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Full text of "Essais de Montaigne (self-édition) Texte original, accompagné de la traduction en langage de nos jours"

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JCD 


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Pn&ersttg  ai  Toronto 


the  Estate  of  the  late 
G.  Percival  Best,  Esq, 


ESSAIS 


DE 


MONTAIGNE 


(Self-édition) 


TEXTE  ORIGINAL,   ACCOMPAGNÉ  DE  LA  TRADUCTION 
EN  LANGAGE  DE  NOS  JOURS. 


PAR 


le   Gén6»-al    MT CHAUD 


TROTSIKME    VOLUME 


I 


PARIS 

LIBRAIRIE    DE    PARIS 
Jb'iT'n^iiia-Didot    et    C'*,    Editeurs 

j6.    rue  Jacob,    5G 
1907 


Exemplaire 
N»  53 


ESSAIS  DE  MONTAIGNE 


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ESSAIS  DE  MONTAIGNE 

(Self-édition*) 


TEXTE  ORIGINAL,  ACCOMPAGNÉ  DE  LA  TRADUCTION 
EN  LANGAGE  DE  NOS  JOURS, 


PAR 


le    G^   MIGHAUD 


TROISIEME   VOLUME 


w 


PARIS 

LIBRAIRIE    FIRMIN-DIDOT    ET    C^",   ÉDITEURS 
56,  RUE  Jacob,  56 

1907 

*  Édition  se  suffisant  à  elle-même. 


Cet  ouvrage  se  compose  de  quatre  volumes,  comprenant  : 

l'^'  VOLUME.  —  Avertissement,  table  gpnérale  des  chapitres,  texte  et  tra- 
duction du  commencement  au  chapitre  6  inclus  du  livre  II. 

Y  VOLUME,  —  Texte   et  traduction   du  chapitre  7  inclus  du  livre  II  au 
chapitre  35  inclus  de  ce  même  livre. 

3"  VOLUME.  —  Texte  et  traduction  du  chapitre  36  du  livre  II  jusqu'à  la  fin. 

4*  VOLUME*.  —  Notice  sur  Montaigne,  etc.  ;  sommaire  des  Essais,  variantes, 
notes,  lexique,  etc. 


ILLUSTRATIONS  : 

lei'vol.  —  Portrait  de  l'auteur,  armoiries  et  signature. 

2°  vol.  —  Plan  du  domaine  et  perspective  du  manoir  de  Montaigne. 

3"  vol.  —  Vue  de  la  tour  de  Montaigne  et  plan  des  étages. 

4*  vol.  —  Fac-similé  d'une  page  du  manuscrit  de  Bordeaux. 

Voir  sur  ces  illuslrations,  la  nolice  insérée  à  cet  eflet  au 
quatrième  volume,  en  tête  des  Notes.  • 


A» 


1^07 

*  Ce  volume.  indépeiKfant  des  autres,  est  susceptible  par  sa  contexture  d'être  aisément 
utilisé  avec  n'importe  quelle  édition  des  Issois  ancienne  ou  moderne,  moyennant  un 
simple  tableau  de  concordance  de  ragination  facile  à  établir  soi-même. 


604598 


ESSAIS 


DE 


MICHEL   SEIGNEVR 

DE    MONTAIGNE 


CIO  10  xcv 


TEXTE    ET   TRADUCTION 

(suite  et  fin) 


LIVRE    SECOND. 

[Suite.) 


CHAPITRE   XXXVI. 
Des  plus  excellents  hommes. 

SI  on  me  demandoit  le  choix  de  tous  les  hommes  qui  sont  venus 
à  ma  cognoissance ,  il  me  semble  en  trouuer  trois  excellens  au 
dessus  de  tous  les  autres.  L'vn  Homère  ;  non  pas  qu'Aristote  ou 
Varro,  pour  exemple,  ne  fussent  à  l'aduenture  aussi  sçauans  que 
luy;  ny  possible  encore  qu'en  son  art  mesme,  Virgile  ne  luy  soit 
comparable.  le  le  laisse  à  iuger  à  ceux,  qui  les  cognoissent  tous 
deux.  Moy  qui  n'en  cognoy  que  l'vn,  puis  seulement  dire  cela, 
selon  ma  portée,  que  ie  ne  croy  pas  que  les  Muses  mesmes  allas- 
sent au  delà  du  Romain. 

Taie  facit  carmen  docta  testudine,  quale 
Cynthius  impositis  tempérât  articulis. 

Toutesfois  en  ce  iugement,  encore  ne  faudroit  il  pas  oublier,  que 
c'est  principalement  d'Homère  que  Virgile  tient  sa  suffisance,  que 
c'est  son  guide,  et  maistre  d'escole;  et  qu'vn  seul  traict  de  l'Iliade, 
a  fourny  de  corps  et  de  matière,  à  cette  grande  et  diuine  Enéide. 
Ce  n'est  pas  ainsi  que  ie  compte  :  i'y  mesle  plusieurs  autres  cir- 
constances, qui  me  rendent  ce  personnage  admirable,  quasi  au 
dessus  de  l'humaine  condition.  Et  à  la  vérité,  ie  m'estonne  souuent, 
que  luy  qui  a  produit,  et  mis  en  crédit  au  monde  plusieurs  deitez, 
par. son  auctorité,  n'a  gaigné  reng  de  Dieu  luy  mesme.  Estant 
aueugle,  indigent;  estant  auant  que  les  sciences  fussent  rédigées 
en  règle,  et  obseruations  certaines,  il  les  a  tant  cognues,  que  tous 
ceux  qui  se  sont  meslez  depuis  d'establir  des  polices,  de  conduire 
guerres,  et  d'escrire  ou  de  la  religion,  ou  de  la  philosophie,  en 
quelque  secte  que  ce  soit,  ou  des  arts,  se  sont  seruis  de  luy,  comme 
d'vn  maistre  tres-parfaict  en  la  cognoissance  de  toutes  choses. 


LIVRE    SECOND. 

{Suite.) 


CHAPITRE  XXXVI. 
A  quels  hommes  entre  tous  donner  la  prééminence. 


Si  on  me  demandait  de  choisir  entre  tous  les'  hommes  venus  à 
ma  connaissance,  je  crois  possible  d'en  trouver  trois  que  je  place- 
rais au-dessus  de  tous  les  autres. 

Prééminence  d'Homère  sur  les  plus  grands  génies;  es- 
time que  l'on  en  a  faite  dans  tous  les  temps.  —  L'un  est  Ho- 
mère, non  qu'Aristote  ou  Varron,  par  exemple,  n'aient  pas  été  aussi 
savants  que  lui,  ni  encore  que,  dans  son  art  même,  Virgile  ne  puisse 
lui  être  comparé,  je  laisse  à  juger  de  ce  dernier  point  à  ceux  qui 
les  connaissent  tous  deux;  moi,  qui  n'en  connais  qu'un,  je  ne  puis 
que  dire,  dans  la  mesure  oii  je  suis  à  même  de  me  prononcer,  que 
je  ne  crois  pas  que  les  Muses  elles-mêmes  puissent  surpasser  le 
poète  latin  :  «  Il  chante  sw  sa  lyre  savante  des  vers  pareils  à  ceux 
qu'Apollon  lui-même  module  sur  la  sienne  {Properce).  »  Toutefois, 
en  jugeant  ainsi,  ne  faudrait-il  pas  oublier  que  c'est  surtout  d'après 
Homère  que  Virgile  s'est  formé,  qu'il  l'a  pris  pour  guide,  pour  maître 
d'école,  et  qu'un  seul  passage  de  l'ihade  a  suffi  à  fournir  le  sujet  et 
les  développements  de  cette  grande  et  divine  Enéide.  Mais  ce  n'est 
pas  ainsi  que  je  calcule,  je  tiens  compte  des  particularités  diverses 
qui  font  qu'Homère  est  admirable  et  presque  au-dessus  des  condi- 
tions humaines  ;  et,  en  vérité,  je  m'étonne  souvent  que  lui,  dont  le 
génie  a  créé  et  mis  en  faveur  de  par  le  monde  un  certain  nombre 
de  divinités,  n'ait  pas  été  lui-même  élevé  au  rang  des  dieux.  Il  était 
aveugle,  indigent  et  vivait  avant  que  les  sciences  eussent  été  codi- 
fiées et  que  les  observations  d'où  elles  sont  nées  eussent  acquis  de 
la  certitude;  il  les  a,  nonobstant,  tellement  connues  que  tous  ceux 
qui,  depuis,  ont  entrepris  d'organiser  l'administration  d'un  état,  di- 
riger des  guerres,  écrire  sur  la  religion,  sur  la  philosophie,  quelle 
que  lût  la  secte  dont  il  s'agissait,  sur  les  arts,  ont  usé  de  lui  comme 
d'une  autorité  très  sûre  par  ses  connaissances  en  toutes  choses,  et 


12  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 


Et  de  SCS  liures,  comme  d'vne  pépinière  de  toute  espèce  de  suffisance, 

Qui  quid  sit  p 
Plenius  ac  mei 

Et  comme  dit  l'autre, 

Et  l'autre, 

/. 

Et  l'autre, 


Qui  quid  sit  putchrum,  quid  turpe,  quid  vtile,  quid  non, 
Plenius  ac  melius  Chrysippo  ac  Crantore  dicit  ; 


A  quo,  ceu  fonte  perenni, 
Vatum  Pieriis  labra  rigantur  aquis. 


Adde  Reliconiadum  comités,  quorum  vnus  Homerus 
Astra  potitus. 


Cuiûsque  ex  ore  profuso 
Omnis  posteritas  latices  in  carmina  duxit, 
Amnémque  in  tenues  ausa  est  deducere  riuos, 
Vnius  fœcunda  bonis. 

•  C'est  contre  l'ordre  de  Nature,  qu'il  a  faict  la  plus  excellente 
production  qui  puisse  estre  :  car  la  naissance  ordinaire  des  choses, 
elle  est  imparfaicte  :  elles  s'augmentent,  se  fortifient  par  l'accrois- 
sance.  L'enfance  de  la  poésie,  et  de  plusieurs  autres  sciences,  il  l'a 
rendue  meure,  parfaicte,  et  accomplie,  A  cette  cause  le  peut  on 
nommer  le  premier  et  dernier  des  poètes,  suyuant  ce  beau  tes- 
moignage  que  l'antiquité  nous  a  laissé  de  luy,  que  n'ayant  eu  nul 
qu'il  peust  imiter  auant  luy,  il  n'a  eu  nul  après  luy  qui  le  peust 
imiter.  Ses  parolles,  selon  Aristote,  sont  les  seules  parolles,  qui 
ayent  mouuement  et  action  :  ce  sont  les  seuls  mots  substantiels. 
Alexandre  le  grand  ayant  rencontré  parmy  les  despouïlles  de  Da- 
rius, vn  riche  cofFrct,  ordonna  qu'on  le  luy  reseruast  pour  y  loger 
son  Homère  :  disant,  que  c'estoit  le  meilleur  et  plus  fidelle  con- 
seiller qu'il  eust  en  ses  affaires  militaires.  Pour  cette  mesme  raison 
disoit  Cleomenes  fils  d'Anaxandridas,  que  c'estoit  le  Poëte  des  La- 
cedemoniens,  par  ce  qu'il  estoit  tres-bon  maistre  de  la  discipline 
guerrière.  Cette  louange  singulière  et  particulière  luy  est  aussi 
demeurée  au  iugement  de  Plutarque,  que  c'est  le  seul  autheur  du 
monde,  qui  n'a  Jamais  soulé  ne  dégousté  les  hommes,  se  montrant 
aux  lecteurs  tousiours  tout  autre,  et  fleurissant  tousiours  en  nou- 
uelle  grâce.  Ce  fol  astre  d'Alcibiades,  ayant  demandé  à  vn,  qui 
faisoit  profession  des  lettres,  vn  liure  d'Homère,  luy  donna  vn 
soufflet,  par  ce  qu'il  n'en  auoit  point  :  comme  qui  trouueroit  vn  de 
nos  prostrés  sans  breuiaire.  Xenophanes  se  pleignoit  vn  iour  à 
Hieron,  tyran  de  Syracuse,  de  ce  qu'il  estoit  si  panure,  qu'il  n'auoit 
dequoy  nourrir  deux  seruiteurs  :  Et  quoy,  luy  respondit-il,  Homère 
qui  estoit  beaucoup  plus  panure  que  toy,  en  nourrit  bien  plus  de 
dix  mille,  tout  mort  qu'il  est.  Que  n'estoit  ce  dire,  à  Panaetius, 
quand  il  nommoit  Platon  l'Homère  des  philosophes?  Outre  cela, 
quelle  gloire  se  peut  comparer  à  la  sienne?  Il  n'est  rien  qui  viue  en 
la  bouche  des  hommes,  comme  son  nom  et  ses  ouurages  :  rien  si 
cogneu,  et  si  reçeu  que  Troye,  Hélène,  et  ses  guerres,  qui  ne  fu- 
rent à  l'aduenture  iamais.  Nos  enfans  s'appellent  encore  des  noms 
qu'il  forgea,  il  y  a  plus  de  trois  mille  ans.  Qui  ne  cognoist  Hector, 
et  Achilles?  Non  seulement  aucunes  races  particulières,  mais  la 


TRADUCTION.  -  LIV.  II,  CH.  XXXVI.  13 

de  ses  livres  comme  d'une  bibliothèque  suffisant  à  tout  :  «  Il  nous 
dit,  bien  mieux  et  plus  clairement  que  Chrysippe  et  Crantor,  ce  qui 
est  honnête  ou  ce  qui  ne  l'est  pas;  ce  qu'il  faut  faire  et  ce  qiCil  faut 
éviter  {Horace).  »  11  est,  comme  l'exprime  un  autre  :  «  La  source  in- 
tarissable où  les  poètes  viennent  tour  à  tour  s'enivrer  des  eaux  sacrées 
du  Permesse  [Ovide).  »  Un  autre  dit  :  «  Ajoutez-y  les  compagnons  des 
Muses,  pai-mi  lesquels  Homère  tient  le  sceptre  {Lucrèce)  »;  un  autre  : 
«  Source  abondante  qui  a  coulé  avec  profusion  dans  les  vers  de  la 
postérité.,  fleuve  immense  divise  en  mille  petits  ruisseaux;  héritage 
d'un  seul,  qui  profite  à  tous  {Manilius).  » 

C'est  contre  l'ordre  de  la  nature  qu'il  a  produit  la  meilleure  des 
œuvres  que  puisse  enfanter  l'esprit  humain  :  d'ordinaire  toutes 
choses  à  leur  naissance  sont  imparfaites,  elles  augmentent  et  se 
fortifient  au  fur  et  à  mesure  qu'elles  croissent;  par  lui,  la  poésie, 
dès  son  enfance,  est  apparue  mûre,  accomplie,  et  avec  elle  diverses 
autres  sciences.  C'est  pour  cela  qu'on  peut  le  nommer  le  premier 
et  le  dernier  des  poètes;  parce  que,  suivant  ce  beau  témoignage 
que  l'antiquité  nous  a  laissé  de  lui  :  «  Il  n'y  a  eu  personne  avant 
lui  qu'il  ait  pu  imiter  et  personne  après  lui  n'a  pu  l'imiter  lui- 
même.  »  Ses  expressions,  suivant  Aristote,  sont  uniques  pour  pein- 
dre le  mouvement  et  l'action,  tous  ses  mots  sont  significatifs.  — 
Alexandre  le  Grand,  ayant  remarqué  dans  les  dépouilles  de  Darius 
un  riche  cofi'ret,  ordonna  qu'on  le  lui  réservât  pour  y  placer  son 
Homère,  disant  que  c  était  son  meilleur  et  plus  fidèle  conseiller  en 
art  militaire.  —  «  C'est  pour  cette  même  raison,  parce  qu'il  est  très 
bon  maître  dans  les  questions  afférentes  à  la  conduite  des  guerres, 
disait  Cléomène  fils  d'Anaxandridas,  qu'il  est  le  poète  des  Lacédé- 
moniens.  »  —  Plutarque  lui  décerne  également  cet  éloge  bien  rare 
et  qui  lui  est  personnel,  c'est  qu'  «  il  est  le  seul  auteur  au  monde, 
qui  n'ait  jamais  fatigué  ni  dégoûté  ses  lecteurs,  auxquels  il  se 
montre  toujours  sous  un  jour  nouveau,  leur  apparaissant  sans  cesse 
avec  des  grâces  nouvelles  ».  —  Alcibiade,  toujours  porté  aux  ex- 
centricités, ayant  demandé  un  exemplaire  d'Homère  à  quelqu'un 
faisant  profession  de  cultiver  les  lettres,  lui  donna  un  soufflet 
parce  qu'il  n'en  avait  pas,  chose  aussi  condamnable,  selon  lui, 
qu'un  de  nos  prêtres  qui  serait  trouvé  sans  son  bréviaire.  —  Xéno- 
phane  se  plaignait  un  jour  à  Hiéron,  tyran  de  Syracuse,  d'être  si 
pauvre  qu'il  n'avait  pas  de  quoi  entretenir  deux  serviteurs  :  «  Eh 
quoi,  lui  répondit  Hiéron,  Homère,  qui  était  beaucoup  plus  pauvre 
que  toi,  en  entretient  bien  plus  de  dix  mille,  tout  mort  qu'il  est.  » 
—  Quel  hommage  rendu  à  Platon  par  Panétius,  quand  il  le  nom- 
mait «  l'Homère  des  philosophes  »  !  —  Outre  cela,  quelle  gloire 
peut  se  comparer  à  la  sienne?  Rien  n'est  plus  dans  la  bouche  des 
hommes  que  son  nom  et  ses  ouvrages;  rien  n'est  plus  connu,  rien 
n'est  plus  admis  que  Troie,  Hélène  et  ses  guerres  qui  peut-être 
n'ont  jamais  existé;  nos  enfants  portent  encore  des  noms  qu'il  a 
imaginés  il  y  a  plus  de  trois  mille  ans.  Qui  ne  connaît  Hector  et 
Achille?  Ce  ne  sont  pas  seulement  quelques  races  particulières  qui 


14  ESSAIS  DE  MOiNTAIGNE. 

plus  part  des  nations,  cherchent  origine  en  ses  inuentions.  Mahu- 
met  second  de  ce  nom,  Empereur  des  Turcs,  escriuant  à  nostre 
Pape  Pie  second  :  le  m'estonne,  dit-il,  comment  les  Italiens  se  ban- 
dent contre  moy,  attendu  que  nous  auons  nostre  origine  com- 
mune des  Troyens  :  et  que  i'ay  comme  eux  interest  de  venger  le 
sang  d'Hector  sur  les  Grecs,  lesquels  ils  vont  fauorisant  contre 
moy.  N'est-ce  pas  vue  noble  farce,  de  laquelle  les  Roys,  les  choses 
publiques,  et  les  Empereurs,  vont  iouant  leur  personnage  tant  de 
siècles,  et  à  laquelle  tout  ce  grand  vniuers  sert  de  théâtre?  Sept 
villes  Grecques  entrèrent  en  débat  du  lieu  de  sa  naissance,  tant 
son  obscurité  mesmes  luy  apporta  d'honneur  : 

Smyma,  Rhodos,  Colophon,  Salamis,  Chios,  Argos,  Athenœ. 

L'autre,  Alexandre  le  grand.  Car  qui  considérera  l'aage  qu'il 
commença  ses  entreprises  :  le  peu  de  moyen  auec  lequel  il  fit  vn  si 
glorieux  dessein  :  l'authorité  qu'il  gaigna  en  cette  sienne  enfance, 
parmy  les  plus  grands  et  expérimentez  capitaines  du  monde,  des- 
quels il  estoit  suyui  :  la  faueur  extraordinaire,  dequoy  Fortune 
embrassa,  et  fauorisa  tant  de  siens  exploits  hazardeux,  et  à  peu 
que  ie  ne  die  téméraires  : 

Impellens  quicquid  sibi  summa  petenti 
Obstaret,  gaudénsque  viam  fecisse  ruina  : 

cette  grandeur,  d'auoir  à  l'aage  de  trente  trois  ans,  passé  victorieux 
toute  la  terre  habitable,  et  en  vne  demie  vie  auoir  atteint  tout  l'ef- 
fort de  l'humaine  nature  :  si  que  vous  ne  pouuez  imaginer  sa  durée 
légitime,  et  la  continuation  de  son  accroissance,  en  vertu  et  en  for- 
tune, iusques  à  vn  iuste  terme  d'aage,  que  vous  n'imaginiez  quel- 
que chose  au  dessus  de  l'homme  :  d'auoir  faict  naistre  de  ses  soldats 
tant  de  branches  Royales  :  laissant  après  sa  mort  le  monde  en  par- 
tage à  quatre  successeurs,  simples  capitaines  de  son  armée,  des- 
quels les  descendans  ont  depuis  si  long  temps  duré,  maintenans 
cette  grande  possession  :  tant  d'excellentes  vertus  qui  estoient  en 
luy,  iustice,  tempérance,  libéralité,  foy  en  ses  paroles,  amour  enuers 
les  siens,  humanité  enuers  les  vaincus  :  car  ses  mœurs  semblent  à 
la  vérité  n'auoir  aucun  iuste  reproche  :  ouy  bien  aucunes  de  ses 
actions  particulières,  rares,  et  extraordinaires.  Mais  il  est  impossi- 
ble de  conduire  si  grands  mouucmens,  auec  les  règles  de  la  iustice. 
Telles  gens  veulent  estre  iugez  en  gros,  par  la  maistrcssc  fin  de 
leurs  actions.  La  ruyne  de  Thebes,  le  meurtre  de  Menandcr,  et  du 
médecin  d'Ephestion  :  de  tant  de  prisonniers  Persiens  à  vn  coup, 
d'vne  trouppe  de  soldats  Indiens  non  sans  interest  de  sa  parolle, 


TRADUCTION.  —  LIV.  II,  CH.  XXXVI.  15 

font  remonter  leur  origine  aux  personnages  qu'il  a  inventés,  la 
plupart  des  nations  s'en  réclament  :  Mahomet  II,  empereur  des 
Turcs,  n'écrivait-il  pas  à  notre  pape  Pie  II  :  «  Je  m'étonne  que  les 
Italiens  se  liguent  contre  moi;  ne  descendons-nous  pas,  vous  et 
moi,  des  Troyens;  et  n'avons-nous  pas  un  intérêt  commun  à  venger 
le  sang  d'Hector  sur  les  Grecs?  cependant  vous  les  soutenez  contre 
moi!  »  —  N'est-ce  pas  une  œuvre  d'imagination  pleine  de  noblesse, 
que  celle  qui  crée  une  scène  sur  laquelle  rois,  peuples  et  empereurs 
vont  jouant  toujours  les  mêmes  rôles  depuis  tant  de  siècles,  et  à 
laquelle  l'univers  entier  sert  de  théâtre?  —  Sept  villes  se  sont  dis- 
puté laquelle  lui  a  donné  naissance  :  «  Smyrne,  Rhodes,  Colophon, 
Satamine,  Chio,  Argon  et  Athènes  {Aulu-Gelle)n;  son  obscurité  même 
lui  a  valu  ce  regain  d'honneur. 

Alexandre  le  Grand  ;  ses  belles  actions  pendant  sa  vie 
si  courte;  il  est  préférable  à  César.  —  Le  second  de  ces  trois 
hommes  supérieurs,  c'est  Alexandre  le  Grand.  Considérez  en  effet 
à  quel  âge  il  a  commencé  ses  conquêtes  ;  le  peu  de  moyens  dont  il 
disposait  pour  une  si  glorieuse  entreprise;  l'autorité  qu'il  sut  acqué- 
rir, encore  adolescent,  sur  ces  capitaines  qui  le  suivaient  et  qui 
étaient  les  plus  grands  et  les  plus  expérimentés  qu'il  y  eût  au 
monde  ;  les  succès  extraordinaires  dont  la  fortune  favorisa  et  gratifia 
ses  exploits,  parmi  lesquels  s'en  trouvèrent  &e  si  hasardeux,  pour 
ne  pas  dire  téméraires  :  «  Il  renversait  tout  ce  qui  faisait  obstacle  à 
son  ambition  et  aimait  à  s'ouvi^r  un  chemin  à  travers  les  ruines  (Lu- 
cain).  »  Quelle  grandeur  d'avoir,  à  l'âge  de  trente-trois  ans,  par- 
couru en  vainqueur  toute  la  terre  habitée  à  cette  époque,  et,  dans 
une  moitié  de  vie  humaine,  être  parvenu  au  plus  haut  degré  auquel 
peuvent  atteindre  tous  les  efforts  de  l'homme;  si  bien,  que  vous  ne 
pouvez  imaginer  ce  qui  serait  arrivé,  si  cette  existence  eût  eu  une 
durée  normale  et,  si  se  prolongeant  jusqu'au  terme  qui  lui  est  d'or- 
dinaire assigné,  sa  valeur  et  sa  fortune  étaient  allées  croissant 
sans  cesse.  N'est-ce  pas  déjà  quelque  chose  au-dessus  de  ce  qu'il 
est  donné  à  l'homme  d'accomplir,  que  d'avoir  fait  ses  soldats  sou- 
ches de  tant  de  maisons  royales  ;  d'avoir  laissé  à  sa  mort  le  monde 
en  partage  à  quatre  successeurs  simples  capitaines  de  son  armée, 
dont  les  descendants  se  sont  si  longtemps  maintenus  sur  leurs 
trônes?  —  Que  de  vertus  de  premier  ordre  étaient  en  lui  :  justice, 
tempérance,  générosité,  fidélité  à  sa  parole,  amour  pour  les  siens, 
humanité  vis-à-vis  des  vaincus  !  Ses  mœurs  semblent  en  vérité  n'a- 
voir été  entachées  d'aucun  reproche,  et  quelques-uns  de  ses  actes 
personnels  ont  été  extraordinaires  et  se  voient  rarement.  Mais  il 
est  impossible  de  conduire  des  masses  pareilles  en  de  semblables 
circonstances,  sans  jamais  s'écarter  des  règles  de  la  justice;  et  les 
gens  qui,  comme  lui,  en  ont  la  charge,  sont  à  juger  d'une  façon 
générale,  d'après  l'idée  maîtresse  qui  a  préside  à  leurs  actions. 
Malgré  cela,  la  ruine  de  Thèbes,  les  meurtres  de  Ménandre  et  du 
médecin  d'Héphestion,  de  tant  de  prisonniers  perses  mis  à  mort 
à  la  fois;  de  cette  troupe  de  soldats  indiens,  envers  lesquels  sa 


16  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

des  Gosseïens  iusqiics  aux  petits  enfans  :  sont  saillies  vn  peu  mal 
excusables.  Car  quant  à  Glytus,  la  faute  en  fut  amendée  outre  son 
poix  :  et  tesraoigne  cette  action  autant  que  toute  autre,  la  debon- 
naireté  de  sa  complexion,  et  que  c'cstoit  de  soy  vne  complexion 
excellemment  formée  à  la  bonté,  et  a  esté  ingénieusement  dict  de 
luy,  qu'il  auoit  de  la  Nature  ses  vertus,  de  la  Fortune  ses  vices. 
Qaant  à  ce  qu'il  estoit  vn  peu  vanteup,  vn  peu  trop  impatient  d'ouyr 
mesdirc  de  soy,  et  quant  à  ses  mangeoires,  armes,  et  mors,  qu'il  fit 
semer  aux  Indes  :  toutes  ces  choses  me  semblent  pouuoir  cstre 
condonées  à  son  aage,  et  à  l'estrange  prospérité  de  sa  fortune.  Qui 
considérera  quand  et  quand,  tant  de  vertus  militaires,  diligence, 
pouruoyance,  patience,  discipline,  subtilité,  magnanimité,  resolu- 
tion, bonheur,  en  quoy,  quand  l'authorité  d'Hannibal  ne  nous  l'auroit 
appris,  il  a  esté  le  premier  des  hommes  :  les  rares  beautez  et  condi- 
tions de  sa  personne,  iusques  au  miracle  :  ce  port,  et  ce  vénérable 
maintien,  soubs  vn  visage  si  ieune,  vermeil,  et  flamboyant  : 

Qualis,  vbi  Oceani  perfusus  Lucifer  vnda, 
Quem  Venus  ante  altos  astrorum  diligit  ignés, 
Extulit  os  sacrum  cœlo,  tenebràsque  resoluit  : 

l'excellence  de  son  sçauoir  et  capacité  :  la  durée  et  grandeur  de  sa 
gloire,  pure,  nette,  exempte  de  tache  et  d'enuie  :  et  qu'encore  long 
temps  après  sa  mort,  ce  fust  vne  religieuse  croyance,  d'estimer  que 
ses  médailles  portassent  bon-heur  à  ceux  qui  les  auoyent  sur  eux  : 
et  que  plus  de  Roys,  et  Princes  ont  escrit  ses  gestes,  qu'autres  his- 
toriens n'ont  escrit  les  gestes  d'autre  Roy  ou  Prince  que  ce  soit  :  et 
qu'encores  à  présent,  les  Mahumetans,  qui  mesprisent  toutes  autres 
histoires,  reçoiuent  et  honnorent  la  sienne  seule  par  spécial  priui- 
lege  :  il  confessera,  tout  cela  mis  ensemble,  que  i'ay  eu  raison  de 
le  préférer  à  Csesar  mesme,  qui  seul  m'a  peu  mettre  en  double  du 
choix.  Et  il  ne  se  peut  nier,  qu'il  n'y  aye  plus  du  sien  en  ses  exploits, 
plus  de  la  Fortune  en  ceux  d'Alexandre.  Ils  ont  eu  plusieurs  choses 
esgales,  et  Cœsar  à  l'aduenture  aucunes  plus  grandes.  Ce  furent 
deux  feux,  ou  deux  torrens,  à  rauagcr  le  monde  par  diuers  endroits. 

El  velut  immissi  diuersi.s  partibus  ignés 

Arentem  in  siltiam,  el  virgulla  sonanlia  lauro  ; 

Aut  vbi  decursu  rapide  de  monlibus  altis 

Dant  sonitum  spumosi  atnnes,  et  in  sequora  citrrunt, 

Quisque  suum  populalus  iler. 

Mais  quand  l'ambition  de  Caesar  auroit  de  soy  plus  de  modération, 
elle  a  tant  de  mal'  heur,  ayant  rencontré  ce  vilain  subiect  de  la 
ruyne  de  son  pays,  et  de  rempiremcnl  vniuersel  du  monde,  que 
toutes  pièces  ramassées  et  mises  en  la  balance,  ie  ne  puis  que  ie 
ne  panche  du  costé  d'Alexandre.      Le  tiers,  et  le  plus  excellent,  à 


TRADUCTION.  —  LIV.  II,  CH.  XXXVI.  17 

parole  avait  été  engagée;  des  Cosséiens,  dont  on  extermina  jus- 
qu'aux enfants  en  bas  âge ,  sont  des  mouvements  d'égarement 
qui  s'excusent  mal.  Pour  ce  qui  est  du  meurtre  de  Clitus,  la  répa- 
ration en  a  dépassé  la  faute,  et  ce  fait  témoigne,  autant  que  tout 
autre,  de  la  bonté  excessive  qui  était  le  fond  de  son  caractère  au- 
quel, par  tempérament,  il  était  porté  à  s'abandonner;  c'est  avec 
autant  d'esprit  que  de  vérité  qu'on  a  dit  de  lui  qu'  «  il  tenait 
ses  vertus  de  la  nature  et  ses  vices  de  la  fortune  ».  Il  aimait  un 
peu  trop  la  louange,  et  était  un  peu  trop  sensible  à  la  critique; 
ses  armes,  les  mangeoires  et  les  mors  de  ses  chevaux  semés  dans 
les  Indes,  tout  cela  semble  pouvoir  être  excusé  par  son  âge  et  son 
étrange  prospérité.  —  Considérez  aussi  ses  qualités  militaires  si 
nombreuses  :  sa  diligence,  sa  prévoyance,  sa  patience,  son  respect 
de  la  discipline,  sa  sagacité,  sa  magnanimité,  sa  décision,  son 
bonheur  qui  en  ont  fait  le  premier  des  hommes  de  guerre,  lors 
même  qu'Annibal,  avec  l'autorité  qui  s'attache  à  lui,  ne  l'eût  lui- 
même  proclamé  tel;  considérez  sa  beauté  exceptionnelle  et  ses 
qualités  physiques  qui  dépassaient  tout  ce  qu'on  pouvait  imaginer, 
son  port  et  son  maintien  qui  commandaient  le  respect,  alors  que 
son  visage  apparaissait  jeune,  vermeil  et  flamboyant,  «  semblable  à 
l'astre  brillant  du  matin,  astre  que  Vénus  chérit  entre  tous  les  feux 
du  firmament,  lorsque,  baigné  des  eaux  de  l'Océan,  il  s'élève  majes- 
tueux et  dissipe  les  ténèbres  de  la  nuit  (Virgile)  »  ;  son  savoir  et  sa 
capacité  qui  embrassaient  tout;  la  durée  et  la  grandeur  de  sa 
gloire  pure,  nette,  sans  tache,  que  l'envie  n'a  pas  effleurée;  que 
longtemps  après  sa  mort,  une  foi  superstitieuse  voulait  que  ses  mé- 
dailles portassent  bonheur  à  ceux  qui  les  avaient  sur  eux  ;  que  ses 
hauts  faits  ont  été  rapportés  par  plus  de  rois  et  de  princes  qu'il 
n'y  a  d'historiens  pour  reproduire  ceux  de  tout  autre  grand  de  la 
terre  quel  qu'il  soit;  enfin,  qu'encore  maintenant,  les  Mahométans, 
qui  méprisent  toutes  les  légendes,  acceptent  et  honorent  la  sienne, 
faisant  exception  pour  lui  seul.  —  Tout  cela,  dans  son  ensemble, 
amène  à  reconnaître  que  j'ai  raison  de  le  préférer  même  à  César, 
qui  seul  pouvait  me  faire  hésiter  dans  le  choix  que  j'ai  fait;  car  on 
ne  peut  nier  que  la  personnalité  de  celui-ci  a  eu  plus  de  part  dans 
ses  exploits,  tandis  qu'Alexandre  dans  les  siens  doit  davantage  à  la 
fortune  ;  égaux  sous  bien  des  rapports,  César  l'emporte  peut-être 
à  certains  égards.  Ce  furent  deux  incendies,  deux  torrents  qui,  en 
des  contrées  diverses,  ravagèrent  le  monde  :  «  Tels  des  feux  allu- 
més en  différents  points  d'une  forêt  pleine  de  b7'oussailles  et  de  lau- 
riers secs  et  pétillants,  ou  tels  des  torrents  qui  tombent  avec  fracas  du 
haut  des  montagnes  et  courent  en  bouillonnant  à  la  mer,  après  avoir 
tout  dévasté  sur  leur  passage  [Virgile).  »  Mais  en  admettant  même 
que  César  ait  apporté  plus  de  modération  dans  son  ambition,  elle  a 
causé  tant  de  malheurs,  aboutissant  à  ce  triste  résultat  d'avoir 
amené  la  ruine  de  son  pays,  et  de  par  le  monde  une  dépravation 
universelle,  que,  tout  réuni  et  mis  en  balance,  je  ne  puis  m'empêcher 
de  pencher  en  faveur  d'Alexandre. 

ESSAIS  DE   MONTAIGNE.  —  T.  HI.  2 


18  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

mon  gré,  c'est  Epaminoiidas.  De  gloire,  il  n'en  a  pas  à  beaucoup 
près  tant  que  d'autres  (aussi  n'est-ce  pas  vne  pièce  de  la  substance 
de  la  chose,)  de  resolution  et  de  vaillance,  non  pas  de  celle  qui  est 
esguisée  par  ambition,  mais  de  celle  que  la  sapience  et  la  raison 
peûuent  planter  en  vne  ame  bien  réglée,  il  en  auoit  tout  ce  qui  s'en 
peut  imaginer.  De  preuue  de  cette  sienne  vertu,  il  en  a  faict  autant, 
à  mon  aduis,  qu'Alexandre  mesme,  et  que  Cœsar  :  car  encore  que 
ses  exploits  de  guerre,  ne  soyent  ny  si  frcquens,  ny  si  enflez,  ils  ne 
laissent  pas  pourtant,  à  les  bien  considérer  et  toutes  leurs  circons-  ■ 
tances,  d'estre  aussi  poisants  et  roides,  et  portants  antant  de  tes- 
moignage  de  hardiesse  et  de  suffisance  militaire.  Les  Grecs  luy  ont 
faict  cet  honneur,  sans  contredit,  de  le  nommer  le  premier  homme 
d'entre  eux  :  mais  estre  le  premier  de  la  Grèce,  c'est  facilement 
estre  le  prime  du   monde.  Quant  à  son  sçauoir  et  suffisance,  ce 
iugement  ancien  nous  en  est  resté,  que  iamais  homme  nesceut  tant, 
et  parla  si  peu  que  luy.  Car  il  estoit  Pythagorique  de  secte.  Et  ce 
qu'il  parla,  nul  ne  parla  iamais  mieux  :  excellent  orateur  et  très 
persuasif.  Mais  quant  à  ses  mœurs  et  conscience,  il  a  de  bien  loing 
surpassé  tous  ceux,  qui  se  sont  iamais  meslez  de  manier  affaires  : 
car  en  cette  partie,  qui  doit  estre  principalement  considérée,  qui 
seule  marque  véritablement,  quels   nous  sommes  :  et  laquelle  ie 
contrepoise  seule  à  toutes  les  autres  ensemble,  il  ne  cède  à  aucun 
philosophe,  non  pas  à  Socrates  mesmes.  En  cestuy-cy  l'innocence  est 
vne  qualité,  propre,  maistresse,  constante,  vniforme,  incorruptible. 
Au  parangon  de  laquelle,  elle  paroist  en   Alexandre  subalterne, 
incertaine,  bigarrée,  molle,  et  fortuite.      L'ancienneté  iugea,  qu'à 
esplucher  par  le  menu  touts  les  autres  grands  capitaines,  il  se 
trouue  en  chascun  quelque  spéciale  qualité,  qui  le  rend  illustre. 
En  cestuy-cy  seul,  c'est  vne  vertu  et  suffisance  pleine  par  tout,  et 
pareille  :  qui  en  touts  les  offices  de  la  vie  humaine  ne  laisse  rien  à 
désirer  de  soy  :  soit  en  occupation  publiiiue  ou  priuée,  ou  paisible, 
pu  guerrière  :  soit  à  viure  soit  à  mourir  grandement  et  glorieuse- 
ment, le  ne  cognoy  nulle  ny  forme  ny  fortune  d'homme,  que  ie  re- 
garde auec  tant  d'honneur  et  d'amour.      Il  est  bien  vray,  que  son 
obstination  à  la  pauureté,  ie  la  trouue  aucunement  scrupuleuse  : 
comme  ("lie  est  peinte  par  ses  meilleurs  amis.  El  cette  seule  action, 
haute  pourtant  et  très  digne  d'admiration,  ie  la  sens  vn  peu  aigrellc, 


TRADUCTION.  —  LIV.  II,  CM.  XXXVI.  19 

Ëpaminondas  est  le  meilleur  de  tous;  il  remporte  sur 
Alexandre  et  César,  mais  son  théâtre  d^action  a  été  plus 
restreint;  il  réunissait  en  lui  toutes  les  vertus  que  l'on 
trouve  éparses  chez  d'autres.  —  Le  troisième,  et  pour  moi  le 
meilleur  de  tous,  c  est  Épaminondas.  Il  n"a  pas,  à  beaucoup  près, 
autant  de  gloire  que  bien  d'autres;  mais  ce  n'est  pas  là  un  point 
essentiel  en  la  matière  ;  et,  en  fait  de  résolution  et  de  vaillance,  non 
de  celles  qu'aiguillonne  l'ambition,  mais  de  celles  que  la  sagesse  et 
la  raison  font  naître  dans  une  âme  bien  pondérée,  il  en  avait  autant 
qu'on  peut  se  l'imaginer.  De  ces  vertus,  il  a,  à  mon  sens,  donné  des 
preuves  autant  qu'Alexandre  lui-même  et  que  César;  et,  bien  que 
ses  exploits  guerriers  ne  soient  ni  si  nombreux,  ni  si  importants, 
ils  ne  laissent  cependant  pas,  à  bien  les  considérer,  eux  et  les  cir- 
constances dans  lesquelles  ils  se  sont  produits,  d'être  aussi  sérieux, 
de  difficultés  d'exécution  aussi  grandes  que  les  leurs,  témoignant 
d'autant  de  hardiesse  et  de  capacité  militaire.  Les  Grecs  lui  ont  fait 
l'honneur  de  le  nommer  le  premier  d'entre  eux,  et  cela,  sans  qu'il 
se  soit  trouvé  de  contradicteur;  or  être  le  premier  en  Grèce,  c'était 
facilement  être  le  premier  du  monde.  Quant  à  son  intelligence,  il 
nous  reste,  à  ce  sujet,  ce  jugement  porté  sur  lui  par  ses  contempo- 
rains :  «  Jamais  personne  ne  sut  tant  et  ne  parla  si  peu  »,  car  il 
appartenait  à  la  secte  de  Pythagore.  Chaque  fois  qu'il  a  parlé,  nul 
n'a  jamais  mieux  dit;  il  était  excellent  orateur  et  avait  le  don  de 
persuasion.  Pour  ce  qui  est  de  ses  mœurs  et  de  sa  conscience,  il  a 
surpassé  de  beaucoup  sous  ce  rapport  tous  ceux  qui  ont  participé 
à  la  gestion  des  affaires  publiques;  car,  sur  ce  point  essentiel  pour 
nous  à  considérer,  parce  que  seul  il  donne  la  mesure  réelle  de 
notre  valeur,  et  qu'à  lui  seul  il  fait  équilibre  à  tous  les  autres 
réunis,  il  ne  le  cède  à  aucun  philosophe,  pas  même  à  Socrate. 
Chez  lui,  l'innocence  est  une  qualité  maîtresse,  inhérente  à  sa 
nature,  constante,  uniforme,  incorruptible,  qui  est  telle  qu'elle 
paraît;  mise  en  parallèle  avec  celle  d'Alexandre,  on  reconnaît  que 
chez  ce  dernier  elle  ne  vient  qu'en  seconde  ligne,  est  incertaine,  a 
des  inégalités,  n'est  pas  ferme  et  n'apparaît  que  par  ci,  par  là. 

L'antiquité  a  estimé,  en  soumettant  à  une  critique  minutieuse  ses 
grands  capitaines  pris  un  à  un,  que  chez  chacun  des  autres  on 
découvre  quelque  qualité  spéciale  à  laquelle  il  doit  son  illustra- 
tion; chez  Epaminondas  seul,  la  vertu  et  la  capacité  sont  en  tout  et 
partout  constamment  pleines  et  pareilles  à  elles-mêmes  ;  en  n'im- 
porte quelle  circonstance  de  la  vie  humaine,  elles  ne  laissent  rien  à 
désirer  en  lui,  qu'il  s'agisse  d'affaires  publiques  ou  d'affaires  pri- 
vées, qu'on  soit  en  paix  ou  en  guerre,  que  ce  soit  pour  vivre  ou 
pour  mourir  avec  grandeur  et  gloire;  je  ne  connais  aucune  autre 
fortune  humaine,  sous  quelque  forme  que  je  l'envisage,  que  j'ho- 
nore et  aime  autant. 

Je  trouve,  il  est  vrai,  empreinte  de  trop  de  scrupule  son  obsti- 
nation à  vouloir  demeurer  pauvre,  et  ses  meilleurs  amis  pensaient 
de  même;  ce  sentiment,  pourtant  si  élevé  et  si  digne  d'admiration, 


20  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

pour  par  souhait  mesme  en  la  forme  qu'elle  estoit  en  luy,  m'en 
désirer  Timilation.  Le  seul  Scipion  yKmylian,  qui  luy  donneroit 
vne  lin  aussi  fiere  et  magnifique,  cl  la  cognoissance  des  sciences 
autant  profonde  et  vniuerselle,  se  pourroit  mettre  à  rencontre  à 
l'autre  plat  de  la  balance.  0  quel  desplaisir  le  temps  m'a  faict,  • 
d'oster  de  nos  yeux  à  poinct  nommé,  des  premières,  la  couple  de 
vies  iustement  la  plus  noble,  qui  fust  en  Plutarque,  de  ces  deux 
personnages  :  par  le  commun  consentement  du  monde,  l'vn  le  pre- 
mier des  Grecs,  l'autre  des  Romains!  Quelle  matière,  quelle  oeu- 
urier!  Pour  vn  homme  non  saint,  mais^que  nous  disons,  galant  i 
homme,  de  mœurs  ciuiles  et  communes  :  d'vne  hauteur  modérée  : 
la  plus  riche  vie,  que  ic  sçache,  à  estrc  vcscue  entre  les  viuants, 
comme  on  dit  :  et  estofîée  de  plus  de  riches  parties  et  désirables, 
c'est,  tout  considère,  celle  d'Alcibiades  à  mon  gré.  Mais  quant  à 
Epaminondas,  pour  exemple  d'vne  excessiue  bonté,  ie  veux  adious-  • 
ter  icy  aucunes  de  ses  opinions.  Le  plus  doux  contentement  qu'il 
eut  en  toute  sa  vie,  il  tesmoigna  que  c'estoit  le  plaisir  qu'il  auoit 
donné  à  son  père,  et  à  sa  mcre,  de  sa  victoire  de  Leuctres  :  il 
couche  de  beaucoup,  préférant  leur  plaisir,  au  sien  si  iuste  et  si 
plein  d'vne  tant  glorieuse  action.  Il  ne  pensoit  pas  qu'il  fust  loisible  2 
pour  recouurer  mesmcs  la  liberté  de  son  pays,  de  tuer  vn  homme 
sans  cognoissance  de  cause.  Voyla  pourquoy  il  fut  si  froid  à  l'entre- 
prise de  Pelopidas  son  compaignon,  pour  la  deliurance  de  Thebes. 
Il  tenoit  aussi,  qu'en  vne  bataille  il  falloit  fuyr  la  rencontre  d'vn 
amy,  qui  fust  au  party  contraire,  et  l'cspargner.  Et  son  humanité  à  • 
l'endroit  des  ennemis  mesme,  l'ayant  mis  en  soupçon  cnuers  les 
Bœotiens,  de  ce  (ju'apres  auoir  miraculeusement  forcé  les  Lacede- 
moniens  de  luy  ouurir  le  pas,  qu'ils  auoyent  entreprins  de  garder  à 
l'entrée  de  la  Moréc  près  de  Corinthe,  il  s'estoit  contenté  de  leur 
auoir  passé  sur  le  ventre,  sans  les  poursuyure  à  toute  outrance  :  il  :» 
fut  déposé  de  i'estat  de  Capitaine  gênerai.  Très  honorablement 
pour  vne  telle  cause  :  et  pour  la  honte  que  ce  leur  fut  d'auoir  par 
nécessité  à  le  remonter  lanlost  après  en  son  degré,  et  recognoislre, 
combien  depeudoil  de  luy  leur  gloh'e  el  leur  salut  :  la  \icloire  le 


TRADUCTION.  —  LIV.  II,  CH.  XXXVI.  21 

est  le  seul  point  en  lui  qui  me  semble,  par  son  exagération,  prêter 
à  la  critique  ;  et  je  ne  souhaiterais  pas  pour  moi-même  être  en  cela 
porté  à  l'imiter  à  ce  même  degré. 

Scipion  Émilien  pourrait  lui  être  comparé;  ce  qu^on 
peut  dire  d^Alcibiade.  —  Scipion  Émilien,  s'il  avait  eu  une  fin 
aussi  héroïque  et  superbe  que  la  sienne  et  une  connaissance  aussi 
approfondie  et  universelle  des  sciences  que  celle  qu'Épaminondas 
possédait,  est  le  seul  homme  qui  eût  pu  entrer  en  balance  avec  lui. 
Combien  je  regrette  que  le  parallèle  établi  par  Plutarque,  dans 
lequel  il  jugeait  comparativement  les  deux  vies  précisément  les  plus 
nobles  dont  il  se  soit  occupé,  celles  de  ces  deux  personnages  qui, 
d'une  voix  unanime,  furent,  l'un  le  premier  des  Grecs,  l'autre  le 
premier  des  Romains,  soit  des  premiers  d'entre  ceux  qui  ne  sont 
pas  parvenus  jusqu'à  nous!  Quel  magnifique  sujet  et  quel  metteur 
en  œuvre  sans  pareil! 

Pour  un  homme  qu'on  ne  saurait  mettre  au  rang  de  ces  excep- 
tions, mais  qui  est  de  ceux  que  nous  disons  être  des  hommes  hono- 
rables, dont  les  mœurs  ont  été  convenables  sans  rien  offrir  d'ex- 
traordinaire, bien  doué,  sans  être  d'un  génie  transcendant,  la  vie 
d'Alcibiade,  tout  bien  considéré,  me  semble,  d'entre  celles  que  je 
connais,  la  plus  riche  de  celles  vécues  en  ce  monde,  comme  on  dit 
communément,  par  les  phases  remarquables  et  des  plus  enviables 
qu'elle  a  présentées. 

Bonté,  équité  et  humanité  d'Ëpaminondas.  —  Pour  té- 
moigner de  l'excellence  d'Épaminondas,  j'indiquerai  encore  ici  quel- 
ques-unes de  ses  manières  de  voir.  La  plus  grande  satisfaction  de 
toute  sa  vie  a  été,  d'après  lui-même,  le  plaisir  que  par  lui  son  père 
et  sa  mère  ont  éprouvé  de  sa  victoire  de  Leuctres;  il  est  particuliè- 
rement touchant  de  le  voir  mettre  leur  contentement  au-dessus  de 
celui  que  lui-même  devait  si  justement  et  si  complètement  ressentir 
d'un  haut  fait  aussi  glorieux.  —  «  Il  ne  croyait  pas  permis,  même 
pour  rendre  la  liberté  à  son  pays,  de  mettre  à  mort  quelqu'un 
sans  l'avoir  au  préalable  mis  en  jugement  »;  c'est  ce  qui  fit  qu'il  se 
montra  si  peu  empressé  à  se  joindre  à  Pélopidas,  son  ami,  dans  la 
conjuration  ourdie  pour  la  délivrance  de  Thèbes.  —  Il  estimait 
encore  que  «  dans  une  bataille  il  fallait  éviter  de  se  rencontrer 
avec  un  ami  qui  se  trouverait  dans  les  rangs  opposés,  et  l'épar- 
gner ».  —  Son  humanité  à  l'égard  des  ennemis  eux-mêmes  le 
rendit  suspect  aux  Béotiens,  lorsque,  ayant,  par  miracle,  contraint 
les  Lacédémoniens  à  lui  ouvrir  les  défilés  qui,  près  de  Corinthe, 
ferment  l'entrée  de  la  Morée  et  qu'ils  avaient  entrepris  de  défen- 
dre, il  s'était  contenté  de  leur  passer  sur  le  corps,  sans  les  pour- 
suivre à  outrance.  Pour  ce  fait,  il  fut  déposé  de  sa  charge  de 
capitaine-général  :  révocation  qui  l'honore  au  plus  haut  point  en 
raison  de  la  cause  qui  l'a  amenée,  si  bien  que  ceux  qui  l'avaient 
prononcée,  eurent  la  honte  de  se  trouver  dans  l'obligation  de  le 
replacer  dans  ces  fonctions,  reconnaissant  que  de  lui  dépendaient 
leur  salut  et  leur  gloire,  la  victoire  le  suivant  comme  son  ombre 


22    .  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

suyuant  comme  son  ombre  par  tout  où  il  guidast,  la  prospérité  de 
son  pays  mourut  aussi  luy  mort,  comme  elle  estoit  née  par  luy. 


CHAPITRE   XXXVII. 
De  7a  ressemblance  des  enfans  aux  pères. 

CE  fagotage  de  tant  de  diuerses  pièces,  se  faict  en  cette  condition, 
que  ie  n'y  mets  la  main,  que  lors  qu'vne  trop  lasche  oysiueté  me 
presse,  et  non  ailleurs  que  chez  moy.  Ainsin  il  s'est  basty  à  diuerses 
poses  et  interualles,  comme  les  occasions  me  détiennent  ailleurs 
par  fois  plusieurs  moys.  Au  demeurant,  ie  ne  corrige  point  mes 
premières  imaginations  par  les  secondes,  ouy  à  l'auenture  quelque 
mot  :  mais  pour  diuersifier,  non  pour  oster.  le  veux  représenter  le 
progrez  de  mes  humeurs,  et  qu'on  voye  chasque  pièce  en  sa  nais- 
sance, le  prendrois  plaisir  d'auoir  commencé  plustost,  et  à  reco- 
gnoistre  le  train  de  mes  mutations.  Vn  valet  qui  me  seruoit  à  les 
escrire  soubs  moy,  pensa  faire  vn  grand  butin  de  m'en  desrobcr 
plusieurs  pièces  choisies  à  sa  poste.  Cela  me  console,  qu'il  n'y  fera 
pas  plus  de  gain,  que  i'y  ay  fait  de  perte.  le  me  suis  enuieilly 
de  sept  ou  huict  ans  depuis  que  ie  commençay.  Ce  n'a  pas  esté 
sans  quelque  nouuel  acquest.  l'y  ay  pratiqué  la  colique,  par  la  li- 
béralité des  ans  :  leur  commerce  et  longue  conucrsation,  ne  se 
passe  aysément  sans  quelque  tel  fruit.  le  voudroy  bien,  de  plu- 
sieurs autres  prcsens,  qu'ils  ont  à  faire,  à  ceux  qui  les  hantent  long 
temps,  qu'ils  en  eussent  choisi  quelqu'vn  qui  m'eust  esté  plus  accep- 
table :  car  ils  ne  m'en  eussent  seu  faire,  que  l'eusse  en  plus 
grande  horreur,  des  mon  enfance.  C'estoit  à  poinct  nommé,  de 
tous  les  accidens  de  la  vieillesse,  celuy  que  ie  craignois  le  plus, 
l'auoy  pensé  mainte-fois  à  part  moy,  que  i'alloy  trop  auant  :  et 
qu'à  faire  vn  si  long  chemin,  le  ne  faudroy  pas  de  m'engager  en 
fin,  en  quelque  malplaisant  rencontre.  le  sentois  et  protestois  assez, 
qu'il  estoit  heure  de  partir,  et  qu'il  falloit  trencher  la  vie  dans  le 
vif,  et  dans  le  sein,  suyuant  la  règle  des  chirurgiens,  quand  ils  oui 
à  coupper  quelque  membre.  C}u'à  celuy,  qui  ne  la  rendoit  à  temps, 


TRADUCTION'.  —  LIV.  H,  CH.  XXXVI.  23 

partout  où  il  portait  ses  pas.  A  sa  mort,  de  même  qu'elle  était  née 
par  lui,  avec  lui  mourut  la  prospérité  de  la  patrie. 


CHAPITRE  XXXVII. 
De  la  ressemblance  des  enfants  avec  leurs  pères. 


Gomment  Montaigne  faisait  son  livre  ;  il  n^y  travaillait 
que  dans  ses  moments  de  loisir.  —  Je  ne  mets  la  main  à  cette 
sorte  de  fagotage  qu'est  ce  livre  formé  de  tant  de  pièces  diverses, 
que  lorsque  je  n'ai  absolument  rien  autre  à  faire  et  que  je  suis 
chez  moi;  aussi,  s'est-il  fait  à  différentes  reprises  et  par  intervalles, 
les  circonstances  faisant  que  je  demeure  parfois  absent  plusieurs 
mois  consécutifs.  Du  reste,  je  ne  substitue  jamais  de  nouvelles  idées 
aux  premières;  il  peut  m'arriver  de  changer  un  mot  pour  varier 
mes  expressions,  mais  non  de  les  modifier.  Je  cherché  à  représen- 
ter le  cours  de  mes  pensées  et  voudrais  qu'on  les  saisisse  chacune 
à  son  origine  ;  je  regrette  de  ne  pas  avoir  commencé  plus  tôt,  de 
manière  à  pouvoir  suivre  leurs  transformations  successives.  Un 
valet  que  j'employais  à  les  écrire  sous  ma  dictée,  s'est  imaginé 
faire  un  beau  coup,  en  me  volant  quelques  fragments  de  mon 
ou\Tage,  qu'il  a  eu  soin  de  choisir;  je  m'en  console  en  pensant 
qu'il  n'y  gagnera  pas  plus  que  je  n'y  ai  perdu. 

Il  y  a  sept  ou  huit  ans  qu'il  a  commencé  à  l'écrire,  et 
depuis  dix-huit  mois  il  souffre  d'un  mal  qu'il  avait  toujours 
redouté,  de  la  colique.  —  Depuis  que  j'ai  commencé,  je  suis  de- 
venu plus  vieux  de  sept  ou  huit  ans;  ce  n'a  pas  été  sans  faire  quel- 
que acquisition  nouvelle,  j'y  ai  gagné  notamment  des  coliques  né- 
phrétiques que  m'a  values  la  libéralité  des  ans,  car  leur  commerce 
et  leur  compagnie,  en  se  prolongeant,  ne  se  passent  guère  sans  qu'on 
en  recueille  quelque  fruit  de  ce  genre.  J'aurais  bien  voulu  que  parmi 
les  présents  divers  dont  ils  peuvent  gratifier  ceux  qui  les  fréquen- 
tent longtemps,  ils  en  eussent  choisi  pour  moi  un  autre  plus  à  ma 
convenance;  ils  ne  pouvaient  m'en  donner  un  que  j'aie  plus  en 
horreur,  et  cela  depuis  mon  enfance;  car  c'est  précisément,  de  tous 
les  accidents  de  la  vieillesse,  celui  que  je  redoutais  le  plus. 

Combien  les  hommes  sont  attachés  à,  la  vie!  il  com- 
mence à  s'habituer  à  cette  cruelle  maladie.  —  Maintes  fois,  à 
part  moi,  jai  pensé  que  j'allais  trop  de  l'avant  dans  le  sentier  de 
la  vie;  qu'à  force  de  faire  un  si  long  chemin,  je  ne  devais  pas 
manquer  de  finir  par  une  mauvaise  rencontre;  je  le  sentais  et  je 
protestais,  me  disant  qu'il  était  l'heure  de  partir,  qu'il  faut  in- 
terrompre l'existence,  en  tranchant  dans  le  vif,  quand  on  est  encore 
sain  de  corps,  comme  font  les  chirurgiens  lorsqu'ils  ont  à  couper 


24  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

Nature  auoit  accouslumé  de  faire  payer  de  bien  rudes  vsures.  Il  s'en 
faloit  tant,  que  i'cn  fusse  prest  lors,  qu'en  dix-huict  mois  ou  enui- 
ron  qu'il  y  a  que  ie  suis  en  ce  malplaisant  estât,  i'ay  desia  appris  à 
m'y  accommoder.  l'entre  desia  en  composition  de  ce  viurc  coli- 
queux  :  l'y  trouue  dcquoy  me  consoler,  et  dequoy  espérer.  Tant 
les  hommes  sont  accoquinez  à  leur  estre  misérable,  qu'il  n'est  si 
rude  condition  qu'ils  n'acceptent  pour  s'y  conseruer.  Oyez  Mœcenas. 

Debilem  facito  manu, 
Debilem  pede,  coxa, 
Lubricos  quate  dentés  : 
Vita  dum  superest,  bene  est. 

Et  couuroit  Tamburland'vne  sotte  humanité,  la  cruauté  fantastique 
qu'il  exerçoit  contre  les  ladres,  en  faisant  mettre  à  mort  autant 
qu'il  en  venoit  à  sa  coignoissance,  pour,  disoit-il,  les  deliurer  de  la 
vie  qu'ils  viuoient  si  pénible.  Car  il  n'y  auoit  nul  d'eux,  qu'il  n'eust 
mieux  aymé  esthe  trois  fois  ladre,  que  de  n'estre  pas.  Et  Anti- 
sthenes  le  Stoïcien,  estant  fort  malade,  et  s'escriant  :  Qui  me  deli- 
urera  de  ces  maux?  Diogenes,  qui  l'estoit  venu  veoir,  luy  présen- 
tant vn  couteau  :  Cestuy-cy,  si  tu  veux,  bien  tost  :  le  ne  dy  pas  de 
la  vie,  répliqua  il,  ie  dy  des  maux.  Les  souffrances  qui  me  touchent 
simplement  par  l'amc,  m'affligent  beaucoup  moins  qu'elles  ne  font 
la  pluspart  des  autres  hommes-:  partie  par  iugement  :  car  le  monde 
estime  plusieurs  choses  horribles,  ou  euitables  au  prix  de  la  vie, 
qui  me  sont  à  peu  près  indifférentes  :  partie,  par  vne  complexion 
stupide  et  insensible,  que  iay  aux  accidents  qui  ne  donnent  à  moy 
de  droit  fil  :  laquelle  complexion  i'estime  l'vne  des  meilleures  pièces 
de  ma  naturelle  condition.  Mais  les  souffrances  vrayment  essentielles 
et  corporelles,  ie  les  gouste  bien  vifuemènt.  Si  est-ce  pourtant,  que 
les  prcuoyant  autrefois  d'vne  veuë  foible,  délicate,  et  amollie  par  la 
iouyssance  de  cette  longue  et  heureuse  santé  et  repos,  que  Dieu  ma 
preste,  la  meilleure  part  de  mon  aage  :  ie  les  auoy  couceuës  par 
imagination,  si  insupportables,  qu'à  la  vérité  i'en  auois  plus  de 
peur,  que  ie  n'y  ay  trouué  de  mal.  Par  où  l'augmente  tousiours 
celte  créance,  que  la  pluspart  des  facultez  de  nostre  ame,  comme 
nous  les  employons,  troublent  plus  le  repos  de  la  vie,  qu'elles  n'y 
scruent.  le  suis  aux  prises  auec  la  pire  de  toutes  les  maladies, 
la  plus  soudaine,  la  plus  douloureuse,  la  plus  mortelle,  et  la  plus 
irrémédiable,  l'en  ay  dosia  essayé  cinq  ou  six  bien  longs  accez  et 
pénibles  :  toutesfois  ou  ie  me  flatte,  ou  encores  y  a-t-il  en  cet  estât, 
dequoy  ,se  soustenir,  à  qui  a  l'ame  deschargée  de  la  crainte  de  la 


TRADUCTION.  —  LIV.  II,  CH.  XXXVII.  25 

quelque  membre  ;  me  répétant  qu'à  celui  qui  ne  rend  pas  à  temps 
la  vie  qu'elle  lui  prête,  la  nature  se  fait  d'ordinaire  payer  avec 
une  bien  rigoureuse  usure.  Et  cependant,  il  s'en  fallait  tellement 
qu'à  ce  moment  je  fusse  prêt  pour  ce  départ  que,  depuis  dix-huit 
mois  ou  à  peu  près  que  je  suis  en  ce  déplaisant  état,  je  com- 
mence déjà  à  m'en  accommoder  ;  je  me  fais  à  ces  douleurs  qui  sont 
devenues  les  compagnes  inséparables  de  mon  existence,  j'y  trouve 
des  sujets  de  consolation  et  d'espérance;  les  hommes  sont  telle- 
ment acoquinés  à  leur  misérable  vie ,  qu'il  n'est  si  rude  condition 
qu'ils  n'acceptent  pour  la  conserver.  Ecoutez  Mécène  :  «  Que  je 
ne  puisse  faire  usage  de  mes  mains,  de  mes  pieds,  que  je  sois  cul-de- 
jatte,  que  j'aie  perdu  mes  dents,  qu'importe!  tout  est  bien,  du  moment 
que  je  vis  encore.  »  —  C'était  de  la  part  de  Tamerlan  masquer,  sous 
les  dehors  d'une  sotte  humanité,  la  cruauté  étrange  dont  il  usait 
à  l'égard  des  lépreux  qu'il  faisait  mettre  à  mort,  dès  qu'il  lui  en 
était  signalé,  «  afin,  disait-il,  de  les  délivrer  de  l'existence  si  péni- 
ble qu'ils  menaient  »;  comme  si  tous,  sans  exception,  n'eussent  pas 
préféré  être  trois  fois  lépreux  et  continuer  à  vivre.  — Antisthène 
le  cynique,  étant  fort  malade,  criait  :  «  Qui  me  délivrera  de  mes 
maux?  »  Diogène,  qui  était  venu  le  voir,  lui  présenta  un  couteau,  en 
lui  disant  :  «  Ceci  et  de  suite,  si  tu  le  veux.  —  Je  ne  demande  pas, 
répliqua  Antisthène,  à  être  délivré  de  la  vie,  mais  seulement  de 
mes  maux.  »  —  Les  souffrances  qui  n'affectent  que  l'âme  ont  beau- 
coup moins  de  prise  sur  moi  que  sur  la  plupart  des  autres  hommes  : 
partie,  par  un  effet  de  ma  raison,  le  monde  tenant  certaines  choses 
pour  si  horribles,  qu'elles  lui  semblent  à  éviter  même  au  prix  de  la 
vie,  tandis  qu'elles  me  sont  à  moi  à  peu  près  indifférentes  ;  partie, 
par  un  effet  de  ma  constitution  qui  fait  que  je  ne  comprends  pas  les 
accidents  et  y  demeure  insensible,  quand  ils  ne  se  manifestent  pas 
par  la  douleur,  disposition  que  je  considère  comme  une  des  meil- 
leures choses  qui  soient  en  moi.  Pour  ce  qui  est  des  souffrances 
auxquelles  notre  corps  est  réellement  en  butte  et  dont  nous  ne  pou- 
vons nous  défendre,  j'y  suis  excessivement  sensible;  et  pourtant, 
jadis,  les  envisageant  d'un  regard  mal  assuré,  par  trop  sensible  et 
amolli  par  l'effet  d'une  heureuse  santé,  dont  il  m'a  été  donné  de 
jouir  longtemps,  et  de  la  tranquillité  que  Dieu  m'a  accordée  durant 
la  plus  grande  partie  de  mon  existence,  je  les  avais,  par  la  pensée, 
conçues  si  intolérables,  qu'en  vérité  j'en  avais  plus  de  peur  que  je 
n'en  ai  ressenti  de  mal;  ce  qui  vient  encore  à  l'appui  de  cette 
croyance  que  la  plupart  des  facultés  de  l'âme,  telles  que  nous  en 
usons,  apportent  plus  de  trouble  en  notre  vie  qu'elles  ne  nous 
rendent  service. 

Je  suis  actuellement  en  proie  à  la  pire  de  toutes  les  maladies,  la 
plus  soudaine,  la  plus  douloureuse,  la  plus  mortelle,  celle  pour 
laquelle  les  médecins  sont  le  plus  'impuissants.  J'en  ai  déjà  subi 
cinq  ou  six  accès  bien  longs  et  bien  pénibles  ;  et  cependant,  ou  je 
me  flatte,  ou  je  crois  que,  malgré  tout,  il  est  encore  possible  de  les 
endurer  pour  celui  dont  l'âme  est  dégagée  de  la  crainte  de  la  mort 


26  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

mort,  et  deschargée  des  menasses,  conclusions  et  conséquences, 
dequoy  la  médecine  nous  enteste.  Mais  l'effect  mesme  de  la  dou- 
leur, n'a  pas  cette  aigreur  si  aspre  et  si  poignante,  qu'vn  homme 
rassis  en  doiue  entrer  en  rage  et  en  desespoir.  Tay  aumoins  ce 
profit  de  la  cholique,  que  ce  que  ie  n'auoy  encore  peu  sur  moy, 
pour  me  concilier  du  tout,  et  m'accointer  à  la  mort,  elle  le  par- 
fera :  car  d'autant  plus  elle  me  pressera,  et  importunera,  d'autant 
moins  me  sera  la  mort  à  craindre.  l'auoy  desia  gaigné  cela,  de  ne 
tenir  à  la  vie,  que  par  la  vie  seulement  :  elle  desnouëra  encore  cette 
intelligence.  Et  Dieu  vueille  qu'en  fin,  si  son  aspreté  vient  à  sur- 
monter mes  forces,  elle  ne  me  rciette  à  l'autre  extrémité  non 
moins  vitieuse,  d'aymer  et  désirer  mourir. 

Summum  nec  metuas  diem,  nec  optes. 

Ce  sont  deux  passions  à  craindre,  mais  l'vne  a  son  remède  bien 
plus  prcst  que  l'autre.  Au  demeurant,  i'ay  tousiours  trouué  ce 
précepte  cérémonieux,  qui  ordonne  si  exactement  de  tenir  bonne 
contenance  et  vn  maintien  desdaigneux,  et  posé,  à  la  souffrance 
des  maux.  Pourquoy  la  philosophie,  qui  ne  regarde  que  le  vif,  et 
les  effects,  se  va  elle  amusant  à  ces  apparences  externes?  Qu'elle 
laisse  ce  seing  aux  farceurs  et  maistres  de  rhétorique,  qui  font  tant 
d'estat  de  nos  gestes.  Qu'elle  condone  hardiment  au  mal,  cette  las- 
cheté  voyelle,  si  elle  n'est  ny  cordiale,  ny  stomacale  :  et  preste  ses 
pleintes  volontaires  au  genre  des  souspirs,  sanglots,  palpitations, 
pallissements,  que  Nature  a  mis  hors  de  nostre  puissance.  Pourueu 
que  le  courage  soit  sans  effroy,  les  parolles  sans  desespoir,  qu'elle 
se  contente.  Qu'importe  que  nous  tordions  nos  bras,  pourueu  que 
nous  ne  tordions  nos  pensées?  elle  nous  dresse  pour  nous,  non 
pour  autruy,  pour  estre,  non  pour  sembler.  Qu'elle  s'arreste  à 
gouuerner  nostre  entendement,  qu'elle  a  pris  à  instruire.  Qu'aux 
efforts  de  la  cholique,  elle  maintienne  l'amc  capable  de  se  reco- 
gnoistre,  de  suyure  son  train  accoustumé  :  combatant  la  douleur  et 
la  soustenant,  non  se  prosternant  honteusement  à  ses  pieds  :  esmeuë 
et  eschauffée  du  combat,  non  abatue  et  renucrsée  :  capable  d'en- 
tretien et  d'aulre  occupation,  iusques  à  certaine  mesure.  En  acci 
dents  si  extrêmes,  c'est  cruauté  de  requérir  de  nous  vne  démarche 
si  composée.  Si  nous  auons  beau  ieu,  c'est  peu  que  nous  ayons 
mauuaise  mine.  Si  le  corps  se  soulage  en  se  plaignant,  qu'il  le 
face  :  si  l'agitation  luy  plaist,  qu'il  se  tourneboule  et  tracasse  à  sa 


TRADUCTION.  —  MV.  II,  CH.  XXXVII.  27 

et  ne  prête  pas  attention  aux  menaces,  conclusions  et  conséquences 
que  les  médecins  nous  mettent]  en  tête  ;  la  douleur  n'a  pas,  à  elle 
seule,  une  acuité  tellement  violente  et  vive,  qu'un  homme  calme 
doive  en  concevoir  de  la  rage  et  du  désespoir.  Ces  coliques  ont  eu 
au  moins  pour  moi  cet  avantage,  qu'elles  me  détermineront  à  ce 
que  je  n'ai  encore  pu  prendre  sur  moi,  d'être  tout  à  fait  prêt  et 
familiarisé  avec  l'idée  de  la  mort;  car  plus  elles  me  presseront  et 
m'importuneront,  plus  je  parviendrai  à  moins  redouter  d'en  finir. 
J'en  étais  déjà  arrivé  à  ne  tenir  uniquement  à  la  vie,  que  parce  que 
je  vis;  elles  dénoueront  cet  attachement  qui  demeure  encore;  et 
Dieu  veuille  que,  si  finalement  leur  violence  venait  à  excéder  mes 
forces,  elles  ne  me  rejettent  pas  dans  l'extrême  opposé,  non  moins 
condamnable,  d'aimer  et  de  désirer  mourir!  «  Ne  craignez  ni  ne 
désirez  votre  dernier  jour  {Martial).  »  Ce  sont  là  deux  passions  à 
redouter;  mais  le  remède  est  plus  à  notre  portée  pour  l'une  que 
pour  l'autre.  • 

Il  n'est  pas  de  ceux  qui  réprouvent  que  l'on  témoigne  par 
des  plaintes  et  des  cris  les  souffrances  que  l'on  ressent. 
—  Au  surplus,  j'ai  toujours  estimé  de  pure  représentation,  ce  pré- 
cepte qui  ordonne  *  si  rigoureusement  et  si  positivement  de  faire 
bonne  contenance  et  d'affecter  le  dédain  et  le  calme  devant  la  souf- 
france que  nous  cause  le  mal.  Pourquoi  la  philosophie,  qui  ne  tient 
compte  que  de  ce  qui  est  réel  et  de  ses  conséquences,  va-t-elle 
s'amuser  à  ces  apparences  extérieures?  Qu'elle  laisse  donc  ce  soin 
aux  farceurs  et  à  ceux  qui  professent  la  rhétorique  et  attachent 
une  si  grande  importance  à  nos  gestes;  qu'elle  concède  franche- 
ment, lors  même  qu'elle  ne  part  ni  du  cœur,  ni  de  l'estomac,  cette 
faiblesse  qui  se  décèle  par  la  voix,  et  qu'elle  range  *  ces  plaintes 
qu'on  pourrait  contenir,  dans  la  catégorie  des  soupirs,  des  sanglots, 
des  palpitations,  des  pâleurs  que  la  nature  a  faits  indépendants  de 
notre  volonté;  et,  pourvu  que  le  courage  soit  sans  effroi,  nos  paro- 
les sans  désespoir,  qu'elle  se  déclare  satisfaite;  qu'importe  que  nous 
nous  tordions  les  bras,  pourvu  que  nous  ne  tordions  pas  nos  pen- 
sées. C'est  pour  nous,  et  non  pour  autrui,  que  la  philosophie  nous 
forme;  pour  que  nous  soyons  et  non  pour  que  nous  paraissions 
être;  qu'elle  se  borne  à  exercer  son  action  sur  notre  entendement 
qu'elle  s'est  appliquée  à  dresser;  qu'aux  efforts  de  la  colique,  elle 
maintienne  notre  âme  à  même  de  se  reconnaître,  de  suivre  son  train 
accoutumé,  de  combattre  la  souffrance  et  d'y  résister,  au  lieu  de  se 
prosterner  honteusement  à  ses  pieds;  elle  peut  être  émue,  échauf- 
fée par  la  lutte  qu'elle  a  à  soutenir,  elle  ne  doit  en  être  ni  abattue 
ni  renversée;  elle  doit  demeurer  capable,  dans  une  certaine  me- 
sure, de  conserver  ses  relations,  de  converser,  de  vaquer  aux  au- 
tres occupations  qui  lui  sont  dévolues.  Dans  d'aussi  extrêmes  ac- 
cidents, c'est  cruauté  d'exiger  de  nous  une  altitude  si  hors  nature; 
si  notre  âme  est  en  bon  état,  c'est  peu  que  nous  ayons  mauvaise 
mine;  si  ce  doit  être  pour  le  corps  un  soulagement  que  de  se 
plaindre,  qu'il  se  plaigne;  si  l'agitation  lui  plaît,  qu'il  se  tourne  et 


28  KSSAIS  DE  MONTAIGNE. 

fantasie  :  s'il  liiy  semble  que  le  mal  s'cuapore  aucunement  (comme 
aucuns  médecins  disent  que  cela  aide  à  la  deliurance  des  femmes 
enceintes)  pour  pousser  hors  la  voix  auec  plus  grande  violence  :  ou 
s'il  en  amuse  son  tourment,  qu'il  crie  tout  à  faict.  Ne  commandons 
point  à  cette  voix,  qu'elle  aille,  mais  permettons  le  luy.  Epicurus  ne 
pardonne  pas  seulement  à  son  sage  de  crier  aux  tourments,  mais 
il  le  luy  conseille.  Pugiles  etiam  quum  feriunt,  in  iactandis  ciestibus 
ingemiscimt ,  quia  profandenda  voce  omne  corpus  intenditur,  venit- 
que  plaga  vehementior.  Nous  auons  assez  de  travail  du  mal,  sans 
nous  trauailler  à  ces  règles  superflues.  Ce  que  ie  dis  pour  excu- 
ser ceux,  qu'on  voit  ordinairement  se  tempester,  aux  secousses  et 
assaux  de  cette  maladie  :  car  pour  moy,  ie  Tay  passée  iusques  à 
cette  heure  auec  vn  peu  meilleure  contenance  et  me  contente  de 
gémir  sans  brailler.  Non  pourtant  que  ie  me  mette  en  peine,  pour 
maintenir  cette  décence  extérieure  :  car  ie  fay  peu  de  compte  d'vn 
tel  aduantage.  le  preste  en  cela  au  mal  autant  qu'il  veut  :  mais  ou 
mes  douleurs  ne  sont  pas  §i  excessiues,  ou  i'y  apporte  plus  de  fer- 
meté que  le  commun,  le  me  plains,  le  me  despite,  quand  les  aigres 
pointures  me  pressent,  mais  ie  n'en  viens  point  au  desespoir,  comme 
celuy  là  : 

Ehtlatu,  queslu,  gemilu,  fremitibus 
Resonando  multum  flebiles  voces  referl. 

le  me  taste  au  plus  espais  du  mal  :  et  ay  tousiours  trouué  que  i'cs- 
toy  capable  de  dire,  de  penser,  de  respondre  aussi  sainement  qu'en 
vue  autre  heure,  mais  non  si  constamment  :  la  douleur  me  trou- 
blant et  destournant.  Quand  on  me  tient  le  plus  atterré,  et  que  les 
assistans  m'espargnent,  l'essaye  souuent  mes  forces  et  leur  entame 
moy-mesme  des  propos  les  plus  esloignez  de  mon  estât.  le  puis 
tout  par  vn  soudain  effort  :  mais  osiez  en  la  durée.  0  que  n'ay  ie  la 
faculté  de  ce  songeur  de  Cicero,  qui,  songeant  embrasser  vne  garse, 
trouua  qu'il  s'estoit  deschargé  de  sa  pierre  emmy  ses  draps!  Les 
miennes  me  desgarsent  estrangement.  Aux  interualles  de  cette  dou- 
leur excessiue  lors  que  mes  vrcteres  languissent  sans  me  ronger,  ie 
me  remets  soudain  en  ma  forme  ordinaire  :  d'autant  que  mon  ame 
ne  prend  autre  alarme,  que  la  sensible  et  corporelle.  Ce  que  ie  doy 
certainement  au  seing  que  i'ayeu  à  me  préparer  par  discours  à  tels 
accidens  : 

Laborum 
Nulla  mihi  noua  nunc  faciès  inopinàque  surgit; 
Omnia  priecepi,  atque  animo  mecum  anlè  peregi. 


TRADUCTION.  —  LIV.  II,  CH.  XXXVII.  29 

se  retourne,  qu'il  se  démène  à  sa  fantaisie;  s'il  s'imagine  trouver 
une  sorte  de  dérivatif  à  son  mal  (ainsi  que  certains  médecins  disent 
que  cela  vient  en  aide  aux  femmes  enceintes,  au  moment  de  leur 
délivrance)  en  vociférant  autant  qu'il  est  en  lui,  si  cela  doit  le  dis- 
traire de  ses  souffrances,  qu'il  crie  à  tue-tête.  Ne  commandons  pas 
ces  manifestations,  mais  permettons-les.  Non  seulement  Ëpicure 
pardonne  au  sage  de  crier  au  milieu  des  tourments,  mais  il  le 
lui  conseille  :  «  Les  lutteurs  font  de  même;  tout  en  frappant  l'ad- 
versaire, tout  en  agitant  leurs  cestes,  ils  font  entendre  des  gémisse- 
ments ;  c''est  que,  sous  V effort  de  la  voix,  tout  le  corps  se  raidit  et  que  le 
coup  est  asséné  avec  plus  de  vigueur  {Cicéron).  »  —  Le  mal  nous 
donne  par  lui-même  assez  de  travail,  sans  encore  nous  embarras- 
ser de  règles  superflues. 

Pour  lui,  il  parvient  assez  bien  à  se  contenir  et,  même 
dans  les  plus  grandes  douleurs,  il  conserve  sa  lucidité 
d'esprit.  —  Ce  que  j'en  dis,  c'est  pour  excuser  ceux  qu'on  voit 
d'ordinaire  tempêter  lorsqu'ils  sont  aux  prises  avec  cette  maladie 
et  qu'ils  ont  à  en  soutenir  les  assauts;  car  pour  moi,  jusqu'à  cette 
heure,  j'ai  réussi  à  faire  un  peu  meilleure  contenance,  me  con- 
tentant de  gémir  sans  jeter  les  hauts  cris;  non  que  je  me  mette  en 
peine  pour  conserver  ce  décorum  extérieur,  car  je  prise  peu  un 
semblable  mérite  et  fais  au  mal  toutes  les  concessions  qu'il  veut; 
mais  parce  que,  ou  mes  douleurs  ne  sont  pas  aussi  excessives  que 
les  leurs,  ou  que  j'y  apporte  plus  de  fermeté  que  la  plupart  d'entre 
eux.  Je  me  plains,  je  me  dépite  quand  ces  piqûres  aiguës  me  pres- 
sent trop,  mais  il  en  est  «  gui  crient,  qui  gémissent,  qui  font  retentir 
l'air  de  voix  lamentables  {Attius)  »  ;  moi,  je  n'en  arrive  pas  à  un 
pareil  désespoir.  Je  me  palpe  au  plus  fort  de  mes  crises,  et  toujours 
j'ai  constaté  que  je  ne  cesse  dans  ces  moments  d'être  capable  de 
parler,  de  penser,  de  répondre  aussi  raisonnablement  qu'à  tout 
autre,  non  cependant  d'une  façon  aussi  suivie,  la  douleur  troublant 
et  coupant  mon  attention.  Quand  on  me  croit  le  plus  abattu,  que 
les  assistants  me  ménagent  en  ne  me  parlant  pas,  pour  éprouver 
mes  forces  je  leur  tiens  souvent  de  moi-même  des  propos  qui 
n'ont  pas  le  moindre  rapport  avec  mon  état.  En  somme,  je  demeure 
capable  de  tout  par  un  effort  momentané,  mais  qu'il  ne  faut  pas 
prolonger.  Que  n'ai-je  la  chance  de  ce  rêveur  que  nous  présente 
Cicéron,  qui,  en  songe,  lutinant  une  fille  de  joie,  se  trouva  débar- 
rassé de  la  pierre  qui  lui  obstruait  le  canal  de  l'urèthrc  et  qui  vint 
se  perdre  dans  les  draps!  Ce  sont  des  jouissances  de  tout  autre 
nature  que  me  causent  les  pierres  qui  se  forment  en  moi.  Dans 
les  intervalles  de  douleur  excessive,  lorsque  mon  mal  fait  trêve,  je 
me  retrouve  aussitôt  dans  mon  état  normal,  d'autant  que  mon  âme 
ne  s'en  alarme  pas,  elle  ne  fait  que  recevoir  le  contre-coup  des 
sensations  douloureuses  qu'éprouve  le  corps,  ce  dont  je  suis  cer- 
tainement redevable  au  soin  avec  lequel  je  me  suis  raisonné  à 
propos  de  ces  accidents  :  «■  Maintenant,  aucune  peine,  aucun  danger 
ne  sauraient  me  surprendre;  j'ai  tout  prévu,  je  suis  préparc  à  tout 


30  ESSAIS  DK 'MONTAIGNE. 

le  suis  essayé  pourtant  vn  peu  bien  rudement  pour  vn  apprenti,  et 
d'vn  changement  bien  soudain  et  bien  rude  :  estant  cheu  tout 
à  coup,  d'vne  tres-douce  condition  de  vie,  et  tres-heureuse,  à  la 
plus  douloureuse,  et  pénible,  qui  se  puisse  imaginer.  Car  outre  ce 
que  c'est  vne  maladie  bien  fort  à  craindre  d'elle  mesme,  elle  fait 
en  moy  ses  commencemens  beaucoup  plus  aspres  et  difficiles  qu'elle 
n'a  accoustumé.  Les  accès  me  reprennent  si  souuent,  que  ie  ne  sens 
quasi  plus  d'entière  santé  :  ie  maintien  toutesfois,  iusques  à  cette 
heure,  mon  esprit  en  telle  assiette,  que  pourueu  que  i'y  puisse  ap- 
porter de  la  constance,  ic  me  treuue  en  assez  meilleure  condition 
de  vie,  que  mille  autres,  qui  n'ont  ny  fiéure,  ny  rnal,  que  celuy  qu'ils 
se  donnent  eux  mesmes,  par  la  faute  de  leurs  discours.  Il  est 
certaine  façon  d'humilité  subtile,  qui  naist  de  la  présomption  : 
comme  ceste-cy  :  Que  nous  recognoissons  nostre  ignorance,  en  plu- 
sieurs choses,  et  sommes  si  courtois  d'auoiier,  qu'il  y  ait  es  ouura- 
ges  de  Nature,  aucunes  qualitez  et  conditions,  qui  nous  sont  im- 
perceptibles, et  desquelles  nostre  suffisance  ne  peut  descouurir  les 
moyens  et  les  causes.  Par  cette  honneste  et  conscientieuse  déclara- 
tion, nous  espérons  gaigncr  qu'on  nous  croira  aussi  de  celles,  que 
nous  dirons,  entendre.  Nous  nauons  que  faire  d'aller  trier  des  mi- 
cles  et  des  difficultez  estrangeres  :  il  me  semble  que  parmy  les 
choses  que  nous  voyons  ordinairement,  il  y  a  des  estrangetez  si 
incompréhensibles,  qu'elles  surpassent  toute  la  difficulté  des  mi- 
racles. Quel  monstre  est-ce,  que  cette  goutte  de  semence,  dequoy 
nous  sommes  produits,  porte  en  soy  les  impressions,  non  de  la 
forme  corporelle  seulement,  mais  des  pensemens  et  des  inclina- 
tions de  nos  pères?  Cette  goutte  d'eau,  où  loge  elle  ce  nombre  inflny 
de  formes?  et  comme  portent  elles  ces  ressemblances,  d'vn  progrez 
si  téméraire  et  si  desreglé,  que  l'arriére  fils  respondra  à  son  bis- 
ayeul,  le  nepueu  à  l'oncle?  En  la  famille  de  Lepidus  à  Rome,  il  y 
en  a  eu  trois,  non  de  suite,  mais  par  interualles,  qui  nasquirent  vn 
mesme  œuil  couuert  de  cartilage.  A  Thebes  il  y  auoit  vne  race  qui 
portoit  dés  le  ventre  de  la  mère,  la  forme  d'vn  fer  de  lance,  et  qui 
ne  le  portoit,  estoit  tenu  illégitime.  Aristote  dit  qu'en  certaine  na- 
tion, où  les  femmes  çstoient  communes,  on  assignoit  les  enfans  à 
leurs  pères,  par  la  ressemblance.      Il  est  à  croire  que  ie  dois  à  mon 


TRADUCTION.  —  LIV.  II,  CH.  XXXVII.  31 

(Virgile).  »  Et  cependant,  pour  un  apprenti,  je  suis  soumis  à  une 
assez  rude  épreuve;  la  transition  a  été  bien  prompte  et  bien  dure, 
étant  passé  tout  à  coup  d'une  vie  très  douce  et  très  heureuse,  à  un 
état  des  plus  douloureux  et  des  plus  pénibles  qui  se  puissent  ima- 
giner; outre  que  cette  maladie  est  i'ort  redoutable  par  elle-même, 
elle  a  eu  chez  moi  des  débuts  beaucoup  plus  aigus  et  difficiles 
qu'ils  ne  sont  d'ordinaire,  elles  accès  me  reviennent  si  souvent  que 
ma  santé  m'en  paraît  atteinte  à  tout  jamais.  Je  suis  toutefois  par- 
venu jusqu'ici  à  me  maintenir  dans  une  situation  d'esprit  telle  que, 
si  elle  ne  s'altère  pas,  je  me  trouverai  avoir  encore  une  existence 
en  meilleures  conditions  que  mille  autres,  qui  ne  souffrent  ni  de  la 
fièvre,  ni  d'autre  mal  que  celui  qu'ils  se  donnent  à  eux-mêmes 
parce  que  leur  jugement  est  en  défaut. 

Ce  qui  Tétonne  et  ne  peut  s'expliquer,  ce  sont  ces  trans- 
missions physiques  et  morales,  directes  et  indirectes  des 
pères,  aïeux  et  bisaïeuls  aux  enfants.  —  Il  est  un  genre 
d'humilité  fort  adroite,  qui  naît  de  la  présomption  :  c'est  de  recon- 
naître notre  ignorance  en  certaines  choses  et  d'avouer  courtoise- 
ment que  dans  les  œuvres  de  la  nature,  il  y  a  des  qualités  et  des 
conditions  que  nous  ne  pouvons  saisir,  dont  nous  sommes  impuis- 
sants à  découvrir  les  moyens  et  les  causes.  Par  cette  honnête  et 
consciencieuse  déclaration,  nous  espérons  gagner  qu'on  nous  croira 
aussi,  quand  nous  parlerons  de  choses  que  nous  disons  compren- 
dre. A  quoi  bon  faire  un  triage  parmi  les  miracles  et  les  choses 
échappant  à  notre  entendement  qui  ne  nous  touchent  pas!  il  me 
semble  que  parmi  celles  que  nous  avons  continuellement  sous  les 
yeux,  il  y  en  a  de  si  étrangement  incompréhensibles,  qu'elles  sur- 
passent tous  les  miracles,  par  la  difficulté  que  nous  avons  de  les 
expliquer.  Quelle  chose  prodigieuse  n'est-ce  pas,  que  cette  goutte 
prolifique  qui  nous  engendre  et  qui  porte  avec  elle  des  empreintes, 
non  seulement  de  la  constitution  physique  de  nos  pères,  mais  aussi 
de  leurs  pensées  et  de  leurs  penchants?  Où  se  loge,  en  cette  goutte 
d'eau,  ce  nombre  infini  de  formes  embryonnaires?  Comment  ces 
germes  de  ressemblance  sont-ils  disposés  en  elle,  pour  que,  par 
une  progression  singulière  et  qui  échappe  à  toute  règle,  un  arrière- 
petit-fils  tienne  de  son  bisaïeul,  un  neveu  de  son  oncle?  Dans  la 
maison  des  Lépidc,  à  Rome,  trois  membres  de  cette  famille,  non 
de  père  en  fils,  mais  avec  des  intervalles  dans  la  filiation,  sont 
nés  avec  des  taies  sur  le  même  œil.  A  Thôbes,  il  y  avait  une 
lignée  oîi  chacun,  alors  qu'il  était  encore  dans  le  sein  de  la 
mère,  portait  une  empreinte  de  fer  de  lance,  si  bien  que  ceux  qui 
ne  l'avaient  pas,  étaient  tenus  pour  illégitimes.  Aristote  dit  que 
chez  un  peuple  où  les  femmes  étaient  en  commun,  on  attribuait 
aux  pères  leurs  enfants,  par  la  ressemblance  des  uns  avec  les 
autres. 

Il  pense  tenir  de  son  père  ce  mal  de  la  pierre  dont  il  est 
affligé,  comme  aussi  il  a  hérité  de  lui  son  antipathie  pour 
les  médecins.  —  Il  est  à  croire  que  je  dois  à  mon  père  cette 


32  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

père  cette  qualité  pierreuse  :  car  il  mourut  merueilleusement  affligé 
d'vne  grosse  pierre,  qu'il  auoit  ou  la  vessie.  Il  ne  s'apperceut  de  son 
mal,  que  le  soixante  septiesme  an  de  son  aage  :  et  auant  cela  il 
n'en  auoit  eu  aucune  menasse  ou  ressentiment,  aux  reins,  aux  cos- 
tez,  ny  ailleurs  :  et  auoit  vescu  iusques  lors,  en  vnc  heureuse  santé, 
et  bien  peu  subiette  à  maladies,  et  dura  cncores  sept  ans  en  ce  mal, 
traînant  vne  fin  de  vie  bien  douloureuse.  l'estoy  nay  vingt  cinq  ans 
et  plus,  auant  sa  maladie,  et  durant  le  cours  de  son  meilleur  estât, 
le  troisiesme  de  ses  enfans  en  rang  de  naissance.  Où  se  couuoit 
tant  de  temps,  la  propension  à  ce  défaut?  Et  lors  qu'il  estoit  si 
loing  du  mal,  cette  légère  pièce  de  sa  substance,  dequoy  il  me  bas- 
tit,  comment  en  portoit  elle  pour  sa  part,  vne  si  grande  impres- 
sion? Et  comment  encore  si  couuerte,  que  quarante  cinq  ans  après, 
i'aye  commencé  à  m'en  ressentir?  seul  iusques  à  cette  heure,  entre 
tant  de  frères,  et  de  sœurs,  et  tous  d'vnc  mère.  Qui  m'esclaircira  de 
ce  progrez,  ie  le  croiray  d'autant  d'autres  miracles  qu'il  voudra  : 
pourueu  que,  comme  ils  font,  il  ne  me  donne  en  payement,  vne 
doctrine  beaucoup  plus  difficile  et  fantastique,  que  n'est  la  chose 
mesme.  Que  les  médecins  excusent  vn  peu  ma  liberté  :  car  par 
cette  mesme  infusion  et  insinuation  fatale,  i'ay  receu  la  haine  et  le 
mespris  de  leur  doctrine.  Cette  antipathie,  que  i'ay  à  leur  art,  m'est 
héréditaire.  Mon  pcre  a  vescu  soixante  et  quatorze  ans,  mon  ayeul 
soixante  et  neuf,  mon  bisayeul  près  de  quatre  vingts,  sans  auoir 
gouslé  aucune  sorte  de  médecine.  Et  entre  eux,  tout  ce  qui  n'estoit 
de  l'vsage  ordinaire,  tcnoit  lieu  de  drogue.  La  médecine  se  forme 
par  exemples  et  expérience  :  aussi  fait  mon  opinion.  Voyla  pas  vne 
bien  expresse  expérience,  et  bien  aduantageuse?  le  ne  sçay  s'ils 
m'en  trouueront  trois  en  leurs  registres,  nais,  nourris,  et  trespas- 
sez,  en  mesme  fouïer,  mesme  toict,  ayans  autant  vescu  par  leur 
conduite.  Il  faut  qu'ils  m'aduoiient  en  cela,  que  si  ce  n'est  la  raison, 
aumoins  que  la  Fortune  est  de  mon  party  :  or  chez  les  médecins. 
Fortune  vaut  bien  mieux  que  la  raison.  Qu'ils  ne  me  prennent  point 
à  cette  heure  à  leur  aduantage,  qu'ils  ne  me  menassent  point, 
atterré  comme  ie  suis  :  ce  seroit  supercherie.  Aussi  à  dire  la  vérité, 
i'ay  assez  gaigné  sur  eux  par  mes  exemples  domestiques,  encore 
qu'ils  s'arrestent  là.  Les  choses  humaines  n'ont  pas  tant  de  cons- 
tance :  il  y  a  deux  cens  ans,  il  ne  s'en  faut  que  dix-huict,  que  cet 
essay  nous  dure  :  car  le  premier  nasquit  l'an  mil  quatre  cens  deux. 
C'est  vrayment  bien  raison,  que  cette  expérience  commence  à  nous 
faillir.  Qu'ils  ne  me  reprochent  point  les  maux,  qui  me  tiennent 
asteure  à  la  gorge  :  d'auoir  vescu  sain  quarante  sept  ans  pour  ma 


TRADUCTION.  —  LIV.  II,  CH.  XXXVII.  33 

disposition  à  la  pierre;  car  il  est  mort  d'un  calcul  de  forte  dimen- 
sion qu'il  avait  dans  la  vessie  et  dont  il  souffrait  considérablement. 
Il  ne  s'est  aperçu  de  son  mal  que  dans  sa  soixante-septième  année  ; 
jusque-là,  il  n'avait  rien  éprouvé  de  nature  à  le  mettre  sur  ses 
gardes,  rien  ressenti  ni  dans  les  reins,  ni  dans  le  côté,  ni  ailleurs; 
il  avait  vécu  jusqu'alors  en  parfaite  santé  et  n'était  pas  sujet  aux 
maladies;  celle-ci  dura  encore  sept  ans,  durant  lesquels  il  mena 
une  fm  d'existence  des  plus  douloureuses.  J'étais  né  vingt-cinq  ans, 
et  même  davantage,  avant  que  le  mal  ne  se  déclarât,  alors  que  sa 
santé  était  dans  son  meilleur  état;  par  ordre  de  naissance,  j'étais 
le  troisième  de  ses  enfants.  Où,  pendant  tout  ce  temps,  a  couvé 
cette  propension  à  cette  infirmité  ;  et,  alors  que  mon  père  était  si 
loin  d'en  souffrir,  comment  cette  si  faible  émanation  de  lui-même, 
d'oîi  je  suis  sorti,  a-t-elle  été,  pour  sa  part,  impressionnée  au  point 
que  je  n'ai  commencé  à  la  ressentir  que  quarante-cinq  ans  après, 
et  que,  jusqu'ici,  de  tant  de  frères  et  de  sœurs,  tous  issus  de  la 
même  mère,  je  sois  le  seul  dans  ce  cas?  Celui  qui  m'éclairera  à  cet 
égard,  peut  être  assuré  que  je  le  croirai  dans  les  explications  qu'il 
me  donnera  sur  tous  autres  miracles  qu'il  voudra,  pourvu  qu'il  ne 
me  paie  pas,  comme  cela  arrive  d'ordinaire,  d'une  théorie  beau- 
coup plus  fantastique  et  difficile  à  admettre  que  la  chose  elle- 
même. 

Que  les  médecins  excusent  un  peu  ma  liberté  de  langage;  mais 
cette  infusion,  cette  insinuation  œuvre  de  la  fatalité,  m'ont  égale- 
ment communiqué  la  haine  et  le  mépris  que  je  porte  à  leurs  doc- 
trines; cette  antipathie  pour  leur  art  m'est  héréditaire.  Mon  père 
a  vécu  soixante-^quatorze  ans;  mon  aïeul,  soixante-neuf;  mon  bi- 
saïeul, près  de  quatre-vingts;  tous,  sans  avoir  pris  aucun  remède 
d'aucune  sorte,  et,  pour  eux,  tout  ce  qui  n'était  pas  d'usage  ordi- 
naire, était  considéré  comme  drogue.  La  médecine  s'est  formée 
d'observations  et  d'expérience  ;  il  en  a  été  de  même  de  ma  manière 
de  voir.  Cette  longévité  n'est-elle  pas  un  fait  d'expérience  des 
mieux  établi?  Je  ne  sais  si  tous  les  médecins  réunis  pourraient 
relever  sur  leurs  registres  trois  cas  pareils  d'hommes  nés,  élevés 
et  morts  au  môme  foyer,  sous  le  même  toit,  ayant  vécu  autant 
grâce  à  leur  intervention.  Ils  seront  bien  obligés  d'avouer  que  si, 
en  cela,  la  raison  n'est  pas  pour  moi,  j'ai  du  moins  de  mon  côté  le 
hasard;  or,  chez  eux,  le  hasard  est  un  bien  plus  grand  maître  que 
la  raison.  Qu'ils  ne  tirent  pas  avantage  de  ma  situation  présente, 
qu'ils  ne  me  menacent  pas;  atterré  comme  je  le  suis,  ce  ne  serait 
pas  loyal.  A  dire  vrai,  les  exemples  tirés  de  ma  propre  famille,  me 
donnent  assez  avantage  sur  eux,  bien  qu'ils  s'arrêtent  là  ;  mais  les 
choses  humaines  persistent  rarement  aussi  longtemps,  et  il  ne  s'en 
faut  que  de  dix-huit  ans,  que  celle-ci  ait  déjà  une  durée  de  deux 
cents  ans,  la  naissance  de  mon  bisaïeul  remontant  en  effet  à  l'an 
mil  quatre  cent  deux;  il  ne  serait  donc  pas  étonnant  que  cette 
expérience  commençât  à  tourner  autrement.  Qu'ils  ne  me  repro- 
chent pas  les  maux  qui  m'assaillent  à  cette  heure;  j'ai  vécu  pour 

ESSAIS  DE   MONTAIGNE,    —  T.    lU.  3 


34  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

part,  n'est-ce  pas  assez?  Quand  ce  sera  le  bout  de  ma  carrière,  elle 
est  des  plus  longues.  Mes  ancestres  auoient  la  médecine  à  con- 
tre-cœur par  quelque  inclination  occulte  et  naturelle,  car  la  veuc 
mesme  des  drogues  faisoit  horreur  à  mon  père.  Le  Seigneur  de 
Gauiac  mon  oncle  paternel,  homme  d'Eglise,  maladif  dés  sa  nais- 
sance, et  qui  fit  toutesfois  durer  cette  vie  débile,  iusques  à  soixante 
sept  ans,  estant  tombé  autrefois  en  vne  grosse  et  véhémente  fiéure 
continue,  il  fut  ordonné  par  les  médecins,  qu'on  luy  declaireroit, 
s'il  ne  se  vouloit  ayder  (ils  appellent  secours  ce  qui  le  plus  souuent 
est  empeschement)  qu'il  estoit  infailliblement  mort.  Ce  bon  homme, 
tout  effrayé  comme  il  fut  de  cette  horrible  sentence  :  Si,  respondit- 
il,  ie  suis  donq  mort  :  mais  Dieu  rendit  tantost  après  vain  ce  pro- 
gnostique.  Le  dernier  des  frères,  ils  estoyent  quatre,  Sieur  de  Bus- 
saguet,  et  de  bien  loing  le  dernier,  se  soubmit  seul,  à  cet  art  :  pour 
le  commerce,  ce  croy-ie,  qu'il  auoit  auec  les  autres  arts  :  car  il 
estoit  conseiller  en  la  cour  de  parlement  :  et  luy  succéda  si  mal, 
qu'estant  par  apparence  de  plus  forte  complexion,  il  mourut  pour- 
tant long  temps  auant  les  autres,  sauf  vn,  le  Sieur  de  Sainct  Mi- 
chel. Il  est  possible  que  i'ay  receu  d'eux  cette  dyspathie  naturelle 
à  la  médecine  :  mais  s'il  n'y  eust  eu  que  cette  considération,  l'eusse 
essayé  de  la  forcer.  Car  toutes  ces  conditions,  qui  naissent  en  nous 
sans  raison,  elles  sont  vitieuses  :  c'est  vne  espèce  de  maladie  qu'il 
faut  combattre.  Il  peult  estre,  que  l'y  auois  cette  propension,  mais 
ie  I'ay  appuyée  et  fortifiée  par  les  discours,  qui  m'en  ont  estably 
l'opinion  que  l'en  ay.  Car  ie  hay  aussi  cette  considération  de  refu- 
ser la  médecine  pour  l'aigreur  de  son  goust.  Ce  ne  seroit  aysément 
mon  humeur,  qui  trouue  la  santé  digne  d'estre  r'achetée,  par  tous 
les  cautères  et  incisions  les  plus  pénibles  qui  se  facent.  Et  suyuant 
Epicurus,  les  voluptez  me  semblent  à  euiter,  si  elles  tirent  à  leurs 
suittes  des  douleurs  plus  grandes  :  et  les  douleurs  à  rechercher, 
qui  tirent  à  leur  suitte  des  voluptez  plus  grandes.  C'est  vne  prc- 
tieuse  chose,  que  la  santé  :  et  la  seule  qui  mérite  à  la  vérité  qu'on 
y  employé,  non  le  temps  seulement,  la  sueur,  la  peine,  les  biens, 
mais  encore  la  vie  à  sa  poursuite  :  d'autant  que  sans  elle,  la  vie 
nous  vient  à  estre  iniurieuse.  La  volupté,  la  sagesse,  la  science  et 
la  vertu,  sans  elle  se  ternissent  et  esuanouyssent.  Et  aux  plus 
fermes  et  tendus  discours,  que  la  philosophie  nous  veuille  impri- 
mer au  contraire,  nous  n'auons  qu'à  opposer  l'image  de  Platon, 
estant  frappé  du  haut  mal,  ou  d'vne  apoplexie  :  et  en  cette  presup- 
position  le  defiier  d'appeller  à  son  secours  les  riches  facultez  de 


TRADUCTION.  —  LIV.  II,  CH.  XXXVII.  35 

ma  part  quarante-sept  ans  en  parfaite  santé,  n'est-ce  pas  suffisant? 
Si  ma  vie  prenait  fin  à  ce  moment,  elle  serait  encore  des  plus 
longues. 

Mes  ancêtres,  par  une  tendance  qui  était  dans  leur  nature,  et  qui 
chez  eux  était  irraisonnée,  appréciaient  peu  la  médecine;  la  seule 
vue  des  drogues  faisait  horreur  à  mon  père.  Le  sieur  de  Gaviac,  mon 
oncle  paternel,  homme  d'église,  était  maladif  depuis  sa  naissance; 
il  n'en  a  pas  moins  vécu,  avec  sa  santé  débilo,  jusqu'à  soixante- 
sept  ans.  Ayant  été  pris  jadis  d'une  forte  et  violente  fièvre  continue, 
les  médecins  décidèrent  de  lui  déclarer  que  s'il  ne  voulait  pas  s'en 
remettre  à  leurs  soins  (ils  appellent  soins  ce  qui  le  plus  souvent  nous 
empêche  de  guérir),  il  était  infailliblement  perdu.  Le  bon  homme, 
fort  effrayé  de  cette  horrible  sentence,  leur  répondit  :  «  Alors,  c'en 
est  fait,  je  suis  un  homme  mort  »  ;  mais  Dieu  ne  tarda  pas  à  met- 
tre ce  pronostic  en  défaut.  Ils  étaient  quatre  frères;  seul,  le  sieur 
de  Bussaguet,  qui  était  le  plus  jeune  et  de  beaucoup,  eut  recours  à 
eux;  je  suis  porté  à  croire  que  c'était  en  raison  des  rapports  qu'il 
avait  avec  les  personnes  d'autres  professions,  car  lui-même  était 
conseiller  au  parlement.  Mal  lui  en  prit,  car  bien  que  paraissant 
le  plus  robuste  de  constitution  des  quatre,  il  mourut  longtemps 
avant  les  autres;  un  seul,  le  sieur  de  Saint-Michel,  l'avait  précédé 
au  tombeau. 

Motif  du  peu  d'estime  en  laquelle  il  tient  leur  science  ; 
elle  fait  plus  de  malades  qu'elle  n'en  guérit.  —  Il  est  pos- 
sible que  je  tienne  d'eux  cette  aversion  naturelle  pour  la  médecine; 
mais,  s'il  n'y  eût  eu  que  cette  seule  considération,  j'aurais  essayé 
de  la  surmonter,  car  tous  ces  partis  pris  qui  naissent  en  nous  sans 
raison,  sont  mauvais  ;  c'est  une  sorte  de  maladie  qu'il  faut  combat- 
tre. Peut-être  était-ce  une  prédisposition,  mais,  depuis,  la  raison 
est  survenue  qui,  l'appuyant  et  la  fortifiant,  a  déterminé  l'opinion 
que  j'en  ai,  car  je  hais  également  de  se  déclarer  contre  cet  art  en 
raison  de  ce  que  ses  procédés  ont  de  désagréable.  Ce  serait  con- 
traire à  ma  disposition  d'esprit  qui  me  porte  à  trouver  que  la  santé 
vaut  d'être  conservée  au  prix  de  toutes  les  incisions  et  cautérisa- 
tions, si  pénibles  qu'elles  soient;  car  si,  d'accord  avec  Épicure,  les 
voluptés  qui  ont  pour  conséquence  des  douleurs  trop  grandes 
me  semblent  à  éviter,  les  douleurs  qui  ont  pour  résultat  des  vo- 
luptés qui  les  excèdent  me  paraissent  à  rechercher.  —  C'est  une 
chose  précieuse  que  la  santé,  la  seule  qui,  en  vérité,  mérite  qu'on 
y  emploie  pour  se  la  procurer,  non  seulement  le  temps,  la  sueur, 
la  peine,  les  biens  dont  on  dispose,  mais  la  vie  elle-même;  d'au- 
tant que,  sans  elle,  l'existence  nous  devient  'pénible  et  à  charge; 
sans  elle,  la  volupté,  la  sagesse,  la  science,  la  vertu  elle-même  se 
ternissent  et  s'évanouissent.  Aux  raisonnements  les  plus  fermes  et 
les  plus  serrés  par  lesquels  la  philosophie  pourrait  chercher  à  nous 
prouver  le  contraire,  il  suffit  d'opposer  l'impossibilité  dans  laquelle 
Platon,  supposé  frappé  d'un  accès  d'épilepsie  ou  d'une  attaque 
d'apoplexie,  se  serait  trouvé  de  tirer  la  moindre  aide  des  riches 


36  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

son  ame.  Toute  voyc  qui  nous  mcneroit  à  la  santé,  ne  se  peut  dire 
pour  moy  ny  aspre,  ny  chcre.  Mais  i'ay  quelques  autres  apparences, 
qui  me  font  estrangement  deffier  de  toute  cette  marchandise.  le  ne 
dy  pas  qu'il  n'y  en  puisse  auoir  quelque  art  :  qu'il  n'y  ait  parmy 
tant  d'onurages  de  Nature,  des  choses  propres  à  la  conseruation  de 
nostre  santé,  cela  est  certain.  l'entends  bien,  qu'il  y  a  quelque  sim- 
ple qui  humecte,  quelque  autre  qui  assèche  :  ie  sçay  par  expé- 
rience, et  que  les  refforts  produisent  des  vents,  et  que  les  feuilles 
du  séné  laschent  le  ventre  :  ie  sçay  plusieurs  telles  expériences  : 
comme  ie  sçay  que  le  mouton  me  nourrit,  et  que  le  vin  m'eschauffe. 
Et  disoit  Selon,  que  le  manger  estoit,  comme  les  autres  drogues, 
vne  médecine  contre  la  maladie  de  la  faim.  le  ne  desaduouë  pas 
l'vsage,  que  nous  tirons  du  monde,  ny  ne  double  de  la  puissance  et 
vberté  de  Nature,  et  de  son  application  à  nostre  besoing.  le  vois 
bien  que  les  brochets,  et  les  arondes  se  trouuent  bien  d'elle.  le  me 
deffie  des  inuentions  de  nostre  esprit  :  de  nostre  science  et  art  :  en 
faueur  duquel  nous  l'auons  abandonnée,  et  ses  règles  :  et  auquel 
nous  ne  sçauons  tenir  modération,  ny  limite.  Comme  nous  appel- 
ions iustice,  le  pastissage  des  premières  loix  qui  nous  tombent  en 
main,  et  leur  dispensation  et  pratique,  très  inepte  souuent  et  très 
inique.  Et  comme  ceux,  qui  s'en  moquent,  et  qui  l'accusent,  n'en- 
tendent pas  pourtant  iniurier  cette  noble  vertu  :  ains  condamner 
seulement  l'abus  et  profanation  de  ce  sacré  titre.  De  mesme,  en  la 
médecine,  i'honore  bien  ce  glorieux  nom,  sa  proposition,  sa  pro- 
messe, si  vtile  au  genre  humain  :  mais  ce  qu'il  désigne  entre  nous, 
ie  ne  l'honore,  ny  l'estime.  En  premier  lieu  l'expérience  me  le 
fait  craindre  :  car  de  ce  que  i'ay  de  cognoissance,  ie  ne  voy  nulle 
race  de  gens  si  tost  malade,  et  si  tard  guérie,  que  celle  qui  est 
soubs  la  iurisdiction  de  la  médecine.  Leur  santé  mesme  est  altérée 
et  corrompue,  par  la  contrainte  des  régimes.  Les  médecins  ne  se 
contentent  point  d'auoir  la  maladie  en  gouuernement,  ils  rendent 
la  santé  malade,  pour  garder  qu'on  ne  puisse  en  aucune  saison 
eschapper  leur  authorité.  D'vne  santé  constante  et  entière,  n'en 
tirent  ils  pas  l'argument  d'vne  grande  maladie  future?  I'ay  esté 
assez  souuent  malade  ;  i'ay  trouué  sans  leurs  secours,  mes  mala- 
dies aussi  douces  à  supporter  (et  en  ay  essayé  quasi  de  toutes  les 
sortes)  et  aussi  courtes,  qu'à  nul  autre  :  et  si  n'y  ay  point  mesié 
l'amertume  de  leurs  ordonnances.  La  santé,  ie  I'ay  libre  et  entière, 
sans  règle,  et  sans  autre  discipline,  que  de  ma  coustume  et  de  mon 
plaisir.  Tout  lieu  m'est  bon  à  m'arrester  :  car  il  ne  me  faut  autres 
commoditez  estant  malade,  que  celles  qu'il  me  faut  estant  sain.  le 


TRADUCTION.  —  LIV.  Il,  CH.  XXXVII.  37 

facultés  de  son  âme.  Tout  chemin  qui  mènerait  à  la  santé,  ne  se- 
rait pour  moi  ni  rude,  ni  coûteux;  mais  j'ai  certaines  raisons,  au 
moins  apparentes,  qui  font  que  je  me  défie  étrangement  de  toutes 
les  assertions  des  médecins.  Je  ne  dis  pas  que  la  médecine  n'ait 
quelques  données  sérieuses;  que,  parmi  tant  de  productions  de  la 
nature,  il  n'y  en  ait  pas  qui  soient  propres  à  la  conservation  de 
notre  santé,  cela  est  certain  :  je  sais  qu'il  y  a  des  herbes  qui  pro- 
voquent la  transpiration,  d'autres  qui  l'arrêtent;  je  sais,  par  ex- 
périence, que  le  raifort  produit  des  vents,  et  que  les  feuilles  de 
séné  amènent  un  relâchement  du  ventre;  plusieurs  autres  faits 
d'observation  me  sont  connus,  tout  comme  je  sais  que  le  mouton 
est  nourrissant  et  que  le  vin  réconforte;  Solon  ne  disait- il  pas  que 
manger  est  un  médicament  comme  un  autre,  que  c'est  le  remède 
qui  s'emploie  contre  la  maladie  de  la  faim.  Je  ne  désavoue  pas  que 
nous  mettions  à  prolit  les  productions  de  ce  monde,  et  ne  doute 
pas  de  la  puissance  et  des  ressources  de  la  nature,  ni  de  la  possi- 
bilité de  la  faire  servir  à  nos  besoins;  je  vois  combien  les  brochets 
et  les  hirondelles  se  trouvent  parfaitement  de  s'en  remettre  à  elle  ; 
mais  je  me  défie  des  inventions  de  notre  esprit,  de  notre  science, 
de  notre  art,  pour  lesquelles  nous  l'avons  abandonnée  elle  et  ses 
règles,  et  que  nous  ne  savons  contenir  dans  de  sages  limites.  —  De 
même  que  nous  décorons  du  nom  de  justice  un  fatras  des  premiè- 
res lois  venues,  mises  en  vigueur  et  appliquées  dans  des  conditions 
souvent  fort  ineptes  et  fort  iniques,  et  que  ceux  qui  critiquent  un 
pareil  système  et  le  dénoncent,  n'entendent  pourtant  pas  condam- 
ner cette  noble  vertu  dont  il  a  emprunté  le  nom,  mais  seulement 
l'abus  et  la  profanation  de  cette  appellation  si  respectable;  de 
même,  dans  la  médecine,  j'honore  son  nom  glorieux,  ce  qu'elle  se 
propose,  ce  qu'elle  nous  promet  de  si  grande  utilité  pour  le  genre 
humain;  mais  ce  à  quoi  nous  l'appliquons,  quand  nous  en  parlons, 
je  ne  l'honore,  ni  l'estime. 

En  premier  lieu,  l'expérience  m'a  appris  à  redouter  les  méde- 
cins; car,  à  ma  connaissance,  il  n'est  pas  de  gens  si  tôt  malades, 
si  tard  guéris,  que  ceux  qui  se  mettent  entre  leurs  mams;  leur 
santé  elle-même  est  altérée  et  compromise  par  les  régimes  qu'on 
leur  impose.  Les  médecins  ne  se  contentent  pas  de  régenter  la 
maladie,  ils  vont  jusqu'à  rendre  la  santé  malade,  afin  qu'en  aucun 
moment  on  ne  puisse  échapper  à  leur  autorité  ;  d'une  santé  qui,  ja- 
mais, ne  laisse  rien  à  désirer,  ne  concluent-ils  pas  qu'elle  est  l'indice 
d'une  maladie  grave  qui  surviendra  dans  l'avenir?  J'ai  été  assez  sou- 
vent malade  et,  sans  avoir  recours  à  eux,  mes  maladies,  et  j'en  ai 
eu,  je  puis,  dire  de  toutes  sortes,  ne  m'ont  pas  plus  fait  souffrir  et 
ont  été  aussi  courtes  que  chez  n'importe  quel  autre,  sans  que  j'y  aie 
mêlé  l'amertume  de  leurs  ordonnances.  Quand  je  suis  en  santé,  j'en 
agis  complètement  à  ma  guise,  sans  m'imposer  de  règle,  ne  tenant 
compte  que  de  mes  habitudes  et  de  mon  plaisir.  Si  je  voyage,  tout 
lieu  m'est  bon  pour  y  stationner,  parce  que  lorsque  je  suis  malade, 
je  n'ai  pas  besoin  d'un  régime  autre  que  celui  que  j'observe  étant 


38  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

ne  me  passionne  point  d'estre  sans  médecin,  sans  apotiquaire,  et 
sans  secours  :  deqiioy  i'en  voy  la  plus  part  plus  affligez  que  du 
mal.  Quoy?  eux  mesmes  nous  font  ils  voir  de  l'heur  et  de  la  durée 
en  leur  vie,  qui  nous  puisse  tesmoigner  quelque  apparent  effect  de 
leur  science?  Il  n'est  nation  qui  n'ait  esté  plusieurs  siècles  sans  la 
médecine  :  et  les  premiers  siècles,  c'est  à  dire  les  meilleurs  et  les 
plus  heureux  :  et  du  monde  la  dixiesme  partie  ne  s'en  sert  pas  en- 
cores  à  cette  heure.  Infinies  nations  ne  la  cognoissent  pas,  où  l'on 
vit  et  plus  sainement,  et  plus  longuement,  qu'on  ne  fait  icy  :  et 
parmy  nous,  le  commun  peuple  s'en  passe  heureusement.  Les  Ro- 
mains auoyent  esté  six  cens  ans,  auant  que  de  la  receuoir  :  mais 
après  l'auoir  essayée,  ils  la  chassèrent  de  leur  ville,  par  l'entremise 
de  Caton  le  Censeur,  qui  montra  combien  aysément  il  s'en  pouuoit 
passer,  ayant  vescu  quatre  vingts  et  cinq  ans  :  et  faict  viure  sa 
femme  iusqu'à  l'extrême  vieillesse,  non  pas  sans  médecine  :  mais 
ouy  bien  sans  médecin  :  car  toute  chose  qui  se  trouue  salubre  à 
nostre  vie,  se  peut  nommer  médecine.  Il  entretenoit,  ce  dit  Plutar- 
que,  sa  famille  en  santé,  par  l'vsage,  ce  me  semble,  du  heure. 
Comme  les  Arcades,  dit  Pline,  guérissent  toutes  maladies  auec  du 
laict  de  vache.  Et  les  Lybiens,  dit  Hérodote,  iouyssent  populaire- 
ment d'vne  rare  santé,  par  cette  coustume  qu'ils  ont  :  après  que 
leurs  enfants  ont  atteint  quatre  ans,  de  leur  causterizer  et  brusler 
les  veines  du  chef  et  des  temples  :  par  où  ils  coupent  chemin  pour 
leur  vie,  à  toute  defluxion  de  rheume.  Et  les  gens  de  village  de  ce 
pays,  à  tous  accidens  n'employent  que  du  vin  le  plus  fort  qu'ils 
peuuent,  meslé  à  force  safran  et  espice  :  tout  cela  auec  vne  fortune 
pareille.  Et  à  dire  vray,  de  toute  cette  diuersité  et  confusion 
d'ordonnances,  quelle  autre  fin  et  effect  après  tout  y  a  il,  que  de 
vuider  le  ventre?  ce  que  mille  simples  domestiques  peuuent  faire. 
Et  si  ne  sçay  si  c'est  si  vtilement  qu'ils  disent  :  et  si  nostre  nature 
n'a  point  besoing  de  la  résidence  de  ses  excremens,  iusques  à  cer- 
taine mesure,  comme  le  vin  a  de  sa  lie  pour  sa  conseruation.  Vous 
voyez  souuent  des  hommes  sains,  tomber  en  vomissemens,  ou  flux 
de  ventre  par  accident  estrangcr,  et  faire  vn  grand  vuidange  d'ex- 
cremens   sans   besoin  aucun  précèdent,  et  sans   aucune  vtihté 


TRADUCTION.  —  LIV.  II,  CH.  XXXVII.  39 

bien  portant,  par  suite  je  ne  m'inquiète  pas  de  me  trouver  sans 
médecin,  sans  apotliicaire,  sans  secours,  ce  dont  j'en  vois  qui  se 
tourmentent  plus  que  de  leur  mal.  Du  reste,  par  leur  état  de  santé 
et  la  durée  de  leur  vie,  les  médecins  sont-ils  eux-mêmes  un  témoi- 
gnage déjà  si  probant  de  bons  effets  de  leur  science? 

La  plupart  des  peuples,  entre  autres  les  Romains,  ont 
longtemps  existé  sans  connaître  les  médecins.  —  Il  n'est 
pas  de  peuple  qui  ne  soit  demeuré  plusieurs  siècles  sans  méde- 
cins; et  ces  siècles,  les  premiers  de  leur  existence,  en  furent  les 
meilleurs  et  les  plus  heureux.  Encore  à  cette  heure,  la  dixième 
partie  des  gens  de  par  le  monde  n'en  use  pas  ;  nombre  de  nations 
où  on  vit  en  meilleure  santé  et  plus  longtemps  qu'ici,  ne  les  con- 
naissent pas;  et,  parmi  nous,  le  bas  peuple  s'en  passe  et  s'en 
trouve  bien.  Les  Romains  sont  demeurés  six  cents  ans  avant  de 
les  admettre ,  et ,  après  en  avoir  essayé ,  les  ont  chassés  de  leur 
ville,  à  l'instigation  de  Caton  le  censeur,  qui  montra  comment  il 
pouvait  aisément  s'en  passer  en  vivant  quatre-vingt-cinq  ans,  et 
faisant  vivre  sa  femme  jusqu'à  l'âge  le  plus  avancé,  non  sans  le 
secours  de  la  médecine,  mais  bien  sans  celui  des  médecins,  car 
ce  nom  de  médecine  se  peut  appliquer  à  tout  ce  qui  est  suscep- 
tible de  concourir  à  la  conservation  de  notre  santé.  Il  maintenait 
sa  famille  bien  portante,  dit  Plutarque,  en  lui  faisant  manger  force 
lièvres,  je  crois;  comme  les  Arcadiens  qui,  au  dire  de  Pline,  gué- 
rissaient toutes  les  maladies  avec  du  lait  de  vache ,  et  les  Libyens 
qui,  d'après  Hérodote,  jouissent  en  général  d'une  santé  excep- 
tionnelle grâce  à  la  coutume  qu'ils  ont  de  cautériser,  en  y  appli- 
quant le  feu,  les  veines  du  cou  et  des  tempes  à  leurs  enfants, 
quand  ils  ont  atteint  l'âge  de  quatre  ans,  coupant  court  par  là,  pour 
toute  leur  vie,  à  toute  production  de  rhume.  Dans  mon  pays  même, 
les  gens  de  la  campagne  n'emploient,  pour  tous  les  accidents,  que 
du  vin  aussi  fort  qu'il  se  peut,  mêlé  à  quantité  de  safran  et  d'au- 
tres épices;  et  ils  en  usent  avec  un  égal  succès  dans  tous  les 
cas. 

L'utilité  des  purgations  imaginées  par  la  médecine 
n'est  rien  moins  que  prouvée;  sait-on  du  reste  jamais  si 
un  remède  agit  en  bien  ou  en  mal,  et  s'il  n'eût  pas  mieux 
valu  laisser  faire  la  nature  ?  —  Et  à  vrai  dire,  à  quels  autres 
but  et  effet,  tend,  après  tout  cette  diversité  d'ordonnances  confuses, 
si  ce  n'est  à  vider  le  ventre,  ce  que  peuvent  faire  mille  herbages 
que  nous  avons  constamment  sous  la  main?  et  puis,  je  ne  sais  trop 
si  cette  pratique  est  aussi  utile  qu'on  le  dit,  et  si  notre  nature  n'a 
pas  besoin  que  les  excréments  demeurent  dans  une  certaine  mesure, 
tout  comme  la  lie  du  vin  est  nécessaire  à  sa  conservation.  Ne  voit- 
on  pas  souvent  des  hommes  en  bonne  santé  avoir,  sous  l'effet  d'un 
accident  n'affectant  pas  cette  partie  du  corps,  des  vomissements  et 
des  flux  de  ventre,  et  évacuer  une  grande  quantité  d'excréments, 
sans  qu'avant  l'accident  ils  eu  eussent  besoin,  et  sans  qu'après  ce 
leur  soit  bon,  en  éprouvant  même  des  inconvénients  et  une  aggra- 


40  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

suyuante,  voire  auec  empirement  cl  dommage.  C'est  du  grand  Pla- 
ton, que  i'apprins  n'agueres,  que  de  trois  sortes  de  mouuemcnts, 
qui  «nous  appartiennent,  le  dernier  et  le  pire  est  celuy  des  purga- 
tions  :  que  nul  homme,  s'il  n'est  fol,  ne  doit  entreprendre,  qu'à 
l'extrême  nécessité.  On  va  troublant  et  esueillant  le  mal  par  oppo- 
sitions contraires.  Il  faut  que  ce  soit  la  forme  de  viure,  qui  douce- 
ment l'allanguisse  et  reconduise  à  sa  fin.  Les  violentes  harpades 
de  la  drogue  et  du  mal,  sont  tousiours  à  nostre  perte,  puis  que  la 
querelle  se  desmesle  chez  nous,  et  que  la  drogue  est  vn  secours  in- 
fiable :  de  sa  nature  ennemy  à  nostre  santé,  et  qui  n'a  accez  en 
nostre  estât  que  par  le  trouble.  Laissons  vn  peu  faire.  L'ordre  qui 
pouruoid  aux  puces  et  aux  taulpes,  pouruoid  aussi  aux  hommes, 
qui  ont  la  patience  pareille,  à  se  laisser  gouuerncr,  que  les  puces 
et  les  taulpes.  Nous  auons  beau  crier  bihore  :  c'est  bien  pour  nous 
enrouer,  mais  non  pour  l'auancer.  C'est  vn  ordre  superbe  et  impi- 
teux. Nostre  crainte,  nostre  desespoir,  le  desgouste  et  retarde  de 
nostre  ayde,  au  lieu  de  l'y  conuier.  Il  doibt  au  mal  son  cours, 
comme  à  la  santé.  De  se  laisser  corrompre  en  faneur  de  l'vn,  au 
preiudice  des  droits  de  l'autre,  il  ne  le  fera  pas  :  il  tomberoit 
en  desordre.  Suyuons  de  par  Dieu,  suyuons.  Il  meine  ceux  qui 
suyuent  :  ceux  qui  ne  le  suyuent  pas,  il  les  entraine,  et  leur  rage, 
et  leur  médecine  ensemble.  Faittes  ordonner  vue  purgation  à  vostre 
ceruelle.  Elle  y  sera  mieux  employée,  qu'à  vostre  estomach.  On 
demandoit  à  vn  Lacedemonien,  qui  l'auoit  fait  viure  sain  si  long 
temps  :  L'ignorance  de  la  médecine,  respondit-il.  Et  Adrian  l'Em- 
pereur crioit  sans  cesse  en  mourant,  que  la  presse  des  médecins 
l'auoit  tué.  Vn  mauuais  luicteur  se  fit  médecin  :  Courage,  luy  dit 
Diogenes,  tu  as  raison,  tu  mettras  à  cette  heure  en  terre  ceux  qui 
t'y  ont  mis  autresfois.  Mais  ils  ont  cet  heur,  selon  Nicocles,  que  le 
soleil  esclaire  leur  succez,  et  la  terre  cache  leur  faute.  Et  outre- 
cela,  ils  ont  vue  façon  bien  auantageuse,  à  se  seruir  de  toutes  sor- 
tes d'euenemens  :  car  ce  que  la  Fortune,  ce  que  la  Nature,  ou 
quelque  autre  cause  estrangere,  desquelles  le  nombre  est  infini, 
produit  en  nous  de  bon  et  de  salutaire,  c'est  le  priuilege  de  la  mé- 
decine de  se  l'attribuer.  Tous  les  heureux  succez  qui  arriuent  au 
patient,  qui  est  soubs  son  régime,  c'est  d'elle  qu'il  les  tient.  Les 
occasions  qui  m'ont  guery  moy,  et  qui  guérissent  mille  autres,  qui 
n'appellent  point  les'  médecins  à  leurs  secours,  ils  les  vsurpent  en 
leurs  subiects.  Et  quant  aux  mauuais  accidens,  ou  ils  les  desad- 


TRADUCTION.  —  LIV.  II,  CH.  XXXVII.  41 

vation  de  leur  état.  C'est  du  grand  Platon  que  j'ai  appris  naguère 
que  des  trois  sortes  de  perturbations  qu'il  nous  est  possible  de  pro- 
voquer en  nous,  la  dernière  et  la  pire  est  celle  occasionnée  par  les 
purgations  auxquelles  nul  homme,  à  moins  qu'il  ne  soit  fou,  ne 
doit  avoir  recours  qu'à  la  dernière  extrémité.  On  va  ainsi  troublant 
et  éveillant  le  mal  par  ce  qu'on  lui  oppose  et  dont  les  effets  sont 
contraires,  alors  qu'il  faudrait  que  ce  soit  uniquement  notre  genre 
de  vie  qui,  peu  à  peu,  l'alanguisse  et  l'amène  à  prendre  fin.  Les 
combats  violents  que  se  livrent  la  drogue  et  le  mal  sont  toujours 
à  notre  préjudice,  puisqu'ils  se  passent  en  nous  et  que  la  drogue 
ne  nous  est  que  d'un  secours  auquel  nous  ne  pouvons  nous  fier; 
que,  par  elle-même,  elle  n'est  pas  favorable  à  notre  santé  et  qu'elle 
n'a  accès  en  nous  que  parce  que  nous  ne  sommes  pas  en  bon  état. 
Laissons  un  peu  faire  la  nature  ;  l'ordre  par  lequel  elle  assure  la 
conservation  des  puces  et  des  taupes,  assure  de  même  celle  des 
hommes,  lorsque  avec  la  même  patience  qu'y  mettent  les  puces  et 
les  taupes  ils  se  laissent  gouverner  par  elle.  A  cet  ordre,  nous 
avons  beau  crier  :  Bihôrre  (Allons  vite)!  nous  arriverons  à  nous 
enrouer,  mais  non  à  activer  sa  marche  que  rien  ne  trouble  ni  inflé- 
chit; notre  crainte,  notre  désespoir,  loin  de  l'inciter  à  nous  prêter 
son  aide,  l'en  dégoûte  et  le  lui  fait  différer;  il  doit  assurer  au  mal 
aussi  bien  qu'à  la  santé  de  suivre  leur  cours,  il  ne  saurait  se  prêter 
à  favoriser  l'un  au  détriment  de  l'autre,  et  il  ne  le  fera  pas,  parce 
qu'il  ne  serait  plus  l'ordre,  il  serait  le  désordre.  Suivons-le,  de  par 
Dieu!  suivons-le;  il  dirige  ceux  qui  le  suivent;  ceux  qui  ne  le  sui- 
vent pas,  il  les  entraîne  et,  avec  eux,  leur  rage  et  leur  médecine, 
le  tout  ensemble.  Faites- vous  ordonner  une  purgation  pour  votre 
cervelle,  elle  sera  de  meilleur  effet  que  pour  votre  estomac. 

On  demandait  à  un  Lacédémonien  à  quoi  il  devait  d'avoir  vécu 
si  bien  portant  et  si  longtemps  :  «  A  ce  que  je  ne  sais  pas  ce  que 
c'est  que  se  droguer,  »  répondit-il.  —  L'empereur  Adrien,  lors  de 
sa  mort,  répétait  sans  cesse  que  l'affluence  des  médecins  l'avait 
tué.  —  Un  mauvais  lutteur  s'était  fait  médecin  :  «  Courage,  lui 
dit  Diogène,  tu  as  raison;  tu  vas  pouvoir  maintenant  mettre  en 
terre,  ceux  qui  t'y  ont  mis  autrefois.  »  —  «  Ils  ont  cette  heureuse 
chance,  disait  Nicoclès,  que  le  soleil  éclaire  leurs  succès  et  que  la 
terre  cache  leurs  fautes.  » 

Les  médecins  se  targuent  de  toutes  les  améliorations 
qu'éprouve  le  malade,  et  trouvent  toujours  à  excuser  le 
mauvais  succès  de  leurs  ordonnances.  —  En  outre,  ils  ont 
une  façon  bien  avantageuse  de  faire  tourner  à  leur  profit  les  évé- 
nements quels  qu'ils  soient  :  Si  le  hasard,  la  nature  ou  toute  autre 
cause  (et  le  nombre  en  est  infini)  à  laquelle  ils  sont  étrangers,  ont 
sur  vous  une  action  favorable  et  salutaire,  c'est  leur  privilège  de  se 
l'attribuer;  à  eux  revient  le  mérite  de  toutes  les  améliorations  que 
ressent  le  patient  qui  s'est  mis  entre  leurs  mains;  ce  qui  m'a  guéri, 
moi  et  mille  autres  qui  n'appelons  pas  les  médecins  à  notre  aide,  ils 
s'en  font  honneur  auprès  de  ceux  qu'ils  traitent.  Quant  aux  acci- 


42  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

uoûent  tout  à  fait,  en  attribuant  la  coulpe  au  patient,  par  des  rai- 
sons si  vaines,  qu'ils  n'ont  garde  de  faillir  d'en  trouuer  tousiours 
assez  bon  nombre  de  telles  :  Il  a  descouuert  son  bras,  il  a  ouy  le 
bruit  d'vn  coche  : 

Rhedarum  transitus  arcto 
Vieorum  inflexu  : 

on  a  entrouuert  sa  fenestre,  il  s'est  couché  sur  le  costé  gauche,  ou 
passé  par  sa  teste  quelque  pensement  pénible.  Somme  vue  parolle, 
vn  songe,  vne  œuillade,  leur  semble  suffisante  excuse  pour  se  des- 
charger de  faute.  Ou,  s'il  leur  plaist,  ils  se  seruent  encore  de  cet 
empirement,  et  en  font  leurs  affaires,  par  cet  autre  moyen  qui  ne 
leur  peut  iamais  faillir  :  c'est  de  nous  payer  lors  que  la  maladie  se 
trouue  reschaufee  par  leurs  applications,  de  l'asseurance  qu'ils 
nous  donnent,  qu'elle  seroit  bien  autrement  empirée  sans  leurs 
remèdes.  Celuy  qu'ils  ont  ietté  d'vn  morfondement  en  vne  fleure 
quotidienne,  il  eust  eu  sans  eux,  la  continue.  Ils  n'ont  garde  de 
faire  mal  leurs  besongnes,  puis  que  le  dommage  leur  renient  à 
profit.  Vrayement  ils  ont  raison  de  requérir  du  malade,  vne  appli- 
cation de  créance  fauorable  :  il  faut  qu'elle  le  soit  à  la  vérité  en 
bon  escient,  et  bien  souple,  pour  s'appliquer  à  des  imaginations  si 
mal  aisées  à  croire.  Platon  disoit  bien  à  propos,  qu'il  n'appartenoit 
qu'aux  médecins  de  mentir  en  toute  liberté,  puis  que  nostre  salut 
despend  de  la  vanité,  et  fauceté  de  leurs  promesses.  ^Esope  au- 
theur  de  très-rare  excellence,  et  duquel  peu  de  gens  descouurent 
toutes  les  grâces,  est  plaisant  à  nous  représenter  cette  authorité 
tyrannique,  qu'ils  vsurpent  sur  ces  panures  âmes  affoiblies  et  aba- 
tuës  par  le  mal,  et  la  crainte  :  car  il  conte,  qu'un  malade  estant 
interrogé  par  son  médecin,  quelle  opération  il  sentoit  des  medica- 
mens,  qu'il  luy  auoit  donnez  :  l'ay  fort  sué,  respondit-il.  Cela  est 
bon,  dit  le  médecin.  Vne  autre  fois  il  luy  demanda  encore,  comme 
il  s'estoit  porté  depuis  :  l'ay  eu  vn  froid  extrême,  fit-il,  et  si  ay  fort 
tremblé.  Cela  est  bon,  suyuit  le  médecin  :  à  la  troisième  fois,  il  luy 
demanda  de  rechef,  comment  il  se  portoit  :  le  me  sens,  dit-il, 
enfler  et  bouffir  comme  d'hydropisie.  Voyla  qui  va  bien,  adiousta 
le  médecin.  L'vn  de  ses  domestiques  venant  après  à  s'enquérir  à 
luy  de  son  estât  :  Certes  mon  amy,  respond-il,  à  force  de  bien 
estre,  ie  me  meurs.  II  y  auoit  en  ^Egypte  vne  loy  plus  iuste,  par 
laquelle  le  médecin  prenoit  son  patient  en  charge  les  trois  premiers 
iours,  aux  périls  et  fortunes  du  patient  :  mais  les  trois  iours  pas- 
sez, c'esloit  aux  siens  propres.  Car  quelle  raison  y  a-il,  qu'^Escula- 


TRADUCTION.  —  LIV.  II,  CH.  XXXVII.  43 

dents  fâcheux  qui  leur  arrivent,  ou  ils  les  désavouent  complètement 
et  les  imputent  à  la  faute  de  leur  malade,  en  invoquant  des  raisons 
si  futiles,  qu'ils  ne  peuvent  manquer  d'en  trouver  bon  nombre  à 
donner  :  Il  a  découvert  son  bras  ;  il  a  entendu  le  bruit  d'une  voi- 
ture, «  le  hi'uit  de  chars  embarrassés  au  détour  de  rues  étroites  (Jw- 
vénal)  »;  on  a  entr'ouvert  sa  fenêtre;  il  s'est  couché  sur  le  côté;  il 
lui  est  passé  par  la  tête  des  idées  pénibles.  En  somme,  une  pa- 
role, un  songe,  un  regard  de  quelqu'un  ayant  le  mauvais  œil  leur 
semblent  une  excuse  suffisante  pour  se  décharger  de  leur  faute. 
Ou  encore,  si  cela  leur  convient  mieux,  ils  se  servent  de  cette  ag- 
gravation au  mieux  de  leurs  intérêts,  en  s'y  prenant  de  la  manière 
suivante,  qui  ne  peut  jamais  leur  donner  de  mécompte  :  lorsque  la 
maladie  redouble  par  l'effet  de  leur  médicamentation,  ils  nous  en 
dédommagent  en  affirmant  que,  sans  leurs  remèdes,  c'eût  été  bien 
pire,  et  que  celui  dont  ils  ont  transformé  un  refroidissement  en  un 
accès  de  fièvre  passagère  eût  été,  sans  eux,  atteint  de  fièvre  conti- 
nue. Peu  leur  importe  de  ne  pas  réussir,  le  dommage  étant  tout 
profit  pour  eux.  Ils  ont  vraiment  bien  raison  de  requérir  de  leurs 
malades  une  confiance  aussi  optimiste,  et  il  la  faut  en  vérité  à  ceux- 
ci  bien  entière  et  bien  souple,  pour  en  arriver  à  accepter  tout  ce 
que  leurs  médecins  imaginent,  si  peu  croyable  que  ce  soit.  Platon 
disait  avec  juste  raison  que  les  médecins  peuvent  mentir  en  toute 
liberté,  puisque  notre  salut  dépend  de  la  frivolité  et  de  la  faus- 
seté des  assurances  qu'ils  nous  donnent.  —  Ésope,  cet  auteur  d'un 
talent  exceptionnel,  dont  peu  de  gens  sont  en  état  de  discerner  la 
grâce,  est  plaisant  quand  il  nous  décrit  l'autorité  tyrannique 
qu'ils  usurpent  sur  ces  pauvres  esprits  affaiblis  et  abattus  par  le 
mal  et  la  crainte.  Il  conte  qu'un  malade,  questionné  par  son  mé- 
decin sur  l'effet  produit  par  des  médicaments  qu'il  lui  a  fait  pren- 
dre, lui  répond  :  «  J'ai  beaucoup  transpiré.  —  Cela  est  bon,  »  dit  le 
médecin.  Une  autre  fois,  lui  ayant  demandé  comment  il  s'était 
comporté  depuis  qu'il  ne  l'avait  vu  :  «  J'ai  eu  excessivement  froid, 
lui  répond  le  malade,  et  de  violents  frissons.  —  Très  bien,  »  fait 
aussitôt  le  médecin.  Une  troisième  fois,  s'enquérant  encore  com- 
ment il  se  portait  :  «  Je  me  sens,  répond-il,  enfler  et  devenir 
bouffi,  comme  si  j'étais  hydropique.  —  Voilà  qui  est  parfait,  » 
réplique  le  médecin.  Un  des  domestiques  du  patient  venant,  après 
cette  dernière  visite,  s'informer  auprès  de  lui  de  son  état  :  «Je 
vais  bien,  mon  ami,  lui  dit-il,  si  bien  qu'à  force  d'aller  bien,  je 
me  meurs.  » 

Loi  des  Égyptiens  rendant  les  médecins  responsables 
de  Tefficacité  du  traitement  de  leurs  malades.  —  Il  y  avait 
en  Egypte  une  loi  fort  juste,  qui  déchargeait  le  médecin  de  toute 
responsabilité  pendant  les  trois  premiers  jours,  quand  un  malade 
se  confiait  à  lui;  durant  ce  temps,  son  client  était  traité  à  ses  pro- 
pres risques  et  périls;  mais,  ces  trois  jours  écoulés,  le  médecin 
devenait  responsable  et  le  traitement  passait  à  sa  charge.  Escu- 
lape,  leur  patron,  a  bien  été  frappé  de  la  foudre  pour  avoir  ra- 


44  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

plus  leur  patron  ait  esté  frappé  du  foudre,  pour  auoir  r'amené 
Hypolitus  de  mort  à  vie, 

Nam  Pater  omnipotens  aliquem  indignatus  ab  vmbris 
Mortalem  infernis,  ad  lumina  surgere  vitse, 
Ipse  repertorem  medicinse  talis  et  artis, 
Fulmine  Phœbigenam  Stygias  delrusit  ad  vndas  : 

et  ses  suyuans  soyent  absous,  qui  enuoyent  tant  d'ames  de  la  vie  à 
la  mort?  Vn  médecin  van  toit  à  Nicoclés,  son  art  estre  de  grande 
auctorité  :  Vrayement  c'est  mon,  dit  Nicoclés,  qui  peut  impuné- 
ment tuer  tant  de  gens.  Au  demeurant,  si  l'eusse  esté  de  leur 
conseil,  l'eusse  rendu  ma  discipline  plus  sacrée  et  mystérieuse  :  ils 
auoyent  assez  bien  commencé,  mais  ils  n'ont  pas  acheué  de  mesme. 
C'estoit  vn  bon  commencement,  d'auoir  fait  des  dieux  et  des  dsemons 
autheurs  de  leur  science,  d'auoir  pris  vn  langage  à  part,  vne  escri- 
ture  à  part.  Quoy  qu'en  sente  la  philosophie,  que  c'est  folie  de 
conseiller  vn  homme  pour  son  profit,  par  manière  non  intelligible  : 
Vt  si  guis  medicus  imperet  vt  sumat 

Terrigenam,  herbigradam,  domiportam,  sanguine  cassam. 

C'estoit  vne  bonne  règle  en  leur  art,  et  qui  accompagne  toutes  les 
arts  fanatiques,  vaines,  et  supernaturelles,  qu'il  faut  que  la  foy  du 
patient,  préoccupe  par  bonne  espérance  et  asseurance,  leur  effect 
et  opération.  Laquelle  règle  ils  tiennent  iusques  là,  que  le  plus 
ignorant  et  grossier  médecin,  ils  le  trouuent  plus  propre  à  celuy, 
qui  a  fiance  en  luy,  que  le  plus  expérimenté,  et  incognu.  Le  choix 
mesmes  de  la  plus  part  de  leurs  drogues  est  aucunement  mystérieux 
et  diuin.  Le  pied  gauche  d'vne  tortue,  l'vrine  d'vn  lezart,  la  fiante 
d'vn  éléphant,  le  foye  d'vne  taupe,  du  sang  tiré  soubs  l'aile  droite 
d'vn  pigeon  blanc  :  et  pour  nous  autres  coliqueux  (tant  ils  abusent 
desdaigneusement  de  nostre  misère)  des  crottes  de  rat  puluerisées, 
et  telles  autres  singeries,  qui  ont  plus  le  visage  d'vn  enchantement 
magicien,  que  de  science  solide.  le  laisse  à  part  le  nombre  imper 
de  leurs  pillules  :  la  destination  de  certains  iours  et  festes  de  l'an- 
née :  la  distinction  des  heures,  à  cueillir  les  herbes  de  leurs  ingre- 
diens  :  et  cette  grimace  rebarbatiue  et  prudente,  de  leur  port  et 
contenance,  dequoy  Pline  mesme  se  mocque.  Mais  ils  ont  failly, 
veux-ie  dire,  de  ce  qu'à  ce  beau  commencement,  ils  n'ont  adiousté 
cccy,  de  rendre  leurs  assemblées  et  consultations  plus  religieuses  et 
secrètes  :  aucun  homme  profane  n'y  deuoit  auoir  accez,  non  plus 
qu'aux  secrètes  cérémonies  d'^^isculape.  Car  il  adulent  de  cette 


TRADUCTION.  —  LIV.  II,  CH.  XXXVII.  45 

mené  Hippolyte  de  la  mort  à  la  vie  :  «  Jupiter,  indigné  qu'un  mor- 
tel eût  été  l'oppelé  de  la  nuit  infernale  à  la  lumière  du  jour,  frappa 
de  la  foudre  le  fils  d'Apollon,  r inventeur  de  cet  art  audacieux,  et  le 
précipita  dans  le  Styx  [Virgile)  »,  pourquoi  ses  successeurs,  qui 
font  passer  tant  d'àmes  de  vie  à  trépas,  seraient-ils  indemnes?  L'un 
d'eux  vantait  à  Nicoclès  l'autorité  considérable  à  laquelle  son  art 
était  parvenu  :  «  C'est  bien  mon  sentiment,  dit  Nicoclès,  puisqu'il 
peut  tuer  tant  de  gens  impunément.  » 

Le  mystère  sied  à  la  médecine;  le  charlatanisme  que 
les  médecins  apportent  dans  la  confection  de  leurs  ordon- 
nances, leur  attitude  compassée  auprès  des  malades,  en 
imposent;  ils  devraient  aussi  ne  jamais  discuter  qu'à  huis 
clos  et  se  garder  de  traiter  à  plusieurs  un  même  malade. 
—  Si  j'avais  été  admis  à  donner  mon  avis,  j'aurais  voulu  pour  eux 
des  traditions  où  la  divinité  et  le  mystère  eussent  eu  plus  de  part; 
ils  avaient  bien  commencé,  mais  ils  n'ont  pas  poursuivi.  C'était  un 
bon  point  de  départ  que  d'avoir  fait  émaner  leur  science  des  dieux 
et  des  démons,  d'avoir  pris  un  langage  à  part,  une  écriture  à  part, 
quoi  qu'en  pense  la  philosophie  qui  estime  que  c'est  folie  de  vouloir 
donner  en  termes  inintelligibles  des  conseils  à  un  homme  qui  a  à 
en  faire  son  profit  :  «  Comme  si,  pour  conseiller  à  un  malade  d'a- 
valer un  escargot,  un  médecin  lui  ordonnait  de  prendre  un  enfant  de 
la  terre,  marchant  dans  l'herbe,  dépourvu  de  sang  et  portant  sa 
maison  sur  son  dos  [Cicéron).  »  —  C'était  une  bonne  règle  pour  leur 
art,  qu'on  retrouve  du  reste  dans  tous  les  arts  "fantastiques  qui  ne 
sont  pas  sérieux  et  qui  ont  pour  base  le  surnaturel,  que  celle  qui 
pose  que  la  foi  du  patient,  par  l'espérance  et  l'assurance  qu'elle  en- 
gendre en  lui,  doit  seconder  l'action  du  médecin  et  en  faciliter 
l'effet;  cette  règle,  chez  eux,  va  jusqu'à  établir  que  le  praticien  le 
plus  ignorant,  le  plus  grossier,  si  l'on  a  confiance  en  lui,  est  pré- 
férable au  plus  expérimenté,  si  celui-ci  est  inconnu.  —  Le  choix 
même  de  leurs  drogues  a  quelque  chose  de  mystérieux  et  de  sacré  : 
le  pied  gauche  d'une  tortue,  l'urine  d'un  lézard,  la  fiente  d'un  élé- 
phant, le  foie  d'une  taupe,  du  sang  tiré  de  dessous  l'aile  droite  d'un 
pigeon  blanc,  et,  pour  nous  autres,  atteints  de  coliques  néphré- 
tiques (est-ce  assez  abuser  de  nos  misères),  des  crottes  de  rat  pul- 
vérisées et  telles  autres  prescriptions  bizarres  qui  tiennent  plus  des 
enchantements  de  la  magie  que  d'une  science  sérieuse.  Je  laisse  de 
côté  ces  autres  singularités  :  que  les  pilules  sont  à  prendre  en 
nombre  impair;  qu'il  faut,  pour  les  prendre,  faire  choix  de  certains 
jours  et  fêtes  de  l'année;  que  les  herbes  entrant  dans  leurs  in- 
grédients sont  à  cueillir  à  des  heures  déterminées;  enfin  l'air  ré- 
barbatif et  réfléchi,  dont  se  moque  Pline  lui-même,  qu'ils  appor- 
tent dans  leur  attitude  et  leur  contenance.  Seulement,  avec  de  si 
beaux  débuts,  ils  ont,  dirais-je,  commis  la  faute  de  ne  pas  avoir 
ajouté  que  leurs  assemblées  et  leurs  consultations  auraient  un  ca- 
ractère religieux  et  seraient  secrètes;  qu'aucun  profane  n'y  aurait 
accès,  pas  plus  que  lorsqu'on  célèbre  les  mystères  du  culte  d'Es- 


46  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

faute,  que  leur  irrésolution,  la  foiblesse  de  leurs  argumens,  diuina- 
tions  et  fondements,  l'aspreté  de  leurs  contestations,  pleines  de 
haine,  de  ialousie,  et  de  considération  particulière,  venants  à  estre 
descouuertes  à  vn  chacun,  il  faut  estre  merueilleusement  aueugle, 
si  on  ne  se  sent  bien  hazardé  entre  leurs  mains.  Qui  vid  iamais 
médecin  se  seruir  de  la  recepte  de  son  compagnon,  sans  y  retran- 
cher ou  adiouster  quelque  chose?  Ils  trahissent  assez  par  là  leur 
art  :  et  nous  font  voir  qu'ils  y  considèrent  plus  leur  réputation,  et 
par  conséquent  leur  profit,  que  l'interest  de  leurs  patiens.  Celuy  là 
de  leurs  docteurs  est  plus  sage,  qui  leur  a  anciennement  prescript, 
qu'vn  seul  se  mesle  de  traiter  vn  malade  :  car  s'il  ne  fait  rien  qui 
vaille,  le  reproche  à  l'art  de  la  médecine,  n'en  sera  pas  fort  grand 
pour  la  faute  d'vn  homme  seul  :  et  au  rebours,  la  gloire  en  sera 
grande,  s'il  vient  à  bien  rencontrer  :  là  où  quand  ils  sont  beaucoup, 
ils  descrient  à  tous  les  coups  le  mestier  :  d'autant  qu'il  leur  aduient 
de  faire  plus  souuent  mal  que  bien.  Ils  se  deuoient  contenter  du 
perpétuel  desaccord,  qui  se  trouue  es  opinions  des  principaux 
maistres  et  autheurs  anciens  de  cette  science,  lequel  n'est  cogneu 
que  des  hommes  versez  aux  liures,  sans  faire  voir  encore  au  peuple 
les  controuerses  et  inconstances  de  logement,  qu'ils  nourrissent  et 
continuent  entre  eux.  Voulons  nous  vn  exemple  de  l'ancien  débat 
de  la  médecine?  Hierophilus  loge  la  cause  originelle  des  maladies 
aux  humeurs  :  Erasistratus,  au  sang  des  artères  :  Asclepiades,  aux 
atomes  inuisibles  s'escoulants  en  noz  pores  :  Alcmaeon,  en  l'exu- 
perance  ou  deffaut  des  forces  corporelles  :  Diodes,  en  l'inequalité 
des  elemens  du  corps,  et  en  la  qualité  de  l'air,  que  nous  respirons  : 
Strato,  en  l'abondance,  crudité,  et  corruption  de  l'alimant  que  nous 
prenons  :  Hippocrates  la  loge  aux  esprits.  Il  y  a  l'vn  de  leurs  amis, 
qu'ils  cognoissent  mieux  que  moy,  qui  s'escrie  à  ce  propos,  que  la 
science  la  plus  importante  qui  soit  en  nostre  vsage,  comme  celle 
qui  a  charge  de  nostre  conseruation  et  santé,  c'est  de  mal'heur,  la 
plus  incertaine,  la  plus  trouble,  et  agitée  de  plus  de  changemens. 
Il  n'y  a  pas  grand  danger  de  nous  mescomter  à  la  hauteur  du  so- 
leil, ou  en  la  fraction  de  quelque  supputation  astronomique  :  mais 
icy,  où  il  va  de  tout  nostre  estre,  ce  n'est  pas  sagesse,  de  nous 
abandonner  à  la  mercy  de  l'agitation  de  tant  de  vents  contraires. 
Auant  la  guerre  Pcloponnesiaque,  il  n'estoit  pas  grands  nouuel- 
les  de  cette  science  :  Hippocrates  la  mit  en  crédit  :  tout  ce  que 
cettuy-cy  auoit  estably,  Chrysippus  le  renuersa  :  depuis  Erasistra- 


TRADUCTION.  -  LIV.  II,  CH.  XXXVII.  47 

culape;  de  cette  faute,  il  arrive  que  leurs  irrésolutions,  la  fai- 
blesse de  leurs  raisonnements  sur  ce  qu'ils  croient  deviner  et  qui 
sert  de  base  à  leurs  discussions  si  acrimonieuses,  pleines  de  haine, 
de  jalousie,  de  considérations  personnelles,  venant  à  être  révélées  à 
tout  un  chacun,  il  faut  être  étonnamment  aveugle,  pour  ne  pas  se 
sentir  bien  aventuré  quand  on  se  remet  entre  leurs  mains.  —  Qui 
a  jamais  vu  un  médecin  confirmer  tout  simplement  l'ordonnance 
d'un  confrère,  sans  y  rien  ajouter  ou  retrancher?  ils  trahissent  par 
là  rinanité  de  leur  art,  et  nous  font  voir  qu'ils  se  préoccupent  plus 
de  leur  réputation  et  par  suite  de  leurs  profits,  que  de  leurs  ma- 
lades. Celui-là  de  leurs  docteurs  a  été  le  plus  sage  qui,  ancienne- 
ment, leur  a  recommandé  de  n'être  qu'un  à  s'occuper  d'un  même 
malade;  s'il  ne  fait  rien  qui  vaille,  la  faute  d'un  seul  ne  sera  pas 
de  grande  importance  pour  le  bon  renom  de  la  corporation  ;  et  une 
grande  gloire  rejaillira  sur  tous,  si,  au  contraire,  il  vient  à  bien 
rencontrer.  Quand  ils  sont  plusieurs  à  s'occuper  d'un  même  cas, 
ils  décrient  continuellement  le  métier,  d'autant  qu'il  leur  arrive 
de  faire  plus  souvent  mal  que  bien.  Ils  devraient  se  contenter  du 
perpétuel  désaccord  qui  existe  dans  les  opinions  des  principaux 
maîtres  et  auteurs  de  leur  science  dans  l'antiquité,  désaccord  que 
connaissent  seuls  les  gens  qui  sont  versés  dans  les  lettres,  sans 
laisser  voir  au  vulgaire  les  controverses  et  les  changements  d'idées 
qui  continuent  à  abonder  en  eux  et  à  les  diviser. 

Sur  la  cause  même  des  maladies  que  d^opinions  di- 
verses! —  Voulons-nous  un  exemple  dos  débats  de  la  médecine, 
aux  temps  anciens?  Hiérophile  attribue  à  nos  humeurs  la  cause 
originelle  de  nos  maladies  ;  Érasistrate,  au  sang  des  artères  ;  As- 
clépiade,  aux  atomes  invisibles  qui  pénètrent  par  nos  pores; 
Alcméon,  à  une  surabondance  ou  à  un  affaiblissement  des  forces 
corporelles;  Dioclès,  à  une  inégalité  dans  la  proportion  des  élé- 
ments dont  se  compose  le  corps,  ainsi  qu'à  la  qualité  de  l'air  que 
nous  respirons;  Straton,  à  un  excès,  à  une  difficulté  d'assimilation 
et  à  une  corruption  des  aliments  que  nous  prenons;  Hippocrate 
l'attribue  aux  esprits.  Un  de  leurs  amis,  qu'ils  connaissent  mieux 
que  moi,  dit  à  ce  propos  que  «  la  science  la  plus  importante  pour 
nous,  celle  qui  a  charge  de  notre  conservation  et  de  notre  santé, 
est,  par  malheur,  la  plus  incertaine,  la  plus  confuse,  la  plus  agitée 
par  les  changements  qui  s'y  produisent  ».  Il  n'y  a  pas  grand  mal  à 
ce  que  nous  fassions  erreur  dans  la  mesure  de  la  hauteur  du  so- 
leil, non  plus  que  dans  la  résolution  de  quelque  calcul  astrono- 
mique; mais  ici,  où  il  y  va  de  tout  notre  être,  il  n'est  pas  sage  de 
nous  abandonnera  la  merci  de  l'agitation  produite  partant  de  vents 
contraires. 

Époque  à  laquelle  la  médecine  a  commencé  à  être  en  cré- 
dit et  fluctuations  qu'ont,  depuis  cette  origine,  subies  les 
principes  sur  lesquels  elle  repose.  — Avant  la  guerre  du  Pélo- 
ponèse,  il  n'était  guère  question  de  cette  science  ;  Hippocrate  la  mit 
en  crédit.  Toutes  les  règles  qu'il  en  posa,  furent  postérieurement 


48  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

tus  petit  fils  d'Aristolc,  tout  ce  que  Chrysippus  en  auoit  escrit. 
Apres  ceux-cy,  suruindrent  les  Empiriques,  qui  prindrent  vue  voyc 
toute  diuerse  des  anciens,  au  maniement  de  cet  art.  Quand  le  cré- 
dit de  ces  derniers  commença  à  s'enuieillir,  Herophilus  mit  en 
vsage  vue  autre  sorte  de  médecine,  qu'Asclepiades  vint  à  combattre 
et  anéantir  à  son  tour.  A  leur  reng  gaignerent  authorité  les  opi- 
nions de  Themison,  et  depuis  de  Musa,  et  encore  après  celles  de 
Vexius  Valens,  médecin  fameux  par  l'intelligence  qu'il  auoit  auec 
Messalina.  L'empire  de  la  médecine  tomba  du  temps  de  Néron  à 
Thessalus,  qui  abolit  et  condamna  tout  ce  qui  en  auoit  esté  tenu 
iusques  à  luy.  La  doctrine  de  cettuy-cy  fut  abbattue  par  Crinas  de 
Marseille,  qui  apporta  de  nouueau,  de  régler  toutes  les  opérations 
medecinales,  aux  ephemerides  et  mouuemens  des  astres,  manger, 
dormir,  et  boire  à  l'heure  qu'il  plairoit  à  la  lune  et  à  Mercure.  Son 
authorité  fut  bien  tost  après  supplantée  par  Charinus,  médecin  de 
cette  mesme  ville  de  Marseille.  Cettuy-cy  combattoit  non  seulement 
la  médecine  ancienne,  mais  encore  Tvsage  des  bains  chauds,  pu- 
blic, et  tant  de  siècles  auparauant  accoustumé.  Il  faisoit  baigner 
les  hommes  dans  l'eau  froide,  en  hyuer  mesme,  et  plongeoit  les 
malades  dans  l'eau  naturelle  des  ruisseaux.  Iusques  au  temps  de 
Pline  aucun  Romain  n'auoit  encore  daigné  exercer  la  médecine  : 
elle  se  faisoit  par  des  estrangers,  et  Grecs  :  comme  elle  se  fait  en- 
tre nous  François,  par  des  Latineurs.  Car  comme  dit  vn  très-grand 
médecin,  nous  ne  receuons  pas  aisément  la  médecine  que  nous  en- 
tendons ;  non  plus  que  la  drogue  que  nous  cueillons.  Si  les  nations, 
desquelles  nous  retirons  le  gayac,  la  salseperille,  et  le  bois  d'es- 
quine,  ont  des  médecins,  combien  pensons  nous  par  cette  mesme 
recommendation  de  l'estrangeté,  la  rareté,  et  la  cherté,  qu'ils 
façent  feste  de  noz  choulx,  et  de  nostre  persil?  car  qui  oseroit 
mespriser  les  choses  recherchées  de  si  loing,  au  hazard  d'vne  si 
longue  pérégrination  et  si  périlleuse?  Depuis  ces  anciennes  muta- 
tions de  la  médecine,  il  y  en  a  eu  infinies  autres  iusques  à  nous;  et 
le  plus  souuent  mutations  entières  et  vniuersellee;  comme  sont 
celles  que  produisent  de  nostre  temps,  Paracelse,  Fiorauanti  et  Ar- 
genterius  :  car  ils  ne  changent  pas  seulement  vne  recepte,  mais,  à 
ce  qu'on  me  dit,  toute  la  contexture  et  police  du  corps  de  la  méde- 
cine, accusans  d'ignorance  et  de  pipperie,  ceux  qui  en  ont  faict 
profession  iusques  à  eux.  le  vous  laisse  à  penser  où  on  est  le  pan- 
ure patient.  Si  encor  nous  estions  asseurez,  quand  ils  se  mes- 
content,  qu'il  ne  nous  nuisist  pas,  s'il  ne  nous  profile;  ce  seroit 
vne  bien  raisonnable  composition,  de  se  bazarder  d'acquérir  du 


TRADUCTION.  —  LIV.  II,  CH.  XXXVII.  49 

modifiées  par  Chrysippe;  Érasistrate,  petit-flls  d'Aristote,  renversa 
tout  ce  que  Ctirysippe  en  avait  écrit.  Après  eux,  vinrent  les  Empi- 
riques qui  appliquèrent  à  cet  art  une  méthode  toute  différente  de 
celle  suivie  jusqu'alors.  Quand  le  crédit  de  ces  derniers  commença  à 
vieillir,  Hérophile  fit  application  d'une  médecine  toute  autre,  contre 
laquelle  Asclépiade,  qui  vint  après,  s'éleva  et  dont  il  triompha  à 
son  tour.  Les  opinions  de  Thémisson,  puis  celles  de  Musa  *  vinrent 
plus  tard  faire  autorité;  puis  encore  après,  celles  de  Vectius  Va- 
lens,  fameux  par  ses  relations  intimes  avec  Messaline.  Au  temps 
de  Néron,  Thessalus  tint  le  sceptre  ;  il  abolit  et  condamna  tout  ce 
qui  avait  été  admis  jusqu'à  lui.  Sa  doctrine  fut  renversée  par  Cri- 
nas  de  Marseille  qui  introduisit  à  nouveau  de  régler  toutes  les 
opérations  médicales  d'après  les  tables  astronomiques  et  le  cours 
des  astres;  de  manger,  boire  et  dormir  aux  heures  qui  plaisaient 
à  la  Lune  et  à  Mercure.  Son  autorité  ne  tarda  pas  à  être  supplan- 
tée par  celle  de  Charinus,  médecin  de  cette  même  ville  de  Marseille, 
qui  non  seulement  combattit  les  procédés  de  la  médecine  ancienne, 
mais  encore  l'usage  des  bains  chauds  que  tout  le  monde  pratiquait 
et  qui,  depuis  tant  de  siècles,  étaient  passés  dans  les  habitudes  :  il 
faisait  baigner  les  gens  dans  l'eau  froide,  même  en  hiver,  et  plon- 
geait ses  malades  dans  l'eau  telle  qu'on  la  puisait  dans  les  ruis- 
seaux. —  Jusqu'au  temps  de  Pline,  aucun  Romain  n'avait  encore 
daigné  exercer  la  médecine;  elle  se  faisait  par  les  étrangers  et  les 
Grecs,  comme  cela  a  lieu  chez  nous  Français,  où  elle  se  fait  par 
des  gens  baragouinant  le  latin;  car,  ainsi  que  le  dit  un  très  grand 
médecin,  nous  n'acceptons  pas  aisément  la  médecine  que  nous 
comprenons,  pas  plus  que  la  drogue  que  nous  cueillons  nous- 
mêmes.  Si,  dans  les  contrées  d'où  nous  tirons  le  gaiac,  la  salsepa- 
reille et  le  bois  d'esquine,  il  y  a  des  médecins,  combien  y  doit-on 
faire  fête  à  nos  choux  et  à  notre  persil,  en  raison  de  la  vogue  dont 
jouissent  les  produits  qui  sont  étrangers,  rares  et  chers,  personne 
n'osant  faire  fi  de  choses  qu'on  a  été  chercher  si  loin,  en  s'expo- 
sant  aux  risques  d'un  long  et  périlleux  voyage?  —  Entre  ces  trans- 
formations de  la  médecine  dans  les  temps  anciens  et  notre  époque, 
il  y  en  a  eu  d'autres  en  nombre  infini;  le  plus  souvent,  elles  ont 
été  radicales  et  universelles,  comme  celles  introduites  de  notre 
temps  par  Paracelse,  Fioravanti  et  Argentarius,  qui  ne  changent 
pas  seulement  une  recette  mais,  à  ce  que  l'on  m'a  dit,  tout  ce  qui 
fait  loi  en  médecine,  ainsi  que  les  conditions  mômes  dans  lesquelles 
elle  s'exerce,  accusant  d'ignorance  et  de  charlatanisme  tous  ceux 
qui,  avant  eux,  ont  exercé,  cette  profession.  Je  vous  laisse  à  penser 
ce  que,  dans  lout  cela,  devient  le  pauvre  patient. 

Rien  de  moins  certain  que  les  médicaments  ne  fassent 
pas  de  mal  s'ils  ne  font  pas  de  bien;  en  outre,  les  méprises 
sont  fréquentes;  la  chirurgie  offre  une  bien  plus  grande 
certitude.  —  Si  encore,  quand  ils  se  trompent,  nous  étions  as- 
surés que  si  nous  n'en  retirons  profit  cela  du  moins  ne  nous  nuit 
pas,  ce  serait  un  compromis  honorable  que  d'avoir  chance  de  nous 

ESSAIS   DE    xMOSTAIGNE.    —   T.    III.  4 


oO  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

bien,  sans  se  mettre  en  danger  de  perte.  iEsope  faict  ce  comte, 
qu'vn  qui  auoit  acheté  vn  More  esclaue,  estimant  que  cette  couleur 
luy  fust  venue  par  accident,  et  mauuais  traictement  de  son  premier 
maistre,  le  fit  medeciner  de  plusieurs  bains  et  breuuages,  auec 
grand  soing  :  il  aduint,  que  le  More  n'en  amenda  aucunement  sa 
couleur  basanée,  mais  qu'il  en  perdit  entièrement  sa  première 
santé.  Combien  de  fois  nous  aduient-il,  de  voir  les  médecins  im- 
putans  les  vus  aux  autres,  la  mort  de  leurs  patiens?  11  me  souuient 
d'vne  maladie  populaire,  qui  fut  aux  villes  de  mon  voisinage,  il  y  a 
quelques  années,  mortelle  et  tres-dangereuse  :  cet  orage  estant 
passé,  qui  auoit  emporté  vn  nombre  infiny  d'hommes  ;  Tvn  des  plus 
fameux  médecins  de  toute  la  contrée,  vint  à  publier  vn  liuret,  tou- 
chant cette  matière,  par  lequel  il  se  rauise,  de  ce  qu'ils  auoyent 
vsé  de  la  saignée,  et  confesse  que  c'est  l'vne  des  causes  principales 
du  dommage,  qui  en  estoit  aduenu.  Dauantage  leurs  autheurs  tien- 
nent, qu'il  n'y  a  aucune  médecine,  qui  n'ait  quelque  partie  nuisi- 
ble. Et  si  celles  mesmes  qui  nous  seruent,  nous  offencent  aucune- 
ment, que  doiuent  faire  celles  qu'on  nous  applique  du  tout  hors  de 
propos?  De  moy,  quand  il  n'y  auroit  autre  chose,  i'estime  qu'à  ceux 
qui  hayssent  le  goust  de  la  médecine,  ce  soit  vn  dangereux  effort, 
et  de  preiudice,  de  l'aller  aualler  à  vne  heure  si  incommode,  auec 
tant  de  contre-cœur  :  et  croy  que  cela  essaye  merueilleusement  le 
malade,  en  vne  saison,  où.  il  a  tant  besoin  de  repos.  Outre  ce,  qu'à 
considérer  les  occasions,  surquoy  ils  fondent  ordinairement  la 
cause  de  noz  maladies,  elles  sont  si  légères  et  si  délicates,  que 
i'argumente  par  là,  qu'vne  bien  petite  erreur  en  la  dispensation  de 
leurs  drogues,  peut  nous  apporter  beaucoup  de  nuisance.  Or  si  le 
mescomte  du  médecin  est  dangereux,  il  nous  va  bien  mal  :  car  il 
est  bien  mal-aisé  qu'il  n'y  retombe  souuent  :  il  a  besoin  de  trop  de 
pièces,  considérations,  et  circonstances,  pour  affuster  iustement 
son  dessein.  Il  faut  qu'il  cognoisse  la  complexion  du  malade,  sa 
température,  ses  humeurs,  ses  inclinations,  ses  actions,  ses  pense- 
ments  mesmes,  et  ses  imaginations.  11  faut  qu'il  se  responde  des 
circonstances  externes,  de  la  nature  du  lieu,  condition  de  l'air  et 
du  temps,  assiette  des  planètes,  et  leurs  influances  :  qu'il  sçache  en 
la  maladie  les  causes,  les  signes,  les  affections,  les  iours  critiques  : 
en  la  drogue,  le  poix,  la  force,  le  pays,  la  figure,  l'aage,  la  dispen- 
sation :  et  faut  que  toutes  ces  pièces,  il  les  sçache  proportionner  et 
rapporter  l'vne  à  l'autie,  pour  en  engendrer  vne  parfaicte  symme- 
trie.  A  quoy  s'il  faut  tant  soit  peu,  si  de  tant  de  ressorts,  il  y  en  a 
vn  tout  seul,  qui  tire  à  gauche,  en  voyla  assez  pour  nous  peidie. 
Dieu  sçait,  de  quelle  difficulté  est  la  cognoissance  de  la  pluspart 


TRADUCTION.  —  LIV.  II,  CH.  XXXVTI.  51 

bien  porter,  sans  risquer  de  courir  à  notre  perte.  Ésope,  dans  ses 
contes,  nous  dit  que  quelqu'un  ayant  acheté  un  esclave  maure  et 
croyant  que  la  couleur  de  sa  peau  était  le  fait  d'un  accident  et 
provenait  de  mauvais  traitements  que  lui  aurait  fait  endurer  son 
premier  maître,  lui  lit  suivre,  avec  grand  soin,  un  régime  com- 
portant bains  et  tisanes  qui  eut  pour  effet  de  ne  modifier  en  rien 
le  teint  basané  du  Maure,  mais  altéra  complètement  sa  santé  excel- 
lente auparavant.  —  Combien  ne  voyons-nous  pas  les  médecins  s'im- 
puter les  uns  aux  autres  la  mort  de  leurs  patients?  J'ai  souvenance 
d'une  maladie  très  dangereuse,  souvent  mortelle,  atteignant  sur- 
tout les  basses  classes,  qui,  il  y  a  quelques  années,  sévit  dans  les 
villes  de  mon  voisinage.  L'épidémie  passée  après  avoir  fait  un 
nombre  considérable  de  victimes,  un  des  plus  fameux  médecins 
de  la  contrée  publia  sur  la  matière  un  ouvrage  dans  lequel  il  cri- 
tiquait l'usage  qui  avait  été  fait  de  la  saignée  pour  combattre 
cette  maladie,  confessant  que  c'était  là  l'une  des  principales  causes 
des  pertes  qui  avaient  été  faites.  Il  y  a  mieux,  ceux  d'entre  eux 
qui  écrivent,  conviennent  qu'il  n'y  a  pas  de  médicament  qui  n'ait 
un  effet  nuisible;  si  ceux  mêmes  qui  nous  sont  d'un  effet  utile, 
nous  nuisent  d'une  façon  ou  d'une  autre,  que  doivent  produire 
ceux  qu'on  nous  fait  absorber  hors  de  propos?  Quand  ce  ne  serait 
que  cela,  j'estime  que  pour  ceux  auxquels  en  répugne  le  goût, 
c'est  un  effort  dangereux  qui  peut  leur  être  préjudiciable,  que 
de  les  leur  faire  prendre  ainsi  à  contre-cœur,  à  pareil  moment; 
je  crois  que  c'est  soumettre  le  malade  à  une  bien  rude  épreuve, 
alors  qu'il  a  tant  besoin  de  repos;  sans  compter  qu'à  considérer  les 
incidents  si  légers,  si  insignifiants  qui,  d'après  les  médecins,  sont 
ordinairement  cause  de  nos  maladies,  j'en  arrive  à  conclure  qu'une 
fort  petite  erreur  dans  l'administration  de  leurs  drogues  peut  nous 
nuire  considérablement.  Or,  si  l'erreur  d'un  médecin  est  dange- 
reuse, nous  sommes  en  bien  mauvaise  situation,  car  il  lui  est  bien 
difficile  de  ne  pas  y  retomber  souvent;  il  a  besoin  de  trop  de  do- 
cuments, d'examens,  d'être  au  fait  de  trop  de  circonstances,  pour 
asseoir  judicieusement  ses  résolutions;  il  faut  qu'il  connaisse  le 
tempérament  du  malade,  sa  température,  son  humeur,  ses  dispo- 
sitions, ses  occupations  et  même  ce  qu'il  pense  et  ce  qu'il  rêve;  il 
faut  qu'il  se  rende  compte  des  conditions  ambiantes,  de  la  nature 
du  lieu,  de  l'air,  du  climat,  où  en  sont  les  planètes  de  leur  révolu- 
tion et  leurs  influences;  il  doit  savoir  les  causes  de  la  maladie,  les 
caractères  sous  lesquels  elle  se  présente,  ses  effets,  les  jours  cri- 
tiques; de  la  drogue  dont  il  fera  emploi,  il  a  à  connaître  le  poids, 
l'action,  le  pays  d'où  elle  vient,  son  aspect,  à  quelle  époque  elle 
remonte  pour  juger  de  sa  force,  les  quantités  à  ordonner;  et,  tou- 
tes ces  conditions  envisagées,  il  faut  qu'il  sache  les  proportionner 
les  unes  aux  autres,  de  manière  à  ce  qu'elles  s'harmonisent  par- 
faitement. Pour  peu  qu'il  se  méprenne,  que  de  tant  d'éléments 
divers,  un  seul  agisse  à  contre-temps,  en  voilà  assez  pour  ([ue  nous 
soyons  perdus;  et  Dieu  sait  de  quelles  difficultés  est  la  connais- 


52  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

^  de  ces  parties  :  car  pour  exemple,  comment  trouuera-il  le  signe 
propre  de  la  maladie;  chacune  estant  capable  d'vn  infiny  nombre 
de  signes?  Combien  ont  ils  de  débats  entr'eux  et  de  doubtes,  sur 
l'interprétation  des  vrines?  Autrement  d'où  viendroit  cette  alter- 
cation continuelle  que  nous  voyons  entr'eux  sur  la  cognoissance  du 
mal?  Comment  excuserions  nous  cette  faute,  où  ils  tombent  si  sou- 
uent,  de  prendre  martre  pour  renard?  Aux  maux,  que  i'ay  eu,  pour 
peu  qu'il  y  eust  de  difficulté,  ie  n'en  ay  iamais  trouué  trois  d'ac- 
cord, le  remarque  plus  volontiers  les  exemples  qui  me  touchent. 
Dernièrement  à  Paris  vu  Gentil-homme  fut  taillr  par  l'ordonnance 
des  médecins,  auquel  on  ne  trouua  de  pierre  non  plus  à  la  vessie, 
qu'à  la  main;  et  là  mesmes,  vn  Euesque  qui  m'estoit  fort  amy, 
auoit  esté  instamment  sollicité  par  la  pluspart  des  médecins,  qu'il 
appeiloit  à  son  conseil,  de  se  faire  tailler  :  i'aydoy  moy  mesme 
soubs  la  foy  d'autruy,  à  le  luy  suader  :  quand  il  fut  trespassé,  et 
qu'il  fut  ouuert,  on  trouua  qu'il  n'auoit  mal  qu'aux  reins.  Ils  sont 
moins  excusables  en  cette  maladie,  d'autant  qu'elle  est  aucunement 
palpable.  C'est  par  là  que  la  chirurgie  me  semble  beaucoup  plus 
certaine,  par  ce  qu'elle  voit  et  manie  ce  qu'elle  fait;  il  y  a  moins  à 
coniecturer  et  à  deuiner.  Là  où  les  médecins  n'ont  point  de  spécu- 
lum matricis,  qui  leur  descouure  nostre  cerneau,  nostre  poulmon, 
et  nostre  foye.  Les  promesses  mesmes  de  la  médecine  sont  in- 
croyables. Car  ayant  à  prouuoir  à  diuers  accidents  et  contraires, 
qui  nous  pressent  sonnent  ensemble,  et  qui  ont  vne  relation  quasi 
nécessaire,  comme  la  chaleur  du  foye,  et  froideur  de  l'estomach, 
ils  nous  vont  persuadant  que  de  leurs  ingrediens,  cettuy-cy  eschauf- 
fera  l'estomach,  cet  autre  refraichira  le  foye  :  l'vn  a  sa  charge 
d'aller  droit  aux  reins,  voire  iusques  à  la  vessie,  sans  estaler  ail- 
leurs ses  opérations;  et  conseruant  ses  forces  et  sa  vertu,  en  ce 
long  chemin  et  plein  de  destourbiers,  iusques  au  lieu,  au  seruice 
duquel  il  est  destiné,  par  sa  propriété  occulte  :  l'autre  asséchera  le 
cerueau  :  celuy  là  humectera  le  poulmon.  De  tout  cet  amas,  ayant 
fait  vne  mixtion  de  breuuage,  n'est-ce  pas  quelque  espèce  de  resuc- 
rie,  d'espérer  que  ces  vertus  s'aillent  diuisant,  et  triant  de  cette 
confusion  et  meslange,  pour  courir  à  charges  si  diuerses?  le  crain- 
drois  infinicment  qu'elles  perdissent,  ou  cschangeassent  leurs  ethi- 


TRADUCTION.  —  LIV.  II,  CH.  XXXVII.  5.3 

sance  de  ces  diverses  particularités!  Comment,  par  exemple,  dé- 
terminer le  caractère  propre  de  la  maladie,  chacune  se  présen- 
tant sous  une  infinité  de  formes?  Que  de  débats  et  de  doutes 
soulèvent  chez  les  praticiens  les  déductions  à  tirer  de  l'examen  des 
urines!  Sans  ces  difficultés,  ils  ne  seraient  pas,  comme  nous  les 
voyons,  en  continuelles  discussions  sur  le  diagnostic  du  mal,  et 
quelles  excuses  auraient-ils  pour  cette  faute  qu'ils  commettent  si 
souvent  de  prendre  une  martre  pour  un  renard?  Quand  je  les  ai 
consultés  sur  mes  propres  maux,  pour  peu  que  lé  cas  présentât 
quelque  difficulté,  je  n'en  ai  jamais  trouvé  trois  qui  aient  pu  se 
mettre  d'accord.  Naturellement,  mes  remarques  à  cet  égard  se 
portent  plus  particulièrement  sur  les  faits  qui  me  touchent  :  der- 
nièrement, à  Paris,  un  gentilhomme,  sur  une  consultation  de  mé- 
decins, se  soumit  à  l'opération  de  la  taille;  on  ne  trouva  pas  plus 
de  pierre  dans  sa  vessie  que  dans  sa  main.  Ici  même,  un  évêque, 
avec  lequel  j'étais  fort  lié,  avait  été  instamment  conseillé  par  la 
plupart  des  médecins  qui  l'avaient  examiné,  de  se  faire  opérer 
pour  cette  même  maladie;  je  m'étais  même  entremis  pour  l'y  dé- 
cider, convaincu  que  j'étais,  sur  la  foi  d'autrui,  qu'il  y  avait  lieu; 
lorsqu'il  fut  mort  et  qu'on  fit  son  autopsie,  on  trouva  qu'il  n'a- 
vait que  mal  aux  reins.  Les  médecins,  quand  il  s'agit  de  cette 
maladie,  sont  moins  excusables  qu'en  toutes  autres,  parce  que  là 
le  mal  est  pour  ainsi  dire  palpable.  —  C'est  en  quoi  la  chirurgie 
me  semble  être  une  science  qui  offre  beaucoup  plus  de  certitude, 
parce  qu'on  y  voit  et  sent  ce  qu'on  fait,  il  y  a  moins  à  conjecturer 
et  à  deviner;  tandis  que  les  médecins  n'ont  pas  de  spéculum  leur 
permettant  d'examiner  le  cerveau,  les  poumons,  le  foie  comme  ils 
sont  à  même  de  le  faire  pour  la  matrice. 

Gomment  ajouter  foi  à,  des  médicaments  complexes, 
composés  en  vue  d'actions  différentes  et  parfois  opposées? 
—  Nous  ne  pouvons  même  pas  ajouter  foi  aux  assurances  qu'ils 
nous  donnent,  car  lorsqu'ils  ont  à  pourvoir  à  divers  accidents  pro- 
duisant des  effets  contraires  qui  nous  oppressent  simultanément  et 
ont  entre  eux  des  rapports  presque  inévitables,  comme  dans  le  cas 
où  nous  éprouvons  de  la  chaleur  au  foie  et  du  froid  à  l'estomac, 
ils  vont  nous  persuadant  que  de  leurs  ingrédients,  ceci  réchauffera 
l'estomac,  cela  refroidira  le  foie;  l'un  doit  aller  droit  aux  reins, 
voire  même  jusqu'à  la  vessie,  sans  faire  sentir  son  action  sur  d'au- 
tres parties  de  nous-mêmes,  et,  durant  ce  long  parcours  plein 
d'embarras,  doit  conserver  ses  forces  et  sa  vertu  jusqu'à  ce  qu'il 
soit  parvenu  au  point  où  il  doit  agir  par  ses  propriétés  occultes  ; 
un  autre  asséchera  le  cerveau,  celui-là  humectera  le  poumon;  et 
ayant  mêlé  le  tout  ensemble  pour  en  constituer  le  breuvage  qu'il 
va  falloir  absorber,  n'est-ce  pas  en  quelque  sorte  rêver  que  d'es- 
pérer qu'alors,  dans  ce  mélange  confus,  chacune  de  ces  diverses 
propriétés,  se  triant  d'elle-même,  se  séparera  des  autres  et  ira  satis- 
faire à  celui  de  ces  divers  offices  qui  lui  est  dévolu?  Aussi  je  crains 
fort  qu'elles  ne  s'égarent  ou  que,  se  trompant  de  destination,  ne 


o4  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

quelles,  et  troublassent  leurs  quartiers.  Et  qui  pourroit  imaginer, 
qu'en  celle  confusion  liquide,  ces  facultez  ne  se  corrompent,  con- 
fondent, et  altèrent  l'vne  l'autre?  Quoy,  que  l'exécution  de  celte 
ordonnance  despend  d'vn  autre  officier,  à  la  foy  et  mercy  duquel 
nous  abandonnons  encore  vn  coup  nostre  vie?  Comme  nous  . 
auons  des  pourpoinliers,  des  chausseliers  pour  nous  vestir;  et  en 
sommes  d'autant  mieux  seruis,  que  chacun  ne  se  mesle  que  de  son 
subiect,  et  a  sa  science  plus  restreinte  et  plus  courte,  que  n'a  vn 
tailleur,  qui  embrasse  tout.  Et  comme,  à  nous  nourrir,  les  grands, 
pour  plus  de  commodité  ont  des  offices  distinguez  de  potagers  et  i 
de  rostisseurs,  dequoy  vn  cuisinier,  qui  prend  la  charge  vniuer- 
selle,  ne  peut  si  exquisement  venir  à  bout.  De  mesme  à  nous  guai- 
rir,  les  J^gyptiens  auoient  raison  de  reiecter  ce  gênerai  meslier  de 
médecin,  et  descoupper  cette  profession  à  chasque  maladie,  à 
chasque  partie  du  corps  son  œuurier.  Car  celte  partie  en  esloit  • 
bien  plus  proprement  et  moins  confusément  Iraiclée,  de  ce  qu'on 
ne  regardoil  qu'à  elle  spécialement.  Les  nostres  ne  s'aduiscnt  pas, 
que,  qui  pouruoid  à  tout,  ne  pouruoid  à  rien  :  que  la  totale  police 
de  ce  petit  monde,  leur  est  indigéstibie.  Cependant  qu'ils  craignent 
d'arrester  le  cours  d'vn  dysentérique,  pour  ne  luy  causer  la  fleure,  -2 
ils  me  tuèrent  vn  amy,  qui  valoit  mieux,  que  tout  tant  qu'ils  sont. 
Ils  mettent  leurs  diuinations  au  poids,  à  l'enconlre  des  maux  pré- 
sents :  et  pour  ne  guarir  le  cerueau  au  preiudice  de  l'estomach, 
offencent  l'estomach,  et  empirent  le  cerueau,  par  ces  drogues  tu- 
multuaires  et  dissentieuses.  Quant  à  la  variété  et  foiblesse  des  • 
raisons  de  cet'  art,  elle  est  plus  apparente  qu'en  aucun'  autre  art. 
Les  choses  aperitiues  sont  vtiles  à  vn  homme  coliqueux,  d'autant 
qu'ouurans  les  passages  et  les  dilatans,  elles  acheminent  cette 
matière  gluante,  de  laquelle  se  baslit  la  graue,  et  la  pierre,  et  con- 
duisent contre-bas,  ce  qui  se  commence  à  durcir  et  amasser  aux  3 
reins.  Les  choses  aperitiues  sont  dangereuses  à  vn  homme  coli- 
queux, d'autant  qu'ouurans  les  passages  et  les  dilatans,  elles  ache- 
minent vers  les  reins,  la  matière  propre  à  bastir  la  graue,  lesquels 
s'en  saisissans  volontiers  pour  cette  propension  qu'ils  y  ont,  il  est 
mal  aisé  qu'ils  n'en  arrestenl  beaucoup  de  ce  qu'on  y  aura  charrié.     . 


TRADUCTION.  —  LIV.  H,  CH.  XXXVII.  S5 

viennent  à  porter  le  trouble  là  où  elles  ont  affaire.  N'est-il  pas  éga- 
lement à  appréhender  que  dans  ce  pcle-mêle  liquide,  elles  ne  se 
corrompent,  ne  se  confondent,  ne  s'altèrent  les  unes  les  autres? 
Enfm,  c'est  à  un  autre  que  celui  qui  l'a  formulée,  qu'incombe  l'exé- 
cution de  cette  ordonnance,  à  la  foi,  à  la  merci  de  laquelle  nous 
nous  abandonnons,  et  dont,  je  le  répète,  dépend  notre  vie! 

Chaque  maladie  devrait  être  traitée  par  un  médecin 
distinct  qui  s'en  serait  spécialement  occupé.  —  Nous  avons, 
pour  nous  habiller,  des  gens  qui  ne  confectionnent  que  des  pour- 
points, tandis  que  d'autres  ne  font  que  des  chausses;  et  nous  som- 
mes d'autant  mieux  servis  que  chacun  d'eux  ne  se  mêle  que  de  ce 
qui  le  regarde  et  que  son  talent  s'exerce  dans  des  limites  plus 
restreintes,  mieux  que  nous  ne  le  serions  par  un  tailleur  qui  fait  le 
tout.  Pour  ce  qui  est  de  la  nourriture,  les  grands,  pour  la  prépa- 
ration de  leurs  aliments,  ont  avantage  à  avoir  des  gens  qui  pré- 
parent les  potages  et  d'autres  les  rôtis  ;  un  cuisinier  qui  a  charge 
des  uns  et  des  autres  ne  parvient  pas  à  les  réussir  tous  aussi  bien. 
C'est  une  idée  analogue  qui  faisait  qu'avec  raison,  les  Égyptiens 
n'admettaient  pas  qu'en  ce  qui  touche  l'art  de  guérir,  le  médecin 
fût  universel  :  ils  spécialisaient  les  différentes  branches  de  cette 
profession;  chaque  maladie, chaque  partie  du  corps  avait  son  spé- 
cialiste; de  la  sorte,  chacun  ne  s'occupant  que  d'elle,  chacune  était 
beaucoup  mieux  traitée  et  plus  suivant  ce  qui  lui  convenait.  Les 
médecins  de  nos  jours  ne  réfléchissent  pas  que  qui  pourvoit  à  tout, 
ne  pourvoit  à  rien,  et  que  s'occuper  de  toutes  les  affaires  de  ce 
petit  monde  qu'est  le  corps  humain,  dépasse  leurs  moyens.  En 
craignant  d'arrêter  la  dyssenterie  chez  un  ami  à  moi,  qui  valait 
mieux  qu'eux  tous  tant  qu'ils  sont,  pour  ne  pas  lui  causer  de 
fièvre  ils  me  l'ont  tué.  Ils  rendent  leurs  oracles  au  poids,  sans  te- 
nir compte  des  maux  qu'ils  ont  à  combattre;  et,  pour  ne  pas  guérir 
le  cerveau  au  préjudice  de  Festomac  par  leurs  drogues  aux  qua- 
lités discordantes  qui  agissent  d'une  façon  désordonnée,  ils  rendent 
malade  l'estomac  et  aggravent  la  maladie  du  cerveau. 

Faiblesse  et  incertitude  des  raisonnements  sur  lesquels 
est  fondé  l'art  de  la  médecine;  l'un  condamne  ce  que 
l'autre  approuve.  —  Quant  à  la  faiblesse  et  à  la  diversité  des 
raisonnements  qu'ils  nous  tiennent,  elles  sont,  dans  cet  art,  plus 
apparentes  que  dans  tout  autre.  Ils  vous  disent,  tantôt  que  les 
substances  apéritives  conviennent  à  un  homme  en  proie  à  la  co- 
lique, parce  qu'ouvrant  et  dilatant  les  conduits  internes,  elles  en- 
traînent vers  les  reins  cette  matière  gluante,  génératrice  de  la 
gravelle  et  de  la  pierre,  et  précipitent  en  contre-bas  ce  qui  com- 
mence à  s'amasser  et  à  durcir  dans  les  reins;  tantôt  que  ces 
mêmes  substances  sont  dangereuses  pour  un  homme  en  proie  à 
cette  affection,  parce  qu'ouvrant  et  dilatant  ces  conduits,  elles 
acheminent  vers  les  reins  cette  matière  qui  se  transforme  en  gra- 
vier, que  cet  organe  saisit  d'autant  mieux  que  cela  rentre  dans  ses 
fonctions,  et  expose  à  ce  qu'il  en  retienne  beaucoup  sur  la  quan- 


56  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

D'auantagc,  si  de  lortune  il  s'y  rencontre  quelque  corps,  ^\n  peu 
plus  grosset  qu'il  ne  faut  pour  passer  tous  ces  destroicts,  qui 
restent  à  franchir  pour  Texpeller  au  dehors,  ce  corps  estant  es- 
branlé  par  ces  choses  aperitiues,  et  ietté  dans  ces  canaux  estroits, 
venant  à  les  boucher,  acheminera  vne  certaine  mort  et  tres-dou- 
loureîise.  Ils  ont  vne  pareille  fermeté  aux  conseils  qu'ils  nous  don- 
nent de  nostre  régime  de  viure  :  il  est  bon  de  tomber  souuent  de 
Teau,  car  nous  voyons  par  expérience,  qu'en  la  laissant  croupir, 
nous  luy  donnons  loisir  de  se  descharger  de  ses  excremens,  et  de 
sa  lye,  qui  seruira  de  matière  à  bastir  la  pierre  en  la  vessie  :  il  est 
bon  de  ne  tomber  point  souuent  de  l'eau,  car  les  poisans  excré- 
ments qu'elle  traine  quant  et  elle,  ne  s'emporteront  point,  s'il  n'y 
a  de  la  violence,  comme  on  void  par  expérience,  qu'vn  torrent  qui 
roule  auecques  roideur,  baloye  bien  plus  nettement  le  lieu  où  il 
passe,  que  ne  fait  le  cours  d'vn  ruisseau  mol  et  lasche.  Pareille- 
ment, il  est  bon  d'auoir  souuent  affaire  aux  femmes,  car  cela  ouure 
les  passages,  et  achemine  la  graue  et  le  sable.  Il  est  bien  aussi 
mauuais,  car  cela  eschauffe  les  reins,  les  lasse  et  afToiblit.  Il  est 
bon  de  se  baigner  aux  eaux  chaudes,  d'autant  que  cela  relasche  et 
amollit  les  lieux,  où  se  croupit  le  sable  et  la  pierre.  Mauuais  aussi 
est-il,  d'autant  que  cette  appUcation  de  chaleur  externe,  aide  les 
reins  à  cuire,  durcir,  et  pétrifier  la  matière  qui  y  est  disposée.  A 
ceux  qui  sont  aux  bains,  il  est  plus  salubre  de  manger  peu  le  soir, 
affm  que  le  breuuage  des  eaux  qu'ils  ont  à  prendre  lendemain  ma- 
tin, face  plus  d'opération,  rencontrant  l'cstomach  vuide,  et  non  em- 
pcsché.  Au  rebours,  il  est  meilleur  de  manger  peu  au  disner,  pour 
ne  troubler  l'opération  de  l'eau,  qui  n'est  pas  encore  parfaite,  et  ne 
charger  l'estomach  si  soudain,  après  cet  autre  trauail,  et  pour 
laisser  l'office  de  digérer,  à  la  nuict,  qui  le  sçait  mieux  faire  que 
ne  fait  le  iour,  où  le  corps  et  l'esprit,  sont  en  perpétuel  mouuement 
et  action.  Voila  comment  ils  vont  bastelant,  et  baguenaudant  à  noz 
despens  en  tous  leurs  discours,  et  ne  me  sçauroient  fournir  propo- 
sition, à  laquelle  ie  n'en  rebastisse  vne  contraire,  de  pareille  force. 
Qu'on  ne  crie  donc  plus  après  ceux  qui  en  ce  trouble,  se  laissent 
doucement  conduire  à  leur  appétit  et  au  conseil  de  Nature,  et  se 
remettent  à  la  fortune  commune.  l'ay  veu  par  occasion  de  mes 
voyages,  quasi  tous  les  bains  fameux  de  Chrestienté;  et  depuis 
quelques  années  ay  commencé  à  m'en  seruir.  Car  en  gênerai  i'es- 


TRADUCTION.  —  LIV.  II,  CH.  XXXVII.  57 

tité  qui  lui  arrive;  ajoutant  que,  si  par  hasard  il  se  rencontre  un 
corps  tant  soit  peu  plus  gros  qu'il  ne  faut  pour  pouvoir  traverser 
tous  ces  canaux  étroits  qui  lui  restent  à  franchir  pour  être  ex- 
pulsé au  dehors,  entraîné  par  ces  substances  apéritives,  il  y  pénè- 
tre et,  s'il  vient  à  les  obstruer,  occasionne  inévitablement  la  mort 
et  une  mort  très  douloureuse.  —  Leurs  conseils  sur  le  régime 
qu'il  convient  que  nous  suivions,  n'ont  pas  plus  de  fixité:  tantôt  ils 
disent  qu'il  est  bon  d'uriner  fréquemment,  parce  que  l'expérieûce 
nous  montre  qu'en  lui  donnant  le  loisir  de  croupir,  l'urine."  se 
décharge  des  excréments  qui  s'y  trouvent  en  suspension,  lesquels 
constituent  une  sorte  de  lie  qui  sert  à  la  formation  des  calculs 
dans  la  vessie  ;  tantôt  qu'il  est  bon  de  ne  pas  uriner  souvent,  parce 
qu'autrement,  en  raison  de  leur  poids,  ces  éléments  que  l'urine 
charrie,  ne  seront  point  entraînés  si  le  jet  n'est  pas  d'une  force 
suffisante,  l'expérience  montrant  qu'un  torrent  au  cours  impétueux 
fait  place  nette  partout  où  il  passe,  bien  plus  qu'un  ruisseau  cou- 
lant lentement  et  insensiblement.  —  De  même,  ils  nous  disent 
tantôt  qu'il  est  bon  d'avoir  des  rapports  fréquents  avec  la  femme, 
parce  que  cela  ouvre  les  conduits  et  fait  circuler  le  gravier  et  le 
sable;  tantôt  que  c'est  mauvais,  parce  que  cela  échauffe  les  reins, 
les  lasse  et  les  affaiblit.  Tantôt  encore  que  les  bains  chauds  sont 
bons,  parce  qu'ils  détendent  et  rendent  plus  souples  les  organes  où 
séjournent  le  sable  et  la  pierre;  tantôt  qu'ils  sont  mauvais,  parce 
que  l'action  de  cette  chaleur  externe  sur  les  reins,  les  aide  à  cuire, 
durcir  et  pétrifier  la  matière  prête  à  cette  transformation.  —  A  ceux 
qui  prennent  les  eaux  thermales,  ils  vont  disant  qu'il  convient  de 
manger  peu  le  soir,  afin  que  les  eaux  qu'ils  doivent  boire  le  lende- 
main matin,  aient  plus  d'action,  l'estomac  étant  vide  et  n'étant  pas 
contrarié  dans  ses  fonctions;  à  moins  toutefois  qu'ils  ne  leur  disent 
le  contraire  :  qu'il  vaut  mieux  manger  peu  au  repas  de  midi,  pour 
ne  pas  troubler  l'action  de  l'eau  qui  n'est  pas  encore  complètement 
achevée,  ne  pas  charger  l'estomac  aussitôt  après  l'effort  qu'il  vient 
de  faire  et  reporter  le  principal  travail  de  la  digestion  à  la  nuit  qui 
s'y  prête  mieux  que  le  jour  où  le  corps  et  l'esprit  sont  perpétuel- 
lement en  mouvement  et  en  action.  Voilà  comment  les  médecins 
raisonnent  constamment,  faisant  des  boniments  et  se  jouant  à  nos 
dépens;  ils  ne  sauraient  émettre  une  seule  proposition,  à  laquelle 
je  ne  puisse  en  opposer  une  absolument  contraire  et  de  même  va- 
leur. Qu'on  ne  crie  donc  pas  contre  ceux  qui,  devant  de  telles  con- 
tradictions, se  laissent  doucement  aller  à  ce  que  leur  dictent  leurs 
penchants  et  les  conseils  de  la  nature,  s'en  remettant  à  la  fortune 
qui  préside  aux  destinées  de  tous. 

Quoique  Montaig^ne  n^ait  confiance  en  aucun  remède,  il 
reconnaît  que  les  bains  sont  utiles;  peut-être  aussi  les 
eaux  thermales.  Diversité  dans  les  modes  d^emploi  de  ces 
eaux.  —  J'ai  eu  occasion  de  visiter,  dans  mes  voyages,  presque 
toutes  les  stations  balnéaires  de  la  chrétienté,  et  depuis  quelques 
années  j'en  fais  usage,  parce  que  d'une  façon  générale  j'estime  que 


58  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

time  le  baigner  salubrc,  et  croy  que  nous  encourons  non  légères 
incommoditez,  en  nostre  santé,  pour  auoir  perdu  cette  coustume, 
qui  estoit  généralement  obseruée  au  temps  passé,  quasi  en  toutes 
les  nations,  et  est  encores  en  plusieurs,  de  se  lauer  le  corps  tous 
les  iours  :  et  ne  puis  pas  imaginer  que  nous  ne  vaillions  beaucoup 
moins  de  tenir  ainsi  noz  membres  encroustez,  et  noz  pores  estoup- 
pez  de  crasse.  Et  quant  à  leur  boisson,  la  Fortune  a  faict  premiè- 
rement, qu'elle  ne  soit  aucunement  ennemie  de  mon  goust  :  se- 
condement elle  est  naturelle  et  simple,  qui  aumoins  n'est  pas 
dangereuse,  si  elle  est  vaine.  Dequoy  ie  prens  pour  respondant,  cette 
infinité  de  peuples  de  to-utes  sortes  et  complexions,  qui  s'y  assemble. 
Et  encores  que  ie  n'y  aye  apperceu  aucun  effect  extraordinaire  et 
miraculeux  :  ains  que  m'en  informant  vn  peu  plus  curieusement 
qu'il  ne  se  faict,  i'aye  trouué  mal  fondez  et  faux,  tous  les  bruits  de 
telles  opérations,  qui  se  sèment  en  ces  lieux  là,  et  qui  s'y  croyent 
(comme  le  monde  va  se  pippant  aisément  de  ce  qu'il  désire)  toutes- 
fois  aussi,  n'ay-ie  veu  guère  de  personnes  que  ces  eaux  ayent  em- 
piré; et  ne  leur  peut-on  sans  malice  refuser  cela,  qu'elles  n'esueil- 
lent  l'appétit,  facilitent  la  digestion,  et  nous  prestent  quelque 
nouuelle  allégresse,  si  on  n'y  va  par  trop  abbatu  de  forces;  ce  que 
ie  desconseille  de  faire.  Elles  ne  sont  pas  pour  relouer  vue  poisante 
ruyne  :  elles  peuuent  appuyer  vue  inclination  légère,  ou  prouuoir  à 
la  menace  de  quelque  altération.  Qui  n'y  apporte  assez  d'allégresse, 
pour  pouuoir  iouyr  le  plaisir  des  compagnies  qui  s'y  trouuent,  et 
des  promenades  et  exercices,  à  quoy  nous  conuie  la  beauté  des 
lieux,  où  sont  communément  assises  ces  eaux,  il  perd  sans  double 
la  meilleure  pièce  et  plus  asseurée  de  leur  effect.  A  cette  cause  i'ay 
choisi  iusques  à  cette  heure,  à  m'arrester  et  à  me  scruir  de  celles, 
où  il  y  auoit  plus  d'amœnité  de  lieu,  commodité  de  logis,  de  viures 
et  de  compagnies,  comme  sont  en  France,  les  bains  de  Banieres  : 
en  la  frontière  d'AUemaigne,  et  de  Lorraine,  ceux  de  Plombières  : 
en  Souysse,  ceux  de  Bade  :  en  la  Toscane,  ceux  de  Lucques;  et  spé- 
cialement ceux  délia  Villa,  desquels  i'ay  vsé  plus  souuent,  et  h 
diuerses  saisons.  Chasque  nation  a  des  opinions  particulières, 
touchant  leur  vsage,  et  des  loix  et  formes  de  s'en  seruir,  toutes  di- 
uerses :  et  selon  mon  expérience  l'effect  quasi  pareil.  Le  boire  n'est 
aucunement  rcceu  en  Allemaigne.  Pour  toutes  maladies,  ils  se  bai- 
gnent, et  sont  à  grenouiller  dans  Toau,  quasi  d'vn  soleil  à  l'autre. 
En  Italie,  quand  ils  boiuent  neuf  iours,  ils  s'en  baignent  pour  le 
moins  trente;  et  communément  boiuent  l'eau  mixtionnée  d'autres 
drogues,  pour  secourir  son  opération.  On  nous  ordonne  icy,  de 
nous  promener  pour  la  digérer  :  là  on  les  arrcste  au  lict,  où  ils 


TRADUCTION.  —  LIV.  II,  CH.  XXXVII.  59 

les  bains  sont  chose  hygiénique  et  crois  que  nombre  d'affections 
d'une  certaine  gravité,  tiennent  à  ce  que  nous  avons  perdu  Tha- 
bitude  de  nous  laver  le  corps  tous  les  jours,  ainsi  que  cela  était 
dans  les  coutumes  de  presque  toutes  les  nations  des  temps  passés  et 
que  cela  s'est  encore  maintenu  chez  plusieurs  ;  je  n'arrive  pas  à 
m'imaginer  que  nous  ayons  avantage  à  tenir  ainsi  nos  membres 
encroûtés  et  nos  pores  bouchés  par  la  crasse.  Pour  ce  qui  est  de 
prendre  ces  eaux  en  boisson,  la  fortune  a  fait  d'abord  que  cela 
n'est  aucunement  contraire  à  mes  goûts,  en  second  lieu  que  c'est 
chose  naturelle  et  simple  qui  du  moins,  si  elle  n'est  utile,  n'est  pas 
dangereuse,  ce  que  me  permet  d'affirmer  ce  nombre  infini  de 
gens  de  toutes  sortes  et  de  tous  tempéraments  qui  s'y  rendent. 
Bien  qu'encore  je  n'aie  pas  constaté  qu'elles  aient  produit  aucun 
résultat  miraculeux  ou  extraordinaire,  et  qu'en  m'informant  d'un 
peu  plus  près  qu'on  ne  le  fait  d'habitude,  j'aie  trouvé  faux  et  dé- 
nués de  fondement  tous  les  bruits  de  faits  de  cette  nature  qui  se 
répandent  en  ces  lieux  et  auxquels  on  ajoute  foi  (le  monde  se 
trompe  si  aisément  sur  ce  qu'il  désire)  ;  par  contre,  je  n'ai  guère 
vu  de  personnes  dont  ces  eaux  aient  empiré  l'état.  On  ne  peut, 
sans  parti  pris,  leur  refuser  qu'elles  éveillent  l'appétit,  facilitent 
la  digestion  et  nous  rendent  pour  ainsi  dire  plus  guillerets,  si  on 
n'y  va  pas  à  bout  de  forces,  ce  que  je  déconseille  bien;  impuis- 
santes à  relever  d'une  ruine  imminente,  elles  peuvent  venir  en  aide 
dans  le  cas  d'un  léger  ébranlement,  ou  parer  à  la  menace  d'une 
altération  prochaine.  Qui  y  vient  sans  être  en  disposition  suffisante 
pour  pouvoir  jouir  de  la  compagnie  qui  s'y  trouve,  des  promenades 
et  des  excursions  auxquelles  nous  convie  la  beauté  des  lieux  où  se 
trouvent  la  plupart  de  ces  eaux,  perd  indubitablement  le  meilleur 
et  le  plus  efficace  de  leurs  effets.  Aussi  ai-je  toujours,  jusqu'à  pré- 
sent, fait  choix,  pour  y  séjourner  et  en  faire  usage,  des  localités  les 
plus  agréables  par  leurs  sites  et  qui,  en  môme  temps,  offrent  le 
plus  de  commodité  sous  le  rapport  du  logement,  de  la  nourriture  et 
de  la  société,  comme  sont  :  en  France,  les  bains  de  Bagnèrcs;  sur 
les  confins  de  l'Allemagne  et  de  la  Lorraine,  ceux  de  Plombières  ;  en 
Suisse,  ceux  de  Bade;  en  Toscane,  ceux  de  Lucques,  et  en  particu- 
lier ceux  «  délia  Villa  »,  dont  j'ai  usé  le  plus  souvent  et  en  diverses 
saisons. 

Chaque  nation  a  ses  idées  particulières  sur  le  mode  d'emploi  des 
eaux  et  les  conditions  dans  lesquelles  elles  doivent  être  prises, 
lesquelles  sont  fort  variables  ;  quant  à  leur  effet,  il  est,  d'après  ce  que 
j'en  ai  éprouvé,  à  peu  près  le  même  partout.  En  Allemagne,  on  ne 
les  boit  jamais;  pour  toutes  les  maladies,  on  les  prend  sous  forme 
de  bains  ot  on  passe  tout  son  temps  à  barboter  dans  l'eau,  presque 
d'un  soleil  à  l'autre.  En  Itahe,  quand  on  boit  pendant  neuf  jours, 
on  se  baigne  pendant  trente  au  moins;  l'eau  se  boit  d'ordinaire 
additionnée  d'autres  drogues  qui  en  secondent  l'action.  Dans  cer- 
taines stations,  on  vous  ordonne  de  vous  promener  pour  la  bien 
digérer;  dans  d'autres,  on  la  prend  au  lit  que  l'on  garde  jusqu'à  ce 


60  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

l'ont  prise,  iusques  à  ce  qu'ils  Tayent  viiidée,  leur  eschauffanl  con- 
tinuellement restomach,  et  les  pieds.  Comme  les  AUemans  ont  de 
particulier,  de  se  faire  généralement  tous  corneter  et  vantouser, 
auec  scarification  dans  le  bain  :  ainsin  ont  les  Italiens  leurs  doccie, 
qui  sont  certaines  gouttières  de  cette  eau  chaude,  qu'ils  conduisent 
par  des  cannes,  et  vont  baignant  vne  heure  le  matin,  et  autant 
Tapres  disnée,  par  l'espace  d'vn  mois,  ou  la  teste,  ou  l'estomach, 
ou  autre  partie  du  corps,  à  laquelle  ils  ont  affaire.  Il  y  a  infinies 
autres  différences  de  coustumes,  en  chasquc  contrée  :  ou  pour 
mieux  dire,  il  n'y  a  quasi  aucune  ressemblance  des  vnes  aux  au- 
tres. Voylà  comment  cette  partie  de  médecine,  à  laquelle  seule  ie 
me  suis  laissé  aller,  quoy  qu'elle  soit  la  moins  artificielle,  si  a  elle 
sa  bonne  part  de  la  confusion  et  incertitude,  qui  se  voit  par  tout 
ailleurs  en  cet  artl  Les  poètes  disent  tout  ce  qu'ils  veulent,  auec 
plus  d'emphase  et  de  grâce;  lesmoing  ces  deux  epigrammes. 

Alcon  hesterno  signum  louis  altigit.  Ille, 
Quamuis  marmoreus,  vim  patitur  medici. 

Ecce  hodic  iussus  Iransferri  ex  eede  vetusta, 
Effertur,  quamuis  sit  Deus  atque  lapis. 

Et  l'autre, 

Lotus  nobiscum  est,  hilaris  csenauit,  et  idem 
Inuentus  mane  est  mortuus  Andragoras. 

Tarn  subitee  mortis  causam,  Faustine,  requiris? 
In  somnis  medicum  viderai  Hermocratem. 

Sur  quoy  ie  veux  faire  deux  comtes.  Le  Baron  de  Caupene  en 
Chalosse,  et  moy,  auons  en  commun  le  droit  de  patronage  d"vn 
bénéfice,  qui  est  de  grande  estenduë,  au  pied  de  noz  montaignes, 
qui  se  nomme  Lahontan.  Il  est  des  habitans  de  ce  coin,  ce  qu'on 
dit  de  ceux  de  la  valée  d'Angrougne  ;  ils  auoient  vne  vie  à  part,  les 
façons,  les  vestemens,  et  les  mœurs  à  part  :  régis  et  gouuernez  par 
certaines  polices  et  coustumes  particulières,  receuës  de  perc  en 
tilz,  ausquelles  ils  s'obligeoient  sans  autre  contrainte,  que  de  la 
reuerence  de  leur  vsage.  Ce  petit  estât  s'estoit  continué  de  toute 
ancienneté  en  vne  condition  si  heureuse,  qu'aucun  iuge  voisin 
nauoit  esté  en  peine  de  s'informer  de  leur  affaire;  aucun  aduocat 
employé  à  leur  donner  aduis,  ny  estranger  appelle  pour  esteindre 
leurs  querelles;  et  n'auoit  on  iamais  veu  aucun  de  ce  destroit  à 
i'aumosnc.  Ils  fuyoient  les  alliances  et  le  commerce  de  l'autre 
monde,  pour  n'altérer  la  pureté  de  leur  police  :  iusques  à  ce, 
comme  ils  recitent,  que  l'vn  dentrc  eux,  de  la  mémoire  de  leurs 
pères,  ayant  l'ame  espoinçonnée  d'vne  noble  ambition,  alla  s'adui- 
ser  pour  metti^e  son  nom  en  crédit  et  réputation,  de  faire  l'vn  de 
ses  enfans  maistre  lean,  ou  maistre  Pierre  :  et  l'ayant  faict  ins- 


TRADUCTION.  —  LIV.  II,  CH.  XXXVII.  61 

qu'on  l'ait  rendue,  et,  durant  ce  temps,  on  entretient,  en  les  chauf- 
fant, une  chaleur  continue  à  l'estomac  et  aux  pieds.  Les  Allemands 
ont  de  particulier  que  la  plupart  se  font,  dans  le  bain,  appliquer 
des  ventouses  scarifiées.  Les  Italiens  pratiquent  les  douches,  qui  se 
donnent  au  moyen  de  conduites  qui  amènent  cette  eau  chaude  dans 
des  espèces  de  gouttières,  d'où  elle  tombe  ;  on  la  reçoit  ainsi  pendant 
une  heure  le  matin  et  autant  l'après-dîner,  un  mois  durant,  soit  sur 
la  tête,  soit  sur  l'estomac,  soit  sur  toute  autre  partie  du  corps  à 
laquelle  on  veut  en  faire  l'application.  Il  y  a  une  infinité  d'autres  cou- 
tumes propres  à  chaque  contrée  ou,  pour  mieux  dire,  il  n'y  a  pres- 
que aucune  ressemblance  entre  ce  qui  se  fait  chez  les  uns  et  ce 
qui  a  lieu  chez  les  autres.  Voilà  comment  cette  partie  de  la  méde- 
cine, la  seule  que  je  me  sois  laissé  aller  à  pratiquer,  bien  que  cons- 
tituant le  moins  artificiel  des  procédés  dont  elle  use,  a  cependant, 
elle  aussi,  sa  bonne  part  de  la  confusion  et  de  l'incertitude  qui  se 
voient  partout  ailleurs  dans  cet  art. 

Les  poètes  traitent  avec  plus  d'emphase  et  de  grâce  que  nous, 
tous  les  sujets  qu'ils  abordent,  témoin  ces  deux  épigrammes  : 
«  Hier,  le  médecin  Alcon  a  touché  la  statue  de  Jupiter;  et,  quoique 
de  marbre,  le  dieu  a  éprouvé  le  pouvoir  du  médecin.  Aujourd'hui, 
on  le  tire  de  son  vieux  temple  et  on  va  l'enterrer,  tout  dieu  et  pierre 
qu'il  est  (Ausoné).  »  —  Andragoras  s'est  baigné  hier  avec  nous,  puis 
a  soupe  gaiement;  ce  matin,  on  l'a  trouvé  mort.  Veux-tu  savoir, 
Faustinus,  la  cause  d'un  trépas  si  subit?  Il  a  vu  en  songe  le  médecin 
Hermocrate  {Martial).  »  —  Sur  ce  même  sujet,  je  voudrais  rappor- 
ter deux  contes. 

Conte  assez  plaisant  contre  les  gens  de  loi  et  les  méde- 
cins. —  Le  baron  de  Caupène  en  Chalosse  et  moi,  avons  en  com- 
mun le  droit  de  patronage  sur  un  bénéfice  du  nom  de  Lahontan, 
qui  est  de  grande  étendue  et  situé  au  pied  de  nos  montagnes.  Il  en 
est  des  habitants  de  ce  coin  de  terre,  comme  l'on  dit  être  de  ceux 
de  la  vallée  d'Angrougne  :  ils  avaient  une  vie  à  part,  des  façons, 
des  vêtements,  des  mœurs  à  part;  étaient  régis  et  administrés 
suivant  des  institutions  et  des  coutumes  particulières  qui  se  trans- 
mettaient de  père  en  fils  et  qu'ils  observaient,  sans  y  être  autre- 
ment obligés  que  par  le  respect  qu'ils  portaient  à  un  ordre  de 
choses  établi.  Ce  petit  état  s'était,  de  tous  temps,  maintenu  dans 
de  si  heureuses  conditions,  qu'aucun  juge  du  voisinage  n'avait  eu 
à  s'occuper  de  ses  affaires,  aucun  avocat  n'avait  eu  à  y  donner  de 
consultations,  aucun  étranger  n'y  avait  été  appelé  pour  mettre  fin 
aux  querelles  qui  s'y  élevaient;  jamais  on  n'avait  vu  quelqu'un  du 
pays  se  livrer  à  la  mendicité;  on  y  fuyait  les  alliances  et  les  rap- 
ports avec  le  monde  du  dehors  pour  ne  pas  altérer  la  pureté  des 
des  institutions.  Cela  dura,  ainsi  qu'ils  le  content  eux-mêmes,  le 
tenant  de  la  mémoire  de  leurs  pères,  jusqu'à  ce  que  l'un  d'eux, 
l'âme  piquée  d'une  noble  ambition,  s'avisa,  pour  mettre  son  nom 
en  relief  et  acquérir  de  la  réputation,  de  faire  d'un  de  ses  enfants 
un  maître  Jean,  ou  un  maître  Pierre,  autrement  dit  un  persou- 


62  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

triiire  à  escrire  en  quelque  ville  voisine,  en  rendit  en  fin  vn  beau 
notaire  de  village.  Celtuy-cy,  deuenu  grand,  commença  à  desdai- 
gner leurs  anciennes  coustumes,  et  à  leur  mettre  en  teste  la  pompe 
des  régions  de  deçà.  Le  premier  de  ses  compères,  à  qui  on  es- 
corna  vne  cheure,  il  luy  conseilla  d'en  demander  raison  aux  iuges 
Royaux  d'autour  de  là;  et  de  cettuy-cy  à  vn  autre,  iusques  à  ce 
qu'il  eust  tout  abastardy.  A  la  suitte  de  cette  corruption,  ils  di- 
sent, qu'il  y  en  suruint  incontinent  vn'  autre,  de  pire  conséquence, 
par  le  moyen  d'vn  médecin,  à  qui  il  print  enuie  d'espouser  vne 
de  leurs  filles,  et  de  s'habituer  parmy  eux.' Cettuy-cy  commença  à 
leur  apprendre  premièrement  le  nom  des  fiebures,  des  rheumes, 
et  des  apostemes,  la  situation  du  cœur,  du  foye,  et  des  intestins, 
qui  estoit  vne  science  insques  lors  très  esloignée  de  leur  cognois- 
sance  :  et  au  lieu  de  l'ail,  dequoy  ils  auoyent  apris  à  chasser  toutes 
sortes  de  maux,  pour  aspres  et  extrêmes  qu'ils  fussent,  il  les  ac- 
coustuma  pour  vne  toux,  ou  pour  vn  morfondement,  à  prendre  les 
mixtions  estrangeres,  et  commença  à  faire  trafique,  non  de  leur 
santé  seulement,  mais  aussi  de  leur  mort.  Ils  lurent  que  depuis 
lors  seulement,  ils  ont  apperçeu  que  le  serain  leur  appesantissoit 
la  teste,  que  le  boire  ayant  chault  apportoit  nuisance,  et  que  les 
vents  de  l'automne  estoyent  plus  griefs  que  ceux  du  printemps  : 
que  depuis  l'vsage  de  cette  médecine,  ils  se  trouuent  accablez 
d'vne  légion  de  maladies  inaccoustumées,  et  qu'ils  apperçoiuent 
vn  gênerai  deschet,  en  leur  ancienne  vigueur,  et  leurs  vies  de 
moitié  raccourcies.  Voyla  le  premier  de  mes  comtes.  L'autre  est, 
qu'auant  ma  subiection  graueleuse,  oyant  faire  cas  du  sang  de 
bouc  à  plusieurs,  comme  d'vne  manne  céleste  enuoyée  en  ces 
derniers  siècles,  pour  la  tutelle  et  conseruation  de  la  vie  hu- 
maine; et  en  oyant  parler  à  des  gens  d'entendement  comme  d'vne 
drogue  admirable,  et  d'vne  opération  infaillible  :  moy  qui  ay 
tousiours  pensé  estrc  en  bute  à  tous  les  accidens,  qui  peuuent 
toucher  tout  autre  homme,  prins  plaisir  en  pleine  santé  à  me 
prouuoir  de  ce  miracle;  et  commanday  chez  moy  qu'on  me  nour- 
rist  vn  bouc  selon  la  recepte.  Car  il  faut  que  ce  soit  aux  mois  les 
plus  chaleureux  de  l'esté,  qu'on  le  retire  :  et  qu'on  ne  luy  donne  à 
manger  que  des  herbes  aperitiues,  et  à  boire  que  du  vin  blanc, 
le  me  rendis  de  fortune  chez  moy  le  iour  qu'il  deuoit  estre  tué  : 
on  me  vint  dire  que  mon  cuysinier  trouuoit  dans  la  panse  deux 
ou  trois  grosses  boules,  qui  se  chocquoient  l'vne  l'autre  parmy  sa 
mangeaille.  le  fus  curieux  de  faire  apporter  toute  cette  tripaille 
en  ma  présence,  et  fis  ouurir  cette  grosse  et  large  peau  :  il  en 
sortit  trois  gros  corps,  légers  comme  des  esponges,  de  façon 
qu'il  semble  qu'ils  soyent  creuz,  durs  au  demeurant  par  le  dessus 
et  fermes,  bigarniz  de  plusieurs  couleurs  mortes  :  l'vn  parfaict  en 


TRADUCTION.  —  LIV.  II,  CH.  XXXVII.  63 

nage,  et,  lui  ayant  fait  apprendre  à  écrire  dans  quelque  ville  voi- 
sine, arriva  à  en  faire  un  beau  notaire  de  village.  Celui-ci,  devenu 
grand,  commença  par  dédaigner  les  anciennes  coutumes  de  sa 
vallée  et  à  monter  la  tête  à  son  entourage,  en  lui  faisant  miroiter 
ce  que  les  régions  voisines  avaient  de  beau.  Au  premier  de  ses 
compères  auquel  on  écorna  une  chèvre,  il  conseilla  de  s'adresser 
aux  juges  royaux,  dont  ils  relevaient,  pour  obtenir  réparation;  de 
celui-ci,  il  passa  à  un  autre,  jusqu'à  ce  qu'il  eût  tout  gâté.  —  A  la 
suite  de  ce  premier  germe  de  corruption,  ajoutent-ils,  il  se  pro- 
duisit presque  aussitôt  un  autre  fait  qui  eut  de  plus  fâcheuses  con- 
séquences encore  :  il  prit  envie  à  un  médecin  d'épouser  une  de 
leurs  filles  et  de  venir  s'établir  parmi  eux.  Ce  médecin  commença 
par  leur  apprendre  le  nom  des  fièvres,  des  rhumes,  des  abcès;  où 
se  trouvent  le  cœur,  le  foie,  les  intestins,  science  dont,  jusqu'alors, 
ils  n'avaient  pas  la  moindre  connaissance  ;  et,  au  lieu  de  l'ail  qui 
leur  servait  pour  se  débarrasser  de  tous  les  maux,  si  pénibles  et 
si  graves  qu'ils  fussent,  il  les  amena  à  faire  usage  pour  une  toux, 
un  refroidissement,  de  mixtions  composées  de  substances  exotiques 
et  se  mit  à  spéculer  non  seulement  sur  leur  santé,  mais  encore  sur 
leur  mort.  Ils  jurent  que  ce  n'est  que  depuis  cette  époque  qu'ils  se 
sont  aperçus  que  le  serein  cause  des  lourdeurs  de  tête,  qu'on  peut 
attraper  mal  en  buvant  quand  on  a  chaud,  que  les  vents  d'au- 
tomne sont  plus  malsains  que  ceux  du  printemps,  et  que,  depuis 
que  la  médecine  a  été  introduite  chez  eux,  accablés  d'une  légion 
de  maladies  qu'ils  ne  connaissaient  pas,  ils  constatent  une  déca- 
dence générale  dans  leur  vigueur  physique  et  une  réduction  de 
moitié  dans  la  durée  de  leur  vie.  C'est  là  le  premier  de  mes  contes. 
Autre  conte  concernant  la  médecine.  —  Voici  le  second. 
Avant  que  je  ne  fusse  atteint  de  lagravelie,  ayant  entendu  quelques 
personnes  faire  cas  du  sang  de  bouc  comme  d'une  manne  céleste 
envoyée,  en  ces  siècles  derniers,  pour  reconstituer  et  assurer  la 
conservation  de  la  vie  humaine,  et  entendant  des  gens  raisonnables 
en  parler  comme  d'une  drogue  admirable,  d'une  réussite  infail- 
lible, moi,  qui  toujours  ai  pensé  que  je  pouvais  être  atteint  de  tous 
les  accidents  qui  peuvent  survenir  à  tout  autre  homme,  j'eus  l'i- 
dée de  me  pourvoir,  alors  que  j'étais  en  pleine  santé,  de  ce  baume 
miraculeux.  Je  commandai  donc,  chez  moi,  qu'on  élevât  un  bouc 
selon  la  recette  donnée  :  il  faut  que  ce  soit  pendant  les  mois  les 
plus  chauds  de  l'été  qu'on  le  mette  au  régime;  on  ne  lui  donne 
plus  alors  à  manger  que  des  herbes  purgatives  et  on  ne  lui  fait 
plus  boire  que  du  vin  blanc.  Par  hasard,  j'étais  chez  moi  le  jour 
où  on  devait  le  tuer;  on  vint  me  dire  que  le  cuisinier  sentait  dans 
sa  panse  deux  ou  trois  grosses  boules  mobiles  se  heurtant  l'une 
l'autre  au  milieu  des  aliments  qui  la  garnissaient.  La  curiosité  me 
fit  dire  qu'on  m'apportât  ses  entrailles,  et  je  fis  ouvrir  devant  moi 
cette  grosse  et  large  peau.  Il  en  sortit  trois  corps  assez  volumineux, 
légers  comme  des  éponges  au  point  qu'ils  paraissaient  creux,  durs 
à  la  surface,  fermes,  teintés  de  diverses  couleurs  mortes  :  l'un  était 


G4  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

rondeur,  à  la  mesure  d'vne  courte  boule  :  les  autres  deux,  vn  peu 
moindres,  ausquels  l'arrondissement  est  imparfaict,  et  semble  qu'il 
s'y  acheminast.  l'ai  trouué,  m'en  estant  l'aict  enquérir  à  ceux,  qui 
ont  accoustumé  d'ouurir  de  ces  animaux,  que  c'est  vn  accident  rare 
et  inusité.  Il  est  vray-semblable  que  ce  sont  des  pierres  cousines 
des  nostres.  Et  s'il  est  ainsi,  c'est  vue  espérance  bien  vaine  aux 
graueleux,  de  tirer  leur  guérison  du  sang  d'vne  beste,  qui  s'en  al- 
loit  elle  mesme  mourir  d'vn  pareil  mal.  Car  de  dire  que  le  sang 
ne  se  sent  pas  de  cette  contagion,,  et  n'en  altère  sa  vertu  accoustu- 
mée,  il  est  plustost  à  croire,  qu'il  ne  s'engendre  rien  en  vn  corps 
que  par  la  conspiration  et  communication  de  toutes  les  parties  :  la 
masse  agist  tout'  entière,  quoy  que  l'vne  pièce  y  contribue  plus  que 
l'autre,  selon  la  diuersité  des  opérations.  Parquoy  il  y  a  grande 
apparence  qu'en  toutes  les  parties  de  ce  bouc,  il  y  auoit  quelque 
qualité  pétrifiante.  Ce  n'esloit  pas  tant  pour  la  crainte  de  l'aduenir, 
et  pour  moy,  que  i'estoy  curieux  de  cette  expérience  :  comme  c'es- 
toit,  qu'il  adulent  chez  moy,  ainsi  qu'en  plusieurs  maisons,  que  les 
femmes  y  font  amas  de  telles  menues  drogueries,  pour  en  secourir  le 
peuple  :  vsant  de  mesme  recepte  à  cinquante  maladies,  et  de  telle 
recepte,  qu'elles  ne  prennent  pas  pour  elles,  et  si  triomphent  en 
bons  euenemens.  Au  demeurant,  i'honore  les  médecins,  non  pas 
suiuant  le  précepte,  pour  la  nécessité  (car  à  ce  passage  on  en  oppose 
vn  autre  du  prophète,  reprenant  le  Roy  Asa  d'auoir  en  recours  au 
médecin)  mais  pour  l'amour  d'eux  mesmes,  en  ayant  veu  beau- 
coup d'honnestes  hommes  et  dignes  d'estre  aymez.  Ce  n'est  pas  à 
eux  que  i'en  veux,  c'est  à  leur  art,  et  ne  leur  donne  pas  gt-and 
blasme  de  faire  leur  profit  de  nostre  sottise,  car  la  plus  part  du 
monde  faict  ainsi.  Plusieurs  vacations  et  moindres  et  plus  dignes 
que  la  leur,  n'ont  fondement,  et  appuy  qu'aux  abuz  publiques.  le  les 
appelle  en  ma  compagnie,  quand  ie  suis  malade,  s'ils  se  rencon- 
trent à  propos,  et  demande  à  en  €stre  entretenu,  et  les  paye  comme 
les  autres.  le  leur  donne  loy,  de  me  commander  de  m'abrier 
chauldement,  si  ie  l'ayme  mieux  ainsi,  que  d'autre  sorte  :  ils  peu- 
uent  choisir  d'entre  les  porreaux  et  les  laictues,  dequoy  il  leur 
plaira  que  mon  bouillon  se  face,  et  m'ordonner  le  blanc  ou  le 
clairet  :  et  ainsi  de  toutes  autres  choses,  qui  sont  indifférentes  à 
mon  appétit  et  vsage.  l'entens  bien  que  ce  n'est  rien  faire  pour 


TRADUCTION.  —  LIV.  II,  CH.  XXXVII.  60 

absolument  rond  et  de  la  grosseur  d'une  petite  boule;  les  deux 
autres,  un  peu  moins  gros,  étaient  imparfaitement  arrondis,  mais 
devaient  tendre  également  à  former  boule.  Ayant  fait  prendre  des 
renseignements  auprès  de  ceux  qui  ont  l'habitude  de  dépecer  ces 
animaux,  j'appris  que  c'était  là  un  accident  inusité,  se  produisant 
rarement.  Il  est  vraisemblable  que  ces  corps  sont  des  pierres  pro- 
ches parentes  des  nôtres  ;  s'il  en  est  ainsi,  c'est  une  espérance  bien 
vaine  que  celle  que  l'on  donne  aux  graveleux  de  pouvoir  guérir  en 
buvitnt  le  sang  d'une  bête  en  passe  de  mourir  d'un  mal  semblable, 
car  on  ne  saurait  dire  qu'il  n'y  a  là  aucune  chance  de  contagion  et 
que  la  nature  du  sang  de  cet  animal  ne  s'en  trouve  pas  altérée.  Il 
y  a  plutôt  lieu  de  croire  que  rien  ne  s'engendre  dans  un  corps, 
sans  que  toutes  ses  parties,  solidaires  les  unes  des  autres,  n'y  coo- 
pèrent; à  la  vérité,  certaines  plus  que  d'autres,  suivant  la  nature 
de  l'opération,  mais  toutes  y  participent;  et  il  y  a  apparence  que 
dans  toutes  celles  de  ce  bouc  il  y  avait  quelque  disposition  à  la 
production  de  ces  concrétions  calcaires.  Ce  n'était  pas  tant  la 
crainte  de  ce  qui  pouvait  en  advenir  pour  moi-même  qui  m'avait 
rendu  si  curieux  de  cette  expérience,  que  parce  que  je  craignais 
qu'il  n'arrivât  chez  moi  ce  qui  a  lieu  dans  bien  des  maisons  où  les 
femmes,  en  vue  de  secourir  les  pauvres  gens,  amassent  force  dro- 
gues insignifiantes  qu'elles  font  servir  pour  cinquante  maladies  di- 
verses, auxquelles  elles  ne  s'appliquent  nullement  et  qui  pourtant 
réussissent  dans  quelques  heureuses  circonstances. 

Ce  n'est  que  leur  science  que  Montaigne  attaque  chez 
les  médecins  et  non  leur  personnalité  ;  limite  dans  laquelle 
il  se  confie  à  eux;  combien  peu,  au  surplus,  font  usage 
pour  eux-mêmes  des  drogues  qu'ils  prescrivent  à  autrui. 
—  Quoi  qu'il  en  soit,  jhonore  les  médecins,  non  suivant  le  précepte 
parce  qu'ils  sont  nécessaires  (à  ce  passage  de  l'Ecclésiaste,  on  en 
oppose  un  autre  du  prophète  qui  blâme  le  roi  Asa  d'avoir  eu  re- 
cours aux  médecins),  mais  par  affection  pour  leur  personne,  en 
ayant  vu  beaucoup  qui  sont  d'honnêtes  gens  et  dignes  d'être  aimés. 
Ce  n'est  pas  à  eux  que  j'en  veux,  mais  à  leur  art;  et  je  ne  leur  fais 
pas  grand  reproche  de  tirer  profit  de  notre  sottise,  parce  que  la 
plupart  du  monde  est  ainsi  faite  ;  combien,  en  effet,  de  professions 
moins  honorables  ou  qui  le  sont  plus  que  la  leur,  ne  subsistent  et 
ne  prospèrent  qu'en  abusant  le  public.  Je  les  mande  près  de  moi, 
quand  je  suis  malade;  s'ils  se  trouvent  là  à  point  pour  répondre  à 
mon  appel,  je  leur  demande  qu'ils  s'occupent  de  moi,  et  je  les  paie 
comme  font  les  autres.  Je  leur  permets  de  m'ordonner  de  me  tenir 
chaudement,  lorsque  je  préfère  qu'il  en  soit  ainsi  qu'autrement;  je 
leur  donne  toute  latitude  pour  me  faire  faire  le  bouillon  que  je  dois 
prendre,  à  leur  choix  avec  des  poireaux  ou  avec  des  laitues,  et  me 
prescrire,  suivant  ce  qui  leur  plaît,  du  vin  blanc  ou  du  vin  clairet, 
et  ainsi  de  toutes  choses  pour  lesquelles  je  n'ai  pas  une  préférence 
marquée  et  dont  l'usage  m'est  indifférent.  En  cela,  j'entends  bien 
ne  leur  faire  aucune  concession,  d'autant  qu'il   est  de   l'essence 

ESSArS   DE   MONTAIGNE.  —   T.   lU.  5 


66  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

eux,  d'autant  que  l'aigreur  et  l'estrangeté  sont  accidens  de  l'es- 
sence propre  de  la  médecine.  Lycurgus  ordonnoit  le  vin  aux  Spar- 
tiates malades.  Pourquoy?  par  ce  qu'ils  en  haissoyent  l'vsage, 
sains.  Tout  ainsi  qu'vn  Gentil-homme  mon  voisin  s'en  sert  pour 
drogue  tressalutaire  à  ses  fiebures,  par  ce  que  de  sa  nature  il  en 
hait  mortellement  le  goust.  Combien  en  voyons  nous  d'entr'  eux, 
estre  de  mon  humeur?  desdaigner  la  médecine  pour  leur  seruice, 
et  prendre  vne  forme  de  vie  libre,  et  toute  contraire  à  celle  qu'ils 
ordonnent  à  autruy?  Qu'est-ce  cela,  si  ce  n'est  abuser  tout  destrous- 
sément  de  nostre  simplicité?  Car  ils  n'ont  pas  leur  vie  et  leur  santé 
moins  chère  que  nous;  et  accommoderoient  Içurs  etîects  à  leur 
doctrine,  s'ils  n'en  cognoissoyent  eux  mesmes  la  faulceté.  C'est 
la  crainte  de  la  mort  et  de  la  douleur,  l'impatience  du  mal,  vne 
furieuse  et  indiscrète  soif  de  la  guerison,  qui  nous  aueugle  ainsi. 
C'est  pure  lascheté  qui  nous  rend  nostre  croyance  si  molle  et 
maniable.  La  plus  part  pourtant  ne  croyent  pas  tant,  comme  ils 
endurent  et  laissent  faire  :  car  ie  les  oy  se  plaindre  et  en  parler, 
comme  nous.  Mais  ils  se  resoluent  en  fin  :  Que  feroy-ie  donc? 
Comme  si  l'impatience  estoit  de  soy  quelque  meilleur  remède,  que 
la  patience.  Y  a  il  aucun  de  ceux  qui  se  sont  laissez  aller  à  cette 
misérable  subiection,  qui  ne  se  rende  esgalement  à  toute  sorte 
d'impostures?  qui  ne  se  mette  à  la  mercy  de  quiconque  a  cette 
impudence,  de  luy  donner  promesse  de  sa  guerison?  Les  Babylo- 
niens portoyent  leurs  malades  en  la  place  :  le  médecin  c'estoit  le 
peuple  :  chacun  des  passants  ayant  par  humanité  et  ciuilité  à 
s'enquérir  de  leur  estât  :  et,  selon  son  expérience,  leur  donner 
quelque  aduis  salutaire.  Nous  n'en  faisons  guère  autrement  :  il 
n'est  pas  vne  simple  femmelette,  de  qui  nous  n'employons  les  bar- 
bottages  et  les  breuets  :  et  selon  mon  humeur,  si  i'auoy  à  en 
accepter  quelqu'vne,  i'accepterois  plus  volontiers  cette  médecine 
qu'aucune  autre  :  d'autant  qu'aumoins  il  n'y  a  nul  dommage  à 
craindre.  Ce  qu'Homère  et  Platon  disoyent  des  Jîlgypliens,  qu'ils 
estoyent  tous  médecins,  il  se  doit  dire  de  tous  peuples.  Il  n'est 
personne,  qui  ne  se  vante  de  quelque  recepte,  et  qui  ne  la  hazarde 
sur  son  voisin,  s'il  l'en  veut  croire.  l'estoy  l'autre  iour  en  vne 
compagnie,  où  ie  ne  sçay  qui,  de  ma  confrairie,  apporta  la  nou- 
nelle  d'vne  sorte  de  pillules  compilées  de  cent,  et  tant  d'ingrediens 
de  comte  fait  :  il  s'en  esmeut  vne  feste  et  vne  consolation  singu- 
lière :  car  quel  rocher  soustiendroit  l'effort  d'vne  si  nombreuse 
batterie?  l'cntcns   toutesfois   par   ceux   qui   l'essayèrent,  que   la 


TRADUCTION.  —  LIV.  II,  CH.  XXXVII.  67 

même  de  la  médecine,  que  tout  ce  dont  elle  fait  emploi  se  distin- 
gue par  son  mauvais  goût  et  son  étrangeté.  Pourquoi  Lycurgue  or- 
donnait-il le  vin  aux  Spartiates  quand  ils  étaient  malades,  si  ce 
n'est  parce  qu'ils  ne  pouvaient  le  souffrir  quand  ils  étaient  bien 
portants?  C'est  pour  cette  même  raison  qu'un  gentilhomme,  qui 
est  mon  voisin,  s'en  sert  contre  ses  fièvres,  comme  d'une  drogue 
d'un  excellent  effet,  parce  que,  dans  son  état  normal,  il  en  a  le 
goût  en  horreur.  —  Combien  ne  voyons- nous  pas  de  médecins  être 
dans  mes  idées,  dédaigner  la  médecine  pour  eux-mêmes  et  vivre 
comme  ils  l'entendent,  et  d'une  façon  absolument  contraire  à  celle 
qu'ils  ordonnent  aux  autres?  Qu'est-ce  que  cela,  sinon  abuser  ou- 
vertement de  notre  simplicité?  Car  enfin,  leur  vie  et  leur  santé  ne 
leur  sont  pas  moins  chères  que  les  nôtres  à  nous-mêmes,  et  ils 
accommoderaient  certainement  leurs  actes  à  leur  doctrine,  si  de 
celle-ci,  ils  ne  reconnaissaient  eux  aussi  la  fausseté. 

C'est  la  crainte  de  la  douleur,  de  la  mort,  qui  fait  qu'on 
se  livre  si  communément  aux  médecins.  —  C'est  la  crainte 
de  la  douleur,  de  la  mort,  l'impatience  du  mal,  une  soif  ardente  et 
sans  mesure  de  guérison,  qui  nous  aveuglent  à  ce  degré;  c'est  pure 
lâcheté  de  notre  part,  si  nous  avons  une  confiance  si  facile  à  capter 
et  si  élastique.  Pourtant,  la  plupart  d'entre  nous  ne  s'abusent  pas 
autant  qu'ils  ne  tolèrent  et  laissent  faire;  je  les  entends,  en  effet, 
se  plaindre  et  parler  comme  nous  faisons  nous-mêmes,  pour  finir 
par  dire  :  «  Alors,  que  faire?  »  comme  si  l'impatience  par  elle-même 
était  un  meilleur  remède  que  la  patience!  Parmi  tous  ceux  qui  se 
sont  laissés  aller  à  subir  cette  misérable  sujétion,  y  en  a-t-il  un 
seul  qui  ne  soit  également  prêt  à  accepter  les  impostures  de  toutes 
sortes  et  ne  se  mette  à  la  merci  de  quiconque  a  l'impudence  de  lui 
donner  l'assurance  qu'il  guérira?  —  Les  Babyloniens  exposaient 
leurs  malades  sur  les  places  publiques  ;  le  médecin  c'était  tout  le 
monde  :  chacun  qui  passait  s'informait  par  humanité  et  par  civilité 
de  leur  état  et,  suivant  son  expérience,  donnait  un  avis  plus  ou 
moins  salutaire.  Nous  ne  faisons  guère  autrement  :  il  n'est  pas 
simple  femmelette  dont  nous  n'employions  les  marmottages  destinés 
à  conjurer  le  mal  et  les  amulettes;  si  mon  humeur  se  prêtait  à  en 
accepter,  j'accepterais  plus  volontiers  celles  provenant  de  cette 
source  que  de  toute  autre,  au  moins  ne  craindrais-je  pas  d'en 
éprouver  de  dommages.  Homère  et  Platon  disaient  des  Égyptiens 
qu'ils  étaient  tous  médecins;  ne  pourrait-on  en  dire  autant  de  tous 
les  peuples?  Il  n'est,  de  fait,  personne  qui  ne  se  vante  de  posséder 
une  recette  quelconque,  et  ne  se  hasarde  à  l'essayer  sur  son  voisin  si 
celui-ci  s'y  prête.  J'étais,  l'autre  jour,  en  compagnie,  lorsque  je  ne 
sais  qui,  atteint  de  la  même  affection  que  moi,  annonça  l'appari- 
tion d'une  sorte  de  pilule  nouvelle  dans  la  composition  de  laquelle, 
tout  compte  fait,  entraient  cent  et  tant  d'ingrédients;  cette  infor- 
mation produisit  une  émotion  et  un  soulagement  singuliers;  quel 
rocher,  se  disait-on,  résistera  aux  efforts  d'une  pareille  concentra- 
tion de  moyens  d'action?  Il  m'est  revenu  depuis,  par  ceux  qui  en 


68  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

moindre  petite  graiie  ne  daigna  s'en  esmouuoir.  le  ne  me  puis 
desprendre  de  ce  papier,  que  ie  n'en  die  encore  ce  mot,  sur  ce 
qu'ils  nous  donnent  pour  respondant  de  la  certitude  de  leurs 
drogues,  l'expérience  qu'ils  ont  faicte.  La  plus  part,  et  ce  croy-ie, 
plus  des  deux  tiers  des  vertus  medecinales,  consistent  en  la  quinte 
essence,  ou  propriété  occulte  des  simples;  de  laquelle  nous  ne 
pouuons  auoir  autre  instruction  que  l'vsage.  Car  quinte  essence, 
n'est  autre  chose  qu'vne  qualité,  de  laquelle  par  nostre  raison  nous 
ne  sçauons  trouuer  la  cause.  En  telles  prennes,  celles  qu'ils  disent 
auoir  acquises  par  l'inspiration  de  quelque  daemon,  ie  suis  content 
de  les  receuoir,  (car  quant  aux  miracles,  ie  n'y  touche  iamais)  ou 
bien  encore  les  prennes  qui  se  tirent  des  choses,  qui  pour  autre 
considération  tombent  souuent  en  nostre  vsage  :  comme  si  en  la 
laine,  dequoy  nous  auons  accoustumé  de  nous  vestir,  il  s'est  trouué 
par  accident,  quelque  occulte  propriété  desiccatiue,  qui  guérisse 
les  mules  au  talon;  et  si  au  reffort,  que  nous  mangeons  pour  la 
nourriture,  il  s'est  rencontré  quelque  opération  apcritiue.  Galen 
recite,  qu'il  aduint  à  vn  ladre  de  receuoir  guerison  par  le  moyen 
du  vin  qu'il  beut,  d'autant  que  de  fortune,  vne  vipère  s'estoit  coulée 
dans  le  vaisseau.  Nous  trouuons  en  cet  exemple  le  moyen,  et  vne 
conduitte  vray-semblable  à  cette  expérience.  Comme  aussi  en 
celles,  ausquelles  les  médecins  disent,  auoir  esté  acheminez  par 
l'exemple  d'aucunes  bestes.  Mais  en  la  plus  part  des  autres  expé- 
riences, à  quoy  ils  disent  auoir  esté  conduis  par  la  fortune,  et 
n'auoir  eu  autre  guide  que  le  hazard,  ie  trouue  le  progrez  de  cette 
information  incroyable.  l'imagine  l'homme,  regardant  au  tour  de 
luy  le  nombre" infiny  des  choses,  plantes,  animaux,  metaulx.  le  ne 
sçay  par  où  luy  faire  commencer  son  essay  :  et  quand  sa  première 
fantasie  se  iettera  sur  la  corne  d'vn  élan,  à  quoy  il  faut  prester  vne 
créance  bien  molle  et  aisée  :  il  se  trouue  encore  autant  empesché 
en  sa  seconde  opération.  Il  luy  est  proposé  tant  de  maladies,  et 
tant  de  circonstances,  qu'auant  qu'il  soit  venu  à  la  certitude  de  ce 
poinct,  où  doit  teindre  la  perfection  de  son  expérience,  le  sens 
humain  y  perd  son  Latin  :  et  auant  qu'il  ait  trouué  parmy  cette 
infinité  de  choses,  que  c'est  cette  corne  :  parmy  cette  infinité  de 
maladies,  l'epilepsie  :  tant  de   complexions,    au  melancholique  : 


TRADUCTION.  —  LIV.  II,  CH.  XXXVII.  69 

ont  essayé,  que  pas  la  moindre  parcelle  de  gravier  n'a  daigné  s'en 
émouvoir. 

Sur  quoi,  du  reste,  la  connaissance  que  les  médecins 
prétendent  avoir  de  l'efficacité  de  leurs  remèdes,  est-elle 
fondée?  —  Je  ne  puis  quitter  mon  papier,  sans  dire  encore  un 
mot  sur  ce  que  les  médecins  nous  donnent  comme  garantie  de  l'ef- 
ficacité de  leurs  drogues,  savoir  l'expérience  qu'ils  en  ont  faite.  La 
plupart,  peut-être  plus  des  deux  tiers  des  vertus  médicinales  des 
médicaments,  proviennent  de  la  quintessence  des  simples,  sur  les 
propriétés  cachées  desquelles  l'usage  seul  nous  renseigne;  or,  la 
quintessence  d'une  chose  n'est  autre  que  la  qualité  maîtresse  qui 
lui  est  propre  et  qui  échappe  à  notre  raison,  laquelle  n'arrive 
pas  à  en  découvrir  la  cause.  Parmi  ces  preuves  d'efficacité,  il  en 
est,  disent-ils,  qui  leur  ont  été  révélées  par  quelque  démon;  quand 
ils  parlent  ainsi,  je  me  contente  de  les  écouter,  car,  pour  ce  qui 
est  des  miracles,  je  ne  les  discute  jamais.  D'autres  ressortent  de 
l'usage  même  que,  pour  d'autres  considérations,  nous  faisons  des 
choses;  comme  dans  le  cas  où  la  laine,  par  exemple,  dont  nous 
usons  d'habitude  pour  nous  vêtir,  aurait  été,  par  accident,  recon- 
nue posséder  quelque  propriété  cachée  dessiccative,  qui  guérisse 
les  mules  qui  auraient  mal  au  talon;  ou  dans  celui  où  on  aurait 
constaté  une  action  purgative  au  raifort  qui  compte  parmi  nos  ali- 
ments. —  Galien  raconte  qu'un  lépreux  a  été  guéri  pour  avoir  bu 
du  vin  d'un  vase  dans  lequel  s'était,  par  hasard,  glissée  une  vipère  ; 
c'est  là  un  fait  susceptible  d'effet  et  qui  permet  d'admettre  l'expé- 
rience comme  vraisemblablement  acquise;  de  même  de  toutes 
celles  que  les  médecins  nous  donnent  comme  résultant  d'exemples 
fournis  par  certains  animaux;  mais,  dans  la  plupart  des  expériences 
autres,  auxquelles  ils  ont  été  conduits,  disent-ils,  par  leur  bonne 
fortune,  sans  autre  guide  que  le  hasard,  je  trouve  que  les  déduc- 
tions qu'ils  en  tirent  ne  s'imposent  pas.  Imaginons  l'homme  em- 
brassant du  regard  le  nombre  infini  des  choses,  plantes,  animaux, 
métaux  qui  sont  autour  de  lui,  je  me  demande  par  où,  en  pareil 
cas,  commenceront  ses  essais?  Supposons  que  sa  fantaisie  fasse  que, 
tout  d'abord,  ce  soit  par  la  corne  d'un  élan;  ce  choix,  ainsi  né  do 
son  caprice,  ne  peut  être  admis  que  par  une  confiance  bien  souple 
et  bien  accommodante,  et  le  même  embarras  se  reproduira  quand 
il  s'agira  d'en  tirer  parti.  Il  se  trouve,  en  effet,  en  présence  de  tant 
de  maladies  et  de  tant  de  circonstances  qui  interviennent,  que  l'es- 
prit humain  s'y  perd  avant  d'arriver  à  être  certain  du  point  auquel, 
pour  être  concluants,  doivent  s'arrêter  les  résultats  de  l'expérience 
qu'il  a  entreprise  :  ne  lui  faut-il  pas  déterminer  au  préalable  que, 
de  cette  infinité  de  choses  sur  lesquelles  peuvent  porter  ses  recher- 
ches, c'est  précisément  cette  corne  d'élan  qui  convient;  que  parmi 
cette  multitude  de  maladies,  c'est  à  l'épilepsiè  qu'il  y  a  lieu  d'en 
faire  application;  que  parmi  tant  de  tempéraments  divers,  c'est  à 
celui  qui  est  porté  à  la  mélancolie;  que  sur  tant  des  saisons,  c'est 
en  hiver  qu'il  faut  opérer;  que  parmi  tant  de  nations,  c'est  sur  le 


70  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

tant  de  saisons,  en  hyncr  :  tant  de  nations,  au  François  :  tant 
d'aages,  en  la  vieillesse  :  tant  de  mutations  célestes,  en  la  con- 
ionction  de  Venus  et  de  Saturne  :  tant  de  parties  du  corps  au  doigt. 
A  tout  cela  n'estant  guidé  ny  d'argument,  ny  de  coniecture,  ny 
d'exemple,  ny  d'inspiration  diuine,  ains  du  seul  mouuement  de  la  • 
fortune,  il  faudroit  que  ce  fust  par  vne  fortune,  parfaictement  ar- 
tificielle, réglée  et  méthodique.  Et  puis,  quand  la  guerison  fut 
faicte,  comment  se  peut  il  asseurer,  que  ce  ne  fust,  que  le  mal 
estoit  arriué  à  sa  période;  ou  vn  effect  du  hazard?  ou  l'opération 
de  quelque  autre  chose,  qu'il  eust  ou  mangé,  ou  beu,  ou  louché  ce  i 
iour  là?  ou  le  mérite  des  prières  de  sa  mere-grand?  Dauantage, 
quand  cette  preuue  auroit  esté  parfaicte,  combien  de  fois  fut  elle 
réitérée?  et  cette  longue  cordée  de  fortunes  et  de  rencontres,  r'en- 
filée,  pour  en  conclure  vne  règle?  Quand  elle  sera  conclue,  par  qui 
est-ce?  de  tant  de  millions,  il  n'y  a  que  trois  hommes  qui  se  mes-  . 
lent  d'enregistrer  leurs  expériences.  Le  sort  aura  il  r 'encontre  à 
poinct  nommé  l'vn  de  ceux-cy?  Quoy  si  vn  autre,  et  si  cent  autres, 
ont  faict  des  expériences  contraires?  A  l'aduanture  y  verrions  nous 
quelque  lumière,  si  tous  les  iugements,  et  raisonnements  des 
hommes,  nous  estoyent  cogneuz.  Mais  que  trois  tesmoings  et  trois  2 
docteurs,  régentent  l'humain  genre,  ce  n'est  pas  la  raison  :  il  fau- 
droit que  l'humaine  nature  les  eust  députez  et  choisis,  et  qu'ils  fus- 
sent déclarez  nos  syndics  par  expresse  procuration. 

A  Madame  de  Dvras. 

Madame,  vous  me  trouuastes  sur  ce  pas  dernièrement,  que  vous  . 
me  vinstes  voir.  Par  ce  qu'il  pourra  estre,  que  ces  inepties  se  ren- 
contreront quelque  fois  entre  vos  mains  ':  ie  veux  aussi  qu'elles 
portent  tesmoignage,  que  l'autheur  se  sent  bien  fort  honoré  de  la 
faneur  que  vous  leur  ferez.  Vous  y  recognoistrez  ce  mesme  port, 
et  ce  mesme  air,  que  vous  auez  veu  en  sa  conuersation.  Quand  3 
l'eusse  peu  prendre  quelque  autre  façon  que  la  mienne  ordinaire, 
et  quelque  autre  forme  plus  honorable  et  meilleure,  ie  ne  l'eusse 
pas  faict  :  car  ie  ne  veux  tirer  de  ces  escrits,  sinon  qu'ils  me  re- 
présentent à  vostre  mémoire,  au  naturel.  Ces  mcsmes  conditions  et 


TRADUCTION.  —  LIV.  H,  CH.  XXXVII.  74 

Français  que  cela  aura  action;  parmi  tant  de  gens  d'âges  diffé- 
rents, sur  le  vieillard;  que  de  tant  de  moments  marqués  par  le  mou- 
vement des  corps  célestes,  la  conjonction  de  Vénus  et  de  Saturne 
est  celui  qui  présente  le  plus  de  chances  de  réussite;  qu'enfin  parmi 
tant  de  parties  du  corps  sur  lesquelles  on  peut  agir,  c'est  au  doigt 
qu'il  faut  s'adresser.  Si  on  considère  que,  dans  tout  cela,  il  n'a, 
pour  le  guider,  ni  argument,  ni  conjecture,  ni  faits  antérieurs,  ni 
inspiration  divine;  que  c'est  la  fortune  seule  qui  le  conduit,  il  fau- 
drait vraiment,  pour  qu'il  arrivât  juste,  que  ce  soit  une  fortune 
issue  d'un  art  qui  ait  atteint  la  perfection,  qui  ait  des  règles  et 
une  méthode  précises.  Et  puis,  admettons  la  guérison  :  comment 
avoir  l'assurance  que  le  mal  n'était  pas  à  son  terme?  qu'elle  n'est 
pas  due  au  hasard,  ou  l'effet  d'autre  chose  que  le  malade  aurait 
mangée,  bue  ou  touchée  ce  jour-là?  ou  encore,  qu'elle  n'a  pas  été 
accordée  au  mérite  des  prières  d'une  grand'mère?  Bien  plus,  alors 
même  que  le  fait  serait  prouvé,  combien  de  fois  s'est-il  renouvelé? 
Y  a-t-il  là  une  longue  série  de  résultats  prévus,  de  constatations 
avérées,  se  tenant  les  uns  les  autres,  nécessaires  pour  en  tirer  une 
conclusion?  Et  cette  conclusion,  à  qui  incombe-t-il  de  la  prendre? 
De  tant  de  millions  d'hommes  se  livrant  à  ces  expériences,  il  n'y  en 
a  que  trois  qui  se  soient  donné  la  tâche  d'enregistrer  celles  qu'eux- 
mêmes  ont  tentées;  le  hasard  aura-t-il  fait  que  ce  soit  l'un  des  trois 
qui,  à  point  nommé,  ait  relevé  celle-ci?  Et  puis  un  autre,  cent 
autres  n'ont-ils  pu  faire  des  expériences  qui  aient  abouti  à  des  ré- 
sultats contraires?  Peut-être  serions-nous  plus  éclairés,  si  les  ju- 
gements et  les  raisonnements  de  tous  nous  étaient  connus;  mais 
admettre  que  trois  témoignages  apportés  par  trois  docteurs  suffisent 
pour  régenter  le  genre  humain,  n'est  pas  raisonnable;  il  faudrait, 
pour  qu'ils  aient  une  telle  autorité,  qu'ils  eussent  été  choisis  et 
délégués  par  lui,  et  que,  par  procuration  expresse,  nous  les  ayons 
constitués  nos  mandataires. 


A  Madame  de  Duras, 

Elle  lui  a  entendu  exposer  ses  idées  sur  la  médecine; 
elle  les  retrouvera  dans  son  ouvrage,  où  il  se  peint  tel  qu'il 
est.  —  «  Madame,  lorsque,  dernièrement,  vous  êtes  venue  me  voir, 
vous  m'avez  trouvé  occupé  à  écrire  les  lignes  qui  précèdent.  Il  se 
peut  que  ces  inepties  vous  tombent  quelquefois  sous  la  main;  je  veux 
que,  dans  ce  cas,  elles  témoignent  aussi  combien  je  suis  honoré  de 
la  faveur  que  vous  leur  ferez  en  les  lisant.  Vous  y  reconnaîtrez  les 
mêmes  idées  et  la  même  manière  de  les  exprimer  que  lorsque  nous 
en  causions  ensemble.  Alors  même  qu'il  m'eût  été  possible  d'y  em- 
ployer un  autre  langage  que  celui  dont  j'use  d'ordinaire  et  une 
forme  plus  honorable  et  meilleure,  je  ne  l'eusse  pas  fait,  parce  que 
je  ne  veux  pas  que  ces  lignes  me  rappellent  à  votre  mémoire  au- 
trement que  je  ne  suis.  Ces  observations  et  les  considérations  dont 


72 


ESSAIS  DE  MOiNTAIGNE. 


facultez,  que  vousaiiez  pratiquées  et  recueillies,  Madame,  auec  beau- 
coup plus  d'honneuret  de  courtoisie  qu'elles  ne  méritent,  ie  les  veux 
loger,  mais  sans  altération  et  changement,  en  vn  corps  solide,  qui 
puisse  durer  quelques  années,  ou  quelques  iours  après  moy,  où 
vous  les  retrouuerez,  quand  il  vous  plaira  vous  en  refreschir  la 
mémoire,  sans  prendre  autrement  la  peine  de  vous  en  souuenir  : 
aussi  ne  le  vallent  elles  pas.  le  désire  que  vous  continuez  en  moy, 
la  faneur  de  vostre  amitié,  par  ces  mesmes  qualitez,  par  le  moyen 
desquelles,  elle  a  esté  produite.  Iç  ne  cherche  aucunement  qu'on 
m'ayme  et  estime  mieux,  mort,  que  viuant.  L'humeur  de  Tybere 
est  ridicule,  et  commune  pourtant,  qui  auoit  plus  de  soin  d'esten- 
dre  sa  renommée  à  l'aduenir,  qu'il  n'auoit  de  se  rendre  estimable 
et  aggreable  aux  hommes  de  son  temps.  Si  i'estoy  de  ceux,  à  qui 
le  monde  peut  deuoir  louange,  ie  l'en  quitteroy  pour  la  moitié,  et 
qu'il  me  la  payast  d'auance.  Qu'elle  se  hastast  et  ammoncelast  tout 
autour  de  moy,  plus  espesse  qu'alongée,  plus  pleine  que  durable. 
Et  qu'elle  s'euanouit  hardiment,  quand  et  ma  cognoissance,  et 
quand  ce  doux  son  ne  touchera  plus  mes  oreilles.  Ce  seroit  vne 
sotte  humeur,  d'aller  à  cet'heure,  que  ie  suis  prest  d'abandonner  le 
commerce  des  hommes,  me  produire  à  eux,  par  vne  nouuelle  re- 
commandation, le  ne  fay  nulle  recepte  des  biens  que  ie  n'ay  peu 
employer  à  l'vsage  de  ma  vie.  Quel  que  ie  soye,  ie  le  veux  estrc 
ailleurs  qu'en  papier.  Mon  art  et  mon  industrie  ont  esté  employez 
à  me  faire  valoir  moy-mesme.  Mes  estudes,  à  m'apprendre  à  faire, 
non  pas  à  escrire.  l'ay  mis  tous  mes  efTorts  à  former  ma  vie.  Voyla 
mon  mestier  et  mon  ouurage.  le  suis  moins  faiseur  de  liures,  que 
de  nulle  autre  besongne.  l'ay  désiré  de  la  suffisance,  pour  le  ser- 
uice  de  mes  commoditez  présentes  et  essentielles,  non  pour  en  faire 
magasin,  et  reserue  à  mes  héritiers.  Qui  a  de  la  valeur,  si  le  face 
cognoistre  en  ses  mœurs,  en  ses  propos  ordinaires  :  à  traicter  l'a- 
mour, ou  des  querelles,  au  ieu,  au  lict,  à  la  table,  à  la  conduicte  de 
ses  affaires,  à  son  œconomie.  Ceux  que  ie  voy  faire  des  bons  liures 
sous  des  meschantes  chausses,  eussent  premièrement  faict  leurs 
(ihausses,  s'ils  m'en  eussent  creu.  Demandez  à  vn  Spartiate,  s'il  ayme 
mieux  estre  bon  rhetoricien  que  bon  soldat  :  non  pas  moy,  que  bon 
cuisinier,  si  ie  n'auoy  qui  m'en  scruist.  Mon  Dieu,  Madame,  que  ie 
haïrois  vne  telle  recommandation,  d'estre  habile  homme  par  escrit, 
et  estre  vn  homme  de  néant,  et  vn  sot,  ailleurs.  l'ayme  mieux  en- 
core estre  vn  sot,  et  icy,  et  là,  que  d'auoir  si  mal  choisi,  où 


TRADUCTION.  —  LIV.  II,  CH.  XXXVII.  73 

elles  découlent,  que  vous  avez  entendues  et  admises,  Madame,  avec- 
plus  de  courtoisie  et  en  leur  faisant  plus  d'honneur  qu'elles  n'en 
méritent,  je  veux,  sans  toutefois  les  altérer  ni  les  modifier,  les  con- 
signer dans  un  ouvrage  qui  me  survive  quelques  années  ou  quelques 
jours,  où  vous  les  retrouverez,  quand  il  vous  plaira  de  vous  les 
remémorer,  sans  prendre  autrement  la  peine  de  les  conserver  dans 
votre  souvenir;  du  reste,  elles  n'en  valent  pas  la  peine.  Je  désire 
que  vous  veuillez  bien  me  continuer  la  faveur  de  votre  amitié,  en 
raison  de  ces  mêmes  qualités  que  vous  avez  cru  reconnaître  en  moi 
et  qui  me  l'ont  value. 

<(  Je  ne  me  propose  nullement  qu'on  m'aime  et  qu'on  m'estime 
davantage  mort  que  vivant;  la  manière  de  faire  de  Tibère,  qui  avait 
plus  souci  de  la  renommée  qu'il  laisserait  après  lui  que  de  se 
rendre  agréable  à  ses  contemporains  et  d'acquérir  leur  estime,  est 
ridicule,  quoique  se  rencontrant  communément.  Si  j'étais  de  ceux 
auxquels  le  monde  puisse  devoir  des  louanges,  je  l'en  tiendrais 
quitte  de  moitié,  s'il  voulait  me  payer  d'avance;  je  voudrais  ces 
louanges  immédiates,  m'enveloppant  comme  une  sorte  d'atmos- 
phère plutôt  dense  qu'étendue,  bien  fournie  plutôt  que  de  longue 
durée,  sauf  à  ce  qu'elle  se  dissipe  subitement  en  même  temps 
que  je  cesserai  d'être  et  que  ce  son  si  doux  ne  pourra  plus  arriver 
à  mes  oreilles.  Ce  serait  une  sotte  idée  que  d'aller,  à  cette  heure 
où  mes  rapports  avec  les  hommes  sont  sur  le  point  de  se  rompre, 
me  montrer  à  eux  sous  un  jour  plus  favorable  que  celui  sous  lequel 
ils  m'ont  connu.  Je  tiens  comme  non  avenus  les  biens  dont  je  n'ai 
pu  user  de  mon  vivant.  N'importe  comme  je  suis,  tel  je  veux  être 
en  tout  et  pour  tout  et  non  pas  seulement  sur  le  papier;  j'ai  em- 
ployé tout  mon  art  et  toute  mon  industrie  à  m'améliorer;  mes 
études  ont  eu  pour  objet  de  m'apprendre  non  à  écrire  mais  à 
devenir  ce  que  je  suis;  tous  mes  efforts  ont  tendu  à  faire  ma  vie, 
cela  a  été  mon  métier  et  mon  œuvre;  je  me  suis  moins  occupé  à 
faire  des  livres,  qu'à  toute  autre  besogne.  J'ai  désiré  être  un  homme 
capable,  en  vue  des  avantages  essentiels  que  j'en  retire  pour  le 
présent,  et  non  pour  mettre  mes  capacités  en  magasin  et  en  faire 
bénéficier  mes  héritiers.  Celui  qui  a  du  mérite,  c'est  pour  qu'il  se 
manifeste  dans  ses  mœurs,  dans  les  propos  qu'il  tient  d'ordinaire, 
quand  il  fait  l'amour,  qu'il  a  des  querelles,  au  jeu,  au  lit,  à  table, 
dans  la  conduite  de  ses  affaires  et  la  *  gestion  de  sa  maison  ;  ceux 
auxquels  je  vois  faire  de  beaux  livres  et  qui  ont  des  vêtements  en 
mauvais  état,  eussent  d'abord,  s'ils  m'avaient  cru,  commencé  par 
remettre  de  l'ordre  dans  leur  tenue.  Demandez  à  un  Spartiate  s'il 
préfère  être  un  bon  rhétoricien  plutôt  qu'un  bon  soldat,  mais  ne 
me  le  demandez  pas  à  moi  qui  aimerais  mieux  être  un  bon  cuisi- 
nier si  je  n'en  avais  pas  un  à  mon  service.  Dieu!  que  je  haïrais. 
Madame,  d'acquérir  par  mes  écrits  la  réputation  d'être  un  habile 
homme  et  de  n'être,  en  dehors  d'eux,  qu'un  homme  sans  valeur  et 
un  sot;  si  cela  était,  j'aimerais  mieux  encore  être  tout  à  la  fois  un 
sot  dans  mes  écrits  et  dans  la  vie  ordinaire  que  d'avoir  aussi  mal 


74  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

employer  ma  valeur.  Aussi  il  s'en  faut  tant  que  i'allende  à  me  faire 
quelque  nouuel  honneur  par  ces  sottises,  que  le  feray  beaucoup,  si 
le  n'y  en  pars  point,  de  ce  peu  que  l'en  auois  aquis.  Car,  outre  ce 
que  cette  peinture  morte,  et  muete,  desrobera  à  mon  estre  naturel, 
elle  ne  se  raporlc  pas  à  mon  meilleur  estât,  mais  beaucoup  descheu  • 
de  ma  première  vigueur  et  allégresse,  tirant  sur  le  flestry  et  le 
rancc.  le  suis  sur  le  fond  du  vaisseau,  qui  sent  tantost  le  bas  et  la 
lye.  Au  demeurant,  Madame,  ie  n'eusse  pas  osé  remuer  si  har- 
diment les  mystères  de  la  médecine,  attendu  le  crédit  que  vous  et 
tant  d'autres  luy  donnez,  sî  ie  n'y  eusse  esté  acheminé  par  ses  i 
autheurs  mesmes.  le  croy  qu'ils  n'en  n'ont  que  deux  anciens  La- 
tins, Pline,  et  Celsus.  Si  vous  les  voyez  quelque  iour,  vous  trouue- 
rez  qu'ils  parlent  bien  plus  rudement  à  leur  art,  que  ie  ne  fay  : 
ie  ne  fay  que  la  pincer,  ils  l'esgorgent.  Pline  se  mocque  entre 
autres  choses,  dequoy  quand  ils  sont  au  bout  de  leur  corde,  ils  • 
ont  inuenlé  cette  belle  deffaite,  de  r'enuoyer  les  malades  qu'ils  ont 
agitez  et  tormentez  pour  néant,  de  leurs  drogues  et  régimes,  les 
vns,  au  secours  des  vœuz,  et  miracles,  les  autres  aux  eaux  chaudes. 
Ne  vous  courroussez  pas,  Madame,  il  ne  parle  pas  de  celles  de 
deçà,  qui  sont  soubs  la  protection  de  vostre  maison,  et  toutes  2 
Gramontoises.  Ils  ont  vne  tierce  sorte  de  deffaite,  pour  nous  chasser 
d'auprès  d'eux,  et  se  descharger  des  reproches,  que  nous  leur 
pouuons  faire  du  peu  d'amendement,  à  noz  maux,  qu'ils  ont  eu 
si  long  temps  en  gouuernement,  qu'il  ne  leur  reste  plus  aucune 
inuention  à  nous  amuser  :  c'est  de  nous  enuoyer  chercher  la  bonté  • 
de  l'air  de  quelque  autre  contrée.  Madame  en  voyla  assez  :  vous 
me  donnez  bien  congé  de  reprendre  le  fil  de  mon  propos,  duquel  ie 
m'estoy  destourné,  pour  vous  entretenir. 

Ce  fut  ce  me  semble,  Pericles,  lequel  estant  enquis,  comme  il  se 
portoit  :  Vous  le  pouuez,  dit-il,  iuger  par  là  :  montrant  dos  breuets,  3 
qu'il  auoit  attachez  au  col  et  au  bras.  Il  vouloit  inférer,  qu'il  estoit 
bien  malade,  puis  qu'il  en  estoit  venu  iusques-là,  d'auoir  recours 
à  choses  si  vaines,  et  de  s'estrc  laissé  equippor  en  cette  façon,  le 
ne  dy  pas  que  ie  ne  puisse  estre  emporté  vn  iour  à  cette  opinion 
ridicule,  de  remettre  ma  vie,  et  ma  santé,  à  la  mercy  et  gouuer-     • 


TRADUCTION.  —  LIV.  II,  CH.  XXXVII.  7o 

choisi  à  quoi  employer  ce  que  je  puis  valoir.  Aussi,  il  s'en  faut  tant 
que  je  m'attende  à  ce  que  ces  sottises  me  soient  de  quelque  hon- 
neur, que  ce  sera  beaucoup  si  je  n'y  perds  pas  partie  du  peu  que 
j'en  ai  acquis,  parce  que  cette  peinture  morte  et  muette  de  moi- 
même,  qui  se  retrouve  dans  mon  ouvrage,  n'est  pas  à  mon  avan- 
tage; elle  a  trait  non  à  l'époque  de  mon  existence  où  j'étais  en  mon 
meilleur  état  mais  à  celle  où,  bien  déchu  de  ma  vigueur  primitive 
et  de  mon  entrain,  je  commence  à  me  flétrir  et  à  sentir  le  rance; 
j'approche  du  fond  du  vase  et  suis  sur  le  point  d'en  toucher  la  par- 
tie inférieure  et  la  lie. 

Du  reste,  s'il  a  parlé  si  mal  de  la  médecine,  ce  n'a  été 
qu'à  l'exemple  de  Pline  et  de  Celse,  les  seuls  médecins  de 
Rome  ancienne  qui  aient  écrit  sur  leur  art.  —  «  Au  surplus, 
Madame,  je  n'eusse  pas  osé  fouiller  si  hardiment  les  mystères  de  la 
médecine,  vu  le  crédit  dont  cet  art  jouit  auprès  de  vous  et  de  tant 
d'autres,  si  je  n'y  eusse  été  incité  par  ceux-là  mêmes  qui  l'ont  exercé. 
Je  crois  que  parmi  les  anciens  latins,  il  n'y  en  a  eu  que  deux,  Pline 
et  Celse,  qui  aient  en  outre  écrit  sur  la  matière;  si  quelque  jour 
vous  les  lisez,  vous  verrez  qu'ils  en  parlent  bien  plus  rudement  que 
moi;  je  ne  fais  que  pincer,  eux  égorgent.  Pline  se  moque,  entre  au- 
tres choses,  de  ce  que  les  médecins,  à  bout  d'expédients,  aient  in- 
venté cette  belle  défaite  de  renvoyer  les  malades,  qu'ils  ont  agités 
et  tourmentés  avec  leurs  drogues  et  les  régimes  auxquels  ils  les  ont 
soumis  et  cela  pour  n'arriver  à  rien,  les  uns  faire  des  vœux  et  im- 
plorer des  miracles,  les  autres  aller  prendre  les  eaux  thermales 
(ne  vous  courroucez  pas,  Madame,  il  ne  parle  pas  de  celles  de  ces 
sources  qui  sont  de  ce  côté-ci  de  la  Garonne,  que  vous  et  votre 
maison  patronnez  et  qui  sont  dépendance  des  de  Grammont).  Us- 
ent encore  une  troisième  corde  à  leur  arc  :  pour  nous  éloigner 
d'eux  et  s'éviter  les  reproches  que  nous  pourrions  leur  adresser  du 
peu  d'amélioration  qu'ils  ont  apporté  à  nos  maux,  dont  ils  se  sont 
si  longtemps  occupés  qu'ils  n'ont  plus  de  quoi  nous  leurrer,  ils  nous 
envoient  dans  une  autre  contrée,  chercher  un  air  meilleur. 

«  En  voilà  assez,  je  pense,  Madame,  pour  que  vous  me  permet- 
tiez de  reprendre  le  fil  de  mon  sujet  dont  je  me  suis  détourné  pour 
causer  avec  vous.  » 

Il  se  peut  que  lui-même  en  arrive  à  se  remettre  entre 
les  mains  des  médecins  ;  c'est  qu'alors,  comme  tant  d'au- 
tres, il  sera  gravement  atteint  et  ne  jouira  plus  de  la 
plénitude  de  ses  facultés.  —  C'est  Périclès,  ce  me  semble, 
auquel  on  demandait  comment  il  se  portait,  qui  répondit  en  mon- 
trant les  amulettes  attachées  à  son  cou  et  à  son  bras  :  «  Vous 
pouvez  en  juger  par  cela!  »  Il  voulait  indiquer  par  là,  qu'il  était 
bien  malade,  pour  en  être  arrivé  à  avoir  recours  à  pareille  inuti- 
lité et  s'être  laissé  équiper  de  la  sorte.  —  Je  ne  dis  pas  qu'il  ne 
m'arrivera  pas  un  jour  de  céder  à  cette  idée  commune,  si  ridicule, 
,de  remettre  ma  vie  et  ma  santé-à  la  merci  et  à  la  direction  des 


76  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

nement  des  médecins  :  ie  pourray  tomber  en  cette  resuerie  :  ie  ne 
me  puis  respondre  de  ma  fermeté  future  :  mais  lors  aussi  si  quel- 
qu'vn  s'enquiert  à  moy,  comment  ie  me  porte,  ie  luy  pourray  dire, 
comme  Pericles  :  Vous  le  pouuez  iuger  par  là,  montrant  ma  main 
chargée  de  six  dragmes  d'opiate  :  ce  sera  vn  bien  euident  signe 
d'vne  maladie  violente  :  i'auray  mon  iugement  merueilleusement 
desmanché.  Si  l'impatience  et  la  frayeur  gaignent  cela  sur  moy, 
on  en  pourra  conclure  vne  bien  aspre  fleure  en  mon  ame.  l'ay 
pris  la  peine  de  plaider  cette  cause,  que  i'entens  assez  mal,  pour 
appuyer  vn  peu  et  conforter  la  propension  naturelle,  contre  les 
drogues,  et  pratique  de  nostre  médecine  :  qui  s'est  deriuée  en  moy, 
par  mes  ancestres  :  à  fin  que  ce  ne  fust  pas  seulement  vne  incli- 
nation stupide  et  téméraire,  et  qu'elle  eust  vn  peu  plus  de  forme. 
Aussi  que  ceux  qui  me  voyent  si  ferme  contre  les  exhorteraens  et 
menaces,  qu'on  me  fait,  quand  mes  maladies  me  pressent,  ne  pen- 
sent pas  que  ce  soit  simple  opiniastreté  :  qu'il  y  ait  quelqu'vn  si 
fascheux,  qui  iuge  encore,  que  ce  soit  quelque  esguillon  de  gloire. 
Ce  seroit  vn  désir  bien  assené,  de  vouloir  tirer  honneur  d'vne 
action,  qui  m'est  commune,  auec  mon  iardinier  et  mon  muletier. 
Certes  ie  n'ay  point  le  cœur  si  enflé,  ny  si  venteux,  qu'vn  plaisir 
solide,  charnu,  et  moelleux,  comme  la  santé,  ie  l'allasse  eschanger, 
pour  vn  plaisir  imaginaire,  spirituel,  et  aëré.  La  gloire,  voire 
celle  des  quatre  flls  Aymon,  est  trop  cher  achetée  à  vn  homme  de 
mon  humeur,  si  elle  luy  couste  trois  bons  accez  de  colique.  La 
santé  de  par  Dieu!  Ceux  qui  ayment  nostre  médecine,  peuuent 
auoir  aussi  leurs  considérations  bonnes,  grandes,  et  fortes  :  ie  ne 
hay  point  les  fantasies  contraires  aux  miennes.  II  s'en  faut  tant 
que  ie  m'effarouche,  de  voir  de  la  discordance  de  mes  iugemens  à 
ceux  d'autruy,  et  que  ie  me  rende  incompatible  à  la  société  des 
'  hommes,  pour  estre  d'autre  sens  et  party  que  le  mien  :  qu'au 
rebours,  (comme  c'est  la  plus  générale  façon  que  Nature  aye 
suiuy,  que  la  variété,  et  plus  aux  esprits,  qu'aux  corps  :  d'autant 
qu'ils  sont  de  substance  plus  souple  et  susceptible  de  formes)  ie 
trouue  bien  plus  rare,  de  voir  conuenir  nos  humeurs,  et  nos  des- 
seins. Et  ne  fut  iamais  au  monde,  deux  opinions  pareilles,  non 
plus  que  deux  poils,  ou  deux  grains.  Leur  plus  vniucrselle  qualité, 
c'est  la  diuersité. 


FIx\   DV   SECOND    LIVRE. 


TRADUCTION.  —  LIV.  II,  CH.  XXXVII.  77 

médecins;  peut-être  tomberai-je  en  pareille  faiblesse,  je  ne  puis 
répondre  de  ma  fermeté  dans  l'avenir;  mais  alors  aussi,  si  quel- 
qu'un vient  à  s'enquérir  auprès  de  moi  de  ma  santé,  je  pourrai  lui 
dire  comme  Périclès,  montrant  ma  main  enveloppée  et  enduite 
d'un  onguent  quelconque  :  «  Vous  pouvez  en  juger  par  là.  »  Ce 
sera  bien  là  le  signe  évident  d'une  maladie  grave;  si  l'impatience 
et  la  frayeur  m'ont  gagné  au  point  que  mon  jugement  en  soit  aussi 
étonnamment  désemparé,  on  pourra  en  conclure  que  j'ai  l'âme 
en  proie  à  une  bien  forte  fièvre. 

J'ai  pris  la  peine  de  plaider  cette  causé  que  j'entends  assez  mal, 
pour  justifier  un  peu  et  affermir  en  moi  la  répulsion  que  je  tiens 
de  mes  ancêtres  et  que,  d'instinct,  j'éprouve  contre  les  drogues  et 
les  pratiques  de  la  médecine  telle  qu'elle  s'exerce  de  nos  jours; 
et  cela,  afin  que  ce  ne  soit  pas  de  ma  part  le  fait  d'une  idée  pré- 
conçue et  irraisonnée,  qu'elle  révête  une  forme  tant  soit  peu  précise, 
que  ceux  qui  me  voient  si  rebelle  aux  exhortations  et  aux  menaces 
qu'on  me  fait  quand  la  maladie  m'oppresse,  ne  s'imaginent  pas  que 
c'est  par  pur  entêtement,  *  ou  encore  qu'un  de  ces  individus,  qui 
prennent  tout  par  le  mauvais  côté,  ne  juge  pas  que  ce  soit  par  glo- 
riole; et  vraiment,  ce  serait  un  désir  bien  singulier  que  de  vouloir 
me  faire  honneur  d'une  action  qui  m'est  commune  avec  mon  jardinier 
et  mon  muletier!  Certes,  je  n'ai  pas  le  cœur  si  bouffi  d'orgueil  que 
j'aille  échanger  une  satisfaction  comme  la  santé,  si  sérieuse,  de  si 
grande  importance,  si  douce  à  posséder,  pour  une  autre  imaginaire, 
immatérielle,  éthérée  comme  la  gloire.  Fùt-elle  celle  des  quatre  fils 
Aymon,  elle  serait  achetée  trop  cher,  par  un  homme  dans  mes  idées, 
au  prix  de  trois  violents  accès  de  colique  :  Par  Dieu  !  la  santé,  la 
santé,  avant  tout.  —  Ceux  qui  aiment  la  médecine  de  notre  époque, 
peuvent  aussi  avoir  pour  cela  leurs  raisons  bonnes,  grandes  et  for- 
tes; je  ne  hais  pas  les  idées  en  contradiction  avec  les  miennes;  il 
s'en  faut  même  tant  que  je  m'offusque  de  la  divergence  qui  peut 
exister  entre  ma  manière  de  voir  et  celle. des  autres,  et  cela  m'empê- 
che si  peu  de  m'accommoder  de  la  société  de  gens  qui  pensent  et 
agissent  autrement  que  moi,  que  je  considère,  au  contraire,  comme 
étant  bien  moins  fréquent  encore  qu'il  y  ait  en  nous-mêmes  accord 
entre  nos  humeurs  et  nos  desseins;  la  variété,  du  reste,  est  une  des 
propriétés  les  plus  inhérentes  à  la  nature  et  se  retrouve  plus  encore 
dans  les  esprits  que  dans  les  corps,  les  premiers  étant  plus  souples 
et  plus  susceptibles  de  transformations.  Il  n'y  a  jamais  eu  au  monde 
deux  opinions  identiques,  non  plus  que  deux  poils  ou  deux  grains 
qui  l'aient  été.  De  toutes  les  qualités,  la  plus  universelle  c'est  la 
diversité;  on  la  retrouve  en  toutes  choses. 


LIVRE   TROISIEME. 


CHAPITRE    PREMIER. 
De  l'vtile  et  de  l'honeste. 

PERSONNE  n'est  exempt  de  dire  des  fadaises  :  le  malheur  est,  de 
les  dire  curieusement  ; 

Nœ  iste  magno  conatu  magnas  nugas  dixerit. 

Cela  ne  me  touche  pas;  les  miennes  m'eschappent  aussi  non- 
challamment  qu'elles  le  valent.  D'où  bien  leur  prend.  le  les  quit- 
terois  soudain,  à  peu  de  coust  qu'il  y  eust.  Et  ne  les  achette,  ny  ne 
les  vends,  que  ce  qu'elles  poisent.  le  parle  au  papier,  comme  ie 
parle  au  premier  que  ie  rencontre.  Qu'il  soit  vray,  voicy  dequoy. 

A  qui  ne  doit  estre  la  perfidie  détestable,  puis  que  Tybere  la 
refusa  à  si  grand  interest?  On  luy  manda  d'Allemaigne,  que  s'il  le 
trouuoit  bon,  on  le  defîeroit  d'Arminius  par  poison.  C'estoit  le 
plus  puissant  ennemy  que  les  Romains  eussent,  qui  les  auoit  si 
vilainement  traictez  soubs  Varus,  et  qui  seul  empeschoit  l'accrois- 
sement de  sa  domination  en  ces  contrées  là.  Il  fit  responce,  que  le 
peuple  Romain  auoit  accoustumé  de  se  venger  de  ses  ennemis  par 
voye  ouuerte,  les  armes  en  main,  non  par  fraude,  et  en  cachette  : 
il  quitta  l'vtile  pour  l'honeste.  C'estoit,  me  direz-vous,  vn  affron- 
teur.  le  le  croy  :  ce  n'est  pas  grand  miracle,  à  gens  de  sa  profes- 
sion. Mais  la  confession  de  la  vertu,  ne  porte  pas  moins  en  la 
bouche  de  celuy  qui  la  hayt  :  d'autant  que  la  vérité  la  luy  arrache 
par  force,  et  que  s'il  ne  la  veult  receuoir  en  soy,  aumoins  il  s'en 
couure,  pour  s'en  parer.      Noslre  bastiment  et  public  et  priué. 


LIVRE   TROISIEME 


CHAPITRE    PREMIER. 
De  ce  qui  est  utile  et  de  ce  qui  est  honnête. 


Personne  n'est  exempt  de  dire  des  niaiseries,  le  mal  est  d'y 
mettre  de  la  prétention  :  «  Cet  homme  va  probablement  nous  dire 
avec  emphase  quelques  grosses  siottises  [Térence).  »  Ce  second  point 
ne  me  touche  pas;  je  ne  prends  pas  garde,  plus  que  cela  ne  vaut, 
aux  balivernes  qui  m'échappent;  et  c'est  heureux  pour  elles,  car 
je  les  désavouerais  immédiatement,  si  elles  devaient  me  coûter 
quoi  que  ce  soit;  je  ne  les  achète,  ni  les  vends  au  delà  de  leur  va- 
leur; j'écris  comme  je  parle  au  premier  venu  que  je  rencontre; 
pourvu  que  je  demeure  dans  la  vérité,  cela  me  suffit. 

La  perfidie  est  si  odieuse,  que  les  hommes  les  plus 
pervers  ont  parfois  refusé  de  remployer,  mêmie  quand  ils 
avaient  intérêt  à  le  faire.  —  Qui  ne  doit  détester  la  perfidie, 
puisque  Tibère  lui-même  refusa  d'y  avoir  recours,  alors  qu'il  avait 
grand  intérêt  à  en  user?  On  lui  mandait  d'Allemagne  que  s'il  le  trou- 
vait bon,  on  le  débarrasserait  d'Arminius  par  le  poison.  C'était  l'en- 
nemi le  plus  puissant  qu'eussent  les  Romains;  il  avait  fort  malmené 
leurs  troupes  commandées  par  Varus  et,  seul,  il  faisait  obstacle  à 
ce  qu'ils  étendissent  leur  domination  sur  ces  contrées.  Tibère  ré- 
pondit que  le  peuple  romain  avait  coutume  de  se  venger  ouver- 
tement de  ses  ennemis,  les  armes  à  la  main,  et  non  traîtreuse- 
ment et  à  la  dérobée  ;  et  il  renonça  à  ce  qui  lui  eût  çté  utile  pour 
faire  ce  qui  était  honnête.  «  C'était  un  effronté  »,  me  direz-vous. 
Je  le  crois,  mais  des  faits  semblables  ne  sont  pas  rares  chez  des 
gens  en  sa  situation,  et  la  reconnaissance  de  la  vertu  par  la  bou- 
che de  qui  la  hait,  a  son  importance;  d'autant  que  c'est  la  vérité 
qui  le  contraint  à  cet  aveu  et  que  s'il  ne  veut  pas  la  pratiquer,  au 
moins  cherche-t-il  à  s'en  couvrir  pour  s'en  parer. 

L'imperfection  de  la  nature  humaine  est  si  grande,  que 
des  vices  et  des  passions  très  blâmables  sont  souvent  né- 
cessaires à  l'existence  des  sociétés;  c'est  ainsi  que  la 
justice  recourt  souvent,  et  bien  à  tort,  à   de  fausses  pro- 


80  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

est  plein  d'imperfection  :  mais  il  n'y  a  rien  d'inutile  en  Nature, 
non  pas  l'inutilité  mesmes,  rien  ne  s'est  ingéré  en  cet  vniuers,  qui 
n'y, tienne  place  opportune.  Nostre  estre  est  simenté  de  qualitez 
maladiues  :  l'ambition,  la  ialousie,  l'enuie,  la  vengeance,  la  super- 
stition, le  desespoir,  logent  en  jious,  d'vne  si  naturelle  possession, 
que  l'image  s'en  recognoist  aussi  aux  bestes.  Voire  et  la  cruauté, 
vice  si  desnaturé  :  car  au  milieu  de  la  compassion,  nous  sentons 
dedans,  ie  ne  sçay  quelle  aigre-douce  poincte  de  volupté  maligne, 
à  voir  souffrir  autruy  :  et  les  enfans  la  sentent  : 

Suaue,  mari  magno,  turbantibus  sequora  ventis, 
E  terra  magnum  alterius  speetare  laborem. 

Desquelles  qualitez,  qui  osteroit  les  semences  en  l'homme,  destrui- 
roit  les  fondamentales  conditions  de  nostre  vie.  De  mesme,  en  toute 
police  :  il  y  a  des  offices  nécessaires,  non  seulement  abiects,  mais 
encores  vicieux.  Les  vices  y  trouuent  leur  rang,  et  s'employent  à 
la  cousture  de  nostre  liaison  :  comme  les  venins  à  la  conseruation 
de  nostre  santé.  S'ils  deuiennent  excusables,  d'autant  qu'ils  nous 
font  besoing,  et  que  la  nécessité  commune  efface  leur  vraye  qua- 
lité :  il  faut  laisser  iouer  cette  partie,  aux  citoyens  plus  vigoureux, 
et  moins  craintifs,  qui  sacrifient  leur  honneur  et  leur  conscience, 
comme  ces  autres  anciens  sacrifièrent  leur  vie,  pour  le  salut  de  leur 
pays.  Nous  autres  plus  foibles  prenons  des  rolles  et  plus  aysez  et 
moins  hazardeux.  Le  bien  public  requiert  qu'on  trahisse,  et  qu'on 
mente,  et  qu'on  massacre  :  resignons  cette  commission  à  gens  plus 
obeissans  et  plus  soupples.  Certes  i'ay  eu  souuent  despit,  de  voir 
des  iuges,  attirer  par  fraude  et  fauces  espérances  de  faueur  ou 
pardon,  le  criminel  à  descouurir  son  fait,  et  y  employer  la  piperie 
et  l'impudence.  Il  seruiroit  bien  à  la  iustice,  et  à  Platon  mesme, 
qui  fauorise  cet  vsage,  de  me  fournir  d'autres  moyens  plus  selon 
moy.  C'est  vue  iustice  malicieuse  :  et  ne  l'estime  pas  moins  blessée 
par  soy-mesme,  que  par  autruy.  le  respondy,  n'y  a  pas  long 
temps,  qu'à  peine  trahirois-ie  le  Prince  pour  vn  particulier,  qui 
serois  tres-marry  de  trahir  aucun  particulier,  pour  le  Prince.  Et 
ne  hay  pas  seulement  à  piper,  mais  ie  hay  aussi  qu'on  se  pipe  en 
moy  :  ie  n'y  veux  pas  seulement  fournir  de  matière  et  d'occasion. 
En  ce  peu  que  i'ay  eu  à  négocier  entre  nos  Princes,  en  ces  diui- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CIL  I.  81 

messes  pour  obtenir  des  aveux.  —  Le  monde  que  nous  habi- 
tons, envisagé  à  quelque  point  de  vue  que  ce  soit  ou  pris  dans  son 
ensemble,  est  plein  d'imperfections  ;  cependant  rien  n'est  inutile  dans 
la  nature,  pas  même  les  inutilités  ;  rien  n'existe  dans  cet  univers  qui 
n'y  occupe  la  place  à  laquelle  il  convient.  Notre  être  est  une  agglo- 
mération de  qualités  qui  sont  autant  de  maladies  :  l'ambition,  la 
jalousie,  l'envie,  la  vengeance,  la  superstition,  le  désespoir  ont  élu 
domicile  en  nous  et  cela  si  naturellement,  que  nous  en  retrouvons 
des  traces  môme  chez  les  animaux.  La  cruauté  elle-même,  ce  vice 
si  contre  nature,  y  a  place,  car,  en  même  temps  que  nous  sommes 
pris  de  compassion,  nous  éprouvons  en  nous-mêmes  je  ne  sais  quel 
sentiment  aigre-doux  de  volupté  malsaine  au  spectacle  des  souf- 
frances d'autrui;  les  enfants  eux-mêmes  le  ressentent  :  «  Il  est  doux, 
pendant  la  tempête,  de  contemple)^  du  rivage  les  vaisseaux  luttant 
contre  la  fureur  des  flots  {Lucrèce).  )>  Celui  qui  arracherait  du  cœur  de 
l'homme  le  germe  de  ces  mauvais  sentiments,  détruirait  en  lui  les 
conditions  essentielles  de  la  vie.  —  Dans  tout  gouvernement  il  y  a 
de  même  des  charges  nécessaires,  qui  non  seulement  sont  abjectes 
mais  encore  vicieuses;  le  vice  y  tient  son  rang  et  s'emploie  à  sou- 
der les  éléments  divers  dont  se  compose  la  société,  comme  le  poi- 
son à  la  conservation  de  notre  santé.  S'il  devient  excusable,  parce 
qu'il  fait  besoin  et  que  son  emploi,  nécessaire  à  l'intérêt  commun, 
en  efface  sa  véritable  qualification,  il  faut  en  laisser  la  pratique  aux 
citoyens  plus  énergiques  et  mieux  trempés  que  les  autres,  que 
n'arrête  pas  la  crainte  de  sacrifier  leur  honneur  et  leur  conscience 
pour  le  salut  de  leur  pays,  comme  jadis  ces  héros  de  l'antiquité  qui 
lui  sacrifiaient  leur  vie;  nous  autres,  qui  sommes  de  caractère  plus 
faible,  n'abordons  que  des  rôles  plus  faciles  et  présentant  moins 
de  risques.  L'intérêt  public  veut  qu'on  trahisse,  qu'on  mente,  qu'on 
tue,  chargeons  de  ces  missions  des  gens  plus  obéissants  et  plus 
souples  que  nous  ne  sommes. 

J'ai  vu  souvent,  avec  dépit,  des  juges  provoquer  par  fraude  les 
aveux  des  criminels,  en  leur  donnant  de  fausses  espérances  de  fa- 
veur ou  de  pardon,  y  employant  la  tromperie  et  l'impudence.  Il 
siérait  mieux  à  la  justice,  et  même  à  Platon  qui  prône  ces  erre- 
ments, d'user  de  moyens  se  rapprochant  davantage  de  ce  que  j'en 
pense.  Une  justice  pareille  est  dans  une  mauvaise  voie,  et  j'estime 
qu'elle  se  fait  ainsi  autant  de  tort  par  elle-même,  que  lui  en  font 
ceux  qui  la  critiquent. 

Dans  le  peu  d'affaires  politiques  auxquelles  Montaigne 
a  été  mêlé,  il  a  toujours  cru  de  son  devoir  de  se  montrer 
fï>anc  et  consciencieux.  —  II  n'y  a  pas  longtemps,  je  répondais 
à  quelqu'un  que  j'aurais  grand'peine  à  trahir  les  intérêts  du  prince 
pour  servir  un  particulier,  et  que  je  serais  très  désolé  de  trahir 
les  intérêts  d'un  particulier  pour  la  cause  du  prince;  je  ne  déteste 
pas  seulement  tromper,  je  hais  de  même  qu'on  se  trompe  sur  moi  et 
ne  veux  en  donner  ni  sujet,  ni  occasion  ;  aussi,  dans  les  quelques 
négociations  entre  nos  princes  auxquelles  j'ai  été  employé  au  cours 

ESSAIS   DE   MONTAIGNE.  —  T.   lU.  0 


82  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

sions,  et  subdiuisions,  qui  nous  deschirent  auiourd'huy  :  i'ay  cu- 
rieusement euité,  qu'ils  se  mesprinssent  en  moy,  et  s'enferrassent 
en  mon  masque.  Les  gens  du  mestier  se  tiennent  les  plus  couuerts, 
et  se  présentent  et  contrefont  les  plus  moyens,  et  les  plus  voysins 
qu'ils  peuuent  :  moy,  ie  m'offre  par  mes  opinions  les  plus  viues,  et     • 
par  la  forme  plus  mienne.  Tendre  negotiateur  et  nouice  :  qui  ayme 
mieux  faillir  à  l'affaire,  qu'à  moy.  C'a  esté  pourtant  iusques  à  cette 
heure,  auec  tel  heur,  car  certes  Fortune  y  a  la  principalle  part, 
que  peu  ont  passé  de  main  à  autre,  auec  moins  de  soupçon,  plus 
de  faneur  et  de  priuautô.  I'ay  vne  façon  ouuerte,  aisée  à  s'insinuer,     i 
et  à  se  donner  crédit,  aux  premières  accointances.  La  naifueté  et 
la  vérité  pure,  en  quelque  siècle  que  ce  soit,  trouuent  encore  leur 
opportunité  et  leur  mise.  Et  puis  de  ceux-là  est  la  liberté  peu  sus- 
pecte, et  peu  odieuse,  qui  besongnent  sans  aucun  leur  interest.  Et 
peuuent  véritablement  employer  la   responce  de  Hipperides  aux     • 
Athéniens,  se  plaignans  de  l'aspreté  de  son  parler  :  Messieurs,  ne 
considérez  pas  si  ie  suis  libre,  mais  si  ie  le  suis,  sans  rien  prendre, 
et  sans  amender  par  là  mes  affaires.  Ma  liberté  m'a  aussi  aisée- 
ment  deschargé  du  soupçon  de  faintise,  par  sa  vigueur  (n'espar- 
gnant  rien  à  dire  pour  poisant  et  cuisant  qu'il  fust  :  ie  n'eusse  peu     2 
dire  pis  absent)  et  en  ce,  qu'elle  a  vne  montre  apparente  de  sim- 
plesse  et  de  nonchalance.  le  ne  pretens  autre  fruict  en  agissant, 
que  d'agir,  et  n'y  attache  longues  suittes  et  propositions.  Chasque 
action  fait  particulièrement  son  ieu  :  porte  s'il  peut.      Au  demeu- 
rant, ie  ne  suis  pressé  de  passion,  ou  hayneuse,  ou  amoureuse, 
enuers  les  grands  :  ny  n'ay  ma  volonté  garrotee  d'offence,  ou  d'obli- 
gation particulière.  le  regarde  nos  Roys  d'vne  affection  simple- 
ment légitime  et  ciuile,  ny  emeuë  ny  demeuë  par  interest  priué, 
dequoy  ie  me  sçay  bon  gré.  La  cause  générale  et  iuste  ne  m'at- 
tache non  plus,  que  modérément  et  sans  fiéure.  le  ne  suis  pas    3 
subiet  à  ces  hypoteques  et  engagemens  penetrans  et  intimes.  La 
cholere  et  la  hayne  sont  au  delà  du  deuoir  de  la  iustice  :  et  sont 
passions  seruans  seulement  à  ceux,  qui  ne  tiennent  pas  assez  à 
leur  deuoir,  par  la  raison  simple  :  Vtatur  motu  animi,  qui  vti  ra- 
tione  non  potest.  Toutes  intentions  légitimes  sont  d'elles  mesmes     . 
tempérées  :  sinon,  elles  s'altèrent  en   séditieuses   et  illégitimes. 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  I.  83 

des  divisions  de  nuances  si  diverses  qui  nous  déchirent  aujour- 
d'hui, ai-je  évité  avec  soin  qu'on  se  méprît  sur  mon  compte  et  qu'on 
ne  se  fourvoyât  en  me  prenant  pour  ce  que  je  ne  suis  pas.  Les  gens 
du  métier  se  découvrent  le  moins  qu'ils  peuvent  :  ils  se  présentent 
feignant  la  neutralité  la  plus  complète  et  être  d'idées  aussi  rap- 
prochées que  possible  de  celles  de  ceux  avec  lesquels  ils  traitent; 
moi,  je  ne  cache  pas  mes  opinions,  si  tranchées  qu'elles  soient,  et 
me  montre  tel  que  je  suis  :  un  négociateur  naïf  et  inexpérimenté, 
qui  préfère  échouer  dans  ma  mission,  que  de  me  manquer  à  moi- 
même.  Pourtant,  jusqu'ici,  j'ai  été  si  heureux  dans  ce  rôle,  où  la 
fortune  a  assurément  très  large  part,  que  peu  d'hommes  se  sont 
entremis  en  éveillant  moins  les  soupçons  et  ont  été  accueillis  avec 
plus  de  faveur  et  de  bienveillance.  J'ai  une  façon  ouverte  de  traiter 
avec  les  gens,  qui  fait  que  je  m'insinue  aisément  auprès  d'eux  et, 
dès  nos  premières  relations,  me  gagne  leur  confiance.  La  franchise 
et  la  vérité,  en  quelque  siècle  que  ce  soit,  sont  encore  de  mise  et 
opportunes;  et  puis,  on  ne  soupçonne  pas  et  on  ne  se  formalise 
pas  de  la  liberté  d'allure  de  ceux  qui  négocient  sans  intérêt  per- 
sonnel et  peuvent  répondre  comme  Hypéride  aux  Athéniens  qui  se 
plaignaient  de  la  rudesse  de  son  langage  :  «  Ne  prêtez  pas  atten- 
tion. Messieurs,  à  ma  liberté  de  parole;  mais  seulement  si  j'en  use 
sans  rien  m'approprier,  ou  en  tirer  profit  dans  mon  propre  inté- 
rêt. »  —  Mon  franc  parler  m'a  épargné  le  soupçon  de  dissimula- 
tion, d'abord,  parce  que  je  m'exprimais  avec  énergie,  n'hésitant 
jamais  sur  ce  qui  était  à  dire,  si  sévère  et  si  dur  que  ce  fût  (eussé-je 
été  loin  des  gens  auxquels  je  m'adressais,  que  je  n'aurais  pas  dit 
pis)  ;  et  ensuite,  en  raison  de  la  naïveté  et  de  l'indifférence  apparentes 
que  j'y  apportais.  Dans  ce  que  je  fais,  je  ne  prétends  à  aucun  autre 
résultat  que  d'agir,  et  je  le  fais  sans  méditer  longuement  à  l'avance 
sur  les  conséquences  comme  sans  parti  pris;  chacun  de  mes  actes 
vise  un  objet  déterminé  :  il  réussit  ou  ne  réussit  pas,  j'ai  fait  pour 
le  mieux. 

Je  n'ai  ni  sentiment  de  haine,  ni  de  profonde  affection  pour  les 
grands;  ma  volonté  n'est  influencée  ni  par  les  mauvais  procédés 
dont  j'aurais  été  victime,  ni  par  les  obligations  personnelles  que 
j'aurais  pu  contracter.  J'ai  pour  nos  rois  l'attachement  légitime 
que  je  leur  dois  comme  citoyen;  je  ne  suis  ni  porté  vers  eux,  ni  dé- 
tourné d'eux  par  aucun  intérêt  personnel,  ce  dont  je  me  félicite;  je 
ne  suis  que  modérément  attaché  à  la  cause  à  laquelle  le  plus  grand 
nombre  est  rallié,  bien  que  j'estime  que  le  bon  droit  lui  appartienne; 
elle  ne  me  passionne  pas.  Je  ne  suis  pas  enclin  à  donner  prise  sur 
moi,  en  prenant  des  engagements  personnels  et  absolus.  La  colère  et 
la  haine  n'ont  rien  à  voir  avec  la  justice;  ce  sont  des  passions  aux- 
quelles peuvent  seuls  s'abandonner  ceux  chez  lesquels  le  devoir  ne 
prévaut  pas,  parce  que  «  seul,  celui-là  qui  ne  peut  maîtriser  sa  rai- 
son, se  laisse  aller  aux  mouvements  désordonnés  de  l'âme  (Cicéron)  ». 
Toutes  les  intentions  légitimes  *  et  équitables  sont  par  elles-mêmes 
acceptables*  et  modérées,  sinon  elles  deviennent  séditieuses  et  illé- 


8t  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

C'est  ce  qui  me  faict  marcher  par  tout,  la  teste  haute,  le  visage,  et 
le  cœur  ouuert.  A  la  vérité,  et  ne  crains  point  de  l'aduouer,  ie  por- 
lerois  facilement  au  besoing,  vne  chandelle  à  Sainct  Michel,  l'autre 
à  son  serpent,  suiuant  le  dessein  de  la  vieille,  le  suiuray  le  bon 
party  iusques  au  feu,  mais  exclusiuement  si  ie  puis.  Que  Mon- 
taigne s'engouffre  quant  et  la  ruyne  publique,  si  besoing  est  :  mais 
s'il  n'est  pas  besoing,  ie  sçauray  bon  gré  à  la  Fortune  qu'il  se 
sauue  :  et  autant  que  mon  deuoir  me  donne  de  corde,  ie  l'employé 
à  sa  conseruation.  Fut-ce  pas  Atticus,  lequel  se  tenant  au  iuste 
party,  et  au  party  qui  perdit,  se  sauua  par  sa  modération,  en  cet 
vniuersel  naufrage  du  monde,  parmy  tant  de  mutations  et  diuer- 
sitez?  Aux  hommes,  comme  kiy  priuez,  il  est  plus  aisé.  Et  en  telle 
sorte  de  besongnc,  ie  trouue  qu'on  peut  iustement  n'estre  pas  am- 
bitieux à  s'ingérer  et  conuier  soy-mesmes.      De  se  tenir  chance- 
lant et  mestis,  de  tenir  son  affection  immobile,  et  sans  inclination 
aux  troubles  de  son  pays,  et  en  vne  diuision  publique,  ie  ne  le 
trouue  ny  beau,  ny  honneste  :  Ea  non  média,  sed  nulla  via  est, 
velut  euentum  expectantium,  quà  fortunx  consilia  sua  applicent. 
Cela  peut  eslre  permis  enuers  les  affaires 'des  voysins  :  et  Gelon 
tyran  de  Syracuse,  suspendoit  ainsi  son  inclination  en  la  guerre 
des  Barbares  contre  les  Grecs,  tenant  vne  Ambassade  à  Delphes, 
auec  des  présents  pour  estre  en  eschauguette,  à  veoir  de  quel  costé 
tomberoit  la  fortune,  et  prendre  l'occasion  à  poinct,  pour  le  con- 
cilier aux  victorieux.  Ce  seroit  vne  espèce  de  trahison,  de  le  faire 
aux  propres  et  domestiques  affaires,  ausquels  nécessairement  il 
faut  prendre  party  :  mais  de  ne  s'embesongner  point,  à  homme 
qui  u'a  ny  charge,  ny  commandement  exprez  qui  le  presse,  ie  le 
trouue  plus  excusable  (et  si  ne  practique  pour  moy  cette  excuse) 
qu'aux  guerres  ostrangeres  :  desquelles  pourtant,  selon  nos  loix, 
ne  s'empesche  qui  ne  veut.  Toutesfois  ceux  encore  qui  s'y  engagent 
tout  à  faict,  le  peuuent,  auec  tel  ordre  et  attrempance,  que  l'orage 
debura  couler  par  dessus  leur  teste,  sans  offence.  N'auions  nous 
pas  raison  de  l'espérer  ainsi  du  feu  Eucsque  d'Orléans,  sieur  de 
Moruilliers?  Et  l'en  cognois  entre  ceux  qui  y  ouurent  valeureuse- 
ment k  cette  heure,  de  ,mœurs  ou  si  equables,  ou  si  douces,  qu'ils 
seront,  pour  demeurer   debout,  quelque   iniurieuse  mutation  et 
cheute  que  le  ciel  nous  appreste.  le  tiens  que  c'est  aux  Roys  pro- 
prement, de  s'animer  contre  les  Roys  :  et  me  moque  de  ces  esprits, 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  I.  85 

gitimes;  c'est  ce  qui  fait  que  partout  je  marche  la  tête  haute,  le  vi- 
sage et  le  cœur  à  découvert.  A  la  vérité,  et  je  ne  crains  pas  de  l'a- 
vouer, s'il  le  fallait,  je  porterais  facilement,  comme  fit  la  vieille,  un 
cierge  à  saint  Michel  et  un  autre  au  dragon,  prêt  à  suivre,  jusqu'à  la 
dernière  extrémité,  le  parti  qui  a  le  bon  droit,  mais  jusque-là  ex- 
clusivement, si  cela  m'est  possible.  Que  Montaigne  sombre  en  même 
temps  que  la  fortune  publique,  si  besoin  en  est,  je  m'y  résigne  ;  mais 
si  ce  n'est  pas  indispensable,  je  saurai  gré  à  la  fortune  de  l'épar- 
gner et,  autant  que  mon  devoir  m'en  donne  la  possibilité,  je  m'efforce 
d'assurer  sa  conservation.  N'est-ce  pas  Atticus  qui,  attaché  au  parti 
qui  avait  pour  lui  la  justice  et  qui  eut  le  dessous,  fut  sauvé  par  sa 
modération  dans  ce  cataclysme  universel  qui  s'abattit  sur  le  monde, 
et  occasionna  tant  de  bouleversements  et  de  changements  de  situa- 
tions? Semblable  attitude  est  plus  aisée  pour  les  hommes  qui,  comme 
lui,  ne  sont  pas  investis  de  fonctions  publiques;  je  trouve,  du 
reste,  que  dans  de  pareils  tourmentes,  on  a  raison  de  n'avoir  pas 
l'ambition  d'y  être  mêlé  et  de  ne  pas  s'y  engager  de  soi-même. 

Quelque  danger  qu'il  y  ait  à.  prendre  parti  dans  les  trou- 
bles intérieurs,  il  n'est  ni  beau  ni  honnête  de  rester  neutre. 
—  Demeurer  hésitant  et  partagé  entre  les  deux  partis,  ne  marquer 
aucune  sympathie  ni  propension,  ni  pour  l'un  ni  pour  l'autre, 
quand  le  trouble  règne  dans  votre  pays  et  le  divise,  je  ne  trouve 
cela  ni  beau  ni  honnête  ;  «  ce  n'est  pas  suivre  un  chemin  intermé- 
diaire, c'est  n'en  prendre  aucun;  c'est  attendre  l'événement  pour 
passer  du  côté  de  la  fortune  [Tite  Live)  ».  Cela  peut  être  permis 
quand  il  s'agit  des  affaires  de  ses  voisins  :  Gélon,  tyran  de  Syra- 
cuse, indécis  sur  le  parti  à  embrasser  lors  de  la  guerre  des  Bar- 
bares contre  les  Grecs,  avait  à  Delphes  une  ambassade  munie  de 
présents,  qui  se  tenait  en  observation  pour  voir  de  quel  côté  in- 
clinerait la  fortune,  afm  de  saisir  l'occasion  à  point  nommé  et  se 
concilier  le  vainqueur.  Ce  serait  une  sorte  de  félonie,  que  d'en 
agir  ainsi  dans  ses  propres  affaires  domestiques,  où  il  faut  néces- 
sairement prendre  parti  *  de  propos  délibéré;  cependant,  ne  pas 
s'en  mêler,  quand  on  n'a  ni  charge  ni  commandement  qui  vous  y 
obligent,  je  le  trouve  plus  excusable,  quoique  ce  ne  soit  pas  mon 
fait,  que  dans  le  cas  de  guerres  étrangères,  auxquelles  pourtant, 
d'après  nos  lois,  qui  le  veut  peut  s'éviter  de  participer.  Toutefois, 
ceux-là  mêmes  qui  s'y  donnent  tout  entiers  peuvent  le  faire  dans  des 
conditions  de  modération  telles  que,  lorsque  grondera  l'orage,  il 
passera  au-dessus  de  leurs  têtes,  sans  les  atteindre;  n'en  a-t-il  pas 
été  ainsi,  comme  nous  l'espérions  avec  juste  raison,  de  feu  le  sieur 
de  Morvilliers  évêque  d'Orléans?  J'en  connais,  parmi  ceux  qui,  à 
cette  heure,  travaillent  avec  ardeur  au  triomphe  de  leur  cause,  qui 
sont  de  mœurs  si  pondérées  ou  si  douces,  qu'il  faut  espérer  qu'ils 
demeureront  debout,  quels  que  soient  les  fâcheux  changements  et 
la  chute  que  le  ciel  nous  prépare.  Je  tiens  que  c'est  aux  rois  à  régler 
eux-mêmes  leurs  différends  avec  les  rois,  et  je  raille  ces  esprits  qui, 
de  gaité  de  cœur,  se  mêlent  à  des  querelles  si  disproportionnées 


86  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

qui  de  gayeté  de  cœur  se  présentent  à  querelles  si  disproportionnées. 
Car  on  ne  prend  pas  querelle  particulière  aucc  vn  Prince,  pour 
marcher  contre  luy  ouuertement  et  courageusement,  pour  son  hon- 
neur, et  selon  son  denoir  :  s'il  n'aime  vn  tel  personnage,  il  fait 
mieux,  il  l'estime.  Et  notamment  la  cause  des  loix,  et  defence  de 
l'ancien  estât,  a  tousiours  cela,  que  ceux  mesmes  qui  pour  leur 
dessein  particulier  le  troublent,  en  excusent  les  défenseurs,  s'ils  ne 
les  honorent.      Mais  il  ne  faut  pas  appeller  deuoir,  comme  nous 
faisons  tous  les  iours,  vne  aigreur  et  vne  intestine  aspreté,  qui 
naist  de  l'inlerest  et  passion  priuee,  ny  courage,  vne  conduitte 
traistresse  et  malitieuse.  Ils  nomment  zèle,  leur  propension  vers  la 
malignité,  et  violence.  Ce  n'est  pas  la  cause  qui  les  eschauffe,  c'est 
leur  interest.  Ils  attisent  la  guerre,  non  par  ce  qu'elle  est  iuste  : 
mais  par  ce  que  c'est  guerre.      Rien  n'empesche  qu'on  ne  se  puisse 
comporter  commodément  entre  des  hommes  qui  se  sont  ennemis, 
et  loyalement  :  conduisez  vous  y  d'vne,  sinon  par  tout  esgale  af- 
fection (car  elle  peut  souffrir  différentes  mesures)  au  moins  tem- 
pérée, et  qui  ne  vous  engage  tant  à  l'vn,  qu'il  puisse  tout  requérir 
de  vous.  Et  vous  contentez  aussi  d'vne  moienne  mesure  de  leur 
grâce  :  et  de  couler  en  eau  trouble,  sans  y  vouloir  pescher.      L'au- 
tre manière  de  s'offrir  de  toute  sa  force  aux  vns  et  aux  autres, 
a  encore  moins  de  prudence  que  de  conscience.  Cekiy  enuers  qui 
vous  en  trahissez  vn,  duquel  vous  estes  pareillement  bien  venu  : 
sçait-il  pas,  que  de  soy  vous  en  faites  autant  à  son  tour?  Il  vous 
tient  pour  vn  meschant  homme  :  ce  pendant  il  vous  oit,  et  tire  de 
vous,  et  fait  ses  affaires  de  vostre  desloyauté.  Car  les  hommes 
doubles  sont  vtiles,  en  ce  qu'ils  apportent  :  mais  il  se  faut  garder, 
qu'ils  n'emportent  que  le  moins  qu'on  peut.      le  ne  dis  rien  à 
l'vn,  que  ie  ne  puisse  dire  à  l'autre,  à  son  heure,  l'accent  seule- 
ment vn  peu  changé  :  et  ne  rapporte  que  les  choses  ou  indiffé- 
rentes, ou  cogneuës,  ou  qui  seruent  en  commun.  Il   n'y  a  point 
d'vtilité,  pour  laquelle  ie  me  permette  de  leur  mentir.  Ce  qui  a  esté 
fié  à  mon  silence,  ie  le  celé  religieusement  :  mais  ie  prens  à  celer 


TRADUCTION.  -  LIV.  III,  Cil.  I.  87 

pour  eux;  on  n'est  pas  personnellement  en  querelle  avec  le  prince, 
parce  qu'on  marche  contre  lui  ouvertement  et  courageusement 
pour  satisfaire  honorablement  à  son  devoir;  en  pareil  cas,  s'il  ne 
vous  aime  pas,  il  fait  mieux,  il  vous  estime;  et  quand,  en  parti- 
culier, c'est  pour  le  maintien  des  lois,  pour  la  défense  de  l'ancien 
état  de  choses,  il  arrive  toujours  que  ceux  mêmes  qui,  dans  un 
intérêt  personnel,  ont  excité  les  troubles,  excusent,  lorsqu'ils  ne 
les  honorent  pas,  ceux  qui  défendent  ce  qu'eux-mêmes  veulent 
renverser. 

Mais  il  ne  faut  pas  appeler  devoir,  comme  nous  le  faisons  tous 
les  jours,  cette  âpreté,  cette  rudesse  qu'engendrent  en  nous  notre 
intérêt  et  nos  passions  personnelles;  une  conduite  empreinte  de 
trahison  et  de  mauvais  sentiments,  n'est  pas  davantage  du  cou- 
rage. Les  gens  chez  lesquels  il  en  est  ainsi,  qualifient  zèle  leur  pen- 
chant à  la  méchanceté  et  à  la  violence;  ce  n'est  pas  la  cause  qui  les 
excite,  mais  l'avantage  qu'ils  y  trouvent;  ils  attisent  la  guerre,  non 
parce  qu'elle  est  juste,  mais  parce  que  c'est  la  guerre. 

Quel  que  soit  le  parti  que  Ton  embrasse,  la  modération 
est  à  observer  à,  Tégard  des  uns  comme  des  autres.  — 
Rien  n'empêche  qu'on  puisse  se  comporter  convenablement  et  loya- 
lement entre  hommes  qui  sont  devenus  ennemis.  Témoignez  à  cha- 
cun des  adversaires  une  affection  qui,  si  elle  n'est  pas  la  même  pour 
tous  (elle  peut  comporter  des  degrés  divers),  soit  au  moins  tem- 
pérée et  ne  vous  engage  envers  personne  au  point  de  donner  à  quel- 
qu'un le  droit  de  tout  exiger  de  vous  ;  contentez- vous  d'avoir  part 
dans  une  mesure  moyenne  aux  bonnes  grâces  des  uns  et  des  autres, 
et  de  naviguer  en  eau  trouble,  sans  vouloir  y  pêcher. 

Il  est  des  gens  qui  servent  les  deux  partis  k  la  fois;  ils 
sont  à  utiliser,  mais  en  se  gardant  du  mal  qu'ils  peuvent 
vous  faire.  —  Quant  à  cette  autre  manière  qui  consiste  à  s'offrir 
tout  entier  aux  uns  et  aussi  aux  autres,  c'est  plus  encore  de  l'im- 
prudence qu'un  manque  de  conscience.  Celui  auprès  duquel  vous 
en  trahissez  un  autre,  a  beau  vous  accueillir  parfaitement,  ne  sait- 
il  pas  que  son  tour  viendra  où  vous  en  agirez  de  même  contre  lui? 
Il  vous  tient  pour  un  méchant  homme,  tout  en  usant  de  vous  pen- 
dant qu'il  vous  a,  faisant  servir  votre  déloyauté  à  avancer  ses  af- 
faires; car  les  gens  à  double  visage  sont  utiles  par  ce  qu'ils  vous 
apportent,  seulement  il  faut  veiller  à  ce  qu'ils  n'emportent  que  le 
moins  qu'il  se  peut. 

Quant  k  Montaigne,  il  disait  à,  tous  les  choses  telles 
qu'il  les  pensait  et  ne  cherchait  à  pénétrer  les  secrets  de 
personne,  ne  voulant  être  l'homme  lige  de  qui  que  ce  fût. 
—  Je  ne  dis  rien  à  l'un,  que  je  ne  puisse,  à  son  heure,  dire  à  l'au- 
tre, le  ton  changeant  seul  un  peu;  je  ne  leur  rapporte  que  les 
choses  qui  sont  ou  indifférentes,  ou  connues,  ou  qui  les  servent 
tous  deux  à  la  fois.  11  n'est  rien  qui  soit  si  utile  que,  pour  y  at- 
teindre, je  me  permette  de  leur  mentir.  Ce  sur  quoi  le  silence  m'est 
recommandé,  je  le  cache  religieusement:  mais  je  n'accepte  que  le 


88  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

le  moins  que  ie  puis.  C'est  vnc  irïJporlune  garde,  du  secret  des 
Princes,  à  qui  n'en  a  que  faire.  le  présente  volontiers  ce  marché, 
qu'ils  me  fient  peu  :  mais  qu'ils  se  fient  hardiment,  de  ce  que  ie 
leur  apporte.  l'en  ay  tousiours  plus  sceu  que  ie  nay  voulu.  Vn 
parler  ouuert,  ouure  vn  autre  parler,  et  le  tire  hors,  comme  fait 
le  vin  et  l'amour.  Philippides  respondit  sagement  à  mon  gré,  au 
Roy  Lysimachus,  qui  luy  disoil,  Que  veux-tu  que  ie  te  communique 
de  mes  biens?  Ce  que  tu  voudras,  pourueu  que  ce  ne  soit  de  tes 
secrets.  le  voy  que  chacun  se  mutine,  si  on  luy  cache  le  fonds  des 
affaires  ausquels  on  l'employé,  et  si  on  luy  en  a  desrobé  quelque 
arrière-sens.  Pour  moy,  ie  suis  content  qu'on  ne  m'en  die  non  plus, 
qu'on  veut  que  l'en  mette  en  besoigne  :  et  ne  désire  pas,  que  ma 
science  outrepasse  et  contraigne  ma  parole.  Si  ie  dois  seruir  d'ins- 
trument de  tromperie,  que  ce  soit  aumoins  sauue  ma  conscience, 
le  ne  veux  estre  tenu  seruiteur,  ny  si  affectionné,  ny  si  loyal,  qu'on 
me  treuue  bon  à  trahir  personne.  Qui  est  infidelle  à  soy-mesme, 
l'est  excusablement  à  son  maistre.  Mais  ce  sont  Princes,  qui  n'ac- 
ceptent pas  les  hommes  à  moytié,  et  mesprisent  les  seruices  li- 
mitez et  conditionnez.  Il  n'y  a  remède  :  ie  leur  dis  franchement 
mes  bornes  :  car  esclaue,  ie  ne  le  doibs  estre  que  de  la  raison,  en- 
core n'en  puis-ie  bien  venir  à  bout.  Et  eux  aussi  ont  tort,  d'exiger 
d'vn  homme  libre,  telle  subiection  à  leur  seruice,  et  telle  obliga- 
tion, que  de  celuy,  qu'ils  ont  faict  et  achetté  :  ou  duquel  la  for- 
tune tient  particulièrement  et  expressément  à  la  leur.  Les  loix 
m'ont  osté  de  grand  peine,  elles  m'ont  choisi  party,  et  donné  vn 
maistre  :  toute  autre  supériorité  et  obligation  doibt  estre  relatiue  à 
celle-là,  et  retranchée.  Si  n'est-ce  pas  à  dire,  quand  mon  affection 
me  porteroit  autrement,  qu'incontinent  i'y  portasse  la  main  :  la 
volonté  et  les  désirs  se  font  loy  eux  mesmes,  les  actions  ont  à  la 
receuoir  de  l'ordonnance  publique.  Tout  ce  mien  procéder,  est 
vn  peu  bien  dissonant  à  nos  formes  :  ce  ne  seroit  pas  pour  pro- 
duire grands  effets,  ny  pour  y  durer  :  l'innocence  mesme  ne  sçau- 
Toi(  à  cette  heure  ny  negotier  sans  dissimulation,  ny  marchander 
sans  menterie.  Aussi  ne  sont  aucunement  de  mon  gibier,  les  oc- 
cupations publiques  :  ce  que  ma  profession  en  requiert,  ie  l'y 
fournis,  en  la  forme  que  ie  puis  la  plus  priuee.  Enfant,  on  m'y 


TRADUCTION.  —  LIV.  JII,  CH.  I.  89 

moins  que  je  puis  ce  qu'il  me  faut  cacher;  les  secrets  des  princes 
sont  gênants  à  garder,  pour  qui  n'en  a  que  faire.  Je  leur  mets  vo- 
lontiers ce  marché  en  main  :  Qu'ils  me  confient  peu  de  chose,  mais 
qu'ils  se  fient  complètement  à  moi  sur  ce  que  je  leur  apporte.  J'en 
ai  toujours  su  plus  que  je  ne  voulais.  Un  langage  ouvert  fait  qu'on 
vous  parle  de  même,  sans  réticences,  produisant  le  même  effet  que 
le  vin  et  l'amour.  Philippide  répondit  sagement,  suivant  moi,  au 
roi  Lysimaque,  qui  lui  demandait  quelles  indications  il  voulait  qu'il 
lui  communiquât  sur  sa  situation  :  «  Ce  que  tu  voudras,  pourvu  que 
ce  ne  soit  rien  de  tes  secrets.  »  Je  vois  chacun  se  révolter,  quand 
on  lui  cache  le  fond  des  affaires  auxquelles  on  l'emploie,  ou  qu'on 
ne  lui  en  a  pas  révélé  quelque  arrière-pensée;  moi,  je  suis  content 
qu'on  ne  m'en  dise  pas  plus  qu'on  ne  veut  pour  la  mission  que  j'ai 
à  remplir,  et  ne  désire  pas  que  ce  que  j'en  puis  connaître  excède 
ce  que  j'ai  à  dire  et  m'oblige  à  m'observer  quand  je  parle.  Si  je 
dois  servir  à  tromper  quelqu'un,  qu'au  moins  ma  conscience  soit 
sauve;  je  ne  veux  pas  qu'on  me  regarde  comme  un  serviteur  si  af- 
fectionné, si  loyal,  que  l'on  me  trouve  bon  à  m'engager  dans  une 
trahison;  qui  n'est  pas  disposé  à  tout  pour  soi-même,  est  excusé  de 
ne  pas  l'être  davantage  vis-à-vis  de  son  maître.  —  Il  y  a  des  princes 
qui  n'acceptent  pas  les  hommes  qui  ne  se  donnent  à  eux  qu'à  moi- 
tié, et  méprisent  les  serviteurs  qui  posent  des  bornes  et  des  condi- 
tions à  leurs  services  ;  à  cela,  il  n'y  a  pas  de  remède  ;  à  eux  comme 
aux  autres,  j'indique  franchement  dans  quelles  limites  j'entends  les 
servir,  car  je  ne  veux  être  esclave  que  de  la  raison  et  encore  je  n'y 
arrive  que  bien  difficilement.  Quant  à  eux,  ils  ont  tort  d'exiger  une 
telle  sujétion  d'un  homme  qui  est  indépendant,  et  de  lui  imposer 
des  obligations,  comme  ils  feraient  à  quelqu'un  qui  est  leur  créa- 
ture et  qu'ils  ont  acheté,  ou  dont  la  fortune  est  attachée  à  la  leur 
d'une  façon  particulière  et  absolue.  —  Les  lois  m'ont  épargné  de 
graves  difficultés;  elles  ont  décidé  le  parti  que  j'avais  à  suivre,  ce 
sont  elles  qui  m'ont  donné  mon  maître;  toute  autre  raison,  d'ordre 
si  élevé  soit-elle  et  quelles  que  soient  les  obligations  qui  en  sont  ré- 
sultées, s'efface  devant  celle-là  et  devient  caduque;  c'est  pourquoi, 
lors  même  que  mon  affection  me  porterait  vers  le  parti  opposé, 
cela  ne  veut  pas  dire  que  je  m'y  joindrais  immédiatement;  notre 
volonté  et  nos  désirs  ne  reçoivent  de  loi  que  d'eux-mêmes,  tandis  que 
nos  actes  ont  à  la  recevoir  des  règles  qui  président  à  l'ordre  public. 
Cette  manière  de  faire  n'est  pas  celle  que  l'on  pratique 
d'ordinaire,  mais  il  était  peu  apte  aux  affaires  publiques, 
qui  exigent  souvent  une  dissimulation  qui  n'est  pas  dans 
son  caractère.  —  Ma  manière  de  faire  n'est  guère  en  harmonie 
avec  ce  qui  se  pratique  et  n'aurait  chance  d'avoir  ni  grand  effet,  ni 
durée;  l'innocence  elle-même  ne  saurait,  à  notre  époque,  s'entre- 
mettre, sans  recourir  à  la  dissimulation,  ni  négocier  sans  être  obli- 
gée de  mentir;  aussi  les  occupations  de  la  vie  publique  ne  sont- 
elles  pas  mon  fait;  ce  que  ma  profession  exige  à  cet  égard,  j'y 
satisfais  sous  la  forme  la  moins  officielle  que  je  puis.  Quand  j'étais 


90  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

plongea  iusques  aux  oreilles,  et  il  succedoit  :  si  m'en  desprins  ie  de 
belle  heure.  Tcfy  souuent  depuis  éuité  de  m'en  mesler,  rarement 
accepté,  iamais  requis,  tenant  le  dos  tourné  à  l'ambition  :  mais 
sinon  comme  les  tireurs  d'auiron,  qui  s'auancent  ainsin  à  recu- 
lons :  tellement  toutesfois,  que  de  ne  m'y  estre  poinct  embarqué, 
i'en  suis  moins  obligé  à  ma  resolution,  qu'à  ma  bonne  fortune.  Car 
il  y  a  des  voyes  moins  ennemyes  de  mon  goust,  et  plus  conformes 
à  ma  portée,  par  lesquelles  si  elle  m'eust  appelle  autrefois  au  ser- 
uice  public,  et  à  mon  auancement  vers  le  crédit  du  monde,  ie  sçay 
que  l'eusse  passé  par  dessus  la  raison  de  mes  discours,  pour  la 
suyure.  Ceux  qui  disent  communément  contre  ma  profession,  que 
ce  que  i'appelle  franchise,  simplesse,  et  naifueté,  en  mes  mœurs, 
c'est  art  et  finesse  :  et  plustost  prudence,  que  bonté  :  industrie, 
que  nature  :  bon  sens,  que  bonheur  :  me  font  plus  d'honneur 
qu'ils  ne  m'en  estent.  Mais  certes  ils  font  ma  finesse  trop  fine. 
Et  qui  m'aura  suyui  et  espié  de  près,  ie  'luy  donray  gaigné,  s'il 
ne  confesse,  qu'il  n'y  a  point  de  règle  en  leur  escole,  qui  sçeust 
rapporter  ce  naturel  mouuement,  et  maintenir  vne  apparence  de 
liberté,  et  de  licence,  si  pareille,  et  inflexible,  parmy  des  routes  si 
tortues  et  diuerses  :  et  que  toute  leur  attention  et  engin,  ne  les  y 
sçauroit  conduire.  La  voye  de  la  vérité  est  vne  et  simple,  celle  du 
profit  particulier,  et  de  la  commodité  des  affaires,  qu'on  a  en 
charge,  double,  inégale,  et  fortuite.  l'ay  veu  souuent  en  vsage,  ces 
libertez  contrefaites,  et  artificielles,  mais  le  plus  souuent,  sans  suc- 
cez.  Elles  sentent  volontiers  leur  asne  d'Esope  :  lequel  par  émula- 
tion du  chien,  vint  à  se  ietter  tout  gayement,  à  deux  pieds,  sur  les 
espaules  de  son  maistre  :  mais  autant  que  le  chien  receuoit  de  ca- 
resses, de  pareille  feste,  le  pauure  asne,  en  reçeut  deux  fois  autant 
de  bastonnades.  Id  maxime  quemque  decet,  quod  est  cuiusque  suum 
maxime.  le  ne  veux  pas  priuer  la  tromperie  de  son  rang,  ce  seroit 
mal  entendre  le  monde  :  ie  sçay  qu'elle  a  seruy  souuent  profitable- 
ment,  et  qu'elle  maintient  et  nourrit  la  plus  part  des  vacations  des 
hommes.  Il  y  a  des  vices  légitimes,  comme  plusieurs  actions,  ou 
bonnes,  ou  excusables,  illégitimes.  La  iusticc  en  soy,  naturelle 
et  vniuerselle,  est  autrement  réglée,  et  plus  noblement,  que  n'est 
cette  autre  iustice  spéciale,  nationale,  contrainte  au  besoing  de  nos 
polices  :  Veri  iwis  germanœque  iustitiœ  solidam  et  expressam  effi- 
giem  nullam  tenemus  :  vmbra  et  imaginibus  vtimur.  Si  que  le  sage 


TRADUCTION.  —  LIV.  111,  CH.  I.  91 

jeune,  on  m'y  a  plongé  jusqu'aux  oreilles;  j'étais  destiné  à  en  faire 
ma  carrière,  je  m'en  suis  défait  de  bonne  heure.  Depuis,  j'ai  sou- 
vent évité  d'y  être  mêlé  à  nouveau  ;  je  l'ai  rarement  accepté  et  ne 
l'ai  jamais  recherché;  tournant  le  dos  à  l'ambition,  non  à  la  façon 
des  gens  qui  manient  l'aviron  et  avancent  ainsi  à  reculons,  et  ce- 
pendant, si  je  suis  parvenu  à  m'y  soustraire,  je  le  dois  plus  à  ma 
bonne  fortune  qu'à  ma  résolution,  car  il  y  a  dans  cette  partie  des 
voies  assez  en  rapport  avec  mes  goûts  et  à  ma  portée;  et  si  j'eusse 
autrefois  été  appelé  à  prendre  part  aux  affaires  pubUques  et  à  me 
faire  une  situation  dans  le  monde  en  les  suivant,  je  serais  certaine- 
ment demeuré  sourd  à  la  voix  de  la  ra^ison  et  m'y  serais  engagé.  — 
Ceux  qui,  malgré  ce  que  j'en  dis,  vont  répétant  que  ce  que  j'appelle 
franchise,  simplicité  et  naïveté  de  mœurs  est,  chez  moi,  de  l'art  et 
de  la  fmesse;  que  c'est  prudence,  plus  que  bonté;  que  j'ai  de  l'a- 
dresse plus  que  du  naturel,  du  bon  sens  plus  que  du  bonheur,  me 
font  plus  d'honneur  qu'ils  ne  m'en  ôtent.  Us  me  prêtent  assurément 
plus  d'astuce  que  je  n'en  ai;  et  à  celui  d'entre  eux  qui  m'aurait 
suivi  et  épié  de  près,  je  donnerais  gain  de  cause,  s'il  ne  confessait 
que  son  école  n'a  rien  qui  l'emporte  sur  cette  manière  de  faire  qui 
nous  permet,  tout  en  demeurant  nous-mêmes  et  sans  paraître  ab- 
diquer notre  liberté  et  notre  indépendance,  de  toujours  marcher 
droit  et  à  même  allure  par  les  routes  si  tortueuses  et  si  diverses 
par  lesquelles  il  nous  faut  aller  et  où  toute  notre  attention  et  notre 
ingéniosité  ne  peuvent  nous  diriger  sûrement.  La  voie  de  la  vérité 
est  une  et  simple;  celle  que  nous  font  suivre  notre  intérêt  person- 
nel et  la  commodité  des  affaires  dont  nous  avons  la  charge  est 
double,  inégale,  sujette  à  des  chances  variables.  J'ai  souvent  vu 
user  de  ces  libertés  contrefaites  et  factices,  mais  toujours  sans 
succès;  elles  rappellent  volontiers  l'àne  d'Ésope  qui,  voulant  riva- 
liser avec  le  chien,  vint  tout  gaîment  mettre  ses  deux  pieds  sur  les 
épaules  de  son  maître;  mais  tandis  que,  pour  ce  témoignage  d'af- 
fection, le  chien  recevait  des  caresses,  le  pauvre  âne  reçut  en  place 
deux  fois  autant  de  coups  de  bâton  :  «  Ce  qui  sied  le  mieux  à  chacun, 
c'est  ce  qui  lui  eut  le  plus  naturel  [Cicéron).  »  Je  ne  veux  cependant 
pas  refuser  à  la  tromperie  le  rang  qu'elle  mérite,  ce  serait  ne  pas 
connaître  le  monde;  je  sais  qu'elle  a  souvent  rendu  des  services, 
qu'elle  est  nécessaire  pour  pouvoir  remplir  la  plupart  des  charges 
qui  incombent  à  l'homme;  il  y  a  des  vices  légitimes,  comme  il  y 
a  des  actions  qui  sont  ou  bonnes,  ou  excusables,  ou  illégitimes. 

Il  y  a  une  justice  naturelle,  bien  plus  parfaite  que  celles 
spéciales  à  chaque  nation  qui  autorisent  parfois  des  actes 
condamnables  lorsque  le  résultat  doit  en  être  utile.  —  La 
justice  par  elle-même,  considérée  en  son  état  naturel  et  s'appli- 
quant  à  l'universalité  des  êtres,  a  des  règles  différentes  et  plus  éle- 
vées que  celles  de  cette  autre  justice  spéciale  qui  est  inhérente  à 
chaque  pays  et  qui  tient  compte  des  besoins  de  son  gouverne- 
ment :  «  Nous  ne  possédons  point  de  modèle  solide  et  positif  du  véri- 
table droit  et  d'une  justice  pirfaite,  nous  n'en  avons  qu'une  ombre 


92  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

Dandamys,  oyanl  réciter  les  vies  de  Socrates,  Pythagoras,  Dio- 
genes,  les  iugea  grands  personnages  en  toute  autre  chose,  mais 
trop  asseruis  à  la  reuerence  des  loix.  Pour  lesquelles  auctoriser,  et 
seconder,  la  vraye  vertu  a  beaucoup  à  se  desmettre  de  sa  vigueur 
originelle  :  et  non  seulement  par  leur  permission,  plusieurs  actions 
vitieuses  ont  lieu,  mais  cncores  à  leur  suasion.  Ex  Senatusconsultis 
plebisqnescitis  scelera  exercentur.  le  suy  le  langage  commim,  qui 
fait  différence  entre  les  choses  vtiles,  et  les  honnestes  :  si  que  d'au- 
cunes actions  naturelles,  non  seulement  vtiles,  mais  nécessaires,  il 
les  nomme  deshonnestes  et  sales.  Mais  continuons  nostre  exem- 
ple de  la  trahison.  Deux  pretendans  au  royaume  de  Thrace,  estoient 
tombez  en  débat  de  leurs  droicts,  l'Empereur  les  empescha  de  ve- 
nir aux  armes  :  mais  l'vn  d'eux,  sous  couleur  de  conduire  vn  ac- 
cord amiable,  par  leur  entreueuë,  ayant  assigné  son  compagnon, 
pour  le  festoyer  en  sa  maison,  le  fit  emprisonner  et  tuer.  La  iustice 
requeroit,  que  les  Romains  eussent  raison  de  ce  forfaict  :  la  difli- 
culté  en  empeschoit  les  voyes  ordinaires.  Ce  qu'ils  ne  peurent  lé- 
gitimement, sans  guerre,  et  sans  hazard,  ils  entreprindrent  de  le 
faire  par  trahison  :  ce  qu'ils  ne  peurent  honnestement,  ils  le  firent 
vtilement.  A  quoy  se  trouua  propre  vn  Pomponius  Flaccus.  Cettuy- 
cy,  soubs  feintes  parolles,  et  asseurances,  ayant  attiré  cest  homme 
dans  ses  rets  :  au  lieu  de  l'honneur  et  faueur  qu'il  luy  promettoit, 
l'enuoya  pieds  et  poings  liez  à  Rome.  Vn  traistre  y  trahit  l'autre, 
contre  l'vsage  commun.  Car  ils  sont  pleins  de  desfiance,  et  est  mal- 
aisé de  les  surprendre  par  leur  art  :  tesmoing  la  poisante  expé- 
rience, que  nous  venons  d'en  sentir.  Sera  Pomponius  Flaccus  qui 
voudra,  et  en  est  assez  qui  le  voudront.  Quant  à  moy,  et  ma  pa- 
rolle  et  ma  foy,  sont,  comme  le  demeurant,  pièces  de  ce  commun 
corps  :  leur  meilleur  effect,  c'est  le  seruice  public  :  ie  tiens  cela 
pour  présupposé.  Mais  comme  si  on  me  comniandoit,  que  ie  prinse 
la  charge  du  Palais,  et  des  plaids,  ie  respondroy,  le  n'y  entens 
rien  :  ou  la  charge  de  conducteur  de  pionniers,  ie  diroy,  le  suis 
appelle  à  vn  rolle  plus  digne  :  de  mesmes,  qui  me  voudroit  em- 
ployer, à  mentir,  à  trahir,  et  à  me  pariurer,  pour  quelque  seruice 
notable,  non  que  d'assassiner  ou  empoisonner  :  ie  diroy,  Si  i'ay 
volé  ou  desrobé  quclqu'vn,  enuoyez  moy  plustost  en  gallere.  Car  il 
est  loysible  à  vn  homme  d'honneur,  de  parler  ainsi  que  les  Lace- 
deraoniens,  ayants  esté  deffaicts  par  Antipater,  sur  le  poinct  de 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  I.  93 

et  qu'une  image  (Cicéi'on).  »  C'est  ce  qui  faisait  qu'entendant  lo  ré- 
cit des  vies  de  Socrate,  de  Pythagore  et  de  Diogène,  le  sage  Dan- 
damis  les  jugeait  de  grands  hommes  sous  tous  les  autres  rapports, 
mais  observateurs  trop  respectueux  des  lois,  que  la  vraie  vertu  ne 
peut  accepter  et  appuyer  qu'en  se  relâchant  beaucoup  de  la  rigi- 
dité qui  est  son  principe  essentiel;  car,  non  seulement  les  lois  per- 
mettent des  actes  condamnables,  mais  encore  nous  y  incitent  :  <<  // 
est  des  crimes  autorises  par  les  sënattis-consultes  et  les  plébiscites  {Sé- 
nèque).  »  Je  pense  comme  on  parle  communément,  distinguant 
entre  les  choses  utiles  et  celles  qui  sont  honnêtes  et  qualifiant  de 
déshonnêtes  et  de  malpropres,  certains  actes  naturels,  non  seule- 
ment utiles,  mais  encore  nécessaires. 

La  trahison,  par  exemple,  est  utile  dans  quelques  cas; 
elle  n'en  est  pas  plus  honnête,  et  on  ne  saurait  nous  im- 
poser d'en  commettre.  —  Reprenons  pour  exemple  la  trahison. 
—  Deux  prétendants  au  royaume  de  Thrace,  se  le  disputaient; 
l'Empereur  les  empêcha  de  poursuivre  leurs  revendications  à  main 
armée.  Alors  l'un  d'eux,  feignant  de  vouloir,  dans  une  entrevue, 
conclure  un  accord  à  l'amiable,  convia  son  concurrent  à  venir  chez 
lui  sous  prétexte  de  lui  faire  fête,  et  le  fit  emprisonner  puis  met- 
tre à  mort.  La  justice  aurait  voulu  que  les  Romains  punissent  ce 
forfait;  mais  il  était  difficile  de  recourir  aux  voies  ordinaires,  et  ils 
se  résolurent  à  faire,  par  trahison,  ce  qui  ne  pouvait  légitimement 
s'obtenir  sans  courir  les  risques  d'une  guerre.  Ce  qu'ils  ne  pou- 
vaient faire  honnêtement,  ils  le  firent  en  ne  se  préoccupant  que  de 
l'utilité,  ce  à  quoi  se  trouva  propre  un  certain  Pomponius  Flaccus. 
Celui-ci,  par  des  paroles  et  des  assurances  trompeuses,  ayant  attiré 
notre  homme 'dans  ses  filets,  au  lieu  des  honneurs  et  des  faveurs 
qu'il  lui  avait  promis,  l'envoya  à  Rome  pieds  et  poings  liés.  Un 
traître  en  trahit  un  autre,  ce  qui  n'est  pas  commun,  parce  qu'ils 
sont  fort  défiants  et  qu'il  est  malaisé  de  les  surprendre  en  usant  de 
leurs  propres  subterfuges;  témoin  la  fatale  expérience  que  nous 
venons  d'en  faire. 

Ce  rôle  de  Pomponius  Flaccus,  le  prendra  qui  voudra  et  assez 
le  voudront;  quant  à  moi,  ma  parole  et  la  confiance  que  je  puis 
inspirer  appartiennent,  comme  le  reste  de  moi-même,  à  la  société 
dont  je  lais  partie;  c'est  employées  à  les  servir,  qu'elles  peuvent 
avoir  le  meilleur  effet;  cela,  je  l'admets  comme  ne  faisant  pas 
doute;  mais,  de  même  que  si  on  me  commandait  de  prendre  la 
direction  du  palais  de  justice  et  des  audiences,  je  répondrais  : 
"  Je  n'y  entends  rien  »  ;  que  je  dirais,  si  on  m'imposait  de  surveiller 
le  travail  des  pionniers  :  «  Je  suis  fait  pour  exercer  un  emploi  plus 
relevé  »;  de  même  à  qui  voudrait  m'employer  à  mentir,  à  trahii-, 
à  me  parjurer  en  vue  d'un  service  d'une  certaine  importance  sans 
même  aller  jusqu'à  assassiner,  à  empoisonner,  je  dirais  :  «  Plutôt 
que  de  faire  que  je  vole  ou  dépouille  quelqu'un,  eiivoy(;z-inoi  aux 
galères.  »  Il  est  toujours  loisible,  en  effet,  à  un  honime  d'honneur 
de  parler  comme  firent  les  Lacédémoniens  traitant  avec  Antipater 


94  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

leurs  accords  :  Vous  nous  pouuez  commander  des  eharges  poisantes 
et  dommageables,  autant  qu'il  vous  plaira  :  mais  de  honteuses,  et 
deshonnestes,  vous  perdrez  vostre  temps  de  nous  en  commander. 
Chacun  doit  auoir  iuré  à  soy  mesme,  ce  que  les  Roys  d'Egypte  fai- 
soient  solennellement  iurer  à  leurs  iuges,  qu'ils  ne  se  desuoye- 
roient  de  leur  conscience,  pour  quelque  commandement  qu'eux 
mesmes  leur  en  lissent.  A  telles  commissions  il  y  a  note  euidente 
d'ignominie,  et  de  condemnation.  Et  qui  vous  la  donne,  vous  ac- 
cuse, et  vous  la  donne,  si  vous  l'entendez  bien,  en  charge  et  en 
peine.  Autant  que  les  affaires  publiques  s'amendent  de  vostre  ex- 
ploict,  autant  s'en  empirent  les  vostres  :  vous  y  faictes  d'autant 
pis,  que  mieux  vous  y  faictes.  Et  ne  sera  pas  nouueau,  ny  à  l'a- 
uanture  sans  quelque  air  de  iustice,  que  celuy  mesmes  vous  ruine, 
qui  vous  aura  mis  en  besongne.  Si  la  trahison  doit  estre  en 
quelque  cas  excusable  :  lors  seulement  elle  l'est,  qu'elle  s'employe 
à  chastier  et  trahir  la  trahison.  Il  se  trouue  assez  de  perfidies,  non 
seulement  refusées,  mais  punies,  par  ceux  en  faneur  desquels  elles 
auoient  esté  entreprises.  Qui  ne  sçait  la  sentence  de  Fabritius,  à 
rencontre  du  médecin  de  Pyrrhus?  Mais  cecy  encore  se  trouue  : 
que  tel  l'a  commandée,  qui  par  après  l'a  vengée  rigoureusement, 
sur  celuy  qu'il  y  auoit  employé  :  refusant  vu  crédit  et  pouuoir  si 
effréné,  et  desaduouant  vn  seruage  et  vne  obéissance  si  abandon- 
née, et  si  lasche.  laropelc  Duc  de  Russie,  practiqua  vn  Gentil- 
homme de  Hongrie,  pour  trahir  le  Roy  de  Poulongne  Boleslaus,  en 
le  faisant  mourir,  ou  donnant  aux  Russiens  moyen  de  luy  faire 
quelque  notable  dommage.  Gettuy-cy  s'y  porta  en  galand  homme  : 
s'addonna  plus  que  douant  au  seruice  de  ce  Roy,  obtint  d'estre  de 
son  conseil,  et  de  ses  plus  féaux.  Auec  ces  aduantages,  et  choisis- 
sant à  point  l'opportunité  de  l'absence  de  son  maistre,  il  trahit  aux 
Russiens  Visilicie,  grande  et  riche  cité  :  qui  fut  entièrement  sac- 
cagée, et  arse  par  eux,  auec  occision  totale,  non  seulement  des  ha- 
bitans  d'icelle,  de  tout  sexe  et  aage,  mais  de  grand  nombre  de 
noblesse  de  là  autour,  qu'il  y  auoit  assemblé  à  ces  fins.  laropelc 
assouuy  de  sa  vengeance,  et  de  son  courroux,  qui  pourtant  n'estoit 
pas  sans  tiltre,  (car  BolesJaus  l'auoit  fort  offencé,  et  en  pareille 
conduitte)  et  saoul  du  fruict  de  cette  trahison,  venant  à  en  consi- 
dérer la  laideur  nue  et  seule,  et  la  regarder  d'vne  veuë  saine,  et 
non  plus  troublée  par  sa  passion,  la  print  à  vn  tel  remors,  et  con- 
tre-cœur, qu'il  en  fit  creuer  les  yeux,  et  couper  la  langue,  et  les 
parties  honteuses,  à  son  exécuteur.      Antigonus  persuada  les  sol- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  I.  95 

qui  venait  de  les  vaincre  :  «  Vous  pouvez  nous  imposer  autant 
qu'il  vous  plaira  de  charges  qui  nous  écrasent  et  nous  soient 
préjudiciables,  mais  vous  perdez  votre  temps  à  vouloir  exiger  de 
nous  des  choses  honteuses  et  déshonnêtes.»  Chacun  doit  s'être  juré 
à  soi-même  ce  que  les  rois  d'Egypte  faisaient  solennellement  jurer 
à  leurs  juges  :  qu'ils  ne  dévieraient  pas  de  ce  que  leur  ordon- 
nerait leur  conscience,  quelque  ordre  qu'eux-mêmes  leur  donne- 
raient. —  A  de  telles  commissions,  est  attaché  un  stigmate  évi- 
dent d'ignominie  et  une  condamnation.  Qui  vous  les  donne,  vous 
accuse  ;  et,  en  vous  les  donnant,  vous  impose,  si  vous  vous  en  ren- 
dez bien  compte,  une  charge  et  du  même  coup  vous  frappe  d'une 
peine.  Autant  les  affaires  publiques  bénéficieront  de  votre  exploit, 
autant  les  vôtres  y  perdront;  vous  vous  ferez  d'autant  plus  de  tort 
que  vous  ferez  mieux;  bien  plus,  ce  ne  sera  pas  chose  nouvelle  si 
vous  êtes  ruiné  par  celui-là  même  pour  lequel  vous  aurez  fait  cette 
besogne,  on  sera  même  porté  à  trouver  que  c'est  justice. 

Si  elle  est  excusable,  ce  n'est  qu'opposée  à  une  autre 
trahison  sans  que,  pour  cela,  le  traître  cesse  d'être  mé- 
prisé et  parfois  puni  par  ceux-là  mêmes  qu'il  a  servis.  — ■ 
S'il  est  des  cas  où  la  trahison  peut  être  excusable,  c'est  seulement 
lorsqu'elle  est  employée  à  châtier  et  à  trahir  un  traître.  On  voit 
souvent  la  perfidie,  non  seulement  repoussée,  mais  encore  punie 
par  ceux-là  mêmes  dans  l'intérêt  desquels  elle  a  été  conçue  ;  chacun 
connaît  la  mesure  prise  par  Fabricius  contre  le  médecin  de  Pyrrhus. 
Il  arrive  aussi  que  tel  qui  l'a  ordonnée,  la  venge  ensuite  cruelle- 
ment, en  sévissant  contre  celui  qui  l'a  servi,  se  déniant  en  quelque 
sorte  à  lui-même  une  autorité  et  un  pouvoir  si  effréné,  et  désa- 
vouant chez  celui  qu'il  a  employé  un  servage  et  une  obéissance  si 
passifs  et  si  lâches.  —  Jaropelc,  duc  de  Russie,  gagnant  un  gentil- 
homme de  Hongrie,  l'avait  déterminé  à  trahir  Roleslas,  roi  de  Po- 
logne, soit  en  le  faisant  mourir,  soit  en  donnant  aux  Russes  le 
moyen  de  lui  causer  des  dommages  importants.  Le  traître  s'y  prit 
en  habile  homme  :  il  déploya  tout  le  zèle  imaginable  pour  le  ser- 
vice du  roi,  parvint  à  être  de  son  conseil,  et  compta  bientôt  parmi 
ses  partisans  les  plus  fidèles.  Grâce  à  la  confiance  qu'il  avait  captée, 
profitant  d'un  moment  rendu  opportun  par  l'absence  de  son  maître, 
il  livra  aux  Russes  Visilicie,  grande  et  riche  cité  qui  fut  entiè- 
rement saccagée  puis  incendiée  par  eux;  la  population  de  tout 
sexe  et  de  tout  âge  fut  tout  entière  massacrée  et,  avec  elle,  un 
grand  nombre  de  nobles  des  alentours  que  le  Hongrois  y  avait 
rassemblés  en  vue  de  ce  qui  arriva.  Jaropelc,  après  avoir  assouvi 
sa  vengeance  et  sa  colère  qui  n'étaient  pas  sans  motif  (Boleslas 
l'avait  gravement  offensé  en  agissant  envers  lui  de  semblable  fa- 
çon), repu  des  résultats  de  cette  trahison,  se  rendant  compte  de  sa 
laideur  à  ne  considérer  que  le  fait  même,  l'envisageant  sans  parti 
pris  et  non  plus  sous  l'empire  de  la  passion,  en  éprouva  de  tels  re- 
mords et  un  tel  dégoût,  qu'il  fit  crever  les  yeux,  couper  la  langue 
et  les  parties  génitales  au  traître  qui  l'avait  commise. 


96  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

dats  Argyraspides,  de  luy  trahir  Euraenes,  leur  capitaine  gênerai, 
son  aduersaire.  Mais  l'eut-il  faict  tuer,  après  qu'ils  le  luy  eurent 
liuré,  il  désira  luy  mesme  cslre  commissaire  de  la  iustice  diuinc, 
pour  le  ohastiment  d'vn  forfaict  si  détestable  :  et  les  consigna  entre 
les  mains  du  gouuerneur  de  la  prouince,  luy  donnant  tres-expres 
commandement,  de  les  perdre,  et  mettre  à  maie  fin,  en  quelque 
manière  que  ce  fust.  Tellement  que  de  ce  grand  nombre  qu'ils  es- 
loienl,  aucun  ne  vit  onques  puis,  l'air  de  Macédoine.  Mieux  il  en 
auoit  esté  seruy,  d'autant  le  iugea  il  auoir  esté  plus  meschamment 
et  punissablement.  L'esclaue  qui  trahit  la  cachette  de  P.  Sulpi- 
cius  son  maistre,'  fut  mis  en  liberté,  suiuant  la  promesse  de  la 
proscription  de  Sylla  :  mais  suiuant  la  promesse  de  la  raison  pu- 
blique, tout  libre,  il  fut  précipité  du  roc  Tarpeien.  Et  nostre  Roy 
Clouis,  au  lieu  des  armes  d'or  qu'il  leur  auoit  promis,  fit  pendre 
les  trois  seruiteurs  de  Cannacre,  après  qu'ils  luy  eurent  trahy  leur 
maistre,  à  quoy  il  les  auoit  pratiquez.  Ils  les  font  pendre  auec  la 
bourse  de  leur  payement  au  col.  Ayant  satisfaict  à  leur  seconde  foy, 
et  spéciale,  ils  satisfont  à  la  générale  et  première.  Mahomed  se- 
cond, se  voulant  deffaire  de  son  frère,  pour  la  ialousie  de  la 
domination,  suiuant  le  stile  de  leur  race,  y  employa  l'vn  de  ses 
officiers  :  qui  le  suffoqua,  l'engorgeant  de  quantité  d'eau,  prinse 
trop  à  coup.  Cela  faict,  il  liura,  pour  l'expiation  de  ce  meurtre,  le 
meurtrier  entre  les  mains  de  la  mère  du  trespassé  (car  ils  n'es- 
toient  frères  que  de  père)  :  elle,  en  sa  présence,  ouurit  à  ce  meur- 
trier l'estomach  :  et  tout  chaudement  de  ses  mains,  fouillant  et 
arrachant  son  cœur,  le  ietta  manger  aux  chiens.  Et  à  ceux  mesmes 
qui  ne  valent  rien,  il  est  si  doux,  ayant  tiré  l'vsage  d'vne  action 
vicieuse,  y  pouuoir  hormais  coudre  en  toute  seureté,  quelque  traict 
de  bonté,  et  de  iustice  :  comme  par  compensation,  et  correction 
conscientieuse.  loint  qu'ils  regardent  les  ministres  de  tels  horribles 
maléfices,  comme  gents,  qui  les  leur  reprochent  :  et  cherchent  par 
leur  mort  d'estouffer  la  cognoissance  et  tesmoignage  de  telles  me- 
nées. Or  si  par  fortune  on  vous  en  recompence,  pour  ne  frustrer 
la  nécessité  publique,  de  cet  extrême  et  désespéré  remède  :  celuy 
qui  le  fait,  ne  laisse  pas  de  vous  tenir,  s'il  ne  l'est  luy-mesme,  pour 
vn  homme  maudit  et  exécrable  :  et  vous  tient  plus  traistre,  que  ne 
faict  celuy,  contre  qui  Vous  Testes  :  car  il  touche  la  malignité  de 
voslre  courage,  par  voz  mains,  sans  desadueu,  sans  obieet.  Mais  il 
vous  employé,  tout  ainsi  qu'on  faict  les  hommes  perdus,  aux  exe- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  I.  97 

Antigoue  avait  persuadé  au  corps  des  Argyraspides  de  lui  livrer 
Eumène,  leur  capitaine  général,  avec  lequel  il  était  en  compétition. 
A  peine  l'eut-il  en  son  pouvoir,  qu'il  le  fit  tuer;  et,  s'instituant  mi- 
nistre de  la  justice  divine  pour  le  châtiment  d'une  si  détestable 
trahison,  il  écrivit  au  gouverneur  de  la  province,  lui  intimant  l'or- 
dre exprès  de  perdre  ceux  qui  l'avaient  commise  et  de  les  extermi- 
ner de  quelque  manière  que  ce  fût,  si  bien  que  du  grand  nombre 
qu'ils  étaient,  pas  un  ne  revit  jamais  la  Macédoine;  mieux  il  en 
avait  été  servi,  plus  il  jugea  leur  conduite  mauvaise  et  punis- 
sable. 

L'esclave  qui  révéla  l'endroit  où  se  cachait  P.  Sulpitius  son  maî- 
tre, fut  affranchi  comme  Sylla  s'y  était  engagé  dans  son  édit  de 
proscription  ;  mais,  pour  donner  satisfaction  à  la  conscience  pu- 
blique, tout  libre  qu'il  était  devenu,  on  le  précipita  du  haut  de  la 
roche  tarpéienne. 

Clovis,  l'un  de  nos  rois,  au  lieu  des  armes  d'or  qu'il  leur  avait  pro- 
mises, fit  pendre  les  trois  serviteurs  du  roi  Cannacre  qui,  à  son 
instigation,  avaient  trahi  leur  maître.  On  les  pendit  avec,  attachée 
au  cou,  la  bourse  contenant  le  prix  de  leur  méfait;  de  telle  sorte, 
qu'après  avoir  fidèlement  rempli  les  engagements  particuliers  pris 
envers  eux,  il  fut  satisfait  ensuite  à  la  moralité  publique  qui  prime 
toute  autre  considération. 

Mahomet  II  voulant  se  défaire  de  son  frère  dont  il  redoutait  la 
compétition  au  trône,  ce  qui  est  fréquent  chez  les  Ottomans,  y  em- 
ploya un  de  ses  officiers  qui  étouffa  sa  victime,  en  lui  ingurgitant 
de  force  une  grande  quantité  d'eau  à  la  fois.  Le  crime  accompli, 
Mahomet  livra  en  expiation  celui  qui  l'avait  exécuté  à  la  mère  dix 
mort  (ils  n'étaient  frères  que  de  père).  Celle-ci  fit,  en  sa  présence, 
ouvrir  la  poitrine  au  meurtrier  et,  alors  qu'il  palpitait  encore,  y 
fouillant  de  ses  mains,  en  arracha  le  cœur  qu'elle  jeta  à  manger 
aux  chiens.  Il  est  si  doux,  à  ceux  mêmes  qui  n'ont  que  de  mauvais 
sentiments,  de  pouvoir,  après  avoir  recueilli  le  fruit  d'une  de  ces 
actions  abominables,  y  rattacher,  sans  avoir  désormais  à  en  souf- 
frir, quelque  trait  de  bonté  et  de  justice  eu  compensation  en  quel- 
que sorte  de  leur  complicité  et  de  soulager  ainsi  leur  conscience  ; 
d'autant  qu'ils  ne  cessent  de  voir  en  ceux  qui  les  ont  assistés  dans 
l'exécution  de  leur  forfait,  des  gens  qui  les  leur  reprochent,  et 
qu'ils  cherchent  à  étouffer,  par  leur  mort,  la  connaissance  qu'ils  en 
ont  eue  et  la  preuve  de  leur  participation. 

Si  vous  êtes,  par  hasard,  récompensé  de  pareils  services,  pour 
que  la  société  ne  soit  pas  empêchée  d'user  de  cette  ressource  extrême 
et  désespérée  qui  lui  est  indispensable,  celui  qui  vous  en  remet  le 
prix,  ne  laisse  pas  de  vous  tenir,  si  lui-même  n'est  pas  tel,  pour 
un  misérable  et  un  maudit.  Il  vous  considère  avec  plus  de  mépris 
encore  que  ne  fait  celui  que  vous  avez  trahi,  parce  qu'il  sait  le  peu 
que  vous  valez,  qu'il  vous  a  vu  à  l'œuvre,  sans  protestation,  sans 
désaveu  de  votre  part;  il  vous  emploie  tout  comme  on  fait  de  ces 
hommes  perdus  dont  se  sert  la  justice  pour  les  exécutions  capitales, 

ESSAIS  DE   MONTAIGNE.  —  T.  UI.  7 


98  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

cillions  de  la  haute  iustice  :  charge  autant  viile,  comme  elle  est 
peu  honneste.  Outre  la  vilité  de  telles  commissions,  il  y  a  de  la 
prostitution  de  conscience.  La  fille  à  Seïanus  ne  pouuant  estre  pu- 
nie à  mort,  en  certaine  l'orme  de  iugement  à  Rome,  d'a:utant  qu'elle 
estoit  vierge,  fut,  pour  donner  passage  aux  loix,  forcée  par  le  bour-  • 
reau,  auant  qu'il  l'estranglast.  Non  sa  main  seulement,  mais  son 
amo,  est  esclaue  à  la  commodité  publique.  Quand  le  premier 
Amurath,  pour  aigrir  la  punition  contre  ses  subiects,  qui  auoient 
donné  support  à  la  parricide  rébellion  de  son  fils,  ordonna,  que 
leurs  plus  proches  parents  presteroient  la  main  à  cette  exécution  :  i 
ie  trouue  tres-honeste  à  aucuns  d'iceux,  d'auoir  choisi  plustost,  d'es- 
tre  iniustemcnt  tenus  coulpables  du  parricide  d'vn  autre,  que  de 
seruir  la  iustice  de  leur  propre  parricide.  Et  oià  en  quelques  bi- 
coques forcées  de  mon  temps,  i'ay  veu  des  coquins,  pour  garantir 
leur,  vie,  accepter  de  pendre  leurs  amis  et  consorts,  ie  les  ay  te-  • 
nus  de  pire  condition  que  les  pendus.  On  dit  que  Vuitolde  Prince 
de  Lituanie,  introduisit  en  cette  nation,  que  le  criminel  condamné 
à  mort,  eust  luy  mesme  de  sa  main,  à  se  deffaire  :  trouuant  es- 
trange,  qu'vn  tiers  innocent  de  la  faute,  fust  employé  et  chargé 
d'vn  homicide.  Le  Prince,  quand  vne  vrgentc  circonstance,  et  2 
quelque  impétueux  et  inopiné  accident,  du  besoing  de  son  estât, 
luy  fait  gauchir  sa  paroi  le  et  sa  ioy,  ou  autrement  le  iette  hors  de 
son  deuoir  ordinaire,  doibt  attribuer  cette  nécessité,  à  vn  coup  de 
la  verge  diuine.  Vice  n'est-ce  pas,  car  il  a  quitté  sa  raison,  à  vne 
plus  vniuerselle  et  puissante  raison  :  mais  certes  c'est  malheur.  De 
manière  qu'à  quclqu'vn  qui  me  demandoit  :  Quel  remède?  nul  re- 
mède, fis-ie,  s'il  fut  véritablement  géhenne  entre  ces  deux  ex- 
trêmes (sed  videat  ne  quxratur  latehra  •periurio)  il  le  falloit  faire  : 
mais  s'il  le  fit,  sans  regret,  s'il  ne  luy  greua  de  le  faire,  c'est  signe 
que  sa  conscience  est  en  mauuais  termes.  Quand  il  s'en  trouueroit  3 
quelqu'vn  de  si  tendre  conscience,  à  qui  nulle  guarison  ne  sem- 
blast  digne  d'vn  si  poisant  remède,  ie  ne  l'en  estimeroy  pas  moins. 
Il  ne  se  scauroit  perdre  plus  excusablement  et  décemment.  Nous 
ne  pouuons  pas  tout.  Ainsi  comme  ainsi  nous  faut-il  souuent, 
comme  à  la  dernière  anchre,  remettre  la  protection  de  nostre  vais-     • 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  I.  99 

charge  aussi  utile  que  peu  honorable.  —  Outre  ce  que  de  sembla- 
bles commissions  ont  de  vil,  elles  déshonorent.  La  fille  de  Séjan  ne 
pouvant,  d'après  la  législation  romaine,  être  mise  à  mort,  parce 
qu'elle  était  encore  vierge,  fut,  pour  permettre  l'application  de  la 
loi,  violée  par  le  bourreau,  avant  qu'il  ne  l'étranglât;  l'office  que 
celui-ci  remplissait  dans  l'intérêt  public,  réclama  de  lui,  en  cette 
circonstance,  qu'il  avilît  et  sa  main  et  son  âme. 

Ceux  qui  consentent  à  être  les  bourreaux  de  leurs  pa- 
rents et  de  leurs  compagnons  méritent  la  réprobation 
publique.  —  Amurat  I,  pour  aggraver  le  châtiment  de  ceux  de 
ses  sujets  qui  avaient  appuyé  la  rébellion  de  son  fils  *  contre  lui 
et  s'étaient  faits  complices  de  ce  parricide,  ordonna  que  leurs  plus 
proches  parents  prêteraient  la  main  à  leur  exécution.  Je  trouve 
très  honorable  le  refus  qu'opposèrent  certains  d'entre  eux  qui  pré- 
férèrent être  considérés  à  tort  comme  complices  du  forfait  commis 
par  un  autre,  plutôt  que  de  se  rendre  eux-mêmes  coupables  d'un 
crime  semblable  en  s'associant  à  l'œuvre  de  la  justice.  —  Dans 
quelques  bicoques  qui  ont  été  prises  d'assaut  dans  les  guerres  de 
notre  temps,  j'ai  vu  des  coquins  qui,  pour  sauver  leur  vie,  accep- 
taient de  pendre  leurs  amis  et  alliés;  je  les  tiens  de  pire  condi- 
tion que  les  pendus.  —  Oh  dit  que  Witolde,  prince  de  Lithuanie, 
établit  dans  cette  nation  que  tout  criminel  condamné  à  mort  de- 
vrait se  détruire  lui-même,  trouvant  étrange  qu'un  tiers,  inno- 
cent de  la  faute,  fût  employé  à  commettre  un  homicide  et  en  eût 
charge. 

Les  princes  sont  quelquefois  dans  la  nécessité  de  man- 
quer à  leur  parole  ;  on  ne  saurait  les  en  absoudre  que 
s'ils  se  sont  trouvés  dans  Timpossibilité  absolue  d'as- 
surer autrement  les  intérêts  publics  dont  ils  ont  charge. 
—  Le  prince  qu'une  circonstance  urgente  et  quelque  accident  vio- 
lent et  inopiné  inhérent  à  sa  position  obligent  à  manquer  à  sa 
parole  et  à  la  foi  qu'il  a  donnée,  ou  qui  encore  le  jettent  en  dehors 
de  ce  qui  est  ordinairement  son  devoir,  doit  considérer  cette  né- 
cessité dans  laquelle  il  est  placé,  comme  une  épreuve  que  Dieu  lui 
impose.  Chez  lui,  ce  n'est  pas  vice;  sa  raison  est  contrainte  de 
céder  à  une  autre  plus  puissante  que  la  sienne  et  qui  s'étend  sur 
tout;  mais  c'est  certainement  un  malheur.  A  quelqu'un  qui  me 
demandait  quel  .remède  pouvait  y  être  apporté  :  Il  n'y  en  a  pas, 
ai-je  répondu,  si  véritablement  ce  prince  est  pressé  entre  ces  deux 
partis  extrêmes  :  «  mais  surtout  qu'il  se  garde  bien  de  chercher  des 
prétextes  à  son  parjure  ifiicéron)  »  ;  il  a  ainsi  agi,  parce  qu'il  s'y 
trouvait  obligé;  mais  s'il  a  satisfait  sans  regret  à  cette  nécessité, 
s'il  ne  lui  en  a  pas  coûté  de  manquer  à  sa  foi,  c'est  signe  que  sa 
conscience  est  véreuse.  —  S'il  s'en  trouvait  un  de  conscience  si 
scrupuleuse  que  nulle  nécessité  ne  lui  parût  justifier  un  si  grave 
remède,  je  ne  l'en  estimerais  pas  moins;  on  ne  saurait  perdre 
ses  états  d'une  façon  plus  excusable  et  plus  honorable.  Nous  ne 
pouvons  tout;  aussi   faut-il  souvent  nous  en  remettre  au  ciel  de 


100  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

seau  à  la  pure  conduitte  du  ciel.  A  quelle  plus  iusle  nécessité  se 
reserue  il?  Que  luy  est-il  moins  possible  à  faire  que  ce  qu'il  ne 
peut  faire,  qu'aux  despens  de  sa  foy  et  de  son  honneur?  choses, 
qui  à  l'auenture  luy  doiuent  eslre  plus  chères  que  son  propre  salut, 
et  que  le  salut  de  son  peuple.  Quand  les  bras  croisez  il  appellera 
Dieu  simplement  à  son  aide,  n'aura-il  pas  à  espérer,  que  la  diuine 
bonté  n'est  pour  refuser  la  faueur  de  sa  main  extraordinaire  à  vue 
main  pure  et  iuste?  Ce  sont  dangereux  exemples,  rares,  et  mala- 
difues  exceptions,  à  nos  règles  naturelles  :  il  y  faut  céder,  mais 
auec  grande  modération  et  circonspection.  Aucune  vtilité  priuee, 
n'est  digne  pour  laquelle  nous  facions  cet  effort  à  nostre  cons- 
cience :  la  publique  bien,  lors  qu'elle  est  et  tres-apparente,  et  très- 
importante.  Timoleon  se  garantit  à  propos,  de  l'estrangeté  de 
son  exploit,  par  les  larmes  qu'il  rendit,  se  souuenant  que  c'estoit 
d'vne  main  fraternelle  qu'il  auoit  tué  le  tyran.  Et  cela  pinça  iuste- 
ment  sa  conscience,  qu'il  eust  este  nécessité  d'achetter  l'vtilité  pu- 
blique, à  tel  prix  de  l'honncsteté  de  ses  mœurs.  Le  Sénat  mesme 
deliuré  de  seruitude  par  son  moyen,  n'osa  rondement  décider  d'vn 
si  haut  faict,  et  deschiré  en  deux  si  poisants  et  contraires  visages. 
Mais  les  Syracusains  ayans  tout  à  point,  à  l'heure  mesme,  enuoyé 
requérir  les  Corinthiens  de  leur  protection,  et  d'vn  chef  digne  de 
restablir  leur  ville  en  sa  première  dignité,  et  nettoyer  la  Sicile  de 
plusieurs  tyranneaux,  qui  l'oppressoient  :  il  y'  députa  Timoleon, 
auec  cette  nouuelle  deffaitte  et  déclaration  :  Que  selon  qu'il  se  por- 
teroitbien  ou  mal  en  sa  charge,  leur  arrest  prcndroit  party,  à  la  fa- 
ueur duUberateur  de  son  pais,  ou  à  la  desfaueur  du  meurtrier  de  son 
frère.  Cette  fantastique  conclusion,  a  quelque  excuse,  sur  le  danger 
de  l'exemple  et  importance  d'vn  faict  si  diucrs.  Et  feircnt  bien,  d'en 
descharger  leur  iugcment,  ou  de  lappuier  ailleurs,  et  en  des  con- 
sidérations tierces.  Or  les  dcportcments  de  Timoleon  en  ce  voyage 
rendirent  bien  tost  sa  cause  plus  claire,  tant  il  s'y  porta  dignement 
et  vertueusement,  en  toutes  façons.  Et  le  bon  heur  qui  l'accompa- 
gna aux  aspretez  qu'il  eut  à  vaincre  en  cette  noble  besongne,  sembla 
luy  eslre  enuoyé  par  les  Dieux  conspirants  et  fauorables  à  sa  iusli- 
licalion.      La  fin  de  cettuy  cy  est  excusable,  si  aucune  le  pouuoit 


TRADUCTION.  —  LIV.  IH,  CH.  I.  101 

la  direction  de  notre  navire  ;  la  protection  divine  est  notre  dernière 
ancre  de  salut.  Quelle  nécessité  justifie  davantage  qu'il  s'adresse  à 
elle?  Est-il  quelque  chose  à  quoi  un  prince  puisse  moins  consentir, 
qu'à  ce  qu'il  ne  peut  faire  qu'aux  dépens  de  sa  foi  et  de  son  hon- 
neur qui,  dans  certaines  circonstances,  doivent  lui  être  plus  chers 
que  son  propre  salut,  *  oui  assurément,  et  même  que  le  salut  de  son 
peuple?  Quand,  les  bras  croisés,  il  appellerait  simplement  Dieu  à 
son  aide,  n'a-t-il  pas  à  espérer  que  la  bonté  divine  ne  lui  refusera 
pas,  à  lui  dont  la  cause  est  juste  et  bonne,  la  faveur  d'un  appui 
auquel  tout  est  possible?  Ce  sont  là  de  dangereux  exemples  qui 
sont  des  dérogations  rares  et  malsaines  aux  règles  naturelles;  il 
faut  y  céder,  mais  avec  une  grande  modération  et  beaucoup  de  cir- 
conspection; nul  intérêt  privé  ne  mérite  que  nous  fassions  à  notre 
conscience  une  pareille  violence,  qui  dans  l'intérêt  public  est  ad- 
missible, lorsque  l'utilité  en  est  bien  apparente  et  qu'elle  est  d'im- 
portance capitale. 

Gomment  le  sénat  de  Corinthe  s'en  remit  à  la  fortune 
du  jugement  quUl  avait  à  porter  sur  Timoléon,  qui  venait 
de  tuer  son  propre  frère.  —  Timoléon  se  préserva  de  la  répro- 
bation que  son  acte  étrange  était  susceptible  de  soulever  contre 
lui  par  les  larmes  abondantes  que  lui  fit  répandre  la  pensée  cons- 
tante que  c'était  lui,  son  frère,  qui  avait  tué  le  tyran;  et  c'est 
justice  si  sa  conscience  a  souffert  de  ce  qu'il  avait  été  dans  l'abso- 
lue nécessité  de  sacrifier  à  l'intérêt  public  sa  rectitude  de  mœurs. 
Le  sénat  lui-même,  qu'il  avait  ainsi  délivré,  n'osa  se  prononcer 
nettement  sur  un  fait  de  cette  importance  et  se  trouva  hésitant 
entre  ces  deux  considérations,  toutes  deux  d'un  si  grand  poids.  Les 
Syracusains  vinrent  fort  à  propos,  à  ce  moment,  solliciter  des  Co- 
rinthiens leur  protection  et  l'envoi  d'un  chef  capable  de  rendre  à 
leur  ville  son  ancienne  splendeur  et  de  purger  la  Sicile  de  l'oppres- 
sion de  plusieurs  petits  tyrans.  Le  sénat  leur  envoya  Timoléon,  en 
prenant  avec  lui-même  cet  arrangement  de  nouvelle  sorte  :  Selon 
qu'il  s'acquitterait  bien  ou  mal  de  la  mission  qu'on  lui  confiait,  l'ar- 
rêt que  ce  corps  politique  avait  à  rendre,  \m  serait,  ou  favorable  ne 
considérant  en  lui  que  le  libérateur  de  son  pays,  ou  défavorable  ne 
l'envisageant  que  comme  le  meurtrier  de  son  frère.  Cette  singu- 
lière conclusion  s'explique  par  le  danger  résultant  d'un  semblable 
exemple  et  la  gravité  d'un  acte  si  en  dehors  de  ce  qui  se  voit  d'ordi- 
naire ;  les  Corinthiens  eurent  raison  de  ne  pas  s'en  rapporter  à  leur 
propre  jugement  et  de  faire  intervenir,  pour  trancher  la  question, 
des  considérations  tirées  d'un  autre  ordre  de  faits.  La  conduite  de 
Timoléon  dans  cette  mission  éclaira  rapidement  sur  ce  qu'il  fallait 
penser  de  lui  tant  il  se  comporta,  sous  tous  rapports,  avec  dignité 
et  vertu  ;  le  bonheur  avec  lequel  il  se  tira  des  grosses  difficultés 
qu'il  eut  à  surmonter  dans  sa  tâche,  sembla  lui  avoir  été  envoyé 
pour  sa  justification  par  les  dieux  conspirant  en  sa  faveur. 

Acte  inexcusable  du  sénat  romain  revenant  sur  un  traité 
qu'il  avait  ratifié.  —  Le  but  qui  avait  fait  agir  Timoléon  l'ex- 


102  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

eslre.  Mais  le  protit  de  l'augmentation  du  reuenu  publique,  qui 
seruit  de  prétexte  au  Sénat  Romain  à  cette  orde  conclusion,  que  ie 
m'en  vay  reciter,  n'est  pas  assez  fort  pour  mettre  à  garand  vne  telle 
iniusticc.  Certaines  citez  s'estoient  rachetées  à  prix  d'argent,  et  re- 
mises en  liberté,  auec  l'ordonnance  et  permission  du  Sénat,  des 
mains  de  L.  Sylla.  La  chose  estant  tombée  en  nouueau  iugement, 
le  Sénat  les  condamna  à  estre  taillables  comme  auparauant  :  et 
que  l'argent  qu'elles  auoyent  employé  pour  se  rachetter,  demeure- 
roit  perdu  pour  elles.  Les  guerres  ciuiles  produisent  souuent  ces 
vilains  exemples  :  Que  nous  punissons  les  priuez,  de  ce  qu'ils  nous 
ont  creu,  quand  nous  estions  autres.  Et  vn  mesme  magistrat  fait 
porter  la  peine  de  son  changement,  à  qui  n'en  peut  mais.  Le  mais- 
tre  foitte  son  disciple  de  docilité,  et  la  guide  son  aueugle.  Horrible 
image  de  iustice.      Il  y  a  des  règles  en  la  philosophie  et  faulses  et 
molles.  L'exemple  qu'on  nous  propose,  pour  faire  preualoir  l'vtilitc 
priuec,  à  la  foy  donnée,  ne  reçpit  pas  assez  de  poids  par  la  circons- 
tance qu'ils  y  meslent.  Des  voleurs  vous  ont  prins,  ils  vous  ont  re- 
mis en  liberté,  ayans  retiré  de  vous  serment  du  paiement  de  cer- 
taine somme.  On  a  tort  de  dire,  qu'vn  homme  de  bien,  sera  quitte 
de  sa  foy,  sans  payer,  estant  hors  de  leurs  mains.  11  n'en  est  rien. 
Ce  que  la  crainte  m'a  fait  vne  fois  vouloir,  ie  suis  tenu  de  le  vouloir 
encore  sans  crainte.  Et  quand  elle  n'aura  forcé  que  ma  langue, 
sans  la  volonté  :  encore  suis  ie  tenu  de  faire  la  maille  bonne  de  ma 
parole.  Pour  moy,  quand  par  fois  ell'a  inconsidérément  deuancé 
ma  pensée,  i'ay  faict  conscience  de  la  desaduoûer  pourtant.  Autre- 
ment de  degré  en  degré,  nous  viendrons  à  abolir  tout  le  droit  qu'vn 
tiers  prend  de  nos  promesses.  Quasi  verô  forti  viro  vis  possit  adhi- 
beri.  En  cecy  seulement  a  loy,  l'interest  priué,  de  nous  excuser  de 
faillir  à  nostrc  promesse,  si  nous  auons  promis  chose  meschanle, 
et  inique  do  soy.  Car  le  droit  de  la  vertu  doibt  preualoir  le  droit 
de  nostre  obligation.      I'ay  autrefois  logé  Epaminondas  au  premier 
rang  des  hommes  excellens  :  et  ne  m'en  desdy  pas.  lusques  où 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  I.  403 

dise,  autant  qu'un  acte  de  cette  nature  peut  être  excusé.  Mais  le 
bénéfice  que  retira  le  trésor  public  et  qui  fut  le  prétexte  dont  usa 
le  Sénat  romain  en  la  circonstance,  n'est  pas  suffisant  pour  faire 
admettre  une  injustice  comme  celle  qu'il  commit  dans  cette  affaire 
malpropre  que  je  vais  rapporter  :  Certaines  villes  s'étaient  rachetées 
à  prix  d'argent  et  avaient  recouvré  leurs  franchises  sur  ordonnances 
rendues  par  le  Sénat,  qui  avait  ratifié  cette  mesure  prise  par  Sylla. 
Celui-ci  mort,  le  Sénat,  saisi  à  nouveau  de  la  question,  replaça  ces 
villes  sous  le  régime  de  la  taille  et  décida  que  l'argent  qu'elles 
avaient  payé  pour  leur  rachat,  ne  leur  serait  pas  rendu.  Les  guer- 
res civiles  produisent  souvent  d'aussi  vilains  exemples  :  nous  punis- 
sons les  particuliers  de  ce  qu'ils  nous  ont  crus,  quand  nous  étions 
autres  que  nous  ne  sommes  devenus;  le  magistrat  fait  porter  la 
peine  du  changement  qui  s'est  produit  en  lui,  à  qui  n'en  peut 
mais  ;  le  maître  d'école  fouette  son  écolier  pour  avoir  été  trop  do- 
cile; le  clairvoyant,  l'aveugle  auquel  il  sert  de  guide-.  Quelle  hor- 
rible image  de  la  justice  cela  nous  donne  ! 

Llntérêt  privé  ne  doit  jamais  prévaloir  sur  la  foi  don- 
née; ce  n'est  que  si  on  s'est  engagé  à  quelque  chose  dl- 
nique  ou  de  criminel,  que  l'on  peut  manquer  à  sa  parole. 
—  Il  y  a  en  philosophie  des  règles  qui  sont  fausses  et  par  trop 
élastiques.  L'exemple  ci-après  qu'on  nous  propose  comme  un  cas 
où  l'intérêt  particulier  peut  primer  la  foi  engagée,  ne  tire  pas  des 
circonstances  mêmes  que  l'on  indique,  une  autorité  suffisante  :  Des 
brigands  se  sont  emparés  de  vous,  et  vous  ont  rendu  la  liberté 
après  vous  avoir  fait  jurer  de  leur  payer  comme  rançon  une  somme 
déterminée;  est-on  fondé  à  prétendre  qu'un  homme  de  bien,  une 
fois  hors  de  leurs  mains,  est  dégagé  de  son  serment,  s'il  ne  paie 
pas?  Non;  ce  que  la  crainte  m'a  fait  vouloir,  je  dois  le  vouloir  en- 
core, lorsque  je  n'ai  plus  à  craindre  ;  et  lors  môme  que  c'est  cette 
crainte  qui  a  contraint  ma  langue  à  prononcer  ce  que  ma  volonté 
ne  ratifiait  pas,  je  suis  encore  tenu  d'observer  exactement  ma  pa- 
role. —  Chez  moi,  quand  parfois  la  parole  a  été  inconsidérément 
plus  loin  que  la  pensée,  je  ne  m'en  suis  pas  moins  fait  un  cas  de 
conscience  de  ne  pas  me  désavouer;  autrement,  de  degré  en  degré, 
nous  arriverions  à  abolir  tout  droit  qu'un  tiers  peut  fonder  sur  nos 
promesses  et  *  nos  serments  :  «  La  violence  peut-elle  quelque  chose 
sur  un  homme  de  cœur  {Cicérony?  »  L'intérêt  privé  ne  peut  être  pour 
nous  une  excuse  de  manquer  à  nos  promesses  que  dans  le  cas  où 
nous  aurions  promis  une  chose  mauvaise  et  injuste  par  elle-même, 
parce  que  les  droits  de  la  vertu  doivent  l'emporter  sur  tous  autres 
dont  nous  avons  contracté  l'obligation. 

Chez  Ëpaminondas  l'esprit  de  justice  et  la  délicatesse 
de  sentiments  ont  toujours  été  prédominants;  son  exem- 
ple montre  qu'il  est  des  actes  qu'un  homme  ne  peut  se 
permettre  même  pour  le  service  de  son  roi,  même  pour 
le  bien  de  son  pays.  —  J'ai,  plus  haut,  mis  Épaminondas  au 
premier  rang  des  hommes  les  meilleurs;  je  ne  m'en  dédis  pas.  A 


104  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

montoit-il  la  considération  de  son  particulier  deuoir?  qui  ne  tua 
iamais  homme  qu'il  eust  vaincu  :  qui  pour  ce  bien  inestimable,  de 
rendre  la  liberté  à  son  pais,  faisoit  conscience  de  tuer  vn  tyran,  ou 
ses  complices,  sans  les  formes  de  la  iustice  :  et  qui  iugeoit  mes- 
chant  homme,  quelque  bon  citoyen  qu'il  fust,  celuy  qui  entre  les 
ennemis,  et  en  la  bataille,  n'espargnoit  son  amy  et  son  hoste.  Voyla 
vne  ame  de  riche  composition.  Il  marioit  aux  plus  rudes  et  vio- 
lentes actions  humaines,  la  bonté  et  l'humanité,  voire  la  plus  déli- 
cate, qui  se  treuue  en  l'escole  de  la  philosophie.  Ce  courage  si  gros, 
enflé,  et  obstiné  contre  la  douleur,  la  mort,  la  pauureté,  estoit-ce 
nature,  ou  art,  qui  l'eust  attendry,  iusques  au  poinct  d'vne  si 
extrême  douceur,  et  debonnaireté  de  complexion?  Horrible  de  fer 
et  de  sang,  il  va  fracassant  et  rompant  vne  nation  inuincible  contre 
tout  autre,  que  contre  luy  seul  :  et  gauchit  au  milieu  d'vne  telle 
meslee,  au  rencontre  de  son  hoste  et  de  son  amy.  Vrayment  celuy  là 
proprement  commandoit  bien  à  la  guerre,  qui  luy  faisoit  souffrir  le 
mors  de  la  bénignité,  sur  le  point  de  sa  plus  forte  chaleur  :  ainsin 
enflammée  qu'elle  estoit,  et  toute  escumeuse  de  fureur  et  de  meur- 
tre. C'est  miracle,  de  pouuoir  mesler  à  telles  actions  quelque  image 
de  iustice  :  mais  il  n'appartient  qu'à  la  roideur  d'Epaminondas,  d'y 
pouuoir  mesler  la  douceur  et  la  facilité  des  mœurs  les  plus  molles, 
et  la  pure  innocence.  Et  où  l'vn  dit  aux  Mammertins,  que  les  statuts 
n'auoient  point  de  mise  enuers  les  hommes  armez  :  l'autre,  au  Tri- 
bun du  peuple,  que  le  temps  de  la  iustice,  et  de  la  guerre  estoient 
deux  :  le  tiers,  que  le  bruit  des  armes  l'empeschoit  d'entendre  la 
voix  des  loix  :  cettuy-cy  n'estoit  pas  seulement  empesché  d'entendre 
celles  de  la  ciuilité,  et  pure  courtoisie.  Auoit-il  pas  emprunté  de 
ses  ennemis,  l'vsage  de  sacrifier  aux  Muses,  allant  à  la  guerre, 
pour  destremper  par  leur  douceur  et  gayelé,  cette  furie  et  aspreté 
martiale?  Ne  craignons  point  après  vn  si  grand  précepteur,  d'esti- 
mer qu'il  y  a  quelque  chose  illicite  contre  les  ennemys  mesmes  : 
que  l'interest  commun  ne  doibt  pas  tout  requérir  de  tous,  contre 
l'interest  priué  :  manente  memoria,  etiam  in  diffidio  publicorum  fœ- 
derum,  priuali  iuris  : 

Et  nulla  potentia  vires 
Prseatandi,  ne  quid  peccet  amicus,  habet  : 

et  que  toutes  choses  ne  sont  pas  loisibles  à  vn  homme  de  bien, 
pour  le  seruice  de  son  Roy,  ny  de  la  cause  générale  et  des  loix. 
Non  enim  patria  prœstat  omnibus  officijs,  et  ipsi  conducit  pion  habere 
dues  in  parentes.  C'est  vne  instruction  propre  au  temps.  Nous 
n'auons  que  faire  de  durcir  nos  courages  par  ces  lames  de  fer,  c'est 
assez  que  nos  espaules  le  soyent  :  c'est  assez  de  tramper  nos 
plumes  en  ancre,  sans  les  tramper  en  sang.  Si  c'est  grandeur  de 
courage,  et  l'eflfect  d'vne  vertu  rare  et   singulière,  de  mespriser 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  I.  lOo 

quelle  hauteur  ne  plaçait-il  pas  ce  qu'il  considérait  comme  son 
devoir  personnel,  lui  qui  ne  tua  jamais  un  homme  qu'il  avait  vaincu; 
qui,  même  dans  le  but  au  plus  haut  point  estimable  de  rendre  la 
liberté  à  son  pays,  se  faisait  conscience  de  tuer,  en  dehors  des  for- 
mes de  la  justice,  un  tyran  ou  ses  complices;  qui  jugeait  méchant, 
si  bon  citoyen  qu'il  fût,  celui  qui,  dans  une  bataille,  n'épargnait 
dans  les  rangs  ennemis  ni  son  ami,  ni  son  hôte  !  Voilà  une  âme  ri- 
chement composée  :  dans  l'accomplissement  des  actes  les  plus  rudes 
et  les  plus  violents  de  l'humanité,  il  demeurait  bon  et  humain,  et  cela 
dans  les  conditions  les  plus  délicates  que  conçoive  l'enseignement  de 
la  philosophie.  Ce  courage  si  grand,  si  manifeste,  si  opiniâtre  con- 
tre la  douleur,  la  mort,  la  pauvreté,  est-ce  à  la  nature  ou  à  l'art 
qu'il  devait  de  l'avoir  attendri  au  point  d'en  être  arrivé  à  cette 
extrême  douceur  et  à  cette  bonté  qui  s'étaient  incarnées  en  lui? 
Horrible  sous  le  fer  et  le  sang  qui  le  couvrent,  il  va  fracassant, 
rompant  une  nation  invincible  pour  tous,  sauf  pour  lui,  et,  au 
milieu  des  plus  effroyables  mêlées,  se  détourne  s'il  se  trouve  en 
présence  d'un  hôte  ou  d'un  ami  !  En  vérité,  celui-là  commandait 
laien  à  la  guerre,  qui  avait  su  lui  imposer  sa  bonté,  comme  un  frein 
qu'elle  subissait  même  aux  plus  forts  moments  du  combat,  alors 
qu'elle  était  dans  toute  sa  surexcitation,  écumant  de  fureur  et  de 
meurtre.  C'est  miracle  de  pouvoir  mêler  à  de  telles  actions  quelque 
image  de  la  justice,  et  à  la  rigueur  de  principes  d'Épaminondas 
appartient  seul  d'avoir  pu  y  associer  la  douceur  et  la  pratique  des 
mœurs  les  plus  tolérantes,  l'innocence  dans  toute  sa  pureté.  Là  où 
l'un  dit  aux  Mamertins  «  que  les  traités  n'ont  plus  cours,  quand 
on  est  en  armes  »  ;  un  autre,  à  un  tribun  du  peuple,  «  que  le  temps 
de  la  justice  et  celui  de  la  guerre  sont  deux  >>;  un  troisième, 
«  que  le  bruit  des  armes  l'empêche  d'entendre  la  voix  des  lois  », 
Épaminondas  entendait  même  celle  de  la  civilité  et  de  la  simple 
courtoisie.  N'avait -il  pas  été  jusqu'à  emprunter  à  ses  ennemis 
l'usage  de  sacrifier  aux  Muses  en  marchant  au  combat  pour  atté- 
nuer, par  la  douceur  et  la  gaîté  qu'elles  répandent,  la  furie  et  la 
rudesse  du*  guerrier?  N'hésitons  donc  pas  à  penser  après  un  si 
grand  modèle  que,  même  contre  un  ennemi,  tout  n'est  pas  permis; 
que  l'intérêt  général  n'est  pas  autorisé  à  tout  revendiquer  au  mé- 
pris des  intérêts  privés  :  «  Le  souvenir  du  droit  privé  subsiste  au 
milieu  des  dissensions  publiques  (Tite  Live)  »;  ((Il  n'y  a  pas  de  puis- 
sance qui  puisse  nous  faire  enfreindre  les  droits  de  V amitié  {Ovide)  »  ; 
disons-nous  quil  y  a  des  choses  interdites  à  un  homme  de  bien 
qui  sert  son  roi,  ou  la  cause  de  l'ordre  et  des  lois,  «  car  la  patrie 
71  étouffe  pas  tous  les  devoirs,  et  il  lui  importe  d'avoir  des  citoyens 
qui  soient  pieux  envers  leurs  parents  [Çicéron]  ».  C'est  là  une  éduca- 
tion à  répandre  à  notre  époque.  Nous  n'avons  que  faire  de  prin- 
cipes exclusifs;  c'est  assez  que  nos  épaules  soient  bardées  de  fer 
sans  que  nos  âmes  le  soient;  c'est  assez  de  tremper  nos  plumes 
dans  l'encre,  sans  encore  que  nous  les  trempions  dans  le  sang.  Si 
c'est  le  comble  du  courage,  l'effet  d'une  vertu  particulièrement  rare 


106  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

l'amitié,  les  obligations  princes,  sa  parolle,  et  la  parenté,  pour  le 
bien  commun,  et  obéissance  du  magistrat  :  c'est  assez  vrayement 
pour  nous  en  excuser,  que  c'est  vne  grandeur,  qui  ne  peut  loger 
en  la  grandeur  du  courage  d'Epaminondas.  l'abomine  les  exhor- 
temens  enragez,  de  cette  autre  ame  desreglee, 

Dum  tela  micant,  non  vos  pietatis  imago 
Vlla,  nec  aduersa  conspecti  fronle  parentes 
Commoueant,  vultus  gladio  turbate  verendos. 

Ostons  aux  meschants  naturels,  et  sanguinaires,  et  traistrès,  ce 
prétexte  de  raison  :  laissons  là  cette  iustice  énorme,  et  hors  de 
soy  :  et  nous  tenons  aux  plus  humaines  imitations.  Combien  peut 
le  temps  et  l'exemple?  En  vne  rencontre  de  la  guerre  ciuile  contre 
Cinna,  vn  soldat  de  Pompeius,  ayant  tué  sans  y  penser  son  frerc, 
qui  estoit  au  party  contraire,  se  tua  sur  le  champ  soy-mesme,  de 
honte  et  de  regret.  Et  quelques  années  après,  en  vne  autre  guerre 
ciuile  de  ce  mesme  peuple,  vn  soldat,  pour  auoir  tué  son  frère,  de- 
manda recompense  à  ses  capitaines.  On  argumente  mal  l'hon- 
neur et  la  beauté  d'vne  action,  par  son  vtilité  :  et  conclud-on  mal, 
d'estimer  que  chacun  y  soit  obligé,  et  qu'elle  soit  honeste  à  cha- 
cun, si  elle  est  vtile. 

Omnia  non  pariter  rerum  sunt  omnibus  apta. 

Choisissons  la  plus  nécessaire  et  plus  vtile  de  l'humaine  société,  ce 
sera  le  mariage.  Si  est-ce  que  le  conseil  des  saincts,  trouue  le  con- 
traire party  plus  honeste,  et  en  exclut  la  plus  vénérable  vacation 
des  hommes  :  comme  nous  assignons  au  haras,  les  bestes  qui  sont 
de  moindre  estime. 


CHAPITRE  II. 
Du  repentir. 

ES  autres  forment  l'homme ,  ie  le  recite  :  et  en  représente  vn  par- 
i  ticulier,  bien  mal  formé  :  et  lequel  si  i'auoy  à  façonner  de  nou- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  I.  107 

que  de  mépriser  l'amitié,  les  obligations  que  nous  avons  les  uns 
envers  les  autres,  la  parole  donnée,  les  liens  de  parenté  pour  le 
bien  commun  et  lobéissanee  aux  magistrats,  il  suffit  bien,  pour 
nous  excuser  de  ne  point  posséder  une  telle  grandeur  de  sentiments, 
qu'elle  n'ait  point  pris  place  dans  ce  qui  faisait  la  grandeur  d'âme 
d'Épaminondas. 

J'abomine  les  appels  à  la  violence  de  cette  autre  âme  en  délire  : 
«  Tant  que  l'épée  sera  tirée  du  fourreau,  chassez  toute  pitié  de  vos 
cœurs,  que  la  vue  même  de  vos  pères  dans  le  camp  adverse  ne  vous 
arrête  pas,  p^appez  du  fer  ces  têtes  vénérables  {Lucain).  »  Otons  à 
ceux  qui,  par  nature,  sont  méchants,  sanguinaires  et  traîtres,  ce 
prétexte  à  se  livrer  à  leurs  penchants;  laissons  là  cette  justice 
excessive  qui  ne  nous  appartient  pas  et  tenons-nous-en  à  des  exem- 
ples plus  empreints  des  droits  de  l'humanité.  —  A  cet  égard  l'épo- 
que et  l'exemple  peuvent  beaucoup.  Durant  la  guerre  civile,  dans 
un  engagement  contre  Cinna,  un  soldat  de  Pompée  ayant,  par  mé- 
garde,  tué  son  frère  qui  était  dans  les  rangs  opposés,  se  tua  lui- 
même  sur  le  champ  par  honte  et  par  regret.  Quelques  années  après, 
dans  le  cours  d'une  autre  guerre  civile,  toujours  chez  ce  même 
peuple,  un  soldat  qui  avait  tué  son  frère  demandait,  pour  ce  fait, 
une  récompense  à  ses  chefs. 

En  résumé,  Tutilité  d'une  action  ne  suffit  pas  pour  la 
rendre  honorable.  —  C'est  à  tort  qu'on  voudrait  justifier  de 
*  rhonnêteté  et  de  la  beauté  d'une  action  par  ce  fait  seul  qu'elle 
est  utile,  et  en  conclure  que  chacun  peut  être  tenu  de  l'accomplir 
et  doit  l'estimer  honnête  en  raison  de  son  utilité  :  «  Toutes  choses 
ne  conviennent  pas  également  à  tous  {Properce).  »  Considérons  celle 
qui  est  la  plus  nécessaire  et  la  plus  utile  à  la  société  humaine,  le 
mariage;  le  conseil  des  saints  ne  trouve-t-il  pas  qu'il  est  plus  hon- 
nête de  s'en  abstenir,  réprouvant  ainsi,  parmi  les  devoirs  de  l'homme, 
celui  qui  est  le  plus  respectable,  comme  nous-mêmes  en  agissons 
vis-à-vis  des  animaux,  en  envoyant  dans  les  haras  ceux  dont  nous 
faisons  le  moins  de  cas. 


CHAPITRE   II. 
Du  repentif^ 


Tout,  en  ce  monde,  est  soumis  à  des  changements  conti- 
nuels; c'est  ce  qui  fait  que  Montaigne,  qui  se  dépeint  au 
jour  le  jour,  peut  ne  pas  se  montrer  constamment  avec  les 
mêmes  sentiments  et  les  mêmes  idées.  —  Les  autres  auteurs 
se  proposent  l'éducation  de  l'homme;  je  me  borne  à  le  décrire. 


108  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

ueau,  ie  lerois  vrayement  bien  autre  qu'il  n'est  :  mes-huy  c'est  fait. 
Or  les  traits  de  ma  peinture,  ne  se  fouruoyent  point,  quoy  qu'ils  se 
changent  et  diuersifient.  Le  monde  n'est  qu'vne  branloire  perenne. 
Toutes  choses  y  branlent  sans  cesse,  la  terre,  les  rochers  du  Cau- 
case, les  pyramides  d'^Egypto  :  et  du  branle  public,  et  du  leur.  La 
constance  mesme  n'est  autre  chose  qu'vn  branle  plus  languissant. 
le  ne  puis  asseurer  mon  obiect  :  il  va  trouble  et  chancelant,  dVnc 
yuresse  naturelle.  le  le  prens  en  ce  poinct,  comme  il  est,  en  l'ins- 
tant que  ie  m'amuse  à  luy.  le  ne  peinds  pas  l'estre,  ie  peinds  le 
passage  :  non  vn  passage  d'aage  en  autre,  ou  comme  dict  le  peu- 
ple, de  sept  en  sept  ans,  mais  de  iour  en  iour,  de  minute  en  mi- 
nute. Il  faut  accommoder  mon  histoire  à  l'heure.  le  pourray  tantost 
changer,  non  de  fortune  seulement,  mais  aussi  d'intention.  C'est  vn 
contrerollc  de  diuers  et  muables  accidens,  et  d'imaginations  irré- 
solues, et  quand  il  y  eschet,  contraires  :  soit  que  ie  sois  autre  moy- 
mesme,  soit  que  ie  saisisse  les  subiects,  par  autres  circonstances, 
et  considérations.  Tant  y  a  que  ie  me  contredis  bien  à  l'aduanture, 
mais  la  vérité,  comme  disoit  Demades,  ie  ne  la  contredy  point.  Si 
mon  ame  pouuoit  prendre  pied,  ie  ne  m'essaierois  pas,  ie  me  re- 
soudrois  :  elle  est  tousiours  en  apprentissage,  et  en  espreuue. 
le  propose  vne  vie  basse,  et  sans  lustre.  C'est  tout  vn.  On  attache 
aussi  bien  toute  la  philosophie  morale,  à  vne  vie  populaire  et  priuec, 
qu'à  vne  vie  de  plus  riche  estofîe.  Chaque  homme  porte  la  forme 
entière,  de  l'humaine  condition.  Les  autheurs  se  communiquent  au 
peuple  par  quelque  marque  spéciale  et  estrangere  :  moy  le  pre- 
mier, par  mon  estre  vniuersel  :  comme,  Michel  de  Montaigne  :  non 
comme  grammairien  ou  poète,  ou  iurisconsulte.  Si  le  monde  se 
plaint  dequoy  ie  parle  trop  de  moy,  ie  me  plains  dequoy  il  ne  pense 
seulement  pas  à  soy.  Mais  est-ce  raison,  que  si  particulier  en  vsage, 
ie  prétende  me  rendre  public  on  cognoissance?  Est-il  aussi  raison, 
que  ie  produise  au  monde,  où  la  façon  et  l'art  ont  tant  de  crédit  et 
de  commandement,  des  effects  de  nature  et  crus  et  simples,  et 
d'vne  nature  encore  bien  foiblette?  Est-ce  pas  faire  vne  muraille 


TRADUCTION.  —  LIV.  111,  CH.  11.  109 

Celui  que  je  dépeins  est  bien  mal  composé;  si  j'avais  à  le  façonner 
à  nouveau,  je  le  ferais  certainement  tout  autre  qu'il  n'est,  mais 
aujourd'hui  c'est  chose  faite.  Les  traits  sous  lesquels  je  le  présente, 
sont  bien  tels,  quoique  changeant  et  se  diversifiant  ;  car  le  monde 
n'est  autre  qu'un  mouvement  perpétuel;  tout  y  est  continuellement 
en  branle  ;  la  terre,  les  rochers  du  Caucase,  les  pyramides  d'Egypte 
participent  du  mouvement  général  et  de  celui  qui  leur  est  propre; 
l'immobilité  elle-même  n'est  qu'un  mouvement  moins  accentué.  Je 
ne  puis  fixer  l'objet  que  je  veux  représenter  :  il  se  meut  vague  et 
chancelant  comme  sous  l'influence  d'une  ivresse  naturelle;  je  le 
prends  tel  qu'il  est  à  l'instant  où  mon  intention  se  porte  sur  lui  ; 
je  ne  le  peins  pas  tel  qu'il  est,  mais  tel  qu'il  m'apparaît  au  passage; 
passage  non  d'un  âge  à  un  autre,  ni,  comme  on  dit  dans  le  peuple,  de 
sept  ans  en  sept  ans,  mais  de  jour  en  jour,  de  minute  en  minute.  C'est 
donc  sur  le  moment  même  qu'il  me  faut  achever  ma  description  ;  un 
instant  plus  tard,  je  pourrais  me  trouver  non  seulement  en  présence 
d'une  physionomie  qui  s'est  modifiée,  mais  encore  les  idées  d'après 
lesquelles  je  l'apprécie  n'être  plus  elles-mêmes  celles  que  j'avais  le 
moment  d'avant.  Je  relève  les  accidents  divers  et  variables  qui  se 
produisent  en  moi  et  les  conceptions  plus  ou  moins  fugitives  qu'en- 
gendre mon  imagination,  lesquelles  souvent  sont  le  contraire  les 
unes  des  autres,  soit  qu'à  certains  moments  je  sois  autre  que  moi- 
même,  soit  que  ce  qui  en  est  l'objet  m'apparaisse  dans  un  cadre  et 
sous  un  jour  autres;  si  bien  qu'il  m'arrive  de  temps  en  temps  de  me 
contredire  et  cependant,  comme  disait  Demade,  jamais  je  ne  cesse 
d'être  vrai.  Si  mon  âme  pouvait  se  fixer,  je  ne  serais  pas  hésitant, 
je  parlerais  nettement,  en  homme  sûr  de  lui-même;  mais  elle  est 
sans  cesse  cherchant  sa  voie  et  s'essayant. 

Quoique  sa  vie  n'offre  rien  de  particulier,  Tétude  qu'il 
en  fait  n'en  a  pas  moins  son  utilité,  d'autant  que  jamais 
auteur  n'a  mieux  connu  son  sujet.  —  J'expose  une  vie  tout  à 
fait  des  plus  ordinaires,  qui  ne  présente  rien  de  saillant,  ce  qui  est 
tout  un.  La  vie  intime  de  l'homme  du  peuple  est  du  reste  un  sujet 
de  philosophie  et  de  moralité  au  même  degré  qu'une  vie  vécue  dans 
de  plus  brillantes  conditions;  dans  chaque  homme  se  retrouve 
l'homme  tout  entier.  Les  auteurs  traitent  communément  des  sujets 
spéciaux  auxquels  leur  personnalité  demeure  étrangère  ;  dérogeant 
à  cette  habitude,  ce  qui  est  la  première  fois  que  cela  arrive,  c'est 
moi-même,  dans  ma  plus  complète  intégrité,  que  je  livre  au  public, 
c'est  Michel  de  Montaigne  en  personne  et  non  Michel  de  Montaigne 
grammairien,  poète  ou  jurisconsulte.  Si  le  monde  se  plaint  de  ce 
que  je  parle  trop  de  moi,  je  me  plains  de  ce  que  lui  ne  pense  seu- 
lement pas  à  lui-même.  Mais  est-il  raisonnable,  ne  vivant  que  pour 
moi,  de  prétendre  initier  le  public  à  la  connaissance  de  moi-môme? 
Est-ce  raisonnable  aussi  de  présenter  dans  toute  leur  crudité,  au 
monde  auprès  duquel  la  façon  et  l'art  ont  tant  de  poids  et  sont  tant 
prisés,  de  simples  effets  de  la  nature,  et  encore  d'une  nature  qui 
n'a  que  bien  peu  de  ressort?  JN'est-ce  pas  vouloir  construire  un 


410  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

sans  pierre,  ou  chose  semblable,  que  de  baslir  des  liures  sans 
science?  Les  fantasies  de  la  musique,  sont  conduites  par  art,  les 
miennes  par  sort.  Aumoins  i'ay  cecy  selon  la  discipline,  que  iamais 
homme  ne  traicta  subiect,  qu'il  entendist  ne  cogneust  mieux,  que 
ie  fay  celuy  que  i'ay  entrepris  :  et  qu'en  celuy  là  ie  suis  le  plus 
sçauant  homme  qui  viue.  Secondement,  que  iamais  aucun  ne  péné- 
tra en  sa  matière  plus  auant,  ny  en  esplucha  plus  distinctement  les 
membres  et  suittes  :  et  n'arriua  plus  exactement  et  plus  plainement, 
à  la  fin  qu'il  s'estoit  proposé  à  sa  besongne.  Pour  la  parfaire,  ie  n'ay 
besoing  d'y  apporter  que  la  fidélité  :  celle-là  y  est,  la  plus  sincère 
et  pure  qui  se  trouue.  le  dy  vray,  non  pas  tout  mon  saoul  :  mais 
autant  que  ie  l'ose  dire.  Et  l'ose  vn  peu  plus  en  vieillissant  :  car  il 
semble  que  la  coustume  concède  à  cet  aage,  plus  de  liberté  de  ba- 
uasser,  et  d'indiscrétion  à  parler  de  soy.  Il  ne  peut  aduenir  icy,  ce 
que  ie  voy  aduenir  souuent,  que  l'artizan  et  sa  besongne  se  con- 
trarient. Vn  homme  de  si  honneste  conuersation,  a-t-il  faict  vn  si 
sot  escrit?  Ou,  des  escrits  si  sçauans,  sont-ils  partis  d'vn  homme 
de  si  ibible  conuersation?  Qui  a  vn  entretien  commun,  et  ses  escrits 
rares  :  c'est  à, dire,  que  sa  capacité  est  en  lieu  d'où  il  l'emprunte, 
et  non  en  iuy.  Vn  personnage  sçauant  n'est  pas  sçauant  par  tout. 
Mais  le  suffisant  est  par  tout  suffisant,  et  à  ignorer  mesmo.  Icy 
nous  allons  conformément,  et  tout  d'vn  train,  mon  liure  et  moy. 
Ailleurs,  on  peut  recommander  et  accuser  l'ouurage,  à  part  de 
l'ouurier  :  icy  non  :  qui  touche  l'vn,  touche  l'autre.  Celuy  qui  en 
iugera  sans  le  congnoistre,  se  fera  plus  de  tort  qu'à  moy  :  celuy  qui 
l'aura  cogneu,  m'a  du  tout  satisfaict.  Heureux  outre  mon  mérite,  si 
i'ay  seulement  cette  part  à  l'approbation  publique,  que  ie  face  sen- 
tir aux  gens  d'entendement,  que  i'estoy  capable  de  faire  mon  profit 
de  la  science,  si  i'en  eusse  eu  :  et  que  ie  meritoy  que  la  mémoire 
me  secourust  mieux.  Excusons  icy  ce  que  ie  dy  souuent,  que  ie 
me  repens  rarement,  et  que  ma  conscience  se  contente  de  soy  :  non 
comme  de  la  conscience  d'vn  ange,  ou  d'vn  chcual,  mais  comme  de 
la  conscience  d'vn  homme.  Adioustant  tousiours  ce  refrein,  non  vn 
refrein  de  cérémonie,  mais  de  naifue  et  essentielle  submission  : 
Que  ie  parle  enquerant  et  ignorant,  me  rapportant  de  la  resolution, 
purement  et  simplement,  aux  créances  communes  et  légitimes.  le 
n'enseigne  point,  ie  raconte.      Il  n'est  vice  véritablement  vice,  qui 


TRADUCTION.  -  LIV.  III,  CH.  II.  IH 

mur  sans  avoir  de  pierres,  ou  entreprendre  toute  autre  chose  du 
même  genre,  que  d'écrire  un  livre  sans  la  science  et  le  talent  *  vou- 
lus? C'est  l'art  qui  permet  d'adapter  la  musique  aux  idées  que  l'on 
veut  rendre;  les  miennes  ne  procèdent  que  du  hasard.  J'ai  du  moins 
pour  moi  ceci  de  conforme  à  la  règle,  c'est  que  personne  n'a  traité 
un  sujet,  le  possédant  avec  plus  de  connaissance  que  je  n'ai  de  celui 
qui  m'occupe;  je  suis  à  cet  égard  plus  savant  que  qui  que  ce  soit; 
en  second  lieu,  jamais  personne  ne  l'a  scruté  davantage,  n'en  a 
plus  analysé  les  diverses  parties  et  les  conséquences  qui  en  décou- 
lent, et  n'a  une  idée  plus  exacte  et  plus  complète  du  but  qu'il  se  pré- 
pose. Pour  mener  à  bien  ce  travail,  je  n'ai  besoin  que  de  sincérité, 
et  cette  qualité-là  s'y  trouve  aussi  réelle,  aussi  pure  qu'il  se  peut.  Je 
dis  la  vérité,  non  pas  aussi  nette  que  je  voudrais,  mais  que  je  l'ose, 
et  j'ose  un  peu  plus  au  fur  et  à  mesure  que  je  vieillis,  parce  que  j'ai 
remarqué  qu'aux  gens  avancés  en  âge  on  concède  une  plus  grande 
liberté  de  bavarder  et  de  s'étendre  complaisamment  sur  ce  qui  les 
touche.  Ici,  il  n'y  a  pas  à  craindre,  ce  qui  arrive  souvent,  que  l'ar- 
tisan et  le  travail  qu'il  produit  soient  en  contradiction,  et  qu'on 
vienne  dire  :  «  Comment  se  peut-il  qu'un  homme  qui  cause  si  bien, 
ait  écrit  un  ouvrage  aussi  sot?  »  ou  encore  :  «  Comment  cet  ou- 
vrage, qui  dénote  tant  de  savoir,  a-t-il  pu  être  écrit  par  un  homme 
qui  a  une  si  faible  conversation?  »  Quand  la  société  de  quelqu'un 
est  banale  et  que  ses  ouvrages  ont  de  la  valeur,  c'est  que  la  capa- 
cité qu'il  y  montre,  provient  d'une  source  à  laquelle  il  l'emprunte 
et  n'est  pas  de  son  cru.  Un  savant  n'est  pas  savant  en  toutes  choses, 
mais  l'homme  capable,  l'est  en  tout,  jusque  dans  son  ignorance. 
Mon  livre  et  moi  sommes  si  bien  assortis,  que  nous  allons  de  pair; 
ailleurs,  on  peut  apprécier  ou  ne  pas  apprécier  l'ouvrage  et  avoir 
une  idée  autre  sur  l'auteur;  tel  n'est  pas  ici  le  cas,  le  jugement 
porté  sur  l'un  s'applique  à  l'autre.  Celui  qui  jugera  sans  se  rendre 
compte,  se  fera  plus  de  tort  qu'à  moi  ;  celui  qui  jugera  en  connais- 
sance de  cause,  aura  pleinement  satisfait  à  ce  que  je  souhaite.  Je 
serai  plus  heureux  que  je  ne  le  mérite,  si  j'arrive  à  me  concilier 
suffisamment  l'approbation  publique  pour  que  les  gens  qui  ont  du 
bon  sens,  veuillent  bien  admettre  que  j'eusse  été  capable  de  tirer 
profit  de  la  science  si  j'en  avais  eu,  et  qu'il  est  regrettable  que  ma 
mémoire  ne  m'ait  pas  mieux  servi. 

Expliquons  ici  ce  que  je  répète  souvent  :  que  je  ne  me  repens  que 
rarement  et  que  ma  conscience  se  contente  de  son  propre  témoi- 
gnage, non  comme  si  j'avais  la  conscience  d'un  ange  ou  d'une  bête, 
mais  comme  fait  une  conscience  humaine;  à  quoi  j'ajouterai  cette 
redite  continuelle  qui  n'est  pas  chez  moi  un  vain  étalage  de  mots, 
mais  un  acte  de  soumission  complète  et  absolue  :  «  Ce  que  je  dis, 
est  le  fait  de  quelqu'un  qui  ne  sait  pas  et  qui  s'enquiert;  et,  comme 
conclusion,  je  m'en  remets  purement  et  simplement  aux  croyances 
universellement  admises  et  qui  nous  ont  été  légitimement  trans- 
mises. »  Je  n'enseigne  pas,  je  raconte. 

Tout  vice  laisse  dans  Tâme  une  plaie  qui  la  tourmente 


112  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

n'offence,  et  qu'vn  iiigement  entier  n'accuse.  Car  il  a  de  la  laideur 
et  incommodité  si  apparente,  qu'à  l'aduanture  ceux-là  ont  raison, 
qui  disent,  qu'il  est  principalement  produict  par  bestise  et  igno- 
rance :  tant  est-il  mal-aisé  d'imaginer  qu'on  le  cognoisse  sans  le 
haïr.  La  malice  hume  la  pluspart  de  son  propre  venin,  et  s'en 
empoisonne.  Le  vice  laisse  comme  vn  vlcere  en  la  chair,  vne  repen- 
tance  en  l'ame,  qui  tousiours  s'esgratigne,  et  s'ensanglante  elle 
mesme.  Car  la  raison  efface  les  autres  tristesses  et  douleurs,  mais 
elle  engendre  celle  de  la  repentance  :  qui  est  plus  griefue,  d'autant 
qu'elle  naist  au  dedans  :  comme  le  froid  et  le  chaud  des  fiéures  est 
plus  poignant,  que  celuy  qui  vient  du  dehors.  le  tiens  pour  vices, 
mais  chacun  selon  sa  mesure,  non  seulement  ceux  que  la  raison  et 
la  nature  condamnent,  mais  ceux  aussi  que  l'opinion  des  hommes  a 
forgé,  voire  fauce  et  erronée,  si  les  loix  et  l'vsage  l'auctorise.  Il 
n'est  pareillement  bonté,  qui  ne  resiouyssc  vne  nature  bien  née.  11 
y  a  certes  ie  ne  sçay  quelle  congratulation,  de  bien  faire,  qui  nous 
resiouit  en  nous  mesmes,  et  vne  fierté  généreuse,  qui  accompagne 
la  bonne  conscience.  Vne  ame  courageusement  vitieuse,  se  peut  à 
Taduenture  garnir  de  sécurité  :  mais  de  cette  complaisance  et  sa- 
tisfaction, elle  ne  s'en  peut  fournir.  Ce  n'est  pas  vn  léger  plaisir, 
de  se  sentir  preserué  de  la  contagion  d'vn  siècle  si  gasté,  et  de  dire 
en  soy  :  Qui  me  verroit  iusques  dans  l'ame,  encore  ne  me  trouue- 
roit-il  coupable,  ny  de  l'affliction  et  ruyne  de  personne  :  ny  de  ven- 
geance ou  d'enuie,  ny  d'offence  publique  des  loix  :  ny  de  nouuelleté 
et  de  trouble  :  ny  de  faute  à  ma  parole  :  et  quoy  que  la  licence  du 
temps  permist  et  apprinst  à  chacun,  si  n'ay-ie  mis  la  main  ny  es 
biens,  ny  en  la  bourse  d'homme  François,  et  n'ay  vescu  que  sur  la 
mienne  non  plus  en  guerre  qu'en  paix  :  ny  ne  me  suis  seruy  du 
trauail  de  personne,  sans  loyer.  Ces  tesmoignages  de  la  conscience, 
plaisent,  et  nous  est  grand  bénéfice  que  cette  esiouyssance  natu- 
relle :  et  le  seul  payement  qui  iamais  ne  nous  manque.  De  fonder 
la  recompence  des  actions  vertueuses,  sur  l'approbation  d'autruy, 
c'est  prendre  vn  trop  incertain  et  trouble  fondement,  signamment 
en  vn  siècle  corrompu  et  ignorant,  comme  cettuy  cy  :  la  bonne 
estime  du  peuple  est  iniurieuse.  A  qui  vous  fiez  vous,  de  vooir  ce 
qui  est  louable?  Dieu  me  garde  dVstre  homme  de  bien,  selon  la 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  II.  113 

sans  cesse;  une  bonne  conscience  procure,  au  contraire, 
une  satisfaction  durable.  —  Il  n'y  a  pas  de  vice,  méritant  réel- 
lement cette  qualification,  qui  ne  nous  offense  et  que  ne  fasse  res- 
sortir un  jugement  sain.  La  laideur  et  les  inconvénients  du  vice 
sont,  en  effet,  si  apparents  que  peut-être  ceux-là  ont-ils  raison,  qui 
disent  qu'il  est  surtout  le  résultat  de  la  bêtise  et  de  l'ignorance, 
tant  il  est  difficile  d'imaginer  qu'on  puisse  le  connaître  sans  le  haïr. 
La  méchanceté  résorbe  la  majeure  partie  de  son  propre  venin  et 
s'en  empoisonne  elle-même.  Le  vice  amène  un  remords  dans  Tâme, 
qui  est  comme  un  ulcère  dans  les  chairs;  toujours  elle  s'égraligne 
et  s'ensanglante  elle-même.  La  raison  efface  toutes  les  autres  tris- 
tesses, toutes  les  autres  douleurs,  tandis  qu'elle  entretient  celles 
qui  nous  viennent  du  remords,  qui  est  d'autant  plus  aigu  qu'il  naît 
au  dedans  de  nous,  semblable  en  cela  au  froid  et  au  chaud  qui,  oc- 
casionnés par  la  fièvre,  nous  sont  plus  pénibles  que  lorsqu'ils  pro- 
viennent de  causes  externes.  J'appelle  vice  (chacun  toutefois  dans 
la  mesure  qui  lui  est  propre),  non  seulement  ce  que  condamnent 
la  nature  et  la  raison,  mais  aussi  ce  qu'à  tort  ou  à  raison  l'homme 
a  décrété  tel,  lorsque  les  lois  et  l'usage  l'ont  ratifié. 

De  même,  tout  ce  qui  est  bon  réjouit  une  nature  bien  née  ;  bien 
faire  procure  toujours  je  ne  sais  quelle  satisfaction  qui  nous  ré- 
conforte dans  notre  for  intérieur  et  nous  inspire  cette  généreuse 
fierté  compagne  d'une  bonne  conscience;  une  âme  qui  apporte  du 
courage  dans  le  vice,  peut,  par  exception,  se  donner  la  sécurité, 
mais  n'arrive  ni  à  se  complaire,  ni  à  être  satisfaite.  Ce  n'est  pas  un 
léger  contentement  que  l'on  éprouve,  de  se  sentir  préservé  de  la 
contagion  d'un  siècle  si  contaminé  et  de  pouvoir  se  dire  en  soi- 
même  :  «  Qui  plongerait  ses  regards  jusque  dans  le  fond  de  mou 
âme,  ne  me  trouverait,  jusqu'à  présent,  coupable  ni  d'avoir  affligé 
ou  ruiné  quelqu'un,  ni  de  m'être  vengé  ou  avoir  porté  envie,  non 
plus  que  d'avoir  attenté  publiquement  aux  lois,  d'avoir  contribué  à 
faire  prévaloir  des  nouveautés,  participé  aux  troubles,  manqué  à 
ma  parole;  et,  bien  que  la  licence  des  temps  l'ait  permis  et  appris 
à  chacun  à  le  pratiquer,  je  n'ai  mis  la  main  ni  sur  les  biens ,  ni 
sur  la  bourse  d'aucun  Français;  je  n'ai  vécu  que  de  la  mienne, 
aussi  bien  pendant  la  guerre  que  pendant  la  paix,  et  n'ai  jamais 
usé  du  travail  de  personne  sans  le  payer.  »  De  pareils  témoi- 
gnages de  conscience  plaisent;  et  cette  satisfaction  intime,  qui  est 
la  seule  récompense  qui  jamais  ne  nous  fasse  défaut,  est  d'un  grand 
prix. 

Chacun  devrait  être  son  propre  juge,  les  autres  n'ont, 
pour  nous  juger,  qu'une  fausse  mesure  à  leur  disposition. 
—  Chercher,  dans  l'approbation  d'autrui,  la  récompense  des  actions 
vertueuses,  c'est  prendre  une  base  d'appréciation  trop  incertaine 
et  mal  définie,  surtout  dans  un  siècle  corrompu  et  ignorant  comme 
celui-ci,  où  l'estime  que  vous  témoigne  la  foule  est  injurieuse,  et 
où  on  ne  sait  à  qui  se  fier  qui  soit  à  même  de  distinguer  ce  qui 
mérite  d'être  loué!  Dieu  me  garde  d'être  un  homme  de  bien  sem- 

ESSAIS   DE  MONTAIGNE.  —  T.   III  S 


H 4  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

description  que  ie  voy  faire  tous  les  iours  par  honneur,  à  chacun 
de  soy.  Qux  fuerant  vitià,  mores  sunt.  Tels  de  mes  amis,  ont  par 
fois  entreprins  de  me  chapitrer  et  mercurializer  à  cœur  ouuert,  ou 
de  leur  propre  mouuement,  ou  semons  par  moy,  comme  d'vn  office, 
qui  à  vne  ame  bien  faicte,  non  en  vtilité  seulement,  mais  en  dou- 
ceur aussi,  surpasse  tous  les  offices  de  l'amitié.  le  l'ay  tousiours 
accueilli  àes  bras  de  la  courtoisie  et  recognoissance,  les  plus  ouuerts. 
iMais,  à  en  parler  à  cette  heure  en  conscience,  i'ay  souuent  trouué  en 
leurs  reproches  et  louanges,  tant  de  fauce  mesure,  que  ie  n'eusse 
guère  failly,  de  faillir  plusiost,  que  de  bien  faire  à  leur  mode.  Nous 
autres  principalement,  qui  viuons  vne  vie  priuee,  qui  n'est  en  mon- 
tre qu'à  nous,  deuons  auoir  estably  vn  patron  au  dedans,  auquel 
toucher  nos  actions  :  et  selon  iceluy  nous  caresser  tantost,  tantost 
nous  chastier.  I'ay  mes  loix  et  ma  cour,  pour  iuger  de  moy,  et  m'y 
adresse  plus  qu'ailleurs.  le  restrains  bien  selon  autruy  mes  actions, 
mais  ie  ne  les  estends  que  selon  moy.  Il  n'y  a  que  vous  qui  scache 
si  vous  estes  lâche  et  cruel,  ou  loyal  et  deuotieux  :  les  autres  no 
vous  voyent  point,  ils  vous  deuinent  par  coniectures  incertaines  : 
ils  voyent,  non  tant  vostre  naturel,  que  vostre  art.  Par  ainsi,  ne 
vous  tenez  pas  à  leur  sentence,  tenez  vous  à  la  vostre.  Tuo  tibi  iudi- 
cio  est  vtendum.  Virtutis  et  vitiorum  graue  ipsius  conscientiœ  pondus 
est  :  qua  sublata,  iacent  omnia.      Mais  ce  qu'on  dit,  que  la  repen- 
tance  suit  de  près  le  péché,  ne  semble  pas  regarder  le  péché  qui 
est  en  son  haut  appareil  :  qui  loge  en  nous  comme  en  son  propre 
domicile.  On  peut  desauouër  et  desdire  les  vices,  qui  nous  surpren- 
nent, et  vers  lesquels  les  passions  nous  emportent  :  mais  ceux  qui 
par  longue  habitude,  sont  enracinez  et  ancrez  en  vne  volonté  forte 
et  vigoureuse,  ne  sont  subiects  à  contradiction.  Le  repentir  n'est 
qu'vne  desdicte  de  nostre  volonté,  et  opposition  de  nos  fantasies, 
qui  nous  pourmene  à  tout  sens.  Il  faict  desaduouër  à  celuy-là,  sa 
vertu  passée  et  sa  continence. 

Qum  mens  est  hodie,  cur  eadem  non  puero  fuit, 
Vel  cur  his  animis  incolumes  non  redeunt  gense? 

C'est  vne  vie  exquise,  celle  qui  se  maintient  en  ordre  iusques  en 
son  priué.  Chacun  peut  auoir  part  au  battelage,  et  représenter  vn 


TRADUCTION.  -  LIV.  III,  CH.  II.  113 

blable  à  ceux  auxquels  tous  les  jours  je  vois,  pour  leur  faire  hon- 
neur, attribuer  cette  qualification  :  «  Les  vices  d'autrefois  sont  de- 
venus les  mœui's  d'aujourd'hui  [Sénèque).  »  —  Certains  de  mes  amis 
ont,  parfois,  entrepris  de  me  chapitrer  et  de  me  censurer  en  toute 
sincérité,  soit  de  leur  propre  mouvement,  soit  sollicités  par  moi, 
parce  que  c'est  là  un  service  qui,  pour  une  âme  bien  faite,  sur- 
passe comme  bon  procédé,  aussi  bien  qu'en  utilité,  tous  ceux  que 
l'amitié  peut  nous  rendre.  Tout  en  faisant  à  ces  critiques  l'ac- 
cueil le  plus  courtois  et  le  plus  reconnaissant,  je  puis  dire  au- 
jourd'hui en  conscience  que  j'ai  souvent  constaté  si  peu  de  justesse 
dans  leurs  reproches  comme  dans  leurs  louanges,  qu'il  ne  s"en  est 
pas  fallu  de  beaucoup  qu'en  m'y  prenant  à  leur  manière,  je  ne 
fisse  mal  plutôt  que  bien.  Surtout  nous  autres  particuliers,  dont 
les  sentiments  ne  se  manifestent  guère  au  dehors  de  nous,  avons 
besoin  d'avoir  au  dedans  un  juge  qui  prononce  sur  la  valeur  de  nos 
actes  et  qui  tantôt  nous  encourage,  tantôt  nous  châtie  selon  ce 
qu'il  apprécie.  Pour  juger  des  miens,  j'ai  des  lois  et  une  cour  de 
justice  qui  me  sont  propres,  et  c'est  à  elles  que  j'ai  le  plus  souvent 
recours;  je  modifie  bien  mes  actions  suivant  le  jugement  d'autrui, 
mais  c'est  uniquement  d'après  moi  que  je  les  juge.  Il  n'y  a  que 
vous  qui  sachiez  si  vous  êtes  lâche  et  cruel,  si  vous  êtes  loyal,  si 
vous  avez  des  idées  religieuses;  les  autres  ne  vous  voient  pas,  ils 
vous  devinent  d'après  des  conjectures  incertaines;  ce  n'est  pas  tant 
votre  naturel  qu'ils  aperçoivent  que  l'apparence  que,  par  l'effet  de 
l'art,  vous  êtes  arrivé  à  vous  donner;  ne  vous  en  rapportez  donc 
pas  à  leur  sentence,  tenez-vous-en  à  la  vôtre  :  «  Usez  de  votre  pro- 
pre  jugement...  Le  témoignage  qu'en  vous-mêmes  se  rendent  le  vice  et 
la  vertu  est  d'un  grand  poids;  en  dehors  de  lui,  tout  le  reste  n'est 
rien  (Cicéron).  » 

Lie  repentir  est,  dit-on,  la  suite  inévitable  d'une  faute; 
cela  n'est  pas  exact  pour  les  vices  enracinés  en  nous.  — 
On  dit  que  le  repentir  suit  de  près  la  faute,  cela  ne  semble  pas 
s'appliquer  à  celle  montée  à  un  si  haut  diapason,  qu'elle  a  fait 
élection  de  domicile  en  nous  au  point  d'y  être  comme  chez  elle. 
On  peut  désavouer  et  renier  les  vices  qui  ne  sont  qu'accidentels 
et  vers  lesquels  la  passion  nous  a  une  fois  entrahiés;  mais  ceux 
qui,  à  la  suite  d'une  longue  habitude,  se  sont  enracinés  et  ancrés 
par  l'effet  d'une  volonté  forte  et  persistante,  ne  sont  pas  sujets  à 
résipiscence.  Le  repentir  n'est  autre  qu'un  dédit  de  notre  volonté, 
une  révolte  qui  nous  passe  par  l'esprit,  une  contradiction  avec 
nous-mêmes  qui  fait  que  nous  allons  en  tous  sens  ;  il  amène  l'un  à 
désavouer  le  vice,  un  autre  sa  vertu  et  sa  continence  des  temps 
passés  :  «  Que  n'avais- je  autrefois  l'expérience  que  j'ai  aujour- 
d'hui; et  que  mes  joues  n'ont-elles  conservé  le  duvet  de  la  jeunesse 
(Horace)\  » 

liai  vie  extérieure  d'un  homme  n'est  pas  sa  vie  réelle;  il 
n'est  lui-même  que  dans  sa  vie  intérieure.  —  C'est  une  exis- 
tence exquise  que  celle  qui,  jusque  dans  la  vie  privée,  ne  se  dé- 


H6  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

lîonneste  personnage  en  Teschaffaut  :  mais  au  dedans,  et  en  sa  poic- 
trine,  où  tout  nous  est  loisible,  où  tout  est  caché,  d'y  estre  réglé, 
c'est  le  poinct.  Le  voysin  degré,  c'est  de  l'estre  en  sa  maison,  en 
ses  actions  ordinaires,  desquelles  nous  n'auons  à  rendre  raison  à 
personne  :  où  il  n'y  a  point  d'estude,  point  d'artifice.  Et  pourtant 
Bias  peignant  vn  excellent  estât  de  famille  :  de  laquelle,  dit-il,  le 
maistre  soit  tel  au  dedans,  par  luy-mesme,  comme  il  est  au  dehors, 
par  la  crainte  de  la  loy,  et  du  dire  des  hommes.  Et  fut  vne  digne 
parole  de  Iulius  Drusus,  aux  ouuriers  qui  luy  offroient  pour  trois 
mille  escus,  mettre  sa  maison  en  tel  poinct,  que  ses  voysins  n'y 
auroient  plus  la  veuë  qu'ils  y  auoient  :  le  vous  en  donneray,  dit-il, 
six  mille,  et  faictes  que  chacun  y  voye  de  toutes  parts.  On  remarque 
aucc  honneur  l'vsage  d'Agesilaus,  de  prendre  en  voyageant  son 
logis  dans  les  églises,  affin  que  le  peuple,  et  les  Dieux  mesmes, 
vissent  dans  ses  actions  priuees.  Tel  a  esté  miraculeux  au  monde, 
auquel  sa  femme  et  son  valet  n'ont  rien  veu  seulement  de  remerca- 
ble.  Peu  d'hommes  ont  esté  admirez  par  leurs  domestiques.  Nul  a 
esté  prophète  non  seulement  en  sa  maison,  mais  en  son  pais,  dit 
l'expérience  des  histoires.  De  mesmes  aux  choses  de  néant.  Et  en 
ce  bas  exemple,  se  void  l'image  des  grands.  En  mon  climat  de  Gas- 
congne,  on  tient  pour  drôlerie  de  me  veoir  imprimé.  D'autant  que 
la  cognoissance,  qu'on  prend  de  moy,  s'esloigne   de  mon  giste, 
l'en  vaux  d'autant  mieux.  Tachette  les  imprimeurs  en  Guienne  : 
ailleurs  ils  m'achettent.  Sur  cet  accident  se  fondent  ceux  qui  se  ca- 
chent viuants  et  présents,  pour  se  mettre  en  crédit,  trépassez  et 
absents.  l'ayme  mieux  en  auoir  moins.  Et  ne  me  iette  au  monde, 
que  pour  la  part  que  i'en  tire.  Au  partir  de  là,  ie  l'en  quitte.  Le 
peuple  reconuoye  celuy-là,  d'vn  acte  public,  auee  estonnement, 
iusqu'à  sa  porte  :  il  laisse  auec  sa  robbe  ce  roUe  :  il  en  retombe 
d'autant  plus  bas,  qu'il  s'estoit  plus  haut  monté.  Au  dedans  chez 
luy,  tout  est  tumultuaire  et  vil.  Quand  le  règlement  s'y  trouueroit, 
il  faut  vn  iugement  vif  et  bien  trié,  pour  l'apperceuoir  en  ces  actions 
basses  et  priuees.  loint  que  l'ordre  est  vne  vertu  morne  et  sombre. 
Gaigner  vne  bresche,  conduire  vne  ambassade,  régir  vn  peuple,  ce 
sont  actions  esclatantes  :  tancer,  rire,  vendre,  payer,  aymer,  hayr, 
et  conuerser  auec  les  siens,  (!t  auec  soy-mesme,  doucement  et  iuste- 
ment  :  ne  relascher  point,  ne  se  desmentir  point,  c'est  chose  plus 
rare,  plus  difficile,  et  moins  remerquable.  Les  vies  retirées  sous- 


TKADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  II.  H 7 

partit  jamais  de  la  règle.  Tout  le  monde  peut  faire  le  métier  de 
bateleur  et,  sur  les  tréteaux,  représenter  un  personnage  honnête; 
mais  au  dedans  de  nous,  dans  notre  for  intérieur  où  nous  régnons 
en  maître  et  où  tout  ce  qui  se  passe  demeure  caché,  ne  pas  nous 
écarter  de  cette  règle-là  est  le  difficile.  C'est  approcher  de  cette 
perfection  que  d'être  pondéré  chez  soi,  dans  nos  actions  ordi- 
naires dont  nous  n'avons  de  comptes  à  rendre  à  personne,  qui  se 
font  sans  que  nous  les  étudiions  à  l'avance  et  sans  apprêts.  —  C'est 
dans  cet  esprit  que  Bias  traçait  son  tableau  d'une  famille  modèle, 
«  dont  le  chef,  disait-il,  est  au  dedans  par  sa  propre  vertu,  ce  qu'il 
est  au  dehors  par  la  crainte  des  lois  et  de  l'opinion  publique  »  ; 
et,  c'est  une  parole  digne  d'être  rapportée  que  celle  de  Livius 
Drusus  répondant  aux  ouvriers  qui  lui  offraient  de  mettre,  pour  trois 
mille  écus,  sa  maison  à  l'abri  des  vues  que  ses  voisins  y  avaient  : 
«  Je  vous  en  donnerai  six  mille,  si  vous  faites  que  partout  chacun 
puisse  voir  ce  qui  s'y  passe.  »  Agésilas  avait  une  habitude  qui  lui 
faisait  honneur  :  quand  il  était  en  voyage,  il  logeait  dans  les  tem- 
ples, afin  que  le  peuple  et  les  dieux  eux-mêmes  fussent  témoins  in- 
cessants de  ses  faits  et  gestes.  —  Tel  passe  aux  yeux  du  monde  pour 
avoir  accompli  des  miracles,  chez  lequel  ni  sa  femme,  ni  son  valet 
de  chambre  n'ont  rien  aperçu  qui  soit  même  digne  de  remarque; 
peu  d'hommes  ont  été  un  sujet  d'admiration  pour  leurs  domes- 
tiques; nul  n'a  été  prophète  dans  sa  maison,  ni  même  dans  son 
pays,  disent  les  enseignements  de  l'histoire.  Il  en  est  de  même  des 
choses  sans  importance;  et  si  insignifiant  que  soit  ce  qui  se  passe 
à  mon  sujet,  c'est  exactement  ce  qui  a  lieu  chez  les  grands  :  dans 
ma  province  de  Gascogne,  on  trouve  drôle  de  me  voir  imprimé;  et 
plus  ceux  qui  entendent  parler  de  moi  habitent  loin  de  mon  ma- 
noir, plus  ils  font  cas  de  moi  ;  en  Guyenne  il  me  faut  payer  mes 
imprimeurs,  ailleurs  ce  sont  eux  qui  m'achètent.  —  De  ce  qu'il  en 
est  ainsi,  certains,  qui  de  leur  vivant  et  alors  qu'ils  sont  là  restent 
ignorés,  espèrent  acquérir  de  la  réputation  quand  ils  seront  morts 
et  qu'ils  ne  seront  plus;  je  préfère  avoir  moins  de  succès  pos- 
thumes, et  ne  me  donne  au  monde  que  pour  ce  que  je  puis  en  re- 
tirer; du  reste,  je  l'en  tiens  quitte.  Celui  qu'au  retour  d'une  céré- 
monie publique,  le  peuple  ébaubi  reconduit  jusqu'à  sa  porte,  cesse 
son  rôle  en  quittant  la  robe  qu'il  a  revêtue  pour  le  jouer  et  re- 
tombe d'autant  plus  bas  que,  il  y  a  un  instant,  il  était  monté  plus 
haut;  chez  lui,  dans  son  intérieur,  tout  est  tumultueux  et  vil.  — 
Alors  même  que  les  actions  les  plus  humbles  de  notre  vie  privée 
seraient  toujours  ordonnées,  il  faudrait  un  jugement  pénétrant  et 
particulièrement  apte  pour  le  constater,  d'autant  que  l'ordre  est 
une  vertu  sans  éclat  qui  ne  provoque  pas  l'attention.  Enlever  une 
brèche,  diriger  une  ambassade,  gouverner  un  peuple,  sont  des  ac- 
tions qui  ressortent;  réprimander,  rire,  vendre,  acheter,  aimer, 
haïr,  causer  avec  les  siens  et  avec  soi-même  et  cela  toujours  dou- 
cement, raisonnablement  sans  jamais  ni  se  négliger,  ni  se  démen- 
tir, sont  choses  plus  rares,  plus  difficiles  et  moins  remarquables. 


118  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

tiennent  par  là,qiioy  qnon  die,  des  dcuoirà  autant  ou  plus  aspres 
et  tendus,  que  ne  font  les  autres  vies.  Et  les  priuez,  dit  Aristote, 
seruent  la  vertu  plus  difficilement  et  hautement,  que  ne  font  ceux 
qui  sont  en  magistrat.  Nous  nous  préparons  aux  occasions  emi- 
nentes,  plus  par  gloire  que  par  conscience.  La  plus  courte  façon  • 
d'arriuer  cà  la  gloire,  ce  seroit  faire  pour  la  conscience  ce  que  nous 
faisons  pour  la  gloire.  Et  la  vertu  d'Alexandre  me  semble  représen- 
ter assez  moins  de  vigueur  en  son  théâtre,  que  ne  fait  celle  de  So- 
crates,  en  cette  exercitation  basse  et  obscure.  le  conçois  aisément 
Socrates,  en  la  place  d'Alexandre;  Alexandre  en  celle  de  Socrates,  < 
ie  ne  puis.  Qui  demandera  à  celuy-là,  ce  qu'il  sçait  faire,  il  respon- 
dra,  Subiuguer  le  monde  :  qui  le  .demandera  à  cettuy-cy,  il  dira. 
Mener  l'humaine  vie  conformément  à  sa  naturelle  condition  :  science 
bien  plus  générale,  plus  poisante,  et  plus  légitime.  Le  prix  de 
Tame  ne  consiste  pas  à  aller  haut,  mais  ordonnément.  Sa  gran-  • 
deur  ne  s'exerce  pas  en  la  grandeur  :  c'est  en  la  médiocrité.  Ainsi 
que  ceux  qui  nous  iugent  et  touchent  au  dedans,  ne  font  pas  grand' 
recette  de  la  lueur  de  noz  actions  publiques  :  et  voyent  que  ce  ne 
sont  que  filets  et  pointes  d'eau  fine  reiallies  d'vn  fond  au  demeu- 
rant limonneux  et  poisant.  En  pareil  cas,  ceux  qni  nous  iugent  par  2 
cette  braue  apparence  du  dehors,  concluent  de  mesmes  de  nostrc 
constitution  interne  :  et  ne  peuuent  accoupler  des  facultez  popu- 
laires et  pareilles  aux  leurs,  à  ces  autres  facultez,  qui  les  eston- 
nent,  si  loin  de  leur  visée.  Ainsi  donnons  nous  aux  démons  des 
formes  saunages.  Et  qui  non  à  Tamburlan  des  sourcils  esleuez,  • 
des  nazeaux  ouuerts,  vn  visage  afreux,  et  vne  taille  desmesuree, 
comme  est  la  taille  de  l'imagination  qu'il  en  a  conceuë  par  le  bruit 
de  son  nom?  Qui  m'eust  faict  veoir  Erasme  autrefois,  il  eust  este 
mal-aisé,  que  ie  n'eusse  prins  pour  adages  et  apophthegmes,  tout 
ce  qu'il  eust  dit  à  son  vallet  et  à  son  hostesse.  Nous  imaginons  bien  a 
plus  sortablement  vn  artisan  sur  sa  garderobe  ou  sur  sa  femme 
qu'vn  grand  Président,  vénérable  par  son  maintien  et  suffisance.  Il 
semble  que  de  ces  hauts  thrones  ils  ne  s'abaissent  pas  iusques  à 
viure.  Comme  les  âmes  vicieuses  sont  incitées  souuent  à  bien  faire, 
par  quelque  impulsion  estrangere?  aussi  sont  les  vertueuses  à  faire  . 
mal.  Il  les  faut  doncq  iuger  par  leur  estai  rassis  :  quand  elles  s'ont 
chez  elles,  si  quelquefois  elles  y  sont  :  ou  au  moins  quand  elles  sont 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  II.  119 

Ceux  qui  mènent  une  existence  retirée  du  monde  ont  en  cela  à  sa- 
tisfaire, quoi  qu'on  en  dise,  à  des  devoirs  aussi  pénibles,  aussi 
tendus  sinon  plus,  que  ceux  qui  vivent  autrement;  et  les  simples 
particuliers,  dit  Aristote,  pratiquent  la  vertu  dans  des  conditions 
plus  difficiles  et  plus  hautes  que  ne  font  ceux  qui  remplissent  des 
charges  publiques  ;  c'est  par  le  désir  d'arriver  à  la  gloire,  plus  que 
par  conscience,  que  nous  recherchons  les  situations  élevées.  —  Le 
moyen  le  plus  prompt  d'acquérir  de  la  gloire  devrait  être  de  faire 
par  conscience  ce  que  nous  faisons  pour  la  gloire.  Le  courage 
même  d'Alexandre  me  semble  représenter  sur  le  théâtre  où  il  s'est 
exercé,  une  somme  d'énergie  notablement  inférieure  à  celle  qu'il 
a  fallu  à  Socrate  pour  pratiquer  ses  vertus  dans  le  milieu  peu 
élevé  et  obscur  où  il  a  vécu.  Je  me  figure  aisément  Socrate  à  la 
place  d'Alexandre,  je  ne  puis  m'imaginer  Alexandre  à  la  place  de 
Socrate;  demandez  à  celui-là  ce  qu'il  sait  faire,  il  vous  dira  : 
«  Subjuguer  le  monde  »;  posez  la  même  question  à  celui-ci,  il  vous 
dira  :  «  Vivre  de  la  vie  humaine  dans  les  conditions  que  nous  a 
faites  la  nature  »  ;  science  bien  plus  vaste,  plus  lourde  et  qui  a 
plus  sa  raison  d'être. 

La  grandeur  d'âme  se  manifeste  surtout  chez  les  hom- 
mes de  condition  sociale  médiocre.  —  Le  mérite  de  l'àme  n'est 
pas  de  s'élever  haut,  mais  d'aller  d'une  façon  ordonnée;  sa  gran- 
deur ne  se  manifeste  pas  dans  la  grandeur,  mais  dans  la  médio- 
crité. Ceux  qui   scrutent  ce   qui  est  en  dedans  de  nous  et  nous 
jugent  d'après  ce  qu'ils  y  constatent,  ne  tiennent  pas  grand  compte 
de  la  lueur  que  peuvent  répandre  les  actes  de  notre  vie  publique  ; 
ils  voient  que  ce  ne  sont  que  de  minces  filets  d'eau,  émergeant  en 
gouttelettes  d'un  fond  en  somme  limoneux  et  épais;  quant  à  ceux 
qui  nous  jugent  sur  ces  apparences  brillantes  qui  s'aperçoivent  de 
dehors,  ils  concluent  qu'intérieurement  nous  sommes  tels;  ils  ne 
peuvent  accoupler  les  facultés  communes,  semblables  aux  leurs 
qui  sont  également  en  nous,  avec  ces  autres  facultés  qui  les  éton- 
nent et  sont  si  loin  de  ce  à  quoi  ils  songent  à  atteindre.  C'est  ainsi 
que  nous  attribuons  aux  démons  des  formes  étranges.  Qui  ne  se 
représente  Tamerlan  avec  des  sourcils  relevés,  de  larges  narines, 
un  visage  affreux,  une  taille  démesurée  que  notre   imagination 
conçoit  tels,  d'après  le  bruit  qui  s'est  fait  autour  de  son  nom?  Qui 
m'eût  jadis    montré   Érasme,  m'aurait   difficilement   empêché   de 
voir  autre  chose  que  des  maximes  et  des  sentences  dans  tout  ce 
qu'il  disait  à  son  domestique  et  à  son  hôtesse.  Nous  nous  repré- 
sentons bien  plus  un  artisan  sur  sa  garderobe  ou  sur  sa  femme, 
qu'un  premier  président  vénérable  par  son  maintien  et  ses  capa- 
cités; il  nous   semble   que   de  ces  trônes  si  haut  placés,  on  ne 
s'abaisse  pas  à  daigner  vivre.  Les  âmes  vicieuses  sont  souvent  in- 
citées à  bien  faire  par  quelque  cause  étrangère;  réciproquement, 
les  âmes  vertueuses  sont  parfois  sollicitées  au  mal;  il  ne  faut  donc, 
par  suite,  les  juger  que  lorsqu'elles  sont  dans  leur  état  normal, 
quand  elles  sont  chez  elles,  s'il  leur  arrive  quelquefois  d'y  être,  ou, 


120  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

plus  voysines  du  repos,  et  en  leur  naifue  assiette.  Les  inclina- 
tions naturelles  s^aident  et  fortifient  par  institution  :  mais  elles  ne 
se  changent  gueres  et  surmontent.  Mille  natures,  de  mon  temps, 
ont  eschappé  vers  la  vertu,  ou  vers  le  vice,  au  trauers  d'vne  disci- 
pline contraire. 

Sic  vbi  desuetœ  .siluis  in  carcere  claumv 
Mansuenêre  ferge,  et  imllus  posuere  minaces, 
Alque  hominem  didicere  pati,  si  torrida  paruus 
Venil  in  ora  cruor,  redeunt  7-abiésque  furôrque, 
Admonitseque  tument  gustato  sanguine  fauces; 
Feruet,  et  à  trepido  vix  abstinet  ira  magistro. 

On  nextirpe  pas  ces  qualilez  originelles,  on  les  couure,  on  les  ca- 
che. Le  langage  Latin  m'est  comme  naturel  :  ie  l'entends  mieux 
que  le  François  :  mais  il  y  a  quarante  ans,  que  ie  ne  m'en  suis  du 
tout  poinct  seruy  à  parler,  ny  guère  à  escrire.  Si  est-ce  qu'à  des 
extrêmes  et  soudaines  esmotions,  où  ie  suis  tombé,  deux  ou  trois 
fois  en  ma  vie  :  et  l'vne,  voyant  mon  père  tout  sain,  se  renuerser 
sur  moy  pasmé  :  i'ay  tousiours  eslancé  du  fonds  des  entrailles,  les 
premières  paroles  Latines  :  Nature  se  sourdant  et  s'exprimant  à 
force,  à  rencontre  d'vn  si  long  vsage  :  et  cet  exemple  se  dit  d'assez 
d'autres.  Ceux  qui  ont  essaie  de  r'auiser  les  mœurs  du  monde, 
de  mon  temps,  par  nouuelles  opinions,  reforment  les  vices  de  l'ap- 
parence, ceux  de  l'essence  ils  les  laissent  là,  s'ils  ne  les  augmen- 
tent. Et  l'augmentation  y  est  à  craindre.  On  se  seiourne  volontiers 
de  tout  autre  bien  faire,  sur  ces  reformations  externes,  de  moindre 
coust  et  de  plus  grand  mérite  :  et  satisfait-on  à  bon  marché  par  là, 
les  autres  vices  naturels  consubstantiels  et  intestins.  Regardez  vn 
peu,  comment  s'en  porte  nostre  expérience.  Il  n'est  personne,  s'il 
s'escoute,  qui  ne  descouure  en  soy,  vue  forme  sienne,  vue  forme 
maistresse,  qui  lucte  contre  l'institution  :  et  contre  la  tempeste  des 
passions,  qui  luy  sont  contraires.  De  moy,  ie  ne  me  sens  gueres 
agiter  par  secousse  :  ie  me  trouue  quasi  tousiours  en  ma  place, 
comme  font  les  corps  lourds  et  poisans.  Si  ie  ne  suis  chez  moy, 
i'ensuis  tousiours  bien  près  :  mes  desbauches  ne  m'emportent  pas 
fort  loing  :  il  n'y  a  rien  d'extrême  et  d'estrange  :  et  si  ay  des  raui- 
semens  sains  et  vigoureux.      La  vraye  condamnation,  et  qui  touche 


TRADUCTION.  -  LIV.  111,  CH.  II.  121 

au  moins,  quand  elles  sont  à  peu  près  au  calme  et  dans  leur  as- 
siette naturelle. 

Ceux  qui  entreprennent  de  réformer  les  mœurs  se  trom- 
pent en  croyant  y  arriver  ;  ils  ne  parviennent  à,  changer 
que  l'apparence.  —  Les  penchants  naturels  se  développent  et  se 
fortifient  par  l'éducation,  mais  ne  se  modifient  guère  ni  ne  se  sur- 
montent. De  mon  temps,  mille  natures  ont  dévié  soit  vers  la  vertu, 
soit  vers  le  vice,  malgré  un  système  d'éducation  qui  eût  dû  pro- 
duire un  résultat  opposé  :  «  Ainsi  les  bêtes  fauves  déshabituées  de 
leurs  forêts,  semblant  s'être  adoucies  en  captivité,  dépouillant  leur 
mine  farouche,  souffrent  enfin  l'empire  de  l'homme;  mais  si,  d'aven- 
ture, un  peu  de  sang  vient  à  toucher  leurs  lèvres  enflammées,  leur 
rage  se  réveille,  leur  gosier  en  est  altéré,  elles  brûlent  de  s'en  assou- 
vir; et  c'est  à  peine  si,  dans  leur  fureur,  elles  se  retiennent  de  dé- 
chirer leur  maître  pâle  de  frayeur  (Lucain).  »  On  ne  déracine  pas 
des  qualités  originelles,  on  n'arrive  qu'à  les  dissimuler,  à  les  ca- 
cher. Ainsi,  la  langue  latine  est  comme  ma  langue  maternelle,  je  la 
comprends  mieux  que  le  français;  mais  il  y  a  quarante  ans  que  je 
ne  m'en  suis  plus  du  tout  servi  pour  parler  et  guère  pour  écrire  ; 
cependant  quand  de  très  fortes  émotions  se  sont  emparées  subite- 
ment de  moi,  ce  qui  m'est  arrivé  deux  ou  trois  fois  dans  ma  vie, 
dont  l'une  en  voyant  mon  père,  en  pleine  santé,  tomber  inanimé 
dans  mes  bras,  les  premières  paroles  qui  me  sont  échappées  du 
fond  du  cœur,  ont  toujours  été  en  latin,  la  nature  se  faisant  jour 
par  la  force  même  des  choses,  bien  que  tenue  depuis  longtemps  à 
l'écart;  et  de  cela,  on  cite  bien  d'autres  exemples. 

Ceux  qui  essaient  de  corriger  les  mœurs  publiques  de  notre  épo- 
que en  modifiant  les  idées  ayant  cours,  ne  réforment  que  ce  que 
l'apparence  a  de  vicieux,  mais  non  le  fond  des  choses  qui  de- 
meure, si  môme  il  ne  s'aggrave.  L'aggravation  est  à  craindre, 
parce  que  ces  modifications  ne  portant  que  sur  des  questions  de 
forme,  laissées  à  l'appréciation  de  chacun  *,  coûtant  moins  à  pra- 
tiquer et  nous  faisant  valoir  davantage,  font  qu'on  s'abstient  de 
tout  autre  changement  susceptible  de  concourir  à  notre  améliora- 
tion et  que,  de  la  sorte,  nous  pouvons,  à  bon  marché,  nous  aban- 
donner aux  autres  vices  inhérents  à  notre  nature  et  que  nous  re- 
celons à  l'état  latent.  Regardez  un  peu  ce  qui  se  passe  dans  la 
réalité  :  il  n'est  personne,  s'il  s'examine,  qui  ne  découvre  en  soi 
une  disposition  qui  lui  soit  propre,  disposition  maîtresse  qui  ré- 
siste aux  effets  de  l'éducation  et  aux  assauts  de  toutes  les  passions 
contraires  à  ce  penchant  dominant.  —  Pour  moi,  je  n'éprouve 
guère  de  ces  secousses;  je  suis  presque  toujours  dans  mon  assiette 
naturelle,  comme  il  arrive  des  corps  massifs  qui  ont  du  poids;  si 
je  ne  suis  pas  en  possession  de  moi-même,  je  suis  toujours  bien 
près  d'y  être.  Mes  écarts  ne  sont  jamais  considérables,  n'ont  rien 
d'excessif  ni  d'étrange,  et  mes  retours  en  moi-même  sont  toujours 
sérieux  et  sincères. 

Les  hommes  en  général,  même  dans  leur  repentir,  ne 


122  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

la  commune  façon  de  nos  hommes,  c'est,  que  leur  retraicte  mesme 
est  pleine  de  corruption,  et  d'ordure  :  l'idée  de  leur  amendement 
chafourrce,  leur  pénitence  malade,  et  en  coulpe,  autant  à  peu  près 
que  leur  péché.  Aucuns,  ou  pour  cstre  collez  au  vice  d'vne  attache 
naturelle,  ou  par  longue  accoustumance,  n'en  trouuent  plus  la  lai- 
deur. A  d'autres,  duquel  régiment  ie  suis,  le  vice  poise,  mais  ils  le 
contrebalancent  auec  le  plaisir,  ou  autre  occasion  :  et  le  souffrent 
et  s'y  prestent,  à  certain  prix.  Vitieusement  pourtant,  et  lasche- 
ment.  Si  se  ppurroit-il  à  l'aduanture  imaginer,  si  esloignee  dispro- 
portion de  mesure,  où  auec  iustice,  le  plaisir  excuseroit  le  péché, 
comme  nous  disons  de  l'vtilité.  Non  seulement  s'il  estoit  accidentai, 
et  hors  du  péché,  comme  au  larrecin,  mais  en  l'exercice  mesmc 
d'iceluy,  comme  en  l'accointance  des  femmes,  oîi  l'incitation  est 
violente,  et,  dit-on,  par  fois  inuincible.  En  la  terre  d'vn  mien  pa- 
rent, l'autre  iour  que  i'estois  en  Armaignac,  ie  vis  vn  paisant,  que 
chacun  surnomme  le  Larron.  Il  faisoit  ainsi  le  conte  de  sa  vie  : 
Qu'estant  nay  mendiant,  et  trouuant,  qu'à  gaigner  son  pain  au  tra- 
uail  de  ses  mains,  il  n'arriueroit  iamais  à  se  fortifier  assez  contre 
l'indigence,  il  s'aduisa  de  se  faire  larron  :  et  auoit  employé  à  ce 
mesticr  toute  sa  ieuncsse,  en  seureté,  par  le  moyen  de  sa  force 
corporelle  :  car  il  moissonnoit  et  vcndangeoit  des  terres  d'autruy  : 
mais  c'estoit  au  loing,  et  à  si  gros  monceaux,  qu'il  estoit  inimagi- 
nable qu'vn  homme  en  eust  tant  emporté  en  vne  nuict  sur  ses 
espaules  :  et  auoit  soing  outre  cela,  d'égaler,  et  disperser  le  dom- 
mage qu'il  faisoit,  si  que  la  foule  estoit  moins  importable  à  chaque 
particulier.  Il  se  trouuc  à  cette  heure  en  sa  vieillesse,  riche  pour 
vn  homme  de  sa  condition,  mercy  à  cette  trafique  :  de  laquelle  il 
se  confesse  ouuertement.  Et  pour  s'accommoder  auec  Dieu,  de  ses 
acquests,  il  dit,  estre  tous  les  iours  après  à  satisfaire  par  bien- 
faicts,  aux  successeurs  de  ceux  qu'il  a  desrobez  :  et  s'il  n'acheue 
(car  d'y  pouruoir  tout  à  la  fois,  il  ne  peut)  qu'il  en  chargera  ses 
héritiers,  à  la  raison  de  la  science  qu'il  a  luy  seul,  du  mal  qu'il  a 
faict  à  chacun.  Par  cette  description,  soit  vraye  ou  fauce,  ccltuy-cy 
regarde  le  larrecin,  comme  action  des-honneste,  et  le  hayt,  mais 
moins  que  l'indigence  :  s'en  repent  bien  simplement,  mais  en  tant 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IL  123 

s'amendent  pas  ;  s'ils  cherchent  à,  être  autres,  c'est  qu'ils 
espèrent  s'en  mieux  trouver.  Pour  lui,  son  jugement  a  tou- 
jours dirigé  sa  conscience.  —  Ce  qui  nous  est  une  véritable 
condamnation  et  s'applique  à  notre  manière  de  faire  à  tous,  c'est 
que  lorsque  nous  revenons  sur  nos  erreurs,  notre  repentir  même 
est  entaché  de  corruption  et  de  mauvaises  intentions  ;  nous  n'avons 
que  confusément  l'idée  de  nous  amender,  nous  éludons  la  péni- 
tence que  nous  en  faisons,  et  nous  nous  y  comportons  d'une  façon 
à  peu  près  aussi  fautive  que  lorsque  nous  cédions  au  péché.  Quel- 
ques-uns, soit  parce  que  le  vice  est  dans  leur  nature,  soit  parce 
que  depuis  longtemps  il  est  dans  leurs  habitudes,  n'en  saisissent 
plus  la  laideur;  chez  d'autres,  du  nombre  desquels  je  suis,  il  leur 
est  à  charge,  mais  mettant  en  balance  le  plaisir  ou  tout  autre 
avantage  qu'ils  en  retirent,  ils  le  supportent  ou  s'y  prêtent,  moyen- 
nant une  transaction  qui  ne  laisse  pas  d'être  encore  du  vice  et  de 
la  lâcheté.  Cependant  on  peut  concevoir  parfois  entre  le  vice  et  le 
plaisir  qu'il  procure  une  disproportion  telle,  qu'avec  quelque  rai- 
son elle  excuse  le  péché,  comme  nous  disons  d'une  faute  légère 
dont  nous  retirons  des  avantages  importants;  et  cela,  non  seule- 
ment s'il  s'agit  de  plaisirs  accidentels  dont  on  ne  jouit  que  hors 
du  péché,  c'est-à-dire  qu'après  qu'il  a  été  commis,  ^tels  que  ceux 
que  procure  le  larcin,  mais  même  de  ces  plaisirs  qu'on  ressent  à 
l'instant  même  où  se  produit  la  faute,  comme  il  arrive  quand  on 
entre  en  jouissance  de  la  femme,  à  laquelle  nous  induit  une  tenta- 
tion violente,  quelquefois  même  irrésistible,  dit-on.  —  J'étais  l'au- 
tre jour  en  Armagnac,  dans  le  domaine  d'un  de  mes  parents  ;  j'y  vis 
un  paysan  qu'on  désigne  par  ce  surmon  :  le  Larron.  Il  racontait 
ainsi  son  existence  :  Né  de  parents  adonnés  à  la  mendicité,  et  trou- 
vant que  s'il  lui  fallait  gagner  sa  vie  en  travaillant  honnêtement,  il 
n'arriverait  jamais  à  se  mettre  à  l'abri  de  la  misère,  il  s'avisa  de 
se  faire  voleur,  métier  qu'il  pratiqua  durant  toute  sa  jeunesse,  sans 
jamais  se  compromettre  en  raison  de  sa  force  physique.  Il  allait 
moissonner  et  vendanger  les  terres  d'autrui  ;  mais  au  loin  et  sur 
des  étendues  telles  qu'on  ne  pouvait  supposer  qu'un  homme  seul 
pût,  sur  ses  épaules,  emporter  des  récoltes  en  aussi-  grande  quantité 
en  une  seule  nuit;  de  plus,  il  avait  soin  de  répartir  sur  divers  le 
dommage  qu'il  commettait,  de  sorte  que  les  pertes  subies  étaient 
de  moindre  importance  pour  chacun.  Aujourd'hui  qu'il  est  vieux, 
grâce  à  ce  mode  d'opérer  qu'il  confesse  ouvertement,  il  est  riche 
pour  un  homme  de  sa  condition.  Pour  entrer  en  arrangement  avec 
Dieu  au  sujet  de  ces  biens  mal  acquis,  il  dit,  que  tous  les  jours  il 
indemnise  par  ses  bienfaits  les  successeurs  de  ceux  qu'il  a  pillés  ; 
et  que,  s'il  n'arrive  pas  à  les  désintéresser  complètement  (ce  qu'il 
ne  peut  faire  d'une  seule  fois),  il  en  chargera  ses  héritiers,  étant 
seul  à  même  de  les  renseigner  à  cet  égard,  parce  que  seul  il  con- 
naît le  préjudice  causé  à  chacun.  Que  cette  histoire  soit  vraie  ou 
fausse,  celui  qui  l'a  contée,  considère  le  larcin  comme  une  chose 
déshonnête  et  l'a  en  haine,  mais  moins  encore  que  l'indigence  ;  il 


124  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

qu'elle  csloit  ainsi  contrebalancée  et  compensée,  il  ne  s'en  repent 
pas.  Cela,  ce  n'est  pas  cette  habitude,  qui  nous  incorpore  au  vice, 
et  y  conforme  nostre  entendement  mesme  :  ny  n'est  ce  vent  impé- 
tueux qui  va  troublant  et  aueuglant  à  secousses  nostre  ame,  et 
nous  précipite  pour  l'heure,  iugement  et  tout,  en  la  puissance  du 
vice.  le  fay  coustumierement  entier  ce  que  ie  fay,  et  marche  tout 
d'vne  pièce  :  ie  n'ay  guère  de  mouuement  qui  se  cache  et  desrobe  à 
ma  raison,  et  qui  ne  se  conduise  à  peu  près,  par  le  consentement 
de  toutes  mes  parties  :  sans  diuision,  sans  sédition  intestine  :  mon 
iugeraent  en  a  la  coulpe,  ou  la  louange  entière  :  et  la  coulpc  qu'il 
a  vne  fois,  il  l'a  tousiours  :  car  quasi  dés  sa  naissance  il  est  vn, 
mesme  inclination,  mesme  routte,  mesme  force.  Et  en  matière  d'o- 
pinions vniuerselles,  dés  l'enfance,  ie  me  logeay  au  poinct  où 
i'auois  à  me  tenir.  Il  y  a  des  péchez  impétueux,  prompts  et  subits, 
laissons  les  à  part  :  mais  en  ces  autres  péchez,  à  tant  de  fois  re- 
prins,  délibérez,  et  consultez,  ou  péchez  de  complexion,  ou  péchez 
de  profession  et  de  vacation  :  ie  ne  puis  pas  conceuoir,  qu'ils  soient 
plantez  si  long  temps  en  \n  mesme  courage,  sans  que  la  raison  et 
la  conscience  de  celuy  qui  les  possède,  le  vueille  constamment,  et 
l'entende  ainsin.  Et  le  repentir  qu'il  se  vante  luy  en  venir  à  certain 
instant  prescript,  m'est  vn  peu  dur  à  imaginer  et  former.  le  ne  suy 
pas  la  secte  de  Pythagoras,  que  les  hommes  prennent  vne  ame 
nouuelle,  quand  ils  approchent  des  simulacres  des  Dieux,  pour  re- 
cueillir leurs  oracles.  Sinon  qu'il  voulust  dire  cela  mesme,  qu'il 
faut  bien  qu'elle  soit  estrangere,  nouuelle,  et  prestee  pour  le 
temps  :  la  nostre  montrant  si  peu  de  signe  de  purification  et  net- 
teté condigne  à  cet  office.  Ils  font  tout  à  l'oppositc  des  préceptes 
Stoiques  :  qui  nous  ordonnent  bien,  de  corriger  les  imperfections 
et  vices  que  nous  recognoissons  en  nous,  mais  nous  défendent  d'en 
altérer  le  repos  de  nostre  ame.  Ceux-cy  nous  font  à  croire,  qu'ils 
en  ont  grande  desplaisance,  et  remors  au  dedans,  mais  d'amende- 
ment et  correction  ny  d'interruption,  ils  ne  nous  en  font  rien  ap- 
paroir. Si  n'est-ce  pas  guerison,  si  on  ne  se  descharge  du  mal.  Si  la 
rcpentance  pesoit  sur  le  plat  de  la  balance,  elle  emporteroit  le 
péché.  In  ne  Irouue  aucune  qualité  si  aysee  à  contrefaire,  que  la 
deuotion,  si  on  n'y  conforme  les  mœurs  et  la  vie  :  son  essence  est 
abstruse  et  occulte,  les  apparences  faciles  et  pompeuses.      Quant 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  Cil.  II.  125 

se  repent  d'une  façon  générale  d'y  avoir  eu  recours,  mais  étant  don- 
nés les  avantages  qu'il  en  a  retirés  et  la  réparation  qu'il  y  apporte, 
il  ne  s'en  repent  pas.  Ce  n'est  pas  là  assurément  le  cas  d'habitudes 
qui  font  que  le  vice  s'incarne  en  nous  et  oblitère  notre  entendement  ; 
ce  n'est  pas  davantage  le  fait  d'un  ouragan  qui,  ébranlant  violem- 
ment notre  âme,  la  trouble,  l'aveugle  et,  sur  le  moment,  précipite 
notre  jugement  et,  avec  lui,  tout  notre  être,  en  la  puissance  du  vice. 

D'ordinaire,  je  suis  tout  entier  à  ce  que  je  fais  et  vais  tout  d'une 
pièce;  je  n'ai  guère  de  mouvement  qui  se  dérobe,  échappe  à  ma 
raison,  et  qui  ne  se  produise  d'accord  avec  à  peu  près  toutes  les 
parties  de  moi-même,  sans  qu'il  y  ait  division  ou  antagonisme  entre 
elles;  mon  jugement  en  porte  uniquement  la  faute  ou  le  mérite, 
et  lorsque,  sur  un  point,  il  y  a  erreur  de  sa  part,  c'est  pour  tou- 
jours, car  depuis  presque  ma  naissance  il  n'a  pas  varié;  ses  pen- 
chants, sa  voie,  sa  force  sont  les  mêmes  et,  sur  les  questions  d'or- 
dre général,  dès  l'enfance  j'ai  conçu  les  opinions  que  j'ai  toujours 
gardées  depuis.  — H  y  a  des  péchés  impétueux,  prompts,  subits  :  ne 
nous  en  occupons  pas;  mais  il  y  en  a  d'autres  qui  se  reproduisent 
si  souvent  en  nous,  sur  lesquels  nous  délibérons  et  consultons  sans 
cesse,  qui  tiennent  à  notre  tempérament,  à  notre  profession,  à  la 
charge  que  nous  remplissons,  et  je  ne  puis  comprendre  que  ceux-ci 
nous  demeurent  si  longtemps  sans  que  nous  ayons  le  courage  de 
nous  y  soustraire,  si  la  raison  et  la  conscience  de  celui  chez  lequel 
ils  existent  ne  voulaient  et  ne  se  prêtaient  constamment  à  ce  qu'il  en 
soit  ainsi;  aussi  j'imagine  et  conçois  difficilement  que  le  repentir, 
qu'à  un  moment  donné  il  prétend  ressentir,  soit  réel.  Je  ne  comprends 
pas  la  secte  de  Pythagore,  quand  elle  dit  «  que  les  hommes  prennent 
une  âme  nouvelle,  quand  ils  approchent  des  images  des  dieux  pour 
recueillir  leurs  oracles  »,  si  cela  ne  signifie  «  qu'il  faut  bien  que, 
pour  la  circonstance,  notre  âme  soit  étrangère  à  elle-même,  soit 
nouvelle,  qu'elle  nous  ait  été  momentanément  prêtée;  parce  que 
telle  qu'elle  est,  elle  témoigne  trop  peu  qu'elle  se  soit  purifiée  et  ait 
atteint  le  degré  de  netteté  qui  convient  pour  approcher  la  divinité  ». 

Nous  faisons  tout  l'opposé  de  ce  que  prônent  les  Stoïciens  qui, 
tout  en  nous  ordonnant  de  corriger  les  imperfections  et  les  vices 
que  nous  reconnaissons  en  nous,  nous  défendent  de  faire  que  ce 
soit  un  sujet  de  trouble  pour  le  repos  de  notre  âme.  Nous,  nous 
cherchons  à  faire  croire  que  nous  en  avons  un  grand  regret  et  que 
le  remords  nous  dévore  intérieurement;  mais  que  nous  nous  amen- 
dions, que  nous  nous  corrigions,  que  nous  interrompions  nos  pro- 
grès dans  la  mauvaise  voie,  il  n'y  paraît  pas.  Il  n'y  a  de  guérison 
que  si  on  se  décharge  de  son  mal;  un  repentir  sincère  mis  dans 
un  plateau  de  la  balance,  l'emporterait  aisément  sur  le  péché  placé 
dans  l'autre.  Je  ne  vois  aucune  qualité  si  aisée  à  contrefaire  que  la 
dévotion,  si  on  n'y  conforme  ni  ses  mœurs,  ni  sa  vie;  elle  est,  par 
essence,  cachée  et,  difficile  à  pénétrer,  l'apparence  en  est  facile  et 
produit  fort  bel  effet. 

Il  ne  se  repent  aucunement  de  sa  vie  passée,  et  les  er- 


126  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

à  moy,  ie  puis  désirer  en  gênerai  estre  autre  :  ie  puis  condamner 
et  me  desplaire  de  ma  forme  vniuerselle,  et  supplier  Dieu  pour 
mon  entière  reformation,  et  pour  l'excuse  de  ma  foiblesse  natu- 
relle :  mais  cela,  ie  ne  le  doibs  nommer  repentir,  ce  me  semble, 
non  plus  que  le  desplaisir  de  n'estre  ny  Ange  ny  Caton.  Mes  actions 
sont  réglées,  et  conformes  à  ce  que  ie  suis,  et  à  ma  condition.  le  ne 
puis  faire  mieux  :  et  le  repentir  ne  touche  pas  proprement  les 
choses  qui  ne  sont  pas  en  nostre  force  :  ouy  bien  le  regret.  l'ima- 
gine infinies  natures  plus  hautes  et  plus  réglées  que  la  mienne.  le 
n'amende  pourtant  mes  facultez  :  comme  ny  mon  bras,  ny  mon  es- 
prit, ne  deuiennent  plus  vigoureux,  pour  en  conceuoir  vn  autre  qui 
le  soit.  Si  l'imaginer  et  désirer  vn  agir  plus  noble  que  le  nostre, 
produisoit  la  repentance  du  nostre,  nous  aurions  à  nous  repentir 
de  nos  opérations  plus  innocentes  :  d'autant  que  nous  iugeons  bien 
qu'en  la  nature  plus  excellente,  elles  auroyent  esté  conduictes  d'vne 
plus  grande  perfection  et  dignité  :  et  voudrions  faire  de  mesme. 
Lors  que  ie  consulte  des  deportemens  de  ma  ieunesse  auec  ma 
vieillesse,  ie  trouue  que  ie  les  ay  communément  conduits  auec  or- 
dre, selon  moy.  C'est  tout  ce  que  peut  ma  résistance.  le  ne  me  flatte 
pas  :  à  circonstances  pareilles,  ie  seroy  tousiours  tel.  Ce  n'est  pas 
macheure,  c'est  plustost  vne  teinture  vniuerselle  qui  me  tache.  le 
ne  cognoy  pas  de  repentance  superficielle,  moyenne,  et  de  céré- 
monie. Il  faut  qu'elle  me  touche  de  toutes  parts,  auant  que  ie  la 
nomme  ainsin  :  et  qu'elle  pinse  mes  entrailles,  et  les  afflige  au- 
tant profondement,  que  Dieu  me  voit,  et  autant  vniuersellement. 
Quand  aux  négoces,  il  m'est  eschappé  plusieurs  bonnes  auantu- 
res,  à  faute  d'heureuse  conduitte  :  mes  conseils  ont  pourtant  bien 
choisi,  selon  les  occurrences  qu'on  leur  presentoit.  Leur  façon  est  de 
prendre  tousiours  le  plus  facile  et  seur  party.  le  trouue  qu'en  mes 
délibérations  passées,  i'ay,  selon  ma  règle,  sagement  procédé, 
pour  Testât  du  subiect  qu'on  me  proposoit  :  et  en  ferois  autant 
d'icy  à  mille  ans,  en  pareilles  occasions.  le  ne  regarde  pas,  quel  il 
est  à  cette  heure,  mais  quel  il  cstoit,  quand  l'en  consultois.  La 
force  de  tout  conseil  gist  au  temps  :  les  occasions  et  les  matières 
roulent  et  changent  sans  cesse.  I'ay  encouru  quelques  loiu-dos  er- 
reurs en  ma  vie,  et  importantes  :  non  par  faute  de  bon  aduis,  mais 
par  faute  de  bon  heur.  Il  y  a  des  parties  secrettes  aux  ohiects, 
qu'on  manie,  et  indiulnables  :  signamment  en  hi  nature  des  boni- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  II.  127 

reurs  qu'il  a  pu  commettre,  c'est  à  la  fortune  et  non  à  son 
jugement  qu'il  en  impute  la  faute.  —  Personnellement,  je  puis 
souhaiter,  d'une  façon  générale,  être  autre  que  je  suis;  je  puis  me 
condamner  et  me  déplaire  dans  mon  ensemble,  supplier  Dieu  de 
me  modifier  du  tout  au  tout  et  lui  demander  d'excuser  ma  faiblesse 
naturelle;  mais,  cela,  je  ne  saurais  l'appeler  du  repentir,  pas  plus 
que  je  ne  nomme  ainsi  le  déplaisir  que  j'éprouve  de  n'être  ni  un 
ange,  ni  un  Caton.  Mes  actions  sont  réglées  et  conformes  à  ce  que 
je  suis  et  à  ma  condition;  je  ne  puis  faire  mieux,  et  le  repentir  ne 
s'applique  pas  aux  choses  qui  sont  au-dessus  de  nos  forces,  tout  au 
plus  est-ce  du  regret  que  nous  pouvons  en  éprouver.  J'imagine  qu'il 
existe  des  natures  infiniment  plus  élevées  et  mieux  ordonnées  que 
la  mienne;  cela  ne  fait  pas  que  je  puisse  perfectionner  mes  qua- 
lités, pas  plus  que  ni  mon  bras,  ni  mon  esprit  n'acquièrent  plus  de 
vigueur,  parce  que  j'en  conçois  qui  en  aient  davantage.  Si  imaginer 
et  désirer  agir  plus  noblement  que  nous  ne  le  faisons,  avait  pour 
effet  que  nous  nous  repentions  de  ce  que  nous  avons  fait,  nous 
aurions  à  nous  repentir  de  nos  actions  les  plus  innocentes,  d'autant 
que  nous  nous  rendons  bien  compte  que  chez  une  nature  meilleure 
que  la  nôtre,  elles  eussent  été  accomplies  avec  plus  de  perfection 
et  de  dignité,  et  nous  voudrions  faire  de  même.  Lorsque,  mainte- 
nant que  j'ai  atteint  la  vieillesse,  je  réfléchis  à  la  manière  dont  je 
me  suis  comporté  dans  ma  jeunesse,  je  trouve  que  je  me  suis  pres- 
que toujours  conduit  avec  ordre;  selon  ce  qui  m'était  possible,  j'ai 
opposé  au  mal  toute  la  résistance  dont  j'étais  capable.  En  ceci  je 
ne  me  flatte  pas  et,  en  pareilles  circonstances,  je  serais,  encore  et 
toujours,  tel  que  j'ai  été;  ce  n'est  pas  une  tache  qui  est  en  moi, 
c'est  mon  teint  général  qui  est  ainsi.  Je  ne  connais  pas  de  repentir 
superficiel,  mitigé  ou  de  pure  cérémonie;  pour  qu'il  y  ait  repentir, 
il  faut,  selon  moi,  que  rien  ne  demeure  hors  de  son  atteinte,  qu'il  me 
tenaille  les  entrailles,  les  meurtrisse  aussi  profondément  que  pénè- 
tre le  regard  de  Dieu  et  que,  comme  lui,  il  s'étende  à  tout  mon  être. 
Pour  ce  qui  est  de  mes  affaires  d'intérêt,  j'en  ai  manqué  plu- 
sieurs de  très  avantageuses,  faute  de  les  avoir  bien  menées;  les 
réflexions  qui  les  avaient  précédées  n'ont  pourtant  jamais  cessé 
d'être  justes,  eu  égard  aux  circonstances  qui  se  présentaient;  du 
reste,  je  me  résous  toujours  au  parti  le  plus  facile  et  le  plus  sûr. 
En  revenant  aujourd'hui  sur  ce  passé,  je  trouve  qu'en  observant 
toujours  cette  règle,  j'ai  sagement  procédé  vu  l'état  de  la  question 
sur  laquelle  j'avais  à  prononcer  et,  qu'en  pareilles  occasions,  je 
ferais  de  même  dans  mille  ans  d'ici;  je  ne  considère  pas,  bien  en- 
tendu, ce  qui  est  à  l'heure  présente,  mais  ce  qui  était  quand  j'ai  eu 
à  décider;  la  valeur  d'une  décision  est  toute  momentanée,  les  cir- 
constances et  les  matières  auxquelles  elle  a  trait,  allant  roulant  et 
se  modifiant  sans  cesse.  —  J'ai,  dans  mon  existence,  commis  quel- 
ques lourdes  erreurs,  importantes  même,  non  parce  que  je  n'ai  pas 
vu  juste,  mais  par  malchance.  11  y  a,  dans  toute  affaire  que  l'on 
traite,  des  points  cachés  que  l'on  ne  peut  deviner,  particulièrement 


128  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

mes  :  des  conditions  muettes,  sans  montre,  incognues  par  fois  du 
possesseur  mesme  :  qui  se  produisent  et  esueillent  par  des  occa- 
sions suruenantes.  Si  ma  prudence  ne  les  a  peu  pénétrer  et  prole- 
tizer,  ie  ne  luy  en  sçay  nul  mauuais  gré  :  sa  charge  se  contient  en 
ses  limites.  Si  l'euenement  me  bat,  et  s'il  fauorise  le  party  que  i'ay 
refusé  :  il  n  y  a  remède,  ie  ne  m'en  prens  pas  à  moy,  i'accuse  ma 
fortune,  non  pas  mon  ouurage  :  cela  ne  s'appelle  pas  repentir. 
Phocion  auoit  donné  aux  Athéniens  certain  aduis,  qui  ne  fut  pas 
suiuy  :  l'affaire  pourtant  se  passant  contre  son  opinion,  auec  pros- 
périté, quelqu'vn  luy  dit  :  Et  bien  Phocion,  es  tu  content  que  la 
chose  aille  si  bien?  Bien  suis-ie  content,  fit-il,  qu'il  soit  aduenu 
cecy,  mais  ie  ne  me  repens  point  d'auoir  conseillé  cela.  Quand  mes 
amis  s'adressent  à  moy,  pour  estre  conseillez,  ie  le  fay  librement  et 
clairement,  sans  m'arrester  comme  faict  quasi  tout  le  monde,  à  ce 
que  la  chose  estant  hazardeuse,  il  peut  aduenir  au  rebours  de  mon 
sens,  par  où  ils  ayent  à  me  faire  reproche  de  mon  conseil  :  dequoy 
il  ne  me  chaut.  Car  ils  auront  tort,  et  ie  n'ay  deu  leur  refuser  cet 
office.  le  n'ay  guère  à  me  prendre  de  mes  fautes  ou  infortunes, 
à  autre  qu'à  moy.  Car  en  effect,  ie  me  sers  rarement  des  aduis 
d'autruy,  si  ce  n'est  par  honneur  de  cérémonie  :  sauf  où  i'ay  be- 
soing  d'instruction  de  science,  ou  de  la  cognoissance  du  faict.  Mais 
es  choses  où  ie  n'ay  à  employer  que  le  iugement  :  les  raisons 
estrangeres  peuuent  seruir  à  m'appuyer,  mais  peu  à  me  destoui- 
ner.  le  les  escoute  fauorablement  et  décemment  toutes.  Mais,  qu'il 
m'en  souuienne,  ie  n'en  ay  creu  iusqu'à  cette  heure  que  les  mien- 
nes. Selon  moy,  ce  ne  sont  que  mousches  et  atomes,  qui  promei- 
nent  ma  volonté.  le  prise  peu  mes  opinions  :  mais  ie  prise  aussi 
peu  celles  des  autres,  fortune  me  paye  dignement.  Si  ie  ne  reeoy 
pas  de  conseil,  l'en  donne  aussi  peu.  l'en  suis  peu  enquis,  et  encore 
moins  creu  :  et  ne  sache  nulle  entreprinse  publique  ny  priuee,  que 
mon  aduis  aye  redressée  et  ramenée.  Ceux  mesmes  que  la  fortune 
y  auoit  aucunement  attachez,  se  sont  laissez  plus  volontiers  manier 
à  toute  autre  ceruelle  qu'à  la  mienne.  Comme  cil  qui  suis  bien  au- 
tant ialoux  des  droits  de  mon  repos,  que  des  droits  de  mon  aucto- 
rité,  ie  l'ayme  mieux  ainsi.  Me  laissant  là,  on  fait  selon  ma  profes- 
sion, qui  est,  de  m'establir  et  contenir  tout  en  moy.  Ce  m'est 
plaisir,  d'estre  desirilcrcssé  des  affaires  d'autruy,  et  desgagé  de 


TRADUCTION.  —  UV.  III,  Cil.  II.  129 

ceux  ayant  trait  à  la  nature  des  hommes  ;  des  conditions  qui  n'ap- 
paraissent, ni  ne  se  révèlent,  parfois  même  inconnues  de  celui  chez 
lequel  elles  existent,  et  qui  ne  s  éveillent  et  ne  surgissent  que  parce 
que  l'occasion  survient.  Si  ma  prudence  n'a  pu  les  pénétrer,  ni  les 
prophétiser,  je  ne  lui  en  sais  pas  mauvais  gré;  elle  a  agi  dans  les  li- 
mites de  ce  qui  lui  incombait.  Si  l'événement  me  trahit,  s'il  favo- 
rise la  solution  que  j'ai  écartée,  il  n'y  a  pas  de  remède;  mais  je  ne 
m'en  prends  pas  à  moi,  j'accuse  la  fortune  et  non  ce  que  j'ai  fait. 
Cela,  non  plus,  n'est  pas  du  repentir. 

Les  conseils  sont  indépendants  des  événements.  Mon- 
taigne en  demandait  peu  et  en  donnait  rarement;  une  fois 
l'affaire  finie,  il  ne  se  tourmentait  pas  de  la  suite  à  la- 
quelle elle  avait  abouti.  —  Phocion  avait  donné  aux  Athéniens 
un  conseil  qui  ne  fut  pas  adopté;  l'affaire  ayant  cependant  réussi 
contre  ce  qu'il  en  avait  pensé,  quelqu'un  lui  dit  :  «  Eh  bien,  Pho- 
cion, es-tu  content  de  voir  que  cela  marche  si  bien?  »  —  «  Je  suis 
content,  répondit-il,  que  les  choses  aient  ainsi  tourné,  mais  je  ne 
me  repens  pas  du  conseil  que  j'ai  donné.  »  —  Quand  mes  amis  s'a- 
dressent à  moi  pour  avoir  un  avis,  je  le  leur  donne  librement,  net- 
tement, sans  m'inquiétcr,  comme  fait  presque  tout  le  monde,  de 
ce  que,  si  la  chose  est  hasardeuse,  il  peut  arriver  qu'elle  tourne  à 
l'inverse  de  ce  que  j'ai  cru,  et  qu'on  pourra  me  reprocher  le  con- 
seil que  j'ai  émis;  cette  éventualité  m'importe  peu,  ceux  qui  m'en 
feraient  reproche  auraient  tort  et  cela  ne  saurait  faire  que  j'eusse 
dû  leur  refuser  ce  service. 

Je  n'ai  guère  à  m'en  prendre  à  d'autres  qu'à  moi,  de  mes  fautes 
ou  de  mes  infortunes;  car,  en  réalité,  je  n'ai  guère  recours  aux 
avis  d'autrui,  si  ce  n'est  par  déférence,  ou  lorsque  j'ai  besoin  d'être 
renseigné,  n'ayant  pas  la  science,  ou  une  connaissance  suffisante 
du  fait.  Mais,  dans  les  choses  où  le  jugement  seul  est  en  cause,  les 
raisons  émises  par  d'autres  peuvent  servir  à  m'affermir  dans  ma 
décision,  elles  ne  me  font  guère  revenir  dessus;  je  les  écoute  toutes 
avec  intérêt  et  attention;  seulement,  autant  qu'il  m'en  souvient,  je 
ne  m'en  suis  jamais  rapporté  jusqu'ici  qu'à  moi-même.  J'estime 
que  ce  ne  sont  que  des  mouches,  des  riens  qui  font  vaciller  ma  vo- 
lonté; je  prise  peu  mes  propres  opinions,  mais  je  ne  fais  pas  plus 
cas  de  celles  des  autres.  La  fortune  me  le  rend  bien  :  si  je  ne  reçois 
pas  de  conseils,  j'en  donne  aussi  fort  peu;  on  ne  m'en  demande 
guère,  on  les  suit  moins  encore,  et  je  ne  connais  pas  d'affaire  pu- 
blique ou  privée  que  mon  avis  ait  modifiée  et  remise  sur  pied.  Ceux 
mêmes  que  les  circonstances  ont  mis  dans  le  cas  de  me  consulter, 
se  sont  d'ordinaire  laissé  conduire  plutôt  par  d'autres  cervelles 
que  par  la  mienne;  et  comme  je  suis  aussi  jaloux  de  mon  repos 
que  de  mon  autorité,  je  préfère  qu'il  en  soit  ainsi  :  en  me  laissant 
de  côté,  on  satisfait  à  mes  goûts  qui  sont  de  penser  à  moi-même  et 
de  conserver  par  devers  moi  le  fruit  de  mes  réflexions.  J'ai  plaisir 
à  me  trouver  désintéressé  des  affaires  d'autrui  et  n'en  avoir  pas  de 
responsabilité. 

ESSAIS   DE  MONTAIGNE.  —  T.    IIF.  9 


i30  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

leur  gariement.  En  tous  affaires  quand  ils  sont  passés,  comment 
que  ce  soit,  i'ay  peu  de  regret  :  car  cette  imagination  me  met  hors 
de  peine,  qu'ils  douoycnt  ainsi  passer  :  les  voyla  dans  le  grand 
cours  do  rvniuers,  et  dans  lencheineure  des  causes  Stoïques.  Vostre 
fantasie  n'en  peut,  par  souhait  et  imagination,  remuer  vn  poinct, 
que  tout  l'ordre  des  choses  ne  renuerse  et  le  passé  et  l'aduenir. 
Au  demeurant,  ie  hay  cet  accidentai  repentir  que  Taage  apporte. 
Celuy  qui  disoit  anciennement,  estre  obligé  aux  années,  dequoy 
elles  Tauoyent  dcffait  de  la  volupté,  auoit  autre  opinion  que  la 
mienne.  le  ne  sçauray  iamais  bon  gré  à  l'impuissance,  de  bien 
qu'elle  me  face.  Nec  tant  auersa  vnquam  videbitur  ah  opère  suo 
•prouidentia,  vt  débilitais  inter  optima  inuenta  sit.  Nos  appétits 
sont  rares  en  la  vieillesse  :  vne  profonde  satiété  nous  saisit  après 
le  coup.  En  cela  ie  ne  voy  rien  de  conscience.  Le  chagrin,  et  la 
foiblesse  nous  impriment  vne  vertu  lasche,  et  caterreuse.  Il  ne  nous 
faut  pas  laisser  emporter  si  entiers,  aux  altérations  naturelles,  que 
d'en  abastardir  notre  iugement.  La  ieunesse  et  le  plaisir  n'ont  pas 
faict  autrefois  que  i'aye  mescogneu  le  visage  du  vice  en  la  volupté  : 
ny  ne  fait  à  cette  heure,  le  degoust  que  les  ans  m'apportent,  que 
ie  mescognoisse  celuy  de  la  volupté  au  vice.  Ores  que  ie  n'y  suis 
plus,  l'en  iugc  comme  si  i'y  estoy.  Moy  qui  la  secoue  viuement  et 
attentiuement,  trouue  que  ma  raison  est  celle  mesme  que  i'auoy  en 
l'aage  plus  Hcencieux  :  sinon  à  l'auanture,  d'autant  qu'elle  s'est 
affoiblie  et  empiree,  en  vieillissant.  Et  trouuo  que  co  quelle  refuse 
de  m'enfourner  à  ce  plaisir,  en  considération  de  l'interest  de  ma 
santé  corporelle,  elle  ne  le  feroit  non  plus  qu'autrefois,  pour  la 
santé  spirituelle.  Pour  la  voir  hors  de  combat,  ie  ne  l'estime  pas 
plus  valeureuse.  Mes  tentations  sont  si  cassées  et  mortifiées,  ({u'elles 
ne  valent  pas  qu'elle  s'y  oppose  :  tendant  seulement  les  mains  au 
deuant,  ie  les  coniure.  Qu'on  luy  remette  en  présence,  cette  an- 
cienne concupiscence,  ie  crains  qu'elle  auroit  moins  de  force  à  la 
soustenir,  qu'elle  n'auoit  autrefois.  le  ne  luy  voy  rien  iuger  à  part 
soy,  que  lors  elle  ne  iugcast,  ny  aucune  nouuelle  clarté.  Parquoy 
s'il  y  q  conualescence,  c'est  vne  conualescencc  maleflciee.  Miséra- 
ble sorte  de  remède,  deuoir  à  la  maladie  sa  santé.  C(;  n'est  pas  à 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  II.  131 

Toute  affaire  terminée,  n'importe  de  quelle  façon,  me  laisse  peu 
de  regrets;  l'idée  qu'il  devait  en  être  ainsi,  m'ôte  tout  souci;  la 
voilà  entrée  dans  le  grand  courant  universel,  dans  cet  enchaîne- 
ment des  causes  dont,  au  dire  des  Stoïciens,  dépendent  tous  les 
événements  futurs,  auquel  votre  caprice  ne  peut  ni  souhaiter  ni 
imaginer  la  plus  petite  modification.  S'il  en  était  autrement,  ce  se- 
rait le  renversement  de  tout  l'ordre  de  choses  dans  le  passé  et  dans 
l'avenir. 

On  ne  saurait  appeler  repentir  les  changements  que 
l'âge  apporte  dans  notre  manière  de  voir;  la  sagesse  des 
vieillards  n'est  que  de  l'impuissance,  ils  raisonnent  autre- 
ment mais  peut-être  moins  sensément  que  dans  la  vigueur 
de  l'âge.  —  Je  hais  ce  repentir  accidentel  que  l'âge  apporte.  Je 
ne  suis  pas  de  l'avis  de  celui  qui,  dans  l'antiquité,  disait  devoir 
aux  années  l'obligation  d'être  débarrassé  de  la  volupté.  Quel  que 
soit  le  bien  que  j'en  puisse  retirer,  je  ne  me  résignerai  jamais  de 
bonne  grâce  à  l'impuissance  qui  s'est  emparée  de  moi  :  «  Jamais  la 
Providence  ne  sera  si  ennemie  de  son  œuvre,  que  l'affaiblissement 
de  nos  facultés  génératrices  soit  mis  au  rang  des  meilleures  choses 
{Quintilien).  »  Nos  désirs  sont  peu  fréquents  quand  nous  sommes 
arrivés  à  la  vieillesse;  une  profonde  satiété  s'empare  de  nous  dès 
que  nous  les  avons  satisfaits;  à  cela,  la  conscience  n'a  rien  à  voir; 
l'épuisement  et  la  prostration  qui  en  résultent,  nous  inspirent  une 
vertu  qui  n'est  que  de  la  fatigue  et  du  catarrhe.  Il  ne  faut  pas  nous 
laisser  si  complètement  impressionner  par  ces  altérations  qui  sont 
dans  Tordre  naturel  des  choses,  que  notre  jugement  en  soit  at- 
teint. La  jeunesse  et  le  plaisir  ne  m'ont  pas  empêché  jadis  de  re- 
connaître le  vice  sous" le  masque  de  la  volupté;  le  manque  d'ap- 
pétit que  les  ans  m'apportent,  ne  font  pas  qu'à  cette  heure  je  mé- 
connaisse la  volupté  sous  le  masque  du  vice;  maintenant  que  je 
n'y  suis  plus  intéressé,  je  juge  comme  si  je  l'étais.  Moi  qui  secoue 
vivement  et  attentivement  ma  raison,  je  trouve  qu'elle  est  la  même 
que  lorsque  j'étais  à  un  âge  où  l'on  est  plus  porté  à  la  débauche, 
avec  cette  seule  différence  que  peut-être  elle  s'est  affaiblie  et  est 
devenue  pire  en  vieillissant;  je  ne  trouve  pas  que  les  plaisirs  aux- 
quels elle  refuse  que  je  me  livre  aujourd'hui  par  considération  pour 
la  santé  de  mon  corps,  elle  me  les  refuserait  dans  l'intérêt  du  salut 
de  mon  âme  plus  qu'elle  ne  l'a  fait  autrefois.  De  ce  qu'elle  est  hors 
de  combat,  je  ne  l'en  estime  pas  plus  valeureuse  pour  cela;  mes 
tentations  sont  si  passagères,  si  atténuées,  qu'elles  ne  valent  pas  la 
peine  qu'elle  s'y  oppose;  il  me  suffit  aujourd'hui  de  les  écarter 
d'un  signe  de  la  main  pour  les  éconduire.  Qu'on  la  mette  en  pré- 
sence de  ces  désirs  ardents  qui  me  possédaient  jadis,  je  craindrais 
qu'elle  ait  encore  moins  de  force  de  résistance  qu'autrefois;  je 
ne  vois  pas  qu'elle  en  juge  autrement  qu'elle  en  jugeait  alors,  ni 
plus  sainement;  si  donc  elle  est  en  voie  de  guérison,  l'amélioration 
est  due  en  ce  qu'elle  est  en  de  moins  bonnes  conditions;  quelle 
misère  qu'un  tel  remède,  qui  nous  fait  devoir  la  santé  à  la  mala- 


132  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

nostrc  malheur  de  faire  cet  office  :  c'est  au  bon  heur  de  nostre 
iugement.  On  ne  me  fait  rien  faire  par  les  offenses  et  afflictions, 
que  les  maudire.  C'est  aux  gents,  qui  ne  s'esueillent  qu'à  coups  de 
fouet.  Ma  raison  a  bien  son  cours  plus  deliure  en  la  prospérité  : 
elle  est  bien  plus  distraitte  et  occupée  à  digérer  les  maux,  que  les 
plaisirs.  le  voy  bien  plus  clair  en  temps  serain.  Le  santé  m'aduertit, 
comme  plus  alaigrement,  aussi  plus  vtilement,  que  la  maladie.  le 
me  suis  auancé  le  plus  que  i'ay  peu,  vers  ma  réparation  et  règle- 
ment, lors  que  i'auoy  à  en  iouïr.  le  seroy  honteux  et  enuieux,  que 
la  misère  et  l'infortune  de  ma  vieillesse  eust  à  se  préférer  à  mes 
bonnes  années,  saines,  esueillees,   vigoureuses.  Et  qu'on  eust  à 
m'estimer,  non  par  où  i'ay  esté,  mais  par  où  i'ay  cessé  d'estre.      A 
mon  aduis,  c'est  le  viure  heureusement,  non,  comme  disoit  Antis- 
thenes,  le  mourir  heureusement,  qui  fait  l'humaine  félicité.  le  ne 
me  suis  pas  attendu  d'attacher  monstrueusement  la  queue  d"vn 
philosophe  à  la  teste  et  au  corps  d'vn  homme  perdu  :  ny  que  ce 
chetif  bout  eust  à  desaduoûer  et  desmentir  la  plus  belle,  entière  et 
longue  partie  de  ma  vie.  le  me  veux  présenter  et  faire  veoir  par  tout 
vniformément.  Si  i'auois  à  reuiure,  ie  reuiurois  comme  i'ay  vescu. 
Ny  ie  ne  pleins  le  passé,  ny  ie  ne  crains  l'aduenir  :  et  si  ie  ne  me 
deçoy,  il  est  allé  du  dedans  enuiron  comme  du  dehors.  C'est  vne 
des  principales  obligations,  que  i'aye  à  ma  fortune,  que  le  cours  de 
mon  estât  corporel  ayt  esté  conduit,  chasque  chose  en  sa  saison, 
l'en  ay  veu  l'herbe,  et  les  fleurs,  et  le  fruit  :  et  en  voy  la  sécheresse. 
Heureusement,  puisque  c'est  naturellement.  le   porte  bien    plus 
doucement  les  maux  que  i'ay,  d'autant  qu'ils  sont  en  leur  poinct  : 
et  qu'ils  me  font  aussi  plus  fauorablement  souuenir  de  la  longue 
félicité  de  ma  vie  passée.  Pareillement,  ma  sagesse  peut  bien  estre 
de  mesme  taille,  en  l'vn  et  en  l'autre  temps  :  mais  elle  cstoit  bien 
de  plus  d'exploit,  et  de  meilleure  grâce,  verte,  gaye,  naïue,  qu'elle 
n'est  à  présent,  cassée,  grondeuse,  laborieuse.  le  renonce  donc  à 
ces  reformations  casuelles  et  douloureuses.  Il  faut  que  Dieu  nous 
touche  le  courage  :  il  faut  que  nostre  conscience  s'amende  d'elle 
mesme,  par  renforcement  de  nostre  raison,  non  par  l'afToiblisse- 
ment  de  nos  appétits.  La  volupté  n'en  est  en  soy,  ny  pasle,  ny  des- 
coulourco,  pour  estre  apperceuë  par  des  yeux  chassieux  et  troubles. 
On  doibt  aymer  la  tempérance  par  elle  mesme,  ot  poiu*  le  res- 


TRADUCTION.  —  LIV.  Ill,  CH.  II.  133 

die!  Ce  n'est  pas  à  notre  malheur  que  nous  devrions  être  redevables 
de  ce  service,  mais  au  bonheur  d'avoir  un  jugement  apte  à  nous  le 
rendre.  —  On  n'obtient  rien  de  moi  par  les  offenses  et  les  sévices; 
ils  ne  font  que  m'irriter,  ce  sont  procédés  bons  pour  les  gens  qui 
ne  marchent  qu'à  coups  de  fouet.  Ma  raison  s'exerce  bien  plus  li- 
brement quand  les  choses  vont  à  mon  gré;  elle  est  bien  plus  ab- 
sorbée, préoccupée,  lorsqu'il  lui  faut  se  résigner  au  mal  que  songer 
au  plaisir.  Je  juge  bien  mieux,  quand  je  suis  en  bonne  disposition; 
en  santé,  je  vois  les  choses  sous  un  jour  plus  allègre  et  plus  pratique 
que  lorsque  je  suis  malade.  —  Je  me  suis  mis  en  règle  et  me  suis 
réconcilié  avec  ma  conscience  le  plus  que  j'ai  pu,  alors  que  j'étais 
encore  à  même  de  jouir  de  cet  état  réparateur;  j'eusse  été  honteux 
et  jaloux  que  ma  vieillesse,  en  son  état  de  misère  et  d'infortune,  eût 
été  mieux  partagée  sous  ce  rapport  que  mes  bonnes  années,  alors 
que  j'étais  sain,  éveillé  et  vigoureux,  et  qu'on  eût  actuellement  à 
me  juger,  non  sur  la  vie  que  j'ai  menée,  mais  sur  l'état  en  lequel 
je  suis  quand  je  vais  cesser  d'être. 

A  mon  avis,  le  bonheur  de  l'homme  consiste  à  «  vivre  heureux  »  ; 
et  non,  comme  disait  Antisthènes,  à  «  mourir  heureux  ».  Je  n'ai 
pas  attendu  d'en  être  réduit  à  cette  monstruosité  d'affubler  une  tête 
et  un  corps  d'homme  déjà  perdu,  d'une  queue  de  philosophe,  et 
que  le  peu  de  temps  qui  me  reste  à  végéter  fût  un  désaveu  et  un 
démenti  de  la  plus  belle,  la  plus  complète  et  la  plus  longue  partie 
de  ma  vie;  je  veux  me  présenter  et  qu'on  me  voie,  à  tous  égards, 
sous  un  jour  uniforme.  Si  j'avais  à  revivre,  je  revivrais  comme  j'ai 
vécu;  je  ne  regrette  pas  le  passé  et  ne  redoute  pas  l'avenir;  si  je  ne 
m'abuse,  mes  pensées  ont  toujours  été  à  peu  près  de  pair  avec  mes 
actes.  —  C'est  une  des  principales  obligations  que  je  dois  à  ma 
bonne  fortune,  que  mon  état  physique  ait  toujours  répondu  à  ce 
que  comportaient  mes  saisons  ;  j'en  ai  vu  l'herbe,  les  fleurs,  le 
fruit,  et  j'en  vois  heureusement  la  sécheresse;  je  dis  heureusement, 
parce  que  c'est  dans  l'ordre  de  la  nature.  Je  supporte  assez  douce- 
ment les  maux  dont  je  suis  affligé,  d'autant  qu'ils  viennent  à  leur 
heure,  me  rendant  plus  agréable  le  souvenir  de  la  longue  félicité 
dont  j'ai  joui  dans  le  passé.  Ma  sagesse  a  bien  été  sensiblement  la 
même  à  ces  diverses  époques  de  ma  vie;  cependant  jadis,  bien  plus 
entreprenante ,  elle  avait  meilleure  grâce ,  était  plus  alerte ,  gaie , 
naturelle,  qu'elle  n'est  à  présent  cassée,  grondeuse,  pénible;  je  re- 
nonce donc  à  toutes  les  modifications  de  circonstance,  qui  nous  coû- 
tent tant,  auxquelles  nous  sommes  sollicités  sur  la  fin  de  nos  jours. 
Que  Dieu  nous  en  donne  le  courage,  mais  il  faut  que  notre  cons- 
cience s'amende  d'elle-même,  par  le  fait  que  notre  raison  prend 
plus  de  force  et  non  parce  que  nos  appétits  se  réduisent;  la  volupté 
n'est  par  elle-même  ni  pâle,  ni  décolorée  de  ce  que  notre  vue  atîai- 
blie  et  trouble  nous  la  fait  apercevoir  sous  cette  apparence. 

Il  faut  s'observer  dans  la  vieillesse  pour  éviter,  autant 
que  possible,  les  imperfections  qu'elle  apporte  avec  elle. 
—  On  doit  aimer  la  tempérance  pour  elle-même  et  par  respect  pour 


134  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

pect  de  Dieu  qui  nous  Ta  ordonnée,  et  la  chasteté  :  celle  que  les 
caterres  nous  prestent,  et  que  ie  doibs  au  bénéfice  de  ma  cholique, 
ce  n'est  ny  chasteté,  ny  tempérance.  On  ne  peut  se  vanter  de  mes- 
priser  et  combatre  la  volupté,  si  on  ne  la  voit,  si  on  l'ignore,  et  ses 
grâces,  et  ses  forces,  et  sa  beauté  plus  attrayante.  le  cognoy  l'vne 
et  l'autre,  c'est  à  moy  de  le  dire.  Mais  il  me  semble  qu'en  la  vieil- 
lesse, nos  âmes  sont  subiectes  à  des  maladies  et  imperfections  plus 
importunes,  qu'en  la  ieunesse.  le  le  disois  estant  ieune,  lors  on  me 
donnoit  de  mon  menton  par  le  nez  :  ie  le  dis  encore  à  cette  heure, 
que  mon  poil  gris  m'en  donne  le  crédit.  Nous  appelions  sagesse,  la 
difficulté  de  nos  humeurs,  le  desgoust  des  choses  présentes  :  mais 
à  la  vérité,  nous  ne  quittons  pas  tant  les  vices,  comme  nous  les 
changeons  :  et,  à  mon  opinion,  en  pis.  Outre  vne  sotte  et  caduque 
fierté,  vn  babil  ennuyeux,  ces  humeurs  espineuses  et  inassociables, 
et  la  superstition,  et  vn  soin  ridicule  des  richesses,  lors  que  l'vsage 
en  est  perdu,  l'y  trouue  plus  d'enuie,  d'iniustice  et  de  malignité. 
Elle  nous  attache  plus  de  rides  en  l'esprit  qu'au  visage  :  et  ne  se 
void  point  d'ames,  ou  fort  rares,  qui  en  vieillissant  ne  sentent  l'ai- 
gre et  le  moisi.  L'homme  marche  entier,  vers  son  croist  et  vers  son 
décroist.  A  voir  la  sagesse  de  Socrates,  et  plusieurs  circonstances 
de  sa  condamnation,  i'oseroy  croire,  qu'il  s'y  presta  aucunement 
luy  mesme,  par  preuarication,  à  dessein  :  ayant  de  si  prés,  aagé 
de  soixante  et  dix  ans,  à  souffrir  l'engourdissement  des  riches  allu- 
res de  son  esprit,  et  l'esblouïssement  de  sa  clairté  accoustumée. 
Quelles  métamorphoses  luy  voy-ie  faire  tous  les  iours,  en  plusieurs 
de  mes  cognoissans?  c'est  vne  puissante  maladie,  et  qui  se  coule 
naturefiement  et  imperceptiblement  :  il  y  faut  grande  prouision 
d'estude,  et  grande  précaution,  pour  euiter  les  imperfections  qu'elle 
nous  charge  :  ou  aumoins  afToiblir  leur  progrcz.  le  sens  que  nonob- 
stant tous  mes  retranchemens,  elle  gaigne  pied  à  pied  sur  moy.  le 
soustien  tant  que  ie  puis,  mais  ie  ne  sçay  en  fin,  où  elle  me  mènera 
moy-mcsme.  A  toutes  auantures,  ie  suis  content  qu'on  sçache  d'où 
ie  seray  tombé. 


TRADUCTIOiN.  —  LIV.  III,  CH.  II.  135 

Dieu  qui  nous  Ta  prescrite;  il  doit  en  être  de  même  de  la  chasteté. 
L'abstinence  à  laquelle  nous  obligent  les  catarrhes  quand  nous  en 
sommes  affligés,  et  que  m'imposent  les  coliques  auxquelles  je  suis 
en  butte,  n'est  ni  de  la  chasteté,  ni  de  la  tempérance;  d'autre  part, 
on  ne  saurait  se  vanter  de  mépriser  la  volupté  et  de  lui  résister,  si 
si  on  ne  la  voit,  si  on  l'ignore,  elle,  ses  grâces,  sa  puissance  et  sa 
beauté  si  attrayante  ;  connaissant  l'une  et  l'autre,  j'ai  qualité  pour  en 
parler.  Il  me  semble  qu'en  la  vieillesse,  nos  âmes  sont  sujettes  à 
des  maladies  et  à  des  imperfections  plus  importunes  qu'en  la  jeu- 
nesse; je  le  disais  déjà  quand  j'étais  jeune,  on  m'objectait  alors  que 
je  n'avais  pas  de  barbe  au  menton  pour  en  parler  sciemment;  je.  le 
dis  encore  aujourd'hui,  autorisé  cette  fois  par  mes  cheveux  gris.  A 
ce  point  de  notre  existence,  nous  appelons  sagesse  nos  humeurs 
chagrines  et  le  dégoût  qui  s'est  emparé  de  nous;  la  vérité,  c'est  que 
nous  n'avons  pas  tant  renoncé  au  vice  que  nous  n'en  avons  changé, 
et,  à  mon  avis,  pour  faire  plus  mal.  Outre  une  fierté  sotte  et  cadu- 
que, un  verbiage  ennuyeux,  une  humeur  pointilleuse  et  insociable, 
de  la  superstition,  un  besoin  ridicule  de  richesses  alors  que  nous 
n'en  avons  plus  l'usage,  la  vieillesse  fait  naître  en  nous,  à  ce  qu'il  me 
paraît,  de  plus  grandes  dispositions  à  l'envie,  à  l'injustice  et  à  la 
malignité;  nous  lui  devons  plus  encore  de  rides  à  l'esprit  qu'au 
visage,  et  on  ne  voit  pas  d'âmes,  ou  bien  peu,  qui,  en  vieillissant,  ne 
sentent  l'aigre  et  le  moisi.  L'homme  grandit  et  décroît  dans  toutes 
ses  parties  à  la  fois.  A  voir  la  sagesse  de  Socrate  et  certaines  par- 
ticularités de  sa  condamnation,  je  suis  porté  à  croire  qu'il  s'y  est 
prêté  quelque  peu  de  lui-même  ;  rompant  avec  ses  principes,  il  a,  à 
dessein,  renoncé  à  se  défendre  parce  que,  âgé  de  soixante-dix  ans, 
il  se  sentait  exposé  à  voir,  d'un  moment  à  l'autre,  les  allures  si  ri- 
ches de  son  esprit  s'engourdir,  et  sa  lucidité  habituelle  s'affaiblir. 
Quelles  métamorphoses  je  vois  la  vieillesse  opérer  tous  les  jours  chez 
des  personnes  de  ma  connaissance?  C'est  une  maladie  puissante 
qui  s'infiltre  naturellement  en  nous,  sans  que  nous  nous  en  aperce- 
vions; il  faut  beaucoup  s'y  être  préparé  et  prendre  de  grandes  pré- 
cautions pour  éviter  la  déchéance  dont  elle  nous  frappe,  ou  au 
moins  en  retarder  les  progrès.  Je  sens  que,  malgré  toute  la  résis- 
tance que  je  lui  oppose,  elle  gagne  peu  à  peu  sur  moi;  je  lutte  au- 
tant que  je  puis,  mais  sans  savoir  jusqu'où  je  finirai  par  être  en- 
traîné. Quoi  qu'il  advienne,  je  suis  satisfait  qu'on  sache  de  quelle 
hauteur  je  serai  tombé. 


136  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 


CHAPITRE    III. 
De  trois  commerces. 


IL  ne  faut  pas  se,  clniicr  si  fort  à  ses  humours  et  complexions. 
Noslre  principalle  suffisance,  c'est,  sçauoir  s'appliquer  à  diuers 
vsages.  C'est  estre,  mais  ce  n'est  pas  viure  que  se  tenir  attaché  et 
obligé  par  nécessité,  à  vn  seul  train.  Les  plus  belles  âmes  sont  cel- 
les qui  ont  plus  de  variété  et  de  souplesse.  Voyla  vn  honorable  tes- 
moignage  du  vieil  Caton  :  Huic  versatile  ingenium  sic  pariter  ad  om- 
nia  fuit,  vt  natum  ad  id  vnum  diceres,  quodcumque  ageret.  Si 
c'estoit  à  nioy  à  me  dresser  à  ma  mode,  il  n'est  aucune  si  bonne 
façon,  où  ie  voulusse  estre  fiché,  pour  ne  m'en  sçauoir  desprendre. 
La  vie  est  vn  mouuement  inégal,  irregulier,  et  multiforme.  Ce  n'est 
pas  estre  amy  de  soy,  et  moins  encore  maistre;  c'est  en  estre  es- 
claue,  de  se  suiure  incessamment  :  et  estre  si  pris  à  ses  inclinations, 
qu'on  n'en  puisse  fouruoyer,  qu'on  ne  les  puisse  tordre.  le  le  dy  à 
cette  heure,  pour  ne  me  pouuoir  facilement  despestrer  de  l'impor- 
tunité  de  mon  ame,  en  ce  qu'elle  ne  sçait  communément  s'amuser, 
.sinon  où  elle  s'empesche,  ny  s'employer,  que  bandée  et  entière. 
Pour  léger  subiect  qu'on  luy  donne,  elle  le  grossit  volontiers,  et 
l'estire,  iusques  au  poinct  où  elle  ayt  à  s'y  embesongner  de  toute  sa 
force.  Son  oysiuclé  m'est  à  cette  cause  vne  pénible  occupation,  et 
(lui  offense  ma  santé.  La  plus  part  des  esprits  ont  besomg  de  ma- 
tière estrangere,  pour  se  desgourdir  et  exercer  :  le  mien  en  a  be- 
soing,  pour  se  rassoir  plustost  et  seiourner,  vitia  otij  negotio  disai- 
lienda  sunt.  Car  son  plus  laborieux  et  principal  estude,  c'est, 
s'estudier  soy.  Les  liures  sont,  pour  luy,  du  genre  des  occupations, 
qui  le  desbauchcnt  de  son  estude.  Aux  premières  pensées  qui  luy 
viennent,  il  s'agite,  et  fait  preuue  de  sa  vigueur  à  tout  sens  :  exerce 
son  maniement  tantost  vers  la  force,  tantost  vers  l'ordre  et  la 
grâce,  se  range,  modère,  et  fortifie.  Il  a  dequoy  csueiller  ses  fa- 
cultez  par  luy  mesme.  Nature  luy  a  donné  comme  à  tous,  assez  de 
matière  sienne,  pour  son  vtilité,  et  des  subiects  propres  assez,  où 
inuenter  et  iuger.      Le  méditer  est  vn  puissajit  estude  et  plein,  à 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  III.  137 

CHAPITRE    III. 

De  la  société  des  hommes,  des  femmes  et  de  celle  des  livres. 


La  diversité  des  occupations  est  un  des  caractères  prin- 
cipaux de  rame  humaine;  le  commerce  des  livres  est  de 
ceux  qui  la  distraient.  — II  ne  faut  pas  se  mettre  sous  la  dépen- 
dance exclusive  de  son  humeur  et  de  son  tempérament;  notre  prin- 
cipale supériorité  réside  dans  les  diverses  applications  que  nous 
savons  faire  de  nos  facultés.  Se  tenir  attaché,  obligé  par  nécessité  à 
une  occupation  unique,  c'est  être,  mais  ce  n'est  pas  vivre;  les  âmes 
les  mieux  douées  sont  celles  qui  ont  en  elles  le  plus  de  variété  et 
de  souplesse.  Caton  l'ancien  en  est  un  honorable  témoignage  :  «  Il 
avait  l'esprit  si  flexible  et  si  également  propre  à  toutes  choses  que,  quoi 
qu'il  fit  on  eût  dit  qu'il  était  uniquement  né  pour  cela  [Tite  Live) .  »  — 
S'il  m'appartenait  de  me  dresser  comme  je  le  conçois ,  il  n'est  rien, 
quelque  relief  que  cela  puisse  donner,  que  je  ne  voudrais  posséder 
au  point  de  ne  pouvoir  m'en  détacher.  La  vie  est  un  mouvement 
inégal,  irrégulier,  aux  formes  multiples.  Ce  n'est  pas  être  son  pro- 
pre ami,  et  encore  moins  son  maître,  c'est  être  son  esclave  que  de 
se  suivre  sans  cesse  et  de  se  laisser  tellement  aller  à  ses  penchants 
qu'on  ne  puisse  ni  s'y  soustraire,  ni  leur  faire  violence.  Je  le  re- 
connais à  cette  heure,  parce  que  je  n'arrive  pas  aisément  à  échap- 
per aux  importunités  de  mon  âme  qui  ne  sait  pas  d'ordinaire  se 
distraire  sans  se  laisser  accaparer  :  si  elle  s'occupe  à  quelque  chose, 
elle  s'y  applique  et  s'y  donne  tout  entière;  si  peu  important  que 
soit  le  sujet  sur  lequel  son  attention  est  appelée,  elle  le  grossit  vo- 
lontiers ou  l'étiré  jusqu'à  ce  qu'il  soit  arrivé  à  valoir  qu'elle  s'y  atta- 
che de  toutes  ses  forces;  aussi,  quand  elle  est  inoccupée,  son  oisi- 
veté me  pèse  et  affecte  même  ma  santé.  La  plupart  des  esprits  ont 
besoin  de  se  reporter  sur  des  sujets  étrangers  pour  se  dégourdir  et 
s'exercer  ;  le  mien  en  a  plutôt  besoin  pour  se  calmer  et  trouver  le 
repos  :  «  C'est  le  travail  qui  fait  que  nous  échappons  aux  vices  de 
l'oisiveté  (Sénéque)  »,  car  sa  principale  et  plus  laborieuse  étude  est 
de  s'étudier  lui-même.  Les  livres  sont  du  nombre  des  occupations 
qui  le  distraient  de  cette  étude  ;  aux  premières  pensées  qui  lui  vien- 
nent, il  s'agite,  les  ressorts  de  sa  vigueur  jouent  en  tous  sens;  c'est 
pour  lui  un  exercice  où  il  se  montre  tantôt  violent,  tantôt  pondéré 
et  plein  de  grâce  ;  et  fmalemcnt,  il  se  range,  se  modère  et  n'en  de- 
vient que  plus  fort.  Il  a  en  lui  de  quoi  tenir  ses  facultés  en  éveil;  la 
nature  lui  a  donné,  comme  à  tous  autres,  assez  de  fond  pour  ce  qu'il 
a  à  en  faire,  et  les  sujets  qui  se  prêtent  à  ses  recherches  et  à  ses 
appréciations  ne  lui  font  pas  défaut. 

Pour  Montaigne,  son  occupation   favorite  était  de  médi- 


138  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

qui  sçait  se  tasler  et  employer  vigoureusement.  l'ayme  mieux  for- 
ger mon  ame,  que  la  meubler.  Il  n'est  point  d'occupation  ny  plus 
foible,  ny  plus  forte,  que  celle  d'entretenir  ses  pensées,  selon  lame 
que  c'est.  Les  plus  grandes  en  font  leur  vacation,  quitus  viuere  est 
cogitare.  Aussi  l'a  nature  fauorisee  de  ce  priuilegc,  qu'il  n'y  a  rien, 
que  nous  puissions  faire  si  long  temps  :  ny  action  à  laquelle  nous 
nous  addonnions  plus  ordinairement  et  facilement.  C'est  la  beson- 
gne  des  Dieux,  dit  Aristote,  de  laquelle  naist  et  leur  béatitude  et  la 
nostre.  La  lecture  me  sert  spécialement  à  esueiller  par  diuers 
obiects  mon  discours  :  à  embesongner  mon  iugement,  non  ma  me- 
moyre.  Peu  d'entretiens  doncq  m'arrestent  sans  vigueur  et  sans 
effort.  Il  est  vray  que  la  gentillesse  et  la  beauté  me  remplissent  et 
occupent,  autant  ou  plus,  que  le  pois  et  la  profondeur.  Et  d'autant 
que  ie  sommeille  en  toute  autre  communication,  et  que  ie  n'y  preste 
que  l'escorce  de  mon  attention,  il  m'aduient  souuent,  en  telle  sorte 
de  propos  abatus  et  lasches,  propos  de  contenance,  de  dire  et  res- 
pondre  des  songes  et  bestises,  indignes  d'vn  enfant,  et  ridicules  : 
ou  de  me  tenir  obstiné  en  silence,  plus  ineptement  encore  et  inciui- 
lement.  l'ay  vne  façon  resueuse,  qui  me  retire  à  moy  :  et  d'autre 
part  vne  lourde  ignorance  et  puérile,  de  plusieurs  choses  commu- 
nes. Par  ces  deux  qualitez,  i'ay  gaigné,  qu'on  puisse  faire  au  vray, 
cinq  ou  six  contes  de  moy,  aussi  niais  que  d'autre  quel  qu'il  soit. 
Or  suyuant  mon  propos,  cette  complexion  difficile  me  rend  déli- 
cat à  la  pratique  des  hommes  :  il  me  les  faut  trier  sur  le  volet  :  et 
me  rend  incommode  aux  actions  communes.  Nous  viuons,  et  nego- 
tions  auec  le  peuple  :  si  sa  conuersation  nous  importune,  si  nous 
desdaignons  à  nous  appliquer  aux  âmes  basses  et  vulgaires  :  et  les 
basses  et  vulgaires  sont  souuent  aussi  réglées  que  les  plus  déliées  : 
et  toute  sapience  est  insipide  (jui  ne  s'accommode  à  l'insipiencc 
commune  :  il  ne  nous  faut  plus  entremettre  ny  de  nos  propres 
affaires,  oy  de  ceux  d'autruy  :  et  les  publiques  et  les  priuez  se  de- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  III.  139 

ter  sur  lui-même;  la  lecture  ajoutait  à  ses  sujets  de  médi- 
tation; il  se  plaisait  aussi  aux  conversations  sérieuses; 
les  entretiens  frivoles  étaient  pour  lui  sans  intérêt.  —  Mé- 
diter, pour  qui  sait  se  tâter  et  n'hésite  pas  à  tirer  parti  de  ses  ob- 
servations, est  une  étude  de  première  utilité  et  qui  s'étend  à  tout, 
et  je  préfère  façonner  mon  âme  que  la  meubler.  Il  n'y  a  pas  d'oc- 
cupation qui,  selon  la  nature  de  notre  âme,  ait  moins  de  valeur,  ni 
qui  en  ait  davantage,  que  de  s'entretenir  avec  soi-même;  les  plus 
grands  esprits,  «  pour  lesquels  vivre  c'est  penser  [Cicéron]  »,  y  ont 
consacré  la  meilleure  partie  de  leur  temps;  aussi  la  nature  y  a-t-elle 
attaché  ce  privilège,  qu'il  n'y  a  rien  que  nous  ne  puissions  faire  si 
longtemps,  et  qu'il  n'est  pas  une  chose  à  laquelle  nous  nous  adon- 
nions plus  fréquemment  et  plus  facilement.  C'est  l'occupation  des 
dieux,  dit  Aristote,  de  laquelle  naissent  leur  béatitude  et  la  nôtre. 

La  lecture  me  sert  surtout  à  me  fournir  de  sujets  qui  me  portent 
à  réfléchir;  elle  fait  travailler  mon  jugement,  mais  non  ma  mé- 
moire. Peu  de  conversations  m'intéressent,  dont  l'objet  n'est  pas 
sérieux  et  ne  prête  pas  à  réfléchir;  cependant,  je  dois  avouer  que, 
par  sa  gentillesse  et  sa  beauté,  un  sujet  peut  me  retenir  et  me  cap- 
tiver autant,  et  même  plus,  que  d'autres  graves  et  sérieux  ;  mais 
sur  tout  autre,  je  ne  prête  qu'une  attention  superficielle  à  tout  ce 
qui  se  dit  autour  de  moi;  je  sommeille  et  il  m'arrive  souvent  dans 
les  conversations  de  pure  convenance,  où  il  n'est  question  que  de 
choses  frivoles  et  sans  importance,  soit  de  répondre,  comme  si  je 
sortais  d'un  songe,  des  bêtises  ridicules  qu'on  n'admettrait  même 
pas  de  la  bouche  d'un  enfant,  soit  de  garder  un  silence  obstiné  en- 
coreplus  sot  et,  de  plus,  impoh.  J'ai  une  façon  de  rêverie  qui  fait 
que  je  me  replie  en  moi-même;  d'autre  part,  je  suis  d'une  ignorance 
puérile  sur  bien  des  choses  que  généralement  tout  le  monde  sait; 
ces  deux  défauts  m'ont  valu  qu'on  peut  raconter  sur  moi  cinq  ou 
six  faits  fort  exacts,  me  dépeignant  aussi  niais  que  n'importe  qui, 
quel  qu'il  soit. 

Il  était  peu  porté  à  se  lier  et  apportait  beaucoup  de  cir- 
conspection dans  les  rapports  d'amitié  qu'engendre  la  vie 
journalière;  mais,  assoiffé  d'amitié  vraie, il  se  livrait  sans 
restriction  s'il  venait  à,  rencontrer  quelqu'un  répondant 
à,  son  idéal.  —  Cette  organisation  si  défectueuse  que  je  viens  de 
signaler,  me  rend  difficile  le  choix  de  mes  fréquentations,  auxquel- 
les il  me  faut  apporter  une  grande  circonspection,  et  fait  que  je 
suis  peu  propre  à  m'occuper  des  questions  qui  forment  le  fond  de 
la  vie  courante.  Nous  vivons  et  faisons  affaire  avec  le  peuple  ;  si  sa 
conversation  nous  importune,  si  nous  dédaignons  d'entrer  en  rap- 
port avec  les  gens  de  condition  infime  et  sans  éducation  (et  ils  ont 
souvent  tout  autant  de  bon  sens  que  les  plus  clairvoyants),  comme 
toute  sagesse  qui  ne  s'accommode  pas  des  propos  insignifiants  qui 
se  débitent  communément  manque  son  effet,  il  ne  faut  nous  mêler 
ni  de  nos  propres  affaires,  ni  de  celles  d'autrui ,  puisque  ce  n'est 
qu'avec  eux  que  se  traitent  les  questions  d'intérêt  public  comme 


140  ESSAIS  l)E  MONTAIGNE. 

meslent  aiicc  ces  gens  là.  Les  moins  tendues  el  plus  naturelles 
a  Heures  de  nostrc  ame,  sont  les  plus  belles  :  les  meilleures  occu- 
pations, les  moins  efforcées.  Mon  Dieu,  que  la  sagesse  faict  vn  bon 
office  à  ceux,  de  qui  elle  rengc  les  désirs  à  leur  puissance  !  Il  n'est 
point  de  plus  vtile  science.  Selon  qu'on  peut  :  c'estoit  le  refrain  el 
le  mot  fauory  de  Socrates.  Mot  de  grande  substance  :  il  faut  adres- 
ser et  arrester  nos  désirs,  aux  choses  les  plus  aysees  et  voysines. 
Ne  m'est-ce  pas  vne  sotte  humeur,  de  disconuenir  auec  vn  milier  à 
qui  ma  fortune  me  ioint,  de  qui  ie  ne  me  puis  passer,  pour  me 
tenir  à  vn  ou  deux,  qui  sont  hors  de  mon  commerce  :  ou  plustost  à 
vn  désir  fantastique,  de  chose  que  ie  ne  puis  recouurer?  Mes  mœurs 
molles,  ennemies  de  toute  aigreur  et  aspreté,  peuuent  aysement 
m'auoir  deschargé  d'enuies  et  d'inimitiez.  D'estre  aymé,  ie  ne  dy, 
mais  de  n'estre  point  hay,  iamais  homme  n'en  donna  plus  d'occa- 
sion. Mais  la  froideur  de  ma  conuersation,  m'a  desrobé  auec  rai- 
son, la  bien-vueillance  de  plusieurs,  qui  sont  excusables  de  l'inter- 
préter à  autre,  et  pire  sens.  le  suis  très-capable  d'acquérir  et 
maintenir  des  amitiez  rares  et  exquises.  D'autant  que  ie  me  harpe 
auec  si  grande  faim  aux  accointances  qui  reuiennent  à  mon  goust, 
ie  m'y  produis,  ie  m'y  iette  si  auidement,  que  ie  ne  faux  pas  ayse- 
ment de  m'y  attacher,  et  de  faire  impression  où  ie  donne  :  j'en  ay 
faict  souuent  heureuse  preuue.  Aux  amitiez  communes,  ie  suis  au- 
cunement stérile  et  froid  :  car  mon  aller  n'est  pas  naturel,  s'il  n'est 
à  pleine  voyle.  Outre  ce,  que  ma  fortune  m'ayant  duit  et  affriandé 
de  ieunesse,  à  vne  amitié  seule  et  parfaicte,  m'a  à  la  vérité  aucune- 
ment desgousté  des  autres  :  et  trop  imprimé  en  la  fantasie,  qu'elle 
est  beste  de  compagnie,  non  pas  de  troupe,  comme  disoit  cet  an- 
cien. Aussi,  que  i'ay  naturellement  peine  à  me  communiquer  à 
demy  :  et  auec  modification,  et  cette  seruile  prudence  et  soupçon- 
neuse, qu'on  nous  ordonne,  en  la  conuersation  de  ces  amitiez 
nombreuses,  et  imparfaictes.  Et  nous  l'ordonne  Ion  principalement 
en  ce  temps,  qu'il  ne  se  peut  parler  du  monde,  que  dangereuse- 
ment, ou  faucement.  Si  voy-ie  bien  pourtant,  que  qui  a  comme 
moy,  pour  sa  fin,  les  commoditez  de  sa  vie,  ie  dy  les  rommoditez 
essentielles,  doibt  fuyr  comme  la  peste,  ces  difficultez  et  délicatesse 
d'humeur,  le  louerois  vn'  amc  à  diuers  eslages,  qui  sçache  et  se 
tendre  et  se  desmonter  :  qui  soit  bien  par  tout  où  sa  fortune  la 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  III.  141 

celles  d'intérêt  privé.  —  Les  allures  de  l'âme  sont  d'autant  plus 
belles  qu'elles  sont  moins  forcées  et  plus  naturelles  ;  nos  meilleures 
occupations  sont  celles  qui  exigent  de  nous  le  moins  d'efforts.  Mon 
Dieu,  que  la  sagesse  rend  donc  service  à  ceux  dont  elle  subordonne 
les  désirs  au  pouvoir  qu'ils  ont  de  les  réaliser!  Il  n'y  a  pas  de 
science  plus  utile  :  «  Suivant  ce  qu'on  peut  »  était  le  refrain  et  le 
mot  favori  de  Socrate;  mot  bien  profond!  Il  faut  faire  porter  nos 
désirs  sur  les  choses  les  plus  aisées,  celles  qui  sont  à  notre  portée, 
et  les  y  limiter.  N'est-ce  pas  une  sotte  idée  de  ma  part  de  ne  pas 
lier  commerce  d'amitié  avec  une  foule  de  gens  que  le  sort  a  placés 
dans  mon  voisinage  et  dont  je  ne  puis  me  passer,  pour  m'en  tenir  à 
une  personne  ou  deux  qui  sont  en  dehors  de  mon  cercle  habituel? 
ne  serait-ce  pas  là  le  fait  du  désir  irréalisable  que  j'ai  d'une  chose 
perdue  et  que  je  ne  puis  recouvrer?  Ma  tolérance  de  mœurs,  enne- 
mie de  toute  rancune  et  de  rigorisme,  a  pu  aisément  me  préserver 
d'exciter  l'envie  ou  l'inimitié;  jamais  homme  n'a  donné  plus  d'occa- 
sions, je  ne  dis  pas  d'être  aimé,  mais  de  n'être  pas  haï;  par  con- 
tre, la  réserve  que  j'apporte  dans  mes  relations  m'a,  avec  raison, 
aliéné  la  bienveillance  d'un  certain  nombre  qui  sont  excusables  de 
l'avoir  prise  dans  un  sens  qu'elle  n'avait  pas  et  en  mauvaise  part. 
Je  suis  très  capable  d'acquérir  et  de  conserver  des  amitiés  ex- 
quises comme  il  en  existe  peu  ;  d'autant  que  lorsque  des  liaisons 
me  conviennent,  je  les  recherche  comme  un  affamé;  je  fais  des 
avances,  j'y  apporte  une  telle  avidité  que  je  manque  rarement  de 
les  nouer  et  de  finir  par  être  payé  de  retour;  j'en  ai  fait  souvent 
l'heureuse  expérience.  Je  suis  peu  porté  aux  amitiés  banales,  telles 
qu'elles  se  rencontrent  d'ordinaire  :  elles  me  laissent  froid,  car  ou- 
tre qu'il  est  dans  ma  nature  de  ne  pas  me  livrer  si  je  ne  me  donne 
tout  entier,  ma  bonne  étoile  a  fait  que,  dès  *  ma  jeunesse,  j'ai  été 
rendu  extrêmement  délicat  sous  ce  rapport  par  une  amitié  unique, 
mais  parfaite,  qui,  à  la  vérité,  m'a  un  peu  dégoûté  des  autres,  et 
peut-être  trop  mis  en  tête  l'idée  que,  comme  dit  un  ancien,  l'amitié 
s'accommode  d'une  compagnie  restreinte  mais  non  d'une  société 
nombreuse;  et  puis,  j'ai  naturellement  peine  à  ne  me  donner  qu'à 
moitié  et  sous  restriction,  en  observant  cette  prudence  soupçon- 
neuse, dégradante ,  qu'on  nous  recommande  de  conserver  dans  les 
rapports  qu'entraînent  des  amitiés  trop  étendues  et  qui  n'offrent 
pas  toute  garantie,  réserve  qui  est  de  toute  nécessité,  surtout  en  ce 
temps,  où  il  y  a  continuellement  danger  à  parler  franchement  de 
quelqu'un. 

Il  est  utile  de  savoir  s'entretenir  familièrement  avec 
toutes  sortes  de  gens,  et  il  faut  savoir  se  mettre  au  ni- 
veau de  ceux  avec  lesquels  on  converse.  —  Aussi  je  vois 
bien  que  celui  qui,  comme  moi,  se  propose  de  jouir  des  commodités 
de  la  vie  (je  veux  dire  des  commodités  essentielles),  doit  fuir 
comme  la  peste  ces  difficultés  et  délicatesses  d'humeur.  Je  loue- 
rais une  âme  qui  serait  composée  de  plusieurs  étages  et  qui,  sa- 
chant se  monter  et  se  démonter,  s'adapterait  à  tout  ce  avec  quoi  sa 


142  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

porte  :  qui  puisse  deuiser  auec  son  voisin,  de  son  bastiment,  de  sa 
chasse  et  de  sa  querelle  :  entretenir  auec  plaisir  vn  charpentier  et 
vn  iardinier.  l'enuie  ceux,  qui  sçauent  s'apriuoiser  au  moindre  de 
leur  suitte,  et  dresser  de  l'entretien  en  leur  propre  train.  Et  le  con- 
seil de  Platon  ne  me  plaist  pas,  de  parler  tousiours  d'vn  langage 
maistral  à  ses  seruiteurs,  sans  ieu,  sans  familiarité  :  soit  enuers 
les  masles,  soit  enuers  les  femelles.  Car  outre  ma  raison,  il  est  in- 
humain et  iniuste,  de  faire  tant  valoir  cette  telle  quelle  prerogatiue 
de  la  fortune  :  et  les  polices,  où  il  se  souffre  moins  de  disparité 
entre  les  valets  et  les  maistres,  me  semblent  les  plus  équitables. 
Les  autres  s'estudient  à  eslancer  et  guinder  leur  esprit  :  raoy  à  le 
baisser  et  coucher  :  il  n'est  vicieux  qu'en  cxtention. 

Narras  et  genus  AHaci, 
El  pugnata  sacro  bella  sub  Ilio  : 

Quo  Chium  pretio  cadum 
Mercemur,  quis  aquam  temperet  ignibus, 

Quo  prœbente  domum,  et  quota 
Pelignis  caream  frigoribus,  taces. 

Ainsi  comme  la .  vaillance  Lacedcmonienne  auoit  besoing  de 
modération,  et  du  son  doux  et  gralieux  du  ieu  des  flustes,  pour  la 
flatter  en  la  guerre,  de  peur  qu'elle  ne  se  iettast  à  la  témérité,  et  à 
la  furie  :  là  où  toutes  autres  nations  ordinairement  employent  des 
sons  et  des  voix  aiguës  et  fortes,  qui  esmeuuent  et  qui  eschauffent 
à  outrance  le  courage  des  soldats  :  il  me  semble  de  mesme,  contre 
la  forme  ordinaire,  qu'en  l'vsage  de  nostre  esprit,  nous  auons  pour 
la  plus  part,  plus  besoing  de  plomb,  que  d'ailes  :  de  froideur  et  de 
repos,  que  d'ardeur  et  d'agitation.  Sur  tout,  c'est  à  mon  gré  bien 
faire  le  sot,  que  de  faire  l'entendu,  entre  ceux  qui  ne  le  sont  pas  : 
parler  tousjours  bandé,  fauellar  in  punta  di  forchetta.  Il  faut  se 
desmettre  au  train  de  ceux  auec  qui  vous  estes,  et  par  fois  affecter 
l'ignorance.  Mettez  à  part  la  force  et  la  subtilité  :  en  l'vsage  com- 
mun, c'est  assez  d'y  reseruer  l'ordre  :  traînez  vous  au  demeurant  à 
terre,  s'ils  veulent.  Les  sçauans  chopent  volontiers  à  cette  pierre  : 
ils  font  tousiours  parade  de  leur  magistère,  et  sèment  leurs  liures 
par  tout.  Ils  en  ont  en  ce  temps  entonné  si  fort  les  cabinets  et  oreil- 
les des  dames,  que  si  elles  n'en. ont  retenu  la  substance,  au  moins 
elles  en  ont  la  mine.  A  toute  sorte  de  propos,  et  matière,  pour 
basse  et  populaire  qu'elle  .soit,  elles  .se  seruent  d'vne  façon  de  par- 
ler et  d'escrire,  nouuelle  et  scauante. 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  III.  143 

fortune  la  mettrait  en  présence  ;  qui  pourrait  causer  avec  son  voi- 
sin de  ses  constructions,  de  ses  chasses,  de  ses  querelles,  s'entretien- 
drait volontiers  avec  un  charpentier,  un  jardinier;  j'envie  ceux  qui 
savent  s'accommoder  du  moindre  personnage  de  leur  suite  et  régler 
leur  conversation  de  manière  à  se  mettre  à  sa  portée.  Je  ne  suis 
pas  de  l'avis  de  Platon  conseillant  de  toujours  parler  en  maître  à. 
ses  serviteurs,  hommes  ou  femmes,  en  bannissant  toute  plaisante- 
rie, toute  familiarité.  Outre  la  raison  que  j'en  ai  donnée  ci-dessus,  il 
est  inhumain  et  injuste  de  se  prévaloir  à  ce  degré  de  cette  préroga- 
tive de  la  fortune  ;  et  les  mœurs  qui  comportent  le  moins  d'inégalité 
entre  les  valets  et  les  maîtres,  me  semblent  les  plus  conformes  à 
l'équité.  Il  est  des  personnes  qui  s'étudient  à  avoir  l'esprit  guindé, 
planant  dans  les  régions  élevées;  je  maintiens  le  mien  à  plat  dans 
les  régions  inférieures;  son  seul  tort  est  de  s'occuper  de  tout  : 
(  Vo^is  me  racontez  ce  qu'ont  fait  les  descendants  d'Eaque,  et  tons  les 
combats  livrés  sous  les  murs  sacrés  d'Ilion;  mais  vous  ne  me  dites  pas 
combien  coûte  le  vin  de  Chio,  quel  esclave  doit  me  préparer  mon  bain, 
ni  dans  quelle  maison  et  à  quelle  heure  je  me  mettrai  à  l'abri  du 
froid  des  montagnes  des  Abruzzes  {Horace).  » 

De  même  qu'à  la  guerre  la  valeur  des  Lacédémoniens  avait  be- 
soin, de  peur  qu'elle  ne  tourne  à  la  téméritât  et  à  la  furie,  d'être 
modérée  par  le  son  doux  et  gracieux  des  flûtes  dans  les  circons- 
tances où  toutes  les  autres  nations  emploient  des  instruments  aigus 
et  retentissants  et  poussent  des  vociférations  pour  émouvoir  et 
chauffer  à  outrance  le  courage  de  leurs  soldats,  ainsi,  il  me  sem- 
ble, à  rencontre  de  ce  qui  est  généralement  admis  que,  chez  la  plu- 
part d'entre  nous  l'esprit  a,  dans  ses  actes,  plus  besoin  de  plomb 
que  d'ailes,  de  calme  et  de  repos  que  d'ardeur  et  d'agitation;  et, 
par-dessus  tout,  j'estime  que  c'est  bien  faire  le  sot,  que  d'avoir 
l'air  entendu  avec  des  gens  qui  ne  le  sont  pas,  de  toujours  parler 
un  langage  recherché,  et  «  disputer  sur  la  pointe  d'une  aiguille  ». 
Il  faut  se  ranger  à  la  manière  d'être  de  ceux  avec  qui  l'on  est ,  et 
parfois  affecter  l'ignorance  ;  dans  l'usage  courant,  mettez  de  côté  la 
force  et  la  subtilité,  il  suffit  d'être  logique;  demeurez  même  terre 
à  terre,  si  on  le  veut. 

Les  savants  ont  souvent  un  langage  prétentieux,  et  ce 
même  défaut  lui  fait  fuir  les  femmes  savantes.  Que  la 
femme  ne  se  contente-t-elle  de  ses  dons  naturels;  cepen- 
dant si  elle  veut  étudier,  qu'elle  cultive  la  poésie,  l'his- 
toire et  ce  qui,  dans  la  philosophie,  peut  l'aider  à,  suppor- 
ter les  peines  de  la  vie.  —  C'est  un  défaut  dans  lequel  tombent 
volontiers  les  savants  que  de  faire  constamment  parade  de  leur 
science  doctorale  et  semer  leurs  livres  partout;  ils  en  ont,  en  ces 
temps-ci,  si  fort  rempli  les  boudoirs  et  les  oreilles  de  ces  dames 
que,  si  elles  n'en  ont  pas  retenu  le  fond,  elles  en  ont  du  moins 
adopté  la  forme  :  à  tout  propos,  à  tout  sujet,  si  peu  relevés,  si 
communs  qu'ils  soient,  elles  emploient  une  nouvelle  et  docte  façon 
d'écrire  et  de  parler  :  «  Crainte,  colère,  joie,  chagrin.,  tout  jusqu'à 


144  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

Hoc  sermonc  panent,  hoc  tram,  gaudia,  curas, 
Hoc  cuncta  effundunt  animi  sécréta,  quid  vltrà? 
Concumbunt  docte. 

Et  allèguent  Platon  et  sainct  Thomas,  aux  choses  ausquelles  le  pre- 
*Tnier  rencontré,  seruiroit  aussi  bien  de  tesmoing.  La  doctrine  qui 
ne  leur  a  peu  arriuer  en  Tamc,  leur  est  demeurée  en  la  langue.  Si 
les  bien-nees  me  croient,  elles  se  contenteront  de  faire  valoir  leurs 
propres  et  naturelles  richesses.  Elles  cachent  et  couurent  leurs 
beautez,  soubs  des  beautez  estrangeres  :  c'est  grande  simplesse, 
d'estouffer  sa  clarté  pour  luire  d'vne  lumière  empruntée.  Elles  sont 
enterrées  et  enseuelies  soubs  l'art  de  Capsula  totœ.  C'est  qu'elles  ne 
se  cognoissent  point  assez  :  le  monde  n'a  rien  de  plus  beau  :  c'est 
à  elles  d'honnorer  les  arts,  et  de  farder  le  fard.  Que  leur  faut-il, 
que  viure  aymees  et  honnorees?  Elles  n'ont,  et  ne  sçauent  que 
trop,  pour  cela.  Il  ne  faut  qu'esueiller  vn  peu,  et  reschauffcr  les 
facultez  qui  sont  en  elles.  Quand  le  les  voy  attachées  à  la  rhétori- 
que, à  la  iudiciaire,  à  la  logique,  et  semblables  drogueries,  si  vai- 
nes et  inutiles  à  leurbesoing  :  i'entre  en  crainte,  que  les  hommes 
qui  le  leur  conseillent,  le  facent  pour  auoir  loy  de  les  régenter 
soubs  ce  filtre.  Car  quelle  autre  excuse  leur  trouuerois-ie?  Baste, 
qu'elles  peuuent  sans  nous,  renger  la  grâce  de  leurs  yeux,  à  la 
gayeté,  à  la  seuerité,  et  à  la  douceur  :  assaisonner  vn  nenny,  de 
rudesse,  de  double,  et  de  faneur  :  et  qu'elles  ne  cherchent  point 
d'interprète  aux  discours  qu'on  faict  pour  leur  seruice.  Auec  cette 
science,  elles  commandent  à  baguette,  et  régentent  les  régents  et 
l'escole.  Si  toutesfois  il  leur  fascbe  de  nous  céder  en  quoy  que 
ce  soit,  et  veulent  par  curiosité  auoir  part  aux  liures  :  la  poésie  est 
vn  amusement  propre  à  leur  besoin  :  c'est  vn  art  follastre,  et  sub- 
til, desguisé,  parlier,  tout  en  plaisir,  tout  en  montre,  comme  elles. 
Elles  tireront  aussi  diuerses  commoditez  de  l'histoire.  En  la  philo- 
sophie, de  la  part  qui  sert  à  la  vie,  elles  prendront  les  discours  qui 
les  dressent  à  iuger  de  nos  humeurs  et  conditions,  à  se  deffendre  de 
nos  trahisons  :  à  régler  la  témérité  de  leurs  propres  désirs  :  à  mes- 
■nager  leur  liberté  :  allonger  les  plaisirs  de  la  vie,  et  à  porter  hu- 
mainement l'inconstance  d'vn  seruiteur,  la  rudesse  d'vn  mary,  et 
l'importunité  des  ans,  et  des  rides,  et  choses  semblables.  Voylapour 
le  plus,  la  pari  quf  ie  leuf  assignorois  aux  sciences.      Il  y  a  des 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  Cil.  III.  145 

leurs  plus  secrètes  passions,  est  exprimé  dans  ce  style;  que  dirai-je 
encore?  c'est  doctement  qu'elles  se  pâment  (Juvenal).  »  Elles  citent 
Platon  et  saint  Thomas  pour  des  choses  sur  lesquelles  le  témoi- 
gnage du  premier  venu  suffirait  aussi  bien;  la  doctrine,  qui  n'a  pu 
pénétrer  jusqu'à  leur  âme,  est  demeurée  dans  leur  langue.  Si  celles 
qui  sont  convenablement  élevées  m'en  croient,  elles  se  contente- 
ront de  faire  valoir  les  richesses  naturelles  qu'elles  ont  en  propre. 
Elles  cachent  et  dissimulent  leurs  beautés  sous  des  beautés  étran- 
gères; c'est  une  grande  simplicité  d'esprit  que  d'étouffer  sa  propre 
clarté,  pour  luire  d'une  lumière  empruntée;  elles  sont  comme  en- 
terrées et  ensevelies  sous  l'art  auquel  elles  ont  recours  :  «  Elles  ne 
sont  que  fard  et  parfum  {Sénèqué)  »;  c'est  qu'elles  ne  se  connaissent 
pas  assez,  le  monde  n'a  rien  de  plus  beau  ;  au  rebours  de  ce  qui 
est,  c'est  à  elles  à  faire  honneur  aux  arts,  à  donner  de  l'éclat  au 
fard.  De  quoi  ont-elles  besoin?  de  vivre  aimées  et  honorées;  elles 
n'ont  et  n'en  savent  que  trop  pour  réaliser  ce  but,  pour  lequel  il  ne 
faut  qu'éveiller  un  peu  et  réchauffer  les  qualités  qui  sont  en  elles. 
Quand  je  les  vois  s'adonner  à  la  rhétorique,  à  la  science  judiciaire, 
à  la  logique  et  autres  drogueries  semblables,  si  vaines  et  qui  leur 
sont  si  inutiles,  je  me  prends  à  craindre  que  ceux  qui  le  leur  con- 
seillent, ne  le  fassent  que  pour  avoir,  sous  ce  prétexte,  le  droit  de 
les  régenter;  quelle  autre  excuse,  en  effet,  puis-je  leur  trouver? 
C'est  assez  que,  sans  nous,  elles  puissent  faire  exprimer  à  leurs  re- 
gards si  gracieux  la  gaîté,  la  sévérité,  la  douceur;  accompagner 
un  refus  de  rudesse,  de  doute,  d'espérance;  qu'elles  comprennent 
sans  interprète  les  discours  que  leur  tiennent  leurs  adorateurs; 
cette  science  leur  suffit  pour  qu'elles  se  fassent  obéir  à  la  baguette 
et  gouvernent  Técole  et  ceux  qui  y  professent. 

Si  cependant  elles  étaient  contrariées  de  nous  céder  sur  un  point 
quelconque  et  qu'elles  veuillent  aussi  chercher  des  distractions 
dans  les  livres,  la  poésie  est  un  passe-temps  approprié  à  leurs 
besoins  ;  c'est  un  art  folâtre  et  spirituel  où  tout  est  présenté  tra- 
vesti, où  l'expression  l'emporte  sur  la  pensée,  où  dominent  le  désir 
de  plaire  et  de  faire  de  l'effet  tout  comme  chez  elles.  L'histoire 
leur  fournit  aussi  des  sujets  faits  pour  les  intéresser.  En  philoso- 
phie, de  ce  qui  sert  à  nous  conduire  dans  la  vie,  elles  prendront 
les  indications  qui  les  mettent  à  même  de  juger  de  nos  humeurs  et 
de  nos  caractères,  de  se  défendre  contre  nos  trahisons,  de  contenir 
les  témérités  de  leurs  propres  désirs,  de  ménager  leur  liberté,  de 
prolonger  les  plaisirs  de  la  vie,  de  supporter  humainement  l'in- 
constance d'un  amoureux,  la  rudesse  d'un  mari,  l'importunité  des 
ans  et  des  rides  et  autres  choses  semblables.  Voilà  la  limite  ex- 
trême de  ce  que  je  leur  concéderais  dans  l'étude  des  sciences. 

Montaigne,  de  caractère  ouvert  et  exubérant,  "s'isolait 
volontiers,  soit  par  la  pensée  au  milieu  des  foules,  à,  la 
cour  par  exemple;  soit  d'une  manière  effective  chez 
lui,  où  on  était  affranchi  de  toutes  les  contraintes  su- 
perflues que  la  civilité  nous  impose.  —  Il  y  a  des  natures  par- 

ESSAIS   DE   MONTAIONK.  —  T.  III.  10 


146  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

naturels  particuliers,  retirez  et  internes.  Ma  forme  essentielle,  est 
propre  à  la  communication,  et  à  la  production  :  ie  suis  tout  au 
dehors  et  en  euidence,  uay  à  la  société  et  à  Tamitié.  La  solitude 
que  iaynie,  et  que  ie  presche,  ce  n'est  principallement,  que  rame- 
ner à  moy  mes  alfections,  et  mes  pensées  :  restreindre  et  resserrer, 
non  mes  pas,  ains  mes  désirs  et  mon  soucy,  resignant  la  solicitude 
estrangere,  et  fuyant  mortellement  la  seruitude,  et  l'obligation  :  et 
non  tant  la  foule  des  hommes,  que  la  foule  des  affaires.  La  solitude 
locale,  à  dire  vérité,  m'estend  plustost,  et  m'eslargit  au  dehors  :  ie 
me  iette  aux  affaires  d'estat,  et  à  l'vniuers,  plus  volontiers  quand  i 
ie  suis  seul.  Au  Louure  et  en  la  presse,  ie  me  resserre  et  contraints 
en  ma  peau.  La  foule  me  repousse  à  moy.  Et  ne  m'entretiens  iamais 
si  folemcnt,  si  licentieusement  et  particulièrement,  qu'aux  lieux  de 
respect,  et  de  prudence  cérémonieuse.  Nos  folies  ne  me  font  pas  rire, 
ce  sont  nos  sapiences.  De  ma  complexion,  ie  ne  suis  pas  ennemy  de  • 
l'agitation  des  cours  :  i'y  ay  passé  partie  de  la  vie  :  et  suis  faict  à 
me  porter  allaigrement  aux  grandes  compagnies  :  pourueu  que  ce 
soit  par  interualles,  et  à  mon  poinct.  Mais  cette  mollesse  de  iuge- 
ment,  dequoy  ie  parle,  m'attache  par  force  à  la  solitude.  Voire  chez 
moy,  au  milieu  d'vne  famille  peuplée,  et  maison  des  plus  frequen-  2 
tees,  i'y  voy  des  gens  assez,  mais  rarement  ceux,  auecq  qui  i'ayme 
à  communiquer.  Et  ie  reserue  là,  et  pour  moy,  et  pour  les  autres, 
vne  liberté  inusitée.  Il  s'y  faict  trefue  de  cérémonie,  d'assistance,  et 
conuoiemens,  et  telles  autres  ordonnances  pénibles  de  nostre  cour- 
toisie (ô  la  seruile  et  importune  vsance)  chacun  s'y  gouuerno  à  sa  . 
mode,  y  entretient  qui  veut  ses  pensées  :  ie  m'y  tiens  muet,  resueur, 
et  enfermé,  sans  ofTence  de  mes  hostes.  Les  hommes,  de  la  so- 
ciété et  familiarité  desquels  ie  suis  en  queste,  sont  ceux  qu'on  ap- 
pelle honncstes  et  habiles  hommes  :  l'image  de  ceux  icy  me  de- 
gouste  des  autres.  C'est  à  le  bien  prendre,  de  nos  formes,  la  plus  a 
rare  :  et  forme  qui  se  doit  principallement  à  la  nature.  La  (in  do 
ce  commerce,  c'est  simplement  la  priuaulé,  fréquentation,  et  con- 
férence :  rexerclce  des  amcs,  sans  autre  fruit.  En  nos  i)ropos,  tous 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  III.  147 

liculières,  renfermées  en  elles-mêmes;  je  suis,  moi,  essentiellement 
commimicatif  et  exubérant;  je  suis  tout  en  dehors  et,  du  premier 
coup  d'oeil,  on  me  voit  tel  que  je  suis,  né  pour  la  société  et  l'amitié. 
J'aime  et  prêche  la  solitude;  mais,  pour  moi,  elle  consiste  surtout 
à  être  plus  complètement  en  tête-à-tête  avec  mes  afîections  et  mes 
pensées;  je  m'applique  non  à  restreindre  l'espace  dans  lequel  je 
vais  et  je  viens,  mais  mes  désirs  et  mes  soucis,  et  j'écarte  de  moi 
les  préoccupations  que  pourraient  me  causer  les  affaires  d'autrui, 
fuyant  la  servitude  et  les  obligations,  qui  sont  ma  mort;  ce  n'est 
pas  tant  le  commerce  des  hommes  qui  me  pèse,  que  la  multiplicité 
des  affaires.  —  A  dire  vrai,  la  solitude,  quand  elle  est  occasionnée 
par  un  isolement  effectif,  tend  plutôt  à  me  dilater  les  idées  et  à 
faire  qu'elles  se  portent  davantage  sur  les  faits  extérieurs;  quand 
je  suis  seul,  c'est  surtout  sur  les  affaires  de  l'État  et  sur  celles  de 
l'univers  que  ma  pensée  se  reporte.  —  Au  Louvre  et  en  nombreuse 
société,  je  me  replie  sur  moi-même  et  m'y  cantonne;  les  foules  me 
font  rentrer  en  moi,  et  mes  tête-à-tête  avec  moi-même  ne  portent 
jamais  sur  des  sujets  si  folâtres,  si  licencieux,  si  personnels,  que 
lorsque  je  me  trouve  dans  des  lieux  où  le  cérémonial  prescrit  le 
respect  et  la  prudence.  Ce  ne  sont  pas  nos  folies  qui  me  font  rire, 
mais  ce  que  nous  tenons  pour  être  de  la  sagesse.  Par  tempérament 
je  ne  suis  pas  ennemi  de  l'agitation  des  cours;  j'y  ai  passé  une 
partie  de  ma  vie  et  suis  à  même  de  bien  tenir  ma  place  dans  la 
haute  société,  pourvu  que  ce  ne  soit  que  de  temps  à  autre  et  quand 
j'y  suis  disposé  ;  mais  le  peu  d'attention  que  je  prête  à  ce  dont  on 
parle,  me  jette  forcément  dans  la  soUtude.  —  Chez  moi,  au  milieu 
de  ma  famille  qui  est  nombreuse,  dans  ma  maison  qui  est  des  plus 
fréquentées,  je  vois  assez  de  monde  ;  mais  les  personnes  avec  les- 
quelles j'aime  à  m'entretenir  y  sont  rares.  J'y  ai  établi,  pour  moi 
comme  pour  les  autres,  une  liberté  qui  n'existe  pas  d'ordinaire  ail- 
leurs :  toute  cérémonie  en  est  bannie,  on  ne  va  pas  au-devant  de 
ceux  qui  arrivent,  on  n'accompagne  pas  ceux  qui  s'en  vont;  de 
même  de  toutes  les  autres  obligations  pénibles  que  nous  impose  la 
courtoisie  aux  usages  si  servîtes  et  si  importuns  !  Chacun  s'y  con- 
duit comme  il  l'entend,  s'entretient  à  sa  guise  avec  ses  pensées  seul 
à  seul  ou  avec  qui  bon  lui  semble;  j'y  demeure  muet,  rêveur,  ren- 
fermé, sans  que  mes  hôtes  s'en  offensent. 

Dans  le  inonde,  il  recherchait  la  société  des  gens  à,  l'es- 
prit juste  et  sage;  nature  des  conversations  qu'il  avait 
avec  eux.  C'est  là  ce  que  finalement  il  appelle  son  premier 
commerce.  —  Les  hommes  dont  je  recherche  la  société  et  l'in- 
timité sont  ceux  dont  on  dit  qu'ils  sont  honnêtes  et  avisés;  ceux 
que  je  vois  ici,  me  dégoûtent  de  tous  autres  qui  ne  satisfont  pas  à 
ces  conditions  ;  à  le  bien  prendre,  c'est  en  effet  une  catégorie  des 
plus  rares  et  qui  est  surtout  le  fait  de  la  nature.  Ce  que  je  recher- 
che dans  leur  fréquentation,  c'est  uniquement  une  intimité,  une 
compagnie,  des  ressources  de  conversation,  un  moyen  pour  l'âme 
de  s'exercer;  je  n'ai  en  vue  aucun  autre  bénéfice.  Quand  je  cause 


148 


ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 


subiects  me  sont  égaux  :  il  no  mo  chaut  qu'il  y  ayt  ny  poix,  ny 
profondeui-  :  la  grâce  el  la  pertinence  y  sont  tousiours  :  tout  y  est 
teinct  d'vn  iugement  meur  et  constant,  et  meslé  de  bonté,  de  fran- 
chise, de  gayeté  et  d'amitié.  Ce  n'est  pas  au  subiect  des  substitu- 
tions seulement,  que  nostre  esprit  montre  sa  beauté  et  sa  force,  et     • 
aux  affaires  des  Roys  :  il  la  montre  autant  aux  confabulations 
priuees.  le  congnois  mes  gens  au  silence  mesme,  et  à  leur  soubs- 
rlre,  et  les  descouurc  mieux  à  l'aduanture  à  table,  qu'au  conseil. 
Hippomachus  disoit  bien  qu'il  congnoissoit  les  bons  lucteurs,  à  les 
voir  simplement  marcher  par  vne  rue.  S'il  plaist  à  la  doctrine  de     i 
se  mesler  à  nos  deuis,  elle  n'en  sera  point  refusée  :  non  magis- 
trale, impérieuse,  et  importune,  comme  de  coustume,  mais  suf- 
fraganle  et  docile  elle  mesme.  Nous  n'y  cherchons  qu'à  passer  le 
temps  :  à  l'heure  d'eslre  instruicts  et  preschez,  nous  Tirons  trou- 
uer  en  son  throsne.  Qu'elle  se  démette  à  nous  pour  ce  coup  s'il     • 
lui  plaist  :  car  toute  vtile  et  désirable  qu'elle  est,  ie  présuppose, 
qu'encore  au  besoing  nous  en  pourrions  nous  bien  du  tout  passer, 
el  faire  nostre  effect  sans  elle.  Vne  ame  bien  née,  el  exercée  à  la 
practique  des  hommes,  se  rend  plainemenl  aggreable  d'elle  mesme. 
L'art  n'est  autre  chose  que  le  contreroUe,  et  le  registre  des  pro-    2 
ductions  de  lelles  âmes.      C'est  aussi  pour  moy  vn  doux  com- 
merce, que  celuy  des  belles  et  honnestes  femmes  :  nam  nos  quoqxie 
oculos  erudilos  habemus.  Si  l'ame  n'y  a  pas  tant  à  iouyr  qu'au  pre- 
mier, les  sens  corporels  qui  participent  aussi  plus  à  cettuy-cy,  le 
ramènent  à  vne  proportion  voisine  de  l'autre  :  quoy  que  selon  moy, 
non  pas  esgalle.  Mais  c'est  vn  commerce  011  il  se  faut  tenir  vn  peu 
sur  ses  gardes  :  et  notamment  ceux  en  qui  le  corps  peut  beaucoup, 
comme  en  moy.  le  m'y  eschauday  en  mon  enfance  :  et  y  souffris 
toutes  les  rages,  que  les  poètes  disent  aduenir  à  ceux  qui  s'y  lais- 
sent alier  sans  ordre  et  sans  iugement.  11  est  vray  que  ce  coup  de     ;$ 
fouet  m'a  seruy  depuis  d'instruction. 

QuictinK/ue  Argolica  de  classe  Capharea  ftiuit, 
Semper  ab  Euboicis  vêla  retorquel  aquis. 

C'est  folie  d'y  attacher  toutes  ses  pensées,  et  s'y  engager  d'vne  af- 
fection furieuse  et  indiscrète.  Mais  d'autre  part,  de  s'y  mesler  sans     • 
amour,  et  sans  obligation  d(!  volonté,  en  forme  de  comédiens,  pour 
iouervn  rolle  conunun,  de  l'auge  et  de  la  coustume,  et  n'y  mettre 
du  sien  que  les  parolles  :  c'est  de  vray  pouruoir  à  .sa  seureté  :  mais 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  III.  149 

avec  de  pareilles  gens,  tout  sujet  m'est  bon;  peu  m'importe  qu'il 
soit  sérieux  ou  frivole,  il  est  toujours  opportun  et  agréable,  tout  y 
porte  l'empreinte  du  bon  sens  et  de  l'expérience  avec  un  mélange 
de  bonté,  de  franchise,  de  gaîté  et  d'amitié.  Ce  n'est  pas  seulement 
quand  on  traite  ces  questions  si  compliquées  de  substitution  ou 
les  affaires  des  rois  que  notre  esprit  montre  sa  beauté  et  sa  force, 
elles  se  révèlent  tout  aussi  bien  dans  les  entretiens  familiers;  je  me 
rends  compte  de  la  valeur  de  ceux  qui  m'entourent  même  à  leur 
silence,  à  leur  sourire,  et  les  pénètre  peut-être  mieux  à  table  qu'au 
conseil;  Hippomaque  ne  disait-il  pas  qu'il  reconnaissait  les  bons 
lutteurs  rien  qu'à  les  voir  marcher  dans  la  rue?  S'il  plaît  à  l'éru- 
dition de  figurer  à  notre  programme,  nous  ne  l'éyincerons  pas,  sous 
condition  que  ce  ne  soit  pas  sous  la  forme  magistrale,  impérieuse 
et  importune  qu'elle  revêt  d'ordinaire,  mais  modeste  et  seulement  à 
titre  accessoire;  nous  ne  cherchons  ici  qu'à  passer  le  temps;  aux 
heures  consacrées  à  nous  instruire  et  à  être  endoctrinés,  nous  irons 
la  trouver  là  où  elle  trône;  pour  le  moment,  qu'elle  s'abaisse  jus- 
qu'à nous  s'il  lui  plaît  d'être  admise,  car,  tout  utile  et  désirable 
qu'elle  est,  je  suppose  qu'au  besoin  nous  pourrions  bien  encore 
nous  en  passer  complètement  et  faire  sans  elle  ce  que  nous  nous 
proposons.  Une  âme  bien  élevée,  qui  est  formée  à  fréquenter  la 
société,  se  rend  pleinement  agréable  d'elle-même;  la  science  n'est 
autre  chose  que  le  contrôle  et  le  relevé  de  ce  que  produisent  de 
telles  âmes. 

Le  commerce  avec  les  femmes  vient  en  second  lieu  ;  il  a 
sa  douceur,  mais  aussi  ses  dangers.  Montaigne  voudrait 
que,  de  part  et  d'autre,  on  y  apportât  de  la  sincérité;  à,  cet 
égard  l'homme  est  au-dessous  de  la  brute.  —  C'est  égale- 
ment pour  moi  un  doux  commerce  que  la  fréquentation  des  belles 
et  honnêtes  femmes,  «  car  nous  aussi  avons  des  yeux  qui  s'y  con- 
naissent (Cicéî'on)  ».  Si  l'âme  n'y  trouve  pas  tant  de  jouissance  que 
dans  les  relations  de  société  dont  il  vient  d'être  question,  la  satis- 
faction qu'en  éprouvent  nos  sens,  qui  y  ont  plus  large  part,  en  est 
presque  l'équivalent,  pas  tout  à  fait  cependant  à  mon  avis.  Mais 
c'est  un  commerce  où  il  faut  un  peu  se  tenir  sur  ses  gardes,  no- 
tamment ceux  chez  qui  les  appétits  charnels  sont,  comme  chez 
moi,  très  prononcés.  J'y  ai  été  échaudé  dans  ma  jeunesse  et  en 
ai  souffert  toutes  les  tortures  que  les  poètes  disent  advenir  à  ceux 
qui  s'y  livrent  d'une  façon  déréglée  et  déraisonnable;  il  est  vrai 
que,  depuis,  ce  coup  de  fouet  a  servi  à  mon  instruction  :  «  Quiconque 
de  la  flotte  grecque  s'est  sauvé  d'entre  les  rochers  de  Capharée,  dé- 
tourne toujours  ses  voiles  des  eaux  perfides  de  l'Euhée  (Ovide).  » 
C'est  folie  d'y  attacher  toutes  ses  pensées  et  de  s'y  engager  d'une 
affection  passionnée  et  sans  limite.  —  Mais,  d'autre  part,  s'y  mêler 
sans  amour  pour,  comme  des  comédiens,  jouer  sans  scrupule  le 
rôle  que  tout  le  monde  joue  à  cet  âge  et  qui  est  dans  les  habitudes, 
en  n'y  mettant  du  sien  que  des  paroles  menteuses,  c'est  à  la  vérité 
pourvoir  à  sa  sûreté,  mais  bien  lâchement,  comme  ferait  celui  qui, 


i50  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

bien  laschcmont,  conimo  celiiy  qui  abandonneroit  son  honneur  ou 
son  prol'fit,  ou  son  plaisir,  de  peur  du  danger.  Car  il  est  certain, 
que  d'vne  telle  pratique,  ceux  qui  la  dressent,  n'en  peuuent  espérer 
aucun  fruict,  qui  touche  ou  satisface  vne  belle  ame.  Il  faut  auoir  en 
bon  escient  désiré,  ce  qu'on  veut  prendre  en  bon  escient  plaisir  de 
iouyr.  le  dy  quand  iniustement  fortune  fauoriseroit  leur  masque  : 
ce  qui  adulent  souuent,  à  cause  de  ce  qu'il  n'y  a  aucune  d'elles,  pour 
malotrue  qu'elle  soit,  qui  ne  pense  estre  bien  aymable ,  qui  ne  se 
recommande  par  son  aagc,  ou  par  son  poil,  ou  par  son  mouuement 
(car  de  laides  vniuersellement,  il  n'en  est  non  plus  que  de  belles)  et 
les  filles  Brachmanes,  qui  ont  faute  d'autre  recommendation,  le 
peuple  assemblé  à  cri  publiq  pour  cet  effect,  vont  en  la  place,  fai- 
sans montre  de  leurs  parties  matrimoniales  :  veoir,  si  par  là  aumoins 
elle  ne  valent  pas  d'acquérir  vn  mary.  Par  conséquent  il  n'en  est 
pas  vne  qui  ne  se  laisse  facilement  persuader  au  premier  serment 
qu'on  luy  fait  de  la  seruir.  Or  de  cette  trahison  commune  et  ordi- 
naire des  hommes  d'auiourd'huy,  il  faut  qu'il  aduienne,  ce  que  desia 
nous  montre  l'expérience  :  c'est  qu'elles  se  r'allient  et  reietlent. 
à  elles  mesmes,  ou  entre  elles,  pour  nous  fuyr  :  ou  bien  qu'elles  se 
rengent  aussi  de  leur  costé,  à  cet  exemple  que  nous  leur  donnons  : 
qu'elles  iotient  leur  part  de  la  farce,  et  se  prestent  à  cette  négocia- 
tion, sans  passion,  sans  soing  et  sans  amour  :  Neque  affectui  suo  mit 
alieno  ohnoxix.  Estimans,  suyuant  la  persuasion  de  Lysias  en  Pla- 
ton, qu'elles  se  peuuent  addonner  vtilement  et  commodément  à 
nous,  d'autant  plus,  que  moins  nous  les  aynions.  11  en  ira  comme 
des  comédies,  le  peuple  y  aura  autant  ou  plus  de  plaisir  que  les 
comédiens.  De  moy,  ie  ne  connois  non  plus  Venus  sans  Cupidon, 
qu'vne  maternité  sans  engeance.  Ce  sont  choses  qui  s'entreprestent 
et  s'entredoiuent  leur  essence.  Ainsi  cette  piperie  reiallit  sur  celuy 
qui  la  fait  :  il  ne  luy  couste  guère,  mais  il  n'acquiert  aussi  rien  qui 
vaille.  Ceux  qui  ont  faict  Venus  Déesse,  ont  regardé  que  sa  princi- 
pale beauté  estoit  incorporelle  et  spirituelle.  Mais  celle  que  ces  gens 
cy  cerchent,  n'est  pas  seulement  humaine,  ny  mesme  brutale  :  les 
bestes  ne  la  veulent  si  lourde  et  si  terrestre.  Nous  voyons  que  l'ima- 
gination et  le  désir  les  eschauffe  souuent  et  solicite,  auant  le  corps  : 
nous  voyons  en  l'vn  et  l'autre  sexe,  qu'en  la  presse  elles  ont  du 
choix  et  du  triage  en  leurs  afîeclions,  et  qu'elles  ont  entre-elles  des 
accointances  de  longue  bicn-vueillance.  Celles  mesmes  à  qui  la 
vieillesse  refuse  la  force  corporelle,  frémissent  encores,  bannissent 
et  tressaillent  d'amour.  Nous  les  voyons  auant  le  faict,  pleines  d'es- 
Ijerance  et  d'ardeur  :  et  quand  le  corps  a  ioué  son  iou,  se  chatouil- 
ler cncor  de  la  douceur  de  cette  souuenance  :  et  en  voyons  qui 
s'enflent  de  fierté  au  partir  de  là,  et  qui  en  produisent  des  chants 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  III.  151 

de  peur  du  danger,  abandonnerait  son  honneur  ou  renoncerait  à 
un  profit  ou  à  un  plaisir;  car  il  est  certain  que  ceux  qui  agis- 
sent ainsi,  ne  peuvent  rien  en  espérer  qui  touche  et  satisfasse  une 
belle  âme.  Il  ne  faut  jeter,  en  pareil  cas,  son  dévolu  qu'en  parfaite 
connaissance  de  cause,  si  on  veut  goûter  réellement  le  plaisir  de 
jouir  d'une  femme  que  l'on  désire,  lorsque  bien  injustement  la 
fortune  a  favorisé  les  sentiments  hypocrites  qu'on  lui  témoigne,  ce 
qui  arrive  souvent,  car  il  n'en  est  pas  qui  ne  se  laisse  facilement 
persuader  par  le  premier  serment  qui  lui  est  fait  de  la  servir.  Au- 
cune, en  effet,  si  grossière  et  si  mal  élevée  qu'elle  soit,  qui  ne 
s'imagine  être  très  aimable,  soit  qu'elle  ait  pour  elle  son  âge,  la 
nuance  de  sa  chevelure  ou  sa  démarche  (car  il  n'y  en  a  pas  plus  de 
laides  à  tous  égards,  que  d'universellement  belles),  au  point  que 
les  filles  des  Brahmines,  faute  d'autre  recommandation,  vont  se 
présentant  sur  la  place,  à  la  foule  pour  ce  assemblée  par  la  voix 
du  crieur  public,  montrant  leurs  parties  matrimoniales,  afin  que 
chacun  juge   si,  au  moins  sous  ce  rapport,  elles  ne  valent   pas 
qu'un  mari  s'attache  à  elles.  Cette  trahison  commune  et  ordinaire 
aux  hommes  de  notre  époque,  amène  forcément  ce  que  déjà  l'ex- 
périence enseigne,  c'est  que  les  femmes  s'isolent  ou  se  groupent 
entre  elles   pour    nous   fuir,   ou,  à  notre  exemple,  jouant,  elles 
aussi,  leur  rôle  dans  la  comédie,  se  prêtent  à  ces  relations,  mais 
sans  y  apporter  ni  passion,  ni  attentions,  ni  amour.  «  Incapables 
d'attachemejit,  insensibles  à  celui  des  autres  (Tacite)  »,  elles  esti- 
ment, selon  les  principes  posés  par  Lysias  dans  Platon,  qu'elles 
peuvent  se  donner  à  nous  avec  d'autant  plus  *  d'utilité  et  d'avan- 
tage, que  nous  les  aimons  moins;  et  il  arrive  alors  que,  comme  au 
théâtre,   le  public  y  a  autant  et  même  plus   de  plaisir  que  les 
acteurs.   Pour  moi,  je  ne  connais  pas  plus  Vénus  sans    Cupidon 
qu'une  maternité  sans   progéniture,  ce  sont  choses  qui  vont  en- 
semble et  découlent  l'une  de  l'autre.  Au  surplus,  cette  tromperie 
se  retourne  contre  celui  qui  la  commet;  si  elle  ne  lui  coûte  guère, 
elle  n'aboutit  par  contre  à  rien  qui  vaille.  Ceux  qui  ont  fait  de  VéniFs 
une  déesse  ont  considéré  que  sa  beauté  est  surtout  immatérielle 
et  spirituelle;  or  la  jouissance  que  cette  sorte  de  gens  y  cher- 
chent est  toute  sensuelle,  ce  n'est  pas  celle  que  l'homme  devrait 
se  proposer,  ce  n'est  même  pas  celle  de  la  brute.  —  Les  ani- 
maux ne  la  veulent  pas  grossière  et  matérielle  à  ce  point;   nous 
voyons  leur  imagination  et  leurs  désirs  souvent  sollicités  et  sur- 
excités avant  leurs  organes;  qu'ils  soient  de  l'un  ou  de  l'autre  sexe, 
on  les  voit  dans  le  nombre  apporter  du  choix  dans  leurs  affec- 
tions, des  préférences,  et  l'attachement  qu'ils  ont  depuis  longtemps 
les  uns  pour  les   autres   déterminer  souvent  leur  accouplement. 
Ceux  mêmes  chez  lesquels  l'âge  a  tari  la  vigueur  physique,  frémis- 
sent encore,  hennissent,  tressaillent  d'amour.  Nous  les  constatons 
pleins  de  convoitise  et  d'ardeur,  avant  le  fait;  nous  les  voyons  après, 
quand  le  corps  n'est  plus  en  action,  se  complaire  encore  à  ce  doux 
souvenir;  il  y  en  a  qui,  s'en  montrant  fiers,  font  entendre  des  chants 


152  KSSAIS  l)K  MUMAKlMi. 

de  feste  et  de  triomphe,  lasses  et  saoules.  Qui  n'a  qu'à  descharger 
le  corps  d'vnc  nécessité  naturelle,  n'a  que  faire  d'y  embesongner 
autruy  auec  des  apprests  si  curieux.  Ce  n'est  pas  viande  à  vne 
grosse  et  lourde  faim.  Comme  celuy  qui  ne  demande  point  qu'on 
me  tienne  pour  meilleur  que  ie  suis,  ie  diray  cecy  des  erreurs  de  • 
ma  ieunesse  :  non  seulement  pour  le  danger  qu'il  y  a,  de  la  santé, 
(si  n'ay-ie  sceu  si  bien  faire,  que  ie  n'en  aye  eu  deux  atteintes, 
légères  toutesfois,  et  preambulaires)  mais  encores  par  raespris,  ie 
ne  me  suis  guère  adonné  aux  accointances  vénales  et  publiques, 
l'ay  voulu  aiguiser  ce  plaisir  par  la  difficulté,  par  le  désir  et  par  i 
quelque  gloire.  Et  aymois  la  façon  de  l'Empereur  Tibère,  qui  se 
prenoit  en  ses  amours,  autant  par  la  modestie  et  noblesse,  que  par 
autre  qualité.  Et  Thumeur  de  la  courtisane  Flora,  qui  ne  se  pres- 
toit  à  moins,  que  d'vn  Dictateur,  ou  Consul,  ou  Censeur  :  et  prenoit 
son  déduit,  en  la  dignité  de  ses  amoureux.  Certes  les  perles  et  le  • 
brocadel  y  confèrent  quelque  chose  :  et  les  tiltres,  et  le  train.  Au 
demeurant,  ie  faisois  grand  compte  de  l'esprit,  mais  pourueu  que 
le  corps  n'en  fust  pas  à  dire.  Car  à  respondre  en  conscience,  si 
l'vne  ou  l'autre  des  deux  beautez  deuoit  nécessairement  y  faillir, 
l'eusse  choisi  de  quitter  plustost  la  spirituelle.  Elle  a  son  vsage  en  i 
meilleures  choses.  Mais  au  subiect  de  l'amour,  subiectqui  principal- 
Icment  se  rapporte  à  la  veuë  et  à  l'atouchement,  on  faict  quelque 
chose  sans  les  grâces  de  l'esprit,  rien  sans  les  grâces  corporelles. 
C'est  le  vray  aduantage  des  dames  que  la  beauté  :  elle  est  si  leur, 
que  la  nostre,  quoy  qu'elle  désire  des  traicts  vn  peu  autres,  n'est  . 
en  son  point,  que  confuse  auec  la  leur,  puérile  et  imberbe.  On  dit 
que  chez  le  grand  Seigneur,  ceux  qui  le  serucnt  sous  titre  de  beauté, 
qui  sont  en  nombre  infini,  ont  leur  congé,  au  plus  loing,  à  vingt  et 
deux  ans.  Les  discours,  la  prudence,  et  les  offices  d'amitié,  se 
trouuent  mieux  chez  les  hommes  :  pourtant  gouuernent-ils  les  af-  ;i 
faires  du  monde.  Ces  deux  commerces  sont  fortuites,  et  despen- 
dans  d'autruy  :  l'vii  est  ennuyeux  par  sa  rareté,  l'autre  se  flestrit 
.iiM'c  l'aage  :  ainsin  ils  n'eussent  pas  assez  prouueu  au  b(»^<'ini.'  «le 


TRADUCTION.  —  LIV.  lU,  CM.  III.  ir.3 

de  joie  et  de  triomphe  et  tombent  exténués  et  repus.  Qui  n'y  cher- 
che qu'à  se  décharger  d'une  nécessité  que  nous  impose  la  nature, 
n'a  que  faire  de  la  coopération  d'autrui  et  d'y  mêler  tant  d'apprêts; 
ce  n'est  pas  là  un  mets  destiné  à  apaiser  une  faim  gloutonne  et  ex- 
cessive. 

Idée  qull  donne  de  ses  amours;  les  grâces  du  corps 
remportent  ici  sur  celles  de  Tesprit,  bien  que  celles-ci  y 
aient  aussi  leur  prix.  —  Comme  quelqu'un  qui  ne  demande  pas 
qu'on  le  tienne  pour  meilleur  qu'il  n'est,  je  dirai  ici  un  mot  des 
erreurs  de  ma  jeunesse.  Je  ne  me  suis  guère  adonné  aux  femmes 
qui  se  livrent  au  premier  venu  qui  les  paie,  et  cela,  autant  par  mé- 
pris, qu'en  raison  du  danger  qu'y  court  la  santé;  si  bien  que  je 
m'y  sois  pris,  je  n'en  ai  pas  moins  eu  à  subir  deux  atteintes 
légères  à  la  vérité  et  de  début.  J'ai  voulu  aiguiser  ce  plaisir  par  le 
désir  que  j'en  avais,  la  difficulté  de  le  satisfaire  et  aussi  la  gloire 
qui  devait  m'en  revenir.  J'aimais  à  la  façon  de  l'empereur  Tibère 
qui,  dans  ses  maîtresses,  recherchait  autant  la  modestie,  la  no- 
blesse, que  les  autres  qualités  de  la  femme;  ou  encore  à  la  ma- 
nière de  Flora  qui  ne  se  prêtait  pas  à  qui  n'était  au  moins  dicta- 
teur, consul  ou  censeur,  et  mettait  son  amour-propre  à  n'avoir  que 
des  amants  de  haut  rang.  Il  est  certain  que  les  perles  et  le  brocart 
donnent  de  la  saveur  à  la  chose,  de  même  les  titres  que  l'on  porte 
et  le  train  de  vie  que  l'on  mène. 

En  outre  je  faisais  grand  cas  de  l'esprit,  pourvu  toutefois  que 
le  physique  ne  laissât  pas  complètement  à  désirer;  car  pour  être 
franc,  si  l'un  ou  l'autre  de  ces  deux  genres  de  beauté  eût  dû  nécessai- 
rement faire  défaut,  j'eusse  plutôt  renoncé  à  celle  de  l'esprit.  Celui-ci 
a  sa  place  dans  les  meilleures  choses;  mais  en  amour,  où  la  vue  et  le 
toucher  prédominent,  on  arrive  quand  même  à  quelque  chose  sans 
ses  grâces,  et  à  rien  sans  les  charmes  physiques.  La  beauté  c'est 
là  le  véritable  avantage  qu'ont  les  femmes;  elle  leur  appartient 
d"une  façon  si  exclusive,  que  celle  de  l'homme,  quoique  recherchée 
avec  quelque  variante  dans  les  traits,  est  d'autant  plus  séduisante 
que  la  physionomie  encore  enfantine  et  imberbe  à  une  vague  res- 
semblance avec  celle  de  la  femme.  On  dit  que  chez  le  Grand  Sei- 
gneur les  adolescents  qui,  en  nombre  infini,  sont,  en  raison  de  leur 
beauté,  attachés  à  son  service,  sont  congédiés  au  plus  tard  quand  ils 
ont  vingt-deux  ans.  —  La  raison,  la  prudence,  les  services  que  peut 
rendre  l'amitié,  se  trouvent  à  un  plus  haut  degré  chez  les  hommes 
que  chez  la  femme,  aussi  gouvernent-ils  les  affaices  de  ce  monde. 

Un  troisième  commerce  dont  Thomme  a  la  disposition, 
est  celui  des  livres;  c'est  le  plus  sûr,  le  seul  qui  ne  dé- 
pende pas  d'autrui;  les  livres  consolent  Montaigne  dans 
sa  vieillesse  et  dans  la  solitude.  —  Ces  deux  commerces,  l'un 
avec  les  hommes  par  une  conversation  libre  et  familière,  l'autre 
avec  les  femmes  par  l'amour,  sont  aléatoires  et  dépendent  d'autrui  ; 
l'un  a  l'inconvénient  qu'il  ne  peut  avoir  lieu  qu'à  de  trop  rares  in- 
tervalles, l'autre  qu'il   perd   de  son  agrément  avec   Vàge;  aussi 


154  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

ma  vie.  Cchiy  des  litires,  qui  est  le  troisiesme,  est  bien  plus  seiir  et 
plus  à  nous.  Il  cède  aux  premiers  les  autres  aduaritages  :  mais  il 
a  pour  sa  part  la  constance  et  facilité  de  son  seruice.  Cettuy-cy 
costoye  tout  mon  cours,  et  m'assiste  par  tout  :  il  me  console  en  la 
vieillesse  et  en  la  solitude  :  il  me  descharge  du  poix  d\ne  oisiueté 
ennuyeuse  :  et  me  defTait  à  toute  heure  des  compagnies  qui  me 
faschent  :  il  emousse  les  pointures  de  la  doulenr,  si  elle  n'est  du 
tout  extrême  et  maistresse.  Pour  me  distraire  d'vne  imagination 
importune,  il  n'est  que  de  recourir  aux  liures,  ils  me  destournent 
facilement  à  eux,  et  me  la  desrobent.  Et  si  ne  se  mutinent  point, 
pour  voir  que  ie  ne  les  recherche,  qu'au  deffaut  de  ces  autres  com- 
moditez,  plus  réelles,  viues  et  naturelles  :  ils  me  reçoiuent  tous- 
iours  de  mesme  visage.  Il  a  bel  aller  à  pied ,  dit-on,  qui  meine 
son  cheual  par  la  bride.  Et  nostre  lacques  Roy  de  Naples,  et  de 
Sicile,  qui  beau,  ieune,  et  sain,  se  faisoit  porter  par  pays  en 
ciuiere,  couché  sur  vn  meschant  oriller  de  plume,  vestu  d'vne  robe 
de  drap  gris,  et  vn  bonnet  de  mesme  :  suiuy  ce  pendant  d'vne 
grande  pompe  royalle,  lictieres,  cheuaux  à  main  de  toutes  sortes, 
gentils-hommes  et  officiers  :  representoit  vne  austérité  tendre  en- 
cores  et  chanceliante.  Le  malade  n'est  pas  à  plaindre,  qui  a  la  gua- 
rison  en  sa  manche.  En  l'expérience  et  vsage  de  cette  sentence,  qui 
est  tres-veritable,  consiste  tout  le  fruict  que  ie  tire  des  liures.  le 
ne  m'en  sers  en  effect,  quasi  non  plus  que  ceux  qui  ne  les  cognois- 
sent  poinct.  l'en  iouys,  comme  les  auaritieux  des  trésors,  pour  sça- 
uoir  que  i'cn  iouyray  quand  il  me  plaira  :  mon  ame  se  rassasie  et 
contente  de  ce  droict  de  possession.  le  ne  voyage  sans  liures,  ny  en 
paix,  ny  en  guerre.  Toutesfois  il  se  passera  plusieurs  iours,  et  des 
mois,  sans  que  ie  les  employé.  Ce  sera  tantost,  dis-ie,  ou  demain, 
ou  quand  il  me  plaira  :  le  temps  court  et  s'en  va  ce  pendant  sans 
me  blesser.  Car  il  ne  se  peut  dire,  combien  ie  me  repose  et  seiourne 
en  cette  considération,  qu'ils  sont  à  mon  costé  pour  me  donner  du 
plaisir  à  mon  heure  :  et  à  reconnoistre,  combien  ils  portent  de  se- 
cours à  ma  vie.  C'est  la  meilleure  munition  que  i'ayo  trouué  à  cet 
humain  voyage  :  et  plains  extrêmement  les  hommes  d'entendement, 
qui  l'ont  à  dire,  l'accepte  plustost  toute  autre  sorte  d'amusement, 
pour  léger  qu'il  soit  :  d'autant  que  cettuy-cy  ne  me  peut  faillir'. 
Chez  moy,  ie  me  destourne  vn  peu  plus  souuent  à  ma  librairie,  d'où, 
tout  d'vne  main,  ie  commande  mon  mesnage.  le  suis  sur  l'entrée, 
et  vois  soubs  moy,  mon  iardin,  ma  basse  cour,  ma  cour,  et  dans  la 
plus  part  des  membres  de  ma  maison.  Là  ie  feuillette  à  cette  heure 


TRADUCTION.  —  LIV.  ill,  CH.  III.  Ibb 

neussent-ils  pas  suffi  aux  besoins  de  ma  vie.  Le  commerce  des  li- 
vres, qui  est  le  troisième,  est  de  beaucoup  plus  certain  et  plus  à 
nous;  il  n'a  pas  les  avantages  des  deux  premiers,  mais  il  a  pour 
lui  que  nous  pouvons  facilement  et  à  tous  moments  y  avoir  re- 
cours. Constamment  à  ma  portée  durant  tout  le  cours  de  mon 
existence,  il  m'assiste  en  tous  lieux,  en  toutes  circonstances,  me 
console  dans  la  vieillesse  et  la  solitude,  me  décharge  du  poids 
d'une  oisiveté  ennuyeuse,  et  me  débarrasse,  à  toute  heure,  de  gens 
dont  la  présence  me  contrarie;  il  amortit  enfin  les  élancements  de 
la  douleur,  lorsqu'elle  n'est  pas  trop  aiguë,  et  qu'elle  ne  l'emporte 
pas  sur  tout  palliatif.  Pour  me  distraire  d'une  idée  importune,  il 
n'est  rien  comme  de  recourir  aux  livres  ;  ils  s'emparent  aisément 
de  moi  et  me  la  font  perdre  de  vue.  Jamais  ils  ne  se  blessent  de 
ce  que  je  ne  les  recherche  qu'à  défaut  des  satisfactions  plus  réelles, 
plus  vives,  plus  naturelles  que  procure  la  fréquentation  des  hom- 
mes et  de  la  femme,  et  toujours  ils  me  font  môme  figure.  Il  n'y  a 
pas  grand  mérite,  dit-on,  à  aller  à  pied,  pour  qui  mène  après 
lui  son  cheval  par  la  bride;  et  notre  Jacques,  roi  de  Naples  et  de 
Sicile,  beau,  jeune,  bien  portant,  qui,  en  voyage,  se  faisait  trans- 
porter sur  une  civière,  couché  sur  un  méchant  oreiller  de  plumes, 
vêtu  d'une  robe  de  drap  gris,  avec  un  bonnet  de  même  étoffe, 
suivi,  malgré  cela,  d'une  grande  pompe  royale  :  litières,  chevaux 
de  main  de  toutes  sortes,  gentilshommes  et  officiers,  faisait  preuve 
d'une  austérité  facile  à  endurer  et  peu  méritoire  ;  le  malade  qui  a 
la  guérison  sous  la  main,  n'est  pas  à  plaindre.  —  C'est  dans  l'ap- 
plication et  l'expérience  que  j'ai  faites  de  cette  maxime,  qui  est 
très  juste,  que  consiste  tout  le  fruit  que  je  tire  des  livres.  Je  ne 
m'en  sers,  en  elîet,  pas  beaucoup  plus  que  ceux  qui  n'en  ont  pas; 
j'en  jouis  comme  les  avares  de  leurs  trésors,  par  le  seul  fait  que 
je  sais  que  je  pourrai  en  jouir  quand  il  me  plaira;  ce  droit  de  pos- 
session suffit  à  mon  âme  qui  s'en  contente.  Je  ne  voyage  jamais 
sans  livres,  que  ce  soit  en  paix  ou  que  ce  soit  à  la  guerre;  toute- 
fois, il  se  passera  des  jours,  des  mois  sans  que  je  m'en  serve.  Ce 
sera  pour  tantôt,  dis- je,  ou  pour  demain,  ou  pour  quand  cela  me 
conviendra;  et  le  temps  s'écoule,  passe,  sans  m'être  à  charge.  Je 
ne  saurais  dire  combien  c'est  un  repos  et  un  délassement  pour 
moi,  que  la  pensée  que  je  les  ai  sous  la  main  et  puis  y  prendre 
plaisir  à  mon  heure;  je  ne  puis  reconnaître  assez  de  quel  secours 
ils  me  sont  dans  la  vie.  Ils  constituent  les  meilleures  provisions  que 
j'aie  pu  me  procurer,  pour  ce  voyage  qu'est  la  vie  de  l'homme,  et 
je  plains  extrêmement  les  gens  intelligents  qui  en  sont  privés.  J'ac- 
cepte d'autant  mieux  tout  autre  passe-temps  qui  se  présente  si 
léger  qu'il  soit,  que  je  sais  que  celui-ci  ne  peut  me  faire  défaut. 

Sa  bibliothèque  est  son  lieu  de  retraite  préféré;  des- 
cription qu'il  en  donne.  —  Chez  moi,  je  suis  assez  souvent  dans 
ma  bibliothèque,  d'où,  d'un  coup  d'oeil,  je  vois  tout  ce  qui  se  passe 
dans  ma  maison.  De  l'entrée,  j'aperçois  en  contre-bas  le  jardin, 
la  basse-cour,  la  cour,  et  plonge  dans  la  plupart  des  pièces.  A  un 


156  ESSAIS  \)E  MONTAIGNE. 

vil  liiirc,  à  celle  heure  vu  aulre,  sans  ordre  el  sans  dessein,  à 
pièces  descousiies.  Tantost  ie  resue,  lantost  t'enregistre  et  dicte,  en 
me  promenant,  mes  songes  que  voicy.  Elle  est  au  troisicsme  eslage 
d'vne  tour.  Le  premier,  c'est  ma  chapelle,  le  second  vne  chambre 
el  sa  suitle,  où  ic  me  couche  souuent,  pour  eslre  seul.  Au  dessus, 
elle  a  vne  grande  garderohc.  C'esloil  au  temps  passe,  le  lieu  plus 
inutile  de  ma  maison.  le- passe  là  et  la  plus  part  des  iours  de  ma 
vie,  el  la  plus  pari  des  heures  du  iour.  le  n'y  suis  iamais  la  nuicl. 
A  sa  snille  est  vn  cabinet  assez  poly,  capable  à  receuoir  du  feu 
pour  l'hyuer,  tres-plaisamment  percé.  Et  si  ie  ne  craignoy  non  plus 
le  seing  que  la  despensc,  le  soing  qui  me  chasse  de  toute  beson- 
gne  :  l'y  pourroy  facilement  coudre  à  chasque  costé  vne  gallerie  de 
cent  pas  de  long,  el  douze  de  large,  à  plein  pied  :  ayant  trouué  tous 
les  murs  montez,  pour  autre  vsage,  à  la  hauteur  qu'il  me  faut.  Tout 
lieu  retiré  requiert  vn  proumenoir.  Mes  pensées  dorment,  si  ie  les 
assis.  Mon  esprit  ne  va  pas  seul,  comme  si  les  iambes  l'agitent. 
Ceux  qui  estudient  sans  liure,  en  sont  tous  là.  La  figure  en  est 
ronde,  et  n'a  de  plat,  que  ce  qu'il  faut  à  ma  table  et  à  mon  siège  : 
et  vient  m'offrant  en  se  courbant,  d'vne  veuë,  tous  mes  liures,  ren- 
gez  sur  des  pulpitres  à  cinq  degrez  tout  à  l'enuiron.  Elle  a  trois 
veuës  de  riche  et  libre  prospect,  el  seize  pas  de  vuide  en  diamètre. 
En  hyuer  i'y  suis  moins  continuellement  :  car  ma  maison  est  iuchee 
sur  vn  tertre,  comme  dit  son  nom  :  el  n'a  point  de  pièce  plus 
euenlec  que  cette  cy  :  qui  me  plaist  d'estre  vn  peu  pénible  et  àl'es- 
quart,  tant  pour  le  fruit  de  l'exercice,  que  pour  reculer  de  moy  la 
presse.  C'est  là  mon  siège.  l'essaye  à  m'en  rendre  la  domination 
pure  :  cl  à  soustraire  ce  seul  coing,  à  la  communauté  el  coniugale, 
el  filiale,  el  ciuile.  Par  tout  ailleurs  ie  n'ay  qu'vne  auclorilé  ver- 
bale :  en  essence,  confuse.  Misérable  à  mon  gré,  qui  n'a  chez  soy, 
où  estre  à  soy  :  où  se  faire  particulièrement  la  cour  :  où  se  cacher. 
L'ambition  paye  bien  ses  gents,  de  les  tenir  tousiours  en  montre, 
comme  la  statue  d'vn  marché.  Magna  seiniitits  est  magna  forluna. 
Ils  n'ont  pas  seulement  leur  retraict  pour  retraitte.  le  n'ay  rien  iugé 
de  si  rude  en  l'austérité  de  vie,  que  nos  religieux  affectent,  que  ce 
que  ie  voyen  quelqu'vne  de  leurs  compagnies,  auoir  pour  règle  vne 
perpétuelle  société  de  lieu  :  el  assistance  nombreuse  entre  eux,  en 
quelque  action  que  ce  soit.  Et  trouue  aucunement  pins  sup|)ortable, 
d'estre  tousiours  seul,  que  ne  le  pouuoir  iamais  eslre.      Si  quel- 


TRADUCTION.  —  ÎJV.  Ilf,  CH.  III.  157 

moment  j'y  feuillette  un  livre,  puis  c'est  un  autre,  et  cela  sans  ordre, 
sans  dessein  préconçu,  à  bâtons  rompus.  Tantôt  j'y  rêve,  tantôt  je 
prends  des  notes  ou  dicte,  en  me  promenant,  les  rêveries  qui  sont 
consignées  ici.  —  Cette  bibliothèque  est  au  troisième  étage  d'une 
tour.  Au  premier,  est  ma  chapelle;  au  second,  une  chambre  et  ses 
dépendances,  où  je  couche  souvent  quand  je  veux  être  seul;  au- 
dessus  se  trouve  une  vaste  garde-robe.  Jadis,  ce  local  était  inuti- 
lisé; j'y  passe  la  plus  grande  partie  de  mes  journées  et  la  plupart 
des  heures  du  jour;  je  n'y  vais  jamais  la  nuit.  Lui  faisant  suite,  se 
trouve  un  cabinet  assez  bien  décoré,  où  l'on  peut  faire  du  feu  l'hi- 
ver et  d'où  l'on  a  une  jolie  vue;  et,  si  je  ne  redoutais  autant  l'em- 
barras que  la  dépense  résultant  du  travail  que  cela  nécessiterait  et 
durant  lequel  je  ne  pourrais  me  livrer  à  aucune  occupation,  je 
pourrais  facilement  construire  de  chaque  côté  et  y  attenant  une 
galerie  de  cent  pas  de  long  sur  douze  de  large,  qui  serait  de  plain- 
pied;  les  murs  de  soutènement  existent  et  ont  la  hauteur  voulue, 
élevés  qu'ils  ont  été  dans  un  autre  but.  Tout  lieu  dont  on  veut  fairç 
un  lieu  de  retraite,  doit  avoir  un  promenoir;  mes  pensées  som- 
meillent quand  je  suis  assis;  mon  esprit  ne  marche  pas  seul,  il 
semble  qu'il  faille  que  mes  jambes  lui  communiquent  leur  mouve- 
ment; et  ceux  qui  étudient  sans  le  secours  des  livres,  en  sont  tous 
là.  —  La  pièce,  sauf  dans  la  partie  où  se  trouvent  ma  taljle  et  mon 
siège  et  où  la  paroi  est  en  ligne  droite,  est  de  forme  circulaire,  ce 
qui  me  permet  d'apercevoir  tous  mes  livres  disposés  tout  autour, 
sur  cinq  rangées  de  tablettes;  il  s'y  trouve  trois  fenêtres  d'où  l'on 
a  une  vue  belle  et  étendue;  l'espace  demeuré  libre  a  seize  pas  de 
diamètre.  En  hiver,  j'y  suis  moins  continuellement,  parce  que  ma 
maison  est,  comme  l'indique  son  nom,  juchée  sur  un  tertre  et  que, 
de  toutes  ses  pièces,  celle-ci  est  la  plus  éventée  ;  qu'en  outre,  elle 
est  éloignée  et  d'accès  un  peu  pénible,  ce  qui  me  plaît  assez,  tant 
par  l'exercice  auquel  cela  m'astreint  que  parce  que  cela  me  dé- 
livre de  l'importunité  des  gens.  C'est  là  mon  repaire;  j'essaie  de 
faire  que  ce  coin  soit  mon  domaine  exclusif  et  demeure  en  dehors 
de  toute  communauté  avec  ma  femme,  ma  fille  et  n'importe  quels 
autres;  partout  ailleurs,  j'ai  bien  autorité,  mais  elle  est  plus  no- 
minale que  réelle  et  plus  vague  que  directe.  Bien  misérable,  en 
effet,  à  mon  sens,  celui  qui,  chez  soi,  n'a  pas  où  être  chez  soi,  où 
ne  songer  qu'à  soi,  où  se  cacher!  L'ambition  fait  payer  cher  ses 
faveurs  à  ses  esclaves,  en  les  mettant  toujours  en  évidence,  comme 
une  statue  sur  un  champ  de  foire  :  «  JJne  grande  situation  est  une 
grande  servitude  {Sénèque)  »  ;  ils  n'ont  nulle  part  où  s'isoler,  pas 
même  dans  leur  cabinet  d'aisances.  Je  ne  trouve  rien  de  si  pénible 
dans  la  vie  austère  qu'embrassent  les  religieux  que  cette  règle,  que 
je  vois  se  pratiquer  dans  certaines  congrégations,  d'être  perpé- 
tuellement réunis  dans  un  même  local,  formant  ainsi  une  nom- 
breuse assistance  constamment  témoin  des  actes  de  chacun;  je 
trouve  en  quelque  sorte  plus  supportable  d'être  toujours  seul,  que 
de  ne  pouvoir  l'être  jamais. 


158  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

quw  me  dit,  ((ue  c'est  auillir  les  muses,  do  s'en  seruir  seulement 
de  iouet,  et  de  passetemps,  il  ne  sçail  pas  comme  moy,  combien 
vaut  le  plaisir,  le  ieu  et  le  passetemps  :  à  peine  que  ie  ne  die  toute 
autre  fin  estre  ridicule.  le  vis  du  iour  à  la  iournec,  et  parlant  en 
reuerence,  ne  vis  que  pour  moy  :  mes  desseins  se  terminent  là. 
rcstudiay  ieune  pour  l'ostentation;  depuis,  vn  peu  pour  m'assagir  : 
à  cette  heure  pour  m'esbattre  :  iamais  pour  le  quest.  Vne  humeur 
vaine  et  despensiere  que  i'auois,  après  cette  sorte  de  meuble  :  non 
pour  en  prouuoir  seulement  mon  besoing,  mais  de  trois  pas  au 
delà,  pour  m'en  tapisser  et  parer  :  ie  l'ay  pieça  abandonnée.  Les 
Hures  ont  beaucoup  de  qualitez  aggreables  à  ceux  qui  les  sçauent 
choisir.  Mais  aucun  bien  sans  peine.  C'est  vn  plaisir  qui  n'est  pas 
net  et  pur,  non  plus  que  les  autres  :  il  a  ses  incommoditez,  et  bien 
poisantes.  L'ame  s'y  exerce,  mais  le  corps,  duquel  ie  n'ay  non  plus 
oublié  le  soing,  demeure  ce  pendant  sans  action,  s'atterre  et  s'at- 
triste, le  ne  sçache  excez  plus  dommageable  pour  moy,  ny  plus  à 
euiter,  en  celte  déclinaison  d'aage.  Voyla  mes  trois  occupations 
fauories  et  particulières.  le  ne  parle  point  de  celles  que  ie  doibs  au 
monde  par  obligation  ciuile. 


I 


CHAPITRE   IIII. 

De  la  Diuersion. 

'ay  autresfois  esté  employé  à  consoler  vne  dame  vrayement  af- 
fligée. La  plus  part  de  leurs  deuils  sont  artificiels  et  cérémonieux. 

Vberibus  semper  lacrymis,  scmpérqne  paralis 
In  stalione  sua,  atquc  e.rpeclanlibus  illatn 
Quu  iubeat  manare  modo. 


On  y  procède  mal,  quand  on  s'oppose  à  cette  passion  :  car  l'opposi- 
tion les  pique  et  les  engage  plus  auani  à  la  tristesse.  On  exaspère  le 


TRADUCTION.  -  LIV.  III,  CH.  III.  lo9 

Les  Muses  sont  le  délassement  de  Tesprit.  Dans  sa  jeu- 
nesse, Montaigne  étudiait  pour  briller;  depuis  Tâge  mûr, 
pour  devenir  plus  sage  ;  devenu  vieux,  il  étudie  pour  se 
distraire.  —  Quelqu'un  qui  me  dirait  que  c'est  avilir  les  Muses  que 
de  ne  s'en  servir  que  comme  jouet  et  comme  passe-temps,  ignore- 
rait ce  que  valent  ce  plaisir,  ce  jeu,  ce  passe-temps  que  j'apprécie 
si  bien,  que  peu  s'en  faut  que  je  ne  dise  qu'il  est  ridicule  de  s'en 
proposer  autre  chose.  Je  vis  au  jour  le  jour,  et,  ne  vous  en  dé- 
plaise, ne  vis  que  pour  moi  et  n'aspire  à  rien  de  plus.  Quand  j'étais 
jeune,  j'étudiais  pour  briller;  plus  tard,  un  peu  pour  gagner  en  sa- 
gesse; maintenant,  je  le  fais  pour  me  distraire;  jamais  cela  n'a  été 
pour  en  retirer  profit.  Cédant  à  un  sentiment  bien  frivole,  j'ai  beau- 
coup dépensé  pour  mes  livres,  non  seulement  pour  pourvoir  à  mes 
besoins,  mais,  par  surcroit,  pour  satisfaire  ma  vanité  et  me  donner 
le  luxe  d'augmenter  les  volumes  de  ma  bibliothèque  ;  il  y  a  long- 
temps que  cela  ne  m'est  plus  arrivé. 

Le  commerce  des  livres  a,  lui  aussi,  ses  inconvénients; 
il  n'exerce  pas  le  corps  et,  de  ce  fait,  est,  dans  la  vieil- 
lesse surtout,  préjudiciable  à  la  santé.  —  Les  livres  sont, 
sous  bien  des  rapports,  d'un  bien  grand  agrément  pour  qui  sait  les 
choisir;  mais  il  n'est  pas  de  bien  sans  peine,  et  le  plaisir  qu'ils 
procurent  n'est  pas  plus  que  les  autres  net  et  pur.  Il  a  ses  in- 
convénients et  des  inconvénients  très  sérieux  :  l'âme  s'y  exerce, 
mais,  pendant  ce  temps,  le  corps,  dont  il  ne  faut  pas  oublier  les 
soins  qu'il  réclame,  demeure  inactif,  ce  qui  amène  en  lui  de  l'a- 
battement et  de  la  tristesse.  Je  ne  connais  pas  d'excès  qui,  au  dé- 
clin de  la  vie,  me  soit  plus  préjudiciable  et  que  je  doive  plus 
éviter. 

Ce  sont  là  mes  trois  occupations  favorites,  d'entre  celles  que  je 
pratique  le  plus,  indépendamment  des  obligations  que  me  créent 
vis-à-vis  du  monde  mes  devoirs  civiques  et  de  société. 


CHAPITRE   IV. 
De  la  diversion. 


C'est  par  la  diversion  que  l'on  peut  arriver  à  calmer  les 
plus  vives  douleurs  ;  on  console  mal  par  le  raisonnement. 

—  J'ai  été  autrefois  chargé  de  consoler  une  dame  qui  était  dans 
une  réelle  affliction  ;  *  car  la  plupart  des  deuils  chez  les  personnes 
de  ce  sexe  ne  sont  pas  naturels,  c'est  surtout  affaire  de  cérémonie  : 
«  Une  femme  a  toujours  des  larmes  toutes  prêtes  qui,  sur  commande, 
coulent  en  abondance  (Juvénal).  »  On  ne  s'y  prend  pas  bien  en  cher- 
chant à  les  arrêter  dans  ces  manifestations,  car  toute  opposition 


iOO  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

mal  par  la  ialousie  du  débat.  Nous  voyons  des  propos  communs, 
que  ce  que  i'auray  dit  sans  soing,  si  on  vient  à  me  le  contester,  ie 
m'en  formalise,  ie  Tespouse  :  beaucoup  plus  ce  à  quoy  i'aurois 
interest.  Et  puis  en  ce  faisant,  vous  vous  présentez  à  vostre  opéra- 
tion d'vne  entrée  rude  :  là  où  les  premiers  accueils  du  médecin 
cnuers  son  patient,  doiuent  estre  gracieux,  gays,  et  aggreables. 
lamais  médecin  laid,  et  rechigné  n'y  fit  œuurc.  Au  contraire  doncq, 
il  faut  ayder  d'arriuee  et  fauoriser  leur  plaincte,  et  en  tesmoigner 
([uebiue  approbation  et  excuse.  Par  cette  intelligence,  vous  gaignez 
crédit  à  passer  outre,  et  d'vne  facile  et  insensible  inclination,  vous  i 
vous  coulez  aux  discours  plus  fermes  et  propres  à  leur  guerison. 
Moy,  qui  ne  desirois  principalement  que  de  piper  l'assistance,  qui 
auoil  les  yeux  sur  moy,m'aduisay  deplastrerle  mal.  Aussi  me  trouue- 
ie  par  expérience,  auoir  mauuaise  main  et  infructueuse  à  persuader. 
Ou  ie  présente  mes  raisons  trop  pointues  et  trop  seiches:  ou  trop  brus-  • 
quement  :  ou  trop  nonchalamment.  Apres  que  ie  me  fus  appliqué 
vn  temps  à  son  tourment,  ie  n'essayay  pas  de  le  garir  par  fortes  et 
viues  raisons  :  par  ce  que  l'en  ay  faute,  ou  que  iepensois  autrement 
faire  mieux  mon  efTect.  Ny  n'allay  choisissant  les  diuerses  manières, 
que  la  philosophie  prescrit  à  consoler  :  Que  ce  qu'on  plaint  n'est  2 
pas  mal,  comme  Cleanthes  :  Que  c'est  vn  léger  mal ,  comme  les  Pe- 
ripateticiens  :  Que  se  plaindre  n'est  action,  ny  iuste,  ny  louable, 
comme  Chrysippus  :  Ny  cette  cy  d'Epicurus,  plus  voisine  à  mon 
style,  de  transférer  la  pensée  des  choses  fascheuses  aux  plaisantes  : 
Ny  faire  vne  charge  de  tout  cet  amas,  le  dispensant  par  occasion,  • 
comme  Cicero.  Mais  déclinant  tout  mollement  noz  propos,  et  les 
gauchissant  peu  à  peu,  aux  subiects  plus  voysins,  et  puis  vn  peu 
plus  eslongnez,  selon  qu'elle  se  prestoit  plus  à  moy,  ie  luy  desrobay 
imperceptiblenient  cette  pensée  douloureuse  :  el  la  tins  en  bonne 
contenance  et  du  tout  r'ai)ais('e  autant  que  i'y  fus.  l'vsay  de  diuer-  a 
sion.  Ceux  qui  me  suyuircnt  à  ce  mesme  seruice,  ny  Irouuerent 
aucun  amendement  :  car  ie  n'auoispas  porté  la  coignee  aux  racines. 
A  l'aduenture  ay-ie  louché  quelque  espèce  de  diuersions  publi- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IV.  161 

les  excite  et  les  porte  davantage  encore  à  la  tristesse  ;  on  exas- 
père le  mal  par  la  jalousie  qu'il  ressent  d'être  contrecarré.  Chaque 
jour,  dans  nos  conversations,  lorsque  ce  que  nous  avons  dit  sans 
y  mettre  d'importance  vient  à  être  contesté,  ne  nous  arrive-t-il 
pas  de  nous  en  formaliser  et  de  nous  y  attacher  alors  souvent 
beaucoup  plus  qu'à  ce  qui  serait  pour  nous  d'un  réel  intérêt?  Et 
puis,  en  allant  ainsi  directement  au  but,  en  vous  opposant  fran- 
chement à  leur  tristesse,  votre  entrée  en  matière  est  brutale, 
tandis  que  les  premiers  rapports  du  médecin  avec  son  patient 
doivent  être  gracieux,  gais,  agréables;  jamais  docteur  laid  et  re- 
chigné n'a  réussi.  Il  faut,  au  contraire,  dès  l'abord,  aider  et  pro- 
voquer leurs  épanchements,  témoigner  qu'on  approuve  leur  dou- 
leur et  qu'on  l'excuse.  Cette  complicité  vous  fait  gagner  qu'on 
vous  accorde  de  passer  outre  et,  par  trahison  facile  et  insensible, 
vous  arrivez  à  faire  entendre  des  paroles  plus  fermes,  propres 
à  amener  à  guérison.  —  En  la  circonstance,  désireux  de  sur- 
prendre, par  mon  savoir-faire,  l'assistance  qui  avait  les  yeux  sur 
moi,  je  m'avisai  de  combattre  le  mal  à  visage  découvert.  Je  re- 
connus bientôt,  par  l'effet  produit,  que  je  m'y  étais  mal  pris  et 
que  je  n'arriverais  pas  à  persuader;  mes  raisonnements  sont 
d'habitude  trop  incisifs  et  pas  assez  insinuants,  j'agis  ou  trop 
brusquement  ou  avec  pas  assez  d'énergie.  Aussi,  après  quelques 
moments  employés  à  calmer  sa  peine,  je  n'essayai  pas  de  l'en 
guérir  par  de  fortes  et  impressionnantes  raisons,  parce  que  je 
n'en  trouvais  pas  et  que  je  pensais  produire  plus  sûrement  mon 
effet  d'autre  façon.  Ce  ne  fut  pas  non  plus  en  faisant  un  choix 
parmi  les  moyens  divers  de  consolation  que  la  philosophie  met 
à  notre  disposition,  tels  que  :  «  Ce  dont  on  gémit  n'est  pas  un 
mal  »,  comme  dit  Cléanthe;  ou  selon  les  Péripatéticiens,  «  n'est 
qu'un  mal  léger  »;  ou  encore,  d'après  Chrysippe  :  «  La  plainte 
n'est  chose  ni  juste,  ni  légitime  ».  Je  ne  suivis  pas  davantage 
le  conseil  d'Épicure  consistant  à  reporter  sa  pensée  des  choses  at- 
tristantes sur  d'autres  qui  vous  distraient,  ce  qui  pourtant  rentre 
assez  dans  ma  manière  de  faire.  Laissant  de  côté  ces  divers  pro- 
cédés que  Cicéron  recommande  de  metire  en  jeu  à  propos,  je  fis 
dévier  insensiblement  la  conversation,  l'infléchissant  peu  à  peu 
vers  des  sujets  qui  s'y  rattachaient,  puis,  au  fur  et  à  mesure  que 
mon  interlocutrice  se  confiait  davantage  en  moi,  sur  d'autres 
qui  avaient  de  moins  en  moins  de  rapport  avec  son  chagrin,  je 
l'arrachai  sans  qu'elle  s'en  doutât  à  ses  pensées  douloureuses  et 
l'amenai  à  retrouver  du  calme  et  à  faire  bonne  contenance  tout 
le  temps  que  je  demeurai;  en  un  mot,  je  créai  une  diversion. 
Ceux  qui,  après  moi,  s'employèrent  à  consoler  cette  dame,  n'en 
furent  pas  plus  avancés  parce  que  ce  n'était  pas  à  la  racine  du 
mal  que  j'avais  porté  la  cognée. 

A  la  guerre,  les  diversions  se  pratiquent  utilement  pour 
éloigner  d'un  pays  un  ennemi  qui  l'a  envahi  et  pour  ga- 
gner du  temps.  —  Ailleurs,  dans  le  cours  de  mon  livre,  j'ai  eu 

ESSAIS  DE  MONTAIGNE.  —  T.  III.  11 


162  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

qiics.  Et  Ivsage  des  militaires,  dequoy  se  seruit  Pericics  en  la 
guerre  Peloponnesiaqiie  :  et  mille  autres  ailleurs,  pour  reuoquer  de 
leurs  païs  les  forces  contraires,  est  trop  fréquent  aux  histoires.  Ce 
fut  vn  ingénieux  destour,  dequoy  le  Sieur  d'Himbercourt  sauua  et 
soy  et  d'autres,  en  la  ville  du  Liège  :  où  le  Duc  de  Bourgongne,  qui 
la  tenoit  assiégée,  l'auoit  fait  entrer,  pour  exécuter  les  conuenances 
de  leur  reddition  accordée.  Ce  peuple  assemblé  de  nuict  pour  y 
pouruoir,  commence  à  se  mutiner  contre  ces  accords  passez  :  et  dé- 
libérèrent plusieurs,  de  courre  sus  aux  négociateurs,  qu'ils  tenoient 
en  leur  puissance.  Luy,  sentant  le  vent  de  la  première  ondée  de  ces 
gens,  qui  venoient  se  ruer  en  son  logis,  lascha  soudain  vers  eux, 
deux  des  habitans  de  la  ville,  (car  il  y  en  auoit  aucuns  auec  luy) 
chargez  de  plus  douces  et  nouuelles  offres,  à  proposer  en  leur  con- 
seil, qu'il  auoit  forgées  sur  le  champ  pour  son  besoing.  Ces  deux 
arresterent  la  première  tempeste,  ramenant  cette  tourbe  esmeûe  en 
la  maison  de  ville,  pour  ouyr  leur  charge,  et  y  délibérer.  La  délibé- 
ration fut  courte.  Voicy  desbonder  vn  second  orage,  autant  animé 
que  l'autre  :  et  luy  à  leur  despecher  en  teste,  quatre  nouueaux  et 
semblables  intercesseurs,  protestans  auoir  à  leur  déclarer  à  ce 
coup,  des  présentations  plus  grasses,  du  tout  à  leur  contentement  et 
satisfaction  :  par  oii  ce  peuple  fut  de  rechef  repoussé  dans  le  con- 
claue.  Somme,  que  par  telle  dispensation  d'amusemens,  diuertis- 
sant  leur  furie,  et  la  dissipant  en  vaines  consultations,  il  l'endormit 
en  fm,  et  gaigna  le  iour,  qui  estoit  son  principal  affaire.  Cet  au- 
tre comte  est  aussi  de  ce  predicament.  Atalante  fille  de  beauté  ex- 
cellente, et  de  merueilleuse  disposition,  pour  se  deffaire  de  la 
presse  de  mille  poursuiuants,  qui  la  demandoient  en  mariage,  leur 
donna  cette  loy,  qu'elle  accepteroit  celuy  qui  l'egalleroit  à  la  course, 
pourueu  (jue  ceux  qui  y  faudroient,  en  perdissent  la  vie.  Il  s'en 
trouua  assez,  qui  estimèrent  ce  prix  digne  d'vn  tel  hazard,  et  qui 
encoururent  la  peine  de  ce  cruel  marché.  Hippomenes  ayant  à  faire 
son  essay  après  les  autres,  s'adressa  à  la  déesse  tutrice  de  cette 
amoureuse  ardeur,  l'appellant  à  son  secours  :  qui  exauçant  sa 
prière,  le  fournit  de  trois  pommes  d'or,  et  de  leur  vsagc.  Le  champ 
de  la  course  ouuert,  à  mesure  qu'Hippomenes  sent  sa  maistresso 
luy  presser  les  talons,  il  laisse  eschappcr,  comme  par  inaduertance, 
l'vne  de  ces  pommes  :  la  fille  amusée  de  sa  beauté,  ne  faut  point  de 
se  destourner  pour  l'amassci-  : 

Obstupuil  virgo,  nilidique  cupidine  pomi 
Déclinât  ctirtus,  aurùmque  volubile  tollil. 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IV.  |(i3 

occasion  de  citer  des  diversions  intervenues  dans  des  affaires  pu- 
bliques; il  en  est  fait  fréquemment  usage  à  la  guerre,  ainsi  que  le 
relate  l'histoire,  à  l'instar  de  Périclès  dans  la  guerre  du  Péloponèse 
et  de  mille  autres,  pour  éloigner  d'un  pays  les  forces  ennemies  qui 
l'ont  envahi.  —  Ce  fut  un  ingénieux  artifice  que  celui  auquel  eut 
recours,  à  Liège,  le  sieur  d'Himbercourt  qui  lui  dut  son  salut,  lui  et 
quelques  autres  envoyés  avec  lui  dans  cette  ville,  qu'assiégeait  le 
duc  de  Bourgogne,  pour  veiller  à  l'exécution  des  conditions  de  ca- 
pitulation de  la  place  qui  s'était  rendue.  Le  peuple,  convoqué  du- 
rant la  nuit  pour  cette  mise  à  exécution,  commença  à  s'ameuter 
contre  les  conventions  passées,  et  plusieurs  proposèrent  de  courir 
sus  aux  négociateurs  qu'ils  tenaient  en  leur  pouvoir.  Au  premier 
avis  qu'il  eut  de  l'approche  des  premières  bandes  de  ces  gens  se 
ruant  sur  son  logis,  le  sieur  d'Himbercourt  leur  dépêcha  immédia- 
tement deux  habitants  de  la  ville  (il  en  avait  quelques-uns  près  de 
lui),  chargés  de  faire  au  conseil  qui  représentait  la  population,  de 
nouvelles  offres  moins  rigoureuses,  qu'il  avait  sur-le-champ  imagi- 
nées pour  parer  à  la  difficulté  de  la  situation.  Ces  deux  messagers 
arrêtèrent  le  flot  des  manifestants  malgré  leur  exaspération,  et  les 
ramenèrent  à  l'hôtel  de  ville  pour  entendre  les  propositions  qu'ils 
apportaient  et  en  délibérer.  La  délibération  fut  courte,  et  une  foule 
tumultueuse,  aussi  animée  que  la  première  fois,  se  porta  derechef 
sur  la  demeure  de  l'envoyé  du  duc.  D'Himbercourt  lui  détacha  aus- 
sitôt quatre  nouveaux  entremetteurs  qui,  protestant  auprès  de  ceux 
qui  tenaient  la  tête  du  mouvement  que,  pour  le  coup,  ils  sont  por- 
teurs de  propositions  beaucoup  plus  avantageuses  qui  leur  donne- 
ront pleine  et  entière  satisfaction,  parviennent,  par  leurs  assurances, 
à  leur  faire  rebrousser  chemin  et  à  se  reporter  où  les  meneurs  te- 
naient conseil;  de  la  sorte,  amusant  le  peuple  par  ces  temporisa- 
tions, variant,  par  ces  vaines  consultations  auxquelles  il  le  conviait, 
le  cours  de  sa  furie,  le  négociateur  parvint  à  l'endormir  et  à  gagner 
le  jour,  ce  qui  était  pour  lui  le  point  capital. 

Cet  autre  conte  est  du  même  genre  :  Atalante,  demoiselle  d'une 
beauté  parfaite  et  d'une  merveilleuse  légèreté  à  la  course,  consentit, 
pour  se  défaire  des  nombreux  prétendants  qui  la  demandaient  en 
mariage,  à  épouser  celui  qui  l'égalerait  en  vitesse,  sous  condi- 
tion que  ceux  qui  seraient  vaincus,  perdraient  la  vie.  Il  s'en 
trouva  quelques-uns  qui,  jugeant  que  le  prix  valait  d'en  courir  les 
risques,  furent  victimes  de  ce  cruel  marché,  ùu^nd,  après  eux,  vint 
pour  Hippomène  le  moment  de  tenter  l'épreuve,  il  s'adressa  à  la 
déesse  qui  lui  inspirait  cet  ardent  amour,  l'appelant  à  son  secours  ; 
celle-ci,  exauçant  sa  prière,  lui  remit  trois  pommes  d'or  en  lui  fai- 
sant connaître  l'usage  à  en  faire.  Une  fois  en  lice,  quand  Hippo- 
mène sent  sa  maîtresse  sur  le  point  de  l'atteindre,  il  laisse,  comme 
par  mégarde,  échapper  une  de  ses  pommes;  Atalante,  intéressée 
par  la  beauté  de  ce  fruit,  ne  manque  pas  de  se  détourner  de  sa 
course  pour  le  ramasser  :  «  Siwprise,  charmée  par  la  beauté  de  cette 
pomme,  la  vierge  ralentit  son  allure  pour  saisir  cet  or  qui  roule  à  ses 


164  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

Aulanl  en  fil-il  à  son  poinct,  éi  de  la  seconde  et  de  la  tierce  :  iiis- 
ques  à  ce  que  par  ce  fouruoyement  et  diuertissement,  l'aduantage 
de  la  course  luy  demeura.  Quand  les  médecins  ne  peuuent  pur- 
ger le  caterrhe,  ils  le  diuertissent,  et  desuoyent  à  vne  autre  partie 
moins  dangereuse.  lo  m'apperçoy  que  c'est  aussi  la  plus  ordinaire  • 
recepte  aux  maladies  de  l'amc.  Abducendus  etiam  nonnunquam  ani- 
mus  est  ad  alia  studia,  solicitudines,  curas,  negotia  :  loci  denique 
mutatione,  tanquam  xgroti  non  conualescentes,  sœpe  curandus  est. 
On  luy  fait  peu  choquer  les  maux  de  droit  fil  :  on  ne  luy  en  fait  ny 
soustenir  ny  rabatre  l'atteinte  :  on  la  luy  fait  décliner  et  gauchir,     i 

Cette  autre  leçon  est  trop  haute  et  trop  difficile.  C'est  à  faire  à 
ceux  de  la  première  classe,  de  s'arrester  purement  à  la  chose,  la 
considérer,  la  iuger.  Il  appartient  à  vn  seul  Socrates,  d'accointer 
la  mort  d'vn  visage  ordinaire,  s'en  appriuoiser  et  s'en  iouer.  Il  ne 
cherche  point  de  consolation  hors  de  la  chose  :  le  mourir  luy  sem-  • 
ble  accident  naturel  et  indiffèrent  :  il  fiche  là  iustement  sa  veuë,  et 
s'y  resoult,  sans  regarder  ailleurs.  Les  disciples  d'Hegesias,  qui  se 
font  mourir  de  faim,  eschauffez  des  beaux  discours  de  ses  leçons, 
et  si  dru  que  le  Roy  Ptolomee  luy  fit  défendre  de  plus  entretenir 
son  eschole  de  ces  homicides  discours  :  ceux  là  ne  considèrent  -i 
point  la  mort  en  soy,  ils  ne  la  iugent  point  :  ce  n'est  pas  là  où  ils 
arrestent  leur  pensée  :  ils  courent,  ils  visent  à  vn  estre  nouueau. 

Ces  panures  gens  qu'on  void  sur  l'eschaffaut,  remplis  d'vne  ar- 
dente deuotion,  y  occupants  tous  leurs  sens  autant  qu'ils  peuuent  : 
les  aureilles  aux  instructions  qu'on  leur  donne;  les  yeux  et  les     • 
mains  tendues  au  ciel  :  la  voix  à  des  prières  hautes,  auec  vne  esmo 
tion  aspre  et  continuelle,  font  certes  chose  louable  et  conucnable  à 
vne  telle  nécessité.  On  les  doibt  louer  de  religion  :  mais  non  pro- 
prement de  constance.  Ils  fuyent  la  lucte  :  ils  destournent  de  la 
mort  leur  considération  :  comme  on  amuse  les  enfans  pendant  qu'on     •« 
leur  veut  donner  le  coup  de  lancette.  l'en  ay  vcu,  si  par  fois  leur 
veuë  se raualoit  à  ces  horribles  asprels  delà  mort,  qui  sont  autour 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IV.  I6.n 

pieds  [Ovide).  »  11  agit  de  même  au  moment  opportun  avec  la 
seconde,  puis  avec  la  troisième,  si  bien  que  par  ce  subterfuge  et 
cette  diversion,  l'avantage  de  la  course  lui  demeure. 

C'est  aussi  un  excellent  remède  contre  les  maladies  de 
rame;  par  elle,  on  rend  moins  amers  nos  derniers  mo- 
ments. Socrate  est  le  seul  qui,  dans  l'attente  de  la  mort, 
sans  cesser  de  s'en  entretenir,  ait  constamment,  durant  un 
long  espace  de  temps,  conservé  la  plus  parfaite  sérénité. 
—  Quand  les  médecins  ne  peuvent  nous  débarrasser  d'un  catarrhe, 
ils  le  font  dévier  et  se  porter  sur  une  partie  de  notre  être  où  son 
action  soit  moins  dangereuse.  Je  constate  que  c'est  également  le 
remède  le  plus  communément  appliqué  aux  maladies  de  l'âme  : 
«  Il  est  bon  parfois  de  détourner  l'âme  vers  d'autres  goûts,  d'autres 
soins,  d'autres  occupations  ;  souvent  il  faut  essayer  de  la  guérir  par 
un  changement  de  lieu,  comme  les  malades  qui  ne  sauraient  autre- 
ment recouvrer  la  santé  [Cicéron).  »  On  arrive  rarement  à  triompher 
des  maux  auxquels  elle  est  en  proie,  en  les  attaquant  directement; 
on  ne  parvient  ainsi  ni  à  aider  sa  force  de  résistance  ni  à  diminuer 
celle  du  mal,  mais  on  peut  le  faire  dévier  et  le  transformer, 

Socrate  nous  donne  sur  la  manière  d'envisager  les  accidents  de  la 
vie,  une  autre  leçon,  mais  si  haute,  d'application  si  difficile,  qu'il 
n'appartient  qu'aux  esprits  les  plus  éminents  d'avoir  possibilité  d'y 
arrêter  leur  pensée,  de  la  méditer  et  de  l'apprécier.  Il  est  le  seul 
chez  lequel  l'attente  de  la  mort  n'altère  en  rien  l'humeur  ordi- 
naire; il  se  familiarise  avec  cette  idée  et  s'en  fait  un  jeu;  il  ne 
cherche  pas  de  consolation  en  dehors  d'elle  :  mourir  lui  apparaît  un 
accident  naturel  qui  le  laisse  indifférent;  il  y  arrête  sa  pensée  et  s'y 
résout  sans  autre  préoccupation.  —  Les  disciples  d'Hégésias,  exaltés 
par  les  beaux  raisonnements  qu'il  leur  inculque,  se  donnent  la 
mort  en  se  laissant  mourir  de  faim  ;  et  ils  sont  si  nombreux  ceux 
qui  agissent  ainsi,  que  le  roi  Ptolémée  fait  défendre  à  leur  maî- 
tre de  prôner  désormais  dans  son  école  un  enseignement  qui  pousse 
au  suicide.  Ces  gens-là  ne  considéraient  pas  la  mort  en  elle-même, 
ils  ne  s'en  occupaient  pas;  ce  n'est  pas  sur  elle  que  leur  pensée  se 
reportait  :  ils  rêvaient  une  transformation  de  leur  être,  et  avaient 
hâte  qu'elle  se  réalisât. 

Chez  les  condamnés  à  mort  la  dévotion  devient  une  di- 
version à  leur  terreur.  —  Ces  malheureux,  près  d'être  exécu- 
tés, qu'on  voit  sur  l'échafaud,  pénétrés  d'une  ardente  dévotion  qui 
s'est  emparée  de  tous  leurs  sens  et  à  laquelle  ils  apportent  toute 
la  ferveur  possible,  prêtant  l'oreille  aux  instructions  qu'on  leur 
donne,  les  yeux  levés  et  les  mains  tendues  vers  le  ciel,  récitant  des 
prières  à  haute  voix  avec  une  émotion  vive  et  continue,  font  là  une 
chdse  certainement  digne  d'éloge  et  appropriée  aux  circonstances; 
ils  sont  à  louer  au  point  de  vue  de  la  religion,  mais  non,  à  propre- 
ment parler,  sous  celui  de  la  fermeté.  Ils  fuient  la  lutte,  évitent  de 
regarder  la  mort  en  face,  comme  les  enfants  qu'on  distrait  quand 
on  veut  leur  donner  un  coup  de  lancette.  J'en  ai  vu  qui,  lorsque 


160  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

d'eux,  s'en  transir,  et  rcietter  auec  furie  ailleurs  leur  pensée.  A 
ceux  qui  passent  vne  profondeur  effroyable,  on  ordonne  de  clorre 
ou  destourner  leurs  yeux.      Subrius  Flauius,  ayant  par  le  comman- 
dement de  Néron,  à  estre  deffaict,  et  par  les  mains  de  Niger,  tous 
deux  chefs  de  guerre  :  quand  on  le  mena  au  champ,  où  l'exécution     • 
deuoit  estre  faicte,  voyant  le  trou  que  Niger  auoit  fait  cauer  pour 
le  mettre,  inégal  et  mal  formé  :  Ny  cela,  mesme,  dit-il,  se  tournant 
aux  soldats  qui  y  assistoyent,  n'est  selon  la  discipline  militaire.  Et 
à  Niger,  qui  l'exhortoit  de  tenir  la  teste  ferme  :  Frapasses  tu  seu- 
lement aussi  ferme.  Et  deuina  bien  :  car  le  bras  tremblant  à  Niger,     i 
il  la  luy  coupa  à  diuers  coups.  Cettuy-cy  semble  auoir  eu  sa  pensée 
droittement  et  fixement  au  subiect.      Celuy  qui  meurt  en  la  meslee, 
les  armes  à  la  main,  il  n'estudie  pas  lors  la  mort,  il  ne  la  sent,  ny 
ne  la  considère  :  l'ardeur  du  combat  l'emporte.  Vn  honneste  homme 
de  ma  cognoissance,  estant  tombé  comme  il  se  batoit  en  estocade,     • 
et  se  sentant  daguer  à  terre  par  son  ennemy  de  neuf  ou  dix  coups, 
chacun  des  assistans  luy  crioit  qu'il  pensast  à  sa  conscience,  mais 
il  me  dit  depuis,  qu'encores  que  ces  voix  luy  vinssent  aux  oreilles, 
elles  ne  l'auoient  aucunement  touché,  et  qu'il  ne  pensa  iamais  qu'à 
se  descharger  et  à  se  venger.  Il  tua  son  homme  en  ce  mesme  com-     2 
bat.  Beaucoup  fit  pour  L.  Syllanus,  celuy  qui  luy  apporta  sa  con- 
damnation :  de  ce  qu'ayant  ouy  sa  response,  qu'il  estoit  bien  pré- 
paré à  mourir,  mais  non  pas  de  mains  scelerees  :  il  se  rua  sur  luy, 
auec  ses  soldats  pour  le  forcer  :  et  comme  luy  tout  desarmé,  se 
defendoit  obstinément  de  poingts  et  de  pieds,  il  le  fit  mourir  en  ce     • 
débat  :  dissipant  en  prompte  cholere  et  tumultuaire,  le  sentiment 
pénible  d'vne  mort  longue  et  préparée,  à  quoy  il  estoit  destiné. 
Nous  pensons  tousiours  ailleurs  :  l'espérance  d'vne  meilleure  vie 
nous  arreste  et  appuyé  :  ou  l'espérance  de  la  valeur  de  nos  enfans  : 
ou  la  gloire  future  de  nostre  nom  :  ou  la  fuilte  des  maux  de  cette    .< 
vie  :  on  la  vengeance  qui  menasse  ceux  qui  nous  causent  la  mort  : 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IV.  167 

leur  vue  tombait  sur  les  horribles  apprêts  de  leur  supplice,  en 
étaient  terrifiés  et  reportaient,  en  quelque  sorte  avec  furie,  leur 
pensée  vers  autre  chose.  Ne  recommande-t-on  pas  à  ceux  qui  ont 
à  franchir  un  vide,  de  profondeur  telle  qu'on  peut  en  éprouver  de 
Teffroi,  de  fermer  et  de  détourner  les  yeux? 

Fermeté,  lors  de  son  exécution,  de  Subrius  Flavius 
condamné  à  mort.  —  Subrius  Flavius  devait,  sur  l'ordre  de 
Néron,  être  décapité  de  la  main  même  de  Niger,  romme  lui  officier 
de  l'armée  romaine.  Amené  sur  le  terrain  où  devait  avoir  lieu 
l'exécution  et  où  Niger  avait  fait  creuser  la  fosse  où  devait  être 
inhumée  sa  victime,  fosse  qui  avait  été  faite  sans  soin  et  sans  régu- 
larité, Flavius  se  tournant  vers  les  soldats  qui  étaient  là,  leur  dit  : 
«  Ce  n'est  pas  là  un  travail  tel  que  le  comporte  une  bonne  disci- 
pline. »  Puis,  s'adressant  à  Niger  qui  l'exhortait  à  tenir  la  tête 
ferme  :  «  Puisses-tu  seulement  frapper  avec  la  même  fermeté!  »  Et 
ses  pressentiments  étaient  fondés,  car  Niger,  dont  le  bras  tremblait, 
dut  s'y  reprendre  à  plusieurs  fois.  Ce  Flavius  semble  avoir  envisagé 
son  sort  sans  en  être  autrement  ému,  et  sa  pensée  ne  pas  s'en  être 
un  instant  détournée. 

Dans  une  bataille,  dans  un  duel,  ridée  de  la  mort  est 
absente  de  la  pensée  des  combattants.  —  Celui  qui  meurt 
dans  la  mêlée  les  armes  à  la  main,  ne  songe  pas  à  la  mort,  il  ne  la 
pressent  pas  et  ne  s'en  préoccupe  pas  ;  l'ardeur  du  combat  le  tient 
tout  entier.  —  Une  personne  de  ma  connaissance,  d'un  courage  in- 
contestable, se  battant  en  duel  en  champ  clos,  tomba,  et,  étant  à 
terre,  fut  criblé  par  son  adversaire  de  neuf  à  dix  coups  de  dague. 
Les  assistants,  le  croyant  perdu,  lui  criaient  de  recommander  son 
âme  à  Dieu;  mais,  il  me  l'a  dit  depuis,  bien  que  ces  voix  parvins- 
sent à  son  oreille,  elles  furent  sans  effet  sur  lui  :  il  ne  pensait  qu'à 
se  tirer  d'affaire  et  à  se  venger,  et  le  combat  se  termina  par  la 
mort  de  l'autre.  —  Celui  qui  notifia  à  L.  Silanus  son  arrêt  de  mort, 
lui  rendit  un  grand  service  ;  l'entendant  lui  répondre  qu'  «  il  s'at- 
tendait bien  à  mourir,  mais  non  de  la  main  de  scélérats  »,  il  se  rua 
sur  lui  avec  ses  soldats,  pour  l'obliger  à  se  rétracter.  Silanus, 
quoique  désarmé,  se  défendit  obstinément  à  coups  de  poing  et  à 
coups  de  pied  et  fut  tué  dans  le  cours  de  la  bagarre.  Par  le  fait  de 
la  violente  colère  qui  s'était  emparée  de  lui,  il  échappa  à  l'oppres- 
sion douloureuse  que  lui  auraient  causée  i'attente  de  la  mort  lente  à 
laquelle  il  était  réservé  et  la  vue  des  préparatifs. 

Dans  les  plus<  cruelles  calamités,  en  face  de  la  mort, 
nombre  de  considérations  se  présentent  à  notre  esprit, 
l'occupent,  le  distraient  et  rendent  notre  situation  moins 
pénible.  —Notre  pensée  est  toujours  ailleurs;  c'est,  soit  l'espé- 
rance d'une  vie  meilleure  qui  nous  arrête  et  nous  soutient,  soit 
l'espoir  des  avantages  qui  peuvent  en  revenir  à  nos  enfants,  soit 
la  gloire  qu'en  acquerra  notre  nom  dans  l'avenir,  ou  encore  l'idée 
que  nous  allons  être  affranchis  des  maux  de  cette  vie,  ou  celle  de  la 
vengeance  qui  attend  ceux  qui  sont  cause  de  notre  mort  :  «  S'il 


168  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

Spero  equidem  mediis,  si  quid  pia  numina  possunt, 
Supplicia  hausurum  scopulis,  et  nomine  Dido 
Sœpe  vocalurum. 
Audiatn,  et  hœc  mânes  veniet  mihi  fama  sub  imos. 

Xenophon   sacrifloit  couronné  quand  on  luy  vint  annoncer  la     • 
mort  de  son  fils  Gryllus,  en  la  bataille  de  Manlinee.  Au  premier 
sentiment  de  cette  nouuelle,  il  ietta  sa  couronne  à  terre  :  mais  par 
la  suitte  du  propos,  entendant  la  forme  d'vne  mort  tres-valeureuse, 
il  l'amassa,  et  remit  sur  sa  teste.  Epicurus  mesme  se  console  en  sa 
fin,  sur  l'éternité  et  l'vtilité  de  ses  escrits.  Omnes  dari  et  nohilitati    i 
labores,  fiunt  tolerabiles.  Et  la  mesme  playe,  le  mesme  trauail, 
ne  poise  pas,  dit  Xenophon,  à  vn  gênerai  d'armée,  comme  à  vn 
soldat.  Epaminondas  print  sa  mort  bien  plus  alaigrement,  ayant 
esté  informé,  que  la  victoire  estoit  demeurée  de  son  costé.  Hœc 
sunt  solatia,  hœc  fomenta  summorum  dolorum.  Et  telles  autres  cir-     • 
constances  nous  amusent,  diuertissent  et  destournent  de  la  consi- 
dération de  la  chose  en  soy.  Voire  les  arguments  de  la  philosophie, 
vont  à  touts  coups  costoyans  et  gauchissans  la  matière,  et  à  peine 
essuyans  sa  crouste.  Le  premier  homme  de  la  première  eschole 
philosophique,  et  surintendante  des  autres,  ce  grand  Zenon,  contre    2 
la  mort  :  Nul  mal  n'est  honorable  :  la  mort  l'est  :  elle  n'est  pas 
donc  mal.  Contre  l'yurongnerie  :  Nul  ne  fie  son  secret  à  l'yuron- 
gne  :  chacun  le  fie  au  sage  :  le  sage  ne  sera  donc  pas  yurongne. 
Cela  est-ce  donner  au  blanc?  l'ayme  à  veoir  ces  âmes  principales, 
ne  se  pouuoir  desprendre  de  nostre  conforce.  Tant  parfaicts  hom-     • 
mes  qu'ils  soyent,  ce  sont  tousiours  bien  lourdement  des  hommes. 

C'est  vne  douce  passion  que  la  vengeance,  de  grande  impression 
et  naturelle  :  ie  le  voy  bien,  encore  que  ie  n'en  aye  aucune  expé- 
rience. Pour  en  distraire  dernièrement  vn  ieune  Prince,  ie  ne  luy 
allois  pas  disant,  qu'il  falloit  presler  la  iouë  à  celuy  qui  vous  auoit  •"» 
frappé  l'autre,  pour  le  deuoir  de  charité  :  ny  ne  luy  allois  repré- 
senter les  tragiques  euencments  que  la  poésie  attribue  à  cette  pas- 
sion, le  la  laissay  là,  et  m'amusay  à  luy  faire  gouster  la  beauté 
d'vne  image  contraire  :  l'homieur,  la  faneur,  la  bicn-vueillanco 
qu'il  acquerroit  par  clémence  et  bonté  :  ie  le  destournay  à  l'ambi-  • 
lion.  Voyla  comme  Ion  en  faict.  Si  vostre  afTection  en  l'amour 
est  trop  puissante,  dissipez  la,  disent-ils.  Et  disent  vray,  car  ie  Tay 


TRADUCTfON.  —  LIV.  Ul,  CH.  IV.  169 

est  des  dieux  justes,  j'espère  que  tu  trouveras  ton  supplice  sur  les 
écueils  et  qu'en  expirant,  tu  invoqueras  le  nom  de  Didon;  je  le 
saurai,  le  bruit  en  viendra  jusqu'à  moi  dans  le  séjour  des  Mânes 
(Virgile).  » 

Xénophon,  couronné  de  fleurs,  offrait  un  sacrifice,  quand  on  vint 
lui  annoncer  la  mort  de  son  fils  Gryllus,  tombé  à  la  bataille  de  Man- 
linée.  Aux  premiers  mots  de  cette  nouvelle,  il  jeta  sa  couronne  à 
terre  ;  mais  quand,  poursuivant,  on  lui  apprit  de  quelle  valeur  il  avait 
fait  preuve  en  succombant,  il  la  ramassa  et  la  remit  sur  sa  tête. 
—  Jusqu'à  Épicure  qui  se  console  de  sa  fin  prochaine,  en  songeant 
à  l'utilité  de  ses  écrits  qu'il  espère  voir  passer  à  l'éternité  :  «  Tous 
les  travaux  qui  ont  de  l'éclat  et  sont  susceptibles  de  nous  illustrer,  sont 
faciles  à  supporter  [Cicéron).  »  —  Une  même  blessure,  une  même 
fatigue,  dit  Xénophon,  ne  sont  pas  de  même  poids  pour  un  général 
et  pour  un  soldat.  Épaminondas  se  résigne  bien  plus  allègrement  à 
la  mort,  quand  il  sait  qu'il  a  remporté  la  victoire  :  «  c'est  là  ce  qui 
console,  ce  qui  adoucit  les  plus  grandes  douleurs  (Cicéron)  »  ;  nombre 
d'autres  circonstances  nous  amusent,  nous  distraient  et  nous  dé- 
tournent de  l'attention  que  nous  serions  tentés  de  prêter  à  la  chose 
elle-même.  Aussi  les  arguments  de  la  philosophie  vont-ils  continuel- 
lement côtoyant,  contournant  ce  sujet  ;  s'ils  l'entament,  ce  n'est  qup 
superficiellement.  —  Le  grand  Zenon,  chef  de  cette  école  philoso- 
phique des  Stoïciens  qui  domine  toutes  les  autres  par  l'élévation 
de  sa  doctrine,  disait  en  parlant  de  la  mort  :  «  Aucun  mal  nest  ho- 
norable; la  mort  est  honorable,  donc  elle  n'est  pas  un  mal.  »  Contre 
l'ivrognerie,  il  s'exprimait  ainsi  :  «  Nul  ne  confie  son  secret  à  l'i- 
vrogne, tout  le  monde  le  confie  au  sage;  le  sage  ne  sera  donc  pas 
un  ivrogne.  »  Est-ce  là  aller  droit  au  but,  n'est-ce  pas  biaiser? 
J'aime  voir  ces  âmes  d'élite  ne  pouvoir  se  dégager  de  nos  errements; 
si  parfaits  qu'ils  soient  comme  hommes,  ce  ne  sont  toujours  que  des 
hommes  et  ils  en  ont  toutes  les  faiblesses. 

Moyen  de  dissiper  un  ardent  désir  de  vengeance.  —  La 
vengeance  est  une  douce  passion  qui  est  naturelle  à  l'homme  et  a 
sur  nous  un  grand  empire  ;  je  m'en  rends  bien  compte  quoique  n'en 
ayant  pas  fait  l'expérience.  Dernièrement,  pour  en  détourner  un 
jeune  prince,  je  ne  lui  dis  pas,  suivant  le  précepte  de  la  charité,  qu'à 
celui  qui  vous  a  frappé  sur  une  joue  il  faut  tendre  l'autre;  je 
ne  lui  représentai  pas  davantage  les  conséquences  tragiques  que  la 
poésie  attribue  à  cette  passion.  N'en  prononçant  même  pas  le  nom, 
je  me  mis  à  lui  faire  goûter  la  beauté  des  sentiments  contraires  : 
l'honneur,  la  popularité,  l'affection  qu'il  acquerrait  en  se  montrant 
bon  et  clément;  je  fis  une  diversion  en  mettant  en  éveil  son  ambi- 
tion. C'est  ainsi  qu'il  faut  procéder. 

C^est  encore  par  la  diversion  qu'on  se  guérit  de  l'amour 
et  de  toute  autre  passion  ;  le  temps,  qui  calme  tout,  agit  de 
la  même  façon.  —  Si  en  amour  l'affection  risque  de  vous  entraî- 
ner au  delà  de  ce  qui  doit  être,  c'est  là,  dit-on,  une  disposition  qui 
est  à  combattre  par  une  diversion.  Et  l'on  dit  vrai  ;  je  l'ai  souvent 


170  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

souuent  essayé  auec  vUlilé.  Rompez  la  à  diuers  désirs,  desquels  il 
y  en  ayt  vn  régent  et  vn  maistre,  si  vous  voulez,  mais  de  peur  qu'il 
ne  vous  gourmande  et  tyrannise,  afToiblissez-le,  seiournez-lc,  en  le 
diuisant  et  diuertissanl. 

Cùm  morosa  vago  singulliet  inguine  vena, 
Coniieilo  humorem  collectum  in  corpora  quœque. 

Et  pouruoyez  y  de  bonne  heure,  de  peur  que  vous  n'en  soyez  eu 
peine,  s'il  vous  a  vne  fois  saisi. 

S»  non  prima  nouis  conturbes  vulnera  plagis, 
Volgiuagàque  vagus  Venere  ante  recentia  cures. 

le  fus  autrefois  touché  d'vn  puissant  desplaisir,  selon  ma  com- 
plexion  :  et  encores  plus  iuste  que  puissant  :  ie  m'y  fusse  perdu  à 
l'aduenture,  si  ie  m'en  fusse  simplement  fie  à  mes  forces.  Ayant 
besoing  d'vne  véhémente  diuersion  pour  m'en  distraire,  ie  me  fis 
par  art  amoureux  et  par  estude  :  à  quoy  l'aage  m'aydoit.  L'amour 
me  soulagea  et  retira  du  mal,  qui  m'estoit  causé  par  l'amitié.  Par 
tout  ailleurs  de  mesme.  Vne  aigre  imagination  me  tient  :  ie  trouue 
plus  court,  que  de  la  dompter,  la  changer  :  ie  luy  en  substitue,  si  ie 
ne  puis  vne  contraire,  aumoins  vn'  autre.  Tousiours  la  variation 
soulage,  dissout  et  dissipe.  Si  ie  ne  puis  la  combatre,  ie  luy  es- 
chappe  :  et  en  la  fuïant,  ie  fouruoye,  ie  ruse.  Muant  de  lieu, 
d'occupation,  de  compagnie,  ie  me  sauue  dans  la  presse  d'autres 
amusemens  et  pensées,  où  elle  perd  ma  trace,  et  m'esgarc.  Na- 
ture procède  ainsi,  par  le  bénéfice  de  l'inconstance.  Car  le  temps 
qu'elle  nous  a  donné  pour  souuerain  médecin  de  nos  passions,  gai- 
gne  son  effect  principalement  par  là,  que  fournissant  autres  et 
autres  affaires  à  nostre  imagination,  il  demesle  et  corrompt  cette 
première  appréhension,  pour  forte  qu'elle  soit.  Vn  sage  ne  voit 
guère  moins,  son  amy  mourant,  au  bout  de  vingt  et  cinq  ans,  qu'au 
premier  an;  et  suiuant  Epicurus,  de  rien  moins  :  car  il  n'attribuoit 
aucun  leniment  des  faschcries,  ny  à  la  preuoyance,  ny  à  l'antiquité 
d'icelles.  Mais  tant  d'autres  cogitations  trauersent  cette-cy,  qu'elle 
s'alanguit,  et  se  lasse  en  fin.  Pour  destourner  l'inclination  des 
bruits  communs,  Alcibiades  couppa  les  oreilles  et  la  queue  à  son 
beau  chien,  ol  le  chassa  en  la  \)\&ve  :  afin  que  donnant  ce  subiect 
pour  babiller  au  peuple,  il  laissas!  en  paix  ses  autres  actions.  l'ay 
vtîu  aussi,  pour  cet  effect  de  diuertir  les  opinions  et  coniectures  du 


TRADUCTION.  —  LlV.  III,  CH.  IV.  171 

essayé  avec  succès.  Rompez-en  la  violence,  en  diversifiant  vos  dé- 
sirs; même,  il  n'y  a  pas  inconvénient  à  ce  que,  si  vous  le  voulez, 
l'un  d'eux  prime  et  domine  les  autres,  toutefois  de  peur  qu'il  ne 
vienne  à  vous  absorber  et  à  vous  tyranniser,  affaiblissez-le,  amor- 
tissez-le, en  ne  lui  consacrant  pas  une  attention  exclusive  et  multi- 
pliant vos  distractions  :  «  Lorsque  vous  êtes  tourmenté  par  de  trop 
ardents  désirs  {Perse),  assouvissez- les  sur  le  premier  objet  qui  s'offre 
{Lucrèce)  »  ;  seulement  pourvoyez-y  de  bonne  heure,  de  peur  que  vous 
n'ayez  peine  à  recouvrer  votre  liberté  une  fois  qu'il  se  sera  em- 
paré de  vous,  «  qu'à  de  premières  blessures  vous  n'ajoutiez  de  nou- 
veaux coups,  que  de  nouvelles  émotions  n'effacent  les  anciennes  {Lu- 
crèce) ». 

J'ai  éprouvé  jadis,  en  raison  de  ma  nature  impressionnable,  un 
violent  chagrin,  plus  justifié  encore  qu'il  n'était  violent;  j'en  eusse 
peut-être  été  accablé,  si  je  m'étais  uniquement  fié  à  mes  propres 
forces.  Une  diversion  énergique  était  indispensable  pour  m'en  dis- 
traire :  je  me  fis  amoureux  par  calcul,  en  même  temps  que  pour  me 
livrer  à  une  étude  de  ce  sentiment;  mon  âge  du  reste  s'y  prêtait, 
et  l'amour  me  soulagea  me  délivrant  du  mal  que  l'amitié  m'avait 
causé.  —  Il  en  est  de  même  pour  tout;  dès  qu'une  idée  pénible  me 
tient,  je  trouve  plus  simple  de  changer  le  cours  de  mes  pensées, 
plutôt  que  d'essayer  de  la  surmonter;  je  lui  substitue  une  idée 
contraire  si  je  puis,  ou  tout  au  moins  une  qui  soit  autre;  toujours 
le  changement  me  soulage,  dissout  et  dissipe  l'idée  qui  m'oppresse. 
Si  je  ne  puis  la  combattre,  je  lui  échappe,  et,  tout  en  fuyant,  je 
cherche  à  l'égarer  et  ruse  avec  elle;  je  change  de  lieu,  d'occupa- 
tion, de  compagnie,  j'accumule  pour  me  sauver  les  amusements, 
les  sujets  de  méditation,  pour  faire  qu'elle  perde  ma  trace  et  m'aban- 
donne. 

La  nature  procède  de  même,  elle  met  notre  versatilité  à  profit; 
c'est  par  là  qu'agit  surtout  le  temps  qu'elle  nous  a  donné  comme 
souverain  remède  à  nos  passions  ;  en  aUmentant  encore  et  encore 
notre  imagination  d'affaires  de  toutes  sortes,  il  désagrège  et  altère 
l'impression  première  si  forte  qu'elle  soit.  Un  sage  ne  songe  guère 
moins  à  son  ami  mort  depuis  vingt-cinq  ans,  que  s'il  n'y  avait  qu'un 
an;  d'après  Épicure,  son  impression  demeure  celle  des  premiers 
jours;  il  n'estimait  pas,  en  effet,  que  les  sensations  pénibles  soient 
atténuées  ni  parce  qu'elles  ont  été  prévues,  ni  par  le  long  temps 
auquel  elles  remontent;  mais  tant  d'autres  pensées  s'entremêlent 
aux  premières,  que  celles-ci  perdent  leur  acuité  et  finissent  par  se 
lasser. 

De  même,  en  détournant  Tattention,  on  fait  tomber  un 
bruit  public  qui  vous  offense.  —  Pour  détourner  de  lui  l'atten- 
tion publique,  Alcibiade  coupe  les  oreilles  et  la  queue  à  un  beau 
chien  qu'il  possède  et  le  chasse  par  les  rues  de  la  ville,  afin  que  la 
foule,  ayant  là  sujet  de  babiller,  ne  s'occupe  pas  de  ses  autres  faits 
et  gestes.  —  J'ai  connu  aussi  des.  femmes  qui,  dans  le  but  de  dé- 
tourner d'elles  les  conversations  et  les  suppositions  des  gens  et  dé- 


172  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

peuple,  et  desuoyer  les  parleurs,  des  femmes,  couurir  leurs  vrayes 
affections,  par  des  affections  contrefaictes.  Mais  i'en  ay  veu  telle, 
qui  en  se  contrefaisant  s'est  laissée  prendre  à  bon  escient,  et  a 
quitt»>  la  vraye  et  originelle  affection  pour  la. feinte  :  et  aprins  par 
elle,  que  ceux  qui  se  trouuent  bien  logez,  sont  des  sots  de  consentir  • 
à  ce  masque.  Les  accueils  et  entretiens  publiques  estans  reseruez  à 
ce  seruiteur  aposté,  croyez  qu'il  n'est  guère  habile,  s'il  ne  se  met 
en  fin  en  vostre  place,  et  vous  envoyé  en  la  sienne.  Cela  c'est  pro- 
prement tailler  et  coudre  vn  soulier,  pour  qu'vn  autre  le  chausse. 

Peu  de  chose  nous  diuertit  et  destourne  :  car  peu  de  chose  nous     i 
tient.  Nous  ne  regardons  gueres  les  subiects  en  gros  et  seuls  :  ce 
sont  des  circonstances  ou  des  images  menues  et  superficielles  qui 
nous  frappent  :  et  des  vaines  escorces  qui  reiallissent  des  subiects. 

Folliculos  vt  nunc  teretes  œstate  cicadœ 
Linquunt. 

Plutarque  mesme  regrette  sa  fille  par  des  singeries  de  son  enfance. 
Le  souuenir  d'vn  adieu,  d'vne  action,  d'vne  grâce  particulière,  d'vne 
recommandation  dernière,  nous  afflige.  La  robe  de  Caesar  troubla 
toute  Romme,  ce  que  sa  mort  n'auoit  pas  faict.  Le  son  mesme  des  ^ 
noms,  qui  nous  tintoûine  aux  oreilles  :  Mon  pauure  maistre,  ou 
mon  grand  amy  :  helas  mon  cher  père,  ou  ma  bonne  fille.  Quand 
ces  redites  me  pinsent,  et  que  i'y  regarde  de  près,  ie  trouue  que 
c'est  vne  pleintc  grammairiene,  le  mot  et  le  ton  me  blesse.  Comme 
les  exclamations  des  prescheurs,  esmouuent  leur  auditoire  souuent,  • 
plus  que  ne  font  leurs  raisons  :  et  comme  nous  frappe  la  voix  pi- 
teuse d'vne  beste  qu'on  tue  pour  nostre  seruice  :  sans  que  ie  poise 
ou  pénètre  ce  pendant,  la  vraye  essence  et  massiue  de  mon  subiect. 

His  se  stimulis  dolor  ipse  lacessit. 

Ce  sont  les  fondemens  de  nostre  deuil.      L'opiniastreté  de  mes    3 
pierres,  spécialement  en  la  verge,  m'a  par  fois  ielt6  en  longues 
suppressions  d'vrine,  de  trois,  de  quatre  iours  :  et  si  auant  en  la  . 
mort,  que  c'eust  esté  follie  d'espérer  l'euiter,  voyre  désirer,  veu  les 
cruels  efforts  que  cet  estai  m'apporte.  0  que  ce  bon  Empereur,  qui 
faisoit  lier  la  verge  à  ses  criminels,  pour  les  faire  mourir  à  faute     • 
de  pisser,  estoit  grand  maistre  en  la  science  de  bourrellerie!  Me 
trouuant  là,  ie  consideroy  par  combien  légères  causes  et  obiects, 
ritiiagination  nourrissoit  en  moy  le  regret  de  la  vie  :  de  quels  ato- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IV.  173 

sorientcr  les  bavards,  cachaient  leurs  véritables  affections  sous 
d'autres  simulées.  J'en  ai  vu  une  qui,  cherchant  à  donner  le  change 
à  l'opinion,  s'est  laissé  prendre  pour  tout  de  bon,  rompant  avec  le 
sentiment  qu'elle  éprouvait  réellement  au  début,  pour  suivre  celui 
qui  tout  d'abord  était  feint.  J'ai  appris  de  la  sorte,  par  cet  exemple, 
que  ceux  que  ces  dames  favorisent  sont  bien  sots  de  consentir  à 
de  telles  supercheries  ;  il  faudrait  vraiment  que  celui  qui  s'entre- 
met ainsi  pour  vous  servir  et  auquel  sont  réservés  bon  accueil  et 
entretiens  intimes  en  public,  soit  bien  maladroit  pour  ne  pas  finir 
par  prendre  votre  place  et  vous  envoyer  à  la  sienne.  C'est  ce  qui 
vulgairement  s'appelle  tailler  et  coudre  un  soulier  pour  qu'un  autre 
le  chausse. 

Un  rien  suffit  pour  attirer  et  détourner  notre  esprit;  en 
présence  même  de  la  mort  les  objets  les  plus  frivoles 
entretiennent  en  nous  le  regret  de  la  vie.  —  Il  faut  peu  de 
chose  pour  nous  distraire  et  détourner  notre  attention  parce  que 
peu  de  chose  nous  captive.  Nous  n'envisageons  guère  les  choses 
dans  leur  ensemble  et  dégagées  de  toute  considération  étrangère  ; 
ce  qui  nous  frappe,  ce  sont  des  circonstances  ou  des  détails  de  peu 
d'importance  et  tout  superficiels,  et  la  forme,  si  frivole  soit-elle, 
l'emporte  sur  le  fond,  «  comme  ces  enveloppes  légères  dont  les  cigales 
se  dépouillent  en  été  {Lucrèce)  ».  Ce  qui  rappelle  à  Plutarque  sa  fille 
regrettée,  ce  sont  ses  espiègleries  quand  elle  était  enfant.  Le  souvenir 
d'un  adieu,  d'un  fait,  d'un  geste  gracieux,  d'une  recommandation 
dernière  nous  afflige.  La  robe  de  César  promenée  dans  Rome  trou- 
bla la  ville  entière  plus  que  sa  mort  ne  l'avait  fait.  Il  en  est  de 
même  de  ces  expressions  qui  nous  tintent  sans  cesse  aux  oreilles  : 
«  Mon  pauvre  maître!  »  ou  «  Mon  grand  ami!  »  «  Hélas,  mon  père 
chéri!  »  <f  Ma  bonne  fille!  »  Quand  j'entends  ces  banalités  et  que  j'y 
regarde  de  près,  je  trouve  que  ce  sont  tout  simplement  des  plaintes 
tirées  d'un  vocabulaire,  *  des  sons  sans  signification  réelle  dont  les 
termes  et  le  ton  me  blessent;  ils  me  rappellent  les  exclamations 
des  prédicateurs  qui  souvent  par  là  émeuvent  leur  auditoire,  plus 
que  par  les  raisons  qu'ils  exposent;  ou  encore  l'impression  que 
nous  cause  la  voix  plaintive  des  bêtes  que  l'on  tue  pour  notre  ser- 
vice. Sans  que  j'analyse  ni  développe  la  cause  véritable  et  générale 
de  cet  effet,  «  c'est  ainsi  que  la  douleur  s'excite  d'elle-même  (Lucrèce)  », 
c'est  surtout  par  là  que  nous  manifestons  notre  deuil. 

La  persistance  des  graviers  que  je  rends,  m'a  parfois  occasionné, 
particulièrement  quand  ils  séjournent  dans  la  verge,  des  rétentions 
d'urine  de  longue  durée,  de  trois  et  quatre  jours,  me  faisant  cou- 
rir risque  de  la  mort,  au  point  que  c'eût  été  folie  de  penser  l'é- 
viter, et  même  de  désirer  qu'elle  ne  vînt  pas,  tant  sont  cruelles  les 
souffrances  que  cet  état  m'occasionne.  Oh!  que  ce  bon  empereur, 
qui  faisait  lier  l'extrémité  de  la  verge  aux  criminels,  pour  les  faire 
mourir  faute  de  pouvoir  uriner,  était  passé  maître  en  la  science 
du  bourreau  !  Kn  étant  là,  je  considérais  par  combien  de  causes 
légères,  d'objets  futiles  mon  imagination  faisait  naître  en  moi  le 


174  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

mes  se  baslissoit  en  mon  amo,  le  poids  et  la  difficulté  de  ce  deslo- 
gcmcnt  :  à  combien  IViiioles  pensées  nous  donnions  place  en  vn  si 
grand  affaire.  Vn  chien,  vn  cheual,  vn  liure,  vn  verre,  et  quoy  non? 
tenoient  compte  en  ma  perte.  Aux  autres,  leurs  ambitieuses  espé- 
rances, leur  bourse,  leur  science,  non  moins  sottement  à  mon  gré. 
le  voy  nonchalamment  la  mort,  quand  ie  la  voy  vniuersellemcnt, 
comme  fin  de  la  vie.  le  la  gourmande  en  bloc  :  par  le  menu,  elle 
me  pille.  Les  larmes  d'vn  laquais,  la  dispensation  de  ma  desferre, 
l'attouchement  d'vne  main  cognue,  vne  consolation  commune,  me 
desconsole  et  m'attendrit.  Ainsi  nous  troublent  Tame,  les  plaintes 
des  fables  :  et  les  regrets  de  Didon,  et  d'Ariadné  passionnent  ceux 
mesmes  qui  ne  les  croyent  point  en  Virgile  et  en  Catulle  :  c'est  vne 
exemple  de  nature  obstinée  et  dure,  n'en  sentir  aucune  émotion  : 
comme  on  recite,  pour  miracle,  de  Polemon  :  mais  aussi  ne  pallit 
il  pas  seulement  à  la  morsure  d'vn  chien  enragé,  qui  luy  emporta 
le  gras  de  la  iambe.  Et  nulle  sagesse  ne  va  si  auant,  de  conceuoir 
la  cause  d'vne  tristesse,  si  viue  et  entière,  par  iugement,  qu'elle  ne 
souffre  accession  par  la  présence,  quand  les  yeux  et  les  oreilles  y 
ont  leur  part  :  parties  qui  ne  peuuent  estre  agitées  que  par  vains 
accidens.  Est-ce  raison  que  les  arts  mesmes  se  seruent  et  facent 
leur  proufit,  de  nostre  imbécillité  et  bestise  naturelle?  L'orateur, 
dit  la  rhétorique,  en  cette  farce  de  son  plaidoier,  s'esmouuera  par 
le  son  de  sa  voix,  et  par  ses  agitations  feintes;  et  se  lairra  piper  à 
la  passion  qu'il  représente.  Il  s'imprimera  vn  vray  deuil  et  essen- 
tiel, par  le  moyen  de  ce  battelage  qu'il  iouë,  pour  le  transmettre 
aux  iuges,  à  qui  il  touche  encore  moins.  Comme  font  ces  person- 
nes qu'on  loue  aux  mortuaires,  pour  ayder  à  la  cérémonie  du  deuil, 
qui  vendent  leurs -larmes  à  poix  et  à  mesure,  et  leur  tristesse.  Car 
encore  qu'ils  s'esbranlent  en  forme  empruntée,  toutesfois  en  habi- 
tuant et  rengeant  la  contenance,  il  est  certain  qu'ils  s'emportent 
soutient  tous  entiers,  et  reçoiuent  en  eux  vne  vraye  melancholie.  le 
fus  entre  plusieurs  autres  de  ses  amis,  conduire  à  Soissons  le  corps 
de  monsieur  de  Grammont,  du  siège  de  la  Fere,  où  il  fut  tué.  le 
consideray  que  par  tout  où  nous  passions,  nous  remplissions  de  la- 
mentation et  de  pleurs,  le  peuple  que  nous  rencontrions,  par  la 
seule  montre  de  l'appareil  de  nostre  conuoy  :  car  seulement  le 
nom  du  Irespassé  n'y  estoit  pas  cogneu.  Quintilian  dit  auoir  veu 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IV.  175 

regret  de  quitter  la  vie;  quels  riens  créaient  en  mon  âme  do  la  dif- 
ficulté et  donnaient  de  l'importance  à  ce  déménagement;  à  com- 
bien de  frivolités  je  songeais  à  un  moment  si  sérieux  :  un  chien, 
un  cheval,  un  livre,  un  verre,  tout  en  vérité,  étaient  pour  moi 
des  sujets  de  préoccupation,  pour  le  cas  où  je  disparaîtrais;  chez' 
d'autres,  ce  sont  d'ambitieuses  espérances,  leur  bourse,  leur  science 
qui  les  préoccupent  non  moins  sottement  à  mon  avis.  Je  vois  la 
mort  avec  indifférence  quand  je  la  considère  comme,  d'après  une 
loi  universelle,  le  point  auquel  aboutit  fatalement  la  vie.  Je  la 
brave  d'une  façon  générale,  mais  en  détail  je  suis  moins  résolu  ;  les 
larmes  d'un  laquais,  la  distribution  de  ma  défroque,  une  connais- 
sance qui  me  serre  la  main,  une  consolation  banale  me  désolent 
et  m'attendrissent.  C'est  le  même  trouble  que  nous  causent  les 
plaintes  que  nous  lisons  dans  les  récits  fabuleux,  où  les  regrets  de 
Didon  et  d'Ariane,  décrits  dans  Virgile  et  dans  Catulle,  passionnent 
ceux  mêmes  qui  n'y  croient  pas.  C'est  le  fait  d'une  nature  obstinée 
et  dure  de  n'en  ressentir  aucune  émotion,  ce  qui,  chose  extraor- 
dinaire, était,  dit-on,  le  cas  de  Polémon;  mais  ne  dit-on  pas  aussi 
de  lui  qu'un  chien  enragé  le  mordant,  put  lui  emporter  tout  le 
gras  du  mollet  sans  que  son  visage  pâlît.  Nulle  sagesse  n'est  par- 
venue à  concevoir  la  cause  de  la  tristesse  si  vive,  si  complète  que 
notre  imagination  peut  faire  naître  en  nous,  alors  que  n'y  parvient 
pas  la  réalité  quand  bien  même  y  ont  part  les  yeux  et  les  oreilles, 
organes  que  n'impressionnent  cependant  pas  des  accidents  ima- 
ginaires. 

Souvent  l'orateur  et  le  comédien  arrivent  à  ressentir  en 
réalité  les  sentiments  qu'ils  cherchent  à  communiquer  à 
leur  auditoire.  —  C'est  sans  doute  la  raison  qui  fait  que  les  arts 
eux-mêmes  usent  et  mettent  à  profit  notre  faiblesse  et  notre  bêtise 
naturelles.  L'orateur,  est-il  professé  dans  les  écoles  de  rhétorique, 
devra,  dans  cette  farce  qu'est  un  plaidoyer,  s'émouvoir  au  son  de  sa 
propre  voix  et  sous  l'efîet  de  l'agitation  à  laquelle  il  semblera  en 
proie  ;  il  se  laissera  tromper  par  la  passion  qu'il  dépeint  dans  cette 
comédie  qu'il  joue,  se  donnera  toutes  les  apparences  d'un  deuil  vrai 
et  sincère  pour  communiquer  ces  sentiments  aux  juges  que  cela 
touche  moins  encore,  comme  il  advient  chez  ces  personnes  qu'on 
loue  pour  assister  aux  cérémonies  mortuaires  et  donner  plus  d'ap- 
parat aux  funérailles,  qui  vendent  leurs  larmes  et  leur  tristesse 
dans  la  mesure  où  on  les  leur  achète  et  chez  lesquelles  il  en  est 
qui,  tout  en  réglant  leur  émotion  suivant  ce  qui  est  de  convention, 
en  arrivent,  par  l'habitude  et  la  contenance  qu'elles  prennent,  à  se 
pénétrer  tellement  de  leur  rôle  qu'une  mélancolie  réelle  finit  par 
les  gagner.  —  Étant  allé,  avec  quelques  autres  de  ses  amis,  con- 
duire à  Soissons  le  corps  de  M.  de  Grammont  qui  avait  été  tué  au 
siège  de  la  Fère,  je  remarquai  que,  partout  où  nous  passions,  les 
gens  que  nous  rencontrions  se  lamentaient  et  pleuraient  à  la  seule 
vue  du  convoi  que  nous  formions,  car  ils  ne  connaissaient  même 
pas  le  nom  du  trépassé.  —  Quintilien  raconte  avoir  vu  des  corné- 


176  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

des  comédiens  si  fort  engagez  en  vn  rolle  de  deuil,  qu'ils  en  pleu- 
roicnt  encore  au  logis  :  et  de  soy  mcsme,  qu'ayant  prins  à  esmou- 
uoir  quelque  passion  en  autruy,  il  l'auoit  espousce,  iusques  à  se 
trouuer  surprins,  non  seulement  de  larmes,  mais  d'vne  palleur  de 
visage  et  port  d'homme  vrayement  accablé  de  douleur.      Eu  vne 
contrée  près  de  nos  montaignes,  les  femmes  font  le  prestrc-mar- 
tin  :  car  comme  elles  agrandissent  le  regret  du  mary  perdu,  par  la 
souuenance  des  bonnes  et  agréables  conditions  qu'il  auoit,  elles 
font  tout  d'vn  train  aussi  recueil  et  publient  ses  imperfections  : 
comme  pour  entrer  d'elles  mesmes  en  quelque  compensation,  et  se 
diuertir  de  la  pitié  au  desdain.  De  bien  meilleure  grâce  encore  que 
nous,  qui  à  la  perte  du  premier  cognu,  nous  piquons  à  luy  prester 
des  louanges  nouuelles  et  fauces  :  et  à  le  faire  tout  autre,  quand 
nous  Tauons  perdu  de  veuë,  qu'il  ne  nous  sembloit  estre,  quand 
nous  le  voyions.  Comme  si  le  regret  estoit  vne  partie  instructiue  : 
ou  que  les  larmes  en  lauant  nostre  entendement,  l'esclaircissent.  le 
renonce  dés  à  présent  aux  fauorables  tesmoignages,  qu'on  me  vou- 
dra donner,  non  par  ce  que  l'en  seray  digne,  mais  par  ce  que  ic 
seray  mort.      Qui  demandei*a  à  celuy  là,  Quel  interest  auez  vous  à 
ce  siège?  L'interest  de  l'exemple,  dira-il,  et  de  l'obeyssance  com- 
mune du  Prince  :  ie  n'y  pretens  proffit  quelconque  :  et  de  «gloire, 
le  sçay  la  petite  part  qui  en  peut  toucher  vn  particulier  comme 
moy  :  ie  n'ay  icy  ny  passion  ny  querelle.  Voyez  le  pourtant  le  len- 
demain, tout  changé,  tout  bouillant  et  rougissant  de  cholere,  en 
son  rang  de  bataille  pour  l'assaut.  C'est  la  lueur  de  tant  d'acier, 
et  le  feu  et  tintamarre  de  nos  canons  et  de  nos  tambours,  qui  luy 
ont  ietté  cette  nouuelle  rigueur  et  hayne  dans  les  veines.  Friuole 
cause,  me  direz  vous.  Comment  cause?  il  n'en  faut  point,  pour 
agiter  nostre  ame.  Vne  resuerie  sans  corps  et  sans  subiect  la  ré- 
gente et  l'agite.  Que  ie  me  mette  à  faire  des  chasteaux  en  Espai- 
gne,  mon  imagination  m'y  forge  des  commoditez  et  des  plaisirs, 
desquels  mon  ame  est  réellement  chatouillée  et  resiouye.  Combien 
de  fois  embrouillons  nous  nostre  esprit  de  cholere  ou  de  tristesse, 
par  telles  ombres,  et  nous  insérons  en  des  passions  fantastiques, 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IV.  177 

diens  si  fort  entrés  dans  un  rôle  de  deuil,  qu'ils  en  pleuraient  en- 
core une  fois  rentrés  chez  eux  ;  et  qu'il  lui  était  arrivé  à  lui-même 
d'avoir  été  tellement  ému  de  sentiments  qu'il  avait  cherché  a  incul- 
quer à  d'autres,  qu'il  les  avait  partagés  au  point  de  se  surprendre 
non  seulement  pleurant,  mais  le  visage  pâle  et  dans  l'attitude  de 
quelqu'un  vraiment  accablé  de  douleur. 

Singulier  moyen  que  nous  mettons  en  œuvre  pour  faire 
diversion  à  la  douleur  que  nos  deuils  peuvent  nous  cau- 
ser. —  Dans  un  pays  proche  de  nos  montagnes,  les  femmes  font 
le  prêtre  Martin;  non  seulement  elles  avivent  les  regrets  qu'elles 
éprouvent  de  la  perte  d'un  mari,  en  rappelant  les  bonnes  et  agréa- 
bles qualités  qu'il  avait,  mais,  revenant  du  même  coup  en  arrière, 
elles  publient  également  ses  imperfections,  comme  pour  se  mé- 
nager à  elles-mêmes  quelques  compensations  et  faire,  par  le  dé- 
dain, diversion  à  leur  pitié.  En  cela,  elles  ont  encore  meilleure 
grâce  que  nous  qui,  en  les  mêmes  circonstances,  à  la  perte  de  quel- 
qu'un que  nous  connaissons  à  peine,  nous  évertuons  à  lui  prodi- 
guer des  éloges  aussi  nouveaux  pour  lui  que  peu  mérités  et  le 
dépeignons,  alors  qu'il  n'est  plus,  tout  autre  qu'il  nous  apparaissait 
lorsqu'il  était  encore  de  ce  monde,  comme  si  le  regret  était  une 
source  de  renseignements  inédits,  nous  révélant  chez  le  défunt  des 
qualités  jusqu'alors  inconnues,  ou  que  les  larmes,  lavant  notre  en- 
tendement, lui  donnent  plus  de  lucidité.  Dès  maintenant,  je  re- 
nonce aux  témoignages  favorables  qu'on  voudra  exprimer  sur  mon 
compte,  non  parce  que  j'en  serai  indigne,  mais  parce  que  je  serai 
mort. 

Nous  nous  laissons  fréquemment  influencer  par  de  purs 
effets  d'imagination;  parfois,  il  n'en  faut  pas  davantage 
pour  nous  porter  aux  pires  résolutions.  —  Quelqu'un  auquel 
on  demanderait  quel  intérêt  il  a  à  prendre  part  à  un  siège  auquel 
il  assiste,  répondra  :  «  C'est  en  raison  de  l'exemple  qui  m'est  donné, 
de  l'obéissance  que  nous  devons  tous  à  notre  prince,  que  je  m'y 
trouve;  je  ne  prétends  en  retirer  aucun  profit;  quant  à  la  gloire, 
je  sais  combien  est  faible  la  part  qui  peut  en  revenir  à  un  simple 
particulier  comme  moi;  je  n'y  apporte  ni  entraînement,  ni  ani- 
mosité.  »  Voyez-le  pourtant  le  lendemain  à  son  rang  de  bataille, 
au  moment  de  l'assaut  :  il  est  transformé,  il  bout,  il  rougit  de  co- 
lère; cette  fureur  qu'il  ne  manifestait  pas  hier,  cette  haine  qu'il  a 
au  cœur,  ce  sont  le  reflet  étincelant  de  tant  d'acier,  le  feu,  le  tin- 
tamarre que  produisent  les  canons  et  les  tambours,  qui  les  ont 
fait  sourdre  en  lui.  «  Quelle  cause  futile!  »  direz-vous.  Comment! 
vous  croyez  qu'à  cela  il  y  a  une  cause?  Il  n'en  est  pas  besoin  pour 
agiter  notre  âme;  une  simple  rêverie,  qui  n'a  ni  corps  ni  sujet 
d'être,  la  gouverne  et  la  trouble.  Que  je  me  mette  à  faire  des  châ- 
teaux en  Espagne,  mon  imagination  s'y  forge  avantages  et  plai- 
sirs dont  mon  âme  tressaille  d'aise  et  se  réjouit.  Combien  de  fois 
aussi  ces  mêmes  songes  font-ils  que  la  colère  et  la  tristesse  nous 
envahissent,  et  que  nous  nous  livrons  à  de  fantastiques  idées  qui 

ESSAIS   DE   MONTAIGNE.   —  T.   III.  12 


178  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

qui  nous  altèrent  et  l'ame  et  le  corps?  Quelles  grimaces,  estonnees, 
riardes,  confuses,  excite  la  resuerie  en  noz  visages!  Quelles  saillies 
et  agitations  de  membres  et  de  voix!  Semble-il  pas  de  cet  homme 
seul,  qu'il  aye  des  visions  fauces,  d'vne  presse  d'autres  hommes, 
auec  qui  il  négocie  :  ou  quelque  démon  interne,  qui  le  persécute? 
Enquerez  vous  à  vous,  où'  est  l'obiect  de  cette  mutation?  Est-il  rien 
sauf  nous,  en  nature,  que  l'inanité  substante,  sur  quoy  elle  puisse? 
Cambyses  pour  auoir  songé  en  dormant,  que  son  frère  deuoit  deue- 
nir  Roy  de  Perse,  le  fit  mourir.  Vn  frère  qu'il  aymoit,  et  duquel  il 
s'estoit  tousiours  fié,  Aristodemus  Roy  des  Messeniens  se  tua,  pour 
vne  fantasie  qu'il  print  de  mauuais  augure,  de  ie  ne  sçay  quel  hur- 
lement de  ses  chiens.  Et  le  Roy  Midas  en  fit  autant,  troublé  et  fas- 
ché  de  quelque  mal  plaisant  songe  qu'il  auoit  songé.  C'est  priser  sa 
vie  iustement  ce  qu'elle  est,  de  l'abandonner  pour  vn  songe.  Oyez 
pourtant  nostre  ame,  triompher  de  ta  misère  du  corps,  de  sa  foi- 
blesse,  de  ce  qu'il  est  en  butte  à  toutes  offences  et  altérations  : 
vrayement  elle  a  raison  d'en  parler. 

0  prima  infelix  fingenti  terra  Prometheo  ! 

Ille  parum  cauti  pectoris  egit  opus. 
Corpora  disponens,  mentem  non  vidit  in  arte. 

Recta  animi  primùm  debuit  esse  via. 


CHAPITRE   V. 
Sur  des  vers  de  Virgile. 

A  mesure  que  les  pensemens  vtiles  sont  plus  pleins,  et  solides,  ils 
sont  aussi  plus  empeschans,  et  plus  onéreux.  Le  vice,  la  mort, 
la  pauureté,  les  maladies,  sont  subiets  graues,  et  qui  greuent.  11 
faut  auoir  l'ame  instruitte  des  moyens  de  soustenir  et  combatre 
les  maux,  et  instruite  des  règles  de  bien  viure,  et  de  bien  croire  : 
et  souuent  l'esueiller  et  exercer  en  cette  belle  estude.  Mais  à  vne 
ame  de  commune  sorte,  il  faut  que  ce  soit  auec  relasrhe  et  mode- 
ration  :  elle  saffolle,  d'estrc  trop  continuellement  bandée.  l'auoy 
besoing  en  ieunesse,  de  m'aduertir  et  solliciter  pour  me  tenir  en  of- 
fice. L'alegresse  et  la  santé  ne  conuiennent  pas  tant  bi(Mi,  dit-on. 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IV.  179 

altèrent  en  nous  le  corps  et  Tâme.  Que  de  grimaces  peignant  l'é- 
tonnement,  le  comique,  la  confusion,  nos  rêves  amènent  sur  notre 
visage;  que  de  soubresauts,  d'agitations  ne  communiquent-ils  pas 
à  nos  membres  et  à  la  voix!  Ne  dirait-on  pas  que  cet  homme, 
qui  est  seul,  semble  avoir  la  vision  de  gens  en  grand  nombre  avec 
lesquels  il  dispute,  ou  d'un  démon  intérieur  qui  le  persécute?  In- 
terrogez-vous vous-mêmes  sur  la  cause  de  semblables  illusions; 
est-il  dans  la  nature  autre  chose  en  dehors  de  nous,  sur  laquelle 
ce  qui  n'est  pas  ait  action?  —  Cambyse,  à  la  suite  d'un  songe  où 
son  frère  lui  était  apparu  comme  devant  devenir  roi  de  Perse,  le 
fit  mourir;  et  ce  frère,  il  l'aimait  et  avait  toujours  eu  confiance  en 
lui.  —  Aristodème,  roi  des  Messéniens,  se  tua,  parce  que  l'idée  lui 
vint  que  je  ne  sais  quel  hurlement  de  son  chien  était  de  mauvais 
augure.  —  Le  roi  Midas,  à  la  suite  d'un  songe  déplaisant  qu'il  avait 
eu,  en  fit  autant,  tant  il  en  éprouva  de  trouble  et  de  contrariété. 
—  C'est  faire  de  la  vie  exactement  le  cas  qu'elle  vaut,  que  de  la 
quitter  pour  un  songe.  Regardez  cependant  combien  notre  âme 
triomphe  des  misères  qu'endure  le  corps,  de  sa  faiblesse,  de  ce 
qu'il  est  en  butte  à  toutes  les  offenses  et  altérations;  il  lui  appar- 
tient vraiment  bien  d'en  parler!  «  0  premier  argile,  façonnée  si 
malheureusement  par  Prométhée!  Qu'il  apporta  donc  peu  de  sagesse 
A  la  confection  de  son  œuvre!  Il  n'a  vu  que  le  corps  dans  son  art, 
sans  se  préoccuper  de  l'esprit;  c' est  pourtant  par  l'esprit  qu'il  eût  dû 
commencer  {Properce)  !  » 


CHAPITRE   V. 

A  propos  de  quelques  vers  de  Virgile. 


La  vieillesse  est  si  naturellement  portée  vers  les  idées 
tristes  et  sérieuses  que,  pour  se  distraire,  elle  a  besoin 
de  se  livrer  quelquefois  à,  des  accès  de  galté.  —  A  mesure 
que  nos  réflexions  ayant  un  caractère  d'utilité,  sont  plus  sérieuses 
et  plus  approfondies,  elles  deviennent  plus  embarrassantes  et  plus 
pénibles  ;  le  vice,  la  mort,  la  pauvreté,  les  maladies  sont  des  su- 
jets graves,  sur  lesquels  nous  ne  pouvons  méditer  longtemps  sans 
fatigue.  Il  faut  avoir  l'âme  bien  instruite  des  moyens  de  résister  au 
mal  et  de  le  combattre,  des  règles  qui  font  que  notre  vie  et  notre 
foi  sont  dans  la  voie  droite,  et  souvent  lui  rappeler  cette  belle  étude 
et  l'y  exercer;  mais,  si  cette  âme  appartient  à  un  milieu  rentrant 
dans  la  catégorie  générale,  il  faut  procéder  par  intermittences  et 
avec  modération;  elle  s'affolerait,  si  on  lui  imposait  une  applica- 
tion trop  continue.  —  J'avais  besoin,  quand  j'étais  jeune,  de  m'a- 
vertir  et  de  me  raisonner  pour  demeurer  dans  le  devoir;  car  l'allé- 


180  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

auec  ces  discours  sérieux  cl  sages.  le  suis  à  présent  en  vu  autre 
estât.  Les  conditions  de  la  vieillesse,  ne  m'aduertissent  que  trop, 
m'assagissent  et  me  preschent.  De  Texcez  de  la  gayeté,  ie  suis 
tombé  en  celuy  de  la  seuerité  :  plus  lascheux.  Parquoy,  ie  me 
laisse  à  cette  iieure  aller  vn  peu  à  la  desbauche,  par  dessein  :  et 
employé  quelque  fois  l'ame,  à  des  pensemens  folastres  et  ieunes, 
où  elle  se  seiourne.  le  ne  suis  meshuy  que  trop  rassis,  trop  poisant, 
et  trop  meur.  Les  ans  me  font  leçon  tous  les  iours,  de  froideur,  et 
de  tempérance.  Ce  corps  fuyt  le  desreiglement,  et  le  craint  :  il  est 
à  son  tour  de  guider  l'esprit  vers  la  reformation  :  il  régente  à  son 
tour  :  et  plus  rudement  et  impérieusement.  Il  ne  me  laisse  pas  vne 
heure,  ny  dormant  ny  veillant,  chaumer  d'instruction,  de  mort,  de 
patience,  et  de  pœnitence.  le  me  deffens  de  la  tempérance,  comme 
i'ay  faict  autresfois  de  la  volupté  :  elle  me  lire  trop  arrière,  et 
iusques  à  la  stupidité.  Or  ie  veux  estre  maistre  de  moy,  à  tout 
sens.  La  sagesse  a  ses  excez,  et  n'a  pas  moins  besoing  de  modéra- 
tion que  la  folie.  Ainsi,  de  peur  que  ie  ne  scche,  tarisse,  et  m'ag- 
graue  de  prudence,  aux  interualles  que  mes  maux  me  donnent. 
Mens  intenta  suis  ne  siet  vsque  malis, 

ie  gauchis  tout  doucement,  et  desrobe  ma  veuë  de  ce  ciel  orageux 
et  nubileux  que  i'ay  deuant  moy.  Lequel,  Dieu  mercy,  ie  considère 
bien  sans  effroy,  mais  non  pas  sans  contention,  et  sans  estude.  Et 
me  vay  amusant  en  la  recordation  des  ieunesses  passées  : 

Animus  quod  perdidit,  optât, 
Atque  in  prseterita  se  totus  imagine  versât. 

Que  l'enfance  regarde  deuant  elle,  la  vieillesse  derrière  :  estoit  ce 
pas  ce  que  signifioit  le  double  visage  de  lanus?  Les  ans  m'entrain- 
nent  s'ils  veulent,  mais  à  reculons.  Autant  que  mes  yeux  peuuent 
recognoistre  cette  belle  saison  expirée,  ie  les  y  destourne  à  secous- 
ses. Si  elle  eschappe  de  mon  sang  et  de  mes  veines,  aumoins  n'en 
veux-ie  déraciner  l'image  de  la  mémoire. 

Hoc  est 
Viuere  bis,  vila  posse  priore  frui. 

Platon  ordonne  aux  vieillards  d'assister  aux  exercices,  danses, 
et  ieux  de  la  ieunesse,  pour  se  resiouyr  en  autruy,  de  la  soupplesse 
et  beauté  du  corps,  qui  n'est  plus  en  eux  :  et  rappellcr  en  leur  sou- 
uenance,  la  grâce  et  faueur  de  cet  aage  verdissant.  Et  veut  qu'en 
ces  esbats,  ils  attribuent  l'honneur  de  la  victoire,  au  iouno  homme, 
qui  aura  le  plus  eshaudi  et  resioui,  et  plus  grand  nombre  d'entre 
eux.  le  merquois  autresfois  les  iours  poisans  et  fonebreux,  comme 


TRADUCTION. 


LIV.  III,  CH.  V 


181 


gresse  et  la  santé  ne  se  prêtent  guère,  dit-on,  aux  raisonnements 
sérieux  et  sages  ;  aujourd'hui  que  ma  situation  est  autre,  les  mi- 
sères de  la  vieillesse  ne  m'avertissent  que  trop,  elles  m'assagissent 
et  me  sermonnent.  De  l'excès  de  gaîté,  je  suis  tombé  dans  celui  de 
la  sévérité,  qui  est  un  état  plus  fâcheux;  c'est  pourquoi,  mainte- 
nant, de  parti  pris,  je  me  livre  un  peu  à  la  débauche,  laissant  par- 
fois mon  esprit  s'abandonner  à  des  pensées  folâtres  et  d'un  autre 
âge  qui  le  reposent.  Je  ne  suis,  à  cette  heure,  que  trop  rassis,  trop 
lourd,  trop  mùr;  les  ans  me  sont  chaque  jour  une  leçon  qui  m'in- 
vite au  calme  et  à  la  tempérance.  iMon  corps  fuit  tout  écart  et  les 
redoute;  c'est  lui  qui,  à  son  tour,  porte  mon  esprit  à  se  ranger;  à 
son  tour  il  le  régente  et  plus  rudement  et  d'une  façon  plus  impé- 
rieuse qu'il  ne  la  été  lui-même  par  lui;  que  je  dorme  ou  que  je 
veille,  il  ne  me  laisse  pas  chômer  une  heure  sans  m'entretenir  de 
la  mort,  de  la  patience  et  de  la  pénitence.  Je  me  défends  aujour- 
d'hui contre  la  tempérance,  comme  autrefois  contre  la  volupté; 
elle  me  tire  tellement  en  arrière,  que  j'en  deviens  stupide.  Or,  je 
veux  demeurer  maître  de  moi  à  tous  égards;  la  sagesse,  elle  aussi, 
a  ses  excès  et  n'a  pas  moins  besoin  d'être  modérée  que  la  folie. 
Aussi,  de  peur  que  par  excès  de  prudence  je  me  dessèche,  me 
tarisse  et  compromette  mon  état,  dans  les  intervalles  où  mes 
souffrances  me  laissent  du  répit,  «  de  peur  que  mon  âme  ne  soit 
trop  attentive  à  ses  maux  [Ovide)  »,  je  dévie  tout  doucement,  je 
détourne  les  yeux  de  ce  ciel  orageux  et  nébuleux  que  j'ai  devant 
moi  et  que.  Dieu  merci,  je  considère  bien  sans  effroi  mais  non 
sans  effort,  ni  sans  que  ma  pensée  s'y  reporte;  et  me  voilà  m'a- 
musant  du  souvenir  des  folies  de  ma  jeunesse  passée;  «  mon  esprit, 
soupirant  après  ce  qu'il  a  perdu,  se  rejette  tout  entier  dans  le  passé 
{Pétrone)  ».  Que  l'enfant  porte  ses  regards  en  avant  de  lui  et  le 
vieillard  en  arrière  ;  n'est-ce  pas  là  ce  que  signifiait  le  double  vi- 
sage de  Janus!  A  ces  moments,  les  ans  peuvent  m'entrainer  s'ils 
le  veulent,  mais  ce  sera  à  reculons;  tant  que  mes  yeux  pourront 
reconnaître  cette  belle  saison  qui  pour  moi  n'est  plus,  j'y  re- 
porterai mes  regards  de  temps  à  autre  ;  si  elle  s'échappe  de  mon 
sang  et  de  mes  veines,  du  moins  je  ne  veux  pas  en  déraciner  l'i- 
mage de  ma  mémoire  :  «  Cest  vivre  deux  fois,  que  de  vivre  de  sa 
vie  passée  (Martial).  » 

Aussi  Montaigne  saisit-il  toutes  les  occasions  de  goûter 
quelque  plaisir  et  pense  qu'il  vaut  mieux  être  moins  long- 
temps vieux,  que  vieux  avant  de  l'être.  —  Platon  recom- 
mande aux  vieillards  d'assister  aux  exercices,  aux  danses  et  à  tous 
les  jeux  de  la  jeunesse,  pour  se  réjouir  par  les  autres  de  la  sou- 
plesse et  de  la  beauté  physique  qu'ils  n'ont  plus  et  se  ressouvenir 
des  grâces  et  des  avantages  de  cet  âge  si  verdoyant.  Il  veut  que 
dans  ces  ébats  dont  ils  seront  les  témoins,  ils  attribuent  l'honneur 
de  la  victoire  au  jeune  homme  qui  aura  le  plus  disirait  et  causé 
de  sensations  agréables  au  plus  grand  nombre  d'entre  eux.  —  Au- 
trefois, je  notais  comme  journées  extraordinaires  les  jours  lourds. 


182  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

extraordiniiircs.  Ceux-là  sont  tantost  les  miens  ordinaires  :  les  ex- 
traordinaires sont  les  beaux  et  scrains.  le  m'en  vay  au  train  de 
tressaillir,  comme  d'vne  nouuelle  faucur,  quand  aucune  chose  ne 
me  deult.  Que  ie  me  chatouille,  ie  ne  puis  tantost  plus  arracher  vu 
pauure  rire  de  ce  meschant  corps.  le  ne  m'esgaye  qu'en  fantasie  et 
en  songe  :  pour  destourner  par  ruse,  le  chagrin  de  la  vieillesse. 
Mais  certes  il  faudroil  autre  remède,  qu'en  songe.  Foiblc  luctc,  de 
l'art  contre  la  nature.  C'est  grand  simplesse,  d'alonger  et  antici- 
per, comme  chacun  fait,  les  incommoditez  humaines.  l'ayme  mieux 
estre  moins  long  temps  vieil,  que  d'estre  vieil,  auant  que  de  l'es- 
tre.  lusques  aux  moindres  occasions  de  plaisir  que  ie  puis  rencon- 
trer, ie  les  empoigne.  le  congnois  bien  par  ouyr  dire,  plusieurs  es- 
pèces de  voluptez  prudentes,  fortes  et  glorieuses  :  mais  l'opinion  ne 
peut  pas  assez  sur  moy  pour  m'en  mettre  en  appétit.  le  ne  les  veux 
pas  tant  magnanimes,  magnifiques  et  fastueuses,  comme  ie  les  veux 
doucereuses,  faciles  et  prestes.  A  natura  discedimus  :  populo  nos 
damiis,  7iullius  rei  bono  auctori.  Ma  philosophie  est  en  action,  en 
vsage  naturel  et  présent  :  peu  en  fantasie.  Prinssé-ie  plaisir  à 
louer  aux  noisettes  et  à  la  toupie  ! 

Non  ponebat  enim  rumores  ante  salutem. 

La  volupté  est  qualité  peu  ambitieuse;  elle  s'estime  assez  riche  de 
soy,  sans  y  mesler  le  prix  de  la  réputation  :  et  s'ayme  mieux  à 
l'ombre.  Il  faudroit  donner  le  fouet  à  vn  ieune  homme,  qui  s'amu- 
seroit  à  choisir  le  goust  du  vin,  et  des  sauces.  Il  n'est  rien  que 
i'aye  moins  sçeu,  et  moins  prisé  :  à  cette  heure  ie  l'apprens.  l'en  ay 
grand  honte,  mais  qu'y  feroy-ie?  l'ay  encor  plus  de  honte  et  de 
despit,  des  occasions  qui  m'y  poussent.  C'est  à  nous,  à  resuer  et 
baguenauder,  et  à  la  ieunesse  à  se  tenir  sur  la  réputation  et  sur  le 
bon  bout.  Elle  va  vers  le  monde,  vers  le  crédit  :  nous  en  venons. 
Sibi  arma,  sibi  equos,  sibi  hastas,  sibi  clauam,  sibi  pilam,  sibi  nata- 
tiones  et  cw'sus  habeant  :  nobis  senibus,  ex  lusionibiis  muftis,  talcs 
relinquant  et  tesseras.  Les  loix  mesme  nous  cnuoyent  au  logis.  le 
ne  puis  moins  en  faueur  de  cette  cheliue  condition,  où  mon  aagc 
me  pousse,  que  de  luy  fournir  de  ioiiets  et  d'amusoires,  comme  à 
l'enfaDce  :  aussi  y  retombons  nous.  Et  la  sagesse  et  la  folie,  auront 
prou  à  faire,  à  mestayer  et  secourir  par  offices  alternatifs,  en  cette 
calamité  daage. 

Miace  stullitiam  consiliis  breuem. 

le  fuis  de  mesme  les  plus  légères  pointures  :  et  celles  qui  ne 
m'eussent  |)as  autresfois  esgratigné,  me  transpercent  à  cette  heure. 
•Mon  habitude  commence  de  s'appliquer  si  volontiers  au  mal  :  in 
frafjili  corpore  odiosa  omnis  offensio  est. 


4 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  183 

et  sombres;  actuellement,  ils  sont  passés  chez  moi  à  l'état  d'habi- 
tude, ce  sont  les  jours  beaux  et  sereins  qui  sont  devenus  rares;  je 
suis  en  passe  de  me  féliciter,  comme  d'une  faveur  nouvelle,  quand 
je  ne  souffre  de  nulle  part.  Je  puis  me  chatouiller,  je  n'arrive  plus 
à  arracher  un  pauvre  rire  à  ce  méchant  corps;  je  ne  m'égaie  qu'en 
idée  et  en  songe,  détournant  par  cette  ruse  les  chagrins  de  la  vieil- 
lesse ;  mais  il  me  *  faudrait  certes  bien  quelque  autre  remède  qu'un 
rêve  !  c'est  un  assaut  où  l'art  lutte  vainement  contre  la  nature.  — 
Quelle  grande  simplicité  d'esprit  que  de  prolonger,  comme  nous  le 
faisons  tous,  les  incommodités  humaines,  d'anticiper  sur  leur  venue 
en  nous  sevrant  des  jouissances  qui  nous  restent  encore!  Je  préfère 
être  vieux  moins  longtemps,  que  vieux  avant  de  l'être;  aussi  les 
moindres  occasions  de  plaisir  que  je  puis  rencontrer,  je  les  saisis. 
Je  sais  bien  par  ouï  dire  qu'il  existe  quelques  genres  de  volupté, 
telles  que  les  satisfactions  d'amour-propre,  qui  ne  portent  pas  at- 
teinte à  la  sobriété  qu'il  nous  faut  observer  et  qui  sont  fortes  et 
glorieuses;  mais  elles  relèvent  de  l'opinion,  et  l'opinion  n'a  pas  sur 
moi  un  pouvoir  suffisant  pour  me  les  faire  désirer,  car  je  ne  les 
recherche  pas  tant  magnanimes,  magnifiques  et    fastueuses,  que 
je  ne  les  désire  doucereuses,  faciles  et  immédiates  :  «  S'éloigner  de 
la  nature  pour  suivre  le  peuple,  c'est  prendre  un  guide  peu  sûr  {Sé- 
nèque).  »  Ma  philosophie  est  dans  les  actes,  toute  d'actualité  et  con- 
forme à  la  nature;  l'imagination  y  a  peu  de  part.  Que  ne  puis-je, 
par  exemple,  prendre  encore  plaisir  à  jouer  aux  noisettes  et  à  la 
toupie  !  «  Aux  approbations  de  la  foule  je  préfère  le  témoignage  de 
ma  conscience  {Ennius).  »  La  volupté  est  peu  ambitieuse,  elle  s'es- 
time assez  riche  par  elle-même  pour  ne  pas  vouloir  faire  la  dépense 
de  ce  que  coûtent  les  réputations;  elle  aime  mieux  demeurer  dans 
l'ombre.  Il  faudrait  donner  le  fouet  à  un  jeune  homme  qui  ferait 
consister  son  plaisir  à  déguster  les  vins  et  les  sauces  ;  il  n'est  rien 
que  je  n'aie  moins  su  faire  et  moins  apprécier;  c'est  à  cette  heure 
que  je  l'apprends.  J'en  ai  grand'honte,  mais  qu'y  faire?  j'ai  encore 
plus  de  confusion  des  motifs  qui  m'y  poussent.  —  A  nous  de  rêver 
et  de  baguenauder;  à  la  jeunesse  le  bon  bout,  à  elle  de  soutenir  sa 
réputation.  Elle  marche  à  la  conquête  du  monde,  à  sa  domination; 
nous,  nous  en  venons  :  «  A  elle,  les  armes,  les  chevaux,  les  javelots, 
la  massue,  la  paume,  la  nage,  la  course;  à  nous,  vieillards,  les  dés  et 
les  osselets  [Cicéron).  »  Les  lois  elles-mêmes  nous  renvoient  au  logis. 
Je  ne  puis  moins  faire,  en  dédommagement  des  piteuses  conditions 
que  je  dois  aux  années,  que  de  recourir  aux  jouets  et  aux  amusettes 
comme  fait  l'enfance  en  laquelle  nous  retombons;  la  sagesse  et  la 
folie  auront  bien  à  faire  pour,  à  elles  deux  et  en  s'y  reprenant  à 
tour  de  rôle,  me  soutenir  et  me  venir  en  aide  en  cet  état  calamiteux 
qu'amène  l'âge  :  «  Mêle  à  ta  sagesse  un  grain  de  folie  {Horace).  » 
—  Je  fuis  de  même  les  plus  légères  piqûres;  celles  qui,  autrefois,  . 
ne  m'eussent  même  pas  éraflé,  me  transpercent  aujourd'hui;  souf- 
frir commence  à  tant  rentrer  dans  mes  habitudes!  «  Pour  un  corps 
débile,  la  moindre  atteinte  est  insupportable  {Cicéron);  —  un  esprit 


18i  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

Mènsque  pati  durum  sustinet  segra  nihil. 

Tay  esté  tousiours  chatouilleux  et  délirât  aux  otîences,  le  suis  plus 
tendre  à  cette  heure,  et  ouuert  par  tout. 

Et  minimsB  vires  frangere  quassa  valent. 

Mon  iugement  m'empcsche  bien  de  regimber  et  gronder  contre  les 
inconuenients  que  Nature  m'ordonne  à  souffrir,  mais  non  pas  de 
les  sentir,  le  courrois  d"vn  bout  du  monde  à  l'autre,  chercher  vn 
bon  an  de  tranquillité  plaisante  et  cniouee,  moy,  qui  n'ay  autre  fin 
que  viure  et  me  resiouyr.  La  tranquillité  sombre  et  stupide,  se 
trouue  assez  pour  moy,  mais  elle  m'endort  et  enteste  :  ie  ne  m'en 
contente  pas.  S'il  y  a  quelque  personne,  quelque  bonne  compagnie, 
aux  champs,  en  la  ville,  en  France,  ou  ailleurs,  resseante,  ou  voya- 
gere,  à  qui  mes  humeurs  soient  bonnes,  de  qui  les  humeurs  me 
soyent  bonnes,  il  n'est  que  de  siffler  en  paume,  ie  leur  iray  fournir 
des  Essays,  en  chair  et  en  os.  Puisque  c'est  le  priuilege  de  l'es- 
prit, de  se  r'auoir  de  la  vieillesse,  ie  luy  conseille  autant  que  ie 
puis,  de  le  faire  :  qu'il  verdisse,  qu'il  fleurisse  ce  pendant,  s'il 
peut,  comme  le  guy  sur  vn  arbre  mort.  le  crains  que  c'est  vn  trais- 
tre  :  il  s'est  si  estroittement  affrété  au  corps,  qu'il  m'abandonne  à 
tous  coups,  pour  le  suiure  en  sa  nécessité.  le  le  flatte  à  part,  ie  le 
practique  pour  néant  :  i'iiy  beau  essayer  de  le  destourner  de  cette 
coUigence,  et  luy  présenter  et  Seneque  et  Catulle,  et  les  dames  et 
les  dances  royalles  :  si  son  compagnon  a  la  cholique,  il  semble 
([u'il  l'ajl  aussi.  Les  puissances  mesmes  qui  luy  sont  particulières 
et  propres,  ne  se  peuuent  lors  sousleuer  :  elles  sentent  euidem- 
ment  le  morfondu  :  il  n'y  a  poinct  d'allégresse  en  ses  productions, 
s'il  n'en  y  a  quand  et  quand  au  corps.  Noz  maistres  ont  tort,  de- 
(luoy  cherchants  les  causes  des  eslancements  extraordinaires  de 
nostre  esprit,  outre  ce  qu'ils  en  attribuent  à  vn  rauissement  diuin, 
à  l'amour,  à  l'aspreté  guerrière,  à  la  poésie,  au  vin  :  ils  n'en  ont 
donné  sa  part  à  la  santé.  Vue  santé  bouillante,  vigoureuse,  pleine, 
oysiue,  telle  qu'autrefois  la  verdeur  des  ans  et  la  sécurité,  me  la 
fournissoienl  par  venues,  (-e  feu  de  gayeté  suscite  en  l'esprit  des 
eloises  viiies  cl  claires  outre  nostre  clairté  naturelle  :  et  entre  les 
enthousiasmes,  les  plus  gaillards,  sinon  les  plus  esperdus.  Or  bien, 
ce  n'est  pas  merueille,  si  vn  contraire  estât  affesse  mon  esprit,  le 
cloué,  et  en  tire  vn  eflect  contraire. 

Ad  nullum  consurgil  opus  ctim  corpore  languet. 

El  veut  encores  que  ie  luy  sois  tenu,  dequoy  il  preste,  comme  il 
dit,  beaucoup  moins  à  ce  consentement,  que  ne  porte  l'vsage  or- 
dinaire des  hommes.  Aumoins  pendant  que  nous  auons  trefue, 


TKADUrTION.  —  LIV.  IH,  CH.  V.  185 

malade  ne  peut  rien  supportei'  de  pénible  {Ovide).  »  J'ai  toujours  été 
fort  impressionnable  et  très  susceptible  à  Teffet  de  la  douleur;  j'y 
suis  plus  sensible  encore  et  de  toutes  parts  accessible,  «  le  moindre 
choc  brise  ce  qui  est  déjà  fêlé  {Ovide)  ».  Ma  raison  s'oppose  bien  à  ce 
que  je  récrimine  et  me  révolte  contre  les  incommodités  que  la  na- 
ture m'inflige,  mais  elle  ne  peut  m'empécher  de  les  sentir;  je  cour- 
rais d'un  bout  du  monde  à  l'autre,  pour  avoir  une  bonne  année  de 
tranquillité  gaie  et  agréable,  moi  qui  n'ai  d'autre  but  que  de  vivre 
et  d'être  de  bonne  humeur.  Je  jouis  assez  souvent  d'une  tranquillité 
morose  et  stupide,  mais  elle  m'endort  et  me  fait  mal  à  la  tête;  cela 
ne  me  suffit  pas.  Si,  soit  à  la  ville  soit  à  la  campagne,  en  France  ou 
ailleurs,  il  y  a  quelqu'un  ou  quelque  bonne  compagnie,  aimant  son 
chez  soi  ou  préférant  voyager,  qui  s'accommoderaient  des  condi- 
tions dans  lesquelles  je  suis,  et  moi  des  leurs,  ils  n'ont  qu'à  me 
faire  signe,  je  leur  amènerai  aussitôt  l'auteur  des  Essais  en  per- 
sonne. 

Ce  qu'il  y  a  de  pire  dans  la  vieillesse,  c'est  que  l'esprit 
se  ressent  des  souffrances  et  de  l'affaiblissement  du  corps. 
—  Puisque  c'est  le  privilège  de  l'esprit  de  pouvoir  échapper  à  la  vieil- 
lesse, autant  que  je  le  puis  je  lui  conseille  de  le  faire;  que  môme 
pendant  cet  âge,  il  verdisse,  il  fleurisse  s'il  est  possible,  comme  le 
gui  sur  un  arbre  mort.  Mais  je  crains  bien  d'avoir  affaire  à  un 
traître;  il  est  si  étroitement  lié  au  corps,  qu'il  m'abandonne  conti- 
nuellement pour  le  suivre  et  participer  à  sa  déchéance.  Alors  je  le 
prends  à  part,  je  le  flatte,  mais  en  vain;  j'ai  beau  le  détourner  de 
cette  liaison  par  trop  intime,  lui  présenter  et  Sénèque  et  Catulle, 
les  dames  et  les  danses  de  la  cour,  si  son  compagnon  a  la  colique, 
il  semble  qu'il  l'ait  aussi;  les  opérations  mômes  qui  lui  sont  pro- 
pres, qui  sont  siennes,  ne  peuvent  s'accomplir;  elles  font  tout  l'effet 
d'être  figées;  il  n'y  a  aucune  animation  dans  ce  qui  vient  de  lui  si 
en  même  temps  le  corps  n'en  présente  pas. 

La  santé,  la  vigueur  physique  font  éclore  les  grandes 
conceptions  de  l'esprit  ;  la  sagesse  n'a  que  faire  d'une  trop 
grande  austérité  de  mœurs.  —  Nos  maîtres  ont  eu  tort,  lorsque 
recherchant  les  causes  des  élans  parfois  extraordinaires  de  notre 
esprit,  après  les  avoir  attribués  à  une  inspiration  divine,  à  l'amour, 
à  une  exaltation  guerrière,  à  la  poésie,  au  vin,  ils  n'ont  pas  fait  la 
part  de  la  santé;  de  cette  santé  bouillante,  vigoureuse,  entière,  sans 
souci,  telle  qu'autrefois  la  force  de  l'âge  et  la  quiétude  l'entretenaient 
en  moi  d'une  façon  continue.  Ce  feu  de  joie  fait  saillir  en  l'esprit,  en 
plus  de  son  pétillement  naturel,  des  éclairs  vifs  et  étincelants  qui 
soulèvent  les  enthousiasmes  les  plus  gaillards,  pour  ne  pas  dire 
les  plus  extravagants.  Aussi  n'est-ce  pas  merveille  si  un  état  con- 
traire affaiblit  mon  esprit,  l'immobilise  et  lui  fait  produire  un  effet 
opposé  :  «  L'esprit  perd  sa  vigueur  dans  un  coi'ps  languissant  {Pseudo- 
Gallus)  »  ;  et  encore  il  voudrait  que  je  lui  sache  gré  de  ce  qu'à  ces 
sollicitations  il  résiste  beaucoup  plus  que  cela  n'arrive  d'ordinaire 
chez  la  plupart  des  hommes!  Au  moins  pendant  que  nous  avons 


ISe  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

chassons  les  maux  et  difficullcz  de  nostre  commerce, 
Dum  licet,  obducta  aoluatur  fronle  seneclus  : 

tetrica  sunt  amœnanda  iocularibus.  l'ayme  vne  sagesse  gaye  et 
ciuile,  et  fuis  l'aspreté  des  mœurs,  et  l'austérité  :  ayant  pour  sus- 
pecte toute  mine  rebarbatiue  : 

Tristémque  vultus  lelrici  arrogantiam; 
Et  habet  Iristis  quoque  lurba  cynsedos. 

le  croy  Platon  de  bon  cœur,  qui  dit  les  humeurs  faciles  ou  diffici- 
les, estre  vn  grand  preiudice  à  la  bonté  ou  mauuaistic  de  l'amc. 
Socrates  eut  vn  visage  constant,  mais  serein  et  riant.  Non  fascheu- 
sement  constant,  comme  le  vieil  Crassus,  qu'on  ne  veit  iamais  rire. 
La  vertu  est  qualité  plaisante  et  gaye.  le  sçay  bien  que  fort  peu 
de  gens  rechigneront  à  la  licence  de  mes  escrits,  qui  n'ayent  plus 
à  rechigner  à  la  licence  de  leur  pensée.  le  me  conforme  bien  à  leur 
courage  :  mais  i'offence  leurs  yeux.  C'est  vne  humeur  bien  ordon- 
née, de  pinser  les  escrits  de  Platon,  et  couler  ses  négociations  pré- 
tendues auec  Phedon,  Dion,  Stella,  Archeanassa.  Non  pudeat  dicere, 
quod  non  jmdet  sentire.  le  hay  vn  esprit  hargneux  et  triste,  qui 
glisse  par  dessus  les  plaisirs  de  sa  vie,  et  s'empoigne  et  paist  aux 
malheurs.  Comme  les  mouches,  qui  ne  peuuent  tenir  contre  vn 
corps  bien  poly,  et  bien  lissé,  et  s'attachent  et  reposent  aux  lieux 
scabreux  et  raboteux.  Et  comme  les  vantouses,  qui  ne  hument  et 
appetent  que  le  mauuais  sang.  Au  reste,  ie  me  suis  ordonné 
d'oser  dire  tout  ce  que  i'ose  faire  :  et  me  desplaist  des  pensées 
mcsmes  impubliables.  La  pire  de  mes  actions  et  conditions,  ne  me 
semble  pas  si  laide,  comme  ie  trouue  laid  et  lasche,  de  ne  l'oser 
aduouer.  Chacun  est  discret  en  la  confession,  on  le  deuroit  estre 
en  l'action.  La  hardiesse  de  faillir,  est  aucunement  compensée  et 
bridée,  par  la  hardiesse  de  le  confesser.  Qui  s'obligeroit  à  tout 
dire,  s'obligeroit  à  ne  rien  faire  de  ce  qu'on  est  contraint  de  taire. 
Dieu  vueille  que  cet  excès  de  ma  licence,  attire  nos  hommes  ius- 
ques  à  la  liberté  :  par  dessus  ces  vertus  couardes  et  mineuses,  nées 
de  nos  imperfections  :  qu'aux  despens  de  mon  immoderation,  ie 
les  attire  iusques  au  point  de  la  raison.  Il  faut  voir  son  vice,  et 
l'csludier,  pour  le  redire  :  ceux  qui  le  cèlent  à  autruy,  le  cèlent 
ordinairement  à  eux  mesmes  :  et  ne  le  tiennent  pas  pour  assés  cou- 
uerl,- s'ils  le  voyent.  Ils  le  soustrayent  et  desguisent  à  leur  propre 
conscience.  Qmre  vicia  sua  nemo  confitetur?  Quia  etiam  nunc  in 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  187 

trêve,  chassons  les  maux  et  les  difficultés  avec  lesquels  nous  som- 
mes aux  prises  :  «  Que  la  vieillesse  se  déride,  lorsqu'elle  le  peut  en- 
core (Horace)  ;  —  il  est  bon  d'adoucir  par  l'enjouement  les  noirs  chagrins 
de  la  vie  {Sidoine  Apollinaire).  »  —  J'affectionne  une  sagesse  gaie  et 
sociable,  et  fuis  une  rudesse  de  mœurs  par  trop  austères;  toute 
mine  rébarbative  m'est  suspecte  «  comme  aussi  la  tristesse  arrogante 
d'un  visage  renfrogné,  —  car  dans  cette  foule  de  gens  au  maintien  sé- 
vère se  cache  plus  d'un  débauché  (Martial)  ».  Je  crois  Platon  de  bon 
cœur,  quand  il  dit  que  les  humeurs,  suivant  qu'elles  sont  faciles  ou 
difficiles,  sont  de  grande  influence  sur  la  bonté  ou  la  perversité  de 
l'âme.  Socrate  avait  une  physionomie  qui  jamais  ne  variait,  tou- 
jours sereine  et  riante;  ce  n'était  pas  comme  le  vieux  Crassus  qui 
avait  sans  cesse  l'air  mécontent  et  qu'on  ne  vit  jamais  rire.  La 
vertu  est  foncièrement  gaie  et  enjouée. 

Ceux  qui  se  blesseront  de  la  licence  de  cet  ouvrage  de- 
vront bien  plutôt  blâmer  la  licence  de  leurs  propres  pen- 
sées; quant  à  lui  Montaigne,  il  ose  dire  tout  ce  qu'il  ose 
faire;  il  croit  du  reste  que  la  confession  de  ses  fautes  aura 
peu  d'imitateurs.  —  Je  sais  que  parmi  les  gens  qui  se  scandali- 
seront de  la  licence  de  mes  écrits,  s'en  trouveront  fort  peu  qui 
n'auraient  à  se  scandaliser  davantage  de  la  licence  de  leurs  pensées; 
j'écris  bien  suivant  leur  goût,  mais  j'offense  leurs  regards.  Il  est  de 
bon  ton  de  critiquer  les  écrits  de  Platon  et  de  passer  légèrement  sur 
les  relations  qu'on  lui  prête  avecPhédon,  Dion,  Stella,  Archéanassa. 
«  N'ayez  pas  honte  de  dire  ce  que  vous  n'avez  pas  honte  d'approuver 
tout  bas.  »  Je  hais  un  esprit  hargneux  et  triste  qui  glisse  par-dessus 
les  plaisirs  de  sa  vie  et  ne  songe  qu'à  ses  peines,  ne  considère 
qu'elles,  comme  les  mouches  qui  ne  peuvent  se  tenir  sur  une  sur- 
face bien  polie  et  bien  lisse  et  qui  s'attachent  et  reposent  sur  ce  qui 
est  rugueux  et  raboteux,  ou  encore  comme  les  ventouses  qui  ne  re- 
cherchent et  ne  soutirent  que  le  mauvais  sang. 

Du  reste,  je  me  suis  fait  une  loi  d'oser  dire  tout  ce  que  j'ose  faire, 
et  vais  jusqu'à  regretter  que  toute  pensée  ne  puisse  être  publiée;  le 
pire  de  tous  mes  actes,  la  pire  de  toutes  les  situations  en  lesquelles 
je  puis  être,  ne  me  semblent  pas  si  laids,  que  je  ne  trouve  de  lai- 
deur et  de  lâcheté  à  ne  pas  oser  les  avouer.  Chacun  est  discret  quand 
il  se  confesse,  on  devrait  bien  l'être  aussi  quand  on  agit;  la  har- 
diesse dans  la  faute  est  quelque  peu  atténuée  et  maîtrisée  par  la 
hardiesse  à  la  confesser;  qui  s'obligerait  à  tout  dire  s'obligerait  à 
ne  rien  faire  de  ce  qu'on  est  contraint  de  taire.  Dieu  veuille  que  cette 
licence  excessive  de  ma  part  décide  les  autres  à  plus  d'expansion, 
en  tenant  moins  compte  de  ces  vertus  timorées  et  minaudières  nées 
de  nos  imperfections,  et  que  le  sacrifice  de  ma  modestie  les  amène 
à  ce  qui  est  raisonnable.  Il  faut,  quand  on  veut  les  conter,  recon- 
naître ses  vices  et  les  étudier;  ceux  qui  les  cachent  aux  autres,  se 
les  cachent  d'ordinaire  à  eux-mêmes;  ils  ne  les  considèrent  pas 
comme  suffisamment  dissimulés,  s'ils  les  aperçoivent;  ils  les  sous- 
traient et  les  déguisent  à  leur  propre  conscience  :  «  Pourquoi  per- 


188  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

aiis  est,  somnium  narrare  vigilantis  est.  Les  maux  du  corps  ses- 
ciaircissent  en  augmentant.  Nous  trouuons  que  c'est  goutte,  ce  que 
nous  nommions  rheurae  ou  foulleure.  Les  maux  de  l'ame  s'obscur- 
cissent en  leurs  forces  :  le  plus  malade  les  sent  le  moins.  Voyla 
pourquoy  il  les  faut  souuent  remanier  au  iour,  d'vne  main  impi- 
teuse :  les  ouurir  et  arracher  du  creus  de  nostre  poitrine.  Comme 
en  matière  de  biens  faicts,  de  mesme  en  matière  de  mesfaicts,  c'est 
par  fois  satisfaction  que  la  seule  confession.  Est-il  quelque  laideur 
au  faillir,  qui  nous  dispense  de  nous  en  confesser?  le  souffre  peine 
à  me  feindre  :  si  que  i'cuite  de  prendre  les  secrets  d'autruy  en 
garde,  n'ayant  pas  bien  le  cœur  de  desaduouer  ma  science.  le  puis 
la  taire,  mais  la  nyer,  le  ne  puis  sans  effort  et  desplaisir.  Pour 
estre  bien  secret,  il  le  faut  estre  par  nature,  non  par  obligation. 
C'est  peu,  au  seruice  des  Princes,  d'estre  secret,  si  on  n'est  men- 
teur encore.  Celuy  qui  s'enquestoit  à  Thaïes  Milesius,  s'il  deuoit 
solemnellement  nyer  d'auoir  paillarde,  s'il  se  fust  addressé  à  moy, 
ie  luy  eusse  respondu,  qu'il  ne  le  deuoit  pas  faire,  car  le  mentir 
me  semble  encore  pire  que  la  paillardise.  Thaïes  luy  conseilla  tout 
autrement,  et  qu'il  iurast,  pour  garentir  le  plus,  par  le  moins.  Tou- 
tesfois  ce  conseil  n'estoit  pas  tant  élection  de  vice,  que  multiplica- 
tion. Sur  quoy  disons  ce  mot  en  passant,  qu'on  fait  bon  marché  à 
vn  homme  de  conscience,  quand  on  luy  propose  quelque  difficulté 
au  contrepoids  du  vice  :  mais  quand  on  l'enferme  entre  deux  vices, 
on  le  met  à  vn  rude  choix.  Comme  on  fit  Origene  :  ou  qu'il  idola- 
trast,  ou  qu'il  se  souffrist  iouyr  charnellement,  à  vn  grand  vilain 
iEthiopien  qu'on  luy  présenta.  Il  subit  la  première  condition  :  et 
vitieusement,  dit-on.  Pourtant  ne  seroient  pas  sans  goust,  selon 
leur  erreur,  celles  qui  nous  protestent  en  ce  temps,  qu'elles  ayme- 
roient  mieux  charger  leur  conscience  de  dix  hommes,  que  d'vne 
messe.  Si  c'est  indiscrétion  de  publier  ainsi  ses  erreurs,  il  n'y  a 
pas  grand  danger  qu'elle  passe  en  exemple  et  vsage.  Car  Ariston 
disoit,  que  les  vens  que  les  hommes  craignent  le  plus,  sont  ceux  qui 
les  descouurcnt.  Il  faut  rebrasser  ce  sot  haillon  qui  cache  nos 
mœurs.  Ils  enuoyent  leur  conscience  au  bordel,  et  tiennent  leur 
contenance  en  règle.  lusques  aux  traistres  et  assassins,  ils  cspou- 
scnt  les  loix  de  la  cérémonie,  et  attachent  là  leur  deuoir.  Si  n'est- 
ce,  ny  à  riniu.sUce  de  se  plaindre  de  l'inciailité,  ny  à  la  malice  de 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  189 

sonne  n'avoue- t-il  ses  vices?  Parce  que  nous  en  sommes  encore  esclaves; 
il  faut  être  éveille  pour  raconter  un  songe  (Sénèque).  »  —  Les  maux 
du  corps  se  dessinent  davantage  quand  ils  acquièrent  plus  de  gra- 
vité ;  nous  constatons  que  ce  que  nous  nommions  rhume  ou  foulure 
est  bel  et  bien  la  goutte.  Les  maux  de  Tâme,  au  contraire,  devien- 
nent moins  saisissables  à  mesure  qu'ils  s'aggravent;  celui  qui  en 
est  le  plus  malade  est  celui  qui  le  sent  le  moins;  voilà  pourquoi  il 
faut  souvent  les  examiner  au  grand  jour,  d'une  main  impitoyable 
qui  les  met  à  découvert  et  les  arrache  du  fond  de  nos  poitrines. 
Il  en  est  des  mauvaises  actions  comme  des  bonnes,  leur  confession 
est  parfois  à  elle  seule  une  satisfaction,  et  il  n'est  pas  de  faute 
dont  la  laideur  puisse  nous  dispenser  de  la  confesser.  —  Je  souffre 
quand  il  me  faut  dissimuler,  aussi  j'évite  de  devenir  le  confident 
des  secrets  d'autrui,  n'ayant  guère  le  cœur  à  nier  que  je  les  con- 
nais; je  puis  les  taire,  mais  les  nier,  je  ne  le  puis  sans  faire  effort 
et  sans  en  éprouver  du  déplaisir.  Pour  bien  garder  un  secret,  il 
faut  que   ce  soit  dans  notre  nature  et  non  par  l'obligation  que 
nous  en  avons.   Quand  on  est  au   service  des  princes,  c'est  peu 
d'être  discret  si  en  même  temps  on  n'est  pas  menteur.  Si  celui 
qui  demandait  à  Thaïes  de  Milet  s'il  devait  nier  par  serment  so- 
lennel avoir  commis  un  adultère  dont  il  était  coupable,  se  fût 
adressé  à  moi,  je  lui  eusse  répondu  qu'il  ne  devait  pas  se  parjurer, 
un  mensonge  me  paraissant  pire  encore  que  l'adultère.  Thaïes,  au 
contraire,  le  lui  conseilla  pour  parer  à  un  plus  grand  mal  par  un 
moindre,  solution  qui  n'aboutissait  pas  tant  à  faire  choix  entre 
deux  maux,  qu'à  ajouter  l'un  à  l'autre.  A  ce  propos,  disons  en  pas- 
sant qu'un  homme  qui  a  de  la  conscience,  est  mis  à  son  aise  quand, 
en  compensation  d'une  faute,  on  le  met  en  présence  de  quelque  en- 
treprise périlleuse  à  laquelle  il  aura  à  satisfaire;  mais  que  c'est  le 
soumettre  à  une  rude  épreuve  que  de  ne  lui  laisser  le  choix  qu'entre 
deux  fautes,  ainsi  qu'il  arriva  à  Origène.  Placé  dans  l'alternative  de 
sacrifier  aux  idoles,  ou  de  souffrir  de  servir  à  assouvir  les  appétits 
charnels  d'un  grand  vilain  Éthiopien  qu'on  lui  présentait,  Origène 
se  résigna  à  la  première  de  ces  conditions,  ce  qui  fut  un  gros  péché, 
dit-on.  Il  faut  convenir  cependant  que  les  femmes  qui,  de  notre 
temps,  conséquentes  avec  leurs  idées  fausses  sur  la  religion,  nous 
protestent  qu'elles  aimeraient  mieux  charger  leur  conscience  de 
dix  hommes  que  d'une  messe,  n'eussent  pas  éprouvé  le  même  dé- 
goût. 

Si  c'est  une  indiscrétion  de  publier  ainsi  ses  erreurs,  il  n'y  a  pas 
grand  danger  qu'elle  soit  prise  pour  exemple  et  passe  dans  les 
usages;  Ariston  ne  disait-il  pas  que  les  vents  que  les  hommes  re- 
doutent le  plus,  sont  ceux  qui  les  découvrent.  11  faut  retrousser  ce 
sot  haillon  qui  cache  nos  mœurs.  On  envoie  sa  conscience  dans  les 
lieux  de  débauche  et  on  se  donne  une  contenance  irréprochable; 
jusqu'aux  traîtres  et  aux  assassins  qui  s'attachent  à  l'observation 
des  lois  de  l'étiquette,  bornant  là  leur  devoir.  Ce  n'est  ni  à  l'injus- 
tice de  se  plaindre  de  l'impolitesse;  ni  à  la  malice,  de  l'indiscrétion. 


190  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

Findiscrelion.  C'est  dommage  qu'vn  meschant  homme  ne  soit  encore 
vn  sol,  et  que  la  décence  pallie  son  vice.  Ces  incrustations  n'appar- 
tiennent qu'à  vne  bonne  et  saine  paroy,  qui  mérite  d'estre  conseruee, 
d'être  blancliic.  En  faueur  des  Huguenots,  qui  accusent  nostre 
confession  auriculaire  et  priuee,  ie  me  conlesse  en  publiq,  religieu- 
sement et  purement.  Sainct  Augustin,  Origene,  et  Hippocrates,  ont 
publié  les  erreurs  de  leurs  opinions  :  moy  encore  de  mes  mœurs. 
le  suis  affamé  de  me  faire  congnoistre  :  et  ne  me  chaut  à  combien, 
pourueu  que  ce  soit  véritablement.  Ou  pour  dire  mieux,  ie  n'ay 
faim  de  rien  :  mais  ie  fuis  mortellement,  d'estre  pris  en  eschange, 
par  ceux  à  qui  il  arriue  de  congnoistre  mon  nom.  Celuy  qui  fait 
tout  pour  l'honneur  et  pour  la  gloire,  que  pense-il  gaigner,  en  se 
produisant  an  monde  en  masque,  desrobant  son  vray  estre  à  la 
congnoissance  du  peuple?  Louez  un  bossu  de  sa  belle  taille,  il  le 
doit  receuoir  à  iniure  :  si  vous  estes  couard,  et  qu'on  vous  honnore 
pour  vn  vaillant  homme,  est-ce  de  vous  qu'on  parle?  On  vous  prend 
pour  vn  autre.  l'aymeroy  aussi  cher,  que  celuy-là  se  gratifiast  des 
bonnetades  qu'on  luy  faict,  pensant  qu'il  soit  maistre  de  la  trouppe, 
luy  qui  est  des  moindres  de  la  suitte.  Archelaus  Roy  de  Macédoine, 
passant  par  la  rue,  quelqu'vn  versa  de  l'eau  sur  luy  :  les  assistans 
disoient  qu'il  deuoit  le  punir.  Voyre  mais,  fit-il,  il  n'a  pas  versé 
l'eau  sur  moy,  mais  sur  celuy  qu'il  pensoit  que  ie  fusse.  Socrates 
à  celuy,  qui  l'aduertissoit  :  qu'on  mesdisoit  de  luy.  Point,  dit-il  :  il 
n'y  a  rien  en  moy  de  ce  qu'ils  disent.  Pour  moy,  qui  me  loûeroit 
d'estre  bon  pilote,  d'estre  bien  modeste,  ou  d'estre  bien  chaste,  ie 
ne  luy  en  deurois  nul  grammercy.  Et  pareillement,  qui  m'appelle- 
roit  traistre,  voleur,  ou  yurongne,  ie  me  tiendroy  aussi  peu  offencé. 
Ceux  qui  se  mescognoissent,  se  peuuent  paislre  de  fauces  approba- 
tions :  non  pas  moy,  qui  me  voy,  et  qui  me  recherche  iusques  aux 
entrailles,  qui  sçay  bien  ce  qu'il  m'appartient.  Il  me  plaist  d'estre 
moins  loué,  pourueu  que  ie  soy  mieux  congneu.  On  me  pourroit 
tenir  pour  sage  en  telle  condition  de  sagesse,  que  ie  tien  pour  sot- 
tise, le  m'ennuye  que  mes  Essais  seruent  les  dames  de  meuble 
rommun  seulement,  et  de  meuble  de  sale  :  ce  chapitre  me  fera  du 
cabinet.  l'ayme  leur  commerce  vn  peu  priué  :  le  publique  est  sans 
faueur  et  saueur.  Aux  adieux,  nous  eschauffons  outre  l'ordinaire 
ralTeclion  enuers  les  choses  que  nous  abandonnons.  le  prens  l'ex- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  d91 

il  est  dommage  que  le  méchant  ne  soit  pas  en  outre  un  imbécile  et 
que  la  décence  pallie  ses  méchancetés  ;  ces  enduits  ne  conviennent 
qu'à  des  cloisons  intérieures  bien  bâties  et  en  bon  état,  valant  la 
peine  qu'on  les  badigeonne  pour  en  assurer  la  conservation. 

Ce  que  les  hommes  craignent  le  plus,  c'est  qu'une  occa- 
sion ne  mette  leurs  mœurs  à  découvert.  Montaigne  va 
maintenant  entrer  dans  le  vif  de  son  sujet;  il  appréhende 
que  ce  chapitre  ne  fasse  confiner  son  livre  du  salon  de  ces 
dames  dans  leur  boudoir.  —  Pour  plaire  aux  Huguenots  qui 
blâment  notre  confession  en  aparté  et  à  l'oreille  d'un  tiers,  je  me 
confesse  publiquement,  en  toute  conviction  et  sincérité.  Saint  Au- 
gustin, Origène  et  Hippocrate  ont  publié  leurs  erreurs  d'opinions; 
J'y  ajoute,  moi,  mes  erreurs  de  mœurs.  J'ai  le  plus  ardent  désir  de 
me  faire  connaître,  et  peu  m'importe  à  quel  prix,  pourvu  que  ce 
soit  sous  mon  vrai  jour;  car,  pour  mieux  dire,  je  ne  désire  rien, 
mais  j'éprouverais  un  mortel  déplaisir  à  être  pris  pour  autre  que  je 
ne  suis  par  ceux  auxquels  il  arrive  de  connaître  mon  nom.  Celui  qui 
n'a  en  vue  que  l'honneur  et  la  gloire,  qu'espère-t-il  gagner  en  se 
produisant  au  monde  sous  un  masque  qui  dérobe  à  la  connaissance 
des  foules  ce  qu'il  est  réellement?  Louez  un  bossu  de  sa  belle 
taille,  il  ne  saurait  faire  autrement  que  de  considérer  cet  éloge 
comme  une  injure;  si  vous  êtes  un  lâche  et  qu'on  vous  honore 
comme  un  vaillant,  est-ce  de  vous  dont  on  parle?  on  vous  prend 
pour  un  autre  ;  le  croire,  c'est  faire  comme  celui  qui  se  montrait 
fier  des  saluts  qu'on  lui  adressait,  le  prenant  pour  le  maître  de  la 
troupe,  lui  qui  n'était  qu'un  des  moindres  personnages  de  sa  suite. 
—  Le  roi  de  Macédoine  Archélaus  passant  dans  une  rue,  quelqu'un 
lui  versa  de  l'eau  sur  la  tête;  les  assistants  l'excitaient  à  le  pu- 
nir :  «  Oui,  leur  dit-il,  seulement  ce  n'est  pas  sur  moi  qu'il  a  versé 
de  l'eau,  mais  sur  celui  pour  lequel  il  me  prenait.  »  —  Socrate  ré- 
pondait à  un  autre  qui  lui  disait  qu'on  médisait  de  lui  :  «  Non,  il 
n'y  a  rien  en  moi  de  ce  que  disent  ces  gens.  »  —  Quant  à  moi,  je 
ne  saurais  aucun  gré  à  qui  me  louerait  d'être  un  bon  pilote,  d'avoir 
beaucoup  de  modestie  ou  de  chasteté;  et  pareillement,  je  ne  me 
considérerais  non  plus  comme  offensé  par  qui  dirait  de  moi  que  je 
suis  un  traître,  un  voleur  ou  un  ivrogne.  Ceux  qui  ne  se  connais- 
sent pas,  peuvent  se  repaître  d'approbations  qu'ils  ne  méritent  pas; 
moi,  je  ne  le  puis,  parce  que  je  me  vois,  me  scrute  jusqu'au  tond 
des  entrailles  et  sais  bien  ce  qui  m'appartient;  il  me  plaît  qu'on 
me  loue  moins,  pourvu  qu'on  me  connaisse  mieux;  on  pourrait  me 
tenir  pour  un  sage  dans  des  conditions  de  sagesse  que  je  tiens  être 
de  la  sottise.  Alors  que  mes  Essais  sont  lus  communément  par 
les  dames  et  traînent  sur  les  meubles  de  leur  salon,  ce  chapitre 
va  les  faire  passer  dans  leur  boudoir  où  elles  les  liront  en  ca- 
chette; j'avoue  que  c'est  surtout  en  tête-à-tête  que  j'aime  leur  so- 
ciété, en  public  elle  manque  de  saveur  et  ne  constitue  plus  une 
faveur.  —  Dans  nos  adieux,  nous  exagérons,  au  delà  de  ce  qui  est 
d'ordinaire,  l'affection  que  nous  portons  à  ce  que  nous  abandon- 


192  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

treme  congé  des  ieux  du  monde  :  voicy  nos  dernières  accolades. 
Mais  venons  à  mon  thème.  Qu'a  faict  l'action  génitale  aux 
hommes,  si  naturelle,  si  nécessaire,  et  si  iusle,  pour  n'en  oser  par- 
ler sans  vergoiigne,  et  pour  l'exclurre  des  propos  sérieux  et  réglez? 
Nous  prononçons  hardiment,  tuer,  desrober,  trahir  :  et  cela,  nous  • 
n'oserions  qu'entre  les  dents.  Est-ce  à  dire,  que  moins  nous  en 
»  exhalons  en  parole,  d'autant  nous  auons  loy  d'en  grossir  la  pensée? 
Car  il  est  bon,  que  les  mots  qui  sont  le  moins  en  vsage,  moins 
escrits,  et  mieux  teuz,  sont  les  mieux  sceus,  et  plus  généralement 
cognus.  Nul  aage,  nulles  mœurs  l'ignorent  non  plus  que  le  pain.  i 
Ils  s'impriment  en  chascun,  sans  estre  exprimez,  et  sans  voix  et  sans 
figure.  Et  le  sexe  qui  le  fait  le  plus,  a  charge  de  le  taire  le  plus. 
C'est  vne  action,  que  nous  auons  mis  en  la  franchise  du  silence, 
d'où  c'est  crime  de  l'arracher.  Non  pas  pour  l'accuser  et  iuger.  Ny 
n'osons  la  fouetter,  qu'en  périphrase  et  peinture.  Grand  faucur  à  vn  . 
criminel,  d'estre  si  exécrable,  que  la  iustice  estime  iniuste,  de  le 
toucher  et  de  le  veoir  :  libre  et  sauué  par  le  bénéfice  de  l'aigreur 
de  sa  condamnation.  N'en  va-il  pas  comme  en  matière  de  liures,  qui 
se  rendent  d'autant  plus  vénaux  et  publiques,  de  ce  qu'ils  sont  sup- 
primez? Je  m'en  vay  pour  moy,  prendre  au  mot  l'aduis  d'Aristote,  i 
qui  dit,  L'estre  honteux,  seruir  d'ornement  à  la  ieunesse,  mais  de 
reproche  à  la  vieillesse.  Ces  vers  se  preschent  en  l'escole  ancienne  : 
escole  à  laquelle  ie  me  tien  bien  plus  qu'à  la  moderne:  ses  vertus 
me  semblent  plus  grandes,  ses  vices  moindres. 

Ceux  qui  par  trop  fuyant  Venus  estriuent, 
Faillent  autant  que  ceux  qui  trop  la  suiuenl. 

Tu,  Dea,  tu  rerum  naturam  sola  gubemas, 
Nec  sine  te  quicquam  (lias  in  luminis  oras 
Krorilur,  neque  fit  Iselutn,  nec  amabile  quicquam. 

le  ne  sçay  qui  a  peu  mal  mesler  Pallas  et  les  Muses,  auec  Venus,  s 
et  les  refroidir  enuers  l'amour  :  mais  ie  ne  voy  aucunes  deitez  qui 
s'auierment  mieux,  ny  qui  s'onlrcdoiuentplus.  Qui  ostera  aux  muses 
les  imaginations  amoureuses,  leur  desrobera  le  plus  bel  entretien 
qu'elles  ayent,  et  la  plus  noble  matière  de  leur  ouurage  :  et  qui 
feia  perdre  à  l'amour  la  communication  et  scruice  de  la  poésie  • 
l'alfoiblira  «le  ses  meilleures  armes.  Par  ainsin  on  charge  le  Dieu 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  193 

nons;  en  train  de  quitter  les  jeux  de  ce  monde,  ce  sont  ici  les  der- 
nières accolades  que  nous  nous  donnions,  eux  et  moi. 

Comment  se  fait-il  que  Pacte  par  lequel  se  perpétue  le 
genre  humain,  paraisse  si  honteux  qu'on  n'ose  le  nommer? 
—  Revenons-en  à  notre  thème.  Qu'a  donc  fait  aux  hommes  l'acte 
génital,  pourtant  si  naturel,  si  nécessaire,  si  juste,  pour  que  nous 
n'osions  pas  en  parler  sans  en  avoir  honte,  et  pour  l'exclure  des 
conversations  sérieuses  et  de  bon  ton?  Nous  disons  hardiment  : 
tuer,  dérober,  trahir;  et  cet  autre  mot,  nous  n'osons  le  prononcer 
qu'entre  les  dents.  Serait-ce  parce  que  moins  nous  en  parlons,  plus 
nous  y  pensons?  Il  y  a  lieu  de  remarquer  en  effet  que  les  mots  les 
moins  en  usage,  qu'on  n'écrit  guère  et  sur  lesquels  on  se  tait  le 
plus,  sont  ceux  qu'on  sait  le  mieux  et  qui  sont  le  plus  générale- 
ment connus;  celui-ci,  quel  que  soit  l'âge,  quelles  que  soient  les 
mœurs,  nul  ne  l'ignore  non  plus  que  le  pain;  il  est  imprimé  en 
chacun  de  nous,  sans  qu'il  ait  été  prononcé,  sans  qu'il  se  soit  fait 
entendre  ou  ait  été  vu;  et  le  sexe  qui  en  use  le  plus,  est  celui  au- 
quel il  est  imposé  de  s'en  taire  davantage.  Ce  qu'il  y  a  de  remar- 
quable *,  c'est  que  nous  avons  mis  cet  acte  sous  la  sauvegarde  du 
silence,  d'où  c'est  un  crime  de  l'arracher,  même  pour  l'accuser  et 
le  juger;  nous  n'osons  le  critiquer  qu'en  usant  de  périphrases  et 
en  ayant  recours  à  des  formes  imagées.  Quelle  insigne  faveur  pour 
un  criminel  d'être  si  exécrable  que  la  justice  estime  qu'il  ne  doit 
être  ni  touché,  ni  vu  et  qui,  grâce  à  la  dureté  de  la  condamnation 
qui  le  frappe,  demeure  libre  et  sauf.  N'en  est-il  pas  de  lui  comme 
des  livres  qui  se  répandent  et  se  vendent  d'autant  plus  qu'ils  sont 
interdits?  Quant  à  moi,  je  me  rallie  à  ce  qu'en  dit  Aristote  :  «  Acte 
pudique,  qui  pare  la  jeunesse  et  attire  des  reproches  à  la  vieil- 
lesse. »  —  Les  vers  suivants  avaient  cours  dans  l'école  ancienne, 
qui  est  plus  dans  mes  idées  que  l'école  moderne  parce  que  j'estime 
que  les  vertus  y  étaient  plus  grandes  et  les  défauts  moindres  : 
«  Ceux  qui  fuyant  par  trop  Vénus  l'esquivent,  sont  en  faute  autant 
que  ceux  qui  par  trop  la  suivent  (Plutarque).  «  «  0  déesse,  seule 
tu  gouvernes  la  nature  ;  sans  toi,  rien  ne  voit  la  lumière  du  jour,  rien 
n'est  gai,  rien  n'est  aimable  (Lucrèce).  » 

Pourquoi  avoir  voulu  brouiller  les  Muses  avec  Vénus? 
leur  accord  leur  sied  si  bien,  ainsi  qu'en  témoignent  les 
vers  de  Virgile  où  le  poète  décrit  une  entrevue  amoureuse 
de  cette  déesse  avec  Vulcain,  —  Je  ne  sais  qui  a  pu  brouiller 
Pallas  et  les  Muses  avec  Vénus,  et  les  mettre  en  froid  avec  l'A- 
mour; je  ne  vois  aucunes  divinités  qui  se  conviennent  mieux  et  qui 
ne  doivent  davantage  les  unes  aux  autres.  Qui  enlèverait  aux 
Muses  leurs  productions  inspirées  par  l'amour,  leur  déroberait  le 
plus  beau  sujet  sur  lequel  elles  ont  à  s'exercer  et  ce  qu'il  y  a  de 
plus  noble  dans  leurs  œuvres  ;  qui  ferait  perdre  à  l'Amour  le  con- 
cours que  lui  prêtent  la  poésie  et  les  services  qu'elle  lui  rend,  l'affai- 
blirait en  le  privant  ainsi  des  meilleures  de  ses  armes  ;  ce  serait 
entacher  d'ingratitude  et  d'inintelligence  ce  dieu    essentiellement 

ESSAIS   DE   MONTAIGNE.  —   T.  IH.  13 


i94  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

daccointanco,  et  de  bien-vHeillatice,  et  les   Déesses  protectrices 
d'humanité  cl  de  iustice.  du  vice  d'ingratitude  et  de  mescognois- 
sance.  le  ne  suis  pas  de  si  long  temps  cassé  de  Testât  et  suitte  de  ce 
Dieu,  que  ie  n'aye  la  mémoire  informée  de  ses  forces  et  valeurs  : 
Agnosco  veteris  vesligia  flammœ. 

Il  y  a  encore  quelque  demeurant  d'émotion  et  chaleur  après  la 
fleure. 

Nec  mihi  defieiat  calor  hic,  hyemantibus  annis. 

Tout  asséché  que  ie  suis,  et  appesanty,  ie  sens  encore  quelques 
tiedes  restes  de  cette  ardeur  passée. 

Quai  l'alto  yEgeo  per  che  Aquilone  o  Noto 
Cessi,  che  hitto  prima  il  vuolse  et  scosse. 
Non  s'accheta  ei  perto,  ma'l  sono  eV  moto, 
Ritien  delV  onde  anco  agilate  è  grosse. 

Mais  de  ce  que  ie  m'y  entends,  les  forces  et  valeur  de  ce  Dieu,  se 
trouuent  plus  vifues  et  plus  animées,  en  la  peinture  de  la  poésie, 
qu'en  leur  propre  essence. 

Et  versus  digitos  habet. 

Elle  représente  ie  ne  sçay  quel  air,  plus  amoureux  que  l'amour 
mesme.  Venus  n'est  pas  si  belle  toute  niie,  et  viue,  et  haletante, 
comme  elle  est  icy  chez  Virgile. 

Dixerat,  et  niueis  hinc  atque  hinc  Diua  lacertis 
Cunctantem  amplexu  molli  fouet.  Ille  repente 
Accepit  solitam  flammam,  notûsque  medullas 
Intrauil  calor,  et  labefacta  per  ossa  cucurrit. 
Non  secus  atque  olim  tonitru  cùm  rupta  corusco 
lynea  rima  micans  percurril  lumine  nimbos. 

Ea  verba  loquutus, 

Optatos  dédit  amplexus,  placidûmque  petiuit 
Coniugis  infusus  gremio  per  membra  soporetn. 

Ce  que  l'y  trouue  à  considérer,  c'est  qu'il  la  peinct  vn  peu  bien 
esmeiie  pour  vne  Venus  maritale.  En  ce  sage  marché,  les  appétits 
ne  se  trouuent  pas  si  follastres  :  ils  sont  sombres  et  plus  mousses. 
L'amour  hait  qu'on  se  tienne  par  ailleurs  que  par  luy,  et  se  mesle 
laschement  aux  accointances  qui  sont  dressées  et  entretenues  sonbs 
autre  titre  :  comme  est  le  mariage.  L'alliance,  les  moyens,  y  poi- 
senl  par  raison,  autant  ou  plus,  que  les  grâces  et  la  beauté.  On  ne 
se  marie  pas  pour  soy,  quoy  qu'on  die  :  on  se  marie  autant  ou  plus, 
pour  sa  postérité,  pour  sa  famille.  L'vsage  et  l'interest  du  mariage 
louche  nostre  race,  bien  loing  par  delà  nous.  Pourtant  me  plaist 
cette  façon,  qu'on  le  conduise  plustost  par  main  tierce,  que  par  les 
propres  :  et  par  le  sens  d'autruy,  que  par  le  sien.  Tout  cecy,  com- 
bien à  Topposite  des  conuentions  amoureuses?  Aussi  est-ce  vne 


TRADUCTION.  -  LIV.  III,  CH.  V.  19S 

sociable  et  bienveillant  et  ces  déesses  protectrices  de  riiumanité  et 
de  la  justice.  —  Il  n'y  a  pas  si  longtemps  que  j'ai  dû  renoncer  à  son 
culte  et  cessé  de  faire  partie  de  ses  adorateurs,  pour  que  je  ne  con- 
serve pas  le  souvenir  précis  de  sa  force  et  de  sa  valeur  :  «  Je  sens 
encore  les  brûlures  d'une  ancienne  flamme  (Virgile)  ».  La  fièvre  laisse 
après  elle  un  reste  d'agitation  et  de  chaleur  :  «  Heureux  si,  dans  mes 
années  d'hiver,  ce  reste  de  chaleur  ne  m'abandonne  pas  {Jean  Se- 
cond)  »;  et,  si  épuisé  et  alourdi  que  je  suis,  j'éprouve  quelque  peu 
encore  les  effets  affaiblis  de  cette  ardeur  passée  :  «  Telle  la  mer 
Egée,  battue  par  V Aquilon  ou  le  Notus,  ne  s'apaise  pas  subitement 
après  la  tempête  ;  longtemps  tourmentée,  elle  s'agite  et  gronde  encore 
{Le  Tasse).  »  Mais  autant  que  je  puis  m'y  connaître,  la  force  et  la 
valeur  de  ce  dieu  sont  présentées  plus  vives  et  plus  animées  dans 
les  descriptions  qu'en  donne  la  poésie,  qu'elles  ne  le  sont  dans  la 
réalité  :  «  Le  vers  du  poète  a  des  doigts  et  chatouille  (Juvénal)  »  ; 
elle  sait  donner  à  l'Amour  je  ne  sais  quel  air  plus  langoureux  que 
celui  qu'il  revêt;  et  Vénus,  dans  la  plus  complète  nudité,  n'est  ni 
si  belle,  si  vive,  si  haletante  que  la  peint  Virgile  dans  ce  passage  : 
«  Elle  dit,  et,  comme  il  hésite.,  la  déesse  l'entoure  mollement  de  ses 
beaux  bras  plus  blancs  que  la  neige  et  Véchauffe  dans  un  embrasse- 
ment.  A  ce  contact,  Vulcain  sent  renaître  son  ardeur  accoutumée,  une 
chaleur  qu'il  connaît  bien  Venvahit  de  toutes  parts,  et  jusque  dans  la 
moelle  des  os.  Ainsi  brille  l'éclair  dans  la  nuée  pour  fendue  par  le  ton- 
nerre et  qui,  de  ses  rubans  de  feu,  sillonne  les  nuages  épars  dans  les 

airs Enfin,  Vulcain  satisfait  aux  sollicitations  amoureuses  de  son 

épouse  et,  incarné  en  elle,  s'abandonne  tout  entier  aux  charmes  d'un 
sommeil  réparateur.  » 

Le  mariage  diffère  de  l'amour;  contracté  en  vue  de  la 
postérité,  les  extravagances  amoureuses  doivent  en  être 
bannies;  du  reste  ceux  auxquels  Tamour  seul  a  présidé, 
plus  que  tous  autres  ont  tendance  à  mal  tourner,  —  Ce  que 
j'observe  dans  cette  description,  c'est  que  Virgile  nous  dépeint  une 
Vénus  bien  passionnée  pour  une  épouse;  dans  ce  marché,  dicté  par 
la  sagesse,  qu'est  le  mariage,  les  appétits  sont  moins  folâtres,  les 
ébats  moins  tumultueux  et  plus  tempérés.  L'amour  hait  toute  union 
contractée  en  dehors  de  son  intervention  exclusive,  et  ne  parti- 
cipe que  faiblement  aux  rapprochements  sexuels  qui  ont  été  pré- 
parés et  s'accomplissent  à  tout  autre  titre,  comme  c'est  le  cas  dans 
le  mariage  où  des  considérations  d'alliances,  de  situations  de  for- 
tune y  ont,  avec  raison,  autant  et  plus  de  part  que  les  grâces  et  la 
beauté.  On  ne  se  marie  pas  pour  soi;  quoi  qu'on  dise,  on  se  marie 
au  moins  autant,  sinon  plus,  pour  sa  famille  et  sa  postérité  ;  les 
conditions  dans  lesquelles  s'effectue  un  mariage  et  les  résultats 
qu'il  doit  produire,  intéressent  notre  race,  bien  au  delà  de  nous- 
mêmes;  c'est  pourquoi  il  me  plaît  de  les  voir  négocier  par  des 
intermédiaires  plutôt  que  par  les  intéressés,  nous  en  rapportant 
plus  au  sentiment  d'autrui  qu'au  nôtre,  principe  qui  va  bien  à 
rencontre  des  idées  de  ceux  qui  sont  pour  les  mariages  d"inclina- 


196  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

espèce  d'inceste,  d'aller  employer  à  ce  parentage  vénérable  et  sacré, 
les  efforts  et  les  extrauagancos  de  la  licence  amoureuse,  comme  il 
me  somMc  auoirdict  ailleurs.  Il  faut,  dit  Aristote,  toucher  sa  fomme 
pi'udeinmcnt  cl  seuoromeut,  de  peur  qu'en  la  chatouillant  trop  las- 
ciuemenl,  le  plaisir  ne  la  face  sortir  hors  des  gons  de  raison.  Ce 
qu'il  dit  pour  la  conscience,  les  médecins  le  disent  pour  la  santé. 
Quvn  plaisir  excossiuement  chaud,  voluptueux,  et  assidu,  altère  la 
semence,  et  empesche  la  conception.  Disent  d'autre  part,  qu'à  vue 
congrossion  languissante,  comme  celle  là  est  de  sa  nature  :  pour  la 
remplir  d'vne  iuste  et  fertile  chaleur,  il  s'y  faut  présenter  rarement, 
et  à  notables  interualles  ;  ♦ 

Quo  rapiat  sitiens  Venerem  interiûsque  recondat. 

le  ne  voy  point  de  mariages  qui  faillent  plustost,  et  se  troublent, 
que  ceux  qui  s'acheminent  par  la  beauté,  et  désirs  amoureux.  Il  y 
faut  des  fondemens  plus  solides,  et  plus  constans,  et  y  marcher 
d'aguet  :  cette  boiiillantc  allégresse  n'y  vaut  rien.  Ceux  qui  pen- 
sent faire  honneur  au  mariage,  pour  y  ioindre  l'amour,  font,  ce  me 
semble,  de  mesmc  ceux,  qui  pour  faire  faueur  à  la  vertu,  tiennent 
que  la  noblesse  n'est  autre  chose  que  vertu.  Ce  sont  choses  qui  ont 
quelque  cousinage  :  mais  il  y  a  beaucoup  de  diuersité  :  on  n'a  que 
faire  de  troubler  leurs  noms  et  leurs  tiltres.  On  fait  tort  à  l'vne  ou 
à  l'autre  de  les  confondre.  La  noblesse  est  vne  belle  qualité,  et  in- 
troduite auec  raison  :  mais  d'autant  que  c'est  vne  qualité  dépendant 
d'autruy,  et  qui  peut  tomber  en  vn  homme  vicieux  et  de  néant,  elle 
est  en  estimation  bien  loing  au  dessoubs  de  la  vertu.  C'est  vne 
vertu,  si  ce  l'est,  artificielle  et  visible  :  dépendant  du  temps  et  de  la 
fortune  :  diuerse  en  forme  selon  les  contrées,  viuanle  et  mortelle  : 
.sans  naissance,  non  plus  que  la  riuiere  du  Nil  :  généalogique  et 
commune;  de  suite  et  de  similitude  :  tirée  par  conséquence,  et  con- 
séquence bien  foible.  La  science,  la  force,  la  bonté,  la  beauté,  la 
richesse,  toutes  autres  qualitez,  tombent  en  communication  et  eu 
commerce  :  cetty-cy  se  ronsonmie  en  soy,  de  nulle  emploite  au  ser- 
uice  d'autruy.  On  proposoit  à  l'vn  de  nos  Hoys,  le  choix  de  deux 
c.ompelileui-s,  en  vne  mesme  charge,  desquels  l'vn  estoit  Gentil' 
homme,  l'autre  ne  l'estoit  point  :  il  ordonna  que  sans  respect  de 
celle  (jualilé,  on  choisist  celuy  qui  ainoit  le  plus  de  mérite  :  mais 
où  la  valeur  seroit  entièrement  pareille,  qu'alors  on  cust  respect  à 
la  noblesse  :  c'estoil  iustement  luy  donner  son  rang.  Antigonus  à 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  197 

tion.  Aussi  est-ce  commettre  une  sorte  d'inceste  que  de  se  li- 
vrer, dans  ces  rapports  vénérables  et  sacrés  entre  mari  et  femme 
qui  se  proposent  d'engendrer,  à  toutes  les  violences  et  extrava- 
gances de  l'amour  en  folie,  ce  que  je  crois  avoir  déjà  exprimé 
précédemment;  il  faut,  dit  Aristote,  approcher  sa  femme  avec 
réserve  et  avec  calme,  de  peur  que  des  caresses  trop  lascives  n'é- 
veillent en  elle  le  plaisir  à  un  degré  qui  la  mette  hors  d'elle  plus 
que  de  raison.  Ce  qu'il  prône  en  faisant  appel  à  la  conscience,  les 
médecins  le  répètent  au  nom  de  la  santé  :  «  Un  plaisir  trop  chaleu- 
reux, trop  voluptueux,  trop  souvent  renouvelé,  altère  la  semence  et 
empêche  la  conception  »  ;  ils  disent  encore  que  «  ces  attouchements 
empreints  de  langueur,  comme  le  veut  ici  la  nature,  pour  que  le 
résultat  réponde  à  l'attente  et  soit  fécond,  doivent  n'avoir  lieu  que 
rarement  et  à  de  notables  intervalles  »,  «  afin  que  la  femme  saisisse 
plus  avidement  les  dons  de  Vénus  et  les  recèle  profondément  dans  son 
sein  [Virgile)  ».  Je  ne  connais  pas  de  mariages  qui  soient  plus  ra- 
pidement troublés  et  arrivent  plus  tôt  à  tourner  mal,  que  ceux  aux- 
quels ont  conduit  la  beauté  et  les  désirs  amoureux.  Il  faut  à  cette 
union  des  bases  plus  solides  et  de  plus  longue  durée;  on  ne  doit  s'y 
engager  qu'avec  circonspection,  un  entraînement  irréfléchi  n'y  vaut 
rien. 

L'amour  ne  fait  pas  partie  intégrante  du  mariage,  pas 
plus  que  la  vertu  n'est  liée  d'une  manière  absolue  à  la 
noblesse.  Digression  sur  le  rang  en  lequel  sont  tenus  les 
nobles  dans  le  royaume  de  Calicut.  —  Ceux  qui  pensent 
honorer  le  mariage  en  y  joignant  l'amour,  me  font  le  même  effet 
que  ceux  qui,  pour  rehausser  la  vertu,  tiennent  que  la  noblesse  et 
elle  sont  môme  chose.  Elles  sont  quelque  peu  parentes,  mais  que 
de  différences  entre  elles!  c'est  erreur  de  mêler  leurs  noms  et  leurs 
titres;  les  confondre,  c'est  faire  tort  soit  à  l'une,  soit  à  l'autre.  La 
noblesse  est  une  belle  qualité,  qui  a  été  introduite  avec  raison; 
mais  c'est  une  qualité  qui  est  octroyée  par  autrui  et  peut  échoir  à 
un  homme  de  rien  et  vicieux;  aussi  est-elle  beaucoup  moins  esti- 
mée que  la  vertu.  Si  c'en  est  une,  c'est  une  vertu  artificielle  et  ap- 
parente qui  dépend  des  temps  et  de  la  fortune;  qui,  suivant  les 
pays,  revêt  des  formes  différentes  :  vivante  et  mortelle,  elle  n'a  pas 
de  naissance  non  plus  que  le  Nil  dont  la  source  est  inconnue;  elle 
a  une  généalogie  et  est  un  bien  de  communauté;  elle  se  transmet 
comme  elle  a  été  acquise  ;  elle  crée  des  obligations  bien  faiblement 
observées.  La  science,  la  force,  la  bonté,  la  beauté,  la  richesse  et 
toutes  les  autres  qualités  se  communiquent  et  on  peut  en  trafiquer; 
la  noblesse  ne  sert  qu'à  celui  qui  la  possède,  elle  est  de  nul  emploi 
pour  autrui.  —  On  soumettait  à  l'un  de  nos  rois  de  se  prononcer 
entre  deux  candidats  présentés  pour  une  même  charge,  dont  l'un 
était  gentilhomme  et  l'autre  ne  l'était  pas  ;  il  prescrivit  que  sans 
tenir  compte  de  cette  qualité,  on  choisît  celui  qui  avait  le  plus  de 
mérite;  mais  qu'à  mérite  égal,  on  eût  égard  à  la  noblesse;  c'était 
assigner  bien  exactement  à  celle-ci  le  rang  qu'elle  doit  occuper.  — 


198  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

vn  ieuiie  homme'  inroj^neii,  qui  luy  demandoit  la  charge  de  son 
pcre,  Iiomme  de  valeur,  qui  veuoit  de  mourir  :  Mon  amy,  dit-il,  en 
tels  bien  faicts,  le  ne  regarde  pas  tant  la  noblesse  de  mes  soldats, 
comme  le  fais  leur  prouesse.  De  vray,  il  n'en  doibt  pas  aller  comme 
des  officiers  dos  l\oys  de  Sparte,  trompettes,  meneslriers,  cuisiniers, 
à  qui  en  leurs  charges  succedoicnt  les  enfants,  pour  ignorants  qu'ils 
fussent,  auant  les  mieux  expérimentez  du  mestier.  Ceux  de  Callicut 
font  des  nobles,  vne  espèce  par  dessus  l'humaine.  Le  mariage  leur 
est  interdit,  et  toute  autre  vacation  que  bellique.  De  concubines, 
ils  en  peuuent  auoir  leur  saoul  :  et  les  femmes  autant  de  ruffiens  : 
sans  ialousie  les  vus  des  autres.  Mais  c'est  vn  crime  capital  et  irré- 
missible, de  s'accoupler  à  personne  d'autre  condition  que  la  leur. 
El  se  tiennent  poilus,  s'ils  en  sont  seulement  touchez  en  passant  : 
et,  comme  leur  noblesse  en  estant  merueilleusement  iniuriee  et 
intéressée,  tuent  ceux  qui  seulement  ont  approché  vn  peu  trop  près 
d'eux.  De  manière  que  les  ignobles  sont  tenus  de  crier  en  marchant, 
comme  les  gondoliers  de  Venise,  au  contour  des  rues,  pour  ne 
s'entreheurter  :  et  les  njobles  leur  commandent  de  se  ietler  au 
quartier  qu'ils  veulent.  Ceux  cy  euitent  par  là,  cette  ignominie, 
qu'ils  estiment  perpétuelle;  ceux  là  vne  mort  certaine.  Nulle  durée 
de  temps,  nulle  faueur  de  Prince,  nul  office,  ou  vertu,  ou  richesse 
peut  faire  qu'vn  roturier  deuiennc  noble.  A  quoy  ayde  cette  cous- 
tume,  que  les  mariages  sont  défendus  de  l'vn  mestier  à  l'autre.  Ne 
peut  vne  de  race  cordonnière,  cspouser  vn  charpentier  :  et  sont  les 
parents  obligez  de  dresser  les  enfants  à  la  vacation  des  percs, 
précisément,  et  non  à  autre  vacation  :  par  où  se  maintient  la  dis- 
tinction et  continuation  de  leur  fortune.  Vn  bon  mariage,  s'il  en 
est,  refuse  la  compagnie  et  conditions  de  l'amour  :  il  tasche  à  re- 
présenter celles  de  l'amitié.  C'est  vne  douce  société  de  vie,  pleine 
de  constance,  de  fiance,  et  d'vn  nombre  infiny  dvtiles  et  solides 
offices,  et  obligations  mutuelles.  Aucune  femme  qui  en  sauoure  le 
goust, 

Oplato  quam  iunxit  lumine  lœda, 

ne  voudroit  tenir  lieu  de  maislresse  à  son  mary.  Si  elle  est  logée  en 
son  affection,  comme  femme,  elle  y  est  bien  plus  honorablement  et 
scurement  logée,  yuand  il  fera  l'esmeu  ailleurs,  et  l'empressé,  qu'on 
luy  demande  pourtant  lors,  à  qui  il  aymeroit  mieux  arriuer  vne 


TRADUCTION.  -  LIV.  III,  CH.  V.  199 

A  un  jeune  homme  qui  ne  s'était  pas  encore  révélé  et  qui  demandait 
à  succéder,  dans  la  charge  qu'il  occupait,  à  son  père  qui  était  un 
homme  de  valeur  et  qui  venait  de  mourir,  Antigone  répondait  : 
«  Mon  ami,  pour  l'attribution  de  ces  bénéiices,  je  ne  tiens  pas  tant 
compte  de  la  noblesse  de  mes  soldats,  que  des  preuves  de  courage 
qu'ils  ont  données.  »  Il  ne  saurait  en  effet  en  être  de  cela  comme  à 
Sparte,  où  dans  les  divers  offices  à  remplir  auprès  des  rois  :  trom- 
pettes, ménétriers,  cuisiniers,  les  enfants  étaient  admis  à  succéder  à 
leurs  pères,  quelle  que  fût  leur  ignorance  en  la  matière  et  avant  tous 
autres,  si  expérimentés  que  fusssent  ceux-ci  dans  la  partie.  —  Dans 
le  royaume  de  Calicut,  les  nobles  constituent  une  espèce  au-dessus 
du  commun  des  mortels;  le  mariage  leur  est  interdit,  ainsi  que 
toute  profession  autre  que  celle  des  armes;  les  hommes  peuvent 
avoir  autant  de  concubines  qu'ils  veulent,  et  pareillement  les  fem- 
mes autant  de  galants  qu'il  leur  plaît,  sans  que  jamais  il  s'élève  de 
jalousie  dans  tout  ce  monde;  mais  c'est  un  crime  capital  et  irré- 
missible de  prendre  ces  concubines  et  ces  galants  en  dehors  de 
leur  propre  caste.  Ils  se  tiennent  pour  souillés  par  le  simple  con- 
tact de  quiconque  n'est  pas  des  leurs  et  vient  à  les  frôler  en 
passant;  c'est  une  atteinte  tellement  grave  et  injurieuse,  qu'ils 
tuent  tous  ceux  qui  les  approchent  seulement  d'un  peu  trop  près; 
de  telle  sorte  que  les  gens  des  classes  notées  d'infamie,  qui  circu- 
lent par  la  ville,  sont  tenus  de  crier  au  tournant  des  rues,  comme 
font  les  gondoliers  de  Venise,  pour  éviter  de  se  heurter;  et  les  no- 
bles leur  commandent  de  se  jeter  du  côté  qui  leur  convient  :  de  la 
sorte  ceux-ci  évitent  une  tache  qu'ils  estiment  ne  jamais  pouvoir 
être  effacée  et  ceux-là  une  mort  certaine.  Nulle  période  de  temps 
si  longue  soit-elle,  nulle  faveur  du  prince,  nul  service  rendu,  pas 
plus  que  la  vertu  ou  la  richesse  ne  peuvent  faire  que,  dans  ce  pays, 
un  roturier  devienne  noble  ;  coutume  à  l'appui  de  laquelle  vient  en- 
core la  défense  de  se  marier  entre  gens  de  métiers  différents;  une 
fille  de  famille  de  cordonniers  ne  peut  épouser  un  charpentier;  les 
parents  sont  dans  l'obligation  de  préparer  leurs  enfants  à  exercer 
la  profession  de  leurs  pères  à  l'exclusion  de  toute  autre,  ce  qui 
maintient  les  distinctions  sociales  et  fait  que  les  situations  de  cha- 
cun vont  se  poursuivant  sans  jamais  se  modifier. 

Un  bon  mariage,  s'il  en  est,  est  une  union  faite  d'ami- 
tié et  de  confiance  ;  il  n'est  pas  d'état  plus  heureux  dans  la 
société  humaine.  —  Un  bon  mariage,  s'il  en  existe,  refuse  de  se 
nouer  sous  les  auspices  de  l'amour  et  de  l'admettre  en  tiers;  il  doit 
plutôt  viser  à  être  un  pacte  d'amitié.  C'est  une  douce  association  de 
deux  existences,  pleine  de  constance,  de  confiance,  d'un  nombre 
infini  d'utiles  et  solides  services  et  d'obUgations  réciproques.  Aucune 
femme,  qui  en  a  savouré  les  délices,  «  tmie  par  l'hymen  à  l'homme 
de  son  choix  {Catulle)  »,  ne  voudrait  tenir  lieu  de  maîtresse  à  son 
mari  ;  si  elle  a  part  à  son  affection  comme  épouse,  elle  y  est  en  po- 
sition bien  plus  honorable  et  plus  sûre.  Si  ailleurs  il  soupire  et  fait 
l'empressé,  qu'on  lui  demande,  à  ce  moment,  à  qui,  de  sa  femme 


200  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

honte,  ou  à  sa  femme  ou  à  sa  maistresse,  de  qui  la  desfortuno  laf- 
fligeroil  le  plus,  à  «lui  il  désire  plus  de  grandeur  :  ces  demandes 
n'ont  aucun  double  en  vu  mariage  sain.  Ce  qu'il  s'en  voit  si  peu 
de  bons,  est  signe  de  son  prix  et  de  sa  valeur.  A  le  bien  façonner  et 
à  le  bien  prendre,  il  n'est  point  de  plus  belle  pièce  en  notre  société.  • 
Nous  ne  nous  en  pouuons  passer,  et  Talions  auilissant.  Il  en  aduienl 
ce  qui  se  voit  aux  cages,  les  oyseaux  qui  en  sont  dehors,  désespè- 
rent d'y  entrer;  et  d'vn  pareil  seing  en  sortir,  ceux  qui  sont  au  de- 
dans. Socrates,  enquis,  qui  estoit  plus  commode,  prendre,  ou  ne 
prendre  point  de  femme  :  Lequel  des  deux,  dit-il,  on  face,  on  s'en  i 
repentira.  C'est  vne  conuention  à  laquelle  se  rapporte  bien  à  point 
ce  qu'on  dit,  homo  homini,  ou  Deus,  ou  lupus.  Il  faut  le  rencontre 
de  beaucoup  de  qualitez  à  le  bastir.  Il  se  trouue  en  ce  temps  plus 
commode  aux  âmes  simples  et  populaires,  où  les  délices,  la  curio- 
sité, et  l'oysiueté,  ne  le  troublent  pas  tant.  Les  humeurs  desbauchees,  . 
comme  est  la  mienne,  qui  hay  toute  sorte  de  liaison  et  d'obligation, 
n'y  sont  pas  si  propres. 

Et  mihi  dnlce  magis  resolulo  viuere  collo. 

De  mon  dessein,  l'eusse  fuy  d'espouser  la  sagesse  mesme,  si 
elle  meust  voulu.  Mais  nous  auons  beau  dire  :  la  coustume  et  2 
l'vsage  de  la  vie  commune,  nous  emporte.  La  plus  part  de  mes 
actions  se  conduisent  par  exemple,  non  par  choix.  Toutesfois  ie  ne 
m'y  conuiay  pas  proprement.  On  m'y  mena,  et  y  fus  porté  par  des 
occasions  estrangeres.  Car  non  seulement  les  choses  incommodes, 
mais  il  n'en  est  aucune  si  laide  et  vitieuse  et  euitable,  qui  ne  puisse  . 
deuenir  acceptable  par  quelque  condition  et  accident,  tant  l'humaine 
posture  est  vaine.  Et  y  fus  porté,  certes  plus  préparé  lors,  et  plus 
rebours,  que  ie  ne  suis  à  présent,  après  l'auoir  essayé.  Et  tout 
licencieux  qu'on  me  tient,  i'ay  en  vérité  plus  seuerement  obserué 
les  loix  de  mariage,  que  ie  n'auois  ny  promis  ny  espéré.  Il  n'est  ;< 
plus  temps  de  regimber  quand  on  s'est  laissé  entrauer.  Il  faut  pru- 
demment mcsnager  sa  liberté  :  mais  depuis  qu'on  s'est  snhmis  à 
robligalion,  il  s'y  faut  tenir  soubs  les  loix  du  debuoir  commun, 
aumoins  s'en  efforcer.  Ceux  (jui  entreprennent  ce  marché  pour  s'y 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  201 

ou  de  sa  maîtresse,  il  préfère  voir  arriver  une  mésaventure  hon- 
teuse? quelle  est  celle  des  deux  dont  l'infortune  l'affligerait  le  plus? 
à  laquelle  il  désire  le  plus  de  grandeur?  il  n'y  a  pas  de  doute  que 
ce  ne  soit  à  celle  qui  lui  est  unie  par  un  mariage  en  bonnes  condi- 
tions. 

Par  cela  même  qu'on  en  voit  si  peu  de  bons,  on  peut  en  appré- 
cier le  prix  et  la  valeur.  Tout  bien  considéré,  il  n'est  rien  dans 
notre  société  qui  soit  plus  beau  qu'un  tel  mariage.  C'est  là  une  ins- 
titution dont  nous  ne  pouvons  nous  passer  et  nous  l'avilissons  à 
qui  mieux  mieux;  il  en  advient  comme  de  ce  qui  se  voit  aux  cages 
d'oiseaux  :  ceux  qui  sont  dehors,  se  désespèrent  de  n'y  pouvoir  en- 
trer; ceux  qui  sont  dedans,  ont  le  même  désir  d'en  sortir.  Socrate 
auquel  on  demandait  ce  qui  valait  le  mieux  de  prendre  femme  ou 
de  n'en  pas  prendre,  répondit  :  «  Que  vous  fassiez  l'un  ou  l'autre, 
vous  vous  en  repentirez.  »  C'est  une  association  de  laquelle  on  peut 
justement  dire  :  «  L'homme  est  à  l'homme,  ou  un  dieu  (Cécilius),  ou 
un  loup  {Plante)  »  ;  il  faut  que  de  nombreuses  qualités  se  rencon- 
trent pour  la  créer.  En  ce  temps-ci,  les  âmes  simples  chez  le  peu- 
ple s'y  prêtent  volontiers,  parce  que  les  plaisirs,  la  curiosité  et 
l'oisiveté  n'occupent  pas  en  eux  une  place  prépondérante;  par  con- 
tre, les  caractères  portés  à  la  débauche,  comme  est  le  mien,  qui 
sont  rebelles  à  toutes  liaisons  et  obligations  de  quelque  nature  que 
ce  soit,  y  sont  moins  propres  :  «  Il  m'est  plus  doux  de  vivre  exempt 
de  cette  chaîne  [Pseudo-Gallus).  » 

Montaigne  a  cédé  à  l'exemple  et  aux  usages,  mais  il  ré- 
pugnait au  mariage  ;  il  en  a,  nonobstant,  observé  les  lois  à. 
un  degré  dont  il  ne  se  croyait  pas  capable  ;  ceux  qui  se 
marient  avec  la  résolution  contraire  ont  grand  tort.  —  A 
suivre  mon  inclination  naturelle,  je  me  serais  enfui  plutôt  que  d'é- 
pouser la  sagesse  en  personne,  si  elle  m'eût  voulu;  mais  nous  avons 
beau  dire,  les  coutumes  et  les  usages  admis  de  tous  nous  entraînent. 
La  plupart  de  mes  actes  sont  une  conséquence  des  exemples  que  j'ai 
eus  sous  les  yeux,  bien  plus  qu'ils  ne  découlent  de  mes  préférences; 
à  celui-ci  notamment  je  ne  suis  pas  venu  de  moi-même,  on  m'y  a 
amené;  j'y  ai  été  porté  par  des  circonstances  qui  y  étaient  étrangè- 
res, car  même  les  choses  qui  présentent  des  inconvénients  peuvent, 
par  le  fait  de  quelques  particularités  et  accidents,  devenir  accepta- 
bles, et  il  n'en  est  aucune  si  laide,  si  vicieuse,  si  évitable  soit-elle, 
qui  ne  puisse  en  arriver  là,  tant  les  dispositions  de  l'homme  sont 
versatiles.  J'y  ai  été  porté,  certainement  plus  mal  préparé  alors  et 
plus  à  contre-cœur  que  je  ne  le  suis  aujourd'hui  après  en  avoir 
essayé;  et,  pour  si  licencieux  qu'on  me  tienne,  j'ai,  en  vérité,  plus 
sévèrement  observé  les  lois  du  mariage  que  je  ne  l'avais  promis  et 
espéré.  Il  n'est  plus  temps  de  se  montrer  récalcitrant,  quand  on 
s'est  laissé  entraver;  il  faut  se  garder  d'engager  imprudemment  sa 
liberté,  mais  après  qu'on  en  a  accepté  les  obligations,  il  faut  obser- 
ver les  lois  d'un  devoir  qui  est  réciproque,  ou  au  moins  faire  effort 
à  cet  effet.  —  Ceux  qui  se  prêtent  à  ce  marché  avec  des  sentiments 


202  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

porter  auec  hayne  et  mespris,  font  iniustemenl  et  incommodément. 
Et  cette  belle  règle  que  ie  voy  passer  de  main  en  main  entre  elles, 
comme  vn  sainct  oracle, 

Sers  ton  mary  comme  ton  maistre, 
El  l'en  garde  comme  d'vn  traistre  : 

qui  est  à  dire  :  Porte  toy  enuers  luy,  d'vne  reuerence  contrainte, 
ennemye,  et  deffiante  (cry  de  guerre  et  de  deffi)  est  pareillement 
iniurieuse  et  difficile.  le  suis  trop  mol  pour  desseins  si  espineux.  A 
dire  vray,  ie  ne  suis  pas  arriué  à  cette  perfection  d'habileté  et  ga- 
lantise  d'esprit,  que  de  confondre  la  raison  auec  l'iniustice,  et  met- 
tre en  risée  tout  ordre  et  règle  qui  n'accorde  à  mon  appétit.  Pour 
hayr  la  superstition,  ie  ne  me  iette  pas  incontinent  à  l'irréligion.  Si 
on  ne  fait  tousiours  son  debuoir,  au  moins  le  faut  il  tousiours 
aymer  et  recognoistre  :  c'est  trahison,  se  marier  sans  s'espouser. 
Passons  outre.  Nostre  poëte  représente  vn  mariage  plein  d'ac- 
cord et  de  bonne  conuenance,  auquel  pourtant  il  n'y  a  pas  beaucoup 
de  loyauté.  A  il  voulu  dire,  qu'il  ne  soit  pas  impossible  de  se  ren- 
dre aux  efforts  de  l'amour,  et  ce  neantmoins  reseruer  quelque  de- 
uoir  enuers  le  mariage  :  et  qu'on  le  peut  blesser,  sans  le  rompre 
tout  à  à  faict?  Tel  valet  ferre  la  mule  au  maistre  qu'il  ne  hayt  pas 
pourtant.  La  beauté,  l'oportunité,  la  destinée  (car  la  destinée  y  met 
aussi  la  main) 

Fatum  est  in  partibus  illis 
Quas  sinus  abscondil  :  nam  si  libi  sidéra  cessent, 
Nil  faciet  longi  mensura  incognita  nerui, 

l'ont  attachée  à  vn  estranger  :  non  pas  si  entière  peut  estre,  qu'il 
ne  luy  puisse  rester  quelque  liaison  par  où  elle  tient  encore  à  son 
mary.  Ce  sont  deux  desseins,  qui  ont  des  routes  distinguées,  et  non 
confondues.  Vne  femme  se  peut  rendre  à  tel  personnage,  que  nul- 
lement elle  ne  voudroit  auoir  espousé  :  ie  ne  dy  pas  pour  les  condi- 
tions de  la  fortune,  mais  pour  celles  mesmes  de  la  personne.  Peu 
de  gens  ont  espousé  des  amies  qui  ne  s'en  soient  repentis.  Et  ius- 
ques  en  l'autre  monde,  quel  mauuais  mesnage  fait  Jupiter  avec  sa 
femme,  qu'il  auoit  premièrement  pratiquée  et  iouy»'  par  amou- 
rettes? C'est  ce  qu'on  dit,  chier  dans  le  panier,  pour  après  le  met- 
tre sur  sa  teste.  l'ay  veu  de  mon  temps  en  quelque  bon  lieu,  guérir 
hoDteusement  et  dcshonnestement,  l'amour,  par  le  mariage  :  leè 
considérations  sont  trop  autres.  Nous  ayraons,  sans  nous  empes- 
cher  deux  choses  diuerses,  et  qui  se  contrarient.  Isocrates  disoit, 
que  la  ville  d'Athènes  plaisoit  à  la  mode  que  font  les  dames  qu'on 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  203 

de  haine  et  de  mépris,  en  agissent  d'une  façon  fort  injuste,  qui  de- 
viendra pour  eux  une  source  de  difficulté;  et  les  femmes  qui  accep- 
tent comme  un  oracle  sacré,  cette  belle  règle  que  je  les  vois  se 
passer  de  mains  en  mains  :  «  Sers  ton  mari  comme  ton  maître,  et 
t'en  garde  comme  d'un  traître  »,  ce  qui  veut  dire  :  «  Conserve  vis-à- 
vis  de  lui  une  déférence  contrainte,  hostile  et  méfiante  »,  se  rallient 
à  un  cri  de  guerre  et  de  défi  qui,  lui  aussi,  est  injurieux  et  sera  la 
source  de  relations  difficiles.  Je  n'ai  pas  assez  d'énergie  pour  me 
jeter  dans  une  voie  aussi  épineuse;  et  à  vrai  dire,  je  n'en  suis  pas 
encore  arrivé  à  cette  perfection  d'habileté  et  de  galanterie  d'esprit 
qui  fait  confondre  raison  avec  injustice,  et  tourner  en  ridicule  tout 
ordre,  toute  règle  qui  ne  s'accordent  pas  avec  mes  désirs;  de  ce 
que  je  hais  la  superstition,  je  ne  me  jette  pas,  tète  baissée,  dans 
l'irréligion.  Si  on  ne  satisfait  pas  toujours  au  devoir,  encore  faut-il 
toujours  le  reconnaître  et  l'aimer;  et  c'est  une  trahison  que  de  se 
marier,  sans  remplir  ses  obligations  conjugales.  Assez  sur  ce  point, 
continuons. 

Différence  entre  le  mariage  et  l'amour;  une  femme  peut 
céder  à  un  homme  dont  elle  ne  voudrait  pas  pour  mari. 
—  Virgile  nous  dépeint  un  mariage  où  règne  l'accord,  qui  satisfait 
aux  convenances  et  dans  lequel  cependant  il  n'y  a  pas  beaucoup  de 
loyauté.  A-t-il  voulu  dire  qu'il  n'est  pas  impossible  de  céder  aux 
instigations  de  l'amour,  tout  en  se  réservant  de  satisfaire  dans  une 
certaine  mesure  aux  devoirs  matrimoniaux  ;  qu'on  peut  manquer  à 
ces  devoirs,  sans  s'y  dérober  tout  à  fait?  il  y  a  des  valets  qui  volent 
leurs  maîtres,  sans  pour  cela  les  haïr!  —  La  beauté,  l'opportunité, 
la  destinée,  car  la  destinée  y  met  aussi  la  main  :  «  1/  y  a  une  fatalité 
qui  pèse  sur  ces  organes  que  cachent  nos  vêtements,  car  si  les  astres  ne 
te  protègent,  il  ne  te  servira  de  rien  d'avoir  les  plus  belles  apparences 
de  virilité  (Juvénal)  »,  toutes  ces  causes  font  que  l'épouse  s'atta- 
che à  un  étranger,  sans  se  livrer  pourtant  si  complètement  à  lui 
qu'il  ne  subsiste  encore  quelque  lien  par  lequel  elle  tient  à  son  mari. 
Ce  sont  là  deux  idées  distinctes,  qui  procèdent  différemment  et 
ne  sauraient  être  confondues  :  Une  femme  peut  se  donner  à  tel  indi- 
vidu qu'elle  ne  voudrait  absolument  pas  pour  époux,  je  ne  dis  pas 
en  raison  seulement  de  sa  situation  dans  le  monde,  mais  pour  lui- 
même.  Peu  de  gens  ont  épousé  des  amies,  qui  ne  s'en  soient  repentis  ; 
cela  se  voit  jusque  dans  l'autre  monde;  quel  mauvais  ménage  a  fait, 
dit-on,  Jupiter  avec  sa  femme  qu'il  avait  connue  avant  le  mariage  et 
avec  laquelle  il  avait  déjà  fait  l'amour!  C'est  ce  qui  se  traduit  par  : 
«  Se  soulager  dans  un  panier  et  le  mettre  ensuite  sur  sa  tête.  » 
J'ai  vu  de  mon  temps  dans  des  milieux  fort  honorables  le  mariage 
mettre  fin  à  l'amour  entre  personnes  qui  le  pratiquaient  d'une  fa- 
çon immorale  et  scandaleuse  ;  c'est  qu'aussi  ce  sont  là  deux  états 
qui  relèvent  de  considérations  qui  sont  bien  loin  d'être  les  mêmes. 
Nous  sommes  portés,  de  nous-mêmes,  à  deux  choses  différentes  et 
qui  se  contrarient.  Isocrate  disait  qu'Athènes  était  une  ville  qui 
plaisait,  à  la  mode  de  ces  femmes  qu'on  fréquente  parce  qu'elles 


204  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

sert  par  amour,  chacun  aymoil  à  s'y  venir  promener,  et  y  passer 
son  temps  :  nul  ne  Taymoit  pour  l'espouser  :  c'est  à  dire,  pour  s'y 
habituer  et  domicilier,  l'ay  auec  despil,  veu  des  maris  hayr  leurs 
femmes,  de  ce  seulement,  qu'ils  leur  font  tort.  Aumoins  ne  les  faut 
il  pas  moins  aymer,  de  noslre  faute  :  par  repentance  et  compassion 
aumoins,  elles  nous  en  deuroient  estre  plus  chères.  Ce  sont  fins 
différentes,  cl  pourtant  compatibles,  dit-il,  en  quelque  façon.  Le 
mariage  a  pour  sa  part,  rvtilité,  la  iustice,  l'honneur,  et  la  cons- 
tance :  vn  plaisir  plat,  mais  plus  vniuersel.  L'amour  se  fonde  au 
seul  plaisir  :  et  l'a  de  vray  plus  chatouilleux,  plus  vif,  et  plus  aigu  : 
vn  plaisir  attizé  par  la  difficulté  :  il  y  faut  de  la  piqueure  et  de  la 
cuison.  Ce  n'est  plus  amour,  s'il  est  sans  flèches  et  sans  feu.  La 
libéralité  des  dames  est  trop  profuse  au  mariage,  et  esmousse  la 
poinctc  de  l'affection  et  du  désir.  Pour  fuir  à  cet  inconuenient, 
voyez  la  peine  qu'y  prennent  en  leurs  loix  Lycurgus  et  Platon, 
Les  femmes  n'ont  pas  tort  du  tout,  quand  elles  refusent  les  règles 
de  vie,  qui  sont  introduites  au  monde  :  d'autant  que  ce  sont  les 
hommes  qui  les  ont  faictes  sans  elles.  Il  y  a  naturellement  de  la 
brigue  et  riotte  entre  elles  et  nous.  Le  plus  estroit  consentement 
que  nous  ayons  auec  elles,  encores  est-il  tumultuaire  et  tempes- 
tueux.  A  l'aduis  de  nostre  autheur,  nous  les  traictons  inconsidéré- 
ment en  cecy.  Apres  que  nous  auons  cogneu,  qu'elles  sont  sans 
comparaison  plus  capables  et  ardentes  aux  effects  de  l'amour  que 
nous,  et  que  ce  prestre  ancien  l'a  ainsi  tesmoigné,  qui  auoit  esté 
tantost  homme,  tantost  femme  : 

Venus  huic  erat  vlraque  nota. 

Et  en  outre,  que  nous  auons  appris  de  leur  propre  bouche,  la 
preuue  qu'en  firent  autrefois,  en  diuers  siècles,  vn  Empereur  et  vnc 
Emperiere  de  Rome,  maislres  ouuriers  et  fameux  en  cette  beson- 
gne  :  luy  despucela  bien  en  vne  nuict  dix  vierges  Sarmates  ses 
captiues  :  mais  elle  fournit  reelement  en  vne  nuict,  à  vingt  et  cinq 
entreprinses,  changeant  de  compagnie  selon  besoing  et  son  goust, 

Adhuc  ardens  rigidse  tentigine  vulux  : 
Et  lassala  viris,  nondum  satiata  recessit. 

Et  que  sur  le  différent  aducnu  à  Cateloigne,  entre  vne  femme,  se 
plaignant  des  efforts  trop  assiduelz  de  son  mary  (non  tant  à  mon 
aduis  qu'elle  en  lust  incommodée,  car  ie  ne  crois  les  miracles  qu'on 
foy,  comme  pour  retrancher  soubs  ce  prétexte,  et  brider  on  <o 
mesme,  qui  est  l'action  fondamentale  du  mariage,  l'authorité  des 
maris  enucrs  leurs  femmes  :  et  pour  montrer  que  leurs  hergnes,  et 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  203 

se  prêtent  à  l'amour;  chacun  aimait  à  s'y  promener  et  à  y  passer 
un  moment,  mais  nul  ne  l'aimait  en  vue  de  l'épouser,  c'est-à-dire 
pour  y  élire  domicile  et  y  passer  sa  vie.  — J'ai  vu  avec  dépit  des 
maris  haïr  leurs  femmes,  pour  cette  seule  raison  qu'ils  avaient  des 
torts  envers  elle.  Au  moins  ne  faudrait-il  pas  les  aimer  moins  parce 
qu'on  s'est  mis  en  faute  ;  le  repentir  et  la  compassion  devraient 
au  contraire  nous  les  rendre  plus  chères. 

Nos  lois  sont  trop  sévères  envers  les  femmes;  nous  vou- 
lons qu'elles  maîtrisent  leurs  désirs  plus  ardents  que  les 
nôtres  que  nous  n'essayons  pas  même  pas  de  modérer. 
—  Les  buts  poursuivis  sont  autres,  ajoutait  Isocrate,  sans  toutefois 
être  incompatibles.  Le  mariage  a  pour  lui  son  utilité,  sa  légitimité, 
son  honorabilité,  sa  permanence;  il  procure  un  plaisir  modéré, 
mais  qui  s'étend  à  tout.  L'amour,  lui,  ne  vise  que  le  plaisir,  mais  il 
est  vrai  qu'il  est  plus  excitant,  plus  vif,  plus  pénétrant  ;  c'est  un 
plaisir  qu'attise  la  difficulté  et  où  il  faut  du  piquant,  du  mordant; 
ce  n'est  plus  l'amour,  s'il  n'a  ni  ses  flèches,  ni  son  feu.  Dans  le  ma- 
riage, les  dames  se  donnent  à  nous  avec  trop  de  prodigalité,  ce  qui 
émoussc  l'acuité  de  notre  affection  et  de  nos  désirs.  Voyez  combien, 
pour  éviter  cet  inconvénient,  Lycurgue  et  Platon  se  donnent  de 
peine  dans  leurs  lois. 

Les  femmes  ne  sont  pas  du  tout  dans  leur  tort,  quand  elles  refu- 
sent de  reconnaître  les  règles  de  conduite  qu'a  posées  la  société, 
d'autant  que  ces  règles  faites  par  les  hommes,  l'ont  été  sans  leur 
participation.  Par  la  force  même  des  choses,  ce  sont  constamment 
entre  elles  et  nous  des  finasseries  et  de  petites  querelles;  et  dans 
les  moments  mêmes  où,  d'un  consentement  réciproque,  nous  sommes 
le  plus  étroitement  unis  à  elles,  il  y  a  désordre  et  dispute.  De  l'avis 
de  ce  môme  Isocrate,  nous  ne  tenons  pas  suffisamment  compte  de 
ce  que  nous  savons  cependant  bien,  que  la  femme  est,  sans  compa- 
raison, plus  ardente  que  l'homme  aux  effets  de  l'amour.  Ce  prêtre 
de  l'antiquité,  qui  fut  tantôt  homme,  tantôt  femme  et  «  connaissait 
les  plaisirs  des  deux  sexes  {Ovide)  »,  en  a  témoigné.  —  Nous  avons 
aussi  à  cet  égard  les  déclarations  que  nous  tenons  de  leur  propre 
bouche,  faites  autrefois  en  des  siècles  différents,  par  un  empereur 
et  une  impératrice  de  Rome,  passés  maîtres  et  des  plus  fameux  en 
la  matière  :  lui,  en  une  nuit,  dépucela  il  est  vrai  jusqu'à  dix  vierges 
sarmates  ses  captives;  mais  elle,  dans  le  même  laps  de  temps,  se 
livra  bel  et  bien  vingt-cinq  fois,  changeant  de  compagnie  suivant 
qu'il  en  était  besoin,  ou  que  la  fantaisie  l'en  prenait  :  ^(  jusqu'à  ce 
que,  épuisée  mais  non  rassasiée,  elle  dût  s'arrêter  bmlante  encore  de 
volupté  (Juvénal)  ».  —  Relevons  également  le  différend  soulevé  en 
Catalogne  par  une  femme  qui  se  plaignait  des  assauts  par  trop  ré- 
pétés qu'elle  avait  à  subir  de  la  part  de  son  mari;  plainte  moti- 
vée, suivant  moi,  moins  par  l'incommodité  qu'elle  en  éprouvait 
(c'eût  été  là  un  miracle  et  je  ne  crois  aux  miracles  qu'en  matière  de 
foi),  que  pour,  en  se  soustrayant  partiellement  sous  ce  prétexte  à  cet 
acte  base  fondamentale  du  mariage,  contester  l'autorité  du  mari  sur 


206  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

leur  malignité  passent  outre  la  couche  nuptiale,  et  foulent  aux  pieds 
grâces  et  douceurs  mesnies  de  Venus)  à  laquelle  plainte,  le  mary 
respondoit,  homme   vrayement  brutal  et  desnaturé,  qu'aux  iours 
mcsme  de  ieusue  il  ne  s'en  srauroit  passer  à  moins  de  dix  :  inttMuint 
ce  notable  arrest  de  la  Royne  d'Aragon  :  par  lequel,  après  meure     • 
délibération  de  conseil,  cette  bonne  Royne,  pour  donner  règle  et 
exemple  à  tout  temps,  de  la  modération  et  modestie  requise  en  vu 
iuste  mariage  :  ordonna  pour  bornes  légitimes  et  nécessaires,  le 
nombre  de  six  par  iour  :  relaschanl  et  quitant  beaucoup  du  besoing 
et  désir  de  son  sexe,  pour  establir,  disoit-elle,  vne  forme  aysee,  et    i 
par  conséquent  permanante  et  immuable.  Eu  quoy  s'escrient  les 
docteurs,  quel  doit  estre  Tappetit  et  la  concupiscence  féminine, 
puisque  leur  raison,  leur  reformalion,  et  leur  vertu,  se  taille  à  ce 
prix?  considerans  le  diuers  iugcment  de  nos  appétits.  Car  Solon 
patron  de  l'eschole  légiste  ne  taxe  qu'à  trois  fois  par  mois,  pour  ne     • 
faillir  point,  cette  hantise  coniugale.  Apres  avoir  creu,  dis-ie,  et 
presché  cela,  nous  sommes  allez,  leur  donner  la  continence  pecu- 
lierement  en  partage  :  et  sur  peines  dernières  et  extrêmes.      Il 
n'est  passion  plus  pressante,  que  celte  cy,  à  laquelle  nous  voulons 
qu'elles  résistent  seules  :  non  simplement,  comme  à  vn  vice  de  sa    * 
mesure  :  mais  comme  à  l'abomination  et  exécration  plus  qu'à  l'ir- 
réligion et  au  parricide  :  et  nous  nous  y  rendons  ce  pendant  sans 
coulpe  et  reproche.  Ceux  mesme  d'entre  nous,  qui  ont  essayé  d'en 
venir  à  bout,  ont  assez  auoué  quelle  difficulté,  ou  pluslost  impos- 
sibilité il  y  auoit,  vsant  de  remèdes  matériels,  à  mater,  afîoiblir  et     • 
refroidir  le   corps.  Nous  au  contraire,  les  voulons  saines,  vigo- 
reuses,  en  bon  point,  bien  nourries,  et  chastes  ensemble  :  c'est  à 
dire,  et  chaudes  et  froides.  Car  le  mariage,  que  nous  disons  auoir 
charge  de  les  empescher  de  brûler,  leur  aporte  peu  de  refraiciiis- 
seraent  selon  nos  mœurs.  Si  elles  en  prennent  vn,  à  qui  la  vigueur     i 
de  l'aage  boult  encores,  il  fera  gloire  de  l'espandre  ailleurs. 

su  tandem  pudor,  aul  eamus  in  tus, 
Mullis  menluln  millibus  redempta, 
Non  est  hme  lua,  liasse,  vcndidisti. 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  207 

la  femme  et  montrer  que  l'humeur  querelleuse  et  la  malice  de  ce 
sexe  vont  plus  loin  que  la  couche  nuptiale  et  foulent  aux  pieds  jus- 
qu'aux dons  et  aux  douceurs  dont  nous  sommes  redevables  à  Vénus. 
A  cette  plainte,  le  mari,  doué,  à  la  vérité,  d'un  tempérament  excep- 
tionnellement brutal,  répondait  que,  même  les  jours  de  jeûne,  il  ne 
savait  se  passer  de  l'approcher  moins  de  dix  fois.  L'affaire  donna 
lieu  à  cet  arrêt  singulier  de  la  reine  d'Aragon,  rendu  après  mûre 
délibération  du  conseil,  par  lequel  cette  bonne  souveraine,  afin 
d'établir  une  règle  et  fixer  les  idées  sur  la  modération  et  la  réserve  à 
apporter  en  tous  temps,  dans  les  rapports  entre  époux  légalement 
unis,  ordonnait  comme  limite  légitime  et  nécessaire  de  ces  rappro- 
chements le  nombre  de  six  par  jour  ;  le  dit  arrêt,  disait  la  reine, 
restreignant  et  sacrifiant  de  beaucoup  les  besoins  et  les  désirs  de 
son  sexe  «  pour  établir  une  règle  d'application  facile  et  par  con- 
séquent permanente  et  immuable  «.  Sur  quoi,  les  docteurs  compa- 
rant ces  besoins  avoués  à  ceux  de  l'homme,  de  s'écrier  :  «  Quels 
doivent  donc  être  l'appétit  et  l'ardeur  amoureuse  de  la  femme,  puis- 
qu'il faut  en  arriver  à  ce  degré,  pour  y  satisfaire  dans  des  conditions 
raisonnables,  prévenir  tout  écart  et  sauvegarder  leur  vertu  »,  alors 
que  Solon,  le  modèle  de  ceux  qui  veulent  que  toute  chose  soit  ré- 
glée par  la  loi,  ne  taxe  cette  fréquentation  de  la  femme  par  le  mari 
qu'à  trois  fois  par  mois,  afin  que  celui-ci  soit  toujours  en  mesure  de 
remplir  ce  devoir!  —  Et  c'est,  dis-je,  nonobstant  cette  donnée,  et 
tout  en  admettant  que  chez  la  femme  les  besoins  de  cette  nature 
sont  plus  grands  que  chez  l'homme,  que  nous  avons  été  leur  impo- 
ser la  continence,  à  elles  exclusivement,  allant  jusqu'à  édicter  à  cet 
égard  les  châtiments  les  plus  sévères  et  même  la  peine  de  mort. 
Il  n'y  a  pas  de  passion  plus  impérieuse,  et  nous  nous  op- 
posons à  ce  qu'elles  en  tempèrent  les  effets  ou  reçoivent 
entière  satisfaction.  —  Il  n'y  a  pas  de  passion  plus  impérieuse 
que  celle-ci  à  laquelle  nous  voulons  qu'elles  seules  résistent,  non 
simplement  dans  la  mesure  que  cela  comporte,  mais  comme  à  un 
vice  abominable,  exécrable,  pire  que  l'irréligion  et  le  parricide; 
tandis  que  nous  autres  hommes,  nous  nous  y  abandonnons  sans 
que  ce  soit  pour  nous  une  faute,  sans  que  cela  nous  vaille  un  re- 
proche. Ceux  d'entre  nous  qui  ont  essayé  d'en  triompher,  ont  assez 
avoué  quelle  difficulté  ils  ont  éprouvée,  ou  plutôt  en  quelle  impossi- 
bilité ils  ont  été  d'y  parvenir,  bien  qu'ayant  eu  recours  à  un  régime 
spécial  pour  mater,  affaiblir  et  refroidir  les  révoltes  de  la  chair; 
et  elles,  nous  les  voulons,  au  contraire,  bien  portantes,  vigoureuses, 
bien  à  point,  en  bonnes  dispositions  et  chastes  tout  à  la  fois; 
c'est-à-dire  chaudes  et  froides  en  même  temps!  — Le  mariage  qui, 
à  ce  que  nous  prétendons,  doit  les  empêcher  de  se  consumer,  leur 
procure  en  l'état  de  nos  mœurs  bien  peu  d'apaisement  :  si  le 
mari  qu'elles  prennent  est  encore  à  un  âge  où  le  sang  bouillonne, 
il  se  fera  gloire  de  se  dépenser  ailleurs  :  «  Aie  enfin  de  la  pu- 
deur, Bassus,  ou  allons  en  justice;  tu  m'as  vendu  cet  organe,  je  l'ai 
payé  très  cher,  il  n'est  donc  plus  à  toi  (Martial).  )>  C'est  à  bon  droit 


208  ESSAIS  Ï)E  iMONTAIGNE. 

Le  philosophe  Polemon  fui  iustement  appelle  on  iuslice  par  sa 
femme,  de  ce  qu'il  alloit  semant  <m  vn  «liamp  stérile  le  fruict  deu 
au  champ  génital.  Si  c'est  de  ces  autres  cassez,  les  voyla  en  plein 
mariage,  de  pire  condition  que  vierges  et  vefues.  Nous  les  tenons 
pour  bien  fournies,  par  ce  qu'elles  ont  vn  homme  auprès.  Comme  . 
les  Romains  lindrent  pour  vioUee  Clodia  Lœta,  vestale,  que  Cali- 
gula  auoit  approchée,  encore  qu'il  fust  aueré,  qn'il  ne  l'auoit  qu'ap- 
prochée. Mais  au  rebours;  on  recharge  par  là,  leur  nécessité  : 
d'autant  que  lattouchenienl  et  la  compagnie  de  quelque  masle  que 
ce  soit,  esueille  leur  chaleur,  qui  demcureroit  plus  quiète  en  la  « 
solitude.  Et  à  cette  fin,  comme  il  est  vray-serablable,  de  rendre  par 
cette  circonstance  et  considération,  leur  chasteté  plus  méritoire. 
Boleslaus  et  Kinge  sa  femme,  Rojs  de  Poulongne,  la  vouèrent  d'vn 
commun  accord,  couchez  ensemble,  le  iour  mesme  de  leurs  nopces  : 
et  la  maintindrent  à  la  barbe  des  commoditez  maritales.  Nous  . 
les  dressons  dés  l'enfance,  aux  entremises  de  l'amour  :  leur  grâce, 
leur  attifTeure,  leur  science,  leur  parole,  toute  leur  instruction,  ne 
regarde  qu'à  ce  but.  Leurs  gouuernantes  ne  leur  impriment  autre 
chose  que  le  visage  de  l'amour,  ne  fust  qu'en  le  leur  représentant 
continuellement  pour  les  en  desgoustcr.  Ma  flile,  c'est  tout  ce  que  -2 
i'ay  d'enfans,  est  en  l'aage  auquel  les  loix  excusent  les  plus  eschauf- 
fees  de  se  marier.  Elle  est  d'vne  complexion  tardlue,  mince  et 
molle,  et  a  esté  par  sa  mère  esleuee  de  mesme,  d'v^e  forme  retirée 
et  particulière  :  si  qu'elle  ne  commence  encore  qu'à  se  desniaiser 
de  la  naifueté  de  l'enfance.  Elle  lisoit  vn  liure  François  deuant  moy  :  . 
le  mot  de,  fouteau,  s'y  rencontra,  nom  d'vn  arbre  cogneu  :  la 
femme  qu'ell'  a  pour  sa  conduitte,  l'arresta  tout  court,  vn  peu  ru- 
dement, et  la  fit  passer  par  dessus  ce  mauuais  pas.  le  la  laissay 
faire,  pour  ne  troubler  leurs  règles  :  car  ie  ne  m'cmpesche  aucune- 
ment de  ce  gouuernement.  La  police  féminine  a  vn  train  mystérieux,  3 
il  faut  le  leur  quitter.  Mais  si  ie  ne  me  trompe,  le  commerce  de 
vingt  laquays,  n'eust  sçeu  imprimer  en  sa  fantasie,  de  six  raoys, 
l'intelligence  et  vsage,  et  toutes  les  conséquences  du  son  de  ces 
syllabes  scelerees,  comme  fit  cette  bonne  vieille,  par  sa  repri- 
mende  et  son  interdiction. 

Molus  iloceri  yandet  lonicos 
Malura  virgo,  et  frangilur  arluhus, 
lam  nnno,  et  incestos  amorex 
De  (cnero  meditalur  vngui, 

Qu'elles  se  dispensent  vn  peu  de  la  cérémonie,  qu'elles  entrent  en     ^ 
lilit'Hé  de  discours,  nous  m;  sununes  qu'enfans  au  prix  d'elles,  en 


TRADUCTION.  —  LIV.  IH,  CH.  V.  209 

que  Polémon  le  philosophe  fut  cité  en  justice  par  sa  femme, 
parce  qu'il  allait  semant  en  terrain  stérile  la  semence  qu'il  eût  dû 
répandre  en  terrain  propice  à  la  fécondation.  Quant  aux  femmes 
qui  épousent  des  hommes  usés,  elles  sont,  bien  que  mariées,  dans 
une  condition  pire  que  les  vierges  et  les  veuves.  Nous  les  tenons 
pour  suffisamment  loties,  dès  qu'elles  ont  un  homme  auprès  d'elles, 
comme  firent  les  Romains  quand  ils  tinrent  pour  violée  Clodia  Laeta 
que  Caligula  avait  approchée,  quoiqu'il  fût  avéré  qu'il  ne  l'avait  pas 
possédée,  tandis  qu'au  contraire,  par  là,  on  avive  en  elles  ce  besoin 
de  la  nature,  l'attouchement  et  la  compagnie  d'un  mâle  quel  qu'il 
soit,  réveillant  la  chaleur  de  leurs  sens,  qui  demeureraient  plus 
calmes  si  on  les  laissait  seules.  Aussi,  est-ce  vraisemblablement 
dans  le  but  de  rendre,  par  ce  moyen  et  ses  effets,  leur  chasteté  plus 
méritoire,  que  Boleslas  roi  de  Pologne  et  Kinge  sa  femme,  selon  un 
vœu  formé  de  commun  accord  le  jour  même  de  leurs  noces,  se  pri- 
vèrent, bien  que  couchant  ensemble,  ce  jour-là  et  à  tout  jamais,  des 
satisfactions  que  leur  permettait  le  mariage. 

L'éducation   qu'on  donne  aux  jeunes  filles,  tout  opposée 
à  ce  qu'on  exige   d'elles,  éveille  constamment  en  elles  ce 
sentiment;  elles  n'entendent  parler  que  d'amour  et  ce  qu'on 
leur  en  cache,  souvent  maladroitement,  elles  le  devinent. 
—  Nous  les  formons  dès  l'enfance  en  vue  de  les  préparer  à  l'amour; 
leurs  grâces,  leur  parure,  leur  savoir,  leur  langage,  toute  leur  édu- 
cation sont  dirigés  en  conséquence  ;  leurs  gouvernantes  ne  cessent 
d'en  entretenir  leur  imagination,  ne  serait-ce  qu'en  s'appliquant 
continuellement  à  les  en  dégoûter.  Ma  fille  (le  seul  enfant  que 
j'aie)  est  à  l'âge  où  les  lois  tolèrent  que  se  marient  celles  chez  les- 
quelles les  sens  parlent  de  bonne  heure;  son  développement  est 
tardif,  elle  est  fluette  et  d'un  tempérament  lymphatique,  contre  le- 
quel ne  réagit  pas  sa  mère  qui  l'élève  près  d'elle,  la  produisant 
peu,  si  bien  qu'elle  ne  fait  que  commencer  à  se  défaire  des  naïve- 
tés de  l'enfance.  Elle  lisait  ces  jours-ci,  devant  moi,  un  livre  fran- 
çais où  se  rencontrait  le  mot  «  fouteau  >»,  qui  sert  parfois  à  dési- 
gner un  arbre  assez  connu  ;  la  femme  chargée  de  s'occuper  d'elle, 
l'arrêta  court  et  assez  rudement  sur  ce  mot  à  double  sens,  lui  fai- 
sant sauter  le  passage  scabreux  où  il  figurait.  Je  la  laissai  faire 
pour  ne  pas  troubler  sa  manière  ordinaire  de  procéder  dans  la- 
quelle je  n'interviens  pas;  mais  il  faut  convenir  que  la  direction 
imprimée  à  la  femme  est  bien  singulière  et  qu'elle  est  à  changer. 
Ou  je  me  trompe  bien,  ou  la  fréquentation  de  vingt  laquais  pendant 
six  mois  n'aurait  pas  fait  travailler  l'imagination  de  ma  fille  pour 
trouver  l'usage  et  la  signification  de  l'autre  sens  de  ces  syllabes 
incriminées,  comme  le  fit  cette  bonne  vieille  par  sa  réprimande  et 
son  interdiction  de  les  prononcer  :  «  La  vierge  nubile  se  plaît  à  ap- 
prendre des  danses  lascives,  jusqu'à  s'en  courbaturer  les   membres; 
elle  rêve  dès  l'enfance  à  des  amours  impudiques  {Uorace).  »  —  Lors- 
que les  femmes  viennent  à  se  relâcher  un  peu  de  leur  attitude  céré- 
monieuse, qu'elles  se  laissent  aller  à  parler  en  toute  liberté,  nous 

ESSAIS   DE   MONTAIGNE.   —  T.  III.  14 


210  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

celle  science.  Oyez  leur  represenlei'  nos  poiirsuittes  et  nos  ontre- 
liens  :  elles  vous  font  bien  ooj,'noistre  que  nous  ne  leur  apportons 
rien,  qu'elles  n'ayent  sçeu  et  digen''  sans  nous.  Seroit-ce  ce  que  dit 
Platon,  qu'elles  ayent  esté  garçons  desbauchez  autresfois?  Mon 
oreille  se  rencontra  vn  iour  en  lieu,  où  elle  pouuoit  desrober  aucun 
des  discours  faicls  entre  elles  sans  soupçon  :que  ne  puis-ie  le  dire? 
Nostre  dame,  (fls-ie),  allons  à  cette  heure  estudier  des  frases  d'A- 
madis,  et  des  registres  de  Boccacc  et  de  TAretin,  pour  faire  les 
habiles  :  nous  employons  vrayemcnt  bien  notre  temps  :  il  n'est  ny 
parole,  ny  exenjple,  ny  démarche  qu'elles  ne  sçachent  mieux  que 
nos  liures.  C'est  vue  discipline  (\m  naist  dans  leurs  veines, 

El  menlem  Venus  ïpsa  dédit, 

que  ces  bons  maistres  d'escole,  nature,  ieunesse,  et  santé,  leur 
soufllcnl  ciMitinuellement  dans  l'ame.  Elles  n'ont  que  faire  de  l'ap- 
prendre, elles  l'engendrent. 

A'ec  tantum  niueo  gauisa  est  ulla  columbo 

Compar,  vel  si  quid  dicitur  improbitis, 
Oscuia  mordunli  semper  decerpere  rostro. 

Quantum  prœcipuè  muHiuola  est  mulier. 

Qui  n'eust  tenu  vn  peu  en  bride  cette  naturelle  violence  de  leur 
(lesir,  par  la  crainte  et  honneur,  dequoy  on  les  a  pourueuës,  nous 
estions  diffamez.  Tout  le  mouuement  du  monde  se  resoult  et  rend 
à  cet  accouplage  :  c'est  vue  matière  infuse  par  tout  :  c'est  vn  centre 
où  toutes  choses  regardent.  On  void  encore  des  ordonnances  de  la 
vieille  et  sage  Rome,  faictcs  pour  le  seruice  de  l'amour  :  et  les 
préceptes  de  Socrates,  à  instruire  les  courtisanes. 

Necnon  libelli  Stoici  inter  serions 
lacère  puluillos  amant. 

Zenon  parmy  les  loix,  regloit  aussi  les  escarquillcmcns,  et  les  se- 
cousses du  dépucelage.  De  quel  sens  estoit  le  liure  du  philosophe 
Slrato,  de  la  coni(»nction  charnelle?  Et  dequoy  trailtoil  Theo- 
phraste,  en  ceux  qu'il  intitula,  Ivn  l'Amoureux,  l'autre  de  l'Amour? 
I)e(pioy  Arislippiis  au  sien,  des  anciennes  délices?  Que  veulent  pré- 
tendre les  descriptions  si  estendues  et  viucs  en  Platon,  des  amours 
de  son  temps?  Et  le  liure  de  l'Amoureux,  de  Dcmelrius  Phalereus  : 
et  Clinias,  ou  l'Amoureux  forcé  de  Heraclides  Ponticus?  El  d'Anlis- 
Iheues,  celuy  de  faire  les  enfants,  ou  des  nopces  :  et  l'autre,  du 
maislre  ou  do  l'Amanl?  El  d'Arislo,  celuy,  des  exercices  amoiueux? 
«le  Cleanlhes,  vn  de  l'Amoin-,  l'autre  de  l'art  d'aymer?  Les  dialo- 
gues amoureux  di;  Splierus?  Et  la  fable  de  lupiler  et  luno  de 
Chrysippus,  eshonlee  au  delà  de  luide  soiilfrance?  El  ses  cinquante 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  2tl 

ne  sommes  que  des  enfants,  comparés  à  elles,  sous  le  rapport  de 
ce  qu'elles  savent  sur  ce  sujet.  Écoutez-les  causer  de  nos  pour- 
suites et  des  propos  que  nous  leur  tenons,  vous  arriverez  bien- 
tôt à  vous  convaincre  que  nous  ne  leur  apprenons  rien  qu'elles  ne 
sachent  et  sur  quoi  elles  ne  soient  éclairées  autrement  que  par 
nous.  Serait-ce,  comme  le  dit  Platon,  parce  que,  dans  une  vie  an- 
térieure, elles  ont  été  garçons  et  adonnées  à  la  débauche?  Je  me 
trouvais  une  fois  dans  un  endroit,  d'où  j'entendais,  sans  que  ma 
présence  pût  être  soupçonnée,  une  conversation  qu'elles  tenaient; 
que  ne  puis-je  la  reproduire?  Sainte  Vierge,  me  dis-je,  nous  pou- 
vons bien,  à  cette  heure,  pour  acquérir  de  l'habileté,  étudier  les 
phrases  d'Amadis  et  les  vocabulaires  de  Boccace  et  de  l'Arétin,  c'est 
vraiment  bien  employer  notre  temps  !  Il  n'est  pas  un  mot,  pas  un 
acte,  pas  une  rouerie  qu'elles  ne  connaissent  mieux  que  nos  livres 
ne  les  relatent;  elles  ont  cela  dans  le  sang,  «  Vénus  elle-même  le 
leur  a  inspiré  {Virgile)  «  ;  ces  bons  maîtres  décote  que  sont  la  na- 
ture, la  jeunesse,  la  santé  le  leur  soufflent  continuellement  dans 
l'âme,  elles  n'ont  que  faire  de  l'apprendre,  elles  l'engendrent  :  «  /a- 
mais  colombe,  ou  tel  autre  oiseau  phis  lascif  encore  que  vov^  pourrez 
nommer,  n'a,  par  de  douces  morsures,  sollicité  plus  amoureusement  les 
baisers,  qu'une  femme  qui  s'abandonne  à  sa  passion  {Catulle).  » 

Du  reste,  c'est  Tamour,  c'est  runion  des  sexes  qui  est  la 
grande  affaire  de  ce  inonde;  aussi  ne  faut-il  pas  s'étonner 
si  les  plus  grands  philosophes  ont  écrit  sur  ce  sujet.  —  Si 
la  fougue  naturelle  de  leurs  désirs  n'eût  été  un  peu  tenue  en  bride 
par  la  crainte  et  les  idées  d'honneur  qu'on  leur  a  inculquées,  nous 
prêterions  tous  au  ridicule.  Tout  le  mouvement  du  monde  a  cette 
conjonction  des  sexes  pour  objectif  et  aboutit  à  elle  ;  elle  se  re- 
trouve partout;  elle  est  le  centre  vers  lequel  tendent  toutes  choses. 
Il  subsiste  encore  des  ordonnances  de  Rome  antique  et  sage,  trai- 
tant de  questions  afférentes  à  l'amour;  Socrate  donne  des  pré- 
ceptes pour  l'instruction  des  courtisanes  ;  «  souvent  ces  petits  livres 
qui  tiennent  sur  les  coussins  de  soie  de  nos  belles,  sont  l'ouvrage  de 
Stoïciens  {Horace)  ».  Zenon,  dans  ses  lois,  va  jusqu'à  parler  des 
écarquillements  et  des  secousses  qui  se  produisent  dans  le  dépu- 
celage. Sur  quoi  portaient  le  livre  du  philosophe  Straton,  intitulé 
«  l'Œuvre  de  chair  »  ;  ceux  de  Théophraste  ayant  pour  titre,  l'un 
«  l'Amoureux  »,  l'autre  «  de  l'Amour  »;  celui  d'Aristippe,  «  Délices 
des  temps  passés  »  ?  A  quoi  tendaient  les  descriptions  si  étendues, 
si  imagées  de  Platon,  des  pratiques  amoureuses  *  autrement  éhon- 
tées,  auxquelles  on  se  livrait  de  son  temps;  l'ouvrage  «  de  l'A- 
moureux», de  Démétrius  de  Phalère;  «  Clinias,  ou  l'amoureux  mal- 
gré lui  »,  d'Héraclide  du  Pont;  celui  d'Antisthène,  «  des  Noces  ou 
l'art  de  faire  les  enfants  »;  et  cet  autre  du  même  auteur,  «  du 
Maître  et  de  l'amant  »;  celui  d'Ariston,  «  des  Ébats  amoureux  »; 
ceux  de  Cléanthe,  «  de  l'Amour  »  et  «  de  l'Art  d'aimer  »  ;  les  dia- 
logues amoureux  de  Sphéreus;  la  fable,  effrontée  au  dernier  point, 
de  Jupiter  et  de  Junon,  par  Chrysippe,  et  les  cinquante  lettres  si 


212  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

episircs  si  lasciues?  le  veux  laisser  à  part  les  escrits  des  philoso- 
phes, qui  ont  suiuy  la  secte  d'Epicunis  protectrice  de  la  volupté. 
CiiKiiiantf  deilez  estoienl  au  temps  passé  asseniies  à  cet  office.  Et 
s'est  trouué  nation,  où  pour  endormir  la  concupiscence  de  ceux  qui 
venoient  à  la  deuotion,  on  tenoit  aux  temples  des  garses  à  iouyr 
et  estoit  acte  de  cérémonie  de  s'en  seruir  auant  venir  à  roflice  : 
Nimirum  propter  continentiam  incontinentia  necessaria  est,  incen- 
dium  igiiibus  extinguitur.  En  la  plus  part  du  monde,  cette  partie 
de  nostre  corps  estoit  déifiée.  En  mesme  prouince,  les  vns  se  l'es- 
corchoient  pour  en  offrir  et  consacrer  vn  lopin  :  les  autres  offroient 
et  consacroient  leur  semence.  En  vne  autre,  les  ieunes  hommes  se 
le  perçoient  publiquement,  et  ouuroient  en  dinars  lieux  entre  chair 
et  cuir,  et  Irauersoient  par  ces  ouuertures,  des  brochettes,  les  plus 
longues  et  grosses  qu'ils  pouuoient  souffrir  :  et  de  ces  brochettes 
faisoient  après  du  feu,  pour  offrande  à  leurs  Dieux  :  estimez  peu 
vigoureux  et  peu  chastes,  s'ils  venoient  à  s'estonner  par  la  force  de 
cette  cruelle  douleur.  Ailleurs,  le  plus  sacré  magistrat,  estoit  re- 
ueré  et  recogneu  par  ces  parties  là.  Et  en  plusieurs  cérémonies 
l'effigie  en  estoit  portée  en  pompe,  à  l'honneur  de  diuerses  diuini- 
lez.  Les  dames  ^gyptienijes  en  la  feste  des  Bacchanales,  en  por- 
toient  au  col  vn  de  bois,  exquisement  formé,  grand  et  pesant, 
chacune  selon  sa  force  :  outre  ce  que  la  statue  de  leur  Dieu,  en  re- 
presentoit,  qui  surpassoit  en  mesure  le  reste  du  corps.  Les  femmes 
mariées  icy  près,  en  forgent  de  leur  couurechef  vne  figure  sur  leur 
front,  pour  se  glorifier  de  la  iouyssance  qu  elles  en  ont  :  et  venant 
à  estre  vefues,  le  couchent  en  arrière,  et  enseuelissent  soubs  leur 
coiffure.  Les  plus  sages  matrones  à  Rome,  estoient  honnorees  d'of- 
frir des  fieurs  et  des  couronnes  au  Dieu  Priapus.  Et  sur  ses  parties 
moins  honnestes,  faisoit-on  soir  les  vierges,  au  temps  de  leurs 
nopces.  Encore  ne  sçay-ie  si  i'ay  veu  en  mes  iours  quelque  air  de 
pareille  deuotion.  Que  vouloit  dire  cette  ridicule  pièce  de  la  chaus- 
sure de  nos  pères,  qui  se  voit  encore  en  nos  Suysses?  A  quoy  faire, 
la  montre  que  nous  faisons  à  cette  heure  de  nos  pièces  en  forme, 
soubs  nos-  grrcgues  :  et  souuent,  qui  pis  est,  outre  leur  grandeur 
naturelle,  par  fauceté  et  imposture?  Il  me  prend  enuie  de  croire, 
que  celle  sorte  de  vestement  fut  inuentee  aux  meilleurs  et  plus 
cons<:icntleux  siècles,  pour  ne  piper  le  monde  :  pour  que  chacun 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  213 

lascives  qu'il  a  écrites?  Je  laisse  de  côté  les  ouvrages  des  philo- 
sophes de  l'école  d'Épicure,  qui  était  favorable  à  la  volupté  et  la 
prônait.  —  Aux  temps  anciens,  cinquante  divinités  étaient  pré- 
posées à  cet  acte,  et  il  a  existé  une  nation  où,  pour  endormir  la 
concupiscence  de  ceux  qui  venaient  faire  leurs  dévotions,  on  avait 
dans  les  temples  des  filles  *  et  des  garçons  dont  on  pouvait  se  pro- 
curer la  jouissance;  il  entrait  dans  le  cérémonial  du  culte,  d'en 
user  avant  d'approcher  des  autels  :  «  Parce  que  l'incontinence  est 
nécessaire  pour  observer  la  continence,  et  que  l'incendie  s'éteint  par 
le  feu.  » 

Dans  l'antiquité,  les  organes  de  la  génération  étaient 
déifiés;  aujourd'hui  comme  alors,  tout,  du  fait  de  Thomme 
comme  de  celui  de  la  nature,  rappelle  constamment  l'a- 
mour aux  yeux  de  chacun.  — Dans  la  majeure  partie  du  monde, 
cette  pièce  de  notre  corps  était  déifiée;  dans  une  contrée,  il  y  en 
avait  qui  se  l'écorchaieut  pour  en  offrir  et  en  consacrer  quelque  par- 
celle à  la  divinité,  tandis  que  c'était  leur  semence  que  d'autres  of- 
fraient et  consacraient.  Dans  une  autre  région,  les  jeunes  gens  se 
la  perçaient  en  public  et,  dans  les  ouvertures  ainsi  pratiquées,  in- 
troduisaient, entre  la  peau  et  la  chair,  des  broches  en  bois,  les 
plus  longues  et  les  plus  grosses  qu'ils  pouvaient  endurer,  qu'ils 
brûlaient  ensuite  en  holocauste  à  leurs  dieux;  ceux  qui  tressail- 
laient sous  l'intensité  de  cette  cruelle  douleur,  étaient  jugés 
n'être  ni  vigoureux,  ni  chastes.  Ailleurs,  la  désignation  du  grand 
pontife  et  la  considération  dont  il  jouissait,  étaient  basées  sur  la 
dimension  de  cet  organe,  dont  l'effigie,  dans  les  cérémonies  en 
l'honneur  de  certaines  divinités,  était  promenée  en  grande  pompe. 

—  En  Egypte,  à  la  fête  des  Bacchanales,  les  dames  en  portaient 
au  cou  une  image  en  bois  d'une  grande  richesse  d'ornementation, 
de  fortes  proportions  et  lourde  suivant  la  force  de  chacune;  en 
outre,  la  statue  du  dieu  en  présentait  un  qui  excédait  presque  en 
dimension  le  reste  du  corps.  —  Près  de  nous,  les  femmes  mariées 
en  font  prendre,  sur  leur  front,  la  forme  à  leur  voilette,  pour  se 
glorifier  de  la  jouissance  qu'elles  en  ont;  et  si  elles  deviennent 
veuves,  elles  le  rejettent  en  arrière  sous  leur  coiffure  où  il  se  perd. 

—  A  Rome,  les  matrones  les  plus  sages  tenaient  à  honneur  d'offrir 
des  fleurs  et  des  couronnes  au  dieu  Priape;  et,  le  jour  de  leurs 
noces,  on  faisait  asseoir  celles  qui  étaient  vierges  sur  les  parties 
les  moins  honnêtes  de  sa  statue.  —  Je  ne  sais  trop  si,  de  nos  jours, 
on  ne  peut  relever  certaines  pratiques  se  rattachant  à  cette  même 
dévotion?  Quelle  signification  avait  cette  pièce  ridicule  des  hauts 
de  chausses  ou  culotte  de  nos  pères,  qui  se  voit  encore  dans  ceux 
que  portent  nos  Suisses?  Dans  quel  but,  à  l'heure  actuelle,  faisons- 
nous  que,  sous  ce  vêtement,  nos  parties  génitales  se  dessinent  d'une 
façon  si  apparente  et,  ce  qui  est  pire,  accroissant  souvent  par  ar- 
tifice et  imposture  leur  dimension  naturelle?  Je  suis  porté  à  croire 
(jue  cette  disposition  a  été  inventée  dans  des  siècles  meilleurs  où 
régnait  plus  de  bonne  foi  qu'aujourd'hui,  pour  ne  tromper  per- 


214  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

rendisl  en  piibliq  compte  do  son  faict.  Les  nations  plus  simples, 
l'ont  encore  aucunement  rapportant  au  vray.  Lors  on  instruisoit  la 
science  de  rouurier,  comme  il  se  faict,  de  la  mesure  du  bras  ou  du 
pied.  Ce  bon  homme  qui  on  ma  ieunosse,  chastra  tant  de  belles  et 
antiques  statues  en  sa  grande  ville,  pour  ne  corrompre  la  veuc, 
suyuant  l'aduis  de  cet  autre  antien  bon  homme, 

Flagitij  principium  est  nudare  inler  ducs  corpora  : 

se  deuoit  aduiser,  comme  aux  mystères  do  la  bonne  Déesse,  toute 
apparence  masculine  en  estoit  forclose,  que  ce  n'estoit  rien  auancer, 
s'il  ne  faisoit  encore  chastrer,  et  chenaux,  et  asnes,  et  nature  en  fin. 

Omne  adeo  genus  in  terris,  hominùmque,  ferarùmque, 
Et  genus  mquoreum,  pecudes  pictœque  volucres. 
In  furias  ignémque  ruunt. 

Les  Dieux,  dit  Platon,  nous  ont  fourni  d'vn  membre  inobedient  et 
tyranniquc  :  qui,  connne  vn  animal  furieux,  entreprend  par  la  vio- 
lence de  son  appétit,  sousmettre  tout  à  soy.  De  mesmes  aux  femmes 
le  leur,  comme  vn  animal  glouton  et  auide,  auquel  si  on  refuse 
aliments  en  sa  saison,  il  forcené  impatient  de  delay;  et  soufflant 
sa  rage  en  leurs  corps,  emposche  les  conduits,  arreste  la  respira- 
tion, causant  mille  sortes  de  maux  :  iusques  à  ce  qu'ayant  hume  le 
fruit  de  la  soif  commune,  il  en  ayt  largement  arrousé  et  ensemencé 
le  fond  de  leur  matrice.  Or  se  deuoit  aduiser  aussi  mon  législa- 
teur, qu'à  l'auanture  est-ce  vn  plus  chaste  et  fructueux  vsagc,  de 
leur  faire  de  bonne  heure  cognoistre  le  vif,  que  de  le  leur  laisser 
deuiner,  selon  la  liberté,  et  chaleur  de  leur  fantasic.  Au  lieu  des 
parties  vrayes,  elles  en  substituent  par  désir  et  par  espérance, 
d'autres  extrauagantes  au  triple.  Et  tel  de  ma  cognoissance  s'est 
perdu,  pour  auoir  faict  la  descouuerte  des  siennes,  en  lieu  où  il 
n'estoit  encore  au  propre  de  les  mettre  en  possession  de  leur  plus 
sérieux  vsage.  Quel  dommage  ne  font  ces  énormes  pourtraicts,  que 
les  enfants  vont  semant  aux  passages  et  escalliers  des  maisons 
Royalles?  De  là  leur  vient  vn  cruel  mespris  de  nostre  portée  natu- 
relle. Que  sçait-on,  si  Platon  ordonnant  après  d'autres  republiques 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  215 

sonne  el  (juc  chacun  apparût  en  public  tel  qu'il  était,  comme  il  ar- 
rive encore  chez  les  peuples  de  moeurs  plus  simples,  qui  portent 
des  vêtements  accusant  dans  leur  réalité  les  formes  des  parties 
qu'elles  recouvrent,  ce  qui  permettait  d'apprécier  l'ouvrier  par  ce 
dont  il  semblait  capable,  comme  sous  d'autres  rapports  nous  le 
jugeons  d'après  les  proportions  de  son  bras  ou  de  son  pied.  —  Ce 
bonhomme  qui,  au  temps  de  ma  jeunesse,  fit,  dans  sa  capitale,  châ- 
trer tant  de  belles  et  antiques  statues,  pour  qu'elles  ne  blessent 
pas  la  vue,  appliquant  cette  maxime  de  cet  antre  non  moins  pudi- 
bond de  l'antiquité  :  «  C'est  une  cause  de  dérèglements,  que  d'étaler 
en  public  des  nudités  [Enniiis)  »,  eût  dû  s'aviser  aussi  que,  comme 
dans  la  célébration  des  mystères  de  la  bonne  déesse  d'où  tout  ce 
qui  rappelait  le  sexe  masculin  était  banni,  cela  ne  l'avançait  en 
rien,  s'il  ne  faisait  encore  châtrer  les  chevaux,  les  ânes,  toute  la 
nature  enfin  :  «  Sur  la  terre,  les  hommes,  les  bêtes  fauves,  les  ani- 
maux domestiques;  dans  l'eau,  les  poissons;  dans  l'air,  les  oiseaux 
aux  mille  couleurs,  tout  brûle,  tout  éprouve  les  fureurs  de  l'amour 
{Virgile).  »  Les  dieux,  dit  Platon,  nous  ont  pourvus  d'un  membre 
qui  ne  connaît  pas  l'obéissance  et  qui  nous  tyrannise;  qui,  comme 
un  auimal  furieux,  prétend,  dans  la  violence  de  ses  appétits,  tout 
soumettre  à  lui;  les  femmes  ont  pareillement  le  leur  qui,  à  la  fa- 
çon d'un  animal  glouton  et  avide,  délire  quand  on  lui  refuse  des 
aliments  alors  que  le  moment  de  lui  en  donner  est  venu,  et  ne 
soulïre  pas  qu'on  le  fasse  attendre;  il  fait  passer  en  leur  corps  la 
rage  qui  l'anime,  il  en  trouble  le  fonctionnement,  arrête  la  respira- 
tion, est  cause  de  mille  maux  de  toutes  sortes,  jusqu'à  ce  qu'ayant 
aspiré  le  fruit  de  la  soif  commune  qui  dévore  et  l'homme  et  la 
femme,  il  en  ait  largement  arrosé  et  ensemencé  le  fond  de  la  ma- 
trice. 

Mieux  vaudrait  renseigner  de  bonne  heure  la  femme  sur 
les  choses  de  Tamour  que  de  laisser  son  imagination  tra- 
vailler ;  en  somme,  dans  toutes  les  règles  qu'il  a  édictées 
à  ce  sujet,  Thomme  n'a  que  lui-même  en  vue.  —  Ce  même 
législateur,  qui  ordonna  cet  acte  de  vandalisme,  eût  bien  dû  s'a- 
viser aussi  que  ce  serait  peut-être  une  mesure  plus  chaste  et  d'un 
résultat  plus  certain,  de  renseigner  de  bonne  heure  les  femmes  sur 
ce  qui  en  est,  plutôt  que  de  laisser  leur  esprit  livré  à  lui-même  et, 
plus  ou  moins  échauffé,  chercher  à  deviner;  le  désir,  l'espérance 
leur  font  substituer  à  la  réalité  des  conceptions  trois  fois  plus  ex- 
travagantes; j'ai  connu  quelqu'un  qui  s'est  perdu,  pour  avoir  fait 
en  lui  la  découverte  de  ce  don  de  la  nature  en  un  lieu  où  il  ne 
convenait  pas  d'en  user  dans  toute  la  mesure  où,  en  vue  du  rôle 
auquel  il  est  destiné,  nous  en  avons  la  possibilité.  —  Que  de  mal 
font  ces  images  monstrueuses  que  les  enfants  en  tracent  sur  les 
murs  et  les  portes  des  édifices  publics!  cela  induit  la  femme  à  un 
cruel  mépris  à  notre  égard  quand  elle  constate  la  disproportion 
avec  ce  dont  la  nature  nous  a  gratifiés.  Sait-on  si  Platon  n'a  pas 
été  guidé  par  cette  considération  quand,  à  l'instar  d'autres  repu- 


216  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

bien  instituées  que  les  hommes,  femmes,  vieux,  ieunes,  se  présen- 
tent nuds  à  la  veuë  les  vns  des  autres,  en  ses  gymnastiques,  n'a  pas 
regardé  à  cela?  Les  Indiennes  qui  voyenl  les  hommes  à  crud,  ont 
aumoins  rofroidy  le  sens  de  la  veuë.  Et  quoy  que  dient  les  femmes 
de  ce  grand  royaume  du  Pegu,  qui  au  dessous  de  la  ceinture,  n'ont 
à  se  couurir  qu'vn  drap  fendu  par  le  deuant  :  et  si  estroit,  que 
quelque  cerimonieuse  décence  qu'elles  y  cerchent,  à  chasquc  pas  on 
les  void  toutes;  que  c'est  vne  inuention  trouuee  aux  fins  d'attirer 
les  hommes  à  elles,  et  les  retirer  des  masles,  à  quoy  cette  nation 
est  du  tout  abandonnée  :  il  se  pourroit  dire,  qu'elles  y  perdent  plus 
qu'elles  n'auancent  :  et  qu'vne  faim  entière,  est  plus  aspre,  que 
celle  qu'on  a  rassasiée,  au  moins  par  les  yeux.  Aussi  disoit  Liuia, 
qu  a  vne  femme  de  bien,  vn  homme  nud,  n'est  non  plus  qu'vne 
image.  Les  Lacedemoniennes,  plus  vierges  femmes,  que  ne  sont 
noz  filles,  voyoyent  tous  les  iours  les  ieunes  hommes  de  leur  ville, 
despouillez  en  leurs  exercices  :  peu  exactes  elles  mesmes  à  couurir 
leurs  cuisses  en  marchant  :  s'estimants,  comme  dit  Platon,  assez 
couuertcs  de  leur  vertu  sans  vertugade.  Mais  ceux  là,  desquels 
parle  Sainct  Augustin,  ont  donné  vn  merueilleux  effort  de  tentation 
à  la  nudité,  qui  ont  mis  en  double,  si  les  femmes  au  iugement 
vniuersel,  resusciteront  en  leur  sexe,  et  non  plustost  au  noslre, 
pour  ne  nous  tenter  encore  en  ce  sainct  estât.  On  les  leurre  en 
somme,  et  acharne,  par  tous  moyens.  Nous  eschauffons  et  incitons 
leur  imagination  sans  cesse,  et  puis  nous  crions  au  ventre.  Confes- 
sons le  vray,  il  n'en  est  guère  d'entre  nous,  qui  ne  craigne  plus  la 
honte,  qui  luy  vient  des  vices  de  sa  femme,  que  des  siens  :  qui  ne 
se  soigne  plus  (esmerueillable  charité)  de  la  conscience  de  sa  bonne 
espousc,  que  de  la  sienne  propre  :  qui  n'aymast  mieux  estre  voleur  et 
sacrilège,  et  que  sa  femme  fust  meurtrière  et  hérétique,  que  si  elle 
n'estoit  plus  chaste  que  son  mary.  Inique  estimation  de  vices.  Nous 
et  elles  sommes  capables  de  mille  corruptions  plus  dommageables 
et  desnaturees,  que  n'est  la  lasciueté.  Mais  nous  faisons  et  poisons 
les  vices,  non  selon  nature,  mais  selon  nostre  interest.  Par  où  ils 
prennent  tant  de  formes  inégales.      L'aspreté  de  noz  décrets,  rend 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  217 

bliques  dont  les  institutions  sont  des  modèles,  il  ordonnait  que, 
dans  les  gymnases  où  se  pratiquaient  les  exercices  physiques,  hom- 
mes et  femmes,  quel  que  fût  l'âge,  se  présentassent  nus  aux  yeux 
les  uns  des  autres.  —  Les  Indiennes  qui,  continuellement,  voient 
les  hommes  ainsi,  se  trouvent,  de  ce  fait,  avoir  au  moins  un  de  leurs 
sens,  celui  de  la  vue,  qui  échappe  à  toute  exagération.  Dans  ce 
grand  royaume  de  Pégu,  elles  n'ont  elles-mêmes,  pour  se  couvrir, 
à  partir  de  la  ceinture,  qu'une  bande  d'étolfe  fendue  sur  le  devant 
et  tellement  étroite  que,  quels  que  soient  les  efforts  qu'elles  peu- 
vent faire  pour  sauvegarder  la  décence,  à  chaque  pas  elles  sont 
complètement  à  découvert.  Bien  qu'on  dise  que  c'est  là  un  usage 
ayant  pour  but  d'attirer  les  hommes  à  elles  et  de  distinguer  les 
sexes  chez  ce  peuple,  où  chacun  est  libre  de  s'abandonner  à  ses 
instincts,  il  se  pourrait  que  cette  coutume  aboutît  à  un  effet  con- 
traire à  ce  que  l'on  en  attend;  la  faim  demeurée  entière  est  plus 
pénible  à  supporter  que  si  elle  a  déjà  été  en  partie  satisfaite,  comme 
cela  arrive  dans  le  cas  actuel,  au  moins  par  les  yeux;  c'est  ce 
qui  faisait  dire  à  Livie  que,  pour  une  honnête  femme,  un  homme 
nu  n'est  pas  plus  qu'une  image.  —  Les  Lacédémoniennes,  qui, 
femmes,  étaient  plus  vierges  d'imagination  que  ne  sont  nos  filles, 
voyaient  tous  les  jours  les  jeunes  gens  de  leur  ville  dépourvus  de 
tout  vêtement,  quand  ils  se  livraient  à  leurs  exercices;  elles-mêmes 
ne  prenaient  guère  soin,  quand  elles  marchaient,  que  leurs  cuisses 
demeurassent  couvertes,  estimant,  comme  fait  Platon,  que  leur 
vertu  les  protégeait  assez,  sans  qu'il  fût  encore  besoin  de  jupes 
bouffantes.  Par  contre  ceux-là,  dont  parle  saint  Augustin,  ont  at- 
tribué un  pouvoir  prodigieux  à  la  tentation  que  fait  naître  la  nu- 
dité, qui  mettent  en  doute  si,  au  jugement  universel,  les  femmes 
conserveront  leur  sexe  à  la  résurrection  ou  prendront  le  nôtre, 
pour  ne  pas  nous  induire  encore  en  tentation  quand  nous  jouirons 
de  la  béatitude  éternelle.  —  En  résumé,  on  les  provoque  et  on  les 
surexcite  par  tous  les  moyens;  sans  cesse  nous  échauffons  et  nous 
excitons  leur  imagination,  puis  nous  en  faisons  reproche  à  leur 
ventre.  Confessons  donc  la  vérité  :  il  n'en  est  guère  parmi  nous  qui 
ne  redoute  plus  la  honte  qui  peut  lui  advenir  par  les  fautes  de  sa 
femme  que  par  les  siennes;  qui  ne  se  préoccupe  plus  (ô  merveil- 
leuse charité!)  de  la  conscience  de  son  épouse  qu'il  veut  irrépro- 
chable, que  de  la  sienne;  qui  ne  préférerait  être  lui-même  un  vo- 
leur et  un  sacrilège  et  que  sa  femme  fût  meurtrière  et  hérétique, 
que  de  ne  pas  la  voir  plus  chaste  que  son  mari  ;  quelle  inique  ap- 
préciation du  vice  !  Nous  et  elles  sommes  capables  de  mille  corrup- 
tions, qui  causent  plus  de  dommages  et  sont  plus  contraires  aux 
lois  naturelles  que  n'est  la  luxure,  mais  nous  estimons  qu'une 
chose  constitue  un  vice,  et  un  vice  plus  ou  moins  grave,  non  d'après 
sa  nature,  mais  selon  notre  intérêt;  et  c'est  là  la  raison  pour 
laquelle  il  y  a  tant  d'inégalité  dans  nos  appréciations  sur  son  degré 
de  gravité. 
XI  e$t  bien  difficile,  dans  Tétat  actuel   de  nos  mœurs, 


218  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

l'application  des  femmes  à  ce  vice,  plus  aspre  et  plus  vicieuse,  que 
ne  porte  sa  condilion  :  el  l'engage  à  des  suittes  pires  que  n'est  leur 
cause.  Elles  offriront  volontiers  d'aller  au  palais  quérir  du  gain,  el 
à  la  guerre  de  la  repiilalion,  plustost  que  d'auoir  au  milieu  de 
l'oisiueté,  el  des  délices,  à  faire  vue  si  difficile  garde.  Voyenl-elles 
pas,  qu'il  n'est  ny  marchant  ny  procureur,  ny  soldat,  qui  ne  quitte 
sa  besongnc  pour  courre  à  cette  autre  :  et  le  crocheteur,  et  le  saue- 
lier,  tout  harassez  el  hallebrenez  qu'ils  sont  de  trauail  et  de  faim? 

JVi<m  tu,  quœ  tenuit  diues  Acheemenes, 
Aiil  pingnis  Phrygix  Mygdonias  opes, 
Prrmulare  velis  crine  Licymniœ, 

Plenas  aut  Arabum  domos, 
Dum  fragrantia  detorquet  ad  oscula 
Ceruicem,  aut  facili  seeuitia  negat, 
Quw  poscente  magis  gaudeat  eripi, 

Interdum  rapere  occupet? 

le  ne  sçay  si  les  exploicts  de  Cœsar  et  d'Alexandre  surpassent  en 
rudesse  la  résolution  d'vne  belle  ieune  femme,  nourrie  à  noslre 
façon,  à  la  lumière  et  commerce  du  monde,  battue  de  tant  d'exem- 
ples contraires,  se  maintenant  entière,  au  milieu  de  mille  conti- 
nuelles el  fortes  poursuittes.  Il  n'y  a  point  de  faire,  plus  espincux, 
qu'est  ce  non  faire,  ny  plus  actif.  le  trouue  plus  aysé,  de  porter 
vne  cuirasse  toute  sa  vie,  qu'vn  pucelage.  Et  est  le  vœu  de  la  virgi- 
nité, le  plus  noble  de  tous  les  vœux,  comme  estant  le  plus  aspre. 
Diabolivirtiis  in  lumbis  est  :  dict  Sainct  Icrosme.  Certes  le  plus 
ardu  et  le  plus  vigoureux  des  humains  deuoirs,  nous  l'auons  resi- 
gné aux  dames,  et  leur  en  quittons  la  gloire.  Cela  leur  doit  seruir 
d'vn  singulier  csguillon  à  s'y  opiniaslrer.  C'est  vne  belle  matière  à 
nous  brauer,  et  à  fouler  aux  pieds,  cette  vaine  preeuiinence  de  va- 
leur et  de  vertu,  que  nous  prétendons  sur  elles.  Elles  Iroiuieront, 
si  elles  s'en  prennent  garde,  qu'elles  en  seront  non  seulement  Ircs- 
estimces,  mais  aussi  plus  aymees.  Vn  galant  homme  n'abandonne 
point  sa  poursuille,  |)our  estre  refusé,  pourueu  que  ce  soit  vu  refus 
de  chasteté,  non  de  choix.  Nous  auons  beau  iurer  et  m(>nasser,  et 
nous  plaindre  :  nous  mentons,  nous  les  en  aymons  mieux.  Il  n'est 
point  de  pareil  leurre,  que  la  sagesse,  non  rude,  et  renfrongnee. 
C'est  stupidité  et  laschclé,  de  s'opiniastrer  contre  la  hayne  et  le 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  211) 

qu'une  femme  soit  toujours  chaste  et  fidèle.  —  La  rigueur 
({ue  nous  avons  édictée  contre  la  femme  qui  succombe  à  ces  tenta- 
tions, leur  en  l'ait  un  crime  beaucoup  plus  grand  que  cela  ne  vaut 
et  a  pour  elles  des  conséquences  hors  de  proportion  avec  la  chose 
elle-même  ;  mieux  leur  vaudrait  aller  au  palais  plaider  pour  faire 
fortune,  ou  à  la  guerre  conquérir  un  grand  nom,  plutôt  que  d'avoir 
charge,  au  milieu  de  l'oisiveté  et  des  satisfactions  de  tous  genres, 
de  faire  une  défense  si  difficile.  Ne  voient-elles  pas  qu'il  n'y  a  ni 
marchand,  ni  procureur,  ni  soldat  qui  ne  quittent  leurs  occupations 
professionnelles  pour  se  livrer  à  cette  autre  guerre  dirigée  contre 
elles,  et  qu'il  en  est  de  même  du  moindre  crocheteur,  du  plus  misé- 
rable savetier,  si  harcelés  et  épuisés  qu'ils  soient  par  le  travail  et  la 
faim?  «  Tous  les  trésors  d'Achéménès,  toutes  tes  richesses  de  l'Arabie 
et  de  la  Phrtjgie,  pourraient-ils  payer  un  seul  des  cheveux  de  Licymnie 
dans  ces  doux  moments  oii,  tournant  la  tète,  elle  apporte  sa  bouche  à 
tes  baisers,  ou  que,  par  un  doux  caprice,  elle  refuse  ce  qu'elle  veut  se 
laisser  ravir,  sauf  à  te  prévenir  bientôt  elle-même  {Horace)  ?  »  Je  ne 
sais  si  les  exploits  de  César  et  d'Alexandre  surpassent  en  difficulté  la 
résolution  d'une  femme  jeune  et  belle,  élevée  à  notre  façon,  dans 
la  fréquentation  d'un  monde  oîi  elle  brille,  ayant  contre  elle  tant 
d'exemples  contraires  et  se  maintenant  dans  toute  sa  pureté,  au 
milieu  de  mille  poursuites  continues  et  pressantes.  Rien  de  ce  qu'elle 
pourrait  faire  n'est  aussi  épineux  et  n'exige  qu'elle  se  démène  da- 
vantage que  ce  qu'elle  ne  fait  pas.  Je  trouve  plus  aisé  de  porter 
toute  la  vie  une  cuirasse  qu'un  pucelage  ;  et  c'est  parce  qu'il  est  le 
plus  pénible  de  tous,  que  le  vœu  de  virginité  est  le  plus  noble  : 
«  La  puissance  de  Satan  a  son  siège  dans  les  rognons,  »  dit  S.  Jé- 
rôme. 

Elles  n'en  ont  que  plus  de  mérite  lorsqu'elles  parvien- 
nent à  demeurer  sages,  mais  ce  n'est  pas  en  se  montrant 
prudes  et  revêches  qu'elles  feront  croire  davantage  à  leur 
vertu  ;  l'indiscrétion  des  hommes  est  un  grand  tourment 
pour  elles.  —  Certes  le  plus  ardu  des  devoirs  imposés  à  Thuma- 
nité,  celui  qui  nécessite  le  plus  d'efforts,  nous  l'avons  abdiqué  entre 
les  mains  des  dames  et  leur  en  abandonnons  la  gloire.  C'est  là  un 
stimulant  suffisamment  puissant  pour  qu'elles  s'opiniâtrent  à  l'obser- 
ver, et  un  terrain  éminemment  favorable  pour  nous  défier  et  fouler 
aux  pieds  cette  illusoire  supériorité  de  valeur  et  de  vertu  que  nous 
prétendons  avoir  sur  elles;  pour  peu  qu'elles  veillent  à  ne  pas  s'en 
départir,  elles  y  gagnent  non  seulement  une  plus  grande  estime, 
mais  encore  qu'on  les  aime  davantage. Un  galant  homme  ne  discon- 
tinue pas  ses  poursuites  parce  qu'il  a  éprouvé  un  refus,  si  ce  refus 
est  motivé  par  la  chasteté  et  non  parce  qu'il  ne  plaît  pas  ;  nous  avons 
beau  jurer,  menacer  et  nous  plaindre,  nous  ne  les  en  aimons  que 
mieux,  et  mentons  quand  nous  affirmons  le  contraire  ;  il  n'est  rien 
qui  nous  attire  davantage  qu'une  femme  qui  se  maintient  sage  sans 
cesser  d'être  douce  et  bienveillante.  Il  est  lâche  et  stupide  de  per- 
sister à  poursuivre  de  ses  assiduités  une  fenune  qui  vous  témoigne 


220  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

mespris.  Mais  contre  vne  résolution  vertueuse  et  constante,  meslec 
d'vne  volonté  recognoissante,  c'est  l'exercice  d'vne  amc  noble  et 
généreuse.  Elles  peuuent  recognoistre  nos  seruices,  iusques  à  cer- 
taine mesure,  et  nous  faire  sentir  honnestement  qu'elles  ne  nous 
desdaignent  pas.  Car  cette  loy  qui  leur  commande  de  nous  abomi- 
ner, par  ce  que  nous  les  adorons,  et  nous  hayr  de  ce  que  nous  les 
aynions  :  elle  est  celles  cruelle,  ne  fust  que  de  sa  difficulté.  Pour- 
quoi n'orront  elles  noz  offres  et  noz  demandes,  autant  qu'elles  se 
contiennent  sous  le  deuoir  de  la  modestie?  Que  va  Ion  deuinant, 
qu'elles  sonnent  au  dedans,  quelque  sens  plus  libre?  Vne  Roync  de 
nostre  temps,  disoit  ingénieusement,  que  de  refuser  ces  abbors, 
c'est  lesmoignage  de  foiblesse,  et  accusation  de  sa  propre  facilité  : 
et  qu'vne  dame  non  tentée,  ne  se  po.uuoit  venter  de  sa  chasteté. 
Les  limites  de  l'honneur  ne  sont  pas  retranchez  du  tout  si  court  : 
il  a  dequoy  se  relascher,  il  peut  se  dispenser  aucunement  sans  se 
foifaire.  Au  bout  de  sa  frontière,  il  y  a  quelque  estendue,  libre, 
indifférente,  et  neutre.  Qui  l'a  peu  chasser  et  acculer  à  force, 
iusques  dans  son  coin  et  son  fort  :  c'est  vn  mal  habile  homme  s'il 
nesl  satisfaict  de  sa  fortune.  Le  prix  de  la  victoire  se  considère  par 
la  difficulté.  Voulez  vous  sçauoir  quelle  impression  a  faict  en  son 
cœur,  vostre  seruitude  et  vostre  mérite?  mesurez-le  à  ses  mœurs. 
Telle  peut  donner  plus,  qui  no  donne  pas  tant.  L'obligation  du  bien- 
fuict,  se  rapporte  entièrement  à  la  volonté  de  celuy  qui  donne  :  les 
autres  circonstances  qui  tombent  au  bien  faire,  sont  muettes, 
mortes  et  casueles.  Ce  peu  luy  couste  plus  adonner,  qu'à  sa  compai- 
gne  son  tout.  Si  en  quelque  chose  la  rareté  sert  d'estimation,  ce 
doit  cslre  en  cecy.  Ne  regardez  pas  combien  peu  c'est,  mais  com- 
bien peu  l'ont.  La  valeur  de  la  monnoye  se  change  selon  le  coin  et, 
la  mer<iue  du  lieu.  Quoy  que  le  despit  et  l'indiscrétion  d'aucuns 
leur  puisse  faire  dire,  sur  l'excez  de  leur  mesconlentemenl  :  tous- 
iours  la  vertu  et  la  vérité  regaignc  .son  auantage,  l'en  ay  veu,  des- 
«luellcs  la  réputation  a  esté  long  temps  intéressée  par  iniure,  s'estre 
remises  en  l'approbation  vniuerselle  des  hommes,  par  leur  seule 
constance,  sans  seing  et  sans  artifice  :  chacun  se  repent  et  desment, 
de  ce  qu'il  en  a  creu.  De  filles  vn  peu  suspectes,  elles  tiennent  le 
|»remier  rang  entre  les  dames  d'honneur.  Quelqu'vn  disoit  à  Platon  : 
Tout  le  monde  mesdit  de  vous.  Laissez  les  dire,  fit-il  :  je  viuray  de 
façon,  que  ic  leur  feray  changer  de  langage.  Outre  la  crainte  de 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  221 

de  la' haine  et  du  mépris;  mais  vis-à-vis  de  celle  qui  ne  Vous  ob- 
jecte qu'une  résolution  dictée  de  parti  pris  par  la  vertu  et  à  laquelle 
se  mêle  de  sa  part  de  la  gratitude,  ne  pas  rompre  toute  relation  est 
le  fait  d'une  âme  noble  et  généreuse,  il  est  possible  à  la  femme  de 
nous  être,  dans  une  certaine  mesure,  reconnaissante  de  nos  atten- 
tions et  de  nous  marquer,  sans  manquer  aux  règles  de  l'honnêteté, 
qu'elle  ne  nous  dédaigne  pas;  cette  loi  qu'on  leur  fait  de  nous  avoir 
en  horreur  parce  que  nous  les  adorons,  de  nous  haïr  parce  que 
nous  les  aimons,  est  cruelle,  ne  serait-ce  que  par  sa  difficulté  d'ap- 
plication. Pourquoi  n'écouteraient-elles  pas  nos  offres  et  nos  de- 
mandes, si  elles  ne  transgressent  pas  ce  dont  la  modestie  leur  fait 
un  devoir?  est-ce  parce  qu'on  suppose  qu'en  elles  résonne  quelque 
sens  que  ces  propos  peuvent  émoustiller?  Une  reine,  de  nos  jours, 
disait  avec  beaucoup  d'esprit  que  «  refuser  de  prêter  l'oreille  à  ces 
avances,  est  un  témoignage  de  faiblesse,  c'est  dénoncer  sa  propen- 
sion à  céder,  et  qu'une  dame  qui  n'a  pas  été  exposée  à  la  tenta- 
tion, ne  peut  se  vanter  de  la  chasteté  qu'elle  a  gardée  ».  —  L'hon- 
neur n'est  pas  renfermé  dans  de  si  étroites  limites;  il  peut  se 
détendre,  se  donner  quelque  liberté  sans  se  rendre  coupable;  au 
delà  de  son  domaine,  il  est  une  zone  neutre  où  l'on  est  libre,  où  ce 
qui  se  passe  est  sans  conséquence;  qui  a  pu  le  chasser  et  l'acculer 
aux  confins  extrêmes  pour  arriver  à  vaincre  sa  résistance  finale, 
est  bien  difficile,  s'il  n'est  satisfait  d'une  semblable  fortune; 
l'importance  du  succès  se  mesure  à  la  difficulté  surmontée.  Vou- 
lez-vous savoir  l'impression  que  vous  faites  sur  le  cœur  d'une  femme 
par  vos  hommages  et  vos  mérites?  jugez-en  d'après  son  carac- 
tère. Telle  donne  plus,  qui  ne  donne  pas  autant;  une  faveur  vaut 
uniquement  par  le  prix  qu'y  attache  celle  qui  l'octroie;  les  autres 
circonstances  ([ui  l'accompagnent  ne  sont  que  des  accidents  fortuits 
qui  n'y  ajoutent  rien,  et  sont  comme  si  elles  n'existaient  pas;  le  peu 
que  celle-là  concède,  peut  lui  coûter  plus  à  donner,  qu'à  sa  com- 
pagne de  se  livrer  tout  entière.  Si  en  quelque  chose  la  rareté 
ajoute  au  prix  d'un  objet,  c'est  bien  ici;  ne  regardez  pas  combien 
peu  vous  obtenez,  mais  combien  peu  l'ont  obtenu;  la  valeur  d'une 
pièce  de  monnaie  dépend  du  lieu  où  elle  a  été  frappée  et  de  la 
marque  qu'elle  porte.  —  Quelque  chose  que  le  dépit  et  l'indiscrétion 
de  quelques-uns  les  amènent  à  dire  dans  l'excès  de  leur  méconten- 
tement, toujours  la  vertu  et  la  vérité  finissent  par  reprendre  le  des- 
sus. J'ai  vu  des  femmes  dont  la  réputation  était  demeurée  longtemps 
injustement  compromise,  regagner  l'approbation  de  tous  en  persé- 
vérant tout  simplement  dans  leur  ligne  de  conduite,  sans  qu'eUes  se 
soient  préoccupées  de  ce  qui  pouvait  se  dire,  ni  recourir  à  aucun 
artifice;  chacun  en  vint  à  se  repentir  et  à  confesser  son  erreur. 
Alors  qu'elles  n'étaient  pas  mariées,  on  les  avait  un  peu  en  sus- 
picion; devenues  dames,  elles  tiennent  aujourd'hui  le  premier  rang 
parmi  celles  que  l'on  estime.  —  Quelqu'un  disait  à  Platon  :  «  Tout 
le  monde  parle  mal  de  vous.  —  Laissez  dire,  répondit-il,  je  vivrai 
de  façon  qu'il  faudra  bien  que  l'on  change  de  langage.  »  —  Outre 


222  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

Dieu,  et  le  prix  d'vne  gloire  si  rare,  qui  les  doibt  inciter  à  se  con- 
seruer,  la  corruplion  de  ce  siècle  les  y  force.  Et  si  i'estois  en  leur 
place,  il  n'est  lien  que  ic  no  fisse  pluslost  que  de  commettre  ma 
réputation  en  mains  si  daufroreuses.  De  mon  temps,  le  plaisir  d'en 
comler  (plaisir  qui  ne  doit  ^'uere  en  douceur  à  celuy  mesme  de 
reflect)  n'estoit  permis  qu'à  ceux  qui  auoient  quelque  amy  fidcUc 
et  vnique  :  à  présent  les  entretiens  ordinaires  des  assemblées  et  des 
tables,  ce  sont  les  vanteries  des  faneurs  receuës,  et  libéralité  se- 
crelte  des  dames.  Vrayement  c'est  trop  d'abiection,  et  de  bassesse 
de  cœur,  de  laisser  ainsi  fièrement  persécuter,  paistrir,  et  fourrager 
ces  tendres  et  mignardos  douceurs,  à  des  personnes  ingrates,  indis- 
crètes, et  si  volages.  Cette  nostre  exaspération  immodérée,  et 
illégitime,  contre  ce  vice,  naist  de  la  plus  vaine  et  terapesteuse 
maladie  qui  afflige  les  âmes  humaines,  qui  est  la  ialousie. 

Qttis  vetat  apposito  lumen  de  lumine  sumi? 
Dent  licel  assidue,  nil  tamen  inde  périt. 

r.elle-là,  et  l'enuie  sa  sœur,  me  semblent  des  plus  ineptes  de  la 
Irouppe.  De  cette-cy,  ie  n'en  puis  gueres  parler  :  cette  passion 
qu'on  peint  si  forte  et  si  puissante,  n'a  de  sa  grâce  aucune  addresse 
eu  nioy.  ^^hiant  à  l'autre,  io  la  cognois,  au  moins  de  veuë.  Les  bestes 
en  ont  ressentiment.  Le  pasteur  Gratis  estant  tombé  en  l'amour 
d'vne  cheure,  son  bouc,  ainsi  qu'il  dormoit,  luy  vint  par  ialousie 
clïoquer  la  teste,  de  la  sienne,  et  la  luy  escraza.  Nous  auons  monté 
l'evcez  do  cotte  fleure,  à  l'exemple  d'aucunes  nations  barbares.  Les 
mieux  disciplinées  en  ont  esté  touchées  :  c'est  raison  :  mais  non  pas 
transportées  : 

Ense  maritali  nemo  confossus  adulter, 
Purpureo  Stygias  sanguine  linxit  aquas. 

LucuUus,  César,  Pompeius,  Antonius,  Caton,  et  d'autres  braues 
hommes,  furent  cocus,  et  le  sçeurent,  sans  en  exciter  tumulte.  Il 
n'y  eut  en  ce  temps  là,  qu'vn  sot  de  Lepidus,  qui  en  mourut  d'an- 
î^oisse. 

Ah!  lutn  le  mitserum  malique  fati, 
Quem  atlraclis  pedibus,  patente  porta, 
Percurrent  mugilèsque  raphanique. 

VA  le  Dieu  de  nostre  poëte,  quand  il  surprint  auec  sa  femme  l'vn  do 
ses  compagnons,  se  c(»ntenta  de  leur  on  faire  honte  : 

Atque  nliquix  de  IHis  non  trislibus  optât, 
Sic  fieri  turpis. 

El  ne  laisse  pourtant  de  s'eschauffer  des  molles  caresses,  qu'elle 
luy  offie  :  se  plaignant  qu'elle  soit  pour  cela  entrée  en  deffiance  de 
son  afleclion  : 

Quid  causas  pelis  ex  alto?  flducia  cessit 
^u6  tibi,  Diua,  mei? 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  223 

que  la  crainte  de  Dieu  et  la  valeur  d'une  gloire  qui  s'acquiert  si 
rarement  doivent  les  inciter  à  ne  pas  succomber,  la  corruption  de 
ce  siècle  leur  en  fait  une  obligation;  et  si  j'étais  à  leur  place,  il  n'y 
a  rien  que  je  ne  fisse  plutôt  que  de  livrer  ma  réputation  à  la  merci 
de  gens  si  dangereux.  De  mon  temps,  le  plaisir  de  conter  ses  bon- 
nes fortunes  (plaisir  qui  ne  doit  guère  le  céder  en  douceur  à  la 
chose  elle-même)  n'était  permis  qu'à  ceux  qui  avaient  un  ami  uni- 
que et  fidèle,  qu'ils  prenaient  pour  confident;  à  présent,  dans  les 
réunions  et  à  table,  on  passe  le  temps  à  se  vanter  des  faveurs  obte- 
nues et  l'on  révèle  les  plus  intimes  secrets  de  l'alcôve.  C'est  vrai- 
ment trop  d'abjection  et  de  bassesse  de  cœur,  que  de  révéler  ainsi 
ouvertement  et  donner  en  pâture  aux  commentaires  et  à  la  mali- 
gnité de  tous,  ces  épanchements  intimes  si  tendres,  si  délicats; 
c'est  le  fait  de  personnes  ingrates,  indiscrètes  et  volages. 

La  jalousie  est  une  passion  inique;  le  préjugé  qui  nous 
fait  regarder  comme  une  honte  l'infidélité  de  la  femme, 
n'est  pas  plus  raisonnable.  —  Notre  exaspération  inique  et  im- 
modérée contre  les  faiblesses  de  la  femme,  vient  de  cette  maladie 
qu'est  la  jalousie,  la  plus  malsaine  d'entre  celles  qui  affligent  l'âme 
humaine  en  laquelle  elle  soulève  les  plus  violents  orages.  «Qu'est-ce 
qui  empêche  de  prendre  de  la  lumière  à  la  lumière?  celle-ci  s'en 
trouve-t-elle  diminuée  {Ovide)?  »  La  jalousie  et  l'envie  sa  sœur  me 
paraissent  les  plus  ineptes  de  toutes  nos  infirmités  morales.  De  cette 
dernière,  qui  passe  pour  être  une  passion  si  tenace  et  si  puissante, 
je  ne  puis  guère  parler  ne  l'ayant,  Dieu  merci,  jamais  ressentie; 
quant  à  la  jalousie,  je  la  connais  au  moins  de  vue.  Les  bêtes  l'é- 
prouvent :  Une  de  ses  chèvres  étant  tombée  amoureuse  du  ber- 
ger Cratis,  son  bouc,  par  jalousie,  vint,  pendant  qu'il  dormait, 
choquer  sa  tète  contre  la  sienne  et  la  lui  écrasa.  —  Nous  avons, 
à  l'exemple  de  certaines  nations  barbares,  exagéré  cette  fièvre; 
comme  de  juste,  les  âmes  les  mieux  disciplinées  n'y  échappent  na- 
turellement pas,  mais  sans  en  perdre  la  raison  :  «  Jamais  un  homme 
adultère,  ipercé  de  Vépée  d'un  mari,  n'a  rougi  de  son  sang  les  eaux 
du  Styx  {Jean  Second).  »  LucuUus,  César,  Pompée,  Antoine,  Caton 
et  autres  de  bravoure  incontestable,  furent  des  maris  trompés  et 
le  surent,  sans  en  faire  autrement  de  tapage  ;  il  n'y  eut,  à  cette 
époque,  qu'un  Lépide  qui  fut  assez  sot  pour  s'en  tourmenter  au 
point  d'en  mourir  :  «  Malheureux  !  si  ton  mauvais  destin  veut  que  tu  . 
sois  pris  sur  le  fait,  tu  seras  traîné  par  les  pieds  hors  du  logis,  et  par 
les  voies  qui  leur  seront  ménagées,  raves  et  surmulets  s'introduiront 
en  toi  {Catulle)  !  »  —  Quand  Vulcain,  au  dire  du  poète,  surprit  sa 
femme  avec  un  autre  dieu,  il  se  contenta  de  les  livrer  tous  deux  à 
la  risée  de  tous  les  autres  dieux,  «  ce  qui  fit  dire  à  l'un  d'eux  des 
moins  austèfes,  qu'il  consentirait  bien,  lui  aussi,  à  subir  une  telle  honte 
{Ovide)  ».  Vulcain  ne  se  dérobe  pas,  pour  cela,  aux  *  douces  cares- 
ses que  lui  offre  l'infidèle  et,  tout  en  se  réchauffant  sur  son  sein,  lui 
reproche  la  défiance  dont,  en  raison  de  cette  vengeance  maritale, 
semble  empreinte  son  affection  :  «  A  quoi  bon  tant  de   détours? 


224  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

Voyre  elle  luy  fait  requestc  pour  vn  sien  bastard, 

Arma  rogo  ijenitrix  nato  : 

qui  luy  est  libéralement  accordée.  Et  parle  Vulcan  d'^f^neas  auec 
honneur  : 

Arma  acri  facienda  viro. 

D'vne  humanité  à  la  vérité  plus  qu'humaine.  Et  cet  excez  de  bonté, 
ie  consens  qu'on  le  quitte  aux  Dieux  : 

Nec  diuis  homines  componier  eequum  est. 

Quant  à  la  confusion  des  enfans,  outre  ce  que  les  plus  graues 
législateurs  lordonnent  et  l'aireclent  en  leurs  republiques,  elle  ne    a 
touche  pas  les  femmes,  où  cette  passion  est  ie  ne  sçay  comment 
encore  mieux  en  siège. 

Ssepe  etiam  luno,  maxima  cœlicolûm, 
Coniugis  in  eulpa  flagrauit  quotidiana. 

Lors  que  la  ialousie  saisit  ces  panures  âmes,  foibles,  et  sans  resis-  . 
lance,  c'est  pitié,  comme  elle  les  tirasse  et  tyrannise  cruellement. 
Elle  s'y  insinue  sous  tiltre  d'amitié  :  mais  depuis  qu'elle  les  pos- 
sède, les  mesmes  causes  qui  scruoient  de  fondement  à  la  bien-vueil- 
lance,  seruent  de  fondement  de  hayne  capitale  :  c'est  des  maladies 
d'esprit  celle,  à  qui  plus  de  choses  seruent  d'aliment,  et  moins  de  û 
choses  de  remède.  La  vertu,  la  santé,  le  mérite,  la  réputation  du 
mary,  sont  les  boutefeux  de  leur  maltalent  et  de  leur  rage. 

Nullœ  sunt  inimicitise,  nisi  amoris,  acerbœ. 

Celte  fleure  laidit  et  corrompt  tout  ce  qu'elles  ont  de  bel  et  de  bon 
d'ailleurs.  Et  d'vne  femme  ialouse,  quelque  chaste  qu'elle  soit,  et  . 
mesnagere,  il  n'est  action  qui  ne  sente  l'aigre  et  l'importun.  C'est 
vne  agitation  enragée,  qui  les  reiette  à  vne  extrémité  du  tout  con- 
traire à  sa  cause.  Il  fut  bon  d'vn  Octauius  à  Rome.  Ayant  couché 
auec  PontiaPosthumia,  il  augmenta  son  affection  par  la  iouyssance, 
et  poursuyuit  à  toute  instance  de  l'espouser  :  ne  la  pouuant  per-  a 
suader,  cet  amour  extrême  le  précipita  aux  efîects  de  la  plus 
cruelle  et  moi-telle  inimitié  :  il  la  tua.  Pareillement  les  symptômes 
ordinaires  de  cette  autre  maladie  amoureuse,  ce  sont  haines  intes- 
tines, monopoles,  coniurations  : 

Notùmque,  furent  quid  fœmina  possit  : 

et  vne  rage,  qui  se  ronge  d'autant  plus,  qu'elle  est  contraincte  de 
s'excuser  du  prétexte  de  bicn-vucillance.      Or  \o  deuoir  dc^  chas- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  225 

pourquoi,  déesse,  ne  pas  vous  fier  à  votre  époux(Sirgilé)'î  »  Quant  à 
elle,  elle  lui  adresse  une  requête  pour  Enée,  un  de  ses  bâtards  : 
M  C'est  une  mère  qui  vous  demande  des  armes  pour  son  fils  {Virgile)  »  ; 
ce  qu'il  lui  accorde  généreusement,  s'exprimant  en  outre  de  la  fa- 
çon la  plus  honorable  sur  ce  rejeton  :  «  Il  s'agit  de  faire  des  armes 
pour  un  héros  (Virgile).  »  C'est  là,  à  la  vérité,  une  abnégation  qui 
dépasse  ce  dont  l'homme  est  capable,  et  je  conviens  qu'un  tel  excès 
de  mansuétude  demeure  l'apanage  des  dieux  ;  «  on  ne  saurait,  en 
effet,  établir  de  comparaison  entre  les  hommes  et  eux  (Catulle)  ». 

Chez  la  femme,  la  jalousie  est  encore  plus  terrible  que 
chez  rhomme;  elle  pervertit  tout  ce  qu'il  y  a  en  elle  de 
beau  et  la  rend  susceptible  des  plus  grands  méfaits.  — 
Pour  ce  qui  est  de  la  confusion  qui  en  résulte  entre  les  enfants, 
fruits  de  ces  unions  tant  légitimes  qu'illégitimes,  outre  que  les  plus 
graves  législateurs  ordonnent  de  n'en  pas  tenir  compte  et  ont  fait 
prévaloir  cette  manière  de  faire  dans  toutes  les  constitutions  qu'ils 
ont  données,  cela  ne  touche  pas  les  femmes  qui,  elles,  n'ont  pas 
d'hésitation  sur  ceux  qui  leur  appartiennent;  plus  que  nous  cepen- 
dant, et  je  ne  sais  comment  cela  se  fait,  elles  sont  en  proie  à  cette 
passion  :  «  Souvent  la  jalousie  de  Junon  ne  trouva  que  tj'op  à  s'exer- 
cer dans  les  Infidélités  quotidiennes  de  son  époux  (Catulle).  »  —  Lors- 
que la  jalousie  s'empare  de  ces  pauvres  âmes  faibles  et  incapables 
de  résistance,  c'est  pitié  avec  quelle  cruauté  elle  les  tiraille  et  les 
tyrannise;  elle  s'introduit  en  elles  sous  couleur  d'amitié;  mais,  une 
fois  dans  la  place,  les  mêmes  causes  qui,  auparavant,  faisaient 
éclore  leur  bienveillance,  deviennent  des  sujets  de  haine  mortelle. 
Elle  est,  d'entre  les  maladies  de  l'esprit,  celle  à  laquelle  tout  fournit 
le  plus  d'aliments  et  qui  comporte  le  moins  de  remède  :  la  santé, 
la  vertu,  le  mérite,  la  réputation  du  mari  sont  autant  de  prétextes 
qui  surexcitent  leur  dépit  et  leur  rage  :  «  Il  n'y  a  pas  de  haines 
plus  implacables  que  celles  de  V amour  (Froperce).  »  Cette  fièvre  en- 
laidit et  corrompt  tout  ce  que,  sous  d'autres  rapports,  il  y  a  de 
beau  et  de  bon  en  elles.  Tout  ce  que  fait  une  femme  jalouse,  si 
chaste,  si  bonne  ménagère  soit-elle,  a  quelque  chose  d'aigre  et 
d'importun  ;  elle  est  possédée  d'une  agitation  enragée  qui  indispose 
contre  elle,  produisant  un  effet  tout  contraire  à  ce  qu'elle  en  at- 
tend. Ce  fut  bien  le  cas,  à  Rome,  d'un  certain  Octavius  :  il  avait 
couché  avec  Pontia  Posthumia  ;  son  affection  pour  elle  s'accrut  par 
la  jouissance  qu'il  en  avait  eue.  Il  lui  adressa  instances  sur  instan- 
ces pour  qu'elle  consentit  à  l'épouser;  ne  pouvant  l'y  décider,  l'a- 
mour extrême  qu'elle  lui  inspirait,  le  porta  à  agir  comme  s'il  eût 
été  son  plus  cruel  et  mortel  ennemi,  il  la  tua.  —  Les  symptômes 
ordinaires  de  cette  maladie  inhérente  à  l'amour,  sont  de  même 
ordre  ;  ce  sont  des  haines  intestines,  de  sourdes  menées,  des  com- 
plots incessants  :  «  on  sait  jusqu'où,  peut  aller  la  fureur  d'une 
femme  (Vii^gile)  »;  c'est  une  rage  qui  se  ronge  elle-même,  d'autant 
plus  que,  pour  excuser  ses  méfaits,  elle  est  obligée  de  se  couvrir 
d'intentions  bienveillantes  à  l'égard  de  celui  qu'elle  poursuit. 

ESSAIS   DE  MONTAIGNE.   —  T.   UI.  15 


226  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

leli',  a  vnc  f?randc  eslcndiic.  Est-ce  la  volonté  que  nous  voulons 
qu'elles  brident?  C'est  vne  pièce  bien  soupple  et  actiue.  Elle  a 
beaucoup  de  promptitude  pour  la  pouuoir  arrester.  Comment?  si 
les  songes  les  engagent  par  fois  si  auant,  qu'elles  ne  s'en  puis- 
sent desdire.  Il  n'est  pas  en  elles,  ny  à  l'aduanture  en  la  chas- 
letc'  mesrae,  puis  qu'elle  est  femelle,  de  se  deffendre  des  concu- 
piscences et  du  désirer.  Si  leur  volonté  seule  nous  intéresse 
où  en  sommes  nous?  Imaginez  la  grand'  presse,  à  qui  auroit  ce 
priuilege,  d'estre  porté  tout  empenné,  sans  yeux,  et  sans  langue, 
sur  le  poinct  de  chacune  qui  l'accepteroit.  Les  femmes  Scythes 
creuoyent  les  yeux  à  touts  leurs  esclaues  et  prisonniers  de  guerre, 
pour  s'en  seruir  plus  librement  etcouuertement.  0  le  furieux  aduan- 
tage  que  l'opportunité!  Qui  me  demanderoit  la  première  partie  en 
l'amour,  ie  respondrois,  que  c'est  sçauoir  prendre  le  temps  :  la  se- 
conde de  mesme  :  et  encore  la  tierce.  C'est  vn  poinct  qui  peut  tout. 
l'ay  eu  faute  de  fortune  souuent,  mais  par  fois  aussi  d'entreprise. 
Dieu  gard'  de  mal  qui  peut  encores  s'en  moquer.  Il  y  faut  en  ce 
siècle  plus  de  témérité  :  laquelle  nos  ieunes  gens  excusent  sous  pré- 
texte de  chaleur.  Mais  si  elles  y  regardoyent  de  près,  elles  trouuc- 
royent  qu'elle  vient  plustost  de  mespris.  le  craignois  superstitieuse- 
ment d'offenser  :  et  respecte  volontiers,  ce  que  i'ayme.  Outre  ce 
qu'en  cette  marchandise,  qui  en  este  la  reuerence,  en  efface  le  lus- 
tre. I'ayme  qu'on  y  face  vn  peu  l'enfant,  le  craintif  et  le  seruiteur. 
Si  ce  n'est  du  tout  en  cecy,  i'ay  d'ailleurs  quelques  airs  de  la  sotte 
honte  dequoy  parle  PI utarque  :  et  en  a  esté  le  cours  de  ma  vie  blessé 
et  taché  diuersement.  Qualité  bien  mal  auenante  à  ma  forme  vni- 
ucrscllc.  Qu'est-il  de  nous  aussi,  que  sédition  et  discrepancc?  I'ay 
les  yeux  tendres  à  soustenir  vn  refus,  comme  à  refuser.  El  me  poise 
tant  de  poiser  à  autruy,  (ju'és  occasions  où  le  deuoir  me  force  des- 
sayer  la  volonté  de  quelqu'vn,  en  chose  doubteuse  et  qui  lui  cousle, 
ie  le  fais  maigrement  et  enuis.  Mais  si  c'est  pour  mon  particulier, 
(quoy  que  die  véritablement  Homère,  qu'à  vn  indigent  c'est  vne 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  227 

La  chasteté  est-elle  chez  la  femme  une  question  de  vo- 
lonté ?  Pour  réussir  auprès  d'elles  tout  dépend  des  occa- 
sions, et  il  faut  savoir  oser  ;  du  reste,  ce  que  nous  entendons 
leur  interdire  est  assez  mal  défini.  —  La  chasteté  est  un  devoir 
susceptible  d'une  grande  extension.  Est-ce  par  exemple  la  volonté  de 
la  femme  que,  par  elle,  nous  cherchons  à  maîtriser?  Si  c'est  sa  vo- 
lonté :  sa  souplesse,  sa  soudaineté  font  qu'elle  est  beaucoup  trop 
prompte  à  exécuter  ce  qu'elle  conçoit,  pour  que  la  chasteté  ait  pos- 
sibilité de  l'arrêter.  Un  songe  suffit  pour  l'engager  au  point  qu'elle 
ne  peut  se  dédire.  Il  n'est  pas  en  son  pouvoir  de  se  défendre  par 
elle-même  contre  les  concupiscences  et  les  désirs,  même  avec  l'aide 
de  la  chasteté  qui,  elle  aussi  du  sexe  féminin,  est  de  ce  fait  en  butte 
aux  mêmes  assauts.  Si,  seule,  sa  volonté  nous  importe,  où  cela 
nous  conduit-il?  Supposez  quelqu'un  de  nous,  sans  yeux  ni  langue, 
ayant  le  don  de  se  trouver  à  point  nommé,  ne  voyant  pas,  ne  par- 
lant pas,  dans  la  couche  de  toute  femme  disposée  à  lui  faire  bon 
accueil;  avec  quel  empressement  elles  le  rechercheraient!  Les 
femmes  scythes  ne  crevaient-elles  pas  les  yeux  à  leurs  esclaves  et 
à  leurs  prisonniers  de  guerre,  pour  pouvoir  en  user  plus  libre- 
ment et  sans  être  reconnues.  —  Oh!  quel  immense  avantage  que 
de  savoir  profiter  de  l'occasion.  A  qui  me  demanderait  ce  qui  im- 
porte le  plus  en  amour,  je  répondrais  que  c'est  tout  d'abord  de 
savoir  saisir  le  moment  opportun;  en  second  lieu  cela  encore, 
et,  en  troisième  lieu  toujours  cela.  C'est  de  là  que  tout  dépend.  — 
Il  m'est  arrivé  souvent  de  manquer  une  bonne  fortune;  parfois, 
pour  n'avoir  pas  été  assez  entreprenant;  que  Dieu  garde  de  tout 
mal  quiconque,  à  cet  égard,  en  est  encore  à  se  moquer  de  moi!  En 
ce  siècle,  il  faut  plus  de  témérité  que  je  n'en  ai,  témérité  dont  les 
jeunes  gens  s'excusent  en  la  mettant  sur  le  compte  de  la  chaleur 
qui  les  transporte,  mais  que,  si  elles  y  regardaient  de  près,  les 
femmes  reconnaîtraient  provenir  plutôt  du  mépris  qu'on  a  pour 
leur  vertu.  C'était  une  superstition  chez  moi  que  de  craindre  de  les 
offenser,  car  je  suis  porté  à  respecter  ce  que  j'aime;  de  plus,  indé- 
pendamment de  ce  qu'en  pareille  circonstance  un  manque  de  res- 
pect déprécie  la  faveur  qui  nous  est  faite,  j'aime  qu'on  s'y  comporte 
un  peu  comme  un  enfant,  qu'on  se  montre  timide  et  qu'on  soit  aux 
petits  soins.  —  J'ai  d'ailleurs,  sinon  toute,  du  moins  quelque  peu 
de  cette  honte  qui  est  sottise  dont  parle  Plutarque,  et  j'ai  eu  à  en 
pàtir  et  à  le  regretter  sous  maints  rapports  dans  le  cours  de  ma 
vie;  c'est  là  un  défaut  qui  s'accorde  assez  mal  avec  ma  nature  en 
général,  mais  ne  sommes-nous  pas  un  composé  de  sentiments  et 
d'idées  en  perpétuelle  contradiction?  J'ai  de  la  peine  quand  j'é- 
prouve un  refus,  comme  aussi  lorsque  c'est  moi  qui  refuse  ;  il  m'en 
coûte  tant  de  causer  de  la  contrariété  à  autrui,  que  dans  les  occa- 
sions où  c'est  un  devoir  pour  moi  d'essayer  de  décider  quelqu'un 
à  une  chose  qui  lui  est  pénible  et  où  l'hésitation  est  permise,  je 
n'insiste  que  faiblement  et  à  contre-cœur.  Dans  les  affaires  de  ce 
genre  où  je  suis  directement  intéressé,  bien  qu'Homère  dise  avec 


228  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

-soll(>  vcrlu  qiu'  la  liontc)  i'y  commets  ordinairement  vn  tiers,  qui 
roufîisse  en  ma  place  :  et  esconduis  ceux  qui  m'emploient,  de  pa- 
reille difficulté  :  si  (juil  mest  aduenu  par  fois,  d'auoir  la  volonté 
de  nier,  que  ie  n'en  auois  pas  la  force.  C'est  donc  folie,  d'essayer 
à  brider  aux  femmes  vn  désir  qui  leur  est  si  cuysant  et  si  naturel. 
Et  quand  io  les  oyo  se  vanter  d'auoir  leur  volonté  si  vierge  et  si 
froide,,  ie  me  moque  d'elles.  Elles  se  reculent  trop  arrière.  Si  c'est 
vne  vieille  esdentee  décrépite,  ou  vne  ieune  sèche  et  pulmonique  : 
s'il  n'est  du  tout  croyable,  aumoins  elles  ont  apparence  de  le  dire. 
Mais  celles  qui  se  meuuent  et  qui  respirent  encores,  elles  en  empi- 
rent leur  marché.  D'autant  que  les  excuses  inconsidérées  seruent 
d'accusation.  Comme  vn  Gentilhomme  de  mes  voysins,  qu'on  soup- 
çonnoit  d'impuissance  : 

Languidior  tenera  eut  pendens  sicula  beta, 
Numquam  se  mediam  sustulit  ad  tunicam  : 

trois  ou  quatre  iours  après  ses  nopces,  alla  iurer  tout  hard'ment, 
pour  se  iustitier,  qu'il  auoit  faict  vingt  postes  la  nuict  précédente  : 
dequoy  on  s'est  seruy  depuis  à  le  conuaincre  de  pure  ignorance,  et 
à  le  desmarier.  Outre,  que  ce  n'est  rien  dire  qui  vaille.  Car  il  n'y  a 
ny  continence  ny  vertu,  s'il  n'y  a  de  l'effort  au  contraire.  Il  est  vray, 
faut-il  dire,  mais  ie  ne  suis  pas  preste  à  me  rendre.  Les  saincts 
mesmes  parlent  ainsi.  S'entend,  de  celles  qui  se  vantent  en  bon 
escient,  de  leur  froideur  et  insensibilité,  et  qui  veulent  en  eslre 
creués  d'vn  visage  sérieux  :  car  quand  c'est  d'vn  visage  affeté,  où 
les  yeux  démentent  leurs  parolles,  et  du  iargon  de  leur  profession, 
qui  porte  coup  à  contrepoil,  ie  le  trouue  bon.  le  suis  fort  seruiteur 
de  la  nayfueté  et  de  la  liberté  :  mais  il  n'y  a  remède,  si  elle  n'est 
du  tout  niaise  ou  enfantine,  elle  est  inepte,  et  messeante  aux  dames 
en  ce  commerce  :  elle  gauchit  incontinent  sur  l'impudence.  Leurs 
desguisements  et  leurs  figures  ne  trompent  que  les  sots  :  le  mentir 
y  est  en  siège  d'honneur  :  c'est  vn  destour  qui  nous  conduit  à  la 
vérité,  par  vne  fauce  porte.  Si  nous  ne  pouuons  contenir  leur  ima- 
inalion,  que  voulons  nous  d'elles?  les  etfects?  Il  en  est  assez  qui 
csrhappent  à  toute  communication  estrangere,  par  lesquels  la 
chasteté  poult  estre  corrompue. 

Jllud  sape  facil,  quod  sine  leste  facil, 

El  ceux  que  nous  craignons  le  moins,  sont  à  l'auanture  les  plus  à 
craindre.  Leurs  péchez  muets  sont  les  pires. 


TRADUCTION.  -  LIV.  III,  CH.  V.  229 

raison  «  que  chez  un  indigent  la  honte  est  une  sotte  vertu  »,  je 
charge  d'ordinaire  un  tiers  de  subir  ce  désagrément  à  ma  place,  de 
même  que  je  décline  toute  mission  de  ce  genre  quand  on  veut  m'y 
employer;  car  ma  timidité  est  telle  sur  ce  point  qu'il  m'est  arrivé 
parfois  d'avoir  la  volonté  de  refuser  et  de  n'en  avoir  pas  la  force. 

Donc  c'est  folie  d'entreprendre  de  combattre  chez  les  femmes  un 
désir  si  cuisant  et  si  naturel.  Aussi  lorsque  je  les  entends  se  van- 
ter que,  de  par  leur  volonté,  leur  imagination  est  demeurée  vierge 
et  insensible,  je  me  moque  d'elles,  elles  reculent  par  trop.  Si  c'est 
une  vieille  décrépite,  n'ayant  plus  de  dents,  ou  une  jeune  qui  soit 
étique  et  s'en  aille  de  la  poitrine  qui  tient  ce  langage,  elles  peuvent 
avoir  l'apparence  de  dire  vrai  sans  toutefois  être  complètement 
à  croire;  mais  dans  la  bouche  de  celles  qui  se  meuvent  et  respirent 
encore,  c'est  vouloir  trop  prouver,  elles  n'en  rendent  leur  vertu 
que  plus  suspecte.  Les  excuses  inconsidérées  qu'elles  mettent  en 
avant  témoignent  contre  elles,  comme  il  arriva  à  un  gentilhomme 
de  mes  voisins  qu'on  soupçonnait  d'impuissance,  «  insensible  auxplus 
lascives  caresses,  jamais  il  n'avait  donné  le  moindre  signe  de  vigueur 
{Catulle)  i).  Trois  ou  quatre  jours  après  ses  noces,  ce  gentilhomme, 
pour  faire  croire  aux  moyens  qui  lui  manquaient,  jurait  sans  sour- 
ciller que  vingt  fois  dans  la  nuit  précédente  il  avait  approché  sa 
femme,  propos  dont  on  usa  depuis  pour  le  convaincre  que  jamais 
il  ne  l'avait  connue  et  casser  son  mariage.  Une  pareille  assertion  ne 
signifie  rien,  puisqu'il  ne  saurait  y  avoir  ni  continence  ni  vertu, 
qu'autant  qu'on  a  résisté  à  la  tentation  qui  pousse  à  y  manquer; 
la  seule  chose  qu'elles  soient  fondées  à  dire,  c'est  qu'elles  ne  sont 
pas  disposées  à  se  rendre  ;  les  saints  eux-mêmes  s'expriment  de  la 
sorte.  Je  parle  ici,  bien  entendu,  des  femmes  qui,  sachant  bien  ce 
qu'elles  disent,  se  vantent  de  leur  froideur  et  de  leur  insensibilité, 
et  veulent  qu'on  prenne  leurs  affirmations  au  sérieux  ;  car  je  n'y 
trouve  pas  à  redire  quand  cela  vient  de  celles  dont,  en  parlant 
ainsi,  le  visage  minaude  et  les  yeux  démentent  les  paroles  et  qui  no 
font  qu'user  d'une  forme  de  langage  qui  leur  est  propre,  où  tout  se 
qui  se  dit  est  à  prendre  à  contre-pied.  Je  suis  fort  épris  de  la  naï- 
veté et  de  la  liberté;  mais  il  n'y  a  pas  de  milieu,  et  il  faut  que  ces 
qualités  conservent  leur  simplicité  enfantine,  sinon  ce  n'est  plus 
qu'ineptie  fort  déplacée  en  pareil  cas  chez  des  dames  et  qui  tourne 
immédiatement  à  l'impudence.  Ces  formes  déguisées  qu'elles  em- 
ploient, aussi  bien  que  leurs  mines,  ne  trompent  que  les  sots  ;  le 
mensonge  y  occupe  une  place  d'honneur,  et,  bien  qu'avec  elles  on 
n'avance  que  par  voie  détournée,  on  n'en  arrive  pas  moins  à  la  vé- 
rité par  une  fausse  porte.  —  Puisque  nous  ne  pouvons  contenir 
l'imagination  de  la  femme,  que  voulons-nous  donc  d'elle?  Est-ce 
d'en  combattre  les  effets?  Mais  combien  sont  ignorés,  qui  n'en 
portent  pas  moins  atteinte  à  la  chasteté  :  «  Souvent  la  femme  fait  ce 
qui  peut  se  faire  sans  témoin  (Martial)  »  ;  ce  que  nous  craignons  le 
moins  est  parfois  ce  qui  est  le  plus  à  redouter;  et,  d'entre  leurs 
péchés,  ceux  que  rien  ne  trahit  sont  encore  les  pires  :  «  Je  hais 


230  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

Otfendor  mœcha  simpliciore  minu». 

Il  est  des  effecU,  qui  peuuent  perdre  sans  impudicité  leur  pudicilé  : 
et  qui  plus  est,  sans  leur  sçeu.  Obstetrix,  Virginia  cuiusdam  integrita- 
tem  manu  velut  cxplorans,  siue  maleuolentia,  siue  inscitin,  siuecasu, 
dum  inspicit,  perdidit.  Toile  a  adiré  sa  virginilr,  pour  l'auoir  cer- 
chee  :  telle  s'en  esbaltanl  l'a  tuée.  Nous  ne  sçaurions  leur  circons- 
crire précisément  les  actions  que  nous  leur  defTendons.  Il  faut  con- 
ceuoir  nostre  loy,  soubs  parolles  generalles  et  incertaines.  I/idee 
mesme  que  nous  forgeons  à  leur  chasteté  est  ridicule.  Car  entre  les 
extrêmes  patrons  que  l'en  aye,  c'est  Fatua  femme  de  Faunus,  qui 
ne  se  laissa  voir  oncques  puis  ses  nopces  à  masle  quelconque.  Et  la 
femme  de  Hieron,  qui  ne  sentoit  pas  son  mary  punais,  estimant  que 
ce  fust  vne  qualité  commune  à  tous  hommes.  Il  faut  qu'elles  deuien- 
nent  insensibles  et  inuisibles,  pour  nous  satisfaire.  Or  confessons 
que  le  neud  du  iugement  de  ce  deuoir,  gist  principallement  en  la 
volonté.  Il  y  a  eu  des  maris  qui  ont  souffert  cet  accident,  non  seu- 
lement sans  reproche  et  offence  enuers  leurs  femmes,  mais  auec 
singulière  obligation  et  recommandation  de  leur  vertu.  Telle,  qui 
aymoit  mieux  son  honneur  que  sa  vie,  l'a  prostitué  à  l'appétit  for- 
cené d'vn  mortel  ennemy,  pour  sauuer  la  vie  à  son  mary  :  et  a 
faict  pour  luy  ce  qu'elle  n'eust  aucunement  faict  pour  soy.  Ce  n'est 
pas  icy  le  lieu  d'estendre  ces  exemples  :  ils  sont  trop  hauts  et  trop 
riches,  pour  estre  représentez  en  ce  lustre  :  gardons-les  à  vn  plus 
noble  siège.  Mais  pour  des  exemples  de  lustre  plus  vulgaire  :  est-il 
pas  tous  les  iours  des  femmes  entre  nous  qui  pour  la  seule  vtilité 
de  leurs  maris  se  preslent,  et  par  leur  expresse  ordonnance  et  en- 
tremise? Et  anciennement  Phaulius  l'Argien  offrit  la  sienne  au  Roy 
Philippus  par  ambition  :  tout  ain-si  que  par  ciuilité  ce  Galba  qui 
auoit  donné  à  souper  à  Mecenas,  voyant  que  sa  femme  et  luy  com- 
mançoient  à  comploter  dœuillades  et  de  signes,  se  laissa  couler  sur 
.son  coussin,  représentant  vn  homme  aggraué  de  sommeil  :  pour  faire 
cspaulc  à  leurs  amours.  Ce  qu'il  aduoua  d'assez  bonne  grâce  :  car 
sur  ce  poinct,  vn  valet  ayant  pris  la  hardiesse  de  porter  la  main  sur 
les  vases,  qui  estoient  sur  la  table  :  il  luy  cria  tout  franchement  : 
Comment  coquin?  vois  tu  pas  que  ie  ne  dors  que  pour  Mecenas? 
Telle  a  les  mœurs  desbordees,  qui  a  la  volonté  plus  reformée  que 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  231 

moins  une  femme  vicieuse  lorsqu'elle  ne  dissimule  pas  ses  vices  (Mar- 
tial). »  Il  est  des  actes  qui  peuvent  les  déflorer,  sans  qu'il  y  ait  im- 
pudicité  de  leur  part,  et  qui  plus  est,  sans  qu'elles  s'en  doutent  : 
«  Il  est  telle  sage-femme  qui,  en  inspectant  de  la  main  si  une  jeune 
fille  est  vierge,  lui  en  fait  perdre  le  caractère,  soit  sciemment,  soit 
inconsciemment,  soit  par  accident  (S.  Augustin)  »;  cela  est  arrivé 
à  des  jeunes  filles  cherchant  à  se  rendre  compte,  à  d'autres  en  se 
jouant.  Nous  ne  saurions  circonscrire  avec  précision  ce  que  nous 
leur  défendons,  nous  ne  pouvons  formuler  nos  exigences  que  d'une 
façon  vague  et  générale  ;  parfois  même,  l'idée  que  nous  nous  faisons 
de  leur  chasteté  est  ridicule.  Parmi  les  exemples  les  plus  singuliers 
que  j'en  puis  donner,  je  citerai  celui  de  Fatua  femme  de  Faunus, 
qui,  après  ses  noces,  ne  laissa  plus  apercevoir  ses  traits  par  aucun 
homme,  et  celui  de  la  femme  de  Hiéron  qui  ne  s'apercevait  pas  que 
son  mari  exhalait  par  le  nez  une  odeur  désagréable,  s'imaginant 
que  c'était  là  une  particularité  commune  à  tous  les  hommes.  Pour 
que  nous  ayons  satisfaction,  il  faudrait  qu'elles  devinssent  insensi- 
bles et  invisibles. 

C'est  d'après  rintention  qu'il  faut  juger  si  la  femme 
manque  ou  non  k  ses  devoirs;  son  infidélité  ne  peut  tou- 
jours lui  être  reprochée;  et  puis,  quel  profit  retirons-nous 
de  prendre  trop  de  souci  de  la  sagesse  de  nos  femmes? 
—  Reconnaissons  donc  que  c'est  principalement  d'après  l'intention 
qu'il  faut  juger  s'il  y  a,  ou  non,  manquement  à  ce  devoir.  Il  y  a  des 
maris  qui  ont  éprouvé  ce  genre  d'infortune,  non  seulement  sans  le 
reprocher  à  leur  femme,  sans  y  voir  d'offense  de  leur  part,  mais 
en  leur  en  ayant  une  grande  obligation,  trouvant  même,  dans  leur 
conduite,  une  confirmation  de  leur  vertu  :  telle  qui  préférait  l'hon- 
neur à  la  vie,  s'est  prostituée  et  livrée  aux  embrassements  forcenés 
d'un  ennemi  mortel  pour  obtenir  la  vie  de  son  mari,  faisant  pour 
lui  ce  qu'elle  n'eût  jamais  fait  pour  elle-même.  Ce  n'est  pas  ici  le 
moment  d'en  citer  des  exemples  ;  ils  sont  d'une  nature  trop  élevée 
et  trop  riche  pour  prendre  place  dans  ce  cadre,  réservons-les  pour 
les  produire  en  plus  noble  exposition.  Mais,  parmi  ceux  inspirés 
par  des  considérations  plus  vulgaires,  ne  voyons-nous  pas  tous  les 
jours,  autour  de  nous,  des  femmes  qui  se  prêtent  pour  simplement 
être  utiles  à  leurs  maris,  parfois  sur  leur  ordre  exprès  et  par  leur 
entremise?  Dans  l'antiquité  Phaulius  d'Argos  offrit  la  sienne  par 
ambition  au  roi  Philippe;  et,  par  civilité,  un  certain  Galba,  qui 
avait  donné  à  souper  à  Mécène  et  voyait  sa  femme  et  son  hôte 
commencer  à  se  faire  les  yeux  doux  et  échanger  des  signes  d'in- 
telligence, se  laissa  aller  sur  son  coussin,  feignant  d'être  accablé 
de  sommeil,  pour  se  prêter  à  leurs  amours;  ce  qu'il  avoua  du 
reste  d'assez  bonne  grâce,  car  un  valet  ayant  été  assez  osé  pour,  à 
ce  moment,  faire  main  basse  sur  les  vases  qui  étaient  sur  la  table, 
il  lui  cria  sans  ambages  :  «  Comment,  coquin  !  tu  ne  vois  donc  pas 
que  ce  n'est  que  pour  Mécène,  que  je  suis  endormi?  »  —  H  y  a  des 
femmes  de  mœurs  légères,  dont  la  volonté  est  moins  contaminée 


232  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

n'a  cet'  autre,  qui  se  conduit  soubs  vne  apparence  réglée.  Comme 
nous  en  voyons,  qui  se  plaignent  d'auoir  esté  vouées  à  chasteté, 
auanl  Puage  de  cognoissance  :  l'en  ay  veu  aussi,  se  plaindre  véri- 
tablement, dauoir  esté  vouées  à  la  desbauche,  auant  Taage  de  co- 
gnoissance. Le  vice  des  parens  en  peut  estre  cause  :  ou  la  force  du 
besoing,  qui  est  vn  rude  conseiller.  Aux  Indes  Orientales,  la  chas- 
teté y  estant  en  singulière  recommandation,  l'vsage  pourtant  souf- 
froit,  qu'vne  femme  mariée  se  peust  abandonner  à  qui  luy  presen- 
toit  vn  éléphant  :  et  cela,  auec  quelque  gloire  d'auoir  esté  estimée 
à  si  haut  prix.  Phedon  le  philosophe,  homme  de  maison,  après  la 
prinse  de  son  pais  dElide,  feit  mestier  de  prostituer,  autant  qu'elle 
dura,  la  beauté  de  sa  ieunesse,  à  qui  en  voulut,  à  prix  d'argent, 
pour  en  viure.  Et  Solon  fut  le  premier  en  la  Grèce,  dit-on,  qui 
par  ses  loix,  donna  liberté  aux  femmes  aux  despens  de  leur  pudi- 
cité  de  prouuoir  au  besoing  de  leur  vie  :  coustume  qu'Hérodote 
dit  auoir  esté  receuë  auant  luy,  en  plusieurs  polices.  Et  puis,  quel 
fruit  de  cette  pénible  sollicitude?  Car  quelque  iustice,  qu'il  y  ayt 
en  cette  passion,  encore  faudroit-il  voir  si  elle  nous  charie  vtile- 
ment.  Est-il  quelqu'vn,  qui  les  pense  boucler  par  son  industrie? 

Potie  serara,  cohibe  :  scd  guis  custodiet  ipsos 
Custodes?  cauta  est,  et  ah  iîlis  incipit  vxor. 

Quelle  commodité  ne  leur  est  suffisante,  en  vn  siècle  si  sçauant? 
La  curiosité  est  vicieuse  par  tout  :  mais  elle  est  pernicieuse  icy. 
C'est  folie  de  vouloir  s'esclaircir  d'vn  mal,  auquel  il  n'y  a  point  de 
médecine,  qui  ne  l'empire  et  le  rcngrege  :  duquel  la  honte  s'aug- 
mente et  se  publie  principalement  par  la  ialousie  :  duquel  la  ven- 
geance blesse  plus  nos  enfans,  qu'elle  ne  nous  guérit.  Vous  assé- 
chez et  mourez  à  la  queste  d'vne  si  obscure  vérification.  Combien 
piteusement  y  sont  arriucz  ceux  de  mon  temps,  qui  en  sont  venus  à 
bout?  Si  l'aduertisseur  n'y  présente  quand  et  quand  le  remède  et 
son  secours,  c'est  vn  aduertissement  iniurieux,  et  qui  mérite  mieux 
vn  coup  de  poignard,  que  ne  faict  vn  démentir.  On  ne  se  moque  pas 
moins  de  celuy  qui  est  en  peine  d'y  pouruoir,  que  de  celuy  qui 
l'ignore.  Le  rharaclnre  do  la  cornardise  est  indélébile  :  à  qui  il  est 
vne  fois  attaché,  il  lest  tousiours.  Le  chasliement  l'exprime  plus, 
que  la  faute.  Il  faict  beau  voir,  arracher  de  l'ombre  et  du  double, 
nos  malheurs  priuez,  pour  les    trompeter  en  eschaffaux    tragi- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  233 

que  chez  d'autres  qui  ont  une  conduite  d'apparence  plus  régulière. 
Il  y  en  a  qui  se  plaignent  d'avoir  été  vouées  à  la  chasteté  avant 
d'avoir  atteint  l'âge  où  elles  ont  eu  leur  pleine  connaissance  ;  de 
même  j'en  ai  vu  se  plaindre,  en  toute  sincérité,  d'avoir  été  livrées 
à  la  débauche  avant  cet  âge  :  peut-être  était-ce  par  la  faute  de  pa- 
rents vicieux,  peut-être  par  la  misère  qui  est  un  rude  conseiller. 
Aux  Indes  orientales,  où  la  chasteté  est  particulièrement  en  hon- 
neur, il  était  admis  par  l'usage  qu'une  femme  mariée  pouvait  s'a- 
bandonner à  qui  lui  faisait  présent  d'un  éléphant  ;  la  gloire  d'être 
estimée  un  si  haut  prix,  l'excusait.  Le  philosophe  Phédon,  qui 
était  de  bonne  famille,  fit  métier,  pour  vivre,  après  la  conquête  de 
l'Elide  son  pays,  de  se  prostituer  contre  argent  comptant,  à  qui 
voulut  de  lui,  et  cela  dura  aussi  longtemps  que  sa  beauté  le  lui 
permit.  Solon  fut,  dit-on,  le  premier  qui,  en  Grèce,  concéda  aux 
femmes,  par  ses  lois,  la  liberté  de  pourvoir  par  la  prostitution  aux 
besoins  de  l'existence,  coutume  qui,  dit  Hérodote,  avait  été  intro- 
duite avant  lui  dans  les  institutions  de  plusieurs  peuples.  —  Fina- 
lement, quel  fruit  nous  rapporte  ce  souci  qui  nous  est  si  pénible? 
si  fondée  que  soit  notre  jalousie,  encore  faudrait-il  voir  si  cette 
passion  nous  torture  utilement?  Eh  bien,  est-il  quelqu'un  qui  pense 
avoir  un  moyen  efficace  de  maîtriser  la  femme?  «  Mettez-la  sous 
clef,  donnez-lui  des  gardiens;  mais  qui  les  gardera  eux-mêmes? Elle 
est  rusée,  c'est  par  eux  qu'elle  commencera  {Juvénal)  »  ;  la  moindre 
facilité,  en  ce  siècle  si  raffiné,  lui  suffit  pour  échapper. 

Il  vaut  mieux  ignorer  que  connaître  leur  mauvaise  con- 
duite; un  honnête  homme  n^est  pas  moins  estimé  parce  que 
sa  femme  le  trompe  ;  c'est  un  mal  qu'il  faut  garder  secret. 
Mais  c'est  là  un  conseil  qu'une  femme  jalouse  ne  saurait 
admettre,  tant  cette  passion,  qui  l'amène  à  rendre  la  vie 
intolérable  à  son  mari,  la  domine  une  fois  qu'elle  s'est  em- 
parée d'elle.  —  La  curiosité  est  toujours  un  défaut,  mais  ici,  elle 
est  pernicieuse  :  c'est  folie  de  vouloir  s'éclairer  sur  un  mal  qui  ne 
comporte  pas  de  traitement  qui  ne  l'accroisse  et  ne  l'aggrave,  dont 
la  honte  s'augmente  et  acquiert  de  la  publicité  surtout  parla  jalou- 
sie, dont  la  vengeance  qu'on  en  tire  blesse  plus  nos  enfants  qu'elle 
ne  nous  guérit.  Vous  vous  desséchez,  vous  mourrez  à  la  peine,  en 
voulant  élucider  une  question  aussi  malaisée  à  vérifier.  Combien  pi- 
teusement y  sont  arrivés  ceux  qui,  de  mon  temps,  en  sont  venus  à 
bout!  Si  celui  qui  vous  dénonce  l'infidélité  de  votre  femme  ne  vous 
apporte  en  même  temps  le  remède  qui  vous  tire  d'embarras,  l'avis 
qu'il  vous  donne  constitue  une  injure  qui  mérite  plus  un  coup  de 
poignard  que  s'il  vous  donnait  un  démenti.  On  ne  se  moque  pas 
moins  de  celui  qui  se  met  en  peine  de  se  venger,  que  de  celui  qui 
ignore;  la  tache  d'un  mari  trompé  est  indélébile,  celui  qui  une  fois 
Ta  été  l'est  pour  toujours;  le  châtiment  affirme  son  infortune  plus 
encore  que  ne  le  fait  la  faute  elle-même.  Il  est  étrange  de  voir 
arracher  de  l'ombre  et  du  doute  nos  malheurs  privés  et,  en  leur 
donnant  des  conséquences  tragiques,  les  publier  en  quelque  sorte  à 


234  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

qucs  :  et  malheurs,  qui  ne  pinsent,  que  par  le  rapport.  Car  bonne 
femme  et  bon  mariage,  se  dit,  non  de  qui  Test,  mais  duquel  on  se 
taist.  Il  faut  cstre  ingénieux  à  euiter  cette  ennuyeuse  et  inutile  co- 
gnoissance.  Et  auoyent  les  Romains  en  coustume,  reuenans  de 
voyage,  d'enuoyer  au  deuant  en  la  maison,  faire  sçauoir  leur  ar- 
riuee  aux  femmes,  pour  ne  les  surprendre.  Et  pourtant  a  introduit 
certaine  nation,  que  le  prestro  ouure  le  pas  à  Tespousee,  le  iour 
des  nopces  :  pour  oster  au  marié,  le  double  et  la  curiosité,  de  cer- 
cher  en  ce  premier  essay,  si  elle  vient  à  luy  vierge,  ou  blessée 
d'vne  amour  estrangere.  Mais  le  monde  en  parle.  le  sçay  cent 
honnestes  hommes  coquus,  honnestement  et  peu  indécemment.  Vn 
galant  homme  en  est  pleint,  non  pas  desestimé.  Faites  que  vostre 
vertu  estoufTe  votre  malheur  :  que  les  gens  de  bien  en  maudissent 
l'occasion  :  que  celuy  qui  vous  offence,  tremble  seulement  à  le 
penser.  Et  puis,  de  qui  ne  parle  on  en  ce  sens,  depuis  le  petit 
iusques  au  plus  grand? 

Tôt  qui  legionibus  imperitauit. 
Et  tnelior  quàm  tu  muUis  fuit,  improbe,  rébus. 

Voys  tu  qu'on  engage  en  ce  reproche  tant  d'honnestes  hommes  en 
la  présence,  pense  qu'on  ne  t'espargne  non  plus  ailleurs.  Mais 
iusques  aux  dames  elles  s'en  moqueront.  El  dequoy  se  moquent 
elles  en  ce  temps  plus  volontiers,  que  d'vn  mariage  paisible  et  bien 
composé?  Chacun  de  vous  a  fait  quelqu'vn  coqu  :  or  nature  est 
toute  en  pareilles,  en  compensation  et  vicissitude.  La  fréquence  de 
cet  accident,  en  doibt  mes-huy  auoir  modéré  l'aigreur  :  le  voyla 
tantost  passé  en  coustume.  Misérable  passion,  qui  a  cecy  encore, 
d'estre  incommunicable. 

Fors  etiam  nostris  inuidit  questibus  aures. 

Car  à  quel  amy  osez  vous  fier  vos  doléances  :  qui,  s'il  ne  s'en  rit, 
ne  s'en  serue.  d'acheminement  et  d'instruction  pour  prendre  luy- 
mesme  sa  part  à  la  curée?  Les  aigreurs  comme  les  douceurs  du 
mariage  se  tiennent  secrettes  par  les  sages.  Et  parmy  les  autres 
importunes  conditions,  ([ui  se  trouucnt  en  iceluy,  cette  cy  à  vn 
homme  languager,  comme  ie  suis,  est  des  principales  :  que  la  cous- 
tume rende  indécent  et  nuisible,  qu'on  communique  à  personne 
tout  ce  qu'on  en  sçait,  et  qu'on  en  sent.  De  leur  donner  mesme 
conseil  à  elles,  pour  les  desgouter  de  la  ialousie,  ce  seroit  temps 
perdu  :  leur  essence  est  si  confite  en  soupçon,  eu  vanité  et  en  cu- 
riosité, que  de  les  guaiir  par  voye  légitime,  il  nt;  faul  pas  ICsperer. 
Elles  s'amendent  souucnt  de  cet  inconucnient,  par  vut;  foi-me  de 
santé,  beaucoup  plus  à  craindre  que  n'est  la  maladie  mesmc.  Car 


i 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  238 

son  de  trompe;  d'autant  que  ce  sont  des  malheurs  que  nous  ne 
ressentons  que  par  la  connaissance  que  nous  en  avons,  car  «  Bonne 
femme  »  et  «  Bon  ménage  »  se  disent  non  de  qui  lest,  mais  de  qui 
l'on  se  tait.  Il  y  a  plus  d'esprit  à  éviter  cette  ennuyeuse  et  inutile 
connaissance;  aussi  les  Romains  avaient-ils  coutume,  lorsqu'ils 
revenaient  de  voyage,  de  se  faire  précéder  chei  eux  de  quelqu'un 
chargé  d'annoncer  leur  arrivée  à  leurs  femmes,  afin  de  ne  pas  les 
surprendre.  C'est  aussi  pour  cela  que  chez  certaine  nation,  avait  été 
établi  l'usage  que  le  prêtre  couchât  le  premier  avec  la  mariée,  le 
jour  des  noces,  pour  ôter  au  mari  le  doute  et  la  curiosité  de  cher- 
cher à  savoir,  dès  ses  premiers  rapports  avec  elle,  si  elle  lui  venait 
vierge,  ou  déflorée  par  un  autre  qui  l'aurait  possédée  avant  lui. 

Mais,  dira-t-on,  il  y  a  les  propos  du  monde.  Je  sais  cent  honnêtes 
gens  qui  sont  des  maris  trompés,  sans  qu'on  en  parle,  ni  que  cela 
ait  fait  esclandre.  On  plaint  un  galant  homme  auquel  cela  arrive, 
mais  l'estime  qu'on  a  pour  lui  n'en  est  pas  altérée.  Faites  donc 
qu'en  raison  de  votre  vertu  votre  infortune  passe  inaperçue,  que  les 
gens  de  bien  vous  gardent  leur  sympathie,  et  qu'à  celui  qui  vous 
a  outragé  la  pensée  en  soit  odieuse.  Et  puis,  à  qui,  depuis  le  plus 
petit  jusqu'au  plus  grand,  «jusqu'au  général  qui  a  commandé  tant 
de  légions  et  qui,  en  tout,  est  supérieur  à  un  misérable  comme  toi  (Lu- 
crèce) ^i,  ne  prête-t-on  pas  pareille  mésaventure?  C'est  une  impu- 
tation qu'en  ta  présence  tu  vois  adresser  à  tant  de  personnes  ho- 
norables, que  tu  peux  bien  penser  que  tu  ne  dois  pas  être  épargné 
quand  tu  n'es  pas  là.  Il  n'est  pas  jusqu'aux  dames  qui  n'en  plaisan- 
tent; mais  de  quoi  plaisante-t-on  davantage,  en  ces  temps-ci,  si  ce 
n'est  d'un  ménage  paisible  et  bien  assorti?  Chacun  de  vous  a  infligé 
cet  affront  à  quelqu'un  :  attendez-vous  à  la  pareille,  car  compensa- 
tions et  représailles  sont  dans  l'ordre  naturel  des  choses.  La  fré- 
quence de  cet  accident  doit  aujourd'hui  en  tempérer  l'amertume, 
car  il  est  presque  passé  en  coutume. 

Malheureuse  passion  !  qui  a  encore  le  désagrément  qu'on  ne  peut 
s'en  entretenir  avec  autrui  :  ((  Le  sort  nous  envie  jusqu'à  la  consola- 
tion de  faire  entendre  nos  plaintes  (Catulle)  !  »  A  quel  ami,  en  effet, 
confier  nos  doléances  sans  que,  s'il  n'en  rit,  cela  ne  lui  donne  l'idée 
et  ne  le  renseigne  sur  la  possibilité  de  prendre  part,  lui  aussi,  à  la 
curée!  Les  sages  gardent  le  secret  sur  les  amertumes  comme  sur 
les  douceurs  du  mariage;  et,  parmi  les  désagréments  que  présente 
le  cas  qui  nous  occupe,  l'un  des  principaux  pour  un  homme  bavard, 
comme  je  le  suis,  c'est  qu'il  est  dans  les  usages  qu'il  est  indécent 
de  communiquer  à  des  tiers  ce  que  l'on  en  sait  et  ce  que  l'on  en 
ressent,  et  qu'il  y  a  même  inconvénient  à  le  faire. 

Ce  serait  temps  perdu  que  de  donner  ce  même  conseil  aux  fem- 
mes pour  les  dégoûter  d'être  jalouses;  elles  sont  par  nature  si 
soupçonneuses,  si  frivoles,  si  curieuses,  qu'il  ne  faut  pas  espérer 
les  guérir  en  les  traitant  suivant  les  règles.  Elles  se  corrigent  sou- 
vent de  ce  défaut,  mais  en  revenant  à  la  santé  dans  des  conditions 
beaucoup  plus  à  redouter  que  n'était  la  maladie  elle-même  ;  car  il 


236  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

comme  il  y  a  dos  enchantemcns,'qiii  ne  sçauent  pas  oster  le  mal, 
qu'en  le  rechargeant  à  vn  autre,  elles  reiettent  ainsi  volontiers 
cette  fleure  à  leurs  maris,  quand  elles  la  perdent.  Toutcsfois  à  dire 
vray,  ie  ne  sçay  si  on  pont  souffrir  d'elles  pis  que  la  ialousie.  C'est 
la  plus  dangereuse  de  leurs  conditions,  comme  de  leurs  membres, 
la  teste.  Pittacus  disoit,  que  chacun  auoit  son  défaut  :  que  le  sien 
estoit  la  mauuaise  teste  de  sa  femme  :  hors  cela,  il  s'estimeroit  de 
tout  point  heureux.  C'est  vn  bien  poisant  inconuenient,  duquel  vn 
personnage  si  iuste,  si  sage,  si  vaillant,  sentoit  tout  Testât  de  sa 
vie  altéré.  Que  deuons  nous  faire  nous  autres  hommenets?  Le  Sénat 
de  Marseille  eut  raison,  d'interiner  sa  requcste  à  celuy  qui  deman- 
doit  permission  de  se  tuer,  pour  s'exempter  de  la  tempeste  de  sa 
femme  :  car  c'est  vn  mal,  qui  ne  s'emporte  iamais  qu'en  emportant 
la  pièce  :  et  qui  n'a  autre  composition  qui  vaille,  que  la  fuitte,  ou 
la  souffrance  :  quoy  que  toutes  les  deux,  tres-difficiles.  Celuy  là  s'y 
entendoit,  ce  me  semble,  qui  dit  qu'vnbon  mariage  se  dressoit  d'vne 
femme  aueugle,  auec  vn  mary  sourd.  Regardons  aussi  que  cette 
grande  et  violente  aspreté  d'obligation,  que  nous  leur  enioignons, 
ne  produise  deux  effects  contraires  à  nostre  fin  :  à  sçauoir,  qu'elle 
aiguise  les  poursuyuants,  et  face  les  femmes  plus  faciles  à  se  ren- 
dre. Car  quant  au  premier  point,  montant  le  prix  de  la  place,  nous 
montons  le  prix  et  le  désir  de  la  conqueste.  Seroit-ce  pas  Venus 
mesme,  qui  eust  ainsi  finement  haussé  le  cheuet  à  sa  marchandise, 
par  le  maquerelage  des  loix  :  cognoissant  combien  c'est  vn  sot  des- 
duit,  qui  ne  le  fcroit  valoir  par  fantasie  et  par  cherté?  En  fin  c'est 
toute  chair  de  porc,  que  la  sauce  diuersifie,  comme  disoit  l'hoste 
de  Flaminius.  Cupidon  est  vn  Dieu  félon.  Il  fait  son  ieu,  à  luitter  la 
deuotion  et  la  iustice.  C'est  sa  gloire,  que  sa  puissance  chocque 
tout'  autre  puissance,  et  que  toutes  autres  règles  cèdent  aux 
siennes. 

Materiam  culpae  prosequilùrque  suœ. 

Et  quant  au  second  poinct  :  serions  nous  pas  moins  coqus,  si  nous 
ciaignions  moins  de  l'estre?  suyuant  la  complexion  des  femmes  :  car 
la  deffence  les  incite  et  conuie. 

Vbi  velis  nolunt,  vbi  nolis  volunt  vltrà  : 
Concesêa  pudet  ire  via. 

Quelle  meilleuie  inlerpretalion  Irouuorions  nous  au  faict  do  Mes- 
salina?  Elle  fit  au  commencement  son  mary  coqu  à  cachetés, 
comme  il  se  faict  :  mais  conduisant  ses  parties  trop  aysément,  pai- 


a 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  237 

en  est  ici  comme  de  ces  enchanlemenls  qui  ne  vous  débarrassent 
de  votre  mal  qu'en  le  transmettant  à  un  autre  :  quand  cette  fièvre 
les  quitte,  c'est  d'ordinaire  qu'elles  la  passent  à  leurs  maris.  — Je  ne 
sais,  à  vrai  dire,  si  quelque  chose  peut  nous  faire  plus  souffrir  que 
leur  jalousie  ;  c'est  le  plus  dangereux  état  d'esprit  en  lequel  elles 
peuvent  se  trouver,  comme  la  tête  est  des  parties  de  leur-  corps  ce 
qu'elles  ont  de  pire.  Pittacus  disait  que  «  chacun  avait  son  infîr- 
mRé  ;  que  la  sienne  c'était  la  mauvaise  tète  de  sa  femme,  et  que, 
n'était  cela,  il  s'estimerait  heureux  sous  tous  rapports  ».  C'est  un 
bien  grand  inconvénient;  et  s'il  a  pesé  si  lourdement  sur  l'existence 
d'un  homme  si  juste,  si  sage,  si  vaillant,  que  toute  sa  vie  il  en  ait 
souffert,  qu'en  advient-il  de  nous  qui  sommes  de  si  minces  person- 
nages? —  Le  sénat  de  Marseille  jugea  sainement,  en  accédant  à  la 
requête  de  ce  mari  qui  demandait  l'autorisation  de  se  tuer  pour 
échapper  à  la  vie  infernale  que  lui  faisait  sa  femme,  car  c'est  là 
un  mal  qui  ne  disparaît  qu'en  emportant  la  pièce  et  auquel  il  n'est 
d'autre  expédient  que  la  fuite  ou  la  souffrance,  solutions  toutes 
deux  également  fort  difficiles.  Celui-là  s'y  entendait,  ce  me  semble, 
qui  a  dit  que  «  pour  qu'un  mariage  soit  bon,  il  faut  la  femme  aveu- 
gle et  le  mari  sourd  ». 

Un  mari  ne  gagne  rien  à  user  de  trop  de  contrainte  en- 
vers sa  femme  ;  toute  gêne  aiguise  les  désirs  de  la  femme 
et  ceux  de  ses  poursuivants.  —  Prenons  garde  d'un  autre  côté 
que  ces  obligations  que  nous  leur  imposons,  par  l'extension  et  la  ri- 
gueur que  nous  y  mettons,  ne  conduisent  à  deux  résultats  contraires 
à  ce  que  nous  nous  proposons  :  qu'elles  ne  soient  un  stimulant  pour 
ceux  qui  les  harcèlent  de  leurs  poursuites,  et  qu'elles-mêmes  n'en 
deviennent  que  plus  faciles  à  se  rendre.  —  Pour  ce  qui  est  du  pre- 
mier point,  par  ce  fait  que  nous  augmentons  la  valeur  de  la  femme, 
nous  surexcitons  le  désir  de  la  conquérir  et  ajoutons  au  prix  qu'on 
y  attache.  Ne  serait-ce  pas  Vénus  qui  a  ainsi  fait  adroitement  ren- 
chérir sa  marchandise,  sachant  bien  qu'on  transgresserait  ces  lois 
qui,  par  leurs  sottes  exigences,  ne  font  que  surexciter  l'imagina- 
tion et  surélever  les  prix,  car  en  somme,  pour  me  servir  de  l'ex- 
pression de  l'hôte  de  Flaniinius  :  toutes  tant  qu'elles  sont,  ne  sont 
qu'un  même  gibier  que  différencie  seule  la  sauce  qui  l'accompagne. 
Cupidon  est  un  dieu  rebelle,  il  met  son  plaisir  à  lutter  contre  la 
4évotion  et  la  justice,  et  sa  gloire  à  opposer  sa  toute-puissance  à 
toute  autre  puissance  que  ce  soit,  à  ce  que  toute  règle  cède  devant 
la  sienne  :  «  Sans  cesse  il  cherche  l'occasion  de  nouveaux  excès 
(Ovide).  »  —  Quant  au  second  point,  serions-nous  autant  trompés,  si 
nous  craignions  moins  de  l'être?  C'est  dans  le  tempérament  de  la 
femme;  mais  la  défense  même  qui  lui  en  est  faite  l'y  incite  et  l'y 
convie  :  «  Voulez-vous,  elles  ne  veulent  plus  ;  ne  voulez-vous  plus,  elles 
veulent  [Tacite);  il  leur  répugne  de  suivre  une  route  qui  leur  est  per- 
mise (Lucain).  »  Quelle  meilleure  preuve  en  avons-nous  que  le  fait  de 
Messaline,  l'épouse  de  Claude?  Au  début,  elle  trompe  son  mari  en 
cachette,  ainsi  que  cela  se  fait;  mais  la  stupidité  de  celui-ci  lui 


238  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

la  stupidité  «iiii  estoil  en  luy,  elle  desdaigna  soudain  cet  vsage  :  la 
voyla  à  faire  l'amour  à  la  dcscouuerte,  aduoûer  des  seruiteurs,  les 
entretenir  et  les  fauoriser  à  la  veiie  d'vn  chacun.  Elle  vouloit  qu'il 
s'en  ressentisl.  Cet  animal  no  se  pouuant  esueiller  pour  tout  cela, 
cl  luy  rendant  ses  plaisirs  mois  et  fades,  par  cette  trop  lasche  faci-  • 
lité,  par  laquelle  il  senibloit  qu'il  les  authorisast  et  legitimast  :  que 
fil  elle?  Femme  d'vn  Empereur  saiii  et  viuant,  et  à  Rome,  au  théâ- 
tre du  monde,  en  plein  midy,  en  feste  et  cérémonie  publique,  et 
auec  Silius,  duquel  elle  iouyssoit  long  temps  deuant,  elle  se  marie 
vn  iour  que  son  mary  estoit  hors  de  la  ville.  Semble-il  pas  quelle  i 
s'acheminast  à  deuenir  chaste,  par  la  nonchallance  de  son  mary? 
Ou  qu'elle  cherchast  vn  autre  mary,  qui  luy  aiguisast  l'appétit  par 
sa  ialousie,  et  qui  en  luy  insistant,  l'incitast?  Mais  la  première  dif- 
ficultr  qu'elle  rencontra,  fut  aussi  la  dernière.  Cette  beste  s'esueilla 
en  sursaut.  On  a  souuent  pire  marché  de  ces  sourdaux  endormis. 
l'ay  veu  par  expérience,  que  cette  extrême  souffrance,  quand  elle 
vient  à  se  desnoiier,  produit  des  vengeances  plus  aspres.  Car  pre- 
nant feu  tout  à  coup,  la  cholere  et  la  fureur  s'emmoncelant  en  vn, 
esclatte  tous  ses  efforts  à  la  première  charge. 

Irarûmque  omnes  effundit  habenas.  ■», 

Il  la  fit  mourir,  et  grand  nombre  de  ceux  de  son  intelligence  : 
iusques  à  tel  qui  n'en  pouuoit  mais,  et  qu'elle  auoit  conuié  à  son 
lict  à  coups  d'escourgee.  Ce  que  Virgile  dit  de  Venus  et  de  Vul- 
can,  Lucrèce  l'auoit  dict  plus  sortablement,  d'vne  iouyssance  des- 
robee,  d'elle  et  de  Mars. 

Belli  fera  mœnera  Mauors 
Armipotens  régit,  in  gremium  qui  saepe  tuum  se 
Reiicit,  œlerno  deuinclus  vulnere  amoris 
l'ascit  nmore  auidos  inhian»  in  te,  Dea,  visus, 
Eque  luo  pendet  resupini  spiritus  ore  :  3 

Hune  tu,  Diua,  luo  recubantem  corpore  sanclo 
Circumfusa  super,  suaueis  ex  ore  loquelaa 
Funde. 

guand  ie  rumine  ce,  reiicit,  pascit,  inhians,  molli,  fouet,  medullas, 
labefacta,  pendet^  percurrit,  et  cette  noble,  circumfusa,  m  ère  du     . 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  239 

rendant  ses  intrigues  trop  faciles,  subitement  elle  dédaigne  d'ob- 
server cet  usage  et  la  voilà  qui  se  met  à  faire  l'amour  à  découvert, 
avouant  ses  amants,  les  entretenant,  leur  donnant  ses  faveurs  à  la 
vue  de  tous  ;  elle  veut  que  son  époux  en  prenne  ombrage.  Mais  rien 
de  tout  cela  ne  pouvant  donner  l'éveil  à  cette  brute,  et  la  trop  lâche 
facilité  avec  laquelle  il  tolérait  ses  débordements,  qu'il  paraissait 
autoriser  et  légitimer,  ôtant  à  ses  plaisirs  leur  saveur  et  leur  pi- 
quant, que  fait-elle?  Femme  d'un  empereur  plein  de  vie  et  de  santé, 
à  Rome,  en  plein  midi,  à  la  face  du  monde  entier,  au  milieu  des 
fêtes  et  au  cours  d'une  cérémonie  publique,  un  jour  que  son  mari 
était  absent  de  la  ville,  elle  épouse  Silius  qui  depuis  longtemps 
déjà  était  son  amant  !  Ne  semble-t-il  pas  que  la  nonchalance  de  son 
mari  l'amenait  à  devenir  chaste,  ou  qu'elle  cherchait,  en  en  épousant 
un  autre,  à  accroître  en  elle  l'ardeur  de  ses  propres  désirs  par  la 
jalousie  qu'elle  inspirerait  à  ce  second^  époux,  qu'elle  surexciterait  à 
son  tour  en  lui  résistant?  Mais  la  première  difficulté  à  laquelle  elle 
se  heurta  fut  aussi  la  dernière.  La  bête  s'éveilla  en  sursaut  et,  comme 
il  n'y  a  de  pire  que  d'avoir  affaire  à  ces  gens  qui  font  les  sourds 
et  semblent  endormis,  qu'en  outre,  ainsi  que  j'en  ai  fait  l'expérience, 
cette  patience  excessive,  quand  elle  vient  à  prendre  fin,  se  traduit 
par  des  vengeances  qui  n'en  sont  que  plus  âpres,  parce  que,  prenant 
feu  subitement,  la  colère  et  la  fureur  qui  se  sont  accumulées  en 
nous  éclatent  du  premier  coup  avec  toute  leur  intensité;  «  lâchant 
la  bride  à  ses  transports  {Virgile)  »,  Claude  la  fit  mettre  à  mort,  elle 
et  un  grand  nombre  de  ceux  auxquels  elle  s'était  donnée,  y  compris 
certains  qui  n'en  pouvaient  mais,  à  l'égard  desquels  elle  avait  dû  em- 
ployer le  fouet  pour  les  décider  à  venir  prendre  place  dans  son  lit. 
Lucrèce  a  peint  les  amours  de  Vénus  et  de  Mars  avec 
des  couleurs  plus  naturelles  que  Virgile  décrivant  les 
rapports  matrimoniaux  de  Vénus  et  de  Vulcain;  quelle 
vigueur  dans  ces  deux  tableaux  si  expressifs!  Caractère 
de  la  véritable  éloquence.  —  Ce  que  Virgile  dit  des  rapports 
matrimoniaux  de  Vénus  et  de  Vulcain,  Lucrèce  l'avait  exprimé  avec 
plus  de  naturel  encore  en  décrivant  ses  moments  d'abandon  entre 
elle  et  Mars  :  «  Souvent  le  dieu  des  combats,  le  redoutable  Mars, 
enivré  de  ton  amour,  se  départit  de  sa  fierté  et  s'effondre  dans  tes 
bras...  Penché  avidement  sur  ton  sein,  son  souffle  suspendu  à  tes 
lèvres,  il  ne  peut  assez  se  repaitt^e  de  la  vue  de  tes  charmes.  Alors  que 
tu  le  tiens  enlacé  de  to7i  beau  corps,  o  déesse,  c'est  le  moment  oppor- 
tun pour  lui  parler  en  faveur  des  Romains  (Lucrèce).  »  —  Quand  me 
reviennent  à  l'esprit  les  mots  employés  par  ces  deux  poètes  et  dont 
la  traduction  atténue  si  notablement  l'expression  :  reiicit  (s'etfon- 
dre  dans  tes  bras),  — pascit  (il  ne  peut  assez  se  repaître  de  tes  char- 
mes), —  pudet,  inhians  (penché  avidement  sur  ton  sein,  son  souffle 
suspendu  à  tes  lèvres),  —  molli  favet  (l'échauffé  dans  un  tendre 
embrassement),  —  medullas,  labefacta  (la  chaleur  l'envahit  de  par- 
tout et  le  pénètre  jusqu'à  la  moelle  des  os),  —  percurrit  (sillonné 
de  ses  rubans  de  feu),  —  et  ce  circumfusa  (tu  le  tiens  enlacé)  si 


240  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

gentil  infusus,  iay  desdain  de  ces  menues  pointes  et  allusions  ver- 
balles,  qui  nasquircnl  depuis.  A  ces  bonnes  gens,  il  ne  falloit  d'ai- 
guë et  subtile  rencontre.  Leur  langage  est  tout  plein,  et  gros  d'vne 
vigueur  naturelle  et  constante.  Us  sont  tout  epigramme  :  non  la 
queue  seulement,  mais  la  teste,  l'estomach,  et  les  pieds.  11  n'y  a  . 
rien  d'efforcé,  rien  de  traînant  :  tout  y  marche  d'vne  pareille  te- 
neur. Contextus  totus  virilis  est,  non  sunt  circa  flosculos  occupati.  Ce 
n'est  pas  vne  éloquence  molle,  et  seulement  sans  offence  :  elle  est 
nerueuse  et  solide,  qui  ne  plaist  pas  tant,  comme  elle  remplit  et 
rauit  :  et  rauit  le  plus,  les  plus  forts  esprits.  Quand  ie  voy  ces  i 
braues  formes  de  s'e.xpllquer,  si  vifues,  si  profondes,  ie  ne  dis  pas 
que  c'est  bien  dire,  ie  dis  que  c'est  bien  penser.  C'est  la  gaillardise 
de  l'imagination,  qui  esleue  et  enfle  les  parolles.  Pectus  est  quod 
diserlum  facit.  Nos  gens  appellent  iugement,  langage,  et  beaux 
mots,  les  pleines  conceptions.  Cette  peinture  est  conduitte,  non  tant  • 
par  dextérité  de  la  main,  comme  pour  auoir  l'obiecl  plus  vifuement 
empreint  en  l'ame.  Gallus  parle  simplement,  par  ce  qu'il  conçoit 
simplement.  Horace  ne  se  contente  point  d'vne  superficielle  expres- 
sion, elle  le  trahiroit  :  il  voit  plus  clair  et  plus  outre  dans  les 
choses  :  son  esprit  crochette  et  furetle  tout  le  magasin  des  mots  et  ■i 
des  figures,  pour  se  représenter  :  et  les  luy  faut  outre  l'ordinaire, 
comme  sa  conception  est  outre  l'ordinaire.  Plutarque  dit,  qu'il  veid 
le  langage  Latin  par  les  choses.  Icy  de  mesme  :  le  sens  esclaire  et 
produit  les  parolles  :  non  plus  de  vent,  ains  de  chair  et  d'os.  Elles 
signifient,  plus  qu'elles  ne  disent.  Les  imbecilles  sentent  encores  • 
quelque  image  de  cecy.  Car  en  Italie  ie  disois  ce  qu'il  me  plaisoit 
en  deuis  communs  :  mais  aux  propos  roides,  ie  n'eusse  osé  me  fier 
à  \n  idiome,  que  ie  ne  pouuois  plier  ny  contourner,  outre  son  al- 
Icurc  commune.  l'y  veux  pouuoir  quelque  chose  du  mien.  Le 
maniement  et  employte  des  beaux  esprits,  donne  prix  à  la  langue  :  3 
non  pas  l'innouant,  tant,  comme  la  remplissant  de  plus  vigoreux  et 
diuers  seruices,  l'estlranl  et  ployant.  Ils  n'y  apportent  point  des 
mots  :  mais  ils  enrichis.sent  les  leurs,  appesantissent  et  enfoncent 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  241 

noble  et  mère  de  cet  autre  si  gracieux  infusus  (incarné  en  elle), 
j'ai  du  dédain  pour  ces  locutions  qui  veulent  être  piquantes  et  sont 
si  peu  expressives,  pour  ces  mots  à  allusions  qui  sont  nés  depuis. 
A  ces  bonnes  gens  qu'étaient  les  anciens,  ce  n'était  pas  un  style  de 
temps  à  autre  incisif  et  subtil  qu'il  fallait,  mais  un  langage  disant 
bien  ce  qu'il  voulait  dire,  naturel,  ne  se  départissant  jamais  de  son 
énergie;  l'épigramme  se  rencontre  constamment  chez  eux,  non 
seulement  dans  la  conclusion,  mais  au  commencement  et  au  mi- 
lieu ;  non  seulement  à  la  queue,  mais  à  la  tète,  à  l'estomac,  aux 
pieds.  Il  n'y  a  rien  de  forcé,  de  traînant,  tout  y  va  à  môme  allure, 
«  leur  discou7-s  est  d'une  contexture  virile,  ils  ne  s'attachent  pas  à 
Vorner  de  fleurs  (Sénèque)  ».  Ce  n'est  pas  une  éloquence  efféminée,  où 
rien  ne  choque;  elle  est  nerveuse,  solide,  elle  satisfait  et  ravit  plus 
encore  qu'elle  ne  plaît,  et  les  esprits  sont  conquis  d'autant  plus  qu'ils 
sont  mieux  trempés.  —  Quand  je  vois  cette  façon  audacieuse  de  s'ex- 
primer, si  vive,  si  profonde,  je  ne  dis  pas  que  c'est  «  bien  dire  », 
je  dis  que  c'est  «  bien  penser  ».  C'est  la  hardiesse  de  l'imagination 
qui  élève  et  donne  du  poids  aux  paroles,  «  c'est  le  cœur  qui  rend 
éloquent  [Quintilien)  »;  de  nos  jours,  on  nomme  jugement  ce  qui 
n'est  que  verbiage,  et  les  belles  phrases  sont  dites  des  conceptions 
ayant  de  l'ampleur.  Ce  que  peignaient  les  anciens  ne  i*évèle  pas 
tant  la  dextérité  de  main,  que  la  forte  impression  que  le  sujet  qu'ils 
traitaient  faisait  sur  leur  âme.  Gallus  parle  simplement,  parce 
qu'il  conçoit  de  même.  Horace  ne  se  contente  pas  d'une  expres- 
sion superficielle,  elle  ne  rendrait  pas  son  idée;  il  voit  plus  clair 
et  plus  profondément;  son  esprit  crochète  le  magasin  aux  mots 
et  aux  expressions  et  y  fouille  pour  y  prendre  ce  qui  peindra  le 
mieux  sa  pensée  ;  il  lui  faut  plus  que  ce  qu'on  y  trouve  d'ordinaire, 
comme  sa  conception  dépasse,  elle  aussi,  ce  qui  est  courant.  Plu- 
tarque  dit  qu'il  apprit  le  latin  par  les  choses  qui  lui  étaient  décrites 
en  cette  langue;  il  en  est  ici  de  même,  le  sens  éclaire  et  fait  ressor- 
tir les  termes  employés;  ce  ne  sont  plus  simplement  des  sons;  ils 
ont  chair  et  os;  ils  signifient  plus  qu'ils  ne  disent,  et  il  n'est  pas 
jusqu'aux  imbéciles  qui  ne  saisissent  quelque  chose  de  ce  dont  il 
s'agit.  —  En  Italie,  je  disais  tout  ce  qui  me  plaisait  en  fait  de  con- 
versations banales;  mais  quand  elles  portaient  sur  des  points  sé- 
rieux, je  n'aurais  pas  osé  me  fier  à  un  idiome  que  je  n'étais  pas  en 
état  de  plier  et  d'adapter  à  mon  sujet,  en  dehors  des  acceptions 
communes  ;  en  pareil  cas,  je  veux  pouvoir  y  mettre  quelque  chose 
de  moi. 

Enrichir  et  perfectionner  leur  langue  est  le  propre  des 
beaux  écrivains;  combien  sont  peu  nombreux  ceux  du 
siècle  de  Montaigne  se  trouvant  être  de  cette  catégorie.  — 
Les  beaux  esprits  ajoutent  à  la  richesse  de  la  langue  par  la  manière 
dont  ils  la  manient  et  l'emploient;  non  pas  tant  en  innovant  qu'en 
y  introduisant  plus  de  vigueur  et  la  rendant  apte  à  plus  d'applica- 
tions diverses,  en  l'étirant  et  lui  donnant  de  l'élasticité.  Ils  n'y  ap- 
portent pas  de  mots  nouveaux,  mais  ils  donnent  de  la  valeur  à  ceux 

ESSAIS  DE  MONTAIGNE.  —  T.  HI.  IG 


242  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

leur  signification  et  leur  vsaj;e  :  luy  apprenant  des  mouuements 
inaccoustumés  :  mais  prudemment  et  ingénieusement.  Et  combien 
peu  cela  soit  donné  à  tous,  il  se  voit  par  tant  d'escriuains  François 
de  ce  siècle.  Ils  sont  assez  hardis  et  dédaigneux,  pour  ne  suyure  la 
route  commune  :  mais  faute  d'inuention  et  de  discrétion  les  pert. 
Il  ne  s'y  voit  qu'vne  misérable  affectation  d'estrangeté  :  des  desgui- 
semenls  froids  et  absurdes,  qui  au  lieu  d'esleuer,  abbattent  la  ma- 
tière. Pourueu  qu'ils  se  gorgiasent  en  la  nouuelleté,  il  ne  leur 
chaut  de  lefficace.  Pour  saisir  vn  nouueau  mol,  ils  quittent  l'ordi- 
naire, souuent  plus  fort  et  plus  nerueux.      En  nostre  langage  io 
Irouue  assez  d'estoffe,  mais  yn  peu  faute  de  façon.  Car  il  n'est  rien, 
qu'on  ne  fist  du  iargon  de  nos  chasses,  et  de  nostre  guerre,  qui  est 
vn  généreux  terrcin  à  emprunter.  El  les  formes  de  parler,  comme 
les  herbes,  s'amendent   et  fortifient  en  les   transplantant.  le  le 
trouue  suffisamment  abondant,  mais  non  pas  maniant  et  vigoureux 
suffisamment.  Il  succombe  ordinairement  à  vne  puissante  concep- 
tion. Si  vous  allez  tendu,  vous  sentez  souuent  qu'il  languit  soubs 
vous,  et  fleschit  :  et  qu'à  son  deffaul  le  Latin  se  présente  au  se- 
cours, et  le  Grec  à  d'autres.  D'aucuns  de  ces  mots  que  ie  viens  de 
trier,  nous  en  apperçeuons  plus  mal-aysement  l'énergie,  d'autant 
que  l'vsage  et  la  fréquence,  nous  en  ont  aucunement  auily  et  rendu 
vulgaire  la  grâce.  Comme  en  nostre  commun,  il  s'y  rencontre  des 
frases  excellentes,  et  des  métaphores,  desquelles  la  beauté  flestrit 
de  vieillesse,  et  la  couleur  s'est  ternie  par  maniement  trop  ordi- 
naire. Hais  cela  n'osle  rien  du  goust,  à  ceux  (jui  oui  bon  nez  :  ny 
ne  desroge  à  la  gloire  de  ces  anciens  autheurs,  qui,  connue  il  est 
vraysemblable,  mirent  premièrement  ces  mots  en  ce  lustre.      Les 
sciences  Iraictcnt  les  clioses  trop  finement,  d'vne  mode  artificielle, 
et  différente  à  la  commune  et  naturelle.  Mon  page  fait  l'amour,  et 
l'entend  :  lisez  luy  Léon  Hébreu,  et  Klein  :  on  parle  de  luy,  de  ses    a 
pensées,  et  de  ses  actions,  et  si  n'y  entend  rien.  le  ne  recognois 
chez  Arislote,  la  plus  part  de  mes  mouuemens  ordinaires.  On  les  a 
couuere  et  reuestus  d'vne  autre  robbe,  pour  l'vsage  de  l'eschole. 
Dii'U  leur  doinl  bien  faire  :  si  i'estois  du  mestier,  ie  naturaliserois 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  243 

auxquels  ils  ont  recours,  les  accentuent  et  fixent  leur  signification 
et  leur  usage  ;  ils  font  admettre  des  tournures  de  phrase  nouvelles 
et  tout  cela  avec  prudence  et  à  propos.  Mais  à  combien  peu  est-il 
donné  qu'il  en  soit  ainsi!  on  peut  en  juger  par  nombre  d'écrivains 
français  de  ce  siècle.  Ils  sont  assez  hardis  et  dédaigneux  du  passé, 
pour  ne  pas  suivre  la  voie  commune,  mais  leur  peu  d'invention  et 
de  discrétion  les  perd;  on  ne  voit  chez  eux  qu'une  affectation  assez 
misérable  pour  ce  qui  est  étrange,  des  circonlocutions  froides  et  ab- 
surdes qui,  au  lieu  de  relever  le  sujet,  le  rabaissent;  pourvu  qu'ils 
produisent  quelque  nouveauté  qui  leur  fournisse  de  quoi  s'applau- 
dir, peu  leur  importe  son  plus  ou  moins  de  justesse;  pour  la  satis- 
faction de  produire  un  mot  nouveau,  ils  cessent  de  se  servir  de  ceux 
employés  d'habitude,  qui  souvent  ont  plus  de  force  et  d'énergie. 

La  langue  française  se  prête  mal,  en  l'état,  à-  rendre  les 
idées  dont  l'expression  comporte  de  l'originalité  et  de  la 
vigueur;  mais  on  n'en  tire  pas  tout  ce  que  l'on  pourrait. 
On  apporte  aussi  trop  d'art  dans  le  langage  employé  pour 
les  sciences.  —  Notre  langue  me  semble  assez  étoffée,  mais  man- 
quer un  peu  de  façon.  Elle  en  aurait  autant  que  besoin  est,  si  on 
mettait  à  contribution  le  jargon  dont  nous  usons  à  la  chasse  et  à 
la  guerre,  qui  constitue  une  mine  de  fort  rendement.  A  l'instar  des 
plantes,  les  diverses  formes  que  revêt  le  langage,  s'amendent  et  se 
fortifient  par  la  transplantation.  Le  nôtre  est  suffisamment  fourni, 
mais  ne  se  prête  pas  aisément  à  être  manié  avec  vigueur;  il  est 
d'ordinaire  hors  d'état  de  rendre  de  fortes  idées.  Si  vous  voulez  en 
exprimer  de  cet  ordre,  vous  le  sentez  languir  et  fléchir  sous  vous  ; 
il  faut  qu'à  défaut  de  ressources  qui  lui  sont  propres,  le  latin  pour 
les  uns,  le  grec  pour  les  autres,  viennent  à  son  secours.  —  Parmi 
ces  mots  de  Virgile  et  de  Lucrèce  que  j'ai  signalés  plus  haut,  il  en 
est  dont  nous  ne  saisissons  que  difficilement  l'énergie,  parce  que 
l'usage  et  l'emploi  fréquents  en  ont  un  peu  avili  et  par  trop  vul- 
garisé la  grâce;  de  même  dans  notre  langue,  telle  qu'on  la  parle 
communément,  il  y  a  des  tournures  de  phrase  excellentes,  des  mé- 
taphores dont  la  beauté  n'est  flétrie  que  par  le  long  temps  auquel 
en  remonte  l'emploi  et  dont  la  vivacité  de  couleur  est  ternie  par 
un  usage  trop  courant;  mais  cela  ne  leur  ôte  rien  de  leur  goût 
pour  ceux  qui  ont  le  palais  délicat,  et  ne  porte  pas  atteinte  à  la 
gloire  de  ceux  d'entre  les  auteurs  anciens  qui,  selon  toute  proba- 
bilité, ont  été  les  premiers  à  donner  à  ces  mots  le  relief  qu'ils  ont 
acquis. 

On  emploie  pour  les  sciences  un  style  trop  relevé,  trop  artificiel, 
qui  diffère  du  style  naturel  dont  on  use  d'habitude.  Mon  page  fait 
l'amour  et  en  connaît  le  langage  ;  lisez-lui  Léon  l'hébreu  et  Ficin,  on 
y  parle  de  lui,  de  ses  pensées,  de  ses  actions,  et  cependant  il  n'y 
comprend  rien.  Je  ne  reconnais  *  pas  dans  Aristote  la  plupart  des 
impressions  que  j'éprouve  ordinairement;  on  les  a  couvertes,  af- 
fublées d'une  autre  robe,  pour  l'usage  de  l'école.  Assurément  ils 
doivent  avoir  raison  d'en  agir  ainsi  ;  toutefois  si  j'étais  du  métier, 


244  KSSAIS  DK  MONTAIGNE. 

Kart,  autant  comme  ils  artialisont  la  nature.  Laissons  là  Bembo  et 
Equicola.  Quand  i  escris,  ie  me  passe  bien  de  la  compagnie,  et 
souuenance  des  Hures  :  de  peur  qu'ils  n'interrompent  ma  forme. 
Aussi  (ju'à  la  vérité,  les  bons  aulbeurs  m'abbattent  par  trop,  et 
rompent  le  courage.  le  lais  volontiers  le  tour  de  ce  peintre,  lequel 
ayant  misérablement  représenté  des  coqs,  deffendoit  à  ses  garçons, 
qu'ils  ne  laissassent  venir  en  sa  boutique  aucun  coq  naturel.  Et  auroy 
plustost  besoing,  pour  me  donner  vn  peu  de  lustre,  de  l'inuention 
du  musicien  Antinonydes,  qui,  quand  il  auoit  à  faire  la  musique, 
mettoit  ordre  que  deuant  ou  après  luy,  son  auditoire  Inst  abbreuué 
de  quelques  autres  mauuais  cbantres.  Mais  ie  me  puis  plus  malai- 
sément deffaire  de  Plutarque  :  il  est  si  vniuersel  et  si  plain,  qu'à 
toutes  occasions,  et  quelque  suiect  extrauagant  que  vous  ayez  pris, 
il  s'ingère  à  vostre  besonge,  et  vous  tend  vne  main  libérale  et  ines- 
puisable  de  richesses,  et  d'embellissemens.  Il  m'en  fait  despit, 
d'estre  si  fort  exposé  au  pillage  de  ceux  qui  le  hantent.  le  ne  le 
puis  si  peu  racointer,  que  ie  n'en  tire  cuisse  ou  aile.  Pour  ce 
mien  dessein,  il  me  vient  aussi  à  propos,  d'escrire  chez  moy,  en 
pays  saunage,  où  personne  ne  m'aide,  ny  me  relevé  :  où  ie  ne 
hante  communément  homme,  qui  entende  le  Latin  de  son  palenos- 
tre;  et  de  François  vn  peu  moins.  le  l'eusse  faict  meilleur  ailleurs, 
mais  l'ouurage  eust  esté  moins  mien.  Et  sa  fin  principale  et  perfec- 
tion, c'est  d'estre  exactement  mien.  le  corrigerois  bien  vhe  erreur 
accidenlale,  dequoy  ie  suis  plein,  ainsi  que  ie  cours  inaduertem- 
raent  :  mais  les  imperfections  qui  sont  en  moy  ordinaires  et  constan- 
tes, ce  seroit  trahison  de  les  oster.  Quand  on  m'a  dict  ou  que  moy- 
mesme  me  suis  dict  :  Tu  es  trop  espais  en  figures,  voyla  vn  mol  du 
cru  de  Gascongne  :  voyla  vne  phrase  dangereuse  :  (ie  n'en  refuis  au- 
cune de  celles  qui  .s'vsent  emmy  les  rues  Françoises  :  ceux  qui  veulent 
combalre  l'vsage  par  la  gi-ammaire  se  moquent)  voylà  vn  discours 
ignorant  :  voylà  vn  discours  paradoxe,  en  voylà  vn  trop  fol  :  lu  le 
ioues  souuenl,  ou  estimera  que  lu  dies  à  droil,  ce  que  lu  dis  à 
feinte.  Oûy,  fais-ie,  mais  i(!  corrige  les  fautes  d'inaduertence,  non 
celles  de  coustume.  Est-ce  pas  ainsi  que  ie  parle  par  tout?  me  re- 
pre.senle-ie  pas  viuemiînl?  suffit.  l'ay  faict  ce  que  i'ay  voulu  :  tout 
le  monde  me  recogrwist  en  mon  liure,  et  mon  liure  en  mov.      Or 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  245 

autant  on  apporte  d'art  à  travestir  la  nature,  autant  je  m'applique- 
rais à  traiter  l'art  avec  tout  le  naturel  possible.  Quant  à  Bembo  et 
Equicola,  je  n'en  parlerai  même  pas. 

Montaigne,  quand  il  écrivait,  aimait  à  sUsoIer  et  à  se 
passer  de  livres  pour  ne  pas  se  laisser  influencer  par  les 
conseils  et  ses  lectures;  il  ne  faisait  exception  que  pour 
Plutarque. — Quand  j'écris,  je  n'ai  recours  ni  aux  livres,  ni  aux 
souvenirs  que  j'en  conserve,  de  peur  qu'ils  n'influencent  ma  manière 
d'écrire,  sans  compter  que  les  bons  auteurs  me  désespèrent  par 
trop  et  me  découragent.  J'imite  volontiers  la  façon  de  ce  peintre 
qui ,  ayant  représenté  des  coqs  d'une  façon  peu  heureuse ,  dé- 
fendait à  ses  aides,  pour  empêcher  toute  comparaison,  de  laisser 
entrer  de  vrais  coqs  dans  son  atelier.  J'aurais  plutôt  besoin,  pour 
me  donner  un  peu  de  brillant,  d'appliquer  le  procédé  d'Antigénide, 
ce  musicien  qui,  lorsqu'il  avait  à  jouer  sa  musique,  faisait  en  sorte 
qu'avant  ou  après  qu'il  s'était  fait  entendre,  les  assistants  eussent 
à  endurer  l'audition  de  quelques  autres  mauvais  chanteurs.  Mais 
il  m'est  plus  difficile  de  me  défaire  de  Plutarque.  Cet  auteur  est 
si  universel  et  si  complet,  qu'en  toutes  occasions,  quelque  ex- 
traordinaire que  soit  le  sujet  dont  vous  vous  oocupiez,  il  s'ingère 
dans  votre  ti-avail,  vous  tend  une  main  libérale  et  vous  est  une 
source  intarissable  de  richesses  et  d'embellissements  ;  aussi  ai-je 
peine  à  le  voir  si  fort  exposé  à  être  pillé  par  ceux  qui  le  hantent. 
Pour  moi,  chaque  fois  que  je  le  fréquente  si  peu  que  ce  soit,  je  ne 
puis  m'empêcher  de  lui  soutirer  une  cuisse  ou  une  aile. 

J'ai  aussi  à  dessein  décidé  d'écrire  cet  ouvrage  chez  moi,  en  pays 
sauvage,  où  personne  ne  me  vient  en  aide,  ni  ne  me  corrige;  oîi  je 
ne  fréquente  que  des  gens  qui  ne  comprennent  môme  pas  le  latin 
de  leur  «  patenôtre  »,  et  le  français  encore  moins.  Fait  ailleurs, 
il  eût  été  meilleur,  mais  il  eût  été  moins  de  moi;  et  son  but  prin- 
cipal, comme  son  mérite,  sont  d'être  exactement  moi.  Je  corrige 
bien  une  erreur  accidentelle  (elles  y  foisonnent,  parce  que  j'écris 
au  courant  de  la  plume,  sans  faire  attention),  mais  les  imperfec- 
tions journalières  et  à  l'état  d'habitude  qui  sont  en  moi,  ce  serait 
de  la  déloyauté  de  les  faire  disparaître.  Quand  on  me  dit,  ou  que 
je  me  suis  dit  à  moi-même  :  «  Tu  abuses  des  figures,  —  voilà  un 
mot  des  crus  de  la  Gascogne,  —  c'est  là  une  locution  scabreuse  (je 
n'en  écarte  aucune  de  celles  qui,  en  France,  s'emploient  en  pleine 
rue,  et  ceux  qui  prétendent  opposer  la  grammaire  à  l'usage  sont 
de  drôles  de  gens),  —  ce  passage  témoigne  de  l'ignorance,  —  celui- 
ci  est  paradoxal,  —  en  voici  un  par  trop  bouffon,  —  tu  plaisantes 
trop  souvent,  on  croit  que  tu  parles  sérieusement,  alors  que  tu  ba- 
dines »;  — je  réponds  :  «  C'est  vrai  »,  mais  je  ne  (corrige  que  les 
fautes  d'inattention  et  non  celles  qui  me  sont  habituelles.  Est-ce 
que  ce  n'est  pas  ainsi  que  toujours  je  parle?  Est-ce  que  je  ne  me 
représente  pas  tel  que  je  suis?  Eh  bien,  cela  suffit.  J'en  suis  arrivé 
à  ce  que  je  voulais,  puisque  tout  le  monde  me  reconnaît  dans  mon 
livre,  et  le  retrouve  en  moi. 


246  KSSAIS  DE  MONTAIGNE. 

iay  vne  condition  singercssc  et  imitatrice.  Quand  ie  me  meslois  de 
faire  des  vers,  cl  n'en  fis  iamais  que  des  Latins,  ils  accusoient  eui- 
demment  le  poète  que  ie  venois  dernierenient  de  lire.  El  de  mes 
premiei-s  Essa.vs,  aucims  puent  vn  peu  l'estranger.  A  Paris  ie  parle 
Ml  langage  aucunement  autre  qu'à  Montaigne.  Qui  que  ie  regarde 
auee  attention,  m'imprime  lacilenient  quelque  chose  du  sien.  Ce 
que  ie  considère,  ie  l'vsurpe  :  vne  sotte  contenance,  vne  desplai- 
sanle  grimace,  vne  forme  de  parler  ridicule.  Les  vices  plus.  D'au- 
tant qu'ils  me  poingnent,  ils  s'acrochent  à  moy,  et  ne  s'en  vont  pas 
sans  secouer.  On  m'a  veu  plus  souuent  iurer  par  similitude,  que 
par  complexion.  Imitation  meurtrière,  comme  celle  des  singes  hor- 
ribles en  grandeur  et  en  force,  que  le  Roy  Alexandre  rencontra  en 
certaine  contrée  des  Indes.  Desquels  il  eust  esté  autrement  difficile 
de  venir  à  hout.  Mais  ils  en  presterent  le  moyen  par  cette  leur  in- 
clination à  contrefaire  tout  ce  qu'ils  voyent  faire.  Car  par  là  les 
chasseurs  apprindrent  de  se  chausser  des  souliers  à  leur  veuë, 
auec  force  nœuds  de  liens  :  de  s'affubler  d'accoustremens  de  teste  à 
tout  des  lacs  courants,  et  oindre  par  semblant,  leurs  yeux  de  glux. 
Ainsi  mettoyent  imprudemment  à  mal,  ces  panures  bestes,  leur 
complexion  singeresse.  Ils  s'engluoient,  s'encheuestroyent  et  gar- 
rotoyent  eux  mesmes.  Cette  autre  faculté,  de  représenter  ingénieu- 
sement les  gestes  et  parolles  d'vn  autre,  par  dessein  qui  apporte 
souuent  plaisir  et  admiration,  n'est  en  moy,  non  plus  qu'en  vne 
souche.  Quand  ie  iurè  selon  moy,  c'est  seulement,  par  Dieu,  qui  est 
le  plus  droit  de  touts  les  serments.  Ils  disent,  que  Socrates  iuroit  le 
chien  :  Zenon  cette  mesme  intcriection,  qui  sert  à  cette  heure  aux 
Italiens,  Cappari  :  Pylhagoras,  l'eau  et  l'air.  le  suis  si  aisé  à  re- 
ccuoir  sans  y  penser  ces  impressions  superficielles,  (jue  si  i'ay  eu 
en  la  bouche,  Sire  ou  Altesse,  trois  iours  de  suite,  huict  iours  après 
ils  meschappent,  pour  excellence,  ou  pour  seigneurie.  Et  ce  que 
i'auray  pris  à  dire  en  battelant  et  en  me  moquant,  ie  le  diray  len- 
demain sérieusement.  Parquoy,  à  escrire,  l'accepte  plus  enuis  les 
argumens  battus,  de  peur  que  ie  les  traicte  aux  despcns  d'autruy. 
Tout  argument  m'est  egallement  fertile.  le  les  prens  sur  vne  mou- 
che. El  Dieu  vueille  que  celuy  que  i'ay  icy  en  main,  n'ait  pas  esté 
pris,  par  W.  commandement  d'vne  volonté  autant  volage.  Que  ie  com- 
mence par  celle  qu'il  me  plaiia,  car  les  matières  se  tiennent  toutes 
enchesnees  les  vnes  aux  autres.      Mais  mon  ame  me  desplaisl, 


TRADUCTION.   -  LIV.  III,  CH.  V.  247 

Il  a  une  grande  tendance  à  imiter  les  écrivains  dont  il 
lit  les  ouvrages,  aussi  traite-t-il  de  préférence  des  sujets 
qui  ne  l'ont  pas  encore  été;  n'importe  lequel,  un  rien  lui 
suffit.  —  J'ai,  comme  les  singes,  une  forte  propension  à  l'imita- 
tion. Quand  je  me  mêlais  de  faire  des  vers  (je  n'en  ai  jamais  fait 
qu'en  latin),  ils  accusaient  d'une  façon  évidente  le  poète  que  j'a- 
vais lu  en  dernier  lieu  ;  de  même  mes  Essais  :  les  premiers  feuillets 
sentent  un  peu  un  terroir  autre  que  le  mien;  à  Paris, je  parle  un 
langage  un  peu  différent  qu'à  Montaigne.  Une  personne  que  je  re- 
garde avec  attention,  imprime  facilement  en  moi  quelque  chose 
d'elle;  ce  que  je  considère,  je  m'en  empare  :  une  attitude  peu  con- 
venable, une  grimace  déplaisante,  une  forme  de  langage  ridicule, 
les  défauts  principalement;  plus  ces  travers  me  frappent,  plus  ils  me 
demeurent  accrochés  et  ils  ne  s'en  vont  qu'à  force  que  je  les  secoue. 
On  m'a  vu  plus  souvent  jurer,  sous  l'influence  du  milieu  où  je  me 
trouvais,  que  par  tempérament,  imitation  désastreuse  comme  celle 
de  ces  singes  horribles  par  leur  taille  et  leur  force,  que  le  roi 
Alexandre  rencontra  dans  certaines  contrées  de  l'Inde,  et  dont  il 
eût  été  difficile  de  venir  à  bout,  s'ils  n'en  avaient  fourni  eux-mêmes 
le  moyen  par  leur  disposition  à  contrefaire  tout  ce  qu'ils  voyaient 
faire,  ce  qui  amena  ceux  qui  les  chassaient  à  leur  apprendre,  en  le 
faisant  eux-mêmes  devant  eux,  à  chausser  des  souliers  en  nouant 
force  cordons,  à  s'affubler  la  tête  d'accoutrements  avec  nœuds  cou- 
lants, à  oindre  leurs  yeux  de  glu,  en  en  faisant  eux-mêmes  le  simula- 
cre. Ces  malheureuses  bêtes,  dans  leur  esprit  d'imitation,  s'engluè- 
rent, et  passant  leurs  têtes  dans  les  lacets,  se  garrottèrent  *  d'elles- 
mêmes  et  se  mirent  imprudemment  de  la  sorte  à  la  merci  de  ceux 
qui  voulaient  les  capturer.  —  Quant  à  cette  autre  faculté  de  repro- 
duire ingénieusement,  en  les  imitant,  les  gestes  et  les  paroles  d'au- 
trui,  cela  qui,  fait  à  dessein,  cause  souvent  du  plaisir  et  excite  l'ad- 
miration, je  ne  l'ai  pas  plus  que  ne  le  possède  une  souche.  Lorsque 
je  jure,  me  laissant  aller  à  moi-même,  c'est  uniquement  en  disant  : 
«  Par  Dieu!  »  qui,  de  tous  les  jurons,  est  celui  qui  vient  le  plus  natu- 
rellement à  l'idée.  On  dit  que  Socrate  jurait  par  le  chien;  Zenon  au- 
rait employé  cette  même  apostrophe  dont  se  servent  maintenant 
les  Italiens  :  Câprier!  Pythagore  disait  :  Air  et  eau.  Je  suis  telle- 
ment disposé  à  recevoir,  sans  que  je  m'en  rende  compte,  ces  im- 
pressions toutes  superficielles  que  lorsque,  pendant  trois  jours  de 
suite,  j'ai  eu  à  la  bouche  ces  mots  de  Sire  et  d'Altesse,  huit  jours 
encore  après,  il  m'échappe  de  les  employer  pour  Excellence  ou  Mon- 
seigneur; et  que  ce  que  je  me  suis  mis  à  dire  en  badinant  et  plaisan- 
tant, le  lendemain,  je  le  dis  fort  sérieusement.  Aussi,  quand  j'écris, 
c'est  malgré  moi  que  je  prends  des  sujets  déjà  rebattus,  de  peur  de 
ne  les  traiter  qu'aux  dépens  d'autrui.  Tous  me  sont  également  bons, 
une  mouche  suffit  à  m'en  fournir;  et  Dieu  veuille  que  celui  dont  je 
m'occupe  en  ce  moment  ne  provienne  pas  du  fait  d'une  volonté  aussi 
volage  !  Je  puis  commencer  par  où  il  me  plaît,  toutes  les  matières  qui 
doivent  passer  par  ma  plume,  se  trouvant  liées  les  unes  aux  autres. 


248  ESSAIS  l)K  MONTAK.NK. 

de  ce  qu'elle  produit  ordinairoinent  ses  plus  profondes  rosueries, 
plus  folles,  et  qui  me  plaisent  le  mieux,  à  l'impronueu,  et  lors  que 
le  les  cherche  moins  :  lesquelles  sesuanouissent  soudain,  n'ayant 
sur  le  champ  où  les  attacher.  A  cheual,  à  la  table,  au  licl.  Mais  plus 
à  cheual,  où  sont  mes  plus  larges  entretiens,  Tay  le  parler  vn  peu  • 
délicatement  ialoux  d'attention  et  de  silence,  si  ie  parle  de  force. 
Qui  m'interrompt,  m'arreste.  En  voyage,  la  nécessité  mesme  des 
chemins  couppe  les  propos.  Outre  ce,  que  ie  voyage  plus  souuenl 
sans  compagnie,  propre  à  ces  entretiens  de  suite  :  par  où  ie  prens 
tout  loisir  de  m'entretenir  moy-mesme.  Il  m'en  adulent  comme  de  « 
mes  songes  :  en  songeant,  ie  les  recommande  à  ma  mémoire,  car 
ie  songe  volontiers  que  ie  songe,  mais  le  lendemain,  ie  me  repré- 
sente bien  leur  couleur,  comme  elle  estoit,  ou  gaye,  ou  triste,  ou 
estrange,  mais  quels  ils  estoient  au  reste,  plus  i'ahane  à  le  trou- 
uer,  plus  ie  l'enfonce  en  Toubliance.  Aussi  des  discours  fortuites  . 
qui  me  tombent  en  fantasie,  il  ne  m'en  reste  en  mémoire  qu'vne 
vaine  image  :  autant  seulement  qu'il  m'en  faut  pour  me  faire  ron- 
ger, et  despiter  après  leur  queste,  inutilement.  Or  donc,  laissant 
les  liures  à  part,  et  parlant  plus  matériellement  et  simplement  :  ie 
Irouue  après  tout,  que  l'amour  n'est  autre  chose,  que  la  soif  de  ^i 
cette  iouyssance  en  vn  subiect  désiré  :  ny  Venus  autre  chose,  que 
le  plaisir  à  descharger  ses  vases  :  comme  le  plaisir  que  nature  nous 
donne  à  descharger  d'autres  parties  :  qui  dénient  vicieux  ou  par 
immoderation,  ou  par  indiscrétion.  Pour  Socrates,  l'amour  est  ap- 
pétit de  génération  par  l'entremise  de  la  beauté.  Et  considérant  . 
maintefois  la  ridicule  titillation  de  ce  plaisir,  les  absurdes  mouuc- 
mens  esceruelez  et  estourdis,  dequoy  il  agite  Zenon  et  Cratippus  : 
celle  rage  indiscrète,  ce  visage  enflammé  de  fureur  et  de  cruauté, 
au  plus  doux  effect  de  l'amour  :  et  puis  cette  morgue  graue, 
seuere,  et  ccslatique,  en  vne  action  si  folle,  qu'on  ayt  logé  pesle-     '» 


TRADUCTION.  —  TJV.  III,  CH.  V.  249 

Les  idées  les  plus  profondes,  comme  les  plus  folles,  lui 
viennent  à  l'improviste,  surtout  lorsqu'il  est  à  cheval,  et 
le  souvenir  qu'il  en  conserve  est  des  plus  fugitifs.  —  Ce  qui 

me  contrarie,  c'est  que  mon  âme  s'abandonne  d'ordinaire  à  ses 
plus  profondes  rêveries,  et  aussi  à  celles  qui  sont  le  plus  chiméri- 
ques et  qui  me  plaisent  le  mieux,  à  l'improviste,  lorsque  je  les  re- 
cherche le  moins,  et  qu'elles  s'évanouissent  subitement,  parce  que 
je  n'ai  rien  sous  la  main  pour  les  fixer  sur-le-champ;  c'est  surtout 
quand  je  suis  à  cheval,  à  table,  au  lit,  mais  principalement  à  cheval, 
moment  où  je  m'entretiens  le  plus  avec  moi-môme.  —  Quand  je  parle, 
j'ai  absolument  besoin  qu'on  me  prête  attention  et  qu'on  fasse 
silence,  si  je  traite  un  sujet  qui  me  demande  un  peu  d'effort;  si  on 
vient  à  m'interrompre,  je  m'arrête.  En  voyage,  l'état  même  des  che- 
mins amène  des  interruptions  dans  les  conversations,  d'autant  que 
le  plus  souvent  je  fais  route  alors  en  compagnie  de  gens  avec  les- 
quels je  ne  puis  causer  longtemps  de  suite,  ce  qui  me  laisse  tout  le 
loisir  de  m'entretenir  avec  moi-même.  J'éprouve,  en  pareil  cas,  ce 
qui  m'arrive  quand  j'ai  des  songes;  lorsque  je  rêve  (et  je  mè  figure 
souvent  que  je  rêve),  je  recommande  à  ma  mémoire  d'en  conser- 
ver souvenir;  mais,  le  lendemain,  si  je  me  rappelle  encore  que  ces 
songes  étaient  de  nature  gaie,  triste  ou  étrange,  c'est  en  vain  que 
je  fais  effort  pour  m'en  remémorer  les  détails;  plus  je  cherche, 
plus  l'oubli  s'accentue.  De  même  des  idées  qui,  par  hasard,  me 
viennent  en  tête  :  je  n'en  conserve  qu'un  vague  souvenir,  tout  juste 
ce  qu'il  en  faut  pour  faire  que  je  me  fatigue  l'esprit  et  me  tour- 
mente inutilement  à  les  retrouver. 

Montaigne  estime  que  l'amour  n'est  autre  que  le  désir 
d'une  jouissance  physique;  l'acte  en  lui-même  est  tel,  que 
les  dieux  semblent  avoir  voulu  par  là,  apparier  les  fous 
et  les  sages,  les  hommes  et  les  bêtes.  —  Laissant  donc  les 
livres  de  côté  et  envisageant  les  choses  simplement  et  uniquement 
au  point  de  vue  matériel,  je  trouve  qu'après  tout,  l'amour  n'est 
que  la  soif,  qui  nous  tient,  de  la  jouissance  que  nous  éprouvons 
avec  qui  est  l'objet  de  nos  désirs;  et  Vénus,  autre  chose  que  le 
plaisir  que  nous  avons  à  faire  que  certains  de  nos  organes  se  déver- 
sent, satisfaction  analogue  à  celle  que  la  nature  nous  procure  éga- 
ment  pour  certaines  autres  parties  de  notre  corps  ;  soif  et  plaisir 
qui  ne  deviennent  vicieux  que  lorsque  nous  y  apportons  un  manque 
de  modération  ou  de  discrétion.  Pour  Socrate,  l'amour  était  le 
besoin  de  procréer,  en  usant  de  la  beauté  pour  intermédiaire.  —  En 
considérant  attentivement  l'agitation  fébrile  et  ridicule  en  laquelle 
nous  met  ce  plaisir,  les  mouvements  absurdes  si  désordonnés,  et 
les  divagations  qui,  dans  cet  acte  de  folie,  s'emparent  de  Zenon  et 
de  Cratippe  eux-mêmes;  analysant  les  émotions  qu'il  nous  cause, 
cette  rage  sans  retenue,  ce  visage  enflammé  de  fureur  et  de  cruauté 
au  moment  même  où  l'amour  nous  pénètre  de  ses  plus  douces 
sensations,  transports  auxquels  succède  une  prostration,  sorte  d'ex- 
tase empreinte  de  gravité  et  de  sévérité;  en  voyant,  dis-je,  nos  dé- 


250  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

mosie  nos  délices  el  nos  ordures  ensemble  :  et  que  la  suprême  vo- 
lupté ayc  du  Iransy  el  du  plainlil",  comme  la  douleur  :  ie  crois  qu'il 
est  vray,  ce  que  dit  Platon,  que  l'horame  a  esté  faict  par  les  Dieux 
pour  leur  iouël. 

Quœnam  ista  iocandi 
Sfeuilin? 

El  que  c'esl  par  moquerie,  que  Nalure  nous  a  laissé  la  plus  trouble 
de  nos  actions,  la  plus  commune  :  pour  nous  esgaller  par  là,  et 
apparier  les  fols  el  les  sages,  el  nous  et  les  bestes.  Le  plus  contem- 
platif, et  prudent  homme,  quand  ie  l'imagine  en  cette  assiette,  ie  le 
liens  pour  affronteur,  de  faire  le  prudent  et  le  contemplatif.  Ce 
sont  les  pieds  du  paon,  qui  abbatenl  son  orgueil. 

Ridentem  dicere  verum 
Quid  relal? 

Ceux  qui  parmi  les  ieux,  refusent  les  opinions  sérieuses,  font,  dit 
quelqu'vn,  comme  celuy  qui  craint  d'adorer  la  statue  d'vn  sainct, 
si  elle  est  sans  deuantiere.  Nous  mangeons  bien  et  beuuons  comme 
les  bestes  :  mais  ce  ne  sont  pas  actions  qui  empeschent  les  offices 
de  nostre  ame.  En  celles-là,  nous  gardons  noslre  auantage  sur 
elles  :  cette-cy  met  toute  autre  pensée  soubs  le  ioug  :  abrutit  el 
abeslit  par  son  impérieuse  authorité,  toute  la  théologie  et  philoso- 
phie qui  est  en  Platon  :  et  si  ne  s'en  plaint  pas.  Par  tout  ailleurs 
vous  pouuez  garder  quelque  décence  :  toutes  autres  opérations 
souffrent  des  règles  d'honneslclé  :  cettc-cy  ne  se  peut  pas  seulement 
imaginer,  que  vicieuse  ou  ridicule.  Trouuez  y  pour  voir  vn  procé- 
der sage  et  discret.  Alexandre  disoil  qu'il  se  connoissoil  principalle- 
ment  mortel,  par  celle  action,  et  par  le  dormir  :  le  sommeil  suffo- 
que et  supprime  les  facultez  de  noslre  ame,  la  besongne  les  absorbe 
et  dissipe  de  mesme.  Certes  c'est  vue  marque  non  seulement  de 
nostre  corruption  originele  :  mais  aussi  de  nostre  vanité  et  defor- 
mité.  D'vn  coslé  Nature  nous  y  pousse,  ayant  attaché  à  ce  désir, 
la  plus  noble,  vlilc,  et  plaisante  de  toutes  ses  funclions  :  el  la  nous 
laisse  d'autre  part  accuser  cl  fuyr,  comme  insolente  et  deshonneste, 
en  rougir  el  recommander  labslinence.  Sommes  nous  pas  bien 
bruttes,  de  nommer  brutale  l'opération  qui  nous  faict?  Les  peu- 
ples, es  religions,  se  sont  rencontrez  en  plusieurs  conuenances  : 
comme  sacrifices,  luminaires,  encensements,  ieusnes,  olfrandes  :  et 
entre  autres,  en  la  condemnalion  de  celte  action.  Toutes  les  opi- 
nions y  viennent,  outre  l'vsage  si  cstendu  des  circoncisions.  Nous 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  2oi 

lices  et  nos  sécrétions  avoir,  dans  notre  organisme,  le  même  siège  ; 
notre  suprême  volonté  nous  occasionner  des  transes,  nous  arracher 
des  plaintes  comme  fait  la  douleur,  je  crois  que  Platon  est  dans  le 
vrai  quand  il  dit  que  l'homme  a  été  créé  par  les  dieux  pour  leur 
servir  de  jouet  :  «  Cruelle  manière  de  se  Jouer  (Claudien)  !  »  et  que 
c'est  pour  se  moquer,  que  la  nature  nous  a  laissé  cette  faculté  qui, 
de  toutes  nos  actions,  constitue  celle  où  nous  agissons  le  plus  à 
l'aveugle  et  qui  est  dans  les  moyens  de  tous;  elle  a  voulu,  par  là, 
ravaler  au  même  niveau  les  fous  et  les  sages,  nous  et  les  bêtes. 
Quand  je  me  représente  l'homme  le  plus  contemplatif,  le  plus  pru- 
dent, passant  par  cet  état,  je  le  tiens  pour  un  effronté  de  se  pré- 
tendre un  être  prudent  et  contemplatif;  ce  sont  les  pieds  du  paon 
qui  rabattent  son  orgueil.  —  «  Qu'est-ce  qui  empêche  de  dire  la  vérité 
en  riant  {Horace^.  »  Ceux  qui  n'admettent  pas  qu'on  puisse  émettre 
des  idées  sérieuses  en  se  jouant,  font,  dit  quelqu'un,  comme  celui 
qui  hésite  à  adorer  la  statue  d'un  saint  si  elle  lui  apparaît  sans 
être  vêtue  des  pieds  à  la  tête.  A  la  vérité,  nous  mangeons  et  buvons 
comme  font  les  animaux,  et  cela  n'entrave  en  rien  les  fonctions  de 
notre  âme,  ce  qui  fait  que  dans  ces  actes,  nous  conservons  notre 
supériorité  sur  eux;  mais,  dans  l'accomplissement  de  l'acte  véné- 
rien, toute  pensée  autre  cesse  d'exister,  son  impérieuse  tyrannie 
fait  que,  sans  en  avoir  conscience,  toute  la  théologie,  toute  la  phi- 
losophie qui  sont  en  Platon,  ne  sont  plus  que  bêtises,  sans  portée 
aucune,  et  nous  ne  nous  en  plaignons  pas.  En  toutes  autres  choses, 
on  peut  conserver  quelque  décence  et  des  règles  ont  pu  être  posées 
pour  sauvegarder  la  pudeur;  ici,  on  ne  peut  seulement  pas  en  ima- 
giner, si  ce  n'est  de  vicieuses  ou  de  ridicules.  Essayez  donc  de 
trouver  un  procédé  sage  et  discret  pour  y  satisfaire.  Alexandre  di- 
sait que  c'était  surtout  par  cela  et  le  sommeil  qu'il  se  reconnais- 
sait appartenir  à  la  race  des  mortels.  Le  sommeil  assoupit  et  sus- 
pend les  facultés  de  l'âme;  ce  travail  les  absorbe  et  les  dissipe 
également,  C'est  certainement  une  marque,  non  seulement  de  notre 
corruption  et  de  notre  orgueil,  mais  aussi  de  notre  vanité  et  d'un 
vice  de  conformation. 

D'autre  part,  pourquoi  regarder  comme  honteuse  une 
action  si  utile  et  commandée  par  la  nature?  On  se  cache  et 
on  se  confine  pour  construire  un  homme,  pour  le  détruire 
on  recherche  le  grand  jour  et  de  vastes  étendues.  —  D'un 
côté  la  nature  nous  pousse  à  cette  union  des  sexes,  attachant  au 
désir  que  nous  en  avons,  la  plus  noble,  la  plus  utile  et  la  plus 
agréable  de  toutes  ses  fonctions;  d'autre  part,  elle  nous  fait  la 
taxer  de  manque  de  respect,  la  fuir  comme  déshonnête,  en  rougir 
et  en  recommander  l'abstinence.  Sommes-nous  assez  brutes  de 
qualifier  de  brutal  un  acte  auquel  nous  devons  l'existence!  Les 
peuples  se  sont  rencontrés  dans  certaines  de  leurs  pratiques  reli- 
gieuses, telles  que  les  sacrifices,  l'emploi  de  luminaires,  de  l'encens, 
le  jeûne,  les  offrandes  et  aussi  la  prohibition  de  cet  acte;  c'est  un 
point  sur  lequel  toutes  les  religions  sont  d'accord,  sans  parler  de 


252  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

allons  à  rauantiire  raison,  de  nous  blasmer,  de  faire  vne  si  sotte 
production  «|ue  l'homme  :  d'appellér  l'action  honteuse,  et  honteuses 
les  parties  qui  y  seruent  (à  cette  heure  sont,  les  miennes  propre- 
ment honteuses).  Les  Esseniens,  dequoy  parle  Pline,  se  maintenoient 
sans  nourrice,  sans  maillot,  plusieurs  siècles  r.  de  l'abbord  des  es- 
trangers,  qui,  suiuants  cette  belle  humeur,  se  rengeoient  conti- 
nuellement à  eux  :  avant  toute  vno  nation,  bazardé  de  s'exterminer 
plustost,  que  s'engager  à  vn  embrassement  féminin,  et  de  perdre  la 
suitte  des  hommes  plustost,  que  d'en  forger  vn.  Ils  disent  que  Zenon 
n'eut  affaire  à  femme,  qu'vne  fois  en  sa  vie  :  et  que  ce  fut  par  ciui- 
lité,  pour  ne  sembler  dédaigner  trop  obstinément  le  sexe.  Chacun 
fuit  à  le  voir  naistre,  chacun  court  à  le  voir  mourir.  Pour  le  des- 
truire,  on  cerche  vn  champ  spacieux  en  pleine  lumière  :  pour  le 
construire,  on  se  musse  dans  vn  creux  ténébreux,  et  le  plus  con- 
traint qu'il  se  peut.  C'est  le  deuoir,  de  se  cacher  pour  le  faire,  et 
c'est  gloire,  et  naissent  plusieurs  vertus,  de  le  sçauoir  deffaire. 
L'vn  est  iniure,  l'autre  est  faueur  :  car  Aristote  dit,  que  bonifier 
quelqu'vn,  c'est  le  tuer,  en  certaine  phrase  de  son  pais*  Les  Athc 
niens,  pour  apparier  la  defîaueur  de  ces  deux  actions,  ayants  à 
mundifier  l'isle  de  Delos,  et  se  iustifier  enuers  ApoUo,  défendirent 
au  pourpris  d'icelle,  tout  enterrement,  et  tout  enfantemeut  ensem- 
ble. Nostrl  nosmet  pœnitet.  11  y  a  des  nations  qui  se  couurenl  en 
mangeant.  le  sçay  vne  dame,  et  des  plus  grandes,  qui  a  celte 
mesme  opinion,  que  c'est  vne  contenance  désagréable,  de  mascher  : 
qui  rabat  beaucoup  de  leur  grâce,  et  de  leur  beauté  :  et  ne  se  pré- 
sente pas  volontiers  en  public  auec  appétit.  Et  sçay  vn  homme,  qui 
ne  peut  souffrir  de  voir  manger,  ny  qu'on  le  voye  :  et  fuyt  toute  as- 
sistance, plus  quand  il  s'emplit,  que  s'il  se  vuide.  En  l'empire  du 
Turc,  il  se  void  grand  nombre  d'hommes,  qui,  pour  exceller  les  au- 
tres, ne  se  laissent  iamais  veoir,  quand  ils  font  leur  repas;  qui  n'en 
font  qu'vn  la  sepmaine  :  qui  se  deschiquettent  et  découpent  la  face 
et  les  membres  :  qui  ne  parlent  iamais  à  personne.  Gens  fanati- 
ques, qui  pensent  honnorcr  leur  nature  en  se  desnaturant  :  qui  se 
prisent  de  leur  mespris,  et  s'amendent  de  leur  empiremenl.  Quel 
monstrueux  animal,  (|ui  se  fait  horreur  à  soy-méme,  à  qui  ses  plai- 
sirs poi.sent  :  qui  se  tient  à  mal-heur?  Il  y  en  a  ([ui  cachent  leur 
vin, 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V!  2o3 

l'usage  si  répandu  de  la  circoncision,  *  qui  en  est  une  punition.  Peut- 
être,  après  tout,  est-ce  avec  raison  que  nous  nous  blâmons  de  faire 
une  aussi  sotte  production  qu'est  l'homme,  et  de  qualifier  de  hon- 
teux l'acte  duquel  il  dérive  et  aussi  les  organes  qui  y  ont  part  (les 
miens  aujourd'hui  sont  bien  réellement  honteux  *  et  penauds).  — 
Les  Esséniens,  dont  parle  Pline,  demeurèrent  plusieurs  siècles,  sans 
avoir  besoin  ni  de  nourrices,  ni  de  maillots;  continuellement  des 
étrangers  leur  arrivaient  venant  grossir  leur  secte,  séduits  qu'ils 
étaient  par  la  belle  règle  qu'ils  s'étaient  imposée,  de  s'exterminer 
plutôt  que  d'avoir  des  relations  sexuelles  avec  les  femmes,  et  de 
voir  s'éteindre  la  race  des  humains  plutôt  que  de  se  prêter  à  en 
procréer  un  seul.  —  On  dit  que  Zenon  n'en  connut  qu'une  et  ne  la 
connut  qu'une  fois  dans  sa  vie;  et  que  ce  ne  fut  que  par  civilité, 
pour  ne  pas  paraître  les  dédaigner  de  parti  pris.  —  Chacun  évite, 
à  l'égard  de  l'homme,  d'être  témoin  de  sa  naissance  et  accourt  pour 
le  voir  mourir.  Pour  ie  détruire,  on  recherche  un  champ  spacieux, 
en  pleine  lumière;  pour  le  construire,  on  se  cache  dans  une  anfrac- 
tuosité  sombre  où  on  soit  le  plus  à  l'abri  possible.  C'est  un  devoir 
de  se  dérober  pour  le  faire  et  *  d'en  avoir  honte,  c'est  une  gloire  à 
laquelle  concourent  plusieurs  vertus  que  de  le  défaire;  l'un  est  un 
acte  injurieux,  l'autre  constitue  un  mérite.  Aristote  ne  dit-il  pas 
que,  d'après  certain  dicton  de  son  pays,  «  bonifier  quelqu'un,  c'est 
le  tuer  ».  Les  Athéniens,  ayant  à  purifier  l'île  de  Délos  et  se  conci- 
lier Apollon,  pour  faire  part  égale  à  ces  deux  actes  de  l'existence 
humaine,  défendirent  à  la  fois  toute  inhumation  et  tout  accouche- 
ment sur  le  territoire  de  cette  île  :  «  Nous  estimons  n'exister  que  par 
le  fait  d'une  faute  commise  [Térence).  » 

N'y  a-t-il  pas  des  hommes  et  même  des  peuples  qui  se 
cachent  pour  manger,  des  fanatiques  qui  se  défigurent, 
des  gens  qui  s'isolent  du  reste  de  l'humanité!  On  abandonne 
les  lois  de  la  nature  pour  suivre  celles  plus  ou  moins 
fantasques  des  préjugés.  —  Il  y  a  des  peuples  où  l'on  se  couvre 
le  bas  du  visage  pour  manger.  Je  connais  une  dame,  et  des  plus 
grandes,  qui  est  dans  ces  idées  :  elle  estime  que  mâcher  donne  une 
contenance  désagréable  qui  diminue  de  beaucoup  la  grâce  et  la 
beauté  de  la  femme,  et,  quand  elle  dîne  en  public,  elle  mange  le 
moins  qu'elle  peut.  Je  connais  aussi  un  homme  qui  ne  peut  suppor- 
ter ni  voir  manger,  ni  être  vu  lorsqu'il  mange  et  qui  évite  toute  as- 
sistance plus  encore  quand  il  se  remplit  que  lorsqu'il  se  vide.  —  Chez 
les  Turcs,  on  voit  un  grand  nombre  de  gens  qui,  pour  acquérir  plus 
de  mérite  que  les  autres,  ne  se  laissent  jamais  voir  quand  ils  pren- 
nent leurs  repas  et  n'en  font  qu'un  par  semaine;  ils  se  tailladent, 
se  déchiquettent  la  figure  et  les  membres,  ne  parlent  à  personne  ; 
ce  sont  des  fanatiques  qui  pensent  honorer  leur  nature  en  la  dé- 
naturant, qui  s'estiment  de  se  mépriser,  et  pensent  devenir  meil- 
leurs en  se  rendant  pires  !  Quel  monstrueux  animal  que  l'homme  ; 
il  se  fait  horreur  à  lui-même  ;  ses  plaisirs  lui  sont  à  charge,  il  re- 
cherche le  mal!  —  Il  y  en  a  qui  cachent  l'existence  qu'ils  mènent, 


254  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

Exiliôque  domos  et  dulcia  Umina  mutant^ 

Et  la  desrobent  de  la  veuë  des  autres  hommes  :  qui  euitent  la  santé 
et  lallegresse,  comme  qualitez  ennemies  et  dommageables.  Non 
seulement  plusieurs  sectes,  mais  plusieurs  peuples  maudissent  leur 
naissance,  et  bénissent  leur  mort.  Il  en  est  où  le  soleil  est  abominé, 
les  ténèbres  adorées.  Nous  ne  sommes  ingénieux  qu'à  nous  mal 
mener  :  c'est  le  vray  gibbicr  de  la  force  de  nostre  esprit  :  dange- 
reux vtil  en  desreglement. 

0  miseri  quorum  gaudia  crimen  habenl! 

Hé  panure  honune,  tu  as  assez  d'incommoditez  nécessaires,  sans  les 
augmenter  par  ton  inuention  :  et  es  assez  misérable  de  condition, 
sans  l'cstre  par  art  :  tu  as  des  laideurs  réelles  et  essentielles  à  suf- 
fisance, sans  en  forger  d'imaginaires.  Trouues  tu  que  tu  sois  trop  à 
l'aise  si  la  moitié  de  ton  aise  ne  te  fasche?  Trouues  tu  que  tu  ayes 
remply  tous  les  offices  nécessaires,  à  quoy  Nature  t'engage,  et 
qu'elle  soit  oysiue  chez  toy,  si  tu  ne  t'obliges  à  nouueaux  offices? 
Tu  ne  crains  point  d'offencer  ses  lois  vniuerselles  et  indubitables, 
et  te  piques  aux  tiennes  partisanes  et  fantastiques.  Et  d'autant  plus 
qu'elles  sont  particulières,  incertaines,  et  plus  contredictes,  d'au- 
tant plus  tu  fais  là  ton  ell'ort.  Les  ordonnances  positiucs  de  ta  pa- 
roisse t'attachent  :  celles  du  monde  ne  te  touchent  point.  Cours  vu 
peu  par  les  exemples  de  cette  considération  :  ta  vie  en  est  toute. 
Les  vers  de  ces  deux  poètes,  traictans  ainsi  reseruément  et  dis- 
creltement  de  la  lasciueté,  comme  ils  font,  me  semblent  la  descou- 
urir  et  esclairer  de  plus  près.  Les  dames  couurent  leur  sein  d'vn  re- 
seul, les  presti'es  plusieurs  choses  sacrées,  les  peintres  ombragent 
leur  ouurage,  pour  luy  donner  plus  de  lustre.  Et  dicton  que  le 
coup  du  soleil  et  du  vent,  est  plus  poisant  par  reflexion  qu'à  droit 
fil.  L'iEgyptien  respondit  sagement  à  celuy  qui  luy  demandoit,  Que 
portes-tu  là,  caché  soubs  ton  manteau?  Il  est  caché  soubs  uion 
manteau,  affin  que  tu  ne  sçaches  pas  que  c'est.  Mais  il  y  a  certaines 
autres  choses  qu'on  cache  pour  les  montrer.  Oyez  cetuy-là  plus 
ouuert. 

Et  nudam  pressi  corpus  adusque  metim. 

11  me  semble  qu'il  me  chapoue.  Que  Martial  retrousse  Venus  à  sa 
poste,  il  n'arriue  pas  à  la  faire  paioistre  si  entière.  Celuy  qui  dit 
tout,  il  nous  saoule  et  nous  desgouste.  Celuy  qui  craint  à  s'»>\pri- 
mrr,  nous  achemine  à  en  pensur  plus  qu'il  n'en  y  a.  Il  y  a  de  la 
trahison  en  celle  sorte  de  niodestif  :  et  notamment  nous  entr'ou- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  235 

<c  désertant  -par  un  exil  volontaire  leur  demeure  et  leur  doux  intérieur 
{Virgile)  »;  ils  la  dérobent  à  la  vue  des  autres  et  évitent  la  santé  et 
l'allégresse  comme  autant  de  choses  contraires  et  qui  peuvent  être 
nuisibles.  Des  sectes,  et  même  des  peuples  entiers  maudissent  leur 
naissance  et  bénissent  leur  mort;  il  en  est  qui  ont  le  soleil  en  abo- 
mination et  adorent  les  ténèbres.  Nous  ne  sommes  ingénieux  qu'à 
nous  malmener;  c'est  à  cela  surtout  que  nous  appliquons  toutes  les 
ressources  de  notre  esprit,  qui  est  un  bien  dangereux  instrument 
de  dérèglement  :  Les  malheureux  l  ils  se  font  un  crime  de  leurs  joies 
{Pseudo-Gallus).  »  Hé!  pauvre  homme!  tu  as  bien  assez  d'incommo- 
dités que  tu  es  obligé  de  subir,  sans  les  accroître  encore  par  tes 
inventions!  Ta  condition  est  assez  misérable,  sans  que  tu  t'ingénies 
à  l'être  encore  davantage!  Tu  as  en  quantité  bien  suffisante  des 
laideurs  réelles,  portant  sur  des  points  essentiels;  inutile  de  t'en 
forger  d'imaginaires!  Te  trouves-tu  donc  trop  à  l'aise,  que  tu  te 
plaignes  de  la  moitié  de  cette  aise?  Penses-tu  que  pour  satisfaire  à 
tous  les  devoirs  qui  te  sont  d'obligation  et  que  tu  tiens  de  la  na- 
ture, il  faille  t'en  créer  de  nouveaux,  sans  quoi  elle  serait  *  en  dé- 
faut et  oisive  en  toi  !  Tu  ne  crains  pas  d'offenser  ses  lois  qui  sont 
universelles  et  sur  lesquelles  le  doute  n'est  pas  possible,  et  tu  te 
piques  d'observer  les  tiennes  qui  sont  fantasques  et  dictées  par  des 
préjugés,  t'y  apphquant  d'autant  plus  qu'elles  sont  plus  particu- 
lières, incertaines  et  controversées;  les  ordonnances  spéciales  à 
ta  paroisse  t'occupent  et  t'attachent,  celles  du  monde  ne  te  tou- 
chent point.  Conduis-toi  donc  un  peu  suivant  les  considérations 
que  je  t'indique,  c'est  là  toute  ta  vie. 

Parler  discrètement  de  Tamour,  comme  l'ont  fait  Lucrèce 
et  Virgile,  c'est  lui  donner  plus  de  piquant.  —  Les  vers  de 
nos  deux  poètes  traitant  de  la  sorte  avec  retenue  et  discrétion  de  la 
lascivité,  me  paraissent  la  mettre  à  jour  et  l'éclairer  de  tons  qui  la 
font  ressortir  mieux  encore.  Les  dames  ne  se  couvrent-elles  pas  les 
seins  d'une  gaze?  les  prêtres  ne  mettent-ils  pas  à  l'abri  des  regards 
certains  objets  sacrés?  les  peintres  ne  donnent-ils  pas  du  relief  à 
leurs  tableaux  par  les  ombres  qu'ils  y  disposent,  et  ne  dit-on  pas 
que  le  soleil  et  le  vent  se  font  sentir  davantage  par  réflexion,  que 
lorsqu'ils  nous  arrivent  directement?  —  C'était  une  sage  réponse 
que  celle  faite  par  cet  Égyptien  à  quelqu'un  qui  lui  disait  :  «  Que 
portes-tu  là,  caché  sous  ton  manteau?  »  et  auquel  il  répondait  :  «  Si 
je  le  cache  sous  mon  manteau,  c'est  pour  que  tu  ne  saches  pas  ce 
que  c'est!  »  mais  il  est  certaines  autres  choses  qu'on  ne  cache  que 
pour  mieux  les  faire  remarquer.  Ovide  y  met  moins  de  façon;  aussi, 
quand  il  dit  :  «  Et,  toute  nue,  je  la  pressai  sur  mon  sein  » ,  il  est  par  trop 
cru  et  cela  me  laisse  aussi  insensible  que  si  j'étais  privé  de  virilité. 
Martial  retroussant  sa  Vénus  autant  qu'il  lui  plaît,  n'arrive  pas  da- 
vantage à  nous  la  présenter  au  même  degré  dans  la  plénitude  de 
ses  attraits;  qui  dit  tout,  nous  soûle  et  nous  dégoûte.  Celui  qui, 
au  contraire,  regarde  à  s'exprimer,  nous  porte  à  en  penser  plus  qu'il 
n'y  en  a;  c'est  là  un  genre  de  modestie  qui  tient  de  la  traîtrise; 


2S6  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

uranl  comme  font  ceux  cy,  vne  si  belle  route  à  l'imagination.  Et 
laction  et  la  peinture  doiiient  sentir  leur  larrecin.  L'amour  des 
Espagnols,  et  des  Italiens,  plus  respectueuse  et  crainlifue,  plus  mi- 
neuse et  couuerle,  me  plaisl.  le  ne  sçay  qui,  anciennement,  desiroit 
le  gosier  allongé  comme  le  col  d'vne  grue,  pour  sauourer  plus  long  • 
temps  ce  qu'il  aualloit.  Ce  souhait  est  mieux  à  propos  en  cette  vo- 
lupté, vistc  et  procipiteuse.  Mesmes  à  telles  natures  comme  est  la 
mienne,  qui  suis  vicieux  en  soudaineté.  Pour  arrester  sa  suitte,  et 
l'estendre  en  pre^ambules;  entre-eux,  tout  sert  de  faueur  et  de  re- 
compense :  vne  œillade,  vne  inclination,  vne  parolle,  vn  signe.  Qui  i 
se  pourroit  disner  de  la  fumée  du  rost,  feroit-il  pas  vne  belle 
espargne?  C'est  vne  passion  qui  mcsle  à  bien  peu  d'essence  solide, 
beaucoup  plus  de  vanité  et  resuerie  fieureuse  :  il  la  faut  payer  et 
seruii-  d(^  mesme.  Apprenons  aux  dames  à  se  faire  valoir,  à  s'esti- 
mer, à  nous  amuser,  et  à  nous  piper.  Nous  faisons  nostre  charge  • 
extrême  la  première  :  il  y  a  tousiours  de  l'impétuosité  Françoise. 
Faisant  filer  leurs  faneurs,  et  les  estallant  en  détail  :  chacun,  ius- 
ques  à  la  vieillesse  misérable,  y  trouue  quelque  bout  de  lisière,  selon 
son  vaillant  et  son  mérite.  Qui  n'a  iouyssance,  qu'en  la  iouyssance  : 
qui  ne  gaigne  que  du  haut  poinct  :  qui  n'ayme  la  chasse  qu'en  la  - 
prise  :  il  ne  luy  appartient  pas  de  se  mesler  à  nostre  escole.  Plus  il 
y  a  de  marches  et  degrez,  plus  il  y  a  de  hauteur  et  d'honneur  au 
dernier  siège.  Nous  nous  deurions  plaire  d'y  estre  conduicts, 
comme  il  se  faict  aux  palais  magnifiques,  par  diuers  portiques,  et 
passages,  longues  et  plaisantes  galleries,  et  plusieurs  destours.  • 
Cette  dispensation  reuiendroit  à  nostre  commodité  :  nous  y  arres- 
terions,  et  nous  y  aymerions  plus  long  temps.  Sans  espérance,  et 
sans  désir,  nous  n'allons  plus  rien  qui  vaille.  Nosti-e  maistrise  et 
entière  possession,  leur  est  inftniement  à  craindre.  Depuis  qu'elles 
.sont  du  tout  rendues  à  la  mercy  de  nostre  foy,  et  constance,  elles  '» 
sont  vn  peu  bien  hasardées.  Ce  sont  vertus  rares  et  difficiles  :  sou- 
dain qu'elles  sont  à  nous,  nous  ne  sommes  plus  à  elles. 

Poslquam  cupides  mentis  satiata  libido  est, 
Verba  nihil  meluere,  niliil  periuria  eut-an l. 

El  Thrasonidez  ieiuK!  Iionuni^  (îrcc,  fut  si  amoureux  de  son  amour,     . 
qu'il  refusa,  ayant  .i.Mit.'rié  !'■  (u'ur  dvne  maistres^c.  dcii  ionvr  : 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  237 

c'est  notamment  ce  que  font  Virgile  et  Lucrèce,  en  entr'ouvrant  une 
si  belle  route  à  notre  imagination  ;  l'action  et  la  peinture  qui  la  re- 
présente, se  ressentent  du  tour  ingénieux  que  ces  auteurs  donnent 
à  leurs  phrases. 

L'amour,  tel  que  le  pratiquent  les  Espagnols  et  les  Ita- 
liens, plus  respectueux  et  plus  timide,  que  chez  les  Fran- 
çais, plaît  à  Montaigne  qui  en  aime  les  préambules  ;  quant 
à,  la  femme,  dès  l'instant  qu'elle  est  à  nous,  son  pouvoir 
prend  fin.  —  L'amour  chez  les  Espagnols  et  les  Italiens,  plus  res- 
pectueux, plus  timide,  plus  minaudier,  plus  voilé  que  chez  nous,  me 
plait.  Je  ne  sais  qui,  dans  l'antiquité,  aurait  voulu  avoir  le  gosier 
allongé  comme  le  cou  d'une  grue,  afin  de  savourer  plus  longtemps 
ce  qu'il  avalait;  un  tel  souhait  convient  bien  pour  ce  genre  de  vo- 
lupté qui  est  prompte  et  précipitée,  même  pour  des  natures  comme 
la  mienne,  chez  lesquelles  le  vice  aime  les  satisfactions  immédiates. 
Pour  accroître  ces  sensations,  il  faut  en  prolonger  les  préambules; 
chez  ces  peuples,  tout  de  la  part  de  la  femme  est  faveur  et  récom- 
pense pour  l'amoureux  :  une  œillade,  une  inclinaison  de  tête,  un 
mot,  un  geste.  Qui  pourrait  dîner  du  fumet  d'un  rôti,  ne  vivrait-il 
pas  à  bon  compte?  L'amour  est  une  passion  qui,  à  une  bien  petite 
dose  de  sérieux,  mêle  beaucoup  plus  de  vanité  et  de  rêverie  fié- 
vreuse; il  faut  en  user  et  la  payer  de  même  monnaie.  Apprenons 
aux  dames  à  se  faire  valoir,  à  nous  amuser  et  même  à  se  jouer  de 
nous;  avec  cette  impétuosité  qui  nous  caractérise,  nous  Français, 
nous  voulons  tout  emporter  du  premier  coup  ;  si  nous  étions  plus 
ménagers  de  leurs  faveurs,  les  conquérant  en  détail,  chacun,  jus- 
qu'au malheureux  vieillard,  y  trouverait  à  glaner  selon  ce  qu'il  peut 
et  ce  qu'il  mérite.  Celui  qui  n'a  de  jouissance  que  dans  la  jouis- 
sance, qui  ne  veut  gagner  que  le  gros  lot,  qui  n'aime  la  chasse  que 
pour  ce  qu'il  y  prend,  n'est  pas  de  notre  école;  plus  il  y  a  de  mar- 
ches et  de  degrés  à  monter,  plus  celui  qui  a  atteint  le  sommet  se 
trouve  élevé  et  honoré;  nous  devrions  nous  plaire  à  être  menés, 
quand  nous  cherchons  à  gagner  les  bonnes  grâces  de  la  femme, 
comme  lorsque  nous  pénétrons  dans  ces  palais  magnifiques  où  l'on 
accède  par  des  portiques  et  des  vestibules  variés,  par  de  longues  et 
agréables  galeries  et  de  nombreux  détours.  Cette  façon  d'aller 
serait  toute  à  notre  avantage;  nous  ferions  des  stations  chemin 
faisant,  et  notre  amour  en  aurait  une  plus  longue  durée;  tandis  que 
lorsque  le  désir  et  l'espérance  sont  éteints,  nous  allons,  mais  cela 
ne  mène  plus  à  rien  qui  vaille.  La  femme  a  tout  à  craindre  de  nous, 
quand  nous  sommes  maîtres  d'elle  et  que  nous  en  avons  pris  pleine 
possession  ;  dès  qu'elle  s'est  entièrement  abandonnée  à  la  merci  de 
notre  foi  et  de  notre  constance,  vertus  rares  et  difficiles,  elle  est 
complètement  à  la  merci  du  hasard;  de  l'instant  où  elle  est  à  nous, 
nous  ne  sommes  plus  à  elle  :  «  Une  fois  le  caprice  de  notre  passion 
assouvi,  nous  comptons  pour  rien  nos  promesses  et  nos  serments  {Ca- 
tulle). )>  Un  jeune  Grec,  Thrasonide,  était  tellement  jaloux  de  son 
amour  que,  maître  du  cœur  d'une  maîtresse,  il  se  refusa  à  en  jouir 

ESSAIS   DE   MONTAIGNE.    -^  T.    MI.  17 


2S8  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

pour  n'amortir,  rassasier  ol  allaiijfiilr  par  la  iouyssanco  cotte  ar- 
deur inquiète,  de  laquelle  il  se  «,Horitioit  et  se  paissoit.  La  cherté 
«lonne  goust  à  la  viande.  Voyez  combien  la  forme  des  salutations, 
qui  est  particulière  à  nostre  nation,  abastardit  par  sa  facilité,  la 
grâce  des  baisers,  lesquels  Socrates  dit  eslre  si  puissans  et  dange- 
reux à  voler  nos  cœurs.  C'est  vne  desplaisante  coustume,  et  iniu- 
rieuse  aux  dames,  dauoir  à  prester  leurs  leures,  à  quiconque  a 
trois  valets  à  sa  suitle,  pour  mal  plaisant  qu'il  soit, 

Cuius  liuida  naribus  caninis, 
Dependet  glacies,  rigétque  barba  : 
Centum  occurrere  malo  culUingis. 

Et  nous  mesme  n'y  gaignons  guère  :  car  comme  le  monde  se  voit 
pai'ty,  pour  trois  belles,  il  nous  en  faut  baiser  cinquante  laides.  Et 
à  vu  estomach  tendre,  comme  sont  ceux  de  mon  aage,  vn  mauuais 
baiser  en  surpaie  vn  bon.  Ils  font  les  poursuyuans  en  Italie,  et 
les  transis,  de  celles  mesmes  qui  sont  à  vendre  :  et  se  défendent 
ainsi  :  Qu'il  y  a  des  degrez  en  la  iouyssance  :  et  que  par  seruices 
ils  veulent  obtenir  pour  eux,  celle  qui  est  la  plus  entière.  Elles  ne 
vendent  que  le  corps.  La  volonté  ne  peut  estre  mise  en  vente,  elle 
est  trop  libre  et  trop  sienne.  Ainsi  ceux  cy  disent,  que  c'est  la  vo- 
lonté qu'ils  entreprennent,  et  ont  raison.  C'est  la  volonté  qu'il  faut 
seruir  et  pracliquer.  l'ay  horreur  d'imaginer  mien,  vn  corps  priué 
d'affection.  Et  me  semble,  que  cette  forcenerie  est  voisine  à  celle  de 
ce  garçon,  qui  alla  saillir  par  amour,  la  belle  image  de  Venus  que 
Praxiteles  auoit  faicte.  Ou  de  ce  furieux  .îlgyptien,  eschautîé  après 
la  charongne  d'vne  morte  qu'il  embaumoit  et  ensueroit.  Lequel 
donna  occasion  à  la  loy,  qui  fut  faicte  depuis  en  Egypte,  que  les 
corps  des  belles  et  ieunes  femmes,  et  de  celles  de  bonne  maison, 
seroient  gardez  trois  iours,  auant  qu'on  les  mist  entre  les  mains  de 
ceux  qui  auoient  charge  de  prouuoii'à  leur  enterrement.  Periander 
lit  plus  merueilleusemont  :  qui  estendit  l'affection  coniugale,  plus 
Hîglee  et  légitime,  à  la  iouyssance  de  Melissa  sa  femme  trcspassec. 
Ne  semble  ce  pas  estre  vne  humeur  lunatique  de  la  Lune,  ne  pou- 
uanl  autrement  iouyr  d'Endymion  son  mignon,  l'aller  endormir 
pour  plusieurs  mois  :  et  se  paislrc  de  la  iouyssance  dvn  garçon, 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  239 

pour  ne  pas  s'en  rassasier,  ne  pas  éteindre  ni  alanguir  par  la  jouis- 
sance l'ardeur  inquiète  dont  il  se  glorifiait  et  se  délectait. 

La  coutume  d'embrasser  les  femmes  lorsqu'on  les  salue 
lui  déplaît;  c'est  profaner  le  baiser,  les  hommes  eux- 
mêmes  n'y  gagnent  pas.  ^  Un  haut  prix  ajoute  à  la  qualité  des 
choses  :  voyez  combien,  chez  nous,  la  forme,  toute  spéciale  à  notre 
nation,  que  nous  donnons  à  nos  salutations,  déprécie,  par  la  facilité 
avec  laquelle  nous  les  prodiguons,  la  grâce  du  baiser  qui  les  accom- 
pagne et  dont,  au  dire  de  Socrate,  la  puissance  est  si  grande  et  si 
dangereuse  pour  s'emparer  de  nos  cœurs.  C'est  une  coutume  déplai- 
sante et  injurieuse  pour  nos  dames,  d'avoir  à  présenter  leurs  lèvres 
à  quiconque  mène  trois  valets  à  sa  suite,  si  mal  plaisant  qu'il  soit, 
«  à  tel  gui  a  un  nez  de  chien,  d'où  pendent  des  glaçons  livides  dont 
sa  harhe  est  engluée;  j'aimerais  cent  fois  mieux  lui  baiser  le  derrière 
(Martial)  ».  Nous-mêmes  n'y  gagnons  guère,  car  à  la  manière  dont 
le  monde  est  réparti,  pour  trois  belles  à  embrasser,  il  nous  faut  en 
embrasser  cinquante  laides;  et  pour  un  estomac  sensible,  comme 
l'ont  les  gens  de  mon  âge,  un  mauvais  baiser  est  bien  loin  d'être 
compensé  par  un  bon. 

II  approuve  que  même  avec  des  courtisanes,  on  cherche 
à  gagner  leur  affection,  pour  ne  pas  avoir  que  leur  corps 
seulement.  —  En  Italie,  môme  les  fennnes  qui  se  donnent  au  pre- 
mier venu  qui  les  paie,  on  ne  les  approche  qu'avec  déférence  et  en 
les  entourant  d'attentions.  On  dit  à  cela  «  qu'il  y  a  des  degrés  dans 
la  jouissance  qu'on  peut  éprouver  avec  une  femme;  que  ces  atten- 
tions ont  pour  objet  d'obtenir  d'elles  qu'elles  se  donnent  le  plus 
entièrement  possible  parce  que,  quand  elles  se  vendent,  elles  ne  ven- 
dent que  leur  corps,  et  que  leur  volonté,  qui  conserve  toute  sa  liberté 
et  dont  elles  ne  cessent  de  disposer,  demeure  forcément  en  dehors 
du  marché  ».  C'est  cette  volonté  que  l'on  cherche  ainsi  à  gagner, 
et  on  a  raison;  il  importe  de  se  la  concilier  et  on  ne  peut  y  arriver 
que  par  des  prévenances.  —  L'idée  de  penser  que  je  puisse  posséder 
un  corps  dont  je  n'ai  pas  l'affection,  me  fait  horreur;  il  me  semble 
que  c'est  commettre  là  un  acte  de  frénésie  analogue  à  celui  de  ce 
garçon  qui  se  polluait  par  amour  pour  cette  belle  statue  de  Vénus, 
sortie  du  ciseau  de  Praxitèle;  ou  de  cet  Égyptien  forcené,  souillant 
le  cadavre  d'une  morte  qu'il  avait  charge  d'embaumer  et  de  mettre 
dans  le  linceul;  ce  qui  donna  lieu  à  la  loi,  édictée  depuis  en  Egypte, 
prescrivant  de  ne  remettre  que  trois  jours  après  leur  mort,  aux 
inains  de  ceux  chargés  de  les  inhumer,  les  corps  des  femmes  qui 
étaient  jeunes  et  belles  ou  de  bonne  famille.  —  Périandre  fit  quelque 
chose  de  plus  étonnant  encore  :  il  continua  à  Métissa  sa  femme, 
alors  qu'elle  était  morte,  ses  marques  d'affection  conjugale  (qui  plus 
légitime,  eût  dû  être  plus  contenue),  allant  jusqu'à  entrer  en  jouis- 
sance d'elle.  —  La  lune  n'obéit-elle  pas  à  une  idée  vraiment  luna- 
tique, quand,  ne  pouvant  jouir  autrement  d'Ëndymion  son  favori, 
elle  le  tint  endormi  pendant  plusieurs  mois,  pour  avoir  toute  lati- 
tude de  se  repaître  de  la  jouissance  qu'elle  pouvait  ressentir  avec 


200  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

qui  ne  se  renuioil  qnon  suii^a;?  le  dis  paroillcment,  qu  on  aynie  vn 
corps  sans  aine,  quand  on  aynie  vn  corps  sans  son  consentement, 
et  sans  son  désir.  Toutes  iouyssances  ne  sont  pas  vnes.  Il  y  a  des 
iouyssancos  elliiques  et  languissantes.  Mille  autres  causes  que  la 
bien«vueillance,  nous  peuuent  acquérir  cet  octroy  des  dames.  Ce 
n'est  suflisanl  lesmoignage  daffeclion.  Il  y  peut  eschoir  de  la  tra- 
hison, comme  ailleurs  :  elles  n'y  vont  par  fois  que  d'vne  fesse; 

Tanquam  thura  merûmque  parent  :  ' 

Absentent  marmoredmue  putes. 

l'en  sçay,  qui  ayment  mieux  presler  cela,  que  leur  coche  :  et  qui  ne 
se  communiquent,  que  par  là.  Il  faut  regarder  si  vostre  compagnie 
leur  plaist  pour  quelque  autre  fin  encores,  ou  pour  celle  là  seule- 
ment, comme  dvn  gros  garson  d'estable  :  en  quel  rang  et  à  quel 
prix  vous  y  estes  logé, 

Tibi  si  datur  vni 
Quo  lapide  illa  diem  candidiore  nolet. 

Quoy,  si  elle  mange  vostre  pain,  à  la  sauce  d'vne  plus  agréable 
imagination? 

Te  tenet,  absentes  alios  suspirat  amoreÉ. 

Comment?  auons  nous  pas  veu  quelqu'vn  en  nos  iours,  s'eslre 
seruy  de  cette  action,  à  l'vsage  dvne  horrible  vengeance  :  pour  tuer 
par  là,  et  empoisonner,  comme  il  fit,  vne  honneste  femme?  Ceux 
qui  cognoissent  l'Italie,  ne  trouueront  iamais  estrange,  si  pour  ce 
subiect,  ie  ne  cherche  ailleurs  des  exemples.  Car  cette  nation  se 
peut  dire  régente  du  reste  du  monde  en  cela.  Ils  ont  plus  commu- 
nément des  belles  femmes,  et  moins  de  laydcs  que  nous  :  mais  des 
rares  et  excellentes  beautez,  i'estime  que  nous  allons  à  pair.  Et  en 
iuge  autant  des  esprits  :  de  ceux  de  la  commune  façon,  ilfe  en  ont 
beaucoup  plus,  et  euidemment.  La  brutalité  y  est  sans  comparaison 
plus  rare  :  dames  singulières  et  du  plus  haut  estage,  nous  ne  leur 
en  deuons  rien.  Si  i'auois  à  cstcndre  cette  similitude,  il  mo_,  semble- 
roit  pouuoir  dirr  de  la  vaillance,  quau  rebours,  elle  est  au  prix 
d'eux,  populaire  chez  nous,  et  naturelle  :  mais  on  la  voit  par  fois, 
en  leurs  mains,  si  pleine  et  si  vigoreuse,  qu'elle  surpasse  tous  les 
plus  roides  exemples  que  nous  en  ayons.  Les  mariages  de  ce 
pays  là,  clochent  en  cecy.  Leur  cousliime  donne  commimemenl  la 
loy  si  rude  aux  femmes,  et  si  serue,  que  la  plus  esloiguee  accoin- 
laiicc  auee  l'estranger,  leur  est  autant  capitalle  que  la  plus  voisine. 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  261 

un  être  qui  ne  se  donnait  qu'en  songe.  —  Je  dis  pareillement  que 
c'est  aimer  un  corps  sans  âme  *  ou  privé  de  sentiment,  que  d'en 
aimer  un  qui  ne  soit  pas  consentant  ou  ne  vous  désire  pas.  Toutes 
les  jouissances  ne  sont  pas  unes  ;  il  en  est  d'étiques  et  de  languis- 
santes. Mille  autres  causes  que  la  bienveillance  de  la  femme  à  notre 
égard  peuvent  faire  qu'elle  se  donne  à  nous  ;  ce  n'est  pas  là,  par 
soi-même,  un  témoignage  d'affection.  Là  comme  ailleurs,  il  peut  y 
avoir  une  arrière-pqnsée  ;  parfois,  elle  se  borne  à  se  laisser  faire, 
«  aussi  impassible  que  si  elle  préparait  le  vin  et  Vencens  du  sacri- 
fice..., vous  diriez  qu'elle  est  absente  ou  de  marbre  {Martial)  ».  J'en 
connais  qui  préfèrent  prêter  leur  personne  que  leur  voiture,  c'est 
même  la  seule  chose  qu'elles  soient  disposées  à  prêter.  Il  peut  en- 
core se  faire  que  votre  compagnie  plaise,  en  vue  d'une  idée  autre 
que  le  désir  de  vous  appartenir,  ou  encore  comme  lui  plairait  la 
compagnie  d'un  gros  garçon  d'étable.  Il  y  a  aussi  à  considérer  à 
quel  prix  vous  avez  part  à  ses  faveurs  :  «  Si  elle  se  donne  à  vous  seul, 
et  marque  ce  jour-là  d'une  pierre  blanche  (Tibulle)  »  ;  ou  si  mangeant 
votre  pain,  elle  l'assaisonne  d'une  sauce  que  son  imagination  lui 
rend  plus  agréable  :  «  C'est  vous  qu'elle  presse  dans  ses  bras  et  c'est 
pour  un  autre  qu'elle  soupire  (Tibulle).  »  N'avons-nous  pas  été  jus- 
qu'à voir  quelqu'un,  de  nos  jours,  recourir  à  cet  acte  pour  satis- 
faire une  horrible  vengeance  et  tuer,  en  l'empoisonnant,  une  hon- 
nête femme  pour  que  dans  ses  embrassements  avec  son  ennemi 
elle  lui  communique  la  mort?  cela  est  pourtant  arrivé! 

Les  femmes  sont  plus  belles  et  les  hommes  ont  plus  d'es- 
prit en  Italie  qu'en  France,  mais  nous  avons  autant  de  su- 
jets d'élite  que  les  Italiens;  chez  eux,  la  femme  mariée  est 
trop  étroitement  tenue.  —  Ceux  qui  connaissent  l'Italie,  ne  s'é- 
tonneront jamais  si,  pour  ce  sujet,  je  ne  vais  pas  chercher  d'exem- 
ples ailleurs,  parce  qu'en  cette  matière  cette  nation  l'emporte  sur 
le  reste  du  monde.  —  Dans  ce  pays,  les  belles  femmes  sont  plus 
communes  et  il  y  en  a  moins  de  laides  que  chez  nous;  mais  j'estime 
que  nous  allons  de  pair  avec  eux  pour  ce  qui  est  des  beautés  assez 
rares  approchant  de  la  perfection.  Il  en  est  de  même  des  gens  d'es- 
prit :  ils  en  ont  incontestablement  beaucoup  plus  que  nous,  la  bêtise 
y  est  sans  comparaison  plus  rare;  mais,  en  fait  de  natures  d'élite 
se  distinguant  d'une  façon  particulière,  nous  n'avons  rien  à  leur 
envier.  Si  j'avais  à  étendre  ce  parallèle,  il  me  semble  que  je  serais 
fondé  à  dire  que,  sous  le  rapport  de  la  vaillance,  la  situation  est 
inverse  :  comparée  à  ce  qu'elle  est  chez  eux,  cette  vertu  est  chez  nous 
en  quelque  sorte  innée  et  répandue  dans  toutes  les  classes  de  la 
société  ;  mais  on  la  trouve  parfois  chez  certains  d'entre  eux  portée 
à  un  tel  degré  d'abnégation  et  de  vigueur,  qu'elle  surpasse  les  plus 
beaux  spécimens  que  nous  en  ayons. 

Chez  eux,  le  mariage  pèche  en  ce  que  leurs  mœurs  imposent  aux 
femmes  une  loi  si  sévère,  les  assujettit  tellement,  que  le  moindre 
rapport  avec  un  étranger  constitue  une  faute  capitale  présentant 
autant  de  gravité  que  les  relations  les  plus  intimes  ;  il  en  résulte 


262  tSSAIS  DE  MONTAIGNE. 

Cetlf  loy  lait,  que  loules  les  approches  se  reiidenl  nécessairement 
substanlioles.  El  puis  que  tout  leur  reuient  à  mesme  compte,  elles 
ont  le  choix  bien  aysi'.  Et  ont  elles  brisé  ces  cloisons?  Croyez 
qu'elles  font  feu  :  Luxun'a  rpsis  vincnlis,  sicut  fera  bestia,  irritata, 
deinde  emissa.  II  ItMir  Tant  vn  peu  laschcr  les  resnes. 

Vidi  ego  nuiier  equum,  contra  sua  frena  tenacem, 
Ore  reluclanli  fulminis  ire  modo. 

On  alanguil  le  désir  de  la  compagnie,  en  luy  donnant  quelque  11- 
berl»'.  C'est  vn  bel  vsage  de  nostre  nation,  qu'aux  bonnes  maisons, 
nos  enfans  soyent  receuz,  pour  y  cstre  nourris  et  esleucz  pages  i 
comme  en  vne  escole  de  noblesse.  Et  est  discourtoisie,  dit -on, 
et  iaiure,  d'en  refuser  vn  Gentil-homme.  l'ay  apperçeu,  car  autant 
de  maisons  autant  de  diuers  stiles  et  formes,  que  les  dames  qui  ont 
voulu  donner  aux  fdles  de  leur  suite,  les  règles  plus  austères,  n'y 
on^  pas  eu  meilleure  aduauturc.  Il  y  faut  de  la  modération.  Il  faut  . 
laisser  bonne  partie  de  leur  conduiltc,  à  leur  propre  discrétion  : 
car  ainsi  comme  ainsi  ny  a  il  discipline  qui  les  sçeut  brider  de 
toutes  parts.  Mais  il  est  bien  vray,  que  celle  qui  est  eschappee  ba- 
gues saunes,  d'vn  escolage  libre,  apporte  bien  plus  de  liancc  de 
soy,  que  celle  qui  sort  saine,  d'vne  escole  scucrc  et  prisonnière. 
Nos  pores  drcssoient  la  contenance  de  leurs  lilles  à  la  honte  et  à  la 
crainte  (les  courages  et  les  désirs  tousiours  pareils),  nous  à  l'asseu- 
rancc  :  nous  n'y  entendons  rien.  C'est  à  faiie  aux  Sarmates,  qui 
n'ont  loy  de  coucher  auec  homme,  que  de  leurs  mains  elles  n'en 
ayenl  tué  vn  autre  en  guerre.  A  moy  qui  n'y  ay  droit  que  par  les  . 
oreilles,  suffit,  si  elles  me  retiennent  pour  le  conseil,  suyuant  le 
priuilege  de  mon  aage.  le  leur  conseille  donc,  et  à  nous  aussi, 
l'abstinence  :  mais  si  ce  siècle  en  est  trop  ennemy,  aumoins  la  dis- 
cnîtion  et  la  modestie.  Car,  comme  dit  le  compte  d'Aristippus,  par- 
lant à  des  ieuncs  hommes,  qui  lougissoient  de  le  veoir  entrer  chez  a 
vne  courtisane  :  Le  vice  est,  de  n'en  pas  sortir,  non  pas  d'y  entrer. 
yui  ne  veut  e.vempter  sa  conscience,  qu'elle  exemple  son  nom  :  si 
le  fon»  n'en  vaul  guère,  que  l'apparence  tienne  bon.      le  loiie  la 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  263 

nécessairement  que  c'est  toujours  là  qu'elles  en  arrivent;  leur  dé- 
termination est  vite  prise,  puisque  les  conséquences  sont  les  mômes; 
et  une  fois  le  pas  franchi,  croyez  bien  qu'elles  sont  tout  flamme  : 
«  La  Ivxure  est  comme  une  bète  féroce  qui  s'irrite  de  ses  chaînes  et  ne 
s'en  échappe  qu'avec  plus  de  fureur  (Tite-Live).  »  Il  faudrait  qu'on 
leur  lâchât  un  peu  les  rênes  :  «  J'ai  vu  naguère  un  cheval  rebelle  au 
frein,  lutter  de  la  bouche  et  s'élancer  comme  la  foudre  (Ovide).  »  Par 
un  peu  de  liberté,  on  rend  moins  ardent  le  désir  d'avoir  de  la  com- 
pagnie. *  Eux  et  nous,  courons  à  peu  près  les  mêmes  risques  :  eux 
par  trop  de  contrainte,  nous  par  trop  de  licence.  —  C'est  un  heu- 
reux usage  chez  nous,  que  nos  enfants  soient  admis  dans  de  bonnes 
maisons,  pour  y  être  élevés  et  dressés  en  qualité  de  pages  comme 
dans  une  école  de  noblesse  ;  c'est  même  un  acte  réputé  peu  courtois 
et  blessant  que  de  ne  pas  satisfaire  à  une  demande  de  cette  nature 
faite  pour  un  gentilhomme.  J'ai  constaté  également  (car  autant  de 
maisons,  autant  de  genres  et  de  procédés  différents)  que  des  dames 
qui  ont  voulu  imposer  aux  filles  de  leur  suite  certaine  austérité  de 
conduite,  n'ont  pas  eu  beaucoup  à  se  louer  du  résultat  de  leurs 
efforts  ;  il  faut  à  cela  apporter  de  la  modération  et  s'en  remettre 
pour  une  bonne  part  à  la  discrétion  de  chacune,  car,  quoi  qu'on 
fasse,  aucune  règle  de  discipline  ne  peut  arriver  à  les  brider  sous 
tous  rapports;  mais  il  est  bien  vrai  que  celle  qui,  livrée  à  elle- 
même,  s'en  tire  sans  encourir  de  dommages,  doit  inspirer  bien  plus 
de  confiance  que  celle  qui  sort  sans  tache,  d'une  école  où  elle  était 
prisonnière  et  gardée  sévèrement. 

Il  est  de  l'intérêt  de  la  femme  d'être  modeste  et  d'avoir 
de  la  retenue,  même  lorsqu'elles  ne  sont  pas  sages.  —  Nos 
pères  inspiraient  à  leurs  filles  d'éprouver  de  la  honte  et  de  la 
crainte  (elles  n'en  avaient  pas  moins  de  désirs  et  de  courage,  ce  sont 
là  choses  qui  ne  varient  pas  en  elles);  nous,  nous  les  dressons  à 
avoir  de  l'assurance;  et,  en  cela,  nous  ne  sommes  pas  dans  le  vrai. 
Notre  façon  de  faire  convient  aux  femmes  Sarmates,  qui  ne  pou- 
vaient coucher  avec  un  homme  que  lorsque  à  la  guerre  elles  en 
avaient  tué  un  autre  de  leurs  propres  mains.  Pour  moi,  qui  ne 
puis  plus  avoir  action  sur  elles  que  par  l'attention  qu'elles  veulent 
bien  me  prêter,  je  me  borne  à  leur  faire  entendre,  si  elles  me  les 
demandent,  les  conseils  que,  de  par  le  privilège  de  mon  âge,  je 
suis  à  même  de  leur  donner.  Je  leur  prêche  donc  l'abstinence,  à 
elles  comme  à  nous;  et,  si  ce  siècle  en  est  trop  ennemi,  qu'au  moins 
elles  y  mettent  de  la  discrétion  et  de  la  modestie,  car,  ainsi  que  le 
porte  la  réplique  d'Aristippe,  contée  dans  la  vie  de  ce  philosophe 
et  faite  par  lui  à  des  jeunes  gens  qui  rougissaient  de  le  voir  entrer 
chez  une  courtisane  :  «  Le  vice  n'est  pas  d'y  entrer,  mais  de  n'en 
pas  sortir.  »  Il  faut  que  celle  qui  ne  prend  pas  à  cœur  de  sauve- 
garder sa  conscience  sauvegarde  au  moins  sa  réputation;  si  au 
fond  cela  ne  vaut  guère  mieux,  du  moins  l'apparence  est  sauve. 

La  nature  d'ailleurs  les  a  faites  pour  se  refuser  en  ap- 
parence, bien  qu'elles  soient  toujours  prêtes;  par  ces  refus 


2«4  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

frradalion  cl  la  loiifriiPiir,  eu  la  dispcnsation  de  leurs  faueurs.  Pla- 
ton montre,  qu'on  toute  espèce  d'amour,  la  facilité  et  promptitude 
est  interdicto  aux  tenants.  C/ost  vn  Iraict  de  gourmandise,  laquelle 
il  faut  qu'elles  cnuurtnl  de  tout  leur  art,  de  se  rendre  ainsi  témé- 
rairement en  gros,  et  tumultuairement.  Se  conduisant  en  leur  dis- 
pensation,  ordonncmcnt  et  mcsuremenl,  elles  pipcut  bien  mieux 
nostre  désir,  el  <aclitMit  le  leur,  (ju  elles  fuyent  tousiours  deuant 
nous  :  ie  dis  celles  mesmes  qui  ont  à  se  laisser  attraper.  Elles  nous 
battent  mieux  en  fuvaiil,  comme  les  Scylbes.  De  vray,  selon  la  loy 
que  Nature  leur  donne,  ce  n'est  pas  proprement  à  elles  de  vouloir 
et  désirer  :  leur  rolle  est  souffrir,  obeyr,  consentir.  C'est  pourquoy 
Nature  leur  a  donné  vne  perpétuelle  capacité  ;  à  nous,  rare  et  incer- 
tine.  Elles  ont  tousiours  leur  heure,  'afin  qu'elles  soyent  tousiours 
prestes  à  la  nostre  Pâli  natœ.  Et  où  elle  a  voulu  que  nos  appetis 
eussent  montre  et  déclaration  prominante,  ell'  a  faict  que  les  leurs 
fussent  occultes  et  intestins.  Et  les  a  fournies  de  pièces  impropres 
à  l'ostentation  :  et  simplement  pour  la  defcnsiue.  Il  faut  laisser  à  la 
licence  Amazonienne  pareils  traits  à  cettuy  cy.  Alexandre  passant 
par  l'Hyrcanie,  Thalcstris  Royne  des  Amazones  le  vint  trouuer  auec 
trois  cents  gens-darmes  de  son  sexe  :  bien  montez  et  bien  armez  : 
ayant  laissé  le  demeurant  d'vnc  grosse  armée,  qui  la  suyuoit,  au 
delà  des  voisines  montaignes.  Et  luy  dit  tout  haut,  et  en  publiq, 
<|ue  le  bruit  de  ses  victoiies  et  de  sa  valeur,  l'auoit  menée  là,  pour 
le  veoir,  luy  offrir  ses  moyens  et  sa  ])uissance  au  secours  de  ses 
eutreprinses.  Et  que  le  trouuant  si  beau,  ieune,  et  vigoureux,  elle, 
qui  estoit  parfaitle  en  toutes  ses  qualitez,  luy  conseilloit  qu'ils  cou- 
chassent ensemble  :  afin  ([u'il  nas(iuist  de  la  plus  vaillante  femme 
du  monde,  et  du  plus  vaillant  honune,  qui  fust  lors  viuant,  quelque 
chose  de  grand  et  de  rare,  pour  Taduenir.  Alexandre  la  remercia 
du  resti!  :  mais  pour  donner  temps  à  l'accomplissement  de  sa  der- 
nière demande,  il  arresta  treize  iours  en  ce  lieu,  lesquels  il  festoya 
le  plus  alaigreraent  qu'il  peut,  en  faueur  d'vne  si  courageuse  Prin- 
cesse. Nous  sommes  cpiasi  par  tout  iniques  iuges  de  leurs  actions, 
comme  elles  sont  des  nostres.  l'aduoiie  la  vérité  lors  qu'elle  me 
nuit,  de  mesme  que  si  elle  me  sert.  C'est  vn  vilain  desreglement, 
qui  les  pousse  si  souuent  au  change,  et  les  empesche  de  fermir  leur 
alTection  en  quelque  subiect  que  ce  soit  :  comme  on  voit  de  celte 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  OU.  V.  265 

elles  excitent  beaucoup  plus  rhomme.  —  Je  loue  que,  dans  la 
dispensation  de  leurs  faveurs,  elles  suivent  une  certaine  gradation 
et  prennent  du  temps  ;  Platon  indique  que  dans  les  amours  de  tous 
genres»  la  facilité  et  la  promptitude  sont  interdites  aux  intéressés. 
Céder  imprudemment  et  avec  précipitation  sur  tous  les  points  à  la 
fois,  est  de  leur  part  un  effet  de  gourmandise  qu'il  leur  faut  dis- 
simuler, en  y  apportant  toute  leur  adresse  ;  en  ne  cédant,  au  con- 
traire, qu'à  bon  escient  et  avec  mesure,  elles  déconcertent  bien 
plus  nos  désirs  et  nous  cachent  les  leurs.  Que  toujours  elles  fuyent 
devant  nous,  même  celles  qui  ont  la  volonté  de  se  laisser  attraper; 
comme  les  Scythes,  par  la  fuite,  elles  assureront  bien  mieux  leur 
victoire.  Selon  la  loi  que  leur  en  fait  la  nature,  ce  n'est  pas  pro- 
prement à  elles  de  vouloir  et  de  désirer;  leur  rôle  est  de  souffrir, 
d'obéir,  de  consentir.  C'est  pour  cela  que  la  nature  les  a  mises  à 
même  de  toujours  entrer  en  rapport  avec  nous,  qui  n'avons  que 
rarement  cette  faculté,  sans  même  être  constamment  sûrs  de  notre 
fait;  c'est  toujours  leur  heure,  afin  que  toujours  elles  soient  prêtes, 
quand  c'est  la  nôtre;  «  elles  sont  nées  pour  pâtir  (Sénèque)  »,  et 
tandis  que  la  nature  a  voulu  que  nos  appétits  se  décèlent  d'une 
façon  saillante,  elle  a  fait  que  les  leurs  demeurent  cachés  et  ren- 
fermés ;  leurs  organes  ne  permettent  pas  à  leurs  désirs  de  se  mani- 
fester, mais  seulement  de  rester  sur  la  défensive.  —  Il  faut  laisser 
à  la  licence  qui  était  le  propre  des  Amazones,  des  traits  semblables 
à  celui-ci:  Quand  Alexandre  traversa  l'Hyrcanie,  Thalestris,  leur 
reine,  laissant  par  delà  les  montagnes  voisines  le  reste  d'une  armée 
considérable  qui  la  suivait,  vint  le  trouver  avec  trois  cents  guer- 
riers de  son  sexe  bien  montés  et  bien  armés.  L'abordant,  elle  lui 
dit  à  haute  voix,  devant  toute  l'assistance,  que  le  bruit  de  ses  vic- 
toires et  de  sa  valeur  l'avait  amenée  pour  le  voir  et  mettre  à  sa  dis- 
position, pour  seconder  ses  projets,  ses  ressources  et  sa  puissance  ; 
qu'elle  le  trouvait  si  beau,  si  jeune  et  si  vigoureux,  qu'elle-même, 
qui  possédait  également  ces  qualités  au  point  d'atteindre  la  perfec- 
tion, était  d'avis  qu'ils  couchassent  ensemble,  afin  que  de  la  plus 
vaillante  femme  du  nionde  et  du  plus  vaillant  homme  qui  fût  vivant, 
naquît  quelque  chose  de  grand  et  de  rare  pour  l'avenir.  Alexan- 
dre la  remercia  pour  ce  qu'elle  lui  avait  dit  tout  d'abord;  et,  pour 
avoir  le  temps  de  satisfaire  à  ce  qu'elle  demandait  en  terminant,  il 
suspendit  sa  marche  et  stationna  en  ce  lieu  treize  jours,  qu'il  passa 
à  fêter  le  plus  allègrement  qu'il  put  cette  princesse  d'un  si  grand 
courage. 

Il  y  a  de  l'injustice  à  blâmer  Tinconstance  de  la  femme; 
rien  de  violent  ne  peut  durer  et,  par  essence,  l'amour  est 
violent;  c'est,  en  outre,  une  passion  qui  n'est  jamais  as- 
souvie. —  Nous  sommes,  sur  presque  tout,  mauvais  juges  de  leurs 
actions,  comme  elles  le  sont  des  nôtres;  je  le  reconnais,  avouant 
la  vérité  quand  elle  est  contre  moi,  aussi  bien  que  lorsqu'elle  est 
pour.  C'est  un  vilain  dérèglement  qui  les  porte  à  changer  si  sou- 
vent et  les  empêche  de  fixer  leur  affection  sur  quelque  sujet  que 


266  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

Dresse,  à  qui  Ion  donne  tant  de  chaiigeniens  et  d'amis.  Mais  si  est- 
il  vray,  (|iie  c'est  contre  la  nature  de  rameur,  s'il  n'est  violant,  et 
contn^  la  nature  <le  la  violaiice,  s'il  est  constant.  Et  ceux  qui  s'en 
eslonncnt,  s'en  escrient,  et  cherchent  les  causes  de  cette  maladie  en 
elles,  comme  desnaturee  et  incroyable  :  que  ne  voycnt  ils,  combien 
souuent  ils  la  reçoyuent  on  eux,  sans  espouuantement  et  sans  mira- 
cle? Il  seroit  à  l'aduenlure  plus  estrange  d'y  voir  de  l'arrest.  Ce  n'est 
pas  vne  passion  simplement  corporelle.  Si  on  ne  trouue  point  de 
bout  en  l'auarice,  et  en  l'ambition,  il  n'y  en  a  non  plus  en  paillar- 
dise. Elle  vit  encore  après  la  satiété  :  et  ne  luy  peut  on  prescrire  ny 
satisfaction  constante,  ny  fin  :  elle  va  tousiours  outre  sa  possession. 
Et  si  l'inconstance  leur  est  à  l'aduenturc  aucunement  plus  pardon- 
nable qu'à  nous.  Elles  pcuuenl  alléguer  comme  nous,  l'inclination 
qui  nous  est  commune  à  la  variété  et  à  la  nouuelleté  :  et  alléguer  se- 
condement sans  nous,  qu'elles  achètent  chat  en  sac.  leanne  Royne 
de  Naples,  feit  estrangler  Andreosse  son  premier  mary,  aux  grilles 
de  sa  fenestre,  auec  un  laz  d'or  et  de  soye,  tissu  de  sa  main  pro- 
pre :  sur  ce  qu'aux  couruees  matrimoniales,  elle  ne  luy  trouuoit 
ny  les  parties,  ny  les  efforts,  assez  respondants  à  l'espérance  qu'elle 
en  auoit  couçeuë,  à  vcoir  sa  taille,  sa  beauté,  sa  ieunesse  et  dispo- 
sition :  par  où  elle  auoit  esté  prinsc  et  abusée.  Que  l'action  a  plus 
d'effort  que  n'a  la  souffrance  :  ainsi  que  de  leur  part  tousiours  au- 
moins  il  est  pourueu  à  la  nécessité  :  de  nostre  part  il  peut  auenir 
autrement.  Platon  à  cette  cause  establil  sagement  par  ses  loix, 
auant  tout  mariage,  pour  décider  de  son  opportunité,  que  les  iugcs 
voient  les  garçons,  ([ui  y  prétendent,  louts  fins  nuds  :  et  les  filles 
nues  iusqu'à  la  ceinture  seulement.  En  nous  essayant,  elles  ne  nous 
trouuent  à  l'aduenturc  pas  digne  de  leur  choix  : 

Experta  latus,  madidôf/ue  simillima  loro 
Itiguinn,  nec  laxsa  starc  coacta  manu, 
Descril  imbelles  thalamos. 

Ce  n'est  pas  tout,  que  la  volonté  charrie  droict.  La  foiblcssc  et  lin- 
rapacité,  rompent  légitimement  vn  mariage  : 

El  quœrendum  aliunde  fnrel  neruosius  illud, 
Quod  poênet  zonam  noluere  virgineam. 

lV»urquo>  non,  et  selon  sa  mesure,  vne  intelligence  amoureuse, 
plus  licenlieuse  et  plus  actiue? 

Si  blando  nequeal  $upere$M  tabori. 

Mai»  n'est-ce  pas  grande  impudence,  d'apporter  nos  imperfec- 
tion» cl  foiblesse»,  en  lieu  où  nous  desirons  plaire,  et  y  laisser 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  Cil.  V.  267 

ce  soit,  comme  on  le  voit  faire  à  cette  déesse,  à  laquelle  on  prête 
tant  de  changements  et  tant  d'amants.  II  est  vrai  que  si  l'amour 
nest  pas  violent,  ce  n'est  plus  l'amour,  et  que  violence  et  cons- 
tance ne  marchent  pas  de  pair.  Que  ceux  qui  s'étonnent  de  cette 
inconstance,  qui  se  récrient  et  recherchent  les  causes  de  cette  ma- 
ladie qui  les  possède  et  qu'ils  qualifient  de  dénaturée  et  d'incroya- 
ble, regardent  combien  il  s'en  trouve  parmi  eux  qui  en  sont  af- 
fectés sans  pour  cela  s'en  épouvanter  et  croire  à  un  miracle.  II 
serait  plutôt  étrange  de  constater  en  elles  de  la  constance,  parce 
que  cette  passion  n'est  pas  seulement  un  effet  des  sens,  et  que  si 
l'avarice  et  l'ambition  sont  sans  limites,  il  n'y  en  a  pas  davantage 
pour  la  luxure;  elle  survit  à  la  satiété,  on  ne  peut  lui  assigner  ni 
de  se  fixer,  ni  de  prendre  fin;  elle  va  toujours  de  lavant,  étendant 
sans  cesse  son  action.  —  Peut-être  l'inconstance  est-elle,  en  quelque 
sorte,  plus  pardonnable  chez  la  femme  que  chez  nous;  comme  nous, 
elle  peut  invoquer  le  penchant,  qui  nous  est  commun,  à  rechercher 
la  variété  et  la  nouveauté;  mais  elle  peut  de  plus  alléguer,  tan- 
dis que  nous  ne  le  pouvons  pas,  qu'elles  achètent  chat  en  *  poche, 
c'est-à-dire  sans  être  suffisamment  renseignées.  Jeanne  reine  de 
Naples  fit  étrangler  sous  le  grillage  de  sa  fenêtre  Andréosso  son 
premier  mari,  avec  un  lacet  d'or  et  d'argent  tissé  de  ses  propres 
mains,  parce  qu'elle  ne  le  trouvait  pas  nanti,  pour  la  satisfaction 
de  ses  corvées  conjugales,  d'organes  et  de  vigueur  répondant  suf- 
fisamment à  l'espérance  qu'elle  en  avait  conçue  en  voyant  sa  taille, 
sa  beauté,  sa  jeunesse  et  les  bonnes  dispositions  en  lesquelles  il 
paraissait,  qui  l'avaient  séduite  et  abusée.  —  A  cette  excuse,  s'a- 
joute que  le  rôle  actif  comportant  plus  d'efforts  que  le  rôle  passif, 
la  femme  est,  elle  du  moins,  toujours  en  état  de  satisfaire  à  ce  qui 
lui  incombe,  tandis  qu'il  peut  en  être  autrement  de  nous.  C'est 
pour  ce  motif  que  Platon  établit  fort  sagement  dans  ses  lois,  qu'a- 
vant tout  mariage  et  pour  décider  de  son  opportunité,  les  juges 
devront  examiner  les  garçons  et  les  filles  qui  y  prétendent,  ceux-là 
nus  de  la  tête  aux  pieds,  celles-ci  jusqu'à  la  ceinture  seulement. 
—  II  peut  arriver  qu'à  lessai,  la  femme  ne  nous  trouve  pas  digne 
de  son  choix,  qu'  «  après  avoir  vainement  employé  toute  son  industrie 
à  exciter  son  époux,  elle  abandonne  une  couche  impuissante  {Mar- 
tial) ».  Ce  n'est  pas  tout,  en  effet,  que  la  volonté  y  soit,  la  fai- 
blesse et  l'incapacité  sont  des  causes  légitimes  qui  rompent  le 
mariage  :  «  Il  faut  alors  chercher  ailleurs  un  époux  plus  capable  de 
délier  la  ceinture  virginale  {Catulle).  »  Et  pourquoi  ne  serait-ce  pas 
et  n'en  prendrait-elle  pas  un  autre  à  sa  mesure,  ayant  des  choses 
de  l'amour  une  intelligence  plus  licencieuse  et  plus  active,  si  celui 
qu'elle  a  «  ne  peut  mener  à  bonne  fin  ce  doux  labeur  {Virgile)  »? 

Quand  Tâge  nous  atteint,  ne  nous  leurrons  pas  sur  ce 
dont  nous  sommes  encore  capables  et  ne  nous  exposons  à, 
être  dédaignés.  —  N'est-ce  pas  une  grande  impudence  de  nous 
présenter  avec  nos  imperfections  et  nos  faiblesses,  là  où  nous  désire- 
rions plaire,  donner  une  bonne  impression  de  nous  et  nous  faire 


268  KSSAIS  DE  MONTAIGNE. 

bonne  estime  de  nous  cl  recommandation?  Pour  ce  peu  qu'il  m'en 
fajit  à  cette  heure, 

Ad  vnum 
Molli»  oims, 

ie  ne  voudrois  importuner  vne  personne,  que  iav  à  reuerer  et 
craindre. 

Fuge  suspicari, 
Cuitts  vndenum  trepidauit  selas 
Claudere  lustrum. 

Nature  se  deuoit  contenter  dauoir  rendu  cet  aagc  misérable,  sans 
le  rendre  encore  ridicule.  le  hay  de  le  voir,  pour  vn  pouce  de  clie- 
liue  vigueur,  qui  l'eschaufe  trois  lois  la  semaine,  s'empresser  et  se 
gendarmer,  de  pareille  aspreté,  comme  s'il  auoit  quelque  grande  et 
légitime  iournee  dans  le  ventre  :  vn  vray  feu  d'estoupe.  Et  admire 
sa  cuisson,  si  viue  et  frétillante,  en  vn  moment  si  lourdement  con- 
gelée et  esteinte.  Cet  appétit  ne  deuroit  appartenir  qu'à  la  Heur 
d'vne  belle  ieunesse.  Fiez  vous  y,  pour  voir,  à  seconder  cett'  ardeur 
indef.itigable,  pleine,  constante,  et  magnanime,  qui  est  en  vous  :  il 
vous  la  lairra  vrayment  en  beau  chemin.  Renuoyez  le  hardiment 
plustost  vers  quelque  enfance  molle,  estonnee,  et  ignorante,  qui 
tremble  encore  soubs  la  verge,  et  en  rougisse, 

Indum  sanguineo  veluti  violaueril  ostro 

Si  quis  ebur,  vel  mitta  rubent  vbi  litia  mulla 

Alba  ros. 

Qui  peut  attendre  le  lendemain,  sans  mourir  de  honte,  le  desdain 
de  ces  beaux  yeux,  consens  de  sa  lascheté  et  impertinence  : 

Et  lacili  fecere  lamen  conuitia  vullus, 

il  na  iamais  senty  le  contentement  et  la  fierté,  de  les  leur  auoir 
battus  et  ternis,  par  le  vigoureux  exercice  d'vne  nuict  officieuse  et 
actiue.  Quand  l'en  ay  veu  quelquvne  s'ennuyer  de  uioy,  ie  n'en  ay 
point  incontinent  accusé  sa  légèreté  :  i'ay  mis  en  double,  si  ie 
n'auois  pas  raison  de  m'en  prendre  à  Nature  plustost.  Certes  elle 
m'a  Iraillé  illégitimement  et  inciuilement, 

.Si  non  longa  salis,  xi  non  benè  menluln  crassn  : 

Nimirum  sapiunt  vidënUjue  paritam 
Malronee  quoque  mentulam  illibenter  : 

pI  d'vne  lésion  enormissime.  (chacune  de  mes  pièces  est  esgalemenl 
mienne,  que  toute  autre.  Et  nulle  autre  ne  me  fait  plus  proprement 
homme  que  cette  cy.  le  doy  au  publiq  vniuersellcment  mon 
pourtrail.  La  sagesse  de  ma  leçon  est  en  vérité,  en  liberté,  en 
essence,  toute.  Dedcignant  au  rolle  de  .ses  vrays  deuoirs,  ces  pe- 
tites règles,  feintes,  vsiielles,  prouinciales.  Naluirlle  toute,  cons- 
tante, générale.  De  laquelle  sont  filles,  mais  baslardes,  la  riuilité, 
la  cérémonie.  Nous  aurons  bien  les  \ices  de  l'apparence,  quand 
nous  aurons  eu  ceux  «le  l'essence.  Quand  nous  aurons  faict  à  ceux 


TRADUCTION.  —  LIV.  IH,  Cil.  V.  2G9 

apprécier?  Pour  le  peu  dont  je  suis  capable  aujourd'hui,  '<  une  fois, 
et  je  suis  à  bout  de  forces  (Horace)  »,  je  ne  voudrais  pas  importuner 
quelqu'un  que  je  révère  et  que  j'appréhenderais  d'offenser  :  «  Ne 
craignez  rien  d'un  homme  qui  vient  d'accomplir  son  onzième  lustre 
(Horace).  »  —  N'est-ce  pas  assez  pour  la  nature,  d'avoir  rendu  cet 
âge  si  misérable,  sans  le  rendre  encore  ridicule?  aussi,  je  hais  de 
voir  que,  pour  quelques  restes  de  chétive  vigueur  qui,  à  cette 
époque  de  la  vie,  nous  échauffent  à  peine  trois  fois  la  semaine, 
nous  sommes  émoustillés  et  nous  nous  démenons  avec  la  même 
âpreté  que  si  nous  étions  à  même  de  satisfaire  brillamment  et 
pleinement  aux  plus  légitimes  désirs;  c'est  un  vrai  feu  de  paille 
qui  se  produit  eh  nous,  et  j'admire  combien  il  nous  rend  vifs  et 
frétillants,  alors  qu'en  réalité,  nous  sommes  si  profondément  con- 
gelés et  éteints.  On  ne  devrait  se  trouver  en  semblable  disposition 
que  lorsqu'on  est  à  la  fleur  d'une  belle  jeunesse;  aussi  fiez-vous-y 
et  vous  verrez  qu'au  lieu  de  seconder  cette  ardeur  généreuse  qui 
est  en  vous,  que  rien  ne  peut  lasser,  qui  se  croit  capable  de  tout 
et  devoir  toujours  durer,  elle  vous  laissera  bel  et  bien  en  chemin  ; 
elle  est  bien  plutôt  le  fait  d'un  enfant  à  peine  formé,  encore  à  l'âge 
des  corrections  et  ignorant,  qui  ne  ferait  que  s'en  étonner  et  en 
rougir  :  «  comme  un  ivoire  de  l'Inde  teint  de  pourpre,  ou  comme  des 
lys  qui,  mêlés  à  des  roses,  en  reflètent  les  vives  couleurs  {Virgile)  ». 
Celui  qui  peut,  sans  mourir  de  honte,  penser  au  dédain  que  lui 
marqueront  le  lendemain  ces  deux  beaux  yeux  témoins  de  sa  lâ- 
cheté et  de  son  impertinence,  «  qu'ils  lui  reprocheront  par  leur  si- 
lence même  (Ovide)  »,  n'a  jamais  éprouvé  le  contentement  et  la  fierté 
de  les  voir  battus  et  éteints  par  les  fatigues  d'une  nuit  activement 
employée  dans  les  bras  l'un  de  l'autre.  Chaque  fois  que  j'ai  vu  une 
femme  s'ennuyer  de  mes  caresses,  ce  n'est  pas  son  indifférence  que 
j'ai  tout  d'abord  accusée:  j'ai  commencé  par  craindre  que  ce  ne 
fût  plutôt  à  la  nature  que  je  dusse  m'en  prendre,  parce  qu'elle 
m'a  traité  avec  partialité  et  d'une  façon  peu  courtoise;  <(  elle  m'a 
insuffisamment  pourvu,  et  les  dames  n'avaient  sans  doute  pas  tort  de 
mépriser  de  si  maigres  apparences  »  ;  imperfection  éminemment  re- 
grettable, chacune  des  parties  de  mon  être  étant  mienne  au  même 
titre  que  toute  autre  et  celle-ci  celle  à  laquelle,  plus  qu'à  toutes  les 
autres,  je  dois  ma  qualité  d'homme. 

Montaigne  reconnaît  la  licence  de  son  style,  mais  il  est 
obligé  par  les  mœurs  de  son  temps  à  cette  grande  liberté 
de  langage  qu'il  est  le  premier  à  regretter.  —  Je  dois,  pour 
le  public,  me  peindre  tout  entier.  Ces  Essais  sont  instructifs,  parce 
que  la  vérité,  la  réalité,  y  régnent  d'une  façon  absolue.  Je  dédaigne 
de  considérer  comme  un  devoir  réel  de  m'astreindre  à  ces  règles 
étroites,  factices  que  l'usage  a  introduites  suivant  les  pays,  et  m'en 
tiens  à  celles  d'application  générale  et  constante  que  la  nature  nous 
a  tracées  et  dont  sont  tilles,  mais  filles  bâtardes,  la  civilité  et  les 
conventions  sociales.  Qu'importent  les  vices  que  nous  semblons  avoir, 
à  côté  de  ceux  que  nous  avons  réellement?  Quand  nous  en  aurons 


270  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

io>.  i»nii>  courrons  sus  aux  autres,  si  nous  trouuons  ({uil  v  faille 
courir.  Car  il  y  a  danfçer,  que  nous  fanlasions  des  offices  nouueaux, 
pour  excuser  nostre  négligence  enuers  les  naturels  offices,  et  pour 
les  confondre.  ^Mi'il  soit  ainsîn,  il  se  void,  qu'rs  lieux,  où  les  faules 
stml  nialelices,  les  uiah'lices  ne  sont  que  fautes.  Qués  nations,  où  . 
les  loiv  de  la  bienséance  sont  plus  rares  et  lasches,  les  loix  primi- 
tiues  de  la  raison  commune  sont  mieu.x  obseruees  :  finnumerabh; 
multitude  de  tant  de  deuoirs,  suffoquant  noslre  seing,  fallanguis- 
sant  et  dissipant,  l/application  aux  légères  choses  nous  retire  des 
iustes.  0  que  ces  hommes  superficiels,  prennent  vne  routte  facile  et  i 
plausible, au  prix  de  la  nostre!  Ce  sont  ombrages,  dequoy  nous  nous 
plastrons  et  entrepayons.  Mais  nous  n'en  payons  pas,  ainçois  en  re- 
chargeons nostr-e  debte,  onuors  ce  grand  iugc,  qui  trousse  nos  pan- 
neaus  et  haillons,  d'autour  noz  parties  honteuses  :  et  ne  se  feint 
point  à  nous  veoir  par  tout,  iusques  à  noz  intimes  et  plus  secrettes  • 
ordures  :  vtile  décence  de  nostre  virginale  pudeur,  si  elle  luy  pou- 
uoit  interdire  cette  descouuerte.  Eu  lin,  qui  desniaiseroit  l'homme, 
d'vne  si  scrupuleuse  superstition  verbale,  n'apporteroit  pas  grande 
perle  au  monde.  Nostre  vie  est  partie  en  folie,  partie  en  prudence, 
yui  n'en  escril  que  reueremment  et  régulièrement,  il  en  laisse  en  2 
arrière  plus  de  la  moitié.  le  ne  m'excuse  pas  enuers  moy  :  et  si  ie 
le  faisoy,  ce  seroit  plustost  de  mes  excuses,  que  ie  m'excuseroy,  que 
d'autre  mienne  faute.  le  m'excuse  à  certaines  humeurs,  que  i'estime 
plus  fortes  en  nombre  que  celles,  qui  sont  de  mon  costé.  En  leur 
considération,  ie  diray  encore  cecy  (car  ie  désire  de  contenter  cha-  . 
cun;  chose  pourtant  difficile,  esse  vnum  hominem  accommoda twn  ad 
lantam  morum  ne  sermonum  et  voluntatum  varietatem)  (ju'ils  n'ont  à 
se  prendre  à  moy,  de  ce  que  ie  fay  dire  aux  auctoritez  receuës  et 
approuuees  de  plusieurs  siècles  :  et  que  ce  n'est  pas  raison,  qu'à 
faute  de  rvthimî  ils  me  refusent  la  dispense,  que  mesme  des  hommes  3 
ecclesiasti<piefi,  des  nosires,  iouysscnt  en  ce  siècle.  En  voir>  deux, 
et  des  plus  crestez  : 

himula,  ditptrtam,  ni  monogramma  tii<i  f$i. 
Vn  vit  (Vamy  la  contente  et  bien  traitle. 

Uuoy  tant  d'auti-e»?  l'ayme  la  modestie  :  et  n'est  par  iugemenl,      • 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  271 

fini  avec  ceux-ci,  nous  nous  attaquerons  aux  autres,  si  nous  croyons 
nécessaire  de  les  combattre;  car  il  y  a  danger  à  ce  que  nous  nous 
imaginions  des  devoirs  nouveaux,  pour  excuser  la  négligence  que 
nous  apportons  à  remplir  ceux  que  nous  avons  naturellement  et 
arriver  à  faire  confusion  entre  eux.  C'est  ainsi  qu'on  voit  dans  les 
contrées  où  les  fautes  sont  des  crimes,  les  crimes  n'être  que  des 
fautes;  et,  chez  les  nations  où  les  lois  de  la  bienséance  ne  sont  qu'en 
petit  nombre  et  peu  observées,  celles  plus  primitives,  émanant  du 
bon  sens,  être  mieux  pratiquées.  La  multitude  innombrable  de  de- 
voirs aussi  multipliés  réclame  une  telle  attention,  que  nous  en  ar- 
rivons à  les  négliger  et  à  les  perdre  de  vue;  trop  d'application 
pour  les  choses  *  sans  importance,  nous  détourne  de  celles  qui  *  en 
ont  davantage.  Que  ces  hommes,  qui  voient  les  choses  superficielle- 
ment, ont  donc  une  route  facile  comparée  à  la  nôtre  !  Toutes  ces 
conventions  ne  sont  que  des  ombrages  derrière  lesquels  nous  nous 
abritons  et  qui  servent  à  régler  nos  comptes  entre  nous.  Mais  elles 
ne  nous  permettent  pas  de  nous  libérer,  elles  ne  font  au  contraire 
que  grever  notre  dette  envers  ce  grand  juge  qui,  rejetant  les  dra- 
peries et  les  haillons  qui  dérobent  à  la  vue  nos  parties  honteuses, 
n'hésite  pas  à  nous  examiner  de  toutes  parts,  jusque  et  y  compris 
nos  méfaits  les  plus  intimes  et  les  plus  secrets  ;  si,  au  moins,  notre 
prétendue  décence  à  l'égard  de  notre  pudeur  virginale  avait  ce  côté 
utile  de  nous  préserver  de  nous  voir  ainsi  mis  à  nu  !  Aussi  celui  qui 
ferait  perdre  à  l'homme  la  niaiserie  qui  lui  fait  apporter  cette  si 
scrupuleuse  superstition  dans  l'emploi  de  certains  mots,  ne  cau- 
serait-il pas  grand  préjudice  au  monde.  Notre  vie  est  faite  partie  de 
folie,  partie  de  circonspection  ;  qui  ne  traite  que  de  ce  qui  est  con- 
sidéré comme  convenable  et  régulier,  en  laisse  de  côté  plus  de  la 
moitié.  —  Ce  que  je  dis  là  n'est  pas  pour  m'excuser;  si  je  m'ex- 
cusais de  quelque  chose,  ce  serait  des  excuses  qu'il  a  pu  m'arriver 
de  présenter  plutôt  que  de  mes  fautes  proprement  dites;  ce  sont 
des  explications  que  je  donne  à  ceux  d'idées  opposées  aux  miennes 
et  qui  sont  en  plus  grand  nombre  que  ceux  qui  peuvent  penser 
comme  moi.  Par  égard  pour  eux,  car  je  désire  contenter  tout  le 
monde,  ce  qui  est  à  la  vérité  *  fort  difficile,  «  parce  qu'il  y  n'a  pas 
un  seul  homme  qui  puisse  se  conformer  à  cette  si  grande  variété  de 
mœurs,  de  jugement  et  de  volonté  {Q.  Cicéron)  »,  j'ajouterai  qu'ils  ne 
doivent  pas  me  reprocher  les  citations  que  je  fais  d'autorités  re- 
çues et  approuvées  depuis  des  siècles.  Ce  n'est  pas  une  raison, 
en  eflfet,  parce  que  je  m'écarte  des  règles  admises,  pour  qu'ils  me 
refusent  la  tolérance  dont  jouissent,  même  de  notre  temps,  chez 
nous,  jusqu'à  des  personnes  d'état  ecclésiastique  des  plus  en  vue, 
ainsi  qu'en  témoignent,  parmi  tant  d'autres,  les  deux  exemples 
que  voici  :  «  Que  je  meure,  si  l'orifice  par  lequel  j'ai  accès  en  toi, 
n'est  pas  pour  moi  la  source  de  toutes  les  voluptés  [Théodore  de 
Bèzé).  »  —  «  Le  membre  viril  d'un  ami  la  contente  toujours,  et  tou- 
jours reçoit  bon  accueil  [Saint- Gelais).  »  —  J'aime  la  décence,  et 
ce  n'est  pas  de  propos  délibéré,  qu'en  écrivant,  j'emploie  des  ex- 


'212  ESSAIS  I)K  MONTAIGNE. 

que  Tay  cliois  celle  sorle  de  parler  scandaleux  :  c'est  Nature,  qui 
la  choisi  pour  moy.  le  ne  le  loue,  non  plus  que  toutes  formes  con- 
traires à  rvsage  receu  :  mais  ie  l'excuse  :  par  circonstances  tant 
}renerales  qui'  parficulieres,  en  allège  l'accusation.  Suiuons.  Pa- 
reillement d'où  peut  venir  celte  vsurpalion  d'aulhorité  souueraine, 
que  vous  prenez  sur  celles,  qui  vous  fauorisent  à  leurs  despens. 

Si  furliua  dédit  nigra  tnunuseula  nocte, 

que  vous  en  inuestissez  incontinent  l'interest,  la  froideur,  et  vue 
auctorité  maritale  ?  Cest  vne  conuenlion  libre,  que  ne  vous  y  pre- 
nez vous,  comme  vous  les  y  voulez  tenir?  Il  n'y  a  point  de  pres- 
cription sur  les  choses  volontaires.  C'est  contre  la  forme,  mais  il 
est  vray  pourtant,  que  i'ay  en  mon  temps  conduict  ce  marché,  se- 
lon que  sa  nature  peut  souffrir,  aussi  conscienlieusement  qu'autre 
marché,  et  auec  quelque  air  de  iustice  :  et  que  ie  ne  leur  ay  tes- 
moigné  de  mon  affection,  que  ce  que  l'en  sentois;  et  leur  en  ay  re- 
présenté naifuement,  la  décadence,  la  vigueur,  et  la  naissance  :  les 
accez  et  les  remises.  On  n'y  va  pas  tousiours  vn  train.  I'ay  esté  si 
espargnant  à  promettre,  que  ie  pense  auoir  plus  tenu  que  promis, 
ny  deu.  Elles  y  ont  trouué  de  la  fidélité,  iusques  au  seruice  de  leur 
inconstance.  le  dis  inconstance  aduouee,  et  par  fois  multipliée.  le 
n'ay  iamais  rompu  auec  elles,  tant  que  l'y  tenois,  ne  fust  que  par  le 
bout  d'vn  filet.  Et  quelques  occasions  qu'elles  m'en  ayent  donné, 
n'ay  iamais  rompu,  iusques  au  mespris  et  à  la  hayne.  Car  telles 
priuautez,  lors  mesme  qu'on  les  acquiert  par  les  plus  honteuses 
conuenlions,  encores  m'obligent  elles  à  quelque  bien-vueillance. 
De  cholere  et  d'impatience  vn  peu  indiscrette,  sur  le  poinct  de 
leurs  ruses  et  desfuites,  et  de  nos  contestations,  ie  leur  en  ay  faict 
voir  par  fois.  Car  io  suis  de  ma  complexion,  subiectà  dos  émotions 
brusques,  qui  nuisent  souuent  à  mes  marchez,  quoy  qu'elles  soyent 
légères  et  courtes.  Si  elles  ont  voulu  essayer  la  liberté  de  mou 
iugemenl,  ie  ne  me  suis  pas  feint,  à  leur  donner  des  aduis  pater- 
nels et  mordans,  et  à  les  pinser  où  il  leur  cuysoit.  Si  ie  leur  ay 
laissa;  à  se  plaindre  de  moy,  c'est  pluslosl  dy  auoir  Irouué  vn 
amour,  au  prix  de  l'v.sage  moderne,  sottement  consciencieux.  I'ay 
obH<?rué  ma  parrtlle,  es  choses  dequoy  on  mVusl  aysemcnt  dispensé. 


TRADUCTION.  -  LTV.  HT,  Cil.  V.  273 

pressions  scandaleuses,  c'est  la  nature  qui  en  a  fait  choix  pour 
moi.  Je  ne  loue  ce  mode,  pas  plus  que  je  ne  loue  toute  manière  de 
Taire  contraire  aux  usages  reçus;  mais  je  l'excuse  et  estime  que 
des  circonstances,  aussi  bien  générales  que  particulières,  atténuent 
ranathèmc  dont  il  peut  être  l'objet.  Poursuivons. 

Il  est  injuste  d'abuser  du  pouvoir  que  les  femmes  nous 
donnent  sur  elles,  en  nous  cédant;  Montaigne  n'a  rien  à 
se  reprocher  à,  cet  égard.  —  D"où  peut  provenir  cette  usur- 
pation d'autorité  souveraine  que  vous  prenez  sur  les  femmes  qui, 
à  leurs  propres  risques,  vous  accordent  leurs  faveurs,  «  lorsque  dans 
Vohscurité  de  la  nuit,  elles  vous  accueillent  furtivement  pendant 
quelques  moments  (Catulle)  »?  Pourquoi  *  vous  croyez-vous  aussitôt 
autorisés  à  vous  immiscer  dans  leurs  faits  et  gestes,  à  les  traiter 
avec  froideur,  vous  arrogeant  les  droits  d'un  mari?  C'est  une  con- 
vention qui  vous  laisse  libres  tous  deux,  que  celle  qui  existe  entre 
vous;  que  ne  vous  considérez-vous  lié  par  elle,  comme  vous  voulez 
qu'elle  les  lie  à  vous?  il  n'y  a  pas  de  règles  qui  régissent  les  choses 
concédées  bénévolement.  Ma  thèse  va,  il  est  vrai,  à  rencontre  des 
usages,  et  cependant,  en  mon  temps,  j'en  suis  passé  par  là  et,  en 
en  vérité,  dans  les  marchés  de  cette  sorte,  j'ai  observé,  autant  que 
leur  nature  le  permet,  la  même  conscience  que  dans  tout  autre 
marché  et  y  ai  apporté  une  certaine  justice;  je  ne  leur  ai  témoigné 
d'affection  que  dans  la  mesure  où  j'en  ressentais  pour  elles,  et  leur 
en  ai  bien  naïvement  laissé  voir  la  naissance,  l'apogée,  la  déca- 
dence, les  accès  et  les  défaillances,  car  on  n'est  pas  toujours  en 
bonnes  dispositions.  J'ai  tellement  évité  de  me  prodiguer  en  pro- 
messes, que  je  crois  avoir  tenu  plus  que  je  n'avais  promis  et  que  je 
ne  devais;  elles  m'ont  trouvé  fidèle  jusqu'à  favoriser  leurs  incons- 
tances, je  parle  d'inconstances  avouées  et  qui  parfois  ont  été  mul- 
tipliées. Je  n'ai  jamais  rompu  avec  elles  tant  que  je  leur  ai  conservé 
de  l'attachement,  si  faible  qu'il  fût;  et  quelles  que  soient  les  occa- 
sions qu'elles  m'ont  données,  je  ne  me  suis  jamais  séparé  d'elles  en 
conservant  à  leur  égard  du  mépris  ou  de  la  haine,  considérant  que 
de  telles  privautés  entre  elles  et  moi,  même  lorsqu'elles  dérivent 
des  plus  honteux  marchés,  m'obligent  quand  même  à  quelque  bien- 
veillance à  leur  égard.  Il  m'est  arrivé  de  me  mettre  parfois  en  co- 
lère et  d'avoir  des  impatiences  un  peu  indiscrètes  à  propos  de  leurs 
ruses,  de  leurs  faux-fuyants  et  dans  les  contestations  qui  se  sont 
élevées  entre  nous,  car,  par  tempérament,  je  suis  sujet  à  éprouver 
de  brusques  émotions  qui,  bien  que  légères  et  courtes,  me  font 
sortir  souvent  de  ma  règle  de  conduite.  Lorsqu'elles  ont  voulu 
essayer  de  s'emparer  de  ma  liberté  de  jugement,  je  n'ai  pas  hésité 
à  leur  adresser  des  admonestations  paternelles,  plutôt  mordantes, 
ne  ménageant  pas  leur  point  faible.  —  Si  je  leur  ai  donné  sujet  de 
.se  plaindre  de  moi,  c'est  plutôt  pour  les  avoir  aimées  d'une  façon 
qui,  auprès  de  celle  dont  on  use  actuellement  avec  elles,  peut  être 
dite  sottement  consciencieuse;  je  leur  ai  tenu  parole  sur  des  choses 
pour  lesquelles  elles  m'en  auraient  aisément  dispensé;  il  en  est 

ESSAIS  DE   MONTAIGNE.  —  T.   III.  18 


274  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

Elles  se  rendoienl  lors  par  fois  aiioc  repulalion,  et  soubs  des  capi- 
tulations, qu'elles  souffroicnl  aysement  eslre  faussées  par  le  vain- 
cueur.  Tay  faicl  caler  soubs  rintcrest  de  leur  honneur,  le  plaisir,  en 
son  plus  ^'rand  cITort,  plus  d'vne  fois.  Et  où  la  raison  me  pressoil, 
lesay  arniees  contre  moy  :  si  qu'elles  se  conduisoient  plus  seuremenl 
et  seuerernenl,  par  mes  règles,  quand  elles  s'y  esloienl  franchement 
remises,  qu'elles  n'eussent  faict  par  les  leurs  propres.  l'ay  autant 
que  i'ay  peu  chargé  sur  moy  seul,  le  hazard  de  nos  assignations, 
pour  les  en  descharger  :  et  ay  dresse^  nos  parties  tousiours  par  le 
plus  aspre,  et  inopiné,  pour  eslre  moins  en  souspçon,  et  en  outre 
par  mon  aduis,  plus  accessible.  Ils  sontouuerts,  principalement  par 
les  endroits  qu'ils  tiennent  de  soy  couuerls.  Les  choses  moins 
craintes  sont  moins  défendues  et  obseruees.  On  peut  oser  plus  ay- 
sement, ce  que  personne  ne  pense  que  vous  oserez,  qui  dénient  facile 
par  sa  difficulté.  lamais  homme  n'eut  ses  approches  plus  imperti- 
nemment  génitales.  Celte  voye  d'aymer,  est  plus  selon  la  discipline. 
Mais  combien  elle  est  ridicule  à  nos  gens,  et  peu  effecluelle,  qui  le 
sçail  mieux  que  moy?  Si  ne  m'en  viendra  point  le  repentir.  le  ny 
ay  plus  que  perdre, 

Me  tabula  sacer 
Voliua  paries  indicat  vuida, 
Suêpendisse  polenti 

Veslimenta  maris  Deo. 

Il  est  à  celle  heure  temps  d'en  parler  ouuertemenl.  Mais  tout  ainsi 
comme  à  vn  autre,  je  dirois  à  l'auanture.  Mon  amy  tu  resues,  l'a- 
mour de  ton  temps  a  peu  de  commerce  auec  la  foy  et  la  preud'- 
liommie; 

Hsen  si  tu  postules 
Hatione  certa  facere,  nihilo  plus  agas, 
Quàm  si  des  operam,  vt  cum  ratione  insanias. 

Aussi  au  rebours,  si  c'esloil  à  moy  de  recommencer,  ce  seroit  certes 
le  mesme  train  et  par  mesme  progrez,  pour  infructueux  qu'il  me 
peusl  estre.  L'insuffisance  et  la  sottise  est  louable  en  vue  action 
meslouable.  Autant  (jue  le  ureslongne  de  leur  humeur  en  cela,  ie 
m'approche  de  la  mienne.  Au  demeurant,  en  ce  marché,  ie  ne 
me  laissois  pas  tout  aller  :  ie  my  plaisois,  mais  ie  ne  m'y  oubliois 
pas  :  ie  reseruois  en  son  entier,  ce  peu  de  sens  et  de  discrétion,  que 
Nature  m'a  donné,  pour  leur  seruice,  et  pour  le  mien  :  vn  peu  d'es- 
motion,  mais  point  de  resuerie.  Ma  conscience  s'y  engagcoit  aussi, 
iiLsques  à  la  desbauche  et  dissolution,  mais  iusques  à  l'ingratitude, 
trahison,  malignité,  et  cruauté,  non.  le  u'achclois  pas  le  plaisir  de 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  275 

qui  parfois  se  sont  rendues,  alors  que  leur  réputation  était  intacte, 
à  des  conditions  qu'elles  eussent  souffert,  sans  trop  de  difficulté, 
que  leur  vainqueur  n'observât  pas.  Plus  d'une  fois,  dans  l'intérêt 
de  leur  honneur,  il  m'est  arrivé  de  renoncer  au  plaisir  au  moment 
où  il  eût  été  le  plus  grand;  et,  quand  la  raison  me  le  commandait, 
je  les  ai  défendues  contre  moi-même,  si  bien  qu'en  s'en  remettant 
franchement  à  moi,  leurs  intérêts  se  trouvaient  plus  sûrement  et 
plus  sévèrement  sauvegardés  que  si  elles  avaient  suivi  leurs  pro- 
pres- inspirations.  J'ai,  autant  que  j'ai  pu,  assumé  sur  moi  seul, 
pour  les  leur  épargner,  les  risques  de  nos  rendez-vous,  et  ai  tou- 
jours organisé  nos  parties  inopinément  et  dans  des  conditions  plutôt 
incommodes  ;  et  cela,  pour  moins  éveiller  les  soupçons  et  aussi 
pour  nous  heurter,  à  mon  avis,  à  moins  de  difficultés,  parce  qu'en 
pareil  cas,  c'est  par  où  l'on  se  croit  le  plus  en  sûreté  qu'on  est  le 
plus  souvent  pris;  on  observe  et  on  gêne  moins  ce  qui  ne  sem- 
ble pas  à  craindre  ;  on  peut  oser  plus  facilement  ce  que  les  gens 
ne  supposent  pas  que  vous  oserez  et  qui  devient  facile  par  sa  diffi- 
culté même.  Jamais  homme,  dans  ces  rapports,  n'évita  avec  plus 
de  soin  de  faire  courir  à  la  femme  risque  de  maternité.  —  C'est  là 
une  façon  d'aimer  des  plus  correctes,  mais  bien  ridicule  à  notre 
époque  et  peu  pratiquée;  personne  ne  le  sait  mieux  que  moi;  et 
cependant  je  ne  me  repens  pas  d'avoir  agi  ainsi,  quoique  je  n'aie 
fait  qu'y  perdre.  Aujourd'hui  que  «  le  tableau  votif  que  j'ai  appendu 
aux  murs  du  temple  de  Neptune,  indique  à  tous  que  j'ai  consacré  à 
ce  dieu  mes  vêtements  encore  tout  mouillés  du  naufrage  [Eorace)  )>, 
autrement  dit,  qu'après  bien  des  traverses  je  suis  débarrassé  de 
cette  dangereuse  passion,  je  puis  en  parler  ouvertement.  A  quel- 
qu'un autre  qui  s'exprimerait  comme  je  le  fais,  peut-être  répon- 
drais-je  :  Mon  ami,  tu  rêves;  l'amour  de  ton  temps  ne  se  croyait 
pas  tenu  à  beaucoup  de  bonne  foi  et  de  loyauté;  «  si  tu  prétends 
l'assujettir  à  des  règles,  c'est  que  tu  veux  marier  la  folie  avec  la 
raison  {Térence).  »  Il  n'est  pas  moins  vrai  qu'à  rencontre  de  cette 
appréciation,  si  j'avais  à  recommencer,  je  me  conduirais  certaine- 
ment comme  je  l'ai  fait,  suivant  la  même  marche,  bien  que  le  résul- 
tat n'ait  guère  été  fructueux  ;  l'insuffisance  et  la  sottise  sont  en  effet 
louables  dans  une  action  qui  ne  l'est  pas,  et  autant  je  m'éloigne  en 
cela  des  idées  prédominantes,  autant  j'abonde  dans  les  miennes. 

Même  dans  ses  transports  les  plus  vifs,  il  conservait 
sa  raison  ;  tant  qu'on  reste  maître  de  soi  et  que  ses  forces 
ne  sont  point  altérées,  on  peut  s'abandonner  à,  l'amour.  — 
Au  surplus,  dans  ces  marchés,  je  ne  me  livrais  pas  complètement; 
j'y  cherchais  le  plaisir,  mais  ne  m'y  oubliais  pas;  je  conservais 
intact,  dans  l'intérêt  de  ma  compagne  du  moment  comme  dans  le 
mien,  le  peu  de  réflexion  et  de  discernement  que  je  tiens  de  la  na- 
ture; j'éprouvais  de  l'émotion,  mais  ne  me  perdais  pas  dans  le  rêve. 
—  Ma  conscience  allait  bien  jusqu'à  la  débauche,  au  dérèglement 
de  mœurs,  mais  jamais  jusqu'à  l'ingratitude,  la  trahison,  la  mé- 
chanceté, la  cruauté.  Je  n'achetais  pas  à  tout  prix  le  plaisir  que 


270  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

ce  vice  à  loul  prix  :  et  me  conlentois  de  son  propre  et  simple  coust. 
Nullum  Ultra  se  vilium  eut.  le  hay  quasi  à  pareille  mesure  vne  oysi- 
ueté  croupie  et  endormie,  comme  vn  embesongnement  espineux  et 
pénible.  L'vn  me  pince,  l'autre  m'assoupit.  l'ayme  autant  les  bles- 
seures,  comme  les  meurtrisseures,  et  les  coups  trenchans,  comme 
les  coups  orbos.  l'ay  trouué  en  ce  marché,  quand  l'y  estois  plus  pro- 
pre, vne  iusle  modération  entre  ces  deux  extremitez.  L'amour  est 
vne  agitation  esucillee,  viue,  et  gaye.  le  n'en  estois  ny  troublé,  ny 
affligé,  mais  l'en  estois  eschauffé,  et  cncores  altéré  :  il  s'en  faut 
arrester  là.  Elle  n'est  nuisible  qu'aux  fols.  Vn  ieunc  homme  deman- 
doit  au  philosophe  Panetius,  s'il  sieroit  bien  au  sage  d'estre  amou- 
reux :  Laissons  là  le  sage,  respondit-il,  mais  toy  et  moy,  qui  ne  le 
sommes  pas,  no  nous  engageons  en  chose  si  esmeuë  et  violente, 
qui  nous  esclaue  à  autruy,  et  nous  rende  contcmptiblcs  à  nous.  Il 
disoil  vray  :  qu'il  ne  faut  pas  fier  chose  de  soy  si  precipiteuse,  à 
vne  ame  qui  n'aye  dequoy  en  soustenir  les  venues,  et  dequoy  raba- 
trc  par  effect  la  parole  d'Agcsilaus,  que  la  prudence  et  l'amour  ne 
peuuent  ensemble.  C'est  vne  vaine  occupation,  il  est  vray,  mes- 
seante,  honteuse,  et  illégitime.  Mais  à  la  conduire  en  cette  façon, 
ie  l'estime  salubre,  propre  à  desgourdir  vn  esprit,  et  vn  corps  poi- 
sant.  Et  comme  médecin,  l'ordonnerois  à  vn  homme  de  ma  forme  et 
condition,  autant  volontiers  qu'aucune  autre  recepte  :  pour  l'es- 
ueiller  et  tenir  en  force  bien  auant  dans  les  ans,  et  le  dilaier  des 
prises  de  la  vieillesse.  Pendant  que  nous  n'en  sommes  qu'aux  faux- 
bourgs,  que  le  pouls  bal  encores, 

Dum  noua  canities,  dum  prima  et  recta  senectus, 
Dum  superesl  Lachesi  quod  torqueat,  et  pedibus  me 
Porto  mets,  nullo  dexlram  subeunte  bacillo, 

nous  auons  besoing  d'estre  sollicitez  et  chatouillez,  par  quelque 
agitation  mordicante,  comme  est  cette-cy.  Voyez  combien  elle  a 
rendu  de  ieuncssc,  vigueur  et  de  gayeté,  au  sage  Anacreon.  Et  So- 
crales,  plus  vieil  (jue  ie  ne  suis,  parlant  d'vn  obiect  amoureux  : 
M'estant,  dit-il,  appuyé  contre  son  espaule,  de  la  mienne,  et  appro- 
ché ma  leste  à  la  sienne,  ainsi  (|uo  nous  regardions  ensemble  dans 
vn  Hure,  ie  senly  sans  mentir,  soudain  vne  piqueure  dans  lespaule, 
comme  de  quehiiie  morsure  de  besle;  et  fus  plus  de  cinq  iours  de- 
puis, qu'elle  me  fourniilloit  :  et  m'escoula  dans  le  cœur  vne  deman* 
geaison  conliimelle.  Vn  attouchement,  et  fortuite,  et  par  vne  espaule, 
aller  «'schauffcr,  et  altérer  vne  ame  refroidie,  et  esneruee  par 
l'aage,  et  la  première  de  toutes  les  humaines,  en  reformation. 
Ponr-quf»y  non  dea?  Socrales  esloil  homme,  et  ne  vouloit  ny  estre 
ny  sembler  autre  chose.  La  philosophie  n'estriue  point  contre  les 
vohiptez  naturelles,  (lourueu  que  la  mesure  y  soit  ioincte  :  et  en 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  277 

donne  ce  vice,  je  me  contentais  simplement  d'en  passer  par  ce  qu'il 
comporte  d'ordinaire,  car  «  aucun  vice  n'est  sans  conséquences  {Sé- 
nèque)  ».  Je  hais  presque  au  même  degré  une  oisiveté  croupissante 
et  endormie,  qu'une  occupation  ardue  et  pénible  ;  celle-ci  m'agite, 
celle-là  m'assoupit.  J'aime  autant  les  blessures  que  les  meurtris- 
sures, les  coups  qui  pourfendent  que  ceux  qui  ne  font  pas  plaie. 
En  agissant  de  la  sorte,  j'en  suis  arrivé,  dans  les  rapports  de  cette 
nature,  alors  que  je  pouvais  davantage  m'y  livrer,  à  observer  un 
juste  milieu  entre  ces  deux  extrêmes.  L'amour  est  une  agitation 
éveillée,  vive  et  gaie;  je  n'en  étais  ni  troublé,  ni  affligé;  mais  seu- 
lement échauffé,  et  je  ménageais  mes  forces;  il  faut  s'en  tenir  là, 
il  n'est  nuisible  qu'aux  fous.  —  Un  jeune  homme  demandait  au  phi- 
losophe Panétius  s'il  convenait  au  sage  d'être  amoureux  :  «  Laissons 
là  le  sage,  lui  répondit-il,  ni  toi  ni  moi  ne  le  sommes,  et  ne  nous 
engageons  pas  dans  une  chose  qui  émeut  si  violemment,  qu'elle 
nous  fait  l'esclave  d'autrui  et  nous  rend  méprisables  à  nous-mêmes.  » 
Il  disait  vrai,  il  ne  faut  pas  engager  son  âme  dans  une  affaire  aussi 
entraînante  par  elle-même  qu'est  l'amour,  si  elle  n'est  en  état  d'en 
soutenir  les  effets  et  de  contredire  par  la  réalité  ce  mot  d'Agésilas  : 
«  la  sagesse  et  l'amour  ne  vont  pas  ensemble  ».  C'est,  j'en  conviens, 
une  occupation  frivole,  qui  blesse  les  convenances,  honteuse,  illé- 
gitime; mais,  conduite  comme  je  l'indique,  je  la  crois  utile  à  la 
santé,  propre  à  dégourdir  un  esprit  et  un  corps  alourdis;  et  si  j'é- 
tais médecin,  je  la  conseillerais,  aussi  bien  que  tout  autre  traite- 
ment, à  un  homme  de  ma  complexion  et  en  ma  situation,  pour  l'é- 
veiller, le  maintenir  en  force  longtemps  encore  quand  viennent  les 
ans  et  retarder  pour  lui  les  étreintes  de  la  vieillesse.  Tant  que 
nous  n'en  sommes  qu'aux  approches,  que  notre  pouls  bat  encore, 
«  alors  que  ne  font  qu'apparaître  nos  premiers  cheveux  blancs  et  les 
premières  atteintes  de  l'âge,  qu'il  reste  encore  à  la  Parque  de  quoi 
filer  pour  nous,  que  nous  avons  encore  l'usage  de  nos  jambes  et  qu'un 
bâton  ne  nous  est  pas  encore  indispensable  [Juvénal]  »,  nous  avons 
besoin  d'être  sollicités  et  chatouillés  par  quelque  sensation  comme 
celle-ci  qui  nous  agite  et  nous  stimule.  Voyez  combien  l'amour  a 
rendu  de  jeunesse,  de  vigueur  et  de  gaîté  au  sage  Anacréon-  So- 
crate,  à  un  âge  plus  avancé  que  le  mien,  ne  disait-il  pas,  en  par- 
lant d'une  personne  pour  laquelle  il  concevait  ce  sentiment  :  «  Ayant 
mon  épaule  appuyée  contre  la  sienne  comme  si  nous  regardions 
ensemble  un  livre,  sans  mentir,  je  ressentis  soudain  une  piqûre  dans 
l'épaule,  semblant  produite  par  iine  morsure  d'insecte;  et  cette 
impression  de  fourmillement  persista  pendant  cinq  jours,  m'occa- 
sionnant  au  cœur  une  démangeaison  continue.  »  Ainsi  le  contact  tout 
fortuit,  rien  que  d'une  épaule,  échaulfait  et  faisait  sortir  de  son 
état  ordinaire  cette  âme  déjà  refroidie  et  énervée  par  l'âge  et  qui, 
entre  toutes  celles  des  hommes,  a  approché  le  plus  de  la  perfection. 
Et  pourquoi  pas?  Socrate  était  homme  et  ne  voulait  ni  être  ni  sem- 
bler être  autre  chose.  —  La  philosophie  ne  s'élève  pas  contre  les 
voluptés  qui  sont  dans  l'ordre  de  la  nature,  pourvu  qu'on  n'en 


278  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

presfhe  la  moderalion,  non  la  liiillo.  L'elTorl  de  sa  résistance  scni- 
ploie  conlre  les  eslrangcn's  et  bastardes.  Elle  dit  que  les  appétits 
du  corps  ne  doiuent  pas  estre  augmentez  par  l'esprit.  Et  nous  ad- 
uertit  ingénieusement,  de  ne  vouloir  point  esueiller  noslre  faim  par 
la  saturité  :  de  ne  vouloir  larcir,  au  lieu  de  remplir  le  ventre  :  . 
d  euiter  toute  iouyssance,  qui  nous  met  en  disette  :  et  toute  viande 
et  breuuage,  qui  nous  altère,  cl  affame.  Comme  au  seruice  de  l'a- 
mour elle  nous  ordonne,  de  prendre  vn  obiect  qui  satisface  simple- 
ment au  besoing  du  eorps,  qui  n'esnieuue  point  l'anic  :  laquelle 
n'en  doit  pas  faire  son  faict,  ains  suyure  niiement  et  assister  le  i 
corps.  Mais  ay-ie  pas  raison  d'estimer,  que  ces  préceptes,  qui  ont 
pourtant  d'ailleurs,  selon  moy,  vn  peu  de  rigueur,  regardent  vn 
corps  qui  face  son  office  :  et  qu'à  vn  corps  abbattu,  comme  vn 
cstomach  prosterné,  il  est  excusable  de  le  réchauffer  et  soustenir 
par  art  :  et  par  l'entremise  de  la  fantasie,  luy  faire  reuenir  l'appétit  . 
et  l'allégresse,  puis  que  de  soy  il  Ta  perdue  ?  Pouuons  nous  pas 
dire,  qu'il  n'y  a  rien  en  nous,  pendant  cette  prison  terrestre,  pure- 
ment, ny  corporel,  ny  spirituel  :  et  qu'iniurieusemenl  nous  des- 
membrons  vn  homme  tout  vif  :  et  qu'il  semble  y  auoir  raison,  que 
nous  nous  portions  enuers  l'vsage  du  plaisir,  aussi  fauorablement  i 
aumoins,  que  nous  faisons  enuers  la  douleur?  Elle  estoit,  pour 
exemple,  véhémente,  iusques  à  la  perfection,  en  l'ame  des  saincts 
par  la  pœnitence.  Le  corps  y  auoit  naturellement  part,  par  le  droict 
de  leur  colligance,  et  si  pouuoit  auoir  peu  de  part  à  la  cause  :  si  ne 
se  sont  ils  pas  contentez  qu'il  suyuist  nuement,  et  assistas!  l'ame  • 
affligée.  Ils  l'ont  affligé  luymesme,  de  peines  atroces  et  propres  : 
aff'm  qu'à  l'cnuy  l'vn  de  l'autre,  l'ame  et  le  corps  plongeassent 
l'homme  dans  la  douleur,  d'autant  plus  salutaire,  que  plus  aspre. 
En  pareil  cas,  aux  plaisirs  corporels,  est-ce  pas  iniustice  d'en  re- 
froidir lame,  et  dire,  qu'il  l'y  faille  entraîner,  comme  à  quelque  3 
obligation  et  nécessité  contreinte  et  seruile?  C'est  à  elle  plustost  de 
les  couuer  cl  fomenter  :  de  s'y  présenter  et  conuier  :  la  charge  de 
régir  luy  appartenant.  Comme  c'est  aussi  à  mon  adiiis  à  elle,  aux 
plaisirs,  qui  luy  sont  propres,  d'en  inspirer  et  infondre  au  corps 
tout  le  resstîntiracnl  que  porte  sa  condition,  et  de  s'csludier  qu'ils  . 
luy  s^oicnl  doux  et  salutaires.  Car  c'est  bico  raison,  comme  ils  di- 


TRADUCTION.  LIV.  III,  CH.  V.  279 

abuse  pas.  Elle  prêche  d'en  user  modérément  et  non  de  les  fuir; 
ses  efforts  tendent  à  nous  détourner  de  celles  qui  sont  contre  na- 
ture ou  qui,  tout  en  en  procédant,  sont  abâtardies.  Elle  dit  que 
l'esprit  ne  doit  pas  intervenir  pour  accroître  nos  besoins  physiques, 
et  nous  avertit,  avec  juste  raison,  de  ne  pas  éveiller  notre  faim  par 
des  excès,  de  *  ne  pas  vouloir  que  nous  gorger  au  lieu  de  nous 
borner  à  nous  nourrir,  comme  aussi  d'éviter  toute  jouissance  qui 
nous  met  en  appétit  et  toutes  viandes  et  boissons  qui  nous  affa- 
ment et  nous  altèrent.  De  même,  en  ce  qui  concerne  l'amour,  elle 
nous  invite  à  ne  nous  y  donner  que  pour  la  satisfaction  de  nos  be- 
soins physiques  et  faire  que  l'âme  n'en  soit  pas  troublée,  parce  que 
cela  ne  la  regarde  pas  et  qu'elle  n'a  simplement  qu'à  suivre  et  à 
assister  le  corps.  Mais  ne  suis-je  pas  dans  le  vrai  quand  j'estime 
que  ces  préceptes,  que  je  considère  pourtant  comme  un  peu  exces- 
sifs, visent  un  corps  en  état  de  bien  remplir  son  rôle;  et  que,  pour 
un  corps  débilité  comme  pour  un  estomac  délabré,  il  est  excusable, 
de  le  réchauffer  et  de  le  soutenir  par  des  procédés  artificiels,  et  de 
recourir  à  l'imagination  pour  lui  rendre  l'appétit  et  l'allégresse  que 
de  lui-même  il  ne  possède  plus? 

Dans  Tusage  des  plaisirs  le  corps  et  l'àme  doivent  s'en- 
tendre et  y  participer  chacun  dans  la  mesure  où  il  le  peut, 
ainsi  que  cela  se  produit  dans  la  douleur.  —  Ne  pouvons- 
nous  pas  dire  que  tant  que  nous  demeurons  en  cette  prison  terres- 
tre, il  n'y  a  rien  en  nous  qui  affecte  exclusivement  soit  le  corps, 
soit  l'âme;  que  c'est  bien  à  tort  que,  par  cette  distinction,  nous 
démembrons  l'homme  tout  vil",  et  qu'il  semble  rationnel  que  nous 
ressentions  le  plaisir  aussi  bien  au  moins  que  nous  ressentons  la 
souffrance?  —  Ainsi,  par  exemple,  la  douleur  causée  par  leurs  pé- 
chés, grâce  à  l'esprit  de  pénitence  qui  les  pénétrait,  était  ressentie 
par  l'âme  des  saints  avec  une  intensité  qui  les  amenait  à  la  per- 
fection; et,  en  raison  de  l'union  intime  existant  entre  elle  et  le 
corps,  cette  douleur  affectait  naturellement  celui-ci,  bien  qu'il  eût 
peu  de  part  à  ce  qui  la  produisait.  Mais  ils  ne  se  contentaient  pas 
de  ce  qu'il  se  bornât  simplement  à  suivre  et  à  assister  l'âme  dans 
ses  souffrances ,  ils  le  soumettaient  lui  aussi  à  des  tourments  atroces 
s'atlaquant  à  lui  personnellement,  afm  que  tous  deux,  le  corps 
comme  l'àme,  rivalisant  entre  eux,  plongeassent  l'homme  dans 
la  douleur  qu'ils  estimaient  d'autant  plus  salutaire  qu'elle  était' 
plus  aiguë.  —  Ici,  dans  le  cas  des  plaisirs  sensuels,  n'y  a-t-il  pas 
injustice  à  faire  que  l'àme  s'en  désintéresse  et  à  dire  qu'il  faut 
qu'elle  soit  entrahiée  à  y  participer,  comme  s"il  s'agissait  de  quelque 
obligation  servile  imposée  par  la  nécessité?  N'est-ce  pas  plutôt  à 
elle  de  les  concevoir  et  de  les  préparer,  puis  y  conviant  le  corps,  à 
y  assister  et  à  en  conserver  la  direction,  comme  il  lui  appartient 
également,  à  mon  avis,  quand  il  s'agit  de  plaisirs  qui  lui  sont  pro- 
pres, d'en  inspirer  et  infuser  au  corps  la  sensation  dans  la  mesure 
où  il  est  capable  de  l'éprouver,  et  de  s'étudier  à  ce  qu'ils  lui  soient 
doux  et  salutaires.  On  a  raison  de  dire  que  le  corps  ne  doit  pas 


280  ESSAIS  \)E  MONTAIGNE. 

sont,  que  le  corps  ne  suyue  point  ses  appétits  au  dommage  de  l'es- 
prit. Mais  pourquoy  n'est-ce  pas  aussi  raison,  que  l'esprit  ne  suiue 
pas  les  siens,  au  dommage  du  corps?  le  n'ay  point  autre  passion 
qui  me  tienne  en  haleine.  Ce  que  l'auaricc,  l'ambition,  les  que- 
relles, les  procès,  l'ont  à  l'endroit  des  autres,  qui  comme  moy,  n'ont 
point  de  vacation  assignée,  l'amour  le  feroit  plus  commodt'meQt.  Il 
me  rendroil,  la  vigilance,  la  sobrictc,  la  grâce,  le  seing  de  ma  per- 
sonne :  i''asseureroit  ma  contenance,  à  ce  que  les  grimaces  de  la 
vieillesse,  ces  grimaces  difTormcs  et  pitoyables,  ne  vinssent  à  la 
corrompre  :  me  remettroit  aux  estudes  sains  et  sages,  par  où  ie  me 
peusse  rendre  plus  estimé  et  plus  aymé  :  estant  à  mon  esprit  le 
desespoir  de  soy,  cl  de  son  vsage,  et  le  raccointant  à  soy  :  me  di- 
urrliroit  de  milb;  pensées  ennuyeuses,  de  mille  chagrins  mclan- 
•choliques  que  loysiueté  nous  charge  en  tel  aage,  et  le  mauuais 
estât  de  nostre  santé  :  reschaufferoit  au  moins  en  songe,  ce  sang 
que  nature  abandonne  :  sousliendroit  le  menton,  et  allongeroit  vn 
peu  les  nerfs,  et  la  vigueur  et  allégresse  de  la  vie,  à  ce  panure 
homme,  qui  s'en  va  le  grand  train  vers  sa  ruine.  Mais  i'entens  bien 
que  c'est  vne  commodité  fort  mal-aisée  à  recouurer.  Par  foiblesse, 
et  longue  expérience,  nostre  goust  est  deuenu  plus  tendre  et  plus 
exquis.  Nous  demandons  plus,  lors  que  nous  apportons  moins. 
Nous  voulons  le  plus  choisir,  lors  que  nous  méritons  le  moins  d'es- 
Ire  acceptez.  Nous  cognoissans  tels,  nous  sommes  moins  hardis, 
l't  plus  dcfians  :  rien  ne  nous  peut  asseurer  d'estre  aymez,  veu 
nostre  condition,  et  la  leur.  l'ay  honte  de  me  Irouucr  parmy  cette 
verte  et  bouillante  ieunesse, 

CuiuM  in  indomito  conslanlior  inguine  neruus. 
Quàm  noua  collibus  arbor  inhœret. 

Ouïrions  nous  présenter  nostre  misère  parray  cette  allégresse? 

l'ouxiiil  rf  iutteneii  vixere  feruidi 
Mullo  non  sine  risu, 
Dilajaam  in  cineres  facetn. 

Ils  ont  la  force  el  la  raison  pour  eux  :  faisons  leur  place  :  nous 
n'auons  plus  que  tenir.  Et  ce  germe  de  beauté  naissante,  ne  se 
laisse  manier  à  mains  si  gourdes,  el  pralticpier  à  moyens  purs 
matériels.  Car,  <'<»rame  respondit  ce  philosophe  ancien,  à  celuy  qui 
se  nioquoil,  dequoy  il  naiioit  sçeu  gaigner  la  bonne  grâce  dvn 
tendron  qu'il  pourchassoit  :  Mon  amy,  le  hameçon  ne  mord  pas  à 
«lu  fromage  si  frais.  Or  c'est  vu  commerce  qui  a  besoin  de  rela- 


TRADUCTION.  -  LIV.  III,  CH.  V.  281 

suivre  ses  penchants  s'ils  peuvent  être  préjudiciables  à  l'esprit,  mais 
pourquoi  ne  serait-ce  pas  aussi  chose  raisonnable  que  l'esprit  ne 
s'abandonnât  pas  aux  siens,  quand  ils  peuvent  être  préjudiciables 
au  corps? 

Avantages  que  le  vieillard,  qui  n'a  pas  encore  atteint 
la  décrépitude,  peut  retirer  de  Tamour.  Adiré  vrai,  l'amour 
sans  limites  ne  convient  qu'à  la  première  jeunesse.  —  Je 
n'ai  pas  d'autre  passion  ([ui  ait  action  sur  moi;  ce  que  font  l'ava- 
rice, l'ambition,  les  querelles,  les  procès  sur  ceux  qui,  comme  moi, 
n'ont  pas  d'occupation  déterminée,  l'amour,  plus  que  tout  autre 
mobile,  est  capable  de  le  produire  en  moi.  Il  me  rendrait  la  vigi- 
lance, la  sobriété,  la  grâce,  le  soin  de  ma  personne.  Il  ferait  que 
la  façon  dont  je  me  présente,  malgré  les  outrages  de  la  vieillesse, 
outrages  qui  nous  déforment  et  nous  mettent  dans  un  état  si  pi- 
toyable, se  maintiendrait  sans  altération;  que  je  me  remettrais  à 
ces  sages  et  saines  études,  par  lesquelles  je  gagnerais  en  estime  et 
en  affection  parce  qu'alors  mon  esprit,  ne  désespérant  plus  de  lui- 
même  et  de  ses  moyens,  se  ressaisirait.  J'y  trouverais  une  diver- 
sion aux  mille  pensées  ennuyeuses,  aux  mille  chagrins  qui  ont 
leur  source  dans  la  mélancolie  en  laquelle  nous  plongent  à  cet  âge 
l'oisiveté  et  le  mauvais  état  de  notre  santé.  Il  réchaufferait,  au 
moins  en  songe,  ce  sang  que  la  nature  abandonne,  soutiendrait  no- 
tre tête  qui  s'incline,  nous  distendrait  les  nerfs,  rendrait  un  peu 
de  vigueur  et  de  plaisir  à  vivre  à  ce  pauvre  homme  qui  marche  à 
grands  pas  vers  sa  ruine.  Mais,  d'autre  part,  je  comprends  bien 
que  c'est  là  une  commodité  fort  malaisée  à  recouvrer;  par  suite  de 
la  faiblesse  en  laquelle  nous  sommes  tombés  et  de  notre  longue 
expérience^  notre  goût  est  devenu  plus  délicat  et  plus  raffiné;  nous 
demandons  plus,  alors  que  nous  apportons  moins;  nous  sommes 
plus  difficiles  dans  notre  choix,  quand  nous  avons  moins  qui  milite 
en  notre  faveur,  et,  nous  reconnaissant  tels,  nous  sommes  moins 
hardis  et  plus  défiants  ;  rien  ne  peut  plus  nous  donner  l'assurance 
d'être  aimés,  vu  les  conditions  en  lesquelles  nous  sommes  tombés 
et  celles  de  cette  verte  et  bouillante  jeunesse.  J'ai  honte  de  me 
trouver  au  milieu  d'elle  «  dont  la  raideur  de  nerfs,  qui  fait  que 
toujours  elle  est  en  état  de  bien  faire,  n'a  rien  à  envier  à  l'arbre  qui 
se  dresse  sur  la  colline  (Horace)  »;  pourquoi  aller  étaler  notre  mi- 
sère au  milieu  de  celte  allégresse,  «  et  divertir  à  nos  dépens  ces 
jouvenceaux  ardents,  en  leur  montrant  un  flambeau  réduit  en  cendres 
(Horace)  »?  Ils  ont  la  force  et  la  raison,  cédons-leur  une  place  que 
nous  ne  pouvons  plus  occuper;  ces  bourgeons  de  beauté  naissante 
ne  souffrent  pas  d'être  maniés  par  des  mains  aussi  engourdies, 
et  l'emploi  de  moyens  exclusivement  matériels  ne  leur  suffit  pas, 
comme  le  fit  entendre  un  jour  ce  philosophe  des  temps  anciens 
répondant  à  quelqu'un  qui  le  raillait  de  n'avoir  pas  su  gagner  les 
bonnes  grâces  d'une  jeunesse  qu'il  poursuivait  de  ses  assiduités  : 
«  Mon  ami,  le  hameçon  ne  mord  pas  à  du  fromage  si  frais.  »  C'est 
un  commerce  où  il  faut  que  les  parties  en  présence  soient  dans 


282  KSSAIS  DE  MONTAKiNE. 

tioii  el  di'  (onvspondaiice.  Les  autres  plaisirs  que  nous  n-ceuons, 
so  pcuiieiil  ix^cogiioislrt'  par  récompenses  de  nature  diuerse  :  mais 
i-ellny-c>  ne  se  pa\<'  que  de  nicsnie  espèce  de  monnoye.  En  vérité 
en  ce  desduit,  le  plaisir  que  ie  lay,  clialouilic  plus  doucenieul  mon 
imajrinalion,  <ju»'  celuy  (pion  me  lait.  Or  cil  na  rien  de  généreux, 
tpii  peut  receuoii-  plaisir  où  il  n'en  doime  point  ;  cest  vne  vile  ame, 
qui  veut  tout  deuoir,  et  qui  se  plaist  de  nourrir  de  la  conférence, 
auec  les  pci-sonnes  aiis([Mels  il  est  en  charge.  Il  n'y  a  beauté,  ny 
grâce,  ny  priuauté  si  exquise,  quvn  galant  lionune  deust  désirer 
à  ce  prix.  Si  elles  ne  nous  peuuent  faire  du  bien  que  pai-  pitié  : 
i'ayme  bien  plus  cher  ne  viure  point,  que  de  viure  d'aumosne. 
le  voudrois  auoir  droit  de  leur  demander,  au  slile  auquel  i'ay  veu 
quester  en  Italie  :  Futi'  hcni'  per  voi  :  ou  à  la  guise  que  Cyrus 
exhortoil  ses  soldats,  ^ui  m'ay niera,  si  me  suiue.  Ralliez  vous,  me 
dira  Ion.  à  celles  de  vostre  condition,  que  la  coni|)agnie  de  niesme 
foitune  vMiis  rendra  plus  aysces.  0  la  sotte  composition  el  inspidel 

Nolo 
Barbam  vellcre  morluo  leoni. 

Xenophon  employé  poui"  obieclion  et  accusation,  contre  Menon, 
qu'en  son  amour  il  end)esoiigna  des  obiecls  passants  (leur,  le  trouue 
plus  de  volupté  à  seulement  veoir  le  juste  et  doux  meslange  de  deux 
ieunes  beautés  :  ou  à  le  seulement  considérer  par  fantasie,  qu'à 
faire  moy.mesme  le  second,  d'vn  meslange  triste  et  informe.  le  re- 
signe cet  appétit  fantastique,  à  l'Empereur  (ialba,  ipii  ne  s'addon- 
noit  ipiaiix  chaiis  dures  et  vieilles  :  et  à  ce  puuuic  misérable, 

O  ego  dC  facianl  talcm  te  cernere  jMssvn, 
L'haràque  mutatis  oscula  ferre  comis, 
Ainjilecliijuc  meix  corptix  non  pingtic  lacer  lis! 

Et  entre  les  premières  laideurs,  ie  compte  les  beautcz  artificielles  el 
forcées.  Emonez  ieiiiie  gars  de  (lliio,  pensant  par  des  beaux  attoui*s, 
acqueiir  la  beaulé  que  nature  luy  ostoit,  se  présenta  au  philosophe 
.Vrccsilaus  :  et  luy  demanda  si  \u  sage  se  pourroit  veoir  amoureux  : 
Ouy  dea,  rcspondil  l'autre,  pourueu  que  ce  ne  fust  pas  d'vne  beaulé 
parce  et  sophistiquée  comme  la  tienne.  La  laideur  d'vne  vieillesse 
aduouce,  est  moins  \ieille,  et  moins  laide  à  mon  gré,  qu'\ne  autre 
peinte  el  lissée.  Le  diray-ie,  pourueu  (iu'«in  ne  m'en  pienue  à  la 
gorge?  L'amour  ne  me  semble  proprement  cl  naturellement  en 
sa  saison,  qu'en  l'aage  \oisin  de  renfance  : 

Quem  <i  ituellarum  inscrerea  choru, 
Mille  Mayacm  falleret  hoxpitei 
Diâcrimen  <tb»cnrum.  aolutii 
l'rinibtu,  ambiguôtjue  vultu. 


TRADUCTION.  -  LIV.  III,  CH.  V.  283 

des  conditions  analogues  qui  les  fassent  se  convenir;  tous  les  plai- 
sirs d'autre  nature  que  nous  éprouvons  peuvent  se  reconnaître  par 
des  récompenses  de  diverses  sortes,  celui-ci  ne  se  paie  qu'en  mon- 
naie de  même  espèce.  —  Il  est  certain  que  dans  ces  ébats,  le  plaisir 
que  je  cause  chatouille  plus  agréablement  mon  imagination  que  * 
celui  que  je  ressens  ;  or,  c'est  manquer  de  générosité  que  de  rece- 
voir un  plaisir,  alors  qu'on  n'en  rend  pas;  c'est  d'une  âme  vile  de 
toujours  consentir  à  devoir  et  se  complaire  à  demeurer  en  relations 
avec  qui  on  est  à  charge;  et  il  n'y  a  pas  de  beauté,  de  grâce,  de 
privante  si  exquises  qu'elles  soient,  qu'un  galant  homme  puisse 
désirer  à  ce  prix.  Si  les  femmes  ne  peuvent  plus  nous  donner  du 
plaisir  que  par  pitié,  je  préfère  beaucoup  plus  ne  pas  vivre  que  de 
vivre  d'aumônes;  je  voudrais  avoir  le  droit  de  leur  demander  leurs 
caresses,  dans  ces  mêmes  termes  que  j'ai  vu  employer  en  Italie  pour 
quêter  :  «  Faitea-moi  quelque  bien  dans  votre  propre  intérêt  »,  ou 
à  la  façon  de  Cyrus  exhortant  ses  soldats  :  «  Qui  est  en  disposition 
de  m'aimer,  me  suive.  »  —  Adressez-vous,  me   dira-t-on,  à   des 
femmes  qui  soient  dans  les  mêmes  conditions  que  vous,  frappées 
elles  aussi  de  la  déchéance  que  vous  subissez,  vous  trouverez  plus 
aisément  à  vous  her  ensemble.  Oh!  quelle  sotte  et  insipide  liaison 
en  résulterait  :  «  Je  ne  veux  pas  airacher  la  barbe  à  un  lion  mort 
{Martiaiy.  »  C'est  un  reproche  que  faisait  Xénophon  à  Menon  et 
qu'il  condamnait  en  lui,  de  rechercher,  en  amour,  des  femmes  en 
ayant  passé  l'âge.  J'éprouve  plus  de  volupté  à  voir  simplement  un 
couple  formé  de  beaux  jeunes  gens  bien  appariés  et  s'aimant,  voire 
même  à  me  les  représenter  en  imagination,  qu'à  être  moi-même 
second  dans  un  duo  allant  tristement  et  prêtant  à  la  pitié;  c'est  là 
un  goût  fantasque  que  j'abandonne   à  l'empereur  Galba,  qui  ne 
recherchait  que  des  femmes  d'âge,  aux  chairs  durcies;  ou  à  ce 
pauvre    malheureux  poète,   s'écriant  en   parlant   de   lui-même  : 
«  Plaise  aux  dieux  que,  dans  mort  exil,  je  puisse  te  voir  telle  que  Je  me 
représente  ton  image!  Que  je  puisse  embrasser  tes  cheveux  blanchis 
par  le  chagrin  et  presser  dans  mes  bras  ton  coi-ps  amaigri  (Ovide)  !  » 
—  Au  premier  rang  de  la  laideur,  je  place  la  beauté  obtenue  à 
force  d'artifices.   Émonez,  jeune  adolescent  de  Chio,  qui,  par  le 
soin  qu'il  avait  pris  d'enjoliver  sa  personne,  pensait  avoir  acquis  la 
beauté  que  lui  avait  refusée  la  nature,  s'étant  présenté  au  philo- 
sophe Arcésilas  et  lui  ayant  demandé  si  un  sage  pouvait  devenir 
amoureux,  s'attira  cette  réponse  :  «  Mais  certainement!  pourvu  que 
ce  ne  *  soit  pas  d'une  beauté  de  mauvais  aloi  acquise,  comme  la 
tienne,  à  force   de  sophistications.  »  La  laideur  d'une  vieillesse 
avouée   est,  suivant  moi,  moins  vieille  et  moins  laide  que  si  on 
cherche  à  la  dissimuler  à  force  de  couleurs  et  d'onguents.  —  Si  je 
ne  craignais  qu'on  ne  me  saisisse  à  la  gorge,  je  dirais  que  l'amour 
ne  me  semble  réellement  en  sa  saison  naturelle  qu'à  l'âge  voisin 
de  l'enfance,  comme  aussi  du  reste  la  beauté  :  «  lorsque  se  glissant 
dans  un  chœur  de  jeunes  filles,  avec  ses  cheveux  flottants  et  ses  traits 
encore  indécis,  un  jeune  homme  peut  tromper  sur  son  sexe  les  yeux 


284  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

El  la  brauti^  non  plus.  Car  ce  quHomcrc  leslcnd  iusqu'à  ce  que  le 
menton  commence  à  s'ombrager,  Platon  mesme  l'a  remarqué  pour 
rare.  El  est  notoire  la  cause  pour  laquelle  le  sophiste  Dion  appelloil 
les  poils  folels  de  l'adolescence,  Arislogitons  et  Harmodiens.  En  la 
virilité,  ie  le  trouue  desia  aucunement  hors  de  son  siège,  non  qu'en 
la  vieillesse. 

Importunas  enim  Iransuolal  aridas 
Querrus. 

Et  Marguerite  Royne  de  Nauarre,  alonge  en  femme,  bien  loing, 
Pauantage  des  femmes  :  ordonnant  qu'il  est  saison  à  trente  ans, 
({u'elles  changent  le  titre  de  belles  en  bonnes.  Plus  courte  posses- 
sion nous  luy  donnons  sur  nostre  vie,  mieux  nous  en  valons.  Voyez 
son  port.  C'est  vn  menton  puérile,  qui  ne  sçait  en  son  eschole, 
combien  on  procède  au  rebours  de  tout  ordre.  L'eslude,  l'exercita- 
tion,  l'vsage,  sont  voyes  à  l'insuffisance  :  les  nouiccs  y  régentent. 
Amor  ordinem  nescit.  Certes  sa  conduicte  a  plus  de  galbe,  quand  elle 
est  meslee  d'inaduerlance,  et  de  trouble  :  les  fautes,  les  succez 
contraires  y  donnent  poincte  et  grâce.  Pourueu  qu'elle  soit  aspre  et 
affamée,  il  chaut  peu,  qu'elle  soit  prudente.  Voyez  comme  il  va  chan- 
celant, chopant,  et  folastrant.  On  le  met  aux  ceps,  quand  on  le  guide 
par  art,  et  sagesse.  Et  contraint  on  sa  diuine  liberté,  quand  on  le 
submct  à  ces  mains  barbues  et  calleuses.  Au  demeurant,  ie  leur 
oy  souucnt  peindre  cette  intelligence  toute  spirituelle,  et  desdaigner 
de  mettre  en  considération  l'intcrcsl  que  les  sens  y  ont.  Tout  y  sert. 
.Mais  ie  puis  dire  auoir  veu  souuent,  que  nous  auons  excusé  la  foi- 
blesse  de  leurs  esprits,  en  faueur  de  leurs  beautez  corporelles, 
mais  que  ie  n'ay  point  encore  veu,  qu'en  faueur  de  l'esprit,  tant 
rassis,  et  meur  soit-il,  elles  vueillent  prester  la  main  à  vn  corps, 
qui  tombe  tant  soit  peu  en  décadence.  Que  ne  prend  il  enuie  à  quel- 
qu'vne,  de  faire  cette  noble  barde  Socratique,  du  corps  à  l'esprit, 
achetant  au  prix  de  ses  cuisses,  vne  intelligence  et  génération  phi- 
losophi«iue  et  spirituelle  :  le  plus  haut  prix  où  elle  les  puisse  mou- 
ler :  Platon  ordoime  en  ses  loix,  que  celuy  qui  aura  faict  (juclque 
signalé  et  vlile  exploit  en  la  guerre,  ne  puisse  estre  refusé  durant 
rrxpedition  d'icelle,  sans  respect  de  sa  laideur  ou  de  son  aage,  du 
baiser,  ou  autre  faueur  amoureuse,  de  qui  il  la  vueillc.  Ce  qu'il 
Irouue  si  iuste  en  recommandation  de  la  valeur  mililaire,  ne  Iv  peut 
il  pas  estre  aussi,  en  recommandation  de  (juelque  autre  valeur?  El 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  285 

les  plus  clairvoyants  (Horace)  ».  Ce  qu'Homère  n'admet  que  jusqu'à 
ce  que  le  menton  commence  à  s'estomper  d'une  barbe  naissante, 
Platon  trouve  déjà  qu'il  est  rare  que  cela  subsiste  jusqu'à  ce  mo- 
ment, et  l'on  sait  pour  quelle  cause  le  sophiste  Dion  qualifiait  *  si 
plaisamment  d'Aristogitons  et  d'Harmodiens  les  poils  follets  qui 
surviennent  à  l'époque  de  l'adolescence.  Déjà  j'estime  que  le  mo- 
ment en  est  quelque  peu  passé  quand  on  est  arrivé  à  l'âge  de  la 
virilité,  non  moins  qu'en  la  vieillesse,  «  car  l'amour  n'arrête  pas  son 
vol  sur  les  chênes  dénudés  {Horace)  ».  Marguerite,  reine  de  Navarre, 
en  femme  qu'elle  était,  avantageant  les  personnes  de  son  sexe,  leur 
assignait  une  limite  plus  reculée  et  voulait  qu'à  l'âge  de  trente  ans  le 
moment  soit  venu  pour  elles  d'échanger  la  qualification  de  belle 
en  celle  de  bonne.  Moins  longtemps  nous  donnons  à  ce  dieu  ac- 
tion sur  notre  vie,  mieux  nous  en  valons.  Voyez  son  image,  n'a- 
t-il  pas  une  figure  enfantine?  Qui  ne  sait  qu'à  rencontre  de  tout 
principe,  on  va  toujours  à  reculons  dans  son  école;  l'étude,  l'exer- 
cice, l'usage  de  ses  préceptes  conduisent  à  l'épuisement;  les  débu- 
tants y  sont  maîtres  :  «  l'amour  ne  connaît  pas  de  règle  {S.  Jérôme)  ». 
Il  n'est  pas  discutable  que  sa  conduite  a  surtout  de  l'agrément 
quand  l'inadvertance  et  le  trouble  y  ont  place  ;  que  ce  qui  serait 
faute  ailleurs  est  succès  pour  lui  et  lui  donne  du  piquant  et  de  la 
grâce;  pourvu  qu'il  soit  ardent,  inassouvi,  peu  importe  qu'il  soit 
prudent.  Voyez  comme  il  va  chancelant,  trébuchant,  folâtrant!  c'est 
le  mettre  aux  fers  que  de  lui  imprimer  une  direction  habile  et  sage; 
c'est  attenter  à  sa  liberté  divine,  que  de  l'asservir  à  qui  a  les  mains 
calleuses  et  couvertes  de  poil. 

On  voit  souvent  les  femmes  sembler  faire  de  l'amour 
une  question  de  sentiment  et  dédaigner  la  satisfaction 
que  les  sens  peuvent  y  trouver.  —  Du  reste,  on  voit  souvent 
les  femmes  sembler  faire  de  l'amour  une  question  toute  de  senti- 
ment et  dédaigner  la  satisfaction  que  les  sens  peuvent  y  trouver, 
tout  leur  est  bon  à  cet  effet;  par  contre,  que  de  fois  la  beauté  du 
corps  ne  nous  fait-elle  pas  passer  chez  elles  sur  la  faiblesse  de  leur 
esprit?  Par  exemple,  ce  que  je  n'ai  jamais  vu,  c'est  que  la  beauté  de 
l'esprit  si  cultivé,  si  accompli  qu'il  fût,  leur  ait  fait  faire  bon  ac- 
cueil à  un  corps  tant  soit  peu  tombé  en  décadence.  Que  ne  prend- 
il  fantaisie  à  quelqu'une  d'elles  d'appliquer  cette  noble  idée  digne 
de  Socrate,  de  troquer  son  corps  pour  acquérir  de  l'esprit,  et  pros- 
tituant sa  personne  au  plus  haut  prix  qu'elle  en  pourra  obtenir, 
acheter,  avec  les  bénéfices,  l'intelligence  de  la  philosophie  et  le  dé- 
veloppement de  son  esprit!  —  Platon  prescrit  dans  ses  lois  que  ce- 
lui qui,  à  la  guerre,  se  sera  signalé  par  un  fait  d'armes  important 
et  utile,  ne  puisse,  durant  tout  le  cours  des  opérations,  quels  que 
soient  sa  laideur  ou  son  âge,  se  voir  refuser  un  baiser  ou  toute 
autre  faveur  de  galanterie,  de  qui  il  le  désirerait.  Ce  que  ce  philo- 
sophe trouve  équitable  comme  récompense  de  la  valeur  militaire, 
pourquoi  ne  le  serait-ce  pas  pour  tout  autre  mérite;  et  que  ne 
vient-il  à  l'idée  de  chacune  de  ces  vertus,  pouvant  ainsi  mériter 


280  ESSAIS  DE  MONTAIC.NE. 

que  ne  prend  il  enuie  à  vue  de  préoccuper  sur  ses  compagnes  la 
ploire  de  cet  amour  chaste?  chaste  dis-ie  bien, 

Nam  ai  quando  ad  praelia  venlum  e$l, 
Vt  quondam  in  stipulis  magnvs  sine  viribu»  igni» 
Ineasâum  fur  il. 

Les  vices  qui  s'eslouffent  en  la  pensée,  ne  sont  pas  des  pires.  Pour 
finir  ce  notable  commentaire,  qui  m'est  eschappé  d'vn  flux  de  ca- 
quet :  flux  impétueux  par  fois  et  nuisible, 

Vt  mismm  aponti  furtiuo  munere  malum 

Procurrit  casto  Virginia  è  gremio  : 
Quod  misera  oblitœ  molli  sub  veale  locatum, 

Dum  nduentu  matris  proailit,  exculitur, 
Alque  illud  prnno  prœceps  agitur  decurau  : 

Huic  manat  triali  consciua  ore  rubor. 

le  dis,  que  les  maslcs  et  femelles,  sont  iettez  en  mesme  moule,  sauf 
l'institution  et  l'vsago,  la  difTerence  n'y  est  pas  grande.  Platon  ap- 
pelle indifféremment  les  vns  et  les  autreS;  à  la  société  de  tous 
estudes,  exercices,  charges  et  vacations  guerrières  et  paisibles,  en 
sa  republique.  Et  le  philosophe  Antisthenes,  ostoit  toute  distinction 
entre  leur  vertu  et  la  nostre.  Il  est  bien  plus  aisé  d'accuser  l'vn 
sexe,  que  d'excuser  l'autre.  C'est  ce  qu'on  dit,  Le  fourgon  se  moque 
de  la  paele. 


CHAPITRE   VI. 
Des  Coches.  * 

f  L  est  bien  aisé  à  vérifier,  que  les  grands  autheurs,  escriuans  des 
*  causes,  ne  se  seruent  pas  seulement  de  celles  qu'ils  estiment  estre 
vrayes,  mais  de  celles  encores  qu'ils  ne  croient  pas,  pourueu  qu'elles 
ayenl  quelque  inuention  et  beauté.  As  disent  assez  véritablement  et 
vtilemcnt,  s'ils  disent  ingénieusement.  Nous  ne  pouuons  nous  asseu- 
rer  de  la  maisti*essc  cause,  nous  en  entassons  plusieurs,  pour  voir 
si  par  rencontrfi  elle  se  trouuera  en  ce  nombre, 

Samque  vnam  dieere  eautam 
\uii  tuliê  ni,  vertim  plure»,  vnde  vna  tamen  lil. 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  V.  287 

récompense,  de  prendre  le  pas  sur  les  autres  pour  avoir  la  gloire 
d'obtenir  cette  marque  d'amour  qui  ne  porte  pas  atteinte  à  la  chas- 
teté? je  dis  à  la  chasteté  «  farce  que,  si  l'on  en  vient  au  combat, 
Vamour  est  alors  comme  un  grand  feu  de  paille  qui  s'éteint  en  un 
instant  {Virgile)  »  ;  les  vices  mort-nés  dans  notre  esprit  ne  sont  pas 
de  ceux  qui  sont  les  plus  redoutables. 

En  somme,  hommes  et  femmes  sont  sortis  du  même 
moule,  et  un  sexe  n'a  pas  le  droit  de  critiquer  l'autre.  — 
Ce  long  commentaire  m'a  échappé  à  force  de  bavarder,  donnant 
lieu  à  un  flux  de  paroles  peu  mesurées  parfois  et  qui  peuvent  n'ê- 
tre pas  sans  inconvénient  :  «  Ainsi  tombe  du  chaste  sein  d'une  jeune 
vierge  une  pomme,  don  furtif  de  son  amant;  oubliant  qu'elle  l'a 
cachée  sous  sa  robe,  elle  se  lève  à  l'approche  de  sa  mère  et  la  fait 
rouler  à  ses  pieds;  la  rougeur  qui  lui  couvre  subitement  le  visage, 
révèle  la  faute  dont  elle  s'est  rendue  coupable  {Catulle).  »  —  Pour  ter- 
miner, je  dis  que  mâles  et  femelles  sortent  du  même  moule  et  que, 
sauf  leur  éducation  et  les  mœurs,  la  différence  n'en  est  pas  grande. 
Platon,  dans  sa  République,  convie  indifféremment  les  uns  et  les 
autres  à  participer  à  tous  les  exercices,  études  et  professions,  aussi 
bien  à  ceux  qui  s'appliquent  à  la  guerre  qu'à  ceux  relatifs  aux  oc- 
cupations du  temps  de  paix;  et  le  philosophe  Antisthène,  lui,  ne 
faisait  aucune  distinction  entre  la  vertu  de  la  femme  et  la  nôtre.  Il 
est  bien  plus  aisé  de  porter  une  accusation  contre  un  sexe  que  de 
trouver  des  excuses  à  l'autre,  et  c'est  ici  le  cas  d'appliquer  le  dic- 
ton :  «  La  pelle  se  moque  du  fourgon  »,  autrement  dit  :  tel  raille 
autrui,  qui  lui-même  prête  plus  encore  aux  mêmes  critiques. 


CHAPITRE    VI. 
Des  cocbes. 


Différence  des  opinions  des  philosophes  sur  les  causes 
de  divers  usages  et  accidents  :  sur  «  Dieu  vous  bénisse  » 
dit  k  qui  éternue,  sur  le  mal  de  mer;  digression  sur  la 

peur.  —  Il  est  aisé  de  constater  que  les  grands  auteurs,  traitant 
des  causes  de  tels  et  tels  faits,  ne  donnent  pas  uniquement  celles 
qu'ils  croient  être  les  véritables,  mais  souvent  aussi  en  citent 
qu'ils  n'estiment  pas  telles,  pourvu  qu'elles  soient  ingénieuses  ou 
élégantes;  en  cela,  ils  sont  réellement  utiles  si  leurs  dires  sont 
appuyés  de  bonnes  raisons.  Ne  pouvant  être  certains  de  la  cause 
principale,  nous  en  énumérons  plusieurs;  peut-être  se  trouvera- 
t-elle  par  hasard  dans  le  nombre  :  «  Ce  n'est  pas  assez  de  n'indi- 
quer qu'une  cause,  il  faut  en  donner  plusieurs,  quoiqu'il  n'y  en  ait 
qu'une  de  bonne  (Lucrèce).  » 


288  ESSAIS  DE  MONTAIGNK. 

Me  demandez  vous  d'où  vient  cotte  coustume,  de  bénir  ceux  qui 
eslernuenl?  Nous  produisons  trois  sortes  de  vent;  celuy  qui  sort 
par  enïbas  est  trop  sale  :  cohiy  qui  sort  par  la  bouche,  porte  quel- 
que reproclio  de  gourmandise  :  le  troisiesme  est  reslcrnueiuenl  :  et 
parce  qu'il  vient  de  la  teste,  et  est  sans  blasme,  nous  luy  faisons  cet 
honneste  recueil.  Ne  vous  moquez  pas  de  celte  subtilité,  elle  est, 
dit-on,  d'Arislole.  11  me  semble  auoir  veu  en  Plularque  (qui  est 
de  tous  les  autheurs  que  ie  cognoisse,  celuy  qui  a  mieux  meslé  l'art 
à  la  nature,  et  le  iu{?emenl  à  la  science)  rendant  la  cause  du  sous- 
leuemenl  d'eslomach,  qui  aduient  à  ceux  qui  voyagent  en  mor,  que 
cela  leur  arriue  de  crainte  :  ayant  trouué  quelque  raison,  par  la- 
quelle il  prouue,  que  la  crainte  peut  produire  vn  tel  efTocl.  Moy  qui 
y  suis  fort  subiecl,  sçay  bien,  que  celte  cause  ne  me  touche  pas,  El 
le  sçay,  non  par  argument,  mais  par  nécessaire  expérience.  Sans 
alléguer  ce  qu'on  m'a  dict,  qu'il  en  arriue  de  mesme  souuent  aux 
bestes,  spécialement  aux  pourceaux,  hors  de  toute  appréhension  de 
danger  :  et  ce  qu'vn  mien  cognoissant,  m'a  tesmoigné  de  soy,  qu'y 
estant  fort  subiecl,  l'enuie  de  vomir  luyestoit  passée,  deux  ou  trois 
lois,  se  Irouuant  pressé  de  frayeur,  en  grande  tourmente.  Comme 
à  cet  ancien  :  Peius  vexabar  quàm  vt  periculum  mihi  succurreret. 
le  n'euz  iamais  peur  sur  l'eau  :  comme  ie  n'ay  aussi  ailleurs  (et  s'en 
est  assez  souuent  offert  de  iusles,  si  la  mort  l'est)  qui  mail  trou- 
blé ou  esblouy.  Elle  naist  par  fois  de  faute  de  iugement,  comme 
de  faute  de  cœur.  Tous  les  dangers  que  i'ay  veu,  c'a  esté  les  yeux 
ouuerls,  la  veuë  libre,  saine,  et  entière.  Encore  faut-il  du  courage  à 
craindre.  11  me  seruit  autrefois  au  prix  d'autres,  pour  conduire  et 
tenir  en  ordre  ma  fuite,  quelle  fust  sinon  sans  crainte,  loulesfois 
sans  effroy,  et  sans  eslonnemenl.  Elle  esloit  esmeue,  mais  non  pas 
estourdie  ny  esperdue.  Les  grandes  âmes  vont  bien  plus  outre,  et 
représentent  des  fuites,  non  rassises  seulement,  cl  saines,  mais 
ileres.  Disons  relie  qu'Alcibiades  recite  de  Socrates,  son  compagnon 
d'armes  :  le  le  trouuay,  dit-il,  après  Ia;route  de  nostre  armée,  luy 
et  Lâchez,  des  derniers  entre  les  fuyans  :  et  le  consideiay  tout 
à  mon  aise,  et  en  seureté,  car  i'estois  sur  vn  bon  chenal,  et  luy  à 
pied,  et  auions  ainsi  combatu.  le  remarquay  pi-emierement,  com- 
bien il  montroit  d'auisement  et  de  résolution,  au  prix  de  Lâchez  : 
et  puis  la  Itrauerie  de  .son  marcher,  nullement  dllferenl  du  sien 
ordinaire  :  sa  veue  ferme  et  réglée,  considérant  et  iugeant  ce  qui  se 
pasMjil  autour  de  lu\  :  regardant  tanlost  les  vns,  lantost  les  autres, 


TRADUCTION.  —  UV.  III,  CH.  VI.  289 

Désirez-vous  savoir  d'où  vient  cette  habitude  de  dire  :  «  Dieu 
vous  bénisse!  »  à  ceux  qui  éternuent?  Voici  :  nous  produisons  trois 
sortes  de  vents  :  L'un,  qui  sort  d'en  bas,  est  fort  malpropre;  un 
autre,  qui  sort  par  la  bouche,  accuse  que  nous  avons  trop  mangé  ; 
le  troisième  est  l'éternuement,  il  vient  du  cerveau  et  ne  prête  à 
aucune  critique,  d'où  l'accueil  honnête  que  nous  lui  faisons.  Ne 
vous  moquez  pas  de  cette  explication;  si  subtile  qu'elle  vous  pa- 
raisse, elle  est,  dit-on,  d'Aristote. 

Il  me  semble  avoir  vu  dans  Plutarque  (l'auteur  qui,  à  ma  con- 
naissance a  le  mieux  su  allier  l'art  à  la  nature  et  le  jugement  au 
savoir)  qu'après  avoir  donné  quelques  preuves  que  la  crainte  peut 
produire  le  mal  de  mer,  il  attribue  à  cette  cause  les  soulèvements 
d'estomac  qu'éprouvent  ceux  qui  voyagent  sur  mer.  Moi  qui  suis  \J 
fort  sujet  à  ce  mal,  je  sais  pertinemment  que,  chez  moi,  la  crainte 
n'en  est  pas  la  cause,  et  je  le  sais  non  par  conjectures  mais  par 
expérience.  Sans  mettre  en  avant  ce  qu'on  m'a  dit,  que  les  ani- 
maux, et  en  particulier  les  pourceaux,  l'éprouvent  en  dehors  de 
toute  appréhension  de  danger,  ni  ce  qu'une  de  mes  connaissances 
m'a  raconté  sur  elle-même  que,  bien  qu'y  étant  fort  sujet,  l'envie  de 
vomir  lui  est  passée  deux  ou  trois  fois,  pendant  de  violentes  tem- 
pêtes, par  suite  de  la  frayeur  où  elle  était,  se  trouvant,  comme  dit 
Sénèque,  «  trop  préoccupée  du  péril  qu'elle  courait  pour  songer  à 
elle-même  »  ;  je  n'ai  jamais  craint  sur  l'eau  pas  plus  qu'ailleurs  au 
point  d'en  être  troublé  et  d'en  perdre  la  tête,  quoique  ayant  souvent 
couru  des  risques  où  la  peur  eût  été  bien  justifiée  si  toutefois  elle 
l'est  quand  ce  n'est  que  la  mort  qu'on  a  à  redouter.  —  La  peur 
naît  parfois  faute  de  jugement,  aussi  bien  que  faute  de  cœur;  tous 
les  dangers  que  j'ai  courus,  je  les  ai  envisagés  les  yeux  ouverts 
sans  que  mes  idées  s'en  soient  trouvées  affectées,  entravées  ou 
amoindries;  pour  craindre,  il  faut  encore  du  courage.  Bien  m'en 
prit  autrefois  d'être  ainsi  et  non  comme  tant  d'autres;  cela  m'a 
permis  de  me  diriger  et  de  conserver  mon  sang-froid  alors  que 
j'étais  en  fuite;  j'ai  pu  par  là  m'en  tirer,  sinon  sans  crainte,  du 
moins  sans  effroi  ni  étonnement;  j'étais  ému,  mais  non  étourdi  et 
éperdu.  Les  grandes  âmes  vont  bien  plus  loin  et  nous  donnent  le 
spectacle  de  retraites  non  seulement  calmes  et  couronnées  de  suc- 
cès, mais  encore  exécutées  fièrement.  Voici,  à  ce  propos,  ce  que 
conte  Alcibiadc  sur  Socrate  dont,  en  cette  circonstance,  il  était  le 
compagnon  d'armes  :  «  Je  le  trouvai,  dit-il.  Lâchez  et  lui,  après 
«  la  déroute  de  notre  armée,  fermant  la  marche  derrière  les 
«  fuyards.  Je  l'observais  tout  à  mon  aise,  n'ayant  rien  à  craindre 
«  pour  moi-même  parce  que  j'étais  sur  un  bon  cheval  et  qu'il  était 
«  à  pied  ;  il  en  avait  du  reste  été  ainsi  pendant  toute  la  durée  du 
«  combat.  Je  remarquai  surtout  combien  il  était  avisé  et  résolu,  en 
«  comparaison  de  Lâchez;  et  aussi  la  crânerie  de  son  allure  qui 
«  ne  différait  en  rien  de  celle  qu'il  avait  d'ordinaire.  Il  avait  con- 
«  serve  sa  fermeté  et  sa  lucidité  d'esprit,  observait  et  se  rendait 
«  compte  de  ce  qui  se  passait  autour  de  lui,  regardant  tantôt  les 

ESSAIS  DE  MONTAIGNE.  —  T.  UI.  19 


i9d  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

amis  el  ennemis,  d'vne  façon,  qui  encourageoil  les  vns,  et  signifioil 
aux  autres,  qu'il  esloil  pour  vendre  bien  cher  son  sang  el  sa  vie,  à 
qui  essayeroil  de  la  luy  osier,  el  se  sauuerenl  ainsi  :  car  volontiers 
on  nallaque  pas  ceux-cy,  on  court  après  les  effraiez.  Voylà  le  tes- 
moignage  de  ce  grand  capitaine  :  qui  nous  apprend  ce  que  nous     • 
essaions  tous  les  iours,  qu'il  n'est  rien  qui  nous  ietle  tant  aux  dan- 
gei-s,  qu'vne  faim  inconsidérée  de  nous  en  mettre  hors.  Quo  timoris 
minus  est,  co  minus  fenné  periculi  est.  Nostre  peuple  a  tort,  de  dire, 
celuy-là  craint  la  mort,  quand  il  veut  exprimer,  qu'il  y  songe,  et 
qu'il  la  preuoit.  La  preuoyance  conuient  egallemenl  à  ce  qui  nous    i 
touche  en  bien,  el  en  mal.  Considérer  et  iuger  le  danger,  est  aucu- 
nement le  rebours  de  s'en  estonner.  le  ne  me  sens  pas  assez  fort 
pour  souslenir  le  coup,  el  rimpeluosilt'',  de  cette  passion  de  la  peur, 
ny  d'autre  véhémente.  Si  l'en  eslois  vn  coup  vaincu,  el  atterré,  ie 
ne  m'en  releuerois  iamais  bien  entier.  Qui  auroit  faicl  perdre  pied  à     . 
mon  ame,  ne  la  remettroit  iamais  droicle  en  sa  place.  Elle  se  re- 
laste  el  recherche  trop  vifuemenl  el  profondément.  Et  pourtant,  ne 
lairroit  iamais  ressoudre  el  consolider  la  playe  qui  l'auroit  percée. 
II  m'a  bien  pris  qu'aucune  maladie  ne  me  l'ayt  encore  desmise.  A 
chasque  chaîne  qui  me  vient,  ie  me  présente  et  oppose,  en  mon     a 
haut  appareil.  Ainsi  la  première  qui  m'eraporteroit,  me  mettroit 
sans  ressource.  le  n'en  fais  point  à  deux.  Par  quelque  endroict  que 
le  rauage  fauçast  ma  leuee,  me  voyla  ouuerl,  el  noyé  sans  remède. 
Epicurus  dit,  ({ue  le  sage  ne  peut  iamais  passer  àvn  estai  contraire. 
l'ay  quelque  opinion  de  l'enucrs  de  cette  sentence;  que  qui  aura 
esté  vne  fois  bien  fol,  ne  sera  nulle  autre  fois  bien  sage.  Dieu  me 
donne  le  froid  selon  la  robe,  et  me  donne  les  passions  selon  le 
moyen  que  i'ay  de  les  souslenir.  .Nature  m'ayanl  descouuert  d'vn 
coslé,  m'a  couuert  de  l'autre  :  m'jiyant  desarmé  de  force,  m'a  aiiné 
d'insensibilité,  el  d'vne  appréhension  réglée,  ou  mousse.      Or  ie  ne     s 
puis  souffrir  long  temps,  cl  les  souffrois  plus  difficilement  en  ieu- 
nesse,  ny  coche,  ny  litticre,  iiy  bateau,  el  hay  loulo  autre  voiture 
que  de  cheual,  en  la  ville,  et  aux  champs.  Mais  ie  puis  souffrir  la 
lirliere,  moins  cju'vn  coche  :  el  par  mesme  raison,  plus  aisément 
vne  agitation  rude  sur  l'eau,  d'où  se  produict  la  pein*,  que  le  mou-     . 
uemcnt  qui  se  sent  en  temps  calme.  Par  celle  légère  secousse,  que 
les  auirons  donnent,  desrobant  le  vaisseau  soubs  nous,  ie  me  sens 
brouiller,  ie  ne  sray  rommenl.  la  Ir^U'  l'I  rislnniacli  :  loiiune  \o  ne 


TRADUCTION.  —  IJV.  III,  CH.  VI.  291 

<c  uns,  tantôt  les  autres,  amis  et  ennemis;  encourageant  les  uns  de 
«  ce  même  regard  qui  signifiait  aux  autres  qu'il  était  décidé  à  ven- 
«  dre  bien  cher  son  sang  et  sa  vie  à  qui  tenterait  de  les  lui  ôter; 
«  et  cela  les  sauva,  car  on  n'attaque  pas  volontiers  ceux  qui  mon- 
«  trent  de  telles  dispositions,  tandis  qu'on  court  sur  ceux  que  la 
«  peur  entraîne.  »  Tel  est  le  témoignage  de  ce  grand  capitaine,  qui 
nous  apprend,  ce  que  nous  constatons  tous  les  jours,  qu'il  n'est  rien 
qui  nous  expose  davantage  au  danger  qu'un  soin  exagéré  de  nous  \y 
en  préserver  :  «  D'ordinaire,  moins  il  y  a  de  crainte,  moins  il  y  a 
de  danger  [Tite-Live).  »  C'est  à  tort  qu'on  dit  dans  le  peuple  :  «  Un  i 
tel  craint  la  mort  »,  quand  on  veut  exprimer  que  quelqu'un  y  songe 
et  la  prévoit.  La  prévoyance  s'applique  également  à  ce  qui  nous 
touche  en  bien  comme  en  mal  ;  considérer  et  apprécier  le  danger 
est,  en  quelque  sorte,  le  contraire  de  s'en  efTrayer.  —  Je  ne  me  sens 
pas  assez  fort  pour  résister  à  cette  violente  secousse  que  nous  cause  - 
la  peur,  pas  plus  qu'à  toute  autre  passion  aussi  véhémente;  si  une, 
fois  j'en  étais  frappé,  j'en  serais  atterré  et  ne  m'en  relèverais  ja-' 
mais  complètement;  qui  aurait  fait  perdre  pied  à  mon  âme,  ne 
parviendrait  jamais  à  la  remettre  en  place  bien  d"aplomb  ;  elle  au- 
rait beau  se  tâter,  s'étudier  avec  soin  et  au  plus  profond  d'elle- 
même,  malgré  cela  elle  n'arriverait  jamais  à  fermer  et  consolider 
la  plaie  dont  elle  aurait  été  atteinte.  Cela  a  été  une  grande  chance 
pour  moi  que,  jusqu'ici,  aucune  maladie  ne  l'ait  jetée  hors  d'elle- 
même.  A  chaque  épreuve  qui  m'arrive,  j'y  fais  face  en  appelant  à 
moi  tout  ce  que  j'ai  de  force  de  résistance;  aussi,  la  première  qui 
l'emporterait,  me  laisserait-elle  à  bout  de  ressources  pour  conti- 
nuer la  lutte.  Je  ne  suis  pas  à  même  de  renouveler  mon  effort;  si, 
par  quelque  endroit,  le  mal  rompt  la  digue  que  je  lui  oppose,  me 
voilà  désemparé  et  je  suis  noyé  sans  pouvoir  échapper.  Épicure  dit 
que  le  sage  ne  peut  jamais  eu  arriver  à  un  état  d'âme  qui  soit 
contraire  aux  principes  qu'il  s'est  une  fois  posés;  je  suis  porté  à 
prendre  la  contrepartie  de  celte  maxime,  et  crois  que  celui  qui,  une 
seule  fois,  aurait  été  réellement  fou,  ne  sera  jamais  bien  sage. 
Dieu  *  qui  mesure  le  froid  à  ses  créatures  selon  la  fourrure  qui 
les  protège,  me  mesure  mes  passions,  à  la  force  que  j'ai  pour  leur 
résister.  La  nature  m'a  laissé  à  découvert  d'un  côté  et  m'a  couvert 
de  l'autre  ;  elle  m'a  désarmé  en  m'ôtant  la  force,  mais  armé  d'in- 
sensibilité et  aussi  de  ce  fait  qu'en  moi,  la  peur  est  raisonnée  et 
sans  beaucoup  de  prise. 

Je  ne  puis  supporter  longtemps,  et  quand  j'étais  jeune  je  les 
supportais  encore  moins,  les  coches,  les  litières,  les  bateaux;  je 
hais,  à  la  ville  comme  à  la  campagne,  tout  moyen  de  locomotion 
autre  que  le  cheval;  la  litière  m'incommode  plus  encore  que  les 
coches,  par  la  même  raison  qui  fait  que  j'endure  plus  aisément 
une  mer  agitée  lors  même  qu'elle  peut  donner  des  inquiétudes 
que  le  mouvement  qu'on  ressent  en  temps  calme.  La  légère  se- 
cousse que  produisent  les  rames,  sous  l'action  desquelles  le  navire 
se  dérobe  sous  nous,  me  barbouille,  je  ne  sais  pourquoi,  la  tête  et 


292  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

puis  souffrir  sous  moy  vu  siège  tremblant.  Quand  la  voile,  ou  le 
cours  de  l'eau,  nous  emporte  esgallemenl,  ou  qu'on  nous  touë, 
celle  agitation  vnie,  ne  me  blesse  aucunement.  C'est  vn  remuement 
interrompu,  qui  m'offence  :  et  plus,  quand  il  est  languissant.  le  ne 
sçaurois  autrement  peindre  sa  forme.  Les  médecins  m'ont  ordonné 
de  me  presser  et  sangler  d'vne  seruiette  le  bas  du  ventre,  pour  re- 
médier à  cet  accident  :  ce  que  ie  n'ay  point  essayé,  ayant  accous- 
lumé  de  lucter  les  deffauts  qui  sont  en  moy,  et  les  dompter  par 
moy-mesme.      Si  i'en  auoy  la  mémoire  suffisamment  informée,  ie 
ne  pleindroy  mon  temps  à  dire  icy  l'infinie  variété,  que  les  histoi- 
res nous  présentent  de  l'vsage  des  coches,  au  seruice  de  la  guerre  : 
diuers  selon  les  nations,  selon  les  siècles  :  de  grand  efîect,  ce  me 
semble,  et  nécessité.  Si  que  c'est  merueille,  que  nous  en  ayons  perdu 
toute  cognoissance.  l'en  diray  seulement  cecy,  que  tout  fresciicmenl, 
du  temps  de  nos  pères,  les  Hongres  les  mirent  tres-vtilement  en  beson- 
gne  contre  les  Turcs  :  on  chacun  y  ayant  vn  rondelier  et  vn  mous- 
quetaire, et  nombre  de  harquebuzes  rengées,  prestes  et  chargées  : 
le  tout  couuert  dvne  pauesade,  à  la  mode  d'vne  galliotte.  Ils  faisoient 
front  à  leur  bataille  de  trois  mille  tels  coches  et  après  que  le  canon 
auoit  ioué,  les  faisoient  tirer,  et  aualler  aux  ennemys  cette  salue, 
auant  que  de  taster  le  reste  :  qui  n'estoit  pas  vn  léger  auancement  : 
ou  descochoient  lesdits  coches  dans  leurs  escadrons,  pour  les  roin- 
pi"e  et  y  faire  iour  :  outre  le  secours  qu'ils  en  pouuoient  prendre, 
pour  (lanqner  en  lieu  chatouilleux,  les  trouppes  marchants  en  la 
campagne  :  ou  à  couurir  vn  logis  à  la  haste,  et  le  fortifier.  De  mon 
temps,  vn  (Jentil-homiiic,  en  Ivne  de  nos  frontières,  inipost  de  sa 
personne,  et  iw  trouuant  cheual  capable  de  son  poids,  ayant  vne 
querelle,  marchoit  par  païs  en  coche,  de  mesmc  cette  peinture,  et 
s'en  trouuoit  Ires-bien.  Mais    laissons  ces  coches  guerriers. 
r.omme  si  leur  neantisc  n'estfdt  assez  cognuo  à  meilleures  ensei- 
gnes, les  derniers  Hoys  de  nostre  première  rîice  niarchoient  par 
|»aïs  en  vn  chariot  mené  de  quatre  bœufs.  Marc  Antoine  fut  le  pre- 
mier, qui  se  fit  traîner  à  Home,  et  vne  garse  menestritre  (juand  el 
luy,  par  des  lyons  atteb-z  à  vn  coche.  Heliogabalus  en  lit  depuis 
autant,  se  disant  Cibelé  la  merc  des  Dieux  :  et  aussi  par  des  tigres, 
contrefaisant  le  Dieu  Kacchns  :  il  allela  aussi  par  fois  deux  cerfs  à 
son  c«tche  :  ••!  vn»*  anlr»-  foiv  t|n:ilt')-  cliifn^  :  cl  fiicufc  t|ii;tli't"_':H-«e-i 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VI.  293 

l'estomac,  de  même  que  je  ne  puis  me  sentir  assis  sur  un  siège  qui 
vacille.  Quand  la  voile  ou  le  courant  nous  emporte  d'un  mouve- 
ment régulier;  ou  que  nous  allons  à  la  remorque,  l'absence  d'à 
coups  fait  que  je  n'éprouve  pas  de  gêne;  ce  que  je  ne  puis  souffrir, 
ce  sont  les  mouvements  saccadés,  et  plus  ils  sont  lents  plus  ils 
m'incommodent;  je  ne  sais  trop  comment  les  dépeindre  avec  plus 
de  précision.  Les  médecins  m'ont  conseillé,  pour  remédier  à  cette 
disposition,  de  me  contenir  le  bas-ventre  avec  une  serviette  bien 
serrée;  c'est  un  moyen  dont  je  n'ai  pas  essayé,  parce  que  j'ai  pour 
habitude  ,de  réagir  contre  les  défauts  que  je  puis  avoir  pour  les 
dompter  par  ma  seule  volonté. 

Variété  d'emploi  des  chars;  comment  ils  ont  été  parfois 
utilisés  à  là,  guerre  et  pendant  la  paix.  —  Si  ma  mémoire  me 
le  permettait,  je  ne  considérerais  pas  comme  du  temps  perdu  d'é- 
numérer  ici  la  variété  infinie,  au  dire  des  historiens,  des  divers 
modes  d'emploi  des  chars  à  la  guerre.  Ils  ont  varié  suivant  les 
nations  et  les  temps,  semblent  avoir  été  d'un  grand  effet  et  étaient 
devenus  une  nécessité;  aussi  est-il  étonnant  que  nous  ne  soyons 
pas  mieux  documentés  sur  ce  point.  —  Je  ne  ferai  que  rappeler 
qu'à  une  époque  assez  rapprochée,  du  temps  de  nos  pères,  les  Hon- 
grois s'en  servirent  avec  succès  contre  les  Turcs  :  sur  chacun  se 
trouvaient  un  soldat  armé  d'un  bouclier  et  un  mousquetaire,  avec 
nombre  d'arquebuses  chargées  et  disposées  prêtes  à  faire  feu,  le 
tout  couvert  d'une  forte  bâche,  comme  le  sont  les  galiotes.  Ils 
en  avaient  jusqu'à  trois  mille  semblables,  établis  sur  le  front  de 
bataille.  Après  que  le  canon  avait  joué,  ceux  qui  montaient  ces 
chars,  déchargeaient  *  tout  d'abord  sur  l'ennemi  les  armes  à  feu 
qui  y  avaient  été  placées,  ce  qui  n'était  pas  sans  donner  un  certain 
avantage,  puis  on  se  portait  contre  lui.  Ils  les  employaient  aussi 
en  les  lançant  contre  la  cavalerie  de  l'adversaire,  pour  la  rompre 
et  y  faire  brèche;  et  cela  indépendamment  du  secours  qu'ils  en  * 
tiraient,  quand  ils  craignaient  des  surprises,  pour  garder  leurs 
flancs  lorsqu'ils  étaient  en  marche  en  rase  campagne,  ou  encore 
pour  couvrir  en  hâte  et  fortifier  un  lieu  de  stationnement.  —  De 
mon  temps,  sur  l'une  de  nos  frontières,  un  gentilhomme  qui  était 
peu  dispos  de  sa  personne,  ne  trouvant  pas  de  cheval  capable  de 
le  porter  en  raison  de  son  poids  et  redoutant  une  attaque,  par- 
courait le  pays  sur  un  char  semblable  à  ceux  que  je  viens  de  dé- 
crire et  s'en  trouvait  bien.  Bornons-nous  là  pour  les  chars  em- 
ployés à  la  guerre. 

Les  derniers  rois  de  notre  première  race,  dont  la  fainéantise  res- 
sortait cependant  bien  déjà  suffisamment  autrement,  voyageaient 
et  se  promenaient  sur  un  char  tiré  par  quatre  bœufs.  Marc-Antoine 
fut  le  premier  qui,  en  compagnie  d'une  jeune  musicienne,  se  fit 
conduire  dans  Rome  par  des  lions  attelés  à  son  char.  Postérieure- 
ment, Héliogabale  en  fit  autant,  se  disant  être  Cybèle  la  mère  des 
dieux;  il  allait  aussi  attelant  des  tigres  pour  figurer  Bacchus  el  il 
lui  arriva  d'atteler  son  char  de  deux  cerfs,  une  autre  fois  de  quatre 


204  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

nues,  se  faisant  Irainer  par  elles,  en  pompe,  tout  nud.  Lempereur 
Firmus  fil  mener  son  coche,  à  des  autruches  de  merueilleuse  gran- 
deur, de  manière  quil  sembloil  phis  voler  que  rouler.  L'estran- 
gelé  de  ces  innenlions.  me  mol  en  leste  ccir  autre  fantasie  :  Que 
c'est  vne  espèce  de  pusillanimité,  aux  monaniues,  et  vn  tesmoignape  . 
de  ne  sentir  point  assez,  ce  qu'ils  sont,  de  trauailler  à  se  faire  val- 
loir  el  paroistiv,  par  despenses  exeessiues.  (le  scroit  chose  excusa- 
ble en  pa>s  estranger  :  mais  parmy  ses  subiecls,  où  il  peut  tout,  il 
tire  de  sa  dignité,  le  plus  extrême  degré  d'honneur,  où  il  puisse 
arriuer.  Comme  à  vn  Gentil-homme,  il  me  semble,  qu'il  est  superflu  i 
de  se  vestir  curieusement  en  son  priué  :  sa  maison,  son  train,  sa 
cuvsine  respondenl  assez  de  luy.  Le  conseil  qulsocrates  donne  à  son 
Roy,  ne  me  semble  sans  raison  :  Qu'il  soit  splendide  en  meubles 
et  vlensiles  :  d'autant  que  c'est  vne  despense  de  durée,  qui  passe 
iusques  à  ses  successeurs  :  et  qu'il  fuye  toutes  magnificences,  qui  • 
sescoulent  incontinent  et  de  l'vsage  et  de  la  mémoire.  l'aymois  à 
me  parer  quand  i'estoy  cadet,  à  faute  d'autre  parure  :  et  me  seoit 
bien.  Il  en  est  sur  qui  les  belles  robes  pleurent.  Nous  auons  des 
comtes  mcrueillcux  de  la  frugalité  de  nos  Roys  au  tour  de  leurs 
personnes,  et  en  leurs  dons  :  grands  Roys  en  crédit,  en  valeur,  et  i 
en  fortune.  Demosthenes  combat  à  outrance,  la  loy  de  sa  ville,  qui 
assignoit  les  deniers  publics  aux  pompes  des  ieux,  et  de  leurs  festes. 
Il  veut  que  leur  grandeur  se  montre,  en  quantité  de  vaisseaux  bien 
equippez,  et  bonnes  armées  bien  fournies.  Et  à  Ion  raison  d'accuser 
Theophrastiis,  qui  establit  eu  son  liure  des  richesses,  vn  aduis  con-  . 
traire  :  et  maintient  telle  nature  de  despense,  estrc  le  vray  fruit  de 
l'opulence.  Ce  sont  plaisirs,  dit  Aristote,  qui  ne  touchent  (juc  la 
plus  basse  conuntme  :  qui  s'euanouissent  de  la  souuenance  aussi 
tost  qu'on  en  est  rassasié  :  et  desquels  nul  homme  iudicieux  et 
graue  ne  peut  faire  estime.  L'emploitte  me  semblcroit  bien  plus  :i 
royale,  comme  plus  vtile,  iuslc  et  durable,  en  ports,  en  haurcs, 
fortifications  et  murs  :  en  bastiments  somptueux,  en  églises,  hospi- 
taux,  collèges,  reformation  de  rues  et  chcnuns  :  en  quoy  le  Pape 
Cn'goire Ircziesme  lairra  sa  mémoire  recommandable  à  longtemps  : 
et  en  quoy  noslre  Roync  Calherinc  tcsmoigneroit  à  longues  années  • 
sa  libéralité  naturelle  et  muaillccncc,  si  ses  moyens  sufllsoicnt  à  son 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CIL  VI.  295 

chiens,  une  autre  de  quatre  jeunes  filles  qui,  toutes  nues,  le  traî- 
naient en  grande  pompe,  lui-même  étant  en  pareil  état  de  nudité. 
L'empereur  Firmus  attelait  quatre  autruches  de  grandeur  éton- 
nante, si  bien  qu'il  semblait  voler  plutôt  que  rouler. 

En  général  les  souverains  ont  grand  tort  de  se  livrer  à 
des  dépenses  exagérées  de  luxe;  ces  prodigalités  sont  mal 
vues  des  peuples  qui  estiment,  avec  raison,  qu^elles  sont 
faites  à  leurs  dépens.  —  Ces  inventions  étranges  me  mettent  en 
tête  ridée  que  c'est  une  sorte  de  pusillanimité  de  la  part  des  mo- 
narques, et  un  témoignage  qu'ils  ne  comprennent  pas  assez  ce  qu'ils 
sont,  que  de  chercher,  par  des  dépenses  excessives,  à  se  faire  valoir 
et  à  paraître.  Ce  pourrait  être  excusable  en  pays  étranger;  mais 
au  milieu  de  leurs  sujets,  là  où  ils  peuvent  tout,  leur  dignité  même 
leur  constitue  le  plus  haut  degré  auquel,  en  fait  d'honneurs,  ils 
puissent  atteindre.  Il  en  est  de  même  d'un  gentilhomme,  pour  le-r 
quel  je  trouve  qu'il  est  bien  superflu  de  se  vêtir  d'une  manière  par- 
ticulière, quand  il  est  chez  lui  :  sa  demeure,  son  train  de  maison, 
sa  cuisine,  répondent  assez  pour  lui.  Je  trouve  judicieux  le  conseil 
que  donne  Isocrate  à  son  roi  :  «  D'avoir  un  intérieur  et  un  mobi- 
lier splendides,  d'autant  que  cela  constitue  une  dépense  qui  dure 
et  passe  à  ses  successeurs,  et  d'éviter  toute  magnificence  dont  l'u-^i 
sage  et  le  souvenir  sont  éphémères.  »  —  Quand  j'étais  jeune,  j'ai-' 
mais  la  parure,  n'ayant  d'autres  moyens  de  me  faire  remarquer,  et 
cela  m'allait  bien  ;  il  en  est  sur  qui  les  beaux  vêtements  jurent.  — 
Nous  possédons  des  relevés  de  comptes  qui  étonnent  par  l'extrême 
économie  de  certains  de  nos  rois,  pour  eux  et  tout  ce  qui  les  tou- 
chait personnellement,  ainsi  que  par  celle  qu'ils  apportaient  dans 
leurs  libéralités;  et  c'étaient  des  rois  puissants,  renommés  par  leur 
valeur  et  les  dons  de  la  fortune.  Démosthène  combattait  à  ou- 
trance une  loi  de  son  pays,  qui  mettait  à  la  charge  des  deniers  pu- 
blics les  dépenses  faites  pour  donner  plus  de  solennité  aux  jeux  et 
aux  fêtes;  il  voulait  que  sa  grandeur  se  manifestât  par  le  nombre 
de  ses  vaisseaux  prêts  à  prendre  la  mer  et  de  ses  armées  prêtes  à 
entrer  en  campagne.  C'est  avec  raison  qu'on  reproche  à  Théo- 
phraste  d'émettre  l'idée  contraire  dans  son  livre  sur  la  richesse,  et 
de  prétendre  que  des  dépenses  de  cette  nature  doivent  être  une 
conséquence  naturelle  de  l'opulence.  Aristote,  lui,  dit  que  ce  sont 
là  des  plaisirs  qui  ne  sont  appréciés  que  de  la  populace,  dont  le 
souvenir  disparaît  dès  qu'ils  ont  pris  fin,  et  dont  ne  peut  faire  cas  un 
homme  sérieux  qui  a  du  jugement.  Ces  dépenses  trouveraient,  ce 
me  semble,  un  emploi  bien  plus  digne  de  la  majesté  royale,  bien 
plus  utile,  juste  et  durable,  si  elles  étaient  affectées  à  la  construc- 
tion de  ports,  de  darses,  de  fortifications,  de  murailles,  d'édifices 
somptueux,  d'égUses,  d"hôpitaux,  de  collèges,  à  l'amélioration  des 
rues  et  des  chemins.  Pour  en  avoir  agi  ainsi,  le  pape  Grégoire  XIII 
laissera  une  mémoire  des  plus  recommandables  et  qui  se  perpétuera, 
C'est  aussi  par   là  que,  pendant  longues  années,  ses  ressources 
lui  permettant  de  satisfaire  ses  goûts,  la  libéralité  naturelle  et  la 


296  ESSAIS  OE  MONTAIGNE. 

affection.  La  Forluno  m'a  faicl  frrand  drsplaisir  d'interrompre  la 
belle  structure  du  Pont  neuf,  de noslrc  grand'  ville,  et  moster  l'es- 
poir auant  mourir  d'en  vcoir  en  train  le  seruice.  Outre  ce,  il 
semble  aux  subiects  spectateurs  de  ces  triomphes,  qu'on  leur  fait 
montre  de  leurs  propres  richesses,  et  qu'on  les  festoyé  à  leurs  des- 
pens.  Car  les  peuples  présument  volontiers  des  Roys,  comme  nous 
faisons  de  nos  valets  :  qu'ils  doiuenl  prendre  soing  de  nous  appres- 
ter  en  abondance  tout  ce  qu'il  nous  faut,  mais  qu'ils  n'y  doiuent 
aucunement  toucher  de  leur  part.  Et  pourtant  l'Empereur  Galba, 
ayant  pris  plaisir  à  vn  musicien  pendant  sou  souper,  se  fit  porter  sa 
boëte,  et  luy  donna  en  sa  main  vue  poignée  d'escus,  qu'il  y  pescha, 
auec  ces  paroles  :  Ce  n'est  pas  du  public,  c'est  du  mien.  Tant  y  a, 
qu'il  adulent  le  plus  souuent,  (jue  le  peuple  a  raison  :  et  qu'on  re- 
paisl  ses  yeux,  de  ce  dequoy  il  auoit  à  paistre  son  ventre.  La  li- 
béralité mesme  n'est  pas  bien  en  son  lustre  en  main  souueraine  : 
les  priuez  y  ont  plus  de  droict.  Car  à  le  prendre  exactement,  vn 
Roy  n'a  rien  proprement  sien;  il  se  doibt  soy-mesmes  à  autruy.  La 
iurisdiction  ne  se  donne  point  en  faueur  du  iuridiciant  :  c'est  en  fa- 
neur du  iuridicié.  On  fait  vn  supérieur,  non  ianiais  pour  son  profit, 
ains  pour  le  profit  de  l'inférieur  :  et  vn  médecin  pour  le  malade, 
non  pour  soy.  Toute  magistrature,  comme  tout  art,  ictte  sa  fin  hors 
d'elle.  iY«//rt  ars  in  se  versatiir.  Parquoy  les  gouucrneurs  de  l'en- 
fance des  Princes,  qui  se  piquent  à  leur  imprimer  celte  vertu  de 
largesse  :  et  les  preschent  de  ne  sçauoir  rien  refuser,  et  n'estimer 
rien  si  bien  employé,  que  ce  qu'ils  donronl  (instruction  que  i'ay  veu 
en  mon  temps  fort  en  crédit)  ou  ils  regardent  plus  à  leur  proufil, 
qu'à  celuy  de  leur  maistrc  :  ou  ils  entendent  mal  à  qui  ils  parlent. 
Il  est  trop  aysc  d'imprimer  la  libéralité,  en  celuy,  qui  a  dequoy  y 
fournir  autant  (piil  veut,  aux  despcns  d'aulruy.  El  son  estimation 
se  n'glant,  non  à  la  mesure  du  |)reseiil,  mais  à  la  mesure  des  moyens 
de  celuy  «jui  lexerce,  elle  vient  à  estre  vaine  en  mains  si  puis- 
santes. Ils  se  Irouuent  prodigues,  auant  qu'ils  soient  libéraux. 
Pourtant  est  clic  de  peu  de  recommandation,  au  prix  d'autres  vertus 
royalles.  Et  la  seule,  comme  disoit  le  tyran  Dionysius,  ipii  se  com- 
porte bien  auec  la  tyrannie  mesme.  le  luy  apprendroy  plustosl  ce 
verset  du  laboureur  ancien, 

T)  X*tpi  ^î  onetpctv,  àXXàitj)  oXu  tcp  OvXâxcp. 

yu'il  faut  à  qui  en  veut  retirer  fruict,  semer  de  la  main,  non  pas  verser 
du  sac  :  11  faut  cspandrc  le  grain,  non  pas  le  rcspaudrc  :  cl  quayant 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VI.  297 

magnificence  de  notre  reine  Catherine  se  sont  manifestées;  et  c'est 
un  grand  déplaisir  pour  moi,  que  la  construction  du  beau  Pont- 
Neuf,  dont  notre  grande  ville  lui  est  redevable,  ait  été  interrompu, 
et  de  ne  pouvoir,  avant  de  mourir,  espérer  le  voir  achevé. 

Il  semble  aux  sujets,  spectateurs  des  triomphes  que  se  ménagent 
ainsi  leurs  rois,  que  c'est  leur  propre  richesse  qu'on  étale  sous  leurs 
yeux  et  que  c'est  eux  qui  font  les  frais  des  fêtes  qu'on  leur  donne; 
d'autant  que  les  peuples  pensent  volontiers  de  leurs  maîtres,  ce 
que  nous  pensons  de  nos  valets,  qu'ils  doivent  mettre  leur  soin  à 
ce  que  nous  ayons  en  abondance  tout  ce  qui  nous  est  nécessaire, 
mais  sans  prétendre  en  avoir  leur  part.  C'est  ce  qui  explique  ce  mot 
de  l'empereur  Galba  qui,  satisfait  du  plaisir  que  lui  avait  causé  un 
musicien  pendant  son  souper,  s'étant  fait  apporter  sa  cassette  par- 
ticulière et  y  ayant  pris  une  poignée  d'écus,  la  lui  donna  en  disant  : 
((  Cela  est  à  moi,  et  ne  provient  pas  du  trésor  public.  »  Toujours 
est-il  que  le  plus  souvent  le  peuple  a  raison,  et  que  c'est  de  ce  avec 
quoi  il  devrait  se  nourrir,  qu'on  satisfait  ses  regards. 

Un  roi,  en  effet,  ne  possède  ou  ne  doit  posséder  rien  en 
propre  ;  une  sage  économie  doit  présider  à  ses  libéralités, 
d'autant  que,  quoi  qu'il  fasse,  il  lui  sera  toujours  impos- 
sible de  satisfaire  l'avidité  de  ses  sujets.  —  La  libéralité,  de 
la  part  d'un  souverain,  n'a  même  pas  grand  mérite;  les  particuliers 
qui  la  pratiquent,  en  ont  davantage  parce  que,  de  fait,  un  roi  ne 
possède  rien  en  propre  et  se  doit  lui-même  aux  autres  :  l'adminis- 
tration n'est  pas  créée  pour  le  bien  de  l'administrateur,  mais  pour 
celui  de  l'administré;  un  supérieur  n'est  jamais  institué  pour  le 
bénéfice  que  cela  lui  donne,  mais  pour  le  profit  que  l'inférieur  doit 
en  retirer;  le  médecin  est  fait  pour  le  malade  et  non  pour  lui- 
même;  toute  magistrature,  tout  art  existant  le  sont  dans  un  intérêt 
autre  que  le  leur  :  «Nul  art  n'est  confiné  en  lui-même  {Cicéron).  » 
Aussi  les  gouverneurs  des  princes  qui,  dans"  leur  enfance,  s'éver- 
tuent à  leur  inculquer  des  idées  de  largesses  et  leur  prêchent  qu'ils 
ne  doivent  pas  savoir  refuser  et  qu'ils  ne  sauraient  faire  meilleur 
emploi  de  ce  qu'ils  ont  que  de  le  donner  (éducation  qui,  de  mon 
temps,  a  été  fort  en  crédit),  ont  plus  en  vue  leur  intérêt  que  celui 
de  leur  maître,  ou  comprennent  mal  leurs  devoirs  étant  donné  à 
qui  ils  parlent.  Il  est  trop  aisé  de  pousser  à  la  libéralité  celui  qui 
est  à  même  de  la  pratiquer,  comme  il  l'entend,  aux  dépens  d'au- 
trui;  et,  comme  on  lui  en  sait  gré,  non  d'après  la  valeur  du  présent 
qu'il  fait,  mais  d'après  les  moyens  qu'il  a  de  le  faire,  elle  arrive  à 
devenir  sans  effet  en  des  mains  si  puissantes;  ils  sont  prodigues 
et  on  ne  les  tient  même  pas  pour  généreux.  C'est  pour  cela  que  la 
libéralité  n'est  pas  une  vertu  de  premier  ordre  d'entre  celles  que 
devrait  posséder  un  roi  ;  c'est  la  seule,  comme  dit  Denys  le  tyran, 
qui  s'allie  bien  à  la  tyrannie  elle-même.  A  ces  princes  j'ensei- 
gnerais plutôt  ce  proverbe  d'un  laboureur  de  l'antiquité  :  «  Qui  veut 
tirer  profit  de  sa  semence,  doit  semer  avec  la  main,  et>non  verser  à 
même  du  sac  (Plutarque)  »  ;  il  faut  épandre  le  grain  et  non  le  ré- 


298  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

à  donner,  ou  pour  mieux  dire,  à  payer,  et  rendre  à  tant  de  gens, 
selon  qu'ils  ont  deseruy,  il  en  doibt  estre  loyal  et  auisé  dispensa- 
teur. Si  la  libéralité  dvn  Prince  est  sans  discrétion  et  sans  mesure, 
ie  Fayme  mieux  auare.  La  vertu  Royalle  semble  consister  le  plus 
en  la  iustice.  Et  de  toutes  les  parties  de  la  iustice,  celle  là  remer- 
que  mieux  les  Roys,  qui  accompagne  la  libéralité.  Car  ils  l'ont  par- 
ticulièrement i-eseruee  à  leur  charge  :  là  où  toute  autre  iustice,  ils 
l'exercent  volontiers  par  l'eulremise  daulruy.  L'immodérée  lar- 
gesse, est  vn  moyen  foible  à  leur  acquérir  bien-vueillance  :  car  elle 
r-ebute  plus  de  gens,  qu'elle  n'en  practi([iiG  :  Qiio  in  pîures  vstis  sis, 
minnsin  mullos  vtipossis.  Quid  auteni  est  stultiïis,  quàm,  quod  liben- 
ter  facias,  ctirare  vt  id  diutius  facere  non  possis?  Et  si  elle  est  em- 
ployée sans  res|)ect  du  mérite,  fait  vergongne  à  qui  la  reçoit  :  et  se 
reçoit  sans  grâce.  Des  tyrans  ont  esté  sacrifiez  à  la  hayne  du  peuple, 
par  les  mains  de  ceux  mesme,  qu'ils  auoyent  iniquement  auancez  : 
telle  manière  d'hommes,  estimants  asseurer  la  possession  des  biens 
indeuement  receuz,  s'ils  montrent  auoir  à  mespris  et  hayne,  celuy 
duquel  ils  les  tenoyent,  et  se  r'allient  au  iugement  et  opinion  com- 
mune en  cela.  Les  subiecls  d'vn  Prince  excessif  en  dons,  se  ren- 
dent excessifs  en  demandes  :  ils  se  taillent,  non  à  la  raison,  mais  à 
l'exemple.  Il  y  a  certes  souuent,  dequoy  rougir,  de  nostre  impu- 
dence. Nous  sommes  surpayez  selon  iustice,  quand  la  rccompence 
csgalle  nostre  seruice  :  car  n'en  douons  nous  rien  à  nos  Princes  d'o- 
bligation naturelle?  S'il  porte  nostre  despence,  il  fait  trop  :  c'est 
assez  qu'il  l'ayde  ;  le  surplus  s'appelle  bien-faict,  lequel  ne  se  peut 
exiger  :  car  le  nom  mesme  de  la  libéralité  sonne  liberté.  A  nostre 
mode,  ce  n'est  iamais  faict  :  le  reçeu  ne  se  met  plus  en  compte  : 
on  n'ayme  la  libéralité  que  future.  Par  quoy  plus  vn  Prince  s'es- 
puise  en  donnant,  plus  il  s'appaouril  d'amys.  Comment  assouuiroit 
il  les  enuies,  qui  croissent,  à  mesure  qu'elles  se  remplissent?  Qui  a 
sa  pensée  à  prendre,  ne  l'a  plus  à  ce  qu'il  a  prins.  La  conuoitise 
n'a  rien  si  propre  que  d'estre  ingrate.  L'exemple  de  Cyrus  ne 
duira  pas  mal  en  ce  lieu,  pour  seruir  aux  Roys  de  ce  temps,  de 
touche,  à  recognoislre  leurs  dons,  bien  ou  mal  employez  :  et  leur 
faire  veoir,  combien  cet  Empereur  les  assenoit  plus  heureusement, 
qu'ils  ne  font.  Par  où  ils  sont  réduits  à  faire  leurs  emprunts,  après 
>ur  les  subiects  incognus,  et  plustost  sur  ceux,  à  qui  ils  ont  faict 
du  mal,  que  sur  ceux,  à  qui  ils  ont  faict  du  bien  :  et  n'en  reçoiuent 
aydes,  où  il  y  ayc  rien  de  gratuit,  que  le  nom.  Crœsiis  luy  repro- 
choit  sa  largesse  :  cl  calculoit  à  combien  se  monteroit  son  thrcsor, 


TRADUCTION.  -  LIV.  III,  CH.  VI.  299 

paodre  ;  eux  ont  à  donner,  ou  mieux  à  payer  et  à  restituer  à  tant 
de  gens  suivant  leurs  services,  qu'ils  doivent  être  des  dispensa- 
teurs loyaux  et  avisés.  J'aimerais  mieux  qu'un  prince  fût  avare, 
que  de  le  voir  d'une  libéralité  sans  mesure  ni  discrétion. 

La  vertu  qui  doit  prédominer  chez  un  roi  semble  plutôt  être  la 
justice,  et,  de  toutes  les  branches  de  la  justice,  celle  qui  doit  ac- 
compagner la  libéralité  est  celle  qui  se  remarque  le  plus  en  eux, 
parce  qu'ils  se  l'ont  plus  particulièrement  réservée,  tandis  qu'ils 
exercent  toutes  les  autres  plutôt  par  des  intermédiaires.  Une  lar- 
gesse immodérée  n'est  pas  faite  pour  leur  valoir  'de  la  bienveil- 
lance, car  elle  leur  aliène  plus  de  gens  qu'elle  ne  leur  en  gagne  : 
«  On  peut  d'autant  moins  être  généreux,  qu'on  Va  plus  été...  Quelle 
folie  de  se  mettre  dans  l'impuissance  de  faire  longtemps  ce  qu'on 
fait  avec  plaisir  (Cicéron)  »  ;  la  libéralité,  pratiquée  sans  tenir 
compte  du  mérite,  est  une  honte  pour  qui  reçoit,  il  n'en  a  aucune 
gratitude.  Des  tyrans  ont  été  sacrifiés  à  la  haine  du  peuple  par 
ceux-là  mêmes  qu'ils  avaient  injustement  comblés  de  faveurs; 
certaines  catégories  de  gens,  estimant  qu'ils  s'assurent  la  posses- 
sion de  biens  indûment  reçus,  en  montrant  du  mépris  et  de  la 
haine  pour  ceux  de  qui  ils  les  tiennent,  se  rallient  au  jugement  et 
à  l'opinion  que  la  foule  professe  à  l'égard  de  cette  manière  de 
faire. 

Les  sujets  d'un  prince  qui  donne  avec  excès,  deviennent  eux- 
mêmes  excessifs  dans  leurs  demandes;  ils  se  règlent  non  d'après 
la  raison,  mais  sur  l'exemple  qu'ils  ont  sous  les  yeux.  Il  est  certain 
que  bien  souvent  notre  impudence  devrait  nous  faire  rougir;  nous 
sommes,  en  bonne  justice,  payés  au  delà  de  ce  qui  nous  est  dû 
quand  la  récompense  égale  le  service;  ne  devons-nous  donc  rien, 
en  effet,  à  nos  princes  par  suite  de  nos  obligations  naturelles?  S'ils 
prennent  notre  dépense  à  leur  charge  ils  vont  trop  loin,  c'est 
assez  qu'ils  nous  viennent  en  aide;  le  surplus  s'appelle  bienfait  et 
nous  ne  sommes  pas  en  droit  de  l'exiger,  car  le  mot  même  de  li- 
bérante implique  l'idée  de  liberté  chez  celui  qui  donne.  A  notre 
mode,  on  n'arrive  jamais  au  bout;  ce  qui  est  reçu  ne  compte  plus, 
on  n'aime  que  les  libéralités  à  venir;  aussi,  plus  un  prince  s'épuise  v 
en  donnant,  plus  il  s'appauvrit  en  amis.  Comment  pourrait-il  as- 
souvir tous  les  appétits,  qui  vont  croissant  au  fur  et  à  mesure  qu'il 
y  satisfait?  Qui  songe  à  prendre,  ne  pense  plus  à  ce  qu'il  a  pris;  la 
convoitise  a  l'ingratitude  pour  caractère  essentiel. 

L'exemple  de  Cyrus  ne  fera  pas  mal  ici,  pour  servir  aux  rois  de 
notre  époque  à  distinguer  quand  leurs  dons  sont  bien  ou  mal  em- 
ployés; il  leur  montrera  combien,  en  les  distribuant  ainsi  qu'il  le 
faisait,  ce  souverain  a  eu  la  main  plus  heureuse  qu'eux,  qui,  après 
avoir  épuisé  leurs  ressources,  en  sont  réduits  à  contracter  des 
emprunts  auprès  de  sujets  qui  leur  sont  inconnus,  et  à  demander 
à  ceux  auxquels  ils  ont  fait  du  mal,  plutôt  qu'à  ceux  qu'ils  ont 
obligés,  une  aide,  qui,  en  la  circonstance,  n'a  de  gratuit  que  le 
nom.  Crésus  reprochait  à  Cyrus  ses  largesses,  et  calculait  à  cora- 


300  ESSAIS  \)E  MONTAIGNE. 

s'il  cusl  eu  les  mains  plus  rcslirinlos.  Il  eut  eniiie  de  iusiifier  sa 
liberaliti^  :  cl  despesclianl  de  loiilcs  paris,  vers  les  grands  de  son 
estai,  quil  auoil  parliculicrcmenl  auancez  :  pria  chacun  de  le  se- 
courir, daulanl  d'argent  qu'il  pourroit,  à  vne  sienne  nécessité  :  et 
le  luy  enuoyer  par  déclaration.  Quand  louis  ces  bordereaux  luy  • 
furent  apportez,  chacun  de  ses  amvs,  n'estimant  pas  que  ce  fusl 
assez  faire,  de  luy  en  oITrir  seidemcnl  autant  qu'il  eu  auoil  reçeu 
de  sa  munificence,  y  en  meslanl  du  sien  propre  beaucoup,  il  se 
trouua,  que  cette  somme  se  montoit  bien  plus  que  ne  disoit  l'es- 
pargne  de  Crœsus.  Sur  quoy  Cyrus  :  le  ne  suis  pas  moins  amou-  i 
reux  des  richesses,  que  les  autres  Princes,  et  en  suis  plustost  plus 
mesnager.  Vous  voyez  à  combien  peu  de  mise  i'ay  acquis  le  Ihresor 
inestimable  de  tant  d'amis  :  et  combien  ils  me  sont  plus  fidèles 
Ihrcsoriers,  que  ne  seroienl  des  hommes  mercenaires,  sans  obliga- 
tion, sans  affection  :  cl  ma  cheuance  mieux  logée  qu'en  des  coffres,  • 
appcllanl  sur  moy  la  haine,  l'enuie,  et  le  mespris  des  autres  Prin- 
ces. I^s  Empereurs  liroient  excuse  à  la  superfluilé  de  leurs  ieux 
cl  montres  publiques,  de  ce  que  leur  authorité  dcpendoil  aucune- 
ment, aumoins  par  apparence,  de  la  volonté  du  peuple  Romain  : 
lequel  auoit  de  tout  temps  accouslumé  d'estre  flaté  par  telle  sorte  de  2 
spectacles  et  d'excez.  Mais  cestoycnl  particuliers  qui  auoyont  nourry 
celle  coustume,  de  gratifier  leurs  concitoyens  et  compagnons  : 
principalement  sur  leur  bourse,  par  telle  profusion  et  magnificence. 
Elle  eut  tout  autre  gousl,  quand  ce  furent  les  maistres^qui  vindrent 
à  l'imiter.  Pecuniarum  translatio  à  iustis  dominis  ad  nlicnos  non  de-  ■ 
bet  liberalis  vider i.  Philippus  de  ce  que  sou  fils  essaNoit  par  pre- 
.sents,  de  gaigner  la  volonté  des  Macédoniens,  l'en  lança  par  vne 
lettre,  en  celte  manien*.  Quoy?  as  lu  enuic,  que  tes  subiecis  le 
tiennent  pour  leur  boursier,  non  pour  leur  Roy?  Veux  tu  les  pral- 
liquer?  Prallique  les,  des  bien-faicts  de  la  vertu,  non  des  bieu-faicls  3 
de  Um  coITrc.  C'ctoit  pourtant  vne  belle  chose,  d'aller  faire  ap- 
porter el  planter  en  la  place  aux  arènes,  vne  grande  (piaiitité  de 
gros  arbres,  loua  branchu»  cl  tous  verts,  representans  vne  grande 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  Cil.  VI.  301 

bien  s'élèverait  son  trésor,  s'il  eût  été  plus  parcimonieux.  Ce 
dernier  eut  l'idée  de  justifier  ses  libéralités  et,  dépêchant  dans 
toutes  les  directions  aux  grands  de  ses  états  envers  lesquels  il 
avait  été  particulièrement  généreux,  il  pria  chacun,  pour  lui  venir 
en  aide  et  le  tirer  d'un  mauvais  pas,  de  lui  envoyer  tout  l'argent 
dont  il  pourrait  disposer  et  de  l'aviser  de  ce  qu'il  serait  en  me- 
sure de  lui  donner.  Quand  toutes  les  réponses  furent  arrivées,  il  se 
trouva  que  tous  ses  amis,  ayant  estimé  que  ce  n'était  pas  assez  de 
ne  lui  ofTrir  que  la  somme,  qu'ils  avaient  reçue  de  sa  munificence, 
y  avaient  ajouté  beaucoup  de  leurs  propres  deniers,  et  que  le  total 
dépassait  considérablement  l'économie  qui,  au  dire  de  Crésus, 
aurait  pu  être  faite.  Là-dessus,  Cyrus  lui  dit  :  «  Je  n'aime  pas  moins 
les  richesses  que  les  autres  princes,  mais  je  crois  les  mieux  admi- 
nistrer; voyez  à  combien  peu  me  revient  ce  trésor  inestimable  que 
me  constituent  tant  d'amis,  qui  me  sont  de  plus  sûrs  trésoriers  que 
ne  seraient  dos  mercenaires  qui  ne  m'auraient  pas  d'obligation  et 
ne  me  porteraient  pas  affection;  ma  fortune  est  mieux  gardée  par 
eux  que  dans  mes  coffres  qui  m'attireraient  la  haine,  l'envie  et  le 
mépris  des  autres  princes.  » 

On  pouvait,  à  Rome,  excuser  la  pompe  des  spectacles 
tant  que  ce  furent  des  particuliers  qui  en  faisaient  les 
frais,  mais  non  quand  ce  furent  les  empereurs,  parce  que 
c^était  alors  les  deniers  publics  qui  en  supportaient  la 
dépense.  —  Les  empereurs  romains  avaient  pour  excuse  de  leur 
profusion  en  fait  de  jeux  et  spectacles  publics,  que  leur  autorité 
dépendait  en  quelque  sorte  (du  moins  en  apparence)  de  la  volonté 
du  peuple  qui,  de  tout  temps,  avait  l'habitude  d'être  flatté  au 
moyen  de  ce  genre  de  divertissements  développés  à  l'excès.  Dans 
le  principe,  c'étaient  les  particuliers  qui  avaient  établi  et  entretenu 
cette  coutume  de  gratifier  leurs  concitoyens  et  leurs  compagnons 
de  ces  magnificences  exagérées,  dont  ils  supportaient  la  majeure 
partie  des  frais;  le  caractère  de  ces  réjouissances  publiques  changea, 
quand,  par  imitation,  ce  furent  ceux  qui  étaient  devenus  les  mai- 
très  qui  les  donnèrent  :  «  Le  don  fait  à  des  étrangers  d'un  argent 
pris  à  autrui,  ne  doit  pas  être  considéré  comme  une  libéralité  (Ci-  ] 
céron).  »  —  Philippe  écrivait  en  ces  termes  à  son  fils,  pour  lui 
faire  reproche  de  chercher  à  gagner  l'attachement  des  Macédoniens 
par  des  présents  :  «  As-tu  donc  envie  que  tes  sujets  te  prennent 
pour  le  détenteur  de  leur  bourse,  au  lieu  que  tu  sois  leur  roi?  Si 
tu  veux  te  les  attacher,  amène-les  à  toi  par  les  bienfaits  de  tes  ver- 
tus et  non  par  ceux  de  ton  coffre- fort.  » 

Description  de  ces  étranges  spectacles;  ce  que  Ton  doit 
le  plus  en  admirer,  c'est  moins  leur  magnificence,  que 
rinvention  et  les  moyens  d'exécution  qui  dénotent  dans 
les  arts  un  degré  auquel  nous  n'atteignons  pas.  —  C'était 
cependant  une  bell«»  chose  que  de  transporter  et  de  dresser  sur  les 
arènes  quantité  de  gros  arbres,  avec  toutes  leurs  branches  et  leur 
verdure,  qui,   bien  symétriquement  disposés,  représentaient  une 


302  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

forest  ombrageuse,  despartie  en  belle  symmetrie  :  cl  le  premier 
iour.ieller  là  dedans  millf  auslruclies,  mille  cerfs,  mille  saufçliers,  et 
mille  dains,  les  abandonnant  à  piller  au  peuple  :  le  lendemain 
faire  assonuner  en  sa  pi-esenee,  cent  gros  lyons,  cent  léopards,  et 
trois  cens  ours  :  et  pour  le  troisiesme  iour,  faire  combat re  à  ou- 
trance, trois  cens  paires  de  gladiateurs,  comme  lit  l'Empereur  Pro- 
bus.  C'esloil  aussi  belle  cliose  à  voir,  ces  grands  amphitbealres  en- 
croustez  de  marbre  au  dehors,  labouré  d'ouurages  et  statues,  le 
dedans  reluisant  de  rares  enrichissemens, 

Baltheus  en  gemmis,  en  illila  porticus  auro. 

Tous  les  costez  de  ce  grand  vuide,  remplis  et  enuironnez  depuis  le 
fons  iusques  au  comble,  de  soixante  ou  quatre  vingts  rangs  d'es- 
chelons,  aussi  de  marbre,  couuers  de  carreaux, 

Exeat,  inquil, 
Si  pudor  est,  et  puluino  surgat  equestri, 
Cuius  res  legi  non  sufficil, 

où  se  peussenl  renger  cent  mille  hommes,  assis  à  leur  aise.  Et  la 
place  du  fons,  où  les  ieux  se  iouoyent,  la  faire  premièrement  par 
art,  entr'ouurir  et  fendre  en  creuasses,  représentant  des  antres  qui 
vomissoient  les  bestes  destinées  au  spectacle  :  et  puis  secondement 
l'inonder  d'vne  mer  profonde,  qui  charioit  force  monstres  marins, 
chargée  de  vaisseaux  armez  à  représenter  vne  bataille  naualle  :  et 
liercement,  l'applanir  et  assécher  de  nouueau,  pour  le  combat  des 
gladiateui-s  :  et  pour  la  quatriesme  façon,  la  sabler  de  vermillon  et 
de  storax,  au  lieu  d'arène,  pour  y  dresser  vn  festin  solemne,  à  tout 
ce  nombre  infmy  de  peuple  :  le  dernier  acte  d'vn  seul  iour. 

Quoties  nos  descendenlis  arenm 
Vidimus  in  partes,  ruptàque  voragine  terrx 
Emersisse  feras,  et  ijsdem  saepe  latebris 
Aurea  cum  croceo  creuerunt  arbuta  libro! 
Nec  aoliim  nobis  siluestria  cemere  monslra 
Contigit.  wquoreos  ego  cum  certantibus  vrsis 
Spectaui  vilulos,  et  rquorum  nomine  digtium. 
Sed  déforme  pecus. 

Quelquefois  on  y  a  faict  naistre,  vne  haute  montaigne  pleine  de 
fruiliei-s  et  arbres  verdoyans,  rendant  |)ar  son  festc.  vn  ruisseau 
d'eau,  connue  de  la  bouclui  d'vne  viue  fontaine.  Quebjuefois  on  y 
promi'na  vn  grand  nauire,  qui  s'ouuroil  et  desprenoit  de  soy- 
mesmes,  et  après  auoir  vomy  de  son  ventre,  quatre  ou  cinq  cens 
bestes  à  combat,  se  resserroit  et  s'esuanouissoit,  sans  ayde.  Autres- 
fois,  du  bas  de  cette  place,  ils  faisoiont  eslancer  des  surgeons  et 
fllel«  d'eau,  qui  n'iallissnicnl  contremont,  et  à  cette  hauteur  in- 
finie, alloienl  arrousant  «'l  cmbainnant  cette  infinie  multitude.  Pour 
se  couurir  de  l'inituc  du  temps,  ils  faisoient  tendre  celle  immense 
capacité,  tanlost  de  voyles  de  pourpre  labouirz  à  l'éguille,  lantost 
de  soye,  d'vne  ou  aulrv  couleur,  et  les  auançoyent  el  retiroyenl  en 
vn  moment,  comme  il  leur  venoit  en  fantasie, 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VI.  303 

grande  forêt  ombreuse,  et  d'y  lâcher,  comme  le  fit  un  jour  l'em- 
pereur Probus,  mille  autruches,  mille  cerfs,  mille  sangliers,  mille 
daims,  et  d'en  abandonner  la  chasse  au  peuple;  d'y  faire,  le  lende- 
main, assommer  en  sa  présence  cent  lions  de  forte  taille,  cent  léo- 
pards, trois  cents  ours;  et  le  troisième  jour,  y  faire  combattre  à 
outrance  trois  cents  paires  de  gladiateurs.  —  C'était  aussi  bien 
beau  à  voir,  ces  vastes  amphithéâtres  aux  parois  extérieures 
incrustées  de  marbre,  sculptées,  garnies  de  statues,  et  dont  l'in- 
térieur brillait  sous  la  richesse  des  décorations  somptueuses  dont 
il  était  paré  :  «  Vois  le  pourtour  du  théâtre  orné  de  pierres  pré- 
cieuses et  S071  portique  tout  reluisant  d'or  {Calpurnius).  »  Sur  tout 
le  pourtour  du  grand  vide  qu'enfermait  cette  enceinte,  depuis  le 
bas  jusqu'au  faîte,  régnaient  soixante  ou  quatre-vingts  rangées 
de  gradins,  également  en  marbre  et  garnis  de  sièges  sur  lesquels 
cent  mille  personnes  pouvaient  prendre  place  et  y  être  à  l'aise  : 
«  Qu'il  s'en  aille,  dit-il,  s'il  a  quelque  pudeur,  et  quitte  les  sièges 
destinés  aux  chevaliers,  lui  qui  ne  paye  pas  le  cens  fixé  par  la  loi 
{Juvénal).  »  —  Dans  le  cours  d'une  même  journée,  c'était  d'abord 
les  parois  de  la  partie  du  fond  où  avaient  lieu  les  jeux,  qui  s'en- 
tr'ouvraient  ingénieusement,  et  des  crevasses  se  formaient,  repré- 
sentant des  antres  d'où  se  précipitaient  les  animaux  destinés  au 
spectacle  ;  puis  la  scène  se  transformait  en  une  mer  profonde  qui 
recelait  force  monstres  marins  et  portait  des  vaisseaux  armés  pour 
la  représentation  d'une  bataille  navale;  un  troisième  changement 
survenait  ensuite,  l'arène  se  vidait  et  se  desséchait  pour  les  com- 
bats de  gladiateurs;  enfin,  le  sol,  au  lieu  de  gravier,  était  sablé 
de  vermillon  et  de  storax  et  on  y  dressait  un  festin  magnifique 
auquel  prenait  part  toute  cette  foule  immense,  ce  qui  constituait 
le  dernier  acte  de  la  journée  :  «  Que  de  fois  avons-nous  vu  une  par- 
tie de  Varène  s'abaisser,  et  de  l'abîme  entr'ouvert  surgir  tout  à  coup 
des  bêtes  féroces  et  toute  une  forêt  d'arbres  d'or  à  Vécorce  de  safran. 
Non  seulement  fai  vu  dans  nos  amphithéâtres  les  monstres  des  fo- 
rêts, mais  aussi  des  phoques  au  milieu  des  combats  d'ours  et  le  hi- 
deux troupeau  des  chevaux  marins  (Calpurnius).  »  —  Quelquefois, 
c'était  une  haute  montagne  couverte  d'arbres  fruitiers  et  d'arbres 
verts,  qu'on  y  élevait  :  du  sommet  s'échappait,  comme  de  l'orifice 
d'une  source  vive,  de  l'eau  qui  s'écoulait  en  ruisseau.  Parfois,  on  y 
faisait  se  mouvoir  un  grand  navire,  dont  les  flancs  s'ouvraient,  se 
disjoignaient  d'eux-mêmes,  et  quatre  à  cinq  cents  fauves  en  bondis- 
saient, qui  se  battaient  entre  eux  tandis  que  le  navire  se  refermait 
et  disparaissait  de  lui-môme.  D'autres  fois,  on  faisait  jaillir  du  sol 
des  jets  d'eau  odoriférante  qui,  projetée  à  une  hauteur  considéra- 
ble, retombait  en  vapeur,  arrosant  et  embaumant  toute  cette  mul- 
titude en  nombre  infini.  —  Pour  abriter  contre  les  intempéries,  on 
tendait  au-dessus  de  cette  immense  enceinte,  soit  des  voiles  de 
pourpre  brodés  à  l'aiguille,  soit  des  étoffes  de  soie  teintes  d'une 
couleur  ou  d'une  autre,  qu'on  déployait  ou  qu'on  repliait  en  un 
instant,  suivant  que  l'idée  en  prenait  :  «  Bien  qu'un  soleil  bridant 


304  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

Quamuii  non  modieo  ealeant  speetaeula  tôle. 
Vêla  reducuntur,  cùm  venil  Hermogenes. 

U's  rels  aussi  qu'on  inetloil  au  deuanl  du  peuple,  pour  le  défendre 
de  la  violence  de  ces  besles  eslancees,  esloient  lyssus  d'or, 

Auro  quoque  lorta  refulgent 
Relia. 

S'il  y  a  quelque  chose  qui  soit  excusable  en  tels  excez,  c'est,  où 
rinucntion  et  la  nouueaut<!'>,  fournil  dadmiralion,  non  pas  la  des- 
pence. En  ces  vanitez  mesnie,  nous  descouurons  combien  ces  siècles 
estoyent  fertiles  d'autres  esprits  que  ne  sont  les  nostres.  Il  va  de 
cette  sorte  de  fertilité,  comme  il  fait  de  toutes  autres  productions 
de  la  Nature.  Ce  n'est  pas  à  dire  qu-'cUe  y  ayt  lors  employé  son  der- 
nier effort.  Nous  n'allons  point,  nous  rodons  pluslost,  et  tourneui- 
rons  çà  et  là  :  nous  nous  promenons  sur  nos  pas.  le  crains  que 
nostré  cognoissance  soit  foible  en  tous  sens.  Nous  ne  voyons  ny 
inieres  loing,  ny  guère  arrière.  Elle  embrasse  peu,  et  vit  peu  : 
courte  et  en  estendue  de  temps,  et  en  estendue  de  matière. 

Vixere  fortes  anle  A<jamemnona 
MuUi,  sed  omnes  illaci'ymabiles 

Vrgenlur.  ignotique  longa 
Nocle. 

Et  êupera  bellum  Troianum  et  fanera  Trois, 
Multi  alias  alij  quoque  res  eecinere  poetae. 

El  la  narration  de  Solon,  sur  ce  qu'il  auoit  apprins  des  preslres 
d'.+Igyple  de  la  longue  vie  de  leur  estât,  et  manière  d'apprendre  et 
conseruer  les  histoires  estrangeres,  ne  me  semble  tesmoignage  de 
refus  en  celle  considération.  Si  interminatam  in  omnes  partes  ma- 
ynitudinem  regionum  videremus  et  temporum,  in  quam  se  iniiciens 
animtts  et  intendens,  ita  latè  lonr/e(/ue  peregrinalur,  vt  nullam  oram 
vUimi  vident,  in  qua  possit  insistere  :  in  hac  immensitate  tn/iruYa,  vis 
innumerabilium  ajjpareret  formarum.  Quand  tout  ce  qui  est  venu 
par  rapport  du  passé,  iusques  à  nous,  seroit  vray,  et  seroit  sçeu 
par  quelqu'vn,  ce  seroit  moins  que  rien,  au  prix  de  ce  qui  est 
ignoré.  El  de  cette  mesme  image  du  monde,  qui  coule  pendant  que 
nous  y  sommes,  combien  cheliue  et  racourcie  est  la  cognoissance 
des  plus  curieux?  .Non  seulement  des  eueneniens  particuliers,  que 
Fortune  rend  sonnent  exemplaires  et  poisans  :  mais  de  lestai  des 
grandes  {Kilices  et  nations,  il  nous  en  eschappe  cent  fois  plus,  qu'il 
n'en  vient  a  noslre  science.  Nous  escrions,  du  miracle  de  linuen- 
lion  de  noslre  arlillerie,  de  noslre  impression  :  daulics  hommes, 
\ii  autre  bout  du  monde  à  la  Chine,  en  iouyssoil  mille  ans  aupara- 
uaot.  Si  nous  voyions  autant  du  monde,  comme  nous  n'en  voyons 
pa«,  nous  apperceurions,  comme  il  est  à  croire,  vue  perpétuelle 
multiplication  et  vicissitude  de  formes.  Il  n'y  a  rien  de  seul  cl  de 
rare,  eu  esgani  à  Nalui-»',  ouy  bien  eu  esgard  k  noslre  cognoi.s- 
sanre  :  «jui  esl  vn  niisiTabb'  fondement  de  nos  règles,  et  qui  nous 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VI. 


305 


darde  ses  rayons  sur  l'amphithéâtre,  on  retire  les  voiles,  dès  que 
paraît  Hermogène  {Martial).  »  Les  filets,  placés  devant  les  specta- 
teurs pour  les  protéger  contre  les  bonds  par  trop  violents  des  bêtes 
féroces,  étaient  également  tissés  d'or;  «  les  rets  eux-mêmes  brillent 
de  l'or  dont  ils  sont  tissés  [Calpurnius)  ». 

S'il  y  a  quelque  chose  qui  excuse  de  tels  excès,  ce  n'est  pas  tant 
la  dépense  que  l'invention  et  la  nouveauté  qui  s'y  trouvent  et  nous 
pénètrent  d'admiration  ;  ces  actes  mêmes  de  vanité  nous  révèlent 
combien  ces  siècles  produisaient  de  gens  à  l'imagination  bien  au- 
trement fertile  que  ne  sont  les  nôtres.  Il  en  est  de  cette  fertilité 
d'esprit  comme  de  toutes  les  autres  productions  de  la  nature  ;  on  ne 
saurait  cependant  dire  qu'elle  y  a  atteint  l'apogée  de  sa  puissance  ; 
nous  ne  progressons  pas  sans  cesse,  nous  pivotons  plutôt  sur  nous- 
mêmes,  tournant  à  tous  vents  dans  un  sens  et  dans  l'autre,  nous 
allons  et  revenons  sur  nos  pas.  Je  crains  que  nos  connaissances  ne 
soient  fort  limitées  sous  tous  rapports;  nous  ne  voyons  guère  loin, 
pas  plus  en  avant  qu'en  arrière;  elles  sont  restreintes  et  de  courte 
durée,  peu  étendues  comme  temps,  comme  sous  le  rapport  des 
matières  qu'elles  embrassent  :  «  Bien  des  héros  ont  vécu  avant 
Agamemnon;  mais,  ensevelis  dans  une  nuit  profonde,  ils  ne  nous  font 
pas  aujourd'hui  verser  de  larmes  {Horace).  —  Avant  la  guerre  de 
Troie,  beaucoup  de  poètes  avaient  chanté  d'autres  événements  {Lu- 
crèce). »  Ce  que  Solon  rapporte  de  ce  qu'il  avait  appris  des  prêtres 
d'Egypte  sur  la  haute  antiquité  à  laquelle  remontait  leur  pays  et 
sur  leur  manière  d'établir  et  de  conserver  l'histoire  des  pays  étran- 
gers, est,  en  la  circonstance,  un  témoignage  qui  n'est  pas  à  re- 
pousser :  «  S'il  nous  était  donné  de  voir  l'étendue  infinie  des  régions 
et  des  siècles  où,  se  plongeant  et  s'étendant  de  toutes  parts,  l'esprit 
n^a  plus  de  bornes  pour  arrêter  sa  vue,  nous  découvririons  une  quan- 
tité innombrable  de  formes  dans  cette  immensité  (Cicéron).  »  Quand 
tout  ce  qui,  des  temps  passés,  est  venu  jusqu'à  nous,  serait  vrai  et 
connu,  ce  serait  encore  moins  que  rien  auprès  de  ce  que  nous  en 
ignorons.  Combien  les  plus  curieux  eux-mêmes  sont  peu  et  impar- 
faitement au  courant  de  ce  qui  se  passe  en  ce  monde  à  l'époque 
où  nous  vivons!  Qu'il  s'agisse  des  révolutions  qui  affectent  les  gou- 
vernements, de  l'état  social  des  plus  grandes  nations,  ou  de  ces 
événements  particuliers  auxquels  le  hasard  donne  de  l'importance 
et  qui  marquent,  il  nous  en  échappe  cent  fois  plus  que  nous  n'ar- 
rivons à  en  connaître.  Nous  crions  au  miracle  de  l'invention  faite 
chez  nous  de  l'artillerie,  de  l'imprimerie,  alors  qu'en  Chine,  à  l'au- 
tre bout  du  monde,  d'autres  que  nous  s'en  servaient  mille  ans 
auparavant.  Si  ce  que  nous  connaissons  du  monde  égalait  ce  que 
nous  n'en  connaissons  pas,  il  est  à  croire  que  nous  serions  en  pré- 
sence d'une  infinie  variété  de  corps  de  toutes  formes  et  de  toutes  j 
espèces  en  perpétuelle  transformation.  Rien  dans  la  nature  n'est 
unique  et  rare  ;  il  n'en  est  ainsi  qu'eu  égard  à  nos  connaissances 
restreintes,  qui  sont  les  bases  très  défectueuses  des  règles  que  nous 
avons  établies  et  qui  font  que  nous  nous  forgeons  d'ordinaire  une 

ESSAIS   DE   MONTAIGNE.  —  T.   III.  20 


306  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

représente  volontici-s  vne  Ires-fauce  image  des  choses.  Comme  vai- 
nement nous  concluons  aiiiourd'huy,  l'inclination  et  la  décrépitude 
du  monde,  par  les  arguments  que  nous  tirons  de  nostre  propre  foi- 
blesse  et  décadence  : 

lùmque  adeo  affecta  «•*/  eeiaa,  affectàque  tellu». 

Ainsi  \ainement  concluoit  celluy-la,  sa  naissance  et  ieuncssc,  par 
la  \igueur  qu'il  voyoil  aux  esprits  de  son  temps,  abondans  en  nou- 
uelletezet  inuentions  de  diuers  arts  : 

Verum,  ri  opinor,  habel  nouitalem  summa,  recénsque 
Nalura  est  mundi,  neque  pridem  exordia  cepit  : 
Quare  etiam  quœdam  nunc  artes  expoliunlur, 
Sunc  etiam  augeacunt,  nunc  addita  nauigiis  sunt 
Multa. 

Nostre  monde  vient  d'en  trouuer  vn  autre  (et  qui  nous  respond 
si  c'est  le  dernier  de  ses  frères,  puis  que  les  Daemons,  les  Sybilles, 
et  nous,  auons  ignoré  cettuy-cy  iusqu'à  cette  heure?)  non  moins 
}.'rand,  plain,  et  membru,  que  luy  :  toutesfois  si  nouueau  et 'si  en- 
fant, qu'on  luy  apprend  encore  son  a,  b,  c.  Il  n'y  a  pas  cinquante 
ans,  qu'il  ne  sçauoit,  ny  lettres,  ny  poix,  ny  mesure,  ny  vestements, 
ny  bleds,  ny  vignes.  Il  estoit  encore  tout  nud,  au  giron,  et  ne  viuoit 
que  des  moyens  de  sa  mère  nourrice.  Si  nous  concluons  bien,  de 
nostre  fin,  et  ce  poète  de  la  ieunesse  de  son  siècle,  cet  autre 
monde  ne  fera  qu'entrer  en  lumière,  quand  le  nostre  en  sortira. 
L'vniuers  tombera  en  paralysie  :  l'vn  membre  sera  perclus,  l'autre 
en  vigueur.  Bien  crains-ie,  que  nous  aurons  très-fort  hasté  sa  dé- 
clinaison et  sa  ruyne,  par  nostre  contagion  :  et  que  nous  luy  au- 
rons bien  cher  vendu  nos  opinions  et  nos  arts.  C'estoit  vn  monde 
enfant  :  si  ne  l'auons  nous  pas  fouëté  et  soubsmis  à  nostre  disci- 
pline, par  l'auantage  de  nostre  valeur,  et  forces  naturelles  :  ny  ne 
l'auons  practiqué  par  nostre  iustice  et  bonté  :  ny  subiugué  par 
nostre  magnanimité.  La  plus  part  de  leurs  responces,  et  des  nego- 
liations  faictes  auec  eux,  tesmoignent  qu'ils  ne  nous  deuoient  rien 
en  clarté  d'esprit  naturelle,  et  en  pertinence.  L'espouuentable  ma- 
gnificence des  villes  de  Gusco  et  de  Mexico,  et  entre  plusieurs  cho- 
ses pareilles,  le  iardin  do  ce  Roy,  où  tous  les  arbres,  les  fruicts, 
et  toutes  les  herbes,  selon  Tordre  et  grandeur  qu'ils  ont  en  vn  iar- 
din, estoient  excellemment  formées  en  or  :  comme  en  son  cabinet, 
tous  Ici»  animaux,  qui  niiissoient  en  son  estât  et  en  ses  mers  :  et 


TRADUCTION.  —  LÏV.  III,  CH.  YI.  307 

très  fausse  idée  de  toutes  choses.  De  môme  qu'aujourd'hui,  en 
raison  de  notre  propre  faiblesse  et  de  notre  décadence,  nous 
sommes,  bien  à  tort,  portés  à  trouver  que  le  monde  a  vieilli  et  pé- 
riclité :  «  Notre  âge  n'a  plus  la  même  vigueur,  ni  la  terre  la  même 
fécondité  {Lucrèce)  »  ;  ce  même  poète  que  je  viens  de  citer,  concluait, 
avec  tout  aussi  peu  de  raison,  en  considérant  la  vigueur  qu'il  voyait 
aux  esprits  de  son  temps  qui  abondaient  en  nouveautés  et  inven- 
tions dans  les  arts  de  diverses  sortes,  que  le  monde  était  de  créa- 
tion récente  et  encore  en  pleine  jeunesse  :  «  A  mon  avis,  le  monde 
n'est  pas  ancien;  il  ne  fait  que  de  naître;  aussi  voyons-nous  que 
certains  arts  sont  en  progrès  et  se  perfectionnent,  notamment  celui 
de  la  navigation  qui  se  développe  chaque  jour  davantage  (Lu- 
crèce). » 

Un  nouveau  monde  vient  d'être  découvert;  ses  habitants 
sont  de  mœurs  simples,  dans  les  arts  qu'ils  connaissent 
ils  ne  le  cèdent  en  rien  à.  ce  que  nous  pouvons  produire. 
—  Notre  monde  vient  d'en  découvrir  un  autre  (et  qui  nous  garan- 
tit que  ce  soit  le  dernier  de  ses  frères,  puisque  les  démons,  les  si- 
bylles et  nous  en  ignorions  jusqu'ici  l'existence?),  qui  n'est  pas 
moins  grand,  moins  peuplé,  moins  organisé  que  le  nôtre;  et  ce- 
pendant, il  est  si  nouveau,  si  enfant,  qu'on  lui  apprend  son  A,  B, 
C,  et  qu'il  n'y  a  pas  cinquante  ans,  il  ne  connaissait  ni  lettres,  ni 
poids,  ni  mesures,  pas  plus  que  l'art  de  se  vêtir  et  pas  davantage 
le  blé  et  la  vigne;  tout  nu,  encore  sur  les  genoux  de  sa  mère,  il  ne 
vivait  que  par  sa  nourrice.  Si  nous  étions  fondés  à  admettre  que 
notre  poète  avait  raison  de  dire  que  son  siècle  était  en  pleine  jeu- 
nesse, et  nous  à  conclure  que  notre  monde  avance  vers  sa  lin,  ce 
nouveau-né  rayonnera  alors  que  le  nôtre  sera  sur  son  déchu  et  l'u- 
nivers sera  frappé  d'hémiplégie;  une  moitié  de  lui-même  sera  per- 
cluse, tandis  que  l'autre  sera  dans  toute  sa  vigueur.  Je  crains  bien  ^ 
toutefois  que  nous  ayons  très  fort  hâté  le  dépérissement  et  la  ruine 
de  ce  dernier  venu,  pour  être  entré  en  communication  avec  lui,  et 
que  nous  lui  fassions  payer  cher  nos  idées  et  nos  actes.  C'était  un 
monde  dans  l'enfance  ;  ne  l'avons-nous  pas  fouetté  et  asservi  à  nos 
errements,  en  abusant  de  notre  supériorité  et  des  forces  dont  nous 
disposions?  En  tout  cas,  nous  ne  l'avons  ni  gagné  à  nous  par  notre 
justice  et  notre  bonté,  ni  subjugué  par  notre  magnanimité.  La  plu- 
part des  réponses  de  ses  habitants,  dans  les  négociations  engagées 
avec  eux,  témoignent  qu'ils  ne  nous  le  cédaient  en  rien  en  fait  d'es- 
prit naturel  et  d'à  propos.  Ils  ne  nous  sont  pas  davantage  infé- 
rieurs sous  le  rapport  de  l'industrie,  ainsi  qu'eu  témoigne  la  mer- 
veilleuse magnificence  des  villes  de  Cusco  et  de  Mexico,  où  se 
voyaient,  entre  autres  choses  surprenantes,  le  jardin  du  roi  où  tous 
les  arbres,  les  fruits  et  les  plantes  étaient,  avec  une  ressemblance 
parfaite,  reproduits  en  or  en  vraie  grandeur  et  disposés  comme 
cela  se  voit  dans  tout  autre  jardin;  de  même  étaient  reproduits  de 
semblable  façon,  dans  ses  galeries,  tous  les  animaux  existant  dans 
ses  états  ou  vivant  dans  les  mers  qui  les  baignent;  nous  en  pou- 


308  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

la  beauté  de  leurs  ouurages,  en  pierrerie,  en  plume,  en  cotlon,  en 
la  peinture,  montrent  qu'ils  ne  nous  cedoient  non  plus  en  l'indus- 
trie. Mais  quant  à  la  deuotion,  obseniance  des  loix,  bont«*,  libéra- 
lité, loyauté,  franchise,  il  nous  a  bien  seruy,  de  n'en  auoir  pas  tant 
qu'eux.  Ils  se  sont  perdus  par  cet  aduanlage,  et  vendus,  et  trahis 
eux  niesmes.  Quant  à  la  hardiesse  et  courage,  quant  à  la  fer- 
meté, constance,  resolution  contre  les  douleurs  et  la  faim,  et  la 
mort,  ie  ne  craintirois  pas  d'opposer  les  exemples,  que  ie  trouue- 
rois  parm>  eux,  aux  plus  fameux  exemples  anciens,  que  nous  ayons 
aux  mémoires  de  nostre  monde  pardeçà.  Car  pour  ceux  qui  les  ont 
subiuguez,  qu'ils  oslont  Ifs  ruses  et  batelages,  dequoy  ils  se  sont 
seruis  à  les  piper  :  et  le  iuste  estonnemcnl,  qu'apportoit  à  ces  na- 
tions là,  de  voir  arriuer  si  inopinément  des  gens  barbus,  diuers  en 
langage,  religion,  en  forme,  et  en  contenance  :  d'vn  endroit  du 
monde  si  esloigné,  et  où  ils  n'auoient  iamais  sçou  qu'il  y  eust  habi- 
tation quelconque  :  montez  sur  des  grands  monstres  incongneuz  : 
contre  ceux,  qui  n'auoient  non  seulement  iamais  veu  de  cheual, 
mais  l)este  quelconque,  duicte  à  porter  et  soustenir  homme  ny  au- 
tre charge  :  garnis  d'vne  peau  luysante  et  dure,  et  d'vne  arme  tren- 
chante  et  resplendissante  :  contre  ceux,  qui  pour  le  miracle  de  la 
lueur  d'vn  miroir  ou  d'vn  cousteau,  alloyenl  eschangeant  vne 
grande  richesse  en  or  et  en  perles,  et  qui  n'auoient  ny  science  ny 
matière,  par  où  tout  à  loysir,  ils  sçeussent  percer  nostre  acier  : 
adioustez  y  les  foudres  et  tonnerres  de  nos  pièces  et  harquebuses, 
capables  de  troubler  Caesar  mesme,  qui  l'en  eust  surpris  autant 
inexpérimenté  :  et  à  cett'  heure,  contre  des  peuples  nuds,  si  ce 
n'est  où  l'inuentioii  estoit  arriuee  dr  (pielque  tyssu  de  cotlon  :  sans 
autres  armes  pour  le  plus,  que  d'ans,  pierres,  bastons  et  boucliers 
de  bois  :  des  peuples  surpris  soubs  couleur  d'amitié  et  de  bonne 
foy,  par  la  curiosité  de  veoir  des  choses  estrangeres  et  incognues  : 
ostez,  dis-ie,  aux  conquerans  <etle  disparité,  vous  leui-  osiez  tout»' 
l'occasion  de  tant  de  victoires.  Quand  ie  regarde  à  cette  ardeur  in- 
domlable.  dequoy  tant  de  milliers  d'hommes,  femmes,  et  enfans, 
se  présentent  et  iviettent  à  tant  de  fois,  aux  dangei's  ineuilables, 
pour  la  delTencc  de  leurs  dieux,  et  de  leur  liberté  :  cette  généreuse 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VI.  309 

vons  également  juger  par  la  beauté  de  leurs  ouvrages  où  ils  utili- 
saient les  pierreries  et  les  plumes,  par  ceux  qu'ils  confectionnaient 
en  coton  et  par  leurs  peintures.  Quant  à  leur  piété,  la  ma- 
nière dont  ils  observaient  les  lois,  leur  bonté,  leur  libéralité,  leur 
loyauté  et  leur  franchise,  notre  infériorité  sous  ce  rapport  nous 
a  été  des  plus  utiles;  ils  ont  été  victimes  de  ce  qu'ils  valaient  mieux 
que  nous  à  cet  égard,  par  là  ils  se  sont  vendus  et  trahis  eux- 
mêmes. 

Pour  ce  qui  est  de  leurs  vertus,  il  n'est  pas  douteux  que 
s'ils  ont  succombé  c'est  beaucoup  plus  par  ruse  et  par 
surprise  que  grâce  à,  la  valeur  de  leurs  ennemis.  —  Pour 
ce  qui  est  de  la  hardiesse  et  du  courage,  ainsi  que  de  la  fermeté, 
de  la  constance,  de  la  résolution  contre  les  douleurs,  la  faim  et 
la  mort,  je  ne  craindrais  pas  d'opposer  les  exemples  que  je  trou- 
verais chez  eux  aux  plus  fameux  d'entre  ceux  de  l'antiquité  dont 
notre  monde  a  conservé  la  mémoire.  Ne  tenons  pas  compte  chez 
ceux  qui  les  ont  subjugués,  des  ruses  et  des  jongleries  auxquelles 
ils  ont  eu  recours  pour  les  tromper,  de  l'étonnenient  facile  à  con- 
cevoir qu'ont  éprouvé  ces  nations  en  voyant  apparaître  si  inopiné- 
ment des  gens  ayant  de  la  barbe,  si  différents  d'elles-mêmes  par 
le  langage,  la  religion,  le  physique,  l'attitude;  venant  d'un  en- 
droit du  monde  si  éloigné,  qu'ils  n'avaient  jamais  supposé  qu'il 
fût  habité  ;  montés  sur  de  grands  monstres  qui  leur  étaient  incon- 
nus à  eux  qui  n'avaient  jamais  vu  ni  cheval,  ni  animal  quelconque 
dressé  à  porter  un  homme  ou  toute  autre  charge,*  garnis  d'une 
peau  luisante  et  dure,  et  d'une  arme  tranchante  et  resplendissante, 
alors  qu'eux,  pour  la  possession  de  cette  merveille  qu'était  un  mi- 
roir qui  les  captivait  par  son  brillant,  ou  celle  d'un  couteau,  don- 
naient en  échange  des  valeurs  considérables  en  or  et  en  perles,  et 
qu'ils  ne  savaient  ni  ne  pouvaient,  avec  les  moyens  à  leur  dis- 
position, même  en  s'y  appliquant  tout  à  loisir,  percer  ces  armures 
en  acier.  A  quoi  il  faut  ajouter  l'effet  foudroyant  de  nos  canons  et 
de  nos  arquebuses,  leur  bruit  semblable  à  celui  du  tonnerre,  qui 
eussent  été  capables  de  porter  le  trouble  même  dans  l'âme  de 
César  s'ils  l'eussent  surpris  aussi  inexpérimenté  des  effets  de  ces 
armes  que  l'étaient,  à  ce  moment,  ces  peuples  qui,  en  dehors  de 
quelques  tissus  de  coton  qu'ils  étaient  à  même  de  fabriquer,  al- 
laient tout  nus,  dont  les  armes  les  plus  redoutables  étaient  l'arc, 
les  pierres,  des  bâtons,  des  boucliers  en  bois,  dont  enfin  l'amitié 
et  la  bonne  foi  avaient  été  surprises  par  les  envahisseurs,  et  qui 
étaient  tout  étonnés  de  voir  des  choses  inconnues  qui  leur  parais- 
saient étranges.  Supposons  que  les  avantages  que  donnaient  aux 
conquérants  de  semblables  inégalités  n'aient  pas  existé,  les  com- 
bats qui  leur  ont  procuré  de  si  nombreuses  victoires  n'auraient 
même  pas  été  livrés.  Quand  je  considère  l'ardeur  incroyable 
avec  laquelle  tant  de  milliers  d'hommes,  de  femmes,  d'enfants 
ont  tant  de  fois  affronté  avec  persistance,  pour  la  défense  de 
leurs  dieux  et  de  leur  liberté,  des  dangers  dont  ils  ne  pouvaient 


310  ESSAIS  l)K  MONTAIGNE. 

obsUiialion  de  souffrir  toutes  cxlrcmitcz  cl  difficultcz,  et  la  mort, 
plus  volontiers,  que  de  se  soul)snicllrc  à  la  domination  de  ceux,  de 
i|ui  ils  ont  est»'  si  liontcusemcnt  abusez  :  et  aucuns,  clioisissans  plu- 
lost  de  se  laisser  défaillir  par  faim  et  par  ieusne,  eslaas  pris,  que 
d'accepter  le  viure  des  mains  de  leurs  eimemis,  si  vilement  victo-     • 
rieuses  :  ie  preuois  que  à  qui  les  eust  attaquez  pair  à  pair,  et  d'ar- 
mes, et  d'expérience,  et  de  nombre,  il  y  eust  faict  aussi  dangereux, 
et  plus,  qu'en  autre  guerre  que  nous  voyons.      Que  n'est  tombée 
soubs  Alexandre,  ou  soubs  ces  anciens  Gi-ccs  et  Romains,  vue  si 
noble  compieste  :  et  vue  si  grande  mutation  et  aileiation  de  tant     i 
d'empires  et  de  peuples,  soubs  des  mains,  ([ui  eussent  doucement 
poly  et  défriché  ce  qu'il  y  auoit  de  sauuage  :  et  eussent  conforté  et 
promeu  les  bonnes  semences,  que  Nature  y  auoit  produit  :  meslanl 
non  seulement  à  la  culture  des  terres,  et  ornement  des  villes,  les 
arts  de  deçà,  en  tant  qu'elles  y  eussent  esté  nécessaires,  mais  aussi,     • 
meslant  les  vertus  Grecques  et  Romaines,  aux  origineles  du  pays  ? 
Quelle  réparation  eust-ce  esté,  et  quel  amendement  à  toute  cette 
machine,  que  les  premiers  exemples  et  deportemens  nostres,  qui 
se  sont  présentez  par  delà,  eussent  appelle  ces  peuples,  à  l'admira- 
lion,  et  imilalion  de  la  vertu,  et  eussent  dressé  entre-eux  el  nous,     i 
vue  fi-aternelle  société  et  intelligence?  Combien  il  eust  esté  aisé,  de 
faire  son  profit,  d'ames  si  neuues,  si  affamées  d'apprentissage, 
ayants  paur  la  plus  part,  de  si  beaux  commencemens  naturels?  Au 
rebours,  nous  nous  sonunes  scruis  de  leur  ignorance,  et  inexpé- 
rience, à  les  plier  plus  faciletneiit  vers  la  trahison,  luxure,  auarice,     • 
et  vers  toute  sorte  dinhumanilé  et  de  cruauté,  à  l'exemple  el  pa- 
tron de  nos  mœurs.  Qui  mil  iamais  à  tel  prix,  le  seruice  de  la  mer- 
cadcnce  cl  de  la  trafique?  Tant  de  villes  rasées,  tant  de  nations  ex- 
terminées, tant  de  millions  de  peuples,  passez  au  fil  de  l'espee,  el 
la  plus  riche  «'t  belle  partie  du  monde  bouleuersee,  pour  la  nego-     » 
liation  des  perles  et  du  poiure.  Mechaniques  victoires.  Iamais  l'am- 
bition, iamais  les  inimiliez  publiques,  ne  iwusserenl  les  hommes, 
les  vus  contre  les  autres,  à  si  lu»nibles  hostilitez,  el  »alamitez  si 
inisiTablcB.      En  costoyant  la  mer  à  la  queste  de  leurs  mines,  au-  ' 
•  uns  Espagnols  prindirnl  tein-  en  vue  conlrcc  fertile  el  plaisante,     . 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VI.  311 

triompher,  leur  généreuse  obstination  à  supporter  toutes  les  dif- 
ficultés et  souffrances  les  plus  extrêmes,  la  mort  même,  plutôt 
que  de  se  soumettre  à  la  domination  de  gens  qui  les  avaient  si 
honteusement  abusés  :  certains,  faits  prisonniers,  allant  jusqu'à  se 
laisser  mourir  de  privations  et  de  faim  entre  les  mains  de  leurs 
ennemis,  plutôt  que  d'accepter  la  vie  de  la  part  d'adversaires  qui, 
pour  les  vaincre,  avaient  mis  en  œuvre  des  procédés  aussi  vils; 
quand  je  réfléchis  à  tout  cela,  je  suis  amené  à  penser  que  s'ils 
avaient  été  attaqués  à  armes  égales  et  avaient  eu  la  même  ex- 
périence que  leurs  vainqueurs,  ne  leur  eussent-ils  pas  été  supé- 
rieurs en  nombre,  la  victoire  eût  été  disputée  avec  le  même  achar- 
nement, plus  grand  peut-être  encore,  qu'en  aucune  autre  des  guer- 
res dont  nous  sommes  témoins. 

Tout  autre  eût  été  le  sort  de  ces  peuples  s'ils  fussent 
tombés  entre  les  mains  de  conquérants  plus  humains  et 
plus  policés.  Témoignage  de  leur  bon  sens  et  de  leur  man- 
suétude. —  Que  n'est-ce  par  Alexandre,  ou  ces  anciens  Grecs  et 
Romains,  que  cette  si  noble  conquête  ait  été  faite!  Cette  transfor- 
mation de  tant  d'empires  et  de  peuples,  ces  si  grands  changements 
eussent  été  effectués  avec  douceur;  c'est  progressivement  qu'eût 
été  défriché  ce  qu'il  y  avait  en  eux  d'inculte;  les  bonnes  semences 
qu'ils  tenaient  de  la  nature  eussent  été  consolidées  et  mises  à 
même  de  germer;  et  les  conquérants,  introduisant  chez  eux  les  pro- 
grès réalisés  pour  la  culture  de  la  terre  et  aussi,  en  admettant  que 
cela  eût  été  nécessaire,  les  arts  concourant  à  l'ornement  des  villes, 
auraient  en  même  temps  associé  les  vertus  grecques  et  romaines  à 
celles  déjà  innées  chez  ces  peuples.  Quelle  réparation,  quelle  amé- 
lioration c'eût  été  pour  leur  civilisation,  comparées  à  ce  qu'ont 
causé  les  exemples  et  les  débordements  de  ceux  des  nôtres  qui,  les 
premiers,  ont  abordé  ces  terres  nouvelles  si,  en  amenant  ces  po- 
pulations à  admirer  et  imiter  leurs  vertus,  ils  avaient  fait  naître 
entre  elles  et  nous  un  accord  fraternel  et  régner  la  bonne  intel- 
ligence !  Combien  il  eût  été  facile  de  tirer  profit  de  ces  âmes  neuves,  ^ 
affamées  du  désir  d'apprendre  et  qui,  pour  la  plupart,  présentaient  ^\  ,^V^ 
de  si  heureuses  dispositions  naturelles!  Au  lieu  de  cela,  nous  avons^  \\ 
abusé  de  leur  ignorance  et  de  leur  inexpérience,  pour  leur  incul-^  ^ 
quer  plus  facilement  la  trahison,  la  luxure,  l'avarice;  pour  les  por-  \  { » 
ter  à  des  actes  de  toutes  sortes  d'inhumanité  et  de  cruauté,  à  l'exem- 
ple et  sur  le  modèle  de  nos  mœurs.  Qui  jamais  a  sacrifié  à  ce  degré, 
dans  l'intérêt  du  commerce  et  du  trafic?  Que  de  villes  rasées,  que 
de  nations  exterminées,  que  de  millions  d'individus  passés  au  fil  \ 
de  l'épée,  que  de  bouleversements  dans  cette  si  belle  et  si  riche  \f^\^ 
partie  du  monde,  pour  le  négoce  des  perles  et  du  poivre!  Miséra- 
bles victoires!  Jamais  l'ambition,  jamais  les  inimitiés  publiques 
n'ont  poussé  à  ce  point  les  hommes  les  uns  contre  les  autres  et 
produit  de  si  horribles  hostilités  et  de  si  révoltantes  calamités. 

En  suivant  les  côtes,  quelques  Espagnols,  à  la  recherche  de  mines, 
prirent  terre  dans  une  contrée  fertile,  agréable  à  l'œil  et  fort  peu- 


t.,  \ 


312  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

loH  habitée  :  et  fironl  à  ce  peuple  leurs  rcmonslrances  accousUi- 
mees  :Oifils  esloient  f?'^'»*'  paisibles,  venans  de  loingtains  voyages, 
enuoyezde  la  pari  <lii  Roy  de  Castille,  le  plus  grand  Prince  de  la 
terre  habilable,  aiuiuel  le  Pape,  représentant  Dieu  en  terre,  auoil 
donné  la  principauté  de  toutes  les  Indes.  Que  s'ils  vouloient  luy  es- 
Ire  tributaires,  ils  seroienl  tres-benignement  traiclez  :  leur  deman- 
doienl  des  viurcs,  pour  leur  nourriture,  et  de  l'or  pour  le  besoing 
de  quelque  médecine.  Leur  remonlroient  au  demeurant,  la  créance 
d'vnseul  Dieu,  et  la  vérité  de  nostre  religion,  laquelle  ils  leur  con- 
seilloient  d'accepter,  y  adioustans  quelques  menasses.  La  responce 
fut  telle  :  Que  quand  à  eslre  paisibles,  ils  n'en  portoient  pas  la 
mine,  s'ils  l'esloient.  Quant  à  leur  Roy,  puis  qu'il  demandoit,  il 
deuoit  estiv  indigent,  et  nécessiteux  :  et  celuy  qui  luy  auoit  faict 
celle  distribution,  homme  aymant  dissension,  d'aller  donner  à  vn 
tiers,  chostî  «|ui  n'esloit  pas  sienne,  pour  le  mettre  en  débat  contre 
les  anciens  possesseurs.  Quant  aux  viures,  qu'ils  leur  en  l'ourni- 
roienl  :  d'or,  ils  en  auoient  peu  :  et  que  c'estoit  chose  qu'ils  met- 
toient  en  nulle  estime,  d'autant  qu'elle  estoit  inutile  au  seruice  de 
leur  vie,  là  où  tout  leur  s(»in  rogardoit  seulement  à  la  passer  heu- 
reusement et  plaisamment  :  pourtant  ce  qu'ils  en  pourroient  trou- 
uer,  sauf  ce  qui  estoit  employé  au  seruice  de  leurs  dieux,  qu'ils  le 
priassent  hardiment.  Quant  à  vn  seul  Dieu,  le  discours  leur  en 
auoit  pieu  :  mais  qu'ils  ne  vouloient  changer  leur  religion,  s'en 
cstans  si  vtilement  seruis  si  long  temps  :  et  qu'ils  n'auoienl  accous- 
tumé  prendi*e  conseil,  que  de  leurs  amis  et  cognoissans.  Quant  aux 
menasses,  c'estoit  signe  de  faute  de  iiigement,  d'aller  menassant 
ceux,  desquels  la  nature,  et  les  moyens  estoienl  incongnuz.  Ainsi 
qu'ils  se  despe.schassent  promptement  de  vuyder  leur  terre,  car  ils 
n'estoient  pas  accoustumez  de  prendre  en  bonne  part,  les  honnes- 
Iclez  et  rvmonstr-an«'es  de  gens  armez,  et  estrangers  :  autrement 
qu'on  feroit  d'eux,  comme  de  ces  autres,  leur  montrant  les  testes 
d'aucuns  hommes  iusticiez  autour  de  leur  ville.  Voylà  vn  exemple 
dr  la  balbucii-  de  cctt»'  enfance.  Mais  Uuit  y  a,  (jue  ny  en  ce  lieu-là, 
ny  en  plusieurs  aiilit's,  où  les  Espagnols  ne  Irouuerent  les  mar- 
chandi.«ses  qu'ils  cherrhoiont,  ils  ne  feirent  arrest  ny  cntrcprinse  : 
quelque  auln*  commodité  (piil  y  eust  :  lesmoing  mes  Cannibales. 
IW's  deux  les  plus  puissans  Monarques  de  ce  monde  là,  cl  à 
l'ananliirc  de  ccttuy-cy,  Rf»ys  de  tant  de  Roy»  :  les  derniers  (lu'ils 
en  chaHHcrcnt  :  celuy  du  Peru,  ayant  esté  pris  en  vnc  bataille,  et 
mi»  à  vnc  rançon  »i  excessiue,  qu'elle  surpasse  loule  créance,  tl 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VI.  313 

plée;  et,  adressant  aux  populations  leurs  requêtes  habituelles  :  «  Ils 
étaient,  disaient-ils,  des  gens  paisibles,  venant  de  loin,  envoyés  par 
le  roi  de  Castille,  le  plus  grand  prince  de  la  terre  habitée,  auquel  le 
Pape,  représentant  de  Dieu  sur  la  terre,  avait  concédé  la  domination 
sur  les  Indes  entières.  S'ils  consentaient  à  devenir  ses  tributaires, 
ils  seraient  traités  avec  une  grande  bienveillance.  »  Ensuite  de  cela, 
ils  demandaient  des  vivres  pour  se  nourrir,  et  de  l'or  pour  la 
confection  de  certains  médicaments;  au  surplus,  ils  prônaient  la 
croyance  en  un  seul  Dieu,  la  vérité  de  notre  religion  qu'ils  recom- 
mandaient d'adopter,  ajoutant  au  tout  quelques  menaces.  La  ré- 
ponse qui  leur  fut  faite,  est  celle-ci  :  «  Pour  des  gens  placides,  s'ils 
l'étaient,  ils  n'en  avaient  guère  l'apparence;  quant  à  leur  roi,  il 
devait  être  bien  indigent  et  nécessiteux,  puisqu'ils  sollicitaient  pour 
lui;  et  celui  qui  lui  avait  attribué  leur  territoire  bien  aimer  les 
dissensions,  puisqu'il  donnait  à  un  tiers  des  terres  qui  ne  lui  appar- 
tenaient pas,  au  risque  de  le  mettre  aux  prises  avec  leurs  anciens 
possesseurs.  Pour  ce  qui  était  des  vivres,  ils  leur  en  fourniraient; 
quant  à  de  l'or,  ils  en  avaient  peu,  c'était  chose  qu'ils  n'apprécia- 
ient guère,  parce  qu'elle  était  inutile  à  leur  vie  que  leur  unique 
préoccupation  était  de  passer  heureuse  et  agréabe;  Iqu'en  consé- 
quence, ils  pourraient  sans  scrupule  prendre  ce  qu'ils  en  trouve- 
raient en  dehors  de  ce  qui  était  employé  au  service  de  leurs 
cultes.  Que  ce  qu'ils  disaient  de  la  croyance  en  un  seul  Dieu,  leur 
plaisait  ;  mais  qu'ils  ne  voulaient  pas  changer  de  religion,  en  ayant 
une  qui  leur  avait  depuis  si  longtemps  rendu  service;  que,  du  reste, 
ils  avaient  coutume  de  ne  prendre  conseil  que  de  leurs  amis  et 
{  connaissances  ;  quant  à  leurs  menaces,  c'était  manquer  de  juge- 
\  ment  que  d'en  adresser  à  des  gens  dont  le  caractère  et  le  degré  de 
1  puissance  leur  étaient  inconnus  ;  qu'ils  se  dépêchassent  donc  de  quit- 
Uer  promptement  leur  pays,  car  eux-mêmes  n'étaient  pas  habitués 
à  prendre  en  bonne  part  ni  les  honnêtetés  ni  les  remontrances  de 
gens  qui  leur  étaient  étrangers  et  se  présentaient  en  armes;  qu'au- 
trement, s'ils  ne  déféraient  pas  à  cette  injonction,  on  agirait  à  leur 
égard  comme  il  avait  été  fait  de  ces  autres  »,et  ils  montraient,  ex- 
posées autour  de  la  ville  les  têtes  de  quelques  individus  mis  à  mort 
par  autorité  de  justice.  Voilà  comment  balbutiaient  ces  peuples 
en  enfance.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que,  quelques  autres  avantages 
que  le  pays  pût  leur  offrir,  les  Espagnols  ne  s'arrêtèrent  et  ne  ten- 
tèrent de  coups  de  main  ni  ici,  ni  ailleurs,  où  ils  ne  trouvèrent 
pas  les  marchandises  qu'ils  recherchaient;  le  pays  des  Cannibales, 
rdont  j'ai  déjà  parlé  et  qu'ils  n'occupèrent  pas,  en  témoigne. 

Mauvaise  foi  et  barbarie  des  Espagnols  à  l'égard  des 
derniers  rois  du  Pérou  et  de  Mexico;  horrible  autodafé 
qu'ils  firent  un  jour  de  leurs  prisonniers  de  guerre.  —  Le 
roi  du  Pérou,  l'un  des  deux  plus  puissants  monarques,  rois  des 
rois  de  ce  nouveau  monde,  et  peut-être  aussi  de  celui  que  nous  occu- 
pons, fut  l'un  des  derniers  qu'ils  détrônèrent.  L'ayant  fait  prisonnier 
dans  une  bataille,  ils  lui  imposèrent  une  rançon  excessive,  dépas- 


nu  KSSAIS  DE  MONTAIGNE. 

celle  là  fidcllcmcnl  payoi-  :  ol  aiioir  donné  par  sa  conuersation  si- 
gne d*vn  courage  franc,  libéral,  et  constant,  cl  d'vn  entendement 
net,  el  bien  composé  :  il  print  enuic  aux  vainqueurs,  après  en  auoir 
tiré  vn  million  trois  cens  vingt  cinq  mille  cinq  cens  poisant  d'or  : 
outre  l'argent,  et  autre»  ctîoses,qui  ne  monteront  pas  moins  (si  que 
leurs  chenaux  n'alloient  pins  ferrez,  que  d'or  massif)  de  voir  en- 
cores,  au  prix  de  quelque  desloyauté  que  ce  fust,  quel  pouuoit  estre 
le  reste  des  thrcsoi-s  de  ce  Roy,  et  iouyr  librement  de  ce  qu'il  auoit 
reserré.  On  luy  apposta  vue  fauce  accusation  el  preuuc  :  Qu'il  des- 
seignoit  de  faire  sousleuer  ses  prouinces,  pour  se  remettre  en  li- 
berté. Sur  quoy  par  beau  iugement,  de  ceux  mesme  qui  luy  auoient 
dressé  cette  trahison,  on  le  condamna  à  eslre  pendu  el  eslranglé 
publiquement  :  luy  ayant  faicl  lachelor  le  tourment  d'estre  brusié 
tout  vif,  par  le  baptesme  qu'on  luy  donna  au  supplice  mesme.  Ac- 
cident horrible  et  inouy  :  qu'il  soutTril  pourtant  sans  se  desmentir, 
ny  de  contenance,  ny  de  parole,  d'vne  forme  et  granité  vrayemenl 
royalle.  Et  puis,  pour  endoi-mir  les  peuples  estonnez  et  transis  de 
chose  si  eslrange,  on  contrelil  vn  grand  deuil  de  sa  mort,  et  luy 
ordonna  on  des  somplueuses  funérailles.  L'autre  Roy  de  Mexico, 
.lyanl  long  temps  défendu  sa  ville  assiégée,  et  montré  en  ce  siège 
tout  ce  que  peut  et  la  soulfraiHC,  el  la  perseuerance,  si  onques 
Prince  et  peuple  le  montra  :  el  son  malheur  l'ayant  rendu  vif,  entre 
les  mains  des  ennemis,  auec  capitulation  d'estre  traité  on  Roy  : 
aussi  ne  leur  tit-il  rien  voir  en  la  prison,  indigne  de  ce  tillro  :  ne 
Irouuaul  poinl  a|)res  cello  victoire,  tout  l'or  qu'ils  sestoienl  pro- 
mis :  «juand  ils  eurent  tout  remué,  et  tout  fouillé,  ils  se  mirent  à  en 
chercher  des  nouuelles,  par  les  plus  aspres  géhennes,  dequoy  ils  se 
peurenl  aduiscr,  sur  los  prisonniers  qu'ils  lenoienl.  Mais  pour 
n'auoir  rien  prolllé,  trouuanl  dos  courages  plus  forts  que  leurs 
tourments,  ils  en  vindrent  en  lin  à  telle  rage,  que  contre  leur  foy 
et  contn;  tout  droicl  des  gens,  ils  condanmerent  le  Roy  mosnio,  el 
Ivn  des  principaux  soigneurs  de  sa  cour  à  la  géhenne,  on  présence 
I  vn  de  l'autre.  Ce  sfigneur  se  trouuanl  forcé  de  la  douleiu',  enui- 
ronné  de  braziors  aniens,  tourna  sur  la  lin,  piteusement  sa  vcuc 
vers  son  maistre,  connut"  |tour  luy  doiuander  mercy,  de  co  qu'il  n'en 
pouuoit  plus.  Le  Roy  plantant  (ieivmenl  et  rigourousomenl  los  yeux 
sur  luy,  pour  reproche  de  sa  laschelé  et  pusillanimité,  luy  dit  seu- 
lement ces  mois,  d'vne  voix  rude  el  ferme  :  Et  moy,  suis  ie  dans  va 
bain,  Huis-ir  pa*»  |ilus  à  mon  aise  que  toy?  Celuy-là  soudain  après 
Mirromba  aux  douleurs,  cl  mourut  sur  la  place.  I.o  Roy  à  demy 
rosly,  fui  emporté  de  là.  iNon  tant  pai-  pilié  (car  quelle  pitié  loucha 


'^J 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VI.  315 

sant  tout  ce  qu'on  peut  imaginer  et  qui  fut  exactement  payée.  Pen- 
dant sa  captivité,  il  fit  preuve  d'un  caractère  franc,  libéral,  ferme 
et  d'un  esprit  juste  et  étendu.  Après  en  avoir  tiré  un  million  trois 
cent  vingt-cinq  mille  cinq  cents  écus  pesant  d'or  et,  en  outre,  de 
l'argent  et  autres  choses  ne  s'élevant  pas  à  moins  (leurs  chevaux 
n'allaient  plus  que  ferrés  d'or  massif),  l'idée  leur  vint  de  savoir  et 
de  s'approprier  ce  qui  pouvait  rester  des  trésors  de  ce  prince, 
quelle  que  fût  la  déloyauté  à  laquelle  ils  dussent  avoir  recours 
pour  en  arriver  à  leurs  fins.  A  cet  effet,  on  porta  contre  lui  une  ac- 
icusation,  à  l'appui  de  laquelle  on  produisit  des  preuves  aussi  faus- 
ses que  l'accusation  elle-même,  lui  imputant  d'avoir  conçu  de  pro- 
voquer un  soulèvement  dans  ses  états  pour  recouvrer  sa  liberté;  et, 
là-dessus,  sur  un  beau  jugement  rendu  par  ceux-là  mêmes  qui 
avaient  inventé  cette  trahison,  on  le  condamna  à  être  étranglé  et 
pendu  publiquement,  après  lui  avoir  fait  racheter  le  supplice  d'être 
brûlé  vif  par  une  acceptation  du  baptême,  qui  lui  fut  donné  sur 
le  lieu  même  de  l'exécution  ;  traitement  inouï  et  barbare  qu'il  subit 
cependant  avec  calme  et  courage,  sans  se  démentir  ni  par  son  at- 
titude, ni  par  ses  paroles  qui,  dans  la  forme  comme  dans  le  fond, 
furent  vraiment  dignes  d'un  roi.  Puis,  pour  endormir  ses  peuples 
étonnés  et  frémissants  de  faits  si  étranges,  on  affecta  un  grand 
deuil  de  sa  mort,  et  on  lui  fit  de  somptueuses  funérailles. 

De  ces  deux  rois,  l'autre  était  le  roi  de  Mexico.  Longtemps  il  dé- 
fendit sa  ville  que  les  Espagnols  assiégeaient;  et,  dans  ce  siège,  les 
assiégés  montrèrent,  plus  que  jamais  jusqu'où  peuvent  aller  la  souf- 
france et  la  persévérance  chez  un  prince  et  chez  un  peuple.  Son 
mauvais  sort  fit  qu'il  tomba  vivant  au  pouvoir  de  ses  ennemis  par 
suite  d'une  capitulation  portant  qu'il  serait  traité  en  roi;  et  autant 
de  temps  qu'il  demeura  entre  leurs  mains,  il  se  comporta  avec  toute 
la  dignité  de  son  rang.  —  Ne  trouvant  pas  après  leur  victoire  tout 
l'or  qu'ils  avaient  espéré,  les  vainqueurs,  après  avoir  tout  remué  et 
fouillé,  se  mirent  à  poursuivre  leurs  recherches  en  exerçant  sur 
leurs  prisonniers  les  plus  cruels  traitements  qu'ils  purent  inventer; 
mais,  se  heurtant  à  des  courages  plus  forts  que  leurs  supplices,  ils 
ne  réussirent  pas,  et  en  conçurent  une  telle  rage  qu'ils  en  vinrent 
à  mettre  à  la  torture,  en  présence  l'un  de  Fautre,  le  roi  lui-même 
et  l'un  des  principaux  seigneurs  de  sa  cour.  Ce  seigneur,  envi- 
ronné de  brasiers  ardents,  finit,  sous  l'effet  de  la  douleur,  par  im- 
plorer son  maître  d'un  regard  qui  faisait  pitié,  comme  pour  lui 
demander  pardon  de  ce  qu'il  ne  pouvait  plus  résister.  Le  roi,  qui 
se  trouvait  en  même  situation,  fixant  sur  lui  un  regard  sévère 
et  assuré,  en  reproche  de  sa  lâcheté  et  de  sa  pusillanimité,  lui  dit 
ces  seuls  mots  d'une  voix  ferme  et  rude  :  «  Et  moi,  suis-je  donc  dans 
un  bain;  suis-je  plus  à  mon  aise  que  toi?  »  et,  presque  aussitôt, 
succombant  à  la  douleur,  ce  seigneur  rendit  sur  place  le  dernier 
soupir.  Le  roi  fut  emporté  à  moitié  rôti  ;  non  par  commisération, 
mais  parce  que  sa  constance  faisait  ressortir  encore  davantage  tout 
l'odieux  de  la  cruauté  de  ses  bourreaux;  la  pitié  du  reste  ne  toucha 


316  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

jamais  des  âmes  si  barharos.  qui  pour  la  doubtcuse  information  de 
quelque  vase  d'or  à  pillor,  fissent  griller  deuant  leurs  yeux  vn 
homme  :  non  quvn  \\o\,  si  grand,  et  en  fortune,  et  en  mérite)  mais 
ce  fut  que  sa  constance  rendoit  de  plus  en  plus  honteuse  leur 
cruauté.  Ils  le  pendirent  depuis,  ayant  courageusement  entrepris  de 
8C  deliurcr  par  armes  d'vno  si  longue  capliuité  et  subiection  :  où  il 
fil  sa  fin  digne  d'vn  magnanime  Prince.  A  vne  autre  fois  ils  mi- 
rent brusler  pour  vn  coup,  en  mesme  feu,  quatre  cens  soixante 
hommes  tous  vifs,  les  quatre  cens  du  commun  peuple,  les  soixante 
des  principaux  seigneurs  d'vne  prouince,  prisonniers  de  guerre 
simplement.  Nous  tenons  d'eux-mcsmes  ces  narrations  :  car  ilz  ne 
les  aduouenl  pas  seulement,  ils  s'en  ventent,  et  les  preschent.  Se- 
roit-ce  pour  tesmoignage  de  leur  iustice,  ou  zelc  enuers  la  religion? 
Certes  ce  sont  voyes  trop  diuerses,  et  ennemies  d'vne  si  saincte  fin. 
S'ils  se  fussent  proposés  d'estendre  nostre  foy,  ils  eussent  considéré 
que  ce  n'est  pas  en  possession  de  terres  qu'elle  s'amplifie,  mais  en 
possession  d'hommes  :  et  se  fussent  trop  contentez  des  meurtres 
«|ue  la  nécessité  de  la  guerre  apporte,  sans  y  mesler  indifféremment 
vne  boucherie,  comme  sur  des  bestcs  saunages  :  vniuerselle,  autant 
que  le  fer  et  le  feu  y  ont  peu  attaindre  :  n'en  ayant  conscrué  par 
leur  dessein,  qu'autant  qu'ils  en  ont  voulu  faire  de  misérables  es- 
claucs,  pour  l'ouurage  et  seruice  de  leurs  minières.  Si  que  plusieurs 
des  chefs  ont  esté  punis  à  mort,  sur  les  lieux  de  leur  conqueste, 
par  ordonnance  des  Roys  de  Castille,  iuslemcnt  offencez  de  l'hor- 
reur de  leurs  deportemens,  cl  quasi  tous  desestimez  et  mal-voulus. 
Dieu  a  meritoirement  permis,  que  ces  grands  pillages  se  soient 
absorbez  i)ar  la  mer  en  les  transportant  :  ou  par  les  guerres  in- 
testines, dequoy  ils  se  sont  mangez  entrc-eux  :  et  la  plus  part  s'en- 
Icrrercnt  sur  les  lieux, -sans  aucun  fruict  de  leur  victoire.  Quant  à 
ce  que  la  r«'ceptc,  et  entre  les  mains  d'vn  Prince  mesnager,  et  pru- 
dent, respond  si  peu  à  l'espérance,  qu'on  en  donna  à  ses  prédéces- 
seurs, et  à  cette  première  abondance  de  richesses,  qu'on  rencontra 
h  l'abord  de  ces  nouueiles  terres  (car  encore  qu'on  en  retire  beau- 
coup, nous  voyons  (|ue  ce  n'est  rien,  au  prix  de  ce  qui  s'en  deuoit 
attendre)  c'est  que  l'vsage  de  la  monnoyc  estoit  entièrement  inco- 
gnu,  et  que  jtar  conséquent,  \ouv  or  se  (rouua  tout  assemblé,  n'es- 
tant en  autre  seruice,  que  de  montre,  et  de  parade,  comme  vn 
meuble  resenié  de  père  en  fils,  par  plusieurs  puissants  Roys,  qui 
espuisoient  tousiours  leurs  mines,  pour  faire  ce  grand  monceau  de 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VI.  317 

jamais  ces  âmes  barbares  qui,  pour  obtenir  une  information  dou- 
teuse sur  quelques  vases  d'or  à  piller,  ne  regardaient  pas  à  faire 
griller  sous  leurs  yeux  un  homme,  bien  plus,  un  roi  si  grand  par 
ses  mérites  et  sa  situation.  —  Plus  tard,  celui-ci  ayant  tenté  de 
s'affranchir  par  les  armes  de  la  longue  captivité  et  de  la  sujétion 
en  lesquelles  on  le  tenait,  ils  le^  pendirent  ;  et  sa  fm,  elle  aussi,  fut 
digne  d'un  prince  magnanime. 

Une  autre  fois,  ils  brûlèrent  vifs,  d'un  seul  coup,  sur  un  même 
bûcher,  quatre  cent  soixante  individus,  qui  étaient  simplement  pri- 
sonniers de  guerre;  quatre  cents  étaient  gens  du  commun  et 
soixante  comptaient  parmi  les  principaux  seigneurs  d'une  même 
province.  —  C'est  d'eux-mêmes  que  nous  tenons  ces  détails,  car 
non  seulement  ils  les  avouent,  mais  ils  s'en  vantent  et  les  crient 
bien  haut.  Est-ce  comme  témoignage  de  leur  justice  ou  par  zèle 
pour  la  religion?  quoi  qu'il  en  soit,  ce  sont  des  moyens  tout  autres 
que  ceux  qu'admet  une  si  sainte  cause,  et  elle  les  réprouve.  Si  ces 
barbares  s'étaient  proposé  de  propager  notre  foi,  ils  auraient  con- 
sidéré que  ce  n'est  pas  en  s'emparant  de  territoires  qu'elle  s'étend, 
mais  en  prenant  possession  des  hommes  ;  et  ils  se  seraient  bornés 
aux  meurtres  inévitables  qu'entraîne  la  guerre,  sans  se  hvrer  béné- 
volement à  ces  boucheries  universelles  comme  il  peut  s'en  pra- 
tiquer à  l'égard  de  bêtes  sauvages,  poussées  autant  que  le  fer  et  le 
feu  en  donnent  possibilité,  n'épargnant  de  parti  pris  que  ceux,  en 
nombre  suffisant,  dont  ils  voulaient  faire  de  misérables  esclaves, 
pour  le  service  et  l'exploitation  de  leurs  mines;  si  bien  que  plu- 
sieurs de  leurs  chefs,  déconsidérés  et  haïs  de  tous,  ont  été  punis 
de  mort,  sur  les  lieux  mêmes  de  leurs  conquêtes,  par  ordre  des  rois 
de  Castille,  justement  offensés  par  l'horreur  de  ces  actes  abomina- 
bles. Dieu  a  permis  avec  justice  que  les  produits  de  ces  pillages  en 
grand  aient  été  engloutis  par  la  mer  pendant  qu'on  les  transpor- 
tait en  Europe,  ou  dans  '■  des  guerres  intestines  où  ces  brigands  se 
sont  dévorés  les  uns  les  autres  ;  la  plupart  ont  péri  sur  place,  sans 
tirer  aucun  fruit  de  leur  victoire. 

L'or  par  lui-même  n'est  pas  une  richesse,  il  ne  le  devient 
que  s'il  est  mis  en  circulation.  —  Quant  à  ce  qui,  de  ces  tré- 
sors, est  parvenu  en  Espagne,  bien  qu'entre  les  mains  d'un  prince 
bon  et  sage  administrateur,  les  résultats  qu'ils  ont  donnés,  n'ont 
pas  confirmé  les  espérances  qu'en  avaient  conçues  ses  prédécesseurs, 
et  que  devait  produire  cette  profusion  de  richesses  d'abord  rencon- 
trées sur  ce  nouveau  continent;  car,  bien  qu'encore  ces  résultats 
aient  été  considérables,  ils  ne  sont  rien  auprès  de  ceux  qu'on  en 
,  pouvait  attendre.    Cette   déception   doit  être  attribuée  à  ce  que 
'  l'usage  de  la  monnaie  était  complètement  inconnu  dans  ces  con- 
trées; par  suite  tout  leur  or,  ne  servant  que  pour  en  faire  montre 
let  parade  comme  il  arrive  d'un  objet  mobilier  qui  se  transmet  de 
!  père  en  fils,  se  trouvait  avoir  été  réuni  entre  les  mains  de  quelques 
grands  potentats  qui  en  épuisaient  complètement  les  mines  pour  en 
fabriquer  cet  immense  monceau  de  vases  et  de  statues  employés  à 


318  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

vases  cl  statues,  à  l'ornement  de  leurs  palais,  et  de  leurs  temples  : 
au  lieu  que  nostre  or  est  tout  en  emploite  et  en  commerce.  Nous  le 
menuisons  et  altérons  en  mille  formes,  Pespandons  et  dispersons. 
Imaginons  que  nos  Roys  amoncelassent  ainsi  tout  l'or,  qu'ils  pour- 
roienl  trouuor  en  plusieurs  siècles,  et  le  gardass«MU  immobile. 
Ceux  du  royaume  de  Mexico  esloienl  aucunement  plus  ciuilisez, 
et  plus  artistes,  que  n'estoienl  les  autres  nations  de  là.  Aussi  iu- 
jçeoient-ils,  ainsi  que  nous,  que  rvniucrs  fust  proche  de  sa  fin  :  et 
en  prindrent  pour  sif^ne  la  désolation  que  nous  y  apporlasmes.  Ils 
troyoyent  que  l'cstre  du  monde,  se  départ  en  cinq  aages,  et  en  la 
vie  de  cinq  soleils  consécutifs,  desquels  les  quatre  auoient  desia 
fourny  leurs  temps,  et  que  celuy  qui  leur  esclairoit,  estoit  le  cin- 
quiesnie.  Le  premier  peiil  auec  toutes  les  autres  créatures,  par 
vniuerselle  inondation  d'eaux.  Le  second,  par  la  cheute  du  ciel  sur 
nous,  qui  estouiïa  toute  chose  viuante  :  auquel  aage  ils  assignent 
les  géants,  et  en  firent  voir  aux  Espagnols  des  ossements;  à  la  pro- 
portion desquels,  la  stature  des  hommes  reuenoit  à  vingt  paumes 
de  hauteur.  Le  troisiesme,  par  feu,  qui  embrasa  et  consuma  tout. 
Le  quatriesme,  par  vne  émotion  d'air,  et  de  vent,  qui  abbatit  ius- 
ques  à  plusieurs  montaignes  :  les  hommes  n'en  moururent  point, 
mais  ils  furent  changez  en  magots  (quelles  impressions  ne  souffre 
la  lascheté  de  l'humaine  créance!)  Apres  la  mort  de  ce  quatriesme 
soleil,  le  monde  fut  vingt-cinq  ans  en  perpétuelles  ténèbres.  Au 
quinzicsuH;  desquels  fut  créé  vn  homme,  et  vne  femme,  qui  refirent 
l'humaine  race.  Dix  ans  après,  à  certain  de  leurs  iours,  le  soleil 
parut  nouuellement  créé  :  et  commence  depuis,  le  compte  de  leurs 
années  par  ce  ionr  là.  Le  troisiesme  iour  de  sa  création,  moururent 
les  Dieux  anciens  :  les  nouueaux  sont  nays  depuis  du  iour  à  la 
ioumee.  Ce  qu'ils  estiment  de  la  manière  que  ce  dernier  soleil  pe- 
rirai  mon  autheur  n'en  a  rien  appris.  Mais  leur  nombre  de  ce  qua- 
triesme changement,  renconti-e  à  cette  gi*ande  conionclion  des 
astres,  qui  produisit  il  y  a  huict  cens  tant  d'ans,  selon  que  les  as- 
Irolugiens  estiment,  plusieurs  grandes  altérations  et  nouuelletez  au 
monde,  yuant  à  la  pompe  et  magnificence,  par  où  ie  suis  entré 
en  ce  pro|>os,  ny  (;raîce,  ny  Rome,  ny  Mgypie,  ne  peut,  soit  en  vli- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VI.  319 

l'ornement  de  leurs  palais  et  de  leurs  temples;  tandis  que  chez  nous, 
nous  le  faisons  servir  à  des  acquisitions  et  au  commerce;  nous  le 
travaillons,  nous  lui  donnons  mille  formes  sous  lesquelles  il  se  rt- 
pand  et  se  disperse.  Imaginons  que  nos  rois  aient  de  même  amon- 
celé tout  l'or  qu'ils  ont  pu  amasser  durant  des  siècles  et  qu'ils 
l'aient  gardé  immobilisé,  ce  qui  s'est  produit  chez  ces  peuples  se 
reproduirait  chez  nous. 

Les  Mexicains  croyaient  à  cinq  âges  du  monde  et  pen- 
saient se  trouver  dans  le  dernier  quand  les  Espagnols 
vinrent  les  exterminer.  —  Les  Mexicains  étaient  quelque  peu 
plus  civilisés  que  les  autres  peuples  de  cette  partie  du  monde  et 
plus  avancés  dans  les  arts.  Ils  avaient,  comme  elle  a  existé  chez 
nous,  la  croyance  que  l'univers  touche  à  safln,  et  la  désolation  que 
nous  avons  apportée  chez  eux  en  fut  considérée  comme  un  signe 
précurseur.  Ils  pensaient  que  l'existence  du  monde  comporte  cinq 
phases,  formées  chacune  par  l'existence  de  soleils  en  nombre  égal 
et  devant  se  succéder,  desquels  quatre  auraient  déjà  fourni  leur 
temps  et  dont  le  cinquième  est  celui  qui  nous  éclaire.  Le  premier 
de  ces  soleils  fut  détruit,  avec  toutes  les  créatures  existantes,  à  la 
suite  d'un  déluge  universel.  Le  second,  par  la  chute  du  ciel  qui 
étouffa  tout  ce  qui  avait  vie  :  cet  âge  fut  celui  des  géants,  dont  on 
montrait  aux  Espagnols  des  ossements  qui,  comparés  à  ceux  de 
l'homme,  leur  assignent  une  taille  de  vingt  palmes  de  hauteur.  Le 
troisième  prit  fin  par  le  feu  qui  embrasa  et  consuma  tout.  Le  qua- 
trième, par  un  cyclone  d'air  et  de  vent  qui  alla  jusqu'à  niveler  des 
montagnes;  les  hommes  n'en  moururent  pas,  mais  furent  changés 
en  magots  (quelles  impressions  la  crédulité  humaine,  dans  sa  fai- 
blesse, n'est-elle  pas  susceptible  de  recevoir!).  Quand  périt  ce  qua- 
trième soleil,  le  monde  demeura  pendant  vingt- cinq  ^ns  plongé 
dans  les  ténèbres  :  la  quinzième  année  de  cette  période,  furent  créés 
un  homme  et  une  femme  qui  reconstituèrent  la  race  humaine;  dix 
ans  après  cette  création,  apparut  un  jour  un  nouveau  soleil  qui 
venait  d'être  créé  ;  c'est  de  ce  moment  que  ces  peuples  font  dater 
les  années  par  lesquelles  ils  comptent.  Trois  jours  après  la  créa- 
tion de  ce  dernier  soleil,  les  dieux  anciens  moururent;  puis,  du 
jour  au  lendemain,  naquirent  ceux  qui  existent  actuellement.  — 
L'auteur  de  ces  renseignements  ne  sait  pas  ce  qu'ils  supposent  de 
la  manière  dont  ce  soleil  prendra  fin;  mais  nous  touchons  à  cette 
grande  conjonction  des  astres,  à  laquelle  a  été  due,  il  y  a  huit  cents 
et  tant  d'années,  le  quatrième  bouleversement  qui  a  précédé  la  pé- 
riode actuelle  et  qui,  d'après  les  astrologues,  doit  amener  des  per- 
turbations considérables  dans  le  monde  et  être  le  point  de  départ 
d'un  nouvel  ordre  de  choses. 

La  route  de  Quito  à  Cusco  au  Pérou  surpasse  à  tous 
égards  n'importe  quel  ouvrage  qui  ait  été  exécuté  en 
Grèce,  à,  Rome,  ou  en  Egypte.  —  La  pompe  et  la  magnificence 
qui  se  rencontraient  dans  ces  pays  et  qui  m'ont  conduit  à  aborder 
ce  sujet,  étaient  telles,  que  ni  la  Grèce,  ni  Rome,  ni  l'Egypte  ne 


320  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

lit»',  ou  difficuUé,  ou  noblesse,  oompaier  aucun  de  ses  ouurages 
au  chemin  qui  se  voit  au  Peru,  dressé  par  les  Roys  du  païs,  depuis 
la  ville  de  {iu'iin,  lusques  à  telle  de  Cuseo  (il  y  a  trois  cens  lieuës) 
droit,  vny,  larjje  de  vinf^t-einq  pas,  paué,  reueslu  de  coslr  et  d'au- 
tn'  de  belles  et  hautes  murailles,  et  Iclong  d'icelles  par  le  dedans, 
deux  ruisseaux  perenues,  bordez  de  beaux  arbre.s,  qu'ils  nomment, 
Moly.  Où  ils  ont  trouué  des  monlaigncs  et  rochers,  ils  les  ont  tail- 
lez et  applanis,  et  comblé  les  fondrières  de  pierre  et  chaux.  Au 
chef  de  «basque  iournee,  il  y  a  de  beaux  palais  fournis  de  viures, 
de  vestemcnts,  et  d'armes,  tant  pour  les  voyageurs,  que  pour  les 
armées  qui  ont  à  y  passer.  En  l'estimation  de  cet  ouurage,  i'ay 
«omplé  la  difliculté,  qui  est  particulièrement  considérable  en  ce 
lieu  là.  Ils  ne  baslissoient  point  de  mondres  pierres,  que  de  dix 
pieds  en  carré  :  ils  n'auoient  autre  moyen  de  charrier,  qu'à  force 
de  bras  en  traînant  leur  ch.irgc  :  et  pas  seulement  l'art  d'eschaffau- 
der  :  ny  sçachants  autre  linesse,  que  de  hausser  autant  de  terre, 
contre  leur  bastiment,  comme  il  s'esleue,  pour  i'oster  après.  Re- 
tombons à  nos  coches.  En  leur  place,  et  de  toute  autre  voiture,  ils 
se  faisoient  porter  par  les  hommes,  et  sur  les  espaules.  Ce  dernier 
Roy  du  Peru,  le  iour  qu'il  fut  pris,  estoit  ainsi  porté  sur  des  bran- 
cars  d'or,  et  assis  dans  vne  chaize  d'or,  au  milieu  de  sa  bataille. 
.\utant  qu'on  tuoit  de  ces  porteurs,  pour  le  faire  choir  à  bas,  car  on 
le  vouloit  prendre  vif,  autant  d'autres,  et  à  Tenuy,  prenoient  la 
place  des  morts  :  de  façon  qu'on  ne  le  peut  onques  abbalro,  quel- 
que meurtre  «ju'on  list  de  ces  gens  là,  iusques  à  ce  quvn  homme 
de  chenal  l'alla  saisir  au  corps,  et  l'aualla  par  terre. 


CHAPITRE   VII. 
De  l'incommodité  de  la  grandeur. 

PvisQVE  nous  ne  la  pouuons  aueindrc,  vengeons  nous  à  en  mes- 
dire.  Si  n'est-ce  pas  entifcemcnl  mesdire  de  quelque  chose,  d'y 
Irouuer  des  dcffauts:  il  scn  lr<»uuc  en  toutes  choses,  pour  belles  et 
désirables  qu'elles  soyenl.  En  gênerai,  elle  a  cet  cuident  auantagc, 
qu'elle  »<;  raualle  «piand   il  hiv  plaist,  et  qu'à  peu  pi'es,  elle  a  le 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VI.  321 

présentent  d'ouvrages  aussi  grandioses,  aussi  utiles  et  qui  aient  été 
d'exécution  aussi  difficile  que  cette  route  qui  existe  au  Pérou,  œu- 
vre des  rois  du  pays,  qui  va  de  la  ville  de  Quito  à  celle  de  Cusco 
que  sépare  une  distance  de  trois  cents  lieues.  Elle  est  en  droite 
ligne,  plane,  large  de  vingt-cinq  pas,  pavée,  encadrée  de  chaque 
coté  de  hautes  et  belles  murailles  le  long  desquelles,  à  l'intérieur, 
coulent  continuellement  deux  ruisseaux  d'eau  vive;  elle  est  bordée 
de  beaux  arbres,  qu'on  nomme  molly.  Là  où,  en  la  construisant,  on 
s'est  heurté  à  des  montagnes  ou  à  des  rochers,  on  les  a  entaillés  ou 
aplanis;  là'  où  l'on  a  eu  affaire  à  des  bas-fonds,  ils  ont  été  comblés 
par  de  la  maçonnerie.  En  fin  de  chaque  journée  de  marche,  sont  de 
beaux  bâtiments,  renfermant  des  approvisionnements  de  vivres,  de 
vêtements  et  d'armes,  tant  pour  les  voyageurs  que  pour  les  armées  qui 
la  suivent.  Pour  bien  apprécier  la  valeur  de  cet  ouvrage,  il  faut  tenir 
compte  de  la  difficulté  vainbue  qui  a  été  particulièrement  grande  ; 
on  y  a  fait  emploi  de  pierres  de  taille,  dont  les  moindres  n'avaient 
pas  moins  de  dix  pieds  de  côté  ;  faute  d'autres  moyens  de  transport, 
il  a  fallu  les  charrier  à  force  de  bras;  pour  les  mettre  en  place, 
comme  ils  ne  connaissaient  pas  l'art  des  échafaudages,  on  établis- 
sait simplement,  contre  les  bâtiments  que  l'on  élevait,  des  ranipes 
en  terre  qu'on  enlevait  une  fois  le  travail  achevé. 

Pour  en  revenir  aux  chars,  ils  étaient  inconnus  dans  le 
nouveau  monde.  —  Pour  revenir  à  nos  chars,  c'était  chose  incon- 
nue dans  le  nouveau  monde  ;  on  y  suppléait,  ainsi  qu'à  toute  autre  es- 
pèce de  voitures,  par  des  hommes  qui  vous  portaient  sur  leurs  épau- 
les. —  Le  jour  où  le  dernier  roi  du  Pérou  fut  fait  prisonnier,  il  était 
ainsi  porté,  au  milieu  du  combat,  sur  des  brancards  d'or,  assis  sur 
un  siège  d'or.  On  voulait  le  prendre  vivant,  et,  autant  on  tuait  de 
ses  porteurs  pour  le  faire  tomber,  autant  s'en  trouvaient  d'autres 
qui,  rivalisant  de  zèle,  prenaient  la  place  des  morts,  si  bien  qu'on 
ne  pu  le  jeter  à  bas,  quelque  carnage  qu'on  fît  de  ses  gens,  jus- 
qu'à ce  qu'un  cavalier,  se  portant  à  lui,  le  saisit  et  le  précipita  à 
terre. 


CHAPITRE    VII. 

Des  inconvénients  des  grandeurs. 

Qui  connaît  les  grandeurs  et  leurs  incommodités,  peut 
les  fuir  sans  beaucoup  d'efforts  ni  grand  mérite.  —  Puisque 
nous  ne  pouvons  atteindre  aux  grandeurs,  vengeons-nous  en  médi- 
sant d'elles;  d'ailleurs,  ce  n'est  pas  absolument  médire  d'une  chose 
que  d'y  trouver  des  défauts;  il  y  en  a  dans  tout,  si  beau,  si  désirable 
que  ce  soit.  En  général,  les  grandeurs  ont  cet  avantage  incontestable, 
c^u'elles  peuvent  s'abaisser  autant  que  cela  plaît,  et  qu'il  est  loisible 

ESSAIS  DE  MONTAIGNE.  —  T.  III.  21 


32Î  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

choix,  (le  Iviic  cl  laiitre  condition.  Car  on  ne  tombe  pas  de  toute 
hauteur,  il  en  est  plus,  desiiuelles  on  peut  descendre,  sans  tomber. 
Bien  me  semble-il,  que  nous  la  faisons  trop  valoir  :  et  trop  valoir 
aussi  la  resolution  de  ceux  que  nous  auons  ou  veu  ou  ouy  dire, 
Taucir  mcsprisee, ou  sen  estre  desmis,  de  leur  propre  dessein.  Son 
essence  n'est  pas  si  euidemment  commode,  qu'on  ne  la  puisse  refu- 
ser sans  miracle,  le  Irouue  l'effort  bien  difficile  à  la  souffrance  des 
maux,  mais  au  contentement  d'vne  médiocre  mesure  de  fortune,  et 
fuite  de  la  grandeur,  i'y  trouue  fort  peu  d'affaire.  C'est  vne  vertu, 
ce  me  semble,  où  moy,  qui  ne  suis  qu'vn  oyson,  arriuerois  sans 
beaucoup  de  contention.  Que  doiuent  faire  ceux,  qui  mettroient 
encores  en  considération,  la  gloire  qui  accompagne  ce  refus,  auquel 
il  peut  escheoir  plus  d'ambition,  qu'au  désir  mesme  et  iouyssance  de 
la  grandeur?  D'autant  que  l'ambition  ne  se  conduit  iamais  mieux 
selon  soy,  que  par  vne  voye  esgaree  et  inusitée.  l'aiguise  mon 
courage  vers  la  patience,  ic  l'affoiblis  vers  le  désir.  Autant  ay-ie  à 
souhaitter  qu'vn  autre,  et  laisse  à  mes  souhaits  autant  de  liberté  et 
d'indiscrétion  :  mais  pourtant,  si  ne  m'est-il  iamais  aduenu,  de  sou- 
haitter ny  empire  ny  royauté,  ny  remincnce  de  ces  hautes  fortunes 
et  commanderesses.  le  ne  vise  pas  de  ce  costé  là  :  ie  m'aime  trop. 
Quand  ie  pense  à  <Toistre,  c'est  bassement  :  dvne  accroissance  con- 
trainte et  couarde  :  proprement  pour  moy  :  en  resolution,  en  pru- 
dence, en  santé,  en  beauté,  et  en  richesse  encore.  Mais  ce  crédit, 
cette  auctorité  si  puissante,  foule  mon  imagination.  Et  tout  à  l'op- 
positc  de  l'autre,  m'aymerois  à  l'auanture  mieux,  deuxiesme  ou 
troisiesme  à  Perigueux,  que  premier  à  Paris  :  au  moins  sans  men- 
tir, mieux  troisiesme  à  Paris,  que  premier  en  charge,  le  ne  veux  ny 
débattre  auer  vn  huissier  de  porte,  misérable  incogini  :  ny  faire 
fendre  en  adoration,  les  presses  où  ie  passe,  le  suis  duil  à  vn  estage 
moyen,  comme  par  mon  sort,  aussi  par  mon  goust.  Et  ay  montré  en 
la  conduitte  de  ma  vie,  et  de  mes  entreprinses,  que  iay  plustosl 
fuy,  qu'autrement,  d'eniamber  par  dessus  le  degré  de  fortune,  au- 
quel Dieu  logea  ma  naissance.  Toute  constitution  natin-elle,  est  pa- 
reillement iuste  «'t  aysec.  l'ay  ainsi  l'ame  poitrone,  que  ie  ne  me- 
sure pas  la  bonne  fortune  selon  sa  hauteur,  ie  la  mesure  selon  sa 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VII.  323 

à  qui  en  jouit  de  choisir  la  condition  qui  lui  convient,  car  on  tombe 
rarement  de  toute  sa  hauteur  et  les  grandeurs  dont  on  peut  descen- 
dre sans  tomber  existent  en  plus  grand  nombre  que  les  autres.  — 
J'estime  que  nous  faisons  des  grandeurs  plus  de  cas  qu'elles  ne  va-  \ 
lent,  et  qu'aussi  nous  estimons  au-dessus  de  sa  juste  valeur  la  ré-     , , 
solution  que  nous  voyons  prendre,  ou  que  nous  entendons  dire  avoir  , 
été  prise,  par  ceux  qui  les  méprisent  ou  qui  y  renoncent  de  leur 
propre  mouvement;  elles  ne  sont  pas,  par  essence,  tellement  avan- 
tageuses, que  de  s'y  dérober  soit,  par  lui-même,  un  acte  si  mer- 
veilleux. Je  trouve  bien  difficile  l'effort  nécessaire  pour  résister  à 
la  souffrance  que  les  maux  nous  causent,  mais  ce  me  paraît  une  petite  [  ^ 
affaire  que  de  se  contenter  d'une  médiocre  situation  de  fortune  et  i  ^ 
de  fuir  les  grandeurs;  c'est  une  vertu  à  laquelle,  moi,  qui  ne  suis  '  -' 
qu'un  oison,  j'arriverais,  je  "crois,  sans  avoir  à  me  contraindre  beau- 
coup; combien  donc  il  en  doit  peu  coûtera  ceux  chez  lesquels  entre 
en  ligne  de  compte  la  considération  que  nous  vaut  d'ordinaire  ce 
refus,  qui  peut  être  dicté  par  une  ambition  plus  grande  que  le  désir 
qu'on  peut  avoir  des  jouissances  qu'elles  donnent,  d'autant  que  l'am- 
bition n'est  jamais  plus  conséquente  avec  elle-même  que  lorsqu'elle 
emploie  des  voies  détournées  et  inusitées. 

Montaigne  n'a  jamais  souhaité   de  postes  très  élevés; 
une  vie  douce  et  tranquille  lui  convient  bien  mieux  qu'une 
vie  agitée  et  glorieuse.  —  Je  m'efforce  de  devenir  patient  et  de , 
modérer  mes  désirs;  j'ai  tout  autant  à  souhaiter  qu'un  autre,  et, 
dans  les  souhaits  que  je  forme,  j'apporte  autant  de  liberté  et  n'y 
mets  pas  plus  de  discrétion  que  qui  que  ce  soit;  cependant,  il  ne 
m'est  jamais  arrivé  de  souhaiter  ni  royaume,  ni  empire,  non  plus 
que  d'arriver  à  d'éminentes  situations  qui  donnent  le  commande- 
ment; ce  n'est  pas  là  ce  que  je  vise,  je  m'aime  trop  pour  cela.  Quand   )  b 
je  rêve  d'accroître  mon  importance,  mes  visées  n'ont  rien  d'élevé;     l, 
modestes  et  timorées  comme  le  comporte  mon  caractère,  elles  ne 
s'appliquent  qu'aux  progrès  que  je  puis  faire  en  décision,  prudence, 
santé,  beauté  et  même  en  richesses;  mais  je  ne  songe  à  m'élever 
lîTën  cfédîtjhi  en  autorité  pour  arriver  à  pouvoir  davantage;  l'idée  [  -> 
seule  en  écrase  mon  imagination.  Au  contraire  de  cet  autre,  je  '  - 
préférerais  être  le  deuxième  ou  le  troisième  à  Périgueux,  que  le 
premier  à  Paris  ou  au  moins,  sans  mentir,  le  troisième  à  Paris  que    ç  , 
d'y  être  le  premier  en  charge.  Je  ne  veux  pas  plus,  comme  un  mi-   '^' 
sérable  inconnu,  avoir  à  me  débattre  aux  portes  avec  un  huissier,  | 
que  de  faire  que  s'ouvrent,  sur  mon  passage,  les  foules  en  adora-',  ^) 
tion.  Je  suis  habitué  à  une  situation  moyenne,  aussi  bien  du  fait 
du  sort  que  par  goût,  et  ai  montré  par  la  conduite  que  j'ai  tenue 
dans  le  cours  de  ma  vie  et  parce  que  j'ai  entrepris,  que  j'ai  plutôt, 
fui  que  désiré  m'élever  au-dessus  du  degré  de  fortune  où  Dieu  m'ai 
fait  naître;  en  tout,  s'en  tenir  à  l'ordre  établi  par  la  nature,  est' 
chose  à  la  fois  juste  et  facile.  J'ai  l'âme  poltronne  au  point  que  je  |  ;^ 
ne  mesure  pas  le  succès  parla  hauteur  à  laquelle  il  nous  place,  mais!  ^ 
à  la  facilité  avec  laquelle  il  s'obtient. 


324  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

facilité.  Mais  si  ie  ii'ay  point  le  cœur. gros  assez,  ie  l'ay  à  l'equi- 
pollonl  ouuert,  et  qui  m'ordonne  de  publier  hardiment  sa  foiblesse. 
Oui  me  donneroit  à  conférer  la  vie  de  L.  Thorius  Balbus,  gallant 
homme,  beau,  sçauant,  sain,  entendu  et  abondant  en  toute  sorte  de 
commoditez  et  plaisirs,  conduisant  vue  vie  tranquille,  et  toute 
sienne,  l'ame  bien  préparée  contre  la  mort,  la  supei*stition,  les  dou- 
leurs, et  autres  encombriers  de  l'humaine  nécessité,  mourant  en  fin 
en  bataille,  les  armes  en  la  main,  pour  la  défense  de  son  pais,  d'vne 
part  :  et  d'autre  part  la  vii^  de  M.  Regulus,  ainsi  grande  et  hau- 
taine, que  chascun  la  cognoist,  et  sa  fin  admirable  :  l'vne  sans  nom, 
sans  dignité  :  l'autre  exemplaire  et  glorieuse  à  mcrueilles  :  i'en  di- 
roy  certes  ce  qu'en  dit  Cicero,  si  ie  sçauoy  aussi  bien  dire  que  luy. 
Mais  s'il  me  les  falloit  coucher  sur  la  mienne,  ie  diroy  aussi,  que  la 
première  est  autant  selon  ma  portée,  et  selon  mon  désir,  que  ie  con- 
forme à  ma  portée,  comme  la  seconde  est  loing  au  delà.  Qu'à  cette 
cy,  io  ne  puis  aduenir  que  par  vénération  :  i'aduiendroy  volontiers  à 
l'autre  par  vsage.  Retournons  à  nostre  grandeur  temporelle,  d'où 
nous  sommes  partis.  le  suis  desgousté  de  maistrise,  et  actiue  et  pas- 
siue.  Otanez  l'vn  des  sept,  (jui  auoient  droit  de  prétendre  au  royaume 
de  Perse,  print  vn  party,  que  l'eusse  prins  volontiers  :  c'est  qu'il  quitta 
à  ses  compagnons  son  droit  d'y  pouuoir  arriuer  par  élection,  ou  par 
sort  :  pourueu  que  luy  et  les  siens,  vescussent  on  cet  empire  hors  de 
toute  subiection  et  maistrise,  sauf  celle  des  loix  antiques  :  et  y 
eussent  toute  liberté,  qui  ne  porteroit  preiudice  à  icelles  :  impatient 
de  commander,  comme  d'estre  commandé.  Le  plus  aspre  et  diffi- 
cile meslier  du  monde,  à  mon  gré,  c'est,  faire  dignement  le  Roy. 
l'excuse  plus  de  leurs  fautes,  qu'on  ne  fait  communément,  en  consi- 
dération de  l'horrible  poix  de  leur  charge,  qui  m'estonne.  Il  est 
difficile  de  garder  mesure,  à  vnc  puissance  si  desmesuree.  Si  est-ce 
que  c'est  enuers  ceux-mesmcs  qui  sont  de  moins  excellente  nature, 
vne  singulière  incitation  à  la  vertu,  d'estre  logé  en  tel  lieu,  où  vous 
ne  faciez  aucun  bien,  qui  ne  soit  mis  en  registre  et  en  compte  :  et 
où  le  moindre  bien  faire,  porte  sur  tant  de  gens  :  et  où  vostre  suf- 
fisance, comme  celle  des  prescheurs,  s'adresse  principallement  au 
peuple,  iuge  peu  exacte,  facile  à  piper,  facile  à  contenter.  Il  est  peu 
de  chose»,  ausquelles  nous  puissions  donner  le  iugcment  syncere, 
par  ce  qu'il  en  est  peu,  ausqucllcs  en  quelque  façon  nous  n'ayons 
particulier  interesl.  La  supériorité  et  infériorité,  la  maistrise,  et  la 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VII.  325 

Si  mon  cœur  n'a  pas  de  hautes  visées,  en  revanche  il  est  franc  !  C^ 
et  veut  que  je  reconnaisse  hardiment  son  hnmilité.  —  L.  Thorius  ' 
Balbus  a  été  un  galant  homme,  beau,  doué  d'une  bonne  santé,  en- 
tendu dans  tous  les  plaisirs  et  commodités  de  la  vie  dont  il  a  lar- 
gement joui;  il  a  vécu  tranquille,  n'ayant  en  vue  que  sa  propre  sa- 
tisfaction, l'âme  bien  préparée  contre  la  mort,  les  superstitions,  la 
douleur  et  autres  misères  que  l'homme  ne  peut  éviter;  pour  ache- 
ver, il  a  fini  les  armes  à  la  main,  sur  un  champ  de  bataille,  pour 
la  défense  de  son  pays. 

Si  j'avais  à  établir  un  parallèle  entre  cette  existence  et  celle 
de  M.  Régulus  que  chacun  connaît,  si  grande,  de  si  haute  vertu, 
couronnée  par  une  fin  admirable;  l'une  sans  nom,  sans  éclat;  l'au- 
tre exemplaire  et  glorieuse  au  delà  de  toute  expression,  j'en  par- 
lerais certainement  comme  a  fait  Cicéron,  si  je  savais  aussi  bien 
dire  que  lui.  Mais  s'il  me  fallait  prendre  l'une  ou  l'autre  pour  mo- 
dèle, je  dirais  que  la  première  est  autant  dans  mes  moyens  et  selon 
mes  désirs  que  je  règle  sur  ces  moyens,  que  l'autre  les  dépasse  et 
de  beaucoup;  je  ne  puis  que  vénérer  celle-ci,  tandis  que  je  me  ré- 
soudrais volontiers  à  vivre  celle-là. 

Revenons  aux  grandeurs  de  ce  monde  dont  nous  parlions.  Que 
je  l'exerce  ou  que  je  la  subisse,  la  domination  n'est  pas  dans  mes  ' 
goûts.  —  Otanez,  l'un  des  sept  seigneurs  de  Perse  qui  pouvaient 
aspirer  à  l'empire,  adopta  un  parti  que  j'aurais  moi-même  pris 
volontiers.  Il  céda  à  ses  compagnons  son  droit  de  concourir  à  la 
souveraineté,  soit  par  l'élection,  soit  par  le  sort,  sous  condition 
que  lui  et  les  siens  vivraient  sur  le  territoire  de  l'empire  indépen- 
dants de  toute  obligation,  sans  que  personne  ait  autorité  sur  eux; 
qu'ils  ne  seraient  tenus  qu'à  l'observation  des  lois  anciennes  et 
jouiraient  de  toute  liberté  n'y  portant  pas  atteinte  :  il  était  aussi  peu 
porté  à  commander  qu'à  être  commandé. 

Il  est  très  porté  à,  excuser  les  fautes  des  rois,  parce  que 
leur  métier  est  des  plus  difficiles;  on  leur  cède  en  tout, 
ils  n'ont  même  pas  la  satisfaction  de  la  difficulté  vaincue. 
—  Le  plus  pénible  et  le  plus  difficile  métier  de  ce  monde  est,  sui- 
vant moi,  d'être  un  roi  digne  de  ce  rang.  J'excuse  plus  leurs  fautes 
qu'on  ne  le  fait  généralement,  parce  que  je  considère  l'énorme  far- 
deau dont  ils  ont  la  charge  et  que  j'en  suis  étonné.  Il  est  difficile  de 
conserver  de  la  mesure  dans  l'exercice  d'une  puissance  aussi  déme- 
surée, quoique  ce  soit  un  singulier  encouragement  à  la  vertu  pour 
ceux  mêmes  qui  ne  sont  pas  parfaitement  doués  par  la  nature,  que 
d'être  dans  une  situation  où  tout  ce  que  vous  pouvez  faire  de  bien 
est  noté  et  enregistré,  où  tant  de  gens  aspirent  à  participer  au 
moindre  de  vos  bienfaits,  et  où  votre  capacité,  comme  celle  des 
prédicateurs,  est  soumise  surtout  à  l'appréciation  du  peuple,  mau-  '  'N 
vais  juge  en  la  matière,  facile  à  tromper  comme  à  contenter.  Il  est  !\/w 
peu  de  choses  sur  lesquelles  nous  pouvons  émettre  un  jugement 
sincère,  parce  qu'il  en  est  peu  auxquelles  nous  n'ayons  de  quelque 
façon  un  intérêt  particulier.  La  supériorité  et  l'infériorité,  le  maître 


326  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

sabicction,  sont  obligées  à  \ne  naturelle  enuie  et  conleslalion  :  il 
faut  qu'elles  s'entrcpillenl  porpetuellement.  le  ne  crois  ny  l'vne  ny 
l'auln",  des  drolcts  de  sa  compagne  :  laissons  en  dire  à  la  raison, 
qui  est  inflexible  et  impassible,  quand  nous  en  pourrons  finer.  le 
feuiUetois  il  n'y  a  pas  vn  mois,  deux  liures  Escossois,  se  combat- 
tans  sur  re  subiect.  Le  populain^  rend  le  [Roy  de  pire  condition 
qu'vn  obanvtier,  le  monarchique  le  loge  ({uelques  brasses  au  des- 
sus de  Dieu,  en  puissance  et  souueraineté.  Or  Tincommodité  de 
la  gramieur,  (juc  iay  pris  icy  à  remorquer,  par  quelque  occasion 
qui  vient  de  m'en  aduerlir,  est  celle-cy.  11  n'est  à  l'auanture  rien 
plus  plaisant  au  commerce  des  hommes,  que  les  essais  que  nous 
Taisons  les  vns  contre  les  autres,  par  ialousie  d'honneur  et  de  va- 
leur, soit  aux  exercices  du  corps  ou  de  l'esprit  :  ausquels  la  gran- 
deur souueraiue  n'a  aucune  vraye  part.  A  la  vérité  il  m'a  semblé 
souuent,  qu'à  force  de  respect,  on  y  traicte  les  Princes  desdaigneu- 
sement  et  iniurieusement.  Car  ce  dequoy  ie  moffençois  infîniement 
en  mon  enfance,  que  ceux  qui  s'exerçoient  auec  moy,  espargnassent 
de  s'y  employer  à  bon  escient,  pour  me  trouuer  indigne  contre  qui 
ils  s'efforçassent  :  c'est  ce  qu'on  voit  leur  aduenir  tous  les  iours, 
chacun  se  trouuant  indigne  de  s'elTorcer  contre  eux.  Si  on  reco- 
gnoist  qu'ils  ayent  tant  soit  peu  d'affection  à  la  victoire,  il  n'est  ce- 
luy,  qui  ne  sa  trauaille  à  la  leur  prcster  :  et  qui  n'ayme  mieux  tra- 
hir sa  gloire,  que  d'offenser  la  leur.  On  n'y  employé  qu'autant 
d'effort  qu'il  en  faut  pour  seruir  à  leur  honneur.  Quelle  part  ont  ils 
à  la  meslee,  en  l<i(iuelle  chacun  est  pour  eux'?  Il  me  semble  voir  ces 
paladins  du  temps  passé,  se  pi-esentans  aux  ioustes  et  aux  combats, 
auec  des  corps,  et  des  armes  faces.  Brisson  courant  contre  Alexan- 
dre, se  feignit  en  la  course  :  Alexandre  l'en  tança  :  mais  il  luy  en 
dcuoit  fain;  donner  le  fouet.  Pour  cette  considération,  Carneades 
disoit,  que  les  enfans  des  Princes  n'apprennent  rien  à  droict  qu'à 
manier  des  chenaux  :  d'autant  qu'en  tout  autre  exercice,  chacun 
tlcschit  soubs  eux,  et  leur  donne  gaigné  :  mais  vn  cheual  qui  n'est 
ny  flatcur  n>  courtisan,  verse  le  fils  du  Roy  par  terre,  comme  il  fe- 
roil  le  fils  d'vn  crorheteur.  Homère  a  esté  contrainct  de  consen- 
tir que  Venus  fut  blessée  au  combat  de  Troyc,  vne  si  douce  .sainctc 
et  si  délicate,  pour  luy  donner  du  courage  et  de  la  hardiesse,  qua- 
litezqui  ne  tomlM>nt  au<unement  en  ceux  qui  sont  exempts  de  dan- 
ger. Ou  fait  courroucer,  craindre,  fuyr  les  Dieux,  s'enialouser,  se 
douloir.  l'I  M-  p.T^'iioiinr'r.  |i(Mir-  h-<  honorer  de-i  vt-rlu-*  «iiii  >i<'  !i;i«jtis- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VII.  327 

et  le  sujet  sont  en  opposition  et  se  jalousent  naturellement;  per-  ^  > 
pétuellement  ils  empiètent  sur  leurs  domaines  respectifs.  Je  ne  ' 
crois  aucun  d'eux,  quand  ils  revendiquent  ce  qu'ils  prétendent  être 
leurs  droits;  c'est  à  la  raison  seule,  qui  n'admet  pas  les  compro- 
missions et  conserve  son  impartialité,  qu'il  appartient  de  déci- 
der quand  elle  peut  se  faire  entendre.  Je  feuilletais,  il  n'y  a  pas  un 
mois,  deux  livres  d'auteurs  écossais,  traitant  tous  deux  ce  même 
sujet,  mais  à  des  points  de  vue  opposés;  celui  qui  prend  parti  pour 
le  peuple,  fait  du  roi  un  être  de  condition  pire  qu'un  charretier; 
celui  qui  en  tient  pour  le  monarque  le  place,  sous  le  rapport  de 
la  puissance  et  de  la  souveraineté,  à  quelques  brasses  au-dessus  de 
Dieu. 

L'un  des  inconvénients  des  grandeurs,  qu'une  circonstance  for- 
tuite m'a  révélé  récemment,  est  la  suivante  :  Il  n'y  a  rien  peut-être 
de  plus  agréable  dans  les  relations  entre  hommes,  que  les  assauts 
auxquels  nous  nous  livrons  les  uns  contre  les  autres,  tant  par  point  ■-)  >. 
d'honneur  que  pour  faire  ressortir  notre  valeur,  dans  les  divers 
exercices  soit  du  corps,  soit  de  l'esprit;  assauts  auxquels  ceux  qui 
sont  investis  de  la  souveraine  grandeur,  ne  prennent  en  fait  aucune 
part  sérieuse.  —  Il  m'a  paru,  en  effet,  qu'à  fçrce  de  respect,  on  y 
traite  toujours  les  princes  avec  dédain  et  en  leur  faisant  injure. 
Dans  mon  enfance,  une  chose  m'offensait  infiniment,  c'était  que 
ceux  qui  luttaient  avec  moi  dans  nos  jeux,  évitaient  de  s'y  appli- 
quer franchement  pour  de  bon,  parce  qu'ils  me  trouvaient  indigne 
de  leurs  efforts;  c'est  ce  qu'on  voit  arriver  tous  les  jours  aux  prin- 
ces, chacun  se  trouve  indigne  de  leur  tenir  tête.  Si  on  s'aperçoit 
qu'ils  ont  le  moindre  désir  d'obtenir  la  victoire,  il  n'est  personne 
qui  ne  s'y  prête  et  ne  préfère  trahir  sa  propre  gloire  que  d'offenser 
la  leur,  et  qui  n'apporte  à  la  leur  disputer  que  juste  la  résistance 
indispensable  pour  qu'elle  leur  fasse  honneur.  Quelle  part  ont-ils  à 
la  mêlée,  alors  que  chacun  y  bataille  pour  eux?  Ils  me  font  l'effet 
de  ces  paladins  des  temps  passés,  se  présentant  aux  joutes  et  aux 
combats  avec  des  armes  enchantées.  —  Brisson,  luttant  à  la  course 
avec  Alexandre,  se  laissa  battre,  en  ne  donnant  pas  tout  ce  qu'il 
eût  pu  :  Alexandre  l'en  tança  ;  il  eût  dû  lui  faire  donner  le  fouet. 
—  C'est  là  ce  qui  faisait  dire  à  Carnéade  que  «  les  enfants  des 
princes  n'apprennent  rien  où  la  vérité  ne  soit  faussée,  si  ce  n'est  à 
manier  les  chevaux;  en  tout  autre  exercice,  chacun  cède  devant 
eux  et  leur  donne  gagné,  mais  le  cheval,  qui  n'est  ni  flatteur  ni 
courtisan,  jette  le  fils  du  roi  à  terre  tout  comme  il  ferait  du  fils 
d'un  crocheteur  ». 

Homère  a  dû  se  résigner  à  admettre  que  Vénus,  cette  si  vénérée 
et  si  délicate  déesse,  soit  blessée  dans  les  combats  livrés  sous  Troie,  , 
afin  de  pouvoir  la  doter  de  courage  et  de  hardiesse,  qualités  que 
ne  peuvent  posséder  ceux  qui  n'ont  pas  à  redouter  le  danger;  si 
on  fait  les  dieux  susceptibles  de  se  courroucer,  de  craindre,  de 
fuir,  de  ressentir  la  jalousie,  la  douleur,  de  se  passionner,  c'est 
pour  pouvoir  leur  faire  honneur  des  vertus  qui  sont  la  contre- 


328  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

sent  entre  nous,  de  ces  imperfections.  Qui  ne  participe  au  hazard  et 
difficulté,  ne  peut  prétendre  interest  à  l'honneur  et  plaisir  qui  suit 
les  actions  hazardeuscs.  C'est  pitié  de  pouuoir  tant,  qu'il  aduienne 
que  toutes  choses  vous  cèdent.  Vostre  fortune  reiette  trop  loing  de 
vous  la  société  et  la  compagnie,  elle  vous  plante  trop  à  Fescart. 
Cette  aysance  et  lasche  facilité,  de  faire  tout  baisser  soubs  soy,  est 
ennemye  de  toute  sorte  de  plaisir.  C'est  glisser  cela,  ce  n'est  pas 
aller  :  c'est  dormir,  ce  n'est  pas  viure!  Conceuez  l'homme  accompa- 
gné d'omnipotence,  vous  l'abysmez  :  il  faut  qu'il  vous  demande  par 
aumosne,  do  lempeschement  et  de  la  résistance.  Son  estre  et  son 
bien  est  en  indigence.  Leurs  bonnes  qualitez  sont  mortes  et  per- 
dues :  car  elles  ne  se  sentent  que  par  comparaison,  et  on  les  en  met 
hors  :  ils  ont  peu  de  cognoissance  de  la  vraye  louange,  estans  ba- 
lus  d'vne  si  continuelle  approbation  et  vniforme.  Ont  ils  atfaire  au 
plus  sot  de  leurs  subiecfs?ils  n'ont  aucun  moyen  de  prendre  aduan- 
tage  sur  luy  :  en  disant,  C'est  pour  ce  qu'il  est  mon  Roy,  il  luy 
semble  auoir  assez  dict,  qu'il  a  preste  la  main  à  se  laisser  vaincre. 
Cette  qualité  estouffe  et  consomme  les  autres  qualitez  vrayes  et 
essentielles  :  elles  sont  enfoncées  dans  la  royauté  :  et  ne  leur  laisse 
à  eux  faire  valoir,  que  les  actions  qui  la  touchent  directement,  et 
qui  luy  .seruent  :  les  offices  de  leur  charge.  C'est  tant  estre  Roy, 
qu'il  n'est  que  par  là.  Cette  lueur  estrangere  qui  l'enuironne,  le 
cache,  et  nous  le  desrobe  :  nostre  veuë  s'y  rompt  et  s'y  dissipe, 
estant  remplie  et  arrestee  par  cette  forte  lumière.  Le  Sénat  ordonna 
le  prix  d'elmpience  à  Tyberc  :  il  le  refusa,  n'estimant  pas  dvn  iuge- 
ment  si  peu  libre,  quand  bien  il  eust  esté  véritable,  il  s'en  pcust 
ressentir.  Conmie  on  leur  cède  tous  auantages  d'homieur,  aussi 
conforte  Ion  et  auctorise  les  deffauts  et  vices  qu'ils  ont  :  non  seule- 
ment par  apiuobation,  mais  aussi  par  imitation.  Chacun  des  suiuans 
d'Alexandre  portoit  comme  luy,  la  teste  à  costé.  Et  les  flateurs  de 
Dionisius,  s'entrehurtoienl  en  sa  présence,  poussoyent  et  versoient 
ce  qui  se  rencontroit  à  leurs  pieds,  pour  dire  qu'ils  auoient  la  veué 
aussi  court»'  que  luy.  Les  greueures  ont  aussi  par  fois  seruy  de  re- 
commandation «'t  faneur.  l'en  ay  veu  la  surdité  en  aifectation.  Et 
parce  que  le  maistre  hayssoit  sa  femme,  Plutarque  aveu  les  cour- 
tisans répudier  les  leurs,  qu'ils  aymoient.  0"«  plus  est,  la  paillardise 
s'en  est  veué  en  crédit,  i!t  toute  dissolution  :  comme  aussi  la  des- 
loyaul'S  le»  blaspheuies,  la  cruauté  :  conune  l'heresie,  comme  la 
«upei-stition,  lirn-ligion,  la  mollesse,  et  pis  si  pis  il  y  a.  Par  vn 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VII.  329 

partie  de  ces  imperfections.  Celui  qui  n'a  part  ni  au  hasard,  ni  à  la 
difficulté,  ne  peut  prétendre  à  bénéficier  de  l'honneur  et  du  plaisir     f 
qui  suivent  les  actions  qui  présentent  des  risques.  —  C'est  pitié  d'à-  j 
voir  un  pouvoir  tel  que  tout  cède  devant  vous  ;  une  telle  fortune  re-     " 
jette  trop  loin  de  vous  la  société  et  ceux  qui  vous  tiennent  compa- 
gnie, elle  vous  plante  trop  à  l'écart.  Cette  commode  et  lâche  facilité     - 
à  faire  que  tout  s'abaisse  sous  vous,  exclut  tout  plaisir  de  n'importe 
quelle  sorte;  elle  fait  que  vous  glissez  et  ne  marchez  pas;  c'est  dor- 
rair,  ce  n'est  pas  vivre.  Représentez-vous  un  homme  omnipotent  : 
il  est  sous  une  oppression  constante;  il  faut  qu'il  vous  demande 
de  lui  faire  l'aumône  de  lui  résister  et  de  l'entraver  dans  ses  vo- 
lontés; son  bonheur  n'est  pas  complet  et  il  en  souffre. 

Leurs  talents  et  leurs  vertus  ne  peuvent  se  manifester; 
on    leur  cache    leurs    défauts;    comment   s'étonner    qu'ils 
commettent  tant  de  fautes?  —  Les  bonnes  qualités  des  princes 
sont,  en  eux,  comme  mortes  et  non  avenues;  car  elles  ne  se  ma-  \ 
nifestent  que  par  comparaison,  et,  chez  eux,  le  point  de  comparai- 
son n'existe  pas;  ils  ne  connaissent  guère  les  louanges  de  bon  aloi, 
étant  toujours  affligés  d'une  approbation  continue,  qui  jamais  ne      ■» 
varie.  Ont-ils  affaire  au  plus  sot  de  leurs  sujets?  ils  n'ont  pas  le 
moyen  de  prendre  avantage  sur  lui  :  «  C'est  parce  qu'il  est  mon 
roi,  »  dit  celui-ci  ;  et,  ce  disant,  il  lui  semble  avoir  donné  suffisam- 
ment à  entendre  qu'il  s'est  prêté  ^  être  vaincu.  Par  ce  fait  qu'ils 
sont  rois,  leur  grandeur  étouffe  et  absorbe  toutes  les  autres  qualités  h 
réelles  et  essentielles  qu'ils  peuvent  posséder  et  qui  ne  peuvent  se   re- 
faire jour  ;  elle  ne  leur  laisse,  pour  se  faire  valoir,  que  les  actions 
qui  les  touchent,  telles  que  les  devoirs  de  leur  charge;  un  roi  a  une 
si  haute  situation,  qu'en  lui  on  ne  voit  qu'elle.  Elle  constitue  en 
dehors  de  lui  une  atmosphère  lumineuse  qui  l'environne,  le  cache      7 
et  nous  le  dérobe;  notre  vue,  arrêtée  et  aveuglée  par  ces  flots  de 
lumière,  ne  pouvant  les  pénétrer,  cesse  de  percevoir  ce  qu'ils  lui 
voilent.  —  Le  sénat  romain  avait  décerné  à  Tibère  le  prix  de  l'é- 
loquence ;  il  le  refusa,  estimant  que  l'eùt-il  mérité,  il  ne  lui  eût  pas 
été  possible  de  se  prévaloir  d'un  jugement  rendu  par  une  assem- 
blée aussi  peu  libre  de  ses  actes. 

Comme  on  leur  concède  tout  ce  qui  peut  les  honorer,  on  en  ar-  . 
rive  à  autoriser  et  aggraver  leurs  défauts  et  leurs  vices,  non  seu- 
lement en  les  approuvant  mais  aussi  en  les  imitant.  —  Dans  l'en-  ■ 
tourage  d'Alexandre,  chacun  portait,  comme  lui,  la  tête  inclinée  ; 
sur  le  côté  ;  et  les  flatteurs  de  Denys,  lorsqu'ils  étaient  en  sa  pré-  j 
sence,  se  heurtaient  entre  eux,  poussaient  et  renversaient  ce  qui 
était  à  leurs  pieds,  pour  paraître  avoir  la  vue  aussi  courte  que  lui. 
Être  affecté  de  hernie  a  été  parfois  un  titre  de  recommandation  et . 
de  faveur;  j'ai  vu  des  gens  simuler  la  surdité.  Plutarque  a  vu  des 
courtisans  qui,  parce  que  le  maître  haïssait  sa  femme,  répudiaient 
la  leur  qu'ils  aimaient;  bien  plus,  le  libertinage,  les  mœurs  les 
plus  dissolues,  et  aussi  la  déloyauté,  le  blasphème,  la  cruauté,  l'hé- 
résie, tout  comme  la  superstition,  l'irréligion,  la  mollesse  et  encore 


330  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

exemple  encore»  plus  dangereux,  que  celuy  des  flateurs  de  Milhri- 
dates,  qui  d'autant  que  leur  maislre  pretendoit  à  Thonneur  de  bon 
médecin,  lu>  portoientà  inciser  «H  cautériser  leurs  membres.  Car  ces 
autres  souIThmiI  cautériser  leur  arne,  partie  plus  délicate  et  plus 
noble.  Mais  pour  acheuer  par  où  i'ay  commenct^  :  Adrian  TEmpc- 
reur  debatant  anec  le  philosophe  Fauorinus  de  l'interprétation  de 
quelque  mot  :  Fauorinus  luy  en  quitta  bien  tost  la  victoire  :  ses 
amys  se  plaignans  à  luy  :  Vous  vous  moquez,  fit-il,  voudriez  vous 
qu'il  ne  fust  pas  plus  sçauant  que  moy,  luy  qui  commande  à  trente 
légions?  Auguste  escriuit  des  vers  contre  Asinius  PoUio  :  Et  moy, 
dit  PoUio,  ie  me  tais  :  ce  n'est  pas  sagesse  d'escrire  à  Tenuy  de  ce- 
luy, qui  peut  proscrire.  Et  auoient  raison.  Car  Dionysius  pour  ne 
pouuoir  esgaller  Piiiloxenus  en  la  poésie,  cl  Platon  en  discours  :  en 
condanma  Ivn  aux  carrières,  et  enuoya  vendre  l'autre  esclaue  en 
risie  d'iEgine. 


CHAPITRE   VIII. 
De  l'art  de  conférer. 

/^'est  vn  vsage  de  nostrc  iustice,  d'en  condamner  aucuns,  pour 
^  l'aduertissemcnt  des  autres.  De  les  condamner,  par  ce  qu'ils  ont 
failly,  ce  seroit  bestise,  comme  dit  Platon.  Car  ce  qui  est  faict,  ne 
se  peut  defTaire  :  mais  c'est  afin  (juils  ne  Taillent  plus  de  mesmes,  ou 
qu'on  fuye  l'exemple  de  leur  faute.  On  ne  corrige  pas  celuy  qu'on 
pend,  on  corrige  les  autres  par  luy.  le  fais  de  mesmes.  Mes  erreurs 
sonttantost  naturelles  et  incorrigibles  et  irrémédiables.  Mais  ce  que 
les  honnestes  houmies  profitent  au  public  en  se  faisant  imiter,  ie  le 
proflteray  à  l'auanture  k  me  faire  euiter. 

Sànne  vides  Albi  vt  malè  viuat  filiuM,  vlque 

Bamu  inopt?  magnum  documentum,  ne  patriam  rem 

Perdere  t/ui  velit. 

Publiant  et  accusant  mes  im|)erfcctions,  quelqu'vn  apprendra  de  les 
craindre.  U's  parties  que  i'estime  le  plus  en  moy,  tirent  plus  d'hon- 
neur de  m'accuser,  que  de  me  recommander.  Voyià  pourquoy  i'y 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VII.  331 

pis,  si  pis  il  y  a.  ont  été  en  crédit  par  suite  de  mauvais  exemples, 
plus  dangereux  encore  que  celui  donné  par  les  flatteurs  de  Mithri- 
date  qui,  parce  que  leur  maître  prétendait  à  l'honneur  d'être  bon 
médecin,  se  faisaient  inciser  et  cautériser  les  membres  par  lui  ;  les 
autres,  c'est  leur  àme,  partie  autrement  plus  délicate  et  plus  noble, 
qu'ils  soufl'rent  se  voir  cautérisée. 

Pour  achever  par  où  j'ai  commencé,  je  rappellerai  que  l'empe- 
reur Adrien  discutant  avec  le  philosophe  Favorinus  sur  l'interpré- 
tation à  donner  à  un  mot,  celui-ci  ayant  cédé  assez  promptement 
et  ses  amis  le  lui  reprochant  :  «  Vous  vous  moquez,  leur  dit-il; 
vous  voudriez  qu'il  ne  soit  pas  plus  savant  que  moi,  lui  qui  com- 
mande à  trente  légions!  »  —  Auguste  avait  écrit  des  vers  contre 
Asinius  PoUion  :  «  Quant  à  moi,  dit  Pollion,  je  me  tais  :  il  n'est  pas 
sage  d'écrire  à  rencontre  de  qui  peut  proscrire.  »  — Tous  deux  avaient 
raison;  Denys,  parce  qu'il  n'avait  pu  égaler  Philoxène  en  poésie  et 
Platon  dans  ses  raisonnements,  condamna  l'un  aux  carrières  et  fit 
vendre  l'autre  comme  esclave  dans  l'île  d'Épine. 


CHAPITRE   VIII 
De  la  conversation. 


En  punissant  les  coupables,  la  justice  ne  saurait  avoir 
d'autre  but  que  d'empêcher  les  autres  hommes  de  com- 
mettre les  mêmes  fautes  ;  c'est  ainsi  que  l'aveu  que  Mon- 
taigne fait  de  ses  défauts,  doit  servir  à  corriger  les  au- 
tres. —  C'est  un  usage  de  nos  procédés  judiciaires  de  condamner 
des  gens,  pour  que  cela  serve  d'avertissement  aux  autres.  Les  con- 
damner uniquement  parce  qu'ils  ont  failli,  serait,  comme  dit  Pla- 
ton, une  ineptie,  parce  que  ce  qui  est  fait  ne  peut  se  défaire;  aussi 
les  condamne-t-on  pour  qu'ils  ne  commettent  pas  à  nouveau  la  même 
faute,  ou  qu'on  ne  suive  pas  l'exemple  qu'ils  ont  donné;  pendre 
quelqu'un  ne  le  corrige  pas,  ce  sont  les  autres  ^jui  sont  corrigés 
par  ce  qui  lui  arrive.  — Je  fais  de  môme  :  parmi  mes  erreurs,  il  y 
en  a  qui  sont  naturelles  et  qui  ne  peuvent  être  ni  corrigées  ni  répa- 
rées; et,  tandis  que  les  honnêtes  gens  servent  la  cause  publique  en 
provoquant  à  les  imiter,  je  la  sers  peut-être  aussi  en  montrant  ce 
qui,  en  moi,  est  à  éviter  :  «  Ne  voyez-vous  pas  que  le  fils  d'Albus 
vit  mal  et  que  Barrus  est  dans  la  misère?  Leur  exemple  doit  nous 
instruire  à  ne  pas  dissiper  notre  patrimoine  (Horace)  »  ;  en  publiant 
et  accusant  mes  imperfections,  il  se  trouvera  des  gens  qui  appren- 
dront à  les  redouter.  —  Les  points  que  j'apprécie  le  plus  en  moi 
tirent  plus  d'honneur  de  ce  qu'ils  constituent  contre  moi  des  chefs 


332  ESSAIS  UE  MONTAIGNE. 

i-elombe,  cl  m*y  arrcste  plus  somienl.  Mais  quand  tout  est  compté, 
on  ne  parle  iamais  de  soy,  sans  perle.  Les  propres  condemnalions 
sonl  lousioui-s  accioucs,  les  louanges  mescrucs.  Il  en  peut  estre 
aucuns  de  ma  coniplexion,  qui  minstruis  mieux  par  contrariété  que 
par  similitude  :  el  par  fuite  que  par  suite.  A  cette  sorte  de  disci- 
pline regardoit  le  vieux  Caton,  quand  il  dict,  que  les  sages  ont  plus 
à  apprendre  des  fols,  que  les  fols  des  sages.  Et  cet  ancien  loueur 
de  IjTC,  que  Pausanias  recite,  auoir  accoustumé  contraindre  ses 
disciples  d  aller  ouyr  vn  mauuais  sonneur,  qui  logeoit  vis  à  vis  de 
luy  :  où  ils  apprinssent  à  hayr  ses  desaccords  et  fauces  mesures. 
Lhorreur  do  la  cruauti"  me  reiecte  plus  auant  en  la  clémence, 
qu'aucun  patron  de  clémence  ne  me  sçauroit  attirer.  Vn  bon  escuyer 
ne  redresse  pas  tant  mon  assiete,  comme  fait  vn  procureur,  ou  vn 
Vénitien  à  chenal.  Et  vne  mauuaise  façon  de  langage,  reforme 
mieux  la  mienne,  que  ne  fait  la  bonne.  Tous  les  iours  la  sotte  con- 
tenance d'vn  autre,  m'aduertit  et  m'aduise.  Ce  qui  poincte,  touche 
el  esueille  mieux,  que  ce  qui  plaist.  Ce  temps  est  propre  à  nous 
amender  à  reculons,  par  disconuenance  plus  que  par  conuenance; 
par  dilTerence,  que  par  accord.  Estant  peu  apprins  par  les  bons 
exemples,  ie  me  sers  des  mauuais  :  desquels  la  leçon  est  ordinaire. 
le  me  suis  efforcé  de  me  rendre  autant  aggreable  comme  l'en  voyoy 
de  fascheux  :  aussi  ferme,  que  l'en  voyoy  de  mois  :  aussi  doux, 
que  l'en  voyoy  d'aspres  :  aussi  bon,  que  i'en  voyoy  de  meschants. 
Mais  ie  me  proposoy  des  mesures  inuincibles.  Le  plus  fructueux 
et  naturel  exercice  de  nostre  esprit,  c'est  à  mon  gré  la  conférence, 
l'en  trouue  l'vsage  plus  doux,  que  d'aucune  autre  action  de  nostre 
vie.  Et  c'est  la  raison  pourquoy,  si  i'eslois  à  cette  heure  forcé  de 
choisir,  ie  consentirois  plustost,  ce  crois-ie,  de  perdre  la  veuë,  que 
l'ouyr  ou  le  parler.  Les  Athéniens,  et  encore  les  Romains,  conser- 
uoienl  en  grand  honneur  cet  exercice  en  leurs  Académies.  De  nos- 
tre temps,  les  Italiens  en  retiennent  quelques  vestiges,  à  leur  grand 
profit  :  comme  il  se  voit  par  la  comparaison  de  nos  entendemens 
aux  leurs.  L'estude  des  liures,  c'est  vn  mouuement  languissant  et 
foibb'  qui  n'eschauffo  point  :  là  où  la  conférence,  apprend  et  exerce 
en  vn  coup.  Si  ie  confère  auec  vne  ame  forte,  el  vn  roide  iousteur, 
il  me  presse  U>s  (lanrs,  me  |>ic(iue  à  gauche  et  à  dextre  :  ses  imagi- 
nalioiis  cslanrent  It's  mimiifs.  La  ialousic  l.t  trloin'.  la  contention. 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VIII.  333 

d'accusation  que  s'ils  m'étaient  des  litres  de  recommandation  ;  voilà 
pourquoi  j'y  reviens  et  m'y  arrête  si  souvent.  Mais  quand  on  a  tout 
raconté  sur  soi,  on  ne  peut  plus  se  mettre  en  cause  qu'à  son  détri- 
ment; on  amplifie  ce  que  vous  avouez  prêter  à  condamnation,  on  ne 
vous  croit  pas  sur  ce  que  vous  estimez  être  à  louer.  11  peut  se  trou- 
ver des  gens  comme  moi  qui  m'instruis  plus  par  les  contraires  que 
par  les  similaires,  en  voyant  ce  qui  est  à  fuir  plutôt  que  ce  qui  est  à 
suivre,  tendance  qui  faisait  dire  à  Caton  l'ancien  que  «  les  sages 
ont  plus  à  apprendre  des  fous,  que  les  fous  des  sages  ».  Pausanias 
rapporte  qu'un  joueur  de  lyre  de  l'antiquité  avait  l'habitude  d'o- 
bliger ses  élèves  à  aller  écouter  un  mauvais  musicien  qui  logeait 
en  face  de  lui,  pour  leur  apprendre  à  haïr  ses  mauvais  accords  et 
ses  fausses  mesures.  L'horreur  que  j'éprouve  à  voir  des  cruautés,  me 
reporte  plus  vers  la  clémence  que  ne  m'y  attirerait  quelqu'un  au- 
quel je  la  verrais  pratiquer;  la  vue  d'un  bon  écuyer  ne  m'incite 
pas  autant  à  rectifier  ma  position  à  cheval,  que  si  j'aperçois  un 
procureur  ou  un  vénitien  cheminant  ridiculement  sur  une  monture 
de  la  sorte  ;  entendre  parler  un  langage  incorrect,  m'amène  à  cor- 
riger le  mien,  bien  plus  que  si  celui  que  l'on  me  tient  est  parlait. 
Tous  les  jours  les  sottises  d'autrui  m'avertissent  et  me  mettent  sur 
mes  gardes;  ce  qui  blesse,  touche  et  éveille  davantage  que  ce  qui 
plaît.  Le  temps  où  nous  vivons  est  propre  à  nous  amender  à  recu- 
lons, en  ce  que  nous  voyons  faire  plus  souvent  ce  qu'on  ne  devrait 
pas  que  ce  qui  devrait  être,  et  que  le  désaccord  règne  parmi  nous 
plus  que  l'accord.  Ayant  peu  profité  des  bons  exemples,  j'utilise  les 
mauvais  dont  les  leçons  sont  constamment  sous  mes  yeux.  Je  me 
suis  efforcé  de  me  rendre  aussi  agréable  que  je  voyais  d'autres  per- 
sonnes l'être  peu,  aussi  ferme  que  j'en  voyais  d'autres  être  faibles, 
aussi  doux  que  j'en  voyais  de  revêches,  aussi  bon  que  d'autres  m"ap- 
paraissaient  méchants;  mais  ce  que  je  me  proposais  là,  s'est  trouvé 
au-dessus  de  mes  forces. 

C'est  surtout  dans  les  conversations  que  Tesprit  se 
forme  et  se  corrige;  cet  exercice  est  plus  instructif  en- 
core que  rétude  dans  les  livres.  —  L'exercice  le  plus  naturel 
pour  notre  esprit,  celui  qui  porte  le  plus  de  fruit,  est,  à  mon  sens, 
la  conversation.  Je  trouve  que  c'est  dans  la  vie  ce  qu'il  y  a  de  plus 
doux,  et  c'est  pourquoi,  à  cette  heure,  si  j'étais  obhgé  de  choisir, 
je  consentirais  plutôt,  je  crois,  à  perdre  la  vue  que  l'ouïe  ou  l'usage 
de  la  parole.  Les  Athéniens,  et  aussi  les  Romains,  entretenaient  cet 
exercice  en  grand  honneur  dans  leurs  académies;  et,  de  nos  jours, 
les  Italiens  en  ont  conservé  quelque  chose  pour  leur  plus  grand  avan- 
tage, ce  qui  se  constate  quand  on  compare  la  compréhension  qu'ils 
ont  de  toutes  choses  avec  celle  que  nous  en  avons  nous-mêmes.  — 
L'étude  dans  les  livres  est  une  occupation  calme  et  fade,  qui  n'é- 
chauffe pas  ;  tandis  que,  lorsque  nous  discutons,  nous  apprenons  et 
nous  nous  exerçons  tout  à  la  fois.  Si  je  converse  avec  un  contradic- 
teur un  peu  serré,  à  l'âme  forte,  il  me  presse  les  flancs,  me  pique  à 
gauche  et  à  droite;  ses  idées  font  surgir  les  miennes;  la  jalousie,  la 


33 i  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

me  poussent  et  rehaussent  au  dessus  de  moy-mesmes.  Et  l'vnissoB»^ 
est  qualité  du  tout  ennuyeuse  en  la  conférence.  Mais  comme  nosire 
esprit  se  fortille  par  la  communication  des  esprits  vigoureux  et  ré- 
glez, il  ne  se  peut  dire,  combien  il  perd,  et  s'abastardit,  par  le 
continuel  commerce,  et  fréquentation,  que  nous  auons  auec  les 
esprits  ba*  et  maladifs.  Il  n'est  contagion  qui  s'espande  comme 
celle-là.  le  sçay  par  assez  d'expérience,  combien  en  vaut  Faune. 
l'ayme  à  rontester,  et  à  discourir,  mais  c'est  auec  peu  d'hommes, 
et  pour  moy.  Car  de  seruir  de  spectacle  aux  grands,  et  faire  à 
l'enuy  parade  de  son  esprit,  et  de  son  caquet,  ie  trouue  que  c'est 
vn  mestier  tres-messeant  à  vn  homme  d'honneur.      La  sottise  est 
vne  mauuaiso  qualité,  mais  de  ne  la  pouuoir  supporter,  et  s'en  des- 
piter  et  ronger,  comme  il  m'aduient,  c'est  vne  autre  sorte  de  mala- 
die, qui  ne  doit  guère  à  la  sottise,  en  importunité.  Et  est  ce  qu'à 
présent  ie  veux  accuser  du  mien,  l'entre  en  conférence  et  en  dispute, 
auec  grande  liberté  et  facilité  :  d'autant  que  l'opinion  trouue  en 
moy  le  terrein  mal  propre  à  y  pénétrer,  et  y  pousser  de  hautes  ra- 
cines. Nulles  propositions  m'estonnent,  nulle  créance  me  blesse, 
quelque  contrariété  qu'elle  aye  à  la  mienne.  11  n'est  si  friuole  et  si 
«'xtrauagante  fantasie,  qui  ne  me  semble  bien  sortable  à  la  produc- 
tion de  l'esprit  humain.  Nous  autres,  qui  priuons  nostre  iugement 
du  droict  de  faire  des  arrests,  regardons  mollement  les  opinions 
diuerses  :  et  si  nous  n'y  prestons  le  iugement,  nous  y  prestons 
aysement  l'oreille.  Où  l'vn  plat  est  vuide  du  tout  en  la  balance,  ie 
laisse  vaciller  l'autre,  sous  les  songes  d'vne  vieille.  Et  me  semble 
eslrc  excusable,  si  i'accepte  plustost  le  nombre  impair  :  le  ieudy  au 
prix  du  vendredy  :  si  ie  m'aime  mieux  douziesme  ou  qualorziesme, 
que  treiziesme  à  table  :  si  ie  vois  plus  volontiers  vn  liéure  cos- 
toyant,  que  trauersant  mon  chemin,  quand  ie  voyage  :  et  donne 
plustost  le  pied  gauche,  (joe  le  droict,  à  chausser.  Toutes  telles  re- 
ua.siMiries,  qui  sont  en  crédit  autour  de  nous,  méritent  aumoins 
qu'on  les  escoule.  Pour  moy,  elles  emportent  seulement  l'inanité, 
mais  elles  l'emportent.  Encoressont  en  poids,  les  opinions  vulgaires 
il  casuelles,  auti-e  chose,  que  rien,  en  nature.  El  qui  ne  s'y  laisse 
aller  iu.sques  là,  tombe  à  l'auanture  au  vice  de  Topiniastreté,  pour 
cuitcr  celuy  de  la  supersliti(»n.      Les  contradictions  tlonc  des  iuge- 
men»,  ne  m'offenccnt,  ny  m'altèrent  :  elles  m'csucillent  seulement 


TRADUCTION.  -  LIV.  III,  CH.  \III.  335 

vanité,  la  contention  d'esprit  m'excitent  et  font  que  je  m'élève  au- 
dessus  de  moi-même;  être  tous  du  même  avis  quand  on  cause,  est 
chose  absolument  ennuyeuse.  Mais,  si  notre  esprit  se  fortifie  par 
les  échanges  dïdées  avec  des  esprits  vigoureux  et  pondérés,  on  ne 
saurait  dire  combien  il  perd  et  s'abâtardit  au  contact  d'esprits  infé- 
rieurs et  maladifs;  il  n'y  a  pas  de  contagion  qui  gagne  plus  que 
celle-ci,  et  je  sais  par  expérience  ce  qu'en  vaut  l'aune.  J'aime  à  dis- 
courir, mais  avec  un  petit  nombre  de  gens  et  seulement  pour  mon 
agrément;  se  donner  en  cela  en  spectacle  aux  grands,  et  faire,  à 
qui  mieux  mieux,  parade  de  son  esprit  et  de  son  verbiage,  me  semble 
un  métier  très  peu  convenable  pour  un  homme  d'honneur. 

On  y  apprend  à  supporter  la  sottise  ;  et  Montaigne,  con- 
naissant la  faiblesse  de  l'esprit  humain,  écoutait  patiem- 
ment les  propos  les  plus  extravagants.  —  La  sottise  est  un 
défaut;  mais  ne  pouvoir  la  supporter,  s'en  dépiter  et  s'en  tourmen- 
ter, comme  cela  m'arrive,  est  une  autre  sorte  de  maladie  qui,  par 
ses  inconvénients,  ne  le  cède  guère  à  la  sottise,  et  c'est  ce  dont  je 
veux  à  présent  m'accuser.  —  Je  n'éprouve  ni  gêne,  ni  difficulté  à 
entrer  en  conversation  et  à  discuter,  d'autant  que  l'opinion  d'autrui 
trouve  en  moi  un  terrain  peu  propice  pour  y  pénétrer  et  y  pousser 
de  fortes  racines  :  nulle  proposition  ne  m'étonne;  nulle  croyance, 
si  contraire  qu'elle  soit  à  la  mienne,  ne  me  blesse;  il  n'y  a  pas 
d'idée,  si  frivole,  si  extravagante  soit-elle,  dont  l'esprit  humain  ne 
me  semble  pouvoir  s'accommoder  et  qui  ne  puisse  en  émaner.  — 
Nous,  qui  ne  reconnaissons  plus  à  notre  jugement  le  droit  de  déci- 
der sur  quoi  que  ce  soit,  nous  ne  prêtons  pas  une  attention  sérieuse 
aux  opinions  diverses  qui  se  produisent;  mais,  si  notre  jugement 
s'en  désintéresse,  nous  y  prêtons  facilement  l'oreille.  Quand  un  des 
plateaux  de  la  balance  est  absolument  vide,  je  laisse  l'autre  oscil- 
ler sous  le  faix  de  songes  de  vieille  femme,  et  me  trouve  excusa- 
ble d'admettre  les  nombres  impairs  comme  plus  favorables  que  les 
nombres  pairs,  de  préférer  le  jeudi  au  vendredi,  d'aimer  mieux 
être  douze  ou  quatorze  à  table  que  treize,  de  voir  en  voyage  avec 
plus  de  satisfaction  un  lièvre  courir  dans  le  sens  que  je  suis  que 
s'il  traversait  mon  chemin,  de  tendre,  pour  être  chaussé,  le  pied 
gauche  le  premier  plutôt  que  le  droit.  Toutes  les  idées  chimériques 
qui  sont  en  crédit  autour  de  nous  valent  au  moins  qu'on  les  écoute  ; 
personnellement,  j'estime  qu'elles  pèsent  autant  que  rien,  néan- 
moins elles  font  pencher  la  balance.  Encore  faut-il  convenir  que  les 
opinions  que  professe  le  vulgaire  sur  certains  points  sont,  par 
leur  nature,  de  plus  de  poids  que  ces  niaiseries;  et  qui  les  dé- 
daigne d'une  façon  absolue,  peut,  en  voulant  éviter  d'être  taxé  de 
superstition,  pécher  par  opiniâtreté,  ce  qui  est  un  défaut. 

La  contradiction  éveille  l'esprit,  mais  il  faut  qu'elle  ait 
lieu  en  termes  courtois;  la  critique  est  susceptible  de  nous 
corriger,  mais  il  faut  qu'elle  soit  de  bonne  foi  et  savoir 
l'accepter.  —  Par  suite,  les  contradictions  qu'on  m'oppose  ne 
m'offensent  ni  ne  m'influent;  elles  ne  font  que  m'exciter  et  me  sont 


336  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

et  m'exercent.  Nous  fuyons  la  correction,  il  s'y  Taudroit  présenter 
et  produire  notamment  quand  clic  vient  par  forme  de  conférence, 
non  de  régence.  A  chasque  opposition,  on  ne  regarde  pas  si  elle  est 
iuste,  mais,  à  tort,  ou  à  droit,  comme  on  s'en  defîera.  Au  lieu  d'y 
tendre  les  bras,  nous  y  tendons  les  griffes.  le  souffrirois  estre  rude- 
ment heurté  par  mes  amis.  Tu  es  vn  sot,  tu  resues.  l'ayme  entre 
les  galans  hommes,  qu'on  s'exprime  courageusement  :  que  les  mots 
aillent  où  va  la  pensée,  il  nous  faut  fortifier  l'ouye,  et  la  durcir, 
contre  cette  tendreur  du  son  cérémonieux  des  paroUes.  l'ayme  vne 
société,  et  familiarité  forte,  et  virile  :  vne  amitié,  qui  se  flatte  en 
l'aspreté  et  vigueur  de  son  commerce  :  comme  l'amour,  es  morsures 
et  esgratigneures  sanglantes.  Elle  n'est  pas  assez  vigoureuse  et  gé- 
néreuse, si  elle  n'est  querelleuse  :  si  elle  est  ciuilisee  et  artiste  :  si 
elle  craint  le  heurt,  et  a  ses  allures  contreinles.  Neque  enim  dispu- 
tari  sine  reprehensione  potest.  Quand  on  me  contrarie,  on  esueille 
mon  attention,  non  pas  ma  cholere  :  ie  m'auance  vers  celuy  qui  me 
contredit,  qui  m'instruit.  La  cause  de  la  vérité,  deuroit  estre  la 
cause  commune  à  l'vn  et  à  l'autre.  Que  respondra-il?la  passion  du 
courroux  luy  a  desia  frappé  le  iugement  :  le  trouble  s'en  est  saisi, 
auant  la  raison.  Il  seroit  vtilo,  qu'on  passasl  par  gageure,  la  déci- 
sion de  nos  disputes  :  qu'il  y  eust  vne  marque  matérielle  de  nos 
pertes  :  affm  que  nous  en  tinssions  estât,  et  que  mon  valet  me  peust 
dire:  Il  vous  cousta  l'année  passée  cent  escus,  à  vingt  lois,  d'auoir 
esté  ignorant  et  opiniastre.  le  festoyé  et  caresse  la  vérité  en  quel- 
que main  que  ie  la  Irouue,  et  m'y  rends  alaigrement,  et  luy  tends 
mes  armes  vaincues,  de  loing  que  ie  la  vois  approcher.  Et  pourueu 
qu'on  n'y  procède  d'vne  troigne  trop  impérieusement  magistrale, 
ie  prens  plaisir  à  estre  reprins.  Et  m'accommode  aux  accusateurs, 
souuent  plus,  par  raison  de  ciuilité,  que  par  raison  d'amendement  : 
aymant  à  gratifier  et  à  nourrir  la  liberté  de  m'aduertir,  par  la  faci- 
lité de  céder.  Toutcsfois  il  est  malaisé  d'y  attirer  les  hommes  de 
mon  temps.  Ils  n'ont  pas  le  courage  de  corriger,  par  ce  qu'ils  n'ont 
pas  le  courage  de  souffrir  à  l'estre.  Et  parlent  tousiours  auec  dissi- 
mulation, en  présence  les  vns  des  autres.  le  prens  si  grand  plaisir 
d'cstre  iugé  et  cogneii,  qu'il  nï'esl  comme  indilTerent,  en  (juclle  des 
deux  formes  ie  le  soys.  Mon  imagination  se  contredit  elle  mesme  si 
souuent,  et  condamne,  que  ce  m'est  tout  vn,  qu'vn  autre  le  face  : 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VIII.  337. 

(les  occasions  de  m'exercer.  Nous  n'aimons  pas  à  voir  nos  erreurs 
relevées,  et  toute  observation  dans  ce  sens  n'est  acceptée  et  ne 
saurait  avoir  de  l'effet  qu'autant  qu'elle  nous  est  faite  en  manière 
de  conversation,  sans  qu'on  semble  vouloir  nous  régenter;  on  ne 
considère  pas  si  les  objections  présentées  sont  justes,  mais  seule- 
ment comment,  à  tort  ou  à  raison,  on  les  réfutera:  au  lieu  de  les 
accueillir  à  bras  ouverts,  nous  les  recevons  avec  nos  griflfes.  Il  me 
serait  assez  pénible  de  m'entendre  dire  par  mes  amis  :  «  Tu  es  un 
sot,  tu  rêves  »  ;  cependant  j'aime  qu'entre  gens  galants  on  ait  le 
courage  de  son  opinion,  que  les  mots  traduisent  exactement  la 
pensée.  Il  faut  nous  fortifier  l'ouïe  et  l'endurcir  contre  les  tons  par 
trop  doucereux  et  cérémonieux.  —  J'aime  une  société  où  règne  une 
familiarité  forte  et  virile,  une  amitié  qui  se  complaît  dans  l'àpreté 
et  l'énergie  qu'elle  apporte  dans  ses  relations,  tel  l'amour  qui  mord 
etégratigne  jusqu'au  sang;  une  conversation  n'est  suffisamment  vi- 
goureuse et  ardente  qu'autant  qu'elle  est  querelleuse,  qu'elle  n'est 
pas  civilisée  et  policée  au  point  de  redouter  les  chocs  et  d'être  gênée 
dans  ses  allures,  «  car  il  n'y  a  pas  de  discussion  sans  contradiction 
{Cicéron)  ».  —  La  contradiction  ne  me  cause  pas  d'irritation,  mais 
éveille  mon  attention;  je  presse  mon  contradicteur  et  fais  mon  pro- 
fit de  ses  arguments;  la  recherche  de  la  vérité  ne  devrait-elle  pas 
être  le  but  commun  de  l'un  et  de  l'autre?  Que  répondre,  si  déjà  la 
colère  a  infirmé  notre  jugement;  si  le  trouble,  devançant  la  rai- 
son, s'est  emparé  de  notre  esprit?  —  Il  serait  utile  qu'un  pari  s'en- 
gageât entre  ceux  qui  discutent,  pari  qui  serait  gagné  par  celui  qui 
aurait  raison;  cela  constituerait  un  témoignage  matériel,  qui  nous 
permettrait  de  nous  rendre  compte  des  conversations  dans  lesquel- 
les nous  aurions  le  dessous,  si  bien  que  mon  valet  pourrait  me 
dire  :  «  L'année  dernière,  il  vous  en  a  coûté  cent  écus,  en  vingt  fois 
différentes,  pour  avoir  été  ignorant  et  entêté.  »  —  Je  fais  fête  à  la 
vérité  et  la  caresse  en  quelques  mains  que  je  la  trouve;  je  capitule 
allègrement  et,  vaincu,  je  lui  tends  mes  armes  du  plus  loin  que  je 
la  vois  approcher;  pourvu  qu'on  ne  le  fasse  pas  d'une  manière  trop 
arrogante  et  impérieuse,  j'éprouve  plaisir  à  être  repris  et  suis,  plus 
souvent  par  politesse  que  parce  que  je  me  repens,  dans  la  meilleure 
intelligence  avec  ceux  qui  m'ont  montré  mes  torts.  Par  la  facilité 
que  je  mets  à  me  rendre,  je  cherche  à  encourager  les  gens  à  me 
reprendre  librement  et  à  les  en  récompenser  *  alors  même  que  c'est 
à  mes  dépens. 

Toutefois,  il  est  *  assurément  malaisé  d'amener  tous  les  hommes 
de  l'époque  actuelle  à  penser  ainsi  ;  ils  n'ont  pas  le  courage  de  cor- 
riger autrui  parce  qu'ils  n'ont  pas  le  courage  de  souffrir  être  corri- 
gés, et  leur  langage,  quand  ils  se  trouvent  en  présence  les  uns  des 
autres,  manque  toujours  de  franchise.  Pour  moi,  j'ai  tant  de  plaisir 
à  être  connu  et  jugé,  que  la  forme  sous  laquelle  on  me  connaîtra, 
qu'on  me  condamne  ou  qu'on  m'approuve,  m'est  indifférente;  mes 
idées  sont  si  souvent  contradictoires,  qu'elles  se  condamnent  elles- 
mêmes,  et  il  m'importe  peu  qu'un  autre  le  fasse,  vu  surtout  que  je 

ESSAIS   DE  MONTAIGNE.  —  T.    III,  22 


338  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

veii  principalement  qur  ie  ne  «lonne  à  sa  reprehension,  que  l'au- 
Ihoriti''  que  ie  veux.  Mais  ic  romps  paille  auee  celuy,  qui  se  tient  si 
haut  à  la  main  :  tomme  iVn  cofrnoy  quelquvn,  qui  plaint  son  aduer- 
Ussement,  s'il  n'en  est  creu  :  cl  prend  à  iniure,  si  on  eslriue  à  le 
suiure.  Ce  que  Socratos  recueilloit  tousiours  riant,  les  contradic- 
tions, qu'on  opposoit  à  son  discours,  on  pourroit  dire,  que  sa  force 
on  estoit  cause  :  et  que  l'auantage  ayant  à  tomber  certainement  de 
son  cost»'s  il  les  acceptoit,  comme  matière  de  nouuelle  victoire.  Tou- 
tesfois  nous  voyons  au  rebours,  qu'il  n'est  rien,  qui  nous  y  rende  le 
sentiment  si  délicat,  que  l'opinion  de  la  prééminence,  et  desdainj? 
de  laduersaire.  Et  que  par  raison,  c'est  au  foible  plustost,  d'accep- 
ter de  bon  gr«^  les  oppositions  qui  le  redressent  et  rabillent.  le  cher- 
che à  la  vérité  plus  la  fréquentation  de  ceux  qui  me  gourment,  que 
de  ceux  qui  me  craignent.  C'est  vn  plaisir  fade  et  nuisible,  d'auoir 
affaire  à  gens  qui  nous  admirent  et  facent  place.  Antisthenes  com- 
manda à  ses  enfans,  de  ne  sçauoir  iamais  gré  ny  grâce,  à  homme 
qui  les  louast.  le  me  sens  bien  plus  fier,  de  la  victoire  que  ie  gai- 
gne  sur  moy,  quand  en  l'ardeur  mesme  du  combat,  ie  me  faits  plier 
soubs  la  force  de  la  raison  de  mon  aduersaire  :  que  ie  ne  me  sens 
gn*,  de  la  victoire  que  ie  gaigne  sur  luy,  par  sa  foiblesse.  En  fin,  ie 
reçois  et  aduoue  toute  sorte  d'atteinctes  qui  sont  de  droict  fil,  pour 
foi  blés  qu'elles  soient  :  mais  ie  suis  par  trop  impatient,  de  celles 
qui  se  donnent  sans  forme.      11  me  chaut  peu  de  la  matière,  et  me 
sont  les  opinions  vncs,  et  la  victoire  du  subiect  à  peu  près  indiffé- 
rente. Tout  vn  iour  ie  contesleray  paisiblement,  si  la  conduicte  du 
débat  s<'  suit  auec  ordre.  Ce  n'est  pas  tant  la  force  et  la  subtilité, 
que  ie  demande,  comme  l'ordre.  L'ordre  qui  se  voit  tous  les  iours, 
aux  altercations  des  bergers  et  des  enfants  de  boutique  :  iamais 
«!ntre  nous.  S'ils  se  delra(|uent,  c'est  en  inciuilité  :  si  faisons  nous 
bien.  Mais  leur  tumulte  et  impatience,  ne  les  deuoye  pas  de  leur 
thème.  Leur  propos  suit  son  cours.  S'ils  preuiennent  Ivn  l'autre, 
s'il»  ne  s'attendent  pas,  aumoins  ils  s'entendent.  On  respond  tous- 
iours trop  l»ien  p<jur  moy,  si  on  respond  à  ce  que  ie  dits.  Mais  quand 
la  dispute  est  trouble  et  des-reglee,  ie  quitte  la  cho.se,  et  m'attache 
à  la  rormc,  auec  despit  et  in<liscretion  :  et  me  ielte  à  vne  façon  de 
débattre,  teslue,  malicieuse,  et  impérieuse,  dequoy  i'ay  à  rougir 
âpre».  Il  est  impossible  de  traitter  de  bonne  foy  auec  vn  sol.  Mon 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VIII.  339 

donne  à  la  critique  que  l'autorité  que  je  veux;  mais  je  me  brouille 
avec  qui  le  prend  de  trop  haut,  comme  quelqu'un  que  je  connais 
qui  regrette  les  avis  qu'il  a  émis  quand  on  ne  les  approuve  pas, 
et  se  trouve  offensé  lorsqu'on  fait  difficulté  de  les  suivre.  —  Si 
Socrate  accueillait  toujours  de  bonne  grâce  les  contradictions 
qu'on  soulevait  sur  ce  qu'il  disait,  on  peut  dire  que  cela  tenait  à  sa 
force  et  que,  certain  de  triompher  de  ses  adversaires,  il  acceptait 
leurs  objections  comme  autant  de  sujets  devant  lui  procurer  de 
nouvelles  victoires.  Nous  voyons  que,  par  contre,  rien  ne  nous  met 
en  situation  délicate  comme  l'opinion  que  nous  avons  de  la  supé- 
riorité de  celui  contre  lequel  nous  discutons  et  du  dédain  que  nous 
pouvons  lui  inspirer;  aussi,  ne  serait-ce  que  par  raison,  celui  qui 
a  conscience  de  sa  faiblesse  est  bien  inspiré  en  acceptant  avec  bonne 
grâce  les  critiques  qui  le  redressent  et  le  mettent  en  meilleure 
posture.  En  vérité,  je  recherche  plus  la  fréquentation  de  ceux  qui 
me  rudoient  que  celle  de  ceux  qui  me  craignent;  c'est  un  plaisir 
sans  saveur  et  nuisible  que  d'avoir  affaire  à  des  gens  qui  nous  ad- 
mirent et  nous  cèdent  toujours.  Antisthène  recommandait  à  ses 
enfants  de  «  ne  savoir  aucun  gré  à  qui  les  louait  et  ne  pas  l'en 
remercier  ».  Je  suis  bien  plus  fier  de  la  victoire  que  je  remporte 
sur  moi  quand,  dans  l'ardeur  même  du  combat,  je  me  contrains  à 
m'incliner  devant  la  force  des  arguments  de  la  partie  adverse,  que 
je  ne  me  sais  gré  du  succès  que  je  gagne  sur  elle  si  c'est  parce 
qu'elle  n'est  pas  de  force.  Enfin,  j'accepte  et  avoue  les  atteintes  de 
toutes  sortes  qui  me  sont  portées  directement,  si  faibles  qu'elles 
soient;  mais  je  ne  supporte  pas  très  patiemment  celles  où  la  forme 
laisse  par  trop  à  désirer. 

Dans  les  conversations  la  subtilité  et  la  force  des  argu- 
ments importent  moins  que  l'ordre  ;  quant  à  discuter  avec 
un  sot,  il  ne  faut  s'y  prêter  absolument  pas.  —  Le  sujet 
en  discussion  m'importe  peu,  les  opinions  émises  me  sont  égales, 
et  la  manière  de  voir  qui  l'emporte  m'est  à  peu  près  indifférente.  Il 
m'arrivera  de  discuter  un  jour  entier  sans  m'impatienter,  si  le  dé- 
bat se  déroule  en  bonne  forme.  Ce  n'est  pas  tant  la  force  et  la 
subtilité  dans  l'argumentation  auxquelles  je  tiens,  qu'à  l'ordre  dans 
les  idées,  à  cet  ordre,  qui  subsiste  dans  toutes  les  altercations  qu'ont 
entre  eux  même  les  bergers  et  les  garçons  de  boutique  et  que  nous 
n'observons  jamais.  S'ils  s'en  écartent,  c'est  uniquement  pour  s'in- 
vectiver; ne  le  faisons-nous  pas  nous-mêmes?  Mais  eux,  leurs  que- 
relles et  leurs  impatiences  ne  les  font  pas  sortir  du  sujet  de  leur 
dispute,  la  discussion  suit  son  cours;  s'ils  parlent  à  la  fois,  sans 
s'attendre,  ils  ne  cessent  pas  pour  cela  de  se  comprendre.  Toute 
réponse  me  satisfait  au  delà  de  ce  que  je  souhaite,  si  elle  s'appli- 
que à  ce  que  je  dis  ;  mais  quand  l'entretien  devient  confus  et  désor- 
donné, je  ne  m'occupe  plus  de  ce  qui  en  est  l'objet  et,  pris  de  dépit, 
sans  égard  pour  quoi  que  ce  soit,  m'attache  à  y  ramener  l'ordre; 
j'en  deviens  têtu,  malicieux,  impérieux  dans  ma  façon  de  discuter, 
au  point  d'avoir  à  en  rougir  ensuite.  —  Il  est  impossible  de  discuter 


340 


ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 


iugement  ne  so  corrompt  pas  sculomenl  à  la  main  d'vn  niaistrc  si 
impétueux  :  mais  aussi  ma  tonscience.  Noz  disputes  deuroient 
pstre  défendues  et  punies,  comme  d'autres  crimes  verbaux.  Quel 
vice  n'esueillent  elles  et  n'amoncellent,  tousiours  regries  et  comman- 
dées par  la  cholere?  Nous  entrons  en  inimitié,  premièrement  con- 
tre les  raisons,  et  puis  contre  les  hommes.  Nous  n'apprenons  à  dis- 
puter que  pour  contredire  :  et  chascun  contredisant  et  estant 
conlredict,  il  en  adulent  que  le  fruit  du  disputer,  c'est  perdre  et 
anéantir  la  vérité.  Ainsi  Platon  en  sa  republique,  prohibe  cet  exer- 
cice aux  esprits  ineptes  et  mal  nays.  A  quoy  faire  vous  mettez  vous  i 
en  voye  de  quesler  ce  qui  est,  aucc  celuy  qui  n'a  ny  pas,  ny  alleine 
qui  vaille?  On  ne  fait  point  tort  au  subiect,  quand  on  le  quicte, 
pour  voir  du  moyen  de  le  traicter.  le  ne  dis  pas  moyen  scholastique 
et  artiste,  le  dis  moyennaturel,  dvn  sain  entendement.  Que  sera-ce 
en  fin?  l'vn  va  en  Orient,  l'autre  en  Occident.  Ils  perdent  le  princi-  . 
pal,  et  l'escartent  dans  la  presse  des  incidens.  Au  bout  d'vne  heure 
de  tempeste,  ils  ne  sçauent  ce  quïls  cherchent  :  l'vn  est  bas,  l'autre 
haut,  l'autre  costier.  Qui  se  prend  à  vn  mol  et  vne  similitude.  Qui 
ne  sent  plus  ce  qu'on  luy  oppose,  tant  il  est  engagé  en  sa  course,  et 
pense  à  se  suiure,  non  pas  à  vous.  Qui  se  trouuant  foible  de  reins,  i 
craint  tout,  refuse  tout,  mesle  dez  l'entrée,  et  confond  le  propos  : 
ou  sur  l'elTort  du  débat,  se  mutine  à  se  taire  tout  plat  :  par  vne 
ignorance  despite,  aiïeclant  vn  orgueilleux  mesprix  :  ou  vne  sotte- 
ment modeste  suitte  de  contention.  Pourueu  que  cettuy-cy  frappe, 
il  ne  luy  chaut  combien  il  se  descouure.  L'autre  compte  ses  mots,  et  . 
le»  poise  pour  raisons.  Celuy-là  n'y  employé  que  l'auantage  de  sa 
voix,  et  de  ses  |>oulmons.  En  voyla  vn  qui  conclud  contre  soy- 
mesmc  :  et  cettuy-rv  qui  vous  assourdit  de  prt^faces  et  digressions 
inutiles.  Cet  autre  s'arme  de  pures  iniures,  et  cherche  vne  querelle 
d'Alemaigne,  pour  .h«;  deffaire  de  la  société  et  conférence  d'vn  esprit,  a 
qui  presse  le  sien.  O  dernier  ne  voit  rien  en  la  raison,  mais  il  vous 
tient  assiégé  sur  la  closture  dialectique  de  ses  clauses,  et  sur  les 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VIII.  341 

de  bonne  foi  avec  un  sot;  c'est  si  fort  chez  moi,  que  non  seulement 
mon  jugement  mais  même  ma  conscience  s'oblitèrent  à  me  mesu- 
rer avec  pareil  adversaire,  contre  lequel  rien  ne  prévaut. 

Les  disputes  devraient  être  interdites;  quand  on  en 
arrive  là.,  chacun  sous  l'empire  de  l'irritation  perd  la  no- 
tion de  ce  qui  est  raisonnable.  —  Les  disputes  devraient  être 
défendues  et  punies  comme  tous  les  autres  crimes  commis  par  pa- 
roles. Quels  vices  n'éveillent-elles  pas  et  n'accumulent-elles  pas 
quand  elles  dégénèrent  ainsi  sous  l'effet  de  la  colère?  Nous  nous 
prenons  d'inimitié  d'abord  contre  les  raisons  qui  nous  sont  oppo- 
sées, puis  contre  les  gens  qui  nous  les  opposent.  Nous  n'apprenons 
à  discuter  que  pour  contredire,  et  chacun  contredisant  et  étant 
contredit,  il  en  résulte  que  toute  conversation  ainsi  dégénérée 
aboutit  à  perdre  et  à  mettre  à  néant  la  vérité.  Aussi  Platon,  dans  sa 
République,  interdit-il  cet  exercice  aux  gens  ineptes  et  mal  élevés 
Pourquoi  nous  mettre  à  rechercher  ce  qui  est,  en  discutant  avec 
quelqu'un  qui  a  un  pas  et  des  allures  qui  ne  sont  pas  convenables? 
—  On  ne  fait  pas  tort  au  sujet  en  discussion,  en  le  quittant  momen- 
tanément pour  voir  dans  quelles  conditions  il  convient  de  le  traiter; 
je  ne  dis  pas  selon  les  règles  de  l'école  et  de  l'art,  mais  en  demeu- 
rant naturel  et  y  apportant  de  la  justesse  d'esprit.  A  quoi  çn  ar- 
rive-t-on  finalement  si  l'un  tire  vers  l'Orient  et  l'autre  vers  l'Occi- 
dent? Le  point  important  du  débat  se  perd  de  vue,  rejeté  à  l'écart 
par  des  digressions  multipliées;  au  bout  d'une  heure  d'une  discus- 
sion orageuse,  personne  ne  voit  plus  ce  dont  il  est  question  ;  l'un 
est  en  bas,  l'autre  en  haut,  un  autre  à  côté;  chacun  se  butte  à  un 
mot,  à  une  comparaison,  ne  saisit  plus  les  objections  qu'on  lui  fait, 
tant  il  est  engagé  dans  sa  course,  ne  pensant  qu'à  suivre  son  idée 
et  non  la  vôtre.  —  Il  en  est  qui,  faibles  des  reins,  craignent  tout, 
refusent  tout,  mêlent  et  confondent  dès  le  principe  les  propos 
qu'on  leur  tient;  ou  qui,  au  fort  des  débats,  s'obstinent  à  garder 
subitement  un  silence  inattendu,  par  dépit  de  leur  ignorance  qu'ils 
dissimulent  en  affectant  un  orgueilleux  dédain,  ou  parce  que,  par 
une  modestie  qui  est  de  la  sottise,  ils  fuient  l'effort  nécessaire  pour 
poursuivre  la  discussion.  —  Pourvu  que  celui-ci  frappe  son  adver- 
saire, il  ne  se  préoccupe  pas  dans  quelle  mesure  il  se  découvre  lui- 
même;  un  autre  compte  ses  mots,  qu'il  donne  en  place  de  raisons; 
celui-là  a  surtout  pour  lui  sa  voix  retentissante  et  la  vigueur  de  ses 
poumons;  en  voilà  un  qui  conclut  contre  ses  propres  assertions; 
celui-ci  vous  assourdit  de  préfaces  et  de  digressions  inutiles  ;  cet 
autre  a  recours  à  de  véritables  injures  et  cherche,  en  soulevant  une 
querelle  d'Allemand,  à  se  débarrasser  du  contact  et  de  l'opposition 
d'un  esprit  auquel  le  sien  ne  peut  résister;  ce  dernier  se  soucie 
peu  de  la  raison,  mais  il  vous  enserre  par  les  déductions  d'ar- 
guments spécieux,  en  tous  points  conformes  aux  formules  scolas- 
tiques. 

L'attitude  des  gens  de  science,  l'usage  qu'ils  en  font,  ex- 
citent contre  eux  la  défiance;  suivant  qui  la  possède,  c'est 


342  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

ronnulcâ  de  son  art.  Or  qui  n'entre  en  defflance  des  sciences,  et 
n'est  en  double,  s'il  s'en  peut  tirer  quelque  solide  fruict,  au  besoin 
de  la  vie  :  à  considenT  l'vsage  qiio  nous  en  auons?  Nihil  sanantibus 
litleris.  ^ui  a  pris  de  rcnlondemoiit  en  la  logique?  où  sont  ses  belles 
promesses?  Nec  ad  metius  viuendum,  necad  commodius  differendum. 
Voit-on  plus  de.  barbouillage  au  caquet  des  harengeres,  qu'aux  dis- 
putes publiques  dos  hommes  de  cette  profession?  Taymeroy  mieux, 
que  mon  fils  apprinl  aux  .taucrnes  à  parler,  qu'aux  escholes  de  la 
parlerie.  Ayez  vu  maistre  es  arts,  conférez  auec  luy,  que  ne  nous 
fail-il  sentir  cette  excellence  artificiele,  et  ne  rauit  les  femmes,  et 
les  ignorans  comme  nous  sommes,  par  l'admiration  de  la  fermeté 
de  ses  raisons,  de  la  beauté  de  son  ordre?  que  ne  nous  domine-il  et 
persuade  comnie  il  veut?  Vn  bomme  si  auantageux  en  matière,  et 
en  conduicte,  pourquoy  mcsle-il  à  son  escrime  les  iniures,  l'indis- 
crétion et  la  rage? Qu'il  oste  son  chapperon,  sa  robbe,  et  son  Latin, 
qu'il  ne  batte  pas  nos  aureilles  d'Aristote  tout  pur  et  tout  rreu,  vous 
le  prendrez  pour  Ivn  d'entre  nous,  ou  pis.  Il  me  semble  de  cette 
implication  et  entrelasseure  du  langage,  par  où  ils  nous  pressent, 
qu'il  en  va  comme  des  loueurs  de  passe-passe  :  leur  souplesse  com- 
bat et  force  nos  sens,  niais  elle  uesbianle  aucunement  nostre 
creance  :  hors  ce  bastelage,  ils  ne  font  rieu  qui  ne  soit  commun  et 
vil.  Pour  estre  plus  sçauans,  ils  n'en  sont  pas  moins  ineptes.  l'ayme 
et  honore  le  sçauoir,  autant  que  ceux  qui  l'ont.  Et  en  son  vray 
vsago,  c'est  le  plus  noble  et  puissant  acquest  des  hommes.  Mais  en 
ceux-là,  et  il  en  est  vn  nombre  infiny  de  ce  genre,  qui  en  establissent 
leur  fondamentale  suffisance  et  valeur  :  qui  se  rapportent  de  leur 
entendement  à  leur  mémoire,  sub  aliéna  vmbra  latentes  :  et  ne  peu- 
ucnt  rien  que  par  Hure  :  ie  le  bay,  si  ie  lose  dire,  vn  peu  plus  que 
la  bestise.  En  mon  pays,  et  de  mon  temps,  la  doctrine  amande  assez 
les  liourscs,  nullement  les  âmes.  Si  elle  les  rencontre  mousses,  elle 
les  aggraue  et  suffoque  :  masse  crue  et  indigeste  :  si  desliees,  e  lie 
les  purifie  volontiers,  clarifie  et  subtilise  iusques  à  l'exinanition. 
C'est  chose  de  qualité  à  peu  près  indifférente  :  tres-vlile  accessoire,  à 
vne  amc  bien  née,  pernicieux  à  vne  autre  ame  et  dommageable.  Ou 
plustost,  chose  de  tres-jirecieux  vsage,  qui  ne  se  laisse  pas  posséder 
à  vil  prix  :  en  quelque  main  «"est  vn  sceptre,  en  quelque  autre,  vne 
marotte.      .Mais  suyuons.  Quelle  plus  grande  victoire  attendez  vous, 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VIII.  343 

un  sceptre  ou  la  marotte  d'un  fou.  —  Or,  qui  n'est  en  défiance 
de  la  science,  «  de  ces  lettres  qui  ne  guérissent  de  rien  {Sénèque)  »  ; 
qui  ne  doute,  eu  considérant  l'usage  que  nous  en  faisons,  qu'on 
puisse  en  tirer  quelque  résultat  sérieux  pour  les  besoins  de  la  vie? 
A  qui  la  logique  a-t-elle  donné  du  jugement?  où  sont  ses  belles 
promesses?  «  Elle  n'enseigne  ni  à  mieux  vivre,  ni  à  mieux  raisonner 
ICicéron).  »  Voit-on  des  harengères  caquetant,  s'exprimer  moins 
confusément  que  les  hommes  dont  c'est  la  profession,  quand  ils 
pérorent  en  public?  J'aimerais  mieux  que  mon  fils  apprît  à  parler 
dans  les  tavernes,  qu'aux  écoles  où  s'enseigne  ce  verbiage.  —  Ayez 
un  maître  en  cet  art,  entretenez-vous  avec  lui  ;  que  ne  se  borne-t-il 
à  nous  faire  sentir  cette  perfection  artificielle,  à  plonger  dans  le 
ravissement  les  femmes  et  les  ignorants  desquels  nous  sommes,  en 
donnant  lieu  d'admirer  la  fermeté  de  ses  raisons,  la  beauté  de  sa 
méthode?  Il  peut  nous  dominer  et  nous  persuader  comme  il  l'en- 
tend; pourquoi  cet  homme,  qui  a  tant  d'avantages  par  ce  qu'il  sait 
et  la  manière  dont  il  le  produit,  joint-il  à  ses  armes  naturelles  les 
injures,  l'indiscrétion  et  la  rage?  Qu'il  se  dépouille  de  son  bonnet, 
de  sa  robe  et  de  son  latin,  qu'il  ne  fatigue  pas  nos  oreilles  de  pas- 
sages d'Aristote  qu'il  nous  récite  textuellement  et  à  tout  propos, 
et  vous  le  prendriez  pour  quelqu'un  de  nous,  ou  pis  encore.  —  Les 
complications  et  les  enchevêtrements  de  langage  par  lesquels  les 
gens  de  cette  sorte  nous  circonviennent,  me  font  l'effet  de  tours  dé 
passe-passe,  leur  souplesse  combat  et  force  nos  sens  mais  n'ébranle 
en  rien  nos  croyances;  en  dehors  de  ces  jongleries,  tout  ce  qu'ils 
font  est  commun  et  vil;  pour  être  des  savants,  ils  n'en  sont  pas 
moins  des  sots.  J'aime  et  honore  le  savoir,  autant  que  l'honorent 
ceux  qui  le  possèdent.  Quand  il  en  est  fait  l'usage  qu'il  comporte, 
c'est  l'acquisition  la  plus  noble  et  la  plus  puissante  qu'ait  faite 
l'homme;  mais  chez  ceux-là  (et  leur  nombre  en  ce  genre  est  infini) 
dont  il  constitue  la  base  fondamentale  de  leur  capacité  et  de  ce 
qu'ils  valent,  dont  toute  l'intelligence  est  dans  la  mémoire,  «  qui 
se  tapissent  dans  l'ombre  d' autrui  (Sénèque)  »,  qui  ne  peuvent  rien 
sans  l'assistance  de  leurs  livres,  je  les  haïs,  si  j'ose  dire,  plus 
encore  que  les  imbéciles.  — Dans  mon  pays  et  de  mon  temps,  l'ins- 
truction vide  les  bourses  mais  n'améliore  *  que  rarement  les  âmes  ; 
sur  des  âmes  obtuses  elle  agit  à  l'instar  d'une  masse  crue  et  indi- 
geste qui  leur  reste  sur  l'estomac  et  les  étouffe;  sur  des  âmes  qui 
ont  plus  de  pénétration  elle  arrive  aisément  à  les  purifier,  ajoute  à 
leur  clarté,  et  les  rend  subtiles  au  point  de  les  épuiser.  C'est  une 
chose  de  qualité  à  peu  près  indifférente  par  elle-même  :  très  utile 
accessoire  pour  une  âme  bien  douée,  elle  est  pernicieuse,  préju- 
diciable môme  pour  une  autre;  ou  plutôt,  elle  est  d'un  très  pré- 
cieux usage,  mais  ne  peut  s'acquérir  à  vil  prix  ;  dans  certaines 
mains  c'est  un  sceptre,  dans  d'autres  c'est  la  marotte  d'un  fou.  — 
Poursuivons. 

C'est  Tordre  et  la  méthode  qui  donnent  du  prix  aux  con- 
versations, la  forme  y  importe  autant  que  le  fond;  un  ef- 


344  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

que  d'apprendre  à  voslrc  enncmy  qu'il  ne  vous  peut  combattre? 
Ouand  vous  gaignez  rau.intage  de  vostre  proposition,  c'est  la  vérité 
qui  gaigne  :  quand  vous  fraifrnez  i'anantage  de  l'ordre,  et  de  la  con- 
duiUe,  c'est  vous  «|iii  f^aigiH'z.  Il  m'est  aduis  quen  Platon  et  Xeno- 
phon  Socrales  dispute  plus,  on  faneur  des  disputants  (ju'en  faueur 
de  la  dispute  :  et  pour  instruire  Eulhydomus  et  Protagoras  de  la 
rognoissance  do  lour  impertinence,  plus  que  de  l'impertinence  de 
leur  arl.  Il  ompoi^'uo  la  première  matière,  comme  celuy  qui  a  vne 
lin  plus  vlilo  que  de  l'aisclaircir,  assauoir  esclaircir  les  esprits,  qu'il 
prend  à  manier  et  exercer.  L'agitation  et  la  chasse  est  proprement 
de  nostre  gibier,  nous  ne  sommes  pas  excusables  de  la  conduire 
mal  et  impertinemment  :  de  faillir  à  la  prise,  c'est  autre  chose. 
Carnous  sommes  nais  à  quester  la  vérité,  il  appartient  de  la  possé- 
der à  vne  plus  grande  puissance.  Elle  n'est  pas,  comme  disoit  De- 
mocritus,  cachée  dans  le  fonds  des  abysmes  :  mais  plustost  esleuec 
en  hauteur  infinie  en  la  cognoissance  diuine.  Le  monde  n'est  qu'vne 
escole  d'inquisition.  Ce  n'est  pas  à  qui  mettra  dedans,  mais  à  qui 
fera  les  plus  belles  courses.  Autant  peut  faire  le  sot,  celuy  qui  dit 
?ray,  que  celuy  qui  dit  faux  :  car  nous  sommes  sur  la  manière,  non 
sur  la  matière  du  dire.  Mon  humeur  est  de  regarder  autant  à  la 
forme,  qu'à  la  substance  :  autant  à  i'aduocat  qu'à  la  cau.se,  conmie 
Alcibiades  ordonnoit  qu'on  fist.  El  tous  les  iours  m'amuse  à  lire  en 
des  autheurs,  sans  soing  de  leur  science  :  y  cherchant  leur  façon, 
non  leur  subiect.  Tout  ainsi  que  ie  poursuy  la  communication  de 
quelque  esprit  fameux,  non  affin  qu'il  m'enseigne,  mais  affin  »iue 
ie  le  oognoisse,  et  que  le  cognoissant,  s'il  le  vaut,  ie  l'imite.  Tout 
homme  peut  dire  véritablement,  mais  dire  ordonnement,  prudem- 
ment, et  suffisamment,  peu  <rhommcs  le  i>euuent.  Par  ainsi  la  fau- 
teté  qui  vient  d'ignorance,  ne  m'offence  point  :  c'est  l'ineptie,  l'ay 
rompu  plusieurs  marchez  qui  m'estoient  vtiles,  par  l'impertinence 
de  la  contestation  de  ceux,  auec  qui  ie  marchandois.  le  ne  m'os- 
meus  pas  vne  ff»is  l'an,  des  fautes  de  ceux  sur  lesquels  i'ay  puis- 
sance :  mais  sur  \v  poincl  de  labeslise  et  opiniastreté  de  leurs  allé- 
gations, excuses  et  defenres,  asnieres  et  brutales,  nous  sonunes 
tous  les  iours  à  n«»us  eu  prendre  à  la  gorge.  Ils  n'entendent  ny  ce 
qui  se  dit,  ny  pourquoy,  et  respondent  de  mesme  :  c'est  pour  dé- 
sespérer, le  ne  sens  heurter  rudement  ma  teste,  que  par  vne  autre 
te»le.  El  entre  plustost  en  composition  auec  le  vice  de  mes  gens, 
quauec  leur  lemeriié,  in»|M.rtunité  et  leur  sottise.  Qu'ils  facent 
moins,  pourueii  qu'ils  s,,icn!  r;i|»al.|e«  .|o  f.iire.  V«.ii>:  vin.'/  n\  es- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VIII.  345 

fet  analogue  se  produit  dans  notre  vie  familiale.  —  Quelle 
plus  grande  victoire  peut-on  attendre,  que  de  montrer  à  son  adver- 
saire qu'il  ne  peut  lutter?  Quand  vous  faites  triompher  votre  pro- 
position, c'est  la  vérité  qui  l'emporte;  quand  vous  triomphez  par  la 
méthode  avec  laquelle  vous  conduisez  votre  argumentation,  c'est 
vous  qui  triomphez.  Mest  avis  que  dans  Platon  et  Xénophon,  So- 
crate  discute  moins  dans  l'intérêt  de  la  discussion  elle-même,  que 
dans  l'intérêt  de  ceux  qui  y  prennent  part;  il  cherche  davantage  à 
faire  ressortir  aux  yeux  d'Euthydamus  et  de  Protagoras  leur  man- 
que d'à  propos  que  l'inanité  de  leur  art.  Le  premier  sujet  venu  de 
controverse  lui  est  bon,  parce  que  son  but  est  moins  de  l'élucider 
que  d'être  utile,  c'est-à-dire  d'ouvrir  l'intelligence  de  ceux  qu'il 
travaille  et  exerce.  L'agitation  et  la  chasse  sont  à  proprement  par- 
ler notre  lot;  nous  ne  sommes  pas  excusables  de  les  conduire  mal 
ou  contrairement  à  ce  qui  est  rationnel;  quant  à  manquer  notre 
coup,  c'est  autre  chose,  parce  que  nous  sommes  nés  pour  nous  li- 
vrer à  la  recherche  de  la  vérité,  et  qu'il  n'appartient  qu'à  plus 
puissant  que  nous  de  la  posséder;  car  elle  n'est  pas,  comme  disait 
Démocrite,  cachée  dans  le  fond  des  abîmes;  elle  va  plutôt  s'élevant 
jusqu'à  l'infini,  pour  en  arriver  à  n'être  connue  que  de  Dieu.  Le 
monde  n'est  qu'une  école  où  l'on  passe  son  temps  à  chercher;  ce 
n'est  pas   à  qui    atteindra  le   but,  mais  à  qui  fournira  les  plus 
belles  courses.  Autant  peut  dire  des  sottises  celui  qui  dit  vrai  que 
celui  qui  dit  faux,  parce  qu'il  n'est  pas  question  ici  du  sujet  dont 
on  parle  mais  de  la  manière  dont  on  le  traite.  —  Je  suis  porté  à 
regarder   autant  à  la  forme  qu'au  fond,  autant  l'avocat  que   la 
cause,  ainsi  que  le  voulait  Alcibiade.  Tous  les  jours,  je  m'amuse  à 
lire  des  auteurs  sans  m'occuper  de  leur  science,  cherchant  seule- 
ment leur  façon  de  dire  sans  m'inquiéter  du  sujet  qu'ils  traitent; 
de  même,  il  m'arrive  de  m'efforcer  d'entrer  en  communication  avec 
des  esprits  qui  ont  de  la  réputation,  non  pour  m'instruire  mais 
pour  les  connaître,  et,  les  connaissant,  pour  les  imiter  s'ils  en  va- 
lent la  peine.  Tout  homme  peut  dire  vrai;  mais  dire  avec  ordre, 
modération  et  science,  cela  n'est  au  pouvoir  que  d'un  petit  nom- 
bre ;  aussi  je  ne  suis  pas  offensé  par  l'erreur  qui  provient  de  l'igno- 
rance, tandis  que  je  le  suis  par  l'ineptie.  J'ai  rompu  plusieurs  mar- 
chés auxquels  j'avais  intérêt,  par  suite  de  contestations  sans  raison 
soulevées  par  ceux  avec  lesquels  je  les  passais.  —  Je  ne  m'émeus 
pas,  une  fois  l'an,  des  fautes  de  ceux  qui  sont  sous  ma  dépendance  ; 
mais  nous  sommes  tous  les  jours  à  nous  prendre  de  querelle,  à 
cause  de  la  bêtise  et  de  l'entêtement  qu'ils  apportent  dans  ce  qu'ils 
avancent  et  dans  les  raisons  stupides  et  animales  qu'ils  donnent 
pour  s'excuser  et  se  défendre;  ils  n'écoutent  ni  ce  qu'on  leur  dit, 
ni  les  explications  qu'on  leur  donne,  et  ils  répondent  de  mênie; 
c'est  à  désespérer;  cela  me  produit  l'effet  d'une  tête  heurtant  vio- 
lemment la  mienne.  Je   m'accommode  plutôt  des  défauts  de   mes 
gens  que  de  leur  aplomb,  de  leur  importunité  et  de  leur  sottise  ; 
qu'ils  fassent  moins,  mais  qu'ils  soient  à  même  de  faire  ;  vous  vivez 


346  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

pérance  li'escliaufTer  lour  volonté.  Mais  d'vne  souche,  il  n'y  a  ny 
qu'espérer,  ny  que  iouyr  «|iii  vaille.  Or  quoy,  si  ie  prends  les 
choses  aulremenl  qu'elles  ne  sont?  Il  peut  estre.  Et  pourtant  i'ac- 
cuse  mon  impatience.  Et  tiens,  premièrement,  qu'elle  est  esgalle- 
menl  vitieuse  en  celuy  qui  a  droit,  comme  en  celuy  qui  a  tort.  Car 
c'est  lousiours  vn'  aif^reur  tyranniquc,  de  ne  pouuoir  souffrir  vue 
forme  diuerso  à  la  sioime.  El  puis,  qu'il  n'est  à  la  vérité  point  de 
plus  grande  fadese,  et  plus  constante,  que  de  s'esmouuoir  et  piquer 
des  l'adeses  du  monde,  ny  plus  hétéroclite.  Car  elle  nous  formalise 
principallement  contre  nous  :  et  ce  philosophe  du  temps  passé 
n'eust  iamais  eu  faute  d'occasion  à  ses  pleurs,  tant  qu'il  se  fust 
considen''.  .Mison  l'vn  des  sept  sages,  d'vnc  humeur  Timoniene  et 
Democritiene  interrogé,  deqiioy  il  rioit  seul  :  De  ce  que  ie  ris  seul  : 
respondit-il.  Combien  do  sottises  dis-ie,  et  respons-ie  tous  les 
iours,  selon  moy  :  et  volontiers  donq  combien  plus  fréquentes,  se- 
lon autruy?  Si  ie  m'en  mors  les  leures,  qu'en  doiuent  faire  les  au- 
tres? Somme,  il  faut  viure  entre  les  viuants,  et  laisser  la  riuiere 
courre  sous  le  pont,  sans  nostre  seing  :  ou  à  tout  le  moins,  sans 
noslre  altération.  De  vray,  pourquoy  sans  nous  esmouuoir,  rencon- 
trons nous  quelqu'vn  qui  ayt  le  corps  tortu  et  mal  basty,  et  ne  pou- 
uons  souffrir  le  rencontre  dvn  esprit  mal  rengé,  sans  nous  mettre 
en  cholere?  Cette  vitieuse  aspreté  tient  plus  au  luge,  qu'à  la  faute. 
Ayons  tousiours  en  la  bouche  ce  mot  de  Platon  :  Ce  que  ie  treuue 
mal  sain,  n'est-ce  pas  pour  estre  moy-mesmes  mal  sain?  Ne  suis-ie 
pas  moy-mesmes  en  coulpe?  mon  aduertissement  se  peut-il  pas 
renuerser  contre  moy?  Sage  et  diuin  refrein,  qui  fouete  la  plus  vni- 
ucrselle,  et  commune  erreur  des  hommes.  Non  seulement  les  re- 
proches, que  nous  faisons  les  vns  aux  autres,  mais  noz  raisons  aussi, 
et  noz  ai^uments  et  matières  controuerses,  sont  ordinairement  re- 
torquables  à  nous  :  et  nous  enferrons  de  noz  armes.  Dequoy  l'ancien- 
neté m'a  laissé  assez  de  graues  exemples.  Ce  fut  ingénieusement  dit 
et  bien  à  propos,  par  celuy  qui  l'inuenta  : 

Slercus  euique  suum  bene  olet. 

No2  yeux  ne  voyenl  rien  en  derrière.  Cent  fois  le  iour,  nous  nous 
moquons  de  nous  sur  le  subiect  de  nostre  voysin,  et  détestons  en 
d'autres,  les  défauts  ipii  sont  en  nous  plus  clairement  :  et  les  admi- 
nuis  d'vne  merueilleuse  im|)udence  et  iuaduertence.  Encores  hier 
ie  fus  à  mesmes,  de  veoir  vn  homme  d'entendement  se  moquant 
aulaiil  plaisamment  que  iustement,  de  l'inepte  façon  d'vn  autre,  qui 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VIII.  347 

avec  l'espérance  d'échauffer  leur  volonté,  mais  il  n'y  a  rien  qui 
vaille  à  tirer  ni  à  espérer  d'une  souche. 

C'est  un  grand  défaut  que  de  ne  pouvoir  souffrir  les  sot- 
tises des  autres;  que  de  fois  nous  leur  reprochons  ce  qui 
existe  chez  nous-mêmes.  —  Peut-être  vois-je  les  choses  autre- 
ment qu'elles  ne  sont,  cela  se  peut;  c'est  pourquoi  je  m'accuse 
d'impatience  et  conviens  tout  d'abord  que  c'est  une  faute  aussi 
bien  chez  celui  qui  a  raison  que  chez  celui  qu  i  a  tort,  parce  que 
c'est  toujours  fâcheux  et  tyrannique  de  ne  pouvoir  souffrir  une  fa- 
çon d'être  différente  de  la  sienne,  et  qu'il  n'y  a  vraiment  pas  de 
niaiserie  plus  grande,  plus  fréquente  et  plus  ridicule  que  de  s'é- 
mouvoir et  de  se  piquer  des  niaiseries  des  gens  ;  cela  se  retourne 
généralement  contre  nous,  et  ce  philosophe  des  temps  passés  n'au- 
rait jamais  manqué  d'occasion  de  pleurer,  s'il  se  fût  mis  à  se  con- 
sidérer lui-même.  On  demandait  à  Myson,  l'un  des  sept  sages,  qui 
tenait  de  l'humeur  de  Timon  et  de  Démocrite  et  était  porté  à  tout 
prendre  en  mauvaise  part  et  à  en  rire,  pourquoi  il  riait  tout  seul; 
il  répondit  :  «  Précisément  de  ce  que  je  suis  seul  à  rire.  »  —  Que 
de  sottises  je  reconnais  dire  et  répondre  chaque  jour;  combien, 
par  suite,  les  autres  doivent  en  constater  en  moi  un  plus  grand 
nombre  encore  ;  et  si  je  m'en  mords  les  lèvres  pour  n'en  pas  rire, 
que  doivent-ils  faire,  eux!  En  somme,  il  faut  vivre  avec  les  vi- 
vants et  laisser  l'eau  couler  sous  le  pont,  sans  nous  en  occuper 
ou  tout  au  moins  sans  en  éprouver  de  trouble.  —  De  fait,  ne  ren- 
controns-nous pas,  sans  nous  en  émouvoir,  des  gens  mal  bâtis  et 
difformes;  pourquoi  ne  supportons-nous  pas  également,  sans  nous 
mettre  en  colère,  des  esprits  mal  conformés?  Cela  tient  à  ce  que  le 
juge  se  montre  à  tort  plus  mal  disposé  que  la  faute  ne  le  com- 
porte. Ayons  toujours  à  la  pensée  cette  maxime  de  Platon  :  «  Quand 
je  trouve  quelque  chose  qui  n'est  pas  tel  que  ce  devrait  être,  n'est- 
ce  pas  parce  que  je  suis  moi-même  dans  des  conditions  anormales? 
n'est-ce  pas  moi  qui  suis  en  dehors  de  ce  qui  est  la  règle?  mon  ob- 
servation ne  peut-elle  se  retourner  contre  moi?  »  sage  et  doux  re- 
frain qui  flagelle  la  plus  répandue,  la  plus  universelle  erreur  des 
hommes.  Non  seulement  les  reproches  que  nous  nous  faisons  les 
uns  aux  autres,  mais  nos  raisons,  nos  arguments,  les  sujets  qui  font 
l'objet  de  nos  controverses  peuvent  nous  être  rétorqués  et  nous 
nous  enferrons  avec  nos  propres  armes.  A  cet  égard,  l'antiquité 
nous  a  laissé  des  exemples  frappants  :  «  Chacun  aime  l'odeur  de  son 
fumier  »,  est  un  proverbe  latin  qui  témoigne  esprit  et  à  propos  de 
la  part  de  celui  qui  l'a  inventé.  Nos  yeux  ne  voient  pas  en  arrière, 
et,  cent  fois  par  jour,  nous  nous  moquons  de  nous-mêmes  en  nous 
moquant  de  ce  que  nous  voyons  chez  le  voisin;  les  défauts  que  nous 
détestons  chez  d'autres,  sont  encore  plus  apparents  chez  nous  où 
nous  les  admirons  avec  une  merveilleuse  impudence  sans  nous 
rendre  compte  de  la  contradiction.  —  Hier  encore,  j'ai  été  à  même 
de  voir  un  homme  de  jugement,  *  très  affable  personne,  qui  se  mo- 
quait avec  autant  de  raison  que  d'esprit  de  la  sottise  d'un  autre 


348  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

rompt  la  teste  à  tout  le  monde  du  registre  de  ses  généalogies  et 
alliances,  plus  de  moitié  fauces  (ceux-là  se  iellent  plus  volontiers 
sur  tels  sots  propos,  qui  ont  leurs  qualitez  plus  doubteuses  et  moins 
seures)  et  luy  s'il  eust  rerult*  sur  soy,  se  liist  trouut''  non  guère 
moins  intempérant  et  ennuyeux  à  semer  et  faire  valoir  la  prcroga-  • 
liue  de  la  race  de  sa  femme.  0  importune  présomption,  de  laquelle 
la  femme  se  voit  armée  par  les  mains  de  son  mary  mesme?  S'il  en- 
tendoit  du  Latin,  il  luy  faudroit  dire, 

Agel  »i  htec  non  intanil  satis  sua  sponle,  instiga. 

le  ne  dis  pas,  que  nul  n'accuse,  qui  ne  soit  net  :  car  nul  n'accuse-  « 
roit  :  voire  ny  net,  en  mesme  sorte  de  tache.  Mais  i'entens,  que 
nostre  iugement  chargeant  sur  vn  autre,  duquel  pour  lors  il  est 
question,  ne  nous  espargne  pas,  d'vne  interne  et  seuere  iurisdiction. 
C'est  office  de  charité,  que,  qui  ne  peut  oster  vn  vice  en  soy,  cher- 
che ce  neantmoins  à  l'oster  en  autruy  :  où  il  peut  auoir  moins  ma-  • 
ligne  et  reuesche  semence.  Ny  ne  me  semble  rcsponce  à  propos,  à 
celuy,  qui  m'aduertit  de  ma  faute,  dire  qu'elle  est  aussi  en  luy. 
Quoy  pour  cela?Tousiours  l'aduertissement  est  vray  et  vtile.  Si 
nous  auions  bon  nez,  nostre  ordure  nous  deuroit  plus  puïr,  d'autant 
qu'elle  est  nostre.  Et  Socrales  est  d'aduis,  que  qui  se  trouueroit  « 
coulpable,  et  son  lils,  et  vn  estranger,  de  quelque  violence  et  iniure, 
deuroit  commencer  par  soy,  à  se  présenter  à  la  condamnation  de 
la  iustice,  et  implorer,  pour  se  purger,  le  secours  de  la  main  du 
bourreau  :  secondement  pour  son  fils  :  et  dernièrement  pour  l'es- 
tranger.  Si  ce  précepte  prend  le  ton  vn  peu  trop  haut  :  au  moins  se  • 
doibt  il  présenter  le  premier,  à  la  punition  de  sa  propre  conscience. 
Les  sens  sont  nos  propres  et  premiers  iuges,  qui  napperçoiuent 
les  cho8<'s  que  par  les  accidens  externes  :  et  n'est  merueille,  si  en 
toutes  les  pièces  du  seruice  de  nostre  société,  il  y  a  vn  si  perpétuel, 
et  vniuersel  meslange  de  cérémonies  et  apparences  superficielles  :  .i 
si  que  la  meilleure  ot  plus  eiïectuelle  part  des  polices,  consiste  en 
cela,  (rest  tousiours  à  l'Iiomme  <|ue  nous  auons  alfaire,  duquel  la 
condition  est  merueilleusement  corporelle.  Que  ceux  qui  nous  ont 
voulu  bastir  ces  années  passées,  vn  exercice  de  religion,  si  contem- 
platif et  immatériel,  ne  s'estonnent  point,  s'il  en  trouue,  qui  peu-     • 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VIII.  349 

qui  va  rompant  la  tête  à  tout  le  monde  de  l'exposé  de  sa  généa- 
logie et  de  ses  alliances,  aux  trois  quarts  fausses  (ce  sont  ceux  dont 
les  titres  sont  le  plus  douteux  et  le  moins  certains,  qui  ressassent 
le  plus  souvent  ce  sujet  ridicule)  ;  si  notre  critique  eût  reporté  son 
regard  sur  lui-même,  il  se  serait  trouvé  tout  aussi  intempérant 
et  ennuyeux  quand,  à  tout  propos,  il  fait  valoir  le  mérite  de  la  race 
à  laquelle  sa  femme  appartient.  Quelle  malencontreuse  vanité  de 
la  part  de  ce  mari,  de  fournir  ainsi  lui-môme  des  armes  à  sa  femme; 
s'il  comprenait  le  latin,  il  faudrait  lui  crier  ce  que  je  traduis  : 
«  Courage!  elle  n'est  pas  d'elle-même  assez  folle,  irrite  encore  sa 
folie  (Térence)  !  »  —  Je  ne  veux  pas  dire  que  celui-là  seul  qui  est  ab- 
solument net,  puisse  accuser  (il  n'y  aurait  plus  personne  pour  por- 
ter une  accusation)  ;  je  ne  dénie  même  pas  ce  droit  à  qui  est  lui- 
même  entaché  de  ce  qu'il  reproche  aux  autres;  mais  je  voudrais 
que  lorsque  notre  jugement  nous  fait  critiquer  quelqu'un,  il  ne  nous 
épargne  pas  et  porte  dans  notre  for  intérieur,  sur  le  fait  imputé, 
une  sévère  investigation.  C'est  œuvre  de  charité,  de  la  part  de  qui 
est  impuissant  à  extirper  un  vice  chez  lui-même,  de  s'employer 
néanmoins  à  l'extirper  chez  les  autres,  oîi  il  produit  peut-être  des 
fruits  moins  mauvais  et  moins  âpres  qu'en  nous  ;  mais  ce  ne  sem- 
ble pas  une  excuse  recevable  de  répondre  à  quelqu'un  qui  m'a- 
vertit de  mes  défauts,  que  lui-même  n'en  est  pas  exempt.  Pour- 
quoi? Parce  qu'ini  avis  fondé  est  toujours  utile.  Si  nous  avions  bon 
nez,  nous  sentirions  plus  désagréablement  les  mauvaises  odeurs 
que  nous  répandons,  par  cela  même  que  c'est  nous  qui  les  exha- 
lons. Socrate  n'estime-t-il  pas  que  quelqu'un  qui  se  reconnaîtrait 
coupable,  et  avec  lui  son  fils  et  un  étranger,  de  quelque  acte  vio- 
lent et  injuste,  devrait  commencer  par  se  présenter  à  la  justice, 
pour  se  faire  condamner  et  provoquer  lui-même  l'expiation  de  sa 
faute  par  le  bourreau  ;  faire  en  second  lieu  qu'il  en  soit  de  même 
pour  son  fils;  et,  seulement  après,  tenir  la  même  conduite  à  l'égard 
de  l'étranger.  Ce  précepte  peut  paraître  un  peu  sévère,  mais  du 
moins  celui  qui  se  trouve  coupable,  devrait-il  commencer  par  se 
livrer  le  premier  à  la  punition  de  sa  propre  conscience. 

Ce  qui  frappe  nos  sens  a  une  grande  influence  sur  nos 
jugements;  la  gravité  d'un  personnage,  son  costume,  sa' 
situation,  etc.,  tout  cela  donne  du  poids  aux  sottises  qu'il 
débite.  —  Les  sens  sont  nos  propres  juges  et  statuent  tout  d'a- 
bord ;  comme  ils  ne  constatent  les  faits  que  d'après  leur  manifes- 
tation extérieure,  il  n'est  pas  étonnant  que  tout  ce  qui  se  rapporte 
au  fonctionnement  de  la  société,  soit  un  perpétuel  et  universel  mé- 
lange de  cérémonies  où  les  apparences  jouent  un  grand  rôle;  aussi 
dans  les  moyens  employés  pour  la  diriger,  sont-elles  un  des  meil- 
leurs et  de  ceux  qui  produisent  le  plus  d'effet.  C'est  toujours  à 
l'homme  que  nous  avons  affaire  et,  chez  lui,  ce  qui  est  tangible 
l'emporte  de  beaucoup  sur  ce  qui  ne  l'est  pas.  Aussi,  ceux  qui, 
dans  ces  dernières  années,  ont  voulu  introduire  un  culte  dont  les 
pratiques  sont  exclusivement  contemplatives  et  immatérielles,  ne 


350  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

sent,  qu'elle  Tusl  escliappée  et  fondue  entre  leurs  doigts,  si  elle  ne 
tenoil  parmy  nous,  comme  marque,  tiltre,  et  instrument  de  diuision 
et  de  pari,  plus  que  par  soy-mcsmes.  Comme  en  la  conférence.  La 
frrauilé,  la  rohbe,  et  la  fortune  de  celuy  qui  parle,  donne  souuent 
crédit  à  des  propos  vains  et  ineptes.  Il  n'est  pas  à  présumer,  qu'vn 
monsieur,  si  suiiiv,  si  redouté,  n'aye  au  dedans  quelque  suffisance 
aulr-e  que  populaii-e  :  et  qu'vn  houune  à  qui  on  donne  tant  de  com- 
missions, et  de  charges,  si  desdaigneux  et  si  morguant,  ne  soit  plus 
habile,  que  cet  autre,  qui  le  salue  de  si  loing,  et  que  personne 
n'employé.  Non  seulement  les  mots,  mais  aussi  les  grimaces  de  ces 
gens  là,  se  considèrent  et  mettent  en  compte  :  chacun  s'appliquant 
à  y  donner  quelque  belle  et  solide  interprétation.  S'ils  se  rabaissent 
à  la  conférence  commune,  et  qu'on  leur  présente  autre  chose  qu'ap- 
probation et  reuerence,  ils  vous  assomment  de  l'authorité  de  leur 
expérience  :  ils  ont  ouy,  ils  ont  veu,  ils  ont  faict,  vous  estes  accablé 
(l'exemples.  le  leur  dirois  volontiers,  que  le  fruict  de  lexpcrience 
dvn  chirurgien,  n'est  pas  l'histoire  de  ses  practiques,  et  se  souue- 
nir  qu'il  a  guary  quatre  empestez  et  trois  goûteux,  s'il  ne  sçait  de 
cet  vsage,  tirer  dequoy  former  son  iugement,  et  ne  nous  sçait  faire 
sentir,  qu'il  en  soit  deuenu  plus  sage  à  l'vsage  de  son  art.  Comme 
en  vn  concert  d'instruments,  on  n'oit  pas  vn  leut,  vue  espinete,  et 
la  flulte  :  on  oyt  vue  harmonie  en  globe  :  l'assemblage  et  le  fruict  de 
tout  cet  amas.  Si  les  voyages  et  les  cliarges  les  ont  amendez,  c'est  à 
la  production  de  leur  entendement  de  le  faire  paroistre.  Ce  n'est 
pas  assez  de  compter  les  expériences,  il  les  faut  poiser  et  assortir  : 
et  les  faut  auoir  digérées  et  alambiquees,  pour  en  tirer  les  raisons 
<'t  conclusions  qu'elles  portent.  Il  ne  fut  iamais  tant  d'historiens. 
Bon  est-il  tousioius  et  vlile  de  les  ouyr,  car  ils  nous  fournissent  tout 
plein  de  belles  instructions  et  louables  du  magasin  de  leur  mé- 
moire, (irande  partie  certes,  au  secours  de  la  vie.  Mais  nous  ne 
cherchons  pas  cela  pour  celle  heure,  nous  chei^hons  si  ces  recita- 
teurs  et  recueilleurs  sont  louables  eux-mesmes.  le  hay  toute 
sorte  de  tyrannie,  et  la  parliere,  et  l'effectuelle.  le  me  bande  volon- 
tiers contre  ces  vaines  circonstances,  qui  pipent  nostre  iugement 
par  les  sens  :  et  me  tenant  au  guet  de  ces  grandeurs  extraordinai- 
res, ay  trouué  que  ce  sont  pour  le  plus,  des  hommes  comme  les 
autres  : 

RaruM  eni'm  /ermi  senau»  eommunii  in  Ula 
Fortuna. 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VIII.  331 

doivent-ils  pas  s'étonner  s'il  y  a  des  personnes  qui  pensent  qu'il  ne 
se  serait  pas  maintenu  et  se  serait  effrondré  entre  les  mains  de 
leurs  auteurs,  s'il  n'était  devenu  chez  nous  la  marque,  le  prétexte, 
l'instrument  de  nos  divisions  et  des  partis,  et  que  c'est  à  cela 
plus  qu'à  lui-même  qu'il  doit  de  durer.  —  Il  en  est  de  même  dans 
les  conversations  :  la  gravité,  la  robe,  la  situation  de  celui  qui 
parle,  donnent  souvent  crédit  à  des  propos  vains  et  ineptes;  on  ne 
doute  pas  qu'un  monsieur  que  chacun  recherche  et  redoute,  n'ait 
en  lui-même  une  valeur  supérieure;  ni  qu'un  homme  comblé  de 
missions  et  de  charges,  qui  se  montre  si  dédaigneux  et  si  plein  de 
morgue,  ne  soit  plus  habile  que  cet  autre  qui  le  salue  de  si  loin  et 
que  personne  n'emploie.  Non  seulement  ce  que  disent  ces  gens, 
mais  jusqu'aux  grimaces  qu'ils  font,  sont  exaltées  et  notées;  chacun 
s'applique  à  en  donner  quelque  belle  et  solide  interprétation.  S'ils 
daignent  s'abaisser  à  prendre  part  à  une  conversation  à  laquelle 
tout  le  monde  participe,  ne  porterait-elle  que  sur  des  banalités,  et 
qu'on  leur  témoigne  autre  chose  que  de  l'approbation  et  de  la  dé- 
férence, ils  font  valoir  bien  haut  l'autorité  de  leur  expérience  ;  ils 
ont  entendu,  vu,  pratiqué;  ils  vous  accablent  d'exemples.  Je  suis 
bien  près  de  leur  dire  que  nous  ne  sommes  pas  convaincus  de  l'ex- 
périence d'un  chirurgien,  par  cela  seul  qu'il  nous  raconte  les  opé- 
rations qu'il  a  faites  et  qu'il  nous  rappelle  qu'il  a  guéri  quatre  cas 
de  peste  et  trois  goutteux,  il  faut  encore  qu'il  ait  su  en  acquérir 
plus  de  jugement  et  qu'il  sache  nous  persuader  qu'il  en  est  de- 
venu plus  expert  dans  la  pratique  de  son  art.  Il  arrive  ici  ce  qui 
se  produit  dans  un  concert  instrumental  :  ce  n'est  ni  le  luth,  ni 
l'épinette,  ni  la  flûte  qu'on  y  entend,  c'est  l'harmonie  de  l'en- 
semble, résultat  du  jeu  de  ces  instruments  réunis.  Si  les  voyages 
et  l'exercice  de  leurs  fonctions  ont  amélioré  ces  gens,  cela  doit 
ressortir  par  l'esprit  dont  ils  font  preuve.  Ce  n'est  pas  assez  d'é- 
numérer  des  expériences,  il  faut  les  classer  et  déterminer  leur 
valeur;  il  faut  les  examiner  de  près,  les  analyser,  pour  être  à 
même  d'apprécier  les  raisons  et  les  conclusions  auxquelles  elles 
conduisent.  Jamais  il  n'y  a  eu  tant  d'historiens  que  maintenant; 
il  est  toujours  bon  et  utile  de  les  entendre,  parce  que  leur  mé- 
moire nous  fournit  une  infinité  de  renseignements  beaux  et  dignes 
d'éloge  qu'elle  a  emmagasinés  et  qui  sont  propres  à  notre  ins- 
truction. Cela  est  assurément  d'une  grande  aide  dans  la  vie,  mais 
à  l'heure  présente  ce  n'est  pas  ce  que  nous  cherchons  ;  ce  qui  nous 
occupe,  c'est  de  savoir  si  ces  compilateurs,  qui  se  bornent  à  un 
simple  travail  de  récitation,  méritent  eux-mêmes  des  éloges. 

Parfois  aussi  les  grands  paraissent  plus  sots  qu'ils  ne 
sont,  parce  qu'on  attend  plus  d'eux.  —  Je  hais  la  tyrannie  sous 
toutes  ses  formes,  qu'elle  soit  effective  ou  en  paroles  ;  je  me  tiens 
volontiers  en  garde  contre  ces  circonstances  sans  consistance  qui, 
par  nos  sens,  induisent  notre  jugement  en  erreur,  et,  en  observant 
attentivement  ces  hommes  dont  on  fait  des  phénomènes,  j'ai  trouvé 
qu'ils  sont  tout  au  plus  des  hommes  comme  les  autres  :  «  car  le  sens 


352  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

A  rauaDlure  les  estime  Ion,  et  apperçoil  moindres  qu'ils  ne  sont, 
<l'autant  qu'ils  entrepnMuu'nt  plus,  et  se  montrent  plus,  ils  ne  res- 
pondent  point  au  faix  qu'ils  ont  pris.  Il  faut  qu'il  y  ayt  plus  de  vi- 
gueur, et  de  pouuoir  au  porteur,  qu'en  la  charge.  Celuy  qui  n'a  pas 
romply  sa  force,  il  vous  laisse  deuiner,  s'il  a  encore  de  la  force  au 
delà,  cl  s'il  a  esté  essayé  iusques  à  son  dernier  poincl.  Celuy  qui 
.succombe  à  sa  cliai-ge,  il  descouure  sa  mesure,  et  la  foiblesse  de 
ses  espaules.  C'est  pourquoy  on  voit  tant  d'ineptes  âmes  entre  les 
sçauantos,  et  plus  que  d'autres.  Il  s'en  fust  faict  des  bons  hommes 
de  mesnage,  bons  niarchans,  bons  artizans  :  leur  vigueur  naturelle 
esloit  taillée  à  cette  proportion.  C'est  chose  de  grand  poix  que  la 
science,  ils  fondent  dessoubs.  Pour  estaller  et  distribuer  celte  riche 
et  puissante  matière,  pour  l'employer  et  s'en  ayder  :  leur  engin 
n'a,ny  assez  de  vigueur,  ny  assez  de  maniement.  Elle  ne  peut  qu'en 
vne  forte  nature  :  or  elles  sont  bien  rares.  Et  les  foibles,  dit  So- 
crates,  corrompent  la  dignité  de  la  philosophie  en  la  maniant.  Elle 
paroist  et  inutile  et  vicieuse,  quand  elle  est  mal  estuyee.  Voyla 
comment  ils  se  gaslent  et  affollent. 

Humant  gualis  Simulator  aimius  oris, 
Quem  puer  arridens,  pretioso  staminé  sérum 
Velauit,  nudàsques  nates  ac  terya  reliquit, 
Ludibrium  menais. 

A  ceux  pareillement,  qui  nous  régissent  et  commandent,  qui  tien- 
nent le  monde  en  leur  main,  ce  n'est  pas  assez  d'auoir  vn  entende- 
ment commun  :  de  pouuoir  ce  que  nous  pouuons.  Ils  sont  bien 
loing  au  dessoubs  de  nous,  s'ils  ne  sont  bien  loing  au  dessus. 
Comme  ils  promettent  plus,  ils  doiuent  aussi  plus.  Et  pourtant 
leur  est  le  silence,  non  seulement  contenance  de  respect  et  granité, 
mais  encore  souuent  de  profit  et  de  mesnage.  Car  Megabysus  estant 
allé  voir  Apelles  en  .son  ouurouer,  fut  long  temps  sans  mot  dire  : 
et  puis  commença  à  discourir  de  ses  ouurages.  Dont  il  reçeut  cette 
reprimende  :  Tandis  «jue  lu  as  gardé  silence,  lu  semblois  quel- 
que grande  chose,  à  cause  de  tes  cheines  et  de  ta  pompe  :  mais 
maintenant,  qu'on  t'a  ouy  parler,  il  n'est  pas  iusques  aux  garsons 
de  ma  bouti«|uc  qui  ne  te  mesprisent.  (^es  magniti<iues  atours,  ce 
grand  estât,  ne  luy  permelloient  point  d'estrc  ignorant  dvne  igno- 
rance populaire:  et  de  parler  impertinemmcnt  de  la  peintui-e.  Il  deuoit 
maintenir  muet,  cette  externe  ri  presomptiue  sufllsancc.  A  combien 
de  sottes  âmes  en  mon  temps,  a  seruy  vne  mine  froide  et  taciturne, 
de  liltrc  de  prudence  et  de  capacité?      Les  dignilcz,  les  charges,  se 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VIII.  353 

commun  est  assez  rare  dans  ces  hautes  fortunes  (Juvénal).  »  Souvent 
quand  ils  entreprennent  et  se  montrent  davantage,  n'étant  pas  en 
état  de  supporter  la  tâche  qu'ils  ont  assumée,  on  les  estime  moins 
et  ils  apparaissent  moins  grands  qu'ils  ne  sont  réellement.  Il  faut  que 
celui  qui  porte  un  fardeau  ait  plus  de  vigueur,  puisse  plus  qu'il  n'est 
nécessaire;  quand  il  en  est  ainsi,  on  voit  aisément  qu'il  ,3.  encore 
assez  de  force  pour  porter  plus  encore  et  qu'il  n'en  est  pas  arrivé  à 
son  extrême  limite  ;  celui  qui  succombe  sous  le  faix,  donne  sa  me- 
sure et  décèle  la  faiblesse  de  ses  épaules.  C'est  ce  qui  fait  qu'on  voit 
tant  de  sots  parmi  les  savants  où  ils  sont  en  plus  grand  nombre 
que  les  autres;  ils  auraient  été  de  bons  agriculteurs,  de  bons  mar- 
chands, de  bons  artisans,  c'est  ce  pour  quoi  la  nature  les  avait  pour- 
vus. La  science  est  lourde  à  porter,  ils  succombent  sous  le  poids  ; 
pour  étaler  et  répartir  les  riches  et  puissants  matériaux  qu'elle  leur 
fournit,  pour  les  mettre  en  œuvre  et  y  trouver  aide,  leur  esprit  natu- 
rel n'a  ni  la  vigueur,  ni  la  dextérité  qu'il  faudrait  ;  cela  n'est  donné 
qu'aux  natures  fortes,  et  elles  sont  rares.  Quand  les  natures  faibles, 
dit  Socrate,  se  mêlent  de  philosophie,  elles  en  compromettent  la 
dignité;  mal  placée,  cette  science  apparaît  inutile  et  nuisible, et  c'est 
là  la  raison  pour  laquelle  ces  gens  insuffisants  se  gâtent  et  se  nui- 
sent à  eux-mêmes:  «  Tel  ce  singe,  imitateur  de  V homme,  qu'un  enfant 
rieur  a  habillé  d'une  précieuse  étoffe  de  soie,  en  lui  laissant  le  der- 
rière à  découvert,  à  la  grande  joie  des  convives  (Claudien).  »  A  ceux 
qui  nous  gouvernent  et  nous  commandent,  qui  tiennent  le  monde 
dans  leurs  mains,  il  ne  suffit  pas  non  plus  qu'ils  aient  le  même  ju- 
gement que  nous  tous,  qu'ils  puissent  ce  que  nous  pouvons;  ils 
sont  de  beaucoup  au-dessous  de  nous,  quand  ils  ne  sont  pas  de 
beaucoup  au-dessus;  ils  promettent  davantage,  par  suite  ils  doivent 
davantage. 

Le  plus  souvent  il  est  de  leur  intérêt  de  garder  le  si- 
lence.—  C'est  ce  qui  fait  que  le  silence  non  seulement  leur  permet 
de  garder  leur  gravité  et  une  contenance  qui  leur  attire  le  respect, 
mais  qu'ils  y  trouvent  souvent  profit  et  économie.  —  Mégabyse  était 
allé  visiter  Apelle  dans  son  atelier;  longtemps,  il  demeura  sans 
mot  dire,  puis  se  mit  à  discourir  sur  les  œuvres  du  peintre,  ce  qui 
lui  valut  cette  rude  apostrophe  :  «  Tant  que  tu  gardais  le  silence,  tu 
avais  grand  air  à  cause  des  chaînes  et  de  la  magnificence  dont  tu 
es  paré;  mais  maintenant  qu'on  t'a  entendu  parler,  il  n'est  pas  jus- 
qu'aux garçons  de  mon  atelier  qui  ne  te  méprisent.  »  Ses  super- 
bes atours,  sa  haute  situation,  ne  permettaient  pas  à  ce  •  noble  vi- 
siteur d'être  ignorant  au  même  degré  que  tout  le  monde  et  de 
parler  peinture  sans  s'y  connaître  ;  il  eût  dû  au  moins  conserver  son 
mutisme  pour  maintenir  intacte  cette  capacité  présomptive  qu'on 
lui  accordait  en  raison  de  son  extérieur.  A  combien  de  sottes  âmes 
une  mine  froide  et  taciturne  a-t-elle,  en  mon  temps,  tenu  lieu  de 
prudence  et  de  capacité  réelles  ! 

Et  pourquoi  les  grands  seraient-ils  plus  instruits,  plus 
éclairés  que  les  autres?  C'est  le  hasard  qui,  la  plupart  du 

ESSAIS   DE   MONTAIGNE.  —  T.   lU.  23 


.ir.4  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

donnent  necessah-enient,  plus  par  fortune  que  par  mérite  :  et  a  Ion 
lorl  souuenl  de  s'en  pi-endre  aux  Roys.  Au  rebours  c'est  merueille 
qu'ils  y  ayenl  tant  d'Iieui-,  y  ayans  si  peu  d'adresse  :  Principis  est 
virtus  muxima,  nosse  suas-.  Cai-  la  nature  ne  leur  a  pas  donné  la 
veuë,  qui  se  puisse  estendre  à  tant  de  peuple,  pour  en  discerner  la 
precellence  :  et  perser  nos  poitrines,  où  loge  la  cognoissance  de 
nosli-c  volonté  et  de  nostre  meilleure  valeur.  Il  faut  qu'ils  nous 
trient  par  coniecture,  et  à  tastons  :  par  la  race,  les  richesses,  la 
doctrine,  la  voix  du  peuple  :  Ires-foibles  argumens.  Qui  pourroit 
trouuer  moyen,  qu'on  en  peust  iuger  par  iustice,  et  choisir  l^-s 
hommes  par  raison,  establiroit  de  ce  seul  trait,  vne  parfaite  forme 
de  police.      Ouy  mais,  il  a  mené  à  poinct  ce  grand  affaire.  C'est 
dire  quelque  chose;  mais  ce  n'est  pas  assez  dire.  Car  cette  sen- 
tence est  iustement  receuë,  Qu'il  ne  faut  pas  iuger  les  conseils  par 
les  euenemens.  Les  Carthaginois  punissoient  les  mauuais  aduis  de 
leurs  capitaines,  encore  qu'ils  fussent  corrigez  par  vne  heureuse 
yssue.  Et  le  peuple  Romain  a  souuent  refusé  le  triomphe  à  des 
grandes  et  tres-vtiles  victoires,  par  ce  que  la  conduitte  du  chef  ne 
respondoit  point  à  son  bon  heur.  On  s'apperçoit  ordinairement  aux 
actions  du  monde,  que  la  fortune,  pour  nous  apprendre,  combien 
elle  peut  en  toutes  choses  :  et  qui  prent  plaisir  à  rabatre  nostre 
présomption  :  n'ayant  peu  faire  les  mal-habiles  sages,  elle  les  fait 
heureux,  à  l'enuy  de  la  vertu.  Et  se  mesle  volontiers  à  fauoriser  les 
exécutions,  où  la  trame  est  plus  purement  sienne.  D'où  il  se  voit 
tous  les  iours,  que  les  plus  simples  d'entre  nous,  mettent  à  fin  de 
très-grandes  bcsongnes  et  publiques  et  priuees.  Et  comme  Sirannez 
le  Persien,  respondit  à  ceux  qui  s'estonnoient  comme  ses  affaires  suc- 
cedoienl  si  mal,  veu  que  ses  propos  estoient  si  sages  :  Qu'il  esloit 
seul  maistre  de  ses  propos,  mais  du  succez  de  ses  affaires,  c'estoil 
la  fortune.  Ceu\-ry  peuuent  respondre  de  mesme  :  mais  d'vn  con- 
Iraiii'  biais,  La  plus  part  des  choses  du  monde  se  font  par  elles 
mesmes. 

Fala  viam  inueniunt. 

L'issue  authorise  somient  \nr  Ircsincpte  conduite.  Nostre  entremise 
n'est  quasi  quvin'  routine  :  »'l  plus  comnuinement  considération 
d'vsage,  el  d'exemple,  que  de  raison.  Estonné  de  la  grandeur  de 
I  alTaire,  i'ay  autrefids  sçeu  par  ceux  qui  l'auoient  mené  à  lin,  leurs 


TRADUCTION.  -  LIV.  III,  CH.  VIII.  355 

temps,  distribue  les  rangs,  et  il  ne  saurait  guère  en  être 
autrement.  —  Les  dignités,  les  charges,  se  donnent  nécessaire- 
ment plus  au  hasard  qu'au  mérite;  mais  on  a  tort  de  s'en  prendre 
,  aux  rois.  C'est  merveille  au  contraire  qu'ils  soient  si  heureux  dans 
leurs  choix,  ayant  si  peu  où  se  renseigner  :  «  Le  principal  mérite 
d'un  prince,  est  de  bien  connaître  ceux  qu'il  emploie  (Martial)  », 
car  la  nature  ne  les  ayant  pas  doués  d'une  vue  qui  leur  permette  de 
connaître  tous  leurs  sujets,  de  discerner  en  quoi  chacun  excelle  et 
de  scruter  nos  cœurs,  ce  qui  seul  ferait  qu'ils  parviendraient  à  sa- 
voir quelle  est  notre  volonté  et  ce  à  quoi  nous  sommes  le  plus 
aptes,  il  faut  qu'ils  nous  choisissent  par  conjecture  et  à  tâtohs,  en 
se  basant  sur  notre  race,  nos  richesses,  la  doctrine  que  nous  pra- 
tiquons, ce  qu'on  dit  de  nous,  qui  sont  autant  de  bien  faibles  argu- 
ments. Qui  trouverait  un  moyen  permettant  d'apprécier  les  hommes 
avec  justice,  de  les  choisir  en  toute  connaissance  de  cause,  assu- 
rerait du  même  coup  une  parfaite  organisation  des  services  pu- 
blics. 

Le  succès  obtenu  dans  les  plus  grandes  affaires  n'est 
pas  une  preuve  d'habileté;  souvent  il  est  dû  au  hasard  qui 
intervient  dans  toutes  les  actions  humaines.  —  «  Oui,  mais 
il  a  si  bien  mené  cette  grande  affaire,  »  entend-on  dire.  C'est  là  une 
raison,  mais  elle  ne  suffit  pas;  et  une  autre  maxime  dit  judicieuse- 
ment qu'  «  il  ne  faut  pas  juger  des  conseils  donnés,  par  les  événe- 
ments qui  ont  suivi  ».  —  Les  Carthaginois  punissaient  leurs  capi- 
taines, quand  ils  jugeaient  mauvaises  les  dispositions  que  ceux-ci 
avaient  prises,  alors  même  qu'un  heureux  résultat  final  les  avait 
corrigées;  souvent  le  peuple  romain  a  refusé  le  triomphe  pour  de 
grandes  et  très  utiles  victoires,  parce  que  la  conduite  du  chef  n'avait 
pas  été  en  rapport  avec  son  bonheur.  On  voit  fréquemment  en  ce 
monde  le  hasard  prendre  plaisir  à  rabattre  notre  présomption,  pour 
nous  montrer  combien  il  a  de  pouvoir  en  toutes  choses;  ne  pouvant 
rendre  sages  les  maladroits,  il  les  fait  heureux,  à  rencontre  de  ce 
que  commanderait  la  vertu.  Volontiers  il  se  prend  à  favoriser  les  opé- 
rations dans  la  préparation  desquelles  seul  il  est  intervenu,  de  sorte 
qu'on  voit  souvent  les  plus  simples  d'entre  nous  mener  à  bonne  fin 
de  très  importantes  entreprises  tant  publiques  que  privées.  —  A 
ceux  qui  s'étonnaient  de  voir  si  mal  tourner  ses  affaires  alors  que 
ses  conceptions  étaient  si  sages,  le  persan  Siramnez  répondait 
«  qu'il  était  seul  à  concevoir  ses  projets,  tandis  que  leur  succès  dépen- 
dait de  la  fortune  ».  En  en  faisant  application  à  une  situation  tout 
opposée,  nos  gens  pourraient  faire  la  même  réponse.  —  La  plupart 
des  choses  de  ce  monde  s'accomplissent  d'elles-mêmes,  «  les  destins 
frayent  la  voie  (Virgile)  »;  le  résultat  justifie  souvent  une  conduite 
des  plus  déraisonnables,  notre  intervention  n'est  presque  qu'un  fait 
de  routine,  et  très  communément  amenée  plutôt  par  l'usage  et  les 
précédents  que  par  la  raison.  Étonné  de  la  grandeur  de  cette  affaire 
qui  est  l'acte  capital  de  notre  époque,  il  m'est  arrivé,  pour  juger 
de  leur  degré  d'habileté,  de  m'enquérir  auprès  de  ceux  qui  l'avaient 


356  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

moUfsel  leur addrcsse  :  \o  n'y  ay  liouuù  que  des  aduis  vulgaires  : 
et  les  plus  vulgaires  el  vsitez,  sont  aussi  peut-estre,  les  plus  seurs 
el  plus  commodes  à  la  pratique,  sinon  à  la  montre.  Quoy  si  les 
plus  platles  raisons,  sont  les  mieux  assises  :  les  plus  basses  et  las- 
ches,  et  les  plus  hatlucs,  se  couchent  mieux  aux  affaires?  Pour 
conseruer  l'authorité  du  conseil  des  Roys,  il  n'est  pas  besoing  que 
les  personnes  profanes  y  participent,  et  y  voyent  plus  auant  que  de 
la  première  barrière.  Il  se  doibt  reuerer  à  crédit  et  en  bloc,  qui  en 
veut  nourrir  la  réputation.  Ma  consultation  esbauche  vn  peu  la  ma- 
tière, et  la  considère  légèrement  par  ses  premiers  visages  :  le  fort 
el  principal  de  la  besongne,  i'ay  accoustumé  de  le  resigner  au  ciel, 

Permitle  diuis  caetera. 

L'heur  el  le  mal'iieur,  sont  à  mon  gré  deux  souueraines  puis- 
sances. C'est  imprudence,  d'estimer  que  l'humaine  prudence  puisse 
remplir  le  rolle  de  la  fortune.  Et  vaine  est  l'entreprise  de  celuy,  qui 
présume  d'embrasser  etcauses  et  conséquences,  et  mener  par  la  main, 
le  progi'ez  de  son  faict.  Vaine  sur  tout  aux  délibérations  guerrières. 
Il  ne  fut  iamais  plus  de  circonspection  et  prudence  militaire,  qu'il 
s'en  voit  par  fois  entre  nous.  Seroit  ce  qu'on  crainct  de  se  perdre  en 
chemin,  se  reseruant  à  la  catastrophe  de  ce  ieu?  le  dis  plus,  que 
noslrc  sagesse  mesme  et  consultation,  suit  pour  la  plus  part  la  con- 
duicle  du  hazard.  Ma  volonté  et  mon  discours,  se  remue  tantost 
d'vn  air,  tanlost  d'vn  autre  :  et  y  a  plusieurs  de  ces  mouuemens, 
qui  se  gouuernent  sans  moy.  Ma  raison  a  des  impulsions  et  agita- 
lions  iournallieres,  et  casuelles  : 

Verlunlur  species  animorum,  el  pectora  motus 
Nunc  alto*,,  altos  dum  nubila  ventus  agebat, 
Concipiunt. 

Qu'on  regarde  qui  sont  les  plus  puissans  aux  villes,  et  qui  font 
mieux  leurs  besongncs  :  un  trouuera  ordinairement,  que  ce  sont  les 
moins  habiles.  Il  est  aducnu  aux  femmelettes,  aux  enfans,  et  aux 
insensez,  de  commander  des  grands  estais,  à  l'esgal  des  plus  sufli- 
sans  Princi's.  Kt  y  i-encontrent,  dit  Tlni<  ydidos,  plus  ordinairement 
les  grossiei-s  que  les  subtils.  Nous  attribuons  les  elfects  de  leur 
bonne  fortune  à  leur  prudencf. 

Vt  quiaque  Fortuna  rtitur, 
lia  prmeelUt  :  algue  exinde  sapere  illutn  omnes  dichnus. 

Farquoy  ie  dis  bien,  en  loules  façons,  que  les  euenemens,  sont  mai- 
gres tesmoings  d»*   noslrt*  prix  el  capariU*.      Or  i'estois  sur  ce 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VIII.  337 

conduite,  des  raisons  qui  les  avaient  déterminés  à  agir  comme  ils 
l'avaient  fait,  et  j"ai  constaté  que  ces  raisons  étaient  tout  ce  qu'il  y 
a  de  plus  vulgaire.  Du  reste,  les  plus  vulgaires  et  les  plus  commu- 
nément employées,  pour  n'être  pas  des  plus  séduisantes,  sont  peut- 
être  les  plus  commodes  et  les  plus  sûres  dans  la  pratique.  Si  celles 
qui  ont  le  moins  de  valeur  ont  le  plus  de  chances  de  réussite,  qu'y 
a-t-il  d'étonnant  à  ce  que  les  plus  basses,  les  plus  lâches,  les  plus 
décriées  soient  les  mieux  appropriées  à  la  marche  des  affaires?  Pour 
que  les  conseils  qui  assistent  les  rois  conservent  leur  autorité,  il 
suffit  que  les  profanes  qui  n'y  ont  pas  part  et  veulent  voir  ce  qui  s'y 
passe,  soient  tenus  au  delà  de  la  première  barrière  qui  en  interdit 
l'approche;  et  qui  veut  que  leur  prestige  ne  subisse  aucune  atteinte, 
doit  les  révérer  en  bloc  et  sans  examiner  les  déterminations  qu'ils 
prennent.  Quand  je  me  consulte,  je  ne  fais  qu'ébaucher  ce  qui  est 
le  sujet  de  mes  réflexions  et  ne  l'emisage  que  superficiellement  d'a- 
près ce  qu'il  m'en  semble  tout  d'abord,  ayant  coutume  d'attendre 
du  ciel  qu'il  fasse  le  principal  et  le  plus  fort  du  travail  :«  Aban- 
donnons le  reste  aux  dieux  {Horace).  » 

Le  bonheur  et  le  malheur  sont,  j'estime,  deux  puissances  souve- 
raines. Il  est  imprudent  de  compter  que  la  prudence  humaine 
puisse  remplir  le  rôle  de  la  fortune  ;  et  celui-là  entreprend  l'impos- 
sible qui  présume  pouvoir  embrasser  les  causes  et  leurs  effets,  et 
diriger  les  événements  à  son  gré  ;  c'est  là  une  impossibilité,  surtout 
à  la  guerre,  quand  il  s'agit  de  résolutions  à  prendre.  Jamais  on  n'a 
apporté  dans  les  affaires  de  cette  sorte,  plus  de  circonspection  et 
de  prudence  qu'on  ne  le  fait  parfois  dans  nos  guerres  civiles  ac- 
tuelles; il  semblerait  qu'on  craint  de  se  perdre  en  chemin  et  qu'on 
se  réserve  pour  la  catastrophe  finale  !  —  Je  vais  plus  loin,  je  sou- 
tiens que  notre  sagesse  même  et  nos  délibérations  sont,  pour  la 
plupart,  conduites  par  le  hasard;  ma  volonté  et  mon  entendement 
sont  menés  tantôt  dans  un  sens,  tantôt  dans  un  autre,  et  beaucoup 
de  ces  mouvements  se  produisent  sans  ma  participation  ;  ma  raison 
est  sujette  à  des  impulsions,  à  des  agitations  journalières  et  acci- 
dentelles :  «  Rien  de  variable  comme  les  dispositions  de  l'âme;  mainte- 
nant une  passion  l'agite;  que  le  vent  change,  c'est  une  autre  qui  l'en- 
trainera  (Virgile).  »  Qu'on  regarde  dans  les  villes  quels  sont  les  puis- 
sants, ceux  qui  réussissent  le  mieux  dans  leurs  affaires,  on  trouvera 
que  ce  sont  d'ordinaire  les  moins  habiles  ;  il  est  arrivé  que  des  fem- 
melettes, des  enfants,  des  insensés  ont  gouverné  de  grands  états  à 
l'égal  des  princes  les  plus  capables  ;  parmi  ceux  investis  de  cette 
haute  mission,  il  s'en  rencontre,  au  dire  de  Thucydide,  plus  ayant 
l'esprit  lourd  que  subtil;  et  nous  attribuons  à  leur  prudence  les 
succès  dus  à  leur  bonne  fortune  :  «  Si  vous  vous  élevez  par  la  for- 
tune, tout  le  monde  vantera  votre  habileté  [Plante)  »  ;  ce  qui  démontre 
bien  qu'à  tous  égards,  les  événements  sont  des  témoignages  bien 
faibles  de  ce  que  nous  valons  et  de  ce  dont  nous  sommes  capables. 

Pour  juger  des  grands,  voyez  ceux  que  la  fortune  fait 
tomber;  comme    ils  paraissent   au-dessous    du    médiocre 


358  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

poinct,  quil  ne  faut  que  voir  vn  homme  esleué  en  dignité  :  quand 
nous  l'aurions  cogneu  trois  iours  deuanl,  homme  de  peu  :  il  coule 
insensiblement  en  nos  opinions,  vno  image  de  grandeur,  de  suffi- 
sance, cl  nous  persuadons  que  croissant  de  train  et  de  crédit,  il  est 
creu  de  mérite.  Nous  iugeons  de  luy  non  selon  sa  valeur  :  mais  à  la 
mode  des  getons,  selon  la  prerogatiue  de  son  rang.  Que  la  chanse 
tourne  aussi,  qu'il  retombe  et  se  mesle  à  la  presse  :  chacun  s'en- 
quiert  aucc  admiration  de  la  cause  qui  lauoit  guindé  si  haut.  Est- 
ce  luy?  faict  on  :  n'y  sçauoit  il  autre  chose  quand  il  y  esloit?  les 
Princes  se  contentent  ils  de  si  peu?  nous  estions  vrayement  en 
bonnes  mains.  C'est  chose  que  i'ay  veu  souuent  de  mon  temps. 
Voyre  et  le  masque  des  grandeurs,  qu'on  représente  aux  comédies, 
nous  touche  aucunement  et  nous  pippe.  Ce  que  i'adorc  moy-mesmes 
aux  Roys,  c'est  la  foule  de  leurs  adorateurs.  Toute  inclination  et 
soubmission  leur  est  deuë,  sauf  celle  de  l'entendement.  Ma  raison 
n'est  pas  duite  à  se  courber  et  fleschîr,  ce  sont  mes  genoux.  Melan- 
thius  interrogé  ce  qu'il  luy  sembloit  de  la  tragédie  de  Dionysius  : 
le  ne  I'ay,  dit-il,  point  veuë,  tant  elle  est  offusquée  de  langage. 
Aussi  la  pluspart  de  ceux  qui  iugent  les  discours  des  grans,  deb- 
uroient  dire  :  le  n'ay  point  entendu  son  propos,  tant  il  estoil  offus- 
qué de  grauitc,  de  grandeiu',  et  de  majesté.  Antisthenes  suadoit  vn 
iour  aux  Athéniens,  qu'ils  comniîindassent,  que  leurs  asnes  fussent 
aussi  bien  employez  au  labourage  des  terres,  comme  estoyenl  les 
chenaux  :  sur  «juoy  il  luy  fut  rcspondu,  que  cet  animal  n'estoit  pas 
nay  à  vn  tel  seruice  :  C'est  tout  vn,  répliqua  il  ;  il  n'y  va  que  de 
vostre  ordonnance  :  car  les  plus  ignorans  et  incapables  hommes, 
que  vous  employez  aux  commandemcns  de  vos  guerres,  ne  laissent 
pas  d'en  deuenir  incontinent  tres-dignes,  par  ce  que  vous  les  y  em- 
ployez. A  quoy  touche  l'vsage  de  tant  de  peuples,  qui  canonizent  le 
Hoy,  qu'ils  ont  faict  d'entre  eux,  et  ne  se  contentent  point  de  Ihon- 
norer,  s'ils  ne  l'adorent.  Ceux  de  Mexico,  dépuis  que  les  cérémonies 
de  son  .sacre  sont  paracheuees,  n'osent  plus  le  regarder  au  visage  : 
ains  comme  s'ils  l'auoient  dcilié  par  sa  royauté,  entre  les  serments 
«|u'ils  luy  font  iurcr,  de  maintenir  leur  religion,  leurs  loix,  leurs  li- 
l»orlez,  d'estre  vaillant,  iustc  et  débonnaire  :  il  iure  aussi,  de  faire 
marcher  le  soleil  eu  sa  lumière  accoustumce  :  d'csgousler  les  nuecs 
en  temps  opportun  :  courir  aux  riuicres  leurs  cours  :  cl  faire  por- 
ter à  la  terre  toutes  choses  nécessaires  à  son  peuple,      le  suis 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VIII.  339 

lorsqu'ils  ne  sont  plus  entourés  d'un  éclat  imposant.  —  Je 

disais  qu'il  suffit  pour  cela  de  considérer  un  homme  haut  placé.  L  au- 
rions-nous connu  trois  jours  auparavant  comme  homme  de  peu  de 
valeur  que,  néanmoins,  insensiblement  nous  venons  à  nous  imaginer 
qu'il  pourrait  bien  y  avoir  en  lui  de  la  grandeur,  de  la  capacité, 
et  arrivons  à  nous  persuader,  son  train  de  maison  et  son  crédit 
grandissant,  que  son  mérite  croit  dans  la  même  proportion;  nous 
le  jugeons  non  par  ce  qu'il  vaut,  mais  d'après  les  prérogatives  de 
son  rang,  comme  nous  faisons  des  jetons  auxquels  nous  attribuons 
une  valeur  conventionnelle.  —  Par  contre,  que  la  chance  vienne  à 
tourner,  qu'il  retombe  et  se  confonde  dans  la  foule,  chacun  se  de- 
mande avec  surprise  quelle  cause  l'avait  fait  arriver  si  haut  :  «  Est- 
ce  bien  lui?  fait-on.  Est-ce  là  tout  ce  qu'il  savait  quand  il  était  au 
pouvoir?  Les  princes  se  contentent-ils  donc  de  si  peu?  Nous  étions 
vraiment  en  bonnes  mains!  »  C'est  une  chose  que  j'ai  souvent  vue 
de  mon  temps,  ainsi  qu'il  arrive  au  théâtre  où  nous  nous  laissons 
quelque  peu  prendre  au  masque  des  comédiens  quand  ils  jouent 
un  rôle  de  grand  personnage.  —  Ce  que  j'admire  moi-même  chez 
les  rois,  c'est  la  foule  de  leurs  adorateurs  ;  ils  ont  droit  à  ce  que 
tout  en  nous  s'incline  et  se  soumette  à  eux,  sauf  notre  jugement  : 
aussi  ma  raison  n'est  pas  dressée  à  se  courber  et  à  fléchir,  il  n'y  a 
que  mes  genoux  à  le  faire.  Mélanthe,  auquel  on  demandait  ce  qu'il 
pensait  d'une  tragédie  de  Denys,  répondait  :  «  Je  ne  l'ai  pas  vue, 
l'emphase  du  style  me  la  cachait  »  ;  la  plupart  de  ceux  qui  ont  à 
juger  les  discours  des  grands,  devraient  bien  dire  de  même  :  «  Je 
ne  les  ai  pas  entendus,  tant  les  idées  en  sont  masquées  par  la  gra- 
vité, la  grandeur,  la  majesté  qu'ils  y  apportent.  »  —  Antisthène 
conseillait  un  jour  aux  Athéniens  d'ordonner  que  les  ânes  fussent, 
aussi  bien  que  les  chevaux,  employés  aux  travaux  de  labourage;  à 
quoi  on  lui  répondait  que  l'âne  n'est  pas  fait  pour  un  pareil  ser- 
vice :  «  Cela  ne  fait  rien,  répliqua-t-il,  il  vous  suffit  de  le  décré- 
ter; si  ignorants,  si  incapables  que  soient  les  hommes  auxquels 
vous  donnez  des  commandements  à  la  guerre,  n'en  deviennent- 
ils  pas  sur-le-champ  très  dignes,  par  le  fait  même  que  vous  les 
y  employez?  »  —  D'oi!i  vient  cet  usage,  chez  tant  de  peuples,  de  ca- 
noniser le  roi  qu'ils  se  sont  donné  en  le  prenant  parmi  eux;  ils 
ne  se  contentent  pas  de  l'honorer,  ils  vont  jusqu'à  l'adorer!  A 
iMexico,  dès  que  les  cérémonies  de  son  sacre  sont  achevées,  on  n'ose 
plus  lever  les  yeux  sur  lui;  et,  comme  si  on  l'avait  déifié  en  l'éle- 
vant à  la  royauté,  parmi  les  serments  qu'on  lui  fait  prêter,  après 
avoir  juré  de  maintenir  la  religion,  les  lois,  les  libertés,  d'être  vail- 
lant, juste  et  débonnaire,  il  jure  aussi  de  faire  que  le  soleil  répande 
sa  lumière  accoutumée,  que  les  nuées  se  déversent  en  pluie  en 
temps  opportun,  que  les  rivières  se  maintiennent  dans  leurs  lits,  et 
que  la  terre  produise  tout  ce  qui  est  nécessaire  aux  besoins  de  son 
peuple. 

Montaigne  est  disposé  à  se  défier  de  Thabiletë  de  qui- 
conque a  une  haute  situation  ou  jouit  de  la  faveur  popu- 


360  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

diuers  à  celte  façon  commune  :  et  me  dcITic  plus  de  la  suffisance, 
quand  ie  la  vois  accompagnée  de  grandeur  de  fortune,  et  de  recom- 
mandation populaire.  Il  nous  fault  prendre  garde,  combien  c'esti 
de  parler  à  son  heure,  de  choisir  son  Ipoincl,  de  rompre  le  propos, 
ou  le  changer,  d'vne  aulhorit»'-  magistrale  :  de  se  deffcndre  des     • 
oppositions  dautruy,  par  vn  mouuement  de  teste,  vn  sous-ris,  ou 
vn  silence,  deuant  vne  assistance,  qui  tremble  de  reuerence  et  de  . 
respect.  Vn   homme  de  monstrueuse  fortune,  venant  mesler  son 
aduis  à  certain  léger  propos,  qui  se  demenoit  tout  laschement,  en 
sa  table,  commença  iustemenl  ainsi  :  Ce  ne  peut  estre  qu'vn  men-     i 
teur  ou    ignorant,  qui   dira   autiement    que,  etc.  Suyuez    cette 
poincte  philosophique,  vn  poignart  à  la  main.      Voicy  vn  autre 
aduertissement,  duquel  ie  tire  grand  vsage.  C'est  qu'aux  disputes 
et  conférences,  tous  les  mots  qui  nous  semblent  bons,  ne  doiuent 
pas  incontinent  estre  acceptez.  La  plus  part  des  hommes  sont  riches     . 
d'vne  suflîsance  estrangere.  Il  peut  bien  aduenir  à  tel,  de  dire  vn 
beau  traict,  vne  bonne  responce  et  sentence,  et  la  mettre  en  auant, 
sans  en  cognoistre  la  force.  Qu'on  ne  tient  pas  tout  ce  qu'on  em- 
prunte, à  l'aduenture  se  pourra-il  vérifier  par  moy-mesme.  Il  n'y 
faut  point  tousiours  céder,  quelque  vérité  ou  beauté  quelle  ayt.  Ou    i 
il  la  faut  combalrc  à  escient,  ou  se  tirer  arrière,  soubs  couleur  de 
ne  l'entendre  pas  :  pour  taster  de  toutes  parts,  comment  elle  est 
logée  en  .son  autheur.  Il  peut  aduenir,  que  nous  nous  enferrons,  et 
aydons  au  coup,  outre  sa  portée.  l'ay  autrefois  employé  à  la  néces- 
sité et  presse  du  combat,  des  reuirades,  qui  ont  faict  laucee  outre     . 
mon  dessein,  et  mon  espérance,  le  ne  les  doimois  qu'en  nombre,  on 
les  rcceuoit  en  poix.  Tout  ainsi,  comme,  quand  ie  débats  contre  vn 
homme  vigoureux;  ie  me  plais  d'anticiper  ses  conclusions  :  ie  luy 
oslo  la  peine  de  s'interpréter  :  i'essaye  de  preuenir  son  imagination 
iniparfaicte  encores  et  naissante  :  l'ordre  et  la  pertinence  de  son    a 
entendement,  m'aduertit  et  menace  de  loing  :  de  ces  autres  ie  fais 
tout  le  rebours,  il  ne  faut  rien  entendre  que  par  eux,  ny  rien  pré- 
supposer.     S'ils  iugcnl  en  parollcs  vuiucrselles  :  r.ecy  est  bon. 


TRADUCTION.  -  LIV.  III,  CH.  VIII.  361 

laire.  —  C'est  surtout  quand  ils  ont  une  haute  situation  ou  jouis- 
sent de  la  faveur  populaire,  que  je  suis  en  défiance  des  gens,  ne 
partageant  pas  toujours  à  cet  égard  une  tendance  qui  est  assez  com- 
mune. Il  faut  en  effet  considérer  combien  cela  donne  avantage  d'a- 
voir toute  autorité  pour  parler  à  son  heure,  choisir  son  sujet,  rompre 
l'entretien  ou  en  changer  le  cours;  de  pouvoir  se  défendre  contre 
les  objections  qui  vous  sont  faites  par  un  mouvement  de  tête,  un 
sourire,  ou  le  silence  devant  une  assemblée  qui  tremble  devant 
vous  par  déférence  et  respect.  Un  homme  de  fortune  scandaleuse, 
donnant  son  avis  sur  un  propos  de  peu  d'importance  qui  se  traitait 
à  sa  table  sans  que  personne  y  apportât  beaucoup  d'ardeur,  com- 
mença par  ces  mots  qui  sont  textuels  :  «  Ce  ne  peut  être  qu'un  men- 
teur ou  un  ignorant,  celui  qui  nierait  que,  etc..»  Appréciez  le  pi- 
quant de  cet  argument  philosophique  présenté  le  poignard  à  la  main. 

Il  n'accepte  qu'avec  réserve  les  mots  heureux  de  ses 
interlocuteurs,  qui  peuvent  les  avoir  empruntés  et  ne  pas 
se  rendre  compte  eux-mêmes  de  leur  valeur.  —  Une  autre 
observation  dont  je  fais  grand  cas  c'est  que,  dans  les  conversations 
et  les  discussions,  toutes  les  expressions  qui  nous  paraissent  heu- 
reuses ne  doivent  pas  être  acceptées  sans  contrôle.  La  plupart 
des  hommes  sont  riches  de  la  science  d'autrui  ;  il  peut  fort  bien 
arriver  à  quelqu'un  de  citer  un  beau  trait,  une  bonne  réplique, 
une  belle  sentence,  et  de  les  mettre  en  avant  sans  en  saisir  toute 
la  portée.  On  ne  s'assimile  pas  tout  ce  qu'on  emprunte  :  c'est  ce 
dont,  à  l'aventure,  on  peut  juger  par  moi-môme.  Il  ne  faut  pas 
toujours  se  rendre  à  ces  expressions,  si  justes,  si  belles  qu'elles 
paraissent  :  il  faut  les  réfuter  nettement,  si  on  est  en  mesure  de 
le  faire;  ou  battre  en  retraite,  comme  si  on  ne  les  avait  pas  en- 
tendues, tâtant  leur  auteur  de  toutes  parts  pour  se  rendre  compte 
de  l'importance  qu'elles  ont  dans  sa  bouche.  Toutefois,  il  peut  arri- 
ver qu'à  ce  jeu  nous  nous  enferrions  et  ajoutions  à  la  violence 
du  coup  qui  nous  est  porté.  Jadis,  quand,  trop  pressé  par  l'adver- 
saire, et  les  nécessités  de  la  lutte  m'y  obligeant,  j'ai  eu  recours  à 
ces  ripostes,  qui  parfois  ont  porté  au  delà  de  mes  intentions  et  de 
mes  espérances,  je  les  donnais  uniquement  pour  ne  pas  demeurer 
en  reste  dans  les  attaques  dont  j'étais  l'objet,  et  il  s'est  trouvé 
qu'elles  frappaient  fort.  —  II  m'arrive  aussi  lorsque  je  discute  avec 
un  adversaire  vigoureux,  de  m'amuser  à  devancer  ses  conclusions, 
lui  évitant  ainsi  la  peine  de  développer  son  idée,  cherchant  à  préve- 
nir l'expression  de  sa  pensée  alors  qu'elle  ne  fait  que  naître  et  est 
encore  indécise,  l'ordre  et  la  suite  qu'il  apporte  à  ses  raisonnements 
m'avertissant  à  l'avance  de  ce  qui  me  menace.  Avec  ces  autres,  au 
contraire,  qui  ne  se  rendent  pas  toujours  copipte  de  ce  qu'ils  di- 
sent, j'agis  tout  au  rebours  :  je  les  attends  pour  voir  où  ils  veulent  en 
venir,  on  ne  peut  avec  eux  faire  à  l'avance  aucune  supposition. 

Il  se  méfie  également  de  ceux  qui,  dans  leurs  reparties, 
se  renferment  dans  les  généralités;  il  faut  les  amener  à. 
préciser  pour  savoir  ce  qu'ils  valent.  —  Quand  ils  se  bornent 


36Î  ESSAIS  DK  MONTAIGNE. 

cela  ne  l'est  pas;  et  qu'ils  i-cncontrent,  voyez  si  c'est  la  fortune,  qui 
rencontre  pour  eux.  Qu'ils  circonscriucnt  et  restreignent  vn  peu 
leur  scnlenre  :  Poui-quoy  c'est;  par  où  c'est.  Ces  iugements  vniuer- 
seU,  que  ie  voy  si  ordinair-es,  ne  disent  rien.  Ce  sont  gents,  qui  sa- 
luent tout  vn  peuple,  en  foulle  et  t-n  troupe.  Ceux  qui  en  ont  vraye     . 
cognoissance,  le  saluent  et  remarquent  nommément  et  particulière- 
ment. Mais  c'rst  vue  hazardeuse  entrcprinse.  D'où  i'ay  veu  plus 
sonnent  que  tous  les  iours,  aduenir  «jue  les  esprits  foiblemcnt  fon- 
dez, voulant.*  faire  les  in};enieux  à  remarquer  en  la  lecture  de  quel- 
que ouurage,  h;  point  de  la  beauté  :  arrestent  leur  admiration,  d'vn     ! 
si  mauuais  choix,  qu'au  lieu  de  nous  appprendrc  l'excellence  de 
l'autheur,  ils  nous  apprennent  leur  propre  ignorance.  Cette  excla- 
mation est  seure  :  Voyia  qui  est  beau  :  ayant  oiiy  vne  entière  page 
de  Vergile.  Par  là  se  saunent  les  fins.  Mais  d  entreprendre  à  le 
suiare  par  espaulettes,  et  de  iugement  exprès  et  trié,  vouloir  re- 
marquer par  où  vn  bon  authcur  se  surmonte  :  poisant  les  mots,  les 
phrases,  les  inuontions  et  ses  dluerses  vertus,  l'vne  après  l'autre  : 
estez  vous  de  là.  Videndum  est  non  modo  quid  quisque  loquatur,  $ed 
etiam  quid  quixque  sentiat,  atque  eliam  qua  de  causa  qUisque  sen- 
tiat.      l'oy  ioumellemenl  dire  à  des  sots,  des  mots  non  sots.  Us  di-     i 
sent  vne  bonne  chose  :  sçachons  iusqucs  où  ils   la  cognoissenl, 
voyons  par  où  ils  la  tiennent.  Nous  les  aydons  à  employer  ce  beau 
mot,  et  cette  belle  raison,  qu'ils  ne  possèdent   pas,  ils  ne  l'ont 
qu'en  garde  :  ils  l'auront  produicte  à  l'auanture,  et  à  taslons,  nous 
la  leur  mettons  en  crédit  et  en  prix.  Vous  leur  prestez  la  main.  A     . 
quoy  faire?  Ils  ne  vous  en  sçauent  nul  gré,  et  en  deuicnnent  plus 
ineptes».  Ne  les  secondez  pas,  laissez  les  aller  :  ils  manieront  celte 
matière,  comme  gens  qui  ont  peur  de  s'eschaudcr,  ils  n'osent  luy 
changer  d'assiette  et  de  iour,  ny  l'enfoncer.  Crouliez  la  tant  soit 
peu;  elle  leur  esrhappe  :  ils  vous  la  «juittent,  toute  forte  et  belle     s 
qu'elle  est.  Ce  sont  belles  armes  :  mais  elles  sont  mal  emmanchées. 
Combien  de  foi»  en  ay-ie  veu  l'expérience?  Or  si  vous  venez  à  les 
eAcUircir  et  confirmer,  ils  vous  saisissent  et  desrobent  incontinent 
cet  aduantagc  de  vostrc  interprétation  :  C'estoit  ce  que  ie  voulois 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VIII.  363 

à  formuler  leurs  appréciations  par  des  généralités,  telles  que  : 
«  Ceci  est  bon,  cela  ne  l'est  pas  »,  et  qu'ils  rencontrent  juste,  exa- 
minez si  ce  n'est  pas  l'effet  du  hasard;  amenez-les  à  circonscrire  et 
à  préciser  un  peu  leur  manière  de  voir;  qu'ils  disent  en  quoi  ceci 
est  bon,  par  où  cela  pèche.  Ces  appréciations  conçues  en  termes 
généraux,  qui  sont  d'emploi  si  fréquent,  ne  signifient  rien.  Ceux 
qui  les  émettent  me  font  l'effet  de  ces  gens  qui  saluent  une  foille 
en  s'adressant  vaguement  aux  groupes  qui  la  composent;  tandis 
que  ceux  qui  connaissent  réellement  les  personnes  qui  entrent 
dans  sa  composition,  les  saluent  individuellement  et  les  distin- 
guent en  les  appelant  chacune  par  son  nom  ;  mais  c'est  beaucoup 
s'exposer  que  d'en  agir  comme  ces  derniers  et  de  préciser.  Je  vois 
tous  les  Jours,  et  parfois  plusieurs  fois  en  un  jour,  des  esprits  de 
peu  de  fond  qui,  à  la  lecture  d'un  ouvrage,  voulant  faire  les  con- 
naisseurs et  faire  remarquer  ce  qu'il  peut  présenter  de  particuliè- 
rement beau,  font  porter  leur  admiration  sur  des  points  si  mal 
choisis  qu'au  lieu  de  nous  faire  ressortir  le  talent  parfait  de  l'au- 
teur, ils  ne  nous  apprennent  que  leur  parfaite  ignorance.  On  est 
certain  de  ne  pas  se  tromper,  en  disant  :  «  Voilà  qui  est  beau  », 
quand  on  vient  d'entendre  une  page  entière  de  Virgile,  et  les  ma- 
lins n'y  manquent  pas;  mais  entreprendre  de  le  suivre  dans  les 
détails,  formuler  sur  chacun  une  appréciation  distincte  et  motivée; 
faire  remarquer  par  où  un  bon  auteur  se  surpasse,  analyser  ses 
mots,  ses  phrases,  ses  idées  et  ses  diverses  qualités  les  unes  après 
les  autres,  à  d'autres!  eux  n'en  sont  pas  capables  :  «  Il  faut  non 
seulement  écouter  ce  que  chacun  dit,  mais  encore  examiner  ce  qu'il 
pense  et  pourquoi  il  le 'pense  {Cicéron).  » 

Souvent  les  sots  émettent  des  idées  justes,  mais  elles  ne 
sont  pas  d'eux;  hors  d'état  d'en  faire  une  judicieuse  ap- 
plication, il  n'y  a  qu'à  les  laisser  aller,  ils  ne  tardent  pas 
à  s'embourber.  —  J'entends  journellement  des  sots  dire  des 
mots  qui  ne  sont  pas  sots;  ce  qu'ils  disent  est  juste,  reste  à  savoir 
jusqu'à  quel  point  ils  s'en  rendent  compte  et  d'où  ils  l'ont  tiré. 
Souvent  c'est  nous  qui  les  aidons  à  placer  un  mot  heureux,  une 
bonne  raison  mais  qui  ne  sont  pas  de  leur  crû  :  ils  les  avaient  seu- 
lement en  garde,  ils  les  produisent  à  l'aventure  et  à  tâtons,  c'est 
nous  qui  leur  donnons  de  l'importance  et  du  prix.  Vous  faites  leur 
jeu,  et  pour  aboutir  à  quoi?  Ils  ne  vous  en  savent  aucun  gré  et  n'en 
deviennent  que  plus  ineptes;  ne  les  secondez  pas,  laissez-les  aller, 
ils  en  arriveront  à  ne  plus  user  de  ces  phrases  toutes  faites,  que 
comme  des  gens  qui  ont  peur  de  s'échauder  ;  ils  n'oseront  en  chan- 
ger ni  les  termes,  ni  la  signification,  non  plus  que  s'y  appesantir; 
secouez-les  tant  soit  peu,  elles  leur  échappent  et  ils  vous  les  aban- 
donnent si  appropriées,  si  belles  qu'elles  soient;  ce  sont  de  belles 
armes,  mais  qui,  entre  leurs  mains,  sont  mal  emmanchées.  Que  de 
fois  en  ai-je  vu  faire  l'expérience  :  si  vous  venez  à  les  éclairer  et  à 
les  mettre  sur  la  voie,  sur-le-champ  ils  font  leur  et  tournent  à  leur 
profit  la  justesse  de  l'interprétation  que  vous  venez  d'en  donner  : 


364  ESSAIS  DK  MONTAIGNE. 

dire  :  voyia  iuslement  ma  conception  :  si  ie  ne  l'ay  ainsin  exprimé,  ce 
nesl  que  faute  do  langue.  Snuflez.  Il  faut  employer  la  malice 
mesme,  à  corriger  celle  fiere  beslise.  Le  dogme  d'Hegesias,  Qu'il  ne 
faut  ny  haïr,  ny  accuser  :  ains  inslruirc  :  a  de  la  raison  ailleurs. 
Mais  icy,  c  esl  iniuslicc  cl  inhumanilé  de  secourir  et  redresser  ce-  • 
luy,  qui  n'en  a  que  faire,  et  qui  en  vaut  moins,  l'ayme  à  les  laisser 
embourber  cl  empcslrer  encore  plus  qu'ils  ne  sont  :  et  si  auanl,  s'il  ' 
est  possible,  qu'en  lin  ils  se  recognoissent.  La  sottise  et  desre- 
glemenl  de  sens,  n'est  pas  chose  guérissable  par  vn  traict  d'aduer- 
lissemenl.  El  pouuons  proprement  dire  de  celle  réparation,  ce  que  i 
Cyrus  respond  à  celuy,  «lui  le  presse  d'enhorler  son  osl,  sur  le 
point  d'vne  bataille  :  Que  les  hommes  ne  se  rendent  pas  courageux 
et  belliqueux  sur  le  champ,  par  vnc  bonne  harangue  :  non  plus 
qu'on  ne  dénient  incontinent  musicien,  pour  ouyr  vue  bonne  chan- 
son. Ce  sont  apprentissages,  qui  ont  à  eslre  faicts  auanl  la  main, 
par  longue  et  constante  institution.  Nous  douons  ce  soing  aux  nos- 
tres,  et  cette  assiduité  de  correction  et  d'instruction  :  mais  d'aller 
preschcr  le  premier  passant,  et  régenter  l'ignorance  ou  ineptie  du 
premier  rencontré,  c'est  vn  vsage  auquel  ie  veux  grand  mal.  Rare- 
ment le  fais-ie,  aux  propos  mesme  qui  se  passent  auec  moy,  et  * 
quille  pluslost  tout,  que  de  venir  à  ces  instructions  reculées  et  ma- 
gistrales. Mon  humeur  n'est  propre,  non  plus  à  parler  qu'à  escrire, 
pour  les  principians.  Mais  aux  choses  qui  se  disent  en  commun,  ou 
entre  autres,  pour  fauces  et  absurdes  que  ie  les  iuge,  ie  ne  me  ielle 
iamais  à  la  Irauerse,  ny  de  parole  ny  de  signe.  Au  demeurant  . 
rien  ne  me  despitc  tant  en  la  sottise,  que,  dequoy  elle  se  plaist 
plus,  que  aucune  raison  ne  se  peut  raisonnablement  plaire.  C'est 
malheur,  que  la  prudence  vous  deffend  de  vous  salisfaire  et  fier  de 
V0U8,  el  vous  en  enuoye  lousiours  mal  content  et  craintif  :  là  où 
l'opiniaslrelé  et  la  témérité,  remplissent  leurs  hosles  d'esiouïssance  a 
cl  d'asseurance.  C'est  aux  plus  mal  habiles  de  regarder  les  autres 
hommes  par  dessus  l'espaule,  s'en  relournans  lousiours  du  combat, 
pleins  de  gloire  et  d'allegi*esse.  Et  le  plus  souucnt  encore  celle  ou- 
trecuidance de  langage  et  gayelé  de'  visage,  leur  donne  gaigné,  à 
l'endroit  de  l'assistance,  qui  est  communément  foible  et  incapable  de  . 
bien  iuger,  el  discerner  les  vrays  aduanlagcs.  L'obstination  el  ardeur 
d'opinon,  est  la  plus  scurc  prcuue  de  beslise.  Esl  il  rien  certain, 


TRADUCTION.  —  LIV.  IH,  CH.  VIII.  365 

«  C'est  ce  que  je  voulais  dire,  répliquent-ils  :  c'est  précisément  là 
ce  que  j'avais  en  tête;  si  je  ne  l'ai  pas  ainsi  exprimé,  c'est  que  l'ex- 
pression m'a  fait  défaut.  »  Insistez,  il  faut  user  de  malice  pour 
châtier  ces  orgueilleux  imbéciles.  La  maxime  d'Hégésias  qu'  «  il 
ne  faut  ni  haïr  ni  poursuivre,  mais  instruire  »,  si  juste  par  elle- 
même,  n'est  pas  de  mise  dans  ce  cas;  il  y  aurait  injustice  et  inhu- 
manité à  secourir  et  remettre  d'aplomb  qui  n'en  a  que  faire  et  qui 
en  vaudrait  moins.  J'aime  à  les  laisser  s'embourber  et  s'empêtrer 
plus  encore  et  si  profondément,  si  c'est  possible,  qu'enfin  ils  se  re- 
connaissent pour  ce  qu'ils  sont. 

Reprendre  un  sot  avec  Tespérance  de  rectifier  son  juge- 
ment, c'est  peine  perdue.  —  La  sottise  et  le  dérèglement  de  nos 
sens  ne  peuvent  guérir  du  fait  d'un  avertissement  qui;  nous  est 
donné,  et  nous  pouvons  dire  de  leur  guérison  ce  que  Cyrus,  sur  le 
point  de  livrer  bataille,  répondait  à  quelqu'un  qui  le  pressait  d'ex- 
horter son  armée,  que  «  les  hommes  ne  deviennent  pas  courageux 
et  belliqueux  instantanément,  sous  le  coup  d'une  belle  harangue, 
pas  plus  qu'on  ne  devient  subitement  musicien  parce  qu'on  vient 
d'entendre  une  bonne  chanson  ».  Il  faut  à  cela  des  apprentissages 
qui  doivent  précéder  la  mise  en  œuvre  et  que  peut  seule  produire 
une  longue  et  constante  éducation.  Nous  devons  prendre  ce  soin 
pour  les  nôtres,  les  instruire,  les  corriger  avec  assiduité;  mais  aller 
prêcher  le  premier  passant  venu,  relever  l'ignorance  ou  la  sottise 
du  premier  individu  que  l'on  rencontre,  c'est  un  usage  que  je  dé- 
sapprouve fort.  Je  le  pratique  rarement,  même  dans  les  conversa- 
tions particulières  que  je  puis  avoir,  et  suis  prêt  à  tout  lâcher  plu- 
tôt que  d'en  venir  à  reprendre  par  la  base  une  instruction  qui  est 
du  fait  d'un  maître  d'école;  je  ne  suis  pas  plus  d'humeur  à  parler 
qu'à  écrire  pour  des  commençants;  quant  aux  conversations  géné- 
rales auxquelles  je  prends  part,  comme  à  celles  échangées  entre 
d'autres  personnes  que  moi,  si  faux  et  si  absurde  que  me  paraisse 
ce  que  j'y  entends,  je  ne  m'élève  jamais  contre,  ni  par  un  mot,  ni 
par  un  geste. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  déplaisant  chez  un  sot,  c'est  qu'il 
admire  toujours  tout  ce  qu'il  dit.  —  Rien  ne  me  cause  tant 
de  dépit  dans  la  sottise  que  de  la  voir  se  complaire  en  elle-même, 
en  ressentir  du  contentement,  plus  que  n'en  peut  éprouver  la  rai- 
son quelque  sujet  de  satisfaction  qu'elle  ait.  C'est  un  malheur  que 
la  prudence  interdise  d'être  satisfait  et  fier  de  soi  et  vous  laisse 
toujours  mécontent  et  craintif,  là  où  l'entêtement  et  la  témérité 
portent  ceux  qui  ont  ces  défauts  à  se  réjouir  en  toute  assurance. 
Ce  sont  toujours  les  plus  malhabiles  qui  reviennent  pleins  de 
gloire  et  d'allégresse  de  ces  luttes  oratoires,  regardant  les  autres 
avec  mépris;  le  plus  souvent  l'outrecuidance  de  leur  langage,  la 
gatté  qu'ils  manifestent  leur  donnent  le  succès  aux  yeux  de  l'assis- 
tance qui,  d'ordinaire,  a  le  jugement  faible  et  est  incapable  de  dis- 
cerner et  de  bien  juger  de  quel  côté  est  réellement  l'avantage. 
L'obstination  et  une  opinion  trop  ardente  sont  des  preuves  cer- 


366  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

résolu,  dedeijçneux,  conleinplalir,  sérieux,  graue,  comme  l'asne? 
Pouuons  nous  pas  mesler  au  tillre  de  la  conférence  et  communica- 
tion, les  deuis  poinctus  et  coupez  que  l'alegresse  et  la  priuauté 
introduit  entre  les  amis,  gaussans  et  gaudissans  plaisamment  et 
vifuement  les  vns  les  autres?  Exercice  auquel  ma  gayeté  naturelle 
me  rend  assez  propre.  Et  s'il  n'est  aussi  tendu  et  sérieux  que  cet 
autre  exercice  que  ie  viens  de  dire,  il  n'est  pas  moins  aigu  et  ingé- 
nieux, ny  moins  profitable,  comme  il  sembloit  à  Lycurgus.  Pour 
mon  regard  i'y  apporte  plus  de  liberté  que  d'esprit,  et  y  ay  plus 
d'heur  que  d'inuention  :  mais  ie  suis  parfaict  en  la  souffrance  :  car 
i'endure  la  reuenche,  non  seulement  aspre,  mais  indiscrète  aussi, 
sans  altération.  Et  à  la  charge  qu'on  me  fait,  si  ie  n'ay  dequoy  re- 
partir brusquement  sur  le  champ,  ie  ne  vay  pas  m'amusant  à  suiure 
cette  poincte,  d'vne  contestation  ennuyeuse  et  lasche,  tirant  à  lopi- 
niastreté.  le  la  laisse  passer,  et  baissant  ioyeusement  les  oreilles, 
remets  d'en  auoir  ma  raison  à  quelque  heure  meilleure.  Il  n'est  pas 
marchant  qui  tousiours  gaigne.  La  plus  part  changent  de  visage,  et 
de  voix,  où  la  force  leur  faut  :  et  par  vne  importune  cholere,  au 
lieu  de  se  venger,  accusent  leur  foiblesse,  ensemble  et  leur  impa- 
tience. En  cette  gaillardise  nous  pinçons  par  fois  des  cordes  se- 
crettes  de  nos  imperfections,  lesquelles,  rassis,  nous  ne  pouuons  tou- 
cher sansoffence  :  et  nous  entraduertissons  vtilement  de  nos  deffauts. 
Il  y  a  d'autres  ieux  de  main,  indiscrets  etaspres,  à  la  Françoise  : 
que  ie  hay  mortellement  :  i'ay  la  peau  tendre  et  sensible  :  l'en  ay 
veu  en  ma  vie,  enterrer  deux  Princes  de  nostre  sang  royal.  Il  fait 
laid  se  battre  en  s'osbataii(.  Au  reste,  quand  ie  veux  iuger  de 
quelqu'vn,  ie  luy  demande  combien  il  se  contente  de  soy  :  iusques 
où  son  parler  ou  sa  besongne  luy  plaisl.  le  veux  euiter  ces  belles 
excuses,  I»'  le  lis  «-n  me  iuiiant  : 

AbUUum  mediit  upui  e$l  incMdibua  i$tud  : 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VIII.  367 

laines  de  bêtise;  est-il  rien  de  plus  affirmatif,  résolu,  dédaigneux, 
contemplatif,  grave  et  sérieux  que  Tâne? 

Les  causeries  familières  à  bâtons  rompus  ont  aussi 
leurs  charmes;  les  propos  vifs,  les  reparties  hardies,  for- 
ment le  caractère  et  peuvent  parfois  nous  éclairer  sur  nos 
défauts.  —  Ne  pouvons-nous  pas  comprendre  dans  ce  chapitre 
afférent  aux  conversations  et  échanges  d'idées,  les  causeries  fami- 
lières où  il  se  fait  assaut  d'esprit  et  où  les  propos  vont  se  succédant 
sans  suite,  auxquelles  on  se  livre  dans  l'intimité,  entre  amis  heu- 
reux de  se  trouver  ensemble,  riant  et  se  moquant  plaisamment  et 
avec  verve  les  uns  des  autres?  C'est  un  exercice  qui  convient  assez 
à  ma  gaîté  naturelle;  s'il  n'est  pas  aussi  sérieux  et  ne  réclame  pas 
une  aussi  forte  tension  d'esprit  que  celui  dont  nous  avons  parlé 
jusqu'ici,  il  n'en  a  pas  moins  du  piquant,  tient  l'esprit  en  éveil  et  a 
des  avantages;  c'était  aussi  l'opinion  de  Lycurgue.  En  ce  qui  me 
touche,  j'y  apporte  plus  de  laisser  aller  que  d'esprit,  et  plus  de 
bonheur  que  d'imagination;  du  reste,  je  supporte  très  bien  les  coups 
que  l'on  me  porte  et  endure,  sans  que  cela  altère  mon  humeur,  les 
revanches  que  l'on  peut  prendre  sur  moi,  si  rudes  qu'elles  soient 
et  lors  même  qu'elles  dépassent  les  bornes;  et  si,  quand  on  s'at- 
taque à  moi,  je  ne  suis  pas  à  même  de  riposter  sur-le-champ,  je  ne 
vais  pas  m'amusant  et  m'entêtant  à  discuter  le  coup,  je  n'y  apporte 
ni  humeur,  ni  mauvaise  foi;  je  le  subis,  m'y  résignant  avec  bonne 
grâce,  remettant  d'en  avoir  raison  à  une  heure  meilleure  :  il  n'y  a 
pas  de  marchand  qui  toujours  fasse  des  bénéfices.  Chez  la  plupart 
des  gens,  le  visage  et  la  voix  s'altèrent  quand  la  force  vient  à  leur 
manquer  ;  et,  par  une  colère  déplacée,  au  lieu  de  se  venger,  ils  ne 
font  que  témoigner  tout  à  la  fois  de  leur  faiblesse  et  de  leur  impa- 
tience. Dans  ces  moments  de  surexcitation,  nous  actionnons  parfois 
des  cordes  secrètes  qui  mettent  en  jeu  nos  imperfections  auxquelles, 
si  nous  étions  plus  calmes,  nous  ne  pourrions  toucher  sans  que 
cela  constitue  une  offense;  par  là,  nous  nous  rendons  mutuellement 
le  service  de  nous  avertir  de  nos  défauts. 

Les  jeux  de  main  sont  à,  proscrire  ;  ils  dégénèrent  trop 
souvent  en  voies  de  fait.  —  Il  y  a  en  France  d'autres  jeux  en 
usage  qui,  violents  et  ne  respectant  rien,  conduisent  finalement  à  en 
venir  aux  mains;  ces  jeux,  je  les  hais  mortellement,  car  j'ai  la  peau 
tendre  et  sensible;  dans  ma  vie,  j'ai  vu  deux  princes  de  la  famille 
royale  auxquels  ils  ont  coûté  la  vie.  Ce  sont  de  vilains  jeux  que  ceux 
où  l'on  finit  par  se  battre. 

Comment  Montaigne  s'y  prenait  pour  juger  d'une  œuvre 
littéraire  sur  laquelle  l'auteur  le  consultait  ;  sur  les  sien- 
nes, sur  ses  Essais,  il  était  toujours  hésitant  bien  plus  que 
lorsqu'il  s'agissait  de  celles  des  autres.  —  Quand  je  veux 
juger  de  quelqu'un,  je  lui  demande  dans  quelle  mesure  il  est  satis- 
fait de  lui-même,  jusqu'à  quel  point  ce  qu'il  dit  ou  ce  qu'il  pense 
le  contente.  Je  cherche  à  éviter  qu'il  use  de  faux-fuyants  :  »  J'ai  fait 
ceci  en  me  jouant  ;  ce  travail  a  été  arraché  du  métier,  alors  qu'il 


368  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

ie  n'y  fus  pas  vue  \wu\v  :  i«'  ne  l'ay  reueu  depuis.  Or  dis-ie,  lais- 
sons donc  ces  pièces,  donnez  m'en  vne  qui  vous  repi'esenle  bien 
entier,  par  laquelle  il  vous  plaise  qu'on  vous  mesure.  Et  puis  :  que 
trouuez  vous   le  plus  beau  en  vostre  ouurage?  est-ce  ou  cette 
partie,  ou  cette  cy?  la  grâce,  ou  la  matière,  ou  l'inuention,  on  le     • 
iugement,  ou  la  science?  Car  ordinairement  ie  m'apperçoy,  quon 
faut  autant  à  iuger  de  sa  propre  besongne,  que  de  celle  d'autruy. 
Non  seulement  pour  l'afTection  qu'on  y  mesle  :  mais  pour  n'auoir  la 
sufnsantr  de  la  cognoistre  et  distinguer.  L'ouurage  de  sa  propre 
force,  et  fortune,  penlt  seconder  l'ouurier  et  le  deuancer  outre  son     i 
inuention,  et  cognoissance.  Pour  moy,  ie  ne  iuge  la  valeur  d'autre 
besongne,  plus  obscurément  que  de  la  mienne  :  et  loge  les  Essais 
tantost  bas,  tantost  haut,  fort  inconstamment  et  doubteusement.  Il 
y  a  plusieurs  Hures  vliles  à  raison  de  leurs  subiects,  desquels  l'au- 
theur  ne  tire  aucune  recommandation  :  et  des  bons  liures,  comme     . 
des  bons  ouurages,  qui  font  honte  à  l'ouurier.  l'escriray  la  façon 
de  nos  conuiues,  et  de  nos  vestemens  :  et  l'escriray  de  mauuaise 
grâce  :  ie  publieray  les  edicts  de  mon  temps,  et  les   lettres  des 
Princes  qui  passent  es  mains  publiques  :  ie  feray  vn  abbregé  sur  vn 
bon  Hure  (et  tout  abbregé  sur  vn  bon  Hure  est  vn  sot  abbregé)  le-     i 
quel  Hure  viendra  à  se  perdre  :  et  choses  semblables.  La  postérité 
retirera  vtilité  singulière  de  teUes  compositions  :  moy  quel  honneur, 
si  ce  n'est  de  ma  boime  fortune?  Bonne  part  des  liures  fameux, 
sont  de  cette  condition.      Quand  ie  leuz  Philippes  de  Comines, 
il  y  a  plusieurs  années,  tresbon  aulheur  certes;  i'y  remarquay  ce     . 
mot  pour  non  vulgaire  :  Qu'il  se  faut  bien  garder  de  faire  tant  <le 
seruice  à  son  maistre,  qu'on  l'cmpesche  d'en  trouuer  la  iuste  recom- 
pence.  le  dcuois  louer  l'inuention,  non  pas  luy.  le  la  rencontray  en 
Tacilus,  il  n'y  u  pas  long  temps  :  Bénéficia  eô  vsque  Iwta  snnt,  dum 
viiientur  exolui  posse;  vbi  mullum  anteuenere,  pro  gratin  odium  reddi-     ■• 
tur.  Et  Seneque  \igoureusement  :  Nam  qui  pulat  e*$e  turpe  non  red- 
dere^  non  vult  fsse  cui  reddat.  Q.  Cicero  d'vn  biais  phis  lasche  :  Qtii 
tenonputat  satisfacere  modo amicus  es»e  nullo,  polest.  Le  subiect  selon 
qu'il  est,  peut  fain-  trouuer  vn  homme  sçauanl  et  memorieux  :  mais 
|iour  iuger  en  luy  les  parties  plus  siennes,  et  plus  dignes,  la  force  et     • 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH,  VIII.  369 

était  encorde  imparfait  (Ovide) ; ie  n'ai  pas  mis  une  heure  à  le  faire; 
je  ne  l'ai  pas  revu  depuis.  »  A  ces  excuses  je  réponds  :  Laissons  donc 
de  côté  ce  que  vous  avez  ainsi  fait  et  donnez-moi  quelque  ouvrage 
qui  vous  représente  bien  tout  entier,  sur  lequel  il  vous  convienne 
qu'on  vous  apprécie,  et  indiquez-nous  ce  que  vous  y  trouvez  de  plus 
beau?  Est-ce  cette  partie  ou  celle-ci;  est-ce  le  sujet  dont  vous  avez 
fait  choix, la  grâce  que  vous  avez  mise  à  le  traiter;  l'imagination,  le 
jugement  ou  le  savoir  dont  vous  y  faites  preuve?  Jeconstate,  en  effet, 
qu'ordinairement  on  fait  erreur,  aussi  bien  quand  on  juge  son  pro- 
pre travail  que  lorsqu'il  s'agit  de  celui  d'autrui,  non  seulement  en 
raison  de  l'affection  qui  s'y  mêle,  que  parce  qu'on  n'est  pas  ca- 
pable de  le  bien  connaître  et  d'en  bien  discerner  ce  qui  le  distingue. 
L'œuvre,  par  son  propre  mérite  ou  sa  bonne  fortune,  peut  encore 
mettre  l'ouvrier  en  relief  et  outrepasser  son  imagination  et  son 
savoir.  —  Pour  moi,  je  ne  juge  aucune  production  étrangère  avec 
moins  de  lucidité  que  les  miennes;  tantôt  je  prise  fort  mes  Essais, 
tantôt  je  n'en  fais  pas  cas,  portant  sur  eux  un  jugement  qui  varie 
beaucoup  et  sur  lequel  je  suis  en  doute.  Il  y  a  des  livres  utiles  par 
le  sujet  même  qu'ils  traitent  et  qui  ne  servent  en  rien  à  la  réputa- 
tion de  l'auteur;  il  y  a  aussi  de  bons  livres  qui,  comme  certains 
labeurs  qui  ont  cependant  leur  raison  d'être,  font  honte  à  l'ouvrier. 
Je  pourrais  écrire  sur  la  manière  dont  nous  tenons  table,  dont  nous 
nous  habillons  :  ce  serait,  à  la  vérité,  à  mon  corps  défendant;  je 
pourrais  le  faire  aussi  sur  les  édits  rendus  à  notre  époque,  sur  les 
lettres  des  princes  qui  ont  été  chargés  des  affaires  de  l'état;  ou 
bien  composer  un  abrégé  d'un  bon  livre  (quoique  tout  abrégé  d'un 
bon  livre  soit  un  sot  abrégé)  et  ce  livre  venir  à  se  perdre,  et  autres 
choses  semblables  ;  ces  productions  pourraient  être  de  très  grande 
utilité  pour  la  postérité,  mais  quant  à  l'honneur  que  cela  me  pro- 
curerait, il  dépendrait  uniquement  de  ma  bonne  fortune.  Une  bonne 
partie  des  livres  qui  ont  de  la  réputation,  sont  dans  ces  conditions. 

Un  point  sur  lequel  il  faut  se  montrer  très  réservé,  c'est 
lorsqu'on  rencontre  des  idées  qui  peuvent  ne  pas  appar- 
tenir en  propre  à  Tauteur,  sans  qu'on  ait  de  certitude  à 
cet  égard.  —  Il  y  a  quelques  années,  lisant  PhiUppe  de  Comines, 
un  très  bon  auteur  assurément,  j'y  remarquai  ce  mot  comme  n'é- 
tant pas  banal  :  «  Qu'il  faut  bien  se  garder  de  rendre  tant  de  ser- 
vices à  son  maître,  qu'on  le  mette  dans  l'impossibilité  de  vous 
récompenser  suivant  vos  mérites.  »  L'idée  est  à  louer,  seulement  elle 
n'est  pas  de  lui  ;  je  l'ai  rencontrée  il  n'y  a  pas  longtemps  dans  Ta- 
cite :  «  Les  bienfaits  sont  agréables  tant  que  l'on  sait  pouvoir  les  ac- 
quitter; mais  s'ils  dépassent  nos  moyens  de  les  reconnaître,  ils  nous 
deviennent  odieux.  »  Sénèque  l'exprime  catégoriquement  :  «  Qui  es- 
time honteux  de  ne  pas  rendre,  voudrait  ne  trouver  personne  dont  il 
soit  Vohligé  :  »  Elle  se  retrouve  dans  Cicéron,  sous  une  forme  plus 
adoucie  :  «  Qui  ne  se  croit  pas  quitte  envers  vous,  ne  saurait  être 
votre  ami.  »  Le  sujet  traité  peut,  suivant  sa  nature,  révéler  un 
homme  qui  sait  et  a  de  la  mémoire  ;  mais,  pour  juger  de  ce  qui  lu 

ESSAIS  DE   MONTAIGNE.  —  T.   III.  24 


370  ESSAIS  DK  MONTAIGNE. 

beaulc  de  son  amc  :  il  faut  sçauoircp  <iiii  est  sien,  el  ce  <|ui  ne  l'est 
point  :  et  en  ce  qui  n'rst  pas  sien,  coniltien  on  luy  doihl  en  consi- 
dération du  choix,  disposition,  ornement,  et  langage  qu'il  a  fourny. 
Quoy,  s'il  y  aenipruntt'  la  matière,  et  empiré  la  l'orme?  comme  il 
aduient  souucnt.  Nous  autres  qui  auons  peu  de  practique  auec  les 
Hures,  sommes  en  cette  peine  :  que  quand  nous  voyons  quelque  belle 
inuention  en  vu  poète  nouueau,  quelque  fort  argument  en  vu  pres- 
cheur,  nous  irns<ms  pourtant  les  en  louer,  que  nous  n'ayons  prins 
instniction  de  quelque  sçauant,  si  cette  pièce  leur  est  propre,  ou 
si  elle  est  esirangere.  lusques  lors  ie  me  tiens  tousiours  sur  mes 
gardes,  le  viens  de  courre  d'vu  (il,  l'histoire  de  Tacitus  (ce  qui 
ne  m'aduient  guère,  il  y  a  vingt  ans  que  ie  ne  mis  en  liure,  vne 
heure  de  suite)  et  l'ay  faict,  à  la  suasion  d'vn  Gentil-homme  que 
la  France  estime  beaucoup  :  tant  pour  sa  valeur  propre,  que  pour 
vne  constante  forme  de  suffisance,  et  bonté,  qui  se  voit  en  plusieurs 
frères  qu'ils  sont.  le  ne  scaclie  point  d'autheur,  qui  mesle  à  vn  re- 
gistre public,  tant  de  considération  des  mœurs,  et  inclinations  par- 
ticulières. Et  me  semble  le  rebours,  de  ce  qu'il  luy  semble  à  luy  : 
qu'ayant  spécialement  à  suiure  les  vies  des  Empereurs  de  son  temps, 
si  diuerses  et  extrêmes,  en  toute  sorte  de  formes  :  tant  de  notables 
actions,  que  nommément  leur  cruauté  produisit  en  leurs  subiects  : 
il  auoit  vne  matière  plus  forte  et  attirante,  à  discourir  et  à  narrer, 
que  s'il  eustcu  à  dire,  des  batailles  et  agitations  vniuerselles.  Si  (jue 
souuent  ie  le  trouue  stérile,  courant  par  dessus  ces  belles  morts, 
comme  s'il  rraignoit  nous  fascher  de  leur  multitude  et  longueur. 
Cette  forme  d'histoire,  est  de  beaucoup  la  plus  vtile.  Les  mouue- 
mens  publics,  dépendent  plus  de  la  conduicte  de  la  Fortune,  les 
priuez  de  la  nostre.  C'est  plustost  vn  iugement,  que  déduction  d'his- 
toire :  il  y  a  plus  de  préceptes,  que  de  contes  :  ce  n'est  pas  vn 
liun*  Si  lir»',  «"est  vn  liure  à  cstudier  et  apprendre  :  il  est  si  plein  de 
sentence»,  qu'il  y  en  a  à  tort  et  à  droict  :  c'est  vne  pépinière  de 
discours  éthiques,  et  politi«pies,  poiu-  la  proiiision  et  ornement  de 
ceux,  qui  tiennent  quebjue  rang  au  maniement  du  monde,  il  plaide 
tousiours  par  raisons  solides  et  vigoureuses,  d'vne  façon  poinctue, 
et  subtile  :  suyuani  le  slile  affecté  du  siècle.  Ils  aymoienl  lanl  às'en- 
ller,  qu'où  ils  ne  trouuoyent  de  la  poincle  et  subtilité  aux  choses, 
ils  rempnmtoycnl  des  parolles.  Il  ne  relire  pas  mal  à  l'escrire  de 
S«'nrque  11  me  semble  plus  charnu,  Senequc  plus  aigu.  Son  seruice 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VIII.  371 

appartient  plus  spécialement  et  mérite  attention,  pour  apprécier  la 
force  et  la  beauté  de  son  âme,  il  faut  savoir  ce  qui  est  réellement 
de  lui  et  ce  qui  n'en  est  pas,  et,  dans  ce  qui  n'est  pas  de  lui,  ce  qui  lui 
revient  pour  la  part  qu'il  a  au  choix,  à  la  disposition,  à  l'ornemen- 
tation, au  style.  Il  peut  aussi  avoir  emprunté  ses  matériaux  et  en 
avoir  empiré  la  forme,  cela  arrive  souvent,  Nous  autres  qui  ne 
sommes  pas  familiarisés  avec  les  livres,  nous  nous  trouvons  embar- 
rassés quand  nous  voyons  une  belle  idée  chez  un  poète  nouveau,  un 
argument  de  valeur  chez  un  prédicateur,  et  nous  n'osons  les  en 
louer  avant  de  nous  être  renseignés  auprès  de  quelque  savant  pour 
savoir  s'ils  sont  d'eux,  ou  si  les  auteurs  en  sont  autres.  Jusque-là, 
je  me  tiens  toujours  sur  la  réserve. 

Digression  sur  Tacite.  Cet  historien  s'est  surtout  atta- 
ché aux  événements  intérieurs,  et  il  les  juge  plus  qu'il  ne 
les  raconte.  —  Je  viens  de  parcourir  tout  d'un  trait  l'histoire  de 
Tacite  (ce  qui  ne  m'arrive  guère,  voilà  bien  vingt  ans  que  je  n'ai 
consacré  à  un  livre  une  heure  de  suite);  je  l'ai  fait  sur  le  conseil 
d'un  gentilhomme  que  la  France  estime  beaucoup,  tant  pour  sa 
valeur  personnelle  que  pour  son  mérite  et  sa  bonté  qui  lui  sont 
communs  avec  ses  frères,  et  il  en  a  plusieurs.  Je  ne  connais  pas 
dauteur qui, dans  un  livre  qui  enregistre  tant  de  faits pubUcs,  fasse 
entrer  tant  de  considérations  sur  les  mœurs  et  les  caractères  des 
individus.  Il  me  semble,  contrairement  à  ce  que  lui-même  paraît 
croire,  que,  s'appliquant  à  retracer  sous  toutes  leurs  phases  les  vies 
des  empereurs  de  son  temps,  si  diverses  et  si  excessives  en  tout, 
la  relation  d'un  aussi  grand  nombre  d'actions  mémorables,  celles 
notamment  que  leur  cruauté  a  fait  naître  chez  leurs  sujets,  lui 
donnait  matière  de  nous  entretenir  de  faits  plus  instructifs  et  plus 
intéressants  que  s'il  nous  eût  raconté  les  batailles  et  les  agita- 
tions auxquelles  le  monde  entier  se  trouvait  en  proie;  si  bien  que, 
souvent,  à  le  voir  passer  légèrement  sur  ces  morts  si  belles,  je  trouve 
qu'il  n'en  tire  pas  tous  les  enseignements  qu'elles  renferment, 
comme  s'il  craignait  de  nous  ennuyer  par  leur  nombre  et  les  lon- 
gueurs qui  en  seraient  résultées.  C'est  une  des  formes  de  l'histoire 
de  beaucoup  la  plus  utile,  les  événements  publics  dépendant  sur- 
tout de  l'ingérence  de  la  fortune,  les  événements  privés  de  nous- 
mêmes.  Tacite  juge  les  faits  qui  se  SQjit  passés,  plutôt  qu'il  n'en 
rapporte  l'histoire;  il  y  a  chez  lui  plus  d'enseignements  que  de  ré- 
cits ;  ce  n'est  pas  un  livre  à  lire,  il  est  à  étudier  et  à  apprendre  ;  il 
renferme  tant  de  sentences,  qu'il  y  en  a  à  tort  et  à  raison;  c'est 
une  pépinière  de  discours  moraux  et  politiques,  propres  à  en  pour- 
voir et  en  parer  ceux  en  situation  de  participer  à  la  direction  du 
monde.  Il  émet  toujours  à  l'appui  de  ses  dires,  des  raisons  solides 
et  vigoureuses,  incisives  et  spirituelles,  dans  le  style  affété  de  son 
siècle,  où  on  aimait  tant  à  se  donner  de  l'importance,  que  lorsque 
les  choses  par  elles-mêmes  ne  prêtaient  pas  à  la  subtilité  et  au 
piquant,  on  en  mettait  dans  les  paroles.  Sa  manière  d'écrire  res- 
semble assez  à  celle  de  Sénèque,  mais  me  semble  plus  étoffée,  tan- 


372  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

est  plus  pro|n-c  à  vil  ostat  Iroiihle  cl  malade,  comme  est  lo  nostre 
présent  :  vous  diriez  soiment  «in'il  nous  peinct  et  qu'il  nous  pinse. 
Ceux  qui  doublent  de  sa  foy,  s'accusent  assez  de  luy  vouloir  mal 
d'ailleurs.  Il  a  les  opinions  saines,  et  pend  du  bon  party  aux  affaires 
Romaines.  le  me  plains  vn  peu  loulesfois,  dequoy  il  a  iufré  de 
Pom|)eius  plus  aijrieinent,  que  ne  porte  l'aduis  des  gens  de  bien, 
qui  ont  vescu  et  traiclé  auec  luy  :  de  l'aucir  estimé  du  tout  pareil  à 
Marins  et  à  Sylla,  sinon  daulanl  qu'il  estoit  plus  couuert.  On  n'a 
pas  exempté  d'ambition,  son  intention  au  gouuernemenl  des  affai- 
res, ny  de  vengeance  :  et  ont  «rainct  ses  amis  mesmes,  que  la  vic- 
toire l'eust  emporté  outre  les  bornes  de  la  raison  :  mais  non  pas 
ius<{ues  a  vne  mesure  si  efTi'cnee,  Il  n'y  a  rien  en  sa  vie,  qui  nous 
ayt  menasse  dviie  si  expresse  cruauté  et  tyrannie.  Encores  ne  faut- 
il  pas  contrepoiser  le  souspçon  à  leuidence  :  ainsi  ie  ne  l'en  crois 
pas.  Que  ses  narrations  soient  naifues  et  droictes,  il  se  pourroit  à 
l'auanture  argumenter  de  cecy  mesme  :  Qu'elles  ne  s'appliquent 
pas  tousiours  exactement  aux  conclusions  de  ses  iugements  :  les- 
«luels  il  suit  selon  la  pente  qu'il  y  a  prise,  souuent  outre  la  matière 
qn'il  nous  montre  :  laquelle  il  n'a  daigné  incliner  d'vn  seul  air.  Il 
n'a  pas  besoing  d'excuse,  d'auoir  approuué  la  religion  de  son  temps, 
selon  les  loix  qui  luy  commandoient,  et  ignoré  la  vraye.  Cela,  c'est 
son  mallieur,  non  pas  son  défaut.  l'ay  principalement  considéré 
son  iugement,  et  n'en  suis  pas  bien  esclaircy  par  tout.  Comme  ces 
mots  de  la  lettre  que  Tibère  vieil  et  malade,  enuoyoit  au  Sénat  : 
Que  vous  escriray-ie  messieurs,  ou  comment  vous  escriray-ie,  ou 
que  ne  vous  escriray-ie  point,  en  ce  temps?  Les  dieux,  et  les  déesses 
me  perdent  pirement,  que  ie  ne  me  sens  tous  les  iours  périr,  si  ie 
le  sçay.  le  n'appercoy  pas  pourquoy  il  les  applique  si  certainement, 
à  vn  poignant  i-emors  qui  tourmente  la  conscience  de  Tibère.  Au- 
moins  lors  que  i'cstois  à  mesme,  ie  ne  le  vis  point.  Cela  m'a  sem- 
blé aussi  vn  peu  lascbe,  (|u'ayant  eu  à  dire,  qu'il  auoit  exercé  cer- 
tain honnorablc  magistrat  à  Home,  il  s'aille  excusant  <|ue  ce  n'est 
|M>inl  par  ostentation,  qu'il  la  dicl.  Ce  traict  me  sembb'  bas  de  poil, 
l»our  vnc  arae  de  sa  sorte.  Car  le  n'oser  parler  rondement  de  soy, 
accu.ne  (|uelque  faute  de  cœur.  Vn  iugement  roide  et  hautain,  et  qui 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VIII.  373 

dis  que  celle  de  ce  dernier  a  plus  de  vivacité  ;  elle  convient  plutôt  à 
un  état  troublé  et  maladif  comme  est  le  nôtre  en  ce  moment,  vous 
diriez  souvent  que  c'est  nous  qu'il  peint  et  qu'il  critique. 

Sa  sincérité  ne  fait  pas  doute  et  il  était  du  parti  de  l'or- 
dre; néanmoins,  il  semble  avoir  jugé  Pompée  avec  trop  de 
sévérité  ;  et,  à  propos  de  Tibère,  Montaigne  a  quelque  doute 
sur  l'impeccabilité  de  son  jugement.  —  Ceux  qui  doutent  de 
sa  sincérité,  indiquent  assez  qu'ils  ont  d'autres  raisons  de  ne  pas 
l'aimer.  Ses  opinions  sont  sages  et  il  appartient  au  meilleur  des 
partis  qui  divisaient  Rome.  Je  me  plains  un  peu  toutefois  de  ce 
qu'il  ait  jugé  Pompée  plus  sévèrement  que  les  gens  de  bien  qui  ont 
vécu  de  son  temps  et  ont  été  en  relations  avec  lui,  et  de  l'avoir 
mis  sur  le  même  rang  que  Marins  et  Sylla  avec  cette  seule  dif- 
férence qu'il  était  moins  ouvert.  On  ne  conteste  pas  qu'il  n'en- 
trât des  idées  d'ambition  et  de  vengeance  dans  son  désir  de  s"em- 
parer  du  gouvernement,  et  ses  amis  eux-mêmes  ont  craint  que  la 
victoire  ne  lui  fît  dépasser  les  bornes  de  la  raison,  sans  cependant 
l'entraîner,  comme  ceux  dont  il  vient  d'être  question,  à  ne  plus 
connaître  de  limites  ;  rien  dans  la  vie  de  Pompée  ne  laisse  supposer 
qu'il  en  serait  arrivé  à  ce  degré  de  cruauté  et  de  tyrannie,  et, 
comme  on  ne  saurait  attribuer  au  soupçon  la  même  valeur  qu'à 
l'évidence,  je  ne  crois  pas  qu'il  eût  été  tel.  On  pourrait  peut-être 
tenir  les  narrations  de  Tacite  pour  vraies  et  sincères,  par  cela 
même  qu'elles  ne  sont  pas  toujours  en  rapport  avec  les  jugements 
par  lesquels  il  conclut,  dans  lesquels  il  suit  son  idée  première 
quelle  que  soit  la  manière  dont  il  nous  présente  le  fait  et  sans 
qu'il  en  modifie,  si  peu  que  ce  soit,  la  physionomie.  Il  approuve  la 
religion  de  son  temps,  se  conformant  ainsi  à  ce  qu'ordonnaient  les 
lois  ;  il  n'y  a  pas  à  l'en  excuser,  il  ignorait  le  vrai  Dieu  ;  cela  a  été 
un  malheur  pour  lui,  mais  non  un  défaut. 

Je  me  suis  surtout  attaché  à  me  rendre  compte  de  son  jugement, 
et,  sur  quelques  points,  je  ne  suis  pas  bien  fixé  à  cet  égard,  comme 
par  exemple  à  propos  de  cette  phrase  de  la  lettre  que  Tibère,  vieux 
et  malade,  envoyait  au  sénat  :  «  Vous  écrirai-je.  Messieurs;  com- 
ment vous  l'écrirai-je;  ou  bien  ne  vous  l'écrirai-je  pas?  Mais,  à 
l'heure  actuelle,  les  dieux  et  les  déesses  ont,  à  n'en  pas  douter, 
décidé  de  ma  perte,  car  je  me  sens  dépérir  de  plus  en  plus  chaque 
jour?  »  Je  ne  saisis  pas  comment  Tacite  voit  là  un  signe  évident 
que  la  conscience  de  Tibère  était  bourrelée  de  remords;  du  moins, 
en  lisant  ce  passage,  cela  ne  m'a  pas  produit  cet  effet. 

Il  lui  reproche  aussi  de  s'excuser  d'avoir  parlé  de  lui- 
même;  Montaigne,  lui,  parle  de  lui-même  dans  ses  Essais, 
ne  parle  que  de  lui  et  en  observateur  désintéressé.  —  Je 
trouve  aussi  un  peu  timide  de  sa  part,  qu'ayant  eu  occasion  de  dire 
qu'il  avait  exercé  à  Rome  une  magistrature  honorable,  il  s'excuse 
pour  qu'on  ne  croie  pas  qu'il  l'a  dit  par  ostentation;  cela  parait 
bien  de  l'humilité  pour  un  homme  de  cette  envergure;  n'oser  par- 
ler franchement  de  soi,  accuse  un  manque  de  courage.  Un  esprit 


374  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

iuge  sainement,  cl  seurement  :  il  vse  à  toutes  mains,  des  propres 
exemples,  ainsi  que  de  chose  estrangere  :  et  lesmoigne  franche- 
ment de  luy,  comme  do  cliosc  tierce.  11  faut  passer  par  dessus  ces 
règles  populaii'cs,  de  la  ciuiliti',  en  faueur  de  la  vérité,  et  de  la  li- 
berté, l'ose  wm  seulement  parler  de  moy  :  mais  parler  seulement 
de  moy.  le  fouruoye  quand  i'escry  d'autre  chose,  et  me  desrobe  à 
mon  subiect.  le  ne  m'ayme  pas  si  indiscrètement,  et  ne  suis  si  atta- 
ché et  meslé  à  moy,  que  ie  ne  me  puisse  distinguer  et  considérer  à 
(piarlicr  :  comme  vn  voysin,  comme  vn  arbre.  C'est  pareillement 
Taillir,  de  ne  veoir  pas  iusques  où  on  vaut,  ou  d'en  dire  plus  qu'on 
n'en  void.  Nous  deuons  plus  d'amour  à  Dieu,  qu'à  nous,  et  le  co- 
gnoissons  moins,  et  si  en  parlons  tout  nostre  saoul.  Si  ses  escrits 
rapportent  aucune  chose  de  ses  conditions  :  c'estoit  vn  grand  per- 
sonnage, droicturier,  et  courageux,  non  d'vne  vertu  superstitieuse, 
mais  philosophique  et  généreuse.  On  le  pourra  Irouuer  hardy  en 
ses  tcsmoignages.  Comme  où  il  tient,  qu'vn  soldat  portant  vn  fais  de 
bois,  ses  mains  se  roidirent  de  froid,  et  se  collèrent  à  sa  charge,  si 
qu'elles  y  demeurèrent  attachées  et  mortes,  s'estants  départies  des 
bras,  lay  accoustumé  en  telles  choses,  de  plier  soubs  l'authorité  de 
si  grands  tesmoings.  Ce  qu'il  dit  aussi,  que  Vespasian,  par  la 
faueur  du  Dieu  Serapis,  guarit  en  Alexandrie  vne  femme  aueugle, 
en  luy  oignant  les  yeux  de  sa  saline  :  et  ie  ne  sçay  quel  autre  mira- 
cle :  il  le  fait  par  l'exemple  et  deuoir  de  tous  bons  historiens.  Ils 
tiennent  registres  des  euenements  d'importance.  Parmy  les  accidens 
publics,  sont  aussi  les  bruits  et  opinions  populaires.  C'est  leur  roUe, 
de  reciter  les  communes  créances,  non  pas  de  les  régler.  Cette  part 
touche  les  théologiens,  et  les  philosophes  directeurs  des  consciences. 
Pourtant  lres-sag«Mnent,ce  sien  compagnon  et  grand  homme  connue 
luy  :  Equidem  plura  Iranscribo  quàm  credo  :  nnm  nec  affUtnare  sus- 
tineo  de  quitus  dubilo,  nec  subducere  quœ  accepi  :  et  lautiv  :  HiPC 
neque  a/prmare  neqne  refellere  operœ  prelium  est  :  fnmœ  rerum  stan- 
dum  est.  Et  cscriuanl  en  vu  siècle,  auquel  la  creance  des  prodiges 
commcnçoil  à  diiniinier,  il  dit  ne  vouloir  pourtant  laisser  d'insérer 
en  ses  annales,  et  donner  pied  à  chose  recnufi  de  tant  de  gens  de 
bi«'n,  et  auec  si  grande  reuerence  de  l'antiquité.  C'est  tresbien  dict. 
Qu'ils  nous  rendent  l'hisloirc,  plus  selon  (pi'ils  reçoyuent,  que  se- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VIII.  375 

franc  et  élevé,  qui  juge  sainement  et  sûrement,  use  sans  y  regarder 
de  ses  propres  exemples  comme  de  choses  auxquelles  il  est  étran- 
ger et  se  sert  franchement  de  son  témoignage  comme  de  celui  de 
tout  autre.  Il  faut  passer  par-dessus  ces  règles  mondaines  de  civi- 
lité quand  c'est  pour  servir  la  vérité  et  la  liberté.  —  Non  seulement 
j'ose  parler  de  moi,  mais  je  ne  parle  que  de  moi;  je  fais  fausse 
route,  quand  je  parle  d'autre  chose,  je  sors  de  mon  sujet.  Je  ne 
m'aime  pas  si  aveuglément  et  ne  suis  pas  si  attaché  et  inféodé  à 
moi-même  que  je  ne  puisse  me  regarder  et  me  considérer  en  fai- 
sant abstraction  de  moi  comme  je  ferais  d'un  voisin,  d'un  arbre; 
c'est  une  faute  de  ne  pas  voir  ce  que  l'on  vaut,  tout  comme  d'en 
dire  plus  que  l'on  n'en  voit.  Nous  devons  aimer  Dieu  plus  que 
nous-mêmes  et  le  connaissons  moins;  ce  qui  n'empêche  pas  que 
nous  en  parlions  à  satiété. 

Caractère  de  Tacite  à  en  juger  par  ses  écrits;  on  ne 
saurait  que  le  louer,  lui  et  les  historiens  qui  agissent 
de  même,  d'avoir  recueilli  et  consigné  tous  les  faits  ex- 
traordinaires et  les  bruits  populaires.  —  Si  de  ses  écrits 
on  peut  déduire  ce  qu'il  était,  Tacite  devait  être  une  personnalité 
éminente,  de  nature  droite  et  courageuse,  sans  superstition,  ayant 
l'âme  généreuse  d'un  philosophe.  On  pourra  le  trouver  quelque 
peu  hardi  dans  ce  qu'il  avance,  comme  lorsqu'il  raconte  qu'un  sol- 
dat portant  une  charge  de  bois,  ses  mains  se  raidirent  par  le  froid, 
au  point  qu'elles  se  collèrent  à  son  fardeau  et  que,  se  séparant  des 
bras,  elles  y  demeurèrent  fixées  et  inanimées.  En  pareille  matière, 
j'ai  l'habitude  de  m'incliner  devant  l'autorité  de  témoins  de  grande 
valeur. 

En  nous  contant  aussi  que  Vespasien  guérit  à  Alexandrie,  par  la 
faveur  du  dieu  Sérapis,  une  femme  aveugle,  en  lui  passant  de  sa 
salive  sur  les  yeux,  et  je  ne  sais  quel  autre  miracle,  il  suit  l'exem- 
ple et  obéit  au  devoir  de  tous  les  bons  historiens.  Ils  enregistrent 
les  événements  importants,  et  les  bruits  et  idées  en  circulation 
dans  les  foules  sont  du  nombre  des  faits  de  la  vie  publique.  Leur 
rôle  est  de  rapporter  les  croyances  générales  et  non  de  les  ramener 
dans  l'ordre,  ce  qui  est  du  domaine  des  théologiens  et  des  philo- 
sophes qui  ont  charge  de  diriger  les  consciences  ;  c'est  ce  qui  a  fait 
dire  très  sagement  à  un  autre  historien,  grand  homme  comme  lui  : 
«4  la  vérité,  j'en  dis  plus  que  je  n'en  crois;  mais  comme  je  ne  pré- 
tends pas  certifier  les  choses  dont  je  doute,  je  n'entends  pas  non  plus 
supprimer  celles  que  j'ai  apprises  {Quinte-Curce)  »  ;  un  autre  dit  en- 
core :  «  On  ne  doit  pas  se  mettre  en  peine  d'affirmer  ou  de  réfuter 
les  choses...,  il  faut  s'en  tenir  à  la  renommée  (Tite-Live).  »  Quoique 
écrivant  dans  un  siècle  où  la  croyance  aux  prodiges  s'amoindris- 
sait, Tacite  dit  pourtant  ne  pas  vouloir  s'interdire  d'insérer  dans 
ses  Annales  et  d'y  consigner  ce  que  tant  de  gens  de  bien  admet- 
tent et  ce  que  révérait  si  profondément  l'antiquité  ;  on  ne  saurait 
mieux  dire.  L'histoire  doit  s'écrire  en  rapportant  les  faits  tels 
qu'ils  nous  parviennent  et  non  selon  ce  que  nous  en  jugeons.  — 


376  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

Ion  qu'ils  cstimont.  Moy  qui  suis  Roy  de  la  nialiore  que  ie  Iraicle, 
et  qui  n'en  dois  compte  à  personne,  ne  m'en  crois  pourtant  pas  du 
tout,  le  hazarde  sonnent  des  boutades  de  mon  esprit,  desquelles  ie 
me  deffie  :  et  certaines  linesses  verbales  dcquoy  ie  secoue  les 
oreilles  :  mais  ie  les  laisse  courir  à  l'auanture,  ie  voys  qu'on  s'ho- 
nore de  pareilles  choses  :  ce  n'est  pas  à  moy  seul  d'en  iuger.  le  me 
présente  debout;  et  couché;  le  deuant  et  le  derrière;  à  droitte  et 
à  gauche  ;  et  en  louts  mes  naturels  plis.  Les  esprits,  voire  pareils 
en  force,  ne  sont  pas  tousiours  paivils  en  application  et  en  goust. 
Voyia  ce  que  la  mémoire  m'en  présente  en  gros,  et  assez  incertai- 
nement.  Tous  iugemens  en  gros,  sont  lasches  et  imparfaicts. 


CHAPITRE    IX. 

De  2a  vanité. 

IL  n'en  est  à  l'auanture  aucune  plus  expresse,  que  d'en  escrire  si 
vainement.  Ce  que  la  diuinité  nous  en  a  si  diuinement  exprimé, 
deburoit  estre  soigneusement  et  continuellement  médité,  par  les 
gens  d'entendement.  Qui  ne  voit,  que  i'ay  pris  vne  route,  par  la- 
quelle sans  cesse  et  sans  Irauail,  i'iray  autant,  qu'il  y  aura  d'ancre 
et  de  papier  au  monde?  le  ne  puis  tenir  registre  de  ma  vie,  par  mes 
actions  :  Fortune  les  met  trop  bas  :  ie  le  tiens  par  mes  fantasies.  Si 
ay-ie  veu  vn  Gentil-homme,  qui  ne  communiquoit  sa  vie,  que  par 
les  opérations  de  son  ventie.  Vous  voyiez  chez  luy,  en  montre,  vn 
ordre  de  bassins  de  sept  ou  huict  iours.  C'estoit  son  estude,  ses  dis- 
cours. Tout  autre  propos  luy  puoit.  Ce  sont  icy,  vn  peu  plus  ciuile- 
ment,  des  excremens  d'vn  vieil  esprit  :  dur  tantost,  tantost  lasche  : 
et  tousiours  indigeste.  Et  quand  seray-ie  à  bout  de  représenter  vne 
continu<>llc  agitation  et  mutation  de  mes  pensées,  en  quelque  ma- 
tière <|u'«'lles  tombent,  puis<pie  Dioniedes  remplit  six  mille  liures, 
du  seul  subiect  de  la  grammaire?  Que  doit  produire  le  babil,  puis- 
que le  bégaiement  et  desnonement  de  la  langue,  estouffa  le  monde 
d'vne  .si  horrible  charge  de  volumes?  Tant  de  paroles,  pour  les  pa- 
roles seules.  ()  Pylhagoras,  «|ue  nesconjuras-tu  cette  Icmpeste!  On 
accuMoit  vn  Galba  du  temps  passé,  de  ce  qu'il  viuoit  oyseusemenl.  Il 
res|>ondit,  que  chacun  diintil  rendre  raison  de  ses  actions,  non  pas 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  VIII.  377 

Moi,  qui  suis  roi  en  la  matière  que  je  traite  et  n'en  dois  compte  à 
personne,  je  n'ai  cependant  pas  pleine  confiance  en  moi-même.  Je 
hasarde  souvent  des  boutades  de  mon  esprit  desquelles  je  me  défie 
et  certaines  finesses  d'expressions  que  j'estime  risquées;  je  les 
laisse  aller  quand  même,  remarquant  que  cela  est  parfois  pris  en 
bonne  part  et  qu'il  n'appartient  pas  àmoi  seul  d'en  juger.  Je  me  pré- 
sente debout  et  couché,  de  face  et  d'arrière,  de  droite  et  de  gauche, 
tel  que  je  suis  à  l'état  de  nature.  Les  esprits  égaux  en  force,  ne  le 
sont  pas  toujours  dans  leurs  goûts,  ni  dans  l'application  qu'ils  ap- 
portent à  ce  qui  les  occupe.  Voilà  ce  qui,  sur  cet  historien,  me  re- 
vient en  mémoire  d'une  façon  générale  et  un  peu  incertaine;  il  est 
à  observer  que,  dans  ces  conditions,  tout  jugement  ne  peut  forcé- 
ment qu'être  vague  et  imparfait. 


CHAPITRE    IX. 
De  la  vanité. 

Montaigne  plaisante  sur  la  manie  qu'il  a  d^enregistrer 
tout  ce  qui  lui  passe  par  la  tête;  c'est  là,  une  occupation 
qu'il  pourrait  prolonger  indéfiniment.  —  Il  n'y  a  peut-être 
pas  de  vanité  plus  réelle  que  d'écrire  sur  ce  sujet,  aussi  inutile- 
ment que  je  le  fais.  Ce  que  Dieu  nous  a  si  divinement  exprimé, 
devrait  être  soigneusement  et  continuellement  médité  par  les  gens 
intelligents.  Qui  ne  voit  que  la  route  que  je  suis  sans  arrêt  ni  fa- 
tigue, me  mènera  tant  qu'il  y  aura  au  monde  de  l'encre  et  du  pa- 
pier? Je  ne  puis  retracer  ma  vie  en  narrant  ce  que  j'ai  fait,  qui  est 
de  trop  faible  importance  ;  je  la  retrace  en  consignant  les  idées  qui 
me  passent  par  la  tête.  N'ai-je  pas  connu  un  gentilhomme  qui  ne 
communiquait  rien  de  sa  vie  que  parle  travail  de  ses  intestins:  on 
voyait  exposée  chez  lui  une  rangée  de  vases  de  nuit,  en  contenant 
les  résidus  de  sept  ou  huit  jours  ;  c'était  ce  qui  faisait  l'objet  de  ses 
éludes,  de  ses  entretiens  ;  tout  autre  sujet  lui  répugnait.  Ce  que 
j'expose  ici  est  un  peu  plus  décent  ;  ce  sont  les  élucubrations  tou- 
jours mal  digérées  d'un  esprit  devenu  vieux,  tantôt  prolixe,  tantôt 
réservé.  Quant  à  voir  prendre  fin  ces  continuelles  agitations  et 
transformations  de  mes  idées,  quels  que  soient  les  sujets  auxquels 
elles  ont  trait,  songeons  que  Diomède,  s'occupant  uniquement  de 
grammaire,  en  a  rempli  six  mille  volumes.  A  quoi  peut  conduire 
le  bavardage,  alors  que  le  bégaiement  et  les  préambules  du  lan- 
gage ont  pu,  à  eux  seuls,  permettre  d'infliger  au  monde  d'avoir  à 
supporter  l'horrible  charge  de  tant  de  volumes!  Que  de  paroles 
pour  ne  traiter  que  de  la  parole!  0  Pythagore,  pourquoi  n'avoir 
pas  conjuré  cette  tempête!  On  reprochait,  aux  temps  jadis,  à 
un  Galba  l'oisiveté  de  sa  vie;  il  répondit  que  «  chacun  devait 
compte  de  ses  actes  et  non  de  son  repos  »,  ce  en  quoi  il  se  trom- 


378  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

de  son  seiour.  Il  se  trompnil  :  rar  la  iustice  a  cognoissancc  cl  aiii- 
iiiadiiersion  aussi,  sur  ceuv  qui  chaumenl.  Mais  il  ydeuroil  auoir 
quelque  coëirlion  des  loix,  contre  les  escriuains  ineptes  et  inutiles, 
comme  il  y  a  contre  les  vagabons  et  fainéants.  On  hanniroil  des 
mains  de  noslre  peuple,  et  moy,  et  cent  autres.  Ce  n'est  pas  mo- 
querie. L'escriuaillerie  seniide  estre  quelque  symptôme  d'vn  siècle 
desl»ordé.  Quand  cscriuismes  nous  tant,  que  depuis  que  nous 
sommes  en  trouble?  quand  les  Romains  tant,  que  lors  de  leur 
ruyne?  Outre-ce  que  Taffînement  des  esprits,  ce  n'en  est  pas  Tassa- 
gissemcnt,  en  vne  police  :  cet  embesongnement  oisif,  naist  de  4:0 
que  chacun  se  prent  laschement  à  l'office  de  sa  vacation,  et  s'en 
desbauche.  La  corruption  du  siècle  se  fait,  par  la  contribution  par- 
ticulière de  chacun  do  nous.  Les  vus  y  confèrent  la  trahison,  les 
autres  riniustice,  l'irréligion,  la  tyrannie,  l'auarice,  la  cruauté,  se- 
lon qu'ils  sont  plus  puissans  :  les  plus  foibles  y  apportent  la  sottise, 
la  vanité,  l'oisiuelé  :  desquels  ie  suis.  Il  semble  que  ce  soit  la  sai- 
son des  choses  vaines,  quand  les  dommageables  nous  pressent.  En 
vn  temps,  où  le  nicschatutnent  faire  est  si  commun,  de  ne  faire 
qu'inutilement,  il  est  comme  louable.  le  me  console  que  ie  seray 
des  derniers,  sur  qui  il  faudra  mettre  la  main.  Ce  pendant  qu'on 
pouruoira  aux  plus  pressans,  l'auray  loy  de  m'amender.  Car  il  me 
semble  que  ce  scroit  contie  raison, de  poursuyure  les  menus  incon- 
uenients,  «{uand  les  grands  nous  infestent.  Et  le  médecin  Philoti- 
mus,  à  vn  qui  luy  pi-esentoit  le  doigt  à  penser,  auquel  il  recognois- 
soit  au  visage,  et  à  l'haleine,  vn  vlccre  aux  poulmons  :  Mon  amy. 
flt-il,  ce  n'est  pas  à  celte  heure  le  temps  de  l'amuser  à  les  ongles. 
le  vis  pourtant  sur  ce  propos,  il  y  a  quelques  années,  qu'vn  per- 
sonnage, de  qui  i'ay  la  mémoire  en  reconmiandation  singulière,  au 
milieu  de  nos  grands  maux,  qu'il  n'y  auoit  ny  loy,  ny  iustice,  ny 
magistrat,  qui  ft.st  son  office  :  non  plus  qu'à  cette  heure  :  alla  pu- 
blier ie  ne  sçay  quelles  cheliucs  reformations,  sur  les  habillemens, 
la  cuisine  et  la  chicane.  Ce  sont  amusoires  dequoy  on  paist  vn 
peuple  mal-mené,  pour  dire  qu'on  ne  l'a  pas  du  tout  mis  en  oubly. 
Ces  auln's  font  de  mesmc,  qui  s'arrestent  à  deffendre  à  toute  ins- 
tance, des  formes  do  parler,  les  dances,  et  les  ieux,  à  vn  peuple 
abandonné  à  toute  sorte  de  vices  exécrables.  II  n'est  pas  temps  d«^ 
se  laucr  et  décrasser,  quanti  on  est  atteint  d'vne  bonne  fiéuiv.  C'est 
à  faire  aux  seid»  Spartiates,  de  se  mettre  à  se  peigner  et  teslonner, 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  379 

pait  :  la  justice  a  aussi  à  connaître  de  ceux  qui  ne  travaillent  pas  et 
elle  les  a  en  animadversion. 

On  devrait  faire  des  lois  contre  les  écrivains  inutiles  ;  il 
y  en  a  tant  que,  pendant  qu'on  sévirait  contre  les  plus  dan- 
gereux, lui-même  aurait  le  temps  de  s'amender.  —  Les  lois 
devraient  avoir  quelque  peine  édictée  contre  les  écrivains  ineptes 
et  inutiles,  comme  il  en  existe  contre  les  vagabonds  et  les  fai- 
néants; on  bannirait  de  la  sorte  des  mains  du  peuple  mes  ouvrages 
et  ceux  de  cent  autres.  Ce  n'est  pas  là  une  plaisanterie.  La  déman- 
geaison d'écrire  semble  l'un  des  symptômes  d'un  siècle  en  efferves- 
cence. Quand  avons-nous  jamais  tant  écrit  que  depuis  que  l'ère  de 
nos  troubles  s'est  ouverte?  les  Romains  l'ont-ils  jamais  tant  fait, 
que  lorsqu'ils  touchaient  à  leur  ruine?  Outre  que  les  progrès  de 
l'esprit  ne  sont  pas  ce  qui  rend  sage  au  point  de  vue  politique, 
cette  occupation  oisive,  qu'est  le  travail  de  la  plume,  naît  de  ce  que 
chacun  s'intéresse  mollement  aux  devoirs  de  sa  charge  et  s'en  dis- 
pense. La  corruption  du  siècle  se  fait  par  la  coopération  de  cha- 
cun de  nous  en  particulier  :  les  uns  y  contribuent  par  la  trahison, 
les  autres  par  l'iniquité,  l'irréligion,  la  tyrannie,  l'avarice,  la 
cruauté,  suivant  le  degré  de  leur  puissance;  les  plus  faibles  y 
apportent  la  sottise,  la  vanité,  l'oisiveté  :  je  suis  de  ces  derniers. 
Il  semble  que  ce  soit  la  saison  des  choses  frivoles,  quand,  de  toutes 
parts,  le  mal  nous  accable;  à  une  époque  où  la  méchanceté  s'exerce 
si  communément,  n'être  qu'inutile  devient  digne  d'éloges.  Je  me 
console  en  pensant  que  si  la  justice  s'en  mêlait,  je  serais  des  der- 
niers sur  lesquels  elle  mettrait  la  main;  pendant  qu'on  s'occu- 
perait de  ceux  qui  gênent  le  plus,  j'aurais  le  loisir  de  m'amender; 
car  il  serait  déraisonnable,  ce  me  semble,  de  poursuivre  la  ré- 
paration de  menus  inconvénients,  quand  les  grands  pullulent.  Phi- 
lotime,  le  médecin,  auquel  quelqu'un  présentait  son  doigt  à  pan- 
ser, et  qu'à  sa  mine  et  à  son  haleine  il  reconnaissait  atteint  d'un 
ulcère  aux  poumons,  lui  dit  :  «  Mon  ami,  ce  n'est  pas  l'heure  de 
t'amuser  à  te  soigner  les  ongles.  » 

Comment  les  politiques  amusent  le  peuple  alors  qu'ils  le 
maltraitent  le  plus.  —  Pourtant,  à  ce  propos,  j'ai  vu,  il  y  a 
quelques  années,  un  personnage  pour  la  mémoire  duquel  j'ai  con- 
servé une  estime  toute  particulière,  qui,  alors  que  nous  étions 
aux  prises  avec  les  pires  calamités,  qu'il  n'y  avait  plus  ni  loi,  ni 
magistrat  remplissant  son  mandat  pas  plus,  du  reste,  que  main- 
tenant, se  mit  à  publier  un  ouvrage  sur  je  ne  sais  quelles  insigni- 
fiantes réformes  touchant  le  costume,  la  cuisine  et  la  chicane.  Ce 
sont  là  des  amusettes  qu'on  donne  en  pâture  à  un  peuple  qui  est 
malmené,  pour  dire  qu'on  ne  l'a  pas  complètement  oublié.  Ceux-là 
font  de  même  qui,  dans  les  moments  critiques,  rendent  des  ar- 
rêtés pour  défendre  formellement  certaines  formes  de  langage, 
les  danses  et  les  jeux,  à  un  peuple  en  proie  à  tous  les  vices  les  plus 
exécrables.  Ce  n'est  pas  le  moment  de  se  laver  et  de  se  décrasser, 
quand  on  est  atteint  d'une  bonne  fièvre.  Seuls,  les  Spartiates  se 


380  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

sur  le  poincl  qu'ils  se  vont  précipiter  à  quelque  extrême  hazard  de 
leur  vie.  Quant  à  raoy,  i'ay  cette  autre  pire  coustume,  que  si  i'ay 
vn  escarpin  de  trauers,  ic  laisse  encores  de  trauers,  et  ma  chemise 
et  ma  cappe  :  ie  desdaifrnc  de  m'amender  à  demy.  Quand  ie  suis  en 
uiauuais  estât,  ie  m  acharne  au  mal.  le  m'ahandonnc  par  deses- 
poir, et  me  laisse  aller  vei-s  la  cheule,  et  iette,  comme  Ion  dit,  le 
manche  après  la  coignoe.  le  mohsline  h  l'empiremenl  :  et  ne  m'es- 
time plus  digne  de  mon  soiug.  Ou  tout  bien  ou  tout  mal.  Ce  mest 
Taueur,  que  la  désolation  de  cet  estât,  se  rencontre  à  la  désolation 
de  mon  aage.  le  souffre  plus  volontiers,  que  mes  maux  en  soient  re- 
chargez, que  si  mes  biens  en  eussent  esté  troublez.  Les  paroles  que 
l'exprime  au  mal-heur,  sont  paroles  de  despit.  Mon  courage  se  herissç 
au  lieu  de  s'applatir.  Et  au  rebours  des  autres,  ie  me  trouue  plus 
deuost.en  la  bonne,  qu'en  la  mauuaise  fortune  :  suyuant  le  précepte 
de  Xenopbon,  sinon  suyuant  sa  raison.  Et  lais  plus  volontiers  les  doux 
yeux  au  ciel,  pour  le  remercier,  que  pour  le  requérir,  lay  plus  de 
soing  d'augmenter  la  santé,  quand  elle  me  rit,  que  ie  n'ay  de  la  re- 
mettre, quand  ie  I'ay  escarlee.  Les  prosperitez  me  sèment  de  disci- 
pline et  d'instruction,  comme  aux  autres,  les  aduersitez  et  les  verges. 
Comme  si  la  bonne  fortune  estoit  incompatible  auec  la  bonne  cons- 
cience :  les  hommes  ne  se  rendent  gents  de  bien,  qu'on  la  mauuaise. 
I.e  bon  heur  m'est  vn  singulier  aiguillon,  à  la  modération,  et  mo- 
destie. La  prière  me  gaigne,  la  menace  [me  rebute,  la  faneur  me 
ploy»*,  la  crainte  me  roydil.  Parmy  les  conditions  humaines, 
celte-cy  est  assez  commune,  de  nous  plaire  plus  des  choses  estran- 
geres  que  des  nostres,  et  d'aymer  le  remuement  et  le  changement. 

Ipsa  die»  ideo  nos  gralo  perluit  hauslu, 
Quôd  permutatis  hora  reeurrit  equis. 

l'en  tiens  ma  part.  Ceux  qui  suyuent  l'autre  extremitô,  de  s'aggreer 
en  eux-nu'siiH's  :  d'estimer  ce  quils  tiennent  au  dessus  du  reste  :  et 
de  ne  recognoistre  aucune  forme  plus  belle,  que  celle  qu'ils  voycnt  : 
sils  ne  sont  plusaduiscz  (|in'  nous,  ils  sont  à  la  verit»'-  plus  heureux, 
b'  n'i'nuie  jjoint  leur  sagissc,  mais  ouy  leur  bonne  fortune.  Cette 
humeur  auide  des  choses  nouuelles  et  incognues,  ayde  bien  à  nour- 
rir en  moy,  le  désir  de  voyager  :  mais  assez  d'autres  circonstances 
yconfcrent.  leni**  destourne  Nolontiers  du  gouuernemenl  de  ma  mai- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  381 

mettaient  à  se  peigner  et  à  se  friser  avec  soin,  quand  ils  étaient 
sur  le  point  de  s'engager  dans  quelque  aventure  où  ils  couraient 
risque  de  la  vie. 

Tout  différent  des  autres,  Montaigne  se  sent  plus  porté 
à,  devenir  meilleur  dans  la  bonne  que  dans  la  mauvaise 
fortune.  —  Jai  cette  autre  très  mauvaise  habitude  que,  si  j'ai  un 
escarpin  de  travers,  je  laisse  de  même  sans  les  redresser  et  ma 
chemise  et  mon  habit;  je  dédaigne  de  mamender  à  moitié.  Quand 
je  suis  en  fâcheuse  situation,  je  m'acharne  au  mal  qui  me  tient,  je 
m'abandonne  par  désespoir,  ne  me  retiens  plus  dans  ma  chute  et 
jette,  comme  on  dit,  le  manche  après  la  cognée;  je  m'obstine  à 
faire  de  mal  en  pis,  et  n'estime  plus  que  je  mérite  attention  de  ma 
part.  Il  faut  que  tout  en  moi  soit  ou  tout  bien,  ou  tout  mal.  Je 
suis  heureux  que  ce  désolant  état  mental  se  produise  à  un  âge  qui 
ne  l'est  pas  moins;  il  m'est  moins  douloureux  que  mes  maux  s'en 
trouvent  aggravés  que  si  mon  bon  temps  de  jadis  en  avait  été 
troublé.  Les  paroles  qui  m'échappent  quand  je  suis  dans  le  mal- 
heur, sont  des  paroles  de  dépit  ;  mon  courage  se  hérisse  au  lieu  de 
céder.  A  l'inverse  des  autres,  je  suis  plus  dévot  dans  la  bonne  que 
dans  la  mauvaise  fortune;  j'applique  en  cela  le  précepte  de  Xéno- 
phon,  mais  sans  y  être  amené  par  les  motifs  qui  le  lui  inspirent; 
je  fais  plus  volontiers  les  doux  yeux  au  ciel  pour  le  remercier  que 
pour  le  solliciter.  Je  veille  plus  sur  ma  santé  quand  elle  est  bonne, 
que  je  ne  prends  de  soin  pour  la  rétablir  quand  elle  laisse  à  dé- 
sirer; la  prospérité  m'instruit  et  me  rappelle  à  mes  devoirs,  me 
produisant  le  même  effet  que  chez  d'autres  le  malheur  et  les  verges. 
Comme  si  le  bonheur  était  incompatible  avec  une  bonne  cons- 
cience, les  hommes  ne  reviennent  au  bien  que  dans  la  mauvaise 
fortune;  chez  moi,  il  me  porte  d'une  façon  toute  particulière  à  la 
modération  et  à  la  modestie.  La  prière  me  gagne,  la  menace  me 
rebute;  la  faveur  me  fait  fléchir,  la  crainte  me  raidit. 

Il  aimait  le  changement  et,  comme  conséquence,  les  voya- 
ges; cela  le  sortait  de  chez  lui,  car  sUl  est  agréable  de 
commander  chez  soi,  cela  a  aussi  ses  ennuis.  —  Il  est  assez 
dans  la  nature  humaine  que  ce  que  nous  n'avons  pas,  nous  plaise 
plus  que  ce  que  nous  avons;  nous  aimons  le  mouvement  et  le 
changement  :  «  Le  jour  lui-même  ne  nous  est  agréable  que  parce 
que  chaque  heure  prend  des  aspects  différents  {Pétrone)  »,  et  je  suis 
assez  dans  ces  dispositions.  Ceux  qui  sont  d'humeur  contraire,  qui 
éprouvent  de  la  satisfaction  d'eux-mêmes,  qui  apprécient  que  ce 
qu'ils  ont  vaut  mieux  que  ce  qu'ils  n'ont  pas,  qui  ne  voient  rien  de 
préférable  au  milieu  dans  lequel  ils  se  trouvent,  s'ils  ne  sont  pas 
mieux  lotis  que  nous,  sont  néanmoins  plus  heureux.  Je  n'envie  pas 
leur  sagesse,  mais  bien  leur  bonne  fortune. 

Cette  disposition  à  toujours  souhaiter  des  choses  nouvelles  et  in- 
connues, contribue  beaucoup  à  entretenir  en  moi  le  goût  des  voya- 
ges, auxquels  me  convient  aussi  nombre  d'autres  circonstances,  et 
en  particulier  la  facilité  avec  laquelle  je  me  désintéresse  de  la  di- 


382  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

son.  Il  y  a  t|uelque  conimodiU*  à  commander,  fust  ce  dans  vne  grange, 
et  à  eslrc  obey  des  siens.  Mais  c'est  vn  plaisir  trop  vniformp  et  lan- 
guissant. Et  puis  il  est  par  nécessité  meslé  de  plusieurs  pensements 
Tascheux.  Tanlost  l'indigence  et  l'oppression  de  vostre  peuple  :  tan- 
lost  la  querelle  d'entre  vos  voysins  :  tantost  rvsurpation  qu'ils  font 
sur  vous,  vous  afnige  : 

Aul  rrrberatu  grandine  vitiete, 
Fundùsque  mendax,  arbore  nune  aquas 
Culpante,  nunc  torrentia  agros 
Sydera,  nunc  hyemes  iniquat. 

Et  qu'à  peine  en  six  mois,  enuoyera  Dieu  vne  saison,  dequoy  vostre 
receueur  se  contente  bien  à  plain  :  et  que  si  elle  sert  aux  vignes, 
elle  ne  nuyse  aux  prez. 

Aut  nimiit  torret  fernoribus  eetheriuê  sol, 
Aut  suhiti  perimunt  imbres,  gelidœque  pruinm, 
Flabrùque  ventorum  violenta  turbine  vexant. 

loinct  le  soulier  neuf,  et  bien  formé,  de  cet  homme  du  temps  passé, 
qui  vous  blesse  le  pied.  Et  que  l'estranger  n'entend  pas,  combien  il 
vous  couste,  et  combien  vous  prestez,  à  maintenir  l'apparence  do 
cet  ordre,  qu'on  void  en  vostre  famille  :  et  qu'à  l'auanture  l'achetez 
vous  trop  cher.  le  me  suis  pris  tard  au  mesnage.  Ceux  que  Na- 
ture auoit  fait  naistrc  auant  moy,  m'en  ont  deschargé  long  temps. 
Tauois  des-ja  pris  vn  autre  ply,  plus  selon  ma  complexioii.  Toutes- 
fois  de  ce  que  l'en  ay  vcu,  c'est  vn'  occupation  plus  empeschante, 
que  difficile.  Quiconque  est  capable  d'autre  chose,  le  sera  bien  aysé- 
ment  de  celle  là.  Si  ie  cherchois  à  m'enrichir,  cette  voye  me  sem- 
bleroit  trop  longue.  l'eusse  seruy  les  Roys,  trafique  plus  fertile  que 
toute  autre.  Puis  que  ie  ne  pretens  acquérir  que  la  i-eputalion  de 
n'auoir  rien  acquis,  non  plus  que  dissipé  :  conformément  au  reste 
«le  ma  vie,  impropre  à  faire  bien  et  à  faire  mal  qui  vaille  :  et  que  ie 
ne  cherche  qu'à  passer,  ie  le  puis  faire.  Dieu  mercy,  sans  grande 
attention.  Au  pis  aller,  courez  tousiours  par  retranchement  de  des- 
|)ence,  deuant  la  pauurelé,  C'est  à  quoy  ie  m'attends,  et  de  me  i-e- 
fomier,  auant  qu'elle  m'y  force.  Tay  estably  au  demeurant,  en  mon 
ame,  assez  de  degrez,  à  me  passer  de  moins,  que  ce  que  iay.  le  dis, 
passi-r  auec  contentement.  Non  ipstimatione  censns,  verùm  victu  at- 
fjue  euitu,  terminntur  peeunix  modus.  Mon  vray  besoing  n'occujK;  pas 
si  iustement  tout  mon  auoir,  que  sans  venir  au  vif,  Fortune  n'ait  où 
mordrt*  sur  moy.  Ma  pi-escnce,  toute  ignorante  et  desdaigneuse 
qu'elle  est,  preste  grande  espaule  à  mes  aiïaires  domestiques.  le 
m'y  employé,  mais  despiteusement.  loinct  que  i'ay  cela  chez  moy, 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  383 

rectioii  de  ma  maison.  Il  y  a  quelque  agrément  à  commander,  ne 
fût-ce  que  dans  une  grange,  et  à  être  obéi  des  siens;  mais  c'est  un 
plaisir  trop  uniforme  et  insipide  et  qui  forcément  est  accompagné 
de  préoccupations  pénibles.  Tantôt  c'est  lïndigence  et  l'oppression 
qui  pèsent  sur  vos  gens  et  qui  vous  affligent,  tantôt  c'est  une  que- 
relle avec  vos  voisins,  tantôt  un  empiétement  de  leur  part  sur  vos 
domaines  :  «  Ce  sont,  ou  vos  vignes  que  la  grêle  a  ravagées,  ou  vos 
arbres,  vos  champs  qui  manquent  d'eau;  ce  sont  des  chaleurs  trop 
fortes  ou  des  hivers  trop  rigoureux  qui  viennent  tromper  vos  espé- 
rances (Horace)  »  ;  à  peine  pendant  six  mois  Dieu  vous  enverra-t-il 
un  temps  qui  satisfasse  pleinement  votre  régisseur;  et  encore  s'il 
profite  aux  vignes,  il  est  à  craindre  qu'il  ne  nuise  aux  prés  : 
«  Tantôt  un  soleil  trop  ardent  brûle  les  moissons;  tantôt  des  pluies 
subites,  d'âpres  gelées,  les  détinisent;  tantôt  c'est  la  violence  du  vent 
qui  les  emporte  dans  ses  tourbillons  (Lucrèce).  »  A  quoi  il  faut  ajou- 
ter que,  comme  le  soulier  neuf  et  bien  confectionné  de  cet  homme 
des  temps  passés  qui  lui  blessait  le  pied,  un  étranger  ne  sait  pas 
combien  il  vous  en  coûte,  combien  de  sacrifices  il  vous  faut  faire, 
pour  maintenir  l'accord  apparent  qui  se  voit  dans  votre  famille  et 
chez  vos  serviteurs  et  que  peut-être  vous  achetez  trop  cher. 

Peu  fait  à  la  gestion  de  ses  biens,  elle  lui  était  d^autant 
plus  à  charge  que  ce  quUl  avait  lui  suffisait  et  qu'il  n'a- 
vait nulle  envie  de  l'augmenter.  —  J'ai  pris  tard  l'administra- 
tion de  mes  biens;  ceux  que  la  nature  avait  fait  naître  avant  moi, 
m'en  ont  longtemps  déchargé  et,  déjà  alors,  j'avais  pris  d'autres 
habitudes  plus  en  rapport  avec  mon  tempérament.  Toutefois,  d'a- 
près ce  que  j'en  ai  vu,  c'est  une  occupation  plus  absorbante  que 
difficile;  quiconque  est  capable  d'autre  chose,  l'est  bien  aisément 
de  celle-là.  Si  j'avais  poursuivi  la  richesse,  cette  voie  m'eût  paru  ' 
trop  longue;  je  me  serais  mis  au  service  des  rois,  ce  qui,  de  toutes 
les  professions,  est  la  plus  lucrative.  Mais,  ne  prétendant  qu'à  la 
réputation  de  ne  rien  ajouter  à  mon  patrimoine  et  de  n"en  rien  dis- 
siper, ce  qui  s'accorde  avec  le  reste  de  ma  vie  qui  s'est  passée  à  ne 
rien  faire  qui  vaille  soit  en  bien,  soit  en  mal  ;  ne  cherchant  sur 
cette  terre  qu'à  passer,  je  puis.  Dieu  merci,  m'acquitter  de  cette 
gestion,  sans  trop  y  apporter  d'attention.  Au  pis  aller,  on  peut  tou- 
jours prévenir  la  pauvreté  en  réduisant  ses  dépenses,  ce  que  je 
m'efforce  de  faire,  comme  aussi  de  me  réformer,  avant  qu'elle  ne 
m'y  contraigne.  Du  reste,  je  suis  arrivé  peu  à  peu,  en  moi-même, 
à  me  suffire  avec  moins  que  ce  que  j'ai  et  cela  sans  en  éprouver 
de  regret  :  «  Ce  n'est  pas  d'après  les  revenus  de  chacun,  mais  d'après 
ses  besoins,  qu'il  faut  estimer  sa  fortune  (Cicéron).  »  Mes  besoins 
réels  n'absorbent  pas  tellement  tout  mon  avoir  que,  sans  me  priver 
du  nécessaire,  la  fortune  n'ait  encore  moyen  de  mordre  sur  moi. 
Si  ignorant  et  si  dédaigneux  que  je  sois  de  mes  affaires  domes- 
tiques, ma  présence  contribue  cependant  beaucoup  à  les  main- 
tenir en  bonne  voie;  je  m'y  emploie,  bien  qu'à  contre-cœur,  sans 
compter  qu'il  y  a  ceci  de  particulier  chez  moi  que,  lorsque  je  ne 


384  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

que  pour  bnisler  à  part,  la  chandelle  par  mon  bout,  l'autre  bout  ne 
s'espargne  de  rien.  Les  voyages  ne  me  blessent  que  par  la  des- 
pence, qui  est  grande,  et  outre  mes  forces  :  ayant  accoustnraé  d'y 
eslre  auec  eipiippage  non  nécessaire  seulement,  mais  aussi  hon- 
nesle.  Il  me  les  en  faut  faire  d'autant  plus  courts  et  moins  fré- 
quents :  et  n'y  employé  que  l'escume,  et  ma  reserue,  tempori- 
sant et  différant,  selon  quelle  vient.  le  ne  veux  pas,  que  le  plaisir 
de  me  promener,  corrompe  le  plaisir  de  me  retirer.  Au  rebours, 
l'entends  qu'ils  se  nourrissent,  et  fauorisenl  l'vn  l'autre.  La  Fortune 
m'a  aydé  en  cecy  :  que  puis  que  ma  principale  profession  en  celte 
vie,  estoit  de  la  viure  mollement,  et  plustost  laschement  qu'affai- 
reusemenl;elle  m'a  ostéle  besoing  de  multiplier  en  richesses,  pour 
pouruoir  à  la  multitude  de  mes  héritiers.  Pour  vn,  s'il  n'a  assez  de 
ce,  dequoy  i'ayeu  si  plantureusement  assez,  à  son  dam.  Son  impru- 
dence ne  méritera  pas,  que  ie  luy  en  désire  dauantage.  Et  chascun, 
selon  l'exemple  de  Phocion,  pouruoid  suCflsamment  à  ses  enfants, 
qui  leur  pounioid,  en  tant  qu'ils  ne  luy  sont  dissemblables.  Nulle- 
ment seroy-ie  d'aduis  du  faict  de  Crates.  Il  laissa  son  argent  chez 
vn  banquier,  auec  cette  condition  :  si  ses  enfants  estoient  des  sots, 
qu'il  le  leur  donnast  ;  s'ils  estoient  habiles,  qu'il  le  distribuast  aux 
plus  sots  du  peuple.  Comme  si  les  sots,  pour  estre  moins  capables 
de  s'en  passer,  estoient  plus  capables  dvser  des  richesses.  Tant  y  a, 
que  le  dommage  qui  vient  do  mon  absence,  ne  me  semble  point  mé- 
riter, pendant  que  i'auroy  dequoy  le  porter,  que  ie  refuse  d'accepter 
les  occasions  qui  se  présentent,  de  me  distraire  de  cette  assistance 
pénible.  Il  y  a  tousiours  quoique  pièce  qui  va  de  trauers.  Les  négo- 
ces, tanlost  d'vne  maison,  tantost  d'vne  autre,  vous  tirassent.  Vous 
esclairez  toutes  choses  de  trop  près.  Votre  perspicacité  vous  nuit  icy, 
comme  si  fait  elle  assez  ailleurs.  le  me  desrobe  aux  occasions  de  me 
fascher  :  et  me  deslouine  de  la  cognoissance  des  choses,  qui  vont 
mal.  Et  si  ne  puis  tant  faire,  qu'à  toute  heure  ie  ne  heurte  chez 
moy,  en  quelque  rencontre,  qui  me  desplaise.  Et  les  fripponneries, 
qu'on  me  cache  le  plus,  sont  celles  que  ie  sçay  le  mieux.  Il  en  est 
que  pour  faire  moins  mal,  il  faut  ayder  soy  mesme  à  cacher.  Vaines 
pointures  :  vaincs  par  fois,  mais  tousiours  pointures.  Les  plus  me- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  385 

suis  pas  là,  en  dehors  du  surcroît  de  dépenses  auxquelles  je  suis 
obligé  pour  moi-même,  il  s'y  dépense  autant  que  quand  j'y  suis. 

Les  voyages  ont  rinconvénient  de  coûter  cher,  mais  cela 
ne  l'arrêtait  pas  ;  il  s'arrangeait  du  reste  pour  y  subvenir 
sans  entamer  son  capital.  —  Les  voyages  nont  de  déplaisant 
pour  moi  que  la  dépense  qui  est  considérable  et  dépasse  mes  res- 
sources, ayant  coutume  de  me  faire  suivre  d'un  train  de  maison, 
non  seulement  dans  la  mesure  du  nécessaire,  mais  permettant  de 
faire  figure;  ce  qui  m'oblige  à  en  réduire  d'autant  plus  la  fré- 
quence et  la  durée,  car  je  n'y  emploie  que  le  surplus  de  mes  re- 
venus et  ma  réserve,  temporisant,  ajournant  suivant  ce  dont  je 
puis  disposer.  Je  ne  veux  pas  que  le  plaisir  de  me  promener  en- 
lève rien  à  mon  bien-être  quand  je  suis  au  repos;  j'entends,  au 
contraire,  que  les  satisfactions  que  j'éprouve  dans  les  deux  cas,  se 
complètent  les  unes  par  les  autres  et  s'en  trouvent  accrues.  La 
fortune  m'est  venue  en  aide  sur  ce  point,  en  ce  que,  préoccupé 
par-dessus  tout  de  mener  une  vie  tranquille,  plutôt  oisive  qu'af- 
fairée, elle  m'a  délivré  du  souci  d'augmenter  mes  richesses,  pour 
pourvoir  à  l'avenir  de  nombreux  enfants.  Je  n'ai  qu'une  fille;  si 
elle  n'a  pas  assez  de  ce  qui  m'a  abondamment  suffi,  tant  pis  pour 
elle  :  il  y  aura  imprudence  de  sa  part,  et  elle  ne  méritera  pas  que 
je  luien  désire  davantage.  Chacun,  à  l'exemple  de  Phocion,  pourvoit 
suffisamment  ses  enfants,  quand  il  les  dote  dans  la  mesure  où,  s'ils 
lui  ressemblaient,  cela  leur  suffirait.  Je  ne  suis  pas,  à  cet  égard, 
de  l'avis  de  Cratès,  qui  déposa  ses  fonds  chez  un  banquier,  en 
disposant  que  «  si  ses  enfants  étaient  des  sots,  cet  argent  leur  serait 
remis;  et  que,  s'ils  étaient  intelligents,  il  serait  distribué  aux  plus 
sots  du  peuple  »,  comme  si  les  sots,  parce  qu'ils  sont  moins  capa- 
bles de  se  passer  de  richesses,  étaient  plus  capables  d'en  user!  — 
Quoi  qu'il  en  soit,  le  dommage  qui  pourrait  résulter  de  mon  ab- 
sence, pour  la  gestion  de  mes  biens,  ne  me  paraît  pas  valoir,  tant 
que  je  serai  à  même  de  le  supporter,  que  je  me  prive  des  occa- 
sions qui  se  présentent  de  me  distraire  des  ennuis  auxquels  je 
suis  en  butte  quand  je  suis  chez  moi. 

Si  peu  qu'il  s'occupât  de  son  intérieur,  il  y  trouvait 
mille  sujets  de  contrariété  qui,  si  légers  qu'ils  soient, 
constamment  répétés,  ne  laissent  pas  de  blesser  souvent 
davantage  que  de  plus  grands  maux.  —  Il  s'y  trouve  tou- 
jours quelque  chose  qui  va  de  travers  :  tantôt  ce  sont  les  alfaires 
d'une  maison  qui  vous  tiraillent,  tantôt  celles  d'une  autre;  vous 
voyez  tout  de  trop  près,  votre  perspicacité  vous  nuit  ici,  comme 
cela  arrive  souvent  ailleurs.  J'évite  de  me  fâcher  et  feins  de  ne  pas 
voir  les  choses  qui  vont  mal;  néanmoins  je  ne  puis  tant  faire  qu'à 
toute  heure,  je  ne  me  heurte  à  quelque  rencontre  qui  me  déplaît  ; 
et  les  friponneries  qu'on  me  cache  le  plus,  sont  celles  que  je  con- 
nais le  mieux  ;  il  en  est  même  auxquelles,  pour  en  atténuer  les  in- 
convénients, il  faut  se  prêter  soi-même  à  les  cacher.  Légers  dé- 
sagréments, direz-vous;  oui,  mais  si  légers  qu'ils  soient  parfois,  ce 

ESSAIS   DE  MONTAIGNE.  —  T.   III  25 


386  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

niiî*  et  frraisles  empeschemens,  sont  les  plus  persans.  Et  comme  les 
petites  lettres  lassent  plus  les  yeux,  aussi  nous  piquent  plus  les  pe- 
tits afTaires  :  la  lourhe  dos  menus  maux.  ofTence  plus,  que  la  vio- 
lence d'vn.  pour  ^land  qu'il  soit.  A  mesure  que  ces  espines  domes- 
tiques sont  drues  et  desliees,  elles  nous  mordent  plus  aigu,  et  sans 
menace,  nous  surprenant  facilement  à  l'impourueu.  le  ne  suis  pas 
philosophe.  Les  maux  me  foullent  selon  qu'ils  poisent  :  et  poisent 
selon  la  forme,  comme  selon  la  matière  :  et  souuent  plus,  ly  ay  plus 
de  perspicacité  que  le  vulgaire,  si  i'y  ay  plus  de  patience.  En  fin  s'ils 
ne  me  blessent,  ils  me  poisent.  C'est  chose  tendre  que  la  vie,  et 
aysee  à  troubler.  Depuis  que  i'ay  le  visage  tourn»-  vers  le  chagrin, 
nemoenim  resistit  sibi  cùm  cœperit  impelti,  pour  sotte  cause  qui  m'y 
ayt  porté  :  i'irritc  l'humeur  de  ce  costé  là  :  qui  se  nourrit  après,  et 
s'exaspère,  de  son  propre  branle,  attirant  et  ammoncellant  vue  ma- 
tière sur  autre,  dequoy  se  paislre. 

Stillicidi  casuê  lapidem  cauat. 

Ces  ordinaires  goulieres  me  mangent,  et  m'vlcerent.  Les  inconue- 
nients  ordinaires  ne  sont  iamais  légers.  Ils  sont  continuels  et  irré- 
parables, quand  ils  naissent  des  membres  du  mesnage,  continuels  et 
inséparables.  Quand  ie  considère  mes  affaires  de  loing,  et  en  gros; 
ie  trouuc,  soit  pour  n'en  auoir  la  mémoire  gueres  exacte,  qu'ils  sont 
allez  ius<iues  à  celte  heure,  en  prospérant,  outre  mes  contes  et  mes 
raisons,  l'en  relire  ce  me  semble  plus,  qu'il  n'y  en  a  :  leur  bon  heur 
me  trahit.  Mais  suis-ie  au  dedans  de  la  besongne,  voy-ic  marcher 
toutes  ces  parcelles? 

Tum  verô  in  curax  animutn  diducitnus  omnes  : 

mille  choses  m'y  donnent  à  désirer  et  craindre.  De  les  abandonner 
du  tout,  il  m'est  Ires-facile  :  de  m'y  prendre  sans  m'en  peiner,  très- 
difficile.  C'est  pitié,  d'estre  on  lieu  où  tout  ce  que  vous  voyez,  vous 
cmbt^songne,  et  vous  concerne.  Et  me  semble  iouyr  plus  gayemonl 
les  plaisirs  d'vne  maison  eslrangere,  et  y  apporter  le  goust  plus  li- 
bre et  pur.  Diogcncs  respondit  selon  moy,  à  celuy  (jui  luy  demanda 
quelle  sorte  de  vin  il  trouuoit  le  meilleur  :  L'eslrangor,  foit  il. 
Mon  |)cre  aymoil  à  bastir  Montaigne,  où  il  estoit  nay  :  et  en  toute 
cette  police  d'aiïaires  domestiques,  i'ayme  à  me  seruir  de  son  cxem- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  387 

n'en  sont  pas  moins  des  désagréments.  Les  moindres  empêche- 
ments, de  si  minime  importance  qu'ils  soient,  sont  les  plus  acérés; 
les  impressions  typographiques  en  petits  caractères  sont  celles  qui 
fatiguent  le  plus  la  vue,  de  même  les  petits  incidents  sont  ceux  qui 
nous  piquent  le  plus.  La  tourbe  des  petites  contrariétés  nous  énerve 
plus  qu'un  mal  violent,  si  grand  qu'il  soit.  Plus  ces  épines  de  notre 
vie  sont  drues  et  déliées,  moins  nous  nous  en  méfions  et  plus  leurs 
morsures  sont  aiguës,  plus  elles  nous  prennent  au  dépourvu.  Je  ne 
suis  pas  philosophe,  je  ressens  les  maux  dans  la  mesure  où  ils 
agissent  sur  moi  :  et  ils  agissent  plus  ou  moins,  selon  la  forme 
qu'ils  affectent,  selon  ce  sur  quoi  ils  portent,  et  souvent  plus  que 
de  raison;  je  les  saisis  avec  plus  de  perspicacité  qu'on  n'en  met 
généralement  à  s'en  apercevoir,  bien  que  j'y  apporte  plus  de  pa- 
tience, et,  quand  ils  ne  me  blessent  pas,  ils  ne  laissent  pas  de  m'être 
à  charge.  C'est  une  chose  délicate  que  la  vie,  son  cours  est  facile 
à  troubler.  Dès  que  j'ai  un  sujet  de  chagrin,  «  la  première  impres- 
sion reçue,  on  ne  résiste  plus  {Sénèqiie)  »,  si  sotte  qu'en  soit  la  cause, 
mon  humeur  s'aigrit  d'elle-même;  puis  elle  se  monte,  s'exaspère, 
tirant  à  elle  et  entassant,  pour  s'exciter,  griefs  sur  griefs  :  «  En  tom- 
bant goutte  à  goutte,  l'eau  finit  par  transpercer  le  rocher  {Lucrèce).  » 
Ces  vétilles  fréquentes  me  rongent  et  m'ulcèrent;  les  ennuis  qui  se 
répètent  constamment  ne  sont  jamais  insignifiants;  ils  deviennent 
permanents  et  sans  remède,  quand  *  notamment  ils  proviennent  du 
fait  de  membres  de  la  famille,  avec  lesquels  il  y  a  communauté 
d'existence  et  avec  lesquels  on  ne  peut  rompre.  —  Quand,  loin  de 
chez  moi,  ma  pensée  se  reporte  sur  mes  affaires  et  que  je  les  en- 
visage dans  leur  ensemble,  je  trouve,  peut-être  parce  que  je  ne  les 
ai  pas  bien  présentes  à  la  mémoire,  que  jusqu'à  présent  elles  ont 
bien  prospéré,  mieux  que  mes  comptes  et  les  raisonnements  que  je 
fais  ne  me  portaient  à  le  croire  ;  mes  revenus  m'apparaissent  excé- 
dant ce  qu'ils  sont;  de  si  belles  apparences  m'illusionnent;  mais, 
dès  que  j'en  reprends  la  direction,  que  je  vois  surgir  tous  ces  me- 
nus détails,  «  alors  mon  âme  se  partage  entre  inille  soucis  {Virgile)  »  ; 
mille  choses  y  laissent  à  désirer  ou  me  sont  des  sujets  de  crainte. 
Cesser  complètement  de  m'en  occuper,  m'est  très  facile;  m'y  re- 
mettre sans  regret,  m'est  bien  difficile.  C'est  pitié  que  là  où  vous 
êtes,  tout  vous  regarde  et  qu'il  faille  vous  occuper  de  tout  ce  que 
vous  voyez;  je  jouirais  avec  bien  plus  d'entrain,  je  crois,  des  plai- 
sirs que  m'offrirait  une  maison  où  je  serais  un  étranger;  j'y  serais 
plus  libre  et  plus  suivant  mes  goûts.  Je  suis  en  cela  en  conformité 
de  sentiment  avec  Diogène  répondant  à  quelqu'un  qui  lui  deman- 
dait quel  vin  il  trouvait  le  meilleur  :  «  Je  préfère  celui  qui  n'est 
pas  de  chez  moi.  » 

Nullement  sensible  aux  plaisirs  de  la  vie  de  campagne, 
il  n^aime  pas  davantage  s'occuper  des  affaires  publiques; 
jouir  de  l'existence  lui  suffit.  —  Mon  père  aimait  à  faire  des 
constructions  à  Montaigne  où  il  était  né  ;  et,  dans  toutes  ces  ques- 
tions d'exploitation  domestique,  j'aime  à  suivre  son  exemple  et  sa 


388  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

pie,  el  de  ses  règles;  et  y  atlacheray  mes  successeurs  autant  que  ie 
pourray.  Si  ie  pouuois  mieux  pour  luy,  ie  le  feroys.  le  me  glorifie 
que  sa  volonté  s'exerce  encores,  et  agisse  par  moy.  la  Dieu  ne  per» 
mette  que  ie  laisse  faillir  entre  mes  nmins,  aucune  image  de  vie, 
que  ie  puisse  ivndre  à  vn  si  bon  père.  Ce  que  ie  me  suis  meslé  d'a- 
cheui'r  quelque  vieux  pan  de  mur,  et  de  renger  quelque  pièce  de 
bastiment  mal  dolé,  c'a  esté  certes,  regardant  plus  à  son  intention, 
qu'à  mon  contentement.  Et  accuse  ma  faineance,  de  n'auoir  passé 
outre,  à  parl'aiie  les  commencements  qu'il  a  laissez  en  sa  maison  : 
d'autant  plus,  qtif  ie  suis  en  grands  termes  d'en  estre  le  dernier 
possesseur  de  ma  race,  et  d'y  porter  la  dernière  main.  Car  quant  à 
mon  application  particulière,  ny  ce  plaisir  de  bastir,  qu'on  dit  estre 
si  attrayant,  ny  la  chasse,  ny  les  iardins,  ny  ces  autres  plaisirs  de 
la  vie  retirée,  ne  me  peuuent  beaucoup  amuser.  C'est  chose  dequoy 
ie  me  veux  mal,  comme  de  toutes  autres  opinions  qui  me  sont  in- 
commodes, le  ne  me  soucie  pas  tant  de  les  auoir  vigoureuses  et 
doctes,  comme  ie  me  soucie  de  les  auoir  aisées  et  commodes  à  la 
vie.  Elles  sont  bien  assez  vrayes  et  saines,  si  elles  sont  vtiles  et  ag- 
greables.  Ceux  qui  m'oyans  dire  mon  insuffisance  aux  occupations 
du  mesnage,  me  viennent  souffler  aux  oreilles  que  c'est  desdaing, 
et  que  ie  laisse  de  sçauoir  les  inslrumens  du  labourage,  ses  saisons, 
son  ordre,  comment  on  fait  mes  vins,  comme  on  ente,  et  de  sçauoir 
le  nom  et  la  forme  des  herbes  et  des  fruicts,  et  l'apprest  des  viandes, 
dequoy  ie  vis  :  le  nom  et  prix  des  estoffes,  de  quoy  ie  m'abille,  pour 
auoir  à  cœur  quelque  plus  haute  science,  ils  me  font  mourir.  Cela, 
c'est  sottise  :  et  plustost  bestise,  que  gloire.  le  m'aymerois  mieux 
bon  escuyer,  que  bon  logicien. 

Quin  tu  aliquid  sallem  polius  quorum  indiget  vsus, 
Viminibus  mollique  paras  detexere  iunco  ? 

Nous  empeschons  noz  pensées  du  gênerai,  el  des  causes  et  con- 
duittf's  vniucrsclles  :  <pii  se  conduisent  tresbien  sans  nous  :  et  lais- 
.sons  en  arrieie  noslre  faict  :  et  Michel,  qui  nous  touche  encore  de 
plus  près  qiKî  l'homme.  Or  i'arreste  bien  chez  moy  le  plus  ordi- 
nairement :  mais  ie  voudrois  m'y  plaire  plus  qu'ailleurs. 

Sit  meœ  sedes  vtinam  aenectœ, 
SU  modus  tusso  maris,  el  viarum, 
MUitiœquel 

le  ne  sçay  si  l'en  viendray  à  bout.  le  voudrois  qu'au  lieu  de  quelque 
autre  |»icce  de  sa  succession,  mon  père  m'eut  resigné  celte  passion- 
née amour,  qu'en  ses  vieux  ans  il  portoil  à  son  mesnage.  Il  estoil 
bien  iM'ureux,  d(î  ramener  ses  désirs,  à  .«^a  fortune,  v[  de  se  sçauoir 
plain-  de  ce  qu'il  auoit.  La  philosophie  politique  aura  bel  accuser  la 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  389 

manière  de  faire,  et  ferai  tout  mon  possible  pour  que  ceux  qui 
viendront  après  moi  s'y  emploient  de  même.  Si  je  pouvais  davantage 
pour  son  souvenir,  je  le  ferais;  je  me  fais  gloire  de  ce  que  sa  vo- 
lonté s'exerce  encore  et  s'accomplit  par  mon  fait.  Plaise  à  Dieu  que 
jamais  je  ne  manque  une  occasion  d'agir,  quand  cela  se  pourra, 
comme  l'eût  fait  de  son  vivant  un  si  bon  père.  Si  je  me  suis  mêlé 
d'achever  quelque  vieux  pan  de  mur  et  de  modifier  quelque  par- 
tie de  bâtiment  mal  établie,  c'est  certainement  parce  que  tel 
était  son  projet,  beaucoup  plus  que  parce  que  cela  me  convenait; 
et  je  me  reproche  ma  fainéantise  qui  m'a  empêché  de  continuer  la 
belle  restauration  qu'il  avait  commencé  de  faire  subir  à  notre  mai- 
son, d'autant  que  je  risque  fort  d'en  être  le  dernier  propriétaire 
de  notre  race  et  celui  qui  y  portera  la  dernière  main.  Mais  je  ne 
suis  porté  personnellement  ni  au  plaisir  de  bâtir  qu'on  dit  si  at- 
trayant, ni  à  chasser,  jardiner,  ni  aux  autres  passe-temps  de  la  vie 
de  campagne;  aucun  n'est  susceptible  de  beaucoup  m'amuser.  Ce 
sont  là  choses  que  je  ne  pratique  pas,  non  plus  que  les  opinions 
qui  peuvent  m'être  une  source  de  difficultés  ;  je  ne  me  soucie  pas 
tant  d'en  avoir  de  robustes  et  d'éclairées,  que  de  faciles  et  com- 
modes pour  l'existence;  elles  sont  suffisamment  saines  et  justes, 
quand  elles  sont  utiles  et  agréables.  Ceux  qui  m'entendent  affir- 
mer mon  incapacité  à  m'occuper  d'économie  domestique,  me  souf- 
flent à  l'oreille  que  c'est  par  dédain.  Que  si  je  néglige  de  connaître 
les  instruments  dont  il  est  fait  usage  pour  les  labours,  les  saisons 
qui  leur  sont  propres,  l'ordre  dans  lequel  il  doit  y  être  procédé;  com- 
ment se  font  mes  vins,  se  greffent  mes  arbres;  de  posséder  le  nom 
des  plantes  et  des  fruits  et  les  distinguer;  de  savoir  la  manière 
d'apprêter  les  viandes  que  nous  mangeons  journellement,  démêler 
le  nom  et  le  prix  des  étoffes  dont  nous  nous  habillons,  c'est  parce 
que  j'ai  à  cœur  de  m'occuper  de  sciences  plus  relevées,  ceux-là 
m'irritent  profondément  par  leurs  réflexions  ;  si  cela  était,  ce  serait 
sottise,  et  plutôt  bêtise  que  gloire.  Je  préférerais,  en  effet,  être  bon 
écuyer,  que  bon  logicien  :  «  Que  ne  f  occupes-tu  plutôt  à  des  choses 
utiles,  à  faire  des  paniers  d'osier  ou  des  corbeilles  de  jonc  {Virgile)  !  » 
Nous  occupons  notre  pensée  de  généralités,  des  causes  et  de  la 
marche  de  tout  ce  dont  se  compose  l'univers,  toutes  choses  qui 
s'accomplissent  très  bien  sans  nous,  et  nous  laissons  de  côté  ce  qui 
concerne  l'homme  en  général  et  notre  propre  personnalité  qui  nous 
touche  de  plus  près  encore. 

Le  plus  ordinairement  je  réside  chez  moi;  je  voudrais  m'y  plaire 
plus  qu'ailleurs  :  «  Après  tant  de  voyages  par  terre  et  par  mer, 
après  tant  de  fatigues  et  de  combats,  puissé-je  enfin  y  trouver  le 
repos  pour  ma  vieillesse  {Horace)  !  »  je  ne  sais  si  j'en  viendrai  à  bout. 
J'aurais  voulu,  en  place  de  quelque  autre  partie  de  sa  succession, 
avoir  hérité  de  mon  père  l'amour  passionné  que,  dans  ses  vieux 
ans,  il  portait  à  l'exploitation  de  ses  biens;  il  était  heureux  de 
borner  ses  désirs  à  sa  situation  et  de  savoir  se  contenter  de  ce 
qu'il  avait.  Les  gens  qui  s'adonnent  à  l'étude  des  hautes  questions 


390  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

bassesse  el.sterililé  de  mon  occupation,  si  i'cn  puis  vne  fois  pren- 
dre Ip  ^iist,  comme  Iny.  le  suis  de  cet  auis,  que  la  plus  honorable 
vacation,  est  «le  seinir  au  publiq,  elestrc  vlilc  à  beaucoup.  Fructus 
enim  iiiffenij  et  rirtulis,  omnisqtie  pnrstnniix  tum  maxinvis  nccipitur, 
quum  in  proximum  quemijw  conferlur.  Pour  mou  ic^'ard  ie   m'en     • 
despars  :  partie  par  conscience  :  (car  par  où  ie  vois  le  poix  qui  lou- 
che telles  vacations,  ie  vois  aussi  le  peu  de  moyen  que  i'ay  d'y  four- 
nir :  et  Platon  maislre  ouurier  en  tout  gouuernement  politique,  ne 
laissa  de  s'en  abstenir)  pailie  par  pollronerie.  le  me  contente  de 
iouïr  le  monde,  sans  m'en  empresser  :  de  viure  vne  vie,  seulement    ^ 
excusable  :  et  qui  seulement  ne  poise,  ny  à  moy,  ny  à  aulruy. 
lamais  homme  ne  se  laissa  aller  plus  plainement  et  plus  lasche- 
ment,  au  soing  et  gouucrnemenl  d'vn  tiers,  que  ie  ferois,  si  i'auois 
à  qui.  L'vn  de  mes  souhaits  pour  cette  heure,  ce  seroit  de  trouuer 
vn  gendre,  qui  sçeust  appaster  commodément  mes  vieux  ans,  et  les     ' 
endormir  :  entre  les  mains  de  qui  ie  déposasse  en  toute  souuerai- 
net»'>,  la  conduite  et  vsagc  de  mes  biens  :  qu'il  en  fist  ce  que  l'en 
fais,  et  gaignast  sur  moy  ce  que  l'y  gaigne  :  pourueu  qu'il  y  appor- 
last  vn  courage  vraycment  recognoissant,  et  amy.  Mais  quoy?  nous 
viuons  en  vn  monde,  où  la  loyauté  des  propres  enfans  est  incognuc.     t 

Qui  a  la  garde  de  ma  bourse  en  voyage,  il  la  pure  et  sans  con- 
treroUc  :  aussi  bien  me  tromperoit  il  en  comptant.  Et  si  ce  n'est  vn 
diable,  ie  l'oblige  à  bien  faire,  par  vne  si  abandonnée  confiance. 
Multi  fallere  docuerunt,  dum  liment  faUi,  et  aliùi  tus  peccandi  sus- 
picando  fecenmt.  La  plus  commune  seurelé,  que  ie  jtrens  de  mes  . 
gens,  c'est  la  mescognoissance.  le  ne  présume  les  vices  qu'apies  que 
ie  les  ayc  veuz  :  cl  m'en  fie  plus  aux  ieunes,  que  i'eslime  moins  gas- 
tez  par  mauuaisexempli-.  loy  plus  volontiers  din',  au  bout  de  deux 
mois,  «pie  i'ay  dcspandu  «piatic  cens  escus,  que  d'auoir  les  oreilles 
battues  .tous  les  soirs,  de  trois,  cinq,  sept.  Si  ay-ic  esté  desrobé  ;, 
aussi  peu  «pi'vn  auln*  «le  celle  sorle  de  larrccin.  Il  est  vray,  que  ie 
preste  la  main  à  l'ignorance,  le  nourris  à  escient,  aucunement  trou- 
ble et  incertain»'  la  science  de  mon  argent.  Iusqu«>s  à  certaine  me- 
sure, ie  suis  content,  d'en  pouuoir  doubler.  Il  faut  laisser  vn  peu  de 
place  à  la  desloyaubS  ou  imprudence  de  voslrc  valet.  S'il  nous  en 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  391 

politiques,  pourront  trouver  que  c'est  se  confiner  dans  une  occu- 
pation peu  relevée  et  stérile;  cela  m'importerait  peu,  si  je  parve- 
nais à  y  prendre  autant  de  goût  que  lui.  —  Je  suis  de  l'avis  que 
servir  la  cause  publique  et  être  utile  au  plus  grand  nombre,  est 
ce  qu'il  y  a  de  plus  honorable  :  «  Nous  ne  jouissons  jamais  mieux 
des  fruits  du  génie,  de  la  vertu  et  de  toute  espèce  de  supériorité, 
qu'en  les  partageant  avec  ceux  qui  nous  louchent  de  plus  pi'ès  {Ci- 
céron)  »;  mais  en  ce  qui  me  regarde,  j'y  ai  renoncé  par  poltronnerie 
et  par  conscience  ;  de  telles  charges  me  paraissent  si  lourdes,  qu'il 
me  semble  aussi  que  je  suis  incapable  de  les  remplir.  Platon,  qui 
était  maître  en  tout  ce  qui  est  relatif  au  gouvernement  des  états, 
s'abstint,  lui  aussi,  d'en  accepter.  Je  me  contente  de  jouir  du 
monde,  sans  y  apporter  trop  d'ardeur;  de  mener  une  vie  simple- 
ment supportable,  qui  ne  pèse  ni  à  moi,  ni  aux  autres. 

Il  eût  souhaité  pouvoir  abandonner  la  gestion  de  ses 
biens  à,  un  ami  sûr,  à,  un  gendre  par  exemple,  qui  l'en  eût 
débarrassé,  lui  assurant  le  bien-être  pour  la  fin  de  ses 
jours.  —  Jamais  homme  ne  s'en  est  remis  aussi  complètement  et 
avec  autant  d'abandon  que  je  le  ferais  aux  soins  et  à  l'administra- 
tion d'un  tiers,  si  j'avais  à  qui  me  confier.  L'un  de  mes  souhaits,  à 
cette  heure,  serait  de  trouver  un  gendre  qui  saurait  endormir  mes 
vieux  jours,  en  me  faisant  une  existence  commode  ;  entre  les  mains 
duquel  je  déposerais,  en  toute  souveraineté,  la  direction  et  l'em- 
ploi de  mes  biens;  qui  en  ferait  ce  que  j'en  fais,  et  auquel  j'en 
abandonnerais  les  bénéfices,  pourvu  qu'il  y  apportât  un  cœur  vrai- 
ment reconnaissant  et  ami.  Mais  voilà!  nous  vivons  dans  un  monde 
où  la  loyauté  est  inconnue,  même  de  nos  propres  enfants. 

Il  se  fiait  à  ses  domestiques,  évitant  de  se  renseigner 
sur  eux  pour  ne  pas  être  obligé  de  les  avoir  en  défiance. 
—  Celui  qui,  lorsque  je  voyage,  est  dépositaire  de  mon  argent,  le 
reçoit  intégralement  et  règle  la  dépense  sans  contrôle;  du  reste,  si 
je  comptais,  il  me  tromperait  tout  autant;  de  la  sorte,  à  moins  que 
ce  ne  soit  un  scélérat,  en  m'en  remettant  à  lui  d'une  façon  abso- 
lue, je  l'oblige  à  bien  faire  :  «  Beaucoup  de  gens  nous  enseignent  à 
les  tromper,  en  craignant  de  Vctre;  la  défiance  provoque  l'infidélité 
(Sénèque).  »  La  sûreté  que  je  prends  le  plus  communément  à  l'égard 
de  mes  gens,  c'est  de  ne  pas  me  renseigner  sur  eux  ;  je  ne  présume 
le  vice  qu'après  l'avoir  constaté;  je  m'en  fie  plutôt  à  ceux  qui  sont 
jeunes,  les  estimant  moins  pervertis  par  le  mauvais  exemple.  —  Il 
m'est  moins  désagréable  de  m'cntendre  dire,  au  bout  de  deux  mois, 
que  j'ai  dépensé  quatre  cents  écus,  que  d'avoir  chaque  soir  les  oreil- 
les rebattues  par  le  règlement  de  ma  dépense  journalière,  et  entendre 
qu'elle  a  été  de  trois,  de  cinq,  de  sept  écus;  ce  mode  n'a  pas  fait 
que,  sur  ce  point,  j'aie  été  volé  plus  qu'un  autre.  Il  est  vrai  que  je  prête 
la  main  à  l'erreur;  de  parti  pris,  je  ne  sais  que  vaguement  et  d'une 
façon  incertaine  ce  que  j'ai  d'argent;  et,  dans  une  certaine  mesure, 
je  suis  content  de  cette  incertitude.  II  faut  faire  une  petite  part  à 
la  déloyauté  ou  à  l'imprudence  d'un  serviteur;  s'il  nous  reste  de 


392  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

reste  en  gros,  dequoy  faire  noslrc  cfTect,  cet  excez  de  la  libéralité 
do  la  Fortune,  laissons  le  vn  peu  plus  courre  à  sa  merr^.  La  por- 
tion du  jrlanneur.  Apres  tout,  ie  no  priso  pas  tant  la  loy  do  mes 
gonls,  comme  io  niesprisc  leui'  iniurc.  0  le  vilain  et  sol  osludo, 
d'estudier  son  argent,  se  plaire  à  le  manier  et  recomter!  c'est  par     • 
là,  que  l'auarico  faicl  ses  approches.      Dt'>puis  dixhuict  ans,  que  ie 
pouuorne  des  hiens,  ie  n'ay  sçcu  gaigner  sur  moy,  de  voir,  ny  til- 
Ires,  ny  mes  principaux  alTaiies  (pii  ont  nécessairement  à  passer  par 
ma  science,  et  par  mon  seing.  Ce  n'est  pas  vn  mespris  philosophique, 
des  choses  Iransiloires  et  mondaines  :  ie  n'ay  pas  le  goust  si  espuré,     i 
et  les  prise  |toui'  le  moins  ce([u'elles  valent  :  mais  certes  c'est  paresse 
et  négligence  inexcusable  et  pucrile.  Que  ne  fcroy  ie  plustost  que  de 
lire  vn  conlract?  Et  plustost,  que  d'aller  secouant  ces  paperasses 
poudreuses,  serf  de  mes  négoces?  ou  encore  pis,  de  ceux  daulruy, 
«omnie  font  tant  de  genls  à  prix  d'argent?  le  n'ay  rien  cher  que  le     • 
soucy  et  la  peine  :  et  ne  cherche  qu'à  m'anonchalir  et  auachir.  Tes- 
loy,  ce  croy-jc,  plus  propre,  à  viure  de  la  fortune  d'autruy,  s'il  se 
pouuoit,  sans  obligation  et  sans  seriiitudc.  Et  si  ne  sçay,  à  l'exami- 
ner de  près,  si  selon  mon  humeur  et  mon  sort,  ce  que  i'ay  à  souffrir 
des  affaires,  et  des  seruiteurs,  et  des  domestiques,  n'a  point  plus    i 
d'abiection,  d'importunitc,  et  d'aigreur,  que  n'auroit  la  suitte  d'vn 
homme,  nay  plus  grand  que  inoy,  qui  me  guidasl  vn  peu  à  mon  aise. 
Seruitus  obedientia  est  fracli  animi  et  abiccti,  arbitrio  carentis  suo, 
r.rales  (il  pis,  qui  se  iclta  en  la  franchise  de  la  pauureté,  pour  se 
deffaire  des  indignitez  et  cures  de  la  maison.  Cela  ne  fcrois-ie  pas.     . 
le  hay  la  pauureté  à  pair  de  la  douleur  :  mais  ouy  bien,  changer 
cette  sorte  de  vie,  à  vnc  autre  moins  brauc,  et  moins  affaireuse. 
Absent,  ie  me  despouille  de  tous  tels  pensemens  :  et  scntirois  moins 
lors  la  ruync  d'vne  tour,  que  ie  ne  fais  présent,  la  chcute  d'vne  ar- 
doysc.  Mon  ame  se  démesb;  bien  aysécmenl  à  part,  mais  en  pre-     » 
scnce,  elle  souffie,  comme  celle  d'vn  vigneron.  Vnc  rené  de  trauers 
à  mon  chcual,  vn  bout  d'eslriuicre  qui  batte  ma  iambe,  me  tien- 
dront tout  vn  iour  en  cschec.  l'esbuic  assez  mon  courage  à  l'encon- 
Ire  do»  inconucnicns,  les  yeux,  ie  ne  puis. 

^nsui'  l't  super i  aenëwt 


TRADUCTION.  -  LIV.  III,  Cil.  IX.  393 

quoi  largement  tenir  notre  rang,  abandonnons  à  sa  merci,  sans  y 
tant  regarder,  l'excédent  que  nous  tenons  de  la  libéralité  de  la  for- 
tune :  c'est  la  part  du  glaneur.  En  somme,  je  n'attache  pas  tant  d'im- 
portance à  la  bonne  foi  de  mes  gens,  que  je  me  soucie  peu  du  tort 
qu'ils  me  font.  Oh!  quelle  vilaine  et  sotte  occupation  que  d'être 
constamment  occupé  de  son  argent,  de  se  plaire  à  le  manier,  *  à 
le  peser,  à  le  recompter  !  c'est  par  là  que  l'avarice  nous  gagne. 

Il  n'a  jamais  pu  s'astreindre  à,  lire  un  titre,  un  contrat; 
chez  lui,  la  moindre  chose  le  préoccupe.  —  Depuis  dix-huit 
ans  que  j'administre  mes  biens,  je  n'ai  pas  su  prendre  sur  moi 
d'examiner  ni  mes  titres  de  propriété  ni  mes  principales  affaires, 
que  je  devrais  cependant  connaître  à  fond,  puisque  j'ai  à  y  veiller. 
Ce  n'est  pas  par  mépris  des  choses  passagères  de  ce  monde,  ins- 
piré par  la  philosophie  :  je  n'en  suis  pas  détaché  à  ce  degré,  et  les 
estime  pour  le  moins  à  leur  valeur;  mais  bien  par  l'effet  d'une  pa- 
resse et  d'une  négligence  puériles  et  incurables.  Que  ne  ferais-je 
pas  plutôt  que  de  lire  un  contrat,  plutôt  que  de  me  mettre  à  se- 
couer ces  paperasses  poudreuses  qui  me  feraient  l'esclave  de  mes 
affaires  ou,  ce  qui  est  encore  pis,  l'esclave  de  celles  des  autres 
comme  font  tant  de  gens  pour  de  l'argent.  Rien  ne  me  coûte  tant 
que  le  souci  et  la  peine  ;  je  ne  recherche  que  la  nonchalance  et  la 
mollesse.  J'étais  plutôt  fait,  je  crois,  pour  vivre  attaché  à  la  for- 
tune d'autrui,  si  cela  se  pouvait  sans  qu'il  en  résultât  ni  obligation 
ni  servitude;  et  je  ne  sais  si,  à  le  considérer  de  près,  étant  donnés 
mon  caractère  et  ma  situation,  joints  à  ce  que  j'ai  à  souffrir  du 
fait  de  mes  affaires,  de  mes  serviteurs  et  de  mes  familiers,  je  n'en 
éprouve  pas  plus  d'abjection,  d'importunité  et  d'aigreur,  que  si  je 
faisais  partie  de  la  suite  d'un  homme,  né  plus  haut  que  moi,  dans 
la  dépendance  duquel  je  serais  sans  qu'il  gênât  trop  ma  liberté  : 
«  La  servitude  est  la  sujétion  d'une  âme  lâche  et  abjecte,  privée  de 
son  libre  arbitre  {Cicéron).  »  Cratès  fit  plus  :  il  se  mit  sous  la  sau- 
vegarde de  la  pauvreté,  pour  s'affranchir  des  indignités  et  des  soins 
que  réclame  la  direction  d'une  maison;  cela,  je  ne  le  ferai  pas,  car 
je  hais  la  pauvreté  à  l'égal  de  la  douleur;  mais  ce  que  je  ferais 
Nolontiers,  ce  serait  d'échanger  la  vie  que  je  mène,  contre  une 
autre  moins  noble  et  moins  affairée. 

Quand  je  suis  absent,  je  laisse  de  côté  toutes  ces  préoccupations, 
et  la  chute  d'une  tour  m'émeuvrait  moins  que  ne  fait,  quand  je  suis 
présent,  une  ardoise  qui  se  détache  de  la  toiture.  Mon  âme,  quand 
elle  n'est  pas  sur  place,  se  désintéresse  aisément  de  tout  ce  qui 
arrive;  mais  si  elle  est  là,  elle  en  souffre,  autant  que  peut  en  souf- 
frir l'âme  d'un  vigneron;  une  rêne  attachée  de  travers  à  mon  cheval, 
un  bout  d'étrivières  qui  bat  sur  ma  jambe  me  préoccupent  une 
journée  entière.  J'arrive  assez  aisément  à  ce  que  mon  courage  do- 
mine les  incommodités  de  la  vie;  pour  ce  qui  est  de  mes  yeux  je 
n'y  parviens  pas  :  «  Les  sens,  ô  dieux,  les  sens,  que  nous  en  sommes 
donc  peu  maîtres  !  » 

Que  n'a-t-il  au  moins  un  aide  sur  lequel  se  reposer!  Obligé 


394 


ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 


le  suis  chez  moy,  respondanl  de  tout  ce  qui  va  mal.  Peu  de  mais- 
Ires,  ie  parle  de  ceux  de  moyenne  condition,  comme  est  la  mienne  : 
et  s'il  en  est,  ils  sont  jdus  heureux  :  se  peuuent  tant  reposer,  sur 
vn  second,  qu'il  ne  \vuv  reste  bonne  part  de  la  charge.  Cela  oste 
volontiers  quelque  chose  de  ma  façon,  au  traittement  des  surue- 
nants  :  et  en  ay  pou  arrester  quelcun  par  aduenture  plus  par  ma 
cuisine,  que  par  ma  f^race  :  comme  font  les  fascheux  :  et  osle  beau- 
coup du  plaisir  que  ie  deurois  prendre  chez  moy,  de  la  Visitation  et 
assemblées  de  mes  amys.  La  plus  sotte  contenance  d'vn  Gentil- 
homme en  sa  maison,  c'est  de  le  voir  empeschédu  train  de  sa  po- 
lice: parler  à  l'oreille  d'vn  valet,  en  menacer  vn  autre  des  yeux. 
Elle  doit  couler  insensiblement,  et  représenter  vn  cours  ordinaire. 
El  treuuc  laid,  qu'on  entretienne  ses  hostes,  du  traictement  qu'on 
leur  fait,  autant  à  l'excuser  qu'à  le  vanter,  l'aymc  l'ordre  et  la 
nellelé, 

El  cantharus  et  lanx 
Ostendunt  mihi  me, 

au  prix  de  l'abondance  :  et  regarde  chez  moy  exactement  à  la  né- 
cessité, peu  à  la  parade.  Si  vn  valet  se  bat  chez  autruy,  si  vn  plat  se 
verse,  vous  n'en  faites  que  rire  :  vous  dormez  ce  pendant  que  mon- 
sieur renge  auec  son  maistrc  d'hostel,  son  faicl,  pour  vostre  traic- 
tement du  lendemain,  l'en  parle  selon  moy.  Ne  laissant  pas  en  gê- 
nerai d'estimer,  rombien  c'est  vn  doux  amusement  à  certaines  na- 
tures, qu'vn  mesnage  paisible,  prospère,  conduict  par  vn  ordre  ré- 
glé. Et  ne  voulant  attacher  à  la  chose,  mes  propres  erreurs  et 
inconuenients.  Ny  desdirc  Platon,  qui  estime  la  plus  heureuse  occu- 
pation à  chascun,  faire  ses  particuliers  affaires  sans  iniuslice. 
Ouand  ie  voyage,  ie  n'ay  à  penser  qu'à  moy,  et  à  l'emploicte  de 
mon  argent  :  cela  se  dispose  d'vn  seul  précepte.  Il  est  requis  trop 
de  parties  à  amasser  :  ie  n'y  entens  rien.  A  despendre,  ie  m'y 
entons  vn  peu,  et  à  doimer  iour  à  ma  despence  :  qui  est  de  vray 
son  principal  vsage.  Mais  ie  m'y  atlens  trop  ambitieusement;  qui  la 
rend  inegalle  et  dilforme  :  (;t  on  oulre  immodérée  en  Ivnot  l'autre 
\isage.  Si  elle  paroist,  si  elle  sort,  io  m'y  laisse  indiscrètement  aller  : 
et  me  res-serrc  autant  indiscrètement,  si  elle  ne  luyt,  et  si  elle  ne 
me  rit.  Qui  que  ee  soit,  ou  art,  ou  nature,  qui  nous  imprime  cette 
(ondition  de  viure,  par  la  relation  à  autruy,  nous  fait  beaucoup 
plus  de  mal  que  de  bien.  Nous  nous  defraudons  de  nos  propres  vti- 
lilez,  pour  former  les  apparences  à  l'opinion  commune.  Il  ne  nous 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  393 

de  veiller  à  tout,  sa  manière  de  recevoir  les  étrangers  s^en 
ressent.  —  Chez  moi,  je  suis  responsable  de  tout  ce  qui  va  mai. 
Peu  de  maîtres  (je  parle  de  ceux  de  condition  moyenne,  comme  est 
la  mienne),  et  s'il  y  en  a,  ils  sont  plus  heureux  que  moi,  peuvent 
se  reposer  assez  sur  un  second  de  tous  ces  tracas,  au  point  qu'il  ne 
leur  en  demeure  encore  une  bonne  part  à  leur  charge.  Cela  réagit 
quelque  peu  sur  la  manière  dont  je  reçois  les  survenants,  et  peut- 
être  y  en  a-t-il  dont  le  séjour  sest  prolongé,  ainsi  qu'il  arrive  des 
fâcheux,  plus  à  cause  des  agréments  de  ma  cuisine  qu'en  raison  de 
la  bonne  grâce  de  mon  accueil;  le  plaisir  que  je  devrais  éprouver 
de  voir  mes  amis  me  visiter  et  se  réunir  chez  moi,  s'en  trouve  con- 
sidérablement diminué.  —  La  plus  sotte  contenance  que  puisse 
avoir  chez  lui  un  gentilhomme,  c'est  d'être  vu  gêné  par  le  souci  du 
service  de  sa  maison,  parlant  à  l'oreille  d'un  valet,  en  menaçant  un 
autre  du  regard.  Il  faut  que  les  choses  marchent  sans  qu'on  s'en 
aperçoive  et  qu'elles  semblent  suivre  leur  cours  ordinaire;  je 
trouve  déplaisant  d'entretenir  ses  hôtes  de  ce  qu'on  fait  pour  eux, 
que  ce  soit  pour  s'en  excuser  ou  pour  s'en  prévaloir.  —  J'aime 
l'ordre  et  la  propreté,  et  les  préfère  à  l'abondance  :  «  faime  que 
les  plats  et  les  verres  reflètent  mon  image  {Horace)  »  ;  je  m'en  tiens 
chez  moi  à  ce  qui  est  strictement  nécessaire  et  donne  peu  à  l'osten- 
tation.— Quand  vous  êtes  chez  les  autres,  qu'un  valet  se  batte,  qu'un 
plat  se  renverse,  vous  ne  faites  qu'en  rire  ;  vous  dormez,  tandis  que 
monsieur,  de  concert  avec  son  maître  d'hôtel,  prépare  ce  qu'il 
vous  offrira  le  lendemain.  —  Ce  que  j'en  dis,  c'est  ce  qui  se  passe 
en  moi;  je  n'en  reconnais  pas  moins  combien  ce  doit  être  une  douce 
occupation  pour  les  natures  qui  y  sont  portées,  d'arriver  à  faire 
que  sa  maison  soit  paisible,  prospère  et  que  tout  y  marche  dans  un 
ordre  parfait.  Cet  état  de  choses  dont  je  souffre,  je  l'attribue  à  mes 
propres  erreurs  et  aux  embarras  que  je  me  crée  à  moi-même,  et  n'ai 
nullement  l'intention  de  contredire  Platon,  qui  estime  que  la  plus 
heureuse  occupation  pour  chacun,  est  de  «  faire  ses  affaires  person- 
nelles, sans  causer  de  préjudice  à  personne  ». 

Montaigne  était  beaucoup  plus  porté  à  dépenser  qu'à 
thésauriser.  — En  voyage,  je  n'ai  à  penser  qu'à  moi  et  à  l'emploi 
de  mon  argent  pour  lequel  suffit  un  ordre  une  fois  donné;  pour 
l'amasser,  au  contraire,  il  faut  aller  à  de  trop  nombreuses  sources, 
et  je  n'y  entends  rien.  Je  suis  moins  embarrassé  pour  dépenser, 
n'ayant  qu'à  puiser  dans  mes  fonds  disponibles  dont  c'est  la  princi- 
pale destination  ;  mais  j'ai  des  vues  trop  larges,  ce  qui  fait  que  mes 
dépenses  sont  réparties  inégalement,  sans  règle  et,  de  plus,  d'une 
façon  immodérée  soit  dans  un  sens,  soit  dans  l'autre:  si  elles  doivent 
contribuer  à  me  donner  du  relief,  à  me  servir,  je  dépense  sans  res- 
triction; je  me  restreins  également  sans  limite,  quand  elles  ne  doi- 
vent pas  me  mettre  en  évidence  ou  satisfaire  un  désir  que  j'ai.  Que 
ce  soit  l'art  ou  la  nature  qui  nous  pousse  à  vivre  en  relations  avec 
autrui,  cela  nous  est  plutôt  un  mal  qu'un  bien;  nous  nous  privons 
de  ce  qui  nous  est  utile,  pour  nous  donner  les  apparences  de  faire 


396  ESSAIS  HE  MONTAIGNE. 

chaut  pas  lanl,  quel  soil  nosirc  rstrc,  en  nous,  cl  en  cffccl,  comme 
quel  il  soil,  en  la  cognoissance  pu1>Uque.  Les  biens  mesraes  de  l'es- 
prit, cl  la  sagesse,  nous  scmblcnl  sans  fruict,  si  elle  n'est  iouye  que 
de  nous  :  si  rllo  ne  se  produicl  à  la  veuë  et  approbation  estrangerc. 
Il  y  en  a,  de  qui  lor  coullc  à  gros  bouillons,  par  des  lieux  souster- 
reins,  imperceptiblement  :  d'autres  l'ostendent  tout  en  lames  et  en 
feuilles.  Si  qu'aux  vns  les  liars  valent  escuz,  aux  autres  le  contraire  : 
le  monde  estimant  l'emploile  et  la  valeur,  selon  la  montre.  Tout 
soing  curieux  autour  des  richesses  sent  <à  l'anaricc.  Leur  dispensa- 
lion  mesme,  et  la  libéralité  trop  ordonnée  et  artificielle  :  elles  ne 
valent  pas  vue  aduertancc  cl  sollicitude  pénible.  Qui  veut  faire  sa 
despense  iuste,  la  fait  cstroitte  et  contrainte.  La  garde,  ou  lem- 
ploitte,  sont  de  soy  choses  indifférentes,  et  ne  prennent  couleur  de 
bien  ou  de  mal,  que  selon  l'application  de  nostrc  volonté.  L'autre 
cause  qui  me  conuie  à  ces  promenades,  c'est  la  disconuenance  aux 
mœurs  présentes  de  nostre  estât  :  ie  me  consolerois  aysement  de 
celte  corruption,  pour  le  regard  de  rinlcrcst  public  : 

Peioraque  ttecula  ferri 
Temporibus,  quorum  scelcri  non  inuenit  ipsa 
Nomen,  et  à  nullo  posait  natura  métallo  : 

mais  pour  le  mieii,  non.  l'en  suis  en  particulier  trop  pressé.  Car  en 
mon  voisinage,  nous  sommes  lanlost  par  la  longue  licence  de  ces 
guerres  ciuiles,  enuieillis  en  vnc  forme  d'cstal  si  desbordee, 

Quippe  vbi  feu  versum  atque  nefas  : 
qu'à  la  vérité,  c'est  merueillc  qu'elle  se  puisse  maintenir. 

Armati  terrnm  exercent,  sempérque  récentes 
Conueclarc  iuual  prmdas,  et  viuere  raplo. 

En  fin  ie  vois  par  nostre  exemple,  que  la  société  des  hommes  se 
tient  et  se  cousl,  à  quchpie  prix  que  ce  soil.  En  quelque  assiette 
qu'on  le»  couche,  ils  s'appiient,  et  se  rengenl,  en  se  remuant  et 
s'cntassanl  :  comme  d(^s  corps  mal  vnis  qu'on  empoche  sans  ordre, 
Irouuenl  d'eux  miasmes  la  façon  do  se  ioindre,  cl  s'emplacer,  les 
vns  parmy  les  autres  :  souuent  mieux,  que  l'art  ne  les  cust  sçeu 
disposer.  Le  Roy  Philippus  lit  vn  amas,  des  plus  meschans  hommes 
cl  incorrigibles  qu'il  peut  trouuer,  et  les  logea  tous  en  vue  ville, 
qu'il  leur  fit  bastir,  qui  en  porloit  le  nom.  leslimc  (pi'ils  dressèrent 
des  vices  mesme,  vue  contexlure  politique  entre  eux,  et  vne  com- 
mode et  iuste  société.  le  vois,  non  vne  action,  ou  trois,  ou  cent, 
mais  des  mœurs,  en  \.sage  commun  et  reçeu,  si  farouches,  en  inhu- 
manilé  sur  tout  cl  dcsloyaut»'",  qui  est  pour  moy  la  pire  espèce  des 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  397 

comme  les  autres;  les  conditions  dans  lesquelles  nous  vivons,  les 
effets  que  nous  en  éprouvons,  nous  importent  moins  que  ce  que  le 
public  peut  en  connaître;  les  biens  mêmes  de  l'esprit  et  de  la  sa- 
gesse nous  paraissent  manquer  de  saveur,  si  nous  en  jouissons 
hors  de  la  vue  et  de  l'approbation  de  gens  qui  nous  sont  étrangers. 
—  Il  y  a  des  personnes  dont  l'or  coule  à  grands  flots  par  des  issues 
souterraines  qui  échappent  à  la  vue,  tandis  que  d'autres  retendent 
ostensiblement  en  lames  et  en  feuilles  ;  si  bien  que  pour  les  unes, 
les  liards  valent  des  écus,  alors  que  c'est  l'inverse  pour  les  autres; 
et  cela,  parce  que  le  monde  juge  sur  ce  qu'il  voit  de  l'emploi  et  de 
la  valeur  de  ce  que  vous  possédez.  —  Prêter  un  soin  trop  attentif 
aux  richesses,  sent  l'avarice;  les  dispenser  avec  une  libéralité  trop 
calculée  et  trop  méticuleuse,  ne  vaut  même  pas  la  surveillance  et 
l'attention  pénibles  que  cela  nécessite  ;  qui  veut  mesurer  trop  exac- 
tement sa  dépense,  le  fait  trop  étroitement  et  semble  n'y  satisfaire 
que  par  contrainte.  Thésauriser  et  dépenser  sont  par  eux-mêmes 
deux  choses  indifférentes;  elles  ne  deviennent  bonnes  ou  mauvaises 
que  suivant  l'idée  d'après  laquelle  nous  agissons. 

Une  autre  raison  qui  le  portait  à  voyager,  c'est  la  situa- 
tion morale  et  politique  de  son  pays;  il  n'a  pas  le  courage 
de  voir  tant  de  corruption  et  de  déloyauté.  —  Une  autre 
cause  me  porte  à  voyager,  c'est  le  peu  de  goût  que  j'éprouve  pour 
les  mœurs  de  notre  état  social.  Au  point  de  vue  de  l'intérêt  public, 
je  me  consolerais  aisément  de  cette  corruption  :  «  Je  supporterais 
ces  temps  pires  que  le  siècle  de  fer,  dans  lesquels  les  noms  manquent 
aux  crimes  et  que  la  nature  ne  peut  phis  désigner  par  aucun  métal 
{Juvénal)»;  mais  en  ce  qui  me  touche,  j'en  souffre  trop  personnel- 
lement; car,  dans  mon  voisinage,  par  suite  des  abus  qu'engendrent 
depuis  si  longtemps  ces  guerres  civiles,  notre  vie  entière  s'écoule 
dans  une  situation  tellement  bouleversée,  «  où  le  juste  et  l'injuste 
sont  confondus  (Virgile)  »,  qu'en  vérité,  c'est  merveille  qu'elle  puisse  . 
se  maintenir:  <c  On  laboure  tout  armé,  on  n'aime  à  vivre  que  de  butin, 
et  chaque  jour  se  commettent  de  nouveaux  brigandages  [Virgile).  »  Par 
notre  exemple,  je  finis  par  voir  que  la  société  humaine  se  tient  et  se 
coud,  quoi  qu'il  arrive.  Qu'on  place  des  hommes  n'importe  comment, 
ils  se  resserrent  et  se  rangent,  se  remuant  pour  finir  par  se  tasser, 
comme  des  objets  mal  assortis  qu'on  met  pêle-mêle  dans  une  poche 
et  qui  trouvent  d'eux-mêmes  la  façon  de  sejuxtaposer  et  de  s'inter- 
caler les  uns  dans  les  autres,  mieux  souvent  que  l'art  n'eût  su  les  dis- 
poser. —  Le  roi  Philippe  avait  fait  exécuter  une  rafle  des  gens  les  plus 
mauvais  et  les  plus  incorrigibles  que  l'on  pût  trouver  et  leur  avait 
assigné  pour  demeure  une  ville  qu'il  fit  bâtir  spécialement  pour  eux 
et  dont  le  nom  rappelait  l'origine;  j'estime  que  cette  société  hétéro- 
clite dut,  avec  pour  point  de  départ  les  vices  de  ses  membres,  se  cons- 
tituer en  un  état  politique  dont  chacun  s'accommoda  et  où  finit  par 
régner  la  justice.  —  Je  vois  de  nos  jours,  non  un  fait  isolé,  ni  trois, 
ni  cent,  mais  des  mœurs  nouvelles  admises  et  pratiquées  couram- 
ment, tellement  farouches  surtout  par  leur  inhumanité  et  leur  dé- 


398  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

viros,  que  io  n'av  point  le  conragro  de  les  conceuoir  sans  horreur  : 
el  les  admire,  quasi  autant  que  ie  les  déleste.  L'exercice  de  ces 
meschanceioz  insif^nes,  porte  marque  de  viffueur  et  force  d'ame, 
autant  que  d'erreur  et  desreglcment.  La  nécessité  compose  les 
hommes  et  les  assemble.  Cette  cousture  fortuite  se  forme  après  en  • 
loix.  Car  il  en  a  este  d'aussi  sauuages  qu'aucune  opinion  humaine 
puisse  enfanter,  <iui  toutesfois  ont  maintenu  leurs  corps,  auec  au- 
tant de  santé  et  longueur  de  vie,  que  celles  de  Platon  et  Aristote 
sçauroient  faire.  Et  certes  toutes  ces  descriptions  de  police,  feintes 
par  art,  se  troinient  ridicules,  et  ineptes  à  mettre  en  practique.  i 

Ces  grandes  et  longues  altercations,  de  la  meilleure  forme  de  so- 
ciété :  et  des  règles  plus  commodes  à  nous  attacher,  sont  alterca- 
tions propres  seulement  à  l'exercice  de  nostre  esprit.  Comme  il  se 
trouueés  arts,  plusieurs  subiecls  qui  ont  leur  essence  en  Tagilation 
rt  en  la  dispute,  et  n'ont  aucune  vie  hors  de  là.  Telle  peinture  de  • 
police,  seroit  de  mise,  en  vu  nouueau  monde  :  mais  nous  prenons  vn 
monde  desia  faict  et  formé  à  certaines  couslumes.  Nous  ne  l'engen- 
drons pas  comme  Pyrrha,  ou  comme  Cadmus.  Par  quelque  moyen 
(jue  nous  ayons  loy  de  le  redresser,  et  renger  de  nouueau,  nous  ne 
pouuons  gueres  le  tordre  de  son  accoustumé  ply,  que  nous  ne  rom-  2 
pions  tout.  On  demandoit  à  Solon,  s'il  auoit  estably  les  meilleures 
loyx  qu'il  auoit  peu  aux  Athéniens  :  Ouy  bien,  respondit-il,  de  celles 
(ju'ils  eussent  receuës.  Varro  s'excuse  de  pareil  air  :  Que  s'il  auoit 
tout  de  nouueau  à  escrire  de  la  religion,  il  diroit  ce,  (ju'il  en  croid. 
Mais,  estant  desia  receuë,  il  en  dira  selon  l'vsagc,  plus  que  selon  na-  . 
ture.  Non  par  opinion,  mais  en  vérité,  l'excellente  et  meilleure  po- 
lice, est  à  chacune  nation,  celle  soubs  laquelle  elle  s'est  maintenue. 
Sa  forme  et  connnodilé  essentielle  despend  de  l'vsage.  Nous  nous 
desplaisons  volontiers  de  la  condition  présente.  Mais  ie  tiens  pour- 
Uint,  que  d'aller  désirant,  hî  commandement  de  peu,  en  vn  estât  a 
populaire  :  ou  en  la  monarehie,  vue  autre  espèce  de  gouuernement, 
c'est  vice  et  folie. 

Aymé  l'entai  tel  que  lu  le  vois  eslre  : 
S'il  e$t  royal,  nytne  la  royauté; 
S'il  est  (le  peu,  ou  bien  communauté, 
Aymé  Caussi,  car  Dieu  l^y  a  faiet  naistre. 

Ainsin  en  parloil  le  Immj  monsieui-  de  Pibrac,  que  nous  venons  de 
perdre  :  vn  esprit  ai  gentil,  les  opinions  si  saines,  les  mœurs  si 
douces.  Celte  perte,  cl  celle  qu'en  mcsmc  temps  nous  auons  faicle 
de  monsieur  de  Foix,  sont  perles  importantes  à  nostre  couronne,  le     \ 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  399 

loyauté,  ce  qui,  pour  moi,  constitue  la  pire  espèce  d'entre  les  vices, 
que  je  ne  puis  y  penser  sans  horreur;  je  les  admire  presque  autant 
que  je  les  déteste,  en  voyant  combien  la  mise  à  exécution  de  ces 
méchancetés  insignes  témoigne  de  vigueur  et  de  force  d'âme  autant 
que  d'erreur  et  de  dérèglement.  La  nécessité  fait  les  hommes  ce 
qu'ils  sont  et  les  réunit;  ce  lien  fortuit  se  transforme  ensuite  en 
lois;  de  ces  législations,  parmi  lesquelles  s'en  trouvent  de  plus  sau- 
vages qu'il  n'est  possible  à  aucun  de  nous  de  les  imaginer,  certaines 
sont  arrivées  à  produire  d'heureux  effets  et  ont  été  d'aussi  longue 
durée  que  celles  que  Platon  et  Aristote  étaient  capables  de  faire,  et 
ce,  alors  que  toutes  les  conceptions  de  cette  nature,  si  ingénieuses 
qu'elles  soient,  sont,  dans  l'application,  ridicules  et  ineptes. 

Toutes  les  discussions  sur  la  meilleure  forme  de  gouver- 
nement sont  parfaitement  inutiles;  pour  chaque  nation, 
la  meilleure  est  celle  à  laquelle  elle  est  accoutumée.  —  Ces 
grandes  et  longues  altercations  sur  la  meilleure  forme  de  société 
et  sur  les  règles  les  plus  propres  à  nous  grouper  et  à  nous  conte- 
nir, n'ont  d'autre  intérêt  que  d'exercer  notre  esprit,  semblables  en 
cela  à  quelques  questions  qui,  dans  les  arts,  sont,  par  \ei\v  nature 
même,  des  sujets  d'agitation  et  de  controverse  et  qui,  hors  de  là, 
n'existent  pour  ainsi  dire  pas.  Tels  de  ces  projets  de  gouvernement 
pourraient,  peut-être,  être  appliqués  à  un  monde  nouveau;  mais 
nous  sommes  un  monde  déjà  existant,  où  régnent  certaines  coutu- 
mes, et  ce  n'est  pas  nous  qui  l'engendrons,  comme  ont  fait  Pyrrha 
ou  Cadmus.  Quelque  possibilité  que  nous  puissions  avoir  de  le  re- 
dresser et  de  l'organiser  à  nouveau,  nous  ne  pouvons,  sans  rompre 
le  tout,  le  ployer  pour  effacer  le  pli  déjà  pris.  —  On  demandait  à 
Selon  si  les  lois  qu'il  avait  données  aux  Athéniens  étaient  les  meil- 
leures possibles:  «Oui  certes,  répondit-il,  étant  données  celles 
qu'ils  avaient  auparavant.  »  —  Varron  s'excuse  dans  le  même  sens  : 
«  Si,  traitant  de  la  religion,  il  eût  abordé  un  sujet  absolument  neuf, 
il  eût  dit  ce  qu'il  en  pense;  mais  la  trouvant  déjà  admise  et  *  toute 
formée,  il  en  parlera  suivant  ce  qui  est,  plutôt  que  selon  ce  qu'elle 
devrait  être  d'après  la  nature.  » 

Le  plus  parfait  et  le  meilleur  gouvernement,  non  suivant  ce  qu'on 
en  peut  penser,  mais  dans  la  réalité,  est  pour  chaque  nation  celui 
sous  lequel  elle  vit  depuis  longtemps;  sa  forme  et  sa  commodité 
dépendent  essentiellement  de  l'habitude  qu'on  en  a.  La  condition  en 
laquelle  nous  sommes  nous  déplaît  généralement;  je  tiens  cepen- 
dant que  c'est  vice  et  folie  que  de  souhaiter,  dans  une  démocratie, 
que  l'autorité  passe  aux  mains  d'un  petit  nombre,  et  que,  dans  une 
monarchie,  un  autre  gouvernement  se  substitue  à  celui  existant. 
«  Aime  l'état  tel  qu'il  est  :  si  c'est  une  monarchie,  aime  la  royauté  ; 
si  c'est  une  oligarchie  ou  une  démocratie,  aime-les  pareillement, 
Dieu  t'y  ayant  fait  naître  »  ;  ainsi  en  parlait  ce  bon  monsieur  de  Pi- 
brac  que  nous  venons  de  perdre  et  qui  était  un  esprit  si  aimable, 
d'opinions  si  saines,  de  mœurs  si  douces.  Cette  perte  et  celle  que 
nous  avons  faite  en  même  temps  de  monsieur  de  Foix  sont  très  re- 


400  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

ne  stay  s'il  reste  à  la  France  dequoy  subsliluer  vne  autre  coupple, 
pareille  à  ces  deux  Gascons,  en  syncerilé,  et  en  surfisame,  pour  le 
conseil  de  nos  Roys.  C'estoyenl  anies  diuersemenl  belles,  et  certes 
selon  le  siècle,  rares  et  belles,  cbacuncen  sa  forme.  Mais  qui  les  auoit 
logées  en  c«'t  aa^'e,  si  desconuenables  cl  si  disproportionnées  à  nos- 
Ire  corruption,  et  à  nos  tempesles?  Rien  ne  presse  vn  estai  que 
l'innouation  :  le  cbangcment  donne  seul  forme  à  TiniusUce,  et  à  la 
tyrannie.  Onand  queUpie  pièce  se  démancbc,  on  peut  l'eslayer  :  on 
peut  s'opposer  à  ce  que  l'altération  et  corruption  naturelle  à  toutes 
choses,  ne  nous  esloigne  trop  de  nos  commencemens  cl  principes. 
.Mais  d'entreprendre  à  rcfondie  vne  si  grande  masse,  et  à  changer 
les  fundements  d'vn  si  grand  baslimenl,  c'est  à  faire  à  ceux  qui 
pour  descrasser  effacent  :  qui  veulent  amender  les  deflauts  particu- 
lière, par  vne  confusion  vniuerselle,  et  guarir  les  maladies  par  la 
mort  :  non  tam  commuUmdarum  quàm  euertendarnm  renim  cupidi. 
Le  niondt!  est  ineplt^  à  se  guarir.  Il  est  si  impatient  de  ce  qui  le 
presse,  qu'il  ne  vise  qu'à  s'en  deffaire,  sans  regarder  à  quel  prix. 
Nous  voyons  par  mille  exemples,  qu'il  se  guarit  ordinairement  à  ses 
despens  :  la  descharge  du  mal  présent,  n'est  pas  guarison,  s'il  n'y 
a  en  gênerai  amendement  de  condition.  La  fin  du  chirurgien,  nesl 
pas  de  faire  mourir  la  mauuaise  chair  :  ce  n'est  que  l'achemine- 
ment de  sa  cui'e  :  il  regarde  au  delà,  d'y  faire  renaislre  la  naturelle, 
et  rendre  la  partie  à  son  dcu  estre.  Quiconque  propose  seulement 
d'emporter  ce  qui  le  masche,  il  demeure  court  :  car  le  bien  ne  suc- 
cède pas  nécessairement  au  mal  :  vn  autre  mal  luy  peut  succéder; 
et  pire.  Connue  il  aduint  aux  tueurs  de  César,  qui  ietterent  la  chose 
publique  à  tel  poinct,  qu'ils  eurent  à  se  repentir  de  s'en  estre  mes- 
lez.  A  plusieurs  depuis,  iusqucs  à  nos  siècles,  il  est  aducnu  de 
mesmes.  Les  Krançitis  mes  conteinporanees  sçaucnt  bien  qu'en  dire. 
Toutes  grandes  mutations  esbraïUent  lestât,  et  le  desordonnenl. 
{iu\  vûseroil  droit  à  la  guarison,  et  en  con.suItei*oit  auant  toute  œu- 
ure,  se  refroidiroit  volonlieis  d'y  mettre  la  main.  Pacuuius  Oalauius 
corrigea  le  vice  de  ce  procéder,  par  vn  exemple  insigne.  Ses  conci- 
toyens cstoienl  mutinez  contre  leurs  magistrats  :  luy  personnage  de 
grande  authoritf^  en  la  ville  de  Capouë,  Irouua  vn  iour  moyen  d'en- 
n-rmer  le  Sénat  dans  le  Palais  :  et  conuoquant  le  peuple  en  la  place, 


TRADUCTION.  -  LIV.  III,  CH.  IX.  401 

grettables  pour  la  couronne.  Je  ne  sais  s'il  reste  en  France  de  quoi 
remplacer  ces  deux  Gascons,  dans  les  conseils  de  nos  rois,  par  un 
couple  pareil  en  droiture  et  en  capacité.  C'étaient  de  belles  âmes 
dans  des  genres  différents;  et  assurément,  pour  ce  siècle,  elles 
étaient  rares  et  belles  chacune  à  sa  manière  ;  comment  opposées  et 
refractaires,  comme  elles  l'étaient,  à  la  corruption  et  aux  tempêtes 
de  ces  temps-ci,  ont-elles  pu  y  trouver  place? 

Rien  n'est  plus  dangereux  pour  un  état  qu'un  change- 
ment radical;  il  faut  s'appliquer  à  améliorer,  mais  non 
renverser.  —  Rien  n'est  plus  grave  pour  un  état  qu'un  change- 
ment radical;  seuls,  les  changements  de  cette  nature  peuvent  per- 
mettre à  l'injustice  et  à  la  tvTannie  de  se  produire.  Quand  quelque 
pièce  vient  à  se  détraquer,  on  peut  la  consolider;  on  peut  empêcher 
que  l'altération  et  la  corruption,  auxquelles  tout  est  naturellement 
sujet,  ne  nous  éloignent  trop  des  principes  qui  sont  le  point  de  dé- 
part de  nos  institutions;  mais  entreprendre  de  reconstituer  une  si 
grande  masse,  de  changer  les  fondations  d'un  édifice  aussi  consi- 
dérable, c'est  faire  comme  ceux  qui,  pour  décrasser,  effacent  tout, 
qui  veulent  corriger  quelques  défauts  de  détail  par  un  boulever- 
sement général  ;  c'est  recourir  à  la  mort  pour  guérir  de  la  maladie  : 
«  C'est  moins  chercher  à  changer  le  gouvernement  qu'à  le  déti^ire 
{Cicéron).  »  Le  monde  n'est  pas  capable  de  se  rétablir  de  lui-même; 
il  supporte  si  difficilement  ce  qui  le  gêne,  qu'il  ne  vise  qu'à  s'en 
défaire  sans  regarder  à  quel  prix.  Nous  voyens  par  mille  exemples 
que,  d'ordinaire,  il  n'obtient  la  guérison  qu'à  ses  dépens.  Se  dé- 
charger d'un  mal  présent  n'est  pas  s'en  guérir  si,  dans  son  ensem- 
ble, notre  condition  ne  s'en  améliore;  le  but  du  chirurgien  n'est 
pas  l'ablation  des  chairs  contaminées,  ce  n'est  là  qu'un  moyen  d'en 
arriver  à  la  guérison;  il  voit  plus  loin,  il  cherche  à  faire  renaî- 
tre la  chair  naturelle  et  à  ramener  la  partie  malade  à  son  état 
normal.  Quiconque  ne  se  propose  que  de  se  débarrasser  de  ce  qui 
le  fait  souffrir,  ne  va  pas  loin,  car  le  bien  ne  succède  pas  nécessai- 
rement au  mal;  ce  peut  être  un  autre  mal,  parfois  pire.  C'est  ce 
qui  arriva  aux  meurtriers  de  César,  qui  compromirent  l'ordre  pu- 
blic, au  point  qu'ils  eurent  à  se  repentir  de  s'en  être  mêlés.  Depuis 
cette  époque  jusqu'à  nos  jours,  pareille  mésaventure  est  arrivée  à 
plusieurs;  les  Français,  mes  contemporains,  peuvent  en  parler 
sciemment;  toutes  les  grandes  modifications  ébranlent  un  état  et  y 
portent  le  désordre. 

Les  réformes  elles-mêmes  sont  difficiles;  un  gouverne- 
ment, même  vicieux,  peut  se  maintenir  malgré  ses  abus, 
sans  compter  que  parfois,  si  on  regardait  ses  voisins,  on 
y  trouverait  pire.  —  Qui  voudrait  en  entreprendre  directement 
la  guérison  et  consulter  les  intéressés  avant  d'agir,  serait  rendu 
promptement  hésitant.  —  Pacuvius  Calavius  tourna  la  difficulté 
d'une  façon  qui  le  démontre  nettement.  C'était  à  Capoue,  où  il 
jouissait  d'une  grande  influence;  ses  concitoyens  étaient  en  révolte 
contre  les  magistrats.  Un  jour,  ayant  réussi  à  enfermer  le  sénat 

ESSAIS    DE    MONTAIGNE.  —  T.    III.  20 


402  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

leur  dil  :  ^^Hie  le  iour  estoit  venu,  auquel  en  pleine  liberté  ils  pou- 
uoient  prendre  von^'eance  do?  tyrans  qui  les  auoycnl  si  long  temps 
oppressez,  lesquels  il  tenoit  à  sa  mcrcy  seuls  et  desarmez.  Fut 
d'aduis,  qu'au  sort,  on  les  lirast  hors,  l'vn  après  l'autre  :  et  de  cha- 
cun on  ordonnasl  particulièrement  :  faisant  sur  le  champ,  exécu- 
ter re qui  en  soroil  décrété  :  pouiueu  aussi  que  tout  d'vn  train  ils 
aduisassent  d'eslalilli-  quelque  iiornnie  de  bien,  en  la  place  du  con- 
damné, al'fin  qu'elle  ne  denieurast  vuide  d'officier.  Ils  n'eurent  pas 
pluslost  ouy  le  nom  d'vn  senateui-,  qu'il  s'esleua  vn  cry  de  mescon- 
tentemenl  vniuersel  à  rencontre  de  luy  :  le  voy  bien,  dit  Pacuuius, 
il  faut  démettre  cettuy-cy  :  c'est  vn  meschant  :  ayons  en  vn  bon  en 
change.  Ce  fut  vn  prompt  silence  :  tout  le  monde  se  Irouuant  bien 
empesché  au  choix.  Au  premier  plus  effronté,  qui  dit  le  sien    : 
voyia  vn  consentement  de  voix  encore  plus  grand  à  refuser  celuy  là. 
Cent  imperfections,  et  iustes  causes,  de  le  rebuter.  Ces  humeurs 
contradictoires,  s'estans  eschauffees,  il  aduint  encore  pis  du  second 
Sénateur,  et  du  tiers.  Autant  de  discorde  à  l'élection,  que  de  conue- 
nance  à  la  démission.  S'estans  inutilement  lassez  à  ce  trouble,  ils 
commencent,  qui  deçà,  qui  delà,  à  se  desrober  peu  à  peu  de  l'as- 
semblée :  rapportant  chacun  cette  resolution  en  son  ame,  que  le 
plus  vieil  et  mieux  cogneu  mal,  est  tousiours  plus  supportable,  que 
le  mal  récent  et  inexpérimenté.      Pour  nous  voir  bien  piteusement 
agitez  :  car  que  n'auons  nous  faict? 

Eheul  cicatricum  et  sceleris  pudel, 
Fralrùmque  :  quid  nos  dura  refugimus 
^Ins?  quid  intaclum  nefasli 

Liqtiimus?  imde  manus  iuuentus 
Metu  Deorum  contirmil?  quibus 
Pepercil  arts? 

ie  ne  vay  pas  soudain  me  resoluant, 

Ipsa  si  velil  Salus, 
Seruare  prorsus  non  poleat  hanc  familiam. 

Nous  ne  .sommes  pas  pourtant  à  l'auanture,  à  nostre  dernier  pé- 
riode. La  conseruation  des  estats,  est  chose  qui  vray-semblablement 
surpasse  nostre  intelligence.  C'est,  comme  dit  Platon,  chose  puis- 
sante, et  de  difficile  dis.solution,  (ju'vne  ciuile  police,  elle  dure  son- 
nent contre  des  maladies  mortelles  et  intestines  :  contre  l'iniure  des 
loix  iniustes,  «-.ontre  la  tyrannie,  contre  le  débordement  et  igno- 
rance des  magistrats,  licence  et  sédition  des  peuples.  En  toutes  nos 
fortunes,  nous  nous  comparons  à  ce  qui  est  au  dessus  de  nous,  et 
regardons  vers  ceux  qui  sont  mieux.  Mesurons  nous  à  ce  qui  est  au 
des.sous  :  il  n'en  est  point  de  si  misérable,  qui  ne  trouue  mille 
exemples  où  se  consoler.  C'est  nostre  vice,  que  nous  voyons  plus 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  403 

dans  le  palais,  il  convoque  le  peuple  sur  la  place  publique,  et  dit 
à  ceux  qui  se  sont  rendus  à  son  appel  que  le  moment  est  venu 
pour  eux  de  se  venger  en  toute  liberté  des  tjrans  qui  les  oppres- 
sent depuis  si  longtemps  et  qu'il  tient  à  leur  merci,  isolés  et  dé- 
sarmés. Qu'il  est  d'avis  que,  d'après  l'ordre  que  le  sort  assignera, 
on  les  fasse  venir  les  uns  après  les  autres  et  qu'il  soit  statué  sur 
chacun  séparément,  et  que  ce  qui  sera  décidé  soit  sur-le-champ 
exécuté;  mais  qu'en  même  temps,  il  soit  désigné  quelque  homme 
de  bien  pour  occuper  la  charge  du  condamné,  afin  qu'elle  ne  de- 
meure pas  sans  personne  pour  la  remplir.  L'assistance  n'eut  pas 
plutôt  entendu  le  nom  d'un  sénateur,  qu'il  s'éleva  contre  lui  un 
cri  universel  de  mécontentement  :  «  Je  vois  bien,  dit  Pacuvius,  qu'il 
faut  lui  enlever  ses  fonctions  :  c'est  un  méchant,  remplaçons-le  par 
un  bon.  »  Le  silence  se  fit  général;  chacun,  bien  embarrassé,  ne 
savait  sur  qui  faire  porter  son  choix.  Enfin  quelqu'un,  plus  osé  que 
les  autres,  met  son  candidat  en  avant;  mais  un  concert  de  voix, 
plus  grand  encore  que  tout  à  l'heure  s'élève  pour  le  rejeter;  on  lui 
reproche  cent  imperfections  et  les  plus  justes  motifs  d'éviction.  Ces 
dispositions  à  ne  pas  s'entendre  ne  font  que  croître,  et  le  désaccord 
s'accentue  quand  on  passe  au  second  sénateur;  c'est  encore  pis, 
quand  vient  le  troisième;  on  s'accorde  aussi  peu  pour  l'élection 
que  l'on  s'entend  sur  la  destitution.  Finalement,  fatigués  de  ces 
débats  inutiles,  les  voilà  qui  commencent  de  ci,  de  là,  à  se  retirer 
peu  à  peu  de  l'assemblée,  chacun  se  disant  à  part  soi  qu'un  mal 
qui  dure  depuis  longtemps  et  qui  est  connu,  est  toujours  plus 
supportable  qu'un  mal  nouveau  dont  on  n'a  pas  encore  subi  l'ex- 
périence. 

De  ce  que  je  nous  vois  agités  de  bien  piteuse  façon  (car  à  quels 
excès  ne  nous  sommes-nous  pas  livrés?)  :  «  Hélas!  nos  cicatrices, 
nos  crimes,  nos  guerres  fratricides  nous  couvrent  de  honte!  Enfants 
de  ce  siècle,  de  quoi  ne  nous  sommes-nous  pas  rendus  coupables?  quels 
forfaits  n'avons-nous  pas  commis?  Est-il  une  chose  sainte  qu'ait 
respectée  notre  jeunesse,  un  autel  qu'elle  n'ait  point  profané  {Ho- 
race)? »  je  ne  vais  cependant  pas  soudain  dire  d'un  ton  ferme  et 
résolu  que  «  la  déesse  Salus  elle-même,  le  voulût-elle,  serait  im- 
puissante à  sauver  cette  famille  (Cicéron)  ».  Quoi  qu'il  en  soit,  nous 
n'en  sommes  pourtant  pas  encore  arrivés  à  nos  derniers  mo- 
ments. —  La  conservation  des  états  est  chose  qui  vraisemblable- 
ment dépasse  notre  intelligence;  un  gouvernement  est,  comme  le 
dit  Platon,  une  puissance  difficile  à  dissoudre;  il  résiste  souvent  à 
des  maladies  mortelles  qui  le  rongent  intérieurement;  il  se  main- 
tient malgré  le  tort  que  lui  causent  des  lois  injustes,  en  dépit  de  la 
l>fvannie,  de  la  prévarication  et  de  l'ignorance  des  magistrats,  de 
la  licence  et  de  la  sédition  des  peuples.  Dans  tout  ce  qui  nous  ar- 
rive, nous  prenons  pour  terme  de  comparaison  ce  qui  est  au-des- 
sus de  nous  et  regardons  ceux  qui  sont  en  meilleure  situation:  me- 
surons-nous à  ceux  qui  sont  au-dessous,  et  il  n'est  pas  si  misérable 
d'entre  nous  qui  n'y  trouve  mille  sujets  de  consolation.  C'est  notre 


404  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

mal  volontiers,  ce  qui  est  dessus  nous,  que  volontiers,  ce  qui  est 
dessoubs.  Si  disoit  Solon,  qui  dresseroit  vn  tas  de  tous  les  maux 
ensemble,  qu'il  n'est  aucun,  qui  ne  choisist  plustost  de  remporter 
auec  soy  les  maux  qu'il  a,  que  de  venir  à  diuision  légitime,  auec 
tous  les  autres  hommes,  de  ce  tas  de  maux,  et  en  prendre  sa  quotte 
part.  Nostre  police  se  porte  mal.  Il  en  a  esté  pourtant  de  plus  malades, 
sans  mourir.  Les  dieux  s'esbatent  de  nous  à  la  pelote,  et  nous  agi- 
tent à  toutes  mains,  enimuero  Dij  nos  hommes  quasi  pilas  habent. 
Les  astres  ont  fatalement  destiné  Testât  de  Rome,  pour  exemplaire 
de  ce  qu'ils  peuuent  en  ce  genre.  Il  comprend  en  soy  toutes  les 
formes  et  auantures,  qui  touchent  vn  estât  :  tout  ce  que  l'ordre  y 
peut,  et  le  trouble,  et  l'heur,  et  le  mal'heur.  Qui  se  doit  désespérer 
de  sa  condition,  voyant  les  secousses  etmouuemens  dequoy  celuy  là 
fut  agité,  et  qu'il  supporta?  Si  l'estendue  de  la  domination,  est  la 
santé  d'vn  estât,  dequoy  ie  ne  suis  aucunement  d'aduis  (et  me  plaist 
Isocrates,  qui  instruit  Nicocles,  non  d'enuier  les  Princes,  qui  ont 
des  dominations  larges,  mais  qui  sçauent  bien  conseruer  celles  qui 
leur  sont  escheuës)  celuy-Ià  ne  fut  iamais  si  sain,  que  quand  il  fut 
le  plus  malade.  La  pire  de  ses  formes,  luy  fut  la  plus  fortunée.  A 
peine  recognoist-on   l'image  d'aucune  police,  soubs  les  premiers 
Empereurs  :  c'est  la  plus  horrible  et  la  plus  espesse  confusion  qu'on 
puisse  conceuoir.  Toutesfois  il  la  supporta  :  et  y  dura,  conseruant, 
non  pas  vne  monarchie  ressorree  en  ses  limites,  mais  tant  de  na- 
tions, si  diuerses,  si  esloignees,  si  mal  aCfectionnees,  si  desordon- 
nement  commandées,  et  iniustement  conquises. 

Neç  gentibus  vlUs 
Commodat  in  populum,  lerrœ  pélagique  potentem, 
Inuidiam  fortuna  aunm. 

Tout  ce  qui  branle  ne  tombe  pas.  La  contexture  d'vn  si  grand  corps 
tient  à  plus  d'vn  clou.  Il  tient  mesme  par  son  antiquité  :  comme  les 
vieux  bastimens,  ausquels  laage  a  desrobé  le  pied,  sans  crouste  et 
sans  cyment,  qui  pourtant  viuent  et  soustiennent  en  leur  propre 
poix, 

Nec  iam  validia  radicibtu  hœrens. 
Pondère  lula  auo  ent. 

D'auantage  ce  n'est  pas  bien  procédé,  de  recognoistre  seulement 
le  flanc  et  le  fossé  :  pour  iuger  de  la  seureté  d'vne  place,  il  faut 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX,  405 

défaut  de  porter  plus  complaisammcnt  nos  regards  sur  ceux  qui 
sont  plus  favorisés  que  sur  ceux  qui  le  sont  moins,  ce  qui  faisait 
dire  à  Selon  que  si  l'on  venait  à  mettre  en  un  seul  tas  tous  les 
maux  qui  affligent  l'humanité,  il  n'y  aurait  personne  qui  ne  préfé- 
rerait conserver  ceux  qu'il  a  plutôt  que  de  participer,  avec  tous 
les  autres  hommes,  à  une  égale  répartition  de  ces  maux  entassés, 
et  d'en  prendre  sa  quote-part.  Notre  gouvernement  se  porte  mal, 
cela  est  incontestable;  cependant  il  y  en  a  de  plus  malades  qui 
n'en  sont  pas  morts  :  t  Les  dieux  jouent  à  la  balle  avec  nous  {Plante)  w 
et  nous  agitent  à  tour  de  bras. 

L'empire  romain  est  un  exemple  qu'une  domination  éten- 
due ne  témoigne  pas  que  tout  à  l'intérieur  soit  pour  le 
mieux,  et  que,  si  miné  que  soit  un  état,  il  peut  encore  se 
soutenir  longtemps  par  la  force  même  des  choses.  —  Les 
astres  ont  fatalement  désigné  Rome,  pour  témoigner  de  ce  qu'ils 
peuvent  sous  ce  rapport;  sa  fortune  comprend  toutes  les  transfor- 
mations et  aventures  que  peut  subir  un  état;  tout  ce  que  l'ordre  et 
le  désordre,  le  bonheur  et  le  malheur,  sont  susceptibles  de  pro- 
duire. Qui  est  en  droit  de  désespérer  de  sa  situation,  en  voyant  les 
secousses  et  les  perturbations  qui  l'ont  agitée  et  qu'elle  a  suppor- 
tées? Si  une  domination  étendue  est  une  garantie  de  prospérité 
pour  un  état  (ce  qui  n'est  pas  du  tout  mon  avis,  très  aise  que  je  suis 
de  voir,  au  contraire,  Isocrate  recommander  à  Nicoclès  de  ne  pas 
porter  envie  aux  princes  dont  les  possessions  sont  les  plus  vastes, 
mais  plutôt  à  ceux  qui  savent  conserver,  en  bonnes  conditions,  ce 
qui  leur  est  échu),  Rome  ne  se  porta  jamais  si  bien  que  lorsqu'elle 
fut  le  plus  malade.  La  pire  de  ses  formes  de  gouvernement  fut  celle 
où  elle  se  trouva  le  plus  favorisée  de  la  fortune;  à  peine  trouve-ton 
trace  d'une  constitution  sous  les  premiers  empereurs,  c'est  la  plus 
horrible  confusion  de  pouvoirs  qui  se  puisse  concevoir;  et  cela  se 
supporta  et  dura,  assurant  la  conservation  d'une  monarchie,  non 
pas  limitée  à  Rome  elle-même,  mais  comprenant,  en  grand  nombre, 
des  peuples  étrangers  les  uns  aux  autres,  très  éloignés,  très  mal 
disposés,  conquis  contre  tout  droit,  et  administrés  d'une  façon  dé- 
plorable :  «  Néanmoins,  la  fortune  ne  voulut  confier  à  aucune  nation 
le  soin  de  sa  haine  contre  les  maîtres  du  monde  {Lucain).  »  Tout  ce 
qui  branle,  ne  tombe  pas.  La  contexturc  d'un  aussi  grand  corps  est 
assurée  par  plus  d'un  clou;  son  antiquité  même  fait  qu'il  se  main- 
tient, comme  ces  vieux  bâtiments  dont  l'âge  à  miné  les  soubas- 
sements, qui  n'ont  plus  ni  revêtement  ni  ciment  et  qui  pourtant  de- 
meurent se  soutenant  par  leur  propre  poids  :  «  Il  ne  se  rattache 
plus  à  la  terre  que  par  de  très  faibles  racines,  sa  masse  seule  le  re- 
tient encore  en  équilibre  (Lucain).  » 

De  la  corruption  générale  des  états  de  l'Europe,  Mon- 
taigne conclut  que  la  France  peut  se  relever  ;  toutefois  il 
redoute  qu'elle  ne  se  désagrège.  —  Ce  n'est  pas  bien  procé- 
der que  de  se  borner,  pour  juger  de  la  sûreté  d'une  place,  à  en  re- 
connaître l'état  des  fossés  cl  des  flanqucments  ;  il  faut  encore  étu- 


406 


ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 


voir,  par  où  on  y  peut  venir,  on  quel  cslat  est  Tassaillanl.  Peu  de 
vaisseaux  fondent  de  leur  propre  poix,  et  sans  violenee  eslrangcrc. 
Or  tournons  les  yeux  par  tout,  lout  croullc  autour  de  nous.  En  tous 
les  prands  estais,  soit  de  CIneslienlé,  soit  d'ailleurs,  <}ue  nous  co- 
}:nois8ons,  ivgardcz  y,  vous  y  trouuerez  vne  euidenle  menasse  de 
ehangemenl  et  de  ruync  : 

Kl  sua  xunt  illis  incommoda,  jnirque  per  omne» 
Tetufientan. 

Les  astrologues  ont  beau  ieu,  à  nous  aduerlir,  comme  ils  font,  de 
grandes  aiteralions,  et  nnilations  prociiaines  :  leurs  deuinations 
sont  présentes  et  palpaliles,  il  ne  faut  pas  aller  au  ciel  pour  cela. 
Nous  n'auoDs  pas  seulement  à  tirer  consolation,  de  cette  société 
vniuerselle  de  mal  et  de  menasse  :  mais  encorcs  (juelque  espérance, 
pour  la  durée  de  nostre  estât  :  d'autant  que  naturellement,  rien  ne 
tombe,  là  où  tout  tombe.  La  maladie  vniuerselle  est  la  santé  parti- 
culière. La  conformité,  est  qualité  ennemie  à  la  dissolution.  Pour 
moy,  ie  n'en  entre  point  au  desespoir,  et  me  semble  y  voir  des 
roules  à  nous  sauner  ! 

Deus  hiec  fartasse  benigna 
Reducel  in  sedem  vice. 

Qui  sçail,  si  Dieu  voudra  qu'il  en  aduienne,  comme  des  corps  qui 
se  purgent,  et  remettent  en  meilleur  estât,  par  longues  et  griefues 
maladies  :  lesquelles  leur  rendent  vne  santé  plus  entière  et  plus 
nette,  que  celle  qu'elles  leur  auoient  osté?  Ce  qui  me  poisc  le  plus, 
c'est  qu'à  conter  les  symptômes  de  nostre  mal,  l'en  vois  autant  de 
naturels,  et  de  ceux  que  le  ciel  nous  enuoye,  et  proprement  siens, 
que  de  ceux  que  nostre  desreglement,  et  l'imprudence  humaine  y 
confèrent.  Il  semble  que  les  astres  mesmes  ordonnent,  que  nous 
auons  assez  duré,  et  outre  les  termes  ordinaires.  Et  cecy  aussi  me 
poisc,  que  le  plus  voysin  mal,  (jui  nous  menace,  ce  n'est  pas  alté- 
ration en  la  masse  entière  et  solide,  mais  sa  dissipation  et  diuul- 
sion  :  l'extrême  de  noz  craintes.  Encorcs  en  ces  reuasseries  icy 
crains-ie  la  trahison,  de  ma  mémoire,  que  par  iuaduertance,  elle 
m'aye  faict  enregistrer  vne  chose  deux  fois.  le  hay  à  me  recognois- 
tre  :  et  ne  retaste  iamais  qu'muis  ce  qui  m'est  vne  fois  eschappé. 
Or  ie  n'apporte  icy  rien  lUr  nnnuel  apprentissage.  r,e  sont  imagina- 
tions communes  :  les  ayant  à  lauanture  conceuëscent  fois,iay  peur 
<le  les  auoir  desia  enrollees.  La  redicte  est  par  tout  ennuyeuse,  fut 
ce  dans  Homère.  Mais  elle  est  ruyncuse,  aux  choses  qui  n'ont  qu'vne 
montre  snperHclelIc  rt  [lassagere.  le  me  desplais  de  linculcation, 
voire  aux  choses  \tiles,  comme  en  Scneciue.  Et  l'vsage  de  son  cscole 
Sloiquc  me  desplaist,  de  i-cdire  sur  chasquc  matière,  tout  au  long  et 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  407 

dier  les  moyens  d'action  de  l'assaillant  et  de  quel  côté  il  peut  se 
présenter;  peu  de  vaisseaux  coulent  au  fond  des  mers  par  leur 
propre  poids,  sans  accident  provenant  de  causes  étrangères.  Or, 
regardons  de  tous  côtés,  tout  croule  autour  de  nous  ;  examinez  tous 
les  grands  états  de  la  Chrétienté  et  d'ailleurs  que  nous  connais- 
sons, vous  y  trouverez  une  menace  évidente  de  changements  et  de 
ruine  :  «  Tous  ont  leurs  infirmités  et  une  même  tempête  les  menace 
{Ovide).  »  Les  astrologues  ont  beau  jeu  pour  nous  avertir,  ainsi 
qu'ils  le  font,  de  troubles  prochains  devant  occasionner  de  grandes 
perturbations;  leurs  prédictions  réalisées  dès  maintenant  sont  pal- 
pables, il  n'est  pas  besoin  de  consulter  le  ciel  pour  cela.  De  ce  que 
tous  nous  sommes  menacés  des  mêmes  maux,  nous  pouvons  non 
seulement  y  trouver  un  sujet  de  consolation,  mais  jusqu'à  un  cer- 
tain point  l'espérance  que  cela  durera;  d'autant  que,  par  la  force 
même  des  choses,  rien  ne  tombe,  là  où  tout  tombe  ;  une  maladie 
qui  s'étend  à  tous,  devient  un  état  de  santé  normal  pour  les  indi- 
vidus; là  où  tout  est  au  même  point,  il  n'y  a  pas,  par  cela  même, 
de  dissolution.  Pour  moi,  je  ne  m'en  désespère  pas;  ces  considéra- 
tions me  font  entrevoir  des  chances  de  salut  :  «  Peut-être  \in  dieu, 
imr  un  retour  favorable,  nous  rendra-t-il  notre  premier  état  {Ho- 
race). »  Qui  sait  si  Dieu  ne  voudra  pas  qu'il  en  résulte,  comme  il 
arrive  des  corps  qui,  à  la  suite  de  longues  et  graves  maladies,  se 
trouvent  être  purgés  et  reviennent  à  un  meilleur  état  qu'avant,  y 
gagnant  une  santé  plus  complète  et  mieux  assise  que  celle  qui  a 
subi  ces  secousses?  Ce  qui  me  rend  le  plus  anxieux,  c'est  que  si 
nous  considérons  les  symptômes  de  notre  mal,  il  s'en  trouve  autant 
qui  ont  une  origine  naturelle  que  nous  devons  au  ciel  d'où  ils 
émanent,  que  d'autres  qui  sont  le  fait  des  dérèglements  et  des  im- 
prudences des  hommes;  il  semble  que  les  astres  eux-mêmes  ont 
décrété  que  nous  avons  assez  duré  et  que  notre  existence  dépasse 
les  limites  ordinaires.  Ce  qui  m'afflige  aussi,  c'est  que  le  mal  qui 
nous  menace  en  premier  lieu,  ce  n'est  pas  tant  que  la  masse  en- 
tière, qui  jusqu'ici  présentait  tous  les  caractères  de  solidité,  vienne 
à  s'altérer,  que  de  la  voir  se  désagréger  et  se  séparer  :  c'est  là  ma 
plus  grande  crainte. 

Montaigne  redoute  de  se  répéter  parfois  dans  ses  Es- 
sais; il  le  regretterait,  mais  sa  mémoire  lui  fait  de  plus  en 
plus  défaut.  — En  transcrivant  ici  ces  rêvasseries,  je  crains  que 
ma  mémoire  ne  me  trahisse  et  que,  par  inadvertance,  elle  m'ait 
fait  produire  deux  fois  une  même  chose.  Je  hais  de  me  relire  et  ne 
corrige  qu'à  regret  ce  qui  m'est  une  fois  échappé.  Or,  je  n'apporte 
ici  rien  de  nouveau,  ce  sont  des  idées  qui  ont  communément  cours, 
et,  comme  cent  fois  elles  me  sont  venues  à  la  pensée,  j'ai  peur  de 
les  avoir  déjà  exprimées.  Les  redites  sont  toujours  ennuyeuses,  les 
trouverait-on  dans  Homère  ;  elles  sont  désastreuses  pour  les  choses 
qui  ne  s'indiquent  que  superficiellement  et  par  circonstance.  Je 
n'aime  pas  à  revenir  sans  cesse,  même  sur  ce  qui  est  utile,  comme 
le  fait  Sénèque,  et  ne  prise  pas  ce  mode  de  l'école  stoïcienne  de 


W»  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

au  large,  les  principes  et  prcsupposilions,  qui  seruent  en  gênerai  : 
et  realleguer  lousiours  de  nouucau  les  arguments  et  raisons  com- 
munes el  ▼niuersclles.  Ma  mémoire  s'empire  cruellement  tous  les 
iours  : 

Pocvia  Lrthspos  vt  ni  ducentia  somnos, 
Arenle  fauce  traxerim. 

Il  faudra  doresnauanl  (car  Dieu  mercy  iusques  à  celte  heure,  il 
n'en  est  pas  aduenu  de  faute)  qu'au  lieu  que  les  autres  cherchent 
temps,  et  occasion  de  penser  à  ce  qu'ils  ont  à  dire,  ie  fuye  à  me 
préparer,  de  peur  de  m'altachcr  à  quelque  obligation,  de  laquelle  i 
i'aye  à  despendre.  L'estre  tenu  et  obligé,  me  fouruoye  et  le  des- 
pendre d'vn  si  foible  instrument  qu'est  ma  mémoire.  le  ne  lis  iamais 
cette  histoire,  que  ie  ne  m'en  olTcnce,  d'vn  ressentiment  propre  et 
naturel.  Lyncestez  accusé  de  coniuration,  contre  Alexandre,  le  iour 
qu'il  fut  mem''  en  la  présence  de  l'armée,  suiuant  la  coustume,  pour  . 
estre  ouy  en  ses  delTences,  auoit  en  sa  teste  vne  harangue  esludiée, 
de  laquelle  tout  hésitant  et  bégayant  il  prononça  quelque  paroles. 
Comme  il  se  troubloil  de  plus  en  plus,  ce  pendant  qu'il  lucte  auec 
sa  mémoire,  et  qu'il  la  retaste,  le  voila  chargé  et  tué  à  coups  de 
pique,  par  les  soldats,  qui  luy  estoyent  plus  voisins:  le  tenans  pour  i 
conuaincu.Son  estonncmcnt  et  son  silence,  leur  seruitde  confession. 
Ayant  eu  en  prison  tant  de  loysir  de  se  préparer,  ce  n'est  à  leur  ad- 
uis,  |»lus  la  mémoire  qui  luy  manque  :  c'est  la  conscience  qui  luy 
bride  la  langue,  et  luy  este  la  force.  Vrayement  c'est  bien  dit.  Le  lieu 
eslonne,  l'assistance,  l'expectation,  lors  mesme  qu'il  n'y  va  que  de  . 
l'ambition  de  bien  dire.  Que  peut  on  faire,  (juand  c'est  vne  harangue, 
qui  porte  la  vie  en  conséquence?  l»our  moy,  cela  mesme,  que  ie 
sois  lié  à  ce  que  i'ay  à  dire,  sert  à  m'en  desprendre.  Quand  ie  me 
suis  commis  et  assigné  entièrement  à  ma  mémoire,  ie  pends  si  fort 
sur  elle,  que  ie  l'accalmie  :  elle  s'etl'raye  de  sa  charge.  Autant  que  ie  » 
m'en  rapporte  à  elle,  ie  me  mets  hors  de  moy  :  iusques  à  essayer 
ma  contenance.  Et  me  suis  veu  quelque  iour  en  peine,  de  celer  la 
scniitudi^  en  laquelle  i'estois  entraué.  Là  où  mon  dessein  est,  de 
représenter  en  parlant,  vne  profonde  nonchalance  d'accent  et  de 
\isage,  et  des  mouuemens  fortuites  et  impremeditez,  comme  nais-  . 
sajis  des  occasions  présentes  :  ayiiiant  aussi  cher  ne  rien  dire  qui 
vaille,  que  de  montrer  cslre  venu  prépare  pour  bien  dire  :  chose 
mess^ante,  sur  tout  à  gens  de  rna  profession  :  et  chose  de  trop 
grande  obligation,  à  qui  ne  |teut  beaucoup  tenir.  Lapprest  donne 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  409 

ressasser  en  long  et  en  large,  pour  chaque  sujet  traité,  les  princi- 
pes et  les  hypothèses  d'ordre  général  et  de  reproduire  constamment 
les  arguments  et  les  raisons,  toujours  les  mêmes  et  que  tout  le 
monde  connaît. 

Ma  mémoire  périclite  cruellement  de  plus  en  plus  chaque  jour, 
«  comme  si,  la  gorge  ardente,  je  buvais  à  longs  traits  les  eaux  som- 
nifères du  Léthé  [Eorace)  ».  Jusqu'à  cette  heure,  Dieu  merci,  elle  ne 
m'a  pas  fait  commettre  d'erreur;  mais  il  me  faudra  dorénavant,  au 
lieu  de  faire  comme  les  autres  qui  cherchent  à  se  ménager  le  temps 
et  la  possibilité  de  penser  à  ce  qu'ils  ont  à  dire,  que  j'évite  de  m'y 
préparer,  de  peur  de  me  tracer  un  programme  dont  je  dépendrais. 
Me  trouver  tenu  et  obligé  à  suivre  un  ordre  déterminé,  dépendre 
d'un  instrument  aussi  délicat  que  la  mémoire,  sont  autant  de  causes 
qui  me  troublent.  Je  ne  relis  jamais  le  fait  suivant,  sans  en  être 
offusqué  personnellement  et  malgré  moi.  —  Lynceste  était  accusé 
d'avoir  conspiré  contre  Alexandre;  amené,  suivant  la  coutume, 
devant  l'armée  pour  être  entendu  dans  sa  défense,  il  avait  en  tête 
une  harangue  préparée  avec  soin  dont,  en  hésitant  et  bégayant,  il 
prononça  quelques  lambeaux.  Comme  il  se  troublait  de  plus  en 
plus,  se  débattant  avec  sa  mémoire  pour  retrouver  le  fil  de  son 
discours,  les  soldats  les  plus  proches,  le  tenant  pour  convaincu  du 
crime  dont  il  était  accusé,  se  précipitent  sur  lui  et  le  tuent  à  coups 
de  pique.  Ses  hésitations  et  son  silence  avaient  été  considérés 
comme  des  aveux;  aux  yeux  de  ses  meurtriers,  ayant  eu  en  prison 
tout  le  loisir  de  se  préparer,  ce  ne  pouvait  être  la  mémoire  qui  lui 
faisait  défaut,  mais  sa  conscience  qui  lui  liait  la  langue  et  paraly- 
sait ses  moyens.  Que  cela  est  judicieux!  Quand  on  ne  recherche 
qu'un  succès  oratoire,  le  lieu,  l'assistance,  l'attente  sont  déjà  des 
causes  de  trouble;  qu'est-ce  donc  quand  votre  vie  dépend  des  pa- 
roles que  vous  allez  prononcer? 

S'il  doit  prononcer  un  discours  préparé,  la  crainte  de 
perdre  le  fil  de  ses  idées  le  paralyse;  aussi,  comme  le  lire 
c'est  se  lier  les  mains,  et  qu'il  n'est  pas  capable  d'impro- 
viser, il  a  pris  la  résolution  de  s'abstenir  désormais.  — 
Pour  moi,  être  lié  à  ce  que  j'ai  à  dire,  fait  que  naturellement  je  suis 
porté  à  oublier.  Si  je  me  suis  confié  et  livré  entièrement  à  ma  mé- 
moire, j'exerce  sur  elle  un  tel  effort  que  je  l'accable  et  qu'elle  s'ef- 
fraie de  sa  charge.  Plus  je  m'en  repose  sur  elle,  plus  je  suis  hors 
de  moi  au  point  de  ne  savoir  quelle  contenance  tenir;  quelquefois 
je  me  suis  vu  très  en  peine  pour  cacher  les  embarras  que  cela  me 
causait,  notamment  quand  j'avais  dessein  de  simuler',  en  parlant, 
une  profonde  nonchalance  dans  mon  accent  et  mon  attitude,  et 
d'appuyer  mes  paroles  de  gestes  en  apparence  fortuits  et  non  pré- 
médités, supposés  inspirés  par  la  situation  du  moment;  en  pareil 
cas,  j'aime  aussi  peu  ne  rien  dire  qui  vaille  que  d'avoir  l'air  d'être 
venu  préparé  à  bien  parler  et  ne  le  pouvoir  pas,  ce  qui  est  fort 
maladroit,  surtout  chez  des  gens  de  ma  profession  ,et  coûte  beau- 
coup à  qui  n'a  pas  grande  facilité  pour  se  tirer  d'affaire.  La  prépa- 


410 


ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 


plus  à  espcror,  qu'il  ne  porte.  On  se  met  souuenl  sollemenl  en 
pourpoinct,  pour  ne  sauter  pas  mieux  qu'en  saye.  Nihil  est  his,  qui 
placere  volunt,  lam  adnersnrium,  qtiàm  expectatio.  Ils  ont  laissé  par 
escril  de  l'orateur  Ourio,  que  quand  il  proposoit  la  distribution  des 
pièce  de  son  oraison,  en  trois,  ou  en  quatre:  ou  le  nombre  de  ses  • 
arguments  et  misons,  il  Iny  aducnoil  volontiers,  ou  d'en  oublier 
quelqu'vn,  ou  d'y  en  adiousler  vn  ou  deux  de  plus,  l'ay  tousiouis 
bien  euité,  de  toml)eren  cet  inconuenient  :  ayant  hay  ces  promesses 
et  prescriptions  :  non  seulement  pour  la  deffiance  de  ma  mémoire  : 
mais  aussi  pource  que  cette  l'orme  retire  trop  à  l'artiste.  Simpliciora  i 
militareg  décent.  Baste,  que  ie  me  suis  meshuy  promis,  de  ne  pren- 
dre plus  la  charge  de  parler  en  lieu  de  respect.  Car  quant  à  parler 
en  lisant  son  escript  :  outre  ce  qu'il  est  tresineple,  il  est  de  grand 
desauantage  à  ceux,  qui  par  nature  pouuoient  quelque  chose  en 
l'action.  Et  de  me  ietter  à  la  mercy  de  mon  inuention  présente,  . 
encore  moins  :  ie  l'ay  lourde  cl  trouble,  qui  ne  sçauroit  fournir  aux 
soudaines  nécessitez,  et  importantes.  Laisse  Lecteur  courir  encore 
ce  coup  d'essay,  et  ce  troisiesme  alongeail,  du  reste  des  pièces  de 
ma  peinture.  l'adiouste,  mais  ie  ne  corrige  pas.  Premièrement,  par 
ce  que  celuy  qui  a  hypothéqué  au  monde  son  ouurage,  ie  trouue  i 
apparence,  qu'il  n'y  ayt  plus  de  droict.  Qu'il  die,  s'il  peut,  mieux 
ailleurs,  et  ne  corrompe  la  besongne  qu'il  a  vendue.  De  telles  gens, 
il  ne  faudroit  rien  acheter  qu'après  leur  mort.  Qu'ils  y  pensent  bien, 
auant  que  de  se  produire.  Qui  les  haste?  Mon  liuro  est  tousiours 
vn  :  sauf  qu'à  mesure,  qu'on  se  met  à  le  renouueller,  afin  que  l'a-  . 
chetteur  ne  s'en  aille  les  mains  du  lotit  vnides,  ie  me  donne  loy  d"y 
attacher  (comme  ce  n'est  qu'vne  marqueterie  mal  iointe)  quelque 
emblème  supcrnumeraire.  Ce  ne  sont  que  surpoids,  qui  ne  condam- 
nent point  la  première  forme,  mais  donnent  quelque  prix  particulier 
à  chacune  des  suiuanles,  par  vue  petite  subtilité  ambitieuse.  De  là  :t 
toutesfois  il  aduiendra  facilement,  (ju'il  s'y  mesle  quelque  transpo- 
sition de  chronologie  :  mes  contes  prenants  place  selon  leur  oppor- 
tunité, non  tousiours  selon  leur  aage.  Secondement,  à  cause  que 
pour  mon  regard,  ie  crains  de  prendre  au  change.  Mon  entende- 
ment ne  va  pas  tousiours  auant,  il  va  à  reculons  aussi.  le  ne  rae  • 
défile  guercs  moins  d«>  mes  fantasies,  pour  eslre  secondes  ou 
ti«n<s.  que  premières: ou  présentes,  que  passées.  Nous  nous  corri- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  411 

ration  éveille  plus  d'espérance  qu'elle  ne  sert  réellement;  on  se 
met  souvent  sottement  en  habit  pour  ne  pas  mieux  sauter  que  si 
on  était  en  blouse  :  «  Rien  71  est  moins  favorable  à  qui  veut  plaire, 
que  de  laisser  attendre  beaucoup  de  lui  (Cicéron).  »  —  On  a  écrit  de 
l'orateur  Curion  que,  lorsqu'il  se  proposait  de  sectionner  son  dis- 
cours en  trois  ou  quatre  parties  et  qu'il  avait  déterminé  le  nom- 
bre des  thèses  et  des  raisons  qu'il  voulait  exposer,  il  lui  arrivait 
fréquemment  soit  d'en  oublier,  soit  d'en  ajouter  une  ou  deux.  Je 
me  suis  toujours  appliqué  à  éviter  de  tomber  dans  cet  inconvé- 
nient; je  déteste  tout  engagement  et  tout  parti  pris,  non  seulement 
par  défiance  de  ma  mémoire,  mais  parce  que  cela  sent  trop  l'homme 
du  métier  :  «  Ce  qu'il  y  a  de  plus  simple  est  ce  qui  convient  aux 
guerriers  (Ovide).  »  Du  reste,  c'est  fini;  je  me  suis  promis  de  ne 
plus  désormais  m'imposer  la  charge  de  prendre  la  parole  dans  un 
lieu  où  l'on  parle  avec  solennité;  parce  que  lire  un  discours  écrit, 
outre  que  c'est  très  sot,  cela  est  très  désavantageux  pour  ceux  qui, 
par  nature,  sont  toujours  disposés  à  agir;  et  quant  à  me  risquer  à 
improviser  en  me  fiant  à  mon  inspiration,  je  le  ferai  moins  encore, 
elle  est  chez  moi  trop  vague  et  trop  lourde  et  ne  saurait  fournir  les  re- 
parties soudaines,  parfois  importantes,  que  la  nécessité  commande. 

Il  fait  volontiers  des  additions  à,  son  livre,  mais  ne  cor- 
rige pas  ;  les  changement  qu'il  pourrait  y  introduire  ne  vau- 
draient peut-être  pas  ce  qui  y  est.  —  Fais  encore,  ô  lecteur,  bon 
accueil  à  cette  édition  de  mes  Essais,  ainsi  qu'à  cette  troisième  addi- 
tion aux  études  que  j'ai  déjà  publiées  sur  moi-même;  j'ajoute,  mais 
ne  corrige  pas.  D'abord,  parce  que  je  trouve  que  celui  qui  a  offert  un 
ouvrage  en  vente  au  public,  n'en  a  plus  le  droit-;  qu'il  dise  mieux,  s'il 
le  peut,  dans  un  autre  travail,  mais  qu'il  ne  déprécie  pas  la  valeur 
de  celui  qu'il  a  déjà  vendu.  De  ceux  qui  en  agissent  ainsi,  il  ne  fau- 
drait rien  acheter  qu'après  leur  mort.  Avant  de  se  produire,  qu'ils 
réfléchissent  bien  à  ce  qu'ils  écrivent;  qu'est-ce  qui  les  presse?  Mon 
hvre  est  toujours  le  même,  sauf  qu'à  mesure  qu'il  en  est  fait  un  nou- 
veau tirage,  pour  que  celui  qui  veut  l'acquérir  ne  s'en  retourne  pas 
les  mainsabsolument  vides,  je  me  permets,  puisque  ce  n'est  qu'une 
marqueterie  mal  jointe,  d'y  intercaler  quelques  ornements  supplé- 
mentaires. Ce  surcroit  ne  modifie  pas  l'édition  primitive,  il  ne  fait 
que  donner  une  valeur  particulière  à  chacune  de  celles  qui  suivent, 
ce  qui  est  une  petite  subtilité  peut-être  un  peu  prétentieuse  de  ma 
part;  il  peut  toutefois  en  résulter  des  interversions  au  point  de  vue 
chronologique,  mes  historiettes  prenant  place  dans  le  cours  de 
l'ouvrage,  selon  leur  opportunité  et  pas  toujours  suivant  les  dates 
des  faits  auxquels  elles  ont  trait. 

Une  seconde  raison  qui  fait  que  je  ne  corrige  pas,  c'est  qu'en  ce 
qui  me  regarde,  je  crains  de  perdre  au  change.  Mon  entendement 
ne  va  pas  toujours  progressant,  il  va  aussi  à  reculons  ;  je  ne  me  défie 
guère  moins  des  fantaisies  qui  me  passent  par  la  tête  en  second  ou 
en  troisième  lieu  que  de  celles  qui  sont  écloses  les  premières,  des 
fantaisies  présentes  que  des  fantaisies  passées  ;  souvent  nous  nous 


412  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

geons  aussi  sollemenl  souucnt,  comme  nous  corrigeons  les  autres. 
le  suis  enuieilly  de  nombre  d'ans,  depuis  mes  premières  publica- 
tions, qui  furent  l'an  mille  cinq  cens  quatre  vingts.  Mais  ie  fais 
doute  que  ie  sois  assagi  d'vn  pouce.  Moy  à  cette  heure,  et  moy 
lantost,  sommes  bien  deux.  Quand  meilleur,  ie  n'en  puis  rien  din*. 
Il  feroit  bel  cstre  vieil,  si  nous  ne  tnarrhions,  que  vers  l'amende- 
ment. C'est  vn  mouuemeut  d'yuroigne,  titubant,  vertigineux,  in- 
forme :  ou  des  ionchez,  que  l'air  manie  casuellement  selon  soy. 
Antiochus  auoil  vigoureusement  escript  en  faucur  de  l'Académie  : 
il  print  sur  ses  vieux  ans  vn  autre  party  :  lequel  des  deux  ie 
suyuisse,  seroit  ce  pas  lousiours  suiure  Antiochus?  Apres  auoir 
cslably  le  doubte,  vouloir  establir  la  certitude  des  opinions  hu- 
maines, estoit  ce  pas  establir  le  doubte,  non  la  certitude?  et  pro- 
mettre, qui  luy  eust  donné  encore  vn  aage  à  durer,  qu'il  estoit 
lousiours  en  termes  de  nouuelle  agitation  :  non  tant  meilleure, 
qu'autre?  La  faneur  publique  m'a  donné  vn  peu  plus  de  hardiesse 
que  ie  n'esperois  :  mais  ce  que  ie  crains  le  plus,  c'est  de  saouler, 
l'aymerois  mieux  poindre  que  lasser.  Comme  a  faict  vn  sçauant 
homme  de  mon  temps.  La  louange  est  lousiours  plaisante,  de  qui, 
et  pourquoy  elle  vienne.  Si  faut-il  pout*  s'en  aggreer  iustement, 
estrc  informé  de  sa  cause.  Les  imperfections  mesme  ont  leur  moyen 
de  se  recommander.  L'estimation  vulgaire  et  commune,  se  voit  peu 
heureuse  en  rencontre.  Et  de  mon  temps,  ie  suis  trompe,  si  les 
pires  escrits  ne  sont  ceux  qui  ont  gaigné  le  dessus  du  vent  popu- 
laire. Certes  ie  rends  grâces  à  des  honnestes  hommes,  qui  daignent 
prendre  en  bonne  part,  mes  foibles  efforts.  Il  n'est  lieu  où  les 
fautes  de  la  façon  paroissent  tant,  qu'en  vne  matière  qui  de  soy  n'a 
point  de  recommandation.  Ne  te  prens  point  à  moy,  Lecteur,  de 
celles  qui  se  coulent  icy,  par  la  fantasie,  ou  inaduertance  d'autruy  : 
chasque  main,  «basque  ouurier,  y  apporte  les  siennes,  le  ne  me 
mesle,  ny  d'orthographe,  et  ordonne  seulement  qu'ils  suiuent  l'an- 
cienne, oy  de  la  punctuation  :  ie  suis  peu  expert  en  i'vn  et  en  l'autre. 
Où  ils  rompent  du  tout  le  sens,  ie  m'en  donne  peu  de  peine,  car  au- 
moins  ils  me  deschargenl.  Mais  où  ils  en  substituent  vn  faux,  comme 
ils  font  si  souuent,  et  me  destournent  à  leur  conception,  ils  me 
ruynent.  Toulesfois  quand  la  sentence  n'est  forte  à  ma  mesure,  vn 
bonncstc  homme  la  doit  refuser  pour  mienne.  Qui  cognoistra  corn- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  413 

rectifions  aussi  sottement  que  nous  corrigeons  les  autres.  J'ai  vieilli 
de  plusieurs  années  depuis  mes  premières  publications  qui  ont  vu 
jour  en  mil  cinq  cent  quatre  vingts,  mais  je  doute  m  être  assagi  de 
si  peu  que  ce  soit.  Moi  à  cette  heure  et  moi  autrefois,  sommes  réel- 
lement deux;  quel  est  le  meilleur?  en  vérité,  je  ne  saurais  le  dire. 
Il  ferait  bon  de  vieillir,  si  nous  ne  cessions  d'aller  nous  améliorant; 
mais  nous  n'avançons  qu'à  la  façon  des  ivrognes,  en  titubant,  en 
éprouvant  des  vertiges,  sans  direction  définie,  ou  encore,  sembla- 
bles à  des  *  joncs  que  l'air  agite  au  gré  de  ses  caprices.  —  Antio- 
chus  avait,  dans  ses  écrits,  pris  vigoureusement  parti  pour  l'Aca- 
démie; sur  ses  vieux  ans,  il  se  rangea  du  parti  contraire;  quel  que 
soit  celui  que  j'aurais  embrassé,  n'eût-ce  pas  été  suivre  Antiochus? 
Après  avoir  établi  que  nous  devons  douter  de  toutes  les  opinions 
humaines,  vouloir  établir  que  nous  devons  les  tenir  pour  certaines, 
n'est-ce  pas  affirmer  le  doute  et  non  la  certitude,  et  donner  à  pen- 
ser que  si  notre  vie  devait  se  prolonger,  notre  imagination,  tou- 
jours en  proie  à  de  nouvelles  agitations,  en  deviendrait  non  pas 
meilleure,  mais  différente? 

Il  s'en  rapporte  uniquement  à  ses  éditeurs  pour  Tortho- 
graphe  et  la  ponctuation;  des  fautes  d'autre  nature  peu- 
vent être  relevées  dans  le  texte;  le  lecteur,  qui  est  au  fait 
de  ses  idées,  les  rectifiera  de  lui-même.  —  La  faveur  du  pu- 
blic, en  me  rassurant  plus  que  je  n'espérais,  m'a  donné  plus  de 
hardiesse;  mais  ce  que  je  crains  le  plus  c'est  de  rassasier;  je  pré- 
férerais en  être  encore  aux  premières  publications  'de  mes  Essais, 
que  de  lasser  en  les  multipliant,  comme  a  fait  un  savant  de  mon 
époque.  La  louange  est  toujours  agréable  de  qui  elle  vienne  et  pour 
quelque  raison  que  ce  soit;  encore  faut-il,  pour  qu'elle  plaise  à 
juste  titre,  savoir  quelle  en  est  la  cause;  les  imperfections  elles- 
mêmes  peuvent  y  donner  lieu.  L'estime  du  vulgaire  n'est  d'ordinaire 
pas  heureuse  dans  les  choix  sur  lesquels  elle  se  porte,  et  je  me 
trompe  bien  si,  en  ces  temps-ci,  les  plus  mauvais  écrits  ne  sont  pas 
ceux  auxquels  va  de  préférence  la  faveur  populaire.  Aussi  je  rends 
grâce  aux  honnêtes  gens  qui  daignent  prendre  en  bonne  part  mes 
faibles  efforts.  Il  n'est  pas  d'ouvrage  où  les  fautes  que  peut  pré- 
senter un  texte,  ressortent  autant  que  dans  ceux  qui  traitent  de 
sujets  qui  n'intéressent  pas  par  eux-mêmes.  Ne  t'en  prends  pas  à 
moi,  lecteur,  de  celles  qui  se  sont  glissées  dans  celui-ci,  par  la  fan- 
taisie ou  l'inattention  d'autres  que  moi;  chacun,  par  les  mains  de 
qui  il  passe,  chaque  ouvrier  y  apporte  les  siennes.  Je  ne  me  mêle 
ni  d'orthographe  (j'ai  seulement  recommandé  de  se  conformer  à 
l'orthographe  ancienne),  ni  de  ponctuation,  n'étant  expert  ni  en 
l'une,  ni  en  l'autre.  Là  oîi  le  sens  est  absolument  incompréhensible, 
je  ne  m'en  mets  pas  en  peine,  on  ne  risque  pas  de  me  l'imputer; 
mais  quand  il  n'est  qu'altéré,  ce  qui  arrive  souvent,  et  qu'on  me 
fait  dire  ce  que  je  ne  dis  pas,  on  me  fait  grand  tort;  toutefois,  si  la 
phrase  est  trop  en  contradiction  avec  ce  que  l'on  peut  attendre  de 
moi,  un  honnête  homme  ne  saurait  l'accepter  comme  étant  mienne. 


414  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

bien  ic  suis  peu  laborieux,  combien  ie  suis  faict  à  ma  mode,  croira 
lacilomeut,  que  ie  rediclorois  plus  volontiers,  encore  autant  d'Es- 
sais, que  de  massuiettir  à  n'suiure  ceux-cy,  pour  cette  puérile  cor- 
rection, le  disois  donc  tantosl,  qu'estant  planté  en  la  plus  pro- 
fonde minière  de  ce  nouueau  métal,  non  seAilement  ie  suis  priué 
de  grande  ramiliarité,  auec  gens  d'autres  mœurs  que  les  miennes  : 
et  d'autres  opinions,  par  lesquelles  ils  tiennent  ensemble  d'vn  nœud, 
qui  commande  tout  autre  nœud.  Mais  encore  ie  ne  suis  pas  sans 
hazard,  panny  ceux,  à  qui  tout  est  esgalement  loisible  :  et  desquels 
la  plus  part  ne  peut  empirer  meshuy  son  marché,  vers  nostre  ius- 
tice.  D'où  naist  l'extrême  degré  de  licence.  Comptant  toutes  les 
particulières  circonstances  qui  me  regardent,  ie  ne  trouue  homme 
des  nostres,  à  qui  la  deffence  des  loix,  couste,  et  en  gain  cessant, 
et  en  dommage  émergeant,  disent  les  clercs,  plus  qu'à  moy.  Et  tels 
font  bien  les  braues,  de  leur  chaleur  et  aspreté,  qui  font  beaucoup 
moins  que  moy,  en  iuste  balance.  Comme  maison  de  tout  temps 
libre,  de  grand  abbord,  et  officieuse  à  chacun  (car  ie  ne  me  suis 
iamais  laissé  induire,  d'en  faire  vn  outil  de  guerre  :  laquelle  ie  vois 
chercher  plus  volontiers,  où  elle  est  le  plus  esloingnee  de  mon  voi- 
sinage) ma  maison  a  mérité  assez  d'affection  populaire  :  et  seroit 
bien  mal-aisé  de  me  gourmander  sur  mon  fumier.  Et  i'estime  à  vn 
merueilleux  chef  d'œuure,  et  exemplaire,  qu'elle  soit  encore  viei^e 
de  sang,  et  de  sac,  soubs  vn  si  long  orage,  tant  de  changemens  et 
agitations  voisines.  Car  à  dire  vray,  il  estoit  possible  à  vn  honmie 
de  ma  complexion,  d'eschapper  à  vne  forme  constante,  et  continue, 
telle  qu'elle  fust.  Mais  les  inuasions  et  incursions  contraires,  et  al- 
temations  et  vicissitudes  de  la  fortune,  au  tour  de  moy,  ont  iusqu'à 
cette  heure  plus  exaspéré  qu'amolly  Ihumcur  du  pays  :  et  me  re- 
chargent de  dangers,  et  difficultez  inuincibles.  l'eschape.  Mais  il 
rae  desplaist  que  ce  soit  plus  par  fortune  :  voire,  et  par  ma  pru- 
dence, que  par  iiistice  :  et  me  desplaist  d'estre  hors  la  protection 
des  loix,  l't  S(Tubs  autre  sauuegaide  que  la  leur.  Comme  les  choses 
sont,  ie  vis  plus  qu'à  demy,  de  la  faneur  d'autruy  :  qui  est  vne  rude 
obligation.  le  ne  veux  debuoir  ma  seureté,  ny  à  la  bonté,  et  l>eni- 
gnilé  des  grands,  qui  s'aggi-eenl  de  ma  légalité  et  liberté  :  ny  à  la 


TRADUCTION.  —  LFV',  III,  CH.  IX.  415 

Celui  qui  sait  combien  peu  jaime  le  travail  et  combien  je  suis 
attaché  à  ma  manière  de  faire,  croira  aisément  que  je  dicterais 
plus  volontiers  à  nouveau  autant  de  fois  des  Essais,  que  de  m'as- 
sujettir  pour  chaque  nouvelle  édition  à  les  relire,  pour  y  apporter 
des  corrections  qu'un  enfant  est  a  même  de  faire. 

Placé  au  foyer  des  guerres  civiles,  il  a  beaucoup  à  en 
souffrir,  toutefois  jusquUci  il  a  échappé  au  pillage;  mal- 
heureusement, ce  n'est  pas  aux  lois  qu'il  en  est  redevable 
et  il  regrette  d'en  avoir  obligation  à  autrui.  —  Je  disais  plus 
haut  que,  vivant  au  centre  des  guerres  civiles,  au  plus  profond  de 
la  mine  qui  fournit  ce  métal  nouveau,  pire  que  l'airain  et  le  fer, 
dont  notre  âge  devrait  porter  le  nom,  non  seulement  cela  me  prive 
de  tons  rapports  d'intimité  avec  des  gens  ayant  d'autres  mœurs  que 
moi,  unis  entre  eux  par  leurs  opinions  religieuses  qui  sont  autres 
que  les  miennes  et,  chez  eux,  priment  toute  autre  cause  de  rap- 
prochement, mais  encore  je  ne  suis  pas  sans  courir  de  risques  au 
milieu  de  cette  masse  d'individus  à  qui  tout  est  permis  et  dont  la 
plupart  sont,  vis-à-vis  de  la  justice,  dans  une  situation  qui  ne  sau- 
rait être  pire  ;  d'où  une  licence  dépassant  toutes  bornes.  Lorsque 
j'envisage  les  conditions  particulières  dans  lesquelles  je  me  trouve, 
je  ne  vois  personne  de  mon  parti  auquel  la  défense  des  lois  coûte 
plus  qu'à  moi,  autant,  comme  disent  les  hommes  de  loi,  par  les  pro- 
fits que  je  ne  réalise  pas,  que  par  les  pertes  que  j'éprouve;  et  tels 
font  les  braves,  par  le  zèle  et  le  rigorisme  qu'ils  déploient,  qui,  tout 
bien  compté,,  font  beaucoup  moins  que  moi.  A  tous  moments,  dans 
ma  maison  qui  est  facilement  abordable  et  dont  l'accès  est  libre 
(car  je  ne  me  suis  jamais  laissé  aller  à  la  transformer  en  forte- 
resse, préférant  de  beaucoup  voir  la  guerre  se  transporter  le  plus 
loin  possible  de  mon  voisinage),  chacun  trouve  hospitalité;  cela  lui 
a  valu  d'être  vue  favorablement  par  tous,  et  me  préserve  d'être  vio- 
lenté chez  moi  comme  Job  sur  son  fumier.  Je  considère  comme  un 
fait  extraordinaire  et  qui  mérite  d'être   cité  quelle  soit  encore 
vierge  de  sang  et  de  pillage,  depuis  tant  de  temps  que  dure  cet 
orage,  au  milieu  de  tant  d'agitations  et  de  changements  qui  se  pro- 
duisent autour  d'elle;  car,  à  dire  vTai,  s'il  était  possible  à  un  homme 
de  mon  caractère  d'échapper  à  toute  vexation,  en  vivant  dans  un 
milieu  où  tout  le  monde  aurait  eu  les  mêmes  opinions  et  n'en  chan- 
gerait pas,  les  incursions  et  invasions  des  divers  partis,  les  alter- 
natives et  les  vicissitudes  de  la  fortune  autour  de  moi  ont,  jusqu'à 
présent,  plutôt  exaspéré  que  découragé  le  pays  et  m'exposent  à  des 
dangers  et  à  des  difficultés  qu'il  m'est  impossible  d'éviter. 

J'y  échappe,  mais  je  regrette  que  ce  soit  plus  du  fait  de  ma  bonne 
fortune  et  aussi  de  ma  prudence  que  de  la  justice;  je  regrette  de 
ne  point  me  trouver  protégé  par  les  lois  et  d'être  obligé  de  me 
placer  sous  une  autre  sauvegarde.  En  l'état,  je  vis  plus  d'à  moitié 
par  la  faveur  d'autrui,  ce  qui  m'est  une  dure  obligation.  Je  ne  vou- 
drais devoir  ma  sûreté  ni  à  la  bonté,  ni  à  la  bienveillance  des  grands 
qui  tolèrent  mon  attachement  à  la  légalité  et  à  la  liberté;  non 


416 


ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 


racilité  des  mœurs  de  mes  prédécesseurs,  el  miennes  :  car  quoy  si 
i'estois  autre?  Si  mes  desporlemens  et  la  franchise  de  ma  conuer- 
sation,  obligent  mes  voisins,  ou  la  parenté  :  c'est  cruauté  qu'ils  sen 
puissent  ac»iuilti'r,  «'ii  me  laissant  viure,  el  qu'ils  puissent  dire  : 
Nous  luy  jcondonons  la  libre  continuation  du  seruice  diuin,  en  la 
chapelle  de  sa  maison,  toutes  les  églises  d'autour,  estants  par  nous 
désertées  :  el  luy  condonons  l'vsage  de  ses  biens,  et  sa  vie,  comme 
il  conserue  nos  femmes,  el  nos  bœufs  au  besoing.  De  longue  main 
chez  moy,  nous  auons  part  à  la  louange  de  Lycurgus  Athénien,  qui 
estoit  gênerai  dépositaire  et  gardien"  des  bourses  de  ses  concitoyens. 
Or  ie  liens,  qu'il  faut  viure  par  droicl,  et  par  auctorité,  non  par 
recompense  ny  par  grâce.  Combien  de  galans  hommes  ont  mieux 
aymé  perdre  la  vie,  que  la  denoir?  le  suis  à  me  submetlre  à  toute 
sorte  d'obligation.  Mais  sur  tout,  à  celle  qui  m'attache,  par  deuoir 
d'honneur.  le  ne  Irouue  rien  si  cher,  que  ce  qui  m'est  donné  :  et  ce 
pourquoy,  ma  volonté  demeure  hypothéquée  par  tiltre  de  grati- 
tude. El  reçois  plus  volontiers  les  offices,  qui  sont  à  vendre.  le 
croy  bien.  Pour  ceux-cy,  ie  no  donne  que  de  l'argent  :  pour  les  au- 
tres, ie  me  donne  moy-mesme.  Le  neud,  qui  me  lient  par  la  loy 
d'honnestelé,  me  semble  bien  plus  pressant  et  plus  poisanl,  que 
n'est  celuy  de  la  conlraincte  ciuile.  On  me  garotle  plus  doucement 
par  vn  notaire,  que  par  moy.  N'est-ce  pas  raison,  que  ma  conscience 
soit  beaucoup  plus  engagée,  à  ce,  en  quoy  on  s'est  simplement  fié 
d'elle?  Ailleiiis,  ma  foy  ne  doit  rien  :  car  on  ne  luy  a  rien  preste. 
Qu'on  s'ayde  de  la  fiance  el  asseurance,  qu'on  a  prise  hors  de  moy. 
l'aymeroy  bien  plus  cher,  rompre  la  prison  d'vne  muraille,  et  des 
loix,  que  de  ma  parole.  le  suis  délicat  à  l'obseruation  de  mes  pro- 
messes, iusques  à  la  superstition  :  et  les  fay  on  tous  subiects  volon- 
tiers incertaines  et  conditionnelles.  A  celles,  qui  sont  do  nul  poids, 
io  donne  poids  de  la  ialousie  de  ma  règle  :  elle  me  gelienne  el 
charge  de  son  propre  inlerest.  Ouy,  es  entreprinses  toutes  miennes 
et  libres,  si  i'en  dy  le  poinct,  il  me  semble,  que  ie  me  les  prescry  : 
•'I  «^iK-,  io  donniT  à  la  scionco  iraiilruy,  c'est  lo  proordonnor  à  soy. 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  417 

plus  qu'à  la  facililé  des  mœurs  de  mes  ancêlres  et  des  miennes; 
qu'arriverait-il  en  effet,  si  j'étais  autre?  Ma  conduite  et  ma  fran- 
chise dans  mes  rapports  avec  mes  voisins  leur  créent,  ainsi  qu'à 
ma  parenté,  des  obligations  à  mon  égard  ;  il  est  cruel  qu'il  leur 
soit  loisible  de  satisfaire  à  ces  obligations  en  consentant  à  me  lais- 
ser vivre,  et  qu'ils  puissent  dire  :  «  La  liberté  de  continuer  la  célé- 
bration du  service  divin  dans  la  chapelle  de  sa  maison,  alors  que 
nous  avons  rendu  désertes  *  et  ruiné  toutes  les  églises  d'alentour, 
est  une  concession  de  notre  part;  nous  lui  concédons  encore  l'u- 
sage de  ses  biens  et  de  la  vie  en  retour  de  ce  que  lui-même,  à  l'oc- 
casion, veille  à  la  conservation  de  nos  femmes  et  de  nos  bœufs.  » 
Voilà  longtemps  en  effet  que,  dans  ma  famille,  nous  méritons  ces 
mêmes  louanges  qu'à  Athènes,  on  donnait  à  Lycurgue  qui  était  le 
dépositaire  et  le  gardien  habituel  des  bourses  de  ses  concitoyens. 
—  Or,  j'estime  que  la  vie  est  pour  nous  un  droit  que  nous  tenons 
d'en  haut,  et  qu'elle  ne  saurait  être  ni  une  récompense,  ni  une 
grâce  qu'on  nous  octroie;  que  de  nobles  gens  ont  préféré  la  perdre, 
que  d'en  être  redevables  à  autrui!  Je  cherche  à  me  soustraire  à 
toute  obligation  quelle  qu'elle  soit,  mais  surtout  à  celles  qui  peu- 
vent résulter  d'un  devoir  d'honneur;  je  ne  trouve  rien  de  si  oné- 
reux que  ce  qui  me  vient  par  don,  et  lie  ma  volonté  par  la  gra- 
titude à  laquelle  cela  m'oblige.' J'accepte  plus  volontiers  les  services 
qui  se  vendent;  je  le  crois  bien  :  pour  ceux-ci  je  n'ai  que  de  l'ar- 
gent à  donner,  pour  les  autres  je  me  donne  moi-mênie. 

Il  se  considère  comme  absolument  lié  par  ses  engage- 
ments; la  reconnaissance  lui  est  lourde,  aussi  tient-il 
pour  avantageux  de  se  trouver  délivré,  par  leurs  mauvais 
procédés  à  son  égard,  de  son  attachement  envers  cer- 
taines personnes.  —  L'honnêteté  me  lie,  ce  me  semble,  bien  plus 
étroitement  et  plus  sûrement  que  ne  le  fait  la  contrainte  légale;  les 
obligations  contractées  devant  notaire^  me  pèsent  moins  que  celles 
contractées  par  moi-même:  n'est-il  pas  rationnel,  en  etfet,  que  ma 
conscience  se  trouve  d'autant  plus  engagée  qu'on  s'est  tout  sim- 
plement fié  à  elle? Là  où  elle  n'est  pas  intéressée,  elle  ne  doit  rien, 
puisque  ce  n'est  pas  à  elle  que  l'on  s'est  adressé  ;  qu'on  recoure  à 
la  confiance  sur  laquelle  on  a  compté,  aux  assurances  qu'on  a 
prises  en  dehors  de  moi.  Il  me  coûterait  beaucoup  moins  de  fran- 
chir pour  m'évader  les  murs  d'une  prison,  et  de  me  mettre  en  op- 
position avec  les  lois,  que  de  violer  ma  parole.  Je  suis  scrupuleux 
observateur  de  mes  promesses,  au  point  d'en  être  superstitieux; 
aussi,  quand  je  le  puis,  je  n'en  fais  guère,  à  quelque  propos  que 
ce  soit,  que  de  vagues  et  de  conditionnelles.  Celles  mêmes  qui  sont 
sans  importance  bénéficient  de  la  règle  que  je  me  suis  imposée; 
elles  sont  pour  moi  un  tourment,  et  ce  m'est  un  soulagement  de 
leur  donner  satisfaction.  De  même,  quand  j'ai  en  tête  quelque 
projet  que  j'ai  formé  et  ai  toute  liberté  à  cet  égard;  si  j'en  dis 
l'objet,  je  Considère  que  cela  seul  me  constitue  une  obhgation  de 
l'accomplir,  et  qu'en  faire  part  à  autrui,  c'est  prendre  un  engage- 

ESSAIS   DE   MONTAIGNE.  —  T.   HI.  27 


418  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

Il  me  semble  que  ie  le  promets,  quand  ie  le  dy.  Ainsi  i'euente  peu 
mes  propositions.  La  condemnalion  que  ie  fais  de  moy,  est  plus 
vifue  et  roide,  que  n'est  colle  des  iufres,  qui  ne  me  prennent  que 
par  le  visage  de  l'obligation  comninne  :  restreinte  de  ma  conscience 
plus  sern^t\  et  plus  seuere.  le  suy  laschement  les  debuoirs  ausquels 
on  m'entraineroil,  si  ie  n'y  allois.  Hoc  ipsum  ita  iustum  est  quod 
reclè  fit,  si  est  voluutnnum.  Si  l'action  n'a  quelque  splendeur  de  li- 
berlt'-.  rll»'  n'a  poinl  de  grâce,  ny  d'honneur. 

Quod  me  tus  cogil,  vix  voluntate  impeirent. 

Où  la  nécessité  me  tire,  i'ayme  à  lâcher  la  volonté.  Quia  quicquid 
imperio  cogiiur,  exigenti  magis,  quàm  prœstanti  acceptum  refertur. 
l'en  sçay  qui  suyuent  cet  air,  iusques  à  l'iniustice  :  donnent  plustost 
qu'ils  ne  rendent,  piestent  plustost  qu'ilz  ne  payent  :  font  plus  es- 
charsement  bi»Mi  à  celuy,  à  qui  ils  en  sont  tenus,  le  ne  vois  pas  là, 
mais  ie  touche  contre.  I'ayme  tant  à  me  descharger  et  desobliger, 
que  i'ay  parfois  compté  à  profit,  les  ingratitudes,  offences,  et  indi- 
gnité/,, que  i'auois  reçeu  de  ceux,  à  qui  ou  |)ar  nature,  ou  par  acci- 
dent, i'auois  (iii('l(|iie  deuoir  d'amitié  :  prenant  cette  occasion  de 
leur  faute,  pour  autant  d'acquit,  et  descharge  de  ma  debte.  Encore 
que  w  continue  à  V'wv  payer  les  offices  apparents,  de  la  raison  pu- 
blique, ie  trouue  grande  espargne  pourtant  à  faire  par  iuslice,  ce 
que  ie  faysoy  par  affection,  et  à  me  soulager  vn  peu,  de  l'attention 
et  sollicitude,  de  ma  volonté  au  dedans.  Est  prudentis  sustinere  vt 
cursum,  sic  impetum  beneuolcntiœ.  Laquelle  i'ay  trop  vrgente  et 
pressante,  où  ie  m'addonne  ;  aumoins  pour  vn  homme,  (|ui  ne  veut 
eslre  aucunement  en  presse.  Et  me  sert  celte  mesnagerie,  de  quel- 
que consolation,  aux  imperfections  de  ceux  qui  me  touchent.  le  suis 
bien  despluisant  (juils  en  vaillent  moins,  mais  tant  y  a,  que  l'en 
espargne  aussi  queltjiie  chose  de  mon  application  et  eugagement 
enuers  eux.  l'approuue  celuy  qui  ayme  moins  son  enfant,  d'autant 
qu'il  est  ou  teigneux  ou  bossu.  El  non  seulement,  (juand  il  est  mali- 
cieux; mais  aussi  quand  il  est  malheureux,  et  mal  nay  (Dieu  mesme 
en  a  rabbalu  cela  de  son  prix,  et  estimation  naturelle)  pourueu  qu'il 
8e  porte  en  ce  refroidisstîment,  auec  modération,  et  iuslice  exacte. 
En  moy,  la  proximité  u'allege  pas  les  detfauts,  ell««  les  aggraue 


TRADUCTION.  -  LIV.  III,  CH.  IX.  419 

ment  envers  moi-même;  il  me  semble  que  dire,  c'est  promettre; 
aussi  suis-je  très  réservé  pour  communiquer  ce  que  je  me  propose 
de  faire.   —  Les  condamnations  portées  par  moi  sur  moi-même 
me  sont  plus  sensibles  et  plus  dures  que   si  elles  émanaient  de 
juges  qui  ne  peuvent  sur  moi  que  ce  quïls  peuvent  sur  tout  le 
monde  ;  l'étreinte  de  ma  conscience  a  une  action  autrement  puis- 
sante et  plus  sévère.  —  Je  satisferais  mollement  à  des  devoirs  aux- 
quels on  me  contraindrait,  si  même  je  m'y  soumettais  :  «  Vacte  le 
plus  juste  n'est  juste  qu  autant  qu'il  est  volontaire  (Cice'ron)  »  ;  si  la 
liberté  ne  lui  donne  du  lustre,  il  manque  de  grâce  et  ne  fait  pas 
honneur.  «  Je  ne  fais  rien  de  bonne  grâce  si  ma  volonté  n''y  a  part 
(Térence)  »;  et  elle  se  désintéresse  en  partie,  lorsque  ce  dont  il  s'a- 
git m'est  imposé  par  la  nécessité,  «  parce  que  dans  les  choses  qu'une 
autorité  supérieure  ordonne,  on  sait  plus  de  gré  à  celui  qui  com- 
mande qu'à  celui  qui  exécute  {Valère  Maxime)  ».  J'en  connais  qui 
poussent  au  point  d'être  injustes,  ce  sentiment  de  ne  pas  vouloir 
paraître  céder  à  la  contrainte  ;  ils  disent  qu'ils  donnent  quand  ils 
ne  font  que  rendre,  qu'ils  prêtent  quand  ils  ne  font  que  payer;  et 
envers  ceux  auxquels  ils  sont  tenus  de  faire  le  bien,  ils  s'en  acquit- 
tent le  plus  chichement  qu'ils  peuvent.  Je  ne  vais  pas  jusque-là, 
mais  peu  s'en  faut. 

J'aime  tant  à  être  déchargé  et  délié  de  toute  obligation,  que  j'ai 
parfois  considéré  comme  avantageuses  les  ingratitudes,  offenses  et 
indignités  dont  ont  pu  se  rendre  coupables  à  mon  égard  ceux  de  qui, 
soit  naturellement,  soit  par  accident,  j'avais  reçu  quelques  services 
d'ami;  prenant  occasion  de  leur  faute,  pour  me  donner  quittance  à 
moi-même  et  me  soustraire  à  l'acquittement  de  ma  dette.  Tout  en 
continuant  à  leur  rendre  extérieurement  ce  que  commandent  les 
plus  stricts  devoirs  de  société,  je  trouve  cependant  grand  bénéfice 
à  ne  faire  que  parce  que  je  le  dois,  ce  qu'auparavant  je  faisais 
par  affection,  et  à  me  soulager  un  peu  de  la  sorte  de  la  part  d'at- 
tention et  de  sollicitude  qu'intérieurement  y  eût  prise  ma  volonté, 
qui,  chez  moi,  quand  j'y  cède,  est  trop  précipitée  et  trop  impé- 
rieuse, du  moins  pour  un  homme  qui  ne  veut  en  quoi  que  ce  soit 
subir  de  pression  :  «  Il  est  prudent  de  retenir,  comme  on  le  fait  d'un 
char  dans  les  courses,  les  élans  trop  fougueux  de  la  bienveillance  {Ci- 
céron).  »  Cette  atténuation  de  mon  premier  mouvement  me  console 
des  imperfections  de  ceux  qui  me  touchent;  je  déplore  qu'ils  en 
vaillent  moins,  mais,  par  contre,  j'y  gagne  de  leur  être  moins  atta- 
ché et  d'être  moins  engagé  vis-à-vis  d'eux.  J'approuve  celui  qui 
aime  moins  son  enfant  parce  qu'il  est  teigneux  ou  bossu,  et  non 
seulement  quand  il  est  méchant,  mais  encore  lorsqu'il  est  mal  cons- 
titué et  difforme  (Dieu  lui-même  en  a,  par  là,  déprécié  la  valeur  na- 
turelle), sous  condition  toutefois  d'apporter,  dans  cette  diminution 
d'affection,  de  la  modération  et  une  exacte  justice.  La  parenté,  à 
mes  yeux,  n'atténue  pas  les  défauts;  elle  les  aggrave  plutôt. 

Il  ne  doit  rien  aux  grands  et  ne  leur  demande  que  de 
ne  pas  s^occuper  de  lui;  il  s^applique  à,  tout  supporter,  à 


420 


ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 


plustost.  Apres  tout,  selon  que  ie  m'entends  en  la  science  du  bien- 
faict  el  de  recognoissance,  qui  est  vne  subtile  science  et  de  grand 
vsage,  ie  ne  vois  personne,  plus  libre  et  moins  endebté,  que  ie  suis 
iusque»  à  celte  heure.  Ce  que  ie  doibs,  ie  le  doibs  simplement  aux 
obligations  communes  el  naturelles.  Il  n'en  est  point,  qui  soit  plus 
nettement  quitte  d'ailleurs. 


Nec  sunt  mihi  nota  potenlutn 


Munera. 


Les  Princes  me  donnent  prou,  s'ils  ne  m'ostent  rien  :  et  me  font 
assez  de  bien,  quand  ils  ne  me  font  point  de  mal  :  c'est  tout  ce  que     i 
i'en  demande.  0  combien  ie  suis  tenu  à  Dieu,  de  ce  qu'il  luy  a  pieu, 
que  i'aye  reçeu  immédiatement  de  sa  grâce,  tout  ce  que  i'ay  :  qu'il 
a  retenu  parliculierenu'nt  à  soy  toule  ma  debte!  Combien  ie  supplie 
instamment  sa  saincte  misericoide,  que   iamais  ie  ne  doiue  vn 
essentiel  grammercy  à  personne!  Bien  heureuse  franchise  :  qui  m'a     • 
conduit  si  loing.  Qu'elle  acheue.  l'essaye  à  n'auoir  exprès  besoing 
de  nul.  In  me  omnis  spes  est  mihi.  C'est  chose  que  chacun  peut  en 
soy  :  mais  plus  facilement  ceux,  que  Dieu  a  mis  à  l'abry  des  néces- 
sitez naturelles  el  vrgenles.  Il  fait  bien  pileux,  et  hazardeux,  des- 
pendre d'vn  autre.  Nous  mesmes  qui  est  la  plus  iusle  adresse,  et  la    « 
plus  seure,  ne  nous  sommes  pas  assez  asseurez.  le  n'ay  rien  mien, 
que  moy  ;  et  si  en  est  la  possession  en  partie  manque  el  empruntée, 
le  me  culliue  et  en  courage,  qui  est  le  plus  fort  :  et  encores  en  for- 
tune, pour  y  Irouuer  dequoy  me  satisfaire,  quand  ailleurs  tout  m'a- 
bandonneroit.  Eleus  Hippias  ne  se  fournil  pas  seulement  de  science,     . 
pour  au  giron  des  muses  se  j)Ouuoir  ioyeusement  esquarler  de  toute 
autre  compagnie  au  besoing  :  ny  seulement  de  la  cognoissance  de 
la  philosophie,  pour  apprendre  à  son  âme  de  se  contenter  d'elle,  et 
se  passer  virilement  des  commoditez  qui  lui  viennent  du  dehors, 
quand  le  sort  l'ordonne.  U  fut  si  curieux,  d'apprendie  encore  à     3 
faire  sa  cuisine,  et  son  poil,  ses  robes,  ses  souliers,  ses  bragues, 
pour  se  fonder  en  soy,  autant  qu'il  pourroit,  et  soustraire  au  se- 
cours cstranger.  On  iouyt  bien  plus  librement,  el  plus  gayemeni, 
des  biens  empruntez  :  quand  ce  n'est  pas  vne  iouyssance  obligée  et 
conlrainb>  par  le  besoing  :  el  qu'on  a,  et  en  sa  volonbS  et  en  sa     . 
forlun»',  la  forn;  el  les  moy«Mis  de.  s'en  passer.  le  nie  conuoy  bien. 
Mais  il  m'est  malaist!  d'imaginer  nulle  si  pure  libéralité  de  personne 
enuers  moy,  nulle  hospitalité  si  franche  et  gratuite,  qui  ne  me  sem- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  421 

se  passer  de  tout;  il  ne  veut  avoir  d'obligations  envers 
personne,  et,  s'il  ne  peut  l'éviter,  souhaite  que  ce  soit  pour 
toute  autre  chose  qu'obtenir  protection  contre  les  fureurs 
de  la  guerre  civile.  —  Après  tout,  par  la  façon  dont  j'entends 
que  doivent  se  pratiquer  la  bienfaisance  et  la  reconnaissance,  qui 
sont  choses  bien  délicates  et  d'usage  si  répandu,  je  ne  vois  per- 
sonne qui,  jusqu'à  cette  heure,  soit  plus  libre  et  moins  tenu  par 
ses  obligations  que  je  ne  le  suis.  Ce  que  je  dois,  je  le  dois  sim- 
plement en  raison  de  celles  que  nous  tenons  de  la  nature  et  que 
nous  avons  tous;  en  dehors  d'elles,  personne  n'est  plus  indépen- 
dant :  «  Les  présents  des  grands  me  sont  inconnus  (Virgile).  »  Les 
princes  me  donnent  beaucoup  s'ils  ne  m'ôtent  rien;  ils  me  font 
suffisamment  de  bien  quand  ils  ne  me  font  pas  de  mal  :  c'est  tout 
ce  que  je  leur  demande.  Oh!  combien  je  suis  reconnaissant  envers 
Dieu,  de  ce  qu'il  lui  a  plu  que  je  reçoive  directement  de  sa  grâce 
tout  ce  que  je  possède  et  n'aie  de  dette  que  vis-à-vis  de  lui! 
Combien  je  supplie  instamment  sa  sainte  miséricorde  que  jamais 
je  ne  doive  à  personne  de  grands  remerciements  pour  des  choses 
essentielles!  Bénie  soit  mon  indépendance,  qui  m'a  accompagné  si 
avant  dans  la  vie;  puisse-t-elle  se  continuer  jusqu'au  bout!  Je  m'ef- 
force de  n'avoir  un  besoin  absolu  de  personne  :  «  Toutes  mes  espé- 
rances sont  en  moi  {Térence)  »  ;  cela  est  possible  à  tout  le  monde, 
mais  surtout  à  ceux  que  Dieu  a  mis  à  l'abri  des  nécessités  ur- 
gentes que  la  nature  elle-même  nous  impose.  C'est  une  situation 
bien  digne  de  pitié  et  pleine  de  hasards  que  de  dépendre  d'autrui; 
nous  ne  pouvons  toujours  l'éviter;  nous  ne  sommes  pas  pour  cela 
assez  assurés  de  nous-mêmes,  ce  qui  serait  pourtant  ce  qu'il  y 
aurait  de  plus  sage,  de  plus  adroit  et  de  plus  sûr.  Je  n'ai  rien  que 
moi,  qui  soit  à  moi,  et  la  possession  que  j'en  ai  est  même  en  par- 
tie défectueuse  et  empruntée.  Je  m'applique  à  avoir  du  courage, 
ce  qui  est  la  meilleure  des  garanties;  et  aussi  à  me  ménager  un 
mode  d'existence  qui  puisse  me  rendre  la  vie  supportable  si,  d'au- 
tre part,  tout  venait  à  me  manquer.  Hippias  d'EIis  ne  se  pourvut 
pas  seulement  de  science  pour,  au  sein  des  Muses,  pouvoir  au  be- 
soin demeurer  agréablement  sans  autre  compagnie,  et  de  philo- 
sophie pour  apprendre  à  son  àme,  si  le  sort  l'ordonnait,  à  se  con- 
tenter par  elle-même  et  se  passer  courageusement  des  commodités 
de  la  vie  qui  ont  leur  source  en  dehors  de  nous;  il  fut  encore 
soucieux  d'apprendre  à  faire  sa  cuisine,  sa  barbe,  ses  robes,  sa 
chaussure,  ses  hauts-de-chausse  pour,  autant  qu'il  se  pouvait,  ne 
faire  fond  que  sur  lui-même  et  se  soustraire  à  toute  assistance 
étrangère.  — -  On  jouit  bien  plus  librement  et  plus  gaîment  des 
biens  qui  nous  arrivent  occasionnellement  et  pour  un  temps  limité, 
quand  cette  jouissance  n'est  pas  pour  nous  d'obligation,  qu'elle 
n'est  pas  imposée  par  le  besoin  et  que,  de  sa  propre  volonté  et  de 
sa  bonne  fortune,  on  a  la  force  et  les  moyens  de  s'en  passer.  Je  me 
connais  bien,  et  m'imagine  malaisément  qu'une  libéralité  si  géné- 
reuse fût-elle  de  quelqu'un  à  mon  égard ,  qu'une  hospitalité  aussi 


422  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

blasl  disgratiéc,  tyrannique,  cl  teinte  de  reproche,  si  la  nécessité 
m'y  auoit  encheueslré.  Comme  le  donner  est  qualité  ambitieuse,  et 
de  prerogatiuc,  aussi  est  racrcpter  qualité  de  summission.Tesmoin 
riuiurieux,  et  qurreiieux  relus,  que  Baiazet  leit  des  présents,  que 
Ternir  luy  enuoyoil.  Et  ceux  qu'on  offrit  de  la  part  de  l'Empereur 
Solynian,  à  rEn)pereur  de  Calicut,  le  mirent  en  si  grand  despil, 
que  non  seulement  il  les  refusa  rudement  :  disant,  que  ny  luy  ny  ses 
pi-edecesseuis  u'auoifnt accoustumé  de  itrendrc:et  que  c'estoitleur 
office  de  donner  :  mais  en  outre  leit  mettre  en  vn  cul  de  fosse,  les 
ambassadeurs  enuoyez  à  cet  efTerl.  Quand  Thctis,  dit  Aristote,  flatte 
luppitcr  :  quand  les  Lacedemoniens  flattent  les  Athéniens  :  ils  ne 
vont  pas  leur  rafrcschissant  la  mémoire  des  biens,  qu'ils  leur  ont 
faits,  qui  est  tousiours  odieuse  :  mais  la  mémoire  des  bienfaicts 
qu'ils  ont  rcceuz  d'eux.  Ceux  que  ie  voy  si  familièrement  employer 
tout  chacun  et  s'y  engager  :  ne  le  feroient  pas,  s'ils  sauouroient 
comme  moy  la  douceur  d'vne  pure  liberté  :  et  s'ils  poisoicnt  autant 
que  doit  poiser  à  vn  sage  homme,  l'engageure  d'vne  obligation.  Elle 
se  paye  à  laduenturc  quelquefois  :  mais  elle  ne  se  dissout  iamais. 
Cruel  garrotagc,  à  qui  aymc  d'affranchir  les  coudées  de  sa  liberté, 
en  tout  sens.  Mes  cognoissants,  et  au  dessus  et  au  dessous  de  moy, 
sçauenl,  s'ils  en  ont  iamais  vcu,  de  moins  sollicitant,  requérant, 
suppliant,  ny  moins  chargeant  sur  autruy.  Si  ie  le  suis,  au  delà  de 
tout  exemple  moderne,  ce  n'est  pas  grande  merucillc  :  tant  de 
pièces  de  mes  mœurs  y  contribuants.  Vn  peu  de  fierté  naturelle  : 
l'impatience  du  refus  :  contraction  de  mes  désirs  et  desseins  :  inha- 
bileté à  toute  sorte  d'affaires.  Et  mes  qualilez  plus  fauories,  l'oysi- 
uctc,  la  fratuhise.  Par  tout  cela,  i'ay  piins  à  haine  mortelle,  d'estrc 
tenu  ny  à  autre,  ny  i>ar  autre  que  moy.  l'cmployc  bien  viucment, 
tout  ce  que  ie  puis,  à  m'en  passer  :  auant  que  i'employe  la  benefi- 
ccnce  d'vn  aiitre,  eu  quchpie,  ou  légère  ou  poisantc  occasion  ou  be- 
soing  que  ce  soit.  Mes  amis  m'importunent  estrangement,  (piand  ils 
me  requièrent,  de  requérir  vn  tiers.  Et  ne  me  semble  guère  moins 
de  cousl,  desengager  celuy  (|ui  me  doibt,  vsanl  de  luy  :  (pie  m'en- 
gager  enuers  celuy,  qui  ne  me  doibt  rien.  Cette  condition  ostee,  et 
cet' autre,  qu'ils  ne  vueillentde  moy  chose  negotieuscet  soiuMeuse(car 
i'ay  dénoncé  à  tout  soing  guerre  capitale)  ie  suis  commodément  fa- 
<ile  cl  prest  au  bcsoing  de  chacun.  Mais  i'ay  encore  plus  fuy  à  re- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  423 

franche  et  désintéressée  qu'elle  puisse  être,  qui  me  seraient  offertes, 
me  produisissent  d'autre  effet  que  celui  d'une  disgrâce,  d'une  ty- 
rannie, auxquelles  se  joindraient  les  reproches  que  je  m'adresse- 
rais si,  pressé  par  la  nécessité,  j'avais  été  amené  à  les  accepter. 
—  Donner  est  le  signe  distinctif  des  gens  ambitieux  et  qui  ont  des 
prérogatives;  de  même  qu'acceptçr  est  une  marque  de  soumis- 
sion; témoin  l'injurieux  refus  que  fit  Bajazet  des  présents  que 
Tamerlan  lui  envoyait,  ce  qui  détermina  un  conflit  entre  eux.  L'of- 
fre de  cadeaux  faite  par  l'empereur  Soliman  à  l'empereur  de  Ca- 
licut,  indigna  ce  dernier  à  tel  point  que  non  seulement  il  les  re- 
fusa durement,  disant  que  ni  lui  ni  ses  prédécesseurs  n'avaient 
coutume  de  recevoir  et  qu'il  était  au  contraire  de  tradition  chez 
eux  de  donner,  mais  que,  de  plus,  il  fit  jeter  dans  un  cachot  les 
ambassadeurs  qui  lui  avaient  été  envoyés  à  cet  effet.  —  Quand,  dit 
Aristote,  Thétis  flatte  Jupiter,  que  les  Lacédémoniens  flattent  les 
Athéniens,  ils  ne  vont  pas  leur  rappeler  le  bien  qu'eux-mêmes  leur 
ont  fait,  ce  qui  est  toujours  déplaisant  à  entendre;  ce  qu'ils  leur 
rappellent,  ce  sont  les  bienfaits  qu'ils  en  ont  reçus.  —  Les  gens 
que  je  vois  recourir  si  familièrement  à  n'importe  qui,  et  contracter 
des  engagements  avec  le  premier  venu,  ne  le  feraient  pas,  s'ils  sa- 
vouraient comme  moi  la  douceur  d'une  liberté  absolue,  et  si  les 
obligations  qu'ils  contractent  de  la  sorte,  leur  pesaient  autant 
qu'il  convient  à  un  sage;  on  paie  parfois  ces  engagements,  on  ne 
s'en  dégage  jamais.  Cruel  esclavage  pour  qui  aime  la  liberté  et  y 
avoir  les  coudées  franches  dans  tous  les  sens.  Mes  connaissances, 
tant  celles  qui,  dans  l'échelle  sociale,  sont  au-dessus  de  moi  que 
celles  qui  sont  au-dessous,  savent  si  jamais  ils  ont  vu  quelqu'un 
moins  solliciter,  requérir,  supplier  que  je  ne  fais  et  être  moins  à 
charge  à  autrui  que  je  ne  suis.  Il  n'est  pas  étonnant  que  je  sois 
ainsi,  si  différent  sur  ce  point  de  tout  ce  qu'on  peut  voir  à  notre 
époque,  alors  que  tant  de  particularités  de  mon  caractère  y  con- 
tribuent :  un  peu  de  fierté  naturelle,  l'impatience  que  me  cause 
un  refus,  le  peu  d'étendue  de  mes  désirs  et  de  mes  projets,  mon 
inhabileté  en  toutes  sortes  d'affaires,  enfin  mes  quahtés  favo- 
rites, l'oisiveté  et  rindépendancc;  tout  cela  fait  que  j'éprouve  une 
haine  mortelle  à  dépendre  de  quelqu'un  autre  que  moi,  comme  à 
avoir  sous  ma  dépendance  quelqu'un  qui  ne  soit  pas  moi.  Je  fais 
les  plus  grands  efforts  pour  me  passer  de  tout  concours  étranger 
avant  de  me  déterminer  à  recourir  à  la  bienfaisance  d'autrui,  en 
quelque  occasion  ou  besoin,  pressant  ou  non,  que  ce  soit.  —  Mes 
amis  m'importunent  étrangement  quand  ils  me  demandent  de  sol- 
liciter *  en  leur  faveur  auprès  d'un  tiers;  il  m'en  coûte  à  peu  près 
autant,  je  crois,  de  libérer  quelqu'un  qui  me  doit  en  usant  de  lui, 
que  de  m'engager  moi-même  envers  quelqu'un  qui  ne  me  doit  rien. 
Ceci  mis  à  part,  et  aussi  étant  établi  qu'on  ne  me  demande  rien 
qui  exige  des  démarches  et  me  cause  des  soucis  (je  suis  en  guerre 
ouverte  avec  tout  ce  qui  nécessite  que  je  me  donne  la  moindre 
peine),  je  suis  d'un  abord  facile  et  prêt  à  venir  en  aide  aux  besoins 


«4  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

teuoir,  que  lie  n'ay  cherché  à  donner  :  aussi  est  il  bien  plus  aysé 
selon  Arislote.  Ma  fortune  m'a  peu  permis  de  bien  faire  à  autruy  : 
et  ce  peu  qu'elle  m'en  a  permis,  elle  l'a  assez  maigrement  logé.  Si 
elle  meusl  lairl  iiaisire  pour  tenir' quelque  rang  entre  les  hommes, 
i'eusse  esté  amhilieiix  de  me  lairt'  aymer  :  non  de  me  faire  crain- 
dre ou  admirer.  L'e\|)rinieray-ie  plus  insolammenl?  i'eusse  autant 
regardé,  au  plaire,  qu'au  proufliter.  Cyrus  Ires-sagement,  et  par  la 
bouche  d'vn  1res  bon  capitaine,  et  meilleur  philosophe  encores, 
estime  sa  bonté  et  ses  biens  faicts,  loing  au  delà  de  sa  vaillance,  et 
belliqueuses  conquesles.  Et  le  premier  Sripion,  par  tout  où  il  se 
veut  faire  valoir,  poisc  sa  dcbonnairelé  et  humanité,  au  dessus  de 
sa  hardiesse  et  de  ses  victoires  :  et  a  lousiours  en  la  bouche  ce  glo- 
rieux mol,  Qu'il  a  laissé  aux  ennemys,  autant  à  l'aymer,  qu'aux 
amys.  le  veux  donc  dire,  que  s'il  faut  ainsi  debuoir  quelque  chose, 
ce  doibt  estre  à  plus  légitime  liltrc,  que  celuy.  dequoy  ie  parle,  au- 
quel la  loy  de  cette  misérable  guerre  m'engage  :  et  non  d'vn  si  gros 
deble,  comme  celuy  de  ma  totale  conscrualion  :  il  m'accable.  le 
me  suis  couché  mille  fois  chez  moy,  imaginant  qu'on  me  Irahiroit 
et  assommeroit  cette  nuict  là  :  composant  aucc  la  Fortune,  que  ce 
fust  sans  effroy  et  sans  langueur.  Et  me  suis  escrié  après  mon  pa- 
tenostrc, 

Impius  hmc  lam  cuUa  noualia  miles  habebit? 

Quel  remède?  c'est  le  lien  de  ma  naissance,  et  de  la  plus  part  de 
mes  ancestres  :  ils  y  ont  mis  leur  affection  et  leur  nom.  Nous  nous 
durcissons  à  tout  ce  que  nous  accoustumons.  Et  à  vue  misérable 
«ondition, comme  est  la  nostre,  c'a  esté  vn  tresfauorable  présent  de 
Nature,  que  l'accoustumance,  qui  endort  nostrc  sentiment  à  la  souf- 
france de  plusieurs  maux.  Les  guerres  ciuilcs  ont  cela  de  pire  que 
les  autres  guerres,  de  nous  mettre  chacun  en  echauguctte  en  sa 
propre  maison. 

Quàm  miserum,  ]wrta  vitam  murôque  tueri, 
Vixquc  sux  lutum  viribus  esse  domus  t 

C'est  grande  extrémité,  d'estre  pressé  iusqucs  dans  son  mcsnage,  et 
repos  domestique.  Le  lieu  où  ic  me  liens,  est  lousiours  le  premier 
et  le  dernier,  à  la  batterie  de  nos  troubles  :  et  où  la  paix  n'a  iamais 
son  visage  entier, 

Tum  quoque  cùm  pax  est,  trépidant  formidim  belli. 

<^uotie»  parem  forluna  lacessit, 
Hàc  iter  est  bellis  ;  tnrtius,  forluna,  dédisses 
Orbe  sub  Eito  sedem,  gelidâque  sub  Arcto, 
Errantésque  domus. 

!•'  lire  par  fois,  le  moyeu  de  me  fcrmir  contre  ces  considérations, 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  425 

de  chacun.  Mais  j'ai  plus  encore  fui  recevoir,  que  je  nai  cherché 
à  donner;  ne  pas  recevoir  est  du  reste,  au  dire  d'Aristote,  bien  plus 
aisé  à  pratiquer.  Ma  bonne  fortune  ne  m'a  guère  permis  de  faire  un 
peu  de  bien  aux  autres;  mais  le  peu  que  j'ai  pu  faire,  est  tombé  sur 
des  gens  qui  m'en  ont  su  peu  de  gré.  Si  elle  m'eût  fait  naître  pour 
occuper  un  certain  rang  parmi  les  hommes,  j'eusse  souhaité  me 
faire  aimer,  plutôt  que  craindre  ou  admirer;  ou  plus  effrontément, 
j  aurais  autant  regardé  à  plaire  qu'à  tirer  profit.  Cyrus,  par  l'organe 
d'un  très  bon  capitaine,  philosophe  encore  meilleur,  estime  très  sa- 
gement que  sa  bonté  et  ses  bienfaits  sont  d'un  prix  autrement  grand 
que  sa  vaillance  et  les  conquêtes  qu'il  doit  à  la  guerre.  De  même  le 
premier  Scipion,  partout  où  il  veut  donner  bonne  opinion  de  lui- 
même,  place  son  aménité  et  son  humanité  au-dessus  de  sa  hardiesse 
et  de  ses  victoires,  et  a  toujours  à  la  bouche  ce  mot  qui  lui  fait  tant 
d'honneur,  •«  qu'il  a  donné  lieu  de  l'aimer  autant  à  ses  ennemis  qu'à 
ses  amis  ».  Je  dis  donc  que  s'il  faut  quand  même  avoir  des  obligations 
à  autrui,  il  serait  plus  juste  qu'elles  aient  des  causes  autres  que  celles 
dont  je  parle,  qui  découlent  de  nos  malheureuses  guerres  civiles,  et 
qu'elles  me  fassent  débiteur  d'une  dette  moins  lourde  que  n'est  celle 
que  constitue  ma  conservation  totale,  corps  et  biens;  cela  m'accable. 
Ces  guerres  font  qu'il  vit  dans  des  transes  continues; 
c'est  là  une  des  causes  qui  font  qu'il  voyage  tant,  bien 
qu'il  ne  soit  pas  assuré  de,  trouver  mieux.  —  Je  me  suis 
couché  mille  fois  chez  moi,  m'imaginant  que,  dans  la  nuit  même,  je 
serais  victime  d'une  perfidie  quelconque  et  qu'on  m'assommerait, 
demandant  à  la  fortune  que  ce  fût  sans  que  j'en  éprouve  d'effroi 
et  qu'on  ne  me  fit  pas  languir.  Que  de  fois,  après  avoir  dit  mon 
Pater,  ne  me  suis-je  pas  écrié  :  «  Ces  terres  cultivées  vont-elles  donc 
devenir  la  proie  d'un  soldat  barbare  (Virgile)'!  »  A  cela,  pas  de 
remède!  c'est  ici  le  lieu  où  nous  sommes  nés,  la  plupart  de  mes 
ancêtres  et  moi;  ils  l'ont  aimé  et  y  ont  attaché  leur  nom.  Nous 
nous  endurcissons  à  tout  ce  à  quoi  nous  nous  accoutumons  et,  dans 
une  condition  aussi  misérable  qu'est  la  nôtre,  l'habitude  est  un 
présent  bien  précieux  de  la  nature  ;  elle  endort  notre  sensibilité  et 
nous  préserve  des  souffrances  que  nous  causeraient  certains  maux. 
—  Les  guerres  civiles  ont  cela  de  pire  que  les  autres,  c'est  que  tous 
nous  sommes  à  faire  le  guet  dans  nos  maisons  :  «  Qu'il  est  malheii- 
reicx  d'avoir  à  protéger  sa  vie  par  des  portes  et  des  murailles,  et 
d'être  à  peine  en  sûreté  dans  sa  propre  maison  [Ovide)  !  »  C'est  en 
être  réduit  à  une  grande  extrémité  que  d'être  menacé  jusque  chez 
soi  et  au  milieu  des  siens.  La  région  où  je  demeure  est  toujours 
exposée  la  première  à  nos  troubles  et  la  dernière  à  en  être  débar- 
rassée; la  paix  n'y  est  jamais  complète  :  «  Même  en  paix,  nous  ne 
cessons  de  redouter  la  guerre  [Ovide).  —  Toutes  les  fois  que  la  for- 
tune a  rompu  la  paix,  c'est  ici  le  chemin  de  la  guerre;  pourquoi 
le  sort  ne  m'a-t-il  pas  donné  plutôt  des  demeures  errantes  dans 
les  climats  brûlants,  ou  sous  l'Ourse  glacée  (Lucain)'!  »  Parfois  je 
trouve  moyen,  parla  nonchalance  et  la  lâcheté  avec  laquelle  je  les 


426  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

de  la  nonrhalance  et  laschcl»^  Elles  nous  mènent  aussi  aucunement 
à  la  resolution.  Il  maduicnt  souucnt,  d'imaginer  auec  quelque  plai- 
sir, les  danprors  mortels,  et  les  attendre.  le  me  plonge  la  leste  bais- 
sée, stupiderneiil  dans  la  mort,  sans  la  considérer  et  recognoistre, 
comme  dans  vne  profondeur  niuelle  et  obscure,  qui  meugloulil 
dvn  saut,  et  mcstoulle  en  vn  instant,  d'vn  puissant  sommeil,  plein 
d'insipidité  et  indolence.  Et  en  ces  morts  courtes  et  violentes,  la 
conséquence  que  l'en  preuoy,  me  donne  plus  de  consolation,  que 
l'effail  de  crainte.  Ils  disent,  comme  la  vie  n'est  pas  la  meilleure, 
pour  estr-e  longue,  que  la  mort  est  la  meilleure,  pour  n'estre  pas 
longue.  le  ne  m'cstrange  pas  tant  de  l'cstrc  mort,  comme  i'entrc  en 
conlidence  auec  le  mourir.  le  m'enueloppc  et  me  tapis  en  cet  orage, 
qui  me  doit  aueugler  cl  rauir  do  furie,  d'vne  charge  prompte  et 
insensible.  Encore  s'il  aduenoil,  comme  disent  aucuns  iardiniers, 
que  les  roses  et  violettes  naissent  plus  odoriférantes  près  des  aulx 
et  des  oignons,  d'autant  qu'ils  sucçcnl  et  tirent  à  eux,  ce  qu'il  y  a 
de  mauuaisc  odeur  en  la  terre  :  aussi  qup  ces  deprauées  natures, 
humassent  tout  le  venin  de  mon  air  et  du  climat,  et  m'en  rendis- 
sent d'autant  meilleur  et  plus  pur,  par  leur  voysinage  :  que  ie  ne 
perdisse  pas  tout.  Cela  n'est  pas  :  mais  de  cecy  il  en  peut  estre 
quelque  chose,  que  la  bonté  est  plus  belle  et  plus  altraiante  quand 
elle  est  rare,  et  que  la  contrariété  et  diuersilé,  roidit  cl  resserre  en 
soy  le  bien  faire  :  et  l'enllamme  par  la  ialousie  de  l'opposition,  et 
par  la  gloire.  Les  voleurs  de  leur  grâce,  ne  m'en  veulent  pas  parti- 
culièrement. Ne  fay-ie  pas  moy  à  eux.  11  m'en  faudroit  à  trop  de 
genls.  Pareilles  consciences  logent  sous  diucrses  sortes  de  robes.  Pa- 
reille cruauté,  desloyauté,  volerie.  Et  d'autant  pire,  qu'elle  est  plus 
lasche,  plus  scure,  et  plus  obscure,  sous  l'ombre  des  loix.  le  hay 
moins liniure  professe  (juc  trahilresse;  guerrière  que  pacifique  et 
iuridique.  Nostre  Heure  est  suruenuë  en  vn  corps,  qu'elle  n'a  de 
guère  empiré.  Le  feu  y  estoit,  la  flamme  s'y  est  prinsc.  Le  bruit  est 
plus  grand  :  le  mal,  de  peu.  le  respons  ordinairement,  à  ceux  qui 
me  demand(;nt  raison  de  mes  voyages  :  Que  ic  sçay  bien  ce  que  ie 
fuis,  mais  non  pas  ce  que  ie  cherche.  Si  on  me  dit,  «pie  |)army  les 
eslrangers  il  y  peut  auoir  aussi  peu  de  santé,  et  que  leurs  mœurs 
ne  sont  pas  mieux  nettes  que  les  nostrcs:  ic  respons  premièrement, 
qu'il  est  malaysé  : 

Tarn  mnllm  scelerum  faciès! 

Secoodement,  c'est  tousiours  gain,  de  changer  vn  mauuais  estât  à 
vn  estai  incertain.  El  que  les  maux  d'autruy  ne  nous  doiuent  pas 
poindre  comme  le»  nostrcs.      le  ne  veux  pas  oublier  cccy,  que  ie 


TRADUCTION.  —  LIV.  ÏII,  CH.  IX.  427 

envisage,  de  me  rassurer  contre  ces  préoccupations  qui,  quelquefois 
aussi,  nous  portent  à  avoir  de  la  résolution.  —  Il  m'arrive  souvent 
de  me  figurer,  non  sans  un  certain  plaisir,  que  je  suis  sous  le  coup 
de  dangers  mortels  et  de  m  y  résigner;  alors,  tête  baissée,  sans  plus 
y  réfléchir  ni  entrer  dans  d'autres  considérations,  je  me  plonge 
stupidement,  en  imagination,  dans  la  mort  comme  je  me  précipiterais 
dans  un  abîme  silencieux  et  obscur  qui  m'engloutirait  du  premier 
coup,  et  instantanément  s'empare  de  moi  un  lourd  sommeil,  sous 
l'effet  duquel  je  demeure  insensible  et  inerte  et  qui  m'étouffe.  La 
délivrance  que  j'en  espère,  fait  que  la  perspective  d'une  mort  courte 
et  violente  me  console  plus  que*  ne  me  trouble  la  crainte  que  j'en 
ai.  La  vie  n'en  vaut  pas  mieux,  dit-on, quand  elle  est  de  longue  durée; 
d'autre  part,  la  mort  est  d'autant  meilleure  quelle  est  moins  lon- 
gue. Je  ne  m'épouvante  pas  tant  d'être  mort,  que  du  temps  que  je 
mettrai  à  mourir.  Je  me  replie  sur  moi-même  et  me  tiens  coi  devant 
cet  orage  qui,  dans  une  de  ses  rafales  rapides  et  dont  je  m'aperce- 
vrai à  peine,  doit  m'aveugler  et  m'emporter  avec  furie.  Encore  s'il 
advenait  ce  qui,  au  dire  de  certains  jardiniers,  arrive  aux  roses  et 
aux  violettes,  qui  naissent  plus  odorantes  quand  elles  poussent  au- 
près d'ails  et  d'oignons,  lesquels  sucent  et  attirent  à  eux  toute  la 
mauvaise  odeur  qui  peut  se  trouver  dans  la  terre,  et  que  ces  natures 
dépravées  humassent  le  venin  de  l'air  et  de  la  région  où  je  vis,  les 
rendant  par  leur  voisinage  meilleurs  et  plus  purs,  je  ne  perdrais 
pas  tout!  Mais  il  n'en  est  pas  ainsi;  cependant,  il  peut  en  résulter 
que  la  bonté  apparaisse  plus  belle  et  plus  attrayante  en  devenant 
plus  rare,  et  que,  dans  ce  milieu  qui  lui  est  si  contraire  et  qui  est  si 
mêlé,  l'honnêteté  surgisse,  enflammée  par  l'opposition  qu'elle  ren- 
contre et  la  gloire  qu'elle  y  trouverait.  Les  voleurs,  dans  leur  ama- 
bilité, ne  m'en  veulent  pas  d'une  façon  particulière;  je  ne  leur  en 
veux  pas  davantage,  il  me  faudrait  en  vouloir  à  trop  de  gens.  Les 
robes  les  plus  diverses  abritent  mêmes  consciences;  la  cruauté,  la 
déloyauté,  le  vol  y  sont  tout  pareils,  et  d'autant  plus  nuisibles  qu'ils 
s'exercent  plus  lâchement,  plus  sûrement,  à  la  dérobée,  sous  l'ombre 
des  lois.  Je  hais  moins  l'injustice  avouée  que  celle  qui  a  recours  à 
la  trahison,  celle  engendrée  parles  désordres  de  la  guerre  que  celle 
qui  se  produit  en  paix  et  revêt  des  formes  judiciaires.  La  fièvre 
qui  nous  tient,  s'est  déclarée  dans  un  corps  dont  elle  n'a  guère 
empiré  l'état;  le  feu  y  couvait,  la  flamme  n'a  fait  qu'éclater;  il  y  a 
plus  de  bruit,  le  mal  n'est  pas  beaucoup  plus  grand.  —  A  ceux 
qui  me  demandent  pourquoi  je  voyage  tant,  je  réponds  d'ordinaire 
que  je  sais  bien  ce  que  je  fuis,  mais  non  ce  que  je  vais  trouver; 
et  lorsqu'on  me  dit  qu'à  l'étranger  l'état  sanitaire  peut  être  aussi 
mauvais,  que  les  mœurs  n'y  '  valent  pas  mieux  que  chez  nous,  je 
réponds  d'abord  que  c'est  difficile,  «  tant  le  crime  s'est  multiplié 
parmi  nous  (Virgile)  »;  puis,  qu'il  y  a  toujours  profit  à  changer 
une  situation  mauvaise  contre  une  autre  qui  est  incertaine,  et 
que  nous  ne  devons  pas  ressentir  les  maux  qui  pèsent  sur  autrui 
au  même  degré  que  les  nôtres. 


428  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

ne  me  mutiDe  jamais  tant  coalre  la  France,  que  ie  ne  regarde  Pa- 
ris de  bon  œil.  Elle  a  mon  co^nr  des  mon  enfance.  Et  m'en  est  ad- 
iienu  comme  des  choses  excellentes  :  plus  i'ay  veu  dépuis  d'autres 
villes  belles,  plus  la  beauté  de  cette  cy,  peut,  et  gaignc  sur  mon 
affection.  le  l'ayme  par  elle  mesme,  et  plus  en  son  eslre  seul,  que  • 
rechargée  de  pompe  estrangere.  le  Tayme  tendrement,  iusques  à 
ses  verrues  et  à  ses  taches,  le  ne  suis  François,  que  parcelte  grande 
cité  :  grande  en  peuples,  grande  en  félicité  de  ^on  assiette  :  mais 
sur  tout  grande,  et  incomparable  en  variété,  et  diuersité  de  commo- 
dilez  :  la  gloire  de  la  France,  et  l'vn  des  plus  nobles  ornements  du  i 
monde.  Dieu  en  chasse  loing  nos  diuisions  :  entière  et  vnie,  ie  la 
Irouue  delTenduc  de  toute  autre  violence.  le  l'aduise,  <[ue  de  tous 
les  partis,  le  pire  sera  celuy  qui  la  mettra  en  discorde.  El  ne  crains 
pour  elle,  (ju'ellc  mesme.  Et  crains  pour  elle,  autant  certes,  que 
pour  autre  pièce  de  cet  estât.  Tant  qu'elle  durera,  ie  n'auray  faute 
de  retraicte,  où  rendre  mes  abboys  :  suffisante  à  me  faire  perdre  le 
regret  de  tout'  autre  retraicte.  Non  par  ce  que  Socrales  l'a  dict, 
mais  par  ce  qu'en  vérité  c'est  mon  humeur,  et  à  l'âuanture  non 
sans  quelque  cxcez,  i'estime  tous  les  hommes  mes  compatriotes  :  cl 
embrasse  vn  Polonois  comme  vn  François,  postposant  celle  lyaison  3 
nationale,  à  l'vniuerselle  et  commune.  le  ne  suis  guère  féru  de  la 
douceur  dvn  air  naturel.  Les  cognoissances  toutes  neufues,  et  toutes 
miennes,  me  semblent  bien  valoir  ces  autres  communes  et  fortuites 
cognoissances  du  voisinage.  Les  amiliez  pures  de  nostre  acquest, 
emportent  ordinairement,  celles  ausquelles  la  communication  du  . 
climat,  ou  du  sang,  nous  ioignenl.  Nature  nous  a  mis  au  monde  li- 
bres et  desliez,  nous  nous  emprisonnons  en  certains  dcstroils  : 
<;omme  les  Roys  de  Perse  qui  s'obligeoient  de  ne  boire  iamais  autre 
eau,  que  celle  du  lleiuic  de  Choaspcz,  renonçoyent  par  sottise,  à 
leur  droict  d'vsage  en  toutes  les  autres  eaux  :  cl  assechoienl  pour  .« 
leur  regard,  tout  le  reste  du  monde.  Ce  que  Socrales  feil  sur  sa  fin, 
d'estimer  vne  sentence  d'exil  pire,  qu'vne  sentence  de  mort  contre 
soy  :  ie  ne  .«eray,  à  mon  aduis,  iamais  ny  si  cassé,  ny  si  eslroitle- 
ment  habitué  en  mon  pais,  que  ie  le  feisse.  Ces  vies  célestes,  ont 
assez  d'images,  que  iembrasse  par  estimation  plus  que  par  affec-  • 
tion.  El  en  ont  aussi,  de  si  esicuees,  et  extraordinaires,  que  par 
e^limalion  mesme  ie  ne  les  puis  embrasser,  d'anlaiil  (^iie  ie  ne  Ifs 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  429 

Il  aime  Paris,  n'est  français  que  par  cette  capitale; 
puisse-t-elle  ne  pas  être  en  proie  aux  dissensions  intes- 
tines, ce  serait  sa  ruine.  —  Je  ne  veux  pas  oublier  que,  si  cour- 
roucé que  je  puisse  être  contre  la  France,  je  ne  cesse  de  regarder 
Paris  d'un  bon  œil.  Paris  a  mon  cœur  depuis  mon  enfance,  et  j'é- 
prouve à  son  sujet  ce  qui  arrive  de  tout  ce  qui  est  excellent  ;  c'est 
que  plus  j'ai  vu,  depuis,  d'autres  belles  villes,  plus  la  beauté  de  celle- 
ci  a  grandi  et  gagné  dans  mon  affection.  Je  laime  pour  elle-même 
et  l'aime  plus,  telle  qu'elle  est  en  temps  habituel,  que  lorsque  des 
fêtes  viennent  ajouter  à  son  éclat;  je  l'aime  tendrement  jusque  dans 
ses  imperfections  et  ses  taches;  je  ne  suis  français  que  par  cette 
grande  cité,  si  peup.lée,  si  heureusement  située;  mais  surtout, 
grande  et  incomparable  par  le  nombre  et  la  variété  des  facilités  de 
toute  nature  qu'on  y  trouve  ;  elle  est  la  gloire  de  la  France  et  l'un 
des  plus  nobles  ornements  du  monde.  Dieu  veuille  en  chasser  au 
loin  ce  qui  nous  divise!  Non  livrée  aux  partis,  unie,  elle  est  à  l'abri 
de  toute  violence;  mais  je  l'en  avertis,  ce  qui  peut  lui  arriver  de 
pis  serait  qu'elle  soit  en  but  aux  factions;  je  ne  crains  pour  elle 
qu'elle-même,  mais  crains  malheureusement  pour  elle  autant  que 
pour  toute  autre  partie  du  royaume.  Tant  qu'elle  demeurera  in- 
demne, je  ne  manquerai  pas  de  lieu  de  retraite  où  je  puisse  aller 
finir  mes  jours,  et  de  nature  à  ne  m'en  faire  regretter-  aiicun  autre. 

Il  regarde  tous  les  hommes,  à  quelque  nation  qu'ils  ap- 
partiennent, comme  ses  compatriotes;  le  monde  entier  est 
pour  lui  une  patrie.  —  Ce  n'est  pas  parce  que  Socrate  l'a  dit, 
mais  parce  qu'en  vérité  je  pense  de  la  sorte,  tous  les  hommes  sont 
pour  moi  des  compatriotes  ;  et  ce  sentiment,  je  suis  môme  porté  à 
l'exagérer;  j'embrasse  un  Polonais  comme  je  ferais  d'un  Français, 
faisant  passer  le  lien  qui  unit  les  individus  d'une  même  nation, 
après  celui  qui  nous  est  commun  avec  tous  les  habitants  de  l'uni- 
vers. Je  ne  suis  guère  entiché  de  la  douceur  de  l'air  natal;  les  con- 
naissances nouvelles  que  j'ai  faites  de  moi-même,  me  semblent 
bien  valoir  les  connaissances  banales  et  d'occasion  résultant  du 
voisinage;  les  amitiés  franches  que  nous  contractons  l'emportent 
d'ordinaire  sur  celles  que  nous  devons  à  une  communauté  de  cli- 
mat ou  de  sang.  La  nature  nous  a  mis  au  monde  libres  de  tout  en- 
gagement, et  nous  nous  emprisonnons  de  nous-mêmes  dans  des 
limites  restreintes  comme  les  rois  de  Perse  qui  se  faisaient  une 
obligation  de  ne  jamais  boire  que  de  l'eau  du  fleuve  Choaspe,  et  re- 
nonçaient sottement  au  droit  qu'ils  avaient  d'user  de  toute  autre 
eau,  semblant,  en  ce  qui  les  touchait,  considérer  comme  à  sec 
tout  le  reste  du  monde.  —  Sur  sa  fin,  Socrate  estimait  qu'une  sen- 
tence d'exil  était  pire  qu'une  sentence  de  mort;  je  ne  suis  pas  de 
son  avis  et  ne  tomberai  jamais  tellement  en  enfance,  ni  ne  serai  si 
étroitement  inféodé  à  mon  pays,  que  je  me  range  à  cette  idée.  Ces 
vies,  dignes  de  créatures  célestes,  ont  des  manifestations  que  j'es- 
time plus  que  je  ne  les  aime  ;  elles  en  ont  aussi  de  si  hautes  et  de 
si  extraordinaires,  que  mon  estime  même  ne  peut  atteindre  à  pa- 


430  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

puis  conceuoii*.  Celle  humeur  fut  bien  tendre  à  vn  homme,  qui  iu- 
geoil  le  monde  sa  ville.  Il  ogl  vray,  qu'il  dedaignoit  les  pérégrina- 
tions, et  n'auoil  jrner«>s  mis  le  pied  hors  le  territoire  d'Atlique. 
Quoy,  qu'il  plaignoit  l'argent  de  ses  amis  à  desengager  sa  vie  :  et 
qu'il  refusa  de  sortir  de  prison  par  l'entremise  d'autruy,  pour  ne 
desol)eïr  aux  loix  en  vn  temps,  qu'elles  estoient  d'ailleurs  si  fort 
corrompues?  Ces  exemples  sont  de  la  première  espèce,  pour  moy. 
De  la  seconde,  sont  d'autres,  que  ie  pourroy  trouuer  en  ce  mesme 
personnage.  Plusieurs  de  ces  rares  exemples  surpassent  la  force  de 
mon  action  :  mais  aucuns  surpassent  encore  la  force  de  mon  iuge- 
ment.  Outre  ces  raisons,  le  voyager  me  semble  vn  exercice  pro- 
ntable.  L'ame  y  a  vne  continuelle  excrcitation,  à  remarquer  des 
choses  incogneuës  et  nouuelles.  Et  ie  ne  sçache  point  meilleure  es- 
cole,  comme  i'ay  dict  souuenl,  à  façonner  la  vie,  que  de  luy  propo- 
ser incessamment  la  diuersilé  de  tant  d'autres  vies,  fantasies,  et 
vsances  :  et  luy  faire  gouster  vne  si  perpétuelle  variété  de  formes 
de  nostre  nature.  Le  corps  n'y  est  ny  oisif  ny  trauaillé  :  et  cette 
modérée  agitation  le  met  en  haleine.  le  me  tien  à  cheual  sans  dé- 
monter, tout  cboliqueux  que  ie  suis,  et  sans  m'y  ennuyer,  huict  et 
dix  heures. 

Vires  vllra  sortémque  senectœ. 

Nulle  saison  m'est  ennemye,  que  le  chaut  aspre  d'vn  soleil  poi- 
gnant. Car  les  ombrelles,  dequoy  dépuis  les  anciens  Romains  l'Ita- 
lie se  sert,  chargent  plus  les  bras,  qu'ils  ne  deschaigent  la  teste.  le 
voudroy  sçauoir  quelle  industrie  c'cstoit  aux  Perses,  si  ancienne- 
ment, et  en  la  naissance  de  la  luxure,  de  se  faire  du  vent  frais,  et 
des  ombrages  à  leur  poste,  comme  dict  Xenophon.  l'ayme  les  pluyes 
cl  les  croies  comme  les  cannes.  La  mutation  d'aii"  et  de  climat  ne 
me  touche  point.  Tout  ciel  m'est  vn.  le  ne  suis  hatlu  (|ue  des  aile- 
rations  internes,  que  ie  produicts  en  moy,  et  celles  là  m'arriuenl 
moins  en  voyageant.  If  suis  mal-aisé  à  esbranlcr  :  mais  estant 
auoyé,  ie  v.iy  tant  qu'on  v(Mit.  l'estriue  autant  aux  petites  entrepri- 
ses, qu'aux  grandes  :  et  à  m'equiper  pour  faire  vne  iournée,  et  vi- 
siter vn  voisin,  que  pour  vn  iuste  voyage.  I'ay  apris  h  faire  mes 
iouniecs  à   l'Espagnole,  d'vne  traicte  :  grandes  et  raisonnables 


TRADUCTION.  -  LIV.  III,  CH.  IX.  431 

reille  élévation,  d'autant  que  je  n'arrive  seulement  pas  à  les  conce- 
voir. Ce  sentiment,  de  la  part  de  Socrate,  ne  témoigne-t-il  pas  d'une 
tendresse  excessive  chez  un  homme  qui  considérait  l'univers  comme 
sa  patrie?  il  est  vrai  qu'il  n'aimait  j)as  les  voyages  et  n'avait  guère 
mis  le  pied  hors  de  î'Attique.  Que  dire  aussi  de  ne  pas  vouloir 
que  ses  amis  rachètent  sa  vie  de  leurs  deniers,  et  de  son  refus, 
pour  ne  pas  désobéir  aux  lois  à  une  époque  où  leur  corruption 
était  si  grande,  de  se  prêter  à  l'exécution  d'un  complot  qui  l'eût  dé- 
livré de  sa  prison?  Ces  exemples,  qu'il  nous  donne,  rentrent  à  mon 
sens  dans  cette  première  catégorie  de  sentiments  que  j'estime  plus 
que  je  ne  les  partage.  Quant  à  ceux  de  la  seconde  catégorie,  d'une 
élévation  telle  que  mon  estime  n'arrive  pas  à  leur  hauteur,  il  en 
est  des  exemples  que  je  pourrais  citer  de  lui;  et,  dans  le  nombre, 
il  s'en  trouve  d'une  vertu  si  rare,  qu'ils  dépassent  ce  dont  je  suis 
capable;  quelques-uns  même  outrepassent  ce  que  mon  jugement 
peut  admettre. 

Avantages  que  Montaigne  trouve^ à  voyager;  il  demeure 
sans  peine  huit  à,  dix  heures  consécutives  à,  cheval  et, 
sauf  les  chaleurs  excessives ,  ne  redoute  aucune  intem- 
périe. —  Outre  ces  raisons,  voyager  me  semble  encore  un  exer- 
cice profitable,  parce  que  l'âme  y  est  continuellement  conviée  à 
remarquer  des  choses  nouvelles  qu'elle  ne  connaît  pas;  et,  ainsi 
que  je  l'ai  dit  souvent,  je  ne  sais  pas  de  meilleure  école  pour  la 
dresser,  que  de  lui  mettre  sans  cesse  sous  les  yeux  la  si  grande  di- 
versité d'existence,  d'idées,  d'usages  qui  se  rencontrent  et  de  lui 
faire  goûter  cette  perpétuelle  variété  de  formes  de  notre  nature. 
Le  corps,  lui,  n'y  est  ni  oisif,  ni  épuisé  par  le  travail;  cette  agita- 
tion modérée  le  tient  en  haleine.  Tout  tourmenté  que  je  suis  de 
coliques,  je  reste  à  cheval  huit  à  dix  heures  sans  en  descendre  et 
sans  que  cela  m'ennuie,  «  au  delà  des  forces  et  de  la  santé  d'un 
vieillard  {Virgile)  »  ;  aucun  temps  ne  m'est  contraire,  sauf  la  cha- 
leur accablante  d'un  soleil  torride,  car  je  n'use  pas  des  ombrelles 
dont,  depuis  les  anciens  Romains,  on  se  sert  en  Italie  et  qui  fati- 
guent plus  les  bras  qu'elles  ne  soulagent  la  tête.  Je  voudrais  bien 
connaître  le  procédé,  employé  dans  l'antiquité  par  les  Perses  lors- 
que le  luxe  a  commencé  à  s'introduire  chez  eux  et  que  mentionne 
Xénophon,  pour  se  ménager  à  leur  convenance  de  l'air  frais  et  de 
l'ombre.  J'aime  la  pluie  et  la  boue  autant  qu'un  canard.  Je  suis  in- 
sensible aux  changements  cUmatériques  et  atmosphériques,  et  qu'il 
fasse  beau  ou  non,  c'est  tout  un  pour  moi;  je  ne  souffre  que  des 
variations  qui  se  produisent  dans  mon  individu  et  elles  sont  moins 
fréquentes  quand  je  voyage.  —  Je  suis  assez  difficile  à  mettre  en 
mouvement;  j'hésite  autant  devant  un  petit  déplacement  que  pour 
un  grand,  à  faire  mes  préparatifs  de  départ  pour  une  journée 
d'absence  pour  aller  visiter  un  voisin  que  pour  un  vrai  voyage  ; 
mais,  une  fois  en  route,  je  vais  aussi  longtemps  qu'on  veut. 
—  J'ai  l'habitude  de  faire  l'étape,  comme  font  les  Espagnols,  tout 
d'une  traite  et  mes  journées  aussi  longues  qu'elles  peuvent  raison- 


432 


ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 


ioiirnees.  Et  aux  exlremos  clialeurs,  les  passe  tle  nuicl,  du  soleil 
couchant  iusques  au  leuanl.  I/anlre  façon  de  repaistre  en  chemin, 
en  tumulte  et  haste,  pour  la  disnee,  nommément  aux  cours  iours, 
est  incommode.  Mes  cheuaux  en  valent  mieux.  lamais  chenal  ne 
ma  failly,  qui  a  sceu  faire  auec  nioy  la  première  iournee.  le  les  • 
abreuue  par  tout  :  et  regarde  seulement  qu'ils  ayent  assez  de  che- 
min de  reste,  |)Our  battre  leur  eau.  La  paresse  à  me  leuer,  donne 
loisir  à  ceux  qui  me  suyucnt,  de  disner  à  leur  aise,  auant  partir. 
Pour  moy,  ie  ne  mange  iamais  trop  tard  •  l'appétit  me  vient  en 
mangeant,  et  point  autrement  :  ie  n'ay  point  de  faim  quà  table.     i 

Aucuns  se  plaignent  dequoy  ie  me  suis  agréé  à  continuer  cet 
exercice,  marié,  et  vieil.  Ils  ont  tort.  Il  est  mieux  temps  daban- 
donner  sa  maison,  quand  on  l'a  mise  en  train  de  continuer  sans 
nous  :  quand  on  y  a  laissé  de  l'ordre  qui  ne  démente  point  sa  forme 
passée.  C'est  bien  plus  d'imprudence,  de  s'esloingner,  laissant  en  sa  • 
maison  vne  garde  moins  fidèle,  et  qui  ait  moins  de  soing  de  pour- 
uoir  à  vostre  besoing.  La  plus  vlile  et  honnorable  science  et 
occupation  à  vne  mère  de  famille,  c'est  la  science  du  mesnage.  l'en 
vois  quelqu'vne  auare;  de  mesnagere,  fort  peu.  C'est  sa  maistresse 
qualité,  et  qu'on  doibt  chercher,  auant  toute  autre  :  comme  le  seul  9 
douaire  qui  .sert  à  ruyner  ou  sauner  nos  maisons.  Qu'on  ne  m'en 
parle  pas;  selon  que  l'expérience  m'en  a  apprins,  ie  requiers  d'vne 
femme  mariée,  au  dessus  de  toute  autre  vertu,  la  vertu  œconomi- 
que.  le  l'en  mets  au  propre,  luy  laissant  par  mon  absence  tout  le 
gouuernement  en  main.  1(>  vois  auec  despit  en  plusieurs  mesna- 
ges,  monsieur  reuenir  maussade  et  tout  marmileux  du  tracas  des 
affaires,  enuiron  midy,  que  madame  est  encore  après  à  se  coifTer 
et  altiffcr,  en  son  cabinet.  C'est  à  faire  aux  Uoynes  :  encores  ne 
sçay-ie.  Il  est  ridicule  et  iniuste,  qu«  l'oysiueté  de  nos  femmes,  soit 
entretenue  de  nostre  sneur  et  trauail.  Il  n'aduiendi'a,  que  ie  puisse,  ;» 
à  personne,  d'auoir  l'vsage  de  ses  biens  plus  liquide  (jue  moy,  plus 
quiète  et  plus  quitte.  Si  le  mary  fouinit  de  matière,  Nature  mesme 
veut  qu'elles  fournissent  de  forme.  Quant  aux  deuoirs  de  l'amitié 
maritale,  qu'on  pense  estre  intéressez  par  celte  absence  :  ie  ne  le 
croi>-  (la-..  An  ii'|if>in<.  c'r<{  vne  intelligence,  qui  ^^c  i-efi-oidit  volon- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  433 

uablement  l'être.  Pendant  les  fortes  chaleurs,  je  marche  de  nuit,  du 
soleil  couchant  au  soleil  levant.  L'autre  façon  qui,  afin  de  se  res- 
taurer, consiste  à  s'arrêter  en  route  pour  dîner  comme  on  peut  et 
à  la  hâte,  est  incommode,  surtout  pendant  les  jours  courts.  Mes 
chevaux  se  trouvent  beaucoup  mieux  de  mon  système;  jamais  aucun, 
qui  a  pu  faire  avec  moi  la  première  journée,  ne  m'a  laissé  en  route. 
Je  les  fais  boire  partout,  pourvu  qu'il  reste  assez  de  chemin  à  faire, 
pour  qu'ils  aient  le  temps  de  digérer  leur  eau.  Ma  paresse  à  me 
lever  permet  aux  gens  de  ma  suite  de  dîner  à  leur  aise  avant  de 
partir;  pour  moi,  il  n'est  jamais  trop  tard  pour  manger,  l'appétit  me 
vient  en  mangeant  et  jamais  autrement,  je  n'ai  faim  que  lorsque 
je  me  mets  à  table. 

On  le  blâme  de  ce  que,  vieux  et  marié,  il  quitte  sa  mai- 
son pour  voyager;  n'y  laisse-t-il  pas  une  gardienne  fidèle 
qui  y  maintient  l'ordre?  Sa  femme  n'est  pas  de  celles  qui 
vivent  dans  l'oisiveté.  —  Quelques  personnes  me  reprochent 
de  me  plaire  encore  à  voyager  bien  que  je  sois  marié  et  vieux.  Elles 
ont  tort;  il  vaut  mieux  ne  quitter  sa  maison  que  lorsqu'on  l'a  mise 
sur  le  pied  de  pouvoir  se  passer  de  nous,  et  qu'on  y  a  établi  un 
ordre  qui  ne  court  pas  risque  de  se  déranger.  Il  est  bien  autre- 
ment imprudent  de  s'en  éloigner  quand  on  n'a  pas  à  y  laisser  une 
garde  aussi  sûre  qu'il  m'est  donné  de  le  faire,  sur  laquelle  on 
puisse  autant  compter  qu'elle  pourvoira  à  tout  ce  qui  vous  est  né- 
cessaire. 

La  science,  l'occupation  les  plus  honorables  et  les  plus  utiles  à 
une  mère  de  famille,  sont  celles  du  ménage.  J'en  vois  qui  sont 
avares  et  fort  peu  bonnes  ménagères;  c'est  leur  qualité  maltresse 
qui  prime  toute  autre,  comme  étant  l'unique  apport  capable  de  rui- 
ner ou  de  sauver  nos  maisons.  Quoi  qu'on  puisse  dire,  Téconomie 
domestique,  d'après  l'expérience  que  j'en  ai,  est  la  vertu  que  je  place 
chez  une  femme  mariée  au-dessus  de  n'importe  quelle  autre.  En 
voyageant,  je  mets  ma  femme  à  même  de  l'exercer,  lui  laissant  en 
main  durant  mon  absence  toute  l'administration  de  mes  biens.  Je 
vois  avec  dépit  le  mari,  dans  quelques  intérieurs,  revenant  vers  midi, 
maussade,  soucieux  du  tracas  des  affaires,  et  trouvant  Madame  dans 
son  cabinet  de  toilette,  encore  occupée  à  se  coiffer  et  à  s'attifer; 
cela  est  bon  pour  les  reines,  et  encore  je  ne  sais  trop.  Il  est  ridicule 
et  injuste  que  notre  sueur  et  notre  travail  servent  à  entretenir  l'oi- 
siveté de  nos  femmes.  Je  ne  crois  pas  que  personne  ait  des  affaires 
moins  embarrassées  que  moi,  mes  biens  me  donnent  toute  tran- 
quillité et  ne  sont  grevés  d'aucune  dette;  mais  si  le  mari  apporte  les 
revenus,  il  est  dans  la  nature  même  des  choses  que  la  femme 
dirige  leur  mise  en  œuvre. 

On  objecte  que  c'est  témoigner  peu  d'affection  à  sa 
femme  que  de  s'en  éloigner,  mais  l'absence  momentanée 
aiguise  au  contraire  le  désir  de  se  revoir  ;  on  n'aime  pas 
moins  un  ami  absent  que  présent.  — On  dit  que  l'absence  peut 
influer  sur  les  devoirs  qu'impose  l'affection  maritale,  je  ne  le  crois 

ESSAIS   DE   MONTAIGNE.  —  T.  IM.  28 


434  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

tiers  par  vne  trop  conlinupllo  assislanco,  el  que  Fassiduité  blesse. 
Toute  femme  estranfr<Me  nous  semble  honnesle  femme.  Et  chacun 
sent  par  expérience,  que  la  continuation  de  se  voir,  ne  peut  repré- 
senter le  plaisir  que  Ion  sent  à  se  desprendre,  el  reprendre  à  se- 
cousses. Ces  interruptions  nu'  lomplissenl  d'vne  amour  récente  • 
enuers  les  miens,  et  me  redonnent  rvsaj,'e  de  ma  maison  plus 
doux  :  la  vicissitude  cschaufe  mon  appétit,  vers  Tvn,  puis  vers 
l'autre  parly.  le  sçay  que  raniitié  a  les  bras  assez  longs,  pour  se 
tenir  et  se  ioindre,  dvn  coin  do  monde  à  l'autre  :  et  spécialement 
celle  cy,  où  il  y  a  vne  continuelle  communication  d'oflices,  qui  en  i 
reueillent  l'obli^'alion  el  la  souuenance.  Les  Stoïciens  disent  bien, 
qu'il  y  a  si  grande  colligance  el  relation  entre  les  sages,  que  celuy 
qui  disne  en  France,  repaist  son  compagnon  en  AL'^yplc;  et  qui 
eslend  seulement  son  doigt,  oîi  que  ce  soit,  tous  les  sages,  qui  sont 
sur  la  terie  habitable,  en  sentent  ayde.  La  iouyssance,  el  la  posses-  • 
sion,  appartiennent  principalement  à  l'imagination.  Elle  embrasse 
plus  chaudement  et  plus  continuellement  ce  qu'elle  va  queiir,  que 
ce  que  nous  touchons.  Comptez  voz  amusements  iournaliers;  vous 
Irouuerez  que  vous  estes  lors  plus  absent  de  vostre  amy,  quand  il 
vous  est  présent.  Son  assistance  rclasche  vostre  attention,  et  donne  i 
liberté  à  vostre  pensée,  de  s'absenter  à  toute  heure,  pour  toute  oc- 
casion. De  Rome  en  hors,  ie  liens  el  régente  ma  maison,  el  les 
commoditez  que  i'y  ay  laissé  :  ie  voy  croislre  mes  murailles,  mes 
arbres,  et  mes  rentes,  et  descroistre  à  deux  doigts  près,  comme 
quand  i'y  suis, 

Ante  oeuloê  errai  domus,  errât  forma  locorum. 

Si  nous  ne  iouyssons  que  ce  que  nous  touchons,  adieu  noz  escus 
quan<l  ils  sont  en  noz  colfres,  el  noz  enfans  s'ils  sont  à  la  chas.se. 
Nous  les  voulons  plus  près.  Au  iardin  est-ce  loing?  A  vne  demy 
ioumee?  Qnoy,  à  dix  lieues  est-ce  loing,  ou  près?  Si  c'est  près  :  3 
quoy  onze,  douze,  treze?  el  ainsi  pas  à  pas,  Vrayment  celle  qui 
sçaura  prescripre  à  son  mary,  le  quantiesme  pas  finit  le  près,  el  le 
qiiantiesme  pas  donne  commencement  au  loing,  ie  suis  d'aduis 
qu'elle  l'arrestc  entre-deux. 

Excludal  iurgia  fini». 
Vlor  permiimo,  caudaet/ue  pilo»  vt  equinet 
Paulatitn  vello  :  et  démo  vnutn,  démo  etiam  vhm?», 
Dum  radat  elusus  ratione  ruetitis  acerui. 

Et  qu'elles  appellent  hardiment  la  philosophie  à  leur  secours.  A  qui 
(|uelqu'vn  pourroit  reprocher,  puis  qu'elle  ne  voit  ny  l'un  ny  l'autre     i 
bout  de  la  iointure,  entre  le  ti-op  el  le  peu,  le  long  el  le  court,  le 
léger  et  le  poisant,  le  près  et  le  loing  :  puis  qu'elle  n'en  recoguoisi 
ie  commememenl  ny  la  (in,  qu'elle  iuge  bien  incerlainenienl  du 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  435 

pas;  ces  devoirs  peuvent  au  contraire  se  ressentir  de  rapports  trop 
continus,  trop  d'assiduités  blessent.  Toute  femme  qui  nous  est  étran- 
gère ne  nous  paraît-elle  pas  une  honnête  femme?  et  chacun  ne 
sait-il  pas  par  e^cpérience  que  se  voir  continuellement,  ne  peut  pro- 
curer un  plaisir  égal  à  celui  que  l'on  ressent  quand  on  se  quitte 
et  qu'on  se  rejoint  par  intervalles?  Ces  interruptions  ravivent  en 
moi  lamour  que  je  porte  aux  miens,  et  me  fait  paraître  plus  doux 
le  temps  que  je  passe  chez  moi;  le  foyer  domestique  succédant  au 
voyage  et  réciproquement,  je  n'en  suis  que  plus  dispos  pour  passer 
de  l'un  à  l'autre.  Je  sais  que  l'amitié  a  les  bras  assez  longs  pour  se 
maintenir  et  se  joindre  d'un  coin  du  monde  à  l'autre;  surtout  celle 
de  mari  à  femme,  où  il  y  un  continuel  échange  de  services  qui  en 
réveillent  l'obligation  et  le  souvenir.  Les  Stoïciens  ne  disent-ils  pas 
qu'il  y  a  une  si  grande  union  et  liaison  intime  entre  les  sages,  que 
si  l'un  deux  dîne  en  France,  son  compagnon,  qui  est  en  Egypte,  s'en 
trouve  rassasié  ;  et  qu'il  suffit  à  l'un  d'eux  d'étendre  le  doigt  n'im- 
porte où,  pour  que  tous  les  sages  sur  la  surface  de  la  terre  en  res- 
sentent assistance?  La  jouissance  et  la  possession  dépendent  beau- 
coup de  l'imagination,  qui  toujours  embrasse  avec  plus  d'ardeur 
et  de  persistance  ce  qu'elle  recherche  que  ce  que  nous  touchons. 
Reportez-vous  à  vos  amusements  de  chaque  jour,  vous  trouverez 
que  c'est  surtout  quand  il  est  là  que  vous  pensez  le  moins  à  votre 
ami;  sa  présence  fait  que  votre  attention  se  relâche  et  donne  à 
votre  pensée  loisir  de  s'absenter  à  toute  heure  et  à  toute  occasion. 
—  Hors  de  chez  moi,  à  Rome,  je  surveille  et  dirige  ma  maison  et 
ce  qui  m'y  intéresse;  je  vois  s'élever  et  démolir  mes  murailles, 
croître  et  décroître  mes  arbres  et  mes  rentes,  à  deux  doigts  près, 
comme  lorsque  j'y  suis  :  «  fai  constamment  sous  les  yeux  ma  mai- 
son et  jusqu'à  la  moindre  disposition  des  lieux  que  j'ai  quittés  [d'a- 
près Ovide).  »  Si  nous  ne  jouissions  que  de  ce  que  nous  touchons, 
adieu  nos  écus  quand  ils  sont  dans  nos  coffres,  et  nos  enfants 
quand  ils  sont  à  la  chasse.  Les  voulons-nous  plus  près  de  nous? 
s'ils  sont  au  jardin,  estimez-vous  que  ce  soit  loin?  s'ils  sont  à  une 
demi-journée,  qu'en  dites-vous?  dix  lieues,  est-ce  loin  ou  près?  si 
c'est  près,  qu'est-ce,  suivant  vous,  que  onze,  douze,  treize  lieues?  et 
ainsi  de  proche  en  proche.  Je  serais  d'avis  que  la  femme  à  même  de 
dire  à  son  mari  :  «  A  tant  de  pas  c'est  être  près  ;  à  partir  de  tant, 
cela  devient  loin  »,  fixe,  entre  les  deux,  la  limite  à  laquelle  il  devra 
se  tenir  :  «  Dites  un  chiffre  pour  éviter  toute  contestation,  sinon  j'use 
de  la  latitude  que  vous  me  laissez;  et,  de  même  que  j'arrache- 
rais crin  par  crin  la  queue  d'un  cheval,  je  retranche  une  lieue,  puis 
une  autre,  jusqu'à  ce  qu'il  ne  vous  en  reste  plus  et  que  vous  soyez 
vaincu  par  la  force  de  mon  raisonnement  {Horace).  »  Qu'elle  appelle 
hardiment  la  philosophie  à  son  secours,  celle  à  qui  on  pourrait  re- 
procher que  ne  voyant  ni  l'un  ni  l'autre  des  deux  bouts  qui  consti- 
tuent le  point  de  jonction  entre  le  trop  et  le  pas  assez,  le  long  et  le 
court,  le  léger  et  le  lourd,  le  près  et  le  loin,  ne  distinguant  ni  le 
commencement  ni  la  fin,  ne  peut  juger  du  milieu  qu'avec  bien  de 


436  ESSAIS  OE  MONTAIGNE. 

milieu.  Renim  uatuta  nullam  nobis  dédit  cognitionem  flnium.  Sont- 
elles  pas  encore  fcunnes  et  amies  des  trespassez;  qui  ne  sont  pas 
au  bout  de  celluy-cy,  mais  en  l'autre  monde?  Nous  embrassons  et 
ceux  qui  ont  esté,  et  ceux  qui  ne  sont  point  encore,  non  que  les 
absens.  Nous  n'auons  pas  faict  marché,  en  nous  mariait,  de  nous  • 
tenir  continuellement  accouez,  l'vn  à  l'autre,  comme  ie  ne  sçay 
quels  petits  animîiux  que  nous  voyons,  ou  comme  les  ensorcelez  de 
Karenty,  dvne  manière  chiciuiine.  El  ne  doibt  vne  femme  auoir  les 
yeux  si  gourmandemenl  fichez  sur  le  deuanl  de  son  mary,  qu'elle 
n'en  puisse  veoir  le  diîiriere,  où  besoing  est.  Mais  ce  mot  de  ce  i 
peintre  si  excelleut,  de  leurs  humeurs,  seroit-il  point  de  mise  en  ce 
lieu,  pour  représenter  la  cause  de  leurs  plaintes? 

Vxor,  si  cesses,  aul  te  amare  cogitât, 

Aut  tête  amari,  aut  potare,  aut  animo  obsequi. 

Et  tibi  bene  esse  soli,  cùm  sibi  sit  malè. 

Ou  bien  seroit-ce  pas,  que  de  soy  l'opposition  et  contradiction  les 
entretient  et  nourrit  :  et  qu'elles  s'accommodent  assez,  pourueu 
qu'elles  vous  incommodent?      En  la  vraye  amitié,  de  laquelle  ie 
suis  expert,  ie  me  donne  à  mon  amy,  plus  que  ie  ne  le  tire  à  moy. 
le  n'ayme  pas  seulement  mieux,  luy  faire  bien,  que  s'il  m'en  fai-     « 
soit  :  mais  encore  qu'il  s'en  face,  qu'à  moy  :  il  m'en  faict  lors  le 
plus,  quand  il  s'en  faict.  Et  si  l'absence   luy  est  ou  plaisante  ou 
vlile,  elle  m'est  bien  plus  douce  que  sa  présence  :  et  ce  n'est  pas 
proprement  absence,  quand  il  y  a  moyen  de  s'entraduertir.  l'ay  tiré 
autrefois  vsage  de  nostrc  esloingnement  et  commodité.  Nous  rem-     . 
plissions  mi«'ux,  et  estandions,  la  possession  de  la  vie,  en  nous  sé- 
parant :  il  viuoit,  il  iouy.ssoit,  il  voyoit  pour  moy,  et  moy  pour  luy, 
autant  plairicment  que   s'il  y  eust  esté  :  l'vne  partie  demeuroit 
oi.sine,  quand   nous  estions   ensemble  :    nous  nous  confondions. 
La  séparation  du  lieu  rendoit  la  conionction  de  noz  volonlez  plus  li-     ,j 
che.  (^ette  faim  insatiable  de  la  piesence  corporelle,  accuse  vn  peu 
la  foiblesse  en  la  iouissance   des  âmes.      Quant  à  la  vieillesse, 
qu'on  m'allègue;  au  rebours  :  c'est  à  la  ieunesse  à  s'asseruir  aux 
opinions  communes,  et  se  contraindre  pour  autruy.  Elle  peut  four- 
nir à  tous  les  deux,  au  peuple  et  à  soy  :  nous  n'auons  (|ue  trop  à     • 
faire,  à  nous  seuls.  A  niesure  que  les  commodilez  nalnrclles  nous 
Taillent,  soustenons  nous  par  les  artificielles.  C'esl  iniusiice,  d'ex-    ♦ 
cuser  la  ieunesse  de  suyure  ses  plaisirs,  et  delTendre  à  la  vieillesse 
d'en  chercher.  leune,  ie  rouurois  mes  passions  eniouees,  de  pru- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  437 

lincertitude  :  «  la  nature  ne  nous  permet  pas  de  connaître  la  limite 
des  choses  {Cicéron)  ».  —  Les  femmes  cessent-elles  d'être  les  épouses 
et  amies  des  gens  trépassés,  alors  qu'elles-mêmes  sont  encore  de 
ce  monde  et  qu'eux  sont  dans  l'autre?  Nous  embrassons  parla  pen- 
sée, non  seulement  les  absents,  mais  encore  ceux  qui  ne  sont  plus 
et  ceux  qui  ne  sont  pas  encore.  Nous  n'avons  pas  fait  marché,  en 
nous  mariant,  de  nous  tenir  soudés  indissolublement  l'un  à  l'autre, 
comme  font  je  ne  sais  quels  petits  insectes  que  nous  voyons,  ou  à 
la  façon  des  chiens,  comme  les  ensorcelés  de  Karenty;  une  femme 
ne  doit  pas  avoir  les  yeux  si  avidement  fixés  sur  le  devant  de  son 
mari,  qu'elle  ne  puisse  le  voir  par  derrière,  quand  besoin  en  est. 
Le  mot  de  ce  poète,  qui  peint  si  bien  leur  caractère,  ne  serait-il  pas 
ici  à  sa  place  pour  révéler  le  motif  de  leurs  plaintes  :  «  Tardez-vous 
à  rentrer!  votre  épouse  s'imagine  que  vous  en  aimez  une  autre,  ou  que 
«ows  en  êtes  aimé,  que  vous  buvez,  ou  que  vous  vous  amusez;  enfin  que 
tout  le  bon  temps  est  pour  vous  et  le  mauvais  pour  elle  {Térence)  »; 
ou  bien  ne  serait-ce  pas  que  l'opposition  et  la  contradiction  sont 
dans  leur  nature  et  constamment  en  éveil  chez  elles,  et  qu'elles  se 
tiennent  pour  à  peu  près  satisfaites,  du  moment  qu'elles  vous 
gênent. 

Dans  l'amitié  véritable,  de  laquelle  j'ai  qualité  pour  parler,  je  me 
donne  à  mon  ami  plus  que  je  ne  le  tire  à  moi.  Non  seulement  je 
préfère  lui  faire  du  bien  plutôt  que  ce  soit  lui  qui  m'en  fasse,  mais 
j'aime  encore  mieux  qu'il  s'en  fasse  à  lui-même  que  de  m'en  faire; 
c'est  quand  il  s'en  fait,  qu'il  m'en  fait  le  plus;  et  si  l'absence  lui  plaft 
ou  le  sert,  elle  m'est  à  moi-même  plus  douce  que  sa  présence.  Il  n'y 
a  pas  du  reste  à  proprement  parler  d'absence,  quand  on  a  moyen  de 
demeurer  en  relations.  Avec  La  Boëtie,  j'ai  autrefois  tiré  grand 
avantage  et  agrément  de  notre  éloignement  :  quand  nous  nous  sé- 
parions, notre  vie  était  mieux  remplie  et  prenait  plus  d'extension; 
il  vivait,  jouissait,  voyait  pour  moi  et  moi  pour  lui,  aussi  complè- 
tement que  si  nous  avions  été  l'un  et  l'autre  sur  place;  quand  nous 
étions  ensemble,  ne  faisant  qu'un,  une  moitié  de  nous  demeurait 
oisive  ;  en  des  lieux  séparés,  nos  volontés  s'exerçant  chacune  de  leur 
côté,  leur  union  produisait  davantage.  Cette  faim  insatiable  de  la 
présence  en  corps,  accuse  un  peu  de  faiblesse  dans  la  jouissance 
que  les  âmes  doivent  ressentir  l'une  par  l'autre. 

Pourquoi  craindre  de  voyager  quand  on  est  vieux?  c'est 
alors  que  les  voyages  sont  le  plus  profitables.  Il  peut  mou- 
rir en  route,  dira-ton;  qu'importe!  —  On  m'allègue  la  vieil- 
lesse; j'estime  que  c'est  au  contraire  aux  jeunes  gens  à  se  confor- 
mer aux  opinions  qui  ont  cours  et  à  se  gêner  pour  autrui;  ils  sont 
à  même  de  satisfaire  à  la  fois  et  le  monde  et  eux-mêmes,  tandis 
que  nous,  nous  avons  déjà  trop  à  ne  satisfaire  que  nous  seuls.  A 
mesure  que  les  satisfactions  naturelles  viennent  à  nous  manquer, 
dédommageons-nous  avec  celles  que  nous  pouvons  nous  créer.  Il 
est  injuste  d'excuser  la  jeunesse  de  s'adonner  à  ses  plaisirs  et  d'in- 
terdire à  la  vieillesse  d'eu  rechercher.  Jeune,  j'étais  gai  et  n'avais 


438  '  ESSAIS  i>t  MONTAIGNE. 

douce  :  vieil,  ic  demeslo  les  tristes,  de  drhaiiche.  Si  prohibent  les 
|t)i\  Platoniiiues,  de  perejrriner  aiiaut  quarante  ans,  ou  einquaiile  : 
pour  rendre  la  perej^rination  plus  vlile  et  inslrucliue.  le  consenli- 
ro>  plus  Noioutiers,  à  eel  autre  second  article,  des  mesnies  loix, 
qui  rinlenlil,  après  soixante.  Mais  en  tel  aage,  vous  ne  reuiendrez  • 
iamais  d'vn  si  long  chemin.  Que  m'en  chaut-il?  ie  ne  l'entreprens, 
n>  pour  en  rcuonir,  m  poiu-  le  parfaire,  l'entreprqns  seulement  de 
me  hrauler,  pendant  que  le  branle  me  plaist,  et  me  proumeine  pour 
me  proumener.  Ceux  qui  courent  vn  bénéfice,  ou  vu  lieure,  ne 
eoui-ent  pas.  Ceux  là  «-ourent,  qui  courent  aux  barres,  et  pour  exer-  i 
cer  leur  course.  Mon  dessein  est  diuisiblc  par  t<tut,  il  n'est  pas 
fondé  en  grandes  espérances  :  chasque  iournee  en  faict  le  bout.  Et 
le  voyage  de  ma  vie  se  conduicl  de  mesme.  l'ay  veu  pourtant  assez 
de  lieux  esloingnez,  où  i'eusse  désiré  qu'on  m'eust  arresté.  Pour- 
quoy  non,  si  Chrysippus,  Cleanthes,  Diogenes,  Zenon,  Antipater,  . 
tant  dhonunes  sages,  de  la  secte  plus  renfroingnée,  abandonnèrent 
bien  leur  pays,  sans  aucune  occasion  de  s'en  plaindre  :  et  seule- 
ment pour  la  iouissance  d'vn  autre  air?  Certes  le  plus  grand  des- 
plaisir de  mes  pérégrinations,  c'est  que  ie  n'y  puisse  apporter  cette 
resolution,  d'establir  ma  demeure  où  ie  me  plairoy.  Et  qu'il  me  i 
faille  lousiours  proposer  de  reucnir,  pour  m'accommoder  aux  hu- 
meurs communes.  Si  ie  craingnois  de  mourir  en  autre  lieu,  que 
«eluy  de  ma  naissance  :  si  ie  pensois  mourir  moins  à  mon  aise,  es- 
loingné  des  miens  :  à  peine  sortiroy-ie  hors  de  France,  ie  ne  sorti- 
rois  pas  sans  elTroy  hors  de  ma  parroisse.  le  sens  la  mort  qui  mt^  . 
pince  continuellement  la  gorge,  ou  les  reins.  Mais  ie  suis  autrement 
faict  :  elle  m'est  vue  par  tout.  Si  toutcsfois  i'auois  à  choisir  :  ce  se- 
roit,  ce  croy-ie,  plustost  à  cheual,  que  dans  vn  lict  :  hors  de  ma 
maison,  et  loing  des  miens.  Il  y  a  plus  de  crcuecœur  que  de  conso- 
lation, à  prendre  congé  de  ses  amis.  l'oublie  volontiers  ce  deuoir  ;» 
de  nostre  entregent.  Car  des  offices  de  l'amitié,  celuy-là  est  le  seul 
desplaisant  :  et  oublierois  ainsi  volontiers  à  dire  ce  grand  et  éter- 
nel adieu.  S'il  se  tire  quebjue  commodité  de  cette  assistance,  il  s'en 
tire  cent  incommoditcz.  l'ay  veu  plusieurs  mourans  bien  piteuse- 
ment, assiégez  de  tout  ce  train  :  cette  presse  les  estouffe.  C'est  con-  . 
tre  le  deuoir,  et  est  tesmoignage  de  peu  d'atTection,  et  de  peu  de 
soing,  de  vous  laisser  mourir  en  repos.  L'vn  tourmente  vos  yeux, 
l'autre  vos  oreilles,  l'autre  la  bouche  :  il  n'y  a  sens,  ny  membre, 
qu'on  ne  vous  fracasse.  Le  c(rur  vous  serre  de  pitié,  d'ouïr  les 
plaintes  des  amis;  et  de  «iespit  à  l'aduanture,  d'ouïr  d'autres  plain-     » 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  439 

qu'à  modérer  mes  passions;  vieux,  je  suis  triste  et  il  me  faut  re- 
courir aux  distractions.  Les  lois'  de  Platon  interdisent  de  voyager 
avant  1  âge  de  quarante  ou  cinquante  ans,  pour  que  ces  pérégrina- 
tions soient  plus  utiles  et  plus  instructives;  j'accepterais  plus  vo- 
lontiers le  second  article  de  ces  mêmes  lois,  l'interdisant  après 
soixante. 

«  Mais,  à  votre  âge,  vous  ne  reviendrez  jamais  d'un  si  long  voyage?  » 
me  dira-t-on.  Que  m'importe?  je  ne  l'entreprends  ni  pour  en  re- 
venir ni  pour  l'achever;  j'entreprends  uniquement  de  me  mouvoir 
pendant  que  le  mouvement  me  plaît,  je  me  promène  pour  me  pro- 
mener. Ceux  qui  courent  après  de  l'argent  ou  après  un  lièvre,  ne 
courent  pas;  ceux-là  courent,  qui  jouent  aux  barres  ou  pour 
s'exercer  à  la  course.  Je  puis  m'arréter  partout,  n'ayant  pas  de 
programme  déterminé  à  l'avance  ;  chaque  journée  marque  le  terme 
que  je  me  propose  et  il  en  est  de  même  du  cours  de  ma  vie;  cela  ne 
m'a  pas  empêché  de  visiter  beaucoup  de  localités  éloignées  où 
j'aurais  volontiers  fixé  ma  demeure.  Pourquoi  pas?  Chrysippe, 
Cléanthe,  Diogène,  Zenon,  Antipater  et  tant  de  sages  de  la  secte  la 
plus  maussade,  ont  bien  abandonné  leurs  pays  d'origine,  sans  sujet 
de  plainte  et  uniquement  pour  aller  respirer  un  autre  air.  Certai- 
nement, le  plus  grand  déplaisir  que  j'éprouve  dans  mes  voyages, 
c'est  de  ne  pas  les  faire  avec  la  résolution  d'établir  ma  demeure  où 
je  me  trouverai  bien,  et  d'avoir  toujours  le  retour  en  perspective 
pour  agir  suivant  ce  qui  est  dans  les  habitudes. 

Quoiqu'il  lui  soit  indi£férent  de  mourir  là,  ou  ailleurs, 
il  préférerait  que  la  mort  le  surprit  à  cheval  et  hors  de 
chez  lui  ;  il  y  serait  plus  en  paix.  —  Si  je  craignais  de  mourir 
autre  part  que  là  où  je  suis  né,  si  je  pensais  mourir  moins  à  mon 
aise  loin  des  miens,  à  peine  sortirais-je  de  France;  je  ne  sortirais 
même  pas  sans  effroi  de  ma  paroisse,  car  je  sens  la  mort  qui  m'é- 
treint  continuellement  par  la  gorge  ou  les  reins.  Mais  je  suis  autre- 
ment fait;  la  mort  pour  moi  est  la  même,  n'importe  où  elle  m'at- 
teindra. Si  toutefois  j'avais  à  choisir,  j'aimerais  mieux,  je  crois,  que 
ce  soit  à  cheval  plutôt  que  dans  un  lit,  de  préférence  hors  de  ma 
maison  et  loin  des  miens.  On  éprouve  plus  de  crève-cœur  que  de 
consolation  à  prendre  congé  de  ses  amis;  c'est  un  devoir  de  civilité 
que  j'omettrais  volontiers  de  remplir,  parce  que  des  services  aux- 
quels vous  engage  l'amitié,  celui-là  est  le  seul  qui  soit  déplaisant; 
aussi  me  passerais-je  bien  de  dire  ce  grand  et  éternel  adieu.  S'il  y 
a  quelque  avantage  à  l'assistance  que  nous  prêtent  nos  amis  en  la* 
circonstance,  elle  offre  cent  inconvénients.  J'ai  vu  des  gens  mourir 
dans  de  bien  piteuses  conditions  parce  qu'ils  étaient  assiégés  de 
tout  ce  train,  l'empressement  de  chacun  les  étouffait.  C'est  contraire 
au  devoir  et  considéré  même  comme  une  marque  de  peu  d'affection 
et  d'attention,  de  vous  laisser  mourir  en  repos  :  l'un  vous  tourmente 
les  yeux,  l'autre  les  oreilles,  un  autre  la  bouche  ;  il  n'y  a  pas  de  sens, 
pas  de  membre  que  l'on  ne  vous  martjTise.  Votre  cœur  s'apitoie  à 
entendre  les  plaintes  de  vos  amis;  parfois  aussi,  c'est  avec  dépit 


440 


ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 


tes,  reinlcs  el  masqiu^cs.  Qui  a  toiisiours  eu  le  goust  tendre,  affoi- 
l>ly,  il  Fa  encoiv  plus.  Il  luy  laul  en  vne  si  grande  nécessité,  vne 
main  douce,  ol  aixoinuiodéc  à  son  sentiment  pour  le  gratcr  iuste- 
ment  où  il  luy  cuit.  Ou  qu'on  ne  le  grale  point  du  tout.  Si  nous 
auons  besoing  de  siige  femme,  à  nous  mettre  au  monde  :  nous 
auons  bien  bcsoing  dvn  liomme  encore  plus  sage,  à  nous  en  sortir. 
Tel,  et  amy,  le  laiidioit-il  acbcler  bien  chèrement,  pour  le  seruice 
d'vnc  telle  occasion,  le  ne  suis  point  arriué  à  cette  vigueur  desdai- 
gneuse,  qui  se  forline  en  soy-mcsmc,  que  rien  n'aide,  ny  ne  trou- 
ble; ic  suis  d'vn  poiiict  plus  bas.  le  cherche  à  coniller,  et  à  me  des- 
rober  de  ce  pa.ssage  :  non  par  crainte,  mais  par  art.  Ce  n'est  pas 
mon  aduis,  de  faire  en  cette  action,  preuue  ou  montre  de  ma  cons- 
tance. Pour  qui?  Lors  cessera  tout  le  droicl  et  l'inlerest,  que  i'ay  à 
la  réputation.  le  me  contente  d'vne  mort  recueillie  en  soy,  quiele, 
el  solitaire,  toute  mienne,  coniienable  à  ma  vie  retirée  et  priuéo. 
Au  rebours  de  la  superstition  Uomaine,  où  on  estimoit  malheureux, 
celuy  qui  mouroit  sans  parler  :  et  qui  n'auoit  ses  plus  proches  à 
luy  clorre  les  yeux.  I'ay  assez  affaire  à  me  consoler,  sans  auoir  à 
consoler  autruy  ;  assez  de  pensées  en  la  teste,  sans  que  les  circons- 
tances m'en  apportent  de  nouuelles  :  et  assez  de  matière  à  m'en- 
t retenir,  sans  l'emprunter.  Celte  partie  n'est  pas  du  rolle  de  la  so- 
ciété :  c'est  l'acte  à  vn  seul  personnage.  Viuons  et  rions  entre  les 
nostres,  allons  mourir  et  rechigner  entre  les  inconnuz.  On  trouue 
en  payant,  qui  vous  tourne  la  teste,  et  qui  vous  frotte  les  pieds  : 
qui  ne  vous  presse  qu'autant  que  vous  voulez,  vous  présentant  vn 
visage  indiffèrent,  vous  laissant  vous  gouuerner,  et  plaindre  à  vos- 
tre  mode.  le  me  delfais  tous  les  iours  par  discours,  de  cette  hu- 
meur purrile  el  inhumaine,  qui  faicl  que  nous  desirons  d'esmou- 
uoir  par  nos  maux,  la  compassion  et  le  dueil  en  nos  amis.  Nous 
faisons  valoir  nos  inconueniens  outre  leur  mesure,  pour  attirer 
leurs  larmes.  Et  la  fermeté  que  nous  louons  en  chacun,  à  soustenir 
sa  mauuaise  forlime,  nous  l'arjusons  el  reprochons  à  nos  proches, 
quand  c'est  en  la  nostre.  Nous  ne  nous  contentons  pas  qu'ils  se 
ressentent  de  nos  maux,  si  eneores  ils  ne  s'en  affligent.  Il  faut  es- 
tendre  la  iuye,  mais  retrancher  autant  «lu'on  peut  la  tristesse.  Qui 
se  faicl  plaindre  sans  raison,  est  homme  pour  n'estre  pas  plaint, 
quand  la  raisf»n  y  sera,  (^esl  pour  n'estre  iamais  plaint,  que  se 
plaindre  lousiours,  faisant  si  .souuenl  le  pileux,  qu'on  ne  soit  pi- 


TRADUCTION.  —  UV.  111,  Cil.  IX.  441 

qail  vous  faut  en  entendre  d autres,  celles-ci  feintes,  dissimulant 
les  vrais  sentiments  de  ceux  qui  les  exhalent.  Celui  qui  a  toujours 
eu  le  goût  sensible  et  délicat,  l'a  encore  plus  à  ce  moment;  il  lui 
faudrait,  en  cette  occurrence  qu'on  ne  peut  éviter,  une  main  douce, 
en  rapport  avec  sa  manière  de  sentir,  pour  le  gratter  précisément  où 
cela  lui  cuit,  ou  n'être  pas  gratté  du  tout.  Nous  avons  besoin  de  sage- 
femme  pour  nous  mettre  au  monde,  nous  aurions  bien  besoin  aussi 
d'un  honunc  encore  plus  sage  pour  nous  aider  à  en  sortir;  un  tel 
houime,  qui  de  plus  serait  notre  ami,  serait  à  acheter  bien  cher  pour 
le  service  qu'il  rendrait  en  pareille  occasion.  —  Je  ne  suis  point  en- 
core arrivé  à  cette  force  d'àme,  dédaigneuse  de  tout  ce  qui  peut  sur- 
venir, qui  puise  sa  vigueur  en  elle-même,  à  laquelle  rien  n'ajoute 
et  que  rien  ne  trouble;  je  suis  d'un  degré  au-dessous  et  cherche 
uniquement  à  me  fourrer  dans  un  trou  comme  un  lapin  et  à  me 
dérober  pendant  ce  passage  de  vie  à  trépas,  non  par  crainte  mais 
par  calcul.  Je  ne  suis  pas  d'avis  que  ce  soit  là  le  moment  pour  moi 
de  faire  preuve  ou  étalage  de  fermeté  ;  pour  qui  serait-ce,  alors  que 
je  cesse  d'avoir  tout  droit  et  tout  intérêt  à  une  bonne  réputation? 
Je  me  contente  d'une  mort  accomplie  dans  le  recueillement,  paisi- 
ble, solitaire,  où  je  sois  complètement  moi,  qui  soit  en  rapport 
avec  la  vie  retirée  et  toute  bourgeoise  que  j'ai  menée;  et  ce,  à 
l'opposé  de  ce  qu'admettait  la  superstition  romaine  qui  tenait  pour 
malheureux  celui  mourant  sans  parler  et  n'ayant  pas  auprès  de 
lui  ses  proches  pour  lui  fermer  les  yeux.  J'ai  assez  à  faire  à  me 
consoler  sans  avoir  à  consoler  les  autres,  assez  de  pensées  en  tête 
sans  que  les  circonstances  m'en  apportent  de  nouvelles,  assez  de 
choses  dont  j'ai  à  m'cntretenir  sans  en  rechercher  d'autres.  Cet 
acte  de  la  pièce  ne  comporte  pas  plusieurs  rôles;  il  n'est  qu'à  un 
seul  personnage.  Vivons  et  rions  avec  les  nôtres,  allons  gémir  et 
mourir  chez  des  incoiuius;  on  trouve  partout,  en  payant,  quelqu'un 
pour  vous  tourner  la  tête,  vous  frictionner  les  pieds,  ne  s'empres- 
ser auprès  de  vous  qu'autant  que  vous  le  voulez,  vous  offrant  un 
^visage  constamment  indifférent,  vous  laissant  agir  et  vous  plaindre 
à  votre  guise. 

Quelle  fâcheuse  habitude  que  notre  entourage  s^apitoie 
sur  nos  maux;  cela  énerve  notre  courage.  —  Je  me  défais 
chaque  joiu-  pai'  raison  de  cette  humeur  puérile  et  inhumaine,  qui 
fait  que  nous  désirons  que  nos  maux  suscitent  chez  nos  amis  com- 
passion et  chagrin.  Nous  exagérons  ce  que  nous  éprouvons  pour 
provoquer  leurs  larmes;  et  la  fermeté  que  nous  louons  chez  les 
autres,  quand  ils  sont  aux  prises  avec  la  mauvaise  fortune,  nous  la 
reprochons  et  en  faisons  un  grief  à  ceux  qui  nous  approchent  quand 
c'est  nous  qui  sommes  éprouvés  :  il  ne  nous  suffit  pas  qu'ils  pren- 
nent part  à  nos  maux,  il  faut  encore  qu'ils  s'en  affligent.  Étendons 
au  contraire  la  joie  et,  le  plus  que  nous  pouvons,  restreignons  la 
tristesse.  Qui  se  fait  plaindre  sans  raison,  court  risque  de  n'être 
pas  plaint  quand  il  y  aura  lieu;  c'est  risquer  de  ne  l'être  jamais, 
(jue  de  se  plaindre  toujours;  en  cherchant  si  souvent  à  inspirer  la 


U2 


ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 


toyable  à  personne.  0"'  ^  f*'ct  mort  viuanl,  est  subiect  d'estre 
tenu  pour  vif  mourant.  Ion  ay  voii  prendre  la  cheurc,  de  ce  qu'on 
leur  trouuoil  le  visafrc  fiais,  et  le  pouls  posé  :  contraindre  leur  ris, 
par  ce  qu'il  trahissoil  Inn-  guairison  :  et  haïr  la  santé,  de  ce 
qu'elle  n'esloit  pas  regrettable.  Qui  bien  plus  est,  ce  n'estoyent  pas 
Tommes.  lo  roprosonle  mes  maladies,  pour  le  plus,  telles  qu'elles 
sont,  ot  ouite  les  paroles  de  mauuais  prognostiqne,  et  les  exclama- 
tions composées.  Sinon  l'allégresse,  aumoins  la  contenance  rassise 
des  assistans,  est  propre,  près  d'vn  sage  malade.  Pour  se  voir  en 
vn  estât  contraire,  il  n'entre  point  en  querelle  auec  la  santé.  Il  hiy 
plaist  de  la  contempler  on  autruy,  forte  et  entière;  et  en  iouyr  an 
moins  par  compagnie.  Pour  se  sentir  fondre  contre-bas,  il  ne 
reiecte  pas  du  tout  les  pensées  de  la  vie,  ny  ne  fuit  les  entreliens 
communs.  le  veux  estudicr  la  maladie  quand  ie  suis  sain  :  ([uand 
elle  y  est,  elle  faict  son  impression  assez  réele,  sans  que  mon  ima- 
gination l'aide.  Nous  nous  préparons  auant  la  main,  aux  voyages 
que  nous  entreprenons,  et  y  sommes  résolus  :  Iheurr  qu'il  nous 
faut  monter  à  cheual,  nous  la  donnons  à  lassistancc,  et  en  sa  fa- 
neur, l'eslendons.  le  sens  ce  proffit  inespéré  de  la  publication  de 
mes  mœurs,  qu'elle  me  sert  aucunement  de  règle.  Il  me  vient  par 
fois  quoique  considération  de  ne  trahir  l'histoire  de  ma  vie.  Celte 
publique  déclaration,  m'oblige  de  me  tenir  en  ma  route;  ot  à  ne 
desmentir  limage  de  mes  conditions  :  communément  moins  des- 
lîgurées  et  controdictes,  que  ne  porte  la  malignité,  ol  maladie  dos 
iugemens  d'auioiudhuy.  l/vniformité  et  simplesse  de  mes  mœurs, 
produict  bien  vn  visage  d'aisée  interpretalion,  mais  parce  que  la 
façon  en  est  vn  peu  nouuelle,  et  hors  d'vsage,  elle  donne  trop  beau 
iou  à  la  mesdisance.  Si  est-il  vray,  qu'à  qui  me  veut  loyallomont 
iniurier,  il  me  semble  fournir  bien  suffisamment,  où  mordre,  on 
mes  imperfections  aduouées,  et  cogneuës  :  et  dequoy  s'y  saouler, 
sans  s'escarmoucher  au  vent.  Si  pour  en  préoccuper  moy-mesmo 
l'accusation,  et  la  doscouuerto,  il  luy  semble  que  ie  luy  esdenle  sa 
morsure,  c'est  raison  qu  il  prenne  son  droict,  vers  l'amplification 
et  extention.  L'otTencc  a  s(;s  droicts  outre  la  iustice.  Et  que  les 
vices  dequoy  ie  luy  rnouli»'  des  racines  chez  moy,  il  les  grossisse 
en  arbres.  Qu'il  y  empl«)ye  non  ><iiliin<>nl  n'[\\  ipii  me  posso<l»M»i. 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  443 

♦ 
pitié,  on  finit  par  ne  l'obtenir  de  personne.  Qui  se  dit  mort  lors- 
qu'il est  vivant,  s'expose  à  passer  pour  être  encore  vivant  quand 
il  viendra  à  mourir.  J'en  ai  vu  qui  se  fâchaient  de  ce  qu'on  leur 
trouvait  le  visage  reposé  et  le  pouls  calme,  qui  se  gardaient  de 
sourire  pour  ne  pas  paraître  en  voie  de  guérison,  qui  regrettaient 
de  se  bien  porter  parce  que  cela  empêchait  qu'on  les  plaignît;  et, 
ce  qui  est  bien  plus  fort,  c'est  que  ces  personnes  n'étaient  pas  des 
femmes.  Je  ne  dis  jamais  de  mes  maladies  plus  que  je  n'en  ressens; 
j'évite  les  paroles  décourageantes;  mes  exclamations  se  bornent  à 
celles  que  m'arrache  la  douleur,  sans  que  je  les  accompagne  d'au- 
cun commentaire.  Près  d'un  malade  raisonnable,  à  défaut  d'allé- 
gresse, une  contenance  calme  est  convenable  de  la  part  des  assis- 
tants; de  ce  qu'il  se  voit  en  mauvais  état,  il  n'est  pas  hostile  à  la 
santé;  il  lui  plaît  de  la  voir  forte  et  entière  chez  les  autres  et  d'en 
jouir  au  moins  par  ceux  qui  lui  tiennent  compagnie;  de  ce  qu'il 
sent  qu'il  va  s'cffondrant,  il  ne  repousse  pas  les  pensées  qui  occu- 
pent la  vie  et  ne  fuit  pas  de  participer  aux  conversations  de  tout  le 
monde.  C'est  quand  je  me  porte  bien  que  je  veux  étudier  la  ma- 
ladie; quand  elle  me  lient,  j'en  ressens  assez  les  effets  pour  que 
mon  imagination  n'ait  pas  besoin  d'intervenir.  Nous  nous  préparons 
de  longue  main  aux  voyages  que  nous  voulons  entreprendre,  quand 
nous  y  sommes  résolus;  quand  vient  l'heure  de  monter  à  cheval, 
nous  consacrons  ce  moment  à  l'assistance,  et,  pour  lui  être  agréa- 
ble, nous  le  prolongeons. 

A  publier  cette  étude  sur  lui-même,  Montaigne  trouve 
cet  avantage  qu'elle  lui  sert  de  règle  de  conduite,  que  les 
critiques  seront  moins  portés  à  dénaturer  ses  qualités  et 
que  sa  confession  pourra  en  partie  les  désarmer.  —  Je  tire 
de  la  publication  de  celle  élude  sur  mes  mœurs,  cet  avantage  ines- 
péré, c'est  qu'elle  me  sert  en  quelque  sorte  de  règle j  elle  me  porte 
parfois  à  ne  pas  me  mettre  en  opposition  avec  ce  que  j'ai  toujours 
été.  Cette  déclaration  publique  m'oblige  à  me  contenir  dans  ma 
direction  première  et  à  ne  pas  démentir  les  conditions  sous  les- 
quelles je  me  suis  dépeint  et  qui,  ainsi  décrites,  sont,  dans  leur  en- 
semble, plus  exactement  rendues  qu'elles  ne  le  seraient  du  fait  des 
jugements  faux  et  méchants  d'aujourd'hui.  L'uniformité  et  la  sim- 
plicité de  mon  caractère,  m'ont  permis  de  le  traduire  aisément;  mais 
la  forme  nouvelle  et  inusitée  sous  laquelle  je  le  présente,  donne 
bien  beau  jeu  à  la  médisance.  A  qui  voudrait  me  critiquer  loyale- 
ment, je  crois,  en  vérité,  en  avoir  bien  suffisamment  fourni  les 
moyens  en  faisant  connaître  et  avouant  mes  imperfections;  il  y  a 
là  de  quoi  s'en  donner  à  cœur  joie,  sans  s'en  prendre  à  ce  qui  n'est 
pas.  Si,  parce  que  j'ai  pris  l'avance  en  m'accusant  et  me  révélant, 
on  trouve  que  j'émousse  les  dents  de  la  critique,  elle  sera  naturel- 
lement amenée  à  amplifier  et  étendre  ses  attaques,  l'offense  pre- 
nant des  droits  qui  dépassent  ceux  que  la  justice  assigne  ;  et,  des 
vices  dont  je  ne  lui  montre  que  quelques  racines,  elle  en  fera  de 
gros  arbres.  Si  elle  en  vient  là,  qu'elle  s'exerce  non  seulement  sur 


4W  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

• 
mais  ceux  aussi  qui  ne  font  que  me  mcnasser.  Iniurieux  vices,  et 
en  qualiti^,  cl  on  nombre.  Qu'il  me  balle  par  là.  l'embrasseroy  vo- 
lontiers l'exemple  du  philosophe  Dion.  Anligonus  le  vouloit  piquer 
sur  le  subiel  de  son  origine.  II  luy  coupa  broche  :  le  suis,  dit-il, 
fils  d'vn  serf,  boucher,  sligmatizé,  et  d'vne  putain,  que  mon  père  . 
espousa  par  la  bassesse  de  sa  fortime.  Tous  deux  furent  punis  pour  ^ 
quelque  mesfaicl.  Vn  orateur  m'achelta  enfant,  me  trouuant  beau 
et  aduenant  :  et  m'a  laissé  mourant  tous  ses  biens  ;  lesquels  ayant 
transporté  en  celle  ville  d'Alhenes,  ie  me  suis  addonné  à  la  philo- 
sophie. Que  les  historiens  ne  s'empeschent  à  chercher  nouuelles  » 
de  moy  :  ie  leur  en  diray  ce  qui  en  est.  La  confession  généreuse  et 
libre,  enerue  le  reproche,  et  desarme  liniure.  Tant  y  a  que  tout 
conté,  il  me  semble  qu'aussi  souuent  on  me  loue,  qu'on  me  des- 
prise outre  la  raison.  Comme  il  me  semble  aussi  que  dés  mon  en- 
fance, en  rang  et  degré  d'honneur,  on  m'a  donné  lieu,  plustost  au 
dessus,  qu'au  dessoubs  de  ce  qui  m'appartient.  le  me  Irouueroy 
mieux  en  pais,  auquel  ces  ordres  fussent  ou  réglez  ou  mesprisez. 
Entre  les  masles  dépuis  que  l'altercation  de  la  prerogaliue  au  mar- 
cher ou  à  se  seoir,  passe  trois  répliques,  elle  est  inciuile.  le  ne 
crain  point  de  céder  ou  procéder  iniquement,  pour  fuir  à  vne  si  -î 
importune  contestation.  Et  iamais  homme  n'a  eu  enuie  de  ma  pres- 
seance,  à  qui  ie  ne  l'aye  quittée.  Outre  ce  profil,  que  ie  lire  d'es- 
crire  de  moy,  i'en  ay  espéré  cet  autre,  que  s'il  aduenoit  que  mes 
humeurs  pleussent,  et  accordassent  à  quelque  honneste  homme, 
auant  mon  trespas,  il  rechercheroit  de  nous  ioindre.  le  luy  ay 
donné  beaucoup  de  pais  gaigné  :  car  tout  ce  qu'vnc  longue  co- 
gnoissance  et  familiarité,  Uiy  pourroit  auoir  acquis  en  plusieurs  an- 
nées, il  la  veu  en  trois  iours  dans  ce  registre,  et  plus  seurement 
et  exactement.  Plaisante  fantasie  :  plusieurs  choses,  que  ie  ne  vou- 
droy  dire  au  particulier,  ie  les  dis  au  public.  Et  sur  mes  plus  secn;-  .4 
tos  sciences  ou  pensées,  renuoye  à  vne  boutique  de  libraire,  mes 
amis  plus  féaux  : 

Excutienda  damus  preecordia. 

Si  à  si  bonnes  enseignes,  i'eusse  sceu  quelqu'vn  <|ui  m'eust  esté 
propre,  certes  ie  l'eusse  esté  trouuer  bien  loing.  Car  la  douceur  • 
d'vne  sortable  et  aggnable  compagnie,  ne  se  peut  assez  acheter  à 
mon  gré.  Eh  qu'est-ce  qu'vn  amy  !  Combien  est  vraye  cette  ancienne 
sentence,  que  l'vsage  en  est  plus  nécessaire,  et  plus  doux,  que  des 
elemens  de  l'eau  cl  du  feu!      Pour  rfin'nir  à  m<m  rouir.  Il  n'v  a 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  445 

les  défauts  que  j'ai,  mais  encore  sur  tous  ceux  que  je  puis  avoir 
en  germe  et  qui,  parleur  nombre  et  leur  nature,  font  que  je  prête  le 
flanc  de  toutes  parts;  qu'elle  m'attaque  donc  parla.  J'imiterais  vo- 
lontiers, en  ce  cas,  l'exemple  du  philosophe  *  Bion  :  Antigone  voulant 
le  blesser  s'attaquait  à  son  origine  ;  Bion  lui  ferma  la  bouche  en 
disant  :  «  Je  suis  le  fils  d'un  serf,  qui  était  boucher  et  avait  encouru 
la  flétrissure,  et  d'une  fille  publique  que  mon  père  avait  épousée,  la 
bassesse  de  sa  situation  ne  lui  permettant  pas  d'aspirer  plus  haut; 
tous  deux  avaient  commis  des  méfaits  qui  leur  avaient  valu  des 
condamnations.  Un  orateur  me  trouvant  beau  et  avenant,  m'acheta 
alors  que  j'étais  encore  enfant;  à  sa  mort,  il  m'a  laissé  tous  ses 
biens;  je  les  ai  réalisés  et  suis  venu  en  cette  ville  d'Athènes,  où  je 
me  suis  adonné  à  la  philosophie.  Que  les  historiens  ne  se  mettent 
pas  en  peine  pour  chercher  des  renseignements  sur  moi,  je  leur 
dirai  moi-même  tout  ce  qui  est.  »  Une  confession  franche  et  spon- 
tanée enlève  aux  reproches  toute  portée  et  désarme  l'injure.  Tout 
compte  fait,  j'estime  qu'aussi  souvent  qu'on  me  loue  on  m'ôte  de  ma 
valeur,  parce  qu'on  dépasse  la  mesure;  il  m'apparaît  aussi  que,  de- 
puis mon  enfance,  en  fait  de  rang  et  d'honneur,  on  m'en  a  prêté 
plutôt  au-dessus  qu'au-dessous  de  ce  qui  m'appartient.  Je  préfére- 
rais vivre  dans  un  pays  où  les  questions  de  prééminence  seraient 
ou  réglées  ou  méprisées.  Entre  *  hommes,  quand  un  diff"érend  s'élève 
à  propos  de  prérogatives,  soit  pour  précéder  quelqu'un,  soit  pour 
siéger  avant  lui,  le  débat  devient  incivil  dès  qu'il  dépasse  l'échange 
de  trois  ou  quatre  répliques;  pour  fuir  de  si  importunes  contesta- 
tions, je  n'hésite  pas  à  céder  le  pas  ou  à  passer  devant,  même 
quand  c'est  à  tort,  et  jamais  homme  n'a  revendiqué  la  préséance 
sur  moi  sans  que  je  la  lui  aie  abandonnée. 

Peut-être  aussi  cette  lecture  fera-t-elle  que  quelqu^un 
lui  convenant,  sera  désireux  d'entrer  en  rapport  d'amitié 
avec  lui.  —  Outre  ce  profit  que  me  procure  cette  étude  de  moi- 
même,  j'en  ai  espéré  cet  autre,  que  s'il  advenait  qu'avant  ma  mort, 
mon  caractère  plût  et  s'accordât  avec  celui  de  quelque  honnête 
homme,  il  chercherait  peut-être  à  se  lier  avec  moi.  Je  lui  ai  fait  la 
part  belle,  puisque  tout  ce  qu'une  longue  connaissance  et  intimité 
lui  auraient  appris  en  plusieurs  années,  il  le  voit  plus  sûrement  et 
plus  exactement  en  trois  jours  en  me  lisant.  Quelle  singulière  idée  ! 
certaines  choses  que  je  ne  voudrais  dire  à  personne  en  parti- 
culier, je  les  dis  au  public,  et  renvoie,  à  se  renseigner  dans  une 
boutique  de  librairie  mes  amis  les  plus  intimes,  désireux  de  con- 
naître ce  que  je  sais  et  ce  que  je  pense  de  plus  secret,  «  livrant  à 
leur  examen  tous  les  replis  de  mon  âme  {Perse)  ».  Ce  désir  de  ma 
part  est  si  sincère,  que  si  je  connaissais  quelqu'un  qui  me  convînt, 
je  rirais  chercher  bien  loin  parce  que  la  douceur  d'une  compagnie 
bien  assortie  et  agréable  ne  peut,  à  mon  avis,  se  payer  trop  cher.  * 
Oh!  un  ami!  que  ne  donnerais-je  pas  pour  en  avoir  un,  et  combien 
est  vraie  cette  sentence  des  temps  jadis,  <f  que  l'usage  en  est  plus 
nécessaire  et  plus  doux  que  celui  de  l'eau  et  du  feu  »  ! 


446  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

donc  pas  b«'aiHOii|»  de  mal  do  mourir  loiitK,  «l  à  part.  Si  estimons 
nous  à  deuoir  d»'  nous  retirer  pour  des  actions  naturelles,  moins 
disgratiées  que  celle-cy,  et  moins  hideuses.  Mais  encore  ceux  qui 
en  viennent  là,  de  traîner  latifruissans  vn  lonfr  espace  de  vie,  ne 
deuroieut  à  ratluanliire  S(»uhaiter,  d'empescher  de  leur  misère  vne 
grande  lamillc.  Pourtant  les  Indois  en  certaine,  prouince,  esti- 
moicnt  iustc  de  tuer  celuy,  qui  seroil  tombé  en  telle  nécessité.  En 
vne  autre  de  leurs  prouinces,  ils  l'abandonnoienl  seul  à  se  sauner, 
comme  il  pourroit.  A  qui  ne  se  rendent-ils  en  (in  ennuyeux  et  in- 
supportables? les  offices  communs  n'en  vont  point  iusqucs  là.  Vous 
apprenez  la  cruauté  par  force,  à  vos  meilleurs  amis  :  durcissant  et 
femme  et  enfans,  par  Ion;,'  vsage,  à  ne  sentir  et  plaindre  plus  vos 
maux.  Les  souspirs  de  ma  choliquc,  n'apportent  plus  d'esmoy  à 
personne.  Et  quand  nous  tirerions  quelque  plaisir  de  leur  conuer- 
sation  (ce  qui  naduienl  pas  lousiours,  pour  la  disparité  des  condi- 
tions, qui  produict  aisément  mespris  ou  enuie,  enuers  qui  que  ce 
soit)  n'esl-ce  pas  trop,  d'en  abuser  tout  vn  aage?  Plus  ie  les  verrois 
se  contraindre  de  bon  cœur  pour  moy,  plus  ic  plaindrois  leur 
peine.  Nous  auons  loy  de  nous  appuyer,  non  pas  de  nous  coucher 
si  lourdement  sur  autruy  :  et  nous  estayer  en  leur  ruyne.  Comme 
celuy  qui  faisoit  csgorgcr  des  petits  enfans,  pour  se  seruir  de  leur 
sang,  à  guarir  vne  sienne  maladie.  Ou  cet  autre,  à  qui  on  fournis- 
soit  des  ieunes  tendrons,  à  couuer  la  nuict  ses  vieux  membi-es  :  et 
meslcr  la  douceur  de  leur  haleine,  à  la  sienne  aigre  et  poisante.  La 
décrépitude  est  qualité  solitaire.  le  suis  sociable  iusqucs  à  l'excez. 
Si  me  semble-il  raisonnable,  (jue  mcshuy  ie  soustraye  de  la  veuë 
du  monde,  mon  imporlunité,  et  la  couue  moy  seul.  Que  ie  m'appile 
et  me  recueille  en  ma  coque,  comme  les  toKuës  :  i'apprenne  h 
veoir  les  honunes,  sans  m'y  tenir.  le  leur  ferois  outrage  en  vn  pas 
si  pendant.  Il  csl  temps  de  tourner  le  dos  à  la  compagnie.  Mais 
en  ces  voyages  vous  .serez  arresté  misérablement  en  \n  eaignart,  où 
tout  vous  manquera.  La  plus-part  des  choses  nécessaires,  ie  les 
|»orte  quant  et  moy.  El  puis,  nous  ne  sçaurions  euiter  la  Korlunc, 
»i  elle  entreprend  de  nous  eoiurc  sus.  Il  ne  me  faut  ii«'n  d'extraor- 
dinaire, quand  ie  suis  malade.  Ce  que  Nature  ne  peut  en  moy,  ic  ne 
>cux  pas  qu'vn  bolus  le  face.  Tout  au  commencement  de  mes  flé- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  447 

C^est  finir  par  devenir  à  charge  aux  nôtres  que  de  les 
occuper  constamment  de  nos  maux;  du  reste  viendrait-il 
à  tomber  malade  dans  un  coin  perdu,  il  est  en  mesure  de 
se  soigner  lui-même,  et  son  habitude  de  mettre  à  l'avance 
ordre  à,  ses  affaires  fait  qu'il  est  toujours  prêt.  —  Pour 
revenir  à  mon  sujet,  je  dis  donc  qu'il  n'y  a  pas  grand  mal  à  mourir 
loin  de  chez  soi  et  dans  Tisolement;  nous  jugeons  bien  à  propos  de 
nous  retirer  à  l'écart  pour  satisfaire  à  des  actes  de  la  nature,  ayant 
moins  mauvaise  grâce  que  celui-ci  et  qui  sont  moins  hideux.  Ceux 
qui,  pendant  de  longues  années,  mènent  une  vie  languissante, 
devraient  bien  aussi  souhaiter  ne  pas  importuner  de  leur  misère 
tout  leur  entourage.  C'est  ce  qui  faisait  que  les  Indiens,  dans  une 
de  leurs  provinces,  estimaient  juste  de  tuer  ceux  tombés  en  cet 
état;  et  que,  dans  une  autre,  ils  les  abandonnaient,  les  laissant  seuls 
se  tirer  d'affaire  comme  ils  pourraient.  A  qui  de  pareilles  gens  ne 
finissent-ils  pas  par  se  rendre  ennuyeux  et  insupportables;  c'est  au 
point  que  ce  qui  est  du  devoir  de  tous,  ne  va  pas  jusqu'à  les  sup- 
porter. C'est  inculquer  de  force  la  cruauté  à  vos  meilleurs  amis, 
porter  votre  femme  et  vos  enfants  à  la  dureté  et  les  amener,  en  les 
leur  plaçant  d'une  façon  répétée  sous  les  yeux,  à  ne  plus  s'émouvoir 
et  vous  plaindre  des  maux  que  vous  ressentez.  Les  gémissements 
que  m'arrachent  mes  coliques  ne  sont  plus  un  sujet  d'émoi  pour 
personne.  Lors  même  que  nous  tirerions  quelque  plaisir  de  la  con- 
versation de  ces  familiers  (ce  qui  n'arrive  pas  toujours,  en  raison 
de  l'inégalité  des  conditions  qui  amène  aisément  du  mépris  ou  du 
dépit  envers  l'un  ou  envers  l'autre),  n'est-ce  pas  trop  que  d'en  abu- 
ser pendant  de  longues  années?  Plus  je  les  verrais  se  contraindre 
de  bon  cœur  pour  m'élre  agréable,  plus  je  souffrirais  de  la  peine 
qu'ils  se  donnent.  Il  nous  est  permis  de  nous  appuyer  sur  autrui, 
mais  non  de  nous  coucher  aussi  lourdement  sur  lui  ;  non  plus  que 
de  le  ruiner  pour  nous  étayer,  comme  celui  qui  faisait  égorger  de 
petits  enfants  afin  de  se  servir  de  leur  sang  pour  se  guérir,  ou 
cet  autre  qu'on  fournissait  de  jeunesses  pour,  la  nuit,  réchauffer 
par  leur  contact  ses  membres  refroidis  par  l'âge  et  tempérer,  par 
la  douceur  de  leur  haleine,  l'âcreté  et  la  lourdeur  de  la  sienne.  La 
décrépitude  réclame  la  solitude  :  je  suis  sociable  à  l'excès,  il  me 
paraît  cependant  raisonnable  de  dérober  mes  infirmités  à  la  vue  du 
monde  et  de  n'en  importuner  que  moi  seul  ;  il  me  faut  me  ramasser 
et  me  recueillir  dans  ma  coquille  comme  les  tortues  ;  me  résigner 
à  voir  les  gens,  mais  sans  être  constamment  au  milieu  d'eux.  Agir 
autrement  serait  abuser,  la  situation  est  trop  scabreuse;  il  est  temps 
pour  moi  de  tourner  le  dos  à  la  compagnie. 

«  Mais,  dira-t-on  encore,  dans  ces  voyages,  vous  serez  misérable- 
ment arrêté  dans  quelque  mauvais  coin  où  tout  vous  manquera.  » 
Je  porte  avec  moi  presque  tout  ce  qui  m'est  nécessaire;  et  puis, 
pouvons -nous  échapper  si  la  fortune  entreprend  de  nous  être 
contraire?  Quand  je  suis  malade,  je  n'ai  besoin  de  rien  d'extraor- 
dinaire; ce  que  la  nature  ne  peut  plus  pour  moi,  je  ne  veux  pas  le 


4«8  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

lires,  el  des  maladies  qui  nralterrent;  entier  encores,  et  voisin  de 
la  santé,  ie  me  réconcilie  à  Dieu,  par  les  derniers  offices  Chres- 
tiens.  Et  m'en  Irouue  plus  libre,  et  deschargé;  me  semblant  en 
auoir  d'autant  meilleure  raison  de  la  maladie.  De  notaire  et  de 
conseil,  il  m'en  faut  moins  que  de  médecins.  Ce  que  ie  n'auray 
estably  de  mes  affaires  tout  sain,  qu'on  ne  s'attende  point  que  ie  le 
face  malade.  Ce  que  ie  veux  faire  pour  le  seruice  de  la  mort,  est 
tousiours  faict.  le  n'oserois  le  dislayer  d'vn  seul  iour.  Et  s'il  n'y  a 
rien  de  faict,  c'est  à  diie,  ou  que  le  double  m'en  aura  retardé  le 
choix  :  car  par  fois,  c'est  bien  choisir  de  ne  choisir  pas  :  ou  que 
tout  à  faict,  ie  n'auray  rien  voulu  faire.  l'escris  mon  liure  à  peu 
dhoiimies,  et  à  peu  d'années.  Si  ç'eust  esté  vue  matière  de  durée, 
il  l'eust  fallu  commettre  à  vn  langage  plus  ferme.  Selon  la  varia- 
tion continuelle,  qui  a  suiuy  le  nostre  iusques  à  celte  heure,  qui 
peut  espérer  que  sa  forme  présente  soit  en  vsage,  d'icy  à  cinquante 
ans?  Il  escoule  touts  les  iours  de  nos  mains  :  et  depuis  que  ie  vis, 
s'est  altéré  de  moitié.  Nous  disons,  qu'il  est  à  cette  heure  parfaict. 
Autant  en  dict  du  sien,  chasqoe  siècle.  le  n'ay  garde  de  l'en  tenir 
là  tant  qu'il  fuira,  et  s'ira  difformant  comme  il  faict.  C'est  aux  bons 
et  vtiles  escrits,  de  le  clouer  à  eux,  et  ira  son  crédit,  selon  la  for- 
tune de  nostre  estât.  Pourtant  ne  crains-ie  point  d'y  insérer  plu- 
sieurs articles  priuez,  qui  consument  leur  vsage  entre  les  hommes 
qui  viuent  auiourd'huy  :  et  qui  touchent  la  particulière  science 
d'aucuns,  qui  y  verront  plus  auant,  que  de  la  commune  intelli- 
gence, le  ne  veux  pas,  après  tout,  comme  ie  vois  sonnent  agiter  la 
mémoire  des  tiespassez,  qu'on  aille  débattant  :  Il  iugeoit,  il  viuoit 
ainsin  :  il  vouloit  cecy  :  s'il  eust  parlé  sur  sa  fin  il  eust  dict,  il  eust 
donné;  ie  le  cognoissois  mieux  que  tout  autre.  Or  autant  que  la 
bien-seance  me  le  permet,  ie  fais  icy  sentir  mes  inclinations  et 
affections.  Mais  plus  librement,  et  plus  volontiers,  le  fais-ie  de  bou- 
che, à  quiconque  désire  en  cstre  informé.  Tant  y  a,  qu'en  ces  mé- 
moires, si  on  y  regarth»,  au  tronuera  que  i'ay  tout  dil,  ou  tout 
designé.  Ce  que  ie  ne  puis  exprimer,  ie  le  montre  au  doigl. 

Verum  animo  mlis  hicc  vcslitjin  parua  sagaci 
Sunl,  per  quœ  possis  cognoscere  cœlera  tule. 

h'  ne  laisse  rien  à  désirer,  et  dcniner  de  moy.  Si  on  doit  s'en  en- 
tretenir, ie  veux  que  ce  soit  verilablement  el  iustement.  le  reuiun- 
drois  voloatiers  de  l'autre  monde,  p<»iir  démentir  celuy,  qui  me 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  449 

demander  à  des  médicaments.  Bien  avant  que  la  fièvre  ou  la  ma- 
ladie ne  commence  à  m'abattre,  quand  je  suis  encore  presque  bien 
portant  et  en  pleine  possession  de  moi-même,  je  me  réconcilie  avec 
Dieu  en  recevant  les  derniers  sacrements  de  notre  religion  ;  je  m'en 
trouve  plus  libre,  plus  dégagé;  il  me  semble  que  cela  me  rend  plus 
à  même  d'avoir  raison  de  la  maladie.  Quant  aux  notaires  et  à  leurs 
conseils,  j'en  ai  encore  moins  besoin  que  de  médecins;  celles  de 
mes  affaires  auxquelles  je  n'ai  pas  mis  ordre  quand  je  me  portais 
bien,  qu'on  ne  s'attende  pas  à  les  voir  réglées  une  fois  que  je  serai 
malade.  Ce  que  je  veux  faire  en  cas  de  mort  est  toujours  fait,  je 
n'oserais  le  différer  d'un  seid  jour;  et  qui  ne  sera  pas  fait  c'est,  ou 
bien  parce  que  le  doute  où  je  suis  m'a  empêché  de  me  décider  (par- 
fois ne  pas  se  décider  est  la  meilleure  décision  qu'on  puisse  pren- 
dre), ou  parce  que  je  suis  absolument  résolu  à  ne  rien  faire. 

Son  livre  ne  lui  survivra  que  peu  d^années;  il  n'en  cons- 
titue pas  moins  une  précaution  pour  qu'après  lui,  on  ne  le 
juge  pas  autre  qu'il  n'est.  —  J'écris  mon  livre  pour  peu  de  per- 
sonnes cl  peu  d'années;  si  c'eût  été  un  ouvrage  destiné  à  durer,  j'y 
aurais  employé  un  langage  plus  relevé.  Étant  données  les  variations 
par  lesquelles  notre  langue  est  passée  jusqu'à  maintenant,  qui  peut 
dire  que  sa  forme  actuelle  sera  encore  telle  dans  cinquante  ans?  elle 
se  modifie  chaque  jour  entre  nos  mains  et,  depuis  que  je  vis,  elle  s'est 
transformée  de  plus  d'à  moitié.  Nous  la  tenons  pour  parfaite  à 
l'heure  actuelle,  chaque  siècle  en  dit  autant;  je  n'ai  garde  de  croire 
qu'elle  en  reste  là;  plus  cela  ira,  plus  elle  continuera  à  se  transfor- 
mer. Il  appartient  aux  bons  écrivains,  à  ceux  qui  écrivent  des  choses 
utiles,  de  la  fixer  dans  une  certaine  mesure  ;  quant  à  la  durée  de  cette 
transformation,  elle  dépend  de  ce  qui  adviendra  de  notre  état  politi- 
que. —  Malgré  le  laisser-aller  avec  lequel  j'écris  cet  ouvrage,  je  ne 
crains  cependant  pas  d'y.introduire  quelques  articles  qui  sont  plus 
particulièrement  de  la  compétence  de  certaines  personnes  de  notre 
époque  qui  s'occupent  de  sciences  dont  elles  ont  fait  leur  spécialité; 
par  suite,  elles  les  comprendront  mieuxque  ne  peut  le  faire  la  géné- 
ralité de  mes  lecteurs.  — Avant  tout,  je  ne  veux  pas  qu'après  moi  on 
dise,  conmie  je  le  vois  souvent  faire,  troublant  ainsi  la  mémoire  des 
trépassés  :  c  II  jugeait,  il  vivait  de  la  sorte  ;  —  c'est  là  ce  qu'il  voulait  ; 
—  s'il  eût  parlé  sur  la  fin  de  sa  vie,  il  eût  dit  ceci,  il  eût  donné  cela, 
je  puis  le  dire,  l'ayant  connu  mieux  que  tout  autre.  »  Or,  autant  que 
la  bienséance  me  le  permet,  j'indique  ici  le  sens  de  mes  opinions 
et  de  mes  affections;  mais,  de  vive  voix,  je  les  exprime  volontiers 
plus  librement  à  qui  désire  les  connaître;  si  bien  que,  pour  peu  qu'on 
y  regarde,  on  trouvera  que  dans  ces  mémoires  j'ai  tout  dit  et  tout 
indiqué,  et  que  ce  que  je  n'ai  pas  la  possibilité  d'exprimer,  je  le 
montre  du  doigt;  «  mais  ces  traits,  si  légers  qu'ils  soient,  suffisent  à 
ton  esprit  pénétrant  pour  deviner  le  reste  {Lucrèce)  ».  Je  ne  laisse 
rien  à  désirer,  ni  à  deviner  de  moi.  Si  on  doit  en  disserter,  je 
veux  que  ce  soit  en  toute  vérité  et  justice;  je  reviendrais  plutôt 
de  l'autre  monde  pour  démentir  quiconque  me  représenterait  au- 

ESSAIS   DE  MONTAIGNE.  —  T.  UI,  ;>9 


450  ESSAIS  HE  M0NTAI(;NE. 

fornieroil  autre  qiic  ie  n'rslois,  fust-cc  pour  m'honorer.  Des  viuans 
inesme,  îe  sens  qu'on  parle  tousiours  autrement  qu'ils  ne  sont.  Et 
si  à  toute  fon-e,  ie  n'eusse  maintenu  vu  amy  que  i'ay  perdu,  on  me 
l'eust  desehiré  en  mille  contraires  visages.      Pour  acheuer  de  dire 
mes  Tcibles  humeurs  :  i'aduouë,  qu'en  voyageant,  ie  n'arriue  guère 
en  logis,  où  il  ne  me  passe  par  la  fantasie,  si  i'y  pourray  cstn»,  et 
malade,  et  mourant  à  mon  aise,  le  veux  estre  logé  en  lieu,  qui  nie 
soit  bien   particulier,  sans  hniict,  non  maussade,  ou   fumeux,  ou 
eslouffé.  le  chei-che  à  flatter  la  mort,  par  ces  friuoles  circonstances. 
Ou  pour  mieux  dire,  à  me  descharger  de  tout  autre  empeschement  : 
alin  que  ie  n'aye  qu'à  mattendre  à  elle,  qui  me  poisera  volontieis 
assez,  sans  autre  rechai^e.  le  veux  qu'elle  ait  sa  part  à  l'aisance  et 
commodité  de  ma  vie.  C'en  est  vn  grand  lopin,  et  d'importance,  el 
espère  meshuy  qu'il  ne  démentira  pas  le  passé.  La  mort  a  des  for- 
mes plus  aisées  les  vues  (pie  les  autres,  cl  prend  diuerses  qualité/. 
selon  la  fantasie  de  chacun.  Entre  les  naturelles,  celle  qui  vient 
d'affoihlissement  et  appesantissement,  me  semble  molle  et  douce. 
Entre   les   violentes,   i'imagine    plus   mal-aisémcnl   vn    précipice, 
qu'vne  ruine  qui  m'accable  :  et  vn  coup  trenchant  d'vne  espée, 
qu'vne  harquebusade  :  et  eusse  pluslost  heu  le  breuuage  de  Socra- 
les,  que  de  me  fraper,  connue  Calon.  Et  «pioy  que  ce  soit  vn,  si 
.sent  mon  imagination  dillerence,  connue  de  la  mort  à  la  vie,  à  me 
ielter  dans  vne  fournaise  ardente,  ou  dans  le  canal  d'vne  platte 
riuiere.  Tant  sottement  nostre  crainte  regarde  plus  au  moyen  qu'à 
l'efTect.  Ce  n'est  qu'vn  instant;  mais  il  est  de  tel  poix,  que  ie  don- 
neroy  volontiers  plusieurs  iours  de  ma  vie,  pour  le  passer  à  ma 
mode.  Puisque  la  fantasie  d'vn  chacun  trouue  du  plus  et  du  moins, 
en  son  aigreur  :  puisque  chacun  a  quelque  choix  entre  les  formes 
de  mourir,  essayons  vn  peu  plus  auant  d'en  trouuer  quelqu'vne 
deschargée  de  tout  desplaisir.  Pourioit  on  pas  la  i-endn^  encore 
voluptueuse,  comme  les  connnourans  d'Antonius  el  de  <]leopatra? 
le  laisse  à  part  les  efforts  que  la  philosophie,  el  la  religion  prodiii- 
S4;nt,  aspres  et  exemplaires^  Mais  entre  les  hommes  de  peu,  il  s'en 
est  Irouué,  comme  vn  Petroniu»,  et  vn  Tigillinus  à  Rome,  engage/  à 
se  donner  la  mort,  qui  l'ont  conune  endormie  par  la  mollesse  de 
leurs  appresls.  Ils  l'ont  faicie  couler  et  glisser  pairiiy  la  lascheté 


TUADUCTION.  —  1,1V.  IH,  CM.  IX.  451 

treiiient  que  je  n'étais,  lïU-ce  poui'  me  faire  lionneiii'.  Je  sens  du 
reste  que  des  vivants  même  on  parle  toujours  autrement  (ju'ils  ne 
sont,  et  si  je  ne  m'étais  appliqué  de  toutes  mes  forces  à  faire  qu'un 
ami  que  j'ai  perdu  ne  fiU  pas  défij^Mur,  on  me  l'aurait  taillé  de  mille 
façons  qui  l'eussent  rendu  tout  autre  qu'il  n'était. 

Genre  de  mort  que  Montaigne  préférerait;  toujours  est- 
il  qu'il  a  la  satisfaction  de  se  dire  que  la  sienne  ne  sera 
pour  les  siens,  dont  les  intérêts  sont  assurés,  un  sujet  ni  de 
plaisir  ni  de  déplaisir.  —  Pour  achever  d'exposer  mes  faiblesses 
d'esprit,  j'avoue  que  lorsque  je  voyage,  je  n'arrive  guère  quelque 
part  sans  quil  me  passe  dans  l'idée  de  me  demander  si  je  ne  pour- 
rais pas  à  mon  aise  y  tomber  malade  et  y  moiu'ir.  Je  voudrais  y 
être  logé  de  telle  sorte  que  je  sois  tout  à  fait  chez  moi,  que  je 
n'entende  pas  de  bruit,  que  ce  ne  soit  pas  triste,  enfumé,  qu'on  n'y 
étouffe  pas.  Par  toutes  ces  frivoles  conditions  je  cherche  à  tlatter  la 
mort,  ou  poiu'  mieux  dire,  à  me  débarrasser  de  tout  ce  qui  peut  me 
gêner  et  mempêcher  de  ne  penser  qu'à  elle,  qui  cstdun  poids  assez 
lourd  sans  qu'il  soit  besoin  de  l'accroître  encore.  Je  veux  quelle 
ail  sa  part  dans  l'aisance  et  le  bien-être  de  ma  vie;  elle  y  tient  assez 
de  place  et  y  a  assez  d'importance  pour  qu'il  en  soit  ainsi,  et  j'e.s- 
père  qu'étant  donnés  les  sentiments  dans  lesquels  je  suis,  elle  ne 
démentira  pas  mon  passé.  —  La  mort  affecte  des  formes  plus 
commodes  les  unes  que  les  autres,  et  plus  ou  moins  appréciées 
suivant  les  idées  de  chacun.  Parmi  celles  produites  par  des  cau- 
ses naturelles,  celle  amenée  par  l'affaiblissement  et  la  perte  de  nos 
facultés,  me  parait  facile  et  douce.  Parmi  les  morts  violentes,  je 
redouterais  davantage  de  tomber  dans  un  précipice,  que  d'être 
écrasé  par  une  ruine  qui  s'écroulerait;  de  recevoir  un  coup  d'épée 
me  pourfendant,  qu'un  coup  de  feu;  j'eusse  préféré  boire  la  ciguë 
de  Socrale,  ([ue  de  me  poignarder  comme  fit  Caton;  et,  bien  que 
ce  soit  tout  un,  mon  imagination  fait  cependant  une  différence  aussi 
grande  que  celle  de  la  mort  à  la  vie,  entre  me  jeter  dans  une  four- 
naise ardente  ou  dans  un  canal  auï  eaux  dormantes,  tant  sottement, 
dans  notre  crainte,  nous  regardons  plus  au  moyen  qu'à  l'effet.  Ce 
n'est  qu'un  instant  à  passer,  mais  il  est  de  telle  importance,  que  je 
donnerais  volontiers  plusieurs  jours  de  ma  vie  pour  le  passer  comme 
il  me  convient.  —  Puisque  chacun  trouve  que  c'est  un  moment  plus 
ou  moins  désagréable  et  a  ses  idées  laites  sur  le  choix  qu'il  ferait 
entre  les  différents  genres  de  mort,  poussons  plus  avant  pour  tâcher 
d'en  trouver  qui  soient  dégagés  de  tout  déplaisir.  Ne  pourrait-on 
pas,  encore  de  nos  jours,  la  rendre  voluptueuse  comme  faisaient  les 
(^ommourants  d'Antoine  et  de  Cléopâtre?  Je  laisse  à  part  ces  morts 
avidement  recherchées  autant  qu'exemplaires,  qu'ont  produites  les 
efforts  de  la  philosophie  et  de  la  religion;  mais  même  parmi  les 
hommes  peu  recommandables,  il  s'en  est  trouvé  coriîme  à  Rome 
un  Pétrone,  un  Tigellinus  qui,  invités  à  se  donner  la  mort,  l'ont 
poui-  ainsi  dire  endormie  par  les  raffinements  dont  ils  en  ont  en- 
touré les  apprêts,  la  glissant  en  quelque  sorte,  sans  qu'elle  éveillât 


452  ES^v\IS  DE  MONTAIGNE. 

de  leurs  passeleinps  accoustiimez.  Entre  des  garses  et  bons  compa- 
gnons; ntil  propos  (ic  (onsolalioii,  nulle  mcnlion  de  loslament, 
nulle  atTeclalion  anihilieuse  de  constance,  nul  discours  de  leur 
condition  future  :  parmy  les  ieux,  les  festins,  facecies,  entretiens 
citniniuus  el  pupuiaires,  et  la  musique,  et  des  vei-s  amoureux.  Ne  • 
sçaurions  nous  imiter  cette  resolution  en  plus  honneste  contenance? 
Puis  qu'il  y  a  des  morts  bonnes  aux  fols,  bonnes  aux  sages  :  trou- 
uons-en  qui  soient  bonnes  à  ceux  d'entre  deux.  Mon  imafrination 
m'en  présente  «pielque  visage  facile,  el,  puis  quil  faut  mourir,  dé- 
sirable. Les  tyrans  Romains  pensoient  donner  la  vie  au  criminel,  à  » 
qui  ils  donnoienl  le  choix  de  sa  mort.  Mais  Theophraste  philosophe 
si  délicat,  si  modeste,  si  sage,  a-il  pas  esté  forcé  par  la  raison, 
d'oser  dire  ce  vers  latinisé  par  Ciceron  : 

Vilain  régit  forluna,  non  sapienlia. 

I.a  fortune  aide  à  la  facilité  du  maiché  de  ma  vie  :  l'ayat  logée  en  . 
tel  poinct,  qu'elle  ne  faict  meshuy  ny  besoing  aux  miens,  ny  em- 
peschement.  C'est  vne  condition  que  l'eusse  acceptée  en  toutes  les 
saisons  de  mon  aage  :  mais  en  cette  occasion,  de  trousser  mes  bri- 
bes, et  de  plier  bagage,  le  |)rens  plus  particulièrement  plaisir  à  ne 
leui-  apporter  ny  plaisir  ny  déplaisir,  en  mourant.  Elle  a,  d'vne  ar-  i 
liste  compen.sation,  faict,  que  ceux  qui  peuuent  prétendre  quoique 
matériel  fruict  de  ma  mort,  en  reçoiuent  d'ailleurs,  coniointement, 
vne  matérielle  perte.  La  mort  s'appesantit  souuent  en  nous,  de  ce 
qu'elb'  poise  aux  autres  :  et  nous  intéresse  de  leur  interest,  quasi 
autant  (|ue  du  noslre  :  et  plus  et  tout  par  fois.  En  cette  comme-  . 
dite  de  logis  que  ie  cherche,  ie  n'y  meslc  pas  la  pompe  et  l'ampli- 
tude :  ie  la  hay  pluslost  :  mais  certaine  propriété  sinqile,  qui  se 
rencontre  plus  souuent  aux  lieux  où  il  y  a  moins  d'art,  et  que  Na- 
ture honore  de  (piehiue  grâce  toute  sienne.  Non  nmpliter  sed  mun- 
diler  conuiuium.  Plus  salis  quàm  sumptua.  Et  puis,  c'est  à  faire  à  .i 
ceiix  que  les  allaites  entraînent  en  |)iaiii  hyu«'r,  par  les  (irisons, 
de.stre  surpris  en  chemin  en  cette  extrémité.  .Moy  (|ui  le  plus  sou- 
uent voyage  pour  mon  plaisir,  ne  me  guidé  pas  si  mal.  S'il  faict 
laid  à  droicte,  ie  prens  à  gau<he  :  si  ie  me  Inunie  mal  pi'opre  à 
monter  à  chenal,  ie  m'arreste.  Et  faisant  ainsi,  ie  ne  vois  à  la  \e-  . 
rite  rien,  qui  ne  soit  aussi  plaisant  et  commode  que  ma  mai.son.  Il 
est  vray  (jue  ie  tromie  la  siiperlluilé  tou.siours  superlluë  :  et  re- 
marque de  I  empescbem(;nt  en  la  délicatesse  niesme  et  en  l'aboii- 
dani'e.  Ay-ie  laissé  quelque  chose  à  voir  derrière  moy,  i'y  retourne  : 
c'eiil  (uuHi«iur>  mon  ehemin.  le  ne  lfa<-e  aucune  ligne  certaine.  n\     4 


TRADUCTION.  —  LIV.  IJI,  CH.  IX.  433 

l'attention,  au  cours  de  leurs  débauches  habituelles,  si  bien  qu'elle 
les  surprenait  en  société  de  filles  de  joie  et  de  gais  compagnons,  sans 
qu'ils  eussent  un  mot  de  regret  pourquoi  que  ce  fût;  sans  qu'il  fût 
question  de  testament,  sans  qu'ils  affectassent  la  moindre  prétention 
à  faire  acte  de  fermeté,  sans  préoccupation  de  ce  qu'ils  allaient  de- 
venir; uniquement  occupés  de  jeux,  de  festins,  de  plaisanteries,  de 
conversations  tenues  comme  à  l'ordinaire  sur  les  faits  du  moment, 
demusique,  de  poésie  erotique.  Ne  saurions-nous  imiter  une  telle 
résolution,  en  ayant  une  plus  honnête  contenance?  Puisque  les  fous 
trouvent  moyen  de  bien  mourir,  et  les  sages  aussi,  trouvons  une 
mort  qui  convienne  aux  gens  qui  ne  sont  ni  fous  ni  sages.  J'ai  idée 
de  certaines  qui  me  semblent  avoir  bon  air  et  qu'on  peut  souhaiter, 
puisqu'il  faut  finir  par  mourir.  Les  tyrans  romains  pensaient  donner 
la  vie  au  criminel,  en  lui  laissant  le  choix  de  son  genre  de  mort. 
D'autre  part  Théophraste,  ce  philosophe  si  délicat,  si  modeste  et  si 
sage,  n'a-t-il  pas  été  contraint  par  la  raison  d'oser  dire  ce  vers  que 
Cicéron  a  traduit  en  latin  :  «  La  vie  dépend  du  sort  plus  que  de  no- 
tre sagesse  »?  ne  cherchons  donc  pas  davantage.  —  La  fortune  a  aidé 
à  la  facilité  avec  laquelle  je  quitterai  la  vie  en  faisant  qu'aujour- 
d'hui je  ne  suis  pour  les  miens  ni  un  besoin,  ni  une  gêne.  Cette 
situation,  je  l'eusse  acceptée  à  toute  époque  de  mon  existence;  mais 
près  de  rassembler  mes  bardes  et  de  plier  bagage,  c'est  pour  moi 
une  satisfaction  toute  particulière  de  n'être  pour  eux,  en  mourant, 
un  sujet  ni  de  plaisir,  ni  de  déplaisir.  Par  une  adroite  et  ingénieuse 
compensation,  ceux  qui  sont  en  droit  d'attendre  quelque  profit  ma- 
tériel de  ma  mort,  se  trouvent  du  même  coup  en  éprouver  d'autre 
part  des  pertes  de  même  nature;  souvent  notre  mort  s'aggrave  pour 
nous  du  préjudice  qu'elle  cause  à  d'autres,  dont  l'intérêt  nous  touche 
presque  autant  et  parfois  plus  que  le  nôtre. 

Il  ne  recherche  pas  ses  aises  en  voyage;  il  va  au  jour  le 
jour,  sans  itinéraire  fixe,  aussi  est-il  toujours  satisfait.  — 
Dans  mes  logis  d'occasion,  je  ne  recherche  ni  le  luxe,  ni  l'espace, 
conditions  que  j'ai  plutôt  en  grippe;  je  les  souhaite  de  cette  simpli- 
cité qui  se  rencontre  plus  fréquemment  qu'ailleurs  dans  les  pays 
où  l'art  a  peu  de  part  et  auxquels  la  nature  communique  la  grâce 
qui  lui  est  propre  :  «  Je  préfère  un  repas  où  régne  la  propreté  plutôt 
que  l'abondance  {Nonius),  l'entrain  plus  que  te  luxe  (Cornélius  JSe- 
pos).  »  Que  ceux  que  leurs  affaires  amènent  en  plein  hiver  dans  le 
pays  des  Grisons,  ne  trouvent  pas  sur  leur  route  pleine  satisfac- 
tion, cela  les  regarde;  mais  moi,  qui  le  plus  souvent  voyage  pour 
mon  plaisir,  je  ne  cours  pas  ce  risque  :  si  la  route  est  laide  à 
droite,  je  prends  à  gauche;  si  je  ne  suis  pas  en  disposition  de  mon- 
ter à  cheval,  je  m'arrête  ;  et,  en  agissant  de  la  sorte,  je  ne  vois 
rien  en  vérité  qui  ne  me  plaise  et  ne  me  soit  aussi  commode  que 
là  où  je  me  loge;  il  est  vrai  que  toute  supertluité  m'est  superflue, 
et  que  j'ai  reconnu  que  l'on  se  trouve  dans  l'embarras,  même  au 
sein  du  luxe  et  de  l'abondance.  Ai-je  laissé  derrière  moi  quelque 
chose  à  voir,  j'y  retourne;  c'est  toujours  mon  chemin,  parce  que  je 


454  ESSAIS  I)K  MONTAIGNE. 

droicle  ny  courbe.  Ne  ti*oiuie-ie  point  où  ie  vay,  ce  qu'on  mauoil 
dicl?  comme  il  aduienl  souiienl  que  les  iugemens  d'aulruy  ne  s'ac- 
cordent pas  aux  miens,  ft  les  ay  Irouucz  le  plus  souuent  faux  :  ie 
ne  plains  pas  ma  peine  :  i'ay  apris  (jue  ce  «pion  disoit  ny  est  point. 
l'ay  la  oomplexion  du  corps  libre,  et  le  gousl  commun,  autant 
qu'homme  du  monde.  La  diuersilé  des  façons  d'vne  nation  à  autre, 
no  me  touche  que  par  le  plaisir  de  la  variété.  Chaque  vsage  a  sa 
raison.  SoyenI  des  assieles  d'estaiu,  de  bois,  de  terre  :  bouilly  ou 
rosly;  beurre,  ou  huyle,  de  noix  ou  d'oliue,  chaut  ou  fr-oit,  tout 
m'est  vn.  El  si  vu.  que  vieillissant,  i'accuse  cette  généreuse  facultc  : 
et  auroy  besoin  que  la  délicatesse  et  le  choix,  arn.'stast  l'indiscré- 
tion de  mon  appétit,  et  par  fois  soulageast  mon  estomach.  Quand 
i'ay  esté  ailleurs  qu'en  France  :  et  que,  pour  me  faire  courtoisie, 
on  m'a  demandé,  si  ie  vouloy  estre  serui  à  la  Françoise,  ie  m'en 
suis  mocqué,  et  me  suis  tousiours  ietté  aux  tables  les  plus  espesses 
d'estrangers.  I'ay  honte  de  voir  nos  hommes,, enyurez  de,  celle  sotte 
humeur,  de  s'effaroucher  des  formes  contraires  aux  leurs.  Il  leur 
semble  estre  hors  de  leur  élément,  quand  ils  sont  hors  de  leur 
village.  Où  qu'ils  aillent,  ils  se  tiennent  à  leurs  façons,  et  abomi- 
nent les  estrangeres.  Retrouuent  ils  vn  compatriote  en  Hongrie,  ils 
festoient  cette  auanture  :  les  voyla  à  se  r'alier;  et  à  se  recoudre 
ensemble;  à  condamner  tant  de  mœurs  barbares  qu'ils  voyent. 
Pourquoy  non  barbares,  puis  qu'elles  ne  sont  Françoises?  Encore 
sont  ce  les  plus  habilles,  qui  les  ont  recognuës,  ponr  en  mesdire. 
La  pluspart  ne  prennent  l'aller  que  pour  le  venir.  Ils  voyagent  cou- 
uerts  et  resserrez,  d'vne  prudence  taciturne  et  incommunicable,  se 
defendans  de  la  contagion  d'vn  air  incogneu.  Ce  que  ie  dis  de  ceux 
là,  me  ramentoit  en  chose  semblable,  ce  que  i'ay  par  fois  appeireu 
en  aucuns  de  noz  ieunes  courtisans.  Ils  ne  tiennent  qu'aux  hommes 
de  leur  sorte  :  nous  i-egardent  comme  gens  de  l'autre  monde,  auec 
desdain,  ou  pitié.  Osiez  leur  les  entreliens  des  mystères  de  la 
cour,  ils  sont  hors  de  leur  gibier.  Aussi  neufs  pour  nous  et  malha- 
biles, comme  nous  sommes  à  eux.  On  dicl  bien  vray,  qu'vn  hon- 
ncsle  homme,  c'est  vn  homme  meslé.  Au  rebours,  ie  peregrine 
tressaoul  «le  no»  façons  :  mm  pour  chercher  des  Gascons  en  Sicile, 
i'en  ay  assez  laissé  au  logis  :  ie  cherche  des  (Jrecs  pluslnst.  et  des 


TRADUCTION.  —  I.IV.  III,  f.H.  IX.  455 

ne  me  trace  pas  un  itinéraire  invariable  pas  plus  en  ligne  droite 
qu'autrement.  Si  où  je  vais,  je  ne  trouve  pas  ce  qu'on  m  avait  dit 
devoir  y  être,  ainsi  qu'il  arrive  souvent  d'après  les  jugements  des 
autres  qui  ne  s'accordent  pas  toujours  avec  les  miens  et  que  la 
plupart  du  temps  je  trouve  inexacts,  je  ne  regrette  pas  ma  peine, 
ayant  du  moins  constaté  que  ce  qu'on  m'avait  dit  y  être,  n'y  est  pas. 
II  sait  s'accommoder  de  tout  et  rien  ne  lui  paraît 
étrange;  il  blâme  fort  la  sotte  tendance  qu'ont  les  Fran- 
çais à  l'étranger  de  tout  y  dénigrer,  aussi  ne  se  joignait- 
il  pas  à.  leur  société  quand  il  en  rencontrait.  —  Mon  tem- 
pérament s'accommode  de  tout;  mes  goûts  sont  ceux  de  tout  le 
monde  appartenant  à  la  bonne  société;  comme  il  convient  à  quel- 
qu'un qui  est  cosmopolite,  la  diversité  des  procédés  d'une  nation  à 
l'autre  ne  me  touche  que  par  le  plaisir  que  me  cause  cette  va- 
riété :  chaque  usage  a  sa  raison  d'être.  Que  l'on  me  serve  dans  des 
assiettes  d'étain,  de  bois  ou  de  terre,  que  ce  soit  du  bouilli  ou  du 
rôti,  de  la  cuisine  au  beurre  ou  à  l'huile  de  noix  ou  d'olive,  que  ce  soit 
chaud  ou  froid,  tout  m'est  égal;  tellement  égal,  quen  vieillissant, 
j'incrimine  cette  précieuse  faculté  et  voudrais  que  plus  de  délica- 
tesse et  de  choix  s'imposassent  à  moi  pour  modérer  mon  insatiable 
appétit  qui  parfois  incommode  mon  estomac.  —  Quand  je  me  trouve 
hors  de  France  et  que,  par  courtoisie,  on  me  demande  si  je  veux 
être  servi  à  la  française,  je  décline  cette  offre  et  toujours  me  place 
aux  tables  où  les  étrangers  sont  en  plus  grand  nombre.  J'ai  honte 
de  voir  mes  compatriotes  possédés  de  cette  sotte  manie  de  s'effarou- 
cher des  usages  contraires  aux  leurs;  il  leur  semble  être  hors  de 
leur  élément,  dès  qu'ils  sont  hors  de  leur  village;  où  qu'ils  aillent, 
ils  s'en  tiennent  à  leurs  façons  et  abominent  celles  des  étrangers. 
Retrouvent-ils  un  des  leurs  en  Hongrie,  ils  se  réjouissent  de  ce 
hasard,  et  les  voilà  qui  se  réunissent,  se  fréquentent  et  s'évertuent 
à  condamner  ces  mœurs  barbares  qu'ils  ont  sous  les  yeux;  pour- 
quoi ne  seraient-elles  pas  barbares,  puisqu'elles  ne  sont  pas  fran- 
çaises? Et  ce  sont  les  plus  habiles  qui  les  relèvent  pour  les  cri- 
tiquer! La  plupart  ne  partent  que  pour  le  retour;  ils  demeurent 
renfermés  en  eux-mêmes  et  peu  communicatifs ;  ce  sont  gens  qui, 
prudemment,  deviennent  taciturnes  pour  ne  pas  se  livrer;  ils  se 
défendent  contre  la  contagion  d'un  air  qui  leur  est  inconnu.  Ce  que 
je  dis  d'eux,  me  rappelle  l'attitude  analogue  que  j'ai  constatée 
parfois  chez  quelques-uns  de  nos  jeunes  courtisans  ;  ils  ne  s'occu- 
pent que  des  gens  de  leur  sorte  et  nous  regardent  avec  dédain  et 
pitié,  comme  si  nous  étions  de  l'autre  monde.  Faites  qu'ils  n'aient 
plus  à  causer  des  mystères  de  la  cour,  ils  ne  trouvent  plus  rien  à 
dire;  ils  sont  à  nos  yeux  aussi  ignorants  et  gauches  que  nous  le 
sommes  aux  leurs.  On  a  bien  raison  lorsqu'on  dit  qu'un  homme  de 
bonne  société,  est  un  homme  qui  s'accommode  de  tout.  Moi,  au  con- 
traire, dans  mes  voyages,  je  suis  très  las  de  nos  manières;  ce  n'est 
pas  pour  chercher  des  Gascons  en  Sicile,  que  je  me  déplace,  j'en  ai 
laissé  assez  chez  moi;  ce  sont  plutôt  des  Grecs,  des  Persans  que  je 


456  KSSAIS  l)K  .M0NTAU;NE. 

IVrsans  :  i*accoinU.>  ceiix-ia,  ie  les  considère  :  c'csl  là  où  ic  me 
pi-esle,  el  où  ie  inemployé.  El  qui  plus  est,  il  me  semble,  ([ue  ie 
n'av  i-eiicoiilii''  ffuere  de  usinières,  qui  ne  vaillent  les  noslies.  le 
«ourhe  de  peu  :  car  à  peiuf  ay-ic  perdu  mes  giroiielles  de  veiië.  Au 
demeuiant,  la  plus-pari  des  compaignies  forluiles  que  vous  rencon- 
Ivei  en  chemin,  ont  plus  d'incounnodit»'*  que  de  plaisir  :  ie  ne  m'y 
attache  point,  moins  asleure,  que  la  vieillesse  me  paiticidarise  el 
sequestr»'  aucunement,  des  formes  communes.  Vous  souffrez  pour 
autruy,  ou  autruy  pour  vous.  I/vn  et  laulre  inconuenienl  est  poi- 
sant,  mais  le  dernier  me  semhie  encore  plus  rude.  C'est  vne 
rare  fortune,  mais  de  soulagement  inestimable,  d'auoir  vn  honneste 
homme,  d'entendement  ferme,  et  de  mœui*s  conformes  aux  vostres, 
(jui  aime  à  vous  suiure.  l'en  ay  eu  faute  extrême,  en  tous  mes 
voyages.  Mais  vne  telle  compaignie,  il  la  faut  auoir  choisie  el  ac- 
quise dés  le  logis.  Nul  plaisir  n'a  saueur  pour  moy  sans  communi- 
cation. Il  ne  me  vient  pas  seulement  vne  gaillarde  pensée  en  l'ame, 
qu'il  ne  me  fasche  de  l'auoir  |)roduile  seul,  et  n'ayant  à  qui  l'offrir. 
Si  cum  hac  exceptione  detur  sapienlia,  vt  illnm  inclusam  teneam,  nec 
enuntiem,  reijciam.  L'autre  l'auoit  monté  d'vn  ton  au  dessus.  Si 
contif/erit  ea  ritn  sapienti,  rt  omnium  rei'um.  nffïuentibtut  copijs,  quam- 
uis  omnia,  quip.  cognitione  (li;/na  simt,  summo  otio  sccum  ipse  consi- 
deret,  et  contempletur,  tamen  si  solifudo  tanta  sit,  vt  hominem  videre 
non  possit,  excédai  è  vita.  L'opinion  d'Anhytas  m'agrée,  qu'il  feroil 
desplaisant  au  ciel  mesme,  et  à  se  promener  dans  ces  grands  et 
diuins  corps  célestes,  sans  l'assistance  d'vn  compaignon.  Mais  il 
vaut  mieux  encore  eslre  seul,  qu'en  compaignie  ennuyeuse  cl 
inepte.  Aristippus  s'aymoit  à  viure  eslranger  par  tout, 

Me  $i  fnta  mets  paterentur  ducere  vitam 
A  unpicijM, 

ie  choisirois  i.  la  passer  le  cul  sur  la  selle  : 

Viscre  getlien», 
Qua  parte  dcbacchrnlur  ignés, 
Qua  ttebulm  pluuijqM  rares. 

Auez-vous  pas  des  passe-temps  plus  aiscz?  dequoy  auez-vous  • 
faute?  Vostre  maison  est-elle  pas  en  bel  air  et  sain,  suffîsanuneni 
fournie,  et  capable  plus  que  sufnsamnK  ni?  l,a  niajesit'  Hnyalle  y  a 


TRADUCTION.  —  LIV.  IH,  CH.  IX.  457 

voudrais  y  trouver;  quand  j'en  rencontre,  je  les  fréquente  et  en 
fais  cas  :  c'est  cela  que  je  vise  et  ce  dont  je  m'occupe.  Je  vais  plus 
loin  :  il  me  semble  n'avoir  guère,  dans  mes  pérégrinations,  ren- 
contré d'usages  qui  ne  vaillent  les  nôtres;  il  est  vrai  que  n'ayant 
jamais  perdu  beaucoup  de  vue  mes  girouettes,  je  ne  risque  pas 
grand'chose  en  avançant  ce  fait.  —  Du  reste,  la  plupart  des  com- 
pagnies que  le  hasard  place  ainsi  sur  votre  chemin,  causent  plus 
de  gêne  qu'elles  ne  procurent  de  satisfaction;  je  ne  m'y  attache 
pas,  maintenant  surtout  que  la  vieillesse  fait  que  je  me  tiens  à  l'é- 
cart et  ne  m'astreins  plus  autant  aux  usages.  Quand  vous  êtes  en 
groupe  vous  souffrez  pour  les  autres,  ou  les  autres  souffrent  pour 
vous;  ce  sont  là  deux  graves  inconvénients,  dont  le  second  est 
même  celui  qui  m'est  le  plus  pénible. 

Tout  ce  qu'il  demanderait,  ce  serait  d'avoir  un  compa- 
gnon de  voyage  de  même  humeur  que  lui,  car  il  aime  à, 
communiquer  ses  idées.  —  C'est  une  fortune  bien  rare  et  d'un 
soulagement  inestimable  que  d'avoir  pour  compagnon  de  route  un 
honnête  homme,  auquel  votre  société  plaît,  qui  a  du  jugement  et 
des  habitudes  conformes  aux  vôtres;  et  il  m'a  bien  fait  faute,  dans 
tous  mes  voyages,  de  n'en  avoir  pas;  mais  un  tel  compagnon,  il 
faut  l'avoir  choisi  et  se  l'être  attaché  alors  qu'on  est  encore  chez 
soi.  Aucun  plaisir  n'a  de  saveur  pour  moi  si  je  ne  puis  m'en  entre- 
tenir avec  quelqu'un;  il  ne  me  vient  à  l'esprit  aucune  idée  tant  soit 
peu  gaillarde,  que  je  ne  sois  contrarié  de  lavoir  eue  si  je  n'ai  à 
qui  en  faire  part.  «  Si  la  sagesse  m'était  donnée  à  condition  de  In 
tenir  renfermée  sans  la  communiqner  à  personne,  je  la  refuserais 
{Sénéque).  »  Cicéron  s'exprime  encore  plus  nettement  :  «  Supposez 
le  sage  dans  Vabondance  de  toutes  les  choses  nécessaires,  libre  de 
contempler  et  d'étudier  à  loisir  tout  ce  qui  est  digne  d'être  connu, 
mais  que  sa  solitude  soit  si  grande  qu'il  n'ait  de  rapport  avec  per- 
sonne, il  demandera  à  so7-tir  de  la  vie.  »  L'opinion  d'Archytas  me 
sourit  :  «  Il  me  déplairait,  disait-il,  même  si  j'étais  au  ciel,  de  me 
promener  parmi  ces  grands  corps  célestes  domaine  de  la  divinité, 
sans  quelqu'un  qui  me  tienne  compagnie  »  ;  pourtant  il  vaut  mieux 
être  seul  que  d'être  avec  quelqu'un  qui  soit  ennuyeux  et  sot.  N'im- 
porte où  il  était,  Aristippe  aimait  à  vivre  toujours  comme  un  étran- 
ger. «  Si  le  destin  me  permettait  de  vivre  comme  je  l'entends  {Vir- 
gile) »,  je  choisirais  de  passer  ma  vie  à  cheval,  ■<  heureux  de  visiter 
les  régions  bmlées  par  le  soleil  et  celles  on  se  forment  les  nuages 
et  les  frimas  (Horace)  ». 

La  situation  qu'il  a,  le  bien-être  dont  il  jouit,  devraient, 
ce  semble,  le  détourner  de  sa  passion  des  voyages;  mais 
il  y  trouve  l'indépendance  à  laquelle  il  sacrifie  même  les 
commodités  de  la  vie.  — ><  N'avez-vous  pas,  m'objectera-t-on,  de 
«  passe-temps  plus  faciles?  Qu'est-ce  qui  vous  manque? Votre  maison 
«  n'a-t-el!e  pas  une  belle  vue  et  n'est-elle  pas  en  bon  air,  sufflsam- 
«  ment  confortable  et  plus  grande  qu'il  n'est  nécessaire?  Vous  avez 
«  pu  y  recevoir,  plus  d'une  fois,  le  roi  et  toute  sa  suite.  Votre  fa- 


458  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

peu  plus  d'viK'  fois  en  sa  pompo.  Voslrc  Famille  n'en  laisse-elle  pas 
en  rcfrIeiiuMjl,  plii>  au  dfssouhs  (relie,  quelle  n'en  a  au  dessus,  en 
eniineme?  Y  a  il  quelque  pensée  locale,  (pii  vous  vlct-rt'.  «'xli-uM-fli- 
nairr.  indijfestible? 

Vma*  /<*  nutir  coqual  el  fexet  suh  pectore  fixa? 

OÙ  tuidez-voiis  pouiioir  estre  sans  etnpeschement  et  sans  deslour- 
l»ier?  Niinquam  simpliciter  forluna  imlulget.  Voyez  donc,  qu'il  n'y  a 
que  vous  qui  vous  euqu'schez  :  el  vous  vous  suiurez  par  tout,  el 
vous  plaindre/  par  tout.  <'-ar  il  ny  a  satisfaction  ça  bas,  que  pour 
les  âmes  ou  brutales  ou  diuines.  Qui  n'a  du  contentement  à  vm^  si 
iuste  occasion,  où  pense-il  le  Irouuer?  Acombiende  milliers  d'hom- 
mes, arreste  vne  telle  condition  (jue  la  voslre,  le  but  de  leurs  sou- 
haits? Reformez  vous  seulement  :  car  en  cela  vous  pouuez  tout  :  là 
où  vous  n'aurez  droici  (|ue  de  patience,  enuers  la  fortune.  NuUa 
pUicida  quies  est,  nisi  quam  ratio  comitosuit.  le  voy  la  raison  de 
cet  aduertissement,  et  la  voy  Iresbien.  Mais  on  auroit  plustost  faicl, 
et  plus  pertinemment,  de  me  dire  en  vn  mot  :  Soyez  sage.  Celte  ré- 
solution, est  outre  la  sagesse  :  c'est  son  ouurage,  el  sa  production. 
Ainsi  fait  le  médecin,  qui  va  criaillant  après  vn  panure  malade  lan- 
guissant, qu'il  se  resiouysse  :  il  luy  coiiseilleroil  vn  peu  moins  inep- 
tement,  s'il  luy  disoit  :  Soyez  sain.  Pour  moy,  ie  ne  suis  qu'homme 
de  la  commune  sorte.  C'est  vn  précepte  salutaire,  certain,  et  d'aisée 
intelligence  :  Contentez  vous  du  vostre  :  c'est  à  dire,  de  la  raison  t 
l'exécution  pourtant,  n'en  est  non  plus  aux  plus  sages,  qu'en  moy. 
C'est  vne  parole  popidaire,  mais  elle  a  vne  lerrible  estendue.  Qm; 
ne  comprend  elle?  Toutes  choses  tombent  qn  discrétion  et  moditi- 
cation.  le  sçay  bien  (|uà  le  prendre  à  la  lettre,  ce  plaisir  de  voya- 
ger, porte  tesmoignage  d'inquiétude  et  d'irrésolution.  AÎissi  sont  ce 
nos  maistresses  qualité/,  el  pra;dôminantes.  Ouy;  ie  le  confesse  : 
ie  ne  vois  rien  seulement  en  songe,  el  par  soiiliail,  où  ie  me  puisse 
t<Miir.  La  seule  variété  me  paye,  et  la  possession  de  la  «liuersité  : 
au  moins  si  quelque  chose  me  paye.  A  voyager,  cela  roesme  me 
nouiTil,  que  w  iw  puis  arrester  sans  intercst  :  et  que  i'ay  où  m'en 
diuerlir  commodément,  l'avme  la  vie  priuee,  par  ce  que  c'est  par 
mon  choix  que  ie  l'ayme,  non  par  disconuenance  à  la  tie  publique  : 
qui  est  à  l'auanture,  autant  selon  ma  complevion.  l'en  sers  plus 
;.'aycnn'nt  mon  I»iin<e,  par  ce  (|ue  c'est  par  libre  esleclion  de  mon 
jugement,  et  de  ma  raison,  sans  obligation  particulière.  Kl  que  ie 
n'y  suis  pas  reifcié.  n\  cr»ntrainrt,  pour  estre  irreceuable  à  tout 


TRADIK.TION.  —  I.IV.  III,  CH.  IX.  4o9 

«  mille  nest-elle  pas  dans  une  position  sociale  telle,  que  plus  de 
'(  gens  se  trouvent  au-dessous  d'elle  quil  ny  en  a  qui  lui  soient 
«  supérieurs?  Le  lieu  éveille-t-il  en  vous  quelque  souvenir  extraor- 
«  dinaire,  qui  vous  ulcère  et  dont  vous  ne  puissiez  triompher, 
«  qui,  caché  dans  votre  cœur,  vom  consume  et  vous  ronge  {Ennius)  »? 
«  Où  croyez- vous  que  vous  ayez  possibilité  de  vivre  sans  éprouver 
«  ni  gêne,  ni  embarras?  «  Les  faveurs  de  la  fortune  ne  sont  jamais 
«  sans  mélange  [Quinte-Curce) .  »  Reconnaissez  donc  qu'il  n'y  a  que 
«  vous  à  être  une  entrave  à  vous-même;  que  partout  vous  vous 
«  retrouverez  avec  vous-même,  et  partout  vos  plaintes  se  repro- 
«  duiront;  car  il  n'y  a  de  satisfaction  ici-bas  que  pour  les  âmes 
«  dépourvues  d'intelligence,  ou  celles  qui  ont  atteint  la  perfection. 
«  Qui  n'éprouve  de  contentement  dans  une  situation  aussi  sorta- 
«  ble,  où  pense- 1- il  pouvoir  en  trouver?  Combien  de  milliers 
'(  d'hommes  borneraient  leurs  désirs  à  une  condition  semblable  à 
«  la  vôtre.  Travaillez  seulement  à  vous  amender;  sur  ce  point  vous 
«  pouvez  tout;  tandis  qu'aux  effets  de  la  fortune,  la  patience  est  la 
«  seule  chose  qu'on  puisse  opposer  :  «  Il  n'est  de  tranquillité  réelle 
«  que  celle  à  laquelle  nous  conduit  la  raison  (Sénèque).  » 

Je  vois  bien  la  justesse  de  cette  observation  et  m'en  rends  par- 
faitement compte;  mais  on  aurait  eu  plutôt  fait,  et  c'eût  été  plus 
logique,  de  me  dire  en  un  mot  :  «  Soyez  sage.  »  Une  semblable  ré- 
solution outrepasse  la  sagesse;  elle  en  résulte  et  en  est  la  conclu- 
sion. Me  tenir  ce  raisonnement,  c'est  imiter  le  médecin  qui  va 
criaillant  à  un  pauvre  malade  qui  dépérit,  qu'il  se  réjouisse;  son 
conseil  serait  moins  sot,  s'il  lui  disait  :  «Portez-vous  bien.  »  Je  ne 
suis  pas  de  ceux  qui  s'élèvent  au-dessus  du  commun  ;  et,  bien  que 
ce  soit  un  précepte  salutaire,  certain,  facile  à  comprendre,  que 
de  «  se  contenter  de  ce  que  l'on  a  »,  c'est-à-dire  d'être  raisonna- 
ble, de  plus  sages  que  moi  ne  l'appliquent  pourtant  pas  davantage. 
C'est  un  dicton  populaire,  mais  qu'il  est  profond  et  à  quoi  ne  s'é- 
tend-il pas?  Il  faut  de  la  mesure  en  tout,  et  tout  est  susceptible 
de  tempérament.  —  Je  sais  bien  qu'à  le  prendre  à  la  lettre,  ce  plai- 
sir de  voyager  témoigne  de  l'inquiétude  et  de  l'irrésolution,  deux 
mauvaises  qualités  qui,  chez  moi,  sont  maîtresses  et  prépondéran- 
tes. Oui,  je  le  confesse,  je  ne  vois  rien  que  je  souhaite  ou  à  quoi 
je  rêve  qui  puisse  me  fixer;  changer,  pouvoir  varier,  c'est  là  ce  qui 
seul  me  contente  si  tant  est  que  quelque  chose  arrive  à  me  conten- 
ter. En  voyage,  j'éprouve  de  la  satisfaction  rien  que  par  ce  fait, 
que  je  puis  m'arrêter  n'importe  où  sans  avoir  intérêt  à  le  faire  et 
que  je  suis  libre  d'en  partir  quand  bon  me  semble  pour  aller  ail- 
leurs. —  J'aime  la  vie  de  simple  particulier;  je  l'aime,  parce  que  je 
la  préfère  à  la  vie  pubUque  qui,  cependant,  n'est  pas  sans  me  con- 
venir et  qui  est  tout  autant  dans  ma  nature.  Cette  indépendance 
fait  que  je  n'en  sers  que  plus  gaîment  mon  prince,  parce  qu'alors  je 
le  sers  sans  y  être  obligé,  que  seuls  mon  jugement  et  ma  raison 
m'y  déterminent,  que  ce  n'est  pas  faute  de  mieux,  que  je  ne  suis 
pas  contraint  de  me  rejeter  sur  lui  les  autres  me  repoussant  et  en 


460  ESSAIS  l)K  MONTAIGNE. 

aiilrr  parly,  cl  mal  voulu.  Ainsi  du  resle.  Ii«  ha>  les  morceaux  que 
la  nécessité  me  laillc.  Tonte  cniimiodil»'-  me  tiendroil  à  la  gorge, 
do  laquelle  seule  iaurois  à  despendre  : 

Aller  retnux  aquat.  aller  mihi  radat  art-nus. 

Vne  .seule  corde  ne  m  aireste  iamais  assez.  Il  \  a  de  la  vanilc, 
dites  vous,  en  cet  amusement.  Mais  où  non?  Et  ces  beaux  pré- 
ceptes, sont  vanité,  el  vanité  tonte  la  sagesse.  Dominus  nouit  cogi- 
tationes  sapientiiim,  quoniam  van.r  sunt.  Ces  (^xquises  siiblilitez,  ne 
sont  propres  quan  presehe.  Ce  sont  discours  «[ui  nous  veulent  en- 
nover  tons  bastez  en  l'antre  monde.  La  vie  est  vn  mouuement  ma- 
tériel et  corporel  :  action  imparfaicle  de  sa  propre  essence,  el  dcs- 
ivglée.  le  m'employe  à  la  seniir  selon  elle. 

Quisque  suo»  palimur  mânes. 

Sic  est  faciendnm,  vt  contra  naturam  vniuersam  nihil  contenda- 
nius  :  ea  tamen  coiiserunta,  propriam  sequamur.  A  quoy  faire,  ces 
poinctes  esleuées  de  la  philosophie,  sur  lesquelles,  aucun  estre  hu- 
main ne  se  peut  rasseoir  :  et  ces  règles  (pii  excédent  nostre  vsagc 
et  nostre  force?  le  voy  sonuent  qu'on  nous  propose  des  images 
de  vie,  lesquelles,  ny  le  proposant,  ny  les  auditeurs,  n'ont  aucune 
espérance  de  suiure,  ny  qui  plus  est,  enuie.  De  ce  mesme  papier  où 
il  vient  d'escrire  l'ari'esl  de  condemnaliou  contre  vn  adultère,  le 
iuge  en  desrobe  vn  lopin,  pour  en  faire  vn  poulet  à  la  femme  de 
son  compagnon.  Celle  à  qui  vous  viendrez  de  vous  froltei-  illicile- 
ment,  ciiera  plus  asprement,  tantosl,  en  voslrc  présence  mesme,  à 
rencontre  d'vne  pareille  faute  de  sa  compiiigne,  que  ne  feroit  Por- 
cie.  El  lel  condamne  les  hommes  à  mourir,  pour  des  crimes,  qu'il 
n'estime  point  fautes.  lay  veu  en  ma  jeunesse,  vn  galant  homme, 
présenter  d'vne  main  au  peuple  des  vers  excellens  et  en  beauté  el 
en  desliordement  ;  el  de  l'autre  main  en  mesme  instant,  la  plus 
quereleuse  refoiinalion  theologieinie,  dequoy  le  monde  se  soit  des- 
ieuné  il  y  a  long  temps.  Les  hommes  vont  ainsin.  On  laisse  les 
loix,  et  préceptes  suiure  leur  voye,  nous  en  tenons  vne  autre.  Non 
par  desreglenienl  de  nueurs  seulemnit,  mais  par  opinion  souuenl, 
et  par  iugemenl  contraiie.  Sentez  lire  vn  discours  de  philosophie  : 
l'inuenlion,  l'éloquence,  la  pertinence,  frappe  incontinent  vostre  es- 
l»ril,  f't  vous  esmeut.  Il  ny  a  rien  qui  chatouille  nu  poigne  vosti-e. 
ronsrience  :  ce  n'est  pas  à  elle  qu'on  parle.  Est-il  pas  vray?  Si  di- 
soil  Arislon,  que  ny  vne  rstune  ny  vue  leçon,  n'est  d'aucim  fniict 


THADUr.TION.  —  LIV.  111,  CH.  IX.  461 

étant  mal  vu.  11  en  est  de  même  en  tout  :  je  hais  de  passer  par  où 
la  nécessité  m'oblige;  toute  commodité  qui  m'astreint  à  quoi  que 
ce  soit  m'est  insupportable  :  «  Je  veux  toujours  pouvoir  frapper  l'eau 
d'une  rame  et  de  l'autre  loucher  le  rivage  {Properce)  »  ;  une  seule  corde 
jamais  n'est  suffisante  pour  me  maintenir  quand  on  veut  m'arréter. 
C'est  là,  dira-t-on,  de  la  vanité;  mais  où  n'y  en  a-t-il 
pas?  Les  plus  belles  maximes  philosophiques,  les  plus 
beaux  règlements  de  conduite  sont  vains  parce  qu'ils 
nous  demandent  plus  que  nous  ne  pouvons.  —  «  C'est  là,  di- 
-  rez-vous,  un  jeu  bien  empreint  de  vanité!  »  Où  n'y  en  a-t-il  pas? 
Tous  ces  beaux  préceptes,  toute  sagesse  sont-ils  autre  chose  que 
vanité?  «  Le  Seigneur  sait  que  les  pensées  des  sages  ne  sont  que  vanité 
[Psalmiste).  »  Ces  subtilités  exquises  ne  sont  à  leur  place  qu'au 
prêche;  ce  sont  des  raisonnements  qui  tendent  à  nous  envoyer  toul 
bâtés  dans  l'autre  monde.  La  vie  consiste  dans  un  mouvement 
constant  et  effectif  du  corps,  mouvement  qui,  par  essence,  est  déré- 
glé et  imparfait  et  auquel  je  m'efforce  de  donner  une  direction  sui- 
vant mes  aspirations  :  «  Nous  avons  chacun  nos  passions  [Virgile). 
Nous  devons  néanmoins  faire  en  sorte  que  satis  jamais  contrevenir  aux 
lois  générales  de  la  nature,  nous  suivions  cependant  nos  propres  pen- 
chants [Cicèron).  »  A  quoi  servent  ces  idées  élevées  de  la  philoso- 
phie qu'aucun  être  humain  ne  peut  mettre  en  pratique,  ces  règles 
qui  excèdent  l'usage  que  nous  avons  à  en  faire  et  la  possibilité  que 
nous  avons  de  les  appliquer. 

Je  vois  souvent  quon  nous  présente  pour  la  conduite  de  notre 
vie,  des  modèles  que  ni  celui  qui  les  propose,  ni  ceux  auxquels  il 
s'adresse  n'ont  aucune  espérance  de  pouvoir  suivre  et,  qui  plus  est, 
n'en  ont  pas  envie.  De  ce  même  papier  sur  lequel  un  juge  vient 
d'écrire  un  arrêt  de  coudamnation  pour  adultère,  il  détache  un 
morceau  pour  envoyer  un  billet  doux  à  la  femme  de  son  collègue; 
et  cette  femme  avec  laquelle  vous  \enez  de  cueillir  le  fruit  dé- 
fendu, un  moment  après  et  en  votre  présence,  va  s'élever  plus  du- 
rement que  ne  l'eut  fait  l'orcie,  contre  cette  même  faute  commise 
par  uue  de  ses  connaissances.  11  en  est  qui  condamnent  à  mort 
pour  des  crimes  qu'ils  n'estiment  même  pas  être  de  simples  fautes. 
J'ai  vu  en  ma  jeunesse  un  galant  homme  donner  d'une  main  au 
public  des  vers  remarquables  par  leur  beauté  et  leur  dévergondage, 
tandis  qu'en  même  temps,  de  l'autre  main  il  propageait  sur  la 
Réforme  une  discussion  théologique  des  plus  violentes  d'entre 
celles  que,  depuis  longtemps,  le  monde  a  vues  se  produire.  Les 
hommes  sont  ainsi  :  on  laisse  les  lois  et  les  principes  suivre  leur 
chemin,  et  soi-même  on  en  suit  un  autre,  non  seulement  par  dérè- 
glement de  mœurs,  mais  parce  que  souvent  nous  pensons  et  ju- 
geons autrement.  Écoutez  prononcer  un  discours  philosophique  : 
l'imagination,  l'éloquence,  la  compétence  s'y  révèlent,  nous  frap- 
pent sur  le  moment  et  nous  émeuvent;  mais  il  ne  s'y  trouve  rien 
qui  empoigne  et  chatouille  notre  conscience,  ce  n'est  pas  à  elle 
qu'on  parle;  n'est-ce  pas  vrai?  Comme  disait  Ariston:  «  une  étuve, 


4«2  .         KSSAIS  DE  MONTAKiNK. 

si  elle  lie  ncUoye  et  ne  decrass«\  Ùii  |»'iil  s'ari-ester  à  l'escorce  : 
mais  rVsl  apit's  quon  vn  a  rclir»'  la  iiioiiell<>.  Comme  après  aiioir 
aiialé  le  bon  vin  dviic  hclli'  ««tiipe,  nous  en  «onsidciftns  les  jrra- 
iieiin»s  et  l'nuura^ro.  En  loulfs  les  ihanihires  de  la  phiiosophir  an- 
•  ii'nne,  vcvy  se  Irouuera,  qu'vn  niesme  ounrier,  y  public;  des  rejfles 
tie  tempérance,  et  publie  ensemble  des  escrils  d'amour  et  desban- 
che.  El  XenoplnMi,  an  giron  de  C.linias,  esrriuit  «onlre  la  vertu 
Aristippi<|ue.  Ce  nesl  pas  qnil  y  ail  vne  coniiersion  miraculeuse, 
qui  les  agile  à  ondées.  .Mais  cest  que  Solon  se  représente  tantosl 
soy-mesmc,  tanlosl  en  forme  de  législateur  :  tantost  il  parle  pour 
la  presse,  tantost  pour  .soy.  El  prend  pour  soy  les  règles  libres  et 
naturelles,  sasscurant  dvne  santé  ferme  et  cnliere. 

Curenlur  dubij  medicis  maioribut  segri. 

Antisthenes  permet  au  sage  d'aimer,  et  faire  à  sa  mode  ce,  qu'il 
Irouuc  esli-e  oppoitun,  sans  s'attendre  aux  loix  :  daiitanl  qu'il  a 
meilleur  aduis  quelles,  et  plus  de  cognoissancc  de  la  vertu.  S<:>n 
disciple  Diogenes,  disoit,  opposer  aux  perturbations,  la  raison  :  à 
fortune,  la  confidence  :  aux  loix,  nature.  Pour  les  eslomachs  ten- 
dres, il  faut  des  ordonnances  contraintes  el  artificielles.  Les  bons 
estomachs  se  seruent  sim|>lerocnl,  des  prescriptions  de  leur  naturel 
appétit.  Ainsi  font  nos  médecins,  qui  mangent  le  melon  et  boiueut 
le  vin  fraiz,  ce  pendant  qu'ils  tieiment  leur  patient  obligé  au  sirop 
et  à  la  panade.  le  ne  sçay  quels  iiures,  disoit  la  coiu-lisanne  Lays, 
quelle  sapience,  quelle  philosophie,  mais  ces  gens-là,  baltenl  aussi 
sonnent  à  ma  porte,  (piaucuns  autres.  D'aulanl  que  noslre  licence 
nous  porte  lousioui-s  au  delà  de  ce  qui  nous  est  loisible,  et  permis, 
on  a  estressy  souuent  outre  la  raison  vniuerselle,  les  préceptes  el 
loix  de  Dostre  vie. 

Nemo  »aliii  crédit  lanlum  dclinquerc,  qHanlum 
Permuta». 

Il  seroit  à  désirer,  (ju'il  y  eusl  plus  de  proporlion  du  commande- 
ment à  l'obéissance.  El  semble  la  visée  iniusb»,  à  laipielle  on  ne 
|M'ul  atteindre.  Il  n'est  si  homme  de  bien,  qu'il  melb*  à  l'examen 
de»  loix  toutes  ses  actions  et  pensées,  qui  ne  soit  pendable  dix  fois 
en  Ha  vie.  Voii-e  tel,  qu'il  seroit  lr*es-gran(i  donimage,  el  Ires-iniuste 
de  punir  et  de  penln-. 

ou,  quid  ad  le. 
De  cute  quid  facial  ilU,  «et  illa  iua? 

El  lel  pourroil  n'offencer  point  les  loix,  qui  n'en  merileroil  poini 
la  louange  d'homme  de  vertu  :  et  que  la  philosophie  feroil  tres- 
iuMemenl  foiler.  Tant  celte  ndalion  est  trouble  et  inégale.  Nous 
n  auuns  ganle  d'c^tn-  gens  de  bien  selon  Dieu  :  nous  ne  le  sçau- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  463 

une  leçon  ne  sont  d'aucun  Iruit  .si  elles  ne  nettoient  et  ne  décras- 
sent ».  On  peut  sattacher  à  considérer  récorce,  mais  après  seule- 
ment qu'on  a  retiré  la  moelle;  de  même  que  ce  n'est  qu'après  avoir 
avalé  le  bon  vin  d'une  belle  coupe,  qu'on  en  examine  le  travail  et 
les  ciselures.  Partout  où,  dans  l'antiquité,  on  s'entretient  de  philo- 
sophie, quelle  que  soit  l'école,  on  trouve  le  même  auteur  rédiger 
des  règles  de  tempérance  et  libeller  en  même  temps  des  pages  sur 
l'amour  et  la  débauche.  Xénophon,  sur  les  genoux  de  Clinias,  écrivait 
contre  la  vertu  telle  que  la  prônait  Aristippe.  Ce  n'est  pas  qu'il  n'y 
ait  comme  des  ondées  de  conversion  miraculeuse  «jui  nous  agitent 
par  intervalles  ;  c'est  ce  que  Solon  peint  très  bien  quand  il  se  pré- 
sente comme  législateur  ou  en  tant  qu'individu,  quand  il  parle  pour 
le  peuple  ou  qu'il  ne  s'agit  que  de  lui;  dans  ce  dernier  cas,  se  sen- 
tant en  parfaite  santé,  ne  redoutant  aucune  défaillance,  il  suit  en 
toute  liberté  les  règles  tracées  par  la  nature,  «  tandis  que  le  ma- 
lade en  danger  a  besoin  d'être  traitr'  par  les  plus  habiles  médecins 
{Juvénal)  ».  —  Antisthène  permet  au  sage  d'aimer,  de  faire  ce  qu'il 
trouve  opportun  et  d'en  user  comme  il  l'entend,  sans  tenir  compte  de 
ce  que  les  lois  peuvent  édicter,  d'autant  (jue  son  avis  à  cet  égard 
vaut  mieux  que  ce  qu'elles  peuvent  établir  et  qu'il  s'y  connaît  davan- 
tage en  fait  de  vertu.  Diogènc,  son  disciple,  disait  qu'  "  il  faut  oppo- 
ser la  raison  aux  désordres;  à  la  fortune,  la  confiance;  aux  lois,  la 
nature  ».  Pour  les  estomacs  délicats,  il  faut  des  ordonnances  compo- 
sées avec  art  et  qu'ils  observent  à  la  lettre  ;  les  bons  estomacs  n'ont 
qu'à  suivre  simplement  les  prescriptions  dérivant  naturellement  de 
leur  appétit;  c'est  ainsi  qu'agissent  les  médecins:  ils  mangent  du 
melon,  boivent  le  vin  frais,  tandis  qu'ils  astreignent  leurs  patients 
au  sirop  et  à  la  panade.  «  Je  ne  sais,  disait  la  courtisane  La'is,  de 
quels  livres,  de  quelle  sagesse,  de  quelle  philosophie  ces  gens  par- 
lent, mais  je  les  vois  se  bousculant  à  ma  porte,  aussi  souvent  que 
les  autres.  »  La  licence,  qui  est  le  propre  de  notre  nature,  nous 
portant  toujours  au  delà  de  ce  qui  nous  est  loisible  et  permis,  sou- 
vent ou  a  restreint  au  delà  de  ce  que,  d'une  façon  générale,  com- 
mandait la  raison,  les  préceptes  et  les  lois  qui  régissent  notre  vie  : 
«  L'homme  ne  croit  jamais  avoir  atteint  le  terme  assigné  à  ses  passions 
[Juvénal).  »  Il  serait  à  désirer  qu'entre  le  commandement  et  l'o- 
béissance, la  proportion  soit  mieux  gardée;  il  semble  injuste  de 
nous  proposer  un  but  auquel  nous  n'avons  pas  possibilité  d'attein- 
dre. Il  n'est  pas  un  homme  de  bien,  consacrant  toutes  ses  actions  et 
toutes  ses  pensées  à  l'étude  des  lois,  qui  dans  sa  vie  ne  se  mette 
dix  fois  dans  le  cas  d'être  pendu;  et,  dans  le  nombre,  il  en  est  qu'il 
serait  grand  dommage  et  très  injuste  de  perdre  et  de  punir  :  «  Que 
t'importe.  Oins,  de  quelle  manière  celui-ci  ou  celle-là  dispose  de  sa 
personne  [Martial)  ?  »  Il  en  est  d'autres  au  contraire  qui  peuvent  ne 
pas  offenser  les  lois,  que  nous  ne  saurions  néanmoins  tenir  pour 
des  gens  vertueux  et  que  la  philosophie  flagellerait  à  très  bon 
droit,  tant,  sur  ce  point,  il  y  a  trouble  et  inconséquence!  Nous  som- 
mes loin  d'être  des  gens  de  bien,  selon  la  doctrine  divine:  nous  ne 


464  ESSAIS  DE  MONTAICiNK. 

rions  oslit;  mAon  nous,  l/liuniain»'  sag»*sso,  n'amiia  ianials  aux 
ilrnuiis  «luVllf  s'csloil  cllr  niesnio  pirscripl.  Kl  si  dlo  y  csloil  ar- 
rineo,  i-lle  s'en  prrsiriroil  «iaiilrcs  an  delà,  où  elle  aspirasl  lous- 
ioni-s  Pl  pretiMidisl.  Tanl  noslrc  «'slal  est  onneniy  «le  ronsisUnco. 
l/liommc  s'ordonne  à  soy  mesnie,  d'eslir  nécessairement  en  faute. 
Il  n'est  jruere  fin,  de  tailler  son  ohlifralioii.  à  la  raison  d'vn  antre 
eslre.  <|U<«  le  sien.  A  qui  prcsrripl-il  ce,  qu'il  s'attend  que  personne 
ne  face?  Luy  est-il  iniuste  de  ne  faire  point  ce  qu'il  luy  est  iniprts- 
sible  de  faire?  Les  ioix  qui  nous  condamnent,  à  ne  pouuoir  pas, 
nous  eondainnent  de  ce  que  nous  ne  pouuous  pas.  Au  pis  aller, 
cette  difforme  liberté,  de  se  présenter  à  deux  endroicls,  et  les  ac- 
tions d'vne  façon,  les  discours  de  l'autre;  soit  loisible  à  ceux,  qui 
disent  les  choses.  Mais  elle  ne  le  peut  esti*e  à  ceux,  qui  se  disent 
eux  niesmes,  comme  io  fais.  Il  faut  que  i'aille  de  la  plume  comme 
des  pieds.  La  vie  commune,  doibl  auoir  conférence  aux  autres  vies. 
I^  vertu  de  Galon  estoit  vigoureuse,  outre  la  raison  de  son  siècle  : 
et  à  vn  homme  qui  se  mesloit  de  gouuerner  les  autres,  destiné  au 
sei'iiice  conunun;  il  se  pourroil  dire,  que  c'esloil  vue  iustice,  sinon 
iniuste,  au  moins  vaine  et  hors  de  saison.  Mes  mœurs  mesmes,  qui 
ne  desconuiennent  de  celles,  qui  courent,  à  peine  de  la  largeur 
d'vn  pouice,  me  rendent  pourtant  aucunement  farouche  à  mon 
aage,  et  inassociable.  le  ne  sçay  pas,  si  ie  me  Irouue  desgoulé  sans 
raison,  du  monde,  que  ie  liante;  mais  ie  sçay  bien,  (|ue  ce  seroit 
sans  raison,  si  ie  me  plaiguoy,  qu'il  fusl  dégoûté  de  moy,  puis  que 
ie  le  suis  de  luy.  La  vertu  assignée  aux  affaires  du  monde,  est  vne 
vertu  à  plusieurs  plis,  eucoigneures,  et  couddes,  pour  s'appliquer 
et  ioindie  à  l'Iunnaine  Ibiblesse  :  meslee  cl  artiiicielle;  nuii  droitte, 
nette,  constante,  ny  purement  innocente.  Les  annales  reproihent 
ius(jues  à  celle  beuie  à  <|uel(pi'vn  de  nos  Hoys,  de  s'estre  trop  sim- 
pb-ment  laissé  alb-r  aux  consciencieuses  persuasions  «le  son  confi's- 
seui-.  Les  affaires  d'estat  ont  des  préceptes  plus  hardis. 

Exeat  auln. 
ijui  vult  e$Be  piua. 

l'ay  aulri'sfois  issayé  d'employer  au  si-nm  r  »lc««  inaiiK-iiD-ns  pu- 
bliipie<i,  les  opinions  ••!  n'jflrs  de  viure,  ainsi  rudes,  n<*ufues,  inipi»- 


TKADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  465 

saurions  même  l'être,  d'après  les  règles  que  nous  avons  avons 
nous-mêmes  établies.  La  sagesse  humaine  n'est  jamais  parvenue  à 
i^emplir  les  devoirs  qu'elle  s'est  tracés  à  elle-même;  et  si  elle  y 
était  arrivée,  elle  en  édicterait  d'autres  plus  rigoureux  encore, 
pour  avoir  toujours  à  quoi  aspirer  et  prétendre,  tant  notre  nature 
est  ennemie  de  ce  qui  est  réalisable.  L'homme  se  fait  une  néces- 
sité de  ne  pouvoir  éviter  d'être  en  faute.  Il  n'est  pas  adroit  de  sa 
part  de  se  créer  des  obligations  que  seul  pourrait  remplir  un 
autre  être  que  celui  qu'il  est;  pour  qui,  ces  prescriptions  qu'il  doit 
s'attendre  à  ce  que  personne  ne  satisfasse?  Est-il  mal  à  lui  de  ne 
pas  faire  ce  qu'il  est  impossible  qu'il  fasse?  Les  lois  qui  nous  con- 
damnent à  de  telles  impossibilités,  nous  condamnent  de  ce  que 
nous  ne  pouvons  pas. 

On  peut  à  la  rigueur  admettre  que  dire  et  faire  soient 
dissemblables  chez  les  gens  qui  professent  la  morale;  mais 
lui,  parlant  de  lui-même,  est  tenu  à.  être  plus  conséquent. 
L'homme  public  doit  compter  avec  les  vices  de  son  temps; 
les  affaires  publiques  ne  se  traitent  pas  d'après  les  mêmes 
principes  que  les  affaires  privées;  il  est  fréquent  de  ne 
pas  trouver  réunies  chez  un  même  homme  les  qualités  né- 
cessaires à  ces  deux  genres  d'affaires.  —  Au  pis  aller,  prendre 
cette  liberté  si  contestable  de  se  montrer  sous  deux  aspects  diffé- 
rents :  d'une  façon  quand  on  agit,  d'une  autre  quand  on  parle,  peut 
être  admis  chez  ceux  qui  traitent  de  sujets  quelconques  ;  ce  ne  saurait 
l'être  chez  ceux  qui,  comme  je  le  fais,  parlent  d'eux-mêmes,  il  faut 
alors  que  tout  en  eux  marche  d'accord.  Une  vie  qui  n'offre  rien  de 
particulier  est  celle  qui  reste  à  l'unisson  du  milieu  dans  lequel  elle 
s'écoule  ;  la  vertu  de  Caton  était  d'ordre  trop  élevé  pour  son  siècle  : 
son  esprit  de  justice,  chez  un  homme  qui  se  mêlait  de  gouverner 
les  autres,  appelé  à  participer  aux  affaires  publiques,  pouvait  pas- 
ser, sinon  pour  de  l'injustice,  du  moins  pour  être  sans  utilité  et 
hors  de  saison.  Mes  mœurs  mêmes,  quoique  différant  à  peine  de 
l'épaisseur  d'un  doigt  de  celles  qui  ont  cours,  me  rendent  pourtant, 
à  mon  âge,  un  peu  sauvage  et  peu  sociable.  Je  ne  sais  si  c'est  sans 
raison  que  je  me  trouve  dégoûté  de  la  société  que  je  fréquente, 
mais  ce  serait  bien  à  tort  que  je  me  plaindrais  qu'elle  le  soit  de 
moi  puisque  je  le  suis  d'elle.  La  vertu  que  réclament  les  affaires 
de  ce  monde,  est  une  vertu  qui  présente  des  plis,  des  angles,  des 
coudes  qui  lui  permettent  de  s'appliquer  et  de  s'adapter  à  la  fai- 
blesse humaine  ;  elle  est  mélangée,  composée  ;  elle  n'est  pas  droite, 
nette,  constante,  d'une  pureté  immaculée.  Les  chroniques  de  notre 
temps  reprochent  a  un  de  nos  rois  de  s'être  jusqu'ici,  sous  l'im- 
pulsion de  son  confesseur,  trop  complètement  abandonné  aux  con- 
seils que  lui  suggérait  sa  conscience;  les  affaires  publiques  se  di- 
rigent d'après  des  règles  de  conduite  moins  timorées  :  «  Quitte  la 
cour,  si  tu  veux  rester  pieux  {Lucain).  » 

J'ai  autrefois  essayé  d'appliquer  à  la  gestion  des  affaires  publi- 
ques les  règles  et  principes  que  j'apporte  dans  ma  manière  de 

ESSAIS   DE   ilONTAIGNE.  —   T.  III.  3() 


46G  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

lies  ou  inipolUies,  comme  ie  les  ay  nées  chez  moy,  ou  rapportées  de 
mon  institution  ol  desquellos  ie  me  sers,  sinon  si  commodeement 
au  moins  seunMuenl  en  particulier  :  une  vertu  scholastique  »>l 
nouice  :  ie  les  y  av  IrouiHH's  ineptes  et  dangereuses.  Celiiy  qui  \a 
«Ml  la  presse,  il  faut  qu'il  franchisse,  qu'il  serre  ses  couddes,  qu'il 
i-ecule,  ou  qu'il  anance,  voire  qu'il  quitte  le  droict  chemin,  selon  ce 
qu'il  rencontre.  Qu'il  viue  non  tant  selon  soy,  que  selon  autruy  : 
non  selon  «»>  qu'il  se  propose,  mais  selon  ce  qu'on  luy  propose  :  se- 
lon le  temps,  selon  les  hommes,  selon  les  affaires.  Platon  dit,  que 
qui  eschappe,  braves  nettes,  du  maniement  du  monde,  c'est  par 
miracle,  qu'il  en  eschappe.  Et  dit  aussi,  que  quand  il  ordonne  son 
philosophe  chef  d'vne  police,  il  n'entend  pas  le  dire  d'vne  polico 
corrompue,  comme  celle  d'Athènes  :  et  encore  bien  moins,  comme 
la  nostre,  enuers  lesquelles  la  sages.se  mcsme  perdroit  son  Latin. 
Et  vue  bonne  herbe,  transplantée,  en  solage  fort  diuei-s  à  sa  con- 
dition, se  conforme  bien  plustost  à  iceluy,  qu'elle  ne  le  reforme  à 
soy.  le  sens  que  si  i'auois  à  me  dresser  tout  à  fait  à  telles  occupa- 
tions, il  m'y  faudroit  beaucoup  de  changement  et  de  rabillage. 
Quand  ie  pourrois  cela  sur  moy,  et  pourquoy  ne  le  pourrois  ie, 
auec  le  temps  et  le  soing?  ie  ne  le  voudrois  pas.  De  ce  peu  que  ie 
me  suis  essayé  en  cette  vacation;  ie  m'en  suis  d'autant  degousté.  le 
me  sens  fumer  en  l'ame  par  fois,  aucunes  tentations  vers  l'ambi- 
tion :  mais  ie  me  bande  et  obstine  au  contraire  : 

Al  lu,  Calulle,  obslinalus  obdura. 

On  ne  m'y  appelle  gueres,  et  ie  m'y  conuie  aussi  peu.  La  liberté  et 
l'oysiueté,  qui  sont  mes  maistresses  qualitez,  sont  qualitcz,  diamé- 
tralement contraires  à  ce  mcstier  là.  Nous  ne  sçauons  pas  distin- 
guer les  facidlt'z  des  hommes.  Elles  ont  des  diuisions,  et  bornes, 
n«al-aysoes  à  <hoisir  et  dolirales.  De  conclurre  par  la  sul'Jisanc»' 
d'vne  vie  particulière,  (juclque  suffisance  à  l'vsage  public,  c'est  mal 
conclud.  Tel  se  conduict  bien,  qui  ne  conduict  pas  bien  les  autres  : 
et  faict  des  Essais,  qui  ne  sçauroit  faire  des  effects.  Tel  dirsse  bien 
vn  siège,  qui  dresseroit  mal  vue  bataille  :  et  discourt  bien  en  priué, 
qui  harangueroit  mal  ou  vn  peuple  ou  vn  Prince.  Voire  à  l'auan- 
ture,  i'st-<«' plustost tesinoignage  à  celuy  <|ui  peut  l'vn,  de  ne  pouuoir 
point  l'autre,  ({u'aulretnent.  le  Irouue  que  les  esprits  hauts,  ne  sont 
de  guère  moins  aptes  aux  choses  basses,  que  les  bas  esprits  aux 
hautes.  E.stoit-il  à  croire,  que  Socrates  eust  appresté  aux  Athéniens 
matière  de  rire  à  ses  despens,  pour  n'auoir  onques  sçeu  computer 
les  suffrage.s  de  sa  tribu,  et  en  faire  rapport  au  conseil?  (Certes  la 
vénération,  en  quo\  i'ay  les  perfections  de  ce  personnage,  mérite, 
que  sa  fortune  fournisse  à  l'excuse  de  mes  principales  iiiiperlec- 
lions,  vil  si  niagnilique  cxeinple.  Nostre  suftlsance  est  détaillée  à 
luunues   pici-fs.  La   iiiifiiiD-  ii'.i  poinl  de  latifinlf.  •■!  si   i-sl  chotifue 


TRADUCTION.  —  UV.  ITI,  CH.  IX.  467 

vivre;  règles  et  principes  rudes,  différents  de  ceux  en  cours,  peu 
raffinés,  mais  irréprochables,  tels  qu'ils  sont  innés  en  moi  ou  résul- 
tent de  mon  éducation  et  dont  j'use  dans  la  vie  ordinaire,  sinon  en 
y  trouvant  commodité,  du  moins  sans  risque  de  dévier  dans  ce  que 
m'inspire  une  vertu  sans  expérience  et  purement  scolastique;  or  j'ai 
constaté  que,  dans  le  monde  des  affaires,  c'est  là  chose  inepte  et  dan- 
gereuse. Il  faut,  quand  on  se  mêle  à  la  foule,  se  contourner,  serrer 
les  coudes,  reculer,  avancer,  quitter  parfois  le  grand  chemin  suivant 
le  cas;  vivre  non  pas  tant  suivant  ce  que  l'on  voudrait,  que  suivant 
ce  que  veulent  les  autres;  non  selon  ce  qu'on  se  propose,  mais  selon 
ce  qu'on  vous  propose;  selon  le  temps,  les  hommes,  les  affaires. 
Platon  dit  que  c'est  miracle,  quand  quelqu'un  mêlé  à  la  politique  en 
sort  la  conscience  nette;  il  dit  aussi  que  lorsqu'il  place  son  philo- 
sophe à  la  tète  d'un  gouvernement,  il  n'entend  pas  dire  que  ce 
soit  à  la  tête  d'un  gouvernement  corrompu  comme  celui  d'Athènes, 
et  bien  moins  encore  comme  le  nôtre,  où  la  sagesse  elle-même  per- 
drait la  raison;  une  bonne  herbe  transplantée  dans  un  terrain  fort 
différent  de  celui  qui  lui  convient,  se  transforme  beaucoup  plus 
suivant  ce  terrain  qu'elle  ne  le  transforme  à  sa  convenance.  Je  sens 
que  si  j'avais  à  refaire  mon  éducation  en  vue  d'occupations  de  cette 
nature,  il  faudrait  opérer  en  moi  beaucoup  de  changements  et  d'ap- 
propriations. Si  je  pouvais  me  transformer  de  la  sorte  (et  pourquoi 
n'y  arriverais-je  pas  avec  du  temps  et  de  l'attention?)  je  ne  voudrais 
pas  l'entreprendre.  Le  peu  durant  lequel  je  m'y  suis  essayé,  m'en  a 
dégoûté;  je  sens  parfois  s'élever  en  moi  des  bouffées  d'ambition,  je 
me  raidfs  contre  ces  tentations  et  leur  résiste  :  <c  Ferme,  Catulle, 
tiens  bon  jusqu'à  la  fin  {Catulle).  »  On  ne  m'y  sollicite  guère  et  j'y 
suis  tout  aussi  peu  porté;  la  liberté  et  l'oisiveté,  qui  sont  mes  deux 
penchants  dominants,  sont  des  qualités  diamétralement  opposées  à 
ce  qu'il  faut  dans  ce  métier.  Nous  ne  savons  pas  distinguer  les  fa- 
cultés de  chacun;  elles  se  subdivisent  et  se  délimitent  de  telle  façon 
qu'elles  sont  difficiles  à  distinguer,  délicates  à  apprécier.  Conclure 
de  ce  que  quelqu'un  fait  preuve  de  capacité  dans  la  vie  privée,  qu'il 
est  capable  de  gérer  les  affaires  publiques,  c'est  conclure  mal;  tel 
se  dirige  bien,  qui  ne  dirige  pas  bien  les  autres;  tel  écrit  des  Essais, 
qui  est  impropre  à  l'action;  tel  conduit  bien  un  siège,  qui  conduirait 
mal  une  bataille  ;  parle  bien  en  petit  comité,  qui  haranguerait  mal 
une  foule  ou  un  prince;  pouvoir  l'un  est  peut-être  même  un  indice 
qu'on  ne  peut  l'autre,  plutôt  qu'on  en  est  capable.  Je  constate  que  les 
esprits  élevés  ne  sont  guère  moins  aptes  aux  choses  d'ordre  infé- 
rieur, que  les  esprits  inférieurs  ne  le  sont  pour  les  grandes  choses. 
Aurait-on  cru  que  Socrate  ait  donné  lieu  aux  Athéniens  de  rire  de 
lui,  pour  n'avoir  jamais  pu  compter  les  suffrages  de  sa  tribu  et  en 
faire  rapport  au  conseil?  certes,  la  vénération  en  laquelle  je  tiens 
les  perfections  de  ce  personnage,  fait  que  je  puis  bien  invoquer, 
comme  excuse  de  mes  imperfections,  le  cas  particulier  que  je  trouve, 
dans  ce  modèle  incomparable.  Notre  capacité  se  détaille  par  le 
menu;  la  mienne  s'étend  à  peu  de  choses  et  est,  en  tout,  fort  res- 


468  ESSAIS  DE  MONTAÏGNE. 

en  nombre.  Salurniniis,  à  ceux  qui  luy  auoient  déféré  loul  com- 
inaDdemenl  :  Coinpaignoiis,  lit-il,  vous  auez  perdu  vn  bon  capi- 
laino,  pour  en  faire  vu  mauvais  f^eneral  d'année.  Qui  se  vante, 
en  vn  temps  malaiie,  connue  cestuy-cy,  d'employer  au  seruice  du 
monde,  vne  vertu  naifue  et  sincère  :  ou  il  ne  la  cognoist  pas,  les 
opinions  se  corrompans  auec  les  mœurs  (de  vray,  oyez  la  leur 
peindre,  oyez  la  pluspart  se  glorifier  de  leurs  deportemens,  et  for- 
mer leurs  règles;  au  lieu  de  peindre  la  vertu,  ils  peignent  l'inius- 
tice  toute  pure  et  le  vice  :  et  la  présentent  ainsi  fauce  à  l'institu- 
tion des  Princes)  ou  s'il  la  cognoist,  il  se  vante  à  tort  :  et  quoy 
qu'il  die,  faicl  mille  choses,  dequoy  sa  conscience  l'accuse.  le  croi- 
rois  volontiers  Seneca  de  l'expérience  qu'il  en  fit  en  pareille  occa- 
sion, pourueu  qu'il  m'en  voulust  parler  à  cœur  ouuert.  La  plus 
honnorable  marque  de  bonté,  en  vne  telle  nécessité,  c'est  reco- 
gnoistre  librement  sa  faute,  et  celle  d'autruy  :  appuyer  et  retarder 
de  sa  puissance,  l'inclination  vers  le  mal  :  suyure  enuis  cette 
pente,  mieux  espérer  et  mieux  désirer.  l'apperçois  en  ces  desmem- 
bremens  de  la  France,  et  diuisions,  où  nous  sommes  tombez,  cha- 
cun se  trauailler  à  deffendre  sa  cause  :  mais  iusques  aux  meilleurs, 
auec  desguisement  et  mensonge.  Qui  en  escriroit  rondement,  en 
escriroit  témérairement  et  vitieusement.  Le  plus  iuste  party,  si  est- 
ce  encore  le  membre  d'vn  corps  vermoulu  et  véreux.  Mais  d'vn  tel 
corps,  le  membre  moins  malade  s'appelle  sain  :  et  à  bon  droit, 
d'autant  que  nos  (lualitez  n'ont  tiltre  qu'en  la  comparaison.  L'inno- 
cence ciuile,  se  mesure  selon  les  lieux  et  saisons.  l'aymerois  bien  à 
voir  en  Xenoplion,  vne  telle  louange  d'Agesilaus.  Estant  prié  par 
vn  Prince  voi-sin,  auec  lequel  il  auoit  autresfois  esté  en  guerre,  de 
le  laisser  passif  en  ses  terres,  il  l'octroya  :  luy  donnant  passage  à 
trauers  le  Péloponnèse  :  et  non  seulement  ne  l'emprisonna  ou  em- 
poisonna, le  tenant  à  sa  mercy  :  mais  l'accueillit  courloisemenl, 
suyuant  l'obligation  de  sa  promesse,  sans  luy  faire  ollence.  A  ces 
humeurs  là,  ce  ne  seroit  rien  dire.  Ailleurs  et  en  autre  lempfe,  il  se 
fera  conte  de  la  fraucbise,  et  magnanimité  d'vne  telle  action.  Ces  ba- 
bouyns  capetles  s'en  fussent  moquez.  Si  peu  retire  l'innocence 
Spartaine  à  la  Françoise.  Nous  ne  laissons  pas  d'auoir  (b-s  hommes 
verliiciiv  :  mais  ci'sl   s(>|i>ii  ikhis.  Oui  :i  ses  ind'iirs  e>^l;ililics  (>ii  re- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  469 

treinte.  Saturninus  dit  à  ceux  qui  lui  avaient  déféré  le  commande- 
ment suprême  :  «  Compagnons,  vous  perdez  un  bon  capitaine,  pour 
en  faire  un  mauvais  générai  d"armée.  » 

Une  vertu  naïve  et  sincère  ne  peut  être  employée  à  la 
conduite  d'un  état  corrompu  ;  du  reste,  sa  notion  s'altère 
dans  un  milieu  dépravé.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  doit  toujours 
obéissance  à  ceux  qui  ont  charge  d'appliquer  les  lois,  si 
indignes  qu'ils  soient.  — Celui  qui,  en  des  temps  malades  comme 
Test  le  nôtre,  se  vante  de  mettre  au  service  des  affaires  de  ce 
monde  une  vertu  naïve  et  sincère,  ou  ne  sait  ce  qu'est  une  pareille 
vertu,  parce  que  les  idées  se  corrompent  quand  les  mœurs  le  sont 
(et,  de  fait,  voyez  comme  on  la  dépeint;  comme  la  plupart  se  glo- 
rifient de  leurs  débordements  et  y  conforment  les  règles  qu'ils  se 
tracent,  en  son  lieu  et  place  c'est  l'injustice  et  le  vice  dans  toute 
leur  réalité  que  l'on  décrit  et  qu'ainsi  travestis  on  présente  aux 
princes  dont  on  fait  l'éducation);  ou  bien,  sïl  la  connaît,  se  vante 
bien  à  tort  de  l'appliquer,  car,  quoiqu'il  dise,  il  fait  mille  choses 
contre  sa  conscience.  Je  croirais  volontiers  Sénèque,  s'il  m'entre- 
tenait de  l'expérience  qu'il  en  fit  dans  des  conditions  toutes  sem- 
blables, et  qu'il  voulût  bien  en  parler  à  cœur  ouvert.  —  La  marque 
la  plus  honorable  de  notre  disposition  à  faire  le  bien  est,  en  ces 
temps  de  contrainte,  de  reconnaître  loyalement  ses  fautes  et  celles 
d'autrui,  de  prêter  son  concours  pour  retarder  dans  la  mesure  où 
on  le  peut  la  tendance  au  mal,  de  ne  suivre  qu'à  regret  cette  voie, 
d'espérer  et  désirer  mieux.  Dans  ces  divisions  qui  nous  assaillent 
et  qui  ont  fait  de  la  France  la  proie  des  partis,  je  vois  chacun, 
même  parmi  les  meilleurs,  avoir  recours  y  la  dissimulation  et  au 
mensonge  pour  défendre  sa  cause;  celui  qui  en  écrirait  l'histoire, 
se  fiant  aux  apparences,  serait  bien  téméraire  et  absolument  dans 
le  faux.  Le  parti  le  plus  juste  n'est  quand  même  qu'un  membre 
d'un  corps  vermoulu  et  véreux;  mais  le  membre  le  moins  malade 
d'un  corps  en  pareil  état  n'en  passe  pas  moins  pour  sain  et  cela 
à  bon  droit,  parce  que  ce  n'est  que  par  comparaison  que  nos  qua- 
lités se  titrent;  l'innocence  dans  la  vie  politique  se  mesure  selon 
les  lieux  et  les  saisons.  —  J'aurais  aimé  que  Xénophon  eût  donné  à 
Agésilas  l'éloge  que  lui  méritait  le  fait  suivant  :  Un  prince  voisin, 
avec  lequel  il  avait  été  autrefois  en  guerre,  lui  ayant  demandé  de 
lui  laisser  traverser  son  territoire,  il  accéda  à  sa  demande  et  lui 
donna  passage  à  travers  le  Péloponèsc;  l'ayant  à  sa  merci,  non 
seulement  il  ne  l'emprisonna  ni  ne  l'empoisonna  pas,  mais  il  l'ac- 
cueillit avec  courtoisie  comme  il  s'y  était  obligé  par  sa  promesse 
et  ne  se  livra  vis-à-vis  de  lui  à  aucune  offense.  Avec  les  idées  d'au- 
jourd'hui, une  telle  promesse  ne  signifierait  rien;  mais,  ailleurs  et 
en  d'autres  temps,  la  franchise  et  la  magnanimité  étaient  en  hon- 
neur; ces  bambins  d'écoliers  de  nos  jours  s'en  fussent  moqués, 
tant  la  vertu  des  Spartiates  a  peu  de  ressemblance  avec  la  vertu 
française.  Ce  n'est  pas  que  nous  manquions  d'hommes  vertueux, 
mais  ils  le  sont  tels  que  nous  les  concevons.  Celui  dont  les  senti- 


470 


ESSAIS  DE  MONTAHiNE. 


glenient  au  dessus  de  son  siècle  :  ou  qu'il  torde,  et  émousse  ses 
règles:  ou,  ce  que  ie  hiy  conseille  pluslost,  qu'il  se  relire  à  quar- 
tier, et  ne  se  mesic  point  de  nous.  Qu'y  gaigneroit-il? 

Fgregium  sanelùmqur  rirum  $i  cerno,  bimcmbri 
Hoc  monittriim  puero,  et  miranti  inm  sub  aratro 
Pixcifim  iniietilis.  cl  fœtie  compara  muta. 

On  peut  regretter  les  meilleurs  temps  :  mais  non  pas  luyr  aux 
presens  :  on  peut  désirer  autres  magistrats,  mais  il  faut  ce  no- 
nobstant, obeyr  à  ceux  icy.  Et  à  laduanlure  y  a  il  plus  de  recom- 
mendation  d'obeyr  aux  mauuais,  (ju'aux  bons.  Autant  que  limage 
des  loix  receuës,  et  anciennes  de  cette  monarchie,  reluyra  on  quel- 
que coin,  m'y  voila  planté.  Si  elles  viennent  par  malheur,  à  se  con- 
tredire, et  empescher  entr'elles,  et  produire  deux  parts,  de  chois 
doubteux,  et  difficile  :  mon  élection  sera  volontiers,  d'eschapper,  et 
me  desrober  à  cette  tempeste.  Nature  m'y  pourra  prester  ce  pen- 
dant la  main  :  on  les  hazards  de  la  guerre.  Entre  Cœsar  et  Pom- 
peius,  ie  me  fusse  franchement  déclaré.  Mais  entre  ces  trois  vo- 
leurs, qui  vindrent  depuis,  ou  il  eust  fallu  se  cacher,  ou  suyure  le 
vent.  Ce  que  i'estime  loisible,  quand  la  raison  ne  guide  plus. 

Quô  ftiuersHs  abis? 

Cette  farcisspure,  est  vn  peu  hors  de  mon  thème.  le  m'esgare  : 
mais  plustost  par  licence,  que  [par  mesgarde.  Mes  fantasies  se 
suyucnt  :  mais  par  fois  c'est  de  loing  :  et  se  regardent,  mais  d'vne 
veuë  oblique.  l'ay  passé  les  yeux  sur  tel  dialogue  de  Platon  :  mi- 
party  d'vnc  fantjistiquo  bigarrure  :  le  douant  à  l'amour,  tout  le  bas 
à  la'  rheloritjue.  Ils  ne  craignent  point  ces  muances  :  et  ont  vne 
merueilleuse  gi*ace  à  se  laisser  ainsi  rouller  au  vent  :  ou  à  le  sem- 
bler. I.cs  noms  df  mes  chapitres  n'en  embrassent  pas  tousiours  la 
matière  :  souuent  ils  la  dénotent  seulement,  par  quelque  marque  : 
comme  ces  autres  l'Andrie,  l'Eunuche;  ou  ceux  cy,  Sylla,  Cicero. 
Torquatus.  l'ayme  l'alleure  poétique,  à  sauts  et  à  gambades.  C'est 
vn  art,  comme  dit  Platon,  léger,  volage,  demoniacle.  il  est  des  ou- 
urages  en  Phitarquc,  où  il  oublie  son  thème,  où  le  pi-opos  de  son 
argument  ne  se  trouue  que  par  incident,  tout  esloufTé  en  matière 
estrangerc.  Voyez  ses  alleurcs  au  Da;mon  de  Socrates.  0  Dieu,  que 
ce»  gaillardes  escapades,  que  cette  variation  a  de  beauté  :  et  plus 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  471 

ments  s'élèvent  au-dessus  de  ce  qui  est  de  règle  en  son  siècle,  doit 
les  faire  fléchir  ou  les  émousser;  ou  bien,  et  c'est  ce  que  je  lui  con- 
seille de  préférence,  se  mettre  à  l'écart  et  ne  pas  se  mêler  à  nous, 
il  n'a  rien  à  y  gagner  :  «  Si  je  viens  à  rencontrer  un  homme  intègre  et 
vertueux,  je  compare  ce  monstre  à  un  enfant  à  deux  têtes,  ou  à. des 
poissons  qu'un  laboureur  ébahi  trouverait  sous  le  soc  de  sa  charrue, 
ou  encore  à  une  mule  féconde  {Juvénal).  »  —  On  peut  regretter  des 
temps  meilleurs,  mais  on  ne  peut  se  dérober  à  l'état  présent;  on 
peut  désirer  d'autres  magistrats,  il  n'en  faut  pas  moins  obéir  à  ceux 
qui  sont  en  fonctions  ;  et  peut-être  y  a-t-il  plus  de  mérite  à  obéir  aux 
mauvais  qu'aux  bons.  Tant  que,  dans  quelque  coin,  demeurera  un 
représentant  des  lois  dont  nous  a  dotés  notre  vieille  monarchie,  je 
ne  le  quitterai  pas;  mais  si,  par  malheur,  une  scission  se  produit, 
que  sous  l'action  des  partis  contraires  qui  entravent  son  existence, 
elle  vienne  à  se  fractionner  en  deux,  et  que  le  choix  entre  les  deux 
soit  douteux  et  difficile,  je  me  résoudrai  probablement  à  échapper 
et  à  me  dérober  à  cette  tempête;  la  nature  pourra  m'y  aider,  peut- 
être  aussi  les  hasards  de  la  guerre.  Entre  César  et  Pompée  j'eusse 
franchement  pris  parti;  mais  entre  ces  trois  voleurs  qui  vinrent 
après  eux,  il  eût  fallu  ou  se  cacher  ou  suivre  le  courant,  ce  que 
j'estime  licite,  quand  la  raison  est  devenue  impuissante  à  nous 
guider. 

Si  Montaigne  sort  aussi  fréquemment  de  son  sujet,  c'est 
qu'il  s'abandonne  aux  caprices  de  ses  idées  qui,  en  y  re- 
gardant de  près,  ne  sont  pas  aussi  décousues  qu'elles  en 
ont  l'air;  et  puis,  cela  oblige  le  lecteur  a  plus  d'attention. 
—  «  Où  vas-tu  t' égarer  [Virgile)!  »  Ces  excursions  sont  à  la  vérité 
un  peu  en  dehors  de  mon  sujet;  je  m'égare,  mais  plutôt  par  licence 
que  par  mégarde  ;  mes  pensées  ne  cessent  de  tenir  les  unes  aux  au- 
tres, bien  que  parfois  d'assez  loin;  elles  ne  se  perdent  pas  de  vue, 
quoique  quelquefois  il  leur  faille  un  peu  tourner  la  tête  pour  s'a- 
percevoir. J'ai  eu  sous  les  yeux  un  dialogue  de  Platon  construit  de 
même  sorte,  présentant  deux  parties  conçues  chacune  dans  des 
genres  absolument  différents;  au  commencement  il  n'y  est  question 
que  d'amour,  tandis  que  la  fin  est  uniquement  consacrée  à  la  rhé- 
torique. Il  est  des  auteurs  qui  ne  craignent  pas  de  passer  ainsi  d'un 
sujet  à  un  autre  sans  rapport  avec  le  précédent,  et  qui  apportent 
une  grâce  merveilleuse  à  se  laisser  aller  au  gré  du  vent  ou  à  sem- 
bler s'y  abandonner.  —  Les  titres  de  mes  chapitres  ne  sont  pas 
toujours  en  concordance  avec  les  matières  qui  y  sont  traitées  ;  sou- 
vent la  relation  ne  se  manifeste  que  par  quelques  mots  comme  dans 
l'Andriennc  et  l'Eunuque,  ou  dans  Sylla,  Cicéron,  Torquatus.  J'aime 
à  aller  par  bonds  et  par  sauts,  à  la  façon  des  poètes,  légère,  ailée, 
divine  comme  la  qualifie  Platon.  Il  y  a  des  ouvrages  de  Plutarque 
où  il  oublie  son  thème,  et  où  l'argument  qu'il  traite  n'apparaît 
qu'incidemment,  perdu  au  miheu  de  sujets  qui  lui  sont  étrangers  ; 
voyez,  par  exemple,  comme  il  procède  dans  son  démon  de  Socrate. 
Dieu  !  que  ces  escapades  pleines  de  sève,  que  ces  variations  ont  de 


472  ESSAIS  DK  MONTAHINE. 

lors,  que  plus  clic  relire  au  nonchalant  cl  forUiit!  C'est  rindiligenl 
lecteur,  (jui  poni  mon  subicct;  non  [»as  moy.  Il  s'en  tronnora  toiis- 
iours  en  vu  coing  quelque  mol,  qui  ne  laisse  pas  d'estre  hastanl, 
quo^v  qu'il  soit  serré.  le  vois  au  change,  indiscrelleraenl  et  tumul- 
tuairemont  :  mon  slile,  et  mon  esprit,  vont  vagabondant  de  mes-     • 
mes.  Il  faut  auoir  vn  peu  de  folie,  qui  ne  veut  auoir  plus  de  sot- 
tise :  disent,  et  les  préceptes  de  nos  maistres,  et  cncorcs  plus  leurs 
exemples.  Mille  poètes  trainent  et  languissent  à  la  prosaïque,  mais 
la  meilleure  prose  ancienne,  et  ie  la  semé  céans  indiiTeremment 
pour  vers,  reluit  par  tout,  de  la  vigueur  et  hardiesse  poétique,  et     i 
représente  (piolque  air  de  sa  fureur.  Il  luy  faut  certes  quitter  la 
maistrise,  et  prééminence  en  la  parlerie.  Le  poêle,  dit  Platon,  assis 
sur  le  trépied  des  Muses,  verse  de  furie,  tout  ce  qui  luy  vient  en  la 
bouche  :  comme  la  gargouille  d'vne  fontaine,  sans  le  ruminer  et 
poiser  :  et  luy  eschappe  des  choses,  de  diuerse  couleur,  de  con-  -  . 
traire  substance,  et  d'vn  cours  rompu.  Et  la  vieille  théologie  est 
toute  poésie,  disent  les  sçauants,  et  la  première  philosophie.  C'est 
l'originel  langage  des  Dieux,  l'entends  que  la  matière  se  distingue 
.soy-mcsmes.  Elle  montre  assez  où  elle  se  change,  où  elle  conclud, 
où  elle  commence,  où  elle  se  reprend  :  sans  l'entrelasser  de  paroi-     i 
les,  de  liaison,  et  de  cousture,  inlroduictcs  jKJur  le  seruicc  des 
oreilles  foibles,  ou  nonchallantes  :  et  sans  me  gloser  moy-mesme. 
Qui  est  celuy,  ([ui  nayme  mieux  n'cstre  pas  leu,  que  de  Testre  en 
dormant  ou  en  fuyant?  JVi7a7  est  tant  vtile,  qnod  in  transita  prosil. 
Si  prendre  des  liurcs,  estoit  les  apprendre  :  et  si  les  veoir,  estoit  les     . 
regarder  :  et  les  parcourir,  les  saisir,  i'auroy  tort  de  me  faire  du 
tout  si  ignorant  que  ie  dy.  Puisque  ie  ne  puis  arrester  l'attention  du 
lecteur  par  le  poix  :  manco  mule,  s'il  aduientipieie  l'arresle  par  mon 
cmbrouïlleure.  Voire  mais,  il  se  ivpcntira  par  après,  de  s'y  estrc 
amusé.  C'est  mon  :  mais  il  s'y  sera  tousiours  amuse.  El  puis  il  est    3 
des  humeurs  comme  cela,  à  (|ui  l'inU^lligence  porte  desdain  :  qui 
m'en  estimeront  mieux  de,  ce  (ju'ils  ne  sçauront  ce  que  ie  dis  :  ils 
conclurront  la  profondeiu-  de  mon  sens,  par  l'obscurité.  Laquelle  à 
parler  en  bon  (;scicnl,  ie  hay  bien  fort  :  et  l'euiterois,  si  ie  me  sça- 
uois  euitcr.  Aristote  se  vante  en  quebpie  lieu,  de  l'airectei-.  Vitieuse     . 
affectation.  Par  ce  que  la  coupure  si  fréquente  des  chapitres,  de- 
quoy  i'vsoy  au   commencement,  ma    semblé   rompre    l'attention 
auant  qu'elle  soit  née,  cl  la  dissoudre  :  dédaignant  >y  coucher 
pour  si  peu,  et  se  recueillir  :  ie  me  suis  mis  à  les  faire  plus  longs  : 
(pii  requièrent  de  la  proposition  et  du  loisir  assigné.  En  telle,  occu-    ♦ 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  473 

beauté  !  elles  en  ont  d'autant  plus  qu'elles  semblent  échappées  à  la 
plume  et  le  fait  du  hasard.  —  C'est  le  lecteur  manquant  d'attention 
qui  perd  de  vue  mon  sujet,  et  non  moi;  en  quelque  coin  se  trouvent 
toujoursquelquesmots  qui,  si  réduits  qu'ils  soient,  suffisent  cependant 
pour  montrer  que  je  l'ai  présent  à  l'esprit.  Je  passe  de  l'un  à  l'autre 
sans  règle,  sans  transition  ;  mon  style  et  mon  esprit  vagabondent 
simultanément.  Un  peu  de  folie  prévient  un  excès  de  sottise,  au  dire 
de  nos  maîtres  et  plus  encore  d'après  leurs  exemples.  —  Mille  poè- 
tes se  traînent  languissamment  comme  s'ils  écrivaient  en  prose, 
tandis  que  la  meilleure  prose  des  temps  jadis,  et  j'en  donne  ici  in- 
différemment des  échantillons  tout  comme  je  fais  des  vers,  resplen- 
dit constamment  de  la  vigueur  et  de  la  hardiesse  de  la  poésie  ;  elle 
a  quelque  peu  de  la  passion  qui  l'anime.  A  celle-ci,  sans  conteste, 
la  prééminence  en  ce  qui  touche  l'expression  de  la  pensée;  le  poète, 
dit  Platon,  assis isur  le  trépied  des  Muses,  déverse  à  flots  tout  ce  qui 
lui  vient  à  l'idée,  comme  coule  l'eau  de  la  gargouille  d'une  fontaine, 
sans  y  réfléchir,  sans  le  peser;  et  il  s'en  échappe  des  choses  de 
toutes  couleurs,  contraires  les  unes  aux  autres,  formant  une  suite 
de  propos  interrompus.  Platon  lui-même  est  constamment  inspiré 
du  souffle  poétique  ;  la  théologie  ancienne,  disent  les  savants,  est 
toute  poésie,  et,  au  dire  des  premiers  philosophes,  c'était  à  l'origine 
le  langage  des  dieux.  —  J'entends  que  lorsqu'on  écrit,  les  sujets  se 
distinguent  d'eux-mêmes,  qu'on  voie  où  on  en  change,  où  on  con- 
clut; où  l'un  commence,  où  un  autre  reprend,  sans  qu'il  soit  néces- 
saire de  les  accompagner  de  ces  circonlocutions,  introduites  pour 
les  oreilles  faibles  ou  inattentives,  qui  les  raccordent  elles  lient  les 
uns  aux  autres;  je  ne  veux  pas  me  commenter  moi-même.  Quel  est 
celui  qui  n'aime  pas  mieux  n'être  pas  lu  que  de  l'être  en  dormant,  ou 
au  galop  :  «  Il  n'y  a  rien,  si  utile  que  ce  soit,  qui  soit  utile  si  on  ne  fait 
que  passe?'  (Sénèque).  »  Si  prendre  un  livre  c'était  l'apprendre,  si 
le  voir  c'était  le  fouiller  profondément  du  regard,  et  le  parcourir 
s'en  pénétrer,  j'aurais  tort  de  me  faire  en  toutes  choses  aussi  igno- 
rant que  je  le  dis.  —  Ne  pouvant  lixer  l'attention  du  lecteur  par 
la  valeur  de  ce  que  j'écris,  «  ce  ne  sera  pas  déjà  si  mal  »  s'il  advient 
que  je  l'arrête  par  le  pêle-mêle  que  j'y  introduis.  «  Oui  vraiment, 
dites-vous,  mais  après  s'en  être  amusé,  il  le  regrettera?  »  Sans 
doute,  toujours  est-il  qu'il  n'aura  pas  laissé  d'en  éprouver  de  la 
distraction.  Et  puis,  il  est  des  caractères  ainsi  faits,  qui  dédaignent 
ce  qu'ils  comprennent;  ils  m'estimeront  d'autant  plus  qu'ils  ne  sau- 
ront ce  que  je  veux  dire  et  concluront  de  la  profondeur  de  ma  pen- 
sée par  son  obscurité,  ce  qu'à  franchement  parler,  je  hais  très  fort 
et  éviterais  si  je  savais  faire  autrement.  Aristole  se  vante  quelque 
part  de  rechercher  de  parti  pris  cette  obscurité  ;  c'est  un  grand 
tort.  —  Au  début,  je  multipliais  les  chapitres,  mais  il  m'a  paru  que 
cela  rompait  l'attention  avant  qu'elle  ne  fût  éveillée  et  la  faisait 
s'évanouir  par  le  dédain  qu'elle  éprouvait  à  se  recueillir  et  à  se  fixer 
pour  si  peu  ;  je  me  suis  mis  alors  à  les  faire  plus  longs,  ce  qui 
oblige  à  apporter  à  leur  lecture  une  intention  bien  arrêtée  et  à  y  con- 


474  ESSAIS  DE  MONTAIGNE.   . 

palion,  à  qui  on  ne  veut  donner  vne  seule  heure,  on  ne  veut  rien 
donner.  El  ne  fait  on  rion  pour  ccluy,  pour  qui  on  ne  fait,  qu'autre 
chose  faisant.  loinl,  qu'à  l'aducnturc  ay-ic  quelque  ohlipalion  par- 
ticulioro,  à  lu*  dire  qu'à  di'iny,  à  dire  conruscmcnl,  à  dire  discor- 
dammonl.  le  veux  donq  mal  à  celte  raison  Iroubic-feste.  Et  ces 
proiecls  exlrauagants  i|ui  Irauaillcnt  la  vie,  et  ces  opinions  si  fines, 
si  elles  ont  do  la  veiilé;  ie  la  Irouuc  trop  chère  et  trop  incommode. 
Au  rebours  :  ie  m'employe  à  faire  valoir  la  vanité  raesme,  et  l'as- 
nerie,  si  elle  m'apporlc  du  plaisir.  Et  me  laisse  aller  après  mes 
inclinations  naturelles  sans  les  coiitrcroUer  de  si  près.  l'ay  veu 
ailleurs  des  maisons  ruynées,  et  jies  statues,  et  du  ciel  et  de  la  terre  : 
ce  sont  tousiours  des  hommes.  Tout  cela  est  vray  :  et  si  pourtant 
ne  sçauroy  reuoir  si  souucnt  le  tombeau  de  cette  ville,  si  grande, 
et  si  puissante,  que  ie  ne  l'admire  et  reuere.  Le  seing  des  morts 
nous  est  en  recommandation.  Or  i'ay  esté  nourry  des  mon  enfance, 
auec  ceux  icy.  l'ay  eu  cognoissance  des  affaires  de  Rome,  longtemps 
auant  que  ie  l'ay  eue  de  ceux  de  ma  maison.  le  sçauois  le  Capitole 
et  son  pJant,  auant  que  ie  sceussc  le  Louure  :  et  le  Tibre  auant  la 
Seine.  J'ay  eu  plus  en  teste,  les  conditions  et  fortunes  de  Lucullus, 
Metellus,  et  Scipion,  que  ie  n'ay  d'aucuns  hommes  des  nostres.  Us 
sont  très  passez.  Si  est  bien  mon  père  :  aussi  entièrement  qu'eux  : 
et  s'est  esloigné  de  moy,  et  de  la  vie,  autant  en  dixhuict  ans,  que 
ceux-là  ont  faict  en  seize  cens  :  duquel  |)Ourtant  ie  no  laisse  pas 
d'embrasser  et  practiquer  la  mémoire,  l'amitié  el  société,  d'vne 
parfaicte  vnion  el  Ires-viuc.  Voire,  de  mon  humeur,  io  me  rends 
plus  officieux  cnuers  les  Irespasscz.  Ils  ne  s'aydcnt  plus,  ils  en  re- 
quièrent ce  mo  semble  d'autant  plus  mon  ayde.  La  gratitude  est  là, 
iustemenl  en  son  lustre.  Le  bion-faict  est  moins  richonienl  assigné, 
où  il  y  a  rétrogradation,  et  réflexion.  Arcesilaus  visitant  Ctcsibius 
malade,  et  le  trouuant  en  panure  estai,  luy  fourra  tout  bellement 
soubs  le  (hcuet  du  licl,  de  l'argent  qu'il  luy  donnoit.  Et  on  le  luy 
celant,  luy  donnoit  en  outic,  (luitlance  de  luy  en  sçauoir  gré.  Ceux 
qui  ont  mérité  de  moy,  de  l'amitié  el  de  la  recognoissance,  ne  l'onl 
iamais  perdue  pour  n'y  estre  plus  :  ie  les  ay  mieux  payez,  et  plus 
soigncusemj'nl,  absens  el  ignorans.  le  parle  plus  alTortuousement 
de  mes  amis,  quand  il  n'y  a  plus  de  moyen  qu'ils  le  sçachenl.  Or 
i'ay  attaqué  cent  querollos  pour  la  delTence  de  Pompeius,  et  pour 
la  cause  de  Brulus.  Celle  accoinlance  dure  encore  onlro  nous.  Los 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  475 

sacrer  un  temps  déterminé.  Ne  pas  donner  au  moins  une  heure  à 
une  semblable  occupation,  c'est  ne  vouloir  rien  y  donner;  et  ce  n'est 
pas  faire,  que  de  ne  pas  se  donner  tout  entier  à  ce  que  l'on  fait.  De 
plus,  il  m'est  personnellement  commode  de  ne  m'exprimer  qu'à 
moitié,  de  parler  un  peu  confusément  et  à  tort  et  à  travers;  et  j'en 
veux  à  la  raison  qui  vient  y  jouer  le  rôle  de  trouble-féte.  Je  trouve 
qu'elle  est  fort  gênante  et  se  paie  trop  cher,  quand  elle  s'immisce 
au  nom  de  la  vertu  dans  les  projets  extravagants  que  nous  for- 
mons au  cours  de  la  vie  et  dans  les  opinions  fantaisistes  que  nous 
concevons.  Par  contre,  je  m'emploie  à  tirer  parti  de  la  bêtise,  de  la 
vanité,  si  elles  peuvent  m'être  une  cause  de  plaisir,  et  je  m'aban- 
donne à  mes  penchants  naturels  sans  y  regarder  de  bien  près. 

Affection  particulière  de  Montaigne  pour  la  ville  de 
Rome,  due  aux  souvenirs  des  grands  hommes  qu'elle  a 
produits;  aujourd'hui  encore  n'est-elle  pas  la  ville  univer- 
selle et  la  seule  qui  ait  ce  caractère?  —  J'ai  vu  ailleurs,  en 
bien  des  lieux,  des  ruines  de  monuments,  des  statues,  un  ciel,  des 
terres  autres;  l'homme  y  est  toujours  le  même.  Bien  que  cela  soit 
vrai  partout,  je  ne  puis  cependant,  aussi  souvent  que  je  vois  les 
restes  de  l'ancienne  Rome,  si  grande,  si  puissante,  me  défendre  de 
l'admirer  et  de  la  révérer.  Le  culte  des  morts  nous  est  recommandé; 
or,  dès  mon  enfance,  j'ai  été  nourri  des  souvenirs  de  ceux-ci.  Je 
savais  ce  qui  se  rapportait  à  cette  capitale  de  l'univers,  bien  avant 
d'être  initié  à  mes  propres  aiTaires  ;  je  connaissais  le  Capitole  et  sur 
quel  plan  il  est  construit,  avant  de  connaître  le  Louvre  ;  je  savais 
ce  qu'était  le  Tibre,  avant  de  connaître  la  Seine.  J"ai  été  plus  occupé, 
bien  qu'ils  soient  trépassés,  du  caractère  et  de  la  fortune  des  Lu- 
cullus,  des  Métellus  et  des  Scipions  que  d'aucuns  des  nôtres.  Mon 
père,  mort  aussi,  l'est  pour  moi  au  même  degré  qu'eux  ;  il  s'est  autant 
éloigné  de  moi  depuis  dix-huit  ans  qu'il  n'est  plus,  qu'eux  en  seize 
siècles,  et  pourtant  je  ne  cesse  d'embrasser  et  de  cultiver  sa  mé- 
moire; son  amitié,  sa  société  sont  toujours  aussi  vivement  présentes 
à  mon  esprit,  car  il  est  dans  mon  tempérament  de  mieux  remplir 
peut-être  mes  devoirs  envers  les  morts  qu'envers  les  vivants;  ne 
pouvant  s'aider,  ils  n'en  ont,  ce  me  semble,  que  plus  de  droits  à 
mon  assistance  ;  la  gratitude  est  là,  à  même  de  se  montrer  dans 
tout  son  éclat;  un  bienfait  perd  de  son  mérite,  lorsqu'on  peut  s'at- 
tendre à  être  payé  de  retour.  Arcésilas,  rendant  visite  à  Ctesibius 
qui  était  malade,  et  le  trouvant  dénué  de  ressources,  glissa  tout 
doucement  sous  le  chevet  de  son  lit  de  l'argent  dont  il  lui  faisait 
don,  le  tenant  en  outre  quitte  de  lui  en  savoir  gré  en  le  lui  laissant 
ignorer.  Ceux  qui  ont  mérité  mon  amitié  et  ma  reconnaissance,  ne 
les  ont  pas  perdues  pour  n'être  plus  ;  je  m'acquitte  d'autant  mieux 
et  avec  plus  de  soin  vis-à-vis  d'eux,  qu'ils  ne  sont  plus  là  et  qu'ils 
l'ignorent;  je  parle  encore  plus  affectueusement  de  mes  amis,  quand 
ils  n'ont  plus  possibilité  d'apprendre  ce  que  je  dis  d'eux.  J'ai  cent 
fois  entamé  des  discussions  pour  la  défense  de  Pompée  et  la  cause 
de  Brutus;  la  sympathie  que  je  leur  porte  subsiste  toujours;  même 


470 


ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 


choses  prcscDtcs  mesmcs,  nous  ne  les  tenons  que  par  la  Tantasie. 
Me  Irouuanl  inutile  à  ce  siècle  ie  me  reiccle  à  cet  autre.  El  en  suis 
si  embabouyné,  que  Testât  de  cette  vieille  Rome,  libre,  iuste,  et 
florissante,  car  ic  n'en  ayme,  ny  la  naissance,  ny  la  vieillesse,  m'in- 
téresse et  me  passionne.  Parquoy  ie  ne  sçauroy  reuoir  si  souuent, 
l'assiette  de  leurs  rues,  et  de  leurs  maisons,  et  ces  ruynes  profondes 
iusques  aux  Antipodes,  que  ie  ne  m'y  amuse.  Est-ce  par  nature, 
ou  par  erreur  de  fanlasie,  que  la  veuë  des  places,  que  nous  sçauons 
auoireslé  lianlées  et  habitées  pai-  personnes,  desquelles  la  mémoire 
est  en  recommendation,  nous  émeut  aucunement  plus,  qu'ouïr  le 
récit  de  leurs  faicts,  nu  lire  leurs  escrits?  Tanta  vis  (ulmonitionis 
inesl  in  locis!  Et  id  qxddem  in  hnc  vrbe  inflnitum  :  quacumque  enim 
inf/redimui'f  in  aliqnam  histonam  vestùjium  ponimm.  Il  me  plaist 
de  considérer  leur  visage,  leur  port,  et  leurs  vestements.  le  remas- 
che  ces  grands  noms  entre  les  dents,  et  les  fais  retentir  à  mes 
oreilles.  Ego  iibs  veneror,  et  tantis  nominibus  semper  assurgo.  Des 
chose-s  qui  sont  en  quelque  partie  grandes  et  admirables,  l'en  ad- 
mire les  pailles  mesmes  communes.  le  les  visse  volontiers  deuiscr, 
promener,  et  soupper.  Ce  seroil  ingratitude,  de  mespriser  les  reli- 
ques, et  images  de  tant  d'honnestes  hommes,  et  si  valeureux  les- 
quels i'ay  veu  viure  et  mourir  :  et  qui  nous  donnent  tant  de  bonnes 
iiislructions  par  leur  exemple,  si  nous  les  sçauions  suyure.  Et  puis 
celte  mesme  Rome  que  nous  voyons,  mérite  qu'on  l'ayme.  Confédé- 
rée de  si  long  temps,  et  par  tant  de  tiltres,  à  nostre  couronne. 
Seide  ville  commune,  et  vniuerselle.  Le  magistrat  souuerain  qui  y 
commande,  est  recognu  pareillement  ailleurs  :  c'est  la  ville  metro- 
()olilaine  de  toutes  les  nations  Chrestiennes.  L'Espaignol  cl  le  Fran- 
çois, chacun  y  est  chez  soy.  Pour  estre  des  Princes  de  cet  estai,  il 
ne  faut  qu'eslre  de  Chrestienlé,  où  qu'elle  soit.  Il  n'est  lieu  çà  bas, 
que  le  ciel  ayt  embrassé  auec  telle  influence  de  faneur,  et  telle 
constance .  Sa  ruync  mesme  est  glorieuse  et  enflée. 

Laudandis  precionior  ruinia. 

Encore  relienl  elle  au  tombeau  des  marques  et  image  d'empire.  VI 
pfflam  sit  vno  in  loco  gaudcntis  opus  esse  naluric.  Quchpivu  se  blas- 
meroil,  et  se  mulineroil  en  soy-mesme,  de  se  sentir  chalouïller  d'vn 
si  vain  plaisir.  Nf)s  humeurs  ne  sont  pas  lro(»  vaines,  qui  sont  plai- 
santes. Quelles  qu'elles  soyent  qui  contentent  constamment  vn 
homme  capable  de  sens  commun,  ie  ne  sçaurois  auoir  le  cœur  de  le 
pleindrr.      !«•  doibs  beaucoup  à  la  Fortune,  dequov  iusques  à  celle 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  477 

aux  choses  présentes,  nous  ne  nous  y  attachons  que  par  un  effet  de 
notre  imagination.  Reconnaissant  mon  inutilité  en  ce  siècle,  je  me 
rejette  sur  cet  autre,  et  j'en  suis  si  aveuglément  séduit,  que  ce  qui 
touche  cette  vieille  Rome,  à  l'époque  oîi  elle  était  libre,  juste  et  flo- 
rissante (car  je  n'en  aime  ni  les  débuts,  ni  le  déclin),  m'intéresse  et 
me  passionne;  c'est  pourquoi,  aussi  souvent  que  je  revois  l'empla- 
cement de  ses  rues  et  de  ses  maisons,  ses  ruines  qui  s'enfoncent 
sous  terre  jusqu'aux  antipodes,  c'est  toujours  avec  le  plus  grand  in- 
térêt. Est-ce  un  effet  de  la  nature  ou  une  erreur  d'imagination  qui 
font  que  la  vue  des  lieux  que  nous  savons  avoir  été  habités  et  fré- 
quentés par  des  personnages  dont  la  mémoire  s'est  conservée,  nous 
émeut  peut-être  plus  que  le  récit  de  leurs  actes  ou  la  lecture  de 
leurs  écrits?  «  tant  les  lieux  sont  propices  à  réveiller  en  nous  des  sou- 
venirs! Dans  cette  ville,  tout  arrête  la  pensée  ;  partout  où  l'on  mar- 
che, on  foule  quelque  histoire  mémorable  (Cicéron).  )>  Je  prends  plaisir 
à  me  figurer  leur  visage,  leur  attitude,  leurs  vêtements;  je  me  ré- 
pète ces  grands  noms  et  les  fais  retentir  à  mes  oreilles  ;  «  j'honore 
ces  grands  hommes  et  ne  prononce  jamais  leurs  noms  qu'avec  respect 
(Sénèque)».  Des  choses  qui  sont  grandes  et  admirables  en  quelques- 
unes  de  leurs  parties,  j'admire  jusqu'à  ce  qu'elles  ont  d'ordinaire; 
que  j'aurais  eu  du  plaisir  à  les  voir  deviser,  se  promener,  souper  ! 
Il  y  aurait  ingratitude  à  mépriser  leurs  reliques  et  ce  qui  nous  rap- 
pelle tant  d'hommes  de  bien,  de  si  haute  valeur,  que  j'ai  vus  vivre 
et  mourir  et  qui,  par  leur  exemple,  nous  donnent  tant  de  bons  en- 
seignements, si  nous  savions  les  suivre. 

Et  puis,  cette  même  Rome  telle  qu'elle  est  de  nos  jours  mérite 
qu'on  l'aime.  Elle  est  depuis  si  longtemps  l'alliée,  à  tant  de  titres, 
de  notre  couronne!  C'est  la  seule  ville  universelle,  elle  appartient 
à  tous.  Le  souverain  qui  la  gouverne  a  également  action  sur  le  reste 
du  monde;  elle  est  la  métropole  de  la  Chrétienté;  l'Espagnol 
comme  le  Français  y  sont  chez  eux;  pour  devenir  prince  de  cet  état, 
il  ne  faut  qu'être  chrétien  quel  que  soit  le  pays  qui  vous  ait  vu  naî- 
tre. Il  n'est  pas  de  lieu  ici-bas,  auquel  le  ciel  ait  octroyé  ses  fa- 
veurs en  si  grande  abondance  et  d'une  façon  aussi  continue;  sa 
décadence  même  est  glorieuse  et  son  prestige  demeure.  «  Plus  pré- 
cieuse encore  par  ses  ruines  superbes  {Sidoine  Apollinaire)  »,  jusque 
dans  le  tombeau  elle  conserve  l'apparence  et  le  caractère  de  la 
capitale  d'un  empire  :  «  C'est  ici  surtout  qu'on  dirait  que  la  nature 
s'est  complu  dans. son  œuvre  (Pline).  »  On  peut  se  reprocher  et  se 
défendre  contre  soi-même  d'être  sensible  à  une  aussi  vaine  satis- 
faction; ce  ne  sont  cependant  pas  des  sentiments  tout  à  fait  frivo- 
les, que  ceux  qui  nous  procurent  du  contentement;  et,  quels  qu'ils 
soient,  lorsqu'un  homme  de  bon  sens  y  trouve  constamment  sujet 
d'être  satisfait,  je  n'ai  pas  le  cœur  de  le  plaindre. 

Il  doit  beaucoup  à  la  fortune  pour  ravoir  ménagé  jus- 
qu'ici. L'avenir  est  inquiétant,  mais  que  lui  importe  ce  qui 
adviendra  quand  il  n'y  sera  plus?  il  n'a  pas  d'enfant  mâle 
qui  continuera  son  nom.  Au  surplus,  ne  pas  avoir  d'en- 


478  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

heure,  elle  n'a  rien  fait  contre  moy  d'oulrageux  au  delà  de  ma  por- 
tée. Seroit  ce  pas  sa  façon,  de  laisser  en  paix,  ceux  de  qui  elle  n'est 
point  importunée? 

Quanti!  quisque  sibi  plura  negauerit, 
A  Diis  plura  feret  :  tiil  rupientium 
Nudua  castra  peto  :  multa  pelenlibus, 
Desunttnulla. 

Si  elle  continue,  elle  me  r'enuoyera  tres-conlent  et  satisfaict, 

Nihil  supra 
Deos  lacesso. 

Mais  gare  le  heurt.  Il  en  est  mille  qui  rompent  au  port.  le  me  con- 
sole aiséemenl,  de  ce  qui  aduiendra  icy,  quand  ie  n  y  seray  plus. 
Les  choses  présentes  m'embesongnent  assez, 

Fortunœ  aelera  mando. 

Aussi  n'ay-ie  point  cette  forte  liaison,  qu'on  dit  attacher  les  hommes 
à  l'aduenir,  par  les  cnfans  qui  portent  leur  nom,  et  leur  honneur. 
Et  en  doibs  désirer  à  lauanlun^  d'auUinl  moins,  s'ils  sont  si  désira- 
bles, le  ne  tiens  que  trop  au  monde,  et  à  cette  vie  par  moy-mesme. 
le  me  contente destre  en  prise  de  la  Fortune,  par  les  circonstances 
proprement  nécessaires  à  mou  estre,  sans  luy  alonger  par  ailleurs 
sa  iurisdiction  sur  moy.  El  n'ay  Jamais  estimé  qu'estre  sans  enfans, 
fusl  vu  défaut  qui  deusl  rendre  la  vie  moins  complète,  et  moins 
contente.  La  vacation  stérile,  a  bien  aussi  ses  commoditez.  Les 
enfans  sont  du  nombre  des  choses,  qui  n'ont  pas  fort  dequoy  estre 
desii-ées,  notamment  à  cette  heure,  qu'il  seroit  si  difficile  de  les 
rendre;  bons.  liona  iam  nec  unsci  licet,  ita  corrupla  sitnt  xeminn.  El 
si  ont  iustement  dequoy  estie  regrettées,  à  qui  les  perd,  après  les 
auoir  acquises.  r.eluy  (jui  me  laissa  ma  maison  en  charge,  pro- 
gnostiquoil  (pu;  ie  la  deusse  ruyner,  regardant  à  mon  humeur,  si 
peu  casauieie.  Il  se  trompa;  me  voicy  comme  iy  entray  :  sinon  vu 
peu  mieux.  Sans  office  pourtant  et  sans  bénéfice.  Au  demeurant,  si 
la  Fortune  ne  ma  faict  aucune  ofTence  violente,  et  extraordinaire, 
aussi  n'a-elle  pas  de  grâce.  Tout  ce  qu'il  y  a  de  ses  dons  chez  nous, 
il  y  est  auant  moy,  et  au  delà  de  cent  ans.  le  n'ay  particulièrement 
aucim  bien  essentiel,  et  solide,  (|ue  ie  doiue  à  sa  libéralité.  Elle 
ma  faict  quelques  faneurs  venteuses,  honnoraircs,  et  titulaires, 
sans  substance.  Et  me  les  a  aussi  à  la  vérité,  non  pas  accordées, 
mais  olfertes.  Dieu  scail,  à  moy  :  (|ui  suis  tout  niateriel,  (|ui  ne  me 
paye  que  de  la  réalité,  cncort's  bien  massiue  :  et  «jui,  si  w  l'osois 
confesser,  ne  trouui'rois  lauarice,  guère  moins  excusable  que  l'am- 
bilion  :  ny  la  douleur,  moins  euitable  que  la  lionlc  :  ny  la  »anlé, 
moins  désirable  (pic  la  doctrine  :  ou  la  richesse,  (|ue  la  noblesse. 


TRADUCTION.  —  IJV.  III,  CH.  IX.  479 

fant  du  tout,  ne  lui  semble  pas  chose  bien  regrettable.  — 

Je  dois  beaucoup  à  la  fortune  qui,  jusqu'à  présent,  ne  s'est  pas  dres- 
sée contre  moi,  au  delà  du  moins  *  de  ce  que  j'étais  à  même  de  sup- 
porter; peut-être  est-ce  là  sa  façon  de  laisser  en  paix  ceux  qui  ne 
l'importunent  pas  :  <;  Plus  nous  nous  privons,  plus  les  dieux  nous 
accordent.  Pauvre,  je  ne  me  range  pas  moins  du  parti  de  ceux  qui  ne 
désirent  rien.  A  qui  demande  beaucoup,  il  manque  toujours  beaucoup 
{Horace).  »  Si  elle  continue,  je  quitterai  cette  terre  heureux  et  satis- 
fait; ((je  ne  demande  rien  de  plus  aux  dieux  (Horace)  ».  Mais  gare  le 
choc  s'il  vient  à  se  produire;  c'est  par  milliers  que  se  comptent  ceux 
qui  échouent  au  port!  —  Je  me  console  aisément  de  ce  qui  sur- 
viendra ici  quand  je  ne  serai  plus  ;  le  présent  m'occupe  assez,  «  j'a- 
bandonne le  reste  à  la  fortune  [Ovide)  ».  Il  est  vrai  que  je  n'ai  pas 
cette  cause  qui  rattache  si  fort,  dit-on,  l'homme  à  l'avenir  quand  il 
a  des  enfants  héritiers  de  son  nom  et  de  âon  honneur;  s'il  est  dési- 
rable d'en  avoir,  la  situation  critique  que  nous  traversons  me  porte 
à  elle  seule  à  n'en  pas  désirer.  Je  tiens  déjà  trop  par  moi-même  au 
monde  et  à  la  vie  ;  il  me  suffit  d'être  aux  prises  avec  la  fortune, 
dans  les  circonstances  de  mon  existence  où  je  ne  puis  l'éviter,  sans 
souhaiter  que  sous  d'autres  rapports  elle  ait  encore  plus  de  prise 
sur  moi,  et  je  n'ai  jamais  estimé  que  n'avoir  pas  d'enfants  soit  un 
malheur  qui  rende  notre  vie  incomplète  et  restreigne  notre  conten- 
tement; la  stérilité  a  bien  aussi  ses  avantages.  Les  enfants  sont  du 
nombre  des  choses  qui  ne  sont  pas  fort  à  désirer,  surtout  actuelle- 
ment où  il  serait  difficile  qu'ils  fussent  bons,  «  rien  de  bon  ne  peut 
naître,  tant  les  germes  sont  corrompus  {Ter tullien)  »  ;  c'est  cependant  à 
juste  titre  qu'on  les  regrette,  quand  on  les  perd  après  les  avoir  eus. 

Il  laissera  après  lui  son  patrimoine  tel  qu'il  Ta  reçu,  la 
fortune  ne  lui  ayant  jamais  octroyé  que  de  légères  faveurs 
sans  consistance.  —  Celui  qui  m'a  laissé  la  gestion  de  ma  maison, 
pronostiquait,  en  considérant  combien  j'aime  peu  à  demeurer  en 
place, que  je  la  ruinerais.  Il  s'est  trompé;  j'en  suis,  à  cet  égard,  au 
même  point  que  lorsque  je  l'ai  eue,  si  même  je  ne  suis  en  un  peu 
meilleure  situation,  sans  charge  qui  la  grève,  comme  sans  bénéfice. 
Si  la  fortune  ne  m'a  causé  aucun  préjudice  sérieux  qui  sorte  de  l'ordi- 
naire, elle  ne  m'a  pas  fait  davantage  de  grâce;  tout  ce  qui  est  chez 
nous  venant  d'elle,  y  était  avant  moi  et  depuis  plus  de  cent  ans  ;  je 
n'ai  personnellement  aucun  bien  sérieux  et  important  que  je  doive  à 
sa  libérante.  J'en  ai  reçu  quelques  légères  faveurs,  mais  rien  de  subs- 
tantiel :  des  titres,  des  honneurs  qu'à  la  vérité  elle  m'a  offerts  d'elle- 
même,  sans  que  je  les  aie  demandés  ;  car,  Dieu  le  sait,  je  suis  positif 
et  n'estime  que  ce  qui  est  réel  et,  de  plus,  de  gros  rapport;  si  j'osais, 
j'avouerais  que  je  trouve  l'avarice  presque  aussi  excusable  que  l'am- 
bition, que  la  douleur  est  à  éviter  autant  que  la  honte,  la  santé 
aussi  désirable  que  la  science,  la  richesse  que  la  noblesse. 

De  ces  faveurs,  il  n'en  est  pas  à,  laquelle  il  ait  été  plus 
sensible  qu'au  titre  de  citoyen  romain.  Teneur  du  document 
par  lequel  ce  titre  lui  a  été  conféré;  il  le  reproduit  pour 


480  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

Parmy  ses  faueurs  vaines,  ie  n'en  ay  point  qui  plaise  tant  à  celle 
niaise  humeur,  qui  s'en  paist  chez  moy,  qu'vne  bulle  authentique 
de  bourgeoisie  Homaine  :  qui  me  fut  octroyée  dernièrement  que  i  y 
eslois,  pompeuse  en  seaux,  et  lettres  dorées  :  et  octroyée  auec  toute 
gratieuse  libéralité.  Et  par  ce  (ju'elles  se  donnent  en  diuers  stile, 
plus  (»u  moins  fauorable  :  et  ijuanant  que  i'en  eusse  veu,  i'eusse 
esté  bien  aise, qu'on  m'en  eust  montré  vu  IVnmulaire  :  ie  veux, pour 
satisfairr  à quelqu'vn,  s'il  s'en  trouue  malade  de  pareille  cmiu^ité  à 
la  mienne,  la  transcrire  iey  en  sa  forme. 

Qitod  Uoralius  ^taximus,  Mortins  Ceciiis,  Alexnnder  Mtttux,  alm.r 
vrbis  conseruatorefi  de  lUustrisaimo  viro  Michaèle  Montano  equitc 
tancti  Michnèlis,  et  à  cubiculo  Ilct/is  Cltnutianisximi,  Romnm  Cini- 
late  donandn,  ad  Senntum  rctulenmt,S.  P.  Q.  h.  (te  en  reitn  fieri 
censuit. 

CVM,  veteri  more  et  itiKtitiito,  cupide  illi  semper  studioséque  sus- 
repli  aint,  qui,  virtute  ac  nobilitate  prœstnntes,  maijno  heip.  nontr.r 
vsui  atque  oitiamento  fuissent,  tel  esse  atiquando  passent  :  Nos,  mai»- 
vum  nostrorum  exemplo  atque  auctoritate  permoti,  prœdnram  hanc 
consuetudinem  nnbis  imilandam  ac  seruandnm  fore  rensemus.  Quamo- 
brem  cum  lUuslrissimus  Micfiacl  Monlanus,  Eques  sancli  Michaclu,  el 
a  ctibiculo  Reffis  Christianissimi  Romani  nominis  studiosissimu^,  el 
familix  fnude  atque  splendore  et  propriis  virtutum  meritis  dignissi- 
mus  sil,  qui  summo  Seniitus  Populique  Homani  iudicio  ur  studio  in 
homnwim  Ciuitatem  ndsciscntur ^ placere  Senatui  P.  Q.  R.  lltustiùs- 
simum  Michaèlem  Montnnum  rébus  omnibus  ornatvisimum,  atque  huic 
iuciytojMpulo  rharissimum,  ipsum  posterosque  in  Homanam  Ciuilalem 
adscribi,  ornarique  omnibus  et  prspmUs  et  houoribus,  quibus  illi 
fruuntur,  qui  dues  Patriciique  Romani  mtli  aut  turc  optimo  facii 
sunt.  In  qun  r.eusere  Senatum  P.  Q.  R.  se  non  lam  illi  lus  Ciuitafis 
lari/iri  quàm  debitum  tribuere,  neque  mat/is  bcneficium  darc  qudm  ah 
ipso  accipere,  qui  hoc  Ciuitatis  minière  accipiendo,  siut/ulari  Cinita- 
tem  ipsam  ornamento  atque  honore  affecerit.  Quam  quidem  S.  C.  nue- 
toritatem  iidem  Conseruatores  per  Sénat  us  P.  Q.  R.  scribas  in  aria 
rcferri  atque  in  CapiloUj  curia  seruari,  priuileyiumque  huiusmodi 
fieri,  soliloque  rrbis sigillo  cummuniri  curnmnt.  Annoab  vrbe  rondita 
CX3CCCXXXI,  post  Christum  natum  M.  D.  LXXXI.  III.  Idus  Marlij. 

tloratiu»  Fuxcub  sacri  S.  P.  Q.  R.  scriba. 

Vincent.  Marthulus  sarri  S.  P.  Q.  H.  srriba. 


1 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  481 

ceux  que  cela  intéresse  et  aussi  un  peu  par  vanité.  —  Parmi 
ces  faveurs,  toutes  de  vanité,  que  m'a  faites  la  fortune,  il  n'y  en  a 
pas  qui  ait  autant  donné  satisfaction  au  fond  de  niaiserie  qui  est 
en  moi  quune  bulle  authentique  de  bourgeoisie  romaine  qui  m'a 
été  conférée  dernièrement,  alors  que  j'étais  à  Rome  ;  elle  est  pompeu- 
sement écrite  en  lettres  d'or  et  dûment  scellée,  et  m'a  été  octroyée 
avec  la  grâce  la  plus  parfaite.  Comme  le  libellé  de  ces  titres  varie  et 
est  plus  ou  moins  élogieux,  et  qu'avant  d'en  avoir  vu,  j'aurais  été 
bien  aise  que  l'on  m'en  montrât  la  formule,  je  transcris  ici  le 
texte  de  celui  qui  m'a  été  remis  pour  satisfaire  la  curiosité  de  qui- 
conque est  possédé  de  ce  même  désir  : 

«  Sur  le  rapport  fait  au  Sénat  par  Orazio  Massimi,  Marzo  Ce- 
<f  cio,  Alessandro  Muti,  Conservateurs  de  la  ville  de  Rome,  touchant 
«  le  droit  de  cité  romaine  à  accorder  à  Vlllusti'issime  Michel  de 
«  Montaigne,  Chevalier  de  l'Ordre  de  Saint-Michel  et  gentilhomme 
«  ordinaire  de  la  chambre  du  Roi  Très  Chrétien,  le  Sénat  et  le  Peu- 
«  pie  romain  ont  décrété  : 

«  Considérant  que,  par  un  antique  usage,  ceux-là  ont  toujours  été 
«  adoptés  par  nous  avec  ardeur  et  empressement,  qui,  distingués  en 
«  vertu  et  en  noblesse,  avaient  servi  et  honoré  notre  République,  ou 
«  pouvaient  le  faire  un  jour:  Nous,  pleins  de  respect  pour  l'exemple 
«  et  l'autorité  de  nos  ancêtres,  nous  croyons  devoir  imiter  et  conser- 
«  ver  cette  louable  habitude.  A  ces  causes,  l'Illustrissime  Michel  de 
«  Montaigne,  Chevalier  de  l'Ordre  de  Saint-Michel  et  gentilhomme 
«  ordinaire  de  la  chambre  du  Roi  Très  Chrétien,  fort  zélé  pour  le 
«  nom  Romain,  étant,  en  raison  de  son  rang,  de  l'éclat  de  sa  famille 
«  et  de  ses  qualités  personnelles,  très  digne  d'être  admis  au  droit  de 
«  cité  romaine  par  le  suprême  jugement  et  les  suffrages  du  Sénat  et 
«  du  Peuple  romain;  il  a  plu  au  Sénat  et  au  Peuple  romain  que  VII- 
«  lustrissime  Michel  de  Montaigne,  orné  de  tous  les  genres  de  mérite 
«  et  très  cher  à  ce  noble  peuple,  fût  inscrit  comme  citoyen  romain, 
«  tant  lui  que  sa  postérité,  et  appelé  à  jouir  de  tous  les  honneurs  et 
«  avantages  réservés  à  ceux  qui  sont  nés  citoyens  ou  patriciens  de 
«  Rome  ou  le  sont  devenus  au  meilleur  titre.  En  quoi  le  Sénat  et  le 
«  Peuple  romain  pensent  qu'ils  accordent  moins  un  droit,  qu'ils  ne 
«  paient  une  dette;  et  que  c'est  moins  un  sei-vice  qu'ils  rendent,  qu'un 
«  senice  qu'ils  reçoivent  de  celui  qui,  en  acceptant  le  droit  de  cité, 
«  honore  et  illustre  la  cité  même. 

«  Les  Conservateurs  ont  fait  transcrire  ce  sénatus-consulte  par  les 
«  secrétaires  du  Sénat  et  du  Peuple  romain  pour  être  déposé  dans  les 
«  archives  du  Capitole,  et  ont  fait  dresser  cet  acte,  muni  du  sceau 
«  ordinaire  de  la  ville.  L'an  de  la  fondation  de  Rome  2331,  et  de 
«  la  naissance  de  JésusChj'ist  158i,  le  13  de  mars. 

«  Orazio  Fosco,  secrétaire  du  sacré  Sénat  et  du  Peuple  romain. 

«   VixCEXTE  Martolt.  secrétaire  du  sacré  Sénat  et  du  Peuple  romain.  ► 

ESSAIS   DE  MONTAIGNE.   —  T.   UI.  31 


'^82  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

N'estant  bourgeois  d'aucune  ville,  ie  suis  bien  aise  de  Teslre  de 
la  plus  noble  qui  fut  el  qui  sera  onques.  Si  les  autres  se  regardoieni 
alleiitiuenicnt,  comnic  ic  fay,  ils  se  trouueroienl  comme  ie  fav, 
pleins  d'inanilé  et  de  fadaise.  De  m'en  deffaire,  ie  ne  puis,  sans  nu* 
delfaire  mov-mesmes.  Nous  en  sommes  tous  confits,  tant  le§  vnsqiu'     • 
les  autres.  Mais  ceux  «jui  le  sentent,  en  ont  vn  peu  meilleur  compte  : 
encore  ne  sçay-ie.      Cette  opinion  et  vsance  commune,  de  regarder 
ailleui'S  qu'à  nous,  a  bien  poumon  à  nostre  affaire.  C'est  vn  obiecl 
plein  de  mescontenteinenl.  Nous  n'y  voyons  que  misère  et  vanité. 
Pour  ne  nous  desconforter,  Nature  a  reietté  bien  à  propos,  l'action     i 
de  nostre  veur,  au  dehors.  Nous  allons  en  auant  à  vau  l'eau,  mais 
de  rebrousser  vers  nous,  nostre  course,  c'est  vn  mouuement  péni- 
ble :  la  mer  se  brouille  et  s'empesche  ainsi,  quand  elle  est  repous- 
sée à  soy.  Regardez,  dict  chacun,  les  branles  du  ciel  :  regardez  au 
public  :  à  la  querelle  de  cestuy-là  :  an  pouls  dvii  tel  :  au  testament 
de  c«'t  autre  :  somme  regardez  lousiours  haut  ou  bas,  ou  à  cost»', 
ou  deuant,  ou  derrière  vous.  C'estoit  vn  commandement  paradoxe, 
que  nous  faisoit  anciennement  ce  Dieu  à  Delphes  :  Regardez  dans 
vous,  recognoissez  vous,  tenez  vous  à  vous.  Vostre  esprit,  et  vostre 
volonli'',  qui  se  consomme  ailleurs,  ramenez  la  en  soy  :  vous  vous     i 
escoulez,  vous  vous  respandez  :  appilez  vous,  soustenez  vous  :  on 
vous  trahit,  on  vous  dissipe,  on  vous  desrobe  à  vous.  Voy  tu  pas, 
que  ce  monde  tient  toutes  ses  veuès  contraintes  au  dedans,  et  ses 
yeux  ouuerts  à  .se  contempler  soy-mesrae?  C'est  tousiours  vanité 
pour  toy,  dedans  et  <lehors  :  mais  elle  est  moins  vanité,  quand  rllc     • 
est  moins  estendui'.  Sauf  toy,  6  homme,  disoil  ce  Dieu,  chasque 
chose  s'estudie  la  première,  et  a  selon  son  besoin,  des  limites  à  s(«s 
li-auauv  el  désirs.  Il  n'en  est  vue  seule  si  vuide  et  necessiteus»'  qui* 
loy,  qui  ombrasses  rvniucrs.  Tu  es  le  scrutateur  sans  eognoissann'  : 
!••  magistrat  sans  inridiclinn  :  el  après  (oui,  W  badin  de  la  fane         ;i 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  IX.  483 

N'étant  bourgeois  d'anciine  villo,  je  suis  bien  aise  de  letrc  de  la 
plus  noble  qui  fut  et  sera  jamais.  Si  les  autres  s'examinaient  avec 
attention  comme  je  le  fais,  ils  se  trouveraient,  comme  je  me  trouve 
moi-même,  vaniteux  et  frivoles  à  l'excès.  Faire  qu'il  n'en  soit  pas 
ainsi  m'est  impossible;  il  faudrait,  pour  cela,  me  détruire  moi- 
même.  Nous  sommes  tous  imbus  de  ce  défaut,  autant  les  uns  que 
les  autres;  il  se  manifeste  un  peu  moins  chez  ceux  qui  s'en  rendent 
compte,  et  encore  n'en  suis-jc  pas  certain. 

C'est  qu'en  effet  Thomme  est  tout  vanité  ;  et  c'est  parce 
qu'il  est  déçu  par  ce  qu'il  voit  en  lui,  qu'il  reporte  cons- 
tamment ses  regards  partout  ailleurs  qu'en  lui-même.  — 
Ce  sentiment  et  cette  habitude  qui  existent  chez  tout  le  monde,  de 
regarder  ailleurs  qu'en  soi-même,  répondent  bien  à  un  besoin  que 
nous  éprouvons.  Nous  sommes  en  effet,  à  nous-mêmes,  un  objet 
dont  la  vue  ne  peut  que  nous  remplir  de  mécontentement;  nous 
n'y  voyons  que  misère  et  vanité,  et  il  est  fort  à  propos,  pour  que 
nous  n'en  soyons  pas  découragés,  que  la  nature  nous  ait  fait  por- 
ter nos  regards  au  dehors.  Nous  allons  de  l'avant,  nous  abandon- 
nant au  courant;  quant  à  rebrousser  chemin  et  faire  que  nos  pen- 
sées se  reportent  sur  nous,  c'est  trop  pénible;  nous  en  éprouvons 
ce  même  trouble,  cette  même  résistance  que  la  mer  rejetée  sur 
elle-même.  Chacun  dit  :  Regardez  les  mouvements  des  corps  cé- 
lestes; regardez  votre  prochain  :  la  querelle  de  celui-ci,  le  pouls 
d'un  tel,  le  testament  de  cet  autre;  en  somme,  regardez  toujours 
soit  en  haut,  soit  en  bas,  soit  à  côté,  soit  en  avant,  soit  derrière 
vous.  Le  commandement  que,  dans  l'antiquité,  nous  faisait  le  dieu 
de  Delphes  était  paradoxal  :  Regardez  en  vous,  disait-il,  étudiez- 
vous;  tenez-vous-en  à  vous-même;  ramenez  sur  vous  votre  esprit 
et  votre  volonté  que  vous  appliquez  ailleurs;  au  lieu  de  vous  dé- 
verser, de  vous  répandre,  contenez- vous,  soutenez-vous,  car  on 
vous  trahit,  on  vous  réduit  à  rien,  on  vous  dérobe  à  vous-même. 
Ne  vois-tu  pas  qu'au  contraire,  tout  en  ce  monde  a  les  regards 
constamment  repliés  sur  lui-même  et  n'a  d'yeux  que  pour  se  con- 
templer soi-même?  Toi,  que  tu  regardes  en  dedans  ou  en  dehors  de 
toi,  ta  vanité  est  toujours  en  jeu;  tout  au  plus  est-elle  moindre 
quand  elle  s'exerce  dans  des  conditions  restreintes.  Sauf  toi,  ô 
homme,  disait  encore  l'oracle,  chaque  chose  commence  par  s'étu- 
dier elle-même  et,  selon  ses  propres  besoins,  limite  ses  travaux  et 
ses  désirs;  eh  bien,  il  n'en  est  pas  une  seule  qui  soit  aussi  dépour- 
vue et  que  la  nécessité  presse  autant  que  toi,  qui  embrasses  l'uni- 
vers :  tu  es  un  observateur  auquel  la  science  fait  défaut,  un  ma- 
gistrat sans  juridiction,  et  finalement  le  bouffon  de  la  comédie. 


484  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

CHAPITRE  X. 

De  mesnager  sa  volonté. 


Av  |)ii\  (lu  ( umiiiiin  dos  liommos,  peu  de  choses  mo  IoucImmiI  :  on 
pour  mitMix  dire,  me  lieiineul.  (îar  c  est  raison  qu'elles  louclienl, 
pourueu  qu'elles  ne  nous  possedenl.  lav  grand  soin  d'augmenter 
par  eslude,  et  par  discours,  ce  priuilege  d'insensibilité,  qui  est  na- 
tiuellemenl  bien  auancé  en  moy.  l'espouse,  et  me  passionne  par 
(•«•nsequent,  de  peu  de  choses,  lay  la  veuë  clere  :  mais  ie  latlache 
à  peu  d'obiects  :  le  sens  délicat  et  mol  :  mais  rapprehensiou  et 
l'application,  ie  l'ay  dure  et  sourde.  le  m'engage  difficilement.  Au- 
tant que  ie  puis  ie  m'employe  tout  à  moy.  El  en  ce  subiect  mesme, 
ie  briderois  pourtant  et  soustiendrois  volontiers,  mon  atîection, 
qu'elle  ne  s'y  plonge  trop  entière  :  puis  que  c'est  vu  subiect,  que  ie 
possède  à  la  mercy  d'autruy,  et  sur  lequel  la  Fortune  a  plus  de 
droicl  que  ie  n'ay.  De  manière,  que  iusques  à  la  santi',  que  i'estime 
tant,  il  me  seroit  besoing,  de  ne  la  pas  désirer,  et  m'y  addonner  si 
furieusement,  que  l'en  trouue  les  maladies  importables.  On  se  doibt 
modérer,  entre  la  haine  de  la  douleur,  et  l'amour  de  la  volupté.  El 
or-donne  Platon  vue  moyenne  route  de  vie  entre  les  deux.  Mais  aux 
atr«'rlions  (|ui  me  dislrayenl  de  moy,  et  attachent  ailleurs,  à  celles 
là  certes  m'oppose-ie  de  toute  ma  force.  Mon  opinion  est,  qu'il  se 
faut  prester  à  autruy,  et  ne  se. donner  qu'à  soy-mesme.  Si  ma  vo- 
lonté se  trouuoit  aysée  à  s'hypothecpier  et  à  s'appliquer,  ie  n'y  du- 
rei-ois  pas.  le  suis  trop  tendre,  et  par  nature  et  par  vsage, 

Fugax  rtrum,  teeurâque  in  otia  natus. 

\.rs  tlebals  «onlestez  et  opiiiiasti*e7.,  qui  donneroienl  eu  tin  adiian- 
lage  à  mon  a<luersaire;  I  issue  qui  rendroit  honteuse  ma  chaulde 
poursuille,  me  rougeroit  à  l'aduanture  bien  cnieJIcmcnl.  SI  le  moi*- 
dois  à  mesmi',  comme  font  les  autres;  mon  ame  rj'auroit  iamais  la 
force  de  porter  bs  alarmes,  v[  émotions,  qui  suyueul  <ru\  t|ui  eni- 
brasscnt  tant.  Klb*  seroil  incontinent  disloquée  par  eetle  agitation 
ini.^iini'  Sii|iii')i|ii<'fni^on  m  ;i  |iMMv<é;Hi  maniement  d'atlairesesiran- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  X.  485 


CHAPITRE    X. 

En  toutes  choses,  il  faut  se  modére-r  et  savoir  contenir 
sa  volonté. 


Montaigne  ne  se  passionnait  pour  rien,  se  gardait  de 
prendre  aucun  engagement,  résistait  même  à  ce  à  quoi  le 
poussaient  ses  propres  affections  pour  n'être  pas  entraîné, 
parce  qu'une  fois  pris  on  ne  sait  plus  où  l'on  va.  ~—  Si  je  nit; 
compare  à  la  généralité  des  hommes,  peu  de  choses  me  toiichenl, 
ou,  pour  mieux  dire,  me  captivent;  car  c'est  avec  raison  qu'elles 
nous  touchent,  mais  il  ne  faut  pas  qu'elles  nous  accaparent.  J"ai 
grand  soin  d'augmenter,  par  l'étude  et  le  raisonnement,  ce  pri- 
vilège que  j'ai  d'être  insensible  qui,  par  nature,  est  fort  prononcé 
chez  moi,  et  a  pour  conséquence  que  peu  de  choses  s'imposent  à 
moi  et  me  passionnent.  J'ai  de  la  perspicacité,  mais  je  la  reporte 
sur  peu  d'objets;  je  suis  sensible  et  facile  à  émouvoir,  mais  ai  la 
compréhension  et  l'application  difficiles  et  concentrées.  —  Je  ne 
me  décide  qu'à  grand'peine  à  prendre  des  engagements;  autant 
que  je  le  puis,  je  ne  m'emploie  que  pour  moi;  et,  même  dans  ce 
cas,  je  suis  porté  à  tenir  en  bride  et  contenir  l'affection  que  je  me 
porte,  pour  que  ce  sentiment  ne  m'envahisse  pas  complètement, 
parce  qu'il  me  met  à  la  merci  des  autres  et  que  le  hasard  a  sur  lui 
plus  d'action  que  moi-même  ;  c'est  au  point  que  jusqu'à  la  santé 
que  j'apprécie  tant,  je  devrais  me  défendre  de  la  désirer  et  de 
m'attacher  à  sa  conservation  avec  une  ardeur  telle  que  j'en  arrive  à 
trouver  les  maladies  insupportables.  On  doit  se  garder  également 
de  trop  de  haine  de  la  douleur  et  de  trop  d'amour  du  bien-être  ; 
Platon  recommande  de  diriger  notre  vie  en  la  tenant  dans  un  juste 
milieu  entre  ces  deux  extrêmes.  —  Quant  à  ces  affections  qui  me 
distraient  de  moi  pour  m'attacher  ailleurs,  je  leur  résiste  dans 
toute  la  mesure  de  mes  forces.  J'estime  qu'il  faut  se  prêter  à  au- 
trui et  ne  se  donner  qu'à  soi-même.  Si  ma  volonté  était  facile  à 
s'engager  et  à  entrer  en  action,  je  n'y  résisterais  pas,  parce  que  je 
suis,  par  nature,  trop  impressionnable,  et  en  fait,  a  ennemi  des  affai- 
res et  né  pour  la  tranquillité  et  le  repos  (Ovide)  ».  Des  débats  con- 
tradictoires et  opiniâtres  tournant  finalement  à  l'avantage  de  mon 
adversaire,  un  dénouement  qui  rendrait  ridicules  des  poursuites 
ardentes  que  j'aurais  entamées,  me  feraient  cruellement  souffrir. 
Si,  comme  tant  d'autres,  je  m"y  laissais  entraîner,  mon  âme  n'au- 
rait jamais  la  force  de  supporter  les  alarmes  et  les  émotions  qu'é- 
prouvent ceux  qui  acceptent  une  telle  existence;  elle  serait,  dès 
le  début,  disloquée  par  cette  agitation  intestine.  Si  quelquefois  on 


W6  ESSAIS  DE  MONTAKINK. 

^>rfs,  i'ay  promis  de  1<'S  prciiilrc  rn  niniii.  non  pas  aii  poiilnioii  el 
au  foje;  de  m'en  rharger.  lum  de  les  incorporer  :  de  m'en  soigner, 
ony;  de  m'en  passionner,  nnllemenl  :  i'y  regarde,  mais  ie  ne  les 
conue  poinl.  l'av  assez  affaire  à  disposer  el  ranger  la  presse  do- 
mestique que  i'ay  dans  mes  entrailles,  et  dans  mes  veines,  sans  y 
loger,  et  me  Touler  d'vne  presse  eslrangere.  Et  suis  assez  intéressé 
de  mes  affaires  essentiels,  propres,  el  naturels,  sans  en  conuier 
(fauti-es  forains.  Ceux  qui  sçauent  combien  ils  se  doiuenl,  et  de 
combien  doniees  ils  sont  obligez  a  eux,  Irouuenl  que  Nature  leur  a 
donné  celte  commission  plaine  assez,  et  nullement  oysifue.  Tu  as 
bien  largement  affaire  riiez  loy,  nt'  fesloigne  pas.  Les  bommes 
se  domient  à  louage.  Leurs  facultcz  ne  sont  pas  pour  eux;  elles 
sont  pour  ceux,  à  qui  ils  s'asseruissent  ;  leurs  locataires  sont  chez 
eux,  ce  ne  sont  pas  eux.  Cette  humeur  commune  ne  me  plaisl  pas. 
Il  faut  mesnager  la  liberté  de  nostre  amc,  el  ne  rhypolequer  qu'aux 
occasions  iustes.  Lesquelles  sont  en  bien  petit  nombre,  si  nous 
iugeons  sainement.  Voyez  les  gens  appris  à  se  laisser  emporter  et 
saisir,  ils  le  sont  par  tout.  Aux  petites  choses  comme  aux  grandes; 
à  ce  qui  ne  les  louche  point,  comme  à  ce  (|ui  les  touche.  Us  s'inge- 
i-cnl  indiff(>rennnenl  où  il  y  a  de  la  besongne;  el  sont  sans  vie, 
quand  ils  sont  sans  agitation  lumulluaire.  In  negotm  sunty  negotij 
causa.  Ils  ne  cherchent  la  besongne  que  pour  embesongnemenl.  Ce 
n'est  pas,  qu'ils  vueillent  aller,  tant,  comme  c'est,  qu'ils  ne  se  peu- 
uenl  tenir.  Ne  plus  ne  moins,  qu'vne  pierre  esbranlée  en  sa  cliente, 
qui  ne  s'arreste  iusi{u'à  tant  qu'elle  se  couche.  L'occupation  est  à 
certaine  manière  de  gents,  marque  de  suffisance  el  de  dignité. 
Leur  esprit  cheiche  son  n-pos  au  bransie,  comme  les  enl'ans  au  ber- 
ceau. Ils  se  peuuent  dire  autant  seruiablcs  à  leurs  amis,  comme 
importuns  à  eux  mesmes.  Personne  ne  distribue  son  argent  à  au- 
Iruy,  chacun  y  distribue  son  temps  el  sa  vie.  II  n'est  rien  dequoy 
nous  soyons  si  prodigues,  que  de  ces  choses  là,  desquelles  seules 
l'auarice  nous  seroil  vlib;  et  louable.  le  prens  vne  complexion  toute 
diuerse.  le  me  liens  sur  moy.  El  rommunémenl  désire  mollement 
ce  qui-  ie  désire,  et  dj'sire  peu  :  m'occupe  et  embesongnc  de  mesmc, 
ran'mcnl  el  tranquillement.  Tout  ce  qu'ils  veulent  et  conduisent, 
iU  h;  font  de  toute  leur  volonté  et  véhémence.  Il  y  a  tanl  de  mau- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  X.  487 

m'a  poussé  à  participer  à  la  gestion  d'aiiaires  autres  que  les  mien- 
nes, je  n'ai  promis  (jue  de  les  prendre  en  main  et  non  de  m'y  don- 
ner corps  et  âme;  de  m'en  charger,  mais  non  de  m'y  incorporer; 
de  m'en  occuper,  oui,  et  pas  du  tout  de  m'y  passionner;  je  les 
examine,  uiais  ne  les  couve  pas.  J'ai  assez  à  faire  pour  mettre  de 
Tordre  dans  ce  qui  me  touche  intimement  et  intéresse  tout  mon 
être,  à  le  régler,  sans  encore  me  mêler  et  me  fatiguer  de  questions 
(jui  me  sont  étrangères;  mes  propres  affaires,  qui  m'incombent  na- 
turellement et  au  premier  chef,  m'absorbent  assez,  sans  y  en  join- 
dre d'autres  qui  sont  en  dehors.  Ceux  qui  savent  combien  ils  se 
doivent  à  eux-mêmes  et  à  quel  point  ils  ont  d'obligations  à  cet 
égard,  trouvent  que  la  charge  que  la  nature  leur  a  ainsi  imposée 
est  suflisanmient  lourde,  et  ne  constitue  pas  une  sinécure  :  «  Tu  as 
bien  assez  grandement  à  faire  chez  toi,  ne  t'en  éloigne  pas.  )> 

Beaucoup  se  font  les  esclaves  des  autres,  se  prodiguant 
pour  s'employer  à  ce  qui  ne  les  regarde  pas;  il  ne  manque 
cependant  pas  sur  notre  route  de  mauvais  pas  dont  il 
nous  faut  chercher  à  nous  garder  nous-mêmes.  —  Les  hom- 
uies  se  donnent  en  location  ;  ce  n'est  pas  pour  eux-mêmes  qu'ils 
doivent  user  de  leurs  facultés,  mais  pour  ceux  dont  ils  se  sont 
faits  les  esclaves;  ce  sont  ceux  auxquels  ils  se  sont  loués  qui  sont 
(m  eux,  et  non  eux.  Cette  disposition  d'esprit,  qui  est  fort  répan- 
due, ne  me  plaît  pas.Jl  faut  ménager  la  liberté  de  notre  âme  et 
ne  l'engager  que  dans  les  circonstances  où  il  est  juste  de  le  faire; 
et  ces  circonstances  sont  en  petit  nombre,  si  nous  en  jugeons  saine- 
ment. —  Voyez  les  gens  disposés  à  se  laisser  appréhender  et  acca- 
parer; ils  se  laissent  ainsi  faire  en  toutes  choses  pour  les  petites 
comme  pour  les  grandes,  pour  ce  qui  les  touche  et  ce  qui  ne  les 
touche  pas;  ils  s'ingèrent,  sans  plus  y  regarder,  partout  où  il  y  a  à 
travailler  et  *  des  obligations  à  remplir;  ils  ne  vivent  pas  s'ils  ne 
s'agitent  à  outrance  :  <c  Ils  ne  recherchent  la  besogne  que  pour  avoir 
de  la  besogne  {Sénèque).  »  Ce  n'est  pas  tant  parce  qu'ils  veulent 
toujours  aller  que  parce  qu'ils  ne  peuvent  se  retenir,  ni  plus  ni 
moins  qu'une  pierre  ébranlée  qui  se  détache  et  va,  ne  s'arrêtanl 
dans  sa  chute  que  parce  qu'elle  ne  peut  rouler  davantage.  Pour 
certaines  gens,  s'occuper  c'est  faire  preuve  de  capacité  et  de  di- 
gnité; leur  esprit  cherche  le  repos  dans  le  mouvement,  connue  font 
les  enfants  encore  au  berceau;  ils  peuvent  se  rendre  ce  témoignage 
qu'ils  sont  aussi  serviables  pour  leurs  amis,  qu'importuns  à  eux- 
mêmes.  Personne  ne  distribue  son  argent  à  autrui,  et  chacun  lui 
distribue  son  temps  et  sa  vie,  choses  dont  nous  sommes  prodigues 
plus  que  de  toutes  autres  et  les  seules  cependant  dont  il  nous  serait 
utile  et  louable  d'être  avares.  Mon  tempérament  est  essentiellement 
différent  :  je  m'observe  et,  d'ordinaire,  ne  tiens  pas  outre  mesure  à 
ce  que  je  désire  et  désire  peu;  je  ne  m'occupe  et  ne  me  crée  de  tra- 
vail que  dans  ces  conditions,  rarement  et  sans  que  cela  porte  atteinte 
à  ma  tranquillité.  A  tout  ce  que  veulent  et  entreprennent  ces  gens 
qui  se  prodiguent,  ils  apportent  toute  leur  volonté  et  leur  impétuo- 


488  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

liais  pas,  qiio  pour  le  plus  sour,  il  faut  vn  peu  legcremonl  cl  super- 
fîoiollenienl  rouler  ce  nioiulo  :  cl  le  (glisser,  non  pas  lenfoncer.  La 
\olupté  inesnic,  «'st  douloureuse  en  sa  profondeur. 

Ineediâ  per  igné» 
Subpositoa  cineri  doloio. 

Mi's>it'Mis  de  Bordeaux  m'esleurent  Maire  de  leur  ville,  rslaul 
esloigné  de  France;  et  encore  plus  csloigné  dvii  tel  penseiuent.  le 
m'en  excusay.  Mais  on  m'apprint  que  i'auois  tort;  le  coniuiande- 
inent  du  Roy  s'y  interposant  aussi.  C'est  vne  charge,  qui  doit  sem- 
bler d'autant  plus  belle,  qu'elle  n'a,  ny  loyer  ny  gain,  autre  que 
l'honneur  de  son  exécution.  Elle  dure  deux  ans; mais  elle  peut  ostre 
continuée  par  seconde  eslection.  Ce  qui  adiiiml  Iresrareinent.  Elle  le 
lut  à  moy;  et  ne  l'aiioit  esir  que  deux  fols  aupaïauanl  :  quelques 
années  y  auoit,  à  Monsieur  de  Lansac  ;  et  fraichenient  à  Monsieur 
de  Biron  Mareschal  de  France.  En  la  place  duquel  ie  succeday  ;  et 
laissay  la  mienne,  à  Monsieur  de  Matignon  aussi  Mareschal  de 
France.  Clorieux  de  si  noble  assistance. 

Vterque  bonus  pacis  bellique  minisler. 

La  Fortune  voulut  part  à  ma  promotion,  par  cette  particulière  cir- 
constance quelle  y  mit  du  sien.  Non  vaine  du  tout.  Car  Alexandre 
desdaigna  les  Ambassadeurs  Corinthiens  qui  lui  ofTroyent  la  bour- 
geoisie de  leur  ville;  mais  quand  ils  vindrent  à  luy  déduire,  comme 
Bacchus  et  Hercules  estoyent  aussi  en  ce  registre,  il  les  en  remercia 
gratieusement.  A  mon  arriuée,  ie  me  deschiffray  fidèlement,  et 
conscientieusement,  tout  tel  que  ie  me  sens  estre  :  sans  mémoire, 
sans  vigilance,  sans  expérience,  et  sans  vigueur  :  sans  h.iyne  aussi, 
sans  ambition,  sans  auarice,  et  sans  violence  :  à  ce  qu'ils  fussent 
informez  et  instruicts  de  ce  qu'ils  auoyent  à  attendre  de  mon  seruice. 
Kl  par  ve  que  la  cognoissance  de  feu  mon  père  les  auoit  seule 
incitez  à  cela,  et  l'honneur  de  sa  mémoire  :  ie  leur  adiouslay  bien 
clairement,  que  ie  serois  tres-marry  que  chose  quelconque  fisl  au- 
tant d'impression  en  ma  volonté,  comme  auoyenl  faict  autrefois  en 
la  .sienne,  leurs  affaires,  et  leur  ville,  pendant  qu'il  l'aunil  en  gou- 
uernçmenl,  en  ce  lieu  mesme  auquel  ils  m'auoyent  appelle,  il  me 
souiienoit,  de  l'auoir  veu  vieil,  en  mon  enfance,  l'ame  cruellement 
agitée  de  celle  tracasserie  publique;  oubliant  le  doux  air  de  sa  mai- 
son, on  la  foiblessc  des  ans  l'auoit  attaché  long  temps  auanl;  et 
hon  mesnage,  et  sa  santé;  et  mcsprisant  certes  sa  vie,  qu'il  y  cuida 
perdre,  engagé  pour  eux,  à  dts  longs  et  pénibles  voyages.  Il  esloit 
tel;  et  luy  pailoil  celle  hniniur  dvne  grande  bonté  île  nature.  Il 
ne  fui   iamais  ame  plus  cbaiilable  el   populaire  Ce   liaiii.  que  ic 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  X.  489 

silé:  Il  y  a  en  ce  monde  tant  de  mauvais  pas,  que,  même  dans  les 
cas  présentant  le  plus  de  sécurité,  il  faut  poser  le  pied  légèrement 
et  superficiellement,  glisser  et  ne  pas  appuyer;  la  volupté  elle-même 
est  douloureuse  quand  on  va  trop  à  fond  :  «  Tu  marches  sw  xm  feu 
couvert  de  cendres  ■perp.des  {Horace).  » 

Élu  maire  de  Bordeaux,  Montaigne  n'accepte  cette 
charge  qu'à  son  corps  défendant  ;  portrait  qu'il  fit  de  lui  à 
Messieurs  de  Bordeaux.  —  Messieurs  de  Bordeaux  m'élurent 
maire  de  leur  ville,  alors  que  j'étais  éloigné  de  France,  et  plus 
éloigné  encore  de  penser  que  cela  pouvait  arriver.  Je  m'en  excusai, 
mais  on  me  démontra  que  je  ne  pouvais  refuser,  à  quoi  vint  s'a- 
jouter un  ordre  du  roi  d'accepter.  —  C'est  une  charge  qui  est 
d'autant  pins  belle  qu'elle  n'est  ni  rétribuée,  ni  de  nature  à  pro- 
curer de  bénéfice  autre  que  l'honneur  résultant  de  la  façon  dont  on 
s'en  acquitte.  Sa  durée  est  de  deux  ans,  mais  elle  peut  être  conti- 
nuée si  on  est  élu  à  nouveau,  ce  qui  arrive  très  rarement  :  je  l'ai 
été;  cela  ne  s'était  produit  auparavant  que  deux  fois,  il  y  avait 
quelques  années  pour  M.  de  Lansac,  et  récemment  pour  M.  de  Hi- 
rou,  maréchal  de  France,  auquel  je  succédais;  j'ai  été  remplacé  par 
M.  de  Matignon,  qui  était  aussi  maréchal  de  France,  «..Ihm  et  Vautre 
habiles  administrateui'S  et  braves  guerriers  (Virgile)  »;  je  suis  lier 
de  m'être  trouvé  en  si  noble  compagnie.  La  fortune  a  largement  par- 
ticipé à  cet  événement  et  son  intervention  n'a  pas  été  vaine;  mon 
cas,  en  effet,  a  été  celui  d'Alexandre  qui,  ayant  reçu  d'abord  avec 
dédain  les  ambassadeurs  de  Corinthe  venus  pour  lui  offrir  le  droit 
de  bourgeoisie  de  leur  ville,  accepta  ensuite  en  les  remerciant  de 
bonne  grâce,  quand  ils  lui  eurent  appris  que  Bacchus  et  Hercule 
figuraient  au  nombre  de  ceux  auxquels  ce  titre  avait  été  concédé. 

Dès  mon  arrivée,  je  me  fis  connaître  exactement  et  consciencieu- 
sement tel  que  je  me  sens  être  :  sans  mémoire,  sans  vigilance,  sans 
expérience  et  sans  énergie,  mais  aussi  sans  haine,  sans  ambition, 
sans  violence,  de  telle  sorte  qu'on  fût  informé  et  instruit  de  ce  que 
Ton  avait  à  attendre  de  moi.  Comme  je  devais  mon  élection  unique^ 
ment  à  ce  que  l'on  avait  connu  mon  père  et  que  c'était  pour  honorer 
sa  mémoire,  j'ajoutai  très  nettement  que  je  serais  fort  désolé  si  une 
chose,  quelle  qu'elle  fût,  venait  à  occuper  ma  volonté  au  même 
degré  que  les  affaires  de  la  ville  avaient  jadis  accaparé  la  sienne 
quand  il  en  avait  la  gestion,  alors  qu'il  était  investi  de  ces  mêmes 
fonctions  auxquelles  je  venais  d'être  appelé.  Je  me  souvenais  l'avoir 
vu  dans  sa  vieillesse,  alors  que  j'étais  enfant,  l'âme  cruellement 
agitée  par  les  tracasseries  que  lui  causaient  les  affaires  publiques, 
oubliant  et  le  calme  dont  il  jouissait  chez  lui  où  les  fatigues  de 
l'âge  l'avaient  longtemps  retenu  avant  ce  moment,  et  son  ménage 
et  sa  santé;  ne  comptant  en  vérité  pour  rien  la  vie,  qu'il  avait 
failh  y  perdre,  par  suite  des  longs  et  pénibles  voyages  auxquels 
ces  intérêts  l'obligeaient.  Il  était  ainsi  ;  ce  tempérament  était  un 
effet  de  la  grande  bonté  de  sa  nature;  jamais  il  n'y  eut  d'âme  plus 
charitable  et  dévouée  au  peuple.  Ce§- dispositions  que  je  loue  chez 


^90  ESSAIS  UK  MONTAIGNE. 

loiir  en  aiiliii\,  ic  naymo  point  à  le  suiiiir.  El  ne  suis  pas  sans 
vxciisc.  Il  anoil  oiiy  din*,  qu'il  se  falloit  («ublier  pour  Ir  prochain  ; 
«|U»*  h'  particulier  ne  vcnoil  en  aucune  considération  au  prix  du  gê- 
nerai. La  plus  pari  des  règles  et  préceptes  du  monde  prennent  ce 
Irain,  de  nous  pousser  hors  de  nous,  et  chasser  en  la  place,  à 
l'vsage  de  la  société  publi(jue.  Ils  ont  pense  faire  vn  bel  etTect,  de 
nous  destourner  et  distraire  de  nous  ;  presupposans  que  nous  n'y 
linsions  que  trop,  et  d'vne  attache  trop  naturelle;  el  n'ont  espargné 
rien  à  dire  pour  celte  fin.  Car  il  n'est  pas  nouueau  aux  sages,  de 
prescher  les  choses  comme  elles  seruent,  non  #omme  elles  sont.  La 
vérité  a  ses  empeschements,  incommodilez  et  incompatibilité/.  aue<- 
nous.  Il  nous  faut  souuent  tromper,  afin  que  nous  ne  nous  trom- 
pions. El  siller  nostre  veuë,  estourdir  noslre  entendement,  pour  les 
redresser  et  amender.  Imperiti  cinm  iudicant,  et  qui  fréquenter  in 
hoc  ipsum  fallendi  aunt,  ne  errent.  Quand  ils  nous  ordonnent,  day- 
mer  auant  nous,  trois,  quatre,  et  cinquante  degrez  de  choses;  ils 
représentent  l'art  des  archers,  qui  pour  arriuer  au  poinct,  \onl 
prenant  leur  visée  grande  espace  au  dessus  de  la  bute.  Pour  dres- 
ser \n  bois  courbe,  on  le  recourbe  au  rebours.  reslimc  qu'au 
temple  de  Pallas,  con)me  nous  voyons  en  toutes  autres  reli- 
gions, il  y  auoit  des  mystères  apparens,  pour  estre  montrez  au 
peuple ;el  d'autres  mystères  plus  secrets,  et  plus  haulls,  pour  esti-e 
montrés  seulement  à  ceux  qui  en  estoyent  profez.  Il  est  viay-sem- 
blable  qu'en  ceux-cy,  se  Irouue  le  vray  poinct  de  l'amitié  que  cha- 
cun se  dftit.  Non  vne  amitié  faulce,  qui  nous  faicl  embrasser  la 
gloire,  la  science,  la  richesse,  et  telles  choses,  d'vne  aireclion  prin- 
cipalle  et  immodérée,  comme  membres  de  noslre  estre;  ny  vne 
amitié  molle  el  indiscrette;  en  laquelle  il  adulent  ce  qui  se  voit  au 
lierre,  qu'il  corrompt  et  ruyne  la  paroy  qu'il  accole.  .Mais  vne  ami- 
tié salutaire  et  réglée;  esgalement  vtile  et  plaisante.  Qui  en  sçjiit 
les  dcuoirs,  et  les  exerce,  il  est  vrayement  du  cabinet  des  Muses;  il 
a  attainl  le  sommet  de  la  sagesse  humaine,  cl  de  noslre  bon  heur. 
Oltuy-cy,  sçachant  exactement  ce  qu'il  se  doit,  Irouue  dans  son 
rolle,  qu'il  doit  appliquer  à  soy,  l'vsage  des  autres  hommes,  el  du 
monde;  et  pour  ce  faire,  contribuer  à  la  société  publique  les  de- 
uoirs  et  oflicts  «{ui  le  louchent.  Qui  ne  vit  aucunenuMit  à  autrtiy,  ne 
vil  guère  à  soy.  Qui  sibi  nmicus  est,  tcito  hune  amicum  omnibus  rsse. 
U  principale  charge  que  nous  ayons,  c'est  à  chacun  sa  conduite.  El- 


TUADUCTION.  -  f-IV.  III,  Cil.  X.  401 

Ifs  auli'«\s,  je  ne  me  l(;s  approprie  pas;  et,  en  «ela,  je  ne  suis  [tas 
sans  l'xcMsr. 

On  enseigne  que  nous  devons  nous  oublier  et  ne  travail- 
ler qu^au  bien  d'autrui;  est-ce  raisonnable?  Le  vrai  sage 
qui  sait  bien  ce  qu'il  se  doit,  trouve  par  là  même  ce  qu^il 
doit  aux  autres.  —  Mon  père  avait  ouï  dire  qu'il  faut  s'onhiicr 
poui'  sou  prochain;  que  l'intérêt  particulier  n'est  pas  à  prendre  en 
considération,  quand  l'intérêt  général  est  en  jeu.  —  La  plupart  des 
règles  et  des  préceptes  de  ce  monde  abondent  dans  ce  sens,  ten- 
dant à  nous  pousser  hors  de  nous-mêmes  et  à  y  substituer  co  qui 
importe  au  service  de  la  société.  Cela  est  vraiment  bien  imaginé  do 
nous  détourner  et  de  nous  distraire  ainsi  de  ce  qui  nous  intéresse 
directement,  par  crainte  ([ue  iijous  y  trouvant  déjà  natui-i'llt-mcul 
portés,  nous  n'y  tenions  trop;  rien  n'a  été  épargné  pour  eu  arrivci- 
là.  Ce  n'est  du  reste  pas  une  nouveauté;  les  sages  no  préclu'ul-ils 
pas  de  n'avoir  de  considération  pour  les  choses  qu'en  raison  de  leur 
utilité,  et  non  d'après  ce  qu'elles  sont?  La  vérité  nous  est  souvent 
une  cause  d'empêchements,  d'incompatibilités;  nous  devons  IVé- 
quenmient  tromper,  pour  ne  pas  nous  tromper;  il  nous  faut  fermer 
les  yeux,  imposer  silence  à  notre  jugement,  pour  redresser  et  cor- 
rigei"  l«;s  conclusions  résultant  de  ces  dillicultés  qu'elle  nous  crée  : 
«  Ce  sont  des  ignorants  qui  Jugent,  et  il  faut  souvent  les  tromper 
pour  les  empêcher  de  tomber  dans  l'erreur  {Quintilien).  »  Nous  <»r- 
doimer  de  faire  passer  avant  nous  dans  notre  affection,  trois,  qua- 
tre, cinquante  catégories  de  choses,  c'est  faire  conirai;  les  archers 
t|ui,  ])our  atteindre  le  but,  visent  beaucoup  plus  haut  ;  pour  rcdi-es- 
ser  une  baguette  inlléchie,  il  faut  la  courber  en  sens  inverse. 

J'estime  que  dans  le  culte  de  Pallas,  il  y  avait,  comme  nous  le 
voyons  dans  toutes  les  religions  des  mystères  apparents  destinés  à 
être  divulgués  au  public  et  d'autres  plus  secrets  et  d'ordre  |)lus 
élevé,  auxquels  n'étaient  initiés  que  les  adeptes.  Il  est  vraisembla- 
ble que  dans  ces  derniers,  était  conqiris  le  degré  exact  d'amilié  (jue 
chacun  se  doit  à  lui-même;  non  cette  amitié  de  mauvais  aloi  qui 
nous  fait  rechercher  d'une  façon  immodérée  la  gloire,  la  science,  la 
richesse,  etc.,  et  les  mettre  au  premier  rang  de  noti'e  affection 
comme  parties  intégrantes  de  notre  être,  ni  cette  amitié  sans  con- 
sistance et  indiscrète  comme  celle  que  porte  le  lierre  aux  parois 
auxquelles  il  s'attache,  qu'il  pourrit  et  qu'il  rrrine;  mais  urie  amitié 
saine  et  réglée,  non  moins  utile  qu'agréable.  Qui  en  coruialt  les  de- 
voirs et  les  exerce,  est  véritablement  inspiré  des  Muses  ;  il  atteint 
au  sommet  de  la  sagesse  humaine  et  du  bonheur;  sachant  exacte- 
ment ce  qu'il  se  doit,  il  trouvi;  qrre  le  rôle  qui  lui  est  dévolir  com- 
porte d'utiliser  pour-  lui-rrrême  le  concoirrs  des  autr-es  hommes  et 
du  monde  et  que,  pour-  cela,  il  lui  faut  contribuer  aux  devoirs  et 
aux  charges  de  la  société  dont  il  fait  partie.  Cehri  qiri  ne  vit  en 
rien  pour  autrui,  ne  vit  guère  non  plus  pour  lui-même  :  «  Vnmi  de 
soi-même  est  aussi,  sachez-le,  l'ami  des  autres  (Sénè/pte).  <>  La  prirr- 
cipale  charge  (jne  nous  ayons,  c'est  de  nous  conduire  ;  c'est  poOr 


492  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

osl  ce  pouit|uo.y  nous  sonimos  icy.  Comme  qui  ouI>lioroit  do  hifn  el 
saintement  viure;  et  penseroil  ostre  quitte  de  son  deuoir,  en  > 
acheminant  et  dressant  les  autres;  ce  serait  vn  sot. Tout  de  inesme, 
qui  abandonne  en  son  propre,  le  sainement  et  gayemeni  viure,  pour 
en  seniir  autruy,  prenl  à  mon  gré  vn  mauuais  et  desnaturé  party. 
le  ne  veux  pas,  qu'on  refuse  aux  charges  qu'on  prend,  l'atten- 
tion, les  pas,  les  parolles,  et  la  sueur,  et  le  sang  au  besoing  : 

Non  ipse  pro  charis  atnicis 
Au  t  pair  ta  iimidus  perire. 

Mais  c'est  par  emprunt  et  accidentalement  ;  l'esprit  se  tenant  tous- 
i«»urs  en  repos  et  en  santé  :  non  pas  sans  action,  mais  sans  vexa- 
lion,  sans  passion.  L'agir  simplement,  luy  cousle  si  peu,  (juen 
dormant  mesme  il  agit.  Mais  il  luy  faut  donner  le  bransle,  auec 
disci-ction.  Car  le  corps  reçoit  les  charges  qu'on  luy  met  sus,  iuste- 
nient  selon  qu'elles  sont  :  l'esprit  les  estend  et  les  appesantit  son- 
nent à  ses  despens,  leur  donnant  la  mesure  que  bon  luy  semble. 
On  faict  pareilles  choses  auec  diuers  elTorts,  et  différente  conten- 
tion de  volonté.  L'vn  va  bien  sans  l'autre.  Car  combien  de  gens  se 
bazardent  tous  les  iours  aux  guerres,  dequoy  il  ne  leur  chault  :  et 
se  pressent  aux  dangers  des  battailles,  desquelles  la  perte,  ne  leur 
troublera  pas  le  voisin  sommeil?  Tel  en  sa  maison,  hors  de  ce  dan- 
ger, qu'il  n'oseroit  auoir  regardé,  est  plus  passionné  de  l'yssue  de 
cette  guerre,  et  en  a  l'ame  plus  trauaillée,  que  n'a  le  soldat  qui  y 
employé  son  sang  et  sa  vie.  l'ay  peu  me  mesler  des  charges  publi- 
ques, sans  me  despartir  de  moy,  de  la  largeur  d'vne  ongle,  el  me 
donner  à  aulruy  sans  m'oster  à  moy.  Cette .  aspreté  et  violence  de 
désirs,  empesche  plus,  qu'elle  ne  sert  à  la  conduitle  de  ce  qu'on 
entreprend.  Nous  remplit  d'impatience  enuers  les  euenemens,  ou 
contraires,  ou  tardifs  :  et  d'aigreur  et  de  soupçon  enuers  ceux,  auec 
(|ui  nous  negotions.  Nous  ne  conduisons  iamais  bien  la  chose  de  la- 
quelle nous  sommes  possédez  et  conduicts. 

Malè  cuncta  minislrat 
ImpetuB. 

Celuy  qui  n'y  employé  que  son  iugement,  et  son  addresse,  il  y  pro- 
cède plus  gayemcnt  :  il  feint,  il  ployé,  il  diffère  tout  à  son  aise,  se- 
lon le  besoing  des  occasions  :  il  faut  d'atteinte,  sans  tourment,  et 
san.«i  afiliction,  prest  el  entier  pour  vnc  nouuelle  enlre[)rise  :  il 
marche  tousiours  la  bride  à  la  main.  En  celuy  qui  est  enyui-é  de 
cettr  intention  violente  el  lyraonique,  on  voit  par  nécessité  beau- 
coup d'imprudence  et  d'iniusiire.  L'impétuosité  de  son  désir  l'em- 
poKe.  Ce  sont  mouucments  téméraires,  et,  si  Fortune  n'y  preste  beau- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  X.  493 

cela  que  nous  sommes  sur  terre.  Celui  qui  oublierait  de  vivre  hon- 
nêtement, saintement,  et  croirait  être  quitte  de  son  devoir  en  ex- 
hortant et  disposant  les  autres  à  vivre  ainsi,  serait  un  sot;  de  même 
celui  qui,  pour  son  propre  compte,  néglige  de  vivre  convenablement 
et  gaîment,  se  sacrifiant  pour  faire  qu'autrui  vive  de  la  sorte, 
prend  à  mon  gré  un  parti  mauvais  et  qui  n'est  pas  dans  Tordre  de 
la  nature. 

Il  faut  se  dévouer  aux  charges  que  l'on  occupe,  mais  il  ne 
faut  ni  qu'elles  nous  absorbent  ni  qu'elles  nous  passion- 
nent, ce  qui  nous  conduirait  à  manquer  de  prudence  et 
d'équité.  — Je  ne  veux  pas  qu'on  refuse  aux  charges  qu'on  accepte 
son  attention,  ses  pas  et  démarches,  son  don  de  parole,  sa  fatigue, 
au  besoin  même  son  sang  :  «  tout  itrêt  moi-même  à  mourir  "pour  mes 
amis  et  mafatrie  {Horace)  »\  seulement  ce  ne  doit  être  qu'un  prêt 
momentané  et  accidentel,  l'esprit  demeurant  toujours  au  repos  et 
en  santé,  n'être  pas  inactif,  mais  n'agir  ni  malgré  lui  ni  entraîné 
par  la  passion.  Agir  simplement  lui  coûte  si  peu,  qu'il  agit  même 
en  dormant,  aussi  faut-il  ne  le  mettre  en  branle  qu'avec  discré- 
tion; car  lorsque  le  corps  que  l'on  charge,  semble  pas  en  être 
surchargé,  l'esprit  s'imagine  qu'il  peut  plus  encore  et,  n'écoutant 
que  lui-même,  donne  parfois  à  ses  exigences  une  extension  et  une 
augmentation  souvent  préjudiciables.  Une  même  chose  demande 
parfois  des  efforts  physiques  différents  et  une  force  de  volonté 
qui  n'est  pas  toujours  la  même,  l'un  va  fort  bien  sans  l'autre. 
Combien  de  gens  se  hasardent  tous  les  jours  dans  des  guerres  qui 
leur  sont  indifférentes,  et  affrontent  le  danger  dans  des  batailles 
dont  la  perte,  s'ils  viennent  à  être  battus,  ne  troublera  pas  leur 
sommeil  durant  la  nuit  qui  vient;  tel  autre,  au  contraire,  demeuré 
chez  lui  à  l'abri  de  dangers  auxquels  il  n'ose  même  pas  penser, 
est  plus  passionné  pour  l'issue  de  celte  guerre,  et  en  a  l'âme  plus 
obsédée  que  le  soldat  qui  y  expose  son  sang  et  sa  vie.  Je  ne  suis 
guère  disposé  à  me  mêler  des  affaires  publiques  s'il  doit  m'en  coû- 
ter si  peu  que  ce  soit,  ni  à  me  donner  aux  autres  en  m'arrachanl 
à  moi-même.  —  Apporter  de  l'âpreté  et  de  la  violence  pour  obtenir 
la  réalisation  de  ses  désirs,  nuit  plus  que  cela  ne  sert  au  résultat  que 
l'on  poursuit;  nous  devenons  impatients  si  les  événements  sont  con- 
traires ou  se  font  attendre  ;  nous  sommes  aigris  et  le  soupçon  nous 
gagne  contre  ceux  avec  lesquels  nous  sommes  en  affaire.  Nous  ne 
conduisons  jamais  bien  une  chose  qui  nous  possède  et  nous  mène  : 
"  la  passioii  est  un  mauvais  guide  [Stace)  ».  Celui  qui  n'y  emploie 
que  son  jugement  et  son  adresse,  agit  avec  plus  d'à  propos  :  il  dis- 
simule, cède,  diffère  à  son  aise,  selon  que  les  circonstances  le  com- 
portent; s'il  échoue,  c'est  sans  en  éprouver  ni  tourment  ni  afflic- 
tion; il  est  tout  prêt  à  renouveler  sa  tentative,  il  marche  toujours 
maître  de  lui.  Chez  celui  qu'enivre  la  violence  et  qui  veut  quand 
même,  la  nécessité  l'amène  à  commettre  beaucoup  d'imprudences 
et  d'injustices;  l'impétuosité  de  son  désir  l'emporte,  il  devient  témé- 
raire; et  si  la  fortune  ne  lui  vient  beaucoup  en  aide,  ce  qu'il  obtient 


494  ESSAIS  I)K  MONTAIGNE. 

<*«>up,  de  peu  de  fruict.  La  philosophie  veut  qu'au  chasUeinenl  des 
<»n'encesreceu«'s,  nous  on  distrayons  la  cholcrc  :  non  afin  «|iie  la  von- 
geance  en  soit  moindre,  ains  an  rebours,  afin  qu'elle  en  soil  daulanl 
mieux  assenée  et  plus  poisante.  A  quoy  il  luy  semble  que  celte  impe- 
luositr  porte  empesthement.  Non  seulement  la  cholei'e  trouble  :  mais 
de  soy,  elle  lasse  aussi  les  bras  de  ceux  qui  chastient.  Ce  l'eu  estour- 
dit  et  consomme  leur  force.  Comme  en  la  précipitation,  /'M/tnrt/to  tarda 
M/.  La  hastiuetr  se  donne  elle  mesme  la  iambe,s'entraueet  s'arreste. 
Ipm  se  lelocitas  implicat.  Pour  exemple.  Selon  ce  que  l'en  vois  par- 
vsage  ordinaire,  l'auarice  n'a  point  de  plus  grand  destourbier  que 
soy-mesnn'.  Plus  elle  est  tendue  et  vigoureuse,  moins  elle  en  est 
fertile.  Communément  elle  attrape  plus  promptement  les  richesses, 
masquée  d'vn  image  de  libéralité.  Vn  Gentilhomme  tres-homme 
de  bien,  et  mon  amy,  cuyda  brouiller  la  santé  de  sa  teste,  par  vue 
trop  passionnée  attention  et  affection  aux  affaires  dvu  Prince,  son 
maistre.  Lequel  maistre,  s'est  ainsi  peinct  soy-mesmes  à  moy  : 
Qu'il  voit  le  poix  des  accidens,  comme  vn  autre  :  mais  qu'à  ceux 
qui  n'ont  point  de  remède,  il  se  resoult  soudain  à  la  souffrance  : 
aux  autres,  après  y  auoir  ordonné  les  prouisions  nécessaires,  ce 
qu'il  peut  faire  promptement  par  la  viuacilé  de  son  esprit,  il  attend 
en  repos  ce  qui  s'en  peut  ensuiure.  De  vray,  ie  l'ay  veu  à  mesme, 
maintenant  vue  grande  nonchalance  et  liberté  d'actions  et  de  vi- 
sage, au  trauers  de  bien  grands  affaires  et  bien  espineux.  le  le 
trouue  plus  gi-and  et  plus  capable,  en  vue  mauuaise,  qu'en  vne 
bonne  fortune.  Ses  pertes  luy  sont  plus  glorieuses,  que  ses  victoi- 
res, et  son  deuil  (|ue  son  triomphe.  Considérez,  quaux  actions 
mesmes  qui  sont  vaines  et  friuoles  :  au  ieu  des  eschecs,  de  la 
paulrae,  et  semblables,  cet  engagement  aspre  et  ardant  d'vn  désir 
impétueux,  iellc  incontinent  l'esprit  et  les  membres,  à  l'indisj-relion, 
•'l  au  desordre.  On  sesbiouit,  on  scmbarasse  soy  mesme.  Ccluy  ipii 
se  porte  plus  moder'ément  enuers  ie  gain,  et  la  perte,  il  est  tous- 
iours  chez  soy.  Mnins  il  se  pique  et  passionne  au  ieu,  il  le  conduil 
d'autant  phis  auantageusement  et  seurement.  Nous  empesehoiis 
au  demeurant,  la  prise  et  la  serre  de  l'ame,  à  luy  donner  tant  d«' 
«lioses  à  saisir.  Les  vues,  il  les  luy  faiil  seulement  présenter,  les 
antres  attacher,  les  autres  incorporer.  Elle  peut  voir  et  sentir  toutes 
choses,  mais  elle  ne  se  doit  paistre  que  de  soy.  Et  doit  estre  ins- 
Iruirle,  de  ce  qui  la  lon«"he  pnqiremenl,  e|  qui  proprement  esl  de 
son  auftir.  et  de  sii  siibslanee.  !,••<  inix  de  Nature  mm^  ;i|i|irennenl 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  X.  495 

est  peu  de  chose.  —  La  philosophie  veut  que  nous  bannissions  la 
colère  quand  nous  punissons  ceux  qui  nous  ont  offensés  ;  non  pour 
que  notre  vengeance  soit  moindre,  mais  pour  qu'au  contraire  elle 
n"en  porte  que  mieux  et  frappe  davantage,  ce  à  quoi,  lui  sémble-t-il, 
la  violence  met  obstacle.  Non  seulement  la  colère  nous  trouble  mais, 
par  elle-même,  elle  lasse  le  bras  qui  châtie;  c'est  un  feu  qui  nous 
étourdit  et  épuise  notre  force,  comme  dans  la  précipitation  où  la 
hâte  se  donne  à  elle-même  un  croc-en-jambe  qui  l'entrave  et  l'ar- 
rête :  «  Trop  se  hàlcr  est  une  cause'  de  retard;  la  précipitation  re- 
farde plus  qu'elle  n'avance  (Quinte  Curce).  »  Comme  exemple  de  ce 
que  nous  en  voyons  journellement,  l'avarice  n'a  pas  de  plus  grand 
empêchement  qu'elle-même;  plus  elle  est  rapace  et  intransigeante, 
moins  elle  rapporte:  d'ordinaire,  elle  attire  à  elle  plus  rapidement 
le  bien  d'autrui,  quand  elle  agit  sous  le  uiasquf  de  la  libéralité. 

Supériorité  d'un  prince  qui  savait  se  mettre  au-dessus 
des  accidents  de  la  fortune.  Même  au  jeu,  il  faut  être 
modéré;  nous  le  serions  plus,  si  nous  savions  combien 
peu  nous  est  nécessaire.  ~  Un  gentilhomme  de  mes  amis,  très 
honnête  homme,  faillit  compromettre  sa  raison  pour  avoir  pris 
trop  à  coeur  les  affaires  d'un  prince  son  maître  et  y  avoir  apporté 
une  attention  trop  passionnée.  Ce  prince  s'est  lui-même  peint  ainsi 
qu'il  suit:  «Tout comme  un  autre,  il  ressent  le  poids  des  accidents; 
pour  ceux  auxquels  il  n'y  a  pas  de  remède,  il  se  résout  immédia- 
tement à  en  supporter  les  conséquences;  pour  les  autres,  après 
avoir  ordonné  les  précautions  nécessaires  pour  y  parer,  ce  que, 
grâce  à  la  vivacité  de  son  esprit,  il  peut  faire  promptement,  il  attend 
avec  calme  ce  qui  peut  s'ensuivre.  »  De  fait,  je  l'ai  vu  à  l'œuvre, 
conservant  une  grande  indifférence,  toute  sa  liberté  d'action  et  la 
plus  complète  impassibilité  dans  des  situations  de  très  haute  im- 
portance et  bien  difficiles;  je  le  tiens  pour  plus  grand  et  plus  capa- 
ble dans  la  mauvaise  fortune  que  dans  la  bonne;  ses  défaites  sont 
plus  glorieu.ses  que  ses  victoires,  ses  insuccès  que  ses  triomphes. 

Même  dans  ce  qui  est  vain  et  frivole,  comme  au  jeu  d'échecs, 
de  paume  et  autres,  apporter  de  l'àpreté  et  de  l'ardeur  au  service 
d'un  violent  désir  de  l'emporter,  fait  qu'aussitôt  notre  esprit  et  nos 
membres  ne  se  dirigent  plus  et  que  leurs  mouvements  devien- 
nent désordonnés;  on  s'éblouit,  on  s'embarrasse  soi-même.  Celui 
qui  envisage  avec  plus  de  modération  le  gain  et  la  perte,  est  tou- 
jours maître  de  lui;  moins  on  se  pique,  moins  on  se  passionne  au 
jeu,  plus  on  le  conduit  avantageusement  et  plus  on  augmente  ses 
chances. 

Nous  empêchons  l'âme  de  prendre  et  de  conserver,  quand  nous  lui 
donnons  trop  à  saisir;  pour  certaines  choses  il  suffit  de  les  lui  pré- 
senter, pour  d'autres  de  les  lui  attacher,  d'autres  sont  à  lui  incor- 
porer. Elle  peut  tout  voir  et  sentir,  mais  ce  n'est  que  d'elle-même 
qu'elle  doit  se  sustenter;  et,  pour  cela,  il  faut  qu'elle  ait  été  instruite 
de  ce  qui  l'intéresse  particulièrement,  lui  convient  et  qu'elle  peut 
s'assimiler.  Les  lois  de  la  nature  nous  donnent  justement  cet  en- 


496  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

«i»  que  iuslciiHMit,  il  nous  faut.  Apres  que  les  sages  nous  ont  dit, 
que  selon  elle  personne  n'est  indigent,  et  que  chacun  l'est  selon 
l'opinion,  ils  dislin^'iient  ainsi  subtilement,  les  désirs  qui  viennent 
d'elle,  de  ceux  qui  viennent  du  desreglemenl  de  noslre  lantasie. 
Ceux  desquels  on  voit  le  l»out,  sont  siens,  ceux  qui  fuycnt  deuanl 
nous,  et  desquels  nous  ne  pouuons  ioindre  la  fin,  sont  nostres.  La 
pauureté  des  biens,  est  aisée  à  guérir;  la  pauureté  de  l'aino, 
impossible. 

Sam  si,  quod  salis  est  homini,  id  salis  etse  jmtesset , 

Hoc  sal  erat  ;  nunc,  quum  hoc  non  est,  qui  credimus  porrn, 

Diuitias  vllas  animum  mi  explere  potesse? 

Socrates  voyant  porter  en  pom|>e  par  sa  ville,  grande  quantité  de 
richesse,  loyaux  et  meubles  de  prix  :  Combien  de  choses,  dit-il,  ie 
ne  désire  point!  Melrodorus  viuoit  du  poix  de  douze  onces  par  iour, 
Epicurus  à  moins  :  Metroclez  dormoit  en  hyuer  auec  les  moutons, 
en  esté  aux  cloistres  des  Eglises.  Sufficit  ad  id  natura,  quod  poxctl. 
Cleanlhes  viuoit  de  ses  mains,  et  se  vantoit,  que  Cleanthes,  s'il 
\ouloit,  nourriroit  encore  vn  autre  Cleanthes.  Si  ce  que  Nature 
exactement,  et  originelement  nous  demande,  pour  la  conseruation 
de  nostre  estre,  est  trop  peu  (comme  de  vray  combien  ce  l'est,  et 
combien  à  bon  comte  nostre  vie  se  peut  maintenir,  il  ne  se  doit 
exprimer  mieux  que  par  cette  considération  :  Que  c'est  si  peu,  qu'il 
eschappe  la  prise  et  le  choc  de  la  Fortune,  par  sa  petitesse)  dispen- 
sons nous  de  quelque  chose  plus  outre;  appelions  encore  nature, 
l'vsage  et  condition  de  chacun  de  nous;  taxons  nous,  traitons  nous 
à  cette  mesure;  estendons  noz  appartenances  et  noz  comtes  iusques 
là.  Car  iusques  là,  il  me  semble  bien,  que  nous  auons  quelque 
excuse.  L'accouslumance  est  vue  seconde  nature,  et  non  moins 
puissante.  Ce  qui  manque  à  ma  coustume  ie  tiens  qu'il  me  manque. 
Et  i'aymerois  presque  esgalcment  qu'on  mostast  la  vie,  que  si  on 
me  l'cssimoit  et  lelranchoit  bien  loing  de  Testât  auquel  ie  l'ay  ves- 
cue  si  long  temps.  le  ne  suis  plus  en  termes  d'vn  grand  change- 
ment, ny  de  me  ietter  à  vn  nouueau  Irain  et  inusité;  non  pas  mesme 
vers  l'augmentation  :  il  n'est  plus  temps  de  deuenir  autre.  Et  comme 
ie  plaindrois  <|uel({ue  grande  aduenture,  qui  uje  tombast  à  cette 
heure  entre  mains,  qu'elle  ne  seroit  venue  en  temps  que  l'en  pensse 
iouyr, 

ifuo  mihi  forlunm,  «i  non  eonteditur  vit? 

le  me  pinindroy  »h;  mesme,  de  quehjue  acquest  interne.  Il  vaull 
quasi  mieux  iamais,  que  si  tard,  deuenir  honnestc  homme.  El  bien 
entendu  à  viurc,  lors  qu'on  n'a  plus  de  vie.  Moy,  qui  m'en  vay,  i-e- 
.Hignen»y  Tacilement  à  que|(|u'vn,  qui  vins!,  ce  que  i'appi*ends  de 
prudence,  pour  le  conuiienc  du  monde.  Moustarde  après  disner.  le 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  X.  497 

seigneincnt.  D'après  la  nature,  disent  les  sages,  personne  n'est  indi- 
irent  (d'après  nous,  nous  le  sommes  tous),  et  ils  vont  distinguant  les 
désirs  qu'elle  nous  inspire  de  ceux  qui  nous  viennent  du  dérègle- 
ment de  notre  imagination  :  ceux  qui  peuvent  se  réaliser  viennent 
d'elle,  ceux  qui  fuient  devant  nous,  sans  que  nous  puissions  jamais 
les  satisfaire,  sont  de  nous;  la  pauvreté  de  biens  est  aisée  à  guérir, 
la  pauvreté  de  l'âme  impossible  :  «  Si  Vhomme  se  contentait  de  ce  qui 
lui  suffit,  je  serais  assez  riche;  mais  comme  il  n'en  est  rien,  quelles 
richesses  pourraient  jamais  me  satisfaire  {Lucilius)'?  »  —  Socrate 
voyant  transporter  en  grande  pompe,  à  travers  la  ville,  des  richesses 
en  quantité  :  joyaux,  meubles  de  prix,  etc.,  dit  «  :  Que  de  choses  il 
y  a  là,  que  je  ne  désire  pas!  »  —  Douze  onces  d'aliment  par  jour 
suffisaient  pour  vivre  à  Mélrodore;  Épicure  se  suffisait  avec  moins 
encore;  Métroclès  dormait  en  hiver  avec  les  moulons,  en  été  dans 
les  cloîtres  des  temples  :  «  La  nature  jwiirvoit  à  ce  qu'elle  exige  (Sé- 
nèque)  »;  Cléanthe  vivait  du  travail  de  ses  mains  et  se  vantait  do 
pouvoir,  s'il  l'eût  voulu,  nourrir  en  plus  un  autre  lui-même. 

Les  besoins  que  nous  tenons  de  la  nature  sont  faciles  à 
satisfaire;  nos  habitudes,  notre  position  dans  le  monde, 
notre  âge,  nous  portent  â  en  étendre  le  cercle;  c'est  dans 
ces  limites  que  nous  devons  les  contenir.  —  Si  ce  que  la  nature, 
s'en  tenant  aux  seuls  besoins  que  nous  avions  à  l'origine,  demande 
pour  assurer  strictement  la  conservation  de  notre  existence  est 
trop  peu  de  chose  (et  il  est  de  fait  que  nous  pouvons  vivre  à  bon 
marché,  ce  qui  apparaît  bien  quand  on  remarque  qu'il  nous  faut 
si  peu  que,  par  sa  petitesse,  cela  échappe  à  l'étreinte  et  aux  coups 
de  la  fortune),  octroyons-nous  quelque  chose  de  plus;  comprenons 
dans  ce  que  nous  appelons  la  nature,  les  habitudes  et  la  situation 
de  chacun  de  nous,  et  d'après  cela  fixons  nos  besoins  et  nos  aspi- 
rations, tenant  compte  de  ce  que  déjà  nous  possédons.  II  semble  en 
effet  que,  dans  ces  limites,  nous  soyons  quelque  peu  excusables 
d'agir  ainsi,  car  l'habitude  est  une  seconde  nature  non  moins  puis- 
sante que  la  nature  elle-même.  Ce  qui  me  manque  et  dont  j'ai  l'ha- 
bitude, je  considère  que  cela  me  fait  réellement  défaut;  j'aimerais 
presque  autant  qu'on  m'ôtât  la  vie,  que  de  me  la  rétrécir  en  res- 
treignant notablement  les  conditions  dans  lesquelles  j'ai  vécu  si 
longtemps.  Je  ne  suis  plus  à  même  de  supporter  de  grands  change- 
ments, ni  de  mener  un  train  différent  du  mien,  même  si  je  devais 
y  gagner.  Il  n'est  plus  temps  de  devenir  autre;  et,  de  même  que  si 
quelque  grande  fortune  venait  à  m'échoir  actuellement,  je  me  plain- 
drais qu'elle  ne  me  soit  pas  arrivée  alors  que  je  pouvais  en  jouir  : 
«  A  quoi  me  so-vent  des  biens  dont  je  ne  puis  user  {Horace)'!  »  je  me 
plaindrais  également  de  toute  nouvelle  acquisition  morale.  Il  vaut 
presque  mieux  ne  jamais  devenir  honnête  homme  et  ne  jamais  bien 
comprendre  la  conduite  de  la  vie,  que  d'en  arriver  là  quand  on  n'a 
plus  de  temps  devant  soi.  — Moi  qui  m'en  vais,  je  céderais  volon- 
tiers à  quelqu'un  qui  vient,  l'expérience  que  j'acquiers  sur  la  pru- 
dence à  observer  dans  les  affaires  de  ce  monde;  c'est  de  la  moutarde 

ESSAIS    DE   MONTAIGNE.  —  T.  HI.  32 


498  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

ii'ay  (|iit'   luire  du  Wu'U,  duqiu'l  io  nv  |tiiis  iien  faire.  A  i|iio>  la 
scii'uce,  à  (jui  lia  plus  de  lesle?  «Vest  iiiinrc  et  detraueui-  de  For- 
lune,  de  nous  offrir  «les  présents,  (|ui  nous  rcniplissenl  d'Yii  iuste 
despil  de  nous  aiioii-  failly  en  leur  .siison.  Ne  nie  guidez  plus  :  ie  ne 
puis  plus  aller.  De  tant  de  nieinltres, qua  la  suflisan<e,  la  patieiue     . 
nous  suffit.  Donnez  la  eapaeilé  d'vn  excellent  dessus,  au  (hanti-e  <pii  a 
les  poulinons  pourris!  El  d'elo(iucnee  à  Tercmile  reh'jrué  aux  déserts 
d'Araltie.  Il  ne  laul  point  d'ail,  à  la  cheut»'.  La  lin  se  Irouue  de 
soy,  an  bout  de  ehasque  besongne.  .Mon  inonde  est  lailly,  ma  forme 
explire.  le  suis  tout  du  passé.  Et  suis  tenu  de  l'authorizer  el  d'y     i 
conforiner  mon  issue.  le  veux  dire  cccy  par  manière  dexeinple.  yue 
l'eclipsement  nouueau  des  dix  iours  du  Pape,  mont  prins  si  bas, 
que  le  ne  m'en  puis  bonnement  accoustrer.  le  suis  des  années,  ans- 
quelles  nous  coiulions  autrement.  Vn  si  ancien  el  long  vsage,  me 
vendique  et  rappelle  à  soy.  le  suis  contraint  d'estre  vn  peu  hère-     . 
tiipie  par  là.  Incapable  de  nonuelleté^  mesmc  correcliue.  Mon  ima- 
gination en  despil  de  mes  dents  se  ielle  lousiours  dix  iours  plus 
auant,  ou  plus  arrière  :  et  grommelle  âmes  oreilles.  Celte  règle  lou- 
che ceux,  (}ui  ont  à  (  >lre.  Si  la  santé  mcsme,  si  succrée  vient  à  me 
retrouuer  par  boutades,  c'est  pour  me  donner  regret  plustosl  que     i 
possession  de  soy.  le  n'ay  plus  où  la  retirer.  Le  temps  me  lai.sse. 
Sans  luy  rien  ne  se  possède.  0  que  ie  feroy  peu  d'estat  de  ces 
grandes  dignitez  elecliues,  (jue  ie  voy  au  monde,  qui  ne  se  donnent 
qu'aux  hommes  prcsls  à  partir  :  ausquelles  on  ne  regarde  pas  tant, 
combien  deuëment  on  les  exercera,  que  combien  peu  longuement     • 
on  les  exercera  :  dés  l'entrée  on  vise  à  l'issue.  Somme  :  me  voicy 
après  d'achcuer  cet  homme,  non  d'en  refaire  vn  autre.  Par  long 
vsage,  cette  forme  m'est  passée  en  substance,  et  fortune  en  nature, 
le  dis  donc,  que  <liacun  d'entre  nous   foiblets,  est  excusable 
d'estimer  sien,  ce  qui  est  compris  soubs  cette  mesure.  Mais  aus.'^i    .i 
au  delà  de  ces  limites,  ce  n'est  plus  que  confusion,  ('est  la  plus 
large  estandue  que  nous  puissions  octroyer  à  noz  droicis.  Plus  nous 
amplifions  noslre  besoing  et  |)osscssion,  d'autant  plus  nous  enga- 
geons nous  aux  coups  de  la  Fortune,  et  des  aduei*silez.  La  carrière 
de  noz  désirs  doit  estre  circonscripte,  et  reslraincte,  à  vn  court  li-     . 
mite,  des  commoditez  les  plus  proches  el  contigiies.  Et  doit  en 
outre,  leur  course,  se  manier,  non  en  ligne  <lreicte.  qui  face  Ixnil 
ailleurs,  mais  en  rond,  duquel  les  deux  pointes  se  tiennent  et  l(>r- 
minent  en  nouti,  par  \n  brief  eonlonr.  Les  actions  qui  se  conduisenl 


TRADUCTION.  —  LIV.  Ill,  CH.  X.  499 

après  diiicr.  Je  n'ai  que  faire  de  biens  dont  je  n'ai  pas  emploi  ;  à  quoi 
sert  la  science  à  (|ui  na  plus  de  tôle?  La  i'orUine  nous  offense  et 
nous  joue  un  mauvais  tour,  en  nous  offrant  des  présents,  dont  nous 
sommes  ù  juste  litre  dépités  de  ce  qu'ils  nous  ont  manqué  au  bon 
moment.  Je  n'ai  plus  besoin  de  guide,  quand  je  ne  puis  plus  mar- 
cher. De  toutes  les  qualités  dont  nous  pouvons  être  doués,  la  pa- 
tience me  suffit  maintenant.  A  quoi  bon  une  voix  magnifique  à  un 
chantre  qui  a  les  poumons  perdus,  et  l'éloquence  à  un  ermite  re- 
légué au  fond  des  déserts  de  l'Arabie.  Il  n'y  a  pas  besoin  de  sïn- 
génier  à  faire  une  fin;  en  chaque  chose,  elle  survient  d'elle-même. 
Mon  monde  à  moi  est  fini;  les  gens  de  mon  espèce  disparaissent; 
j'appartiens  tout  entier  au  passé;  je  ne  puis  faire  autrement  que 
d'approuver  cet  état  de  choses  et  d'y  conformer  mes  derniers  jours. 
—  J'en  donnerai  un  exemple  :  Cette  innovation  qui  a  supprimé  dix 
jours  d'une  année,  introduite  par  le  pape,  est  survenue  alors  que 
j'étais  déjà  si  près  de  ma  fin,  que  je  ne  puis  m'y  faire;  je  suis  d'une 
époque  où  les  années  se  supputaient  autrement.  Un  si  long  et  si  an- 
tique usage  me  revendique  et  j'y  demeure  attaché;  incapable  d'ac- 
cepter des  nouveautés,  même  quand  elles  constituent  des  rectifica- 
tions, je  suis  dans  l'obligation  d'être  en  cela  quelque  peu  hérétique. 
Mon  imagination,  malgré  tous  mes  efforts,  fait  que  je  me  trouve 
toujours  de  dix  jours  en  avance  ou  de  dix  jours  en  retard;  elle  ne 
cesse  de  me  murmurer  à  l'oreille  :  «  Cette  modification  ne  regarde 
que  ceux  dont  l'existence  ne  touche  pas  à  son  terme.  »  —  Même 
la  santé,  chose  pourtant  si  douce,  si,  par  intervalles,  je  viens  à  la 
retrouver,  j'en  éprouve  plus  de  regret  que  de  jouissance  :  je  n'ai 
plus  comment  en  profiter.  Le  temps  m'abandonne,  et,  sans  lui,  nous 
ne  possédons  rien.  Oh  !  que  j'attache  donc  peu  de  prix  à  ces  gran- 
des dignités  conférées  à  l'élection,  qui  ne  s'attribuent  qu'à  des  gens 
prêts  à  quitter  ce  monde  et  dont,  quand  on  les  a,  on  ne  s'inquiète 
pas  tant  de  quelle  façon  on  pourra  les  exercer,  que  du  peu  de  temps 
durant  lequel,  on  les  détiendra;  dès  l'entrée  en  fonctions,  on  songe 
au  moment  oii  il  faudra  les  quitter.  En  résumé,  je  touche  à  ma  fin 
et  ne  suis  point  en  voie  de  me  refaire.  Par  suite  d'un  long  usage, 
mon  état  actuel  est  devenu  partie  intégrante  de  moi-même;  ce  que 
la  fortune  m'a  fait,  constitue  ma  nature. 

Je  dis  donc  que,  disposés  à  la  faiblesse  comme  nous  le  sommes, 
chacun  de  nous  est  excusable  de  considérer  comme  lui  revenant, 
tout  ce  qui  est  dans  la  mesure  de  notre  état  accoutumé;  mais  aller 
au  delà,  c'est  tomber  dans  la  confusion  :  c'est  là  la  plus  large  con- 
cession que  nous  puissions  faire  à  nos  droits.  Plus  nous  augmen- 
tons nos  besoins  et  ce  que  nous  possédons,  plus  nous  nous  expo- 
sons aux  coups  de  la  fortune  et  de  l'adversité.  L'étendue  de  nos 
désirs  doit  être  circonscrite  et  restreinte  de  manière  à  ne  com- 
prendre que  les  commodités  les  plus  proches  de  nous,  celles  qui 
nous  sont  contiguës,  et  cette  zone  ne  pas  se  prolonger  indéfini- 
ment en  ligne  droite,  mais  se  replier  en  courbe,  dont  les  extré- 
mités se  rejoignent  en  ne  s'écarlant  de  nous  que  le  moins  possible. 


500 


ESSAIS  DE  MONTA  ir,NR, 


sans  celle  roflexioii,  s'ciileiul  voisine  icllcxion  el  osscnliclle,  comnir 
sonl  celles  des  anariciuux,  des  anihilieux,  cl  Uni  d'aiilres,  qui  cou- 
rent de  pointe,  desquels  la  course  les  emporte  tousioiirs  «leuanl 
eux,  ce  sont  actions  erronées  et  nialadiues.      La  plus  part  de  noz 
vacations  sont  farce^sques.  Mundus  vninersm  exercct  histrioniam.  H     • 
faut  iouer  dcuenientnostrcrollc,  mais  comme  roUe  dvn  personnafre 
empiunté.  Du  masque  el  de  l'apparence,  il  n'en  faut  pas  faire  vue 
essence  léelle,  n\  de  rcslianger  le  propre.  Nous  ne  sçauons  pas 
distinguer  la  peau  de  la  chemise.  C'est  assés  de  s'enfariner  le  vi- 
sage, sans  s'enfariner  la  poictrine.  len  vois  qui  se  transforment  et     ' 
se  transsubstantient  en  autant  de  nouuelles  figures,  et  de  nouueaux 
eslres,  qu'ils  entreprennent  de  charges  :  et  qui  se  prelatent  iusques 
au  foye  et  aux  intestins  :  et  entrainent  leur  office  iusques  en  leiu- 
garderohe.  le  ne  puis  leur  apprendi-e  à  distinguer  les  bonnetades, 
qui  les  regardent,  de  celles  qui  regardent  leur  commission,  ou  leur     . 
suilte,  ou  leur  mule.  Tautum  se  fortuiue  permittuut,  etiam  rt  untu- 
rnm  dediscant.  Ils  endenl  et  grossissent  leur  ame,  et  leur  discours 
naturel,  selon  la  haulteur  de  leur  siège  magistral.  Le  Maire  et  Mon- 
taigne, ont  tousiours  esté  deux,  d'vne  séparation  bien  claire.  Pour 
eslre  aduocal  ou  financier,  il  n'en  faut  pas  mescognoistre  la  fourbe,     i 
qu'il  y  a  en  telles  vacations.  Vn  honneste  homme  n'est  pas  comtabie 
du  vice  ou  sottise  de  son  mestier;  et  ne  doit  pourtant  en  refuser 
l'exercice,  ('/est  l'vsage  de  son  pays,  et  il  y  a  du  proffit.  11  faut  viure 
du  monde,  et  s'en  preualoir,  tel  qu'on  le  trouue.  Mais  le  iugemeni 
dvn  Empereur,  doit  eslre  au  dessus  de  son  empire  ;  el  le  voir  el  cou-     . 
.sidérer,  comme  accident  eslranger.  Et  luy  doit  sçauoir  iouyr  de  soy 
k  part;  et  se  communicquer  comme  lacques  et  Pierre  :  au  moins  à 
soymesmes.      le  n«'  sçay  pas  m'engager  si  profondement,  el  si  entier, 
yuand  ma  volonté  me  donne  à  vn  party,  ce  n'est  pas  d'vne  si  vio- 
lente obligation,  que  mon  entendement  s'en  infect*!.  Aux  pi-esens     3 
brouillis  de  cet  estai,  mon  inten-sl  ne  m'a  faicl  mej<C(>gnoislre,  ny 
les  qualitez  louables  en  noz  aduersaires,  ny  celles  qui  sonl  repro- 


TRADUCTION.  -  LIV.  III,  CH.  X.  oOl 

Les  agissements  qui  se  produisent  sans  que  nous  les  ramenions 
ainsi  à  nous  (et  ce  mouvement  réflexe,  je  le  tiens  pour  essentiel  et 
devant  se  produire  à  bref  délai  pour  avoir  son  effet  utile),  comme 
sont  ceux  des  avares,  des  ambitieux  et  tant  d'autres  qui  poursui- 
vent avec  acharnement  une  idée  qui  les  emporte  toujours  droit  de- 
vant eux,  sont  des  agissements  erronés  et  maladifs. 

C'est  folie  de  s'enorgueillir  de  l'emploi  que  l'on  occupe  ; 
notre  personnalité  doit  demeurer  indépendante  des  fonc- 
tions que  nous  remplissons.  —  La  plupart  des  fonctions  pu- 
bliques tiennent  de  la  farce  :  <(  Tout  le  monde  joue  la  comédie  {Pé- 
trone). »  Il  faut  jouer  convenablement  son  rôle,  mais  en  lui  conser- 
vant le  caractère  dun  personnage  emprunté  ;  il  ne  faut  pas  que  le 
masque  et  l'apparence  deviennent  chez  nous  une  réalité,  ni  faire 
que  ce  qui  nous  est  étranger  s'incarne  en  nous;  nous  ne  savons 
distinguer  la  peau  de  la  chemise  ;  c'est  assez  de  s'enfariner  le  vi- 
sage sans  senfariner  encore  la  poitrine.  Jen  vols  qui  se  transfor- 
ment et sidentifient  en  autant  de  figures  et  d'êtres  différents  qu'ils 
ont  de  charges  à  remplir;  tout  en  eux  pontifie  jusqu'au  foie  et  aux 
intestins,  et,  jusque  dans  leur  garde-robe,  ils  agissent  comme  s'ils 
étaient  dans  l'exercice  de  leurs  fonctions.  Que  ne  puis-je  leur  ap- 
prendre à  distinguer  parmi  les  salutations  qu'ils  reçoivent,  celles 
qui  s'adressent  à  eux-mêmes  de  celles  qui  s'adressent  au  mandat 
qu'ils  ont  reçu,  à  la  suite  qui  les  accompagne,  ou  à  la  mule  qui  les 
porte:  ^<  Ils  s'abandonnent  tellement  à  leur  fortune  qu'ils  en  oublient 
leur  nature  même  (Quinte  Curce)  »  ;  ils  enflent,  grossissent  leur  àme 
et  leur  jugement  naturel  pour  les  élever  à  hauteur  du  siège  qu'ils 
occupent  comme  magistrats.  Montaigne  maire  et  Montaigne  simple 
particulier  ont  toujours  été  deux  hommes  tout  à  fait  distincts,  la 
séparation  en  était  bien  nette.  De  ce  qu'on  est  avocat  ou  financier, 
il  ne  faut  pas  méconnaître  ce  que  ces  professions  mettent  en  jeu 
de  fourberie;  un  honnête  homme  n'est  pas  responsable  du  vice  ou 
de  la  sottise  de  son  métier  et  ne  doit  pas  pour  eux  décliner  de 
l'exercer,  c'est  l'usage  de  sou  pays  et  il  y  a  bénéfice;  il  faut  vivre 
du  monde  et  en  tirer  profit,  en  en  usant  tel  qu'on  le  trouve.  Mais 
le  jugement  d'un  empereur  doit  s'élever  au-dessus  de  son  empire 
qu'il  lui  faut  voir  et  considérer  comme  chose  qui  lui  est  étrangère, 
s'en  abstrayant,  par  moments,  pour  jouir  de  son  propre  fond,  et 
s'entretenir  avec  lui-même  tout  autant  pour  le  moins  que  font 
Jacques  et  Pierre. 

Si  l'on  embrasse  un  parti,  ce  n'est  pas  un  motif  pour  en 
excuser  toutes  les  exagérations  ;  il  faut  reconnaître  ce 
qui  est  mal  en  lui,  comme  ce  qui  est  bien  dans  le  parti 
adverse.  —  Je  ne  sais  pas  m'cngager  si  profondément  et  si  com- 
plètement; et,  quand  ma  volonté  me  fait  me  donner  à  un  parti,  je 
ne  me  crée  pas  de  si  violentes  obligations  que  mon  jugement  en  soit 
vicié.  Dans  les  troubles  qui  agitent  actuellement  ce  pays,  les  inté- 
rêts que  je  sers  n'ont  pas  fait  que  j'aie  méconnu  chez  nos  adver- 
saires leurs  qualités  dignes  d'éloge,  pas  plus  que  celles  qui,  chez 


:i02 


ESSAIS  l)E  MONTAKINE. 


ilialilos  en  ceux  que  i'av  suiuy.  Ils  adorent  tout  ce  qui  rsl  de  leur 
eoslr  :  inoy  ie  n'excuse  pas  seulement  la  plus  part  des  choses,  qui 
sont  du  mien.  Vn  hon  oiiuia},'C,  ne  |MMd  pas  ses  grâces,  pour  plai- 
der «outre  ujoy.  Hors  le  meud  du  débat,  ie  me  suis  maintemi  eu 
cquaniinil»'',  et  pure  indiin>ivuce.  Neque  extra  nécessitâtes  hdli,  prir-  • 
r//mum  odiuiii  (jfro.  DequO.v  io  me  frratifie,  d'autant  (jue  ie  voy  com- 
nuuK'inent  faillir  au  contraire.  Ceux  qui  allongent  leur  cholere,  et 
leur  haine  au  delà  des  allaiies,  comme  l'aict  la  plus  part,  montrent 
qu'elle  leur  part  d'ailleurs,  et  de  cause  particulière.  Tout  ainsi 
connue,  à  qui  estant  guary  de  son  vlcere,  la  fiehure  demeure  en-  i 
core,  montre  quelle auoit  \n  autre  principe  plus  caché.  (Vesl  qu'ils 
n'en  ont  point  à  la  cause,  en  commun  :  et  entant  qu'elle  blesse  lin- 
terest  de  touts,  et  de  Testât.  Mais  luy  en  veulent,  seulement  en  ce, 
quelle  leur  masclie  eu  priué.  Voyla  pourijucy,  ils  s'en  picquent  de 
passion  particulière,  et  au  deUî  de  la  iu-stice,  et  de  la  raison  publi-  . 
que.  Non  tam  ontuiavinuersi,  (juàin  ea,qua'  ad  (/nemque pertinerent, 
sinyuïi  carpebanl.  le  veux  que  laduantage  soit  pour  nous  :  mais  ie 
ne  forcené  point,  s'il  ne  l'est.  le  me  prens  fermement  au  plus  sain 
des  partis.  Mais  ie  n'alTecte  pas  qu'on  me  remarque  spécialement, 
ennemy  des  autres,  et  outre  la  raison  generalle.  l'accuse  merueil-  s 
leusement  cette  vitieuse  forme  d'opiner  :  Il  est  de  la  Ligue  :  car  il 
admire  la  grâce  de  Monsieur  de  Guyse.  L'actiuetédu  Roy  de  Nauarre 
l'estonne  :  il  est  Huguenot.  Il  trouue  cecy  à  dire  aux  mœurs  du 
Hoy  :  il  est  séditieux  en  son  cœur.  Et  ne  conceday  pas  au  magistrat 
mesme,  qu'il  eust  raison,  de  condamner  vn  Hure,  pour  auoir  logé  • 
entre  les  meilleurs  poètes  de  ce  siècle,  vn  hérétique.  N'ose^'ions 
nous  dire  d'vn  voleiu-,  quil  a  belle  greue?  Faut-il,  si  elh*  est  pu- 
tain, qu'elle  .soit  aussi  punai.se?  Aux  siècles  plus  sages,  reuoqua-on 
le  superbe  [tiltre  <le  ('apilolinus,  qu'on  auoit  auparauant  donné  à 
Marciis  Manlius,  comme  conseruateur  de  la  religion  et  liberté  pu-  .i 
bliiiue?  Estoulfa-on  la  tnemoirc  de  sa  liberaliU'*,  et  de  ses  faicts 
d'armes,  et  i'econq»euses  niililaires  oitroyées  à  sa  vei-tu.  par  ce  qu'il 
alFecta  depuis  la  Royauté,  au  preiudice  des  loix  de  son  pays?  S'ils 
ont  prins  en  haine  vn  aduocat,  lendemain  il  leur  dénient  ineloqucnl. 
l'ay  tourbe  ailleurs  le  zèle,  qui  poulsa  des  gens  de  bien  à  sendda-  . 
blés  fautes.  Pour  moy,  ie  sçay  bien  dii*c  :  Il  faict  meschammcnt 
eela,el  vertueusement  cccy.  De  mesmes,  aux  prognosli<|ues  ou  ene- 
nemenU  sinistres  des  atraires,  ils  veulent,  «lue  chacun  en  son  party 


TRADUCTION.  -  LIV.  III,  CH.  X.  503 

ceux  dont  j'ai  embrassé  le  parti,  sont  à  blâmer.  On  est  porté  à 
adorer  tout  ce  que  font  les  siens;  moi,  je  n'excuse  même  pas  la 
pkipart  de  ce  qui  se  fait  du  côté  où  je  suis;  un  bon  ouvrage  ne 
perd  pas  de  son  mérite,  parce  qu'il  est  écrit  contre  moi;  hors  le 
nœud  du  débat,  car  je  suis  et  demeure  catholique,  je  me  maintiens 
dans  une  modération  et  une  indifîérence  absolues,  «  hors  les  néces- 
sités de  la  guerre,  je  ne  veux  aucun  mal  à  l'ennemi  »  ;  ce  dont  je  me 
félicite  d'autant  plus,  que  je  vois  communément  donner  dans  le  dé- 
faut contraire  :  *  i<  Que  celui-là  s'abandonne  à  la  passion,  qui  ne  peut 
suivre  la  raison  (Cicéron).  »  Ceux  qui  étendent  leur  colère  et  Icui- 
haine  au  delà  des  affaires  qui  les  motivent,  comme  font  la  plupart 
des  gens,  montrent  que  l'origine  en  est  ailleurs  et  provient  d'une 
cause  personnelle,  de  même  que  lorsque  la  fièvre  persiste  chez 
quelqu'un  après  qu'il  est  guéri  d'un  ulcère,  c'est  un  indice  qu'elle 
dérive  d'une  autre  cause  que  nous  ne  saisissons  pas.  Eux  n'en 
veulent  pas  à  la  cause  contre  laquelle  chacun  s'arme  parce  qu'elle 
blesse  l'intérêt  général  et  celui  de  l'état,  ils  lui  en  veulent  unique- 
ment de  ce  qu'elle  les  atteint  dans  leurs  intérêts  privés;  et  voilà 
pourquoi  ils  y  apportent  une  animosité  personnelle  qui  dépasse  ce 
que  comportent  la  justice  et  la  raison  telles  qu'elles  se  compren- 
nent généralement  :  «  Ils  ne  s'accordaient  pas  tous  à  blâmer  toutes 
choses,  mais  chacun  d'eux  censurait  ce  qui  l'intéressait  personnelle- 
ment (Tite-Live).  »  Je  veux  que  l'avantage  nous  reste,  mais  je  ne 
me  mets  pas, hors  de  moi  s'il  en  est  autrement.  Je  m'attache  sin- 
cèrement au  parti  que  je  crois  le  meilleur,  mais  je  ne  m'affecte  pas 
de  me  faire  particulièrement  remarquer  comme  ennemi  des  autres, 
et  n'outrepasse  pas  ce  que,  d'une  façon  générale,  commande  la  rai- 
son. Je  blâme  très  vertement  des  propos  de  cette  sorte  :  «  Il  est  de 
la  Ligue,  car  c'est  un  admirateur  de  la  bonne  grâce  de  M.  le  duc 
de  Guise.  —  Il  s'émerveille  de  l'activité  du  roi  de  Navarre,  donc 
c'est  un  huguenot.  —  Il  trouve  à  redire  aux  mœurs  du  roi,  au  fond 
du  cœur  c'est  un  séditieux.  »  Je  ne  concède  même  pas  à  un  magis- 
trat qu'il  ait  raison  de  condamner  un  livre,  parce  qu'il  s'y  trouve 
indiqué  qu'un  hérétique  est  l'un  des  meilleurs  poètes  de  ce  siècle. 
Se  peut-il  que  nous  n'osions  dire  d'un  voleur  qu'il  a  une  belle 
jambe;  et  est-il  obligatoire  qu'une  fille  publique  sente  mauvais? 
Dans  les  siècles  où  régnait  plus  de  sagesse,  a-t-on  révoqué  ce  su- 
perbe titre  de  Capitolinus,  décerné  tout  d'abord  à  Marcus  Manlius 
pour  avoir  sauvé  la  religion  et  la  liberté  publique?  ÉtoufTa-l-on  le 
souvenir  de  sa  libéralité,  de  ses  faits  d'armes,  des  récompenses 
militaires  accordées  à  son  courage,  lorsque  plus  tard,  mettant  eil 
péril  les  lois  de  son  pays,  il  aspira  à  la  royauté  ?  De  ce  qu'on 
prend  en  haine  un  avocat,  s'ensuit-il  que  le  lendemain  il  cesse 
d'être  éloquent?  J'ai  parlé  ailleurs  du  zèle  qui  fait  tomber  les  gens 
de  bien  dans  de  semblables  fautes;  pour  moi,  je  sais  fort  bien 
dire  :  «  En  cela,  il  se  conduit  en  malhonnête  homme,  et,  en  ceci, 
fait  acte  de  vertu.  »  On  voudrait  que  lorsque  des  pronostics  ou  des 
événements  fâcheux  viennent  à  se  produire,  chacun,  suivant  le  parti 


504 


ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 


soit  aucugle  ou  liebelr  :  que  uosire  persuasion  et  iugemcnl,  serue 
non  à  la  vérité,  mais  au  proiecl  do  nostre  désir,  le  faudroy  plustosl 
MM'S  l'autre  exlreriiil»'  :  laiit  i«'  crains,  que  mon  désir  ine  suborne, 
loint,  que  ic  me  deflie  vn  peu  tendrement,  des  choses  que  ie  sou- 
liaitle.      l'ay  veu  de  mon  temps,   merueilles    en  l'indiscrette  et     • 
prodigieuse  facilité  des  peuples,  à  se  laisser  mener  et  manier  la 
créance  et  resperaïu'e,  où  il  a  pieu  et  seruy  à  leurs  chefs  :  par  des- 
sus cent  mesconites,  les  vus  sur  les  autres  :  par  dessus  les  fan- 
losmes;  et  les  songes.  le  ne  m'estonne  plus  de  ceux,  <|ue  les  singe- 
ries d'Apollonius  et  de  Mahumcd  emhufflerent.  Leur  sens  et  enten-     « 
dément,  esl  entièrement  estouffé  en  leur  passion.  Leur  discrétion 
n'a  plus  d'autre  choix,  que  ce  qui  leur  rit,  et  (jui  conforte  leur 
cause,  l'auoy  reinanpié  souuerainement  cela,  au   premier  de  noz 
partis  fiebureux.  Cet  autre,  qui  est  nay  depuis,  en  l'imitant,  le  sur- 
monte. Par  où  ie  m'aduise,  que  c'est  vue  qualité   inséparable  des     . 
erreurs  populaires.  Apres  la  première  qui  part,  les  opinions  s'cn- 
trepoussent,  suiuant  le  vent,  conune  les  flotz.  On  n'est  pas  du  corps, 
si  on  s'en  peut  desdire  :  si  on  ne   vague  le  train  commun.  Mais 
certes  on  l'aict  tort  aux  partis  iustes,  quand  on  les  veut  secourir  de 
fourbes,  l'y  ay  tousiours  contredict.  Ce  moyen  ne  porte  qu'enuers    i 
les  testes  malades.  Enuers  les  saines,  il  y  a  des  voyes  plus  seures,  et 
non  seulement  plus  honnestes,  à  maintenu'  les  courages,  et  excuser 
les  accidents  contraires.      Le  ciel  n'a  point  veu  vn  si  poisant  des- 
accord, que  celuy  de  Ca;sar,  et  de  Pompeius;  ny  ne  verra  poui" 
r.iduenir.  Toutesfuis  il  me  semble  recognoistre  en  ces  belles  anies,     • 
vue  grande  modération  de  l'vn  enuers  l'autre.  C'estoit  vue  ialousic 
d'honneur  et  df  conmiandemenl,  (\m  ne  les  emporta  pas  à  hayne 
furieuse  et  indiscrette;  sans  ntalignité  et  sans  detraction.  En  leurs 
plus  aigres  exploicts,  ie  descouure  quelque  demeurant  de  respect, 
et  de  b'en-vueillance.  Et  iuge  ainsi;  que  s'il  leur  eust  esté  possible,    ^ 
chacun  d'eux  eust  désiré  de  faire  son  affaire  sans  la  ruyiic  de  son 
compagnon,  plustost  (|u'auec  sa  ruyne.  Combien  autrement  il  en  va 
de  Marins,  et  de  Sylla  :  prenez  y  garde.      Il  ne  faut  pas  se  précipi- 
ter si  esperdu«;ment  apr^s  nrts  alfections,  et  inleresiz.  Comme  estant 
leune,  ie  m'opposois  au  piogrez  de  l'amour,  que  ie  senloy  trop     * 
auanccr  sur  moy;  et  m'esludiois  qu'il  ne  me  fus!  si  aggreable,  qu'il 


TRADUCTION.  —  IJV.  II  r,  CH.  X.  505 

auquel  il  appartient,  soit  l'rappé  d'aveuglement  ou  d'imbécillité,  et 
qu'H  les  vît,  non  tels  qu'ils  sont,  mais  tels  qu'on  les  désire;  je  pé- 
cherais plutôt  par  l'excès  opposé  tant  je  crains  que  mon  désir  ne 
m'influence,  d'autant  que  je  me  défie  un  peu  des  choses  que  je  sou- 
haite. 

Facilité  extraordinaire  des  peuples  à  se  laisser  mener 
par  les  chefs  de  parti.  —  J"ai  vu,  de  mon  temps,  des  choses  ex- 
traordinaires dénotant  avec  quelle  facilité  incompréhensible,  inouïe, 
les  peuples,  quand  il  s'agit  de  leurs  croyances  et  de  leurs  espé- 
rances, se  laissent  mener  et  endoctriner  comme  il  plaît  à  leurs 
chefs,  suivant  l'intérêt  que  ceux-ci  y  trouvent  (cela,  malgré  cent 
mécomptes  s'ajoutant  les  uns  aux  autres),  et  prêtent  toute  créance 
aux  fantômes  et  aux  songes.  Je  ne  m'étonne  plus  que  les  singeries 
d'Apollonius  et  de  Mahomet  aient  séduit  tant  de  gens.  La  passion 
étouffe  entièrement  chez  eux  le  bon  sens  et  le  jugement;  leur  dis- 
cernement ne  distingue  plus  que  ce  qui  leur  rit  et  sert  leur  cause. 
Je  l'avais  déjà  remarqué  d'une  façon  indiscutable  dans  le  premier 
des  partis  qui  se  sont  formés  chez  nous  et  qui  s'est  montré  si  vio- 
lent; cet  autre,  venu  depuis,  l'imite  et  le  dépasse;  d'oîi  je  con- 
clus que  c'est  là  un  défaut  inséparable  des  erreurs  populaires. 
Après  la  première  opinion  dissidente  qui  surgit,  d'autres  s'élèvent; 
semblables  aux  flots  de  la  mer,  elles  se  poussent  les  unes  les  autres 
suivant  le  sens  du  vent;  on  n'est  pas  du  bloc,  si  on  peut  s'en  dé- 
dire, si  on  ne  suit  pas  le  mouvement  général.  Il  est  certain  qu'on 
fait  tort  aux  partis  qui  ont  la  justice  pour  eux,  quand  on  veut  em- 
ployer la  fourberie  à  leur  service  ;  c'est  un  procédé  que  j'ai  toujours 
réprouvé,  c'est  un  moyen  qui  n'est  bon  à  employer  qu'avec  ceux 
([ui  ont  la  tête  malade;  avec  ceux  qui  l'ont  saine,  il  y  a  des  voies 
non  seulement  plus  honnêtes,  mais  plus  sûres  pour  soutenir  les 
cœurs  et  excuser  les  accidents  qui  nous  sont  contraires. 

Différence  entre  la  guerre  que  se  faisaient  César  et 
Pompée,  et  celle  qui  eut  lieu  entre  Marins  et  Sylla;  aver- 
tissement à  en  tirer.  —  Le  ciel  n'a  jamais  vu,  et  ne  verra  jamais, 
un  différend  aussi  grave  que  celui  entre  César  et  Pompée;  il  me 
semble  toutefois  reconnaître  en  ces  deux  belles  âmes  une  grande 
modération  de  l'une  vis-à-vis  de  l'autre.  Ce  fut  une  rivalité  d'hon- 
neur et  de  commandement,  qui  ne  dégénéra  jamais  en  une  haine 
furieuse  et  sans  merci  ;  la  méchanceté  et  la  diffamation  y  demeu- 
rèrent étrangères;  dans  leurs  actes  les  plus  acerbes,  je  trouve 
quelque  reste  de  respect  et  de  bienveillance;  et  j'estime  que  s'il 
leur  eût  été  possible,  chacun  d'eux  eût  désiré  triompher  sans  cau- 
ser la  ruine  de  l'autre,  plutôt  qu'en  la  causant.  Combien  il  en  est 
autrement  de  Marins  et  de  Sylla,  prenez-y  garde. 

Du  danger  qu'il  y  a  à  être  l'esclave  de  ses  affections.  — 
Il  ne  faut  pas  nous  solidariser  si  éperdument  avec  nos  affections  et 
nos  intérêts.  Quand  j'étais  jeune,  je  combattais  les  progrès  que  l'a- 
mour faisait  en  moi  lorsque  je  les  sentais  trop  prononcés,  et  m'é- 
tudiais à  faire  qu'il  ne  me  fût  pas  tellement  agréable,  qu'il  ne  finît 


306 


ESSAIS  DE  MONTAKINE. 


vinsl  à  nie  Toi-ccr  ru  lin,  ol  capliner  du  tout  à  sa  mercy.  l'en  vse  de 
nicsnie  à  toutes  autres  occasions,  où  ma  volonté  se  prend  auec  trop 
d'appetil.  le  me  panclio  à  l'opposile  de  son  inclination,  comme  ie  la 
\oy  se  plonger,  et  enyurei-  di»  son  vin.  le  fuis  à  nourrir  son  plaisir 
si  auant,  «pie  ie  ne  l'en  puisse  plus  r'auoir,  sans  perte  sanglante.  . 
Les  âmes  qui  par  stupidité  ne  voyent  les  choses  qu'à  demy,  iouissent 
de  cet  heur,  que  les  nuisibles  les  blessent  moins,  ('/est  vue  ladreri<; 
spirituelle,  qui  a  quelque  air  de  sauté;  et  telle  santé,  que  la  philo- 
sophie ne  niesprisc  pas  du  tout.  Mais  pourtant,  ce  n'est  pas  raison 
de  la  nommer  sagesse  :  ce  que  nous  faisons  sonnent.  Et  <le  cette  ma-  î 
niere  se  moqua  quelquvn  ancieiuïement  de  Diogenes,  ([ui  alloil 
embrassant  en  plein  hyuer  tout  nud,  vue  image  de  neige  pour 
l'essay  de  sa  patience.  (]eluy-là  h;  rencontrant  eu  cette  desmarche  : 
.\s  tu  grand  froid  à  celle  heure,  luy  dit-il?  Du  tout  point,  respond 
Diogenes.  Or  suiuil  l'autre  :  Que  penses-tu  donc  faire  de  difficile,  el  . 
d'exetnplaire  à  te  tenir  là?  Pour  mesurer  la  constance,  il  faut  né- 
cessairement sçauoir  la  soulTiance.  Mais  les  âmes  qui  auront  à 
voir  les  euenemens  contraires,  et  les  iniures  de  la  Fortune,  en  leur 
profondeur  et  aspreté,  qui  auront  à  les  poiser  et  gouster,  selon  leur 
aigreur  naturelle,  et  leur  charge,  qu'elles  emploient  leur  art,  à  se  i 
garder  d'en  enfiler  les  causes,  et  en  destournent  les  aduenues.  Que 
fit  le  Roy  r.otys?il  paya  liberalemenl  la  belle  et  riche  vaisselle 
qu'on  lui  auoit  présentée  :  mais  paree  qu'elle  estoil  singulieivment 
fragile,  il  la  cassa  incontinent  luy-mesme;  pour  s'oster  de  bonne 
heure  vue  si  aisée  matière  de  courroux  contre  ses  seruiteui"s.  Pa- 
reillement, iay  volontiers  enité  de  n'auoir  mes  affaires  confus  :  et 
n'ay  cherché,  que  mes  biens  fussent  conligus  à  mes  proches  :  cl 
ceux  à  qui  iay  à  me  ioindre  d'vne  estroitte  amitié  :  doù  naissent 
ordinairement  matières  d'aliénation  el  dissociation.  l'aymois  autres- 
fois  les  ieux  ha/ardeux  des  caries  et  detz;  ie  m'en  suis  deffaict,  il  .» 
y  a  long  temps  ^  pour  cela  seulement,  que  «luelque  bonne  mine  (jne 
ie  lisse  en  nui  perle,  ie  ne  laissois  pas  d'en  auoir  au  d(.>dans  de  la 
picqucure.  Vu  homme  d'honneur,  qui  doit  sentir  vu  desmcnli,  et 
vne  olTence  ius(jues  au  c<eur,  ({iii  nest  pour  [«rendre  vm*  mauuaise 
excuse  en  payenu'ut  et  cons«dation,  qu'il  euite  le  progrez  des  aller-  . 
calions  contenlieusi's.  le  fuis  les  complexions  tristes,  el  les  hommes 
hargneux,  comme  les  empestez.  Et  aux  propos  que  ie  ne  puis  Iraic- 
ler  sans  inlen'sl,  et  sans  émotion,  ie  ne  m'y  nieslc,  si  le  deiioir  ne 
m'y  Utvvv.  Mrlitu  non  incifiienl,  ffuàm  dcsinent.  I,a  phis  seine  façon 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CM.  X.  o07 

par  remporter  et  que  je  lusse  complètement  à  sa  merci.  J'en  use  de 
même  dans  toutes  les  autres  occasions  où  ma  volonté  se  prend  trop 
violemmen  :  je  fais  effort  en  sens  contraire  de  celui  vers  lequel 
elle  incline,  suivant  ([ue  je  la  vois  entraînée  et  m'enivrer  de  son 
vin;  j'évite  de  nourrir  son  plaisir  à  un  degré  tel,  que  je  ne  puisse 
plus  en  redevenir  maître,  sans  qu'il  y  ait  effusion  de  sang.  —  Les 
âmes  qui,  par  stupidité,  ne  voient  les  choses  qu'à  demi,  jouissent 
de  cette  chance,  que  ce  qui  est  nuisible  les  atteint  moins;  c'est 
une  sorte  de  lèpre  morale  qui  a  des  effets  analogues  à  ceux  pro- 
duits par  la  santé  et  que,  pour  cela,  les  philosophes  ne  dédaignent 
pas  complètement;  ce  n'est  pas  cependant  une  raison  pour  la  qua- 
lifier de  sagesse,  ainsi  que  nous  le  faisons  souvent.  C'est  pour  cela 
([ue  quelqu'un  raillait  jadis  Diogène  qui,  tout  nu,  en  plein  hiver, 
pour  exercer  sa  résistance  au  mal,  tenait  embrassée  une  statue  de 
neige;  le  rencontrant  dans  cette  attitude,  il  lui  dit  :  «  Eh  bien!  as- 
tu  grand  froid  maintenant?  —  Mais,  pas  du  tout,  répondit  Dio- 
gène. —  En  ce  cas,  répliqua  son  interlocuteur,  que  penses-tu 
donc  faire  de  difncile  et  d'exemplaire,  en  te  tenant  ainsi?  »  Pour 
donner  la  mesure  de  notre  fermeté,  il  est  indispensable  de  connaître 
la  souffrance  à  laquelle  elle  est  capable  de  résister. 

Il  faut  s'efforcer  de  prévenir  ce  qui  dans  l'avenir  peut 
nous  attirer  peines  et  difficultés.  —  Les  âmes  susceptibles  de 
se  trouver  en  face  d'événements  contraires,  qui  sont  exposées  aux 
coups  de  la  fortune  dans  toute  leur  intensité  et  leur  acuité,  qui  ont 
à  les  endurer  et  à  les  ressentir  dans  la  plénitude  de  leur  poids  et 
de  leur  amertume,  doivent  mettre  tout  leur  art  à  ne  pas  les  provo- 
quer et  éviter  les  circonstances  qui  peuvent  les  amener.  Ainsi  fit  le 
roi  Cotys;  on  lui  avait  offert  de  la  vaisselle  riche  et  de  toute  beauté  ; 
il  la  paya  libéralement;  mais,  comme  elle  était  d'une  fragilité  ex- 
trême, il  la  brisa  lui-même  sur-le-champ  pour  s'ôter  immédiatement 
une  occasion  trop  facile  de  se  mettre  en  colère  contre  ses  serviteurs. 
—  Je  me  suis  de  même  volontiers  appliqué  à  ce  que  mes  affaires 
ne  soient  pas  mêlées  à  celles  d'autrui,  et  n'ai  pas  cherché  à  avoir 
des  terres  contiguës  à  celles  de  personnes  qui  me  soient  parentes 
ou  avec  lesquelles  je  sois  lié  d'étroite  amitié;  c'est  d'ordinaire  une 
source  de  discorde  et  de  désunion.  —  J'aimais  autrefois  les  jeux 
de  hasard,  tels  que  les  cartes  et  les  dés;  j'y  ai  renoncé,  il  y  a 
longtemps,  parce  ([ue  quelque  beau  joueur  que  je  me  montrasse, 
quand  je  perdais,  je  n'en  ressentais  pas  moins,  en  dedans,  une  vive 
contrariété.  —  Un  homme  d'honneur,  qu'un  démenti  ou  une  injure 
atteint  au  cœur,  qui  n'est  pas  de  ceux  qui  acceptent  en  dédomma- 
gement et  que  console  une  mauvaise  excuse,  doit  se  garder  de  s'im- 
miscer dans  les  affaires  douteuses  et  les  altercations  qui  peuvent 
dégénérer  en  conflit.  —  Je  fuis  les  caractères  tristes,  les  gens  har- 
gneux, autant  que  ceux  atteints  de  la  peste  ;  et,  à  moins  que  le  de- 
voir ne  m'y  oblige,  je  ne  me  môle  pas  aux  discussions  portant  sur 
des  questions  auxquelles  je  m'intéresse  et  de  nature  à  m'émou- 
Yoir  ;  «  Il  est  plus  facile  de  ne  pas  commencer  que  de  iCari'êter  {S(}~ 


.108  ESSAIS  DE  MONTAKJNE. 

est  donc, se  préparer  aiiaiil  les  occasions.  le  sçay  bien,  qu'aucuns 
sages  ont  pris  aulre  voyo  ;  et  n'ont  pas  craincl  de  se  harpcr  et  en- 
gager insques  an  vif.  à  plnsienrs  obiocts.  Ces  gens  là  s'assein-enl  de 
leur  force,  sonbs  Ia«ini'llo  ils  se  niellent  à  cnnuerl  en  toute  sorte  de 
succez  ennemis,  faisant  hicter  les  maux,  pai-  la  vigueur  de  la  pa- 
tience : 

)V/m(  rupex  vaslum  quœ  prodit  in  mquor, 
Obuia  renloriim  furii»,  exjwstdque  ponto 
Vim  cunclom  ali/ue  minas  perfert  cielique  marisqxte, 
Ipsa  immola  manens. 

N'attaquons  pas  ces  exemples;  nous  n'y  arriuerions  point,  ils 
s'obstinent  avoir  resoluement,  et  sans  se  troubler,  la  ruync  de  leur 
pays,  qui  possedoit  et  commandoif  toute  \o\\v  volonté.  Pour  noz 
âmes  communes,  il  y  a  trop  d'ollort,  et  trop  de  rudesse  à  cola.  Ga- 
lon en  abandonna  la  plus  noble  vie,  qui  lui  onques.  A  nous  autres 
pctis,  il  faut  lii.vr  l'orage  do  plus  loing  :  il  faut  ponruoir  au  sonli- 
ment,  non  à  la  patience;  et  oscliener  aux  coups  que  nous  ne  sçau- 
rions  parer.  Zenon  voyant  approcher  Chremonidez  ieune  homme 
qu'il  aymoit,  pour  se  seoir  au  près  de  luy  :  se  leua  .soudain.  Et 
r.loanthes,  luy  on  demandant  la  raison  :  l'entend/,  dit-il,  que  les 
médecins  ordonnent  le  repos  principalement,  et  dcnondent  l'emo- 
lion  à  toutes  tumeurs.  Socrates  ne  dit  point  :  No  vous  rendez  pas 
aux  altraicts  de  la  beauté;  souslenez  la,  offorcez  vous  au  contraire. 
Kuyozja,  faicl-il,  courez  hors  de  sa  voue  et  de  son  ronconti'e,  <omme 
d'vne  poison  puissante  qui  s'eslauce  et  frappe  de  loing.  Et  son  bon 
disciple  feignant  ou  locilanl;  mais,  à  mon  aduis,  récitant  plustost 
(jue  feignant,  les  rares  perfections  de  ce  grand  Cyrus,  le  fait  déi- 
fiant de  ses  forces  à  porter  les  altraicts  de  la  diuine  beauté  de  cette 
illustre  Panthi'e  sa  capliue,  et  en  comnioUanl  la  visite  et  ganle  à  vn 
autre,  qui  oust  nntins  de  libortô  que  luy.  El  le  Saincl  Esprit  de 
mesme,  ne  nos  inducas  in  Icntationem.  Nous  ne  prions  pas  que  nos- 
Irc  raison  ne  soit  combattie  et  surmontée  par  la  concupiscence, 
mais  qu'olh;  n'en  soit  pas  sonlemenl  essayée  :  (jue  nous  ne  soyons 
conduits  on  estai  où  nous  ayons  seulement  à  soulTrir  los  approches, 
solicitations,  cl  tentations  du  péché  :  et  supplions  nostre  Soigneur 
d<'  maintonir  noslro  conscionco  tranquille,  plainemeni  et  parfaicte- 
mont  dcliuréc  du  commcroo  du  mal.      <'ouv  qui  disoni  auoir  rai- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  X.  509 

nèque).  »  La  plus  sûre  l'açoii  est  donc  d'être  prêt  à  tout  événement, 
avant  qu'il  ne  se  produise. 

Quelques  âmes  fortement  trempées  affrontent  les  tenta- 
tions; il  est  plus  prudent  à  celles  qui  ne  s^ëlëvent  pas  au- 
dessus  du  commun,  de  ne  point  s^y  exposer  et  de  maîtriser 
ses  passions  dès  le  début.  —  Je  sais  bien  que  quelqnes  sages 
s'y  sont  pris  autrement  et  n'ont  pas  craint,  dans  des  circonstances 
diverses,  de  s'empoigner  et  de  s'attaquer  corps  à  corps  avec  ce 
qu'ils  réprouvaient;  ce  sont  là  gens  qui  ont  une  force  d'àme  dont 
ils  sont  sûrs  et  sous  laquelle  ils  s'abritent  pour  résister  aux  revers 
de  toute  nature  qu'ils  peuvent  éprouver,  opposant  au  mal  une  pa- 
tience à  toute  épreuve  :  «  Tel  un  rocher  qui  s'avance  dans  la  vaste 
mer  et  qui,  exposé  à  la  furie  des  l'ents  et  des  flots,  brave  les  menaces 
et  les  efforts  du  ciel  et  de  la  mer  conjurés,  et  demeure  lui-même  iné- 
branlable {Virgile).  » 

N'entreprenons  pas  d'imiter  de  tels  exemples,  nous  n'y  arrive- 
rions pas;  ces  sages  ont  jusqu'à  la  force  d'assister  résolument  et 
sans  se  troubler  à  la  ruine  de  leur  pays,  auquel  ils  ont  fait  le  com- 
plet abandon  de  leur  volonté,  la  subordonnant  à  ses  intérêts;  pour 
nous  qui  sommes  moins  bien  trempés,  un  pareil  effort  est  trop 
rude,  Caton  lui  sacrifia  la  plus  noble  vie  qi^i  fut  jamais;  nous  autres, 
gens  de  petite  taille,  il  nous  faut  fuir  devant  l'orage,  et  agir  sui- 
vant ce  que  nous  dicte  notre  instinct,  au  lieu  de  nous  résigner;  il 
nous  faut  esquiver  les  coups  que  nous  ne  sommes  pas  en  état  de 
parer.  —  Zenon,  voyant  approcher  pour  s'asseoir  près  de  lui, 
Chrémonidc,  jeune  homme  dont  il  était  épris,  quitta  aussitôt  sa 
place;  Cléanthe  lui  en  demandant  la  raison  :  «  Parce  que  j'en- 
tends constamment  les  médecins,  lui  répondit  Zenon,  quand  nous 
avons  une  affection  quelconque,  nous  ordonner  principalement  le 
repos  et  nous  défendre  ce  qui  peut  causer  de  l'irritation  à  l'organe 
dont  nous  souffrons.  »  —  Socratc  ne  dit  pas  :  «  Ne  cédez  pas  aux 
attraits  de  la  beauté;  affrontez-la,  mais  résistez-lui.  »  Il  dit  :  «  Fuyez- 
la;  courez  vous  mettre  hors  de  sa  vue  et  de  sa  rencontre;  évitez- 
la  comme  un  poison  violent  qui  porte  et  frappe  de  loin.  »  —  Le 
meilleur  de  ses  disciples,  prêtant  à  Cyrus,  mais,  à  mon  avis,  ra- 
contant plutôt  qu'il  n'invente  les  rares  perfections  de  ce  grand 
prince,  nous  le  montre  tellement  en  défiance  de  sa  force  contre  les 
charmes  de  la  divine  beauté  de  Panthée  son  illustre  captive,  qu'il 
charge  quelqu'un,  moins  indépendant  qu'il  ne  l'était  lui-même,  de 
lui  faire  visite  et  de  veiller  sur  clic.  — Le  Saint-Esprit  dit  de  même  : 
«  Ne  nous  induisez  pas  en  tentation  (saint  Matthieu).  »  Nous  ne 
prions  pas  pour  que  la  concupiscence  n'entre  pas  en  lutte  avec 
notre  raison  et  ne  l'emporte  pas  sur  elle,  mais  pour  qu'elle  ne  l'es- 
saie même  pas;  pour  que  nous  ne  nous  trouvions  pas  en  situation 
d'avoir  à  endurer  les  approches,  les  sollicitations  et  les  tentations 
du  péché;  nous  supplions  le  Seigneur  de  maintenir  notre  cons- 
cience au  repos,  parfaitement  et  pleinement  délivrée  de  tout  com- 
merce avec  le  mal. 


:iio 


KSSAIS  I)K  MONTAIGNE. 


son  de  lotir  passictii  vimlicaliin'.  <»n  de  «|iicl«|iraiiln*  espe«f  de  pas- 
sion peiiiltle  :  disent  s«»iiuinl  M*av  :  roinine  les  clKtses  s<inl.  mais 
non  pas  roniine  elles  rurent.  Ils  pailenl  à  nous,  lors  «lue  les  causes 
de  leur  erreur  sont  nourries  et  auancées  par  eux  mcsnies.  Mais  re- 
culez plus  arrière,  i'*appelcz  «es  causes  à  leur  principe  :  là,  vous  les  • 
prendrez  sans  vert.  Veulent  ils  que  leur  laute  soit  moindre,  pour 
estir  plus  vieille  :  et  (jue  dvn  iniuste  eommcncemeul  la  suitle  soit 
iuste?yui  désirera  du  l»i«'n  à  sou  païs  comme  moy,  sans  s'»'n  vlce- 
rer  ou  maijrrir,  il  sera  desplaisant,  mais  non  pas  transi,  de  le  voir 
menassant,  ou  sa  ruine,  ou  vne  durée  non  moins  ruineuse.  Paume  » 
vaisseau,  ^\^^c  les  flots,  les  venis,  et  le  pilote,  tirassent  à  si  contrai- 
res «lesseinsî 

In  lam  diuerxa,  magisler, 
Venlus  et  vnda  trahunl. 

Qui  ne  bee  point  après  la  laueur  des  Princes,  comme  après  chose     . 
dequoy  il  ne  se  scauroit  passer;  n»;  se  picque  pas  beaucoup  de  la 
froideur  de  leur  recueil,  et  de  leur  visa};e,  ny  de  linconstance  de 
leur  volonté.  Qui  ne  couue  point  ses  eidans,  ou  ses  honneurs,  dvne 
propension  esclaue,  ne  laisse  pas  de  viurc  commodément  après  leur 
perte.  Qui  fait  bien  principalement  pour  sa  propre  satisfaction,  ne    a 
s'altère  guère  pour  voir  les  hommes  iuger  de  ses  actions  contre  son 
mérite.  Vu  ([uart  d'once  de  patience,  prouuoit  à  tels  inconuenients. 
le  me  Irouuc  bien  de  celte  recepte;  me  racheptanl  des  conimen- 
cemens,  au  meilleur  compte  ([ue  ie  puis.  Et  me  sens  auoir  eschappé 
par  son  moyen  beaucoup  de  Irauail  et  de  difficulté/,.  Auec  bien  peu     . 
d'effort,  i'arrestc  ce  premier  bransle  de  mes  esmotions.  Et  aban- 
donne le  sid)ject,  qui  me  commence  à  poiser,  et  auant  qu'il  m'em- 
porte. Qui  nari'cste  le  partir,  n'a  garde  d'airester  la  coursi*.  Qui  ne 
sçait  leiu-  fermer  la  porte,  uo  les  chassera  pas  entrées.  Qui  ne  peut 
venir  à  bout  du  conuncnceinenl,  ne  viendra  pas  à  bout  de  la  lin.     •"« 
Ny  n'en  soustiendra  la  cheute,  ipii  n'en  a  peu  soustenii-  l'esbransle- 
mcnt.  Etenim  ipsœ  se  imiicUimt,  vbi  semel  à  ratione  discestum  ex/  ; 
ipxdt/uc  sibi  imbecillitiis  induhjet,  in  ait  unique  prouehilur  imprudens, 
mv  reperit  locwit  consistcndi.  le  sens  à  lenqis,  les  petits  \enls  ipii 
me  viennent  tasler  cl  bruire  au  dedans,  auanl-coureurs  de  la  tem-     . 
peste  : 

Ceti  ftamina  prima 
Cùm  deprenta  fremunt  tylui»,  et  caca  volutant 
Murmura,  venturoê  nantit  prodentia  rtntM. 

A  combiiMi  de  fois  me  siiis-ie  faict  vne  bien  euideute  iuiustice,     4 
pour  fuyr  le  ha/.ard  de  la  re<-euoir  eiicoi-e  pire  des  iuges,  api*es  vn 
siècle  d'eunuys,  et  d'ordes  e|  viles  pracliques.  pins  enueuiies  de  mou 
naliut'l,  que  n'est  la  gelieiuie  et  le  feu?  Conttenit  à  lilibiis  ipiantum 
licet,  et  neicio  an  puulo  plu»  etiam  t/ttùtn  lieet,  abhorrentrm  e»M  :  Est 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  X.  M\ 

Ceux  qui  disent  avoir  triomphé  du  désir  de  se  venger  ou  de  toute 
autre  passion  dilTicile  à  surmonter,  exposent  souvent  les  choses 
telles  qu "elles  sont,  mais  non  telles  qu'elles  ont  été  ;  ils  nous  par- 
lent de  ce  qui  est,  lors([ue  les  causes  de  leurs  erreurs  sont  affai- 
bhes  par  le  temps  et  bien  loin  d'eux;  mais  revenez  plus  en  arrière, 
remontez  à  l'origine  de  ces  causes,  vous  les  prenez  au  dépourvu. 
Veulent-ils  donc  prétendre  que  leur  faute  est  moindre,  parce  qu'elle 
est  plus  vieille;  et,  alors  que  le  point  de  départ  est  une  injustice, 
que  les  faits  qui  en  découlent  sont  justes?  Ceux  qui,  comme  moi, 
souhaiteront  le  bien  de  leur  pays  sans  s'en  ulcérer  et  en  maigrir, 
seront  contrariés,  mais  non  anéantis,  de  le  voir  menaçant  ruine  ou 
dans  cet  état  prolongé  qui  doit  l'y  conduire  :  «  Pauvre  vaisseau 
désemparé,  sur  lequel  les  flots,  les  vents  et  le  ■pilote  agissent  chacun 
avec  des  desseins  également  contraires.  »  —  Celui  qui  ne  soupire  pas 
après  la  faveur  des  princes  comme  après  quelque  chose  dont  il  ne 
saurait  se  passer,  ne  se  formahse  pas  beaucoup  de  la  froideur  de 
leur  accueil  et  de  leur  visage,  non  plus  que  de  l'inconstance  de 
leur  volonté.  Qui  n'est  pas  attaché  à  ses  enfants  ou  à  ses  dignités 
au  point  d'en  être  esclave,  ne  laisse  pas  de  continuer  à  vivre 
encore  commodément,  après  les  avoir  perdus.  Celui  qui,  en  fai- 
sant le  bien,  a  surtout  en  vue  sa  propre  satisfaction,  ne  se  tour- 
mente guère  s'il  voit  les  hommes  ne  pas  apprécier  ses  actes  comme 
ils  le  méritent.  Un  quart  d'once  de  patience  remédie  à  de  tels 
inconvénients.  —  C'est  une  recette  dont  je  me  trouve  bien  :  elle 
me  permet  de  racheter  au  meilleur  compte  ma  sensibilité  passée, 
par  une  insensibilité  que  je  pousse  aujourd'hui  aussi  loin  que  pos- 
sible; je  sens  que,  par  là,  j'ai  échappé  à  beaucoup  de  peines  et  de 
difficultés.  Avec  bien  peu  d'efforts,  je  coupe  court  aux  premières 
émotions  qui  m'agitent  et  lâche,  avant  qu'elle  ne  m'emporte, 
toute  affaire  qui  commence  à  me  peser.  Qui  n'arrête  le  départ,  ne 
peut  arrêter  la  course;  qui  ne  sait  fermer  la  porte  à  ses  pas- 
sions, ne  les  chasse  pas  une  fois  qu'elles  ont  pénétré;  qui  ne  vient 
à  bout  du  commencement,  ne  vient  pas  à  bout  de  la  lin;  celui-là 
ne  peut  non  pkis  soutenir  l'édifice  dans  sa  chute,  qui  n'a  pu  en 
prévenir  l'ébranlement  :  «  Car,  dès  quou  s'écarte  de  la  raison,  les 
passions  se  poussent  d'elles-mêmes,  la  faiblesse  humaine  trouve  plai- 
sir à  ne  pas  résister,  et,  insensiblement,  on  se  voit,  par  so)i  impru- 
dence, emporte  en  pleine  mer,  sans  refuge  où  s'abriter  [Cicéron).  » 
Je  sens  à  temps  les  brises  avant-coureurs  de  la  tempête,  qui  vien- 
nent me  tâter  et  bruire  au  dedans  de  moi  :  «  Ainsi  le  vent,  faible 
encore,  agite  la  forêt;  i[  frémit,  et  ses  sourds  mugissements  annoncent 
au  nautonier  la  tempête  prochaine  {Virgile).  » 

Montaigne  fuyait  les  procès,  alors  même  que  ses  inté- 
rêts devaient  en  soufifrir.  —  Combien  de  fois  me  suis-je  fait  un 
tort  évident  pour  éviter  d'en  recevoir  un  plus  grand  encore  du  fait 
de  la  justice  après  un  siècle  d'ennuis,  de  démarches  écœurantes 
et  avilissantes  qui  coûtent  à  mon  caractère  plus  encore  que  la  pri- 
son et  le  feu  :  «  Pour  éviter  les  procès,  on  doit  faire  tout  ce  qu'on 


:il2  KSSAIS  IJE  MONTAIGNE. 

enim  non  modo  lihcrale,]niuhiliini  nonnnwinain  de  suo  iurr  decedm; 
sed  itUeidum  etium  fruduosum.  Si  nous   estions  bien   sa;:es,  nous 
nous  délirions  resiouir  cl  venter,  ainsi  que  i "ouy  vn  iour  bien  naïuo- 
menl,  vn  enfant  do  grande  maison,  faire  feste  à  chacun,  dequoy  sa 
more  venoit  do  pordio  son  procès  :  comme  sa  toux,  sa  tioburo,  on 
autir  chose  d'importune  jjrarde.  Les  faneurs  mesmes,que  la  F<trtnno 
pouuoit  m'auoir  donné,  parentez,  et  accointances,  enuers  ceux,  qui 
ont  souueraine  authorité  en  ces  choses  là  :  i'ay  boaucoui»  faict  se- 
lon ma  conscience,  de  fuyr  instamment  de  les  employer  au  preiu- 
dico  d'autruy,  et  de  ne  monter  par  dessus  leur  droicte  valeur,  mes 
droicts.  En  fin  iay  tant  fait  par  mes  ioumées,  à  la  bonne  heure  le 
puisse-ie  dire,  (pie  me  voicy  encore  vierge  de  procès,  (jui  n'ont  pas 
laissé  de  se  conuier  plusieurs  fois  à  mon  seruice,  par  bien  iuste  til- 
tre,  s'il  m'eust  pieu  d'y  entendre.  Et  vierge  de  querelles.  I'ay  sans 
otTence  de  poix,  passiue  ou  actiue,  escoulé  tanlost  vnc  longue  vie  : 
ot  sans  auoir  ouy  pis  que  mon  nom.  Rare  grâce  du  ciel.      Noz  plus 
grandes  agitations,  ont  des  ressorts  et  causes  ridicules.  Combien 
encourut  de  ruync  nostrc  dernier  Duc  de  Bourgongne,  pour  la  querelle 
d'vne  charretée  de  peaux  de  mouton!  Et  l'ongraueure  d'vii  cachet, 
fust-ce  pas  la  première  et  maistresse  cause,  du  plus  horrible  croul- 
leinent,  que  cette  machine  aye  onques  soulfert?  Car  Pompeius  et 
Caisar,  ce  ne  sont  que  les  reiectons  et  la  suilte,  des  deux  autres.  El 
i'ay  veu  de  mon  tem|(S,  les  plus  sages  testes  de  ce  royaume,  assem- 
blées auec  grande  cérémonie,  et  publique  despence,  pour  des  Iraic- 
tez  et  accords,  desquels  la  vraye  décision,  despendoit  ce  pendant  on 
toute  souucraineté,  des  deuis  du  cabinet  des  dames,  et  inclination 
de  quelque  femmelette.  Les  poêles  ont  bien  entendu  cela,  «pii  ont 
mis,  pour  vne  pomme,  la  Grèce  et  l'Asie  à  feu  et  à  sang.  Ilegardoz 
pourquoy  celuy-là  s'en  va  courre  fortune  de  .«'on  honneur  et  de  sa 
vie,  à  tout  son  espée  et  son  poignart  ;  qu'il  vous  die  d'où  vient  la 
source  de  ce  débat,  il  ne  le  peut  faire  .sans  rougir;  tant  l'occasion 
en  est  vaine,  et  friuole.      A  l'enfourner,  il  n'y  va  que  d'vn  peu 
d'atiisemenl,  mais  depuis  que  vous  estes  einbai-qué,  toutes  les  cordes 
tirent.  Il  y  faict  besoing  de  grandes  prouisions,  bien  plus  difficiles 
et  impitrtanlos.  De  i-oiiiImou  est  il  plus  aisé,  de  n'\  entrer  pas  (]iie 
d'en  sortir?  Or  il  faut  procéder  au  rebours  du  roseau,  qui  produict 


TRADUCTION.  -  LIV.  III,  CH.  X.  513 

peut  et  même  un  peu  plus;  car  il  est  non  seulement  honorable,  mais 
quelquefois  aussi  avantageux  de  se  relâcher  un  peu  de  ses  droits  [Ci- 
céron).  »  Si  nous  étions  vraiment  sages,  nous  devrions  nous  réjouir 
et  nous  vanter  d'un  procès  perdu,  comme  un  jour  j'ai  entendu  le 
faire  un  enfant  de  grande  maison,  qui  faisait  fête  à  chacun  de  ce 
que  sa  mère  venait  d'en  perdre  un,,  comme  si  c'eût  été  sa  toux,  sa 
fièvre,  ou  toute  autre  chose  de  désagréable  avec  quoi  elle  fût  aux 
prises.  Les  faveurs  mêmes  que  je  tenais  de  la  fortune,  telles  que 
parentés,  alliances  et  relations  avec  ceux  qui  peuvent  tout  en  la 
matière,  je  me  suis  toujours  fait  un  rigoureux  cas  de  conscience 
de  ne  pas  les  employer  contre  les  intérêts  d'autrui,  pour  obtenir 
que  mon  droit  l'emporte  par  d'autres  considérations  que  la  justice 
de  ma  cause.  Enfin,  j'ai  si  bien  employé  mon  temps  (et  suis  heu- 
reux de  pouvoir  le  dire)  que  je  suis  encore  vierge  de  procès,  quoi- 
que plusieurs  fois  j'eusse  été  très  fondé  à  en  entreprendre  s'il  m'a- 
vait convenu  d'y  recourir;  de  même  aussi  je  suis  vierge  de  que- 
relles. Me  voici  bientôt  arrivé  au  terme  d'une  longue  existence,  sans 
avoir  jamais  fait  ou  subi  de  grosses  offenses  et  sans  jamais  avoir  vu 
accolé  à  mon  nom  une  épithète  malsonnante;  c'est  là  une  grâce  du 
ciel  bien  rare  ! 

Les  plus  grands  troubles  ont  le  plus  souvent  des  causes 
futiles.  Dans  toute  affaire  il  faut  réfléchir  avant  d'agir 
et,  une  fois  lancé,  persévérer,  dût-on  périr  à  la  peine.  — 
Les  plus  grands  troubles  qui  agitent  les  sociétés  humaines  provien- 
nent de  causes  ridicules.  Quel  effrondrement  que  celui  du  dernier 
de  nos  ducs  de  Bourgogne,  causé  par  un  différend  amené  par  une 
charretée  de  peaux  de  mouton!  L'exergue  gravée  sur  un  cachet  ne 
fut-elle  pas  la  cause  première  et  principale  du  plus  horrible  écrou- 
lement dont  la  République  romaine  ait  jamais  eu  à  soutfrir?  car 
Pompée  et  César  ne  sont  que  les  rejetons  et  les  héritiers  de  la  que- 
relle de  Marins  et  de  Sylla.  De  mon  temps,  combien  de  fois  n'ai-je 
pas  vu  les  plus  sages  têtes  du  royaume  assemblées  en  grande  céré- 
monie et  à  grands  frais  pour  le  trésor  public,  afin  de  conclure  des 
traités  et  des  accords  dont  les  clauses  étaient  cependant  décidées 
en  réalité  et  en  toute  souveraineté  dans  les  boudoirs  des  dames, 
suivant  le  caprice  de  quelque  femme  sans  consistance.  C'est  ce  que 
les  poètes  avaient  bien  saisi  et  qu'ils  ont  rendu  en  mettant,  pour 
une  pomme,  la  Grèce  et  l'Asie  à  feu  et  à  sang.  Enquérez-vous  des 
motifs  pour  lesquels  cet  individu  va  jouer  son  honneur  et  sa  vie 
avec  son  épée  et  son  poignard;  qu'il  vous  dise  la  circonstance  qui 
a  amené  ce  débat  :  il  ne  pourra  le  faire  sans  rougir,  tant  elle  est 
vaine  et  frivole. 

Au  début,  il  suffit  d'être  un  peu  avisé  pour  éviter  une  affaire; 
mais,  une  fois  qu'on  y  est  embarqué,  les  tiraillements  se  produisent 
de  toutes  parts  et  il  faut,  pour  s'en  bien  tirer,  être  approvisionné 
de  nombreux  moyens  d'action  de  bien  autre  importance  et  bien 
autrement  difficiles.  Combien  il  est  plus  aisé  de  n'y  pas  entrer  que. 
d'en  sortir!  Il  faut  en  pareille  occurrence  se  comporter  au  rebours 

ESSAIS   DE  MONTAIGNE.    —   T.    III.  33 


514  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

vne  longue  lige  cl  droicle,  de  la  première  venue  ;  mais  après,  comme 
s'il  sesloil  allanguy  et  mis  hors  d'haleine,  il  vient  à  faire  des  nœuds 
frequens  et  espais,  comme  des  pauses;  qui  montrent  qu'il  n'a  plus 
cette  première  vigueur  et  constance.  Il  faut  pluslost  commencer 
belfement  et  froidement;  et  garder  son  haleine  et  ses  vigoureux 
eslans,  au  fort  et  perfection  de  la  besongne.  Nous  guidons  les  af- 
faires en  leurs  «ommencemens,  et  les  tenons  à  nostre  mercy  :  mais 
par  après,  quand  ils  sont  esbranlez,  ce  sont  eux  qui  nous  guident 
et  enjpurtenl,  et  auons  à  les  suyure.      Pourtant  n'est-ce  pas  à  dire, 
que  ce  conseil  m'ayc  deschargé  de  toute  difficulté;  et  que  le  n'aye 
eu  alfaii'c  souucnl  à  gourmer  et  brider  mes  passions.  Elles  ne  se 
gouuernent  pas  tousiours  selon  la  mesure  des  occasions  :  et  ont 
leurs  entrées  mesmes,  souuent  aspres  et  violentes.  Tant  y  a,  qu'il 
s'en  tire  vne  belle  espargne,  et  du  fruict.  Sauf  pour  ceux,  qui  au 
bien  faire,  ne  se  contentent  de  nul  fruict,  si  la  réputation  en  est  à 
dire.  Car  à  la  vérité,  vn  tel  effect,  n'est  en  comte  qu'à  chacun  en 
soy.  Vous  en  estes  plus  content;  mais  non  plus  estimé  :  vous  estant 
reformé,  auant  que  d'eslre  en  danse,  et  que  la  matière  fust  en  veuë. 
Toutesfois  aussi,  non  en  cecy  seulement,  mais  en  tous  autres  de- 
uoirs  de  la  vie,  la  route  de  ceux  qui  visent  à  l'honneur,  est  bien  di- 
u('i"se  à  relie  que  tiennent  ceux  qui  se  proposent  l'ordre  et  la  rai- 
son, len  ti-ouue,qui  se  mettent  inconsidérément  et  furieusement  en 
lice,  cl  s'alenlissent  en  la  course.  Comme  IMutarque  dit,  que  ceux 
qui  par  le  vice  de  la  uiauuaise  honte,  sont  mois  et  faciles,  à  accor- 
der <|uoy  qu'on  leur  demande,  sont  faciles  après  à  faillir  de  parole, 
et  à  se  desdire.  l'areillcment  qui  entre  légèrement  en  querelle,  est 
subiect  d'en  sortir  aussi  légèrement.  Celte  mesme  difficulté,  qui 
me  garde  de  rentanier,  m'inciteroit  d'y  tenir  ferme,  quand  ie  serois 
esbranlé  et  eschaulfé.  C'est  une  mauuaise  façon.  Depuis  qu'on  y 
est,  il  faut  aller  ou  creucr.  Entreprenez  froidement,  disoil  Bias, 
mais  poiirsuiuey.  ardamnient.  De  faute  de  prudence,  on  retombe  en 
faute  de  Di'ur;  qui  est  encore  moins  supportable.      La  plus  part 
des  accords  de  noz  querell(>s  du  iourd'hui,  sont  honteux  et  men- 
teurs. Nous  ne  cherchons  qu'à  sauner  les  apparences  et  trahissons 
cependant,  et  desaduouons  noz  vrayes  intentions.  Nous  plastrons  le 
faict.  Nous  sçuuons  conwnenl  nous  l'auons  dict,  et  en  quel  sens,  et 
le»  a!<sistans  le  xçauenl,  et  noz  amis  à  qui  nous  auons  voulu  faire 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  X.  515 

du  roseau  qui,  tout  d'abord,  pousse  tout  d'une  venue  une  longue 
tige  bien  droite,  mais  qui  ensuite,  comme  s'il  était  harassé  et  hors 
d'haleine,  produit  une  tige  noueuse  dont  les  nœuds,  de  plus  en  plus 
gros  et  rapprochés,  marquent  comme  des  temps  d'arrêt  dénotant 
qu'il  n'a  plus  sa  vigueur  et  sa  persistance  premières;  il  vaut  mieux 
commencer  doucement  et  froidement,  et  conserver  son  souffle  et 
ses  vigoureux  élans  pour  le  moment  où  on  est  au  fort  de  la  beso- 
gne et  qu'il  s'agit  de  perfectionner.  Quand  les  affaires  commencent, 
nous  les  dirigeons  et  pouvons  alors  les  mener  comme  bon  nous 
semble;  mais  après,  quand  elles  sont  en  train,  ce  sont  elles  qui 
nous  mènent  et  nous  emportent  :  nous  ne  pouvons  que  les  suivre. 

Je  ne  puis  dire  cependant  que  ce  procédé  m'ait  épargné  toute  dif- 
ficulté et  que  je  n'ai  pas  eu  souvent  *  peine  à  réprimer  et  à  brider 
mes  passions;  elles  ne  se  gouvernent  pas  toujours  dans  la  mesure 
où,  suivant  les  circonstances,  il  serait  désirable  ;  souvent  même,  elles 
interviennent  avec  aigreur  et  violence.  Toujours  est-il  que  son  appli- 
cation apporte  bien  du  soulagement  et  de  l'avantage,  sauf  à  ceux 
qui,  mus  exclusivement  par  l'amour  du  bien,  ne  recherchent  pas  un 
avantage  qui  serait  de  nature  à  porter  atteinte  à  leur  réputation. 
C'est  qu'à  la  vérité  il  n'y  a  en  toutes  choses  profit  pour  chacun, 
que  s'il  l'apprécie  tel;  or,  dans  le  cas  qui  nous  occupe,  il  revient  de 
cette  manière  de  faire  plus  de  contentement  mais  non  plus  d'es- 
time, parce  qu'on  s'est  retiré  avant  que  la  mêlée  ne  commençât, 
avant  d'être  en  présence  du  péril.  J'ajouterai  encore  qu'en  ceci, 
comme  dans  tous  les  autres  devoirs  de  la  vie,  la  route  de  ceux 
qui  ne  voient  que  l'honneur,  est  bien  différente  de  celle  que  suivent 
ceux  qui  ont  en  vue  l'ordre  et  la  raison.  —  Il  est  des  gens  qui,  sans 
réflexion,  entrent  en  lice  comme  des  furieux;  peu  après  leur  ardeur 
tombe.  Plutarque  dit  que  ceux  qui,  par  mauvaise  honte,  cèdent 
et  accordent  aisément  ce  qu'on  leur  demande,  sont  ensuite  portés 
à  manquer  de  parole  et  à  se  dédire  ;  il  en  est  de  même  de  ceux  qui 
prennent  légèrement  parti  dans  une  querelle,  ils  l'abandonnent  non 
moins  légèrement;  cette  môme  difficulté  que  j'éprouve  à  m'y  jeter, 
me  porterait  à  y  persister  une  fois  que  je  me  serais  ébranlé  et 
échauffé.  Agir  comme  ils  le  font,  est  mauvais  ;  une  fois  qu'on  y  est, 
il  faut  marcher,  dût-on  y  rester  :  ((  Décidez-vous  froidement,  disait 
Bias,  mais  poursuivez  sans  relâche.  »  Le  manque  de  prudence  con- 
duit au  manque  de  cœur,  ce  qui  est  plus  grave  encore. 

La  plupart  des  réconciliations  qui  suivent  nos  que- 
relles, sont  honteuses;  quand  on  ne  le  fait  pas  de  son  plein 
gré,  démentir  ce  qu'on  a  fait  ou  dit  est  une  lâcheté.  —  La 
plupart  des  accords  qui  interviennent  aujourd'hui  pour  clore  nos 
querelles  personnelles,  sont  honteux  et  menteurs;  nous  ne  cher- 
chons qu'à  sauver  les  apparences,  et,  pour  cela,  nous  trahissons 
et  désavouons  nos  véritables  intentions  :  ce  ne  sont  que  des  replâ- 
trages. Nous  savons  dans  quelles  conditions  nous  avons  parlé,  quel 
sens  était  à  attacher  à  ce  que  nous  avons  dit,  les  assistants  le  sa- 
vent, et  aussi  nos  amis  auprès  desquels  nous  avons  voulu  nous 


Îii6  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

siMilir  noslro  adiiantafrc.  C'est  aux  despens  de  nosirc  franchise,  et 
de  riionneur  de  noslre  eouraf^e,  que  nous  desaduouons  iioslre  pen- 
sée, et  cherclittns  des  conillieres  en  la  faucctr,  pour  nous  accor- 
der. Nous  nous  desinentons  nous  mesmes,  pour  sauuei-  vn  desmen- 
lirque  nous  auons  donné  à  vn  autre.  II  ne  laut  pas  regarder  si  vos- 
tre  action  ou  vostre  parole,  peut  auoir  autre  interprétation,  c'est 
vosli-e  vraye  et  sincère  interprétation,  qu'il  faut  mes-huy  mainte- 
nir; quoy  qu'il  vous  couste.  On  parle  à  vostre  vertu,  et  à  vostre 
conscience  :  ce  ne  sont  parties  à  mettre  en  masque.  Laissons  c6s 
vils  moyens,  et  ces  expediens,  à  la  chicane  du  palais.  Les  excuses 
et  réparations,  que  ie  voy  faire  tous  les  iours,  pour  purger  l'indis- 
crétion, me  semblent  plus  laides  que  l'indiscrétion  mesme.  Il  vau- 
droit  mieux  l'oflencer  encore  vn  coup,  (jue  de  solTencer  soy  mesme, 
en  faisant  telle  amende  à  son  aduersaire.  Vous  lauez  braué  esmeu 
de  cholere,  et  vous  l'allez  rappaiser  et  llalter  en  vostre  froid  et 
meilleur  sens  :  ainsi  vous  vous  soubsmettez  plus,  que  vous  ne  vous 
estiez  aduancé.   le  ne  trouue  aucun  dire  si  vicieux  à  vn  Gentil- 
homme, comme  le  desdire  me  semble  luy  estre  honteux  :  quand 
c'est  vn  desdire,  qu'on  luy  arrache  par  authorité.  D^autant  que  l'o- 
piniastret»*,  luy  est  plus  excusable,  que  la  pusillanimité.  Les  pas- 
sions, me  sont  autant  aisées  à  euiter,  comme  elles  me  sont  difficiles 
à  modérer.  Excinduntur  facilius  ammo,  quàm  temperantur.  Qui  ne 
peut  atteindre  à  cette  noble  impassibilité  Stoique,  qu'il  se  sauue  au 
giron  de  celte  mienne  stupidité  populaire.  Ce  que  ceux-là  faisoyent 
par  vertu,  ie  me  duits  à  le  faire  par  complexion.  La  moyenne  région 
loge  h's  tempestes  ;  les  deux  extrêmes,  des  hommes  philosophes,  et 
des  hommes  ruraux,  concurrent  en  tranquillité  et  en  bon  heur; 

Félix  qui  poluit  rerutn  cognoscere  causas, 
Atque  melus  omnes  et  inerorahile  fatum 
Subiecil  pedibus,  slrepilùmque  Acherontit  auari! 
Forlunalus  et  ille,  Deos  qui  nouit  agreste», 
Panàque,  Syluanùmque  tenem,  Nymphàsque  sororesl 

De  toutes  choses  les  naissances  sont  foibles  et  tendres.  Pourtant 
faut-il  auoir  les  yeux  ouucits  aux  commtîncements.  Cai-  comme  lors 
en  sa  petitesse,  on  n'en  descouure  pas  le  danger,  «juand  il  est  ac- 
creu,  on  u'«*n  drscouure  jdus  le  r-emedr.  l'eusse  rencontré  vn  mil- 
lion de  (rau«'i*ses,  tous  les  iours,  plus  mal  aisées  à  digérer,  au  cours 
de  l'ambition,  qu'il  ne  m'a  esté  mal-aysé  d'ari*ester  l'inclination  na- 
turelle qui  m'y  portoit. 

lurr  fii-i  iiitrrut 
Lalè  coKêpieuum  Inllere  verlicem. 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  X.  517 

grandir  ;  aussi,  quand  nous  démentons  notre  pensée,  est-ce  aux 
dépens  de  notre  franchise  et  de  l'honneur  de  notre  courage:  nous 
cherchons  des  échappatoires  dans  la  fausseté  pour  arriver  à  un  ac- 
commodement; nous  nous  donnons  à  nousrmêmes  un  démenti  pour 
détruire  l'effet  d'un  démenti  donné  à  un  autre.  Vous  ne  devez  pas 
rechercher  si  vos  actes  ou  vos  paroles  sont  susceptibles  d'une 
autre  interprétation  derrière  laquelle  vous  pourriez  vous  retrancher; 
c'est  leur  sens  vrai  et  sincère  que  vous  avez  désormais  le  devoir  de 
maintenir  coûte  que  coûte.  On  s'adresse  à  votre  vertu  et  à  votre 
conscience,  ce  ne  sont  pas  *  là  choses  qui  prêtent  à  travestissement; 
laissons  ces  vils  moyens  et  ces  expédients  à  la  chicane  du  palais. 
Les  excuses  et  les  réparations  que  je  vois  faire  tous  les  jours  pour 
donner  satisfaction  d'un  acte  indiscret  ou  d'une  parole  inoppor- 
tune, me  semblent  plus  laides  que  cet  acte  ou  cette  parole.  Il  vau- 
drait mieux  faire  à  son  adversaire  une  nouvelle  offense,  que  de 
s'offenser  soi-même  en  s'humiliant  ainsi  devant  lui.  Vous  l'avez  bravé 
sous  l'action  de  la  colère,  et,  de  sang-froid  et  en  pleine  possession 
de  vous-même,  vous  vous  mettez  à  l'apaiser  et  à  le  flatter;  de  la 
sorte  votre  soumission  outrepasse  l'excès  que  vous  avez  commis  en 
premier  lieu.  Je  trouve  qu'un  gentilhomme  ne  saurait  rien  faire 
qui  soit  plus  honteux  pour  lui  que  de  se  dédire  quand  cela  lui  est 
imposé;  d'autant  que  l'opiniâtreté  est  un  défaut  plus  excusable  que 
la  pusillanimité.  —  Il  m'est  aussi  facile  d'éviter  de  me  livrer  à  mes 
passions,  qu'il  m'est  difficile  de  les  modérer  :  «  On  les  arrache  plus 
aisément  de  l'âme,  qu'on  ne  les  bride.  »  Que  celui  qui  ne  peut  attein- 
dre à  cette  noble  impassibilité  des  Stoïciens,  se  rejette  vers  cette 
stupidité  des  foules  qui  est  la  mienne;  ce  que  ceux-là  faisaient  par 
vertu,  j'ai  été  amené  à  le  faire  par  tempérament.  A  moyenne  hau- 
teur régnent  les  tempêtes;  plus  haut  et  plus  bas,  les  philosophes 
et  les  gens  de  la  campagne. trouvent  les  uns  et  les  autres  la  tran- 
quillité et  le  bonheur  :  '>  Heureux  le  sage  qui  parvient  à  connaitrc  la 
raison  de  toutes  choses;  dépouillé  de  toute  crainte,  il  foule  aux  pieds 
l'inexorable  destin  et  méprise  les  mugissements  de  l'avare  Achéron. 
Heureux  aussi  celui  qui  connaît  les  divinités  champêtres  :  Pan,  le 
vieux  Sylvain  et  l'aimable  famille  des  Nymphes  {Virgile).  » 

Toutes  les  choses,  à  leur  naissance,  sont  faibles  et  tendres;  aussi 
faut-il  toujours  avoir  les  yeux  ouverts  sur  elles  à  ce  moment, 
parce  que  de  même  que  le  danger  qu'elles  peuvent  présenter  ne  se 
découvre  pas  quand  il  est  à  l'état  embryonnaire  de  même  lorsque, 
ayant  grandi,  il  vient  à  se  manifester,  on  n'en  aperçoit  plus  le  re- 
mède. Si  j'avais  cédé  à  l'ambition,  j'eusse  rencontré  un  million  d'em- 
barras, de  jour  en  jour  plus  malaisés  à  surmonter  qu'il  ne  m'a  été 
difficile  d'arrêter  mon  penchant  naturel  pour  cette  passion  :  «  Cest 
avec  raison  que  J'ai  toujours  eu  horreur  d'élever  la  tête  au-dessus  des 
autres  et  d'attirer  les  regards  {Horace).  » 

Jugement  que  ron  a  émis  sur  la  manière  dont  Montaigne 
s'est  acquitté  de  sa  mairie  de  Bordeaux  et  jugement  que 
lui-même  en  porte.  —  On  a  pu  avec  assez  de  vérité  lui  re- 


518  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

Toutes  aclions  publiques  sont  subiectes  à  incertaines,  et  diuer- 
scs  interprétations  :  car  trop  de  lestes  en  iugenl.  Aucuns  disent, 
de  cette  mienne  occupation  de  ville  (et  ie  suis  content  d'en  parler 
vn  mot  :  non  quelle  le  vaille,  mais  pour  seruir  de  montre  de  mes 
mœurs  en  telles  choses)  que  ie  m'y  suis  porté  en  homme  qui  s'es-  • 
meut  trop  laschement,  et  d'vne  atTection  languissante  :  et  ils  ne  sont 
pas  du  tout  esloignoz  d'apparence,  l'essaye  à  tenir  mon  ame  et  mes 
pensées  en  repos.  Cùm  semper  natura,  tum  etiam  œlate  iam  quietus.  El 
si  elles  se  desbauchent  par  fois,  à  quelque  impression  rude  et  péné- 
trante, cest  à  la  vérité  sans  mon  conseil.  De  celte  langueur  natu-  < 
n*lle,  on  ne  doibl  pourtant  tirer  aucune  preuue  d'impuissance  :  car 
faute  de  seing,  et  faute  de  sens,  ce  sont  deux  choses  :  et  moins  de 
mes-cognoissance  cl  d'ingratitude  enuers  ce  peuple,  qui  employa 
tous  les  plus  extrêmes' moyens  qu'il  eust  en  ses  mains,  à  me  grati- 
ner :  el  auanl  m'auoir  cogneu,  et  après.  Et  fil  bien  plus  pour  nioy,  . 
en  me  redonnant  ma  charge,  qu'en  me  la  donnant  premièrement. 
le  luy  veux  tout  le  bien  qui  se  peut.  El  certes  si  l'occasion  y  eust 
esté,  il  nesl  rien  que  i'eusse  espargné  pour  son  seruice.  le  me  suis 
esbranlé  pour  luy,  comme  ie  fais  pour  moy.  C'est  vn  bon  peuple, 
guerrier  el  généreux  :  capable  pourtant  d'obeyssance  el  discipline,  « 
el  de  seruir  à  quelque  bon  vsage,  s'il  y  est  bien  guidé.  Ils  disent 
aussi,  celte  mienne  vacation  s'estre  passée  sans  marque  et  sans 
trace.  Il  est  bon.  On  accuse  ma  cessation,  en  vn  temps,  où  quasi 
tout  le  monde  estoit  conuaincu  de  trop  faire.  l'ay  vn  agir  trépignant 
où  la  volonté  me  charrie.  Mais  cette  pointe  est  ennemye  de  perseue-  • 
rance.  yui  sr  voudra  seruir  de  moy,  selon  moy,  qu'il  me  donne  des 
affaires  où  il  face  besoing  de  vigueur,  el  de  liberté  :  qui  ayenl  vne 
conduille  droicle,  et  courte  :  el  encorcs  liazardeuse  :  i"y  pourray 
quelque  chose.  S'il  la  faut  longue,  subtile,  laborieuse,  artificielle, 
el  lortue,  il  fera  mieux  de  s'addresser  à  quclqu'aulre.  Toutes  char-  3 
ges  importantes  ne  sont  pas  difficiles.  l'eslois  prepar-é  à  m'embe- 
songner  plus  rudement  vn  peu,  s'il  en  eust  esté  grand  besoing.  Car 
il  est  en  mon  pouuoir,  de  faire  quelque  chose  plus  que  ie  ne  fais,  et 
que  ie  n'aymr  à  faire,  le  ne  laissay  que  ie  sçache,  aucun  mouue- 
ment,  que  le  deuoir  requist  en  bon  escient  de  moy.  l'ay  facilement  . 
oublié  ceux,  que  l'ambition  mesle  au  deuoir,  et  couure  de  son  lil- 
Ire.  Ce  sont  rv\i\,  qui  \v  plus  souuent  remplissent  les  yeux  el  les 
oreilles,  et  contentent  les  hommes.  Non  pas  la  chose,  mais  l'appa* 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  X.  S19 

procher  de  ne  pas  y  avoir  apporté  une  ardeur  excessive  ; 
mais,  en  somme,  il  faisait  ce  quUl  fallait  sans  bruit  ni  os« 
tentation  et,  de  fait,  il  a  maintenu  Tordre  et  la  paix.  — 

Tous  les  actes  publics  sont  sujets  à  des  interprétations  diverses 
qu'on  ne  saurait  prévoir;  trop  de  gens  s'en  font  juges.  Il  en  est  qui, 
parlant  de  ma  conduite  comme  maire  de  Bordeaux  (je  suis  content 
d'en  dire  un  mot,  non  que  cela  en  vaille  la  peine,  mais  pour  don- 
ner un  exemple  de  ce  que  je  suis  dans  cet  ordre  de  choses),  disent 
que  je  m'y  suis  comporté  en  homme  qui  ne  s'émeut  pas  assez  et 
qui  ne  se  passionne  guère;  et,  en  cela,  ils  ne  sont  pas  très  éloignés 
d'avoir  raison.  J'essaie  de  tenir  en  repos  mon  âme  et  mes  pensées, 
((  toujours  tranquille  par  nature,  et  plus  encore  à  présent  par  l'effet 
de  l'âge  (Cicéron)  »  ;  et  si  parfois  elles  se  débauchent  à  recevoir 
quelque  impression  rude  et  pénétrante,  c'est  en  vérité  sans  que  je  le 
leur  conseille.  De  cette  apathie  naturelle  il  ne  faudrait  cependant 
pas  conclure  à  de  l'impuissance  (défaut  d'application  et  défaut  de 
bon  sens  sont  deux  choses  difîérentcs),  et  encore  moins  à  un  man- 
que de  reconnaissance  et  à  de  l'ingratitude  envers  cette  popula- 
tion, qui,  avant  même  de  me  connaître,  puis  après  m'avoir  connu, 
m'a  donné  la  plus  grande  marque  de  confiance  qui  était  en  son  pou- 
voir, faisant  bien  plus  pour  moi,  en  me  prorogeant  dans  cette 
charge,  qu'elle  n'avait  fait  en  me  la  donnant  la  première  fois.  Je  lui 
veux  tout  le  bien  en  mon  pouvoir;  et  certes,  si  l'occasion  s'était 
présentée,  je  n'eusse  rien  épargné  pour  son  service.  Je  me  suis 
démené  pour  elle,  comme  je  me  démène  pour  moi.  C'est  une  bonne 
population,  guerrière,  généreuse,  et  néanmoins  susceptible  d'obéis- 
sance et  de  discipline,  capable  de  bien  faire  sous  une  bonne  direction. 
—  On  dit  aussi  que  mon  administration  s'est  passée  sans  présenter 
rien  de  marquant  ni  qui  ait  laissé  trace.  Quelle  plaisanterie!  On 
critique  mon  inactivité  à  une  époque  où  l'on  reprochait  à  presque 
tout  le  monde  de  trop  faire!  J'agis  avec  promptitude  et  énergie 
quand  ma  volonté  m'y  pousse;  mais  cette  ardeur  ne  s'allie  pas  à  la 
persévérance.  Qui  voudra  user  de  moi,  en  tenant  compte  de  ma 
nature,  me  donnera  des  affaires  nécessitant  de  la  vigueur  et  de  la 
liberté  d'action,  demandant  de  la  droiture,  qui  puissent  se  résou- 
dre promplement  et  même  pour  lesquelles  il  faille  s'en  remettre 
un  peu  au  hasard,  je  puis  y  être  de  quelque  utilité;  mais  si  la 
chose  demande  du  temps,  de  la  subtilité,  du  travail,  qu'il  faille 
ruser  et  biaiser,  mieux  vaut  qu'il  s'adresse  à  un  autre.  Toutes 
les  charges  importantes  ne  sont  pas  par  elles-mêmes  difficiles  à 
remplir;  j'étais  disposé  à  travailler  un  peu  plus  qu'à  mon  ordi- 
naire si  c'eût  été  absolument  nécessaire,  car  il  m'est  possible  de 
faire  davantage  que  je  ne  fais  et  que  je  n'aime  à  faire.  —  Je  n'ai 
laisse  de  côté,  que  je  sache,  aucun  des  faits  et  gestes  que  le  devoir 
réclamait  effectivement.  J'ai  facilement  oublié  ceux  que  l'ambition 
mêle  au  devoir  et  qu'elle  couvre  de  ce  nom;  ce  sont  ceux  qui,  le 
plus  souvent,  captivent  les  regards  et  les  oreilles  et  dont  les  hom- 
mes se  contentent;  ce  n'est  pas  de  la  chose,  mais  de  son  appa- 


;i2o  Kss.Ms  i)K  montah;nk. 

rencc  les  paye.  S'ils  irovenl  du  hriiicl,  il  leur  semble  qu'on  dorme. 
Mes  humeui*s  snul  conliadictoiics  aux  humeurs  bruvaiiles.  larres- 
terois  bion  vu  Iroubl»'.  saus  nie  troubler,  et  chaslicrois  vu  desordre 
sans  alteratiou.  Ay-ie  besoing  de  cholere,  cl  d'inflamnialiou?  ie 
remprunte,  et  m'en  masque.  Mes  mœurs  sont  mousses,  plustost 
fades,  qu'aspres.  le  n'accuse  |ias  vn  inaf^istrat  qui  dorme,  pounicu 
que  ceux  qui  soûl  soubs  sa  rnain,  doiinent  (juaud  et  luy.  Les  loix 
dorment  de  mesme.  Pour  moy,  ie  loué  vue  vie  glissante,  sombre  et 
nuielle.  Neque  submiasam  et  abiectam,  neque  se  cjferentvm.  Ma  for- 
lune  le  veut  ainsi,  le  suis  nay  d'vne  famille,  (lui  a  coulé  sans 
esriat,  et  sans  lumulle  :  et  de  longue  mémoire,  particulièrement 
ambitieuse  d«'  preud'hounnic.  Nos  hommes  sont  fei  formez  à  Ta- 
gilalion  et  ostentation,  «pie  la  bonté,  la  modération,  l'equabililé,  la 
constance,  et  telles  qualilez  quiètes  et  obscures,  ne  se  sentent  plus. 
Les  corps  raboteux  se  sentent,  les  polis  se  manient  imperceptible- 
ment. La  maladie  se  sent,  la  santé,  peu  ou  point  :  ny  les  choses 
({ui  nous  oignent,  au  prix  de  celles  qui  nous  poignenl.  C'est  agii- 
pour  sa  réputation,  et  proffit  particulier,  non  pour  le  bien,  de  re- 
mettre à  faire  en  la  place,  ce  qu'on  peut  faire  en  la  chambre  du 
conseil  :  et  en  plain  midy,  ce  qu'on  eusl  faict  la  nuicl  précédente  : 
et  d'eslre  ialoiix  de  faire  soy-mesme,  ce  que  son  compaignon  faict 
aussi  bien.  Ainsi  faisoyenl  aucuns  chirurgiens  de  Grèce,  les  opéra- 
tions de  leur  art,  sur  des  eschaffaux  à  la  veuë  des  passans,  pour  en 
acquérir  plus  de  practique,  et  de  chalandise.  Ils  iugent,  que  les 
bons  reglemeus  ne  se  peuuent  entendre,  qu'au  son  de  la  trompette. 
L'ambition  n'est  pas  vn  vice  de  petis  compaignons,  lît  de  tels  elTorts 
«pie  les  noslres.  On  disoit  à  Alexandre  :  Vostre  père  vous  lairra  vue 
grande  domination,  aysée,  et  pacifique  :  ce  garçon  cstoit  enuieux 
des  victoires  de  son  per«',  et  de  la  iuslice  de  son  gouueruenicnt.  Il 
n'eusl  pas  voulu  iouyr  l'empire  du  monde,  mollement  cl  paisible- 
ment. Alcibiades  en  Platon,  aymc  mieux  mourir,  ieune,  b«Mu,  riche, 
noble,  sçauanl,  tout  cela  par  excellence,  que  de  s'arrester  en  Testai 
de  celle  con«lition.  Cetbi  maladie  ««si  à  l'atianture  excusable,  en  vne 
ame  si  forte  «'t  si  fdaine.  Quand  ces  amet«'s  naines,  cl  cheliues,  s'en 
vont  embabouynant  :  et  pensent  espandrc  leur  nom,  pour  auoir 
iugé  à  droicl  vn  alTain*,  ou  «ontinu»''  l'onlre  des  gard«*s  d'vne  porte 
de  ville  :  ils  en  montrent  «i'anlanl  plus  le  «jil,  «piils  «spci-cut  en 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  X.  521 

rence  qu'ils  se  paient;  s'ils  n'entendent  pas  de  bruit,  il  leur  semble 
qu'on  dort.  Mon  caractère  n'est  pas  de  ceux  qui  aiment  le  tapage; 
je  réprimerais  fort  bien  des  troubles  sans  en  être  troublé  en  moi- 
même,  et  châtierais  le  désordre  sans  me  mettre  hors  de  moi.  Si  j'ai 
besoin.de  me  montrer  en  colère  ou  surexcité,  je  fais  comme  si  je 
l'étais,  c'est  un  masque  que  j'emprunte.  Je  suis  porté  à  la  mollesse, 
de  mœurs  plutôt  paisibles  que  violentes.  Je  ne  reproche  pas  à  un 
magistrat  de  dormir,  pourvu  que  ceux  qu'il  administre  dorment 
avec  lui;  c'est  ce  que  font  les  lois  elles-mêmes.  Je  suis  pour  une  vie 
facile,  obscure  et  muette,  «  également  éloigna  de  la  bassesse  et  cTtin 
insolent  orgueil  {Cicéron)  ;  »  ainsi  me  l'a  faite  la  fortune.  Je  suis  né 
d'une  famille  qui  a  passé  sans  éclat  et  sans  tumulte,  et  qui,  de  temps 
immémorial,  a  été  altérée  surtout  de  rectitude  et  d'honnêteté. 

Il  n'est  pas  de  ceux  qux  ont  de  l'ambition,  laquelle  n'est 
pas  de  mise  quand  les  questions  que  l'on  a  à  traiter  sont 
affaires  courantes  dont  il  ne  faut  pas  exagérer  l'impor- 
tance. —  A  notre  époque,  on  est  si  enclin  à  l'agitation  et  à  losten- 
talion,  que  la  bonté,  la  modération,  l'égalité  d'humeur,  la  constance 
et  autres  qualités  paisibles  et  sans  éclat  ne  s'apprécient  plus.  Les 
corps  qui  présentent  des  aspérités  se  sentent,  ceux  qui  sont  lisses 
se  manient  sans  faire  impression  ;  on  ressent  la  maladie,  on  ne  res- 
sent pas,  ou  bien  peu,  la  santé,  pas  plus  que  les  choses  à  notre  con- 
venance comparativement  à  celles  qui  nous  oppressent.  C'est  agir 
dans  l'intérêt  de  sa  réputation  et  pour  son  profit  personnel  et  non 
pour  le  bien  que  de  différer,  pour  le  faire  en  public,  ce  qu'on  eût 
pu  faire  dans  la  chambre  du  conseil,  et  en  plein  midi  ce  qu'on  pou- 
vait faire  la  nuit  précédente,  ou  de  tenir  à  faire  soi-même  ce  que 
votre  compagnon  peut  faire  aussi  bien  que  vous.  Ainsi  agissaient, 
en  Grèce,  certains  chirurgiens  qui  effectuaient  sur  des  estrades,  à 
la  vue  des  passants,  les  opérations  afférentes  à  leur  art,  pour  s'at- 
tirer plus  de  pratiques  et  de  clientèle.  Les  règlements  ne  sont  es- 
timés bons,  que  publiés  à  son  de  trompe.  L'ambition  n'est  pas  un 
vice  de  petites  gens  ;  elle  nécessite  des  efforts  bien  autres  que  ceux 
dont  nous  sommes  capables.  —  On  disait  à  Alexandre  :  «  Votre  père 
vous  laissera  un  vaste  état,  facile  à  gouverner  et  pacifié  »  ;  et  ce 
jeune  homme  portait  envie  aux  victoires  remportées  par  son  père 
et  à  la  justice  avec  laquelle  il  gouvernait;  il  n'eût  pas  voulu  n'avoir 
qu'à  jouir  mollement  et  paisiblement  de  l'empire  du  monde.  —  Al- 
cibiade,  dans  Platon,  se  donne  comme  préférant  mourir  jeune, 
beau,  riche,  noble,  savant,  ayant  atteint  en  tout  cela  à  la  perfec- 
tion, plutôt  que  de  vivre  longtemps  en  s'en  tenant,  sous  le  rapport 
de  ces  qualités,  dans  les  conditions  où  il  était,  sans  s'exhausser 
encore.  C'est  là  une  maladie  peut-être  excusable  chez  une  nature 
aussi  forte  et  aussi  complète  que  l'était  la  sienne;  mais  quand  ces 
petites  âmes,  naines  et  chétives,  qui  vont  se  faisant  illusion  dans 
l'idée  que  leur  nom  va  devenir  célèbre  parce  qu'elles  ont  jugé  sai- 
nement une  affaire  ou  convenablement  réglé  la  garde  de  la  porte 
dune  ville,  elles  témoignent  d'autant  plus  leur  faiblesse,  qu'elles 


522  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

hausser  la  teste.  Ce  menu  bien  faire,  n'a  ne  corps  ne  vie.  Il  va 
sesuanouyssanl  en  la  proniipre  houcho  :  et  ne  se  promeine  que  d'vn 
carrefour  do  rue  à  l'autre.  Entretenez  en  hardiment  vostre  fils  et 
vostre  valet.  Comme  cet  ancien,  qui  n'ayant  autre  auditeur  de  ses 
louanges,  et  consent  de  sa  valeur,  se  brauoit  auec  sa  chambrière, 
en  sescriant  :  0  Perrete,  le  galant  et  suffisant  homme  de  maistre 
que  tu  as!  Entretenez  vous  en  vous-mesme,  au  pis  aller.  Comme  vn 
conseiller  de  ma  cognoissance,  ayant  desgorgé  vne  battelée  de  pa- 
ragraphes, d'vne  extrême  contention,  et  pareille  ineptie  :  s'estant 
retiré  de  la  chambre  du  conseil,  au  pissoir  du  palais  :  fut  ouy  mar- 
motant  entre  les  dents  tout  conscienlicusemcnt  :  Non  nobis,  Do- 
mine, non  nobis,  sed  nomini  tua  da  gloriam.  Qui  ne  peut  d'ailleurs, 
si  se  paye  de  sa  bourse.  La  renommée  ne  se  prostitue  pas  à  si 
vil  comte.  Les  actions  rares  et  exemplaires,  à  qui  elle  est  deuë  ne 
soulfriroicnt  pas  la  compagnie  de  cette  foule  innunierable  de  peti- 
tes actions  iournalieres.  Le  marbre  esleuera  vos  titres  tant  qu'il 
vous  plaira,  pour  auoir  faict  repetasser  vn  pan  de  mur,  ou  descro- 
ler  vn  ruisseau  public  :  mais  non  pas  les  hommes,  qui  ont  du  sens. 
Le  bruit  ne  suit  pas  toute  bonté,  si  la  difficulté  et  estrangoté  n'y 
est  ioincte.  Voyrenyla  simple  estimation,  n'est  deuë  à  toute  action, 
qui  n'ait  de  la  vertu,  selon  les  Stoïciens.  Et  ne  veulent,  qu'on  sça- 
che  seulement  gré,  à  celuy  qui  par  tempérance,  s'abstient  d'vne 
vieille  chassieuse.  Ceux  qui  ont  cognu  les  admirables  qualitez  de 
Scipion  l'Afiicain,  refusent  la  gloire,  que  Panœtius  luy  attribue 
d'auoir  esté  abstinent  de  dons  :  comme  gloire  non  tant  tienne 
comme  de  son  siècle.  Nous  auons  les  voluptez  sortables  à  nostre 
fortune  :  n'vsurpons  pas  celles  de  la  grandeur.  Les  nostres  sont 
plus  naturelles.  Et  d'autant  plus  solides  et  scures,  qu'elles  sont 
plus  liasses.  Puis  que  ce  n'est  par  conscience,  aumoins  par  ambition 
refusons  l'ambition.  Desdaignons  cette  faim  de  renonmiée  et  d'hon- 
neur, basse  et  belistresse,  qui  nous  le  faict  coquiner  de  toute  sorte 
de  gens  :  Qux  est  istn  laus  quœ  pos.<t/  é  mnccUo  peli?  par  moyens 
abiects,  et  à  (ju«*lqu<'  vil  jirix  que  ce  soit.  C'est  deshonneur  d'eslre 
ainsin  honnoré.  Apprenons  à  n'eslre  non  plus  auides,  (jue  nous 
sommes  capables  dr  gloin*.  De  s'enfler  de  toute  action  vtile  et  in- 
nocente, c'est  à  faire  à  gens  à  qui  elle  est  extraordinaire  et  rare. 
Ils  la  veulent  mettre,  pour  le  prix  qu'elle  leur  cousle.  A  mosure, 
quvn  bon  effect  est  plus  esclatanl  :  ie  rabais  de  sa  bonté,  le  soup- 
çon en  quoy  i'eulre,  qu'il  soit  produicl,  plus  pour  cslre  csclalant, 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  X.  523 

s'imaginent  davantage  que  cela  les  grandit.  Si  bien  que  soient  ces 
actes  insignifiants,  ils  n'ont  ni  corps,  ni  vie;  le  premier  qui  en 
parle,  les  atténue,  déjà  ;  à  peine  si  la  connaissance  s'en  répand  d'un 
carrefour  de  rue  à  un  autre.  Entretenez-en  hardiment  votre  fils  et 
votre  valet,  comme  cet  ancien  qui,  n'ayant  personne  qui  prêtât 
Toreille  aux  louanges  qu'il  se  donnait  et  convînt  de  son  mérite,  fai- 
sait le  fier  auprès  de  sa  femme  de  chambre,  s'écriant  :  «  0  Perrette, 
quel  galant  homme,  quel  homme  capable  tu  as  pour  maître!  »  Au 
pis  aller,  entretenez-vous-en  avec  vous-même,  comme  un  conseiller 
de  ma  connaissance  qui,  ayant  dégoisé  force  articles  et  commentaires 
de  loi  d'une  extrême  subtihté  et  d'une  ineptie,  tout  aussi  grande,  se 
rendant  de  la  chambre  du  conseil  à  l'urinoir  du  palais,  fut  entendu 
marmottant  entre  ses  dents  et  avec  la  plus  intime  conviction  :  «  Ce 
n'est  point  à  înoi,  Seigneur,  ce  n'est  point  à  moi,  mais  à  toi-même 
que  la  gloire  doit  en  revenir  {Psalmiste).  »  Si  on  ne  peut  recevoir 
des  compliments  des  autres,  eh  bien!  qu'on  s'en  fasse  à  soi-même. 
La  renommée  ne  s'attache  qu'à  des  actes  qui  sortent  de 
l'ordinaire,  et  naît  d'elle-même.  —  La  renommée  ne  se  pros- 
titue pas  à  si  bon  compte;  les  actes  rares  et  exemplaires  auxquels 
elle  est  due,  ne  supporteraient  pas  la  compagnie  de  cette  foule  in- 
nombrable de  petits  faits  journaliers.  Le  marbre  exaltera  vos  titres 
autant  qu'il  vous  plaira,  pour  avoir  fait  réparer  tant  bien  que  mal 
un  pan  de  mur  ou  curer  un  égout;  mais  les  hommes  de  bon  sens 
n'en  feront  rien.  La  gloire  n'est  pas  forcément  la  conséquence  d'une 
chose  qui  est  bonne;  il  faut  encore  qu'elle  ait  été  hors  de  l'ordinaire 
et  d'exécution  difficile.  Les  Stoïciens  n'admettaient  même  pas  qu'un 
acte  ne  témoignant  pas  de  la  vertu  méritât  estime;  ils  ne  voulaient 
pas,  par  exemple,  qu'on  sût  gré  à  qui,  par  tempérance,  s'abstenait 
d'une  vieille  aux  paupières  enflammées.  Parmi  ceux  au  fait  des  ad- 
mirables qualités  de  Scipion  l'Africain,  il  en  est  qui  lui  refusent  les 
éloges  que  Pannétius  lui  décerne  pour  son  désintéressement,  cette 
qualité  n'étant  pas  tant  sienne,  disent-ils,  que  propre  au  siècle  où  il 
vivait.  Nous  bénéficions  des  voluptés  qui  appartiennent  au  milieu  où 
nous  a  placés  la  fortune,  n'usurpons  pas  celles  de  la  grandeur;  les 
nôtres  sont  plus  naturelles  et  d'autant  plus  soUdes  et  plus  sûres 
qu'elles  sont  moins  élevées.  Si  ce  n'est  par  conscience,  du  moins  par 
respect  humain,  repoussons  l'ambition;  dédaignons  cette  soif,  basse 
et  honteuse,  de  renommée  et  d'honneur  qui  nous  pousse  à  les  men- 
dier auprès  de  toutes  sortes  de  gens,  en  recourant  aux  moyens  les 
plus  abjects,  et  qu'il  nous  faut  payer  des  prix  les  plus  vils;  il  est 
déshonorant  d'être  honoré  dans  de  pareilles  conditions  :  «  Quels  élo- 
ges que  ceux  qu'on  peut  acheter  au  marché  {Cicéron)  !  »  Apprenons 
à  n'être  pas  plus  avides  de  gloire  que  nous  ne  sommes  capables  de 
la  mériter.  Se  gonfler  de  tout  acte  utile  et  qui  ne  porte  atteinte  à  per- 
sonne, est  le  propre  des  gens  auxquels  c'est  chose  rare  et  extraordi- 
naire; ils  veulent  lui  faire  attribuer  le  prix  qu'il  leur  coûte.  Quand  je 
suis  témoin  d'un  fait  particulièrement  éclatant,  plus  il  a  d'éclat,  plus 
je  rabats  de  son  mérite,  par  le  soupçon  que  j'ai  qu'il  ait  été  produit 


524  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

que  pour  eslre  bon.  EsUhS  il  est  à  dcmy  vendu.  Ces  actions  là,  ont 
bien  plus  de  grâce,  qui  eschappcnt  de  la  main  de  Tonurier,  non- 
chalamment et  sans  bruicl  :  et  «pio  quoique  honncsle  homme,  choi- 
sit après,  et  reloue  de  l'ombir,  pour  les  pousser  en  lumière  :  à 
cause  d'elles  mesmes.  Mihi  quidem  laudabiliora  videntur  omnia, 
(juœ  sine  vendit atione,  et  sine  populo  teste  fiunt  :  dit  le  plus  glo- 
rieux homme  du  monde.  le  nauois  (ju'à  conseruer  et  durer,  qui 
sont  elîects  sourds  et  insensibles.  Linnouation  est  de  grand  lustre. 
Mais  elle  est  interdicte  en  ce  temps,  où  nous  sommes  pressez,  et 
nauons  à  nous  dcITendre  que  il£s  nouuelletez.  I/abslinence  de 
faire,  est  souuent  aussi  généreuse,  que  le  faire  :  mais  elle  est  moins 
au  iour.  Et  ce  peu,  que  ie  vaux,  est  quasi  tout  de  cette  espèce.  En 
somme  les  occasions  en  cette  charge  ont  suiuy  ma  complevion  :  de- 
quoy  ie  leur  sçay  tresbon  gré.  Est-il  quelqu'vn  qui  désire  eslre 
malade,  pour  voir  son  médecin  en  bcsongne?  Et  faudroit-il  pas 
fouëter  le  njedecin,  qui  nous  desireroit  la  peste,  pour  mettre  son 
art  en  practique?  le  n'ay  point  eu  cetlhumcur  inique  et  assez  com- 
mune, de  désirer  que  le  trouble  et  maladie  des  affaires  de  cette 
cité,  rehaussast  et  honnorast  mon  gouuernemcnt.  l'ay  preste  de 
bon  cœur,  l'espaule  à  leur  aysance  et  facilité.  Qui  ne  me  voudra 
sçauoir  gré  de  Tordre,  de  la  douce  et  muette  tranquillité,  qui  a 
accompaigné  ma  coiiduitte  :  aumoins  ne  peut-il  me  priuer  de  la 
part  qui  m'en  appartient,  par  le  tiltre  de  ma  bonne  fortune.  Et  ie 
suis  ainsi  faicl  :  que  iayme  autant  estre  heureux  que  sage  :  et 
deuoir  mes  succez,  purement  à  la  grâce  de  Dieu,  qu'à  l'entremise 
de  mon  opération,  l'auois  assez  disertement  publié  au  monde  mon 
insuflisance,  en  tels  maniemens  publiques.  l'ay  encore  pis,  que 
l'insuffisance  :  c'est  quelle  ne  me  dcsplaist  guère  :  et  que  ie  ne 
cherche  guère  à  la  guarir,  veu  le  train  de  vie  que  i'ay  desseigné.  le 
ne  me  suis  en  cette  entremise,  non  plus  satisfaict  à  moy-mesme. 
Mais  à  peu  près,  l'en  suis  ariiué  à  ce  que  ie  m'en  eslois  promis  : 
et  si  ay  de  beaucoup  surmonté,  ce  qqcî  l'en  auois  promis  à  ceux,  à 
qui  i'auois  à  faire.  Car  ie  promets  volontiers  vn  peu  moins  de  ce 
que  ie  puis,  et  de  ce  que  i'espere  tenir,  h*  masseure,  n'y  auoir  laissé 
ny  ofTcncc  ny  hain»\  D'y  laisser  regret  et  désir  de  inoy  :  ie  sçay 
à  tout  le  moins  bien  cela,  que  ie  ne  l'.iy  pas  fort  alfccté  : 

Mène  huie  ron/lflere  monttro! 
Mène  talis  plaeidi  vultum,  fluctùsque  quietot 
Ignorare! 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  X.  525 

plus  pour  l'effet  devant  en  résulter  que  du  fait  d'un  bon  sentiment 
de  la  part  de  son  auteur;  ainsi  étalé  en  public,  il  perd  la  moitié  de 
son  prix.  Ces  actions  ont  bien  plus  de  grâce,  quand  elles  échap- 
pent à  ceux  qui  les  accomplissent,  sans  qu'ils  s'y  prêtent  et  sans 
bruit,  et  que,  venant  ensuite  à  fixer  l'attention  de  quelque  honnête 
homme,  il  les  tire  de  l'ombre  et  les  met  en  lumière  pour  elles- 
mêmes  :  «  Pour  moi,  je  trouve  bien  plus  digne  d'éloges  ce  qui  se  fait 
sans  ostentation  et  loin  des  yeux  du  peuple  (Cicéron)»,  a  dit  l'homme 
le  plus  vaniteux  qu'il  y  ait  eu  en  ce  monde. 

Montaigne  n'avait  qu'à  maintenir  l'état  de  choses  exis- 
tant, il  l'a  fait;  il  n'a  ofifensé  personne,  ne  s'est  attiré 
aucune  haine,  et,  quant  à  être  regretté,  il  ne  l'a  du  moins 
jamais  souhaité.  —  Je  n'avais,  comme  maire,  qu'à  maintenir  et 
continuer  les  choses  dans  f  état  où  je  les  avais  trouvées,  ce  qui 
se  fait  sans  bruit  et  sans  qu'on  s'en  aperçoive;  l'innovation  se 
remarque  beaucoup  plus,  mais  elle  est  interdite  en  des  temps  comme 
ceux-ci,  où  nous  sommes  entourés  de  dangers  et  avons  surtout  à 
nous  défendre  des  nouveautés.  S'abstenir  de  faire  est  souvent  aussi 
méritoii-e  qu'agir;  mais  cela  donne  moins  de  relief,  et  le  peu  que 
je  vaux  est  à  peu  près  en  entier  de  cette  sorte.  En  somme,  les  cir- 
constances, durant  mon  administration,  ont  été  en  rapport  avec  mon 
caractère,  ce  dont  je  leur  sais  très  bon  gré.  Est-il  quelqu'un  qui 
désire  être  malade,  pour  voir  comment  son  médecin  le  traitera?  et 
ne  faudrait-il  pas  fouetter  un  médecin  qui  désirerait  que  nous  ayons 
la  peste,  pour  pouvoir  exercer  son  art?  Je  n'ai  pas  eu  ce  travers 
coupable  et  assez  fréquent,  de  désirer  que  les  affaires  de  ma  cité 
soient  troublées  et  en  souffrance,  pour  que  ma  gestion  en  fût  re- 
haussée et  honorée,  et  je  me  suis  prêté  de  bon  cœur  à  aider  à  ce 
qu'elles  se  fissent  aisément  et  facilement.  —  Qui  ne  voudra  pas  me 
savoir  gré  de  l'ordre,  de  la  douce  et  muette  tranquillité  dues  à  ma 
manière  de  faire,  ne  pourra  du  moins  me  dénier  la  part  que  j'y  ai 
eue,  grâce  à  ma  bonne  fortune;  et  je  suis  ainsi  fait  que  j'aime  au- 
tant être  heureux  que  sage,  et  devoir  mes  succès  uniquement  à  la 
faveur  divine  plutôt  qu'à  mes  propres  agissements.  J'avais  assez 
nettement  fait  connaître  à  chacun  mon  incapacité  à  diriger  de  sem- 
blables affaires  publiques;  mais  ce  qui  aggrave  encore  cette  insuffi- 
sance, c'est  qu'elle  ne  me  déplaît  pas,  que  je  ne  cherche  pas  à  m'en 
guérir,  et  cela  en  raison  du  genre  de  vie  que  j'ai  eu  dessein  de  me- 
ner. Je  ne  me  suis  pas  davantage,  en  cette  situation,  donné  pleine 
satisfaction,  car  je  n'ai  tenu  qu'imparfaitement  ce  que  je  m'étais 
promis  :  j'ai  fait  beaucoup  plus  que  je  ne  devais  pour  ceux  vis-à- 
vis  desquels  j'avais  pris  des  engagements,  tandis  que  d'ordinaire 
je  promets  un  peu  moins  que  je  ne  puis  et  espère  tenir.  —  Je  suis 
persuadé  n'avoir  offensé  personne  et  ne  m'être  attiré,  aucune  haine  ; 
quant  à  être  regretté  et  désiré,  ce  que  du  moins  je  sais  bien,  c'est 
que  je  ne  l'ai  pas  beaucoup  souhaité  :  <(  Moi,  me  fier  à  ce  monstre, 
à  la  tranquillité  de  la  mer,  au  calme  apparent  des  flots  {Virgile)\  » 


526  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

CHAPITRE    XI. 
Des  boyteux. 


IL  y  a  deux  nu  trois  ans,  qu'on  accoursit  l'an  de  dix  iours  en 
France.  Combien  de  changemeus  doiuent  suyure  cette  reionna- 
tion  !  Ce  fut  proprenienl  remuer  le  ciel  cl  la  terre  à  la  fois.  Ce  neant- 
moins,  il  nVst  rien  qui  bouge  de  sa  place.  Mes  voisins  troiuienl 
l'heure  de  leurs  semences,  de  leur  récolte,  l'opportunit»'  de  leurs 
négoces,  les  iours  nuisibles  et  propices,  au  mesme  poincl  iuste- 
ment,  où  ils  les  auoyent  assignez  de  tout  temps.  Ny  l'erreur  ne  se 
sentoit  en  nostre  vsage,  ny  l'amendement  no  s'y  sent.  Tant  il  y  a 
d'incertitude  par  tout  :  tant  nostre  apperreuance  est  grossière, 
obscure  et  obtuse.  On  dit,  que  ce  règlement  se  pouuoit  conduire 
d'vne  façon  moins  incommode  :  soustraiant  à  l'exemple  d'Auguste, 
pour  quelques  années,  le  iour  du  bisscxte  :  qui  ainsi  comme  ainsin, 
est  vn  iour  d'empeschement  et  de  trouble  :  iusques  à  ce  qu'on  fust 
arriué  à  satisfaire  exactement  ce  debte.  Ce  que  mesme  on  n'a  pas 
faict,  par  cette  correction  :  et  demeurons  encores  en  arrérages  de 
quelques  iours.  Et  si  par  mesme  moyen,  on  pouuoit  prouuoir  à 
Taduenir,  ordonnant  qu'après  la  reuolution  de  tel  ou  tel  nombre 
d'années,  ce  iour  cxlraordinairo  seroit  lousiours  éclipsé  :  si  que 
nostre  mcsconte  ne  pnurroil  d'ores-enauant  excéder  vingt  et  qua- 
tre heures.  Nous  nauons  autre  comte  du  temps,  que  les  ans.  11  y  a 
tant  de  siècles  que  le  monde  s'en  sert  :  et  si  c'est  vne  njesure  que 
nous  n'auons  encore  acheuc  d'arresler.  Et  telle,  que  nous  doublons 
tous  les  iours,  quelle  forme  les  autres  nations  luy  ont  diuersenienl 
donné  :  et  quel  en  estoit  Ivsage.  Quoy  ce  que  disent  aucuns,  que 
les  cieux  se  compriment  vers  nous  en  vieillissant,  et  nous  iettent  en 
incertitude  des  heures  mesme  et  des  iours?  Et  des  moys,  ce  que  dit 
IMutarquc  :  qu'encore  de  son  temps  l'astrologie  n'auoit  sçeu  borner 
le  mouuemeiit  de  la  lime?  Nous  voyla  bien  acconunodez,  poiu'  tenir 
registre  des  choses  passées.  le  resuassois  présentement,  comme 
ie  fais  somient,'  sur  ce,  combien  l'humaine  raison  rsl  vn  instrument 
libre  et  vague,  le  vois  ordinairement,  que  les  hommes,  aux  faicts 
qu'on  leur  propose,  s'amusent  plus  volontiers  à  en  chenher  la  rai- 
son, qu'à  en  chcrrher  la  vérité.  Ils  pas.senl  par  dessus  les  presup- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XI.  527 

CHAPITRE  XI. 
Des  boiteux. 


Critique  du  changement  opéré  dans  le  calendrier  par  la 
réforme  grégorienne.  —  Il  y  a  deux  ou  trois  ans,  qu'en  France, 
l'année  a  été  réduite  de  dix  jours.  Que  de  changements  devaient 
résulter  de  cette  réforme  ;  c'était  au  fond  remuer  à  la  fois  le  ciel  et 
la  terre  !  Et  cependant  tout  est  demeuré  en  place  :  mes  voisins  font 
à  leur  heure  leurs  semailles,  leurs  récoltes,  leurs  transactions  com- 
merciales; les  jours  propices  et  les  jours  néfastes  existent,  et  tout 
cela  exactement  comme  de  tous  temps.  Nos  habitudes  ne  se  ressen- 
,  talent  pas  de  l'erreur,  pas  plus  qu'elles  ne  se  ressentent  de  la  cor- 
rection intervenue,  tant  il  y  a  partout  d'incertitude,  tant  notre  com-  - 1  \ 
préhension  des  choses  est  grossière,  obscure  et  obtuse  !  On  dit  que 
la  question  pouvait  se  régler  d'une  façon  moins  incommode,  en  re- 
tranchant comme  l'a  fait  Auguste,  pendant  quelques  années,  aux 
années  bissextiles,  aussi  longtemps  qu'il  eût  été  nécessaire  pour 
arriver  à  la  concordance  voulue,  le  jour  qu'elles  ont  en  plus  et  qui, 
maintenant  comme  avant,  est  une  gêne  et  cause  du  trouble.  De  ce 
qu'on  n'a  pas  procédé  ainsi,  nous  sommes  encore  de  quelques  jours 
en  avance;  toutefois  ce  moyen  demeure  pour  pourvoir  à  l'avenir 
aux  corrections  à  faire,  en  fixant  qu'après  une  période  de  tant  et 
tant  d'années,  ce  jour  supplémentaire  sera  toujours  supprimé,  de 
telle  sorte  que  l'erreur  ne  pourra  dorénavant  excéder  vingt-quatre 
heures.  —  Nous  n'avons  d'autre  mesure  du  temps  que  les  années,  et 
il  y  a  bien  des  siècles  que  le  monde  en  use;  cependant  c'est  uue 
mesure  que  nous  n'avons  pas  encore  achevé  de  déterminer,  et  nous 
sommes  encore  dans  le  doute  sur  les  formes  diverses  que  les  autres 
nations  lui  donnent  et  les  raisons  qui  les  leur  ont  fait  adopter.  II 
est  des  gens  qui  disent  qu'en  vieillissant  les  cieux  s'abaissent  sur 
nous  et  empêchent  ainsi  la  détermination  exacte  des  jours  et  même 
des  heures!  Plutarque  va  jusqu'à  dire  des  mois,  il  est  vrai  que  de 
son  temps  l'astronomie  n'était  pas  encore  arrivée  à  déterminer  le 
mouvement  de  la  lune!  Ce  sont  là,  n'est-ce  pas,  de  bonnes  condi- 
tions pour  l'enregistrement  des  événements  du  passé? 

Vanité  des  recherches  de  Tesprit  humain;  on  veut  sou- 
vent découvrir  les  causes  d'un  fait,  avant  d'être  assuré 
que  ce  fait  est  bien  certain.  —  Je  rêvassais  tout  à  l'heure, 
comme  je  le  fais  souvent,  combien  la  raison  humaine  est  un  instru-  .  ^v, 
ment  vague  et  mal  réglé.  C'est  ainsi  qu'on  voit  ordinairement  les  \'3y 
hommes  auxquels  on  cite  des  faits,  s'amuser  plus  volontiers  à  en 
rechercher  les  causes  qu'à  en  vérifier  la  réalité.  Ils  passent  par-    f  "K 


528  ESSAIS  DE  MONTA I(;NE. 

positions,  mais  ils  oxamincnt  ciiriitistriMiil  les  conséquences.  Ils 
laissent  les  choses,  et  conrent  aux  causes.  Plaisans  causeurs.  La 
cognoissance  des  causes  touche  seulement  celuy,  qui  a  la  conduitte 
des  choses  :  non  à  nous,  qui  n'en  auons  (jue  la  souHrauce.  Et  qui 
en  auons  l'vsage  parfaiclement  plein  et  accompli,  selon  nostre  be- 
soin},', sans  en  pénétrer  l'origine  et  l'essence.  Ny  le  vin  n'en  est 
plus  plaisant  à  celuy  qui  en  sçail  les  facultez  premières.  Au  con- 
traire :  el  le  corps  et  l'ame,  interrompent  et  altèrent  le  droit  qu'ils 
ont  de  l'v.eage  du  monde,  et  de  soy-mesmes,  y  meslant  ro|)inion  de 
science.  Les  elTtictz  nous  touchent,  mais  les  moyens,  nullement.  Le 
déterminer  et  le  distribuer,  appartient  à  la  maistrise,  et  à  la  ré- 
gence :  comme  à  la  subiection  et  apprentissage,  l'accepter.  Repre- 
nons nostre  coustume.  Ils  connnencent  ordinairement  ainsi  :  Com- 
ment est-ce  que  cela  se  fait?  mais,  se  fait-il?  faudroit  il  din*. 
Nostre  discours  est  capable  d'estofTer  cent  autres  mondes,  et  d'en 
trouuer  les  principes  et  la  conlexture.  Il  ne  luy  faut  ny  matière  ny 
baze.  Laissez  le  courre  :  il  bastit  aussi  bien  sur  le  vuide  que  sur  le 
plain,  cl  de  l'inanité  (|ue  de  matière, 

Dare  pondus  idonea  fumn. 

le  trouue  quasi  par  tout,  qu'il  faudroit  dire  :  Il  n'en  est  rien.  Et 
employerois  souuent  celte  responce  :  mais  ie  n'ose  :  car  ils  crient, 
que  c'est  vue  detTaicte  produicte  de  foiblesse  d'esprit  et  d'igno- 
rance. Et  me  faut  ordinairement  basteler  par  compaignie,  à  Iraic- 
ler  des  subiects,  et  contes  friuoles,  que  ie  mescrois  entièrement, 
loinct  qu'à  la  vérité,  il  est  vn  peu  rude  et  quereleux,  de  nier  tout 
sec,  vnc  proposition  de  faict.  Et  peu  de  gens  faillent  :  notamment 
aux  choses  malaysées  à  persuader,  d'affermer  qu'ils  l'ont  veu  :  ou 
dalleguer  des  tesmoins,  des(juels  l'autliorité  arrestc  notre  contra- 
diction. Suyuant  cet  vsage,  nous  sçauons  les  fondemens,  et  les 
moyens,  de  mille  choses  qui  ne  furent  onques.  Et  s'escarmouche  le 
monde,  en  mille  (|uestions,  des«|Uelles,  el  le  pour  et  le  contre,  est 
faux.  Un  finitima  sunl  fafsii  rer/x,  vt  in  pra-cipitetn  lociim  non  debeat 
se  sapiens  cttmmittere.  La  vérité  et  le  mensonge  ont  leurs  visages 
conformes,  le  port,  le  goust,  et  les  allcures  pareilles  :  nous  les  re- 
gardons de  mesme  œil.  le  ti-oitue  (pu-  nous  ne  sommes  pas  seule- 
ment lasclies  à  nous  défendre  de  la  piperie  :  mais  ipie  nous  cher- 
chons, et  conuions  à  nous  y  enferrer.  Nous  aymons  à  nous 
cmbrouîiler  en  la  vanité,  comux'  conforme  à  nostre  esli*e.  l'ay 
veu  la  naissance  de  plusimi's  miracles  de  mon  temps.  Encore  qu'ils 
s'estoulTenl  en  naissant,  nous  ne  laissons  pas  de  preuoir  le  train 


TRADUCTION.  -  LIV.  III,  CH.  XI.  529 

dessus  toute  investigation  préliminaire,  mais  en  examinent  avec 
soin  les  conséquences,  ou  encore,  sans  s'inquiéter  de  la  chose, 
s'enquièrent  immédiatement  des  causes.  Plaisants  chercheurs  de 
calises!  Cette  connaissance  n'intéresse  que  celui  qui  a  la  direction 
et  non  nous,  qui  n'avons  qu'à  prendre  les  choses  telles  qu'elles  sont  \  ^ 
et  qui  en  avons  l'usage  entier  et  absolu  suivant  ce  qui  convient  à 
nos  besoins,  sans  qu'il  nous  soit  nécessaire  d'en  pénétrer  ni  l'ori- 
gine, ni  le  principe  ;  le  vin  en  est-il  plus  agréable  à  qui  sait  com- 
ment il  se  fabrique  et  d'où  il  provient?  Au  contraire,  le  corps  et 
l'âme  entravent  et  altèrent  le  droit  qu'ils  ont  d'user  de  ce  qui  est 
et  d'eux-mêmes,  quand  ils  y  mêlent  ce  que  la  science  en  pense;  les 
effets  nous  touchent,  les  moyens  pas  du  tout.  Fixer  et  répartir  est 
du  domaine  de  qui  est  maitre  ou  gouverne,  comme  accepter  est  le 
fait  du  sujet  et  de  l'apprenti.  —  Reprenons  ce  que  nous  disions  de 
cette  habitude.  A  l'annonce  d'une  chose,  on  commence  d'ordinaire 
par  dire:  «  Comment  cela  se  fait-il?  »  Il  faudrait  dire  :  «  Mais,  d'a- 
bord, cela  est-il?  »  Notre  raisonnement  est  capable  de  reconstituer 
cent  mondes  comme  le  nôtre  et  d'en  trouver  les  principes  et  l'or- 
ganisation; il  ne  faut  pour  cela  ni  base,  ni  matériaux;  laissez-le 
aller;  «  habile  à  donner  du  coiys  à  la  fumée  (Perse)  »,  il  construit  1 
aussi  bien  sur  le  vide  que  sur  le  plein,  avec  rien  qu'avec  quelque!  q^ 
chose.  Je  trouve  que  de  presque  tout,  il  faudrait  dire  :  «  Cela  n'est 
pas.  »  C'est  une  réponse  que  j'emploierais  souvent  si  j'osais;  maisi 
on  crie  aussitôt  que  parler  ainsi  dénonce  de  l'ignorance  et  de  la 
faiblesse  d'esprit,  et  il  me  faut  la  plupart  du  temps  faire  le  bate- 
leur de  compagnie  avec  ceux  qui  m'entourent  et  deviser  sur  des 
sujets  et  des  contes  frivoles  auxquels  je  n'ajoute  aucune  foi;  sans 
compter  que  c'est  en  vérité  un  peu  rude  et  bien  empreint  de  l'es- 
prit de  contradiction,  que  de  nier  catégoriquement  un  fait  qu'on 
vous  énonce  ;  d'autant  que  peu  de  gens  manquent,  surtout  quand  la 
chose  est  difficile  à  croire,  d'affirmer  qu'ils  l'ont  vue  et  de  produire 
des  témoins  dont  l'autorité  nous  empêche  de  contredire.  Il  en  ré- 
sulte qu'avec  cette  manière  de  faire,  nous  connaissons  les  causes  ;  i  Z^j 
et  effets  de  mille  choses  qui  n'ont  jamais  existé,  et  que  le  monde  '  ^ 
discute  sur  mille  sujets  dont  le  pour  et  le  contre  sont  aussi  faux  l'un 
que  l'autre  :  «  Le  faux  approche  si  fort  du  vrai,  que  le  saxje  ne  doit 
pas  s'engager  dans  un  défiU  si  dangereux  [Cicéron).  » 

La  vérité  et  le  mensonge  ont  même  physionomie;  le  port,  le  goût, 
les  allures  sont  pareils  :  nous  les  regardons  du  même  œil.  Non  seu- 
lement nous  sommes  lâches  par  le  peu  de  défense  que  nous  impo- 
sons à  la  tromperie,  mais  nous  cherchons  et  nous  nous  convions 
encore  à  nous  y  enferrer;  par  vanité  nous  aimons  à  nous  embrouil-  "' 
1er,  cela  semble  faire  partie  intégrante  de  notre  être. 

Comment  s'accréditent  de  prétendus  miracles.  Autorité 
que  prend  sur  nous  toute  croyance  qui  a  de  nombreux 
adeptes  et  est  éclose  depuis  un  certain  temps  déjà,  ;  que  ne 
va-t-on  au  fond  des  choses?  —  J'ai  vu,  de  mon  temps,  naître 
plusieurs  miracles.  Bien  qu'ils  se  soient  étouffés  dès  l'origine,  nous 

ESSAIS   UE   MONTAIGNE.   —  T.  III.  34 


:i30  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

qu'ils  eussent  pris,  s'ils  eussent  vescu  lenr  aage.  Car  il  n'est  que 
de  Irouuer  le  houf  du  fil,  on  en  desuide  tant  qu'on  veut.  El  y  a  plus 
loing,  de  rien,  à  la  plus  petite  chose  du  monde,  qu'il  n'y  a  de  celle 
là,  iuHpies  à  la  plus  grande.  Or  les  premiers  qui  sont  ahbreuuez 
de  ce  commencement  dostrangetc'',  venans  à  semer  leur  histoire, 
sentent  par  les  oppositions  qu'on  leur  fait,  ou  loge  la  difficulté  de 
la  persuasion,  et  vont  calfeutrant  cet  endroict  de  quelque  pièce 
fauce.  Outre  ce  que,  insita  hominibus  libidine  alendi  de  industrUi 
rumores,  nous  faisons  naturellement  conscience,  de  rendre  ce  qu'on 
nous  a  preste,  sans  quelque  vsure,  et  accession  de  nostre  creu. 
L'erreur  particulière,  fait  premièrement  l'erreur  publique  :  et  à  son 
tour  après,  l'erreur  publique  fait  l'erreur  particulière.  Ainsi  va 
tout  ce  bastiment,  s'estoflant  et  formant,  de  main  en  main  :  de  ma- 
nière que  le  plus  eslongné  tesmoin,  en  est  mieux  instruict  que  le 
plus  voisin  :  et  le  dernier  informé,  mieux  persuadé  que  le  premier. 
C  est  vn  progrez  naturel.  Car  quiconque  croit  quelque  cbose,  es- 
time que  c'est  ouurage  de  charité,  de  la  persuader  à  vn  autre.  Et 
pour  ce  faire,  ne  craint  point  d'adiouster  de  son  inuention,  autant 
qu'il  voit  estre  nécessaire  en  son  compte,  pour  suppléer  à  la  résis- 
tance et  au  defïaut  qu'il  pense  estre  en  la  conception  d'autruy. 
Moy-mesme,  qui  fais  singulière  conscience  de  mentir  :  et  qui  ne  me 
soucie  guère  de  donner  créance  et  authorité  à  ce  que  ie  dis,  m'ap- 
perçoy  toutesfois,  aux  propos  que  i'ay  en  main,  qu'estant  eschaulfé 
ou  par  la  résistance  d'vn  autre,  ou  par  la  propre  chaleur  de  ma 
narration,  ie  grossis  et  enfle  mon  .subiect,  par  voix,  mouuemens, 
vigueur  et  force  de  parolles  :  et  encore  par  extention  et  amplifica- 
tion :  non  sans  interest  de  la  vérité  nayfue.  Mais  ie  le  lais  en  con- 
dition pourtant,  qu'au  premier  qui  me  ramcine,  et  qui  me  demande 
la  vérité  nuë  et  crue  :  ie  quitte  soudain  mon  efTort,  et  la  luy  donne, 
sans  exaggeration,  sans  emphase,  et  remplissage.  La  parole  viue  et 
bruyante,  comme  est  la  mienne  ordinaire,  s'emporte  volontiers  à 
l'hyperbole.  Il  n'est  rien  à  quoy  communément  les  hommes  soyent 
plus  U'ndus,  qu'à  donner  voye  à  leurs  opinions.  Où  le  moyen  ordi- 
naire nous  faut,  nous  y  adiouslons,  le  commaudemi'nl,  la  force,  le 
fer,  et  le  feu.  II  y  a  du  malheur,  d'en  estre  là,  que  la  meilleure 
touche  de  la  vérité,  ce,  soit  la  multitude  des  croyans,  en  vue  presse 
où  les  fols  surpassent  de  tant,  les  sages,  en  nombre.  Quasi  verô 
<{itidquam  nt  lam  rald^,  quàm  nil  snpere  vulgare.  Sanitalis  patroci- 
nium  est,  inxanimiinm  litrba.  C'est  chose  difficile  de  rcsouldre  son 
iugement  contre  les  opinions  communes.  La  première  persuasion 
prinse  du  subiect  mesme,  saisit  les  sifuples  :  de  là  elle  s'espand 


TRADUCTION.  —  LIV.  111,  CH.  XI.  531 

pouvons  prévoir  quels  développements  ils  auraient  pris  si,  arrivés  à 
maturité,  ils  eussent  vécu;  car  il  ne  faut  que  trouver  le  bout  du  fil, 
on  en  dévide  alors  autant  qu'on  veut.  Il  y  a  en  etTet  beaucoup  plus 
loin  de  rien  à  la  plus  petite  chose  du  monde,  que  de  cette  petite 
chose  à  la  plus  grande.  Or  les  premiers  qui  sont  mêlés  aux  com- 
mencements d'une  chose  extraordinaire,  s'apercevant,  par  l'incrédu- 
lité qu'ils  rencontrent  lorsqu'ils  se  mettent  à  conter  leur  histoire,  où  i 
git  la  difficulté  de  persuader, vont étayant  ce  point  faible  de  quelque  1  (\\ 
preuve  fausse,  d'autant,  qu'en  outre  de  ce  que  «  les  hommes  ont  ten- 
dance à  donner  cours  à  des  b7'uUs  incertains  [Tite  Live)  »,  nous  nous 
faisons  naturellement  conscience  de  rendre  avec  usure  ce  qu'on 
nous  a  prêté,  en  y  ajoutant  quelque  peu  de  notre  cru.  L'erreur  que 
nous  commettons  personnellement,  donne  d'abord  naissance  à  celle 
qui  se  propage  dans  le  public;  et  celle-ci,  à  son  tour,  confirme 
l'erreur  individuelle  première.  Ainsi  la  chose  se  forme,  allant  s'af- 
fermissant  par  son  passage  de  main  en  main,  si  bien  que  chaque 
témoin  nouveau  est  mieux  informé  que  celui  dont  il  tient  la  nou- 
velle, et  que  celui  qui  vient  en  dernier  lieu  est  plus  convaincu  que 
le  premier.  C'est  une  progression  naturelle  :  quiconque  croit  quelque»  -s 
chose,  estime  que  c'est  faire  œuvre  de  charité  que  de  convaincre]  '^  / 
quelque  autre;  et,  pour  ce  faire,  il  ne  craint  pas  d'ajouter  de  sa 
propre  invention,  à  ce  qu'il  raconte,  autant  qu'il  juge  nécessaire 
pour  triompher  de  la  résistance  et  du  manque  de  conviction  qu'il 
croit  exister  chez  autrui.  —  Moi-même,  qui  me  fais  un  scrupule  ex- 1  -. 
cessif  de  mentir  et  qui  ne  me  soucie  guère  d'imposer  ce  que  je  dis, 
ou  qu'on  y  croie,  je  constate  cependant  que  lorsque  je  parle  sur  une 
question,  si  je  suis  échauffé  soit  par  la  résistance  de  mon  auditoire, 
soit  par  la  chaleur  même  de  ma  narration,  en  dehors  de  ce  que 
j'ai  à  en  dire  je  grossis,  j'enfle  le  sujet  par  mon  ton  de  voix,  mes 
gestes,  l'accent  et  la  force  de  mes  expressions,  et  même  par  les 
amplifications  et  extensions  que  je  me  permets  non  sans  dommage 
pour  la  vérité  initiale.  Je  ne  le  fais  cependant  qu'avec  cette  restric- 
tion que,  dès  que  quelqu'un  me  rappelle  à  moi-même  et  me  demande 
la  vérité  dans  toute  sa  nudité  et  sa  crudité,  c'en  est  fait  aussitôt  de 
toute  exagération,  je  la  lui  donne  sans  emphase  ni  commentaires. 
Un  langage  vif  et  bruyant,  comme  d'ordinaire  est  le  mien,  se  laisse 
volontiers  aller  à  l'hyperbole.  —  Il  n'est  rien  à  quoi  les  hommes 
soient  plus  généralement  disposés  qu'à  chercher  à  propager  leurs 
opinions;  quand,  à  cet  effet,  les  moyens  babituels  nous  font  défaut, 
nous  y  ajoutons  le  commandement,  la  force,  le  fer  et  le  feu.  C'est 
un  malheur  d'en  être  arrivé  à  ce  que  la  meilleure  preuve  de  la  vé-  i 
rite  d'une  chose,  soit  la  multitude  des  gens  qui  y  croient,  alors  que  ,'  'S 
cette  foule  comprend  tant  de  fous  et  si  peu  de  sages,  «  comme  s'il  ' 
n'y  avait  rien  de  plus  commun  que  de  ne  pas  avoir  de  bon  sens 
{Cicéron).  Belle  autorité  pour  la  sagesse,  qu'une  multitude  de  fous  , 
(S.  Augustin)  ».  Il  est  difficile  de  se  former  un  jugement  ferme, 
qui  soit  à  rencontre  d'opinions  généralement  admises.  Ce  sont  les 
simples  d'esprit  qui,  sur  le  seul  exposé  des  faits,  croient  tout  d'à- 


532     *  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

au\  habiles,  soubs  rautliorité  du  nombre  ol  ancienneté  des  lesmoi- 
^'nages.  Pour  moy,  de  ce  que  ie  n'en  croirois  pas  vd,  ie  n'en  croi- 
rois  pas  cent  vns.  El  ne  iuge  pas  les  opinions,  par  les  ans.  Il  y  a 
peu  de  temps,  (}ue  l'vn  de  nos  Princes,  en  qui  la  goûte  auoit  perdu 
vn  beau  naturel,  et  vne  allègre  composition  :  se  laissa  si  fort  per- 
suader, au  rapport  qu'on  faisoit  des  merueilleuses  opérations  d'vn 
prcstre,  qui  par  la  voyc  des  parolles  et  des  gestes,  guerissoit  toutes 
maladies  :  (juil  fit  vn  long  voyage  pour  l'aller  trouuer  :  et  par  la 
force  de  son  appréhension,  persuada,  et  endormit  ses  iambes  pour 
quelques  heures,  si  qu'il  en  tira  du  seruice,  qu'elles  auoyent  des- 
apris  luy  faire,  il  y  auoit  long  temps.  Si  la  Fortune  eust  laissé 
emmonceler  cinq  ou  six  telles  aduantures,  elles  estoient  capables 
de  mettre  ce  miracle  en  nature.  On  trouua  depuis,  tant  de  sim- 
plesse,  et  si  peu  d'art,  en  l'architecte  de  tels  ouurages,  qu'on  le 
iugea  indigne  d'aucun  chastiement.  Comme  si  feroit  on,  de  la  plus 
part  de  telles  choses,  qui  les  recognoistroit  en  leur  gistc.  Miramur 
ex  interuallo  fallentia.  Nostre  veuë  représente  ainsi  souuent  de 
loing,  des  images  cstrangcs,  qui  s'esuanouyssent  en  s'approchant. 
Nunquam  ad  liquidum  fama  perdiicitw.  C'est  merueille,  de  com- 
bien vains  commencemens,  et  friuoles  causes,  naissent  ordinaire- 
ment si  fameuses  impressions.  Cela  mesmes  en  empesche  l'infor- 
mation. Car  pendant  qu'on  cherche  des  causes,  et  des  fins  fortes,  et 
poisantes,  et  dignes  dvn  si  grand  nom,  on  pert  les  vrayes.  Elles 
eschapent  de  nostre  veuë  par  leur  petitesse.  Et  à  la  vérité,  il  est 
requis  vn  bien  prudent,  attentif,  et  subtil  inquisiteur,  en  telles  re- 
cherches :  indiffèrent,  et  non  préoccupé.  lusques  à  cette  heure, 
tous  ces  miracles,  et  euenemens  estranges,  se  cachent  deuant  moy. 
le  n'ay  veu  monstre  et  miracle  au  monde,  plus  exprès,  que  moy- 
mesme.  On  s'appriuoise  à  toute  estrangeté  par  l'vsage  et  le  temps  : 
mais  plus  ie  me  hante  et  me  cognois,  plus  ma  difformité  m'es- 
lonne  :  moins  ie  m'entens  en  moy.  Le  principal  droict  d'auancer 
et  produire  tels  accidens,  est  reserué  à  la  Fortune.  Passant  auant 
hier  dans  vn  village,  à  deux  lieues  de  ma  maison,  ie  trouuay  la 
place  encore  toute  chaude,  d'vn  miracle  qui  venoil  d'y  faillir  :  par 
lequel  le  voisinage  auoit  esté  amusé  plusieurs  mois,  et  commen- 
roienl  les  prouinces  voisines,  de  s'en  esraouuoir,  et  y  accoiuir  à 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  Cil.  XI.  533 

bord;  puis,  par  rautorité  du  nombre  et  des  témoignages  que  Ton 
lait  remonter  aussi  haut  (lue  possible,  cela  gagne  ceux  qui  ont 
l'esprit  le  plus  ouvorl.  Pour  moi,  quand  Je  ne  crois  pas  quelqu'un 
m'affirmant  une  chose,  je  n'y  croirais  pas  davantage  fussent-ils 
cent  à  me  circonvenir,  et  ce  n'est  pas  par  le  temps  depuis  lequel 
elle  règne  que  je  juge  une  idée. 

Il  y  a  peu  de  temps,  un  de  nos  princes,  en  proie  à  la  goutte  qui 
avait  altéré  son  bon  sens  naturel  et  sa  vigoureuse  santé,  se  laissa  si 
fortement  persuader  par  ce  qu'on  disait  des  cures  merveilleuses 
opérées  par  un  prêtre  qui,  à  l'aide  de  paroles  et  de  gestes,  guérissait 
toutes  les  maladies,  qu'il  lit  un  long  voyage  pour  aller  le  trouver. 
Celui-ci,  par  un  puissant  effet  de  suggestion,  parvint  à  lui  endormir 
son  mal  pour  quel(|ues  heures,  si  bien  que  ses  jambes,  pendant  ce 
court  intervalle,  lui  fournirent  le  service  auquel  elles  ne  satisfaisaient 
plus  depuis  longtemps.  Si  le  hasard  eût  voulu  (jue  cinq  ou  six  aven- 
tures de  ce  genre  se  produisissent,  cela  eût  suffi  pour  accréditer  un 
miracle  de  cette  nature.  On  reconnut  depuis  que  celui  qui  obtenait 
ce  résultat,  y  mettait  tant  de  simplicité  et  si  peu  d'artifice,  qu'on 
ne  jugea  pas  qu'il  y  eût  lieu  de  le  poursuivre  judiciairement.  C'est 
à  cela  qu'on  arriverait  dans  la  plupart  des  cas  semblables,  si  on  les 
examinait  à  fond.  «  Nous  admirons  les  choses  qui  trompent  parleur 
éloignement  {Sénèque)  »  ;  notre  vue  nous  fait  ainsi  souvent  aperce- 
voir au  loin  des  images  qui  nous  semblent  étranges  et  qui  se  ré- 
duisent à  rien,  quand  on  en  approche  :  «  Jamais  la  renommée  ne 
s'en  tient  à  la  vérité  (Quinte-Curce).  » 

La  plupart  d'entre  eux  reposent  sur  des  riens  et  on  se 
perd  à  leur  chercher  des  causes  sérieuses;  le  seul  miracle 
que  Montaigne  ait  constaté,  c'est  lui-même.  — C'est  merveil- 
leux comme  certaines  légendes  des  plus  répandues  tiennent  à  des 
causes  frivoles  et  ont  des  origines  insignifiantes.  C'est  même  là  ce  qui 
empêche  les  informations  d'aboutir:  tandis  qu'on  s'évertue  à  recher- 
cher des  causes  et  des  fins  sérieuses  et  importantes  comme  il  con- 
vient pour  des  choses  de  si  grand  renom,  on  perd  trace  des  vraies 
qui  nous  échappent  pas  leur  petitesse;  pour  aboutir  dans  ces  inves- 
tigations, il  est  certain  <iuil  faut  un  inquisiteur  bien  prudent,  at- 
tentif et  subtil,  qui  n'ait  ni  parti  pris,  ni  préoccupation.  —  Jusqu'à 
présent,  miracles  et  événements  étranges  se  cachent  de  moi  et,  en 
fait  de  monstres  et  de  miracles  bien  caractérisés,  je  n'ai  vu  que 
moi-même.  Avec  l'usage  et  le  temps,  on  se  familiarise  avec  tout  ce 
qui  est  étrange;  malgré  cela,  plus  je  me  tâte  et  me  connais,  plus  ma 
difformité  m'étonne  et  moins  je  me  comprends. 

Histoire  d'un  miracle  bien  près  d'être  accrédité,  qui  ne 
reposait  que  sur  de  simples  plaisanteries.  —  C'est  surtout  le 
hasaid  qui  produit  et  fait  accepter  de  tels  accidents.  —  Passant 
avant-hier  dans  un  village,  à  deux  lieues  de  ma  maison,  je  trouvai 
la  place  encore  toute  chaude  d'un  miracle  qui  venait  d'avorter;  de- 
puis plusieurs  mois  il  amusait  le  voisinage,  et,  des  provinces  voi- 
sines, qui  commençaient  à  s'en  émouvoir,  accouraient  par  grosses 


534  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

grosses  troupes,  de  toutes  qualitez.  Vn  icune  homme  du  lieu,  s'es- 
toit  ioûé  à  contrefaire  vne  nuict  en  sa  maison,  la  voix  d'vn  esprit, 
sans  penser  à  autre  finesse,  qu'à  ioiiir  d'vn  badinage  présent  :  cela 
luy  ayant  vn  peu  mieux  succédé  qu'il  n'esperoit,  pour  eslendre  sa 
farce  à  plus  de  ressorts,  il  y  associa  vne  fille  de  village,  du  tout 
slupidc,  et  niaise  :  et  furent  trois  en  fin,  de  mesme  aage  et  pareille 
suffisance  :  et  de  presches  domestiques  en  firent  des  presches  pu- 
blics, se  cachans  soubs  l'autel  de  l'Église,  ne  parlans  que  de  nuict, 
et  defTendans  d'y  apporter  aucune  lumière.  De  paroles,  qui  ten- 
doient  à  la  conucrsion  du  monde,  et  menace  du  iour  du  ingénient 
(car  ce  sont  subiects  soubs  l'authorité  et  reuerence  desquels,  l'im- 
posture se  tapit  plus  aisément)  ils  vindrent  à  quelques  visions  et 
mouuements,  si  niais,  et  si  ridicules  :  qu'à  peine  y  a-il  rien  si 
grossier  au  ieu  des  petits  enfans.  Si  toutesfois  la  Fortune  y  cusl 
voulu  prester  vn  peu  de  faueur,  qui  sçait,  iusques  où  se  fust  accreu 
ce  battclage?  Ces  panures  diables  sont  à  cette  heure  en  prison;  et 
porteront  volontiers  la  peine  de  la  sottise  commune  :  et  ne  sçay  si 
quelque  iuge  se  vengera  sur  eux,  de  la  sienne.  On  voit  clair  en  cette- 
cy,  qui  est  descouuerte  :  mais  en  plusieurs  choses  de  pareille  qua- 
lité, surpassant  nostre  cognoissance  :  ie  suis  d'aduis,  que  nous 
soustenions  nostre  iugement,  aussi  bien  à  reieter,  qu'à  receuoir. 
Il  s'engendre  beaucoup  d'abus  au  monde  :  ou  pour  dire  plus 
hardiment,  tous  les  abus  du  monde  s'engendrent,  de  ce,  qu'on  nous 
apprend  à  craindre  de  faire  profession  de  nostre  ignorance;  et 
sommes  tenus  d'accepter,  tout  ce  que  nous  ne  pouuons  réfuter. 
Nous  parlons  de  toutes  choses  par  préceptes  et  resolution.  Le  stile 
à  Rome  portoit,  que  cela  mesme,  qu'vn  tesmoin  deposoit,  pour 
Tauoir  veu  de  ses  yeux,  et  ce  qu'vn  iuge  ordonnoit  de  sa  plus  cer- 
taine science,  estoit  conceu  en  cette  forme  de  parler  :  Il  me  semble. 
On  me  faicl  haïr  les  choses  vray-seniblables,  quand  on  me  les 
plante  pour  infaillibles.  l'aime  ces  mots,  qui  amollissent  et  modè- 
rent la  témérité  de  nos  propositions  :  à  l'auanture,  aucunement, 
quelque,  on  dit,  ie  pense,  et  semblables.  Et  si  l'eusse  eu  à  dresser 
des  enfans,  ie  leur  eusse  tant  mis  en  la  bouche,  cette  façon  de  res- 
pondre  :  enquestente,  non  resolutiue  :  Qu'est-ce  à  dire?  ie  ne  l'en- 
tens  pas;  il  pounoit  estre  :  est-il  vray?  qu'ils  eussent  plustost 
gardé  la  forme  d'apprentis  à  soixante  ans,  que  de  représenter  les 
docteurs  à  dix  ans  :  comme  ils  font.  Qui  veut  guérir  de  l'igno- 
rance, il  faut  la  confesser.  Iris  est  fille  de  Thaumantis.  L'admira- 
tion est  fondement  de  toute  philosophie  :  l'inquisition,  le  progrez  : 
l'ignorance,  le  bout.  Voire  dea,  il  y  a  quelque  ignorance  forte  et 
g^'uereuse,  qui  ne  doit  rien  en  honneur  et  en  courage  à  la  science, 
Ignorance  pour  laqut;lle  conceuoir,  il  n'y  a  pas  moins  de  science, 
<iu'à  conceuoir  la  science.  le  vy  en  mon  enfance,  vn  procez  que 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XI.  333 

troupes  des  gens  de  toutes  conditions.  Un  jeune  homme  de  la  loca- 
lité s'était,  pour  se  jouer,  mis  à  contrefaire  une  nuit,  chez  lui,  la 
voix  d'un  esprit,  sans  penser  à  autre  malice  qu'à  badiner  un  mo- 
ment. Cela  lui  ayant  réussi  mieux  qu'il  n'espérait,  afin  de  donner 
plus  de  sel  à  sa  farce,  il  y  associa  une  fille  du  village,  tout  à  fait 
stupide  et  niaise,  puis  finalement  un  troisième  individu,  tous  trois 
de  même  âge  et  aussi  simples  d'esprit;  puis,  transformant  leur  prê- 
che à  domicile  en  prêche  public,  ils  se  cachèrent  sous  l'autel  de  l'é- 
glise, ne  se  révélant  que  la  nuit  et  défendant  qu'on  apportât  de  la 
lumière.  Des  paroles  qui  tendaient  à  la  conversion  du  monde  et 
menaçaient  du  jour  du  jugement  (sujets  qui,  par  l'autorité  qui  s'y 
attache  et  le  respect  qu'ils  commandent,  se  prêtent  le  plus  à  l'impos- 
ture), ils  en  vinrent  à  produire  quelques  visions  et  apparitions,  mais 
si  naïves  et  absurdes,  qu'à  peine  y  a-t-il  rien  de  si  grossier  dans  les 
jeux  des  petits  enfants.  Qui  sait  cependant  à  quel  degré  cette  mauvaise 
plaisanterie  eût  trouvé  créance,  si  le  hasard  s'y  fût  un  peu  prêté?  Ces 
pauvres  diables  sont  à  cette  heure  en  prison  et  porteront  probable- 
ment la  peine  de  la  sottise  commune  ;  je  ne  sais  si  quelque  juge  ne 
se  vengera  pas  sur  eux  de  la  sienne.  Ici,  la  supercherie  ayant  été  dé- 
couverte, on  y  voit  clair;  mais  dans  nombre  de  cas  analogues,  sur 
lesquels  nous  ne  sommes  pas  suffisamment  édifiés,  je  suis  d'avis 
que  nous  réservions  notre  jugement,  aussi  bien  pour  que  contre. 

Tous  les  préjugés  de  ce  monde  viennent  de  ce  que  nous 
ne  voulons  ni  douter,  ni  avouer  notre  ignorance.  —  Il  s'en- 
gendre beaucoup  d'abus  en  ce  monde  ou,  pour  être  plus  catégo- 
rique, tous  les  abus  de  ce  monde  s'engendrent  de  ce  qu'on  nous 
apprend  à  craindre  de  manifester  notre  ignorance,  et  que  nous 
sommes  tenus  d'accepter  tout  ce  que  nous  ne  pouvons  réfuter;  nous 
parlons  de  toutes  choses,  comme  si  c'étaient  des  préceptes  indénia- 
bles que  nous  émettons.  L'usage,  à  Rome,  voulait  que  ce  dont  un 
témoin  déposait  pour  l'avoir  vu  de  ses  yeux  et  ce  qu'un  juge  pres- 
crivait avec  toute  la  certitude  que  lui  donnait  sa  science,  fussent 
énoncés  sous  cette  forme  :  «  Il  me  semble  ».  On  me  porte  à  haïr  les 
choses  les  plus  vraisemblables,  quand  on  me  les  impose  comme 
infaillibles;  j'aime  ces  expressions  :  Peut-être,  —  En  quelque  sorte, 
—  On  dit,  —  Je  pense,  et  autres  semblables  qui  atténuent  et  mo-  ' 
dèrent  la  témérité  de  nos  propos;  et,  si  j'avais  eu  à  élever  des  en- 
fants, je  leur  eusse  si  bien  inculqué  cette  façon  de  répondre  dubita- 
tive et  non  tranchante  :  Qu'est-ce?  —  Je  ne  saisis  pas,  —  Il  se  pour- 
rait, —  Est-il  vrai?  qu'ils  auraient  semblé  plutôt  des  apprentis  à 
soixante  ans,  que  des  docteurs  à  dix,  comme  cela  est  aujourd'hui. 
Qui  veut  guérir  de  son  ignorance,  doit  l'avouer.  '  (^ 

Iris  est  fille  de  Thaumantis  ;  l'admiration  est  la  base  de  toute  phi-  ^ 
losophie;  l'investigation  est  la  source  du  progrès,  l'ignorance  l'ar- 
rête net.  Et  cependant,  il  y  a  une  certaine  ignorance  forte  et  géné- 
reuse qui,  sous  le  rapport  de  l'honneur  et  du  courage,  ne  le  cède  en 
rien  à  la  science  ;  ignorance  qui,  pour  se  produire,  n'exige  pas  moins 
de  savoir  que  pour  faire  montre  de  science.  J'ai  vu,  dans  mon  en- 


î>36  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

Corras  conseiller  de  Thoulouze  fil*  imprimer,  d'vn  accident  es- 
trange:  de  deux  hommes,  qui  se  piesenloient  l'vn  pour  l'autre  :  il 
me  souuienl,  «'t  ne  mesoiuiient  aussi  d'autre  chose,  qu'il  me  sembla 
auoir  rendu  l'imposture  de  celuy  qu'il  iugea  coulpable,  si  merueil- 
leuse  cl  excédant  de  si  loing  nostre  cognoissance,  et  la  sienne,  qui 
estoit  iuge,  que  ie  trouuay  beaucoup  de  hardiesse  en  l'arrest  qui 
lauoil  condamné  à  estic  pendu.  Reccuons  quelque  forme  d'arresl 
qui  die  :  La  Cour  n'y  entend  rien;  plus  librement  et  ingenuément, 
que  ne  firent  les  Areopagites  :  lesquels  se  trouuans  pressez  d'vne 
cause,  qu'ils  ne  pouuoient  desuelopper,  ordonnèrent  que  les  parties 
en  viendroient  à  cent  ans.  Les  sorcières  de  mon  voisinage,  cou- 
rent hazard  de  leur  vie,  sur  l'aduis  de  chasque  nouuel  aulheur,  qui 
vient  donner  corps  à  leurs  songes.  Pour  accommoder  les  exemples 
que  la  diuine  parolle  nous  ofTre  de  telles  choses;  très-certains  et 
irréfragables  exemples;  et  les  attacher  à  nos  euenemens  moder- 
nes :  puis(|ue  nous  n'en  voyons,  ny  les  causes,  ny  les  moyens  :  il  y 
faut  autre  engin  que  le  nostre.  Il  appartient  à  l'auanture,  à  ce  seul 
tres-puissant  tesmoignage,  de  nous  dire  :  Cettuy-cy  en  est,  et  celle- 
là  :  et  non  cet  autre.  Dieu  en  doit  estre  creu  :  c'est  vrayement  bien 
raison.  Mais  non  pourtant  vn  d'entre  nous,  qui  s'estonne  de  sa  pro- 
pre narration  Cet  noccssairomonl  il  s'en  eslonne,  s'il  n'est  hoi^s  du 
sens)  soit  qu'il  l'employé  au  lairt  d'autruy  :  soit  q\\"\\  reujploye 
contre  soy-mesme.  le  .suis  lourd,  et  me  tiens  vn  peu  au  massif,  et 
au  viay-semblable  :  euitant  les  reproches  anciens.  Maiorem  fidem 
huminex  adhihent  ijs  qute  non  intelligunl.  Cupidine  humaui  ingenij 
lihetUiiis  obscura  creduntur.  le  vois  bien  qu'on  se  couirouce  :  et  me 
deffend-on  d'en  doubler,  sur  peine  d'iniui-es  exécrables.  Nouuelle 
façon  de  persuader.  Pour  Dieu  mercy.  Ma  créance  ne  se  manie  pas 
à  coups  de  i>oing.  Qu'ils  gourmandcnt  ceux  qui  accu.sent  de  faucel/* 
leur  opinion  :  ie  ne  l'accuse  que  dr  difficulté  et  de  hardiesse.  El 
condamne  raffirmalion  opposite,  egallemenl  aucc  eux  :  sinon  si  im- 
perieusemenl.  Qui  eslablil  son  discour-s  par  brauerie  ««l  commaode- 
mnil,  montre  que  la  raÎMon  y  est  foible.  Pour  vne  altercation  ver- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  LU.  XI.  537 

faiice,  le  compte  rendu  d'un  procès  que  Corras,  conseiller  au  parle- 
ment de  Toulouse,  fit  imprimer  et  qui  portait  sur  ce  fait  étrange  de 
deux  hommes  qui  se  donnaient  tous  deux  pour  un  même  individu. 
Il  me  souvient  (et  je  ne  me  souviens  que  de  cela)  qu'il  me  parut 
avoir  démontré  que  l'imposture  de  celui  qu'il  déclarait  coupable  était 
si  étonnante,  dépassait  tant  ce  que  pouvait  en  démêler  notre  en- 
tendement et  aussi  le  sien,  à  lui  qui  était  juge,  que  je  trouvais  bien 
hardi  l'arrêt  par  lequel  il  fut  condamné  à  être  pendu.  Nous  de- 
vrions admettre  des  arrêts  rendus  en  cette  forme  :  «  La  cour  n'y 
comprend  rien  »  ;  ils  témoigneraient  encore  plus  de  liberté  et  de 
bon  sens  que  les  juges  de  l'Aréopage  qui,  ayant  à  prononcer  dans 
une  cause  qu'ils  ne  parvenaient  pas  à  approfondir,  ordonnèrent  que 
les  parties  se  représenteraient  dans  cent  ans. 

De  ce  que  les  livres  saints  nous  relatent  des  miracles,  il 
n'en  faut  pas  conclure  qu'il  doive  s'en  opérer  de  nouveaux 
de  notre  temps.  —  Les  sorcières  dans  mon  pays  courent  risque 
de  la  vie,  chaque  fois  que  les  dénonce  quelqu'un  qui  vient  attester 
que  ce  qu'elles  ont  rêvé  s'est  réalisé.  —  Nos  livres  sacrés,  qui  re- 
produisent la  parole  divine,  renferment  eux  aussi  des  prédictions 
semblables  (celles-ci  certaines  et  irrécusables);  pour  en  faire  ap- 
plication aux  événements  modernes,  comme  nous  n'en  di.stinguons 
pas  les  causes  et  ne  savons  par  quels  moyens  ils  se  réaliseront, 
il  faut  une  autre  intelligence  que  la  nôtre,  et  il  n'appartient  peut- 
être  qu'à  ce  seul  et  omnipotent  témoignage  de  nous  éclairer  et  de 
nous  dire  :  «  C'est  à  celui-ci,  à  celui-là,  et  non  à  tel  autre  que  ceci 
s'applique.  »  Dieu  doit  assurément  être  cru;  mais  non  le  premier 
venu  qui  s'étonne  de  son  propre  récit  (et  nécessairement  il  s'en 
étonne,  quand  le  fait  dépasse  la  portée  de  nos  sens),  soit  qu'il  parle 
de  faits  imputés  à  autrui,  soit  qu'il  s'accuse  lui-même. 

Montaigne  n'admet  pas  qu'on  maltraite  personne  parce 
qu'il  a  des  opinions  contraires  aux  nôtres.  —  Je  suis  lourd 
d'esprit  et  m'en  tiens  un  peu  à  ce  qui  a  corps  et  est  vraisemblable, 
évitant  sur  ce  point  le  défaut  déjà  signalé  par  les  anciens  :  «  Les 
hommes  sont  portés  à  ajouter  foi  à  ce  qu'ils  ne  comprennent  pas;  — 
Vesprit  humain  est  disposé  à  croire  plus  aisément  ce  qui  est  obs- 
cur [Tacite).  »  Je  vois  bien  qu'on  se  courrouce  et  qu'on  m'interdit  le 
doute  sous  peine  des  pires  injures,  c'est  là  un  nouveau  procédé  de 
persuasion.  Mais,  Dieu  merci,  ce  n'est  pas  à  coups  de  poing  qu'on  ! 
peut  imprimer  une  direction  à  ma  manière  de  voir.  J'admets  que 
ceux  auxquels  on  vient  à  reprocher  qu'une  opinion  qu'ils  émettent 
est  entachée  de  fausseté  se  révoltent  contre  une  semblable  appré- 
ciation; pour  moi,  quand  je  ne  partage  pas  une  opinion,  je  me 
borne  à  la  trouver  hardie  et  difficile  à  admettre.  Comme  tout  le 
.monde,  je  condamne  les  affirmations  contraires  aux  miennes,  mais 
sur  un  ton  qui  n'a  rien  d'.impérieux.  Celui  qui  pour  prouver  ce  qu'il 
soutient,  se  montre  arrogant  et  autoritaire,  montre  que  chez  lui  la 
raison  ne  tient  pas  grande  place.  Tant  qu'il  ne  s'agit  que  d'une 
simple  discussion    sur  les  mots,  telle  qu'il  s'en  produit  dans  les 


i^^ 


l^ 


538  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

I»ale  «^t  srholastiqiie,  qu'ils  ayonl  aulaul  d'apparence  quo  leurs 
(•onlradicleui-s.  Videanlur  sanè,  Jion  affirmentur  modo.  Mais  en  la 
conséquence  effectuelle  qu'ils  en  tirent,  ceux-cy  ont  bien  de  lauan- 
lagc.  A  tuer  les  gens  :  il  faut  vne  clairlé  lumineuse  et  nette.  Et 
e^l  nostre  vie  trop  réelle  et  essentielle,  pour  garantir  ces  accidens,  • 
supernaturels  et  fantastiques.  Quant  aux  drogues  et  poisons,  ie  les 
mets  hors  de  mon  conte  :  ce  sont  homicides,  et  de  la  pire  espèce. 
Toutesfois  en  cela  mesme,  on  dit  qu'il  ne  faut  pas  tousiours  s'ar- 
rester  à  la  propre  confession  de  ces  gens  icy.  Car  on  leur  a  veu  par 
fois  s'accuser  d'auoir  tué  des  personnes,  qu'on  trouuoit  saines  et  vi-  i 
uantes.  En  ces  autres  accusations  extrauagantes,  ie  dirois  volon- 
tiers; que  c'est  bien  assez;  qu'vn  homme,  quelque  recommcndation 
qu'il  aye,  soit  creu  de  ce  qui  est  humain.  De  ce  qui  est  hors  de  sa 
conception,  et  d'vn  efîect  supernaturel  :  il  en  doit  estre  creu,  lors 
seulement,  qu'vne  approbation  supernaturelle  l'a  authorisé.  Ce  • 
priuilege  qu'il  a  pieu  à  Dieu,  donner  à  aucuns  de  nos  tesmoigna- 
ges,  ne  doit  pas  estre  auily,  et  communiqué  légèrement.  l'ay  les 
oreilles  battues  de  mille  tels  contes.  Trois  le  virent  vn  tel  iour,  en 
leuant  :  trois  le  virent  lendemain,  en  occident  :  à  telle  heure,  tel 
lieu,  ainsi  vestu  :  certes  ie  ne  m'en  croirois  pas  moy-mesme.  Com-  - 
bien  trouué-ie  plus  naturel,  et  plus  vray-semblable,  que  deux  hom- 
mes mentent  :  que  ie  ne  fay  qu'vn  homme  en  douze  heures,  passe, 
quant  et  les  vents,  d'orient  en  occident?  Combien  plus  naturel  que 
nostre  entendement  soit  emporté  de  sa  place,  par  la  volubilité  de 
notre  esprit  détraqué;  que  cela,  qu'vn  de  nous  soit  enuolé  sur  vn 
balay,  au  long  du  tuiau  de  sa  cheminée,  en  chair  et  en  os,  par  vn 
esprit  estranger?  Ne  cherchons  pas  des  illusions  du  dehors,  et  in- 
cogneuës  :  nous  qui  sommes  perpétuellement  agitez  d'illusions 
domestiques  et  nostres.  Il  me  semble  qu'on  est  pardonnable,  de 
mescroire  vne  merueille,  autant  au  moins  qu'on  peut  en  deslourner  •'« 
et  elidcr  la  vérification,  par  voye  non  mcrueilleuse.  El  suis  l'aduis 
de  S,  Augustin  :  qu'il  vaut  mieux  pancher  vers  le  doute,  que  vers 
l'asseurance,  es  choses  de  difficile  preuue,  et  dangereuse  créance. 
Il  y  a  quebjues  années,  <]\iv  ie  passay  par  les  teri'es  d'vn  Prince 
souuerain  :  lequel  <;n  ma  laueur,  et  pour  rabattre  mon  incredn-  . 
lilé,  me  (il  cette  grâce,  de  me  faire  voir  en  .sa  présence,  en  lieu 
particulier,  dix  ou  douze  prisonniers  de  ce  genre;  et  vne  vieille 


u/ 


TRADUCTION.  -  LIV.  111,  CH.  XI.  o3W 

écoles,  les  arguments  des  uns  peuvent  présenter  autant  d'apparence 
de  vérité  que  ceux  des  autres  «  pourvu  qu'ils  discutent  la  vraisem- 
blance et  n'affirment  pas  {Cicéron)  »  ;  mais  lorsqu'on  en  vient  à  trai- 
ter des  effets  qui  en  sont  la  conséquence,  ceux  qui  conservent  leur 
calme  ont  bien  de  l'avantage. 

Pourquoi  ôter  la  vie  aux  sorciers  pour  se  défendre  con- 
tre de  prétendus  actes  surnaturels?  la  plupart  du  temps 
les  accusations  portées  contre  eux  sont  sans  fondement. 
—  Pour  en  arriver  à  tuer  les  gens  accusés  de  sorcellerie,  il  faut  ' 
avoir  une  clarté  bien  vive  et  bien  nette  des  griefs  qui  leur  sont  im- 
putés; la  vie  humaine  est  une  réalité  trop  incontestable,  pour  être  I 
prise  en  garantie  des  faits  surnaturels  et  fantastiques  qu'on  leur 
prête.  —  Il  n'est  pas  ici  question  de  ceux  qui  font  emploi  de  drogues 
et  de  poisons,  ce  sont  des  homicides  de  la  pire  espèce;  et  cepen- 
dant, même  dans  ce  cas,  il  ne  faut  pas,  dit-on,  toujours  croire  à 
leurs  aveux:  on  en  a  vu  s'accuser  parfois  d'avoir  tué  des  personnes 
qu'on  retrouvait  vivantes  et  bien  portantes.  —  Quant  à  ces  autres 
accusations  extravagantes  qu'on  voit  se  produire  contre  ces  pré- 
tendus sorciers,  je  dirai  volontiers  que  c'est  déjà  bien  assez  qu'un 
homme,  si  recommandable  qu'il  soit,  soit  cru  quand  ce  qu'il  dit  est  ! 
naturel  ;  et  que,  lorsqu'il  s'agit  de  choses  surnaturelles,  au-dessus 
de  ce  que  nous  pouvons  comprendre,  il  ne  doit  l'être,  qu'autant 
qu'il  a  reçu  du  ciel  qualité  à  cet  effet.  Ce  privilège  qu'il  a  plu  à 
Dieu  d'attacher  à  certains  de  nos  témoignages,  ne  doit  pas  être 
avili  en  en  usant  à  la  légère.  J'ai  eu  les  oreilles  rebattues  de  mille 
contes  tels  que  ceux-ci  :  «  Trois  personnes  l'ont  vii  tel  jour  au 
levant;  trois  autres  l'ont  vu  le  lendemain  à  l'occident;  à  telle  heure, 
en  tel  lieu,  il  était  habillé  de  telle  sorte  »  ;  si  bien  que  j'arriverafs  à 
ne  pas  m'en  croire  moi-même.  Combien  je  trouve  plus  naturel  et 
plus  vraisemblable  que  deux  hommes  mentent,  que  le  fait  d'un 
autre  qui,  en  douze  heures  de  temps,  porté  par  les  vents,  serait 
passé  d'orient  en  occident;  il  est  bien  plus  naturel  que  notre  en- 
tendement soit  déplacé,  emporté  par  le  tourbillon  d'idées  de  notre 
esprit  détraqué,  plutôt  que  l'un  de  nous,  en  chair  et  en  os,  ne  s'en- 
vole sur  un  balai,  le  long  du  tuyau  de  sa  cheminée,  parce  qu'un 
esprit  étranger  s'est  emparé  de  lui!  Ne  cherchons  pas  des  illusions 
venant  du  dehors  et  qui  nous  soient  inconnues,  alors  que  perpé- 
tuellement nous  sommes  agités  par  d'autres  qui  nous  sont  propres 
et  existent  en  nous.  Il  me  semble  qu'on  est  excusable  de  ne  pas  croire  * 
un  miracle,  au  moins  quand  il  est  possible  de  le  démasquer  et  de  j  .  </  , 
l'expliquer  par  des  raisons  plausibles,  et  je  suis  de  l'avis  de  saint  •  V_y 
Augustin  :  «  qu'il  vaut  mieux  incliner  vers  le  doute  que  vers  l'assu- 
rance, dans  ce  qui  est  difficile  à  prouver  et  dangereux  de  croire  ». 

Il  est  très  porté  à  penser  que  ces  gens  ont  Timagination 
malade  et  sont  fous  plutôt  que  criminels.  —  11  y  a  quelques 
années,  je  passais  sur  le  territoire  d'un  prince  souverain  qui,  pour 
rabattre  mon  incrédulité,  me  fit  la  faveur  de  me  montrer,  en  sa 
présence,  enfermés  dans  un  local  spécial,  dix  ou  douze  prisonniers 


r>JO  KSSAIS  DE  MONTAIGNE. 

entre  aiilros,  viaviiioiil  l)ifii  sorcière  en  laideur  et  dcfoi mile,  Ires- 
fameuse  de  lonj^^ie  main  en  eclte  profession,  le  vis  et  preuues,  et 
libres  confessions,  et  ie  ne  sçay  quelle  manpie  insensible  sur  cette 
misérable  vieille  :  et  menquis,  et  parlay  tout  mon  saoul,  y  appor- 
tant la  plus  saine  attention  que  ie  peusse  :  et  ne  suis  pas  homme 
qui  me  laisse  guère  garroler  le  ingénient  par  préoccupation.  En 
lin  et  en  conscience,  ie  leur  eusse  plustost  ordonné  de  lellebore  que 
de  la  cigiu'.  Captisqae  res  magis  mentibus,  quàm  consceleratis  similis 
visa.  Lu  iustice  a  ses  propres  corrections  pour  telles  maladies. 
Quant  aux  oppositions  et  arguments,  que  des  honnestes  hommes 
m'ont  faicl,  et  là,  et  souuent  ailleurs  :  ie  n'en  ay  point  senty,  qui 
m'attachent  :  et  qui  ne  souffrent  solution  tousiours  plus  vray-sem- 
blable,  que  leurs  conclusions.  Bien  est  vray  que  les  preuties  et  rai- 
sons qui  se  fondent  sur  l'expérience  et  sur  le  faict  :  celles-là,  ie  ne 
les  desnouë  point;  aussi  n'ont  elles  point  de  bout  :  ie  les  tranche 
souuent,  comme  Alexandre  son  nœud.  Apres  tout  c'est  mettre  ses 
coniectuies  à  bien  haut  prix,  que  d'en  faire  cuire  vn  homme  tout 
vif.  On  recite  par  diuers  exemples  (et  Prestantius  de  son  père) 
quassoupy  et  endonny  bien  plus  lourdement,  que  d'vn  parfaict 
sounneil  :  il  fantasia  estre  iument,  et  seruir  de  sommier  à  des  sol- 
dats :  et,  ce  qu'il  fantasioit,  il  Testoit.  Si  les  sorciers  songent  ainsi 
matériellement  :  si  les  songes  par  fois  se  peuuent  ainsin  incorporer 
en  efîects  :  encore  ne  croy-ie  pas,  que  nostre  volonté  en  fust  tenue 
à  la  iustice.  Ce  que  ie  dis,  comme  celuy  qui  n'est  pas  iuge  ny  con- 
seiller des  Koys;  ny  s'en  estime  de  bien  loing  digne  :  ains  honmie 
du  commun  :  nay  et  voiié  à  l'obcïssance  de  la  raison  publique,  et 
en  ses  faicts,  et  en  ses  dicts.  Qui  mettroil  mes  resueries  en  conte, 
au  preiudice  de  la  plus  cheliue  loy  de  son  village,  ou  opinion,  ou 
coustiune,  il  se  feroit  grand  tort,  et  encores  autant  à  moy.  (-ar  en 
ce  que  ie  dy,  ie  oc  pleuuis  autre  certitude,  sinon  que  c'est  ce,  que 
lors  i'en  auoy  en  la  pensée.  Pensée  tumultuaire  et  vacillante.  C'est 
par  manière  de  deuis,  que  ie  parle  de  tout,  et  de  rien  par  manière 
d'adiiis.  Nec  me  }iudet,  vt  istos,  faieri  nescire  quod  nesciam.  le  ne 
scrois  pas  si  liaidy  à  parler,  s'il  m'appartenoit  d'en  estre  creu.  Et 
fut,  ce  que  ie  respondis  à  vn  grand,  ^\m  se  plaignoit  de  l'aspreté  et 
«ontention  dr'  mes  enliorlemcns.  Vous  sentant  bandé  et  préparé 
d'vnc  part,  ie  vous  propose  l'autre,  de  tout  le  soing  que  ie  puis  : 
pour  esclarcir  voslre  ingénient,  non  pour  l'obliger.  Dieu  tient  vos 
courages,  et  vous  fournira  de  choix.  le  ne  suis  pas  si  présomp- 
tueux, de  désirer  .seulement,  que  mes  opinions  donnassent  pente,  à 
chose  de  telle  importance.  Ma  fortune,  ne  les  a  pas  dressées  à  si 


TRADUCTION.  —  IJV.  III,  CH.  XI.  541 

do  ce  genre,  parmi  lesquels  une  vieille  femme,  vraie  sorcière  par 
sa  laideur  et  sa  difformité  et  très  fameuse,  depuis  longtemps,  en 
ce  métier.  Je  vis  des  preuves,  des  aveux  qu'elle  avait  faits  sponta- 
nément, et  je  ne  sais  trop  quel  stigmate  indélébile  sur  cette  mal- 
heureuse. Je  m'enquis,  je  questionnai  tout  à  mon  aise,  y  apportant 
toute  l'attention  que  Je  pouvais,  car  je  ne  suis  pas  homme  dont  le 
jugement  se  laisse  beaucoup  influencer  par  des  préventions.  Fina- 
lement, je  leur  eusse  en  conscience  administré  de  l'ellébore  plutôt 
que  de  la  ciguë,  «  leur  cas  me  paraissant  plus  voisin  de  la  fulie  que 
du  crime  (Tite  Live)  ».  Pour  traiter  ces  maladies,  la  justice  a  des 
moyens  qui  lui  sont  propres.  Quant  aux  objections  et  arguments 
que  les  gens  de  bonne  foi  m'ont  présentés  là  et  souvent  ailleurs,  je 
n'en  ai  pas  trouvé  de  concluants  et  qui  n'eussent  comporté  des  so- 
lutions autres,  chaque  fois  plus  vraisemblables  que  les  leurs.  Il  est 
vrai  que  les  preuves  et  les  raisonnements  basés  sur  les  faits  et  l'ex- 
périence, je  ne  les  dénoue  pas  ;  du  reste  ils  n'ont  pas  de  bout  :  je 
les  tranche  souvent  comme  Alexandre  fit  du  nœud  gordien.  Après 
tout,  c'est  mettre  ses  conjectures  à  bien  haut  prix,  que  d'y  trouver 
raison  de  faire  brûler  un  homme  tout  vif. 

Prestantius  dit  de  son  père  (et  on  cite  d'autres  exemples),  qu'as- 
soupi et  endormi  plus  lourdement  que  par  l'effet  d'un  profond  som- 
meil, il  s'imagina  être  une  jument  et  servir  de  bête  de  somme  à 
des  soldats;  et  ce  qu'il  s'imaginait  être,  il  l'était  réellement.  Si  les 
sorciers  peuvent  avoir  des  songes  qui  sont  des  réalités,  et  si  parfois 
les  songes  peuvent  se  manifester  par  des  effets,  je  ne  crois  cepen- 
dant pas  que  notre  volonté  en  soit  responsable  devant  la  justice. 
—  J'en  parle  comme  quelqu'un  qui  n'est  pas  juge,  ne  siège  pas 
dans  les  conseils  des  rois  et  s'estime  bien  loin  d'en  être  digne, 
mais  en  homme  du  peuple,  dressé  et  voué  à  s'en  rapporter  au  sens 
commun  dans  ses  actes  et  ses  paroles.  Qui  tiendrait  compte 
de  mes  rêveries  pour  se  mettre  en  opposition  avec  la  moindre  loi  \ 
de  son  village,  avec  une  opinion,  une  coutume  existantes,  se  ferait  \ 
grand  tort,  et  m'en  ferait  un  non  moins  considérable;  car  de  ce  i 
que  je  dis,  je  ne  garantis  rien,  sinon  que  c'est  ce  que  j'avais  en 
tête,  sous  une  forme  confuse  et  incertaine,  quand  je  l'ai  écrit.  C'est 
ici  comme  une  sorte  de  conversation  où  je  parle  de  tout,  et  ce 
ne  sont  nullement  des  avis  que  j'émets  :  «  Je  n'ai  pas,  comme 
tant  d'autres,  honte  d'avouer  que  j'ignore  ce  que  je  ne  sais  pas  {Ci-  \ 
ccron)  »;  je  ne  serais  pas  si  hardi  dans  mes  propos  si  j'étais  de 
ceux  que  l'on  doit  croire,  et  c'est  ce  que  j'ai  répondu  une  fois  à  un 
grand  personnage  qui  se  plaignait  de  l'âpreté  et  de  l'insistance  de 
mes  conseils  :  <c  Je  vois  que  vous  êtes  tout  disposé  à  prendre  parti 
dans  un  sens,  je  vous  soumets  l'autre  de  mon  mieux  pour  éclairer 
votre  jugement,  mais  non  pour  le  contraindre;  Dieu  qui  dis- 
pense le  courage,  vous  mettra  à  même  de  choisir.  »  Je  ne  suis  pas 
présomptueux  au  point  de  seulement  désirer  que  ce  que  j'en  pense, 
puisse  faire  pencher  d'un  côté  plutôt  que  d'un  autre  dans  des 
questions  de  cette  importance;  ma  situation  ne  m'a  pas  habitué  à 


:;42  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

puissaiilos  et  si  csleut''cs  conclusions.  Certes,  i'ay  non  seulement 
des  complexions  en  grand  nombre  :  mais  aussi  des  opinions  assez, 
desquelles  ic,  dégoulcrois  volontiers  mon  fils,  si  i'en  auois.  Quoy?  si 
les  plus  vrayes  ne  sont  pas  tousiours  les  plus  commodes  à  l'homme; 
tant  il  est  de  saunage  composition.      A  propos,  ou  hors  de  propos, 
il  niniporte.  On  dit  en  Italie  en  commun  prouerhe,  que  ccluy-là  ne 
cognoist  pas  Venus  en  sa  parfaicte  douceur,  qui  n'a  couché  auec  la 
boiteuse.  La  fortune,  ou  quelque  particulier  accident,  ont  mis  il  y 
a  long  temps  ce  mot  en  la  bouche  du  peuple;  et  se  dict  des  masles 
comme  des  femelles.  Car  la  Royne  des  Amazones,  respondit  au 
Scythe  qui  la  conuioit  à  l'amour,  iptaxa  x'^Xb;  oiçet",  le  boiteux  le 
faict  le  mieux.  En  cette  republique  féminine,  pour  fuir  la  domina- 
tion des  masles,  elles  les  stropioient  dés  l'enfance,  bras,  iambes, 
et  autres  membres  qui  leur  donnoient  auantage  sur  elles,  et  se 
seruoient  d'eux,  à  ce  seulement,  à  quoy  nous  nous  semons  d'elles 
par  deçà.  l'eusse  dit,  que  le  mouuement  détraqué  de  la  boiteuse, 
apportast  quelque  nouueau  plaisir  à  la  bcsoigne,  et  quelque  poincte 
de  douceur,  à  ceux  qui  l'essayent  :  mais  ie  viens  d'apprendre,  que 
mesme  la  philosophie  ancienne  en  a  décidé.  Elle  dict,  que  les 
iambes  et  cuisses  des  boiteuses,  ne  receuans  à  cause  de  leur  im- 
perfection, l'aliment  qui  leur  est  deu,  il  en  aduient  que  les  parties 
génitales,  qui  sont  au  dessus,  sont  plus  plaines,  plus  nourries,  et 
vigoureuses.  Ou  bien  que  ce  défaut  empcschant  lexercice,  ceux  qui 
en  sont  entachez,  dissipent  moins  leurs  forces,  et  en  viennent  plus 
entiers  aux  ieux  de  Venus.  Qui  est  aussi  la  raison,  pourquoy  les 
Grecs  descrioient  les  tisscrandes,  d'estre  plus  chaudes,  que  les  autres 
femmes  :  à  cause  du  mestier  sédentaire  qu'elles  font,  sans  grand 
exercice  du  corps.  Dequoy  ne  pouuons  nous  raisonner  à  ce  prix-là? 
De  celles  icy,  ic  pourrois  aussi  dire;  que  ce  tremoussemeni  que 
leur  ouurage  leur  donne  ainsin  assises,  les  esueille  et  sollicite  : 
comme  faict  les   dames,  le  croulemcnt  et  tremblement  de  leurs 
coches.      Ces  exemples,  seruent-ils  pas  à  ce  que  ie  disois  au  com- 
mencement :  Que  nos  raisons  anticipent  sonnent  l'effect,  et  ont 
l'cstcnduë  de  leur  iurisdiction  si  inlinie,  ([u'clles  iugcnt  et  s'exer- 
cent en  l'inanité  mesme,  et  au  non  estrc?  Outre  la  flexibilité  de 
noslre  inuention,  à  forger  des  raisons  à  toutes  sortes  de  songes  ; 
noslre  imagination  se  frouue  pareillement  facile,  à  receuoir  des  im- 
pressions df  la  faucelé,  pai-  bien  friuoles  apparences.  Car  par  la 
seule  authorité  de  l'vsage  ancien,  et  publique  de  ce  mot  :  ie  nu- 


TUADUCTIOiN.  —  LIV.  III,  CH.  XI.  5i;] 

aboulh-  à  de  si  hauts  et  si  considérables  résultats.  Je  reconnais 
avoir  nombre  de  travers  d'esprit  et  aussi  de  manières  de  voir,  dont 
volontiers  je  chercherais  à  dégoûter  mon  fils  si  j'en  avais  un;  et  de 
fait,  ce  qui  est  vrai  n'est  pas  toujours  chez  l'homme  ce  dont  il 
s'accommode  le  mieux,  tant  il  est  de  bizarre  composition. 

Réflexions  sur  un  proverbe  italien  qui  attribue  aux  boi-  ^  "' 
teux  des  deux  sexes  plus  d'ardeur  aux  plaisirs  de  Ta- 
mour.  —  A  ce  propos,  et  cela  ne  s'y  rattacherait-il  pas,  peu  im- 
porte, un  proverbe  très  répandu  en  Italie  dit  que  celui  qui  n'a  pas 
couché  avec  une  boiteuse,  ne  connaît  pas  Vénus  dans  ce  qu'elle  a 
de  plus  doux.  Le  hasard  ou  quelque  fait  particulier  a,  il  y  a  bien 
longtemps,  introduit  ce  dicton  dans  le  peuple;  il  s'applique  aux 
hommes  comme  aux  femmes,  car  la  reine  des  Amazones  répondit 
à  un  Scythe  qui  la  conviait  à  l'amour  :  «  Ce  sont  les  boiteux  qui  le 
font  le  mieux  [Théocrite).  »  Dans  cette  république  féminine,  pour 
éviter  que  les  mâles  ne  s'emparassent  du  pouvoir,  on  leur  estropiait 
dès  l'enfance  les  bras,  les  jambes  et  autres  membres  qui  leur  don- 
naient avantage  sur  la  femme,  qui  ne  se  servait  d'eux  que  pour  le 
surplus  dont  nous  usons  d'elle.  J'eusse  émis  comme  raison  de  cette 
supériorité,  que  le  mouvement  détraqué  d'une  boiteuse  peut  pro- 
curer un  plaisir  nouveau  dans  les  rapports  sexuels  que  l'on  a  avec 
elle  et  accentuer  la  jouissance  chez  ceux  qui  en  essayent;  mais  je 
viens  de  trouver  que  les  philosophes  anciens  ont  déjà  élucidé  la 
question  et  posent  que  chez  une  boiteuse,  les  jambes  et  les  cuisses 
ne  se  nourrissant  pas,  par  suite  de  son  infirmité,  comme  cela  de- 
vrait être,  il  en  résulte  que  les  parties  génitales  placées  plus  haut 
sont  mieux  nourries,  se  développent  davantage  et  deviennent  plus 
vigoureuses;  ou  encore  que  ce  défaut  empêchant  de  prendre  de 
l'exercice,  ceux  qui  en  sont  atteints  dépensent  moins  leur  force  et 
en  sont  mieux  disposés  pour  les  jeux  de  Vénus.  C'est  cette  même 
raison  qui  faisait  que  les  Grecs  reprochaient  aux  tisserandes  d'ê- 
tre plus  ardentes  que  les  autres  femmes,  parce  que  le  métier 
qu'elles  font  les  empêche,  elles  aussi,  de  prendre  un  exercice  suf- 
fisant. S'il  en  est  ainsi,  de  tels  raisonnements  peuvent  nous  me- 
ner loin,  et  je  pourrais  ajouter  au  sujet  de  ces  dernières  que  le 
trémoussement  continu  que  leur  occasionne  leur  travail  quand  elles 
sont  assises,  les  éveille  et  les  sollicite,  comme  il  arrive  aux  dames  ^  J-^T^ 

par  suite  de  l'ébranlement  et  de  l'agitation  de  leurs  carrosses.  r       <s  ^       . 

L'esprit  humain   admet  comme   raisons    les  choses  les   C  ; 
plus  chimériques;  souvent  on  explique  un  même  effet  par 
des  causes  opposées.  —  Ces  exemples  ne  confirment-ils  pas  ce  /  i    \ 
({ue  je  disais  au  commencement  de  ce  chapitre  :  que  la  recherche    '      ■ 
de  la  cause  devance  souvent  en  nous  la  constatation  de  l'effet,  et 
cela  s'étend  tellement  loin,  que  nous  arrivons  à  juger  non  ce  qui 
est,  mais  ce  qui  n'existe  même  pas?  Outre  cette  facilité  à  trouver 
des  interprétations  à  tout  songe  quel  qu'il  soit,  notre  imagination 
est  encore  tout  aussi  portée  à  recevoir  aisément  de  fausses  im-    (^^^ 
pressions  sur  les  plus  frivoles  apparences.  Par  la  seule  autorité  de    '  - 


;iU  ESSAIS  DK  MONTAIGNE. 

suis  aiilresfois  faicl  accroire,  auoir  receu  plus  de  plaisir  d'vne 
roninie,  do  ce  qu'elle  nosloit  pas  droicle,  et  mis  cela  au  compte  de 
ses  grâces.  Torqualo  Tasso,  eu  la  comparaison  qu'il  faict  de  la 
France  à  l'IUlie;  dit  auoir  remarqué  cela,  que  nous  auons  les  ïam- 
bes plus  },'resles,  que  les  Gentils-hommes  Italiens;  et  en  attribue  la 
cause,  à  ce  que  nous  sommes  continuellement  à  cheual.  Qjii  est 
celle-mômes  de  latjuelle  Suétone  tire  vne  toute  contraire  conclu- 
sion. Car  il  (lit  au  rebours,  que  Germanicus  auoit  grossi  les  sien- 
nos,  par  continuation  de  ce  mesme  exercice.  Il  n'est  rien  si  soupple 
et  erratique,  que  nostre  entendement.  C'est  le  soulier  de  Thera- 
monoz,  bon  à  tous  pieds.  Et  il  est  double  et  diuors,  et  les  matières 
doubles,  et  diuerses.  Donne  moy  vne  dragme  d'argent,  disoit  vn 
philosophe  l'.ynique  à  Antigonus.  Ce  n'est  pas  présent  de  Roy,  res- 
poudit-il.  Donne  moy  donc  vn  talent.  Ce  n'est  pas  présent  pour 
Cynique. 

Seu  plures  calor  ille  vias,  et  cœca  relaxât 
Spiramenta,  nouas  ventât  qua  succus  m  herbas  : 
Seu  durât  magis,  et  venas  astringit  hiantes. 
Ne  tenues  pluuiœ,  rapidiue  potenlia  solis 
Acrior,  aut  Rorese  penetrabile  frigus  adurat. 

Ogni  medaglia  ha  il  suo  riuersn.  Voila  pourtiuoy  Clitomachus 
disoit  anciennement,  que  Carneades  auoit  surmonté  les  labeurs 
d'Hercules  ;  pour  auoir  arraché  des  hommes  le  consentement  :  c'est 
à  dire,  l'opinion,  et  la  témérité  de  iuger.  Cette  fantasie  de  Carnea- 
des, si  vigoureuse,  nasquit  à  mon  aduis  anciennement,  de  l'impu- 
dence do  ceux  qui  font  profession  de  sçauoir,  et  de  leur  outre-cui- 
dance  desmesurée.  On  mit  ytsope  en  vente,  auec  deux  autres 
esclaues  :  l'achctour  s'enquit  du  premier  ce  qu'il  sçauoit  faire,  celuy- 
la  pour  se  faire  valoir,  rospondil  monts  et  morueilles,  qu'il  sçauoit 
et  cecy  et  cela  :  le  deuxiesme  en  respondit  de  soy  autant  ou  plus  : 
(juand  ce  fut  à  ^Esope,  et  qu'on  luy  eust  aussi  demandé  ce  <iu'il 
sçauoit  faire  :  Uien,  dit-il,  car  ceux  cy  ont  tout  prooccupé  :  ils 
sçauent  tout.  Ainsin  est-il  aduenu  en  l'escole  de  la  philosophie.  La 
lierté,  de  ceux  qui  altribuoient  à  l'esprit  humain  la  capacité  do 
toutes  choses,  «ausa  en  d'autres,  par  despit  et  par  émulation,  celle 
opinion,  qu'il  n'est  capable  d'aucune  chose.  Les  vus  tiennent  en 
l'ignorance,  cette  mesme  extromilé,  que  les  autres  tiennent  en  la 
science.  Afin  ipi'on  ne  puisse  nier,  que  l'homino  no  suit  immodéré 
par  tout  :  et  qu'il  n'a  |)oint  d'arrest,  que  celuy  de  la  nécessité,  et 
impuissance  d'allfi-  (nilî-e. 


THADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XL  545 

ce  dicton  ancien  très  connu,  je  mo  suis  autrefois  laissé  aller  à  croire 
que  j'avais  éprouvé  plus  de  plaisir  avec  une  femme  parce  qu'elle      i      ^ 
était  mal  bâtie  et  à  considérer  cette  infirmité  comme  ajoutant  à  ses      1  '' 
g:râces. 

Le  Tasse,  dans  la  comparaison  qu'il  établit  entre  la  France  et  l'Ita- 
lie, dit  avoir  remarqué  que  nous  avons  les  jambes  plus  grêles  que 
les  gentilshommes  italiens,  et  l'attribue  à  ce  que  nous  sommes 
continuellement  à  cheval.  De  cette  cause,  Suétone  tire  une  conclu- 
sion tout  opposée;  car,  dit-il,  celles  de  Germanicus  étaient  deve- 
nues plus  fortes  par  la  pratique  continue  de  ce  même  exercice.  Rien  . 
n'est  si  souple,  si  déréglé  que  notre  entendement.  Il  est  comme  le  \ 

soulier  de  Théramène,  qui  s'adaptait  à  tous  les  pieds  ;  il  est  dou-  i  3  J 
ble  et  divers,  et  donne  également  à  ce  à  quoi  il  s'applique  des  |  ^ 
formes  multiples  et  variées  :  «  Fais-moi  don  d'une  drachme  d'ar- 
gent, »  disait  un  philosophe  de  l'école  des  Cyniques  à  Antigène. 
<<  Ce  n'est  pas  là  un  présent  digne  d'un  roi,  »  répondit  celui-ci. 
«  Donne-moi  alors  un  talent,  »  reprit  le  philosophe.  «  Ce  n'est  pas 
un  présent  qui  convienne  à  un  Cynique,  »  repartit  Antigène.  — 
«  Souvent  il  est  bon  de  mettre  le  feu  dans  un  champ  stérile  et  de 
brûler  les  restes  de  paille,  soit  que  cette  chaleur  prépare  les  voies  et 
ouvre  les  pores  secrets  par  lesquels  la  sève  monte  dans  les  herbes  nou- 
velles, soit  qu'elle  rende  la  terre  plus  rude  et  resserre  ses  veines  ou- 
vertes aux  pluies  fines,  à  un  soleil  trop  ardent  ou  aux  froids  péné- 
trants de  Borée  {Virgile).  » 

C'est  ce  qui  a  amené  les  Académiciens  à  poser  en  prin- 
cipe de  douter  de  tout,  ne  tenant  rien  pour  absolument 
vrai  non  plus  que  pour  absolument  faux.  —  «  Toute  médaille     '  "^ 
a  son  revers  »;  c"cst  pourquoi  Clitomaque  disait  jadis  que  Car- 
néade,  en  entreprenant  de  déraciner  chez  l'homme  la  manie  de  , 
tout  analyser,  c'est-à-dire  l'envie  et  la  témérité  de  juger  tout  ce  qui  ; 
s'offre  à  lui,  avait  entrepris  plus  que  les  travaux  d'Hercule.  Cette  : 
pensée  si  osée  de  Carnéade  lui  était  née,  à  mon  avis,  de  l'impudence 
qu'étalaient  anciennement  ceux  qui  faisaient  profession  de  savoir 
et  de  leur   outrecuidance  démesurée.  —  Ésope  était  exposé  en 
vente  avec  deux  autres  esclaves.  Un  acheteur  s'enquit  auprès  de 
l'un  d'eux  de  ce  qu'il  savait  faire;  celui-ci,  pour  se  faire  valoir, 
dit  monts  et  merveilles  :  il  savait  ceci,  il  savait  cela,  etc.  L'autre 
en  dit  autant  et  plus  de  lui-même.  Quand  vint  le  tour  d'Ésope  et 
qu'on  lui  demanda  à  lui  aussi  ce  qu'il  savait  faire  :  «  Rien,  répon- 
dit-il, ces  deux-ci  ont  tout  pris,  ils  savent  tout.  »  —  La  même 
chose  s'est  produite  dans  les  écoles  de  philosophie.  L'audace  de 
ceux  qui  attribuaient  à  l'esprit  humain  l'aptitude  à  tout  savoir,  en\ 
a  amené  d'autres  à  émettre,  par  dépit  et  contradiction,  qu'il  n'est!        I    \ 
capable  de  rien;  ceux-ci  portent  cette  ignorance  à  l'extrême,  comme     jy^J 
ceux-là  font  de  la  science  ;  de  telle  sorte  qu'on  ne  peut  nier  que  /       ^^ 
l'homme  ne  soit  immodéré  en  toutes  choses,  et  qu'il  ne  s'arrête  que' 
lorsqu'il  y  est  contraint  par  l'impuissance  où  il  se  trouve  de  passer 
outre. 

ESSAJS  D£  MONTAIGNE.    —  T.    UI.  35 


546  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

CHAPITRE   XII. 

De  la  Physionomie. 

QVASi  toutes  les  opinions  que  nous  auons,  sont  prinses  par  aulho- 
rilé  et  à  crédit.  Il  n'y  a  point  de  mal.  Nous  ne  sçaurions  pire- 
ineul  clioisir,  que  par  nous,  en  vn  siècle  si  foible.  Cette  imagro  dos 
discours  de  Socrales,  que  ses  amis  nous  ont  laissée,  nous  ne  lap- 
prouuons,  que  pour  la  reuerence  de  l'approbation  publique.  Ce  • 
n'est  pas  par  nostre  cognoissance  :  ils  ne  sont  pas  selon  nostre 
vsage.  S'il  naissoit  à  cotte  heure,  quelque  chose  de  pareil,  il  est  peu 
d'hommes  qui  le  prisassent.  Nous  n'apperceuons  les  grâces  que 
pointues,  bouffies,  et  enflées  d'artifice.  Celles  qui  coulent  soubs  la 
naïfueté,  et  la  sinqilicité,  eschappent  aisément  à  vne  veuo  ^rrossiero  i 
comme  est  la  nostre.  Elles  onl  vne  beauté  délicate  et  cacliôe  :  il 
faut  la  Veuo  nette  et  bien  purgée,  pour  descouurir  cette  secrelte 
lumière.  Est  pas,  la  naiTuoté,  selon  nous,  germaine  à  la  sottise,  et 
qualité  de  reproche?  Socratos  faict  niouuoir  son  ame,  d'vn  mouue- 
moiit  naturel  et  commun.  Ainsi  dict  vn  païsan,  ainsi  dicl  vne  • 
femme.  Il  n*a  iamais  en  la  bouche,  que  cochers,  menuisiers,  saue- 
tiers  et  maisons.  Ce  sont  inductions  et  similitudes,  tirées  des  plus 
vulgaires  et  cogneuës  actions  des  hommes  :  chacun  l'entend.  Sous 
vne  si  vile  forme,  nous  n'eussions  iamais  choisi  la  nobles.se  et 
splendeur  de  ses  conceptions  adnurables  :  nous  qui  estimons  plates  « 
ot  basses,  toutes  colles  que  la  doctrine  ne  reloue;  (jui  napper- 
ceuons  la  riches.sc  qu'en  montio  et  en  pompe.  Nostre  monde  n'est 
formé  qu'à  l'ostentation.  Les  hommes  ne  s'enflent  que  de  vent  :  et 
se  manient  à  bonds,  «omme  les  balons.  (iCttuy-cy  ne  se  propose 
point  des  vaines  fantasics.  Sa  fin  fut,  nous  fournir  de  choses  et  de  . 
pi-eceptes,  qui  réellement  et  plus  ioinctement  seruent  à  la  vie  : 

Sernare  moiJum,  finémque  lenere, 
Salurdmr/ue  aetjui. 

Il  fut  aussi  lousiours  vn  et  pareil.  Et  .se  monta,  non  par  boutades, 
mais  par  complexion,  au  dernier  poinrl  de  vigueur.  Ou  pour  mieux     3 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XII.  547 

CHAPITRE    XII. 
De  la  physionomie. 


Presque  toutes  nos  opinions  ne  se  forment  que  par  l'au- 
torité d'autrui;  nous  admirons  Socrate  sans  le  connaître, 
sur  sa  réputation  ;  s'il  vivait  à  notre  époque,  peu  d'hom- 
mes feraient  cas  d'un  enseignement  donné  sous  la  forme 
simple  et  naïve  qu'il  emploie.  —  Presque  toutes  les  opinions 
que  nous  avons,  nous  sont  imposées  sans  que  nous  les  ayons  con- 
trôlées; à  cela  il  n'y  a  pas  de  mal  :•  nous  ne  saurions,  en  ce  siècle  si 
faible,  faire  un  plus  mauvais  choix,  que  si  nous  choisissions  nous- 
mêmes.  Les  discours  de  Socrate,  dont  ses  amis  nous  ont  transmis 
la  forme  et  le  sens,  n'ont  notre  approbation  que  par  respect  pour 
l'approbation  universelle  qui  s'y  est  attachée  de  temps  immémorial; 
ce  n'est  pas  par  nous-mêmes  que  nous  les  connaissons,  ils  ne  sont 
pas  à  notre  usaj^e.  S'il  se  produisait  à  cette  heure  quelque  chose 
de  pareil,  peu  d'hommes  l'apprécieraient  à  sa  valeur.  Nous  n'a- 
percevons, en  fait  de  grâces,  que  celles  qui  ont  du  piquant,  qui 
sont  bouffies  et  regorgent  d'artifice;  celles  qui  glissent,  naïves  et 
simples,  échappent  aisément  à  des  organes  aussi  grossiers  que  les 
nôtres  :  elles  ont  une  beauté  délicate  et  cachée,  et  il  faut  une  vue 
bien  nette  et  que  rien  ne  voile  pour  découvrir  cette  lumière  déro- 
bée. La  naïveté  n'est-clle  pas  du  reste,  à  notre  sens,  proche  parente 
de  la  sottise  et  ne  la  tenons-nous  pas  pour  un  défaut?  —  Socrate 
imprime  à  son  âme  un  mouvement  naturel  qui  est  dans  la  manière 
de  faire  de  tous;  un  paysan,  une  femme  s'expriment  comme  il  le 
lait;  il  parle  constamment  de  cochers,  de  menuisiers,  de  savetiers 
et  de  *  maçons;  ses  inductions,  ses  comparaisons  sont  tirées  des 
actions  les  plus  vulgaires  de  l'homme,  de  celles  qui  se  répètent  le 
plus;  chacun  comprend  ce  dont  il  parle.  Nous  n'eussions  jamais  de 
nous-mêmes  apporté  sous  une  forme  aussi  triviale  tant  de  noblesse 
et  de  splendeur  dans  le  choix  de  ses  admirables  conceptions,  nous 
qui  estimons  plates  et  basses  toutes  celles  que  ne  relève  pas  la 
forme  sous  laquelle  elles  s'enseignent,  qui  ne  distinguons  la  ri- 
chesse que  si  elle  s'étale  en  grande  pompe.  Notre  monde  est  pétri 
d'ostentation,  les  hommes  ne  s'entlent  que  de  vent  et  vont  par 
bonds,  comme  les  ballons.  Socrate,  lui,  ne  cherche  pas  à  faire  pré- 
valoir de  chimériques  idées,  son  but  est  de  nous  munir  de  choses 
et  de  préceptes  qui  profitent  réellement  de  la  façon  la  plus  immé- 
diate à  la  vie  :  «  Régler  ses  actions,  obsei'ver  la  loi  du  devoir,  suivre 
la  nature  (Lucain).  »  11  fut  toujours  un,  et  est  constamment  demeuré 
semblable  à  lui-même;  il  s'est  élevé  à  l'apogée  de  sa  vigueur,  non 


548  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

dir»'  :  il  ni'  monta  licn.  mais  rauala  phislosl  el  ramena  à  son 
poincl,  origMnel  el  iialiiicl,  el  luy  soubmit  la  vigueur,  les  asprelez 
et  les  dirfK-ullcz.  (^ar  en  ('.alon,  on  void  bien  à  clair,  que  c'est  vne 
alleure  tendue  bien  loingau  dessus  des  communes.  Aux  braues  ex- 
ploits de  sa  vie,  el  en  sa  mort,  on  le  sent  lousiours  monté  sur  ses  . 
grands  chenaux.  CclUiy-cy  ralle  à  leire  :  el  d'vn  pas  mol  et  ordi- 
naire, traicte  les  plus  vtiles  discours,  et  se  conduicl  el  à  la  mort  et 
aux  plus  espineuses  trauerses,  qui  se  puissent  présenter  au  train 
de  la  vie  humaine.  Il  est  bien  adueiui,  que  le  plus  digne  homme 
d'estre  togneu,  et  d'estre  présenté  au  monde  pour  exemple,  ce  soit  i 
celuy  duquel  nous  ayons  plus  certaine  cognoissance.  Il  a  esté  es- 
clairé  par  les  plus  clair-voyans  hommes,  qui  lurent  onques.  Les 
lesmoins  que  nous  auons  de  luy,  sont  admirables  en  fidélité  et  en 
suffisance.  C'est  grand  cas,  d'auoir  peu  donner  tel  ordre,  aux  pures 
imaginations  d'vn  enfant,  que  sans  les  altérer  ou  eslirer,  il  en  ait  . 
produicl  les  plus  beaux  cffects  de  nostre  ame.  Il  ne  la  représente 
ny  esleuée  ni  riche  :  il  ne  la  représente  que  saine  :  mais  certes 
d'vne  bien  allègre  et  nette  santé.  Par  ces  vulguaires  ressorts  et 
naturels  :  par  ces  fanlasies  ordinaires  et  communes  :  sans  s'esmou- 
uoir  et  sans  se  piquer,  il  dressa  non  seulement  les  plus  réglées,  % 
mais  les  plus  hautes  et  vigoureuses  créances,  actions  et  m(Eurs, 
qui  furent  onques.  C'est  luy,  «jui  ramena  du  ciel,  où  elle  per<loit 
son  temps,  la  sagesse  humaine,  pour  la  rendre  à  l'homme  :  où  est 
sa  plus  iust(!  el  plus  laborieuse  besoigne.  Voyez-le  plaider  deuant 
ses  iuges  :  voyez  par  quelles  raisons,  il  esueille  son  courage  aux  • 
hazards  de  la  guerre,  quels  argumens  fortifient  sa  patience,  contre 
la  calomnie,  la  tyrannie,  la  mort,  et  contre  la  teste  de  sa  femme  : 
il  n'y  a  rien  d'emprunté  de  l'art,  et  des  sciences.  Les  plus  simples 
y  recognoissent  leurs  moyens  et  leur  force  :  il  n'est  possible  d'allei- 
plus  arrière  et  plus  bas.  Il  a  faict  grand  faneur  à  l'humaine  nature,  ;t 
de  montn'r  combien  elle  peut  d'elle  mesme.  Nous  sommes  cha- 
cun plus  riche,  que  nous  ne  pensons  :  mais  on  nous  diesse  à  l'em- 
|»runl,  et  à  laquesti»  :  on  nous  duict  h  nous  seruir  plus  de  rautruv, 
que  du  nostre.  En  aucune  chose  l'homme  ne  scait  s'arrester  au 


TRADUCTION.  -  LIV.  III,  CH.  XII.  549 

par  boutades,  mais  par  tempéramenl;  ou,  pour  mieux  dire,  il  n  a 
rien  surélevé,  il  a  plutôt  rabaissé  Thomme  pour  le  ramener  à  son 
point  d'origine  et  tel  que  l'a  fait  la  nature,  à  laquelle  il  a  subor- 
donné les  aspirations,  les  mécomptes  et  les  difficultés  de  la  vie. 
Chez  Caton,  on  voit  bien  clairement  qu'il  va  planant  sans  cesse 
bien  au-dessus  des  idées  communes;  dans  ses  exploits  empreints 
de  tant  de  bravoure,  dans  sa  mort,  on  le  sent  toujours  monté  sur 
ses  grands  chevaux.  Socrate,  au  contraire,  va  toujours  rasant  la 
terre,  de  ce  même  pas  lent  auquel  nous  allons  tous;  et  il  émet  ses 
plus  utiles  discours,  se  conduit  dans  la  mort  et  dans  les  moments 
les  plus  difficiles  qu'il  soit  donné  de  traverser,  comme  en  toutes  les 
autres  choses  habituelles  de  la  vie  humaine. 

Quel  immense  service  n'a-t-il  pas  rendu  à  l'homme  en 
lui  montrant,  dans  un  langage  à,  la  portée  de  tous,  ce  qu'il 
peut  par  lui-même.  —  Il  s'est  bien  trouvé  que  l'homme  le  plus 
digne  d'être  connu  et  d'être  présenté  au  monde  comme  exemple, 
soit  celui  que  nous  connaissons  avec  le  plus  de  certitude.  Il  nous 
a  été  dépeint  par  les  hommes  les  plus  aptes  à  bien  juger  qui  aient 
jamais  existé;  les  témoignages  qu'ils  nous  portent  sur  lui  sont  ad- 
mirables d'exactitude  et  de  compétence.  —  C'est  une  merveille 
qu'il  ait  pu  discipliner  les  idées  naissantes  et  si  pures  de  l'enfant,  au 
point  que  sans  les  altérer,  ni  les  étirer,  il  soit  arrivé  à  produire 
en  notre  âme  ses  plus  beaux  effets.  Il  ne  nous  la  représente  ni 
riche,  ni  ayant  de  hautes  aspirations;  il  ne  nous  la  montre  que 
saine,  mais  d'une  santé  bien  allègre  et  bien  nette.  Mettant  en  jeu 
les  ressorts  les  plus  naturels  et  les  plus  vulgaires,  par  des  raison- 
nements absolument  ordinaires  et  communs,  sans  s'émouvoir  ni 
s'exciter,  il  fait  admettre  non  seulement  les  croyances,  les  actions, 
les  mœurs  mieux  i^églées,  mais  aussi  les  plus  hautes,  les  plus  vi- 
goureuses qui  jamais  ont  eu  cours.  C'est  lui  qui  a  ramené  du  ciel, 
où  elle  perdait  son  temps,  la  sagesse  humaine  pour  la  rendre  à 
l'homme  chez  lequel  avec  raison  elle  trouve  le  plus  à  s'employer. 
Voyez-le  plaidant  devant  ses  juges;  voyez  par  quelles  raisons  il  se 
montre  courageux  quand  il  est  aux  prises  avec  les  hasards  de  la 
guerre,  par  quels  arguments  il  fortifie  sa  patience  contre  la  calom- 
nie, la  tyrannie,  la  mort  et  même  contre  le  caractère  acariâtre  de 
sa  femme;  il  n'emprunte  rien  ni  à  l'art,  ni  à  la  science;  les  gens 
les  plus  simples  reconnaissent  chez  lui  les  moyens  et  la  force  dont 
ils  disposent  eux-mêmes.  Il  n'est  pas  possible  de  revenir  en  arrière, 
ni  de  descendre  plus  bas.  Il  a  rendu  grand  service  à  la  nature  hu- 
maine, en  lui  montrant  combien  elle  peut  par  elle-même. 

L'homme  est  incapable  de  modération,  même  dans  sa 
passion  d'apprendre;  inanité  de  la  science.  Ce  qui  nous  est 
vraiment  utile  est  naturellement  en  nous,  mais  il  faut  le 
découvrir,  et  c'est  ce  que  Socrate  nous  enseigne.  —  Nous 
sommes  chacun  plus  riches  que  nous  ne  pensons;  mais  on  nous 
dresse  à  emprunter  et  à  quémander;  on  nous  façonne  à  nous  servir 
plus  d'autrui  que  de  nous-mêmes.  L'homme  ne  sait  en  rien  s'arrê- 


.•>r.O  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

poiiul  de  son  bosoinj:.  De  voliipti-,  de  liclicssc,  dv  pdissaiicr,  il  en 
cnibrasso  plus  qu'il  nï'ii  peut  eslroindre.  Son  auidité  est  incapuhic 
do  modération.  le  Irouue  qu'en  curiosité  de  sçauoir,  il  en  est  de 
mesme  :  il  se  (aille  de  la  besoifçne  bien  plus  qu'il  n'en  peut  faire,  et 
bien  plus  qu'il  n'en  a  allaire.  Estendant  Tvlilité  du  sçauoir,  autant 
qu'est  sa  matière.  Vt  omnium  rerum,  sic  litlerarum  quoque,  inlempe- 
rantia  bihornmun.  El  Tacitus  a  raison,  de  louer  la  mère  d'Agricola, 
d'auoir  bridé  en  son  fds,  vn  appétit  trop  bouillant  de  science. 
C'est  vn  bien,  à  le  regarder  d'yeux  fermes,  qui  a,  comme  les 
autres  biens  des  hommes,  beaucoup  de  vanité,  et  foiblesse  propie 
et  naturelle  :  et  dvn  cher  coust.  L'acquisition  en  est  bien  plus  ha- 
zardeusc,  que  de  toute  autre  viande  ou  boisson.  Car  ailleurs,  ce  que 
nous  auons  achetlé,  nous  l'emportons  au  logis,  en  quelque  vais- 
seau, et  là  nous  auons  loy  d'en  examiner  la  valeur  :  combien,  et  à 
quelle  heure,  nous  en  prendrons.  Mais  les  sciences,  nous  ne  les 
pouuons  d'arriuee  mettre  en  autre  vaisseau,  qu'en  nostre  ame  : 
nous  les  auallons  en  les  acheltans,  et  sortons  du  marché  ou  infects 
desia,  ou  amendez.  Il  y  eu  a,  qui  ne  font  que  nous  empescher  et 
chaîner,  au  lieu  de  nourrir  :  et  telles  encore,  qui  sous  tiltre  de 
nous  guarir,  nous  empoisonnent.  l'ay  pris  plaisir  de  voir  en  (jnel- 
que  lieu,  des  hommes  par  deuotion,  l'aire  vœu  d'ignorance,  conune 
de  chasteté,  de  pauureté,  de  pœnitence.  C'est  aussi  chastrer  nos 
appétits  desordonnez,  d'esmousser  celte  cupidité  qui  nous  espoin- 
çonne  à  l'estude  des  liures  :  et  priuer  l'ame  de  cette  complaisance 
voluptueuse,  qui  nous  chatouille  par  l'opinion  de  science.  El  est  ri- 
chement accompli!'  le  v(Bu  de  pauureté,  d'y  ioindrc  encon*  celle  de 
l'esprit.  Il  ne  nous  faut  guère  de  doctrine,  pour  viure  à  nostre  aise- 
Et  Socrates  nous  apprend  qu'elle  est  en  nous,  et  la  manière  de  l'y 
trouuer,  et  <le  s'en  aydei-.  Toute  cette  nostre  suffisance,  ipii  est  aii 
delà  de  la  naturelle,  est  à  peu  près  vaine  et  superllue.  C'est  beau- 
coup si  elle  ne  nous  charge  et  trouble  plus  qu'elle  ne  nous  sert. 
l'aucix  opus  esl  Utlens  ml  mcntcm  honam.  Ce  sont  des  excez  He- 
ureux de  nostre  esprit  :  instriuncnt  brouillon  et  inquiète.  Recueillez 
vous,  vous  Irouuerez  en  vous,  les  argumens  de  la  Nature,  contre  la 
mort,  vrais,  et  les  plus  propres  à  vous  seniir  à  la  nécessité.  Ce  sont 
ceux  qui  foni  mourir  vn  paysan  el  des  peuples  entiers,  aussi  cons- 
tamment qu'vii  phil(tso|»|ie.  Fusse  ie  mort  moins  allegremeni  aiiant 
qu*auoir  veu  les  Tusculanes?  l'estime  que  non.  El  quand  ie  me 


TRADUCTION.  —  UV.  III,  Cil.  XII.  351 

ter  dès  qu'il  a  satisfait  à  ce  dont  il  a  besoin;  qu'il  s'agisse  de  vo- 
liipt»'',  de  richesse,  de  puissance,  il  eu  embrasse  plus  qu'il  n'en 
peut  étreindre;  son  avidité  est  incapable  de  modération.  J'estime 
qu'il  en  est  de  même  de  la  curiosité  (juil  met  à.  savoir;  il  se  pré- 
pare plus  de  besogne  qu'il  n'en  peut  faire  et  bien  plus  qu'il  ne  lui 
est  nécessaire,  tirant  de  plus  en  plus  parti  de  ce  savoir  au  fur  et 
à  mesure  qu'il  lui  fournit  davantage  de  matière  à  utiliser  :  «  Nous 
ne  mettons  pas  plus  de  modératioit  dans  Vétude  des  lettres,  que  dans 
tout  le  reste  {Scnéque]  »  ;  et  Tacite  a  raison  quand  il  loue  la  mère 
d'Agricola  de  ce  qu'elle  contenait  chez  son  fils  le  désir  trop  ardent 
d'apprendre. 

La  science  est  un  bien  qui,  à  le  considérer  avec  calme,  a,  comme 
tous  les  autres  biens  des  hommes,  beaucoup  de  vanité  et  une  fai- 
blesse propre  qu'elle  tient  de  la  nature;  de  plus,  elle  coûte  cher. 
L'acquisition  en  présente  beaucoup  plus  de  risques  que  celle  de 
n'importe  quel  auti'e  aliment  ou  boisson;  toute  autre  chose,  quand 
nous  lavons  achetée,  nous  l'emportons  au  logis  et  la  plaçons  dans 
un  récipient  quelconque,  où  il  nous  est  loisible  d'examiner  ce 
qu'elle  vaut,  la  quantité  que  nous  en  prendrons,  et  à  quelle  heure. 
Les  sciences,  nous  ne  pouvons,  dès  l'arrivée,  les  mettre  dans  un 
vase  autre  que  dans  notre  âme  ;  nous  les  absorbons  en  les  achetant 
et,  quand  nous  sortons  du  marché,  nous  en  sommes  déjà  ou  corrom- 
pus ou  amendés.  Il  y  en  a  parmi  elles  qui  ne  font  guère  que  nous 
gêner  et  nous  entraver,  au  lieu  de  nous  nourrir;  et  telles  autres, 
présentées  comme  devant  nous  guérir,  nous  empoisonnent.  J'ai 
éprouvé  du  plaisir  à  voir  que,  quelque  part,  des  hommes  font,  par 
dévotion,  vœu  d'ignorance,  comme  d'autres  de  chasteté,  de  pau- 
vreté et  de  pénitence;  c'est  aussi  châtier  nos  appétits  désordonnés 
([ue  d'émousser  cette  cupidité  qui  nous  excite  à  l'étude  des  livres, 
et  sevrer  l'âme  de  cette  volupté  que  nous  savourons  avec  tant  de 
délices,  que  nous  procure  l'idée  que  nous  sommes  des  savants; 
c'est  satisfaire  on  ne  peut  mieux  au  vœu  de  pauvreté  que  d'y 
joindre  celle  de  l'esprit.  —  Nous  n'avons  pas  besoin  de  beaucoup 
dt'  science  pour  vivre  à  notre  aise,  et  Socrate  nous  apprend  que 
ce  qui  nous  en  est  nécessaire  est  eu  nous;  il  nous  donne  la  ma- 
nière de  l'y  trouver  et  d'en  tirer  parti.  Toute  science,  au  delà  de 
celle  que  nous  tenons  de  la  nature,  est  à  peu  près  vaine  et  super- 
lUic;  c'est  déjà  beaucoup  si  elle  ne  nous  surcharge  et  ne  nous  trou- 
ble pas  plus  qu'elle  ne  nous  sert  :  «  Il  faut  peu  de  lettres  à  un  es- 
prit sage  (Sénéque)  »  ;  elle  est  pour  notre  esprit  une  cause  de  fièvre 
qui  le  brouille  et  l'inquiète.  Recueillez-vous,  vous  trouverez  en 
vous  les  arguments  que  vous  fournit  la  nature  pour  vous  préparer 
à  la  mort,  et  ceux-ci  sont  vrais  et  les  plus  propres  à  nous  servir 
en  cas  de  nécessité;  ce  sont  ceux  qui  aident  le  paysan  et  des  peu- 
ples entiers  à  l'affronter  avec  autant  de  fermeté  qu'un  philosophe. 
Serais-je  mort  moins  allègrement  si  cela  m'était  arrivé  avant  que 
j'aie  connu  les  Tusculanes?  je  pense  que  non;  et,  quand  je  fais 
un  retour  sur  moi-même,  je  sens  que  la  connaissance  de  cet  ou- 


5S2 


ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 


trouiic  au  propre,  ie  sens,  que  ma  langue  s'est  enrichie,  mon  cou- 
rage de  peu.  Il  est  comme  Nature  me  lo  forgea.  Et  se  targue  pour 
le  conflict.  non  (jne  (rvno  mai-clie  naturelle  et  commune.  Les  Hures 
uïonl  serui  non  lanl  d'instruction  que  d'exercitation.  Quoy,  si  la 
science,  essayant  de  nous  armer  de  nouueiles  deffences,  contre  les  • 
inconueniens  natiuvls.  nous  a  plus  imprimi'*  en  la  tantasie,  leur 
grandeur  cl  leur  poix,  (|u'elle  n'a  ses  raisons  et  sublililez,  à  nous 
en  couurir?  Ce  .sont  voiremenl  sul)tilitez  :  par  où  elle  nous  esueille 
sonnent  bien  vainement.  Les  aulhours  mesmcs  plus  serrez  et  plus 
sages,  voyez  autour  d'vn  hou  argument,  combien  ils  en  sèment  i 
d'autres  légers,  et,  qui  y  regarde  de  près,  incorporels.  Ce  ne  sont 
qu'ai'gniies  verbales,  qui  nous  trompent.  Mais  d'autant  que  ce  peut 
estrc  vtilement,  ie  ne  les  veux  pas  «autrement  esplucher.  11  y  en  a 
céans  assez  de  celte  condition,  en  diuers  lieux  :  ou  par  emprunt,  ou 
par  imilafion.  Si  se  faut  il  prendre  vn  peu  garde,  de  n'appeller  pas  • 
force,  ce  qui  n'est  que  gentilesse  :  et  ce,  qui  n'est  qu'aigu,  solide  : 
ou  bon,  ce  qui  n'est  que  beau  :  quœ  magis  gustafo  (/uàm  potata  dé- 
lectant. Tout  ce  qui  plaist,  ne  paist  pas,  vbi  non  ingenij  sed  animi 
negotium  agitur.  A  vooir  les  efforts  que  Seneque  se  donne  pour 
se  |»reparer  contre  la  mort,  à  le  voir  suer  d  ahan,  poui-  se  roider  et  2 
pour  s'asseurer,  et  se  débattre  si  long  temps  en  cette  perche, 
i'eusse  esbranlr  sa  réputation,  s'il  ne  Tenst  en  mourant,  trcsuail- 
lamment  maintenui".  Son  agitation  si  ardante,  si  fréquente,  montre 
qu'il  estoil  chaud  et  impétueux  luy  mesme.  Magnus  animus  remùi- 
mis  loquUur,  et  aecurius.  Non  eut  aliiis  ingenio,  alius  nnimo  cotor.  Il 
le  faut  conuaincre  à  ses  despens.  Et  montre  aucunement  qu'il  esloit 
pressé  de  .son  adiiersaire.  La  façon  de  Plutarque,  d'autant  qu'elle 
est  plus  (iesdaigneuse,  et  plus  destendue,  elle  est  selon  moy,  d'au- 
tant plus  virile  et  persuasiue.  le  croirois  aysément,  que  son  ame 
auoil  les  moimemens  plus  asscurez,  et  plus  réglez.  L'vn  plus  aigu,  3 
nous  pique  et  nous  eslance  en  sursaut  :  touche  plus  l'esprit.  L'au- 
tre plus  solide,  nous  informe,  cstablit  et  conforle  conslainujent  : 
touche  plus  l'entendement.  Celuy  là  rauit  nostre  ingénient  :  cestuy- 
ci  le  gaigne.  l'ay  veu  pareillement  d'autres  escrits,  encore  plus 
reuerez,  qui  en  la  peinture  dn  combat  (jn'ils  soustiennenl  contre  les  . 
aiguillons  de  la  chair,  les  it-prcscnlenl  si  cuisants,  si  puissants  et 
inuincihies,  que  nous  mesmes,  qui  .sommes  de  la  voirie  du  peuple, 
anons  autant  A  admirei-  l'est r.ingctf'  et  vigueur  incognuc  de  leur 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  GH.  XII.  533 

vragc  a  enrichi  mon  langage,  mais  bien  peu  fortifié  mon  courage, 
qui  demeure  tel  que  la  nature  l'a  créé  et  ne  s'arme  pour  ce  combat 
que  comme  chacun  le  fait  naturellement;  les  livres  n'ont  pas  tant 
servi  à  mon  éducation  qu'à  exercer  mon  esprit.  On  pourrait  môme 
dire  que  la  science,  en  essayant  de  nous  fournir  de  nouveaux  moyens 
de  défense  contre  les  accidents  avec  lesquels  la  nature  nous  met 
aux  prises,  ajoute  plus  à  l'idée  que  nous  nous  faisons  de  la  gran- 
deur et  du  poids  de  ces  accidents,  qu'elle  ne  nous  soutient  par  les 
raisons  et  les  subtilités  qu'elle  nous  suggère.  Car  ce  sont  vraiment 
des  subtilités,  que  ce  par  quoi  elle  nous  tient  souvent  bien  vaine- 
ment en  éveil.  Voyez  combien  même  les  auteurs  qui  possèdent  le 
mieux  leur  sujet  et  les  plus  sages  sèment  autour  d'un  bon  argu- 
ment quantité  d'autres  secondaires  et,  pour  qui  y  regarde  de  près, 
vides  de  sens;  ce  ne  sont  que  des  arguties  de  mots  qui  nous 
trompent;  mais,  comme  cela  peut  avoir  son  utilité,  je  ne  veux  pas 
en  discuter  autrement.  Ici  même,  il  s'en  trouve  assez  de  cette  na- 
ture que  j'ai  insérés  çà  et  là,  soit  pour  les  avoir  empruntés,  soit 
pour  les  avoir  imités.  Encore  faut-il  un  peu  se  garder  de  ne  pas 
appeler  force  ce  qui  n'est  que  gentillesse,  solide  ce  qui  n'est  que 
subtil,  ou  bon  ce  qui  n'est  que  beau  :  «  ce  qui  plaît  au  goût,  ne  plaît 
pas  autant  à  Vestomac  {Cicéron)  »  ;  tout  ce  qui  plaît,  ne  nourrit  pas, 
«  lorsqu'il  s'agit  de  Vâme  et  non  plus  de  l'esprit  (Scnèque)  ». 

L'indifférence  et  la  résignation  avec  lesquelles  les  pau- 
vres supportent  la  mort  et  les  autres  accidents  de  la 
vie,  sont  plus  instructives  que  les  enseignements  de  la 
science.  —  A  voir  les  efforts  que  fait  Sénèque  pour  se  préparer 
contre  la  mort,  à  le  voir  s'épuiser  pour  se  raidir  et  garder  son  as- 
surance, se  démener  contre  cette  obsession,  il  se  serait  discrédité  à 
mes  yeux  si,  par  sa  mort  même,  il  n'eût  si  vaillamment  soutenu  sa 
réputation.  Son  agitation  fébrile  qui  se  renouvelle  si  souvent,  dénote 
combien  il  était  lui-même  nerveux  et  surexcité.  «  Uîie  âme  forte  s'ex- 
prime d'une  manière  plus  calme,  plus  rassise....  L esprit  a  la  même 
teinte  que  l'âme  »;  ce  sont  là  des  phrases  qui  lui  appartiennent,  je 
les  lui  emprunte  pour  mieux  le  dépeindre,  elles  montrent  combien  il 
était  préoccupé  de  ce  moment.  La  façon  dont  Plutarque  l'envisage 
est  dédaigneuse  et  moins  obsédante;  je  la  tiens  pour  être  par  cela 
même  plus  virile  et  plus  persuasive,  et  serais  porté  à  croire  que 
son  âme  avait  les  mouvements  plus  calmes  et  plus  réguliers.  Le 
premier,  plus  aigu,  nous  pique  et  amène  en  nous  des  sursauts;  il 
fait  surtout  impression  sur  notre  esprit.  Le  second,  plus  solide, 
nous  renseigne,  nous  prépare,  nous  réconforte  constamment;  il 
impressionne  surtout  notre  entendement.  Celui-là  enchante  notre 
jugement,  celui-ci  le  gagne.  —  J'ai  vu  aussi  d'autres  écrits  d'au- 
teurs plus  révérés  encore  qui,  lorsqu'ils  nous  dépeignent  les  luttes 
qu'ils  ont  eues  à  soutenir  contre  les  aiguillons  de  la  chair,  les  re- 
présentent si  cuisants,  si  puissants,  si  invincibles  que  nous,  qui  ap- 
partenons à  la  lie  du  peuple,  sommes  amenés  à  admirer  autant 
l'étrangetc  et  l'acuité,  dont  nous  ne  nous  rendons  pas  compte,  des 


S54  ESSAIS  DE  M0.NTAI(;NE. 

ttMilalion,  ijin'  leur  résistance.  A  quov  l'aire  nous  allons  jrondar- 
nianl  par  oes  efforts  de  la  science?  Regardons  à  terre,  les  panures 
gens  que  nous  y  voyons  espandus,  la  leste  panchanlc  api-es  leur 
besongne  :  qui  ne  sçauent  ny  Aristote  ny  (lalon,  m  exemple  ny 
pn^cepte.  De  ceux-là,  lire  Nature  tous  les  iours,  des  effects  de 
ronslance  et  de  patience,  plus  purs  et  plus  roides,  que  ne  sont  ceux 
«|ue  nous  estudions  si  curieusement  en  Tescolc.  (Combien  en  vois  ie 
ordinairement,  qui  mescognoissent  la  païuireté  :  combien  qui  dé- 
sirent la  mort,  ou  qui  la  passent  sans  alarme  et  sans  aflliction? 
r.elui  là  qui  fouît  mon  iardin,  il  a  ce  malin  enterre  son  père  ou  son 
fils.  Les  noms  mesme,  dequoy  ils  app<>IIenl  les  maladies,  en  ad- 
doucissenl  et  amollissent  Tasprelé.  La  plitliysie,  c'est  la  toux  pour 
eux  :  la  dysenterie,  deuoyement  d'estomach  :  vn  pleuresis,  c'est  vn 
morfondemenl  :  et  selon  qu'ils  les  nomment  doucement,  ils  les  sup- 
portent aussi.  Elles  sont  bien  griefues,  quand  elles  rompent  leur 
lianail  ordinaire  :  ils  ne  sallitent  que  pour  mourir.  Simplex  illn  et 
aperta  virtus  in  obsciwam  et  solertem  scienliam  versa  est.  l'escri- 
uois  cecy  enuiron  le  temps,  qu'vne  forte  charge  de  nos  troubles,  se 
croupit  plusieurs  mois,  de  tout  son  poix,  droict  sur  moy.  l'auois 
dvne  part,  les  ennemis  à  ma  porte  :  dautre  part,  les  picorcurs, 
pires  ennemis,  non  armis,  sed  intiis,  certatur.  Et  essayois  toute  sorte 
diniures  militaires,  à  la  fois  : 

Hoslia  adesl  dextra  lœunque  à  parle  limendus. 
Vicinôque  malo  lerret  vtrumtjue  latus. 

Monstrueuse  guerre.  Les  autres  agissent  au  dehors,  ceste-cy  encore 
contre  soy  :  se  ronge  et  se  desfaict,  par  son  propre  venin.  Elle  est 
de  nature  si  maligne  et  ruineuse,  qu'elle  se  ruine  quand  et  tpiand 
le  reste  :  et  se  deschire  et  despece  de  rage.  Nous  la  voyons  plus 
souuent,  .se  dissoudre  par  elle  mesme,  que  par  disette  d'aucune 
chose  nécessaire,  ou  par  la  force  ennemie.  Toute  discipline  la  fuît. 
Elle  vient  guérir  la  sédition,  et  en  est  pleine.  Veut  chastier  la  déso- 
béissance, et  en  montre  l'exemple  :  et  employée  à  lit  deffence  des 
loix,  faict  sa  paît  de  rébellion  à  l'encontre  des  siennes  propres.  Où 
eu  sommes  nous?  Nostre  médecine  porte  infection. 

Nontre  mal  s'empoisonne 
Du  secours  qu'on  luy  donne. 

Eruperal  mugis  «grescUque  mcdendo. 

Omnia  fandn  nefandn,  malo  permisto  furore^ 
Justifieam  nobis  mentem  nuertére  deorum. 

En  ces  maladies  populaires,  on  peut  distinguer  sur  le  commen- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XII.  5ao 

tentations  qu'ils  ont  éprouvées,  que  la  résistance  qu'ils  leur  ont 
opposée. 

A  quoi  peut  nous  conduire  la  résistance  que  provoquent  en  nous 
les  efforts  de  la  science?  Regardons  sur  terre  :  Les  pauvres  gens 
([ue  nous  y  voyons  disséminés,  la  tête  penchée  sur  leur  travail,  qui 
ne  connaissent  ni  Aristote,  ni  Caton,  ni  exemples,  ni  préceptes, 
obéissant  à  la  nature,  donnent  tous  les  jours  des  marques  de  cons- 
tance et  de  patience  plus  pures  et  plus  grandes  que  ne  sont  celles 
que  nous  étudions  dans  les  écoles  avec  tant  d'application.  Combien 
en  vois-je  journellement  qui  se  soucient  peu  de  leur  pauvreté,  qui 
désirent  la  mort,  qui  la  reçoivent  sans  alarme  ni  affliction.  L'homme 
qui  travaille  en  ce  moment  mon  jardin,  a  enterré  ce  matin  son 
père  ou  son  fils.  Les  noms  mêmes  qu'ils  donnent  aux  maladies  en 
adoucissent  et  atténuent  l'àpreté  :  la  phtisie  est  pour  eux  de  la 
toux;  la  dysenterie,  un  cours  de  ventre;  la  pleurésie,  un  refroidis- 
sement; et,  de  même  qu'ils  en  tempèrent  les  dénominations,  ils  les 
supportent  sans  s'en  préoccuper  outre  mesure.  Il  faut  qu'elles  soient 
bien  graves  pour  leur  faire  interrompre  leur  labeur  journalier; 
ils  ne  s'alitent  que  pour  mourir  :  «  Cette  vertu  simple  et  naïve  a 
été  changée  en  une  science  obscure  et  futile  [Séncque).  » 

C'est  au  milieu  des  désordres  de  la  guerre  civile  que 
Montaigne  écrit  :  excès  qui  se  commettent,  indiscipline  des 
armées  ;  les  meilleurs,  en  ces  circonstances,  finissent  par 
se  gâter.  —  J'écrivais  ceci  vers  l'époque  où,  pendant  plusieurs 
mois,  fondaient  directement  sur  moi,  de  tout  leur  poids,  les  charges 
résultant  des  troubles  auxquels  nous  sommes  en  proie.  J'avais, 
d'une  part,  les  ennemis  à  ma  porte;  de  l'autre,  les  maraudeurs, 
pires  encore  que  les  ennemis,  «  combattant  non  par  les  armes,  mais 
par  le  crime  )k  J'étais  journellement  en  butte  à  toutes  sortes  de 
dommages  du  fait  des  hostilités  :  «  A  droite  et  à  gauche,  un  en- 
nemi redoutable  me  menace;  J'ai  à  craindre  des  deux  côtés  à  la  fois 
(Ovide).  ))  Quelle  guerre  monstrueuse  !  Les  autres  sont  dirigées  con- 
tre le  dehors,  celle-ci  contre  nous-mêmes;  elle  se  ronge,  se  détruit 
par  son  propre  venin.  Elle  est  dune  nature  si  maligne  et  si  dé- 
sastreuse, qu'elle  se  ruine  en  même  temps  que  tout  le  reste;  dans 
sa  rage,  elle  se  déchire  et  se  met  en  pièces.  Nous  la  voyons  plutôt 
s'éteindre  d'elle-même,  que  faute  d'aliment  qui  la  soutienne  ou 
parce  que  l'un  des  partis  l'emporte.  Aucune  discipline  n'y  règne  : 
elle  a  pour  objet  de  mettre  fm  à  la  sédition,  elle-même  en  est 
pleine;  de  châtier  la  désobéissance,  elle  en  donne  l'exemple;  em- 
ployée à  la  défense  des  lois,  elle  est  aussi  pour  sa  part  en  révolte 
contre  celles  qui  la  régissent.  Où  allons-nous?  Le  seul  médicament 
auquel  on  puisse  avoir  recours  est  infectieux  :  «  Notre  mal  s'em- 
poisonne du  secours  qu'on  lui  donne;  —  il  s'empire  et  s'aigrit  par  le 
remède  qu'on  y  applique  (Virgile],  —  Le  juste  et  l'injuste  mêlés  et 
confondus  par  nos  coupables  fui'eurs,  ont  détourné  de  nous  la  pro- 
tection des  dieux  (Catulle).  » 

Dans  ces  n^aladies  des  peuples,  on  peut,  au  début,  distinguer 


o56  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

ceinenl,  les  sains  des  malades  :  mais  quand  elles  viennent  à  durer, 
comme  la  nosire,  tout  le  corps  s'en  sont,  et  la  teste  et  les  talons  : 
aucune  partie  n'est  exempte  de  corruption.  Car  il  n'est  air,  qui  se 
hume  si  goulnemenl  :  qui  s'espande  et  pénètre,  comme  faict  la  li- 
cence. Nos  armées  ne  se  lient  et  tiennent  plus  que  par  simant  cs- 
tranger  :  des  François  on  ne  sçait  plus  l'aire  vn  corps  darmee, 
constant  et  réglé.  Quelle  honte?  Il  nv  a  qu'autant  de  discipline, 
que  nous  en  font  voir  des  soldats  empruntez.  Quant  à  nous,  nous 
nous  conduisons  à  discrétion,  et  non  pas  du  chef;  chacun  selon  la 
sienne  :  il  a  plus  affaire  au  dedans  ([u'au  dehors.  C'est  au  com- 
mandement de  suiure,  courtizcr,  et  pliei-  :  à  luy  seul  d'obeïr  :  tout 
le  leste  est  libre  et  dissolu.  Il  me  plaist  de  voir,  combien  il  y  a  de 
lascheté  et  de  pusillanimité  en  l'ambition  :  par  combien  d'abiection 
et  de  seruitude,  il  luy  faut  arriuer  à  son  but.  Mais  cecy  me  de- 
plaist-il  de  voir,  des  natures  débonnaires,  et  capables  de  iustice,  se 
corrompre  tous  les  iours,  au  maniement  et  commandement  de  celte 
confusion.  La  longue  souffrance,  engendre  la  coustume;  lacoustume, 
le  consentement  et  limitation.  Nous  auions  assez  d'ames  mal  nées, 
sans  gasler  les  bonnes  et  généreuses.  Si  que,  si  nous  continuons,  il 
restera  mal-ayseement  à  qui  fier  la  santé  de  cet  estât,  au  cas  que 
Fortune  nous  la  redonne. 

Hune  saltem  euerso  inuenem  sucnirrere  neclo. 
Ne  prohibe  te! 

Qu'est  deuenu  cet  ancien  précepte  :  Que  les  soldats  ont  plus  à 
craindre  leur  chef,  que  l'ennemy?  Et  ce  merueilleux  exemple  : 
Quvn  pommier  s'estant  trouué  enfermé  dans  le  pourpris  du  camp 
de  l'armée  Uomaine,  elle  fut  veuë  l'endemain  en  desloger,  laissant 
au  possesseur,  le  comte  entier  de  ses  pommes,  meures  et  délicieu- 
ses? l'aymeroy  bien,  que  nostre  ieunesse,  au  lieu  du  temps  qu'elle 
employé,  à  des  pérégrinations  moins  vtiles,  et  apprentissages  moins 
honorables,  elle  le  mist,  moitié  à  vcoir  de  la  guerre  sur  mer,  sous 
quelque  bon  capitaine  commandeur  de  Rhodes  :  moitié  à  recognois- 
Ire  la  disci|)line  des  armées  Turkesques.  Car  elle  a  beaucoup  de 
différences,  et  d'auanlages  sur  la  nostre.  Cecy  en  est  :  que  nos  sol- 
dats deuieiment  plus  licenlieux  aux  expéditions  :  là,  plus  retenus  et 
craintifs.  Car  les  offenses  ou  larrecins  sur  le  menu  peuple,  qui  se 
punissent  de  bastonades  en  la  paix,  sont  capitales  en  la  guerre. 
Pour  vn  œuf  prins  sans  payer,  ce  sont  de  conte  prelix,  cinquante 
coups  de  baston.  Pour  tonte  antre  chose,  tant  légère  soit  elle,  non 
nt'ctessaire  à  la  nourriture,  on  les  empale,  ou  décapite  sans  déport. 
le  me  suis  eslonné,  en  l'histoire  de  Selim,  le  plus  cruel  conquérant 
qui  fui  onques,  veoir.  que  lors  qu'il  subiugua  l'iEgypte,  les  beaux 


TlUDUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XII.  357 

ceux  qui  sont  bien  portants  de  ceux  qui  sont  aialadcs;  mais  quand 
elles  se  prolongent  comme  dans  noire  cas,  tout  le  corps  s'en  res- 
sent de  la  Icte  aux  pieds,  aucune  partie  n'est  exempte  de  corrup- 
tion, car  il  n'y  a  pas  d'air  qui  s'aspire  aussi  goulûment,  qui  se  ré- 
pande et  pénètre  comme  la  licence.  Nos  armées  n'ont  de  consistance, 
ne  conservent  de  cohésion  que  grâce  au  ciment  qu'y  introduit  lo 
concours  de  l'étranger;  avec  des  Français,  on  n'arrive  plus  à  cons- 
tituer un  seul  corps  d'armée  qui  soit  bien  organisé  et  ne  se  débande 
pas.  Quelle  honte!  il  n'y  a  chez  nous  de  discipline  que  celle  qui 
existe  dans  les  éléments  étrangers  que  nous  avons  appelés  dans 
nos  rangs.  Quant  à  nous,  nous  nous  conduisons  suivant  notre  bon 
plaisir  et  non  d'après  la  volonté  de  nos  chels;  chacun  lait  comme 
il  l'entend;  le  commandement  a  plus  à  faire  au  dedans  qu'au  de- 
hors; il  lui  faut  suivre  ses  soldats,  leur  faire  la  cour,  se  plier  à 
leurs  exigences;  lui  scid  obéit,  tout  le  reste  est  libre  et  ne  connaît 
aucun  frein.  —  Il  me  plaît  de  constater  combien  il  y  a  de  lâcheté 
et  de  pusillanimité  dans  l'ambition,  quelle  abjection  et  quelle  ser- 
vitude il  lui  faut  pour  arriver  à  son  but;  mais  je  déplore  de  voir  de 
bonnes  natures,  capables  de  pratiquer  la  justice,  se  corrompre  tous 
les  jours  à  manier  et  commander  ce  milieu  où  règne  tant  de  confu- 
sion. A  force  de  souffrir,  on  s'y  habitue;  et  l'habitude  fait  qu'on  se 
résigne  et  qu'on  imite.  Nous  avions  assez  de  natures  mauvaises  par 
elles-mêmes,  sans  que  celles  qui  sont  bonnes  et  généreuses  se  gâ- 
tent; si  cela  continue,  on  trouvera  difficilement  à  qui  confier  la 
santé  de  cet  état,  au  cas  où  il  plairait  à  la  fortune  de  la  lui  rendre  : 
«  N'empêchez  pas  du  moins  ce  jeune  homme  de  relever  un  siècle  qui 
croule  (Virgile)  !  » 

Qu'est  devenu  cet  ancien  précepte,  que  les  soldats  devaient  plus 
craindre  leur  chef  que  l'ennemi?  Et  le  merveilleux  exemple  de  ce 
pommier  compris  dans  les  limites  d'un  camp  de  l'armée  romaine, 
laquelle  on  vit  le  lendemain  se  transporter  ailleurs,  laissant  au  pro- 
priétaire de  cet  arbre  le  compte  intact  de  ses  pommes,  bien  qu'elles 
fussent  mûres  à  point  et  délicieuses?  —  Je  préférerais  que  notre 
jeunesse,  au  lieu  d'employer  son  temps  en  allées  et  venues  moins 
utiles,  à  des  apprentissages  moins  honorables,  en  consacrât  par- 
tie à  faire  la  guerre  sur  mer  sous  les  ordres  d'un  bon  capitaine 
commandeur  de  Rhodes,  partie  à  aller  constater  la  discipline  des 
armées  turques  si  différente  et  si  supérieure  à  la  nôtre.  Tandis 
que  les  expéditions  rendent  nos  soldats  plus  licencieux,  les  leurs 
en  deviennent  plus  retenus  et  plus  craintifs,  parce  que  là  les  of- 
fenses et  les  vols  commis  envers  le  menu  peuple,  qui  en  temps  de 
paix  se  punissent  de  la  bastonnade,  atteignent  en  guerre  une  im- 
portance capitale  :  un  œuf  pris  sans  payer,  entraîne  cinquante 
coups  de  bâton,  c'est  un  prix  fait  à  l'avance;  et  pour  tout  autre 
méfait  si  léger  qu'il  soit,  n'ayant  pas  rapport  à  la  nourriture,  on 
empale,  on  décapite  séance  tenante  le  coupable.  J'ai  été  étoimé  de 
lire  dans  l'histoire  de  Sélim,  le  plus  cruel  conquérant  qui  fut  ja- 
mais, que  lorsqu'il  subjugua  l'Egypte,  les  beaux  jardins  qui  envi- 


558  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

iardins  d'aiitoui-  de  la  ville  dtî  Damas,  tous  ouuers,  et  en  terre  de 
conqueste,  son  année  campant  sur  le  lieu  mesmes,  furent  laissés 
vierges  des  mains  des  soldats,  parce  qu'ils  n'auoient  pas  eu  le  signe 
de  piller.      Mais  est-il  quelque  mal  en  vue  police,  qui  vaille  estre 
combalu  par  vne. drogue  si  mortelle?  Non  pas,  disoit  Fauonius, 
rvsiu-palion  de  la  possession  lyrannique  d'vne  république.  Platon 
de  mesme  ne  consent  pas  qu'on  l'ace  violence  au  repos  de  son  f)aïs, 
pour  le  guérir  :  et  n'accepte  pas  l'amendement  qui  trouble  et  ba- 
zarde tout,  et  qui  couste  le  sang  et  ruine  des  citoyens.  Eslablissanl 
l'office  d'vn  bomme  de  bien,  en  ce  cas,  de  laisser  tout  là  :  seule- 
ment prier  Dieu  qu'il  y  porte  sa  main  extraoï-d inaire.  Et  semble 
sçauoir  mauuais  gré  à  Dion  son  gran(^  amy,  d'y  auoir  vn  peu  autre- 
ment procédé.  l'estois  Platonicien  de  ce  costé  là,  avant  que  ie 
sçeusse  qu'il  y  eust  de  Platon  au  monde.  Et  si  ce  personnage,  doit 
purement  estre  refusé  de  nostre  consorcc  :  (luy,  qui  par  la  sincérité 
de  sa  conscience,  mérita  cnuers  la  faueur  diuine,  de  pénétrer  si 
auant  en  la  Cbrestienne  lumière,  au  trauersdes  ténèbres  publiques, 
du  monde  de  son  temps,)  ie  ne  pense  pas,  qu'il  nous  sie  bien,  de 
nous  laisser  instruire  à  vn  payen.  Combien  c'est  d'impiété,  de  n'a- 
tendre  de  Dieu,  nul  secours  simplement  sien,  et  sans  nostre  coopé- 
ration, le  double  souuent,  si  entre  tant  de  gens,  qui  se  meslent  de 
telle  besoigne,  nul  s'est  rencontré,  d'entendement  si  imbecille,  à  qui 
on  aye  en  boil  escient  persuadé,  qu'il  alloit  vers  la  reformation, 
par  la  dernière  des  diflormations  :  qu'il  tiroit  vers  son  salut,  par 
les  plus  expresses  causes  que  nous  ayons  de  trescertainc  damna- 
tion :  que  renuersant  la  police,  le  magistrat,  et  les  loix,  en  la  tutelle 
desquelles  Dieu  l'a  colloque  :  remplissant  de  haines  parricides,  les 
courages  fraternels  :  appellant  à  son  ayde,  les  diables  et  les  furies  : 
il  puisse  apporter  secours  à  la  sacrosaincte  douceur  et  iusticc,  de  la 
loy  diuine.  L'ambition,  l'auarice,  la  cruauté,  la  vengeance,  n'oni 
point  assez  de  propre  et  naturelle  impétuosité  :  amorçons-les  et  les 
attisons,  par  le  glorieux  titre  de  iustice  et  deuolion.  il  ne  se  peu! 
imaginer  vn  pire  estât  des  cboses,  qu'où  la  meschanceté  vient  à 
«'stre  légitime  :  et  prendre  aucc  le  congé  du  magistrat,  le  manteau 
de   la  vertu   :  iVt/tt7  In  specicm  falladus  quàm  praua  religio,  vbi 
dfonim  numen  pnplenditur  sceleribus.  l/extremc  espèce  d'iniuslicc 
selon  Platon,  c'est  que,  ce  qui  est  iniuste,  soit  tenu  pour  iuste. 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XII.  559 

ronnaient  Damas,  situés  en  plein  pays  conquis,  ouverts  à  tout  ve- 
nant et  où  son  année  avait  même  ses  campements,  demeurèrent 
absolument  intacts,  respectés  de  ses  soldats  auxquels  n'avait  pas 
été  donné  le  signal  du  pillage. 

Quels  que  soient  les  abus  d'un  gouvernement,  s'armer 
contre  lui  sous  prétexte  d'y  remédier  est  inexcusable  ;  il 
faut  laisser  faire  à  la  Providence.  —  Est-il  quelque  chose  de  si 
mauvais  dans  un  gouvernement,  qui  vaille  d'être  combattu  par  une 
drogue  aussi  mortelle  que  la  guerre  civile? -Non,  disait  Favonius,  pas 
même  le  renversement  d'un  tyran  qui  a  usurpé  le  pouvoir  dans  une 
république.  Platon,  lui  non  plus,  n'admet  pas  qu'on  violente  le  repos 
de  son  pays  pour  le  guérir,  et  n'accepte  pas  un  remède  qui  le  trouble, 
qui  remet  tout  aux  mains  du  hasard,  fait  couler  le  sang  et  cause  la 
ruine  des  citoyens.  Il  pose  comme  du  devoir,  en  pareil  cas,  de  tout 
homme  de  bien,  de  laisser  aller  les  choses  et  de  se  borner  à  prier 
Dieu  d'y  porter  sa  main  toute-puissante;  il  semble  môme  avoir  su 
mauvais  gré  à  Dion,  pourtant  son  grand  ami,  d'avoir  agi  quelque  peu 
autrement.  J'étais  à  cet  égard  dans  les  idées  de  Platon,  avant  de  sa- 
voir que  Platon  eût  existé.  Nous  ne  pouvons  assurément  pas,  nous 
chrétiens,  le  compter  comme  étant  des  nôtres,  bien  que,  par  la  sincé- 
rité de  sa  conscience,  il  ait  mérité  de  la  faveur  divine  d'approcher 
si  près  la  lumière  de  l'Évangile,  au  travers  des  ténèbres  qui,  de 
son  temps,  obscurcissaient  le  monde;  aussi  je  ne  pense  pas  qu'il 
soit  bienséant  que  ce  soit  lui,  un  païen,  qui  nous  montre  combien 
il  est  impie  de  ne  pas  attendre  de  Dieu,  sans  y  coopérer  nous- 
mêmes,  un  secours  qu'il  n'appartient  qu'à  lui  de  nous  donner. 
Je  me  prends  souvent  à  douter  que,  parmi  tant  de  gens  mêlés  à  nos 
désordres  publics,  il  s'en  trouve  à  l'entendement  si  faible,  qu'on  ait 
pu  les  amener  à  croire  de  bonne  foi  que  par  les  pires  excès  on 
arriverait  à  réformer  les  abus;  que  le  salut  doit  sortir  de  la  mise 
en  action  de  ces  mêmes  moyens  qui  doivent  indubitablement 
nous  conduire  à  la  damnation;  qu'en  renversant  le  gouvernement, 
la  magistrature,  les  lois  sous  la  tutelle  desquels  Dieu  nous  a 
placé,  *  en  démembrant  notre  mère  et  en  jetant  les  membres  en 
pâture  à  ses  anciens  ennemis;  qu'en  donnant  lieu  à  des  frères, 
armés  les  uns  contre  les  autres,  de  déployer  leur  courage  dans 
ces  luttes  parricides,  oii  se  meurt  leur  patrie  commune;  qu'entin 
en  appelant  à  l'aide  le  diable  et  les  furies,  ils  apportent  leur  con- 
cours à  la  divine  Providence  qui  incarne  en  elle  la  justice  et  la 
douceur,  cette  vertu  par  excellence.  L'ambition,  l'avarice,  la  cruauté, 
la  vengeance  ne  se  donnent  pas  assez  tout  naturellement  carrière 
par  elles-mêmes  :  amorçons-les,  attisons-les  sous  le  couvert  de 
ces  vertus  si  glorieuses,  la  justice  et  la  dévotion.  On  ne  peut  ima- 
giner un  état  de  choses  pire  que  celui  où  la  méchanceté  est  devenue 
légitime  et  revêt,  avec  la  connivence  du  magistrat,  le  manteau  de 
la  vertu  :  «  Rien  de  plus  ti'ompeur  qu'une  religion  dépravée,  qui 
couvre  ses  crimes  de  l'intérêt  des  dieux  {Tite  Live)  »  ;  l'extrême  in- 
justice, dit  Platon,  est  que  ce  qui  est  injuste  soit  tenu  pour  juste. 


5«0  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

Le  peuple  y  soulfril  bien  laigemoiU  lors,  iioii  les  dommages  pre- 
sciis  seulemciil, 

Yndù/ve  lotis 
Vsque  adeo  turbatur  agris, 

mais  les  fuliirs  aussi.  Les  viuans  y  eurent  à  patir,  si  eurent  ceux     • 
qui  n'estoienl  encore  nays.   On  le  pilla,  et  moy  par  conséquent, 
iusques  à  Tesperance  :  luy  rauissant  tout  «e  qu'il  auoit  à  sappres- 
ler  à  viure  pour  longues  années, 

Quee  nequeunt  secum  ferre  aul  abducere,  perdant: 

Et  cremat  insontes  turba  scelésta  casas.  i 

Mûris  nulla  fides,  squattent  poptilatibus  agri. 

Outre  celle  secousse,  icn  souffris  d'autres.  l'encourus  les  incon- 
ueniens,  que  la  modération  apporte  en  telles  maladies.  le  fus  pe- 
laudé  à  toutes  mains.  Au  Gibelin  i'estois  Guclphe,  au  Guelpbe  Gibe- 
lin. Quelqu'vn  de  mes  poètes  diet  bien  cela,  mais  ie  ne  sçay  où  c'est. 
La  situation  de  ma  maison,  cl  l'accoinlance  des  hommes  de  mon 
voisinage,  me  prcsentoient  d'vn  visage  :  ma  vie  et  mes  actions  dvn 
autre.  Il  ne  s'en  faisoit  point  des  accusations  formées  :  car  il  n'y 
auoit  où  mordre.  le  ne  desempare  iamais  les  loix  :  et  qui  m'eusl 
recherché,  m'en  eust  deu  de  reste.  C'esloient  suspicions  muettes,  2 
qui  couroient  sous  main,  ausquellcs  il  n'y  a  iamais  faute  d'appa- 
rence, en  vn  mcslangc  si  confus,  non  plus  que  d'espris  ou  enuieux 
ou  ineptes.  l'ayde  ordinairement  aux  présomptions  iniurieuses,  <pic 
la  Fortune  semé  contre  moy  :  par  vnc  façon,  <pic  i'ay  dés  tousiours, 
de  fuyr  à  me  iustifier,  excuser  et  interpréter  :  estimant  que  c'est  • 
mettre  ma  conscience  en  compromis,  de  playder  pour  elle.  Per- 
spicuitas  niim  argumentatlone  elcualnr.  El  comme,  si  cliacun  voyoit 
en  moy,  aussi  cler  que  ie  fay  :  au  lieu  de  me  tirer  arrière  de  l'accu- 
sation, ie  m'y  auance;  et  la  rcnchcry  pluslosl,  par  vne  confession 
ii-onique  et  mo(iueuse  :  si  ie  ne  m'en  tais  tout  à  plat,  connue  de  :« 
chose  indigne  de  response.  Mais  ceux  qui  le  preonenl  pour  vne  trop 
hautaine  confiance,  ne  m'en  veulent  guercs  jnoins  de  mal,  que  ceux, 
qui  le  prennent  pour  foiblesse  dvne  cause  indefensible.  Nonnnee- 
ment  les  grands,  cnucrs  lesquels  faute  de  sommission,  est  l'exlivine 
faute.  Hudcs  à  toute  iuslice,  (pii  se  cognoisl,  qui  se  sent  :  mui  de-  . 
mise,  humble  et  suppliante.  lay  sonnent  heurté  à  ce  pillier.  Tant  y 
a  que  de  ce  qui  nj'aduinl  lors,  vn  ambitieux  s'en  fust  pendu  :  si  eusl 
faicl  vn  auaritieiix.  le  n'îiy  soing  qntdcoiHpie  d'acquérir. 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XII.  561 

Le  peuple  se  trouve  ruiné  pour  de  longues  années  par 
les  déprédations  qui  se  commirent  alors;  et  lui,  Montai- 
gne, a  eu  de  plus  à,  souffrir  des  suspicions  de  tous  les  par- 
tis, aggravées  par  le  peu  de  souplesse  de  son  caractère. 

—  Par  suite  des  déprédations  qui  se  commirent  alors,  «  tant  il  y 
avait  de  troubles  et  de  désordres  dans  nos  campagnes  (  Virgile)  !  » 
le  peuple  a  eu  beaucoup  à  souffrir  non  seulement  dans  le  présent, 
mais  aussi  pour  l'avenir;  les  vivants  en  ont  pâti  et,  avec  eux,  ceux 
qui  n'étaient  pas  encore  nés.  On  le  pilla,  et  moi  par  conséquent, 
jusque  dans  ses  espérances,  lui  enlevant  tout  ce  qui  devait  le  faire 
vivre  pendant  de  longues  années  :  «  Ce  que  ces  bandes  criminelles 
ne  peuvent  emporter  ou  emmener,  elles  le  détruisent;  elles  vont  jus- 
qu'à incendier  d'innocentes  chaumières  [Ooide).  —  Nulle  sécurité  dans 
les  villes;  dans  les  campagnes,  tout  est  dévasté  {Claudien).  » 

Outre  cette  épreuve,  j'en  eus  bien  d'autres  à  endurer.  J'ai  subi 
les  inconvénients  qu'entraîne  la  modération  dans  ces  sortes  de  ma- 
ladies; j'ai  été  dépouillé  par  tous  les  partis  :  j'étais  Gibelin  pour 
les  Guelphes,  et  Guelphe  pour  les  Gibelins,  comme  dit  je  ne  sais 
où  un  de  mes  poètes.  La  situation  de  ma  maison,  mes  relations 
avec  les  personnes  de  mon  voisinage  me  présentaient  sous  un  as- 
pect, ma  vie  et  mes  actes  sous  un  autre.  On  ne  portait  pas  contre 
moi  d'accusations  formelles,  je  n'y  donnais  pas  prise,  ne  trans- 
gressant jamais  les  lois  (qui  eût  ouvert  une  enquête  sur  mon 
compte,  n'aurait  eu  que  des  éloges  à  me  donner);  mais  c'étaient 
des  soupçons  émis  à  la  sourdine,  qu'on  se  communiquait  sous  main 
et  auxquels  les  apparences  pouvaient  prêter,  ce  qui  ne  manque  ja- 
mais dans  une  confusion  pareille  et  avec  des  esprits  envieux  ou 
ineptes.  —  J'aide  d'habitude  aux  présomptions  injurieuses  que  la 
fortune  sème  contre  moi,  par  la  façon  que  j'ai  toujours  eue  de  fuir  à 
me  justifier,  m'excuser  et  entrer  en  explications,  estimant  que  c'est 
exposer  ma  conscience  à  quelque  interprétation  fâcheuse  que  de 
plaider  pour  elle,  «  car  la  discussion  affaiblit  Vévidence  (Cicéron)  »  ; 
et,  comme  si  chacun  voyait  en  moi  aussi  clair  que  j'y  vois  moi- 
même,  au  lieu  de  chercher  à  me  soustraire  à  l'accusation,  j'y 
donne  plus  de  prise  encore;  je  renchéris  plutôt  sur  elle,  en  confes- 
sant des  torts  ironiques  et  moqueurs,  lorsque  je  ne  m'en  tais  pas 
complètement  comme  d'une  chose  indigne  de  réponse.  Aussi  ceux 
qui  jugent  que  mon  attitude  témoigne  une  trop  hautaine  confiance 
dans  la  justice  de  ma  cause,  ne  m'en  veulent  guère  moins  que 
ceux  qui  y  voient  une  preuve  de  faiblesse  qui  fait  qu'elle  ne  peut 
se  défendre;  les  grands  en  particulier  pensent  de  la  sorte,  parce 
qu'à  leurs  yeux,  le  manque  de  soumission  est  la  plus  grande  faute 
qui  se  puisse  commettre  et  qu'ils  sont  rudes  pour  le  droit  qui  se 
connaît,  qui  a  conscience  de  lui-même  et  ne  se  montre  ni  soumis, 
ni  humble,  ni  suppliant;  c'est  là  un  obstacle  auquel  souvent  je  me 
suis  heurté.  —  Un  ambitieux  se  fût  pendu  de  désespoir  de  ce  qui 
m'advint  alors,  un  avare  en  eût  fait  autant;  moi,  je  me  borne  à  ne 
pas  faire  d'acquisitions  :  «  Que  je  conserve  seulement  ce  qui  m'appar- 

ESSAIS  DE  MONTAIGNE.  —  T.  UI.  36 


562  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

SU  mihi  quod  nunc  est,  etiam  minut;  vt  mihi  viuam 
Quod  superesl  eeui,  si  quid  auperetse  volent  dij. 

Mais  les  perles  qui  mo  viennent  par  l'iniure  d'aulruy,  soit  larrecin, 
soit  violence,  me  pincent,  enniron  comme  vn  homme  malade  et 
géhenne  d'auarire.  L'offence  a  sans  mesure  plus  d'aigreur,  que  n'a     • 
la  perte.  Mille  diuerses  sortes  de  maux  accoururent  à  moy  à  la  file. 
le  les  eusse  plus  gaillardement  soufferts,  à  la  foule.      le  pensay 
desia,  entre  mes  amis,  à  qui  ie  pourrois  commettre  vne  vieillesse 
nécessiteuse  et  disgratiee.  Apres  auoir  rodé  les  yeux  par  tout,  ie  me 
trouuay  en  pourpoint.  Pour  se  laisser  tomber  à  plomb,  et  de  si     ' 
haut,  il  faut  que  ce  soit  entre  les  bras  d'vne  affection  solide,  vigou- 
reuse et  fortunée.  Elles  sont  rares,  s'il  y  en  a.  En  fin  ie  cogneus 
que  le  plus  seur,  estoit  de  me  fier  à  moy-mesme  de  moy,  et  de  ma 
nécessité.  Et  s'il  m'aduenoit  d'estre  froidement  en  la  grâce  de  la 
Fortune,  que  ie  me  recommandasse  de  plus  fort  à  la  mienne  :  m'at-     • 
tachasse,  regardasse  de  plus  près  à  moy.  En  toutes  choses  les 
hommes  se  iettent  aux  appuis  estrangers,  pour  cspargner  les  pro- 
pres :  seuls  certains  et  seuls  puissans,  qui  sçait  s'en  armer.  Cha- 
cun court  ailleurs,  et  à  l'aduenir,  d'autant  que  nul  n'est  arriué  à 
soy.  Et  me  résolus,  que  c'estoient  vtiles  inconueniens  :  d'autant     a 
premièrement  qu'il  faut  aduertir  à  coups  de  foyt,  les  mauuais  dis- 
ciples, quand  la  raison  n'y  peut  assez,  comme  par  le  feu  et  violence 
des  coins,  nous  ramenons  vn  bois  tortu  à  sa  droictcur.  le  me  pres- 
che,  il  y  à  si  long  temps,  de  me  tenir  à  moy,  et  séparer  des  choses 
estrangeres  :  toutesfois,  ie  tourne  encores  tousiours  les  yeux   à     • 
costé.  L'inclination,  vn  mol  lauorable  d'vn  grand,  vn  bon  visage,  me 
tente.  Dieu  sçait  sil  en  osl  cherté  en  ce  temps,  ef  quoi  sons  il  porte, 
l'oys  encore  sans  rider  le  Iront,  les  subornemons  qu'on  me  faict, 
pour  me  tirer  en  place  marchande  :  et  m'en  defTens  si  mollement, 
quil  semble,  que  ie  souffrisse  plus  volontiers  d'en  estre  vaincu.  Or  à     i 
vn  esprit  si  indocile,  il  faut  des  bastonnades  :  et  faut  reballre  et 
reserrer,  à  bons  coups  de  mail,  ce  vaisseau  qui  se  despi-ent,  se 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CIL  XII.  563 

lient,  et  même  moins  s'il  le  faut,  peu  m'importe;  je  ne  souhaite  m'oc- 
cuper  que  de  moi  durant  les  jours  que  les  dieux  veulent  bien  m'ac- 
corder  encore  (Eorace).  »  Toutefois  les  pertes  que  j'éprouve  du  fait 
de  la  méchanceté  d'autrui,  lorsqu'il  me  vole  ou  qu'il  me  pille, 
m'affectent  à  peu  près  comme  quelqu'un  qui  serait  en  proie  aux 
tortures  de  l'avarice;  l'offense  m'irrite  encore  incomparablement 
plus  que  le  dommage  qui  m'est  fait.  Mille  maux  de  toutes  sortes 
m'ont  assailli  à  cette  époque  les  uns  après  les  autres,  je  les  eusse 
plus  virilement  supportés  s'ils  étaient  venus  fondre  sur  moi  tous  à 
la  fois. 

Dans  son  infortune,  Montaigne,  ne  voyant  pas  d.''anii  à 
qui  s'adresser,  prend  le  parti  de  ne  compter  que  sur  lui- 
même,  et  de  se  désintéresser  de  tout  ce  qui  ne  le  touche 
pas  directement  et  qu'il  ne  considère  plus  que  comme  un 
sujet  d'étude;  il  arrive  de  la  sorte  à  recouvrer  sa  tran- 
quillité d'esprit.  —  Je  songeais  déjà  auquel  de  mes  amis  je  pour- 
rais confier  le  soin  de  m'entretenir  dans  ma  vieillesse  devenue  né- 
cessiteuse et  infortunée.  Les  ayant  tous  passés  en  revue  dans  mon 
esprit,  je  me  trouvai  dans  un  grand  embarras.  On  ne  saurait  être 
recueilli  dans  une  chute  aussi  lourde  et  de  si  haut,  que  par  un  ami 
auquel  vous  lie  une  affection  solide,  à  toute  épreuve,  vrai  présent 
de  la  fortune  ;  c'est  chose  rare,  si  même  elle  existe.  Finalement,  je 
reconnus  que  le  plus  sûr  était  de  ne  m'en  fier  qu'à  moi-même  de 
la  tâche  de  veiller  sur  moi  et  d'assurer  mes  besoins;  et  que,  s'il 
m'advenait  d'être  mal  venu  dans  les  faveurs  de  la  fortune,  je  n'a- 
vais autre  chose  à  faire  qu'à  me  recommander  davantage  à  moi- 
même,  de  m'y  attacher,  de  m'en  occuper  plus  encore  que  je  ne  l'a- 
vais fait  jusqu'alors.  £n  toutes  choses,  l'homme  a  recours  à  l'appui 
des  autres  pour  s'épargner  de  recourir  à  celui  qu'il  a  en  lui,  le- 
quel cependant  est  le  seul  sur  lequel  il  puisse  compter  et  soit  as- 
sez puissant  pour  le  tirer  d'affaire  s'il  sait  en  user;  chacun  court  ail- 
leurs pour  assurer  son  avenir,  parce  que  personne  ne  s'est  adressé 
à  soi-même.  —  J'en  arrivai  à  conclure  que  ces  épreuves  avaient  leur 
utilité  :  d'abord,  parce  que  c'est  avec  le  fouet  qu'on  ramène  à  la 
raison  les  mauvais  disciples  quand  celle-ci  ne  suffit  pas,  de  même 
qu'on  emploie  le  feu  et  des  coins  violemment  enfoncés  pour  re- 
dresser une  pièce  de  bois  qui  a  gauchi.  Quoique  je  me  prêche  de- 
puis bien  longtemps  de  ne  m'en  tenir  qu'à  moi  et  de  ne  plus  m'in- 
quiéter  des  choses  étrangères,  cela  n'empêche  que  je  tourne  tou- 
jours encore  les  yeux  sur  ce  qui  se  passe  à  côté;  un  signe,  un  mot 
gracieux  d'un  grand  personnage  qui  me  fait  bon  visage  me  tentent; 
et  cependant  Dieu  sait  si  on  s'en  prive  en  ces  temps-ci  et  quelle 
portée  cela  a!  J'écoute  encore,  sans  que  mon  front  se  ride,  les 
avances  que  l'on  me  fait  pour  que  j'accepte  des  fonctions  qui 
rapportent,  et  m'en  défends  si  mollement  qu'il  semble  que  je  ne 
demande  qu'à  être  vaincu.  Or,  à  un  esprit  si  indocile  il  faut  dés 
corrections;  il  faut  rebattre  et  resserrer  à  grands  coups  répétés  de 
maillet  ce  vaisseau  qui  se  disjoint,  se  disloque,  qui  échappe  et  que 


56i  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

dcsconl,  qui  s'eschappc  v\  dcsrobc  de  soy.  Secondement,  <iue  cet 
accident  me  seriioit  d'cxercitation,  pour  me  préparer  à  pis  :  si  moy, 
qui  et  par  le  bénéfice  de  la  Fortune,  et  par  la  condition  de  mes 
mœurs,  csperois  ostre  des  derniers,  venois  à  estre  des  premiers 
attrappé  de  celte  tenipeste.  M'instruisant  de  bonne  heure,  à  contrain- 
dre ma  vie,  et  la  renger  pour  vn  nouuel  estât.  La  vraye  liberté  c'est 
pouuoir  toute  chose  sur  soy.  Potentissimus  est  qui  se  habct  in  potes- 
tfite.  En  vn  temps  ordinaire  et  tranquille,  on  se  prépare  à  des  acci- 
dens  modérez  et  communs  :  mais  en  cette  confusion,  où  nous  sommes 
depuis  trente  ans,  tout  homme  François,  soit  en  particulier,  soit  en 
gênerai,  se  voit  à  chaque  heure,  sur  le  poinct  de  l'entier  renuerse- 
menl  de  sa  fortune.  D'autant  faut-il  tenir  son  courage  fourny  de 
prouisions  plus  fortes  et  vigoureuses.  Scachons  gré  au  sort,  de  nous 
auoir  faict  viure  en  vn  siècle,  non  mol,  languissant,  ny  oisif.  Tel 
qui  ne  l'eust  esté  par  autre  moyen,  se  rendra  fameux  par  son  mal- 
heur. Comme  ie  ne  ly  guère  es  histoires,  ces  confusionsj  des  autres 
estats,  sans  regret  de  ne  les  auoir  peu  mieux  considérer  présent. 
Ainsi  faict  ma  curiosité,  que  ie  m'aggree  aucunement,  de  veoir  de 
mes  yeux,  ce  notable  spectacle  de  nostre  mort  publique,  ses  symp- 
tômes et  sa  forme.  Et  puis  que  ie  ne  la  sçaurois  relarder,  suis  con- 
tent d'estre  destiné  à  y  assister,  et  m'en  instruire.  Si  cherchons 
nous  euidemment  de  recognoistre  en  ombre  mcsme,  et  en  la  fable 
des  Théâtres,  la  montre  des  ieux  tragiques  d&lhumaine  fortune.  Ce 
n'est  pas  sans  compassion  de  ce  que  nous  oyons  :  mais  nous  nous 
plaisons  desueiller  nostre  desplaisir,  par  la  rareté  de  ces  pitoyables 
euenemens.  Rien  ne  cliatouille,qui  ne  pince.  Et  les  bons  historiens, 
fuyent  comme  vne  eaue  dormante,  et  mer  morte,  des  narrations 
calmes  :  pour  regaigner  les  séditions,  les  guerres,  où  ils  sçauent 
que  nous  les  appelions.  le  doute  si  ie  puis  assez  honnestemenl 
aduouër,  à  combien  vil  prix  du  repos  et  tranquillité  de  ma  vie,  ie 
l'ay  plus  de  moitié  passée  en  la  ruine  de  mon  pays.  le  me  donne  vn 
peu  trop  bon  marché  de  patience,  es  accidens  qui  ne  me  saisissent 
au  propre  :  et  pour  me  plaindre  à  moy,  regarde  non  tant  ce  qu'on 
m'osle,  que  ce  qui  me  reste  de  sauue,  et  dedans  et  deiiors.  Il  y  a  de 
la  consolation,  à  escheuer  tantost  l'vn,  lantost  l'autre,  des  maux  qui 
nous  guignent  de  suille,  cl  «issenenl ailleurs,  autour  de  nous.  Aussi, 
qu'en  matière  d'inleresls  publiques,  à  mesure,  «pie  mon  alTection  esl 
plus  vniuersellement  cspandue,  t'll«^  en  rsl  plus  foible.  loinct  qu'il 
esl  vray  à  demy,  Tantum  expublicis  malts  sentimus,  t/uantum  adpri- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CM.  XII.  565 

nous  ne  pouvons  retenir.  En  second  lieu,  ces  accidents  me  ser- 
vaient d'exercices  pour  nie  préparer  à  pis,  pour  le  cas  où  je  vien- 
drais à  être  des  premiers  engloutis  dans  cette  tempête,  alors  que 
j'avais  espéré  être  des  derniers  du  fait  de  ma  bonne  fortune  et  des 
conditions  dans  lesquelles  je  vis;  ils  m'amenaient  à  m'astreindre  de 
bonne  heure  à  un  genre  de  vie  me  préparant  à  ce  nouvel  état  de 
choses.  La  véritable  liberté  consiste  à  avoir,  en  tout,  pouvoir  sur 
soi-même  :  «  Le  plus  puissant  est  celui  </ui  est  maître  de  soi  (Sé- 
nèque).  »  Dans  des  temps  normaux  et  tranquilles,  on  se  prépare  en 
vue  d'accidents  survenant  couramment  et  de  peu  d'importance; 
mais  dans  le  désarroi  dans  lequel  nous  sommes  depuis  trente  ans, 
tout  Français,  tant  comme  particulier  qu'au  point  de  vue  général, 
se  voit  à  toute  heure  menacé  d'un  complet  renversement  de  sa  for- 
tune ;  aussi  faut-il,  pour  que  son  courage  soit  à  hauteur  de  tout  évé- 
nement, avoir  pris  les  mesures  de  précaution  les  plus  efficaces  et 
les  plus  énergiques.  Sachons  gré  au  sort  de  nous  avoir  fait  vivre 
en  un  siècle  où  la  mollesse,  la  langueur,  l'oisiveté  ne  sont  pas  de 
mise;  grâce  à  cela,  tel  qui  n'eût  jamais  été  connu  autrement,  de- 
viendra fameux  par  ses  malheurs.  —  Comme  je  ne  lis  guère  l'his- 
toire des  agitations  qui  se  produisent  dans  les  autres  pays,  je  n'ai 
pas  regret  de  ne  pas  m'y  être  plus  adonné  jusqu'à  présent,  ma 
curiosité  à  cet  égard  étant  amplement  satisfaite  par  le  spectacle 
si  particulier  que  j'ai  sous  les  yeux,  de  la  mort  de  notre  état  pu- 
blic, des  symptômes  qui  l'annoncent,  de  la  forme  qu'elle  revêt; 
ne  pouvant  la  retarder,  je  suis  content  d'être  appelé  à  y  assister  et 
de  m'en  instruire.  Tout  en  étant  émus  de  ce  que  nous  voyons,  nous 
sommes  *  avides  des  fictions,  des  représentations  théâtrales  où  se 
reproduit  le  jeu  des  tragédies  dont  se  compose  la  vie  humaine; 
de  même  nous  nous  plaisons,  en  raison  de  leur  rareté  et  malgré 
le  chagrin  que  nous  en  éprouvons,  à  être  témoins  de  ces  tristes 
événements.  Nous  no  sommes  chatouillés  que  par  ce  qui  nous 
irrite;  c'est  ainsi  que  les  bons  historiens  fuient,  a  l'égal  de  l'eau 
dormante  et  d'une  mer  morte,  les  périodes  de  calme,  et  s'en  dé- 
dommagent en  racontant  les  séditions,  les  guerres  par  lesquelles  ils 
savent  qu'ils  nous  intéressent  davantage. 

Je  doute  que  je  puisse  honnêtement  avouer  à  quel  prix  honteux  j'ai 
passé  ma  vie  dans  le  repos  et  la  tranquiUité,  quoique  pendant  plus 
de  la  moitié  de  mon  existence  mon  pays  courût  à  sa  perte.  J'ap- 
porte un  peu  trop  d'indifférence  à  supporter  les  accidents  qui  ne 
me  touchent  pas  directement;  et  pour  apprécier  vis-à-vis  de  moi- 
même  dans  quelle  mesure  je  suis  à  plaindre,  je  ne  considère  pas 
tant  ce  qu'on  m'a  enlevé,  que  ce  qui  m'est  laissé  intact  en  fait  de 
liberté  et  de  biens.  Il  y  a  quelque  consolation  à  esquiver  tantôt  un 
mal,  tantôt  un  autre  de  ceux  qui  nous  menacent  d'une  façon  immé- 
diate et  vont  s'abattre  ailleurs  autour  de  nous.  Ce  qui  contribue  en- 
core à  ce  que  je  me  résigne,  c'est  qu'en  ce  qui  a  trait  à  l'intérêt  pu- 
blic, plus  mon  affection  a  à  s'exercer  sur  une  plus  grande  étendue, 
plus  elle  est  faible,  d'autant  qu'il  est  bien  à  moitié  vrai  que  «  nous 


5r,6  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

ualos  resperlhiet.  El  quo  la  sanlé,  d'où  nous  parlisnies  estoit  telle, 
qu'elle  soulage  elle  mesme  le  regret,  que  nous  en  deurions  auoir. 
C'estoit  santé,  mais  non  qu'à  la  comparaison  de  la  maladie,  qui  Ta 
suyuie.  Nous  ne  sonunos  cheus  de  gueres  haut.  La  corruption  et  le 
brigandage,  qui  est  en  dignité  et  en  ofTice,  me  semble  le  moins  sup- 
portable. On  nous  voile  moins  iniuricusemenl  dans  vn  bois,  qu'en 
lieu  de  seureté.  C'estoit  vne  iointure  vniuerselle  de  membres  gastez 
en  particulier  à  l'onuy  les  vns  des  autres  :  et  la  plus  part,  d'vlceres 
enuieillis,  qui  ne  receuoient  plus,  ny  ne  demandoient  guerison. 
Ce  crouliMuent  donq  m'anima  certes  plus,  qu'il  ne  m'atterra,  à  l'aide 
de  ma  conscience,  qui  se  portoit  non  paisiblement  seulement,  mais 
flerement;  et  ne  trouuois  en  quoy  me  plaindre  de  moy.  Aussi, 
comme  Dieu  n'enuoye  iamais  non  plus  les  maux,  que  les  biens  tous 
purs  aux  liomnies,  ma  santé  tint  bon  ce  temps-là;  outre  son  ordi- 
naire. Et  ainsi  que  sans  elle  ie  ne  puis  rien,  il  est  peu  de  choses, 
que  iene  puisse  auec  elle.  Elle  me  donna  moyen  d'esueiller  toutes 
mes  prouisions,  et  de  porter  la  main  au  douant  de  la  playe,  qui  eust 
passé  volontiers  plus  outre.  Et  esprouuay  en  ma  patience,  que 
i'auois  quelque  tenue  contre  la  Fortune  :  et  qu'à  me  faire  perdre 
mes  arçons,  il  falloit  vn  grand  heurt.  le  ne  le  dis  pas,  pour  l'irriter 
à  me  faire  vne  charge  plus  vigoureuse,  le  suis  sonseruiteur  :  ieluy 
tends  les  mains.  Pour  Dieu  qu'elle  se  contente.  Si  ie  sens  ses 
assaux?  si  fais.  Comme  ceux  que  la  tristesse  accable  et  possède,  se 
laissent  pourtant  par  inloruailes  tastonner  à  quelque  plaisir,  et  leur 
eschappe  vn  sousrire  :  ie  puis  aussi  assez  sur  moy,  pour  rendre  mon 
estât  ordinaire,  paisible,  ot  deschargé  d'ennuyeuse  imagination  : 
mais  ie  me  laisse  pourtant  à  boutades,  surprendre  des  morsures  de 
ces  nialplaisantes  pensées,  qui  me  bâtent,  pendant  que  ie  m'arme 
pour  les  chasser,  ou  pour  les  luicler.  Voicy  vn  autre  rengrege- 
ment  de  mal,  qui  m'arriua  à  la  suitte  du  reste.  Et  dehors  et  dedans 
ma  maison,  ie  fus  accueilly  d'vne  peste,  véhémente  au  prix  de  toute 
autre.  Car  comme  les  corps  sains  sont  subiects  à  plus  griefues  ma- 
ladies, d'autant  qu'ils  ne  pouuent  estre  forcez  que  par  celles-là  : 
aussi  mon  air  Iressalubie,  où  d'aucune  mémoire,  la  contagion,  bien 
que  voisine,  n'auoit  sçeu  prendre  pied,  venant  à  s'empoisonner, 
produisit  des  elTects  estranges, 

Miita  ienum  et  iuuentim  demantur  funera,  nullum 
Steua  eaput  Proicrpina  fùgit. 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XII.  567 

ne  sentons  des  maux  publics  que  ce  qui  nous  touche  (Tite  Live)  », 
et  que  l'état  de  santé  qui  a  précédé  les  désordres  actuels  était  tel, 
qu'il  est  une  atténuation  aux  reiçrets  que  nous  devrions  en  éprou- 
ver. —  Ce  n'était  du  reste  la  santé  que  comparé  aux  troubles  qui 
l'ont  suivi;  et,  de  fait,  nous  ne  sommes  pas  tombés  de  bien  haut. 
La  corruption  et  le  brigandage  qui  régnent  chez  ceux  qui  détien- 
nent les  dignités  et  les  charges,  me  semblent  plus  insupporta- 
bles que  chez  n'importe  quels  autres;  être  volé  dans  un  bois 
offense  moins  que  de  l'être  là  où  on  devrait  se  trouver  en  sûreté. 
La  classe  élevée  n'était  qu'un  assemblage  composé  uniquement  de 
membres  tarés  chacun  en  son  particulier,  et  tous  plus  les  uns  que 
les  autres;  la  plupart  étaient  affligés  d'ulcères  invétérés  qu'on  ne 
traitait  plus  et  dont  on  ne  demandait  même  pas  la  guérison. 

Cet  effondrement  m'intéressa  donc  en  vérité  plus  qu'il  ne  m'at- 
terra, grâce  à  ma  conscience  qui  non  seulement  était  tranquille, 
mais  dont  j'étais  fier,  ne  trouvant  aucun  reproche  à  me  faire.  En 
outre,  comme  Dieu  ne  nous  envoie  jamais  les  maux,  pas  plus  que 
les  biens,  sans  atténuation,  ma  santé,  contre  son  ordinaire,  ne  laissa, 
durant  ce  temps,  rien  à  désirer;  et  si  sans  elle  je  ne  suis  bon  à  rien, 
avec  elle  il  est  peu  de  choses  dont  je  ne  sois  capable.  Elle  me  donna 
le  moyen  de  faire  appel  à  toutes  mes  ressources  et  de  parer  en 
partie  avec  la  main  le  coup  qui  m'était  porté  et  qui  eût  pénétré 
plus  profondément;  je  constatai  de  plus  que  ma  force  de  résistance 
me  permettait,  dans  une  certaine  mesure,  de  tenir  bon  contre  la 
fortune  et  que  pour  me  faire  vider  les  étriers  il  fallait  un  choc 
violent.  Cela,  je  ne  le  dis  pas  pour  la  provoquer  à  me  charger  plus 
vigoureusement;  je  suis  entre  ses  mains,  et  me  soumets  à  ses 
exigences,  qu'elle  fasse  donc  suivant  son  bon  plaisir;  mais  dire 
que  je  ne  suis  pas  sensible  à  ses  assauts,  cela  non!  Ceux  que  la 
tristesse  détient  et  accable  se  laissent  cependant,  par  intervalles, 
toucher  par  certains  plaisirs  s'offrant  à  eux,  et  parfois  un  sou- 
rire leur  échappe;  je  suis  de  même,  j'ai  assez  d'empire  sur  moi 
pour  faire  qu'à  l'ordinaire  mon  état  soit  calme  et  dégagé  de  péni- 
bles obsessions;  pourtant,  je  me  laisse  quelquefois  surprendre  et 
mordre  par  ces  accès  d'humeur  noire,  qui  m'oppressent  pendant  le 
temps  que  je  mets  à  ra'armer  pour  les  chasser  ou  lutter  contre  eux. 

Pour  comble  de  malheur  survint  la  peste;  il  fut  con- 
traint d^errer  à.  l'aventure  avec  sa  famille  six  mois  du- 
rant et,  pendant  de  longues  années,  la  main-d'œuvre  fit 
défaut  pour  la  culture.  —  Après  ces  déboires,  m'est  survenue 
par  surcroît  cette  autre  calamité  :  sur  ma  maison  et  aux  alentours  la 
peste  s'est  abattue  avec  une  violence  qu'on  n'avait  jamais  vue.  Les 
corps  les  plus  sains  sont  sujets  à  des  maladies  plus  graves  que 
ceux  qui  sont  débilités,  parce  qu'ils  ne  peuvent  être  terrassés 
que  par  elles  :  il  en  fut  de  même  de  l'air  de  mon  domaine,  si  sa- 
lubre  que  de  mémoire  d'homme  la  contagion,  bien  qu'ayant  sévi  aux 
environs,  n'y  avait  jamais  pris  pied;  une  fois  contaminé,  les  effets  les 
plus  étranges  se  produisirent  :  «  Vieillards  et  jeunes  gens  s'entassent 


568  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

Teuz  à  souiïrir  celle  plaisante  condilion,  que  la  veue  de  ma  maison 
m'estoit  effroyable.  Tout  ce  qui  y  estoit,  cstoit  sans  garde,  et  à  l'a- 
bandon de  qui  en  auoit  enuie.  Moy  qui  suis  si  hospitalier,  fus  en 
très  pénible  qucsle  de  retraicte,  pour  ma  famille.  Vne  famille 
esgaree,  faisant  peur  à  ses  amis,  et  à  soy-mesme,  et  horreur  où 
qu'elle  cherchas!  à  se  placer  :  ayant  à  changer  de  demeure,  soudain 
qu'vn  de  la  trouppe  commençoit  à  se  douloir  du  bout  du  doigt. 
Toutes  maladies  sont  alors  prises  pour  peste  :  on  ne  se  donne  pas 
le  loysir  de  les  recognoistre.  Et  c'est  le  bon  :  que  selon  les  règles 
de  l'art,  à  tout  danger  qu'on  approche,  il  faut  estre  quarante  iours 
en  transe  de  ce  mal  :  l'imagination  vous  exerceant  cependant  à  sa 
mode,  et  enfieurant  vostre  santé  mesme.  Tout  cela  m'eust  beaucoup 
moins  touché,  si  ie  n'eusse  eu  à  me  ressentir  de  la  peine  d'autruy, 
et  seruir  six  mois  misérablement,  de  guide  à  cette  carauane.  Car  i;e 
porte  en  moy  mes  preseruatifs,  qui  sont,  resolution  et  souffrance. 
L'appréhension  ne  me  presse  guère  :  laquelle  on  craint  particuliè- 
rement en  ce  mal.  Et  si  estant  seul,  ie  l'eusse  voulu  prendre,  c'eust 
esté  vne  suitte,  bien  plus  gaillarde  et  plus  esloignee.  C'est  vne 
mort,  qui  ne  nie  semble  des  pires.  Elle  est  communément  courte, 
d'estourdissement,  sans  douleur,  consolée  par  la  condition  publique  : 
sans  cérémonie,  sans  deuil,  sans  presse.  Mais  quant  au  monde  des 
cnuirons,  la  ccntiesme  partie  des  âmes  ne  se  peut  sauuer. 

Videas  desertàque  régna 
Pdstorum,  et  longé  saltus  latéque  vacantes. 

En  ce  lieu,  mon  meilleur  reuenu  est  manuel.  Ce  que  cent  hommes 
trauailloient  pour  moy,  chauma  pour  long  temps.  Or  lors,  quel 
exemple  de  resolution  ne  vismes  nous,  en  la  simplirité  de  tout  ce 
peuple?  Généralement,  chacun  renonçoit  au  soing  do  la  vie.  Les  rai- 
sins demeurèrent  suspendus  aux  vignes,  le  bien  principal  du  pays  : 
tous  indifféremment  se  proparans  et  attendans  la  niorl,  l\  ce  soir, 
ou  au  lendemain  :  d'vn  visage  et  dvne  voix  si  peu  cffroyee,  qu'il 
sembloit  qu'ils  eussent  compromis  à  cette  nécessité,  et  que  ce  fusl 
vne  condemnation  vniuerselhî  et  ineuitable.  Elle  est  tousiours  telle. 
Mais  à  combien  peu,  tient  la  resolution  au  mourir?  La  dislance  et 
différence  de  quelques  heures  :  la  seule  considération  de  la  compa- 
gnie, nous  en  rend  l'appréhension  diuerse.  Voyez  ceux-cy  :  pour  ce 
qu'ils  meurent  en  mesme  mois  :  enfans,  ieuncs,  vieillatxls,  ils  ne  s'es- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XII.  369 

pêle-mêle  dans  le  tombeau,  nul  n'échappe  à  la  cruelle  Proserpine 
(Horace).  «  Je  passai  par  ce  singulier  état,  que  la  vue  de  ma  mai- 
son m'horripilait;  tout  ce  qui  y  était,  demeurant  sans  gardien,  fut 
à  la  merci  de  qui  en  eut  envie.  Moi,  si  hospitalier,  j'eus  beaucoup 
de  mal  à  trouver  un  refuge  pour  ma  famille  qui,  devenue  errante, 
était  un  objet  de  frayeur  pour  ses  amis  et  pour  elle-même;  on  la 
repoussait  avec  horreur  partout  où  elle  se  présentait;  il  lui  fal- 
lait changer  d'asile  dès  que  quelqu'un  des  siens  commençait  à  se 
plaindre,  fut-ce  d'une  douleur  ressentie  au  petit  doigt,  car  toutes 
les  maladies  étaient  considérées  alors  comme  étant  la  peste,  et  on 
ne  se  donnait  pas  la  peine  d'approfondir.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  fort, 
c'est  que  d'après  les  règles  de  l'art,  quand  on  est  exposé  au  fléau, 
pendant  quarante  jours  on  a  à  craindre  d'en  être  atteint,  et  pen- 
dant tout  ce  temps  l'imagination,  vous  tourmentant  à  sa  façon, 
enfièvre  jusqu'à  votre  santé.  —  Tout  cela  m'eût  beaucoup  moins 
touché,  si  je  n'avais  eu  à  me  préoccuper  des  misères  des  autres  et 
si  je  n'avais  dû  pendant  six  mois  servir,  dans  des  conditions  aussi 
pénibles,  de  guide  à  cette  caravane;  car  pour  moi-même,  je  por- 
tais avec  moi  mes  préservatifs,  savoir  la  résolution  et  la  résigna- 
tion. Je  n'avais  pas  ^rand'peur,  ce  qui  est  particulièrement  à  re- 
douter dans  ce  mal;  mais  cependant  si  je  m'étais  trouvé  seul  et  que 
j'eusse  voulu  prendre  la  fuite,  je  me  fusse  mis  bien  plus  prompte- 
ment  à  grande  distance.  Cette  mort  n'est  pas  de  celles  que  je  re- 
douterais le  plus  :  d'ordinaire,  elle  est  prompte,  on  perd  vite  con- 
naissance, on  ne  souffre  pas,  on  se  console  par  ce  fait  que  tout  le 
monde  en  est  menacé;  elle  exclut  toute  cérémonie,  tout  deuil,  la 
foule  ne  se  presse  pas  autour  de  vous.  Dans  la  contrée,  un  centième 
des  gens  périt  :  «  Vous  eussiez  vu  les  campagnes  désertes,  les  bois 
vides  jusque  dans  leurs  plus  extrêmes  profondeurs  {Virgile).  »  Les 
terres  que  j'y  possède  composent  la  partie  la  plus  importante  de 
mes  revenus;  leur  produit  dépend  essentiellement  de  la  main-d'œu- 
vre qu'on  y  emploie;  une  centaine  d'ouvriers  y  travaillaient,  de 
longtemps  la  culture  n'en  put  être  reprise. 

Résignation  des  gens  du  peuple  dans  ce  désastre  géné- 
ral. —  Quels  exemples  de  résolution  ne  vîmes-nous  pas,  à  ce;  mo- 
ment, chez  tous  ces  gens  du  peuple  si  simples!  Généralement,  nul 
ne  prenait  plus  soin  de  la  vie.  Les  raisins,  principale  richesse  dû 
pays,  demeurèrent  suspendus  aux  ceps.  Tous,  indifférents  à  la  mort, 
s'y  préparaient  et  l'attendaient  soit  pour  le  soir,  soit  pour  le  len- 
demain, avec  une  contenance  et  une  voix  si 'peu  effrayées,  qu'il 
semblait  que  ce  fût  une  nécessité  qu'ils  acceptaient,  comme  consé- 
quence d'une  condamnation  s'étendant  à  tous  et  à  laquelle  nul  ne 
pouvait  se  soustraire.  La  mort  est  toujours  inévitable;  mais  combien 
peu  l'attendent  avec  résolution;  une  différence  de  quelques  heures 
qui  nous  sépare  du  moment  fatal,  la  compagnie  en  laquelle  nous 
allons  le  franchir,  diversifient  la  manière  dont  nous  l'envisageons. 
Voyez  ceux-ci  :  quoique  enfants,  jeunes  gens  et  vieillards  meurent 
tous  dans  l'espace  d'un  mois,  personne  parmi  eux  ne  s'en  étonne, 


570 


ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 


tonnent  plus,  ils  ne  se  pleurent  plus.  l'en  vis  qui  craignoient  de  de- 
meurer derrière,  comme  en  vne  horrible  solitude.  Et  n'y  cogneu  com- 
munément, autre  soing  que  des  sépultures  :  il  leur  faschoit  de  voir 
les  corps  espars  eumiy  les  champs,  à  la  morcy  des  bestes  :  qui  y 
peuplèrent  incontinent.  Comment  les  fantasies  humaines  se  descoup- 
pent!  Les  Neoriles,  nation  ([u'Alexandre  subiugua,  ieltent  les  corps 
des  morts  au  plus  profond  de  leurs  bois,  pour  y  estre  mangez. 
Seule  sépulture  estimée  entr'eux  heureuse.  Tel  sain  faisoit  desia  sa 
fosse  :  d'autres  s'y  couchoient  encore  viuans.  Et  vn  maneuure  des 
miens,  auec  ses  mains,  et  ses  pieds,  attira  sur  soy  la  terre  en  mou- 
rant. Estoit  ce  pas  s'abrier  pour  s'endormir  plus  à  son  aise?  D'vne 
entreprise  en  hauteur  aucunement  pareille  à  celle  des  soldats  Ro- 
mains, qu'on  trouua  après  la  iournee  de  Cannes,  la  teste  plongée 
dans  des  trous,  qu'ils  auoient  faicts  et  comblez  de  leurs  mains,  en 
s'y  suffoquant.  Somme  toute  vne  nation  fut  incontinent  par  vsage, 
logée  en  vne  marche,  qui  ne  cède  en  roideur  à  aucune  resolution 
estudiee  et  consultée.  La  plus  part  des  instructions  de  la  science, 
à  nous  encourager,  ont  plus  de  montre  que  de  force,  et  plus  d'or- 
nement que  de  fruict.Nous  auons  abandonné  Nature,  et  luy  voulons 
apprendre  sa  leçon  :  elle,  qui  nous  menoit  si  heureusement  et  si 
seurement.  Et  ce  pendant,  les  traces  de  son  instruction,  et  ce  peu 
qui  par  le  bénéfice  de  l'ignorance,  reste  de  son  image,  empreint  en 
la  vie  de  cette  tourbe  rustique  d'hommes  impollis  :  la  science  est 
contrainte,  de  l'aller  tous  les  iours  empruntant,  pour  en  faire  pa- 
tron à  ses  disciples,  de  constance,  d'innocence,  et  de  tranquillité.  Il 
fait  beau  voir,  que  ceux-cy  plains  de  tant  de  belle  cognoissance, 
ayent  à  imiter  cette  sotte  simplicité  :  et  à  l'imiter,  aux  premières 
actions  de  la  vertu.  Et  que  nostre  sapience,  apprenne  des  bestes 
mesmes,  les  plus  vtiles  enseignemcns,  aux  plus  grandes  et  néces- 
saires parties  de  nostn;  vie.  Comme  il  nous  faut  viure  et  mourir, 
mesnager  nos  biens,  aymer  et  esleuer  nos  enfans,  entretenir  ius- 
lice.  Singulier  tesmoignage  de  l'humaine  maladie  :  et  que  cette  rai- 
son (\m  se  manie  à  nostre  poste,  trouuant  tousiours  quelque  diuer- 
silé  et  nouuelleté,  ne  laisse  chez  nous  aucune  trace  apparente  de  la 
Nature.  Et  en  ont  faict  Ws  hommes,  comme  les  parfumiers  de 
l'huile  :  ils  l'ont  sophistiquée  de  tant  d'argumentations,  et  de  dis- 
cours appeliez  du  dehors,  qu'elle  en  est  dcuenue  variable,  et  particu- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XII.  571 

ni  ne  pleure.  J'en  ai  vu  qui  redoutaient  d'être  épargnés  et  de  de- 
meurer seuls  comme  dans  une  horrible  solitude;  j'en  ai  connu  qui 
n'avaient  d'autre  souci  que  des  sépultures  et  se  tourmentaient  de 
voir  les  corps  demeurer  épars  au  milieu  des  champs,  exposés  à 
être  dévorés  par  les  bêtes  fauves,  qui  ne  tardèrent  pas  à  se  mul- 
tiplier. Que  les  idées  humaines  affectent  donc  de  formes  diverses  ! 
les  Néorites,  nation  que  subjugua  Alexandre,  déposent  les  corps 
des  morts  au  plus  profond  de  leurs  forêts  pour  qu'ils  y  soient 
mangés;  c'est  la  seule  sépulture  qu'ils  tiennent  pour  honorable. 
Parmi  nos  gens,  il  y  en  eut  qui,  par  avance,  creusèrent  leur  fosse; 
d'autres  s'y  couchaient,  étant  encore  vivants;  un  de  mes  manœu- 
vres y  expira  même,  attirant  la  terre  à  lui  avec  ses  mains  et  ses 
pieds  pour  s'en  recouvrir.  Cet  effort  pour  se  créer  un  abri  afin  de 
s'y  endormir  plus  à  l'aise,  n'est-il  pas  à  hauteur  de  ce  que  firent 
d'analogue  ces  soldats  romains  qu'on  trouva,  après  la  bataille  de 
Cannes,  la  tête  enfouie  dans  des  trous  qu'ils  avaient  eux-mêmes 
creusés,  puis  comblés  de  leurs  propres  mains,  en  s'y  étouffant?  En 
somme,  tout  un  pays  en  arriva  subitement  à  s'élever  par  ses  actes 
à  une  grandeur  d'âme  qui  ne  le  cède  en  rien  en  énergie  à  aucune 
résolution  concertée  de  propos  délibéré. 

Les  enseignements  de  la  science  dans  les  grands  événe- 
ments de  la  vie,  ne  font  que  porter  atteinte  à  notre  force 
de  résistance  ;  à,  quoi  bon  appeler  notre  attention  sur  les 
maux  auxquels  nous  sommes  exposés  ?  ne  vaut-il  pas  mieux 
les  ignorer  jusqu'au  moment  où  ils  nous  frappent?  —  La 
plupart  des  enseignements  par  lesquels  la  science  nous  encourage, 
ont  plus  d'apparence  que  de  force;  ils  ornent  plus  qu'ils  ne  por- 
tent fruit.  Nous  avons  abandonné  la  nature  et  voulons  lui  faire  la 
leçon,  à  elle  qui  nous  menait  si  heureusement  et  si  sûrement;  et 
cependant,  le  peu  qui  demeure  de  ce  qu'elle  nous  a  appris  et  dont, 
grâce  à  leur  ignorance,  la  vie  des  foules  à  l'esprit  rustique  et  in- 
culte garde  l'empreinte,  la  science  est  tous  les  jours  contrainte  de 
le  lui  emprunter,  pour  fournir  ses  disciples  de  modèles  de  cons- 
tance, d'innocence  et  de  tranquillité.  Il  est  étrange  de  voir  ses 
adeptes,  qui  sont  bourrés  de  si  belles  connaissances,  être  réduits 
à  imiter  cette  sotte  simplicité,  lorsqu'ils  veulent  mettre  en  pratique 
les  principes  les  plus  élémentaires  de  la  vertu  ;  et  que  notre  sagesse 
doive  apprçndre  des  bêtes  elles-mêmes  les  enseignements  les  plus 
utiles  aux  actes  les  plus  grands  et  les  plus  indispensables  de  l'exis- 
tence :  comment  il  faut  vivre  et  mourir,  ménager  ce  que  nous  pos- 
sédons, aimer  et  élever  les  enfants,  pratiquer  la  justice.  C'est  là  un 
singulier  témoignage  de  la  faiblesse  humaine;  et  il  est  étrange  que 
la  raison,  que  nous  dirigeons  comme  nous  l'entendons,  qui  toujours 
imagine  quelque  diversité  ou  nouveauté,  ne  laisse  subsister  en  nous 
aucune  trace  apparente  de  la  nature.  De  celle-ci,  les  hommes  ont 
fait  ce  que  les  parfumeurs  font  de  l'huile  :  ils  l'ont  tellement  so- 
phistiquée par  leurs  arguments  et  leurs  raisonnements  auxquels 
elle  n'avait  rien  à  voir,  qu'elle  revêt  maintenant  un  caractère  es- 


572 


ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 


liere  à  chacun  :  el  a  perdu  son  propre  visage,  constant,  et  vniuer- 
sel.  Et  nous  faut  en  chercher  tesmoignage  des  bestes,  non  subiect  à 
faueur,  corruption,  ny  à  diuorsité  d'opinions.  Car  il  est  bien  vray, 
qu'elles  nicsmos  no  vont  pas  lousiours  exactement  dans  la  route  de 
Nature,  mais  ce  qu'elles  en  desubyent,  c'est  si  peu,  que  vous  en 
apperccncz  tonsiours  lorniere.  Tout  ainsi  que  les  cheuaux  qu'on 
moine  on  main,  font  bien  des  bonds,  et  des  escapades,  mais  c'est  h 
la  longueur  de  leurs  longes  :  et  suyuent  neantmoins  tousiours  les 
pas  de  celuy  qui  les  guide  :  et  comme  l'oiseau  prend  son  vol,  mais 
sous  la  bride  de  sa  filière.  Exilia,  tormenta,  bclla,  morbos,  naufra- 
yia  uteditare^  vt  nullo  sis  malo  tyro.  A  quoy  nous  sert  celte  curio- 
sité, de  préoccuper  tous  les  inconuoniens  de  l'humaine  nature,  et 
nous  préparer  auoc  tant  de  peine  à  rencontre  de  ceux  mesme,  qui 
n'ont  à  rauanlurc  point  à  nous  toucher?  {Parem  passis  tristitiam 
facit,  patiposse.  Non  seulement  le  coup,  mais  le  vent  et  le  pet  nous 
frappe).  Ou  comme  les  plus  ficureux,  car  certes  c'est  fleure,  aller 
dés  à  cette  heure  vous  faire  donner  le  fouet,  par  ce  qu'il  peut  adue- 
nir,  que  Fortune  vous  le  fera  souffrir  vn  iour  :  et  prendre  vostre 
robe  fourrée  dés  la  S.  lean,  pour  ce  que  vous  en  aurez  bcsoing  à 
Noël?  lettez  vous  à  l'expérience  de  tous  les  maux  qui  vous  peuucnl 
arriuer,  nommément  des  plus  extrêmes  :  esprouuez  vous  là,  disenl- 
ils,  asseurez  vous  là.  Au  rebours;  le  plus  facile  et  plus  naturel,  se- 
roiten  descharger  mesme  sa  pensée.  Ils  ne  viendront  pas  assez  tosl, 
leur  vray  estro  ne  nous  dure  pas  assez,  il  faut  que  nosire  esprit  les 
estende  et  les  allonge,  et  qu'auant  la  main  il  les  incorpore  en  soy, 
et  s'en  entietienne,  comme  s'ils  ne  poisoient  pas  raisonnablement  à 
nos  sens.  Ils  poisoront  assez,  quand  ils  y  seront  (dit  vn  des  mais- 
tres,  non  de  quelque  tendre  secte,  mais  de  la  plus  dure)  cependant 
fauorise  loy  :  cioy  ce  que  lu  aimes  le  mieux  :  que  te  sert  il  d'aller 
recueillant  et  preuenajit  ta  maie  fortune  :  et  de  perdre  «le  présent, 
par  la  crainte  du  futur  :  el  estre  dés  cette  heure  misérable,  par  <•<' 
f|ii('  lu  le  dois  csli-e  auec  le  lempî5?  Ce  sont  .ses  mots.  La  science 
nous  faict  volontiers  vn  bon  office,  de  nous  instruiio  liicii  oxacle- 
ment  des  dimensions  des  maux. 


Curia  acuens  mortatia  corda. 

Ce  .scroit  dommage,  si  parlic  de  leur  grandeur  cschappoil à  nostii- 
sentiment  et  cognoissanco.      Il  est  certain,  qu'à  la  plus  part,  la 


TRADUCTION.  -  UV.  III,  CH.  XII.  573 

sentiellcmcnt  variable,  particulier  à  chacun,  et  a  perdu  celui  qui 
lui  était  propre  et  s'appliquait  à  tous  ;  maintenant,  pour  la  retrou- 
ver, il  faut  en  appeler  au  témoignage  des  bêtes,  chez  lesquelles 
elle  est  restée  inaccessible  à  la  faveur,  à  la  corruption,  à  la  versa- 
tilité d'opinions.  Il  est  vrai  que  les  bêtes  elles-mêmes  ne  suivent  pas 
toujours  exactement  la  route  tracée  par  la  nature,  mais  elles  s'en 
écartent  si  peu  que  les  ornières  en  sont  toujours  visibles;  ainsi  font 
les  chevaux  qu'on  mène  en  main  :  ils  se  livi^ent  bien  à  des  bonds 
et  à  des  escapades,  mais  toujours  dans  la  limite  où  leur  longe  le 
leur  permet;  et  ils  suivent  quand  même  celui  qui  les  conduit;  pa- 
reillement l'oiseau  qu'on  dresse  :  lorsqu'il  prend  son  vol,  il  ne  s'é- 
loigne jamais  plus  que  de  la  longueur  de  la  ficelle  qui  le  retient.  — 
«  Méditez  l'exil,  les  tourments,  la  guerre,  les  maladies,  les  naufra- 
ges, pour  qu'aucun  malheur  ne  vous  surprenne  (Séncque).  »  A  quoi 
nous  sert  cette  curiosité  qui  nous  fait  nous  préoccuper  de  toutes  les 
misères  auxquelles  est  sujette  la  nature  humaine,  et  de  nous  pré- 
parer avec  tant  de  peine,  même  contre  celles  dont  nous  ne  cou- 
rons pas  risque  d'être  atteints?  «  L'appréhension  de  la  douleur  fait 
souffrir  autant  que  la  douleur  elle-même  (Sénèque)  »  ;  non  seulement 
le  coup,  mais  encore  le  souffle  et  le  bruit  du  trait  dirigé  contre 
nous,  nous  frappent.  Agir  ainsi,  c'est  faire  comme  si  nous  avions  le 
délire,  car  ce  ne  peut  être  que  sous  l'effet  du  délire,  que  vous  alliez 
dès  maintenant  vous  faire  donner  le  fouet  parce  ({u'ilpeut  arriver 
qu'un  jour  la  fortune  vous  expose  à  le  recevoir,  et  prendre  dès  la 
Saint-Jean  vos  robes  fourrées  parce  que  vous  en  aurez  besoin  à 
Noël!  Faites  l'épreuve  de  tous  les  maux  qui  peuvent  vous  arriver, 
nous  dit-on,  et  en  particulier  des  plus  extrêmes  :  soumettez-vous  à 
l'épreuve  de  celui-ci,  assurez-vous  contre  celui-là.  Il  serait  au  con- 
traire plus  facile  et  plus  naturel  d'en  écarter  jusqu'à  la  pensée.  On 
dirait  vraiment  qu'ils  ne  viendront  pas  assez  tôt  et  qu'ils  ne  nous 
dureront  pas  assez;  on  veut  encore  que  notre  esprit  les  étende  et 
les  allonge,  et  qu'avant  qu'ils  ne  nous  tiennent,  il  se  les  incorpore 
et  s'en  repaisse,  comme  s'ils  ne  pesaient  pas  déjà  suffisamment  sur 
nos  sens  :  «  Ils  nous  seront  assez  à  charge  quand  ils  s'appesantiront 
sur  nous,  dit  un  de  ces  maîtres,  qui  appartient  non  à  l'une  des  sec- 
tes philosophiques  les  plus  tendres,  mais  à  celle  dont  les  principes 
sont  le  plus  rigoureux;  en  attendant,  sois  agréable  à  toi-même  et 
reporte  ta  pensée  sur  ce  que  tu  aimes  le  mieux.  A  quoi  te  sert  d'al- 
ler au-devant  de  l'infortune  et,  lui  faisant  accueil,  gâter  le  pré- 
sent par  crainte  de  l'avenir,  te  faire  malheureux  dès  maintenant 
parce  que  lu  dois,  avec  le  temps,  le  devenir?  «  ce  sont  ses  propres 
paroles.  Peut-être  est-ce  quand  elle  nous  instruit  bien  exactement 
de  l'étendue  de  nos  maux,  «  éclairant  les  mortels  par  une  triste  pré- 
voyance {Virgile)  »,  que  la  science  nous  rend  service;  ne  serait-il 
pas  en  effet  bien  dommage  que  partie  de  notre  mal  échappe  à  no- 
tre connaissance  et  que  nous  n'en  ayons  pas  l'appréhension? 

L'expérience  qu'elle  prétend  nous   donner  est   déjà   un 
tourment;  laissons  faire  la  nature,  elle  se  charge  au  mo- 


ri74 


ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 


préparation  à  la  mort,  a  doaiié  plus  de  tonnent,  que  n'a  faict  la 
soiitrrance.  11  fut  iadis  vcritaMement  dict,  et  par  vn  bien  iiidicieux 
authciir  :  Minus  a/ficit  sensus  fatigatio,  quàm  cogilatio.  Le  sontinicnt 
de  la  nimi  présente,  nous  anime  par  lois  de  soy  niesme,  d'vnc 
prompte  résolution,  de  ne  plus  cuitcr chose  du  tout  ineuitable.  Plu- 
sieurs gladiateurs  se  sont  veus  au  temps  passé,  après  auoir  couar- 
demenl  <oml»altu,  aualler  courageusement  la  mort;  ofTrans  leur 
gosier  au  fer  de  l'eiuiemy,  et  le  conuians.  La  veue  esloignee  de  la 
mort  aduenir,  a  besoing  d'vne  fermeté  lente,  et  difficile  par  consé- 
quent à  fournir.  Si  vous  ne  sçauez  pas  mourir,  ne  vous  chaille.  Na- 
ture vous  en  informera  sur  le  champ,  plainement  et  suffisamment; 
elle  fera  exactement  cette  besongne  pour  vous,  n'en  empeschez  vos- 
tre  soing. 

Inccrtam  frustra,  morinles,  funeris  hornm 
Quaerilis,  et  qua  sit  mors  aditura  via. 

Pœna  minor  certam  subito  perferre  ruinam, 
Quod  timeas  grauius  sustinuisse  diu. 

Nous  troublons  la  vie  par  le  soing  de  la  mort,  et  la  mort  par  le 
soing  de  la  vie.  L'vne  nous  ennuyé,  l'autre  nous  efîraye.  Ce  n'est 
pas  contre  la  mort,  que  nous  nous  préparons,  c'est  chose  trop  mo- 
mentanée. Vn  quart  d'heure  de  passion  sans  conséquence,  sans  nui- 
sance, ne  mérite  pas  des  préceptes  particuliers.  A  dire  vray,  nous 
nous  préparons  contre  les  préparations  de  la  mort.  La  philosophie 
nous  ordonne,  d'auoir  la  mort  tousiours  deuant  les  yeux,  de  la  pre- 
uoir  et  considérer  auant  le  temps  :  et  nous  donne  après,  les  règles 
et  les  précautions,  pour  prouuoir  à  ce,  que  cette  preuoyance,  et 
cette  pensée  ne  nous  blesse.  Ainsi  font  les  médecins  qui  nous  iet- 
tent  aux  maladies,  afin  qu'ils  ayent  où  employer  leurs  drogues  et 
leur  art.  Si  nous  n'auons  sçeu  viure,  c'est  iniustice  de  nous  appren- 
dre à  mourir  et  ditlormer  la  fin  de  son  total.  Si  nous  auons  sçeu 
viure,  constamment  et  tranquillement,  nous  sçaurons  mourir  de 
mesme.  Ils  s'en  venteront  tant  (|u'il  leur  plaira.  Tota  philosophomm 
vita  commentfitio  mortis  est.  Mais  il  m'est  aduis,  que  c'est  bien  le 
bout,  non  pourtant  le  but  de  la  vie.  C'est  sa  fin,  son  extrémité,  non 
pourtant  son  obiect.  Elle  doit  estre  elle  mesme  à  soy,  sa  visée,  son 
dessein.  Son  droit  estude  est  se  régler,  se  conduire,  .se  souffrir.  Au 
nombre  de  plusieurs  autres  offices,  que  comprend  le  gênerai  et 
principal  «hapilre  de  sçaiioir  viure,  est  cet  article  de  scauoir  mou- 
rir. Et  des  plus  légers,  si  nostre  crainte  ne  luy  donnoit  poids.  \ 
les  iuger  par  Ivlilité,  el  par  la  vérité  naifuo,  les  leçons  de  la  sim- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XII.  575 

ment  voulu  de  suppléer  à  tout  ce  que  nous  ne  savons  pas. 

—  II  est  certain  qu'à  la  plupart  des  hommes  la  préparation  à  la 
mort  a  causé  plus  de  tourments  que  le  passage  de  vie  à  trépas  ne 
leur  a  causé  de  souffrance;  un  auteur  judicieux  a  fort  exactement 
dit  jadis  :  <*  La  souffrance  que  nous  ressentons  par  l'effet  d'un  mal, 
frappe  moins  les  sens  que  l'imagination  [Quintilien).  »  Le  sentiment 
d'une  mort  imminente  provoque  parfois  subitement  en  nous  la  ré- 
solution de  ne  plus  éviter  une  chose  absolument  inévitable.  On  a 
vu,  dans  les  temps  passés,  des  gladiateurs,  après  s'être  lâchement 
conduits  dans  le  combat,  recevoir  courageusement  la  mort,  pré- 
sentant leur  gorge  au  fer  de  l'adversaire  et  le  conviant  à  les  frap- 
per. La  perspective  d'une  mort  encore  éloignée  comporte  une  fer- 
meté de  plus  longue  durée,  par  suite  plus  difficile  à  entretenir. 
Si  vous  ne  savez  pas  mourir,  ne  vous  en  tourmentez  pas  :  la  nature 
vous  renseignera  sur  le  moment  même  d'une  façon  complète  et  suf- 
fisante; elle  fera  parfaitement  cette  besogne  à  votre  place,  n'en 
prenez  pas  souci  :  «  En  vain,  mortels,  vous  cherchez  à  connaître 
l'heure  incertaine  de  vos  funérailles  et  le  chemin  par  lequel  la  mort 
doit  venir  (Properce).  —  Il  est  moins  douloureux  de  supporter  un 
grand  malheur  auquel  nous  ne  pouvons  échapper  et  qui  nous  arrive 
subitement,  que  de  vivre  longtemps  dans  la  crainte  [Pseudo-Gallus).  » 
Nous  troublons  la  vie  par  le  souci  de  la  mort,  et  la  mort  par  le 
souci  de  la  vie;  l'une  nous  ennuie,  l'autre  nous  effraie.  Ce  n'est  pas 
contre  la  mort  que  nous  nous  préparons,  c'est  une  chose  trop  mo- 
mentanée; un  quart  d'heure  de  souffrance,  qui  est  sans  consé- 
quence, qui  n'a  pas  de  suite  nuisible,  ne  mérite  pas  de  préceptes 
particuliers;  à  dire  vrai,  nous  nous  préparons  contre  les  prépara- 
tions à  la  mort.  La  philosophie  nous  ordonne  de  l'avoir  toujours  de- 
vant les  yeux,  de  la  prévoir,  de  l'envisager  avant  le  temps;  puis  elle 
nous  donne  les  règles  à  suivre,  les  précautions  à  prendre  pour  faire 
que  cette  prévoyance  et  cette  pensée  continue  ne  nous  blessent  pas. 
Les  médecins  ne  procèdent  pas  autrement  :  ils  nous  accablent  de 
maladies  pour  avoir  occasion  d'employer  leur  art  et  leurs  drogues. 
Si  nous  n'avons  pas  su  vivre,  c'est  bien  à  tort  qu'on  veut  nous  ap- 
prendre à  mourir  et  donner  à  notre  vie  une  fin  qui  ne  soit  pas  con- 
forme à  son  ensemble;  si,  au  contraire,  nous  avons  su  vivre  avec 
calme  et  fermeté,  nous  saurons  bien  mourir  de  même.  Les  philoso- 
phes peuvent  se  vanter  tant  qu'ils  voudront  de  ce  que  «  toute  leur  vie 
a  été  une  méditation  sur  la  mort  (Cicéron)  »,  m'est  avis  que  la  mort 
n'est  que  le  bout  et  non  le  but  de  la  vie;  elle  en  est  la  fin,  l'ex- 
trémité, mais  non  l'objet.  Ce  que  la  vie  doit  avoir  en  vue,  ce  qu'elle 
doit  se  proposer,  c'est  elle-même;  c'est  à  se  régler,  à  se  conduire, 
à  se  souffrir  qu'elle  doit  exclusivement  s'appliquer.  Parmi  les  tâ- 
ches qui  lui  incombent  et  que  comprend  le  chapitre  du  savoir-vivre, 
qui  est  capital  et  s'étend  à  tout,  il  est  sur  le  savoir-mourir  un  pa- 
ragraphe qui  serait  des  moins  importants,  si  nos  craintes  n'ajou- 
taient à  son  importance. 
A  en  juger  par  leur  utilité  et  par  la  vérité  qui  en  forme  le  fond, 


:i76  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

plicilr,  lie  cL'dcnl  giuTCs  à  celles  que  nous  presche  la  doctrine  au 
contraire.  Les  hommes  sont  diuers  en  sentiment  et  en  force  ;  il  les 
faut  mener  à  leur  bien,  s«'loii  «mix  :  el  |»ar  routes  diuerscs.  Quô  me 
aunt/ue  rapit  tempestas,  deferor  hospcs.  le  ne  vy  iamais  paysan  de 
mes  voisins,  entrer  en  cogitation  de  quelle  contenance,  et  asseu- 
rance,  il  passeroit  cette  heure  dernière.  Nature  luy  apprend  à  ne 
songer  à  la  uiort,  que  quand  il  se  meurt.  Et  lors  il  y  a  meilleure 
grâce  qu'Arislole  :  lequel  la  mort  presse  doublement,  et  par  elle, 
el  par  vne  si  longue  préméditation.  Pourtant  fut-ce  l'opinion  de  Cae- 
sar,  que  la  moins  préméditée  mort,  estoit  la  plus  heureuse,  et  plus 
deschai^ee.  Plus  dolet  qmm  necesse  est,  qui  anté  dolet  quàm  necesse 
est.  L'aigreur  de  cette  imagination,  naist  de  nostre  curiosité.  Nous 
nous  empeschons  tousiours  ainsi  :  voulans  deuancer  et  régenter  les 
prescriptions  naturelles.  Ce  n'est  qu'aux  docteurs,  d'en  disner  plus 
mal,  tous  sains,  et  se  renfroigner  de  l'image  de  la  mort.  Le  com- 
mun, n'a  besoing  ny  de  remède  ny  de  consolation,  qu'au  hurt,  et 
au  coup.  Et  n'en  considère  qu'autant  iustement  qu'il  en  soulTre.  Est- 
ce  pas  ce  que  nous  disons,  que  la  stupidité,  et  faute  d'appréhension, 
du  vulgaire,  luy  donne  celte  patience  aux  maux  presens,  et  cette 
profonde  nonchalance  des  sinistres  accidens  futurs?  Que  leur  ame 
pour  estre  plus  crasse,  et  obtuse,  est  moins  penctrable  et  agitable? 
Pour  Dieu  s'il  est  ainsi,  tenons  d'ores  en  auant  escole  de  bestise. 
C'est  lextreme  fruit,  que  les  sciences  nous  promettent,  auquel 
ceste-cy  conduict  si  doucement  ses  disciples.  Nous  n'aurons  pas 
faute  de  bons  regens,  interprètes  de  la  simplicité  naturelle.  So- 
crates  en  sera  l'vn.  Car  de  ce  (ju'il  men  souuient,  il  parle  cnuiron 
en  ce  sens,  aux  iuges  qui  délibèrent  de  sa  vie  :  L'ay  peur,  messieurs, 
si  ie  vous  prie  de  ne  me  faire  mourir,  que  ie  m'enferre  en  la  déla- 
tion de  mes  accusateurs  ;  ([ui  est  :  Que  ie  fais  plus  l'entendu  que 
les  autres  :  comme  ayant  quelque  cognoissance  plus  cachée,  des 
chosps  qui  sont  au  dessus  et  au  dessous  de  nous.  le  sçay  que  ic  n'ay 
ni  frcqucntc,  ny  recogneu  la  mort,  ni  n'ay  veu  personne  qui  ail 
C8sa>é  ses  (|ualilez,  pruu-  u\'n\  instruire.  Ceux  qui  la  craignent  pré- 
supposent la  cognoistre  :  quant  à  moy,  ie  ne  sçay  ny  quelle  elle 
»;8t,  ny  quel  il  faict  en  lautre  monde.  A  l'auanlurc  est  la  mort 
chose  indilfcrenle,  à  rauauliin^  desirabif.  Il  est  à  croire  pourtant,  si 
ccHl  vne  transmigration  dvne  place  à  autre,  qu'il  y  a  de  l'amende- 
ment,  daller  viiue  auec  tant  de  grands  personnages  trcspasscz  :  et 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XII.  5-Î7 

les  leçons  de  la  simplicité  ne  le  cèdent  guère  à  celles  que  nous 
prêchent  les  doctrines  philosophiques,  au  contraire.  Les  hommes 
ne  se  ressemblent  ni  par  leur  laçon  de  sentir  ni  par  leur  force 
morale;  pour  leur  faire  du  bien,  il  faut  agir  suivant  le  tempéra- 
ment de  chacun  et,  pour  cela,  suivre  des  voies  diverses  :  «  Sur 
quelque  rivage  que  la  tempête  me  jette ,  j'aborde  {Horace).  »  Je  n'ai 
jamais  vu  de  paysan,  d'entre  mes  voisins,  qui  se  soit  pris  à  réflé- 
chir sur  la  contenance  et  l'assurance  qu'il  aurait  à  tenir  à  son 
heure  dernière;  la  nature  ne  l'invite  à  songer  à  la  mort  que  lors- 
qu'il meurt,  et,  à  ce  moment,  il  a  meilleure  grâce  qu'Aristote,  sur 
lequel  la  mort  pèse  doublement,  et  par  elle-même  et  par  les  lon- 
gues méditations  qu'il  lui  a  consacrées.  C'était  l'opinion  de  César,  qui 
estimait  que  celle  dont  on  a  eu  le  moins  à  se  préoccuper,  est  la  plus 
heureuse  et  la  moins  pénible  :  «  S'affliger  d'avance,  c'est  trop  s'af' 
fliger  {Sénèque).  »  L'idée  de  la  mort  n'est  déplaisante  que  par  le  fait 
de  notre  curiosité;  c'est  ainsi  que  toujours  nous  nous  faisons  tort, 
en  voulant  devancer  et  régenter  ce  que  fait  la  nature.  Que  les  doc- 
teurs, quand  ils  sont  bien  portants,  s'en  fassent  du  mauvais  sang  et 
qu'elle  les  porte  à  la  mélancolie,  passe  encore;  mais  le  commun 
des  mortels  n"a,  sur  ce  point,  besoin  ni  de  remède  ni  de  consola- 
tion, sauf  lorsque  le  coup  le  frappe,  et  il  n'y  songe  qu'au  moment 
même  où  il  en  souffre.  C'est  la  confirmation  de  ce  que  nous  disions 
que  la  stupidité  et  le  défaut  de  crainte  chez  l'homme  du  peuple,  lui 
donnent  la  résignation  aux  maux  présents  et  une  profonde  indiffé- 
rence pour  ceux  que  lui  réserve  l'avenir;  c'est  parce  qu'elle  est  plus 
grossière  et  plus  obtuse,  que  son  âme  est  moins  pénétrable  et  moins 
sujette  à  s'agiter.  Pour  Dieu!  s'il  en  est  ainsi,  tenons  dorénavant 
école  de  bêtise  :  c'est  la  conclusion  finale  que  la  science  nous  fait 
entrevoir;  c'est  aussi  à  cela  que,  tout  doucement,  elle  achemine  ses 
disciples. 

Socrate,  par  ses  discours  et  ses  exemples,  nous  enseigne 
à  suivre  purement  et  simplement  la  nature.  —  Sa  défense 
devant  ses  juges.  —  Nous  ne  manquerons  pas  de  bons  pro- 
fesseurs pour  nous  enseigner  la  simplicité  naturelle.  Socrate  en 
sera;  car,  autant  qu'il  m'en  souvient,  c'est  à  peu  près  dans  ce  sens, 
qu'il  parle  aux  juges  qui  vont  délibérer  sur  sa  vie  :  «  Je  crains, 
«  Messieurs,  si  je  vous  prie  de  ne  pas  me  condamner  à  mort,  de 
«  prêter  le  flanc  aux  imputations  que  portent  contre  moi  mes 
«  accusateurs,  qui  me  reprochent  de  prétendre  être  plus  entendu 
«  que  tous  autres,  parce  que  j'aurais  une  connaissance  qu'ils  n'ont 
«  pas,  des  choses  qui  sont  au-dessus  et  au-dessous  de  nous.  Je  sais 
«  que  je  n'ai  ni  fréquenté  ni  connu  la  mort,  ni  vu  personne  qui  en  ait 
«  constaté  les  avantages  et  les  inconvénients,  de  manière  à  pouvoir 
«  m'en  instruire.  Ceux  qui  la  craignent,  présupposent  la  connaî- 
«  tre;  pour  moi,  j'ignore  ce  qu'elle  est  et  ce  qui  se  passe  dans  l'autre 
«  monde.  Peut-être  n'apporte-t-elle  ni  bien  ni  mal,  peut-être  est- 
«  elle  désirable.  Il  est  à  croire  pourtant  qu'il  y  a  avantage,  si  c'est 
«  un  passage  d'un  lieu  dans  un  autre,  à  aller  vivre  avec  tant  de 

ESSAIS   DE   MONTAIGNE.  —  T.   III.  37 


578  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

d'estre  exempt  d'auoir  plus  aiïaire  à  iuges  iniques  et  corrompus.  Si 
resl  vu  aïK-autieseniout  do  nostrc  estre,  c'est  encore  amendement 
d'entrer  en  vue  lonjrue  et  paisible  nuit.  Nous  ne  sentons  rien  de 
plus  doux  en  la  vie,  qu'vn  repos  et  sommeil  tranquille,  et  profond  sans 
songes.  Les  choses  que  ie  sçay  estre  mauuaises,  comme  d'olTencer 
son  prochain,  et  désobéir  au  supérieur,  soit  Dieu,  soit  homme,  ie 
les  euite  soigneusement  :  celles  desquelles  ie  ne  sçay,  si  elles  sont 
bonnes  ou  mauuaises,  ie  ne  les  sçaurois  craindre.  Si  ie  m'en  vay 
mourir,  et  vous  laisse  en  vie  :  les  Dieux  seuls  voyent,  à  qui,  de  vous 
ou  de  moy.  il  on  ira  mieux.  Parquoy  pour  mon  regard,  vous  en  or- 
donnerez, comme  il  vous  plaira.  Mais  selon  ma  façon  de  conseiller 
les  choses  iustcs  et  vtiles,  ie  dy  bien,  que  pour  vostre  conscience 
vous  ferez  mieux  de  m'eslargir,  si  vous  ne  voyez  plus  auant  que 
moy  en  ma  cause.  Et  iugeant  selon  mes  actions  passées,  et  pu- 
bliques, et  priuees,  selon  mes  intentions,  et  selon  le  profit,  que  ti- 
rent tous  les  iouis  de  ma  conuersation  tant  de  nos  citoyens,  ieunes 
et  vieux,  et  le  fruit,  que  ie  vous  fay  à  tous,  vous  ne  pouuez  du«'- 
monl  vous  descharger  enuors  mon  mérite,  qu'en  ordonnant,  que  ie 
sois  nourry,  attendu  ma  pauureté,  au  Prytanee,  aux  despens  pu- 
bliques :  ce  que  souuent  ie  vous  ay  veu  à  moindre  raison,  octroyer 
à  d'autres.  Ne  prenez  pas  à  obstination  ou  desdaing,  que,  suyuant 
la  coustume,  ie  n'aille  vous  suppliant  et  esniouuant  à  commiséra- 
tion, l'ay  des  amis  et  des  parents,  n'estant,  comme  dict  Homère, 
engendré  ny  de  bois,  ny  de  pierre  non  plus  que  les  autres  :  capa- 
bles do  se  présenter,  avec  des  larmes,  et  le  dueil  :  et  ay  trois  enfans 
esplorez,  dequoy  vous  tiier  à  pitié.  Mais  ie  feroy  honte  à  nostre 
ville,  en  l'aage  que  ie  suis,  et  en  telle  réputation  de  sagesse,  que 
m'en  voyci  on  prouenliou,  de  m'aller  desmettre  à  si  laschos  conte- 
nances. Que  diroit-on  des  antres  Alhcnions?  lay  tousiours  admon- 
nesté  ceux  qui  m'ont  ouy  parler,  de  ne  racheter  leur  vie,  par  vue 
action  deshonnete.  Et  aux  guerres  de  mon  pays  à  Amphipolis,  à 
Potidee,  à  Dolie,  et  autres  où  ie  me  suis  trouuo,  iay  montré  par 
effort,  combien  i'esloy  loing  de  gaientir  ma  seureté  par  ma  honto. 
D'auantago  i'interesserois  vostre  deuoir,  et  vous  conuierois  à  choses 
laydi's  :  car  ce  n'est  pas  à  mes  prici'os  do  vous  persuader  :  c'est 
a«i\  raisons  pures  ot  solides  de  la  iustice.  Vous  auoz  iuré  aux  Dieux 
d'ainsi  vous  riiainlonir.  Il  scmbleroit,  «|uo  ie  vous  vousisse  .soupçon- 
ner et  rocrimijier,  de  uv.  croire  pas,  qu'il  y  en  ayo.  Et  moy  niosmo 
losmoigneroy  contn'  moy,  de  ne  croii-e  point  on  ou\,  connue  io  doy  : 
m»'  défilant  de  leur  conduicte,  et  ne  remettant  purement  on  leurs 
mains  mon  affaire.  le  m'y  (io  du  tout  :  ol  tiens  pour  cortain,  qu'ils 


TRADUCTION.  -  LIV.  III,  CH.  XII.  579 

«  grands  personnages  qui  ne  sont  plus  et  d'être  exempt  d'avoir  af- 
«  faire  désormais  à  des  juges  iniques  et  corrompus.  Si  c'est  un 
«  anéantissement  complet  de  notre  être,  il  y  a  encore  avantage  à 
«  entrer  dans  une  nuit  longue  et  paisible  :  nous  n'avons  rien  en  effet 
«  dans  la  vie  qui  soit  plus  doux  qu'un  repos  et  un  sommeil  tran- 
«  quille  et  profond,  que  les  songes  ne  troublent  pas.  Les  choses 
«  que  je  sais  être  mauvaises,  telles  qu'offenser  son  prochain,  dé- 
«  sobéir  à  son  supérieur  qu'il  soit  dieu  ou  homme,  je  les  évite  avec 
«  soin;  quant  à  celles  que  je  ne  sais  être  bonnes  ou  mauvaises, 
<'  je  ne  saurais  les  redouter.  —  Si  vous  me  faites  mourir  et  que  je 
«  vous  laisse  vivants,  les  dieux  seuls  savent  qui  de  vous  ou  de 
«  moi  sera  le  mieux  partagé;  c'est  pourquoi,  en  ce  qui  me  touche, 
«  vous  déciderez  ce  qu'il  vous  plaira.  Mais,  si  j'ai  un  conseil  à 
«  vous  donner,  comme  j'ai  l'habitude  de  ne  conseiller  que  des 
«  choses  justes  et  utiles,  je  vous  dis  bien  nettement  que,  pour  votre 
«  conscience,  ce  que  vous  pouvez  faire  de  mieux,  c'est  de  me  ren- 
«  dre  la  liberté,  si  vous  ne  voyez  dans  ma  cause  autre  chose  que 
«  ma  personnalité.  Et,  puisque  vous  voilà  juges  de  mes  faits  et  ges- 
te tes,  tant  publics  que  privés,  accomplis  jusqu'ici;  du  but  que  je  me 
«  proposais;  du  profit  que  tant  de  citoyens,  jeunes  et  vieux,  reti- 
«  rent  tous  les  jours  de  mes  entretiens  ;  du  bien  qui  en  résulte  pour 
«  tous  ;  vous  ne  pouvez  vous  acquitter  convenablement  des  services 
«  que  j'ai  rendus,  qu'en  ordonnant  que,  vu  ma  pauvreté,  je  sois 
«  nourri  au  Prytanée,  aux  frais  du  trésor  public,  ainsi  que  souvent 
«  je  vous  l'ai  vu,  avec  moins  de  raison,  accorder  à  d'autres.  —  Ne 
«  prenez  pas  pour  de  l'obstination  ou  du  dédain  que  je  ne  me  mette 
«  pas,  suivant  la  coutume,  à  vous  supplier  et  chercher  à  émouvoir 
«  votre  commisération.  N'ayant  pas  plus  que  les  autres  été  engen- 
«  dré,  comme  dit  Homère,  ni  d'un  bloc  de  bois,  ni  d'un  bloc  de 
«  pierre,  j'ai  des  amis  et  des  parents  qui  pourraient  se  présenter 
«  à  yous  en  larmes  et  en  deuil;  j'ai  trois  enfants  éplorés,  c'est  là 
«  de  quoi  éveiller  votre  pitié;  mais  ce  serait  une  honte  pour  notre 
«  ville,  qu'à  mon  âge,  avec  une  réputation  de  sagesse  telle,  qu'elle 
«  est  cause  de  ma  mise  en  accusation,  j'aille  m'abaisser  à  une 
«  semblable  altitude.  Que  dirait-on  des  autres  Athéniens?  J'ai  tou- 
te jours  adjuré  ceux  qui  m'ont  entendu  parler,  de  ne  pas  racheter 
«  leur  vie  par  une  action  qui  serait  déshonnête.  Dans  les  guerres 
«  que  nous  avons  faites,  à  Potidée,  à  Délie  et  autres  où  je  me  suis 
«  trouvé,  j'ai  montré  par  mes  actes  combien  j'étais  loin  de  pourvoir 
«  à  ma  sûreté  au  prix  de  la  honte  ;  ce  serait  faire  pis,  que  de  vous 
«  détourner  de  votre  devoir,  en  vous  conviant  à  quelque  chose  de 
«  laid;  car  ce  ne  sont  pas  mes  prières  qui  doivent  vous  persuader, 
«  mais  les  raisons  pures  et  solides  de  la  justice.  Vous  avez  fait 
«  serment  aux  dieux  de  vous  y  tenir.  Il  semblerait,  en  vous  sup- 
«  pliant,  que  je  vous  soupçonne  et  vous  reproche  de  ne  pas  croire 
«  à  leur  existence,  et,  du  même  coup  je  témoignerais  contre  moi- 
«  même  que  je  ne  crois  pas  en  eux  comme  je  le  dois;  que  je  me 
«  défie  de  leur  conduite,  au  lieu  de  remettre  purement  mon  affaire 


580  ESSAIS  DK  MONTAIGNK. 

feront  en  cecy,  selon  qu'il  sera  plus  propre  à  vous  et  à  moy.  Les 
gens  de  bien  ny  viuans,  ny  morts,  n'ont  aucunement  à  se  craindre 
des  Dieux.  Voyia  pas  vn  playdoyé  puérile,  d'vno  hauteur  inimaj,'!- 
nable  el  euiployi' en  quelle  nécessité?  Vrayeineul  ce  fut  raison,  qu'il 
le  pivlcrasl  à  cchiy,  que  ce  grand  orateur  Lysias,  auoit  mis  par  . 
escrit  pour  luy  :  excellemment  façonné  au  slile  iudiciaire  :  mais 
indigne  d'vn  si  noble  criminel.  Eust  on  ouï  de  la  bouche  de  Socra- 
tes  vne  voix  suppliante?  Cette  superbe  vertu,  eust  elle  calé,  au 
plus  fort  de  sa  montre?  Et  sa  riche  et  puissante  nature,  eust  elle 
commis  à  Tari  sa  défense  :  et  en  son  plus  liant  essay,  renoncé  à  la  i 
vérité  et  naïuelé,  ornemens  de  son  parler,  pour  se  parer  du  fard, 
des  figures,  et  feintes,  d'vne  oraison  apprinse?  Il  feit  tressagement, 
el  selon  luy,  de  ne  corrompre  vne  teneur  de  vie  incorruptible,  et 
vne  si  sainctc  image  de  l'humaine  forme,  pour  allonger  d'vn  an  sa 
décrépitude  :  et  trahir  l'immortelle  mémoire  de  cette  fin  glorieuse.  • 
Il  deuoit  sa  vie,  non  pas  à  soy,  mais  à  l'exemple  du  monde.  Seroil 
ce  pas  dommage  publique,  qu'il  eust  acheuee  d'vne  oysiue  et 
obscure  façon?  Certes  vne  si  noncliallante  et  molle  considération 
de  sa  mort,  meritoit  que  la  postérité  la  considerast  d'autant  plus 
pour  luy.  Ce  qu'elle  fit.  Et  il  n'y  a  rien  en  la  iustice  si  iuste,  que  i 
ce  que  la  Fortune  ordonna  pour  sa  recommandation.  Car  les  Athé- 
niens eurent  en  telle  abomination  ceux,  qui  en  auoient  esté  cause, 
qu'on  les  fuyoit  comme  personnes  excommuniées.  On  tenoit  poilu 
tout  ce,  à  quoy  ils  auoient  touché  :  personne  à  l'estuue  ne  lauoit 
auee  eux,  personne  ne  les  saluoit  ni  accoinloit  :  si  qu'en  fin  ne  pou-  • 
uant  plus  porter  celte  haine  publique,  ils  se  pendirent  eux  mes- 
mes.  Si  quelqu'vn  estime^que  J)army  tant  d'autres  exemples  que 
i'auois  à  choisir  pour  le  seruice  de  mon  propos,  es  dits  de  Socra- 
les,  i'aye  mal  trié  cestuy-cy  :  et  qu'il  iuge,  ce  discours  estre  esleué 
au  dessus  des  opinions  communes  :  ie  l'ay  faict  à  escient  :  car  ie  3 
iuge  autrement.  El  liens  que  c'est  vn  discours,  en  rang,  el  en  naif- 
ueté  bien  plus  arrière,  vi  plus  bas,  que  les  opinions  communes.  Il 
repre.sent»'  en  vne  hardiesse  inarlificielle  et  sécurité  enfantine  la 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XII.  581 

«  entre  leurs  mains.  J'ai  toute  confiance  en  eux,  et  tiens  pour  cer- 
«  tain  qu'ils  feront  en  ceci  selon  qu'il  conviendra  le  mieux  pour 
«  vous  et  pour  moi;  les  gens  de  bien,  qu'ils  soient  vivants  ou 
«  morts,  n'ont  rien  à  craindre  des  dieux.  » 

Naïveté,  et  aussi  hauteur  de  sentiments,  de  ce  plaidoyer 
si  digne  de  ce  philosophe.  —  N'est-ce  pas  là  un  plaidoyer  tel 
qu'il  viendrait  à  l'idée  d'un  enfant?  Quelle  élévation  d'âme  inima- 
ginable, *  quelle  franchise!  combien  vrai  et  juste,  et  en  quelle 
pressante  nécessité  !  Socrate  a  eu  vraiment  bien  raison  de  le  pré- 
férer à  celui  que  le  grand  orateur  Lysias  avait  écrit  pour  lui  et  qui, 
parfaitement  conforme  au  style  judiciaire,  était  indigne  d'un  si 
noble  criminel.  Eût-on  compris  des  supplications  dans  la  bouche 
de  Socrate?  sa  magnifique  vertu  eût  faibli,  alors  que  plus  que  ja- 
mais c'était  le  moment  de  se  montrer.  Se  pouvait-il  que  sa  riche 
et  puissante  nature  s'adressât  à  l'art  pour  se  défendre,  et  t]ue  dans 
la  circonstance  où  elle  pouvait  s'élever  plus  haut  que  dans  toute 
autre,  il  renonçât  à  la  vérité  et  à  la  simplicité  qui  constituaient  le 
plus  bel  ornement'de  sa  parole,  pour  se  parer  du  fard  des  figures 
de  rhétorique  et  des  artifices  d'un  discours  appris  par  cœur?  Il  agit 
très  sagement  et  demeura  conséquent  avec  lui-même,  en  n'altérant 
pas  cette  existence  incorruptible  qu'il  avait  toujours  menée,  cette 
image  si  parfaite  de  l'humanité  qui  s'incarne  en  lui,  pour  allonger 
d'une  année  son  état  de  décrépitude  et  trahir  le  souvenir  immortel 
de  sa  fin  glorieuse.  Il  devait  sa  vie  non  à  lui-même,  mais  au 
monde  pour  lui  servir  d'exemple;  et,  c'eût  été  un  dommage  public; 
([u'il  l'eût  terminée  dans  l'oisiveté  et  l'obscurité.  Certes  une  telle 
indifférence  et  un  aussi  faible  souci  de  la  mort  qui  l'attendait, 
méritaient  que  la  postérité  lui  rendît  d'autant  plus  justice  que  lui- 
même  ne  se  l'était  pas  rendue  en  faisant  si  peu  cas  de  la  vie.  C'est 
ce  qui  est  arrivé;  et  rien  n'est  plus  juste  que  ce  que  fit  la  for- 
tune pour  honorer  sa  mémoire  :  les  Athéniens  conçurent  une  telle 
horreur  contre  ceux  qui  avaient  été  cause  de  cette  mort,  qu'on  les 
fuyait  comme  des  excommuniés;  on  tenait  pour  souillé  tout  ce 
qu'ils  avaient  touché;  personne  n'entrait  au  bain  avec  eux,  per- 
sonne ne  les  saluait,  ni  ne  les  approchait,  si  bien  que  ne  pouvant 
plus  se  voir  un  sujet  de  haine  pour  tous,  ils  se  pendirent. 

La  mort  y  est  présentée  comme  un  simple  incident  de  la 
vie;  pourquoi  en  effet  la  nature  nous  ferait-elle  prendre 
en  horreur  ce  passage  de  vie  à  trépas,  indispensable  à 
l'accomplissement  de  son  œuvre.  —  Si  quelqu'un  estime  que 
parmi  tant  d'autres  exemples  tirés  de  la  vie  de  Socrate,  que  je 
pouvais  citer  à  l'appui  de  ma  thèse,  j'ai  eu  tort  de  choisir  celui-ci, 
parce  que  le  discours  qu'y  tient  ce  philosophe  est  bien  au-dessus 
de  ce  qui  peut  venir  à  l'idée  de  la  généralité  des  hommes,  je  ré- 
pondrai que  je  l'ai  choisi  exprès,  parce  que  j'en  pense  autrement 
et  considère  que,  par  sa  naïveté,  il  est  à  ranger  bien  en  arrière 
et  bien  plus  bas  que  ceux  qu'on  peut  entendre  émettre  communé- 
ment. Par  sa  hardiesse  dépouillée  d'artifice,  par  la  confiance  en- 


H82  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

pure  et  preiiiû'ie  impression  rt  ifrnorance  de  nature.  Car  il  est 
croyable,  que  nous  aiioiis  naturellement  crainte  de  la  douleur; 
mais  non  de  la  mort,  à  cause  d'elle.  C'est  vne  partie  de  nostre  es- 
Ire,  non  moins  essentielle  que  le  viure.  A  quoy  faire,  nous  en  au- 
roil  Nature  engendré  la  haine  et  l'horreur,  veu  qu'elle  luy  lient 
rang  de  lirs-grande  vtilité,  pour  nouirir  la  succession  et  vicissi- 
tude de  ses  ouurages?  Et  (pfen  celte  republique  vniuerselle,  elle 
sert  plus  de  naissance  et  d'augmentation,  que  de  perte  ou  ruyne  : 
Sic  rerum  summa  noualur  : 
Mille  animas  vna  necata  dédit. 

La  defTaillanre  d'vne  vie,  est  le  passage  à  mille  autres  vies.  Nature 
a  empreint  aux  bestes,  le  soing  d'elles  cl  de  leur  conseruation.  Elles 
vont  iusques-là,  de  craindre  leur  cmpiremenl  :  de  se  heurter  et 
blesser  :  que  nous  les  encheueslrions  et  battions,  accidents  subiecls 
à  leur  sens  et  expérience.  Mais  que  nous  les  tuions,  elles  ne  le  peu- 
uent  craindre,  ny  n'ont  la  faculté  d'imaginer  et  conclurre  la  mort. 
Si  dit-on  encore  qu'on  les  void,  non  seulement  la  souffrir  gaye- 
ment  :  la  plus-part  des  chenaux  bannissent  en  mourant,  les  cygnes 
la  chantent  :  mais  de  plus,  Ik  rechercher  à  leur  besoing;  comme 
portent  plusieurs  exemples  des  elephans.  Outre  ce,  la  façon  d'ar- 
gumenter, de  laquelle  se  sert  icy  Socrates,  est-elle  pas  admirable 
esgallernent,  en  simplicité  el  en  véhémence?  Vrayment  il  est  bien 
plus  aisé,  de  parler  comme  Aristotc,  viure  comme  Caesar,  qu'il 
n'est  aisé  de  parler  et  viure  comme  Socrates.  Là,  loge  l'extrême 
degré  de  perfection  et  de  difficulté  :  l'art  n'y  peut  ioindre.  Or  nos 
facultez  ne  sont  pas  ainsi  dressées.  Nous  ne  les  essayons,  ny  ne  les 
cognoissons  :  nous  nous  inuestissons  de  celles  d'autruy,  et  laissons 
chômer  les  nostres.  Comme  quelqu'vn  pourroit  dire  de  moy  :  que 
i'ay  seulement  faict  icy  vn  amas  de  fleurs  estrangeres,  n'y  ayant 
fourny  du  mien,  que  le  filet  à  les  lier.  Certes  i'ay  donné  à  l'opi- 
nion publique,  que  ces  parements  empruntez  m'accompaignent  : 
mais  ie  n'entends  pas  qu'ils  me  couurent,  et  qu'ils  me  cachent  : 
c'est  le  rebours  de  mon  dessein.  Qui  ne  veux  faire  montre  que  du 
mien  et  de  ce  qui  est  mien  par  nature.  Et  si  ie  m'en  fusse  creu,  à 
tout  hazard,  i'eusse  parlé  tout  fin  seul.  le  m'en  charge  de  plus  fort, 
tous  les  iours,  outre  ma  proposition  et  ma  forme  première,  sur  la 
fantasie  du  siècle  :  et  par  oisiueté.  S'il  me  messied  à  moy,  comme 
ie  le  croy,  n'importe  :  il  peut  estre  vtile  à  quelque  autre.  Tel  aile- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XII.  583 

fantine  qu'il  révèle,  il  représente  bien  l'impression  première  que 
fait  naître  la  nature  dans  son  ifçnorance  et  sa  pureté  ;  car  il  y  a  lieu 
de  croire  que  c'est  la  douleur  qui  accompagne  la  mort  que  nous 
sommes  naturellement  portés  à  craindre  et  non  la  mort  elle-mêm^; 
celle-ci  fait  partie  intégrante  de  notre  être  au  même  degré  que  la 
vie.  Pourquoi  la  nature  nous  aurait-elle  inspiré  de  la  haine  et  de 
l'horreur  pour  elle,  qui  joue  un  rôle  si  essentiel  en  permettant  la 
succession  et  le  renouvellement  de  ses  œuvres?  Dans  ce  concert 
universel,  elle  sert  plus  à  la  naissance  et  à  l'accroissement  des 
créatures  qu'à  leur  perte  ou  à  leur  ruine  :  «  Ainsi  se  renouvellent 
toutes  choses  (Lucrèce);  —  une  vie  qui  finit  procure  l'existence  d 
mille  autres  [Ovide).  »  —  La  nature  a  inspiré  aux  bêtes  le  soin 
d'elles-mêmes  et  de  leur  propre  conservation;  elles  vont  même 
jusqu'à  redouter  ce  qui  peut  leur  nuire,  tel  ([ue  se  heurter,  se  bles- 
ser, que  nous  les  maîtrisions,  que  nous  les  battions  et  autres  ac- 
cidents qu'elles  peuvent  concevoir  ou  que  l'expérience  leur  ap- 
prend; mais  que  nous  les  tuions,  elles  ne  peuvent  le  craindre, 
parce  qu'elles  n'ont  pas  la  faculté  d'imaginer  ce  que  peut  être  la 
mort  et  de  s'en  rendre  compte;  on  en  voit  même,  dit-on,  qui  non 
seulement  la  souffrent  gaiment  (les  chevaux  pour  la  plupart  hen- 
nissent en  mourant  et  les  cygnes  chantent  à  son  approche),  mais 
la  recherchent  comme  un  besoin  qu'elles  éprouvent,  ainsi  qu'on 
est  porté  à  le  penser,  par  ce  qui  a  été  constaté  chez  certahis  élé- 
phants. 

Indépendamment  de  cela,  la  façon  dont  argumente  Socrate 
n'est-elle  pas  admirable  par  sa  simplicité  et  sou  énergie?  Il  est  in- 
contestable qu'il  est  bien  plus  malaisé  de  parler  et  de  vivre  comme 
lui,  que  de  parler  comme  Aristote  et  de  vivre  comme  César;  c'est 
le  comble  de  la  perfection  et  de  la  difficulté,  et  l'ail  n'y  peut  at- 
teindre. Nos  facultés  ne  sont  pas  dressées  à  cet  effet;  nous  n'en 
faisons  pas  l'essai,  et  ne  connaissons  pas  ce  dont  elles  sont  capa- 
bles; nous  avons  recours  à  celles  d'autrui  et  laissons  les  nôtres 
inactives,  tout  comme  on  pourrait  dire  de  moi,  que  je  ne  fais  que 
composer  ici  un  amas  de  fleurs  étrangères,  ne  fournissant  de  mon 
propre  cru  que  le  fil  qui  sert  à  les  attacher, 

Montaigne  s^excuse  d'avoir  introduit  peu  à  peu  quantité 
de  citations  dans  son  ouvrage  ;  il  y  a  été  entraîné  par 
l'occasion  que  cela  lui  procurait  d'utiliser  ses  loisirs.  — 
J'ai  fait  il  est  vrai,  à  l'opinion  publique,  la  concession  de  me  parer 
de  ces  enjolivements  que  j'ai  empruntés;  mais  je  n'entends  ni  qu'ils 
me  couvrent,  ni  qu'ils  me  cachent;  ce  serait  le  rebours  de  ce  que 
je  me  propose;  je  ne  veux  faire  montre  que  de  ce  qui  est  à  moi  et 
qui  vient  de  moi  du  fait  même  de  la  nature;  si  le  hasard  m'eût  fait 
suivre  ma  première  inspiration,  j'eusse  été  seul  à  prendre  la  parole. 
Malgré  ce  que  je  m'étais  propose  et  la  manière  dont  j'ai  commencé, 
je  multiplie  de  plus  en  plus,  tous  les  jours,  mes  citations;  j'y  suis 
amené  parce  que  c'est  le  goût  du  siècle,  et  aussi  par  les  loisirs  dont 
je  dispose.  Peut-être  eût-il  été  mieux  de  n'en  rien  faire,  je  le  crois; 


584  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

giie  Platon  et  Hoiuore,  qui  ne  les  vid  onques  :  cl  moy,  ay  prins  des 
lieux  assez,  ailleurs  qu'en  leur  source.  Sans  peine  et  sans  suf- 
fisance, ayant  mille  volumes  de  liurcs,  autour  de  moy,  en  ce  lieu 
où  i'escris,  iVmprunteray  présentement  s'il  me  plaist,  d'vnc  dou- 
zaine de  tels  rauaudeurs,  gens  que  io  ne  fueillette  guère,  dequoy 
esmaillcr  le  Iraicté  de  la  Physionomie.  Il  ne  faut  que  l'epitre  limi- 
naire d'vn  Allemand  pour  me  farcir  d'allégations  :  et  nous  allons 
quester  par  là  vue  friande  gloire,  à  piper  le  sot  monde.  Ces  pastis- 
sages  de  lieux  communs,  dequoy  tant  de  gents  mesnagent  leur 
estudc,  ne  seruent  guère  qu'à  subiects  communs  :  et  seruent  à  nous 
montrer,  non  à  nous  conduire  :  ridicule  fruict  de  la  science,  que 
Socrates  exagitc  si  plaisamment  contre  Euthydemus.  l'ay  veu  faire 
des  Hures  de  choses,  ny  iamais  estudiées  ny  entendues  :  lautheur 
commettant  à  diuers  de  ses  amis  sçauants,  la  recherche  de  cette-cy, 
et  de  cette  autre  matière,  à  le  bastir  :  se  contentant  pour  sa  part, 
d'en  auoir  proietté  le  dessein,  et  lii'  par  son  industrie,  ce  fagot  de 
prouisions  incogneuës  :  au  moins  est  sien  l'ancre,  et  le  papier. 
Cela,  c'est  achetter,  ou  emprunter  vn  liure,  non  pas  le  faire.  C'est 
apprendre  aux  hommes,  non  qu'on  sçait  faire  vn  liure,  mais,  ce  de- 
quoy ils  pouuoient  estre  en  doute,  qu'on  no  le  sçait  pas  faire.  Vn 
président  se  ventoit  où  i'e.stois,  d'auoir  amoncelé  deux  cens  tant  de 
lieux  estrangers,  en  vn  sien  arrest  presidcntal.  En  le  preschant,  il 
effaroit  la  gloire  qu'on  luy  en  donnoit.  Pusillanime  et  absurde  veu- 
lerie à  mon  gré,  pour  vn  Ici  subiect  ot  telle  personne.  le  fais  le 
contraire  :  et  parmy  tant  d'emprunts,  suis  bien  aise  d'en  pouuoir 
desrober  quelqu'vn  :  le  desguisant  et  difformant  à  nouueau  seruice. 
Au  hazard,  que  ie  laisse  dire,  que  c'est  par  faute  d'auoir  entendu 
son  naturel  vsage,  ie  luy  donne  quelque  particulière  adresse  de  ma 
rnain,  à  ce  «piil  en  soit  d'autant  moins  purement  estranger.  r.eux- 
cy  mettent  leurs  larrecins  en  parade  et  en  conte.  Aussi  ont-ils  plus 
de  crédit  aux  loix  que  moy.  Nous  autres  naturalistes,  estimons, 
qu'il  y  aye  grande  et  incomparable  préférence,  de  l'honneur  de 
l'ituienlion,  à  l'honneur  tiv.  rallegalion.      Si  l'eusse  voulu  parler 
par  science,  i'eusse  parlé   plustost.  Teusse  cscril  du   temps  plus 
voisin  de  mes  csludes,  (|ue  i'aiiois  plus  d'esprit  et  de  mémoire.  Et 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XII.  585 

n'importe,  cela  peut  être  utile  à  d'autres.  —  Il  y  a  des  gens  qui 
mettent  en  avant  Platon  et  Homère,  qu'ils  n'ont  jamais  lus;  moi 
aussi,  je  donne  bien  des  passages  d'auteurs  que  j'ai  pris  ailleurs 
qu'à  leur  source.  Comme  j'ai  un  millier  de  livres  autour  de  moi  là 
où  j'écris,  sans  me  donner  de  peine  et  sans  grand  savoir  je  puis 
emprunter,  séance  tenante,  si  cela  me  pi  ît,  à  une  douzaine  de 
ravaudeurs  de  cette  espèce,  écrivains  que  je  ne  feuillette  guère, 
de  quoi  émailler  tout  le  présent  chapitre  sur  la  Physionomie;  à 
elle  seule,  l'introduction  qui  précède  n'importe  quel  ouvrage  d'un 
auteur  allemand  suffirait  pour  me  permettre  de  combler  le  dit  cha- 
pitre de  citations.  Et  c'est  ainsi  que  nous  arrivons  à  capter  cette 
gloire  dont  nous  sommes  si  friands,  el  à  tromper  les  sots  de  ce 
monde  !  Cet  amalgame  de  lieux  communs,  dont  tant  de  gens  font 
leur  étude,  ne  s'applique  guère  qu'à  des  sujets  communs;  ils  ser- 
vent à  faire  de  l'étalage,  non  à  nous  conduire  :  c'est  là  un  ridicule 
résultat  de  la  science  ;  Socrate  le  critique  très  plaisamment  chez  Eu- 
thydème.  J'ai  vu  faire  des  livres  traitant  de  choses  qui  n'avaient  ja- 
mais été  étudiées  par  leur  auteur,  et  dont  il  n'avait  même  pas  en- 
tendu parler;  il  avait  chargé  plusieurs  savants  de  ses  amis  des  re- 
cherches à  faire  sur  telle  et  telte  matière  à  y  traiter  et  s'était,  pour 
sa  part,  contenté  d'en  avoir  conçu  le  projet  et  d'employer  son 
talent  à  mettre  en  fagot  ces  documents  auxquels  il  ne  connaissait 
rien  ;  l'encre  et  le  papier  employés  étaient  seuls  de  lui.  C'est  là,  *  en 
conscience,  acheter  ou  emprunter  un  livre  mais  non  le  composer; 
c'est  apprendre  aux  hommes  non  qu'on  sait  faire  un  ouvrage  mais, 
ce  sur  quoi  ils  pouvaient  avoir  des  doutes,  qu'on  ne  le  sait  pas  faire. 
Un  président  de  parlement  se  vantait,  devant  moi,  d'avoir  amon- 
celé, dans  un  de  ses  arrêts,  deux  cents  et  tant  de  considérants  tirés 
de  jugements  rendus  par  d'autres  que  par  lui;  en  le  publiant,  il 
amoindrissait  la  gloire  en  laquelle  on  pouvait  le  tenir  pour  un  pa- 
reil chef-d'œuvre  :  c'était  là,  à  mon  sens,  une  vantardise  pusillanime 
et  absurde  en  raison  du  sujet  et  de  la  part  d'un  tel  personnage. 
Je  procède  inversement  et,  parmi  tant  d'emprunts  que  je  fais, 
suis  bien  aise  d'en  pouvoir  dérober  quelques-uns  que  je  déguise 
et  transforme  pour  l'usage  nouveau  auquel  je  les  fais  servir;  au 
risque  de  faire  dire  que  je  n'en  ai  pas  compris  le  véritable  sens,  je 
leur  donne  une  tournure  particulière  de  ma  façon,  de  telle  sorte 
que  le  plagiat  soit  moins  apparent.  Les  autres  avouent  leurs  lar- 
cins et  en  font  parade,  aussi  leur  pardonne-t-on  plus  qu'à  moi; 
nous,  dans  notre  naïveté,  estimons  qu'à  inventer,  il  y  a  un  mérite 
incomparablement  plus  grand  qu'à  simplement  reproduire. 

Il  est  dangereux  de  se  mettre  à  écrire  sur  le  tard,  l'es- 
prit a  perdu  de  sa  verdeur;  lui-même  aurait  dû  s'y  prendre 
plus  tôt,  mais,  voulant  peindre  sa  vie,  il  a  dû  attendre  le 
moment  où  elle  se  déroulait  tout  entière  à  ses  yeux.  —  Si 
j'avais  voulu  faire  de  la  science,  je  m'y  serais  pris  plus  tôt;  j'aurais 
écrit  dans  un  temps  plus  rapproché  de  mes  études,  alors  que  j'avais 
pllus  d'esprit  et  de  mémoire.  Pour  faire  métier  d'écrire,  mieux  eût 


586  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

me  fusse  plus  fi»'  à  la  vigueur  de  cet  aage  là,  qu'à  celluy-cy,  si 
i'eusse  voulu  faire  mestier  d'escrire.  Et  quoy,  si  cette  faueur  gra- 
lieuse,  que  la  Fortune  ma  naguère  offerte  par  Tentremise  de  cet 
ouurage,  m'cusl  peu  remontrer  en  telle  saison  au  lieu  de  celle-cy; 
où  elle  est  egalliMnent  désirable  à  posséder,  et  preste  à  perdre? 
Deux  de  mes  cognoissans,  grands  hommes  en  cette  faculté,  ont 
perdu  par  moitié,  à  mon  aduis,  d'auoir  refusé  de  se  mettre  au  iour, 
à  quarante  ans,  pour  attendre  les  soixante.  La  maturité  a  ses  dcf- 
faux,  comme  la  verdeur,  et  pires.  Et  autant  est  la  vieillesse  incom- 
mode à  cette  nature  de  bcsongne,  qu'à  toute  autre.  Quiconque  met 
sa  décrépitude  soubs  la  presse,  faict  folie,  s'il  espère  en  espreindre 
des  humeurs,  qui  ne  sentent  le  disgratié,  le  resueur  et  lassoupy. 
Nostre  esprit  se  constipe  et  s'espessil  on  vieillissant.  le  dis  pom- 
peusement et  opulemment  l'ignorance,  et  dis  la  science  maigre- 
ment et  piteusement.  Accessoirement  cetle-cy,  et  accidcntalement  : 
celle-là  expressément,  et  principallement.  Et  ne  traicte  à  poinct 
nommé  de  rien,  que  du  rien  :  ny  d'aucune  science,  que  de  celle  de 
rinscieoce.  l'ay  choisi  le  temps,  où  ma  vie,  que  i'ay  à  peindre,  ie 
l'ay  toute  deuant  moy  :  ce  qui  en  reste,  tient  plus  de  la  mort.  Et 
de  ma  mort  seulement,  si  ie  la  rencontrois  babillardc,  comme  font 
d'autres,  donrois-ie  encores  volontiers  aduis  au  peuple,  en  deslo- 
geant. Socrates  a  esté  vn  exemplaire  parfaict  en  toutes  grandes 
qualitcz.  I'ay  despit,  qu'il  eust  renconlré  vu  corps  si  disgratié, 
comme  ils  disent,  et  si  disconuenable  à  la  beauté  de  son  ame,  luy 
si  amoureux  et  si  affolé  de  la  beauté.  Nature  luy  fit  iniustice.  Il 
n'est  rien  plus  vray-semblable,  «[ue  la  conformité  et  relation  du 
corps  à  l'esprit.  Ipsi  animi,  magni  refert,  quali  in  corpore  locati 
xint  :  multa  eniin  è  corpore  existunt,  qum  acuant  mentem  :  muUn,  qxiœ 
oblundant.  Cettuy-cy  parle  d'vne  laideur  desnaturée,  et  difformité 
de  membres  :  mais  nous  appelions  laideur  aussi,  vne  mesauenance 
au  premier  regard,  qui  loge  principallement  au  visage  :  et  nous 
desgoute  par  le  teint,  vne  tache,  vne  rude  contenance,  par  quelque 
cau.sc  souuent  inexplicable,  en  des  membres  pourtant  bien  or- 
donnez et  entiers.  I.a  laideur,  qui  reuesloit  vne  ame  très-belle  en 
la  Hoittie,  estoit  de  ce  picdicament.  Cette  laideur  superficielle,  qui 
est  loulesfois  la  plus  impérieuse,  est  de  moindre  preiudice  à  Testât 
de  l'esprit  :  et  a  peu  de  rertitude  en  l'opinion  des  hommes.  L'au- 
tre, ({ui  d'vn  plus  pro|tre  nom,  s'appelle  difTormité  plus  substan- 
tielle, porte  plus  volontiers  coup  iusques  au  dedans.  Non  pas  tout 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XII.  587 

valu  m'y  livrer  à  cet  âge  où  j'avais  toute  ma  vigueur,  qu'à  celui  que 
j'ai  actuellement;  peut-être  eussé-je  rencontré  alors,  en  une  saison 
plus  propice,  cette  faveur  si  gracieuse  que  du  fait  de  mon  ouvrage 
la  fortune  m'a  octroyée  en  ces  derniers  temps  et  que,  tout  à  la  fois, 
je  suis  heureux  de  posséder  et  sur  le  point  de  perdre!  Deux  de  mes 
connaissances,  très  bien  doués  sous  le  rapport  de  la  littérature,  ont, 
à  mon  avis,  perdu  la  moitié  de  leur  valeur,  pour  s'être  refusé  d'é- 
crire à  quarante  ans,  et  avoir  attendu  pour  le  faire,  qu'ils  en  aient 
soixante.  La  maturité  a  ses  défauts  tout  comme  ce  qui  est  encore 
vert,  ils  sont  même  pires;  quant  à  la  vieillesse,  elle  est  aussi  impro- 
pre à  ce  travail  qu'atout  autre  chose,  et  quiconque  met  sous  presse 
sa  décrépitude,  fait  une  folie,  s'il  espère  en  faire  sortir  des  idées  qui 
ne  sentent  pas  le  disgracié,  le  rêveur,  l'assoupi;  notre  esprit  se  res- 
serre et  s'épaissit  en  vieillissant.  J'étale  avec  pompe  et  abondance 
mon  ignorance,  ma  science  n'apparaît  que  maigre  et  piteuse;  celle-ci 
n'est  qu'accessoire  et  accidentelle,  celle-là  constitue  en  moi  l'es- 
sentiel et  le  principal.  Je  ne  traite  de  rien  à  point  nommé,  si  ce 
n'est  de  bagatelles,  et  ne  parle  de  science  que  pour  donner  à  cons- 
tater que  je  ne  sais  rien.  J'ai  choisi  pour  peindre  ma  vie  l'é- 
poque où  je  l'ai  tout  entière  sous  les  yeux;  ce  qui  en  reste  appar- 
tient plutôt  à  la  mort,  et  quand  celle-ci  viendra,  s'il  m'est  donné 
de  pouvoir,  comme  d'autres  l'ont  fait,  en  traduire  les  impressions, 
volontiers  en  quittant  ce  monde  j'en  ferai  part  au  public. 

Montaigne  regrette  que  chez  Socrate  une  belle  âme  se 
soit  trouvée  dans  un  corps  si  disgracié.  —  Socrate  fut  un 
modèle  parfait  de  toutes  les  grandes  qualités.  Je  regrette  que, 
d'après  ce  que  l'on  en  dit,  *  par  sa  laideur,  son  visage  ait  été 
si  peu  en  rapport  avec  la  beauté  de  son  âme;  la  nature,  à  cet 
égard,  a  été  injuste  envers  lui  qui  était  si  passionnément  épris 
de  la  beauté.  Il  n'y  a  rien  de  plus  vraisemblable  que  la  corrélation 
entre  les  formes  du  corps  et  les  qualités  de  l'esprit.  «  Il  importe 
beaucoup  à  l'âme  dans  quel  corps  elle  est  logée,  car  plusieurs  qualités 
corporelles  aiguisent  l'esprit,  plusieurs  autres  l'émoussent  »  ;  mais  en 
parlant  ainsi  Cicéron  n'a  en  vue  que  la  laideur  hors  nature  occasion- 
née par  une  difformité  des  membres.  —  Nous,  nous  appelons  aussi 
laideur,  cette  mauvaise  impression  que  nous  éprouvons  au  premier 
coup  d'œil,  principalement  lorsqu'il  se  porte  sur  un  visage  dont 
certains  détails  nous  dégoûtent,  tels  qu'un  vilain  teint,  une  tache, 
une  expression  dure  ou  toute  autre  cause  dont  souvent  on  ne  se 
rend  pas  compte,  alors  que  cependant  les  membres  sont  entiers  et 
tels  qu'ils  doivent  être.  La  laideur  qui,  chez  La  Boétie,  revêtait  une 
très  belle  âme,  appartenait  à  cette  catégorie;  toute  superficielle, 
bien  qu'elle  soit  celle  qui  impressionne  le  plus,  elle  n'est  pourtant 
pas  celle  qui  préjudicie  le  plus  à  l'état  de  l'esprit,  et  elle  influe  peu 
sur  l'opinion  des  gens  à  notre  endroit.  —  Cette  autre  laideur,  qu'il 
convient  mieux  d'appeler  difformité,  est  plus  effective  et  se  réper- 
cute assez  souvent  davantage  en  nous-mêmes  :  toute  chaussure  bien 
ajustée  fait  ressortir  nettement  la  forme  du  pied  qu'elle  renferme, 


588  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

soulier  de  cuir  bien  lissé,  mais  tout  soulier  bien  l'ornié,  montre 
l'intérieure  forme  du  pied.  Comme  Socrates  disoil  de  la  sienne, 
(|u  elle  en  aecusoil  iustenient,  autant  en  son  ame,  s'il  ne  l'eust  cor- 
rigée par  institution.  Mais  en  le  disant,  ie  tiens  qu'il  se  niocqnoil, 
suiuant  son  vsage  :  et  iamais  ame  si  excellente,  ne  se  fit  elle-mesme. 
le  ne  puis  dire  assez  souuent,  combien  i'estimc  la  beauté,  qua- 
lité puissante  et  aduantageuse.  Il  Tappelloit,  vne  courte  tyrannie  : 
et  Platon,  le  priuilege  de  nature.  Nous  n'en  auons  point  qui  la  sur- 
passe en  crédit.  Elle  tient  le  premier  rang  au  commerce  des  hom- 
me's.  Elle  se  présente  au  deuant  :  seduict  et  préoccupe  nostre  iuge- 
ment,  auec  grande  aulhorité  et  merueilleuse  impression.  Phryné 
perdoit  sa  cause,  entre  les  mains  dVn  excellent  aduocat,  si,  ou- 
urant  sa  robbo,  elle  n'eust  corrompu  ses  iuges,  par  l'esclat  de  sa 
beauté.  Et  ie  trouue,  que  Cyrus,  Alexandre,  Cresar,  ces  trois  mais- 
tres  du  monde,  ne  l'ont  pas  oubliée  à  faire  leurs  grands  affaires. 
Non  a  pas  le  premier  Scipion.  Vn  mesme  mot  embrasse  en  Grec  le 
bel  et  le  bon.  Et  le  S.  Esprit  appelle  souuent  bons,  ceux  qu'il  veut 
dire  beaux.  le  maintiendroy  volontiers  le  rang  des  biens,  selon  que 
portoit  la  chanson,  que  Platon  dit  auoir  esté  triuiale,  prinse  de 
quelque  ancien  poëte  :  La  santé,  la  beauté,  la  richesse.  Aristotc 
dit,  appartenir  aux  beaux,  le  droict  de  commander  :  et  quand  il  en 
est,  de  qui  la  beauté  approche  celle  des  images  des  Dieux,  que  la 
vénération  leur  est  pareillement  deuë.  A  celuy  qui  luy  demandoit, 
pourquoy  plus  long  temps,  et  plus  souuent,  on  hantoil  les  beaux  : 
Cette  demande,  feit-il,  n'appartient  à  estrc  faicte,  que  par  vn  aueu- 
gle.  La  plus-part  et  les  plus  grands  philosophes,  payèrent  leur  es- 
cholage,  et  acquirent  la  sagesse,  par  l'entremise  et  faneur  de  leiu' 
beauté.  Non  seulement  aux  hommes  qui  me  seruent,  mais  aux  bes- 
tcs  aussi,  ie  la  considère  à  deux  doigts  près  de  la  bonté.  Si  me 
s«îmble-il,  que  ce  traict  et  façon  de  visage,  et  ces  linéaments,  pai- 
lesquels  on  argumente  aucunes  complexions  internes,  et  nos  for- 
tunes à  venir,  est  chose  qui  ne  loge  pas  bien  directement  et  simple" 
ment,  soubs  le  chapitre  de  beauté  et  de  laideur.  Non  plus  que  toute 
bonne  odeur,  et  sérénité  d'air,  n'en  promet  pas  la  santé  :  ny  toute 
cspesseur  cl  |>uanteur,  l'inferlion,  en  temps  peslilent.  Ceux  (|ui  ac- 
rusenl  les  dames,  de  conlre-dire  leur  beauté  par  leurs  inreurs,  ne 
rencontrent  pas  lousioui-s.  Car  en  vne  face  qui  ne  sera  pas  lro|> 
bien  roniposoe,  il  peut  loger  (pielque  air  de  probité  et  de  lian«'e. 


TRADUCTION.  -  LIV.  III,  CH.  XII.  o8'J 

ce  que  ne  fait  pas  une  chaussure  qui  n'est  lisse  que  par  le  cuir 
avec  lequel  elle  est  confectionnée.  Quand  il  parlait  de  sa  laideur, 
Socrate  disait  quïl  en  était  absolument  de  même  de  son  âme,  mais 
qu'il  l'avait  corrigée  en  la  travaillant;  j'estime  que,  suivant  sou 
habitude,  il  plaisantait  en  parlant  ainsi,  car  jamais  âme  si  parfaite 
ne  s'est  faite  elle-même. 

Comme  Platon  et  la  plupart  des  philosophes,  il  estime 
singlièrement  la  beauté;  toutefois  une  physionomie  avan- 
tageuse n'est  pas  toujours  fondée  sur  la  beauté  des  traits 
du  visage.  —  Je  ne  puis  répéter  assez  combien  je  tiens  la  beauté 
pour  une  qualité  puissante  et  avantageuse.  Socrate  l'appelait  «  une 
courte  tyrannie  »;  Platon,  »  un  privilège  de  la  nature  ».  Nous  n'en 
avons  pas  qui  ait  plus  grand  pouvoir;  elle  tient  le  premier  rang 
dans  les  rapports  des  hommes  entre  eux;  elle  saisit  tout  d'abord, 
elle  séduit  et  influence  notre  jugement  par  sa  grande  autorité 
et  l'impression  merveilleuse  qu'elle  produit:  Phryné  eût  perdu  sa 
cause,  malgré  l'excellent  avocat  entre  les  mains  duquel  elle  l'avait 
remise,  si,  entrouvrant  sa  robe,  elle  n'eût  gagné  ses  juges  par 
l'éclat  de  sa  beauté.  Je  constate  que  chez  Cyrus,  Alexandre  et  César, 
ces  trois  maîtres  du  monde,  elle  est  entrée  en  ligne  de  compte 
dans  leurs  moyens  d'action;  le  premier  Scipion,  lui,  n'en  a  pas  tiré 
parti.  Un  même  mot,  chez  les  Grecs,  désignait  le  beau  et  le  bon;  et 
le  Saint-Esprit  appelle  souvent  bons  ceux  qu'il  veut  qualifier  de 
beaux.  Je  ne  serais  pas  éloigné  de  classer  les  divers  dons  faits  à 
l'homme,  comme  ils  le  sont  dans  une  chanson,  tirée  de  quelque 
poète  ancien,  que  Platon  dit  avoir  été  très  répandue  :  «  la  Santé,  la 
la  Beauté,  la  Richesse  ».  Aristote  dit  que  le  droit  de  commander 
appartient  à  ceux  qui  ont  la  beauté  en  partage,  et  que  lorsqu'il 
en  est  chez  lesquels  elle  approche  de  l'image  des  dieux,  ils  ont, 
comme  eux,  droit  à  notre  vénération.  A  quelqu'un  qui  lui  deman- 
dait pourquoi  on  fréquente  plus  souvent  et  plus  longtemps  les  per- 
sonnes qui  sont  belles,  il  répondit  :  «  Il  n'y  qu'un  aveugle  qui 
puisse  faire  une  semblable  question.  »  La  plupart  des  philosophes, 
et  parmi  eux  les  plus  grands,  ont  dû  à  leur  beauté  d'être  admis 
dans  les  écoles  sans  avoir  de  redevance  à  payer,  et  doivent  par 
suite  la  sagesse  à  son  entremise.  Je  la  considère  presque  à  l'égal 
dé  la  bonté,  non  seulement  chez  les  gens  qui  me  servent  mais 
aussi  chez  les  bêtes. 

Il  ne  me  semble  cependant  pas  que  les  traits  et  la-forme  du  visage, 
non  plus  que  les  lignes  d'après  lesquelles  on  détermine  certaines 
dispositions  qui  seraient  en  nous  et  ce  que  l'avenir  nous  réserve, 
aient  un  rapport  direct  et  simple  avec  la  laideur;  pas  plus  que  toute 
bonne  odeur  et  une  atmosphère  sereine  ne  sont  un  gage  de  santé, 
ni  un  air  épais  et  lourd  un  indice  d'infection  en  temps  d'épidémie. 
Ceux  qui  accusent  la  beauté  et  les  mœurs  d'être  en  contradiction 
chez  la  femme,  ne  sont  pas  toujours  dans  le  vrai;  car  une  physiono- 
mie laissant  à  désirer  sous  le  rapport  de  la  régularité  des  traits, 
peut  présenter  un  air  de  probité  et  inspirer  confiance;  comme  au 


r>90  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

Comme  au  rebours,  i'ay  leu  par  fois  entre  deux  beaux  yeux,  des 
menasses  d'vne  nature  maligne  et  dangereuse.  Il  y  a  des  physiono- 
mies fauorables  :  vl  en  vue  presse  d'ennemis  victorieux,  vous  choi- 
sirez incontinent  parmy  des  hommes  incogneus,  i"vn  plustost  que 
l'autre,  à  qui  vous  rendre  et  fier  vostre  vie  :  et  non  proprement 
par  la  considération  de  la  beautt'.  C'est  vne  foible  garantie  que 
la  mine,  toutesfois  elle  a  quelque  consideratioji.  Et  si  i'auois  à  les 
foyter,  ce  seroit  plus  rudement,  les  meschans  qui  démentent  et 
trahissent  les  promesses  que  Nature  leur  auoit  plantées  au  front.  le 
punirois  plus  aigrement  la  malice,  en  vue  apparence  débonnaire.  Il 
semble  qu'il  y  ait  aucuns  visages  heureux,  d'autres  malencontieux. 
Et  crois,  qu'il  y  a  quelque  art,  à  distinguer  les  visages  débonnaires 
des  niais,  les  scueres  des  rudes,  les  malicieux  des  chagrins,  les 
desdaigneux  des  melancholiques,  et  telles  autres  qualitez  voisines. 
Il  y  a  des  beautez,  non  fieres  seulement,  mais  aigres  :  il  y  en  a 
d'autres  douces,  et  encores  au  delà,  fades.  D'en  prognostiquer  les 
auantures  futures,  ce  sont  matières  que  ie  laisse  indécises.  I'ay 
pris,  comme  i'ay  dict  ailleurs,  bien  simplement  et  cruëment,  pour 
mon  regard,  ce  précepte  ancien  :  Que  nous  ne  sçaurions  faillir  à 
suiure  Nature  :  que  le  souuerain  précepte,  c'est  de  se  conformer  à 
elle,  le  n'ay  pas  corrigé  comme  Socrates,  par  la  force  de  la  raison, 
mes  complexions  naturelles  :  et  n'ay  aucunement  troublé  par  art, 
mon  inclination.  le  me  laisse  aller,  comme  ie  suis  venu.  le  ne  com- 
bats rien.  Mes  deux  maistresses  pièces  viuent  do  leur  grâce  en  paix 
et  bon  accord  :  mais  le  laict  de  ma  nourrice  a  esté.  Dieu  raercy, 
médiocrement  sain  et  tempéré.  Diray-ie  cecy  en  passant  :  que  ie 
voy  tenir  en  plus  de  prix  qu'elle  ne  vaut,  qui  est  seule  quasi  eu 
vsage  entre  nous,  certaine  image  de  preud'honuiiie  scliolastique, 
serue  des  préceptes,  contraincte  soubs  l'espérance  et  la  crainte?  le 
l'aime  telle  que  loi\  et  religions,  non  facent,  mais  parfacent,  et  au- 
thorisent  :  qui  se  sente  dequoy  se  soustenir  sans  aide  :  née  en  nous 
de  ses  propres  racines,  par  la  semence  de  la  raison  vniuerselle, 
empreinte  en  tout  liomme  non  desnaturé.  Cette  raison,  qui  re- 
dresse Socrates  de  sou  vicieux  ply,  le  rend  obe'issanl  aux  hommes 
(*t  aux  DitMiv,  qui  roiiunandeul  en  -i;!  villf  :  (•(.im;i!.'»mi\  en  la  uioH, 


TRADUCTION.  -  LIV.  III,  CH.  XII.  591 

contraire,  il  m'est  arrivé  parfois  de  lire,  entre  deux  beaux  yeux, 
des  menaces  dénotant  une  nature  mauvaise  et  dangereuse.  Il  y  a 
des  physionomies  qui  préviennent  en  leur  faveur;  et,  au  milieu  d'en- 
nemis victorieux  qui  vous  pressent  de  toutes  parts  et  vous  sont 
inconnus,  vous  ferez  sur-le-champ  choix  de  l'un  plutôt  que  de 
l'autre,  pour  vous  rendre  à  lui  et  lui  confier  votre  vie,  sans  que  la 
beauté  pèse  beaucoup  sur  votre  détermination. 

C'est  une  faible  garantie  que  la  mine,  toutefois  elle  vaut  d'être 
prise  quelque  peu  en  considération;  et,  si  j'étais  chargé  de  châtier 
les  gens,  je  me  montrerais  plus  dur  pour  les  pervers  qui  démen- 
tent et  trahissent  les  sentiments  dont  ils  portent  l'expression  sur 
le  front;  je  sévirais  davantage  contre  la  méchanceté  qui  se  pré- 
sente sous  un  masque  bénin.  —  Il  semble  qu'il  y  ait  des  visages 
favorisés  et  d'autres  malencontreux,  et  crois  qu'il  y  a  un  certain 
art  à  distinguer,  selon  ce  que  leur  figure  exprime,  les  gens  qui  sont 
débonnaires  de  ceux  qui  sont  niais,  ceux  qui  sont  sévères  de  ceux 
qui  sont  rudes,  les  malicieux  de  ceux  qui  sont  chagrins,  les  dé- 
daigneux des  mélancoliques,  et  tels  autres  qui  sont  affectés  de 
qualités  différant  peu  les  unes  des  autres.  Il  y  a  des  beautés  qui 
non  seulement  sont  fières,  mais  encore  peu  avenantes;  il  y  en  a  de 
douces,  et  môme  de  plus  que  douces,  des  fades.  -^  Quant  au  pro 
nostic  de  l'avenir  par  l'examen  de  ces  mêmes  signes,  c'est  là  une 
chose  sur  laquelle  je  ne  me  prononce  pas. 

En  principe,  il  faut  suivre  les  indications  de  la  nature; 
les  observances  religieuses,  sans  de  bonnes  mœurs,  ne 
suffisent  pas  au  salut  d'un  état.  —  J'ai,  en  ce  qui  me  touche, 
ainsi  que  je  l'ai  dit  ailleurs  bien  simplement  et  franchement, 
adopté  ce  précepte  ancien,  que  «  nous  ne  saurions  être  en  défaut, 
en  suivant  notre  nature  »,  et  que  «  s'y  conformer  »,  est  une  règle 
qui  prime  toutes  les  autres.  Je  n'ai  pas,  comme  Socrate,  corrigé 
par  la  puissance  de  la  raison  mes  instincts  naturels,  et  n'ai  pas  eu 
recours  à  l'art  pour  modifier  mes  penchants;  je  me  laisse  aller 
comme  je  suis  venu,  je  ne  combats  rien.  Les  deux  parties  essentiel- 
les de  moi-même,  le  corps  et  l'esprit,  sont  naturellement  disposées 
à  vivre  de  pair  et  en  bon  accord;  Dieu  merci,  car  je  suis  né  et  ai 
grandi  à  une  époque  où  les  idées  saines  et  modérées  avaient  peu 
cours.  —  Dirai-je,  en  passant,  que  je  trouve  qu'on  fait  plus  de  cas 
que  cela  ne  vaut,  bien  qu'elle  soit  presque  seule  à  avoir  cours  chez 
nous,  d'une  apparence  de  sagesse  scolastique,  esclave  de  certaines 
règles  et  soumise  à  la  fois  à  l'espérance  et  à  la  crainte?  Cette  doc- 
trine qu'on  nous  inculque,  je  la  voudrais  non  telle  que  les  lois  et 
les  religions  l'établissent,  mais  telle  qu'elles  la  complètent  et  l'au- 
torisent; ayant  par  elle-même  de  quoi  se  soutenir  sans  aide,  pre- 
nant naissance  en  nous  par  ses  propres  racines,  produite  par  ce  que 
nous  appelons  le  sens  conunun  qui  se  trouve  en  tout  homme  qui 
n'est  pas  organisé  à  rencontre  des  lois  de  la  nature  :  ce  même  bon 
sens  qui,  chez  Socrate,  redresse  de  mauvais  plis,  le  rend  obéissant 
aux  hommes  et  aux  dieux  qui  commandent  dans  sa  ville,  et  cou- 


392  ESSAIS  [)E  MONTAIGNE. 

non  parce  que  son  aino  est  immortelle,  mais  parce  qu'il  est  mortel. 
Ruineuse  instruction  à  toute  police,  et  bien  plus  dommageable 
qu'ingénieuse  et  subtile,  qui  persuade  aux  peuples,  la  religieuse 
créance  suffire  seule,  et  sans  les  mœurs,  à  contenter  la  diuine  ins- 
lice.  I/vsage  nous  faict  vcoir,  vue  distinction  énorme,  entre  la 
deuotion  et  la  conscience.  l'ày  vne  apparence  fauorable,  et  en 
forme  et  en  interprétation. 

Quid  dixi  habere  me?  Imà  habui  Chrême! 
lieu  tantùm  atlriti  corporis  ossa  vides! 

Et  qui  faict  vnc  contraire  montre  à  celle  de  Socrates.  Il  m'est  sou- 
uent  aduenu,  (|uc  sur  le  simple  crédit  de  ma  présence,  et  de  mon 
air,  des  personnes  qui  n'auoient  aucune  cognoissance  de  moy,  s'y 
sont  grandement  fiées,  soit  pour  leurs  propres  affaires,  soit  pour 
les  miennes.  Et  en  ay  tiré  es  païs  estrangers  des  faueurs  singulières 
et  rares.  Mais  ces  deux  expériences,  valent  à  lauanture,  que  ie  les 
recite  particulièrement.   Vn  quidam    délibéra  de    surprendre  ma 
maison  et  moy.  Son  art  fut,  d'arriuer  seul  à  ma  porte,  et  d'en  pres- 
ser vn  peu  instamment  l\;ntr.'e.  le  le  cognoissois  de  nom,  et  auois 
occasion  de  me  fier  de  luy,  comme  de  mon  voisin  et  aucunement 
mon  allié.  le  luy  fis  ouurir  comme  ie  fais  à  chacun.  Le  voicy  tottl 
elîroyé,  son  chenal  hors  d'haleine,  fort  harassé.  Il  m'entretint  de 
cette  fable  :  Qu'il  venoit  d'estre  rencontré  à  vne  demie  lieuo  de  là, 
par  vn  sien  ennemy,  lequel  ie  cognoissois  aussi,  et  auois  ouy  parler 
de  leur  querelle  :   que  cet  ennemy  luy   auoit   merueilleusement 
chaussé  les  espérons  :  et  qu'ayant  esté  surpris  en  desarroy  et  plus 
foible  en  nombre,  il  s'estoit  ietté  à  ma  porte  à  sauueté.  Qu'il  estoit 
en  grand  peine  de  ses  gens,  lesquels  il  disoit  tenir  pour  morts  ou 
prins.  l'essayay  tout  naïfuement  de  le  conforter,  asseurer,  et  re- 
freschir.  Tantost  après,  voila  quatre  ou  cinq  de  ses  soldats,  qui  se 
présentent  en  mesme  contenance,  et  effroy,  pour  entrer  :  et  puis 
d'autres,  et  d'autres  encores  après,  bien  equippez,  et  bien  armez  : 
iusques  à  vingt  cinq  ou  Irante,  feignants  auoir  leur  ennemy  aux 
talons.  Ce  mystère  commenroit  à  laster  mon  soupçon.  le  n'ignorois 
pas  en  quel  siècle  ie  viuois,  combien  ma  maison  pouuoit  estre  en- 
uiée,  et  auois  plusieurs  exemples  d'autres  de  ma  cognoissance,  à 
qui  il  estoit  mes-aduenu  de  mcsme.  Tant  y  a,  que  trouuanl  «piil  n'y 
au<»it  poini  d'acquesl  d'auoir  commencti  à  faire  plaisir,  si  ie  n'aché- 
uois,  et  ne  pouuant  me  dell'aire  sans  tout  rompre:  ie  me  laissay 
^llerau  parly  le  plus  naturel  et  le  plus  simple,  connue  ie  fais  tous- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XII.  593 

rageux  vis-à-vis  de  la  mort,  non  parce  que  son  âme  est  immortelle, 
mais  parce  que  lui-même  est  mortel.  Quel  ruineux  enseignement 
pour  toutes  les  formes  de  gouvernement,  et  bien  plus  dommagea- 
ble qu'ingénieux  et  utile,  que  de  persuader  aux  peuples  que  la  foi 
religieuse  suffit  à  elle  seule  à  contenter  la  justice  divine,  sans  qu'il 
soit  besoin  de  bonnes  mœurs  ;  dans  l'application  apparaît  l'énorme 
différence  qu'il  y  a  entre  la  dévotion  et  la  conscience  ! 

Physionomie  de  Montaigne;  son  air  naïf  lui  attirait  la 
confiance.  Récit  de  deux  aventures  où  la  bonne  impres- 
sion qu'il  produisait  et  sa  franchise  lui  ont  été  avanta- 
geuses. —  J'ai  un  visage  qui  plaît,  et  par  les  traits  et  par  la  bonne 
opinion  qu'à  première  vue  il  donne  de  moi,  d'où  une  apparence 
toute  contraire  à  celle  de  Socrate  :  «  Qu'ai-je  dit  :  fni?  C'est  f  ai 
eu,  que  je  devrais  dire,  ô  Chrêmes  {Térence).  —  Hélas,  vous  ne  voyez 
plus  de  moi,  que  le  squelette  d'un  corps  affaibli!  »  Il  m'est  souvent 
arrivé  que  simplement,  sur  le  bon  eflfet  produit  par  ma  prestance 
et  mon  air,  des  personnes  qui  ne  me  connaissaient  pas,  se  sont 
pleinement  confiées  à  moi  soit  pour  leurs  propres  afl"aires  soit 
pour  les  miennes,  et  cela  m'a  procuré  dans  les  pays  étrangers  des 
faveurs  particulières  et  rarement  accordées.  —  Les  deux  aventures 
que  voici  valent  peut-être  que  je  les  rapporte.  Un  quidam  avait 
projeté  de  nous  surprendre,  ma  maison  et  moi;  pour  ce  faire,  il 
eut  l'idée  de  se  présenter  tout  seul  à  ma  porte,  en  demandant 
l'entrée  avec  une  certaine  insistance.  Je  le  connaissais  de  nom  et 
croyais  pouvoir  me  fier  à  lui,  parce  qu'il  était  de  mes  environs  et 
qu'il  y  avait  quelque  alliance  entre  nous;  je  lui. fis  ouvrir,  comme 
je  fais  à  chacun.  Il  entra  tout  effrayé,  son  cheval  hors  d'haleine, 
fort  harassé,  et  me  conta  cette  fable  :  «  A  une  demi-heue  de  là,  il 
venait  d'être  rencontré  par  un  de  ses  ennemis,  que  je  connaissais 
aussi,  de  même  que  j'avais  entendu  parler  de  leur  querelle.  Cet 
ennemi  s'était  lancé  à  toute  bride  à  sa  poursuite;  et  lui-même,  mis 
en  désarroi  par  la  surprise  et  inférieur  en  nombre,  s'était  précipité 
chez  moi  pour  se  mettre  en  sûreté,  en  grand  souci  de  ce  qu'étaient 
devenus  ses  gens  qu'il  croyait,  disait-il,  ou  morts  ou  prisonniers  ». 
J'essayai  bien  naïvement  de  le  réconforter,  de  le  rassurer  et  lui 
rendre  son  sang-froid.  Bientôt  après,  voilà  quatre  ou  cinq  de  ses 
soldats  qui  se  présentent  pour  entrer,  avec  cette  même  contenance 
témoignant  même  effroi;  puis  d'autres,  et  après  d'autres  encore, 
tous  bien  armés  et  équipés,  au  nombre  de  vingt-cinq  ou  trente,  fei- 
gnant d'avoir  leurs  ennemis  sur  leurs  talons.  Ce  mystère  commen- 
çait à  m'inspirer  du  soupçon;  je  n'ignorais  pas  en  quel  siècle  nous 
vivons,  combien  ma  maison  pouvait  exciter  l'envie,  et  connaissais 
plusieurs  exemples  de  personnes  de  ma  connaissance,  auxquelles 
il  était  arrivé  malheur  dans  des  circonstances  analogues.  Tou- 
jours est-il  que,  trouvant  que  je  n'avais  pas  de  bénéfice  à  avoir 
commencé  à  faire  plaisir  si  je  n'achevais,  et  ne  pouvant  me  dé- 
faire de  ces  gens  sans  tout  rompre,  je  me  laissai  aller  au  parti 
le  plus  naturel  et  le  plus  simple  comme  je  fais  toujours,  et  com- 

ESSAIS   DE   MONTAIGNE.  —  T.   UI.  38 


594  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

ioui-s  :  commendanl  qu'ils  entrassent.  Aussi  à  la  vérité,  ie  suis 
peu  deffiant  et  soupçonneux  de  ma  nature.  le  panche  volontiers 
vers  l'excuse,  et  l'interprétation  plus  douce.  le  prens  les  hommes 
selon  le  commun  ordre,  et  ne  croy  pas  ces  inclinations  peruerses 
et  desnalurées,  si  ie  iiy  suis  forcé  par  grand  tosmoignage ;  non 
plus  que  les  monstres  et  miracles.  Et  suis  homme  en  outre,  qui  me 
commets  volontiers  à  la  Fortune,  et  me  laisse  aller  à  corps  perdu, 
entre  ses  hras.  Dequoy  iusques  à  celte  heure  i'ay  eu  plus  d'occasion 
de  me  louer,  que  de  me  plaindre.  Et  I'ay  trouuée  et  plus  auisée,  et 
plus  amie  de  mes  affaires,  que  ie  ne  suis.  Il  y  a  quelques  actions 
en  ma  vie,  desquelles  on  peut  iustement  nommer  la  conduite  difli- 
cile;  ou,  qui  voudra,  prudente.  De  celles-là  mesmes,  posez,  que  la 
tierce  partie  soit  du  mien,  certes  les  deux  tierces  sont  richement  à 
elle.  Nous  faillons,  ce  me  semble,  en  ce  que  nous  ne  nous  fions  pas 
assez  au  ciel  de  nous.  Et  prétendons  plus  de  nostre  conduite,  qu'il 
ne  nous  appartient.  Pourtant  fouruoyent  si  souuent  nos  desseins. 
Il  est  enuieux  de  l'estenduê,  que  nous  attribuons  aux  droicts  de 
l'humaine  prudence,  au  preiudice  des  siens.  Et  nous  les  racourcit 
d'autant  plus,  (jnc  nous  les  amplifions.  Ceux-cy  se  tindrent  à 
cheual,  en  ma  cour  :  le  chef  aucc  moy  dans  ma  sale,  qui  n'auoit 
voulu  qu'on  establast  son  cheual,  disant  auoir  à  se  retirer  inconti- 
nent qu'il  auroit  eu  nouuelles  de  ses  hommes.  Il  se  veid  maistre  de 
son  entreprinse  :  et  n'y  rcstoit  sur  ce  poinct,  que  l'exécution.  Sou- 
uent depuis  il  a  dict,  car  il  ne  craignoit  pas  de  faire  ce  conte,  que 
mon  visage,  et  ma  franchise,  luy  auoient  arraché  la  trahison  des 
poings.  Il  remonte  à  cheual,  ses  gens  ayants  continuellement  les 
yeux  sur  luy,  pour  voir  quel  signe  il  leur  donneroit  :  bien  estonnez 
de  le  voir  sortir  et  abandonner  son  aduantage.  Vne  autre  fois, 
me  fiant  à  ie  ne  sçay  quelle  treue,  qui  vcnoit  d'estre  publiée  en  nos 
armées,  ie  m'acheminay  à  vn  voyage,  par  pais  estrangement  cha- 
touilleux, le  ne  fus  pas  si  tost  esuenté,  que  voila  trois  ou  quatre 
caualcades  de  diuers  lieux  pour  m'attraper.  L'vne  me  ioignit  à  la 
troisième  iournée  :  où  ie  fus  chargé  par  quinze  ou  vingt  Gentils- 
hommes masquez,  .suiuis  d'vne  ondée  d'argoulets.  Me  voila  pris  et 
rendu,  retiré  dans  Icspais  d'vne  forest  voisine,  desmonté,  deualizé, 
mes  cofres  fouillez,  ma  boite  prise,  cheuaux  et  esquipage  dispersé 
à  nouueaux  maistres.  Nous  fusmes  long  temps  à  contester  dans  ce 
halier,  sur  le  faict  de  ma  rançon  :  qu'ils  me  tailloient  si  haute,  qu'il 
paroissoit  bien  que  ie  ne  leur  estois  guère  cogneu.  Ils  entrèrent  en 
grande  contestation  de  ma  vie.  De  vray,  il  y  auoit  plusieurs  circon- 
stances, qui  me  menas.soyent  du  danger  où  l'en  estois. 

Tune  animi$  optu,  ^nea,  tune  pectore  firmo. 


TRADUCTION.  —  LIV.  IH,  CH.  XII.  595 

mandai  de  les  faire  entrer.  II  faut  ajouter  qu'à  la  vérité,  je  suis 
peu  défiant  et  peu  soupçonneux  de  ma  nature  ;  je  penche  volon- 
tiers à  admettre  les  excuses  qu'on  me  donne  et  à  interpréter  les 
faits  dans  le  sens  le  plus  favorable;  je  prends  les  hommes  comme 
ils  sont  généralement  et  ne  crois  pas  aux  natures  perverses  et  dé- 
naturées, non  plus  qu'aux  prodiges  et  aux  miracles,  à  moins  que 
je  n'y  sois  forcé  par  des  témoignages  irréfutables;  en  outre,  je  m'en 
remets  aisément  à  la  fortune  et  m'abandonne  à  corps  perdu  entre 
ses  bras,  ce  dont  jusqu'à  ce  moment  j'ai  eu  plus  occasion  de  me 
louer  que  de  me  plaindre,  l'ayant  trouvée  plus  avisée  et  plus  amie 
de  mes  affaires  que  je  ne  le  suis  moi-même.  11  y  a  dans  ma  vie 
quelques  actions  dont  on  peut  dire  à  juste  titre  que  la  conduite  en 
a  été  difficile,  ou  si  l'on  veut  prudente;  admettez  que  j'aie  été  pour 
un  tiers  dans  le  résultat,  on  peut  largement  dire  que  les  deux  autres 
tiers  sont  de  son  fait.  Nous  échouons,  ce  me  semble,  parce  que 
nous  n'avons  pas  assez  confiance  dans  ce  que  le  Ciel  fera  pour  nous, 
et  que  nous  prétendons  faire  par  nous-mêmes  plus  qu'il  ne  con- 
vient; aussi  combien  fréquemment  nos  projets  n'aboutissent  pas! 
il  est  jaloux  de  l'étendue  que  nous  attribuons  aux  droits  de  la 
prudence  humaine  au  détriment  des  siens,  et  nous  les  réduit 
d'autant  plus  que  nous  leur  donnons  plus  d'extension.  Ces  gens  de- 
meurèrent à  cheval  dans  ma  cour,  tandis  que  leur  chef,  qui  n'avait 
pas  voulu  qu'on  mît  sa  monture  à  l'écurie,  disant  qu'il  fallait  qu'il 
se  retirât  dès  qu'il  aurait  des  nouvelles  de  son  monde,  était  avec 
moi  dans  ma  grande  salle.  Il  était  parvenu  à  s'introduire  chez  moi 
et  n'avait  plus  qu'à  mettre  ses  desseins  à  exécution.  Souvent  depuis, 
il  a  répété  (car  il  ne  craignait  pas  de  raconter  le  fait)  que  ma 
figure  et  ma  franchise  l'avaient  emporté  en  lui  sur  la  trahison 
qu'il  méditait.  Il  remonta  à  cheval  ;  et  ses  gens,  qui  avaient  les  yeux 
fixés  sur  lui,  attendant  le  signal  qu'il  devait  leur  faire,  furent  bien 
étonnés  de  le  voir  sortir,  renonçant  à  profiter  des  avantages  que,  par 
sa  ruse,  il  s'était  ménagés. 

Une  autre  fois,  me  fiant  à  je  ne  sais  quelle  trêve  qui  venait  d'être 
publiée  dans  nos  armées,  je  me  mis  en  roule  pour  un  voyage  dans 
un  pays  dont  la  traversée  présentait  beaucoup  de  dangers.  Je  ne 
fus  pas  plutôt  éventé,  que  trois  ou  quatre  groupes  de  cavaliers  se 
lancèrent  de  divers  points  à  ma  poursuite  pour  me  détrousser. 
L'un  d'eux  me  joignit  à  ma  troisième  journée  de  marche  et  je  fus 
assailli  par  quinze  ou  vingt  gentilshommes  masqués,  suivis  d'une 
ondée  d'argoulets.  Me  voilà  pris,  obligé  de  me  rendre  et  conduit 
au  plus  épais  d'une  forêt  voisine;  et  là,  démonté,  dévalisé,  mes 
caisses  fouillées,  mon  coffre  à  argent  saisi,  mes  chevaux  et  tout 
mon  équipage  dispersés  entre  de  nouveaux  maîtres.  Nous  demeu- 
râmes longtemps  dans  ce  hallier  à  discuter  sur  le  montant  de  ma 
rançon  qu'ils  fixaient  si  haut  qu'on  voyait  bien  que  je  ne  leur  étais 
guère  connu,  et  la  question  fut  grandement  agitée  entré  eux  si  on 
me  laisserait  ou  non  la  vie;  de  fait,  certaines  circonstances  faisaient 
que  je  courais  un  réel  danger,  «  ce  fut  le  cas  de  montrer  du  cou- 


596  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

Il'  me  maintins  lousiours  sur  le  liltre  de  ma  trefue,  à  leur  qniller 
seulement  le  gain  qu'ils  auoient  faict  de  ma  despouille,  »iui  nestoil 
pas  à  mespriser,  sans  promesse  d'autre  rançon.  Apres  deux  ou 
trois  heures,  que  nous  eusmes  esté  là,  et  qu'ils  m'eurent  faict  mon- 
ter sur  vn  choual,  qui  n'auoit  garde  de  leur  eschapper,  et  commis 
ma  conduicte  particulière  à  quinze  ou  vingt  harquebusiers,  et  dis- 
persé n>es  gens  à  d'autres,  ayant  ordonné  qu'on  nous  menast  pri- 
sonniers, diuerses  routes,  et  moy  desia  acheminé  à  deux  ou  trois 
har(|ut'busades  de  là, 

lam  prece  Pollueis,  iam  Castoris  implorala  ; 

voicy  vne  soudaine  et  tres-inopinée  mutation  qui  leur  print.  le  vis 
reuenir  à  moy  le  chef,  auec  paroles  plus  douces  :  se  mettant  en 
peine  de  rechercher  en  la  trouppe  mes  hardes  escartées,  et  me  les 
faisant  rendre,  selon  qu'il  s'en  pouuoit  recouurer,  iusques  à  ma 
boite.  Le  meilleur  présent  qu'ils  me  firent,  ce  fut  en  fin  ma  liberté  : 
le  reste  ne  me  touchoit  gueres  en  ce  temps-là.  La  vraye  cause  dvn 
changement  si  nouueau,  et  de  ce  rauisement,  sans  aucune  impul- 
sion apparente,  et  d'vn  repentir  si  miraculeux,  en  tel  temps,  en  vne 
entreprinse  pourpensée  et  délibérée,  et  deuenue  iuste  par  l'vsage, 
(car  d'arriuée  ie  leur  confessay  ouuertement  le  party  duquel  i'es- 
tois,  et  le  chemin  que  ie  tonois)  certes  ie  ne  sçay  pas  bien  encores 
quelle  elle  est.  Le  plus  apparent  qui  se  démasqua,  et  me  fit  cognois- 
Ire  son  nom,  me  redist  lors  plusieurs  fois,  que  ie  deuoy  cette  de- 
liurance  à  mon  visage,  liberté,  et  fermeté  de  mes  parolles,  qui  me 
rendoient  indigne  d'vne  telle  mes-aduenture,  me  demanda  asseu- 
rance  d'vne  pareille.  11  est  possible,  que  la  bonté  diuine  se  voulut 
seruir  de  ce  vain  instrument  pour  ma  conseruation.  Elle  me  deffen- 
dit  encore  lendemain  d'autres  pires  embusches,  desquelles  ceux-cy 
mesme  m'auoient  aduerty.  Le  dernier  est  encore  en  pieds,  pour  en 
fairi!  le  conle  :  le  premier  fut  tué  il  n'y  a  pas  long  temps.  Si 
mon  visage  ne  respondoit  pour  moy,  si  on  ne  lisoit  en  mes  yeux,  et 
en  ma  voix,  la  simplicité  de  mon  intention,  ie  n'eusse  pas  duré 
sans  querelle,  et  sans  V)fl"ence,  si  long  temps  :  auec  cette  indiscrette 
liberté,  de  dire  à  tort  et  à  droict,  ce  qui  me  vient  en  fantasie,  et 
iuger  temerairenient  des  choses.  Cette  façon  peut  paroisli-e  auec 
raison  inciuiie,  cl  mal  accommodée  à  nostre  vsage  :  mais  outra- 
geuse  et  nialitieuse,  ie  n'ay  vcu  personne  qui  l'en  ait  iugéc  :  ny  qui 
se  soil  pi<|ué  de  ma  liberté,  s'il  l'a  receuë  de  ma  bouche.  Les  pa- 


TRADUCTION.  -  LIV.  III,  CH.  XII.  397 

rage  et  de  la  fermeté  {Virgile)  ».  Je  m'en  tenais  toujours  à  invoquer 
la  trêve,  ne  consentant  à  leur  abandonner  comme  bénéfice  que  ce 
dont  ils  m'avaient  dépouillé,  ce  qui  n'était  pas  à  dédaig:ner,  sans 
vouloir  promettre  d'autre  rançon.  Nous  en  étions  là  après  deux  ou 
trois  heures  de  discussion,  lorsque  me  faisant  monter  sur  un  che- 
val avec  lequel  je  ne  courais  pas  risque  de  leur  échapper,  prépo- 
sant spécialement  à  ma  garde  quinze  ou  vingt  arquebusiers  et  ré- 
partissant  mes  gens  entre  d'autres,  nous  voilà  emmenés  prisonniers 
par  divers  chemins.  Nous  avions  déjà  marché  la  distance  de  trois 
ou  quatre  portées  d'arquebuse,  et  j'en  étais  arrivé  «  à  m'en  remet- 
tre à  l'assistance  de  Castor  et  de  Pollux  [Catulle)  »,  quand  sou- 
dain il  se  produisit  chez  eux  un  revirement  bien  inattendu.  Je  vis 
revenir  vers  moi  le  chef  de  la  bande,  qui  me  parla  avec  plus 
de  courtoisie  ;  et,  se  mettant  en  peine  de  faire  rechercher  dans  sa 
troupe  mes  bardes  dispersées,  il  me  fit  rendre  ce  qu'il  put  en 
retrouver,  jusqu'à  mon  coffre  à  argent.  Le  meilleur  présent  qu'il 
me  fit,  ce  fut  de  me  remettre  enfin  en  liberté,  le  reste  m'impor- 
tant  peu  à  pareil  moment.  Je  ne  connais  pas  encore  bien  la  véri- 
table cause  d'un  changement  si  peu  dans  les  habitudes,  de  cette 
volte-face  sans  motif  apparent,  de  ce  repentir  si  extraordinaire 
dans  une  entreprise  préméditée  et  exécutée  de  propos  délibéré  et 
justifiée  par  les  mœurs  de  l'époque,  car,  de  prime  abord,  je  leur 
avais  avoué  le  parti  auquel  j'appartenais  et  où  je  me  rendais.  Celui 
qui  occupait  le  premier  rang  se  démasqua,  me  donna  son  nom  et 
me  dit  à  plusieurs  reprises  que  je  devais  ma  délivrance  à  mon  visage, 
à  la  liberté  et  à  la  fermeté  de  mes  paroles,  qui  faisaient  qu'un  trai- 
tement semblable  était  indigne  de  moi,  me  demandant  de  lui  don- 
ner l'assurance  de  lui  rendre  la  pareille  à  l'occasion.  Il  est  pos- 
sible que  la  bonté  divine  voulût  user,  pour  ma  conservation,  de  ce 
moyen  si  aléatoire;  il  me  servit  encore  le  lendemain  contre  des 
embûches  pires  que  celles  auxquelles  je  venais  d'échapper  et  contre 
lesquelles  les  premiers  eux-mêmes  m'avaient  mis  en  garde.  Celui 
auquel  j'eus  attaire  en  cette  dernière  aventure  est  encore  vivant  et 
peut  la  confirmer;  l'auteur  de  la  première  a  été  tué  il  n'y  a  pas 
longtemps. 

La  simplicité  de  ses  intentions,  qu'on  lisait  dans  son 
regard  et  dans  sa  voix,  empêchait  qu'on  ne  prît  en  mau- 
vaise part  la  liberté  de  ses  discours.  Dans  la  répression 
des  crimes,  il  n'était  pas  pour  trop  de  sévérité.  —  Si  ma 
physionomie  ne  prévenait  en  ma  faveur,  si  on  ne  Hsait  dans  mes 
yeux  et  dans  ma  voix  la  simplicité  de  mes  intentions,  je  ne  serais 
pas  demeuré  si  longtemps  sans  qu'on  me  cherchât  querelle  ou 
qu'on  m'offensât,  étant  donnée  la  liberté  indiscrète  que  j'ai  de  dire 
à  tort  et  à  travers  tout  ce  qui  me  vient  à  l'idée  et  do  juger  témé- 
rairement des  choses.  Cette  façon  peut,  avec  raison,  paraître  inci- 
vile et  peu  dans  nos  usages;  mais  je  n'ai  rencontré  personne  qui 
l'ait  jugée  outrageante  et  malintentionnée,  et  je  n'ai  pas  trouvé 
davantage  qui  que  ce  soit  que  ma  liberté  ait  blessé,  quand  c'était  de 


598  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

rôles  redites,  ont  comme  autre  son,  autre  sens.  Aussi  ne  hay-ie 
personne.  Et  suis  si  lasche  à  ofTencer,  que  pour  le  seruice  de  la 
raison  mesme,  ie  ne  le  puis  faire.  Et  lors  que  l'occasion  m'a  conuié 
aux  condemnations  criminelles,  i'ay  plustost  manqué  à  la  iustice. 
Vt  magis  peccari  nolim,  qxiàm  satis  animi  ad  viridicanda  peccata 
habeam.  On  reproclioit,  dit-on,  à  Aristote,  d'auoir  esté  trop  misé- 
ricordieux enuers  vn  meschant  homme  :  I'ay  esté  de  vray,  dit-il, 
miséricordieux  enuers  l'homme,  non  enuers  la  meschanceté.  Les 
iugcments  ordinaires,  s'exaspèrent  à  la  punition  par  l'horreur  du 
mefîaict.  Cela  mesme  refroidit  le  mien.  L'horreur  du  premier  meur- 
tre, m'en  faict  craindre  vn  second.  Et  la  laideur  de  la  première 
cruauté  m'en  faict  abhorrer  toute  imitation.  A  moy,  qui  ne  suis 
qu'escuyer  de  trèfles,  peut  toucher,  ce  qu'on  disoit  de  Charillus 
Roy  de  Sparte  :  Il  ne  sçauroit  estrc  bon,  puis  qu'il  n'est  pas  mau- 
uais  aux  meschans.  Ou  bien  ainsi  :  car  Plutarque  le  présente  en 
ces  deux  sortes,  comme  mille  autres  choses  diuersement  et  contrai- 
rement :  Il  faut  bien  qu'il  soit  bon,  puis  qu'il  l'est  aux  meschants 
mesme.  De  mesme  qu'aux  actions  légitimes,  ie  me  fasche  de  m'y 
employer,  quand  c'est  enuers  ceux  qui  s'en  desplaisent  :  aussi  à 
dire  vérité,  aux  illégitimes,  ie  ne  fay  pas  assez  de  conscience,  de 
m'y  employer,  quand  c'est  enuers  ceux  qui  y  consentent. 


CHAPITRE  XIII. 
De  l'Expérience. 


I 


L  n'est  désir  plus  naturel  que  le  désir  de  cognoissance.  Nous  es- 
sayons tous  les  moyens  qui  nous  y  peuuent  mener.  Quand  la 
raison  nous  faut,  nous  y  employons  l'expérience. 

Per  varias  vsus  arlem  experientia  fecit  : 
Exemplo  monslrante  viam. 

Qui  est  vn  moyen  de  beaucoup  plus  foible  et  plus  vil.  Mais  la  vérité 
est  chose  si  grande,  que  nous  ne  deuons  desdaigner  aucune  entre- 
mise qui  nous  y  conduise.  La  raison  a  tant  de  formes,  que  nous  no 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  Cil.  XII.  b99 

moi-même  que  les  propos  émanaient  ;  car  pour  ce  qui  est  des  paroles 
rapportées,  elles  ont  un  tout  autre  son  et  prennent  un  sens  tout 
différent.  —  Aussi,  je  ne  hais  personne  et  suis  peu  enclin  à  offenser 
n'importe  qui;  même  quand  la  raison  est  en  jeu,  je  ne  me  départis 
pas  de  ce  sentiment;  et,  quand  l'occasion  me  mettait  dans  le  cas 
de  prononcer  des  condamnations  criminelles,  j'ai  plutôt  fait  défaut 
à  la  justice  :  «  Je  voudrais  qu'on  n'eût  pas  commis  de  fautes,  mais  je 
n'ai  pas  le  courage  de  punir  celles  qui  ont  été  commises  {Tite  Live).  » 
On  reprochait,  dit-on,  à  Aristote  d'avoir  été  trop  miséricordieux 
envers  un  méchant  :  «  J'ai  été  à  la  vérité,  répondit-il,  miséricor- 
dieux envers  l'homme,  mais  non  envers  la  méchanceté.  »  Les  juge- 
ments sont  d'ordinaire  d'autant  plus  sévères  dans  les  peines  qu'ils 
prononcent,  que  le  méfait  est  plus  horrible  ;  l'impression  qu'il  fait 
sur  moi  est  inverse  :  l'horreur  d'un  premier  meurtre  me  fait  crain- 
dre d'en  commettre  moi-même  un  second,  la  haine  que  je  ressens 
pour  la  cruauté  commise  me  fait  abhorrer  toute  imitation  et 
incliner  vers  la  douceur.  A  moi  qui  ne  suis  qu'un  personnage  de 
peu  d'importance,  on  peut  appliquer  ce  qu'on  disait  de  Charille, 
roi  de  Sparte  :  «  Il  ne  saurait  être  bon,  puisqu'il  n'est  pas  mauvais 
pour  les  méchants  »  ;  ou  bien  encore,  car  PÎutarque  présente  une 
seconde  interprétation  de  ce  mot,  comme  il  arrive  de  mille  autres 
choses  qui  comportent  des  versions  diverses  et  cotitraires  :  «  Faut-il 
qu'il  soit  bon,  puisqu'il  l'est  même  pour  les  méchants!  »  —  De 
même  que,  dans  ce  qui  est  licite,  je  répugne  à  intervenir  lorsqu'il 
faut  m'adrcsser  à  des  gens  auxquels  cela  déplaît  ;  quand  il  s'agit  de 
choses  illicites,  je  ne  me  fais  pas  assez  de  conscience,  à  dire  vrai, 
de  m'employer  quand  ceux  dont  cela  dépend  ne  s'en  offensent  pas. 


CHAPITRE  XIII. 
De  l'expérience. 


L'expérience  n'est  pas  un  moyen  sûr  de  parvenir  à  la 
vérité,  parce  qu'il  n'y  a  pas  d'événements,  d'objets  abso- 
lument semblables;  on  ne  peut,  par  suite,  juger  sainement 
par  analogie.  —  Il  n'y  a  pas  de  désir  plus  naturel  que  celui  de 
connaître.  Nous  essayons  tous  les  moyens  qui  peuvent  nous  y 
amener  et,  quand  la  raison  n'y  suffit  pas,  nous  faisons  appel  à  l'ex- 
périence :  «  C'est  par  différentes  épreuves  que  l'expérience  a  créé 
l'art,  nous  montrant,  par  l'exemple  d' autrui,  la  voie  à  suivre  [Mani- 
lius).  »  Ce  second  procédé  est  beaucoup  moins  sûr  que  le  premier 
et  moins  digne;  mais  la  vérité  est  chose  de  si  grand  prix,  que  n£>us 
ne  devons  rien  dédaigner  de  ce  qui  peut  nous  y  conduire.  —  La 


600  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

sçauons  à  laquelle  nous  prendre.  L'expérience  n'en  a  pas  moins. 
I^  conséquence  que  nous  voulons  tirer  de  la  conférence  des  ciumio- 
mens,  est  mal  seure,  d'autant  qu'ils  sont  tousiours  dissemblables. 
H  n'csl  aucune  (jualité  si  vniuerselle,  en  cette  image  des  choses, 
que  la  diuersité  et  variété.  Et  les  Grecs,  et  les  Latins,  et  nous,  pour 
le  plus  exprès  exemple  de  similitude,  nous  seruons  de  celuy  des 
œufs.  Toutesfois  il  s'est  trouué  des  hommes,  et  notamment  vn  en. 
Delphes,  qui  recognoissoit  des  marques  de  differeijce  entre  les 
œufs,  si  qu'il  n'en  prenoit  iamais  l'vn  pour  l'autre.  Et  y  ayant  plu- 
sieurs poules,  sçauoit  iuger  de  laquelle  estoit  l'œuf.  La  dissimili- 
tude s'ingère  d'elle-mesme  en  nos  ouurages,  nul  art  peut  arriuer  à 
la  similitude.  Ny  Perrozet  ny  autre,  ne  peut  si  soigneusement  polir 
et  blanchir  l'enuers  de  ses  cartes,  qu'aucuns  loueurs  ne  les  distin- 
guent, à  les  voir  seulement  couler  par  les  [mains  d'vn  autre.  La 
ressemblance  ne  faict  pas  tant,  vn,  comme  la  différence  faict,  autre. 
Nature  s'est  obligée  à  ne  rien  faire  autre,  qui  ne  fust  dissemblable. 
Pourtant,  l'opinion  de  celuy-là  ne  me  plaist  guère,  qui  pensoit 
par  la  multitude  des  loix,  brider  l'authorité  des  iuges,  en  leur  tail- 
lant leurs  morceaux.  Il  ne  sentoit  point,  qu'il  y  a  autant  de  liberté 
et  d'estenduë  à  l'interprétation  des  loix,  qu'à  leur  façon.  Et  ceux-là 
se  moquent,  qui  pensent  appetisser  nos  débats,  et  les  arrester,  en 
nous  r'appellant  à  l'expresse  parolle  de  la  Bible.  D'autant  que  nos- 
Ire  esprit  ne  trouue  pas  le  champ  moins  spatieux,  à  contre-roller 
le  sens  d'aulruy,  qu'à  représenter  le  sien  :  et  comme  s'il  y  auoit 
moins  d'animosité  et  d'aspreté  à  gloser  qu'à  inuenter.  Nous  voyons, 
combien  il  se  trompoit.  Car  nous  auons  en  France,  plus  de  loix 
que  tout  le  reste  du  monde  ensemble;  et  plus  qu'il  n'en  faudroit  à 
régler  tous  les  mondes  d'Epicurus  :  Vt  olim  flagitijs^  sic  nunc  legi- 
bus  laboramus  :  et  si  auons  tant  laissé  à  opiner  et  décider  à  nos 
iuges,  qu'il  ne  fut  iamais  liberté  si  puissante  et  si  licencieuse. 
Qu'ont  gaigné  nos  législateurs  à  choisir  cent  mille  espèces  et  faicts 
particuliers,  et  y  attacher  cent  mille  loix?  Ce  nombre  n'a  aucune 
proportion,  auec  l'infinie  diuersité  des  actions  humaines.  La  multi- 
plication de  nos  inuentions,  n'arriuera  pas  à  la  variation  des 
exemples.  Adioustez  y  en  cent  fois  autant  :  il  n'aduiendra  pas 
pourtant,  que  des  euenemens  à  venir,  il  s'en  trouue  aucun,  qui  en 
tout  ce  grand  nombre  de  milli'ei-s  d'euenemens  choisis  et  enregis- 
trez, en  rencontre  vn,  auquel  il  se  (misse  ioindre  et  apparier,  si 
exactement,  qu'il  n'y  reste  quelque  circonstance  et  diuersité,  qui 
requière  diuerse  considération  de  iugement.  Il  y  a  peu  de  relation 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CM.  XIII.  601 

raison  a  tant  de  formes  que  nous  ne  savons  laquelle  choisir,  l'ex- 
périence n'en  a  pas  moins  ;  et  les  conséquences  que  nous  cherchons 
à  tirer  de  la  comparaison  des  événements  n'offrent  pas  toute  certi- 
tude, d'autant  qu'ils  ne  sont  jamais  identiques.  Ce  que  l'on  retrouve 
toujours  dans  les  choses  les  plus  ressemblantes,  c'est  la  diversité 
et  la  variété.  Comme  exemple  le  plus  typique  de  ressemblance  par- 
faite, les  Grecs,  les  Latins  et  nous-mêmes,  nous  citons  celle  des 
œufs  entre  eux;  il  s'est  cependant  trouvé  des  gens,  notamment 
quelqu'un  à  Delphes,  qui  y  distinguaient  des  différences,  n'en  pre- 
naient jamais  un  pour  un  autre,  et  qui,  en  ayant  de  plusieurs 
poules,  savaient  reconnaître  de  laquelle  était  l'œuf.  La  dissemblance 
s'introduit  d'elle-même  dans  nos  ouvrages;  nul  art  ne  peut  réa- 
liser une  entière  similitude  :  ni  Perrozet,  ni  un  autre  ne  peuvent  si 
soigneusement  polir  et  blanchir  l'envers  de  leurs  cartes,  que  cer- 
tains joueurs  n'arrivent  à  les  distinguer,  rien  qu'à  les  voir  glisser 
entre  les  mains  d'un  autre,  La  ressemblance  n'unifie  pas  au  même 
degré  que  la  différence  ne  diversifie.  La  nature  s'est  fait  une  obli- 
gation de  ne  pas  créer  une  chose  qui  ne  soit  dissemblable  de  toutes 
les  autres  de  même  nature. 

Par  cette  même  raison,  la  multiplicité  des  lois  est  inu- 
tile, jamais  le  législateur  ne  pouvant  embrasser  tous  les 
cas.  —  C'est  pourquoi  je  ne  partage  pas  l'opinion  de  celui-là  qui 
pensait,  par  la  multiplicité  des  lois,  brider  l'autorité  des  juges  en 
leur  laissant  peu  à  décider.  Il  ne  sentait  pas  que  leur  interprétation 
laisse  autant  de  liberté  et  de  champ  où  se  mouvoir,  que  leur  con- 
fection. C'est  se  moquer  que  de  croire  restreindre  nos  discussions 
et  y  couper  court,  en  nous  rappelant  constamment  le  texte  précis 
de  la  Bible,  d'autant  que  notre  esprit  trouve  pour  critiquer  le  sens 
qu'un  autre  y  attache,  autant  d'arguments  que  pour  soutenir  notre 
propre  interprétation,  et  que  commenter  prête  à  non  moins  d'ani- 
mosité  et  de  discussions  acerbes  qu'inventer.  —  Nous  voyons  quelle 
était  son  erreur,  car  nous  avons  en  France  plus  de  lois  qu'il  n'en 
existe  dans  tout  le  reste  du  monde  réuni  et  plus  qu'il  n'en  faudrait 
pour  en  doter  tous  les  mondes  d'Epicure  :  «  Nous  souffrons  autant 
des  lois,  qu'on  souffrait  autrefois  des  crimes  {Tacite)  »;  et  pourtant 
nous  avons  tant  laissé  à  nos  juges  sur  quoi  opiner  et  décider,  que 
jamais  la  liberté  avec  laquelle  ils  en  usent  n'a  été  plus  puissante 
et  plus  scandaleuse.  Qu'ont  gagné  nos  législateurs  à  faire  choix  de 
cent  mille  cas  et  faits  particuliers  et  d'y  attacher  cent  mille  lois? 
ce  nombre  n'est  en  aucune  proportion  avec  la  diversité  infinie  des 
actions  humaines  :  la  multiplicité  de  nos  inventions  n'atteindra 
jamais  la  variété  des  exemples  qu'on  peut  citer;  en  ajouterait- 
on  cent  fois  autant  qu'il  y  en  a  déjà,  qu'on  ne  ferait  pas  que,  dans 
les  événements  à  venir,  il  s'en  trouve  un  seul  dans  le  nombre  si 
grand  de  milliers  qui  ont  été  choisis  et  enregistrés,  qui  se  puisse 
juxtaposer  et  appareiller  à  un  autre  si  exactement  qu'il  n'y  ait 
quelque  circonstance  qui  diffère  et  n'exige  quelque  modification 
dans  le  jugement  à  intervenir.  Il  y  a  peu  de  corrélation  entre  nos 


602  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

de  nos  actions,  qui  sont  en  perpétuelle  mutation,  auec  les  loix  flxes 
et  immobiles.  Les  plus  désirables,  ce  sont  les  plus  rares,  plus  sim- 
ples, et  générales.  El  encore  crois-ie,  qu'il  vaudroit  mieux  n'en 
auoir  point  du  tout,  que  de  les  auoir  en  tel  nombre  que  nous 
auons.  Nature  les  donne  tousiours  plus  heureuses,  que  ne  sont 
celles  que  nous  nous  donnons.  Tesmoing  la  peinture  de  l'aage  doré 
des  poètes  :  et  Testât  où  nous  voyons  viurc  les  nations,  qui  n'en 
ont  point  d'autres.  En  voila,  qui  pour  tous  iuges,  employent  en 
leurs  causes,  le  premier  passant,  qui  voyage  le  long  de  leurs  mon- 
taignes.  Et  ces  autres,  eslisent  le  iour  du  marché,  quelqu'vn  d'en- 
tr  eux,  qui  sur  le  champ  décide  tous  leurs  procès.  Quel  danger  y 
auroit-il,  que  les  plus  sages  vuidassent  ainsi  les  nostres,  selon  les 
occurrences,  et  à  l'œil;  sans  obligation  d'exemple,  et  de  consé- 
quence? A  chaque  pied  son  soulier.  Le  Roy  Ferdinand,  enuoyant 
des  colonies  aux  Indes,  prouueut  sagement  qu'on  n'y  menast  au- 
cuns escholiers  de  la  iurisprudcnce  :  de  crainte,  que  les  procès  ne 
peuplassent  en  ce  nouueau  monde.  Comme  estant  science  de  sa  na- 
ture, génératrice  d'altercation  et  diuision,  iugeant  auec  Platon,  que 
c'est  vue  mauuaise  prouision  de  pais,  que  iurisconsulles,  et  méde- 
cins. Pourquoy  est-ce,  que  notre  langage  commun,  si  aisé  à  tout 
autre  vsage,  dénient  obscur  et  non  intelligible,  en  contract  et  testa- 
ment :  et  que  celuy  qui  s'exprime  si  clairement,  quoy  qu'il  die  et 
escriue,  ne  trouue  en  cela,  aucune  manière  de  se  déclarer,  qui  ne 
tombe  en  doute  et  contradiction?  Si  ce  n'est,  que  les  Princes  de  cet 
art  s'appliquans  d'vnc  peculiere  attention,  à  trier  des  mots  solem- 
nes,  et  former  des  clauses  artistes,  ont  tant  poisé  chasque  syllabe, 
espluché  si  primement  chasque  espèce  de  cousture,  que  les  voila 
enfras^iuez  et  embrouillez  en  l'infinité  des  figures,  et  si  menues 
partitions  :  qu'elles  ne  pcuuent  plus  tomber  soubs  aucun  règlement 
et  prescription,  ny  aucune  certaine  intelligence.  Confusum  est  quid- 
quid  vtque  in  puluf.rem  sectum  est.  Qui  a  veu  des  enfans,  essayans 
de  rengcr  à  certain  nombre,  vne  masse  d'argent  vif  :  plus  ils  le 
pressent  et  peslrissent,  et  s'estudient  à  le  contraindre  à  leur  loy, 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  603 

actions,  qui  sont  en  perpétuelle  transformation,  et  nos  lois,  qui  sont 
fixes  et  immobiles.  Le  plus  désirable  à  l'égard  de  celles-ci,  c'est 
qu'elles  soient  aussi  peu  nombreuses,  aussi  simples  que  possible 
et  conçues  en  termes  généraux  ;  et  encore  mieux  vaudrait,  je  crois, 
n'en  pas  avoir  du  tout,  que  de  les  avoir  en  aussi  grand  nombre  que 
nous  les  avons. 

Celles  de  la  nature  nous  procurent  plus  de  félicité  que 
celles  que  nous  nous  donnons;  les  juges  les  plus  équita- 
bles, ce  serait  peut-être  les  premiers  venus,  jugeant  uni- 
quement d'après  les  inspirations  de  leur  raison.  —  Les  lois 
de  la  nature  nous  procurent  toujours  plus  de  félicité  que  celles  que 
nous  nous  donnons;  témoin  l'âge  d'or  que  les  poètes  nous  ont  dé- 
peint, et  l'état  dans  lequel  nous  voyons  vivre  des  nations  qui  n'en 
connaissent  pas  d'autres.  Nous  en  trouvons  qui,  pour  tous  juges, 
ont  recours,  pour  trancher  leurs  différends,  au  premier  passant  qui 
traverse  leurs  montagnes;  d'autres  qui  élisent,  les  jours  de  mar- 
ché, quelqu'un  d'entre  eux  qui,  sur-le-champ,  prononce  sur  tous 
leurs  procès.  Quel  danger  y  aurait-il  à  ce  que  les  plus  sages  d'entre 
nous  règlent  les  nôtres  de  même  façon,  selon  les  circonstances  et 
ce  qui  leur  en  semble,  sans  avoir  à  tenir  compte  des  précédents  ni 
des  conséquences?  A  chaque  pied  son  soulier,  à  chaque  cas  particu- 
lier sa  solution  propre.  Le  roi  Ferdinand,  envoyant  des  colonies 
aux  Indes,  faisait  acte  de  sage  prévoyance,  en  prescrivant  qu'il 
n'y  fût  compris  aucun  étudiant  en  jurisprudence,  de  peur  qu'avec 
cette  science,  portée  par  nature  à  engendrer  les  altercations  et  les 
divisions,  le  goût  des  procès  ne  vint  à  s'implanter  dans  ce  nouveau 
monde;  il  jugeait,  comme  Platon,  que  «  jurisconsultes  et  médecins 
sont  de  mauvais  éléments  dans  un  pays  ». 

Pour  vouloir  être  trop  précis,  les  textes  de  loi  sont  con- 
çus en  termes  si  obscurs  (obscurité  à  laquelle  ajoutent 
encore,  ici  comme  en  toutes  choses,  les  interprétations), 
qu'on  n'arrive  pas,  dans  les  contrats  et  testaments,  à,  for- 
muler ses  idées  d'une  façon  indiscutable.  —  Pourquoi  notre 
langage  usuel,  si  commode  pour  tout  autre  usage,  devient-il  obscur 
et  inintelligible  quand  il  est  employé  dans  les  contrats  et  testaments  ; 
et  que  des  gens  qui  s'expriment  si  clairement  quand  ils  parlent  ou 
qu'ils  écrivent,  ne  trouvent  pas,  lorsqu'il  s'agit  d'actes  de  cette  na- 
ture, possibilité  de  dire  ce  qu'ils  veulent,  sans  prêter  au  doute  et  à 
la  contradiction?  C'est  parce  que  les  princes  en  cet  art  se  sont  telle- 
ment appliqués  à  faire  choix  de  mots  qui  en  imposent,  de  formules 
si  artistement  arrangées,  ont  tellement  pesé  chaque  syllabe,  éplu- 
ché avec  tant  de  subtilité  tous  les  termes,  que  l'on  s'embarrasse  et 
s'embrouille  dans  cette  infinité  de  formules  et  de  si  menus  détails, 
au  point  qu'on  n'y  distingue  plus  ni  règles,  ni  prescriptions  et  qu'on 
ny  comprend  absolument  rien  :  «  Tout  ce  qui  est  divisé  au  point 
de  n'être  que  poussière,  devient  confus  (Sénèque).  »  Qui  a  vu  des 
enfants  essayant  de  diviser  en  un  nombre  de  fractions  déterminé 
une  certaine  quantité  de  vif  argent?  plus  ils  le  pressent,  le  pétris- 


604  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

plus  ils  irritent  la  liberté  de  ce  généreux  métal  :  il  fuit  à  leur  arl, 
et  se  va  menuisant  et  esparpillanl,  au  delà  de  tout  conte.  C'est  de 
mesmc;  car  en  suhdiuisaut  ces  subtilitez,  on  apprend  aux  hommes 
d'accroistre  les  doubles  :  on  nous  met  en  train,  destendre  et  diuer- 
sifler  les  difficultez  :  on  les  allonge,  on  les  disperse.  En  semant  les 
questions  et  les  retaillant,  on  faict  fructifier  et  foisonner  le  monde, 
en  incertitude  et  en  querelle.  Comme  la  terre  se  rend  fertile,  plus 
elle  est  esmiée  et  profondement  remuée.  DifficuUatem  focit  doctrina. 
Nous  doutions  sur  Vlpian,  et  redoutons  encore  sur  Bartolus  et  Bal- 
dus.  Il  falloil  effacer  la  trace  de  cette  diuersité  innumerable  d'opi- 
nions :  non  point  s'en  parer,  et  en  entester  la  postérité.  le  ne  sçay 
qu'en  dire  :  mais  il  se  sent  par  expérience,  que  tant  dïnterpreta- 
tions  dissipent  la  vérité,  et  la  rompent.  Aristote  a  escrit  pour  être 
entendu;  s'il  ne  l'a  peu,  moins  le  fera  vn  moins  habille  :  et  vu 
tiers,  que  celuy  qui  traicte  sa  propre  imagination.  Nous  ouurons  la 
matière,  et  l'espandons  en  la  destrempant.  D'vn  subiect  nous  en 
faisons  mille  :  et  retombons  en  multipliant  et  subdiuisant,  à  l'in- 
finité des  atomes  d'Epicurus.  lamais  deux  hommes  ne  iugerent  pa- 
reillement de  mesme  chose.  Et  est  impossible  de  voir  deux  opinions 
semblables  exactement  :  non  seulement  en  diuers  hommes,  mais 
en  mesme  homme,  à  diuerses  heures.  Ordinairement  ie  trouue  à 
doubter,  en  ce  que  le  commentaire  n'a  daigné  toucher.  le  bronche 
plus  volontiers  en  pais  plat  :  comme  certains  chenaux,  que  ie  co- 
gnois,  qui  choppent  plus  souuent  en  chemin  vnv.  Qui  ne  diroit 
que  les  gloses  augmentent  les  doubles  el  l'ignorance,  puis  qu'il  ne 
se  voit  aucun  liure,  soit  humain,  soit  diuin,  sur  qui  le  monde  sem- 
besongne,  duquel  l'interprétation  face  tarir  la  difficulté?  Le  cen- 
tiesme  commentaire,  le  renuoye  à  son  suiuant,  plus  espineux,  et 
plus  scabreux,  que  le  premier  ne  l'auoit  Irouué.  Quand  est-il  con- 
uenu  entre  nous,  ce  liure  en  a  assez,  il  n'y  a  meshuy  plus  que  dire? 
(îecy  se  voit  mieux  en  la  chicane.  On  donne  aulhorité  de  loy  à  in- 
finis docteurs,  infinis  arrests,  et  à  autant  d'interprétations.  Trou- 
unns  nous  pointant  quelcjne  fin  au  besoin  d'interpréter?  s'y  voit-il 
quelque  progrez  et  aduancemcnt  vers  la  tranquillité?  nous  faut-il 
moins  d'aduocals  et  de  iuges,  que  lors  que  cette  masse  de  droicl, 
•'sloit  encore  en  sa  première  enfance?  Au  contraire,  nous  obscur- 
<;isson8  et  enseuelissons  Tintelligence.  Nous  ne  la  descouurons  plus, 
«pià  la  mercy  de  tant  de  clostures  el  barrières.  Les  hommes  mesco- 


TRADUCTION.  —  LIV.  111,  CH.  XIll.  605 

sent  et  s'ingénient  à  l'obliger  à  obéir  à  leur  fantaisie,  plus  ils 
irritent  la  fluidité  de  ce  métal  rebelle,  qui  échappe  à  leurs  efforts 
et  va  s'émiettant  en  globules  qui  s'éparpillent  à  l'infini.  Il  en  est  ici 
de  même  :  en  multipliant  les  subtilités,  on  apprend  aux  gens  à 
introduire  de  plus  en  plus  ce  qui  prête  au  doute,  on  nous  incite 
à  étendre  et  diversifier  les  difficultés,  on  les  augmente  et  on  en 
met  partout.  En  semant  les  questions  qu'il  faudra  élucider,  en  les 
retaillant  pour  qu'elles  acquièrent  plus  de  netteté,  on  fait  fructifier 
et  foisonner  de  par  le  monde  l'incertitude  et  les  querelles;  telle  la 
terre  qu'on  rend  d'autant  plus  fertile  qu'on  l'ameublit  davantage 
et  qu'on  la  remue  plus  profondément  :  «  C'est  la  doctrine  qui  pro- 
duit les  difficultés  [Quintilien) .  »  Nous  doutions  avec  Ulpian,  nous 
doutons  davantage  encore  avec  Bartholus  et  Baldus.  Il  eût  fallu 
effacer  les  traces  de  cette  innombrable  diversité  d'opinions  et  non 
point  s'en  parer  et  en  rompre  la  tête  à  la  postérité.  Je  ne  sais  qu'en 
dire;  mais  on  sent  par  expérience  que  tant  d'interprétations  désa- 
grègent la  vérité  et  la  rendent  insaisissable.  Aristote  a  écrit  pour 
être  compris;  s'il  ne  l'est  pas,  un  autre  moins  habile  que  lui,  qui 
cherche  à  saisir  des  idées  qui  ne  sont  pas  les  siennes,  y  réussira 
encore  moins.  Nous  mettons  à  nu  la  matière,  nous  répandons  en  la 
délayant;  d'un  sujet  nous  en  faisons  mille  et,  à  force  de  multiplier 
et  de  subdiviser,  nous  en  arrivons  à  cette  infinité  d'atomes  qu'avait 
imaginée  Épicure.  —  Jamais  deux  hommes  n'ont  jugé  une  même 
chose  d'une  même  façon;  et  il  est  impossible  de  trouver  deux 
opinions  exactement  semblables,  non  seulement  chez  plusieurs 
hommes,  mais  chez  un  même  homme  à  des  heures  différentes. 
Ordinairement,  je  trouve  à  douter  de  points  sur  lesquels  les  com- 
mentaires n'ont  pas  daigné  s'exercer;  je  trébuche  aisément  là  où 
ne  se  présente  aucune  difficulté,  comme  certains  chevaux  que  je 
connais,  qui  bronchent  plus  souvent  dans  des  chemins  sans  aspé- 
rités. 

Qui  peut  nier  que  les  explications  n'augmentent  les  doutes  et  l'i- 
gnorance, quand  on  voit  qu'il  n'y  a  aucun  livre  soit  humain,  soit 
divin,  sur  lequel  tout  le  monde  ne  s'acharne  sans  que  les  interpré- 
tations mettent  fin  aux  difficultés?  Le  centième  commentateur  le 
laisse  à  celui  qui  vient  après  lui,  plus  épineux  et  plus  scabreux 
que  ne  l'avait  trouvé  le  premier  qui  a  entrepris  de  l'expliquer. 
Quand  avons-nous  jamais  dit  entre  nous  d'un  livre  :  «  Ce  livre  a 
été  suffisamment  analysé,  il  n'y  a  désormais  plus  rien  à  en  dire»? 
—  Ceci  apparaît  encore  mieux  dans  la  chicane.  On  donne  l'autorité 
des  lois  a  une  infinité  de  docteurs,  à  une  infinité  d'arrêts,  et  à 
autant  d'interprétations  :  arrivons-nous  cependant  à  mettre  un 
terme  quelconque  à  ce  besoin  d'interpréter;  constate-t-on  quelque 
progrès  et  acheminement  vers  la  tranquillité;  nous  faut-il  moins 
d'avocats  et  de  juges  que  lorsque  cette  énorme  masse  qu'est  de- 
venu le  droit,  en  était  encore  à  sa  première  enfance?  Au  con- 
traire nous  en  obscurcissons  et  ensevelissons  la  compréhension, 
que  nous  ne  découvrons  plus  qu'au  travers  de  quantité  de  clôtures 


606  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

giioissent  la  maladie  naliirclle  de  leur  esprit.  Il  ne  faicl  que  fureter 
et  quester;  et  va  sans  cesse,  tournoyant,  baslissant,  et  s'empes- 
trant,  en  sa  besongno  :  comme  nos  vers  à  soye,  et  s'y  eslouffe.  Mus 
in  pice.  Il  pense  remarquer  de  loing,  ie  ne  sçay  quelle  apparence 
de  clartc  et  vérité  imaginaire  :  mais  pendant  qnïl  y  court,  tant  de 
diffîcultez  luy  trauersent  la  voye,  d'empeschemens  et  de  nouuelles 
questes,  qu'elles  l'esgarent  et  l'enyurent.  Non  guère  autrement, 
qu'il  aduint  aux  chiens  d'Esope,  lesquels  dcscouurans  (juelque  ap- 
parence de  corps  mort  flotter  en  mer,  et  ne  le  pouuans  approcher, 
entreprindrent  de  boire  cette  eau,  d'asseicher  le  passage,  et  s'y  es- 
toulTerent.  A  quoy  se  rencontre,  ce  qu'vn  Crates  disoit  des  cscrits 
de  Heraclitus,  qu'ils  auoient  besoin  d'vn  lecteur  bon  nageur,  afin 
que  la  profondeur  et  pois  de  sa  doctrine,  ne  l'engloutist  et  suffo- 
quast.  Ce  n'est  rien  que  foiblesse  particulière,  qui  nous  faict 
contenter  de  ce  que  d'autres,  ou  que  nous-mesmes  auons  trouué  en 
cette  chasse  de  cognoissance  :  vn  plus  habile  ne  s'en  contentera 
pas.  Il  y  a  tousiours  place  pour  vn  suiuant,  ouy  et  pour  nous  mes- 
mes,  et  route  par  ailleurs.  Il  n'y  a  point  de  fin  en  nos  inquisitions. 
Nostre  fin  est  en  l'autre  monde.  C'est  signe  de  racourcissement 
d'esprit,  quand  il  se  contente  :  ou  signe  de  lasseté.  Nul  esprit 
généreux,  ne  s'arreste  en  soy.  Il  prétend  tousiours,  et  va  outre  ses 
forces.  Il  a  des  eslans  au  delà  de  ses  effects.  S'il  ne  s'auancc,  et  ne 
se  presse,  et  ne  s'accule,  et  ne  se  choque  et  tourneuire,  il  n'est  vif 
qu'à  demy.  Ses  poursuites  sont  sans  terme,  et  sans  forme.  Son  ali- 
ment, c'est  admiration,  chasse,  ambiguïté.  Ce  que  dedaroit  assez 
Apollo,  parlant  tousiours  à  nous  doublement,  obscurément  et  obli- 
quement :  ne  nous  repaissant  pas,  mais  nous  amusant  et  embeson- 
gnant.  C'est  vn  mouuement  irregulier,  perpétuel,  sans  patron  et 
sans  but.  Ses  inucntions  s'eschauffent,  se  suiuent,  et  s'entreprodui- 
sent  l'vne  l'autre. 

A  inti  voit-on  en  vn  rui$$eau  coulant, 
Sans  fin  l'vne  eau,  ajires  Fautre  roulant, 
El  tout  de  rang,  d'vn  éternel  conduict; 
L'vne  suit  l'autre,  et  l'vne  l'autre  fuit. 
Par  cette-cy,  celle-là  est  poussée. 
Et  cette-cy,  par  Vautre  est  deuancée  : 
Tousiours  l'eau  va  dans  Peau,  et  tousiours  e$t  ce 
Mesmc  ruisseau,  et  tousiours  eau  diuerse. 

II  y  a  plus  affaire  à  interpréter  les  interprétations,  qu'à  inter- 
préter les  choses  :  et  plus  de  liures  sur  les  liurcs,  que  sur  autre 
subiect.  Nous  ne  faisons  que  nous  entregloser.  Tout  fourmille  de 
commentaires  :  dautheurs,  il  en  est  grand  cherté.  Le  principal  et 
plus  fameux  sçauoir  de  nos  siècles,  est-ce  pas  sçauoir  entendre  les 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  607 

et  de  barrières.  Les  hommes  méconnaissent  la  maladie  de  leur 
esprit  :  il  ne  fait  que  fureter  et  être  en  quête  ;  il  va  sans  cesse  tour- 
noyant, bâtissant,  s'empêtrant  dans  sa  besogne,  comme  nos  vers 
à  soie,  comme  «  une  sowis  dans  de  la  poix  »,  et  il  s'y  étouffe.  De 
loin,  il  pense  remarquer  je  ne  sais  quelle  apparence  de  clarté  et  de 
vérité  imaginaires;  mais,  pendant  qu'il  y  court,  tant  de  difficultés 
lui  barrent  la  route,  soulevant  des  empêchements,  de  nouvelles 
enquêtes  à  faire,  qu'elles  l'égarent  et  l'enivrent;  c'est  à  peu  près  le 
cas  des  chiens  d'Ésope  qui,  croyant  apercevoir  un  corps  mort  flotter 
sur  la  mer  et  n'en  pouvant  approcher,  entreprirent  de  boire  toute 
l'eau  pour  y  arriver  à  sec'  et  en  crevèrent.  C'est  la  même  idée 
qu'émettait  un  certain  Cratès,  disant  des  écrits  d'Heraclite,  «  qu'ils 
avaient  besoin  d'un  lecteur  qui  fût  bon  nageur  »,  pour  que  la  pro- 
fondeur et  le  poids  de  sa  doctrine  ne  l'engloutissent  et  ne  le  suffo- 
quassent. 

Si  les  interprétations  se  multiplient  à  ce  point,  la  cause 
en  est  à,  la  faiblesse  de  notre  esprit,  qui,  en  outre,  ne  sait 
se  fixer;  en  ces  siècles  on  ne  compose  plus,  on  commente. 
—  C'est  uniquement  la  faiblesse  de  chacun  de  nous,  qui  fait  que 
nous  nous  contentons  de  ce  que  d'autres,  ou  nous-mêmes,  avons 
trouvé  dans  cette  chasse  à  laquelle  nous  nous  livrons  pour  arriver  à 
savoir;  un  plus  habile  ne  s'en  contentera  pas.  Il  y  a  toujours  place 
pour  qui  viendra  après  nous,  et  même  pour  nous,  en  nous  y  pre- 
nant autrement.  Nos  investigations  sont  sans  fin,  nous  ne  nous 
arrêterons  que  dans  l'autre  monde.  C'est  signe  que  notre  esprit 
est  à  court  quand  nous  nous  déclarons  satisfaits,  ou  qu'il  est  las. 
Nul  esprit  généreux  ne  s'arrête  de  lui-même  :  il  va  toujours  de 
l'avant  et  plus  qu'il  n'a  de  force,  il  a  des  élans  qui  l'emportent  au 
delà  de  ce  qu'il  peut;  s'il  n'avance,  s'il  ne  presse,  ne  s'accule,  ne  se 
heurte,  ne  tourne  sur  lui-même,  c'est  qu'il  n'est  vif  qu'à  moitié; 
ses  poursuites  sont  sans  limite  et  sans  forme  déterminée;  il  se 
nourrit  d'admiration,  de  recherches,  d'ambiguïté;  ce  qu'indiquait 
assez  Apollon,  en  nous  parlant  toujours  en  termes  à  double  sens, 
obscurs  et  détournés  qui,  ne  donnant  jamais  pleine  satisfaction,  ne 
faisaient  qu'amuser  et  travailler  l'imagination.  Nous  sommes  conti- 
nuellement agités  d'un  mouvement  qui  n'a  rien  de  régulier,  qui  ne 
se  modèle  sur  rien  et  est  sans  but;  nos  inventions  s'échauffent,  se 
succèdent  et  apparaissent  sans  interruption  aucune  :  «  Ainsi  voit-on 
dans  un  ruisseau  qui  coule,  une  eau  roulant  sans  cesse  après  une 
autre,  dans  un  ordre  qui  est  éternellement  le  même.  L'une  suit  l'autre, 
l'autre  la  fuit;  celle-ci  toujours  -pressée  par  celle-là  et  la  devançant 
toujours.  Toujours  l'eau  s'écoule  dans  Veau;  c'est  toujours  le  même 
ruisseau  et  toujours  une  eau  nouvelle  [la  Boétie).  » 

Interpréter  les  interprétations  donne  plus  de  mal  qu'interpréter 
les  choses  elles-mêmes,  nous  faisons  plus  de  livres  sur  des  livres 
que  sur  des  sujets  autres  ;  nous  ne  savons  que  nous  commenter  les 
uns  les  autres.  Tout  fourmille  de  commentaires,  et  très  rares  sont 
les  auteurs  proprement  dits.  La  principale  science  de  nos  siècles,  ce 


608  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

sçauant?  Est-ce  pas  la  fin  commune  et  dernière  de  louts  esludes? 
Nos  opinions  s'entent  les  vnes  sur  les  autres.  La  première  sert  de 
tige  à  la  seconde  :  la  seconde  à  la  tierce.  Nous  cschellons  ainsi  de 
degré  en  degré.  El  aduient  de  là,  que  le  plus  haut  monté,  a  souuent 
plus  d'honneur,  que  de  mérite.  Car  il  n'est  monté  que  d'vn  grain,  . 
sur  les  ospaules  du  penullime.  Combien  souuent,  et  sottement 
à  rauanturc,  ay-ie  eslendu  mon  liure  à  parler  de  soy?  Sottement, 
quand  ce  ne  scroit  que  pour  cette  raison  :  Qu'il  me  deuoit  souuenir, 
de  ce  que  ie  dy  des  autres,  qui  en  font  de  mesmes.  Que  ces  œilla- 
des si  fréquentes  à  leurs  ouurages,  tesmoignent  que  le  cœur  leur  i 
frissonne  de  son  amour,  et  les  rudoyements  mesmes,  desdaigneux 
dequoy  ils  le  battent,  que  ce  ne  sont  que  mignardises,  et  affetteries, 
d'vne  faueur  maternelle.  Suiuanl  Aristote,  à  qui,  et  se  priser  et 
se  mespriser,  naissent  souuent  de  pareil  air  d'arrogance.  Car  mon 
excuse  :  Que  ie  doy  auoir  en  cela  plus  de  liberté  que  les  autres,  . 
d'autant  qu'à  poinct  nommé,  i'escry  de  moy,  et  de  mes  escrils, 
comme  de  mes  autres  actions  :  que  mon  thème  se  renuerse  en  soy  : 
ie  ne  sçay,  si  chacun  la  prendra.  l'ay  veu  en  Allemagne,  que 
Luther  a  laissé  autant  de  diuisions  et  d'altercations,  sur  le  doubte 
de  ses  opinions,  et  plus,  qu'il  n'en  esmeut  sur  les  escritures  saine-  2 
tes.  Nostre  contestation  est  verbale.  le  demande  que  c'est  que  na- 
ture, volupté,  cercle,  et  substitution.  La  question  est  de  parolles, 
et  se  paye  de  mesme.  Vne  pierre  c'est  vn  corps  :  mais  qui  presse- 
roit  :  Et  corps  qu'est-ce?  substance  :  et  substance  quoy?  ainsi  de 
suilte  :  acculeroit  en  fin  le  respondant  au  bout  de  son  Calepin.  On  . 
eschange  vn  mot  pour  vn  autre  mot,  et  souuent  plus  incogneu.  le 
sçay  mieux  que  c'est  qu'homme,  que  ie  ne  sçay  que  c'est  animal, 
ou  mortel,  ou  raisonnable.  Pour  satisfaire  à  vn  doute,  ils  m'en  don- 
nent trois.  C'est  la  teste  d'Hydra.  Socrates  demandoit  à  Memnon, 
que  c'esloit  que  vertu  :  Il  y  a,  dist  Memnon,  vertu  d'homme  et  de  3 
fenune,  de  magistrat  et  d'homme  priué,  d'enfant  et  de  vieillarl. 
Voicy  qui  va  bien,  s'escria  Socrates  :  nous  estions  en  cherche  d'vne 
vertu,  lu  nous  en  apporte  vn  exaim.  Nous  communiquons  vne  ques- 
tion, on  nous  en  redonuf  vne  ruchée.  Comme  nul  euenement  et 
nullf  roriiic,  ressemble  entièrement  à  vue  autre,  aussi  ne  diffère     . 


TRA.DUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  609 

qui  nous  vaut  le  plus  de  réputation,  n'est-ce  pas  de  pouvoir  com- 
prendre les  savaats;  n'est-ce  pas  la  fin  dernière  et  la  plus  habi- 
tuelle de  nos  études  ?  Nos  opinions  se  entent  les  unes  sur  les  autres  : 
la  première  sert  de  tige  à  la  seconde,  la  seconde  à  la  troisième, 
nous  montons  ainsi  l'échelle  degré  par  degré,  et  il  arrive  de  la 
sorte  que  le  plus  haut  monté  a  souvent  plus  d'honneur  que  de 
mérite,  car  il  ne  fait  que  s'élever  d'un  rien  sur  l'épaule  de  l'avant- 
dernier. 

Combien  souvent  et  peut-être  sottement,  ai-je  fait  que  mon  livre 
parle  de  lui-même?  C'est  sottise,  ne  serait-ce  que  pour  cette  rai- 
son que  j'eusse  dû  me  souvenir  de  ce  que  je  dis  des  autres  qui  font 
de  même  :  «  Ces  œillades  si  fréquentes,  adressées  à  leur  ouvrage, 
témoignent  que  leur  cœur  a  pour  lui  de  tendres  sentiments;  et 
même  lorsqu'ils  le  rudoient  et  affectent  de  le  traiter  avec  dédain, 
ce  ne  sont  là  que  mignardises  et  coquetteries  d'affection  mater- 
nelle »  ;  c'est  ce  que  nous  dit  Aristote,  en  ajoutant  que  l'estime  et 
le  mépris  vis-à-vis  de  soi-même  se  traduisent  souvent  avec  le  môme 
air  arrogant.  J'ai  pourtant  une  excuse  :  «  C'est  (|ue,  sur  ce  point, 
j'ai  plus  qu'un  autre  le  droit  de  prendre  cette  liberté  parce  que 
c'est  précisément  de  moi,  de  mes  écrits  comme  de  toutes  mes  autres 
actions  quelles  qu'elles  soient,  que  traite  mon  livre,  et  que  mon 
sujet  veut  que  j'y  revienne  souvent  »;  mais  je  ne  sais  trop  si  cette 
raison,  tout  le  monde  voudra  l'admettre. 

Ce  qu'il  y  a  de  singulier,  c'est  que  les  discussions  ne 
roulent  guère  que  sur  des  questions  de  mots  ;  et,  si  dissem- 
blables que  soient  les  choses,  il  se  trouve  toujours  quelque 
point  qui  fait  que  chacun  les  interprète  à,  sa  façon.  — 
En  Allemagne,  les  doutes  auxquels  ont  donné  lieu  les  propres 
idées  de  Luther  ont  produit  autant  et  plus  de  divisions  et  de 
discussions,  que  lui-même  n'en  a  soulevé  par  ses  interprétations 
des  saintes  Écritures.  Les  termes  employés  sont  la  cause  de  tous  nos 
débats;  si  je  demande  ce  que  veulent  dire  :  nature,  volupté,  cercle, 
substitution,  la  question  porte  sur  des  mots,  on  y  répond  par  des 
mots.  «  Qu'est-ce  qu'une  pierre?  —  C'est  un  corps.  »  Que  quelqu'un 
poursuive  :  «  Et  un  corps,  qu'est-ce? —  Une  substance.  — Et  qu'est-ce 
qu'une  substance?  »  et  ainsi  de  suite;  qui  l'on  interroge  de  la  sorte 
finit  par  être  hors  d'état  de  répondre.  C'est  un  simple  échange  d'ex- 
pressions où  l'une  en  remplace  une  autre,  et  où  souvent  la  seconde 
est  plus  inconnue  que  la  première  ;  je  sais  mieux  ce  qu'est  un  homme, 
que  je  ne  comprends  quand  on  me  dit  que  c'est  un  animal,  un  mor- 
tel, un  être  raisonnable;  pour  me  délivrer  d'un  doute,  on  m'en  sou- 
met trois;  c'est  la  tête  de  l'hydre.  —  Socrate  demandait  à  Memnon 
ce  que  c'était  que  la  vertu  :  «  Il  y  a,  lui  répondit  celui-ci,  vertu 
d'homme,  vertu  de  femme,  de  magistrat,  d'homme  privé,  d'enfant, 
de  vieillard.  —  Voilà  qui  va  bien,  s'écria  Socrate;  nous  étions  en 
quête  d'une  vertu,  tu  nous  en  apportes  un  essaim.  »  Nous  posons  une 
question,  on  nous  en  donne  le  contenu  d'une  ruche.  —  Si  aucun 
événement,  aucune  formation  extérieure  ne  ressemblent  entière- 

ESSAIS    DE   MONTAIGNE.  —  T.    UI.  39 


610  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

Ivne  (Je  i'iiulro  cnlierenionl.  In},'enieux  meslange  de  Nature.  Si  nos 
faces  n'csloient  semblables,  on  ne  sçauroil  discerner  l'homme  de  la 
bestc  :  si  elles  n'csloient  dissemblables,  on  ne  sçauroit  discerner 
l'homme  de  l'homme.  Toutes  choses  se  tiennent  par  quelque  simi- 
litude. Tout  exemple  cloche.  Et  la  relation  qui  se  tire  de  l'expé- 
rience, est  tousiours  delaillante  et  imparfaicte.  On  ioinct  toutesfois 
les  comparaisons  par  quelque  bout.  Ainsi  serucnt  les  loix;  et  s'as- 
sortissent ainsin,  à  chacun  de  nos  affaires,  par  quelque  interpré- 
tation destournée,  contrainte  et  biaise.  Puisque  les  loix  éthiques, 
qui  regardent  le  deuoir  particulier  de  chacun  en  soy,  sont  si  diffi- 
ciles à  dresser  :  comme  nous  voyons  qu'elles  sont  :  ce  n'est  pas 
merueille,  si  celles  qui  gouuernent  tant  de  particuliers,  le  sont 
d'auantage.  Considérez  la  forme  de  cette  iustice  qui  nous  régit; 
c'est  vn  vray  tesmoignage  de  l'humaine  imbécillité  :  tant  il  y  a  de 
contradiction  et  d'erreur.  Ce  que  nous  trouuons  faueur  et  rigueur 
en  la  iustice  :  et  y  en  trouuons  tant,  que  ie  ne  sçay  si  Tentre-deux 
s'y  trouue  si  souuent  :  ce  sont  parties  maladiues,  et  membres  inius- 
tes,  du  corps  mesmes  et  essence  de  la  iustice.  Des  païsans,  vien- 
nent de  m'aducrtir  en  haste,  qu'ils  ont  laissé  présentement  en  vue 
forest  qui  est  à  moy,  vn  homme  meurtry  de  cent  coups,  qui  respire 
encores,  et  qui  leur  a  demandé  de  l'eau  par  pitié,  et  du  secours 
pour  le  sousleuer.  Disent  qu'ils  n'ont  osé  l'approcher,  et  s'en  sont 
fuis,  de  peur  que  les  gens  de  la  iustice  ne  les  y  attrapassent  :  et 
comme  il  se  faict  de  ceux  qu'on  rencontre  près  d'vn  homme  tué,  ils 
n'eussent  à  rendre  conte  de  cet  accident,  à  leur  totale  ruyne  : 
n'ayans  ny  suffisance,  ny  argent,  pour  doffendrc  leur  innocence. 
Que  leur  eussé-ie  dict?  Il  est  certain,  que  cet  office  d'humanité,  les 
eust  mis  en  peine.  Combien  auons  nous  descouuert  d'innocens 
auoir  esté  punis  :  ie  dis  sans  la  coulpe  des  iuges;  et  combien  en  y 
a-il  eu,  que  nous  n'ayons  pas  descouuert?  Cecy  est  aduenu  de  mon 
temps.  Certains  sont  condamnez  à  la  mort  pour  vn  homicide;  lar- 
rest  sinon  prononcé,  au  moins  conclud  et  arresté.  Sur  ce  poincl, 
les  iuges  sont  aduerlis  par  les  officiers  d'vne  cour  subalterne,  voi- 
sine, qu'ils  tiennent  quel([ues  prisonniers,  lesquels  aduoûent  diser- 
tement  cet  homicide,  et  apportent  à  tout  ce  faict,  vne  lumière  in- 
dubitable. On  dolibeir,  si  pourtant  on  doit  interi-ompre  et  différer 
l'exécution  de  l'arrest  donné  contie  les  premiers.  On  considère  la 
nouuelleté  de  l'exemple,  et  sa  conséquence,  pour  accrocher  les 
iugcmens  :  Que  la  condenmation  est  iuridiqucment  passée;  les  iu- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  611 

ment  à  d'autres,  la  dissemblance,  par  un  ingénieux  mélange  opéré 
par  la  nature,  n'est  non  plus  jamais  complète.  Si  nos  visages  n'é- 
taient pas  semblables,  l'homme  ne  pourrait  être  distingué  de  la 
bête;  et  s'ils  se  ressemblaient,  un  homme  ne  se  distinguerait  pas 
d'un  autre.  Toutes  les  choses  se  tiennent  par  quelque  similitude, 
l'identité  avec  un  exemple  donné  n'est  jamais  absolue;  par  suite,  la 
relation  tirée  de  l'expérience  est  toujours  imparfaite  et  en  défaut. 
Toutefois  les  comparaisons  se  joignent  entre  elles  par  quelque  bout; 
c'est  ce  qui  arrive  aux  lois  que,  par  quelque  interprétation  détour- 
née, forcée  et  indirecte,  on  assortit  à  chacun  des  cas  qui  se  présen- 
tent. 

Imperfection  des  lois;  exemples  d'actes  d'inhumanité  et 
de  forfaits  judiciaires  auxquels  elles  conduisent;  combien 
de  condamnations  plus  criminelles  que  les  crimes  qui  les 
motivent!  —  Les  lois  morales  afférentes  aux  devoirs  particuliers 
de  chacun  vis-à-vis  de  soi-même  étant,  comme  nous  le  voyons,  si 
difficiles  à  dresser,  il  n'est  pas  étonnant  que  celles  qui  gouver- 
nent des  individus  en  si  grand  nombre  le  soient  plus  encore. 
Considérez  les  formes  de  la  justice  qui  nous  régit  :  elles  consti- 
tuent un  vrai  témoignage  de  l'imbécillité  humaine,  tant  elles  pré- 
sentent de  contradictions  et  d'erreurs!  La  faveur  et  la  rigueur 
qu'on  y  trouve,  et  il  s'en  trouve  tant  que  je  ne  sais  si  l'impartia- 
lité y  existe  aussi  souvent,  sont  des  maladies,  des  difformités  qui 
font  partie  intégrante  de  la  justice  et  sont  dans  son  essence.  — 
Des  paysans,  au  moment  même  ou  j'écris,  viennent  m'avertir  en 
toute  hâte  qu'ils  ont  aperçu  à  l'instant,  dans  une  forêt  qui  m'ap- 
partient, un  homme  meurtri  de  cent  coups,  respirant  encore,  qui 
leur  a  demandé  de  lui  donner  par  pitié  de  Teau  et  un  peu  d'aide 
pour  se  soulever.  Ils  n'ont  pas  osé  l'approcher,  disent-ils,  et  se 
sont  enfuis,  de  peur  d'être  attrapés  par  les  gens  de  justice,  comme 
il  arrive  à  ceux  rencontrés  près  d'un  homme  assassiné,  et  d'avoir 
à  rendre  compte  de  l'accident,  ce  qui  eût  été  leur  ruine  complète, 
n'ayant  ni  le  moyen  ni  l'argent  nécessaires  pour  démontrer  leur  in- 
nocence. Que  pouvais-je  leur  dire?  il  est  certain  qu'en  satisfaisant 
à  ce  devoir  d'humanité,  ils  se  fussent  compromis. 

Combien  avons-nous  découvert  d'innocents  qui  ont  été  punis 
sans,  veux-je  dire,  qu'il  y  ait  de  .la  faute  des  juges;  et  combien  y 
en  a-t-il  que  nous  ne  connaissons  pas?  —  Voici  un  fait  arrivé  de 
mon  temps  :  Des  gens  sont  condamnés  à  mort  pour  homicide; 
l'arrêt  est  sinon  prononcé,  du  moins  on  est  d'accord  et  ce  qu'il  doit 
porter  est  arrêté.  Là-dessus,  les  juges  sont  informés  par  les  offi- 
ciers d'une  cour  voisine,  ressortissant  de  la  leur,  que  des  prison- 
niers qu'ils  détiennent,  avouent  catégoriquement  cet  homicide  et 
font  sur  cette  affaire  une  lumière  indubitable.  On  délibère  si, 
nonobstant,  on  doit  suspendre  et  différer  l'exécution  de  l'arrêt 
rendu  contre  les  premiers;  on  considère  la  nouveauté  du  cas,  ses 
conséquences  sur  les  entraves  qui  en  résulteraient  pour  l'exécution 
des  jugements;  on  envisage  que  la  condamnation  a  été  juridique- 


612  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

ges  priucz  do  rcpeiitancc.  Somme,  ces  pauurcs  diables  sont  consa- 
crez aux  formules  de  la  iuslice.  Philippus,  ou  quelque  autre,  prou- 
ueut  à  vn  pareil  incoiiuenient,  en  cette  manière.  Il  auoit  condamné 
en  grosses  amendes,  vn  homme  enuers  vn  autre,  par  vn  iugemenl 
résolu.  La  vérité  se  descouuranl  quelque  temps  après,  il  se  trouua 
qu'il  auoit  iniquement  iugé.  D'vn  costé  estoit  la  raison  de  la  cause  : 
de  Tautre  costé  la  raison  des  formes  iudiciaires.  Il  satisfit  aucune- 
ment à  toutes  les  deux,  laissant  en  son  estât  la  sentence,  et  recom- 
pensant de  sa  bourse,  l'interest  du  condamné.  Mais  il  auoit  affaire 
à  vn  accident  réparable;  les  miens  furent  pendus  irréparablement. 
Combien  ay-ie  veu   de  condemnations,  plus  crimineuses  que  le 
crime?      Tout  cecy  me  faict  souuenir  de  ces  anciennes  opinions  : 
Qu'il  est  force  de  faire  tort  en  détail,  qui  veut  faire  droict  en  gros; 
et  iniustice  en  petites  choses,  qui  veut  venir  à  chef  de  faire  iustice 
es  grandes  :  Que  l'humaine  iustice  est  formée  au  modelle  de  la  mé- 
decine, selon  laquelle,  tout  ce  qui  est  vtile  est  aussi  iuste  et  hon- 
neste.  El  de  ce  que  tiennent  les  Stoïciens,  que  Nature  niesme  pro- 
cède contre  iustice,  en  la  plus-part  de  ses  ouurages.  Et  de  ce  que 
tiennent  les  Cyrenaïques,  qu'il  n'y  a  rien  iuste  de  soy  :  que  les  cous- 
tumes  et  loix  forment  la  iustice.  Et  les  Theodoriens,  qui  trouuent 
iuste  au  sage  le  larrecin,  le  sacrilège,  toute  sorte  de  paillardise,  s'il 
cognoist  qu'elle  luy  soit  profitable.  Il  n'y  a  remède,  l'en  suis  là, 
comme  Alcibiades,  que  ie  ne  me   representeray  iainais,  que  ie 
puisse,  à  homme  qui  décide  de  ma  teste  :  où  mon  honneur,  et  ma 
vie,  dépende  de  l'industrie  et  soing  de  mon  procureur,  plus  que 
de  mon  innocence.  le  m(>  hazarderois  à  vne  telle  iustice,  qui  me 
recogneust  du  bien  faict,  comme  du  mal  faict  :  où  ieusse  autant  à 
espérer,  qu'à  craindre.  L'indeninilé  n'est  pas  monnoye  suffisante, 
à  vn  homme  qui  faict  mieux,  que  de  ne  faillir  point.  Nostrc  iustice 
ne  nous  présente  que  l'vne  de  ses  mains;  et  encore  la  gauche. 
Quiconque  il  soit,  il  en  sort  auecques  perle.      En  la  Chine,  duquel 
royaume  la  police  et  les  arts,  sans  commeice  et  cognoissance  des 
iioslres,  surpassent  nos  exemples,  eu    plusieurs   parties  d'excel- 
lence :  et  duquel  l'histoire  m'apprend,  combien  h*  inonde  est  plus 
ample  et  plus  diuers,  que  ny  les  anciens,  ny  nous,  ne  pénétrons  : 


TRADUCTIOxN.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  613 

ment  prononcée,  que  les  juges  n'ont  aucun  reproche  à  se  faire  ;  en 
somme,  ces  pauvres  diables  sont  immolés  aux  formes  de  la  justice. 
—  Philippe  de  Macédoine,  ou  quelque  autre,  pourvut  à  pareille  diffi- 
culté de  la  manière  suivante  :  Il  avait,  par  un  jugement  en  règle, 
condamné  un  homme  à  une  grosse  amende  envers  un  autre;  la 
vérité  ayant  été  découverte  quelque  temps  après,  il  se  trouva  qu'il 
avait  jugé  contrairement  à  l'équité.  D'un  côté  il  y  avait  l'intérêt  de 
la  cause  qui  était  juste,  de  l'autre  celui  des  formes  judiciaires  qui 
avaient  été  bien  observées;  il  satisfit  aux  deux,  en  laissant  subsis- 
ter la  sentence  telle  qu'elle  était  et  compensant  de  ses  propres 
deniers  le  dommage  fait  au  condamné.  Mais  là,  l'accident  était 
réparable;  mes  gens,  eux,  furent  irrémédiablement  pendus.  Com- 
bien ai-je  vu  de  condamnations  plus  criminelles  que  le  crime  pour 
lequel  elles  avaient  été  prononcées! 

Montaigne  partage  ropinion  des  anciens,  quHl  est  pru- 
dent, qu^on  soit  accusé  à  tort  ou  à,  raison,  de  ne  pas  se 
mettre  entre  les  mains  de  la  justice.  Puisqu'il  y  a  des  juges 
pour  punir,  il  devrait  y  en  avoir  pour  récompenser.  —  Tout 
ceci  me  fait  souvenir  de  ces  principes  qui  avaient  cours  jadis  : 
«  Celui  qui  veut  le  triomphe  du  droit  dans  les  questions  générales, 
est  obligé  de  le  sacrifier  dans  les  questions  de  détail;  l'injustice 
dans  les  affaires  de  peu  d'importance,  est  le  seul  moyen  de  faire 
que  les  grandes  se  règlent  avec  équité.  »  La  justice  humaine  est 
comme  la  médecine  pour  laquelle  toute  chose  utile  est,  par  cela 
même,  juste  et  honnête;  cela  répond  à  ce  qu'admettent  les  Stoï- 
ciens :  «  que  la  nature  elle-même,  dans  la  plupart  de  ses  œuvres, 
va  à  rencontre  de  ce  qui  est  juste  »;  les  Cyrénaïques,  «  que  rien 
n'est  juste  par  soi-même  ;  ce  sont  les  coutumes  et  les  lois  qui  déter- 
minent ce  qui  l'est  et  ce  qui  ne  l'est  pas  »  ;  les  Théodoriens,  «  que. 
le  larcin,  le  sacrilège,  les  actes  immoraux  de  toute  nature  sont 
justifiés  aux  yeux  du  sage,  du  moment  qu'il  reconnaît  qu'il  peut  y 
avoir  profit  ».  A  cela,  pas  de  remède,  et  j'fen  suis  arrivé  à  penser, 
comme  Alcibiade,  que  je  ne  me  livrerai  jamais,  si  j'en  ai  la  possi- 
bilité, à  un  homme  qui  a  droit  de  vie  et  de  mort  sur  moi,  devant 
lequel  mon  honneur  et  ma  vie  dépendent  du  talent  et  de  l'habileté 
de  mon  avocat  plus  que  de  mon  innocence.  —  Je  ne  voudrais  me 
risquer  que  devant  une  justice  ayant  qualité  pour  connaître  de  mes 
bonnes  actions  comme  de  mes  mauvaises,  de  laquelle  j'aurais 
autant  à  espérer  qu'à  craindre.  Une  indemnité  n'est  pas  suftisante 
à  l'égard  d'un  homme  qui  fait  mieux  encore  que  de  ne  pas  com- 
mettre de  faute.  Notre  justice  ne  nous  présente  que  l'une  de  ses 
mains,  encore  est-ce  la  main  gauche;  et  quiconque,  quel  qu'il  soit, 
ayant  affaire  à  elle,  s'en  tire  toujours  avec  perte. 

En  Chine,  les  institutions  et  les  arts,  qui  diffèrent  considérable- 
ment des  nôtres  et  que  nous  ne  connaissons  qu'imparfaitement, 
l'emportent  en  plusieurs  points,  par  leur  excellence,  sur  ce  qui  se 
passe  chez  nous.  Dans  cet  empire,  où  ni  les  anciens  ni  nous  n'a- 
vons pénétré  et  dont,  d'après  l'histoire,  la  population  est  si  consi- 


6i4  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

les  officiers  députez  par  le  Prince,  pour  visiter  Testai  de  ses  pro- 
uinces,  comme  ils  punissent  ceux,  qui  maluersent  en  leur  charge,  ils 
rémunèrent  aussi  de  pure  libéralité,  ceux  qui  s'y  sont  bien  portez 
outre  la  commune  sorte,  et  outre  la  nécessité  de  leur  deuoir  :  on 
s'y  présente,  non  pour  se  garantir  seulement,  mais  pour  y  acqué- 
rir :  ny  simplement  pour  eslre  payé,  mais  pour  y  estre  estrené. 
Nul  iuge  n'a  encore,  Dieu  mercy,  parlé  à  moy  comme  iuge,  pour 
quelque  cause  que  ce  soit,  ou  mienne,  ou  tierce,  ou  criminelle,  ou 
ciuile.  Nulle  prison  m'a  receu,  non  pas  seulement  pour  m'y  prome- 
ner. L'imagination  m'en  rend  la  veuë  mesn^e  du  dehors,  desplai- 
sante, le  suis  si  affady  après  la  liberté,  que  qui  me  defTendroit  l'ac- 
cez  de  quelque  coin  des  Indes,  i'en  viurois  aucunement  plus  mal  à 
mon  aise.  Et  tant  que  ie  trouueray  terre,  ou  air  ouuert  ailleurs,  ie 
ne  croupiray  en  lieu,  où  il  me  faille  cacher.  Mon  Dieu,  que  mal 
pourroy-ie  souffrir  la  condition,  où  ie  vois  tant  de  gens,  clouez  à 
vn  quartier  de  ce  royaume,  priuez  de  l'entrée  des  villes  principales, 
et  des  courts,  et  de  l'vsage  des  chemins  publics,  pour  auoir  querellé 
nos  loix.  Si  celles  que  ie  sers,  me  mcnassoient  seulement  le  bout 
du  doigt,  ie  m'en  irois  incontinent  en  trouuer  d'autres,  où  que  ce 
fust.  Toute  ma  petite  prudence,  en  ces  guerres  ciuiles  où  nous  som- 
mes, s'employe  à  ce,  qu'elles  n'interrompent  ma  liberté  d'aller  et 
venir.  Or  les  loix  se  maintiennent  en  crédit,  non  par  ce  qu'elles 
sont  iustes,  mais  par  ce  qu'elles  sont  loix.  C'est  le  fondement  mys- 
tique de  leur  authorité  '.  elles  n'en  ont  point  d'autre.  Qui  bien  leur 
sert.  Elles  sont  souuent  faictes  par  des  sots.  Plus  souuent  par  des 
•gens,  qui  en  haine  d'equalité  ont  faute  d'équité.  Mais  lousiours  par 
des  hommes,  autheurs  vains  et  irrésolus.  Il  n'est  rien  si  lourde- 
ment, et  largement  fautier,  que  les  loix  :  ny  si  ordinairement.  Qui- 
conque leur  obéit  par  ce  qu'elles  sont  iustes,  ne  leur  obeji,  pas  ius- 
tement  par  où  il  doit.  Les  nostres  Françoises,  prcstent  aucunement 
la  main,  par  leur  desreiglement  et  deformité,  au  desordre  et  cor- 
ruption, qui  se  voit  en  leur  dispensation,  et  exécution.  Le  comman- 
dement est  si  trouble,  et  inconstant,  qu'il  excuse  aucunement,  et  la 
désobéissance,  et  le  vice  de  l'interprétation,  de  l'administration,  et 
de  l'obserualion.  Quel  que  soit  donq  le  fruict  que  nous  pouuons 
auoir  de  Texperience,  à  peine  seruira  beaucoup  à  nostrc  inslitu- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  615 

dérable  et  si  diverse  de  la  nôtre,  des  officiers  sont  envoyés  par  le 
prince  pour  inspecter  l'état  des  provinces;  et,  de  même  qu'ils  punis- 
sent ceux  qui  commettent  des  malversations  dans  leur  charge,  ces 
officiers  récompensent  d'autre  part  par  de  réelles  libéralités  ceux 
qui  se  sont  distingués  dans  l'exercice  de  leurs  fonctions  et  ont  fait 
plus  que  leur  devoir  n'exigeait.  On  se  présente  à  eux,  non  seulement 
pour  satisfaire  à  ce  qu'on  doit,  mais  pour  être  rémunéré  ;  non  pour 
être  simplement  payé  de  ce  qui  vous  est  dû,  mais  *  encore  pour 
recevoir  des  gratifications. 

Il  n'a  jamais  eu  de  démêlés  avec  la  justice,  et  il  est 
si  épris  de  liberté,  qu'il  irait  n'importe  où  s'il  sentait  la 
sienne  menacée.  —  Nul  juge,  Dieu  merci,  ne  m'a  encore  parlé 
comme  juge,  en  quelque  cause  que  ce  soit,  nous  concernant 
moi  ou  un  autre,  au  criminel  comme  au  civil.  Je  ne  suis  jamais 
entré  dans  une  prison,  pas  même  pour  la  visiter;  mon  imagina- 
tion m'en  rend  la  vue  désagréable,  même  du  dehors.  Je  suis  si 
languissant  de  liberté,  que  si  l'on  me  défendait  l'accès  de  quelque 
coin  des  Indes,  j'en  vivrais  eu  quelque  sorte  plus  mal  à  mon  aise; 
et  tant  que  je  trouverai  un  endroit  où  la  terre  et  la  mer  soient 
libres,  je  ne  séjournerai  pas  dans  un  lieu  où  il  faudrait  me  cacher. 
Mon  Dieu,  que  je  souffrirais  donc  de  la  condition  où  je  vois  tant 
de  gens,  astreints  à  demeurer  en  un  point  déterminé  du  royaume, 
auxquels  sont  interdits  l'entrée  des  grandes  villes,  des  résidences 
royales,  l'usage  des  chemins  publics,  parce  qu'ils  ont  transgressé 
les  lois!  Si  celles  sous  lesquelles  je  vis,  me  menaçaient  seule- 
ment le  bout  d'un  doigt,  je  m'en  irais  immédiatement  me  ranger 
sous  d'autres,  où  qu'il  me  faille  aller.  Toute  ma  petite  prudence, 
je  l'emploie,  durant  les  guerres  civiles  qui  nous  affligent,  à  ce 
qu'elles  n'entravent  pas  ma  liberté  d'aller  et  de  venir. 

Les  lois  n'ont  autorité  que  parce  qu'elles  sont  lois,  et 
non  parce  qu'elles  sont  justes.  Quant  à  lui,  il  a  renoncé  à, 
leur  étude,  c'est  lui  seul  qu'il  étudie;  pour  le  reste,  il 
s'en  remet  simplement  à  la  nature.  —  Les  lois  ont  de  l'auto- 
rité, non  parce  qu'elles  sont  justes,  mais  parce  quelles  sont  lois; 
c'est  la  base  mystérieuse  de  leur  pouvoir;  elles  n'en  ont  pas  d'au- 
tres, celle-ci  leur  suffit.  Elles  sont  souvent  faites  par  des  sots  ;  plus 
souvent  par  des  gens  qui,  en  haine  de  l'égalité,  manquent  d'équité; 
mais  toujours  par  des  hommes,  qui  transportent  dans  leur  œuvre 
leur  frivolité  et  leur  irrésolution.  Il  n'est  rien  comme  les  lois  pour 
commettre  aussi  largement  et  aussi  couramment  de  si  lourdes  fau- 
tes; quiconque  leur  obéit  parce  qu'elles  sont  justes,  n'est  pas  dans 
le  vrai,  c'est  même  la  seule  raison  qui  ne  puisse  être  invoquée.  Les 
lois  françaises  prêtent  quelque  peu  la  main,  par  leur  dérèglement 
et  leur  laideur,  au  désordre  et  à  la  corruption  qui  se  manifestent 
dans  leur  application  et  exécution;  leur  teneur  en  est  si  peu  claire 
et  repose  sur  des  principes  si  variables,  que  ceux  qui  leur  désobéis- 
sent, qui  les  interprètent,  les  appliquent  et  les  observent  mal,  sont 
excusables.  Quelle  que  soit  l'expérience  que  nous  ayons,  celle  qui 


616  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

tion,  celle  que  nous  tirons  des  exemples  estrangers,  si  nous  faisons 
si  mal  nostre  profit,  de  celle,  que  nous  auons  de  nous  mesme,  qui 
nous  est  plus  familière  :  et  certes  suffisante  à  nous  instruire  de  ce 
qu'il  nous  faut.  le  m'estudie  plus  qu'autre  subiect.  C'est  ma  méta- 
physique, c'est  ma  physique. 

Qua  Deus  hanc  mundi  temperet  arle  domum  : 
Qua  venit  eroriens,  qua  déficit,  vnde  coactis 

Cornibus  in  plénum  menstrua  luna  redit  : 
Vnde  salo  superanl  venti,  quid  flamine  eaptet 

Euru»,  et  in  nubes  vnde  perennis  aqua  : 
Sit  Ventura  dies  mundi  quse  subruat  arces, 

Quœrile  quos  agitât  mundi  labor. 

En  cette  vniuersité,  ie  me  laisse  ignoramment  et  négligemment  ma- 
nier à  la  loy  générale  du  monde.  le  la  sçauray  assez,  quand  ie  la 
sentiray.  Ma  science  ne  luy  peut  faire  changer  de  routte.  Elle  ne 
se  diuersifiera  pas  pour  moy  :  c'est  folie  de  l'espérer.  Et  plus 
grande  folie,  de  s'en  mettre  en  peine  :  puis  qu'elle  est  nécessaire- 
ment semblable,  publique,  et  commune.  La  bonté  et  capacité  du 
gouuemeur  nous  doit  à  pur  et  à  plein  descharger  du  soing  de  gou- 
uernement.  Les  inquisitions  et  contemplations  philosophiques,  ne 
seruent  que  d'aliment  à  nostre  curiosité.  Les  philosophes,  auec 
grande  raison,  nous  renuoyent  aux  règles  de  Nature.  Mais  elles 
n'ont  que  faire  de  si  sublime  cognoissance.  Ils  les  falsifient,  et 
nous  présentent  son  visage  peint,  trop  haut  en  couleur,  et  trop  so- 
phistiqué :  d'où  naissent  tant  de  diuers  pourtraits  d'vn  subiect  si 
vniforme.  Comme  elle  nous  a  fourny  de  pieds  à  marcher,  aussi  a 
elle  de  prudence  à  nous  guider  en  la  vie.  Prudence  non  tant  ingé- 
nieuse, robuste  et  pompeuse,  comme  celle  de  leur  inuention  :  mais 
à  l'aduenant,  facile,  quiète  et  salutaire.  Et  qui  faict  tresbien  ce  que 
l'autre  dit  :  en  celuy,  qui  a  l'heur,  de  sçauoir  l'employer  naïuement 
et  ordonnément  :  c'e.st  à  dire  naturellement.  Le  plus  simplement  se 
commettre  à  Nature,  c'est  s'y  commettre  le  plus  sagement.  0  que 
c'est  vn  doux  et  mol  cheuet,  et  sain,  que  l'ignorance  et  l'incurio- 
sité, à  reposer  vne  teste  bien  faicte.  l'aymerois  mieux  m'enten- 
dre  bien  en  moy,  qu'en  Ciceron.  De  l'expérience  que  i'ay  de  moy, 
ie  trouue  assez  dequoy  me  faire  sage,  si  i'estoy  bon  escholier.  Qui 
remet  en  sa  mémoire  l'excez  de  sa  cholerc  passée,  et  iusques  où 
cette  Heure  l'emporta,  voit  lu  laideur  de  cette  passion,  mieux  que 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  617 

nous  vient  de  ce  que  nous  voyons  à  l'étranger,  ne  servira  guère  à 
nos  institutions,  tant  que  nous  tirerons  si  peu  de  profit  de  celles 
que  nous  nous  sommes  données  à  nous-mêmes,  avec  lesquelles 
nous  sommes  plus  familiarisés  et  qui,  certes,  suffisent  bien  à  nous 
instruire  de  ce  qu'il  nous  faut.  —  Je  m'étudie  moi-même  plus  que 
tout  autre  sujet;  cette  étude  constitue  toute  ma  physique  et  ma 
métaphysique  :  «  Par  quel  art  Dieu  gouverne  le  monde?  par  quelle 
route  s'élève  et  se  retire  la  lune?  comment,  réunissant  son  double 
croissant,  se  retrouve-t-elle  chaque  mois  dans  son  plein?  d'où  viennent 
les  vents  qui  commandent  à  la  mer  et  quelle  est  l'influence  de  celui 
du  midi?  quelles  eaux  forment  continuellement  les  nuages?  un  jour 
viendra-t-il  qui  détruira  le  monde  (Prope'rce)'?  —  Cherchez,  vous  que 
tourmente  le  besoin  d'approfondir  les  mystères  de  la  nature  {Lucain)  ». 
Dans  -ce  grand  tout,  je  m'abandonne,  ignorant  et  insouciant,  à  la 
loi  générale  qui  régit  le  monde;  je  la  connaîtrai  assez,  quand  j'en 
sentirai  les  effets.  Ma  science  ne  peut  la  détourner  de  sa  route; 
elle  ne  se  modifiera  pas  pour  moi,  ce  serait  folie  de  l'espérer;  folie 
plus  grande  encore  de  m'en  tourmenter,  puisque  nécessairement 
elle  est  la  même  pour  tous,  s'exerce  au  grand  jour  et  s'applique  à 
tous.  La  bonté,  la  puissance  de  Celui  qui  le  dirige,  nous  déchar- 
gent de  toute  ingérence  dans  ce  gouvernement.  Les  recherches,  les 
contemplations  des  philosophes  ne  servent  d'aliment  qu'à  notre 
curiosité.  Ils  ont  grandement  raison  de  nous  renvoyer  aux  règles 
de  la  nature.  Mais  à  quoi  sert  une  si  sublime  connaissance?  ils 
falsifient  ses  règles  et  nous  la  présentent  elle-même  avec  un  visage 
maquillé,  si  haut  en  couleurs  et  tellement  sophistiqué,  qu'il  en 
résulte  tous  ces  portraits  si  différents  d'un  sujet  si  constamment 
le  même.  —  La  nature  nous  a  pourvus  de  pieds  pour  marcher; 
nous  lui  devons  aussi  la  prudence,  pour  nous  guider  dans  la  vie. 
Cette  prudence  n'est  pas,  comme  on  l'a  imaginé,  un  composé  de 
finesse,  de  force  et  d'ostentation;  comme  la  nature  elle-même, 
elle  est  facile,  tranquille,  salutaire  et  de  la  plus  grande  efficacité, 
comme  a  dit  quelqu'un,  chez  celui  qui  a  le  bonheur  de  savoir  l'em- 
ployer naïvement  et  à  propos,  c'est-à-dire  naturellement.  S'aban- 
donner tout  simplement  à  la  nature,  est  la  manière  la  plus  sage 
de  se  confier  à  elle.  Oh!  que  l'ignorance  et  l'absence  de  curio- 
sité constituent  un  doux,  un  moelleux  et  sain  oreiller  pour  y  re- 
poser une  tête  bien  pondérée. 

Que  ne  prêtons-nous  plus  d'attention  à.  cette  voix  in- 
térieure qui  est  en  nous  et  suffit  pour  nous  guider?  Quand 
nous  constatons  que  nous  nous  sommes  trompés  en  une 
circonstance,  ne  devrions-nous  pas  être  en  défiance  à  tout 
jamais  dans  les  circonstances  analogues?  —  J'aimerais 
mieux  bien  saisir  ce  qui  se  passe  en  moi,  que  de  bien  comprendre 
Cicéron.  Par  l'expérience  que  j'ai  de  moi,  j'ai  assez  de  quoi  devenir 
sage,  si  j'étais  bon  écolier.  Qui  se  remémore  les  accès  de  colère 
qu'il  a  eus  et  jusqu'où  cette  fièvre  l'a  emporté,  voit  combien  cette 
passion  est  laide,  plus  que  ne  le  fait  apercevoir  Aristote,  et  il  en 


«18  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

dans  Aristote,  et  en  conçoit  vne  haine  plus  iuste.  Qui  se  souuienl 
des  maux  qu'il  a  couru,  de  ceux  qui  l'ont  menasse,  des  légères  oc- 
casions qui  l'ont  remué  d'vn  estât  à  autre,  se  prepare  par  là,  aux 
mutations  futures,  et  à  la  recognoissance  de  sa  condition.  La  vie 
de  Catîsar  n'a  point  plus  d'exemple,  que  la  nostre  pour  nous.  Et 
emperiere,  et  populaire  :  c'est  tousiours  vne  vie,  que  tous  acci- 
dents humains  regardent.  Escoutons  y  seulement  :  nous  nous  di- 
sons, tout  ce,  dequoy  nous  auons  principalement  besoing.  Qui  se 
souuient  de  s'estre  tant  et  tant  de  fois  mesconté  de  son  propre  iu- 
gement  :  est-il  pas  vn  sot,  de  n'en  entrer  pour  iamais  en  deffiance? 
Quand  ie  rae  trouue  conuaincu  par  la  raison  dautruy,  d'vne  opi- 
nion fauce;  ie  n'apprens  pas  tant,  ce  qu'il  m'a  dit  de  nouueau,  et 
celte  ignorance  particulière  :  ce  seroit  peu  dacquest  :  comme  en 
gênerai  i'apprens  ma  débilité,  et  la  trahison  de  mon  entendement  : 
d'où  ie  tire  la  reformation  de  toute  la  masse.  En  toutes  mes  autres 
erreurs,  ie  fais  de  mesme  :  et  sens  de  cette  règle  grande  vtilité  à  la 
vie.  le  ne  regarde  pas  l'espèce  et  l'indiuidu,  comme  vne  pierre  où 
i'aye  bronché.  I'apprens  à  craindre  mon  alleure  par  tout,  et  m'at- 
lens  à  la  régler.  D'apprendre  qu'on  a  dit  ou  fait  vne  sottise,  ce 
n'est  rien  que  cela.  Il  faut  apprendre,  qu'on  n'est  qu'vn  sot.  Ins- 
truction bien  plus  ample,  et  importante.  Les  faux  pas,  que  ma  mé- 
moire m'a  fait  si  souuent,  lors  mesme  qu'elle  s'asseure  le  plus  de 
soy,  ne  se  sont  pas  inutilement  perduz.  Elle  a  beau  me  iurer  à 
cette  heure  et  m'asseurer  :  ie  secoiie  les  oreilles  :  la  première  op- 
position qu'on  faict  à  son  tesmoignage,  me  met  en  suspens.  Et 
n'oserois  me  fier  d'elle,  en  chose  de  poix  :  ny  la  garcntir  sur  le 
faict  d'autruy.  Et  n'cstoit,  que  ce  que  ie  fay  par  faute  de  mémoire, 
les  autres  le  font  encore  plus  souuent,  par  faute  de  foy,  ie  pren- 
drois  tousiours  en  chose  de  faict,  la  vérité  de  la  bouche  d'vn  autre, 
plustost  que  de  la  mienne.  Si  chacun  espioit  de  près  les  effects  et 
circonstances  des  passions  qui  les  régentent,  comme  i'ay  faict  de 
celle  à  qui  i'estois  tombé  en  partage  :  il  les  verroit  venir  :  et  ral- 
lentiroit  vn  peu  leur  inipetuosité  et  leur  course.  Elles  ne  nous  sau- 
tent pas  tousiours  au  collet  d'vn  prinsault,  il  y  a  de  la  menasse  et 
des  degreî. 

Fluetun  vti  primo  cœpil  cùm  nlbe.icerr  irn/o, 
Paulnlim  sese  tollil  mare,  et  altius  vndas 
Erigit,  inde  imo  consurgit  ad  telhera  fundo. 

Le  iugemcnt  lient  chez  moy  vn  siège  magistral,  au  moins  il  s'en  ef- 
force soigneusement.  Il  laisse  mes  appetis  aller  leur  train  :  et  la  haine 
et  l'amitié,  voire  et  celle  que  ie  me  porte  à  moy  mesme,  sans  s'en  al- 
térer et  corronipH».  S'il  n(;  peut  reformer  les  autres  parties  selon  .soy, 
au  moins  ne  si-  laisse  il  pas  dilTormer  à  elles  :  il  faict  ."on  ieu  à  part. 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  619 

conçoit  contre  elle  une  haine  mieux  justifiée.  Qui  se  souvient  des 
maux  qu'il  a  soufferts,  de  ceux  dont  il  a  été  menacé,  des  circons- 
tances sans  gravité  qui  ont  pu  le  troubler,  se  prépare  par  là  aux 
agitations  futures  et  à  bien  juger  son  état.  La  vie  de  César  ne  nous 
est  pas  d'un  exemple  plus  efficace  que  la  nôtre  ;  que  ce  soit  celle 
d'un  empereur  ou  celle  d'un  homme  du  peuple,  c'est  toujours  une  vie 
en  butte  à  tous  les  accidents  humains.  Prêtons  l'oreille  à  cette  voix 
intérieure,  elle  nous  dira  tout  ce  qu'il  nous  importe  particulière- 
ment de  connaître.  —  Celui  qui  se  souvient  de  s'être  si  grandement 
et  si  souvent  trompé  en  s'en  rapportant  à  son  propre  jugement, 
n'est-il  pas  un  sot  de  n'en  pas  être  à  tout  jamais  en  défiance? 
Quand  j'arrive  à  être  convaincu,  par  les  raisons  qu'on  m'oppose, 
que  mon  opinion  est  erronée,  ce  n'est  pas  tant  ce  qui  vient  de  m'être 
dit  et  mon  ignorance  dans  ce  cas  particulier  que  je  retiens,  ce  se- 
rait de  peu  de  profit  ;  c'est  d'une  façon  plus  générale  ma  débilité,  la 
trahison  de  mon  entendement  que  je  constate,  et  j'en  conclus  que 
tout  l'ensemble  est  à  réformer.  Dans  toutes  mes  erreurs  je  fais  de 
même  et  je  sens  que  cette  règle  m'est  de  grande  utilité  dans  la  vie; 
je  ne  regarde  pas,  en  l'espèce,  le  fait  comme  une  pierre  qui  acci- 
dentellement me  fait  broncher;  il  me  révèle  qu'il  est  à  craindre 
que  mon  allure  ne  soit,  en  tout,  autre  qu'il  ne  faut,  et  me  dispose  à 
la  régler.  Savoir  qu'on  a  dit  ou  fait  une  sottise,  n'est  rien;  ce  qu'il 
faut  apprendre  c'est  qu'on  n'est  qu'un  sot,  chose  de  bien  autre 
conséquence  et  bien  autrement  importante  à  connaître.  Les  faux  pas 
que  ma' mémoire  me  fait  si  souvent  commettre,  lors  même  qu'elle 
est  le  plus  sûre  d'elle-même,  ne  sont  pas  inutiles.  Maintenant,  elle 
a  beau  me  jurer  qu'elle  est  certaine  d'elle-même,  je  n'y  crois  plus; 
la  première  objection  qu'on  fait  à  son  témoignage  me  met  sur  mes 
gardes,  et  je  n'oserais  me  fier  à  elle  pour  quelque  chose  de  sérieux, 
ni  m'en  porter  garant  quand  il  s'agit  de  choses  accomplies  pour 
autrui  ;  au  point  que  si  ce  que  je  fais  faute  de  mémoire,  d'autres  ne 
le  faisaient  plus  souvent  encore  par  mauvaise  foi,  je  croirais  toujours 
sur  un  fait  ce  qu'un  autre  en  dit,  plutôt  que  ce  que  j'en  dis  moi- 
même.  —  Si  chacun  épiait  de  près  les  effets  et  les  circonstances 
des  passions  qui  le  dominent,  comme  je  l'ai  fait  moi-même  pour 
celles  dont  je  suis  atteint,  il  les  verrait  venir  et  ralentirait  un  peu 
leur  violence  et  leur  course.  Elles  ne  nous  sautent  pas  toujours  à 
la  gorge  du  premier  coup;  elles  commencent  par  nous  menacer, 
puis  nous  envahissent  par  degré  :  «  y4insi  Von  voit,  au  premier 
souffle  des  vents,  la  mer  blanchir,  s'enfler  peu  à  peu,  soulever  ses 
ondes  et  bientôt,  du  fond  des  abîmes,  porter  ses  vagues  jusqu'aux  nues 
(Virgile).  »  Le  jugement  tient  chez  moi  la  première  place,  du  moins 
s'y  applique-t-il  avec  soin.  11  laisse  mes  appétits  aller  leur  train; 
ni  la  haine,  ni  l'amitié,  ni  même  l'affection  que  je  me  porte  à 
moi-même  ne  l'altèrent  et  ne  le  corrompent;  et,  s'il  ne  peut  mo- 
difier les  autres  éléments  de  moi-même  comme  il  le  conçoit,  tou- 
jours est-il  qu'il  ne  se  laisse  pas  pervertir  par  eux  :  il  fait  jeu  à 
part. 


620  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

L'aduertissement  à  chacun  de  se  cognoistre,  doit  esire  dvn 
important  effect,  piiisquo  co  Dieu  de  science  et  de  lumière  le  fit 
planter  au  front  de  son  temple  :  comme  comprenant  tout  ce 
qu'il  auoit  à  nous  conseiller.  Platon  dict  aussi,  que  prudence  n'est 
autre  chose,  que  l'exécution  de  cette  ordonnance  :  et  Socrates,  le 
vérifie  par  le  menu  en  Xenophon.  Les  difficultez  et  l'obscurité,  ne 
ïs'apperçoyuent  en  chacune  science,  que  par  ceux  qui  y  ont  entrée. 
Car  encore  faut  il  quelque  degré  d'intelligence,  à  pouuoir  remar- 
quer qu'on  ignore  :  et  faut  pousser  à  vne  porte,  pour  sçauoir 
qu'elle  nous  est  close.  ,D'où  naist  cette  Platonique  subtilité,  que  ny 
ceux  qui  sçauent,  n'ont  à  s'enquérir,  d'autant  qu'ils  sçauent  :  ny 
ceux  qui  ne  sçauent,  d'autant  que  pour  s'enquérir,  il  faut  sçauoir, 
dequoy  on  s'enquiert.  Ainsin,  en  cette  cy  de  se  cognoistre  soy- 
mesme  :  ce  que  chacun  se  voit  si  résolu  et  satisfaict,  ce  que  chacun 
y  pense  estre  suffisamment  entendu,  signifie  que  chacun  n'y  entend 
rien  du  tout,  comme  Socrates  apprend  à  Euthydeme.  Moy,  qui  ne 
fais  autre  profession,  y  trouue  vne  profondeur  et  variété  si  infinie, 
que  mon  apprentissage  n'a  autre  fruict,  que  de  me  faire  sentir, 
combien  il  me  reste  à  apprendre.  A  ma  foiblesse  si  souuent  reco- 
gnu(',  ie  dois  l'inclination  que  i'ay  à  la  modestie  :  à  l'obéissance  des 
créances  qui  me  sont  prescrites  :  a  vne  constante  froideur  et  mo- 
dération d'opinions  :  et  la  haine  de  cette  arrogance  importune  et 
quereleuse,  se  croyant  et  fiant  toute  à  soy,  ennemie  capitale  de  dis- 
cipline et  de  vérité.  Oyez  les  régenter.  Les  premières  sottises  qu'ils 
mettent  en  auant,  c'est  au  style  qu'on  establit  les  religions  et  les 
loix.  Nihil  est  turpius,  quàm  cognitioni  et  perceptioni  assertionem 
approbationémque  prœcurrere.  Aristarchus  disoit,  qu'anciennement, 
à  peine  se  trouua-il  sept  sages  an  monde  :  et  que  de  son  temps  à 
peine  se  trouuoit-il  sept  ignorans.  Aurions  nous  pas  plus  de  raison 
que  luy,  de  le  dire  on  nostre  temps?  L'affirmation  et  l'opiniastreté, 
sont  signes  exprez  de  bestise.  Cestuy-ci  aura  donné  du  nez  à  terre, 
cent  fois  pour  vn  iour  :  le  voyla  sur  ses  ergots,  aussi  résolu  et  en- 
tier que  deuant.  Vous  diriez  «[u'on  luy  a  infus  depuis,  quelque  nou- 
uelle  aine,  nt  vigueur  d'entendement.  Et  qu'il  luy  aduient,  comme  à 
cet  ancien  fils  de  la  terre,  qui  reprenoit  nouuelle  fermeté,  et  se 
ronforçoit  par  sa  cheutc. 

Cui  cùm  tetigere  parentem, 
lam  flefecla  vigenl  renouato  robore  membra. 

(la  testu  indocile,  pense-il  pas  reprendre  vn  nouuel  esprit,  pour 
reprendre  vne  nouuelle  dis[»ute?  C'est  par  mon  expérience,  que 
i'accuse  l'himiaine  ignorance.  Qui  est,  à  mon  aduis,  le  plus  seur 
party  de  l'escolc  du  moiidc.  Ceux  qui  ne  la  veulent  conclure  en  eux, 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  621 

Se  connaître  soi-même  est  la  science  capitale;  celui  qui 
sait,  hésite  et  est  modeste;  l'ignorant  est  affirmatif,  que- 
relleur et  opiniâtre.  —  Cet  avertissement  «  de  se  connaître 
soi-même  »  doit  être  pour  chacun  d'une  importance  capitale, 
puisque  le  dieu  de  science  et  de  lumière  la  fit  inscrire  au  fronton 
de  son  temple,  comme  comprenant  tout  ce  qu'il  avait  à  nous  con- 
seiller; Platon  dit  que  la  prudence  n'est  autre  que  la  mise  en  ap- 
plication de  cette  maxime  et  Socrate,  dans  Xénophon,  la  développe 
avec  grands  détails.  En  toute  science,  ceux-là  seuls  qui  s'en  occu- 
pent en  aperçoivent  les  difficultés  et  les  obscurités,  car  il  faut  en- 
core certaine  connaissance  pour  remarquer  qu'on  ignore;  c'est 
en  poussant  une-  porte,  qu'on  sait  si  elle  nous  est  fermée.  C'est  ce 
qui  a  donné  naissance  à  cet  aphorisme  de  l'école  de  Platon  qui 
semble  n'être  qu'un  simple  trait  d'esprit  :  «  Ceux  qui  savent  n'ont 
pas  à  s'enquérir,  puisqu'ils  savent  ;  ceux  qui  ne  savent  pas,  n'ont 
pas  davantage  à  le  faire,  puisque  pour  s'enquérir  il  faut  savoir  ce 
dont  on  s'enquiert.  »  Ici  «  se  connaître  soi-même  »  signifie  que, 
bien  que  chacun  se  montre  très  affirmatif,  satisfait  de  lui-même  et 
se  croil  suffisamment  entendu,  de  fait  il  ne  sait  rien,  comme  le  dé- 
montre Socrate  à  Euthydème.  Moi,  qui  ne  pense  pas  autrement, 
je  trouve  que  ces  paroles  ont  une  profondeur  et  sont  d'une  variété 
d'application  si  infinie,  que  ce  que  j'apprends  n'a  d'autre  résultat 
que  de  me  faire  sentir  combien  il  me  reste  à  apprendre.  A  ma  fai- 
blesse si  souvent  constatée,  je  dois  ma  disposition  d'esprit  à  la  mo- 
destie, à  obéir  aux  croyances  qui  me  sont  d'obligation,  à  apporter 
un  calme  constant  et  de  la  modération  dans  mes  opinions,  et  la 
haine  que  j'éprouve  pour  cette  arrogance  importune  et  querel- 
leuse, ennemie  capitale  de  toute  discipline  et  de  toute  vérité,  de 
ceux  qui  ne  croient  et  ne  se  fient  qu'à  eux-mêmes.  Écoutez-les  pro- 
fesser; les  premières  sottises  qu'ils  mettent  en  avant,  ils  les  for- 
mulent dans  un  langage  de  prophète  et  de  législateur  :  «  Rien  n'est 
plus  honteux  que  d'affirmer  et  de  décider,  avant  d'avoir  compris  et 
de  savoir  (Cicéron).  »  —  Àristarque  disait  qu'on  avait  à  peine  trouvé 
anciennement  sept  sages  dans  le  monde  entier  et  que,  de  son 
temps,  on  aurait  peine  à  trouver  sept  ignorants;  n'aurions-nous 
pas  plus  de  raison  que  lui,  de  le  dire  de  notre  époque?  L'affirma- 
tion et  l'opiniâtreté  sont  des  signes  indéniables  de  la  bêtise  :  tel 
convaincu  d'ignorance  cent  fois  par  jour,  se  pavane  nonobstant 
aussi  affirmatif,  aussi  entier  dans  ses  dires  après  qu'avant;  vous 
diriez  que  depuis  sa  dernière  avanie,  on  lui  a  infusé  quelque  âme 
nouvelle  et  retrempé  l'entendement,  ainsi  qu'il  arrivait  à  cet  an- 
cien fils  de  la  Terre  qui  reprenait  une  ardeur  et  une  force  nou- 
velles dans  chacune  de  ses  chutes  :  «  qui,  lorsqu'il  avait  touché  sa 
mère,  sentait  une  nouvelle  vigueur  renaître  dans  ses  membres  épui- 
si's  {Lucain)  »;  cet  entêté  imbécile  pense  peut-être  reprendre  un 
nouvel  esprit  pour  recommencer  une  nouvelle  lutte.  C'est  par  ex- 
périence que  j'accuse  l'ignorance  humaine  d'être,  d'après  moi,  ce 
que  produit  de  plus  certain  l'école  du  monde.  Ceux  qui  ne  veulent 


622  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

par  vn  si  vain  exemple  que  le  mien,  ou  que  le  leur,  qu'ils  la  reco- 
gnoissent  par  Socrales,  le  maistre  des  maistres.  Car  le  philosophe 
AntislhcDes,  à  ses  disciples,  Allons,  disoil-il,  vous  et  moy  ouyr 
Socrales.  Là  ie  seray  disciple  auec  vous.  Et  soustenanl  ce  dogme, 
de  sa  secte  Stoïque,  que  la  vertu  suffîsoit  à  rendre  vne  vie  plainement 
heureuse,  et  n'ayant  besoin  de  chose  quelconque,  sinon  de  la  force 
de  Socrates,  adioustoit-il.  Cette  longue  attention  que  iemployc  à 
me  considérer,  me  dresse  à  iuger  aussi  passablement  des  autres. 
Et  est  peu  de  choses,  dcquoy  ie  parle  plus  heureusement  et  excu- 
sablement.  Il  m'aduient  souuent,  de  voir  et  distinguer  plus  exacte- 
ment les  conditions  de  mes  amis,  qu'ils  ne  font  eux  mesmes.  l'en 
ay  estonné  quelqu'vn,  par  la  pertinence  de  ma  description  :  et  l'ay 
aduerty  de  soy.  Pour  m'estre  dés  mon  enfance,  dressé  à  mirer  ma 
vie  dans  celle  d'autruy,  i'ay  acquis  vne  complexion  studieuse  en 
cela.  Et  quand  i'y  pense,  ie  laisse  eschaper  autour  de  moy  peu  de 
choses  qui  y  serucnt  :  contenances,  humeurs,  discours.  l'estudie 
tout  :  ce  quil  me  faut  fuir,  ce  qu'il  me  faut  suyure.  Ainsin  à  mes 
amis,  ie  descouure  par  leurs  productions,  leurs  inclinations  inter- 
nes. Non  pour  renger  cette  infinie  variété  d'actions  si  diuerses  et  si 
descouppees,  à  certains  genres  et  chapitres,  et  distribuer  distinc- 
tement mes  partages  et  diuisions,  en  classes  et  régions  cogouës, 

Sed  neqtte  quàm  multee  species,  et  nomina  quœ  sint. 
Est  numerus. 

Les  sçauans  parlent,  et  dénotent  leurs  fantasies,  plus  spécifique- 
ment, et  par  le  menu.  Moy,  qui  n'y  voy  qu'autant  que  l'vsage  m'en 
informe,  sans  règle,  présente  généralement  les  miennes,  et  à  las- 
tons.  Comme  en  cecy  :  le  prononce  ma  sentence  par  articles  des- 
cousus :  c'est  chose  qui  ne  se  peut  dire  à  la  fois,  et  en  bloc.  La  re- 
lation, et  la  conformité,  ne  se  trouuent  point  en  telles  âmes  que  les 
nostres,  basses  et  communes.  La  sagesse  est  vn  bastiment  solide 
et  entier,  dont  chaque  pièce  tient  son  rang  et  porte  sa  marque.  Sola 
sapientia  in  se  Ma  conuersa  est.  le  laisse  aux  artistes,  et  ne  sçay 
s'ils  en  viennent  à  bout,  en  chose  si  meslee,  si  menue  et  fortuite, 
de  renger  en  bandes,  cette  infinie  diuersité  de  visages;  et  arrester 
noslre  inconstance,  et  la  mettre  par  ordre.  Non  seulement  ie  Irouue 
malaysé,  d'attacher  nos  actions  les  vnes  aux  autres  :  mais  chacune 
à  part  soy,  ie  trouue  malaysé,  de  la  designer  proprement,  par  quel- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  623 

pas  reconnaître  qu'il  en  est  ainsi,  soit  par  mon  propre  exemple,  à 
la  vérité  sans  conséquence,  soit  par  le  leur,  qu'ils  le  reconnaissent 
par  ce  qu'en  pensait  Socrate,  le  maître  des  maîtres,  dont  Antis- 
thène  disait  à  ses  disciples  :  <'  Allons,  vous  et  moi,  écouter  Socrate  ; 
là,  je  serai  disciple  au  même  degré  que  vous.  »  Ce  même  philo- 
sophe, dissertant  sur  ce  dogme  de  la  secte  des  Stoïciens  à  laquelle 
il  appartenait,  «  que  la  vertu  suffit  à  assurer  le  bonheur  de  la  vie 
et  que  l'on  n'avait  besoin  de  rien  autre  »,  ajoutait:  «  sinon  de  la 
force  d'âme  de  Socrate  ». 

Étudiant  sans  cesse  les  autres  pour  se  mieux  connaître, 
Montaigne  en  était  arrivé  à  les  juger  avec  assez  de  dis- 
cernement. Quel  service  on  rend  à  qui  sait  l'entendre,  de 
lui  dire  avec  franchise  ce  qu'on  pense  de  lui!  —  L'attention 
que,  depuis  si  longtemps,  j'apporte  à  me  considérer,  me  dispose  à 
juger  aussi  des  autres  avec  assez  de  discernement,  et  il  est  peu 
de  choses  dont  je  parle  avec  plus  de  compétence  et  de  réussite.  Il 
m'est  arrivé  souvent  de  voir  et  de  distinguer  plus  exactement  qu'ils 
ne  s'en  rendaient  compte  eux-mêmes,  les  bonnes  et  mauvaises  dis- 
positions en  lesquelles  se  trouvaient  mes  amis;  il  en  est  que  j'ai 
étonnés  par  l'exactitude  de  mes  indications  et  que  j'ai  mis  en  garde 
contre  eux-mêmes.  Habitué  depuis  l'enfance  à  étudier  ma  vie  en 
me  mirant  dans  celle  des  autres,  j'ai  acquis,  sous  ce  rapport,  une 
réelle  aptitude  à  les  scruter;  et,  pour  peu  que  j'y  pense,  je  ne 
laisse  guère  échapper  rien  de  ce  qui  se  produit  autour  de  moi  pou 
vaut  y  aider  :  contenances,  humeurs,  raisonnements.  J'étudie  tout, 
ce  qu'il  me  faut  éviter  comme  ce  qu'il  me  faut  imiter.  Aussi,  chez 
mes  amis,  je  reconnais,  par  ce  qu'ils  font,  l'état  d'âme  dans  lequel 
ils  se  trouvent  ;  non  cependant  pour  classer  en  genres  et  en  cha- 
pitres cette  infinie  variété  d'actions  si  diverses  par  leur  nature 
et  leur  forme,  et  rattacher  ensuite  ces  premiers  groupes  à  des 
classes  et  ordres  déjà  déterminés,  «  car  on  ne  saurait  dire  tous 
les  noms,  ni  distinguer  toutes  les  espèces,  tant  le  nombre  en  est 
grand  (Virgile)  ».  Aux  savants  de  parler  et  émettre  ce  qui  leur 
vient  à  l'idée  en  bien  précisant  et  entrant  dans  le  détail  ;  chez  moi  qui 
ne  vois  que  ce  que  l'usage  m'apprend  sans  qu'aucune  règle  me 
guide,  les  appréciations  ne  prennent  corps  qu'à  la  longue,  comme 
*  chose  qui  ne  peut  se  dire  tout  d'une  fois  et  en  bloc,  tout  n'étant 
pas  à  l'unisson  et  parfaitement  réglé  dans  les  âmes  communes  et 
d'ordre  inférieur  comme  sont  les  nôtres.  La  sagesse  est  un  bâtiment 
solide  et  qui  constitue  un  tout;  chaque  pièce  y  a  sa  place  et  porte 
sa  marque  :  «  Il  n'y  a  que  la  sagesse  qui  soit  tout  entière  renfermée 
en  elle-même  {Cicéron).  »  Je  laisse  aux  artistes,  et  ne  sais  s'ils  en 
viennent  à  bout  quand  il  s'agit  de  choses  si  confuses,  si  ténues, 
où  le  hasard  a  tant  de  part,  de  ranger  par  catégories  ces  variétés 
infinies  de  |)hysionomies,  de  fixer  nos  indécisions  et  d'y  introduire 
de  l'ordre.  Non  seulement  je  trouve  difficile  de  rattacher  nos 
actions  les  unes  aux  autres,  mais,  même  pour  chacune,  de  lui 
trouver  une  quahté  essentielle  qui  permette  de  la  désigner  d'une 


624  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

que  qualité  principale  :  tant  elles  sont  doubles  et  bigarrées  à  diuers 
lustres.  Ce  qu'on  remarque  pour  rare,  au  Roy  de  Macédoine,  Per- 
seus,  queson  esprit,  no  s'altachant  à  aucune  condition,  alloil  errant 
par  tout  genre  de  vie  :  et  représentant  des  mœurs,  si  essorées  et 
vagabondes  qu'il  n'estoit  cogneu  ny  de  luy  ny  d'autre,  quel  homme 
ce  fust,  me  semble  à  peu  près  conuenir  à  tout  le  monde.  Et  par 
dessus  tous,  i'ay  veu  quelque  autre  de  sa  taille,  à  qui  cette  conclu- 
sion s'appliqueroit  plus  proprement  encore,  ce  croy-ie.  Nulle  assiette 
moyenne  :  s'emportant  tousiours  de  i'vn  à  l'autre  extrême,  par  oc- 
casions indiuinables  :  nulle  espèce  de  train,  sans  trauerse,  et  con- 
trariété merueilleuse  :  nulle  faculté  simple  :  si  que  le  plus  vray- 
semblablement  qu'on  en  pourra  feindre  vn  iour,  ce  sera,  qu'il 
affectoit,  et  estudioit  de  se  rendre  cogneu,  par  eslre  mescognoissa- 
ble.  Il  faict  besoin  d'oreilles  bien  fortes,  pour  s'ouyr  franchement 
iuger.  Et  par  ce  qu'il  en  est  peu,  qui  le  puissent  souffrir  sans  mor- 
sure :  ceux  qui  se  bazardent  de  l'entreprendre  enuers  nous,  nous 
montrent  vn  singulier  elfect  d'amitié.  Car  c'est  aimer  sainement, 
d'entreprendre  à  blesser  et  offencer,  pour  profiter.  le  trouuc  rude 
dé  iuger  celuy  là,  en  qui  les  mauuaises.qualitez  surpassent  les 
bonnes.  Platon  ordonne  trois  parties,  à  qui  veut  examiner  l'ame 
d'vn  autre,  science,  bienueillance,  hardiesse.  Quelquefois  on  me 
demandoit,  à  quoy  l'eusse  pensé  estre  bon,  qui  se  fust  aduisé  de  se 
seruir  de  moy,  pendant  que  l'en  auois  l'aage  : 

Dum  melior  vires  sangïtis  dabal,  semula  necdum 
Temporibus  geminis  canebat  sparsa  senectus. 

A  rien,  fls-ie.  Et  m'excuse  volontiers  de  ne  sçauoir  faire  chose,  qui 
m'esclaue  à  autruy.  Mais  l'eusse  dit  ses  veritez  à  mon  maistre,  et 
eusse  contrerollé  ses  mœurs,  s'il  eust  voulu.  Non  en  gros,  par  le- 
çons scholastiques,que  ie  ne  sçay  point,  et  n'en  vois  naistre  aucune 
vraye  reformation,  en  ceux  qui  les  sçauent.  Mais  les  obseruant  pas 
à  pas,  à  toute  opportunité  :  et  en  iugeant  à  l'œil,  pièce  à  pièce, 
simplement  et  naturellement.  Luy  faisant  voir  quel  il  est  en  l'opi- 
nion commune  :  m'opposant  à  ses  flatteurs.  11  n'y  a  nul  de  nous, 
qui  ne  valust  moins  que  les  Roys,  s'il  estoit  ainsi  continuellement 
corrompu,  comme  ils  font,  de  celte  canaille  de  gem.  Conunent,  si 
Alexandre,  ce  grand  et  Roy  et  philosophe,  ne  peut  s'en  delTendre'f 
l'eusse  eu  assez  de  fidélité,  de  iugcment,  et  de  liberté,  pour  cela. 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  ^io 

manière  qui  lui  soit  propre,  tant  elles  apparaissent  multiples  et 
sous  des  aspects  divers,  suivant  le  point  de  vue  où  l'on  se  place. 
—  On  estime  que  les  natures  comme  celle  de  Persée,  roi  de  Ma- 
cédoine, sont  rares  :  «  Son  esprit  ne  se  préoccupait  d'aucune  façon 
d'être,  il  menait  indifféremment  tous  les  genres  de  vie,  et  avatt 
des  habitudes  si  libres  en  leur  essor  et  si  changeantes  que  ni 
lui-même,  ni  les  autres  ne  pouvaient  déterminer  ce  qu'il  était.  » 
Cette  peinture  me  paraît  pouvoir  s'appliquer  à  peu  près  à  tout  le 
monde,  et,  par-dessus  tout,  à  quelqu'un  que  j'ai  vu  taillé  sur  le 
môme  modèle  et  duquel  on  pourrait,  je  crois,  dire  avec  plus 
d'exactitude  encore  qu'  «  il  est  mal  équilibré,  allant  toujours  sans 
motif  plausible  d'un  extrême  à  l'autre;  sa  vie,  qui  se  passe  sans 
éclat,  ne  présente  ni  revers,  ni  contrariétés  sérieuses;  il  n'a  aucune 
faculté  nettement  caractérisée  ;  il  est  vraisemblable  que  ce  qu'on 
pourra  en  supposer  un  jour,  c'est  qu'il  affecte  et  s'étudie  à  pas- 
ser pour  un  être  qu'on  ne  peut  pénétrer  ».  —  Il  faut  des  oreilles 
bien  résistantes  pour  s'entendre  juger  franchement;  et,  comme  il 
est  peu  de  monde  qui  puisse  le  souffrir  sans  mordre,  ceux  qui  se 
hasardent  à  nous  rendre  ce  service,  nous  donnent  un  témoignage 
d'amitié  qui  n'est  pas  ordinaire;  car  c'est  aimer  sincèrement  que 
de  risquer  de  nous  blesser  et  de  nous  offenser  pour  notre  bien.  Je 
trouve  rude  de  juger  quelqu'un  dont  les  mauvaises  qualités  l'em- 
portent sur  les  bonnes;  chez  celui  qui  veut  juger  l'âme  d'autrui, 
Platon  exige  trois  qualités  :  capacité,  bienveillance  et  hardiesse. 
Montaigne  estime  qull  n'eût  été  bon  à  rien,  sauf  à  parler 
librement  à  un  maître  auquel  il  eût  été  attaché,  à  lui  dire 
ses  vérités  et  faire  qu'il  se  connût  lui-même  ;  pareil  cen- 
seur bénévole  et  discret  serait  chose  précieuse  pour  les 
rois,  auxquels  la  gent  maudite  des  flatteurs  est  si  perni- 
cieuse. —  On  me  demandait  une  fois  à  quoi  je  pensais  que  j'eusse 
été  bon,  si  on  se  fût  avisé  de  m'employer  quand  j'étais  en  âge  de 
servir  :  «  alors  qu'un  sang  plus  vif  courait  dans  mes  veines  et  que  la 
vieillesse  jalouse  n'avait  pas  encore  blanchi  mes  tempes  {Virgile)  ».  A 
rien,  répondis-je;  et  je  me  pardonne  volontiers  de  ne  savoir  faire 
quoique  ce  soit  qui  m'eût  fait  l'esclave  de  quelqu'un.  Mais  j'eusse 
été  capable  de  dire  ses  vérités  à  mon  maître  et  de  contrôler  ses 
mœurs,  s'il  l'eût  voulu.  Je  ne  l'aurais  pas  fait  en  gros,  en  mettant 
en  œuvre  les  procédés  des  écoles  de  philosophie,  procédés  dont  je 
ne  sais  pas  user  et  que  je  ne  vois  pas  avoir  produit  de  réels  change- 
ments chez  ceux  qui  les  connaissent;  mais  en  l'observant  pas  à  pas, 
aux  moments  opportuns,  jugeant  par  moi-même  ses  faits  et  gestes, 
un  à  un,  simplement,  naturellement,  lui  faisant  voir  ce  que  commu- 
nément on  pensait  de  lui  à  rencontre  de  ce  qu'auraient  pu  lui  dire 
ses  flatteurs.  Il  n'est  pas  un  de  nous  qui  ne  vaudrait  moins  que  les 
rois,  s'il  était  continuellement  corrompu,  comme  ils  le  sont,  par 
cette  engeance  maudite.  Gomment  ne  le  seraient-ils  pas,  alors 
qu'Alexandre,  grand  roi  en  même  temps  que  grand  philosophe,  ne 
put  s'en  défendre?  J'aurais  eu  assez  de  fidélité,  de  jugement  et  de 

ESSAIS   DE  MONTAIGNE.  —  T.   III  40 


026  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

Ce  seroil  vn  office  sans  nom  ;  aulremonl  il  perdroil  son  cffecl  et  sa 
grâce.  El  est  vn  roolle  qui  ne  peut  indifrcremment  appartenir  à 
tous.  Car  la  vcriti'î  inesine,  n'a  pas  ce  priuilege,  d'estre  employée  à 
toute  heure,  et  en  toute  sorte  :  son  vsage  tout  noble  qu'il  est,  a 
ses  circonscriptions,  et  limites.  Il  adulent  souuent,  comme  le  monde 
est,  qu'on  la  lasche  à  l'oreille  du  Prince,  non  seulement  sans 
fruict,  mais  donimageablemenl,  et  encore  iniustcment.  Et  ne  me 
fera  Ion  pas  accroire,  qu'vne  sainte  remonstrance,  ne  puisse  estre 
appliquée  viticuscment  :  et  que  l'interest  de  la  substance,  ne  doyue 
souuent  céder  à  linterest  de  la  forme.  le  voudrois  à  ce  mestier, 
vn  homme  contant  de  sa  fortune, 

Quod  sit,  esse  velit,  nihilque  malit  : 

et  nay  de  moyenne  fortune.  D'autant,  que  d'vne  part,  il  n'auroit 
point  de  crainte  de  toucher  viuement  et  profondement  le  cœur  du 
maistre,  pour  ne  perdre  par  là,  le  cours  de  son  auancement.  Et 
d'autre  part,  pour  estre  d'vne  condition  moyenne,  il  auroit  plus 
aysee  communication  à  toute  sorte  de  gens.  le  le  voudroy  à  vn 
homme  seul  :  carrespandre  le  priuilege  de  cette  liberté  et  priuauté 
à  plusieurs,  engendreroit  vne  nuisible  irreuerence.  Ouy,  et  de  celuy 
là,  ie  requerroy  sur  tout  la  fidélité  du  silence.  Vn  Roy  n'est  pas 
à  croire,  quand  il  se  vante  de  sa  constance,  à  attendre  le  rencontre 
de  l'ennemy,  pour  sa  gloire  :  si  pour  son  profit  et  amendement,  il 
ne  peut  souffrir  la  liberté  des  parolles  d'vn  amy,  qui  n'ont  autre 
effort,  que  de  luy  pincer  l'ouye  :  le  reste  de  leur  effect  estant  en  sa 
main.  Or  il  n'est  aucune  condition  d'homme,  qui  ait  si  grand  be- 
soing,  que  ceux-là,  de  vrais  et  libres  aduertissemens.  Ils  soustien- 
nent  vne  vie  publique,  et  ont  à  agréer  à  l'opinion  de  tant  de  specta- 
teurs, que  comme  on  a  accoustumé  de  leur  taire  tout  ce  qui  les 
diuertit  de  leur  route,  ils  se  trouuent  sans  le  sentir,  engagez  en  la 
haine  et  detestation  de  Jours  peuples,  pour  des  occasions  souuent, 
qu'ils  eussent  peu  cuiter,  à  nul  interest  de  leui'S  plaisirs  mesme, 
qui  les  en  eust  aduisez  et  redressez  à  temps.  Conunutiement  leurs 
fauorits  regardent  à  soy,  plus  qu'au  maistre.  Et  il  leur  va  de  bon  : 
d'autant  qu'à  la  vérité,  la  plus  part  des  offices  de  la  vraye  amitié, 
sont  enuers  le  souucrain,  en  vn  rude  et  périlleux  essay.  De  manière, 
qu'il  y  fait  besoin,  non  seulement  de  beaucoup  d'affcclion  et  de  fran- 
chise, mais  encore  de  courage.  En  fin,  toute  cette  fricassée  que 
ie  barbouille  ici,  n'est  qu'vn  ri'gistre  des  essais  de  ma  vie  :  qui  est 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  627 

liberté  pour  cela.  —  Une  semblable  charge  ne  serait  pas  attitrée, 
saris  quoi  elle  perdrait  son  efficacité  et  son  mérite;  c'est  un  rôle 
qui  ne  saurait  être  dévolu  indifféremment  à  tout  le  monde,  car  la 
vérité  elle-même  n'a  pas  le  privilège  de  pouvoir  être  dite  à  toute 
heure  et  sur  toutes  choses;  son  usage,  si  noble  qu'il  soit,  est  circons- 
crit et  a  ses  limites.  Il  arrive  souvent,  étant  donné  le  monde  tel 
qu'il  est,  que  la  rapporter  à  l'oreille  du  prince,  non  seulement  ne 
sert  de  rien,  mais  peut  être  nuisible,  et  même  constituer  une  injus- 
tice à  son  égard  ;  car  on  ne  me  fera  pas  croire  qu'une  remontrance, 
même  dictée  par  un  sentiment  pieux,  ne  puisse  être  une  faute  et 
que  l'intérêt  de  la  chose  qui  la  motive  ne  doive  souvent  céder  à 
celui  qu'il  y  a  à  respecter  les  convenances.  Je  voudrais,  pour  un  tel 
métier,  un  homme  satisfait  de  son  sort,  «  qui  voulût  être  ce  qu'il  est, 
et  rien  de  plus  (Martial)  »,  et  qui  soit  né  dans  une  situation  sociale 
moyenne,  parce  que  d'une  part,  ne  redoutant  pas  de  faire  tort  par 
là  à  son  avancement,  il  n'aurait  pas  crainte  de  toucher  vivement 
et  profondément  le  cœur  du  maître,  et  que,  de  l'autre,  étant  de 
condition  moyenne,  il  lui  serait  plus  facile  d'être  en  communica- 
tion avec  toutes  sortes  de  gens.  Ce  soin  ne  devrait  incomber  qu'à 
un  seul;  attribuer  le  privilège  d'une  telle  liberté  et  familiarité  à 
plusieurs,  entraînerait  des  atteintes  au  respect  qui  auraient  leurs 
inconvénients;  surtout,  et  pour  cette  même  raison,  je  requerrais  de 
lui  le  silence  le  plus  absolu. 

Un  roi  n'est  pas  à  croire  quand,  pour  se  faire  gloire,  il  se  vante 
de  supporter  avec  constance  les  attaques  de  ses  ennemis,  tandis 
que,  pour  son  profit  et  se  corriger,  il  ne  peut  souffrir  la  liberté  de 
langage  d'un  ami  qui  n'a  d'autre  but  que  d'éveiller  son  attention, 
le  reste  dépendant  de  lui.  Or,  il  n'est  pas  de  catégorie  d'hommes 
qui,  plus  qu'eux,  ait  besoin  de  sincères  avertissements  émis  en 
toute  liberté.  Leur  vie  se  passe  en  public;  ils  ont  à  se  concilier 
l'opinion  de  tant  de  gens  témoins  de  leurs  actes,  que,  la  coutume 
étant  de  leur  taire  tout  ce  qui  pourrait  leur  faire  modifier  leur 
manière  d'être,  ils  se  trouvent,  sans  s'en  apercevoir,  encourir  la 
haine  et  la  malédiction  de  leurs  peuples  par  des  circonstances  qu'il 
leur  eût  été  souvent  possible  d'éviter,  sans  même  que  ce  fût  au 
détriment  de  leurs  plaisirs,  s'ils  avaient  été  avertis  et  redressés  à 
temps.  D'ordinaire  leurs  favoris  regardent  à  leurs  propres  intérêts 
plus  qu'à  celui  de  leur  maître;  et  cela  leur  réussit,  car  il  n'est  que 
trop  vrai  que  la  plupart  des  services  qu'une  véritable  amitié  peut 
rendre  à  un  souverain,  sont  rudes  et  périlleux  à  entreprendre; 
aussi  demandent-ils  non  seulement  beaucoup  d'affection  et  de  fran- 
chise, mais  encore  du  courage. 

Ses  Essais  sont,  à  son  avis,  un  cours  expérimental,  fait 
sur  lui-même,  d'idées  afférentes  à  la  santé  de  Tâme  et  à. 
celle  du  corps  ;  il  va  donner  ci-après  un  aperçu  du  régime 
qu'il  a  observé  toute  sa  vie  durant.  —  En  somme,  toutes  ces 
boutades  que  j'entasse  ici  pêle-mêle,  constituent  une  sorte  de 
recueil  des  essais  auxquels  je  me  suis  livré  dans  le  cours  de  ma  vie; 


fi28  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

pour  l'inlernc  santé  exemplaire  assez,  à  prendre  l'instruction  à  con- 
Irepoil.  Mais  quant  à  la  santé  corporelle,  personne  ne  peut  fournir 
d'experienco  plus  vlilc  que  moy  :  qui  la  présente  pure,  nullement 
corrompue  et  altérée  par  art,  et  par  opination.  L'expérience  est 
proprement  sur  son  fumier  au  subiect  de  la  médecine,  où  la  raison 
iuy  quitte  toute  la  place.  Tybere  disoit,  que  quiconque  auoit  vescu 
vingt  ans,  se  deuoit  respondre  des  choses  qui  Iuy  estoient  nuisibles 
ou  salutaires,  et  se  sçauoir  conduire  sans  médecine.  Et  le  pouuoit 
auoir  apprins  de  Socrates  :  lequel  conseillant  à  ses  disciples  soi- 
gneusement, et  comme  vn  très  principal  estude,  l'estude  de  leui- 
santé,  adioustoit,  qu'il  estoit  malaisé,  qu'vn  homme  d'entendement, 
prenant  garde  à  ses  exercices  à  son  boire  et  à  son  manger,  ne  dis- 
cernast  mieux  que  tout  médecin,  ce  qui  Iuy  esloit  bon  ou  mauuais. 
Si  fait  la  médecine  profession  d  auoir  tousiours  l'expérience,  pour 
touche  de  son  opération.  Ainsi  Platon  auoit  raison  de  dire,  que 
pour  estre  vray  médecin,  il  seroit  nécessaire  que  celuy  qui  l'entre- 
prendroit,  eust  passé  par  toutes  les  maladies,  qu'il  veut  guérir,  et 
par  tous  les  accidens  et  circonstances  dequoy  il  doit  iuger.  C'est 
raison  qu'ils  prennent  la  vérole,  s'ils  la  veulent  sçauoir  penser. 
Vrayement  ie  m'en  fierois  à  celuy  là.  Car  les  autres  nous  guident, 
comme  celuy  qui  peint  les  mers,  les  escueils  et  les  ports,  estant 
a.ssis,  sur  sa  table,  et  y  faict  promener  le  modèle  d"vn  nauire  en 
toute  seurté.  lettez-le  à  l'effect,  il  ne  sçait  par  où  s'y  prendre.  Ils 
font  telle  description  de  nos  maux,  que  faict  vn  trompette  de  ville, 
qui  crie  vn  chcual  ou  vn  chien  perdu,  tel  poil,  telle  hauteur,  telle 
oreille  :  mais  présentez  le  Iuy,  il  ne  le  cognoit  pas  pourtant.  Pour 
Dieu,  que  la  médecine  me  face  vn  iour  quelque  bon  et  perceptible 
secours,  voir  comme  ie  crieray  de  bonne  foy. 

Tandem  efficaci  do  manua  scientiœt 

Les  arts  qui  promettent  de  nous  tenir  le  corps  en  santé,  et  l'ame  en 
santé,  nous  promettent  beaucoup  :  mais  aussi  n'en  est-il  point,  qui 
tiennent  moins  ce  qu'elles  promettent.  Et  en  nostre  temps,  ceux  qui 
font  profession  de  ces  arts  entre  nous,  en  montrent  moins  les  effects 
que  tous  autres  hommes.  On  peut  dire  d'eux,  pour  le  plus,  qu'ils 
vendent  les  drogues  medecinales  :  mais  qu'ils  soient  médecins,  cela 
ne  peut  on  dire,  l'ay  assez  vescu,  pour  mettre  en  comte  l'vsage,  qui 
m'a  conduict  si  loing.  Pour  qui  en  vou<lra  gouster  :  l'en  ay  faict 
l'essay,  son  •îs<hatiçon.  En  voyci  quelques  arlicles,  comme  la  souue- 
nanre  me  les  fournira,  le  nay  point  de  façon,  qui  ne  soit  allée  variant 
selon  les  accidents.  Mais  i'enregistre  celles,  que  i'ay  plus  souuent  veu 
en  train  :  «jui  ont  eu  plus  de  possession  en  moy  iusqu'à  cette  heure. 


TRADUCTION.  -  LIV.  III,  CH.  XIII.  629 

ce  qui  s'y  trouve,  afférent  à  la  santé  de  l'àme,  fournit,  sur  bien  des 
points,  nombre  d'exemples  qui  peuvent  instruire,  pourvu  qu'on 
prenne  le  contrepied  de  ce  que  j'ai  dit  ou  fait  moi-même.  Quant  à 
ce  qui  est  de  la  santé  du  corps,  personne  n'est  à  même  d'en  parler  avec 
plus  d'expérience  que  moi,  car  sur  ce  point  l'expérience  est  chez 
moi  dans  toute  sa  pureté,  elle  n'y  a  été  ni  corrompue  ni  altérée  par 
les  pratiques  de  l'art,  ou  par  des  idées  préconçues;  et  quand  il  est 
question  de  médecine,  elle  est  là  dans  son  domaine,  la  raison  lui  cède 
complètement  la  place.  Tibère  disait  que  quiconque  avait  vécu  vingt 
ans,  devait  être  en  état  de  savoir  ce  qui  lui  était  nuisible  ou  salu- 
taire, et  à  même  de  se  passer  de  médecin.  C'est  une  manière  de 
voir  qu'il  pouvait  tenir  de  Socrate,  lequel  recommandait  très  fort 
à  ses  disciples,  comme  une  étude  de  première  importance,  celle  de 
leur  santé;  ajoutant  qu'il  était  difficile  qu'un  homme  de  jugement 
s'observant  dans  ses  exercices,  son  boire  et  son  manger,  ne  discer- 
nât pas  mieux  que  tout  médecin  ce  qui  lui  était  bon  ou  mauvais.  — 
La  médecine  faisant  profession  d'avoir  toujours  l'expérience  pour 
pierre  de  touche  dans  ses  opérations,  Platon  dit  avec  raison  que 
pour  être  de  vrais  médecins,  il  faudrait  que  ceux  qui  entreprennent 
d'exercer  cet  art,  aient  passé  par  toutes  les  maladies  qu'ils  veu- 
lent guérir,  par  tous  les  accidents  et  circonstances  sur  lesquels  ils 
ont  à  prononcer.  Il  serait  donc  rationnel  qu'ils  aient  eu  les  maladies 
syphilitiques  pour  savoir  les  traiter;  et,  en  vérité,  je  m'en  fierais 
davantage  à  qui  ce  serait  le  cas,  parce  que  les  autres  nous  guident 
comme  celui  qui  peint  la  mer,  les  écueils  et  les  ports,  assis  devant 
sa  table,  sur  laquelle  il  fait  en  toute  sécurité  évoluer  l'image  d'un 
navire  ;  mettez-le  en  présence  de  la  réalité,  il  ne  sait  comment  s'y 
prendre.  Ils  décrivent  nos  maux  à  la  manière  d'un  tambour  de  ville 
qui  publie  un  cheval  ou  un  chien  perdu  :  il  est,  dit-il,  de  telle  cou- 
leur, de  telle  taille,  a  les  oreilles  de  telle  façon;  mais  présentez-le- 
lui,  il  ne  le  reconnaîtra  seulement  pas.  Pour  Dieu  !  que  la  médecine 
me  soit  un  jour  d'un  secours  efficace  et  indiscutable,  comme  je 
crierais  de  bonne  foi  :  «  Enfi7i,  Je  reconnais  une  science  dont  je  vois 
les  effets  {Horace)l  »  Les  arts  qui  promettent  de  nous  tenir  le 
corps  et  l'âme  en  santé,  nous  promettent  beaucoup,  mais  aussi  il 
n'y  en  a  pas  qui  tiennent  moins  ce  qu'ils  promettent.  De  notre 
temps  ceux  qui  exercent  ces  professions  sont,  de  nous  tous,  ceux 
chez  lesquels  on  en  constate  le  moins  les  effets;  tout  ce  qu'on  peut 
dire  d'eux,  c'est  qu'ils  vendent  des  drogues  médicinales;  mais  qu'ils 
soient  médecins,  on  ne  peut  en  convenir.  —  J'ai  assez  vécu  pour 
constater  quelles  pratiques  m'ont  conduit  aussi  loin;  pour  qui  vou- 
drait en  goûter,  comme  j'en  ai  fait  l'essai,  il  peut  me  tenir  pour  à 
même  de  le  renseigner.  En  voici  quelques-unes  que  je  relate  telles 
que  le  souvenir  m'en  vient;  bien  que  je  n'aie  pas  de  façon  de  faire 
qui  n'ait  varié  suivant  les  accidents  qui  me  sont  survenus,  il  est 
cependant  certaines  de  ces  pratiques  que  j'ai  suivies  plus  que 
d'autres;  j'enregistre  ici  celles  dont  j'ai  usé  le  plus  souvent  jusqu'à 
cette  heure. 


630  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

Ma  forme  de  vie,  est  pareille  en  maladie  comme  en  santé  : 
mesme  lict,  mcsmes  heures,  raesmes  viandes  me  seruent,  et  mesme 
breuuage.  le  n'y  adioiiste  du  tout  rien,  que  la  modération  du  plus 
et  du  moins,  selon  ma  force  et  appétit.  Ma  santé,  c'est  maintenir 
sans  destourbier  mon  estât  accouslumé.  le  voy  que  la  maladie 
m'en  desloge  d\n  costé  :  si  ie  crois  les  médecins,  ils  m'en  destour- 
neront de  l'autre  :  et  par  fortune,  et  par  art,  me  voyla  hors  de  ma 
routte.  le  ne  crois  rien  plus  certainement  que  cecy  :  que  ie  ne  sçau- 
roy  estre  offencé  par  l'vsage  des  choses  que  i'ay  si  long  temps  ac- 
coustumees.  C'est  à  la  coustume  de  donner  forme  à  nostre  vie,  telle 
qu'il  luy  plaist,  elle  peult  tout  en  cela.  C'est  le  breuuage  de  Circé, 
qui  diuersifie  nostre  nature,  comme  bon  luy  semble.  Combien  de 
nations,  et  à  trois  pas  de  nous,  estiment  ridicule  la  craincte  du  se- 
rein, qui  nous  blesse  si  apparemment  :  et  nos  bateliers  et  nos  pay- 
sans s'en  moquent.  Vous  faites  malade  vn  Alleman,  de  le  coucher 
sur  vn  matelas  :  comme  vn  Italien  sur  la  plume,  et  vn  François  sans 
rideau  et  sans  feu.  L'estomach  d'vn  Espagnol,  ne  dure  pas  à  nostre 
forme  de  manger,  ny  le  nostre  à  boire  à  la  Souysse.  Vn  Allemand 
me  feit  plaisir  à  Auguste,  de  combattre  l'incommodité  de  nos 
fouyers,  par  ce  mesme  argument,  dequoy  nous  nous  seruons  ordi- 
nairement à  condamner  leurs  poyles.  Car  à  la  vérité,  cette  chaleur 
croupie,  et  puis  la  senteur  de  cette  matière  reschauffée,  dequoy  ils 
sont  composez,  enteste  la  plus  part  de  ceux  qui  n'y  sont  expérimen- 
tez :  moy  non.  Mais  au  demeurant,  estant  cette  chaleur  égale,  cons- 
tante et  vniuerselle,  sans  lueur,  sans  fumée,  sans  le  vent  que  l'ou- 
uerture  de  nos  cheminées  nous  apporte,  elle  a  bien  par  ailleurs, 
dequoy  se  comparer  à  la  nostre.  Que  n'imitons  nous  l'architecture 
Romaine?  Car  on  dit,  qu'anciennement,  le  feu  ne  se  faisoit  en  leurs 
maisons  que  par  le  dehors,  et  au  pied  d'icelles  :  d'où  s'inspiroit  la 
chaleur  à  tout  le  logis,  par  les  tuyaux  practiquez  dans  l'espais  du 
mur,  lesquels  alloient  embrassant  les  lieux  qui  en  douoient  estre 
eschauCfez.  Ce  que  i'ay  veu  clairement  signifié,  ie  ne  sçay  où,  en 
Seneque.  Cestuy-cy,  m'oyant  louer  les  commoditez,  et  beautez  de 
sa  ville  :  qui  le  mérite  certes  :  commença  à  me  plaindre,  dequoy 
i'auois  à  m'en  eslongner.  Et  des  premiers  inconueniens  qu'il  m'al- 
lega,  ce  fut  la  poisanteur  de  teste,  que  m'apporteroient  les  chemi- 
née» ailleurs.  Il  auoit  ouï  faire  celte  plainte  à  quelqu'vn,  et  nous 
l'attachoit,  estant  priué  par  l'vsage  de  l'apperccuoir  chez  luy. 
Toute  chaleur  qui  vient  du  feu,  m'affoiblit  et  m'appesantit.  Si  disoit 
Eucnus,  que  le  meilleur  condiment  de  la  vie,  estoil  !<•  r<Mi.  le  prons 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  631 

Montaigne  conservait  le  même  genre  de  vie  qu'il  fût 
malade  ou  bien  portant;  il  fuyait  la  chaleur  émanant 
directement  du  foyer.  —  Mon  genre  de  vie  est  le  même  que  je 
sois  malade  ou  bien  portant;  je  îais  toujours  usage  du  même  lit, 
mes  heures  ne  varient  pas,  je  mange  et  bois  les  mêmes  choses;  je 
n'ajoute  rien,  seulement  je  me  modère  plus  ou  moins,  suivant  ma 
force  ou  mon  appétit.  Ma  santé,  c'est  le  maintien  sans  complication 
de  mon  état  habituel.  La  maladie  amène,  il  est  vrai,  une  rupture 
d'équilibre  dans  un  sens,  mais  si  j'en  croyais  les  médecins,  ils  le 
détermineraient  dans  l'autre,  et,  grâce  à  ma  mauvaise  fortune  et  à 
leur  art,  je  serais  alors  complètement  jeté  hors  de  ma  route.  —  Je 
ne  crois  à  rien  plus  fermement  qu'à  ceci  :  Que  je  ne  saurais  être 
incommodé  par  les  choses  auxquelles  je  suis  depuis  si  longtemps 
accoutumé;  c'est  à  nos  habitudes  à  arranger  notre  vie  comme  cela 
leur  plaît  :  elles  sont  toutes-puissantes  à  cet  égard,  elles  sont  le 
breuvage  de  Circé  qui  transforme  nos  natures  comme  bon  lui 
semble.  Combien  de  nations,  à  trois  pas  de  nous,  estiment  ridicule 
notre  crainte  du  serein,  qui  nous  paraît  à  nous  avoir  une  action  si 
nuisible;  et  combien  s'en  moquent  nos  bateliers  et  nos  paysans! 
Vous  rendez  un  Allemand  malade  en  le  faisant  coucher  sur  un 
matelas,  comme  un  ItaHen  sur  la  plume,  et  un  Français  sans  rideau 
et  sans  feu.  L'estomac  d'un  Espagnol  ne  résiste  pas  à  la  manière 
dont  nous  mangeons  ;  ni  le  nôtre  à  boire  comme  les  Suisses.  —  A 
Augsbourg,  un  Allemand  m'a  amusé  en  s'élevant  contre  l'incommo- 
dité de  nos  foyers,  auxquels  il  faisait  le  même  reproche  que  celui 
dont  nous  usons  pour  condamner  leurs  poêles;  et,  en  vérité,  cette 
chaleur  lourde,  l'odeur  qui,  lorsqu'ils  sont  échauffés,  se  dégage  des 
matériaux  dont  ils  sont  construits,  portent  à  la  tête  chez  la  plupart 
de  ceux  qui  n'y  sont  pas  habitués;  c'est  là  un  effet  auquel  j'échappe. 
Mais,  en  somme,  la  chaleur  qu'ils  donnent  est  égale,  constante, 
pénètre  partout;  ils  ne  produisent  ni  flamme,  ni  fumée;  on  ne 
reçoit  pas,  comme  chez  nous,  le  vent  qui  s'introduit  par  le  conduit 
de  nos  cheminées;  tout  cela  fait  que  ce  mode  de  chauffage  supporte 
bien  la  comparaison  avec  le  nôtre.  Que  n'imitons-nous  l'architecture 
romaine?  On  dit  qu'anciennement  à  Rome  le  feu  se  faisait  en  dehors 
et  en  contre-bas  des  maisons,  d'où  la  chaleur  se  communiquait 
dans  toute  l'habitation  par  des  tuyaux  qui,  logés  dans  l'épaisseur 
des  murs,  embrassaient  tout  le  pourtour  des  locaux  qu'ils  devaient 
échauffer,  ce  que  j'ai  vu  clairement  décrit  dans  je  ne  sais  quel 
passage  de  Sénèque.  Mon  Allemand  m'entendant  louer  les  commo- 
dités et  les  beautés  de  sa  ville  qui,  certes,  le  mérite,  se  mit  à  me 
plaindre  de  ce  que  je  devais  la  quitter,  et,  parmi  les  inconvénients 
que  je  devais  rencontrer  ailleurs,  plaça  en  première  ligne  les  maux 
de  tête  que  les  cheminées  m'y  occasionneraient,  Il  avait  entendu 
quelqu'un  s'en  plaindre  et  s'imaginait  que  cela  nous  était  parti- 
culier, ne  s'apercevant  pas  par  habitude  qu'il  en  était  de  même 
chez  lui.  —  Toute  chaleur  produite  par  le  feu  m'affaiblit  et  m'a- 
lourdit; Evenus  disait  que  le  feu  est  le  meilleur  condiment  de 


632  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

plustost  toute  autre  façon  d'eschaper  au  froid.  Nous  craignons 
les  vins  au  bas  :  en  Portugal,  cette  fumée  est  en  délices,  et  est  le 
breuuage  des  Princes.  En  somme,  chasque  nation  a  plu.sieurs  cous- 
tumes  etvsances,  qui  sont  non  seulement  incognues,  mais  farouches 
et  miraculeuses  à  quelque  autre  nation.  Que  ferons  nous  à  ce  peu- 
ple, qui  ne  fait  recepte  que  de  tesmoignages  imprimez,  qui  ne  croit 
les  hommes  s'ils  ne  sont  en  Hure,  ny  la  vérité,  si  elle  n'est  d'aage 
competant?  Nous  mettons  en  dignité  nos  sottises,  quand  nous  les 
mettons  en  moule.  11  y  a  bien  pour  luy,  autre  poix,  de  dire;  ie  l'ay 
leu  :  que  si  vous  dictes  :  ie  l'ay  ouy  dire.  Mais  moy,  qui  ne  mes- 
crois  non  plus  la  bouche,  que  la  main  des  hommes  :  et  qui  sçay 
qu'on  escript  autant  indiscrètement  qu'on  parle  :  et  qui  estime  ce 
siècle,  comme  vn  autre  passé,  i'allegue  aussi  volontiers  vn  mien 
amy,  que  Aulugelle,  et  que  Macrobe  :  et  ce  que  i'ay  veu,  que  ce 
qu'ils  ontescrit.  Et  comme  ils  tiennent  de  la  vertu,  qu'elle  n'est  pas 
plus  grande,  pour  estre  plus  longue  :  i'estime  de  mesme  de  la  vé- 
rité, que  pour  estre  plus  vieille,  elle  n'est  pas  plus  sage.  le  dis  souueut 
que  c'est  pure  sottise,  qui  nous  fait  courir  après  les  exemples  es- 
trangers  et  scholastiques.  Leur  fertilité  est  pareille  à  cette  heure  à 
celle  du  temps  d'Homère  et  de  Platon.  Mais  n'est-ce  pas,  que  nous 
cherchons  plus  l'honneur  de  l'allégation,  que  la  vérité  du  discours? 
Comme  si  c'estoit  plus  d'emprunter,  de  la  boutique  de  Vascosan, 
ou  de  Plantin,  nos  prennes,  que  de  ce  qui  se  voit  en  nostre  village. 
Ou  bien  certes,  que  nous  n'auons  pas  l'esprit,  d'esplucher,  et  faire 
valoir,  ce  qui  se  passe  deuant  nous,  et  le  iuger  assez  vifuement, 
pour  le  tirer  en  exemple.  Car  si  nous  disons,  que  l'authorité  nous 
manque,  pour  donner  foy  à  nostre  tesmoignage,  nous  le  disons 
hors  de  propos.  D'autant  qu'à  mon  aduis,  des  plus  ordinaires 
choses,  et  plus  communes,  et  cognuës,  si  nous  sçauons  trouuer  leur 
iour,  se  peuuent  former  les  plus  grands  miracles  de  nature,  et  les 
plus  merueilleui  exemples,  notamment  sur  le  subiect  des  actions 
luimaines.  Or  sur  mon  subiect,  laissant  les  exemples  que  ie  sçay 
par  les  Hures  :  et  ce  que  dit  Aristote  d'Andron  Argien,  qu'il  trauer- 
soit  sans  boire  les  arides  sablons  de  la  Lybie  :  vn  Gentil-homme 
qui  s'est  acquitté  dignement  de  plusieurs  charges,  di.soit  où  iVstois 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  633 

l'existence,  j'use  de  préférence  de  tout  autre  moyen  pour  échapper 
au  froid. 

Les  coutumes  d'un  pays  sont  parfois  le  contraire  de 
celles  de  quelque  autre  nation.  Tendance  que  nous  avons  à, 
aller  chercher  ailleurs,  dans  l'antiquité  notamment,  des 
arguments  que  notre  époque  nous  fournirait  amplement. 
—  Nous  n'estimons  pas  les  vins  provenant  du  tonneau  quand  déjà 
il  est  bas  ;  en  Portugal,  le  fumet  en  est  très  prisé  et  ces  vins  sont 
servis  sur  la  table  des  princes.  De  fait,  chaque  nation  a  des  cou- 
tumes et  des  usages  qui  non  seulement  sont  inconnus  à  d'autres 
nations,  mais  qui  y  paraissent  sauvages  et  étonnants.  Quelle  appré- 
ciation porter  sur  ce  peuple,  qui  ne  tient  compte  que  des  témoi- 
gnages imprimés,  qui  ne  croit  les  hommes  que  dans  leurs  livres, 
et  la  vérité  que  si  elle  est  d'un  âge  respectable?  Nos  sottises,  d'a- 
près lui,  acquièrent  de  la  dignité  quand  nous  les  avons  mises  sous 
presse;  et  dire  :  «  je  l'ai  lu  »,  au  lieu  de  :  «  je  l'ai  entendu  dire  »,  a 
pour  lui  une  valeur  bien  autrement  grande.  Moi,  qui  ai  même  foi 
dans  ce  qui  sort  de  la  bouche  des  hommes  qu'en  ce  qui  vient  de 
leur  main,  qui  sais  qu'on  écrit  aussi  indiscrètement  que  l'on  parle, 
et  qui  estime  mon  siècle  autant  qu'un  autre  des  temps  passés,  je 
crois  aussi  volontiers  un  ami  qu'Aulu-Gelle  et  Macrobe,  ce  que  j'ai 
vu  que  ce  qu'ils  ont  écrit;  et,  de  même  qu'on  ne  tient  pas  la  vertu 
pour  plus  grande  parce  qu'elle  date  depuis  plus  longtemps,  je 
pense  que  la  vérité  n'est  pas  plus  sage  de  ce  qu'elle  est  plus  vieille. 
Je  dis  souvent  que  c'est  pure  sottise  de  recourir  aux  exemples  que 
nous  trouvons  à  l'étranger  et  que  l'on  prône  tant  dans  les  écoles; 
les  temps  actuels  nous  en  fournissent  aussi  abondamment  qu'aux 
époques  d'Homère  et  de  Platon.  L'idée  contraire  ne  proviendrait- 
elle  pas  de  ce  que  nous  nous  attachons  plus  à  l'honneur  de  repro- 
duire une  citation  qu'à  la  vérité  de  ce  que  nous  exposons,  comme 
si,  en  empruntant  ses  arguments  à  la  boutique  de  Vascosan  ou  à 
celle  de  Plantin,  on  prouvait  davantage  qu'en  s'appuyant  sur  ce 
qui  se  voit  dans  son  village?  ou  bien  encore  de  ce  que  nous  n'a- 
vons pas  assez  d'esprit  pour  analyser  et  faire  ressortir  la  valeur  de 
ce  qui  se  passe  sous  nos  yeux  et  l'apprécier  assez  finement  pour 
en  tirer  des  conclusions?  Car  dire  que  l'autorité  nous  manque  pour 
faire  qu'on  ajoute  foi  à  notre  témoignage,  ne  se  peut  admettre; 
d'autant  que,  à  mon  avis,  les  choses  les  plus  ordinaires,  les  plus 
communes,  les  plus  connues  pourraient,  si  nous  savions  trouver 
la  meilleure  manière  de  nous  y  prendre,  nous  mettre  en  présence 
des  plus  grands  miracles  de  la  nature,  et  nous  fournir  les  plus  mer- 
veilleux exemples,  surtout  quand  nos  observations  portent  sur  les 
actions  humaines. 

Exemples  de  quelques  singularités  résultant  de  l'habi- 
tude. —  Laissant  donc,  sur  ce  sujet,  les  exemples  que  je  connais 
par  les  livres,  tels  que  celui  que  cite  Aristote,  d'Andron  l'Argien 
qui  traversait  sans  boire  les  sables  arides  de  la  Libye,  j'ai  ouï  dire, 
devant  moi,  à  un  gentilhomme  qui  a  rempli  honorablement  plu- 


634 


ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 


qu'il  estoit  allé  de  Madrid  à  Lisbonne,  en  plain  esté,  sans  boire.  Il 
se  porte  vigoureusement  pour  son  aage,  et  n'a  rien  d'extraordinaire 
en  l'vsage  de  sa  vie,  que  cecy,  d'estre  deux  ou  trois  mois,  voire  vn 
an,  ce  m'a-il  dit,  sans  boire.  Il  sent  de  l'altération,  mais  il  la  laisse 
passer  :  et  tient,  que  c'est  vn  appétit  qui  s'alanguit  aiséement  de 
soy-mesme  :  et  boit  plus  par  caprice,  que  pour  le  besoing,  ou  pour 
le  plaisir.  En  voicy  d'vn  autre.  Il  n'y  a  pas  long  temps,  que  ie 
rencontray  l'vn  des  plus  sçauans  hommes  de  France,  entre  ceux  de 
non  médiocre  fortune,  estudiant  au  coin  d'vnc  sale,  qu'on  luy  auoit 
rembarré  de  tapisserie  :  et  autour  de  luy,  vn  tabut  de  ses  valets, 
plain  de  licence.  Il  me  dit,  et  Seneque  ;quasi  autant  de  soy,  qu'il 
faisoit  son  profit  de  ce  tintamarre  :  comme  si  battu  de  ce  bruict,  il 
se  ramenast  et  reserrast  plus  en  soy,  pour  la  contemplation,  et  que 
cette  tempesle  de  voix  repercutast  ses  pensées  au  dedans.  Estant 
escholier  à  Padoûe,  il  eut  son  estude  si  long  temps  logé  à  la  batte- 
rie des  coches,  et  du  tumulte  de  la  place,  qu'il  se  forma  non  seule- 
ment au  mespris,  mais  à  l'vsage  du  bruit,  pour  le  seruice  de  ses 
estudes.  Socrates  respondit  à  Alcibiades,  s'estonnant  comme  il  pou- 
uoit  porterie  continuel  tintamarre  de  la  teste  de  sa  femme  :  Comme 
ceux,  qui  sont  accoustumezà  l'ordinaire  bruit  des  roues  à  puiser  de 
l'eau.  le  suis  bien  au  contraire  :  i'ay  l'esprit  tendre  et  facile  à  pren- 
dre l'essor.  Quand  il  est  empesché  à  part  soy,  le  moindre  bourdon- 
nement de  mousche  l'assassine.  Seneque  en  sa  ieunesse,  ayant 
mordu  chaudement,  à  l'exemple  de  Sextius,  de  ne  manger  chose, 
qui  eust  prins  mort,  s'en  passoit  dans  vn  an,  auec  plaisir,  comme  il 
dit.  Et  s'en  déporta  seulement,  pour  n'estre  soupçonné,  d'emprun- 
ter cette  règle  d'aucunes  religions  nouuelles,  qui  la  semoyent.  II 
print  quand  et  quand  des  préceptes  d'Attalus,  de  ne  se  coucher  phis 
sur  des  loudiers,  qui  enfondrent  :  et  employa  iusqu'à  la  vieillesse 
ceux  qui  ne  cèdent  point  au  corps.  Ce  que  l'vsage  de  son  temps,  luy 
faict  compter  à  rudesse,  le  nostre,  nous  le  faict  tenir  à  mollesse. 
Hogardez  la  diiïerence  du  viure  de  mes  valets  à  bras,  à  la  mienne  : 
les  Scythes  et  les  Indes  n'ont  rien  plus  eslongné  de  ma  force,  et  de 
ma  forme.  le  sçay,  auoir  retiré  de  l'aumosne,  des  enfans  pour  m'en 
seruir,  qui  bien  tost  après  m'ont  quicté  et  ma  cuisine,  et  leur  liurée  : 
seulement,  pour  se  rendre  à  leur  première  vie.  Et  en  trouuay  vn, 
amassant  depuis,  des  moules,  emmy  la  voirie,  pour  son  disner,  que 
par  priei-e,  ny  par  menasse,  ie  ne  sçeu   distraire  de  la  saiieur  el 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  635 

sieurs  charges,  qu'il  était  également  allé  sans  boire,  de  Madrid  à 
Lisbonne,  en  plein  été.  C'est  un  homme  très  vigoureux  pour  son 
âge  et  qui  n'a  rien  d'extraordinaire  dans  les  habitudes  courantes 
de  la  vie,  si  ce  n'est  de  demeurer,  m'a-t-il  dit,  deux  ou  trois  mois, 
voire  même  une  année,  sans  boire.  Il  sent  de  l'altération,  mais  il  la 
laisse  passer,  et  dit  que  c'est  un  appétit  qui  se  dissipe  aisément  de 
soi-même,  et  que,  lorsqu'il  boit,  c'est  plus  par  caprice  que  par 
besoin  ou  plaisir. 

Autres  exemples  d'autre  sorte.  Il  n'y  a  pas  longtemps,  je  rencontrai 
l'un  des  hommes  les  plus  savants  de  France,  d'entre  ceux  possédant 
une  grande  fortune.  Il  travaillait  dans  un  des  coins  d'une  salle  qu'on 
lui  avait  garnie  de  tapisseries,  et,  autour  de  lui,  ses  valets,  sans  se 
gêner,  faisaient  un  grand  vacarme.  Il  me  dit,  et  Sénèque  en  rapporte 
autant  de  lui-même,  que  ce  tintamarre  lui  allait  fort,  ce  tapage 
ramenant  en  quelque  sorte  sa  pensée  en  lui,  comme  si,  pour  échap- 
per au  bruit,  il  était  obligé  de  se  replier  sur  lui-même,  de  se  con- 
centrer, pour  pouvoir  méditer.  En  étudiant  à  Padoue,  il  avait  si 
longtemps  travaillé  dans  un  local  où  s'entendaient  continuellement 
le  roulement  des  voitures  et  le  tumulte  de  la  place,  qu'il  s'était 
habitué  non  seulement  à  n'en  être  pas  incommodé,  mais  à  ne  pou- 
voir même  s'en  passer  pour  bien  travailler.  —  Socrate  répondait  à 
Alcibiade  qui  s'étonnait  de  ce  qu'il  pouvait  supporter  les  criail- 
leries  continuelles  de  sa  femme  :  «  Cela  me  fait  comme,  à  ceux  qui 
y  sont  habitués,  le  bruit  continu  des  norias  qui  servent  à  puiser 
l'eau.  »  —  Je  suis  tout  le  contraire,  j'ai  l'esprit  impressionnable  et 
facile  à  distraire;  aussi  quand  je  suis  mal  disposé,  le  moindre  bour- 
donnement de  mouche  m'est  insupportable. 

Sénèque,  dans  sa  jeunesse,  s'était  fortement  appliqué,  à  l'exemple 
de  Sextius,  à  ne  rien  manger  qui  eût  eu  vie;  cela  dura  un  an  et  il 
s'en  trouvait  bien,  nous  dit-il.  Il  y  renonça  uniquement  pour  qu'on 
ne  le  soupçonnât  pas  d'être  favorable  à  certaines  religions  nou- 
velles, en  suivant  cette  règle  qu'elles  prônaient.  Il  s'était  également 
mis,  vers  le  même  temps,  comme  le  recommande  Attale,  à  ne  plus 
coucher  sur  des  matelas  cédant  sous  le  poids  du  corps  et,  jusqu'à 
la  fin  de  ses  jours,  il  n'en  employa  que  de  résistants;  ce  que  l'usage 
faisait  considérer  à  son  époque  comme  acte  d'austérité  de  sa  part, 
nous  le  tenons  aujourd'hui  pour  du  raffinement. 

Nos  goûts  sont  susceptibles  de  se  modifier  quand  nous 
nous  y  appliquons;  il  faut  faire  en  sorte,  surtout  quand 
on  est  jeune,  de  n'en  avoir  aucun  dont  nous  soyons  les 
esclaves.  —  Regardez  combien  est  différente  ma  manière  de  vivre 
de  celle  de  mes  valets  de  ferme;  combien  les  Scythes  et  les  In- 
diens diffèrent  de  moi  comme  force  et  comme  tournure.  — 
J'ai  retiré  de  la  mendicité,  pour  les  prendre  à  mon  service,  des 
enfants  qui,  bientôt  après,  m'ont  quitté,  abandonnant  ma  cuisine 
et  ma  livrée,  pour  revenir  à  leur  existence  première;  depuis,  j'en 
ai  rencontré  un  qui,  pour  son  dîner,  ramassait  des  moules  dans 
la  rue  et  que  ni  mes  prières,  ni  mes  menaces  n'ont  pu  détourner 


636  ESSAIS  DE  MONTAIGiNE. 

douceur,  qu'il  trouuoit  en  rindigence.  Les  gueux  ont  leurs  magnifi- 
cences, et  leurs  voluptez,  comme  les  riches  :  et,  dit-on,  leurs  digni- 
tez  et  ordres  politiques.  Ce  sont  effects  de  raccoustumance.  Elle 
nous  peut  duire,  non  seulement  à  telle  forme  qu'il  luy  plaist  (pour- 
tant, disent  les  sages,  nous  faut-il  planter  à  la  meilleure,  qu'elle 
nous  facilitera  incontinent)  mais  aussi  au  changement  et  à  la  varia- 
tion :  qui  est  le  plus  noble,  et  le  plus  vtile  de  ses  apprentissages. 
La  meilleure  de  mes  complexions  corporelles,  c'est  d'estre  flexible 
et  peu  opiniastre.  l'ay  des  inclinations  plus  propres  et  ordinaires, 
et  plus  aggreables,  que  d'autres.  Mais  auec  bien  peu  d'effort,  ie 
m'en  destourne,  et  me  coule  aiséement  à  la  façon  contraire.  Vn 
ieune  homme,  doit  troubler  ses  règles,  pour  esueiller  sa  vigueur  :  la 
garder  de  moisir  et  s'apoltronir.  Et  n'est  train  de  vie,  si  sot  et  si 
débile,  que  celuy  qui  se  conduict  par  ordonnance  et  discipline. 

Ad primum  lapidem  vectari  cum  placet,  hora 
Sumitur  ex  libro  ;  si  prurit  frictus  ocelli 
Angulus,  inspecta  genesi  collyria  quserit. 

Il  se  reiettera  souuent  aux  excez  mesme,  s'il  m'en  croit  :  autrement, 
la  moindre  desbauche  le  ruyne.  Il  se  rend  incommode  et  desaggrea- 
ble  en  conuersation.  La  plus  contraire  qualité  à  vn  honneste  homme, 
c'est  la  délicatesse  et  obligation  à  certaine  façon  particulière.  Et 
elle  est  particulière,  si  elle  n'est  ployable,  et  soupple.  Il  y  a  de  la 
honte,  de  laisser  à  faire  par  impuissance,  ou  de  n'oser,  ce  qu'on 
voit  faire  à  ses  compaignons.  Que  telles  gens  gardent  leur  cuisine. 
Par  tout  ailleurs,  il  est  indécent  :  mais  à  vn  homme  de  guerre,  il 
est  vitieux  et  insupportable.  Lequel,  comme  disoit  Philopœmen,  se 
doit  accoustumer  à  toute  diuersité,  et  inegîilitf'  de  vie.  Quoy  que 
i'aye  esté  dressé  autant  qu'on  a  peu,  à  la  liberté  ot  à  l'indifférence, 
si  est-ce  que  par  nonchalance,  m'estant  en  vieillissant,  plus  arresté 
sur  certaines  formes  (mon  aage  est  hors  d'institution,  et  n'a  désor- 
mais dequoy  regaider  ailleurs  qu'à  se  maintenir)  la  coustumc  a 
desia  sans  y  penser,  imprimé  si  bien  en  moy  son  charactere,  en 
certaines  choses,  que  i'appelle  excez  de  m'en  despartir.  Et  sans 
m'essayer,  ne  puis,  ny  dormir  sur  iour,  ny  faire  collation  entre  les 
n.'pas,  ny  desieuner,  ny  in'allor  coucher  sans  grand  inlerualle, 
comme  de  trois  heures,  après  le  soupper,  ny  faire  des  enfans,  qu'a- 
uant  le  sommeil  :  ny  les  faire  debout  :  ny  porter  ma  sueur  :  ny 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  637 

de  la  saveur  et  de  la  douceur  qu'il  trouvait  à  vivre  ainsi  dans  l'in- 
digence. Les  gueux  ont  leurs  magnificences  et  leurs  voluptés,  tout 
comme  les  riches;  on  dit  même  qu'ils  ont  une  hiérarchie  et  des 
dignitaires  tout  comme  dans  l'ordre  social.  —  Ce  sont  là  des  effets 
de  l'entraînement,  qui  peut  non  seulement  nous  amener  à  tel  genre 
de  vie  qu'il  lui  plaît  (et  , disent  les  sages,  il  est  bon  de  s'arrêter  au 
meilleur  qui,  de  ce  fait,  se  trouvera  facilité),  mais  aussi  nous  pré- 
parer aux  changements  et  aux  variations  qui  peuvent  survenir;  et 
c'est  le  plus  noble  et  le  plus  utile  des  apprentissages  que  nous 
puissions  faire.  Les  meilleures  des  qualités  physiques  qui  me  sont 
propres,  c'est  de  me  prêter  à  tout  et  que  rien  ne  me  soit  indispen- 
sable; j'ai  des  penchants  qui  me  sont  plus  personnels,  auxquels  je 
reviens  plus  fréquemment  et  qui  me  sont  plus  agréables  que  d'au- 
tres, mais  avec  bien  peu  d'efforts  je  m'en  détourne,  et  très  aisément 
j'en  adopte  qui  sont  tout  le  contraire.  Un  jeune  homme  doit  intro- 
duire du  trouble  dans  ce  qu'il  s'est  imposé  comme  règle,  afin  que 
sa  vigueur  soit  toujours  en  éveil,  ne  s'altère  pas  et  n'arrive  à  l'é- 
nervement  ;  il  n'y  a  pas  de  train  de  vie  si  sot  et  si  débile,  que  ce- 
lui de  qui  est  astreint  à  une  discipline  et  un  règlement  constants  : 
«  Veut-il  se  faire  porter  jusqu  à  la  'première  borne  milliaire,  V heure 
est  prise  dans  son  traité  d'astrologie;  s'est-il  frotté  le  coin  de  l'œil  et 
lui  en  cuit-il,  le  collyre  devra  être  composé  d'après  son  horoscope 
(Juvénal)  ».  S'il  m'en  croit,  il  ira  jusqu'à  commettre  des  excès,  au- 
trement la  moindre  débauche  l'abat,  et  il  devient  gênant  et  désa- 
gréable en  société.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  fâcheux  pour  un  homme  du 
monde,  c'est  d'être  d'une  délicatesse  l'obligeant  à  un  mode  d'exis- 
tence particulier,  et  c'est  le  cas  s'il  ne  peut  se  plier  et  s'assujettir 
à  toutes  les  exigences.  11  y  a  de  la  honte  à  ne  pas  faire  par  impuis- 
sance, ou  à  ne  pas  oser  ce  qu'on  voit  faire  à  ses  compagnons  ;  les 
gens  de  ce  tempérament  n'ont  qu'à  rester  chez  eux  et  observer  leur 
régime.  Nulle  part  une  semblable  attitude  ne  convient;  mais,  dans 
la  profession  des  armes,  c'est  un  vice  capital  qui  ne  peut  s'admettre, 
parce  que  l'homme  de  guerre,  ainsi  que  le  disait  Philopœmen,  doit 
être  accoutumé  à  toutes  les  variations  et  irrégularités  de  la  vie. 

Habitudes  qu^avalt  contractées  Montaigne  dans  sa  vieil- 
lesse; passer  la  nuit  au  grand  air  l'incommodait,  soin 
qu'il  mettait  à  se  tenir  le  ventre  libre.  —  Quoique  j'aie  été 
dressé,  autant  qu'on  l'a  pu,  à  la  liberté  et  à  l'indifférence,  je  ne 
m'en  suis  pas  moins,  en  vieillissant,  arrêté  davantage  par  noncha- 
lance à  certaines  manières  de  faire  (mon  âge  ne  me  permet  plus 
de  me  corriger,  je  ne  peux  désormais  que  chercher  à  me  maintenir 
dans  mon  état  actuel),  et  l'habitude  a  déjà,  sans  que  j'y  pense,  si 
bien  imprimé  en  moi  son  caractère  à  l'égard  de  certaines  choses, 
que  c'est  pour  moi  faire  des  excès,  que  de  m'en  départir.  —  Je  ne 
puis  sans  m'y  entraîner  :  dormir  à  la  belle  étoile;  manger  entre 
mes  repas;  me  coucher  après  déjeuner  ou  souper,  sans  mettre  un 
assez  grand  intervalle,  comme  qui  dirait  trois  *  longues  heures; 
m'unir  à  la  femme,  si  ce  n'est  avant  de  m'endormir;  entrer  en  sa 


638  ESSAIS  DE  MONTAIGNK. 

m'abreuuer  d'eau  puro  on  de  vin  pur  :  ny  me  tenir  nud  teste  long 
temps  :  ny  me  faire  tondre  après  disner.  El  me  passerois  autant 
mal-aisément  de  mes  gans,  que  de  ma  chemise  :  et  de  me  lauer  à 
rissuë  de  table,  et  à  mon  leuer  :  et  de  ciel  et  rideaux  à  mon  lict, 
comme  de  choses  bien  nécessaires,  le  disnerois  sans  nape  :  mais  à 
TAIemande  sans  seruiette  blanche,  tres-incommodéement.  le  les 
souille  plus  qu'eux  et  les  Italiens  ne  font  :  et  m'ayde  peu  de  cuUier, 
et  de  fourchete.  le  plains  qu'on  n'aye  suyuy  vn  train,  que  i'ay  vcu 
commencer  à  l'exemple  des  Roys  :  Qu'on  nous  changeast  de  seruiette, 
selon  les  seruices,  comme  d'assiette.  Nous  tenons  de  ce  laborieux 
soldat  Marins,  que  vieillissant,  il  deuint  délicat  en  son  boire  :  et  ne 
le  prenoit  qu'en  vne  sienne  couppe  particulière.  Moy  ie  me  laisse 
aller  de  mesme  à  certaine  forme  de  verres,  et  ne  boy  pas  volontiers 
en  verre  commun.  Non  plus  que  d'vne  main  commune.  Tout  metail 
m'y  desplaist  au  prix  d'vne  matière  claire  et  transparante.  Que  mes 
yeux  y  tastent  aussi  selon  leur  capacité.  le  dois  plusieurs  telles  mol- 
lesses à  l'vsage.  Nature  m'a  aussi  d'autre  part  apporté  les  siennes  : 
comme  de  ne  soustenir  plus  deux  plains  repas  en  vn  iour,  sans  sur- 
charger mon  estomach  :  ny  l'abstinence  pure  de  l'vn  des  repas  : 
sans  me  remplir  de  vents,  assécher  ma  bouche,  estonner  mon  ap- 
pétit. De  m'offenser  d'vn  long  serein.  Car  .depuis  quelques  années, 
aux  couruées  de  la  guerre,  quand  toute  la  nuict  y  court,  comme  il 
adulent  communément,  après  cinq  ou  six  heures,  l'estomach  me 
commence  à  troubler,  auec  véhémente  douleur  de  teste  :  et  n'arriue 
point  au  iour,  sans  vomir.  Comme  les  autres  s'en  vont  desieuner, 
ie  m'en  vay  dormir  :  et  au  partir  de  là,  aussi  gay  qu'au  parauant. 
l'auois  tousiours  appris,  que  le  serein  ne  s'espandoit  qu'à  la  nais- 
sance de  la  nuict  :  mais  hantant  ces  années  passées  familièrement, 
et  long  temps,  vn  seigneur  imbu  de  cette  créance,  que  le  serein  est 
plus  aspre  et  dangereux  sur  l'inclination  du  soleil,  vne  heure  ou 
deux  auant  son  coucher  :  lequel  il  cuite  songneuscment,  et  mcsprise 
celuy  de  la  nuict  :  il  a  cuidé  ni'imprimer,  non  tant  son  discours, 
que  son  sentiment.  Quoy,  que  le  doubte  mesme,  et  l'inquisition 
frappe  noslre  imagination,  et  nous  change?  Ceux  qui  cèdent  tout  à 
coup  à  ces  pentes,  attirent  l'entière  ruine  sur  eux.  Et  plains  plu- 
sieurs Gentils-hommes,  qui  par  la  sottise  de  leurs  médecins,  se  sont 
mis  en  chartre  tousieunes  et  entiers.  Encores  vaudroit-il  mieux  souf- 
frir vn  reume,que  de  perdre  pour  iamais,  par  desaccoustumance,  le 
commerce  de  la  vie  commune,  en  action  de  si  grand  vsage.  Fas- 
cheuse  science  :  qui  nous  descrie  les  plus  douces  heures  du  iour. 


TRADUCTION.  —  LIV.  UI,  CH.  XIII.  639 

possession,  en  restant  debout;  demeurer  en  sueur;  boire  de  l'eau 
ou  du  vin  purs;  rester  longtemps  la  tête  découverte;  me  faire  cou- 
per les  cheveux  après  dîner;  je  ne  me  passerais  pas  de  gants  plus 
malaisément  que  de  chemise  ;  c'est  un  besoin  pour  moi  de  me  laver 
chaque  fois  au  sortir  de  table  et  lorsque  je  me  lève;  avoir  un  ciel 
de  lit  et  des  rideaux  me  semble  de  première  nécessité.  —  Je  dîne- 
rais sans  nappe,  mais  il  ne  me  siérait  pas  de  me  passer  de  serviette 
blanche  à  chaque  repas,  comme  cela  se  fait  chez  les  Allemands  ; 
je  les  salis  plus  qu'ils  ne  le  font,  eux  et  les  Italiens,  parce  que  j'ai 
peu    recours  aux  cuillères   et  aux  fourchettes.   Je   regrette   que 
l'usage  n'ait  pas  pris  de  faire  comme  j'ai  vu  commencer  chez  les 
rois,  de  changer  de  serviette,  comme  d'assiette,  à  tous  les  services. 
—  Nous  savons  que  Marius,  ce  soldat  qui  a  tant  peiné,  devint,  dans 
sa  vieillesse,  fort  délicat  sur  la  boisson  et  qu'il  ne  buvait  que  dans 
une  coupe  affectée  à  son  usage  personnel;  moi,  je  préfère  égale- 
ment certaine  forme  de  verre,  ne  bois  pas  volontiers  dans  un  verre 
ordinaire,  et  n'aime  pas  à  être  servi  par  le  premier  venu;  tout 
verre  en  métal  me  déplaît  auprès  de  ceux  faits  d'une  matière  claire 
et  transparente  :  il  est  besoin  que  mes  yeux,  dans  la  mesure  où  ils  le 
peuvent,  participent  à  la  jouissance  qu'éprouve  mon  palais. —  C'est 
ainsi  que  je  dois  à  l'usage  certaines  habitudes  efféminées.  De  son 
côté,  la  nature  m'a  aussi  apporté  les  siennes,  telles  que  e  dne  pou- 
voir faire  plus  de  deux  repas  complets  en  un  jour,  sans  surcharger 
mon  estomac;  non  plus  que  de  me  passer  complètement  de  l'un 
d'eux,  sans  avoir  des  vents,  la  bouche  desséchée  et  mon  appétit  qui 
proteste.  —  Je  suis  incommodé  si  je  demeure  longtemps  exposé  au 
serein;  depuis  quelques  années  lorsque,  dans  des  circonstances  de 
guerre,  j'y  reste  toute  la  nuit,  ce  qui  est  courant,  au  bout  de  cinq 
ou  six  heures  mon  estomac  commence  à  s'en  trouver  mal,  j'éprouve 
de  violentes  douleurs  de  tête,  n'atteins  pas  le  jour  sans  vomir, 
et,  quand  les  autres  vont  déjeuner,  moi  je  vais  dormir  et  suis  en- 
suite aussi  dispos  qu'avant.  J'avais  toujours  entendu   dire  que  le 
serein  ne  tombe  que  lorsque  vient  la  nuit;  mais  un  seigneur  que  je 
fréquentais  assez  longuement  et  intimement  en  ces  dernières  an- 
nées, convaincu  que  le  serein  est  plus  âpre  et  plus  dangereux 
quand  le  soleil  décline,  une  heure  ou  deux  avant  son  coucher,  ce 
qui  fait  qu'il  l'évite  à  ce  moment  et  ne  s'inquiète  pas  de  celui  de  la 
nuit,  a  failli  me  faire  partager  non  tant  son  raisonnement  que  ses 
sensations.  Ainsi  le  doute  même  et  les  recherches  auxquelles  nous 
nous  livrons  pour  nous  enquérir  de  ce  qui  est  vrai  ou  de  ce  qui  ne 
l'est  pas,  agissent  sur  notre  imagination  et  nous  changent!  —  Ceux 
qui  cèdent  brusquementàcesopinions  diverses,  marchent  à  leur  ruine 
complète  ;  aussi  combien  je  plains  quelques  gentilshommes  qui,  par 
la  sottise  de  leurs  médecins,  se  sont,  dans  toute  la  force  de  leur 
jeunesse,  séquestrés  de  leur  propre  mouvement;  mieux  vaut  encore^ 
contracter  un  rhume,  que  de  ne  pouvoir  plus  jamais,  parce  qu'on  en 
a  perdu  l'habitude,  vivre  de  la  vie  commune,  dont  nous  avons  à 
faire  si  grand  usage.  Fâcheuse  science  vraiment  que  celle  qui  nous 


640  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

Estondons  nostre  possession  iusques  aux  derniers  moyens.  Le  plus 
souuent  on  s'y  durcit,  en  s'opiniastrant,  et  corrige  Ion  sa  com- 
plexion  :  comme  fit  Cîesar  le  haut  mal,  à  force  de  le  mcspriser  et 
corrompre.  On  se  doit  adonner  aux  meilleures  règles,  mais  non  pas 
s'y  asseruir  :  si  ce  n'est  à  celles,  s'il  y  en  a  quelqu'vne,  ausquelles 
l'obligation  et  seruitude  soit  vtile.  Et  les  Roys  et  les  philosophes 
fientent,  et  les  dames  aussi.  Les  vies  publiques  se  doiuent  à  la  cé- 
rémonie :  la  mienne  obscure  et  priuée,  iouït  de  toute  dispence  na- 
turelle. Soldat  et  Gascon,  sont  qualitez  aussi,  vn  peu  subiettes  à 
l'indiscrétion.  Parquoy,  ie  diray  cecy  de  cette  action  :  qu'il  est  be- 
soing  de  la  renuoyer  à  certaines  heures,  prescriptes  et  nocturnes, 
et  s'y  forcer  par  coustume,  et  assubiectir,  comme  i'ay  faict.  Mais 
non  s'assuiectir,  comme  i'ay  faict  en  vieillissant,  au  seing  de  parti- 
culière commodité  de  lieu,  et  de  siège,  pour  ce  seruice  :  et  le  ren- 
dre empeschant  par  longueur  et  mollesse.  Toutesfois  aux  plus  sales 
offices,  est-il  pas  aucunement  excusable,  de  requérir  plus  de  soing 
et  de  netteté?  Nattirdhomo  mundum  et  elegaus  animal  est.  De  toutes 
les  actions  naturelles,  c'est  celle,  que  ie  souffre  plus  mal  volontiers 
m'estre  interrompue.  I'ay  veu  beaucoup  de  gens  de  guerre,  incom- 
modez du  desreiglement  de  leur  ventre.  Tandis  que  le  mien  et  moy, 
ne  nous  faillions  iamais  au  poinct  de  nostre  assignation  :  qui  est  au 
sault  du  lict,  si  quelque  violente  occupation,  ou  maladie  ne  nous 
trouble.  le  ne  iuge  donc  point,  comme  ie  disois,  où  les  malades 
se  puissent  mettre  mieux  on  seurté,  qu'en  se  tenant  coy,  dans  le 
train  de  vie,  où  ils  se  sont  esleuez  et  nourris.  Le  changement,  quel 
qu'il  soit,  estonne  et  blesse.  Allez  croire  que  les  chastaignes  nuisent 
à  vn  Perigourdin,  ou  à  vn  Lucquois  :  et  le  laict  et  le  fromage  aux 
gens  de  la  montaigne.  On  leur  va  ordonnant,  vne  non  seulement 
nouuelle,  mais  contraire  forme  de  vie.  Mutation  qu'vn  sain  ne  pour- 
roit  souffrir.  Ordonnez  de  l'eau  à  vn  Breton  de  soixante  dix  ans  : 
enfermez  dans  vne  estuue  vn  homme  de  marine  :  deffendez  le  pro- 
mener à  vn  laquay  Basque  :  ils  les  priuent  de  mouuement  et  en  fin 
d'air  et  de  lumière. 

An  viuere  lanli  est? 
Cogimur  à  suelis  animutn  suspendere  rebun, 

Atque,  vl  viuamus,  viuere  desinimua  : 
Hos  superesae  reor,  quibus  et  spirabiUs  aër, 

El  lux,  qua  regimur,  redditur  ipsa  grauis. 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  641 

gâte  les  heures  les  plus  douces  de  Texistence  !  Attachons-nous  par 
tous  les  moyens  à  ce  que  nous  possédons;  le  plus  souvent  on  s'af- 
fermit dans  la  possession,  en  s'y  opiniàtrant,  et  on  corrige  son 
tempérament,  comme  fit  César,  qui  triompha  du  haut  mal  à  force 
de  le  mépriser  et  de  lui  résister.  On  doit  adopter  les  règles  qui  sont 
les  meilleures  mais  non  s'y  assujettir,  sauf  à  celles,  s'il  en  existe, 
dont  l'observation  est  obligatoire  et  utile. 

Les  rois  et  les  philosophes  ont  journellement  à  vider  leurs  intes- 
tins; il  en  est  de  même  des  plus  grandes  dames.  Ceux  dont  la  vie 
se  passe  en  public,  se  doivent  de  garder  un  certain  décorum;  la 
mienne  est  obscure,  ne  relève  que  de  moi  et  bénéficie  par  suite  de 
toutes  les  libertés  qui  sont  dans  la  nature  ;  en  outre,  je  suis  soldat 
et  gascon,  un  peu  sujets  l'un  et  l'autre  à  l'indiscrétion;  je  puis 
donc  dire  de  cet  acte  ce  que  j'en  pense.  Il  faut  s'y  livrer  la  nuit,  à 
des  heures  déterminées;  on  y  arrive  par  l'habitude  en  s'y  astreignant 
ainsi  que  j'y  suis  parvenu.  Mais  il  ne  faut  pas  s'asservir,  comme  je 
l'ai  fait  en  vieillissant,  à  avoir  besoin  de  local  et  de  siège  spéciale- 
ment aménagés  pour  cet  usage,  ni  s'en  trouver  empêché  parce  que, 
par  paresse,  on  aura  trop  différé;  toutefois,  on  est  bien  un  peu  ex- 
cusable de  rechercher  du  soin  et  de  la  propreté  là  comme  ailleurs, 
même  quand  il  s'agit  des  choses  les  plus  malpropres  :  «  l'homme 
est  de  sa  nature  un  animal  propre  et  délicat  (Sénèque)  ».  De  toutes 
les  fonctions  naturelles,  c'est  celle  dans  laquelle  il  m'est  le  plus 
pénible  d'être  interrompu.  J'ai  vu  beaucoup  de  gens  de  guerre 
incommodés  par  le  dérèglement  de  leur  ventre;  le  mien  et  moi 
n'avons  jamais  failli  au  moment  précis,  qui  est  au  saut  du  lit,  sauf 
quand  une  pressante  occupation  ou  une  maladie  nous  dérangent. 

Ce  que  les  malades  ont  de  mieux  à  faire,  c'est  de  ne  rien 
changer  à  leur  mode  de  vie  habituel;  lui-même  ne  s'est 
jamais  abstenu  de  ce  qui  lui  faisait  envie;  il  en  a  été 
ainsi  des  plaisirs  de  l'amour,  qu'il  a  commencé  si  jeune  à 
connaître  que  ses  souvenirs  ne  remontent  pas  jusque-là. 
—  Je  ne  juge  donc  pas,  comme  je  l'ai  dit,  que  les  malades  puissent 
mieux  assurer  leur  rétablissement  autrement  qu'en  s'en  tenant  au 
genre  de  vie  dans  lequel  ils  ont  été  nourris  et  élevés;  tout  chan- 
gement, quel  qu'il  soit,  nous  étonne  et  nous  blesse.  Pouvez-vous 
croire  que  les  châtaignes  puissent  faire  mal  à  un  Périgourdin  ou 
à  un  Lucquois,  le  lait  et  le  fromage  aux  gens  de  la  montagne?  En 
les  leur  interdisant,  non  seulement  vous  changez  leur  mode  d'exis- 
tence, mais  vous  leur  en  imposez  un  contraire  au  leur;  c'est  une 
modification  à  laquelle  même  un  homme  bien  portant  ne  saurait 
résister.  Ordonnez  à  un  Breton  qui  a  soixante-dix  ans,  de  ne  boire 
que  de  l'eau;  enfermez  un  homme  dé  mer  dans  une  étuve;  défen- 
dez la  promenade  à  un  domestique  basque,  c'est  les  priver  de 
mouvement  et  finalement  d'air  et  de  lumière  :  «  La  vie  est-elle  d'un 
si  grand  prix,  qu'un  nous  force  à  renoncer  à  cesser  de  vivre  pour 
prolonger  notre  existence?  car  je  ne  pense  pas  quil  faille  mettre 
au  nombre  des  vivants,  eaux  auxquels  on  rend  incommode  l'air  qu'ils 

ESSAIS   DE  MONTAIGNE.    —  T.   lU.  41 


042 


ESSAIS  DK  MONTAIGNE. 


S'ils  ne  font  autre  bien,  ils  font  aumoins  eccy,  qu'ils  préparent  de 
Itonne  heure  les  patiens  à  la  mort,  leur  sapant  peu  à  peu  et  retran- 
chant Ivsage  de  la  vie.  Et  sain  et  malade,  ie  me  suis  volontiers 
laissé  aller  aux  appétits  qui  me  pressoient.  le  donne  grande  autho- 
rité  à  mes  désirs  et  propensions.  le  n'ayme  point  à  guarir  le  mal 
par  le  mal,  le  hay  les  remèdes  qui  importunent  plus  que  la  mala- 
die. D'estre  subiect  à  la  colique,  et  subiect  à  m'abstenir  du  plaisir 
de  manger  des  huitres,  ce  sont  deux  maux  pour  vn.  Le  mal  nous 
pinse  dvn  costé,  la  règle  de  l'autre.  Puis-qu'on  est  au  hazard  de  se 
mesconter,  hasardons  nousplustost  à  la  suitte  du  plaisir.  Le  monde 
faict  au  rebours,  et  ne  pense  rien  vtile,  qui  ne  soit  pénible.  La  faci- 
lité luy  est  suspecte.  Mon  appétit  en  plusieurs  choses,  s'est  assez 
heureusement  accommodé  par  soy-mesme,  et  rangé  à  la  santé  do 
mon  estomach.  L'acrimonie  et  la  pointe  des  sauces  m'agréèrent 
estant  ieune  :  mon  estomach  s'en  ennuyant  depuis,  le  goust  l'a  in- 
continent suyuy.  Le  vin  nuit  aux  malades  :  c'est  la  première  chose, 
dequoy  ma  bouche  se  desgouste,  et  d'vn  degoust  inuincible.  Quoy 
que  ie  reçoiue  désagréablement,  me  nuyt;  et  rien  ne  me  nuyt,  que 
ie  face  auec  faim,  et  allégresse.  lo  n'ay  iamais  receu  nuysance  d'ac- 
tion, qui  m'eust  esté  bien  plaisante.  Et  si  ay  fait  céder  à  mon  plai- 
sir, bien  largement,  toute  conclusion  medicinalle.  Et  me  suis  ieune, 

Quem  circumcursans  hue  atque  httc  sœpe  Cupido 
Fulgebat  crocina  splendidus  in  ttmica, 

preste  autant  liccntieusement  et  inconsidérément  qu'autre,  au  de- 
sir  qui  me  tenoit  saisi  : 

Et  militaui  non  sine  gloria. 

Plus  toutesfois  en  continuation  et  en  durée,  qu'en  saillie, 

Sex  me  vix  memini  suslinuisse  vices. 

Il  y  a  du  malheur  certes,  et  du  miracle,  à  confesser,  en  quelle  foi- 
blesse  dans,  ie  me  renconlray  premièrement  en  sa  subiection.  Ce 
fut  bien  rencontre  :  car  ce  fut  long  temps  auant  l'aage  de  choix  et 
de  rognoissance.  Il  ne  me  souuient  point  de  moy  de  si  loing.  El 
peut  on  marier  ma  fortune  à  celle  de  Quartilla,  qui  n'auoit  poinl 
mémoire  de  son  (illage. 

Inde  Iragus  cclerésque  pili,  mirandàque  mntri 
Barba  meœ. 

Les  médecins  ployent  ordinairement  auec  vlilité,  leurs  règles,  à  la 
violence  des  enuies  aspres,  qui  suruiennent  aux  malades.  Ce  grand 
désir  ne  se  J)eut  imaginer,  si  estranger  et  vicieux,  que  Nature  ne  s'y 
applique.  Et  puis,  condùen  est-ce  de  contenter  la  fantasie?  A  mon 
opinion  cette  pièce  là  importe  de  tout  :  au  moins,  au  delà  de  toute 
autre.  Les  plus  griefs  et  «mlinaires  maux,  sont  ceux  que  la  fantasie 
nous  charge.  Ce  mot  Espagnol  me  plaist  à  plusieurs  visages  :  De- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  643 

respirent  et  la  lumière  qui  les  éclaire  (Pseudo-Gallus).  «  Si  les  mé- 
decins ne  font  pas  d'autre  bien,  ils  font  du  moins  qu'ils  préparent 
de  bonne  heure  les  patients  à  la  mort,  en  sapant  peu  à  peu  et  ré- 
duisant en  eux  l'usage  de  ce  que  nous  offre  la  vie. 

Que  je  fusse  bien  portant  ou  malade,  je  me  suis  d'ordinaire  laissé 
aller  à  satisfaire  mes  appétits;  je  donne  une  grande  autorité  à  mes 
désirs  et  à  mes  penchants;  je  n'aime  pas  à  guérir  le  mal  parle  mal, 
et  je  hais  les  remèdes  qui  m'importunent  plus  que  la  maladie.  Être 
sujet  à  la  colique  et  obligé  de  m'abstenir  du  plaisir  de  manger  des 
huîtres,  sont  deux  maux  au  lieu  d'un;  le  mal  nous  tiraille  d'un  côté, 
le  régime  de  l'autre.  Puisqu'on  est  exposé  à  des  mécomptes,  courons 
plutôt  la  chance  que  ce  soit  après  avoir  donné  satisfaction  à  ce  qui 
nous  cause  du  plaisir.  Le  monde  fait  les  choses  au  rebours  :  il  s'i- 
magine que  rien  ne  peut  être  utile,  s'il  n'est  en  même  temps  pé- 
nible; ce  qui  est  facile,  lui  est  suspect.  Mon  appétit,  en  plusieurs 
choses,  s'est  de  lui-même  assez  heureusement  accommodé  de  ce 
qui  convient  à  la  santé  de  mon  estomac;  quand  j'étais  jeune,  les 
sauces  piquantes  et  relevées  m'étaient  agréables;  depuis,  mon  es- 
tomac s'en  est  fatigué  et  mon  goût  a  aussitôt  fait  de  même.  Le  vin 
nuit  aux  malades,  c'est  la  première  chose  dont  je  me  dégoûte  et  la  ré- 
pugnance que  j'en  éprouve  est  insurmontable.  Tout  ce  que  je  prends 
de  désagréable  m'est  nuisible;  et  rien  ne  me  nuit,  quand  j'en  ai  en- 
vie et  que  cela  me  sourit.  —  Aucun  acte  qui  m'était  tout  à  fait  agréa- 
ble ne  m'a  causé  de  dommage  ;  aussi  m'est-il  arrivé  de  faire  céder  à 
mon  plaisir,  dans  une  large  mesure,  n'importe  quelle  ordonnance 
médicale;  et,  tout  jeune,  «  alors  que  couvert  d'une  robe  éclatante, 
l'Amour  voltigeait  sans  cesse  autour  de  moi  [Catulle)  »,  je  me  suis 
prêté  aussi  licencieusement  et  inconsidérément  qu'un  autre  aux 
désirs  qui  m'étreignaient,  «  et  ai  acquis  quelque  gloire  dans  ce 
genre  de  combat  (Horace)  »  plus,  toutefois,  par  la  persistance  et  la 
durée  de  mon  attachement  que  par  ma  vigueur  :  «  A  peine  si  je  me 
souviens  d'y  avoir  triomphé  jusqu'à  six  fois  consécutives  (Ovide).  » 
Il  y  a  certes  du  malheur  et  du  miracle  à  confesser  combien  j'étais 
jeune  quand,  pour  la  première  fois,  je  me  rencontrai  asservi  à  ses 
lois;  ce  fut  bien  un  effet  du  hasard,  car  c'était  longtemps  avant 
d'être  en  âge  de  pouvoir  distinguer  et  choisir;  mes  souvenirs  sur 
ce  qui  me  touche  ne  remontent  pas  si  loin,  et  mon  cas  peut  mar- 
cher de  pair  avec  celui  de  Quartilla,  qui  ne  se  souvenait  pas  de  sa 
virginité  :  '<  Aussi  ai-je  eu  de  bonne  heure  du  poil  sous  l'aisselle,  et 
ma  barbe  précoce  étonna  ma  mère  (Martial).  »  —  Les  médecins  font 
ployer,  le  plus  souvent  avec  utilité,  leurs  prescriptions  devant  la 
violence  des  envies  excessives  qui  se  produisent  chez  leurs  malades  ; 
nul  désir  intense  ne  peut  être  imaginé  si  étrange  et  si  pernicieux, 
que  la  nature  ne  le  fasse  tourner  à  notre  avantage.  Et  puis,  que 
de  contentement  dans  la  satisfaction  d'une  fantaisie  !  cela,  suivant 
moi,  importe  par-dessus  tout,  ou  au  moins  plus  que  toute  autre 
considération.  Les  maux  les  plus  gFaves  et  les  plus  ordinaires  sont 
ceux  qui  proviennent  du  fait  de  notre  imagination;  et  ce  dicton 


644  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

fienda  me  Dios  de  m//.  le  plains  estant  malade,  dcquoy  ie  n'ay  quel- 
que désir  qui  me  donne  ce  contentement  de  Tassonuir  :  à  peine 
m'en  deslourneroit  la  médecine.  Autant  en  fay-ie  sain.  le  ne  voy 
guère  plus  qu'espcirer  et  vouloir.  C'est  pitié  d'estre  alanguy  et  afîoi- 
bly,  iusques  au  souhaiter.  L'art  de  médecine,  n'est  pas  si  résolue, 
que  nous  soyons  sans  authorité,  quoy  que  nous  facions.  Elle  change 
selon  les  climats,  et  selon  les  Lunes  :  selon  Fernel  et  selon  l'Es- 
cale, Si  vostre  médecin  ne  trouue  bon,  que  vous  dormez,  que  vous 
vsez  de  vin,  ou  de  telle  viande  :  ne  vous  chaille  :  ie  vous  en  trou- 
ueray  vn  autre  qui  ne  sera  pas  de  son  aduis.  La  diuersité  des  argu- 
ments et  opinions  médicinales,  embrasse  toute  sorte  de  formes.  le 
vis  vn  misérable  malade,  creuer  et  se  pasmer  d'altération,  pour  se 
guarir  :  et  estre  moqué  depuis  par  vn  autre  médecin  :  condamnant 
ce  conseil  comme  nuisible.  Auoit-il  pas  bien  employé  sa  peine?  Il  est 
mort  freschement  de  la  pierre,  vn  homme  de  ce  mestier,  qui  s'estoit 
seruy  d'extrême  abstinence  à  combattre  son  mal  :  ses  compagnons 
disent,  qu'au  rebours,  ce  ieusne  l'auoit  asséché,  et  luy  auoit  cuit  le 
sable  dans  les  rongnons.  l'ay  apperceu  qu'aux  blesseures,  et  aux 
maladies,  le  parler  m'esmeut  et  me  nuit,  autant  que  desordre  que 
ie  face.  La  voix  me  couste,  et  me  lasse  :  car  ie  l'ay  haute  et  effor- 
cée. Si  que,  quand  ie  suis  venu  à  entretenir  l'oreille  des  grands, 
d'affaires  de  poix,  ie  les  ay  mis  souuent  en  soing  de  modérer  ma 
voix.  Ce  compte  mérite  de  me  diuertir.  Quelqu'vn,  en  certaine 
eschole  Grecque,  parloit  haut  comme  moy  :  le  màistre  des  cérémo- 
nies luy  manda  qu'il  parlast  plus  bas  :  Qu'il  m'enuoye,  fit-il,  le  ton 
aucjuel  il  veut  que  ie  parle.  L'autre  luy  répliqua,  qu'il  prinst  son  ton 
des  oreilles  de  celuy  à  qui  il  parloit.  C'estoit  bien  dit,  pourueu  qu'il 
s'entende  :  Parlez  selon  ce  que  vous  auez  affaire  à  vostre  auditeur. 
Car  si  c'est  à  dire,  suffise  vous  qu'il  vous  oye  :  ou,  réglez  vous  par 
luy  :  ie  ne  trouue  pas  que  ce  fust  raison.  Le  ton  et  mouuement  de  la 
voix,  a  quelque  expression,  et  signification  de  mon  sens  :  c'est  à 
moy  à  le  conduire,  pour  me;  représenter.  Il  y  a  voix  pour  instruire, 
voix  pour  flaler,  ou  pour  tancer.  le  veux  que  ma  voix  non  seule- 
ment arriue  à  luy,  mais  à  l'auanturc  quelle  le  frapi)e,  et  qu'elle  le 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  645 

espagnol  :  «  Que  Dieu  me  défende  contre  moi-même!  »  me  plaît  à 
divers  titres.  Je  regrette  quand  je  suis  malade  de  ne  pas  avoir 
quelque  désir  que  j'aurais  plaisir  à  assouvir,  la  médecine  aurait 
bien  de  la  peine  à  m'en  détourner;  du  reste  j'en  suis  maintenant  là 
que,  même  quand  je  suis  bien  portant,  je  ne  fais  plus  guère  que 
vouloir  et  espérer;  c'est  pitié  d'être  arrivé  à  cet  état  de  langueur 
et  d'affaiblissement,  que  l'on  ne  puisse  faire  que  souhaiter. 

liUncertitude  de  la  médecine  autorise  toutes  nos  envies. 
—  L'art  de  la  médecine  n'est  pas  tellement  bien  fixé,  que  nous  ne 
soyons  fondés  à  faire  ce  qui  nous  convient;  il  change  suivant  les 
climats  et  les  phases  de  la  lune,  selon  Fernel  et  selon  l'Escale.  Si 
votre  médecin  trouve  mauvais  que  vous  dormiez,  que  vous  fassiez 
usage  de  vin,  ou  de  telle  viande,  ne  vous  désolez  pas  ;  je  vous  en 
trouverai  un  autre  qui  ne  sera  pas  de  son  avis  ;  la  variété  des  ar- 
guments et  des  opinions  en  matière  de  médecine,  embrasse  toutes 
sortes  de  formes.  J'ai  vu  un  malheureux  qui,  pour  guérir,  se  lais- 
sait torturer  par  la  soif,  au  point  de  tomber  en  pâmoison,  et  dont 
se  moquait  plus  tard  un  autre  médecin  qui  condamnait  ce  régime, 
comme  nuisible;  vraiment  c'était  avoir  bien  employé  sa  peine! 
Tout  récemment,  est  mort  de  la  pierre  un  homme  de  cette  profes- 
sion :  pour  combattre  son  mal,  il  avait  recours  à  une  abstinence 
complète;  ses  confrères  disent  que  ce  jeûne  lui  était  absolument 
contraire,  qu'il  l'avait  asséché  et  lui  avait  cuit  le  sable  dans  les 
rognons. 

Montaigne  avait  un  timbre  de  voix  élevé;  dans  la  vie 
courante,  l'intonation  de  notre  voix  est  à  régler  suivant 
l'idée  qu'on  veut  rendre.  —  J'ai  constaté  que  lorsque  je  suis 
blessé  ou  malade,  causer  m'agite  et  me  nuit  autant  que  tout  ce  que 
je  puis  faire  de  désordonné  ;  j'ai  peiné  à  parler  et  cela  me  fatigue, 
parce  que  mon  timbre  de  voix  est  élevé  et  demande  un  effort,  si 
bien  que,  souvent,  lorsqu'il  m'est  arrivé  de  parler  à  l'oreille  de  hauts 
personnages,  les  entretenant  d'affaires  importantes,  je  les  .ai  mis 
dans  la  nécessité  de  me  demander  de  baisser  la  voix. 

Voici  une  anecdote  plaisante  :  Quelqu'un,  dans  une  école  grecque, 
parlait  sur  un  ton  élevé  comme  je  fais  moi-même;  le  maître  de 
cérémonies  lui  manda  de  parler  moins  haut  :  «  Qu'il  m'envoie, 
répondit-il,  le  ton  sur  lequel  il  veut  que  je  parle.  »  A  quoi,  l'au- 
tre lui  répliqua  qu'il  prît  le  ton  des  oreilles  de  celui  auquel  il 
s'adressait.  C'était  bien  dit,  sous  condition  que  cela  signifiât  : 
«  Parlez  suivant  ce  que  vous  avez  à  traiter  avec  votre  auditeur  »  ;  si 
au  contraire  il  avait  voulu  dire  :  «  Il  suffit  qu'il  vous  entende,  ré- 
glez votre  son  de  voix  en  conséquence  »,  je  ne  trouve  pas  qu'il  eût 
été  dans  le  vrai.  —  Le  ton  et  le  mouvement  de  la  voix  concourent 
en  effet  à  l'expression  et  à  la  signification  de  ce  qui  se  dit;  c'est  à 
celui  qui  parle  à  la  conduire  pour  lui  faire  exprimer  ce  qu'il  veut. 
II  y  a  un  ton  de  voix  pour  instruire,  un  autre  pour  flatter,  un  autre 
pour  tancer;  non  seulement  il  faut  que  la  voix  parvienne  à  qui  l'on 
s'adresse,  mais  il  faut  parfois  qu'elle  le   frappe,  le  transperce. 


646  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

perse.  Quand  ie  masline  mon  laqiiay,  d'vn  ton  aigre  et  poignant  :  il 
seroit  bon  quil  vinsl  à  me  dire  :  Mon  maistre  parlez  plus  doux,  ie 
vous  oy  bien.  Est  qusedam  vox  ad  auditutn  accommodata,  non  magni- 
tudine,  sed  proprietate.  La  parole  est  moitié  à  celuy  qui  parle,  moi- 
tié à  celuy  qui  lescoule.  Cestuy-cy  se  doibt  préparer  à  la  receuoir, 
selon  le  branle  qu'elle  prend.  Comme  entre  ceux  qui  ioûent  à  la 
paume,  celuy  qui  souslient,  se  desmarche  et  s'appreste,  selon  qu'il 
voit  remuer  celuy  qui  luy  iette  le  coup,  et  selon  la  forme  du  coup. 
L'expérience  m'a  encores  appris  cccy,  que  nous  nous  perdons 
d'impatience.  Les  maux  ont  leur  vie,  et  leurs  bornes,  leurs  mala- 
dies et  leur  santé.  La  constitution  des  maladies,  est  formée  au  pa- 
tron de  la  constitution  des  animaux.  Elles  ont  leur  fortune  limitée 
dés  leur  naissance  :  et  leurs  iours.  Qui  essaye  de  les  abbreger  im- 
périeusement, par  force,  au  trauers  de  leur  course,  il  les  allonge  et 
multiplie  :  et  les  harselle,  au  lieu  de  les  appaiser.  le  suis  de  l'aduis 
de  Crantor,  qu'il  ne  faut  ny  obstinéement  s'opposer  aux  maux,  et  à 
l'estourdi  :  ny  leur  succomber  de  mollesse  :  mais  qu'il  leur  faut  cé- 
der naturellement,  selon  leur  condition  et  la  nostre.  On  doit  donner 
passage  aux  maladies  :  et  ie  trouue  qu'elles  arrestent  moins  chez 
moy,  qui  les  laisse  faire.  Et  en  ay  perdu  de  celles  quon  estime  plus 
opiniastres  et  tenaces,  de  leur  propre  décadence  :  sans  ayde  et  sans 
art,  et  contre  ses  règles.  Laissons  faire  vn  peu  à  Nature  :  elle  entend 
mieux  ses  affaires  que  nous.  Mais  vn  tel  en  mourut.  Si  ferez  vous  : 
sinon  de  ce  mal  là,  d'vn  autre.  Et  combien  n'ont  pas  laissé  d'en 
mourir,  ayants  trois  médecins  à  leur  cul?  L'exemple  est  vn  miroûer 
vague,  vniuersel  cl  à  tout  sens.  Si  c'est  vne  médecine  voluptueuse, 
acceptez  la  ;  c'est  tousiours  autant  de  bien  présent.  le  ne  m'arreste- 
ray  ny  au  nom  ny  à  la  couleur,  si  elle  est  délicieuse  et  appétissante. 
Le  plaisir  est  des  principales  espèces  du  profit.  l'ay  laissé  enuieillir 
et  mourir  en  moy,  de  mort  naturelle,  des  rheumes;  defluxions 
goutteuses;  relaxation;  battement  de  cœur;  micraincs;  et  autres 
accidens,  que  i'ay  perdu,  quand  ie  m'estois  à  demy  formé  à  les 
nourrir.  On  les  coniure  mieux  par  courtoisie,  que  par  brauerie.  Il 
faut  souffrir  doucement  les  loix  de  nostre  condition.  Nous  sommes 
pour  vieillir,  pour  afToiblir,  pour  estrc  malades,  en  dcspit  de  toute 
médecine.  C'est  la  première  leçon,  que  les  Mexicains  font  à  leurs 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  647 

Quand  je  réprimande  mon  domestique  avec  une  dureté  de  ton  mar- 
quant mon  mécontentement,  il  ferait  bon  qu'il  vînt  me  dire  :  «  Mon 
maître,  je  vous  entends  parfaitement,  parlez  plus  doucement.  » 
i(  Il  y  a  une  sorte  de  voix  faite  pour  l'oreille,  non  tant  par  son  éten- 
due que  par  sa  propriété  {Quintilien).  »  La  parole  appartient  moi- 
tié à  celui  qui  parle,  moitié  à  celui  qui  l'écoute;  celui-ci  doit  se  dis- 
poser à  la  recevoir  d'après  le  sens  qu'elle  exprime,  comme  au  jeu 
de  paume  où  le  joueur  qui  reçoit  la  balle,  s'apprête  et  se  meut  dans 
un  sens  ou  dans  un  autre,  selon  qu'il  voit  le  geste  de  celui  qui  l'en- 
voie et  suivant  la  forme  du  coup. 

Les  maladies,  comme  tout  ce  qui  a  vie,  ont  leurs  évolu- 
tions dont  il  faut  attendre  patiemment  la  fin  ;  laissons  faire 
la  nature,  nous  luttons  en  vain;  dès  notre  naissance,  nous 
sommes  voués  à  la  souffrance  et,  arrivés  à  la  vieillesse, 
l'effondrement  est  forcé.  —  L'expérience  m'a  encore  appris  que 
nous  nous  perdons  par  notre  peu  de  patience.  Les  maux  ont  leur 
vie,  des  limites  déterminées,  leurs  maladies  et  leur  état  de  saoté. 
La  constitution  des  maladies  est  formée  sur  le  même  modèle  que 
celle  des  animaux  :  elles  ont  leur  évolution,  leur  durée  fixées  dès 
leur  origine;  qui  essaie  de  les  abréger  en  tentant  de  leur  imposer  de 
force  sa  volonté  quand  elles  nous  tiennent,  les  allonge  et  les  multi- 
plie, les  excite  au  lieu  de  les  apaiser.  Je  suis  de  l'avis  de  Cranter  : 
«  Qu'il  ne  faut  pas  contrecarrer  les  maux  avec  obstination  et  étourdi- 
ment,  ni  leur  laisser  prendre  le  dessus  par  manque  d'énergie;  mais 
qu'il  faut  leur  céder  naturellement,  suivant  l'état  qu'ils  présentent 
et  celui  dans  lequel  nous  sommes.  »  On  doit  livrer  passage  aux 
maladies,  et  je  trouve  qu'elles  s'arrêtent  moins  chez  moi,  parce 
que  je  les  laisse  faire;  j'ai  été  débarrassé  de  certaines  qui  passaient 
pour  opiniâtres  et  tenaces,  elles  se  sont  usées  d'elles-mêmes  sans 
que  j'y  aide,  sans  que  l'art  intervienne  et  môme  contre  ses  règles. 
Laissons  un  peu  faire  la  nature,  elle  entend  mieux  ses  affaires  que 
nous.  «  Mais  un  tel  en  est  mort!  »  vous  dit-on.  C'est  vrai  et  vous 
ferez  de  même;  si  ce  n'est  de  ce  mal,  ce  sera  d'un  autre.  Combien 
n'y  ont  pas  échappé  qui  avaient  trois  médecins  à  leurs  trousses  ! 
L'exemple  est  un  miroir  où  tout  se  reflète  vaguement  et  sous  tous 
les  aspects.  Si  la  médecine  qui  vous  est  offerte  est  agréable,  ac- 
ceptez-la, c'est  toujours  autant  de  bien  acquis  pour  le  moment 
présent;  je  ne  m'arrêterai  ni  au  nom  ni  à  la  couleur  si  elle  est 
délicieuse  et  appétissante,  le  plaisir  est  une  des  principales  formes 
sous  lesquelles  se  manifeste  le  profit.  —  J'ai  laissé  vieillir  et  mou- 
rir en  moi,  de  mort  naturelle,  des  rhumes,  des  attaques  de  goutte, 
des  relâchements  d'entrailles,  des  battements  de  cœur,  des  migrai- 
nes et  autres  accidents  qui  m'ont  abandonné  quand  j'étais  déjà  à 
moitié  résigné  à  leur  compagnie  ;  on  s'en  débarrasse  plus  en  usant 
de  courtoisie,  qu'en  les  bravant.  Il  faut  supporter  avec  résignation 
les  lois  inhérentes  à  notre  condition;  nous  sommes  faits  pour  vieil- 
lir, nous  affaiblir,  être  malades  en  dépit  de  toute  médecine.  C'est 
la  première  leçon  que  les  Mexicains  font  à  leurs  enfants  quand,  au 


648  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

enfans;  quand  au  partir  du  ventre  des  nicres,  ils  les  vont  saluant, 
ainsin  :  Enfant,  tu  es  venu  au  monde  pour  endurer  :  endure,  souf- 
fre, et  tais  to} .  C'est  iniuslice  de  se  donloir  qui!  soit  aduenu  à 
quelqu'vn,  ce  qui  peut  aduenir  à  chacun.  Indignare  si  quid  in  te  ini- 
que propriè  constitutum  est.  Voyez  vn  vieillart,  qui  demande  à 
Dieu  quii  luy  maintienne  sa  santé  entière  et  vigoureuse;  c'est  à 
dire  qu'il  le  remette  en  ieunesse. 

Slulte,  quid  hmc  frustra  voti»  puerilibuê  optas? 

N'est-ce  pas  folie?  Sa  condition  ne  le  porte  pas.  La  goutte,  la  gra- 
uelle,  l'indigestion,  sont  symptômes  des  longues  années;  comme  des 
longs  voyages,  la  chaleur,  les  pluyes,  et  les  vents.  Platon  ne  croit 
pas,  qu'.Esculapc  se  mist  en  peine,  de  prouuoir  par  régimes,  à  faire 
durer  la  vie,  en  vn  corps  gasté  et  imbecille  :  inutile  à  son  pays, 
inutile  à  sa  vacation  :  et  à  produire  des  enfants  sains  et  robustes  : 
et  ne  trouue  pas  ce  soing  conuenable  à  la  iustice  et  prudence  di- 
uine,  qui  doit  conduire  toutes  choses  à  l'vtilité.  Mon  bon  homme, 
c'est  faict  :  on  ne  vous  sçafft'oit  redresser  :  on  vous  plastrera  pour 
le  plus,  et  estançonnera  vn  peu,  et  allongera-Ion  de  quelque  heure 
vostre  misère. 

Non  sectts  instantem  cupiens  fulcire  ruinam, 

Diuersis  contra  nititur  obijcibus, 
Donec  certa  dies,  omni  compage  solula, 

Ipsum  cum  rébus  subruat  auxilium. 

Il  faut  apprendre  à  soutTrir,  ce  qu'on  ne  peut  euiter.  Nostre  vie  est 
composée,  comme  l'harmonie  du  monde,  de  choses  contraires,  aussi 
dé  diuers  tons,  doux  et  aspres,  aigus  et  plats,  mois  et  graues.  Le 
musicien  qui  n'en  aymeroit  que  les  vns,  que  voudroit  il  dire?  Il  faut 
qu'il  s'en  sçache  scruir  en  commun,  et  les  mesler.  Et  nous  aussi, 
les  biens  et  les  maux,  qui  sont  consubstanliels  à  nostre  vie.  Nostre 
cslre  ne  peut  sans  ce  meslange;  et  y  est  l'vne  bande  non  moins  né- 
cessaire que  l'autre.  D'essayer  à  regimber  contre  la  nécessité  natu- 
relle, c'est  représenter  la  folie  de  Ctesiphon,  qui  entreprenoit  de  faire 
à  coups  de  pied  auec  sa  mule.  le  consulte  peu,  des  altérations, 
que  le  sens.  Car  ces  gens  icy  sont  auantagcux,  quand  ils  vous  tien- 
nent à  leur  miséricorde.  Ils  vous  gourmandent  les  oreilles,  de  leurs 
prognostiques,  et  me  surprenant  autre  fois  afToibly  du  mal,  m'ont 
iniurieusement  traicté  de  leurs  dogmes,  et  troigne  magistrale  :  ine 
menassant  tantost  de  grandes  douleurs,  tantost  de  mort  prochaine, 
le  n'en  estoisabbatu,  ny  deslogé  de  ma  place,  mais  l'en  estois  heurté 
et  poussé.  Si  mon  iugement  n'en  est  ny  changé,  ny  troublé  :  au 
moins  il  en  esloit  empesché.  C'est  tousiours  agitation  et  combat. 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  649 

sortir  du  ventre  de  leur  mère,  ils  les  accueillent  en  disant  :  «  En- 
fant, tu  es  venu  au  monde  pour  endurer;  endure,  souffre  et  tais- 
toi.  »  Il  n'est  pas  juste  de  se  plaindre  de  ce  qu'il  arrive  à  quelqu'un, 
ce  qui  peut  arriver  à  chacun  :  «  Plains-toi,  mais  seulement  si  l'on 
applique  à  toi  seul  une  loi  qui  soit  injuste  [Sénèque).  » 

Voyez  un  vieillard  qui  demande  à  Dieu  de  lui  maintenir  sa  santé 
entière  et  vigoureuse,  autrement  dit  de  lui  rendre  sa  jeunesse; 
n'est-ce  pas  folie?  son  état  ne  le  comporte  pas  :  «  Insensé,  pourquoi, 
dans  tes  vœux  puérils,  demander  des  choses  irréalisables  {Ovide)1  » 
La  goutte,  la  gravelle,  les  indigestions,  sont  l'apanage  d'un  âge 
avancé,  comme  la  chaleur,  les  pluies,  les  vents,  celui  des  longs 
voyages.  Platon  ne  croit  pas  qu'Esculape  se  soit  mis  en  peine  de 
chercher,  par  les  régimes  qu'il  prescrivait,  à  faire  durer  la  vie  dans 
un  corps  gâté  et  affaibli,  inutile  à  son  pays,  hors  d'état  de  remplir 
ses  fonctions  et  de  produire  des  enfants  sains  et  robustes;  et  il  ne 
trouve  pas  qu'un  pareil  rôle  puisse  convenir  à  la  justice  et  à  la 
prudence  divines,  qui  doivent  tout  conduire  en  vue  d'un  but  utile. 
Mon  bonhomme,  c'en  est  fait;  on  ne  saurait  vous  redresser;  pour 
le  reste,  on  vous  replâtrera,  on  vous  étançonnera  un  peu,  on  pro- 
longera même  vos  misères  de  quelques  heures,  «  comme  fait  celui 
qui,  pour  soutenir  un  bâtiment,  l'étaie  dans  les  endroits  où  il  me- 
nace ruine;  mais  un  jour  vient  oii  tout  l'assemblage  venant  à  se 
rompre,  les  étais  s'écroulent  sous  l'édifice  {Pseudo-Gallus)  ».  Il  faut 
apprendre  à  souffrir  ce  qu'on  ne  peut  éviter.  Notre  vie  est  com- 
posée, comme  l'harmonie  des  mondes,  d'éléments  contraires  et  de 
tons  variés  :  doux  et  stridents,  aigus  et  sans  sonorité,  grêles  et 
graves;  le  musicien  qui  aimerait  les  uns  et  délaisserait  les  autres, 
quel  parti  pourrait-il  en  tirer?  Il  faut  qu'il  sache  user  de  tous  si- 
multanément et  les  mêler.  Nous  devons  faire  de  même  des  biens 
et  des  maux,  car  ils  sont  parties  intégrantes  de  notre  vie;  notre 
être  n'est  possible  qu'avec  ce  mélange,  les  uns  ne  sont  pas  moins 
nécessaires  que  les  autres.  Essayer  de  réagir  contre  cette  nécessité, 
c'est  renouveler  l'acte  de  folie  de  Ctésiphon  qui  entreprenait  de  lut- 
ter à  coups  de  pied  avec  sa  mule. 

Je  consulte  peu  quand  je  sens  que  ma  santé  s'altère,  parce  que 
les  médecins  abusent  trop,  quand  ils  nous  tiennent  à  leur  merci; 
ils  nous  rebattent  les  oreilles  de  leurs  pronostics.  11  m'est  arrivé 
autrefois  d'avoir  été  surpris  par  eux  aux  prises  avec  le  mal;  ils 
m'ont  outrageusement  accablé  de  leur  science  et  de  leurs  airs 
d'importance,  me  menaçant  tantôt  de  violentes  douleurs,  tantôt  de 
mort  prochaine.  Je  n'en  étais  ni  abattu,  ni  décontenancé,  mais 
froissé  et  excité;  et  si  mon  jugement  même  ne  s'en  trouvait  ni 
modifié,  ni  troublé,  j'en  étais  cependant  quelque  peu  gêné;  puis, 
il  faut  entrer  en  lutte  avec  eux,  et  il  en  résulte  toujours  de  l'agi- 
tation. 

Dans  ses  maux,  Montaigne  aimait  à  flatter  son  imagi- 
nation :  atteint  de  gravelle,  il  s'applaudit  que  ce  soit  sous 
cette  forme  qull  ait  à  payer  son  tribut  inévitable  à  Tâge  ; 


650  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

Or  io  traicte  mon  imagination  le  plus  doucement  que  ie  puis  ;  et  la 
dcschargerois  si  ie  pouuois,  de  toute  peine  et  contestation.  Il  la  faut 
secourir,  et  flatter,  et  pipper  qui  peut.  Mon  esprit  est  propre  à  cet 
office.  11  n'a  point  faute  d'apparences  par  tout.  S'il  persuadoit, 
comme  il  presche,  il  me  secourroit  heureusement.  Vous  en  plaist-il 
vn  exemple?  Il  dict,  que  c'est  pour  mon  mieux,  que  i'ay  la  grauele. 
Que  les  bastimens  de  mon  aage,  ont  naturellement  à  souffrir  quel- 
que gouttière.  Il  est  temps  qu'ils  commencent  à  se  lasclier  et  des- 
raentir.  C'est  vne  commune  nécessité.  Et  n'eust  on  pas  faict  poui' 
moy,  vn  nouueau  miracle.  le  paye  par  là,  le  loyer  deu  à  la  vieil- 
lesse; et  ne  sçaurois  en  auoir  meilleur  comte.  Que  la  compagnie 
me  doit  consoler;  estant  tombé  en  l'accident  le  plus  ordinaire  des 
hommes  de  mon  temps.  l'en  vois  par  tout  d'affligez  de  mesmc  na- 
ture de  mal.  Et  m'en  est  la  société  honorable,  d'autant  qu'il  se 
prend  plus  volontiers  aux  grands  :  son  essence  a  de  la  noblesse  et 
de  la  dignité.  Que  des  hommes  qui  en  sont  frappez,  il  en  est  peu  de 
quittes  à  meilleure  raison  :  et  si,  il  leur  couste  la  peine  d'vn  fâ- 
cheux régime,  et  la  prise  ennuieuse,  et  quotidienne,  des  drogues 
medecinales.  Là  où,  ie  le  doy  purement  à  ma  bonne  fortune.  Car 
quelques  bouillons  communs  de  Teringlum,  et  herbe  du  Turc,  que 
deux  ou  trois  fois  i'ay  aualé,  en  faueur  des  dames,  qui  plus  gra- 
cieusement que  mon  mal  n'est  aigre,  m'en  offroyent  la  moitié  du 
leur,  m'ont  semblé  également  faciles  à  prendre,  et  inutiles  en  ope- 
ration.  Ils  ont  à  payer  mille  vœux  à  ^sculape,  et  autant  d'escus  à 
leur  médecin,  de  la  profluuion  de  sable  aisée  et  abondante,  que  ie 
reçoy  souuent  par  le  bénéfice  de  Nature.  La  décence  mesme  de  ma 
contenance  en  compagnie,  n'en  est  pas  troublée  :  et  porte  mon  eau 
dix  heures,  et  aussi  long  temps  qu'vn  sain.  La  crainte  de  ce  mal, 
dit-il,  t'effrayoit  autresfois,  quand  il  t'estoit  incogneu.  Les  cris  et  le 
desespoir,  de  ceux  qui  l'aigrissent  par  leur  impatience,  t'en  engen- 
droient  l'horreur.  C'est  vn  mal,  qui  te  bat  les  membres,  par  les- 
quels tu  as  le  plus  failly.  Tu  es  homme  de  conscience!  : 

Quae  venit  indigné  psena,  dolenda  venit. 

Regarde  ce  chastiement  ;  il  est  bien  doux  au  prix  d'autres,  et  d'vne 
faueur  paternelle.  Regarde  sa  tardifueté  :  il  n'incommode  et  occupe, 
que  la  saison  de  ta  vie,  (|ui  ainsi  comme  ainsin  est  mes-huy  perdue 
<'t  stérile;  ayant  faict  place  à  la  licence  et  plaisirs  de  ta  ieunesse, 
comme  par  composition.  La  crainte  et  pitié,  que  le  peuple  a  de  ce 


TRADUCTION.  —  LIV.  Ill,  CH.  XIII.  651 

c'est  une  maladie  bien  portée,  qui  ne  le  prive  pas  de  tenir 
sa  place  dans  la  société  et  le  prépare  insensiblement  à  la 
mort.  —  Je  suis  aux  petits  soins  avec  mon  imagination  ;  si  je  le 
pouvais,  je  la  déchargerais  de  toute  peine  et  de  toute  contestation; 
il  faut  la  secourir  et  la  flatter,  la  tromper  même,  si  on  le  peut.  C'est 
une  tâche  à  laquelle  mon  esprit  s'entend,  il  n'est  pas  en  peine  de 
trouver  de  bonnes  raisons  pour  toutes  choses,  et  s'il  persuadait 
comme  il  prêche,  il  me  serait  d'un  très  heureux  secours.  En  désirez- 
vous  un  exemple?  voici  le  langage  qu'il  tient  :  «  C'est  pour  mon 
«  plus  grand  bien  que  j'ai  la  gravelle.  Des  crevasses  se  produisent 
«  naturellement  dans  les  édifices  qui  ont  mon  âge;  à  ce  moment, 
«  ils  sont  arrivés  au  point  où  ils  se  disjoignent  et  perdent  leur 
«  aplomb;  c'est  une  loi  commune,  et  il  n'a  pas  été  fait  un  nouveau 
«  miracle  en  ma  faveur.  C'est  là  une  redevance  que  je  paie  à  la 
«  vieillesse  et  je  ne  saurais  m'en  tirer  à  meilleur  compte.  L'acci- 
«  dent  qui  m'arrive  est  celui  auquel  sont  le  plus  sujets  les  hommes 
«  de  mon  temps,  et  cela  doit  me  consoler  d'être  en  compagnie; 
«  partout  se  voient  des  gens  affligés  de  ce  mal,  et  leur  société  m'en 
«  est  d'autant  plus  honorable  qu'il  s'attaque  plus  volontiers  aux 
«  grands;  par  essence,  il  a  de  la  noblesse  et  de  la  dignité.  Parmi 
«  les  hommes  qui  en  sont  frappés,  il  en  est  peu  qui  s'en  tirent  à 
«  meilleur  marché  que  moi,  car  il  leur  en  coûte  la  peine  de  suivre 
«  un  régime  désagréable  et  l'ennui  de  drogues  à  prendre  chaque 
«  jour,  tandis  que  je  dois  à  ma  bonne  fortune,  grâce  à  des  dames 
«  qui,  plus  gracieusement  que  mon  mal  n'est  douloureux,  m'avaient 
«  offert  la  moitié  de  celui  dont  elles  étaient  atteintes  elles-mêmes, 
«  de  n'avoir  jamais  avalé  qu'à  deux  ou  trois  reprises  différentes, 
«  quelques-unes  de  ces  infusions  de  panicaut  et  de  turquette  dont 
((  l'usage  est  courant,  qui  m'ont  paru  faciles  à  prendre  et  ont  été 
«  du  reste  sans  effet.  Mes  compagnons  de  misère  ont  à  acquitter 
«  mille  vœux  qu'ils  ont  faits  à  Esculape  et  à  payer  autant  d'écus  à 
«  leur  médecin,  pour  obtenir  cet  écoulement  aisé  et  abondant  de 
«  sables,  dont  je  suis  souvent  redevable  à  la  nature.  La  décence 
«  de  ma  tenue,  quand  je  suis  en  société,  ne  s'en  ressent  même 
«  pas;  je  puis  demeurer  dix  heures  sans  uriner,  aussi  longtemps 
«  que  quelqu'un  bien  portant.  —  La  crainte  de  ce  mal,  ajoute  mon 
«  esprit,  t'effrayait  autrefois  quand  il  t'était  inconnu;  les  cris  et 
«  le  désespoir  de  ceux  qui  l'exagèrent  par  leur  manque  de  résigna- 
«  tion  te  le  faisaient  prendre  en  horreur.  C'est  un  mal  qui  frappe 
«  les  membres  par  lesquels  tu  as  le  plus  péché,  tu  es  un  homme 
«  de  conscience  :  «  Le  mal  qu'on  n'a  pas  mérité,  est  le  seul  dont  on 
«  ait  droit  de  se  plaindre  {Ovide).  »  Regarde  celui-ci  comme  un 
«  châtiment;  il  est  si  doux  auprès  de  tant  d'autres  qui  pouvaient 
«  l'atteindre,  qu'il  témoigne  d'une  faveur  toute  paternelle;  consi- 
«  dère  combien  il  est  tardif;  il  n'incommode  et  n'occupe  que  l'é- 
«  poque  de  ta  vie  qui,  d'une  manière  ou  d'une  autre,  est  désormais 
<'  perdue  et  stérile  ;  elle  remplace,  comme  si  c'était  une  chose  con- 
«  venue  à  l'avance,  la  licence  et  les  plaisirs  de  la  jeunesse.  La  crainte, 


6ri2  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

mal,  te  sert  de  matière  de  gloire.  Qualité,  de  laquelle  si  tu  as  le  iu- 
gement  purgé,  et  en  as  guery  ton  discours,  tes  amis  pourtant  en 
recognoissent  encore  quoique  teinture  en  la  complexion.  Il  y  a  plai- 
sir à  ouyr  dire  de  soy  :  Voyla  bien  de  la  force  :  voila  bien  de  la  pa- 
tience. On  te  voit  suer  d'ahan,  pallir,  rougir,  trembler,  vomir  ius- 
ques  an  sang,  souffrir  des  contractions  et  conuulsions  cstranges, 
dégoutter  par  fois  de  grosses  larmes  des  yeux,  rendre  les  vrines 
espesses,  noires,  et  effroyables,  ou  les  auoir  arreslées  par  quelque 
pierre  espineuse  et  hérissée  qui  te  poinct,  et  escorche  cruellement 
le  col  de  la  verge,  entretenant  cependant  les  assistans,  d'vne  conte- 
nance commune;  bouffonant  à  pauses  auec  tes  gens  :  tenant  ta 
partie  en  vn  discours  tendu  :  excusant  de  parolle  ta  douleur,  et 
rabbatant  de  ta  souffrance.  Te  souuient-il  de  ces  gens  du  temps 
passé,  qui  recherchoyent  les  maux  auec  si  grand  faim,  pour  tenir 
leur  vertu  en  haleine,  et  en  exercice?  mets  le  cas  que  Nature  te 
porte,  et  te  pousse  à  cette  glorieuse  escole,  en  laquelle  tu  ne  fusses 
iamais  entré  de  ton  gré.  Si  tu  me  dis,  que  c'est  vn  mal  dangereux  et 
mortel  :  quels  autres  ne  le  sont?  Car  c'est  vne  pipperie  medecinale, 
d'en  excepter  aucuns;  qu'ils  disent  n'aller  point  de  droict  fil  à  la 
mort.  Qu'importe,  s'ils  y  vont  par  accident;  et  s'ils  glissent,  et 
gauchissent  aisément,  vers  la  voye  qui  noiis  y  meine?  Mais  tu  ne 
meurs  pas  de  ce  que  tu  es  malade  :  tu  meurs  de  ce  que  tu  es  vi- 
uant.  La  mort  te  tue  bien,  sans  le  secours  de  la  maladie.  Et  à  d'au- 
cuns, les  maladies  ont  esloigné  la  mort  :  qui  ont  plus  veseu,  de  ce 
qu'il  leur  sembloit  s'en  aller  mourants.  loint  qu'il  est,  comme  des 
playes,  aussi  des  maladies  mcdecinales  et  salutaires.  La  colique  est 
souuent  non  moins  viuace  que  vous.  Il  se  voit  des  hommes,  ausquels 
elle  a  continué  depuis  leur  enfance  iusques  à  leur  extrême  vieil- 
lesse; et  s'ils  ne  luy  eussent  failly  de  compagnie,  elle  cstoit  pour  les 
assister  plus  outre.  Vous  la  tuez  plus  souuent  qu'elle  ne  vous  lue. 
EL  quand  elle  le  presenteroit  l'image  de  la  mort  voisine,  seroit-ce 
pas  vn  bon  office,  à  vn  homme  de  tel  aage,  de  le  ramener  aux  co- 
gitations de  sa  fin?  Et  qui  pis  est,  lu  n'as  plus  pour  quoy  guérir. 
Ainsi  comme  ainsin,  au  premier  juur  la  commune  uocessilé  l'ap- 
pelle. Considère  combien  arlificielement  et  doucement,  elle  te  de.s- 
gousle  de  la  vie,  et  desprend  du  monde  :  non  te  forçant,  d'vne  sub- 
ieclion  lyrannique,  comme  lanl  d'autres  maux,  que  lu  vois  aux 
vieillards,  qui  les  tiennent  continuellement  enlrauoz,  et  sans  relas- 
che  de  foiblesses  et  douleurs  :  mais  par  aduerlissemens,  et  instruc- 
tions reprises  à  interualles;  enlremeslant  des  longues  pauses  de  re- 
pos, comme  pour  te  donner  moyen  de  méditer  et  repeter  sa  leçon  à 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  6o3 

«  la  pitié  que  ce  mal  inspire  communément  est  pour  toi  un  motif 
«  de  gloire,  faiblesse  dont  tes  amis  retrouvent  encore  quelques 
«  traces  en  toi,  bien  que  ton  jugement  en  fasse  fl  et  que  ta  raison 
«  en  soit  guérie.  Il  y  a  du  plaisir  à  entendre  dire  de  soi  :  Quelle 
«  énergie!  Quelle  patience!  On  te  voit  épuisé  de  souffrance,  pâlir, 
«  rougir,  trembler,  vomir  jusqu'au  sang,  souffrir  de  contractions 
«  et  de  convulsions  étranges,  de  grosses  larmes  tomber  parfois 
«  de  tes  yeux,  rendre  des  urines  épaisses,  noires,  effrayantes, 
«  ou  les  avoir  arrêtées  par  quelque  pierre  aux  arêtes  aiguës  qui 
«  labourent  et  écorchent  cruellement  le  canal  de  Turètre;  et  no- 
«  nobstant,  tu  t'entretiens  avec  les  assistants,  conservant  ta  con- 
«  tenance  d'habitude,  plaisantant  par  moments  avec  ceux  qui 
«  t'entourent,  tenant  ta  place  dans  une  conversation  sérieuse,  dé- 
«  mentant  tes  douleurs  par  ta  parole  et  triomphant  de  tes  souf- 
«  frances!  Te  souvient-il  de  ces  gens  des  temps  passés,  qui  recher- 
«  chaient  les  maux  avec  tant  d'avidité,  afin  de  tenir  leur  vertu  en 
«  haleine  et  lui  donner  sujet  de  s'exercer?  Suppose  que  ce  soit 
«  pour  te  faire  prendre  place  dans  les  rangs  glorieux  de  cette  école, 
«  dans  laquelle  tu  ne  serais  jamais  entré  de  ton  plein  gré,  que  la 
«  nature  t'a  mis  en  cet  état.  —  Si  tu  me  dis  que  c'est  un  mal  dan- 
«  gereux  et  mortel,  tous  autres  ne  sont-ils  pas  dans  le  même  cas? 
«  car  c'est  une  tromperie  de  la  médecine  que  d'en  excepter  qui, 
«  d'après  elle,  ne  mènent  pas  directement  à  la  mort;  qu'importe 
«  qu'ils  y  conduisent  accidentellement  et  si,  glissant  et  biaisant,  ils 
«  gagnent  insensiblement  mais  sûrement  la  voie  qui  y  mène  !  Tu  ne 
«  meurs  pas  de  ce  que  tu  es  malade,  tu  meurs  de  ce  que  tu  es  vi- 
«  vaut;  la  mort  n'a  pas  besoin  de  l'intervention  de  la  maladie  pour 
«  te  tuer.  Chez  certains,  les  maladies  ont  éloigné  la  mort;  ils  ont 
«  vécu  plus  longtemps,  parce  qu'il  leur  semblait  sans  cesse  être 
«  mourants;  d'autant  qu'il  en  est  des  maladies  comme  des  plaies, 
«  il  y  en  a  qui  sont  des  remèdes  et  sont  salutaires.  La  colique  est 
«  fréquemment  aussi  vivace  que  nous;  on  voit  des  hommes  chez 
«  lesquels  elle  a  persisté  depuis  leur  enfance  jusqu'à  leur  plus  ex- 
«  trême  vieillesse;  et  s'ils  ne  lui  eussent  faussé  compagnie,  elle 
«  les  eût  accompagnés  plus  loin  encore  ;  vous  la  tuez  plus  souvent 
«  qu'elle  ne  vous  tue.  Et  lors  même  qu'elle  te  serait  un  indice  de 
«  mort  prochaine,  ne  rendrait-elle  pas  service  à  un  homme  de  ton 
«  âge,  en  lui  donnant  à  réfléchir  sur  sa  fin  dernière?  —  Enfin,  et 
«  c'est  ce  qu'il  y  a  de  pire,  rien  ne  peut  plus  te  guérir.  Arrange-toi 
«  donc  comme  tu  voudras  ;  au  premier  jour,  la  loi  commune  te 
"  réclamera.  Considère  avec  quel  art  et  combien  doucement  ta 
«  maladie  te  dégoûte  de  la  vie  et  te  détache  du  monde,  non 
«  avec  violence  et  tyrannie,  ainsi  qu'il  arrive  de  tant  d'autres  maux 
«  que  tu  vois  aux  vieillards  qu'ils  tiennent  continuellement  en- 
«  través  par  leur  faiblesse  et  leurs  douleurs  sans  leur  laisser 
«  aucun  répit,  mais  par  des  avertissements  et  des  enseignements 
«  répétés  à  intervalles  entremêlés  de  longs  moments  de  repos, 
«  comme  pour  te  donner  le  moyen  de  méditer  et  de  repasser  sa 


654 


ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 


ton  aise.  Pour  le  donner  moyen  de  iuger  sainement,  cl  prendre 
party  en  homme  de  cœur,  elle  te  pi-esente  Testât  de  ta  condition 
entière,  et  en  bien  et  en  mal  ;  et  en  mesme  iour,  vne  vie  tres-ale- 
gre  tantost,  tantost  iusiipporlablc.  Si  tu  n'accoles  la  mort,  au  moins 
tu  luy  touches  en  paume,  vne  fois  le  mois.  Par  où  tu  as  de  plus  à 
espérer,  qu'elle  t'attrappera  vn  iour  sans  menace.  Et  qu'estant  si 
souuent  conduit  iusqucs  au  port  :  te  fiant  d'estre  encore  aux  termes 
accouslumez,  on  t'aura  et  ta  fiance,  passé  l'eau  vn  malin,  inopiné- 
ment. On  n'a  point  à  se  plaindre  des  maladies,  qui  partagent  loyal- 
lement  le  temps  auec  la  santé.  le  suis  obligé  à  la  Fortune,  dc- 
quoy  elle  m'assaut  si  souuent  de  mesme  sorte  d'armes.  Elle  m'y 
façonne,  et  m'y  dresse  par  vsage,  m'y  durcit  et  habitue  :  ie  sçay  à 
peu  près  mes-huy,  en  quoy  l'en  dois  eslre  quitte.  A  faute  de  mé- 
moire naturelle,  i'en  forge  de  papier.  El  comme  quelque  nouueau 
symptôme  suruient  à  mon  mal,  ie  l'escris  :  d'où  il  adulent,  qu'à 
cette  heure,  estant  quasi  passé  par  toute  sorte  d'exemples  :  si  quel- 
que estonnement  me  menace  :  feuilletant  ces  petits  breuels  descou- 
sus, comme  des  feuilles  Sybillines,  ie  ne  faux  plus  de  Irouuer  où  me 
consoler,  de  quelque  prognostique  fauorable,  en  mon  expérience 
passée.  Me  sert  aussi  l'accoustumance,  à  mieux  espérer  pour  l'adue- 
nir.  Car  la  conduictc  de  ce  vixidange,  ayant  continué  si  long  temps; 
il  est  à  croire,  que  Nature  ne  changera  point  ce  train,  et  n'en  ad- 
uiendra  autre  pire  accident,  que  celuy  que  ie  sens.  En  outre;  la 
condition  de  cette  maladie  n'est  point  mal  aduenante  à  ma  com- 
plexion  prompte  et  soudaine.  Quand  elle  m'assault  mollement,  elle 
me  faict  peur,  car  c'est  pour  long  temps.  Mais  naturellement,  elle 
a  des  excez  vigoureux  et  gàillarts.  Elle  me  secoue  à  outrance,  pour 
vn  iour  ou  deux.  Mes  reins  ont  duré  vn  aage,  sans  altération  ;  il  y 
en  a  tantost  vn  autre,  qu'ils  ont  changé  d'estat.  Les  maux  ont  leur 
période  comme  les  biens  :  à  l'aduanture  est  cet  accident  à  sa  fin. 
L'aage  affoiblit  la  chaleur  de  mon  eslomach;  sa  digestion  en  cslanl 
moins  parfaicle,  il  renuoye  cette  matière  crue  à  mes  reins.  Pour- 
quoy  ne  pourra  eslre  à  certaine  reuolution,  afîoiblie  pareillement  la 
chaleur  de  mes  reins;  si  qu'ils  ne  puissent  plus  pétrifier  mon  flegme; 
et  Nature  s'acheminer  à  prendre  quelque  autre  voye  de  purgation? 
Les  ans  m'ont  euidemment  faict  tarir  aucuns  rheumes.  Pourquoy 
ces  excremens,  qui  fournissent  de  matière  à  la  t!:raue?  Mais  est-il 
rien  doux,  au  prix  de  cette  soudaine  mutation;  quand  d'vne  douleur 
extrême,  ie  viens  par  le  vuidange  de  ma  pierre,  à  recouurer,  comme 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  6oS 

«  leçon  à  ton  aise.  Pour  te  permettre  de  bien  juger  et  de  prendre 
((  ton  parti  en  homme  de  cœur,  elle  t'expose  l'état  complet  de  la 
«  situation,  en  bien  comme  en  mal,  et  dans  un  même  jour  te  fait 
«  une  vie  tantôt  allègre,  tantôt  insupportable.  Si  tu  n'étreins  pas  la 
«  mort,  du  moins  tu  mets  ta  main  dans  la  sienne  une  fois  chaque 
«  mois,  ce  qui  te  donne  l'espérance  qu'un  jour  elle  t'attrapera  sans 
«  menace  préalable.  Tu  auras  été  si  souvent  conduit  jusqu'au  port 
«  que,  confiant  qu'il  en  sera  toujours  ainsi,  vous  vous  trouverez,  toi 
«  et  ta  confiance,  avoir  passé  l'eau  sans  vous  en  apercevoir.  On 
«  n'est  pas  fondé  à  se  plaindre  des  maladies  qui  partagent  loyale- 
«  ment  le  temps  avec  la  santé.  » 

Passant  habituellement  par  les  mêmes  phases,  on  sait 
au  moins  avec  elle  à  quoi  s^en  tenir  ;  et,  si  les  crises  sont 
particulièrement  pénibles,  quelle  ineffable  sensation  quand 
d'un  instant  à  Tautre  le  bien-être  succède  à  la  douleur  !  — 
Je  suis  reconnaissant  à  la  fortune  de  ce  qu'elle  me  livre  si  souvent 
assaut  avec  les  mêmes  armes  :  elle  m'y  façonne,  m'y  dresse  par 
l'usage,  m'y  endurcit  et  m'y  habitue;  je  sais  à  peu  près  maintenant 
à  quelles  conditions  j'en  suis  quitte.  Faute  de  mémoire  naturelle, 
je  m'en  crée  sur  le  papier;  dès  qu'il  survient  dans  mon  mal  quelque 
symptôme  nouveau,  je  le  mets  par  écrit,  de  telle  sorte  qu'à  cette 
heure,  étant  passé  par  à  peu  près  tous  les  cas  qui  peuvent  se  pro- 
duire, si  j'ai  quelque  doute  sur  ce  qui  me  menace,  je  consulte, 
comme  des  livres  sibyllins,  ces  notes  décousues,  où  je  ne  manque 
jamais  de  trouver  dans  mon  expérience  du  passé,  quelque  pronos- 
tic favorable  qui  me  console.  L'habitude  me  permet  aussi  d'espérer 
mieux  pour  l'avenir,  car  ces  évacuations  se  produisent  depuis  si 
longtemps  déjà,  qu'il  est  à  croire  que  la  nature  ne  modifiera  pas 
la  façon  dont  elles  s'opèrent  et  qu'il  ne  m'ad viendra  rien  de  pire  que 
ce  que  je  ressens.  En  outre,  les  effets  de  cette  maladie  s'accordent 
assez  avec  mon  tempérament  vif  et  aimant  à  en  venir  promptement 
au  fait.  Quand  ses  attaques  sont  peu  intenses,  elle  me  fait  peur, 
parce  qu'alors  elles  se  prolongent;  si  au  contraire,  sans  que  je  les 
aie  provoqués,  ses  accès  sont  violents  etbien  francs,  elle  me  secoue 
de  fond  en  comble,  mais  ce  n'est  l'affaire  que  d'un  jour  ou  deux. 
—  Mes  reins  sont  demeurés  quarante  ans  sans  que  j'en  souffre; 
depuis  tantôt  quatorze  ans  cela  a  changé.  Nous  avons  nos  périodes 
de  maladie,  comme  il  y  a  des  périodes  de  santé,  et  peut-être  cet 
accident  touche-t-il  à  sa  fin.  L'âge  a  affaibli  la  chaleur  de  mon  es- 
tomac; la  digestion  s'en  trouvant  moins  bien  faite,  les  matières 
arrivent  aux  reins  moins  bien  travaillées  ;  pourquoi  ne  pourrait-il 
pas  arriver  qu'un  phénomène  venant  à  affaiblir  la  chaleur  des  reins 
au  point  qu'ils  ne  puissent  plus  produire  ces  concrétions  pierreuses, 
la  nature  doive  pourvoir  à  cette  purgation  par  une  autre  voie?  Les 
ans  ont  incontestablement  tari  en  moi  bien  des  rhumes;  pourquoi 
ne  tariraient-ils  pas  aussi  ces  résidus  dont  se  forme  le  gravier?  — 
Autre  considération  :  Est-il  rien  de  si  doux  que  cette  soudaine 
transformation,  quand  d'une  douleur  excessive  j'en  arrive,  après  l'é- 


056  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

(l'vn  esclair,  la  belle  lumière  de  la  santé  :  si  libre,  et  si  pleine  : 
comme  il  aduioiil  on  noz  soudaines  et  plus  aspres  coliques?  Y  a  il 
rien  en  cette  douleur  soufferte,  qu'on  puisse  contrcpoiser  au  plaisir 
d'vn  si  prompt  amendement?  De  combien  la  santé  me  semble  plus 
belle  après  la  maladie,  si  voisine  et  si  contigue,  que  ie  les  puis  re- 
cogooistre  en  présence  l'vne  de  l'autre,  en  leur  plus  hault  appareil  : 
où  elles  se  mettent  à  l'enuy,  comme  pour  se  faire  teste  et  contre- 
carre! Tout  ainsi  que  les  Stoïciens  disent,  que  les  vices  sont  vtile- 
ment  introduicts,  pour  donner  prix  et  faire  espaule  à  la  vertu  :  nous 
pouuons  dire,  aucc  meilleure  raison,  et  coniecture  moins  hardie, 
que  Nature  nous  a  preste  la  douleur,  pour  l'honneur  et  seruice  de 
la  volupté  et  indolence.  Lors  que  Socrates  après  qu'on  l'eust  des- 
chargé de  ses  fers,  sentit  la  friandise  de  cette  démangeaison,  que 
leur  pesanteur  auoit  causé  en  ses  iambes  :  il  se  resiouit,  à  considé- 
rer l'estroitte  alliance  de  la  douleur  à  la  volupté  :  comme  elles  sont 
associées  d'vne  liaison  nécessaire  :  si  qu'à  tours,  elles  se  suyuent,  et 
entr'engendrent  :  et  s'escrioit  au  bon  Esope,  qu'il  deust  auoir  pris, 
de  cette  considération,  vn  corps  propre  à  vne  belle  fable.  Le  pis 
que  ie  voye  aux  autres  maladies,  c'est  qu'elles  ne  sont  pas  si  griefues 
en  leur  effect,  comme  elles  sont  en  leur  yssue.  On  est  vn  an  à  se 
rauoir,  tousiours  plein  de  foiblesse,  et  de  crainte.  Il  y  a  tant  de  ha- 
zard,  et  tant  de  degrez,  à  se  reconduire  à  sauueté,  que  ce  n'est  ia- 
mais  faict.  Auant  qu'on  vous  aye  detfublé  d'vn  couurcchef,  et  puis 
d'vne  calote,  auant  qu'on  vous  aye  rendu  l'vsage  de  l'air,  et  du  vin, 
et  de  vostre  femme,  et  des  melons,  c'est  grand  cas  si  vous  n'estes 
recheu  en  quelque  nouuelle  misère.  Cette-cy  a  ce  priuilege,  qu'elle 
s'emporte  tout  net.  Là  où  les  autres  laissent  tousiours  quelque  im- 
pression, et  altération,  qui  rend  le  corps  susceptible  de  nouueau 
mal,  et  se  prestent  la  main  les  vus  aux  autres.  Ceux  là  sont  excusa- 
bles, qui  se  contentent  de  leur  possession  sur  nous,  sans  Testendre, 
et  sans  introduire  leur  sequele.  Mais  courtois  et  gratieux  sont  ceux, 
de  qui  le  passage  nous  apporte  quelque  vtile  conséquence.  Depuis 
ma  colique,  ie  me  trouue  doschargé  d'autres  accidens  :  plus  ce  me 
semble  «jue  ie  n'estois  auparauant,  et  n'ay  point  eu  de  fiebure  de- 
puis, l'argumenté,  que  les  vomissemens  extrêmes  et  frequens  que  ie 
souffre,  me  purgent  :  et  d'autre  costé,  mes  degoustemens,  et  les 
ieusnes  estranges,  «jue  ie  passe,  digèrent  mes  humeurs  perçantes  : 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  657 

vaciiation  de  ces  calculs,  à  recouvrer,  avec  la  soudaineté  de  l'éclair, 
cette  belle  lumière  qu'est  la  santé,  si  nette,  si  complète,  ainsi  que 
cela  advient  à  la  suite  de  mes  plus  soudaines  et  douloureuses  co- 
liques! Y  a-t-il  rien  dans  la  douleur  dont  je  souffrais,  qui  puisse 
contrebalancer  le  plaisir  que  j'éprouve  d'un  revirement  aussi  ra- 
pide? Combien  la  santé  me  semble  plus  belle  après  la  maladie  dont 
elle  est  si  voisine,  si  contiguc,  qu'il  me  semble  les  voir  en  présence 
l'une  de  l'autre,  toutes  deux  au  plus  fort  de  leur  intensité,  s'effor- 
çant  à  qui  mieux  mieux  de  se  tenir  tête  et  de  se  contrecarrer!  De 
même  que  les  Stoïciens  disent  que  les  vices  ont  leur  utilité  et  ont 
été  introduits  pour  donner  du  prix  à  la  vertu  et  la  mettre  en  re- 
lief, avec  moins  de  hardiesse  et  plus  de  raison  nous  pouvons  dire 
que  la  nature  nous  prête  la  douleur  pour  faire  honneur  à  la  vo- 
lupté et  à  la  tranquillité,  et  nous  les  faire  mieux  apprécier.  Quand 
Socrate  eut  été  débarrassé  de  ses  fers,  et  qu'il  éprouva  cette  sen- 
sation agréable  d'être  délivré  de  l'engourdissement  que  leur  poids 
lui  causait  dans  les  jambes,  il  se  plut  à  constater  l'éiroite  alliance 
de  la  douleur  avec  la  volupté,  si  intimement  associées  l'une  à  l'au- 
tre que  tour  à  tour  elles  se  succèdent  et  s'engendrent  réciproque- 
ment, ajoutant  que,  pour  ce  bon  Ésope,  il  y  aurait  eu  là  matière  à 
une  belle  fable. 

La  gravelle  a  encore  l'avantage  sur  d'autres  maladies 
de  ne  pas  entraîner  d'autres  maux  à  sa  suite,  de  laisser 
au  patient  l'usage  de  ses  facultés,  la  possibilité  de  vaquer 
à  ses  occupations,  même  à  ses  plaisirs,  et  de  ne  pas  alté- 
rer sa  tranquillité  d'esprit,  s'il  ne  prête  pas  l'oreille  à  ce 
que  peuvent  lui  représenter  les  médecins.  —  Ce  que  je  vois 
de  pire  dans  les  autres  maladies,  c'est  qu'elles  ne  sont  pas  aussi 
graves  dans  leurs  effets  que  dans  leur  issue  ;  on  est  un  an  à  se  re- 
faire, sans  cesser  d'être  en  proie  à  la  faiblesse  et  à  la  crainte.  Il  y  a 
tant  de  hasard,  tant  de  degrés  à  franchir  pour  se  tirer  complète- 
ment d'affaire,  qu'on  n'y  arrive  pas;  avant  qu'on  vous  ait  enlevé 
les  bandages  dont  vous  étiez  atîublé,  qu'on  vous  ait  débarrassé  de 
votre  bonnet,  qu'on  vous  ait  rendu  l'usage  de  l'air,  du  vin,  de  votre 
femme,  des  melons,  c'est  grand  miracle  si  vous  n'êtes  pas  retombé 
en  quelque  autre  misère.  Mon  mal  a  cet  avantage  qu'il  disparaît  du 
coup,  alors  que  les  autres  laissent  toujours  quelque  impression  et 
altération  qui  rendent  le  corps  susceptible  de  contracter  une  autre 
maladie,  toutes  se  prêtant  la  main  les  unes  aux  autres.  —  Parmi 
nos  maux,  ceux  qui  se  contentent  de  prendre  pied  chez  nous  sans 
chercher  à  s'étendre  et  à  y  introduire  toute  leur  séquelle,  sont 
excusables;  mais  ceux-ci  sont  courtois  et  gracieux,  dont  le  passage 
nous  est  de  quelque  utile  conséquence.  Depuis  que  j'ai  ma  colique, 
je  suis,  ce  me  semble,  plus  que  par  le  passé,  exempt  d'autres  acci- 
dents; c'est  ainsi  que  depuis  je  n'ai  plus  de  fièvre,  je  me  figure 
que  les  vomissements  excessifs  et  fréquents  que  j'ai,  me  purgent; 
d'autre  part,  les  dégoûts  que  j'éprouve,  les  jeûnes  extraordinaires 
par  lesquels  je  passe,  font  que  mes  humeurs  malignes  se  résolvent, 

ESSAIS   DE  MONTAIGNE.  —  T.    III.  42 


6o8  ESSAIS  DE  iMONTAlGNE. 

et  Nature  vuide  en  ces  pierres,  ce  qu'elle  a  de  superflu  et  nuysiblc. 
Qu'on  ne  me  die  point,  que  c'est  vne  médecine  trop  cher  vendue. 
Car  quoy  tant  de  puans  breuuages,  cautères,  incisions,  suées,  se- 
dons,  dictes,  et  tant  de  formes  de  guarir,  qui  nous  apportent  sou- 
uent  la  mort,  pour  ne  pouuoir  souslenir  leur  violence,  et  importu- 
nité?  Par  ainsi,  quand  ic  suis  attaint,  ie  le  prens  à  médecine  : 
quand  ie  suis  exempt,  ie  le  prens  à  constante  et  entière  deliurance. 
Voicy  encore  vne  faneur  de  mon  mal,  particulière.  C'est  qu'à 
peu  près,  il  faict  son  ieu  à  part,  et  me  laisse  faire  le  mien  ;  où  il  ne 
lient  qu'a  faute  de  courage.  En  sa  plus  grande  esmotion,  ie  l'ay  tenu 
dix  heures  à  chenal.  Souffrez  seulement,  vous  n'auez  que  faire  d'au- 
tre régime.  louez,  disnez,  courez,  faictes  cecy,  et  faictes  encore  cela, 
si  vous  pouuez;  vostre  desbauche  y  seruira  plus,  qu'elle  n'y  nuira. 
Dictes  en  autant  à  vn  verolé,  à  vn  goutteux,  à  vn  hernieux.  Les  au- 
tres maladies,  ont  des  obligations  plus  vniuerselles  ;  gehennenl  bien 
autpement  noz  actions;  troublent  tout  nostre  ordre,  et  engagent  à 
leur  considération,  tout  Testât  de  la  vie.  Cette-cy  ne  faict  que  pin- 
ser  la  peau  ;  elle  vous  laisse  l'entendement,  et  la  volonté  en  vostre 
disposition,  et  la  langue,  et  les  pieds,  et  les  mains.  Elle  vous  esueille 
plustost  qu'elle  ne  vous  assoupit.  I.'ame  est  frapée  de  l'ardeur  d'vne 
fiebure,  et  atterrée  d'vne  epilepsie,  et  disloquée  par  vne  aspre  mi- 
craine,  et  en  fm  estonnée  par  toutes  les  maladies  qui  blessent  la 
masse,  et  les  plus  nobles  parties.  Icy,  on  ne  l'attaque  point.  S'il  luy 
va  mal,  à  sa  coulpe.  Elle  se  trahit  elle  mesme,  s'abandonne,  et  se 
desmonte.  Il  n'y  a  que  les  fols  qui  se  laissent  persuader,  que  ce 
corps  dur  et  massif,  qui  se  cuyt  en  noz  rognons,  se  puisse  dissoudre 
par  breuuages.  Parquoy  depuis  qu'il  est  esbranlé,  il  n'est  que  de  luy 
donner  passage,  aussi  bien  le  prendra-il.  le  remarque  encore 
cette  particulière  commodité,  que  c'est  vn  mal,  auquel  nous  auons 
peu  à  deuiner.  Nous  sommes  dispensez  du  trouble,  auquel  les  au- 
tres maux  nous  iettent,  par  l'incertitude  de  leurs  causes,  et  condi- 
tions, et  progrcz.  Trouble  infiniement  pénible.  Nous  n'auons  que 
faire  de  consultations  et  interprétations  doctorales  :  les  sens  nous 
montrent  que  c'est,  et  où  c'est.  Par  tels  argumens,  et  forts  et  foi- 
bles,  comme  Cicero  le  mal  de  sa  vieillesse,  l'essaye  d'endormir  et 
amuser  mon  imagination,  et  graisser  ses  playes.  Si  elles  s'empirent 
demain,  domain  nous  y  pouruoyrons  d'autres  eschappatoires.  Qu'il 
soit  vray.  Voicy  depuis  de  nouueau,  que  les  plus  legei*s  mouuc- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  659 

el  que  la  nature  vide  dans  ces  pierres  ce  qu'elle  a  de  superflu  et 
de  nuisible.  Qu'on  ne  vienne  pas  me  dire  que  c'est  une  médecine 
qui  m'est  vendue  trop  cher;  qu'est-ce  auprès  de  ces  breuvages  sen- 
tant si  mauvais,  des  cautères,  des  incisions,  des  suées,  des  sétons, 
des  diètes  et  de  tant  d'autres  modes  de  traitement  qui,  au  lieu  de 
nous  guérir,  nous  apportent  souvent  la  mort,  parce  que  nous  ne 
pouvons  résister  à  leur  violence  et  à  leur  importunité?  De  la 
sorte,  dans  mes  crises, je  me  dis  que  c'est  une  médecine  qui  opère; 
en  dehors  d'elles,  je  me  considère  comme  complètement  et  à  tout 
jamais  délivré. 

Voici  encore  un  des  avantages  particuliers  de  mon  mal  :  c'est 
qu'à  peu  de  chose  près,  il  fait  son  jeu  à  part  et  me  laisse  faire  le 
mien,  dans  lequel  il  n'entre  que  si  le  courage  vient  à  me  manquer; 
alors  que  j'en  souffrais  le  plus,  je  suis  resté  dix  heures  à  cheval. 
Avec  lui,  il  suffit  de  souffrir;  pour  le  reste  :  jouez,  soupez,  faites 
ceci  et  encore  cela  si  vous  le  pouvez,  vos  débauches  vous  seront 
plus  utiles  que  nuisibles,  dites  donc  à  quelqu'un  atteiut  de  la 
vérole,  de  la  goutte  ou  qui  a  une  hernie,  de  faire  de  même!  Les 
autres  maladies  nous  imposent  des  obligations  de  toutes  natures, 
entravent  bien  autrement  nos  occupations,  troublent  tout  notre 
organisme  et  il  nous  faut  en  tenir  compte  dans  tous  les  actes  de  la 
vie;  celle-ci  ne  fait  que  nous  pincer  la  peau,  elle  laisse  à  notre 
disposition  notre  entendement  et  notre  volonté,  et  aussi  la  langue, 
les  pieds,  les  mains;  elle  vous  éveille  plus  qu'elle  ne  vous  assoupit. 
L'âme  est  atteinte  quand  nous  avons  la  fièvre;  l'épilepsie  la  ter- 
rasse; une  violente  migraine  la  réduit  à  l'impuissance;  en  un  mot 
elle  est  influencée  par  toute  maladie  qui  a  action  sur  notre  être 
tout  entier  et  sur  ses  parties  les  plus  nobles.  Dans  mon  cas,  elle 
n'est  pas  inquiétée  ou,  si  elle  vient  à  l'être,  c'est  de  sa  faute,  c'est 
qu'elle  se  trahit  elle-même,  qu'elle  s'abandonne  et  se  démonte. 
Il  n'y  a  que  les  fous  pour  se  laisser  persuader  que  ces  corps  durs 
et  pleins,  qui  se  forment  dans  les  rognons,  peuvent  se  dissoudre 
par  des  breuvages;  quand  ils  viennent  à  se  mettre  en  mouvement,  il 
n'y  a  rien  autre  à  faire  qu'à  leur  livrer  passage,  d'autant  qu'ils  se 
l'ouvriraient  bien  eux-mêmes. 

Je  constate  encore  dans  mon  mal  cette  supériorité,  c'est  qu'il 
nous  laisse  peu  à  deviner;  avec  lui,  nous  sommes  exempts  du 
trouble  dans  lequel  les  autres  maux  nous  jettent  par  l'incertitude 
que  nous  avons  sur  leurs  causes,  leurs  effets  et  leurs  progrès,  trou- 
ble qui  est  infiniment  pénible.  Ici,  nous  n'avons  que  faire  des  con- 
sultations des  docteurs;  ce  que  nous  en  ressentons  nous  montre  en 
quoi  le  mal  consiste  et  où  il  gît. 

Par  ces  arguments,  les  uns  forts,  les  autres  faibles,  et  agissant 
comme  fit  Cicéron  à  propos  de  sa  vieillesse,  cette  autre  maladie,  je 
tâche  d'endormir  et  d'amuser  mon  imagination,  j'essaie  de  grais- 
ser mes  plaies.  Si  demain  elles  s'aggravent,  demain  j'y  pourvoirai 
par  d'autres  échappatoires.  — Ce  qu'il  y  a  de  vrai,  c'est  que  depuis 
peu  de  temps,  les  plus  légers  mouvements  font  que  je  rends  par  les 


660  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

nienls  espreigncnt  le  pur  sang  de  mes  reins.  Quoy  pour  cela?  ie  ne 
laisse  de  me  niouuoir  commt;  deuant,  et  picquer  après  mes  chiens, 
d'vne  iuuenile  ardeur,  et  insolente.  Et  trouue  que  i'ay  grand  raison, 
d'vn  si  important  accident  :  qui  ne  me  couste  qu'vne  sourde  poisan- 
ieur,  et  altération  en  cette  partie.  C'est  quelque  grosse  pierre,  qui 
fouUe  et  consomme  la  substance  de  mes  roignons  :  et  ma  vie,  que 
ie  vuide  peu  à  peu  :  non  sans  quelque  naturelle  douceur,  comme  vn 
excrément  hormais  superflu  et  empeschant.  Or  sens-ie  quelque 
chose  qui  crousle;  ne  vous  attendez  pas  quei'aille  m'amusant  à  re- 
cognoistre  mon  poux,  et  mes  vrines,  pour  y  prendre  quelque  pre- 
uoyance  ennuyeuse.  le  seray  assez  à  temps  à  sentir  le  mal,  sans  l'al- 
longer par  le  mal  de  la  peur.  Qui  craint  de  souffrir,  il  souffre  desia 
de  ce  qu'il  craint.  loint  que  la  dubitation  et  ignorance  de  ceux,  qui 
se  meslent  d'expliquer  les  ressorts  de  Nature,  et  ses  internes  pro- 
grez  :  et  tant  de  faux  prognosliques  de  leur  art  :  nous  doit  faire  co- 
gnoistre,  qu'ell'a  ses  moyens  infiniment  incognuz.  Il  y  a  grande 
incertitude,  variété  et  obscurité,  de  ce  qu'elle  nous  promet  ou  me- 
nace. Sauf  la  vieillesse,  qui  est  vn  signe  indubitable  de  l'approche 
de  la  mort  :  de  tous  les  autres  accidents,  ie  voy  peu  de  signes  de 
l'aduenir,  surquoy  nous  ayons  à  fonder  nostre  diuination.  le  ne  me 
iuge  que  par  vray  sentiment,  non  par  discours.  A  quoy  faire?  puis- 
que ie  n'y  veux  apporter  que  l'attente  et  la  patience.  Voulez  vous 
sçauoir  combien  ie  gaignc  à  cela?  Regardez  ceux  qui  font  autre- 
ment, et  qui  dépendent  de  tant  de  diuerses  persuasions  et  conseils  : 
combien  souuent  l'imagination  les  presse  sans  le  corps.  l'ay  main- 
tesfois  prins  plaisir  estant  en  seurté,  et  deliure  de  ces  accidens 
dangereux,  de  les  communiquer  aux  médecins,  comme  naissanslors 
en  moy.  le  souffrois  l'arrest  de  leurs  horribles  conclusions,  bien  à 
mon  aise;  et  en  demeurois  de  tant  plus  obligé  à  Dieu  de  sa  grâce, 
et  mieux  instruict  de  la  vanité  de  cet  art.  Il  n'est  rien  qu'on 
doiue  tant  recommander  à  la  ieunesse,  que  l'actiueté  et  la  vigi- 
lance. Nostre  vie,  n'est  que  mouuement.  le  m'esbransle  difficile- 
ment, et  suis  tardif  par  tout  :  à  me  leuer,  à  me  coucher,  et  mes 
repas.  C'est  matin  pour  moy  que  sept  heures  ;  et  où  ie  gouuerne, 
ie  ne  disne,  ny  auant  onze,  ny  ne  souppe,  qu'après  six  heures.  l'ay 
autrefois  attribué  la  cause  des  fiebures,  et  maladies  où  ie  suis 
tombé,  à  la  pesanteur  et   assoupissement,  que  le  long  sommeil 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  661 

reins  du  sang  tout  pur;  pour  quelle  raison?  Cela  ne  m'empêche 
pourtant  pas  de  me  mouvoir  comme  auparavant  et  de  suivre  mes 
chiens  à  la  chasse  avec  une  ardeur  toute  juvénile  et  que  rien  n'ar- 
rête; c'est  avoir  bien  facilement  raison  d'un  aussi  grave  accident, 
qui  ne  me  cause  qu'une  lourdeur  un  peu  plus  prononcée  et  de 
l'irritation  dans  la  partie  du  corps  qui  en  est  le  siège.  Cette  recru- 
descence du  mal  doit  provenir  de  quelque  grosse  pierre  qui  com- 
prime mes  rognons  et  se  forme  à  leurs  dépens  ;  cet  organe,  et  avec 
lui  ma  vie,  se  vide  ainsi  peu  à  peu,  non  sans  que  j'en  éprouve  un 
soulagement  naturel,  comme  de  l'expulsion  de  matières  qui  me  sont 
désormais  une  gêne  et  une  superfluité.  Lorsque  je  sens  quelque 
chose  qui  s'écroule  en  moi,  ne  vous  attendez  pas  à  ce  que  j'aille 
m'amuser  à  me  tâter  le  pouls  ou  analyser  mes  urines,  pour  y  cher 
cher  quelle  précaution  ennuyeuse  je  pourrais  prendre;  ce  sera 
assez  temps  quand  le  mal  se  fera  sentir  sans  que,  par  peur,  j'en 
allonge  la  durée.  Qui  craint  de  souffrir,  souffre  au  delà  de  ce  qu'il 
craint.  Ajoutons  que  le  doute  et  l'ignorance  de  ceux  qui  se  mêlent 
d'expliquer  les  ressorts  de  la  nature  et  ses  progrès  en  nous,  et 
émettent  de  par  leur  art  des  pronostics  si  fréquemment  entachés 
d'erreur,  doivent  nous  convaincre  que  ses  ressources  infinies  nous 
sont  totalement  inconnues  ;  la  plus  grande  incertitude,  la  plus  grande 
diversité,  la  plus  grande  obscurité  régnent  dans  ce  que  nous 
pouvons  espérer  ou  redouter  d'elle.  Sauf  la  vieillesse  qui  est  un  signe 
indubitable  de  l'approche  de  la  mort,  je  ne  vois  dans  tous  les  autres 
accidents  que  peu  d'indications  sur  lesquelles  nous  puissions  nous 
baser  pour  deviner  l'avenir.  Je  ne  me  juge  que  par  ce  que  je  res- 
sens réellement,  et  non  en  en  raisonnant  ;  à  quoi  cela  me  servirait-il 
de  faire  autrement,  puisque  je  ne  veux  opposer  au  mal  que  l'attente 
et  la  patience?  —  Voulez-vous  savoir  ce  que  je  gagne  à  suivre  cette 
ligne  de  conduite?  voyez  chez  ceux  qui  font  le  contraire,  qui 
recherchent  tant  d'avis  et  de  conseils  divers,  combien  souvent  leur 
imagination  s'en  trouve  mal  sans  que  leurs  appréhensions  soient 
justifiées.  J'ai  maintes  fois  pris  plaisir,  dans  des  moments  d'ac- 
calmie, alors  que  tout  danger  était  passé,  à  parler  de  ces  acci- 
dents aux  médecins,  comme  si  je  les  sentais  venir;  j'étais  ainsi  bien 
à  l'aise  pour  écouter  les  horribles  conclusions  dont  ils  me  mena- 
çaient; j'en  devenais  encore  plus  reconnaissant  à  Dieu  de  ses  grâces 
et  plus  convaincu  de  la  vanité  de  leur  art. 

Montaigne  était  grand  dormeur,  cependant  il  savait 
s'accommoder  aux  circonstances.  Sa  petite  taille  lui  fai- 
sait préférer  aller  à  cheval  qu'à  pied  dans  les  rues  et 
quand  il  y  avait  de  la  boue.  —  Il  n'est  rien  qu'on  doive  plus 
recommander  à  la  jeunesse  que  l'activité  et  la  vigilance;  notre 
vie  n'est  que  mouvement.  Je  m'ébranle  difficilement  et  suis  lent  en 
toutes  choses  :  à  me  lever,  à  me  coucher,  à  prendre  mes  repas  ; 
pour  moi,  sept  heures  c'est  matinal;  et,  là  où  je  suis  mon  maître, 
je  ne  dîne  pas  avant  onze  heures  et  ne  soupe  qu'après  six.  —  J'ai 
autrefois  attribué  à  la  lourdeur  et  à  l'assoupissement  que  me  eau- 


662  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

m'auoit  apporté.  Et  mo  suis  tousiours  repenty  de  me  rendormir  le 
matin.  Platon  vent  plus  de  mal  à  l'excès  du  dormir,  qu'à  l'excès  du 
boire,  l'ayme  à  coucher  dur,  et  seul;  voire  sans  femme,  à  la  royalle  : 
vn  peu  bien  couuert.  On  ne  bassine  iamais  mon  lict  ;  mais  depuis  la 
vieillesse,  on  me  donne  quand  l'en  ay  besoing,  des  draps,  à  eschauf- 
fer  les  pieds  et  l'estomach.  On  trouuoit  à  redire  au  grand  Scipion, 
d'estre  dormart,  non  à  mon  aduis  pour  autre  raison,  sinon  qu'il 
faschoit  aux  hommes,  qu'en  luy  seul,  il  n'y  eust  aucune  chose  à  re- 
dire. Si  i'ay  quelque  curiosité  en  mon  traictement,  c'est  plustost  au 
coucher  qu'à  autre  chose  ;  mais  ie  cède  et  m'accommode  en  gêne- 
rai, autant  que  tout  autre,  à  la  nécessité.  Le  dormir  a  occupé  vne 
grande  partie  de  ma  vie  :  et  le  continue  encores  en  cet  aage,  huict 
ou  neuf  heures,  d'vne  haleine.  le  me  retire  auec  vtilité,  de  cette 
propension  paresseuse  :  et  en  vaulx  euidemment  mieux.  le  sens  vn 
peu  le  coup  de  la  mutation  :  mais  c'est  faict  en  trois  iours.  Et  n'en 
voy  gueres,  qui  viue  à  moins,  quand  il  est  besoin  :  et  qui  s'exerce 
plus  constamment,  ny  à  qui  les  cornées  poisent  moins.  Mon  corps  est 
capable  d'vne  agitation  ferme;  mais  non  pas  véhémente  et  soudaine, 
le  fuis  meshuy,  les  exercices  violents,  et  qui  me  meinent  à  la  sueur  : 
mes  membres  se  lassent  auant  qu'ils  s'eschauffent.  le  me  tiens  de- 
bout, tout  le  long  d'vn  iour,  et  ne  m'ennuye  point  à  me  promener. 
Mais  sur  le  paué,  depuis  mon  premier  aage,  ie  n'ay  aymé  d'aller  qu'à 
chenal.  A  pied,  ie  me  crotte  insques  aux  fesses  :  et  les  petites  gens, 
sont  subiects  par  ces  rués,  à  estre  chocquez  et  coudoyez  à  faute 
d'apparence.  Et  ay  aymé  à  me  reposer,  soit  couché,  soit  assis,  les 
iambes  autant  ou  plus  haultes  que  le  siège.  Il  n'est  occupation 
plaisante  comme  la  militaire  :  occupation  et  noble  en  exécution  (cai* 
la  plus  forte,  généreuse,  et  superbe  de  toutes  les  vertus,  est  la  vail- 
lance) et  noble  en  sa  cause.  Il  n'est  point  d'vtilité,  ny  plus  iuste,  ny 
plus  vniuerselle,  que  la  protection  du  repos,  et  grandeur  de  son  pays. 
La  compagnie  de  tant  d'hommes  vous  plaist,  nobles,  iennes,  actifs  : 
la  veuê  ordinaire  de  tant  de  spectacles  tragiques  :  la  liberté  de  cette 
conuersation,  sans  art,  et  vne  façon  de  vie,  masle  et  sans  cérémo- 
nie :  la  variété  de  mille  actions  dinerses  :  celle  courageuse  harmo- 
nie de  la  musique  guerrière,  qui  vous  entretient  et  eschauffe,  et  les 
oreilles,  et  l'ame  :  l'honneur  de  cet  exercice  :  son  asprolé  mesme  et 
sa  difficulté,  que  Platon  estime  si  peu,  qu'en  sa  republique  il  en 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.'  663 

sait  un  sommeil  trop  prolongé,  des  fièvres  et  des  maladies  que  j'ai 
eues,  et  j'ai  toujours  regretté  de  me  rendormir  le  matin.  Platon  est 
d'avis  que  l'excès  de  sommeil  est  plus  mauvais  que  les  excès  de 
boisson.  J'aime  à  avoir  un  lit  qui  soit  dur,  à  coucher  seul,  sans 
femme,  comme  font  les  rois,  et  à  être  assez  couvert.  On  ne  me 
bassine  jamais  mon  lit;  mais  depuis  que  la  vieillesse  me  gagne, 
on  me  donne,  quand  besoin  en  est,  des  draps  chauds  pour  m'enve- 
lopper  les  pieds  et  me  mettre  sur  l'estomac.  On  trouvait  à  redire  à 
ce  que  le  grand  Scipion  fût  dormeur  ;  à  mon  avis,  on  ne  lui  faisait 
ce  reproche  que  parce  qu'on  n'en  avait  pas  d'autre  à  lui  adresser. 
Si  je  suis  quelque  peu  délicat  dans  mes  habitudes,  c'est  plutôt  dans 
mon  coucher  que  dans  toute  autre  chose;  mais  tout  comme  un 
autre,  je  me  fais  à  la  nécessité  et  m'en  accommode.  Dormir  a  été  et 
n'a  cessé  d'être  la  plus  grande  occupation  de  ma  vie;  à  l'âge  où  je 
suis  arrivé,  je  dors  encore  fort  bien  huit  ou  neuf  heures  tout  d'un 
trait.  Quand  il  y  a  utilité,  je  me  dégage  de  cette  propension  à  la 
paresse  et  j'en  éprouve  un  mieux  évident;  le  changement  m'est  un 
peu  pénible,  mais  c'est  l'affaire  de  trois  jours.  —  Je  ne  vois  guère 
de  gens  qui  aient  moins  de  besoins  que  moi  quand  les  circons- 
tances l'exigent,  qui  s'entraînent  avec  plus  de  continuité  et  auxquels 
les  corvées  pèsent  moins.  Mon  corps  est  capable  de  supporter  une 
vie  agitée  qui  se  prolonge,  mais  il  ne  s'accommode  pas  d'une  agita- 
tion véhémente  et  soudaine.  Maintenant,  cependant,  j'évite  les  exer- 
cices violents  qui  peuvent  me  mettre  en  sueur  :  mes  membres  se 
fatiguent  avant  qu'ils  ne  se  soient  échauffés.  Je  reste  facilement 
debout  toute  une  journée  et  me  promener  n'est  jamais  un  ennui 
pour  moi;  mais  je  n'aime  pas  à  aller  par  les  villes  autrement  qu'à 
cheval,  et  cela,  depuis  ma  première  enfance;  parce  que  lorsque  je 
vais  à  pied,  je  me  crotte  jusqu'à  l'échiné,  et  que  les  gens  qui, 
comme  moi,  sont  de  petite  taille,  n'en  imposant  pas,  courent  ris- 
que, dans  les  rues,  d'être  coudoyés  et  bousculés.  J'aimais  aussi, 
quand  je  me  reposais,  soit  assis,  soit  couché,  à  avoir  les  jambes 
à  hauteur  de  mon  siège,  ou  plus  haut. 

Le  métier  des  armes  est,  de  toutes  les  occupations,  la 
plus  noble  et  la  plus  agréable.  —  Il  n'est  pas  d'occupation  plus 
agréable  que  le  métier  des  armes;  noble  dans  son  exécution  (car 
la  plus  forte,  la  plus  généreuse,  la  plus  belle  de  toutes  les  vertus, 
c'est  la  vaillance),  cette  occupation  est  également  noble  par  ce  qui 
en  est  le  mobile,  rien  n'étant  en  effet  plus  utile,  plus  juste,  s'éten- 
dant  davantage  à  tout,  que  la  protection  du  repos  et  de  la  grandeur 
de  son  pays.  On  se  complaît  dans  la  compagnie  de  tant  de  gens 
nobles,  jeunes,  actifs,  dans  ces  spectacles  répétés  de  tant  de  situa- 
tions tragiques,  cette  liberté  de  rapports  dépouillés  d'artifice,  ce 
genre  de  vie  mâle  et  sans  cérémonie;  dans  cette  variété  de  mille 
actions  diverses,  ces  accents  généreux  de  musique  guerrière  qui 
vous  soutiennent,  vous  échauffent  les  oreilles  et  surexcitent  l'âme; 
dans  l'honneur  que  cela  vous  procure,  et  jusque  dans  les  diffi- 
cultés et  les  moments  pénibles  qui  s'y  rencontrent  et  dont  Platon 


664 


ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 


faicl  part  aux  femmes  et  aux  enfants.  Vous  vous  conuiez  aux  rolles, 
et  hazards  particuliers,  selon  que  vous  iugez  de  leur  esclat,  et  de 
leur  importance  :  soldat  volontaire  :  et  voyez  quand  la  vie  mesme  y 
est  excusablement  employée, 

Pulchrùmque  mori  guccurrit  in  armis. 

De  craindre  les  hazards  communs,  qui  regardent  vne  si  grande 
presse;  de  n'oser  ce  que  tant  de  sortes  d'anies  osent,  et  tout  vn 
peuple,  c'est  à  faire  à  vn  cœur  mol,  et  bas  outre  mesure.  La  com- 
pagnie asseure  iusques  aux  enfans.  Si  d'autres  vous  surpassent  en 
science,  en  grâce,  en  force,  en  fortune;  vous  auez  des  causes  tierces, 
à  qui  vous  en  prendre;  mais  de  leur  céder  en  fermeté  d'amc,  vous 
n'auez  à  vous  en  prendre  qu'à  vous.  La  mort  est  plus  abiecte,  plus 
languissante,  et  pénible  dans  vn  lict,  qu'en  vn  combat  :  les  fiebures 
et  les  caterrhes,  autant  douloureux  et  mortels,  qu'vne  harquebuzade. 
Qbi  seroit  faict,  à  porter  valeureusement,  les  accidens  de  la  vie 
commune,  n'auroit  point  à  grossir  son  courage,  pour  se  rendre  gen- 
darme. Viuere,  mi  Lucilli,  militare  est.  Il  ne  me  souuient  point 
de  m'estre  iamais  veu  galleux.  Si  est  la  gratterie,  des  gratifications 
de  Nature  les  plus  douces,  et  autant  à  main.  Mais  ell'a  la  pénitence 
trop  importunément  voisine.  le  l'exerce  plus  aux  oreilles,  que  i'ay 
au  dedans  pruantes,  par  secousses.  le  suis  nay  de  tous  les  sens, 
entiers  quasi  à  la  perfection.  Mon  estomach  est  commodément  bon, 
comme  est  ma  teste  :  et  le  plus  souuent,  se  maintiennent  au  trauers 
de  mes  fiebures,  et  aussi  mon  haleine.  I'ay  outrepassé  l'aage  auquel 
des  nations,  non  sans  occasion,  auoient  prescript  vne  si  iuste  fin  à 
la  vie,  qu'elles  ne  pcrmettoyent  point  qu'on  l'cxcedasl.  Si  ay-ie  en- 
core des  remises  :  quoy  qu'inconstantes  et  courtes,  si  nettes,  qu'il  y 
a  peu  à  dire  de  la  santé  et  indolence  de  ma  ieunesse.  le  ne  parle 
pas  de  la  vigueur  et  allégresse  :  ce  n'est  pas  raison  qu'elle  me  suyue 
hors  ses  limites  : 

Non  hoc  amplius  est  liminis,  aut  aqua 
Cœleêtis,  patient  lalus. 

Mon  visage  et  mes  yeux  me  descouurent  incontinent.  Tous  mes  chan- 
gemens  commencent  par  là  :  et  vn  peu  plus  aigres,  qu'ils  ne  sont  en 
pffect.  le  fais  souuent  pitié  k  mes  amis,  auant  que  l'en  sente  la  cause. 
Mon  miroûer  ne  m'estonne  pas  :  car  en  la  iounesse  mesme,  il  m'est 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  665 

tient  si  peu  de  compte  que,  dans  sa  République,  il  y  fait  participer 
les  femmes  et  les  enfants.  Ce  métier,  volontairement  embrassé, 
vous  met  à  même  de  remplir  des  tâches  et  de  courir  tels  risques 
que  vous  le  jugez  bon,  suivant  leur  importance  et  l'éclat  qui  doit 
vous  en  revenir;  et  si  même  vous  venez  à  succomber  pour  la  cause 
à  laquelle  vous  vous  êtes  consacré,  voyez  combien  «  il  est  beau 
de  mourir  les  armes  à  la  main  {Virgile)  ».  Craindre  les  périls  com- 
muns auxquels  tant  de  gens  sont  exposés,  ne  pas  oser  ce  que  tant 
d'âmes  de  toutes  natures  et  le  peuple  entier  osent,  c'est  le  propre 
d'un  cœur  lâche  et  bas  au  delà  de  toute  mesure;  se  trouver  en 
compagnie  rassure  même  les  enfants.  D'autres  peuvent  vous  sur- 
passer en  science,  en  grâce,  en  force,  en  fortune,  cela  tient  à  des 
cause  s  étrangères  auxquelles  vous  pouvez  vous  en  prendre;  mais 
vous  ne  pouvez  vous  en  prendre  qu'à  vous,  si  vous  vous  montrez 
d'une  fermeté  d'âme  inférieure  à  la  leur.  La  mort  est  plus  abjecte, 
plus  languissante,  plus  pénible  dans  un  lit  que  dans  un  combat; 
la  fièvre  et  les  catarrhes  sont  aussi  douloureux  et  mortels  qu'un 
coup  de  feu.  Celui  qui  est  fait  à  supporter  vaillamment  les  acci- 
dents de  la  vie  ordinaire,  n'a  point  à  grandir  son  courage  pour 
se  faire  soldat  :  «  Vivre,  mon  cher  Lucilius,  c'est  combattre  {Sê- 
nèque).  » 

Montaig^ne  était  d'excellente  constitntion  ;  chez  lui  les 
maux  du  corps  n'avaient  que  peu  de  prise  sur  Tàme.  —  Je 
ne  me  souviens  pas  d'avoir  jamais  eu  la  gale.  Se  gratter  est  une 
des  satisfactions  les  plus  douces  que  l'on  puisse  éprouver  et  qui 
est  toujours  à  votre  portée,  mais  ce  qui  s'ensuit  est  par  trop 
importun;  c'est  surtout  à  mes  oreilles  que  je  m'en  prends,  les  ayant 
sujettes  par  moment  à  des  démangeaisons. 

Je  suis  né  avec  tous  mes  sens  bien  entiers,  atteignant  presque 
à  la  perfection.  Mon  estomac  est  facile  et  bon,  ma  tête  solide  et,  le 
plus  souvent,  l'un  et  l'autre  demeurent  tels  quand  j'ai  la  fièvre;  j'ai 
de  même  l'haleine  bonne.  J'ai  dépassé  l'âge  auquel  chez  certains 
peuples,  et  non  sans  quelque  raison,  il  était  tellement  admis  que  la 
vie  devait  prendre  fin  après  une  durée  déterminée,  qu'ils  n'admet- 
taient pas  que  ce  terme  fût  dépassé;  même  maintenant,  j'ai  encore 
des  moments,  bien  que  courts  et  irréguliers,  où  je  suis  tellement 
en  pleine  possession  de  moi-même,  que  c'est  presque  la  santé  et  le 
bien-être  de  ma  jeunesse.  Il  n'est  question  ici,  bien  entendu,  ni  de 
vigueur,  ni  de  jouissances  intimes;  il  n'y  a  pas  de  raison  pour 
qu'elles  se  soient  maintenues  chez  moi  au  delà  des  limites  qui  leur 
sont  propres,  et  «  mes  forces  ne  me  permettent  plus  de  braver  les 
intempéries  du  ciel  à  la  porte  d'une  maîtresse  [Horace]  ».  —  Mon 
visage  et  mes  yeux  décèlent  immédiatement  ce  qui  se  passe  en  moi, 
c'est  par  là  que  commencent  tous  les  changements  que  j'éprouve; 
ils  s'y  manifestent  môme  plus  violents  qu'ils  ne  sont,  et  souvent  je 
fais  pitié  à  mes  amis  avant  d'en  ressentir  la  cause.  Mon  miroir  ne 
me  surprend  pas  quand  il  me  met  à  même  de  constater  de  sem- 
blables transformations;  car,  même  dans  ma  jeunesse,  il  m'est 


666 


ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 


aduenu  plus  d'vne  fois,  de  chausser  ainsin  vn  teinct,  et  vn  port 
trouble,  et  de  mauuais  prognostique,  sans  grand  accident  :  en  ma- 
nière que  les  médecins,  qui  ne  trouuoyent  au  dedans  cause  qui  res- 
pondist  à  celte  altération  externe,  l'attribuoient  à  l'esprit,  et  à  quel- 
que passion  secrette,qui  me  rongeastau  dedans.  Ils  se  trompoyent. 
Si  le  corps  se  gouuernoit  autant  selon  moy,  que  faict  l'ame,  nous 
marcherions  vn  peu  plus  à  nostre  aisp.  le  l'auois  lors,  non  seule- 
ment exempte  de  trouble,  mais  encore  pleine  de  satisfaction,  et  de 
feste  :  comme  elle  est  le  plus  ordinairement  :  moytié  de  sa  com- 
plexion,  moytié  de  son  dessein  : 

Nec  vitiant  artu»  segrw  contagta  mentis. 

le  tiens,  que  cette  sienne  température,  a  releuc  maintesfois  le  corps 
de  ses  cheutes.  Il  est  souuent  abbatu  ;  que  si  elle  n'est  eniouée,  elle 
est  au  moins  en  estât  tranquille  et  reposé.  l'cuz  la  fiebure  quarte, 
quatre  ou  cinq  mois,  qui  m'auoit  tout  desuisagé  :  l'esprit  alla  tous- 
iours  non  paisiblement,  mais  plaisamment.  Si  la  douleur  est  hors 
de  moy,  l'affoiblissement  et  langueur  ne  m'attristent  guère.  le  vois 
plusieurs  deffaillances  corporelles,  qui  font  horreur  seulement  à 
nommer,  que  ie  craindrois  moins  que  mille  passions  d'esprit  que  ie 
vois  en  vsage.  le  prens  party  de  ne  plus  courre,  c'est  assez  que  ie 
me  traine;  ny  ne  me  plains  de  la  decadance  naturelle  qui  me  tient, 
Quis  tumidum  guttur  miratur  inAlpibus? 

Non  plus,  que  ie  ne  regrette,  que  ma  durée  ne  soit  aussi  longue  et 
entière  que  celle  d'vn  chesne.  le  n'ay  point  à  me  plaindre  de 
mon  imagination  :  i'ay  eu  peu  de  pensées  en  ma  vie  qui  m'ayent 
seulement  interrompu  le  cours  de  mon  sommeil,  si  elles  n'ont  esté 
du  désir,  qui  m'esueillast  sans  m'affliger.  le  songe  peu  souuent;  et 
lors  c'est  des  choses  fantastiques  et  des  chimères,  produictes  com- 
munément de  pensées  plaisantes  :  plutost  ridicules  que  tristes.  Et 
tiens  qu'il  est  vray,  que  les  songes  sont  loyaux  interprètes  de  noz 
inclinations;  mais  il  y  a  de  l'art  à  les  assortir  et  entendre. 

Rea  quœ  in  vita  vstirpant  hominet,  cogitant,  curant,  vident, 
Quteque  agunt  vigilantes,  agilàntque,  ea  sicut  in  somno  aceidunt. 
Minus  mirandum  est. 

Platon  dit  dauantage,  que  c'est  l'oftice  de  la  prudence  d'en  tirer 
des  instructions  diuinatrices  pour  l'aduenir.  le  ne  voy  rien  à  cela, 
sinon  les  merucilleuses  expériences,  que  Socrates,  Xenophon,  Aris- 
tote  en  recitent,  personnages  d'authorité  irréprochable.  Les  histoi- 
res disent,  que  les  Allantes  ne  songent  iamais  :  qui  ne  mangent 
aussi  rien,  qui  aye  prins  mort.  Ce  que  i'adiouste,  d'autant  que  c'est 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  r>67 

arrivé  plus  d'une  fois  d'avoir  un  teint,  une  mine  défaite  de  mau- 
vais augure,  sans  que  rien  d'extraordinaire  me  fût  survenu,  si  bien 
que  les  médecins  ne  trouvant  quoi  que  ce  soit  qui  justifiât  cette 
altération  de  ma  figure,  l'attribuaient  à  l'état  de  mon  esprit  en  butte 
à  quelque  passion  qui  me  rongeait  intérieurement  ;  ce  en  quoi  ils 
se  trompaient.  Si  mon  corps  se  comportait  aussi  à  mon  gré  que 
mon  âme,  nous  marcherions  un  peu  plus  à  notre  aise;  j'avais  alors 
celle-ci,  non  seulement  exempte  de  trouble,  mais  encore  pleine  de 
satisfaction  et  en  fête,  ce  qui  est  mon  cas  le  plus  ordinaire  tant 
par  nature  que  de  parti  pris.  «  Jamais  les  troubles  de  mon  âme 
n'ont  influé  sur  mon  corps  {Ovide)  »  ;  je  tiens,  au  contraire,  que 
maintes  fois,  par  son  influence  salutaire,  elle  l'a  relevé  de  ses 
chutes;  lui,  est  souvent  abattu,  au  lieu  qu'elle,  lorsqu'elle  n'est 
pas  enjouée,  est  du  moins  tranquille  et  reposée.  J'ai  eu  la  fièvre 
intermittente  pendant  quatre  ou  cinq  mois  ;  elle  m'avait  complète- 
ment altéré  la  physionomie;  aussi  longtemps  qu'elle  a  duré,  mon 
esprit  a  conservé  non  seulement  tout  son  calme,  mais  même  toute 
sa  gaîté.  Quand  je  n'éprouve  pas  de  douleurs,  l'affaiblissement  et 
la  langueur  que  je  ressens,  ne  m'attristent  guère.  Que  de  défail- 
lances physiques  je  connais,  dont  le  nom  seul  me  fait  horreur  et  que 
je  redouterais  moins  que  les  mille  passions  qui  agitt^nt  l'esprit  et 
auxquelles  je  vois  des  gens  être  en  proie!  J'ai  pris  le  parti  de  ne 
plus  courir,  j'ai  déjà  assez  de  me  traîner,  mais  je  ne  me  plains 
pas  de  ma  décadence  qui  est  dans  l'ordre  naturel  des  choses  : 
«  Qui  s'étonne  de  trouver  des  goitres  dans  les  Alpes  {Juvénal)1  »  Je 
ne  regrette  pas  davantage  de  ne  pas  devoir  durer  autant  et  sans 
plus  de  décrépitude  qu'un  chêne. 

Ses  préoccupations  n'ont  pas  souvent  troublé  son  som- 
meil et  ses  songes  étaient  rarement  tristes.  —  Je  n'ai  pas  à 
me  plaindre  de  mon  imagination;  j'ai  eu  dans  ma  vie  peu  de  préoc- 
cupations qui  aient  seulement  interrompu  mon  sommeil,  et,  sauf 
quand  cela  répondait  à  mon  désir,  j'étais  toujours  contrarié  lors- 
qu'elles m'éveillaient.  —  J'ai  rarement  des  songes;  quand  j'en  ai,  je 
rêve  de  choses  fantastiques  et  chimériques,  produites  d'ordinaire 
par  des  pensées  plaisantes,  pkitôt  ridicules  que  tristes.  Je  tiens 
pour  vrai  que  nos  songes  sont  les  loyaux  interprètes  des  dispositions 
dans  lesquelles  nous  sommes;  mais  il  faut  un  certain  art  pour  en 
saisir  la  relation  et  les  comprendre  :  «  Il  n'est  pas  surprenant  en 
effet  que  les  hommes  retrouvent  en  songe  les  choses  qui  les  occupent 
dans  la  vie,  qu'ils  méditent,  qu'ils  voient,  qu'ils  font  lorsqu'ils  sont 
éveillés  (Attius).  »  Platon  va  plus  loin  et  dit  qu'il  rentre  dans  les 
services  que  la  prudence  doit  nous  rendre,  de  tirer  des  songes 
des  indications  qui  nous  révèlent  l'avenir;  je  ne  vois  rien  à  l'appui 
de  cette  thèse,  si  ce  n'est  les  merveilleux  exemples  que  nous  en 
citent  Socrate,  Xénophon,  Aristote,  tous  personnages  dont  l'auto- 
rité est  irréprochable.  Les  historiens  disent  que  les  Atlantes  n'ont 
jamais  de  songes  et  aussi  qu'ils  ne  mangent  rien  qui  ait  eu  vie; 
j'associe  ces  deux  choses,  parce  que  la  seconde  donne  peut-être 


668 


ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 


à  l'aduenture  l'occasion,  pourquoy  ils  ne  songent  point.  Car  Pytha- 
goras  ordonnoit  certaine  préparation  de  nourriture,  pour  faire  les 
songes  à  propos.  Les  miens  sont  tendres  :  et  ne  m'apportent  aucune 
agitation  de  corps,  ny  expression  de  voix,  l'ay  veu  plusieurs  de 
mon  temps,  en  estre  merueilleusement  agitez,  Theon  le  philosophe, 
se  promenoit,  en  songeant  :  et  le  valet  de  Pericles  sur  les  tuilles 
mesmes  et  faistc  de  la  maison,  le  ne  cjioisis  guère  à  table  ;  et  me 
prens  à  la  première  chose  et  plus  voisine  :  et  me  remue  mal  volon- 
tiers d'vn  goust  à  vn  autre,  La  presse  des  plats,  et  des  seruices  me 
desplaist,  autant  qu'autre  presse.  Te  me  contente  aisément  de  peu 
de  mets;  et  hay  l'opinion  de  Fauorinus,  qu'en  vn  festin,  il  faut 
qu'on  vous  desrobe  la  viande  où  vous  prenez  appétit,  et  qu'on  vous 
en  substitue  tousiours  vne  nouuelle  :  et  que  C'est  vn  misérable 
soupper,  si  on  n'a  saoullé  les  assistans  de  crouppions  de  diuers 
oyseaux;  et  que  le  seul  bcquefigue  mérite  qu'on  le  mange  entier, 
l'vse  familièrement  de  viandes  sallées;  si  ayme-ie  mieux  le  pain 
sans  sel.  Et  mon  boulanger  chez  moy,n'en  sert  pas  d'autre  pour  ma 
table,  contre  l'vsage  du  pays.  On  a  eu  en  mon  enfance  principalement 
à  corriger,  le  refus,  que  ie  faisois  des  choses  que  communément  on 
ayme  le  mieux,  en  cet  aage;  succres,  confitures,  pièces  de  four. 
Mon  gouuerneur  combatit  cette  hayne  de  viandes  délicates,  comme 
vne  espèce  de  délicatesse.  Aussi  n'est  elle  autre  chose,  que  difficulté 
de  goust,  où  qu'il  s'applique.  Qui  oste  à  vn  enfant,  certaine  parti- 
culière et  obstinée  affection  au  pain  bis,  et  au  lard,  ou  à  l'ail,  il 
luy  oste  la  friandise.  Il  en  est,  qui  font  les  laborieux,  et  les  patiens 
pour  regretter  le  bœuf,  et  le  iambon,  parmy  les  perdris.  Ils  ont  bon 
temps  :  c'est  la  délicatesse  des  délicats;  c'est  le  goust  d'vne  molle 
fortune,  qui  s'affadit  aux  choses  ordinaires  et  accoustumées,  Per 
quœ  luxuria  diuitiarum  txdio  ludit.  Laisser  à  faire  bonne  chère  de 
ce  qu'vn  autre  la  faict;  auoir  vn  seing  curieux  de  son  traictemenl; 
c'est  l'essence  de  ce  vice  ; 

Si  modica  cœnare  limes  olu»  omne  patella. 

Il  y  a  bien  vrayement  cette  différence,  qu'il  vaut  mieux  obliger  son 
désir,  aux  choses  plus  aisées  à  recouurer;  mais  c'est  tousiours  vice 
de  s'oldiger,  l'appellois  autresfois,  délicat  vn  mien  parent,  qui  auoit 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CM.  XIII.  669 

la  cause  de  la  première;  Pythagore  ne  recommande-t-il  pas  de  se 
nourrir  d'une  façon  particulière,  quand  on  veut  avoir  des  songes 
conformes  à  ce  que  l'on  souhaite?  Ceux  que  j'ai  sont  bénins,  ils  ne 
m'agitent  pas  et,  sous  leur  action,  aucune  parole  ne  m'échappe. 
J'ai  vu,  de  mon  temps,  certaines  personnes  en  être  extraordinaire- 
ment  agitées;  Théon  le  philosophe  rêvait  en  se  promenant  tout  en- 
dormi, et  b  valet  de  Périclès  en  faisait  autant  sur  les  toits  et  le 
faîte  même  de  sa  maison. 

Il  était  peu  délicat  sous  le  rapport  de  la  nourriture  ;  la 
délicatesse  est  du  reste  le  fait  de  quiconque  affecte  une 
préférence  trop  marquée  pour  quoi  que  ce  soit.  —  A  table, 
je  n'ai  guère  de  préférence;  je  prends  le  premier  mets  venu,  celui 
qui  est  le  plus  à  ma  portée,  et  n'aime  pas  à  passer  d'un  goût  à  un 
autre.  La  multiplicité  des  plats  et  des  services  me  déplaît  autant 
que  tout  autre  excès  en  n'importe  quoi.  Je  me  contente  facilement 
d'un  petit  nombre  de  mets,  et  ne  partage  pas  l'opinion  de  Favori- 
nus  qui  veut  que,  dans  un  festin,  on  vous  retire  un  plat  avant  que 
vous  n'en  ayez  pleinement  satisfait  votre  estomac  pour  vous  en 
substituer  toujours  un  nouveau,  tient  pour  misérable  un  souper 
où  on  n'a  pas  servi  à  satiété  aux  convives  des  croupions  d'oiseaux 
d'espèces  diverses,  et  estime  que  seul  le  becfigue  vaut  d'être 
mangé  tout  entier.  —  Quand  je  suis  en  famille,  je  mange  beaucoup 
de  viandes  salées;  par  contre,  je  préfère  le  pain  qui  n'a  pas  de  sel 
et,  chez  moi,  mon  boulanger  n'en  fournit  pas  d'autre  pour  ma 
table,  bien  que  ce  ne  soit  pas  l'usage  du  pays.  —  Dans  mon  en- 
fance, on  a  eu  surtout  à  me  corriger  du  refus  que  je  faisais  de 
choses  que  généralement  on  aime  beaucoup  à  cet  âge  :  les  sucre- 
ries, les  confitures,  les  pâtisseries  cuites  au  four.  Mon  gouverneur 
combattit  en  moi  cette  répulsion  pour  ces  mets  délicats,  comme 
une  sorte  de  délicatesse  outrée;  et,  de  fait,  elle  ne  témoigne  au- 
tre chose  qu'un  goût  difficile,  quelque  soit  ce  à  quoi  cela  s'ap- 
plique. Qui  fait  passer  à  un  enfant  d'aimer  d'une  façon  trop  par- 
ticulière et  exclusive  le  pain  bis,  le  lard  ou  l'ail,  combat  également 
chez  lui  un  penchant  à  la  friandise.  Il  est  des  gens  qui,  lorsqu'on 
leur  sert  des  perdrix,  semblent  prendre  beaucoup  sur  eux  et  faire 
acte  de  résignation,  regrettant  le  bœuf  et  le  jambon;  ils  l'ont  belle, 
c'est  de  la  délicatesse  au  premier  chef,  c'est  un  goût  qui  marque, 
chez  un  favorisé  de  la  fortune,  une  lassitude  qui  fait  que  les  choses 
ordinaires  et  habituelles  ont  seules  du  piquant  :  «  C'est  le  luxe  qui 
voudrait  échapper  à  l'ennui  des  richesses  (Séuéque).  »  Renoncer  à  faire 
bonne  chère  avec  ce  qu'un  autre  considère  comme  tel,  apporter 
une  attention  particulière  à  sa  table,  «  ne  pas  savoir  te  contenter 
d'un  plat  de  légumes  pour  ton  dîner  (Horace)  »,  est  le  caractère 
essentiel  de  ce  vice.  Il  y  a  bien  là,  à  la  vérité,  une  différence  avec 
le  cas  que  je  cite;  si  on  a  des  besoins  impérieux,  il  vaut  évidem- 
ment mieux  que  ce  soit  pour  des  choses  faciles  à  se  procurer, 
mais  c'est  toujours  un  défaut  que  d'avoir  des  manies  quelles  qu'elles 
soient.  Jadis,  je  considérais  comme  fort  délicat  un  de  mes  parents 


•£  1 


670  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

desapris  en  noz  galères,  à  se  seniir  de  noz  licls,  et  se  despouiller 
pour  se  coucher.  Si  Tauois  des  enfans  masles,  ie  leur  désirasse 
volontiers  ma  fortune.  Le  bon  père  que  Dieu  me  donna  (qui  n'a  de 
moy  que  la  recognoissance  de  sa  bonté,  mais  certes  bien  gail- 
larde) m'enuoya  dés  le  berceau,  nourrir  à  vn  pauure  village  des  . 
siens,  et  m'y  tint  autant  que  ie  fus  en  nourrisse,  et  encores  au 
delà  :  me  dressant  à  la  plus  basse  et  commune  façon  de  viure  : 
Magna  pars  libertatis  est  benè  moratus  venter.  Ne  prenez  iamais, 
et  donnez  encore  moins  à  vos  femmes,  la  charge  de  leur  nourri- 
ture :  laissez  les  former  à  la  fortune,  souz  des  loix  populaires  et  i 
naturelles  :  laissez  à  la  coustume,  de  les  dresser  à  la  frugalité  et  à 
l'austérité;  qu'ils  ayent  plustot  à  descendre  de  l'aspreté,  qu'à  mon- 
ter vers  elle.  Son  humeur  visoit  encore  à  vne  autre  fin.  De  me  ral- 
lier auec  le  peuple,  et  cette  condition  d'hommes,  qui  a  besoin  de 
nostre  ayde  :  et  estimoit  que  ie  fusse  tenu  de  regarder  plustost,  • 
vers  celuy  qui  me  tend  les  bras,  que  vers  celuy,  qui  me  tourne  le 
dos.  Et  fut  cette  raison,  pourquoy  aussi  il  me  donna  à  tenir  sur  les 
fons,  à  des  personnes  de  la  plus  abiecte  fortune,  pour  m'y  obliger 
et  attacher.  Son  dessein  n'a  pas  du  tout  mal  succédé.  le  m'a- 
donne volontiers  aux  petits;  soit  pour  ce  qu'il  y  a  plus  de  gloire  :  2 
soit  par  naturelle  compassion,  qui  peut  inflniement  en  moy.  Le 
party  que  ie  condemneray  en  noz  guerres,  ie  le  condemneray  plus 
asprcmcnt,  fleurissant  et  prospère.  Il  sera  pour  me  concilier  aucu- 
nement à  soy  quand  ie  le  verray  misérable  et  accablé.  Combien 
volontiers  ie  considère  la  belle  humeur  de  Chelonis,  fille  et  femme  . 
de  Roys  de  Sparte!  Pendant  que  Cleombrotus  son  mary,  aux  desor- 
dres de  sa  ville,  eut  auantage  sur  Leonidas  son  père,  elle  fit  la 
bonne  fille  :  se  r'allie  auec  son  père,  en  son  exil,  en  sa  misère, 
s'opposant  au  victorieux.  La  chance  vint  elle  à  tourner?  la  voila 
changée  de  vouloir  avec  la  fortune,  se  rangeant  courageusement  à  s 
son  mary  :  lequel  elle  suiuit  par  tout,  où  sa  ruine  le  porta  :  n'ayant 
ce  me  semble  autre  choix,  que  de  se  ietter  au  party,  où  elle  faisoit 
le  plus  de  besoin,  et  où  elle  se  montroit  plus  pitoyable.  le  me  laisse 
plus  naturellement  aller  après  l'exemple  de  Flaminius,  qui  se  pres- 
toit  à  ceux  qui  auoyent  besoin  de  luy,  plus  qu'à  ceux  qui  luy  pou-  • 
uoienl  bien-faire  :  que  ie  ne  fais  à  celuy  de  Pyrrhus,  propre  à  s'a- 
baisser soubs  les  grands,  et  à  s'enorgueillir  sur  les  petits.      Les 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  671 

qui,  par  suite  d'un  long  temps  passé  à  naviguer,  avait  désappris  à 
se  servir  de  lit  et  à  se  déshabiller  pour  se  coucher. 

Dès  le  berceau,  il  a  été  habitué  à  vivre  comme  les  gens 
de  la  plus  basse  classe  et  à  se  mêler  à,  eux;  cette  fré- 
quentation Ta  rendu  sympathique  au  sort  des  malheu- 
reux. —  Si  j'avais  des  enfants  mâles,  je  leur  aurais  volontiers 
désiré  la  bonne  fortune  que  j'ai  eue.  L'excellent  père  que  Dieu  m'a 
donné,  pour  lequel  je  n'ai  rien  pu  faire  que  de  lui  vouer  une  re- 
connaissance, bien  vive  il  est  vrai,  pour  sa  bonté  à  mon  égard, 
me  fit  élever,  dès  le  berceau,  dans  un  pauvre  village  qui  lui  appar- 
tenait et  oîi  il  me  laissa  tant  que  je  fus  en  nourrice  et  encore  au 
delà,  me  dressant  à  vivre  dans  les  conditions  de  la  plus  basse 
classe  :  «  C'est  un  grand  pas  fait  vers  la  liberté,  que  de  savoir  ré- 
gler son  estomac  {Sénèque).  »  Ne  vous  chargez  jamais,  et  chargez 
encore  moins  vos  femmes,  de  l'élevage  de  vos  enfants  ;  laissez  à  la 
fortune  le  soin  de  les  former  comme  s'élèvent  les  enfants  du  peuple, 
en  n'écoutant  que  les  lois  de  la  nature;  laissez-les,  en  suivant  les 
usages,  s'habituer  ainsi  à  la  frugalité  et  à  l'austérité  ;  qu'ils  soient 
dans  l'avenir  plutôt  dans  le  cas  de  voir  leurs  privations  s'adoucir, 
que  s'aggraver.  L'idée  de  mon  père  tendait  à  autre  chose  encore, 
c'était  à  m'unir  au  peuple,  à  ces  hommes  qui  ont  besoin  de  notre 
aide  ;  il  voulait  que  je  fusse  porté  à  regarder  plutôt  du  côté  de  ceux 
qui  me  tendent  les  bras,  que  de  ceux  qui  me  tournent  le  dos;  ce 
fut  pour  cette  même  raison  qu'il  me  fit  tenir  sur  les  fonts  baptis- 
maux par  des  personnes  de  condition  très  inférieure,  pour  me 
créer  ainsi  des  obligations  vis-à-vis  d'elles  et  faire  que  je  m'y  at- 
tache. 

Son  dessein  n'a  pas  mal  réussi;  je  m'occupe  volontiers  des  pe- 
tits, soit  parce  qu'il  y  a  à  cela  plus  de  gloire,  soit  par  un  sentiment 
naturel  de  compassion,  vertu  qui  a  une  grande  action  sur  moi.  Le 
parti  que  dans  nos  guerres  civiles  je  réprouve,  je  le  condamnerais 
bien  plus  sévèrement  s'il  était  florissaot  et  prospère  ;  tandis  qu'au 
contraire,  je  me  montrerais  mieux  disposé  pour  lui,  si  je  le  voyais 
malheureux  et  écrasé.  —  Combien  j'ai  de  considération  pour  le 
beau  caractère  de  Chélonis,  cette  flUe  et  femme  des  rois  de  Sparte! 
Quand,  dans  les  désordres  de  la  ville,  Cléombrote  son  mari  se 
trouva  l'emporter  sur  Léonidas  son  père,  en  excellente  fille  elle 
accompagna  celui-ci  en  exil,  embrassant  contre  le  vainqueur  la 
cause  de  celui  tombé  dans  le  malheur.  Lorsque  la  chance  vint  à 
tourner,  elle  changea  de  parti  comme  avait  fait  la  fortune  et  prit 
courageusement  celui  de  son  mari  qu'elle  suivit  partout  où  son  in- 
fortune lui  fit  porter  ses  pas,  n'ayant,  ce  semble,  d'autre  préférence 
que  de  se  ranger  du  côté  où  elle  faisait  le  plus  besoin  et  où  sa 
pitié  trouvait  le  phis  à  s'exercer.  —  Je  serais  davantage  porté  à 
imiter  l'exemple  de  Flaminius  qui  s'employait  beaucoup  plus  pour 
ceux  qui  avaient  besoin  de  lui  que  pour  ceux  en  situation  de  lui 
venir  en  aide,  qu'à  faire  comme  Pyrrhus  qui  s'humiliait  devant  les 
grands  et  se  montrait  orgueilleux  vis-à-vis  des  petits. 


X 


672  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

longues  tables  m'cnnuyent,  et  me  nuisent  :  car  soit  pour  m'y  estre 
accoiistiimt''  enfant,  à  faute  de  meilleure  contenance,  ie  mange  au- 
tant que  i"y  suis.  Pourtant  chez  moy,  quoy  qu'elle  soit  des  courtes, 
ie  m'y  mets  volontiers  vn  peu  après  les  autres  ;  sur  la  forme  d'Au- 
guste :  mais  ic  ne  l'imite  pas,  en  ce  qu'il  en  sortoit  aussi  auant  les 
autres.  Au  rebours,  i'ayme  à  me  reposer  Ion  temps  après,  et  en 
ouyr  comter  :  pourueu  que  ie  ne  m'y  mesle  point;  car  ie  me  lasse 
et  me  blesse  de  parier,  l'estomach  plain  :  autant  comme  ie  tronue 
l'exercice  de  crier,  et  contester,  auant  le  repas,  tressaiubre  et  plai- 
sant. Les  anciens  Grecs  et  Romains  auoyent  meilleure  raison  que 
nous,  assignans  à  la  nourriture,  qui  est  vue  action  principale  de  la 
vie,  si  autre  extraordinaire  occupation  ne  les  en  diuertissoit,  plu- 
sieurs heures,  et  la  meilleure  partie  de  la  nuict  :  mangeans  et  beu- 
uans  moins  hastiuement  que  nous,  qui  passons  en  poste  toutes  noz 
actions  :  et  estendans  ce  plaisir  naturel,  à  plus  de  loisir  et  d'vsage, 
y  entresemans  diuers  offices  de  conuersation,  vtiles  et  aggreables. 
Ceux  qui  doiuent  auoir  seing  de  moy,  pourroycnt  à  bon  marché 
me  desrober  ce  qu'ils  pensent  m'estre  nuisible  :  car  eu  telles  cho- 
ses, ie  ne  désire  iamais,  ny  ne  trouue  à  dire,  ce  que  ie  ne  vois  pas  : 
mais  aussi  de  celles  qui  se  présentent,  ils  perdent  leur  temps  de 
m'en  prescher  l'abstinence.  Si  que  quand  ie  veux  ieusner,  il  me 
faut  mettre  à  part  des  souppeurs;  et  qu'on  me  présente  iustement, 
autant  qu'il  est  besoin  pour  vue  réglée  collation  :  car  si  ie  me 
mets  à  table,  i'oublie  ma  resolution.  Quand  l'ordonne  qu'on  change 
d'apprest  à  quelque  viande  ;  mes  gens  sçauent,  que  c'est  à  dire,  que 
mon  appétit  est  allanguy,  et  que  ie  n'y  toucheray  point.  En  toutes 
celles  qui  le  peuuent  souffrir,  ie  les  ayme  peu  cuittes.  Et  les  ayme 
fort  mortifiées  :  et  iusques  à  l'altération  de  la  senteur,  en  plu- 
sieurs. Il  n'y  a  que  la  dureté  qui  généralement  me  faschc  (de  toute 
autre  qualité,  ie  suis  aussi  nonchalant  et  souffrant  qu'homme  que 
i'aye  cogneu)  si  que  contre  l'humeur  commune,  entre  les  poissons 
mesme,  il  m'aduient  d'en  trouuer,  et  de  trop  frais,  et  de  trop  fer- 
mes. Ce  n'est  pas  la  faute  de  mes  dents,  que  i'ay  eu  tousiours  bon- 
nes iusques  à  l'excellence;  et  que  l'aage  ne  commence  de  menasser 
qu'à  cette  heure.  I'ay  apprins  dés  l'enfance,  à  les  frotter  de  ma 
seruiettc,  et  le  matin,  et  à  l'entrée  et  issue  de  la  table.      Dieu  faict 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  673 

Il  n'aimait  pas  à  rester  longtemps  à  table  ;  les  anciens 
Grecs  et  Romains  entendaient  beaucoup  mieux  que  nous 
cette  jouissance.  — Demeurer  longtemps  à  table  m'ennuie  et  m'est 
mauvais  parce  que,  je  mange  tant  que  j'y  suis,  probablement  par 
habitude,  ce  moyen  étant  le  seul  qui,  lorsque  j'étais  enfant,  me  per- 
mettait d'y  faire  bonne  contenance.  C'est  pourquoi,  chez  moi,  bien 
qu'on  s'y  attarde  peu,  j'y  prends  place  d'ordinaire  un  peu  après  les 
autres,  comme  faisait  Auguste;  mais  je  cesse  de  faire  comme  lui, 
en  ce  que  souvent  aussi  il  en  quittait  avant  eux,  tandis  qu'après 
j'aime,  au  contraire,  à  me  livrer  assez  longuement  au  repos  et  à 
entendre  causer,  pourvu  que  je  n'y  prenne  pas  part  :  parler  l'esto- 
mac plein  me  fatiguant  et  me  faisant  mal,  autant  que  crier  et  dis- 
cuter avant  le  repas  m'est  un  exercice  salutaire  et  agréable. 

Les  Grecs  et  les  Romains  des  temps  anciens  agissaient  plus  rai- 
sonnablement que  nous,  en  consacrant,  quand  aucune  autre  occu- 
pation extraordinaire  ne  les  en  empêchait,  plusieurs  heures  et  la 
majeure  partie  de  la  nuit  aux  repas,  qui  sont  du  nombre  des  prin- 
cipaux actes  de  la  vie,  mangeant  et  buvant  avec  moins  de  hâte  que 
nous  dont  toutes  les  actions  sont  accomplies  précipitamment;  ils 
se  livraient  à  ce  plaisir  naturel  tout  à  loisir  et  l'utilisaient  mieux 
que  nous,  l'entremêlant  d'intermèdes  de  divers  genres  utiles  et 
agréables. 

Indifférent  à  ce  qu'on  lui  servait,  il  se  laissait  aller  à 
manger  de  tout  ce  qui  paraissait  sur  la  table.  —  Ceux  qui, 
à  table,  ont  à  prendre  soin  de  moi,  peuvent  aisément  m'empêcher 
de  manger  ce  qu'ils  estiment  m'être  nuisible;  car,  en  fait  de  mets, 
je  ne  désire  jamais  ce  que  je  ne  vois  pas  et  ne  trouve  jamais  à  y 
redire.  Par  contre,  ils  perdent  leur  temps  à  me  prêcher  de  m'abs- 
tenir  de  ceux  qui  sont  servis;  c'est  au  point  que  lorsque  je  veux 
jeûner,  il  faut  que  je  mange  à  part  de  ceux  qui  soupent  et  qu'on 
ne  me  présente  que  ce  que  comporte  bien  exactement  une  collation 
en  règle,  parce  que  si  je  me  mets  à  table,  j'oublie  ma  résolution. 
Quand  je  demande  qu'on  change  la  manière  dont  certaines  viandes 
sont  apprêtées,  mes  gens  savent  que  c'est  signe  que  je  n'ai  pas 
grand  appétit  et  que  je  n'y  toucherai  pas.  —  Toutes  celles  qui  peu- 
vent être  mangées  telles,  je  les  aime  peu  cuites  et  avancées,  au 
point  même,  pour  certaines,  que  leur  odeur  s'en  trouve  altérée.  Je 
ne  suis  contrarié  que  lorsqu'elles  sont  dures;  pour  le  reste,  elles 
peuvent  être  n'importe  comment,  ce  m'est  aussi  indifférent  et  me 
touche  aussi  peu  que  possible;  si  bien,  qu'à  l'inverse  de  ce  qu'on 
éprouve  généralement,  il  m'arrive  de  trouver  même  le  poisson 
trop  frais  et  trop  ferme.  Ce  n'est  pas  parce  que  j'ai  de  mauvaises 
dents,  je  les  ai  toujours  eues  aussi  bonnes  qu'il  se  peut,  et  ce  n'est 
que  maintenant  que  l'âge  commence  à  les  menacer;  dès  l'enfance, 
j'ai  pris  l'habitude  de  me  les  frotter  avec  une  serviette  le  matin  et 
au  commencement  et  à  la  fui  de  chaque  repas. 

C'est  une  grâce  que  Dieu  nous  fait  quand  la  mort  nous 
gagne  peu  à  peu,  ce  qui  est  l'effet  de  la  vieillesse;  du  reste, 

ESSAIS   DE   MONTAIGNE.  —  T.   UI.  43 


674  KSSAIS  DE  MONTAIGNE. 

grâce  à  ccui  à  qui  il  soustrait  la  vie  par  le  menu.  C'est  le  seul 
bénéfice  de  la  vieillesse.  I.a  dernière  mort  en  sera  d'autant  moins 
plaine  et  nuisible  :  elle  ne  tuera  plus  qu'vn  demy,  ou  vn  quait 
d'homme.  Voila  vno  dent  qui  me  vient  de  choir,  sans  douleur,  sans 
effort  :  c'estoit  le  terme  naturel  de  sa  durée.  Et  cette  partie  de  mon 
estre,  et  plusieurs  autres,  sont  desia  mortes,  autres  demy  mortes, 
des  plus  actiues,  et  qui  tenoyent  le  premier  rang  pendant  la  vigueur 
de  mon  aage.  C'est  ainsi  que  ie  fons,  et  eschappe  à  moy.  Quelle 
bestise  sera-ce  à  mon  entendement,  de  sentir  te  sault  de  cette 
cheute,  dosia  si  auancée,  comme  si  elle  estoit  entière?  le  ne  l'espère 
pas.  A  la  vérité,  ie  reçoy  vne  principale  consolation  aux  pensées  de 
ma  mort,  qu'elle  soit  des  iustes  et  naturelles  :  et  que  mes-huy  ie  ne 
puisse  en  cela,  requérir  ni  espérer  de  la  destinée,  faueur  qu'illégi- 
time. Les  hommes  se  font  accroire,  qu'ils  ont  eu  autres-fois,  comme 
la  stature,  la  vie  aussi  plus  grande.  Mais  ils  se  trompent  :  et  Selon, 
qui  est  de  ces  vieux  temps-là,  en  taille  pourtant  l'extrême  durée  à 
soixante  et  dix  ans.  Moy  qui  ay  tant  adoré  et  si  vniuersellement  cet 
ipijTov  [xéxpov,  du  temps  passé  :  et  qui  ay  tant  pris   pour  la  plus 
parfaicte,  la  moyenne  mesure  :  pretendray-ie  vne  desmesuréc  et 
prodigieuse  vieillesse?  Tout  ce  qui  vient  au  reuers  du  cours  de  na- 
ture, peut  estre  fascheux  :  mais  ce,  qui  vient  selon  elle,  dqiltt  cstre 
tousiours  plaisant.  Omnia,  quœ  secundum  naturam  fiunt,  sunt  luibendn 
VI  bonis.  Par  ainsi,  dit  Platon,  la  mort,  que  les  playes  ou  maladies 
apportent,  soit  violente  :  mais  celle,  qui  nous  surprend,  la  vieillesse 
nous  y  conduisant,  est  de  toutes  la  jjIus  légère,  et  aucunement  dé- 
licieuse.  Vitam  adolescentibus  vis  aufert,  senibus  maturitas.    La 
mort  se  mesle  et  confond  par  tout  à  nostre  vie  :  le  déclin  prœoc- 
cupe  son  heure,  et  s'ingère  au  cours  de  nostre  auancement  mesme. 
l'ay  des  portraits  de  ma  forme  de  vingt  et  cinq,  et  de  trente  cinq  ans  : 
ie  les  compare  auec  celuy  d'asteiire.  Combien  de  fois,  ce  n'est  plus 
moy  :  combien  est  mon  image  présente  plus  eslongnée  de  celles  là, 
que  de  celle  de  mon  trespas.  C'est  trop  abusé  de  nature,  de  la  tra- 
casser si  loing,  qu'elle  soit  contrainte  de  nous  quitter  :  et  abandon- 
ner nostre  conduite,  nos  yeux,  nos  deus,  nos  iambes,  et  le  reste,  à  la 
mercy  d'vn  secours  estranger  et  mandié  :  et  nous  resigner  entre  les 
mains  de  l'art,  las  de  nous  suyure.      le  ne  suis  cxcessiuement  de- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  675 

indissolublement  liée  à  la  vie,  on  en  constate  en  nous 
la  présence  et  les  progrès  durant  tout  le  cours  de  no- 
tre existence.  —  A  ceux  que  Dieu  soustrait  à  la  vie  par  par- 
celle, c'est  une  grâce  qu'il  leur  fait,  c'est  le  seul  avantage  de  la 
vieillesse;  notre  dernière  mort  en  sera  d'autant  moins  étendue  et 
nuisible,  ne  tuant  plus  en  nous  que  la  moitié  ou  le  quart  d'un 
homme.  Voilà  une  de  mes  dents  qui  vient  de  tomber  sans  douleur, 
sans  effort,  elle  était  arrivée  au  terme  de  sa  durée;  cette  partie  de 
mon  être  et  plusieurs  autres  sont  déjà  mortes;  d'autres,  d'entre 
les  plus  actives  et  qui  tenaient  le  premier  rang  quand  j'étais  dans 
la  force  de  l'âge,  le  sont  à  moitié.  C'est  ainsi  que  je  fonds  et 
échappe  à  moi-même.  Quelle  bêtise  ce  serait  de  la  part  de  mon  en- 
tendement, de  s'affecter,  au  même  degré,  du  saut  final  de  cette  chute 
déjà  si  prononcée,  que  si  je  m'effondrais  tout  d'une  pièce;  j'es- 
père qu'il  ne  la  commettra  pas.  — A  la  vérité,  j'éprouve  une  grande 
consolation,  quand  je  pense  à  ma  mort,  de  m'imaginer  qu'elle  sera 
de  celles  qui  s'accomplissent  dans  des  conditions  justes  et  naturel- 
les, et  que  ce  que  désormais  je  puis  demander  à  cet  égard  à  la 
destinée,  ne  peut  plus  être  qu'une  faveur  que  je  ne  saurais  reven- 
diquer comme  un  droit.  Les  hommes  sont  portés  à  croire  qu'au- 
trefois, comme  leur  taille,*  la  durée  de  leur  existence  était  plus 
grande;  ils  se  trompent,  car  Solon,  qui  vivait  en  ces  temps  re- 
culés, indique  soixante-dix  ans  comme  en  étant  la  limite  extrême. 
Moi,  qui  ai  tant  adoré,  et  en  toutes  choses,  cette  «  excellente  médio- 
crité »  des  temps  passés,  et  qui  ai  tant  considéré  une  juste  moyenne 
comme  la  perfection,  puis-je  prétendre  à  une  vieillesse  démesurée 
et  extraordinaire?  Tout  ce  qui  nous  arrive  contre  l'ordre  habituel 
de  la  nature  peut  être  fâcheux,  mais  nous  devons  toujours  faire 
bon  accueil  à  ce  qui  est  conforme  à  ses  lois  :  «  Tout  ce  qui  se  fait 
naturellement,  doit  être  tenu  pour  bon  (Cicéron).  »  C'est  ainsi,  dit 
Platon,  que  la  mort  due  à  des  plaies  ou  à  des  maladies,  est  mort 
violente;  tandis  que  celle  qui  nous  surprend,  occasionnée  par  la 
vieillesse,  est  de  toutes  la  plus  légère  et  empreinte  même  de  dou- 
ceur :  «  Les  jeunes  gens  meurent  de  mort  violente,  tes  vieillards  de 
maturité  (Cicéron).  »  —  Partout  et  en  tout,  la  mort  se  mêle  et  se 
confond  avec  la  vie;  le  déclin  de  celle-ci  fait  songer  à  l'heure  où 
viendra  celle-là,  son  action  s'accentue  à  mesure  que  nous  appro- 
chons du  terme  fatal.  J'ai  des  portraits  qui  me  représentent  à  l'âge 
de  vingt-cinq  ans  et  de  trente-cinq  ;  il  m'arrive  de  les  comparer  à 
celui  d'aujourd'hui;  combien  il  s'en  faut  que  ce  soit  encore  moi! 
ma  physionomie  actuelle  diffère  bien  plus  des  précédentes,  que  de 
celle  que  j'aurai  quand  je  viendrai  à  trépasser.  —  C'est  par  trop 
abuser  de  la  nature,  que  de  la  tracasser  si  longtemps  à  l'avance  par 
des  soins  qui  l'obligent  à  nous  quitter;  elle  finit  par  se  lasser  de  nous 
suivre,  en  nous  voyant  abandonner  la  direction  de  nous-mêmes, 
nos  yeux,  nos  dents,  nos  jambes  et  tout  le  reste  à  la  merci  de  soins 
étrangers  que  nous  mendions.,  et  nous  en  remettre  entièrement 
aux  mains  de  l'art. 


676  ESSAIS  UE  MONTAIGNE. 

sireiix,  ny  de  salades,  ny  de  fruits  :  sauf  les  melons.  Mon  perc  haïs- 
soit  toute  sorte  de  sauces,  ie  les  ayme  toutes.  Le  trop  manger 
m'empesche  :  mais  par  sa  qualité,  ie  n'ay  encore  cognoissance  bien 
certaine,  qu'aucune  viande  me  nuise  :  comme  aussi  ie  ne  remarque, 
ny  lune  plaine,  ny  basse,  ny  l'automne  du  printemps.  Il  y  a  des 
mouuemens  en  nous,  inconstans  et  incognuz.  Car  des  refors,  pour 
exemple,  ie  les  ay  trouuez  premièrement  commodes,  depuis  fas- 
cheux,  à  présent  de  rechef  commodes.  En  plusieurs  choses,  ie  sens 
mon  estomach  et  mon  appétit  aller  ainsi  diuersifiant.  Tay  rechange 
du  blanc  au  clairet,  et  puis  du  clairet  au  blanc.  le  suis  friand  de 
poisson,  et  fais  mes  iours  gras  des  maigres  :  et  mes  festes  des  iours 
de  ieusne.  le  croy  ce  qu'aucuns  disent,  qu'il  est  de  plus  aisée  diges- 
tion que  la  chair.  Comme  ie  fais  conscience  de  manger  de  la  viande, 
le  iour  de  poisson  :  aussi  fait  mon  goust,  de  mesler  le  poisson  à  la 
chair.  Cette  diuersité  me  semble  trop  eslongnée.  Dés  ma  ieu- 
nesse,  ie  desrobois  par  fois  quelque  repas  :  ou  à  fin  d'esguiser  mon 
appétit  au  lendemain  (car  comme  Epicurus  ieusnoit  et  faisoit  des 
repas  maigres,  pour  accoustumer  sa  volupté  à  se  passer  de  l'abon- 
dance :  moy  au  rebours,  pour  dresser  ma  volupté,  à  faire  mieux 
son  profit,  et  se  seruir  plus  alaigrement,  de  l'abondance)  ou  ie 
ieusnois,  pour  conseruer  ma  vigueur  au  seruice  de  quelque  action 
de  corps  ou  d'esprit  :  car  et  l'vn  et  l'autre,  s'apparesse  cruellement 
en  moy,  par  la  repletion  :  (et  sur  tout,  ie  hay  ce  sot  accouplage, 
d'vne  Déesse  si  saine  et  si  alegre,  auec  ce  petit  Dieu  indigest  et 
roteur,  tout  bouffy  de  la  fumée  de  sa  liqueur)  ou  pour  giiarir  mon 
estomach  malade  :  ou  pour  estrc  sans  compaignie  propre.  Car  ie 
dy  comme  ce  mesme  Epicurus,  qu'il  ne  faut  pas  tant  regarder  ce 
qu'on  mauge,  qu'auec  qui  on  mange.  Et  loue  Chilon,  de  n'auoir 
voulu  promettre  de  se  trouuer  au  festin  de  Periandcr,  auanl  que 
d'estre  informé,  qui  estoyent  les  autres  conuiez.  Il  n'est  point  de  si 
doux  apprest  pour  moy,  ny  de  sauce  si  appétissante,  que  celle  qui 
se  tire  de  la  société.  le  croys  qu'il  est  plus  sain,  de  manger  plus 
bellement  et  moins  :  et  de  manger  plus  souuent.  Mais  ie  veux  faire 
valoir  l'appétit  et  la  faim  :  ie  n'aurois  nul  plaisir  à  traîner  à  la  me- 


TRADUCTION.  -  LIV.  III,  CH.  XIII.  677 

Montaigne  n^a  jamais  acquis  la  certitude  que  certains 
mets  lui  fussent  nuisibles,  mais  ses  goûts  ont  subi  des 
changements  et  des  revirements.  —  Je  ne  suis  très  amateur 
ni  de  salades,  ni  de  fruits,  sauf  de  melons.  Mon  père  n'aimait  au- 
cune sauce,  je  les  aime  toutes.  Trop  manger  me  gêne;  mais  je  ne 
suis  pas  encore  certain  qu'il  y  ait  des  viandes  qui,  par  leur  nature 
même,  me  soient  nuisibles,  pas  plus  que  je  ne  constate  que  la  lune, 
quand  elle  est  pleine  ou  nouvelle,  le  printemps  ou  l'automne  aient 
action  sur  moi.  Il  se  produit  en  nous  des  effets  qui  ont  lieu  à  des 
moments  indéterminés  et  dont  nous  ne  nous  rendons  pas  compte; 
ainsi  les  raiforts  par  exemple  :  longtemps  je  n'en  ai  pas  été  incom- 
modé, puis  je  m'en  suis  mal  trouvé;  à  présent,  je  m'en  accommode 
à  nouveau  très  bien.  Pour  plusieurs  choses,  je  sens  mon  estomac 
et  mon  appétit  aller  ainsi  se  modifiant;  du  vin  blanc  je  suis  passé 
au  vin  clairet,  et  du  vin  clairet  me  voici  revenu  au  vin  blanc. 

Je  suis  friand  de  poisson,  et  les  jours  maigres  sont  pour  moi  des 
jours  où  je  me  régale,  comme  me  sont  fêtes  aussi  les  jours  de 
jeûne;  je  crois  (il  en  est  qui  le  disent)  qu'il  est  de  plus  facile  di- 
gestion que  la  viande.  Je  me  fais  conscience  de  manger  de  celle-ci, 
les  jours  où  le  poisson  est  d'obligation  ;  mon  goût  est  de  même  et 
se  fait  scrupule  de  mêler  l'un  à  l'autre,  il  y  a  entre  eux,  ce  me  sem- 
ble, une  trop  grande  différence. 

Circonstances  dans  lesquelles  il  lui  est  arrivé  parfois 
de  ne  pas  prendre  de  repas;  tout  régime  trop  longtemps 
suivi  cesse  d'être  efficace.  —  Dans  ma  jeunesse,  il  m'est  arrivé 
de  me  passer  parfois  de  quelque  repas  pour  avoir  meilleur  appé- 
tit le  lendemain  et,-  de  la  sorte,  accroître  mon  plaisir  en  me  dispo- 
sant à  mieux  profiter  et  à  jouir  plus  vivement  de  l'abondance  que 
je  prévoyais,  agissant  en  cela  au  rebours  d'Épicure  qui  jeûnait  et 
faisait  maigre  pour  accoutumer  sa  volupté  à  se  passer  de  l'abon- 
dance ;  ou  bien  je  jeûnais  pour  me  conserver  dispos  en  vue  d'un  tra- 
vail quelconque  de  corps  ou  d'esprit,  l'un  comme  l'autre  deve- 
nant honteusement  paresseux  chez  moi  qiiand  je  suis  surchargé 
d'aliments;  d'autant  que  je  déteste  ce  fonctionnement  simultané  si 
peu  raisonnable  de  l'imagination,  cette  déesse  si  saine  et  si  alerte, 
et  de  l'estomac,  ce  petit  dieu  alourdi  et  bruyant  quand  il  est 
gonflé  des  émanations  des  sucs  qu'il  procrée.  Je  m'en  abstenais 
encore,  quand  j'avais  cet  organe  fatigué,  ou  enfin  lorsque  je  n'a- 
vais pour  me  tenir  compagnie  personne  qui  me  convînt,  car  je  dis 
avec  ce  même  Épicure,  qu'il  ne  faut  pas  tant  regarder  ce  qu'on 
mange,  qu'avec  qui  on  mange;  et  je  loue  Chilon  de  n'avoir  pas 
voulu  s'engager  à  se  trouver  à  un  festin  auquel  le  conviait  Périandre, 
avant  de  connaître  quels  étaient  les  autres  convives;  il  ne  saurait 
en  elîet  y  avoir  pour  moi  de  plus  grand  attrait,  de  sauce  si  appé- 
tissante, qui  vaillent  ceux  résultant  de  la  société  avec  laquelle  on 
s'y  rencontre.  —  Je  crois  qu'il  est  plus  sain  de  manger  doucement, 
moins  à  la  fois  et  plus  souvent;  mais  je  tiens  à  satisfaire  pleine- 
ment mon  appétit  et  ma  faim,  et  ne  prendrais  pas  goût  à  me  con- 


678  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

tlecinale,  trois  ou  quatre  chetifs  repas  par  iour,  ainsi  contrains. 
Qui  m'asseureroit  que  le  goust  ouuerl,  que  i'ay  ce  matin,  ie  le  re- 
trouuasse  encore  à  souper?  Prenons,  sur  tout  les  vieillards  :  le  pre- 
mier temps  opportun  qui  nous  vient.  Laissons  aux  faiseurs  d'alma- 
nachs  les  espérances  et  les  prognostiques.  L'extrême  fruict  de  ma  • 
santé,  c'est  la  volupté  :  tenons  nous  à  la  première  présente  et  co- 
gnuë.  l'euite  la  constance  en  ces  loix  de  ieusne.  Qui  veut  qu'vne 
forme  luy  serue,  fuye  à  la  continuer  :  nous  nous  y  durcissons,  nos 
forces  s'y  endorment  :  six  mois  après,  vous  y  aurez  si  bien  aco- 
quiné vostre  estomach,  que  vostre  proffit,  ce  ne  sera  que  d'auoir  i 
perdu  la  liberté  d'en  vser  autrement  sans  dommage.  le  ne  porte 
les  Ïambes,  et  les  cuisses,  non  plus  couuertes  en  hyuer  qu'en  esté, 
vn  bas  de  soye  tout  simple.  le  me  suis  laissé  aller  pour  le  secours 
de  mes  reumes,  à  tenir  la  teste  plus  chaude,  et  le  ventre,  pour  ma 
colique.  Mes  maux  s'y  habituèrent  en  peu  de  iours,  et  desdaigne-  • 
rent  mes  ordinaires  prouisions.  l'estois  monté  d'vne  coiffe  à  vn 
couurechef,  et  d'vn  bonnet  à  vn  chapeau  double.  Les  embourreures 
de  mon  pourpoint,  ne  me  seruent  plus  que  de  galbe  :  ce  n'est 
rien  :  si  ie  n'y  adiouste  vne  peau  de  Heure  ou  de  vautour  :  vne  ca- 
lote  à  ma  teste.  Suyuez  cette  gradation,  vous  irez  beau  train.  le  « 
n'en  feray  rien.  Et  me  dedirois  volontiers  du  commencement  que 
l'y  ay  donné,  si  i'osois.  Tombez  vous  en  quelque  inconuenient  nou- 
ueau?  cette  reformation  ne  vous  sert  plus  :  vous  y  estes  accous- 
tumé,  cherchez  en  vne  autre.  Ainsi  se  ruinent  ceux  qui  se  laissent 
empcstrer  à  des  régimes  contraincts,  et  s'y  astreignent  superstitieu-  • 
sèment  :  il  leur  en  faut  encore,  et  encore  après,  d'autres  au  delà  : 
ce  n'est  iamais  fait.  Pour  nos  occupations,  et  le  plaisir  :  il  est 
beaucoup  plus  commode,  comme  faisoyent  les  anciens,  de  perdre  le 
disner,  et  remettre  à  faire  bonne  chère  à  l'heure  de  la  retraictc  et 
du  repos,  sans  rompn>  le  iour  :  ainsi  le  faisois-ie  autresfois.  Pour  < 
la  .santé,  ie  trouue  depuis  par  expérience  au  contraire,  qu'il  vaut 
mieux  disner,  et  que  la  digestion  se  faict  mieux  en  veillant.  le  ne 
suis  guère  subiect  à  estre  altéré  ny  sain  ny  malade  :  i'ay  bien  vo- 
lontiers lors  la  bouche  sèche,  mais  sans  soif.  El  communément,  ie 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  679 

damner  à  faire  par  jour,  comme  on  l'ordonne  aux  malades,  trois 
ou  quatre  chétifs  repas  où  je  serais  rationné;  et  puis,  qui  peut  me 
donner  l'assurance  que  les  bonnes  dispositions  dans  lesquelles  je 
suis  ce  matin,  je  les  retrouverai  encore  à  souper?  Profitons,  nous 
surtout  qui  sommes  vieux,  du  premier  moment  favorable  qui  vient; 
laissons  aux  faiseurs  d'almanachs  les  espérances  et  les  pronostics. 
Le  fruit  essentiel  que  je  retire  de  la  santé,  ce  sont  les  jouissances 
qu'elle  nous  permet;  tenons-nous-en  à  la  première  qui  se  présente, 
que  nous  avons  sous  la  main  et  que  nous  connaissons.  J'évite  de 
m'astreindre  trop  longtemps  à  un  même  régime  ;  celui  qui  en  suit 
un  et  veut  qu'il  lui  profite,  ne  doit  pas  le  prolonger  indéfiniment; 
sans  cela,  nous  nous  y  endurcissons,  notre  organisme  y  perd  de 
son  activité  ;  six  mois  après,  l'estomac  y  est  si  bien  acoquiné  que 
tout  l'avantage  que  vous  en  retirez  est  d'avoir  perdu  la  liberté  de 
faire  autrement  sans  en  éprouver  d'inconvénients. 

Il  ne  sert  de  rien  non  plus  de  se  trop  couvrir;  on  s'y 
habitue  et  cela  n'a  plus  d'effet.  —  Je  porte  de  simples  bas  de 
soie,  et  pas  plus  en  hiver  qu'en  été  je  n'ai  les  jambes  et  les  cuis- 
ses autrement  couvertes.  En  raison  de  mes  rhumes,  je  me  suis 
laissé  aller  à  me  tenir  la  tête  plus  chaude,  ainsi  que  le  ventre  à 
cause  de  mes  coliques  ;  en  peu  de  jours,  ces  deux  maux  s'y  sont 
habitués  et  ont  dédaigné  mes  précautions  ordinaires;  une  simple 
coiffe  avait  fait  place  à  un  capuchon;  un  bonnet,  à  un  chapeau 
doublé;  aujourd'hui,  les  fourrures  de  mon  pourpoint  ne  me  ser- 
vent plus  que  d'enjolivement;  et  tout  cela  ne  me  fait  plus  aucun 
effet,  si  je  n'y  ajoute  une  peau  de  lièvre  ou  de  vautour,  et  sur  ma 
tête  une  calotte.  Suivez  une  semblable  gradation,  cela  vous  mè- 
nera loin;  aussi  n'en  ferai-je  rien,  et  volontiers,  si  j'osais,  je  revien- 
drais sur  ce  que  j'ai  déjà  commencé.  Avec  cette  mode,  vous  sur- 
vient-il quelque  nouvel  inconvénient,  les  réformes  que  vous  avez 
déjà  introduites  ne  vous  sont  plus  d'aucune  utilité:  vous  vous  y  êtes 
habitué,  il  vous  faut  en  chercher  d'autres.  Ainsi  se  ruinent  ceux 
qui  se  laissent  empêtrer  dans  des  régimes  particuliers,  auxquels 
ils  s'astreignent  superstitieusement;  ce  qu'on  fait  ne  suffit  pas,  il 
faut  plus  encore;  et  après,  encore  davantage;  on  n'en  a  jamais  fini. 

Nos  occupations  et  nos  plaisirs  nous  portent  à.  donner 
plus  d'importance  au  souper  qu'au  dîner;  l'estomac,  d'a- 
près Montaigne,  s'accommode  mieux  du  contraire.  —  Pour 
mes  occupations  et  notre  plaisir,  il  est  beaucoup  plus  commode  de 
supprimer  le  dîner,  comme  faisaient  les  anciens,  et  de  remettre  à 
faire  un  repas  copieux  à  l'heure  où  on  se  retire  chez  soi  pour  y 
prendre  du  repos,  et  ainsi  ne  pas  interrompre  la  journée;  c'est  ce 
que  je  faisais  autrefois.  Au  point  de  vue  de  la  santé,  l'expérience  m'a 
depuis  enseigné  qu'au  contraire  il  vaut  mieux  maintenir  le  dîner, 
la  digestion  se  faisant  mieux  quand  on  est  éveillé.  —  Je  ne  suis 
guère  sujet  à  être  altéré,  pas  plus  quand  je  me  porte  bien  que 
lorsque  je  suis  malade;  dans  ce  dernier  cas,  j'ai  assez  fréquemment 
la  bouche  sèche,  mais  ce  n'est  pas  de  la  soif,  et  d'ordinaire  je  ne 


680  ESSAIS  DE  MOiNTAIGNE. 

ne  bois  que  du  desir  qui  m'en  vient  en  mangeant,  et  "  bien  auant 
dans  le  repas.  le  bois  assez  bien,  pour  vn  homme  de  commune 
façon.  En  esté,  et  en  vn  repas  appétissant,  ie  n'outrepasse  point 
seulement  les  limites  d'Auguste,  qui  ne  beuuoit  que  trois  fois  pré- 
cisément :  mais  pour  n'offenser  la  règle  de  Democritus,  qui  def- 
fendoit  de  s'arrester  à  quattre,  comme  à  vn  nombre  mal  fortuné, 
ie  coule  à  vn  besoing,  iusques  à  cinq  :  trois  demysetiers,  enuiron. 
Car  les  petis  verres  sont  les  miens  fauoris  :  et  me  plaist  de  les  vui- 
der,  ce  que  d'autres  euitent  comme  chose  mal  séante.  le  trempe 
mon  vin  plus  souuent  à  moitié,  par  fois  au  tiers  d'eau.  Et 
quand  ie  suis  en  ma  maison,  d'vn  ancien  vsage  que  son  médecin 
ordonnoit  à  mon  père,  et  à  soy,  on  mesle  celuy  qu'il  me  faut,  des 
la  sommelerie,  deux  ou  trois  heures  auant  qu'on  serue.  Ils  disent, 
que  Cranaus  Roy  des  Athéniens  fut  inuenteur  de  cet  vsage,  de 
tremper  le  vin  :  vtilement  ou  non,  l'en  ay  veu  débattre.  l'estime 
plus  décent  et  plus  sain,  que  les  enfans  n'en  vsent  qu'après  seize  ou 
dix-huict  ans.  La  forme  de  viure  plus  vsitée  et  commune,  est  la 
plus  belle.  Toute  particularité,  m'y  semble  à  cuiter  :  et  haïrois  au- 
tant vn  Aleman  qui  mist  de  l'eau  au  vin,  qu'vn  François  qui  le  buroit 
pur.  L'vsage  publiq  donne  loy  à  telles  choses.  le  crains  vn  air 
empesché,  et  fuys  mortellement  la  fumée  :  (la  première  réparation 
où  ie  courus  chez  moy,  ce  fut  aux  cheminées,  et  aux  retraicts,  vice 
commun  des  vieux  bastimens,  et  insupportable)  et  entre  les  diffi- 
cultez  de  la  guerre,  comte  ces  espaisses  poussières,  dans  lesquelles 
on  nous  tient  enterrez  au  chault,  tout  le  long  d'vne  iournée.  l'ay  la 
respiration  libre  et  aysée  :  et  se  passent  mes  morfondements  le  plus 
souuent  sans  offence  du  poulmon,  et  sans  toux.  L'aspreté  de 
Testé  m'est  plus  ennemie  que  celle  de  l'hyuer  :  car  outre  l'incom- 
modité de  la  chaleur,  moins  remediable  que  celle  du  froid,  et  outre 
le  coup  que  les  rayons  du  soleil  donnent  à  la  teste  :  mes  yeux  s'of- 
fencent  de  toute  lueur  ësclatante  :  ie  ne  sçaurois  à  cette  heure  dis- 
ner  assiz,  vis  à  vis  d'vn  feu  ardent,  et  lumineux.  Pour  amortir  la 
blancheur  du  papier,  au  temps  que  i'auois  plus  accoustumé  de  lire, 
ie  couchois  sur  mon  liure,  vne  pièce  de  verre,  et  in'cîn  trouuois  fort 
soulagé.  l'ignore  iusques  à  présent,  l'vsage  des  lunettes  :  et  vois 
aussi  loing,  que  ie  fls  onques,  et  que  tout  autre,  il  est  vray,  que 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  681 

bois  que  lorsque,  en  mangeant,  l'enyie  m'en  vient,  généralement 
quand  déjà  le  repas  est  bien  avancé.  Je  bois  assez  copieusement 
pour  un  homme  qui  ne  présente  rien  de  particulier;  en  été,  dans 
un  repas  auquel  j'assiste  avec  appétit,  non  seulement  j'outrepasse 
les  limites  dans  lesquelles  se  tenait  Auguste  qui  ne  buvait  jamais 
que  trois  fois,  mais  pour  ne  pas  aller  à  rencontre  de  la  règle  posée 
par  Démocrite  qui  défendait  de  s'arrêter  à  quatre,  comme  nom- 
bre portant  malchance,  je  me  laisse  aller  jusqu'à  cinq  si  besoin 
est,  ce  qui  fait  environ  trois  demi-setiers,  car  je  me  plais  à  faire 
usage  de  verres  de  petite  capacité  et  les  vide  chaque  fois,  ce  que 
d'autres  se  gardent  de  faire  comme  contraire  aux  convenances.  Je 
trempe  mon  vin,  le  plus  souvent  avec  moitié,  parfois  avec  un  tiers 
d'eau;  et  quand  je  suis  chez  moi,  par  suite  d'une  ancienne  habi- 
tude prise  sur  le  conseil  donné  à  mon  père  par  son  médecin,  qui 
lui  aussi  agissait  de  même,  le  mélange  s'opère  à  l'office,  deux 
ou  trois  heures  avant  qu'on  le  serve.  On  dit  que  cet  usage  de  trem- 
per le  vin  avec  de  l'eau,  remonte  à  Cranaûs,  roi  d'Athènes;  pour 
ce  qui  est  de  son  utilité,  je  l'ai  entendu  discuter.  J'estime  plus 
convenable  et  meilleur  pour  la  santé,  de  n'en  user  pour  les  enfants 
qu'après  seize  ou  dix-huit  ans  et,  jusque-là,  de  ne  leur  faire  boire 
que  de  l'eau.  La  manière  de  vivre  la  plus  usitée  et  communément 
suivie,  est  celle  qui  est  préférable  ;  toute  singularité  me  semble  à 
éviter,  et  j'aime  aussi  peu  voir  un  Allemand  mettre  de  l'eau  dans 
son  vin,  qu'un  Français  qui  le  boirait  pur;  l'usage,  auquel  tout  le 
monde  se  conforme,  fait  loi  dans  ks  choses  de  cette  espèce. 

Il  n'aimait  pas  Tair  confiné;  était  plus  sensible  au 
chaud  qu'au  froid;  avait  bonne  vue,  mais  elle  se  fatiguait 
aisément;  il  était  d'allure  vive;  à  table,  il  mangeait  avec 
trop  d'avidité.  —  Je  crains  un  air  lourd  à  respirer  et  ne  puis 
supporter  la  fumée;  la  première  réparation  que  je  me  hâtai  de 
faire  exécuter  chez  moi,  fut  celle  des  cheminées  et  des  cabinets 
d'aisance  qui,  chose  insupportable,  laissent  communément  à  dé- 
sirer dans  les  bâtiments  d'ancienne  construction;  et  au  rang  des 
incommodités  que  l'on  rencontre  à  la  guerre,  je  place  ces  épais 
nuages  de  poussière  dans  lesquels,  pendant  la  chaleur,  il  faut  de- 
meurer des  journées  entières.  J'ai  la  respiration  libre  et  facile;  le 
plus  souvent,  quand  j'ai  des  refroidissements,  mes  poumons  de- 
meurent indemnes  et  je  n'ai  pas  de  toux. 

Un  été  pénible  m'est  plus  contraire  que  l'hiver,  parce  qu'outre 
l'incommodité  de  la  chaleur  dont  on  peut  moins  se  défendre  que  du 
froid,  et  en  dehors  de  l'action  des  rayons  de  soleil  sur  la  tète,  mes 
yeux  supportent  mal  leur  éclat  éblouissant;  actuellement,  je  ne 
pourrais  même  pas  dîner,  assis  devant  un  feu  ardent  dont  je  rece- 
vrais la  réverbération. 

Quand  je  lisais  plus  que  je  ne  le  fais  maintenant,  pour  amortir 
la  blancheur  du  papier,  je  couvrais  mon  livre  d'une  feuille  de  verre 
et  ma  vue  s'en  trouvait  fort  soulagée.  Jusqu'à  présent,  je  n'emploie 
pas  de  lunettes  et  j'y  vois  aussi  loin  que  jamais  et  que  n'importe 


682  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

sur  le  déclin  du  iour,  ie  commence  à  sentir  du  trouble,  et  de  la 
foiblesse  à  lire  :  dequoy  l'exercice  a  tousiours  trauaillé  mes  yeux  : 
mais  sur  tout  nocturne.  Voyla  vn  pas  en  arrière  :  à  toute  peine  sen- 
sible, le  reculeray  d'vn  autre;  du  second  au  tiers,  du  tiers  au  quart, 
si  coïement  qu'il  me  faudra  estre  aueugle  formé,  auant  que  ie  sente 
la  décadence  et  vieillesse  de  ma  veuë.  Tant  les  Parques  destordent 
artificiellement  nostre  vie.  Si  suis-ie  en  doubte,  que  mon  ouïe  mar- 
chande à  s'espaissir  :  et  verrez  que  ie  l'auray  demy  perdue,  que  ie 
m'en  prendray  encore  à  la  voix  de  ceux  qui  parlent  à  moy.  Il  faut 
bien  bander  l'ame,  pour  luy  faire  sentir,  comme  elle  s'escoule. 
Mon  marcher  est  prompt  et  ferme  :  et  ne  sçay  lequel  des  deux, 
ou  l'esprit  ou  le  corps,  i'ay  arrcsté  plus  mal-aisément,  en  mesme 
poinct.  Le  prescheur  est  bien  de  mes  amys,  qui  oblige  mon  atten- 
tion, tout  vn  sermon.  Aux  lieux  de  cérémonie,  où  chacun  est  si 
bandé  en  contenance,  où  i'ay  veu  les  dames  tenir  leurs  yeux  mes- 
mes  si  certains,  ie  ne  suis  iamais  venu  à  bout,  que  quelque  pièce 
des  miennes  n'extrauague  tousiours  :  encore  que  i'y  sois  assis,  i'y 
suis  peu  rassis.  Comme  la  chambrière  du  Philosophe  Chrysippus, 
disoit  de  son  maistre,  qu'il  n'estoit  yure  que  par  les  iambes  :  car  il 
auoit  cette  coustume  de  les  remuer,  en  quelque  assiette  qu'il  fust  : 
et  elle  le  disoit,  lors  que  le  vin  esmouuant  ses  compaignons,  luy 
n'en  sentoit  aucune  altération.  On  a  peu  dire  aussi  dés  mon  en- 
fance, que  i'auoy  de  la  follie  aux  pieds,  ou  de  l'argent  vif  :  tant  i'y 
ay  de  remuement  et  d'inconstance  naturelle,  en  quelque  lieu,  que 
ie  les  place.  C'est  indécence,  outre  ce  qu'il  nuit  à  la  santé,  voire 
et  au  plaisir,  de  manger  gouluement,  comme  ie  fais.  le  mors  sou- 
uent  ma  langue,  par  fois  mes  doigts,  de  hastiueté.  Diogenes,  ren- 
contrant vn  enfant  qui  mangeoit  ainsin,  en  donna  vn  soufflet  à  son 
précepteur.  Il  y  auoit  des  hommes  à  Rome,  qui  enseignoyent  à 
mascher,  comme  à  marcher,  de  bonne  grâce.  l'en  pers  le  loisir  de 
parler,  qui  est  vn  si  doux  assaisonnement  des  tables,  poiirucu  que 
ce  .soyent  des  propos  de  mesme,  plaisans  et  courts.  Il  y  a  de  la 
ialousie  et  enuic  entre  nos  plaisirs,  ils  se  choquent  et  empeschent 
l'vn  l'autre.  Alcibiades,  liomme  bien  entendu  à  faire  bonne  chère, 
«hassoit  la  musique  mesme  des  tables,  pour  qu'elle  ne  Iroublast  la 
douceur  des  deuis,  par  la  raison,  que  Platon  luy  preste,  Que  c'est 
vn  vsage  d'hommes  populaires,  d'appeller  des  ioiieurs  d'instruments 
et  des  chantres  aux  festins,  à  faute  de  bons  discours  et  aggreables 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  683 

qui;  il  est  vrai  que  lorsque  le  jour  tombe,  je  commence,  quand  je 
lis,  à  éprouver  du  trouble  et  de  la  faiblesse;  mais  tout  travail,  par- 
ticulièrement la  nuit,  m'a  toujours  fatigué  les  yeux.  C'est  là  un  pas 
en  arrière  à  peine  sensible,  auquel  viendra  s'en  ajouter  un  second, 
à  celui-ci  un  troisième,  puis  à  ce  dernier  un  quatrième  ;  reculant 
ainsi  de  plus  en  plus  chaque  fois,  je  finirai  par  insensiblement  être 
devenu  complètement  aveugle,  avant  que  je  ne  m'aperçoive  de  la 
décadence  et  de  la  vieillesse  de  ma  vue,  tant  les  Parques  apportent 
d'artifice  à  détordre  l'écheveau  de  notre  vie.  De  même,  je  ne  suis 
pas  bien  certain  que  mon  ouïe  n'ait  pas  tendance  à  devenir  dure  ; 
et  vous  verrez  que  je  l'aurai  à  moitié  perdue,  que  je  m'en  prendrai 
encore  à  la  voix  de  ceux  qui  me  parlent.  Il  faut  exercer  une  action 
bien  forte  et  bien  continue  sur  l'âme,  pour  l'amener  à  sentir  comme 
elle  s'en  va  peu  à  peu. 

Ma  marche  est  vive  et  assurée,  et  je  ne  sais  lequel  des  deux,  de 
mon  esprit  ou  de  njon  corps,  je  puis  le  plus  difficilement  arrêter 
en  un  point  donné.  Il  faut  qu'un  prédicateur  soit  bien  de  mes  amis, 
pour  captiver  mon  attention  pendant  toute  la  durée  d'un  sermon. 
Dans  les  cérémonies,  où  chacun  est  si  guindé  dans  son  attitude, 
où  j'ai  vu  des  dames  ne  laissant  même  pas  errer  leurs  regards,  je 
ne  suis  jamais  venu  à  bout  de  faire  que  quelque  chose  en  moi  ne 
battît  la  campagne;  j'ai  beau  être  assis,  je  n'en  demeure  pas  plus 
calme.  La  servante  de  Chrysippe  le  philosophe  disait  de  son  maître, 
quand  il  buvait  en  compagnie  de  gens  sur  lesquels  le  vin  agissait, 
et  que  seul  il  n'en  ressentait  aucun  effet,  qu'il  n'était  ivre  que  des 
jambes  que,  par  habitude,  il  remuait  sans  cesse  en  quelque  po- 
sition qu'il  fût.  On  a  pu  dire  de  même  de  moi  dès  mon  enfance,  que 
j'avais  du  vif-argent  dans  les  pieds  ou  qu'ils  étaient  atteints  de  fo- 
lie, tant  je  suis  porté  naturellement  à  me  remuer  et  à  me  déplacer 
n'importe  où  je  me  trouve. 

Je  mange  avec  voracité,  ce  qui  est  indécent  et  de  plus  nuisible 
à  la  santé,  voire  même  au  plaisir  que  l'on  éprouve  en  mangeant; 
dans  ma  hâte,  je  me  mords  souvent  la  langue  et  parfois  les  doigts. 
Diogène,  rencontrant  un  enfant  qui  mangeait  ainsi,  donna  un  souf- 
flet à  son  précepteur.  Il  y  avait  à  Rome  des  gens  qui  enseignaient 
à  mâcher  comme  on  vous  apprend  à  marcher,  avec  grâce.  Je  ne 
prends  pas  le  temps  de  causer,  ce  qui  est  un  si  doux  assaisonne- 
ment des  repas,  quand  les  propos  qui  s'y  tiennent  sont  à  l'avenant, 
agréables  et  ne  se  prolongeant  pas. 

Conditions  pour  un  bon  repas;  il  est  des  gens  qui  dé- 
daignent ce  genre  de  plaisir,  ce  dédain  est  le  fait  d'un 
esprit  maladif  et  chagrin.  —  Nos  plaisirs  se  jalousent  et  s'en- 
vient les  uns  les  autres  ;  ils  se  heurtent  et  se  contrarient  récipro- 
quement. Alcibiade,  qui  s'entendait  fort  à  faire  bonne  chère,  allait 
jusqu'à  bannir  la  musique  des  repas,  afin  qu'elle  ne  troublât  pas 
la  douceur  des  conversations,  ajoutant,  d'après  ce  que  Platon  nous 
rapporte,  qu'  «  appeler  des  musiciens  et  des  chanteurs  dans  les 
festins,  est  un  usage  de  gens  communs  qui  sont  hors  d'état  de 


684  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

entretiens,  dequoy  les  gens  d'entendement  sçauent  s'entrefestoyer. 
Varro  demande  cecy  au  conuiue  :  l'assemblée  de  personnes  belles 
de  présence,  et  aggreables  de  conuersation,  qui  ne  soyent  ny  muets 
ny  bauarts  :  netteté  et  délicatesse  aux  viures,  et  au  lieu  :  et  le 
temps  serein.  Ce  n'est  pas  vne  feste  peu  artificielle,  et  peu  volup- 
tueuse, qu'vn  bon  traittement  de  table.  Ny  les  grands  chefs  de 
guerre,  ny  les  grands  philosophes,  n'en  ont  desdaigné  l'vsage  et  la 
science.  Mon  imagination  en  a  donné  trois  en  garde  à  ma  mémoire, 
que  la  fortune  me  rendit  de  souuefaine  douceur,  en  diuers  temps 
de  mon  aage  plus  fleurissant.  Mon  estât  présent  m'en  forclost.  Car 
chacun  pour  soy  y  fournit  de  grâce  principale,  et  de  saueur,  selon 
la  bonne  trampe  de  corps  et  d'ame,  en  quoy  lors  il  se  trouue.  Moy 
qui  ne  manie  que  terre  à  terre,  hay  cette  inhumaine  sapience ,  qui 
nous  veut  rendre  desdaigneux  et  ennemis  de  la  culture  du  corps, 
l'estime  pareille  iniustice,  de  prendre  à  contre  cœur  les  voluptez 
naturelles,  que  de  les  prendre  trop  à  cœur.  Xerxes  estoit  un  fat, 
qui  enueloppé  en  toutes  les  voluptez  humaines,  alloit  proposer  prix 
à  qui  luy  en  trouueroit  d'autres.  Mais  non  guère  moins  fat  est  ce- 
luy,  qui  retranche  celles,  que  nature  luy  a  trouuées.  Il  ne  les  faut 
ny  suyure  ny  fuyr  :  il  les  faut  receuoir.  le  les  reçois  vn  peu  plus 
grassement  et  gratieusement,  et  me  laisse  plus  volontiers  aller  vers 
la  pente  naturelle.  Nous  n'auons  que  faire  d'exaggerer  leur  ina- 
nité :  elle  se  faict  assez  sentir,  et  se  produit  assez.  Mercy  à  nostre 
esprit  maladif,  rabat-ioye,  qui  nous  desgouste  d'elles,  comme  de 
soy-mesme.  Il  trailte  et  soy,  et  tout  ce  qu'il  reçoit,  tantost  auant, 
tantost  arrière,  selon  son  estre  insatiable,  vagabond  et  versatile  : 

Sincerum  est  nisi  vas,  quodcunque  infundis,  acescil. 

Moy,  qui  me  vente  d'embrasser  si  curieusement  les  commoditez  de 
la  vie,  et  si  particulièrement  :  n'y  trouue,  quand  i'y  regarde  ainsi 
finement,  à  peu  près  que  du  vent.  Mais  quoy?  nous  sommes  par 
tout  vent.  Et  le  vent  encore,  plus  sagement  que  nous  s'ayme  à 
bruire,  à  s'agiter  :  et  se  contente  en  ses  propres  offices  :  sans  dé- 
sirer la  stabilité,  la  solidité,  qualitez  non  siennes.  Les  plaisirs 
purs  de  l'imagination,  ainsi  que  les  desplaisirs,  disent  aucuns,  sont 
les  plus  grands  :  comme  l'cxprimoit  la  balance  de  Critolafis.  Ce 
n'est  pas  merueille.  Elle  les  compose  à  sa  poste,  et  se  les  taille  en 
plein  drap.  l'en  voy  tous  les  iours,  des  exemples  insignes,  et  à  l'ad- 
uenlure   désirables.  Mais   moy,   d'vne  condition    niixto,  grossier. 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  685 

causer  et  de  s'entretenir  entre  eux  d'une  façon  utile  et  agréable, 
alors  que  les  gens  intelligents  savent  si  agréablement  le  faire  ». 
Varron  veut  pour  un  bon  repas  «  des  convives  de  mine  avenante, 
de  conversation  agréable,  qui  ne  soient  ni  muets,  ni  bavards;  des 
mets  délicats  et  proprement  servis,  un  local  approprié  et  aussi  un 
beau  temps  ».  t^est  une  fête  qui  ne  demande  pas  peu  d'apprêts  et 
qui  ne  cause  pas  un  médiocre  plaisir  qu'une  bonne  table  bien  pré- 
parée; ni  les  grands  chefs  militaires,  ni  les  philosophes  les  plus 
renommés  n'en  ont  dédaigné  ni  l'usage  ni  la  science.  Ma  mémoire 
garde  le  souvenir  de  trois  repas  de  ce  genre,  qui  me  furent  souve- 
rainement agréables,  dont  la  fortune  m'a  gratifié  à  diverses  époques 
de  ma  vie,  alors  qu'elle  était  dans  tout  son  épanouissement;  désor- 
mais, ces  fêtes  me  sont  interdites  par  mon  état  de  santé,  car  chacun 
en  est  pour  soi-même  le  principal  charme  et  en  goûte  les  attraits 
suivant  les  bonnes  dispositions  dg  corps  et  d'esprit  dans  lesquelles 
il  se  trouve.  —  Moi,  qui  ne  vais  toujours  que  terre  à  terre,  je 
n'aime  pas  cette  sagesse,  contraire  à  la  nature  de  l'homme,  qui 
voudrait  nous  rendre  dédaigneux  et  ennemis  des  attentions  que  nous 
pouvons  avoir  pour  le  corps;  j'estime  qu'il  est  aussi  injuste  de  re- 
pousser les  plaisirs  que  nous  offre  la  nature,  que  de  s'y  trop  atta- 
cher. Xerxès,  pouvant  se  donner  toutes  les  voluptés  humaines,  était 
un  sot  de  proposer  un  prix  à  qui  lui  en  trouverait  d'autres;  mais 
celui-là  ne  l'est  guère  moins  qui  se  prive  de  celles  que  la  nature  nous 
procure.  Il  ne  faut  ni  les  poursuivre,  ni  les  fuir;  il  faut  les  accepter. 
Je  les  prise  un  peu  plus,  et  leur  fais  un  plus  gracieux  accueil  que  par 
le  passé,  m'abandonnant  plus  volontiers  maintenant  à  ce  penchant 
naturel.  Il  ne  nous  sert  de  rien  d'exagérer  leur  inanité,  elle  appa- 
raît et  se  fait  assez  sentir  d'elle-même.  Grand  merci  à  notre  esprit 
maladif  et  chagrin  de  nous  dégoûter  d'elles,  comme  il  l'est  de  lui- 
même  ;  il  se  comporte  et  traite  tout  ce  qit'il  reçoit,  tantôt  d'une  fa- 
çon, tantôt  d'une  façon  contraire,  selon  son  tempérament  insatiable, 
vagabond  et  versatile  :  «  Dans  un  vase  impur,  tout  ce  que  vous  y  versez, 
se  corrompt  (Horace).  »  Appliqué  à  scruter  attentivement  et  à  un 
point  de  vue  tout  particulier  les  avantages  que  nous  offre  la  vie, 
quand  j'y  regarde  d'un  peu  près,  je  n'y  trouve  guère  que  du  vent. 
Quoi  d'étonnant?  tout  en  nous  est-il  autre  chose  que  du  vent?  et 
encore,  plus  sagement  que  nous,  le  vent  se  plaît  à  bruire,  à  s'agiter, 
à  se  contenter  de  ce  qui  lui  est  propre,  sans  désirer  la  stabilité, 
la  solidité  qui  ne  sont  pas  du  nombre  des  propriétés  qu'il  possède. 
Les  plaisirs  de  l'âme  sont  peut-être  supérieurs  à,  ceux 
du  corps;  les  plus  appréciables  sont  ceux  auxquels  Tune 
et  l'autre  participent  simultanément.  —  Les  plaisirs  qui  sont 
le  fait  exclusif  de  notre  imagination,  comme  du  reste  les  déplai- 
sirs qui  ont  même  origine,  l'emportent  sur  les  autres,  au  dire  de 
certains  et  comme  le  marquait  la  balance  de  Critolaûs.  Ce  n'est  pas 
extraordinaire  :  notre  esprit  les  forge  à  sa  fantaisie  et  sans  que  rien 
l'entrave;  j'en  vois  tous  les  jours  des  exemples  remarquables  et 
probablement  fort  désirables.  Mais,  porté  pour  ceux  qui  participent 


686  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

ne  puis  mordre  si  à  faict,  à  ce  seul  obiect,  si  simple  :  que  ie  ne  me 
laisse  tout  lourdement  aller  aux  plaisirs  présents,  de  la  loy  hu- 
maine et  générale.  Intellectuellement  sensibles,  sensiblement  intel- 
lectuels. Les  philosophes  Cyrenaïques  veulent,  que  comme  les  dou- 
leurs, aussi  les  plaisirs  corporels  soyent  plus  puissants  :  et  comme 
doubles,  et  comme  plus  iustcs.  Il  en  est,  comme  dit  Aristote,  qui 
d'vne  farouche  stupidité,  en  font  les  desgoustez.  l'en  cognoy  d'au- 
tres qui  par  ambition  le  font.  Que  ne  renoncent  ils  encore  au  res- 
pirer? que  ne  viuent-ils  du  leur,  et  ne  refusent  la  lumière,  de  ce 
qu'elle  est  gratuite  :  ne  leur  coûtant  ny  inuention  ny  vigueur?  Que 
Mars,  ou  Pallas,  ou  Mercure,  les  substantent  pour  voir,  au  lieu  de 
Venus,  de  Gérez,  et  de  Bacchus.  Gliercheront  ils  pas  la  quadrature 
du  cercle,  iuchez  sur  leurs  femmes?  le  hay,  qu'on  nous  ordonne 
d'auoir  l'esprit  aux  nues,  pendant  que  nous  auons  le  corps  à  table. 
le  ne  veux  pas  que  l'esprit  s'y  cloue,  ny  qu'il  s'y  veautre  :  mais  ie 
veux  qu'il  s'y  applique  :  qu'il  s'y  see,  non  qu'il  s'y  couche.  Aristip- 
pus  ne  defendoit  que  le  corps,  comme  si  nous  n'auions  pas  d'ame  : 
Zenon  n'embrassoit  que  l'ame,  comme  si  nous  n'auions  pas  de 
corps.  Touts  deux  vicieusement.  Pythagoras,  disent-ils,  a  suiuy  vne 
philosophie  toute  en  contemplation  :  Socrates,  toute  en  mœurs  et 
en  action  :  Platon  en  a  trouué  le  tempérament  entre  les  deux.  Mais 
ils  le  disent,  pour  en  conter.  Et  le  vray  tempérament  se  trouue  en 
Socrates;  et  Platon  est  plus  Socratique,  que  Pythagorique  :  et  luy 
sied  mieux.  Quand  ie  dance,  ie  dance  :  quand  ie  dors,  ie  dors. 
Voire,  et  quand  ie  me  promeine  solitairement  en  vn  beau  verger, 
si  mes  pensées  se  sont  entretenues  des  occurrences  estrangeres 
quelque  partie  du  temps  :  quelque  autre  partie,  ie  les  rameine  à  la 
promenade,  au  verger,  à  la  douceur  de  cette  solitude,  et  à  moy. 
Nature  a  maternellement  obserut;  cela,  que  les  actions  qu'elle 
nous  a  enioinctes  pour  nostre  besoing,  nous  fussent  aussi  volup- 
tueuses. Et  nous  y  conuie,  non  seulement  par  la  raison  :  mais  aussi 
par  l'appétit  :  c'est  iniuslice  de  corrompre  ses  règles.  Quand  ie 
vois,  et  Gaesar,  et  Alexandre,  au  plus  espaiz  de  sa  grande  besongne, 
iouïr  si  plainemenl  des  plaisirs  humains  et  corporels,  ie  ne  dis  pas 
que  ce  soit  relascher  son  ame,  ie  dis  que  c'est  la  roidir  :  sousmet- 
tant  par  vigueur  de  courage,  à  l'vsagc  de  la  vie  ordinaire,  ces  vio- 
lentes occupations  et  laborieuses  pensées.  Sages,  s'ils  eussent  creu, 
que  c'estoit  là  leur  ordinaire  vocation,  cettc-cy,  l'extraordinaire. 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  687 

de  notre  imagination  et  de  la  réalité,  et  étant  de  goût  peu  raffiné,  je 
ne  puis  mordre  si  pleinement  à  ces  seules  conceptions  imaginaires 
et  me  laisse  tout  lourdement  aller  aux  plaisirs  qui  sont  dans  la  loi 
générale  qui  régit  l'humanité  et  que  notre  corps  et  notre  esprit  res- 
sentent à  la  fois.  —  Les  philosophes  de  l'école  cyrénaïqiie  veulent 
qu'à  l'instar  de  ce  qui  se  produit  pour  la  douleur,  les  plaisirs  qui 
intéressent  le  corps  aient  sur  nous  plus  d'action,  parce  que  l'âme 
n'y  demeure  pas  étrangère  :  c'est  justice.  Il  est  des  gens,  dit  Aris- 
tote,  d'une  stupidité  farouche,  qui  en  sont  dégoûtés;  j'en  connais 
d'autres  qui,  par  ambition,  font  comme  s'ils  l'étaient.  Que  ne 
renoncent-ils  aussi  à  respirer?  que  ne  vivent-ils  d'eux-mêmes  et  ne 
refusent-ils  la  lumière,  parce  qu'elle  leur  est  donnée  gratuitement 
et  ne  leur  coûte  ni  peine,  ni  frais  d'invention?  Je  voudrais  voir 
Mars,  Pallas  ou  Mercure  pourvoir  à  leur  existence,  au  lieu  que  ce 
soit  Vénus,  Cérès  et  Bacchus.  Chercheront-ils  la  quadrature  du  cer- 
cle, tout  en  étant  juchés  sur  leurs  femmes?  Je  n'aime  pas  qu'on  nous 
ordonne  d'avoir  l'esprit  dans  les  nuages,  quand  nous  avons  le  corps  à 
table;  je  ne  veux  pas  que  l'esprit  s'y  cloue  et  s'y  vautre,  je  veux 
qu'il  y  participe,  qu'il  s'y  asseie  et  non  qu'il  s'y  couche.  Aristippe 
soutenait  les  droits  du  corps,  comme  si  nous  n'avions  pas  d'àme  ; 
Zenon  ne  considérait  que  l'âme,  comme-  si  nous  n'avions  pas  de 
corps  :  tous  deux  étaient  dans  l'erreur.  La  philosophie  de  Pythagore 
était,  dit-on,  toute  contemplative;  celle  de  Socrate  a  uniquement 
pour  objet  les  mœurs  et  les  actes,  et  Platon  tient  le  milieu  entre  les 
deux;  ceux  qui  parlent  ainsi,  nous  en  content.  La  mesure  exacte 
nous  a  été  donnée  par  Socrate  ;  Platon  penche  *  bien  plus  de  son 
côté  que  de  celui  de  Pythagore  et  cela  lui  convient  bien  mieux. 
Quand  je  danse,  je  suis  tout  à  la  danse  ;  quand  je  dors,  tout  au  som- 
meil; et  même,  quand  je  me  promène  solitairement  dans  un  beau 
verger,  si  mes  pensées  se  sont  un  moment  portées  sur  des  choses 
étrangères  qui  viennent  à  se  présenter  à  moi,  je  les  ramène  l'ins- 
tant d'après  à  la  promenade,  au  verger,  à  la  douceur  de  la  solitude 
et  à  moi-même. 

Tout  ce  qui  est  de  nécessité,  la  nature,  en  bonne  mère. 
Ta  rendu  agréable,  et  le  sage  use  des  voluptés  comme  de 
toutes  autres  choses.  —  La  nature,  en  bonne  mère,  a  fait  que 
les  actions  auxquelles  elle  nous  incite  pour  nos  besoins,  nous  avons 
également  plaisir  à  les  accomplir;  elle  nous  y  convie  non  seule- 
ment par  la  raison,  mais  encore  par  le  désir  qu'elle  nous  en  sug- 
gère, et  c'est  un  tort  que  d'aller  à  l'encontre  de  ses  règles.  Quand 
je  vois  César,  et  aussi  Alexandre,  aux  moments  les  plus  ardus  de 
leurs  grands  travaux,  jouir  si  pleinement  des  plaisirs  humains  et 
corporels,  je  ne  dis  pas  que  ce  soit  là  amollir  l'âme  ;  je  dis  que  c'est 
la  fortifier  que  de  subordonner,  grâce  à  la  vigueur  de  leur  cou- 
rage, aux  pratiques  de  la  vie  ordinaire  leurs  violentes  occupations 
et  leurs  laborieuses  pensées;  et  sages  ils  eussent  été,  s'ils  avaient 
cru  que  celles-là  constituaient  la*  partie  normale  de  leur  existence, 
tandis  que  celles-ci  en  étaient  la  phase  extraordinaire!  —  Nous 


688  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

Nous  sommes  de  grands  fols.  Il  a  passé  sa  vie  en  oisiueté,  disons- 
nous  :  ie  n  ay  rien  faicl  d'auiourd'huy.  Quoy?  auez-vous  pas  vescu? 
C'est  non  seulement  la  fondamentale,  mais  la  plus  illustre  de  vos 
occupations.  Si  on  m'eust  mis  au  propre  des  grands  maniements, 
{'eusse  montré  ce  que  ie  sçauoy  faire.  Auez  vous  sceu  méditer  et 
manier  vostre  vie?  vous  auez  faict  la  plus  grande  besoigne  de 
toutes.  Pour  se  montrer  et  exploicler,  nature  n'a  que  faire  de  for- 
tune. Elle  se  montre  egallement  en  tous  estages  :  et  derrière, 
comme  sans  rideau.  Auez-vous  sceu  composer  vos  mœurs  :  vous 
auez  bien  plus  faict  que  celuy  qui  a  composé  des  liures.  Auez-vous 
sceu  prendre  du  repos  :  vous  auez  plus  faict,  que  celuy  qui  a  pris 
des  Empires  et  des  villes.  Le  glorieux  chef-d'œuure  de  l'homme, 
c'est  viure  à  propos.  Toutes  autres  choses  :  régner,  thésauriser, 
bastir,  n'en  sont  qu'appendicules  et  adminicules,  pour  le  plus.  le 
prens  plaisir  de  voir  vn  gênerai  d'armée  au  pied  d'vne  brèche  qu'il 
veut  tantost  attaquer,  se  prestant  tout  entier  et  deliure,  à  son  dis- 
ner,  au  deuis,  entre  ses  amis.  Et  Brutus,  ayant  le  ciel  et  la  terre 
conspirez  à  rencontre  de  luy,  et  de  la  liberté  Romaine,  desrober  à 
ses  rondes,  quelque  heure  de  nuict,  pour  lire  et  breueter  Polybe  en 
toute  sécurité.  C'est  aux  petites  anies  enseuelies  du  poix  des  affai- 
res, de  ne  s'en  sçauoir  purement  desmesler  :  de  ne  les  sçauoir  et 
laisser  et  reprendre. 

0  fortes  peioràque  passi 
Mecutn  saepe  viri,  nunc  vino  pellite  curas, 
Cras  ingens  iterabimus  œquor. 

Soit  par  gosserie,  soit  à  certes,  que  le  vin  théologal  et  Sorboni- 
que  est  passé  en  prouerbe,  et  leurs  festins  :  ie  trouue  que  c'est  rai- 
son, qu'ils  en  disnent  d'autant  plus  commodément  et  plaisamment, 
qu'ils  ont  vtiicment  et  sérieusement  employé  la  matinée  à  l'exercice 
de  leur  escholc.  La  conscience  d'auoir  bien  dispensé  les  autres 
heures,  est  vn  iuste  et  sauourcux  condiment  des  tables.  Ainsin  ont 
vescu  les  sages.  Et  cette  inimitable  contention  à  la  vertu,  qui  nous 
estonne  en  l'vn  et  l'autre  Caton,  cette  humeur  seuere  iusques  à 
l'importunité,  s'est  ainsi  mollement  submise,  et  pleuë  aux  loix  de 
l'humaine  condition,  et  de  Venus  et  de  Bacchus.  Suiuant  les  précep- 
tes de  leur  secte,  qui  demandent  le  sage  parfaict,  autant  expert  et 
entendu  à  l'vsagc  des  vohiptez  qu'en  tout  autre  deuoir  de  la  vie. 
Cui  cor  sapiat,  et  et  sapiat  palatus.      Le  relaschement  et  facilité 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  Xllf.  689 

sommes  de  grands  fous.  Nous  disons  :  «  Il  a  passé  sa  vie  dans 
l'oisiveté;  —  Je  n'ai  rien  fait  aujourd'hui.  »  Eh  quoi!  n'avez-vous 
pas  vécu?  C'est  là  non  seulement  votre  occupation  essentielle,  mais 
celle  qui  fait  de  vous  quelqu'un.  «  Si  on  m'eût  mis  à  même,  dites-vous 
encore,  de  conduire  de  grandes  affaires,  j'aurais  montré  ce  dont 
j'étais  capahle.  »  Avez- vous  su  méditer  et  diriger  votre  vie?  Vous 
avez,  dans  ce  cas,  accompli  la  plus  grande  des  hesognes  qui  nous 
incombent.  Pour  se  manifester  et  fructifier,  la  nature  n'a  que  faire 
de  la  fortune;  son  action  s'exerce  à  tous  les  degrés  sociaux  sans 
se  révéler,  comme  aussi  à  découvert.  Si  vous  avez  su  régler  vos 
mœurs,  vous  avez  fait  bien  plus  que  celui  qui  a  composé  des  livres  ; 
en  sachant  prendre  du  repos,  vous  avez  plus  fait  que  celui  qui  a 
conquis  des  villes  et  des  empires. 

Le  plus  grand,  le  plus  glorieux  chef-d'œuvre  de  l'homme,  c'est 
de  vivre  à  propos,  autrement  dit  de  faire  chaque  chose  en  son 
temps;  tout  le  reste.:  régner,  thésauriser,  bâtir,  ne  sont  au  plus 
qu'accessoires  et  menus  détails.  Je  prends  plaisir  à  voir  un  général 
d'armée,  au  pied  d'une  brèche  à  laquelle  il  va  donner  l'assaut,  se 
dégager  complètement  de  ses  préoccupations  et  recouvrer  sa  li- 
berté au  diner,  pour  deviser  avec  ses  amis;  à  voir  Brutus,  ayant  le 
ciel  et  la  terre  qui  conspirent  contre  lui  et  la  liberté  romaine,  dé- 
rober à  la  surveillance  continue  qu'il  exerce  sur  ses  troupes  quel- 
ques heures  de  nuit  pour,  en  toute  tranquillité  d'esprit,  lire  Polybe 
et  y  prendre  des  notes.  C'est  le  fait  des  âmes  sans  envergure,  écra- 
sées par  le  poids  des  affaires,  de  ne  pouvoir  s'en  affranchir  et 
ne  savoir  ni  les  laisser  ni  les  reprendre  :  «  Braves  compagnons  qui 
avez  souvent  partagé  avec  moi  les  plus  rudes  épreuves,  noyons 
aujourd'hui  tios  soucis  dans  le  vin;  demain,  nous  nous  remettrons  à 
parcourir  les  vastes  mers  {Horace).  » 

Que  ce  soit  par  plaisanterie,  ou  autrement,  que  l'on  parle  du 
vin  théologal  et  scolastique  passé  en  proverbe,  et  des  agapes  des 
adeptes  de  la  Sorbonne,  je  trouve  qu'ils  ont  bien  raison  de  dîner 
d'autant  plus  confortablement  et  agréablement,  qu'ils  ont  employé 
utilement  et  sérieusement  la  matinée  aux  exercices  de  leur  école  ; 
la  conscience  d'avoir  bien  dépensé  le  reste  de  leur  temps  est  un 
juste  et  savoureux  condiment  de  celui  qu'ils  passent  à  table.  C'est 
ainsi  que  vivaient  les  sages;  et  cette  inimitable  et  continue  pro- 
pension à  la  vertu  qui  nous  frappe  d'étonnement  chez  les  deux 
Caton,  cette  humeur  sévère  jusqu'à  être  importune,  se  sont  sans 
difficulté  soumises  aux  lois  qui  régissent  la  nature  humaine,  à  celles 
de  Vénus  et  de  Bacchus  comme  aux  autres,  et  ils  se  sont  complu  à 
les  observer,  obéissant  en  cela  aux  préceptes  de  la  secte  à  laquelle 
ils  appartenaient,  qui  voulaient  que  pour  être  parfait  le  sage  soit 
expert  et  entendu  dans  l'usage  des  voluptés  qui  sont  dans  l'ordre 
naturel  des  choses,  *  comme  en  tout  autre  devoir  de  la  vie  :  «  Qu'il 
ait  te  palais  délicat  autant  que  le  jugement  [Cicéron).  » 

Les  délassements  siéent  aux  âmes  fortes  comme  aux  au- 
tres, ainsi  que  le  montre  l'exemple  d'Ëpaminondas,  de  Sci- 

ESSAIS   DE  MONTAIGNE.   —  T.  III.  44 


600  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

honore  ce  semble  à  meriieilles,  et  sied  mieux  à  vne  ame  forte  et 
généreuse.  Epaminondas  n'eslimoit  pas  que  de  se  mesler  à  ladance 
des  garçons  de  sa  ville,  de  chanter,  de  sonner,  et  s'y  embesongner 
auec  attention,  fiist  chose  qui  derogeast  à  l'honneur  de  ses  glo- 
rieuses victoires,  et  à  la  parfaicte  reformation  des  mœurs  qui  cstoit 
en  luy.  Et  parmy  tant  d'admirables  actions  de  Scipion  l'ayeul,  per- 
sonnage digne  de  l'opinion  d'vne  geniture  céleste,  il  n'est  rien  qui 
luy  donne  plus  de  grâce,  que  de  le  voir  nonchalamment  et  puérile- 
ment baguenaudant  à  amasser  et  choisir  des  coquilles,  et  ioiier  à 
cornichon  va  deuant,  le  long  de  la  marine  auec  Laelius.  Et  s'il  fai- 
soit  mauuais  temps,  s'amusant  et  se  chatouillant,  à  représenter  par 
escript  en  comédies,  les  plus  populaires  et  basses  actions  des 
hommes.  Et  la  teste  pleine  de  cette  merueilleuse  entreprinse  d'An- 
nibal  et  d'Afrique;  visitant  les  escholes  en  Sicile, et  se  trouuantaux 
leçons  de  la  philosophie,  iusques  à  en  auoir  armé  les  dents  de  l'a- 
ueugle  enuie  de  ses  ennemis  à  Rome.  Ny  chose  plus  remarquable 
en  Socrates,  que  ce  que  tout  vieil,  il  trouue  le  temps  de  se  faire  ins- 
truire à  baller,  et  iouër  des  instrumens  :  et  le  tient  pour  bien  em- 
ployé. Cettuy-cy,  s'est  veu  en  ccstase  debout,  vn  iour  entier  et  vne 
nuict,  en  présence  de  toute  l'armée  Grecque,  surpris  et  rauy  par 
quelque  profonde  pensée.  Il  s'est  veu  le  premier  parmy  tant  de  vail- 
lants hommes  de  l'armée,  courir  au  secours  d'Alcibiades,  accablé 
des  ennemis  :  le  couurir  de  son  corps,  et  le  descharger  de  la  presse, 
à  viue  force  d'armes.  En  la  bataille  Détienne,  releuer  et  sauner  Xe- 
nophon,  renuersé  de  son  chenal.  Et  emmy  tout  le  peuple  d'Athènes, 
outré,  comme  luy,  d'vn  si  indigne  spectacle,  se  présenter  le  premier 
à  recourir  Theramenes,  que  les  trente  tyrans  faisoient  mener  à  la 
mort  par  leurs  satellites  :  et  ne  désista  cette  hardie  entreprinse, 
qu'à  la  remontrance  de  Theramenes  mesme  :  quoy  qu'il  ne  fust 
suiuy  que  de  deux,  en  tout.  Il  s'est  veu,  recherché  par  vne  beauté, 
de  laquelle  il  estoit  esprins,  maintenir  au  besoing  vne  seuere  absti- 
nence. Il  s'est  veu  continuellement  marcher  à  la  guerre,  et  fouler  la 
glace  les  pieds  nuds;  porter  mesme  robbe  en  hyuer  et  en  esté  : 
surmonter  tous  ses  compaignons  en  patience  de  trauail,  ne  manger 
point  autrement  en  festin  qu'en  son  ordinaire.  Il  s'est  veu  vingt  et 
sept  ans,  de  pareil  visage,  porter  la  faim,  la  pauureté,  l'indocilité 
de  ses  enfants,  les  griffes  de  sa  femme.  Et  en  fin  la  calomnie,  la 
tyrannie,  la  prison,  les  fers,  et  le  venin.  Mais  cet  homme  là  estoit-il 
conuié  de  boire  à  lut  par  deuoir  de  ciuilité?  c'estoit  aussi  celuy  de 
l'armée,  à  qui  en  demeuroit  l'aduantage.  Et  ne  refusoit  ny  à  iouër 
aux  noisettes  auec  les  enfans,  ny  à  courir  auec  eux  sui-  vn  chenal 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  691 

pion  et  de  Socrate.  —  Se  détendre  et  se  prêter  aisément  à  la  vie 
commune  honore  considérablement,  ce  me  semble,  une  âme  forte 
et  généreuse  et  lui  sied  on  ne  peut  mieux.  Épaminondas  se  mêlant 
aux  danses  des  jeunes  gens  de  sa  ville,  chantant,  faisant  de  la  mu- 
sique, y  apportant  toute  son  attention,  n'estimait  pas  que  ce  fût 
déroger  à  l'honneur  qu'il  s'était  acquis  par  ses  glorieuses  victoires 
et  à  l'extrême  rectitude  de  mœurs  qui  était  en  lui.  —  Parmi  tant  de 
traits  admirables  de  la  vie  du  premier  Scipion,  si  recommandable 
qu'on  le  jugeait  digne  de  descendre  des  dieux,  il  n'en  est  aucun  qui 
ajoute  davantage  à  son  charme  que  de  se  le  représenter  flânant  sur 
le  bord  de  la  mer  et  y  jouant  comme  un  enfant,  en  compagnie  de 
Laelius,  à  ramasser  et  collectionner  des  coquilles,  ou  courir  l'un 
après  l'autre  à  qui  mieux  mieux  ;  et,  lorsqu'il  faisait  mauvais  temps, 
s'amusant  et  s'évertuant  à  écrire  des  comédies,  où  il  retraçait  les 
faits  et  gestes  les  plus  ordinaires  des  basses  classes;  ou  à  se  le 
ligurer  en  Sicile,  occupé  qu'il  était  de  ces  merveilleuses  opérations 
qu'il  allait  entreprendre  en  Afrique  contre  Annibal,  visitant  quand 
même  les  écoles  et  assistant  aux  leçons  des  philosophes,  au  point 
de  fournir  en  cela  des  armes  contre  lui  aux  ennemis  qu'il  avait  à 
Rome  et  qu'aveuglait  l'envie  qu'ils  lui  portaient.  Y  a-t-il  quelque 
chose  de  plus  remarquable  chez  Socrate  que,  vieux  comme  il  l'é- 
tait, il  se  soit  mis  à  apprendre  à  danser,  se  soit  fait  enseig-ner  la 
musique,  et  qu'il  considérât  comme  bien  employé  le  temps  qu'il  y 
passait?  Nous  le  voyons  à  la  fois  demeurer  en  extase,  debout,  du- 
rant une  journée  entière  et  la  nuit  qui  suivit,  en  présence  de  toute 
l'armée  grecque,  absorbé  et  ravi  par  quelque  profonde  pensée,  et 
être  le  premier,  parmi  tant  de  vaillants  que  comprenait  cette  ar- 
mée, à  voler  au  secours  d'Alcibiade  que  les  ennemis  accablaient, 
à  le  couvrir  de  son  corps  et,  par  la  force  des  armes,  le  dégager  de 
la  foule;  à  la  bataille  de  Délium,  relever  et  sauver  Xénophon  ren- 
versé de  cheval;  être  encore  le  premier  de  tout  Athènes,  indignée 
comme  lui  d'un  spectacle  si  odieux,  à  s'interposer  pour  arracher 
Théramène  aux  satellites  des  trente  tyrans  qui  le  conduisent  à  la 
mort,  et,  bien  que  suivi  uniquement  de  deux  autres  citoyens  qu'a 
entraînés  son  exemple,  n'y  renoncer  que  sur  les  instances  de  Théra- 
mène lui-même.  Recherché  par  une  beauté  dont  lui  aussi  est  épris, 
il  ne  se  départ  pas  de  la  plus  sévère  abstinence.  Continuellement  à 
la  guerre  il  va  nu-pieds  même  sur  la  glace,  porte  le  môme  vêtement 
hiver  comme  été,  surpasse  tous  ses  compagnons  par  sa  patience  à 
supporter  les  fatigues;  lorsqu'il  assiste  à  un  festin,  il  ne  mange  pas 
autrement  qu'à  son  ordinaire.  Pendant  vingt- sept  ans,  sans  que 
jamais  son  visage  accuse  la  moindre  émotion,  il  endure  la  faim,  la 
pauvreté,  l'indocinté  de  ses  enfants,  les  violences  de  sa  femme',  et 
finalement  la  calomnie,  la  tyrannie,  la  prison,  les  fers  et  le  poison. 
Et  cependant,  si  ce  même  homme,  pour  satisfaire  à  un  devoir  de 
politesse,  avait  à  tenir  tête  à  quelqu'un  le  verre  en  main,  il  était, 
de  toute  l'armée,  celui  qui  s'en  tirait  le  mieux;  il  ne  refusait  pas 
aux  enfants  de  jouer  aux  noisettes,  ni  de  courir  avec  eux  sur  un 


C92  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

de  bois,  et  y  auoit  bonne  grâce  :.car  toutes  actions,  dit  la  philoso- 
phie, siéent  egallement  bien  et  honnorent  egallement  le  sage.  On  a 
dequoy,  et  ne  doit-on  iamais  se  lasser  de  présenter  rimage  de  ce 
personnage  à  tous  patrons  et  formes  de  perfection.  11  est  fort  peu 
d'exemples  de  vie,  pleins  et  purs.  Et  faict-on  tort  à  nostrc  instruc- 
tion, de  nous  en  proposer  tous  les  iours,  d'imbecilles  et  manques  : 
à  peine  bons  à  vn  seul  ply  :  qui  nous  tirent  arrière  plustost  :  cor- 
rupteurs plustost  que  correcteurs.  Le  peuple  se  trompe  :  on  va  bien 
plus  facilement  par  les  bouts,  où  l'extrémité  sert  de  borne,  d'arrest 
et  de  guide,  que  par  la  voye  du  milieu  large  et  ouucrte,  et  selon 
l'art,  que  selon  nature;  mais  bien  moins  noblement  aussi,  et  moins 
recommendablement.  La  grandeur  de  l'ame  n'est  pas  tant,  tirer 
à  mont,  et  tirer  auant,  comme  sçauoir  se  ranger  et  circonscrire. 
Elle  tient  pour  grand,  tout  ce  qui  est  assez.  Et  montre  sa  hauteur, 
à  aimer  mieux  les  choses  moyennes,  que  les  eminentes.  Il  n'est  rien 
si  beau  et  légitime,  que  de  faire  bien  l'homme  et  deuëment.  Ny 
science  si  ardue  que  de  bien  sçauoir  viure  cette  vie.  Et  de  nos  ma- 
ladies la  plus  saunage,  c'est  mespriser  nostre  estre.  Qui  veut  es- 
carter  son  ame,  le  face  hardiment  s'il  peut,  lors  que  le  corps  se 
portera  mal,  pour  la  descharger  de  cette  contagion.  Ailleurs  au  con- 
traire :  qu'elle  l'assiste  et  fauorise,  et  ne  refuse  point  de  participer 
à  ses  naturels  plaisirs,  et  de  s'y  complaire  coniugalement  :  y  ap- 
portant, si  elle  est  plus  sage,  la  modération,  de  peur  que  par  indis- 
crétion, ils  ne  se  confondent  auec  le  desplaisir.  L'intempérance,  est 
peste  de  la  volupté  :  et  la  tempérance  n'est  pas  son  fléau  :  c'est  son 
assaisonnement.  Eudoxus,  qui  en  establissoit  le  souuerain  bien,  et 
ses  compaignons,  qui  la  monteront  à  si  haut  prix,  la  sauourerent  en 
sa  plus  gracieuse  douceur,  par  le  moyen  de  la  tempérance,  qui  fut 
en  eux  singulière  et  exemplaire.  l'ordonne  à  mon  ame,  de  regar- 
der et  la  douleur,  et  la  volupté,  de  veuë  pareillement  réglée  : 
eodem  enim  vitio  est  ejfusio  animi  in  Ixtitia,  quo  in  dolore  contrac- 
tio  :  et  pareillement  ferme  :  mais  gayement  l'vne,  l'autre  seuere- 
njent.  Et  selon  ce  qu'elle  y  peut  apporter,  autant  soigneuse  d'en 
esteindre  l'vnc,  que  d'estendre  l'autre.  Le  voir  sainement  les  biens, 
tire  après  soy  le  voir  sainement  les  maux.  Et  la  douleur  a  quelque 
chose  de  non  cuitable,  en  son  tendre  commencement  :  et  la  volupté 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  693 

cheval  de  bois,  et  cela  il  le  faisait  de  bonne  grâce,  car,  dit  la 
philosophie,  tout  sied  également  bien  au  sage,  et  l'honore.  De  tels 
faits  abondent  dans  la  vie  de  Socrate  ;  et  qu'on  considère  sa  doctrine 
ou  ses  actes,  on  ne  saurait  jamais  s'empêcher  de  le  reconnaître 
comme  un  modèle  de  perfection  en  tous  genres.  Il  est  peu  d'exem- 
ples d'existence  aussi  remplie  et  aussi  pure,  et  on  fait  tort  à  notre 
instruction  en  nous  en  proposant  d'autres,  comme  cela  arrive  jour- 
nellement, qui,  faibles  et  défectueuses,  sont  à  peine  bonnes  à  en- 
visager à  un  point  de  vue  unique,  et  nous  reportent  quasiment 
en  arrière,  plus  propres  à  corrompre  qu'à  corriger.  Les  bonnes 
gens  du  commun  s'y  trompent;  il  est  bien  plus  facile,  pour  gagner 
un  objectif  à  atteindre  et  ne  point  s'égarer,  de  prendre  des  biais 
habilement  ménagés  que  de  s'y  porter  naturellement,  à  décou- 
vert, par  la  grande  voie  y  conduisant  directement;  mais  aussi, 
c'est  bien  moins  honorable  et  on  n'y  gagne  pas  en  recomman- 
dation. 

L'âme  ne  doit  pas  fuir  les  plaisirs  que  lui  offre  la  nature, 
mais  elle  doit  les  goûter  avec  modération  et  montrer  une 
égale  fermeté  dans  la  volupté  comme  dans  la  douleur.  — 
La  grandeur  d'âme  ne  consiste  pas  tant  à  s'élever  et  aller  de  l'avant, 
qu'à  savoir  régler  sa  conduite  et  la  circonscrire  dans  de  justes 
limites;  elle  tient  comme  étant  grand  tout  ce  qui  est  suffisant,  et 
témoigne  de  son  élévation  en  préférant  les  choses  moyennes  à 
celles  qui  sont  éminentes.  Il  n'est  rien  de  si  beau  et  de  si  légitime 
que  de  bien  remplir  son  rôle  d'homme  dans  toutes  ses  parties.  Il 
n'est  pas  de  science  si  ardue  que  de  bien  savoir  vivre  *  naturelle- 
ment cette  vie;  et  de  nos  maladies  la  plus  sauvage,  c'est  de  mé- 
priser l'existence. 

Qui  veut  isoler  son  âme,  le  fasse  hardiment  s'il  le  peut,  lorsque 
le  corps  se  portera  mal,  afin  de  lui  éviter  la  contagion.  En  dehors 
de  cela,  au  contraire,  que  toujours  elle  l'assiste  et  le  favorise, 
qu'elle  ne  lui  refuse  pas  de  participer  à  ses  plaisirs  naturels  et  de 
s'y  complaire  comme  dans  un  bon  ménage,  y  apportant,  si  elle  est 
plus  sage  que  lui,  de  la  modération,  de  peur  que  l'abus  ne  fasse 
que  le  déplaisir  s'y  mêle.  L'intempérance  est  la  peste  de  la  vo- 
lupté; la  tempérance  n'en  est  pas  le  fléau,  elle  en  est  l'assaison- 
nement. Eudoxe,  qui  faisait  de  la  volupté  le  souverain  bien,  et  ses 
compagnons  qui,  avec  lui,  y  attachaient  un  si  haut  prix,  la  savou- 
rèrent dans  tout  ce  qu'elle  a  de  plus  doux,  grâce  à  la  tempérance 
qui  chez  eux  fut  tout  particulièrement  exemplaire. 

Je  commande  à  mon  âme  de  considérer  de  même  œil  la  douleur 
et  la  volupté  :  «  La  dilatation  de  l'âme  dans  la  joie  n'est  pas  moins 
anormale  que  sa  contraction  dans  la  douleur  {Cicéron)  »,  de  les  envi- 
sager avec  la  même  fermeté  :  l'une  gaiement,  l'autre  sévèrement, 
et,  selon  ce  qu'elle  peut,  d'être  aussi  soigneuse  de  calmer  l'une,  que 
de  ne  point  s'absorber  dans  l'autre.'  Apprécier  sainement  les  biens 
qui  nous  échoient,  a  pour  conséquence  naturelle  de  juger  sainement 
nos  maux  :  la  douleur,  tout  à  ses  débuts,  a  quelque  chose  qui  ne  se 


094  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

quelque  chose  d'euitable  en  sa  fin  excessiue.  Platon  les  accouple  : 
et  veut,  que  ce  soit  pareillement  l'office  de  la  fortitude  combattre  à 
rencontre  de  la  douleur,  et  à  rencontre  des  immodérées  et  char- 
meresses  blandices  de  la  volupté.  Ce  sont  deux  fontaines,  ausquelles, 
qui  puise,  d'où,  quand  et  combien  il  faut,  soit  cité,  soit  homme, 
soit  beste,  il  est  bien  heureux.  La  première,  il  la  faut  prendre  par 
médecine  et  par  nécessité,  plus  escharsement  :  l'autre  par  soif,  mais 
non  iusques  à  l'yuresse.  La  douleur,  la  volupté,  l'amour,  la  haine, 
sont  les  premières  choses,  que  sent  vn  enfant  :  si  la  raison  surue- 
nant  elles  s'appliquent  à  elle  :  cela  c'est  vertu.      l'ay  vn  dictio- 
naire  tout  à  part  moy  :  ie  passe  le  temps,  quand  il  est  mauuais 
et  incommode;  quand  il  est  bon,  ie  ne  le  veux  pas  passer,  ie  le  re- 
taste,  ie  m'y  tiens.  Il  faut  courir  le  mauuais,  et  se  rassoir  au  bon. 
Cette  fraze  ordinaire  de  passe-temps,  et  de  passer  le  temps,  repré- 
sente l'vsage  de  ces  prudentes  gens,  qui  ne  pensent  point  auoir  meil- 
leur conte  de  leur  vie,  que  de  la  couler  et  eschaper  :  de  la  passer, 
gauchir,  et  autant  qu'il  est  en  eux,  ignorer  et  fuir;  comme  chose  de 
qualité  ennuyeuse  et  desdaignable.  Mais  ie  la  cognois  autre  :  et  la 
trouue,  et  prisable  et  commode,  voire  en  son  dernier  decours,  où  ie 
la  tiens.  Et  nous  l'a  nature  mise  en  main,  garnie  de  telles  circons- 
tances et  si  fauorables,  que  nous  n'auons  à  nous  plaindre  qu'à  nous, 
si  elle  nous  presse;  et  si  elle  nous  eschappe  inutilement.  Stuiti  vita 
ingrata  est,  trépida  est,  tota  in  futurum  fertur.  le  me  compose  pour- 
tant à  la  perdre  sans  regret  :  mais  comme  perdable  de  sa  condition, 
non  comme  moleste  et  importune.  Aussi  ne  sied-il  proprement  bien, 
de  ne  se  desplaire  à  mourir  qu'à  ceux,  qui  se  plaisent  à  viure.  Il  y  a 
du  mcsnage  à  la  iouyr  :  ie  la  iouis  au  double  des  autres  :  car  la 
mesure  en  la  iouissance,  dépend  du  plus  ou  moins  d'application, 
que  nous  y  prestons.  Principalement  à  celte  heure,  que  i'apperçoy 
la  mienne  si  briefue  en  temps,  ie  la  veux  cslendre  en  poix.  le  veux 
arrester  la  promptitude  de  sa  fuite  par  la  promptitude  de'ma  saisie  : 
et  par  la  vigueur  de  l'vsage,  compenser  la  hastiueté  de  son  escou- 
lement.  A  mesure  que  la  possession  du  viure  est  plus  courte,  il  me 
la  faut  rendre  plus  profonde,  et  plus  pleine.      Les  autres  sentent 
la  douceur  d'vn  contentement,  et  de  la  prospérité  :  ie  la  sens  ainsi 
qu'eux  :  mais  ce  n'est  pas  en  passant  et  glissant.  Si  la  faut-il  eslu- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  695 

peut  éviter;  la  volupté,  poussée  à  l'excès,  quelque  chose  dont  il  faut 
se  garder.  Platon  les  met  sur  le  même  rang  et  veut  que  ce  soit  la 
tâche  de  la  force  d'âme  de  combattre  les  étreintes  de  la  douleur, 
comme  les  attraits  excessifs  et  enchanteurs  de  la  volupté.  Ce  sont 
deux  sources  :  bien  heureux  qui  y  puise  où  il  convient,  au  moment 
opportun  et  dans  la  mesure  du  nécessaire,  qu'il  soit  cité,  homme 
ou  bête.  La  première  est  à  prendre  comme  une  médecine,  quand 
il  y  a  nécessité  et  le  moins  possible;  l'autre,  quand  on  a  soif,  mais 
sans  aller  jusqu'à  l'ivresse.  La  douleur,  la  volupté,  l'amour,  la 
haine  sont  les  premières  choses  que  ressent  un  enfant;  que,  lors- 
que la  raison  lui  vient,  elles  se  subordonnent  à  elle,  c'est  là  ce  qui 
constitue  la  vertu. 

Pour  lui,  Montaigne,  il  n^a  point  hâte  de  voir  passer  le 
temps,  et,  quand  il  ne  souffre  pas,  il  le  savoure,  jouissant 
du  calme  qui  s'est  fait  en  lui,  sans  préoccupation  de  l'ave- 
nir, ce  poison  de  l'existence  humaine.  —  J'ai  un  vocabulaire 
à  moi  :  je  dis  que  je  passe  le  temps,  quand  il  m'est  mauvais  et 
incommode;  lorsqu'il  m'est  bon,  je  ne  veux  pas  le  passer,  je  le 
savoure,  je  m'y  arrête.  Il  est  à  franchir  au  plus  vite,  quand  il 
nous  est  mauvais;  à  faire  durer  le  plus  qu'on  peut,  lorsqu'il  nous 
est  bon.  Ces  expressions  banales  :  «  passe-temps  »  et  «  passer  le 
temps  »,  peignent  bien  la  manière  d'en  user  de  ces  gens  prudents 
qui  ne  pensent  pas  avoir  meilleur  emploi  de  la  vie,  que  de  la  voir 
couler,  s'échapper;  de  la  passer  en  biaisant  autant  qu'il  est  en  eux; 
de  l'ignorer  et  la  fuir  comme  une  chose  ennuyeuse  et  à  dédaigner. 
Elle  me  fait  un  effet  tout  autre  ;  je  trouve  qu'elle  est  commode  et 
qu'elle  a  du  prix,  même  quand  elle  est  comme  chez  moi  en  sa  déca- 
dence finale.  La  nature  nous  l'a  mise  en  main,  entourée  de  telles 
conditions  favorables,  que  nous  n'avons  à  nous  en  prendre  qu'à  nous 
si  elle  nous  est  à  charge  ou  nous  échappe  sans  avoir  été  employée 
utilement  :  «  La  vie  de  l'insensé  est  désagréable,  inquiète;  sajis  cesse 
elle  n'a  que  l'avenir  en  vue  {Sénèque).  »  Je  me  prépare  pourtant  à  la 
perdre  sans  regret,  mais  parce  que  c'est  dans  l'ordre  des  choses,  et 
non  parce  qu'elle  est  pénible  et  importune  ;  du  reste,  il  ne  convient 
bien  qu'à  ceux-là  seuls  qui  se  plaisent  dans  la  vie,  de  ne  pas  éprou- 
ver de  déplaisir  à  la  quitter.  Il  y  a  bénéfice  à  en  jouir  et  j'en  jouis 
deux  fois  autant  que  les  autres,  parce  que  la  jouissance  s'en  me- 
sure au  plus  ou  moins  d'application  que  nous  y  apportons.  Surtout 
à  cette  heure,  où  je  m'aperçois  que  la  mienne  touche  de  si  près  à 
sa  fm,  je  veux  en  accentuer  le  cas  que  j'en  fais,  arrêter  la  prompti- 
tude de  sa  fuite  par  ma  promptitude  à  la  ressaisir,  et  compenser  la 
rapidité  avec  laquelle  elle  s'écoule  par  l'intensité  dont  j'en  use;  à 
mesure  que  diminue  le  temps  durant  lequel  je  dois  encore  en  avoir 
possession,  je  m'applique  davantage  à  rendre  cette  possession  plus 
profonde  et  plus  complète. 

Les  autres  ressentent  la  douceur  que  produisent  en  nous  la  satis- 
faction et  la  prospérité;  je  la  ressens  comme  eux,  mais  ce  n'est  pas 
seulement  en  passant  et  sans  m'y  attacher.  Il  faut  l'étudier,  la 


C96  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

dier,  saiiourer  et  ruminer,  pour  en  rertdre  grâces  condignes  à  celuy 
qui  nous  l'ottroye.  Ils  iouyssent  les  autres  plaisirs,  comme  ils  font 
celuy  du  sommeil,  sans  les  cognoistre.  A  celle  fin  que  le  dormir 
mesme  ne  m'eschappast  ainsi  stupidement,  i'ay  autresfois  trouué 
bon  qu'on  me  le  troublast,  afin  que  ie  l'enlreuisse.  le  consulte  d'vn 
contentement  auec  nioy  :  ie  ne  l'escume  pas,  ie  le  sonde,  et  plie  ma 
raison  à  le  recueillir,  deuenuë  chagrigne  et  desgoustée.  Me  trouué- 
ie  en  quelque  assiette  tranquille,  y  a  il  quelque  volupté  qui  me  cha- 
touille, ie  ne  la  laisse  pas  friponner  aux  sens;  i'y  associe  mon  ame. 
Non  pas  pour  s'y  engager,  mais  pour  s'y  agréer;  non  pas  pour  s'y 
perdre,  mais  pour  s'y  trouuer.  Et  l'employé  de  sa  part,  à  se  mirer 
dans  ce  prospère  estât,  à  en  poiser  et  estimer  le  bon  heur,  et  l'am- 
plifier. Elle  mesure  combien  c'est  qu'elle  doit  à  Dieu,  d'estre  en  re- 
pos de  sa  conscience  et  d'autres  passions  intestines;  d'auoir  le  corps 
en  sa  disposition  naturelle  :  iouissant  ordonnément  et  competem- 
ment,  des  functions  molles  et  flatteuses,  par  lesquelles  il  luy  plaist 
compenser  de  sa  grâce,  les  douleurs,  dequoy  sa  iustice  nous  bat  à 
son  tour.  Combien  luy  vaut  d'estre  logée  en  tel  poinct,  que  où 
qu'elle  iette  sa  veuë,  le  ciel  est  calme  autour  d'elle  :  nul  désir,  nulle 
crainte  ou  doubte,  qui  luy  trouble  l'air  :  aucune  difficulté  passée, 
présente,  future,  par  dessus  laquelle  son  imagination  ne  passe  sans 
offence.  Cette  considération  prend  grand  lustre  de  la  comparaison 
des  conditions  différentes.  Ainsi,  ie  me  propose  en  mille  visages, 
ceux  que  la  fortune,  oq  que  leur  propre  erreur  emporte  et  tem- 
peste.  Et  encores  ceux  cy  plus  près  de  moy,  qui  reçoiuent  si  lasche- 
ment,  et  incurieusement  leur  bonne  fortune.  Ce  sont  gens  qui  pas- 
sent voirement  leur  temps;  ils  outrepassent  le  présent,  et  ce  qu'ils 
possèdent,  pour  seruir  à  l'espérance,  et  pour  des  ombrages  et  vaines 
images,  que  la  fantasie  leur  met  au  deuant, 

Morte  obita  quale»  fama  est  volilare  figuras, 
Aul  quae  sopilos  deludunt  somnia  senstit; 

lesquelles  hastent  et  allongent  leur  fuitle,  à  mesme  qu'on  les  suit. 
Le  fruict  et  but  de  leur  poursuitte,  c'est  poursuiure  :  comme 
Alexandre  disoit  que  la  fin  de  son  Irauail,  c'estoil  trauaillcr. 

Nihil  aetum  credens,  cùm  quid  superegget  agendum. 

Pour  moy  donc,  i'ayme  la  vie,  et  la  cultiue,  telle  qu'il  a  pieu  à 
Dieu  nous  roclroyer.  le  ne  vay  pas  désirant,  qu'elle  cust  à  dire  la 
nécessité  de  boire  et  de  manger.  Et  me  sembleroit  faillir  non  moins 


TRADUCTION.  —  LIV.  ffl,  CH.  XIII.  697 

savourer,  la  ruminer,  pour  bien  rendre  à  celui  qui  nous  Toctroie, 
toute  la  grâce  que  nous  lui  en  devons.  On  jouit  de  tous  les  plai- 
sirs comme  on  fait  du  sommeil,  sans  s'en  rendre  compte.  Pour 
que  même  le  bien-être  que  j'éprouvais  à  dormir  ne  m'échappât  pas 
ainsi  stupidement,  je  m'avisai  jadis  qu'on  me  troublât  pendant  que 
je  reposais,  afin  de  n'en  pas  être  inconscient.  —  J'analyse  mes  jouis- 
sances ;  je  ne  m'en  tiens  pas  à  la  surface,  j'approfondis  et  oblige  ma 
raison,  devenue  chagrine  et  dégoûtée,  à  y  prêter  attention.  Suis-je 
dans  un  moment  de  calme?  y  a-t-il  quelque  plaisir  qui  me  pro- 
duise une  sensation  agréable?  je  ne  le  laisse  pas  gaspiller  par  les 
sens,  j'y  associe  mon  âme,  non  pour  s'y  engager,  mais  pour  qu'elle 
en  éprouve  de  l'agrément;  non  pour  qu'elle  y  demeure  indiffé- 
rente, mais  pour  qu'elle  en  soit  consciente;  je  l'emploie,  pour  sa 
part,  à  se  complaire  dans  cet  état  satisfaisant,  à  peser  et  estimer 
le  bonheur  qu'il  me  cause  et  par  là  à  l'augmenter.  Elle  mesure 
ainsi  combien  elle  est  redevable  à  Dieu  du  repos  de  sa  conscience 
et  de  celui  que  lui  laissent  les  autres  passions  auxquelles  elle  est 
sujette,  et  de  ce  que  le  corps  est  dans  son  état  naturel,  jouissant  sa- 
gement et  en  connaissance  de  cause  des  fonctions  douces  et  agréa- 
bles que,  dans  sa  bonté,  il  a  plu  au  Tout-Puissant  de  nous  attri- 
buer pour  compenser  les  douleurs  qu'à  son  tour  sa  justice  nous 
inflige.  Elle  apprécie  de  la  sorte  de  quel  prix  est  pour  elle  d'être 
en  telle  situation  que,  partout  où  elle  porte  la  \Tie,  le  ciel  est  calme 
autour  d'elle;  nul  désir,  nulle  crainte,  nul  doute  ne  troublent  son 
atmosphère;  son  imagination  peut,  sans  en  souffrir,  se  représenter 
toute  difficulté  passée,  présente  ou  future.  Cet  état  acquiert  toute 
sa  valeur,  quand  on  le  compare  à  ceux  qui  sont  autres;  quand, 
les  envisageant  sous  les  mille  formes  sous  lesquelles  ils  se  présen- 
tent, je  songe  aux  gens  que  le  sort  ou  leur  propre  erreur  entraîne 
et  expose  aux  fureurs  de  la  tempête,  et  aussi  à  ceux  qui,  plus 
près  de  moi,  accueillent  si  mollement  et  avec  tant  d'insouciance 
leur  bonne  fortune.  En  voilà  qui  véritablement  passent  le  temps  : 
ils  ne  voient  qu'au  delà  du  moment  présent  et  de  ce  qu'ils  pos- 
sèdent, ne  vivent  que  d'espérances,  d'ombres  et  de  vaines  images 
que  leur  imagination  place  devant  leurs  yeux  :  «  tels  ces  fantômes 
qu'on  voit,  dit-on,  voltiger  après  la  mort  autour  des  tombeaux,  ou 
ces  songes  qui  trompent  nos  sens  endormis  (Virgile)  »,  et  qui,  en 
toute  hâte,  prennent  la  fuite  devant  qui  les  suit.  Le  but  et  le  ré- 
sultat de  cette  poursuite  c'est  de  toujours  poursuivre,  de  même 
qu'Alexandre  n'avait,  disait-il,  d'autre  but  en  travaillant  que  de 
travailler,  «  estimant  n'avoir  rien  fait,  tant  qu'il  lui  restait  quelque 
chose  à  faire  (Lucain)  ». 

La  vie  est  à  accepter  telle  que  Dieu  nous  l'a  faite;  c'est 
se  montrer  ingrat  à  son  égard,  que  de  repousser  les  satis- 
factions dont  il  l'a  dotée.  —  Donc,  quant  à  moi,  j'aime  la  vie 
et  la  cultive  telle  qu'il  a  plu  à  Dieu  de  me  loctroyer.  Je  ne  souhai- 
terais pas  qu'il  y  manquât  la  nécessité  où  nous  sommes  de  boire 
et  de  manger,  et  me  reprocherais  tout  autant  de  désirer  que  ce 


698  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

excusablemcnt,  de  désirer  qu'elle  Teust  double.  Sapiens  diuitiarum 
naturaîium  quxsitor  acerrimus.  Ny  que  nous  nous  substantassions, 
mettans  seulement  en  la  bouche  vn  peu  de  cette  drogue  par  la- 
quelle Epimenides  se  priuoit  d'appétit,  et  se  maintenoit.  Ny  qu'on 
produisist  stupidement  des  enfans,  par  les  doigts,  ou  par  les  talons, 
ains  parlant  en  reuerence,  que  plustost  encores,  on  les  produisist 
voluptueusement,  par  les  doigts,  et  par  les  talons.  Ny  que  le  corps 
fust  sans  désir  et  sans  chatouillement.  Ce  sont  plaintes  ingrates  et 
iniques.  l'accepte  de  bon  cœur  et  recognoissant,  ce  que  nature  a 
faict  pour  moy  :  et  m'en  aggree  et  m'en  loue.  On  faict  tort  à  ce 
grand  et  tout  puissant  donneur,  de  refuser  son  don,  l'annuller  et 
desfigurer,  tout  bon,  il  a  faict  tout  bon.  Omnia,  quœ  secundum  natu- 
ram  sunt,  œstimatione  digna  sunt.  Des  opinions  de  la  philosophie, 
i'embrasse  plus  volontiers  celles  qui  sont  les  plus  solides  :  c'est  à 
dire  les  plus  humaines,  et  nostres.  Mes  discours  sont  conformément 
à  mes  mœurs,  bas  et  humbles.  Elle  faict  bien  l'enfant  à  mon  gré, 
quand  elle  se  met  sur  ses  ergots,  pour  nous  prescher.  Que  c'est  vne 
farrouche  alliance,  de  marier  le  diuin  auec  le  terrestre,  le  raison- 
nable auec  le  desraisonnable,  le  seuere  à  l'indulgent,  l'honneste 
au  des-honneste.  Que  la  volupté,  est  qualité  brutale,  indigne  que  le 
sage  la  gouste.  Le  seul  plaisir,  qu'il  tire  de  la  iouyssance  d'vne 
belle  ieune  espouse,  que  c'est  le  plaisir  de  sa  conscience,  de  faire 
vne  action  selon  l'ordre.  Comme  de  chausser  ses  bottes  pour  vne 
vtile  cheuauchee.  N'eussent  ses  suyuans,  non  plus  de  droit,  et  de 
nerfs,  et  de  suc,  au  despucelage  de  leurs  femmes,  qu'en  a  sa  leçon. 
Ce  n'est  pas  ce  que  dit  Socrates,  son  précepteur  et  le  nostre.  Il 
prise,  comme  il  doit,  la  volupté  corporelle  :  mais  il  préfère  celle  de 
l'esprit,  comme  ayant  plus  de  force,  de  constance,  de  facilité,  de 
variété,  de  dignité.  Cette  cy  ne  va  nullement  seule,  selon  luy;  il 
n'est  pas  si  fantastique  :  mais  seulement,  première.  Pour  luy,  la 
tempérance  est  modératrice,  non  aduersaire  des  voluptez.  Nature 
est  vn  doux  guide  :  mais  non  pas  plus  doux,  que  prudent  et  iuste. 
Intrandum  est  in  rerum  naturam,  et  penitus  quid  ea  postulef,  perui- 
dendum.  le  queste  par  tout  sa  piste  :  nous  l'auons  confondue  de 
traces  artiflcieiles.  El  ce  souuerain  bien  Académique,  et  Peripate- 
tique,  qui  est  viure  selon  icelle  :  dénient  à  cette  cause  difficile  à 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  699 

besoin  soit,  en  nous,  double  de  ce  qu'il  est  :  «  Le  sage  recherche  avec 
avidité  les  richesses  naturelles  {Sénèqué).  »  Je  ne  regrette  pas  davan- 
tage que  nous  ne  nous  sustentions  pas  uniquement  en  nous  mettant 
dans  la  bouche  un  peu  de  cette  drogue  par  laquelle  Éplmenide 
se  privait  d'appétit  et  qui  suffisait  à  le  faire  vivre  ;  que  stupide- 
ment les  enfants  venant  au  monde  ne  nous  sortent  des  doigts 
ou  des  talons,  en  admettant  même,  pour  ne  pas  sembler  marquer 
du  dédain  pour  cet  acte,  que  ce  mode  de  génération  par  les  doigts 
et  les  talons  ne  le  cédât  point  à  l'autre  sous  le  rapport  de  la  vo- 
lupté ;  ni  que  notre  corps  ne  soit  pas  sans  désir  et  insensible  aux 
caresses  ;  s'en  plaindre,  c'est  être  ingrat  et  injuste.  J'accepte  de  bon 
cœur  et  avec  reconnaissance  ce  que  la  nature  a  fait  pour  moi  ;  je  m'en 
déclare  satisfait  et  m'en  loue.  On  fait  tort  à  ce  grand  et  tout-puis- 
sant donateur  quand  on  refuse  ses  dons,  qu'on  les  annule  ou  qu'on 
les  défigure;  de  sa  part  tout  est  bon,  tout  ce  qu'il  a  fait  est  bien 
fait  :  «  Tout  ce  qui  est  selon  la  nature,  est  digne  d estime{Cicéron) .  » 

Des  opinions  émises  par  la  philosophie,  j'embrasse  plus  volontiers 
celles  qui  reposent  sur  les  bases  les  plus  solides,  c'est-à-dire  qui 
sont  plus  humaines,  plus  nôtres.  Raisonnant  comme  je  vis,  en  toute 
humilité,  sans  élévation  dans  les  idées,  je  trouve  bien  enfantin  de 
sa  part  qu'elle  se  dresse  sur  ses  ergots  pour  nous  prêcher  que  ma- 
rier le  divin  au  terrestre,  ce  qui  est  raisonnable  à  ce  qui  ne  l'est 
pas,  la  sévérité  à  l'indulgence,  ce  qui  est  honnête  à  ce  qui  est  dés- 
honnête,  constituent  autant  de  monstruosités;  que  la  volupté  est 
une  chose  brutale,  indigne  que  le  sage  y  goûte  ;  que  le  seul  plaisir 
à  tirer  de  la  jouissance  d'une  jeune  et  belle  épouse,  c'est  la  satis- 
faction qu'éprouve  notre  conscience  à  accomplir  un  acte  qui  est  dans 
l'ordre,  comme  de  chausser  ses  bottes  pour  une  course  à  cheval 
qu'il  nous  faut  entreprendre.  Si  seulement  chez  les  adeptes  d'une 
telle  philosophie,  leur  droit  à  dépuceler  leurs  femmes,  la  'vigueur 
et  la  sève  qu'ils  y  dépensent,  étaient  réduits  dans  la  mesure  que 
prône  son  enseignement,  peut-être  abandonneraient-ils  ces  idées! 

Vivons  suivant  la  nature,  ce  guide  si  doux  autant  que 
prudent  et  judicieux;  chez  la  plupart  des  gens  dont  les 
idées  vont  s'élevant  au-dessus  du  ciel,  les  mœurs  sont  plus 
bas  que  terre.  —  Ce  n'est  pas  ce  que  dit  Socrate,  son  maître  et 
le  nôtre  ;  il  fait  de  la  volupté  corporelle  le  cas  qui  convient,  mais 
lui  préfère  celle  de  l'esprit  comme  ayant  plus  de  force,  de  constance, 
de  facilité,  de  variété,  de  dignité.  Cette  dernière,  selon  lui,  ne  va 
pas  seule,  il  n'est  pas  rêveur  à  ce  point,  elle  a  seulement  le  pas  sur 
l'autre;  pour  lui,  la  tempérance  est  la  modératrice  et  non  l'adver- 
saire des  plaisirs.  La  nature  est  un  guide  doux,  mais  chez  lequel  la 
douceur  ne  prime  ni  la  prudence,  ni  la  justice  :  «  Il  faut  •pénétrer 
la  nature  des  choses  et  voir  exactement  ce  qu'elle  commande  {Cicé- 
ron).  ))  Je  suis  toujours  en  quête  de  sa  piste,  mais  continuellement 
de  fausses  traces  que  l'art  a  semées  sous  nos  pas,  nous  la  font  per- 
dre; c'est  pourquoi  cette  maxime  souverainement  bonne,  émise  par 
les  académiciens  et  les  péripatéticiens  :  «  Vivre  selon  la  nature  », 


700  ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 

borner  et  expliquer.  Et  celuy  des  Stoïciens,  voisin  à  celuy-là,  qui  est, 
consentir  à  nature.  Est-ce  pas  erreur,  d'estimer  aucunes  actions 
moins  dignes  de  ce  qu'elles  sont  nécessaires?  Si  ne  m'osteront-ils 
pas  de  la  teste,  que  ce  ne  soit  vn  tres-conuenable  mariage,  du  plai- 
sir auec  la  nécessité,  auec  laquelle,  dit  vn  ancien,  les  Dieux  com- 
plottent  tousiours.  A  quoy  faire  desmembrons  nous  en  diuorce,  vn 
bastiment  tissu  d'vne  si  ioincte  et  fraternelle  correspondance?  Au 
rebours,  renouons  le  par  mutuels  offices  :  que  l'esprit  esueille  et 
viuifie  la  pesanteur  du  corps,  le  corps  arreste  la  légèreté  de  l'esprit, 
et  la  fixe.  Qui  velut  summum  bonum  laudat  animœ  naturam,  et  tan- 
quam  malum  naturam  camis  accusât,  profectà  et  animam  carnaliter 
appétit  et  carnem  carnaliter  fugit,  quoniam  id  vanitate  sentit  hu- 
mana,  non  veritate  diuina.  Il  n'y  a  pièce  indigne  de  nostre  soing,  en 
ce  présent  que  Dieu  nous  a  faict  :  nous  en  deuons  comte  iusques  à 
vn  poil.  Et  n'est  pas  vne  commission  par  acquit  à  l'homme,  de  con- 
duire l'homme  selon  sa  condition.  Elle  est  expresse,  naïfue  et  tres- 
principale  :  et  nous  l'a  le  Créateur  donnée  sérieusement  et  seuere- 
ment.  L'authorité  peut  seule  enuers  les  communs  entendemens  :  et 
poise  plus  en  langage  peregrin.  Reschargeons  en  ce  lieu.  Stultitiœ 
proprium  guis  non  dixerit,  ignauè  et  contumaciter  facere  qux  facienda 
sunt  :  et  alio  corpus  impellere,  alio  animum  :  distrahique  inter  diuer- 
sissimos  motus?  Or  sus  pour  voir,  faictes  vous  dire  vn  iour,  les 
amusemens  et  imaginations,  que  celuy-là  met  en  sa  teste,  et  pour 
lesquelles  il  destourne  sa  pensée  d'vn  bon  repas,  et  plainct  l'heure 
qu'il  employé  à  se  nourrir  :  vous  trouuerez  qu'il  n'y  a  rien  si  fade,  en 
tous  les  mets  de  vostrc  table,  que  ce  bel  entretien  de  son  ame  (le  plus 
souuent  il  nous  vaudroit  mieux  dormir  tout  à  faict,  que  de  veiller  à 
ce,  à  quoy  nous  veillons)  et  trouuerez  que  son  discours  et  inten- 
tions, ne  valent  pas  vostre  capirotade.  Quand  ce  seroient  les  rauis- 
semens  d'Archimedes  mesmc,  que  seroit-ce?Ie  ne  touche  pas  icy,  et 
ne  mesle  point  à  cette  marmaille  d'hommes  que  nous  sommes,  et 
à  cette  vanité  de  désirs  et  cogitations,  qui  nous  diuertissent,  ces 
âmes  vénérables,  esleuees  par  ardeur  de  deuotion  et  religion,  à  vne 
constante  et  conscientieuse  méditation  des  choses  diuines,  lesquelles 
preoccupans  par  l'essort  d'vne  viue et  véhémente  espérance,  lysage 
de  la  nourriture  éternelle,  but  final,  et  dernier  arrest  des  Chres- 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  701 

devient  si  difficile  à  délimiter  et  à  expliquer;  et  il  en  est  de  même 
de  celle-ci  :  «  Consentir  à  ce  qu'elle  demande  »,  proche  voisine 
de  la  précédente  et  qui  appartient  aux  stoïciens.  N'est-ce  pas 
une  erreur  de  tenir  certaines  actions  comme  inconvenantes,  par 
cela  seul  qu'elles  sont  nécessaires?  Aussi,  ne  m'ôtera-t-on  pas 
de  la  tête  que  l'alliance  du  plaisir  avec  la  nécessité,  que  les  dieux, 
dit  un  ancien,  cherchent  toujours  à  associer,  ne  soit  un  mariage 
très  convenable.  Dans  quel  but  disjoindre  d'une  façon  absolue 
ces  éléments  d'un  tout  faisant  si  bien  corps  et  dont  l'agence- 
ment parfait  justifie  leur  commune  origine?  resserrons  au  con- 
traire le  lien  qui  les  unit  en  faisant  qu'ils  se  rendent  mutuellement 
service;  que  l'esprit  éveille  et  vivifie  le  corps  si  lourd  par  lui-même, 
et  que  le  corps  modère  la  légèreté  de  l'esprit  et  fasse  qu'il  se  fixe  : 
<«  Quiconque  exalte  l'àme  comme  le  souverain  bien  et  condamne  la 
chair  comme  chose  mauvaise,  embrasse  et  chérit  l'àme  avec  ses  sens; 
c'est  à  ses  sens  aussi  qu'il  doit  ce  sentiment  qui  lui  fait  fuir  la  chair, 
et  qui  naît  de  ce  nous  raisonnons  sous  l'empire  de  la  vanité  humaine 
et  non  d'après  la  vérité  divine  [S.  Augustin).  »  Rien  de  ce  dont  Dieu 
nous  a  fait  présent,  n'est  indigne  de  nos  soins;  nous  en  devons 
compte  jusqu'au  moindre  détail.  L'homme  n'a  pas  reçu,  par  manière 
d'acquit,  mission  de  se  diriger  lui-même;  cette  mission  lui  a  été 
donnée  expressément,  nettement,  comme  sa  fonction  capitale;  le 
Créateur  la  lui  a  imposée  de  la  façon  la  plus  sérieuse  et  la  plus 
sévère.  C'est  seulement  en  ordonnant,  qu'on  a  action  sur  les  esprits 
vulgaires;  et,  comme  un  langage  étranger  donne  plus  de  poids  à 
ce  que  nous  disons,  nous  insisterons  sur  ce  point  par  cette  cita- 
tion latine  :  «  N'est-ce  pas  sottise  de  faire  avec  mollesse  et  en  mau- 
gréant ce  qu'on  est  obligé  de  faire;  de  pousser  le  cojps  d'un  côté, 
rame  de  l'autre,  et  de  se  partager  entre  les  mouvements  les  plus  con- 
traires [Sénèqueyi  » 

Bien  plus,  faites-vous  indiquer,  un  jour,  par  curiosité,  les  idées 
et  les  agréments  que  conçoit  dans  son  imagination  celui  qui 
repousse  la  pensée  d'un  bon  repas  et  se  reproche  le  temps  qu'il 
emploie  à  se  nourrir,  et  vous  verrez  que  parmi  tous  les  mets  de 
votre  table  il  n'y  en  a  pas  d'aussi  insipide  que  ce  bel  état  dans 
lequel  il  entretient  son  âme  (le  plus  souvent,  mieux  vaudrait  que 
nous  dormions  complètement,  que  de  demeurer  éveillés,  étant 
donnée  la  cause  qui  nous  fait  veiller),  et  vous  trouverez  que  ses 
raisons  et  ce  qu'il  se  propose  d'obtenir,  ne  valent  pas  votre  ragoût. 
Cet  état  serait-il  même  amené  par  les  ravissements  en  lesquels 
tombait  Archimède,  qu'ils  ne  l'excuseraient  pas.  —  Je  ne  vise  pas 
ici  (ne  les  confondant  pas  avec  ce  tas  de  marmots  que  sont  les 
hommes  comme  nous,  pas  plus  que  je  ne  leur  attribue  les  désirs  et 
les  pensées  en  lesquels  notre  vanité  se  complaît)  ces  âmes  vénéra- 
bles que  l'ardeur  religieuse  et  la  dévotion  portent  à  une  constante 
et  consciencieuse  méditation  des  choses  divines,  qui,  tout  aux  efforts 
que  leur  inspire  l'espérance  vive  et  profonde  d'arriver  à  gagner 
cette  félicité  éternelle,  but  final  et  dernière  étape  auxquels  tendent 


70S  ESSAIS  DE  MONTAlGiNE. 

liens  désirs  :  seul  plaisir  constant,  incorruptible  :  desdaignenl  de 
s'attendre  à  nos  nécessiteuses  commoditez,  fluides  et  ambiguës  :  et 
résignent  facilement  au  corps,  le  soin  et  Tvsage,  de  la  pasturc  sen- 
suelle et  temporelle.  C'est  vn  estude  priuilegé.  Entre  nous,  ce  sont 
choses,  que  i'ay  tousiours  veuës  de  singulier  accord  :  les  opinions 
supercelestes,  et  les  moeurs  sousterraines.  Esope  ce  grand  homme 
vid  son  maistre  qui  pissoit  en  se  promenant,  Quoy  donq,  fit-il,  nous 
faudra-il  chier  en  courant?  Mesnageons  le  temps,  encore  nous  en 
reste-il  beaucoup  d'oisif,  et  mal  employé.  Nostre  esprit  n'a  volontiers 
pas  assez  d'autres  heures,  à  faire  ses  besongnes,  sans  se  desasso- 
cier du  corps  en  ce  peu  d'espace  qu'il  luy  faut  pour  sa  nécessité.  Ils 
veulent  se  mettre  hors  d'eux,  et  eschapper  à  l'homme.  C'est  folie  : 
au  lieu  de  se  transformer  en  Anges,  ils  se  transforment  en  bestes  : 
au  lieu  de  se  hausser,  ils  s'abbattent.  Ces  humeurs  transcendentes 
m'effrayent,  comme  les  lieux  hautains  et  inaccessibles.  Et  rien  ne 
m'est  fâcheux  à  digérer  en  la  vie  de  Socrates,  que  ses  ecstases  et  ses 
demoneries.  Rien  si  humain  en  Platon,  que  ce  pourquoy  ils  disent, 
qu'on  l'appelle  diuin.  Et  de  nos  sciences,  celles-là  me  semblent  plus 
terrestres  et  basses,  qui  sont  les  plus  haut  montées.  Et  ie  ne  trouue 
rien  si  humble  et  si  mortel  en  la  vie  d'Alexandre,  que  ses  fantasies 
autour  de  son  immortalisation.  Philotas  le  mordit  plaisamment  par  sa 
responce.  11  s'estoit  coniouy  auec  luy  par  lettre,  de  l'oracle  de  lupi- 
ter  Hammon,  qui  l'auoit  logé  entre  les  Dieux.  Pour  ta  considération, 
l'en  suis  bien  ayse  :  mais  il  y  a  dequoy  plaindre  les  hommes,  qui 
auront  à  viure  auec  vn  homme,  et  luy  obeyr,  lequel  outrepasse, 
et  ne  se  contente  de  la  mesure  d'vn  homme.  Dits  te  mino7'em  quùd 
geris,  imperas.  La  gentille  inscription,  dequoy  les  Athéniens  honno- 
rerent  la  venue  de  Pompeius  en  leur  ville,  se  conforme  à  mon  sens  : 

D'autant  es  tu  Dieu,  comme 
Tu  te  recognois  homme. 

C'est  vne  absolue  perfection,  et  comme  diuine,  de  sçauoir  iouyr 
loyallement  de  son  estre.  Nous  cherchons  d'autres  conditions,  pour 
n'entendre  l'vsage  des  nostres  :  et  sortons  hors  de  nous,  pour  ne 


TRADUCTION.  —  LIV.  III,  CH.  XIII.  703 

les  aspirations  de  tous  les  chrétiens,  seul  plaisir  continu  et  incor- 
ruptible, dédaignent  de  prêter  attention  à  ces  nécessités  qui  nous 
sont  aussi  des  satisfactions,  mais  passagères  et  ambiguës,  et  renon- 
cent si  facilement  à  s'occuper  de  leur  corps,  lui  refusant  l'usage  de 
ce  qui,  dans  cette  vie,  est  l'apanage  des  sens;  c'est  là  une  pour- 
suite de  l'idéal  qui  constitue  un  cas  tout  à  fait  privilégié.  — 
Entre  nous,  ce  sont  choses  que  j'ai  toujours  vues  en  singulier 
accord,  que  des  idées  visant  à  s'élever  au-dessus  du  ciel  et  des 
mœurs  avilissant  plus  bas  que  terre. 

En  somme,  dans  tous  les  états  de  la  vie,  il  faut  jouir 
loyalement  de  ce  que  l'on  est,  et  c'est  folie  de  vouloir  s'é- 
lever au-dessus  de  soi-même.  —  Ce  grand  homme  qu'était 
Ésope,  voyant  son  maître  uriner  en  se  promenant,  s'écriait  :  «  Hé 
quoi  !  nous  faudra-t-il  donc  soulager  de  même  notre  ventre  en  cou- 
rant? »  Ménageons  le  temps,  quoiqu'il  nous  en  reste  beaucoup  que 
nous  passons  dans  l'oisiveté,  ou  employons  mal;  notre  âme,  pour 
la  tâche  qui  lui  incombe,  ne  dispose  pas  d'assez  d'heures  autres 
que  celles  qui  font  besoin  au  corps,  pour  se  séparer  de  lui  durant 
le  peu  de  temps  qui  lui  est  de  toute  nécessité.  Les  gens  que  hante 
cette  idée  de  sacrifier  le  corps  à  l'âme,  de  devenir  autres  qu'ils  ne 
sont  et  cesser  de  n'être  que  des  hommes,  sont  fous;  ce  n'est  pas  en 
anges  qu'ils  se  transforment,  c'est  en  bêtes  ;  au  lieu  de  s'élever,  ils 
se  rabaissent.  —  Ces  humeurs  transcendantes  m'effraient,  comme 
font  les  sites  élevés  et  inaccessibles,  et  je  ne  regrette  rien  tant 
dans  la  vie  de  Socrate  que  ses  extases  et  ce  génie  familier  auquel 
il  attribuait  ses  inspirations.  Rien,  chez  Platon,  ne  tient  tant  à  l'hu- 
manité que  ce  qui  passe  pour  lui  avoir  valu  l'appellation  de  divin; 
et,  parmi  nos  sciences,  celles  qui  traitent  des  questions  supérieu- 
res sont  celles  qui  me  semblent  toucher  le  plus  à  la  terre  et  être 
de  moindre  importance.  —  Je  ne  trouve  non  plus  rien,  dans  la  vie 
d'Alexandre,  de  si  humble  et  qui  témoigne  davantage  qu'il  est  du 
nombre  des  mortels,  que  ses  prétentions  chimériques  à  l'immorta- 
lité, qui  lui  valurent  cette  spirituelle  raillerie  de  Philotas.  Il  lui 
avait  fait  part,  dans  une  lettre,  en  le  conviant  à  s'en  réjouir  avec 
lui,  de  l'oracle  de  Jupiter  Amraon  qui  l'avait  mis  au  rang  des 
dieux  :  «  J'en  suis  bien  aise,  lui  répondit  Philotas,  en  raison  de 
la  considération  qui  t'en  revient;  mais  combien  sont  à  plaindre  les 
hommes  appelés  à  vivre  avec  un  homme  qui  dépasse  à  tel  point 
et  que  ne  contente  pas  la  mesure  de  l'homme,  et  qui  ont  à  lui 
obéir  !»  —  «  C'est  parce  que  tu  te  soumets  aux  dieux,  que  tu  com- 
mandes aux  hommes  (Horace).  »  —  La  gracieuse  inscription  dont  les 
Athéniens  avaient  décoré  leur  ville,  en  l'honneur  de  la  venue  de 
Pompée,  rentre  dans  ma  façon  de  penser  :  «  Tu  es  d'autant  plus 
dieu,  que  tu  te  reconnais  n'être  qu'un  homme  [Plutarque).  » 

«  Savoir  loyalement  jouir  de  ce  que  l'on  est  »,  est  la  perfec- 
tion absolue  et  pour  ainsi  dire  divine.  Nous  ne  recherchons  d'au- 
tres conditions  que  les  nôtres,  que  parce  que  nous  ne  savons  pas 
faire  usage  de  celles  en  lesquelles  nous  nous  trouvons;  nous  ne 


704 


ESSAIS  DE  MONTAIGNE. 


scauoir  quel  il  y  faict.  Si  auons  nous  Ijcau  monter  sur  des  eschasses, 
car  sur  des  eschasses  encores  faut-il  marcher  de  nos  ianibes.  Et  au 
plusesleué  throne  du  monde,  si  ne  sommes  nous  assis,  que  sus  nos- 
trc  cul.  Les  plus  belles  vies,  sont  à  mon  gré  celles,  qui  se  rangent  ati 
modelle  commun  et  humain  auec  ordre  :  mais  sans  miracle,  sans 
cxtrauagance.  Or  la  vieillesse  a  vn  peu  besoin  d'estre  traictee  plus 
tendrement.  Recommandons  la  à  ce  Dieu  protecteur  de  santé  et  de 
sagesse  :  mais  gaye  et  sociale  : 

Fruiparatis  et  valido  mihi, 
Latoe,  dones;  etprecor,  intégra 
Cum  7nen(e,  nec  turpem  senectam 
Degere,  nec  Cythara  carenlem. 


FIN  DES  ESSAIS. 


TRADUCTION.  -  LIV.  III,  CH.  XIII. 


705 


sortons  de  nous-mêmes,  que  faute  de  savoir  tirer  parti  de  ce  qui 
est  en  nous.  Mais  nous  avons  beau  monter  sur  des  échasses,  sur 
ces  échasses  il  nous  faut  quand  même  marcher  avec  nos  jambes, 
et  sur  le  trône  le  plus  élevé  du  monde  nous  ne  sommes  assis  que 
sur  notre  derrière.  Les  plus  belles  existences  sont,  à  mou  sens, 
celles  qui  rentrent  dans  le  modèle  général  de  la  vie  humaine,  qui 
sont  bien  ordonnées,  et  d'où  surtout  sont  exclus  le  miracle  et  l'ex- 
travagance. —  Quant  à  la  vieillesse,  elle  a  un  pei^i  besoin  d'être 
traitée  avec  quelque  tendresse;  c'est  pourquoi  je  termine  en  re- 
commandant la  mienne  à  ce  dieu  protecteur  de  la  santé  et  de  la 
sagesse,  de  la  sagesse  gaie  et  sociable  :  «  O  fils  de  Latonel  accorde- 
moi  de  jouir  en  paix  du  fruit  de  mes  labeurs;  donne-moi  une  âme 
saine  dans  un  corps  sain  ;  et,  je  t'en  prie,  préserve-moi  d'une  vieillesse 
languissante,  fermée  au  commerce  des  Muses  [Horace).  » 


FIN  DE  LA  TRADUCTION. 


ESSAIS   DE   MONTAIGNE.  —  T.   III. 


45 


ERRATA  DU  TROISIÈME  VOLUME. 


Page  85,  lig.  37.  —  Au  lieu  de  :  «  vi-ul  »,  lire  :  «  voinliail  ne  ». 

—  114,  —  16.  —  Au  lieu  de  :  «  scache  »,  lire  :  «  sçaclie  ». 

—  118,  —  32.  —  Au  lieu  de  :  «  Il  semble  »,  lire  :  «   Il    nous 
semble  ». 

Page  168,  lig.  2o.  —  Au  Heu  de  :  «  conforce  »  lire  :  «  consorce  ». 

—  178,  —  10.  —  Au  lieu  de  ;  «  mourir  :  Vn  fierc...  fié,  Aristo- 
dcmlis  »,  lire  :  mourir,  vn  Ircîre...  fié.  Aristodomus  ». 

Page  205,  lig.    5.  —  Au  lieu  de  :  «  elle  »,  lire  :  <<  elles  ». 

—  279,  —    6.  —  Après  :  «  vouloir  y), ajouter  :  «  que  »  ;  —  afrès  : 
«  borner  »,  sttpprimer  :  «  que  ». 

Page  342,  lig.    5.  —  Au  lieu  de  :  «  diffcrendum  »,  bre  :  «  disseren- 
dum  ». 

—  344,  —  6.  —  Au  lieu  de  :  «  Euthydomus  »,  lire  :  «  Eulhyde- 
mus  ». 

Page  364,  —  37.  —  .4m  lieu  de  :  «  opinon  »,  lire  :  «  opinion  ». 

—  416,  —  13.  —  Au  lieu  de  :  «  suis  »,  tire  :  «  fuis  ». 

Pour  ce  qui  est  des  astérisques  (*)  insérés  dans  la  Iraduclion,  se 
reporter  au  Nota  de  la  page  15  du  premier  volume. 


ADDITION  AUX  ERRATA  DU  SECOND  VOLUME. 

Page  40,  lig.  29.  —  Au  lieu  de  :  «  sort  »,  lire  :  «  fort  ». 

—  174^  _  12.  —  Au  lieu  de  :  «  combien  »,  tire  :  «  combien  ». 

—  197,  —  17.  —  Au  lieu  de  :  «  raison  »,  lire  :  «  raisons   -. 

—  280,  —  26.  —  Au  lieu  de  :  «  homme  »,  lire  :  «  lioinnics  ... 
Pour  ce  qui  est  des  astérisques  (*)  insérés  dans  la  traduction,  se 

reporter  au  Nota  de  la  page  15  du  premier  volume. 


ADDITION  AUX  ERRATA  DU  PREMIER  VOLUME. 

Page  218,  lig.  21.  —  i4u  lieu  de  :  «  foy  »,  lire  :  «  soy  ». 


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4 


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I 


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^•U./l.  l.é/. 


PQ 
I64.1 

AI" 

1907 

t. 3 


Montaigne,  Michel  Eyquem  de 

Essais  de  >iontaigne 
(self-edition) 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 


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