ESSAIS
PSYCHOLOGIE
CONTEMPORAINK
'DU SMÈoME 04 UT EU 11
A la même Librairie :
Édition elzévirienne
Poésies (1872- 1876). — Au bord de la mer. —
La Vie inquiète. — Petits Poèmes, i vol 6 fr.
Poésies (1876-1882). — ii'ie/. —Ltf5 ^V5i/jc. i vol. . 6 fr.
L'Irréparable. — Deuxième amour. — Profils per-
dus. I vol 6 fr.
Édition in-i8
POÉSIE
La Vie inquiète, i vol. {épuisé) 3 fr.
Edel, I vol. [épuisé] 3 fr.
Les Aveux, i vol 3 fr.
PROSE
Essais de Psychologie contemporaine (^C. Baudelaire.
— M . Renan. — Flaubert. — M. Taine. — Stendhal).
i vol. . . - 3 5o
Nouveaux Essais de Psychologie contemporaine.
(M. Dumas fils. — M.Leconte de Lisle. — MM. de
Concourt. — Tourgueniev. — Amiel). i vol . . . 3 5o
Études et Portraits. 2 vol 7 "
L'Irréparable. -^Deuxième Amour. — Profils per-
dus. I vol 3 5o
Cruelle Enigme, i vol 3 5o
Un Crime d'Amour, i vol •. . . 3 5o
André Cornélis. i vol. . . . '. 3 5o
Mensonges, i vol 3 5o
sous prisse :
Pastels, i vol.
Physiologie de l'amour moderne, i vol.
EMILF CQÎ, IN. — IMP. DE LAGNY.
•J • ^
AUL BOURGET
ESSAIS
DE
PSYCHOLOGIE
CONTEMPORAINE
BAUDELAIRE -— M. RENAN
FLAUBERT— M. TA INE — STEN H H A L
^J^IMIÈME ÉDITION
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
27-31, PASSAGE CHOISEUL, 27-31
M DCCC XCI
'^7
&
as 7
AVANT-PROPOS
Les cinq chapitres qui composent ce
volume ont paru, Tun après l'autre, dans
la Nouvelle Repue, sous le titre, que j'ai
cru devoir leur conserver, d'Essais de
Psychologie contemporaine. Le lecteur,
en effet, ne trouverai pas dans ces pages,
consacrées pourtant à Toeuvre littéraire de
cinq écrivains célèbres, ce que Ton peut
proprement appeler de la critique. Les
procédés d'art n'y sont analysés qu'autant
qu'ils sont des sipies^ la personnalité des
auteurs n'y est qu'à peine indiquée, et, je
crois bien, sans une seule anecdote. Je
n'ai voulu ni discuter des talents, ni pein-
dre des caractères. Mon ambition a été
de rédiger quelques notes capables de
servir à Thistorien de la Vie Morale pen-
VI PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
dant la seconde moitié du xix® siècle
français. Cette Vie Morale, comme il ar-
rive dans les sociétés très civilisées, se
compose de beaucoup d'éléments divers.
Je ne crois pas énoncer une vérité bien
neuve en affirmant que la Littérature est
un de ces éléments, le plus important peut-
être, car dans la diminution de plus enplus
évidente des influences traditionnelles et
locales, le ZYjt^re devient le grand initiateur.
11 n'est aucun de nous qui, descendu au
fond de sa conscience, ne reconnaisse qu il
n'aurait pas été tout à fait le même s'il n'a-
vait pas lu tel ou tel ouvrage: poème ou
roman, morceau d'histoire ou de philoso-
phie. A cette minute précise, et tandis que
j'écris cette ligne, un adolescent, que ]QPois,
s'est accoudé sur son pupitre d'étudiant
par ce beau soir d*un jour de juin. Les
fleurs s'ouvrent sous la fenêtre, amoureu-
sement. L'or tendre du soleil couché s'é-
tend sur la ligne de l'horizon avec une dé-
licatesse adorable. Des jeunes filles ce^jsent
dans le jardin voisin. L'adolescent est pen-
AVANT-PROPOS VII
ché sur son livre, peut-être un de ceux
dont il est parlé dans ces Essais. C'est
les Fleurs du Mal de Baudelaire, c'est la
Vie de Jésus de M. Renan, c'est la Sa-
lammbô de Flaubert, c'est le Tho?nas
Graindorge de M. Taine, c'est le Rouge et
le Noir de Beyle... Qu'il ferait mieux de
vivre! disent les sages... Hélas! c'est qu'il
vit à cette minute, et d'une vie plus intense
que s'il cueillait les fleurs parfumées, que
s'il regardait le mélancolique Occident,
que s'il serrait les fragiles doigts d'une
des jeunes filles. Il passe tout entier
dans les phrases de son auteur préféré.
11 converse avec lui de cœur à cœur,
d'homme à homme. Il l'écoute prononcer
sur la manière de goûter l'amour et de
pratiquer la débauche, de chercher le
bonheur et de supporter le malheur, d'en-
visager la mort et Tau delà ténébreux du
tombeau, des paroles qui sont des révéla-
tions. Ces paroles l'introduisent dans un
univers de sentiments jusqu'alors aperçu
à peine. De cette première révélation à
VIII PSYCHOLOGIE CONTEMPC»RAINE
imiter ces sentiments, la distance est faible
et Tadolescent ne tarde guère à la fran-
chir. Un grand observateur a dit que
beaucoup d'hommes n'auraient jamais
été amoureux s'ils n'avaient entendu par-
ler de l'amour. A coup sûr, ils auraient
aimé d'une autre façon. Définir quelques-
uns des exemplaires de sentiments que
certains écrivains de notre époque propo-
sent à lïmitation des tout jeunes gens,
et indiquer par hypothèse quelques-unes
des causes générales qui ont amené ces
écrivains à peindre ces sentiments comme
elles amènent leurs lecteurs à les goûter,
telle est exactement la matière de c(»s
Essais.
Oxford. — i3 Juin i88â.
CHARLES BAUDELAIRE
PSYCHOLOGIE
CONTEMPORAINE
CHARLES BAUDELAIRE
Lire les Fleurs du Mal à dix-sept ans, lors-
qu'on ne discerne point la part de mystification
qui exagère en truculents paradoxes quelques
idées , par elles-mêmes seulement exception-
nelles, c'est entrer dans un monde de sensa-
tions jusqu'alors inconnues. II est des éduca-
teurs d'âme d'une précision d'enseignement
plus rigoureuse que Baudelaire : M. Taine, par
exemple, et Hv^nri Bcyle. Il n'en est point de
plus suggestifs et qui fascinent davantage.
Et tes yeux attirants comme ceux d'un portrait...
a-t-il écrit d'une des femmes coupables dont il
a subi la magie-, il traîne quelque chose de
PSYCHOLOGIE CCNTEMPORAINB
cette attirance et de ce regard au long de ses
vers mystérieux et câlins, ironiques à demi, à
demi plaintifs. Des stances de lui poursuivent
l'imagination qu'elles inquiètent avec une ob-
session qui fait presque mal. Il excelle surtout
à commencer une pièce par des mots d'une so-
lennité à la fois tragique et sentimentale qu'on
n'oublie plus :
Que m'importe que tu sois sage!
Sois belle et sois triste...
Et ailleurs :
Toi qui, comme un coup de couteaTi,
Dans mon cœur plaintif es entrée...
Et ailleurs :
Comme un bétail pensif sur le sable couchées
Elles tournent leurs yeux vers l'infini des mers...
Par tempérament et par rhétorique, Charles
Baudelaire fait flotter un vague halo d'étran-
geté autour de ses poèmes, convaincu, comme
l'auteur de l'incomparable élégie To Helen^
Edgard Poe, qu'il n'est de beauté qu'un peu
singulière et que Tétonnement est la condition
du sortilège poétique. C'est un sortilège, en
effet, pour qui ne se rebute pas des complexi-
CHARLES BAUDELAIRE
tés de cet art. L'impression est comparable à
celle qu'on ressent en présence des figures
peintes par le Vinci, avec ce modelé dans la
dégradation des teintes qui velouté de mystère
le contour du sourire. Une dangereuse curio-
sité force Tattention et invite aux longues rê-
veries devant ces énigmes de peintre ou de
poète ; — et à regarder longtemps Ténigme
livre son secret. Celui de Baudelaire est le se-
cret de plus d*un d'entre nous, — il y a bien
des chances pour qu'il devienne le secret ainsi
du j.eune homme qui se complaît dans cette lec-
ture, inépuisable en révélations.
l'analyse de l'amour dans BAUDELAIRE
Il y a d'abord dans Baudelaire une concep-
tion particulière de l'amour. On la caractéri-
serait assez exactement, semble-t-il, par trois
épithètes, d'ordre disparate comme notre so-
ciété. Baudelaire est tout à la fois, dans^es^
vers d'amour ; mystiqucjlibertin et analyseur.
Il est mystique, et un visage d'une idéalité de
PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
madone traverse sans cesse les heures sombres
ou claires de ses journées, rappelant la pré-
sence, en quelque autre univers dont le nôtre
ne serait que Tépreuve dégradée et grossière,
d'un esprit de femme « lucide et pur, » d'une
âme toujours désirable et toujours bienfai-
sante :
Elle se répand dans ma vie
Comme un air parfumé de sel,
Et dans mon âme inassouvie
Verse le goût de l'Éternel...
Il est libertin, et des visions dépravées jus-
qu'au sadisme troublent ce même homme qui
vient d'adorer le doigt levé de sa Madone. Les
mornes ivresses de la Vénus vulgaire, les ca-
piteuses ardeurs de la Vénus noire, les raffi-
nées délices de la Vénus savante, les crimi-
nelles audaces de la Vénus sanguinaire, ont
laissé de leur ressouvenir dans les plus spiri-
tualisés de ses poèmes. Il s'échappe un relent
d'alcôve infâme de ces deux vers du magni-
fique Crépuscule du Matin :
Les femmes de plaisir, la paupière livide,
Bouche ouverte, dormaient de leur sommeil stupide...
Le visage, lustré comme Tébène, d'une amie
i
CHARLES BAUDELAIRE
aux dents d'ivoire, aux cheveux crépus, a ins-
piré cette litanie de tendresse :
Je t*adore à Tégal de la voûte nocturne,
O Vase de tristesse, 6 grande taciturne...
Des prêtresses païennes eussent reconnu un
dévot de leurs fêtes clandestines dans la des-
cription de ce boudoir, — fermé par autorité
de justice, — où Hippolyte accoude ses lassi-
tudes,
A la pâle clarté des lampes languissantes
Sur les profonds coussins tout imprégnés d'odeur...
Et la plus belle pièce du recueil, à mon avis
du moins, 4a^ Martyre, pourrait porter comme
épigraphe la sinistre phrase que Tauteur de la
Philosophie dans le boudoir se proposait d'ins-
crire sur une des chambres de la petite maison
de ses rêves : Ici Von tortm^ei...
L'homme vindicatif que tu n'as pu, vivante,
Malgré tant d'amour, assouvir,
Combla-t-il, sur ta chair inerte et complaisante.
L'immensité de son désir?...
A travers tant d'égarements, où la soif d'une
infinie pureté se mélange à la faim dévorante
PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
des joies les plus pimentées de la chair, Tin-
telligence de l'analyseur reste cruellement
maîtresse d'elle-même. La mysticité, comme
le libertinage, se codifie en formules dans ce
cerveau qui décompose ses sensations, avec la
précision d'un prisme décomposant la lumière.
Le raisonnement n'est jamais entame par la
fièvre qui brûle le sang ou par l'extase qui
évoque les chimères. Trois hommes à la fois
£»fS' vivent dans cet homme, unissant leurs
sensations pour mieux presser le cœur et en
exprimer jusqu'à la dernière goutte la sève
rouge et chaude. Ces trois hommes sont bien
modernes, et plus moderne aussi est leur réu-
nion. La fin d'une foi religieuse, la vie à Paris,
et l'esprit scientifique du temps ont contribué à
façonner, puis à fondre ces trois sortes de sen-
sibilités, jadis séparées jusqu'à paraître irré-
ductibles l'une à l'autre, et maintenant liées
jusqu'à paraître inséparables, au moins dans
cette créature, sans analogue avant le xix® siè-
cle français, qui fut Baudelaire.
Les origines, ou mieux les couches succes-
sives qui ont fait cette âme sont donc aisées à
déterminer, rien qu'en regardant autour de
nous. Ne survit-il pas, dans notre siècle d'im-
CHARLES BAUDELAIRE
piété, assez de catholicisme pour qu'une âme
d'enfant s'imbibe d'amour mystique avec une
inoubliable intensité? La foi s'en ira, mais le
mysticisme, même expulsé de l'intelligence,
demeurera dans la sensation. Le décor pieux
s'évoque pour Baudelaire aux minutes obscu-
res du crépuscule, avec une suavité qui montre
à quelle profondeur le premier frisson de la
prière avait crispé son cœur *. Le pli ne s'effaça
jamais. Tout naturellement le parfum des fleurs
s'évapore pour lui en encens. C'est un « repo-
soir M que le beau ciel, c'est un t ostensoir »
que le soleil qui se couche. Si l'homme n'a plus
le même besoin intellectuel.de croire, il a con-
servé le besoin de sentir comme aux temps où
il croyait. I-es docteurs en mysticisme avaient
constaté ces permanences de la sensibilité reli-
gieuse dans la défaillance de la pensée reli-
gieuse. Ils appelaient aussi culte de latrie, —
idololatrie^ à'o\x idolâtrie^ — l'élan passionné
par lequel l'homme reporte sur telle ou telle
créature, sur tel ou tel objet, l'ardeur exaltée qui
se détourne de Dieu. On peut citer de Baude-
laire d'étranges exemples de ce culte; ainsi Tem-
I. Voir, dans les Fleurs du Mal, la pièce en forme de
pantoum, intitulée Harmonie du soir et numérotée XLVIIi.
1.
10 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
ploi d'une terminologie liturgique pour s'a-
dresser à une maîtresse et célébrer une volupté :
Je veux bâtir pour toi, Madone, ma maîtresse,
Un autel souterrain au fond de ma détresse...
Ou encore cette « prose » curieusement tra-
vaillée en style de la décadence latine qu'il a
intitulée : Franciscœ meœ laudes^ et adressée
à une modiste érudite et dévote. Ce qui serait
chez un autre un blasphème ou un tour de
force, est chez lui un procédé que j'appellerais
spontané, si le mot spontané pouvait traduire
ce qu'il entrait de complication native dans
ce subtil et particulier personnage.
Ses goûts de libertin, en revanche, lui vinrent
de Paris. Il y a tout un décor du vice parisien,
comme il y a tout un décor des rites catholi-
ques, dans la plupart de ses poèmes. Il a tra-
versé, on le voit, et avec quelles hardies expé-
riences, on le devine, tous les mauvais gîtes de
la ville impudique. Il a mangé dans les tables
d'hôte à côté de filles plâtrées, dont la bouche
saigne dans un masque de céruse. Il a dormi
dans les maisons d'amour, et connu la ran-
cœur du grand jour éclairant, avec les rideaux
flétris, le visage plus flétri de la femme ven-
CHARLES BAUDELAIRE II
due. Il a poursuivi, à travers toutes les excita-
tions et avec une âp^eté de luxure qui touche
à la manie, le spasme sans réflexion qui monte
des nerfs jusqu'au cerveau, et, pour une se-
conde, guérit du mal de penser. Et en même
temps il a causé à tous les coins des rues de
cette ville monstrueuse, il a mené l'existence
du littérateur qui étudie toujours, et il a con-
servé, que dis-je ? il a aiguisé le tranchant de
son intelligence là où d'autres auraient à ja-
mais émoussé leur esprit; et de ce triple travail
est sorti, avec la conception d'un amour à la
fois mystique, sensuel et intelligent, le flot de
spleen le plus acre et le plus corrosif qui ait
depuis longtemps jailli d'une âme d'homme.
Il
LE PESSIMISME DE BAUDELAIRE
C'est Lamennais qui s'écria un jour : « Mon \
âme est née avec une plaie. » Baudelaire aurait
pu s'appliquer cette phrase. Il était d'une race
condamnée au malheur. C'est l'écrivain peut-
être au nom duquel a été accolée le plus sou-
12 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
vent répithète de « malsain. » Le mot est
juste, si Ton signifie par là que les passions
du genre de celle que nous venons d'indiquer
trouvent malaisément des circonstances adap-
tées à leurs exigences. Il y a désaccord entre
rhomme et le milieu. Une crise morale en ré-
sulte et une torture du cœur. Mais le mot
« malsain » est inexact, si Ton entend par là
opposer un état naturel et régulier de l'âme,
qui serait la santé, à un état corrompu et arti-
ficiel, qui serait la maladie. Il n'y a pas à pro-
prement parler de maladies du corps, disent
les médecins ; il n'y a que des états physiolo-
giques, funestes ou bienfaisants, toujours nor-
maux, si l'on considère le corps humain
comme l'appareil où se combine une certaine
quantité de matière en évolution. Pareille-
ment, il n'y a ni maladie ni santé de l'âme, il
n'y a que des états psychologiques, au point de
vue de l'observateur sans métaphysique, car il
n'aperçoit dans nos douleurs et dans nos fa-
cultés, dans nos vertus et dans nos vices,
dans nos volitions et dans nos renoncements,
que des combinaisons, changeantes, mais fa-
tales et partant normales, soumises aux lois
connues de l'association des idées. Un préjugé
CHARLES BAUDELAIRE I3
seul, OÙ réapparaissent la doctrine antique des
causes finales et la croyance à un but défini de
Tunivers, peut nous faire considérer comme
naturels et sains les amours de Daphnis et de
Chloë dans le vallon, comme artificiels et mal-
sains les amours d'un Baudelaire dans le bou-
doir qu'il décrit, meublé avec un souci de mé-
lancolie sensuelle :
Les riches plafonds
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parierait
A l'âme en secret
Sa douce langue natale...
Seulement, les combinaisons d'idées compli-
quées ont plus de chance de ne pas rencon-
trer des circonstances appropriées à leur com-
plication. Celui que ses habitudes ont conduit
à un rêve du bonheur fait de beaucoup d^ex-
clusions , souffre de la réalité, qu'il ne peut
pétrir au gré de son désir : « La force par
laquelle nous persévérons dans Texistence est
bornée et la puissance des causes extérieures
la surpasse infiniment... » Ce théorème de
l'Éthique est l'explication du spleen du subtil
PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
Baudelaire comme du « mal du siècle », comme
du pessimisme. Quand la créature humaine est
très civilisée, elle demande aux choses d'être
selon son cœur, rencontre d'autant plus rare
que le cœur est plus curieusement raffiné, et
l'irrémédiable malheur apparaît.
Certes, Tennui a toujours été le ver secret
des existences comblées. D'où vient cependant
que ce « monstre délicat * » n'ait jamais plus
énergiquement bâillé sa misère que dans la
littérature de notre siècle où se perfectionnent
tant de conditions de la vie, si ce n'est que
ce perfectionnement même, en compliquant
aussi nos âmes, nous rend inhabiles au bon-
heur ? Ceux qui croient au progrès n'ont pas
voulu apercevoir cette terrible rançon de notre
bien-être mieux assis et de notre éducation
plus complète. Ils ont reconnu dans l'assom-
brissement de notre littérature un effet passa-
ger des secousses sociales de notre âge, comme
si d'autres secousses, et d'une autre intensité
de bouleversement des destinées privées ,
avaient produit ce même résultat d'incapacité
de bonheur chez tous les conducteurs de la gé-
I. Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat. — Prolo-
gue des Fleurs du Mal,
CHARLES BAUDFXAIRE 1$
nération. Il me semble plus vraisemblable dé
regarder la mélancolie comme Tinévitable
produit d'un désaccord entre nos besoins de
civilisés et la réalité des causes extérieures; — ■
d'autant que, d'un bout à Tautre de l'Europe,
la société contemporaine présente les mêmes
symptômes, nuancés suivant les races, de cette
mélancolie et de ce désaccord. Une nausée
universelle devant les insuffisances de ce
monde soulève le cœur des Slaves, des Ger-
mains et des Latins, et se manifeste, chez les
premiers par le nihilisme, chez les seconds par
le pessimisme, chez nous mêmes par de soli-
taires et bizarres névroses. La rage meurtrière
des conspirateurs de Saint-Pétersbourg, les
livres de Schopenhauer, les furieux incendies
de la Commune et la misanthropie acharnée
des romanciers naturalistes, — je choisis avec
intention les exemples les plus disparates, —
révèlent ce même esprit de négation de la vie
qui, chaque jour, obscurcit davantage la civi-
lisation occidentale. Nous sommes loin, sans
doute, du suicide de la planète, suprême dé-
sir des théoriciens du malheur. Mais lente-
ment, sûrement, s'élabore la croyance à la
banqueroute de la nature, qui promet de deve-
l6 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
nir la foi sinistre du xx« siècle, si la science ou
une invasion de barbares ne sauve pas Thu-
manité trop réfléchie de la lassitude de sa pro-
pre pensée.
Ce serait un chapitre de psychologie compa-
rée aussi intéressant qu'inédit que celui qui
noterait, étape par étape, la marche des diffé-
rentes races européennes vers cette tragique
négation de tous les efforts de tous les siècles.
Il semble que du sang à demi asiatique des
Slaves monte à leur cerveau une vapeur de
mort qui les précipite à la destruction, comme
à une sorte d'orgie sacrée. Le plus illustre des
écrivains russes disait devant moi, et à propos
des nihilistes militants : « Ils ne croient à rien,
mais ils ont besoin du martyre... » La longue
série des spéculations métaphysiques sur la
cause inconsciente des phénomènes est néces-
saire à l'Allemand pour qu'il formule, en dépit
de son positivisme pratique, la désolante ina-^^^*^
nité de l'ensemble de ces phénomènes. Chez
les Français, et malgré la déviation extraor-
dinaire de notre tempérament national depuis
cent années, le pessimisme n'est qu'une dou-
loureuse exception, de plus en plus fréquente,
il est vrai, toujours créée par une destinée
I
CHARLES BAUDELAIRE I7
d'exception. Ce n*est que la réflexion indivi-
duelle qui amène plusieurs d'entre nous, et
Tialgré Toptimisme héréditaire, à la négation
suprême. Baudelaire est un des « cas » les
plus réussis de ce travail particulier. Il peut
être donné comme Texemplaire achevé d'un
pessimiste parisien , deux mots qui jurent
étrangement d'être accouplés. Encore vingt
années et on les emploiera peut-être couram-
ment.
Et d'abord, c'est un pessimiste, ce qui le
distingue nettement des sceptiques tendres
comme Alfred de Musset ou des révoltés fiers
comme Alfred de Vigny. Du pessimiste il a le»
trait fatal, le coup de foudre satanique, di-j
raient les chrétiens : l'horreur de TÊtre et le
goût, Tappétit furieux du Néant. C'est bien '
chez lui le Nirvana des Hindous retrouvé au^^^^'
fond des névroses modernes et invoqué, par
suite, avec tous les énervements d'un homme
^ dont les ancêtres ont agi, au lieu d'être con-
templé avec la sérénité hiératique d'un fils du
torride soleil :
Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,
L'Espoir dont l'éperon attisait ton ardeur
l8 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
Ne veut plus t'enfourcher. Couche-toi sans pudeur.
Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle butte.
Re'signe-toi, mon cœur, dors ton sommeil de brute...
Il faut lire particulièrement, et dans leur dé-
tail, les pièces des Fleurs du Mal numérotées
LXXVIII, LXXIX, LXXXet intitulées Spleen,
Tavant-dernière strophe dans la pièce numé-
rotée LXXXX et intitulée Madrigal triste^ et
tout l'admirable morceau qui clôt le recueil :
le Voyage,
Pour ne pas oublier la chose capitale,
Nous avons vu partout et sans l'avoir cherché^
Du haut jusques en bas de réchelle fatale
Le spectacle ennuyeux de Vimmortel péché,..
De ces vers s'exhale, non plus la lamentation
du regret qui pleure le bonheur perdu, ou du
désir qui implore le bonheur lointain, mais
l'amère et définitive malédiction jetée à l'exis-
tence par le vaincu qui sombre dans Tirrépa-
rable nihilisme, — au sens français du terme,
cette fois, — et il suffit de reprendre un par un
les éléments psychologiques dont nous avons
reconnu l'influence sur la conception de l'amour
CHARXES BAUDELAIRE
«9
chez le poète, pour reconstituer Thistoire de ce
« goût du néant » chez le catholique désabusé,
devenu un libertin analyseur.
L'homme a reçu l'éducation du catholicisme,
et le monde des réalités spirituelles lui a été
révélé. Pour beaucoup, cette révélation est
sans conséquence. Ils ont cru en Dieu dans
leur jeunesse, mais à fleur d'esprit. Ils ne le
sentaient pas personnel et vivant. Pour ceux-là,
une foi dans les idées est suffisante, foi abs-
traite, et qui se prête à toutes sortes de trans-
formations. Il leur faut un dogme, mais non
une vision. A la première croyance en Dieu ils
substitueront la croyance, qui à la Liberté, qui
à rOrdre Social, qui à la Révolution, qui à la
Science. Chacun de nous peut chaque jour
constater, chez lui-même et chez ses voisins,
des transformations de cet ordre. Il n'en va
pas ainsi pour l'Ame mystique, — et celle de
Baudelaire en était une. Car cette Ame, quand
elle croyait, ne se contentait pas d'une foi dans
une idée. Elle voyait Dieu. Il était pour elle,
non pas un mot, non pas un symbole, non pas
une abstraction, mais un Etre, en la compagnie
duquel TAme vivait comrae nous vivons avec
un père qui nous aime, qui nous connaît et
20 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
qui nous comprend. L'illusion a été si douce
et si forte, qu'une fois partie, elle n'a plus
laissé de place à des substitutions d'une inten-
sité inférieure. Qaand on a connu l'ivresse de
l'opium, celle du vin écœure et paraît mes-
quine. En s*en allant au contact du siècle, la
foi a laissé dans ces sortes d'âmes une fissure
par où s'écoulent tous les plaisirs. C'a été le
sort de Baudelaire. Il faut voir avec quel dé-
dain,— assez inintelligent, avouons-le, comme
tous les dédains, — il malmène les croyants
du second degré, ceux qui font leur Dieu de
l'Humanité ou du Progrès. Quoi de plus natu-
rel alors qu'il éprouve une sensation de vide
devant ce monde oîj il cherche vainement un
Idéal concret qui corresponde à ce qui lui reste
d'aspirations vers Tau delà? Ce sont alors,
afin de combler ou de tromper ce vide, de fu-
rieuses recherches des excitants... Ce sont des
lectures enivrantes comme un opium, de Pro-
clus, de Swedenborg, d'Edgard Poë, de Quin-
cey, de tous les livres en un mot qui ont peint
Tenvolement de l'âme « n'importe oià, hors du
monde * ». Ce sont des opiums excitants
1. C'est le titre d'un des poèmes en prose de Baude-
laire»,
CHARLES BAUDELAIRti 21
comme des lectures. Ce qu'il faut, à cet as-
soiffé d'un infini réel, c'est le paradis artificiel
à défaut de la croyance dans un paradis vrai.
C'est encore, en des heures noires, Tessai de
retour au monde mystique par le chemin de
l'épouvante. Mais de ces courses l'Ame revient
plus exténuée, plus persuadée que la religion^
n'est qu'un rêve, personnel et mensonger, de
l'homme qui mire son désir dans le néant de la
nature. Nulle angoisse n'est plus terrible pour
un mystique : comprendre que le besoin de
croire est tout subjectif, et que la foi de jadis sor-
tait de nous-même et n'était que notre œuvre I
Et sur le fond vide du ciel se détache la redou-
table et consolante figure de Celle qui affran-
chit de tous les esclavages et délivre de tous leç
doutes : la Mort, j
Qui parcourt, comme un prince inspectant sa maison,
Le cimetière immense et froid, sans horizon.
Où gisent, aux lueurs d'un soleil blanc et terne,
Les peuples de l'histoire ancienne et moderne.
Ce même nihilisme est l'aboutissement du
libertinage analytique propre à Baudelaire.
Quelques poètes, et Musset au premier rang,
ont raconté combien la débauche est meur-
22 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
trière à rameur. Baudelaire a plongé plus
avant dans la vérité de la nature humaine en
racontant combien la débauche est meurtrière
au plaisir. Certes, il s'élève, au fond de toute
créature née pour la noblesse et qui a mésusé
de ses sens, de douloureux et troublants appels
vers une émotion sentimentale qui fuit tou-
jours.
Dans la brute «ssouvie un ange se réveille...
Il y a, de plus, la sinistre incapacité de procu-
rer un entier frisson de plaisir au système ner-
veux trop surmené. Une indescriptible nuance
de spleen, d'un spleen physique celui-là, et
comme fait de la lassitude du sang, s'établit
chez le libertin qui ne connaît plus l'ivresse.
Son imagination s'exalte. Il rêve de souffrir
alors, et de faire souffrir, pour obtenir cette
vibration intime qui serait l'extase absolue de
tout rêtre. L'étrange rage qui a produit Néron
et Héliogabale le mord au cœur. « L'appareil
sanglant de la destruction *■ » rafraîchit seul
pour une minute cette fièvre d'une sensualité
qui ne se satisfera jamais. Voilà Thomme de
I. Mot de Baudelaire.
CHARLES BAUDELAIRE 2}
la décadence, ayant conservé une incurable
nostalgie des beaux rêves de ses aïeux, ayant,
par la précocité des abus, tari en lui les sources
de la vie, et jugeant d'un regard demeuré lu-
cide l'inguérissable misère de sa destinée, c'est-
à-dire, — car voyons-nous le monde autre-
ment qu'à travers le prisme de nos intimes
besoins? — de toute destinée I
m
THÉORIE DE LA DÉCADENCE
Si une nuance très spéciale d'amour, si une
nouvelle façon d'interpréter le pessimisme font
déjà de la tête de Baudelaire un appareil psy-
chologique d'un ordre rare, ce qui lui donne
une place à part dans la littérature de notre
époque, c'est qu'il a merveilleusement compris
et presque héroïquement exagéré cette spécia-
lité et cette nouveauté. 11 s'est rendu compte
qu'il arrivait tard dans une civilisation vieillis-
sante, et, au lieu de déplorer cette arrivée tar-
24 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
dive, comme La Bruyère et comme Musset %
îl s'en est réjoui, j'allais dire honoré. Il était
un homme de décadence, et il s'est fait un
théoricien de décadence. C'est peut-être là le
trait le plus inquiétant de cette inquiétante
figure. C'est peut-être celui qui exerce la plus
troublante séduction sur une âme contempo-
raine.
Par le mot de décadence, on désigne volon-
tiers l'état d'une société qui produit un trop
grand nombre d^individus impropres aux tra-
vaux de la vie commune. Une société doit être
assimilée à un organisme. Comme un orga-
nisme, en effet, elle se résout en une fédération
d'organismes moindres, qui se résolvent eux-
mêmes en une fédération de cellules. L'indi-
vidu est la cellule sociale. Pour que l'orga-
nisme total fonctionne avec énergie, il est
nécessaire que les organismes composants fonc-
tionnent avec énerg.ie, mais avec une énergie
subordonnée; et pour que ces organismes
I. Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de
sept mille ans qu'il y a des liommes et qui pensent (Ca-
ractères) .
Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux.
{Rolla.)
CHARLES BAUDELAIRE 2^
moindres fonctionnent eLix-mêmes avec éner-
gie, il est nécessaire que leurs cellules compo-
santes fonctionnent avec énergie, mais avec
une énergie subordonnée. Si l'énergie des cel-
lules devient indépendante, les organismes qui
composent l'organisme total cessent pareille-
ment de subordonner leur énergie à Ténergie
totale, et Tanarchie qui s'établit constitu&_Ja
décadence de 1 ensemble. L'organisme social
n^echappe pas à cette loi, et il entre en déca-
dence aussitôt que la vie individuelle s'est exa-
gérée sous rinfluence du bien-être acquis et de
l'hérédité. Une même loi gouverne le déve-
loppement et la décadence de cet autre orga-
nisme qui est le langage. Un style de déca-
dence est celui oîj l'unité du livre se décompose
pour laisser la place à l'indépendance de la
page, où la page se décompose pour laisser
la place à l'indépendance de la phrase, et la
phrase pour laisser la place à l'in dépendance
du mot. Les exemples foisonnent dans la litté-
rature actuelle qui corroborent cette féconde
hypothèse.
Pour juger d'une décadence, le critique peut
se mettre à deux points de vue, distincts jus-
qu'à en être contradictoires. Devant une so-
26 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
ciété qui se décompose, Tempire romain, par
exemple, il peut, du premier de ces points de
vue, considérer Teffort total et en constater
rinsuffisance. Une société ne subsiste qu'à la
condition d'être capable de lutter vigoureuse-
ment pour Fexistence dans la concurrence des
races. Il faut qu'elle produise beaucoup de
beaux enfants et qu'elle mette sur pied beau-
coup de braves soldats. Qui analyserait ces
deux formules y trouverait enveloppées toutes
les vertus privées et civiles. La société romaine
produisait peu d'enfants; elle en arrivait à ne
plus mettre sur pied de soldats nationaux. Les
citoyens se souciaient peu des ennuis de la pa-
ternité. Ils haïssaient la grossièreté de la vie
des camps. Rattachant les effets aux causes, le
critique qui examine cette société de ce point
de vue général conclut que Tentente savante
du plaisir, le scepticisme délicat, Ténervement
des sensations, Tinconstance du dilettantisme|
ont été les plaies sociales de l'empire romain,
et seront en tout autre cas des plaies sociales
destinées à miner le corps tout entier. Ainsi
raisonnent les politiciens et les moralistes qui
se préoccupent de la quantité de force que peut
rendre le mécanisme social. Autre sera le point
CHARLES BAUDELAIRE 2/
de vue du critique qui considérera ce méca-
nisme d'une façon désintéressée et non plus
dans le jeu de son action d'ensemble. Si les
citoyens d'une décadence sont inférieurs comme
ouvriers de la grandeur du pays, ne sont-ils
pas très supérieurs comme artistes de Tinté-
ridur de leur âme ? S'ils sont malhabiles à l'ac-
tion privée ou publique, n'est-ce point qu'ils
sont trop habiles à la pensée solitaire ? S'ils
sont de mauvais reproducteurs de générations
futures, n'est-ce point que l'abondance des sen-
sations fines et Texquisité des sentiments rares
en ont fait des virtuoses, stérilisés mais raffi-
nés, des voluptés et des douleurs ? S'ils sont
incapables des dévouements de la foi profonde,
n'est-ce point que leur intelligence trop culti-
vée les a débarrassés des préjugés, et qu'ayant
fait le tour des idées, ils sont parvenus à cette
équité suprême qui légitime toutes les doc-
trines en excluant tous les fanatismes ? Certes,
un chef germain du ii« siècle était plus capable
d'envahir Tempire qu'un patricien de Rome
n'était capable de le défendre; mais le Ro-
main érudit et fin, curieux et désabusé, tel que
nous connaissons l'empereur Hadrien, le Cé-
sar amateur de Tibur, représentait un plus
28 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
riche trésor d'''acquisition humaine. Le grand
argument contre les décadences, c'est qu'elles
n'ont pas de lendemain et que toujours une
barbarie les écrase. Mais n'est-ce pas comme
le lot fatal de Texquis et du rare d'avoir tort
devant la brutalité ? On est en droit d'avouer
un tort de cette sorte et de préférer la défaite ,
d'Athènes en décadence au triomphe du Macé-
donien violent.
Il en est de même des littératures de déca-
dence. Elles non plus n'ont pas de lendemain.
Elles aboutissent à des altérations de vocabu-
laire, à des subtilités de mots qui rendent le
style inintelligible aux générations à venir.
Dans cinquante ans, le style des frères de Con-
court,— je choisis des décadents de parti pris,
— ne sera compris que des spécialistes. Qu'im-
porte ? pourraient répondre les théoriciens de
la décadence. Le but de l'écrivain est-il de se
poser en perpétuel candidat devant le suffrage
universel des siècles ? Nous nous délectons dans
ce que vous appelez nos corruptions de style^
et nous délectons avec nous les raffinés de
notre race et de notre heure. Il reste à savoir
si notre exception n'est pas une aristocratie, et
si, dans Tordre de l'esthétique, la pluralité des
CHARLES BAUDELAIRE 29
suffrages représente autre chose que la plura-
lité des ignorances. Outre qu'il est assez puéril
de croire à Timmortalité, puisque les temps ap-
prochent oîj la mémoire des hommes, surchar-
gée du prodigieux chiffre des livres, fera ban-
queroute à la gloire, c'est une duperie de ne
pas avoir le courage de son plaisir intellectuel.
Complaisons-nous donc dans nos singularités
d'idéal et de forme, quitte à nous y emprison-
ner dans une solitude sans visiteurs. Ceux qui
viendront à nous seront vraiment nos frères,
et à quoi bon sacrifier aux autres ce qu'il y a
de p.^us intime, de plus spécial, de plus per-
sonnel en nous ?
Les deux points de vue sont légitimes. Il est
rare qu'un artiste ait le courage de se placer
résolument au second. B^audelaire eut ce cou-
rage et le poussa jusqu'à la fanfaronnade. Il se
proclama décadent et il rechercha, on sait avec
quel parti pris de bravade, tout ce qui, dans
la vie et dans l'art, paraît morbide et artificiel
aux natures plus simples. Ses sensations préfé-
rées sont celles que procurent les parfums, parce
qu'elles remuent plus que les autres ce je ne sais
quoi de sensuellement obscur et triste que nous
portons en nous. Sa saison aimée est la fin de
s*
,u PSÏCHOLOGIE CONTEMPORAINE
rautofnne, quand un charme de mélancolie
semble ensorceler le ciel qui se brouille et le
cœur qui se crispe. Ses heures de délices sont
les heures du soir, quand le ciel se colore,
comme dans les fonds de tableaux du Vinci,
des nuances d'un rose mort et d'un vert
quasi agonisant. La beauté de la femme ne lui
plaît que précoce et presque macabre de mai-
greur, avec une élégance de squelette apparue
sous la chair adolescente, ou bien tardive et
dans le déclin d'une maturité ravagée :
... Et ton cœur, meurtri comme une pêche.
Est mûr, comme ton corps, pour le savant amour.
Les musiques caressantes et languissantes,
les ameublements curieux, les peintures singu-
lières sont Taccompagnement obligé de ses
/ pensées mornes ou gaies, « morbides » ou
« pétulantes», comme il dit lui-même avec plus
de justesse. Ses auteurs de chevet sont ceux
dont je citais plus haut le nom, écrivains d'ex-
ception qui, pareils à Edgar^ Poë, ont tendu
leur machine nerveuse jusqu'à devenir hallu-
cinés, sortes de rhéteurs de la vie trouble dont
la langue est « marbrée déjà des verdeurs de
CHARLES BAUDELAIRE 91
la décomposition* ». Partout où chatoie ce
qu'il appelle lui-même avec une étrangeté ici
nécessaire la « phosphorescence de la pourri-
ture », il se sent attiré par un magnétisme in-
vincible. En même temps, son intense dédain
du vulgaire éclate en paradoxes outranciers^
en mystifications laborieuses. Ceux qui l'ont
connu rapportent de lui, pour ce qui touche à
ce dernier point, des anecdotes extraordinaires.
La part une fois taillée à la légende, il de-
meure avéré que cet homme supérieur garda
toujours quelque chose d'inquiétant et d'énig-
matique, même pour les amis intimes. Son
ironie douloureuse enveloppait dans un même
mépris la sottise et la naïveté, la niaiserie des
innocences et la stupidité des péchés. Un peu
de cette ironie teinte encore les plus belles
pièces du recueil des Fleurs du Mal, et chez
beaucoup de lecteurs, même des plus fins, la
peur d'être dupes de ce grand dédaigneux
empêche la pleine admiration.
Tel quel, et malgré les subtilités qui rendent
Taccès de son œuvre plus que difficile au grand
1. Théophile Gautier. Etude sur Baudelaire.
32 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
nombre, Baudelaire demeure un des éducateurs
féconds de la génération qui vient. Son in-
fluence n'est pas aussi aisément reconnais-
sable que celle d^un Balzac ou d'un Musset,
parce qu'elle s'exerce sur un petit groupe. Mais
ce groupe est celui des intelligences distin-
guées : poètes de demain, romanciers déjà en
train de rêver la gloire, essayistes à venir. In-
directement et à travers eux, un peu des singu-
larités psychologiques que j'ai essayé de fixer
ici pénètre jusqu'à un plus vaste public; et
n'est-ce pas de pénétrations pareilles qu'est
composé ce je ne sais quoi dont nous disons :
l'atmosphère morale d'une époque?
Il
M ERNEST RENAN
M. ERNEST RENAN
AI. Ernest Renan a enfin terminé la grande
œuvre de sa maturité : VHistoire des Ori-
gines du Christianisme, Le livre consacré à
Marc-Aurèle a clos cette série d'études reli-
gieuses ouverte sur l^attendrissante_et mélan-
coHque figure du Crucjfié^ En même temps
qu'il poursuivait Tachèvement de cette longue
tache, avec une persévérance infatigable, le
maître-écrivain distribuait de ci de là ses idées
d'à côté, si Ton peut dire, en une quantité d'ar-
ticles de journaux ou de revues : essais à l'oc-
casion d'un volume nouveau, dialogues à la
manière de Platon, comédies philosophiques
dans la tradition de Shakespeare, lettres à des
collègues de l'Institut et à des amis d'Allema-
j6 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
gne , menus traités de politique contempo-
raine. Aucun homme de notre époque n'a exé-
cuté plus complètement le double programme
d'une vaste existence intellectuelle : tenir la
main à une œuvre d'une longue suite et prêter
sa pensée aux accidents de la vie environnante.
Un effort aussi complexe peut être considéré
sous bien des faces. Un des maîtres de l'exé-
gèse, M. Colani, par exemple, ayant pesé
la valeur des arguments fournis par l'auteur
de Marc-Aurele sur les diverses questions
qu'il a traitées, nous présenterait une analyse
critique de l'historien. Un naturaliste des es-
prits, comme M. Taine, démontrerait, à tra-
vers les multiples fantaisies de l'auteur de la
Vie de Jésus^ de la Réforme intellectuelle et de
Calibaji, la permanence des deux ou trois fa-
cultés maîtresses qui commandent à ces fan-
taisies. Le titre même de ce livre indique le
point de vue, moins défini à la fois et plus spé-
cialement psychologique, auquel je voudrais me
placer ici. Je me suis proposé de marquer en
quelques-unes de leurs nuances les exemples
de sensibilité que des écrivains célèbres de nos
jours offrent à l'imagination des jeunes gens
qui cherchent à se connaître eux-mêmes à
M. ERNEST RENAN |7
travers les livres. M. Ernest Renan est un de
ces écrivains célèbres. Les hasards de la des-
tinée l'ont conduit à représenter à un haut de-
gré deux ou trois états de Tâme, particuliers à
notre xix^ siècle finissant. Initiateur d'une sé-
duction d'autant plus troublante qu'elle est
moins impérative , à combien d'entre nous
a-t-il révélé d'étranges horizons de leur propre
cœur? Combien l'ont lu qui venaient de lire
un poème de Baudelaire et en lui demandant
une même sorie d'excitation?...
DE LA SENSIBILITÉ DE M. RENAN
Une objection se présente pourtant qu'il faut
résoudre pour justifier cette étude tout entière.
Prise en son ensemble, Tœuvre de M. Renan
est une œuvre de science. Or. est-il léiîitime de
considérer une telle œuvre autrement que du
point de vue scientifique? C'est la prétention
des savants, que le résultat de leurs travaux
demeure comme indépendant de leur per-
sonne. Même cette impersonnalité constitue
3
î8 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
le caractère propre de la connaissance scienti-
fique. Si l'acte de connaître, en effet, consiste
à reproduire dans la pensée un groupe lié de
phénomènes, connaître scientifiquement, c'est
reproduire ce groupe avec une correction telle,
que n'importe quelle intelligence exacte doive
le reproduire de la même façon. L'élément
personnel, ou, comme disent les philosophes^
subjectif, est donc par définition écarté de
l'ordre scientifique. La science est ainsi de
tous les temps et de tous les esprits. Elle voit
les objets, suivant Téloquente formule de Spi-
noza, « sous le caractère d'éternité. » Mais ce
ne saurait être qu'en éliminant ce que la sen-
sibilité apporte avec elle d'arbitraire à la fois
et de caduc. Par suite, il semble bien qu'il y
ait quelque naïveté, ou quelque ironie, à re-
chercher la part de la sensibilité dans les tra-
vaux d'un savant, puisque précisément dans
cette part de sensibilité, si elle existe, réside ce
que l'effort de ce savant enferme de contraire
à la méthode et de condamné.
L'objection serait irréfutable si les condi-
tions de la connaissance étaient toujours dans
un ét^it de simplicité idéale. Cette simplicité
*e réalise en fait lorsqu'une expérience est dis-
M. ERNEST RENAN 39
posée par un professeur de physique devant
des élèves studieux qui en notent les régulières
étapes. 11 y a là^ d'une part, un groupe de
phénomènes très nettement déterminés, des
intelligences, d'autre part, très attentivement
préparées. Le problème scientifique ne se pose
plus ainsi lorsqu'au lieu de renseignement
d'une découverte analysée, il s'agit d'une re-
cherche à poursuivre. L'objet de la recherche
n'apparaît point avec une netteté définie, et
Tentendement du chercheur n'est plus compa-
rable à une glace nettoyée de ses pou:>sières.
Même le mot d'entendement cesse d être exact.
L'homme n'a pas trop de toutes ses facultés
pour cette œuvre de création. Car découvrir,
c'est créer. L'imagination entre en branle,
partant l'arrière-fond même du tempérament
dont cette imagination est le raccourci. Un
exemple emprunté aux sciences en apparence
les plus impersonnelles qui soient, montrera
bien comment la diversité des natures se ré-
vèle sous l'unité illusoire des méthodes. On
sait que les mathématiciens se distribuent en
deux écoles très distinctes : les analystes et les
géomètres. Les premiers s'occupent surtout
de symboles abstraits et de formules algébri-
40 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
ques ; ils aiment à en suivre les métamorpho-
ses, à en étudier les propriétés indépendam-
ment des problèmes concrets, pour la solution
desquels ces symboles pourront être utilisés.
S'ils ont à traiter de tels problèmes, ils s'effor-
cent d'en faire pénétrer la matière dans quel-
qu'une de leurs formes, et se hâtent d'oublier
cette matière pour se livrer à leurs déductions
abstraites. Les seconds, au contraire, s'atta-
quent aux problèmes en eux-mêmes et cher-
chent à les résoudre directement. S'ils se ser-
vent de symboles, ce n'est que pour fixer leur
attention. Tandis que les premiers s'étudient
à considérer des formes vides de toute ma-
tière, les seconds tâchent de ne jamais perdre de
vue la matière que les formes représentent.
Le psychologue reconnaît dans cette diver-
gence l'effet des deux sortes d'imagination :
l'une qui se représente plutôt des raisonne-
ments que des images concrètes; l'autre, qui
fut celle de Bonaparte et qui est celle de tous
les joueurs d'échecs, capable de se représenter
des portions d'espace et de les voir en toute
leur étendue. Chaque esprit de savant a donc
son allure originale, même dans l'ordre des
connaissances les plus, dégagées de la corn-
M. ERNEST RENAN
plexité de la vie ; que sera-ce dans Tordre des
connaissances les plus vivantes et les plus
complexes qui se puissent concevoir, j'entends
les sciences historiques?
Seul, le fait de se passionner pour cet ordre
de connaissances est un indice de préoccupa-
tions très particulières, et, à travers les steppes
démesurés des siècles morts, le soin que le
chercheur a pris de planter sa tente à telle ou
telle place est un second indice où se révèle
souvent tout le secret d^une âme. Qui ne com-
prend que l'histoire de Port-Royal devait ten-
ter vers les trente ans le poète fatigué des dé-
sordres de ses sens qui avait écrit les Conso-
lations, rÉpicurien d'émotions mystiques qui
s'était complu dans les analyses de Volupté^
le dissecteur de consciences qui avait déjà étu-
dié les « cas » des premiers Portraits? Ajou-
tez qu*un sujet d'histoire une fois choisi, la
méthode reste à choisir, tant de recherche que
d'exposition : choix plus personnel encore et
que nul traité de logique ne saurait imposer,
car c'est ici la fonction de l'art. Ajoutez enfin
que, chez l'historien digne de ce nom, tout le
travail préparatoire aboutit à une évocation
des créatures qui ont vécu, et que cette évoca-
42 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
tion se subordonne nécessairement à la sensi-
bilité de révocateur. Est-il un ancien soldat,
comme Stendhal, inquiété par le problème de
la production de l'énergie, et doué du pouvoir
de se figurer des états de volition? Il choisira,
comme l'auteur des Chroniques italiennes, des
époques dMnergie à outrance, le xv" siècle ou
le XVI®, et les documents lui serviront à ressus-
citer les états de volition propres aux person-
nages de ces époques. Un Michelet, lui, vi-
sionnaire maladif, inquiété par le problème de
la production du sentiment et doué du pou-
voir de se figurer avec une sympathie divina-
toire djs tendresses et des douleurs, s'attar-
dera de préférence aux époques d'exaltation
enthousiaste et frémissante. Il apercevra, sous
la lettre des documents, les extases et les dé-
faillances, tous les profonds troubles nerveux
qui remuaient ses frères de jadis. Nous avons
beau colliger des documents avec une patience
|de Bénédictin, les vérifier et les classer avec
\ un scrupule d'anatomiste , ces documents ne
sont, en dernier ressort, que des auxiliaires de
notre imagination. Ils n'en transforment pas
Tessence. Quand des textes authentiques nous
ont révélé les faits et gestes d'un personnage
M. ERNEST RENAN 49
ancien ou moderne, il nous reste à pénétrer, par
une intuition qui ressemble au travail du poète
ou du romancier, dans Tintérieur de l'ame de
ce personnage. Il faut qu'une vision surgisse
en nous, laquelle ne saurait être d'une autre
espèce que les visions qui nous hantent lorsque
les noms de nos parents ou de nos amis sont
prononcés. C'est assez dire que cette vision a
ses insuffisances et ses exagérations spéciales,
que les traits physiques ou les traits moraux
prédominent, et que ces traits physiques ou
ces traits moraux éveillent en nous certaines
répugnances ju certaines complaisances.
Plus personnelle encore sera cette vision, et
plus émue, si le sujet choisi enveloppe quel-
ques problèmes essentiels du temps dont nous
sommes. On peut comprendre qu'un écrivain
se hausse jusqu'à une impartialité presque ab-
solue en traçant le récit des campagnes d'An-
nibal. Il n'en ira pas ainsi lorsqu'il s'agira du
détail d'une de ces révolutions d'idées qui nous
atteignent nous-mêmes au vif de notre exis-
tence morale. L'histoire à laquelle M. Renan
a voué les efforts de son âge mûr est de celles
qu'on ne saurait aborder sans y mêler ainsi sa
chair et son sang. Lorsqu'on est l'enfant d'une
44 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
mère pieuse qu" s'agenouillait sur la pierre des
églises aux heures où elle conçut votre âme,
lorsqu'on a soi-même, durant les années de la
jeunesse, aperçu à Thorizon de ses rêveries la
colline du Golgotha et les croix dressées, lors-
qu'on a déraciné de soi la croyance au prix de
la lutte la plus tragique et avec la sensation
qu'il y allait de la vie éternelle, certes Thistoire
de Celui qu'on appela Son Rédempteur et Son
Christ ne saurait être étudiée avec l'indépen-
dance de cœur d'un chimiste considérant un
précipité. J'affirme même qu'elle ne le doit pas,
et que, dans l'analyse .des grands bouleverse-
ments moraux de l'humanité, l'indifférence im-
passible est ce qu'il y a de moins intelligent,
partant de moins scientifique. Si les médecins
distingués nous paraissent souvent de très mau-
vais juges de la vie psychologique, c'est préci-
sément qu'ils jugent cette vie par le dehors et
qu'aucune sympathie ne les introduit dans Fin-
cime domaine du sentiment. Le martyrologe
ne semblera-t-il point un recueil d'indéchif-
frables extravagances au regard de celui qui
n'aura jamais éprouvé les nostalgiques délices
de la Jolie de la Croix ? Il faut cependant que
cette folie soit passée pour que l'intelligence et
M. ERNEST RENAN 45
la sensibilité s'équilibrent dans une proportion
qui permette la sympathie, mais lucide, et
l'analyse, mais tendre. La rencontre est rare
et vaut qu'on la signale non point comme une
faiblesse, mais comme une force, et ce n'est
pas manquer de respect au consciencieux effort
de M. Renan que de distinguer chez lui cette
part de l'imagination sentimentale , grâce à
laquelle il a compris que Thisioire n'est pas,
suivant la phrase du grand Anglais Carlyle,
« une misérable chose morte, bonne pour être
fourrée dans des bouteilles de Leyde et vendue
sur des comptoirs. C'est une chose vivante^ une
chose ine^abîe et divine... » Cqiiq Histoire des
Oi^igines du Christianistne est, en effet, un livre
d'oia la vie déborde et qui laisse voir à la fois
toutes les âmes des martyrs morts et l'âme de
l'écrivain qui raconte leur agonie. Elle est toute
semblable à ces pieuses cènes de la Renais-
sance où l'artiste peignait son propre visage
parmi ceux qui se pressaient autour du Sei-
gneur. Cest cette âme et ce visage qu'il con-
vient de caractériser, afin de montrer quelles
nécessités ont conduit ce savant à représenter
si fortement quelques-unes des tendances sen-
timentales de notre époque.
46 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
Je disais que le choix seul d'un sujet d'his-
toire pouvait être considéré comme l'indice
d'une sensibilité tout entière. Il n'est pas be-
soin d'une grande habitude de ces sortes de
réflexions pour reconnaître dans les titres
mêmes des volumes publiés par M. Renan la
preuve indiscutable qu'une sensibilité toute re-
ligieuse a conduit Técrivain, et que son imagi-
nation doit être toute morale et tournée vers
les émotions de la conscience. Quelques pages
prises parmi celles oii les raisonnements du
critique cèdent la place à la rêverie du poète :
celle, par exemple, qui ouvre la Vie de Jésus^
— prélude délicieux de cette symphonie mys-
tique : — « Te souviens-tu, du sein de Dieu où
tu reposes... »; celle, dans VEati de Jouvence^
qui module le songe de Léolin : « Cœur trans-
verbéré, que tu m'as fait souffrir... » ; celle en-
core, presque divine, des Essais de Morale^ oij,
à l'occasion des bardes du vi® siècle, il est parlé
de ces « émanations d'en haut qui, tombant
goutte à goutte sur l'âme, la traversent, comme
'des souvenirs d'un autre monde... » ; — ces
pages, dis-jp-, et combien d'autres, confirment
aussitôt cette première hypothèse. Elles ré-
vèlent une imagination spéciale, dans laquelle
M. ERNEST RENAN 47
ressuscitent naturellement, non des contours
d'objets comme chez Victor Hugo, — non des
états de volonté comme chez Stendhal, — non
des frémissements nerveux comme chez les
frères de Concourt, — mais bien des sentiments
moraux : entendez par là de ceux qui servent
à interpréter profondément, sincèrement, les
joies et les douleurs, les devoirs et les travaux
de chaque jour. 11 sufBt de se rappeler que
M. Renan est Breton, pour reconnaître que
cette imagination lui vient de sa race, et il
a donné lui-même la formule de sa nature
d'esprit lorsqu'il a tracé, dans son étude sur la
Poésie des races celtiques^ ce portrait, douce-
ment idéalisé, du Breton, — mais cette idéalisa-
tion même n'est-elle pas comme un document
de plus? «... Cest une race timide, réservée,
vivant tout en dedans, pesante en apparence,
mais sentant profondément, et portant dans
ses instincts religieux une adorable délica-
tesse... Cette infinie délicatesse qui caractérise
la race celtique est étroitement liée à soq be-
soin de concentration; Les natures peu expan-
sives sont presque toujours celles qui sentent
avec le plus de profondeur, car plus le senti-
ment est profond, moins il tend à s'exprimer.
48 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
De là cette charmante pudeur, ce quelque chose
de voilé, de sobre, d'exquis, à égale distance
de la rhétorique du sentiment trop familière
aux races latines, et de la naïveté réfléchie de
FAllemand... La réserve apparente des peuples
celtiques, qu'on prend pour de la froideur, tient
à cette timidité intérieure qui leur fait croire
qu'un sentiment perd la moitié de sa valeur
quand il est exprimé et que le cœur ne doit
avoir de spectateur que lui-même... » Faut-il
attribuer ces prédispositions de l'âme celtique
à l'héréditaire influence d*un climat mélan-
colique et qui multiplie autour de l'homme
les impressions vagues et ensorcelantes?... Le
paysage de pierres et de landes développe ses
étendues mornes. La mer à l'horizon crispe
ses ondes démesurées où toute la désolation
du ciel gris s'infiltre nuage à nuage. C'est bien
ici le Finistère, — le terme du monde, — l'ex-
trême déferlement de la marée de peuples que
les invasions poussent de l'Est à l'Ouest, de-
puis des siècles et des siècles. Quoi d'étonnant
que l'homme de ces rochers, de ces landes, de
cet Océan ait peu à peu diminué en lui l'exis-
tence extérieure pour ramasser toutes ses forces
vives autour du problème de sa destinée? Et
M. ERNEST RENAN 49
unefîeur de songe a grandi, mystérieuse comme
cet Océan, triste comme ces landes, solitaire
comme ces rochers. En parcourant les livres de
M. Renan, vous rencontrerez plus d'un pétale
de cette fleur, pris entre les feuillets et parfu-
mant de sa fine senteur les dissertations de
Texégèse ou les arguments de la métaphy-
sique...
L'imagination d'un écrivain se manifeste
plus particulièrement par son style. A exami'
ner de près celui de M. Renan, et par le menu,
une preuve nouvelle se surajoute à l'induction
que l'effet d'ensemble nous avait suggérée. Ce
style est d'une qualité unique aujourd'hui, et,
je crois bien aussi, dans toute l'histoire de notre
littérature. Un mot significatif fut prononcé à
son endroit par un des plus savants disciples
de Flaubert, un jour que nous discutions en-
semble sur la rhétorique de la prose contempo-
raine. Nous avions démonté la phrase de tous
les manieurs du verbe qui ont quelque crédit
dans l'opinion des lettrés ; nous vînmes à pro-
noncer le nom de M. Renan. « Ahl la phrase
de celui-là, s'écria-t-il découragé, on ne voit
pas comment c'est fait... » C'était la traduc-
tion, en langue vulgaire, de i'étonnement que
50 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
procure cette langue, délicate jusqu'à la svel-
tesse et presque immatérielle de spiritualité,
aux regards des lecteurs de nos stylistes pitto-
resques. Presque jamais les métaphores ne se
précisent el jamais Técriv^ain n'essaye de riva-
liser de « rendu » avec la peinture ou la sculp-
ture. S'il dessine un paysage, c'est- d'un trait
mince et qui dégage un caractère moral dont les
couleurs et les lignes sont le transparent sym-
bole. La période, un peu lente, mais souple,
est adaptée au rythme de la parole intérieure
qui sort du fond d'une conscience ramenée sur
elle-même et se racontant son rêve. Les for-
mules d'atténuation abondent, attestant un
souci méticuleux de la nuance. L'harmonie
semble ne pas résider dans les rencontres des
syllabes, mais venir d'au delà, comme si la
matérialité des sons servait à transposer quel-
que mélodie idéale, plutôt pressentie qu'en-
tendue. Il n'y a pas plus de préceptes pour
écrire ainsi qu'il n'y a de préceptes pour avoir
de rame, — au vieux sens, un peu naïf, mais
si juste, de cette expression. « Jamais on n'a
savouré aussi longuement ces voluptés de la
conscience, ces réminiscences poétiques, oii se
croisent à la fois toutes les sensations de la vie,
M. ERNEST RENAN
si vagues, si pro fondas, si pénétrantes, que,
pour peu qu'elles vinssent à se prolonger, on
en mourrait, sans qu'on pût dire si c'est d'amer-
tume ou de douceur...» Qui parle ainsi ? M. Re-
nan. Et de qui donc? Des poètes de sa race,
et, sans le vouloir, de sa prose à lui, de cette
prose qui emprunte le secret de son sortilège
à un pouvoir de vision morale, incomparable
et porté à son excès par un atavisme inexpli-
qué.
C^tte imagination de la vie morale se révèle
encore, non pas davantage, — car le style est
le révélateur le plus complet qui soit d^s fa-
cultés maîtresses d'un écrivain, — mais d'une
façon plus consciente, dans les jugements que
M. Renan porte sur les hommes; et c'est ici
qu'il y aurait lieu de constater la loi secrète qui
rattache le genre de talent d'un historien à l'es-
sence même de sa sensibilité. Si M. Renan se
représente un personnage de l'histoire ancienne
ou moderne, il aperçoit par delà les documents
écrits ou recueillis sur place les états de la sen-
sibilité morale de ce personnage. Par un effort,
il verra un trait physique : l'émeraude verte
encadrée dans l'orbite de Néron, les boucles
ctagées de sa chevelure, et tout de suite il écar-
52 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
tera ce détail extérieur pour saisir le défaut
moral dont ce détail est le signe tangible. Ce
sera, pour l'empereur romain, la curiosité du
mauvais artiste, l'affectation du cabotin pour-
pré. A l'endroit des contemporains, M. Renan
procède pareillement par interrogations sur la
valeur de leur vie morale. Tout lui est matière
à cette analyse : une chanson de Déranger
comme un ouvrage de M. Guizot, et il lui a
fallu un séjour prolongé à Paris pour com-
prendre qu'on pût se désintéresser des pro-
blèmes de la vie sérieuse. Il ne définirait certes
plus maintenant la gaieté comme il faisait au-
trefois : « Un singulier oubli de la destinée hu-
maine et de ses conditions. » Mais j'imagine
que maintenant encore il ne l'admet qu'à titre
d'ironie trop justifiée quand le contraste entre
nos besoins idéaux et la trivialité du monde
nous accable. S'il veut donner un conseil pour
le relèvement du pays, ce conseil porte sur la
nécessité de réformer la vie « intellectuelle et
morale de la France. » S'il juge la Révolution,
il examine ce qu'elle a créé ou détruit dans le
domaine de la moralité. Tout au long de son
œuvre, articles de journaux ou longs récits
d'histoire religieuse, ce même esprit circule, at-
M. ERNEST RENAN $?
testant une constance de préoccupation qui ga-
gne le lecteur. L'idéalisme, chez M. Renan,
n'est pas le résultat d'un raisonnement, c'en
est le principe. Ce n'est pas un effet, c'est une
cause. Le drame de l'univers est à ses yeux
l'épopée, tour à tour triomphante ou désespé-
rée, de la Science et de la Vertu. Se propose-
t-il de faire connaître quelque confrère qu'il a
aimé, un Eugène Burnouf ou un Etienne Qua-
tremère, ce n'est pas même la portée scientifi-
que de sa méthode qui lui semble importante,
mais bien son caractère personnel. Ces cher-
cheurs se disaient dans la solitude de leur
conscience une parole de sincérité où se résu-
mait leur sens profond de la destinée. Cette
parole une fois entendue, vous aurez le secret
de leur énergie ou de leur faiblesse. M. Renan,
lui, sait l'écouter et la noter avec une fidélité
surprenante, dans laquelle le don de l'imagi-
nation héréditaire apparaît de nouveau comme
il est apparu dans le style délicat de ses di-
vers ouvrages, dans la teinte doucement nuan-
cée de leur ensemble, dans le choix tout élevé
de leurs sujets. Et je ne crois pas m'aventurer
beaucoup en disant que si M. Renan fût de-
meuré dans sa petite ville de Tréguier, et s'il
54 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
eût écrit en langue bretonne, tout naturelie-
ment il eût composé des bardits dans la tradi-
tion de ces poètes celtiques dont il a dit que
personne ne les égala « pour les sons péné-
trants qui vont au cœur. »
La destinée en décida autrement. M. Renan
vînt à Paris. Dans quelles circonstances? Ses
Souvenirs l'ont raconté avec une précision de
détails qui fournira la plus riche matière à ses
biographes. Il connut la pensée allemande
C'est la seconde influence et qui décida de l'en-
tier développement du germe primitif. Qu'on
se représente, pour mesurer la portée de cette
influence, la grandeur intellectuelle de cette
Allemagne d'avant l'hégémonie prussienne, et
comme elle étageait surThorizon des forêts d'i-
dées, plus fatidiques et plus épaisses que les
masses du Harz ou de la Thuringe. En regard
de la mesquine philosophie de la France d'a-
lors, foisonnaient les sys.tèmes issus du Kan-
tisme , tous gigantesques et rappelant par
l'audace de leur interprétation de Tunivers les
magnificences des hypothèses de l'antique lo-
nie. Chez nous, pauvrement et chétivement. le
catholicisme luttait pour la vie dans la presse
^t à la tribune. Au delà du Rhin, Texégèse
M. ERNEST RENAN
55
multipliait les points de vue, renouvelait Tîn-
tcrprétation de l'Écriture, et c'était un rajeunis-
sement des disputes théologiques à faire se
relever de leurs tombeaux les illustres docteurs
du moyen âge, le Séraphique et l'Invincible,
TAngéliqueet Fllluminé. Les Hautes Études
agonisaient parmi nous, et nos Facultés ne re-
crutaient leurs auditeurs qu'à la condition d'é-
nerver leur enseignement jusqu'à en faire une
distraction utile à Tusage des gens du monde.
En Allemagne, les Universités rivalisaient de
zèle pour hausser le niveau de leur initiation
supérieure. Les savants entassaient mémoires
sur mémoires. Le débordement de leurs in-
ventions étonnait l'Europe. S'il est une vérité
bonne à méditer, c'est que nous avons préludé
à nos désastres de 1 870 par l'infériorité de notre
effort intellectuel. Il était nécessaire qu'un es-
prit, assoiffé d'idées comme a dû 1 être celui de
M. Renan aux environs de ses vingt-cinq ans,
fut enivré par la liqueur que rAllemagne d'a-
lors lui offrait à pleine coupe. Si cette Allema-
gne avait djs défauts, le jeune homme ne pou-
vait pas les voir. Il pardonnait au péJantisme,
parce qu'il y trouvait une preuve de plus de la
conscience des recherches, comme il pardon-
50 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
nait à l'excès du symbolisme parce qu'il y
trouvait 'une preuve de la puissanee Idéaliste.
Il se mit donc à repenser pour son propre
compte quelques-unes des doctrines essentielles
d'au delà du Rhin.
Presque toutes ces doctrines, ainsi que l'a
montré M. Taine dans son étude sur Garlyle,
sont des applications diverses d^un seul prin-
cipe : l'unité absolue de TUnivers. C'est le thème
des panthéistes grecs et de Spinoza, mais ra-
jeuni et comme vivifié par la notion du « de-
voir.» Tout phénomène fait partie d'un groupe:
donc, pour comprendre ce phénomène, c'est ce
groupe qu'il faut reconstruire par la pensée. Le
groupe lui-même se rattache à un autre groupe,
lequel se rattache à un troisième et indéfini-
ment, en sorte que rien n'est isolé dans l'uni-
vers, et que nous devons concevoir la nature
comme constituée par un étagement indéfini
des phénomènes. Mais incessamment aussi ces
phénomènes s'écroulent, et incessamment une
inexplicable force située au cœur du monde les
renouvelle, qui manifeste sa puissance par un
éternel développement de ces phénomènes ca-
ducs. J'ai parlé des applications diverses de ce
principe j elles ont été innombrables. La plus
M. ERNEST RENAN 57
inattendue est celle qui a conduit les théolo-
giens à considérer les religions comme des
phénomènes analogues aux autres, quoique
d'un ordre spécial, et déterminés dans leur ap-
parition, leur efflorescence et leur décadence,
par des conditions très précises de germe et de
milieu. Et comme la philologie s'est jointe à ce
concept philosophique pour le vérifier avec une
rigueur spécieuse, toute une nouvelle critique est
née dont l'œuvre s'accomplit encore devant
nos yeux. M. Renan est un des Maîtres de cette
critique et il a été un des adeptes de cette phi-
losophie; seulement, la vigueur de Tinstinct
primitif était trop forte. Il n'a rien perdu à
cette éducation germanique de ce que sa sensi-
bilité de Celte enveloppait de dilicatement
tendre. Un talent est une créature vivante.
Peut-être sa naissance suppose-t-elle un élé-
ment mâle et un élément femelle. L'imagina-
tion celtique serait, dans ce cas-là, le principe
féminin qui, fécondé par le génie allemand, a
donné naissance au talent de l'auteur de la Vie
de Jésus. Mais, comme toujours, c'est du côté
maternel que sa grâce est venue à l'enfant !
Une rencontre d'éléments si contraires ne
s'accomplit point sans que des complications
$B PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
psychologiques en résultent. J'en distingue ici
trois principales. Parce qu'il s'est trouvé de
bonne heure jeté dans les chemins d'une cri-
tique infiniment multiple et que, d'autre part,
il a tout goûté de ce qu'il a compris, M, Renan
est devenu un dilettante. Parce que les
premières extases chrétiennes avaient eu pour
lui trop de douceur, il est demeuré religieux à
travers les négations de son exégèse. Parce
qu'au sentiment inné de la pureté de sa race
s*est ajouté le sentiment d'une supériorité in-
discutable de vie inielleciuelle, il est devenu
ce que., faute d'un meilleur mot, j'appellerai ;
aristocrate, me réservant d'expliquer plus
exactement ce terme sans nuances. Ce ne sont
point là des états très exceptionnels, et les
circonstances qui les ont produits ont des ana-
logues autour de nous. Il y a donc intérêt
général à étudier d'une façDn plus approfondie
CCS iroio tormes ae la pensée de M. Uenaa.
M* ERNEST RENAN tO
II.
DU DILETTANTISMS
Il est plus aisé d'entendre le sens du mot
dilettantisme que de le définir avec préci-
sion. C'est beaucoup moins une doctrine
qu'une disposition de l'esprit, très intelligente
à la fois et très voluptueuse, qui nous incline
tour à lour vers les formes diverses de la vie et
nous conduit à nous prêter à toutes ces formes
sans nous donner à aucune. Il est certain que
les manières de goûter le bonheur sont très
variées, — suivant les époques, les climats, les
âges, les tempéraments, suivant les jours
même et suivant les heures I D'ordinaire, un
homme parvenu à la pleine possession de lui-
même a fait son choix, et, comme il est logique,
disapprouve le choix dos autres ou du moins
le comprend à peine. Il est difficile, en effet,
de sortir de soi et de se représenter une façon
d'exister très différente; plus difficile encore de
dépasser cette représentation et de revêtir soi-
même, si Ton peut dire, cette façon d'exister,.
OO PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
ne fût-ce que durant quelques minutes. La
sympathie n'y suffirait pas, il y faut un scep-
ticisme raffiné avec un art de transformer ce
scepticisme en instrument de jouissance. Le
dilettantisme devient alors une science délicate
de la métamorphose intellectuelle et sentimen-
tale. Quelques hommes supérieurs en ont
donné d'illustres exemples, mais la souplesse
même dont ils ont fait preuve a empreint leur
gloire d'un je ne sais quoi de trouble et d'in-
quiétant. Il semble que l'humanité répugne
profondément au dilettantisme tel que nous
essayons d'en indiquer ici les changeants ava-
tars, sans doute parce que l'humanité comprend
par instinct qu'elle vit de l'affirmation et qu'elle
mourrait de l'incertitude. Parmi les dilettantes
fameux dont elle a subi ainsi la renommée en
la marquant d'une défaveur visible, nous pou-
vons ranger cet adorable Alcibiade, qui se
complut à tenir des rôles si divers, et ce mysté-
rieux César, qui incarna en lui tant de person-
nages. Nous imaginons volontiers que le
dilettantisme fut pareillement l'état favori des
grands analystes de la Renaissance, dont-
Léonard de Vinci, avec ses aptitudes univer-
selles, la complexité inachevée de son œuvre,
i
M. ERN-EST RENAN 6l
son rêve incertain de la beauté, demeure le
type.^.nigmatiqueet délicieux. Montaigne aussi,
et son élève Shakespeare, ont pratiqué cet art
singulier d'exploiter leurs incertitudes d'intel-
ligence au profit des caprices de leur imagina-
tion. Mais la sève créatrice coule encore à flots
trop chargés d'énergie dans les veines de ces
enfants des siècles d'action. Sur le tard seule-
ment de la vie des races et quand l'extrême
civilisation a peu à peu aboli la faculté de créer,
pour y substituer celle de comprendre, le
dilettantisme révèle toute sa poésie, dont le
plus moderne des anciens, Virgile, a eu comme
un pressentiment, s'il a vraiment laissé tomber
cette parole qu'une tradition nous a transmise :
« On se lasse de tout, excepté de compren-
dre... »
Aucun des écrivains de notre époque n'a
connu cette poésie au même degré que M. Re-
nan. Aucun n'a professé, avec une élégance
accomplie de patricien, des idées au-dessus
des préjugés comme en dehors des lois ordi-
naires, et la théorie du détachement sympa-
thique à l'égard des objets de la passion
humaine. La critique s'est lassée à le suivre
dans les inconstances de sa fantaisie mobile et
62 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
à relever les contradictions où il s'est complu;
car le propre du dilettantisme est d^ corriger
toute affirmation par d'habiles nuances qui
préparent le passage à quelque affirmation
difïcrente. Certaines phrases dsi M. Renan sont
devenues célèbres par le scandale qu'elles ont
causé parmi les orthodoxes de tous les partis;,
celle, par exemple, où il écrit : «... Dieu, Pro-
vidence, Immortalité, autant de bons vieux
mots, un peu lourds peut-être, que la philoso-
phie interprétera dans un sens de plus en plus
raffiné.,. », celle encore où, parlant de la mort
mystérieuse de l'apôtre saint Paul, il s'écrie :
« Nous aimerions à rêver Paul sceptique,
nauiragé, abandonné, trahi par ics siens, seul,
atteint du désenchantement de la vieillesse; il
nous plairait que les écailles lui fussent tombées
des yeux une seconde fois, et notre incrédulité
douce aurait sa petite revanche si le plus dog-
matique des hommes était mort triste, déses-
péré (disons mieux, tranquille), sur queLjue
rivage ou quelque route de TEspagne, en di-
sant, lui aussi : I^r^à erravï.,. » Reconnaissez-
vous à ce : « Disons mieux, tranquille », la
sérénité ironique du contemplateur, qui estime
qu'une âme n'est vraiment déUvrée de l'uni-
M. ERNEST RENAN b}
verselle illusion qu'à la condition d'en avoir
suivi tous les méandres? « A notre âge, répond
le Prospero de Vtaii de Jouvence à Gotescalc
qui lui parle de moraliser les masses, peut-on
dire de pareils enfantillages? Si nous ne sommes
pas désabusés, quand le serons-nous, mon
cher? Gomment n'as-tu pas vu encore la vanité
de tout cela ? Tous les trois nous avons mené
une jeunesse sage, car nous avions une œuvre
à faire. En conscience, voyons le peu que cela
rapporte, pouvons-nous conseiller aux autres
qui n'ont pas d'œuvre à faire, les mêmes
maximes de vie?... » Apercevez-vous comment
le dilettante passe subitement d'un pôleàTautre
de la vie humaine, et vous expliquez-vous que
cette facilité à tout admettre des contradictions
de l'univers Tait conduit à porter sur Néron,
« ce pauvre jeune homme», ainsi qu'il l'ap-
pelle, ce jugement d'une indulgence à demi
railleuse : « Applaudissons. Le drame est
complet. Une seule fois. Nature aux mille
vis;:^.-^es, tu as su trouver un acteur digne d'un
pareil rôle... » ? Elle a mille visages, en effet,
cette Nature, et le rêve du dilettante serait
d'avoir une âme à mille facettes pour réfléchir
tous les visai^es de l'insaisissable Isis, « Il
64 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
manquerait quelque chose à la fête de Tunivers,
écrit M. Renan à l'occasion de l'exquis et dan-
gereux Pétrone, si le monde n'était peuplé que
de fanatiques iconoclastes et de lourdauds
vertueux. » Étrange Protée, semble-t-il, et
cruellement moqueur, qui, après avoir trouvé
dans sa volupté d'artiste cette indulgence pour
les coupables, rencontre dans sa conscience de
philosophe cette sévérité pour les martyrs :
« Des misérables, honnis de tous les gens
comme il faut, sont devenus des saints. Il ne
serait pas bon que les démentis de cette sorte
fussent fréquents. Le salut de la société veut
que ses sentences ne soient pas souvent
réformées. »
Ces phrases donc, — et combien d'autres que
les nombreux lecteurs de M. Renan rencontrent
quasi à chaque page, — ont fait accuser l'écri-
vain, tantôt de paradoxe et de mystification,
tantôt de pyrrhonisme. Les deux premiers de
ces griefs ne se soutiennent pas lorsqu'il s'agit
d'un travailleur de la taille de M. Renan. Une
légère teinte d'ironie est, il est vrai, répandue
sur son ^'Teuvre et a pu tromper ceux qui ne
démêlent p-^s ce que cette ironie a, comme le
dit un des personnages des Dialogues^ d'es-
M. ERNEST RENAN 6 S
sentiellement philosophique. Le pyrrhonisme
n'est pas davantage le cas de M. Renan : il
n'est pas plus négatif dans le ton général de son
intelligence qu'il n'est sophistique dans le dé-
tail de ses raisonnements. L'auteur des Dialo-
gues n'est pas un homme qui arrive au doute
par impossibilité d'étrcindre une certitude.
C'est bien plutôt qu'il étreint trop de certitudes,
La légitimité de beaucoup de points de vue
contradictoires l'obsède et l'empêche de prendre
cette position de combat qui nous paraît la
seule façon d'affirmer la vérité, à nous, les dis-
ciples de l'insuffisant dogmatisme d'autrefois.
Mais c'est précisément ce qui fait du dilettan-
tisme une sorte de dialectique d'un genre nou-
veau, grâce à laquelle l'intelligence participe à
l'infinie fécondité des choses. L'excès de la pro-
duction des phénomènes brise nos système^,
comme des moules trop étroits. Gomment ne pas
considérertous ces systèmes successivement avec
une curiosité à la fois dédaigneuse, — car elle
procède du sentiment de l'impuissance des doc-
trines, — et sympathique, puisqu'il s'y mêle,
avec l'idée que ces doctrines ont été sincères, la
conviction qu'elles ont été vraies dans de cer-
taines circonstances et pour de certaines têtes ?
66 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
Il n'y a pas que la vérité géométrique dans ce
monde, et même c'est une marque à peu près
assurée qu'on se trompe sur les choses de la vie
morale, qus d'aboutir à un jugement à propos
d'elles dont le caractère absolu ne réserve pas
sa place à un jugement, sinon tout à iait con-
traire, au moins diffirent.
Il est indiscutable qu'une pareille disposition
d'esprit n'est point ce que Ton est convenu
d'appeler naturelle, en ce sens qu'elle a été
jusqu'ici l'apanage d'un petit nombre de per-
sonnes d'exception. Il faut se méfier du mirage
de ce mot « naturel » , lorsqu'il s'agit des nuances
de la sensibilité. Outre qu'il sert de masque, le
plus souvent, aux inintelligences des ignorants
ou aux hostilités des gens vulgaires, il a le mal-
heur de ne pas envelopper de signification pré-
cise au regard du philosophe. Il est impossible,
en effet, de concevoir un phénomène qui ne
soit déterminé par des conditions attenantes à
l'ensemble de l'univers, — partant naturel.
Traduisons donc le terme par deux des idées
qu'il représente, et disons que le dilettantisme
est une disposition d'esprit assurément rare et
peut-être dangereuse ; mais n'en est-il pas des
dangers sociaux comme de la fièvre qui con-
M. ERNEST RENAN O7
sume le sang d'un malade? Avant d'être une
cause, cette fièvre est un effet. Elle manifeste
de certaines modifications organiques qui Pont
produite, avant de déterminer d'autres modifi-
cations, qui détruiront ou conserveront l'équi-
libre de la vie générale. Pareillement le dilet<"
tantisme est un produit nécessaire de notre so-
ciété contemporaine. Avant d'agir sur elle, il
résulte d'elle. Ce n'est pas en situant sa pen-
sée hors dz notre milieu que M. Renan, pour
continuer à le prendre comme exemple, s'est
avancé si loin dans la voie où d'autres le sui-
vent et le suivront. Il est aisé d'apercevoir
quelles conditions très générales ont amené
cet effet très particulier. Une des lois de notre
époque n'est-elle pas le mélange des idées, et
le conflit dans nos cerveaux, à tous, des rêves
de l'univers élaborés par les diverses races?
Qu'a fait d'autre M. Renan que de servir de
théâtre à un de ces mélanges et de raconter en
toute sincérité l'issue particulière d'un de ces
conflits? Douépar l'hérédité native d'un senti-
ment profond de la vie religieuse et morale, il
s'est engagé, à la suite des savants maîtres de
l'exégèse, dans l'étude des diverses solutions
données par l'humanité aux problèmes de la
68 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
recherche religieuse et de l'inquiétude morale.
Il a pu ainsi agenouiller son imagination de-
vant tous les autels, respirer Tarome de tous
les encens, répéter les prières de toutes ler
liturgies, et participer à la ferveur de lou»
'les cultes. La sensibilité de ses ancêtres Ta
suivi à travers ce pèlerinage et lui a permis de
dégager Tesprit des dogmes par dessous la lettre
des formules, mieux encore, d'en goûter la
douceur consolatrice. Il s'est relevé de cette
communion universelle, persuadé qu'une âme
de vérité se dissimule sous les symboles par-
fois trop grossiers, parfois trop subtils, et qu'à
décréter la dictature d'un de ces symboles on
méconnaît Tâme respectable de tous les autres.
En même temps qu'il pénétrait ainsi le sens
mystérieux des théologies les plus opposées, il
étudiait cinq ou six littératures, autant de philo-
sophies, toutes sortes de mœurs et de coutumes ;
car la critique de nos jours, qui conclut à la
dépendance des manifestations d'une époque,
nous oblige à les connaître toutes pour nous en
expliquer une seule. Une telle éducation de
rintelligence justifie-t-elle suffisamment le di-
lettantisme auquel M. Renan s'est trouvé con-
duit ? Allons plus loin et osons dire que ce di-
M. ERNEST RENAN 69
îettantisme est au plus grand honneur de l'ccri-
vain, car il atteste la permanence en lui d'une
sensibilité que la multitude des contemplations
n'a pu lasser et qui continue à vibrer d'accord
avec toutes les belles et nobles âmes, en même
temps qu'il révèle un trésor de sincérité. N'en
faut-il pas beaucoup, en effet, pour affronter
du même coup les anathèmes des croyants,
qui reprochent au dilettante de ne pas prendre
parti en leur faveur, et les affronts des incré-
dules, — ces croyants à rebours, — qui ne lui
pardonnent pas son indulgence, ou mieux sa
piété, pour les chimères des superstitions?...
M. Renan est la frappante preuve qu'en por-
tant à leur plus haut degré ses sentiments les
plus intimes, on devient le chef de file d'un
grand nombre d'autres hommes. Pour acqué-
rir une valeur typique, il faut être le plus indi-
viduel qu'il est possible. M. Renan a constaté
son dilettantisme, et il s'y est complu. Par cela
seul, il s'est distingué du reste des érudits.
Homme de livres et de bibliothèque, il est en-
tré du coup au centre même de son époque, et
il en a représenté un des côtés les plus singu-
liers. Il s'est trouvé que cet historien des évé-
nements lointains était aussi l'un des plus vi-
\
PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
vants d'entre nous et l'un de ceux qui nous pas-
sent le plus près du cœur/Au même titre que les
plus dédaigneux du passé et de ses traditions,
ce chercheur de textes est un enfant du siècle.
Alfred de Musset ne représentait pas plus exac-
tement les passions nouvelles de sa génération
que M. Renan ne représente quelques-unes
des plus essentielles de nos façons de penser et
de sentir. Pour mieux saisir comment le dilet-
tantisme dont il a donné un si étonnant exem-
plaire et formulé une si complète apologie est
en effet dans le sang même de cette époque,
considérez les mœurs et la société, Tameuble-
ment et la conversation. Tout ici n'est-il pas
multiple ? Tout ne vous invite-t-il pas à faire de
votre âme une mosaïque de sensations compli-
quées ? N ''est ce pas un conseil de dilettantisme
qui semble sortir des moindres recoins d'un de
ces salons modernes où même l'élégance de la
femme à la mode se fait érudite et compo-
site?.,. Il est cinq heures. La lumière des
lampes, filtrée à travers les globes bleuâtres
ou rosés, teinte à peine les étoffes qui luisent
doucement. Cette soie brodée qui garnit les
coussins fut jadis la soie d'une étole; elle assis-
tait aux répons des messes pieuses dans le re-
M. ERNEST RENAN 7I
cueillcmcnt des cathédrales, avant qu'un ca-
price de la vogue n'en vêtit ces témoins muets
des fl rtaiions et des confidences. Cette autre
soie arrive du Japon. Les fils d'or roux y des-
sinent un paysage où éclate la fantaisie étrange
des rêves de Textrême Orient. Les tableaux
des murs sont des maîtres les plus étrang^irs
les uns aux autres par la facture et par l'idéal.
Une fine et lumineuse Venise de Fromentin
est toute voisine d un âpre et dur paysan de
François Millet. Le peintre des fêtes du luxe
parisien, J. de Nittis, a fait papilloter sur cette
toile les couleurs des vestes djs jockeys. C'est
une scène de courses qu'il évoque, avec le vent
frais de la pelouse, avec le peuple agité des
bookmakers et des parieurs, avec le joli fris-
sonnement de la lumière d'un printemps de
banlieue sur tous les visages. Une aquarelle de
Gustave Moreau, po.^ée sur un piano, repré-
sente la Galatée antique. Si frêle et si jeune, et
abandonnant son corps d'ivoire sur un lit d'al-
gues merveilleuses, la nymphe repose dans la
fraîcheur de sa grotte. Le Polyphème mons-
trueux, arcoudé à l'entrée, contemple avec une
infinie mclancolie la créature de songe, tissée
d'une chair presque immatérielle, quand il est
72 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
pétri, lui, de Tépais limon, si menue et suave,
quand il est, lui, le géant des forges souter-
raines. Et l'œil de son front s'ouvre étrange-
ment et les paupières de Galatée s'abaissent
ingénument... — caprice délicieux de Tartiste
de ce temps-ci le plus pareil à Shelley, à
Henri Heine, à Edgard Poë * par sa vision
d'une beauté qui fait presque mal, tant elle
vous ravit le cœur 1 Un portrait peint par Don-
nât, dans une manière solide comme la science
et précise comme la réalité , domine cette
aquarelle; et de ci, de là, c'est sous les vitrines,
c'est sur les tables, c'est sur les étagères, une
profusion de bibelots exotiques ou anciens :
laques de Yedo ou bronzes de la Renaissance,
orfèvrerie du xviii® siècle ou flambeaux d'un
autre âge. Est-ce que ce salon n'est pas un
musée, et un musée n'est-il pas une école tout
établie pour l'esprit critique ? Cet esprit, d'ail-
leurs, a formé ce cadre à l'image de la compa-
gnie qui s'y rencontre et qui peut reconnaître
sa complexité personnelle dans la complexité
de son ameublement. Les conversations se
I. Comparez de Shelley la Plante sensitive, de Henri
Heine les poème-; de la Mer du Nord, d'Edgard Poê l'é-
légie To Helen, Ligeia, Eleonora,
I
M. ERNEST RENAN 7j
croisent, entremêlant les souvenirs des lectures
les plus disparates et des voyages les plus éloi-
gnés. De quinze personnes, il n'en est pas deux
qui aient les mêmes opinions sur la littérature, \
sur la politique, sur la religion. Il n'est qu'une j
foi commune, celle des usages. Mais si vous
allez au delà, les divergences apparaissent,
permettant aux curieux de se procurer, dans
les huit mètres carrés de ce salon, les sensa-
tions de quinze personnalités différentes jusqu'à
en être contradictoires. Autrefois une même
Société, comme on disait, avait un fonds de -
conceptions analogues sur les chapitres essen- j
tiels de la vie. Gomment en serait-il ainsi, au-
jourd'hui que le flot démocratique a monté,
que trente volte-faces, en politique, en littéra-
ture, en religion, de la pensée générale, ont
jeté dans le courant des esprits toutes sortes
de formules de gouvernement, d'esthétique et
de croyance ? Joignez à cela le formidable af-
flux des étrangers qui se sont rués sur Paris
comme en un caravansérail où la sensation
d'exister revêt mille formes piquantes et va-
riées. Cette ville est le microcosme de notre
civilisation. Elle a elle-même sa réduction dans
cet hôtel Drouot, où tout le bric-à-brac du com
74 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
fort et de Fart vient s'entasser. Dites mainte-
nant s*il est possible de se conserver une unité
de sentiments dans cette atmosphère surchar-
gée d'électricités contraires, où les renseigne-
ments multiples et circonstanciés voltigent
comme une population d'invisibles atomes.
Respirer à Paris, c'est boire ces atomes, c'est
devenir critique, c'est faire son éducation de
dilettante.
Certes beaucoup résistent, mais qui doivent
se hausser par réaction jusqu'au fanatisme.
C'est ainsi que nulle part vous ne rencontrerez
plus qu'à Paris de ces esprits tyranniques et
que possède, suivant la forte définition d'un -es-
sayiste, a Fhorrible manie de la certitude. » On
est obligé d'affirmer trop pour affirmer quelque
chose. La bonne foi y perd, et la bonne foi est
après tout le seul lien absolument nécessaire
du pacte social. Combien est préférable l'hé-
roïsme d'un Renan qui se résigne à subir les
conséquences de sa pensée, et se reconnais-
sant incapable de résoudre par une seule for-
mule le grand problème de la destinée, pro-
clame la légitimité des solutions diverses! Les
docteurs en santé sociale objectent que cette
absence de parti pris aboutit à une anémie de
M. ERNEST RENAN 75
la conscience morale d'un pays. Tout se solde
ici-bas, et il est probable que le dilettantisme,
comme les diverses supériorités, ne saurait
éviter le paiement de sa rançon. Cette rançon,
certes, serait terrible si à l'incapacité d'affirmer
correspondait Tincapacité de vouloir. La psy-
chologie tend à démontrer, en effet, que la vo-
lition n'est qu'un cas de l'intelligence, et dans
cette occasion comme dans beaucoup d'autres,
le langage avait devancé la science en atta-
chant un certain discrédit de moralité au terme
de « sceptique. » Il faudrait donc admettre que
l'extrême intelligence répugne aux conditions
imposées à l'action, et ainsi se trouverait véri-
fiée la thèse des pessimistes allemands, qui
nous montrent la conscience comme le terme
suprême et destructif oii s'achemine l'évolu-
tion de la vie. Trompés par le malin génie de
la nature, nous nous efforçons vers la mort en
•croyant nous efforcer vers le progrès. Mais
quand bien même cette mélancolique hypo-
thèse serait exacte, ne serait-il pas enfantin de
souhaiter un arrêt de l'inévitable évolution ?
Le mieux est de nous soumettre à l'esprit, bon
ou mauvais, de l'Univers, et, si nous devons
trouver le vide au fond de cette coupe de la ci-
76 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
vilisation à laquelle tous les siècles ont bu, de
répéter avec le Prospero de M. Renan : « C'est
Tessence d'une coupe d'être épuisable... »
III
DU SENTIMENT RELIGIEUX CHEZ M. RENAN
Dilettante, comme je viens de le décrire, par
éducation, par milieu et par théorie, il était à
craindre que M. Renan ne brisât sa belle in-
telligence contre Técueil ordinaire du dilettan-
tisme, qui est la frivolité. Qu'il ait aperçu cet
écueil et que par un jeu de logique il en ait res-
senti la nostalgie périlleuse, cela est visible à
des phrases singulières où le savant philologue
professe une admiration à demi jalouse pour
ceux qui ont pris le monde comme un rêve
amusé d'une heure. « L'élégance de la vie a sa"
maîtrise, » dit-il à propos de ce même Pé-
trone, et à propos des Gavroches du Paris
faubourien : « Je l'avoue, je me sens humilié
qu'il m'ait fallu cinq ou six ans de recherches ■
ardentes, l'hébreu, les langues sémitiques, Ge-
sénius, Ewald et la critique allemande, pour
M. ERNEST RENAN
11
arriver juste au résultat que ces petits drôles
atteignent tout d'abord et comme du pre-
mier bond. )) L'auteur de la Vie de Jésus a
toutefois été préservé de ce que le dilettan-
tisme exagéré introduit dans Tesprit de légè-
reté superficielle, par la permanence en lui
non seulement de la sensibilité, mais encore
de ridée religieuse. L'opinion, en France, a pu
être égarée par les tempétueuses discussions
qu'a soulevées la Vie de Jésus^ et croire que
l'écrivain continuait le travail destructeur des
philosophes du xviii® siècle. Aujourd'hui, elle
revient sur cette erreur qui prouve seulement
une inexpérience critique et un trop faible
souci de la nuance. Des nations étrangères ont
vu plus finement la véritable disposition d'âme
de M. Renan. Lorsque les Anglais l'invitèrent
à donner des conférences sur quelques points
de l'histoire du christianisme, le soi-disant ré-
volté leur apparut sous son vrai jour de pen-
seur, profondément , intimement religieux.
C'est bien aussi d'une extrémité à l'autre de
son oeuvre une préoccupation constante de
l'au-delà mystérieux de toute existence, avec
une effusion ininterrompue du cœur. Il y a
dans les pages qu'il a consacrées au martyr du
7^ PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
Golgotha quelque chose de la ferveur des
femmes qui ont lavé le corps du Sauveur pour
le mettre au tombeau, et de certaines phrases
semblent auréoler d'un nimbe parfumé les che-
veux roux, le visage exsangue, la beauté mor-
telle du Crucifié. Y eut-il jamais un Père de
l'Eglise capable de célébrer avec une éloquence
plus attendrie « l'abnégation, le dévouement,
le sacrifice du réel à Tidéal, essence de toute
religion... » Avec quelle hauteur de dédain il
malmène les rationalistes de l'ancienne école,
pour qui cette religion sublime n'est « qu\me
simple erreur de Thumanité, comme l'astrolo-
gie, la sorcellerie!... » Et avec quelle pléni-
tude de conviction il proclame que « l'homme
est le plus religieux dans ses meilleurs mo-
ments. Cest quand il est bon qu'il veut que la
vertu corresponde à un ordre éternel, c'est
quand il contemple les choses d'une manière
désintéressée qu'il trouve la mort révoltante et
absurde. Comment ne pas supposer que c'est
dans ces moments-là que Vhomme voit le
mieux?,., » Et ailleurs : « Disons donc har-
diment que la religion est un produit de
l'homme normal, que Vhomme est le plus
dans le vrai quand il est le plus religieux et le
M. ERNEST RENAN 79
plus assuré d'utie destinée infinie. .. » Que nous
voilà loin des négations inintelligentes dont
Stendhal lui-même se faisait l'écho quand il
affirmait qu'aucun dévot n'est sincère, et du
désespoir devant le catholicisme quitté, dont
Théodore JoufEroy raconte les affres dans son
tableau pathétique de sa Nuit de décembre!
Ni haineux, ni désespéré, mais respectueux
et calme, tel nous apparaît M. Renan dans ses
rapports avec la religion, quoiqu'il ait rompu
tout pacte avec la foi dans laquelle il a grandi,
et qui demeure celle d'une grande partie de ses
concitoyens. Il y a là un problème psycholo-
gique d'un intérêt singulier pour tous ceux
que préoccupe l'évolution de la pensée reli-
gieuse à notre époque, d'autant que cette sé-
rénité respectueuse de M. Renan à l'égard du
culte délaissé semble devenir, d'une exception
qu'elle fut trop longtemps, la règle nouvelle
des esprits vraiment libres. Je crois apercevoir
la raison de cette sérénité dans la manière dont
s'accomplit de plus en plus le divorce irrépara-
ble avec le dogme héréditaire. Les conditions
de ce divorce fournissent presque toujours la
clef des s.:ntiments que le croyant désabusé
professe à l'endroit du dogme qu'il a déserté.
8o PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
Quelquefois la rupture se fait sous l'influence
des passions de la virilité commençante, et
l'homme en se détachant de la foi se détache
surtout d'une chaîne insupportable à ses plai-
sirs. L'incrédulité revêt alors une sorte de ca-
ractère trouble et, pour tout dire d'un seul
mot, sensuel. Des nostalgies étranges ramè-
nent sans cesse le sceptique par hbertinage
vers la foi première qu'il identifie avec sa can-
deur d'autrefois; ou bien la honte des désor-
dres de ses sens le précipite à des haines fu-
rieuses contre la religion qu'il a trahie pour les
motifs les plus mesquins. Je n'étonnerai aucun
de ceux qui ont traversé les études de nos lycées,
en affirmant que la précoce impiété des libres
penseurs en tunique a pour point de départ
quelque faiblesse de la chair accompagnée
d'une horreur de l'aveu au confessionnal. Le
raisonnement arrive ensuite, qui fournit des
preuves à l'appui d'une thèse de négation ac-
ceptée d'abord pour les commodités de la pra-
tique. Cette irréligion nostalgique ou haineuse
a fait la matière de toute une httérature, de-
puis tantôt cent cinquante ans que la campagne
contre l'Église a commencé de se mener ou-
vertement. Les premières pages de Rolla sont
M. ERNEST RENAN 8l
Texpression la plus touchante qui en ait été
donnée. Cette irréligion est aussi celle qui
aboutit à un si grand nombre de conversions
sur le retour. Elle n'était point Taffranchisse-
ment de la raison. Elle était celui de la chair
et du sang. Aussi, lorsque cette chair s'endo-
lorit avec rage, lorsque la fièvre de ce sang
ne brûle plus les artères battantes, les traces
de la croyance effacée doivent reparaître et re-
paraissent. Le révolutionnaire se réveille aussi
dévot qu'aux heures d'enfance, et le désespéré
aussi plein du songe bleu d'un paradis. Il a
suffi pour cela d'un prêtre assez bon connais-
seur en nature humaine pour reprendre l'entre-
tien spirituel avec le farouche incrédule préci-
cisément au point où les déchaînements de la
puberté l'avaient interrompu.
Il est une seconde manière, beaucoup plus
élevée celle-ci et plus philosophique, de briser
le lien de la foi traditionnelle. Théodore Jouf-
froy en a présenté un exemple presque illustre.
Celui-là aimait de la religion justement ce que
les athées par libertinage en détestent : sa règle
austère et son enseignement vertueux. Mais sa
raison se dressait là contre. Il apercevait l'évi-
dente contradiction qui existe entre les exi-
5.
82 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
gences delà logique et les postulats du dogme.
Beaucoup d'autres ont aperçu cette contradic-
tion comme lui, et, comme lui, ont sacrifié les
dogmes à la logique. Quelques-uns ont ren-
contré la tranquillité du cœur dans ce sacrifice.
Cela n'est guère à Téloge de leur sensibilité.
J'oserai même affirmer qu'ils n'ont pas fait
preuve d'une grande rigueur d'intelligence.
Les incrédules par raisonnement logique n'a-
boutissent pas, en effet, à une solution qui
puisse répandre sur tout l'esprit la pleine lu-
mière d'évidence, signe indiscutable de la vé-
rité scientifique. Lorsque Jouffroy se fut dé-
montré que le péché originel reste une injustice
impossible à concilier avec la bonté d'un Dieu
créateur; que l'hypothèse de ce Dieu revêtant
la nature d'un homme semble aussi étrange que
l'hypothèse d'un cercle revêtant la nature d'un
carré; que les miracles offrent une dérogation
aux lois de la nature contradictoire, avec la
perfection du Dieu législateur ; en un mot, quand
il eut ramassé en un corps d'arguments tout ce
que la philosophie du xviii® siècle a jeté dans le
public d'objections logiques contre la vérité du
christidr.rsme, rencontra-t-il la certitude dont
son intelligence avait besoin, comme nos pou-
M. ERNEST RENAN 8j
mons ont besoin d'oxygène ? Assurément non.
Il se démontrait qu'il ne devait pas croire;
il ne se démontrait pas comment et pourquoi
d'autres avaient cru; il demeurait sans argu
ments contre ce fait indiscutable et colossal
d'une religion maîtresse du monde depuis dix-
huit cents ans, ayant imposé ses dogmes aux
plus grands esprits, apportant une solution
complète à beaucoup de problèmes de la vie
morale, et par-dessus tout, bénéficiant de
toutes les incertitudes de la pensée raison-
neuse. Un philosophe sincère avoue son im-
puissance à répondre autrement que par des
hypothèses aux questions d'origine et de fina-
lité. La religion est une hypothèse entre vingt
autres. Elle a suffi à un Pascal et à un Male-
brancl.e. C'en est assez pour que l'incrédule
par raisonnement logique tourne les yeux vers
elle dans les minutes d'angoissante recherche,
et cela suffit pour expliquer que Théodore Jouf-
froy et ceux qui lui ressemblent aient donné le
spectacle d'intelligences déchirées entre les né-
galions de leur raison, les besoins moraux de
leur cœur et des doutes affreux sur le dogme
nié. C'était la paix cependant, ce dogme, et la
communion avec les grands génies qui ont
84 PSYCHOLOGIE CONTEMPORA[NF.
cra!... S'ils ne s'étaient pas trompés, cepen-
dant ?
M. Renan a écrit dans ses Souvenirs l'his-
toire de sa rupture avec la foi de son enfance
et de sa jeunesse. Même avant cette publica-
tion la lecture de ses ouvrages nous autori-
sait à considérer que Tétude des sciences na-
turelles, dont il fut toujours un adepte très re-
connaissant, et l'étude des sources historiques
de la tradition religieuse, furent les deux fac-
teurs fde cette rupture définitive. Il faut évi-
demment attribuer au caractère de ces deux
études la sérénité de sa conscience intellectuelle
à l'endroit du problème religieux. Les sciences
naturelles, en effet, communiquent à Tesprit
qui les pratique la certitude, aussi absolue
qu'une certitude humaine peut l'être, qu'il n'y
a pas de trace dans la nature d'une volonté
particulière. Les sciences historiques, appli-
quées aux sources de la tradition religieuse,
rangent cette tradition au nombre des phéno-
mènes de la nature, en démontrant que les
lois communes du développement de la civi-
lisation gouvernent la naissance, l'épanouis-
sement et la caducité de ces grandes et larges
formes de la conscience sociale qu'on ap-
I
M. ERNEST RENAN Bj
pelle des religions. C'a été le résultat consi-
dérable des travaux de Texégèse allemande
que de déplacer ainsi le terrain de la discussion
théologique. La religion apporte avec elle des
livres qui sont ses titres de tradition. L'exégèse
en examine le texte pour retrouver, au moyen
de ce texte même, l'ensemble et le détail des
causes qui ont amené l'élaboration de ces livres
et de la tradition qu'ils représentent. Spinoza
donna le premier, dans son traité théologlco-
politique, le modèle de cette nouvelle façon de
discuter les dogmes. Sans nous occuper ici du
degré de perfectionnement auquel ce procédé
est parvenu, et en réservant entièrement la
question de la vérité ou de Terreur religieuse,
qui n'est pas du domaine de l'analyste sans
métaphysique, on peut marquer déjà la diffé-
rence qui sépare l'incrédulité obtenue par
cette méthode et l'incrédulité obtenue par rai-
sonnement logique. La méthode historique
nous fait toucher au doigt les motifs pour les-
quels ceux qui ont cru, non seulement sont
excusables d'avoir cru, mais furent comme
obligés à la croyance. Aucune réfutation d'une
erreur n'entraîne avec elle l'évidence parfaite,
si elle ne se double d'une explication lucide de
86 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
la genèse de cette erreur. L'exemple, bien sou-
vent cité par la psychologie élémentaire, du
bâton plongé dans l'eau et qui paraît brisé,
peut être présenté comme le type de la forte
argumentation dirigée par les historiens contre
la religion. Le milieu liquide et la rectitude du
bâton une fois donnés, le bâton doit paraître
brisé, précisément parce qu'il est droit. Pareil-
lement, tel milieu social étant donné et donnés
tels ou tels esprits, tels ou tels dogmes ont dià
s^établir. Les illusions de l'optique morale sont
soumises aux mêmes lois que les illusions de
Foptique physique. Que M. Renan ait été cor-
rect ou non dans le maniement de cette méthode,
la question pour nous n'est point là. Il est cer-
tain qu^il Ta pratiquée de bonne foi et il lui a dû
la, placidité dans le détachement du dogme
primitif qui fat toujours refusée aux incré-
dules de la passion, et souvent aux incrédules
de la logique. Les premiers manquaient de
respect envers leur âme, les seconds man-
quaient de sympathie envers les grands mou-
vements moraux de l'humanité. L'histoire
seule concilie ce que nous devons de franchise
à notre propre psnsée et ce que nous devons de
déférence aux sincérités de nos semblables.
1
I
M. ERNEST RENAN 87
Si la méthode commande le degré de la cer-
titude, elle ne commande pas le degré de la
déférence, et nous avons dit que chez Al. Re-
nan cette déférence aboutit à une véritable
piété. Peut-être la formule que nous avons
donnée de son talent suffit-elle à rendre compte
de la survivance chez lui, à travers les labeurs
de la critique, d'une fraîcheur singulière de
sensibilité religieuse. N*a-t-il pas tout simple-
ment interprété avec son imagination de la vie
morale une des idées Allemandes les plus op-
posées à notre génie Français? Je veux parler
de cette conception du « devenir » pour la- pf^
quelle nous n'avons même pas de mot natio-
nal, tant elle nous a été peu familière avant
ces tron'.e dernières années. Non seulement la
philosophie allemande du xix® siècle considère
Tunivers comme un étagement d'organismes,
mais elle le considère comme un étagement
d'organismes en mouvement. Toute forme dé-
périt et se résout en une ou plusieurs autres, si
bien que la complexité de la pensée n'est pas
suffisante pour quiconque veut comprendre cet
univers en proie à une évolution ininterrom-
pue; il y faut la mobilité. Les idées compli-
quées et relatives ont plus de chance de repro-
88 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
duire la complication et récoulement irrépa-
rable des phénomènes que les idées simples et
absolues. Cest, comme on voit, le contraire
de notre esprit classique, lequel procède par
raisonnements géométriques fondés sur des
principes très simplifiés. Un tel esprit, excel-
lent pour la discussion oratoire, sera frappé
de stérilité quand il voudra réduire à ses for-
mules la végétation touffue et changeante de
la vie. Deux grands philosophes de notre
xviii® siècle ont démontré cette impuissance
en étudiant les choses de la religion et de la po-
litique comme ils eussent fait les propriétés
d'un triangle. Le premier, Voltaire, est arrivé
à cette critique sèche et médiocre, malgré sa
verve, qui ne voit guère dans un prêtre qu'un
fripon, et dans un fidèle qu'une dupe. Le se-
cond, Rousseau, a formulé cette théorie du
contrat social dont l'influence désastreuse sur
notre existence nationale commence à éclater
aux yeux des plus prévenus. Ni l'un ni l'autre de
ces deux célèbres agitateurs de consciences n'a
deviné qu'une société comme une religion est
un corps vivant, constitué par un principe inté-
rieur qui rend cette religion et cette société
d'abord légitimes, et en second lieu nécessaires
M. ERNEST RENAN 89
par cela seul qu'elles existent. Dire d'une reli-
gion qu'elle est fausse ou d'une société qu'elle
est mauvaise, est une formule très inintelligente
et très dangereuse. C'est le rôle du psycholo-
gue de discerner ce qu'il y a de force positive
et créatrice dans l'une et dans l'autre, et de
diriger, s'il est possible, cette force. La force
positive qui se manifeste par les symboles re-
ligieux est un sens du Divin qu'il faut discer-
ner et qui n'est jamais négligeable, car il cons-
titue ce qu'il y a de plus haut dans le cœur de
l'homme. On arrive ainsi à concevoir qu'un
dogme quelconque est vrai en un certain sens
et faux en un autre. Comprendre cette part de
vérité sans cesser de discerner la part d'illusion,
c'est appliquer les procédés hégéliens de la
logique des contradictoires, mais c'est aussi,
suivant la phrase des sages de Rome « mentem
inserere mundo », greffer son esprit sur le
monde, comme une branche oîi vient circuler
un peu de la sève de tout l'arbre.
Ainsi a fait M. Renan. Lisez attentivement
cette page des Questions conte7npor aines ^ et
l'admirable largeur de sa conception religieuse
vous apparaîtra : « Toute forme religieuse est
imparfaite, et pourtant la rehgion ne peut exis-
90 PSYCHOLOGIE CONTCMPORAINE
ter sans forme. La religion n'est vraie qu'à sa
quintessence, et pourtant la trop subtilisçr,
c'est la détruire. Le philosophe qui, frappé du
préjugé, de Tabus, de Terreur contenue dans
la forme, croit posséder la réalité en se réfu-
giant dans l'abstraction, substitue à la réalité
quelque chose qui n'a jamais existé. Le sage
est celui qui voit à la fois que tout est image,
préjugé, symbole, et que l'image, le préjugé,
le symbole, sont nécessaires, utiles et vrais.
Le dogmatisme est une présomption, car, en-
fin, si parmi les meilleurs des hommes qui ont
cru tour à tour posséder la vérité, il n'en est
pas un qui ait eu complètement raison, com-
ment espérer que Ton sera plus heureux ? Mais
de même qu'on ne reproche pas au peintre de
commettre un contresens puéril en représen-
tant Dieu sous des formes finies, de même on
peut admettre et aimer un symbole, dès que ce
symbole a eu sa place dans la conscience de
J^'humanité... » Il y a une vérité enveloppée
dans ces symboles, périssables tandis qu'elle
est éternelle ; il y a un Dieu caché, — Deus
absconditiiSf — qui se révèle tour à tour par les
enseignements de plus en plus raffi.nés des
dogmes. Quelle en est donc la définition ? Jus-
M. ERNEST RENAN
qu'ici, M. Renan n'avait fait que reproduire la
thèse hégélienne des métamorphoses de Tldée;
soudain, il se détache de Hegel. Il redevient
le Celte à imagination toute morale, et il définit
cette essence divine, en ces termes qui ont été
souvent cités avec une raillerie qui n'est guère
de mise en pareille matière : « Dieu, dit-il, est
la catégorie de Tidéal, c'est-à-dire la forme
sous laquelle nous concevons l'idéal, en d'au-
tres termes, V homme placé devant les choses
belles^ bonnes et vraies^ sort dt lui meme^ e/,
suspendu par un charme céleste^ anéantit sa
chétive personnalité, s'exalte^ s'absorbe.
Qu'est-ce que tout cela^ sinon adorer?,., »
Cette sympathie généreusement répandue
sur les diverses illusions religieuses qui ont
consolé le labeur de Thumanité, n'est pas le
fait particulier de M. Renan. Elle lui est com-
mune avec les plus grands penseurs de l'épo-
que. On sait de reste que la majorité des Fran-
çais professe une autre doctrine. Le fanatisme
n'est pas près de s'en aller d'au milieu de
nous. On s'en convaincra en examinant les ar-
ticles: de polémique oii s'exprime l'opinion des
dévots du catholicisme ou de l'athéisme, à l'é-
92 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
gard de ceux qui ne se rangent point aux affir-
mations ou aux négations de leur dogme. Car
il est une intolérance des négateurs, passion-
née comme Tintolérance des croyants. On peut
se demander si l'avenir appartient aux coreli-
gionnaires de Fauteur de la Vie de Jésus ^ je veux
dire à ceux qui reconnaissent sous tous les
symboles l'aperception, inégale mais légitime,
d'un idéal indéfinissable, ou bien si la maxime
fameuse : « Qui n'est pas pour moi est contre
moi, » continuera de dominer les consciences.
C'est, en d'autres termes, une question de sa-
voir si les dogmes doivent disparaître ou non,
problème insoluble à l'heure présente. Outre
qu'il est téméraire, en effet, d'induire du passe
à l'avenir, puisque deux moments de la civili-
sation ne sont jamais identiques, est-il un pro-
cédé pour mesurer ce que l'âme humaine en-
veloppe en elle d'idéalisme ? Tout au plus est-
il licite d'indiquer quelques-unes des conditions
fatalement imposées dans l'avenir à tout dogme
ancien ou nouveau. De ces conditions, la plus
importante est assurément la science, qui, de
place en place, gagne l'homme lui-même et
les parties les plus hautes de son intelligence,
pour en démontrer les lois nécessaires. A ce
M. ERNEST RENAN Ç^
point de vue, ainsi que nous l'indiquions tout
à rheure, elle est une ennemie terrible de la
religion, par cela seul qu'elle cotisidère les
dogmes et la foi comme des phénomènes d'or-
dre naturel, dont l'apparition s'explique aussi
complètement que la structure d'un certain os
dans le squelette d'un animal. Mais d'autre
part la science fixe de jour en jour avec plus de
précision la portée de son propre effort. Elle
ne se contente pas de marquer ce qui est in-
connu à rintelligence numaine. Elle marque
ce qui lui est inconnaissable. Elle s'avoue in-
capable de rechercher la substance et la raison
suffisante des phénomènes qu'elle étudie. Le
beau songe, qui fut celui du xviii' siècle, d'une
explication rationnelle de l'univers, s'en est
allé en même temps que le songe non moins
séduisant d'une explication mystique. Condi-
tionner des phénomènes les uns par rapport
aux autres, la science le peut; et elle ne peut
que cf ja, emprisonnée comme elle est dans l'in-
capacité de dégager une cause première par
delà rindéfinie série des phénomènes condi-
tionnés. Ainsi la science rend impossible toute
croyance aux révélations du surnaturel, et du
même coup elle se proclame impuissante à
94 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
résoudre les problèmes que la révélation ré-
solvait jadis.
Quelques personnes ont cru remédier à cette
singulière et nouvelle crise dont nous sommes
menacés, en imaginant une humanité débar-
rassée du souci de l'au-delà et indifférente à ce
qu'on appelle, en termes d'école, l'absolu»
C'est une hypothèse toute gratuite, et qui sem-
ble peu d'accord avec la marche générale de la
pensée humaine. Nous sommes en droit de
préjuger tout au contraire que la civilisation,
en s'avançant, affinera de plus en plus la sen-
sibilité nerveuse, et de plus en plus dévelop-
pera cette mélancolie blasée des âmes qu'au-
.cune volupté ne satisfait et qui souhaitent, en
leur insatiable ardeur, de s'étancher à une
source infinie. 11 est probable que devant la
banqueroute finale delà connaissance scientifi-
que, beaucoup de ces âmes tomberont dans un
désespoir comparable à celui qui aurait saisi
Pascal s'il eût été privé de la foi. Le grand
trou noir, d'où nous sortons dans la douleur
pour y retomber dans la douleur, s'ouvrira de-
vant elles, à jamais noir et à jamais vide! —
Des révoltes éclateront alors, tragiques et telles
qu'aucune époque n'en aura connu de pa-
M. ERNEST RENAN 95
reilles. La vie sera trop intolérable avec la cer-
titude que c'en est fini de comprendre et que le
même point d'interrogation est pour toujours
posé sur l'horizon. Il n'y aurait rien d'étonnant
à ce qu'une secte de nihilistes s'organisât en
ces temps-là, possédée d'une rage de destruc-
tion dont peuvent seuls avoir l'idée ceux qui
ont connu les affres de l'agonie métaphysique.
Savoir qu'on ne peut pas savoir, connaître
qu'on ne peut pas connaître... ah! l'atroce an-
goisse et qui, répandue comme une épidémie
parmi des millions d'hommes, deviendrait ai-
sément le principe d'une sorte de croisade à
rebours! En ces temps-là, et si le cauchemar
que je viens d'évoquer se réalisait, d'autres
âmes plus douces et plus inclinées à une inter-
prétation heureuse de la destinée, opposeraient
sans doute au pessimisme révolté un optimisme
tristement apaisé. Si l'énigme de l'univers est
inconnaissable, elle peut être résolue dans un
sens qui soit en harmonie avec l'ensemble de
nos besoins moraux et de nos exigences senti-
mentales . L'hypothèse consolante a ses chances
d'être vraie au même titre que l'hypothèse dé-
sespérante. Nous avons dès aujourd'hui, en
M. Renan, un exemplaire achevé des disposi-
q6 psychologie contemporaine
tions religieuses qui rallieraient les ^^agues
croyants de cet âge cruel; et qui donc oserait
affirmer que Tacte de foi sans formule auquel
aboutit dès à présent l'optimisme désabusé de
cet historien de notre religion mourante, n'ex-
prime pas l'essence de ce qui doit demeurer
d'immortellement pieux, dans ce magnifique
et misérable temole du cœur humain?
IV
LE RÊVE ARISTOCRATIQUE DE M. RENAN
Les sentiments que j'ai essayé d'analyser
sont, comme on voit, d'un ordre rare et qui
suppose une culture d'exception. Les fleurs
délicates ne grandissent pas sous les coups de
vent et au soleil capricieux de la grand'route.
Seulement dans l'air attiédi des serres, la pulpe
parfumée de leur corolle s'épanouit. La science
est à sa façon une serre chaude, et qui préserve
les esprits de bien des brutalités de la vie réelle.
L'auteur des Dialogues philosophiques est donc
un personnage d'exception. Suivant un terme
très fort dans sa simplicité, il est un homme
M. ERNEST RENAN 97
supérieur, on pourrait presque dire qu'il est
rHomme Supérieui;/A.joutons qu'il possède au
plus haut degré la conscience de cette supério-
rité, toujours reconnaissable en lui à un certain
air d'ironie imperceptible et de dédain trans-
cendantal. Dans les innombrables pages qu'il a
écrites, l'insouciance de Topinion du vulgaire
est infiniment sensible. L'élégance discrète du
style, dont aucune intention n'est soulignée, la
subtilité des raisonnements, dont aucun ne se
développe sur un ton impératif, la spécialité des
sentiments, dont aucun ne s'exagère en vue
d'attirer la sympathie, suffiraient à révéler chez
M. Renan la présence d'un Idéal aristocratique,
alors même que le maître-écrivain n'aurait pas
eu soin de proclamer à mainte reprise qu'il est
un domaine des initiés et qu'il est un domaine
des simples. Son livre de politique sur la Ré-
forme intellectuelle et morale contient l'argu-
mentation la plus vigoureuse qui ait été dirigée
depuis cent ans contre le principe même de la
démocratie : l'égalité naturelle. Ses deux dra-
mes symboliques, CalibantxV Eau de Jouveiice
peuvent se résumer dans cette réflexion que le
prieur des Chartreux, assis dans sa stalle, for-
mule tout bas, tandis que Torgue prie seul et
■98 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
que la foule se presse autour du Calibaii cou-
ronné;: « Toute civilisation est Tceuvre des
aristocrates... » Vérité que le démagogue
Caliban reconnaît, lui aussi, puisqu'à peine
possesseur du palais et du pouvoir de Prospero,
il adopte les façons d'agir de l'aristocratie -, et
M. Renan, toujours soucieux de corriger par
un sourire même ses plus chères affirmations,
a grand soin d'ajouter que le monstre de Tîle
devient un prince fort passable. Prospero pro-
clame (c que le travail matériel est le serf du
travail spirituel. Tout doit aider celui qui
prie, c^est-à-dire qui pense. Les démocrates
qui n'admettent pas la subordination des indi-
vidus à Tœuvre générale, trouvent cela mon-
strueux... » Enfin, les Dialogues philoso-
phiques^ dans leur partie intitulée : Rcves^
contiennent un plan complet de Tasservisse-
ment du plus grand nombre par une élite de
penseurs. Ce sont là quelques passages très
caractérisés entre mille autres. Ils suffisent à
montrer que la théorie aristocratique n'est pas
chez M. Renan le paradoxe d'un homme qui
se croit méconnu, ou le dandysme d'un raffiné
d'amour-propre qui aime à déplaire, comme
d'autres aiment à plaire, par coquetterie de
1
M. ERNEST RENAN 99.
mr- — —
singularité. Non. C'est ici le résultat d'une
réflexion profonde et le signe d'une doctrine
qui vaut la peine d'être examinée dans quel-
ques-unes de ses causes essentielles.
Une de ces causes, la plus inconsciente sans
doute, mais non pas la moins active, me paraît
être l'orgueil de l'hérédité. M. Renan ne serait
pas un savant de notre époque, s'il ne croyait
pas au dogme de la sélection et à la primauté 1
des races qui ont su durer. Cest dire qu'il
constate avec une légitime fierté les titres de
cette famille celtique dont il est le fils. Il signale
rinhabileté de ses congénères à la conquête
de l'argent, il admire leur idéalisme invincible,
leur héroïsme doux, leur antiquité incorrompue.
« Si l'excellence des races devait être appréciée
par la pureté de leur sang et l'inviolabilité de
leur caractère, aucune, il faut l'avouer, ne pour-
rait le disputer en noblesse aux restes encore
subsistants de la race celtique... », écrivait-il
déjà dans un des plus remarquables articles de
ses Essais de morale. Serait-il téméraire de
signaler dans ce sentiment du terroir natal le
germe de l'idéal aristocratique si particulier à
l'auteur des Dialogues? Mais ce sentiment
n'aurait pas suffi. D'autres circonstances sont
100 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
venues s'y adjoindre, plus déterminantes en-
core, qui se résument presque toutes dans cette
formule d'homme supérieur que j'appliquais à
M. Renan, — formule au premier abord très
simple, mais qui se décompose à la réflexion
en une série de caractères assez complexes.
L'homme supérieur se distingue de rhonjme
de génie, lequel peut être assez inintelligent, et
de l'homme de talent, lequel n'est souvent
qu'un spécialiste, par la capacité de se former
sur toutes choses des idées générales. Si cette
capacité de généraliser ne s'accompagne point
d'une égale capacité de création, l'homme supé-
rieur reste un critique. Si c'est le contraire, et
si le pouvoir créateur subsiste côte à côte avec
le pouvoir de tout comprendre, l'homme supé-
rieur devient une créature unique. Il fournit,
en effet, le plus admirable type qu'il nous soit
donné de concevoir : celui du génie conscient.
C'est dans l'ordre politique, César; dans l'ordre
de la peinture, Vinci; dans l'ordre des lettres,
le grand Gœthe. Même lorsqu'il ne monte point
à ces sommets, l'homme supérieur est une des
machines les plus précieuses que la société ait
à son service. Car l'universelle compréhension
a, neuf fois sur dix, pour corollaire, l'univer-
ï
M. ERNRST RENAN lOI
selle aptitude. Cette vérité, trop souvent mé-
connue, n'est-elle pas démontrée par l'exemple
de TAngleterre, où des conditions favorables
ont plus particulièrement fait apparaître de
nombreux exemplaires de haute culture ? Qu'é-
taient-ils, sinon des hommes supérieurs, ces
grands personnages politiques, capables, com-
me Macaulay ou Disraeli, d'appliquer aux
compositions littéraires et aux luttes parlemen-
taires, aux intérêts financiers et aux difficultés
diplomatiques, une intelligence toujours pré-
parée ?
Imaginez maintenant que Thomme supé-
rieur se trouve jeté par les hasards de sa nais-
sance en plein courant démocratique, et vous
apercevrez quels contrastes du milieu et du
caractère ont amené M. Renan à la concep-
tion d'un Idéal si fort en dehors du rêve géné-
ral de notre pays. La démocratie semble, au
premier regard, un milieu très favorable au
talent, puisqu'elle ouvre toutes les places à
tous les efforts. Mais par cela même elle exa-
gère la dure loi de la concurrence. Partant elle
commande de plus en plus la spécialisation.
Puis, une démocratie est fondée sur Tégalité.
La conséquence logique de son principe la
6.
102 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
conduit à choisir le suffrage universel et direct
comme le mode habituel de sa représentation
politique. Il ne faut pas une grande vigueur
d'analyse pour reconnaître que le suffrage
universel est volontiers hostile à l'homme su-
périeur. Les dispositions d'esprit que la haute
culture produit le plus ordinairement sont en
effet la multiplicité des points de vue, le goût
de la nuance, la défiance à Tégard des formu-
les absolues, la recherche des solutions com-
pliquées, — tous raffinements qui répugnent
à Tamour des grands partis pris, forme natu-
relle de Topinion populaire. D'une part donc,
les mœurs démocratiques ne sont point favo-
rables au développement de Thomme supé-
rieur, et de l'autre les lois ne sont point favo-
rables à son entrée aux affaires publiques.
Cest ainsi que beaucoup d'esprits distingués
de la France contemporaine se sont trouvés
mis en dehors du recrutement gouvernemen-
tal, ou, s'ils ont triomphé de l'ostracisme au-
quel les condamnait leur divorce avec les pas-
sions communes, c'a été précisément en dissi-
mulant ce divorce et en s'emprisonnant dans
des professions de foi dépourvues de haute
impartialité intellectuelle.
M. ERNEST RENAN I0>
L'homme supérieur, exilé dans ce que Sainte-
Beuve appelait « la tour d'ivoire », assiste ce-
pendant au drame de la vie nationale en con-
templateur qui voit de loin les possibilités fu-
tures. Est-il nécessaire de rappeler que tel
personnage de cette race d'éliie a manifesté, à
force d'intelligence des causes, un véritable
don de prophétie des effets à venir? Les dé-
sastres de 1870 ne se trouvent-ils point, pour
ne citer qu'un seul exemple, prédits avec une
étonnante exactitude dans la France nouvelle
de Prévost-Paradol, ce vaincu, comme AL Re-
nan, du suffrage universel? Il se comprend
qu'une mélancolie singulière s'empare de ces
nobles esprits sur lesquels pèse la conviction
de leur puissance idéale et de leur impuissance
réelle. Cette mélancolie est redoublée par le
spectacle du triomphe insolent des médiocres.
Certes, elle n'est pas sans quelque douceur.
Il s'y glisse un peu de la volupté vantée par
Lucrèce dans les vers fameux sur les temples
élevés par la doctrine sereine, et d'où le sage
aperçoit la frémissante mêlée des passions.
Mais l'homme supérieur de nos jours ne con-
naîtra jamais dans leur plénitude les jouissan-
ces que leur système nerveux permettait aux.
104 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
anciens. L'intelligence peut beaucoup. Elle
est impuissante à nous guérir de nos facultés
natives. Que nous haïssions la démocratie ou
que nous la vénérions, nous sommes ses fils
et nous avons hérité d'elle un impérieux be-
soin de combat. Le xix* siècle obscur et révo-
lutionnaire est dans notre sang, et nous inter-
dit cette immobilité intérieure, cette ataraxic
célébrée par les Epicuriens de la Grèce et de
Rome. Il y a du trouble dans nos sérénités,
comme il y a du trouble dans nos soumissions.
Catholiques ou athées, monarchistes ou répu-
bHcains, tous les enfants de cet âge d'angoisse
ont aux yeux le regard inquiet, au cœur le
frisson, aux mains le tremblement de la grande
bataille de l'époque. Ceux mêmes qui se croient
et qui se veulent détachés participent à l'uni-
verselle anxiété. Ils sont des révolutionnaires
comme les autres, mais contre la bêtise hu-
maine, — et cette révolte muette s'appelle le
dédain.
Ce serait une étude curieuse que celle qui
marquerait les diverses formes que ce dédain
a revêtues parmi les lettrés contemporains.
L'exagération des beautés techniques, propre
à l'école des poètes assez ironiquement appelés
M. ERNEST RENAN lOÇ
Parnassiens, ne procède-t-elle point de ce sen-
timent de rOdi profamim vulgus ? Le Bou-
vard et Pécuchet de Gustave Flaubert a-t-il
été composé sous une autre inspiration ?
M. Taine aurait-il entrepris son Histoire des
origines de la France contemporaine^ s'il
n'avait été tourmenté du souci dV voir clair
dans cette marée démocratique où il se sentait
perdre pied? Mais aucun écrivain n'a ressenti
plus que M. Renan cette antithèse de Thomme
supérieur et delà démocratie. Il faut lire et re-
lire les pages des Dialogues où Théoctiste se
représente la victoire d'une oligarchie de l'ave-
nir, pour mesurer Tintensité de la passion que
Tauteur déploie dans l'examen de ces problè-
mes. Il imagine que des savants arrivent à
posséder des engins de destruction formida-
bles, aménagés par des calculs d'une délica-
tesse infinie, et incapables d'être maniés sans
une forte dose de connaissances abstraites. Et
s'exaltant sur le pouvoir dont disposeraient ces
oligarques de la chimie ou de la physique, le
songeur s'écrie : « Les forces de l'humanité
I seraient ainsi un jour concentrées dans un
petit nombre de mains et deviendraient la pro-
priété d'une ligue capable de disposer de l'exis-
I06 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
tence même de la planète et de terroriser le
monde tout entier. Le jour, en effet, où quel-
ques privilégiés de la raison posséderaient le
moyen de détruire la planète, leur souverai-
neté serait créée ; les privilégiés régneraient
par la terreur absolue, puisqu'ils auraient en
leurs mains Texistence de tous. On peut pres-
que dire qu'ils seraient dieux et qu'alors l'état
théologique rêvé par le poète pour l'humanité
primitive serait une vérité : « Primus in orbe
Deos fecit timor... » N'attachons pas à cette
tragique imagination une réalité plus grande
que celle que l'auteur lui-même a prétendu y
mettre. Mais reconnaissons qu'une telle fan-
taisie décèle un froissement inguérissable de
tout le cœur, et que le savant qui a tracé ce
lugubre tableau d'une terreur universelle infli-
gée par une pile de Volta inouïe ou les explo-
sions d'un mélange extraordinaire, n'a pas au
fond de lui une tendresse profonde pour les
utopies favorites de notre siècle.
Il est possible, en effet, qu'une divergence
éclate entre ces deux grandes forces des so-
ciétés modernes : la démocratie et la science.
Il est certain que la première tend de plus en
plus à niveier, tandis que la seconde tend de
M. ERNEST RENAN IO7
plus en plus à créer des différences. « Savoir,
c'est pouvoir », disait le philosophe de l'induc-
tion. Savoir dix fois plus qu'un autre homme,
c'est pouvoir dix fois ce qu'il peut, et comme
la chimère d'une instruction également répar-
tie sur tous les individus est, sans aucun doute,
irréalisable, par suite de l'inégalité des intelli»
gences, l'antinomie se manifestera de plus en
plus entre les tendances de la démocratie et les
résultats sociaux de la science. Il y a plusieurs
solutions à cette antinomie, comme à presque
tous les problèmes compliqués qui sont ceux
de l'avenir des peuples modernes. M. Renan
a indiqué une de ces solutions en formulant
rhypothèse des Dialogues. On en peut sup-
poser une seconde qui serait tout simplement
une application de la science à l'organisation
des sociétés. Quand nous considérons, sans
parti pris d'aucune sorte, les quelques princi-
pes qui servent de fondement à notre société
du XIX® siècle, nous sommes contraints de re-
connaître leur caractère cartésien et déjà très
différent de notre philosophie moderne. Mais
il y a un mouvement secret des intelligences.
Les conceptions des Darwin et des Herbert
Spencer se répandent dans l'atmosphère spi-
I08 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
rituelle et pénètrent les nouveaux venus..
Avons confiance dans la vertu de ces doctrines
qui bouleverseront la politique par contre-
coup , comme elles bouleversent les lettres
après avoir bouleversé les sciences naturelles.
Un temps approche où une société n'apparaî-
tra plus au regard des adeptes de la philoso-
phie de révolution comme elle apparaît au re-
gard des derniers héritiers de l'esprit classique.
On y verra non plus la mise en œuvre d'un
contrat logique, mais bien le fonctionnement
d'une fédération d'organismes dont l'individu
est la cellule. Une semblable idée est grosse
d'une morale publique toute différente de celle
qui nous régit à l'heure présente. Elle est ex-
clusive de toute différence entre le démocrate et
l'aristocrate, parce que cette différence sup-
pose une classification arbitraire des divers
éléments sociaux. Si cette vision consolante
du XX® siècle n'est pas une simple chimère, on
peut considérer que les grands dédaigneux à la
façon de M. Renan sont des ouvriers très actifs
de sa réalisation, par cela seul qu'ils posent le
problème avec une extrême rigueur et qu'ils
font dès à présent saillir le conflit à veair avec
un relief douloureusement suraigu.
M. ERNEST RENAN IO9
Ces notes sommaires sur un des hommes
les plus remarquables de cette époque, indi-
quent à peine les trois ou quatre états de con-
science qu'il représente aux yeux des jeunes
gens qui lisent ses livres et en méditent les
pages éloquentes et troublantes. Aucun écri-
vain n'a plus de nouveauté que lui dans les
idées et dans les sentiments, parce qu'aucun
n'a déployé plus de sincérité dans Tinvention
de ses idées et Texposition de ses sentiments.
Quiconque étudie les sources de vie morale
infiltrées profondément dans la génération
montante, rencontre un peu partout Tinfluence
de Fauteur de V Histoire des origines du Chris-
tianisme. Il faudrait être à cent années d'ici
pour mesurer le degré de fécondation de cette
influence. Il suffisait, pour la constater dès au-
jourd'hui sous plusieurs formes, de quelque
bonne foi et de quelque respect. Quand on
n'aurait pas le culte de ces deux grandes ver-
tus intellectuelles, on le prendrait à vivre pen-
dant quelques semaines dans l'intimité des
livres de M. Renan, — car nul ne les a prati-
quées avec plus de constance que celui qui in-
voquait, à la première page de sa Vie de Jésus ^
TAme pure d'une Morte vénérée, — et qui lui
7
IIO PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
disait en une prière mélancoliquement élancée
vers l'insaisissable au delà des heures obs-
cures : « Révèle-moi, ô bon génie, à moi que
tu aimais, ces vérités qui dominent la mort^
empêchent de la craindre, et la font presque
aimer 1... »
III
GUSTAVE FLAUBERT
GUSTAVE FLAUBERT
Au cours de ces études sur les manifestations
littéraires de la sensibilité contemporaine, j'ar-
rive à parler d'un artiste qui, précisément,
lutta, toute son existence durant, contre l'infil-
tration de la sensibilité personnelle dans la lit-
térature. Depuis îes années d'apprentissage, oij
ses amis, Bouilhet, Du Camp, Le Poitevin,
l'écoutaient développer les projets de sa superbe
adolescence, jusqu'à la période de travail lu-
cide et à demi découragé, Gustave Flaubert n'a
pas varié sur ce point de son esthétique, à sa-
voir ; « que toute œuvre est condamnable où
l'auteur se laisse deviner. . . » . Un poète, à ses
yeux, n'était véritablement le poète, le créateur,
— au sens étymologique et large du mot, —
'c^
114 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
que s'il demeuraît extérieur au drame raconté,
s'il montrait ses héros sans rien révéler de lui-
même. Aussi Flaubert est-il Thomme de lettres
de ce siècle qui a le moins souvent écrit la
syllabe ye à la tête de sa phrase, cette syllabe
dont régoïsmetyrannique révoltait déjà Pascal:
« Le moi est haïssable », dit un fragment cé-
lèbre des Pensées. Mais le moraliste ajoute
aussitôt : « Vous, Mitton, le couvrez, vous ne
l'ostez pas pour cela... » Flaubert, de même,
a couvert son moi. Il ne l'a pas ôté de son
œuvre. Il en est de la pudeur littéraire comme
de la pudeur physique. Le vêtement, fîjt-il de
bure comme une robe de nonne, ou de soie
molle comme un peignoir du matin, qui dérobe
les formes fines et gracieuses d'un corps de
femme, les indique encore, et trahit leur sou-
plesse. Le vêtement de phrases qui vêt la sen-
sibilité d'un écrivain a, lui aussi, ses trahisons
€t ses indications. Dans la préface qu'il a mise
aux Dernières Chansons du laborieux Louis
Bouilhet, n'est-ce pas Flaubert qui a dit du lit-
térateur que « les accidents du monde lui appa-
raissent tous transposés comme pour Temploi
d'une illusion à décrire »? Et cette illusion ne
varie-t-elle pas avec les têtes qui l'élaborent?
GUSTAVE FLAUBERT II5
\
Chacun de nous aperçoit non pas Tunivers,
mais son univers; non pas la réalité nue, mais
de cette réalité, ce que son tempérament lu
permet de s'approprier. Nous ne racontons
que notre songe de la vie humaine, et, en
un certain sens, tout ouvrage d'imagination est
une autobiographie, sinon strictement maté-
rielle, du moins intimement exacte et profondé-
ment significative des arrière-fonds de notre
nature. Notre pensée est un cachet qui empreint
une cire, et ne connaît de cette cire que la
forme qu'il lui a d'abord imposée. Flaubert n'a
pas échappé à la loi essentielle de notre intelli-
gence. A travers tous ses livres, une même sen-
sibilité se retrouve, très caractérisée et tradui-
sant une aperception tout à fait personnelle des
événements qu'elle colore de ses nuances, tou-
jours les mêmes. J'essayerai de signaler celles
d'entre ces nuances qui me paraissent plus par-
ticulièrement correspondre à des états nou-
veaux de l'Ame contemporaine ; — celles qui
font de Gustave Flaubert un chef de file pour
quelques jeunes hommes. — Dix mille, ou mille,
ou cent, qu'importe? Ne me suis-je pas con-
damné à ranalyse de l'exception, et, si l'on
veut, à la nosographie, lorsque j'ai entrepris la
IIO PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
recherche des singularités psychologiques épar-
ses dans Tœuvre de nos écrivains les plus mo-
dernes; — je veux dire ceux qui datent, qui
marquent une découverte nouvelle dans cette
science de goûter la vie amèrement et douce-
ment, à laquelle se réduit peut-être tout l'Art?. .*
DU ROMANTISME
Un peu de réflexion suffit pour reconnaître
que l'influence la plus profondément subie par
Gustave Flaubert fut celle du romantisme finis-
sant. Alors même que les Souvenirs de M. du
Camp ne nous auraient point révélé cette pro-
londeur d'influence ; quand nous n'aurions pas
cette lettre à Louis de Gormenin, où Fauteur
futur de Madame Bovary salue dans Kéron
« rhomme culminant du monde ancien », et
formule la plus décisive profession de foi ro-
mantique, tout eût indiqué cette éducation pre-
mière, dans la personne, dans les amitiés, dans
les enthousiasmes, dans les procédés aussi du
grand écrivain. La façon d'aller et de venir de
GUSTAVE FLAUBERT II7
ce géant à longues moustaches, la forme de ses
chapeaux, la coupe de ses pantalons à la hus-
sarde, Tenflure de sa voix, surtout, et l'am-
pleur de ses gestes, rappelaient, par une évi-
dente analogie, le je ne sais quoi d'un peu
théâtral, même dans la bonhomie, dernier
reste d'un amour passionné du grandiose, qui
éclate chez tous les survivants de cette époque
dont Frederick fut l'acteur typique. Comme
les initiés de i83o, Flaubert prononçait les
syllabes du nom de Victor Hugo avec vénéra-
tion. Celui de ses aînés qu'il fréquenta le plus
habituellement, et qu'il aima le mieux, fut
Théophile Gautier, le « romantique opiniâtre »,
comme il s'appelait dans la pièce des Émaux
et Camées:
Les vaillants de mil huit cent trente.
Je les revois tels que jadis.
Comme les pirates d'Otrante,
Nous étions cent, nous sommes dix!.
WJ^
V
Quoique enrôlé sur le tard de la campagne,
Flaubert était bien demeuré un de ces dix pat!
son horreur du bourgeois, son adoration des
métaphores truculentes, ses griseries de cou-
leurs et de sonorités. Des phrases de Chateauf-
Il8 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
briand Texaltaîent. Il en récitait les magnifi-
ques périodes avec cette voix de tonnerre qu'il
définissait lui-même, quand il disait : « Je ne
sais qu'une phrase est bonne qu'après l'avoir
fait passer par mon gueuloir, . . » Ceux qui l'ont
approché se souviennent du frémissement avec
lequel il criait, plutôt encore qu'il ne la décla-
mait, cette mélopée sur la lune, dans Atala :
«... Elle répand dans les bois ce grand secret
de mélancolie qu'elle aime à raconter aux vieux
chênes et aux rivages antiques des mers. »
Volontiers Flaubert aurait voué à l'exécration
de la postérité l'honnête Morellet, qui com-
menta jadis ce passage : « Je demande ce que
c'est que le grand secret de mélancolie que
la lune raconte aux chênes? Un homme de
sens, en lisant cette phrase recherchée et con-
tournée, en reçoit-il quelques idées nettes? »
Qu'aurait pensé le classique abbé de cette autre
cantilène sur le clair de lune qui se trouve au
chapitre xiii de la seconde partie de Madame
Bovary : « ... La tendresse des anciens \ours
leur revenait au cœur, abondante et silencieuse
comme la rivière qui coulait, avec autant de
mohesse qu'en apportait le parfum des seringas,
€t projetait dans leurs souvenirs des ombres
GUSTAVE FLAUBERT 1 19
plus démesurées et plus mélancoliqu'*s que
celles des saules immobiles qui s'allongeaient
sur l'herbe. » L'abbé eût rangé l'auteur de
ce morceau de prose, si musicalement exécuté,
dans la coupable école littéraire où il avait déjà
rangé le premier, — et, pour une fois, il aurait
eu raison.
On se tromperait, me semble- t-il, en aper-
cevant dans ce romantisme de Flaubert un
simple fait de rhétorique. Et d'ailleurs, quand
il s'agit d'un homme qui a vécu pour les lettres,
uniquement, les faits de rhétorique sont aussi
des faits de psychologie, tant les théories d'art
se mêlent intimement à la personne, -^t la
façon d'écrire à la façon de sentir. Pour bien
comprendre les origines de beaucoup d'idées et
de beaucoup de sensations de Flaubert, il faut
donc décomposer ce mot de romantisme et le
résoudre dans les divers éléments qu'il repré-
sente. La tâche est moins aisée qu'on ne croi-
rait, car ce mot, comme tous les termes à la
fois synthétiques et vagues où se résument des
sentiments en voie de formation, a fait boule |l
de neige depuis son origine, et s'est tour à tour
grossi des significations les plus contradictoires.
Il paraît avoir désigné d'abord l'impression des
120 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
paysages vaporeux et de la poésie songeuse du
Nord, par contraste avec les paysages à vives
arêtes et la poésie à lignes précises de nos
contrées latines. On disait communément, au
commencement du siècle, que TÉcosse abonde
en sites romantiques. Aux environs de i83o, le
mot traduisait, en même temps qu'une révolu-
tion dans les formes littéraires, tout un rêve de
la vie, à la fois très arbitraire et très exalté,
surtout sublime; au lieu qu'aujourd'hui, et
sous rinfluence inévitable d'une réaction pré-
vue, ce cri de ralliement des novateurs d'il y a
cinquante ans est devenu le synonyme d'en-
thousiasme factice et de poésie conventionnelle.
L'histoire, qui ne se soucie ni des ferveurs ni
des dénigrements, gardera le mot, et très vrai-
semblablement adoptera, avec une faible va-
riante, la définition que Stendhal donnait dans
son pamphlet sur Racine et Shakespeare :
« Le Romanticisme (sic) est l'art de présenter
aux peuples les œuvres littéraires qui, dans
l'état actuel de leurs habitudes et de leurs
croyances, sont susceptibles de leur c^onner le
plus déplaisir possible... » Actueh Stendhal
écrit en 1820. Les jeunes Français de cette
époque s'inventèrent des raisonnements et des
GUSTAVE FLAUBERT 121
sentiments si peu analogues aux raisonnements
et aux sentiments de leurs pères du xviii" siècle,
qu'une étiquette nouvelle devint nécessaire. Un
Idéal s'élabora, aujourd'hui disparu avec la
génération qui le conçut à son image. Cet
Idéal enveloppe l'essence de ce que fut le Ro-
mantisme : c'est lui dont Flaubert subit la fas-
cination lorsque, du fond de sa province, il lut
et relut les poètes nouveaux et s'intoxiqua pour
toujours de leurs imaginations extraordinaires
et dangereuses.
Un premier caractère de Fldéal romantique
est ce que je nommerai, faute d'un terme plus
précis :(^'exotisme.) Victor Hugo écrit les
OrientaIes^^~7î.ïRQd de Musset compose les
Contes d'Espagne et d'Italie^ Théophile Gau-
tier transporte son Albertus
Dans un vieux bourg flamand, tels que les peint Teniers.
La fuite et la haine du monde moderne et con-
temporain se manifestent par des fantaisies de
la plus bizarre archéologie. Les romans gogue-
nards que ce même auteur à' Albertus a réunis
sous le titre de : les Jeune- France^ décrivent
très exactement cette manie du décor lointain.
122 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
et la fine ironie du conteur accuse mieux les
lignes du portrait. C'est qu'en effet, dès Tentrée
^u siècle, un bouleversement européen a con-
^aint TAme française de passer les frontières
4t de traverser le spectacle varié du vaste
rtionde. Les guerres de la Révolution et de
l'Empire ont fait terriblement voyager notre
peuple, par nature casanier comme il est éco-
nome. Parmi les hommes mûrs qu'un jeune
curieux de 1820 rencontre dans un salon, et
qu'il entend causer, beaucoup ont fait cam-
pagne et vu l'Autriche, l'Allemagne, Tltalie,
la Russie, l'Espagne, parfois l'Egypte. D'au-
tres ont vécu les longues années de l'émigra-
tion en Angleterre, ou sur les bords du Rhin,
dans les villes qui sentent le tilleul, comme
Coblence aux beaux soirs d'été, auprès des
châteaux écroulés des hauts barons du moyen
âge. Beaucoup ont dû apprendre les langues.
Plusieurs ont découvert des littératures. Ils ont
plus ardemment admiré, grâce à l'attrait de la
nouveauté, l'étrange imagination germanique,
si différente de notre imagination traditionnelle.
De cette expérience, multipliée et variée à l'in-
fini, sortira plus tard l'esprit critique, par-
ticulier à notre xix« siècle érudit et compliqué.
GUSTAVE FLAUBERT 12 J
Une vérité apparaît, confuse encore et enve-
loppée, mais déjà perceptible, à savoir : qu'il y
a beaucoup de façons légitimes, bien que con-
tradictoires, de rêver le rêve de la vie. Le
romantisme est la première intuition de cette
vérité, certainement plus favorable à la science
qu'à ]a poésie, et au dilettantisme qu'à la.
passion. Pourtant les romantiques se croient
des créateurs et non pas des, critiques. S'ils
ouvrent la voie aux historiens de l'heure pré-
sente et à la vaste enquête de nos psychologues,
c'est d'une façon naïve et involontaire. Les
jeunes ribauds en gilet rouge qui vident des
bowls de punch pour imiter lord Byron, qui
laissent pousser leurs chevelures comme des
rois mérovingiens, qui sacrent avec des ju3?î6ns
du xv« siècle., ne se doutent guère qu'ils sont les
pionniers d'un âge d'exégèse et de documents.
Il en est ainsi néanmoins. Ces adorateurs des
milieux étrangers et des siècles disparus font la
même besogne que nous nous essayons à
réaliser aujourd'hui. Ils se figurent des civili-
sations contradictoires et s'efforcent de les
pénétrer. Seulement, nous travaillons à com-
prendre ce qu'ils travaillaient à sentir ou mieux
à s'approprier. Là où nous apportons le désin-
124 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
téressement intellectuel dont Gœthe a le
premier donné Texemple, nous appliquant à
nous renoncer nous-même, dépouillant notre
sensibilité, prêtant notre personne, — les Ro-
mantiques apportaient les exigences d'une
passion frémissante et jeune. Ils voulaient, non
pas se représenter les mœurs d'autrefois et les
âmes lointaines, mais vivre ces mœurs, mais
avoir ces âmes, si bien que, par une incons-
ciente contradiction,, ces fanatiques de l'exo-
tisme étaient en même temps les plus person-
nels des hommes, les plus incapables de
s'abdiquer eux-mêmes pour se transformer
en autrui.
C'est là un second caractère de Tldéal roman-
tique : rinfini besoin des sensations intenses.
La Révolution et l'Empire n'ont pas eu pour
seul résultat des promenades pittoresques à
travers l'Europe ; les âmes ont reçu le contre-
coup des tragiques événements de l'épopée
républicaine et impériale. Elles en sont de-
meurées toutes troublées, en proie à d'étranges
malaises. Des nostalgies cje grandeur devaient
hanter et hantèrent les songes de ces enfants
conçus entre deux batailles, qui avaient vu
Murât cavalcader en habit rose, le maréchal
GUSTAVE FLAUBERT lif
Ney passer avec « ses cheveux blonds et sa
grosse figure rouge » *, et Tempereur flatter,
avec sa Tiain de femme, le col de sa monture
favorite. Les coups de canon de ces années-là
ne tuèrent pas seulement des envahisseurs du
sol natal; ils annoncèrent la fin d'une sensibi-
lité, parce qu'ils annonçaient la fin d'une
société. Les analyses ténues, la jolie et frêle
littérature de salon, les correctes inventions de
l'âge classique ne pouvaient plus satisfaire des
têtes où flamboyait le souvenir des drames
réels, des véritables tragédies, des vivants
romans de l'époque héroïque. Alfred de Musset,
dans les premières pages de la Confession
d'un Enfant du siècle^ a bien montré la dé-
tresse des jeunes gens d'après i8i5 et leur
inexprimable malaise, — détresse et malaise
que les imaginations désordonnées du roman-
tisme consolèrent à peine. Ajoutez que, pour la
première fois, les plébéiens arrivaient à la
royauté du monde, s'emparant des jouissances
et supportant les souffrances d'une civilisation
très avancée, avec des âmes toutes neuves.
Ajoutez que, pendan^ des années, l'éducation
I . Beyle, la Chartreuse de Parme. — Henri Heine, lé
Tambour Le grand.
lOLff PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
classique avait été interrompue. La poussière
des livres anciens, si dense et enveloppante,
n'avait plus séparé les jeunes hommes de Tâpre
expérience personnelle. Toutes ces influences,
et d'autres encore, — telles qu'une surabon-
dance de la sève physique, enrichie par les
sélections de la guerre et fortifiée par la vie
active, — produisirent une lignée de créatures
inquiètes, effrénées, vigoureuses, qui divini-
sèrent la passion. Non seulement Tldéal ro-
mantique supposa un décor complexe et con-
tradictoire, mais il exigea dans ce décor des
âmes toujours tendues, des âmes excessives,
et capables d'un renouvellement constant de
leurs émotions. On acquerra une notion de ces
exigences en étudiant, du point de vue psycho-
logique, ces trois livres parus à quelques années
de distance Tun de l'autre, et les plus réfléchis
peut-être d'alors : le Volupté de Sainte-Beuve,
la Mademoiselle de Maitpin de Gautier, le
Ronge et Noir de Stendhal. Les trois héros en
sont surhumains : le premier, Amaury, par
son inépuisable effusion mystique; le second,
d'Albert, par son infatigable élan vers le Beau;
le troisième, Julien, par Tintarissable jet de
sa volonté. La consommation d'énergie senti-
GUSTAVE FLAUBERT I27
mentale que fait chacun d'eux est inconciliable
avec les lois de n*importe quel organisme et de
n'importe quel développement cérébral. Aussi
les écrivains ont-ils façonné leurs personnages,
non point d'après nature, mais à Tirnage de
kur rêve intérieur, qui leur était commun
avec les déchaînés de la génération nouvelle.
Il est des conceptions de Tart et de la vie
qui sont favorables au bonheur de ceux qui les
inventent ou qui les subissent. Il en est dont
l'essence même est la souffrance. Constitué par
les deux éléments que j'ai marqués, Tldéal
romantique aboutissait nécessairement au pire
malheur de ceux qui s'y livraient tout entiers.
L'homme qui rêve à sa destinée un décor
d'événements compliqués, a toutes les chances
de trouver les choses en désaccord avec son
rêve, s'il est né surtout dans une civilisation
vieillissante, où la distribution plus générale
du bien-être s'accompagne d'une certaine
banalité des mœurs privées et publiques.
L'homme qui se veut une âme toujours frémis-
sante, et qui se prépare à une abondance con-
tinue de sensations et de sentiments, a toutes
les chances de manquer au programme qu'il
i'esv imposé à lui-même. « Nous n'avons dans
128 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
le cœur ni de quoi toujours souffrir ni de quoi
toujours aimer, » a dit un observateur douccr
ment triste. A ne pas admettre cette vérité, on
risque de se décevoir soi-même et de se mé-
priser quand on constate en soi les insuffisances
Ude sensibilité qui sont notre lot à tous. C'est le
second germe de douleur qu'enveloppe F Idéal
romantique. Non seulement il conduit l'homme
à être en disproportion avec son milieu, mais
il le met en disproportion forcée avec lui-
même. C'est l'explication de la banqueroute
que le romantisme a faite à tous ses fidèles.
[ Ceux qui avaient pris ses espérances à la lettre
\ ont roulé dans des abîmes de désespoir ou
d'ennui. Tous ont éprouvé que leur jeunesse
leur avait menti et qu'ils avaient trop demandé
à la nature et à leur propre cœur. Beaucoup
se sont guéris en s'accommodant à leur milieu
ou en se persiflant eux-mêmes. Quelques-uns
sont demeurés blessés, et Flaubert plus profon-
dément qu'aucun autre, parce que son tempé-
rament et les circonstances l'avaient précipité
I plus ardemment vers cet Idéal.
Tout, en eftet, devait lui plaire de ce roman-
tisme, — et tout lui en plut. Sa personne était
taillée pour une existence démesurée et magni-
GUSTAVE FLAUBERT I 29
fique. Les frères de Goncourt écrivaient sur lui
dans leurs Hommes de lettres « qu'il semblait
porter la fatigue de la vaine escalade de quel-
que ciel ». Ceux qui Tout vu durant les der-
nières années de sa vie, fatigué par Tâge et le
labeur, se le rappellent comme un Titan vaincu.
Y avait-il en lui Tobscur atavisme des Nor-
mands de sa province, et son sang roulait-il
des gouttes de ce sang des anciens pirates en
qui semblaient avoir passé l'inquiétude, la sau-
vagerie et la puissance de leur cruel Océan?
Toujours est-il que, dans sa première jeunesse,
Gustave Flaubert paraît avoir connu, comme
état normal, une exaltation continuelle, faite
du double sentiment de son ambition gran-
diose et de sa force invincible. Les poètes de
son époque trouvèrent en lui un lecteur à la
taille de leur fantaisie, comme il trouva en eux
des imaginations à la taille de sa sensibilité.
Toute Teffervescence de son sang se tourna
donc en passion littéraire, comme il arrive,
vers la dix-huitième année, aux âmes précoces
qu' trouvent, dans Ténergie d'un style ou les
intensités d*une fiction, de quoi tromper le be-
soin d'agir beaucoup et de trop sentir qui les
tourmente. Mais les dispositions de Flaubert
IJO PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
tout jeune ont été dépeintes par lui dans une
des rares pages où il ait confessé quelque chose
de ses émotions personnelles. J^emprunte en-
core ce fragment à la préface des Demiières
Chansons : « J'ignore quels sont les rêves des
collégiens. Mais les nôtres étaient superbes
d'extravagance, — expansions dernières du ro-
mantisme arrivant jusqu'à nous^ et qui^ com-
primées par le mdieu provincial^ faisaient dans
nos cervelles d'étranges bouillonnements... On
n'était pas seulement troubadour, insurrec-
tionnel et oriental, on était avant tout artiste.
Les pensums finis, la littérature commençait,
et on se crevait les yeux à lire au dortoir des
romans; on portait un poignard dans sa poche
comme Antony. On faisait plus : par dégoiàt
de l'existence, Bar*'* se cassa la tête d'un coup
de pistolet; And*** se pendit avec sa cravate.
Nous méritions peu d'éloges, certainement.
Mais quelle haine de toute platitude! Quels
élans vers la grandeur! Quel respect des
maîtres ! Comme on admirait Victor Hugo!...»
J'ai souligné dans cette citation la ligne qui me
paraît la plus caractéristique des circonstances
où grandit Tadolesccnce de Flaubert. On était
aux environs de 1840. A Paris, la réaction
GUSTAVE FLAUBERT IJI
contre le romantisme commençait; — mais en
province, le triomphe de ce même romantisme
était dans sa plénitude. Ce qui se démodait au
regard des jeunes habitués du perron de Tor-
toni, — alors non mutilé, — procurait aux
jeunes liseurs de Rouen les délices d'une ini-
tiation et l'enchantement d'une découverte. La
vie provinciale a de ces retards qui sont des
sagesses, comme elle a de ces lenteurs qui sont
des fécondités ; et, lente et tardive, elle élabore
des passions d'une saveur profonde. Uâme
des Parisiens traverse trop de sensations va-
riées, elle s'y dépc uille de sa force comme les
vins qui traversent trop de bouteilles. Roman-
tique par sa race et par son éducation, Flau-
bert le fut d'autant plus énergiquemcnt qu'il
resta provincial, et c'est son originalité supé-
rieure, jusqu'à son dernier jour. Ayant em-
brassé l'Idéal romantique avec tant de ferveur,
plus qu'aucun autre il devait ressentir et il res-
sentit les mélancolies que cet Idéal enveloppe
— par définition, comme diraient les mathé-
nniaticiefis ; — et, de fait, aucun autre ne fut
(plus complètement en désaccord avec son mi-
lieu et avec sa propre chimère. On peut consi-
dérer, sans paradoxe, que le malin génie de la
132 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
nature s'amusa rarement à mettre un de ses
plus superbes enfants dans de plus savantes
conditions de déséquilibre.
A lire les Souvenirs littéraires que M. du
Camp a publiés cette année même sur son
grand ami, précisément il est loisible de suivre
le détail de la jeunesse de Pécrivain et d'assis-
ter aux désastres de sa première expérience.
Tout n'est ici que contraste et que froisse-
ments. Gustave Flaubert n'a pas une idée
commune avec le docteur, son père ; pas une
idée commune avec les Rouennais, au milieu
desquels il a pourtant grandi, — mais combien
dissemblable, et comme il les haïssait, sa con-
versation en faisait foil Les compatriotes de
Gustave, comme son père, étaient des créa-
tures d'action et non pas de rêve, à qui la lit-
térature était le plus volontiers indifférente,
quelquefois hostile. L'homme un peu simple
s'irrite si aisément contre les finesses qu'il ne
comprend pas! Flaubert songeait-il à cette
étrange loi de la conscience populaire, lorsqu'il
décrivait dans la Tentation de saint Antoine
ccrre icène d'une insurrection égyptienne :
« Et on se venge du luxe *, ceux qui ne savent
pas lire déchirent les livres ; d'autres cassent,
GUSTAVE FLAUBERT IJJ
détruisent les statue^v les peintures, les meu-
bles, les coffrets, mille délicatesses dont ils
ignorent V usage ^ et qui y à cause de cela, les
exaspèrent.,. ï> Mais surtout, l'enthousiaste ca-
marade de Bouilhet n'avait pas une idée com-
mune avec son pays. Toute la France du temps
de Louis-Philippe était parfaitement désinté-
ressée des lettres... Ne Test-elle pas encore au-
jourd'hui, et dans aucune des grandes nations
d'Europe rencontrerez- vous une indifférence
pour la littérature contemporaine égale à celle
que notre classe moyenne manifeste à toute occa-
sion ? Où laisserait-on vendre aux enchères les
manuscrits d'un écrivain de la valeur de Balzac,
sans que l'État parût se douter que le marteau
du commissaire-priseur a disposé d'une ri-
chesse publique ? Mais qu'attendre d'une bour-
geoisie chez laquelle il est de règle que les
études finissent vers l'âge de vingt ans, et qui
ne comprend pas que les privilèges de la for-
tune et du loisir deviennent des principes des-
tructeurs pour la classe qui les possède, s'ils ne
se transforment pas en instruments de supério-
rité intellectuelle et politique? Personne ne
sentit ces défaillances de notre aristocratie terri-
toriale et financière avec plus d'amertume que
8
134 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
Flaubert. Une lettre pei*connue, qu'il adressa
au conseil municipal de Rouen après la mort
de Bouilhet, renferme une expression indignée
jusqu'à l'éloquence de sa colère contre la mé-
diocrité d'idées de la bourgeoisie. Il ne voyait
pas que ce défaut de haute culture est inhérent
à Fabsence de profond idéalisme dont la France
a tour à tour tant soufîjrt et tant profité. Par-
faitement douée pour l'analyse et pour la lo-
gique, la tête française est d'une pauvreté
d'imagination qui étonne, lorsqu'on la com-
pare aux têtes du Nord et à leur magique pou-
voir de rêve, aux têtes du Midi et à leur ma-
gique pouvoir de vision. Nous sommes bien
les fils d'une contrée mixte, d'un paysage habi-
tuellement médiocre, d'une civilisation toute
clérnente et modérée. C'est là de quoi faire un
peuple de subtils raisonneurs, d'industrieux
tiavail eurs, de politiciens aiguisés. Il semble
que le s vastes spéculations intellectuelles comme
les fécondes inventions artistiques veulent un
autre milieu et d'autres hommes. Aussi les unes
et les autres sont-elles, chez nous, l'apanage
d'une élite. Flaubert aperçut ces vérités, mais
il les aperçut sans bien se les expliquer et avec
fureur, au lieu de les considérer avec l'indul*
GUSTAVE FLAUBERT I35
gence apaisée et l'indifTérence transcendan-
talc du philosophe devant la cohue des sot-
tises humaines. Ces sottises hantaient Flau-
bert, le soulevaient, le ravageaient. Cette âme
forcenée se précipitait en des colères tragiques
ou en des ironies féroces, chaque fois qu^une
de ces sottises se présentait. « Cest énorme ! ... »
ce cri, qu'accompagnaient une agitation des bras
et une convulsion de la face, trahissait chez le
créateur d'Homais et de Bournisien une exal-
tation extraordinaire en présence de quelque
colossale preuve d'inintelligence. Il semblait
qu'il y eût en lui quelque chose de ce qu'é-
prouve le saint Antoine de la Tentation^ lors-
qu'il aperçoit le Catoblepas, cet animal si par-
faitement abruti qu'il s'est dévoré les pattes
sans s'en apercevoir. « Sa stupidité m'attire...»
s'écrie Termite. Aussi Flaubert, qui se trouvait
au supplice par la seule rencontre de la médio-
crité imbécile et satisfaite, se complaisait-il à
inventorier minutieusement toutes les igno-
rances et les misères morales des créatures
manquées, dont il subissait, dont il recherchait
la bêtise; et ces créatures pullulent sur le tard
de la civilisation, par cela seul que la culture
s'essayant sur un très grand nombre de cer-
I }6 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
veaux, la quantité des déchets est formidable.
En contradiction avec son milieu et avec son
temps, Flaubert était aussi en contradiction
avec lui-même. De bonne heure, touché d'un
mal incurable, il put mesurer le peu que nous
sommes et sentir l'extrémité de sa force, lui
qui avait pris son élan comme pour aller à
rinfîni. L'analyse en outre, cette lampe allu-
mée sur notre front comme la lampe des mi-
neurs et qui nous permet de tout voir des
gouffres où nous descendons, éclairait cruelle-
ment son cœur sur ses propres insuffisances.
i Le plus grand malheur qui puisse arriver à un
i écrivain est assurément de joindre ce pouvoir
l d'analyse au pouvoir de poésie. Son imagina-
tion, à propos d'un événement à venir, lui
permet de se configurer des félicités ou des
douleurs excessives ; puis , l'événement une
fois survenu, l'observateur se regarde, constate
la disproportion entre ce qu'il attendait d'é-
motion et ce qu'il en éprouve réellement; et le
contraste est tel que la sécheresse en résulte
aussitôt, ou du moins ce morne désespoir, fait
de la conviction de l'impuissance sentimen-
tale, qui pousse l'homme aux pires expérien-
ces. Flaubert évita ces expériences, mais il
i
GUSTAVE FLAUBERT I37
n'évita pas ce désespoir. Les lettres que nous
pouvons lire de lui à l'occasion de la mort
d'une sœur pourtant bien-aimée, renferment
de singuliers et mélancoliques aveux sur cette
aridité douloureuse d'une âme qui ne se sent
plus sentir, parce que sa pensée a tout épuisé
d'avance : « Et moi ? J'ai les yeux secs comme
un arbre. C'est étrange. Autant je me sens
expansif, fluide, abondant et débordant, dans
les douleurs fictives, autant les vraies restent
dans mon cœur, acres et dures. Elles s'y cris-
tallisent à mesure qu'elles y survivent... J'é-
tais sec comme la pierre d'une tombe, mais
horriblement irrité... » Reconnaissez-vous
l'amer sentiment d'une disproportion entre un
je ne sais quoi qui pourrait être, et ce qui est ?
Enfin, pour que rien ne fût épargné à ce pes-
simiste des éléments inconciliables et qui peu-
vent empêcher une âme d'être en harmonie
avec le monde et avec elle-même, l'éducation
de Flaubert avait été double. Au même mo-
ment qu'il se repaissait des romanciers et des
poètes, il subissait une forte discipline scienti-
fique, en sorte que cet artiste en images était
un physiologiste, et ce lyrique un érudit mi-
nutieux.. Tout se heurtait et se choquait dans
8.
IjS PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
cette personnalité complexe , plus préparée
qu^aucune autre à dégager le principe de nihi-
lisme que ridéal romantique enveloppe en
lui. « As-tu réfléchi, écrivait Flaubert jeune à
son ami préféré, as-tu réfléchi combien nous
sommes organisés pour le malheur? » Et ail-
leurs : « Cest étrange, comme je suis né avec
peu de foi au bonheur. J'ai eu, tout jeune, un
pressentiment complet de la vie. C'était comme
une odeur de cuisine nauséabonde qui s'é-
chappe par un soupirail. On n'a pas besoin
d'en avoir mangé pour savoir qu'elle est à faire
vomir!... » Et de fait, infatigablement et ma-
gnifiquement, ce que Flaubert a raconté, c'est
le nihilisme des âmes pareilles à la sienne,
toutes déséquilibrées et disproportionnées.
Mais à travers son destin il a vu le destin de
beaucoup d'existences contemporaines, — et
cela seul donne à ce romantique torturé une
place de haut moraliste.
i
GUSTAVE FLAUBERT
^39
II
DU NIHILISME DE GUSTAVE FLAUBERT
C'est à travers son destin que Flaubert_a vu
le destin de toute existence, — et, en effet, la
cause du malheur de tous ses personnages est,
comme chez lui, une disproportion. Même,
généralisant cette remarque, il semble recon-
naître que cette disproportion n'est pas un ac-
cident^C'est à ses yeux une loi constante que
tout effort humain aboutit à un avortement,
d'abord parce que les circonstances extérieures
sont contraires au rêve, ensuite parce que la
faveur même des circonstances n'empêcherait
pas rame de se dévorer en plein assouvisse-
ment de sa chimère. Notre désir flotte devant
nous comme le voile de Tânit, le :{aimph
brodé , devant Salammbô. Tant qu'elle ne
peut le saisir, la jeune fille languit de déses-
poir, et quand elle Ta touché, il lui faut mou-
rir. Suivez, à travers les principaux person-
nages des cinq romans qu'a publiés Flaubert,
la mise en œuvre de cette théorie psychologi-
140 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
quç sur la misère de notre vie. Est-ce que les
premiers songes d'Emma Bovary ne la réser-
vent pas à une poésie enchantée de toutes les
heures? Quoi de plus noble que la nostalgie
d'une belle vie sentimentale, et quel plus rare
signe d'une âme délicate que de se façonner
d'avance une tendresse choisie? Que la jeune
fille du fermier Rouault ressente en elle la soif
d'une infinie félicité, qu'elle souhaite cette fé-
licité caressante comme le clair de lune qui va-
porise les brumes de ses prairies natales,
qu'elle l'imagine féconde en renouvellements
et compliquée comme les chimériques his-
toires où se délecte sa curiosité virginale,
qu'elle l'enveloppe dans un décor somptueux
et raffiné, opulent et gracieux, comme on dé-
sire à une belle peinture un cadre qui ne la
déshonore point; — qu'y a-t-il là qui ne
prouve une nature exquise et tout facilement
fine ? Comme les gaucheries mêmes de ces pre-
miers songes attestent leur naïveté!... Comme
aussi la vie, — cette vie qui nous humilie à
tou s le cœur, — se charge de tourner à la
perte de la pauvre femme cette exquisité de
nature et cette finesse! Ils vont tomber dans la
bourbe de tous les mauvais chemins, « comme
I
GUSTAVE FLAUBERT I4I
des hirondelles blessées, » ces premiers beaux
songes. La stupidité de son mari et la misère
de son milieu lui sont trop dures, et la livrent
sans défense à un premier amant qui la dé-
prave et Tabandonne. La brutalité de celui-là
prépare la malheureuse à mieux goûter la fi-
nesse du second, mais celui-ci n'est que lâcheté
déguisée et qu'égoïsme faussement tendre...
Et elle se dit avec Tâcre saveur de ses fautes
dans la poitrine : « Ah ! si dans la fraîcheur,
de sa beauté, avant les souillures du mariage
et la désillusion de Tadultère, elle avait pu
placer sa vie sur quelque grand cœur solide,
alors la vertu, la tendresse, les voluptés et le
devoir se confondant, jamais elle ne serait des-
cendue d*une félicité si haute... » Elle est de
bonne foi, à cette heure amère ; elle rend jus-
tice à ce qu'il y a de sublime dans ses pires
égarements, lorsqu'elle condamne l'odieuse
vilenie des circonstances qui la garrottent. Et
cependant, celte félicité si haute lui eût été ac-
cordée, ce grand cœur solide se serait offert,
que cela même n'eût pas comblé l'abîme
plaintif et trop profond de son cœur à elle.
Aux jours de son adultère le plus enivré, quand
elle se précipitait sur la poitrine de son amant
142 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
avec Tardeur presque tragique de Tidéal pos-
sédé, — car elle croyait le posséder, — « elle
s'avouait ne rien sentir d'extraordinaire... »
A quoi bon alors ? Et n^apercevez-vous point
le mensonge du désir qui nous fait osciller
entre la brutalité meurtrière des circonstances
et les impuissances plus irréparables encore
de notre sensibilité?
Pareillement le Frédéric Moreau de VÉdu-
cation sentimentale qui, à vingt-deux ans,
« trouve que le bonheur mérité par l'excellence
de son âme tarde bien à venir, » n'a pas si
tort de considérer que cette âme est, en effet,
d'une qualité rare. Parmi tous les objets qu'un
homme, jeune et fier, peut désirer, il a choisi
les plus désirables, ceux dont la possession
vaut vraiment qu'on vive : une grande puis-
sance d'artiste, un grand amour. Mais en cela,
tout semblable à Emma Bovary, ce qu'il a en
lui de meilleur sera la cause de sa perte. Il
manquera sa destinée pour avoir eu des facul-
tés supérieures à son milieu. Et se guérit-on
de ses facultés ?... Créature fine et douce, il
éprouve un désir inné de plaire. C'est la fata-
lité des personnes à imagination psychologi-
que. A se figurer trop complètement les im-
J
GUSTAVE FLAUBERT I45
pressions que ressentent les autres, leur anti-
pathie est trop présente, on en souffre trop. Ce
désir de plaire, si humain, si charitable, au
plus beau sens du mot, condamnera Frédéric
aux amitiés banales, à la dispersion de son
temps et de sa fortune, à des soumissions de-
vant qui ne le vaut pas. Il est puni, de quoi?
De ne pas savoir mépriser. Son rêve d'une vie
exaltée, ce si noble rêve qui permet seul d'é-
galer en les comprenant les nobles âmes des
nobles artistes, le fera, lui, s'user sur place,
dans Tattente d'un je ne sais quoi de définitif
qui ne viendra jamais. Au lieu de canaliser sa
force dans le travail quotidien d'une carrière
stricte, il stagnera jusqu'à en croupir dans une
douloureuse oisiveté. Son goût pour un unique
amour, cette poursuite d'un fantôme idéal, —
qui est la secrète chimère de tout poète, qui
^ait la chimère secrète de Flaubert lui-même,
— aboutira au désir éternellement inapaisé de
M™® Arnoux. La robe de cette femme flotte
devant les yeux de Frédéric, et Tem pêche
d'aimer vraiment ses maîtresses. Et qu'il n'ar-
rive jamais à étreindre ce fan^me, dont le
charme suprême est d'être un fantôme, car
alors il s'apercevrait trop qu'il a vécu d'un
144 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
néant... Et il vit pourtant, roulé comme un
galet par la marée de ses heures, de plus en
plus incapable d'une volonté qui triomphe de
la pression énorme des menus faits, de plus
en plus incapable, s'il en triomphait, d'égaler
ses désirs par ses jouissances, si bien que les
conditions extérieures lui étant contraires, et
les conditions intérieures, la plus complète
banqueroute est aussi la plus méritée.
Mais Emma Bovary, mais Frédéric, sont le
produit d'une civilisation fatiguée, ils auraient
développé toute leur vigueur s'ils étaient nés
dans un monde plus jeune... ; c'est du moins
ce que nous pensons d'eux, ce que nous pen-
sons de nous, lorsqu'en proie aux affres de
l'épuisement, cette trop pénible rançon des
bienfaits du monde moderne, nous nous pre-
nons à regretter les âges lointains de l'énergie
sauvage ou de la foi profonde^. Qui ne s'est
répété, aux minutes de trop grande fatigue de
civilisation, le mot célèbre : « Je suis venu trop
tard... » Flaubert répond à ce cri nostalgique
en démontrant que la somme des contradic-
tions intérieures et des contradictions exté-
rieures était égale, dans ce monde plus jeune,
à celle qui fait le malaise de notre monde trop
GUSTAVE FLAUBERT I45
vieux. Quand Salammbô s'empare du zaïmph,
de ce manteau de la Déesse « tout à la fois
bleuâtre comme la nuit, jaune comme l'au-
rore, pourpre comme le soleil, nombreux, dia-
phane, étincelant, léger..., » elle est surprise,
comme Emma entre les bras de Léon, de ne
pas éprouver ce bonheur qu'elle imaginait au-
trefois : « Elle reste mélancolique dans son
rêve accompli... » L'ermite saint Antoine, sur
la montagne de la Thébaïde, ayant, lui aussi,
réalisé sa chimère mystique, comprend que la
puissance de sentir lui fait défaut^. il cherche
avec angoisse la fontaine d'émotions pieuses
qui jadis s'épanchait du ciel dans son cœur.J
€ Elle est tarie, maintenant, et pourquoi?... »
gémit-il en regardant l'horizon. Ah! Pourquoi
est-ce la loi commune des créatures humaines
que la jouissance soit toujours en dispropor-
tion avec le désir? Pourquoi toute âme ar-
dente est-elle dupe d'un mirage qui lui per-
suade qu'elle a en elle de quoi suffire à une
sav^.ur continue d'extase ? Pourquoi un ensor-
cellement mensonger se dérobe-t-il derrière la
farouche mysticité des simples et des dévots,
comme il se dérobe derrière la sensualité cor-
rompue des âmes modernes qui n'ont plus la
9
I4Ô PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
foi? Et d'ailleurs, est-ce que le décor du cau-
chemar de la vie valait beaucoup mieux, en
ces temps soi-disant héroïques, qu'il ne vaut
aujourd'hui, parmi les embourgeoisements de
nos villes? La stupide férocité des mercenaires
qui festoient dans le jardin d'Hamilcar est-elle
moins écœurante pour une noble créature que
la stupide grossièreté des convives de la noce
Bovary ou des soupeurs, amis de Frédéric ?
La niaiserie ascétique des moines des premiers
siècles était-elle moins féconde en misérables
sottisto que le lamentable scepticisme de notre
époque? Toutes questions auxquelles Flaubert
jette en réponse les pages de ses deux épopées
antiques, étalant pour ce qui fut un mépris égal
à celui qu'il ressent pour ce qui est. Comme le
squelette du tableau de Goya soulève la pierre
de son tombeau, et de son doigt blanc écrit
« Nada... — il n'y a rien..., » les morts des
civilisations anciennes se dressent devant les
yeux évocateurs du poète et viennent lui jurer
qu'un même néant était au fond des bonheurs
d'alors, — qu'une même détresse et une même
angoisse faisaient le terme de tout effort, et
que, barbare ou civilisé, l'homme n'a jamais
su ni façonner le monde à la mesure de son
GUSTAVE FLAUBERT I47
cœur, ni façonner ce cœur à la mesure de ses
désirs!
C'est là, comme on voit, plus qu'un senti-
ment personnel, c'est une doctrine. Ce n'est
plus seulement le romantique mal éveillé de
ses songes qui se lamente et qui maudit. C'est
le psychologue qui discerne dans sa misère les
causes essentielles; c'est le métaphysicien qui
dégage de cette misère et de ses causes une loi
plus haute, de laquelle il dépend, comme tous
ses semblables. |Du métaphysicien, il y a peu
de chose à dire. Le pessimisme, en tant que
théorie générale de Tunivers, ne saurait avoir
une valeur plus définitive que Toptimisme.
L'une et l'autre philosophie manifestent une
disposition personnelle, et vraisemblablement
physiologique, qui pousse l'homme à renouve-
ler plus volontiers^ dans un cas ses malaises,
dans l'autre cas ses jouissances. L'œuvre du
psychologue est plus durable en même temps
qu'elle est moins arbitraire. Elle consiste à
marquer en quelques traits profonds la marche
d'une maladie d'âme. On peut même dire que
dans l'arrière-fond de toute belle œuvre litté-
raire 3e cache l'affirmation d'une grande vérité
psychologique, comme dans l'arrière-fond de
14^ PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINR
toute belle œuvre de peinture ou de sculpture
se cache Taffirmation d'une grande vérité ana-
tomique. La portée de la vérité ainsi entrevue
par Tartiste fait la portée de son génie.
A creuser plus avant encore la conception
que Flaubert se forme de ses personnages, on
reconnaît que la disproportion qui les fait souf-
frir provient, toujours et partout, de ce qu'ils se
sont façonné une idée par avance sur les sen-
timents qu'ils éprouveront. C'est à cette idée,
d'avant la vie, que les circonstances d'abord
font banqueroute, puis eux-mêmes. C'est donc
la Pensée qui joue ici le rôle d'élément néfaste,
d'acide corrosif, et qui condamne l'homme à
un malheur assuré ; mais la Pensée qui précède
l'expérience au lieu de s'y assujettir. La créa-
ture humaine, telle que Flaubert l'aperçoit et
la montre, s'isole de la réalité par un fonction-
nement tout arbitraire et personnel de son cer*
veau. Le malheur résulte alors du conflit entre
cette réalité inéluctable et cette personne iso-
lée. Mais quelles causes produisent cet isole-
ment? Que Flaubert s'occupe du monde
ancien ou du monde moderne, toujours il attri-
*bue à la Littérature, dans la plus large inter-
prétation du terme, c'est-à-dire à la parole ou à
GUSTAVE FLAUBERT 149
la lecture, le principe premier de ce déséquili-
bre. Emma et Frédéric ont lu des romans et
des poètes ; Salammbô s'est repue des légendes
sacrées que lui récitait Schahabarim... « Per-
sonne à Garthage n'était savant comme lui. »
Saint Antoine s'est enivré de discussions théo-
logiques. Les uns et les autres sont le symbole
transposé de ce que fut Flaubert lui-même.
Cest le mal dont il a tant souffert qu'il a in-
carné en eux, le mal d'avoir connu l'image de
la réalité avant la réalité, l'image des sensations
et des sentiments avant les sensations et les
sentiments. C'est la Pensée qui les supplicie
comme elle supplicie leur père spirituel, et cela
les grandit jusqu'à devenir le symbole non plus
ême de Flaubert, mais de toutes les époques
ù l'abus du cerveau est la grande maladie.
Balzac avait déjà écrit , dans la préface géné-
rale de la Comédie humaine : « Si la Pensée
est l'élément social, elle est aussi l'élément des-
tructeur... » L'auteur de Madame Bovary n'a
presque fait que commenter cette phrase pro-
fonde, mais le commentaire devient capital e<
vaut qu'on en examine la valeur contempo-
raine.
Considérer ainsi la pensée comme un pou-
150 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
voir, non plus bienfaisant, mais meurtrier, c'est
aller au rebours de toute notre civilisation mo-
derne, qui met au contraire dans la pensée le
terme suprême de son progrès. Surexciter et
redoubler les forces cérébrales de Thomme, lui
procurer, lui imposer même un travail intellec-
tuel de plus en plus compliqué, de mieux en
mieux outillé, telle est la préoccupation cons-
tante de l'Europe occidentale depuis la fin du
moyen âge. Nous nous applaudissons lorsque,
comparant au peuple de jadis notre peuple de
civilisés, nous constatons, ainsi que le disait
Goethe mourant : « plus de lumière. » C'est
bien pour cela que notre effort suprême se ré ■
sume dans la science, c'est-à-dire dans une re-
présentation, coordonnée et accessible à tous
les cerveaux, de Tensemble des faits qui peu-
vent être constatés. Mais avons-nous bien me-
suré la capacité de cette machine humaine que
nous surchargeons de connaissances? Quand
nous prodiguons, à mains ouvertes, l'instruc-
tion en bas, l'analyse en haut; quand, par la
multiplicité des livres et des journaux, nous
inondons les esprits d'idées de tous ordres,
avons-nous bien calculé l'ébranlement produit
dans les âmes par cette exagération de jour en
GUSTAVE FLAUBERT l$l
jour plus forcenée de la vie consciente? Tel est
U problème que Flaubert se trouve avoir posé
sou.^ olusieurs formes saisissantes, — depuis
Madame Bovary et r Éducation^ où il étudie
deux cas très curieux d'intoxication littéraire,
jusqu'à Bouvai^d et Pécuchet^ cette bouffonne-
rie philosophique où il analyse, comme au mi-
croscope, les ravages accomplis par la science
sur deux têtes que rien n'a préparées à recevoir
la douche formidable de toutes les idées nou-
velles. Problème essentiel, s'il en fut, car de sa
solution dépend l'avenir même de ce que nous
sommes habitués à considérer comme l'œuvre
des siècles! Il est certain que si la pensée n'est
pas un pouvoir toujours meurtrier, elle n'est
pas non plus un pouvoir toujours bienfaisant,
par cela seul qu'elle situe l'homme dans une
indépendance relative et fait de lui « un em-
pire dans un empire, » suivant la tormule célè-
bre de Spinoza. L'homme qui pense, en tant
qu'il pense, peut s'opposer à la nature, puis-
qu'il peut se former des choses une idée qui le
mette en conflit avec elle. Or les choses obéis-
sent à des lois nécessaires, et toute erreur au
sujet de ces lois devient un principe de souf-
france pour celui qui la commet. La science, ob-
152 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
)ectera-t-on,se charge de rendre ces erreurs, et
les souffrances qui en résultent, chaque jour plus
rares; mais a-t-elle trouvé, trouvera-t-elle le
moyen d'empêcher Tusure physiologique, l'u-
sure du sentiment et Tusure de la volonté, que
tout exercice trop intense de la pensée risque
de produire?
L'usure physiologique d'abord ? Elle se ma-
nifeste par les déformations du type humain
qui se rencontrent à chaque pas dans les grandes
villes. L'homme moderne, tel que nous le
voyons aller et venir sur les boulevards de
Paris porte dans ses membres plus grêles, dans
la physionomie trop expressive de son visage,
dans le regard trop aigu de ses yeux, la trace
évidente d'un sang appauvri, d'une énergie
musculaire diminuée, d'un nervosisme exa-
géré. Le moraliste reconnaît là Tœuvre du vice.
Mais souvent le vice est le produit de la sensa-
tion combinée avec la pensée, interprétée par
elle, et amplifiée jusqu'à absorber dans des
minutes d'égarement toute la substance de la
vie animale. — L'usure du sentiment par la
pensée s'accomplit, elle aussi, de façons di-
verses. Tantôt c'est la conception d'un idéal
raffiné qui crée la passion. Car si le vice est la
GUSTAVE FLAUBERT I 5 ^
sensation magnifiée par la pensée, la passion
résulte d'une combinaison entre le sentiment
et la pensée. Et la passion précipite l'homme
à d'étranges et dangereux excès qui le laissent
incapable d'un développement complet de son
être... Tantôt c'est l'habitude acharnée de l'a-
nalyse qui empêche le sourd travail de l'in-
conscience dans notre cœur et tarit la sensibi-
lité comme à sa source. — L'usure de la
volonté achève enfin l'œuvre destructive, et ici
les maladies encore non classées pullulent re-
doutablement. L'abondance des points de vue,
cette richesse de l'intelligence, est la ruine de
la volonté, car elle produit le dilettantisme et
l'impuissance énervée des êtres trop compré-
hensifs. Ou bien l'éducation incomplète de
l'intelligence conduit le demi-savant à des ré-
solutions aussi infécondes que celles de Bou-
vard et de Pécuchet, en proie à la fièvre de
l'instruction inachevée. Ou bien encore l'abus
du travail critique amène celui qui s'y est aban-
donné à ne plus vouloir, parce que le charme
de l'illusion, qui seul fait agir, s'en est allé, et
que l'inutilité finale de tous les efforts appa-
raissant, aucun but ne tente plus l'âme dégoij-
tée qui se répète le mot de l'Ecclésiaste dans
g.
154 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
ramertume d'un renoncement sans résigna-
tion... Et quand ces différents cas ne seraient
que des exceptions, ne faudrait-il pas considé-
rer que la pensée qui peut les faire naître est
comme un de ces périlleux agents chimiques,
d'un maniement nécessaire sans doute, mais
qui exige d'infinies précautions ?
Ces précautions, notre âge moderne les
ignore, persuadé qu'il est que Fhomme vit seu-
lement d'intelligence, et il joue avec la pensée
comme un enfant avec un poison. Je crois en-
tendre, dans les livres de cet intellectuel s'il en
fut qui a écrit la Tentation^ la sourde plainte,
l'obscur sanglot d'une victime de ce jeu cruel
de notre âge. Une lamentation continue s'élève
de son œuvre, racontant les décombres dont
la Pensée a jonché son cœur et sa volonté.
Il ne connaît plus l'amour, l'effusion heureuse
et comblée, le mol abandon de l'espérance; il
ne connaît plus la règle stricte, la séi:énité des
obéissances morales ou religieuses. La solitude
autour de lui s'épaissit plus dense. Et il évoque
le troupeau des victimes comme lui de la cruelle
déesse : la vierge de Carthage qui a tvo^ pensé
à Tanit, l'anachorète de la Thébaïde qui a trop
pensé à son Christ, la femme du pauvre mé-
I
GUSTAVE FLAUBERT ^ 1^5
decin qui a trop peîisé au bonheur, le jeune
homme de la classe bourgeoise qui a trop pensé
à ses propres émotions, les deux employés de
bureau qui ont trop pensé à mille théories ;
et fatigué de toujours se regarder lui-mcme,
épuisé par une continuelle et suraiguë cons-
cience de sa personne, je l'entends qui jette ce
cri furieux par lequel s'achève son plus mys-
tique ouvrage et le préféré : « J'ai envie de vo-
ler, de nager, de beugler, d'aboyer, de hurler.
Je voudrais avoir des ailes, une carapace, une
écorce, souffler de la fumée, porter une trompe,
tordre mon corps, me diviser partout, être en
tout, in'émaner avec les odeurs, me dévelop-
per comme les plantes, couler comme l'eau,
vibrer comme le son, briller comme la lumière,
me blottir sous toutes les formes, pénétrer
chaque atome, descendre jusqu'au fond de la
nature, — être la matière t » Etre la matière!
Et nous voici revenus au rêve du vieux Basi-
lide, qui avait jadis été celui de toute l'Inde :
« Un gémissement universel de la nature, un
sentiment mélancolique de l'univers, appelle
le repos final qui consistera en une inconscience
générale des individus au sein de Dieu et dans
l'extinction absolue de tout désir... »
10 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
III
A cette conviction de Tirréparable misère de
la vie, — qui n*est pas une nouveauté dans
rhistoire des idées, — une seule doctrine cor-
respond, celle du renoncement volontaire. La
véritable sagesse, disait Çakya-Mouni, voici
combien de siècles, consiste « dans la percep-
tion du néant de toutes choses et dans le désir
de devenir néant, d'être anéanti d'un souffle,
d'entrer dans le Nirvana*. » Et si Flaubert
eût poussé jusqu^à' l'extrémité de leur logique
les principes de son pessimisme, c'est en effet
à cette bienfaisante renonciation prêchée par le
Bouddha qu'il eût abouti. Mais en présence de
la complexité d'un homme moderne, toute lo-
gique a bientôt fait de perdre ses droits. Cet
homme moderne, en qui se résument tant
I. J'extrais Jette phrase du livre de M. James Sully sur /e
Pessimisme (histoire et critique), dont une traduction
a. paru a la librairie Germer-Baillière. On trouvera là une
discussion, très lucide et très renseignée, de toutes les
questions de cet ordre.
GUSTAVE FLAUBERT I57
d^hérédités contradictoires, est la démonstra-
tion vivante de la théorie psychologique qui
considère notre « moi » comme un faisceau
de phénomènes sans cesse en train de se faire
et de se défaire, si bien que Tunité apparente
de notre existence morale se résout en une suc-
cession de personnes multiples, hétérogènes,
parfois différentes les unes des autres, jusqu'à
se combattre violemment. Ce point de vue per-
met d'admettre, sans la trop condamner, Fin-
conséquence avec laquelle Flaubert fut en
même temps un des plus déterminés nihilistes
et un des plus laborieux ouvriers de lettres de
notre époque. On n'est pas impunément le fils
d'une race optimiste et qui a pris Thabitude de
travailler avec vigueur. Un philosophe rai-
sonne en nous qui démontre Tinanité de Tes-
pérance et de l'efïort, majs. notre cœur bat et
projette dans nos artères un sang tout chargé
d'atomes énergiques , transmis par les ancê-
tres; et il nous est interdit de nous asseoir
comme les fakirs de la bienheureuse pénin-
sule dans rimmobilité enfin possédée, dans
l'affranchissement enfin inattaquable, que ne
tourmentera plus Taiguillon du mensonger dé-
sir. C'est ainsi que Flaubert fut contraint d'à-
1
I$8 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
gir et d'agir beaucoup. On sait qu'il est mort à
la peine, et que Tapoplexie, en le frappant, lui
fit seule tomber la plume de la main. Le sens
de son action, toute littéraire d'ailleurs, —
mais lutter contre les mots n'est-ce pas lutter
encore et combien âprement ? — demeure, il
est vrai, très obscur, lorsqu'on ne se rend pas
compte des arrière-fonds de nature que j'ai
essayé de marquer. Certes, chez lui comme
chez tout artiste puissant, il y a une grande
part d'inconscience qu'il serait chimérique de
prétendre déterminer. Ce qui était conscient et
réfléchi se condensait en quelques théories d'art
et en quelques procédés de composition. Mais
précisément ces théories ont formé des disci-
ples, %jes procédés ont rencontré des fidèles, —
et à travers cette initiation de rhétorique, une
initiation intellectuelle et sentimentale s'est ac-
complie, qu'il faut caractériser pour que cette
étude sur le rôle psychologique de Fauteur de
Madame Bovary ne soit pas trop incomplète.
Considéré d'après l'ensemble dé son œuvre,
Flaubert a sa place parmi les esprits qui dé-
daignent toute influence pratique et sociale de
leurs compositions. C'est l'école désignée de-
puis longtemps sous le nom d'école de l'art
GUSTAVE FLAUBERT KO
pour l'art. 11 n'admettait pas qu'une création
esthétique eût d'autre but qu'elle-même et que
sa beauté intime. Il ne pouvait pas penser au-
trement. Quand bien même l'horreur du monde
moderne ne Teût pas précipité loin de toute
tendance utilitaire, quand bien même encore
son pessimisme ne l'eût pas rendu rebelle à
toute notion de progrès, même momentané, ses
réflexions sur la méthode des sciences l'eussent
préservé des erreurs de la littérature démons-
trative. « L'art, a-t-il écrit, ayant sa propre rai-
son en lui-même, ne doit pas être considéré
comme un moyen. Malgré tout le génie que
Ton mettra dans le développement de telle fa-
ble prise pour exemple, une autre fable pourra
servir de preuve contraire, car les dénouements
ne sont pas des conclusions. Uun cas partie
culier il ne faut rie?i induire de général^ et
les gens qui se croient par là progressifs vont
à rencontre de la science moderne^ laquelle
exige quon amasse beaucoup de faits avant
d'établir une loi,,. » Je ne sache pas qu'aucun
écrivain ait plus justement et plus profondé-
ment formulé la raison philosophique de Tindé-
pendance des lettres. Mais beaucoup ont senti
de même, depuis le divin Virgile, ce contempla-
l60 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
teur, juvqu'à Théophile Gautier, cet olympien.
C'est dans des thèses plus circonscrites à des
points de détail techniques qu'il convient de
chercher la marque propre de Flaubert. Entre
ces thèses, j'en crois apercevoir deux, siu?i
tout à fait nouvelles, au moins très renouve-
lées, qu'il a soutenues toute sa vie et imposées
à ses disciples, je veux parler de sa façon de ^
comprendre la composition des caractères dans
le roman, et de sa façon de comprendre le type *^
idéal du style.
Gomme j'ai dû l'indiquer en passant, parmi
les contradictions dont souffrit Flaubert, une
des plus pénibles fut celle qui faisait se ren-
contrer en lui, et se combattre, deux person-
nages antagonistes : un poète rçmantique et un
savant. De tels conflits amènent d'ordinaire la
diminution progressive de l'un des deux
hommes, puis sa défaite définitive, et son asser-
vissement, sinon sa mort. G'est ainsi qu'il y
eut, dans Sainte-Beuve encore tout jeune, la
présence simultanée d'un poète et d'un analyste,
puis il ne resta que l'analyste, parce que Sainte-
Beuve, dupe en cela de l'opinion française,
toujours disposée à parquer les esprits dans
une spécialité, n'eut pas la force de persévérer.
GUSTAVE FLAUBERT \ÔI
Il avait commencé de créer une poésie nouvelle
où se fondaient ses deux natures. L'inintelli-
gence et la malveillance de ses contemporains le
découragèrent. F'aubert, qui vécut plus squl et
qui eut la sagesse de cacher ses années d'appren-
tissage, parvint à concilier son romantisme et
sa science dans la manière dont il exposa et
développa les intérieurs d'âme de ses person-
nages. Avec la science et ses données actuell.es
sur Tesprit, il considéra qu'une tête humaine
est une chambre noire où passent et repaiisent
des images de tous ordres : images des milieux
jadis traversés qui se représentent avec une
portion de leur forme et de leur couleur;
images des émotions jadis ressenties qui se
représentent avec une portion de leur délice
ou de leur-amertume. Il s'établit une sorte de
lutte pour la vie entre ces représentations
diverses ou idées^ qui se combattent et s'asso-
^ cient, se détruisent et se mélangent, fournissent
matière à notre sentiment du passé, élaborent
nos rêves de Tavenir, déterminent nos volitions.
Pour Flaubert, comme pour les Anglais par-
tisans exclusifs de Tassociation des idées,
décomposer scientifiquement le travail d'une
ictc humaine, c'est analyser ces images qui
JÔl PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
affluent en elle, démêler celles qui reviennent
habituellement et la marche dans laquelle elles
reviennent.
Les auteurs des monographies psycholo-
giques procèdent ainsi, et l'auteur de Madame
Bovary procède comme eux : ses personnages
sont des associations d'idées qui marchent. Un
coup, sinon de génie, au moins d'un talent
extraordinaire, fut de comprendre que les pro-
cédçs romantiques étaient un merveilleux
outil de cette conception psychologique. La
langue des romantiques n'a-t-elle pas acquis,
sous la prépondérance du génie verbal de
Victor Hugo, des qualités de relief incompa-
rables? N'est-elle pas devenue, avec Théophile
Gautier, capable de rivaliser la couleur de la
peinture et la plastique de la sculpture ? Pour-
quoi ne pas employer cette prose de sensations
presque vivantes à peindre les images qui han-
tent un cerveau? Et c'est ainsi que Flaubert'
inventa le procédé d'art qui fit de l'apparition
de Madame Bovary un événement littéraire
d'une importance capitale. Les analystes,
comme M. Taine, pouvaient reconnaître leur
théorie de l'âme humaine mise en œuvre avec
une précision parfaite. Le « moi » des person-
I
GUSTAVE FLAUBERT l63
nages était bien « cette collection de petits faits »
dont parlait le philosophe. Et ces petits faits
étaient montrés avec une magie de prose oii les
plus habiles stylistes du temps pouvaient
reconnaître leur facture. Un exemple rendra
perceptible cette double valeur d'analyse et de
concrétion; je le prends au hasard dans Ma-
dame Bovary {^TtmVtvQ. partie, chapitre VIII) :
« Emma songeait quelquefois que c'était là
pourtant les plus beaux jours de sa vie, la lune
de miel, comme on disait. Pour en goûter la
douceur, il eût fallu, sans doute, s'en aller vers
ces pays à noms sonores, où les lendemains de
mariage ont de plus suaves paresses. Dans
des chaises de poste^ sous des stores de soie
bleue^ on ??ionte au pas des routes escarpées^
écoutant la chanson du postillon qui se répète
dans la montagne avec les clochettes des chè-
vres et le bruit sourd de la cascade,.. '>^ Voyez-
vous comme l'image se fixe à l'aide dun
procédé que vous retrouvez dans Atala ainsi
que dans Mademoiselle de Maupin; mais
comme cette image en même temps est un petit
fait psychologique, comme elle exprime une
minute d'âme et n'est pas simplement montrée
pour le plaisir de la phrase sonore et coloriée.?
164 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
Je citerai encore les deux pages au chapitre XII
de la seconde partie de ce même roman, où
Fauteur raconte les associations d^idées con-
traires qui traversent la pensée de Charles et
celle d'Emma, tandis qu'ils sont pourtant
couchés côte à côte : « Charles croyait entendre
l'haleine légère de son enfant ; elle allait gran-
dir maintenant. Chaque saison ouvrirait un
progrès... » « Au galop de quatre chevaux,
Emma était emportée vers un pays d'oij ils ne
reviendraient jamais... » C'est le chef-d'œuvre
de la méthode inaugurée par Flaubert. Le
couplet descriptif est filé avec une science de la
langue poétique vraiment délicieuse, et chaque
image évoquée est un trait de caractère du
personnage qu'elle vient assaillir.
L'ingéniosité de cette méthode a fait sa for-
tune. Il est curieux de voir comment cette in-
fluence de rhétorique se trouve être devenue,
ainsi que je l'indiquais tout à l'heure, une in-
fluence de vie morale. En considérant la tête
humaine comme une machine représentative,
Flaubert avait bien observé que cette repré-
sentation cérébrale ne s'applique pas seulement
aux images du monde extérieur telles que nous
les fournissent nos différents sens. Un monde
GUSTAVE FLAUBERT 165
intérieur s'agite en nous : idées, émotions, vo-
iitions, qui nous suggère des images d'un ordre
tout à fait distinct de Tautre. Si nous fermons
les yeux et que nous songions à quelque événe-
ment passé, à un adieu, par exemple, des dé-
tails tout physiques ressusciteront dans notre
souvenir : la ligne d'un paysage, une intona-
tion de voix, un regard, un geste, — et à la
même minute le détail surgira des sentiments
que nous avons éprouvés dans ce paysage, à
écouter cette voix, à regarder ce regard. Il y a
donc deux groupes bien divers d'images , et
deux sortes correspondantes d'imagination; la
plupart des esprits ne sont pas également aptes
à évoquer ces deux groupes d'images et ne pos-
sèdent ces deux sortes d'imagination qu'à des
degrés différents. Flaubert possédait évidem-
ment l'imagination du monde extérieur d'une
façon très remarquable, et l'imagination du
monde intérieur était chez lui moins puissante.
Il racontait qu'au moment de décrire un hori-
zon^ un jardin, une chambre, l'abondance des
détails visibles qui ressuscitaient dans sa mé-
moire était si considérable qu'il lui fallait un
violent effort pour choisir. Aussi ses person-
nages sont-ils doués de cette imagination-ià
ï66 PSYCHOLOGIE CONTEMPOKAINK
plus que de Tautre. Mais, chez Flaubert, l'ob-
servateur profond corrigeait le visionnaire, et
il avait soin de ne pas négliger dans le déve-
loppement des caractères les images du monde
intérieur. Seulement il paraît les avoir plutôt
trouvées par Feffort de sa logique que par le
don de sa nature. Il est arrivé cependant que
les romanciers soumis à son influence et parti-
sans de sa méthode ont exagéré le défaut du
Maître. Ils ont méconnu l'existence u/des depc
sortes d'imaginations, et au lieu de constituer
leurs personnages par une double série de pe-
tits faits, ils ont presque uniquement peint ces
personnages comme des êtres d'imagination
physique. C'est ainsi que, s'appliquant surtout
à la transcription des milieux, ils ont supprimé
de plus en plus de leurs livres l'étude de la vo-
lonté. Ils montrent la créature humaine domi-
née par les choses ambiantes et quasi incapable
de réaction personnelle. De là dérive ce fata-
lisme accablé qui est la philosophie de toute
récole des romanciers actuels. De là ces ta-
bleaux d'une humanité à la fois très réelle et
très mutilée. De là cette renonciation de plus
en plus marquée aux vastes espoirs, aux géné-
reuses fièvres, à tout ce que le terme dldéal
GUSTAVE FLAUBERT 167
résume de croyances dans notre éner-c^ie in-
time. Et, comme notre époque est atteinte
d'une maladie de la volonté, de là cette vogue
d'une littérature dont la psychologie convient
si bien aux affaiblissements progressifs du res-
sort intérieur. Lentement, et dans beaucoup
d'esprits soumis à l'éducation des romans nou-
veaux, s'élabore la conception que l'effort est
inutile et le pouvoir des causes étrangères irré-
sistible. Or, comme dans Tordre de la vie mo-
rale nous valons en capacité d'énergie juste au-
tant que nous croyons valoir, lentement aussi
chez ces mêmes personnes la volonté se désa-
grège, — et les héritiers, par Flaubert, de ce
romantisme qui a trop exigé de la vie, sont les
plus actifs ouvriers de cette désagrégation de
la volonté. Ironie singulière de la destinéeT]
qui conduit les générations à faire précisément!
la besogne contraire à celle que leurs chefW
s'étaient proposée!
Le désir d'accorder le romantique et le sa-
vant qui se battaient en lui avait conduit Flauv
bert à une composition spéciale des caractères;
l'invincible désir d'étreindre une réalité défini-
tive au milieu des ruines dont son âme était
jonchée, le conduisit à une théorie particulière
l68 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
du Style. Ce nihiliste était un affamé d'absolu.
Ne pouvant rencontrer cet absolu, ni hors de
lui, dans les choses qu'entraîne un éternel
écoulement, ni en lui-même puisqu'il se sen-
tait, comme l'univers, en proie à l'implacable
loi du devenir, il plaça cet absolu tout à la fois
hors de lui-même et hors des choses, dans la
Phrase Écrite. Il lui parut qu'une phrase bien
faite présente une sorte de caractère indestruc-
tible et qu'elle existe d'une existence supérieure
à l'universelle caducité. Il est, en effet, des rap-
ports de mots d'une si parfaite justesse qu'il
serait impossible de les améliorer. De tels rap-
ports, si l'artiste en trouve quelques-uns, lui
procurent une plénitude de bonheur intellec-
tuel comparable au bonheur que l'évidence
procure aux mathématiciens. L'angoisse de
l'esprit se détend une minute dans cette con-
templation, disons mieux, dans cette incarna-
tion, car l'esprit n'habite-t-il pas la phrase qu'il
est parvenu à créer? De tels frissons de toute
notre nature intelligente sont si pénétrants
qu'ils consolent du mal d'exister. Flaubert
poursuivit ce frisson sublime, toute sa vie du-
rant, et, comme il arrive, devenu dt plus en
plus difficile à contenter, cherchant toujours la
GUSTAVE FLAUBERT IÔ9
mystérieuse loi de la création de la Belle
Phrase, il s'infligea ces agonies de travail que
tous les anecdotiers ont racontées. Il pre-,
nait et reprenait ses lignes, infatigablement, se
levait la nuit pour effacer un mot, s'immobili-
sait sur un adjectif. La noble manie de la per-
fection le tyrannisait. Il lui devra de durer
autant que notre langue, qu'il a maniée comme
ces incomparables ouvriers de prose : Rabe-
lais, Montaigne, Bossuet, Pascal, La Bruyère
et Chateaubriand.
Toute la doctrine de Flaubert sur le style est
renfermée dans cette formule de Buffon qu'il
cite quelque part avec admiration : « Toutes
les beautés intellectuelles qui se trouvent dans
un beau style, tous les rapports dout il est
composé, sont autant de vérités aussi utiles, et
peut-être plus précieuses pour l'esprit public,
que celles qui peuvent faire le fond du sujet...»
Cela revient à dire que la distinction usuelle
entre le fond et la forme est une erreur d'ana-
lyse. L'idée n'est pas derrière la phrase comme
un objet derrière une vitre; elle ne fait qu'un
avec la phrase, puisqu'il est impossible de con-
cevoir une phrase qui n'exprime aucune idée,
ou une idée qui soit pensée sans aucun mot.
PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
Dans rétat actuel de notre développement de
civilisation, penser c'est prononcer une phrase
intérieure, et les qualités de la pensée font les
qualités de cette phrase intérieure. Écrire cette
phrase avec toutes ses qualités, de façon que
tout le travail silencieux de la pensée soit
rendu perceptible et comme concret, tel est,
me semble-t-il, le but que chaque littérateur de
talent se propose et que Flaubert se proposait.
Gomme il était physiologiste, il savait que le
fonctionnement cérébral influe sur l'organisme
tout entier, et c'est pour cela qu'il voulait
qu'une phrase pût se réciter à haute voix :
<( Les phrases mal faites, disait-il, ne résistent
pas à cette épreuve; elles oppressent la poi-
trine^ gênejît les battements du cœur^ et se
trouvent ainsi en dehors des conditions de la
vie. » Il fondait donc sa théorie de la cadence
sur un accord entre notre personne physique et
notre personne morale, comme il fondait sa
-théorie du choix des mots et de leur place sur
une perception très nette de la psychologie du.
langage. Puisque le mot et l'idée sont con-
substantiels, et que penser c'est parler, il y al
dans chaque vocable du dictionnaire le rac-
courci d'un grand travail organique du cer-
GUSTAVE FLAUBERT I7I
veau. Des mots représentent une sensibilité
délicate, d'autres une sensibilité brutale. Il
en est qui ont de la race et d'autres qui sont
roturiers. Et non seulement ils existent et vi-
vent, chacun à part, mais, une fois placés les
uns à côté des autres, ils revêtent une valeur
de position, parce qu'ils agissent les uns sur les
autres, comme les couleurs dans un tableau.
Convaincu de ces principes, Flaubert s'achar-
nait à les appliquer dans toute leur rigueur;
essayant le rythme de ses périodes sur le re-
gistre de sa propre voix, haletant à la recherche
du terme sans synonyme qui est le corps vi-
vant, le corps unique de l'Idée, évitant les
heurts de syllabes qui déforment la physiono-
mie du mot, réduisant à leur stricte nécessité
les vocables de syntaxe qui surchargent les
vocables essentiels de la phrase, comme une
monture trop forte surcharge ses diamants.
Les auxiliaires « avoir » et « être », le verbe
« faire », les conjonctions encombrantes, —
toute cette pouillerie de notre prose française,
— le désespéraient. Et comme, d'après sa
doctrine, il travaillait sa prose non par le de-
hors comme un mosaïste qui incruste ses
pierres, mais par le dedans comme une bran-
72 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
che qui développe ses feuilles, — écrire était
pour lui, ainsi qu'il le disait quelquefois, une
sorcellerie.
N'importe, son exemple aura reculé de beau-
coup d'années le triomphe de la barbarie qui
menace d'envahir aujourd'hui la langue. Il aura
imposé aux écrivains un souci de style qui ne
s'en ira pas tout de suite, et les lettrés lui doi-
vent une reconnaissance impérissable d'avoir
retardé, autant qu'il fut en lui, la dégénéres-
cence de cet art de la Prose française, héri-
tage magnifique de la grande civilisation ro-
maine! Le jour où cet art disparaîtrait, la
conscience française serait bien malade, car
dans Tordre de l'intelligence elle aurait perdu
sa plus indiscutable suprématie. Les langues
se .parlent sur toute la surface du monde; il est
probable qu'il ne s'écrit qu'une seule prose, si
l'on prend ce mot dans le sens lapidaire et dé-
finitif où pouvait l'entendre un Tite-Live ou
un Salluste; cette prose, c'est la nôtre. Infé-
rieurs dans la poésie aux subtils et divins poètes
anglais, initiés à la musique par les maîtres
allemands, et aux arts plastiques- par nos voi-
sins du midi, nous sommes les rois absolus de
cette forme de la Phrase Écrite. Et Gustave
GUSTAVE FLAUBERT I7J
Flaubert, ce malade à 2 littérature, aura du
moins gagné à sa maladie d'avoir été, sa vie
durant un dépositaire de cette royauté, — et
un dépositaire qui n*a pas abdiqué.
\
IV
M. TAINE
M. TAINE
Chaque avènement d'une renommée litté-
raire nouvelle se pose comme une énigme de-
vant riiistorien des esprits, — énigme parfois
simple, et c'est le cas si l'œuvre de Técitivain
applaudi s'adapte aux besoins de l'époque et
se présente comme une réponse à une vague et
flottante question qui tourmente les consciences.
Il ne faut pas un puissant effort d'analyse pour
comprendre qu'en pleine ferveur de résurrec-
tion religieuse le Génie du Christianisme ait
valu, du coup, la gloire à son auteur, et que
TAngleterre de 1812, héroïque et troublée
comme elle était, se soit recormue dans la mé-
178 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
lancolie hautaine de Childe Hai^old *. Parfois
l'énigme se complique des volte-face singu-
lières que Topinion accomplit à l'égard de ses
favoris. Subitement et sans qu'il ait rien fait
d'autre que de poursuivre ses premiers travaux
avec une évidente rigueur de logique, l'écrivain
en vogue se trouve avoir déplu à ceux qui l'ac-
clamaient d'abord ; les qualités de son talent
lui deviennent un crime, et ce par quoi il avait
grandi l'accable. C'a été l'histoire de bien
des personnages célèbres de tous les temps.
C'est aujourd'hui Thistoire de M. Taine. Celui
ci a eu sur ses pareils la supériorité de ne pas
se plaindre, et je crois bien que la seule ligne
où il ait révélé Pinévitable froissement intérieur
est celle-ci, que je transcris de la préface de Tun
de ses derniers volumes : « J^ai encore le regret
de prévoir que cet ouvrage déplaira à beaucoup
de mes compatriotes... » Jusqu'à ces dernières
années , en effet , l'auteur de la Littérature
anglaise était rangé par la majorité de ses lec-
teurs dans ce que Ton pourrait appeler le
groupe d'extrême gauche de la pensée contem-
I. Voir dans les Mémoires de Thomas Moore, l'ingé-
nieuse exposition des causes de ce succès électrique dent
Byron disait : « Je me suis réveillé fameux. »
M. TAINE 179
poraine. Il avait connu tous les déboires d'une
leile position, et aussi tous ses avantages. L'é-
vêque d'Orléans avait désigné à la défiance des
pères de famille le philosophe coupable d'avoir
écrit cette phrase hardie : « Que les faits soient
physiques ou moraux, il n'importe, ils ont tou-
jours des causes. Il y en a pour l'ambition,
pour le courage, pour la véracité, comme pour
la di;sgestion, pour le mouvement musculaire,
pour la chaleur animale. Le vice et la vertu
sont des produits comme le vitriol et comme le
sucre... » phrase saisissante et que le chef futur
du naturalisme, alors à ses débuts, M. Emile
Zola, arborait, comme une devise et comme un
programme, à la tête d'un roman qui fit scan-
dale. Car les jeunes gens de la génération mon-
tante professaient, pour l'audacieux briseur des
idoles de la métaphysique officielle, un en-
thousiasme de disciples, où le frémissement
d'une initiation dangereuse se mélangeait au
juste respect pour le colossal effort du travail-
leur. Je me souviens qu'au lendemain de la
guerre- étudiants à peine échappés du collège,
nous nous pressions avec un battement de
cœur -dans la vaste salle de l'École des Beaux-
Arts, où M. Taine enseignait pendant les
l8o PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
quatre mois d'hiver. La fresque de Paul Deia-
roche développait sur le mur du fond ses per-
sonnages convenus, mais majestueux. Nous
nous disioiis que la courtisane Maryx, qui fut
Tamie de Gautier et de Baudelaire, avait posé
au peintre sa Gloire distribuant des couronnes.
Le maître parlait de sa voix un peu mono-
tone et qui timbrait d'un vague accent étranger
les mots des petites phrases ; et même cette
monotonie, ces gestes rares, cette physionomie
absorbée, cette préoccupation de ne pas sura-
jouter à réloquence réelle des documents l'élo-
quence factice de la mise en scène, — tous ces
petits détails achevaient de nous séduire. Cet
homme, si modeste qu'il semblait ne pas se
douter de sa renommée européenne, et si simple
qu'il semblait ne se soucier que de bien servir la
vérité, devenait pour nous Tapôtre de la Foi
Nouvelle. Celui-là du moins n'avait jamais sa-
crifié sur l'autel des doctrines officielles. Celui-
là n'avait jamais menti. C'était bien sa pensée
qu'il nous apportait dans ces petites phrases si
courtes et si pleines, — sa pensée, prgfondé-
ment,invinciblemeùt sincère...
Les années ont passé depuis lors, — oh! pas
beaucoup d'années, et voici que M. Taine
M. TAINE l8]
compte des fidèles parmi ceux qui marchaient
à la suite de M^ Dupanloup, tandis que ses
partisans presque fanatiques d'autrefois Taccu-
sent d'avoir renié les convictions de leurs com-
muns combats. Les trois volumes de V Histoire
des Origines de la France contemporaine ont
paru, et les partis politiques se sont jetés sur
cette proie. Pour les uns, l'iconoclaste est passé
à l'état d'un Joseph de Maistre de l'histoire
documentaire, sorti des archives avec la ma-
gique épée qui abattra la Révolution. Les au-
tres, oubliant de quel incorruptible écrivain ils
jugent le labeur, attribuent aux causes les plus
mesquines un pessimisme qui n'est qu'une
conséquence, mais où ils veulent voir une con-
tradiction. Je resterai fidèle au plan primitif de
cette série d'études, si je montre comment une
même sensibilité, une même doctrine, et une
même méthode, ont conduit M. Taine à heurter
violemment certaines aspirations de l'Ame
Française contemporaine, après l'avoir conduit
à en flatter involontairement certaines autres. Il
y a un mot admirable de Bossuet sur la justice :
« Elle est, dit-il, une espèce de martyre...» La
sincérité implacable de la pensée est parfois
aussi cette espèce de martyre.
XX
82 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
LA SENSIBILITE PHILOSOPHIQUE
J'imagine qu'un lecteur de bonne foi ait ter-
miné l'étude des quelque vingt volumes qui
composent Tœuvre actuellement publiée de
M. Taine, et qu'il doive résumer son impres-
sion par un de ces termes généraux qui classent
un esprit, en marquant à la fois sa qualité maî-
tresse et sa tendance favorite. Ce résumé sera
tout d'abord rendu malaisé par la variété des
genres où l'écrivain a excellé, mais qu'il a
transformés par la force propre de son talent.
M. Taine ne saurait être appelé très justement
un critique, bien qu'il ait donné des essais de
premier ordre, celui sur Balzac par exemple et
celui sur Saint-Simon, chefs-d'œuvre d'ana-
lyse aiguë et d'exposition lucide. Il suffit de
comparer ces pages à celles que Sainte-Beuve
a écrites sur les mêmes sujets, pour constater
i la différence entre les procédés d'anatomie
-A psychologique d'un chercheur qui voit dans la
littérature un signe, et la méthode proprement
M. TAINE 183
i
critique d'un juge au regard duquel la produc-
tion littéraire est un fait souverainement inté-
ressant par lui-même. Sainte-Beuve abonde en
distinctions, volontiers en subtilités, afin de
mieux noter jusqu'à la plus fine nuance. Il
multiplie les anecdotes afin de multiplier les
points de vue. C'est Tindividuel et le particu-
ier qui le préoccupe, et, par-dessus cette minu-
t\euse investigation il fait planer un certain
Idéal de règle esthétique, grâce auquel il con- i^
dut et nous contraint de conclure. M. Taine,
au contraire, emploie tout son effort à simpli-
fier. Le personnage qu'il considère n'est pour
lui qu'un prétexte à démonstration. Sa grande
affaire est d'établir à cet endroit quelque vérité^
très générale et d'une importance qu'il estime
très supérieure. — M. Taine n'est pas davan- ■ ^
tage un historien, bien qu'il ait signé d'admi- ■
râbles fragments d'histoire. Il n'a pas cédé, en
les composant, à cet impérieux besoin de ré-
surrection du passé qui saisit un Michelet au
seul contact des papiers jaunis, — papiers an-
ciens dont l'écriture a pâli, papiers muets et
que manièrent des doigts aujourd'hui décom-
posés. Pour M. Taine, un chapitre d'histoire
est comme le moellon d'un édifice au sommet
1B4 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
duquel se dressera une vérité générale encore,
exhaussée jusqu'à la pleine lumière de l'évi-
dence. Michelet montrait pour le plaisir de
montrer; M. Taine, lui, peut montrer avec un
relief aussi puissant, mais c'est pour le plaisir
de démontrer. — M. Taine n'est pas davan-
tage un pur artiste, bien que nous ayons de
lui ces livres de description colorée où il a noté
les souvenirs de ses voyages en Italie, en An-
gleterre et aux Pyrénées. S'il a parcouru les
paysages des montagnes et des plaines, des
vastes cités vivantes et des villes mortes, ce
n'a pas été, comme Théophile Gautier, pour
étonner ses yeux par des aspects nouveaux de
Funivers changeant, et invité par la voix qui
murmure à notre imagination nostalgique :
Il est au monde, il est des spectacles sublimes.
Des royaumes qu'on voit en gravissant les cimes
De noirs Escurials, mystérieux granits,
ï" tde bleus Océans, visibles infinis...
Il existe une hypothèse formulée par Mon-
tesquieu, et développée par Stendhal, sur les
relations de Pâme humaine et de son milieu.
La vérification de cette hypothèse flottait pour
M. Taine dans les lointains horizons, et il est
M. TAINB 185
parti pour nous rapporter un journal de voj^age
qui, lui aussi, a pour objet rétablissement d'une
idée générale. — Essais de critique, travaux
d'histoire, livres de fantaisie, tout a servi une
passion dominatrice : la philosophie. M. Taine
n'a jamais été, ne sera jamais qu'un philo-
sophe. Rarement l'unité d'une œuvre fut plus
forte et la spécialité d'une nature plus accusée.
Il faut décrire cette nature pour comprendre 'J
cette œuvre, comme pour comprendre le génie 1
d'un peintre il faut décrire son œil. L'élément
de l'imagination primitive et originale une fois
donné, le reste suit nécessairement.
Les traductions diverses, ou élogieuses ou
hostiles, qui j^euvent être données du mot phi-
losophe se ramènent à la suivante : un esprit
philosophique est celui qui se forme sur les
choses des idées d'ensemble, c'est-à-dire des
idées qui représentent non plus tel ou tel fait
isolé, tel ou tel objet séparé, mais bien des sé-
ries entières de faits, des groupes entiers d'ob-
jets. Des exemples préciseront cette définition.
Quand un poète comme Molière ou comme
Shakespeare se propose de peindre une pas-
sion, telle que la jalousie, il aperçoit un certain
jaloux, Arno'phe ou bien Othello, personnage
l86 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
vivant et concret qui va et vient parmi des
événements délimités, et, ce faisant, il obéit à
son organisation d'artiste. Quand un philo-
sophe tout au contraire, comme Spinoza, se
propose d'étudier cette même passion, il aper-
çoit, non plus un cas particulier, mais la loi
commune qui gouverne tous les cas, et il ex-
prime cette loi dans une formule capable d'être
appliquée à l'aventurier Maure Othello ainsi
qu'au bourgeois Parisien Arnolphe : « Figu-
rez-vous qu'un autre s'attache ce que vous
aimez avec le même lien d'affection qui vous
unissait à cet objet aimé ; vous haïrez cet objet
aimé en même temps que vous envierez votre
rival... » Et un commentaire suit, théorique,
placide et universel comme le développement
d'une proposition de géométrie. Cest propre-
ment le travail du philosophe de rechercher
des lois de cette sorte, et d'élaborer des for-
mules de cette espèce. A les poursuivre, son
imagination entre en branle. Cette formule,
en effet, vous paraît morte à vous, qui ne vous
remuez point parmi les abstractions comme
parmi des êtres. Pour le philosophe, elle est
vivante. Il contemple dans ce raccourci l'in-
nombrable file des faits spéciaux que la for-
M. TAINE 187
mule commande, et le plaisir de cette contem-
plation est tellement vif que ceux qui l'ont goûté
y reviennent toujours, même à travers les
études en apparence les plus éloignées. Si les
hasards de la vocation ou de la destinée ont
fait du philosophe un peintre, il brisera le
moule trop étroit de son art afin d'y introduire
des idées générales, et il pratiquera la peinture
symbolique. Tel Ghenavard ou Cornélius. S'il
est poète, le philosophe s'intéressera aux drames
obscurs qui se jouent dans les profondeurs de
la conscience entre le doute et le besoin de
croire, et il écrira la Justice, comme M. SuUy-
Prudhomme. Si le philosophe compose un ro-
man, ce sera les Affinités électives ou Wilhelm
Meister^ et la critique y trouvera matière à d'in-
terminables discussions, tant les théories s'y
accumulent et les aperçus systématiques. Mais
peu d'écrivains ont, plus que M. Taine, subi
latyrannie de cette imagination singuUère. C'est
elle qui le force à ne voir dans les magnifiques
fragments d'un grand prosateur, le Romain
Tite-I ive, qu'une occasion de discuter un théo-
rème de Spinoza ; elle qui le contraint à inter-\
prêter dans le sens d'une doctrine supérieure,/
et les chefs-d'œuvre de tous les arts {Pliiloso-
l88 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
vhie de Vart)^ et les élégances de la vie pari-
sienne (Graindorge)^ et l'histoire de la littéra-
ture anglaise, et la Révolution. Elle est si im-
placablement souveraine , cette imagination,
qu'après lui avoir imposé sa méthode d'ana-
lyse, elle lui a imposé sa forme. Il n'existe
point, dans la littérature actuelle, de style plus
systématique, et dont tous les procédés tra-
duisent mieux les partis pris d'une pensée sûre
d'elle-même. Chaque période d'une de ces
fortes pages est un argument, chaque membre
de ces périodes une preuve, à l'appui d'une
thèse que le paragraphe tout entier soutient,
et ce paragraphe lui-même se lie étroitement
au chapitre, lequel se lie à l'ensemble, si bien
que, pareil^à une pyramide, tout l'ouvrage con-
verge, depuis les plus minces molécules des
pierres des assises jusqu'au bloc du rocher de
la cime, vers une pointe suprême et qui attire
à elle la masse entière... Considérez les mor-
ceaux éclatants où le prosateur rivalise avec
la peinture par la couleur du détail et par la
saillie des contours. Même les épithètes cha-
toyantes, même les métaphores visionnaires
servent à illustrer et à rendre palpable quelque
vaste loi de l'esprit ou quelque vérité de l'his-
M. TAINE l8o
*oire. C'est ainsi qu'à l'occasion de La Fon-
idine, et pour taire toucher au doigt l'attache
qui unit la poésie du fabuliste au caractère de
rhorizon natal, M. Taine indique l'air de finesse
et d'agrément des plaines de la Champagne,
et comme cet air de finesse et d'agrément
devient perceptible ! « De minces rivières ser-
pentent parmi des bouquets d'aunes avec de
gracieux sourires. Une raie de peupliers soli-
taires au bout d'un champ grisâtre, un bouleau
frêle qui tremble dans une clairière de genêts,
réclair passager d'un ruisseau à travers les len-
tilles d'eau qui l'obstruent, la teinte délicate
dont réloignement revêt quelque bois écarté,
voilà les beautés de ce paysage... » Ainsi en-
core, à la fin d'une étude sur Suart Mill et StUi
sur l'induction, l'architecture d'une ville d'Uni-
versité anglaise apparaît : « Une lumière jeune
se posait sur les dentelures des murailles, sur
les festons des arcades, sur le feuillage luisant
des lierres... » Vous croiriez lire la confidence
d'un artiste qui se réjouit dans se-s sensations.
Tout de suite une- nouvelle phrase surgit qui
résume en une observation psychologique le
sens tout entier de ces monuments et de ces
feuillages : « .. Des arbres énormes, vieux de
II.
190 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
quatre siècles, allongeaient leurs files régu-
lières, et j'y trouvais de nouvelles traces de ce
bon sens pratique qui a accompli des révolu,
tions sans commettre de ravages... »> Il y au- ,
rait à citer par centaines des phrases sembla-
bles. Celles-ci suffisent pour nous permettre
de conclure qu'au regard de M. Taine, comme
au regard des philosophes de race, toute cette
immense nature, si complexe et touffue, n'est
qu'une matière à exploitation intellectuelle,
comme elle est pour le peintre matière à ta-
bleaux, et pour le poète matière à rêveries.
A chaque sorte d'imagination correspond
une sorte particulière de sensibilité. Nous ne
louissons et nous ne souffrons que de ce que
nous sentons réel, et cela seul est réel pour
nous qui reparaît devant notre solitude, quand,
fermant les yeux et ramenant notre âme sur
elle-même, nous évoquons notre mirage per-
sonnel de l'univers. Sachant de quelle façon
an philosophe interprète la vie, nous savons
^e qu'il revoit intérieurement dans ses heures
de réflexion. Gomme toute expérience se ré-
sout chez lui en quelques idées générales, ce
.«ont ces idées qui ressuscitent devant sa pensée
méditative. Partant, sa sensibilité à l'égard des
M. TAINE 191
personnes et des choses est d'ordinaire mé-
diocre, car ces personnes et ces choses existent
à peine pour lui . Il saura distinguer par con-
tre d'innombrables nuances dans les idées; il
en goûtera la beauté propre et, si Ton peut dire,
technique, comme un peintre goûte la beauté
technique qui résulte de la juxtaposition de deux
couleurs, et un musicien celle que procure la
concomitance de deux sons. La sublimité
d'une large hypothèse ravira le philosophe,
la délicatesse d'une théorie l'enchantera. Ses
bonnes fortunes seront les découvertes d'ingé-
nieuses formules, et ses débauches les entiers
abandons aux ivresses de la fantaisie métaphy-
sique. Il y a une plénitude de l'être qui se
rencontre seulement dans une complète har-
monie entre nos facultés et nos actions. Un
frémissement de toute notre nature s'émeut
alors, qui exalte jusqu^à son énergie suprême
la conscience de notre vitalité. A ce point de
vue toutes les passions sont identiques, et le
philosophe, en poursuivant cette extase sou-
veraine de son cerveau, est le frère du joueur
et du débauché, comme du héros et du martyr.
Et plus l'extase est dominatrice, plus l'homme
est puissant. Chez les philosophes de génie.
192 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
cette extase a été si intense qu'elle a bu toute
la sève intime, et qu'aucun goût n'a pu fleurir
à côté. La biographie de Kant et celle de Spi-
noza nous fournissent deux exemples incom-
parables de cette possession de tout un tem-
pérament et de toute une âme par un plaisir
unique, exalté jusqu'au délice et amplifié jus-
qu'à la manie. Par delà les anecdotes bizarres,
on devine la magnificence d'une passion irré-
sistible qui a permis à l'homme de se créer un
univers dans l'univers, et de se mouvoir dans
ce domaine propre comme TÉnéç de Virgile
dans sa nuée : « Et la déesse déploya autour
d'eux dans l'espace le manteau d'une vapeur,
— de crainte que quelqu'un ne pût les voir,
quelqu'un les toucher... »
Certes, les facultés de M. Taine sont trop
complexes, sa curiosité a été trop éveillée, pour
qu'il ait jamais, en ses heures de spéculation
les plus absorbées, abouti à cette solitude ab-
, solue de l'intelligence et du cœur. De même
pourtant que l'imagination philosophique est
la maîtresse pièce de son intelligence, de
même l'émotion philosophique est la maîtresse
pièce de sa sensibilité. Les passages abondent
dans ses livres oii il fait confidence des pro-
M. TAINE iqj
fond\ bonheurs de sa pensée. Ce sont même
les seules confidences qu'il ait jamais permises
à sa plume de savant désintéressé de sa propre
personne. Quand il parle de ses premières
études, c'est avec la mélancolie nostalgique
d'un amoureux qui songe aux premiers rendez-
vous: a J'ai lu Hegel, — dit-il quelque part,
— tous les jours, pendant une année entière,
en province ; il est probable que je ne retrou-
verai jamais des impressions égales à celles
qu'il m\^ données... » Sainte-Beuve, lui, voué
à rhistoire naturelle des esprits par une voca-
tion révélée dès ses années de jeunesse, n'a-t-il
pas écrit : « Il y eut à ce début des moments
où je mettais tout mon avenir d'ambition et de
bonheur à lire un jour couramment Ésope,
seul, par un temps gris... » De pareilles lignes
sont la définition même d'une nature intellec-
tuelle. M. Taine a laissé encore tomber cet
aveu: « Pour les gens d'imagination, à vingt
ans, la philosophie est une toute-puissante
maîtresse... On plane sur le monde, on re-
monte à l'origine des choses, on découvre le
mécanisme de l'esprit. Il semble que, du coup,
on se soit trouvé des ailes. Sur ces ailes nou-
velles, on s'élance à travers l'histoire et la na-
194 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
1
lure. » Cette effusion lyrique fait comprendre
qu'il parle avec une sympathie si complaisante
de M. Pierre et de son ami, les deux métaphy-
siciens logés près du Jardin des Plantes « qui
ne vont point dans le monde, ne jouent pas au
whist, ne prennent point de tabac, ne font
point de collection; — ils aiment à raison-
ner... » S'il est aux Italiens, et qu'il voie s'ac-
couder sur le velours d'une loge une char-
mante enfant, toute rose et virginale dans une
robe idéalement bleue, il l'analyse, il discute,
il songe, il aperçoit à son sujet cinq ou six
grandes vérités de psychologie sociale, et il se
dit: a J'en ai tiré tout ce qu'elle valait... » Il
s'est mis lui-même en scène sous le masque
transparent du touriste Paul du Voyage aux
Pyrénées^ philosophe aussi et qui prétend
que « les goûts comme le sien croissent avec
l'âge, et qu'en somme le sens le plus sensible,
le plus capable de plaisirs nouveaux et divers,
c'est le cerveau... » Dans les conseils qu'il
donne aux jeunes gens sous le masque non
moins transparent de Thomas Graindorge,
quelle félicité suprême leur recommande-t-il
de rechercher? la « contemplation |. Entendez
par là cette Philosophie que Garlyle appelle si
M. TAINE 195
profondément, dans son Sartor resariiis: « a
spjrjîual Pi^ '^^^yPÎJJ^^^Ii^^^'" ""g peinture spi-
cituelle du monde. » La riche et prodigieuse
variété des phénomènes se résume en quel-
ques lois qui sont comme les fioles d'opium,
mères du songe grandiose. On s'abandonne à
elles, et aussitôt « on cesse de voir et d'en-
tendre un fragment de la vie : c'est le chœur
universel des vivants qu'on sent se réjouir et se
plaindre, c'est la grande âme dont nous som-
mes les pensées... » Spinoza, cette fois, n'au-
rait pas mieux dit, et l'on croirait lire un
commentaire de l'admirable cinquième livre de
Y Éthique sur « l'amour intellectuel de Dieu ».
Tant il est vrai qu'à des années de distance, et ^^^
malgré les diversités de l'éducation et du mi* -^
lieu, les mêmes passions s'échappent en me- ^
mes cris d'éloquence et du même accent, et ,.
presque avec les mêmes mots !
Pour une âme ainsi douée de la sensibilité
/)hilosophique et de l'imagination qui lui cor-
respond, la sincérité n'est plus même une
vertu, c'est un état coutumier et inévitable.
Calculer le retentissement de ses idées, elle ne
le peut pas. L'absorption profonde l'en empê-
che. Un véritable poète ne peut pas davantage
19^ PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
calculer l'effet que produiront ses vers, ni un
mathématicien la valeur d'application pratique
de ses formules. L'entraînement de la faculté
maîtresse est trop puissant, la jouissance que
procure Texercice de cette faculté trop intense.
Stendhal a donné la raison de cette impossi-
bilité où se trouve Tartiste de nature, comme
le savant, de réfléchir sur la portée sociale de
son travail: «... Un homme comme Jean-
Jacques Rousseau n'a pas trop de dix-huit
heures par jour pour songer à tourner les
phrases de son Emile, Un homme qui veut
amasser quatre cent mille francs avec une
chose aussi ennuyeuse, au fond, que des livres
où il n'y a pas d'âme, n'a pas trop de dix-huit
heures par jour, pour trouver les moyens de
s'introduire dans les coteries en crédit... »
M. Taine, lui, n'a pas eu trop de dix-huit
heures par jour pour aménager ses théories, et
c'est pour cela qu'il n'a jamais trouvé le loisir
de mesurer les conséquences immédiates de
ces théories sous le point de vue du succès con-
temporain. C'est ainsi qu'il a brutalisé, dans
sa première jeunesse, les sentiments religieux
et moraux de beaucoup de ses compatriotes,
comme il brutalise aujourd'hui, les sentiments
M. TAINE 197
politiques de beaucoup d'autres, en s'en dou- v
tant à peine, et à coup sûr sans s^inquiéter du
résultat de ces heurts de l'opinion : « Je fais
deux parts de moi-même, a-t-il déclaré quelque
part: Thomme ordinaire qui boit, qui mange,
qui fait ses affaires, qui évite d'être nuisible et
qui tâche d'être utile. Je laisse cet homme à la
porte. Qu'il ait des opinions, une conduite, des
chapeaux et des gants comme le public, cela
regarde le public. L'autre homme, à qui je
permets l'accès de la philosophie, ne sait pas
que ce public existe. Qu'on puisse tirer de la
vérité des effets utiles, il ne l'a jamais soup-
çonné... — Mais vous êtes marié, lui dit
Reid. — Moi ? point du tout. Bon pour l'ani-
mal extérieur et que j'ai mis à la porte. —
Mais, lui dit M. Royer-Collard, vous allez
rendre les Français révolutionnaires. — Je
n'en sais rien. Est-ce qu'il y a des Français ?. . . »
Comprenez-vous maintenant qu'il est injuste
de demander compte à un tel homme de la
place que ses convictions lui assignent dans la
mêlée des doctrines actuellement en lutte?
C'est vous qui lui imposez cette place, ce
n'est pas lui qui l'a choisie.
Une situation d'esprit un peu exceptionnelle
I08 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
se paye toujours chèrement ; nous venons de
voir la rançon de celle-ci. Mais elle a aussi ses
avantages. Le plus incontestable est Pautorité.
L'homme qui possède ce don de l'autorité peut
devenir impopulaire, il peut être haï, calomnié.
Il n'en garde pas moins ce prestige singulier,
presque indéfinissable, qui ajoute un poids con-
sidérable à toute parole tombée de sa bouche,
à tout écrit échappé de sa plume. Ce qui as-
sure cette sorte de pouvoir au philosophe isolé
dans son système, c'est précisément cet isole-
ment et là qualité de certitude qu'il suppose.
Nous vivons dans une époque d'effondrement
religieux et métaphysique, où toutes les doc-
trines jonchent le sol. Non seulement nous n'a-
vons plus, comme les gens du xvii® siècle, un
credo général, régulateur de toutes les conscien-
ces et principe de tous les actes; mais nous
avons perdu aussi cette force de négation qui
fut le credo à rebours du xviii^ siècle. Toutes
les personnes qui, de près ou de loin, se ratta-
chèrent au mouvement de combat dirigé par
Voltaire eurent une certitude au moins, à sa-
voir qu'ils combattaient l'erreur. Toute une foi
inconsciente était enveloppée dans cette cer-
titude-là. N'était-ce pas croire que la raison
M. TAINE IQQ
est infaillible puisqu'un signe évident sépare ce
qui est raisonnable de ce qui ne l'est point ?
Telle n'est plus la conviction de notre âge de
critique. Nous avons tant multiplié les points
de vue, si habilement rafïiné les interprétations,
si patiemment cherché la genèse, partant la
légitimité, de toutes les doctrines, que nous en
sommes arrivés à penser qu'une âme de vérité-
se dissimule dans les hypothèses les plus con-
tradictoires sur la nature de l'homme et ccllej
de Tunivers. Et comme, d'autre part, il n'est'
pas d'hypothèse suprême qui concilie toutes les
autres et s'impose à l'intelligence dans son in-
tégrité, une anarchie d'un ordre unique s'est
établie parmi tous ceux qui réfléchissent. Un
scepticisme sans analogue dans l'histoire des
idées en dérive, — scepticisme dont M. Renan
est chez nous le plus extraordinaire représen-
tant. Ce mal de douter même de son doute en-
traîne avec lui un cortège d'infirmités que tous
connaissent : vacillation de la volonté, com-
promis sophistiques de la conscience, dilettan-
tisme toujours à demi détaché et toujours indif-
férent, — toutes faiblesses qui nous rendent
plus enviables encore ceux qui ont fait, eux
aussi, le tour de bien des idées et qui n'ont pas
200 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
perdu les grandes vertus de jadis : solide éner-
gie du caractère , invincible rigueur dans la
discipline intime, sérieuse étreinte de la réalité.
Si l'on traçait l'histoire des influences dans
notre xix« siècle français, bien foncièrement et
irréparablement désabusé, on serait étonné de
trouver que tous les systématiques ont exercé
sur cette époque une dictature, même quand
ils ne la méritaient pas, comme tel ou tel uto-
piste sans valeur, — à plus forte raison un
systématique d'une rare vigueur d'esprit et
doublé d'un savant de premier ordre.
Donc la puissance de M. Taine sur Popinion,
puissance obtenue sans qu'il l'ait désirée ja-
mais, — et ses conflits avec les diverses nuan-
ces de cette opinion, conflits provoqués sans
qu'il s'en soit jamais soucié, s'expliquent éga-
lement par les effets contradictoires d'une forme
d'esprit initiale. Il reste à montrer comment
cette forme d'esprit s'est développée dans un
milieu très spécial, et quelle a été son œuvre.
On verra que ces deux élém^ents une fois don-
nés, une certaine conception de l'âme humaine
jUevait naître et par suite une certaine conception
"de la politique contemporaine. Ces trois points
M. TAINE 201
I
S iccessifs font l'objet des trois parties ae cette
étuie.
II
LE MILIEU
De ce que le philosophe ne calcule pas le
retentissement immédiat de sa doctrine, il ne
suit point que cette doctrine soit absolument
indépendante du milieu où elle a été formée.
Tout système, — l'histoire nous le démontre,
— se rattache par le plus étroit lien aux autres
productions de l'époque dans laquelle il a paru.
Faut-il beaucoup de réflexion pour comprendre
qu'une même disposition de l'esprit français
s'est manifestée par les théories de Descartes,
qui séparaient radicalement la pensée et la ma-
tière, rame humaine et Tanimalité, par la
poésie de Boileau et de Racine, et par la pein-
ture du Poussin? Un même moment de Tes-
prit germanique a mis au jour Hegel et Gœthe,
comme un même moment du génie anglais a
produit le théâtre brutal de Wycherley, les
grossières satires de Rochester et le violent
202 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
matérialisme de Hobbes. Une simple analyse
du mot système permettait d'ailleurs de con-
clure aussi, et apriori, à la parenté profonde
des philosophes et de leur milieu. Construire
un système, n'est-ce pas achever par une hypo-
thèse explicative la somme des connaissances
exactes que Texpérience a fourmes ? Nous pos-
sédons sur Tunivers et sur Thomme une cer-
taine quantité de notions positives, nous les
coordonnons et nous les complétons par une
théorie g-énéraîe, comme un géomètre dessine
une circonférence entière d'après le simple
fragment d'un cercle. Plus tard, la quantité
des notions positives sera augmentée, et notre
théorie de la nature et de Tesprit se trouvera
ne plus correspondre à ces données nouvelles.
L'arc à fermer sera plus ouvert et le rayon de
la circonférence devra être plus grand. Mais
ces notions positives, matière indispensable de
notre hypothèse, comment l'expérience nous
les apporte-t-elle ? De deux façono très dis-
tinctes, me semble-t-il. D*une part, le philo-
sophe connaît les résultats généraux des
sciences expérimentales à l'heure où il travaille,
et il y conforme son imagination d'inventeur
d'idées. D'autre part, ce philosophe a subi, du
M. TAINE 20^
moins dans son enfance er dans sa jeunesse,
les influences infiniment multiples et complexes
de sa famille et de ses amis, de sa ville et de sa
contrée. Sa vie sentimentale et morale a précédé
ou accompagné sa vie intellectuelle. Cette se-
conde initiation se mélange à la première,
quoi que le penseur en ait, si bien que la dé-
couverte d'une doctrine se trouve être à la fois
un roman de Tesprit et un roman du cœur. Je
citerai ici encore l'exemple de celui que
Schleîermacher appelait « l'illustre et infortuné
Spinoza » *, et, de fait, on doit toujours en re-
venir à cet homme prodigieux quand on veut
étudier sur place un exemplaire accompli de la
grande existence métaph3^sique. Le puissant
système exposé dans les cinq livres de l'Éthi-
que n'a-t-il pas pour fondement positif, d'a-
bord les notions de physique et de mathéma-
tique propres à la science du xvii® siècle, et
ensuite les notions d'expérience personnelle
que la naïve biographie de Golerus nous ré-
vèle ? Si le mélancolique et soufireteux poitri-
naire n'avait pas été maudit par ses frères en
religion, persécuté par sa famille, dédaigné
par la jeune fille qu'il désirait épouser, s'il
n'avait senti, dès son adolescence, la table de
204 PSYCHOLOGIE CONTuMPORAINE
fer de la réalité peser sur sa personne et la
meurtrir, certes il n'aurait pas écrit avec une
soif si évidente d'abdications des vains désirs
les terribles phrases où se complaît son stoï-
cisme intellectuel : « Ni dans sa façon d'exister,
ni dans sa façon d'agir la nature n'a de prin-
cipe d'où elle parte ou de but auquel elle
tende... » ; et cette autre, qu'il faut relire après
le consolant Pater noster qui es in cœlis de
l'Evangile pour en mesurer le cruel fatalisme :
« Celui qui aime Dieu ne peut pas faire d'effort
afin que Dieu l'aime en retour. . . »
Qu'on se figure maintenant les circonstan-
ces parmi lesquelles a grandi M. Taine, et
quelle sorte de matière à mettre en œuvre la
société a fournie aux tentatives de cette ima-
gination philosophique dont il était doué. Il a
eu ses vingt ans en plein Paris de la fin du
règne de Louis-Philippe, et les souvenirs de
ses amis d'École normale, — ceux, par
exemple, si évidemment sincères, que M. Sar-
cey donnait récemment dans la Revue politi-
que^ — nous le montrent intéressé par toutes
les discussions de ses camarades d'alors, et
remuant en leur compagnie toutes les idées
importantes de l'époque. Étranges annéoô que
M. TAINE 205
celles-là, qui se sont écoulées aux environs de
i85o, années douloureuses et qui ont con-
sommé la banqueroute des magnifiques espé-
rances de la première moitié du siècle I En lit-
térature, le romantisme paraît vaincu. A-t-il
tenu ses grandes promesses de rénovation es-
thétique ? ComnAent ne pas en douter, lors-
qu'on voit tous les poètes abdiquer leur art
l'un après Tautre? Le seul 'Victor Hugo main-
tient son pennon, et il vient d'essuyer la dé-
faite des Burgraves, Mais Lamartine s'occupe
uniquement de politique ; mais Alfred de Mus-
set achève de noyer son génie dans Tivresse;
mais Théophile Gautier s'appelle lui-même un
Vieux rimeur abruti par l'abus de la prose,
et tourne la roue de son feuilleton avec une
mélancolie d'esclave: « Qu'est-ce qu'on va
encore nous faire faire?... » disait-il plus tard à
M. Théodore de Banville, avouant ainsi la se-
crète douleur de toute son existence de journa-
liste malgré lui; mais Alfred de Vigny s'est
retiré dans sa tour d'ivoire ; mais Sainte-Beuve
a enterré sous l'amoncellement de ses études
critiques ce poète mort jeune que la plupart
Z2
206 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
des hommes, prétendait-il, portent en eux;
mais Auguste Barbier a perdu ^e souffle ly-
rique de ses ïambes. C'en est fini des belles
luttes autour des chefs-d'œuvre nouveau-nés,
les Mêditatiojîs ou les Orientales^ et c'en est
fini aussi de l'exaltation spiritualiste qui avait
accompagné, en l'avivant, la ferveur poétique
des jours de flamme. Le maître de la Nuit de
Décembre, Théodore Jouffroy, est mort. Les
insuffisances de l'éclectisme prôné par Victor
Cousin et imposé comme une doctrine officielle
éclatent à tous les yeux, en même temps que
la révolution de 1 848 découvre les insuffisan-
ces des vingt systèmes de sociologie indépen-
dante qui avaient foisonné sous le régime de
Juillet. Ce sont là les signes extérieurs d'une
désagrégation plus profonde. Sous l'influence
des luttes formidables de la tragédie révolu-
tionnaire et sous le prestige de l'étonnante épo-
pée impériale, une génération avait grandi,
toute pénétrée du concept héroïque de la vie,
c'est à- dire que les jeunes gens qui la compo-
j saient, :out naturellement s'étaient nourris de
i rêves démesurés et grandioses. Et comment
n'auraient-ils pas cru à la toute-puissance, à
la magie même de la Volonté de l'homme, eux
M. TAINE 207
qui avaient vu un monde nouveau sortir,
jeune, resplendissant et sublime, du sépulcre
des siècles défunts, une Europe s'écrouler, une
autre s'élever, et un simple lieutenant d'artille-
rie réaliser les plus extravagantes chimères de
Tambition la plus effrénée par la seule vigueur
de son génie et Ténergie de ses rudes soldats?
Puis, ce monde nouveau s'était trouvé tout de
suite aussi vieux que l'autre. L'Europe nou-
velle ne valait pas mieux que l'ancienne. Le
conquérant était mort là-bas, puis ses compa-
gnons, un par un; et une lèpre de médiocrité/,
commençait de s'étendre sur les mœurs et la|
politique. Voici que les deux brillants départs, |
de la Restauration d'abord, puis de 1800,
aboutissaient à l'abaissement des caractères,
à la matérialité grossière des jouissances. Le
siècle avait manqué son œuvre !
Pas tout entière pourtant; car, au milieu de
ces décombres universels, un arbre pousse,
dont la végétation luxuriante redouble de vi-
talité dans ce paysage de mort. Cet arbre aux
frondaisons touftues et sans cesse multipliées,
c'est la Science. Seule elle n'a pas menti à ses
dévots. Que dis-je ? Elle dépasse les espéran- \i
ces les plus hardies. Celui qui jette ses regards
208 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
sur le développement scientifique de cette pre-
mière moitié du siècle, après avoir contemplé
la misère des autres entreprises, peut-il retenir
un élan d'admiration? Les travaux de Fresncl
sur la lumière, ceux d'Ampère et d'Arago sur
le magnétisme et Télectricité, ceux de Magen-
die et de Flourens sur le système nerveux, je
cite au hasard, et combien d'autres encore ! ont
renouvelé tout à la fois notre vue théorique de
l'univers et nos moyens d'action sur les forces
naturelles. Des applications pratiques d'une
incalculable portée sont là pour témoigner que
la besogne accomplie dans les laboratoires est
une œuvre de réalité. Pour la première fois
risis entr'ouvre son voile. L'homme prend, à
la fois connaissance et possession de ce cos-
mos dont la splendeur l'épouvantait et dont le
mystère l'écrasait. Et quel est l'outil de ce pro-
grès quasi merveilleux ? L'application de la
méthode y a suffi. Quelle méthode ? Celle que
Bacon a réduite en maximes et que les cher-
cheurs pratiquent uniquement: rExpérience.
De cette constatation à l'enthousiasme, à l'ido-
lâtrie envers cette méthode unique, il n'y a
qu'un pas, et les jeunes hommes que cette pro-
digieuse fécondité de la science enivre d'''es-
M. TAINE 20Q
poir, comme les hommes faits qu'elle console
après de si durs mécomptes, Font bientôt
franchi. Une sorte de logique invincible et in-
consciente s'agite en nous, qui contraint les
plus rebelles à pousser jusqu'au bout de leurs
idées. Si derrière la science, il y a la méthode,
derrière la méthode il y a quelque chose en-
core. Ce quelque chose, qui constitue Pessence
même de la recherche expérimentale, c'est le
^ait. Établir une expérience, c'est déterminer
un ou plusieurs faits, rien de plus. La science
a été sur la voie de sa prospérité du jour oii
les savants ont eu le^ culte, la passion exclu-
sive du fait et rien que du fait. Nos gens au-
ront donc, eux aussi, la religion du fait puis-
qu'ils ont la religion de la méthode. Vous
souvenez-vous du roman de Dickens oij le po-
sitivisme anglais s'incarne dans un personnage
de condition et de culture moyennes qui n'a
jamais, peut-être, entendu parler de l'induc-
tion, mais chez qui la manie de la notion
exacte et sèche est entrée par chaque pore: «A
présent, s'écrie-t-il, ce qu'il me faut, ce sont
des faits-, n'enseignez à ces filles et à ces gar-
çons que des faits. On n'a besoin que des faits
dans la vie. Ne plantez rien autre chose en
-^ il.
210 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
eux. Déracinez en eux toute autre chose. Vous
ne pourrez former l'esprit d'un animal raison-
nable qu'avec des faits... » C'est la traduction,
ce discours, de la parole intérieure que se pro-
noncent neuf Anglais sur dix, de celle que se
prononcèrent beaucoup de Français vers i85o.
C'est alors, en effet, que le héros du roman
et du théâtre cesse d'être le mélancolique, ou
poitrinaire ou révolté, toujours en désaccord
^vec les circonstances, pour devenir le brutal
et rude manieur de réalités que M. Alexandre
Dumas fils a si hardiment posé sur la scène.
L'expression d' « homme fort » est à la mode.
Elle signifie une exploitation intelligente et
peu scrupuleuse du fait bien compris. Et d'une
extrémité à l'autre de la société, cette exploita-
tion s'installe. Tout en haut, c'est au nom du
fait accompli que le régime impérial se fonde
et prospère ; tout en bas, c'est vers le succès,
la jouissance immédiate, la fortune et le luxe,
que tendent les efforts des travailleurs. D'Idéal
politique, il n'est plus question. La faillite des
rêves socialistes ou libéraux paraît définitive.
L'Idéalisme est vaincu également dans la litté-
rature. Au lyrisme fougueux succède l'obser-
vation implacable, et la prose précise de Vol-
M. TAINE 211
taire recommence d'être en vogue. C'est l'épo-
que où les vastes travaux de confort national
s'accomplissent avec une ampleur extraordi-
laire, oii le suffrage universel devient le pro-
cédé unique du gouvernement, parce qu'il a la
valeur indiscutable du chiffre. L'instruction
publique s'organise en vue d'assurer à rensei-
gnement des sciences un triomphe sur ren-
seignement des lettres. Des programmes de
l'ancienne classe de philosophie, qui était une
école de spéculation, qu'a-t-on retenu? la lo-
gique, c'est-à-dire la portion sèche et techni-
que, mais stricte aussi, mais positive. Toutes
ces tentatives se fondent en une sorte de cou-
rant mélangé qui bouillonne et n'a pas une
rive très nette. A trente années de distance, la
direction est reconnaissable. C'est après coup
que Tunité d'un temps se dessine. De menus
détails de mœurs la révèlent, mieux encore les
noms des personnages originaux qui furent les
chefs de file des grandes besognes. Cette en-
trée du second Empire dans l'histoire a eu
pour grand homme politique le duc de Morny,
— pour grand auteur dramatique M. Alexan-
dre Dumas fils, pour grands romanciers
M. Gustave Flaubert et les frères de Concourt.
212 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
M. Taine aura été son grand philosophe. Je
n'entends point par là qu'il n'y ait pas eu d'au-
tres politiciens, d'autres artistes en œuvres d'i-
magination, d'autres penseurs, et qu'ils n'aient
valu ceux dont je viens d'écrire les noms, si
même ils ne les ont surpassés. N'importe!
Ceux-là ont au front cette marque spéciale
d'avoir été, chacun dans un genre, les repré-
sentants d'une même poussée d'idées. M. Taine
en a donné, ce me semble, la plus abstraite
et par suite la plus profonde formule.
Tout le système philosophique de M, Taine
était dressé dans son esprit dès ses premiers
livres. On en trouvera un résumé d'une clarté
supérieure dans les deux chapitres qui termi-
nent les Philosophes classiques du xix® siècle,
— chapitres composés, nous dit la préface,
ainsi que le reste de l'ouvrage, exactement en
i852, et sous l'influence des Hbres causeries
avec quelques jeunes gens très distingués de
cette époque. A lire la préface de V Intelli-
gence^ où l'auteur a ramassé comme en un
corps de doctrine ses certitudes et ses hypo-
thèses sur la pensée et sur la nature, il est aisé
de constater que le système, pareil à quelque
édifice d'une savante et forte architecture, n'a
M. TAINE 21 J
pas bougé. Considéré dans ce qu'il a d'ess^n
tiel, ce système se ramène à concevoir le moi
comme constitué par une série de petits faits
qui sont des phénomènes de conscience, et la
nature comme formée par une série aussi de
petits faits qui sont des phénomènes de mouve-
ment. Le philosophe est formel sur ces deux
points : « 11 n'y a rien de réel dans le woi,
dit-il, sauf la file de ses événements... » En
d'autres termes, pas plus dans le moi que dans
les corps, M. Taine n'admet une substance
permanente et cachée qui soutienne les qualités,
et qui survive, identique et durable, aux évé-
nements accidentels et passagers. Des fusées
de phénomènes caducs, qui montent quelques
minutes ou quelques heures, puis s'abîment
irréparablement, — tel est pour lui le monde.
C'est, comme on voit, une réapparition de l'an-
tique hypothèse d'Heraclite sur l'écoulement
universel. Pour nous représenter ce moi et
cette nature, ce sont donc de petits faits qu'il
faut connaître et qu'il faut classer. La méthode
se trouve être la même dans les sciences dites
morales et dans les sciences dites naturelles.
Dans les unes comme dans les autres, c'est par
une analyse qu'on doit commencer. Je sup-
214 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
pose que j'aie à étudier la personnalité d'un
écrivain ou d'un grand général, je ne procé-
derai pas autrement qu'un chimiste placé de-
vant un gaz, ou qu'un physiologiste en train
d'examiner un organisme. Je dresserai par voie
d'observation une liste des petits faits qui cons-
tituent cet écrivain ou ce général ; et cette liste
une fois dressée, je déterminerai, par voie d'in-
duction, les faits dominateurs qui commandent
les autres, comme dans un arbre les plus
grosses branches commandent les moindres.
Il est ainsi des phénomènes initiaux et généra-
teurs, de qui les autres dérivent. Transformez-
les, une transformation totale suit. Comprenez-
les, vous comprendrez tous les phénomènes
secondaires. Dans un animal, la nutrition, par
exemple, est un de ces phénomènes initiaux.
Dans un écrivain, comme dans un général, ce
sera le genre d'imagination. Le génie de Mi-
chelet découle tout entier de la lucidité mer-
veilleuse avec laquelle il se représentait des
états de sensibilité; celui de Napoléon de sa
puissance de vision topographique. Que le pre-
mier eût été incapable de se configurer des
intérieurs d'âmes, et le second des saillies de
terrain, ni l'histoire de France n'eût été écrite,
M. TAINE 215
ni la bataille d'Austerlitz n'eût été gagnée. Ces
quclquts faits initiaux et générateurs une fois
trouvés, il reste à les rattacher à d'autres encore
qui soient plus haut placés dans la hiérarchie
des causes. Cette imagination particulière à
rhomme est due à Thirédité. Dans l'individu,
il s'agit donc de déterminer la race. Le déve-
loppement de la race tient lui-même à des con^
ditions spéciales de milieu. Arrivés à ce degré,
il est possible de monter plus haut encore et de
rattacher à un fait suprême, loi générale de
Tesprit, tous les faits petits ou grands dont
nous avons suivi la filière. C'est Tœuvre de la
science de la pensée de ramasser ainsi en quel-
ques lois très simples toute la série de ses ex-
périences, c'est l'œuvre aussi de la science des
corps. Il s'agit de résumer enfin ces quelques
lois générales, — qui ne sont, remarquons-le,
que des faits très généraux, — « jusqu'à ce
qu'enfin la nature, considérée dans son tond
subsistant apparaisse à nos conjectures comme
une pure loi abstraite, qui, se développant en
lois subordonnées,, aboutit sur tous les points
de rétendue et de la durée à Téclosion inces-
sante des individus et au flux inépuisable des
événements... »
2l6 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
La portée de cette doctrine n'est pas en q'ies-
tion. Seule, sa valeur de psychologie sociale
nous intéresse. Il n'est pas malaisé d'aperce-
voir que deux éléments ont contribué à façonner
cette conception de l'univers. Le premier est
l'Hégélianisme. Dans une forte étude sur Car-
lyle, M. Taine, après avoir déclaré que notre
principal travail est de repenser les idées de
la grande métaphysique allemande, les ex-
prime ainsi : « Elles se réduisent à une seule,
celle du développement [entwickelung) qui
consiste à représenter toutes les parties d'un
groupe comme solidaires et complémentaires,
en sorte que chacune d'elles nécessite le reste,
et que, toutes réunies, elles manifestent par
leurs successions et par leurs contrastes la qua-
lité intérieure qui les assemble et les produit. »
Cette qualité intérieure, Hegel l'appelle Vidée
du groupe. M. Taine l'appelle un Fait domi-
nateur. C'est qu'il introduit dans l'Hégélia-
nisme un principe étranger qu'il emprunte à
la science et à l'esprit positiviste de l'époque.
Les vagues et vaporeuses formules se solidi-
fient sous sa main de Français perspicace et que
les mots ne trompent point. Là où Hegel aurait
mis une dissertation, M. Taine met une des-
1
M. TAINE 217
cription. L'anecdote soigneusement choisie
tient dans ses pages la place de la phrase abs-
traite et sans contour saisissable. Partout et
toujours c'est un effort pour installer la mé-
thode de la science. Avec quelle exaltation
presque enivrée il parle de cette science et de
l'avenir qu'elle nous prépare : «... Elle ap-
proche enfin et elle approche de Thomme. Elle
a dépassé le monde visible et palpable des
astres, des pierres, des plantes, oii dédaigneu-
sement on la confinait. C'est à l'âme qu'elle se
prend, munie des instruments exacts et per-
çants dont trois cents ans d'expérience ont
prouvé la justesse et mesuré la portée. Elle
apporte avec elle un art, une morale, une po-
litique, une religion nouvelle, et c'est notre
affaire aujourd'hui de les chercher!... » Avec
quelle confiance il assigne pour but idéal à
toute recherche « la découverte de petits faits,
bien choisis, importants, significatifs, ample-
ment circonstanciés et minutieusement no-
tés... » ! Et comme il se comprend que la gé-
nération, alors nouvelle, dont il exprimait la foi
profonde, avec des formules nettes comme un
axiome de mathématique et vibrantes comme
les strophes d'un hymne, ait reconnu en lui
i3
2lB PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
rinitiateur, l'homme qui voyait la terre pro-
mise et en racontait par avance les rajeunis-
santes, les mystérieuses délices I
III
L^AME HUMAINE ET LA SCIENCE
« C'est à rame que la science va se pren-
dre... » Ce mot contient en germe toute Tœuvre
tentée par M. Taine. Si Ton considère la quan-
tité des matières traitées, cette œuvre est mul-
tiple et variée comme la vie même; si Ton
considère la permanence immuable de Tidée
directrice, elle apparaît simple et serrée comme
un traité de géométrie. Elle se résume dans
l'application de la théorie des petits faits, et
dans rhypothèse que tous les phénomènes de la
vie intellectuelle ou volontaire ont une raison
suffisante de leur existence dans un ou plusieurs
phénomènes antécédents. En admettant que
les petits faits qui constituent le moi peuvent
être étudiés par les procédés de la méthode
expérimentale, et par conséquent que la psy-
chologie est une science, M. Taine se sépare
M. TAINE 219
de récole matérialiste, laquelle réduit toute la
portion exacte de l'étude de Tâme à un cha-
pitre de physiologie. M. Taine a vu très pro-
fondément qu'un phénomène de conscience,
une idée par exemple, est la cause d'une série
d'autres phénomènes de conscience, quelle que
soit d'ailleurs la modification physiologique
correspondatite. Par suite, quand bien même
nous ferions de l'âme une simple fonction du
cerveau, nous n'en devrions pas moins étudier
la vie intérieure en tant que vie intérieure, et du
point de vue de la pensée en tant que pensée.
Mais il se sépare aussi de la psychologie clas-
sique, telle que les Ecossais et Jouffroy l'avaient
définie, en abandonnant la méthode de la ré-
flexion personnelle et solitaire pour lui substi-
tuer celle de l'enquête universelle et de l'expé-
rience multipliée. Au regard de M. Taine, tout,
dans l'existence de l'homme, intéresse le psy-
chologue et lui fournit un document. Depuis la
façon de meubler une chambre et de servir une
table, jusqu'à la manière de prier Dieu et d'ho-
norer les morts, il n'est rien qui ne mérite
d'être examiné, commenté, interprété, car il
n'est rien où l'homme n'ait engagé quelque
chose de sou être intime. Garlyie a écrit le
220 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
Sartor resartus^ ouvrage énigmatique où il
développe une philosophie du costume et dis-
serte sur la politique et l'histoire à propos de
tabliers et de culottes. Il n'a fait qu'exagérer
jusqu'à la bouffonnerie une vérité féconde,
posée par Balzac dans la préface générale de
la Comédie Humaine^ à savoir : « que l'homme,
par une loi qui est à rechercher, tend à repré-
senter ses mœurs, sa pensée et sa vie, dans
tout ce qu'il approprie, à ses besoins... » C'est
dire du même coup qu'aucune manifestation,
si menue soit-elle, n'est absolument insigni-
fiante et négligeable. Mémoires et correspon-
dances, monographies historiques et romans
d'analyse, œuvres des artistes et travaux des
artisans, — l'investigation du savant doit dé-
pouiller tous ces dossiers des passions grandes
ou petites. Apercevez- vous l'ampleur énorme
que prend soudain l'étriquée et grêle science
des Thomas Reid et des Dugald Stewart ? Com-
prenez-vous aussi de quelle importance devient
dans cette psychologie l'hypothèse du détermi-
nisme universel que j'indiquais tout à l'heure
comme essentielle au système de M Taine?
Supposons que tout phénomène de la vie mo-
rale n'est pas déterminé par un ou plusieurs
M. TAINE 221
phénomènes antécédents; en d^autres termes,
admetton"i qu'il y ait spontanéité et liberté dans
rame, au sens usuel de ces mots : Tédifice
croule tout entier. Cest là le point attaquable
de la doctrine. Cette psj'chologie est bien cons-
tituée comme une science, mais elle repose sur :
un postulat de métaphysique.
Dans cet immense empire de la science de
Pâme, ainsi étendu à tous les faits de la nature
humaine et de la société, M. Taine a choisi
comme sujet particulier de ses études le do-
maine de la production littéraire et artistique.^
C'est un fait encore que cette production, et
capital, que le philosophe doit examiner dans
1^ plus grand nombre de ses cas et les plus
variés. La Grèce et Rome, l'Italie de la Re-
naissance, la France des trois dernier» siècles
et l'Angleterre de tous les âges, dans combien
de milieux et de moments divers l'auteur de
V Intelligence n'a-t-il pas considéré ce phéno-
mène de la formation de Toeuvre d'art ? L'his-
toire lui est apparue comme une vaste expé-
rience instituée par le hasard pour le bénéfice
du psychologue, et, grâce à elle, il a renouvelé
ou, si Ton veut, déplacé toute \à doctrine de
Tancienne critique, puis par contre -coup, les
222 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
points de vue des artistes nourris de ses théo-
ries. Un premier caractère de ce renouvelle-
ment a été la suppression complète de l'idée
de la moralité dans les œuvres d'art. Pour se
demander, en effet, comme aurait pu le faire
un La Harpe, un Gustave Planche et même
un Sainte-Beuve au moins dans ses premiers
essais, si un livre ou un tableau a une portée
morale qui mérite l'éloge ou qui commande le
blâme, il faut admettre que l'écrivain et le
peintre ont exécuté leur ouvrage par un acte
de volonté responsable, hypothèse qui con-
tredit manifestement le principe déterministe,
appliqué partout par M. Taine. Qu'il le sache
ou non, celui qui juge un produit de Tesprit
fonde son arrêt sur une théorie particulière de
l'esprit. Un livre ou un tableau était pour Ta-
depte de l'antique psychologie Teffet d'une
cause individuelle. Un analyste de Técole de
M. Taine aperçoit dans cet effet, comme dans
tout autre, l'aboutissement d'une série de causes
partielles qui, elles-mêmes, sont des eflets par
rapport à d'autres causes dominatrices, et ainsi
de suite indéfiniment. C'est la phrase du poète
stoïcien : « EUe descend depuis la prerjière
origine du monde, — la série des causes, e*
M. TAINE 223
toutes les destinées sont en souffrance, — si ta
essaies de changer quoi que ce soit... » Pour
M. Taine, comme pour Spinoza, comme pour
les panthéistes de tous les temps, la somme
entière des forces conspire à mettre au jour le ;
moindre petit fait, et derrière chacun de ces
petits faits l'imagination du songeur aperçoit
des files indéfinies d'événements. De ce royaume^
de la nécessité absolue, toute appréciation du
Bien et du xMal est bannie, — ajoutons toute
appréciation du Beau et du Laid ; ou du moins
la laideur et la beauté apparaissent sous un
angle très singulier. Le groupe de faits qui pro-
duit sur mon esprit une impression que j'éti-
quette du terme de beauté, n'est pas isolé du
groupe de faits qui produit sur ce même esprit
rimpression de laideur, puisque tout se tient
d'une façon étroite dans la vaste série des évé-
nements qui composent le monde. Mon impres-
sion seule établit la dififérence; mais, si je veux
sortir de cette impression et raisonner, je dois
convenir que je suis en présence des mêmes
forces, lesquelles ont, dans un cas, produit la
réussite, et dans l'autre Tavortement, par une
même nécessité de nature. Arrivé à ce degré de
l'analyse, je suis tout voisin de m'intéresser à
y
224 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
Tavortement aussi bien qu'à la réussite ; surtout
lorsque je découvre que chez un même auteur,
par exemple, l'avortement de certaines parties
du talent était la condition de la réussite du
reste. Gettû même imagination de la sensibilité
qui a servi d'instrument divinatoire à Michelet
dans son étude des guerres de religion devait,
à de certains moments et en présence de cer-
tains hommes, le conduire à d'étranges excès
d'injustice, et comprenant Michel-Ange et Lu-
ther comme il a fait, il ne pouvait comprendre
et n'a compris ni Montaigne ni Bonaparte.
Les qualités de son style dérivent aussi de cette
imagination et lui imposent ses défauts. A me
pénétrer de cette vérité, je suis tout près de ne
pJus admirer dans Thistorien que cette imagi-
nation toute-puissante, et comme cette puis-
sance se manifeste dans les défauts au moins
au'fant que dans les qualités, à aimer passion-
nément ces défauts nécessaires et, par suite,
précieux. L'œuvre d'art ne m'intéresse plus en
elle-même, elle est un signe des causes pro-
fondes qui l'ont amenée à la lumière. Ce sont
ces causes que j'étudie en elle, par suite c'est
l'énergie de ces causes qui m'émeut, m'étonne,
me ravit. Par suite encore, les vertus d'arran-
I
M. TAINE 225
gciijcnt, l'harmonie régulière, la parfaite déli-
catesse, la mesure souveraine auront pour moi
un attrait moindre que l'outrance et les heurts
violents. Les œuvres très équilibrées sont des v
signes aussi, mais des signes moins apparents, J
et de puissances moins déchaînées.
Examinons en effet quels auteurs M. Taine
comprend le plus vivement, et quels styles il
goûte avec la plus visible sympathie. C'est,
parmi les modernes, Michelet justement et
c'est Balzac. Au xyiii" siècle, c'est Saint-Simon.
Chez les Anglais, il admire entre tous Shakes-
peare, le douloureux Swift et Carlyle, — tous
écrivains dont la qualité maîtresse est d'être
sii^nijicatifs au plus haut point. Chez eux du
moins l'attache qui unit l'artiste à son œuvre
est toute visible, et leurs livres sont réellement
de la « psychologie vivante. » Il y a plaisir
certes, et comme une ivresse, à voir une faculté
grandir dans un cerveau jusqu'à y devenir
démesurée. Elie se dérègle, elle déborde, bri-
sant les règles de l'esthétique, s'exaspérant en
inventions de toutes sortes, recréant à nouveau
la langue, effrénée, dangereuse, incomparable!
La chétive individualité du poète s'efface et
i3.
2 26 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
laisse apparaître quelque loi grandiose de l'intel-
ligence dont la splendeur rayonne et nous ravit.
Il est probable qu'un physiologiste de grand
esprit éprouve devant des morceaux de pein-
ture une impression analogue à celle qui saisit
M. Taine devant une page de prose ou de poé-
sie. Sous les magnifiques carnations et parmi
les déploiements des nobles corps d'une toile
de Rubens, vraisemblablement ce savant aper-
çoit la mise enjeu des fonctions de la vie phy-
sique et rintelligence supérieure des lois pro-
fondes qui la gouvernent. C'est la profondeur
de ces lois et l'intensité de ces fonctions qui
l'intéressent. Il est légitime de sentir ainsi,
comme il est légitime de s'en tenir au point de
vue contraire et de considérer les œuvres d'art
non plus comme significatives^ mais comme
suggestives. Ainsi font les poètes et les amou-
reux... Une femme délicate et tendre se trouve
seule dans son salon intime, par une après-
midi voilée d'hiver. Au dehors c'est un ciel
de brouillard et de suie qui pèse sur la ville où
se déchaîne la foule brutale. Elle devine ce
ci.ely sans en rien voir, à la mélancolie qui la
gagr.e, quoique le store d'un bleu si pâle soit
baissé déjà, et tamise la lumière triste avec
M. TAINE 227
une tendresse voluptueuse. Cette lumière, d'une
demi-teinte presque surnaturelle, semble ca-
resser les objets qui entourent la jeune femme,
chers objets, muets pour les autres, mais qui
lui racontent si doucement, à elle, Thistoire
des bonheurs qu'elle n'aura pas ou qu'elle
n'aura plus. Dans leurs cadres ciselés et sur
la petite table, sur la cheminée, sur le guéri-
don, les portraits de cejx qu'elle aime sont
épars, et jurent que les êtres dont ils gardent
la ressemblance sont ailleurs, séparés de celle
qui songe à eux, par la distance, par la vie, ou
parla mort. Les meubles sur lesquels elle pro-
mène ses yeux, que noie une ombre intérieure,
donnent à la chambre comme un visage par
leur rangement familier et leur forme connue.
Nostalgique et frémissante, elle prend un re-
cueil de poésie dans le casier oii reposent ses
livres préférés. Le feu brûle paisiblement.
Abandonnée sur sa chaise longue, elle lit au
hasard, et comme elle n'a pas de signet sous
sa main, il lui arrive, quand elle s'interrompt
de sa lecture, de tirer une épingle de ses beaux
cheveux et de la glisser entre les feuillets. Le
hvre lui parle, à elle aussi, comme au philo-
sophe, mais il lui parie par évocation. Au lieu
228 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
d'apercevoir derrière les phrases la main qui
les écrivait, le corps auquel tenait cette main,
la poussée du sang dans ce corps, et aussi la
poussée des images, toutes les sourdes et pro-
fondes origines animales du talent, elle aper-
çoit le songe du poète, l'au-delà inexprimable
et mystérieux dont il a su faire comme un halo
à ses vers. Elle lit dans Lamartine ce frag-
ment divin :
Des pêcheurs un matin virent un corps de femme
Que la vague nocturne au bord avait roulé.
Même à travers la mort sa beauté touchait l'âme...
Elle lit dans le Livre de Lazare de Henri
Heine les navrantes Réminiscences : « Ce
sont surtout les larmes de la pethe Juliette qui
me fendent le cœur... », dans Sully-Prud-
homme, les idéales strophes des Vaines ten-
dresses:
Il leur faut une amie à s'attendrir facile...
Derrière les pages vaguement teintées du
cher livre, devine-t-elle, comme M. Taine,
« un homme ayant fait ses classes et voyagé,
avec un habit noir et des gants, bien vu des
dames et faisant le soir cinquante saluts et
M. TAINE 229
une vingtaine de bons mots dan?, le monde, li-
sant les journaux le matin, ordinairement logé
à un second étage, point trop gai parce qu'il a
des nerfs, surtout parce que, dans cette épaisse
démocratie où nous nous étouffons, le discré-
dit des dignités officielles a exagéré ses pré-
tentions en se rehaussant son importance, et
que la finesse de ses sensations habituelles lui
donne quelque envie de se croire Dieu...? » Il
est possible que ce soit là comme l'impur et
fécond terreau de la belle fleur, et que cette
poésie, raffinée jusqu'à en être poignante, soit
l'effet visible de ces causes cachées. Mais, préci-
sément, ces stances délicieuses, pour la jeune
femme qui s'en grise le cœur par cette ensor-
celante après-midi du jour voilé d'hiver, ne
soTit pas un effet. Elles sont une cause. Les
conditions où elles ont été produites lui impor-
tent peu. Elle ne se soucie pas de la cornue où
s'est distillé le philtre magique, pourvu que
cette magie opère et que la lecture se résolve
en une exaltation exquise et tremblante. L'in-
térêt pour elle ne réside plus dans le fonction-
nement des lois immuables de la psychologie ;
il est tout entier dans le charme des visions que
le livre suggère, ou douces ou tristes, toujours
230 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
personnelles. . . Qui ne comprend que deux théo-
ries d'art très différentes sont enveloppées
dans ces deux sensibilités contradictoires ?
Celle dont M. Taine s'est fait le champion a
eu cette supériorité, d'abord d'être soutenue
par lui avec un luxe prodigieux d'exemples,
une logique invincible, une chaleureuse élo-
quence, puis de correspondre à un des besoins
profonds de l'époque. Une seule de ces raisons
aurait suffi pour qu'elle fît école.
Il est remarquable que la théorie de
Taine se retrouve au fond d'un grand nom-
bre d'œuvres de nos artistes contemporains,
parfois codifiée et nettement affirmée, d'autres
fois voilée et comme fondue. Et il faut bien
que cette théorie s'accorde de tous points avec
quelque intime besoin de ce temps, puisque les
œuvres animées et soutenues par elle s'impo-
sent à la vogue d'une façon quasi miraculeuse.
L'esthétique des écrivains dits naturalistes est-
elle autre chose que la mise en œuvre de la
maxime professée par M. Taine, à savoir que
la valeur d'un ouvrage littéraire se mesure à
ce qu'il porte en lui de documents significatifs,
— documents humains, disent les chefs du
t\ groupe. Pour les adeptes de cette école, qui se
M. TAINE
2?I
sont plus particulièrement appliqués au genre
romanesque à cause que la souplesse de ce
genre se prête mieux à tous les essais, le talent
d'écrire se réduit à donner le plus grand nom-
bre de notes exactes sur l'homme et sur la so-
ciété. Si donc, au lieu de présenter ces notes
bout à bout et toutes brutes, ils combinent des
intrigues, posent des personnages, spécialisent
des milieux, c'est encore en vue de Texactitude.
Ainsi reliées les unes aux autres, les notes s^é-
clairent. La complexité du roman s'ingénie à
égaler la complexité de la vie. Elle y réussit,
et rhistorien des mœurs du xix® siècle trou-
vera le travail tout préparé, s'il cherche à sa-
voir comment les personnes du peuple et de la
bourgeoisie se nourrissent et s'habillent, se lo-
gent, se marient, conçoivent le plaisir, suppor-
tent la peine. Jamais catalogue ne fut mieux
dressé des espèces sociales et de leurs habitu-
des, au moins les extérieures. De proche en
proche, ce souci de doubler la soie brillante
de l'imagination avec l'étoffe solide de la
science gagne et triomphe. La critique a pres-
que irréparablement abandonné la discussion
des œuvres considérées en elles-mêmes, pour
s'attacher aux conditions seules des œuvres; et
232 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
c^est ainsi que les articles d'études et de por-
traits foisonnent d'anecdotes, que tout homme
de lettres écrit plus ou moins ses mémoires,
bref, que le reportage a conquis son droit de
cité dans Thistoire de la littérature. La poésie
elle-même se fait psychologique et, comme les
jeunes gens le proclament, Parisienne et mo-
derne. Visitez une exposition de peintres indé-
pendants, vous constaterez que ce mouvement
déborde Fart d'écrire, et qu'avec leurs toiles et
leurs couleurs les révolutionnaires du pinceau
s'efforcent aussi de donner sur leur génération
des renseignements précis et circonstanciés.
Celui-ci analyse avec une minutie d'anato-
miste la petite déformation musculaire que
rhabitude du métier imprime au cou de pied
d'une danseuse où à Tépaule d'une repasseuse.
Celui-là montre, avec une recherche de moyens
très neuve, le lavage du tempérament et de
l'âme que le plaisir parisien inflige à ses for-
çats. Le portrait d'une danseuse par M. Degas,
l'étude d'un couloir des Folies-Bergère par
M. Forain, révèlent sous une forme très inat-
tendue la profondeur de pénétration avec la-
quelle les méthodes scientifiques s'infiltrent
dans notre pensée. Comme une immense en-
M. TAINE 2^^
quête est instituée sur l'âme humaine, qui va
furetant, s'ingéniant, s'exagérant ici, ailleurs
s'affinant, et préoccupée surtout d'exécuter
le programme formulé d'un bout à l'autre de
ses livres par M. Taine, à savoir un dénom-
brement de plus en plus ample et circonstan-
cié des petits faits dont le woihumain est com-
posé.
Il serait vain de déplorer ce triomphe des
procédés de l'art significatif sur les procédés
de Part évocateur, car ce triomphe est la con-
séquence inévitable de la modification essen-
tielle que la science produit à cette heure dans
tout l'entendement humain, par suite dans
la sensibilité. Il est permis de mesurer dès au-
jourd'hui la portée de cette application des
méthodes scientifiques à toutes les choses de
l'âme. Nous avons deux moyens pour faire
cette mesure : d'abord, les faits accomplis, qui
déjà sont assez définitifs pour permettre une
conclusion; puis l'analyse du principe même
et de la théorie qui considère toute notre vie
personnelle comme un résultat de causes
étrangères. Nous constatons ainsi que le pessi-
misme le plus découragé est le dernier mot de
cette littérature d'enquête. De plus en plus au
2 54 PSYCHOLOGIE CONTEMPOR-AINE
cours des romans qui se relèvent de cette doc-
trine, la nature humaine est montrée misé-
rable, dans ses dépressions sous le poids des
circonstances trop accablantes, dans ses im-
puissances contre les forces trop écrasantes.
Et le pessimisme n'est-il pas le dernier mot
aussi de l'œuvre tout entière de M. Taine?
Est-il besoin de rappeler les innombrables pas-
sages où se trahit, chez le psychologue victime
, de sa propre méthode, le découragement 3U-
1/ prême et Firrémissible maladie du cœur? Faut-
il citer ce morceau funèbre du Voyage en
Italie^ où devant les chefs-d'œuvre des siècles
anciens, il s'écrie douloureusement: « Que de
ruines et quel cimetière que l'histoire!... » et
où il compare l'humanité à la Niobé de Flo-
rence, dont les fils agonisent sous les coups du
Sagittaire : « Froide et 'fixe, elle se redresse,
sans espérance, et, les yeux fixés au ciel, elle
contemple avec admiration et avec horreur le
nimbe éblouissant et mortuaire, les bras ten-
dus, les flèches inévitables et l'implacable séré-
nité des Dieux.., »? Doit-on mentionner le pas-
sage très connu où il affirme que la « raison et la
santé sont des accidents heureux » , et cet autre
où il déclare que « le meilleur fruit de la
M. TAINE 2^5
science est la résignation froide, qui, pacifiant
et préparant l'âme, réduit la souffrance à la
douleur du corps... »? C'est qu'aussi bien la
définition même de la doctrine enveloppait le
germe du nihilisme le plus sombre et le plus in-
guérissable. Si tout dans notre personne n'est
qu'aboutissement et que résultat, si notre façon
ou tendre ou amère de goûter la vie n'est que
le produit de la série indéfinie des causes, com-
ment ne pas sentir le néant de ce que nous som-
mes par rapport aux gigantesques, aux déme-
surées puissances qui nous supportent et nous
écrasent avec le même épouvantable mutisme?
Où donc trouver pour leur résister, à ces ter-
ribles puissances, u ne autre arme que le renon-
cement absolu et que le wtrriwades sages de
rinde? Quand Pascal constatait avec un trem-
blement passionné de tout son être qu'une
goutte d'eau suffit à nous tuer et que nous som-
mes à la merci de ce stupide univers qui nous
emprisonne, il se relevait aussitôt, et toute no-
tre espèce avec lui, en opposant l'ordre de l'es-
prit et Tordre du cœur à cet univers aveugle et
impassible qui peut nous broyer, mais qui ne
peut que cela. Hélas ! où donc prendre cet or-
dre du cœur, où cet ordre de Tesprit, si même
256 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
nos sentiments et nos pensées sont des produits
de cet univers, si notre moi nous échappe pres-
que à nous-mêmes, sans cesse envahi par les
ténèbres de l'inconscience, sans cesse à la veille
de sombrer d^un naufrage irréparable dans les
flux et les reflux de la morne et silencieuse
marée des phénomènes dont il est un flot?...
Ah! pas même un flot, mais un des impercepti-
bles atomes de la poussière d'écume que le vent
disperse à travers le vide infini! Parlant des
révoltes du cœur et après avoir montré que
l'imperfection humaine est dans Tordre,
comme Tirrégularité foncière des facettes dans
un cristal, M. Taine demande: « Qui s'indi-
gnera contre cette géométrie ?» — Lui-même
tout le premier ! Seulement, son indignation
se dompte avec orgueil. Un sourd et obscur
gémissement la trahit à peine. Mais ce gémis-
sement fait comme une basse profonde à
l'hymne extatique entonné en Thonneur de la
science. Que c^est bien là Thomme de notre
temps, chez lequel la sensibilité héréditaire ré-
clame une solution humaine de la vie humaine,
une transcription mystique et surnaturelle de
nos actes passagers, un monde éternel et im-
muable derrière ce chaos d'apparences fugi-
M. TAINE 257
tives, un Dieu paternel au cœur de la nature,
tandis que Timplacable analyse lui décompose
même ces douleurs, mêmes ces révoltes, pour
lui en étaler les éléments constitutifs et néces-
saires! État intolérable, au bout duquel se
trouve ou la renonciation aux plus nobles, aux
plus sublimes exigences de Tâme, ou bien l'a-
veu que la science ne peut pas atteindre Tar-
rière-fonds immortellement nostalgique du
cœur. Mais cet aveu-là, c'est la porte ouverte
sur le mysticisme, c'est la déclaration qu'il est
des vérités intuitives que l'analyse ne saurait
donner, — et notre pensée ne veut pas con-
sentir cette abdication 1
IV
THÉORIES POLITIQUES
Si M. Taine a eu ses heures de pessimisme,
et douloureusement éloquentes, c'a donc été
malgré lui et sans rien perdre de sa foi pro-
fonde à la science. Avec son entière bonne foi,
il a recotinu la morne tristesse de ses impres-
sions personnelles devant Tunivers géométrique
2^8 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
et taciturne que cette science nous montre. Il
n'a pas essayé davantage de nier qu'une conta-
gion de désespérance gagne le siècle. Mais il
s'est appliqué à montrer que cette désespé-
rance provient uniquement d'une disposition
personnelle de notre esprit, et non pas des
conclusions nécessaires de la science. A ses
yeux, le pessimisme et l'optimisme sont deux
manières de voir les choses, également légi-
times, mais également inexactes, qui attestent
seulement un tour particulier de l'âme qui s'y
abandonne. Il va plus loin. Non content de
justifier la science d'avoir enfanté le mai du
siècle, il attend d'elle un rem.ède contre ce mal.
Vague et incertaine attente, et dont je crois,
pour ma part, qu'elle sera déçue, car l'anti-
nomie de la science et de la vie morale est
vraisemblablement irréductible. N'importe ! Il
est généreux de s'efforcer de la résoudre, car il
y va du salut d'un des deux héritages sécu-
laires de notre pauvre humanité. M. Taine a
travaillé dans ce sens. Non qu'il ait composé
un traité spécial sur ce sujet; mais de cinquante
passages de ses œuvres une conception morale
se dégage, tantôt exposée nettement, comme
dans les dernières pages de l'étude sur lord
M. TAINE 239
Byron, tantôt manifestée par un goût pas-
sionné pour l'équilibre de la parfaite santé,
comme dans les leçons qu'il a consacrées à la
sculpture grecque, comme dans les notes sur
TAngleterre, et comme dans l'avant-dernier
chapitre de h Philosophie de l'art sur le degré
de bienfaisance de tel ou tel Idéal. Cette con-
ception n'est pas différente de celle qui se re-
trouve au fond du Stoïcisme et du Spinozisme,
— doctrines appuyées comme celles de M. Taine
sur rhypothèse de Tunité absolue de l'Univers.
€ Sois en harmonie avec le cosmos, » disait
Marc-Aurèle, et l'auteur de V Éthique : « Le
sage est celui qui participe par sa pensée à
réternelle nécessité de la nature. Celui-là, en
un certain sens, ne cesse jamais d'être, et seul
il possède le véritable repos de tout le cœur.. . »
Et Gœthe lui-même, le chef triomphant de
cette école : « Tâche de te comprendre et de
comprendre les choses... » Certes notre ché-
tive personnalité n'est qu'une infime portion
de l'infini concert de la nature, mais au lieu
de nous en lamenter, pourquoi ne pas nous en
réjouir, capables que nous sommes de nous
associer à cet infini concert et de nous sentir
devenus un des membres vivants du corps im-
240 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
mortel de la Divinité ? Il suffit pour cela de
suivre à la lettre une maxime dont le sens
commun a proclamé depuis longtemps Texcel-
lence, et de conformer nos désirs à Tordre des
i choses, au lieu de lutter contre Tordre inévi-
table des choses pour l'assujettir à nos désirs.
Maxime apaisante, car elle nous prépare à sup-
porter la douleur avec la consolation de la loi
obéie, — maxime fortifiante, car elle nous en-
seigne à tourner au profit de notre développe-
ment toutes les circonstances qui nous entou-
rent. La seule vertu de èétte maxime a soutenu
Gœthe dans le grand œuvre de sa merveilleuse
culture, comme jadis elle avait soutenu les cités
grecques dans le déploiement rythmique de
leur libre activité. La portée de cette maxime
passe en effet les destinées privées, et sa va-
leur, encore aléatoire en face des hasards de la
vie individuelle, devient presque absolue, une
fois appliquée à la vie des sociétés. C'est du
moins ce que pense M. Taine, et il est arrivé
ainsi à concevoir une morale politique greffée
sur sa conception scientifique de Thomme et de
TUnivers. Précisément cette morale politique
s*est trouvée en conflit avec les idées de la Ré-
volution de 17^)9 tout autant qu'avec les prin-
M. TAINE 241
cîpes de TAncien Régime, si bien que Tauteur
di:sOrtgmes delà France contempoi^ahie pré-
sente ce spectacle inattendu d'un philosophe
également hostile aux deux partis qui se dispu-.
tent la domination du pays. L'entière bonne
foi a de ces aventures qui la rendent dange-
reuse à l'esprit qui la pratique, et souvent inin-
telligible à ceux qui n'entrent pas dans le secret
du petit travail intérieur de cet esprit.
Il me semble que la morale politique de
M. Taine, formulée dans ce qu'elle a de plus
général, se ramène simplement à considérer un
Etat comme un organisme. De même que la
force et la santé personnelles s'obtiennent par
une obéissance consciente ou inconsciente aux
lois de l'organisme physiologique, de même la
force et la santé publiques s'obtiennent par une
obéissance consciente ou inconsciente aux lois
de ce que Ton peut appeler l'organisme social.
Des conditions de toutes sorte, inévitables et
irréparables, ont produit cet organisme. La
race y a contribué, puis le milieu, puis la série I
des circonstances historiques. Tel qu'il est, ou
bon ou mauvais, ou admirable ou détestable,
cet organisme fonctionne comme il existe, par
une nécessité invincible. La sagesse, d'après
242 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
la philosophie dont j'ai indiqué plus haut le
principe, réside dans Tacceptation de cette né-
cessité. Admettre toutes les conditions de l'or-
ganisme social dont nous faisons partie, les
admettre et nous y soumettre, tel est le com-
mencement du progrès, car on n'améliore sa
propre position qu'en la subissant et la com-
prenant. C'est le vieux mot de Bacon : Nemo
naturœ nisi parendo imperat.:, appliqué au
gouvernement des peuples. Respecter donc, non
seulement les principes, mais les préjugés de sa
race. « car le préjugé héréditaire est une raison
qui s'ignore »*, conserver non seulement les
institutions utiles, mais celles mêmes qui sont
probablement abusives, parce qu'elles sont des
parties vivantes d'un corps vivant; ne prendre
comme mesure des intérêts de l'Etat ni les exi-
gences logiques de notre entendement, ni les
nobles besoins de notre cœur, parce que ni
notre esprit ni notre cœur ne sont la règle de
la réalité ; procéder en un mot vis-à-vis de la
société comme un médecin vis-à-vis d'une per-
sonne malade, avec la lente et timide prudence
que donne la conviction de l'infinie complexité
des fonctions; voilà, en dehors des applica-
tions pratiques, l'esprit de la politique telle
TAINE 24J
— . ,
que la prescrirait M. Taine, telle qu'il la pres-
crit dans les morceaux où de simple narrateur
il se fait juge, comme celui-ci que je détache de
son second volume sur les Origines de la France
contemporaine : « S'il est au monde une œuvre
difficile à faire, c'est une constitution, surtout
une constitution complète. Remplacer les vieux
cadres dans lesquels vivait une grande nation
par des cadres différents, appropriés et dura-
bles, appliquer un moule de cent mille com-
partiments sur la vie de vingt-six millions
d'hommes, le construire si harmonieusement,
Tadapter si bien, si à propos, avec une si exacte
appréciation de leurs besoins et de leurs fa-
cultés qu'ils y entrent d'eux-mêmes, pour s'y
mouvoir sans heurts, et que tout de suite leur
action improvisée ait l'aisance d'une routine
ancienne, une pareille entreprise est prodi-
gieuse et probablement au-dessus de Tesprit
humain... » Mieux vaut donc renoncer à cette
entreprise et s'en tenir, pour faire prospérer
une machine aussi délicate à manier qu'un
État, aux deux grands procédés de toute modi-
fication : le temps d'abord, c'est-à-dire Théré- \
dite; Fart ensuite, c'est-à-dire la spécialité. » j
Vraisemblablement M. Taine a pris l'admira-
244 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
tion du premier de ces procédés en Angleterre
et du second en Allemagne. J'imagine que s'il
rédigeait, comme son maître Spinoza, un traité
de politique, il commencerait par eux et con-
clurait de même.
Si l'on veut maintenant se rappeler les théo-
ries de gouvernement au nom desquelles s'est
faite la Révolution de 1789, on n'aura pas de
peine à constater qu'elles dérivent d'un Idéal
rationnel tout différent du principe historique
et positiviste sur lequel M, Taine s'est appuyé.
M. Taine, comme tous les philosophes qui
voient dans l'Etat un organisme, doit consi-
dérer et considère l'inégalité comme une loi
essentielle de la société. La Révolution avait
pour premier axiome que, sous un certain
point de vue, tous les hommes sont égaux.
Comme nous venons de le voir, une constitu-
tion est pour M. Taine une œuvre à posteriori,
construite par l'expérience, qui doit constater
les coutumes et non les créer, enregistrer et
régulariser, non défaire. C'a été le suprême
acte de foi de la Révolution de proclamer la
souveraineté créatrice de la Raison. Puis, la
Révolution admet que tout citoyen est propre
à tout. Souvenez-vous de Téloquent passage
M. TAINE 245
OÙ Michelet développe, lui aussi, cette thèse à
laquelle les sélections des grandes guerres n'ont 7
pas donné tort, au moins pour un temps, et
comparez l'opinion que M. Taine professe à
l'égard des spécialistes. La Révolution pose
encore, avec Fauteur de VEmile^ cette idée que
l'homme est naturellement raisonnable et bon;
c'est la société mal faite qui le rend mauvais.
M. Taine, pareil à tous ceux qui croient aux
obscures origines animales de l'homme, est
persuadé qu'une bête féroce mal endormie peut
se réveiller dans chacun de nous. « L'homme
est un carnassier, dit il quelque part, il l'est
par nature et par structure, et jamais la nature
ni la structure ne laissent effacer ce premier
pli. Il a des canines comme le chien et le re-
nard, et, comme le chien et le renard, il les
a enfoncées dès l'origine dans la chair d'au-
trui. Ses descendants se sont égorgés avec
des couteaux de pierre pour un morceau
de poisson cru. A présent encore, il n'est
pas transformé, il n'est qu'adouci. La guerre
règne comme autrefois , seulement elle est
limitée et partielle... » Décréterez vous la
royauté du peuple si vous le voyez composé
de la sorte? Enfin la Révolution, comme son
14.
246 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
nom l'indique, a été révolutiom.aire. Elle a
commencé par faire place nette. Elle a eu la
méthode de son principe. Principe et méthode
devaient répugner au philosophe de révolution
lente, et, de fait, rien dans le mouvement de
1 789 n'a trouvé grâce devant sa critique aiguë,
excepté la guerre contre l'étranger ; et le motif
qu'il donne de son admiration pour les soldats
de cette héroïque époque mérite d'être noté,
car il montre bien comment le philosophe est
demeuré jusqu'au bout conséquent avec lui-
même : « Ils ont été, dit-il, ramenés au sens
commun par la présence du danger, ils ont
compris l'inégalité des talents et la nécessité
de Tobéissance,.. »
M. Taine professe donc une antipathie in-
vincible pour les œuvres et les hommes de la
Révolution, et en cela il est logique. Il ne Test
pas moins en professant la même antipathie
pour les hommes et les œuvres de TAncien
Régime. Car si la Révolution s'est faite à ren-
contre de toutes les idées de sa doctrine poli-
tique, l'Ancien Régime n'était pas davantage
conforme à ces idées. Et d'abord, persuadé
comme il l'est de la nécessité inéluctable qui
rattache tout phénomène à ses antécédents, il
M. TAINE 247
ne peut pas distinguer, comme le fait l'opinion
commune, et opposer cet Ancien Régime à la
Révolution. Il voit dans le premier de ces deux
faits la cause directe et séculaire du second.
« Ils sont, affirme-t-il quelque part à propos
des Jacobins, les successeurs et les exécuteurs
de l'Ancien Régime, et quand on regarde la
façon dont celui-ci les a engendrés, couvés,
nourris, intronisés, provoqués, on ne peut
s'empêcher de considérer son histoire comme
un long suicide... » Et là-dessus, dans un cha-
pitre d'une condensation extrême, il montre
comment les règles maîtresses de la santé poli-
tique ont été violées, les unes après les autres.
Lui qui définit l'État un organisme, c'est-à-dire
un assemblage de centres locaux, tous actifs
et progressifs, il ne peut que répugner à la mo-
narchie unitaire et absolutiste de Louis XIV
qui, concentrant tous les pouvoirs dans la main
du roi et toutes les forces vives de la nation
dans la cour, a tari l'existence provinciale.
Partisan de la spécialité intelligente, il ne peut
que déplorer la conduite de l'aristocratie fran-
çaise et du clergé, qui n'ont pas su comprendre
les obligations de leurs privilèges et ga.der la
primauté du talent comme ils avaient la pri-
248 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
^ mauté du titre et du rang. L'Ancien Régime,
en exagérant par la vie de cour l'importance
des qualités de finesse et d'agrément, a petit à
petit développé, puis porté à son plus intense
degré ce que M. Taine appelle l'esprit clas-
sique, c'est-à-dire qu'à l'étude directe de la
réalité Tidéologie s'est substituée, et à la mé-
thode expérimentale les procédés de la raison
abstraite et mathématique. Enfin M. Taine
appartient à une école qui professe trop nette-
ment le culte des faits accomplis pour ne pas
juger comme vains tous les efforts que pour-
raient tenter vers le passé les apôtres de la
réaction. Bienfaisante ou malfaisante, la Révo-
lution a eu lieu, et la sagesse consiste à compter
avec elle comme avec un de ces faits accomplis.
Relisez maintenant la préface de 1875 que
rhistorien a mise à la tête de son grand ou-
vrage sur les Origines de la Finance contem-
poraine^ et vous apercevrez les raisons pro-
fondes de l'étrange solitude d'opinion où il s'est
placé, — solitude qui lui attire aujourd'hui les
reproches des républicains, comme elle lui at-
tirait les anathèmes de l'évêque d'Orléans :
« En 1849, ayant vingt et un ans, j'étais élec-
teur et fort embarrassé \ car j'avais à nommer
M. TAINE 249
quinze ou vingt députés, et de plus, selon
l'usage français, je devais non seulement choisir
des hommes, mais opter entre des théories.
On me proposait d'être royaliste ou républi-
cain, démocrate ou conservateur, socialiste ou
bonapartiste. Je n'étais rien de tout cela, ni
même rien du tout... > Et depuis il n'a pas
choisi davantage. Il était alors, il est aujour-
d'hui un philosophe parfaitement insoucieux
de Faction, et qui se préoccupe seulement de
la logique et de la sincérité de sa pensée, en
politique comme ailleurs.
Trois questions peuvent être posées à Toc-
casion de l'Histoire des origines de la Finance
contemporaine. JLa première intéresse les his-
toriens. Que vaut la méthode, que valent les
textes, que vaut la critique de Fauteur? La se-
conde intéresse les politiciens. Quelle est la
portée exacte des théories, leur excellence ou
leur insuffisance ? — Le titre même de cet ou-
vrage me permet de répondre seulement à la
troisième, qui intéresse le psychologue. Gom-
ment M. Taine est-il arrivé à produire une
sorte de volte-face dans l'opinion de beaucoup
de ses anciens admirateurs? J'ai essayé de
2^0 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
montrer Tentière unité du développement de
ce sombre mais puissant esprit. 11 représente,
avec une intensité singulière, la religion de
la science propre à la seconde moitié du
XIX® siècle français. A cette religion, il a tout
sacrifié, depuis les plus sublimes désirs du
cœur jusqu'aux plus légitimes désirs de popu-
larité. Il semble avoir tracé d'avance son por-
trait lorsqu'il a peint le M. Paul des Philoso-
phes classiques ^ « Suivre sa vocation, cher-
cher dans le grand champ du travail l'endroit
où on peut être le plus utile, creuser son sillon
ou sa fosse, voilà selon lui la grande affaire^
le reste est indifférent...» — Mais comment
creuser ce profond et large sillon sans couper
sur leur pied beaucoup de Heurs ?
)
STENDHAL (HENRY BEYLE)
STENDHAL (HENRI BEYLE)
m cette série d'études consacrées à certains cas
ft singuliers de psychologie contemporaine, j'ar-
P rive à parler d'un écrivain mort au mois de
mars 1842 et qui eut ses vingt ans sous le Con-
sulat. Si Ton s'en rapporte aux dates, Ténig-
matique personnage qui signa du pseudonyme
de Stendhal deux des chefs-d'œuvre du roman
français, et se fit appeler Arrigo Beyle^ Mila-
nese^ sur la pierre de son tombeau, appartient
à une époque littéraire bien éloignée de la
nôtre. Mais un tour d'esprit très original, et
rendu plus original par une éducation très per-
sonnelle, voulut que ce soldat de Napoléon
traversât son époque littéraire comme on tra-
2 54 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
verse un pays étranger dont on ne sait pas la
langue, — sans être compris. Il écrivit beau-
coup et ne fut guère lu. Même les rares amis
q li le connurent et qui l'apprécièrent n'espé-
raient point pour lui cette gloire posthume,
laquelle va grandissant de telle sorte que nous
disons couramment à l'heure présente : Balzac
et Stendhal, comme nous disons Hugo et La-
martine, Ingres et Delacroix. Il y a une raison
à ce fanatisme — car Heni'i Beyle a ses fana-
tiques — de 1882, comme il y eut une raison
au dénigrement, ou plutôt à Pindifférence, qui
accueillit les publications du romancier de
^ i83o. Cet homme de lettres, qui fut aussi un
■ homme de caserne et un homme de chancel-
, lerie, eut le dangereux privilège de s'inventer
l des sentiments sans analogue et de les raconter
dans un style sans tradition. Les sentiments
ne furent point partagés, et le style ne fut point
goûté. Il avait donné lui-même la raison de
cet insuccès, le jour où il formula cette vérité
, profonde que, de confrère à confrère, les éloges
sont des certificats de ressemblance. Mais n'en
est-il pas ainsi de ces milliers d'éloges ano-
nymes qui vont du public à Técrivain, et se
résument dans Tapplaudissement passager de
STENDHAL (HENRI BEYLE) 2$$
la vogue, ou racclamation durable de la gloire?
Henri Beyle était, vis-à-vis de ses contempo-
rains, comme le Julien Sorcl de Rouge et Noir
vis-à-vis des séminaristes, ses compagnons :
« Il ne pouvait plaire, il était trop différent... » |
Tout au contraire, il se trouve ressembler, par
quelques-unes des dispositions habituelles de
son âme, à beaucoup de nos contemporains à
nous, qui reconnaissent dans l'auteur des Mé-
moires d'un Touriste et de la Chartreuse de^
Paterne comme une épreuve avant la lettre de
plusieurs traits de la sensibilité îa plus moderne. |1 ^^
Beyle disait, avec un flair surprenant de sa
destinée d'artiste : « Je serai compris vers
1880. » Il y a quarante ans, cette phrase cho-
quait comme une outrecuidance; aujourd'hui,
elle étonne comme une prophétie. Expliquer
pourquoi cette prophétie ne s'est pas trompée,
et pourquoi nous aimons d'un amour particu-
lier ce méconnu d'hier, ne sera-ce pas expli-
quer par quelles nuances nous différons de nos
prédécesseurs? Qui peut affirmer que dans
quarante autres années, ce même Stendhal et
ses fervents ne seront pas enveloppés d'un pro-
fond oubli par une nouvelle génération, qui
goûtera la vie avec des saveurs nouvelles? Ce
256 PSYCHOLOGIE CONTEMPORA.INR
point d'interrogation doit hanter souvent ia
pensée de ceux qui font profession de peindre
leur rêve du monde « avec du noir sur du
blanc ». Car la grande incertitude de la re-
nommée littéraire a ceci de bon qu'elle nous
guérit des inutiles ambitions d'immortalité et
nous amène à ne plus écrire, comme Stendhal
lui-même, que pour nous faire plaisir, à nous-
mêmes et à ceux de notre race. — Mais com-
ment toucher les autres, et à quoi bon ?...
L HOMME
Deux amis, d'inégale intelligence mais d'une
égale affection, ont tracé d'Henri Beyle des
portraits qui se complètent heureusement l'un
l'autre. Le plus connu est celui que Mérimée
fit courir sous le manteau et qu'il étiqueta de
ce titre clandestin : « H, B., par l'un des Qua-
rante. » On retrouvera cette étude d'après na-
ture en tête de Tédition actuelle de la Corres-
pondance de Stendhal, mais signée, cette fois,
en toutes lettres, et débarrassée de plusieurs
STENDHAL (HENRI BEYLE) 2)7
traits un peu vifs. L'autre portrait, placé au-
jourd'hui dans le même volume que Tétrange
roman dî'Armance^ est dû à un camarade d'en-
fance de Beyle, son exécuteur testamentaire, le
Dauphinois R. Colomb. Il porte en épigraphe
cette phrase, tirée des papiers du mort :
« Qu'ai-je été? Que suis-je? En vérité, je serais
bien embarrassé de le dire... » La notice de
Mérimée fixe quelques détails de la physio-
nomie virile de Beyle, celle de Colomb marque
quelques lignes de sa physionomie adoles-
cente. Ni Tune ni l'autre ne valent, pour nous
introduire à fond dans cette .âme compliquée
d'artiste et de diplomate, de philosophe et d'of-
ficier, les livres mêmes du Maître, ceux-là sur-
tout comme la Correspondance^ comme le
journal de son premier voyage en Italie :
Rome^ Naples et Florence, et comme ces Mé-
moires cTiin Touriste^ résidu de ses nom-
breux voyages en France, où l'homme s'aban-
donne et cause tout uniment. Les mots se
succèdent. Les idées jaillissent. Vingt anecdotes
se croisent. L'accent du conteur est si fidèle-
ment noté que l'oreille entend une voix qui
darde les phrases brèves et fines. Ainsi parlait
Beyle lorsque, dans ses soirs de mélancolie, il
258 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
se grisait de son propre esprit « pour mettre
des événements entre son malheur et lui », —
ou dans ses soirs de gaieté un peu folle, quand
il jouait à la raquette avec un partner de con-
versation, au milieu de cette atmosphère sociale
qui l'enchantait : « Un salon de huit à dix per-
sonnes aimables, où le bavardage est gai,
anecdotique, et où l'on prend du punch léger
à minuit et demi... » Dans un fragment ina-
chevé, il s'est dépeint sous le nom de Roizard
en une ligne saisissante : « Lorsqu'il n'avait
ipas d'émotion, il était sans esprit. » Et c'est
bien cet esprit, en effet, toujours teinté d'émo-
tion, — cet esprit qui est une façon de sentir
plus encore qu'il n'est une façon de penser, —
cet esprit, amusé à la fois et passionné, cu-
rieux et mobile, vivant surtout, et personnel
comme la vie même, qui court à travers ces
pages sans correction, écrites^ comme au bi-
vouac, sur le coin du genou. Mais quelle cor-
rection savante a ce charme de naturel, cette
fraîcheur de pensée saisie comme à sa source?
A lire et à relire ces involontaires confidences
d'un écrivain qui croit ne noter que des théo-
ries, et qui révèle son cœur et ses nerfs à chaque
minute, toutes les influences qui ont façonné ce
STENDHAL (hENRI BEYLE) 259
génie singulier deviennent visibles. Cest la
chair et c'est les muscles qui apparaissent
sur le squelette des faits matériels de cette
existence, aussi colorée que psychologique.
L'homme ressuscite au regard de l'imagina-
tion qui songe et, avec lui, les trois ou quatre
grandes causes qui Tont amené à représenter
prématurément quelques-unes de nos manières
de jouir et de souffrir, bien qu'il y ait, entre
lui et nous, ce vaste cimetière de deux généra-
tions mortes.
Cest donc une causerie que ces livres, et
cette causerie est celle d'un artiste dont la sen-
sibilité, merveilleusement agile, s'émeut à l'oc-
casion d'innombrables objets. Mais sous l'ar-
tiste il y a un philosophe, et même le philoso-
phe domine sans cesse. La faculté souveraine
de cette pensée en mouvement réside dans
l'invention d'idées générales; et ce plaisir de
ramasser en une formule une collection de
menus faits est tellement vif pour cet esprit
ardent, qu'il lui sacrifie tout : jolis effets de
mots, belles images, musique des périodes.
Gomme il arrive aux intelligences de cet ordre,
les idées générales mêmes lui paraissent bien-
tôt trop particulières; elles se subordonnent à
200 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
de plus générales ; un système se dégage, dont
les qualités et les défauts expliquent la puis-
sance et les insuffisances des analyses qu'il a
commandées. Beyle n'est pas seulement un
philosophe, c'est un philosophe de Técole de
Condillac, d'Helvétius et de leur continuateur,
Destutt de Tracy. Il a subi, jusque dans les
moelles, l'influence du sensualisme idéologue,
qui est celui de ces théoriciens. Avec eux, il
attribue à la sensation l'origine de toute notre
pensée. Avec eux, il résout dans le plaisir tous
nos mobiles d'action et tous nos motifs. Pous-
sant ses premiers principes jusqu'à leur ex-
trême conséquence, il considère que le tempé^
rament et le milieu font tout Fhomme. Sa mé-
taphysique sommaire le rend implacable pour
toutes les inventions de l'Idéalisme allemand,
comme elle le rend féroce sur l'article de la
religion. « Le papisme, disait-il souvent, est
la source de tous les crimes. » Il est athée à
la manière d'André Chénier, jusqu'au délice.
On connaît sa phrase célèbre : « La seule
chose qui excuse Dieu, c'est qu'il n'existe pas. »
11 est matérialiste, jusqu'à l'héroïsme: « Je
viens de me colleter avec le néant, écrit-il
après sa première attaque d'apoplexie; c'f;st
STENDHAL (HENRI BEYLE) 26 1
le passage qui est désagréable, et cette horreur
provient de toutes les niaiseries qu'on nous a
mises dans la tête à trois ans. » Il ne se conten-
tait pas de penser ainsi pour son propre
compte, il faisait des élèves. Il endoctrina
Jacquemont, il prêcha Mérimée, auquel il
reprochait « le manque d'avoir lu Montesquieu,
Helvétius et de Tracy ». Ni la faveur du pu-
blic pour les Écossais et Jouffroy, pour Thégé-
lianisme et Cousin, ni le renouveau de piété
poétique qui signala le romantisme naissant,
n'entamèrent cette première foi philosophique
qui, de sa pensée, descendit dans son style.
Les condillaciens définissaient la langue une
algèbre, et Beyle écrivit, en effet comme un
algébriste. Les critiques lui ont reproché de
négliger sa forme. C'est à peu près comme si
on reprochait à un mathématicien les abrévia-
tions de ses polynômes. Pour justifier sa ma-
nière d'écrire, Beyle disait: « Souvent je réflé-
chis un quart d'heure pour placer un adjectif
après un substantif... » Il était de bonne foi, et
il ajoutait que les raisons de cette place de
l'adjectif et du substantif lui étaient dictées par
la logique: « Si je ne vois pas clair, tout mon
monde est anéanti... » Reconnaissez-vous le
i5.
t62 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
disciple de cette forte école d'analystes français,
pour laquelle la ..précision a toujours été la
qualité psychologique par excellence? Beyle a
dit encore: ♦. Pour être bon philosophe, il faut
être sec, clair, sans illusion. Un banquier qui
a fait fortune a une partie du caractère requis
pour faire des découvertes en philosophie,
c'est- à dire pour voir clair dans ce qui est. »
A vingt ans, les livres qu'on lit avec passion
donnent une expérience, le métier qu'on choi-
sit ou qu'on subit en donne une autre, souvent
contradictoire. Tel fut le cas d'Henri Beyle. A
peine' au sortir des livres, il fit la guerre. Avec
quelles ardeurs d'enthousiasme, les fragment
de sa Vie de Napoléon suffisent à l'attester.
Une éloquence contenue y trahit Pémotion
profonde. « J'éprouve une sorte de sentiment
religieux en écrivant la première phase de la
vie de Napoléon... » L'image du grand géné-
ral s'associait, dans le souvenir de Stendhal,
aux plus enivrantes impressions de danger hé-
roïque et de jeunesse enfin délivrée. Il faut son-
ger qu'en avril 1800, lorsqu'il partit pour les
régiments d'Italie, il exécrait sa famille, dont il
était du reste maudit, que son existence d'étu-
diant à Paris avait été précaire et maladive,
STENDHAL (hENRI BÈYLE) 263
puis qu'il allait faire campagne sous le plus
beau ciel du monde et avec la plus glorieuse
armée. C'était de quoi remuer délicieusement
un cœur généreux auquel la présence du dan- .,
ger procurait un spasme à demi terrible, à il
demi voluptueux. Il y a un frisson nerveux >î
d'une espèce unique et qui se rencontre dans
un mélange d'extrême bravoure et de nervo-
sité folle. Beyle connut ce frisson et s'y com-
plut, au point que vous le retrouverez chez
tous ses personnages. Il disait : « J'ai eu un
lot exécrable jusqu'au passage du mont Saint-
Bernard. Mais, depuis lors, je n'ai plus eu à
me plaindre du destin... » Il servait au 6« dra-
gons et fut nommé sous-lieutenant à Roma-
nego, entre Brescia et Crémone. Plus d'un
passage de ses livres rappelle, avec une sorte
de coquetterie du péril affronté, cette épaulette
et cette campagne. Une note inattendue de
Rouge et Noir (chap. v) revendique pour le
romancier l'honneur d'avoir porté le long
manteau blanc et le casque aux longs crins
noirs, comme les soldats que Julien voit à leur
retour d'Italie attacher leurs chevaux à la fe-
nêtre grillée de la maison de son père. Le dé-
bat célèbre de la Chartreuse de Parme^ où
264 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
Fabrice del Dongo assiste à la bataille de
Waterloo, comme une jeune fille assiste à un
premier bal, avec un virginal frémissement
d'initiation, n'a pu être écrit qu'à la flamme
des souvenirs les plus passionnés, comme la
dédicace à Napoléon vaincu de VHistoire de
la Peinture en Italie^ si touchante d'admira-
tion fière, n'a pu être composée qu'avec la
nostalgie de ces mois héroïques. Cette nostal-
gie justifie encore VAi^rigo Beyle, Milanese,
de l'épitaphe. En 1840, et lorsque la question
d'Orient se dénoua d'une manière pacifique,
Stendhal déclara qu'en reculant devant la
guerre, le gouvernement déshonorait le pays,
et il donna sa démission de Français. Gomme
tous les goûts très vifs, cette ardeur pour les
hardies délices de l'existence militaire se com-
pensait par de dures rancœurs. En i8i3, et
dans un journal écrit sur les hauteurs de Baut-
zen pendant la canonnade, Beyle écrivait: « Je
notais au crayon que c'était une belle journée
de beylisme, telle que je me la serais figurée et
avec assez de justesse, en 1806. J'étais, commo-
dément, et exempt de tous soucis, dans une
belle calèche, voyageant au milieu de tous les
mouvements compliqués d'une armée de
STENDHAL (HENRI BEYLE) 265
140,000 hommes poussant une autre armée
de 160,000 hommes, avec accompagnement
de Cosaques sur les derrières. Malheureuse-
ment, je pensais à ce que Beaumarchais dit si
bien: Posséder n'est rien, c'est jouir qui est
tout... Je ne me passionne plus pour ce genre
de plaisir. J'en suis saoul, qu'on me passe
l'expression. C'est un homme qui a trop pris
de punch et qui a été obligé de le rendre. Il en
est dégoûté pour la vie. Les intérieurs d'ames
que j'ai vus dans la retraite de Moscou m'ont à
jamais dégoiité des observations que je puis
faire sur les êtres grossiers, sur ces manches à
sabre qu'on appelle une armée... » Dépit
d'amoureux et qui ne l'empêchait pas de s'at-
tendrir à la seule idée de ces années passées « à
manger son bien à la suite du Grand Homme »,
l'expression est de lui. « J'avais trop de plai-
sir, écrivait-il à Balzac pour excuser la lon-
gueur du début de la Chartreuse^ j'avais trop
de plaisir à parler de ces temps heureux de
ma jeunesse... » On a souvent cité, pour mar-
quer d'un trait son courage, l'anecdote qui le
lU'jii'.re faisant sa barbe pendant la retraite de
Russie, — crânerie de soldat bien caractéris-
tique en effet de tout un côté de l'âme de Beyle
266 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
cette âme follement éprise de Faction, jusqu'à
s'être proposé comme sujet d'un livre: ï His-
toire de r énergie en Italie!
L'Italie! ce mot revient sans cesse sous la
plume de Beyle. Il en écrit les syllabes comme
le personnage du poème de Virgile dut les pro-
noncer, avec adoration. C'est qu'il Pavait con-
nue et goûtée, cette belle Italie, dans la pé-
riode la plus exaltée de sa jeunesse et quand
toutes les fièvres de la vie brûlaient son sang.
Il savoura, comme un barbare, cette volup-
tueuse impression animale du soleil, si cares-
sante à ceux dont la jeunesse a grandi sous les
nuages du Nord. Une atmosphère translucide
enveloppe les maisons closes et dont les pier-
res roussies communiquent comme une cha-
leur au regard. Rien qu'à respirer, l'âme est
allégée, le corps vit à Taise. La créature hu-
maine est naturellement belle à contempler
sous ce ciel pur. La magnifique lumière sauve
de la laideur même les haillons des mendiants.
Une architecture originale fait de chaque ville
une occasion nouvelle de rêves, comme un
foisonnement prodigieux de toiles et de fres-
ques en fait un paradis nouveau de plaisirs es-
thétiques. Il est aussi une grâce spéciale aux
STENDHAL (HENRI BEYLE) 267
femmes de chacune de ces villes, et quand
Bcyle entra pour la première fois à Milan,
quelle liberté intacte des mœurs! Nous savons
par lOs mémoires de cet étonnant Casanova, si
bien nommé Aventuros par le prince de Ligne,
quelle douce vie, riches et pauvres, nobles et
plébéiens, menaient dans les cités italiennes de
la fin du xviii* siècle. Presque la même faci-
lité d'habitudes aimables s'offrit aux passions
des jeunes officiers du jeune vainqueur de Ma-
rengo. Ce fut une griserie heureuse de toute
une armée, et une griserie exquise de Beyle,
entre tous, car entre tous il raffolait du naturel
et de ce qu'il nommait, en épicurien sentimen-
tal, le Divin Imprévu : « Qu'on juge de mes
transports, disait-il bien des années après,
quand j'ai trouvé en Italie, sans qu'aucun
voyageur m'eût gâté le plaisir en m'avertissant,
que c'était justement dans la bonne compagnie
qu'il y avait le pius d'imprévu... » Et jusqu'au
moment où il put retourner vers cette patrie de
félicité intime, ce ne sont que désirs d'amant
éloigné, rêveries tendres, impatiences brûlan-
tes. De Donawerth, en avril 1809, il écrit à un
ami: « A cinq heures vingt minutes, départ
pour Augsbourg*, journée charmante. J'aper-
268 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
cois tout à coup les Alpes : moment de bon-
heur. Les gens à calcul, comme Guillaume III,
par exemple, n'ont jamais de ces moments-là.
Ces Alpes étaient, pour moi, Fltalie... » Et de
Vienne, un mois plus tard: « J'ai éprouvé, les
premiers jours de mon séjour à Vienne, ce
contentement intérieur et bien-être parfait que
Genève seule m'avait rappelé depuis l'Italie...»
Et de Smolensk, en 1812: « Croirais-tu que
j'ai un vif plaisir à faire des affaires officielles
qui ont rapport à l'Italie? J'en ai eu trois ou
quatre qui, même finies, ont occupé mon ima-
gination comme un roman... » Et aussitôt
qu'un congé lui permet de passer les Alpes;
«Transports de joie! Battements de cœuri
Que je suis encore fou à vingt-six ans I Je ver-
rai donc cette belle Italie ! Mais je me cache
soigneusement du ministre : les eunuques sont
en colère permanente contre les libertins. Je
m'attends même à deux mois de froid à mon
retour. Mais ce voyage me fait trop de plaisir ;
et qui sait si le inonde durera trois semai-
nes?... »
La philosophie du xviii® siècle, la poésie de
laguene, celle de l'Italie, voilà les trois maî-
tresses causes qui ont gouverné le développe-
STENDHÂI (HENRI BEYLE) 269
ment de Beyle; il s'y abandonna sans arrière-
pensée, et comme un nageur qui s'abandonne
au courant qui le porte. Mais cet abandon ne
fut pas une abdication! de sa personne. Qu'il
feuilletât un livre de Tracy, qu'il entrât dans
Berlin le pistolet au poing, ou qu'il s'accoudât
sur le rebord d'une loge à la Scala, il fut tou-
jours l'homme sensuel, perspicace et romanes-
que, dont ses lettres révèlent les facultés con-
tradictoires. La gravure, — très ressemblante,
m'affirme M. Barbey d'Aurevilly, un de ses
voisins d'Opéra, — qui se trouve placée à la
première page du premier volume de ces let-
tres, nous montre un personnage à larges
épaules, à col très court, à fortes mâchoires,
avec un front carré, un nez bien ouvert, une
bouche serrée et des yeux aigus. Tout enfant,
ses camarades l'appelaient « la tour », à cause
de son ampleur précoce. Il était de tempéra-
ment vigoureux, de bonne heure tourmenté
par la goutte et prédestiné à l'apoplexie. Très
robuste, il fit la guerre sans fatigue. Très
sensuel, il rencontra dans les théories de Caba-
nis une doctrine à sa portée, comme il rencon-
tra dans les mœurs italiennes un laisser-aller
à sa convenance. Un passage connu de George
270 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
Sand nous le montre scandalisant par sa cru-
dité la romancière alors en voyage avec Mus-
set. Un morceau moins connu de Balzac, qui
s'intitule « Conversation entre onze heures et
minuit », lui prête une anecdote rabelaisienne
jusqu'au cynisme. Mais ce tempérament vigou-
reux s'accompagnait d'une imagination toute
psychologique, c'est-à-dire très bien outillée
pour se représenter des états de Pâme. Le con-
traste est assez piquant pour que Ton y insiste.
Quand cet amoureux de la forte vie physique
décrit un de ses héros, précisément il laisse de
côté les détails de cette vie physique et note
seulement les détails de la vie morale. C'étaient,
semble-t-il, les seuls qu'il sût voir. S'il peint
un visage, c'est d'une façon rapide, presque .
toujours pour signifier un petit fait intérieur, Qt
il exécute cette peintu. e avec des mots sans
couleur. Il dira de Julien Sorel qu'il avait des
« traits irréguliers, mais délicats, un nez aqui-
lin, de grands yeux noirs et des cheveux châ-
tain foncé, plantés très bas »... et il passe.
Plus une fois, au cours du roman, il ne revien-
dra sur les détails visibles de cette physionomie
de l'homme qu'il a le plus complaisamment
étudié. Une maison, un ameubleaient, un pay-
STENDHAL (HENRI BEYLE)
sage, tiennent en une ligne. Et ce n'est point
là un parti pris de rhétorique; il définit lui-
même le genre de son imagination lorsque,
parlant de ses procédés de style, il dit à Bal-
zac : « Je cherche à raconter avec vérité et /
avec clarté ce qui se passe dans mon cœur. » '
Rapprochez ce mot des confidences d\in écri-
vain d'imagination physique, Théophile Gau-
tier par exemple, ou Gustave Flaubert *, vous
éprouverez une fois de plus que la première
question à se poser sur un auteur est celle-ci :
quelles images ressuscitent dans la chambre
noire de son cerveau lorsqu'il ferme les yeux ?
C'est l'élément premier de tout son talent. C'est
son esprit même. Le reste n'est que de la mise
en œuvre. Et toute Thabileté du plus savant
joailler va-t-elle jusqu'à changer un saphir en
une émeraude ?
Chez Stendhal, la rencontre si rare d'une ;
imagination psychologique et d'un tempéra- [
ment violent se complétait par une sensibilité
délicate jusqu'au raffinement et tendre jusqu'à ,.
la subtilité. C'est le trait le moins connu de son
caractère, celui qu'il dissimule de son mieux ;
I. Dans les Hommes de
et Vlntellifsence de Ai. Taii
?72 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
mais certaines phrases profondément, intime-
ment sentimentales, de son traité sur VAiiwur^
comme celle-ci, digne de Byron : « Ape Maria^
en Italie, heure de la tendresse, des plaisirs de
rame et de la mélancolie, heure des plaisirs
qui ne tiennent aux sens que par les souve-
nirs » ; ou cette, autre si caressante : o Sans les
nuances, avoir une femme qu'on aime ne se-
rait pas un bonheur, et même serait impossi-
ble... » ; — mais la création de M^»® de Rénal
dans Rouge et Noir, et de Glélia Gonti dans
la Chartreuse^ ces figures presque célestes de
dévouement passionné; — mais surtout quel-
ques billets mystérieux de la Correspondance^
irréfutables indices pour qui sait lire, trahis-
sent chez ce moqueur et ce libertin le songe le
plus romanesque du bonheur. En 1819, il fai-
sait cet aveu probablement sincère : « Je n'ai eu
que trois passions en ma vie : l'ambition, de
1800 à 181 1; l'amour pour une femme qui
m'a trompé, de 181 1 à 181 8 ; et depuis un an
cet amour nouveau qui me domine et augmente
sans cesse. Dans tous les temps, toutes les dis-
tractions, tout ce qui est étranger à ma passion,
a été nul pour moi. Ou heureuse ou malheu-
reuse, elle remplit tous mes moments... » A
STENDHAL (hENRI BEYLE) 27J
une personne à laquelle il paraît avoir beau-
coup donné de son cœur, il écrivait : « N'aie
pas la moindre inquiétude sur moi, je t'aime à
la passion ; ensuite, cet amour ne ressemble
peut-être pas à celui que tu as vu dans le
monde ou dans les romans. Je voudrais^ pour
que tu n'eusses pas d'inquiétude, qu'il re^-
semblât à ce que tu connais au mojide déplus
tendre... » Et ce mot tendre revient constam-
ment dans ses confidences, soit qu'il reproche
à Mérimée de n'avoir pas dans ses récits un je
ne sais quoi « de délicatement tendre », soit
qu'il raconte les émotions que lui procure un
air de Cimarosa ou une fresque du Gorrége,
ses maîtres préférés, soit encore qu'il déclare
sa faiblesse de cœur : « une phrase touchante,
une expression vraie du malheur, entendues
dans la rue, surprises en passant près d'une
boutique d'artisan, m'ont toujours attendri
jusqu'aux larmes... » Il rencontre pour la pre-
mière fois Byron dans la loge de Ludovic de
Brème, à la Scala : « Je raffolais alors de Lara;
dès le second regard, je ne vis plus lord Byron
tel qu'il était réellement, mais tel qu'il me sem-
blait que devait être l'auteur d^Lara. Comme
la conversation languissait, M. de Brème cher-
274 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
cha à me faire parler. C'est ce qui m'était im-
possible. J'étais rempli de timidité et de ten -
dresse. Si j'avais osé, j'aurais serré la main de
Byron en fondant en larmes... » Exaltation
charmante chez un analyste de cette acuité,
mais bien digne de celui qui avait trouvé dans
l'arrière-fond aimant de son âme cette défini-
tion de la beauté : « C'est une promesse de
bonheur... » •, de celui qui fait prononcer à son
Julien cette phrase aussi troublante que les
plus troublantes de Shakespeare ; « Ahl se
disait-il en écoutant le son des vaines paroles
qu'il disait par devoir à Mathilde, comme i^
eût fait un bruit étranger, si je pouvais coup/^r
de baisers ces joues si pâles^ et que tu ne le
sentisses pas!.., » Deux ans avant sa mort et
n'ayant pu tuer en lui ce pouvoir cruel de se
sentir vibrer si finement au contact de la vie,
il écrivait à un ami, avec une tristesse trop
justifiée par les déceptions de la vieillesse com-
mençante : « Ma sensibilité est devenue trop
vive. Ce qui ne fait qu'effleurer les autres me
blesse jusqu'au sang. Tel j'étais en 1789, tel
je suis encore en 1840. Mais j'ai appris à ca-
cher tout cela sous de Tironie imperceptible du
vulgaire I »
STENDHAL (HENRI BEYLE) 27$
Qu'on se représente maintenant cet être
complexe, à la fois hardi comme un dragon,
subtil comme un casuiste, sensible comme une
femme, soumis aux trois grandes influences
que j'ai marquées tout à l'heure. Gomme il a
lu les philosophes et qu'il philosophe lui-même
avec délice, il présente ce très étrange phéno-
mène de l'analyse dans Taction et dans la pas-
sion, et il découvre des nuances toutes nou-
velles en psychologie. Gomme il a beaucoup
voyagé à la suite de l'empereur et qu'il s'est
fait des patries momentanées dans plusieurs
villes de sa chère Italie, il est un des représen-
tants les plus complets du cosmopolitisme mo-
oèrne. Gomme enfin il a beaucoup comparé,
beaucoup senti, et, suivant sa formule favorite,
dépensé sa fortune et sa santé en expériences,
il énonce sur la France contemporaine quelques
jugements d'une portée considérable, et il a la
chance de les condenser dans un roman qui est
un chef-d'œuvre, j'ai nommé le Rouge et le
Noir. Ge sont les trois points que je voudrais
examiner l'un après l'autre.
276 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
II
Tout romancier a un procédé habituel de
mise en œuvre, si Ton peut dire, qui tient de
très près à sa façon de concevoir les caractères
de ses personnages. Ce procédé servirait aisé-
^ ment d'étiage pour qui voudrait mesurer la
profondeur psychologique des divers écrivains.
Tel conteur aboutit toujours et presque tout de
suite au dialogue, comme tel autre à la des-
cription. C'est que le premier voit surtout
dans rhomme sa prise et son action sur les
autres hommes, tandis que le second voit sur-
tout le peuple d'atomes qui, des choses exté-
rieures, pénètre peu à peu aans Tâme. Un troi-
sième morcelle son récit en menus chapitres
très courts, et compose ses héros d'une mo-
saïque d'idées et de sensations. C'est qu'il voit
surtout les menus émois du système nerveux,
et qu'en effet les créatures très nerveuses n'ont
que des passages et que des moments. Le pro-
I cédé de Stendhal est le soliloque. Certes, les
STENDHAL (hENRI BEYLE) 277
personnages de ses récits sont des hommes
d'action. Dans Annaiiçe^ Octave de Malivert
se bat en duel, et s'empoisonne. Dans le Rouge
et le Noir^ Julien Sorel, après force aventures
dangereuses, assassine son ancienne maîtresse
et monte sur Téchafaud. Comme on sait, le Fa-
brice de la Chartreuse commence par charger à
Waterloo. Nous n'avons pas affaire à un écri-
vain sans invention et qui campe sur pied une
sorte de musée de figures decire. Octave, Julien,
Fabrice, — j'ai choisi exprès les trois héros
des grands romans de Beyle, — vont et vien-
nent, risquent leur vie, osent beaucoup, varient
à l'infini les circonstances de leur destinée...,
et tout le long du livre cependant, l'auteur les \
montre qui tâtent le pouls à leur sensibilité, l
Il en fait des psychologues, voire des ergo-
teurs, qui se demandent sans cesse comment
ils sont émus, et s'ils sont émus ; qui scrutent
leur existence morale dans son plus intime ar-
cane, et réfléchissent sur eux-mêmes avec la
lucidité d'un Maine de Biran ou d'un Joufïroy.
Et les soliloques succèdent aux soliloques. Oc-
tave est atteint d'une difformité secrète qui ne
lui permet pas de se marier sans se déshonorer
à ses propres yeux; il se surprend à aimer sa
lô
278 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
cousine Armance deZoliilofT ..« Ah! une belle
âme I s'y attacher pour jamais, vivre avec elle
et uniquement pour elle et pour son bonheur 1
Je Taimerais avec passion, je l aimerais^ moi,
malheureux... », et un interminable monolo-
gue commence, non point prononcé comme
ceux des pièces de théâtre, mais pensé, comme
il convient dans un roman d'analyse, et com-
prenant rinfîni détail d'une vaste association
d'idées. Pareillement, dans le Rouge et le
Noir, une page sur deux est remplie par la
discussion que les personnages soutiennent à
chaque instant avec eux-mêmes. Julien Sorel
est le secrétaire du marquis de la Môle, il a
reçu un billet d'amour de Mathilde, la fille de
son protecteur. Trois chapitres suivent, consa-
crés au combat intérieur qui se livre dans Ju-
lien entre ces hypothèses contradictoires { Ma-
thilde est-elle sincère? Est-elle la complice
d'une machination contre le secrétaire du mar-
quis? En dix phrases, il y a dix volte-face de
ces questions angoissantes. Un traité de con-
fession ne décompose pas plus finement les
données d'un problème d'âme. Tout en galo-
pant à la suite du maréchal Ney, parmi les
éclats de terre soulevés par les boulets, Fabrice
STENDHAL (hENRI BEYLE) 279
del Dongo poursuit de même un long mono-
logue. Fabrice se dit....^ Fabrice se de-
manda...^ Fabrice comprit.,,^ — ces formules
reviennent avec une monotonie qui touche à
l'obsession. Et lorsque le drame arrive, lors-
que rhomme agit, quand Octave boit un mé-
lange d'opium et de digitaline, quand Julien, à
minuit, applique une échelle contre les fenê-
tres de M"^ de la Môle, quand Fabrice pique
en avant sur un groupe de soldats suspects, ce
n'est qu'à la suite d'un examen de conscience si
minutieux que, pour beaucoup de lecteurs, l'il-
lusion de la réalité devient impossible. Sainte-
Beuve était du nombre, et les articles qu'il a
consacrés aux romans de Stendhal témoignent
qu'il ne put jamais s'intéresser à ce qu'il consi-
dérait comme des problèmes arbitraires de
mécanique morale. Il est vraisemblable que
Flaubert détestait « monsieur B^^yle », ainsi qu'il
l'appelait, pour la même raison. Henri Beyle
ne se fût pas plus froissé des articles de Sainte-
Beuve que des épigrammes de Flaubert. Je
crois l'entendre répéter, avec son sourire des
jours d'ironie, cette phrase de Rouge et Noir :
« Ma présomption s'est si souvent applaudie/
de ce que j'étais différent des autres... Eh bien^'
28o PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
j'ai assez vécu pour voir que différence en-
gendre haine. »
Sainte-Beuve, en effet, trompé sur ce point,
comme il le fut au sujet de Balzac, par des
préjugés d'éducation, et Flaubert égaré, comme
il le fut à l'endroit de Musset, par des préju-
gés d'esthétique, n'aperçoivent pas que la ma-
nière de conter de Stendhal constitue une mé-
thode non seulement d'exposition, mais de
découverte. Je la comparerais volontiers à une
sorte d'hypothèse expérimentale. Pareil en
cela aux romanciers de tous les temps, Stend-
hal n'a jamais fait que la psychologie de ses
facultés. Son procédé consiste à varier à Tin-
fini les circonstances où il place ces facultés,
puis il charge le personnage de noter lui-même
les modifications que ces circonstances ont dû
produire. Et ce n'est point là un artifice d'écri-
vain. Le personnage, tel que Stendhal le con-
çoit à sa ressemblance, a comme maîtresse
pièce de sa machine intérieure l'esprit d'ana-
lyse. Le romancier n'a pas besoin de décom-
poser par le dehors les mobiles d'action d'une
telle âme, car il est dans l'essence de cette âme
d'agir à la fois et de se regarder agir, de sentir
et de se regarder sentir. Si le récit abonde en
STENDHAL (^HENRI BEYLE) 28 1
raisonnements compliqués et spécieux, c'est
que les héros qu'il met en scène font en réalité
ces raisonnements. Il y a beaucoup de groupes
différents dans cette illusoire unité de la vaste
espèce humaine. Celui que Stendhal étudie a
pour trait distinct la puissance, et, si Ton veut,
la manie de la dissection intime. Ne pas aimer
cette façon d'être, vous le pouvez; prétendre
qu'elle est factice, vous ne le pouvez pas; l'au-
teur n'aurait qu*à se citer comme un exemplaire
accompli du groupe, et nous autres, qui venons
après lui et souffrons comme lui de cette exces-
sive acuité de l'esprit d'analyse, nous arrive-
rions pour soutenir que les curiosités, ou plu-
tôt les cas psychologiques, par lui décrits, sont
bien les nôtres.
Considérons d'abord le travail accompli
dans Stendhal lui-même par l'esprit d'analyse
et rappelons-nous la diversité des influences
qu'il a subies. C'est un philosophe et c'est un
idéologue. Son goût le plus vif est de découvrir
les motifs des actions des hommes, et, comme
il a lu Helvétius, ces motifs se réduisent pour
lui au seul plaisir. Ce qui l'intéresse dans un
homme, c'est sa façon d'aller à la chasse du
bonheur. Il répondait gravement à un provin-
16.
282 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
cial qui Tinterrogeait sur sa profession : «...ob-
servateur du cœur humain... «Nécessairement,
c'est par son propre cœur qu'il commence cette
étude. Mais, en même temps qu'il est philo-
sophie, il est viveur et il est soldat. Cette union
est singulière, et de celles qui doivent produire
des combinaisons singulières de sentiments.
D'habitude, en effet, les curieux de psycho-
logie mènent une existence de cabinet, tandis
que les hommes de passion et qui agissent,
méprisent la psychologie ou bien l'ignorent.
Celui-ci, grâce aux hasards de sa destinée,
réfléchit tout ensemble comme les premiers,
et, comme les seconds, traverse des hasards de
toute nature. C'est un savant qui a des femmes
et qui fait la guerre. A ce double jeu de ses
facultés, il trouve des frissons de plaisir et de
tristesse, dont la description n'est pas dans les
livres. Il s'invente des émotions encore iné-
dites. S'il est amoureux, et si sa maîtresse lui
donne une marque de tendresse exquise, il a
deux bonheurs : d'abord parce que cette ten-
dresse lui est précieuse, et aussi parce qu'il se
rend compte, avec une pénétration de confes-
seur, du secret travail du cœur qui Ta dtcer-
minée. Il regarde jouer le petit mouvement
STENDHAL (HENRI BEYLE) 283
intérieur de Thorloge qui lui a sonné l'heure
douce. Et il écrit à cette maîtresse aimée :
« Que j'ai été heureux Tautre jour, ma chère
ange, tu avais oublié tous les préjugés qui te
viennent de ta voiture... » Phrase singulière au
premier instant, délicieuse au second, car Pâ-
mant qui a écrit cette ligne trahit ainsi avec
quelle délicatesse de thermomètre trop sensible
il se plonge dans la pensée de celle qu'il aime,
pour en noter les plus fines variations. S'il court
un danger, comme de risquer sa vie à Bautzen,
il se rend compte avec une lucidité parfaite des
frémissements de ses nerfs, et il s'explique lei
raisons de cette angoisse enivrante, — combien
enivrante, pour que ceux qui Tont connue la
regrettent toujours dans la sécurité des années
de paix ! « Le plaisir, écrit Beyle, consiste à ce
qu'on est un peu ému par la certitude qu'on a
que là se passe une chose qu'on sait être tçr-
rlble... j» S'il se trouve en détresse, comme à
l'époque de la retraite de Moscou, parmi la
panique et la sauvagerie de toute une armée, il
s'administre des réactifs d'un ordre tout spé-
cial : « Je lus quelques lignes d'une traduction
anglaise de Virginie, qui, au milieu de la gros-
sièreté générale, me rendit un peu de vie mo-
2S4 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINL
raie... » Et encore à un ami : a J'ai besoin
d'imagination; achète-moi, je t'en prie, les
Martyrs de M. de Chateaubriand... » S'il se
raidit contre une peine accablante et tend tous
les muscles de sa volonté, il le fait, comme un
médecin soigne ses maladies, avec une mer-
veilleuse entente de son anatomie intérieure :
« Lorsque le malheur arrive, il n'y a qu'un
moyen de lui casser la pointe, c'est de lui op-
poser le plus vif courage. L'âme jouit de sa
force, et la regarde, au lieu de regarder le mal-
heur et d'en sentir amèrement tous les dé-
tails... » L'auteur de Y Ethique n'aurait pas dit
mieux*, mais l'auteur de ï E thiqiie voyaÀt les
passions, comme un géomètre voit les corps,
dans leur figure idéale et du fond de sa chambre
solitaire, au lieu que Beyle calcule et médite au
milieu de ces passions mêmes, et comme un
peintre qui copie un modèle d'après nature. Il
mène une vie d'officier en demi-solde, rencon-
trant des aventures et en profitant, toujours en
I. Ethique, partie III, proposition 53. a Cum Mens se
ipsam suamque agendi poteniiam contemplatur, lœtatur,
et eô magis quô se suamque agendi potentiam distinctius
imaginatur. d M. Taine, dans une étude sur le Rouge et
le ISoir, avait déjà noté une curieuse analogie entre une
phrase de Stendiial et un théorème de Spinoza.
STENDHAL (hENRI BEYLE) jSÇ
présence d'émotions réelles, et en redoublant
la réalité par une conscience acharnée de leur
détail. Quand il spécule sur Tamour, ce n'est
pas un amour abstrait qu'il a sous le micros-
cope de sa curiosité. Il voit un certain sourire
de femme et une certaine couleur des yeux :
Il existe un bleu dont je meurs
Parce qu'il est dans des prunelles.,
Il est vivant aussi et dans des prunelles dont
il a contemplé tous les regards, ce bleu qui
torture ou qui ravit Beyle. S'il spécule sur le
danger, il entend une canonnade réelle et qui
tue des personnes qu'il connaît, qui peut le
tuer, lui qui respire, lui qui pense à ce coup de
canon et qui met la main sur sa poitrine pour
compter les battements de son cœur. L'ana-
lyse ici donne un coup de fouet à la sensation,
et si ce coup de fouet cingle les nerfs de tous
les personnages que Beyle nous décrit, c'est
que lui-même en avait éprouvé les cuisantes
délices. Et si nous aimons, nous, ces person>
nages, c'est qu'ils sont nos frères par ce mé-
lange, presque impossible avant notre xix® siècle
si compliqué, de naturel et de raffinement, de.
286 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
réflexion et de sincérité, d'enthousiasme et
d'ironie!
Nous avons beau nous rebeller là contre et
réveiller en nous, fût-ce avec fureur, ce que k
langage vulgaire appelle Têtre naturel, ce que
le langage exact appelle Têtre instinctif, nous
ne pouvons pas débarrasser notre cerveau de
la pression formidable des tendances hérédi-
taires et des connaissances acquises. Nous ne
pouvons pas plus vivre dans Tinconscience,
que nous ne pouvons nous façonner une phy-
sionomie immobile et sereine de statue grecque.
Les enfants qui naissent parmi nous ont déjà
dans les rides de leur petit visage, et dans les
plis de leurs inertes mains, l'empreinte définie
d'un caractère. Ils bégayent, et la langue que
leur nourrice leur apprend est déjà un instru-
ment d'analyse affiné par des siècles de civili-
sation. Ils grandissent, et les livres d'étrennes
qu'ils feuillettent les dressent déjà aux reploie-
ments de la conscience sur elle-même. Aucun
contrepoids ne vient corriger ce que cette héré-
dité, jointe à cette éducation, imprime de pro-
fondément retors à la pensée. Les événements,
autour de l'adolescence, se font de plus en
plus rares. La spontanéité rencontre de moins
1
STENDHAL (HENRI BEYLE) 287
en moins Toccasion de s'exercer. A vingt ans
donc, et lorsqu'au sortir de la lettre écrite nous
abordons la vie, que nous le voulions ou non,
notre âme est subtile et complexe, notre sensi-
bilité n'est pas simple. Les moralistes peuvent
déclamer contre les précocités de l'esprit de
recherche. Les artistes, amoureux de la vie
plus large, peuvent réagir contre les mièvre-
ries du cœur que cette recherche produit, et
par réaction se ruer jusqu'à la brutalité gros-
sière. Les scrupuleux enfin, et les délicats peu-
vent considérer l'analyse comme un élément
meurtrier de toute naïveté ou de toute sincé-
rité. Il est des natures riches, bien au contraire,
pour lesquelles cette analyse est simplement
une occasion de porter une végétation de sen-
timents inconnus. Dans ces âmes d*élite, l'ex-
trême développement des idées n'est pas mortel
à l'intense développement des passions; au
lieu de résister à l'esprit d'analyse, elles s'y
abandonnent, elles se complaisent à donner
au sentiment l'amplitude d'une pensée. La
fièvre cérébrale se surajoute pour elles à la
poussée de la vie instinctive, sans la ralentir.
Elles aiment d'autant mieux qu'elles savent
qu'elles aiment, elles jouissent d'autant plus
288 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
qu'elles savent qu'elles jouissent. C'est parmi
ces âmes que se recrute la légion des grands
artistes modernes, et si nous sommes les rivaux
des siècles plus jeunes, c'est par quelques œu
vres où ces âmes ont fixé un peu de l'Idéal sin-
gulier qui flotte devant elles, mirage doulou-
reux et sublime, dont les anges et les prophètes
du plus profond visionnaire de la Renaissance,
Léonard de Vinci, paraissent déjà éprouver les
aifres alliciantes. Il y a du Vinci dans Beyle,
comme dans M. Renan, comme dans Baude-
laire, comme dans Henri Heine, comme dans
tous les épicuriens mélancoliques de cet âge
étrange, où les métaux les plus précieux de la
civilisation et de la nature se fondent, dans la
tête des tout jeunes hommes, ainsi qu'en un
creuset incandescent et intelligent; — qu'im-
porte que, parfois, ces métaux s'y vaporisent!
Parce que les âmes d'élite sont seules capa-
bles de se prêter à ces redoutables expériences,
et parce que seules elles concilient en elle des
activités contradictoires, Beyle a été conduit à
ne peindre guère dans ses romans que des créa-
tures supérieures. Cela explique pourquoi ces
romans ont choqué d'abord. J'entendais un
jour le plus fameux des conteurs russes,
1
STENDHAL (hENRI BEYLE) 289
M. TourguenefF, développer cette doctrine
qu'un récit romanesque doit, afin de repro-
duire les couches diverses de la société, se dis-
tribuer, pour ainsi dire, en trois plans super-
posés. Au premier de ces trois plans appar-
tiennent, — et c'est aussi leur place dans la
vie, — les créatures très distinguées, exem-
plaires tout à fait réussis, et, par conséquent,
typiques, de toute une espèce sociale. Au se-
cond plan, se trouvent les créatures moyennes,
telles que la nature et la société en fournissent
à foison; au troisième plan, les grotesques et
les avortés, inévitable déchet de la cruelle ex-
périence. Cette ingénieuse théorie peut être
généralisée davantage encore et servir au clas-
sement de ces Faiseurs d'âmes qui sont les
romanciers, les dramaturges et les historiens
de tous les temps. Selon qu'ils se montrent, en
effet, capables de peindre ou un seul, ou deux,
d'entre ces trois groupes de personnages, ou
bien tous les trois, ils présentent un tableau ou
incomplet ou total de la vie humaine, et occu-
pent un rang différent dans l'échelle des es-
prits. Nous reconnaîtrons ainsi une première
classe de psychologues, capables uniquement
de montrer les grotesques et les avortés. C'est
17
290 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
le propre des écoles dites assez improprement
réalistes, car la réalité touffue et opulente, pas
plus dans la vie morale que dans la vie phy-
sique, n'a pour règle unique Tavortement. Les
psychologues de cette classe sont les satiriques
et les caricaturistes. L'amertume ou le comique
sont leurs qualités habituelles. Ils abondent
surtout au déclin des civilisations, lorsque les
races, à la fois cultivées et fatiguées, fournis-
sent une quantité plus considérable d'ambi-
tieux vaincus ou de rêveurs mutilés. Au-dessus
de ces aquafortistes de la laideur et de la tri-
vialité, apparaît la classe des moralistes qui
voient nettement et qui dépeignent de même les
personnages de valeur moyenne. On aura, dans
Y Éducation sentùnentale de Flaubert, un mo-
dèle achevé de cette psychologie à hauteur
d'appui, à laquelle Molière et La Bruyère,
pour citer deux noms fameux, ont été fidèles.
Ces écrivains, qui sont particulièrement dans
notre tradition française, concluraient volon-
tiers ':omme .Candide que la sagesse suprême
se réduit à * cultiycLJlc^e-fâpiin. » Ils vien-
nent, me semble-t-il, du moins au point de
vue de la philosophie générale auquel je me
suis mis, exactement au-dessous des tout grands
STENDHAL ^HENRI BEYLE) 29 1
connaisseurs en passions qui, comme Shakes-
:arc, comme Saint-Simon, comme Balzac, ne
bc contentent pas d'esquisser avec une énergie
incomparable les déformations sociales, et de
'■ mettre sur pied avec une parfaite justesse des
êtres moyens, mais sont encore assez puissants
pour créer des hommes supérieurs. Chez ces
derniers, l'art est vraiment le rival de la nature.
Dans leurs livres comme dans la vie, il y a
place pour un plat coquin et pour un magni-
lique scélérat, pour un bourgeois paisible et
^ pour un inventeur de génie.»Grâce à une ano-
lalie qui s'explique par les spécialités de son
.aractère et les intentions de son esthétique,
Stendhal s'est à peu près condamné à ne pein-
dre, lui, que des créatures supérieures. Son
Octave de Mali vert, son Julien Sorel, son Fa-
brice del Dongo, son Mosca, sa Mathilde de
la Môle, sa duchesse de San Severino Taxis,
ont, comme lui, des facultés qui les mettent
hors de pair. Ils n'en sont pas moins réels
pour cela, mais d'une réaHté qui n'est pas plus
commune que la sensibilité de leur père spiri-
tuel ne le fut elle-même. Il avait raison de
Te en parlant d'eux : « tout mon monde. »
Oui, son monde, mais aussi, à mesure que \
292 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAlNii
nous avançons, notre monde. Les sentiments
compliqués que Beyle a donnés à ce monde
conçu d'après sa propre image ne deviennent-
ils pas de jour en jour moins exceptionnels?
Si Ton veut bien réfléchir à la signification de
ce terme : Un être supérieur, on trouvera qu'il
résume une ou plusieurs découvertes dans la
façon de penser et de sentir. Une fois tradui-
tes dans des œuvres d'art, ces découvertes de-
viennent un objet d'imitation pour d'autres
êtres. C'est ainsi, — et je m'en tiendrai à deux
écrivains que j'ai étudiés dans ce livre, — c'est
ainsi que Charles Baudelaire et M. Renan ont,
Tun et l'autre, en creusant leur cœur, inventé
deux manières, jusqu'à eux inconnues, de pra-
tiquer, le premier le libertinage et le second
le dilettantisme. Ils ont raconté leur rêve nou-
veau des voluptés de la chair et de Tesprit dans
des pages singulièrement hardies, qui ont
éveillé, chez des âmes analogues et moins per-
sonnelles, des curiosités tentatrices. Ces âmes
à la suite, — si l'on peut dire, — sont en train
de s'approprier quelque chose de ce qui fut, à
une heure aujourd'hui passée, l'originalité su-
prême de l'auteur des Fleurs du Mal et de la
Vie de Jésus. Pareillement, les nuances de
STENDHAL (HENRI BEYLE) 2Q}
sensibilité que Stendhal a copiées d'après sa
vie intime lorsqu'il a composé les physiono-
mies de ses héros, se sont faites moins rares à
mesure que ses romans gagnaient des adeptes.
Tout en demeurant typiques, et par consé-
quent très élevés, ses héros se dépouillent de
cette sorte d'étrangeté, si exceptionnelle qu'elle
en fut effrayante, dont ils apparurent revêtus
au regard des premiers lecteurs. C'est le pri-
vilège des auteurs qui se mettent tout entiers
dans leurs livres avec ce qu'ils ont, dans
leur cœur, de sentiments très inattendus, qu'ils
fournissent ainsi matière à des contre-épreuves
de la médaille sans module connu qu'ils ont
les premiers frappée. Nous allons voir tout à
l'heure que, dans une au moins de ses études
sur sa propre sensibilité, Stendhal a si forte-
ment éclairé une des faces de la vie française
de notre tem.ps, que cette étude, lancée d'abord
dans le silence de la critique sous ce titre bi-
zarre de Ronge et iVoir, a pris place, petit à
petit, dans le groupe de livres que ce même
Sainte - Beuve, si parfaitement inique Dour
le Maître romancier, appelait les Bibles du
xix^ siècle.
2QA PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
III
LE COSMOPOLITISME DE BEYLE
Poussé très loin, l'esprit d'analyse aboutit
nécessairement au dilettantisme. Les mêmes
lois régissent la vie de notre esprit et la vie
de notre corps. Nous avons les besoins de nos
facultés, comme nous avons les besoins de
nos organes. Qui a la puissance d'analyser
recherche et provoque les occasions d'analyser,
multiplie les expériences, se prête aux émo-
tions, complique ses plaisirs, raffine ses tris-
tesses; manège sentimental qui, peu à peu,
transforme l'analyseur en dilettante. Ce dilet-
tantisme revêt des formes diverses suivant les
caractères et les époques. Une forme sinon
tout à fait neuve, au moins très renouvelée,
est celle qui résulte de l'habituelle fréquenta-
tion des pays étrangers.^rDes voyages nom-
breux à la suite des armées impériales, puis
un séjour prolongé en Italie, conduisirent
Beyle à ressembler au prince de Ligne, ce
grand seigneur européen qui disait avec la
STENDHAL (HENRI BEYLE) 295
plus charmante fatuité: « Il a toujours été à
-a mode de me bien traiter partout et j'ai
éprouvé des choses agréables de plusieurs
paj^s. J'ai six ou sept patries: Empire, France,
Flandre, Autriche, Pologne, Russie et pres-
que Hongrie... » Beyle avait si bien le senti-
ment de ce cosmopolitisme voluptueux, qu'il
adopta comme sa devise propre ce vers d'un
opéra bouffe, aujourd'hui oublié, mais qu'il
proclame exquis, / prétendent i delusi :
« Vengo adesso di Cosmopoli. — Je viens
à présent de Cosmopolis... » Il ajoutait, par-
lant de lui-même et de quelques compagnons
privilégiés : « Nous sommes bien loin du pa-
triotisme exclusif des Anglais. Le monde se
divise à nos yeux en deux moitiés, à la vérité
fort inégales, les sots et les fripons d'un côté,
et de Tautre, les êtres privilégiés auxquels le
hasard a donné une âme noble et un peu d'es-
prit. Nous nous sentons les compatriotes de
ces gens-là, qu'ils soient nés à Villetri ou à
Saint-Omer... » Il citait souvent cette maxime,
tirée d'un petit volume du siècle dernier:
« L'univers est une espèce de livre dont on
n'a kl que la première page, quand on n'a vu
que son pays, m II vécut donc une vie errante ;
296 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
mais il la vécut avec le tour particulier d'intel-
ligence que ses constantes habitudes d'analyse
avaient façonné. Son ami Colomb rapporte
une anecdote qui prouverait seule comment
Beyle exploitait, au profit de sa curiosité phi-
losophique, même les circonstances les plus
éloignées de toute philosophie. Il obtint la per-
mission de faire la campagne de Russie,
comme auditeur, délégué au département des
vivres. Le voilà qui s'attache, dans l'intervalle
de ses écritures officielles, à l'examen physio-
logique de ces masses d'hommes, soldats de
toute arme, de tout âge et de toute nation, qui
composaient la Grande Armée. Sur les bords
du Niémen et à la veille de partir pour Moscou,
il vérifie les observations de Cabanis sur les
tempéraments, et le résultat de cette expé-
rience fut consigné dans neuf chapitres de
V Histoire de la peinture en Italie (92 à 100).
« Fatigué de vaines conjectures sur le sombre
avenir que j'apercevais au fond des plaines
sans fin de la Russie, je revins aux connaiîssan-
ces positives, ressource assurée contre toutes
les fortunes. J'avais un volume de Cabanis,
et devinant ses idées à travers ses phrases, je
cherchais des exemples dans les figures de tant
STENDHAL (HENRI BEYLEj 297
de soldats qui passaient auprès de moi en
chantant, et quelquefois s'arrêtaient un instant
lorsque le pont était encombré... »
Un homme que dominent de telles réflexions
voyage d'une manière tout à fait personnelle.
D'ordinaire, nous nous déplaçons, pour être
ailleurs, parce que nos habitudes nous lassent
et que nous espérons rajeunir nos sensations,
en abandonnant pour quelques semaines ou
quelques mois un milieu qui ne nous est plus
suggestif de plaisirs aigus ou de peines atta-
chantes. Nous mettons notre existence de tous
les jours en jachère, pour la retrouver féconde
au retour. Ou bien nous avons étudié par
avance un pays, et nous désirons passer de la
lettre écrite au fait direct. Nous voulons éprou-
ver le livre par la vie, et doubler notre érudi-
tion de seconde main par des constatations
plus immédiates. La première de ces deux
méthodes de voyage est celle des oisifs, la se-
conde est celle des savants: historiens ou cri-
tiques d'art, écrivains ou simples amateurs. Il
en est une troisième, qui est proprement celle
du psychologue. Elle est difficile à pratiquer,
car elle suppose la faculté, si rare, de s'inven-
ter des plaisirs, et la faculté, plus rare encore,
17.
298 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
d'interpréter ces plaisirs. Elle consiste à sou-
mettre sa personne à la pression d'un pays
nouveau, comme un chimiste soumet un corps
à la pression d'une température nouvelle, en
observant avec une entière absence de parti
pris les petites jouissances et les petites souf-
frances que cette nouveauté emporte avec
elle... J'imagine que vous avez pris ce matin
Texpress de Boulogne pour passer de là en
Angleterre, laissant derrière vous votre appar-
tement de Paris^ façonné, depuis des jours et
des jours, à la mesure de votre sensibilité de
Français du xix« siècle; et, bonne ou mau-
vaise, étroite ou compréhensive, vous n'avez
pas fait d'efforts pour abdiquer une minute
cette sensibilité, qui est la vôtre. Efforts d'ail-
leurs stériles, abdication d'ailleurs impossible,
puisque nous sentons comme nous respirons,
comme nous avons la main longue ou courte,
d^une façon nécessaire et irréparable. Le long
de la route, au lieu de lire des livres sur TAn-
gîeterre, qui vous infligeraient d'avance une
impression ou favorable ou défavorable, mais,
en tout cas, impersonnelle et prématurée, vous
avez parcouru les journaux de France, songé
à vos amis de Paris, au détail de votre vie de
STENDHAL (HENRI BEYLE) 299
salon ou de boulevard... Le paquebot siffle et
souffle, fendant l*eau verte, qui écume. Les
mouettes volent. Le vent fait s'éparpiller Tem-
brun. A l'horizon, la ligne basse de la côte ap-
paraît, puis le petit port, où les énormes ba-
teaux profilent leurs cheminées dans cette brume
humide, comme peuplée d^mvisibles atomes
de charbon, qui semble toujours peser sur la
grande île. Vous avez laissé vos compagnons
monter dans le train qui court de Folkestone
sur Londres, et vous allez, vous, de petite ville
en petite ville, mangeant à la table d'hôte, vous
promenant par les rues, entrant dans les mar-
chés, causant avec toutes les sortes de gens que
les hasards vous font connaître. Vous errez sur
les chaussées désertes, le matin, quand des cen-
taines de servantes hâtives nettoient à grande
eau les maisons coquettes dont les fenêtres,
garnies de carreaux à guillotine, bombent sur
un jardinet planté d( '•oses. Dans l'après-midi,
vous pouvez suivre les lentes et longues par-
ties de cricket qui s'engagent, sur les gazons
dci jardin public, entre des athlètes en maillot
blanc et en savates claires. Vous écoutez les
musiciens, vêtus d*uni formes rouges, lancer à
coups d'instruments de cuivre les notes du God
300 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
save the Queen ; et le soir, au théâtre, les ac-
trices filer, de leurs voix rauques, des couplets
remplis d'allusions à la politique du temps.
Quand c'est le dimanche, vous entrez à l'office
avec les sérieux personnages coiffés de cha-
peaux de haute forme. Vous suivez dans le livre
les hymnes que la foule entonne. Vous écoutez
le sermon du prédicateur, comme vous avez lu
la veille la gazette de l'endroit, comme vous
avez, un autre jour, parcouru un volume du
roman à la mode. Après quelques semaines de
cette épreuve tentée avec bonne foi, vos nerfs de
Français et de Parisien auront été secoués
d'une secousse, ou pénible ou agréable, assu-
rément imprévue. Si votre situation sociale ou
votre bonne chance vous permettent de frayer
avec des habitants des coquettes maisons ou
des châteaux d'une façon plus intime, et si
vous pouvez vous associer à leurs distractions,
comprendre leurs travaux, discuter leurs idées,
vous achèverez de vous procurer une série de
sensations anglaises; j'entends par là que-
l'existence anglaise, ses particularités et ses
différences, seront pour votre âme, accoutu-
mée a d'autres mœurs, une occasion d^ goûts
et de dégoûts d'un ordre unique. Vous ne se-
STENDHAL (hENRI BEYLE) 50I
rez peut-être pas capable d'écrire sur cette
existence anglaise, dix pages qui aient de la
portée, ni surtout qui aient de la proportion.
Qu'importe! Votre but n'était point de con-
naître en économiste une contrée nouvelle;
votre affaire était de vous approprier quelque
chose de cette somme énorme de plaisirs pos-
sibles qu'une société entasse sur ces comptoirs.
Byron disait: « Je suce les livres comme des
fleurs. » Il aurait pu en dire autant de ces li-
vres vivants qui sont les civilisations étran-
gères. La fleur a des étamines et un pistil, un
nombre et une forme marquée de ses pétales.
L'abeille, qui s'engloutit dans ta cloche parfa*
mée du calice, ne compte ni les pétales hi ces
étamines. Elle emprunte è !a fleur juste de
quoi fadre son miel, — et le botaniste, lui, sait
tout de la plante, excepté l'art d'en jouir
comme cette ignorante abeille. . . ! »^
Stendhal voyagea ainsi en Angleterre oià il
se déplut. Deux lettres de 1826 en donnent la
raison. « Les Anglais, écrit il, sont victimes
du travail... Ce malheureux ouvrier, ce paysan
qui travaille, n'ont pour eux que le dimanche.
Or, la religion des Anglais défend toute es-
pèce de plaisir le dimanche, et a réussi à ren-
302 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
dre ce jour le plus triste du monde. C'est à
peu près le plus grand mal qu'une religion
puisse faire à un peuple qui, les six autres jours
de la semaine, est écrasé de travail... » Il
voyagea ainsi en Allemagne et ce lui fut un
supplice. « J^ai mis deux ans à désapprendre
cette langue, » a-t-il dit quelque part. Il voya-
gea ainsi en Italie et ce lui fut une ivresse. Il
fallut la vie administrative et le séjour à poste
fixe au consulat de Givita-Vecchia pour le bla-
ser sur les sensations italiennes. « Quoi ! s'é-
criait-il, vieillir à Civita-Vecchia, ou même à
Rome, — j'ai tant vu le soleil ! ... » Mais quand
il fit ses premières excursions à travers les sites
du doux pays, excursions dont les notes à
peine postdatées composent le volume de
Rome^ Naples et Florence^ il était dans la
pleine ferveur de sa découverte d'un univers
inédit, et il terminait ainsi le manuscrit :
« Présenté en toute humilité à M. H. B...,
âgé de trente-huit ans, qui vivra peut-être en
1821, par son très humble serviteur, plus gai
que lui, le H. B... de i8ii. » On doit lire ce
journal pour constater combien le voj^ageur
est personnel et prend à la contrée qu'il tra-
verse précisément de quoi nourrir son besoin
STENDHAL (HENRI BHYLE) ^OJ
d'impressions nouvelles, — mais rien de pius.
Si le ciel se gâte, il dit franchement : t Rien
pour le cœur, le vent du Nord m'empêche
d'avoir du plaisir... » Si une forme de voiture
lui plaît, il y prend bien garde: « Imola,
iS mai. Je voyage en sediola au clair de la
lune... » Si un mince détail d'installation lui
est antipathique, il le marque : « Je ne puis ob-
tenir, au café du Palais Rospoli, en payant
bien 'chaque fois, de me faire essu3^er la table
sur laquelle on me sert. Les garçons serv^ent
comme par grâce, ils se regardent comme les
plus malheureux des hommes d'être obligés
de remuer... » Si un de ses amis improvisés
lui donne un conseil tout à fait local, il le suit:
« Un de mes nouveaux amis, me rencontrant
un de ces soirs, me dit: Allez- vous quelque-
fois, après dîner, chez la D...? — Non. —
Vous faites mal : il faut y aller à six heures :
qiiaîche vol ta si busca una tana di caffé
(quelquefois on y accroche une tasse de café).
Ce mot m'a fait rire pendant trois jours En-
suite, pour mortifier mon étrangeté, je me suis
mis à aller fréquemment après dîner chez
M™" D...; et, dans le fait, souvent, par ce
moyen, j'ai épargné les vingt centimes que
304 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
coûte une tasse de café... » Cette sincérité ab-
solue, cet héroïque et personnel aveu du mi-
nuscule ennui ou de la petite distraction ac-
tuelle, ont bientôt fait de procurer à celui qui
s'abandonne ainsi aux bonnes et aux mau-
vaises fortunes de l'heure, un goût très vif et
très original du milieu exotique où il va et
vient, — sans cesser pour cela d'être lui-
même.
Il a fallu, pour qu'une telle disposition d'es-
prit devînt possible, d'abord que les voyages
fussent plus aisés, et aussi que la somme des
préjugés nationaux fût plus faible. Aujourd'hui
que l'une et l'autre condition se trouve rem-
plie, un assez grand nombre de personnes se
font, comme Beyle, à des degrés et dans des
nuances qui varient suivant les fortunes et
suivant les tempéraments, des centres de sensa-
tions exotiques. Peu à peu et grâce à une ren-
contre inévitable de ces divers adeptes de la
vie cosmopolite, une société européenne se
constitue, aristocratie d un ordre particulier
dont les mœurs complexes n'ont pas eu leur
peintre définitif. Des femmes la composent,
qui passent la saison à Londres, prennent les
eaux en Allemagne, hivernent en Italie, se re-
STENDHAL (HENRI BEYLE) 30^
trouvent à Paris avec le printemps, parlent
quatre langues, connaissent et apprécient plu-
sieurs sortes d*arts et de littératures. Des
hommes y font figure qui ont dîné ou causé
avec les personnages importants de chaque
pays et dans le pays même, sont reçus dans
des salons et des châteaux distants les uns des
autres de plusieurs centaines de lieues, lisent
les poètes anglais comme les poètes italiens,
écrivent parfois dans deux et dans trois lan-
gues et mènent, à la lettre, plusieurs existen-
ces. Quoique le caractère casanier des Fran-
çais, et surtout leur état social, répugnent à ce
dilettantisme du vagabondage, on citerait
parmi les membres de cet Enropean-Club
flottant et composite plus d'un de nos compa-
triotes. Quelques-uns des meilleurs livres
qu'ait produits notre xix« siècle sont dus
aussi à l'expérience de cette sorte de vie.
Ceux de Stendhal sont parmi les principaux.
C'est une question de savoir si cet esprit cos-
mopolite, dont le progrès va s'accélérant sous
la pression de tant de causes, est aussi profi-
table qu'il est dangereux. Le moraliste qui
considère la société comme une usine à pro-
duire des hommes, est obligé de reconnaître
JU6 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
que les nations perdent beaucoup plus qu'elles
ne gagnent à se mêler les unes aux autres et que
les races surtout perdent beaucoup plus qu'elles
ne gagnent à quitter le coin de terre où elles
ont grandi. Ce que nous pouvons appeler pro-
prement une famille, au vieux et beau sens du
mot, a toujours été constitué, au moins dans
notre Occident, par une longue vie héréditaire
sur un même coin du sol. Pour que la plante
humaine croisse solide, et capable de porter
des rejetons plus solides encore, il est néces-
saire qu'elle absorbe en elle, par un travail
puissant, quotidien et obscur, toute la sève phy-
sique et morale d'un endroit unique. Il faut
qu'un climat passe dans notre sang, avec sa
poésie ou douce ou sauvage, avec les vertus
qu'engendre et qu'entretient un effort continu
contre une même somme de mêmes difficultés.
Cette vérité n'est guère en faveur dans notre
monde moderne, qui se fait de plus en plus
improvisateur et momentané. Qu'on réflé-
chisse seulement, pour en apercevoir la portée,
aux conditions de naissance des œuvres d'art.
Presque toujours un grand écrivain ou un
grand peintre a poussé sur une^îlace natale, à
.aquellc il revient lorsqu'il veut donner à son
STENDHAL (HENRI BEYLE) ^OJ
idéal une saveur de vie profonde, et les œuvres
de ceux à qui ce sol a manqué, manquent sou-
vent de cette saveur et de cette profondeur. Les
Grecs et les Italiens n'ont offert le spectacle
de leur incomparable fécondité qu'en raison
même de Tabondance des petites patries et des
cités étroites. L'homme est un être d'habitude
qui n'est vraiment créateur qu'à la condition
d'accumuler en lui une longue succession d'ef-
forts identiques, et c'est pour cela que les fortes
races ont toujours eu des commencements mo-
notones, des mœurs étroites, un respect su-
perstitieux de la tradition, une défiance rigou-
reuse delà nouveauté.
Il arrive une heure dans l'histoire des socié-
tés oii cette discipline féconde, mais peu sub-
tile, a produit un capital de facultés dont le
civilisé jouit, sans s'inquiéter de savoir com-
ment il lui est venu, à la façon de ces fils de
grande maison qui n'augmentent plus leur for-
tune. Le sens exquis des plaisirs d'aujourd'hui
remplace alors le sens profond de la vigueur
de de'Tiain. La haute société contemporaine,
/entends par là celle qui se recrute parmi les
représentants les plus raffinés de la délicate
culture, est parvenue à cette heure, coupable
308 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
peut-être, à coup sûr délicieuse, où le dilet-
tantisme remplace l'action; — heure de cu-
riosité volontiers stérile; heure d'échanges d'i-
dées et d'échanges de mœurs. Une évolution
fatale attire les provinces vers les grandes villes
et par-dessus les grandes villes fait flotter, —
comme la Lupata de Swift, — une cité vague
et supérieure, patrie des curiosités suprêmes,
des vastes théories générales, de la savante
critique et de l'indifférence compréhensive.
C'est encore ici une des formes de ce que l'on
est convenu de nommer la décadence. Stendhal
fut un des apôtres de cette forme et un des ou-
vriers de cette décadence. C'est pour cela que
nous aimons sa littérature. C'est probablement
une loi que les sociétés barbares tendent de
toutes leurs forces à un état de conscience
qu'elles décorent du titre de civilisation, et
qu'à peine cette conscience atteinte la puis-
sance de la vie tarisse en elles. Les Orientaux
disent souvent : Quand la maison est prête la
mort entre. . . — Que cette visiteuse inévitable
trouve du moins notre maison, à nous, parée
de fleur.« l
STENDHAL (HENRI BEYLE) ÎO9
IV
LE ROUGE ET LE NOIR
J'ai dit que sa puissance d'analyse, sa sensi-
bilité frémissante et la multiplicité de ses expé-
riences, avaient conduit Beyle à concevoir et à
exprimer quelques vérités profondes sur la
France du xix* siècle. Le Rouge et le Noir
renferme l'énoncé le plus complet de ces véri-
tés, — livre extraordinaire, et que j'ai vu pro-
duire sur certains cerveaux de jeunes gens
l'effet d'une intoxication inguérissable. Quand
ce roman ne révolte pas, il ensorcelle. C'est
une possession comparable à celle de la Co-
médie humaine. Mais Balzac a eu besoin de
quarante volumes pour mettre sur pied le peu-
ple de ses personnages. Il peint à fresque et
sur le pan de mur d'un palais. Le Rouge et le
Noir n'a pas cinq cents pages. C'est une eau-
forte, mais d'un détail infini, et dans la courte
dimension de cette eau-forte un univers tient
tout entier. Que dis-je? Pour les maniaques
de ce chef-d'œuvre, les moindres traits sont un
3iO PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
univers. Si j'écrivais de la critique par anec-
dotes, au lieu d'écrire une étude de psycholo-
gie mi-sociale, mi-littéraire, par idées générales
et larges hypothèses, je raconterais d'étranges
causeries entre écrivains connus, dont les cita-
tions de ces petites phrases, sèches et rèches
comme les formules du code, faisaient toute la
matière. L'un disait m M. de la Vernaye serait
à vos pieds... » L'autre continuait : « éperdu
de reconnaissance.. . » C'était à qui surprendrait
son confrère en flagrant délit d'ignorance d'un
des adjectifs du livre. Je donne le fait pour ce
qu'il vaut. Il est exceptionnel, mais Texception
s'est, à ma connaissance, produite une dizaine
de fois, et témoigne de l'intensité de séduction
que ce roman possède. Au regard de l'ana-
lyse, la bizarrerie de ces engouements n'est
qu'une garantie de plus de leur sincérité. Pour
qu'un homme de quarante ans, et qui a vécu,
se souvienne d'un livre au point d'en subir la
hantise, il faut que ce livre aille bien au .fond
des choses humaines ou tout au moins con-
temporaines, et qu'il soit exphcatif d'une quan-
tité considérable de caractères et de passions.
Si je ne me trompe, le point de départ de
Rouge e*j Noir a été fourni à Beyle par une
STENDHAL (HENRI BEYLE) ^II
continue et dure expérience de la solitude in-
time. Le mot société lui parut, très jeune, éti-
qut ter une duperie et masquer une exploitation.
S(3>n enfance fut malheureuse, son adolescence
tourmentée. Il avait perdu sa mère. Il haïssait
son père et il en était haï. Un de ses axiomes fa-
voris fut plus tard que « nos parents et nos maî-
tres sont nos premiers ennemis quand nous en-
trons dans le monde ■. Avec le beau courage
qu'il eut de ses impressions sincères, même con-
damnées par toutes les vertus ou toutes les hy-
pocrisies, Beyle déclara toujours son invincible
répugnance à l'égard des affections obligatoires
de la famille. N'est-ce pas dans la Chartreuse
de Parme que se rencontre cette phrase à pro-
pos de Clélia Gonti : « Peut-être a-t-elle assez
d'esprit, pensait le comte, pour mépriser son
père?... » Et dans le Rouge et le Noir, quand
Julien Sorel, condamné à mort pour un assas-
sinat, reçoit la visite du charpentier dont il a
déshonoré le nom, le fils ne trouve d'abord
rien à répondre au reproche du vieillard :
« Son esprit parcourait rapidement tous les
possibles. — J ai fait des économies î s'écria-
t-il tout d'un coup. — Ce mot de génie changea
la physionomie du vieillard et la position de
312 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
Julien... Voilà donc Tamour de père! se répé-
tait-il rame navrée... » Des férocités îiareilles
d'imagination prouvent à quelle profondeur
l'enfant a été meurtri, pour que la plaie saigne
encore dans le cœur de Thomme. Au sortir de
cette adolescence cruellement froissée, Beyle
fut emporté dans le tourbillon de la tempête
napoléonienne. Il couiiut le sinistre égoïsme
des champs de bataille et des déroutes, —
égoïsme rendu plus cruel à cette sensibilité
souffrante par l'abîme que ses goûts secrets de
réflexion et d'art creusaient entre lui et ses
compagnons de danger. PluâJLard-encore et,-
continuant d'observer, mais au centre d'une
société pacifique, il constata, sans beaucoup de
regret, un antagonisme irréparable entre ses
façons de chercher le bonheur et celles de ses
concitoyens. Il prit son parti de cette rupture'
définitive entre les sympathies du monde et sa
personne : « Ceci est une nouvelle preuve, écri^
vait-il à un ami, qu'il n'y a pas d'avantage
sans désavantage. Cette prétendue supériorité,
si elle n'est que de quelques degrés, vous ren-
dra aimable, vous fera rechercher et vous ren-
dra les hommes nécessaires : voyez Fontenelle.
Si elle est plus grande, elle rompt tout rapport
STENDHAL (HENRI BÉYLE) JIJ
entre les hommes et vous. Voilà la malheu-
reuse position de Thomme soi-disant supérieur,
DU, pour mieux dire, différent^ c'est là le vrai
terme. Ceux qui l'environnent ne peuvent rien
pour son bonheur... » Orgueilleuse conviction
qui mène celui qui la possède à la scélératesse
ssi bien qu'à Théroïsme. Se décerner ce bré-
jt de différence, n'est-ce pas s'égaler à toute la
société? N'est-ce pas du même coup suppri-
er, pour soi du moins, toutes les obligations
pacte social ? Et pourquoi respecterions-
.ous ce pacte, s'il est l'œuvre de gens avec les-
quels nous n'avons rien de commun ? Quel cas
pouvons-nous faire d'une opinion publique
dont nous savons qu'elle est forcément hostile
à ce que nous avons de meilleur en nous?...
Il n'y a pas loin de ces interrogations à la ré-
volte. Beyle en fut préservé par sa délicatesse
ative, et plus encore par son esprit d'analyse
qui lui démontra l'inutilité des luttes à la Byron.
Mais son imagination conçut ce que de telles
idées pouvaient introduire de ravages dans une
tête moins désabusée que la sienne, — et il créa
Julien Sorel.
Pour qu'un type de roman soit très signifi-
catif, c'^'st-à-dire pour qu'il représente un grand
iS
314 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
nombre d'êtres semblables à lui, il est néces-
saire qu'une idée très essentielle à l'époque ait
présidé à sa création. Or, il se trouve que ce
sentiment de la solitude de Thomme supérieur,
— ou qui se croit tel, — est celui peut-être
qu'une démocratie comme la nôtre produit
avec le plus de facilité. Au premier abord, cette
démocratie paraît très favorable au mérite, et,
de fait, elle ouvre les barrières toutes grandes
à la concurrence des ambitions, en vertu du
principe d'égalité. Mais en vertu de ce prin-
cipe, elle met l'éducation à la portée du plus
grand nombre. Et cet excès de logique aboutit
à la plus étrange contradiction. Si nous exami-
nons, par exemple, ce qui se produit depuis
cent années dans notre pays, nous reconnaî-
trons que tout adolescent de valeur trouve très
aisément des conditions excellentes où se déve-
lopper. S'il brille dans ses débuts à l'école, il
entre au collège. S'il réussit au collège, il a
une bourse dans un grand lycée. C'est une
conspiration des parents, des maîtres, et volon-
tiers des étrangers, pour que ce sujet distingué,
— comme on dit en style pédagogique, —
atteigne le plus haut degré de sa croissance
intellectuelle. Les études sont finies. Les exa-
STENDHAL (^HENRI BEYLEj 315
mens sont passés. La volte-face est complète.
La conspiration se fait en sens contraire. Car
le nouveau venu trouve une société où les pla-
ces sont prises, où la concurrence des ambi-
tions, dont je parlais tout à l'heure, est formi-
dable. Si le jeune homme de talents et pauvre
reste en province, en quoi ses talents le servi-
ront-ils, puisque la vie, là, est toute d'habitudes
et fondée sur la propriété? Il vient à Paris, et
il n'a pas un appui. Ses succès d'écolier, qu'on
lui vantait si fort durant son enfance, ne peu-
vent lui servir qu'à gagner rudement sa vie
dans quelque position subalterne. Quelles
seront ses pensées, si à la supériorité il ne joint
pas la vertu de modestie et celle de patience ?
En même temps que l'éducation lui a donné
des facultés, elle lui a donné des appétits, et il
a raison d'avoir ces appétits. Un adolescent
qui a lu et goûté les poètes désire nécessaire-
ment de belles, de poétiques amours. S'il a des
nerfs délicats, il souhaite le luxe; s'il en a de
robustes, il souhaite le pouvoir. C'est là un
tempérament tout façonné pour le travail litté-
raire ou artistique. Mais si notre homme n'est
ni littérateur ni artiste, — et de fortes âmes
sont incapables de cette sagesse désintéressée
3l6 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
qui se guérit de ses rêves en les exprimant. —
quel drame sinistre se jouera en lui ! Il se sen-
tira impuissant dans les faits, grandiose dans
ses désirs. Il verra triomphant qui ne le vaut
pas, et condamnera en bloc un état social qui
semble ne l'avoir élevé que pour mieux Toppri-
mer, comme le bétail qu'on engraisse pour
mieux Tabattre. Le déclassé apparaît d'al^nrH^
pni?; ]p révolutionnaire .. « H faut en convenir,
dit Stendhal à une des pages de son Ronge et
Noh\ le regard de Julien était atroce, sa phy-
sionomie hideuse ; elle respirait le crime sans
alliage : c'était Thomme malheureux en guerre
avec toute la société... »
Cette guerre étrange, et dont les épisodes
mystérieux ensanglantent d'abord le cœur qui
l'engage, tel est le vrai sujet du grand roman
de Beyle. Guerre passionnée et passionnante,
surtout parce que l'auteur a su donner à son
héros un magnifique outillage de" supériorités
réelles. L'intelligence de Julien est de premier
ordre. C'est tout simplement celle de Stendhal
lui-même : perspicace et tourmentée, lucide
comme un théorème d'algèbre et mordante
comme un réquisitoire. La volonté de ce jeune
homme est celle d'un soldat qui fait campagne
STENDHAL (HENRI BEYLE) 517
et qui, préparé tous les jours au suprême dan-
ger, n'attache plus de sens au mot peur. En
même temps, sa sensibilité toujours à vif saigne
au plus léger coup d'épingle. Le voici donc^
fils d'un charpentier de petite ville, ayant reçu
d'un curé qui s'intéresse à son brillant tour
d'esprit une éducation de latiniste. II. a lu le
Mémorial de Sainte Hélène^ et son génie
s'est enflammé à suivre l'épopée de ce parvenu
prodigieux qui fut l'Empereur. Il entre dans
le monde, d'abord comme précepteur chez le
maire de sa ville, puis comme boursier au fond
du grand séminaire de sa province, enfin,
comme secrétaire chez un pair de France. Il
sait, par l'exemple de son modèle idéal, le
simple lieutenant d'artillerie devenu César, et
par les exemples moins éclatants des compa-
gnons de cette incroyable fortune, que tous
les privilèges sociaux appartiennent à qui peut
les conquérir. Et quels scrupules le retien-
draient dans cette conquête ? La morale ? Mais
il n'aperçoit autour de lui que dupeurs rapaces
et dupes victimées. La pitié pour ses sembla-
bles, ce que le christianisme appelle magnifi-
quement la Charité? Mais, tout jeune, son
père l'a battu, et le richard qu'il sert lui a fait
x8.
3l8 ^ PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
sentir le poids de la dure servitude moderne :
le salaire. Le souci de son repos? Mais son
âme frénétique est comme ces puissantes ma-
chines auxquelles il faut une certaine quantité
de charbon à consommer par jour. Elle a faim
et soif de sensations nombreuses, fussent-elles
terribles, — et intenses, fussent-elles coupa-
bles. Tout aboutit à le transformer en une
bête de proie allant à la chasse avec les armes
de la civilisation, c'est-à-dire qu'au lieu de
frapper il ruse, qu'il masque sa force pour
mieux dominer, et qu'il devient hypocrite com-
me Tartufe, ne pouvant commander comme
Bonaparte :
Voilà, je le confesse un abominable homme..,,
Ce vers de la comédie de Molière vous
arrive aux lèvres, n'est-ce pas ? Stendhal répond
en vous démontrant que des qualités de pre-
mier ordre ont conduit cet homme à cette
conception criminelle de lui-même et de la vie,
et que, dans un monde sans tradition, où cha-
que individu est l'artisan de sa propre fortune,
l'excessive concurrence jointe à l'excessif déve-
loppement de la vie personnelle est la cause
STENDHAL (HENRI BEYLE) 319
d'exaspérations d'orgueil qui, en temps de
paix, peuvent mener de forts caractères à de
terribles abus de cette force. Bcyle écrivait à
une de ses amies, un peu après la publication
de son livre : « Il y a huit jours, j'ai reçu une
lettre dans le genre de la vôtre, et pire encore;
car, vu que Julien est un coquin et qu^ c'est
mon portrait, on se brouille avec moi. Du
temps de TEmpereur, Julien eût été un fort
honnête homme. — J'ai vécu du temps de
TEmpereur. Donc... Mais qu'importe ?... »
Certes, la couleur de la peinture est merveil-.
leuse. J'admire plus encore la force d'analyse^j
grâce à laquelle Stendhal a dit le dernier mot
sur tout un groupe au moins de ceux que Ton
appelait, après i83o, les enfants du siècle.
Eile défile, mais drapée magnifiquement, mais
auréolée de poésie, dans beaucoup d'œuvres
de cette époque, la légion des mélancoliques
révoltés : le Ruy Blas de Victor Hugo en est,
et son Didier, comme le Rolla de Musset,
comme TAntony de Dumas. Ceux-là souffrent
d'une nostalgie qui paraît sublime. Le Julien
Sorelde Stendhal souffre de la même nostalgie,
mais il en sait la raison profonde. La cruelle ei
froide passion de parvenir lui tord le cœur, et
320 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
il se l'avoue. Il se reconnaît les ardeurs impla-
cables du déclassé tout voisin du crimoJL'infî-
nie tristesse et la vague désespérance se résol-
vent en un appétit effréné de jouissances
destructrices. Pour comprendre les incendies
de la Commune et les effrayantes réappari-
tions , dans notre vie adoucie, des sauvageries
primitives, il faut relire ce livre et en particulier
les discussions que Julien engage avec lui-
même dans sa prison, quand il attend le jour
de mourir. « Il n'y a pas de droit naturel...
Ce mot n'est qu'une antique niaiserie, bien
digne de Tavocat général qui m'a donné chasse
Tautre jour et dont Païeul a été enrichi par
une confiscation de Louis XIV. Il n'y a de
droit que lorsqu'il y a une loi pour défendre
quelque chose sous peine de punition. Avant
la loi, il n'y a de naturel que la force du lion,
ou le besoin de l'être qui a faim, qui a froid ;
le besoin., en un mot... » Par-dessous les con-
venances dont notre cerveau est surchargé,
par-dessous les principes de conduite que
l'éducation incruste dans noire pensée, par-
dessous la prudence héréditaire qui fait de nous
des animaux domestiqués, voici reparaître le
carnassier primitif, farouche et solitaire, ena-
STENDHAL (hENRI BEYLE) J2i
porté par le striiggle for life comme la nature
tout entière. Vous Tavez cru dompté, il n'était
qu'endormi; vous Tavez cru apprivoisé, il
n'était que lié. Le lien se brise, la bête se
réveille, et vous demeurez épouvanté q"e tant
de siècles de civilisation n'aient pas étouffé un
seul des germes de la férocité d'autrefois...
« Cette philosophie, — écrit Stendhal lui-
même, lorsqu'il commente les dernières ré-
flexions de Julien Sorel, — cette philosophie
était peut-être vraie, mais elle était de nature
à faire désirer la mort... » Apercevez-vous, à
l'extrémité de cette œuvre, la plus complète
que Fauteur ait laissée, poindre l'aube tragique
du pessimisme? Elle monte, cette aube de
sang et de larmes, et, comme la clarté d'un
jour naissant, de proche en proche elle teinte,
de ses rouges couleurs, les plus hauts esprits
de notre siècle, ceux qui font sommet, ceux vers
qui les yeux des hommes de demain se lèvent,
— religieusement. J'arrive, dans cette série
d'études psyi:hologiques, au cinquième des per-
sonnages que je me suis proposé d'analyser,
322 PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE
^ ^ ^
J'ai examiné un poète, Baudelaire ; j'ai exa-
miné un historien, M. Renan; j'ai examiné un
romancier, Gustave Flaubert; j'ai examiné un
philosophe, M. Taine; je viens d'examiner un
de ces artistes composites, en qui le critique et
récrivain d'imagination ^'unissent étroitement,
et j'ai rencontré, chez ces cinq Français de
tant de valeur, la même philosophie dégoûtée/
de l'universel néant. Sensuelle et dépravée chez
le premier, subtilisée et comme sublimée chez
le second, raisonnée et furieuse chez le troi-
sième, raisonnée aussi mais résignée chez le
quatrième, cette philosophie se fait aussi som-
bre, mais plus courageuse, chez l'auteur de
Rouge et Noir. Cette formidable nausée des
plus magnifiques intelligences devant les vains
efforts de la vie a-t-elle raison ? Et l'homme, ;,
en se civilisant, n'a-t-il fait vraiment que com- 1
pliquer sa barbarie et raffiner sa misère ? f
J'imagine que ceux de nos contemporains
que ces problèmes préoccupent sont pareils
à moi, et qu'à cette angoissante question ils
jettent tantôt une réponse de douleur, tantôt
une réponse de foi et d'espérance. C'est encore
une solution que de sangler son âme, comme
Beyle, et d'opposer aux malaises du doute la
STENDHAL (hENRI BETLE) ^2)
virile énergie de l'homme qui voit Tabîme noir
de la destinée, qui ne sait pas ce que cet abîme
lui cache, - -^t qui n'a pas peur I
-^
TABLE
A van t-propos ▼
I. — Charles Baudelapre i
I. — L'analyse de l'amour dans Baudelaire. 5
II. — Le pessimisme de Baudelaire .... 1 1
III. — Théorie de la décadence 23
II. ^ M. Ernest Renan 33
I. — De la sensibilité de M. Renan 37
II. — Da dilettantisme . 69
III. — Du sentiment religieux chez M. Re-
nan 76
IV. — Le rêve aristocratique de M. Renan. 96
m. — Gustave Flaubert m
I. — Du Romantisme 116
II. —Du nihilisme de Gustave Flaubert. .. iSg
III. — Théories d'art 1 56
IV. — M . Taixe . ijb
I. — La sensibilité philosophique 1 82
II. — Le milieu 201
m. — L'âme humaine et la science 218
IV. — Théories politiques 281
52 é TABLE
V. — Stkndhal (Henri Beyle) 25 1
I. — L'homme 260
II. — L'esprit d'-sr^ly'.". 276
III. — Le cosmiipolitisme de Beyle 294
iV. — Le Rouge et le Noir 309
d
EMILE COLIN. — IMPRIMB»lfi DE LAGrNT.
BIMniàir> I
iir\r\ 41
PQ
287
B7
1891
Bourget, Paul Charles
Essais de psycholog
contemporaine 7. éd«
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS PO
UNIVERSITY OF TORONTO LIBR.