai que « nous
5r,6 ESSAIS DE MONTAIGNE.
ualos resperlhiet. El quo la sanlé, d'où nous parlisnies estoit telle,
qu'elle soulage elle mesme le regret, que nous en deurions auoir.
C'estoit santé, mais non qu'à la comparaison de la maladie, qui Ta
suyuie. Nous ne sonunos cheus de gueres haut. La corruption et le
brigandage, qui est en dignité et en ofTice, me semble le moins sup-
portable. On nous voile moins iniuricusemenl dans vn bois, qu'en
lieu de seureté. C'estoit vne iointure vniuerselle de membres gastez
en particulier à l'onuy les vns des autres : et la plus part, d'vlceres
enuieillis, qui ne receuoient plus, ny ne demandoient guerison.
Ce crouliMuent donq m'anima certes plus, qu'il ne m'atterra, à l'aide
de ma conscience, qui se portoit non paisiblement seulement, mais
flerement; et ne trouuois en quoy me plaindre de moy. Aussi,
comme Dieu n'enuoye iamais non plus les maux, que les biens tous
purs aux liomnies, ma santé tint bon ce temps-là; outre son ordi-
naire. Et ainsi que sans elle ie ne puis rien, il est peu de choses,
que iene puisse auec elle. Elle me donna moyen d'esueiller toutes
mes prouisions, et de porter la main au douant de la playe, qui eust
passé volontiers plus outre. Et esprouuay en ma patience, que
i'auois quelque tenue contre la Fortune : et qu'à me faire perdre
mes arçons, il falloit vn grand heurt. le ne le dis pas, pour l'irriter
à me faire vne charge plus vigoureuse, le suis sonseruiteur : ieluy
tends les mains. Pour Dieu qu'elle se contente. Si ie sens ses
assaux? si fais. Comme ceux que la tristesse accable et possède, se
laissent pourtant par inloruailes tastonner à quelque plaisir, et leur
eschappe vn sousrire : ie puis aussi assez sur moy, pour rendre mon
estât ordinaire, paisible, ot deschargé d'ennuyeuse imagination :
mais ie me laisse pourtant à boutades, surprendre des morsures de
ces nialplaisantes pensées, qui me bâtent, pendant que ie m'arme
pour les chasser, ou pour les luicler. Voicy vn autre rengrege-
ment de mal, qui m'arriua à la suitte du reste. Et dehors et dedans
ma maison, ie fus accueilly d'vne peste, véhémente au prix de toute
autre. Car comme les corps sains sont subiects à plus griefues ma-
ladies, d'autant qu'ils ne pouuent estre forcez que par celles-là :
aussi mon air Iressalubie, où d'aucune mémoire, la contagion, bien
que voisine, n'auoit sçeu prendre pied, venant à s'empoisonner,
produisit des elTects estranges,
Miita ienum et iuuentim demantur funera, nullum
Steua eaput Proicrpina fùgit.
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XII. 567
ne sentons des maux publics que ce qui nous touche (Tite Live) »,
et que l'état de santé qui a précédé les désordres actuels était tel,
qu'il est une atténuation aux reiçrets que nous devrions en éprou-
ver. — Ce n'était du reste la santé que comparé aux troubles qui
l'ont suivi; et, de fait, nous ne sommes pas tombés de bien haut.
La corruption et le brigandage qui régnent chez ceux qui détien-
nent les dignités et les charges, me semblent plus insupporta-
bles que chez n'importe quels autres; être volé dans un bois
offense moins que de l'être là où on devrait se trouver en sûreté.
La classe élevée n'était qu'un assemblage composé uniquement de
membres tarés chacun en son particulier, et tous plus les uns que
les autres; la plupart étaient affligés d'ulcères invétérés qu'on ne
traitait plus et dont on ne demandait même pas la guérison.
Cet effondrement m'intéressa donc en vérité plus qu'il ne m'at-
terra, grâce à ma conscience qui non seulement était tranquille,
mais dont j'étais fier, ne trouvant aucun reproche à me faire. En
outre, comme Dieu ne nous envoie jamais les maux, pas plus que
les biens, sans atténuation, ma santé, contre son ordinaire, ne laissa,
durant ce temps, rien à désirer; et si sans elle je ne suis bon à rien,
avec elle il est peu de choses dont je ne sois capable. Elle me donna
le moyen de faire appel à toutes mes ressources et de parer en
partie avec la main le coup qui m'était porté et qui eût pénétré
plus profondément; je constatai de plus que ma force de résistance
me permettait, dans une certaine mesure, de tenir bon contre la
fortune et que pour me faire vider les étriers il fallait un choc
violent. Cela, je ne le dis pas pour la provoquer à me charger plus
vigoureusement; je suis entre ses mains, et me soumets à ses
exigences, qu'elle fasse donc suivant son bon plaisir; mais dire
que je ne suis pas sensible à ses assauts, cela non! Ceux que la
tristesse détient et accable se laissent cependant, par intervalles,
toucher par certains plaisirs s'offrant à eux, et parfois un sou-
rire leur échappe; je suis de même, j'ai assez d'empire sur moi
pour faire qu'à l'ordinaire mon état soit calme et dégagé de péni-
bles obsessions; pourtant, je me laisse quelquefois surprendre et
mordre par ces accès d'humeur noire, qui m'oppressent pendant le
temps que je mets à ra'armer pour les chasser ou lutter contre eux.
Pour comble de malheur survint la peste; il fut con-
traint d^errer à. l'aventure avec sa famille six mois du-
rant et, pendant de longues années, la main-d'œuvre fit
défaut pour la culture. — Après ces déboires, m'est survenue
par surcroît cette autre calamité : sur ma maison et aux alentours la
peste s'est abattue avec une violence qu'on n'avait jamais vue. Les
corps les plus sains sont sujets à des maladies plus graves que
ceux qui sont débilités, parce qu'ils ne peuvent être terrassés
que par elles : il en fut de même de l'air de mon domaine, si sa-
lubre que de mémoire d'homme la contagion, bien qu'ayant sévi aux
environs, n'y avait jamais pris pied; une fois contaminé, les effets les
plus étranges se produisirent : « Vieillards et jeunes gens s'entassent
568 ESSAIS DE MONTAIGNE.
Teuz à souiïrir celle plaisante condilion, que la veue de ma maison
m'estoit effroyable. Tout ce qui y estoit, cstoit sans garde, et à l'a-
bandon de qui en auoit enuie. Moy qui suis si hospitalier, fus en
très pénible qucsle de retraicte, pour ma famille. Vne famille
esgaree, faisant peur à ses amis, et à soy-mesme, et horreur où
qu'elle cherchas! à se placer : ayant à changer de demeure, soudain
qu'vn de la trouppe commençoit à se douloir du bout du doigt.
Toutes maladies sont alors prises pour peste : on ne se donne pas
le loysir de les recognoistre. Et c'est le bon : que selon les règles
de l'art, à tout danger qu'on approche, il faut estre quarante iours
en transe de ce mal : l'imagination vous exerceant cependant à sa
mode, et enfieurant vostre santé mesme. Tout cela m'eust beaucoup
moins touché, si ie n'eusse eu à me ressentir de la peine d'autruy,
et seruir six mois misérablement, de guide à cette carauane. Car i;e
porte en moy mes preseruatifs, qui sont, resolution et souffrance.
L'appréhension ne me presse guère : laquelle on craint particuliè-
rement en ce mal. Et si estant seul, ie l'eusse voulu prendre, c'eust
esté vne suitte, bien plus gaillarde et plus esloignee. C'est vne
mort, qui ne nie semble des pires. Elle est communément courte,
d'estourdissement, sans douleur, consolée par la condition publique :
sans cérémonie, sans deuil, sans presse. Mais quant au monde des
cnuirons, la ccntiesme partie des âmes ne se peut sauuer.
Videas desertàque régna
Pdstorum, et longé saltus latéque vacantes.
En ce lieu, mon meilleur reuenu est manuel. Ce que cent hommes
trauailloient pour moy, chauma pour long temps. Or lors, quel
exemple de resolution ne vismes nous, en la simplirité de tout ce
peuple? Généralement, chacun renonçoit au soing do la vie. Les rai-
sins demeurèrent suspendus aux vignes, le bien principal du pays :
tous indifféremment se proparans et attendans la niorl, l\ ce soir,
ou au lendemain : d'vn visage et dvne voix si peu cffroyee, qu'il
sembloit qu'ils eussent compromis à cette nécessité, et que ce fusl
vne condemnation vniuerselhî et ineuitable. Elle est tousiours telle.
Mais à combien peu, tient la resolution au mourir? La dislance et
différence de quelques heures : la seule considération de la compa-
gnie, nous en rend l'appréhension diuerse. Voyez ceux-cy : pour ce
qu'ils meurent en mesme mois : enfans, ieuncs, vieillatxls, ils ne s'es-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XII. 369
pêle-mêle dans le tombeau, nul n'échappe à la cruelle Proserpine
(Horace). « Je passai par ce singulier état, que la vue de ma mai-
son m'horripilait; tout ce qui y était, demeurant sans gardien, fut
à la merci de qui en eut envie. Moi, si hospitalier, j'eus beaucoup
de mal à trouver un refuge pour ma famille qui, devenue errante,
était un objet de frayeur pour ses amis et pour elle-même; on la
repoussait avec horreur partout où elle se présentait; il lui fal-
lait changer d'asile dès que quelqu'un des siens commençait à se
plaindre, fut-ce d'une douleur ressentie au petit doigt, car toutes
les maladies étaient considérées alors comme étant la peste, et on
ne se donnait pas la peine d'approfondir. Ce qu'il y a de plus fort,
c'est que d'après les règles de l'art, quand on est exposé au fléau,
pendant quarante jours on a à craindre d'en être atteint, et pen-
dant tout ce temps l'imagination, vous tourmentant à sa façon,
enfièvre jusqu'à votre santé. — Tout cela m'eût beaucoup moins
touché, si je n'avais eu à me préoccuper des misères des autres et
si je n'avais dû pendant six mois servir, dans des conditions aussi
pénibles, de guide à cette caravane; car pour moi-même, je por-
tais avec moi mes préservatifs, savoir la résolution et la résigna-
tion. Je n'avais pas ^rand'peur, ce qui est particulièrement à re-
douter dans ce mal; mais cependant si je m'étais trouvé seul et que
j'eusse voulu prendre la fuite, je me fusse mis bien plus prompte-
ment à grande distance. Cette mort n'est pas de celles que je re-
douterais le plus : d'ordinaire, elle est prompte, on perd vite con-
naissance, on ne souffre pas, on se console par ce fait que tout le
monde en est menacé; elle exclut toute cérémonie, tout deuil, la
foule ne se presse pas autour de vous. Dans la contrée, un centième
des gens périt : « Vous eussiez vu les campagnes désertes, les bois
vides jusque dans leurs plus extrêmes profondeurs {Virgile). » Les
terres que j'y possède composent la partie la plus importante de
mes revenus; leur produit dépend essentiellement de la main-d'œu-
vre qu'on y emploie; une centaine d'ouvriers y travaillaient, de
longtemps la culture n'en put être reprise.
Résignation des gens du peuple dans ce désastre géné-
ral. — Quels exemples de résolution ne vîmes-nous pas, à ce; mo-
ment, chez tous ces gens du peuple si simples! Généralement, nul
ne prenait plus soin de la vie. Les raisins, principale richesse dû
pays, demeurèrent suspendus aux ceps. Tous, indifférents à la mort,
s'y préparaient et l'attendaient soit pour le soir, soit pour le len-
demain, avec une contenance et une voix si 'peu effrayées, qu'il
semblait que ce fût une nécessité qu'ils acceptaient, comme consé-
quence d'une condamnation s'étendant à tous et à laquelle nul ne
pouvait se soustraire. La mort est toujours inévitable; mais combien
peu l'attendent avec résolution; une différence de quelques heures
qui nous sépare du moment fatal, la compagnie en laquelle nous
allons le franchir, diversifient la manière dont nous l'envisageons.
Voyez ceux-ci : quoique enfants, jeunes gens et vieillards meurent
tous dans l'espace d'un mois, personne parmi eux ne s'en étonne,
570
ESSAIS DE MONTAIGNE.
tonnent plus, ils ne se pleurent plus. l'en vis qui craignoient de de-
meurer derrière, comme en vne horrible solitude. Et n'y cogneu com-
munément, autre soing que des sépultures : il leur faschoit de voir
les corps espars eumiy les champs, à la morcy des bestes : qui y
peuplèrent incontinent. Comment les fantasies humaines se descoup-
pent! Les Neoriles, nation ([u'Alexandre subiugua, ieltent les corps
des morts au plus profond de leurs bois, pour y estre mangez.
Seule sépulture estimée entr'eux heureuse. Tel sain faisoit desia sa
fosse : d'autres s'y couchoient encore viuans. Et vn maneuure des
miens, auec ses mains, et ses pieds, attira sur soy la terre en mou-
rant. Estoit ce pas s'abrier pour s'endormir plus à son aise? D'vne
entreprise en hauteur aucunement pareille à celle des soldats Ro-
mains, qu'on trouua après la iournee de Cannes, la teste plongée
dans des trous, qu'ils auoient faicts et comblez de leurs mains, en
s'y suffoquant. Somme toute vne nation fut incontinent par vsage,
logée en vne marche, qui ne cède en roideur à aucune resolution
estudiee et consultée. La plus part des instructions de la science,
à nous encourager, ont plus de montre que de force, et plus d'or-
nement que de fruict.Nous auons abandonné Nature, et luy voulons
apprendre sa leçon : elle, qui nous menoit si heureusement et si
seurement. Et ce pendant, les traces de son instruction, et ce peu
qui par le bénéfice de l'ignorance, reste de son image, empreint en
la vie de cette tourbe rustique d'hommes impollis : la science est
contrainte, de l'aller tous les iours empruntant, pour en faire pa-
tron à ses disciples, de constance, d'innocence, et de tranquillité. Il
fait beau voir, que ceux-cy plains de tant de belle cognoissance,
ayent à imiter cette sotte simplicité : et à l'imiter, aux premières
actions de la vertu. Et que nostre sapience, apprenne des bestes
mesmes, les plus vtiles enseignemcns, aux plus grandes et néces-
saires parties de nostn; vie. Comme il nous faut viure et mourir,
mesnager nos biens, aymer et esleuer nos enfans, entretenir ius-
lice. Singulier tesmoignage de l'humaine maladie : et que cette rai-
son (\m se manie à nostre poste, trouuant tousiours quelque diuer-
silé et nouuelleté, ne laisse chez nous aucune trace apparente de la
Nature. Et en ont faict Ws hommes, comme les parfumiers de
l'huile : ils l'ont sophistiquée de tant d'argumentations, et de dis-
cours appeliez du dehors, qu'elle en est dcuenue variable, et particu-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XII. 571
ni ne pleure. J'en ai vu qui redoutaient d'être épargnés et de de-
meurer seuls comme dans une horrible solitude; j'en ai connu qui
n'avaient d'autre souci que des sépultures et se tourmentaient de
voir les corps demeurer épars au milieu des champs, exposés à
être dévorés par les bêtes fauves, qui ne tardèrent pas à se mul-
tiplier. Que les idées humaines affectent donc de formes diverses !
les Néorites, nation que subjugua Alexandre, déposent les corps
des morts au plus profond de leurs forêts pour qu'ils y soient
mangés; c'est la seule sépulture qu'ils tiennent pour honorable.
Parmi nos gens, il y en eut qui, par avance, creusèrent leur fosse;
d'autres s'y couchaient, étant encore vivants; un de mes manœu-
vres y expira même, attirant la terre à lui avec ses mains et ses
pieds pour s'en recouvrir. Cet effort pour se créer un abri afin de
s'y endormir plus à l'aise, n'est-il pas à hauteur de ce que firent
d'analogue ces soldats romains qu'on trouva, après la bataille de
Cannes, la tête enfouie dans des trous qu'ils avaient eux-mêmes
creusés, puis comblés de leurs propres mains, en s'y étouffant? En
somme, tout un pays en arriva subitement à s'élever par ses actes
à une grandeur d'âme qui ne le cède en rien en énergie à aucune
résolution concertée de propos délibéré.
Les enseignements de la science dans les grands événe-
ments de la vie, ne font que porter atteinte à notre force
de résistance ; à, quoi bon appeler notre attention sur les
maux auxquels nous sommes exposés ? ne vaut-il pas mieux
les ignorer jusqu'au moment où ils nous frappent? — La
plupart des enseignements par lesquels la science nous encourage,
ont plus d'apparence que de force; ils ornent plus qu'ils ne por-
tent fruit. Nous avons abandonné la nature et voulons lui faire la
leçon, à elle qui nous menait si heureusement et si sûrement; et
cependant, le peu qui demeure de ce qu'elle nous a appris et dont,
grâce à leur ignorance, la vie des foules à l'esprit rustique et in-
culte garde l'empreinte, la science est tous les jours contrainte de
le lui emprunter, pour fournir ses disciples de modèles de cons-
tance, d'innocence et de tranquillité. Il est étrange de voir ses
adeptes, qui sont bourrés de si belles connaissances, être réduits
à imiter cette sotte simplicité, lorsqu'ils veulent mettre en pratique
les principes les plus élémentaires de la vertu ; et que notre sagesse
doive apprçndre des bêtes elles-mêmes les enseignements les plus
utiles aux actes les plus grands et les plus indispensables de l'exis-
tence : comment il faut vivre et mourir, ménager ce que nous pos-
sédons, aimer et élever les enfants, pratiquer la justice. C'est là un
singulier témoignage de la faiblesse humaine; et il est étrange que
la raison, que nous dirigeons comme nous l'entendons, qui toujours
imagine quelque diversité ou nouveauté, ne laisse subsister en nous
aucune trace apparente de la nature. De celle-ci, les hommes ont
fait ce que les parfumeurs font de l'huile : ils l'ont tellement so-
phistiquée par leurs arguments et leurs raisonnements auxquels
elle n'avait rien à voir, qu'elle revêt maintenant un caractère es-
572
ESSAIS DE MONTAIGNE.
liere à chacun : el a perdu son propre visage, constant, et vniuer-
sel. Et nous faut en chercher tesmoignage des bestes, non subiect à
faueur, corruption, ny à diuorsité d'opinions. Car il est bien vray,
qu'elles nicsmos no vont pas lousiours exactement dans la route de
Nature, mais ce qu'elles en desubyent, c'est si peu, que vous en
apperccncz tonsiours lorniere. Tout ainsi que les cheuaux qu'on
moine on main, font bien des bonds, et des escapades, mais c'est h
la longueur de leurs longes : et suyuent neantmoins tousiours les
pas de celuy qui les guide : et comme l'oiseau prend son vol, mais
sous la bride de sa filière. Exilia, tormenta, bclla, morbos, naufra-
yia uteditare^ vt nullo sis malo tyro. A quoy nous sert celte curio-
sité, de préoccuper tous les inconuoniens de l'humaine nature, et
nous préparer auoc tant de peine à rencontre de ceux mesme, qui
n'ont à rauanlurc point à nous toucher? {Parem passis tristitiam
facit, patiposse. Non seulement le coup, mais le vent et le pet nous
frappe). Ou comme les plus ficureux, car certes c'est fleure, aller
dés à cette heure vous faire donner le fouet, par ce qu'il peut adue-
nir, que Fortune vous le fera souffrir vn iour : et prendre vostre
robe fourrée dés la S. lean, pour ce que vous en aurez bcsoing à
Noël? lettez vous à l'expérience de tous les maux qui vous peuucnl
arriuer, nommément des plus extrêmes : esprouuez vous là, disenl-
ils, asseurez vous là. Au rebours; le plus facile et plus naturel, se-
roiten descharger mesme sa pensée. Ils ne viendront pas assez tosl,
leur vray estro ne nous dure pas assez, il faut que nosire esprit les
estende et les allonge, et qu'auant la main il les incorpore en soy,
et s'en entietienne, comme s'ils ne poisoient pas raisonnablement à
nos sens. Ils poisoront assez, quand ils y seront (dit vn des mais-
tres, non de quelque tendre secte, mais de la plus dure) cependant
fauorise loy : cioy ce que lu aimes le mieux : que te sert il d'aller
recueillant et preuenajit ta maie fortune : et de perdre «le présent,
par la crainte du futur : el estre dés cette heure misérable, par <•<'
f|ii(' lu le dois csli-e auec le lempî5? Ce sont .ses mots. La science
nous faict volontiers vn bon office, de nous instruiio liicii oxacle-
ment des dimensions des maux.
Curia acuens mortatia corda.
Ce .scroit dommage, si parlic de leur grandeur cschappoil à nostii-
sentiment et cognoissanco. Il est certain, qu'à la plus part, la
TRADUCTION. - UV. III, CH. XII. 573
sentiellcmcnt variable, particulier à chacun, et a perdu celui qui
lui était propre et s'appliquait à tous ; maintenant, pour la retrou-
ver, il faut en appeler au témoignage des bêtes, chez lesquelles
elle est restée inaccessible à la faveur, à la corruption, à la versa-
tilité d'opinions. Il est vrai que les bêtes elles-mêmes ne suivent pas
toujours exactement la route tracée par la nature, mais elles s'en
écartent si peu que les ornières en sont toujours visibles; ainsi font
les chevaux qu'on mène en main : ils se livi^ent bien à des bonds
et à des escapades, mais toujours dans la limite où leur longe le
leur permet; et ils suivent quand même celui qui les conduit; pa-
reillement l'oiseau qu'on dresse : lorsqu'il prend son vol, il ne s'é-
loigne jamais plus que de la longueur de la ficelle qui le retient. —
« Méditez l'exil, les tourments, la guerre, les maladies, les naufra-
ges, pour qu'aucun malheur ne vous surprenne (Séncque). » A quoi
nous sert cette curiosité qui nous fait nous préoccuper de toutes les
misères auxquelles est sujette la nature humaine, et de nous pré-
parer avec tant de peine, même contre celles dont nous ne cou-
rons pas risque d'être atteints? « L'appréhension de la douleur fait
souffrir autant que la douleur elle-même (Sénèque) » ; non seulement
le coup, mais encore le souffle et le bruit du trait dirigé contre
nous, nous frappent. Agir ainsi, c'est faire comme si nous avions le
délire, car ce ne peut être que sous l'effet du délire, que vous alliez
dès maintenant vous faire donner le fouet parce ({u'ilpeut arriver
qu'un jour la fortune vous expose à le recevoir, et prendre dès la
Saint-Jean vos robes fourrées parce que vous en aurez besoin à
Noël! Faites l'épreuve de tous les maux qui peuvent vous arriver,
nous dit-on, et en particulier des plus extrêmes : soumettez-vous à
l'épreuve de celui-ci, assurez-vous contre celui-là. Il serait au con-
traire plus facile et plus naturel d'en écarter jusqu'à la pensée. On
dirait vraiment qu'ils ne viendront pas assez tôt et qu'ils ne nous
dureront pas assez; on veut encore que notre esprit les étende et
les allonge, et qu'avant qu'ils ne nous tiennent, il se les incorpore
et s'en repaisse, comme s'ils ne pesaient pas déjà suffisamment sur
nos sens : « Ils nous seront assez à charge quand ils s'appesantiront
sur nous, dit un de ces maîtres, qui appartient non à l'une des sec-
tes philosophiques les plus tendres, mais à celle dont les principes
sont le plus rigoureux; en attendant, sois agréable à toi-même et
reporte ta pensée sur ce que tu aimes le mieux. A quoi te sert d'al-
ler au-devant de l'infortune et, lui faisant accueil, gâter le pré-
sent par crainte de l'avenir, te faire malheureux dès maintenant
parce que lu dois, avec le temps, le devenir? « ce sont ses propres
paroles. Peut-être est-ce quand elle nous instruit bien exactement
de l'étendue de nos maux, « éclairant les mortels par une triste pré-
voyance {Virgile) », que la science nous rend service; ne serait-il
pas en effet bien dommage que partie de notre mal échappe à no-
tre connaissance et que nous n'en ayons pas l'appréhension?
L'expérience qu'elle prétend nous donner est déjà un
tourment; laissons faire la nature, elle se charge au mo-
ri74
ESSAIS DE MONTAIGNE.
préparation à la mort, a doaiié plus de tonnent, que n'a faict la
soiitrrance. 11 fut iadis vcritaMement dict, et par vn bien iiidicieux
authciir : Minus a/ficit sensus fatigatio, quàm cogilatio. Le sontinicnt
de la nimi présente, nous anime par lois de soy niesme, d'vnc
prompte résolution, de ne plus cuitcr chose du tout ineuitable. Plu-
sieurs gladiateurs se sont veus au temps passé, après auoir couar-
demenl <oml»altu, aualler courageusement la mort; ofTrans leur
gosier au fer de l'eiuiemy, et le conuians. La veue esloignee de la
mort aduenir, a besoing d'vne fermeté lente, et difficile par consé-
quent à fournir. Si vous ne sçauez pas mourir, ne vous chaille. Na-
ture vous en informera sur le champ, plainement et suffisamment;
elle fera exactement cette besongne pour vous, n'en empeschez vos-
tre soing.
Inccrtam frustra, morinles, funeris hornm
Quaerilis, et qua sit mors aditura via.
Pœna minor certam subito perferre ruinam,
Quod timeas grauius sustinuisse diu.
Nous troublons la vie par le soing de la mort, et la mort par le
soing de la vie. L'vne nous ennuyé, l'autre nous efîraye. Ce n'est
pas contre la mort, que nous nous préparons, c'est chose trop mo-
mentanée. Vn quart d'heure de passion sans conséquence, sans nui-
sance, ne mérite pas des préceptes particuliers. A dire vray, nous
nous préparons contre les préparations de la mort. La philosophie
nous ordonne, d'auoir la mort tousiours deuant les yeux, de la pre-
uoir et considérer auant le temps : et nous donne après, les règles
et les précautions, pour prouuoir à ce, que cette preuoyance, et
cette pensée ne nous blesse. Ainsi font les médecins qui nous iet-
tent aux maladies, afin qu'ils ayent où employer leurs drogues et
leur art. Si nous n'auons sçeu viure, c'est iniustice de nous appren-
dre à mourir et ditlormer la fin de son total. Si nous auons sçeu
viure, constamment et tranquillement, nous sçaurons mourir de
mesme. Ils s'en venteront tant (|u'il leur plaira. Tota philosophomm
vita commentfitio mortis est. Mais il m'est aduis, que c'est bien le
bout, non pourtant le but de la vie. C'est sa fin, son extrémité, non
pourtant son obiect. Elle doit estre elle mesme à soy, sa visée, son
dessein. Son droit estude est se régler, se conduire, .se souffrir. Au
nombre de plusieurs autres offices, que comprend le gênerai et
principal «hapilre de sçaiioir viure, est cet article de scauoir mou-
rir. Et des plus légers, si nostre crainte ne luy donnoit poids. \
les iuger par Ivlilité, el par la vérité naifuo, les leçons de la sim-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XII. 575
ment voulu de suppléer à tout ce que nous ne savons pas.
— II est certain qu'à la plupart des hommes la préparation à la
mort a causé plus de tourments que le passage de vie à trépas ne
leur a causé de souffrance; un auteur judicieux a fort exactement
dit jadis : <* La souffrance que nous ressentons par l'effet d'un mal,
frappe moins les sens que l'imagination [Quintilien). » Le sentiment
d'une mort imminente provoque parfois subitement en nous la ré-
solution de ne plus éviter une chose absolument inévitable. On a
vu, dans les temps passés, des gladiateurs, après s'être lâchement
conduits dans le combat, recevoir courageusement la mort, pré-
sentant leur gorge au fer de l'adversaire et le conviant à les frap-
per. La perspective d'une mort encore éloignée comporte une fer-
meté de plus longue durée, par suite plus difficile à entretenir.
Si vous ne savez pas mourir, ne vous en tourmentez pas : la nature
vous renseignera sur le moment même d'une façon complète et suf-
fisante; elle fera parfaitement cette besogne à votre place, n'en
prenez pas souci : « En vain, mortels, vous cherchez à connaître
l'heure incertaine de vos funérailles et le chemin par lequel la mort
doit venir (Properce). — Il est moins douloureux de supporter un
grand malheur auquel nous ne pouvons échapper et qui nous arrive
subitement, que de vivre longtemps dans la crainte [Pseudo-Gallus). »
Nous troublons la vie par le souci de la mort, et la mort par le
souci de la vie; l'une nous ennuie, l'autre nous effraie. Ce n'est pas
contre la mort que nous nous préparons, c'est une chose trop mo-
mentanée; un quart d'heure de souffrance, qui est sans consé-
quence, qui n'a pas de suite nuisible, ne mérite pas de préceptes
particuliers; à dire vrai, nous nous préparons contre les prépara-
tions à la mort. La philosophie nous ordonne de l'avoir toujours de-
vant les yeux, de la prévoir, de l'envisager avant le temps; puis elle
nous donne les règles à suivre, les précautions à prendre pour faire
que cette prévoyance et cette pensée continue ne nous blessent pas.
Les médecins ne procèdent pas autrement : ils nous accablent de
maladies pour avoir occasion d'employer leur art et leurs drogues.
Si nous n'avons pas su vivre, c'est bien à tort qu'on veut nous ap-
prendre à mourir et donner à notre vie une fin qui ne soit pas con-
forme à son ensemble; si, au contraire, nous avons su vivre avec
calme et fermeté, nous saurons bien mourir de même. Les philoso-
phes peuvent se vanter tant qu'ils voudront de ce que « toute leur vie
a été une méditation sur la mort (Cicéron) », m'est avis que la mort
n'est que le bout et non le but de la vie; elle en est la fin, l'ex-
trémité, mais non l'objet. Ce que la vie doit avoir en vue, ce qu'elle
doit se proposer, c'est elle-même; c'est à se régler, à se conduire,
à se souffrir qu'elle doit exclusivement s'appliquer. Parmi les tâ-
ches qui lui incombent et que comprend le chapitre du savoir-vivre,
qui est capital et s'étend à tout, il est sur le savoir-mourir un pa-
ragraphe qui serait des moins importants, si nos craintes n'ajou-
taient à son importance.
A en juger par leur utilité et par la vérité qui en forme le fond,
:i76 ESSAIS DE MONTAIGNE.
plicilr, lie cL'dcnl giuTCs à celles que nous presche la doctrine au
contraire. Les hommes sont diuers en sentiment et en force ; il les
faut mener à leur bien, s«'loii «mix : el |»ar routes diuerscs. Quô me
aunt/ue rapit tempestas, deferor hospcs. le ne vy iamais paysan de
mes voisins, entrer en cogitation de quelle contenance, et asseu-
rance, il passeroit cette heure dernière. Nature luy apprend à ne
songer à la uiort, que quand il se meurt. Et lors il y a meilleure
grâce qu'Arislole : lequel la mort presse doublement, et par elle,
el par vne si longue préméditation. Pourtant fut-ce l'opinion de Cae-
sar, que la moins préméditée mort, estoit la plus heureuse, et plus
deschai^ee. Plus dolet qmm necesse est, qui anté dolet quàm necesse
est. L'aigreur de cette imagination, naist de nostre curiosité. Nous
nous empeschons tousiours ainsi : voulans deuancer et régenter les
prescriptions naturelles. Ce n'est qu'aux docteurs, d'en disner plus
mal, tous sains, et se renfroigner de l'image de la mort. Le com-
mun, n'a besoing ny de remède ny de consolation, qu'au hurt, et
au coup. Et n'en considère qu'autant iustement qu'il en soulTre. Est-
ce pas ce que nous disons, que la stupidité, et faute d'appréhension,
du vulgaire, luy donne celte patience aux maux presens, et cette
profonde nonchalance des sinistres accidens futurs? Que leur ame
pour estre plus crasse, et obtuse, est moins penctrable et agitable?
Pour Dieu s'il est ainsi, tenons d'ores en auant escole de bestise.
C'est lextreme fruit, que les sciences nous promettent, auquel
ceste-cy conduict si doucement ses disciples. Nous n'aurons pas
faute de bons regens, interprètes de la simplicité naturelle. So-
crates en sera l'vn. Car de ce (ju'il men souuient, il parle cnuiron
en ce sens, aux iuges qui délibèrent de sa vie : L'ay peur, messieurs,
si ie vous prie de ne me faire mourir, que ie m'enferre en la déla-
tion de mes accusateurs ; ([ui est : Que ie fais plus l'entendu que
les autres : comme ayant quelque cognoissance plus cachée, des
chosps qui sont au dessus et au dessous de nous. le sçay que ic n'ay
ni frcqucntc, ny recogneu la mort, ni n'ay veu personne qui ail
C8sa>é ses (|ualilez, pruu- u\'n\ instruire. Ceux qui la craignent pré-
supposent la cognoistre : quant à moy, ie ne sçay ny quelle elle
»;8t, ny quel il faict en lautre monde. A l'auanlurc est la mort
chose indilfcrenle, à rauauliin^ desirabif. Il est à croire pourtant, si
ccHl vne transmigration dvne place à autre, qu'il y a de l'amende-
ment, daller viiue auec tant de grands personnages trcspasscz : et
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XII. 5-Î7
les leçons de la simplicité ne le cèdent guère à celles que nous
prêchent les doctrines philosophiques, au contraire. Les hommes
ne se ressemblent ni par leur laçon de sentir ni par leur force
morale; pour leur faire du bien, il faut agir suivant le tempéra-
ment de chacun et, pour cela, suivre des voies diverses : « Sur
quelque rivage que la tempête me jette , j'aborde {Horace). » Je n'ai
jamais vu de paysan, d'entre mes voisins, qui se soit pris à réflé-
chir sur la contenance et l'assurance qu'il aurait à tenir à son
heure dernière; la nature ne l'invite à songer à la mort que lors-
qu'il meurt, et, à ce moment, il a meilleure grâce qu'Aristote, sur
lequel la mort pèse doublement, et par elle-même et par les lon-
gues méditations qu'il lui a consacrées. C'était l'opinion de César, qui
estimait que celle dont on a eu le moins à se préoccuper, est la plus
heureuse et la moins pénible : « S'affliger d'avance, c'est trop s'af'
fliger {Sénèque). » L'idée de la mort n'est déplaisante que par le fait
de notre curiosité; c'est ainsi que toujours nous nous faisons tort,
en voulant devancer et régenter ce que fait la nature. Que les doc-
teurs, quand ils sont bien portants, s'en fassent du mauvais sang et
qu'elle les porte à la mélancolie, passe encore; mais le commun
des mortels n"a, sur ce point, besoin ni de remède ni de consola-
tion, sauf lorsque le coup le frappe, et il n'y songe qu'au moment
même où il en souffre. C'est la confirmation de ce que nous disions
que la stupidité et le défaut de crainte chez l'homme du peuple, lui
donnent la résignation aux maux présents et une profonde indiffé-
rence pour ceux que lui réserve l'avenir; c'est parce qu'elle est plus
grossière et plus obtuse, que son âme est moins pénétrable et moins
sujette à s'agiter. Pour Dieu! s'il en est ainsi, tenons dorénavant
école de bêtise : c'est la conclusion finale que la science nous fait
entrevoir; c'est aussi à cela que, tout doucement, elle achemine ses
disciples.
Socrate, par ses discours et ses exemples, nous enseigne
à suivre purement et simplement la nature. — Sa défense
devant ses juges. — Nous ne manquerons pas de bons pro-
fesseurs pour nous enseigner la simplicité naturelle. Socrate en
sera; car, autant qu'il m'en souvient, c'est à peu près dans ce sens,
qu'il parle aux juges qui vont délibérer sur sa vie : « Je crains,
« Messieurs, si je vous prie de ne pas me condamner à mort, de
« prêter le flanc aux imputations que portent contre moi mes
« accusateurs, qui me reprochent de prétendre être plus entendu
« que tous autres, parce que j'aurais une connaissance qu'ils n'ont
« pas, des choses qui sont au-dessus et au-dessous de nous. Je sais
« que je n'ai ni fréquenté ni connu la mort, ni vu personne qui en ait
« constaté les avantages et les inconvénients, de manière à pouvoir
« m'en instruire. Ceux qui la craignent, présupposent la connaî-
« tre; pour moi, j'ignore ce qu'elle est et ce qui se passe dans l'autre
« monde. Peut-être n'apporte-t-elle ni bien ni mal, peut-être est-
« elle désirable. Il est à croire pourtant qu'il y a avantage, si c'est
« un passage d'un lieu dans un autre, à aller vivre avec tant de
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. III. 37
578 ESSAIS DE MONTAIGNE.
d'estre exempt d'auoir plus aiïaire à iuges iniques et corrompus. Si
resl vu aïK-autieseniout do nostrc estre, c'est encore amendement
d'entrer en vue lonjrue et paisible nuit. Nous ne sentons rien de
plus doux en la vie, qu'vn repos et sommeil tranquille, et profond sans
songes. Les choses que ie sçay estre mauuaises, comme d'olTencer
son prochain, et désobéir au supérieur, soit Dieu, soit homme, ie
les euite soigneusement : celles desquelles ie ne sçay, si elles sont
bonnes ou mauuaises, ie ne les sçaurois craindre. Si ie m'en vay
mourir, et vous laisse en vie : les Dieux seuls voyent, à qui, de vous
ou de moy. il on ira mieux. Parquoy pour mon regard, vous en or-
donnerez, comme il vous plaira. Mais selon ma façon de conseiller
les choses iustcs et vtiles, ie dy bien, que pour vostre conscience
vous ferez mieux de m'eslargir, si vous ne voyez plus auant que
moy en ma cause. Et iugeant selon mes actions passées, et pu-
bliques, et priuees, selon mes intentions, et selon le profit, que ti-
rent tous les iouis de ma conuersation tant de nos citoyens, ieunes
et vieux, et le fruit, que ie vous fay à tous, vous ne pouuez du«'-
monl vous descharger enuors mon mérite, qu'en ordonnant, que ie
sois nourry, attendu ma pauureté, au Prytanee, aux despens pu-
bliques : ce que souuent ie vous ay veu à moindre raison, octroyer
à d'autres. Ne prenez pas à obstination ou desdaing, que, suyuant
la coustume, ie n'aille vous suppliant et esniouuant à commiséra-
tion, l'ay des amis et des parents, n'estant, comme dict Homère,
engendré ny de bois, ny de pierre non plus que les autres : capa-
bles do se présenter, avec des larmes, et le dueil : et ay trois enfans
esplorez, dequoy vous tiier à pitié. Mais ie feroy honte à nostre
ville, en l'aage que ie suis, et en telle réputation de sagesse, que
m'en voyci on prouenliou, de m'aller desmettre à si laschos conte-
nances. Que diroit-on des antres Alhcnions? lay tousiours admon-
nesté ceux qui m'ont ouy parler, de ne racheter leur vie, par vue
action deshonnete. Et aux guerres de mon pays à Amphipolis, à
Potidee, à Dolie, et autres où ie me suis trouuo, iay montré par
effort, combien i'esloy loing de gaientir ma seureté par ma honto.
D'auantago i'interesserois vostre deuoir, et vous conuierois à choses
laydi's : car ce n'est pas à mes prici'os do vous persuader : c'est
a«i\ raisons pures ot solides de la iustice. Vous auoz iuré aux Dieux
d'ainsi vous riiainlonir. Il scmbleroit, «|uo ie vous vousisse .soupçon-
ner et rocrimijier, de uv. croire pas, qu'il y en ayo. Et moy niosmo
losmoigneroy contn' moy, de ne croii-e point on ou\, connue io doy :
m»' défilant de leur conduicte, et ne remettant purement on leurs
mains mon affaire. le m'y (io du tout : ol tiens pour cortain, qu'ils
TRADUCTION. - LIV. III, CH. XII. 579
« grands personnages qui ne sont plus et d'être exempt d'avoir af-
« faire désormais à des juges iniques et corrompus. Si c'est un
« anéantissement complet de notre être, il y a encore avantage à
« entrer dans une nuit longue et paisible : nous n'avons rien en effet
« dans la vie qui soit plus doux qu'un repos et un sommeil tran-
« quille et profond, que les songes ne troublent pas. Les choses
« que je sais être mauvaises, telles qu'offenser son prochain, dé-
« sobéir à son supérieur qu'il soit dieu ou homme, je les évite avec
« soin; quant à celles que je ne sais être bonnes ou mauvaises,
<' je ne saurais les redouter. — Si vous me faites mourir et que je
« vous laisse vivants, les dieux seuls savent qui de vous ou de
« moi sera le mieux partagé; c'est pourquoi, en ce qui me touche,
« vous déciderez ce qu'il vous plaira. Mais, si j'ai un conseil à
« vous donner, comme j'ai l'habitude de ne conseiller que des
« choses justes et utiles, je vous dis bien nettement que, pour votre
« conscience, ce que vous pouvez faire de mieux, c'est de me ren-
« dre la liberté, si vous ne voyez dans ma cause autre chose que
« ma personnalité. Et, puisque vous voilà juges de mes faits et ges-
te tes, tant publics que privés, accomplis jusqu'ici; du but que je me
« proposais; du profit que tant de citoyens, jeunes et vieux, reti-
« rent tous les jours de mes entretiens ; du bien qui en résulte pour
« tous ; vous ne pouvez vous acquitter convenablement des services
« que j'ai rendus, qu'en ordonnant que, vu ma pauvreté, je sois
« nourri au Prytanée, aux frais du trésor public, ainsi que souvent
« je vous l'ai vu, avec moins de raison, accorder à d'autres. — Ne
« prenez pas pour de l'obstination ou du dédain que je ne me mette
« pas, suivant la coutume, à vous supplier et chercher à émouvoir
« votre commisération. N'ayant pas plus que les autres été engen-
« dré, comme dit Homère, ni d'un bloc de bois, ni d'un bloc de
« pierre, j'ai des amis et des parents qui pourraient se présenter
« à yous en larmes et en deuil; j'ai trois enfants éplorés, c'est là
« de quoi éveiller votre pitié; mais ce serait une honte pour notre
« ville, qu'à mon âge, avec une réputation de sagesse telle, qu'elle
« est cause de ma mise en accusation, j'aille m'abaisser à une
« semblable altitude. Que dirait-on des autres Athéniens? J'ai tou-
te jours adjuré ceux qui m'ont entendu parler, de ne pas racheter
« leur vie par une action qui serait déshonnête. Dans les guerres
« que nous avons faites, à Potidée, à Délie et autres où je me suis
« trouvé, j'ai montré par mes actes combien j'étais loin de pourvoir
« à ma sûreté au prix de la honte ; ce serait faire pis, que de vous
« détourner de votre devoir, en vous conviant à quelque chose de
« laid; car ce ne sont pas mes prières qui doivent vous persuader,
« mais les raisons pures et solides de la justice. Vous avez fait
« serment aux dieux de vous y tenir. Il semblerait, en vous sup-
« pliant, que je vous soupçonne et vous reproche de ne pas croire
« à leur existence, et, du même coup je témoignerais contre moi-
« même que je ne crois pas en eux comme je le dois; que je me
« défie de leur conduite, au lieu de remettre purement mon affaire
580 ESSAIS DK MONTAIGNK.
feront en cecy, selon qu'il sera plus propre à vous et à moy. Les
gens de bien ny viuans, ny morts, n'ont aucunement à se craindre
des Dieux. Voyia pas vn playdoyé puérile, d'vno hauteur inimaj,'!-
nable el euiployi' en quelle nécessité? Vrayeineul ce fut raison, qu'il
le pivlcrasl à cchiy, que ce grand orateur Lysias, auoit mis par .
escrit pour luy : excellemment façonné au slile iudiciaire : mais
indigne d'vn si noble criminel. Eust on ouï de la bouche de Socra-
tes vne voix suppliante? Cette superbe vertu, eust elle calé, au
plus fort de sa montre? Et sa riche et puissante nature, eust elle
commis à Tari sa défense : et en son plus liant essay, renoncé à la i
vérité et naïuelé, ornemens de son parler, pour se parer du fard,
des figures, et feintes, d'vne oraison apprinse? Il feit tressagement,
el selon luy, de ne corrompre vne teneur de vie incorruptible, et
vne si sainctc image de l'humaine forme, pour allonger d'vn an sa
décrépitude : et trahir l'immortelle mémoire de cette fin glorieuse. •
Il deuoit sa vie, non pas à soy, mais à l'exemple du monde. Seroil
ce pas dommage publique, qu'il eust acheuee d'vne oysiue et
obscure façon? Certes vne si noncliallante et molle considération
de sa mort, meritoit que la postérité la considerast d'autant plus
pour luy. Ce qu'elle fit. Et il n'y a rien en la iustice si iuste, que i
ce que la Fortune ordonna pour sa recommandation. Car les Athé-
niens eurent en telle abomination ceux, qui en auoient esté cause,
qu'on les fuyoit comme personnes excommuniées. On tenoit poilu
tout ce, à quoy ils auoient touché : personne à l'estuue ne lauoit
auee eux, personne ne les saluoit ni accoinloit : si qu'en fin ne pou- •
uant plus porter celte haine publique, ils se pendirent eux mes-
mes. Si quelqu'vn estime^que J)army tant d'autres exemples que
i'auois à choisir pour le seruice de mon propos, es dits de Socra-
les, i'aye mal trié cestuy-cy : et qu'il iuge, ce discours estre esleué
au dessus des opinions communes : ie l'ay faict à escient : car ie 3
iuge autrement. El liens que c'est vn discours, en rang, el en naif-
ueté bien plus arrière, vi plus bas, que les opinions communes. Il
repre.sent»' en vne hardiesse inarlificielle et sécurité enfantine la
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XII. 581
« entre leurs mains. J'ai toute confiance en eux, et tiens pour cer-
« tain qu'ils feront en ceci selon qu'il conviendra le mieux pour
« vous et pour moi; les gens de bien, qu'ils soient vivants ou
« morts, n'ont rien à craindre des dieux. »
Naïveté, et aussi hauteur de sentiments, de ce plaidoyer
si digne de ce philosophe. — N'est-ce pas là un plaidoyer tel
qu'il viendrait à l'idée d'un enfant? Quelle élévation d'âme inima-
ginable, * quelle franchise! combien vrai et juste, et en quelle
pressante nécessité ! Socrate a eu vraiment bien raison de le pré-
férer à celui que le grand orateur Lysias avait écrit pour lui et qui,
parfaitement conforme au style judiciaire, était indigne d'un si
noble criminel. Eût-on compris des supplications dans la bouche
de Socrate? sa magnifique vertu eût faibli, alors que plus que ja-
mais c'était le moment de se montrer. Se pouvait-il que sa riche
et puissante nature s'adressât à l'art pour se défendre, et t]ue dans
la circonstance où elle pouvait s'élever plus haut que dans toute
autre, il renonçât à la vérité et à la simplicité qui constituaient le
plus bel ornement'de sa parole, pour se parer du fard des figures
de rhétorique et des artifices d'un discours appris par cœur? Il agit
très sagement et demeura conséquent avec lui-même, en n'altérant
pas cette existence incorruptible qu'il avait toujours menée, cette
image si parfaite de l'humanité qui s'incarne en lui, pour allonger
d'une année son état de décrépitude et trahir le souvenir immortel
de sa fin glorieuse. Il devait sa vie non à lui-même, mais au
monde pour lui servir d'exemple; et, c'eût été un dommage public;
([u'il l'eût terminée dans l'oisiveté et l'obscurité. Certes une telle
indifférence et un aussi faible souci de la mort qui l'attendait,
méritaient que la postérité lui rendît d'autant plus justice que lui-
même ne se l'était pas rendue en faisant si peu cas de la vie. C'est
ce qui est arrivé; et rien n'est plus juste que ce que fit la for-
tune pour honorer sa mémoire : les Athéniens conçurent une telle
horreur contre ceux qui avaient été cause de cette mort, qu'on les
fuyait comme des excommuniés; on tenait pour souillé tout ce
qu'ils avaient touché; personne n'entrait au bain avec eux, per-
sonne ne les saluait, ni ne les approchait, si bien que ne pouvant
plus se voir un sujet de haine pour tous, ils se pendirent.
La mort y est présentée comme un simple incident de la
vie; pourquoi en effet la nature nous ferait-elle prendre
en horreur ce passage de vie à trépas, indispensable à
l'accomplissement de son œuvre. — Si quelqu'un estime que
parmi tant d'autres exemples tirés de la vie de Socrate, que je
pouvais citer à l'appui de ma thèse, j'ai eu tort de choisir celui-ci,
parce que le discours qu'y tient ce philosophe est bien au-dessus
de ce qui peut venir à l'idée de la généralité des hommes, je ré-
pondrai que je l'ai choisi exprès, parce que j'en pense autrement
et considère que, par sa naïveté, il est à ranger bien en arrière
et bien plus bas que ceux qu'on peut entendre émettre communé-
ment. Par sa hardiesse dépouillée d'artifice, par la confiance en-
H82 ESSAIS DE MONTAIGNE.
pure et preiiiû'ie impression rt ifrnorance de nature. Car il est
croyable, que nous aiioiis naturellement crainte de la douleur;
mais non de la mort, à cause d'elle. C'est vne partie de nostre es-
Ire, non moins essentielle que le viure. A quoy faire, nous en au-
roil Nature engendré la haine et l'horreur, veu qu'elle luy lient
rang de lirs-grande vtilité, pour nouirir la succession et vicissi-
tude de ses ouurages? Et (pfen celte republique vniuerselle, elle
sert plus de naissance et d'augmentation, que de perte ou ruyne :
Sic rerum summa noualur :
Mille animas vna necata dédit.
La defTaillanre d'vne vie, est le passage à mille autres vies. Nature
a empreint aux bestes, le soing d'elles cl de leur conseruation. Elles
vont iusques-là, de craindre leur cmpiremenl : de se heurter et
blesser : que nous les encheueslrions et battions, accidents subiecls
à leur sens et expérience. Mais que nous les tuions, elles ne le peu-
uent craindre, ny n'ont la faculté d'imaginer et conclurre la mort.
Si dit-on encore qu'on les void, non seulement la souffrir gaye-
ment : la plus-part des chenaux bannissent en mourant, les cygnes
la chantent : mais de plus, Ik rechercher à leur besoing; comme
portent plusieurs exemples des elephans. Outre ce, la façon d'ar-
gumenter, de laquelle se sert icy Socrates, est-elle pas admirable
esgallernent, en simplicité el en véhémence? Vrayment il est bien
plus aisé, de parler comme Aristotc, viure comme Caesar, qu'il
n'est aisé de parler et viure comme Socrates. Là, loge l'extrême
degré de perfection et de difficulté : l'art n'y peut ioindre. Or nos
facultez ne sont pas ainsi dressées. Nous ne les essayons, ny ne les
cognoissons : nous nous inuestissons de celles d'autruy, et laissons
chômer les nostres. Comme quelqu'vn pourroit dire de moy : que
i'ay seulement faict icy vn amas de fleurs estrangeres, n'y ayant
fourny du mien, que le filet à les lier. Certes i'ay donné à l'opi-
nion publique, que ces parements empruntez m'accompaignent :
mais ie n'entends pas qu'ils me couurent, et qu'ils me cachent :
c'est le rebours de mon dessein. Qui ne veux faire montre que du
mien et de ce qui est mien par nature. Et si ie m'en fusse creu, à
tout hazard, i'eusse parlé tout fin seul. le m'en charge de plus fort,
tous les iours, outre ma proposition et ma forme première, sur la
fantasie du siècle : et par oisiueté. S'il me messied à moy, comme
ie le croy, n'importe : il peut estre vtile à quelque autre. Tel aile-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XII. 583
fantine qu'il révèle, il représente bien l'impression première que
fait naître la nature dans son ifçnorance et sa pureté ; car il y a lieu
de croire que c'est la douleur qui accompagne la mort que nous
sommes naturellement portés à craindre et non la mort elle-mêm^;
celle-ci fait partie intégrante de notre être au même degré que la
vie. Pourquoi la nature nous aurait-elle inspiré de la haine et de
l'horreur pour elle, qui joue un rôle si essentiel en permettant la
succession et le renouvellement de ses œuvres? Dans ce concert
universel, elle sert plus à la naissance et à l'accroissement des
créatures qu'à leur perte ou à leur ruine : « Ainsi se renouvellent
toutes choses (Lucrèce); — une vie qui finit procure l'existence d
mille autres [Ovide). » — La nature a inspiré aux bêtes le soin
d'elles-mêmes et de leur propre conservation; elles vont même
jusqu'à redouter ce qui peut leur nuire, tel ([ue se heurter, se bles-
ser, que nous les maîtrisions, que nous les battions et autres ac-
cidents qu'elles peuvent concevoir ou que l'expérience leur ap-
prend; mais que nous les tuions, elles ne peuvent le craindre,
parce qu'elles n'ont pas la faculté d'imaginer ce que peut être la
mort et de s'en rendre compte; on en voit même, dit-on, qui non
seulement la souffrent gaiment (les chevaux pour la plupart hen-
nissent en mourant et les cygnes chantent à son approche), mais
la recherchent comme un besoin qu'elles éprouvent, ainsi qu'on
est porté à le penser, par ce qui a été constaté chez certahis élé-
phants.
Indépendamment de cela, la façon dont argumente Socrate
n'est-elle pas admirable par sa simplicité et sou énergie? Il est in-
contestable qu'il est bien plus malaisé de parler et de vivre comme
lui, que de parler comme Aristote et de vivre comme César; c'est
le comble de la perfection et de la difficulté, et l'ail n'y peut at-
teindre. Nos facultés ne sont pas dressées à cet effet; nous n'en
faisons pas l'essai, et ne connaissons pas ce dont elles sont capa-
bles; nous avons recours à celles d'autrui et laissons les nôtres
inactives, tout comme on pourrait dire de moi, que je ne fais que
composer ici un amas de fleurs étrangères, ne fournissant de mon
propre cru que le fil qui sert à les attacher,
Montaigne s^excuse d'avoir introduit peu à peu quantité
de citations dans son ouvrage ; il y a été entraîné par
l'occasion que cela lui procurait d'utiliser ses loisirs. —
J'ai fait il est vrai, à l'opinion publique, la concession de me parer
de ces enjolivements que j'ai empruntés; mais je n'entends ni qu'ils
me couvrent, ni qu'ils me cachent; ce serait le rebours de ce que
je me propose; je ne veux faire montre que de ce qui est à moi et
qui vient de moi du fait même de la nature; si le hasard m'eût fait
suivre ma première inspiration, j'eusse été seul à prendre la parole.
Malgré ce que je m'étais propose et la manière dont j'ai commencé,
je multiplie de plus en plus, tous les jours, mes citations; j'y suis
amené parce que c'est le goût du siècle, et aussi par les loisirs dont
je dispose. Peut-être eût-il été mieux de n'en rien faire, je le crois;
584 ESSAIS DE MONTAIGNE.
giie Platon et Hoiuore, qui ne les vid onques : cl moy, ay prins des
lieux assez, ailleurs qu'en leur source. Sans peine et sans suf-
fisance, ayant mille volumes de liurcs, autour de moy, en ce lieu
où i'escris, iVmprunteray présentement s'il me plaist, d'vnc dou-
zaine de tels rauaudeurs, gens que io ne fueillette guère, dequoy
esmaillcr le Iraicté de la Physionomie. Il ne faut que l'epitre limi-
naire d'vn Allemand pour me farcir d'allégations : et nous allons
quester par là vue friande gloire, à piper le sot monde. Ces pastis-
sages de lieux communs, dequoy tant de gents mesnagent leur
estudc, ne seruent guère qu'à subiects communs : et seruent à nous
montrer, non à nous conduire : ridicule fruict de la science, que
Socrates exagitc si plaisamment contre Euthydemus. l'ay veu faire
des Hures de choses, ny iamais estudiées ny entendues : lautheur
commettant à diuers de ses amis sçauants, la recherche de cette-cy,
et de cette autre matière, à le bastir : se contentant pour sa part,
d'en auoir proietté le dessein, et lii' par son industrie, ce fagot de
prouisions incogneuës : au moins est sien l'ancre, et le papier.
Cela, c'est achetter, ou emprunter vn liure, non pas le faire. C'est
apprendre aux hommes, non qu'on sçait faire vn liure, mais, ce de-
quoy ils pouuoient estre en doute, qu'on no le sçait pas faire. Vn
président se ventoit où i'e.stois, d'auoir amoncelé deux cens tant de
lieux estrangers, en vn sien arrest presidcntal. En le preschant, il
effaroit la gloire qu'on luy en donnoit. Pusillanime et absurde veu-
lerie à mon gré, pour vn Ici subiect ot telle personne. le fais le
contraire : et parmy tant d'emprunts, suis bien aise d'en pouuoir
desrober quelqu'vn : le desguisant et difformant à nouueau seruice.
Au hazard, que ie laisse dire, que c'est par faute d'auoir entendu
son naturel vsage, ie luy donne quelque particulière adresse de ma
rnain, à ce «piil en soit d'autant moins purement estranger. r.eux-
cy mettent leurs larrecins en parade et en conte. Aussi ont-ils plus
de crédit aux loix que moy. Nous autres naturalistes, estimons,
qu'il y aye grande et incomparable préférence, de l'honneur de
l'ituienlion, à l'honneur tiv. rallegalion. Si l'eusse voulu parler
par science, i'eusse parlé plustost. Teusse cscril du temps plus
voisin de mes csludes, (|ue i'aiiois plus d'esprit et de mémoire. Et
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XII. 585
n'importe, cela peut être utile à d'autres. — Il y a des gens qui
mettent en avant Platon et Homère, qu'ils n'ont jamais lus; moi
aussi, je donne bien des passages d'auteurs que j'ai pris ailleurs
qu'à leur source. Comme j'ai un millier de livres autour de moi là
où j'écris, sans me donner de peine et sans grand savoir je puis
emprunter, séance tenante, si cela me pi ît, à une douzaine de
ravaudeurs de cette espèce, écrivains que je ne feuillette guère,
de quoi émailler tout le présent chapitre sur la Physionomie; à
elle seule, l'introduction qui précède n'importe quel ouvrage d'un
auteur allemand suffirait pour me permettre de combler le dit cha-
pitre de citations. Et c'est ainsi que nous arrivons à capter cette
gloire dont nous sommes si friands, el à tromper les sots de ce
monde ! Cet amalgame de lieux communs, dont tant de gens font
leur étude, ne s'applique guère qu'à des sujets communs; ils ser-
vent à faire de l'étalage, non à nous conduire : c'est là un ridicule
résultat de la science ; Socrate le critique très plaisamment chez Eu-
thydème. J'ai vu faire des livres traitant de choses qui n'avaient ja-
mais été étudiées par leur auteur, et dont il n'avait même pas en-
tendu parler; il avait chargé plusieurs savants de ses amis des re-
cherches à faire sur telle et telte matière à y traiter et s'était, pour
sa part, contenté d'en avoir conçu le projet et d'employer son
talent à mettre en fagot ces documents auxquels il ne connaissait
rien ; l'encre et le papier employés étaient seuls de lui. C'est là, * en
conscience, acheter ou emprunter un livre mais non le composer;
c'est apprendre aux hommes non qu'on sait faire un ouvrage mais,
ce sur quoi ils pouvaient avoir des doutes, qu'on ne le sait pas faire.
Un président de parlement se vantait, devant moi, d'avoir amon-
celé, dans un de ses arrêts, deux cents et tant de considérants tirés
de jugements rendus par d'autres que par lui; en le publiant, il
amoindrissait la gloire en laquelle on pouvait le tenir pour un pa-
reil chef-d'œuvre : c'était là, à mon sens, une vantardise pusillanime
et absurde en raison du sujet et de la part d'un tel personnage.
Je procède inversement et, parmi tant d'emprunts que je fais,
suis bien aise d'en pouvoir dérober quelques-uns que je déguise
et transforme pour l'usage nouveau auquel je les fais servir; au
risque de faire dire que je n'en ai pas compris le véritable sens, je
leur donne une tournure particulière de ma façon, de telle sorte
que le plagiat soit moins apparent. Les autres avouent leurs lar-
cins et en font parade, aussi leur pardonne-t-on plus qu'à moi;
nous, dans notre naïveté, estimons qu'à inventer, il y a un mérite
incomparablement plus grand qu'à simplement reproduire.
Il est dangereux de se mettre à écrire sur le tard, l'es-
prit a perdu de sa verdeur; lui-même aurait dû s'y prendre
plus tôt, mais, voulant peindre sa vie, il a dû attendre le
moment où elle se déroulait tout entière à ses yeux. — Si
j'avais voulu faire de la science, je m'y serais pris plus tôt; j'aurais
écrit dans un temps plus rapproché de mes études, alors que j'avais
pllus d'esprit et de mémoire. Pour faire métier d'écrire, mieux eût
586 ESSAIS DE MONTAIGNE.
me fusse plus fi»' à la vigueur de cet aage là, qu'à celluy-cy, si
i'eusse voulu faire mestier d'escrire. Et quoy, si cette faueur gra-
lieuse, que la Fortune ma naguère offerte par Tentremise de cet
ouurage, m'cusl peu remontrer en telle saison au lieu de celle-cy;
où elle est egalliMnent désirable à posséder, et preste à perdre?
Deux de mes cognoissans, grands hommes en cette faculté, ont
perdu par moitié, à mon aduis, d'auoir refusé de se mettre au iour,
à quarante ans, pour attendre les soixante. La maturité a ses dcf-
faux, comme la verdeur, et pires. Et autant est la vieillesse incom-
mode à cette nature de bcsongne, qu'à toute autre. Quiconque met
sa décrépitude soubs la presse, faict folie, s'il espère en espreindre
des humeurs, qui ne sentent le disgratié, le resueur et lassoupy.
Nostre esprit se constipe et s'espessil on vieillissant. le dis pom-
peusement et opulemment l'ignorance, et dis la science maigre-
ment et piteusement. Accessoirement cetle-cy, et accidcntalement :
celle-là expressément, et principallement. Et ne traicte à poinct
nommé de rien, que du rien : ny d'aucune science, que de celle de
rinscieoce. l'ay choisi le temps, où ma vie, que i'ay à peindre, ie
l'ay toute deuant moy : ce qui en reste, tient plus de la mort. Et
de ma mort seulement, si ie la rencontrois babillardc, comme font
d'autres, donrois-ie encores volontiers aduis au peuple, en deslo-
geant. Socrates a esté vn exemplaire parfaict en toutes grandes
qualitcz. I'ay despit, qu'il eust renconlré vu corps si disgratié,
comme ils disent, et si disconuenable à la beauté de son ame, luy
si amoureux et si affolé de la beauté. Nature luy fit iniustice. Il
n'est rien plus vray-semblable, «[ue la conformité et relation du
corps à l'esprit. Ipsi animi, magni refert, quali in corpore locati
xint : multa eniin è corpore existunt, qum acuant mentem : muUn, qxiœ
oblundant. Cettuy-cy parle d'vne laideur desnaturée, et difformité
de membres : mais nous appelions laideur aussi, vne mesauenance
au premier regard, qui loge principallement au visage : et nous
desgoute par le teint, vne tache, vne rude contenance, par quelque
cau.sc souuent inexplicable, en des membres pourtant bien or-
donnez et entiers. I.a laideur, qui reuesloit vne ame très-belle en
la Hoittie, estoit de ce picdicament. Cette laideur superficielle, qui
est loulesfois la plus impérieuse, est de moindre preiudice à Testât
de l'esprit : et a peu de rertitude en l'opinion des hommes. L'au-
tre, ({ui d'vn plus pro|tre nom, s'appelle difTormité plus substan-
tielle, porte plus volontiers coup iusques au dedans. Non pas tout
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XII. 587
valu m'y livrer à cet âge où j'avais toute ma vigueur, qu'à celui que
j'ai actuellement; peut-être eussé-je rencontré alors, en une saison
plus propice, cette faveur si gracieuse que du fait de mon ouvrage
la fortune m'a octroyée en ces derniers temps et que, tout à la fois,
je suis heureux de posséder et sur le point de perdre! Deux de mes
connaissances, très bien doués sous le rapport de la littérature, ont,
à mon avis, perdu la moitié de leur valeur, pour s'être refusé d'é-
crire à quarante ans, et avoir attendu pour le faire, qu'ils en aient
soixante. La maturité a ses défauts tout comme ce qui est encore
vert, ils sont même pires; quant à la vieillesse, elle est aussi impro-
pre à ce travail qu'atout autre chose, et quiconque met sous presse
sa décrépitude, fait une folie, s'il espère en faire sortir des idées qui
ne sentent pas le disgracié, le rêveur, l'assoupi; notre esprit se res-
serre et s'épaissit en vieillissant. J'étale avec pompe et abondance
mon ignorance, ma science n'apparaît que maigre et piteuse; celle-ci
n'est qu'accessoire et accidentelle, celle-là constitue en moi l'es-
sentiel et le principal. Je ne traite de rien à point nommé, si ce
n'est de bagatelles, et ne parle de science que pour donner à cons-
tater que je ne sais rien. J'ai choisi pour peindre ma vie l'é-
poque où je l'ai tout entière sous les yeux; ce qui en reste appar-
tient plutôt à la mort, et quand celle-ci viendra, s'il m'est donné
de pouvoir, comme d'autres l'ont fait, en traduire les impressions,
volontiers en quittant ce monde j'en ferai part au public.
Montaigne regrette que chez Socrate une belle âme se
soit trouvée dans un corps si disgracié. — Socrate fut un
modèle parfait de toutes les grandes qualités. Je regrette que,
d'après ce que l'on en dit, * par sa laideur, son visage ait été
si peu en rapport avec la beauté de son âme; la nature, à cet
égard, a été injuste envers lui qui était si passionnément épris
de la beauté. Il n'y a rien de plus vraisemblable que la corrélation
entre les formes du corps et les qualités de l'esprit. « Il importe
beaucoup à l'âme dans quel corps elle est logée, car plusieurs qualités
corporelles aiguisent l'esprit, plusieurs autres l'émoussent » ; mais en
parlant ainsi Cicéron n'a en vue que la laideur hors nature occasion-
née par une difformité des membres. — Nous, nous appelons aussi
laideur, cette mauvaise impression que nous éprouvons au premier
coup d'œil, principalement lorsqu'il se porte sur un visage dont
certains détails nous dégoûtent, tels qu'un vilain teint, une tache,
une expression dure ou toute autre cause dont souvent on ne se
rend pas compte, alors que cependant les membres sont entiers et
tels qu'ils doivent être. La laideur qui, chez La Boétie, revêtait une
très belle âme, appartenait à cette catégorie; toute superficielle,
bien qu'elle soit celle qui impressionne le plus, elle n'est pourtant
pas celle qui préjudicie le plus à l'état de l'esprit, et elle influe peu
sur l'opinion des gens à notre endroit. — Cette autre laideur, qu'il
convient mieux d'appeler difformité, est plus effective et se réper-
cute assez souvent davantage en nous-mêmes : toute chaussure bien
ajustée fait ressortir nettement la forme du pied qu'elle renferme,
588 ESSAIS DE MONTAIGNE.
soulier de cuir bien lissé, mais tout soulier bien l'ornié, montre
l'intérieure forme du pied. Comme Socrates disoil de la sienne,
(|u elle en aecusoil iustenient, autant en son ame, s'il ne l'eust cor-
rigée par institution. Mais en le disant, ie tiens qu'il se niocqnoil,
suiuant son vsage : et iamais ame si excellente, ne se fit elle-mesme.
le ne puis dire assez souuent, combien i'estimc la beauté, qua-
lité puissante et aduantageuse. Il Tappelloit, vne courte tyrannie :
et Platon, le priuilege de nature. Nous n'en auons point qui la sur-
passe en crédit. Elle tient le premier rang au commerce des hom-
me's. Elle se présente au deuant : seduict et préoccupe nostre iuge-
ment, auec grande aulhorité et merueilleuse impression. Phryné
perdoit sa cause, entre les mains dVn excellent aduocat, si, ou-
urant sa robbo, elle n'eust corrompu ses iuges, par l'esclat de sa
beauté. Et ie trouue, que Cyrus, Alexandre, Cresar, ces trois mais-
tres du monde, ne l'ont pas oubliée à faire leurs grands affaires.
Non a pas le premier Scipion. Vn mesme mot embrasse en Grec le
bel et le bon. Et le S. Esprit appelle souuent bons, ceux qu'il veut
dire beaux. le maintiendroy volontiers le rang des biens, selon que
portoit la chanson, que Platon dit auoir esté triuiale, prinse de
quelque ancien poëte : La santé, la beauté, la richesse. Aristotc
dit, appartenir aux beaux, le droict de commander : et quand il en
est, de qui la beauté approche celle des images des Dieux, que la
vénération leur est pareillement deuë. A celuy qui luy demandoit,
pourquoy plus long temps, et plus souuent, on hantoil les beaux :
Cette demande, feit-il, n'appartient à estrc faicte, que par vn aueu-
gle. La plus-part et les plus grands philosophes, payèrent leur es-
cholage, et acquirent la sagesse, par l'entremise et faneur de leiu'
beauté. Non seulement aux hommes qui me seruent, mais aux bes-
tcs aussi, ie la considère à deux doigts près de la bonté. Si me
s«îmble-il, que ce traict et façon de visage, et ces linéaments, pai-
lesquels on argumente aucunes complexions internes, et nos for-
tunes à venir, est chose qui ne loge pas bien directement et simple"
ment, soubs le chapitre de beauté et de laideur. Non plus que toute
bonne odeur, et sérénité d'air, n'en promet pas la santé : ny toute
cspesseur cl |>uanteur, l'inferlion, en temps peslilent. Ceux (|ui ac-
rusenl les dames, de conlre-dire leur beauté par leurs inreurs, ne
rencontrent pas lousioui-s. Car en vne face qui ne sera pas lro|>
bien roniposoe, il peut loger (pielque air de probité et de lian«'e.
TRADUCTION. - LIV. III, CH. XII. o8'J
ce que ne fait pas une chaussure qui n'est lisse que par le cuir
avec lequel elle est confectionnée. Quand il parlait de sa laideur,
Socrate disait quïl en était absolument de même de son âme, mais
qu'il l'avait corrigée en la travaillant; j'estime que, suivant sou
habitude, il plaisantait en parlant ainsi, car jamais âme si parfaite
ne s'est faite elle-même.
Comme Platon et la plupart des philosophes, il estime
singlièrement la beauté; toutefois une physionomie avan-
tageuse n'est pas toujours fondée sur la beauté des traits
du visage. — Je ne puis répéter assez combien je tiens la beauté
pour une qualité puissante et avantageuse. Socrate l'appelait « une
courte tyrannie »; Platon, » un privilège de la nature ». Nous n'en
avons pas qui ait plus grand pouvoir; elle tient le premier rang
dans les rapports des hommes entre eux; elle saisit tout d'abord,
elle séduit et influence notre jugement par sa grande autorité
et l'impression merveilleuse qu'elle produit: Phryné eût perdu sa
cause, malgré l'excellent avocat entre les mains duquel elle l'avait
remise, si, entrouvrant sa robe, elle n'eût gagné ses juges par
l'éclat de sa beauté. Je constate que chez Cyrus, Alexandre et César,
ces trois maîtres du monde, elle est entrée en ligne de compte
dans leurs moyens d'action; le premier Scipion, lui, n'en a pas tiré
parti. Un même mot, chez les Grecs, désignait le beau et le bon; et
le Saint-Esprit appelle souvent bons ceux qu'il veut qualifier de
beaux. Je ne serais pas éloigné de classer les divers dons faits à
l'homme, comme ils le sont dans une chanson, tirée de quelque
poète ancien, que Platon dit avoir été très répandue : « la Santé, la
la Beauté, la Richesse ». Aristote dit que le droit de commander
appartient à ceux qui ont la beauté en partage, et que lorsqu'il
en est chez lesquels elle approche de l'image des dieux, ils ont,
comme eux, droit à notre vénération. A quelqu'un qui lui deman-
dait pourquoi on fréquente plus souvent et plus longtemps les per-
sonnes qui sont belles, il répondit : « Il n'y qu'un aveugle qui
puisse faire une semblable question. » La plupart des philosophes,
et parmi eux les plus grands, ont dû à leur beauté d'être admis
dans les écoles sans avoir de redevance à payer, et doivent par
suite la sagesse à son entremise. Je la considère presque à l'égal
dé la bonté, non seulement chez les gens qui me servent mais
aussi chez les bêtes.
Il ne me semble cependant pas que les traits et la-forme du visage,
non plus que les lignes d'après lesquelles on détermine certaines
dispositions qui seraient en nous et ce que l'avenir nous réserve,
aient un rapport direct et simple avec la laideur; pas plus que toute
bonne odeur et une atmosphère sereine ne sont un gage de santé,
ni un air épais et lourd un indice d'infection en temps d'épidémie.
Ceux qui accusent la beauté et les mœurs d'être en contradiction
chez la femme, ne sont pas toujours dans le vrai; car une physiono-
mie laissant à désirer sous le rapport de la régularité des traits,
peut présenter un air de probité et inspirer confiance; comme au
r>90 ESSAIS DE MONTAIGNE.
Comme au rebours, i'ay leu par fois entre deux beaux yeux, des
menasses d'vne nature maligne et dangereuse. Il y a des physiono-
mies fauorables : vl en vue presse d'ennemis victorieux, vous choi-
sirez incontinent parmy des hommes incogneus, i"vn plustost que
l'autre, à qui vous rendre et fier vostre vie : et non proprement
par la considération de la beautt'. C'est vne foible garantie que
la mine, toutesfois elle a quelque consideratioji. Et si i'auois à les
foyter, ce seroit plus rudement, les meschans qui démentent et
trahissent les promesses que Nature leur auoit plantées au front. le
punirois plus aigrement la malice, en vue apparence débonnaire. Il
semble qu'il y ait aucuns visages heureux, d'autres malencontieux.
Et crois, qu'il y a quelque art, à distinguer les visages débonnaires
des niais, les scueres des rudes, les malicieux des chagrins, les
desdaigneux des melancholiques, et telles autres qualitez voisines.
Il y a des beautez, non fieres seulement, mais aigres : il y en a
d'autres douces, et encores au delà, fades. D'en prognostiquer les
auantures futures, ce sont matières que ie laisse indécises. I'ay
pris, comme i'ay dict ailleurs, bien simplement et cruëment, pour
mon regard, ce précepte ancien : Que nous ne sçaurions faillir à
suiure Nature : que le souuerain précepte, c'est de se conformer à
elle, le n'ay pas corrigé comme Socrates, par la force de la raison,
mes complexions naturelles : et n'ay aucunement troublé par art,
mon inclination. le me laisse aller, comme ie suis venu. le ne com-
bats rien. Mes deux maistresses pièces viuent do leur grâce en paix
et bon accord : mais le laict de ma nourrice a esté. Dieu raercy,
médiocrement sain et tempéré. Diray-ie cecy en passant : que ie
voy tenir en plus de prix qu'elle ne vaut, qui est seule quasi eu
vsage entre nous, certaine image de preud'honuiiie scliolastique,
serue des préceptes, contraincte soubs l'espérance et la crainte? le
l'aime telle que loi\ et religions, non facent, mais parfacent, et au-
thorisent : qui se sente dequoy se soustenir sans aide : née en nous
de ses propres racines, par la semence de la raison vniuerselle,
empreinte en tout liomme non desnaturé. Cette raison, qui re-
dresse Socrates de sou vicieux ply, le rend obe'issanl aux hommes
(*t aux DitMiv, qui roiiunandeul en -i;! villf : (•(.im;i!.'»mi\ en la uioH,
TRADUCTION. - LIV. III, CH. XII. 591
contraire, il m'est arrivé parfois de lire, entre deux beaux yeux,
des menaces dénotant une nature mauvaise et dangereuse. Il y a
des physionomies qui préviennent en leur faveur; et, au milieu d'en-
nemis victorieux qui vous pressent de toutes parts et vous sont
inconnus, vous ferez sur-le-champ choix de l'un plutôt que de
l'autre, pour vous rendre à lui et lui confier votre vie, sans que la
beauté pèse beaucoup sur votre détermination.
C'est une faible garantie que la mine, toutefois elle vaut d'être
prise quelque peu en considération; et, si j'étais chargé de châtier
les gens, je me montrerais plus dur pour les pervers qui démen-
tent et trahissent les sentiments dont ils portent l'expression sur
le front; je sévirais davantage contre la méchanceté qui se pré-
sente sous un masque bénin. — Il semble qu'il y ait des visages
favorisés et d'autres malencontreux, et crois qu'il y a un certain
art à distinguer, selon ce que leur figure exprime, les gens qui sont
débonnaires de ceux qui sont niais, ceux qui sont sévères de ceux
qui sont rudes, les malicieux de ceux qui sont chagrins, les dé-
daigneux des mélancoliques, et tels autres qui sont affectés de
qualités différant peu les unes des autres. Il y a des beautés qui
non seulement sont fières, mais encore peu avenantes; il y en a de
douces, et môme de plus que douces, des fades. -^ Quant au pro
nostic de l'avenir par l'examen de ces mêmes signes, c'est là une
chose sur laquelle je ne me prononce pas.
En principe, il faut suivre les indications de la nature;
les observances religieuses, sans de bonnes mœurs, ne
suffisent pas au salut d'un état. — J'ai, en ce qui me touche,
ainsi que je l'ai dit ailleurs bien simplement et franchement,
adopté ce précepte ancien, que « nous ne saurions être en défaut,
en suivant notre nature », et que « s'y conformer », est une règle
qui prime toutes les autres. Je n'ai pas, comme Socrate, corrigé
par la puissance de la raison mes instincts naturels, et n'ai pas eu
recours à l'art pour modifier mes penchants; je me laisse aller
comme je suis venu, je ne combats rien. Les deux parties essentiel-
les de moi-même, le corps et l'esprit, sont naturellement disposées
à vivre de pair et en bon accord; Dieu merci, car je suis né et ai
grandi à une époque où les idées saines et modérées avaient peu
cours. — Dirai-je, en passant, que je trouve qu'on fait plus de cas
que cela ne vaut, bien qu'elle soit presque seule à avoir cours chez
nous, d'une apparence de sagesse scolastique, esclave de certaines
règles et soumise à la fois à l'espérance et à la crainte? Cette doc-
trine qu'on nous inculque, je la voudrais non telle que les lois et
les religions l'établissent, mais telle qu'elles la complètent et l'au-
torisent; ayant par elle-même de quoi se soutenir sans aide, pre-
nant naissance en nous par ses propres racines, produite par ce que
nous appelons le sens conunun qui se trouve en tout homme qui
n'est pas organisé à rencontre des lois de la nature : ce même bon
sens qui, chez Socrate, redresse de mauvais plis, le rend obéissant
aux hommes et aux dieux qui commandent dans sa ville, et cou-
392 ESSAIS [)E MONTAIGNE.
non parce que son aino est immortelle, mais parce qu'il est mortel.
Ruineuse instruction à toute police, et bien plus dommageable
qu'ingénieuse et subtile, qui persuade aux peuples, la religieuse
créance suffire seule, et sans les mœurs, à contenter la diuine ins-
lice. I/vsage nous faict vcoir, vue distinction énorme, entre la
deuotion et la conscience. l'ày vne apparence fauorable, et en
forme et en interprétation.
Quid dixi habere me? Imà habui Chrême!
lieu tantùm atlriti corporis ossa vides!
Et qui faict vnc contraire montre à celle de Socrates. Il m'est sou-
uent aduenu, (|uc sur le simple crédit de ma présence, et de mon
air, des personnes qui n'auoient aucune cognoissance de moy, s'y
sont grandement fiées, soit pour leurs propres affaires, soit pour
les miennes. Et en ay tiré es païs estrangers des faueurs singulières
et rares. Mais ces deux expériences, valent à lauanture, que ie les
recite particulièrement. Vn quidam délibéra de surprendre ma
maison et moy. Son art fut, d'arriuer seul à ma porte, et d'en pres-
ser vn peu instamment l\;ntr.'e. le le cognoissois de nom, et auois
occasion de me fier de luy, comme de mon voisin et aucunement
mon allié. le luy fis ouurir comme ie fais à chacun. Le voicy tottl
elîroyé, son chenal hors d'haleine, fort harassé. Il m'entretint de
cette fable : Qu'il venoit d'estre rencontré à vne demie lieuo de là,
par vn sien ennemy, lequel ie cognoissois aussi, et auois ouy parler
de leur querelle : que cet ennemy luy auoit merueilleusement
chaussé les espérons : et qu'ayant esté surpris en desarroy et plus
foible en nombre, il s'estoit ietté à ma porte à sauueté. Qu'il estoit
en grand peine de ses gens, lesquels il disoit tenir pour morts ou
prins. l'essayay tout naïfuement de le conforter, asseurer, et re-
freschir. Tantost après, voila quatre ou cinq de ses soldats, qui se
présentent en mesme contenance, et effroy, pour entrer : et puis
d'autres, et d'autres encores après, bien equippez, et bien armez :
iusques à vingt cinq ou Irante, feignants auoir leur ennemy aux
talons. Ce mystère commenroit à laster mon soupçon. le n'ignorois
pas en quel siècle ie viuois, combien ma maison pouuoit estre en-
uiée, et auois plusieurs exemples d'autres de ma cognoissance, à
qui il estoit mes-aduenu de mcsme. Tant y a, que trouuanl «piil n'y
au<»it poini d'acquesl d'auoir commencti à faire plaisir, si ie n'aché-
uois, et ne pouuant me dell'aire sans tout rompre: ie me laissay
^llerau parly le plus naturel et le plus simple, connue ie fais tous-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XII. 593
rageux vis-à-vis de la mort, non parce que son âme est immortelle,
mais parce que lui-même est mortel. Quel ruineux enseignement
pour toutes les formes de gouvernement, et bien plus dommagea-
ble qu'ingénieux et utile, que de persuader aux peuples que la foi
religieuse suffit à elle seule à contenter la justice divine, sans qu'il
soit besoin de bonnes mœurs ; dans l'application apparaît l'énorme
différence qu'il y a entre la dévotion et la conscience !
Physionomie de Montaigne; son air naïf lui attirait la
confiance. Récit de deux aventures où la bonne impres-
sion qu'il produisait et sa franchise lui ont été avanta-
geuses. — J'ai un visage qui plaît, et par les traits et par la bonne
opinion qu'à première vue il donne de moi, d'où une apparence
toute contraire à celle de Socrate : « Qu'ai-je dit : fni? C'est f ai
eu, que je devrais dire, ô Chrêmes {Térence). — Hélas, vous ne voyez
plus de moi, que le squelette d'un corps affaibli! » Il m'est souvent
arrivé que simplement, sur le bon eflfet produit par ma prestance
et mon air, des personnes qui ne me connaissaient pas, se sont
pleinement confiées à moi soit pour leurs propres afl"aires soit
pour les miennes, et cela m'a procuré dans les pays étrangers des
faveurs particulières et rarement accordées. — Les deux aventures
que voici valent peut-être que je les rapporte. Un quidam avait
projeté de nous surprendre, ma maison et moi; pour ce faire, il
eut l'idée de se présenter tout seul à ma porte, en demandant
l'entrée avec une certaine insistance. Je le connaissais de nom et
croyais pouvoir me fier à lui, parce qu'il était de mes environs et
qu'il y avait quelque alliance entre nous; je lui. fis ouvrir, comme
je fais à chacun. Il entra tout effrayé, son cheval hors d'haleine,
fort harassé, et me conta cette fable : « A une demi-heue de là, il
venait d'être rencontré par un de ses ennemis, que je connaissais
aussi, de même que j'avais entendu parler de leur querelle. Cet
ennemi s'était lancé à toute bride à sa poursuite; et lui-même, mis
en désarroi par la surprise et inférieur en nombre, s'était précipité
chez moi pour se mettre en sûreté, en grand souci de ce qu'étaient
devenus ses gens qu'il croyait, disait-il, ou morts ou prisonniers ».
J'essayai bien naïvement de le réconforter, de le rassurer et lui
rendre son sang-froid. Bientôt après, voilà quatre ou cinq de ses
soldats qui se présentent pour entrer, avec cette même contenance
témoignant même effroi; puis d'autres, et après d'autres encore,
tous bien armés et équipés, au nombre de vingt-cinq ou trente, fei-
gnant d'avoir leurs ennemis sur leurs talons. Ce mystère commen-
çait à m'inspirer du soupçon; je n'ignorais pas en quel siècle nous
vivons, combien ma maison pouvait exciter l'envie, et connaissais
plusieurs exemples de personnes de ma connaissance, auxquelles
il était arrivé malheur dans des circonstances analogues. Tou-
jours est-il que, trouvant que je n'avais pas de bénéfice à avoir
commencé à faire plaisir si je n'achevais, et ne pouvant me dé-
faire de ces gens sans tout rompre, je me laissai aller au parti
le plus naturel et le plus simple comme je fais toujours, et com-
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. UI. 38
594 ESSAIS DE MONTAIGNE.
ioui-s : commendanl qu'ils entrassent. Aussi à la vérité, ie suis
peu deffiant et soupçonneux de ma nature. le panche volontiers
vers l'excuse, et l'interprétation plus douce. le prens les hommes
selon le commun ordre, et ne croy pas ces inclinations peruerses
et desnalurées, si ie iiy suis forcé par grand tosmoignage ; non
plus que les monstres et miracles. Et suis homme en outre, qui me
commets volontiers à la Fortune, et me laisse aller à corps perdu,
entre ses hras. Dequoy iusques à celte heure i'ay eu plus d'occasion
de me louer, que de me plaindre. Et I'ay trouuée et plus auisée, et
plus amie de mes affaires, que ie ne suis. Il y a quelques actions
en ma vie, desquelles on peut iustement nommer la conduite difli-
cile; ou, qui voudra, prudente. De celles-là mesmes, posez, que la
tierce partie soit du mien, certes les deux tierces sont richement à
elle. Nous faillons, ce me semble, en ce que nous ne nous fions pas
assez au ciel de nous. Et prétendons plus de nostre conduite, qu'il
ne nous appartient. Pourtant fouruoyent si souuent nos desseins.
Il est enuieux de l'estenduê, que nous attribuons aux droicts de
l'humaine prudence, au preiudice des siens. Et nous les racourcit
d'autant plus, (jnc nous les amplifions. Ceux-cy se tindrent à
cheual, en ma cour : le chef aucc moy dans ma sale, qui n'auoit
voulu qu'on establast son cheual, disant auoir à se retirer inconti-
nent qu'il auroit eu nouuelles de ses hommes. Il se veid maistre de
son entreprinse : et n'y rcstoit sur ce poinct, que l'exécution. Sou-
uent depuis il a dict, car il ne craignoit pas de faire ce conte, que
mon visage, et ma franchise, luy auoient arraché la trahison des
poings. Il remonte à cheual, ses gens ayants continuellement les
yeux sur luy, pour voir quel signe il leur donneroit : bien estonnez
de le voir sortir et abandonner son aduantage. Vne autre fois,
me fiant à ie ne sçay quelle treue, qui vcnoit d'estre publiée en nos
armées, ie m'acheminay à vn voyage, par pais estrangement cha-
touilleux, le ne fus pas si tost esuenté, que voila trois ou quatre
caualcades de diuers lieux pour m'attraper. L'vne me ioignit à la
troisième iournée : où ie fus chargé par quinze ou vingt Gentils-
hommes masquez, .suiuis d'vne ondée d'argoulets. Me voila pris et
rendu, retiré dans Icspais d'vne forest voisine, desmonté, deualizé,
mes cofres fouillez, ma boite prise, cheuaux et esquipage dispersé
à nouueaux maistres. Nous fusmes long temps à contester dans ce
halier, sur le faict de ma rançon : qu'ils me tailloient si haute, qu'il
paroissoit bien que ie ne leur estois guère cogneu. Ils entrèrent en
grande contestation de ma vie. De vray, il y auoit plusieurs circon-
stances, qui me menas.soyent du danger où l'en estois.
Tune animi$ optu, ^nea, tune pectore firmo.
TRADUCTION. — LIV. IH, CH. XII. 595
mandai de les faire entrer. II faut ajouter qu'à la vérité, je suis
peu défiant et peu soupçonneux de ma nature ; je penche volon-
tiers à admettre les excuses qu'on me donne et à interpréter les
faits dans le sens le plus favorable; je prends les hommes comme
ils sont généralement et ne crois pas aux natures perverses et dé-
naturées, non plus qu'aux prodiges et aux miracles, à moins que
je n'y sois forcé par des témoignages irréfutables; en outre, je m'en
remets aisément à la fortune et m'abandonne à corps perdu entre
ses bras, ce dont jusqu'à ce moment j'ai eu plus occasion de me
louer que de me plaindre, l'ayant trouvée plus avisée et plus amie
de mes affaires que je ne le suis moi-même. 11 y a dans ma vie
quelques actions dont on peut dire à juste titre que la conduite en
a été difficile, ou si l'on veut prudente; admettez que j'aie été pour
un tiers dans le résultat, on peut largement dire que les deux autres
tiers sont de son fait. Nous échouons, ce me semble, parce que
nous n'avons pas assez confiance dans ce que le Ciel fera pour nous,
et que nous prétendons faire par nous-mêmes plus qu'il ne con-
vient; aussi combien fréquemment nos projets n'aboutissent pas!
il est jaloux de l'étendue que nous attribuons aux droits de la
prudence humaine au détriment des siens, et nous les réduit
d'autant plus que nous leur donnons plus d'extension. Ces gens de-
meurèrent à cheval dans ma cour, tandis que leur chef, qui n'avait
pas voulu qu'on mît sa monture à l'écurie, disant qu'il fallait qu'il
se retirât dès qu'il aurait des nouvelles de son monde, était avec
moi dans ma grande salle. Il était parvenu à s'introduire chez moi
et n'avait plus qu'à mettre ses desseins à exécution. Souvent depuis,
il a répété (car il ne craignait pas de raconter le fait) que ma
figure et ma franchise l'avaient emporté en lui sur la trahison
qu'il méditait. Il remonta à cheval ; et ses gens, qui avaient les yeux
fixés sur lui, attendant le signal qu'il devait leur faire, furent bien
étonnés de le voir sortir, renonçant à profiter des avantages que, par
sa ruse, il s'était ménagés.
Une autre fois, me fiant à je ne sais quelle trêve qui venait d'être
publiée dans nos armées, je me mis en roule pour un voyage dans
un pays dont la traversée présentait beaucoup de dangers. Je ne
fus pas plutôt éventé, que trois ou quatre groupes de cavaliers se
lancèrent de divers points à ma poursuite pour me détrousser.
L'un d'eux me joignit à ma troisième journée de marche et je fus
assailli par quinze ou vingt gentilshommes masqués, suivis d'une
ondée d'argoulets. Me voilà pris, obligé de me rendre et conduit
au plus épais d'une forêt voisine; et là, démonté, dévalisé, mes
caisses fouillées, mon coffre à argent saisi, mes chevaux et tout
mon équipage dispersés entre de nouveaux maîtres. Nous demeu-
râmes longtemps dans ce hallier à discuter sur le montant de ma
rançon qu'ils fixaient si haut qu'on voyait bien que je ne leur étais
guère connu, et la question fut grandement agitée entré eux si on
me laisserait ou non la vie; de fait, certaines circonstances faisaient
que je courais un réel danger, « ce fut le cas de montrer du cou-
596 ESSAIS DE MONTAIGNE.
Il' me maintins lousiours sur le liltre de ma trefue, à leur qniller
seulement le gain qu'ils auoient faict de ma despouille, »iui nestoil
pas à mespriser, sans promesse d'autre rançon. Apres deux ou
trois heures, que nous eusmes esté là, et qu'ils m'eurent faict mon-
ter sur vn choual, qui n'auoit garde de leur eschapper, et commis
ma conduicte particulière à quinze ou vingt harquebusiers, et dis-
persé n>es gens à d'autres, ayant ordonné qu'on nous menast pri-
sonniers, diuerses routes, et moy desia acheminé à deux ou trois
har(|ut'busades de là,
lam prece Pollueis, iam Castoris implorala ;
voicy vne soudaine et tres-inopinée mutation qui leur print. le vis
reuenir à moy le chef, auec paroles plus douces : se mettant en
peine de rechercher en la trouppe mes hardes escartées, et me les
faisant rendre, selon qu'il s'en pouuoit recouurer, iusques à ma
boite. Le meilleur présent qu'ils me firent, ce fut en fin ma liberté :
le reste ne me touchoit gueres en ce temps-là. La vraye cause dvn
changement si nouueau, et de ce rauisement, sans aucune impul-
sion apparente, et d'vn repentir si miraculeux, en tel temps, en vne
entreprinse pourpensée et délibérée, et deuenue iuste par l'vsage,
(car d'arriuée ie leur confessay ouuertement le party duquel i'es-
tois, et le chemin que ie tonois) certes ie ne sçay pas bien encores
quelle elle est. Le plus apparent qui se démasqua, et me fit cognois-
Ire son nom, me redist lors plusieurs fois, que ie deuoy cette de-
liurance à mon visage, liberté, et fermeté de mes parolles, qui me
rendoient indigne d'vne telle mes-aduenture, me demanda asseu-
rance d'vne pareille. 11 est possible, que la bonté diuine se voulut
seruir de ce vain instrument pour ma conseruation. Elle me deffen-
dit encore lendemain d'autres pires embusches, desquelles ceux-cy
mesme m'auoient aduerty. Le dernier est encore en pieds, pour en
fairi! le conle : le premier fut tué il n'y a pas long temps. Si
mon visage ne respondoit pour moy, si on ne lisoit en mes yeux, et
en ma voix, la simplicité de mon intention, ie n'eusse pas duré
sans querelle, et sans V)fl"ence, si long temps : auec cette indiscrette
liberté, de dire à tort et à droict, ce qui me vient en fantasie, et
iuger temerairenient des choses. Cette façon peut paroisli-e auec
raison inciuiie, cl mal accommodée à nostre vsage : mais outra-
geuse et nialitieuse, ie n'ay vcu personne qui l'en ait iugéc : ny qui
se soil pi<|ué de ma liberté, s'il l'a receuë de ma bouche. Les pa-
TRADUCTION. - LIV. III, CH. XII. 397
rage et de la fermeté {Virgile) ». Je m'en tenais toujours à invoquer
la trêve, ne consentant à leur abandonner comme bénéfice que ce
dont ils m'avaient dépouillé, ce qui n'était pas à dédaig:ner, sans
vouloir promettre d'autre rançon. Nous en étions là après deux ou
trois heures de discussion, lorsque me faisant monter sur un che-
val avec lequel je ne courais pas risque de leur échapper, prépo-
sant spécialement à ma garde quinze ou vingt arquebusiers et ré-
partissant mes gens entre d'autres, nous voilà emmenés prisonniers
par divers chemins. Nous avions déjà marché la distance de trois
ou quatre portées d'arquebuse, et j'en étais arrivé « à m'en remet-
tre à l'assistance de Castor et de Pollux [Catulle) », quand sou-
dain il se produisit chez eux un revirement bien inattendu. Je vis
revenir vers moi le chef de la bande, qui me parla avec plus
de courtoisie ; et, se mettant en peine de faire rechercher dans sa
troupe mes bardes dispersées, il me fit rendre ce qu'il put en
retrouver, jusqu'à mon coffre à argent. Le meilleur présent qu'il
me fit, ce fut de me remettre enfin en liberté, le reste m'impor-
tant peu à pareil moment. Je ne connais pas encore bien la véri-
table cause d'un changement si peu dans les habitudes, de cette
volte-face sans motif apparent, de ce repentir si extraordinaire
dans une entreprise préméditée et exécutée de propos délibéré et
justifiée par les mœurs de l'époque, car, de prime abord, je leur
avais avoué le parti auquel j'appartenais et où je me rendais. Celui
qui occupait le premier rang se démasqua, me donna son nom et
me dit à plusieurs reprises que je devais ma délivrance à mon visage,
à la liberté et à la fermeté de mes paroles, qui faisaient qu'un trai-
tement semblable était indigne de moi, me demandant de lui don-
ner l'assurance de lui rendre la pareille à l'occasion. Il est pos-
sible que la bonté divine voulût user, pour ma conservation, de ce
moyen si aléatoire; il me servit encore le lendemain contre des
embûches pires que celles auxquelles je venais d'échapper et contre
lesquelles les premiers eux-mêmes m'avaient mis en garde. Celui
auquel j'eus attaire en cette dernière aventure est encore vivant et
peut la confirmer; l'auteur de la première a été tué il n'y a pas
longtemps.
La simplicité de ses intentions, qu'on lisait dans son
regard et dans sa voix, empêchait qu'on ne prît en mau-
vaise part la liberté de ses discours. Dans la répression
des crimes, il n'était pas pour trop de sévérité. — Si ma
physionomie ne prévenait en ma faveur, si on ne Hsait dans mes
yeux et dans ma voix la simplicité de mes intentions, je ne serais
pas demeuré si longtemps sans qu'on me cherchât querelle ou
qu'on m'offensât, étant donnée la liberté indiscrète que j'ai de dire
à tort et à travers tout ce qui me vient à l'idée et do juger témé-
rairement des choses. Cette façon peut, avec raison, paraître inci-
vile et peu dans nos usages; mais je n'ai rencontré personne qui
l'ait jugée outrageante et malintentionnée, et je n'ai pas trouvé
davantage qui que ce soit que ma liberté ait blessé, quand c'était de
598 ESSAIS DE MONTAIGNE.
rôles redites, ont comme autre son, autre sens. Aussi ne hay-ie
personne. Et suis si lasche à ofTencer, que pour le seruice de la
raison mesme, ie ne le puis faire. Et lors que l'occasion m'a conuié
aux condemnations criminelles, i'ay plustost manqué à la iustice.
Vt magis peccari nolim, qxiàm satis animi ad viridicanda peccata
habeam. On reproclioit, dit-on, à Aristote, d'auoir esté trop misé-
ricordieux enuers vn meschant homme : I'ay esté de vray, dit-il,
miséricordieux enuers l'homme, non enuers la meschanceté. Les
iugcments ordinaires, s'exaspèrent à la punition par l'horreur du
mefîaict. Cela mesme refroidit le mien. L'horreur du premier meur-
tre, m'en faict craindre vn second. Et la laideur de la première
cruauté m'en faict abhorrer toute imitation. A moy, qui ne suis
qu'escuyer de trèfles, peut toucher, ce qu'on disoit de Charillus
Roy de Sparte : Il ne sçauroit estrc bon, puis qu'il n'est pas mau-
uais aux meschans. Ou bien ainsi : car Plutarque le présente en
ces deux sortes, comme mille autres choses diuersement et contrai-
rement : Il faut bien qu'il soit bon, puis qu'il l'est aux meschants
mesme. De mesme qu'aux actions légitimes, ie me fasche de m'y
employer, quand c'est enuers ceux qui s'en desplaisent : aussi à
dire vérité, aux illégitimes, ie ne fay pas assez de conscience, de
m'y employer, quand c'est enuers ceux qui y consentent.
CHAPITRE XIII.
De l'Expérience.
I
L n'est désir plus naturel que le désir de cognoissance. Nous es-
sayons tous les moyens qui nous y peuuent mener. Quand la
raison nous faut, nous y employons l'expérience.
Per varias vsus arlem experientia fecit :
Exemplo monslrante viam.
Qui est vn moyen de beaucoup plus foible et plus vil. Mais la vérité
est chose si grande, que nous ne deuons desdaigner aucune entre-
mise qui nous y conduise. La raison a tant de formes, que nous no
TRADUCTION. — LIV. III, Cil. XII. b99
moi-même que les propos émanaient ; car pour ce qui est des paroles
rapportées, elles ont un tout autre son et prennent un sens tout
différent. — Aussi, je ne hais personne et suis peu enclin à offenser
n'importe qui; même quand la raison est en jeu, je ne me départis
pas de ce sentiment; et, quand l'occasion me mettait dans le cas
de prononcer des condamnations criminelles, j'ai plutôt fait défaut
à la justice : « Je voudrais qu'on n'eût pas commis de fautes, mais je
n'ai pas le courage de punir celles qui ont été commises {Tite Live). »
On reprochait, dit-on, à Aristote d'avoir été trop miséricordieux
envers un méchant : « J'ai été à la vérité, répondit-il, miséricor-
dieux envers l'homme, mais non envers la méchanceté. » Les juge-
ments sont d'ordinaire d'autant plus sévères dans les peines qu'ils
prononcent, que le méfait est plus horrible ; l'impression qu'il fait
sur moi est inverse : l'horreur d'un premier meurtre me fait crain-
dre d'en commettre moi-même un second, la haine que je ressens
pour la cruauté commise me fait abhorrer toute imitation et
incliner vers la douceur. A moi qui ne suis qu'un personnage de
peu d'importance, on peut appliquer ce qu'on disait de Charille,
roi de Sparte : « Il ne saurait être bon, puisqu'il n'est pas mauvais
pour les méchants » ; ou bien encore, car PÎutarque présente une
seconde interprétation de ce mot, comme il arrive de mille autres
choses qui comportent des versions diverses et cotitraires : « Faut-il
qu'il soit bon, puisqu'il l'est même pour les méchants! » — De
même que, dans ce qui est licite, je répugne à intervenir lorsqu'il
faut m'adrcsser à des gens auxquels cela déplaît ; quand il s'agit de
choses illicites, je ne me fais pas assez de conscience, à dire vrai,
de m'employer quand ceux dont cela dépend ne s'en offensent pas.
CHAPITRE XIII.
De l'expérience.
L'expérience n'est pas un moyen sûr de parvenir à la
vérité, parce qu'il n'y a pas d'événements, d'objets abso-
lument semblables; on ne peut, par suite, juger sainement
par analogie. — Il n'y a pas de désir plus naturel que celui de
connaître. Nous essayons tous les moyens qui peuvent nous y
amener et, quand la raison n'y suffit pas, nous faisons appel à l'ex-
périence : « C'est par différentes épreuves que l'expérience a créé
l'art, nous montrant, par l'exemple d' autrui, la voie à suivre [Mani-
lius). » Ce second procédé est beaucoup moins sûr que le premier
et moins digne; mais la vérité est chose de si grand prix, que n£>us
ne devons rien dédaigner de ce qui peut nous y conduire. — La
600 ESSAIS DE MONTAIGNE.
sçauons à laquelle nous prendre. L'expérience n'en a pas moins.
I^ conséquence que nous voulons tirer de la conférence des ciumio-
mens, est mal seure, d'autant qu'ils sont tousiours dissemblables.
H n'csl aucune (jualité si vniuerselle, en cette image des choses,
que la diuersité et variété. Et les Grecs, et les Latins, et nous, pour
le plus exprès exemple de similitude, nous seruons de celuy des
œufs. Toutesfois il s'est trouué des hommes, et notamment vn en.
Delphes, qui recognoissoit des marques de differeijce entre les
œufs, si qu'il n'en prenoit iamais l'vn pour l'autre. Et y ayant plu-
sieurs poules, sçauoit iuger de laquelle estoit l'œuf. La dissimili-
tude s'ingère d'elle-mesme en nos ouurages, nul art peut arriuer à
la similitude. Ny Perrozet ny autre, ne peut si soigneusement polir
et blanchir l'enuers de ses cartes, qu'aucuns loueurs ne les distin-
guent, à les voir seulement couler par les [mains d'vn autre. La
ressemblance ne faict pas tant, vn, comme la différence faict, autre.
Nature s'est obligée à ne rien faire autre, qui ne fust dissemblable.
Pourtant, l'opinion de celuy-là ne me plaist guère, qui pensoit
par la multitude des loix, brider l'authorité des iuges, en leur tail-
lant leurs morceaux. Il ne sentoit point, qu'il y a autant de liberté
et d'estenduë à l'interprétation des loix, qu'à leur façon. Et ceux-là
se moquent, qui pensent appetisser nos débats, et les arrester, en
nous r'appellant à l'expresse parolle de la Bible. D'autant que nos-
Ire esprit ne trouue pas le champ moins spatieux, à contre-roller
le sens d'aulruy, qu'à représenter le sien : et comme s'il y auoit
moins d'animosité et d'aspreté à gloser qu'à inuenter. Nous voyons,
combien il se trompoit. Car nous auons en France, plus de loix
que tout le reste du monde ensemble; et plus qu'il n'en faudroit à
régler tous les mondes d'Epicurus : Vt olim flagitijs^ sic nunc legi-
bus laboramus : et si auons tant laissé à opiner et décider à nos
iuges, qu'il ne fut iamais liberté si puissante et si licencieuse.
Qu'ont gaigné nos législateurs à choisir cent mille espèces et faicts
particuliers, et y attacher cent mille loix? Ce nombre n'a aucune
proportion, auec l'infinie diuersité des actions humaines. La multi-
plication de nos inuentions, n'arriuera pas à la variation des
exemples. Adioustez y en cent fois autant : il n'aduiendra pas
pourtant, que des euenemens à venir, il s'en trouue aucun, qui en
tout ce grand nombre de milli'ei-s d'euenemens choisis et enregis-
trez, en rencontre vn, auquel il se (misse ioindre et apparier, si
exactement, qu'il n'y reste quelque circonstance et diuersité, qui
requière diuerse considération de iugement. Il y a peu de relation
TRADUCTION. — LIV. III, CM. XIII. 601
raison a tant de formes que nous ne savons laquelle choisir, l'ex-
périence n'en a pas moins ; et les conséquences que nous cherchons
à tirer de la comparaison des événements n'offrent pas toute certi-
tude, d'autant qu'ils ne sont jamais identiques. Ce que l'on retrouve
toujours dans les choses les plus ressemblantes, c'est la diversité
et la variété. Comme exemple le plus typique de ressemblance par-
faite, les Grecs, les Latins et nous-mêmes, nous citons celle des
œufs entre eux; il s'est cependant trouvé des gens, notamment
quelqu'un à Delphes, qui y distinguaient des différences, n'en pre-
naient jamais un pour un autre, et qui, en ayant de plusieurs
poules, savaient reconnaître de laquelle était l'œuf. La dissemblance
s'introduit d'elle-même dans nos ouvrages; nul art ne peut réa-
liser une entière similitude : ni Perrozet, ni un autre ne peuvent si
soigneusement polir et blanchir l'envers de leurs cartes, que cer-
tains joueurs n'arrivent à les distinguer, rien qu'à les voir glisser
entre les mains d'un autre, La ressemblance n'unifie pas au même
degré que la différence ne diversifie. La nature s'est fait une obli-
gation de ne pas créer une chose qui ne soit dissemblable de toutes
les autres de même nature.
Par cette même raison, la multiplicité des lois est inu-
tile, jamais le législateur ne pouvant embrasser tous les
cas. — C'est pourquoi je ne partage pas l'opinion de celui-là qui
pensait, par la multiplicité des lois, brider l'autorité des juges en
leur laissant peu à décider. Il ne sentait pas que leur interprétation
laisse autant de liberté et de champ où se mouvoir, que leur con-
fection. C'est se moquer que de croire restreindre nos discussions
et y couper court, en nous rappelant constamment le texte précis
de la Bible, d'autant que notre esprit trouve pour critiquer le sens
qu'un autre y attache, autant d'arguments que pour soutenir notre
propre interprétation, et que commenter prête à non moins d'ani-
mosité et de discussions acerbes qu'inventer. — Nous voyons quelle
était son erreur, car nous avons en France plus de lois qu'il n'en
existe dans tout le reste du monde réuni et plus qu'il n'en faudrait
pour en doter tous les mondes d'Epicure : « Nous souffrons autant
des lois, qu'on souffrait autrefois des crimes {Tacite) »; et pourtant
nous avons tant laissé à nos juges sur quoi opiner et décider, que
jamais la liberté avec laquelle ils en usent n'a été plus puissante
et plus scandaleuse. Qu'ont gagné nos législateurs à faire choix de
cent mille cas et faits particuliers et d'y attacher cent mille lois?
ce nombre n'est en aucune proportion avec la diversité infinie des
actions humaines : la multiplicité de nos inventions n'atteindra
jamais la variété des exemples qu'on peut citer; en ajouterait-
on cent fois autant qu'il y en a déjà, qu'on ne ferait pas que, dans
les événements à venir, il s'en trouve un seul dans le nombre si
grand de milliers qui ont été choisis et enregistrés, qui se puisse
juxtaposer et appareiller à un autre si exactement qu'il n'y ait
quelque circonstance qui diffère et n'exige quelque modification
dans le jugement à intervenir. Il y a peu de corrélation entre nos
602 ESSAIS DE MONTAIGNE.
de nos actions, qui sont en perpétuelle mutation, auec les loix flxes
et immobiles. Les plus désirables, ce sont les plus rares, plus sim-
ples, et générales. El encore crois-ie, qu'il vaudroit mieux n'en
auoir point du tout, que de les auoir en tel nombre que nous
auons. Nature les donne tousiours plus heureuses, que ne sont
celles que nous nous donnons. Tesmoing la peinture de l'aage doré
des poètes : et Testât où nous voyons viurc les nations, qui n'en
ont point d'autres. En voila, qui pour tous iuges, employent en
leurs causes, le premier passant, qui voyage le long de leurs mon-
taignes. Et ces autres, eslisent le iour du marché, quelqu'vn d'en-
tr eux, qui sur le champ décide tous leurs procès. Quel danger y
auroit-il, que les plus sages vuidassent ainsi les nostres, selon les
occurrences, et à l'œil; sans obligation d'exemple, et de consé-
quence? A chaque pied son soulier. Le Roy Ferdinand, enuoyant
des colonies aux Indes, prouueut sagement qu'on n'y menast au-
cuns escholiers de la iurisprudcnce : de crainte, que les procès ne
peuplassent en ce nouueau monde. Comme estant science de sa na-
ture, génératrice d'altercation et diuision, iugeant auec Platon, que
c'est vue mauuaise prouision de pais, que iurisconsulles, et méde-
cins. Pourquoy est-ce, que notre langage commun, si aisé à tout
autre vsage, dénient obscur et non intelligible, en contract et testa-
ment : et que celuy qui s'exprime si clairement, quoy qu'il die et
escriue, ne trouue en cela, aucune manière de se déclarer, qui ne
tombe en doute et contradiction? Si ce n'est, que les Princes de cet
art s'appliquans d'vnc peculiere attention, à trier des mots solem-
nes, et former des clauses artistes, ont tant poisé chasque syllabe,
espluché si primement chasque espèce de cousture, que les voila
enfras^iuez et embrouillez en l'infinité des figures, et si menues
partitions : qu'elles ne pcuuent plus tomber soubs aucun règlement
et prescription, ny aucune certaine intelligence. Confusum est quid-
quid vtque in puluf.rem sectum est. Qui a veu des enfans, essayans
de rengcr à certain nombre, vne masse d'argent vif : plus ils le
pressent et peslrissent, et s'estudient à le contraindre à leur loy,
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 603
actions, qui sont en perpétuelle transformation, et nos lois, qui sont
fixes et immobiles. Le plus désirable à l'égard de celles-ci, c'est
qu'elles soient aussi peu nombreuses, aussi simples que possible
et conçues en termes généraux ; et encore mieux vaudrait, je crois,
n'en pas avoir du tout, que de les avoir en aussi grand nombre que
nous les avons.
Celles de la nature nous procurent plus de félicité que
celles que nous nous donnons; les juges les plus équita-
bles, ce serait peut-être les premiers venus, jugeant uni-
quement d'après les inspirations de leur raison. — Les lois
de la nature nous procurent toujours plus de félicité que celles que
nous nous donnons; témoin l'âge d'or que les poètes nous ont dé-
peint, et l'état dans lequel nous voyons vivre des nations qui n'en
connaissent pas d'autres. Nous en trouvons qui, pour tous juges,
ont recours, pour trancher leurs différends, au premier passant qui
traverse leurs montagnes; d'autres qui élisent, les jours de mar-
ché, quelqu'un d'entre eux qui, sur-le-champ, prononce sur tous
leurs procès. Quel danger y aurait-il à ce que les plus sages d'entre
nous règlent les nôtres de même façon, selon les circonstances et
ce qui leur en semble, sans avoir à tenir compte des précédents ni
des conséquences? A chaque pied son soulier, à chaque cas particu-
lier sa solution propre. Le roi Ferdinand, envoyant des colonies
aux Indes, faisait acte de sage prévoyance, en prescrivant qu'il
n'y fût compris aucun étudiant en jurisprudence, de peur qu'avec
cette science, portée par nature à engendrer les altercations et les
divisions, le goût des procès ne vint à s'implanter dans ce nouveau
monde; il jugeait, comme Platon, que « jurisconsultes et médecins
sont de mauvais éléments dans un pays ».
Pour vouloir être trop précis, les textes de loi sont con-
çus en termes si obscurs (obscurité à laquelle ajoutent
encore, ici comme en toutes choses, les interprétations),
qu'on n'arrive pas, dans les contrats et testaments, à, for-
muler ses idées d'une façon indiscutable. — Pourquoi notre
langage usuel, si commode pour tout autre usage, devient-il obscur
et inintelligible quand il est employé dans les contrats et testaments ;
et que des gens qui s'expriment si clairement quand ils parlent ou
qu'ils écrivent, ne trouvent pas, lorsqu'il s'agit d'actes de cette na-
ture, possibilité de dire ce qu'ils veulent, sans prêter au doute et à
la contradiction? C'est parce que les princes en cet art se sont telle-
ment appliqués à faire choix de mots qui en imposent, de formules
si artistement arrangées, ont tellement pesé chaque syllabe, éplu-
ché avec tant de subtilité tous les termes, que l'on s'embarrasse et
s'embrouille dans cette infinité de formules et de si menus détails,
au point qu'on n'y distingue plus ni règles, ni prescriptions et qu'on
ny comprend absolument rien : « Tout ce qui est divisé au point
de n'être que poussière, devient confus (Sénèque). » Qui a vu des
enfants essayant de diviser en un nombre de fractions déterminé
une certaine quantité de vif argent? plus ils le pressent, le pétris-
604 ESSAIS DE MONTAIGNE.
plus ils irritent la liberté de ce généreux métal : il fuit à leur arl,
et se va menuisant et esparpillanl, au delà de tout conte. C'est de
mesmc; car en suhdiuisaut ces subtilitez, on apprend aux hommes
d'accroistre les doubles : on nous met en train, destendre et diuer-
sifler les difficultez : on les allonge, on les disperse. En semant les
questions et les retaillant, on faict fructifier et foisonner le monde,
en incertitude et en querelle. Comme la terre se rend fertile, plus
elle est esmiée et profondement remuée. DifficuUatem focit doctrina.
Nous doutions sur Vlpian, et redoutons encore sur Bartolus et Bal-
dus. Il falloil effacer la trace de cette diuersité innumerable d'opi-
nions : non point s'en parer, et en entester la postérité. le ne sçay
qu'en dire : mais il se sent par expérience, que tant dïnterpreta-
tions dissipent la vérité, et la rompent. Aristote a escrit pour être
entendu; s'il ne l'a peu, moins le fera vn moins habille : et vu
tiers, que celuy qui traicte sa propre imagination. Nous ouurons la
matière, et l'espandons en la destrempant. D'vn subiect nous en
faisons mille : et retombons en multipliant et subdiuisant, à l'in-
finité des atomes d'Epicurus. lamais deux hommes ne iugerent pa-
reillement de mesme chose. Et est impossible de voir deux opinions
semblables exactement : non seulement en diuers hommes, mais
en mesme homme, à diuerses heures. Ordinairement ie trouue à
doubter, en ce que le commentaire n'a daigné toucher. le bronche
plus volontiers en pais plat : comme certains chenaux, que ie co-
gnois, qui choppent plus souuent en chemin vnv. Qui ne diroit
que les gloses augmentent les doubles el l'ignorance, puis qu'il ne
se voit aucun liure, soit humain, soit diuin, sur qui le monde sem-
besongne, duquel l'interprétation face tarir la difficulté? Le cen-
tiesme commentaire, le renuoye à son suiuant, plus espineux, et
plus scabreux, que le premier ne l'auoit Irouué. Quand est-il con-
uenu entre nous, ce liure en a assez, il n'y a meshuy plus que dire?
(îecy se voit mieux en la chicane. On donne aulhorité de loy à in-
finis docteurs, infinis arrests, et à autant d'interprétations. Trou-
unns nous pointant quelcjne fin au besoin d'interpréter? s'y voit-il
quelque progrez et aduancemcnt vers la tranquillité? nous faut-il
moins d'aduocals et de iuges, que lors que cette masse de droicl,
•'sloit encore en sa première enfance? Au contraire, nous obscur-
<;isson8 et enseuelissons Tintelligence. Nous ne la descouurons plus,
«pià la mercy de tant de clostures el barrières. Les hommes mesco-
TRADUCTION. — LIV. 111, CH. XIll. 605
sent et s'ingénient à l'obliger à obéir à leur fantaisie, plus ils
irritent la fluidité de ce métal rebelle, qui échappe à leurs efforts
et va s'émiettant en globules qui s'éparpillent à l'infini. Il en est ici
de même : en multipliant les subtilités, on apprend aux gens à
introduire de plus en plus ce qui prête au doute, on nous incite
à étendre et diversifier les difficultés, on les augmente et on en
met partout. En semant les questions qu'il faudra élucider, en les
retaillant pour qu'elles acquièrent plus de netteté, on fait fructifier
et foisonner de par le monde l'incertitude et les querelles; telle la
terre qu'on rend d'autant plus fertile qu'on l'ameublit davantage
et qu'on la remue plus profondément : « C'est la doctrine qui pro-
duit les difficultés [Quintilien) . » Nous doutions avec Ulpian, nous
doutons davantage encore avec Bartholus et Baldus. Il eût fallu
effacer les traces de cette innombrable diversité d'opinions et non
point s'en parer et en rompre la tête à la postérité. Je ne sais qu'en
dire; mais on sent par expérience que tant d'interprétations désa-
grègent la vérité et la rendent insaisissable. Aristote a écrit pour
être compris; s'il ne l'est pas, un autre moins habile que lui, qui
cherche à saisir des idées qui ne sont pas les siennes, y réussira
encore moins. Nous mettons à nu la matière, nous répandons en la
délayant; d'un sujet nous en faisons mille et, à force de multiplier
et de subdiviser, nous en arrivons à cette infinité d'atomes qu'avait
imaginée Épicure. — Jamais deux hommes n'ont jugé une même
chose d'une même façon; et il est impossible de trouver deux
opinions exactement semblables, non seulement chez plusieurs
hommes, mais chez un même homme à des heures différentes.
Ordinairement, je trouve à douter de points sur lesquels les com-
mentaires n'ont pas daigné s'exercer; je trébuche aisément là où
ne se présente aucune difficulté, comme certains chevaux que je
connais, qui bronchent plus souvent dans des chemins sans aspé-
rités.
Qui peut nier que les explications n'augmentent les doutes et l'i-
gnorance, quand on voit qu'il n'y a aucun livre soit humain, soit
divin, sur lequel tout le monde ne s'acharne sans que les interpré-
tations mettent fin aux difficultés? Le centième commentateur le
laisse à celui qui vient après lui, plus épineux et plus scabreux
que ne l'avait trouvé le premier qui a entrepris de l'expliquer.
Quand avons-nous jamais dit entre nous d'un livre : « Ce livre a
été suffisamment analysé, il n'y a désormais plus rien à en dire»?
— Ceci apparaît encore mieux dans la chicane. On donne l'autorité
des lois a une infinité de docteurs, à une infinité d'arrêts, et à
autant d'interprétations : arrivons-nous cependant à mettre un
terme quelconque à ce besoin d'interpréter; constate-t-on quelque
progrès et acheminement vers la tranquillité; nous faut-il moins
d'avocats et de juges que lorsque cette énorme masse qu'est de-
venu le droit, en était encore à sa première enfance? Au con-
traire nous en obscurcissons et ensevelissons la compréhension,
que nous ne découvrons plus qu'au travers de quantité de clôtures
606 ESSAIS DE MONTAIGNE.
giioissent la maladie naliirclle de leur esprit. Il ne faicl que fureter
et quester; et va sans cesse, tournoyant, baslissant, et s'empes-
trant, en sa besongno : comme nos vers à soye, et s'y eslouffe. Mus
in pice. Il pense remarquer de loing, ie ne sçay quelle apparence
de clartc et vérité imaginaire : mais pendant qnïl y court, tant de
diffîcultez luy trauersent la voye, d'empeschemens et de nouuelles
questes, qu'elles l'esgarent et l'enyurent. Non guère autrement,
qu'il aduint aux chiens d'Esope, lesquels dcscouurans (juelque ap-
parence de corps mort flotter en mer, et ne le pouuans approcher,
entreprindrent de boire cette eau, d'asseicher le passage, et s'y es-
toulTerent. A quoy se rencontre, ce qu'vn Crates disoit des cscrits
de Heraclitus, qu'ils auoient besoin d'vn lecteur bon nageur, afin
que la profondeur et pois de sa doctrine, ne l'engloutist et suffo-
quast. Ce n'est rien que foiblesse particulière, qui nous faict
contenter de ce que d'autres, ou que nous-mesmes auons trouué en
cette chasse de cognoissance : vn plus habile ne s'en contentera
pas. Il y a tousiours place pour vn suiuant, ouy et pour nous mes-
mes, et route par ailleurs. Il n'y a point de fin en nos inquisitions.
Nostre fin est en l'autre monde. C'est signe de racourcissement
d'esprit, quand il se contente : ou signe de lasseté. Nul esprit
généreux, ne s'arreste en soy. Il prétend tousiours, et va outre ses
forces. Il a des eslans au delà de ses effects. S'il ne s'auancc, et ne
se presse, et ne s'accule, et ne se choque et tourneuire, il n'est vif
qu'à demy. Ses poursuites sont sans terme, et sans forme. Son ali-
ment, c'est admiration, chasse, ambiguïté. Ce que dedaroit assez
Apollo, parlant tousiours à nous doublement, obscurément et obli-
quement : ne nous repaissant pas, mais nous amusant et embeson-
gnant. C'est vn mouuement irregulier, perpétuel, sans patron et
sans but. Ses inucntions s'eschauffent, se suiuent, et s'entreprodui-
sent l'vne l'autre.
A inti voit-on en vn rui$$eau coulant,
Sans fin l'vne eau, ajires Fautre roulant,
El tout de rang, d'vn éternel conduict;
L'vne suit l'autre, et l'vne l'autre fuit.
Par cette-cy, celle-là est poussée.
Et cette-cy, par Vautre est deuancée :
Tousiours l'eau va dans Peau, et tousiours e$t ce
Mesmc ruisseau, et tousiours eau diuerse.
II y a plus affaire à interpréter les interprétations, qu'à inter-
préter les choses : et plus de liures sur les liurcs, que sur autre
subiect. Nous ne faisons que nous entregloser. Tout fourmille de
commentaires : dautheurs, il en est grand cherté. Le principal et
plus fameux sçauoir de nos siècles, est-ce pas sçauoir entendre les
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 607
et de barrières. Les hommes méconnaissent la maladie de leur
esprit : il ne fait que fureter et être en quête ; il va sans cesse tour-
noyant, bâtissant, s'empêtrant dans sa besogne, comme nos vers
à soie, comme « une sowis dans de la poix », et il s'y étouffe. De
loin, il pense remarquer je ne sais quelle apparence de clarté et de
vérité imaginaires; mais, pendant qu'il y court, tant de difficultés
lui barrent la route, soulevant des empêchements, de nouvelles
enquêtes à faire, qu'elles l'égarent et l'enivrent; c'est à peu près le
cas des chiens d'Ésope qui, croyant apercevoir un corps mort flotter
sur la mer et n'en pouvant approcher, entreprirent de boire toute
l'eau pour y arriver à sec' et en crevèrent. C'est la même idée
qu'émettait un certain Cratès, disant des écrits d'Heraclite, « qu'ils
avaient besoin d'un lecteur qui fût bon nageur », pour que la pro-
fondeur et le poids de sa doctrine ne l'engloutissent et ne le suffo-
quassent.
Si les interprétations se multiplient à ce point, la cause
en est à, la faiblesse de notre esprit, qui, en outre, ne sait
se fixer; en ces siècles on ne compose plus, on commente.
— C'est uniquement la faiblesse de chacun de nous, qui fait que
nous nous contentons de ce que d'autres, ou nous-mêmes, avons
trouvé dans cette chasse à laquelle nous nous livrons pour arriver à
savoir; un plus habile ne s'en contentera pas. Il y a toujours place
pour qui viendra après nous, et même pour nous, en nous y pre-
nant autrement. Nos investigations sont sans fin, nous ne nous
arrêterons que dans l'autre monde. C'est signe que notre esprit
est à court quand nous nous déclarons satisfaits, ou qu'il est las.
Nul esprit généreux ne s'arrête de lui-même : il va toujours de
l'avant et plus qu'il n'a de force, il a des élans qui l'emportent au
delà de ce qu'il peut; s'il n'avance, s'il ne presse, ne s'accule, ne se
heurte, ne tourne sur lui-même, c'est qu'il n'est vif qu'à moitié;
ses poursuites sont sans limite et sans forme déterminée; il se
nourrit d'admiration, de recherches, d'ambiguïté; ce qu'indiquait
assez Apollon, en nous parlant toujours en termes à double sens,
obscurs et détournés qui, ne donnant jamais pleine satisfaction, ne
faisaient qu'amuser et travailler l'imagination. Nous sommes conti-
nuellement agités d'un mouvement qui n'a rien de régulier, qui ne
se modèle sur rien et est sans but; nos inventions s'échauffent, se
succèdent et apparaissent sans interruption aucune : « Ainsi voit-on
dans un ruisseau qui coule, une eau roulant sans cesse après une
autre, dans un ordre qui est éternellement le même. L'une suit l'autre,
l'autre la fuit; celle-ci toujours -pressée par celle-là et la devançant
toujours. Toujours l'eau s'écoule dans Veau; c'est toujours le même
ruisseau et toujours une eau nouvelle [la Boétie). »
Interpréter les interprétations donne plus de mal qu'interpréter
les choses elles-mêmes, nous faisons plus de livres sur des livres
que sur des sujets autres ; nous ne savons que nous commenter les
uns les autres. Tout fourmille de commentaires, et très rares sont
les auteurs proprement dits. La principale science de nos siècles, ce
608 ESSAIS DE MONTAIGNE.
sçauant? Est-ce pas la fin commune et dernière de louts esludes?
Nos opinions s'entent les vnes sur les autres. La première sert de
tige à la seconde : la seconde à la tierce. Nous cschellons ainsi de
degré en degré. El aduient de là, que le plus haut monté, a souuent
plus d'honneur, que de mérite. Car il n'est monté que d'vn grain, .
sur les ospaules du penullime. Combien souuent, et sottement
à rauanturc, ay-ie eslendu mon liure à parler de soy? Sottement,
quand ce ne scroit que pour cette raison : Qu'il me deuoit souuenir,
de ce que ie dy des autres, qui en font de mesmes. Que ces œilla-
des si fréquentes à leurs ouurages, tesmoignent que le cœur leur i
frissonne de son amour, et les rudoyements mesmes, desdaigneux
dequoy ils le battent, que ce ne sont que mignardises, et affetteries,
d'vne faueur maternelle. Suiuanl Aristote, à qui, et se priser et
se mespriser, naissent souuent de pareil air d'arrogance. Car mon
excuse : Que ie doy auoir en cela plus de liberté que les autres, .
d'autant qu'à poinct nommé, i'escry de moy, et de mes escrils,
comme de mes autres actions : que mon thème se renuerse en soy :
ie ne sçay, si chacun la prendra. l'ay veu en Allemagne, que
Luther a laissé autant de diuisions et d'altercations, sur le doubte
de ses opinions, et plus, qu'il n'en esmeut sur les escritures saine- 2
tes. Nostre contestation est verbale. le demande que c'est que na-
ture, volupté, cercle, et substitution. La question est de parolles,
et se paye de mesme. Vne pierre c'est vn corps : mais qui presse-
roit : Et corps qu'est-ce? substance : et substance quoy? ainsi de
suilte : acculeroit en fin le respondant au bout de son Calepin. On .
eschange vn mot pour vn autre mot, et souuent plus incogneu. le
sçay mieux que c'est qu'homme, que ie ne sçay que c'est animal,
ou mortel, ou raisonnable. Pour satisfaire à vn doute, ils m'en don-
nent trois. C'est la teste d'Hydra. Socrates demandoit à Memnon,
que c'esloit que vertu : Il y a, dist Memnon, vertu d'homme et de 3
fenune, de magistrat et d'homme priué, d'enfant et de vieillarl.
Voicy qui va bien, s'escria Socrates : nous estions en cherche d'vne
vertu, lu nous en apporte vn exaim. Nous communiquons vne ques-
tion, on nous en redonuf vne ruchée. Comme nul euenement et
nullf roriiic, ressemble entièrement à vue autre, aussi ne diffère .
TRA.DUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 609
qui nous vaut le plus de réputation, n'est-ce pas de pouvoir com-
prendre les savaats; n'est-ce pas la fin dernière et la plus habi-
tuelle de nos études ? Nos opinions se entent les unes sur les autres :
la première sert de tige à la seconde, la seconde à la troisième,
nous montons ainsi l'échelle degré par degré, et il arrive de la
sorte que le plus haut monté a souvent plus d'honneur que de
mérite, car il ne fait que s'élever d'un rien sur l'épaule de l'avant-
dernier.
Combien souvent et peut-être sottement, ai-je fait que mon livre
parle de lui-même? C'est sottise, ne serait-ce que pour cette rai-
son que j'eusse dû me souvenir de ce que je dis des autres qui font
de même : « Ces œillades si fréquentes, adressées à leur ouvrage,
témoignent que leur cœur a pour lui de tendres sentiments; et
même lorsqu'ils le rudoient et affectent de le traiter avec dédain,
ce ne sont là que mignardises et coquetteries d'affection mater-
nelle » ; c'est ce que nous dit Aristote, en ajoutant que l'estime et
le mépris vis-à-vis de soi-même se traduisent souvent avec le môme
air arrogant. J'ai pourtant une excuse : « C'est (|ue, sur ce point,
j'ai plus qu'un autre le droit de prendre cette liberté parce que
c'est précisément de moi, de mes écrits comme de toutes mes autres
actions quelles qu'elles soient, que traite mon livre, et que mon
sujet veut que j'y revienne souvent »; mais je ne sais trop si cette
raison, tout le monde voudra l'admettre.
Ce qu'il y a de singulier, c'est que les discussions ne
roulent guère que sur des questions de mots ; et, si dissem-
blables que soient les choses, il se trouve toujours quelque
point qui fait que chacun les interprète à, sa façon. —
En Allemagne, les doutes auxquels ont donné lieu les propres
idées de Luther ont produit autant et plus de divisions et de
discussions, que lui-même n'en a soulevé par ses interprétations
des saintes Écritures. Les termes employés sont la cause de tous nos
débats; si je demande ce que veulent dire : nature, volupté, cercle,
substitution, la question porte sur des mots, on y répond par des
mots. « Qu'est-ce qu'une pierre? — C'est un corps. » Que quelqu'un
poursuive : « Et un corps, qu'est-ce? — Une substance. — Et qu'est-ce
qu'une substance? » et ainsi de suite; qui l'on interroge de la sorte
finit par être hors d'état de répondre. C'est un simple échange d'ex-
pressions où l'une en remplace une autre, et où souvent la seconde
est plus inconnue que la première ; je sais mieux ce qu'est un homme,
que je ne comprends quand on me dit que c'est un animal, un mor-
tel, un être raisonnable; pour me délivrer d'un doute, on m'en sou-
met trois; c'est la tête de l'hydre. — Socrate demandait à Memnon
ce que c'était que la vertu : « Il y a, lui répondit celui-ci, vertu
d'homme, vertu de femme, de magistrat, d'homme privé, d'enfant,
de vieillard. — Voilà qui va bien, s'écria Socrate; nous étions en
quête d'une vertu, tu nous en apportes un essaim. » Nous posons une
question, on nous en donne le contenu d'une ruche. — Si aucun
événement, aucune formation extérieure ne ressemblent entière-
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. UI. 39
610 ESSAIS DE MONTAIGNE.
Ivne (Je i'iiulro cnlierenionl. In},'enieux meslange de Nature. Si nos
faces n'csloient semblables, on ne sçauroil discerner l'homme de la
bestc : si elles n'csloient dissemblables, on ne sçauroit discerner
l'homme de l'homme. Toutes choses se tiennent par quelque simi-
litude. Tout exemple cloche. Et la relation qui se tire de l'expé-
rience, est tousiours delaillante et imparfaicte. On ioinct toutesfois
les comparaisons par quelque bout. Ainsi serucnt les loix; et s'as-
sortissent ainsin, à chacun de nos affaires, par quelque interpré-
tation destournée, contrainte et biaise. Puisque les loix éthiques,
qui regardent le deuoir particulier de chacun en soy, sont si diffi-
ciles à dresser : comme nous voyons qu'elles sont : ce n'est pas
merueille, si celles qui gouuernent tant de particuliers, le sont
d'auantage. Considérez la forme de cette iustice qui nous régit;
c'est vn vray tesmoignage de l'humaine imbécillité : tant il y a de
contradiction et d'erreur. Ce que nous trouuons faueur et rigueur
en la iustice : et y en trouuons tant, que ie ne sçay si Tentre-deux
s'y trouue si souuent : ce sont parties maladiues, et membres inius-
tes, du corps mesmes et essence de la iustice. Des païsans, vien-
nent de m'aducrtir en haste, qu'ils ont laissé présentement en vue
forest qui est à moy, vn homme meurtry de cent coups, qui respire
encores, et qui leur a demandé de l'eau par pitié, et du secours
pour le sousleuer. Disent qu'ils n'ont osé l'approcher, et s'en sont
fuis, de peur que les gens de la iustice ne les y attrapassent : et
comme il se faict de ceux qu'on rencontre près d'vn homme tué, ils
n'eussent à rendre conte de cet accident, à leur totale ruyne :
n'ayans ny suffisance, ny argent, pour doffendrc leur innocence.
Que leur eussé-ie dict? Il est certain, que cet office d'humanité, les
eust mis en peine. Combien auons nous descouuert d'innocens
auoir esté punis : ie dis sans la coulpe des iuges; et combien en y
a-il eu, que nous n'ayons pas descouuert? Cecy est aduenu de mon
temps. Certains sont condamnez à la mort pour vn homicide; lar-
rest sinon prononcé, au moins conclud et arresté. Sur ce poincl,
les iuges sont aduerlis par les officiers d'vne cour subalterne, voi-
sine, qu'ils tiennent quel([ues prisonniers, lesquels aduoûent diser-
tement cet homicide, et apportent à tout ce faict, vne lumière in-
dubitable. On dolibeir, si pourtant on doit interi-ompre et différer
l'exécution de l'arrest donné contie les premiers. On considère la
nouuelleté de l'exemple, et sa conséquence, pour accrocher les
iugcmens : Que la condenmation est iuridiqucment passée; les iu-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 611
ment à d'autres, la dissemblance, par un ingénieux mélange opéré
par la nature, n'est non plus jamais complète. Si nos visages n'é-
taient pas semblables, l'homme ne pourrait être distingué de la
bête; et s'ils se ressemblaient, un homme ne se distinguerait pas
d'un autre. Toutes les choses se tiennent par quelque similitude,
l'identité avec un exemple donné n'est jamais absolue; par suite, la
relation tirée de l'expérience est toujours imparfaite et en défaut.
Toutefois les comparaisons se joignent entre elles par quelque bout;
c'est ce qui arrive aux lois que, par quelque interprétation détour-
née, forcée et indirecte, on assortit à chacun des cas qui se présen-
tent.
Imperfection des lois; exemples d'actes d'inhumanité et
de forfaits judiciaires auxquels elles conduisent; combien
de condamnations plus criminelles que les crimes qui les
motivent! — Les lois morales afférentes aux devoirs particuliers
de chacun vis-à-vis de soi-même étant, comme nous le voyons, si
difficiles à dresser, il n'est pas étonnant que celles qui gouver-
nent des individus en si grand nombre le soient plus encore.
Considérez les formes de la justice qui nous régit : elles consti-
tuent un vrai témoignage de l'imbécillité humaine, tant elles pré-
sentent de contradictions et d'erreurs! La faveur et la rigueur
qu'on y trouve, et il s'en trouve tant que je ne sais si l'impartia-
lité y existe aussi souvent, sont des maladies, des difformités qui
font partie intégrante de la justice et sont dans son essence. —
Des paysans, au moment même ou j'écris, viennent m'avertir en
toute hâte qu'ils ont aperçu à l'instant, dans une forêt qui m'ap-
partient, un homme meurtri de cent coups, respirant encore, qui
leur a demandé de lui donner par pitié de Teau et un peu d'aide
pour se soulever. Ils n'ont pas osé l'approcher, disent-ils, et se
sont enfuis, de peur d'être attrapés par les gens de justice, comme
il arrive à ceux rencontrés près d'un homme assassiné, et d'avoir
à rendre compte de l'accident, ce qui eût été leur ruine complète,
n'ayant ni le moyen ni l'argent nécessaires pour démontrer leur in-
nocence. Que pouvais-je leur dire? il est certain qu'en satisfaisant
à ce devoir d'humanité, ils se fussent compromis.
Combien avons-nous découvert d'innocents qui ont été punis
sans, veux-je dire, qu'il y ait de .la faute des juges; et combien y
en a-t-il que nous ne connaissons pas? — Voici un fait arrivé de
mon temps : Des gens sont condamnés à mort pour homicide;
l'arrêt est sinon prononcé, du moins on est d'accord et ce qu'il doit
porter est arrêté. Là-dessus, les juges sont informés par les offi-
ciers d'une cour voisine, ressortissant de la leur, que des prison-
niers qu'ils détiennent, avouent catégoriquement cet homicide et
font sur cette affaire une lumière indubitable. On délibère si,
nonobstant, on doit suspendre et différer l'exécution de l'arrêt
rendu contre les premiers; on considère la nouveauté du cas, ses
conséquences sur les entraves qui en résulteraient pour l'exécution
des jugements; on envisage que la condamnation a été juridique-
612 ESSAIS DE MONTAIGNE.
ges priucz do rcpeiitancc. Somme, ces pauurcs diables sont consa-
crez aux formules de la iuslice. Philippus, ou quelque autre, prou-
ueut à vn pareil incoiiuenient, en cette manière. Il auoit condamné
en grosses amendes, vn homme enuers vn autre, par vn iugemenl
résolu. La vérité se descouuranl quelque temps après, il se trouua
qu'il auoit iniquement iugé. D'vn costé estoit la raison de la cause :
de Tautre costé la raison des formes iudiciaires. Il satisfit aucune-
ment à toutes les deux, laissant en son estât la sentence, et recom-
pensant de sa bourse, l'interest du condamné. Mais il auoit affaire
à vn accident réparable; les miens furent pendus irréparablement.
Combien ay-ie veu de condemnations, plus crimineuses que le
crime? Tout cecy me faict souuenir de ces anciennes opinions :
Qu'il est force de faire tort en détail, qui veut faire droict en gros;
et iniustice en petites choses, qui veut venir à chef de faire iustice
es grandes : Que l'humaine iustice est formée au modelle de la mé-
decine, selon laquelle, tout ce qui est vtile est aussi iuste et hon-
neste. El de ce que tiennent les Stoïciens, que Nature niesme pro-
cède contre iustice, en la plus-part de ses ouurages. Et de ce que
tiennent les Cyrenaïques, qu'il n'y a rien iuste de soy : que les cous-
tumes et loix forment la iustice. Et les Theodoriens, qui trouuent
iuste au sage le larrecin, le sacrilège, toute sorte de paillardise, s'il
cognoist qu'elle luy soit profitable. Il n'y a remède, l'en suis là,
comme Alcibiades, que ie ne me representeray iainais, que ie
puisse, à homme qui décide de ma teste : où mon honneur, et ma
vie, dépende de l'industrie et soing de mon procureur, plus que
de mon innocence. le m(> hazarderois à vne telle iustice, qui me
recogneust du bien faict, comme du mal faict : où ieusse autant à
espérer, qu'à craindre. L'indeninilé n'est pas monnoye suffisante,
à vn homme qui faict mieux, que de ne faillir point. Nostrc iustice
ne nous présente que l'vne de ses mains; et encore la gauche.
Quiconque il soit, il en sort auecques perle. En la Chine, duquel
royaume la police et les arts, sans commeice et cognoissance des
iioslres, surpassent nos exemples, eu plusieurs parties d'excel-
lence : et duquel l'histoire m'apprend, combien h* inonde est plus
ample et plus diuers, que ny les anciens, ny nous, ne pénétrons :
TRADUCTIOxN. — LIV. III, CH. XIII. 613
ment prononcée, que les juges n'ont aucun reproche à se faire ; en
somme, ces pauvres diables sont immolés aux formes de la justice.
— Philippe de Macédoine, ou quelque autre, pourvut à pareille diffi-
culté de la manière suivante : Il avait, par un jugement en règle,
condamné un homme à une grosse amende envers un autre; la
vérité ayant été découverte quelque temps après, il se trouva qu'il
avait jugé contrairement à l'équité. D'un côté il y avait l'intérêt de
la cause qui était juste, de l'autre celui des formes judiciaires qui
avaient été bien observées; il satisfit aux deux, en laissant subsis-
ter la sentence telle qu'elle était et compensant de ses propres
deniers le dommage fait au condamné. Mais là, l'accident était
réparable; mes gens, eux, furent irrémédiablement pendus. Com-
bien ai-je vu de condamnations plus criminelles que le crime pour
lequel elles avaient été prononcées!
Montaigne partage ropinion des anciens, quHl est pru-
dent, qu^on soit accusé à tort ou à, raison, de ne pas se
mettre entre les mains de la justice. Puisqu'il y a des juges
pour punir, il devrait y en avoir pour récompenser. — Tout
ceci me fait souvenir de ces principes qui avaient cours jadis :
« Celui qui veut le triomphe du droit dans les questions générales,
est obligé de le sacrifier dans les questions de détail; l'injustice
dans les affaires de peu d'importance, est le seul moyen de faire
que les grandes se règlent avec équité. » La justice humaine est
comme la médecine pour laquelle toute chose utile est, par cela
même, juste et honnête; cela répond à ce qu'admettent les Stoï-
ciens : « que la nature elle-même, dans la plupart de ses œuvres,
va à rencontre de ce qui est juste »; les Cyrénaïques, « que rien
n'est juste par soi-même ; ce sont les coutumes et les lois qui déter-
minent ce qui l'est et ce qui ne l'est pas » ; les Théodoriens, « que.
le larcin, le sacrilège, les actes immoraux de toute nature sont
justifiés aux yeux du sage, du moment qu'il reconnaît qu'il peut y
avoir profit ». A cela, pas de remède, et j'fen suis arrivé à penser,
comme Alcibiade, que je ne me livrerai jamais, si j'en ai la possi-
bilité, à un homme qui a droit de vie et de mort sur moi, devant
lequel mon honneur et ma vie dépendent du talent et de l'habileté
de mon avocat plus que de mon innocence. — Je ne voudrais me
risquer que devant une justice ayant qualité pour connaître de mes
bonnes actions comme de mes mauvaises, de laquelle j'aurais
autant à espérer qu'à craindre. Une indemnité n'est pas suftisante
à l'égard d'un homme qui fait mieux encore que de ne pas com-
mettre de faute. Notre justice ne nous présente que l'une de ses
mains, encore est-ce la main gauche; et quiconque, quel qu'il soit,
ayant affaire à elle, s'en tire toujours avec perte.
En Chine, les institutions et les arts, qui diffèrent considérable-
ment des nôtres et que nous ne connaissons qu'imparfaitement,
l'emportent en plusieurs points, par leur excellence, sur ce qui se
passe chez nous. Dans cet empire, où ni les anciens ni nous n'a-
vons pénétré et dont, d'après l'histoire, la population est si consi-
6i4 ESSAIS DE MONTAIGNE.
les officiers députez par le Prince, pour visiter Testai de ses pro-
uinces, comme ils punissent ceux, qui maluersent en leur charge, ils
rémunèrent aussi de pure libéralité, ceux qui s'y sont bien portez
outre la commune sorte, et outre la nécessité de leur deuoir : on
s'y présente, non pour se garantir seulement, mais pour y acqué-
rir : ny simplement pour eslre payé, mais pour y estre estrené.
Nul iuge n'a encore, Dieu mercy, parlé à moy comme iuge, pour
quelque cause que ce soit, ou mienne, ou tierce, ou criminelle, ou
ciuile. Nulle prison m'a receu, non pas seulement pour m'y prome-
ner. L'imagination m'en rend la veuë mesn^e du dehors, desplai-
sante, le suis si affady après la liberté, que qui me defTendroit l'ac-
cez de quelque coin des Indes, i'en viurois aucunement plus mal à
mon aise. Et tant que ie trouueray terre, ou air ouuert ailleurs, ie
ne croupiray en lieu, où il me faille cacher. Mon Dieu, que mal
pourroy-ie souffrir la condition, où ie vois tant de gens, clouez à
vn quartier de ce royaume, priuez de l'entrée des villes principales,
et des courts, et de l'vsage des chemins publics, pour auoir querellé
nos loix. Si celles que ie sers, me mcnassoient seulement le bout
du doigt, ie m'en irois incontinent en trouuer d'autres, où que ce
fust. Toute ma petite prudence, en ces guerres ciuiles où nous som-
mes, s'employe à ce, qu'elles n'interrompent ma liberté d'aller et
venir. Or les loix se maintiennent en crédit, non par ce qu'elles
sont iustes, mais par ce qu'elles sont loix. C'est le fondement mys-
tique de leur authorité '. elles n'en ont point d'autre. Qui bien leur
sert. Elles sont souuent faictes par des sots. Plus souuent par des
•gens, qui en haine d'equalité ont faute d'équité. Mais lousiours par
des hommes, autheurs vains et irrésolus. Il n'est rien si lourde-
ment, et largement fautier, que les loix : ny si ordinairement. Qui-
conque leur obéit par ce qu'elles sont iustes, ne leur obeji, pas ius-
tement par où il doit. Les nostres Françoises, prcstent aucunement
la main, par leur desreiglement et deformité, au desordre et cor-
ruption, qui se voit en leur dispensation, et exécution. Le comman-
dement est si trouble, et inconstant, qu'il excuse aucunement, et la
désobéissance, et le vice de l'interprétation, de l'administration, et
de l'obserualion. Quel que soit donq le fruict que nous pouuons
auoir de Texperience, à peine seruira beaucoup à nostrc inslitu-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 615
dérable et si diverse de la nôtre, des officiers sont envoyés par le
prince pour inspecter l'état des provinces; et, de même qu'ils punis-
sent ceux qui commettent des malversations dans leur charge, ces
officiers récompensent d'autre part par de réelles libéralités ceux
qui se sont distingués dans l'exercice de leurs fonctions et ont fait
plus que leur devoir n'exigeait. On se présente à eux, non seulement
pour satisfaire à ce qu'on doit, mais pour être rémunéré ; non pour
être simplement payé de ce qui vous est dû, mais * encore pour
recevoir des gratifications.
Il n'a jamais eu de démêlés avec la justice, et il est
si épris de liberté, qu'il irait n'importe où s'il sentait la
sienne menacée. — Nul juge, Dieu merci, ne m'a encore parlé
comme juge, en quelque cause que ce soit, nous concernant
moi ou un autre, au criminel comme au civil. Je ne suis jamais
entré dans une prison, pas même pour la visiter; mon imagina-
tion m'en rend la vue désagréable, même du dehors. Je suis si
languissant de liberté, que si l'on me défendait l'accès de quelque
coin des Indes, j'en vivrais eu quelque sorte plus mal à mon aise;
et tant que je trouverai un endroit où la terre et la mer soient
libres, je ne séjournerai pas dans un lieu où il faudrait me cacher.
Mon Dieu, que je souffrirais donc de la condition où je vois tant
de gens, astreints à demeurer en un point déterminé du royaume,
auxquels sont interdits l'entrée des grandes villes, des résidences
royales, l'usage des chemins publics, parce qu'ils ont transgressé
les lois! Si celles sous lesquelles je vis, me menaçaient seule-
ment le bout d'un doigt, je m'en irais immédiatement me ranger
sous d'autres, où qu'il me faille aller. Toute ma petite prudence,
je l'emploie, durant les guerres civiles qui nous affligent, à ce
qu'elles n'entravent pas ma liberté d'aller et de venir.
Les lois n'ont autorité que parce qu'elles sont lois, et
non parce qu'elles sont justes. Quant à lui, il a renoncé à,
leur étude, c'est lui seul qu'il étudie; pour le reste, il
s'en remet simplement à la nature. — Les lois ont de l'auto-
rité, non parce qu'elles sont justes, mais parce quelles sont lois;
c'est la base mystérieuse de leur pouvoir; elles n'en ont pas d'au-
tres, celle-ci leur suffit. Elles sont souvent faites par des sots ; plus
souvent par des gens qui, en haine de l'égalité, manquent d'équité;
mais toujours par des hommes, qui transportent dans leur œuvre
leur frivolité et leur irrésolution. Il n'est rien comme les lois pour
commettre aussi largement et aussi couramment de si lourdes fau-
tes; quiconque leur obéit parce qu'elles sont justes, n'est pas dans
le vrai, c'est même la seule raison qui ne puisse être invoquée. Les
lois françaises prêtent quelque peu la main, par leur dérèglement
et leur laideur, au désordre et à la corruption qui se manifestent
dans leur application et exécution; leur teneur en est si peu claire
et repose sur des principes si variables, que ceux qui leur désobéis-
sent, qui les interprètent, les appliquent et les observent mal, sont
excusables. Quelle que soit l'expérience que nous ayons, celle qui
616 ESSAIS DE MONTAIGNE.
tion, celle que nous tirons des exemples estrangers, si nous faisons
si mal nostre profit, de celle, que nous auons de nous mesme, qui
nous est plus familière : et certes suffisante à nous instruire de ce
qu'il nous faut. le m'estudie plus qu'autre subiect. C'est ma méta-
physique, c'est ma physique.
Qua Deus hanc mundi temperet arle domum :
Qua venit eroriens, qua déficit, vnde coactis
Cornibus in plénum menstrua luna redit :
Vnde salo superanl venti, quid flamine eaptet
Euru», et in nubes vnde perennis aqua :
Sit Ventura dies mundi quse subruat arces,
Quœrile quos agitât mundi labor.
En cette vniuersité, ie me laisse ignoramment et négligemment ma-
nier à la loy générale du monde. le la sçauray assez, quand ie la
sentiray. Ma science ne luy peut faire changer de routte. Elle ne
se diuersifiera pas pour moy : c'est folie de l'espérer. Et plus
grande folie, de s'en mettre en peine : puis qu'elle est nécessaire-
ment semblable, publique, et commune. La bonté et capacité du
gouuemeur nous doit à pur et à plein descharger du soing de gou-
uernement. Les inquisitions et contemplations philosophiques, ne
seruent que d'aliment à nostre curiosité. Les philosophes, auec
grande raison, nous renuoyent aux règles de Nature. Mais elles
n'ont que faire de si sublime cognoissance. Ils les falsifient, et
nous présentent son visage peint, trop haut en couleur, et trop so-
phistiqué : d'où naissent tant de diuers pourtraits d'vn subiect si
vniforme. Comme elle nous a fourny de pieds à marcher, aussi a
elle de prudence à nous guider en la vie. Prudence non tant ingé-
nieuse, robuste et pompeuse, comme celle de leur inuention : mais
à l'aduenant, facile, quiète et salutaire. Et qui faict tresbien ce que
l'autre dit : en celuy, qui a l'heur, de sçauoir l'employer naïuement
et ordonnément : c'e.st à dire naturellement. Le plus simplement se
commettre à Nature, c'est s'y commettre le plus sagement. 0 que
c'est vn doux et mol cheuet, et sain, que l'ignorance et l'incurio-
sité, à reposer vne teste bien faicte. l'aymerois mieux m'enten-
dre bien en moy, qu'en Ciceron. De l'expérience que i'ay de moy,
ie trouue assez dequoy me faire sage, si i'estoy bon escholier. Qui
remet en sa mémoire l'excez de sa cholerc passée, et iusques où
cette Heure l'emporta, voit lu laideur de cette passion, mieux que
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 617
nous vient de ce que nous voyons à l'étranger, ne servira guère à
nos institutions, tant que nous tirerons si peu de profit de celles
que nous nous sommes données à nous-mêmes, avec lesquelles
nous sommes plus familiarisés et qui, certes, suffisent bien à nous
instruire de ce qu'il nous faut. — Je m'étudie moi-même plus que
tout autre sujet; cette étude constitue toute ma physique et ma
métaphysique : « Par quel art Dieu gouverne le monde? par quelle
route s'élève et se retire la lune? comment, réunissant son double
croissant, se retrouve-t-elle chaque mois dans son plein? d'où viennent
les vents qui commandent à la mer et quelle est l'influence de celui
du midi? quelles eaux forment continuellement les nuages? un jour
viendra-t-il qui détruira le monde (Prope'rce)'? — Cherchez, vous que
tourmente le besoin d'approfondir les mystères de la nature {Lucain) ».
Dans -ce grand tout, je m'abandonne, ignorant et insouciant, à la
loi générale qui régit le monde; je la connaîtrai assez, quand j'en
sentirai les effets. Ma science ne peut la détourner de sa route;
elle ne se modifiera pas pour moi, ce serait folie de l'espérer; folie
plus grande encore de m'en tourmenter, puisque nécessairement
elle est la même pour tous, s'exerce au grand jour et s'applique à
tous. La bonté, la puissance de Celui qui le dirige, nous déchar-
gent de toute ingérence dans ce gouvernement. Les recherches, les
contemplations des philosophes ne servent d'aliment qu'à notre
curiosité. Ils ont grandement raison de nous renvoyer aux règles
de la nature. Mais à quoi sert une si sublime connaissance? ils
falsifient ses règles et nous la présentent elle-même avec un visage
maquillé, si haut en couleurs et tellement sophistiqué, qu'il en
résulte tous ces portraits si différents d'un sujet si constamment
le même. — La nature nous a pourvus de pieds pour marcher;
nous lui devons aussi la prudence, pour nous guider dans la vie.
Cette prudence n'est pas, comme on l'a imaginé, un composé de
finesse, de force et d'ostentation; comme la nature elle-même,
elle est facile, tranquille, salutaire et de la plus grande efficacité,
comme a dit quelqu'un, chez celui qui a le bonheur de savoir l'em-
ployer naïvement et à propos, c'est-à-dire naturellement. S'aban-
donner tout simplement à la nature, est la manière la plus sage
de se confier à elle. Oh! que l'ignorance et l'absence de curio-
sité constituent un doux, un moelleux et sain oreiller pour y re-
poser une tête bien pondérée.
Que ne prêtons-nous plus d'attention à. cette voix in-
térieure qui est en nous et suffit pour nous guider? Quand
nous constatons que nous nous sommes trompés en une
circonstance, ne devrions-nous pas être en défiance à tout
jamais dans les circonstances analogues? — J'aimerais
mieux bien saisir ce qui se passe en moi, que de bien comprendre
Cicéron. Par l'expérience que j'ai de moi, j'ai assez de quoi devenir
sage, si j'étais bon écolier. Qui se remémore les accès de colère
qu'il a eus et jusqu'où cette fièvre l'a emporté, voit combien cette
passion est laide, plus que ne le fait apercevoir Aristote, et il en
«18 ESSAIS DE MONTAIGNE.
dans Aristote, et en conçoit vne haine plus iuste. Qui se souuienl
des maux qu'il a couru, de ceux qui l'ont menasse, des légères oc-
casions qui l'ont remué d'vn estât à autre, se prepare par là, aux
mutations futures, et à la recognoissance de sa condition. La vie
de Catîsar n'a point plus d'exemple, que la nostre pour nous. Et
emperiere, et populaire : c'est tousiours vne vie, que tous acci-
dents humains regardent. Escoutons y seulement : nous nous di-
sons, tout ce, dequoy nous auons principalement besoing. Qui se
souuient de s'estre tant et tant de fois mesconté de son propre iu-
gement : est-il pas vn sot, de n'en entrer pour iamais en deffiance?
Quand ie rae trouue conuaincu par la raison dautruy, d'vne opi-
nion fauce; ie n'apprens pas tant, ce qu'il m'a dit de nouueau, et
celte ignorance particulière : ce seroit peu dacquest : comme en
gênerai i'apprens ma débilité, et la trahison de mon entendement :
d'où ie tire la reformation de toute la masse. En toutes mes autres
erreurs, ie fais de mesme : et sens de cette règle grande vtilité à la
vie. le ne regarde pas l'espèce et l'indiuidu, comme vne pierre où
i'aye bronché. I'apprens à craindre mon alleure par tout, et m'at-
lens à la régler. D'apprendre qu'on a dit ou fait vne sottise, ce
n'est rien que cela. Il faut apprendre, qu'on n'est qu'vn sot. Ins-
truction bien plus ample, et importante. Les faux pas, que ma mé-
moire m'a fait si souuent, lors mesme qu'elle s'asseure le plus de
soy, ne se sont pas inutilement perduz. Elle a beau me iurer à
cette heure et m'asseurer : ie secoiie les oreilles : la première op-
position qu'on faict à son tesmoignage, me met en suspens. Et
n'oserois me fier d'elle, en chose de poix : ny la garcntir sur le
faict d'autruy. Et n'cstoit, que ce que ie fay par faute de mémoire,
les autres le font encore plus souuent, par faute de foy, ie pren-
drois tousiours en chose de faict, la vérité de la bouche d'vn autre,
plustost que de la mienne. Si chacun espioit de près les effects et
circonstances des passions qui les régentent, comme i'ay faict de
celle à qui i'estois tombé en partage : il les verroit venir : et ral-
lentiroit vn peu leur inipetuosité et leur course. Elles ne nous sau-
tent pas tousiours au collet d'vn prinsault, il y a de la menasse et
des degreî.
Fluetun vti primo cœpil cùm nlbe.icerr irn/o,
Paulnlim sese tollil mare, et altius vndas
Erigit, inde imo consurgit ad telhera fundo.
Le iugemcnt lient chez moy vn siège magistral, au moins il s'en ef-
force soigneusement. Il laisse mes appetis aller leur train : et la haine
et l'amitié, voire et celle que ie me porte à moy mesme, sans s'en al-
térer et corronipH». S'il n(; peut reformer les autres parties selon .soy,
au moins ne si- laisse il pas dilTormer à elles : il faict ."on ieu à part.
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 619
conçoit contre elle une haine mieux justifiée. Qui se souvient des
maux qu'il a soufferts, de ceux dont il a été menacé, des circons-
tances sans gravité qui ont pu le troubler, se prépare par là aux
agitations futures et à bien juger son état. La vie de César ne nous
est pas d'un exemple plus efficace que la nôtre ; que ce soit celle
d'un empereur ou celle d'un homme du peuple, c'est toujours une vie
en butte à tous les accidents humains. Prêtons l'oreille à cette voix
intérieure, elle nous dira tout ce qu'il nous importe particulière-
ment de connaître. — Celui qui se souvient de s'être si grandement
et si souvent trompé en s'en rapportant à son propre jugement,
n'est-il pas un sot de n'en pas être à tout jamais en défiance?
Quand j'arrive à être convaincu, par les raisons qu'on m'oppose,
que mon opinion est erronée, ce n'est pas tant ce qui vient de m'être
dit et mon ignorance dans ce cas particulier que je retiens, ce se-
rait de peu de profit ; c'est d'une façon plus générale ma débilité, la
trahison de mon entendement que je constate, et j'en conclus que
tout l'ensemble est à réformer. Dans toutes mes erreurs je fais de
même et je sens que cette règle m'est de grande utilité dans la vie;
je ne regarde pas, en l'espèce, le fait comme une pierre qui acci-
dentellement me fait broncher; il me révèle qu'il est à craindre
que mon allure ne soit, en tout, autre qu'il ne faut, et me dispose à
la régler. Savoir qu'on a dit ou fait une sottise, n'est rien; ce qu'il
faut apprendre c'est qu'on n'est qu'un sot, chose de bien autre
conséquence et bien autrement importante à connaître. Les faux pas
que ma' mémoire me fait si souvent commettre, lors même qu'elle
est le plus sûre d'elle-même, ne sont pas inutiles. Maintenant, elle
a beau me jurer qu'elle est certaine d'elle-même, je n'y crois plus;
la première objection qu'on fait à son témoignage me met sur mes
gardes, et je n'oserais me fier à elle pour quelque chose de sérieux,
ni m'en porter garant quand il s'agit de choses accomplies pour
autrui ; au point que si ce que je fais faute de mémoire, d'autres ne
le faisaient plus souvent encore par mauvaise foi, je croirais toujours
sur un fait ce qu'un autre en dit, plutôt que ce que j'en dis moi-
même. — Si chacun épiait de près les effets et les circonstances
des passions qui le dominent, comme je l'ai fait moi-même pour
celles dont je suis atteint, il les verrait venir et ralentirait un peu
leur violence et leur course. Elles ne nous sautent pas toujours à
la gorge du premier coup; elles commencent par nous menacer,
puis nous envahissent par degré : « y4insi Von voit, au premier
souffle des vents, la mer blanchir, s'enfler peu à peu, soulever ses
ondes et bientôt, du fond des abîmes, porter ses vagues jusqu'aux nues
(Virgile). » Le jugement tient chez moi la première place, du moins
s'y applique-t-il avec soin. 11 laisse mes appétits aller leur train;
ni la haine, ni l'amitié, ni même l'affection que je me porte à
moi-même ne l'altèrent et ne le corrompent; et, s'il ne peut mo-
difier les autres éléments de moi-même comme il le conçoit, tou-
jours est-il qu'il ne se laisse pas pervertir par eux : il fait jeu à
part.
620 ESSAIS DE MONTAIGNE.
L'aduertissement à chacun de se cognoistre, doit esire dvn
important effect, piiisquo co Dieu de science et de lumière le fit
planter au front de son temple : comme comprenant tout ce
qu'il auoit à nous conseiller. Platon dict aussi, que prudence n'est
autre chose, que l'exécution de cette ordonnance : et Socrates, le
vérifie par le menu en Xenophon. Les difficultez et l'obscurité, ne
ïs'apperçoyuent en chacune science, que par ceux qui y ont entrée.
Car encore faut il quelque degré d'intelligence, à pouuoir remar-
quer qu'on ignore : et faut pousser à vne porte, pour sçauoir
qu'elle nous est close. ,D'où naist cette Platonique subtilité, que ny
ceux qui sçauent, n'ont à s'enquérir, d'autant qu'ils sçauent : ny
ceux qui ne sçauent, d'autant que pour s'enquérir, il faut sçauoir,
dequoy on s'enquiert. Ainsin, en cette cy de se cognoistre soy-
mesme : ce que chacun se voit si résolu et satisfaict, ce que chacun
y pense estre suffisamment entendu, signifie que chacun n'y entend
rien du tout, comme Socrates apprend à Euthydeme. Moy, qui ne
fais autre profession, y trouue vne profondeur et variété si infinie,
que mon apprentissage n'a autre fruict, que de me faire sentir,
combien il me reste à apprendre. A ma foiblesse si souuent reco-
gnu(', ie dois l'inclination que i'ay à la modestie : à l'obéissance des
créances qui me sont prescrites : a vne constante froideur et mo-
dération d'opinions : et la haine de cette arrogance importune et
quereleuse, se croyant et fiant toute à soy, ennemie capitale de dis-
cipline et de vérité. Oyez les régenter. Les premières sottises qu'ils
mettent en auant, c'est au style qu'on establit les religions et les
loix. Nihil est turpius, quàm cognitioni et perceptioni assertionem
approbationémque prœcurrere. Aristarchus disoit, qu'anciennement,
à peine se trouua-il sept sages an monde : et que de son temps à
peine se trouuoit-il sept ignorans. Aurions nous pas plus de raison
que luy, de le dire on nostre temps? L'affirmation et l'opiniastreté,
sont signes exprez de bestise. Cestuy-ci aura donné du nez à terre,
cent fois pour vn iour : le voyla sur ses ergots, aussi résolu et en-
tier que deuant. Vous diriez «[u'on luy a infus depuis, quelque nou-
uelle aine, nt vigueur d'entendement. Et qu'il luy aduient, comme à
cet ancien fils de la terre, qui reprenoit nouuelle fermeté, et se
ronforçoit par sa cheutc.
Cui cùm tetigere parentem,
lam flefecla vigenl renouato robore membra.
(la testu indocile, pense-il pas reprendre vn nouuel esprit, pour
reprendre vne nouuelle dis[»ute? C'est par mon expérience, que
i'accuse l'himiaine ignorance. Qui est, à mon aduis, le plus seur
party de l'escolc du moiidc. Ceux qui ne la veulent conclure en eux,
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 621
Se connaître soi-même est la science capitale; celui qui
sait, hésite et est modeste; l'ignorant est affirmatif, que-
relleur et opiniâtre. — Cet avertissement « de se connaître
soi-même » doit être pour chacun d'une importance capitale,
puisque le dieu de science et de lumière la fit inscrire au fronton
de son temple, comme comprenant tout ce qu'il avait à nous con-
seiller; Platon dit que la prudence n'est autre que la mise en ap-
plication de cette maxime et Socrate, dans Xénophon, la développe
avec grands détails. En toute science, ceux-là seuls qui s'en occu-
pent en aperçoivent les difficultés et les obscurités, car il faut en-
core certaine connaissance pour remarquer qu'on ignore; c'est
en poussant une- porte, qu'on sait si elle nous est fermée. C'est ce
qui a donné naissance à cet aphorisme de l'école de Platon qui
semble n'être qu'un simple trait d'esprit : « Ceux qui savent n'ont
pas à s'enquérir, puisqu'ils savent ; ceux qui ne savent pas, n'ont
pas davantage à le faire, puisque pour s'enquérir il faut savoir ce
dont on s'enquiert. » Ici « se connaître soi-même » signifie que,
bien que chacun se montre très affirmatif, satisfait de lui-même et
se croil suffisamment entendu, de fait il ne sait rien, comme le dé-
montre Socrate à Euthydème. Moi, qui ne pense pas autrement,
je trouve que ces paroles ont une profondeur et sont d'une variété
d'application si infinie, que ce que j'apprends n'a d'autre résultat
que de me faire sentir combien il me reste à apprendre. A ma fai-
blesse si souvent constatée, je dois ma disposition d'esprit à la mo-
destie, à obéir aux croyances qui me sont d'obligation, à apporter
un calme constant et de la modération dans mes opinions, et la
haine que j'éprouve pour cette arrogance importune et querel-
leuse, ennemie capitale de toute discipline et de toute vérité, de
ceux qui ne croient et ne se fient qu'à eux-mêmes. Écoutez-les pro-
fesser; les premières sottises qu'ils mettent en avant, ils les for-
mulent dans un langage de prophète et de législateur : « Rien n'est
plus honteux que d'affirmer et de décider, avant d'avoir compris et
de savoir (Cicéron). » — Àristarque disait qu'on avait à peine trouvé
anciennement sept sages dans le monde entier et que, de son
temps, on aurait peine à trouver sept ignorants; n'aurions-nous
pas plus de raison que lui, de le dire de notre époque? L'affirma-
tion et l'opiniâtreté sont des signes indéniables de la bêtise : tel
convaincu d'ignorance cent fois par jour, se pavane nonobstant
aussi affirmatif, aussi entier dans ses dires après qu'avant; vous
diriez que depuis sa dernière avanie, on lui a infusé quelque âme
nouvelle et retrempé l'entendement, ainsi qu'il arrivait à cet an-
cien fils de la Terre qui reprenait une ardeur et une force nou-
velles dans chacune de ses chutes : « qui, lorsqu'il avait touché sa
mère, sentait une nouvelle vigueur renaître dans ses membres épui-
si's {Lucain) »; cet entêté imbécile pense peut-être reprendre un
nouvel esprit pour recommencer une nouvelle lutte. C'est par ex-
périence que j'accuse l'ignorance humaine d'être, d'après moi, ce
que produit de plus certain l'école du monde. Ceux qui ne veulent
622 ESSAIS DE MONTAIGNE.
par vn si vain exemple que le mien, ou que le leur, qu'ils la reco-
gnoissent par Socrales, le maistre des maistres. Car le philosophe
AntislhcDes, à ses disciples, Allons, disoil-il, vous et moy ouyr
Socrales. Là ie seray disciple auec vous. Et soustenanl ce dogme,
de sa secte Stoïque, que la vertu suffîsoit à rendre vne vie plainement
heureuse, et n'ayant besoin de chose quelconque, sinon de la force
de Socrates, adioustoit-il. Cette longue attention que iemployc à
me considérer, me dresse à iuger aussi passablement des autres.
Et est peu de choses, dcquoy ie parle plus heureusement et excu-
sablement. Il m'aduient souuent, de voir et distinguer plus exacte-
ment les conditions de mes amis, qu'ils ne font eux mesmes. l'en
ay estonné quelqu'vn, par la pertinence de ma description : et l'ay
aduerty de soy. Pour m'estre dés mon enfance, dressé à mirer ma
vie dans celle d'autruy, i'ay acquis vne complexion studieuse en
cela. Et quand i'y pense, ie laisse eschaper autour de moy peu de
choses qui y serucnt : contenances, humeurs, discours. l'estudie
tout : ce quil me faut fuir, ce qu'il me faut suyure. Ainsin à mes
amis, ie descouure par leurs productions, leurs inclinations inter-
nes. Non pour renger cette infinie variété d'actions si diuerses et si
descouppees, à certains genres et chapitres, et distribuer distinc-
tement mes partages et diuisions, en classes et régions cogouës,
Sed neqtte quàm multee species, et nomina quœ sint.
Est numerus.
Les sçauans parlent, et dénotent leurs fantasies, plus spécifique-
ment, et par le menu. Moy, qui n'y voy qu'autant que l'vsage m'en
informe, sans règle, présente généralement les miennes, et à las-
tons. Comme en cecy : le prononce ma sentence par articles des-
cousus : c'est chose qui ne se peut dire à la fois, et en bloc. La re-
lation, et la conformité, ne se trouuent point en telles âmes que les
nostres, basses et communes. La sagesse est vn bastiment solide
et entier, dont chaque pièce tient son rang et porte sa marque. Sola
sapientia in se Ma conuersa est. le laisse aux artistes, et ne sçay
s'ils en viennent à bout, en chose si meslee, si menue et fortuite,
de renger en bandes, cette infinie diuersité de visages; et arrester
noslre inconstance, et la mettre par ordre. Non seulement ie Irouue
malaysé, d'attacher nos actions les vnes aux autres : mais chacune
à part soy, ie trouue malaysé, de la designer proprement, par quel-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 623
pas reconnaître qu'il en est ainsi, soit par mon propre exemple, à
la vérité sans conséquence, soit par le leur, qu'ils le reconnaissent
par ce qu'en pensait Socrate, le maître des maîtres, dont Antis-
thène disait à ses disciples : <' Allons, vous et moi, écouter Socrate ;
là, je serai disciple au même degré que vous. » Ce même philo-
sophe, dissertant sur ce dogme de la secte des Stoïciens à laquelle
il appartenait, « que la vertu suffit à assurer le bonheur de la vie
et que l'on n'avait besoin de rien autre », ajoutait: « sinon de la
force d'âme de Socrate ».
Étudiant sans cesse les autres pour se mieux connaître,
Montaigne en était arrivé à les juger avec assez de dis-
cernement. Quel service on rend à qui sait l'entendre, de
lui dire avec franchise ce qu'on pense de lui! — L'attention
que, depuis si longtemps, j'apporte à me considérer, me dispose à
juger aussi des autres avec assez de discernement, et il est peu
de choses dont je parle avec plus de compétence et de réussite. Il
m'est arrivé souvent de voir et de distinguer plus exactement qu'ils
ne s'en rendaient compte eux-mêmes, les bonnes et mauvaises dis-
positions en lesquelles se trouvaient mes amis; il en est que j'ai
étonnés par l'exactitude de mes indications et que j'ai mis en garde
contre eux-mêmes. Habitué depuis l'enfance à étudier ma vie en
me mirant dans celle des autres, j'ai acquis, sous ce rapport, une
réelle aptitude à les scruter; et, pour peu que j'y pense, je ne
laisse guère échapper rien de ce qui se produit autour de moi pou
vaut y aider : contenances, humeurs, raisonnements. J'étudie tout,
ce qu'il me faut éviter comme ce qu'il me faut imiter. Aussi, chez
mes amis, je reconnais, par ce qu'ils font, l'état d'âme dans lequel
ils se trouvent ; non cependant pour classer en genres et en cha-
pitres cette infinie variété d'actions si diverses par leur nature
et leur forme, et rattacher ensuite ces premiers groupes à des
classes et ordres déjà déterminés, « car on ne saurait dire tous
les noms, ni distinguer toutes les espèces, tant le nombre en est
grand (Virgile) ». Aux savants de parler et émettre ce qui leur
vient à l'idée en bien précisant et entrant dans le détail ; chez moi qui
ne vois que ce que l'usage m'apprend sans qu'aucune règle me
guide, les appréciations ne prennent corps qu'à la longue, comme
* chose qui ne peut se dire tout d'une fois et en bloc, tout n'étant
pas à l'unisson et parfaitement réglé dans les âmes communes et
d'ordre inférieur comme sont les nôtres. La sagesse est un bâtiment
solide et qui constitue un tout; chaque pièce y a sa place et porte
sa marque : « Il n'y a que la sagesse qui soit tout entière renfermée
en elle-même {Cicéron). » Je laisse aux artistes, et ne sais s'ils en
viennent à bout quand il s'agit de choses si confuses, si ténues,
où le hasard a tant de part, de ranger par catégories ces variétés
infinies de |)hysionomies, de fixer nos indécisions et d'y introduire
de l'ordre. Non seulement je trouve difficile de rattacher nos
actions les unes aux autres, mais, même pour chacune, de lui
trouver une quahté essentielle qui permette de la désigner d'une
624 ESSAIS DE MONTAIGNE.
que qualité principale : tant elles sont doubles et bigarrées à diuers
lustres. Ce qu'on remarque pour rare, au Roy de Macédoine, Per-
seus, queson esprit, no s'altachant à aucune condition, alloil errant
par tout genre de vie : et représentant des mœurs, si essorées et
vagabondes qu'il n'estoit cogneu ny de luy ny d'autre, quel homme
ce fust, me semble à peu près conuenir à tout le monde. Et par
dessus tous, i'ay veu quelque autre de sa taille, à qui cette conclu-
sion s'appliqueroit plus proprement encore, ce croy-ie. Nulle assiette
moyenne : s'emportant tousiours de i'vn à l'autre extrême, par oc-
casions indiuinables : nulle espèce de train, sans trauerse, et con-
trariété merueilleuse : nulle faculté simple : si que le plus vray-
semblablement qu'on en pourra feindre vn iour, ce sera, qu'il
affectoit, et estudioit de se rendre cogneu, par eslre mescognoissa-
ble. Il faict besoin d'oreilles bien fortes, pour s'ouyr franchement
iuger. Et par ce qu'il en est peu, qui le puissent souffrir sans mor-
sure : ceux qui se bazardent de l'entreprendre enuers nous, nous
montrent vn singulier elfect d'amitié. Car c'est aimer sainement,
d'entreprendre à blesser et offencer, pour profiter. le trouuc rude
dé iuger celuy là, en qui les mauuaises.qualitez surpassent les
bonnes. Platon ordonne trois parties, à qui veut examiner l'ame
d'vn autre, science, bienueillance, hardiesse. Quelquefois on me
demandoit, à quoy l'eusse pensé estre bon, qui se fust aduisé de se
seruir de moy, pendant que l'en auois l'aage :
Dum melior vires sangïtis dabal, semula necdum
Temporibus geminis canebat sparsa senectus.
A rien, fls-ie. Et m'excuse volontiers de ne sçauoir faire chose, qui
m'esclaue à autruy. Mais l'eusse dit ses veritez à mon maistre, et
eusse contrerollé ses mœurs, s'il eust voulu. Non en gros, par le-
çons scholastiques,que ie ne sçay point, et n'en vois naistre aucune
vraye reformation, en ceux qui les sçauent. Mais les obseruant pas
à pas, à toute opportunité : et en iugeant à l'œil, pièce à pièce,
simplement et naturellement. Luy faisant voir quel il est en l'opi-
nion commune : m'opposant à ses flatteurs. 11 n'y a nul de nous,
qui ne valust moins que les Roys, s'il estoit ainsi continuellement
corrompu, comme ils font, de celte canaille de gem. Conunent, si
Alexandre, ce grand et Roy et philosophe, ne peut s'en delTendre'f
l'eusse eu assez de fidélité, de iugcment, et de liberté, pour cela.
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. ^io
manière qui lui soit propre, tant elles apparaissent multiples et
sous des aspects divers, suivant le point de vue où l'on se place.
— On estime que les natures comme celle de Persée, roi de Ma-
cédoine, sont rares : « Son esprit ne se préoccupait d'aucune façon
d'être, il menait indifféremment tous les genres de vie, et avatt
des habitudes si libres en leur essor et si changeantes que ni
lui-même, ni les autres ne pouvaient déterminer ce qu'il était. »
Cette peinture me paraît pouvoir s'appliquer à peu près à tout le
monde, et, par-dessus tout, à quelqu'un que j'ai vu taillé sur le
môme modèle et duquel on pourrait, je crois, dire avec plus
d'exactitude encore qu' « il est mal équilibré, allant toujours sans
motif plausible d'un extrême à l'autre; sa vie, qui se passe sans
éclat, ne présente ni revers, ni contrariétés sérieuses; il n'a aucune
faculté nettement caractérisée ; il est vraisemblable que ce qu'on
pourra en supposer un jour, c'est qu'il affecte et s'étudie à pas-
ser pour un être qu'on ne peut pénétrer ». — Il faut des oreilles
bien résistantes pour s'entendre juger franchement; et, comme il
est peu de monde qui puisse le souffrir sans mordre, ceux qui se
hasardent à nous rendre ce service, nous donnent un témoignage
d'amitié qui n'est pas ordinaire; car c'est aimer sincèrement que
de risquer de nous blesser et de nous offenser pour notre bien. Je
trouve rude de juger quelqu'un dont les mauvaises qualités l'em-
portent sur les bonnes; chez celui qui veut juger l'âme d'autrui,
Platon exige trois qualités : capacité, bienveillance et hardiesse.
Montaigne estime qull n'eût été bon à rien, sauf à parler
librement à un maître auquel il eût été attaché, à lui dire
ses vérités et faire qu'il se connût lui-même ; pareil cen-
seur bénévole et discret serait chose précieuse pour les
rois, auxquels la gent maudite des flatteurs est si perni-
cieuse. — On me demandait une fois à quoi je pensais que j'eusse
été bon, si on se fût avisé de m'employer quand j'étais en âge de
servir : « alors qu'un sang plus vif courait dans mes veines et que la
vieillesse jalouse n'avait pas encore blanchi mes tempes {Virgile) ». A
rien, répondis-je; et je me pardonne volontiers de ne savoir faire
quoique ce soit qui m'eût fait l'esclave de quelqu'un. Mais j'eusse
été capable de dire ses vérités à mon maître et de contrôler ses
mœurs, s'il l'eût voulu. Je ne l'aurais pas fait en gros, en mettant
en œuvre les procédés des écoles de philosophie, procédés dont je
ne sais pas user et que je ne vois pas avoir produit de réels change-
ments chez ceux qui les connaissent; mais en l'observant pas à pas,
aux moments opportuns, jugeant par moi-même ses faits et gestes,
un à un, simplement, naturellement, lui faisant voir ce que commu-
nément on pensait de lui à rencontre de ce qu'auraient pu lui dire
ses flatteurs. Il n'est pas un de nous qui ne vaudrait moins que les
rois, s'il était continuellement corrompu, comme ils le sont, par
cette engeance maudite. Gomment ne le seraient-ils pas, alors
qu'Alexandre, grand roi en même temps que grand philosophe, ne
put s'en défendre? J'aurais eu assez de fidélité, de jugement et de
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. III 40
026 ESSAIS DE MONTAIGNE.
Ce seroil vn office sans nom ; aulremonl il perdroil son cffecl et sa
grâce. El est vn roolle qui ne peut indifrcremment appartenir à
tous. Car la vcriti'î inesine, n'a pas ce priuilege, d'estre employée à
toute heure, et en toute sorte : son vsage tout noble qu'il est, a
ses circonscriptions, et limites. Il adulent souuent, comme le monde
est, qu'on la lasche à l'oreille du Prince, non seulement sans
fruict, mais donimageablemenl, et encore iniustcment. Et ne me
fera Ion pas accroire, qu'vne sainte remonstrance, ne puisse estre
appliquée viticuscment : et que l'interest de la substance, ne doyue
souuent céder à linterest de la forme. le voudrois à ce mestier,
vn homme contant de sa fortune,
Quod sit, esse velit, nihilque malit :
et nay de moyenne fortune. D'autant, que d'vne part, il n'auroit
point de crainte de toucher viuement et profondement le cœur du
maistre, pour ne perdre par là, le cours de son auancement. Et
d'autre part, pour estre d'vne condition moyenne, il auroit plus
aysee communication à toute sorte de gens. le le voudroy à vn
homme seul : carrespandre le priuilege de cette liberté et priuauté
à plusieurs, engendreroit vne nuisible irreuerence. Ouy, et de celuy
là, ie requerroy sur tout la fidélité du silence. Vn Roy n'est pas
à croire, quand il se vante de sa constance, à attendre le rencontre
de l'ennemy, pour sa gloire : si pour son profit et amendement, il
ne peut souffrir la liberté des parolles d'vn amy, qui n'ont autre
effort, que de luy pincer l'ouye : le reste de leur effect estant en sa
main. Or il n'est aucune condition d'homme, qui ait si grand be-
soing, que ceux-là, de vrais et libres aduertissemens. Ils soustien-
nent vne vie publique, et ont à agréer à l'opinion de tant de specta-
teurs, que comme on a accoustumé de leur taire tout ce qui les
diuertit de leur route, ils se trouuent sans le sentir, engagez en la
haine et detestation de Jours peuples, pour des occasions souuent,
qu'ils eussent peu cuiter, à nul interest de leui'S plaisirs mesme,
qui les en eust aduisez et redressez à temps. Conunutiement leurs
fauorits regardent à soy, plus qu'au maistre. Et il leur va de bon :
d'autant qu'à la vérité, la plus part des offices de la vraye amitié,
sont enuers le souucrain, en vn rude et périlleux essay. De manière,
qu'il y fait besoin, non seulement de beaucoup d'affcclion et de fran-
chise, mais encore de courage. En fin, toute cette fricassée que
ie barbouille ici, n'est qu'vn ri'gistre des essais de ma vie : qui est
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 627
liberté pour cela. — Une semblable charge ne serait pas attitrée,
saris quoi elle perdrait son efficacité et son mérite; c'est un rôle
qui ne saurait être dévolu indifféremment à tout le monde, car la
vérité elle-même n'a pas le privilège de pouvoir être dite à toute
heure et sur toutes choses; son usage, si noble qu'il soit, est circons-
crit et a ses limites. Il arrive souvent, étant donné le monde tel
qu'il est, que la rapporter à l'oreille du prince, non seulement ne
sert de rien, mais peut être nuisible, et même constituer une injus-
tice à son égard ; car on ne me fera pas croire qu'une remontrance,
même dictée par un sentiment pieux, ne puisse être une faute et
que l'intérêt de la chose qui la motive ne doive souvent céder à
celui qu'il y a à respecter les convenances. Je voudrais, pour un tel
métier, un homme satisfait de son sort, « qui voulût être ce qu'il est,
et rien de plus (Martial) », et qui soit né dans une situation sociale
moyenne, parce que d'une part, ne redoutant pas de faire tort par
là à son avancement, il n'aurait pas crainte de toucher vivement
et profondément le cœur du maître, et que, de l'autre, étant de
condition moyenne, il lui serait plus facile d'être en communica-
tion avec toutes sortes de gens. Ce soin ne devrait incomber qu'à
un seul; attribuer le privilège d'une telle liberté et familiarité à
plusieurs, entraînerait des atteintes au respect qui auraient leurs
inconvénients; surtout, et pour cette même raison, je requerrais de
lui le silence le plus absolu.
Un roi n'est pas à croire quand, pour se faire gloire, il se vante
de supporter avec constance les attaques de ses ennemis, tandis
que, pour son profit et se corriger, il ne peut souffrir la liberté de
langage d'un ami qui n'a d'autre but que d'éveiller son attention,
le reste dépendant de lui. Or, il n'est pas de catégorie d'hommes
qui, plus qu'eux, ait besoin de sincères avertissements émis en
toute liberté. Leur vie se passe en public; ils ont à se concilier
l'opinion de tant de gens témoins de leurs actes, que, la coutume
étant de leur taire tout ce qui pourrait leur faire modifier leur
manière d'être, ils se trouvent, sans s'en apercevoir, encourir la
haine et la malédiction de leurs peuples par des circonstances qu'il
leur eût été souvent possible d'éviter, sans même que ce fût au
détriment de leurs plaisirs, s'ils avaient été avertis et redressés à
temps. D'ordinaire leurs favoris regardent à leurs propres intérêts
plus qu'à celui de leur maître; et cela leur réussit, car il n'est que
trop vrai que la plupart des services qu'une véritable amitié peut
rendre à un souverain, sont rudes et périlleux à entreprendre;
aussi demandent-ils non seulement beaucoup d'affection et de fran-
chise, mais encore du courage.
Ses Essais sont, à son avis, un cours expérimental, fait
sur lui-même, d'idées afférentes à la santé de Tâme et à.
celle du corps ; il va donner ci-après un aperçu du régime
qu'il a observé toute sa vie durant. — En somme, toutes ces
boutades que j'entasse ici pêle-mêle, constituent une sorte de
recueil des essais auxquels je me suis livré dans le cours de ma vie;
fi28 ESSAIS DE MONTAIGNE.
pour l'inlernc santé exemplaire assez, à prendre l'instruction à con-
Irepoil. Mais quant à la santé corporelle, personne ne peut fournir
d'experienco plus vlilc que moy : qui la présente pure, nullement
corrompue et altérée par art, et par opination. L'expérience est
proprement sur son fumier au subiect de la médecine, où la raison
iuy quitte toute la place. Tybere disoit, que quiconque auoit vescu
vingt ans, se deuoit respondre des choses qui Iuy estoient nuisibles
ou salutaires, et se sçauoir conduire sans médecine. Et le pouuoit
auoir apprins de Socrates : lequel conseillant à ses disciples soi-
gneusement, et comme vn très principal estude, l'estude de leui-
santé, adioustoit, qu'il estoit malaisé, qu'vn homme d'entendement,
prenant garde à ses exercices à son boire et à son manger, ne dis-
cernast mieux que tout médecin, ce qui Iuy esloit bon ou mauuais.
Si fait la médecine profession d auoir tousiours l'expérience, pour
touche de son opération. Ainsi Platon auoit raison de dire, que
pour estre vray médecin, il seroit nécessaire que celuy qui l'entre-
prendroit, eust passé par toutes les maladies, qu'il veut guérir, et
par tous les accidens et circonstances dequoy il doit iuger. C'est
raison qu'ils prennent la vérole, s'ils la veulent sçauoir penser.
Vrayement ie m'en fierois à celuy là. Car les autres nous guident,
comme celuy qui peint les mers, les escueils et les ports, estant
a.ssis, sur sa table, et y faict promener le modèle d"vn nauire en
toute seurté. lettez-le à l'effect, il ne sçait par où s'y prendre. Ils
font telle description de nos maux, que faict vn trompette de ville,
qui crie vn chcual ou vn chien perdu, tel poil, telle hauteur, telle
oreille : mais présentez le Iuy, il ne le cognoit pas pourtant. Pour
Dieu, que la médecine me face vn iour quelque bon et perceptible
secours, voir comme ie crieray de bonne foy.
Tandem efficaci do manua scientiœt
Les arts qui promettent de nous tenir le corps en santé, et l'ame en
santé, nous promettent beaucoup : mais aussi n'en est-il point, qui
tiennent moins ce qu'elles promettent. Et en nostre temps, ceux qui
font profession de ces arts entre nous, en montrent moins les effects
que tous autres hommes. On peut dire d'eux, pour le plus, qu'ils
vendent les drogues medecinales : mais qu'ils soient médecins, cela
ne peut on dire, l'ay assez vescu, pour mettre en comte l'vsage, qui
m'a conduict si loing. Pour qui en vou<lra gouster : l'en ay faict
l'essay, son •îs<hatiçon. En voyci quelques arlicles, comme la souue-
nanre me les fournira, le nay point de façon, qui ne soit allée variant
selon les accidents. Mais i'enregistre celles, que i'ay plus souuent veu
en train : «jui ont eu plus de possession en moy iusqu'à cette heure.
TRADUCTION. - LIV. III, CH. XIII. 629
ce qui s'y trouve, afférent à la santé de l'àme, fournit, sur bien des
points, nombre d'exemples qui peuvent instruire, pourvu qu'on
prenne le contrepied de ce que j'ai dit ou fait moi-même. Quant à
ce qui est de la santé du corps, personne n'est à même d'en parler avec
plus d'expérience que moi, car sur ce point l'expérience est chez
moi dans toute sa pureté, elle n'y a été ni corrompue ni altérée par
les pratiques de l'art, ou par des idées préconçues; et quand il est
question de médecine, elle est là dans son domaine, la raison lui cède
complètement la place. Tibère disait que quiconque avait vécu vingt
ans, devait être en état de savoir ce qui lui était nuisible ou salu-
taire, et à même de se passer de médecin. C'est une manière de
voir qu'il pouvait tenir de Socrate, lequel recommandait très fort
à ses disciples, comme une étude de première importance, celle de
leur santé; ajoutant qu'il était difficile qu'un homme de jugement
s'observant dans ses exercices, son boire et son manger, ne discer-
nât pas mieux que tout médecin ce qui lui était bon ou mauvais. —
La médecine faisant profession d'avoir toujours l'expérience pour
pierre de touche dans ses opérations, Platon dit avec raison que
pour être de vrais médecins, il faudrait que ceux qui entreprennent
d'exercer cet art, aient passé par toutes les maladies qu'ils veu-
lent guérir, par tous les accidents et circonstances sur lesquels ils
ont à prononcer. Il serait donc rationnel qu'ils aient eu les maladies
syphilitiques pour savoir les traiter; et, en vérité, je m'en fierais
davantage à qui ce serait le cas, parce que les autres nous guident
comme celui qui peint la mer, les écueils et les ports, assis devant
sa table, sur laquelle il fait en toute sécurité évoluer l'image d'un
navire ; mettez-le en présence de la réalité, il ne sait comment s'y
prendre. Ils décrivent nos maux à la manière d'un tambour de ville
qui publie un cheval ou un chien perdu : il est, dit-il, de telle cou-
leur, de telle taille, a les oreilles de telle façon; mais présentez-le-
lui, il ne le reconnaîtra seulement pas. Pour Dieu ! que la médecine
me soit un jour d'un secours efficace et indiscutable, comme je
crierais de bonne foi : « Enfi7i, Je reconnais une science dont je vois
les effets {Horace)l » Les arts qui promettent de nous tenir le
corps et l'âme en santé, nous promettent beaucoup, mais aussi il
n'y en a pas qui tiennent moins ce qu'ils promettent. De notre
temps ceux qui exercent ces professions sont, de nous tous, ceux
chez lesquels on en constate le moins les effets; tout ce qu'on peut
dire d'eux, c'est qu'ils vendent des drogues médicinales; mais qu'ils
soient médecins, on ne peut en convenir. — J'ai assez vécu pour
constater quelles pratiques m'ont conduit aussi loin; pour qui vou-
drait en goûter, comme j'en ai fait l'essai, il peut me tenir pour à
même de le renseigner. En voici quelques-unes que je relate telles
que le souvenir m'en vient; bien que je n'aie pas de façon de faire
qui n'ait varié suivant les accidents qui me sont survenus, il est
cependant certaines de ces pratiques que j'ai suivies plus que
d'autres; j'enregistre ici celles dont j'ai usé le plus souvent jusqu'à
cette heure.
630 ESSAIS DE MONTAIGNE.
Ma forme de vie, est pareille en maladie comme en santé :
mesme lict, mcsmes heures, raesmes viandes me seruent, et mesme
breuuage. le n'y adioiiste du tout rien, que la modération du plus
et du moins, selon ma force et appétit. Ma santé, c'est maintenir
sans destourbier mon estât accouslumé. le voy que la maladie
m'en desloge d\n costé : si ie crois les médecins, ils m'en destour-
neront de l'autre : et par fortune, et par art, me voyla hors de ma
routte. le ne crois rien plus certainement que cecy : que ie ne sçau-
roy estre offencé par l'vsage des choses que i'ay si long temps ac-
coustumees. C'est à la coustume de donner forme à nostre vie, telle
qu'il luy plaist, elle peult tout en cela. C'est le breuuage de Circé,
qui diuersifie nostre nature, comme bon luy semble. Combien de
nations, et à trois pas de nous, estiment ridicule la craincte du se-
rein, qui nous blesse si apparemment : et nos bateliers et nos pay-
sans s'en moquent. Vous faites malade vn Alleman, de le coucher
sur vn matelas : comme vn Italien sur la plume, et vn François sans
rideau et sans feu. L'estomach d'vn Espagnol, ne dure pas à nostre
forme de manger, ny le nostre à boire à la Souysse. Vn Allemand
me feit plaisir à Auguste, de combattre l'incommodité de nos
fouyers, par ce mesme argument, dequoy nous nous seruons ordi-
nairement à condamner leurs poyles. Car à la vérité, cette chaleur
croupie, et puis la senteur de cette matière reschauffée, dequoy ils
sont composez, enteste la plus part de ceux qui n'y sont expérimen-
tez : moy non. Mais au demeurant, estant cette chaleur égale, cons-
tante et vniuerselle, sans lueur, sans fumée, sans le vent que l'ou-
uerture de nos cheminées nous apporte, elle a bien par ailleurs,
dequoy se comparer à la nostre. Que n'imitons nous l'architecture
Romaine? Car on dit, qu'anciennement, le feu ne se faisoit en leurs
maisons que par le dehors, et au pied d'icelles : d'où s'inspiroit la
chaleur à tout le logis, par les tuyaux practiquez dans l'espais du
mur, lesquels alloient embrassant les lieux qui en douoient estre
eschauCfez. Ce que i'ay veu clairement signifié, ie ne sçay où, en
Seneque. Cestuy-cy, m'oyant louer les commoditez, et beautez de
sa ville : qui le mérite certes : commença à me plaindre, dequoy
i'auois à m'en eslongner. Et des premiers inconueniens qu'il m'al-
lega, ce fut la poisanteur de teste, que m'apporteroient les chemi-
née» ailleurs. Il auoit ouï faire celte plainte à quelqu'vn, et nous
l'attachoit, estant priué par l'vsage de l'apperccuoir chez luy.
Toute chaleur qui vient du feu, m'affoiblit et m'appesantit. Si disoit
Eucnus, que le meilleur condiment de la vie, estoil !<• r<Mi. le prons
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 631
Montaigne conservait le même genre de vie qu'il fût
malade ou bien portant; il fuyait la chaleur émanant
directement du foyer. — Mon genre de vie est le même que je
sois malade ou bien portant; je îais toujours usage du même lit,
mes heures ne varient pas, je mange et bois les mêmes choses; je
n'ajoute rien, seulement je me modère plus ou moins, suivant ma
force ou mon appétit. Ma santé, c'est le maintien sans complication
de mon état habituel. La maladie amène, il est vrai, une rupture
d'équilibre dans un sens, mais si j'en croyais les médecins, ils le
détermineraient dans l'autre, et, grâce à ma mauvaise fortune et à
leur art, je serais alors complètement jeté hors de ma route. — Je
ne crois à rien plus fermement qu'à ceci : Que je ne saurais être
incommodé par les choses auxquelles je suis depuis si longtemps
accoutumé; c'est à nos habitudes à arranger notre vie comme cela
leur plaît : elles sont toutes-puissantes à cet égard, elles sont le
breuvage de Circé qui transforme nos natures comme bon lui
semble. Combien de nations, à trois pas de nous, estiment ridicule
notre crainte du serein, qui nous paraît à nous avoir une action si
nuisible; et combien s'en moquent nos bateliers et nos paysans!
Vous rendez un Allemand malade en le faisant coucher sur un
matelas, comme un ItaHen sur la plume, et un Français sans rideau
et sans feu. L'estomac d'un Espagnol ne résiste pas à la manière
dont nous mangeons ; ni le nôtre à boire comme les Suisses. — A
Augsbourg, un Allemand m'a amusé en s'élevant contre l'incommo-
dité de nos foyers, auxquels il faisait le même reproche que celui
dont nous usons pour condamner leurs poêles; et, en vérité, cette
chaleur lourde, l'odeur qui, lorsqu'ils sont échauffés, se dégage des
matériaux dont ils sont construits, portent à la tête chez la plupart
de ceux qui n'y sont pas habitués; c'est là un effet auquel j'échappe.
Mais, en somme, la chaleur qu'ils donnent est égale, constante,
pénètre partout; ils ne produisent ni flamme, ni fumée; on ne
reçoit pas, comme chez nous, le vent qui s'introduit par le conduit
de nos cheminées; tout cela fait que ce mode de chauffage supporte
bien la comparaison avec le nôtre. Que n'imitons-nous l'architecture
romaine? On dit qu'anciennement à Rome le feu se faisait en dehors
et en contre-bas des maisons, d'où la chaleur se communiquait
dans toute l'habitation par des tuyaux qui, logés dans l'épaisseur
des murs, embrassaient tout le pourtour des locaux qu'ils devaient
échauffer, ce que j'ai vu clairement décrit dans je ne sais quel
passage de Sénèque. Mon Allemand m'entendant louer les commo-
dités et les beautés de sa ville qui, certes, le mérite, se mit à me
plaindre de ce que je devais la quitter, et, parmi les inconvénients
que je devais rencontrer ailleurs, plaça en première ligne les maux
de tête que les cheminées m'y occasionneraient, Il avait entendu
quelqu'un s'en plaindre et s'imaginait que cela nous était parti-
culier, ne s'apercevant pas par habitude qu'il en était de même
chez lui. — Toute chaleur produite par le feu m'affaiblit et m'a-
lourdit; Evenus disait que le feu est le meilleur condiment de
632 ESSAIS DE MONTAIGNE.
plustost toute autre façon d'eschaper au froid. Nous craignons
les vins au bas : en Portugal, cette fumée est en délices, et est le
breuuage des Princes. En somme, chasque nation a plu.sieurs cous-
tumes etvsances, qui sont non seulement incognues, mais farouches
et miraculeuses à quelque autre nation. Que ferons nous à ce peu-
ple, qui ne fait recepte que de tesmoignages imprimez, qui ne croit
les hommes s'ils ne sont en Hure, ny la vérité, si elle n'est d'aage
competant? Nous mettons en dignité nos sottises, quand nous les
mettons en moule. 11 y a bien pour luy, autre poix, de dire; ie l'ay
leu : que si vous dictes : ie l'ay ouy dire. Mais moy, qui ne mes-
crois non plus la bouche, que la main des hommes : et qui sçay
qu'on escript autant indiscrètement qu'on parle : et qui estime ce
siècle, comme vn autre passé, i'allegue aussi volontiers vn mien
amy, que Aulugelle, et que Macrobe : et ce que i'ay veu, que ce
qu'ils ontescrit. Et comme ils tiennent de la vertu, qu'elle n'est pas
plus grande, pour estre plus longue : i'estime de mesme de la vé-
rité, que pour estre plus vieille, elle n'est pas plus sage. le dis souueut
que c'est pure sottise, qui nous fait courir après les exemples es-
trangers et scholastiques. Leur fertilité est pareille à cette heure à
celle du temps d'Homère et de Platon. Mais n'est-ce pas, que nous
cherchons plus l'honneur de l'allégation, que la vérité du discours?
Comme si c'estoit plus d'emprunter, de la boutique de Vascosan,
ou de Plantin, nos prennes, que de ce qui se voit en nostre village.
Ou bien certes, que nous n'auons pas l'esprit, d'esplucher, et faire
valoir, ce qui se passe deuant nous, et le iuger assez vifuement,
pour le tirer en exemple. Car si nous disons, que l'authorité nous
manque, pour donner foy à nostre tesmoignage, nous le disons
hors de propos. D'autant qu'à mon aduis, des plus ordinaires
choses, et plus communes, et cognuës, si nous sçauons trouuer leur
iour, se peuuent former les plus grands miracles de nature, et les
plus merueilleui exemples, notamment sur le subiect des actions
luimaines. Or sur mon subiect, laissant les exemples que ie sçay
par les Hures : et ce que dit Aristote d'Andron Argien, qu'il trauer-
soit sans boire les arides sablons de la Lybie : vn Gentil-homme
qui s'est acquitté dignement de plusieurs charges, di.soit où iVstois
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 633
l'existence, j'use de préférence de tout autre moyen pour échapper
au froid.
Les coutumes d'un pays sont parfois le contraire de
celles de quelque autre nation. Tendance que nous avons à,
aller chercher ailleurs, dans l'antiquité notamment, des
arguments que notre époque nous fournirait amplement.
— Nous n'estimons pas les vins provenant du tonneau quand déjà
il est bas ; en Portugal, le fumet en est très prisé et ces vins sont
servis sur la table des princes. De fait, chaque nation a des cou-
tumes et des usages qui non seulement sont inconnus à d'autres
nations, mais qui y paraissent sauvages et étonnants. Quelle appré-
ciation porter sur ce peuple, qui ne tient compte que des témoi-
gnages imprimés, qui ne croit les hommes que dans leurs livres,
et la vérité que si elle est d'un âge respectable? Nos sottises, d'a-
près lui, acquièrent de la dignité quand nous les avons mises sous
presse; et dire : « je l'ai lu », au lieu de : « je l'ai entendu dire », a
pour lui une valeur bien autrement grande. Moi, qui ai même foi
dans ce qui sort de la bouche des hommes qu'en ce qui vient de
leur main, qui sais qu'on écrit aussi indiscrètement que l'on parle,
et qui estime mon siècle autant qu'un autre des temps passés, je
crois aussi volontiers un ami qu'Aulu-Gelle et Macrobe, ce que j'ai
vu que ce qu'ils ont écrit; et, de même qu'on ne tient pas la vertu
pour plus grande parce qu'elle date depuis plus longtemps, je
pense que la vérité n'est pas plus sage de ce qu'elle est plus vieille.
Je dis souvent que c'est pure sottise de recourir aux exemples que
nous trouvons à l'étranger et que l'on prône tant dans les écoles;
les temps actuels nous en fournissent aussi abondamment qu'aux
époques d'Homère et de Platon. L'idée contraire ne proviendrait-
elle pas de ce que nous nous attachons plus à l'honneur de repro-
duire une citation qu'à la vérité de ce que nous exposons, comme
si, en empruntant ses arguments à la boutique de Vascosan ou à
celle de Plantin, on prouvait davantage qu'en s'appuyant sur ce
qui se voit dans son village? ou bien encore de ce que nous n'a-
vons pas assez d'esprit pour analyser et faire ressortir la valeur de
ce qui se passe sous nos yeux et l'apprécier assez finement pour
en tirer des conclusions? Car dire que l'autorité nous manque pour
faire qu'on ajoute foi à notre témoignage, ne se peut admettre;
d'autant que, à mon avis, les choses les plus ordinaires, les plus
communes, les plus connues pourraient, si nous savions trouver
la meilleure manière de nous y prendre, nous mettre en présence
des plus grands miracles de la nature, et nous fournir les plus mer-
veilleux exemples, surtout quand nos observations portent sur les
actions humaines.
Exemples de quelques singularités résultant de l'habi-
tude. — Laissant donc, sur ce sujet, les exemples que je connais
par les livres, tels que celui que cite Aristote, d'Andron l'Argien
qui traversait sans boire les sables arides de la Libye, j'ai ouï dire,
devant moi, à un gentilhomme qui a rempli honorablement plu-
634
ESSAIS DE MONTAIGNE.
qu'il estoit allé de Madrid à Lisbonne, en plain esté, sans boire. Il
se porte vigoureusement pour son aage, et n'a rien d'extraordinaire
en l'vsage de sa vie, que cecy, d'estre deux ou trois mois, voire vn
an, ce m'a-il dit, sans boire. Il sent de l'altération, mais il la laisse
passer : et tient, que c'est vn appétit qui s'alanguit aiséement de
soy-mesme : et boit plus par caprice, que pour le besoing, ou pour
le plaisir. En voicy d'vn autre. Il n'y a pas long temps, que ie
rencontray l'vn des plus sçauans hommes de France, entre ceux de
non médiocre fortune, estudiant au coin d'vnc sale, qu'on luy auoit
rembarré de tapisserie : et autour de luy, vn tabut de ses valets,
plain de licence. Il me dit, et Seneque ;quasi autant de soy, qu'il
faisoit son profit de ce tintamarre : comme si battu de ce bruict, il
se ramenast et reserrast plus en soy, pour la contemplation, et que
cette tempesle de voix repercutast ses pensées au dedans. Estant
escholier à Padoûe, il eut son estude si long temps logé à la batte-
rie des coches, et du tumulte de la place, qu'il se forma non seule-
ment au mespris, mais à l'vsage du bruit, pour le seruice de ses
estudes. Socrates respondit à Alcibiades, s'estonnant comme il pou-
uoit porterie continuel tintamarre de la teste de sa femme : Comme
ceux, qui sont accoustumezà l'ordinaire bruit des roues à puiser de
l'eau. le suis bien au contraire : i'ay l'esprit tendre et facile à pren-
dre l'essor. Quand il est empesché à part soy, le moindre bourdon-
nement de mousche l'assassine. Seneque en sa ieunesse, ayant
mordu chaudement, à l'exemple de Sextius, de ne manger chose,
qui eust prins mort, s'en passoit dans vn an, auec plaisir, comme il
dit. Et s'en déporta seulement, pour n'estre soupçonné, d'emprun-
ter cette règle d'aucunes religions nouuelles, qui la semoyent. II
print quand et quand des préceptes d'Attalus, de ne se coucher phis
sur des loudiers, qui enfondrent : et employa iusqu'à la vieillesse
ceux qui ne cèdent point au corps. Ce que l'vsage de son temps, luy
faict compter à rudesse, le nostre, nous le faict tenir à mollesse.
Hogardez la diiïerence du viure de mes valets à bras, à la mienne :
les Scythes et les Indes n'ont rien plus eslongné de ma force, et de
ma forme. le sçay, auoir retiré de l'aumosne, des enfans pour m'en
seruir, qui bien tost après m'ont quicté et ma cuisine, et leur liurée :
seulement, pour se rendre à leur première vie. Et en trouuay vn,
amassant depuis, des moules, emmy la voirie, pour son disner, que
par priei-e, ny par menasse, ie ne sçeu distraire de la saiieur el
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 635
sieurs charges, qu'il était également allé sans boire, de Madrid à
Lisbonne, en plein été. C'est un homme très vigoureux pour son
âge et qui n'a rien d'extraordinaire dans les habitudes courantes
de la vie, si ce n'est de demeurer, m'a-t-il dit, deux ou trois mois,
voire même une année, sans boire. Il sent de l'altération, mais il la
laisse passer, et dit que c'est un appétit qui se dissipe aisément de
soi-même, et que, lorsqu'il boit, c'est plus par caprice que par
besoin ou plaisir.
Autres exemples d'autre sorte. Il n'y a pas longtemps, je rencontrai
l'un des hommes les plus savants de France, d'entre ceux possédant
une grande fortune. Il travaillait dans un des coins d'une salle qu'on
lui avait garnie de tapisseries, et, autour de lui, ses valets, sans se
gêner, faisaient un grand vacarme. Il me dit, et Sénèque en rapporte
autant de lui-même, que ce tintamarre lui allait fort, ce tapage
ramenant en quelque sorte sa pensée en lui, comme si, pour échap-
per au bruit, il était obligé de se replier sur lui-même, de se con-
centrer, pour pouvoir méditer. En étudiant à Padoue, il avait si
longtemps travaillé dans un local où s'entendaient continuellement
le roulement des voitures et le tumulte de la place, qu'il s'était
habitué non seulement à n'en être pas incommodé, mais à ne pou-
voir même s'en passer pour bien travailler. — Socrate répondait à
Alcibiade qui s'étonnait de ce qu'il pouvait supporter les criail-
leries continuelles de sa femme : « Cela me fait comme, à ceux qui
y sont habitués, le bruit continu des norias qui servent à puiser
l'eau. » — Je suis tout le contraire, j'ai l'esprit impressionnable et
facile à distraire; aussi quand je suis mal disposé, le moindre bour-
donnement de mouche m'est insupportable.
Sénèque, dans sa jeunesse, s'était fortement appliqué, à l'exemple
de Sextius, à ne rien manger qui eût eu vie; cela dura un an et il
s'en trouvait bien, nous dit-il. Il y renonça uniquement pour qu'on
ne le soupçonnât pas d'être favorable à certaines religions nou-
velles, en suivant cette règle qu'elles prônaient. Il s'était également
mis, vers le même temps, comme le recommande Attale, à ne plus
coucher sur des matelas cédant sous le poids du corps et, jusqu'à
la fin de ses jours, il n'en employa que de résistants; ce que l'usage
faisait considérer à son époque comme acte d'austérité de sa part,
nous le tenons aujourd'hui pour du raffinement.
Nos goûts sont susceptibles de se modifier quand nous
nous y appliquons; il faut faire en sorte, surtout quand
on est jeune, de n'en avoir aucun dont nous soyons les
esclaves. — Regardez combien est différente ma manière de vivre
de celle de mes valets de ferme; combien les Scythes et les In-
diens diffèrent de moi comme force et comme tournure. —
J'ai retiré de la mendicité, pour les prendre à mon service, des
enfants qui, bientôt après, m'ont quitté, abandonnant ma cuisine
et ma livrée, pour revenir à leur existence première; depuis, j'en
ai rencontré un qui, pour son dîner, ramassait des moules dans
la rue et que ni mes prières, ni mes menaces n'ont pu détourner
636 ESSAIS DE MONTAIGiNE.
douceur, qu'il trouuoit en rindigence. Les gueux ont leurs magnifi-
cences, et leurs voluptez, comme les riches : et, dit-on, leurs digni-
tez et ordres politiques. Ce sont effects de raccoustumance. Elle
nous peut duire, non seulement à telle forme qu'il luy plaist (pour-
tant, disent les sages, nous faut-il planter à la meilleure, qu'elle
nous facilitera incontinent) mais aussi au changement et à la varia-
tion : qui est le plus noble, et le plus vtile de ses apprentissages.
La meilleure de mes complexions corporelles, c'est d'estre flexible
et peu opiniastre. l'ay des inclinations plus propres et ordinaires,
et plus aggreables, que d'autres. Mais auec bien peu d'effort, ie
m'en destourne, et me coule aiséement à la façon contraire. Vn
ieune homme, doit troubler ses règles, pour esueiller sa vigueur : la
garder de moisir et s'apoltronir. Et n'est train de vie, si sot et si
débile, que celuy qui se conduict par ordonnance et discipline.
Ad primum lapidem vectari cum placet, hora
Sumitur ex libro ; si prurit frictus ocelli
Angulus, inspecta genesi collyria quserit.
Il se reiettera souuent aux excez mesme, s'il m'en croit : autrement,
la moindre desbauche le ruyne. Il se rend incommode et desaggrea-
ble en conuersation. La plus contraire qualité à vn honneste homme,
c'est la délicatesse et obligation à certaine façon particulière. Et
elle est particulière, si elle n'est ployable, et soupple. Il y a de la
honte, de laisser à faire par impuissance, ou de n'oser, ce qu'on
voit faire à ses compaignons. Que telles gens gardent leur cuisine.
Par tout ailleurs, il est indécent : mais à vn homme de guerre, il
est vitieux et insupportable. Lequel, comme disoit Philopœmen, se
doit accoustumer à toute diuersité, et inegîilitf' de vie. Quoy que
i'aye esté dressé autant qu'on a peu, à la liberté ot à l'indifférence,
si est-ce que par nonchalance, m'estant en vieillissant, plus arresté
sur certaines formes (mon aage est hors d'institution, et n'a désor-
mais dequoy regaider ailleurs qu'à se maintenir) la coustumc a
desia sans y penser, imprimé si bien en moy son charactere, en
certaines choses, que i'appelle excez de m'en despartir. Et sans
m'essayer, ne puis, ny dormir sur iour, ny faire collation entre les
n.'pas, ny desieuner, ny in'allor coucher sans grand inlerualle,
comme de trois heures, après le soupper, ny faire des enfans, qu'a-
uant le sommeil : ny les faire debout : ny porter ma sueur : ny
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 637
de la saveur et de la douceur qu'il trouvait à vivre ainsi dans l'in-
digence. Les gueux ont leurs magnificences et leurs voluptés, tout
comme les riches; on dit même qu'ils ont une hiérarchie et des
dignitaires tout comme dans l'ordre social. — Ce sont là des effets
de l'entraînement, qui peut non seulement nous amener à tel genre
de vie qu'il lui plaît (et , disent les sages, il est bon de s'arrêter au
meilleur qui, de ce fait, se trouvera facilité), mais aussi nous pré-
parer aux changements et aux variations qui peuvent survenir; et
c'est le plus noble et le plus utile des apprentissages que nous
puissions faire. Les meilleures des qualités physiques qui me sont
propres, c'est de me prêter à tout et que rien ne me soit indispen-
sable; j'ai des penchants qui me sont plus personnels, auxquels je
reviens plus fréquemment et qui me sont plus agréables que d'au-
tres, mais avec bien peu d'efforts je m'en détourne, et très aisément
j'en adopte qui sont tout le contraire. Un jeune homme doit intro-
duire du trouble dans ce qu'il s'est imposé comme règle, afin que
sa vigueur soit toujours en éveil, ne s'altère pas et n'arrive à l'é-
nervement ; il n'y a pas de train de vie si sot et si débile, que ce-
lui de qui est astreint à une discipline et un règlement constants :
« Veut-il se faire porter jusqu à la 'première borne milliaire, V heure
est prise dans son traité d'astrologie; s'est-il frotté le coin de l'œil et
lui en cuit-il, le collyre devra être composé d'après son horoscope
(Juvénal) ». S'il m'en croit, il ira jusqu'à commettre des excès, au-
trement la moindre débauche l'abat, et il devient gênant et désa-
gréable en société. Ce qu'il y a de plus fâcheux pour un homme du
monde, c'est d'être d'une délicatesse l'obligeant à un mode d'exis-
tence particulier, et c'est le cas s'il ne peut se plier et s'assujettir
à toutes les exigences. 11 y a de la honte à ne pas faire par impuis-
sance, ou à ne pas oser ce qu'on voit faire à ses compagnons ; les
gens de ce tempérament n'ont qu'à rester chez eux et observer leur
régime. Nulle part une semblable attitude ne convient; mais, dans
la profession des armes, c'est un vice capital qui ne peut s'admettre,
parce que l'homme de guerre, ainsi que le disait Philopœmen, doit
être accoutumé à toutes les variations et irrégularités de la vie.
Habitudes qu^avalt contractées Montaigne dans sa vieil-
lesse; passer la nuit au grand air l'incommodait, soin
qu'il mettait à se tenir le ventre libre. — Quoique j'aie été
dressé, autant qu'on l'a pu, à la liberté et à l'indifférence, je ne
m'en suis pas moins, en vieillissant, arrêté davantage par noncha-
lance à certaines manières de faire (mon âge ne me permet plus
de me corriger, je ne peux désormais que chercher à me maintenir
dans mon état actuel), et l'habitude a déjà, sans que j'y pense, si
bien imprimé en moi son caractère à l'égard de certaines choses,
que c'est pour moi faire des excès, que de m'en départir. — Je ne
puis sans m'y entraîner : dormir à la belle étoile; manger entre
mes repas; me coucher après déjeuner ou souper, sans mettre un
assez grand intervalle, comme qui dirait trois * longues heures;
m'unir à la femme, si ce n'est avant de m'endormir; entrer en sa
638 ESSAIS DE MONTAIGNK.
m'abreuuer d'eau puro on de vin pur : ny me tenir nud teste long
temps : ny me faire tondre après disner. El me passerois autant
mal-aisément de mes gans, que de ma chemise : et de me lauer à
rissuë de table, et à mon leuer : et de ciel et rideaux à mon lict,
comme de choses bien nécessaires, le disnerois sans nape : mais à
TAIemande sans seruiette blanche, tres-incommodéement. le les
souille plus qu'eux et les Italiens ne font : et m'ayde peu de cuUier,
et de fourchete. le plains qu'on n'aye suyuy vn train, que i'ay vcu
commencer à l'exemple des Roys : Qu'on nous changeast de seruiette,
selon les seruices, comme d'assiette. Nous tenons de ce laborieux
soldat Marins, que vieillissant, il deuint délicat en son boire : et ne
le prenoit qu'en vne sienne couppe particulière. Moy ie me laisse
aller de mesme à certaine forme de verres, et ne boy pas volontiers
en verre commun. Non plus que d'vne main commune. Tout metail
m'y desplaist au prix d'vne matière claire et transparante. Que mes
yeux y tastent aussi selon leur capacité. le dois plusieurs telles mol-
lesses à l'vsage. Nature m'a aussi d'autre part apporté les siennes :
comme de ne soustenir plus deux plains repas en vn iour, sans sur-
charger mon estomach : ny l'abstinence pure de l'vn des repas :
sans me remplir de vents, assécher ma bouche, estonner mon ap-
pétit. De m'offenser d'vn long serein. Car .depuis quelques années,
aux couruées de la guerre, quand toute la nuict y court, comme il
adulent communément, après cinq ou six heures, l'estomach me
commence à troubler, auec véhémente douleur de teste : et n'arriue
point au iour, sans vomir. Comme les autres s'en vont desieuner,
ie m'en vay dormir : et au partir de là, aussi gay qu'au parauant.
l'auois tousiours appris, que le serein ne s'espandoit qu'à la nais-
sance de la nuict : mais hantant ces années passées familièrement,
et long temps, vn seigneur imbu de cette créance, que le serein est
plus aspre et dangereux sur l'inclination du soleil, vne heure ou
deux auant son coucher : lequel il cuite songneuscment, et mcsprise
celuy de la nuict : il a cuidé ni'imprimer, non tant son discours,
que son sentiment. Quoy, que le doubte mesme, et l'inquisition
frappe noslre imagination, et nous change? Ceux qui cèdent tout à
coup à ces pentes, attirent l'entière ruine sur eux. Et plains plu-
sieurs Gentils-hommes, qui par la sottise de leurs médecins, se sont
mis en chartre tousieunes et entiers. Encores vaudroit-il mieux souf-
frir vn reume,que de perdre pour iamais, par desaccoustumance, le
commerce de la vie commune, en action de si grand vsage. Fas-
cheuse science : qui nous descrie les plus douces heures du iour.
TRADUCTION. — LIV. UI, CH. XIII. 639
possession, en restant debout; demeurer en sueur; boire de l'eau
ou du vin purs; rester longtemps la tête découverte; me faire cou-
per les cheveux après dîner; je ne me passerais pas de gants plus
malaisément que de chemise ; c'est un besoin pour moi de me laver
chaque fois au sortir de table et lorsque je me lève; avoir un ciel
de lit et des rideaux me semble de première nécessité. — Je dîne-
rais sans nappe, mais il ne me siérait pas de me passer de serviette
blanche à chaque repas, comme cela se fait chez les Allemands ;
je les salis plus qu'ils ne le font, eux et les Italiens, parce que j'ai
peu recours aux cuillères et aux fourchettes. Je regrette que
l'usage n'ait pas pris de faire comme j'ai vu commencer chez les
rois, de changer de serviette, comme d'assiette, à tous les services.
— Nous savons que Marius, ce soldat qui a tant peiné, devint, dans
sa vieillesse, fort délicat sur la boisson et qu'il ne buvait que dans
une coupe affectée à son usage personnel; moi, je préfère égale-
ment certaine forme de verre, ne bois pas volontiers dans un verre
ordinaire, et n'aime pas à être servi par le premier venu; tout
verre en métal me déplaît auprès de ceux faits d'une matière claire
et transparente : il est besoin que mes yeux, dans la mesure où ils le
peuvent, participent à la jouissance qu'éprouve mon palais. — C'est
ainsi que je dois à l'usage certaines habitudes efféminées. De son
côté, la nature m'a aussi apporté les siennes, telles que e dne pou-
voir faire plus de deux repas complets en un jour, sans surcharger
mon estomac; non plus que de me passer complètement de l'un
d'eux, sans avoir des vents, la bouche desséchée et mon appétit qui
proteste. — Je suis incommodé si je demeure longtemps exposé au
serein; depuis quelques années lorsque, dans des circonstances de
guerre, j'y reste toute la nuit, ce qui est courant, au bout de cinq
ou six heures mon estomac commence à s'en trouver mal, j'éprouve
de violentes douleurs de tête, n'atteins pas le jour sans vomir,
et, quand les autres vont déjeuner, moi je vais dormir et suis en-
suite aussi dispos qu'avant. J'avais toujours entendu dire que le
serein ne tombe que lorsque vient la nuit; mais un seigneur que je
fréquentais assez longuement et intimement en ces dernières an-
nées, convaincu que le serein est plus âpre et plus dangereux
quand le soleil décline, une heure ou deux avant son coucher, ce
qui fait qu'il l'évite à ce moment et ne s'inquiète pas de celui de la
nuit, a failli me faire partager non tant son raisonnement que ses
sensations. Ainsi le doute même et les recherches auxquelles nous
nous livrons pour nous enquérir de ce qui est vrai ou de ce qui ne
l'est pas, agissent sur notre imagination et nous changent! — Ceux
qui cèdent brusquementàcesopinions diverses, marchent à leur ruine
complète ; aussi combien je plains quelques gentilshommes qui, par
la sottise de leurs médecins, se sont, dans toute la force de leur
jeunesse, séquestrés de leur propre mouvement; mieux vaut encore^
contracter un rhume, que de ne pouvoir plus jamais, parce qu'on en
a perdu l'habitude, vivre de la vie commune, dont nous avons à
faire si grand usage. Fâcheuse science vraiment que celle qui nous
640 ESSAIS DE MONTAIGNE.
Estondons nostre possession iusques aux derniers moyens. Le plus
souuent on s'y durcit, en s'opiniastrant, et corrige Ion sa com-
plexion : comme fit Cîesar le haut mal, à force de le mcspriser et
corrompre. On se doit adonner aux meilleures règles, mais non pas
s'y asseruir : si ce n'est à celles, s'il y en a quelqu'vne, ausquelles
l'obligation et seruitude soit vtile. Et les Roys et les philosophes
fientent, et les dames aussi. Les vies publiques se doiuent à la cé-
rémonie : la mienne obscure et priuée, iouït de toute dispence na-
turelle. Soldat et Gascon, sont qualitez aussi, vn peu subiettes à
l'indiscrétion. Parquoy, ie diray cecy de cette action : qu'il est be-
soing de la renuoyer à certaines heures, prescriptes et nocturnes,
et s'y forcer par coustume, et assubiectir, comme i'ay faict. Mais
non s'assuiectir, comme i'ay faict en vieillissant, au seing de parti-
culière commodité de lieu, et de siège, pour ce seruice : et le ren-
dre empeschant par longueur et mollesse. Toutesfois aux plus sales
offices, est-il pas aucunement excusable, de requérir plus de soing
et de netteté? Nattirdhomo mundum et elegaus animal est. De toutes
les actions naturelles, c'est celle, que ie souffre plus mal volontiers
m'estre interrompue. I'ay veu beaucoup de gens de guerre, incom-
modez du desreiglement de leur ventre. Tandis que le mien et moy,
ne nous faillions iamais au poinct de nostre assignation : qui est au
sault du lict, si quelque violente occupation, ou maladie ne nous
trouble. le ne iuge donc point, comme ie disois, où les malades
se puissent mettre mieux on seurté, qu'en se tenant coy, dans le
train de vie, où ils se sont esleuez et nourris. Le changement, quel
qu'il soit, estonne et blesse. Allez croire que les chastaignes nuisent
à vn Perigourdin, ou à vn Lucquois : et le laict et le fromage aux
gens de la montaigne. On leur va ordonnant, vne non seulement
nouuelle, mais contraire forme de vie. Mutation qu'vn sain ne pour-
roit souffrir. Ordonnez de l'eau à vn Breton de soixante dix ans :
enfermez dans vne estuue vn homme de marine : deffendez le pro-
mener à vn laquay Basque : ils les priuent de mouuement et en fin
d'air et de lumière.
An viuere lanli est?
Cogimur à suelis animutn suspendere rebun,
Atque, vl viuamus, viuere desinimua :
Hos superesae reor, quibus et spirabiUs aër,
El lux, qua regimur, redditur ipsa grauis.
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 641
gâte les heures les plus douces de Texistence ! Attachons-nous par
tous les moyens à ce que nous possédons; le plus souvent on s'af-
fermit dans la possession, en s'y opiniàtrant, et on corrige son
tempérament, comme fit César, qui triompha du haut mal à force
de le mépriser et de lui résister. On doit adopter les règles qui sont
les meilleures mais non s'y assujettir, sauf à celles, s'il en existe,
dont l'observation est obligatoire et utile.
Les rois et les philosophes ont journellement à vider leurs intes-
tins; il en est de même des plus grandes dames. Ceux dont la vie
se passe en public, se doivent de garder un certain décorum; la
mienne est obscure, ne relève que de moi et bénéficie par suite de
toutes les libertés qui sont dans la nature ; en outre, je suis soldat
et gascon, un peu sujets l'un et l'autre à l'indiscrétion; je puis
donc dire de cet acte ce que j'en pense. Il faut s'y livrer la nuit, à
des heures déterminées; on y arrive par l'habitude en s'y astreignant
ainsi que j'y suis parvenu. Mais il ne faut pas s'asservir, comme je
l'ai fait en vieillissant, à avoir besoin de local et de siège spéciale-
ment aménagés pour cet usage, ni s'en trouver empêché parce que,
par paresse, on aura trop différé; toutefois, on est bien un peu ex-
cusable de rechercher du soin et de la propreté là comme ailleurs,
même quand il s'agit des choses les plus malpropres : « l'homme
est de sa nature un animal propre et délicat (Sénèque) ». De toutes
les fonctions naturelles, c'est celle dans laquelle il m'est le plus
pénible d'être interrompu. J'ai vu beaucoup de gens de guerre
incommodés par le dérèglement de leur ventre; le mien et moi
n'avons jamais failli au moment précis, qui est au saut du lit, sauf
quand une pressante occupation ou une maladie nous dérangent.
Ce que les malades ont de mieux à faire, c'est de ne rien
changer à leur mode de vie habituel; lui-même ne s'est
jamais abstenu de ce qui lui faisait envie; il en a été
ainsi des plaisirs de l'amour, qu'il a commencé si jeune à
connaître que ses souvenirs ne remontent pas jusque-là.
— Je ne juge donc pas, comme je l'ai dit, que les malades puissent
mieux assurer leur rétablissement autrement qu'en s'en tenant au
genre de vie dans lequel ils ont été nourris et élevés; tout chan-
gement, quel qu'il soit, nous étonne et nous blesse. Pouvez-vous
croire que les châtaignes puissent faire mal à un Périgourdin ou
à un Lucquois, le lait et le fromage aux gens de la montagne? En
les leur interdisant, non seulement vous changez leur mode d'exis-
tence, mais vous leur en imposez un contraire au leur; c'est une
modification à laquelle même un homme bien portant ne saurait
résister. Ordonnez à un Breton qui a soixante-dix ans, de ne boire
que de l'eau; enfermez un homme dé mer dans une étuve; défen-
dez la promenade à un domestique basque, c'est les priver de
mouvement et finalement d'air et de lumière : « La vie est-elle d'un
si grand prix, qu'un nous force à renoncer à cesser de vivre pour
prolonger notre existence? car je ne pense pas quil faille mettre
au nombre des vivants, eaux auxquels on rend incommode l'air qu'ils
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. lU. 41
042
ESSAIS DK MONTAIGNE.
S'ils ne font autre bien, ils font aumoins eccy, qu'ils préparent de
Itonne heure les patiens à la mort, leur sapant peu à peu et retran-
chant Ivsage de la vie. Et sain et malade, ie me suis volontiers
laissé aller aux appétits qui me pressoient. le donne grande autho-
rité à mes désirs et propensions. le n'ayme point à guarir le mal
par le mal, le hay les remèdes qui importunent plus que la mala-
die. D'estre subiect à la colique, et subiect à m'abstenir du plaisir
de manger des huitres, ce sont deux maux pour vn. Le mal nous
pinse dvn costé, la règle de l'autre. Puis-qu'on est au hazard de se
mesconter, hasardons nousplustost à la suitte du plaisir. Le monde
faict au rebours, et ne pense rien vtile, qui ne soit pénible. La faci-
lité luy est suspecte. Mon appétit en plusieurs choses, s'est assez
heureusement accommodé par soy-mesme, et rangé à la santé do
mon estomach. L'acrimonie et la pointe des sauces m'agréèrent
estant ieune : mon estomach s'en ennuyant depuis, le goust l'a in-
continent suyuy. Le vin nuit aux malades : c'est la première chose,
dequoy ma bouche se desgouste, et d'vn degoust inuincible. Quoy
que ie reçoiue désagréablement, me nuyt; et rien ne me nuyt, que
ie face auec faim, et allégresse. lo n'ay iamais receu nuysance d'ac-
tion, qui m'eust esté bien plaisante. Et si ay fait céder à mon plai-
sir, bien largement, toute conclusion medicinalle. Et me suis ieune,
Quem circumcursans hue atque httc sœpe Cupido
Fulgebat crocina splendidus in ttmica,
preste autant liccntieusement et inconsidérément qu'autre, au de-
sir qui me tenoit saisi :
Et militaui non sine gloria.
Plus toutesfois en continuation et en durée, qu'en saillie,
Sex me vix memini suslinuisse vices.
Il y a du malheur certes, et du miracle, à confesser, en quelle foi-
blesse dans, ie me renconlray premièrement en sa subiection. Ce
fut bien rencontre : car ce fut long temps auant l'aage de choix et
de rognoissance. Il ne me souuient point de moy de si loing. El
peut on marier ma fortune à celle de Quartilla, qui n'auoit poinl
mémoire de son (illage.
Inde Iragus cclerésque pili, mirandàque mntri
Barba meœ.
Les médecins ployent ordinairement auec vlilité, leurs règles, à la
violence des enuies aspres, qui suruiennent aux malades. Ce grand
désir ne se J)eut imaginer, si estranger et vicieux, que Nature ne s'y
applique. Et puis, condùen est-ce de contenter la fantasie? A mon
opinion cette pièce là importe de tout : au moins, au delà de toute
autre. Les plus griefs et «mlinaires maux, sont ceux que la fantasie
nous charge. Ce mot Espagnol me plaist à plusieurs visages : De-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 643
respirent et la lumière qui les éclaire (Pseudo-Gallus). « Si les mé-
decins ne font pas d'autre bien, ils font du moins qu'ils préparent
de bonne heure les patients à la mort, en sapant peu à peu et ré-
duisant en eux l'usage de ce que nous offre la vie.
Que je fusse bien portant ou malade, je me suis d'ordinaire laissé
aller à satisfaire mes appétits; je donne une grande autorité à mes
désirs et à mes penchants; je n'aime pas à guérir le mal parle mal,
et je hais les remèdes qui m'importunent plus que la maladie. Être
sujet à la colique et obligé de m'abstenir du plaisir de manger des
huîtres, sont deux maux au lieu d'un; le mal nous tiraille d'un côté,
le régime de l'autre. Puisqu'on est exposé à des mécomptes, courons
plutôt la chance que ce soit après avoir donné satisfaction à ce qui
nous cause du plaisir. Le monde fait les choses au rebours : il s'i-
magine que rien ne peut être utile, s'il n'est en même temps pé-
nible; ce qui est facile, lui est suspect. Mon appétit, en plusieurs
choses, s'est de lui-même assez heureusement accommodé de ce
qui convient à la santé de mon estomac; quand j'étais jeune, les
sauces piquantes et relevées m'étaient agréables; depuis, mon es-
tomac s'en est fatigué et mon goût a aussitôt fait de même. Le vin
nuit aux malades, c'est la première chose dont je me dégoûte et la ré-
pugnance que j'en éprouve est insurmontable. Tout ce que je prends
de désagréable m'est nuisible; et rien ne me nuit, quand j'en ai en-
vie et que cela me sourit. — Aucun acte qui m'était tout à fait agréa-
ble ne m'a causé de dommage ; aussi m'est-il arrivé de faire céder à
mon plaisir, dans une large mesure, n'importe quelle ordonnance
médicale; et, tout jeune, « alors que couvert d'une robe éclatante,
l'Amour voltigeait sans cesse autour de moi [Catulle) », je me suis
prêté aussi licencieusement et inconsidérément qu'un autre aux
désirs qui m'étreignaient, « et ai acquis quelque gloire dans ce
genre de combat (Horace) » plus, toutefois, par la persistance et la
durée de mon attachement que par ma vigueur : « A peine si je me
souviens d'y avoir triomphé jusqu'à six fois consécutives (Ovide). »
Il y a certes du malheur et du miracle à confesser combien j'étais
jeune quand, pour la première fois, je me rencontrai asservi à ses
lois; ce fut bien un effet du hasard, car c'était longtemps avant
d'être en âge de pouvoir distinguer et choisir; mes souvenirs sur
ce qui me touche ne remontent pas si loin, et mon cas peut mar-
cher de pair avec celui de Quartilla, qui ne se souvenait pas de sa
virginité : '< Aussi ai-je eu de bonne heure du poil sous l'aisselle, et
ma barbe précoce étonna ma mère (Martial). » — Les médecins font
ployer, le plus souvent avec utilité, leurs prescriptions devant la
violence des envies excessives qui se produisent chez leurs malades ;
nul désir intense ne peut être imaginé si étrange et si pernicieux,
que la nature ne le fasse tourner à notre avantage. Et puis, que
de contentement dans la satisfaction d'une fantaisie ! cela, suivant
moi, importe par-dessus tout, ou au moins plus que toute autre
considération. Les maux les plus gFaves et les plus ordinaires sont
ceux qui proviennent du fait de notre imagination; et ce dicton
644 ESSAIS DE MONTAIGNE.
fienda me Dios de m//. le plains estant malade, dcquoy ie n'ay quel-
que désir qui me donne ce contentement de Tassonuir : à peine
m'en deslourneroit la médecine. Autant en fay-ie sain. le ne voy
guère plus qu'espcirer et vouloir. C'est pitié d'estre alanguy et afîoi-
bly, iusques au souhaiter. L'art de médecine, n'est pas si résolue,
que nous soyons sans authorité, quoy que nous facions. Elle change
selon les climats, et selon les Lunes : selon Fernel et selon l'Es-
cale, Si vostre médecin ne trouue bon, que vous dormez, que vous
vsez de vin, ou de telle viande : ne vous chaille : ie vous en trou-
ueray vn autre qui ne sera pas de son aduis. La diuersité des argu-
ments et opinions médicinales, embrasse toute sorte de formes. le
vis vn misérable malade, creuer et se pasmer d'altération, pour se
guarir : et estre moqué depuis par vn autre médecin : condamnant
ce conseil comme nuisible. Auoit-il pas bien employé sa peine? Il est
mort freschement de la pierre, vn homme de ce mestier, qui s'estoit
seruy d'extrême abstinence à combattre son mal : ses compagnons
disent, qu'au rebours, ce ieusne l'auoit asséché, et luy auoit cuit le
sable dans les rongnons. l'ay apperceu qu'aux blesseures, et aux
maladies, le parler m'esmeut et me nuit, autant que desordre que
ie face. La voix me couste, et me lasse : car ie l'ay haute et effor-
cée. Si que, quand ie suis venu à entretenir l'oreille des grands,
d'affaires de poix, ie les ay mis souuent en soing de modérer ma
voix. Ce compte mérite de me diuertir. Quelqu'vn, en certaine
eschole Grecque, parloit haut comme moy : le màistre des cérémo-
nies luy manda qu'il parlast plus bas : Qu'il m'enuoye, fit-il, le ton
aucjuel il veut que ie parle. L'autre luy répliqua, qu'il prinst son ton
des oreilles de celuy à qui il parloit. C'estoit bien dit, pourueu qu'il
s'entende : Parlez selon ce que vous auez affaire à vostre auditeur.
Car si c'est à dire, suffise vous qu'il vous oye : ou, réglez vous par
luy : ie ne trouue pas que ce fust raison. Le ton et mouuement de la
voix, a quelque expression, et signification de mon sens : c'est à
moy à le conduire, pour me; représenter. Il y a voix pour instruire,
voix pour flaler, ou pour tancer. le veux que ma voix non seule-
ment arriue à luy, mais à l'auanturc quelle le frapi)e, et qu'elle le
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 645
espagnol : « Que Dieu me défende contre moi-même! » me plaît à
divers titres. Je regrette quand je suis malade de ne pas avoir
quelque désir que j'aurais plaisir à assouvir, la médecine aurait
bien de la peine à m'en détourner; du reste j'en suis maintenant là
que, même quand je suis bien portant, je ne fais plus guère que
vouloir et espérer; c'est pitié d'être arrivé à cet état de langueur
et d'affaiblissement, que l'on ne puisse faire que souhaiter.
liUncertitude de la médecine autorise toutes nos envies.
— L'art de la médecine n'est pas tellement bien fixé, que nous ne
soyons fondés à faire ce qui nous convient; il change suivant les
climats et les phases de la lune, selon Fernel et selon l'Escale. Si
votre médecin trouve mauvais que vous dormiez, que vous fassiez
usage de vin, ou de telle viande, ne vous désolez pas ; je vous en
trouverai un autre qui ne sera pas de son avis ; la variété des ar-
guments et des opinions en matière de médecine, embrasse toutes
sortes de formes. J'ai vu un malheureux qui, pour guérir, se lais-
sait torturer par la soif, au point de tomber en pâmoison, et dont
se moquait plus tard un autre médecin qui condamnait ce régime,
comme nuisible; vraiment c'était avoir bien employé sa peine!
Tout récemment, est mort de la pierre un homme de cette profes-
sion : pour combattre son mal, il avait recours à une abstinence
complète; ses confrères disent que ce jeûne lui était absolument
contraire, qu'il l'avait asséché et lui avait cuit le sable dans les
rognons.
Montaigne avait un timbre de voix élevé; dans la vie
courante, l'intonation de notre voix est à régler suivant
l'idée qu'on veut rendre. — J'ai constaté que lorsque je suis
blessé ou malade, causer m'agite et me nuit autant que tout ce que
je puis faire de désordonné ; j'ai peiné à parler et cela me fatigue,
parce que mon timbre de voix est élevé et demande un effort, si
bien que, souvent, lorsqu'il m'est arrivé de parler à l'oreille de hauts
personnages, les entretenant d'affaires importantes, je les .ai mis
dans la nécessité de me demander de baisser la voix.
Voici une anecdote plaisante : Quelqu'un, dans une école grecque,
parlait sur un ton élevé comme je fais moi-même; le maître de
cérémonies lui manda de parler moins haut : « Qu'il m'envoie,
répondit-il, le ton sur lequel il veut que je parle. » A quoi, l'au-
tre lui répliqua qu'il prît le ton des oreilles de celui auquel il
s'adressait. C'était bien dit, sous condition que cela signifiât :
« Parlez suivant ce que vous avez à traiter avec votre auditeur » ; si
au contraire il avait voulu dire : « Il suffit qu'il vous entende, ré-
glez votre son de voix en conséquence », je ne trouve pas qu'il eût
été dans le vrai. — Le ton et le mouvement de la voix concourent
en effet à l'expression et à la signification de ce qui se dit; c'est à
celui qui parle à la conduire pour lui faire exprimer ce qu'il veut.
II y a un ton de voix pour instruire, un autre pour flatter, un autre
pour tancer; non seulement il faut que la voix parvienne à qui l'on
s'adresse, mais il faut parfois qu'elle le frappe, le transperce.
646 ESSAIS DE MONTAIGNE.
perse. Quand ie masline mon laqiiay, d'vn ton aigre et poignant : il
seroit bon quil vinsl à me dire : Mon maistre parlez plus doux, ie
vous oy bien. Est qusedam vox ad auditutn accommodata, non magni-
tudine, sed proprietate. La parole est moitié à celuy qui parle, moi-
tié à celuy qui lescoule. Cestuy-cy se doibt préparer à la receuoir,
selon le branle qu'elle prend. Comme entre ceux qui ioûent à la
paume, celuy qui souslient, se desmarche et s'appreste, selon qu'il
voit remuer celuy qui luy iette le coup, et selon la forme du coup.
L'expérience m'a encores appris cccy, que nous nous perdons
d'impatience. Les maux ont leur vie, et leurs bornes, leurs mala-
dies et leur santé. La constitution des maladies, est formée au pa-
tron de la constitution des animaux. Elles ont leur fortune limitée
dés leur naissance : et leurs iours. Qui essaye de les abbreger im-
périeusement, par force, au trauers de leur course, il les allonge et
multiplie : et les harselle, au lieu de les appaiser. le suis de l'aduis
de Crantor, qu'il ne faut ny obstinéement s'opposer aux maux, et à
l'estourdi : ny leur succomber de mollesse : mais qu'il leur faut cé-
der naturellement, selon leur condition et la nostre. On doit donner
passage aux maladies : et ie trouue qu'elles arrestent moins chez
moy, qui les laisse faire. Et en ay perdu de celles quon estime plus
opiniastres et tenaces, de leur propre décadence : sans ayde et sans
art, et contre ses règles. Laissons faire vn peu à Nature : elle entend
mieux ses affaires que nous. Mais vn tel en mourut. Si ferez vous :
sinon de ce mal là, d'vn autre. Et combien n'ont pas laissé d'en
mourir, ayants trois médecins à leur cul? L'exemple est vn miroûer
vague, vniuersel cl à tout sens. Si c'est vne médecine voluptueuse,
acceptez la ; c'est tousiours autant de bien présent. le ne m'arreste-
ray ny au nom ny à la couleur, si elle est délicieuse et appétissante.
Le plaisir est des principales espèces du profit. l'ay laissé enuieillir
et mourir en moy, de mort naturelle, des rheumes; defluxions
goutteuses; relaxation; battement de cœur; micraincs; et autres
accidens, que i'ay perdu, quand ie m'estois à demy formé à les
nourrir. On les coniure mieux par courtoisie, que par brauerie. Il
faut souffrir doucement les loix de nostre condition. Nous sommes
pour vieillir, pour afToiblir, pour estrc malades, en dcspit de toute
médecine. C'est la première leçon, que les Mexicains font à leurs
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 647
Quand je réprimande mon domestique avec une dureté de ton mar-
quant mon mécontentement, il ferait bon qu'il vînt me dire : « Mon
maître, je vous entends parfaitement, parlez plus doucement. »
i( Il y a une sorte de voix faite pour l'oreille, non tant par son éten-
due que par sa propriété {Quintilien). » La parole appartient moi-
tié à celui qui parle, moitié à celui qui l'écoute; celui-ci doit se dis-
poser à la recevoir d'après le sens qu'elle exprime, comme au jeu
de paume où le joueur qui reçoit la balle, s'apprête et se meut dans
un sens ou dans un autre, selon qu'il voit le geste de celui qui l'en-
voie et suivant la forme du coup.
Les maladies, comme tout ce qui a vie, ont leurs évolu-
tions dont il faut attendre patiemment la fin ; laissons faire
la nature, nous luttons en vain; dès notre naissance, nous
sommes voués à la souffrance et, arrivés à la vieillesse,
l'effondrement est forcé. — L'expérience m'a encore appris que
nous nous perdons par notre peu de patience. Les maux ont leur
vie, des limites déterminées, leurs maladies et leur état de saoté.
La constitution des maladies est formée sur le même modèle que
celle des animaux : elles ont leur évolution, leur durée fixées dès
leur origine; qui essaie de les abréger en tentant de leur imposer de
force sa volonté quand elles nous tiennent, les allonge et les multi-
plie, les excite au lieu de les apaiser. Je suis de l'avis de Cranter :
« Qu'il ne faut pas contrecarrer les maux avec obstination et étourdi-
ment, ni leur laisser prendre le dessus par manque d'énergie; mais
qu'il faut leur céder naturellement, suivant l'état qu'ils présentent
et celui dans lequel nous sommes. » On doit livrer passage aux
maladies, et je trouve qu'elles s'arrêtent moins chez moi, parce
que je les laisse faire; j'ai été débarrassé de certaines qui passaient
pour opiniâtres et tenaces, elles se sont usées d'elles-mêmes sans
que j'y aide, sans que l'art intervienne et môme contre ses règles.
Laissons un peu faire la nature, elle entend mieux ses affaires que
nous. « Mais un tel en est mort! » vous dit-on. C'est vrai et vous
ferez de même; si ce n'est de ce mal, ce sera d'un autre. Combien
n'y ont pas échappé qui avaient trois médecins à leurs trousses !
L'exemple est un miroir où tout se reflète vaguement et sous tous
les aspects. Si la médecine qui vous est offerte est agréable, ac-
ceptez-la, c'est toujours autant de bien acquis pour le moment
présent; je ne m'arrêterai ni au nom ni à la couleur si elle est
délicieuse et appétissante, le plaisir est une des principales formes
sous lesquelles se manifeste le profit. — J'ai laissé vieillir et mou-
rir en moi, de mort naturelle, des rhumes, des attaques de goutte,
des relâchements d'entrailles, des battements de cœur, des migrai-
nes et autres accidents qui m'ont abandonné quand j'étais déjà à
moitié résigné à leur compagnie ; on s'en débarrasse plus en usant
de courtoisie, qu'en les bravant. Il faut supporter avec résignation
les lois inhérentes à notre condition; nous sommes faits pour vieil-
lir, nous affaiblir, être malades en dépit de toute médecine. C'est
la première leçon que les Mexicains font à leurs enfants quand, au
648 ESSAIS DE MONTAIGNE.
enfans; quand au partir du ventre des nicres, ils les vont saluant,
ainsin : Enfant, tu es venu au monde pour endurer : endure, souf-
fre, et tais to} . C'est iniuslice de se donloir qui! soit aduenu à
quelqu'vn, ce qui peut aduenir à chacun. Indignare si quid in te ini-
que propriè constitutum est. Voyez vn vieillart, qui demande à
Dieu quii luy maintienne sa santé entière et vigoureuse; c'est à
dire qu'il le remette en ieunesse.
Slulte, quid hmc frustra voti» puerilibuê optas?
N'est-ce pas folie? Sa condition ne le porte pas. La goutte, la gra-
uelle, l'indigestion, sont symptômes des longues années; comme des
longs voyages, la chaleur, les pluyes, et les vents. Platon ne croit
pas, qu'.Esculapc se mist en peine, de prouuoir par régimes, à faire
durer la vie, en vn corps gasté et imbecille : inutile à son pays,
inutile à sa vacation : et à produire des enfants sains et robustes :
et ne trouue pas ce soing conuenable à la iustice et prudence di-
uine, qui doit conduire toutes choses à l'vtilité. Mon bon homme,
c'est faict : on ne vous sçafft'oit redresser : on vous plastrera pour
le plus, et estançonnera vn peu, et allongera-Ion de quelque heure
vostre misère.
Non sectts instantem cupiens fulcire ruinam,
Diuersis contra nititur obijcibus,
Donec certa dies, omni compage solula,
Ipsum cum rébus subruat auxilium.
Il faut apprendre à soutTrir, ce qu'on ne peut euiter. Nostre vie est
composée, comme l'harmonie du monde, de choses contraires, aussi
dé diuers tons, doux et aspres, aigus et plats, mois et graues. Le
musicien qui n'en aymeroit que les vns, que voudroit il dire? Il faut
qu'il s'en sçache scruir en commun, et les mesler. Et nous aussi,
les biens et les maux, qui sont consubstanliels à nostre vie. Nostre
cslre ne peut sans ce meslange; et y est l'vne bande non moins né-
cessaire que l'autre. D'essayer à regimber contre la nécessité natu-
relle, c'est représenter la folie de Ctesiphon, qui entreprenoit de faire
à coups de pied auec sa mule. le consulte peu, des altérations,
que le sens. Car ces gens icy sont auantagcux, quand ils vous tien-
nent à leur miséricorde. Ils vous gourmandent les oreilles, de leurs
prognostiques, et me surprenant autre fois afToibly du mal, m'ont
iniurieusement traicté de leurs dogmes, et troigne magistrale : ine
menassant tantost de grandes douleurs, tantost de mort prochaine,
le n'en estoisabbatu, ny deslogé de ma place, mais l'en estois heurté
et poussé. Si mon iugement n'en est ny changé, ny troublé : au
moins il en esloit empesché. C'est tousiours agitation et combat.
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 649
sortir du ventre de leur mère, ils les accueillent en disant : « En-
fant, tu es venu au monde pour endurer; endure, souffre et tais-
toi. » Il n'est pas juste de se plaindre de ce qu'il arrive à quelqu'un,
ce qui peut arriver à chacun : « Plains-toi, mais seulement si l'on
applique à toi seul une loi qui soit injuste [Sénèque). »
Voyez un vieillard qui demande à Dieu de lui maintenir sa santé
entière et vigoureuse, autrement dit de lui rendre sa jeunesse;
n'est-ce pas folie? son état ne le comporte pas : « Insensé, pourquoi,
dans tes vœux puérils, demander des choses irréalisables {Ovide)1 »
La goutte, la gravelle, les indigestions, sont l'apanage d'un âge
avancé, comme la chaleur, les pluies, les vents, celui des longs
voyages. Platon ne croit pas qu'Esculape se soit mis en peine de
chercher, par les régimes qu'il prescrivait, à faire durer la vie dans
un corps gâté et affaibli, inutile à son pays, hors d'état de remplir
ses fonctions et de produire des enfants sains et robustes; et il ne
trouve pas qu'un pareil rôle puisse convenir à la justice et à la
prudence divines, qui doivent tout conduire en vue d'un but utile.
Mon bonhomme, c'en est fait; on ne saurait vous redresser; pour
le reste, on vous replâtrera, on vous étançonnera un peu, on pro-
longera même vos misères de quelques heures, « comme fait celui
qui, pour soutenir un bâtiment, l'étaie dans les endroits où il me-
nace ruine; mais un jour vient oii tout l'assemblage venant à se
rompre, les étais s'écroulent sous l'édifice {Pseudo-Gallus) ». Il faut
apprendre à souffrir ce qu'on ne peut éviter. Notre vie est com-
posée, comme l'harmonie des mondes, d'éléments contraires et de
tons variés : doux et stridents, aigus et sans sonorité, grêles et
graves; le musicien qui aimerait les uns et délaisserait les autres,
quel parti pourrait-il en tirer? Il faut qu'il sache user de tous si-
multanément et les mêler. Nous devons faire de même des biens
et des maux, car ils sont parties intégrantes de notre vie; notre
être n'est possible qu'avec ce mélange, les uns ne sont pas moins
nécessaires que les autres. Essayer de réagir contre cette nécessité,
c'est renouveler l'acte de folie de Ctésiphon qui entreprenait de lut-
ter à coups de pied avec sa mule.
Je consulte peu quand je sens que ma santé s'altère, parce que
les médecins abusent trop, quand ils nous tiennent à leur merci;
ils nous rebattent les oreilles de leurs pronostics. 11 m'est arrivé
autrefois d'avoir été surpris par eux aux prises avec le mal; ils
m'ont outrageusement accablé de leur science et de leurs airs
d'importance, me menaçant tantôt de violentes douleurs, tantôt de
mort prochaine. Je n'en étais ni abattu, ni décontenancé, mais
froissé et excité; et si mon jugement même ne s'en trouvait ni
modifié, ni troublé, j'en étais cependant quelque peu gêné; puis,
il faut entrer en lutte avec eux, et il en résulte toujours de l'agi-
tation.
Dans ses maux, Montaigne aimait à flatter son imagi-
nation : atteint de gravelle, il s'applaudit que ce soit sous
cette forme qull ait à payer son tribut inévitable à Tâge ;
650 ESSAIS DE MONTAIGNE.
Or io traicte mon imagination le plus doucement que ie puis ; et la
dcschargerois si ie pouuois, de toute peine et contestation. Il la faut
secourir, et flatter, et pipper qui peut. Mon esprit est propre à cet
office. 11 n'a point faute d'apparences par tout. S'il persuadoit,
comme il presche, il me secourroit heureusement. Vous en plaist-il
vn exemple? Il dict, que c'est pour mon mieux, que i'ay la grauele.
Que les bastimens de mon aage, ont naturellement à souffrir quel-
que gouttière. Il est temps qu'ils commencent à se lasclier et des-
raentir. C'est vne commune nécessité. Et n'eust on pas faict poui'
moy, vn nouueau miracle. le paye par là, le loyer deu à la vieil-
lesse; et ne sçaurois en auoir meilleur comte. Que la compagnie
me doit consoler; estant tombé en l'accident le plus ordinaire des
hommes de mon temps. l'en vois par tout d'affligez de mesmc na-
ture de mal. Et m'en est la société honorable, d'autant qu'il se
prend plus volontiers aux grands : son essence a de la noblesse et
de la dignité. Que des hommes qui en sont frappez, il en est peu de
quittes à meilleure raison : et si, il leur couste la peine d'vn fâ-
cheux régime, et la prise ennuieuse, et quotidienne, des drogues
medecinales. Là où, ie le doy purement à ma bonne fortune. Car
quelques bouillons communs de Teringlum, et herbe du Turc, que
deux ou trois fois i'ay aualé, en faueur des dames, qui plus gra-
cieusement que mon mal n'est aigre, m'en offroyent la moitié du
leur, m'ont semblé également faciles à prendre, et inutiles en ope-
ration. Ils ont à payer mille vœux à ^sculape, et autant d'escus à
leur médecin, de la profluuion de sable aisée et abondante, que ie
reçoy souuent par le bénéfice de Nature. La décence mesme de ma
contenance en compagnie, n'en est pas troublée : et porte mon eau
dix heures, et aussi long temps qu'vn sain. La crainte de ce mal,
dit-il, t'effrayoit autresfois, quand il t'estoit incogneu. Les cris et le
desespoir, de ceux qui l'aigrissent par leur impatience, t'en engen-
droient l'horreur. C'est vn mal, qui te bat les membres, par les-
quels tu as le plus failly. Tu es homme de conscience! :
Quae venit indigné psena, dolenda venit.
Regarde ce chastiement ; il est bien doux au prix d'autres, et d'vne
faueur paternelle. Regarde sa tardifueté : il n'incommode et occupe,
que la saison de ta vie, (|ui ainsi comme ainsin est mes-huy perdue
<'t stérile; ayant faict place à la licence et plaisirs de ta ieunesse,
comme par composition. La crainte et pitié, que le peuple a de ce
TRADUCTION. — LIV. Ill, CH. XIII. 651
c'est une maladie bien portée, qui ne le prive pas de tenir
sa place dans la société et le prépare insensiblement à la
mort. — Je suis aux petits soins avec mon imagination ; si je le
pouvais, je la déchargerais de toute peine et de toute contestation;
il faut la secourir et la flatter, la tromper même, si on le peut. C'est
une tâche à laquelle mon esprit s'entend, il n'est pas en peine de
trouver de bonnes raisons pour toutes choses, et s'il persuadait
comme il prêche, il me serait d'un très heureux secours. En désirez-
vous un exemple? voici le langage qu'il tient : « C'est pour mon
« plus grand bien que j'ai la gravelle. Des crevasses se produisent
« naturellement dans les édifices qui ont mon âge; à ce moment,
« ils sont arrivés au point où ils se disjoignent et perdent leur
« aplomb; c'est une loi commune, et il n'a pas été fait un nouveau
« miracle en ma faveur. C'est là une redevance que je paie à la
« vieillesse et je ne saurais m'en tirer à meilleur compte. L'acci-
« dent qui m'arrive est celui auquel sont le plus sujets les hommes
« de mon temps, et cela doit me consoler d'être en compagnie;
« partout se voient des gens affligés de ce mal, et leur société m'en
« est d'autant plus honorable qu'il s'attaque plus volontiers aux
« grands; par essence, il a de la noblesse et de la dignité. Parmi
« les hommes qui en sont frappés, il en est peu qui s'en tirent à
« meilleur marché que moi, car il leur en coûte la peine de suivre
« un régime désagréable et l'ennui de drogues à prendre chaque
« jour, tandis que je dois à ma bonne fortune, grâce à des dames
« qui, plus gracieusement que mon mal n'est douloureux, m'avaient
« offert la moitié de celui dont elles étaient atteintes elles-mêmes,
« de n'avoir jamais avalé qu'à deux ou trois reprises différentes,
« quelques-unes de ces infusions de panicaut et de turquette dont
(( l'usage est courant, qui m'ont paru faciles à prendre et ont été
« du reste sans effet. Mes compagnons de misère ont à acquitter
« mille vœux qu'ils ont faits à Esculape et à payer autant d'écus à
« leur médecin, pour obtenir cet écoulement aisé et abondant de
« sables, dont je suis souvent redevable à la nature. La décence
« de ma tenue, quand je suis en société, ne s'en ressent même
« pas; je puis demeurer dix heures sans uriner, aussi longtemps
« que quelqu'un bien portant. — La crainte de ce mal, ajoute mon
« esprit, t'effrayait autrefois quand il t'était inconnu; les cris et
« le désespoir de ceux qui l'exagèrent par leur manque de résigna-
« tion te le faisaient prendre en horreur. C'est un mal qui frappe
« les membres par lesquels tu as le plus péché, tu es un homme
« de conscience : « Le mal qu'on n'a pas mérité, est le seul dont on
« ait droit de se plaindre {Ovide). » Regarde celui-ci comme un
« châtiment; il est si doux auprès de tant d'autres qui pouvaient
« l'atteindre, qu'il témoigne d'une faveur toute paternelle; consi-
« dère combien il est tardif; il n'incommode et n'occupe que l'é-
« poque de ta vie qui, d'une manière ou d'une autre, est désormais
<' perdue et stérile ; elle remplace, comme si c'était une chose con-
« venue à l'avance, la licence et les plaisirs de la jeunesse. La crainte,
6ri2 ESSAIS DE MONTAIGNE.
mal, te sert de matière de gloire. Qualité, de laquelle si tu as le iu-
gement purgé, et en as guery ton discours, tes amis pourtant en
recognoissent encore quoique teinture en la complexion. Il y a plai-
sir à ouyr dire de soy : Voyla bien de la force : voila bien de la pa-
tience. On te voit suer d'ahan, pallir, rougir, trembler, vomir ius-
ques an sang, souffrir des contractions et conuulsions cstranges,
dégoutter par fois de grosses larmes des yeux, rendre les vrines
espesses, noires, et effroyables, ou les auoir arreslées par quelque
pierre espineuse et hérissée qui te poinct, et escorche cruellement
le col de la verge, entretenant cependant les assistans, d'vne conte-
nance commune; bouffonant à pauses auec tes gens : tenant ta
partie en vn discours tendu : excusant de parolle ta douleur, et
rabbatant de ta souffrance. Te souuient-il de ces gens du temps
passé, qui recherchoyent les maux auec si grand faim, pour tenir
leur vertu en haleine, et en exercice? mets le cas que Nature te
porte, et te pousse à cette glorieuse escole, en laquelle tu ne fusses
iamais entré de ton gré. Si tu me dis, que c'est vn mal dangereux et
mortel : quels autres ne le sont? Car c'est vne pipperie medecinale,
d'en excepter aucuns; qu'ils disent n'aller point de droict fil à la
mort. Qu'importe, s'ils y vont par accident; et s'ils glissent, et
gauchissent aisément, vers la voye qui noiis y meine? Mais tu ne
meurs pas de ce que tu es malade : tu meurs de ce que tu es vi-
uant. La mort te tue bien, sans le secours de la maladie. Et à d'au-
cuns, les maladies ont esloigné la mort : qui ont plus veseu, de ce
qu'il leur sembloit s'en aller mourants. loint qu'il est, comme des
playes, aussi des maladies mcdecinales et salutaires. La colique est
souuent non moins viuace que vous. Il se voit des hommes, ausquels
elle a continué depuis leur enfance iusques à leur extrême vieil-
lesse; et s'ils ne luy eussent failly de compagnie, elle cstoit pour les
assister plus outre. Vous la tuez plus souuent qu'elle ne vous lue.
EL quand elle le presenteroit l'image de la mort voisine, seroit-ce
pas vn bon office, à vn homme de tel aage, de le ramener aux co-
gitations de sa fin? Et qui pis est, lu n'as plus pour quoy guérir.
Ainsi comme ainsin, au premier juur la commune uocessilé l'ap-
pelle. Considère combien arlificielement et doucement, elle te de.s-
gousle de la vie, et desprend du monde : non te forçant, d'vne sub-
ieclion lyrannique, comme lanl d'autres maux, que lu vois aux
vieillards, qui les tiennent continuellement enlrauoz, et sans relas-
che de foiblesses et douleurs : mais par aduerlissemens, et instruc-
tions reprises à interualles; enlremeslant des longues pauses de re-
pos, comme pour te donner moyen de méditer et repeter sa leçon à
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 6o3
« la pitié que ce mal inspire communément est pour toi un motif
« de gloire, faiblesse dont tes amis retrouvent encore quelques
« traces en toi, bien que ton jugement en fasse fl et que ta raison
« en soit guérie. Il y a du plaisir à entendre dire de soi : Quelle
« énergie! Quelle patience! On te voit épuisé de souffrance, pâlir,
« rougir, trembler, vomir jusqu'au sang, souffrir de contractions
« et de convulsions étranges, de grosses larmes tomber parfois
« de tes yeux, rendre des urines épaisses, noires, effrayantes,
« ou les avoir arrêtées par quelque pierre aux arêtes aiguës qui
« labourent et écorchent cruellement le canal de Turètre; et no-
« nobstant, tu t'entretiens avec les assistants, conservant ta con-
« tenance d'habitude, plaisantant par moments avec ceux qui
« t'entourent, tenant ta place dans une conversation sérieuse, dé-
« mentant tes douleurs par ta parole et triomphant de tes souf-
« frances! Te souvient-il de ces gens des temps passés, qui recher-
« chaient les maux avec tant d'avidité, afin de tenir leur vertu en
« haleine et lui donner sujet de s'exercer? Suppose que ce soit
« pour te faire prendre place dans les rangs glorieux de cette école,
« dans laquelle tu ne serais jamais entré de ton plein gré, que la
« nature t'a mis en cet état. — Si tu me dis que c'est un mal dan-
« gereux et mortel, tous autres ne sont-ils pas dans le même cas?
« car c'est une tromperie de la médecine que d'en excepter qui,
« d'après elle, ne mènent pas directement à la mort; qu'importe
« qu'ils y conduisent accidentellement et si, glissant et biaisant, ils
« gagnent insensiblement mais sûrement la voie qui y mène ! Tu ne
« meurs pas de ce que tu es malade, tu meurs de ce que tu es vi-
« vaut; la mort n'a pas besoin de l'intervention de la maladie pour
« te tuer. Chez certains, les maladies ont éloigné la mort; ils ont
« vécu plus longtemps, parce qu'il leur semblait sans cesse être
« mourants; d'autant qu'il en est des maladies comme des plaies,
« il y en a qui sont des remèdes et sont salutaires. La colique est
« fréquemment aussi vivace que nous; on voit des hommes chez
« lesquels elle a persisté depuis leur enfance jusqu'à leur plus ex-
« trême vieillesse; et s'ils ne lui eussent faussé compagnie, elle
« les eût accompagnés plus loin encore ; vous la tuez plus souvent
« qu'elle ne vous tue. Et lors même qu'elle te serait un indice de
« mort prochaine, ne rendrait-elle pas service à un homme de ton
« âge, en lui donnant à réfléchir sur sa fin dernière? — Enfin, et
« c'est ce qu'il y a de pire, rien ne peut plus te guérir. Arrange-toi
« donc comme tu voudras ; au premier jour, la loi commune te
" réclamera. Considère avec quel art et combien doucement ta
« maladie te dégoûte de la vie et te détache du monde, non
« avec violence et tyrannie, ainsi qu'il arrive de tant d'autres maux
« que tu vois aux vieillards qu'ils tiennent continuellement en-
« través par leur faiblesse et leurs douleurs sans leur laisser
« aucun répit, mais par des avertissements et des enseignements
« répétés à intervalles entremêlés de longs moments de repos,
« comme pour te donner le moyen de méditer et de repasser sa
654
ESSAIS DE MONTAIGNE.
ton aise. Pour le donner moyen de iuger sainement, cl prendre
party en homme de cœur, elle te pi-esente Testât de ta condition
entière, et en bien et en mal ; et en mesme iour, vne vie tres-ale-
gre tantost, tantost iusiipporlablc. Si tu n'accoles la mort, au moins
tu luy touches en paume, vne fois le mois. Par où tu as de plus à
espérer, qu'elle t'attrappera vn iour sans menace. Et qu'estant si
souuent conduit iusqucs au port : te fiant d'estre encore aux termes
accouslumez, on t'aura et ta fiance, passé l'eau vn malin, inopiné-
ment. On n'a point à se plaindre des maladies, qui partagent loyal-
lement le temps auec la santé. le suis obligé à la Fortune, dc-
quoy elle m'assaut si souuent de mesme sorte d'armes. Elle m'y
façonne, et m'y dresse par vsage, m'y durcit et habitue : ie sçay à
peu près mes-huy, en quoy l'en dois eslre quitte. A faute de mé-
moire naturelle, i'en forge de papier. El comme quelque nouueau
symptôme suruient à mon mal, ie l'escris : d'où il adulent, qu'à
cette heure, estant quasi passé par toute sorte d'exemples : si quel-
que estonnement me menace : feuilletant ces petits breuels descou-
sus, comme des feuilles Sybillines, ie ne faux plus de Irouuer où me
consoler, de quelque prognostique fauorable, en mon expérience
passée. Me sert aussi l'accoustumance, à mieux espérer pour l'adue-
nir. Car la conduictc de ce vixidange, ayant continué si long temps;
il est à croire, que Nature ne changera point ce train, et n'en ad-
uiendra autre pire accident, que celuy que ie sens. En outre; la
condition de cette maladie n'est point mal aduenante à ma com-
plexion prompte et soudaine. Quand elle m'assault mollement, elle
me faict peur, car c'est pour long temps. Mais naturellement, elle
a des excez vigoureux et gàillarts. Elle me secoue à outrance, pour
vn iour ou deux. Mes reins ont duré vn aage, sans altération ; il y
en a tantost vn autre, qu'ils ont changé d'estat. Les maux ont leur
période comme les biens : à l'aduanture est cet accident à sa fin.
L'aage affoiblit la chaleur de mon eslomach; sa digestion en cslanl
moins parfaicle, il renuoye cette matière crue à mes reins. Pour-
quoy ne pourra eslre à certaine reuolution, afîoiblie pareillement la
chaleur de mes reins; si qu'ils ne puissent plus pétrifier mon flegme;
et Nature s'acheminer à prendre quelque autre voye de purgation?
Les ans m'ont euidemment faict tarir aucuns rheumes. Pourquoy
ces excremens, qui fournissent de matière à la t!:raue? Mais est-il
rien doux, au prix de cette soudaine mutation; quand d'vne douleur
extrême, ie viens par le vuidange de ma pierre, à recouurer, comme
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 6oS
« leçon à ton aise. Pour te permettre de bien juger et de prendre
(( ton parti en homme de cœur, elle t'expose l'état complet de la
« situation, en bien comme en mal, et dans un même jour te fait
« une vie tantôt allègre, tantôt insupportable. Si tu n'étreins pas la
« mort, du moins tu mets ta main dans la sienne une fois chaque
« mois, ce qui te donne l'espérance qu'un jour elle t'attrapera sans
« menace préalable. Tu auras été si souvent conduit jusqu'au port
« que, confiant qu'il en sera toujours ainsi, vous vous trouverez, toi
« et ta confiance, avoir passé l'eau sans vous en apercevoir. On
« n'est pas fondé à se plaindre des maladies qui partagent loyale-
« ment le temps avec la santé. »
Passant habituellement par les mêmes phases, on sait
au moins avec elle à quoi s^en tenir ; et, si les crises sont
particulièrement pénibles, quelle ineffable sensation quand
d'un instant à Tautre le bien-être succède à la douleur ! —
Je suis reconnaissant à la fortune de ce qu'elle me livre si souvent
assaut avec les mêmes armes : elle m'y façonne, m'y dresse par
l'usage, m'y endurcit et m'y habitue; je sais à peu près maintenant
à quelles conditions j'en suis quitte. Faute de mémoire naturelle,
je m'en crée sur le papier; dès qu'il survient dans mon mal quelque
symptôme nouveau, je le mets par écrit, de telle sorte qu'à cette
heure, étant passé par à peu près tous les cas qui peuvent se pro-
duire, si j'ai quelque doute sur ce qui me menace, je consulte,
comme des livres sibyllins, ces notes décousues, où je ne manque
jamais de trouver dans mon expérience du passé, quelque pronos-
tic favorable qui me console. L'habitude me permet aussi d'espérer
mieux pour l'avenir, car ces évacuations se produisent depuis si
longtemps déjà, qu'il est à croire que la nature ne modifiera pas
la façon dont elles s'opèrent et qu'il ne m'ad viendra rien de pire que
ce que je ressens. En outre, les effets de cette maladie s'accordent
assez avec mon tempérament vif et aimant à en venir promptement
au fait. Quand ses attaques sont peu intenses, elle me fait peur,
parce qu'alors elles se prolongent; si au contraire, sans que je les
aie provoqués, ses accès sont violents etbien francs, elle me secoue
de fond en comble, mais ce n'est l'affaire que d'un jour ou deux.
— Mes reins sont demeurés quarante ans sans que j'en souffre;
depuis tantôt quatorze ans cela a changé. Nous avons nos périodes
de maladie, comme il y a des périodes de santé, et peut-être cet
accident touche-t-il à sa fin. L'âge a affaibli la chaleur de mon es-
tomac; la digestion s'en trouvant moins bien faite, les matières
arrivent aux reins moins bien travaillées ; pourquoi ne pourrait-il
pas arriver qu'un phénomène venant à affaiblir la chaleur des reins
au point qu'ils ne puissent plus produire ces concrétions pierreuses,
la nature doive pourvoir à cette purgation par une autre voie? Les
ans ont incontestablement tari en moi bien des rhumes; pourquoi
ne tariraient-ils pas aussi ces résidus dont se forme le gravier? —
Autre considération : Est-il rien de si doux que cette soudaine
transformation, quand d'une douleur excessive j'en arrive, après l'é-
056 ESSAIS DE MONTAIGNE.
(l'vn esclair, la belle lumière de la santé : si libre, et si pleine :
comme il aduioiil on noz soudaines et plus aspres coliques? Y a il
rien en cette douleur soufferte, qu'on puisse contrcpoiser au plaisir
d'vn si prompt amendement? De combien la santé me semble plus
belle après la maladie, si voisine et si contigue, que ie les puis re-
cogooistre en présence l'vne de l'autre, en leur plus hault appareil :
où elles se mettent à l'enuy, comme pour se faire teste et contre-
carre! Tout ainsi que les Stoïciens disent, que les vices sont vtile-
ment introduicts, pour donner prix et faire espaule à la vertu : nous
pouuons dire, aucc meilleure raison, et coniecture moins hardie,
que Nature nous a preste la douleur, pour l'honneur et seruice de
la volupté et indolence. Lors que Socrates après qu'on l'eust des-
chargé de ses fers, sentit la friandise de cette démangeaison, que
leur pesanteur auoit causé en ses iambes : il se resiouit, à considé-
rer l'estroitte alliance de la douleur à la volupté : comme elles sont
associées d'vne liaison nécessaire : si qu'à tours, elles se suyuent, et
entr'engendrent : et s'escrioit au bon Esope, qu'il deust auoir pris,
de cette considération, vn corps propre à vne belle fable. Le pis
que ie voye aux autres maladies, c'est qu'elles ne sont pas si griefues
en leur effect, comme elles sont en leur yssue. On est vn an à se
rauoir, tousiours plein de foiblesse, et de crainte. Il y a tant de ha-
zard, et tant de degrez, à se reconduire à sauueté, que ce n'est ia-
mais faict. Auant qu'on vous aye detfublé d'vn couurcchef, et puis
d'vne calote, auant qu'on vous aye rendu l'vsage de l'air, et du vin,
et de vostre femme, et des melons, c'est grand cas si vous n'estes
recheu en quelque nouuelle misère. Cette-cy a ce priuilege, qu'elle
s'emporte tout net. Là où les autres laissent tousiours quelque im-
pression, et altération, qui rend le corps susceptible de nouueau
mal, et se prestent la main les vus aux autres. Ceux là sont excusa-
bles, qui se contentent de leur possession sur nous, sans Testendre,
et sans introduire leur sequele. Mais courtois et gratieux sont ceux,
de qui le passage nous apporte quelque vtile conséquence. Depuis
ma colique, ie me trouue doschargé d'autres accidens : plus ce me
semble «jue ie n'estois auparauant, et n'ay point eu de fiebure de-
puis, l'argumenté, que les vomissemens extrêmes et frequens que ie
souffre, me purgent : et d'autre costé, mes degoustemens, et les
ieusnes estranges, «jue ie passe, digèrent mes humeurs perçantes :
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 657
vaciiation de ces calculs, à recouvrer, avec la soudaineté de l'éclair,
cette belle lumière qu'est la santé, si nette, si complète, ainsi que
cela advient à la suite de mes plus soudaines et douloureuses co-
liques! Y a-t-il rien dans la douleur dont je souffrais, qui puisse
contrebalancer le plaisir que j'éprouve d'un revirement aussi ra-
pide? Combien la santé me semble plus belle après la maladie dont
elle est si voisine, si contiguc, qu'il me semble les voir en présence
l'une de l'autre, toutes deux au plus fort de leur intensité, s'effor-
çant à qui mieux mieux de se tenir tête et de se contrecarrer! De
même que les Stoïciens disent que les vices ont leur utilité et ont
été introduits pour donner du prix à la vertu et la mettre en re-
lief, avec moins de hardiesse et plus de raison nous pouvons dire
que la nature nous prête la douleur pour faire honneur à la vo-
lupté et à la tranquillité, et nous les faire mieux apprécier. Quand
Socrate eut été débarrassé de ses fers, et qu'il éprouva cette sen-
sation agréable d'être délivré de l'engourdissement que leur poids
lui causait dans les jambes, il se plut à constater l'éiroite alliance
de la douleur avec la volupté, si intimement associées l'une à l'au-
tre que tour à tour elles se succèdent et s'engendrent réciproque-
ment, ajoutant que, pour ce bon Ésope, il y aurait eu là matière à
une belle fable.
La gravelle a encore l'avantage sur d'autres maladies
de ne pas entraîner d'autres maux à sa suite, de laisser
au patient l'usage de ses facultés, la possibilité de vaquer
à ses occupations, même à ses plaisirs, et de ne pas alté-
rer sa tranquillité d'esprit, s'il ne prête pas l'oreille à ce
que peuvent lui représenter les médecins. — Ce que je vois
de pire dans les autres maladies, c'est qu'elles ne sont pas aussi
graves dans leurs effets que dans leur issue ; on est un an à se re-
faire, sans cesser d'être en proie à la faiblesse et à la crainte. Il y a
tant de hasard, tant de degrés à franchir pour se tirer complète-
ment d'affaire, qu'on n'y arrive pas; avant qu'on vous ait enlevé
les bandages dont vous étiez atîublé, qu'on vous ait débarrassé de
votre bonnet, qu'on vous ait rendu l'usage de l'air, du vin, de votre
femme, des melons, c'est grand miracle si vous n'êtes pas retombé
en quelque autre misère. Mon mal a cet avantage qu'il disparaît du
coup, alors que les autres laissent toujours quelque impression et
altération qui rendent le corps susceptible de contracter une autre
maladie, toutes se prêtant la main les unes aux autres. — Parmi
nos maux, ceux qui se contentent de prendre pied chez nous sans
chercher à s'étendre et à y introduire toute leur séquelle, sont
excusables; mais ceux-ci sont courtois et gracieux, dont le passage
nous est de quelque utile conséquence. Depuis que j'ai ma colique,
je suis, ce me semble, plus que par le passé, exempt d'autres acci-
dents; c'est ainsi que depuis je n'ai plus de fièvre, je me figure
que les vomissements excessifs et fréquents que j'ai, me purgent;
d'autre part, les dégoûts que j'éprouve, les jeûnes extraordinaires
par lesquels je passe, font que mes humeurs malignes se résolvent,
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. III. 42
6o8 ESSAIS DE iMONTAlGNE.
et Nature vuide en ces pierres, ce qu'elle a de superflu et nuysiblc.
Qu'on ne me die point, que c'est vne médecine trop cher vendue.
Car quoy tant de puans breuuages, cautères, incisions, suées, se-
dons, dictes, et tant de formes de guarir, qui nous apportent sou-
uent la mort, pour ne pouuoir souslenir leur violence, et importu-
nité? Par ainsi, quand ic suis attaint, ie le prens à médecine :
quand ie suis exempt, ie le prens à constante et entière deliurance.
Voicy encore vne faneur de mon mal, particulière. C'est qu'à
peu près, il faict son ieu à part, et me laisse faire le mien ; où il ne
lient qu'a faute de courage. En sa plus grande esmotion, ie l'ay tenu
dix heures à chenal. Souffrez seulement, vous n'auez que faire d'au-
tre régime. louez, disnez, courez, faictes cecy, et faictes encore cela,
si vous pouuez; vostre desbauche y seruira plus, qu'elle n'y nuira.
Dictes en autant à vn verolé, à vn goutteux, à vn hernieux. Les au-
tres maladies, ont des obligations plus vniuerselles ; gehennenl bien
autpement noz actions; troublent tout nostre ordre, et engagent à
leur considération, tout Testât de la vie. Cette-cy ne faict que pin-
ser la peau ; elle vous laisse l'entendement, et la volonté en vostre
disposition, et la langue, et les pieds, et les mains. Elle vous esueille
plustost qu'elle ne vous assoupit. I.'ame est frapée de l'ardeur d'vne
fiebure, et atterrée d'vne epilepsie, et disloquée par vne aspre mi-
craine, et en fm estonnée par toutes les maladies qui blessent la
masse, et les plus nobles parties. Icy, on ne l'attaque point. S'il luy
va mal, à sa coulpe. Elle se trahit elle mesme, s'abandonne, et se
desmonte. Il n'y a que les fols qui se laissent persuader, que ce
corps dur et massif, qui se cuyt en noz rognons, se puisse dissoudre
par breuuages. Parquoy depuis qu'il est esbranlé, il n'est que de luy
donner passage, aussi bien le prendra-il. le remarque encore
cette particulière commodité, que c'est vn mal, auquel nous auons
peu à deuiner. Nous sommes dispensez du trouble, auquel les au-
tres maux nous iettent, par l'incertitude de leurs causes, et condi-
tions, et progrcz. Trouble infiniement pénible. Nous n'auons que
faire de consultations et interprétations doctorales : les sens nous
montrent que c'est, et où c'est. Par tels argumens, et forts et foi-
bles, comme Cicero le mal de sa vieillesse, l'essaye d'endormir et
amuser mon imagination, et graisser ses playes. Si elles s'empirent
demain, domain nous y pouruoyrons d'autres eschappatoires. Qu'il
soit vray. Voicy depuis de nouueau, que les plus legei*s mouuc-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 659
el que la nature vide dans ces pierres ce qu'elle a de superflu et
de nuisible. Qu'on ne vienne pas me dire que c'est une médecine
qui m'est vendue trop cher; qu'est-ce auprès de ces breuvages sen-
tant si mauvais, des cautères, des incisions, des suées, des sétons,
des diètes et de tant d'autres modes de traitement qui, au lieu de
nous guérir, nous apportent souvent la mort, parce que nous ne
pouvons résister à leur violence et à leur importunité? De la
sorte, dans mes crises, je me dis que c'est une médecine qui opère;
en dehors d'elles, je me considère comme complètement et à tout
jamais délivré.
Voici encore un des avantages particuliers de mon mal : c'est
qu'à peu de chose près, il fait son jeu à part et me laisse faire le
mien, dans lequel il n'entre que si le courage vient à me manquer;
alors que j'en souffrais le plus, je suis resté dix heures à cheval.
Avec lui, il suffit de souffrir; pour le reste : jouez, soupez, faites
ceci et encore cela si vous le pouvez, vos débauches vous seront
plus utiles que nuisibles, dites donc à quelqu'un atteiut de la
vérole, de la goutte ou qui a une hernie, de faire de même! Les
autres maladies nous imposent des obligations de toutes natures,
entravent bien autrement nos occupations, troublent tout notre
organisme et il nous faut en tenir compte dans tous les actes de la
vie; celle-ci ne fait que nous pincer la peau, elle laisse à notre
disposition notre entendement et notre volonté, et aussi la langue,
les pieds, les mains; elle vous éveille plus qu'elle ne vous assoupit.
L'âme est atteinte quand nous avons la fièvre; l'épilepsie la ter-
rasse; une violente migraine la réduit à l'impuissance; en un mot
elle est influencée par toute maladie qui a action sur notre être
tout entier et sur ses parties les plus nobles. Dans mon cas, elle
n'est pas inquiétée ou, si elle vient à l'être, c'est de sa faute, c'est
qu'elle se trahit elle-même, qu'elle s'abandonne et se démonte.
Il n'y a que les fous pour se laisser persuader que ces corps durs
et pleins, qui se forment dans les rognons, peuvent se dissoudre
par des breuvages; quand ils viennent à se mettre en mouvement, il
n'y a rien autre à faire qu'à leur livrer passage, d'autant qu'ils se
l'ouvriraient bien eux-mêmes.
Je constate encore dans mon mal cette supériorité, c'est qu'il
nous laisse peu à deviner; avec lui, nous sommes exempts du
trouble dans lequel les autres maux nous jettent par l'incertitude
que nous avons sur leurs causes, leurs effets et leurs progrès, trou-
ble qui est infiniment pénible. Ici, nous n'avons que faire des con-
sultations des docteurs; ce que nous en ressentons nous montre en
quoi le mal consiste et où il gît.
Par ces arguments, les uns forts, les autres faibles, et agissant
comme fit Cicéron à propos de sa vieillesse, cette autre maladie, je
tâche d'endormir et d'amuser mon imagination, j'essaie de grais-
ser mes plaies. Si demain elles s'aggravent, demain j'y pourvoirai
par d'autres échappatoires. — Ce qu'il y a de vrai, c'est que depuis
peu de temps, les plus légers mouvements font que je rends par les
660 ESSAIS DE MONTAIGNE.
nienls espreigncnt le pur sang de mes reins. Quoy pour cela? ie ne
laisse de me niouuoir commt; deuant, et picquer après mes chiens,
d'vne iuuenile ardeur, et insolente. Et trouue que i'ay grand raison,
d'vn si important accident : qui ne me couste qu'vne sourde poisan-
ieur, et altération en cette partie. C'est quelque grosse pierre, qui
fouUe et consomme la substance de mes roignons : et ma vie, que
ie vuide peu à peu : non sans quelque naturelle douceur, comme vn
excrément hormais superflu et empeschant. Or sens-ie quelque
chose qui crousle; ne vous attendez pas quei'aille m'amusant à re-
cognoistre mon poux, et mes vrines, pour y prendre quelque pre-
uoyance ennuyeuse. le seray assez à temps à sentir le mal, sans l'al-
longer par le mal de la peur. Qui craint de souffrir, il souffre desia
de ce qu'il craint. loint que la dubitation et ignorance de ceux, qui
se meslent d'expliquer les ressorts de Nature, et ses internes pro-
grez : et tant de faux prognosliques de leur art : nous doit faire co-
gnoistre, qu'ell'a ses moyens infiniment incognuz. Il y a grande
incertitude, variété et obscurité, de ce qu'elle nous promet ou me-
nace. Sauf la vieillesse, qui est vn signe indubitable de l'approche
de la mort : de tous les autres accidents, ie voy peu de signes de
l'aduenir, surquoy nous ayons à fonder nostre diuination. le ne me
iuge que par vray sentiment, non par discours. A quoy faire? puis-
que ie n'y veux apporter que l'attente et la patience. Voulez vous
sçauoir combien ie gaignc à cela? Regardez ceux qui font autre-
ment, et qui dépendent de tant de diuerses persuasions et conseils :
combien souuent l'imagination les presse sans le corps. l'ay main-
tesfois prins plaisir estant en seurté, et deliure de ces accidens
dangereux, de les communiquer aux médecins, comme naissanslors
en moy. le souffrois l'arrest de leurs horribles conclusions, bien à
mon aise; et en demeurois de tant plus obligé à Dieu de sa grâce,
et mieux instruict de la vanité de cet art. Il n'est rien qu'on
doiue tant recommander à la ieunesse, que l'actiueté et la vigi-
lance. Nostre vie, n'est que mouuement. le m'esbransle difficile-
ment, et suis tardif par tout : à me leuer, à me coucher, et mes
repas. C'est matin pour moy que sept heures ; et où ie gouuerne,
ie ne disne, ny auant onze, ny ne souppe, qu'après six heures. l'ay
autrefois attribué la cause des fiebures, et maladies où ie suis
tombé, à la pesanteur et assoupissement, que le long sommeil
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 661
reins du sang tout pur; pour quelle raison? Cela ne m'empêche
pourtant pas de me mouvoir comme auparavant et de suivre mes
chiens à la chasse avec une ardeur toute juvénile et que rien n'ar-
rête; c'est avoir bien facilement raison d'un aussi grave accident,
qui ne me cause qu'une lourdeur un peu plus prononcée et de
l'irritation dans la partie du corps qui en est le siège. Cette recru-
descence du mal doit provenir de quelque grosse pierre qui com-
prime mes rognons et se forme à leurs dépens ; cet organe, et avec
lui ma vie, se vide ainsi peu à peu, non sans que j'en éprouve un
soulagement naturel, comme de l'expulsion de matières qui me sont
désormais une gêne et une superfluité. Lorsque je sens quelque
chose qui s'écroule en moi, ne vous attendez pas à ce que j'aille
m'amuser à me tâter le pouls ou analyser mes urines, pour y cher
cher quelle précaution ennuyeuse je pourrais prendre; ce sera
assez temps quand le mal se fera sentir sans que, par peur, j'en
allonge la durée. Qui craint de souffrir, souffre au delà de ce qu'il
craint. Ajoutons que le doute et l'ignorance de ceux qui se mêlent
d'expliquer les ressorts de la nature et ses progrès en nous, et
émettent de par leur art des pronostics si fréquemment entachés
d'erreur, doivent nous convaincre que ses ressources infinies nous
sont totalement inconnues ; la plus grande incertitude, la plus grande
diversité, la plus grande obscurité régnent dans ce que nous
pouvons espérer ou redouter d'elle. Sauf la vieillesse qui est un signe
indubitable de l'approche de la mort, je ne vois dans tous les autres
accidents que peu d'indications sur lesquelles nous puissions nous
baser pour deviner l'avenir. Je ne me juge que par ce que je res-
sens réellement, et non en en raisonnant ; à quoi cela me servirait-il
de faire autrement, puisque je ne veux opposer au mal que l'attente
et la patience? — Voulez-vous savoir ce que je gagne à suivre cette
ligne de conduite? voyez chez ceux qui font le contraire, qui
recherchent tant d'avis et de conseils divers, combien souvent leur
imagination s'en trouve mal sans que leurs appréhensions soient
justifiées. J'ai maintes fois pris plaisir, dans des moments d'ac-
calmie, alors que tout danger était passé, à parler de ces acci-
dents aux médecins, comme si je les sentais venir; j'étais ainsi bien
à l'aise pour écouter les horribles conclusions dont ils me mena-
çaient; j'en devenais encore plus reconnaissant à Dieu de ses grâces
et plus convaincu de la vanité de leur art.
Montaigne était grand dormeur, cependant il savait
s'accommoder aux circonstances. Sa petite taille lui fai-
sait préférer aller à cheval qu'à pied dans les rues et
quand il y avait de la boue. — Il n'est rien qu'on doive plus
recommander à la jeunesse que l'activité et la vigilance; notre
vie n'est que mouvement. Je m'ébranle difficilement et suis lent en
toutes choses : à me lever, à me coucher, à prendre mes repas ;
pour moi, sept heures c'est matinal; et, là où je suis mon maître,
je ne dîne pas avant onze heures et ne soupe qu'après six. — J'ai
autrefois attribué à la lourdeur et à l'assoupissement que me eau-
662 ESSAIS DE MONTAIGNE.
m'auoit apporté. Et mo suis tousiours repenty de me rendormir le
matin. Platon vent plus de mal à l'excès du dormir, qu'à l'excès du
boire, l'ayme à coucher dur, et seul; voire sans femme, à la royalle :
vn peu bien couuert. On ne bassine iamais mon lict ; mais depuis la
vieillesse, on me donne quand l'en ay besoing, des draps, à eschauf-
fer les pieds et l'estomach. On trouuoit à redire au grand Scipion,
d'estre dormart, non à mon aduis pour autre raison, sinon qu'il
faschoit aux hommes, qu'en luy seul, il n'y eust aucune chose à re-
dire. Si i'ay quelque curiosité en mon traictement, c'est plustost au
coucher qu'à autre chose ; mais ie cède et m'accommode en gêne-
rai, autant que tout autre, à la nécessité. Le dormir a occupé vne
grande partie de ma vie : et le continue encores en cet aage, huict
ou neuf heures, d'vne haleine. le me retire auec vtilité, de cette
propension paresseuse : et en vaulx euidemment mieux. le sens vn
peu le coup de la mutation : mais c'est faict en trois iours. Et n'en
voy gueres, qui viue à moins, quand il est besoin : et qui s'exerce
plus constamment, ny à qui les cornées poisent moins. Mon corps est
capable d'vne agitation ferme; mais non pas véhémente et soudaine,
le fuis meshuy, les exercices violents, et qui me meinent à la sueur :
mes membres se lassent auant qu'ils s'eschauffent. le me tiens de-
bout, tout le long d'vn iour, et ne m'ennuye point à me promener.
Mais sur le paué, depuis mon premier aage, ie n'ay aymé d'aller qu'à
chenal. A pied, ie me crotte insques aux fesses : et les petites gens,
sont subiects par ces rués, à estre chocquez et coudoyez à faute
d'apparence. Et ay aymé à me reposer, soit couché, soit assis, les
iambes autant ou plus haultes que le siège. Il n'est occupation
plaisante comme la militaire : occupation et noble en exécution (cai*
la plus forte, généreuse, et superbe de toutes les vertus, est la vail-
lance) et noble en sa cause. Il n'est point d'vtilité, ny plus iuste, ny
plus vniuerselle, que la protection du repos, et grandeur de son pays.
La compagnie de tant d'hommes vous plaist, nobles, iennes, actifs :
la veuê ordinaire de tant de spectacles tragiques : la liberté de cette
conuersation, sans art, et vne façon de vie, masle et sans cérémo-
nie : la variété de mille actions dinerses : celle courageuse harmo-
nie de la musique guerrière, qui vous entretient et eschauffe, et les
oreilles, et l'ame : l'honneur de cet exercice : son asprolé mesme et
sa difficulté, que Platon estime si peu, qu'en sa republique il en
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII.' 663
sait un sommeil trop prolongé, des fièvres et des maladies que j'ai
eues, et j'ai toujours regretté de me rendormir le matin. Platon est
d'avis que l'excès de sommeil est plus mauvais que les excès de
boisson. J'aime à avoir un lit qui soit dur, à coucher seul, sans
femme, comme font les rois, et à être assez couvert. On ne me
bassine jamais mon lit; mais depuis que la vieillesse me gagne,
on me donne, quand besoin en est, des draps chauds pour m'enve-
lopper les pieds et me mettre sur l'estomac. On trouvait à redire à
ce que le grand Scipion fût dormeur ; à mon avis, on ne lui faisait
ce reproche que parce qu'on n'en avait pas d'autre à lui adresser.
Si je suis quelque peu délicat dans mes habitudes, c'est plutôt dans
mon coucher que dans toute autre chose; mais tout comme un
autre, je me fais à la nécessité et m'en accommode. Dormir a été et
n'a cessé d'être la plus grande occupation de ma vie; à l'âge où je
suis arrivé, je dors encore fort bien huit ou neuf heures tout d'un
trait. Quand il y a utilité, je me dégage de cette propension à la
paresse et j'en éprouve un mieux évident; le changement m'est un
peu pénible, mais c'est l'affaire de trois jours. — Je ne vois guère
de gens qui aient moins de besoins que moi quand les circons-
tances l'exigent, qui s'entraînent avec plus de continuité et auxquels
les corvées pèsent moins. Mon corps est capable de supporter une
vie agitée qui se prolonge, mais il ne s'accommode pas d'une agita-
tion véhémente et soudaine. Maintenant, cependant, j'évite les exer-
cices violents qui peuvent me mettre en sueur : mes membres se
fatiguent avant qu'ils ne se soient échauffés. Je reste facilement
debout toute une journée et me promener n'est jamais un ennui
pour moi; mais je n'aime pas à aller par les villes autrement qu'à
cheval, et cela, depuis ma première enfance; parce que lorsque je
vais à pied, je me crotte jusqu'à l'échiné, et que les gens qui,
comme moi, sont de petite taille, n'en imposant pas, courent ris-
que, dans les rues, d'être coudoyés et bousculés. J'aimais aussi,
quand je me reposais, soit assis, soit couché, à avoir les jambes
à hauteur de mon siège, ou plus haut.
Le métier des armes est, de toutes les occupations, la
plus noble et la plus agréable. — Il n'est pas d'occupation plus
agréable que le métier des armes; noble dans son exécution (car
la plus forte, la plus généreuse, la plus belle de toutes les vertus,
c'est la vaillance), cette occupation est également noble par ce qui
en est le mobile, rien n'étant en effet plus utile, plus juste, s'éten-
dant davantage à tout, que la protection du repos et de la grandeur
de son pays. On se complaît dans la compagnie de tant de gens
nobles, jeunes, actifs, dans ces spectacles répétés de tant de situa-
tions tragiques, cette liberté de rapports dépouillés d'artifice, ce
genre de vie mâle et sans cérémonie; dans cette variété de mille
actions diverses, ces accents généreux de musique guerrière qui
vous soutiennent, vous échauffent les oreilles et surexcitent l'âme;
dans l'honneur que cela vous procure, et jusque dans les diffi-
cultés et les moments pénibles qui s'y rencontrent et dont Platon
664
ESSAIS DE MONTAIGNE.
faicl part aux femmes et aux enfants. Vous vous conuiez aux rolles,
et hazards particuliers, selon que vous iugez de leur esclat, et de
leur importance : soldat volontaire : et voyez quand la vie mesme y
est excusablement employée,
Pulchrùmque mori guccurrit in armis.
De craindre les hazards communs, qui regardent vne si grande
presse; de n'oser ce que tant de sortes d'anies osent, et tout vn
peuple, c'est à faire à vn cœur mol, et bas outre mesure. La com-
pagnie asseure iusques aux enfans. Si d'autres vous surpassent en
science, en grâce, en force, en fortune; vous auez des causes tierces,
à qui vous en prendre; mais de leur céder en fermeté d'amc, vous
n'auez à vous en prendre qu'à vous. La mort est plus abiecte, plus
languissante, et pénible dans vn lict, qu'en vn combat : les fiebures
et les caterrhes, autant douloureux et mortels, qu'vne harquebuzade.
Qbi seroit faict, à porter valeureusement, les accidens de la vie
commune, n'auroit point à grossir son courage, pour se rendre gen-
darme. Viuere, mi Lucilli, militare est. Il ne me souuient point
de m'estre iamais veu galleux. Si est la gratterie, des gratifications
de Nature les plus douces, et autant à main. Mais ell'a la pénitence
trop importunément voisine. le l'exerce plus aux oreilles, que i'ay
au dedans pruantes, par secousses. le suis nay de tous les sens,
entiers quasi à la perfection. Mon estomach est commodément bon,
comme est ma teste : et le plus souuent, se maintiennent au trauers
de mes fiebures, et aussi mon haleine. I'ay outrepassé l'aage auquel
des nations, non sans occasion, auoient prescript vne si iuste fin à
la vie, qu'elles ne pcrmettoyent point qu'on l'cxcedasl. Si ay-ie en-
core des remises : quoy qu'inconstantes et courtes, si nettes, qu'il y
a peu à dire de la santé et indolence de ma ieunesse. le ne parle
pas de la vigueur et allégresse : ce n'est pas raison qu'elle me suyue
hors ses limites :
Non hoc amplius est liminis, aut aqua
Cœleêtis, patient lalus.
Mon visage et mes yeux me descouurent incontinent. Tous mes chan-
gemens commencent par là : et vn peu plus aigres, qu'ils ne sont en
pffect. le fais souuent pitié k mes amis, auant que l'en sente la cause.
Mon miroûer ne m'estonne pas : car en la iounesse mesme, il m'est
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 665
tient si peu de compte que, dans sa République, il y fait participer
les femmes et les enfants. Ce métier, volontairement embrassé,
vous met à même de remplir des tâches et de courir tels risques
que vous le jugez bon, suivant leur importance et l'éclat qui doit
vous en revenir; et si même vous venez à succomber pour la cause
à laquelle vous vous êtes consacré, voyez combien « il est beau
de mourir les armes à la main {Virgile) ». Craindre les périls com-
muns auxquels tant de gens sont exposés, ne pas oser ce que tant
d'âmes de toutes natures et le peuple entier osent, c'est le propre
d'un cœur lâche et bas au delà de toute mesure; se trouver en
compagnie rassure même les enfants. D'autres peuvent vous sur-
passer en science, en grâce, en force, en fortune, cela tient à des
cause s étrangères auxquelles vous pouvez vous en prendre; mais
vous ne pouvez vous en prendre qu'à vous, si vous vous montrez
d'une fermeté d'âme inférieure à la leur. La mort est plus abjecte,
plus languissante, plus pénible dans un lit que dans un combat;
la fièvre et les catarrhes sont aussi douloureux et mortels qu'un
coup de feu. Celui qui est fait à supporter vaillamment les acci-
dents de la vie ordinaire, n'a point à grandir son courage pour
se faire soldat : « Vivre, mon cher Lucilius, c'est combattre {Sê-
nèque). »
Montaig^ne était d'excellente constitntion ; chez lui les
maux du corps n'avaient que peu de prise sur Tàme. — Je
ne me souviens pas d'avoir jamais eu la gale. Se gratter est une
des satisfactions les plus douces que l'on puisse éprouver et qui
est toujours à votre portée, mais ce qui s'ensuit est par trop
importun; c'est surtout à mes oreilles que je m'en prends, les ayant
sujettes par moment à des démangeaisons.
Je suis né avec tous mes sens bien entiers, atteignant presque
à la perfection. Mon estomac est facile et bon, ma tête solide et, le
plus souvent, l'un et l'autre demeurent tels quand j'ai la fièvre; j'ai
de même l'haleine bonne. J'ai dépassé l'âge auquel chez certains
peuples, et non sans quelque raison, il était tellement admis que la
vie devait prendre fin après une durée déterminée, qu'ils n'admet-
taient pas que ce terme fût dépassé; même maintenant, j'ai encore
des moments, bien que courts et irréguliers, où je suis tellement
en pleine possession de moi-même, que c'est presque la santé et le
bien-être de ma jeunesse. Il n'est question ici, bien entendu, ni de
vigueur, ni de jouissances intimes; il n'y a pas de raison pour
qu'elles se soient maintenues chez moi au delà des limites qui leur
sont propres, et « mes forces ne me permettent plus de braver les
intempéries du ciel à la porte d'une maîtresse [Horace] ». — Mon
visage et mes yeux décèlent immédiatement ce qui se passe en moi,
c'est par là que commencent tous les changements que j'éprouve;
ils s'y manifestent môme plus violents qu'ils ne sont, et souvent je
fais pitié à mes amis avant d'en ressentir la cause. Mon miroir ne
me surprend pas quand il me met à même de constater de sem-
blables transformations; car, même dans ma jeunesse, il m'est
666
ESSAIS DE MONTAIGNE.
aduenu plus d'vne fois, de chausser ainsin vn teinct, et vn port
trouble, et de mauuais prognostique, sans grand accident : en ma-
nière que les médecins, qui ne trouuoyent au dedans cause qui res-
pondist à celte altération externe, l'attribuoient à l'esprit, et à quel-
que passion secrette,qui me rongeastau dedans. Ils se trompoyent.
Si le corps se gouuernoit autant selon moy, que faict l'ame, nous
marcherions vn peu plus à nostre aisp. le l'auois lors, non seule-
ment exempte de trouble, mais encore pleine de satisfaction, et de
feste : comme elle est le plus ordinairement : moytié de sa com-
plexion, moytié de son dessein :
Nec vitiant artu» segrw contagta mentis.
le tiens, que cette sienne température, a releuc maintesfois le corps
de ses cheutes. Il est souuent abbatu ; que si elle n'est eniouée, elle
est au moins en estât tranquille et reposé. l'cuz la fiebure quarte,
quatre ou cinq mois, qui m'auoit tout desuisagé : l'esprit alla tous-
iours non paisiblement, mais plaisamment. Si la douleur est hors
de moy, l'affoiblissement et langueur ne m'attristent guère. le vois
plusieurs deffaillances corporelles, qui font horreur seulement à
nommer, que ie craindrois moins que mille passions d'esprit que ie
vois en vsage. le prens party de ne plus courre, c'est assez que ie
me traine; ny ne me plains de la decadance naturelle qui me tient,
Quis tumidum guttur miratur inAlpibus?
Non plus, que ie ne regrette, que ma durée ne soit aussi longue et
entière que celle d'vn chesne. le n'ay point à me plaindre de
mon imagination : i'ay eu peu de pensées en ma vie qui m'ayent
seulement interrompu le cours de mon sommeil, si elles n'ont esté
du désir, qui m'esueillast sans m'affliger. le songe peu souuent; et
lors c'est des choses fantastiques et des chimères, produictes com-
munément de pensées plaisantes : plutost ridicules que tristes. Et
tiens qu'il est vray, que les songes sont loyaux interprètes de noz
inclinations; mais il y a de l'art à les assortir et entendre.
Rea quœ in vita vstirpant hominet, cogitant, curant, vident,
Quteque agunt vigilantes, agilàntque, ea sicut in somno aceidunt.
Minus mirandum est.
Platon dit dauantage, que c'est l'oftice de la prudence d'en tirer
des instructions diuinatrices pour l'aduenir. le ne voy rien à cela,
sinon les merucilleuses expériences, que Socrates, Xenophon, Aris-
tote en recitent, personnages d'authorité irréprochable. Les histoi-
res disent, que les Allantes ne songent iamais : qui ne mangent
aussi rien, qui aye prins mort. Ce que i'adiouste, d'autant que c'est
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. r>67
arrivé plus d'une fois d'avoir un teint, une mine défaite de mau-
vais augure, sans que rien d'extraordinaire me fût survenu, si bien
que les médecins ne trouvant quoi que ce soit qui justifiât cette
altération de ma figure, l'attribuaient à l'état de mon esprit en butte
à quelque passion qui me rongeait intérieurement ; ce en quoi ils
se trompaient. Si mon corps se comportait aussi à mon gré que
mon âme, nous marcherions un peu plus à notre aise; j'avais alors
celle-ci, non seulement exempte de trouble, mais encore pleine de
satisfaction et en fête, ce qui est mon cas le plus ordinaire tant
par nature que de parti pris. « Jamais les troubles de mon âme
n'ont influé sur mon corps {Ovide) » ; je tiens, au contraire, que
maintes fois, par son influence salutaire, elle l'a relevé de ses
chutes; lui, est souvent abattu, au lieu qu'elle, lorsqu'elle n'est
pas enjouée, est du moins tranquille et reposée. J'ai eu la fièvre
intermittente pendant quatre ou cinq mois ; elle m'avait complète-
ment altéré la physionomie; aussi longtemps qu'elle a duré, mon
esprit a conservé non seulement tout son calme, mais même toute
sa gaîté. Quand je n'éprouve pas de douleurs, l'affaiblissement et
la langueur que je ressens, ne m'attristent guère. Que de défail-
lances physiques je connais, dont le nom seul me fait horreur et que
je redouterais moins que les mille passions qui agitt^nt l'esprit et
auxquelles je vois des gens être en proie! J'ai pris le parti de ne
plus courir, j'ai déjà assez de me traîner, mais je ne me plains
pas de ma décadence qui est dans l'ordre naturel des choses :
« Qui s'étonne de trouver des goitres dans les Alpes {Juvénal)1 » Je
ne regrette pas davantage de ne pas devoir durer autant et sans
plus de décrépitude qu'un chêne.
Ses préoccupations n'ont pas souvent troublé son som-
meil et ses songes étaient rarement tristes. — Je n'ai pas à
me plaindre de mon imagination; j'ai eu dans ma vie peu de préoc-
cupations qui aient seulement interrompu mon sommeil, et, sauf
quand cela répondait à mon désir, j'étais toujours contrarié lors-
qu'elles m'éveillaient. — J'ai rarement des songes; quand j'en ai, je
rêve de choses fantastiques et chimériques, produites d'ordinaire
par des pensées plaisantes, pkitôt ridicules que tristes. Je tiens
pour vrai que nos songes sont les loyaux interprètes des dispositions
dans lesquelles nous sommes; mais il faut un certain art pour en
saisir la relation et les comprendre : « Il n'est pas surprenant en
effet que les hommes retrouvent en songe les choses qui les occupent
dans la vie, qu'ils méditent, qu'ils voient, qu'ils font lorsqu'ils sont
éveillés (Attius). » Platon va plus loin et dit qu'il rentre dans les
services que la prudence doit nous rendre, de tirer des songes
des indications qui nous révèlent l'avenir; je ne vois rien à l'appui
de cette thèse, si ce n'est les merveilleux exemples que nous en
citent Socrate, Xénophon, Aristote, tous personnages dont l'auto-
rité est irréprochable. Les historiens disent que les Atlantes n'ont
jamais de songes et aussi qu'ils ne mangent rien qui ait eu vie;
j'associe ces deux choses, parce que la seconde donne peut-être
668
ESSAIS DE MONTAIGNE.
à l'aduenture l'occasion, pourquoy ils ne songent point. Car Pytha-
goras ordonnoit certaine préparation de nourriture, pour faire les
songes à propos. Les miens sont tendres : et ne m'apportent aucune
agitation de corps, ny expression de voix, l'ay veu plusieurs de
mon temps, en estre merueilleusement agitez, Theon le philosophe,
se promenoit, en songeant : et le valet de Pericles sur les tuilles
mesmes et faistc de la maison, le ne cjioisis guère à table ; et me
prens à la première chose et plus voisine : et me remue mal volon-
tiers d'vn goust à vn autre, La presse des plats, et des seruices me
desplaist, autant qu'autre presse. Te me contente aisément de peu
de mets; et hay l'opinion de Fauorinus, qu'en vn festin, il faut
qu'on vous desrobe la viande où vous prenez appétit, et qu'on vous
en substitue tousiours vne nouuelle : et que C'est vn misérable
soupper, si on n'a saoullé les assistans de crouppions de diuers
oyseaux; et que le seul bcquefigue mérite qu'on le mange entier,
l'vse familièrement de viandes sallées; si ayme-ie mieux le pain
sans sel. Et mon boulanger chez moy,n'en sert pas d'autre pour ma
table, contre l'vsage du pays. On a eu en mon enfance principalement
à corriger, le refus, que ie faisois des choses que communément on
ayme le mieux, en cet aage; succres, confitures, pièces de four.
Mon gouuerneur combatit cette hayne de viandes délicates, comme
vne espèce de délicatesse. Aussi n'est elle autre chose, que difficulté
de goust, où qu'il s'applique. Qui oste à vn enfant, certaine parti-
culière et obstinée affection au pain bis, et au lard, ou à l'ail, il
luy oste la friandise. Il en est, qui font les laborieux, et les patiens
pour regretter le bœuf, et le iambon, parmy les perdris. Ils ont bon
temps : c'est la délicatesse des délicats; c'est le goust d'vne molle
fortune, qui s'affadit aux choses ordinaires et accoustumées, Per
quœ luxuria diuitiarum txdio ludit. Laisser à faire bonne chère de
ce qu'vn autre la faict; auoir vn seing curieux de son traictemenl;
c'est l'essence de ce vice ;
Si modica cœnare limes olu» omne patella.
Il y a bien vrayement cette différence, qu'il vaut mieux obliger son
désir, aux choses plus aisées à recouurer; mais c'est tousiours vice
de s'oldiger, l'appellois autresfois, délicat vn mien parent, qui auoit
TRADUCTION. — LIV. III, CM. XIII. 669
la cause de la première; Pythagore ne recommande-t-il pas de se
nourrir d'une façon particulière, quand on veut avoir des songes
conformes à ce que l'on souhaite? Ceux que j'ai sont bénins, ils ne
m'agitent pas et, sous leur action, aucune parole ne m'échappe.
J'ai vu, de mon temps, certaines personnes en être extraordinaire-
ment agitées; Théon le philosophe rêvait en se promenant tout en-
dormi, et b valet de Périclès en faisait autant sur les toits et le
faîte même de sa maison.
Il était peu délicat sous le rapport de la nourriture ; la
délicatesse est du reste le fait de quiconque affecte une
préférence trop marquée pour quoi que ce soit. — A table,
je n'ai guère de préférence; je prends le premier mets venu, celui
qui est le plus à ma portée, et n'aime pas à passer d'un goût à un
autre. La multiplicité des plats et des services me déplaît autant
que tout autre excès en n'importe quoi. Je me contente facilement
d'un petit nombre de mets, et ne partage pas l'opinion de Favori-
nus qui veut que, dans un festin, on vous retire un plat avant que
vous n'en ayez pleinement satisfait votre estomac pour vous en
substituer toujours un nouveau, tient pour misérable un souper
où on n'a pas servi à satiété aux convives des croupions d'oiseaux
d'espèces diverses, et estime que seul le becfigue vaut d'être
mangé tout entier. — Quand je suis en famille, je mange beaucoup
de viandes salées; par contre, je préfère le pain qui n'a pas de sel
et, chez moi, mon boulanger n'en fournit pas d'autre pour ma
table, bien que ce ne soit pas l'usage du pays. — Dans mon en-
fance, on a eu surtout à me corriger du refus que je faisais de
choses que généralement on aime beaucoup à cet âge : les sucre-
ries, les confitures, les pâtisseries cuites au four. Mon gouverneur
combattit en moi cette répulsion pour ces mets délicats, comme
une sorte de délicatesse outrée; et, de fait, elle ne témoigne au-
tre chose qu'un goût difficile, quelque soit ce à quoi cela s'ap-
plique. Qui fait passer à un enfant d'aimer d'une façon trop par-
ticulière et exclusive le pain bis, le lard ou l'ail, combat également
chez lui un penchant à la friandise. Il est des gens qui, lorsqu'on
leur sert des perdrix, semblent prendre beaucoup sur eux et faire
acte de résignation, regrettant le bœuf et le jambon; ils l'ont belle,
c'est de la délicatesse au premier chef, c'est un goût qui marque,
chez un favorisé de la fortune, une lassitude qui fait que les choses
ordinaires et habituelles ont seules du piquant : « C'est le luxe qui
voudrait échapper à l'ennui des richesses (Séuéque). » Renoncer à faire
bonne chère avec ce qu'un autre considère comme tel, apporter
une attention particulière à sa table, « ne pas savoir te contenter
d'un plat de légumes pour ton dîner (Horace) », est le caractère
essentiel de ce vice. Il y a bien là, à la vérité, une différence avec
le cas que je cite; si on a des besoins impérieux, il vaut évidem-
ment mieux que ce soit pour des choses faciles à se procurer,
mais c'est toujours un défaut que d'avoir des manies quelles qu'elles
soient. Jadis, je considérais comme fort délicat un de mes parents
•£ 1
670 ESSAIS DE MONTAIGNE.
desapris en noz galères, à se seniir de noz licls, et se despouiller
pour se coucher. Si Tauois des enfans masles, ie leur désirasse
volontiers ma fortune. Le bon père que Dieu me donna (qui n'a de
moy que la recognoissance de sa bonté, mais certes bien gail-
larde) m'enuoya dés le berceau, nourrir à vn pauure village des .
siens, et m'y tint autant que ie fus en nourrisse, et encores au
delà : me dressant à la plus basse et commune façon de viure :
Magna pars libertatis est benè moratus venter. Ne prenez iamais,
et donnez encore moins à vos femmes, la charge de leur nourri-
ture : laissez les former à la fortune, souz des loix populaires et i
naturelles : laissez à la coustume, de les dresser à la frugalité et à
l'austérité; qu'ils ayent plustot à descendre de l'aspreté, qu'à mon-
ter vers elle. Son humeur visoit encore à vne autre fin. De me ral-
lier auec le peuple, et cette condition d'hommes, qui a besoin de
nostre ayde : et estimoit que ie fusse tenu de regarder plustost, •
vers celuy qui me tend les bras, que vers celuy, qui me tourne le
dos. Et fut cette raison, pourquoy aussi il me donna à tenir sur les
fons, à des personnes de la plus abiecte fortune, pour m'y obliger
et attacher. Son dessein n'a pas du tout mal succédé. le m'a-
donne volontiers aux petits; soit pour ce qu'il y a plus de gloire : 2
soit par naturelle compassion, qui peut inflniement en moy. Le
party que ie condemneray en noz guerres, ie le condemneray plus
asprcmcnt, fleurissant et prospère. Il sera pour me concilier aucu-
nement à soy quand ie le verray misérable et accablé. Combien
volontiers ie considère la belle humeur de Chelonis, fille et femme .
de Roys de Sparte! Pendant que Cleombrotus son mary, aux desor-
dres de sa ville, eut auantage sur Leonidas son père, elle fit la
bonne fille : se r'allie auec son père, en son exil, en sa misère,
s'opposant au victorieux. La chance vint elle à tourner? la voila
changée de vouloir avec la fortune, se rangeant courageusement à s
son mary : lequel elle suiuit par tout, où sa ruine le porta : n'ayant
ce me semble autre choix, que de se ietter au party, où elle faisoit
le plus de besoin, et où elle se montroit plus pitoyable. le me laisse
plus naturellement aller après l'exemple de Flaminius, qui se pres-
toit à ceux qui auoyent besoin de luy, plus qu'à ceux qui luy pou- •
uoienl bien-faire : que ie ne fais à celuy de Pyrrhus, propre à s'a-
baisser soubs les grands, et à s'enorgueillir sur les petits. Les
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 671
qui, par suite d'un long temps passé à naviguer, avait désappris à
se servir de lit et à se déshabiller pour se coucher.
Dès le berceau, il a été habitué à vivre comme les gens
de la plus basse classe et à se mêler à, eux; cette fré-
quentation Ta rendu sympathique au sort des malheu-
reux. — Si j'avais des enfants mâles, je leur aurais volontiers
désiré la bonne fortune que j'ai eue. L'excellent père que Dieu m'a
donné, pour lequel je n'ai rien pu faire que de lui vouer une re-
connaissance, bien vive il est vrai, pour sa bonté à mon égard,
me fit élever, dès le berceau, dans un pauvre village qui lui appar-
tenait et oîi il me laissa tant que je fus en nourrice et encore au
delà, me dressant à vivre dans les conditions de la plus basse
classe : « C'est un grand pas fait vers la liberté, que de savoir ré-
gler son estomac {Sénèque). » Ne vous chargez jamais, et chargez
encore moins vos femmes, de l'élevage de vos enfants ; laissez à la
fortune le soin de les former comme s'élèvent les enfants du peuple,
en n'écoutant que les lois de la nature; laissez-les, en suivant les
usages, s'habituer ainsi à la frugalité et à l'austérité ; qu'ils soient
dans l'avenir plutôt dans le cas de voir leurs privations s'adoucir,
que s'aggraver. L'idée de mon père tendait à autre chose encore,
c'était à m'unir au peuple, à ces hommes qui ont besoin de notre
aide ; il voulait que je fusse porté à regarder plutôt du côté de ceux
qui me tendent les bras, que de ceux qui me tournent le dos; ce
fut pour cette même raison qu'il me fit tenir sur les fonts baptis-
maux par des personnes de condition très inférieure, pour me
créer ainsi des obligations vis-à-vis d'elles et faire que je m'y at-
tache.
Son dessein n'a pas mal réussi; je m'occupe volontiers des pe-
tits, soit parce qu'il y a à cela plus de gloire, soit par un sentiment
naturel de compassion, vertu qui a une grande action sur moi. Le
parti que dans nos guerres civiles je réprouve, je le condamnerais
bien plus sévèrement s'il était florissaot et prospère ; tandis qu'au
contraire, je me montrerais mieux disposé pour lui, si je le voyais
malheureux et écrasé. — Combien j'ai de considération pour le
beau caractère de Chélonis, cette flUe et femme des rois de Sparte!
Quand, dans les désordres de la ville, Cléombrote son mari se
trouva l'emporter sur Léonidas son père, en excellente fille elle
accompagna celui-ci en exil, embrassant contre le vainqueur la
cause de celui tombé dans le malheur. Lorsque la chance vint à
tourner, elle changea de parti comme avait fait la fortune et prit
courageusement celui de son mari qu'elle suivit partout où son in-
fortune lui fit porter ses pas, n'ayant, ce semble, d'autre préférence
que de se ranger du côté où elle faisait le plus besoin et où sa
pitié trouvait le phis à s'exercer. — Je serais davantage porté à
imiter l'exemple de Flaminius qui s'employait beaucoup plus pour
ceux qui avaient besoin de lui que pour ceux en situation de lui
venir en aide, qu'à faire comme Pyrrhus qui s'humiliait devant les
grands et se montrait orgueilleux vis-à-vis des petits.
X
672 ESSAIS DE MONTAIGNE.
longues tables m'cnnuyent, et me nuisent : car soit pour m'y estre
accoiistiimt'' enfant, à faute de meilleure contenance, ie mange au-
tant que i"y suis. Pourtant chez moy, quoy qu'elle soit des courtes,
ie m'y mets volontiers vn peu après les autres ; sur la forme d'Au-
guste : mais ic ne l'imite pas, en ce qu'il en sortoit aussi auant les
autres. Au rebours, i'ayme à me reposer Ion temps après, et en
ouyr comter : pourueu que ie ne m'y mesle point; car ie me lasse
et me blesse de parier, l'estomach plain : autant comme ie tronue
l'exercice de crier, et contester, auant le repas, tressaiubre et plai-
sant. Les anciens Grecs et Romains auoyent meilleure raison que
nous, assignans à la nourriture, qui est vue action principale de la
vie, si autre extraordinaire occupation ne les en diuertissoit, plu-
sieurs heures, et la meilleure partie de la nuict : mangeans et beu-
uans moins hastiuement que nous, qui passons en poste toutes noz
actions : et estendans ce plaisir naturel, à plus de loisir et d'vsage,
y entresemans diuers offices de conuersation, vtiles et aggreables.
Ceux qui doiuent auoir seing de moy, pourroycnt à bon marché
me desrober ce qu'ils pensent m'estre nuisible : car eu telles cho-
ses, ie ne désire iamais, ny ne trouue à dire, ce que ie ne vois pas :
mais aussi de celles qui se présentent, ils perdent leur temps de
m'en prescher l'abstinence. Si que quand ie veux ieusner, il me
faut mettre à part des souppeurs; et qu'on me présente iustement,
autant qu'il est besoin pour vue réglée collation : car si ie me
mets à table, i'oublie ma resolution. Quand l'ordonne qu'on change
d'apprest à quelque viande ; mes gens sçauent, que c'est à dire, que
mon appétit est allanguy, et que ie n'y toucheray point. En toutes
celles qui le peuuent souffrir, ie les ayme peu cuittes. Et les ayme
fort mortifiées : et iusques à l'altération de la senteur, en plu-
sieurs. Il n'y a que la dureté qui généralement me faschc (de toute
autre qualité, ie suis aussi nonchalant et souffrant qu'homme que
i'aye cogneu) si que contre l'humeur commune, entre les poissons
mesme, il m'aduient d'en trouuer, et de trop frais, et de trop fer-
mes. Ce n'est pas la faute de mes dents, que i'ay eu tousiours bon-
nes iusques à l'excellence; et que l'aage ne commence de menasser
qu'à cette heure. I'ay apprins dés l'enfance, à les frotter de ma
seruiettc, et le matin, et à l'entrée et issue de la table. Dieu faict
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 673
Il n'aimait pas à rester longtemps à table ; les anciens
Grecs et Romains entendaient beaucoup mieux que nous
cette jouissance. — Demeurer longtemps à table m'ennuie et m'est
mauvais parce que, je mange tant que j'y suis, probablement par
habitude, ce moyen étant le seul qui, lorsque j'étais enfant, me per-
mettait d'y faire bonne contenance. C'est pourquoi, chez moi, bien
qu'on s'y attarde peu, j'y prends place d'ordinaire un peu après les
autres, comme faisait Auguste; mais je cesse de faire comme lui,
en ce que souvent aussi il en quittait avant eux, tandis qu'après
j'aime, au contraire, à me livrer assez longuement au repos et à
entendre causer, pourvu que je n'y prenne pas part : parler l'esto-
mac plein me fatiguant et me faisant mal, autant que crier et dis-
cuter avant le repas m'est un exercice salutaire et agréable.
Les Grecs et les Romains des temps anciens agissaient plus rai-
sonnablement que nous, en consacrant, quand aucune autre occu-
pation extraordinaire ne les en empêchait, plusieurs heures et la
majeure partie de la nuit aux repas, qui sont du nombre des prin-
cipaux actes de la vie, mangeant et buvant avec moins de hâte que
nous dont toutes les actions sont accomplies précipitamment; ils
se livraient à ce plaisir naturel tout à loisir et l'utilisaient mieux
que nous, l'entremêlant d'intermèdes de divers genres utiles et
agréables.
Indifférent à ce qu'on lui servait, il se laissait aller à
manger de tout ce qui paraissait sur la table. — Ceux qui,
à table, ont à prendre soin de moi, peuvent aisément m'empêcher
de manger ce qu'ils estiment m'être nuisible; car, en fait de mets,
je ne désire jamais ce que je ne vois pas et ne trouve jamais à y
redire. Par contre, ils perdent leur temps à me prêcher de m'abs-
tenir de ceux qui sont servis; c'est au point que lorsque je veux
jeûner, il faut que je mange à part de ceux qui soupent et qu'on
ne me présente que ce que comporte bien exactement une collation
en règle, parce que si je me mets à table, j'oublie ma résolution.
Quand je demande qu'on change la manière dont certaines viandes
sont apprêtées, mes gens savent que c'est signe que je n'ai pas
grand appétit et que je n'y toucherai pas. — Toutes celles qui peu-
vent être mangées telles, je les aime peu cuites et avancées, au
point même, pour certaines, que leur odeur s'en trouve altérée. Je
ne suis contrarié que lorsqu'elles sont dures; pour le reste, elles
peuvent être n'importe comment, ce m'est aussi indifférent et me
touche aussi peu que possible; si bien, qu'à l'inverse de ce qu'on
éprouve généralement, il m'arrive de trouver même le poisson
trop frais et trop ferme. Ce n'est pas parce que j'ai de mauvaises
dents, je les ai toujours eues aussi bonnes qu'il se peut, et ce n'est
que maintenant que l'âge commence à les menacer; dès l'enfance,
j'ai pris l'habitude de me les frotter avec une serviette le matin et
au commencement et à la fui de chaque repas.
C'est une grâce que Dieu nous fait quand la mort nous
gagne peu à peu, ce qui est l'effet de la vieillesse; du reste,
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. UI. 43
674 KSSAIS DE MONTAIGNE.
grâce à ccui à qui il soustrait la vie par le menu. C'est le seul
bénéfice de la vieillesse. I.a dernière mort en sera d'autant moins
plaine et nuisible : elle ne tuera plus qu'vn demy, ou vn quait
d'homme. Voila vno dent qui me vient de choir, sans douleur, sans
effort : c'estoit le terme naturel de sa durée. Et cette partie de mon
estre, et plusieurs autres, sont desia mortes, autres demy mortes,
des plus actiues, et qui tenoyent le premier rang pendant la vigueur
de mon aage. C'est ainsi que ie fons, et eschappe à moy. Quelle
bestise sera-ce à mon entendement, de sentir te sault de cette
cheute, dosia si auancée, comme si elle estoit entière? le ne l'espère
pas. A la vérité, ie reçoy vne principale consolation aux pensées de
ma mort, qu'elle soit des iustes et naturelles : et que mes-huy ie ne
puisse en cela, requérir ni espérer de la destinée, faueur qu'illégi-
time. Les hommes se font accroire, qu'ils ont eu autres-fois, comme
la stature, la vie aussi plus grande. Mais ils se trompent : et Selon,
qui est de ces vieux temps-là, en taille pourtant l'extrême durée à
soixante et dix ans. Moy qui ay tant adoré et si vniuersellement cet
ipijTov [xéxpov, du temps passé : et qui ay tant pris pour la plus
parfaicte, la moyenne mesure : pretendray-ie vne desmesuréc et
prodigieuse vieillesse? Tout ce qui vient au reuers du cours de na-
ture, peut estre fascheux : mais ce, qui vient selon elle, dqiltt cstre
tousiours plaisant. Omnia, quœ secundum naturam fiunt, sunt luibendn
VI bonis. Par ainsi, dit Platon, la mort, que les playes ou maladies
apportent, soit violente : mais celle, qui nous surprend, la vieillesse
nous y conduisant, est de toutes la jjIus légère, et aucunement dé-
licieuse. Vitam adolescentibus vis aufert, senibus maturitas. La
mort se mesle et confond par tout à nostre vie : le déclin prœoc-
cupe son heure, et s'ingère au cours de nostre auancement mesme.
l'ay des portraits de ma forme de vingt et cinq, et de trente cinq ans :
ie les compare auec celuy d'asteiire. Combien de fois, ce n'est plus
moy : combien est mon image présente plus eslongnée de celles là,
que de celle de mon trespas. C'est trop abusé de nature, de la tra-
casser si loing, qu'elle soit contrainte de nous quitter : et abandon-
ner nostre conduite, nos yeux, nos deus, nos iambes, et le reste, à la
mercy d'vn secours estranger et mandié : et nous resigner entre les
mains de l'art, las de nous suyure. le ne suis cxcessiuement de-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 675
indissolublement liée à la vie, on en constate en nous
la présence et les progrès durant tout le cours de no-
tre existence. — A ceux que Dieu soustrait à la vie par par-
celle, c'est une grâce qu'il leur fait, c'est le seul avantage de la
vieillesse; notre dernière mort en sera d'autant moins étendue et
nuisible, ne tuant plus en nous que la moitié ou le quart d'un
homme. Voilà une de mes dents qui vient de tomber sans douleur,
sans effort, elle était arrivée au terme de sa durée; cette partie de
mon être et plusieurs autres sont déjà mortes; d'autres, d'entre
les plus actives et qui tenaient le premier rang quand j'étais dans
la force de l'âge, le sont à moitié. C'est ainsi que je fonds et
échappe à moi-même. Quelle bêtise ce serait de la part de mon en-
tendement, de s'affecter, au même degré, du saut final de cette chute
déjà si prononcée, que si je m'effondrais tout d'une pièce; j'es-
père qu'il ne la commettra pas. — A la vérité, j'éprouve une grande
consolation, quand je pense à ma mort, de m'imaginer qu'elle sera
de celles qui s'accomplissent dans des conditions justes et naturel-
les, et que ce que désormais je puis demander à cet égard à la
destinée, ne peut plus être qu'une faveur que je ne saurais reven-
diquer comme un droit. Les hommes sont portés à croire qu'au-
trefois, comme leur taille,* la durée de leur existence était plus
grande; ils se trompent, car Solon, qui vivait en ces temps re-
culés, indique soixante-dix ans comme en étant la limite extrême.
Moi, qui ai tant adoré, et en toutes choses, cette « excellente médio-
crité » des temps passés, et qui ai tant considéré une juste moyenne
comme la perfection, puis-je prétendre à une vieillesse démesurée
et extraordinaire? Tout ce qui nous arrive contre l'ordre habituel
de la nature peut être fâcheux, mais nous devons toujours faire
bon accueil à ce qui est conforme à ses lois : « Tout ce qui se fait
naturellement, doit être tenu pour bon (Cicéron). » C'est ainsi, dit
Platon, que la mort due à des plaies ou à des maladies, est mort
violente; tandis que celle qui nous surprend, occasionnée par la
vieillesse, est de toutes la plus légère et empreinte même de dou-
ceur : « Les jeunes gens meurent de mort violente, tes vieillards de
maturité (Cicéron). » — Partout et en tout, la mort se mêle et se
confond avec la vie; le déclin de celle-ci fait songer à l'heure où
viendra celle-là, son action s'accentue à mesure que nous appro-
chons du terme fatal. J'ai des portraits qui me représentent à l'âge
de vingt-cinq ans et de trente-cinq ; il m'arrive de les comparer à
celui d'aujourd'hui; combien il s'en faut que ce soit encore moi!
ma physionomie actuelle diffère bien plus des précédentes, que de
celle que j'aurai quand je viendrai à trépasser. — C'est par trop
abuser de la nature, que de la tracasser si longtemps à l'avance par
des soins qui l'obligent à nous quitter; elle finit par se lasser de nous
suivre, en nous voyant abandonner la direction de nous-mêmes,
nos yeux, nos dents, nos jambes et tout le reste à la merci de soins
étrangers que nous mendions., et nous en remettre entièrement
aux mains de l'art.
676 ESSAIS UE MONTAIGNE.
sireiix, ny de salades, ny de fruits : sauf les melons. Mon perc haïs-
soit toute sorte de sauces, ie les ayme toutes. Le trop manger
m'empesche : mais par sa qualité, ie n'ay encore cognoissance bien
certaine, qu'aucune viande me nuise : comme aussi ie ne remarque,
ny lune plaine, ny basse, ny l'automne du printemps. Il y a des
mouuemens en nous, inconstans et incognuz. Car des refors, pour
exemple, ie les ay trouuez premièrement commodes, depuis fas-
cheux, à présent de rechef commodes. En plusieurs choses, ie sens
mon estomach et mon appétit aller ainsi diuersifiant. Tay rechange
du blanc au clairet, et puis du clairet au blanc. le suis friand de
poisson, et fais mes iours gras des maigres : et mes festes des iours
de ieusne. le croy ce qu'aucuns disent, qu'il est de plus aisée diges-
tion que la chair. Comme ie fais conscience de manger de la viande,
le iour de poisson : aussi fait mon goust, de mesler le poisson à la
chair. Cette diuersité me semble trop eslongnée. Dés ma ieu-
nesse, ie desrobois par fois quelque repas : ou à fin d'esguiser mon
appétit au lendemain (car comme Epicurus ieusnoit et faisoit des
repas maigres, pour accoustumer sa volupté à se passer de l'abon-
dance : moy au rebours, pour dresser ma volupté, à faire mieux
son profit, et se seruir plus alaigrement, de l'abondance) ou ie
ieusnois, pour conseruer ma vigueur au seruice de quelque action
de corps ou d'esprit : car et l'vn et l'autre, s'apparesse cruellement
en moy, par la repletion : (et sur tout, ie hay ce sot accouplage,
d'vne Déesse si saine et si alegre, auec ce petit Dieu indigest et
roteur, tout bouffy de la fumée de sa liqueur) ou pour giiarir mon
estomach malade : ou pour estrc sans compaignie propre. Car ie
dy comme ce mesme Epicurus, qu'il ne faut pas tant regarder ce
qu'on mauge, qu'auec qui on mange. Et loue Chilon, de n'auoir
voulu promettre de se trouuer au festin de Periandcr, auanl que
d'estre informé, qui estoyent les autres conuiez. Il n'est point de si
doux apprest pour moy, ny de sauce si appétissante, que celle qui
se tire de la société. le croys qu'il est plus sain, de manger plus
bellement et moins : et de manger plus souuent. Mais ie veux faire
valoir l'appétit et la faim : ie n'aurois nul plaisir à traîner à la me-
TRADUCTION. - LIV. III, CH. XIII. 677
Montaigne n^a jamais acquis la certitude que certains
mets lui fussent nuisibles, mais ses goûts ont subi des
changements et des revirements. — Je ne suis très amateur
ni de salades, ni de fruits, sauf de melons. Mon père n'aimait au-
cune sauce, je les aime toutes. Trop manger me gêne; mais je ne
suis pas encore certain qu'il y ait des viandes qui, par leur nature
même, me soient nuisibles, pas plus que je ne constate que la lune,
quand elle est pleine ou nouvelle, le printemps ou l'automne aient
action sur moi. Il se produit en nous des effets qui ont lieu à des
moments indéterminés et dont nous ne nous rendons pas compte;
ainsi les raiforts par exemple : longtemps je n'en ai pas été incom-
modé, puis je m'en suis mal trouvé; à présent, je m'en accommode
à nouveau très bien. Pour plusieurs choses, je sens mon estomac
et mon appétit aller ainsi se modifiant; du vin blanc je suis passé
au vin clairet, et du vin clairet me voici revenu au vin blanc.
Je suis friand de poisson, et les jours maigres sont pour moi des
jours où je me régale, comme me sont fêtes aussi les jours de
jeûne; je crois (il en est qui le disent) qu'il est de plus facile di-
gestion que la viande. Je me fais conscience de manger de celle-ci,
les jours où le poisson est d'obligation ; mon goût est de même et
se fait scrupule de mêler l'un à l'autre, il y a entre eux, ce me sem-
ble, une trop grande différence.
Circonstances dans lesquelles il lui est arrivé parfois
de ne pas prendre de repas; tout régime trop longtemps
suivi cesse d'être efficace. — Dans ma jeunesse, il m'est arrivé
de me passer parfois de quelque repas pour avoir meilleur appé-
tit le lendemain et,- de la sorte, accroître mon plaisir en me dispo-
sant à mieux profiter et à jouir plus vivement de l'abondance que
je prévoyais, agissant en cela au rebours d'Épicure qui jeûnait et
faisait maigre pour accoutumer sa volupté à se passer de l'abon-
dance ; ou bien je jeûnais pour me conserver dispos en vue d'un tra-
vail quelconque de corps ou d'esprit, l'un comme l'autre deve-
nant honteusement paresseux chez moi qiiand je suis surchargé
d'aliments; d'autant que je déteste ce fonctionnement simultané si
peu raisonnable de l'imagination, cette déesse si saine et si alerte,
et de l'estomac, ce petit dieu alourdi et bruyant quand il est
gonflé des émanations des sucs qu'il procrée. Je m'en abstenais
encore, quand j'avais cet organe fatigué, ou enfin lorsque je n'a-
vais pour me tenir compagnie personne qui me convînt, car je dis
avec ce même Épicure, qu'il ne faut pas tant regarder ce qu'on
mange, qu'avec qui on mange; et je loue Chilon de n'avoir pas
voulu s'engager à se trouver à un festin auquel le conviait Périandre,
avant de connaître quels étaient les autres convives; il ne saurait
en elîet y avoir pour moi de plus grand attrait, de sauce si appé-
tissante, qui vaillent ceux résultant de la société avec laquelle on
s'y rencontre. — Je crois qu'il est plus sain de manger doucement,
moins à la fois et plus souvent; mais je tiens à satisfaire pleine-
ment mon appétit et ma faim, et ne prendrais pas goût à me con-
678 ESSAIS DE MONTAIGNE.
tlecinale, trois ou quatre chetifs repas par iour, ainsi contrains.
Qui m'asseureroit que le goust ouuerl, que i'ay ce matin, ie le re-
trouuasse encore à souper? Prenons, sur tout les vieillards : le pre-
mier temps opportun qui nous vient. Laissons aux faiseurs d'alma-
nachs les espérances et les prognostiques. L'extrême fruict de ma •
santé, c'est la volupté : tenons nous à la première présente et co-
gnuë. l'euite la constance en ces loix de ieusne. Qui veut qu'vne
forme luy serue, fuye à la continuer : nous nous y durcissons, nos
forces s'y endorment : six mois après, vous y aurez si bien aco-
quiné vostre estomach, que vostre proffit, ce ne sera que d'auoir i
perdu la liberté d'en vser autrement sans dommage. le ne porte
les Ïambes, et les cuisses, non plus couuertes en hyuer qu'en esté,
vn bas de soye tout simple. le me suis laissé aller pour le secours
de mes reumes, à tenir la teste plus chaude, et le ventre, pour ma
colique. Mes maux s'y habituèrent en peu de iours, et desdaigne- •
rent mes ordinaires prouisions. l'estois monté d'vne coiffe à vn
couurechef, et d'vn bonnet à vn chapeau double. Les embourreures
de mon pourpoint, ne me seruent plus que de galbe : ce n'est
rien : si ie n'y adiouste vne peau de Heure ou de vautour : vne ca-
lote à ma teste. Suyuez cette gradation, vous irez beau train. le «
n'en feray rien. Et me dedirois volontiers du commencement que
l'y ay donné, si i'osois. Tombez vous en quelque inconuenient nou-
ueau? cette reformation ne vous sert plus : vous y estes accous-
tumé, cherchez en vne autre. Ainsi se ruinent ceux qui se laissent
empcstrer à des régimes contraincts, et s'y astreignent superstitieu- •
sèment : il leur en faut encore, et encore après, d'autres au delà :
ce n'est iamais fait. Pour nos occupations, et le plaisir : il est
beaucoup plus commode, comme faisoyent les anciens, de perdre le
disner, et remettre à faire bonne chère à l'heure de la retraictc et
du repos, sans rompn> le iour : ainsi le faisois-ie autresfois. Pour <
la .santé, ie trouue depuis par expérience au contraire, qu'il vaut
mieux disner, et que la digestion se faict mieux en veillant. le ne
suis guère subiect à estre altéré ny sain ny malade : i'ay bien vo-
lontiers lors la bouche sèche, mais sans soif. El communément, ie
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 679
damner à faire par jour, comme on l'ordonne aux malades, trois
ou quatre chétifs repas où je serais rationné; et puis, qui peut me
donner l'assurance que les bonnes dispositions dans lesquelles je
suis ce matin, je les retrouverai encore à souper? Profitons, nous
surtout qui sommes vieux, du premier moment favorable qui vient;
laissons aux faiseurs d'almanachs les espérances et les pronostics.
Le fruit essentiel que je retire de la santé, ce sont les jouissances
qu'elle nous permet; tenons-nous-en à la première qui se présente,
que nous avons sous la main et que nous connaissons. J'évite de
m'astreindre trop longtemps à un même régime ; celui qui en suit
un et veut qu'il lui profite, ne doit pas le prolonger indéfiniment;
sans cela, nous nous y endurcissons, notre organisme y perd de
son activité ; six mois après, l'estomac y est si bien acoquiné que
tout l'avantage que vous en retirez est d'avoir perdu la liberté de
faire autrement sans en éprouver d'inconvénients.
Il ne sert de rien non plus de se trop couvrir; on s'y
habitue et cela n'a plus d'effet. — Je porte de simples bas de
soie, et pas plus en hiver qu'en été je n'ai les jambes et les cuis-
ses autrement couvertes. En raison de mes rhumes, je me suis
laissé aller à me tenir la tête plus chaude, ainsi que le ventre à
cause de mes coliques ; en peu de jours, ces deux maux s'y sont
habitués et ont dédaigné mes précautions ordinaires; une simple
coiffe avait fait place à un capuchon; un bonnet, à un chapeau
doublé; aujourd'hui, les fourrures de mon pourpoint ne me ser-
vent plus que d'enjolivement; et tout cela ne me fait plus aucun
effet, si je n'y ajoute une peau de lièvre ou de vautour, et sur ma
tête une calotte. Suivez une semblable gradation, cela vous mè-
nera loin; aussi n'en ferai-je rien, et volontiers, si j'osais, je revien-
drais sur ce que j'ai déjà commencé. Avec cette mode, vous sur-
vient-il quelque nouvel inconvénient, les réformes que vous avez
déjà introduites ne vous sont plus d'aucune utilité: vous vous y êtes
habitué, il vous faut en chercher d'autres. Ainsi se ruinent ceux
qui se laissent empêtrer dans des régimes particuliers, auxquels
ils s'astreignent superstitieusement; ce qu'on fait ne suffit pas, il
faut plus encore; et après, encore davantage; on n'en a jamais fini.
Nos occupations et nos plaisirs nous portent à. donner
plus d'importance au souper qu'au dîner; l'estomac, d'a-
près Montaigne, s'accommode mieux du contraire. — Pour
mes occupations et notre plaisir, il est beaucoup plus commode de
supprimer le dîner, comme faisaient les anciens, et de remettre à
faire un repas copieux à l'heure où on se retire chez soi pour y
prendre du repos, et ainsi ne pas interrompre la journée; c'est ce
que je faisais autrefois. Au point de vue de la santé, l'expérience m'a
depuis enseigné qu'au contraire il vaut mieux maintenir le dîner,
la digestion se faisant mieux quand on est éveillé. — Je ne suis
guère sujet à être altéré, pas plus quand je me porte bien que
lorsque je suis malade; dans ce dernier cas, j'ai assez fréquemment
la bouche sèche, mais ce n'est pas de la soif, et d'ordinaire je ne
680 ESSAIS DE MOiNTAIGNE.
ne bois que du desir qui m'en vient en mangeant, et " bien auant
dans le repas. le bois assez bien, pour vn homme de commune
façon. En esté, et en vn repas appétissant, ie n'outrepasse point
seulement les limites d'Auguste, qui ne beuuoit que trois fois pré-
cisément : mais pour n'offenser la règle de Democritus, qui def-
fendoit de s'arrester à quattre, comme à vn nombre mal fortuné,
ie coule à vn besoing, iusques à cinq : trois demysetiers, enuiron.
Car les petis verres sont les miens fauoris : et me plaist de les vui-
der, ce que d'autres euitent comme chose mal séante. le trempe
mon vin plus souuent à moitié, par fois au tiers d'eau. Et
quand ie suis en ma maison, d'vn ancien vsage que son médecin
ordonnoit à mon père, et à soy, on mesle celuy qu'il me faut, des
la sommelerie, deux ou trois heures auant qu'on serue. Ils disent,
que Cranaus Roy des Athéniens fut inuenteur de cet vsage, de
tremper le vin : vtilement ou non, l'en ay veu débattre. l'estime
plus décent et plus sain, que les enfans n'en vsent qu'après seize ou
dix-huict ans. La forme de viure plus vsitée et commune, est la
plus belle. Toute particularité, m'y semble à cuiter : et haïrois au-
tant vn Aleman qui mist de l'eau au vin, qu'vn François qui le buroit
pur. L'vsage publiq donne loy à telles choses. le crains vn air
empesché, et fuys mortellement la fumée : (la première réparation
où ie courus chez moy, ce fut aux cheminées, et aux retraicts, vice
commun des vieux bastimens, et insupportable) et entre les diffi-
cultez de la guerre, comte ces espaisses poussières, dans lesquelles
on nous tient enterrez au chault, tout le long d'vne iournée. l'ay la
respiration libre et aysée : et se passent mes morfondements le plus
souuent sans offence du poulmon, et sans toux. L'aspreté de
Testé m'est plus ennemie que celle de l'hyuer : car outre l'incom-
modité de la chaleur, moins remediable que celle du froid, et outre
le coup que les rayons du soleil donnent à la teste : mes yeux s'of-
fencent de toute lueur ësclatante : ie ne sçaurois à cette heure dis-
ner assiz, vis à vis d'vn feu ardent, et lumineux. Pour amortir la
blancheur du papier, au temps que i'auois plus accoustumé de lire,
ie couchois sur mon liure, vne pièce de verre, et in'cîn trouuois fort
soulagé. l'ignore iusques à présent, l'vsage des lunettes : et vois
aussi loing, que ie fls onques, et que tout autre, il est vray, que
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 681
bois que lorsque, en mangeant, l'enyie m'en vient, généralement
quand déjà le repas est bien avancé. Je bois assez copieusement
pour un homme qui ne présente rien de particulier; en été, dans
un repas auquel j'assiste avec appétit, non seulement j'outrepasse
les limites dans lesquelles se tenait Auguste qui ne buvait jamais
que trois fois, mais pour ne pas aller à rencontre de la règle posée
par Démocrite qui défendait de s'arrêter à quatre, comme nom-
bre portant malchance, je me laisse aller jusqu'à cinq si besoin
est, ce qui fait environ trois demi-setiers, car je me plais à faire
usage de verres de petite capacité et les vide chaque fois, ce que
d'autres se gardent de faire comme contraire aux convenances. Je
trempe mon vin, le plus souvent avec moitié, parfois avec un tiers
d'eau; et quand je suis chez moi, par suite d'une ancienne habi-
tude prise sur le conseil donné à mon père par son médecin, qui
lui aussi agissait de même, le mélange s'opère à l'office, deux
ou trois heures avant qu'on le serve. On dit que cet usage de trem-
per le vin avec de l'eau, remonte à Cranaûs, roi d'Athènes; pour
ce qui est de son utilité, je l'ai entendu discuter. J'estime plus
convenable et meilleur pour la santé, de n'en user pour les enfants
qu'après seize ou dix-huit ans et, jusque-là, de ne leur faire boire
que de l'eau. La manière de vivre la plus usitée et communément
suivie, est celle qui est préférable ; toute singularité me semble à
éviter, et j'aime aussi peu voir un Allemand mettre de l'eau dans
son vin, qu'un Français qui le boirait pur; l'usage, auquel tout le
monde se conforme, fait loi dans ks choses de cette espèce.
Il n'aimait pas Tair confiné; était plus sensible au
chaud qu'au froid; avait bonne vue, mais elle se fatiguait
aisément; il était d'allure vive; à table, il mangeait avec
trop d'avidité. — Je crains un air lourd à respirer et ne puis
supporter la fumée; la première réparation que je me hâtai de
faire exécuter chez moi, fut celle des cheminées et des cabinets
d'aisance qui, chose insupportable, laissent communément à dé-
sirer dans les bâtiments d'ancienne construction; et au rang des
incommodités que l'on rencontre à la guerre, je place ces épais
nuages de poussière dans lesquels, pendant la chaleur, il faut de-
meurer des journées entières. J'ai la respiration libre et facile; le
plus souvent, quand j'ai des refroidissements, mes poumons de-
meurent indemnes et je n'ai pas de toux.
Un été pénible m'est plus contraire que l'hiver, parce qu'outre
l'incommodité de la chaleur dont on peut moins se défendre que du
froid, et en dehors de l'action des rayons de soleil sur la tète, mes
yeux supportent mal leur éclat éblouissant; actuellement, je ne
pourrais même pas dîner, assis devant un feu ardent dont je rece-
vrais la réverbération.
Quand je lisais plus que je ne le fais maintenant, pour amortir
la blancheur du papier, je couvrais mon livre d'une feuille de verre
et ma vue s'en trouvait fort soulagée. Jusqu'à présent, je n'emploie
pas de lunettes et j'y vois aussi loin que jamais et que n'importe
682 ESSAIS DE MONTAIGNE.
sur le déclin du iour, ie commence à sentir du trouble, et de la
foiblesse à lire : dequoy l'exercice a tousiours trauaillé mes yeux :
mais sur tout nocturne. Voyla vn pas en arrière : à toute peine sen-
sible, le reculeray d'vn autre; du second au tiers, du tiers au quart,
si coïement qu'il me faudra estre aueugle formé, auant que ie sente
la décadence et vieillesse de ma veuë. Tant les Parques destordent
artificiellement nostre vie. Si suis-ie en doubte, que mon ouïe mar-
chande à s'espaissir : et verrez que ie l'auray demy perdue, que ie
m'en prendray encore à la voix de ceux qui parlent à moy. Il faut
bien bander l'ame, pour luy faire sentir, comme elle s'escoule.
Mon marcher est prompt et ferme : et ne sçay lequel des deux,
ou l'esprit ou le corps, i'ay arrcsté plus mal-aisément, en mesme
poinct. Le prescheur est bien de mes amys, qui oblige mon atten-
tion, tout vn sermon. Aux lieux de cérémonie, où chacun est si
bandé en contenance, où i'ay veu les dames tenir leurs yeux mes-
mes si certains, ie ne suis iamais venu à bout, que quelque pièce
des miennes n'extrauague tousiours : encore que i'y sois assis, i'y
suis peu rassis. Comme la chambrière du Philosophe Chrysippus,
disoit de son maistre, qu'il n'estoit yure que par les iambes : car il
auoit cette coustume de les remuer, en quelque assiette qu'il fust :
et elle le disoit, lors que le vin esmouuant ses compaignons, luy
n'en sentoit aucune altération. On a peu dire aussi dés mon en-
fance, que i'auoy de la follie aux pieds, ou de l'argent vif : tant i'y
ay de remuement et d'inconstance naturelle, en quelque lieu, que
ie les place. C'est indécence, outre ce qu'il nuit à la santé, voire
et au plaisir, de manger gouluement, comme ie fais. le mors sou-
uent ma langue, par fois mes doigts, de hastiueté. Diogenes, ren-
contrant vn enfant qui mangeoit ainsin, en donna vn soufflet à son
précepteur. Il y auoit des hommes à Rome, qui enseignoyent à
mascher, comme à marcher, de bonne grâce. l'en pers le loisir de
parler, qui est vn si doux assaisonnement des tables, poiirucu que
ce .soyent des propos de mesme, plaisans et courts. Il y a de la
ialousie et enuic entre nos plaisirs, ils se choquent et empeschent
l'vn l'autre. Alcibiades, liomme bien entendu à faire bonne chère,
«hassoit la musique mesme des tables, pour qu'elle ne Iroublast la
douceur des deuis, par la raison, que Platon luy preste, Que c'est
vn vsage d'hommes populaires, d'appeller des ioiieurs d'instruments
et des chantres aux festins, à faute de bons discours et aggreables
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 683
qui; il est vrai que lorsque le jour tombe, je commence, quand je
lis, à éprouver du trouble et de la faiblesse; mais tout travail, par-
ticulièrement la nuit, m'a toujours fatigué les yeux. C'est là un pas
en arrière à peine sensible, auquel viendra s'en ajouter un second,
à celui-ci un troisième, puis à ce dernier un quatrième ; reculant
ainsi de plus en plus chaque fois, je finirai par insensiblement être
devenu complètement aveugle, avant que je ne m'aperçoive de la
décadence et de la vieillesse de ma vue, tant les Parques apportent
d'artifice à détordre l'écheveau de notre vie. De même, je ne suis
pas bien certain que mon ouïe n'ait pas tendance à devenir dure ;
et vous verrez que je l'aurai à moitié perdue, que je m'en prendrai
encore à la voix de ceux qui me parlent. Il faut exercer une action
bien forte et bien continue sur l'âme, pour l'amener à sentir comme
elle s'en va peu à peu.
Ma marche est vive et assurée, et je ne sais lequel des deux, de
mon esprit ou de njon corps, je puis le plus difficilement arrêter
en un point donné. Il faut qu'un prédicateur soit bien de mes amis,
pour captiver mon attention pendant toute la durée d'un sermon.
Dans les cérémonies, où chacun est si guindé dans son attitude,
où j'ai vu des dames ne laissant même pas errer leurs regards, je
ne suis jamais venu à bout de faire que quelque chose en moi ne
battît la campagne; j'ai beau être assis, je n'en demeure pas plus
calme. La servante de Chrysippe le philosophe disait de son maître,
quand il buvait en compagnie de gens sur lesquels le vin agissait,
et que seul il n'en ressentait aucun effet, qu'il n'était ivre que des
jambes que, par habitude, il remuait sans cesse en quelque po-
sition qu'il fût. On a pu dire de même de moi dès mon enfance, que
j'avais du vif-argent dans les pieds ou qu'ils étaient atteints de fo-
lie, tant je suis porté naturellement à me remuer et à me déplacer
n'importe où je me trouve.
Je mange avec voracité, ce qui est indécent et de plus nuisible
à la santé, voire même au plaisir que l'on éprouve en mangeant;
dans ma hâte, je me mords souvent la langue et parfois les doigts.
Diogène, rencontrant un enfant qui mangeait ainsi, donna un souf-
flet à son précepteur. Il y avait à Rome des gens qui enseignaient
à mâcher comme on vous apprend à marcher, avec grâce. Je ne
prends pas le temps de causer, ce qui est un si doux assaisonne-
ment des repas, quand les propos qui s'y tiennent sont à l'avenant,
agréables et ne se prolongeant pas.
Conditions pour un bon repas; il est des gens qui dé-
daignent ce genre de plaisir, ce dédain est le fait d'un
esprit maladif et chagrin. — Nos plaisirs se jalousent et s'en-
vient les uns les autres ; ils se heurtent et se contrarient récipro-
quement. Alcibiade, qui s'entendait fort à faire bonne chère, allait
jusqu'à bannir la musique des repas, afin qu'elle ne troublât pas
la douceur des conversations, ajoutant, d'après ce que Platon nous
rapporte, qu' « appeler des musiciens et des chanteurs dans les
festins, est un usage de gens communs qui sont hors d'état de
684 ESSAIS DE MONTAIGNE.
entretiens, dequoy les gens d'entendement sçauent s'entrefestoyer.
Varro demande cecy au conuiue : l'assemblée de personnes belles
de présence, et aggreables de conuersation, qui ne soyent ny muets
ny bauarts : netteté et délicatesse aux viures, et au lieu : et le
temps serein. Ce n'est pas vne feste peu artificielle, et peu volup-
tueuse, qu'vn bon traittement de table. Ny les grands chefs de
guerre, ny les grands philosophes, n'en ont desdaigné l'vsage et la
science. Mon imagination en a donné trois en garde à ma mémoire,
que la fortune me rendit de souuefaine douceur, en diuers temps
de mon aage plus fleurissant. Mon estât présent m'en forclost. Car
chacun pour soy y fournit de grâce principale, et de saueur, selon
la bonne trampe de corps et d'ame, en quoy lors il se trouue. Moy
qui ne manie que terre à terre, hay cette inhumaine sapience , qui
nous veut rendre desdaigneux et ennemis de la culture du corps,
l'estime pareille iniustice, de prendre à contre cœur les voluptez
naturelles, que de les prendre trop à cœur. Xerxes estoit un fat,
qui enueloppé en toutes les voluptez humaines, alloit proposer prix
à qui luy en trouueroit d'autres. Mais non guère moins fat est ce-
luy, qui retranche celles, que nature luy a trouuées. Il ne les faut
ny suyure ny fuyr : il les faut receuoir. le les reçois vn peu plus
grassement et gratieusement, et me laisse plus volontiers aller vers
la pente naturelle. Nous n'auons que faire d'exaggerer leur ina-
nité : elle se faict assez sentir, et se produit assez. Mercy à nostre
esprit maladif, rabat-ioye, qui nous desgouste d'elles, comme de
soy-mesme. Il trailte et soy, et tout ce qu'il reçoit, tantost auant,
tantost arrière, selon son estre insatiable, vagabond et versatile :
Sincerum est nisi vas, quodcunque infundis, acescil.
Moy, qui me vente d'embrasser si curieusement les commoditez de
la vie, et si particulièrement : n'y trouue, quand i'y regarde ainsi
finement, à peu près que du vent. Mais quoy? nous sommes par
tout vent. Et le vent encore, plus sagement que nous s'ayme à
bruire, à s'agiter : et se contente en ses propres offices : sans dé-
sirer la stabilité, la solidité, qualitez non siennes. Les plaisirs
purs de l'imagination, ainsi que les desplaisirs, disent aucuns, sont
les plus grands : comme l'cxprimoit la balance de Critolafis. Ce
n'est pas merueille. Elle les compose à sa poste, et se les taille en
plein drap. l'en voy tous les iours, des exemples insignes, et à l'ad-
uenlure désirables. Mais moy, d'vne condition niixto, grossier.
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 685
causer et de s'entretenir entre eux d'une façon utile et agréable,
alors que les gens intelligents savent si agréablement le faire ».
Varron veut pour un bon repas « des convives de mine avenante,
de conversation agréable, qui ne soient ni muets, ni bavards; des
mets délicats et proprement servis, un local approprié et aussi un
beau temps ». t^est une fête qui ne demande pas peu d'apprêts et
qui ne cause pas un médiocre plaisir qu'une bonne table bien pré-
parée; ni les grands chefs militaires, ni les philosophes les plus
renommés n'en ont dédaigné ni l'usage ni la science. Ma mémoire
garde le souvenir de trois repas de ce genre, qui me furent souve-
rainement agréables, dont la fortune m'a gratifié à diverses époques
de ma vie, alors qu'elle était dans tout son épanouissement; désor-
mais, ces fêtes me sont interdites par mon état de santé, car chacun
en est pour soi-même le principal charme et en goûte les attraits
suivant les bonnes dispositions dg corps et d'esprit dans lesquelles
il se trouve. — Moi, qui ne vais toujours que terre à terre, je
n'aime pas cette sagesse, contraire à la nature de l'homme, qui
voudrait nous rendre dédaigneux et ennemis des attentions que nous
pouvons avoir pour le corps; j'estime qu'il est aussi injuste de re-
pousser les plaisirs que nous offre la nature, que de s'y trop atta-
cher. Xerxès, pouvant se donner toutes les voluptés humaines, était
un sot de proposer un prix à qui lui en trouverait d'autres; mais
celui-là ne l'est guère moins qui se prive de celles que la nature nous
procure. Il ne faut ni les poursuivre, ni les fuir; il faut les accepter.
Je les prise un peu plus, et leur fais un plus gracieux accueil que par
le passé, m'abandonnant plus volontiers maintenant à ce penchant
naturel. Il ne nous sert de rien d'exagérer leur inanité, elle appa-
raît et se fait assez sentir d'elle-même. Grand merci à notre esprit
maladif et chagrin de nous dégoûter d'elles, comme il l'est de lui-
même ; il se comporte et traite tout ce qit'il reçoit, tantôt d'une fa-
çon, tantôt d'une façon contraire, selon son tempérament insatiable,
vagabond et versatile : « Dans un vase impur, tout ce que vous y versez,
se corrompt (Horace). » Appliqué à scruter attentivement et à un
point de vue tout particulier les avantages que nous offre la vie,
quand j'y regarde d'un peu près, je n'y trouve guère que du vent.
Quoi d'étonnant? tout en nous est-il autre chose que du vent? et
encore, plus sagement que nous, le vent se plaît à bruire, à s'agiter,
à se contenter de ce qui lui est propre, sans désirer la stabilité,
la solidité qui ne sont pas du nombre des propriétés qu'il possède.
Les plaisirs de l'âme sont peut-être supérieurs à, ceux
du corps; les plus appréciables sont ceux auxquels Tune
et l'autre participent simultanément. — Les plaisirs qui sont
le fait exclusif de notre imagination, comme du reste les déplai-
sirs qui ont même origine, l'emportent sur les autres, au dire de
certains et comme le marquait la balance de Critolaûs. Ce n'est pas
extraordinaire : notre esprit les forge à sa fantaisie et sans que rien
l'entrave; j'en vois tous les jours des exemples remarquables et
probablement fort désirables. Mais, porté pour ceux qui participent
686 ESSAIS DE MONTAIGNE.
ne puis mordre si à faict, à ce seul obiect, si simple : que ie ne me
laisse tout lourdement aller aux plaisirs présents, de la loy hu-
maine et générale. Intellectuellement sensibles, sensiblement intel-
lectuels. Les philosophes Cyrenaïques veulent, que comme les dou-
leurs, aussi les plaisirs corporels soyent plus puissants : et comme
doubles, et comme plus iustcs. Il en est, comme dit Aristote, qui
d'vne farouche stupidité, en font les desgoustez. l'en cognoy d'au-
tres qui par ambition le font. Que ne renoncent ils encore au res-
pirer? que ne viuent-ils du leur, et ne refusent la lumière, de ce
qu'elle est gratuite : ne leur coûtant ny inuention ny vigueur? Que
Mars, ou Pallas, ou Mercure, les substantent pour voir, au lieu de
Venus, de Gérez, et de Bacchus. Gliercheront ils pas la quadrature
du cercle, iuchez sur leurs femmes? le hay, qu'on nous ordonne
d'auoir l'esprit aux nues, pendant que nous auons le corps à table.
le ne veux pas que l'esprit s'y cloue, ny qu'il s'y veautre : mais ie
veux qu'il s'y applique : qu'il s'y see, non qu'il s'y couche. Aristip-
pus ne defendoit que le corps, comme si nous n'auions pas d'ame :
Zenon n'embrassoit que l'ame, comme si nous n'auions pas de
corps. Touts deux vicieusement. Pythagoras, disent-ils, a suiuy vne
philosophie toute en contemplation : Socrates, toute en mœurs et
en action : Platon en a trouué le tempérament entre les deux. Mais
ils le disent, pour en conter. Et le vray tempérament se trouue en
Socrates; et Platon est plus Socratique, que Pythagorique : et luy
sied mieux. Quand ie dance, ie dance : quand ie dors, ie dors.
Voire, et quand ie me promeine solitairement en vn beau verger,
si mes pensées se sont entretenues des occurrences estrangeres
quelque partie du temps : quelque autre partie, ie les rameine à la
promenade, au verger, à la douceur de cette solitude, et à moy.
Nature a maternellement obserut; cela, que les actions qu'elle
nous a enioinctes pour nostre besoing, nous fussent aussi volup-
tueuses. Et nous y conuie, non seulement par la raison : mais aussi
par l'appétit : c'est iniuslice de corrompre ses règles. Quand ie
vois, et Gaesar, et Alexandre, au plus espaiz de sa grande besongne,
iouïr si plainemenl des plaisirs humains et corporels, ie ne dis pas
que ce soit relascher son ame, ie dis que c'est la roidir : sousmet-
tant par vigueur de courage, à l'vsagc de la vie ordinaire, ces vio-
lentes occupations et laborieuses pensées. Sages, s'ils eussent creu,
que c'estoit là leur ordinaire vocation, cettc-cy, l'extraordinaire.
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 687
de notre imagination et de la réalité, et étant de goût peu raffiné, je
ne puis mordre si pleinement à ces seules conceptions imaginaires
et me laisse tout lourdement aller aux plaisirs qui sont dans la loi
générale qui régit l'humanité et que notre corps et notre esprit res-
sentent à la fois. — Les philosophes de l'école cyrénaïqiie veulent
qu'à l'instar de ce qui se produit pour la douleur, les plaisirs qui
intéressent le corps aient sur nous plus d'action, parce que l'âme
n'y demeure pas étrangère : c'est justice. Il est des gens, dit Aris-
tote, d'une stupidité farouche, qui en sont dégoûtés; j'en connais
d'autres qui, par ambition, font comme s'ils l'étaient. Que ne
renoncent-ils aussi à respirer? que ne vivent-ils d'eux-mêmes et ne
refusent-ils la lumière, parce qu'elle leur est donnée gratuitement
et ne leur coûte ni peine, ni frais d'invention? Je voudrais voir
Mars, Pallas ou Mercure pourvoir à leur existence, au lieu que ce
soit Vénus, Cérès et Bacchus. Chercheront-ils la quadrature du cer-
cle, tout en étant juchés sur leurs femmes? Je n'aime pas qu'on nous
ordonne d'avoir l'esprit dans les nuages, quand nous avons le corps à
table; je ne veux pas que l'esprit s'y cloue et s'y vautre, je veux
qu'il y participe, qu'il s'y asseie et non qu'il s'y couche. Aristippe
soutenait les droits du corps, comme si nous n'avions pas d'àme ;
Zenon ne considérait que l'âme, comme- si nous n'avions pas de
corps : tous deux étaient dans l'erreur. La philosophie de Pythagore
était, dit-on, toute contemplative; celle de Socrate a uniquement
pour objet les mœurs et les actes, et Platon tient le milieu entre les
deux; ceux qui parlent ainsi, nous en content. La mesure exacte
nous a été donnée par Socrate ; Platon penche * bien plus de son
côté que de celui de Pythagore et cela lui convient bien mieux.
Quand je danse, je suis tout à la danse ; quand je dors, tout au som-
meil; et même, quand je me promène solitairement dans un beau
verger, si mes pensées se sont un moment portées sur des choses
étrangères qui viennent à se présenter à moi, je les ramène l'ins-
tant d'après à la promenade, au verger, à la douceur de la solitude
et à moi-même.
Tout ce qui est de nécessité, la nature, en bonne mère.
Ta rendu agréable, et le sage use des voluptés comme de
toutes autres choses. — La nature, en bonne mère, a fait que
les actions auxquelles elle nous incite pour nos besoins, nous avons
également plaisir à les accomplir; elle nous y convie non seule-
ment par la raison, mais encore par le désir qu'elle nous en sug-
gère, et c'est un tort que d'aller à l'encontre de ses règles. Quand
je vois César, et aussi Alexandre, aux moments les plus ardus de
leurs grands travaux, jouir si pleinement des plaisirs humains et
corporels, je ne dis pas que ce soit là amollir l'âme ; je dis que c'est
la fortifier que de subordonner, grâce à la vigueur de leur cou-
rage, aux pratiques de la vie ordinaire leurs violentes occupations
et leurs laborieuses pensées; et sages ils eussent été, s'ils avaient
cru que celles-là constituaient la* partie normale de leur existence,
tandis que celles-ci en étaient la phase extraordinaire! — Nous
688 ESSAIS DE MONTAIGNE.
Nous sommes de grands fols. Il a passé sa vie en oisiueté, disons-
nous : ie n ay rien faicl d'auiourd'huy. Quoy? auez-vous pas vescu?
C'est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos
occupations. Si on m'eust mis au propre des grands maniements,
{'eusse montré ce que ie sçauoy faire. Auez vous sceu méditer et
manier vostre vie? vous auez faict la plus grande besoigne de
toutes. Pour se montrer et exploicler, nature n'a que faire de for-
tune. Elle se montre egallement en tous estages : et derrière,
comme sans rideau. Auez-vous sceu composer vos mœurs : vous
auez bien plus faict que celuy qui a composé des liures. Auez-vous
sceu prendre du repos : vous auez plus faict, que celuy qui a pris
des Empires et des villes. Le glorieux chef-d'œuure de l'homme,
c'est viure à propos. Toutes autres choses : régner, thésauriser,
bastir, n'en sont qu'appendicules et adminicules, pour le plus. le
prens plaisir de voir vn gênerai d'armée au pied d'vne brèche qu'il
veut tantost attaquer, se prestant tout entier et deliure, à son dis-
ner, au deuis, entre ses amis. Et Brutus, ayant le ciel et la terre
conspirez à rencontre de luy, et de la liberté Romaine, desrober à
ses rondes, quelque heure de nuict, pour lire et breueter Polybe en
toute sécurité. C'est aux petites anies enseuelies du poix des affai-
res, de ne s'en sçauoir purement desmesler : de ne les sçauoir et
laisser et reprendre.
0 fortes peioràque passi
Mecutn saepe viri, nunc vino pellite curas,
Cras ingens iterabimus œquor.
Soit par gosserie, soit à certes, que le vin théologal et Sorboni-
que est passé en prouerbe, et leurs festins : ie trouue que c'est rai-
son, qu'ils en disnent d'autant plus commodément et plaisamment,
qu'ils ont vtiicment et sérieusement employé la matinée à l'exercice
de leur escholc. La conscience d'auoir bien dispensé les autres
heures, est vn iuste et sauourcux condiment des tables. Ainsin ont
vescu les sages. Et cette inimitable contention à la vertu, qui nous
estonne en l'vn et l'autre Caton, cette humeur seuere iusques à
l'importunité, s'est ainsi mollement submise, et pleuë aux loix de
l'humaine condition, et de Venus et de Bacchus. Suiuant les précep-
tes de leur secte, qui demandent le sage parfaict, autant expert et
entendu à l'vsagc des vohiptez qu'en tout autre deuoir de la vie.
Cui cor sapiat, et et sapiat palatus. Le relaschement et facilité
TRADUCTION. — LIV. III, CH. Xllf. 689
sommes de grands fous. Nous disons : « Il a passé sa vie dans
l'oisiveté; — Je n'ai rien fait aujourd'hui. » Eh quoi! n'avez-vous
pas vécu? C'est là non seulement votre occupation essentielle, mais
celle qui fait de vous quelqu'un. « Si on m'eût mis à même, dites-vous
encore, de conduire de grandes affaires, j'aurais montré ce dont
j'étais capahle. » Avez- vous su méditer et diriger votre vie? Vous
avez, dans ce cas, accompli la plus grande des hesognes qui nous
incombent. Pour se manifester et fructifier, la nature n'a que faire
de la fortune; son action s'exerce à tous les degrés sociaux sans
se révéler, comme aussi à découvert. Si vous avez su régler vos
mœurs, vous avez fait bien plus que celui qui a composé des livres ;
en sachant prendre du repos, vous avez plus fait que celui qui a
conquis des villes et des empires.
Le plus grand, le plus glorieux chef-d'œuvre de l'homme, c'est
de vivre à propos, autrement dit de faire chaque chose en son
temps; tout le reste.: régner, thésauriser, bâtir, ne sont au plus
qu'accessoires et menus détails. Je prends plaisir à voir un général
d'armée, au pied d'une brèche à laquelle il va donner l'assaut, se
dégager complètement de ses préoccupations et recouvrer sa li-
berté au diner, pour deviser avec ses amis; à voir Brutus, ayant le
ciel et la terre qui conspirent contre lui et la liberté romaine, dé-
rober à la surveillance continue qu'il exerce sur ses troupes quel-
ques heures de nuit pour, en toute tranquillité d'esprit, lire Polybe
et y prendre des notes. C'est le fait des âmes sans envergure, écra-
sées par le poids des affaires, de ne pouvoir s'en affranchir et
ne savoir ni les laisser ni les reprendre : « Braves compagnons qui
avez souvent partagé avec moi les plus rudes épreuves, noyons
aujourd'hui tios soucis dans le vin; demain, nous nous remettrons à
parcourir les vastes mers {Horace). »
Que ce soit par plaisanterie, ou autrement, que l'on parle du
vin théologal et scolastique passé en proverbe, et des agapes des
adeptes de la Sorbonne, je trouve qu'ils ont bien raison de dîner
d'autant plus confortablement et agréablement, qu'ils ont employé
utilement et sérieusement la matinée aux exercices de leur école ;
la conscience d'avoir bien dépensé le reste de leur temps est un
juste et savoureux condiment de celui qu'ils passent à table. C'est
ainsi que vivaient les sages; et cette inimitable et continue pro-
pension à la vertu qui nous frappe d'étonnement chez les deux
Caton, cette humeur sévère jusqu'à être importune, se sont sans
difficulté soumises aux lois qui régissent la nature humaine, à celles
de Vénus et de Bacchus comme aux autres, et ils se sont complu à
les observer, obéissant en cela aux préceptes de la secte à laquelle
ils appartenaient, qui voulaient que pour être parfait le sage soit
expert et entendu dans l'usage des voluptés qui sont dans l'ordre
naturel des choses, * comme en tout autre devoir de la vie : « Qu'il
ait te palais délicat autant que le jugement [Cicéron). »
Les délassements siéent aux âmes fortes comme aux au-
tres, ainsi que le montre l'exemple d'Ëpaminondas, de Sci-
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. III. 44
600 ESSAIS DE MONTAIGNE.
honore ce semble à meriieilles, et sied mieux à vne ame forte et
généreuse. Epaminondas n'eslimoit pas que de se mesler à ladance
des garçons de sa ville, de chanter, de sonner, et s'y embesongner
auec attention, fiist chose qui derogeast à l'honneur de ses glo-
rieuses victoires, et à la parfaicte reformation des mœurs qui cstoit
en luy. Et parmy tant d'admirables actions de Scipion l'ayeul, per-
sonnage digne de l'opinion d'vne geniture céleste, il n'est rien qui
luy donne plus de grâce, que de le voir nonchalamment et puérile-
ment baguenaudant à amasser et choisir des coquilles, et ioiier à
cornichon va deuant, le long de la marine auec Laelius. Et s'il fai-
soit mauuais temps, s'amusant et se chatouillant, à représenter par
escript en comédies, les plus populaires et basses actions des
hommes. Et la teste pleine de cette merueilleuse entreprinse d'An-
nibal et d'Afrique; visitant les escholes en Sicile, et se trouuantaux
leçons de la philosophie, iusques à en auoir armé les dents de l'a-
ueugle enuie de ses ennemis à Rome. Ny chose plus remarquable
en Socrates, que ce que tout vieil, il trouue le temps de se faire ins-
truire à baller, et iouër des instrumens : et le tient pour bien em-
ployé. Cettuy-cy, s'est veu en ccstase debout, vn iour entier et vne
nuict, en présence de toute l'armée Grecque, surpris et rauy par
quelque profonde pensée. Il s'est veu le premier parmy tant de vail-
lants hommes de l'armée, courir au secours d'Alcibiades, accablé
des ennemis : le couurir de son corps, et le descharger de la presse,
à viue force d'armes. En la bataille Détienne, releuer et sauner Xe-
nophon, renuersé de son chenal. Et emmy tout le peuple d'Athènes,
outré, comme luy, d'vn si indigne spectacle, se présenter le premier
à recourir Theramenes, que les trente tyrans faisoient mener à la
mort par leurs satellites : et ne désista cette hardie entreprinse,
qu'à la remontrance de Theramenes mesme : quoy qu'il ne fust
suiuy que de deux, en tout. Il s'est veu, recherché par vne beauté,
de laquelle il estoit esprins, maintenir au besoing vne seuere absti-
nence. Il s'est veu continuellement marcher à la guerre, et fouler la
glace les pieds nuds; porter mesme robbe en hyuer et en esté :
surmonter tous ses compaignons en patience de trauail, ne manger
point autrement en festin qu'en son ordinaire. Il s'est veu vingt et
sept ans, de pareil visage, porter la faim, la pauureté, l'indocilité
de ses enfants, les griffes de sa femme. Et en fin la calomnie, la
tyrannie, la prison, les fers, et le venin. Mais cet homme là estoit-il
conuié de boire à lut par deuoir de ciuilité? c'estoit aussi celuy de
l'armée, à qui en demeuroit l'aduantage. Et ne refusoit ny à iouër
aux noisettes auec les enfans, ny à courir auec eux sui- vn chenal
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 691
pion et de Socrate. — Se détendre et se prêter aisément à la vie
commune honore considérablement, ce me semble, une âme forte
et généreuse et lui sied on ne peut mieux. Épaminondas se mêlant
aux danses des jeunes gens de sa ville, chantant, faisant de la mu-
sique, y apportant toute son attention, n'estimait pas que ce fût
déroger à l'honneur qu'il s'était acquis par ses glorieuses victoires
et à l'extrême rectitude de mœurs qui était en lui. — Parmi tant de
traits admirables de la vie du premier Scipion, si recommandable
qu'on le jugeait digne de descendre des dieux, il n'en est aucun qui
ajoute davantage à son charme que de se le représenter flânant sur
le bord de la mer et y jouant comme un enfant, en compagnie de
Laelius, à ramasser et collectionner des coquilles, ou courir l'un
après l'autre à qui mieux mieux ; et, lorsqu'il faisait mauvais temps,
s'amusant et s'évertuant à écrire des comédies, où il retraçait les
faits et gestes les plus ordinaires des basses classes; ou à se le
ligurer en Sicile, occupé qu'il était de ces merveilleuses opérations
qu'il allait entreprendre en Afrique contre Annibal, visitant quand
même les écoles et assistant aux leçons des philosophes, au point
de fournir en cela des armes contre lui aux ennemis qu'il avait à
Rome et qu'aveuglait l'envie qu'ils lui portaient. Y a-t-il quelque
chose de plus remarquable chez Socrate que, vieux comme il l'é-
tait, il se soit mis à apprendre à danser, se soit fait enseig-ner la
musique, et qu'il considérât comme bien employé le temps qu'il y
passait? Nous le voyons à la fois demeurer en extase, debout, du-
rant une journée entière et la nuit qui suivit, en présence de toute
l'armée grecque, absorbé et ravi par quelque profonde pensée, et
être le premier, parmi tant de vaillants que comprenait cette ar-
mée, à voler au secours d'Alcibiade que les ennemis accablaient,
à le couvrir de son corps et, par la force des armes, le dégager de
la foule; à la bataille de Délium, relever et sauver Xénophon ren-
versé de cheval; être encore le premier de tout Athènes, indignée
comme lui d'un spectacle si odieux, à s'interposer pour arracher
Théramène aux satellites des trente tyrans qui le conduisent à la
mort, et, bien que suivi uniquement de deux autres citoyens qu'a
entraînés son exemple, n'y renoncer que sur les instances de Théra-
mène lui-même. Recherché par une beauté dont lui aussi est épris,
il ne se départ pas de la plus sévère abstinence. Continuellement à
la guerre il va nu-pieds même sur la glace, porte le môme vêtement
hiver comme été, surpasse tous ses compagnons par sa patience à
supporter les fatigues; lorsqu'il assiste à un festin, il ne mange pas
autrement qu'à son ordinaire. Pendant vingt- sept ans, sans que
jamais son visage accuse la moindre émotion, il endure la faim, la
pauvreté, l'indocinté de ses enfants, les violences de sa femme', et
finalement la calomnie, la tyrannie, la prison, les fers et le poison.
Et cependant, si ce même homme, pour satisfaire à un devoir de
politesse, avait à tenir tête à quelqu'un le verre en main, il était,
de toute l'armée, celui qui s'en tirait le mieux; il ne refusait pas
aux enfants de jouer aux noisettes, ni de courir avec eux sur un
C92 ESSAIS DE MONTAIGNE.
de bois, et y auoit bonne grâce :.car toutes actions, dit la philoso-
phie, siéent egallement bien et honnorent egallement le sage. On a
dequoy, et ne doit-on iamais se lasser de présenter rimage de ce
personnage à tous patrons et formes de perfection. 11 est fort peu
d'exemples de vie, pleins et purs. Et faict-on tort à nostrc instruc-
tion, de nous en proposer tous les iours, d'imbecilles et manques :
à peine bons à vn seul ply : qui nous tirent arrière plustost : cor-
rupteurs plustost que correcteurs. Le peuple se trompe : on va bien
plus facilement par les bouts, où l'extrémité sert de borne, d'arrest
et de guide, que par la voye du milieu large et ouucrte, et selon
l'art, que selon nature; mais bien moins noblement aussi, et moins
recommendablement. La grandeur de l'ame n'est pas tant, tirer
à mont, et tirer auant, comme sçauoir se ranger et circonscrire.
Elle tient pour grand, tout ce qui est assez. Et montre sa hauteur,
à aimer mieux les choses moyennes, que les eminentes. Il n'est rien
si beau et légitime, que de faire bien l'homme et deuëment. Ny
science si ardue que de bien sçauoir viure cette vie. Et de nos ma-
ladies la plus saunage, c'est mespriser nostre estre. Qui veut es-
carter son ame, le face hardiment s'il peut, lors que le corps se
portera mal, pour la descharger de cette contagion. Ailleurs au con-
traire : qu'elle l'assiste et fauorise, et ne refuse point de participer
à ses naturels plaisirs, et de s'y complaire coniugalement : y ap-
portant, si elle est plus sage, la modération, de peur que par indis-
crétion, ils ne se confondent auec le desplaisir. L'intempérance, est
peste de la volupté : et la tempérance n'est pas son fléau : c'est son
assaisonnement. Eudoxus, qui en establissoit le souuerain bien, et
ses compaignons, qui la monteront à si haut prix, la sauourerent en
sa plus gracieuse douceur, par le moyen de la tempérance, qui fut
en eux singulière et exemplaire. l'ordonne à mon ame, de regar-
der et la douleur, et la volupté, de veuë pareillement réglée :
eodem enim vitio est ejfusio animi in Ixtitia, quo in dolore contrac-
tio : et pareillement ferme : mais gayement l'vne, l'autre seuere-
njent. Et selon ce qu'elle y peut apporter, autant soigneuse d'en
esteindre l'vnc, que d'estendre l'autre. Le voir sainement les biens,
tire après soy le voir sainement les maux. Et la douleur a quelque
chose de non cuitable, en son tendre commencement : et la volupté
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 693
cheval de bois, et cela il le faisait de bonne grâce, car, dit la
philosophie, tout sied également bien au sage, et l'honore. De tels
faits abondent dans la vie de Socrate ; et qu'on considère sa doctrine
ou ses actes, on ne saurait jamais s'empêcher de le reconnaître
comme un modèle de perfection en tous genres. Il est peu d'exem-
ples d'existence aussi remplie et aussi pure, et on fait tort à notre
instruction en nous en proposant d'autres, comme cela arrive jour-
nellement, qui, faibles et défectueuses, sont à peine bonnes à en-
visager à un point de vue unique, et nous reportent quasiment
en arrière, plus propres à corrompre qu'à corriger. Les bonnes
gens du commun s'y trompent; il est bien plus facile, pour gagner
un objectif à atteindre et ne point s'égarer, de prendre des biais
habilement ménagés que de s'y porter naturellement, à décou-
vert, par la grande voie y conduisant directement; mais aussi,
c'est bien moins honorable et on n'y gagne pas en recomman-
dation.
L'âme ne doit pas fuir les plaisirs que lui offre la nature,
mais elle doit les goûter avec modération et montrer une
égale fermeté dans la volupté comme dans la douleur. —
La grandeur d'âme ne consiste pas tant à s'élever et aller de l'avant,
qu'à savoir régler sa conduite et la circonscrire dans de justes
limites; elle tient comme étant grand tout ce qui est suffisant, et
témoigne de son élévation en préférant les choses moyennes à
celles qui sont éminentes. Il n'est rien de si beau et de si légitime
que de bien remplir son rôle d'homme dans toutes ses parties. Il
n'est pas de science si ardue que de bien savoir vivre * naturelle-
ment cette vie; et de nos maladies la plus sauvage, c'est de mé-
priser l'existence.
Qui veut isoler son âme, le fasse hardiment s'il le peut, lorsque
le corps se portera mal, afin de lui éviter la contagion. En dehors
de cela, au contraire, que toujours elle l'assiste et le favorise,
qu'elle ne lui refuse pas de participer à ses plaisirs naturels et de
s'y complaire comme dans un bon ménage, y apportant, si elle est
plus sage que lui, de la modération, de peur que l'abus ne fasse
que le déplaisir s'y mêle. L'intempérance est la peste de la vo-
lupté; la tempérance n'en est pas le fléau, elle en est l'assaison-
nement. Eudoxe, qui faisait de la volupté le souverain bien, et ses
compagnons qui, avec lui, y attachaient un si haut prix, la savou-
rèrent dans tout ce qu'elle a de plus doux, grâce à la tempérance
qui chez eux fut tout particulièrement exemplaire.
Je commande à mon âme de considérer de même œil la douleur
et la volupté : « La dilatation de l'âme dans la joie n'est pas moins
anormale que sa contraction dans la douleur {Cicéron) », de les envi-
sager avec la même fermeté : l'une gaiement, l'autre sévèrement,
et, selon ce qu'elle peut, d'être aussi soigneuse de calmer l'une, que
de ne point s'absorber dans l'autre.' Apprécier sainement les biens
qui nous échoient, a pour conséquence naturelle de juger sainement
nos maux : la douleur, tout à ses débuts, a quelque chose qui ne se
094 ESSAIS DE MONTAIGNE.
quelque chose d'euitable en sa fin excessiue. Platon les accouple :
et veut, que ce soit pareillement l'office de la fortitude combattre à
rencontre de la douleur, et à rencontre des immodérées et char-
meresses blandices de la volupté. Ce sont deux fontaines, ausquelles,
qui puise, d'où, quand et combien il faut, soit cité, soit homme,
soit beste, il est bien heureux. La première, il la faut prendre par
médecine et par nécessité, plus escharsement : l'autre par soif, mais
non iusques à l'yuresse. La douleur, la volupté, l'amour, la haine,
sont les premières choses, que sent vn enfant : si la raison surue-
nant elles s'appliquent à elle : cela c'est vertu. l'ay vn dictio-
naire tout à part moy : ie passe le temps, quand il est mauuais
et incommode; quand il est bon, ie ne le veux pas passer, ie le re-
taste, ie m'y tiens. Il faut courir le mauuais, et se rassoir au bon.
Cette fraze ordinaire de passe-temps, et de passer le temps, repré-
sente l'vsage de ces prudentes gens, qui ne pensent point auoir meil-
leur conte de leur vie, que de la couler et eschaper : de la passer,
gauchir, et autant qu'il est en eux, ignorer et fuir; comme chose de
qualité ennuyeuse et desdaignable. Mais ie la cognois autre : et la
trouue, et prisable et commode, voire en son dernier decours, où ie
la tiens. Et nous l'a nature mise en main, garnie de telles circons-
tances et si fauorables, que nous n'auons à nous plaindre qu'à nous,
si elle nous presse; et si elle nous eschappe inutilement. Stuiti vita
ingrata est, trépida est, tota in futurum fertur. le me compose pour-
tant à la perdre sans regret : mais comme perdable de sa condition,
non comme moleste et importune. Aussi ne sied-il proprement bien,
de ne se desplaire à mourir qu'à ceux, qui se plaisent à viure. Il y a
du mcsnage à la iouyr : ie la iouis au double des autres : car la
mesure en la iouissance, dépend du plus ou moins d'application,
que nous y prestons. Principalement à celte heure, que i'apperçoy
la mienne si briefue en temps, ie la veux cslendre en poix. le veux
arrester la promptitude de sa fuite par la promptitude de'ma saisie :
et par la vigueur de l'vsage, compenser la hastiueté de son escou-
lement. A mesure que la possession du viure est plus courte, il me
la faut rendre plus profonde, et plus pleine. Les autres sentent
la douceur d'vn contentement, et de la prospérité : ie la sens ainsi
qu'eux : mais ce n'est pas en passant et glissant. Si la faut-il eslu-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 695
peut éviter; la volupté, poussée à l'excès, quelque chose dont il faut
se garder. Platon les met sur le même rang et veut que ce soit la
tâche de la force d'âme de combattre les étreintes de la douleur,
comme les attraits excessifs et enchanteurs de la volupté. Ce sont
deux sources : bien heureux qui y puise où il convient, au moment
opportun et dans la mesure du nécessaire, qu'il soit cité, homme
ou bête. La première est à prendre comme une médecine, quand
il y a nécessité et le moins possible; l'autre, quand on a soif, mais
sans aller jusqu'à l'ivresse. La douleur, la volupté, l'amour, la
haine sont les premières choses que ressent un enfant; que, lors-
que la raison lui vient, elles se subordonnent à elle, c'est là ce qui
constitue la vertu.
Pour lui, Montaigne, il n^a point hâte de voir passer le
temps, et, quand il ne souffre pas, il le savoure, jouissant
du calme qui s'est fait en lui, sans préoccupation de l'ave-
nir, ce poison de l'existence humaine. — J'ai un vocabulaire
à moi : je dis que je passe le temps, quand il m'est mauvais et
incommode; lorsqu'il m'est bon, je ne veux pas le passer, je le
savoure, je m'y arrête. Il est à franchir au plus vite, quand il
nous est mauvais; à faire durer le plus qu'on peut, lorsqu'il nous
est bon. Ces expressions banales : « passe-temps » et « passer le
temps », peignent bien la manière d'en user de ces gens prudents
qui ne pensent pas avoir meilleur emploi de la vie, que de la voir
couler, s'échapper; de la passer en biaisant autant qu'il est en eux;
de l'ignorer et la fuir comme une chose ennuyeuse et à dédaigner.
Elle me fait un effet tout autre ; je trouve qu'elle est commode et
qu'elle a du prix, même quand elle est comme chez moi en sa déca-
dence finale. La nature nous l'a mise en main, entourée de telles
conditions favorables, que nous n'avons à nous en prendre qu'à nous
si elle nous est à charge ou nous échappe sans avoir été employée
utilement : « La vie de l'insensé est désagréable, inquiète; sajis cesse
elle n'a que l'avenir en vue {Sénèque). » Je me prépare pourtant à la
perdre sans regret, mais parce que c'est dans l'ordre des choses, et
non parce qu'elle est pénible et importune ; du reste, il ne convient
bien qu'à ceux-là seuls qui se plaisent dans la vie, de ne pas éprou-
ver de déplaisir à la quitter. Il y a bénéfice à en jouir et j'en jouis
deux fois autant que les autres, parce que la jouissance s'en me-
sure au plus ou moins d'application que nous y apportons. Surtout
à cette heure, où je m'aperçois que la mienne touche de si près à
sa fm, je veux en accentuer le cas que j'en fais, arrêter la prompti-
tude de sa fuite par ma promptitude à la ressaisir, et compenser la
rapidité avec laquelle elle s'écoule par l'intensité dont j'en use; à
mesure que diminue le temps durant lequel je dois encore en avoir
possession, je m'applique davantage à rendre cette possession plus
profonde et plus complète.
Les autres ressentent la douceur que produisent en nous la satis-
faction et la prospérité; je la ressens comme eux, mais ce n'est pas
seulement en passant et sans m'y attacher. Il faut l'étudier, la
C96 ESSAIS DE MONTAIGNE.
dier, saiiourer et ruminer, pour en rertdre grâces condignes à celuy
qui nous l'ottroye. Ils iouyssent les autres plaisirs, comme ils font
celuy du sommeil, sans les cognoistre. A celle fin que le dormir
mesme ne m'eschappast ainsi stupidement, i'ay autresfois trouué
bon qu'on me le troublast, afin que ie l'enlreuisse. le consulte d'vn
contentement auec nioy : ie ne l'escume pas, ie le sonde, et plie ma
raison à le recueillir, deuenuë chagrigne et desgoustée. Me trouué-
ie en quelque assiette tranquille, y a il quelque volupté qui me cha-
touille, ie ne la laisse pas friponner aux sens; i'y associe mon ame.
Non pas pour s'y engager, mais pour s'y agréer; non pas pour s'y
perdre, mais pour s'y trouuer. Et l'employé de sa part, à se mirer
dans ce prospère estât, à en poiser et estimer le bon heur, et l'am-
plifier. Elle mesure combien c'est qu'elle doit à Dieu, d'estre en re-
pos de sa conscience et d'autres passions intestines; d'auoir le corps
en sa disposition naturelle : iouissant ordonnément et competem-
ment, des functions molles et flatteuses, par lesquelles il luy plaist
compenser de sa grâce, les douleurs, dequoy sa iustice nous bat à
son tour. Combien luy vaut d'estre logée en tel poinct, que où
qu'elle iette sa veuë, le ciel est calme autour d'elle : nul désir, nulle
crainte ou doubte, qui luy trouble l'air : aucune difficulté passée,
présente, future, par dessus laquelle son imagination ne passe sans
offence. Cette considération prend grand lustre de la comparaison
des conditions différentes. Ainsi, ie me propose en mille visages,
ceux que la fortune, oq que leur propre erreur emporte et tem-
peste. Et encores ceux cy plus près de moy, qui reçoiuent si lasche-
ment, et incurieusement leur bonne fortune. Ce sont gens qui pas-
sent voirement leur temps; ils outrepassent le présent, et ce qu'ils
possèdent, pour seruir à l'espérance, et pour des ombrages et vaines
images, que la fantasie leur met au deuant,
Morte obita quale» fama est volilare figuras,
Aul quae sopilos deludunt somnia senstit;
lesquelles hastent et allongent leur fuitle, à mesme qu'on les suit.
Le fruict et but de leur poursuitte, c'est poursuiure : comme
Alexandre disoit que la fin de son Irauail, c'estoil trauaillcr.
Nihil aetum credens, cùm quid superegget agendum.
Pour moy donc, i'ayme la vie, et la cultiue, telle qu'il a pieu à
Dieu nous roclroyer. le ne vay pas désirant, qu'elle cust à dire la
nécessité de boire et de manger. Et me sembleroit faillir non moins
TRADUCTION. — LIV. ffl, CH. XIII. 697
savourer, la ruminer, pour bien rendre à celui qui nous Toctroie,
toute la grâce que nous lui en devons. On jouit de tous les plai-
sirs comme on fait du sommeil, sans s'en rendre compte. Pour
que même le bien-être que j'éprouvais à dormir ne m'échappât pas
ainsi stupidement, je m'avisai jadis qu'on me troublât pendant que
je reposais, afin de n'en pas être inconscient. — J'analyse mes jouis-
sances ; je ne m'en tiens pas à la surface, j'approfondis et oblige ma
raison, devenue chagrine et dégoûtée, à y prêter attention. Suis-je
dans un moment de calme? y a-t-il quelque plaisir qui me pro-
duise une sensation agréable? je ne le laisse pas gaspiller par les
sens, j'y associe mon âme, non pour s'y engager, mais pour qu'elle
en éprouve de l'agrément; non pour qu'elle y demeure indiffé-
rente, mais pour qu'elle en soit consciente; je l'emploie, pour sa
part, à se complaire dans cet état satisfaisant, à peser et estimer
le bonheur qu'il me cause et par là à l'augmenter. Elle mesure
ainsi combien elle est redevable à Dieu du repos de sa conscience
et de celui que lui laissent les autres passions auxquelles elle est
sujette, et de ce que le corps est dans son état naturel, jouissant sa-
gement et en connaissance de cause des fonctions douces et agréa-
bles que, dans sa bonté, il a plu au Tout-Puissant de nous attri-
buer pour compenser les douleurs qu'à son tour sa justice nous
inflige. Elle apprécie de la sorte de quel prix est pour elle d'être
en telle situation que, partout où elle porte la \Tie, le ciel est calme
autour d'elle; nul désir, nulle crainte, nul doute ne troublent son
atmosphère; son imagination peut, sans en souffrir, se représenter
toute difficulté passée, présente ou future. Cet état acquiert toute
sa valeur, quand on le compare à ceux qui sont autres; quand,
les envisageant sous les mille formes sous lesquelles ils se présen-
tent, je songe aux gens que le sort ou leur propre erreur entraîne
et expose aux fureurs de la tempête, et aussi à ceux qui, plus
près de moi, accueillent si mollement et avec tant d'insouciance
leur bonne fortune. En voilà qui véritablement passent le temps :
ils ne voient qu'au delà du moment présent et de ce qu'ils pos-
sèdent, ne vivent que d'espérances, d'ombres et de vaines images
que leur imagination place devant leurs yeux : « tels ces fantômes
qu'on voit, dit-on, voltiger après la mort autour des tombeaux, ou
ces songes qui trompent nos sens endormis (Virgile) », et qui, en
toute hâte, prennent la fuite devant qui les suit. Le but et le ré-
sultat de cette poursuite c'est de toujours poursuivre, de même
qu'Alexandre n'avait, disait-il, d'autre but en travaillant que de
travailler, « estimant n'avoir rien fait, tant qu'il lui restait quelque
chose à faire (Lucain) ».
La vie est à accepter telle que Dieu nous l'a faite; c'est
se montrer ingrat à son égard, que de repousser les satis-
factions dont il l'a dotée. — Donc, quant à moi, j'aime la vie
et la cultive telle qu'il a plu à Dieu de me loctroyer. Je ne souhai-
terais pas qu'il y manquât la nécessité où nous sommes de boire
et de manger, et me reprocherais tout autant de désirer que ce
698 ESSAIS DE MONTAIGNE.
excusablemcnt, de désirer qu'elle Teust double. Sapiens diuitiarum
naturaîium quxsitor acerrimus. Ny que nous nous substantassions,
mettans seulement en la bouche vn peu de cette drogue par la-
quelle Epimenides se priuoit d'appétit, et se maintenoit. Ny qu'on
produisist stupidement des enfans, par les doigts, ou par les talons,
ains parlant en reuerence, que plustost encores, on les produisist
voluptueusement, par les doigts, et par les talons. Ny que le corps
fust sans désir et sans chatouillement. Ce sont plaintes ingrates et
iniques. l'accepte de bon cœur et recognoissant, ce que nature a
faict pour moy : et m'en aggree et m'en loue. On faict tort à ce
grand et tout puissant donneur, de refuser son don, l'annuller et
desfigurer, tout bon, il a faict tout bon. Omnia, quœ secundum natu-
ram sunt, œstimatione digna sunt. Des opinions de la philosophie,
i'embrasse plus volontiers celles qui sont les plus solides : c'est à
dire les plus humaines, et nostres. Mes discours sont conformément
à mes mœurs, bas et humbles. Elle faict bien l'enfant à mon gré,
quand elle se met sur ses ergots, pour nous prescher. Que c'est vne
farrouche alliance, de marier le diuin auec le terrestre, le raison-
nable auec le desraisonnable, le seuere à l'indulgent, l'honneste
au des-honneste. Que la volupté, est qualité brutale, indigne que le
sage la gouste. Le seul plaisir, qu'il tire de la iouyssance d'vne
belle ieune espouse, que c'est le plaisir de sa conscience, de faire
vne action selon l'ordre. Comme de chausser ses bottes pour vne
vtile cheuauchee. N'eussent ses suyuans, non plus de droit, et de
nerfs, et de suc, au despucelage de leurs femmes, qu'en a sa leçon.
Ce n'est pas ce que dit Socrates, son précepteur et le nostre. Il
prise, comme il doit, la volupté corporelle : mais il préfère celle de
l'esprit, comme ayant plus de force, de constance, de facilité, de
variété, de dignité. Cette cy ne va nullement seule, selon luy; il
n'est pas si fantastique : mais seulement, première. Pour luy, la
tempérance est modératrice, non aduersaire des voluptez. Nature
est vn doux guide : mais non pas plus doux, que prudent et iuste.
Intrandum est in rerum naturam, et penitus quid ea postulef, perui-
dendum. le queste par tout sa piste : nous l'auons confondue de
traces artiflcieiles. El ce souuerain bien Académique, et Peripate-
tique, qui est viure selon icelle : dénient à cette cause difficile à
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 699
besoin soit, en nous, double de ce qu'il est : « Le sage recherche avec
avidité les richesses naturelles {Sénèqué). » Je ne regrette pas davan-
tage que nous ne nous sustentions pas uniquement en nous mettant
dans la bouche un peu de cette drogue par laquelle Éplmenide
se privait d'appétit et qui suffisait à le faire vivre ; que stupide-
ment les enfants venant au monde ne nous sortent des doigts
ou des talons, en admettant même, pour ne pas sembler marquer
du dédain pour cet acte, que ce mode de génération par les doigts
et les talons ne le cédât point à l'autre sous le rapport de la vo-
lupté ; ni que notre corps ne soit pas sans désir et insensible aux
caresses ; s'en plaindre, c'est être ingrat et injuste. J'accepte de bon
cœur et avec reconnaissance ce que la nature a fait pour moi ; je m'en
déclare satisfait et m'en loue. On fait tort à ce grand et tout-puis-
sant donateur quand on refuse ses dons, qu'on les annule ou qu'on
les défigure; de sa part tout est bon, tout ce qu'il a fait est bien
fait : « Tout ce qui est selon la nature, est digne d estime{Cicéron) . »
Des opinions émises par la philosophie, j'embrasse plus volontiers
celles qui reposent sur les bases les plus solides, c'est-à-dire qui
sont plus humaines, plus nôtres. Raisonnant comme je vis, en toute
humilité, sans élévation dans les idées, je trouve bien enfantin de
sa part qu'elle se dresse sur ses ergots pour nous prêcher que ma-
rier le divin au terrestre, ce qui est raisonnable à ce qui ne l'est
pas, la sévérité à l'indulgence, ce qui est honnête à ce qui est dés-
honnête, constituent autant de monstruosités; que la volupté est
une chose brutale, indigne que le sage y goûte ; que le seul plaisir
à tirer de la jouissance d'une jeune et belle épouse, c'est la satis-
faction qu'éprouve notre conscience à accomplir un acte qui est dans
l'ordre, comme de chausser ses bottes pour une course à cheval
qu'il nous faut entreprendre. Si seulement chez les adeptes d'une
telle philosophie, leur droit à dépuceler leurs femmes, la 'vigueur
et la sève qu'ils y dépensent, étaient réduits dans la mesure que
prône son enseignement, peut-être abandonneraient-ils ces idées!
Vivons suivant la nature, ce guide si doux autant que
prudent et judicieux; chez la plupart des gens dont les
idées vont s'élevant au-dessus du ciel, les mœurs sont plus
bas que terre. — Ce n'est pas ce que dit Socrate, son maître et
le nôtre ; il fait de la volupté corporelle le cas qui convient, mais
lui préfère celle de l'esprit comme ayant plus de force, de constance,
de facilité, de variété, de dignité. Cette dernière, selon lui, ne va
pas seule, il n'est pas rêveur à ce point, elle a seulement le pas sur
l'autre; pour lui, la tempérance est la modératrice et non l'adver-
saire des plaisirs. La nature est un guide doux, mais chez lequel la
douceur ne prime ni la prudence, ni la justice : « Il faut •pénétrer
la nature des choses et voir exactement ce qu'elle commande {Cicé-
ron). )) Je suis toujours en quête de sa piste, mais continuellement
de fausses traces que l'art a semées sous nos pas, nous la font per-
dre; c'est pourquoi cette maxime souverainement bonne, émise par
les académiciens et les péripatéticiens : « Vivre selon la nature »,
700 ESSAIS DE MONTAIGNE.
borner et expliquer. Et celuy des Stoïciens, voisin à celuy-là, qui est,
consentir à nature. Est-ce pas erreur, d'estimer aucunes actions
moins dignes de ce qu'elles sont nécessaires? Si ne m'osteront-ils
pas de la teste, que ce ne soit vn tres-conuenable mariage, du plai-
sir auec la nécessité, auec laquelle, dit vn ancien, les Dieux com-
plottent tousiours. A quoy faire desmembrons nous en diuorce, vn
bastiment tissu d'vne si ioincte et fraternelle correspondance? Au
rebours, renouons le par mutuels offices : que l'esprit esueille et
viuifie la pesanteur du corps, le corps arreste la légèreté de l'esprit,
et la fixe. Qui velut summum bonum laudat animœ naturam, et tan-
quam malum naturam camis accusât, profectà et animam carnaliter
appétit et carnem carnaliter fugit, quoniam id vanitate sentit hu-
mana, non veritate diuina. Il n'y a pièce indigne de nostre soing, en
ce présent que Dieu nous a faict : nous en deuons comte iusques à
vn poil. Et n'est pas vne commission par acquit à l'homme, de con-
duire l'homme selon sa condition. Elle est expresse, naïfue et tres-
principale : et nous l'a le Créateur donnée sérieusement et seuere-
ment. L'authorité peut seule enuers les communs entendemens : et
poise plus en langage peregrin. Reschargeons en ce lieu. Stultitiœ
proprium guis non dixerit, ignauè et contumaciter facere qux facienda
sunt : et alio corpus impellere, alio animum : distrahique inter diuer-
sissimos motus? Or sus pour voir, faictes vous dire vn iour, les
amusemens et imaginations, que celuy-là met en sa teste, et pour
lesquelles il destourne sa pensée d'vn bon repas, et plainct l'heure
qu'il employé à se nourrir : vous trouuerez qu'il n'y a rien si fade, en
tous les mets de vostrc table, que ce bel entretien de son ame (le plus
souuent il nous vaudroit mieux dormir tout à faict, que de veiller à
ce, à quoy nous veillons) et trouuerez que son discours et inten-
tions, ne valent pas vostre capirotade. Quand ce seroient les rauis-
semens d'Archimedes mesmc, que seroit-ce?Ie ne touche pas icy, et
ne mesle point à cette marmaille d'hommes que nous sommes, et
à cette vanité de désirs et cogitations, qui nous diuertissent, ces
âmes vénérables, esleuees par ardeur de deuotion et religion, à vne
constante et conscientieuse méditation des choses diuines, lesquelles
preoccupans par l'essort d'vne viue et véhémente espérance, lysage
de la nourriture éternelle, but final, et dernier arrest des Chres-
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 701
devient si difficile à délimiter et à expliquer; et il en est de même
de celle-ci : « Consentir à ce qu'elle demande », proche voisine
de la précédente et qui appartient aux stoïciens. N'est-ce pas
une erreur de tenir certaines actions comme inconvenantes, par
cela seul qu'elles sont nécessaires? Aussi, ne m'ôtera-t-on pas
de la tête que l'alliance du plaisir avec la nécessité, que les dieux,
dit un ancien, cherchent toujours à associer, ne soit un mariage
très convenable. Dans quel but disjoindre d'une façon absolue
ces éléments d'un tout faisant si bien corps et dont l'agence-
ment parfait justifie leur commune origine? resserrons au con-
traire le lien qui les unit en faisant qu'ils se rendent mutuellement
service; que l'esprit éveille et vivifie le corps si lourd par lui-même,
et que le corps modère la légèreté de l'esprit et fasse qu'il se fixe :
<« Quiconque exalte l'àme comme le souverain bien et condamne la
chair comme chose mauvaise, embrasse et chérit l'àme avec ses sens;
c'est à ses sens aussi qu'il doit ce sentiment qui lui fait fuir la chair,
et qui naît de ce nous raisonnons sous l'empire de la vanité humaine
et non d'après la vérité divine [S. Augustin). » Rien de ce dont Dieu
nous a fait présent, n'est indigne de nos soins; nous en devons
compte jusqu'au moindre détail. L'homme n'a pas reçu, par manière
d'acquit, mission de se diriger lui-même; cette mission lui a été
donnée expressément, nettement, comme sa fonction capitale; le
Créateur la lui a imposée de la façon la plus sérieuse et la plus
sévère. C'est seulement en ordonnant, qu'on a action sur les esprits
vulgaires; et, comme un langage étranger donne plus de poids à
ce que nous disons, nous insisterons sur ce point par cette cita-
tion latine : « N'est-ce pas sottise de faire avec mollesse et en mau-
gréant ce qu'on est obligé de faire; de pousser le cojps d'un côté,
rame de l'autre, et de se partager entre les mouvements les plus con-
traires [Sénèqueyi »
Bien plus, faites-vous indiquer, un jour, par curiosité, les idées
et les agréments que conçoit dans son imagination celui qui
repousse la pensée d'un bon repas et se reproche le temps qu'il
emploie à se nourrir, et vous verrez que parmi tous les mets de
votre table il n'y en a pas d'aussi insipide que ce bel état dans
lequel il entretient son âme (le plus souvent, mieux vaudrait que
nous dormions complètement, que de demeurer éveillés, étant
donnée la cause qui nous fait veiller), et vous trouverez que ses
raisons et ce qu'il se propose d'obtenir, ne valent pas votre ragoût.
Cet état serait-il même amené par les ravissements en lesquels
tombait Archimède, qu'ils ne l'excuseraient pas. — Je ne vise pas
ici (ne les confondant pas avec ce tas de marmots que sont les
hommes comme nous, pas plus que je ne leur attribue les désirs et
les pensées en lesquels notre vanité se complaît) ces âmes vénéra-
bles que l'ardeur religieuse et la dévotion portent à une constante
et consciencieuse méditation des choses divines, qui, tout aux efforts
que leur inspire l'espérance vive et profonde d'arriver à gagner
cette félicité éternelle, but final et dernière étape auxquels tendent
70S ESSAIS DE MONTAlGiNE.
liens désirs : seul plaisir constant, incorruptible : desdaignenl de
s'attendre à nos nécessiteuses commoditez, fluides et ambiguës : et
résignent facilement au corps, le soin et Tvsage, de la pasturc sen-
suelle et temporelle. C'est vn estude priuilegé. Entre nous, ce sont
choses, que i'ay tousiours veuës de singulier accord : les opinions
supercelestes, et les moeurs sousterraines. Esope ce grand homme
vid son maistre qui pissoit en se promenant, Quoy donq, fit-il, nous
faudra-il chier en courant? Mesnageons le temps, encore nous en
reste-il beaucoup d'oisif, et mal employé. Nostre esprit n'a volontiers
pas assez d'autres heures, à faire ses besongnes, sans se desasso-
cier du corps en ce peu d'espace qu'il luy faut pour sa nécessité. Ils
veulent se mettre hors d'eux, et eschapper à l'homme. C'est folie :
au lieu de se transformer en Anges, ils se transforment en bestes :
au lieu de se hausser, ils s'abbattent. Ces humeurs transcendentes
m'effrayent, comme les lieux hautains et inaccessibles. Et rien ne
m'est fâcheux à digérer en la vie de Socrates, que ses ecstases et ses
demoneries. Rien si humain en Platon, que ce pourquoy ils disent,
qu'on l'appelle diuin. Et de nos sciences, celles-là me semblent plus
terrestres et basses, qui sont les plus haut montées. Et ie ne trouue
rien si humble et si mortel en la vie d'Alexandre, que ses fantasies
autour de son immortalisation. Philotas le mordit plaisamment par sa
responce. 11 s'estoit coniouy auec luy par lettre, de l'oracle de lupi-
ter Hammon, qui l'auoit logé entre les Dieux. Pour ta considération,
l'en suis bien ayse : mais il y a dequoy plaindre les hommes, qui
auront à viure auec vn homme, et luy obeyr, lequel outrepasse,
et ne se contente de la mesure d'vn homme. Dits te mino7'em quùd
geris, imperas. La gentille inscription, dequoy les Athéniens honno-
rerent la venue de Pompeius en leur ville, se conforme à mon sens :
D'autant es tu Dieu, comme
Tu te recognois homme.
C'est vne absolue perfection, et comme diuine, de sçauoir iouyr
loyallement de son estre. Nous cherchons d'autres conditions, pour
n'entendre l'vsage des nostres : et sortons hors de nous, pour ne
TRADUCTION. — LIV. III, CH. XIII. 703
les aspirations de tous les chrétiens, seul plaisir continu et incor-
ruptible, dédaignent de prêter attention à ces nécessités qui nous
sont aussi des satisfactions, mais passagères et ambiguës, et renon-
cent si facilement à s'occuper de leur corps, lui refusant l'usage de
ce qui, dans cette vie, est l'apanage des sens; c'est là une pour-
suite de l'idéal qui constitue un cas tout à fait privilégié. —
Entre nous, ce sont choses que j'ai toujours vues en singulier
accord, que des idées visant à s'élever au-dessus du ciel et des
mœurs avilissant plus bas que terre.
En somme, dans tous les états de la vie, il faut jouir
loyalement de ce que l'on est, et c'est folie de vouloir s'é-
lever au-dessus de soi-même. — Ce grand homme qu'était
Ésope, voyant son maître uriner en se promenant, s'écriait : « Hé
quoi ! nous faudra-t-il donc soulager de même notre ventre en cou-
rant? » Ménageons le temps, quoiqu'il nous en reste beaucoup que
nous passons dans l'oisiveté, ou employons mal; notre âme, pour
la tâche qui lui incombe, ne dispose pas d'assez d'heures autres
que celles qui font besoin au corps, pour se séparer de lui durant
le peu de temps qui lui est de toute nécessité. Les gens que hante
cette idée de sacrifier le corps à l'âme, de devenir autres qu'ils ne
sont et cesser de n'être que des hommes, sont fous; ce n'est pas en
anges qu'ils se transforment, c'est en bêtes ; au lieu de s'élever, ils
se rabaissent. — Ces humeurs transcendantes m'effraient, comme
font les sites élevés et inaccessibles, et je ne regrette rien tant
dans la vie de Socrate que ses extases et ce génie familier auquel
il attribuait ses inspirations. Rien, chez Platon, ne tient tant à l'hu-
manité que ce qui passe pour lui avoir valu l'appellation de divin;
et, parmi nos sciences, celles qui traitent des questions supérieu-
res sont celles qui me semblent toucher le plus à la terre et être
de moindre importance. — Je ne trouve non plus rien, dans la vie
d'Alexandre, de si humble et qui témoigne davantage qu'il est du
nombre des mortels, que ses prétentions chimériques à l'immorta-
lité, qui lui valurent cette spirituelle raillerie de Philotas. Il lui
avait fait part, dans une lettre, en le conviant à s'en réjouir avec
lui, de l'oracle de Jupiter Amraon qui l'avait mis au rang des
dieux : « J'en suis bien aise, lui répondit Philotas, en raison de
la considération qui t'en revient; mais combien sont à plaindre les
hommes appelés à vivre avec un homme qui dépasse à tel point
et que ne contente pas la mesure de l'homme, et qui ont à lui
obéir !» — « C'est parce que tu te soumets aux dieux, que tu com-
mandes aux hommes (Horace). » — La gracieuse inscription dont les
Athéniens avaient décoré leur ville, en l'honneur de la venue de
Pompée, rentre dans ma façon de penser : « Tu es d'autant plus
dieu, que tu te reconnais n'être qu'un homme [Plutarque). »
« Savoir loyalement jouir de ce que l'on est », est la perfec-
tion absolue et pour ainsi dire divine. Nous ne recherchons d'au-
tres conditions que les nôtres, que parce que nous ne savons pas
faire usage de celles en lesquelles nous nous trouvons; nous ne
704
ESSAIS DE MONTAIGNE.
scauoir quel il y faict. Si auons nous Ijcau monter sur des eschasses,
car sur des eschasses encores faut-il marcher de nos ianibes. Et au
plusesleué throne du monde, si ne sommes nous assis, que sus nos-
trc cul. Les plus belles vies, sont à mon gré celles, qui se rangent ati
modelle commun et humain auec ordre : mais sans miracle, sans
cxtrauagance. Or la vieillesse a vn peu besoin d'estre traictee plus
tendrement. Recommandons la à ce Dieu protecteur de santé et de
sagesse : mais gaye et sociale :
Fruiparatis et valido mihi,
Latoe, dones; etprecor, intégra
Cum 7nen(e, nec turpem senectam
Degere, nec Cythara carenlem.
FIN DES ESSAIS.
TRADUCTION. - LIV. III, CH. XIII.
705
sortons de nous-mêmes, que faute de savoir tirer parti de ce qui
est en nous. Mais nous avons beau monter sur des échasses, sur
ces échasses il nous faut quand même marcher avec nos jambes,
et sur le trône le plus élevé du monde nous ne sommes assis que
sur notre derrière. Les plus belles existences sont, à mou sens,
celles qui rentrent dans le modèle général de la vie humaine, qui
sont bien ordonnées, et d'où surtout sont exclus le miracle et l'ex-
travagance. — Quant à la vieillesse, elle a un pei^i besoin d'être
traitée avec quelque tendresse; c'est pourquoi je termine en re-
commandant la mienne à ce dieu protecteur de la santé et de la
sagesse, de la sagesse gaie et sociable : « O fils de Latonel accorde-
moi de jouir en paix du fruit de mes labeurs; donne-moi une âme
saine dans un corps sain ; et, je t'en prie, préserve-moi d'une vieillesse
languissante, fermée au commerce des Muses [Horace). »
FIN DE LA TRADUCTION.
ESSAIS DE MONTAIGNE. — T. III.
45
ERRATA DU TROISIÈME VOLUME.
Page 85, lig. 37. — Au lieu de : « vi-ul », lire : « voinliail ne ».
— 114, — 16. — Au lieu de : « scache », lire : « sçaclie ».
— 118, — 32. — Au lieu de : « Il semble », lire : « Il nous
semble ».
Page 168, lig. 2o. — Au Heu de : « conforce » lire : « consorce ».
— 178, — 10. — Au lieu de ; « mourir : Vn fierc... fié, Aristo-
dcmlis », lire : mourir, vn Ircîre... fié. Aristodomus ».
Page 205, lig. 5. — Au lieu de : « elle », lire : << elles ».
— 279, — 6. — Après : « vouloir y), ajouter : « que » ; — afrès :
« borner », sttpprimer : « que ».
Page 342, lig. 5. — Au lieu de : « diffcrendum », bre : « disseren-
dum ».
— 344, — 6. — Au lieu de : « Euthydomus », lire : « Eulhyde-
mus ».
Page 364, — 37. — .4m lieu de : « opinon », lire : « opinion ».
— 416, — 13. — Au lieu de : « suis », tire : « fuis ».
Pour ce qui est des astérisques (*) insérés dans la Iraduclion, se
reporter au Nota de la page 15 du premier volume.
ADDITION AUX ERRATA DU SECOND VOLUME.
Page 40, lig. 29. — Au lieu de : « sort », lire : « fort ».
— 174^ _ 12. — Au lieu de : « combien », tire : « combien ».
— 197, — 17. — Au lieu de : « raison », lire : « raisons -.
— 280, — 26. — Au lieu de : « homme », lire : « lioinnics ...
Pour ce qui est des astérisques (*) insérés dans la traduction, se
reporter au Nota de la page 15 du premier volume.
ADDITION AUX ERRATA DU PREMIER VOLUME.
Page 218, lig. 21. — i4u lieu de : « foy », lire : « soy ».
l
4
i
I
»i
^•U./l. l.é/.
PQ
I64.1
AI"
1907
t. 3
Montaigne, Michel Eyquem de
Essais de >iontaigne
(self-edition)
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY