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Full text of "Essais de psychologie contemporaine. Baudelaire - m. Renan - Flaubert - m. Taine - Stendhal"

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ESSAIS 


PSYCHOLOGIE 

CONTEMPORAINK 


'DU   SMÈoME    04  UT  EU  11 

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•J •  ^ 


AUL    BOURGET 


ESSAIS 

DE 


PSYCHOLOGIE 

CONTEMPORAINE 


BAUDELAIRE  -—  M.  RENAN 
FLAUBERT—  M.  TA  INE  —  STEN  H  H  A  L 


^J^IMIÈME    ÉDITION 


ALPHONSE    LEMERRE,    ÉDITEUR 

27-31,    PASSAGE    CHOISEUL,    27-31 


M     DCCC  XCI 


'^7 


& 


as  7 


AVANT-PROPOS 


Les  cinq  chapitres  qui  composent  ce 
volume  ont  paru,  Tun  après  l'autre,  dans 
la  Nouvelle  Repue,  sous  le  titre,  que  j'ai 
cru  devoir  leur  conserver,  d'Essais  de 
Psychologie  contemporaine.  Le  lecteur, 
en  effet,  ne  trouverai  pas  dans  ces  pages, 
consacrées  pourtant  à  Toeuvre  littéraire  de 
cinq  écrivains  célèbres,  ce  que  Ton  peut 
proprement  appeler  de  la  critique.  Les 
procédés  d'art  n'y  sont  analysés  qu'autant 
qu'ils  sont  des  sipies^  la  personnalité  des 
auteurs  n'y  est  qu'à  peine  indiquée,  et,  je 
crois  bien,  sans  une  seule  anecdote.  Je 
n'ai  voulu  ni  discuter  des  talents,  ni  pein- 
dre des  caractères.  Mon  ambition  a  été 
de  rédiger  quelques  notes  capables  de 
servir  à  Thistorien  de  la  Vie  Morale  pen- 


VI  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

dant  la  seconde  moitié  du  xix®  siècle 
français.  Cette  Vie  Morale,  comme  il  ar- 
rive dans  les  sociétés  très  civilisées,  se 
compose  de  beaucoup  d'éléments  divers. 
Je  ne  crois  pas  énoncer  une  vérité  bien 
neuve  en  affirmant  que  la  Littérature  est 
un  de  ces  éléments,  le  plus  important  peut- 
être,  car  dans  la  diminution  de  plus  enplus 
évidente  des  influences  traditionnelles  et 
locales,  le  ZYjt^re  devient  le  grand  initiateur. 
11  n'est  aucun  de  nous  qui,  descendu  au 
fond  de  sa  conscience,  ne  reconnaisse  qu  il 
n'aurait  pas  été  tout  à  fait  le  même  s'il  n'a- 
vait pas  lu  tel  ou  tel  ouvrage:  poème  ou 
roman,  morceau  d'histoire  ou  de  philoso- 
phie. A  cette  minute  précise,  et  tandis  que 
j'écris  cette  ligne,  un  adolescent,  que  ]QPois, 
s'est  accoudé  sur  son  pupitre  d'étudiant 
par  ce  beau  soir  d*un  jour  de  juin.  Les 
fleurs  s'ouvrent  sous  la  fenêtre,  amoureu- 
sement. L'or  tendre  du  soleil  couché  s'é- 
tend sur  la  ligne  de  l'horizon  avec  une  dé- 
licatesse adorable.  Des  jeunes  filles  ce^jsent 
dans  le  jardin  voisin.  L'adolescent  est  pen- 


AVANT-PROPOS  VII 


ché  sur  son  livre,  peut-être  un  de  ceux 
dont  il  est  parlé  dans  ces  Essais.  C'est 
les  Fleurs  du  Mal  de  Baudelaire,  c'est  la 
Vie  de  Jésus  de  M.  Renan,  c'est  la  Sa- 
lammbô de  Flaubert,  c'est  le  Tho?nas 
Graindorge  de  M.  Taine,  c'est  le  Rouge  et 
le  Noir  de  Beyle...  Qu'il  ferait  mieux  de 
vivre!  disent  les  sages...  Hélas!  c'est  qu'il 
vit  à  cette  minute,  et  d'une  vie  plus  intense 
que  s'il  cueillait  les  fleurs  parfumées,  que 
s'il  regardait  le  mélancolique  Occident, 
que  s'il  serrait  les  fragiles  doigts  d'une 
des  jeunes  filles.  Il  passe  tout  entier 
dans  les  phrases  de  son  auteur  préféré. 
11  converse  avec  lui  de  cœur  à  cœur, 
d'homme  à  homme.  Il  l'écoute  prononcer 
sur  la  manière  de  goûter  l'amour  et  de 
pratiquer  la  débauche,  de  chercher  le 
bonheur  et  de  supporter  le  malheur,  d'en- 
visager la  mort  et  Tau  delà  ténébreux  du 
tombeau,  des  paroles  qui  sont  des  révéla- 
tions. Ces  paroles  l'introduisent  dans  un 
univers  de  sentiments  jusqu'alors  aperçu 
à  peine.  De  cette  première  révélation  à 


VIII  PSYCHOLOGIE    CONTEMPC»RAINE 


imiter  ces  sentiments,  la  distance  est  faible 
et  Tadolescent  ne  tarde  guère  à  la  fran- 
chir. Un  grand  observateur  a  dit  que 
beaucoup  d'hommes  n'auraient  jamais 
été  amoureux  s'ils  n'avaient  entendu  par- 
ler de  l'amour.  A  coup  sûr,  ils  auraient 
aimé  d'une  autre  façon.  Définir  quelques- 
uns  des  exemplaires  de  sentiments  que 
certains  écrivains  de  notre  époque  propo- 
sent à  lïmitation  des  tout  jeunes  gens, 
et  indiquer  par  hypothèse  quelques-unes 
des  causes  générales  qui  ont  amené  ces 
écrivains  à  peindre  ces  sentiments  comme 
elles  amènent  leurs  lecteurs  à  les  goûter, 
telle  est  exactement  la  matière  de  c(»s 
Essais. 

Oxford.  —  i3  Juin  i88â. 


CHARLES  BAUDELAIRE 


PSYCHOLOGIE 

CONTEMPORAINE 


CHARLES   BAUDELAIRE 


Lire  les  Fleurs  du  Mal  à  dix-sept  ans,  lors- 
qu'on ne  discerne  point  la  part  de  mystification 
qui  exagère  en  truculents  paradoxes  quelques 
idées  ,  par  elles-mêmes  seulement  exception- 
nelles, c'est  entrer  dans  un  monde  de  sensa- 
tions jusqu'alors  inconnues.  II  est  des  éduca- 
teurs d'âme  d'une  précision  d'enseignement 
plus  rigoureuse  que  Baudelaire  :  M.  Taine,  par 
exemple,  et  Hv^nri  Bcyle.  Il  n'en  est  point  de 
plus  suggestifs  et  qui  fascinent  davantage. 

Et  tes  yeux  attirants  comme  ceux  d'un  portrait... 

a-t-il  écrit  d'une  des  femmes  coupables  dont  il 
a  subi  la  magie-,  il  traîne  quelque  chose  de 


PSYCHOLOGIE   CCNTEMPORAINB 


cette  attirance  et  de  ce  regard  au  long  de  ses 
vers  mystérieux  et  câlins,  ironiques  à  demi,  à 
demi  plaintifs.  Des  stances  de  lui  poursuivent 
l'imagination  qu'elles  inquiètent  avec  une  ob- 
session qui  fait  presque  mal.  Il  excelle  surtout 
à  commencer  une  pièce  par  des  mots  d'une  so- 
lennité à  la  fois  tragique  et  sentimentale  qu'on 
n'oublie  plus  : 

Que  m'importe  que  tu  sois  sage! 
Sois  belle  et  sois  triste... 

Et  ailleurs  : 

Toi  qui,  comme  un  coup  de  couteaTi, 
Dans  mon  cœur  plaintif  es  entrée... 

Et  ailleurs  : 

Comme  un  bétail  pensif  sur  le  sable  couchées 
Elles  tournent  leurs  yeux  vers  l'infini  des  mers... 

Par  tempérament  et  par  rhétorique,  Charles 
Baudelaire  fait  flotter  un  vague  halo  d'étran- 
geté  autour  de  ses  poèmes,  convaincu,  comme 
l'auteur  de  l'incomparable  élégie  To  Helen^ 
Edgard  Poe,  qu'il  n'est  de  beauté  qu'un  peu 
singulière  et  que  Tétonnement  est  la  condition 
du  sortilège  poétique.  C'est  un  sortilège,  en 
effet,  pour  qui  ne  se  rebute  pas  des  complexi- 


CHARLES   BAUDELAIRE 


tés  de  cet  art.  L'impression  est  comparable  à 
celle  qu'on  ressent  en  présence  des  figures 
peintes  par  le  Vinci,  avec  ce  modelé  dans  la 
dégradation  des  teintes  qui  velouté  de  mystère 
le  contour  du  sourire.  Une  dangereuse  curio- 
sité force  Tattention  et  invite  aux  longues  rê- 
veries devant  ces  énigmes  de  peintre  ou  de 
poète  ;  —  et  à  regarder  longtemps  Ténigme 
livre  son  secret.  Celui  de  Baudelaire  est  le  se- 
cret de  plus  d*un  d'entre  nous,  —  il  y  a  bien 
des  chances  pour  qu'il  devienne  le  secret  ainsi 
du  j.eune  homme  qui  se  complaît  dans  cette  lec- 
ture, inépuisable  en  révélations. 


l'analyse    de    l'amour    dans    BAUDELAIRE 


Il  y  a  d'abord  dans  Baudelaire  une  concep- 
tion particulière  de  l'amour.  On  la  caractéri- 
serait assez  exactement,  semble-t-il,  par  trois 
épithètes,  d'ordre  disparate  comme  notre  so- 
ciété. Baudelaire  est  tout  à  la  fois,  dans^es^ 
vers  d'amour  ;  mystiqucjlibertin  et  analyseur. 
Il  est  mystique,  et  un  visage  d'une  idéalité  de 


PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 


madone  traverse  sans  cesse  les  heures  sombres 
ou  claires  de  ses  journées,  rappelant  la  pré- 
sence, en  quelque  autre  univers  dont  le  nôtre 
ne  serait  que  Tépreuve  dégradée  et  grossière, 
d'un  esprit  de  femme  «  lucide  et  pur,  »  d'une 
âme  toujours  désirable  et  toujours  bienfai- 
sante : 

Elle  se  répand  dans  ma  vie 
Comme  un  air  parfumé  de  sel, 
Et  dans  mon  âme  inassouvie 
Verse  le  goût  de  l'Éternel... 

Il  est  libertin,  et  des  visions  dépravées  jus- 
qu'au sadisme  troublent  ce  même  homme  qui 
vient  d'adorer  le  doigt  levé  de  sa  Madone.  Les 
mornes  ivresses  de  la  Vénus  vulgaire,  les  ca- 
piteuses ardeurs  de  la  Vénus  noire,  les  raffi- 
nées délices  de  la  Vénus  savante,  les  crimi- 
nelles audaces  de  la  Vénus  sanguinaire,  ont 
laissé  de  leur  ressouvenir  dans  les  plus  spiri- 
tualisés  de  ses  poèmes.  Il  s'échappe  un  relent 
d'alcôve  infâme  de  ces  deux  vers  du  magni- 
fique Crépuscule  du  Matin  : 

Les  femmes  de  plaisir,  la  paupière  livide, 

Bouche  ouverte,  dormaient  de  leur  sommeil  stupide... 

Le  visage,  lustré  comme  Tébène,  d'une  amie 


i 


CHARLES   BAUDELAIRE 


aux  dents  d'ivoire,  aux  cheveux  crépus,  a  ins- 
piré cette  litanie  de  tendresse  : 

Je  t*adore  à  Tégal  de  la  voûte  nocturne, 
O  Vase  de  tristesse,  6  grande  taciturne... 

Des  prêtresses  païennes  eussent  reconnu  un 
dévot  de  leurs  fêtes  clandestines  dans  la  des- 
cription de  ce  boudoir,  —  fermé  par  autorité 
de  justice, —  où  Hippolyte  accoude  ses  lassi- 
tudes, 

A  la  pâle  clarté  des  lampes  languissantes 

Sur  les  profonds  coussins  tout  imprégnés  d'odeur... 

Et  la  plus  belle  pièce  du  recueil,  à  mon  avis 
du  moins,  4a^ Martyre,  pourrait  porter  comme 
épigraphe  la  sinistre  phrase  que  Tauteur  de  la 
Philosophie  dans  le  boudoir  se  proposait  d'ins- 
crire sur  une  des  chambres  de  la  petite  maison 
de  ses  rêves  :  Ici  Von  tortm^ei... 

L'homme  vindicatif  que  tu  n'as  pu,  vivante, 

Malgré  tant  d'amour,  assouvir, 
Combla-t-il,  sur  ta  chair  inerte  et  complaisante. 

L'immensité  de  son  désir?... 

A  travers  tant  d'égarements,  où  la  soif  d'une 
infinie  pureté  se  mélange  à  la  faim  dévorante 


PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 


des  joies  les  plus  pimentées  de  la  chair,  Tin- 
telligence  de  l'analyseur  reste  cruellement 
maîtresse  d'elle-même.  La  mysticité,  comme 
le  libertinage,  se  codifie  en  formules  dans  ce 
cerveau  qui  décompose  ses  sensations,  avec  la 
précision  d'un  prisme  décomposant  la  lumière. 
Le  raisonnement  n'est  jamais  entame  par  la 
fièvre  qui  brûle  le  sang  ou  par  l'extase  qui 
évoque  les  chimères.  Trois  hommes  à  la  fois 
£»fS' vivent  dans  cet  homme,  unissant  leurs 
sensations  pour  mieux  presser  le  cœur  et  en 
exprimer  jusqu'à  la  dernière  goutte  la  sève 
rouge  et  chaude.  Ces  trois  hommes  sont  bien 
modernes,  et  plus  moderne  aussi  est  leur  réu- 
nion. La  fin  d'une  foi  religieuse,  la  vie  à  Paris, 
et  l'esprit  scientifique  du  temps  ont  contribué  à 
façonner,  puis  à  fondre  ces  trois  sortes  de  sen- 
sibilités, jadis  séparées  jusqu'à  paraître  irré- 
ductibles l'une  à  l'autre,  et  maintenant  liées 
jusqu'à  paraître  inséparables,  au  moins  dans 
cette  créature,  sans  analogue  avant  le  xix®  siè- 
cle français,  qui  fut  Baudelaire. 

Les  origines,  ou  mieux  les  couches  succes- 
sives qui  ont  fait  cette  âme  sont  donc  aisées  à 
déterminer,  rien  qu'en  regardant  autour  de 
nous.  Ne  survit-il  pas,  dans  notre  siècle  d'im- 


CHARLES   BAUDELAIRE 


piété,  assez  de  catholicisme  pour  qu'une  âme 
d'enfant  s'imbibe  d'amour  mystique  avec  une 
inoubliable  intensité?  La  foi  s'en  ira,  mais  le 
mysticisme,  même  expulsé  de  l'intelligence, 
demeurera  dans  la  sensation.  Le  décor  pieux 
s'évoque  pour  Baudelaire  aux  minutes  obscu- 
res du  crépuscule,  avec  une  suavité  qui  montre 
à  quelle  profondeur  le  premier  frisson  de  la 
prière  avait  crispé  son  cœur  *.  Le  pli  ne  s'effaça 
jamais.  Tout  naturellement  le  parfum  des  fleurs 
s'évapore  pour  lui  en  encens.  C'est  un  «  repo- 
soir  M  que  le  beau  ciel,  c'est  un  t  ostensoir  » 
que  le  soleil  qui  se  couche.  Si  l'homme  n'a  plus 
le  même  besoin  intellectuel.de  croire,  il  a  con- 
servé le  besoin  de  sentir  comme  aux  temps  où 
il  croyait.  I-es  docteurs  en  mysticisme  avaient 
constaté  ces  permanences  de  la  sensibilité  reli- 
gieuse dans  la  défaillance  de  la  pensée  reli- 
gieuse. Ils  appelaient  aussi  culte  de  latrie,  — 
idololatrie^  à'o\x  idolâtrie^  —  l'élan  passionné 
par  lequel  l'homme  reporte  sur  telle  ou  telle 
créature,  sur  tel  ou  tel  objet,  l'ardeur  exaltée  qui 
se  détourne  de  Dieu.  On  peut  citer  de  Baude- 
laire d'étranges  exemples  de  ce  culte;  ainsi  Tem- 

I.  Voir,  dans  les  Fleurs  du  Mal,  la  pièce  en  forme  de 
pantoum,  intitulée  Harmonie  du  soir  et  numérotée  XLVIIi. 

1. 


10         PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

ploi  d'une  terminologie   liturgique  pour  s'a- 
dresser à  une  maîtresse  et  célébrer  une  volupté  : 

Je  veux  bâtir  pour  toi,  Madone,  ma  maîtresse, 
Un  autel  souterrain  au  fond  de  ma  détresse... 

Ou  encore  cette  «  prose  »  curieusement  tra- 
vaillée en  style  de  la  décadence  latine  qu'il  a 
intitulée  :  Franciscœ  meœ  laudes^  et  adressée 
à  une  modiste  érudite  et  dévote.  Ce  qui  serait 
chez  un  autre  un  blasphème  ou  un  tour  de 
force,  est  chez  lui  un  procédé  que  j'appellerais 
spontané,  si  le  mot  spontané  pouvait  traduire 
ce  qu'il  entrait  de  complication  native  dans 
ce  subtil  et  particulier  personnage. 

Ses  goûts  de  libertin,  en  revanche,  lui  vinrent 
de  Paris.  Il  y  a  tout  un  décor  du  vice  parisien, 
comme  il  y  a  tout  un  décor  des  rites  catholi- 
ques, dans  la  plupart  de  ses  poèmes.  Il  a  tra- 
versé, on  le  voit,  et  avec  quelles  hardies  expé- 
riences, on  le  devine,  tous  les  mauvais  gîtes  de 
la  ville  impudique.  Il  a  mangé  dans  les  tables 
d'hôte  à  côté  de  filles  plâtrées,  dont  la  bouche 
saigne  dans  un  masque  de  céruse.  Il  a  dormi 
dans  les  maisons  d'amour,  et  connu  la  ran- 
cœur du  grand  jour  éclairant,  avec  les  rideaux 
flétris,  le  visage  plus  flétri  de  la  femme  ven- 


CHARLES    BAUDELAIRE  II 

due.  Il  a  poursuivi,  à  travers  toutes  les  excita- 
tions et  avec  une  âp^eté  de  luxure  qui  touche 
à  la  manie,  le  spasme  sans  réflexion  qui  monte 
des  nerfs  jusqu'au  cerveau,  et,  pour  une  se- 
conde, guérit  du  mal  de  penser.  Et  en  même 
temps  il  a  causé  à  tous  les  coins  des  rues  de 
cette  ville  monstrueuse,  il  a  mené  l'existence 
du  littérateur  qui  étudie  toujours,  et  il  a  con- 
servé, que  dis-je  ?  il  a  aiguisé  le  tranchant  de 
son  intelligence  là  où  d'autres  auraient  à  ja- 
mais émoussé  leur  esprit;  et  de  ce  triple  travail 
est  sorti,  avec  la  conception  d'un  amour  à  la 
fois  mystique,  sensuel  et  intelligent,  le  flot  de 
spleen  le  plus  acre  et  le  plus  corrosif  qui  ait 
depuis  longtemps  jailli  d'une  âme  d'homme. 


Il 

LE  PESSIMISME   DE   BAUDELAIRE 

C'est  Lamennais  qui  s'écria  un  jour  :  «  Mon   \ 
âme  est  née  avec  une  plaie.  »  Baudelaire  aurait 
pu  s'appliquer  cette  phrase.  Il  était  d'une  race 
condamnée  au  malheur.  C'est  l'écrivain  peut- 
être  au  nom  duquel  a  été  accolée  le  plus  sou- 


12  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

vent  répithète  de  «  malsain.  »  Le  mot  est 
juste,  si  Ton  signifie  par  là  que  les  passions 
du  genre  de  celle  que  nous  venons  d'indiquer 
trouvent  malaisément  des  circonstances  adap- 
tées à  leurs  exigences.  Il  y  a  désaccord  entre 
rhomme  et  le  milieu.  Une  crise  morale  en  ré- 
sulte et  une  torture  du  cœur.  Mais  le  mot 
«  malsain  »  est  inexact,  si  Ton  entend  par  là 
opposer  un  état  naturel  et  régulier  de  l'âme, 
qui  serait  la  santé,  à  un  état  corrompu  et  arti- 
ficiel, qui  serait  la  maladie.  Il  n'y  a  pas  à  pro- 
prement parler  de  maladies  du  corps,  disent 
les  médecins  ;  il  n'y  a  que  des  états  physiolo- 
giques, funestes  ou  bienfaisants,  toujours  nor- 
maux, si  l'on  considère  le  corps  humain 
comme  l'appareil  où  se  combine  une  certaine 
quantité  de  matière  en  évolution.  Pareille- 
ment, il  n'y  a  ni  maladie  ni  santé  de  l'âme,  il 
n'y  a  que  des  états  psychologiques,  au  point  de 
vue  de  l'observateur  sans  métaphysique,  car  il 
n'aperçoit  dans  nos  douleurs  et  dans  nos  fa- 
cultés, dans  nos  vertus  et  dans  nos  vices, 
dans  nos  volitions  et  dans  nos  renoncements, 
que  des  combinaisons,  changeantes,  mais  fa- 
tales et  partant  normales,  soumises  aux  lois 
connues  de  l'association  des  idées.  Un  préjugé 


CHARLES   BAUDELAIRE  I3 

seul,  OÙ  réapparaissent  la  doctrine  antique  des 
causes  finales  et  la  croyance  à  un  but  défini  de 
Tunivers,  peut  nous  faire  considérer  comme 
naturels  et  sains  les  amours  de  Daphnis  et  de 
Chloë  dans  le  vallon,  comme  artificiels  et  mal- 
sains les  amours  d'un  Baudelaire  dans  le  bou- 
doir qu'il  décrit,  meublé  avec  un  souci  de  mé- 
lancolie sensuelle  : 

Les  riches  plafonds 

Les  miroirs  profonds, 
La  splendeur  orientale, 

Tout  y  parierait 

A  l'âme  en  secret 
Sa  douce  langue  natale... 

Seulement,  les  combinaisons  d'idées  compli- 
quées ont  plus  de  chance  de  ne  pas  rencon- 
trer des  circonstances  appropriées  à  leur  com- 
plication. Celui  que  ses  habitudes  ont  conduit 
à  un  rêve  du  bonheur  fait  de  beaucoup  d^ex- 
clusions ,  souffre  de  la  réalité,  qu'il  ne  peut 
pétrir  au  gré  de  son  désir  :  «  La  force  par 
laquelle  nous  persévérons  dans  Texistence  est 
bornée  et  la  puissance  des  causes  extérieures 
la  surpasse  infiniment...  »  Ce  théorème  de 
l'Éthique  est  l'explication  du  spleen  du  subtil 


PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 


Baudelaire  comme  du  «  mal  du  siècle  »,  comme 
du  pessimisme.  Quand  la  créature  humaine  est 
très  civilisée,  elle  demande  aux  choses  d'être 
selon  son  cœur,  rencontre  d'autant  plus  rare 
que  le  cœur  est  plus  curieusement  raffiné,  et 
l'irrémédiable  malheur  apparaît. 

Certes,  Tennui  a  toujours  été  le  ver  secret 
des  existences  comblées.  D'où  vient  cependant 
que  ce  «  monstre  délicat  *  »  n'ait  jamais  plus 
énergiquement  bâillé  sa  misère  que  dans  la 
littérature  de  notre  siècle  où  se  perfectionnent 
tant  de  conditions  de  la  vie,  si  ce  n'est  que 
ce  perfectionnement  même,  en  compliquant 
aussi  nos  âmes,  nous  rend  inhabiles  au  bon- 
heur ?  Ceux  qui  croient  au  progrès  n'ont  pas 
voulu  apercevoir  cette  terrible  rançon  de  notre 
bien-être  mieux  assis  et  de  notre  éducation 
plus  complète.  Ils  ont  reconnu  dans  l'assom- 
brissement  de  notre  littérature  un  effet  passa- 
ger des  secousses  sociales  de  notre  âge,  comme 
si  d'autres  secousses,  et  d'une  autre  intensité 
de  bouleversement  des  destinées  privées , 
avaient  produit  ce  même  résultat  d'incapacité 
de  bonheur  chez  tous  les  conducteurs  de  la  gé- 

I.  Tu  le  connais,  lecteur,  ce  monstre  délicat.  —  Prolo- 
gue des  Fleurs  du  Mal, 


CHARLES    BAUDFXAIRE  1$ 

nération.  Il  me  semble  plus  vraisemblable  dé 
regarder  la  mélancolie  comme  Tinévitable 
produit  d'un  désaccord  entre  nos  besoins  de 
civilisés  et  la  réalité  des  causes  extérieures;  — ■ 
d'autant  que,  d'un  bout  à  Tautre  de  l'Europe, 
la  société  contemporaine  présente  les  mêmes 
symptômes,  nuancés  suivant  les  races,  de  cette 
mélancolie  et  de  ce  désaccord.  Une  nausée 
universelle  devant  les  insuffisances  de  ce 
monde  soulève  le  cœur  des  Slaves,  des  Ger- 
mains et  des  Latins,  et  se  manifeste,  chez  les 
premiers  par  le  nihilisme,  chez  les  seconds  par 
le  pessimisme,  chez  nous  mêmes  par  de  soli- 
taires et  bizarres  névroses.  La  rage  meurtrière 
des  conspirateurs  de  Saint-Pétersbourg,  les 
livres  de  Schopenhauer,  les  furieux  incendies 
de  la  Commune  et  la  misanthropie  acharnée 
des  romanciers  naturalistes,  —  je  choisis  avec 
intention  les  exemples  les  plus  disparates,  — 
révèlent  ce  même  esprit  de  négation  de  la  vie 
qui,  chaque  jour,  obscurcit  davantage  la  civi- 
lisation occidentale.  Nous  sommes  loin,  sans 
doute,  du  suicide  de  la  planète,  suprême  dé- 
sir des  théoriciens  du  malheur.  Mais  lente- 
ment, sûrement,  s'élabore  la  croyance  à  la 
banqueroute  de  la  nature,  qui  promet  de  deve- 


l6        PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

nir  la  foi  sinistre  du  xx«  siècle,  si  la  science  ou 
une  invasion  de  barbares  ne  sauve  pas  Thu- 
manité  trop  réfléchie  de  la  lassitude  de  sa  pro- 
pre pensée. 

Ce  serait  un  chapitre  de  psychologie  compa- 
rée aussi  intéressant  qu'inédit  que  celui  qui 
noterait,  étape  par  étape,  la  marche  des  diffé- 
rentes races  européennes  vers  cette  tragique 
négation  de  tous  les  efforts  de  tous  les  siècles. 
Il  semble  que  du  sang  à  demi  asiatique  des 
Slaves  monte  à  leur  cerveau  une  vapeur  de 
mort  qui  les  précipite  à  la  destruction,  comme 
à  une  sorte  d'orgie  sacrée.  Le  plus  illustre  des 
écrivains  russes  disait  devant  moi,  et  à  propos 
des  nihilistes  militants  :  «  Ils  ne  croient  à  rien, 
mais  ils  ont  besoin  du  martyre...  »  La  longue 
série  des  spéculations  métaphysiques  sur  la 
cause  inconsciente  des  phénomènes  est  néces- 
saire à  l'Allemand  pour  qu'il  formule,  en  dépit 
de  son  positivisme  pratique,  la  désolante  ina-^^^*^ 
nité  de  l'ensemble  de  ces  phénomènes.  Chez 
les  Français,  et  malgré  la  déviation  extraor- 
dinaire de  notre  tempérament  national  depuis 
cent  années,  le  pessimisme  n'est  qu'une  dou- 
loureuse exception,  de  plus  en  plus  fréquente, 
il  est  vrai,  toujours  créée  par  une   destinée 


I 


CHARLES   BAUDELAIRE  I7 

d'exception.  Ce  n*est  que  la  réflexion  indivi- 
duelle qui  amène  plusieurs  d'entre  nous,  et 
Tialgré  Toptimisme  héréditaire,  à  la  négation 
suprême.  Baudelaire  est  un  des  «  cas  »  les 
plus  réussis  de  ce  travail  particulier.  Il  peut 
être  donné  comme  Texemplaire  achevé  d'un 
pessimiste  parisien  ,  deux  mots  qui  jurent 
étrangement  d'être  accouplés.  Encore  vingt 
années  et  on  les  emploiera  peut-être  couram- 
ment. 

Et  d'abord,  c'est  un  pessimiste,  ce  qui  le 
distingue  nettement  des  sceptiques  tendres 
comme  Alfred  de  Musset  ou  des  révoltés  fiers 
comme  Alfred  de  Vigny.  Du  pessimiste  il  a  le» 
trait  fatal,  le  coup  de  foudre  satanique,  di-j 
raient  les  chrétiens  :  l'horreur  de  TÊtre  et  le 
goût,  Tappétit  furieux  du  Néant.  C'est  bien  ' 
chez  lui  le  Nirvana  des  Hindous  retrouvé  au^^^^' 
fond  des  névroses  modernes  et  invoqué,  par 
suite,  avec  tous  les  énervements  d'un  homme 
^  dont  les  ancêtres  ont  agi,  au  lieu  d'être  con- 
templé avec  la  sérénité  hiératique  d'un  fils  du 
torride  soleil  : 


Morne  esprit,  autrefois  amoureux  de  la  lutte, 
L'Espoir  dont  l'éperon  attisait  ton  ardeur 


l8  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

Ne  veut  plus  t'enfourcher.  Couche-toi  sans  pudeur. 
Vieux  cheval  dont  le  pied  à  chaque  obstacle  butte. 

Re'signe-toi,  mon  cœur,  dors  ton  sommeil  de  brute... 

Il  faut  lire  particulièrement,  et  dans  leur  dé- 
tail, les  pièces  des  Fleurs  du  Mal  numérotées 
LXXVIII,  LXXIX,  LXXXet  intitulées  Spleen, 
Tavant-dernière  strophe  dans  la  pièce  numé- 
rotée LXXXX  et  intitulée  Madrigal  triste^  et 
tout  l'admirable  morceau  qui  clôt  le  recueil  : 
le  Voyage, 

Pour  ne  pas  oublier  la  chose  capitale, 
Nous  avons  vu  partout  et  sans  l'avoir  cherché^ 
Du  haut  jusques  en  bas  de  réchelle  fatale 
Le  spectacle  ennuyeux  de  Vimmortel  péché,.. 

De  ces  vers  s'exhale,  non  plus  la  lamentation 
du  regret  qui  pleure  le  bonheur  perdu,  ou  du 
désir  qui  implore  le  bonheur  lointain,  mais 
l'amère  et  définitive  malédiction  jetée  à  l'exis- 
tence par  le  vaincu  qui  sombre  dans  Tirrépa- 
rable  nihilisme,  —  au  sens  français  du  terme, 
cette  fois,  — et  il  suffit  de  reprendre  un  par  un 
les  éléments  psychologiques  dont  nous  avons 
reconnu  l'influence  sur  la  conception  de  l'amour 


CHARXES    BAUDELAIRE 


«9 


chez  le  poète,  pour  reconstituer  Thistoire  de  ce 
«  goût  du  néant  »  chez  le  catholique  désabusé, 
devenu  un  libertin  analyseur. 

L'homme  a  reçu  l'éducation  du  catholicisme, 
et  le  monde  des  réalités  spirituelles  lui  a  été 
révélé.  Pour  beaucoup,  cette  révélation  est 
sans  conséquence.  Ils  ont  cru  en  Dieu  dans 
leur  jeunesse,  mais  à  fleur  d'esprit.  Ils  ne  le 
sentaient  pas  personnel  et  vivant.  Pour  ceux-là, 
une  foi  dans  les  idées  est  suffisante,  foi  abs- 
traite, et  qui  se  prête  à  toutes  sortes  de  trans- 
formations. Il  leur  faut  un  dogme,  mais  non 
une  vision.  A  la  première  croyance  en  Dieu  ils 
substitueront  la  croyance,  qui  à  la  Liberté,  qui 
à  rOrdre  Social,  qui  à  la  Révolution,  qui  à  la 
Science.  Chacun  de  nous  peut  chaque  jour 
constater,  chez  lui-même  et  chez  ses  voisins, 
des  transformations  de  cet  ordre.  Il  n'en  va 
pas  ainsi  pour  l'Ame  mystique,  —  et  celle  de 
Baudelaire  en  était  une.  Car  cette  Ame,  quand 
elle  croyait,  ne  se  contentait  pas  d'une  foi  dans 
une  idée.  Elle  voyait  Dieu.  Il  était  pour  elle, 
non  pas  un  mot,  non  pas  un  symbole,  non  pas 
une  abstraction,  mais  un  Etre,  en  la  compagnie 
duquel  TAme  vivait  comrae  nous  vivons  avec 
un  père  qui  nous  aime,  qui  nous  connaît  et 


20        PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

qui  nous  comprend.  L'illusion  a  été  si  douce 
et  si  forte,  qu'une  fois  partie,  elle  n'a  plus 
laissé  de  place  à  des  substitutions  d'une  inten- 
sité inférieure.  Qaand  on  a  connu  l'ivresse  de 
l'opium,  celle  du  vin  écœure  et  paraît  mes- 
quine. En  s*en  allant  au  contact  du  siècle,  la 
foi  a  laissé  dans  ces  sortes  d'âmes  une  fissure 
par  où  s'écoulent  tous  les  plaisirs.  C'a  été  le 
sort  de  Baudelaire.  Il  faut  voir  avec  quel  dé- 
dain,—  assez  inintelligent,  avouons-le,  comme 
tous  les  dédains,  —  il  malmène  les  croyants 
du  second  degré,  ceux  qui  font  leur  Dieu  de 
l'Humanité  ou  du  Progrès.  Quoi  de  plus  natu- 
rel alors  qu'il  éprouve  une  sensation  de  vide 
devant  ce  monde  oîj  il  cherche  vainement  un 
Idéal  concret  qui  corresponde  à  ce  qui  lui  reste 
d'aspirations  vers  Tau  delà?  Ce  sont  alors, 
afin  de  combler  ou  de  tromper  ce  vide,  de  fu- 
rieuses recherches  des  excitants...  Ce  sont  des 
lectures  enivrantes  comme  un  opium,  de  Pro- 
clus,  de  Swedenborg,  d'Edgard  Poë,  de  Quin- 
cey,  de  tous  les  livres  en  un  mot  qui  ont  peint 
Tenvolement  de  l'âme  «  n'importe  oià,  hors  du 
monde  *  ».    Ce    sont   des    opiums   excitants 

1.  C'est  le  titre  d'un  des  poèmes  en  prose   de  Baude- 
laire», 


CHARLES   BAUDELAIRti  21 


comme  des  lectures.  Ce  qu'il  faut,  à  cet  as- 
soiffé d'un  infini  réel,  c'est  le  paradis  artificiel 
à  défaut  de  la  croyance  dans  un  paradis  vrai. 
C'est  encore,  en  des  heures  noires,  Tessai  de 
retour  au  monde  mystique  par  le  chemin  de 
l'épouvante.  Mais  de  ces  courses  l'Ame  revient 
plus  exténuée,  plus  persuadée  que  la  religion^ 
n'est  qu'un  rêve,  personnel  et  mensonger,  de 
l'homme  qui  mire  son  désir  dans  le  néant  de  la 
nature.  Nulle  angoisse  n'est  plus  terrible  pour 
un  mystique  :  comprendre  que  le  besoin  de 
croire  est  tout  subjectif,  et  que  la  foi  de  jadis  sor- 
tait de  nous-même  et  n'était  que  notre  œuvre  I 
Et  sur  le  fond  vide  du  ciel  se  détache  la  redou- 
table et  consolante  figure  de  Celle  qui  affran- 
chit de  tous  les  esclavages  et  délivre  de  tous  leç 
doutes  :  la  Mort,  j 

Qui  parcourt,  comme  un  prince  inspectant  sa  maison, 
Le  cimetière  immense  et  froid,  sans  horizon. 
Où  gisent,  aux  lueurs  d'un  soleil  blanc  et  terne, 
Les  peuples  de  l'histoire  ancienne  et  moderne. 

Ce  même  nihilisme  est  l'aboutissement  du 
libertinage  analytique  propre  à  Baudelaire. 
Quelques  poètes,  et  Musset  au  premier  rang, 
ont  raconté  combien  la  débauche  est  meur- 


22        PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

trière  à  rameur.  Baudelaire  a  plongé  plus 
avant  dans  la  vérité  de  la  nature  humaine  en 
racontant  combien  la  débauche  est  meurtrière 
au  plaisir.  Certes,  il  s'élève,  au  fond  de  toute 
créature  née  pour  la  noblesse  et  qui  a  mésusé 
de  ses  sens,  de  douloureux  et  troublants  appels 
vers  une  émotion  sentimentale  qui  fuit  tou- 
jours. 

Dans  la  brute  «ssouvie  un  ange  se  réveille... 

Il  y  a,  de  plus,  la  sinistre  incapacité  de  procu- 
rer un  entier  frisson  de  plaisir  au  système  ner- 
veux trop  surmené.  Une  indescriptible  nuance 
de  spleen,  d'un  spleen  physique  celui-là,  et 
comme  fait  de  la  lassitude  du  sang,  s'établit 
chez  le  libertin  qui  ne  connaît  plus  l'ivresse. 
Son  imagination  s'exalte.  Il  rêve  de  souffrir 
alors,  et  de  faire  souffrir,  pour  obtenir  cette 
vibration  intime  qui  serait  l'extase  absolue  de 
tout  rêtre.  L'étrange  rage  qui  a  produit  Néron 
et  Héliogabale  le  mord  au  cœur.  «  L'appareil 
sanglant  de  la  destruction  *■  »  rafraîchit  seul 
pour  une  minute  cette  fièvre  d'une  sensualité 
qui  ne  se  satisfera  jamais.  Voilà  Thomme  de 

I.  Mot  de  Baudelaire. 


CHARLES    BAUDELAIRE  2} 


la  décadence,  ayant  conservé  une  incurable 
nostalgie  des  beaux  rêves  de  ses  aïeux,  ayant, 
par  la  précocité  des  abus,  tari  en  lui  les  sources 
de  la  vie,  et  jugeant  d'un  regard  demeuré  lu- 
cide l'inguérissable  misère  de  sa  destinée,  c'est- 
à-dire,  —  car  voyons-nous  le  monde  autre- 
ment qu'à  travers  le  prisme  de  nos  intimes 
besoins?  —  de  toute  destinée I 


m 

THÉORIE    DE   LA   DÉCADENCE 

Si  une  nuance  très  spéciale  d'amour,  si  une 
nouvelle  façon  d'interpréter  le  pessimisme  font 
déjà  de  la  tête  de  Baudelaire  un  appareil  psy- 
chologique d'un  ordre  rare,  ce  qui  lui  donne 
une  place  à  part  dans  la  littérature  de  notre 
époque,  c'est  qu'il  a  merveilleusement  compris 
et  presque  héroïquement  exagéré  cette  spécia- 
lité et  cette  nouveauté.  11  s'est  rendu  compte 
qu'il  arrivait  tard  dans  une  civilisation  vieillis- 
sante, et,  au  lieu  de  déplorer  cette  arrivée  tar- 


24  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

dive,  comme  La  Bruyère  et  comme  Musset  % 
îl  s'en  est  réjoui,  j'allais  dire  honoré.  Il  était 
un  homme  de  décadence,  et  il  s'est  fait  un 
théoricien  de  décadence.  C'est  peut-être  là  le 
trait  le  plus  inquiétant  de  cette  inquiétante 
figure.  C'est  peut-être  celui  qui  exerce  la  plus 
troublante  séduction  sur  une  âme  contempo- 
raine. 

Par  le  mot  de  décadence,  on  désigne  volon- 
tiers l'état  d'une  société  qui  produit  un  trop 
grand  nombre  d^individus  impropres  aux  tra- 
vaux de  la  vie  commune.  Une  société  doit  être 
assimilée  à  un  organisme.  Comme  un  orga- 
nisme, en  effet,  elle  se  résout  en  une  fédération 
d'organismes  moindres,  qui  se  résolvent  eux- 
mêmes  en  une  fédération  de  cellules.  L'indi- 
vidu est  la  cellule  sociale.  Pour  que  l'orga- 
nisme total  fonctionne  avec  énergie,  il  est 
nécessaire  que  les  organismes  composants  fonc- 
tionnent avec  énerg.ie,  mais  avec  une  énergie 
subordonnée;    et   pour   que   ces  organismes 


I.  Tout  est  dit,  et  l'on  vient  trop  tard  depuis  plus  de 
sept  mille  ans  qu'il  y  a  des  liommes  et  qui  pensent  (Ca- 
ractères) . 

Je  suis  venu  trop  tard  dans  un  monde  trop  vieux. 

{Rolla.) 


CHARLES    BAUDELAIRE  2^ 

moindres  fonctionnent  eLix-mêmes  avec  éner- 
gie, il  est  nécessaire  que  leurs  cellules  compo- 
santes fonctionnent  avec  énergie,  mais  avec 
une  énergie  subordonnée.  Si  l'énergie  des  cel- 
lules devient  indépendante,  les  organismes  qui 
composent  l'organisme  total  cessent  pareille- 
ment de  subordonner  leur  énergie  à  Ténergie 
totale,  et  Tanarchie  qui  s'établit  constitu&_Ja 
décadence  de  1  ensemble.  L'organisme  social 
n^echappe  pas  à  cette  loi,  et  il  entre  en  déca- 
dence aussitôt  que  la  vie  individuelle  s'est  exa- 
gérée sous  rinfluence  du  bien-être  acquis  et  de 
l'hérédité.  Une  même  loi  gouverne  le  déve- 
loppement et  la  décadence  de  cet  autre  orga- 
nisme qui  est  le  langage.  Un  style  de  déca- 
dence est  celui  oîj  l'unité  du  livre  se  décompose 
pour  laisser  la  place  à  l'indépendance  de  la 
page,  où  la  page  se  décompose  pour  laisser 
la  place  à  l'indépendance  de  la  phrase,  et  la 
phrase  pour  laisser  la  place  à  l'in dépendance 
du  mot.  Les  exemples  foisonnent  dans  la  litté- 
rature actuelle  qui  corroborent  cette  féconde 
hypothèse. 

Pour  juger  d'une  décadence,  le  critique  peut 
se  mettre  à  deux  points  de  vue,  distincts  jus- 
qu'à en  être  contradictoires.  Devant  une  so- 


26  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

ciété  qui  se  décompose,  Tempire  romain,  par 
exemple,  il  peut,  du  premier  de  ces  points  de 
vue,  considérer  Teffort  total  et  en  constater 
rinsuffisance.  Une  société  ne  subsiste  qu'à  la 
condition  d'être  capable  de  lutter  vigoureuse- 
ment pour  Fexistence  dans  la  concurrence  des 
races.  Il  faut  qu'elle  produise  beaucoup  de 
beaux  enfants  et  qu'elle  mette  sur  pied  beau- 
coup de  braves  soldats.  Qui  analyserait  ces 
deux  formules  y  trouverait  enveloppées  toutes 
les  vertus  privées  et  civiles.  La  société  romaine 
produisait  peu  d'enfants;  elle  en  arrivait  à  ne 
plus  mettre  sur  pied  de  soldats  nationaux.  Les 
citoyens  se  souciaient  peu  des  ennuis  de  la  pa- 
ternité. Ils  haïssaient  la  grossièreté  de  la  vie 
des  camps.  Rattachant  les  effets  aux  causes,  le 
critique  qui  examine  cette  société  de  ce  point 
de  vue  général  conclut  que  Tentente  savante 
du  plaisir,  le  scepticisme  délicat,  Ténervement 
des  sensations,  Tinconstance  du  dilettantisme| 
ont  été  les  plaies  sociales  de  l'empire  romain, 
et  seront  en  tout  autre  cas  des  plaies  sociales 
destinées  à  miner  le  corps  tout  entier.  Ainsi 
raisonnent  les  politiciens  et  les  moralistes  qui 
se  préoccupent  de  la  quantité  de  force  que  peut 
rendre  le  mécanisme  social.  Autre  sera  le  point 


CHARLES    BAUDELAIRE  2/ 

de  vue  du  critique  qui  considérera  ce  méca- 
nisme d'une  façon  désintéressée  et  non  plus 
dans  le  jeu  de  son  action  d'ensemble.  Si  les 
citoyens  d'une  décadence  sont  inférieurs  comme 
ouvriers  de  la  grandeur  du  pays,  ne  sont-ils 
pas  très  supérieurs  comme  artistes  de  Tinté- 
ridur  de  leur  âme  ?  S'ils  sont  malhabiles  à  l'ac- 
tion privée  ou  publique,  n'est-ce  point  qu'ils 
sont  trop  habiles  à  la  pensée  solitaire  ?  S'ils 
sont  de  mauvais  reproducteurs  de  générations 
futures,  n'est-ce  point  que  l'abondance  des  sen- 
sations fines  et  Texquisité  des  sentiments  rares 
en  ont  fait  des  virtuoses,  stérilisés  mais  raffi- 
nés, des  voluptés  et  des  douleurs  ?  S'ils  sont 
incapables  des  dévouements  de  la  foi  profonde, 
n'est-ce  point  que  leur  intelligence  trop  culti- 
vée les  a  débarrassés  des  préjugés,  et  qu'ayant 
fait  le  tour  des  idées,  ils  sont  parvenus  à  cette 
équité  suprême  qui  légitime  toutes  les  doc- 
trines en  excluant  tous  les  fanatismes  ?  Certes, 
un  chef  germain  du  ii«  siècle  était  plus  capable 
d'envahir  Tempire  qu'un  patricien  de  Rome 
n'était  capable  de  le  défendre;  mais  le  Ro- 
main érudit  et  fin,  curieux  et  désabusé,  tel  que 
nous  connaissons  l'empereur  Hadrien,  le  Cé- 
sar amateur  de  Tibur,  représentait  un  plus 


28        PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

riche  trésor  d'''acquisition  humaine.  Le  grand 
argument  contre  les  décadences,  c'est  qu'elles 
n'ont  pas  de  lendemain  et  que  toujours  une 
barbarie  les  écrase.  Mais  n'est-ce  pas  comme 
le  lot  fatal  de  Texquis  et  du  rare  d'avoir  tort 
devant  la  brutalité  ?  On  est  en  droit  d'avouer 
un  tort  de  cette  sorte  et  de  préférer  la  défaite , 
d'Athènes  en  décadence  au  triomphe  du  Macé- 
donien violent. 

Il  en  est  de  même  des  littératures  de  déca- 
dence. Elles  non  plus  n'ont  pas  de  lendemain. 
Elles  aboutissent  à  des  altérations  de  vocabu- 
laire, à  des  subtilités  de  mots  qui  rendent  le 
style  inintelligible  aux  générations  à  venir. 
Dans  cinquante  ans,  le  style  des  frères  de  Con- 
court,— je  choisis  des  décadents  de  parti  pris, 
—  ne  sera  compris  que  des  spécialistes.  Qu'im- 
porte ?  pourraient  répondre  les  théoriciens  de 
la  décadence.  Le  but  de  l'écrivain  est-il  de  se 
poser  en  perpétuel  candidat  devant  le  suffrage 
universel  des  siècles  ?  Nous  nous  délectons  dans 
ce  que  vous  appelez  nos  corruptions  de  style^ 
et  nous  délectons  avec  nous  les  raffinés  de 
notre  race  et  de  notre  heure.  Il  reste  à  savoir 
si  notre  exception  n'est  pas  une  aristocratie,  et 
si,  dans  Tordre  de  l'esthétique,  la  pluralité  des 


CHARLES   BAUDELAIRE  29 

suffrages  représente  autre  chose  que  la  plura- 
lité des  ignorances.  Outre  qu'il  est  assez  puéril 
de  croire  à  Timmortalité,  puisque  les  temps  ap- 
prochent oîj  la  mémoire  des  hommes,  surchar- 
gée du  prodigieux  chiffre  des  livres,  fera  ban- 
queroute à  la  gloire,  c'est  une  duperie  de  ne 
pas  avoir  le  courage  de  son  plaisir  intellectuel. 
Complaisons-nous  donc  dans  nos  singularités 
d'idéal  et  de  forme,  quitte  à  nous  y  emprison- 
ner dans  une  solitude  sans  visiteurs.  Ceux  qui 
viendront  à  nous  seront  vraiment  nos  frères, 
et  à  quoi  bon  sacrifier  aux  autres  ce  qu'il  y  a 
de  p.^us  intime,  de  plus  spécial,  de  plus  per- 
sonnel en  nous  ? 

Les  deux  points  de  vue  sont  légitimes.  Il  est 
rare  qu'un  artiste  ait  le  courage  de  se  placer 
résolument  au  second.  B^audelaire  eut  ce  cou- 
rage et  le  poussa  jusqu'à  la  fanfaronnade.  Il  se 
proclama  décadent  et  il  rechercha,  on  sait  avec 
quel  parti  pris  de  bravade,  tout  ce  qui,  dans 
la  vie  et  dans  l'art,  paraît  morbide  et  artificiel 
aux  natures  plus  simples.  Ses  sensations  préfé- 
rées sont  celles  que  procurent  les  parfums,  parce 
qu'elles  remuent  plus  que  les  autres  ce  je  ne  sais 
quoi  de  sensuellement  obscur  et  triste  que  nous 
portons  en  nous.  Sa  saison  aimée  est  la  fin  de 

s* 


,u  PSÏCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

rautofnne,  quand  un  charme  de  mélancolie 
semble  ensorceler  le  ciel  qui  se  brouille  et  le 
cœur  qui  se  crispe.  Ses  heures  de  délices  sont 
les  heures  du  soir,  quand  le  ciel  se  colore, 
comme  dans  les  fonds  de  tableaux  du  Vinci, 
des  nuances  d'un  rose  mort  et  d'un  vert 
quasi  agonisant.  La  beauté  de  la  femme  ne  lui 
plaît  que  précoce  et  presque  macabre  de  mai- 
greur, avec  une  élégance  de  squelette  apparue 
sous  la  chair  adolescente,  ou  bien  tardive  et 
dans  le  déclin  d'une  maturité  ravagée  : 

...  Et  ton  cœur,  meurtri  comme  une  pêche. 
Est  mûr,  comme  ton  corps,  pour  le  savant  amour. 

Les  musiques  caressantes  et  languissantes, 
les  ameublements  curieux,  les  peintures  singu- 
lières sont  Taccompagnement  obligé  de  ses 
/  pensées  mornes  ou  gaies,  «  morbides  »  ou 
«  pétulantes»,  comme  il  dit  lui-même  avec  plus 
de  justesse.  Ses  auteurs  de  chevet  sont  ceux 
dont  je  citais  plus  haut  le  nom,  écrivains  d'ex- 
ception qui,  pareils  à  Edgar^  Poë,  ont  tendu 
leur  machine  nerveuse  jusqu'à  devenir  hallu- 
cinés, sortes  de  rhéteurs  de  la  vie  trouble  dont 
la  langue  est  «  marbrée  déjà  des  verdeurs  de 


CHARLES   BAUDELAIRE  91 

la  décomposition*  ».  Partout  où  chatoie  ce 
qu'il  appelle  lui-même  avec  une  étrangeté  ici 
nécessaire  la  «  phosphorescence  de  la  pourri- 
ture »,  il  se  sent  attiré  par  un  magnétisme  in- 
vincible. En  même  temps,  son  intense  dédain 
du  vulgaire  éclate  en  paradoxes  outranciers^ 
en  mystifications  laborieuses.  Ceux  qui  l'ont 
connu  rapportent  de  lui,  pour  ce  qui  touche  à 
ce  dernier  point,  des  anecdotes  extraordinaires. 
La  part  une  fois  taillée  à  la  légende,  il  de- 
meure avéré  que  cet  homme  supérieur  garda 
toujours  quelque  chose  d'inquiétant  et  d'énig- 
matique,  même  pour  les  amis  intimes.  Son 
ironie  douloureuse  enveloppait  dans  un  même 
mépris  la  sottise  et  la  naïveté,  la  niaiserie  des 
innocences  et  la  stupidité  des  péchés.  Un  peu 
de  cette  ironie  teinte  encore  les  plus  belles 
pièces  du  recueil  des  Fleurs  du  Mal,  et  chez 
beaucoup  de  lecteurs,  même  des  plus  fins,  la 
peur  d'être  dupes  de  ce  grand  dédaigneux 
empêche  la  pleine  admiration. 

Tel  quel,  et  malgré  les  subtilités  qui  rendent 
Taccès  de  son  œuvre  plus  que  difficile  au  grand 

1.  Théophile  Gautier.  Etude  sur  Baudelaire. 


32  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

nombre,  Baudelaire  demeure  un  des  éducateurs 
féconds  de  la  génération  qui  vient.  Son  in- 
fluence n'est  pas  aussi  aisément  reconnais- 
sable  que  celle  d^un  Balzac  ou  d'un  Musset, 
parce  qu'elle  s'exerce  sur  un  petit  groupe.  Mais 
ce  groupe  est  celui  des  intelligences  distin- 
guées :  poètes  de  demain,  romanciers  déjà  en 
train  de  rêver  la  gloire,  essayistes  à  venir.  In- 
directement et  à  travers  eux,  un  peu  des  singu- 
larités psychologiques  que  j'ai  essayé  de  fixer 
ici  pénètre  jusqu'à  un  plus  vaste  public;  et 
n'est-ce  pas  de  pénétrations  pareilles  qu'est 
composé  ce  je  ne  sais  quoi  dont  nous  disons  : 
l'atmosphère  morale  d'une  époque? 


Il 


M    ERNEST  RENAN 


M.  ERNEST  RENAN 


AI.  Ernest  Renan  a  enfin  terminé  la  grande 
œuvre  de  sa  maturité  :  VHistoire  des  Ori- 
gines du  Christianisme,  Le  livre  consacré  à 
Marc-Aurèle  a  clos  cette  série  d'études  reli- 
gieuses ouverte  sur  l^attendrissante_et  mélan- 
coHque  figure  du  Crucjfié^  En  même  temps 
qu'il  poursuivait  Tachèvement  de  cette  longue 
tache,  avec  une  persévérance  infatigable,  le 
maître-écrivain  distribuait  de  ci  de  là  ses  idées 
d'à  côté,  si  Ton  peut  dire,  en  une  quantité  d'ar- 
ticles de  journaux  ou  de  revues  :  essais  à  l'oc- 
casion d'un  volume  nouveau,  dialogues  à  la 
manière  de  Platon,  comédies  philosophiques 
dans  la  tradition  de  Shakespeare,  lettres  à  des 
collègues  de  l'Institut  et  à  des  amis  d'Allema- 


j6  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

gne ,  menus  traités  de  politique  contempo- 
raine. Aucun  homme  de  notre  époque  n'a  exé- 
cuté plus  complètement  le  double  programme 
d'une  vaste  existence  intellectuelle  :  tenir  la 
main  à  une  œuvre  d'une  longue  suite  et  prêter 
sa  pensée  aux  accidents  de  la  vie  environnante. 
Un  effort  aussi  complexe  peut  être  considéré 
sous  bien  des  faces.  Un  des  maîtres  de  l'exé- 
gèse, M.  Colani,  par  exemple,  ayant  pesé 
la  valeur  des  arguments  fournis  par  l'auteur 
de  Marc-Aurele  sur  les  diverses  questions 
qu'il  a  traitées,  nous  présenterait  une  analyse 
critique  de  l'historien.  Un  naturaliste  des  es- 
prits, comme  M.  Taine,  démontrerait,  à  tra- 
vers les  multiples  fantaisies  de  l'auteur  de  la 
Vie  de  Jésus^  de  la  Réforme  intellectuelle  et  de 
Calibaji,  la  permanence  des  deux  ou  trois  fa- 
cultés maîtresses  qui  commandent  à  ces  fan- 
taisies. Le  titre  même  de  ce  livre  indique  le 
point  de  vue,  moins  défini  à  la  fois  et  plus  spé- 
cialement psychologique,  auquel  je  voudrais  me 
placer  ici.  Je  me  suis  proposé  de  marquer  en 
quelques-unes  de  leurs  nuances  les  exemples 
de  sensibilité  que  des  écrivains  célèbres  de  nos 
jours  offrent  à  l'imagination  des  jeunes  gens 
qui   cherchent  à  se  connaître  eux-mêmes  à 


M.    ERNEST  RENAN  |7 

travers  les  livres.  M.  Ernest  Renan  est  un  de 
ces  écrivains  célèbres.  Les  hasards  de  la  des- 
tinée l'ont  conduit  à  représenter  à  un  haut  de- 
gré deux  ou  trois  états  de  Tâme,  particuliers  à 
notre  xix^  siècle  finissant.  Initiateur  d'une  sé- 
duction d'autant  plus  troublante  qu'elle  est 
moins  impérative ,  à  combien  d'entre  nous 
a-t-il  révélé  d'étranges  horizons  de  leur  propre 
cœur?  Combien  l'ont  lu  qui  venaient  de  lire 
un  poème  de  Baudelaire  et  en  lui  demandant 
une  même  sorie  d'excitation?... 


DE    LA   SENSIBILITÉ    DE    M.    RENAN 

Une  objection  se  présente  pourtant  qu'il  faut 
résoudre  pour  justifier  cette  étude  tout  entière. 
Prise  en  son  ensemble,  Tœuvre  de  M.  Renan 
est  une  œuvre  de  science.  Or.  est-il  léiîitime  de 
considérer  une  telle  œuvre  autrement  que  du 
point  de  vue  scientifique?  C'est  la  prétention 
des  savants,  que  le  résultat  de  leurs  travaux 
demeure  comme  indépendant  de  leur  per- 
sonne.  Même  cette  impersonnalité  constitue 

3 


î8        PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

le  caractère  propre  de  la  connaissance  scienti- 
fique. Si  l'acte  de  connaître,  en  effet,  consiste 
à  reproduire  dans  la  pensée  un  groupe  lié  de 
phénomènes,  connaître  scientifiquement,  c'est 
reproduire  ce  groupe  avec  une  correction  telle, 
que  n'importe  quelle  intelligence  exacte  doive 
le  reproduire  de  la  même  façon.  L'élément 
personnel,  ou,  comme  disent  les  philosophes^ 
subjectif,  est  donc  par  définition  écarté  de 
l'ordre  scientifique.  La  science  est  ainsi  de 
tous  les  temps  et  de  tous  les  esprits.  Elle  voit 
les  objets,  suivant  Téloquente  formule  de  Spi- 
noza, «  sous  le  caractère  d'éternité.  »  Mais  ce 
ne  saurait  être  qu'en  éliminant  ce  que  la  sen- 
sibilité apporte  avec  elle  d'arbitraire  à  la  fois 
et  de  caduc.  Par  suite,  il  semble  bien  qu'il  y 
ait  quelque  naïveté,  ou  quelque  ironie,  à  re- 
chercher la  part  de  la  sensibilité  dans  les  tra- 
vaux d'un  savant,  puisque  précisément  dans 
cette  part  de  sensibilité,  si  elle  existe,  réside  ce 
que  l'effort  de  ce  savant  enferme  de  contraire 
à  la  méthode  et  de  condamné. 

L'objection  serait  irréfutable  si  les  condi- 
tions de  la  connaissance  étaient  toujours  dans 
un  ét^it  de  simplicité  idéale.  Cette  simplicité 
*e  réalise  en  fait  lorsqu'une  expérience  est  dis- 


M.   ERNEST   RENAN  39 

posée  par  un  professeur  de  physique  devant 
des  élèves  studieux  qui  en  notent  les  régulières 
étapes.  11  y  a  là^  d'une  part,  un  groupe  de 
phénomènes  très  nettement  déterminés,  des 
intelligences,  d'autre  part,  très  attentivement 
préparées.  Le  problème  scientifique  ne  se  pose 
plus  ainsi  lorsqu'au  lieu  de  renseignement 
d'une  découverte  analysée,  il  s'agit  d'une  re- 
cherche à  poursuivre.  L'objet  de  la  recherche 
n'apparaît  point  avec  une  netteté  définie,  et 
Tentendement  du  chercheur  n'est  plus  compa- 
rable à  une  glace  nettoyée  de  ses  pou:>sières. 
Même  le  mot  d'entendement  cesse  d  être  exact. 
L'homme  n'a  pas  trop  de  toutes  ses  facultés 
pour  cette  œuvre  de  création.  Car  découvrir, 
c'est  créer.  L'imagination  entre  en  branle, 
partant  l'arrière-fond  même  du  tempérament 
dont  cette  imagination  est  le  raccourci.  Un 
exemple  emprunté  aux  sciences  en  apparence 
les  plus  impersonnelles  qui  soient,  montrera 
bien  comment  la  diversité  des  natures  se  ré- 
vèle sous  l'unité  illusoire  des  méthodes.  On 
sait  que  les  mathématiciens  se  distribuent  en 
deux  écoles  très  distinctes  :  les  analystes  et  les 
géomètres.  Les  premiers  s'occupent  surtout 
de  symboles  abstraits  et  de  formules  algébri- 


40        PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 


ques  ;  ils  aiment  à  en  suivre  les  métamorpho- 
ses, à  en  étudier  les  propriétés  indépendam- 
ment des  problèmes  concrets,  pour  la  solution 
desquels  ces  symboles  pourront  être  utilisés. 
S'ils  ont  à  traiter  de  tels  problèmes,  ils  s'effor- 
cent d'en  faire  pénétrer  la  matière  dans  quel- 
qu'une de  leurs  formes,  et  se  hâtent  d'oublier 
cette  matière  pour  se  livrer  à  leurs  déductions 
abstraites.  Les  seconds,  au  contraire,  s'atta- 
quent aux  problèmes  en  eux-mêmes  et  cher- 
chent à  les  résoudre  directement.  S'ils  se  ser- 
vent de  symboles,  ce  n'est  que  pour  fixer  leur 
attention.  Tandis  que  les  premiers  s'étudient 
à  considérer  des  formes  vides  de  toute  ma- 
tière, les  seconds  tâchent  de  ne  jamais  perdre  de 
vue  la  matière  que  les  formes  représentent. 
Le  psychologue  reconnaît  dans  cette  diver- 
gence l'effet  des  deux  sortes  d'imagination  : 
l'une  qui  se  représente  plutôt  des  raisonne- 
ments que  des  images  concrètes;  l'autre,  qui 
fut  celle  de  Bonaparte  et  qui  est  celle  de  tous 
les  joueurs  d'échecs,  capable  de  se  représenter 
des  portions  d'espace  et  de  les  voir  en  toute 
leur  étendue.  Chaque  esprit  de  savant  a  donc 
son  allure  originale,  même  dans  l'ordre  des 
connaissances  les  plus,  dégagées  de  la  corn- 


M.    ERNEST   RENAN 


plexité  de  la  vie  ;  que  sera-ce  dans  Tordre  des 
connaissances  les  plus  vivantes  et  les  plus 
complexes  qui  se  puissent  concevoir,  j'entends 
les  sciences  historiques? 

Seul,  le  fait  de  se  passionner  pour  cet  ordre 
de  connaissances  est  un  indice  de  préoccupa- 
tions très  particulières,  et,  à  travers  les  steppes 
démesurés  des  siècles  morts,  le  soin  que  le 
chercheur  a  pris  de  planter  sa  tente  à  telle  ou 
telle  place  est  un  second  indice  où  se  révèle 
souvent  tout  le  secret  d^une  âme.  Qui  ne  com- 
prend que  l'histoire  de  Port-Royal  devait  ten- 
ter vers  les  trente  ans  le  poète  fatigué  des  dé- 
sordres de  ses  sens  qui  avait  écrit  les  Conso- 
lations, rÉpicurien  d'émotions  mystiques  qui 
s'était  complu  dans  les  analyses  de  Volupté^ 
le  dissecteur  de  consciences  qui  avait  déjà  étu- 
dié les  «  cas  »  des  premiers  Portraits?  Ajou- 
tez qu*un  sujet  d'histoire  une  fois  choisi,  la 
méthode  reste  à  choisir,  tant  de  recherche  que 
d'exposition  :  choix  plus  personnel  encore  et 
que  nul  traité  de  logique  ne  saurait  imposer, 
car  c'est  ici  la  fonction  de  l'art.  Ajoutez  enfin 
que,  chez  l'historien  digne  de  ce  nom,  tout  le 
travail  préparatoire  aboutit  à  une  évocation 
des  créatures  qui  ont  vécu,  et  que  cette  évoca- 


42  PSYCHOLOGIE    CONTEMPORAINE 

tion  se  subordonne  nécessairement  à  la  sensi- 
bilité de  révocateur.  Est-il  un  ancien  soldat, 
comme  Stendhal,  inquiété  par  le  problème  de 
la  production  de  l'énergie,  et  doué  du  pouvoir 
de  se  figurer  des  états  de  volition?  Il  choisira, 
comme  l'auteur  des  Chroniques  italiennes,  des 
époques  dMnergie  à  outrance,  le  xv"  siècle  ou 
le  XVI®,  et  les  documents  lui  serviront  à  ressus- 
citer les  états  de  volition  propres  aux  person- 
nages de  ces  époques.  Un  Michelet,  lui,  vi- 
sionnaire maladif,  inquiété  par  le  problème  de 
la  production  du  sentiment  et  doué  du  pou- 
voir de  se  figurer  avec  une  sympathie  divina- 
toire djs  tendresses  et  des  douleurs,  s'attar- 
dera de  préférence  aux  époques  d'exaltation 
enthousiaste  et  frémissante.  Il  apercevra,  sous 
la  lettre  des  documents,  les  extases  et  les  dé- 
faillances, tous  les  profonds  troubles  nerveux 
qui  remuaient  ses  frères  de  jadis.  Nous  avons 
beau  colliger  des  documents  avec  une  patience 
|de  Bénédictin,  les  vérifier  et  les  classer  avec 
\  un  scrupule  d'anatomiste ,  ces  documents  ne 
sont,  en  dernier  ressort,  que  des  auxiliaires  de 
notre  imagination.  Ils  n'en  transforment  pas 
Tessence.  Quand  des  textes  authentiques  nous 
ont  révélé  les  faits  et  gestes  d'un  personnage 


M.    ERNEST   RENAN  49 


ancien  ou  moderne,  il  nous  reste  à  pénétrer, par 
une  intuition  qui  ressemble  au  travail  du  poète 
ou  du  romancier,  dans  Tintérieur  de  l'ame  de 
ce  personnage.  Il  faut  qu'une  vision  surgisse 
en  nous,  laquelle  ne  saurait  être  d'une  autre 
espèce  que  les  visions  qui  nous  hantent  lorsque 
les  noms  de  nos  parents  ou  de  nos  amis  sont 
prononcés.  C'est  assez  dire  que  cette  vision  a 
ses  insuffisances  et  ses  exagérations  spéciales, 
que  les  traits  physiques  ou  les  traits  moraux 
prédominent,  et  que  ces  traits  physiques  ou 
ces  traits  moraux  éveillent  en  nous  certaines 
répugnances  ju  certaines  complaisances. 

Plus  personnelle  encore  sera  cette  vision,  et 
plus  émue,  si  le  sujet  choisi  enveloppe  quel- 
ques problèmes  essentiels  du  temps  dont  nous 
sommes.  On  peut  comprendre  qu'un  écrivain 
se  hausse  jusqu'à  une  impartialité  presque  ab- 
solue en  traçant  le  récit  des  campagnes  d'An- 
nibal.  Il  n'en  ira  pas  ainsi  lorsqu'il  s'agira  du 
détail  d'une  de  ces  révolutions  d'idées  qui  nous 
atteignent  nous-mêmes  au  vif  de  notre  exis- 
tence morale.  L'histoire  à  laquelle  M.  Renan 
a  voué  les  efforts  de  son  âge  mûr  est  de  celles 
qu'on  ne  saurait  aborder  sans  y  mêler  ainsi  sa 
chair  et  son  sang.  Lorsqu'on  est  l'enfant  d'une 


44  PSYCHOLOGIE    CONTEMPORAINE 

mère  pieuse  qu"  s'agenouillait  sur  la  pierre  des 
églises  aux  heures  où  elle  conçut  votre  âme, 
lorsqu'on  a  soi-même,  durant  les  années  de  la 
jeunesse,  aperçu  à  Thorizon  de  ses  rêveries  la 
colline  du  Golgotha  et  les  croix  dressées,  lors- 
qu'on a  déraciné  de  soi  la  croyance  au  prix  de 
la  lutte  la  plus  tragique  et  avec  la  sensation 
qu'il  y  allait  de  la  vie  éternelle,  certes  Thistoire 
de  Celui  qu'on  appela  Son  Rédempteur  et  Son 
Christ  ne  saurait  être  étudiée  avec  l'indépen- 
dance de  cœur  d'un  chimiste  considérant  un 
précipité.  J'affirme  même  qu'elle  ne  le  doit  pas, 
et  que,  dans  l'analyse  .des  grands  bouleverse- 
ments moraux  de  l'humanité,  l'indifférence  im- 
passible est  ce  qu'il  y  a  de  moins  intelligent, 
partant  de  moins  scientifique.  Si  les  médecins 
distingués  nous  paraissent  souvent  de  très  mau- 
vais juges  de  la  vie  psychologique,  c'est  préci- 
sément qu'ils  jugent  cette  vie  par  le  dehors  et 
qu'aucune  sympathie  ne  les  introduit  dans  Fin- 
cime  domaine  du  sentiment.  Le  martyrologe 
ne  semblera-t-il  point  un  recueil  d'indéchif- 
frables extravagances  au  regard  de  celui  qui 
n'aura  jamais  éprouvé  les  nostalgiques  délices 
de  la  Jolie  de  la  Croix  ?  Il  faut  cependant  que 
cette  folie  soit  passée  pour  que  l'intelligence  et 


M.    ERNEST  RENAN  45 

la  sensibilité  s'équilibrent  dans  une  proportion 
qui  permette  la  sympathie,  mais  lucide,  et 
l'analyse,  mais  tendre.  La  rencontre  est  rare 
et  vaut  qu'on  la  signale  non  point  comme  une 
faiblesse,  mais  comme  une  force,  et  ce  n'est 
pas  manquer  de  respect  au  consciencieux  effort 
de  M.  Renan  que  de  distinguer  chez  lui  cette 
part  de  l'imagination  sentimentale ,  grâce  à 
laquelle  il  a  compris  que  Thisioire  n'est  pas, 
suivant  la  phrase  du  grand  Anglais  Carlyle, 
«  une  misérable  chose  morte,  bonne  pour  être 
fourrée  dans  des  bouteilles  de  Leyde  et  vendue 
sur  des  comptoirs.  C'est  une  chose  vivante^  une 
chose  ine^abîe  et  divine...  »  Cqiiq  Histoire  des 
Oi^igines  du  Christianistne  est,  en  effet,  un  livre 
d'oia  la  vie  déborde  et  qui  laisse  voir  à  la  fois 
toutes  les  âmes  des  martyrs  morts  et  l'âme  de 
l'écrivain  qui  raconte  leur  agonie.  Elle  est  toute 
semblable  à  ces  pieuses  cènes  de  la  Renais- 
sance où  l'artiste  peignait  son  propre  visage 
parmi  ceux  qui  se  pressaient  autour  du  Sei- 
gneur. Cest  cette  âme  et  ce  visage  qu'il  con- 
vient de  caractériser,  afin  de  montrer  quelles 
nécessités  ont  conduit  ce  savant  à  représenter 
si  fortement  quelques-unes  des  tendances  sen- 
timentales de  notre  époque. 


46  PSYCHOLOGIE    CONTEMPORAINE 


Je  disais  que  le  choix  seul  d'un  sujet  d'his- 
toire pouvait  être  considéré  comme  l'indice 
d'une  sensibilité  tout  entière.  Il  n'est  pas  be- 
soin d'une  grande  habitude  de  ces  sortes  de 
réflexions  pour  reconnaître  dans  les  titres 
mêmes  des  volumes  publiés  par  M.  Renan  la 
preuve  indiscutable  qu'une  sensibilité  toute  re- 
ligieuse a  conduit  Técrivain,  et  que  son  imagi- 
nation doit  être  toute  morale  et  tournée  vers 
les  émotions  de  la  conscience.  Quelques  pages 
prises  parmi  celles  oii  les  raisonnements  du 
critique  cèdent  la  place  à  la  rêverie  du  poète  : 
celle,  par  exemple,  qui  ouvre  la  Vie  de  Jésus^ 
—  prélude  délicieux  de  cette  symphonie  mys- 
tique :  —  «  Te  souviens-tu,  du  sein  de  Dieu  où 
tu  reposes...  »;  celle,  dans  VEati  de  Jouvence^ 
qui  module  le  songe  de  Léolin  :  «  Cœur  trans- 
verbéré,  que  tu  m'as  fait  souffrir...  »  ;  celle  en- 
core, presque  divine,  des  Essais  de  Morale^  oij, 
à  l'occasion  des  bardes  du  vi®  siècle,  il  est  parlé 
de  ces  «  émanations  d'en  haut  qui,  tombant 
goutte  à  goutte  sur  l'âme,  la  traversent,  comme 
'des  souvenirs  d'un  autre  monde...  »  ;  —  ces 
pages,  dis-jp-,  et  combien  d'autres,  confirment 
aussitôt  cette  première  hypothèse.  Elles  ré- 
vèlent une  imagination  spéciale,  dans  laquelle 


M.    ERNEST   RENAN  47 

ressuscitent  naturellement,  non  des  contours 
d'objets  comme  chez  Victor  Hugo,  —  non  des 
états  de  volonté  comme  chez  Stendhal,  —  non 
des  frémissements  nerveux  comme  chez  les 
frères  de  Concourt,  —  mais  bien  des  sentiments 
moraux  :  entendez  par  là  de  ceux  qui  servent 
à  interpréter  profondément,  sincèrement,  les 
joies  et  les  douleurs,  les  devoirs  et  les  travaux 
de  chaque  jour.  11  sufBt  de  se  rappeler  que 
M.  Renan  est  Breton,  pour  reconnaître  que 
cette  imagination  lui  vient  de  sa  race,  et  il 
a  donné  lui-même  la  formule  de  sa  nature 
d'esprit  lorsqu'il  a  tracé,  dans  son  étude  sur  la 
Poésie  des  races  celtiques^  ce  portrait,  douce- 
ment idéalisé,  du  Breton, —  mais  cette  idéalisa- 
tion même  n'est-elle  pas  comme  un  document 
de  plus?  «...  Cest  une  race  timide,  réservée, 
vivant  tout  en  dedans,  pesante  en  apparence, 
mais  sentant  profondément,  et  portant  dans 
ses  instincts  religieux  une  adorable  délica- 
tesse... Cette  infinie  délicatesse  qui  caractérise 
la  race  celtique  est  étroitement  liée  à  soq  be- 
soin de  concentration;  Les  natures  peu  expan- 
sives  sont  presque  toujours  celles  qui  sentent 
avec  le  plus  de  profondeur,  car  plus  le  senti- 
ment est  profond,  moins  il  tend  à  s'exprimer. 


48  PSYCHOLOGIE    CONTEMPORAINE 

De  là  cette  charmante  pudeur,  ce  quelque  chose 
de  voilé,  de  sobre,  d'exquis,  à  égale  distance 
de  la  rhétorique  du  sentiment  trop  familière 
aux  races  latines,  et  de  la  naïveté  réfléchie  de 
FAllemand...  La  réserve  apparente  des  peuples 
celtiques,  qu'on  prend  pour  de  la  froideur,  tient 
à  cette  timidité  intérieure  qui  leur  fait  croire 
qu'un  sentiment  perd  la  moitié  de  sa  valeur 
quand  il  est  exprimé  et  que  le  cœur  ne  doit 
avoir  de  spectateur  que  lui-même...  »  Faut-il 
attribuer  ces  prédispositions  de  l'âme  celtique 
à  l'héréditaire  influence  d*un  climat  mélan- 
colique et  qui  multiplie  autour  de  l'homme 
les  impressions  vagues  et  ensorcelantes?... Le 
paysage  de  pierres  et  de  landes  développe  ses 
étendues  mornes.  La  mer  à  l'horizon  crispe 
ses  ondes  démesurées  où  toute  la  désolation 
du  ciel  gris  s'infiltre  nuage  à  nuage.  C'est  bien 
ici  le  Finistère,  —  le  terme  du  monde,  —  l'ex- 
trême déferlement  de  la  marée  de  peuples  que 
les  invasions  poussent  de  l'Est  à  l'Ouest,  de- 
puis des  siècles  et  des  siècles.  Quoi  d'étonnant 
que  l'homme  de  ces  rochers,  de  ces  landes,  de 
cet  Océan  ait  peu  à  peu  diminué  en  lui  l'exis- 
tence extérieure  pour  ramasser  toutes  ses  forces 
vives  autour  du  problème  de  sa  destinée?  Et 


M.    ERNEST   RENAN  49 

unefîeur  de  songe  a  grandi,  mystérieuse  comme 
cet  Océan,  triste  comme  ces  landes,  solitaire 
comme  ces  rochers.  En  parcourant  les  livres  de 
M.  Renan,  vous  rencontrerez  plus  d'un  pétale 
de  cette  fleur,  pris  entre  les  feuillets  et  parfu- 
mant de  sa  fine  senteur  les  dissertations  de 
Texégèse  ou  les  arguments  de  la  métaphy- 
sique... 

L'imagination  d'un  écrivain  se  manifeste 
plus  particulièrement  par  son  style.  A  exami' 
ner  de  près  celui  de  M.  Renan,  et  par  le  menu, 
une  preuve  nouvelle  se  surajoute  à  l'induction 
que  l'effet  d'ensemble  nous  avait  suggérée.  Ce 
style  est  d'une  qualité  unique  aujourd'hui,  et, 
je  crois  bien  aussi,  dans  toute  l'histoire  de  notre 
littérature.  Un  mot  significatif  fut  prononcé  à 
son  endroit  par  un  des  plus  savants  disciples 
de  Flaubert,  un  jour  que  nous  discutions  en- 
semble sur  la  rhétorique  de  la  prose  contempo- 
raine. Nous  avions  démonté  la  phrase  de  tous 
les  manieurs  du  verbe  qui  ont  quelque  crédit 
dans  l'opinion  des  lettrés  ;  nous  vînmes  à  pro- 
noncer le  nom  de  M.  Renan.  «  Ahl  la  phrase 
de  celui-là,  s'écria-t-il  découragé,  on  ne  voit 
pas  comment  c'est  fait...  »  C'était  la  traduc- 
tion, en  langue  vulgaire,  de  i'étonnement  que 


50  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

procure  cette  langue,  délicate  jusqu'à  la  svel- 
tesse et  presque  immatérielle  de  spiritualité, 
aux  regards  des  lecteurs  de  nos  stylistes  pitto- 
resques. Presque  jamais  les  métaphores  ne  se 
précisent  el  jamais  Técriv^ain  n'essaye  de  riva- 
liser de  «  rendu  »  avec  la  peinture  ou  la  sculp- 
ture. S'il  dessine  un  paysage,  c'est-  d'un  trait 
mince  et  qui  dégage  un  caractère  moral  dont  les 
couleurs  et  les  lignes  sont  le  transparent  sym- 
bole. La  période,  un  peu  lente,  mais  souple, 
est  adaptée  au  rythme  de  la  parole  intérieure 
qui  sort  du  fond  d'une  conscience  ramenée  sur 
elle-même  et  se  racontant  son  rêve.  Les  for- 
mules d'atténuation  abondent,  attestant  un 
souci  méticuleux  de  la  nuance.  L'harmonie 
semble  ne  pas  résider  dans  les  rencontres  des 
syllabes,  mais  venir  d'au  delà,  comme  si  la 
matérialité  des  sons  servait  à  transposer  quel- 
que mélodie  idéale,  plutôt  pressentie  qu'en- 
tendue. Il  n'y  a  pas  plus  de  préceptes  pour 
écrire  ainsi  qu'il  n'y  a  de  préceptes  pour  avoir 
de  rame,  —  au  vieux  sens,  un  peu  naïf,  mais 
si  juste,  de  cette  expression.  «  Jamais  on  n'a 
savouré  aussi  longuement  ces  voluptés  de  la 
conscience,  ces  réminiscences  poétiques,  oii  se 
croisent  à  la  fois  toutes  les  sensations  de  la  vie, 


M.    ERNEST   RENAN 


si  vagues,  si  pro fondas,  si  pénétrantes,  que, 
pour  peu  qu'elles  vinssent  à  se  prolonger,  on 
en  mourrait,  sans  qu'on  pût  dire  si  c'est  d'amer- 
tume ou  de  douceur...»  Qui  parle  ainsi  ?  M.  Re- 
nan. Et  de  qui  donc?  Des  poètes  de  sa  race, 
et,  sans  le  vouloir,  de  sa  prose  à  lui,  de  cette 
prose  qui  emprunte  le  secret  de  son  sortilège 
à  un  pouvoir  de  vision  morale,  incomparable 
et  porté  à  son  excès  par  un  atavisme  inexpli- 
qué. 

C^tte  imagination  de  la  vie  morale  se  révèle 
encore,  non  pas  davantage,  —  car  le  style  est 
le  révélateur  le  plus  complet  qui  soit  d^s  fa- 
cultés maîtresses  d'un  écrivain,  —  mais  d'une 
façon  plus  consciente,  dans  les  jugements  que 
M.  Renan  porte  sur  les  hommes;  et  c'est  ici 
qu'il  y  aurait  lieu  de  constater  la  loi  secrète  qui 
rattache  le  genre  de  talent  d'un  historien  à  l'es- 
sence même  de  sa  sensibilité.  Si  M.  Renan  se 
représente  un  personnage  de  l'histoire  ancienne 
ou  moderne,  il  aperçoit  par  delà  les  documents 
écrits  ou  recueillis  sur  place  les  états  de  la  sen- 
sibilité morale  de  ce  personnage.  Par  un  effort, 
il  verra  un  trait  physique  :  l'émeraude  verte 
encadrée  dans  l'orbite  de  Néron,  les  boucles 
ctagées  de  sa  chevelure,  et  tout  de  suite  il  écar- 


52         PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

tera  ce  détail  extérieur  pour  saisir  le  défaut 
moral  dont  ce  détail  est  le  signe  tangible.  Ce 
sera,  pour  l'empereur  romain,  la  curiosité  du 
mauvais  artiste,  l'affectation  du  cabotin  pour- 
pré. A  l'endroit  des  contemporains,  M.  Renan 
procède  pareillement  par  interrogations  sur  la 
valeur  de  leur  vie  morale.  Tout  lui  est  matière 
à  cette  analyse  :  une  chanson  de  Déranger 
comme  un  ouvrage  de  M.  Guizot,  et  il  lui  a 
fallu  un  séjour  prolongé  à  Paris  pour  com- 
prendre qu'on  pût  se  désintéresser  des  pro- 
blèmes de  la  vie  sérieuse.  Il  ne  définirait  certes 
plus  maintenant  la  gaieté  comme  il  faisait  au- 
trefois :  «  Un  singulier  oubli  de  la  destinée  hu- 
maine et  de  ses  conditions.  »  Mais  j'imagine 
que  maintenant  encore  il  ne  l'admet  qu'à  titre 
d'ironie  trop  justifiée  quand  le  contraste  entre 
nos  besoins  idéaux  et  la  trivialité  du  monde 
nous  accable.  S'il  veut  donner  un  conseil  pour 
le  relèvement  du  pays,  ce  conseil  porte  sur  la 
nécessité  de  réformer  la  vie  «  intellectuelle  et 
morale  de  la  France.  »  S'il  juge  la  Révolution, 
il  examine  ce  qu'elle  a  créé  ou  détruit  dans  le 
domaine  de  la  moralité.  Tout  au  long  de  son 
œuvre,  articles  de  journaux  ou  longs  récits 
d'histoire  religieuse,  ce  même  esprit  circule,  at- 


M.    ERNEST   RENAN  $? 


testant  une  constance  de  préoccupation  qui  ga- 
gne le  lecteur.  L'idéalisme,  chez  M.  Renan, 
n'est  pas  le  résultat  d'un  raisonnement,  c'en 
est  le  principe.  Ce  n'est  pas  un  effet,  c'est  une 
cause.  Le  drame  de  l'univers  est  à  ses  yeux 
l'épopée,  tour  à  tour  triomphante  ou  désespé- 
rée, de  la  Science  et  de  la  Vertu.  Se  propose- 
t-il  de  faire  connaître  quelque  confrère  qu'il  a 
aimé,  un  Eugène  Burnouf  ou  un  Etienne  Qua- 
tremère,  ce  n'est  pas  même  la  portée  scientifi- 
que de  sa  méthode  qui  lui  semble  importante, 
mais  bien  son  caractère  personnel.  Ces  cher- 
cheurs se  disaient  dans  la  solitude  de  leur 
conscience  une  parole  de  sincérité  où  se  résu- 
mait leur  sens  profond  de  la  destinée.  Cette 
parole  une  fois  entendue,  vous  aurez  le  secret 
de  leur  énergie  ou  de  leur  faiblesse.  M.  Renan, 
lui,  sait  l'écouter  et  la  noter  avec  une  fidélité 
surprenante,  dans  laquelle  le  don  de  l'imagi- 
nation héréditaire  apparaît  de  nouveau  comme 
il  est  apparu  dans  le  style  délicat  de  ses  di- 
vers ouvrages,  dans  la  teinte  doucement  nuan- 
cée de  leur  ensemble,  dans  le  choix  tout  élevé 
de  leurs  sujets.  Et  je  ne  crois  pas  m'aventurer 
beaucoup  en  disant  que  si  M.  Renan  fût  de- 
meuré dans  sa  petite  ville  de  Tréguier,  et  s'il 


54        PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

eût  écrit  en  langue  bretonne,  tout  naturelie- 
ment  il  eût  composé  des  bardits  dans  la  tradi- 
tion de  ces  poètes  celtiques  dont  il  a  dit  que 
personne  ne  les  égala  «  pour  les  sons  péné- 
trants qui  vont  au  cœur.  » 

La  destinée  en  décida  autrement.  M.  Renan 
vînt  à  Paris.  Dans  quelles  circonstances?  Ses 
Souvenirs  l'ont  raconté  avec  une  précision  de 
détails  qui  fournira  la  plus  riche  matière  à  ses 
biographes.  Il  connut  la  pensée  allemande 
C'est  la  seconde  influence  et  qui  décida  de  l'en- 
tier développement  du  germe  primitif.  Qu'on 
se  représente,  pour  mesurer  la  portée  de  cette 
influence,  la  grandeur  intellectuelle  de  cette 
Allemagne  d'avant  l'hégémonie  prussienne,  et 
comme  elle  étageait  surThorizon  des  forêts  d'i- 
dées, plus  fatidiques  et  plus  épaisses  que  les 
masses  du  Harz  ou  de  la  Thuringe.  En  regard 
de  la  mesquine  philosophie  de  la  France  d'a- 
lors, foisonnaient  les  sys.tèmes  issus  du  Kan- 
tisme ,  tous  gigantesques  et  rappelant  par 
l'audace  de  leur  interprétation  de  Tunivers  les 
magnificences  des  hypothèses  de  l'antique  lo- 
nie.  Chez  nous,  pauvrement  et  chétivement.  le 
catholicisme  luttait  pour  la  vie  dans  la  presse 
^t  à  la  tribune.  Au  delà  du  Rhin,  Texégèse 


M.    ERNEST   RENAN 


55 


multipliait  les  points  de  vue,  renouvelait  Tîn- 
tcrprétation  de  l'Écriture,  et  c'était  un  rajeunis- 
sement des  disputes  théologiques  à  faire  se 
relever  de  leurs  tombeaux  les  illustres  docteurs 
du  moyen  âge,  le  Séraphique  et  l'Invincible, 
TAngéliqueet  Fllluminé.  Les  Hautes  Études 
agonisaient  parmi  nous,  et  nos  Facultés  ne  re- 
crutaient leurs  auditeurs  qu'à  la  condition  d'é- 
nerver leur  enseignement  jusqu'à  en  faire  une 
distraction  utile  à  Tusage  des  gens  du  monde. 
En  Allemagne,  les  Universités  rivalisaient  de 
zèle  pour  hausser  le  niveau  de  leur  initiation 
supérieure.  Les  savants  entassaient  mémoires 
sur  mémoires.  Le  débordement  de  leurs  in- 
ventions étonnait  l'Europe.  S'il  est  une  vérité 
bonne  à  méditer,  c'est  que  nous  avons  préludé 
à  nos  désastres  de  1 870  par  l'infériorité  de  notre 
effort  intellectuel.  Il  était  nécessaire  qu'un  es- 
prit, assoiffé  d'idées  comme  a  dû  1  être  celui  de 
M.  Renan  aux  environs  de  ses  vingt-cinq  ans, 
fut  enivré  par  la  liqueur  que  rAllemagne  d'a- 
lors lui  offrait  à  pleine  coupe.  Si  cette  Allema- 
gne avait  djs  défauts,  le  jeune  homme  ne  pou- 
vait pas  les  voir.  Il  pardonnait  au  péJantisme, 
parce  qu'il  y  trouvait  une  preuve  de  plus  de  la 
conscience  des  recherches,  comme  il  pardon- 


50         PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

nait  à  l'excès  du  symbolisme  parce  qu'il  y 
trouvait  'une  preuve  de  la  puissanee  Idéaliste. 
Il  se  mit  donc  à  repenser  pour  son  propre 
compte  quelques-unes  des  doctrines  essentielles 
d'au  delà  du  Rhin. 

Presque  toutes  ces  doctrines,  ainsi  que  l'a 
montré  M.  Taine  dans  son  étude  sur  Garlyle, 
sont  des  applications  diverses  d^un  seul  prin- 
cipe :  l'unité  absolue  de  TUnivers.  C'est  le  thème 
des  panthéistes  grecs  et  de  Spinoza,  mais  ra- 
jeuni et  comme  vivifié  par  la  notion  du  «  de- 
voir.» Tout  phénomène  fait  partie  d'un  groupe: 
donc,  pour  comprendre  ce  phénomène,  c'est  ce 
groupe  qu'il  faut  reconstruire  par  la  pensée.  Le 
groupe  lui-même  se  rattache  à  un  autre  groupe, 
lequel  se  rattache  à  un  troisième  et  indéfini- 
ment, en  sorte  que  rien  n'est  isolé  dans  l'uni- 
vers, et  que  nous  devons  concevoir  la  nature 
comme  constituée  par  un  étagement  indéfini 
des  phénomènes.  Mais  incessamment  aussi  ces 
phénomènes  s'écroulent,  et  incessamment  une 
inexplicable  force  située  au  cœur  du  monde  les 
renouvelle,  qui  manifeste  sa  puissance  par  un 
éternel  développement  de  ces  phénomènes  ca- 
ducs. J'ai  parlé  des  applications  diverses  de  ce 
principe  j  elles  ont  été  innombrables.   La  plus 


M.    ERNEST   RENAN  57 

inattendue  est  celle  qui  a  conduit  les  théolo- 
giens à  considérer  les  religions  comme  des 
phénomènes  analogues  aux  autres,  quoique 
d'un  ordre  spécial,  et  déterminés  dans  leur  ap- 
parition, leur  efflorescence  et  leur  décadence, 
par  des  conditions  très  précises  de  germe  et  de 
milieu.  Et  comme  la  philologie  s'est  jointe  à  ce 
concept  philosophique  pour  le  vérifier  avec  une 
rigueur  spécieuse,  toute  une  nouvelle  critique  est 
née  dont  l'œuvre  s'accomplit  encore  devant 
nos  yeux.  M.  Renan  est  un  des  Maîtres  de  cette 
critique  et  il  a  été  un  des  adeptes  de  cette  phi- 
losophie; seulement,  la  vigueur  de  Tinstinct 
primitif  était  trop  forte.  Il  n'a  rien  perdu  à 
cette  éducation  germanique  de  ce  que  sa  sensi- 
bilité de  Celte  enveloppait  de  dilicatement 
tendre.  Un  talent  est  une  créature  vivante. 
Peut-être  sa  naissance  suppose-t-elle  un  élé- 
ment mâle  et  un  élément  femelle.  L'imagina- 
tion celtique  serait,  dans  ce  cas-là,  le  principe 
féminin  qui,  fécondé  par  le  génie  allemand,  a 
donné  naissance  au  talent  de  l'auteur  de  la  Vie 
de  Jésus.  Mais,  comme  toujours,  c'est  du  côté 
maternel  que  sa  grâce  est  venue  à  l'enfant  ! 

Une  rencontre  d'éléments  si  contraires  ne 
s'accomplit  point  sans  que  des  complications 


$B        PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

psychologiques  en  résultent.  J'en  distingue  ici 
trois  principales.  Parce  qu'il  s'est  trouvé  de 
bonne  heure  jeté  dans  les  chemins  d'une  cri- 
tique infiniment  multiple  et  que,  d'autre  part, 
il  a  tout  goûté  de  ce  qu'il  a  compris,  M,  Renan 
est  devenu  un  dilettante.  Parce  que  les 
premières  extases  chrétiennes  avaient  eu  pour 
lui  trop  de  douceur,  il  est  demeuré  religieux  à 
travers  les  négations  de  son  exégèse.  Parce 
qu'au  sentiment  inné  de  la  pureté  de  sa  race 
s*est  ajouté  le  sentiment  d'une  supériorité  in- 
discutable de  vie  inielleciuelle,  il  est  devenu 
ce  que.,  faute  d'un  meilleur  mot,  j'appellerai  ; 
aristocrate,  me  réservant  d'expliquer  plus 
exactement  ce  terme  sans  nuances.  Ce  ne  sont 
point  là  des  états  très  exceptionnels,  et  les 
circonstances  qui  les  ont  produits  ont  des  ana- 
logues autour  de  nous.  Il  y  a  donc  intérêt 
général  à  étudier  d'une  façDn  plus  approfondie 
CCS  iroio  tormes  ae  la  pensée  de  M.  Uenaa. 


M*    ERNEST  RENAN  tO 


II. 

DU   DILETTANTISMS 

Il  est  plus  aisé  d'entendre  le  sens  du  mot 
dilettantisme  que  de  le  définir  avec  préci- 
sion. C'est  beaucoup  moins  une  doctrine 
qu'une  disposition  de  l'esprit,  très  intelligente 
à  la  fois  et  très  voluptueuse,  qui  nous  incline 
tour  à  lour  vers  les  formes  diverses  de  la  vie  et 
nous  conduit  à  nous  prêter  à  toutes  ces  formes 
sans  nous  donner  à  aucune.  Il  est  certain  que 
les  manières  de  goûter  le  bonheur  sont  très 
variées,  —  suivant  les  époques,  les  climats,  les 
âges,  les  tempéraments,  suivant  les  jours 
même  et  suivant  les  heures  I  D'ordinaire,  un 
homme  parvenu  à  la  pleine  possession  de  lui- 
même  a  fait  son  choix,  et,  comme  il  est  logique, 
disapprouve  le  choix  dos  autres  ou  du  moins 
le  comprend  à  peine.  Il  est  difficile,  en  effet, 
de  sortir  de  soi  et  de  se  représenter  une  façon 
d'exister  très  différente;  plus  difficile  encore  de 
dépasser  cette  représentation  et  de  revêtir  soi- 
même,  si  Ton  peut  dire,  cette  façon  d'exister,. 


OO        PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

ne  fût-ce  que  durant  quelques  minutes.  La 
sympathie  n'y  suffirait  pas,  il  y  faut  un  scep- 
ticisme raffiné  avec  un  art  de  transformer  ce 
scepticisme  en  instrument  de  jouissance.  Le 
dilettantisme  devient  alors  une  science  délicate 
de  la  métamorphose  intellectuelle  et  sentimen- 
tale. Quelques  hommes  supérieurs  en  ont 
donné  d'illustres  exemples,  mais  la  souplesse 
même  dont  ils  ont  fait  preuve  a  empreint  leur 
gloire  d'un  je  ne  sais  quoi  de  trouble  et  d'in- 
quiétant. Il  semble  que  l'humanité  répugne 
profondément  au  dilettantisme  tel  que  nous 
essayons  d'en  indiquer  ici  les  changeants  ava- 
tars, sans  doute  parce  que  l'humanité  comprend 
par  instinct  qu'elle  vit  de  l'affirmation  et  qu'elle 
mourrait  de  l'incertitude.  Parmi  les  dilettantes 
fameux  dont  elle  a  subi  ainsi  la  renommée  en 
la  marquant  d'une  défaveur  visible,  nous  pou- 
vons ranger  cet  adorable  Alcibiade,  qui  se 
complut  à  tenir  des  rôles  si  divers,  et  ce  mysté- 
rieux César,  qui  incarna  en  lui  tant  de  person- 
nages. Nous  imaginons  volontiers  que  le 
dilettantisme  fut  pareillement  l'état  favori  des 
grands  analystes  de  la  Renaissance,  dont- 
Léonard  de  Vinci,  avec  ses  aptitudes  univer- 
selles, la  complexité  inachevée  de  son  œuvre, 


i 


M.    ERN-EST  RENAN  6l 

son  rêve  incertain  de  la  beauté,  demeure  le 
type.^.nigmatiqueet  délicieux.  Montaigne  aussi, 
et  son  élève  Shakespeare,  ont  pratiqué  cet  art 
singulier  d'exploiter  leurs  incertitudes  d'intel- 
ligence au  profit  des  caprices  de  leur  imagina- 
tion. Mais  la  sève  créatrice  coule  encore  à  flots 
trop  chargés  d'énergie  dans  les  veines  de  ces 
enfants  des  siècles  d'action.  Sur  le  tard  seule- 
ment de  la  vie  des  races  et  quand  l'extrême 
civilisation  a  peu  à  peu  aboli  la  faculté  de  créer, 
pour  y  substituer  celle  de  comprendre,  le 
dilettantisme  révèle  toute  sa  poésie,  dont  le 
plus  moderne  des  anciens,  Virgile,  a  eu  comme 
un  pressentiment,  s'il  a  vraiment  laissé  tomber 
cette  parole  qu'une  tradition  nous  a  transmise  : 
«  On  se  lasse  de  tout,  excepté  de  compren- 
dre... » 

Aucun  des  écrivains  de  notre  époque  n'a 
connu  cette  poésie  au  même  degré  que  M.  Re- 
nan. Aucun  n'a  professé,  avec  une  élégance 
accomplie  de  patricien,  des  idées  au-dessus 
des  préjugés  comme  en  dehors  des  lois  ordi- 
naires, et  la  théorie  du  détachement  sympa- 
thique à  l'égard  des  objets  de  la  passion 
humaine.  La  critique  s'est  lassée  à  le  suivre 
dans  les  inconstances  de  sa  fantaisie  mobile  et 


62  PSYCHOLOGIE    CONTEMPORAINE 

à  relever  les  contradictions  où  il  s'est  complu; 
car  le  propre  du  dilettantisme  est  d^  corriger 
toute  affirmation  par  d'habiles  nuances  qui 
préparent  le  passage  à  quelque  affirmation 
difïcrente.  Certaines  phrases  dsi  M.  Renan  sont 
devenues  célèbres  par  le  scandale  qu'elles  ont 
causé  parmi  les  orthodoxes  de  tous  les  partis;, 
celle,  par  exemple,  où  il  écrit  :  «...  Dieu,  Pro- 
vidence, Immortalité,  autant  de  bons  vieux 
mots,  un  peu  lourds  peut-être,  que  la  philoso- 
phie interprétera  dans  un  sens  de  plus  en  plus 
raffiné.,.  »,  celle  encore  où,  parlant  de  la  mort 
mystérieuse  de  l'apôtre  saint  Paul,  il  s'écrie  : 
«  Nous  aimerions  à  rêver  Paul  sceptique, 
nauiragé,  abandonné,  trahi  par  ics  siens,  seul, 
atteint  du  désenchantement  de  la  vieillesse;  il 
nous  plairait  que  les  écailles  lui  fussent  tombées 
des  yeux  une  seconde  fois,  et  notre  incrédulité 
douce  aurait  sa  petite  revanche  si  le  plus  dog- 
matique des  hommes  était  mort  triste,  déses- 
péré (disons  mieux,  tranquille),  sur  queLjue 
rivage  ou  quelque  route  de  TEspagne,  en  di- 
sant, lui  aussi  :  I^r^à  erravï.,.  »  Reconnaissez- 
vous  à  ce  :  «  Disons  mieux,  tranquille  »,  la 
sérénité  ironique  du  contemplateur,  qui  estime 
qu'une  âme  n'est  vraiment  déUvrée  de  l'uni- 


M.    ERNEST   RENAN  b} 

verselle  illusion  qu'à  la  condition  d'en  avoir 
suivi  tous  les  méandres?  «  A  notre  âge,  répond 
le  Prospero  de  Vtaii  de  Jouvence  à  Gotescalc 
qui  lui  parle  de  moraliser  les  masses,  peut-on 
dire  de  pareils  enfantillages?  Si  nous  ne  sommes 
pas  désabusés,  quand  le  serons-nous,  mon 
cher?  Gomment  n'as-tu  pas  vu  encore  la  vanité 
de  tout  cela  ?  Tous  les  trois  nous  avons  mené 
une  jeunesse  sage,  car  nous  avions  une  œuvre 
à  faire.  En  conscience,  voyons  le  peu  que  cela 
rapporte,  pouvons-nous  conseiller  aux  autres 
qui  n'ont  pas  d'œuvre  à  faire,  les  mêmes 
maximes  de  vie?...  »  Apercevez-vous  comment 
le  dilettante  passe  subitement  d'un  pôleàTautre 
de  la  vie  humaine,  et  vous  expliquez-vous  que 
cette  facilité  à  tout  admettre  des  contradictions 
de  l'univers  Tait  conduit  à  porter  sur  Néron, 
«  ce  pauvre  jeune  homme»,  ainsi  qu'il  l'ap- 
pelle, ce  jugement  d'une  indulgence  à  demi 
railleuse  :  «  Applaudissons.  Le  drame  est 
complet.  Une  seule  fois.  Nature  aux  mille 
vis;:^.-^es,  tu  as  su  trouver  un  acteur  digne  d'un 
pareil  rôle...  »  ?  Elle  a  mille  visages,  en  effet, 
cette  Nature,  et  le  rêve  du  dilettante  serait 
d'avoir  une  âme  à  mille  facettes  pour  réfléchir 
tous   les  visai^es  de  l'insaisissable  Isis,   «  Il 


64         PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

manquerait  quelque  chose  à  la  fête  de  Tunivers, 
écrit  M.  Renan  à  l'occasion  de  l'exquis  et  dan- 
gereux Pétrone,  si  le  monde  n'était  peuplé  que 
de  fanatiques  iconoclastes  et  de  lourdauds 
vertueux.  »  Étrange  Protée,  semble-t-il,  et 
cruellement  moqueur,  qui,  après  avoir  trouvé 
dans  sa  volupté  d'artiste  cette  indulgence  pour 
les  coupables,  rencontre  dans  sa  conscience  de 
philosophe  cette  sévérité  pour  les  martyrs  : 
«  Des  misérables,  honnis  de  tous  les  gens 
comme  il  faut,  sont  devenus  des  saints.  Il  ne 
serait  pas  bon  que  les  démentis  de  cette  sorte 
fussent  fréquents.  Le  salut  de  la  société  veut 
que  ses  sentences  ne  soient  pas  souvent 
réformées.  » 

Ces  phrases  donc,  —  et  combien  d'autres  que 
les  nombreux  lecteurs  de  M.  Renan  rencontrent 
quasi  à  chaque  page,  —  ont  fait  accuser  l'écri- 
vain, tantôt  de  paradoxe  et  de  mystification, 
tantôt  de  pyrrhonisme.  Les  deux  premiers  de 
ces  griefs  ne  se  soutiennent  pas  lorsqu'il  s'agit 
d'un  travailleur  de  la  taille  de  M.  Renan.  Une 
légère  teinte  d'ironie  est,  il  est  vrai,  répandue 
sur  son  ^'Teuvre  et  a  pu  tromper  ceux  qui  ne 
démêlent  p-^s  ce  que  cette  ironie  a,  comme  le 
dit  un  des  personnages  des  Dialogues^  d'es- 


M.    ERNEST   RENAN  6 S 

sentiellement  philosophique.  Le  pyrrhonisme 
n'est  pas  davantage  le  cas  de  M.  Renan  :  il 
n'est  pas  plus  négatif  dans  le  ton  général  de  son 
intelligence  qu'il  n'est  sophistique  dans  le  dé- 
tail de  ses  raisonnements.  L'auteur  des  Dialo- 
gues n'est  pas  un  homme  qui  arrive  au  doute 
par  impossibilité  d'étrcindre  une  certitude. 
C'est  bien  plutôt  qu'il  étreint  trop  de  certitudes, 
La  légitimité  de  beaucoup  de  points  de  vue 
contradictoires  l'obsède  et  l'empêche  de  prendre 
cette  position  de  combat  qui  nous  paraît  la 
seule  façon  d'affirmer  la  vérité,  à  nous,  les  dis- 
ciples de  l'insuffisant  dogmatisme  d'autrefois. 
Mais  c'est  précisément  ce  qui  fait  du  dilettan- 
tisme une  sorte  de  dialectique  d'un  genre  nou- 
veau, grâce  à  laquelle  l'intelligence  participe  à 
l'infinie  fécondité  des  choses.  L'excès  de  la  pro- 
duction des  phénomènes  brise  nos  système^, 
comme  des  moules  trop  étroits.  Gomment  ne  pas 
considérertous  ces  systèmes  successivement  avec 
une  curiosité  à  la  fois  dédaigneuse,  —  car  elle 
procède  du  sentiment  de  l'impuissance  des  doc- 
trines, —  et  sympathique,  puisqu'il  s'y  mêle, 
avec  l'idée  que  ces  doctrines  ont  été  sincères,  la 
conviction  qu'elles  ont  été  vraies  dans  de  cer- 
taines circonstances  et  pour  de  certaines  têtes  ? 


66  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 


Il  n'y  a  pas  que  la  vérité  géométrique  dans  ce 
monde,  et  même  c'est  une  marque  à  peu  près 
assurée  qu'on  se  trompe  sur  les  choses  de  la  vie 
morale,  qus  d'aboutir  à  un  jugement  à  propos 
d'elles  dont  le  caractère  absolu  ne  réserve  pas 
sa  place  à  un  jugement,  sinon  tout  à  iait  con- 
traire, au  moins  diffirent. 

Il  est  indiscutable  qu'une  pareille  disposition 
d'esprit  n'est  point  ce  que  Ton  est  convenu 
d'appeler  naturelle,  en  ce  sens  qu'elle  a  été 
jusqu'ici  l'apanage  d'un  petit  nombre  de  per- 
sonnes d'exception.  Il  faut  se  méfier  du  mirage 
de  ce  mot  «  naturel  » ,  lorsqu'il  s'agit  des  nuances 
de  la  sensibilité.  Outre  qu'il  sert  de  masque,  le 
plus  souvent,  aux  inintelligences  des  ignorants 
ou  aux  hostilités  des  gens  vulgaires,  il  a  le  mal- 
heur de  ne  pas  envelopper  de  signification  pré- 
cise au  regard  du  philosophe.  Il  est  impossible, 
en  effet,  de  concevoir  un  phénomène  qui  ne 
soit  déterminé  par  des  conditions  attenantes  à 
l'ensemble  de  l'univers,  —  partant  naturel. 
Traduisons  donc  le  terme  par  deux  des  idées 
qu'il  représente,  et  disons  que  le  dilettantisme 
est  une  disposition  d'esprit  assurément  rare  et 
peut-être  dangereuse  ;  mais  n'en  est-il  pas  des 
dangers  sociaux  comme  de  la  fièvre  qui  con- 


M.    ERNEST   RENAN  O7 

sume  le  sang  d'un  malade?  Avant  d'être  une 
cause,  cette  fièvre  est  un  effet.  Elle  manifeste 
de  certaines  modifications  organiques  qui  Pont 
produite,  avant  de  déterminer  d'autres  modifi- 
cations, qui  détruiront  ou  conserveront  l'équi- 
libre de  la  vie  générale.  Pareillement  le  dilet<" 
tantisme  est  un  produit  nécessaire  de  notre  so- 
ciété contemporaine.  Avant  d'agir  sur  elle,  il 
résulte  d'elle.  Ce  n'est  pas  en  situant  sa  pen- 
sée hors  dz  notre  milieu  que  M.  Renan,  pour 
continuer  à  le  prendre  comme  exemple,  s'est 
avancé  si  loin  dans  la  voie  où  d'autres  le  sui- 
vent et  le  suivront.  Il  est  aisé  d'apercevoir 
quelles  conditions  très  générales  ont  amené 
cet  effet  très  particulier.  Une  des  lois  de  notre 
époque  n'est-elle  pas  le  mélange  des  idées,  et 
le  conflit  dans  nos  cerveaux,  à  tous,  des  rêves 
de  l'univers  élaborés  par  les  diverses  races? 
Qu'a  fait  d'autre  M.  Renan  que  de  servir  de 
théâtre  à  un  de  ces  mélanges  et  de  raconter  en 
toute  sincérité  l'issue  particulière  d'un  de  ces 
conflits?  Douépar  l'hérédité  native  d'un  senti- 
ment profond  de  la  vie  religieuse  et  morale,  il 
s'est  engagé,  à  la  suite  des  savants  maîtres  de 
l'exégèse,  dans  l'étude  des  diverses  solutions 
données  par  l'humanité  aux  problèmes  de  la 


68        PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

recherche  religieuse  et  de  l'inquiétude  morale. 
Il  a  pu  ainsi  agenouiller  son  imagination  de- 
vant tous  les  autels,  respirer  Tarome  de  tous 
les  encens,  répéter  les  prières  de  toutes  ler 
liturgies,  et  participer  à  la  ferveur  de  lou» 
'les  cultes.  La  sensibilité  de  ses  ancêtres  Ta 
suivi  à  travers  ce  pèlerinage  et  lui  a  permis  de 
dégager  Tesprit  des  dogmes  par  dessous  la  lettre 
des  formules,  mieux  encore,  d'en  goûter  la 
douceur  consolatrice.  Il  s'est  relevé  de  cette 
communion  universelle,  persuadé  qu'une  âme 
de  vérité  se  dissimule  sous  les  symboles  par- 
fois trop  grossiers,  parfois  trop  subtils,  et  qu'à 
décréter  la  dictature  d'un  de  ces  symboles  on 
méconnaît  Tâme  respectable  de  tous  les  autres. 
En  même  temps  qu'il  pénétrait  ainsi  le  sens 
mystérieux  des  théologies  les  plus  opposées,  il 
étudiait  cinq  ou  six  littératures,  autant  de  philo- 
sophies,  toutes  sortes  de  mœurs  et  de  coutumes  ; 
car  la  critique  de  nos  jours,  qui  conclut  à  la 
dépendance  des  manifestations  d'une  époque, 
nous  oblige  à  les  connaître  toutes  pour  nous  en 
expliquer  une  seule.  Une  telle  éducation  de 
rintelligence  justifie-t-elle  suffisamment  le  di- 
lettantisme auquel  M.  Renan  s'est  trouvé  con- 
duit ?  Allons  plus  loin  et  osons  dire  que  ce  di- 


M.    ERNEST   RENAN  69 

îettantisme  est  au  plus  grand  honneur  de  l'ccri- 
vain,  car  il  atteste  la  permanence  en  lui  d'une 
sensibilité  que  la  multitude  des  contemplations 
n'a  pu  lasser  et  qui  continue  à  vibrer  d'accord 
avec  toutes  les  belles  et  nobles  âmes,  en  même 
temps  qu'il  révèle  un  trésor  de  sincérité.  N'en 
faut-il  pas  beaucoup,  en  effet,  pour  affronter 
du  même  coup  les  anathèmes  des  croyants, 
qui  reprochent  au  dilettante  de  ne  pas  prendre 
parti  en  leur  faveur,  et  les  affronts  des  incré- 
dules, —  ces  croyants  à  rebours,  —  qui  ne  lui 
pardonnent  pas  son  indulgence,  ou  mieux  sa 
piété,  pour  les  chimères  des  superstitions?... 
M.  Renan  est  la  frappante  preuve  qu'en  por- 
tant à  leur  plus  haut  degré  ses  sentiments  les 
plus  intimes,  on  devient  le  chef  de  file  d'un 
grand  nombre  d'autres  hommes.  Pour  acqué- 
rir une  valeur  typique,  il  faut  être  le  plus  indi- 
viduel qu'il  est  possible.  M.  Renan  a  constaté 
son  dilettantisme,  et  il  s'y  est  complu.  Par  cela 
seul,  il  s'est  distingué  du  reste  des  érudits. 
Homme  de  livres  et  de  bibliothèque,  il  est  en- 
tré du  coup  au  centre  même  de  son  époque,  et 
il  en  a  représenté  un  des  côtés  les  plus  singu- 
liers. Il  s'est  trouvé  que  cet  historien  des  évé- 
nements lointains  était  aussi  l'un  des  plus  vi- 


\ 


PSYCHOLOGIE     CONTEMPORAINE 


vants  d'entre  nous  et  l'un  de  ceux  qui  nous  pas- 
sent le  plus  près  du  cœur/Au  même  titre  que  les 
plus  dédaigneux  du  passé  et  de  ses  traditions, 
ce  chercheur  de  textes  est  un  enfant  du  siècle. 
Alfred  de  Musset  ne  représentait  pas  plus  exac- 
tement les  passions  nouvelles  de  sa  génération 
que  M.  Renan  ne  représente  quelques-unes 
des  plus  essentielles  de  nos  façons  de  penser  et 
de  sentir.  Pour  mieux  saisir  comment  le  dilet- 
tantisme dont  il  a  donné  un  si  étonnant  exem- 
plaire et  formulé  une  si  complète  apologie  est 
en  effet  dans  le  sang  même  de  cette  époque, 
considérez  les  mœurs  et  la  société,  Tameuble- 
ment  et  la  conversation.  Tout  ici  n'est-il  pas 
multiple  ?  Tout  ne  vous  invite-t-il  pas  à  faire  de 
votre  âme  une  mosaïque  de  sensations  compli- 
quées ?  N ''est  ce  pas  un  conseil  de  dilettantisme 
qui  semble  sortir  des  moindres  recoins  d'un  de 
ces  salons  modernes  où  même  l'élégance  de  la 
femme  à  la  mode  se  fait  érudite  et  compo- 
site?.,. Il  est  cinq  heures.  La  lumière  des 
lampes,  filtrée  à  travers  les  globes  bleuâtres 
ou  rosés,  teinte  à  peine  les  étoffes  qui  luisent 
doucement.  Cette  soie  brodée  qui  garnit  les 
coussins  fut  jadis  la  soie  d'une  étole;  elle  assis- 
tait aux  répons  des  messes  pieuses  dans  le  re- 


M.    ERNEST   RENAN  7I 

cueillcmcnt  des  cathédrales,  avant  qu'un  ca- 
price de  la  vogue  n'en  vêtit  ces  témoins  muets 
des  fl  rtaiions  et  des  confidences.  Cette  autre 
soie  arrive  du  Japon.  Les  fils  d'or  roux  y  des- 
sinent un  paysage  où  éclate  la  fantaisie  étrange 
des  rêves  de  Textrême  Orient.  Les  tableaux 
des  murs  sont  des  maîtres  les  plus  étrang^irs 
les  uns  aux  autres  par  la  facture  et  par  l'idéal. 
Une  fine  et  lumineuse  Venise  de  Fromentin 
est  toute  voisine  d  un  âpre  et  dur  paysan  de 
François  Millet.  Le  peintre  des  fêtes  du  luxe 
parisien,  J.  de  Nittis,  a  fait  papilloter  sur  cette 
toile  les  couleurs  des  vestes  djs  jockeys.  C'est 
une  scène  de  courses  qu'il  évoque,  avec  le  vent 
frais  de  la  pelouse,  avec  le  peuple  agité  des 
bookmakers  et  des  parieurs,  avec  le  joli  fris- 
sonnement de  la  lumière  d'un  printemps  de 
banlieue  sur  tous  les  visages.  Une  aquarelle  de 
Gustave  Moreau,  po.^ée  sur  un  piano,  repré- 
sente la  Galatée  antique.  Si  frêle  et  si  jeune,  et 
abandonnant  son  corps  d'ivoire  sur  un  lit  d'al- 
gues merveilleuses,  la  nymphe  repose  dans  la 
fraîcheur  de  sa  grotte.  Le  Polyphème  mons- 
trueux, arcoudé  à  l'entrée,  contemple  avec  une 
infinie  mclancolie  la  créature  de  songe,  tissée 
d'une  chair  presque  immatérielle,  quand  il  est 


72         PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

pétri,  lui,  de  Tépais  limon,  si  menue  et  suave, 
quand  il  est,  lui,  le  géant  des  forges  souter- 
raines. Et  l'œil  de  son  front  s'ouvre  étrange- 
ment et  les  paupières  de  Galatée  s'abaissent 
ingénument... — caprice  délicieux  de  Tartiste 
de  ce  temps-ci  le  plus  pareil  à  Shelley,  à 
Henri  Heine,  à  Edgard  Poë  *  par  sa  vision 
d'une  beauté  qui  fait  presque  mal,  tant  elle 
vous  ravit  le  cœur  1  Un  portrait  peint  par  Don- 
nât, dans  une  manière  solide  comme  la  science 
et  précise  comme  la  réalité  ,  domine  cette 
aquarelle;  et  de  ci,  de  là,  c'est  sous  les  vitrines, 
c'est  sur  les  tables,  c'est  sur  les  étagères,  une 
profusion  de  bibelots  exotiques  ou  anciens  : 
laques  de  Yedo  ou  bronzes  de  la  Renaissance, 
orfèvrerie  du  xviii®  siècle  ou  flambeaux  d'un 
autre  âge.  Est-ce  que  ce  salon  n'est  pas  un 
musée,  et  un  musée  n'est-il  pas  une  école  tout 
établie  pour  l'esprit  critique  ?  Cet  esprit,  d'ail- 
leurs, a  formé  ce  cadre  à  l'image  de  la  compa- 
gnie qui  s'y  rencontre  et  qui  peut  reconnaître 
sa  complexité  personnelle  dans  la  complexité 
de  son  ameublement.  Les  conversations  se 


I.  Comparez  de  Shelley  la  Plante  sensitive,  de  Henri 
Heine  les  poème-;  de  la  Mer  du  Nord,  d'Edgard  Poê  l'é- 
légie To  Helen,  Ligeia,  Eleonora, 


I 


M.    ERNEST    RENAN  7j 

croisent,  entremêlant  les  souvenirs  des  lectures 
les  plus  disparates  et  des  voyages  les  plus  éloi- 
gnés. De  quinze  personnes,  il  n'en  est  pas  deux 
qui  aient  les  mêmes  opinions  sur  la  littérature,  \ 
sur  la  politique,  sur  la  religion.  Il  n'est  qu'une  j 
foi  commune,  celle  des  usages.  Mais  si  vous 
allez  au  delà,  les  divergences  apparaissent, 
permettant  aux  curieux  de  se  procurer,  dans 
les  huit  mètres  carrés  de  ce  salon,  les  sensa- 
tions de  quinze  personnalités  différentes  jusqu'à 
en  être  contradictoires.  Autrefois  une  même 
Société,  comme  on  disait,  avait  un  fonds  de  - 
conceptions  analogues  sur  les  chapitres  essen-  j 
tiels  de  la  vie.  Gomment  en  serait-il  ainsi,  au- 
jourd'hui que  le  flot  démocratique  a  monté, 
que  trente  volte-faces,  en  politique,  en  littéra- 
ture, en  religion,  de  la  pensée  générale,  ont 
jeté  dans  le  courant  des  esprits  toutes  sortes 
de  formules  de  gouvernement,  d'esthétique  et 
de  croyance  ?  Joignez  à  cela  le  formidable  af- 
flux des  étrangers  qui  se  sont  rués  sur  Paris 
comme  en  un  caravansérail  où  la  sensation 
d'exister  revêt  mille  formes  piquantes  et  va- 
riées. Cette  ville  est  le  microcosme  de  notre 
civilisation.  Elle  a  elle-même  sa  réduction  dans 
cet  hôtel  Drouot,  où  tout  le  bric-à-brac  du  com 


74         PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

fort  et  de  Fart  vient  s'entasser.  Dites  mainte- 
nant s*il  est  possible  de  se  conserver  une  unité 
de  sentiments  dans  cette  atmosphère  surchar- 
gée d'électricités  contraires,  où  les  renseigne- 
ments multiples  et  circonstanciés  voltigent 
comme  une  population  d'invisibles  atomes. 
Respirer  à  Paris,  c'est  boire  ces  atomes,  c'est 
devenir  critique,  c'est  faire  son  éducation  de 
dilettante. 

Certes  beaucoup  résistent,  mais  qui  doivent 
se  hausser  par  réaction  jusqu'au  fanatisme. 
C'est  ainsi  que  nulle  part  vous  ne  rencontrerez 
plus  qu'à  Paris  de  ces  esprits  tyranniques  et 
que  possède,  suivant  la  forte  définition  d'un  -es- 
sayiste, a  Fhorrible  manie  de  la  certitude.  »  On 
est  obligé  d'affirmer  trop  pour  affirmer  quelque 
chose.  La  bonne  foi  y  perd,  et  la  bonne  foi  est 
après  tout  le  seul  lien  absolument  nécessaire 
du  pacte  social.  Combien  est  préférable  l'hé- 
roïsme d'un  Renan  qui  se  résigne  à  subir  les 
conséquences  de  sa  pensée,  et  se  reconnais- 
sant incapable  de  résoudre  par  une  seule  for- 
mule le  grand  problème  de  la  destinée,  pro- 
clame la  légitimité  des  solutions  diverses!  Les 
docteurs  en  santé  sociale  objectent  que  cette 
absence  de  parti  pris  aboutit  à  une  anémie  de 


M.    ERNEST   RENAN  75 

la  conscience  morale  d'un  pays.  Tout  se  solde 
ici-bas,  et  il  est  probable  que  le  dilettantisme, 
comme  les  diverses  supériorités,  ne  saurait 
éviter  le  paiement  de  sa  rançon.  Cette  rançon, 
certes,  serait  terrible  si  à  l'incapacité  d'affirmer 
correspondait  Tincapacité  de  vouloir.  La  psy- 
chologie tend  à  démontrer,  en  effet,  que  la  vo- 
lition  n'est  qu'un  cas  de  l'intelligence,  et  dans 
cette  occasion  comme  dans  beaucoup  d'autres, 
le  langage  avait  devancé  la  science  en  atta- 
chant un  certain  discrédit  de  moralité  au  terme 
de  «  sceptique.  »  Il  faudrait  donc  admettre  que 
l'extrême  intelligence  répugne  aux  conditions 
imposées  à  l'action,  et  ainsi  se  trouverait  véri- 
fiée la  thèse  des  pessimistes  allemands,  qui 
nous  montrent  la  conscience  comme  le  terme 
suprême  et  destructif  oii  s'achemine  l'évolu- 
tion de  la  vie.  Trompés  par  le  malin  génie  de 
la  nature,  nous  nous  efforçons  vers  la  mort  en 
•croyant  nous  efforcer  vers  le  progrès.  Mais 
quand  bien  même  cette  mélancolique  hypo- 
thèse serait  exacte,  ne  serait-il  pas  enfantin  de 
souhaiter  un  arrêt  de  l'inévitable  évolution  ? 
Le  mieux  est  de  nous  soumettre  à  l'esprit,  bon 
ou  mauvais,  de  l'Univers,  et,  si  nous  devons 
trouver  le  vide  au  fond  de  cette  coupe  de  la  ci- 


76        PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

vilisation  à  laquelle  tous  les  siècles  ont  bu,  de 
répéter  avec  le  Prospero  de  M.  Renan  :  «  C'est 
Tessence  d'une  coupe  d'être  épuisable...  » 


III 


DU  SENTIMENT    RELIGIEUX   CHEZ   M.    RENAN 

Dilettante,  comme  je  viens  de  le  décrire,  par 
éducation,  par  milieu  et  par  théorie,  il  était  à 
craindre  que  M.  Renan  ne  brisât  sa  belle  in- 
telligence contre  Técueil  ordinaire  du  dilettan- 
tisme, qui  est  la  frivolité.  Qu'il  ait  aperçu  cet 
écueil  et  que  par  un  jeu  de  logique  il  en  ait  res- 
senti la  nostalgie  périlleuse,  cela  est  visible  à 
des  phrases  singulières  où  le  savant  philologue 
professe  une  admiration  à  demi  jalouse  pour 
ceux  qui  ont  pris  le  monde  comme  un  rêve 
amusé  d'une  heure.  «  L'élégance  de  la  vie  a  sa" 
maîtrise,  »  dit-il  à  propos  de  ce  même  Pé- 
trone, et  à  propos  des  Gavroches  du  Paris 
faubourien  :  «  Je  l'avoue,  je  me  sens  humilié 
qu'il  m'ait  fallu  cinq  ou  six  ans  de  recherches  ■ 
ardentes,  l'hébreu,  les  langues  sémitiques,  Ge- 
sénius,  Ewald  et  la  critique  allemande,  pour 


M.    ERNEST    RENAN 


11 


arriver  juste  au  résultat  que  ces  petits  drôles 
atteignent  tout  d'abord  et  comme  du  pre- 
mier bond.  ))  L'auteur  de  la  Vie  de  Jésus  a 
toutefois  été  préservé  de  ce  que  le  dilettan- 
tisme exagéré  introduit  dans  Tesprit  de  légè- 
reté superficielle,  par  la  permanence  en  lui 
non  seulement  de  la  sensibilité,  mais  encore 
de  ridée  religieuse.  L'opinion,  en  France,  a  pu 
être  égarée  par  les  tempétueuses  discussions 
qu'a  soulevées  la  Vie  de  Jésus^  et  croire  que 
l'écrivain  continuait  le  travail  destructeur  des 
philosophes  du  xviii®  siècle.  Aujourd'hui,  elle 
revient  sur  cette  erreur  qui  prouve  seulement 
une  inexpérience  critique  et  un  trop  faible 
souci  de  la  nuance.  Des  nations  étrangères  ont 
vu  plus  finement  la  véritable  disposition  d'âme 
de  M.  Renan.  Lorsque  les  Anglais  l'invitèrent 
à  donner  des  conférences  sur  quelques  points 
de  l'histoire  du  christianisme,  le  soi-disant  ré- 
volté leur  apparut  sous  son  vrai  jour  de  pen- 
seur, profondément ,  intimement  religieux. 
C'est  bien  aussi  d'une  extrémité  à  l'autre  de 
son  oeuvre  une  préoccupation  constante  de 
l'au-delà  mystérieux  de  toute  existence,  avec 
une  effusion  ininterrompue  du  cœur.  Il  y  a 
dans  les  pages  qu'il  a  consacrées  au  martyr  du 


7^         PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

Golgotha  quelque  chose  de  la  ferveur  des 
femmes  qui  ont  lavé  le  corps  du  Sauveur  pour 
le  mettre  au  tombeau,  et  de  certaines  phrases 
semblent  auréoler  d'un  nimbe  parfumé  les  che- 
veux roux,  le  visage  exsangue,  la  beauté  mor- 
telle du  Crucifié.  Y  eut-il  jamais  un  Père  de 
l'Eglise  capable  de  célébrer  avec  une  éloquence 
plus  attendrie  «  l'abnégation,  le  dévouement, 
le  sacrifice  du  réel  à  Tidéal,  essence  de  toute 
religion...  »  Avec  quelle  hauteur  de  dédain  il 
malmène  les  rationalistes  de  l'ancienne  école, 
pour  qui  cette  religion  sublime  n'est  «  qu\me 
simple  erreur  de  Thumanité,  comme  l'astrolo- 
gie, la  sorcellerie!...  »  Et  avec  quelle  pléni- 
tude de  conviction  il  proclame  que  «  l'homme 
est  le  plus  religieux  dans  ses  meilleurs  mo- 
ments. Cest  quand  il  est  bon  qu'il  veut  que  la 
vertu  corresponde  à  un  ordre  éternel,  c'est 
quand  il  contemple  les  choses  d'une  manière 
désintéressée  qu'il  trouve  la  mort  révoltante  et 
absurde.  Comment  ne  pas  supposer  que  c'est 
dans  ces  moments-là  que  Vhomme  voit  le 
mieux?,.,  »  Et  ailleurs  :  «  Disons  donc  har- 
diment que  la  religion  est  un  produit  de 
l'homme  normal,  que  Vhomme  est  le  plus 
dans  le  vrai  quand  il  est  le  plus  religieux  et  le 


M.    ERNEST    RENAN  79 

plus  assuré  d'utie  destinée  infinie. ..  »  Que  nous 
voilà  loin  des  négations  inintelligentes  dont 
Stendhal  lui-même  se  faisait  l'écho  quand  il 
affirmait  qu'aucun  dévot  n'est  sincère,  et  du 
désespoir  devant  le  catholicisme  quitté,  dont 
Théodore  JoufEroy  raconte  les  affres  dans  son 
tableau  pathétique  de  sa  Nuit  de  décembre! 

Ni  haineux,  ni  désespéré,  mais  respectueux 
et  calme,  tel  nous  apparaît  M.  Renan  dans  ses 
rapports  avec  la  religion,  quoiqu'il  ait  rompu 
tout  pacte  avec  la  foi  dans  laquelle  il  a  grandi, 
et  qui  demeure  celle  d'une  grande  partie  de  ses 
concitoyens.  Il  y  a  là  un  problème  psycholo- 
gique d'un  intérêt  singulier  pour  tous  ceux 
que  préoccupe  l'évolution  de  la  pensée  reli- 
gieuse à  notre  époque,  d'autant  que  cette  sé- 
rénité respectueuse  de  M.  Renan  à  l'égard  du 
culte  délaissé  semble  devenir,  d'une  exception 
qu'elle  fut  trop  longtemps,  la  règle  nouvelle 
des  esprits  vraiment  libres.  Je  crois  apercevoir 
la  raison  de  cette  sérénité  dans  la  manière  dont 
s'accomplit  de  plus  en  plus  le  divorce  irrépara- 
ble avec  le  dogme  héréditaire.  Les  conditions 
de  ce  divorce  fournissent  presque  toujours  la 
clef  des  s.:ntiments  que  le  croyant  désabusé 
professe  à  l'endroit  du  dogme  qu'il  a  déserté. 


8o         PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

Quelquefois  la  rupture  se  fait  sous  l'influence 
des  passions  de  la  virilité  commençante,  et 
l'homme  en  se  détachant  de  la  foi  se  détache 
surtout  d'une  chaîne  insupportable  à  ses  plai- 
sirs. L'incrédulité  revêt  alors  une  sorte  de  ca- 
ractère trouble  et,  pour  tout  dire  d'un  seul 
mot,  sensuel.  Des  nostalgies  étranges  ramè- 
nent sans  cesse  le  sceptique  par  hbertinage 
vers  la  foi  première  qu'il  identifie  avec  sa  can- 
deur d'autrefois;  ou  bien  la  honte  des  désor- 
dres de  ses  sens  le  précipite  à  des  haines  fu- 
rieuses contre  la  religion  qu'il  a  trahie  pour  les 
motifs  les  plus  mesquins.  Je  n'étonnerai  aucun 
de  ceux  qui  ont  traversé  les  études  de  nos  lycées, 
en  affirmant  que  la  précoce  impiété  des  libres 
penseurs  en  tunique  a  pour  point  de  départ 
quelque  faiblesse  de  la  chair  accompagnée 
d'une  horreur  de  l'aveu  au  confessionnal.  Le 
raisonnement  arrive  ensuite,  qui  fournit  des 
preuves  à  l'appui  d'une  thèse  de  négation  ac- 
ceptée d'abord  pour  les  commodités  de  la  pra- 
tique. Cette  irréligion  nostalgique  ou  haineuse 
a  fait  la  matière  de  toute  une  httérature,  de- 
puis tantôt  cent  cinquante  ans  que  la  campagne 
contre  l'Église  a  commencé  de  se  mener  ou- 
vertement. Les  premières  pages  de  Rolla  sont 


M.    ERNEST   RENAN  8l 

Texpression  la  plus  touchante  qui  en  ait  été 
donnée.  Cette  irréligion  est  aussi  celle  qui 
aboutit  à  un  si  grand  nombre  de  conversions 
sur  le  retour.  Elle  n'était  point  Taffranchisse- 
ment  de  la  raison.  Elle  était  celui  de  la  chair 
et  du  sang.  Aussi,  lorsque  cette  chair  s'endo- 
lorit avec  rage,  lorsque  la  fièvre  de  ce  sang 
ne  brûle  plus  les  artères  battantes,  les  traces 
de  la  croyance  effacée  doivent  reparaître  et  re- 
paraissent. Le  révolutionnaire  se  réveille  aussi 
dévot  qu'aux  heures  d'enfance,  et  le  désespéré 
aussi  plein  du  songe  bleu  d'un  paradis.  Il  a 
suffi  pour  cela  d'un  prêtre  assez  bon  connais- 
seur en  nature  humaine  pour  reprendre  l'entre- 
tien spirituel  avec  le  farouche  incrédule  préci- 
cisément  au  point  où  les  déchaînements  de  la 
puberté  l'avaient  interrompu. 

Il  est  une  seconde  manière,  beaucoup  plus 
élevée  celle-ci  et  plus  philosophique,  de  briser 
le  lien  de  la  foi  traditionnelle.  Théodore  Jouf- 
froy  en  a  présenté  un  exemple  presque  illustre. 
Celui-là  aimait  de  la  religion  justement  ce  que 
les  athées  par  libertinage  en  détestent  :  sa  règle 
austère  et  son  enseignement  vertueux.  Mais  sa 
raison  se  dressait  là  contre.  Il  apercevait  l'évi- 
dente contradiction   qui  existe  entre  les  exi- 

5. 


82        PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 


gences  delà  logique  et  les  postulats  du  dogme. 
Beaucoup  d'autres  ont  aperçu  cette  contradic- 
tion comme  lui,  et,  comme  lui,  ont  sacrifié  les 
dogmes  à  la  logique.  Quelques-uns  ont  ren- 
contré la  tranquillité  du  cœur  dans  ce  sacrifice. 
Cela  n'est  guère  à  Téloge  de  leur  sensibilité. 
J'oserai  même  affirmer  qu'ils  n'ont  pas  fait 
preuve  d'une  grande  rigueur  d'intelligence. 
Les  incrédules  par  raisonnement  logique  n'a- 
boutissent pas,  en  effet,  à  une  solution  qui 
puisse  répandre  sur  tout  l'esprit  la  pleine  lu- 
mière d'évidence,  signe  indiscutable  de  la  vé- 
rité scientifique.  Lorsque  Jouffroy  se  fut  dé- 
montré que  le  péché  originel  reste  une  injustice 
impossible  à  concilier  avec  la  bonté  d'un  Dieu 
créateur;  que  l'hypothèse  de  ce  Dieu  revêtant 
la  nature  d'un  homme  semble  aussi  étrange  que 
l'hypothèse  d'un  cercle  revêtant  la  nature  d'un 
carré;  que  les  miracles  offrent  une  dérogation 
aux  lois  de  la  nature  contradictoire,  avec  la 
perfection  du  Dieu  législateur  ;  en  un  mot,  quand 
il  eut  ramassé  en  un  corps  d'arguments  tout  ce 
que  la  philosophie  du  xviii®  siècle  a  jeté  dans  le 
public  d'objections  logiques  contre  la  vérité  du 
christidr.rsme,  rencontra-t-il  la  certitude  dont 
son  intelligence  avait  besoin,  comme  nos  pou- 


M.    ERNEST   RENAN  8j 

mons  ont  besoin  d'oxygène  ?  Assurément  non. 
Il  se  démontrait  qu'il  ne  devait  pas  croire; 
il  ne  se  démontrait  pas  comment  et  pourquoi 
d'autres  avaient  cru;  il  demeurait  sans  argu 
ments  contre  ce  fait  indiscutable  et  colossal 
d'une  religion  maîtresse  du  monde  depuis  dix- 
huit  cents  ans,  ayant  imposé  ses  dogmes  aux 
plus  grands  esprits,  apportant  une  solution 
complète  à  beaucoup  de  problèmes  de  la  vie 
morale,  et  par-dessus  tout,  bénéficiant  de 
toutes  les  incertitudes  de  la  pensée  raison- 
neuse. Un  philosophe  sincère  avoue  son  im- 
puissance à  répondre  autrement  que  par  des 
hypothèses  aux  questions  d'origine  et  de  fina- 
lité. La  religion  est  une  hypothèse  entre  vingt 
autres.  Elle  a  suffi  à  un  Pascal  et  à  un  Male- 
brancl.e.  C'en  est  assez  pour  que  l'incrédule 
par  raisonnement  logique  tourne  les  yeux  vers 
elle  dans  les  minutes  d'angoissante  recherche, 
et  cela  suffit  pour  expliquer  que  Théodore  Jouf- 
froy  et  ceux  qui  lui  ressemblent  aient  donné  le 
spectacle  d'intelligences  déchirées  entre  les  né- 
galions  de  leur  raison,  les  besoins  moraux  de 
leur  cœur  et  des  doutes  affreux  sur  le  dogme 
nié.  C'était  la  paix  cependant,  ce  dogme,  et  la 
communion   avec  les  grands  génies  qui  ont 


84  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORA[NF. 

cra!...  S'ils  ne  s'étaient  pas  trompés,  cepen- 
dant ? 

M.  Renan  a  écrit  dans  ses  Souvenirs  l'his- 
toire de  sa  rupture  avec  la  foi  de  son  enfance 
et  de  sa  jeunesse.  Même  avant  cette  publica- 
tion la  lecture  de  ses  ouvrages  nous  autori- 
sait à  considérer  que  Tétude  des  sciences  na- 
turelles, dont  il  fut  toujours  un  adepte  très  re- 
connaissant, et  l'étude  des  sources  historiques 
de  la  tradition  religieuse,  furent  les  deux  fac- 
teurs fde  cette  rupture  définitive.  Il  faut  évi- 
demment attribuer  au  caractère  de  ces  deux 
études  la  sérénité  de  sa  conscience  intellectuelle 
à  l'endroit  du  problème  religieux.  Les  sciences 
naturelles,  en  effet,  communiquent  à  Tesprit 
qui  les  pratique  la  certitude,  aussi  absolue 
qu'une  certitude  humaine  peut  l'être,  qu'il  n'y 
a  pas  de  trace  dans  la  nature  d'une  volonté 
particulière.  Les  sciences  historiques,  appli- 
quées aux  sources  de  la  tradition  religieuse, 
rangent  cette  tradition  au  nombre  des  phéno- 
mènes de  la  nature,  en  démontrant  que  les 
lois  communes  du  développement  de  la  civi- 
lisation gouvernent  la  naissance,  l'épanouis- 
sement et  la  caducité  de  ces  grandes  et  larges 
formes    de    la    conscience  sociale  qu'on  ap- 


I 


M.    ERNEST   RENAN  Bj 

pelle  des  religions.  C'a  été  le  résultat  consi- 
dérable des  travaux  de  Texégèse  allemande 
que  de  déplacer  ainsi  le  terrain  de  la  discussion 
théologique.  La  religion  apporte  avec  elle  des 
livres  qui  sont  ses  titres  de  tradition.  L'exégèse 
en  examine  le  texte  pour  retrouver,  au  moyen 
de  ce  texte  même,  l'ensemble  et  le  détail  des 
causes  qui  ont  amené  l'élaboration  de  ces  livres 
et  de  la  tradition  qu'ils  représentent.  Spinoza 
donna  le  premier,  dans  son  traité  théologlco- 
politique,  le  modèle  de  cette  nouvelle  façon  de 
discuter  les  dogmes.  Sans  nous  occuper  ici  du 
degré  de  perfectionnement  auquel  ce  procédé 
est  parvenu,  et  en  réservant  entièrement  la 
question  de  la  vérité  ou  de  Terreur  religieuse, 
qui  n'est  pas  du  domaine  de  l'analyste  sans 
métaphysique,  on  peut  marquer  déjà  la  diffé- 
rence qui  sépare  l'incrédulité  obtenue  par 
cette  méthode  et  l'incrédulité  obtenue  par  rai- 
sonnement logique.  La  méthode  historique 
nous  fait  toucher  au  doigt  les  motifs  pour  les- 
quels ceux  qui  ont  cru,  non  seulement  sont 
excusables  d'avoir  cru,  mais  furent  comme 
obligés  à  la  croyance.  Aucune  réfutation  d'une 
erreur  n'entraîne  avec  elle  l'évidence  parfaite, 
si  elle  ne  se  double  d'une  explication  lucide  de 


86        PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

la  genèse  de  cette  erreur.  L'exemple,  bien  sou- 
vent cité  par  la  psychologie  élémentaire,  du 
bâton  plongé  dans  l'eau  et  qui  paraît  brisé, 
peut  être  présenté  comme  le  type  de  la  forte 
argumentation  dirigée  par  les  historiens  contre 
la  religion.  Le  milieu  liquide  et  la  rectitude  du 
bâton  une  fois  donnés,  le  bâton  doit  paraître 
brisé,  précisément  parce  qu'il  est  droit.  Pareil- 
lement, tel  milieu  social  étant  donné  et  donnés 
tels  ou  tels  esprits,  tels  ou  tels  dogmes  ont  dià 
s^établir.  Les  illusions  de  l'optique  morale  sont 
soumises  aux  mêmes  lois  que  les  illusions  de 
Foptique  physique.  Que  M.  Renan  ait  été  cor- 
rect ou  non  dans  le  maniement  de  cette  méthode, 
la  question  pour  nous  n'est  point  là.  Il  est  cer- 
tain qu^il  Ta  pratiquée  de  bonne  foi  et  il  lui  a  dû 
la,  placidité  dans  le  détachement  du  dogme 
primitif  qui  fat  toujours  refusée  aux  incré- 
dules de  la  passion,  et  souvent  aux  incrédules 
de  la  logique.  Les  premiers  manquaient  de 
respect  envers  leur  âme,  les  seconds  man- 
quaient de  sympathie  envers  les  grands  mou- 
vements moraux  de  l'humanité.  L'histoire 
seule  concilie  ce  que  nous  devons  de  franchise 
à  notre  propre  psnsée  et  ce  que  nous  devons  de 
déférence  aux  sincérités  de  nos  semblables. 


1 


I 


M.    ERNEST   RENAN  87 

Si  la  méthode  commande  le  degré  de  la  cer- 
titude, elle  ne  commande  pas  le  degré  de  la 
déférence,  et  nous  avons  dit  que  chez  Al.  Re- 
nan cette  déférence  aboutit  à  une  véritable 
piété.  Peut-être  la  formule  que  nous  avons 
donnée  de  son  talent  suffit-elle  à  rendre  compte 
de  la  survivance  chez  lui,  à  travers  les  labeurs 
de  la  critique,  d'une  fraîcheur  singulière  de 
sensibilité  religieuse.  N*a-t-il  pas  tout  simple- 
ment interprété  avec  son  imagination  de  la  vie 
morale  une  des  idées  Allemandes  les  plus  op- 
posées à  notre  génie  Français?  Je  veux  parler 
de  cette  conception  du  «  devenir  »  pour  la-  pf^ 
quelle  nous  n'avons  même  pas  de  mot  natio- 
nal, tant  elle  nous  a  été  peu  familière  avant 
ces  tron'.e  dernières  années.  Non  seulement  la 
philosophie  allemande  du  xix®  siècle  considère 
Tunivers  comme  un  étagement  d'organismes, 
mais  elle  le  considère  comme  un  étagement 
d'organismes  en  mouvement.  Toute  forme  dé- 
périt et  se  résout  en  une  ou  plusieurs  autres,  si 
bien  que  la  complexité  de  la  pensée  n'est  pas 
suffisante  pour  quiconque  veut  comprendre  cet 
univers  en  proie  à  une  évolution  ininterrom- 
pue; il  y  faut  la  mobilité.  Les  idées  compli- 
quées et  relatives  ont  plus  de  chance  de  repro- 


88  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

duire  la  complication  et  récoulement  irrépa- 
rable des  phénomènes  que  les  idées  simples  et 
absolues.  Cest,  comme  on  voit,  le  contraire 
de  notre  esprit  classique,  lequel  procède  par 
raisonnements  géométriques  fondés  sur  des 
principes  très  simplifiés.  Un  tel  esprit,  excel- 
lent pour  la  discussion  oratoire,  sera  frappé 
de  stérilité  quand  il  voudra  réduire  à  ses  for- 
mules la  végétation  touffue  et  changeante  de 
la  vie.  Deux  grands  philosophes  de  notre 
xviii®  siècle  ont  démontré  cette  impuissance 
en  étudiant  les  choses  de  la  religion  et  de  la  po- 
litique comme  ils  eussent  fait  les  propriétés 
d'un  triangle.  Le  premier,  Voltaire,  est  arrivé 
à  cette  critique  sèche  et  médiocre,  malgré  sa 
verve,  qui  ne  voit  guère  dans  un  prêtre  qu'un 
fripon,  et  dans  un  fidèle  qu'une  dupe.  Le  se- 
cond, Rousseau,  a  formulé  cette  théorie  du 
contrat  social  dont  l'influence  désastreuse  sur 
notre  existence  nationale  commence  à  éclater 
aux  yeux  des  plus  prévenus.  Ni  l'un  ni  l'autre  de 
ces  deux  célèbres  agitateurs  de  consciences  n'a 
deviné  qu'une  société  comme  une  religion  est 
un  corps  vivant,  constitué  par  un  principe  inté- 
rieur qui  rend  cette  religion  et  cette  société 
d'abord  légitimes,  et  en  second  lieu  nécessaires 


M.    ERNEST   RENAN  89 

par  cela  seul  qu'elles  existent.  Dire  d'une  reli- 
gion qu'elle  est  fausse  ou  d'une  société  qu'elle 
est  mauvaise,  est  une  formule  très  inintelligente 
et  très  dangereuse.  C'est  le  rôle  du  psycholo- 
gue de  discerner  ce  qu'il  y  a  de  force  positive 
et  créatrice  dans  l'une  et  dans  l'autre,  et  de 
diriger,  s'il  est  possible,  cette  force.  La  force 
positive  qui  se  manifeste  par  les  symboles  re- 
ligieux est  un  sens  du  Divin  qu'il  faut  discer- 
ner et  qui  n'est  jamais  négligeable,  car  il  cons- 
titue ce  qu'il  y  a  de  plus  haut  dans  le  cœur  de 
l'homme.  On  arrive  ainsi  à  concevoir  qu'un 
dogme  quelconque  est  vrai  en  un  certain  sens 
et  faux  en  un  autre.  Comprendre  cette  part  de 
vérité  sans  cesser  de  discerner  la  part  d'illusion, 
c'est  appliquer  les  procédés  hégéliens  de  la 
logique  des  contradictoires,  mais  c'est  aussi, 
suivant  la  phrase  des  sages  de  Rome  «  mentem 
inserere  mundo  »,  greffer  son  esprit  sur  le 
monde,  comme  une  branche  oîi  vient  circuler 
un  peu  de  la  sève  de  tout  l'arbre. 

Ainsi  a  fait  M.  Renan.  Lisez  attentivement 
cette  page  des  Questions  conte7npor aines ^  et 
l'admirable  largeur  de  sa  conception  religieuse 
vous  apparaîtra  :  «  Toute  forme  religieuse  est 
imparfaite,  et  pourtant  la  rehgion  ne  peut  exis- 


90        PSYCHOLOGIE  CONTCMPORAINE 

ter  sans  forme.  La  religion  n'est  vraie  qu'à  sa 
quintessence,  et  pourtant  la  trop  subtilisçr, 
c'est  la  détruire.  Le  philosophe  qui,  frappé  du 
préjugé,  de  Tabus,  de  Terreur  contenue  dans 
la  forme,  croit  posséder  la  réalité  en  se  réfu- 
giant dans  l'abstraction,  substitue  à  la  réalité 
quelque  chose  qui  n'a  jamais  existé.  Le  sage 
est  celui  qui  voit  à  la  fois  que  tout  est  image, 
préjugé,  symbole,  et  que  l'image,  le  préjugé, 
le  symbole,  sont  nécessaires,  utiles  et  vrais. 
Le  dogmatisme  est  une  présomption,  car,  en- 
fin, si  parmi  les  meilleurs  des  hommes  qui  ont 
cru  tour  à  tour  posséder  la  vérité,  il  n'en  est 
pas  un  qui  ait  eu  complètement  raison,  com- 
ment espérer  que  Ton  sera  plus  heureux  ?  Mais 
de  même  qu'on  ne  reproche  pas  au  peintre  de 
commettre  un  contresens  puéril  en  représen- 
tant Dieu  sous  des  formes  finies,  de  même  on 
peut  admettre  et  aimer  un  symbole,  dès  que  ce 
symbole  a  eu  sa  place  dans  la  conscience  de 
J^'humanité...  »  Il  y  a  une  vérité  enveloppée 
dans  ces  symboles,  périssables  tandis  qu'elle 
est  éternelle  ;  il  y  a  un  Dieu  caché,  —  Deus 
absconditiiSf — qui  se  révèle  tour  à  tour  par  les 
enseignements  de  plus  en  plus  raffi.nés  des 
dogmes.  Quelle  en  est  donc  la  définition  ?  Jus- 


M.    ERNEST   RENAN 


qu'ici,  M.  Renan  n'avait  fait  que  reproduire  la 
thèse  hégélienne  des  métamorphoses  de  Tldée; 
soudain,  il  se  détache  de  Hegel.  Il  redevient 
le  Celte  à  imagination  toute  morale,  et  il  définit 
cette  essence  divine,  en  ces  termes  qui  ont  été 
souvent  cités  avec  une  raillerie  qui  n'est  guère 
de  mise  en  pareille  matière  :  «  Dieu,  dit-il,  est 
la  catégorie  de  Tidéal,  c'est-à-dire  la  forme 
sous  laquelle  nous  concevons  l'idéal,  en  d'au- 
tres termes,  V homme  placé  devant  les  choses 
belles^  bonnes  et  vraies^  sort  dt  lui  meme^  e/, 
suspendu  par  un  charme  céleste^  anéantit  sa 
chétive  personnalité,  s'exalte^  s'absorbe. 
Qu'est-ce  que  tout  cela^  sinon  adorer?,.,  » 

Cette  sympathie  généreusement  répandue 
sur  les  diverses  illusions  religieuses  qui  ont 
consolé  le  labeur  de  Thumanité,  n'est  pas  le 
fait  particulier  de  M.  Renan.  Elle  lui  est  com- 
mune avec  les  plus  grands  penseurs  de  l'épo- 
que. On  sait  de  reste  que  la  majorité  des  Fran- 
çais professe  une  autre  doctrine.  Le  fanatisme 
n'est  pas  près  de  s'en  aller  d'au  milieu  de 
nous.  On  s'en  convaincra  en  examinant  les  ar- 
ticles: de  polémique  oii  s'exprime  l'opinion  des 
dévots  du  catholicisme  ou  de  l'athéisme,  à  l'é- 


92        PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 


gard  de  ceux  qui  ne  se  rangent  point  aux  affir- 
mations ou  aux  négations  de  leur  dogme.  Car 
il  est  une  intolérance  des  négateurs,  passion- 
née comme  Tintolérance  des  croyants.  On  peut 
se  demander  si  l'avenir  appartient  aux  coreli- 
gionnaires de  Fauteur  de  la  Vie  de  Jésus ^  je  veux 
dire  à  ceux  qui  reconnaissent  sous  tous  les 
symboles  l'aperception,  inégale  mais  légitime, 
d'un  idéal  indéfinissable,  ou  bien  si  la  maxime 
fameuse  :  «  Qui  n'est  pas  pour  moi  est  contre 
moi,  »  continuera  de  dominer  les  consciences. 
C'est,  en  d'autres  termes,  une  question  de  sa- 
voir si  les  dogmes  doivent  disparaître  ou  non, 
problème  insoluble  à  l'heure  présente.  Outre 
qu'il  est  téméraire,  en  effet,  d'induire  du  passe 
à  l'avenir,  puisque  deux  moments  de  la  civili- 
sation ne  sont  jamais  identiques,  est-il  un  pro- 
cédé pour  mesurer  ce  que  l'âme  humaine  en- 
veloppe en  elle  d'idéalisme  ?  Tout  au  plus  est- 
il  licite  d'indiquer  quelques-unes  des  conditions 
fatalement  imposées  dans  l'avenir  à  tout  dogme 
ancien  ou  nouveau.  De  ces  conditions,  la  plus 
importante  est  assurément  la  science,  qui,  de 
place  en  place,  gagne  l'homme  lui-même  et 
les  parties  les  plus  hautes  de  son  intelligence, 
pour  en  démontrer  les  lois  nécessaires.  A  ce 


M.    ERNEST   RENAN  Ç^ 

point  de  vue,  ainsi  que  nous  l'indiquions  tout 
à  rheure,  elle  est  une  ennemie  terrible  de  la 
religion,  par  cela  seul  qu'elle  cotisidère  les 
dogmes  et  la  foi  comme  des  phénomènes  d'or- 
dre naturel,  dont  l'apparition  s'explique  aussi 
complètement  que  la  structure  d'un  certain  os 
dans  le  squelette  d'un  animal.  Mais  d'autre 
part  la  science  fixe  de  jour  en  jour  avec  plus  de 
précision  la  portée  de  son  propre  effort.  Elle 
ne  se  contente  pas  de  marquer  ce  qui  est  in- 
connu à  rintelligence  numaine.  Elle  marque 
ce  qui  lui  est  inconnaissable.  Elle  s'avoue  in- 
capable de  rechercher  la  substance  et  la  raison 
suffisante  des  phénomènes  qu'elle  étudie.  Le 
beau  songe,  qui  fut  celui  du  xviii'  siècle,  d'une 
explication  rationnelle  de  l'univers,  s'en  est 
allé  en  même  temps  que  le  songe  non  moins 
séduisant  d'une  explication  mystique.  Condi- 
tionner des  phénomènes  les  uns  par  rapport 
aux  autres,  la  science  le  peut;  et  elle  ne  peut 
que  cf  ja,  emprisonnée  comme  elle  est  dans  l'in- 
capacité de  dégager  une  cause  première  par 
delà  rindéfinie  série  des  phénomènes  condi- 
tionnés. Ainsi  la  science  rend  impossible  toute 
croyance  aux  révélations  du  surnaturel,  et  du 
même   coup  elle  se   proclame  impuissante  à 


94        PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

résoudre  les  problèmes  que  la  révélation  ré- 
solvait jadis. 

Quelques  personnes  ont  cru  remédier  à  cette 
singulière  et  nouvelle  crise  dont  nous  sommes 
menacés,  en  imaginant  une  humanité  débar- 
rassée du  souci  de  l'au-delà  et  indifférente  à  ce 
qu'on  appelle,  en  termes  d'école,  l'absolu» 
C'est  une  hypothèse  toute  gratuite,  et  qui  sem- 
ble peu  d'accord  avec  la  marche  générale  de  la 
pensée  humaine.  Nous  sommes  en  droit  de 
préjuger  tout  au  contraire  que  la  civilisation, 
en  s'avançant,  affinera  de  plus  en  plus  la  sen- 
sibilité nerveuse,  et  de  plus  en  plus  dévelop- 
pera cette  mélancolie  blasée  des  âmes  qu'au- 
.cune  volupté  ne  satisfait  et  qui  souhaitent,  en 
leur  insatiable  ardeur,  de  s'étancher  à  une 
source  infinie.  11  est  probable  que  devant  la 
banqueroute  finale  delà  connaissance  scientifi- 
que, beaucoup  de  ces  âmes  tomberont  dans  un 
désespoir  comparable  à  celui  qui  aurait  saisi 
Pascal  s'il  eût  été  privé  de  la  foi.  Le  grand 
trou  noir,  d'où  nous  sortons  dans  la  douleur 
pour  y  retomber  dans  la  douleur,  s'ouvrira  de- 
vant elles,  à  jamais  noir  et  à  jamais  vide!  — 
Des  révoltes  éclateront  alors,  tragiques  et  telles 
qu'aucune  époque  n'en  aura  connu  de  pa- 


M.    ERNEST   RENAN  95 

reilles.  La  vie  sera  trop  intolérable  avec  la  cer- 
titude que  c'en  est  fini  de  comprendre  et  que  le 
même  point  d'interrogation  est  pour  toujours 
posé  sur  l'horizon.  Il  n'y  aurait  rien  d'étonnant 
à  ce  qu'une  secte  de  nihilistes  s'organisât  en 
ces  temps-là,  possédée  d'une  rage  de  destruc- 
tion dont  peuvent  seuls  avoir  l'idée  ceux  qui 
ont  connu  les  affres  de  l'agonie  métaphysique. 
Savoir  qu'on  ne  peut  pas  savoir,  connaître 
qu'on  ne  peut  pas  connaître...  ah!  l'atroce  an- 
goisse et  qui,  répandue  comme  une  épidémie 
parmi  des  millions  d'hommes,  deviendrait  ai- 
sément le  principe  d'une  sorte  de  croisade  à 
rebours!  En  ces  temps-là,  et  si  le  cauchemar 
que  je  viens  d'évoquer  se  réalisait,  d'autres 
âmes  plus  douces  et  plus  inclinées  à  une  inter- 
prétation heureuse  de  la  destinée,  opposeraient 
sans  doute  au  pessimisme  révolté  un  optimisme 
tristement  apaisé.  Si  l'énigme  de  l'univers  est 
inconnaissable,  elle  peut  être  résolue  dans  un 
sens  qui  soit  en  harmonie  avec  l'ensemble  de 
nos  besoins  moraux  et  de  nos  exigences  senti- 
mentales .  L'hypothèse  consolante  a  ses  chances 
d'être  vraie  au  même  titre  que  l'hypothèse  dé- 
sespérante. Nous  avons  dès  aujourd'hui,  en 
M.  Renan,  un  exemplaire  achevé  des  disposi- 


q6  psychologie  contemporaine 

tions  religieuses  qui  rallieraient  les  ^^agues 
croyants  de  cet  âge  cruel;  et  qui  donc  oserait 
affirmer  que  Tacte  de  foi  sans  formule  auquel 
aboutit  dès  à  présent  l'optimisme  désabusé  de 
cet  historien  de  notre  religion  mourante,  n'ex- 
prime pas  l'essence  de  ce  qui  doit  demeurer 
d'immortellement  pieux,  dans  ce  magnifique 
et  misérable  temole  du  cœur  humain? 


IV 

LE    RÊVE   ARISTOCRATIQUE    DE    M.    RENAN 

Les  sentiments  que  j'ai  essayé  d'analyser 
sont,  comme  on  voit,  d'un  ordre  rare  et  qui 
suppose  une  culture  d'exception.  Les  fleurs 
délicates  ne  grandissent  pas  sous  les  coups  de 
vent  et  au  soleil  capricieux  de  la  grand'route. 
Seulement  dans  l'air  attiédi  des  serres,  la  pulpe 
parfumée  de  leur  corolle  s'épanouit.  La  science 
est  à  sa  façon  une  serre  chaude,  et  qui  préserve 
les  esprits  de  bien  des  brutalités  de  la  vie  réelle. 
L'auteur  des  Dialogues  philosophiques  est  donc 
un  personnage  d'exception.  Suivant  un  terme 
très  fort  dans  sa  simplicité,  il  est  un  homme 


M.    ERNEST   RENAN  97 

supérieur,  on  pourrait  presque  dire  qu'il  est 
rHomme  Supérieui;/A.joutons  qu'il  possède  au 
plus  haut  degré  la  conscience  de  cette  supério- 
rité, toujours  reconnaissable  en  lui  à  un  certain 
air  d'ironie  imperceptible  et  de  dédain  trans- 
cendantal.  Dans  les  innombrables  pages  qu'il  a 
écrites,  l'insouciance  de  Topinion  du  vulgaire 
est  infiniment  sensible.  L'élégance  discrète  du 
style,  dont  aucune  intention  n'est  soulignée,  la 
subtilité  des  raisonnements,  dont  aucun  ne  se 
développe  sur  un  ton  impératif,  la  spécialité  des 
sentiments,  dont  aucun  ne  s'exagère  en  vue 
d'attirer  la  sympathie,  suffiraient  à  révéler  chez 
M.  Renan  la  présence  d'un  Idéal  aristocratique, 
alors  même  que  le  maître-écrivain  n'aurait  pas 
eu  soin  de  proclamer  à  mainte  reprise  qu'il  est 
un  domaine  des  initiés  et  qu'il  est  un  domaine 
des  simples.  Son  livre  de  politique  sur  la  Ré- 
forme intellectuelle  et  morale  contient  l'argu- 
mentation la  plus  vigoureuse  qui  ait  été  dirigée 
depuis  cent  ans  contre  le  principe  même  de  la 
démocratie  :  l'égalité  naturelle.  Ses  deux  dra- 
mes symboliques,  CalibantxV  Eau  de  Jouveiice 
peuvent  se  résumer  dans  cette  réflexion  que  le 
prieur  des  Chartreux,  assis  dans  sa  stalle,  for- 
mule tout  bas,  tandis  que  Torgue  prie  seul  et 


■98  PSYCHOLOGIE    CONTEMPORAINE 

que  la  foule  se  presse  autour  du  Calibaii  cou- 
ronné;: «  Toute  civilisation  est  Tceuvre  des 
aristocrates...  »  Vérité  que  le  démagogue 
Caliban  reconnaît,  lui  aussi,  puisqu'à  peine 
possesseur  du  palais  et  du  pouvoir  de  Prospero, 
il  adopte  les  façons  d'agir  de  l'aristocratie  -,  et 
M.  Renan,  toujours  soucieux  de  corriger  par 
un  sourire  même  ses  plus  chères  affirmations, 
a  grand  soin  d'ajouter  que  le  monstre  de  Tîle 
devient  un  prince  fort  passable.  Prospero  pro- 
clame (c  que  le  travail  matériel  est  le  serf  du 
travail  spirituel.  Tout  doit  aider  celui  qui 
prie,  c^est-à-dire  qui  pense.  Les  démocrates 
qui  n'admettent  pas  la  subordination  des  indi- 
vidus à  Tœuvre  générale,  trouvent  cela  mon- 
strueux... »  Enfin,  les  Dialogues  philoso- 
phiques^ dans  leur  partie  intitulée  :  Rcves^ 
contiennent  un  plan  complet  de  Tasservisse- 
ment  du  plus  grand  nombre  par  une  élite  de 
penseurs.  Ce  sont  là  quelques  passages  très 
caractérisés  entre  mille  autres.  Ils  suffisent  à 
montrer  que  la  théorie  aristocratique  n'est  pas 
chez  M.  Renan  le  paradoxe  d'un  homme  qui 
se  croit  méconnu,  ou  le  dandysme  d'un  raffiné 
d'amour-propre  qui  aime  à  déplaire,  comme 
d'autres  aiment  à  plaire,  par  coquetterie  de 


1 


M.    ERNEST    RENAN  99. 

mr- —  — 

singularité.  Non.  C'est  ici  le  résultat  d'une 
réflexion  profonde  et  le  signe  d'une  doctrine 
qui  vaut  la  peine  d'être  examinée  dans  quel- 
ques-unes de  ses  causes  essentielles. 

Une  de  ces  causes,  la  plus  inconsciente  sans 
doute,  mais  non  pas  la  moins  active,  me  paraît 
être  l'orgueil  de  l'hérédité.  M.  Renan  ne  serait 
pas  un  savant  de  notre  époque,  s'il  ne  croyait 
pas  au  dogme  de  la  sélection  et  à  la  primauté  1 
des  races  qui  ont  su  durer.  Cest  dire  qu'il 
constate  avec  une  légitime  fierté  les  titres  de 
cette  famille  celtique  dont  il  est  le  fils.  Il  signale 
rinhabileté  de  ses  congénères  à  la  conquête 
de  l'argent,  il  admire  leur  idéalisme  invincible, 
leur  héroïsme  doux,  leur  antiquité  incorrompue. 
«  Si  l'excellence  des  races  devait  être  appréciée 
par  la  pureté  de  leur  sang  et  l'inviolabilité  de 
leur  caractère,  aucune,  il  faut  l'avouer,  ne  pour- 
rait le  disputer  en  noblesse  aux  restes  encore 
subsistants  de  la  race  celtique...  »,  écrivait-il 
déjà  dans  un  des  plus  remarquables  articles  de 
ses  Essais  de  morale.  Serait-il  téméraire  de 
signaler  dans  ce  sentiment  du  terroir  natal  le 
germe  de  l'idéal  aristocratique  si  particulier  à 
l'auteur  des  Dialogues?  Mais  ce  sentiment 
n'aurait  pas  suffi.  D'autres  circonstances  sont 


100       PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

venues  s'y  adjoindre,  plus  déterminantes  en- 
core, qui  se  résument  presque  toutes  dans  cette 
formule  d'homme  supérieur  que  j'appliquais  à 
M.  Renan,  —  formule  au  premier  abord  très 
simple,  mais  qui  se  décompose  à  la  réflexion 
en  une  série  de  caractères  assez  complexes. 
L'homme  supérieur  se  distingue  de  rhonjme 
de  génie,  lequel  peut  être  assez  inintelligent,  et 
de  l'homme  de  talent,  lequel  n'est  souvent 
qu'un  spécialiste,  par  la  capacité  de  se  former 
sur  toutes  choses  des  idées  générales.  Si  cette 
capacité  de  généraliser  ne  s'accompagne  point 
d'une  égale  capacité  de  création,  l'homme  supé- 
rieur reste  un  critique.  Si  c'est  le  contraire,  et 
si  le  pouvoir  créateur  subsiste  côte  à  côte  avec 
le  pouvoir  de  tout  comprendre,  l'homme  supé- 
rieur devient  une  créature  unique.  Il  fournit, 
en  effet,  le  plus  admirable  type  qu'il  nous  soit 
donné  de  concevoir  :  celui  du  génie  conscient. 
C'est  dans  l'ordre  politique,  César;  dans  l'ordre 
de  la  peinture,  Vinci;  dans  l'ordre  des  lettres, 
le  grand  Gœthe.  Même  lorsqu'il  ne  monte  point 
à  ces  sommets,  l'homme  supérieur  est  une  des 
machines  les  plus  précieuses  que  la  société  ait 
à  son  service.  Car  l'universelle  compréhension 
a,  neuf  fois  sur  dix,  pour  corollaire,  l'univer- 


ï 


M.    ERNRST   RENAN  lOI 


selle  aptitude.  Cette  vérité,  trop  souvent  mé- 
connue, n'est-elle  pas  démontrée  par  l'exemple 
de  TAngleterre,  où  des  conditions  favorables 
ont  plus  particulièrement  fait  apparaître  de 
nombreux  exemplaires  de  haute  culture  ?  Qu'é- 
taient-ils, sinon  des  hommes  supérieurs,  ces 
grands  personnages  politiques,  capables,  com- 
me Macaulay  ou  Disraeli,  d'appliquer  aux 
compositions  littéraires  et  aux  luttes  parlemen- 
taires, aux  intérêts  financiers  et  aux  difficultés 
diplomatiques,  une  intelligence  toujours  pré- 
parée ? 

Imaginez  maintenant  que  Thomme  supé- 
rieur se  trouve  jeté  par  les  hasards  de  sa  nais- 
sance en  plein  courant  démocratique,  et  vous 
apercevrez  quels  contrastes  du  milieu  et  du 
caractère  ont  amené  M.  Renan  à  la  concep- 
tion d'un  Idéal  si  fort  en  dehors  du  rêve  géné- 
ral de  notre  pays.  La  démocratie  semble,  au 
premier  regard,  un  milieu  très  favorable  au 
talent,  puisqu'elle  ouvre  toutes  les  places  à 
tous  les  efforts.  Mais  par  cela  même  elle  exa- 
gère la  dure  loi  de  la  concurrence.  Partant  elle 
commande  de  plus  en  plus  la  spécialisation. 
Puis,  une  démocratie  est  fondée  sur  Tégalité. 
La  conséquence  logique  de  son  principe   la 

6. 


102  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

conduit  à  choisir  le  suffrage  universel  et  direct 
comme  le  mode  habituel  de  sa  représentation 
politique.  Il  ne  faut  pas  une  grande  vigueur 
d'analyse  pour  reconnaître  que  le  suffrage 
universel  est  volontiers  hostile  à  l'homme  su- 
périeur. Les  dispositions  d'esprit  que  la  haute 
culture  produit  le  plus  ordinairement  sont  en 
effet  la  multiplicité  des  points  de  vue,  le  goût 
de  la  nuance,  la  défiance  à  Tégard  des  formu- 
les absolues,  la  recherche  des  solutions  com- 
pliquées, —  tous  raffinements  qui  répugnent 
à  Tamour  des  grands  partis  pris,  forme  natu- 
relle de  Topinion  populaire.  D'une  part  donc, 
les  mœurs  démocratiques  ne  sont  point  favo- 
rables au  développement  de  Thomme  supé- 
rieur, et  de  l'autre  les  lois  ne  sont  point  favo- 
rables à  son  entrée  aux  affaires  publiques. 
Cest  ainsi  que  beaucoup  d'esprits  distingués 
de  la  France  contemporaine  se  sont  trouvés 
mis  en  dehors  du  recrutement  gouvernemen- 
tal, ou,  s'ils  ont  triomphé  de  l'ostracisme  au- 
quel les  condamnait  leur  divorce  avec  les  pas- 
sions communes,  c'a  été  précisément  en  dissi- 
mulant ce  divorce  et  en  s'emprisonnant  dans 
des  professions  de  foi  dépourvues  de  haute 
impartialité  intellectuelle. 


M.    ERNEST    RENAN  I0> 


L'homme  supérieur,  exilé  dans  ce  que  Sainte- 
Beuve  appelait  «  la  tour  d'ivoire  »,  assiste  ce- 
pendant au  drame  de  la  vie  nationale  en  con- 
templateur qui  voit  de  loin  les  possibilités  fu- 
tures. Est-il  nécessaire  de  rappeler  que  tel 
personnage  de  cette  race  d'éliie  a  manifesté,  à 
force  d'intelligence  des  causes,  un  véritable 
don  de  prophétie  des  effets  à  venir?  Les  dé- 
sastres de  1870  ne  se  trouvent-ils  point,  pour 
ne  citer  qu'un  seul  exemple,  prédits  avec  une 
étonnante  exactitude  dans  la  France  nouvelle 
de  Prévost-Paradol,  ce  vaincu,  comme  AL  Re- 
nan, du  suffrage  universel?  Il  se  comprend 
qu'une  mélancolie  singulière  s'empare  de  ces 
nobles  esprits  sur  lesquels  pèse  la  conviction 
de  leur  puissance  idéale  et  de  leur  impuissance 
réelle.  Cette  mélancolie  est  redoublée  par  le 
spectacle  du  triomphe  insolent  des  médiocres. 
Certes,  elle  n'est  pas  sans  quelque  douceur. 
Il  s'y  glisse  un  peu  de  la  volupté  vantée  par 
Lucrèce  dans  les  vers  fameux  sur  les  temples 
élevés  par  la  doctrine  sereine,  et  d'où  le  sage 
aperçoit  la  frémissante  mêlée  des  passions. 
Mais  l'homme  supérieur  de  nos  jours  ne  con- 
naîtra jamais  dans  leur  plénitude  les  jouissan- 
ces que  leur  système  nerveux  permettait  aux. 


104  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

anciens.  L'intelligence  peut  beaucoup.  Elle 
est  impuissante  à  nous  guérir  de  nos  facultés 
natives.  Que  nous  haïssions  la  démocratie  ou 
que  nous  la  vénérions,  nous  sommes  ses  fils 
et  nous  avons  hérité  d'elle  un  impérieux  be- 
soin de  combat.  Le  xix*  siècle  obscur  et  révo- 
lutionnaire est  dans  notre  sang,  et  nous  inter- 
dit cette  immobilité  intérieure,  cette  ataraxic 
célébrée  par  les  Epicuriens  de  la  Grèce  et  de 
Rome.  Il  y  a  du  trouble  dans  nos  sérénités, 
comme  il  y  a  du  trouble  dans  nos  soumissions. 
Catholiques  ou  athées,  monarchistes  ou  répu- 
bHcains,  tous  les  enfants  de  cet  âge  d'angoisse 
ont  aux  yeux  le  regard  inquiet,  au  cœur  le 
frisson,  aux  mains  le  tremblement  de  la  grande 
bataille  de  l'époque.  Ceux  mêmes  qui  se  croient 
et  qui  se  veulent  détachés  participent  à  l'uni- 
verselle anxiété.  Ils  sont  des  révolutionnaires 
comme  les  autres,  mais  contre  la  bêtise  hu- 
maine, —  et  cette  révolte  muette  s'appelle  le 
dédain. 

Ce  serait  une  étude  curieuse  que  celle  qui 
marquerait  les  diverses  formes  que  ce  dédain 
a  revêtues  parmi  les  lettrés  contemporains. 
L'exagération  des  beautés  techniques,  propre 
à  l'école  des  poètes  assez  ironiquement  appelés 


M.    ERNEST   RENAN  lOÇ 

Parnassiens,  ne  procède-t-elle  point  de  ce  sen- 
timent de  rOdi  profamim  vulgus  ?  Le  Bou- 
vard  et  Pécuchet  de  Gustave  Flaubert  a-t-il 
été  composé  sous  une  autre  inspiration  ? 
M.  Taine  aurait-il  entrepris  son  Histoire  des 
origines  de  la  France  contemporaine^  s'il 
n'avait  été  tourmenté  du  souci  dV  voir  clair 
dans  cette  marée  démocratique  où  il  se  sentait 
perdre  pied?  Mais  aucun  écrivain  n'a  ressenti 
plus  que  M.  Renan  cette  antithèse  de  Thomme 
supérieur  et  delà  démocratie.  Il  faut  lire  et  re- 
lire les  pages  des  Dialogues  où  Théoctiste  se 
représente  la  victoire  d'une  oligarchie  de  l'ave- 
nir, pour  mesurer  Tintensité  de  la  passion  que 
Tauteur  déploie  dans  l'examen  de  ces  problè- 
mes. Il  imagine  que  des  savants  arrivent  à 
posséder  des  engins  de  destruction  formida- 
bles, aménagés  par  des  calculs  d'une  délica- 
tesse infinie,  et  incapables  d'être  maniés  sans 
une  forte  dose  de  connaissances  abstraites.  Et 
s'exaltant  sur  le  pouvoir  dont  disposeraient  ces 
oligarques  de  la  chimie  ou  de  la  physique,  le 
songeur  s'écrie  :   «   Les  forces  de  l'humanité 

I seraient  ainsi  un  jour  concentrées  dans  un 
petit  nombre  de  mains  et  deviendraient  la  pro- 
priété d'une  ligue  capable  de  disposer  de  l'exis- 


I06  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

tence  même  de  la  planète  et  de  terroriser  le 
monde  tout  entier.  Le  jour,  en  effet,  où  quel- 
ques privilégiés  de  la  raison  posséderaient  le 
moyen  de  détruire  la  planète,  leur  souverai- 
neté serait  créée  ;  les  privilégiés  régneraient 
par  la  terreur  absolue,  puisqu'ils  auraient  en 
leurs  mains  Texistence  de  tous.  On  peut  pres- 
que dire  qu'ils  seraient  dieux  et  qu'alors  l'état 
théologique  rêvé  par  le  poète  pour  l'humanité 
primitive  serait  une  vérité  :  «  Primus  in  orbe 
Deos  fecit  timor...  »  N'attachons  pas  à  cette 
tragique  imagination  une  réalité  plus  grande 
que  celle  que  l'auteur  lui-même  a  prétendu  y 
mettre.  Mais  reconnaissons  qu'une  telle  fan- 
taisie décèle  un  froissement  inguérissable  de 
tout  le  cœur,  et  que  le  savant  qui  a  tracé  ce 
lugubre  tableau  d'une  terreur  universelle  infli- 
gée par  une  pile  de  Volta  inouïe  ou  les  explo- 
sions d'un  mélange  extraordinaire,  n'a  pas  au 
fond  de  lui  une  tendresse  profonde  pour  les 
utopies  favorites  de  notre  siècle. 

Il  est  possible,  en  effet,  qu'une  divergence 
éclate  entre  ces  deux  grandes  forces  des  so- 
ciétés modernes  :  la  démocratie  et  la  science. 
Il  est  certain  que  la  première  tend  de  plus  en 
plus  à  niveier,  tandis  que  la  seconde  tend  de 


M.    ERNEST   RENAN  IO7 

plus  en  plus  à  créer  des  différences.  «  Savoir, 
c'est  pouvoir  »,  disait  le  philosophe  de  l'induc- 
tion. Savoir  dix  fois  plus  qu'un  autre  homme, 
c'est  pouvoir  dix  fois  ce  qu'il  peut,  et  comme 
la  chimère  d'une  instruction  également  répar- 
tie sur  tous  les  individus  est,  sans  aucun  doute, 
irréalisable,  par  suite  de  l'inégalité  des  intelli» 
gences,  l'antinomie  se  manifestera  de  plus  en 
plus  entre  les  tendances  de  la  démocratie  et  les 
résultats  sociaux  de  la  science.  Il  y  a  plusieurs 
solutions  à  cette  antinomie,  comme  à  presque 
tous  les  problèmes  compliqués  qui  sont  ceux 
de  l'avenir  des  peuples  modernes.  M.  Renan 
a  indiqué  une  de  ces  solutions  en  formulant 
rhypothèse  des  Dialogues.  On  en  peut  sup- 
poser une  seconde  qui  serait  tout  simplement 
une  application  de  la  science  à  l'organisation 
des  sociétés.  Quand  nous  considérons,  sans 
parti  pris  d'aucune  sorte,  les  quelques  princi- 
pes qui  servent  de  fondement  à  notre  société 
du  XIX®  siècle,  nous  sommes  contraints  de  re- 
connaître leur  caractère  cartésien  et  déjà  très 
différent  de  notre  philosophie  moderne.  Mais 
il  y  a  un  mouvement  secret  des  intelligences. 
Les  conceptions  des  Darwin  et  des  Herbert 
Spencer  se  répandent  dans  l'atmosphère  spi- 


I08  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

rituelle  et  pénètrent  les  nouveaux  venus.. 
Avons  confiance  dans  la  vertu  de  ces  doctrines 
qui  bouleverseront  la  politique  par  contre- 
coup ,  comme  elles  bouleversent  les  lettres 
après  avoir  bouleversé  les  sciences  naturelles. 
Un  temps  approche  où  une  société  n'apparaî- 
tra plus  au  regard  des  adeptes  de  la  philoso- 
phie de  révolution  comme  elle  apparaît  au  re- 
gard des  derniers  héritiers  de  l'esprit  classique. 
On  y  verra  non  plus  la  mise  en  œuvre  d'un 
contrat  logique,  mais  bien  le  fonctionnement 
d'une  fédération  d'organismes  dont  l'individu 
est  la  cellule.  Une  semblable  idée  est  grosse 
d'une  morale  publique  toute  différente  de  celle 
qui  nous  régit  à  l'heure  présente.  Elle  est  ex- 
clusive de  toute  différence  entre  le  démocrate  et 
l'aristocrate,  parce  que  cette  différence  sup- 
pose une  classification  arbitraire  des  divers 
éléments  sociaux.  Si  cette  vision  consolante 
du  XX®  siècle  n'est  pas  une  simple  chimère,  on 
peut  considérer  que  les  grands  dédaigneux  à  la 
façon  de  M.  Renan  sont  des  ouvriers  très  actifs 
de  sa  réalisation,  par  cela  seul  qu'ils  posent  le 
problème  avec  une  extrême  rigueur  et  qu'ils 
font  dès  à  présent  saillir  le  conflit  à  veair  avec 
un  relief  douloureusement  suraigu. 


M.    ERNEST   RENAN  IO9 

Ces  notes  sommaires  sur  un  des  hommes 
les  plus  remarquables  de  cette  époque,  indi- 
quent à  peine  les  trois  ou  quatre  états  de  con- 
science qu'il  représente  aux  yeux  des  jeunes 
gens  qui  lisent  ses  livres  et  en  méditent  les 
pages  éloquentes  et  troublantes.  Aucun  écri- 
vain n'a  plus  de  nouveauté  que  lui  dans  les 
idées  et  dans  les  sentiments,  parce  qu'aucun 
n'a  déployé  plus  de  sincérité  dans  Tinvention 
de  ses  idées  et  Texposition  de  ses  sentiments. 
Quiconque  étudie  les  sources  de  vie  morale 
infiltrées  profondément  dans  la  génération 
montante,  rencontre  un  peu  partout  Tinfluence 
de  Fauteur  de  V Histoire  des  origines  du  Chris- 
tianisme. Il  faudrait  être  à  cent  années  d'ici 
pour  mesurer  le  degré  de  fécondation  de  cette 
influence.  Il  suffisait,  pour  la  constater  dès  au- 
jourd'hui sous  plusieurs  formes,  de  quelque 
bonne  foi  et  de  quelque  respect.  Quand  on 
n'aurait  pas  le  culte  de  ces  deux  grandes  ver- 
tus intellectuelles,  on  le  prendrait  à  vivre  pen- 
dant quelques  semaines  dans  l'intimité  des 
livres  de  M.  Renan,  —  car  nul  ne  les  a  prati- 
quées avec  plus  de  constance  que  celui  qui  in- 
voquait, à  la  première  page  de  sa  Vie  de  Jésus ^ 
TAme  pure  d'une  Morte  vénérée,  —  et  qui  lui 

7 


IIO  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

disait  en  une  prière  mélancoliquement  élancée 
vers  l'insaisissable  au  delà  des  heures  obs- 
cures :  «  Révèle-moi,  ô  bon  génie,  à  moi  que 
tu  aimais,  ces  vérités  qui  dominent  la  mort^ 
empêchent  de  la  craindre,  et  la  font  presque 
aimer  1...  » 


III 


GUSTAVE    FLAUBERT 


GUSTAVE    FLAUBERT 


Au  cours  de  ces  études  sur  les  manifestations 
littéraires  de  la  sensibilité  contemporaine,  j'ar- 
rive à  parler  d'un  artiste  qui,  précisément, 
lutta,  toute  son  existence  durant,  contre  l'infil- 
tration de  la  sensibilité  personnelle  dans  la  lit- 
térature. Depuis  îes  années  d'apprentissage,  oij 
ses  amis,  Bouilhet,  Du  Camp,  Le  Poitevin, 
l'écoutaient  développer  les  projets  de  sa  superbe 
adolescence,  jusqu'à  la  période  de  travail  lu- 
cide et  à  demi  découragé,  Gustave  Flaubert  n'a 
pas  varié  sur  ce  point  de  son  esthétique,  à  sa- 
voir ;  «  que  toute  œuvre  est  condamnable  où 
l'auteur  se  laisse  deviner. . .  » .  Un  poète,  à  ses 
yeux,  n'était  véritablement  le  poète,  le  créateur, 
—  au  sens  étymologique  et  large  du  mot,  — 


'c^ 


114  PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

que  s'il  demeuraît  extérieur  au  drame  raconté, 
s'il  montrait  ses  héros  sans  rien  révéler  de  lui- 
même.  Aussi  Flaubert  est-il  Thomme  de  lettres 
de  ce  siècle  qui  a  le  moins  souvent  écrit  la 
syllabe ye  à  la  tête  de  sa  phrase,  cette  syllabe 
dont  régoïsmetyrannique  révoltait  déjà  Pascal: 
«  Le  moi  est  haïssable  »,  dit  un  fragment  cé- 
lèbre des  Pensées.  Mais  le  moraliste  ajoute 
aussitôt  :  «  Vous,  Mitton,  le  couvrez,  vous  ne 
l'ostez  pas  pour  cela...  »  Flaubert,  de  même, 
a  couvert  son  moi.  Il  ne  l'a  pas  ôté  de  son 
œuvre.  Il  en  est  de  la  pudeur  littéraire  comme 
de  la  pudeur  physique.  Le  vêtement,  fîjt-il  de 
bure  comme  une  robe  de  nonne,  ou  de  soie 
molle  comme  un  peignoir  du  matin,  qui  dérobe 
les  formes  fines  et  gracieuses  d'un  corps  de 
femme,  les  indique  encore,  et  trahit  leur  sou- 
plesse. Le  vêtement  de  phrases  qui  vêt  la  sen- 
sibilité d'un  écrivain  a,  lui  aussi,  ses  trahisons 
€t  ses  indications.  Dans  la  préface  qu'il  a  mise 
aux  Dernières  Chansons  du  laborieux  Louis 
Bouilhet,  n'est-ce  pas  Flaubert  qui  a  dit  du  lit- 
térateur que  «  les  accidents  du  monde  lui  appa- 
raissent tous  transposés  comme  pour  Temploi 
d'une  illusion  à  décrire  »?  Et  cette  illusion  ne 
varie-t-elle  pas  avec  les  têtes  qui  l'élaborent? 


GUSTAVE  FLAUBERT  II5 


\ 


Chacun  de  nous  aperçoit  non  pas  Tunivers, 
mais  son  univers;  non  pas  la  réalité  nue,  mais 
de  cette  réalité,  ce  que  son  tempérament  lu 
permet  de  s'approprier.  Nous  ne  racontons 
que  notre  songe  de  la  vie  humaine,  et,  en 
un  certain  sens,  tout  ouvrage  d'imagination  est 
une  autobiographie,  sinon  strictement  maté- 
rielle, du  moins  intimement  exacte  et  profondé- 
ment significative  des  arrière-fonds  de  notre 
nature.  Notre  pensée  est  un  cachet  qui  empreint 
une  cire,  et  ne  connaît  de  cette  cire  que  la 
forme  qu'il  lui  a  d'abord  imposée.  Flaubert  n'a 
pas  échappé  à  la  loi  essentielle  de  notre  intelli- 
gence. A  travers  tous  ses  livres,  une  même  sen- 
sibilité se  retrouve,  très  caractérisée  et  tradui- 
sant une  aperception  tout  à  fait  personnelle  des 
événements  qu'elle  colore  de  ses  nuances,  tou- 
jours les  mêmes.  J'essayerai  de  signaler  celles 
d'entre  ces  nuances  qui  me  paraissent  plus  par- 
ticulièrement correspondre  à  des  états  nou- 
veaux de  l'Ame  contemporaine  ;  —  celles  qui 
font  de  Gustave  Flaubert  un  chef  de  file  pour 
quelques  jeunes  hommes.  —  Dix  mille,  ou  mille, 
ou  cent,  qu'importe?  Ne  me  suis-je  pas  con- 
damné à  ranalyse  de  l'exception,  et,  si  l'on 
veut,  à  la  nosographie,  lorsque  j'ai  entrepris  la 


IIO       PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

recherche  des  singularités  psychologiques  épar- 
ses  dans  Tœuvre  de  nos  écrivains  les  plus  mo- 
dernes; —  je  veux  dire  ceux  qui  datent,  qui 
marquent  une  découverte  nouvelle  dans  cette 
science  de  goûter  la  vie  amèrement  et  douce- 
ment, à  laquelle  se  réduit  peut-être  tout  l'Art?.  .* 


DU   ROMANTISME 

Un  peu  de  réflexion  suffit  pour  reconnaître 
que  l'influence  la  plus  profondément  subie  par 
Gustave  Flaubert  fut  celle  du  romantisme  finis- 
sant. Alors  même  que  les  Souvenirs  de  M.  du 
Camp  ne  nous  auraient  point  révélé  cette  pro- 
londeur  d'influence  ;  quand  nous  n'aurions  pas 
cette  lettre  à  Louis  de  Gormenin,  où  Fauteur 
futur  de  Madame  Bovary  salue  dans  Kéron 
«  rhomme  culminant  du  monde  ancien  »,  et 
formule  la  plus  décisive  profession  de  foi  ro- 
mantique, tout  eût  indiqué  cette  éducation  pre- 
mière, dans  la  personne,  dans  les  amitiés,  dans 
les  enthousiasmes,  dans  les  procédés  aussi  du 
grand  écrivain.  La  façon  d'aller  et  de  venir  de 


GUSTAVE   FLAUBERT  II7 

ce  géant  à  longues  moustaches,  la  forme  de  ses 
chapeaux,  la  coupe  de  ses  pantalons  à  la  hus- 
sarde, Tenflure  de  sa  voix,  surtout,  et  l'am- 
pleur de  ses  gestes,  rappelaient,  par  une  évi- 
dente analogie,  le  je  ne  sais  quoi  d'un  peu 
théâtral,  même  dans  la  bonhomie,  dernier 
reste  d'un  amour  passionné  du  grandiose,  qui 
éclate  chez  tous  les  survivants  de  cette  époque 
dont  Frederick  fut  l'acteur  typique.  Comme 
les  initiés  de  i83o,  Flaubert  prononçait  les 
syllabes  du  nom  de  Victor  Hugo  avec  vénéra- 
tion. Celui  de  ses  aînés  qu'il  fréquenta  le  plus 
habituellement,  et  qu'il  aima  le  mieux,  fut 
Théophile  Gautier, le  «  romantique  opiniâtre  », 
comme  il  s'appelait  dans  la  pièce  des  Émaux 
et  Camées: 


Les  vaillants  de  mil  huit  cent  trente. 
Je  les  revois  tels  que  jadis. 
Comme  les  pirates  d'Otrante, 
Nous  étions  cent,  nous  sommes  dix!. 


WJ^ 


V 


Quoique  enrôlé  sur  le  tard  de  la  campagne, 
Flaubert  était  bien  demeuré  un  de  ces  dix  pat! 
son  horreur  du  bourgeois,  son  adoration  des 
métaphores  truculentes,  ses  griseries  de  cou- 
leurs et  de  sonorités.  Des  phrases  de  Chateauf- 


Il8       PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

briand  Texaltaîent.  Il  en  récitait  les  magnifi- 
ques périodes  avec  cette  voix  de  tonnerre  qu'il 
définissait  lui-même,  quand  il  disait  :  «  Je  ne 
sais  qu'une  phrase  est  bonne  qu'après  l'avoir 
fait  passer  par  mon  gueuloir, . .  »  Ceux  qui  l'ont 
approché  se  souviennent  du  frémissement  avec 
lequel  il  criait,  plutôt  encore  qu'il  ne  la  décla- 
mait, cette  mélopée  sur  la  lune,  dans  Atala  : 
«...  Elle  répand  dans  les  bois  ce  grand  secret 
de  mélancolie  qu'elle  aime  à  raconter  aux  vieux 
chênes  et  aux  rivages  antiques  des  mers.  » 
Volontiers  Flaubert  aurait  voué  à  l'exécration 
de  la  postérité  l'honnête  Morellet,  qui  com- 
menta jadis  ce  passage  :  «  Je  demande  ce  que 
c'est  que  le  grand  secret  de  mélancolie  que 
la  lune  raconte  aux  chênes?  Un  homme  de 
sens,  en  lisant  cette  phrase  recherchée  et  con- 
tournée, en  reçoit-il  quelques  idées  nettes?  » 
Qu'aurait  pensé  le  classique  abbé  de  cette  autre 
cantilène  sur  le  clair  de  lune  qui  se  trouve  au 
chapitre  xiii  de  la  seconde  partie  de  Madame 
Bovary  :  «  ...  La  tendresse  des  anciens  \ours 
leur  revenait  au  cœur,  abondante  et  silencieuse 
comme  la  rivière  qui  coulait,  avec  autant  de 
mohesse  qu'en  apportait  le  parfum  des  seringas, 
€t  projetait  dans  leurs  souvenirs  des  ombres 


GUSTAVE   FLAUBERT  1 19 

plus  démesurées  et  plus  mélancoliqu'*s  que 
celles  des  saules  immobiles  qui  s'allongeaient 
sur  l'herbe.  »  L'abbé  eût  rangé  l'auteur  de 
ce  morceau  de  prose,  si  musicalement  exécuté, 
dans  la  coupable  école  littéraire  où  il  avait  déjà 
rangé  le  premier,  —  et,  pour  une  fois,  il  aurait 
eu  raison. 

On  se  tromperait,  me  semble- t-il,  en  aper- 
cevant dans  ce  romantisme  de  Flaubert  un 
simple  fait  de  rhétorique.  Et  d'ailleurs,  quand 
il  s'agit  d'un  homme  qui  a  vécu  pour  les  lettres, 
uniquement,  les  faits  de  rhétorique  sont  aussi 
des  faits  de  psychologie,  tant  les  théories  d'art 
se  mêlent  intimement  à  la  personne,  -^t  la 
façon  d'écrire  à  la  façon  de  sentir.  Pour  bien 
comprendre  les  origines  de  beaucoup  d'idées  et 
de  beaucoup  de  sensations  de  Flaubert,  il  faut 
donc  décomposer  ce  mot  de  romantisme  et  le 
résoudre  dans  les  divers  éléments  qu'il  repré- 
sente. La  tâche  est  moins  aisée  qu'on  ne  croi- 
rait, car  ce  mot,  comme  tous  les  termes  à  la 
fois  synthétiques  et  vagues  où  se  résument  des 
sentiments  en  voie  de  formation,  a  fait  boule  |l 
de  neige  depuis  son  origine,  et  s'est  tour  à  tour 
grossi  des  significations  les  plus  contradictoires. 
Il  paraît  avoir  désigné  d'abord  l'impression  des 


120  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

paysages  vaporeux  et  de  la  poésie  songeuse  du 
Nord,  par  contraste  avec  les  paysages  à  vives 
arêtes  et  la  poésie  à  lignes  précises  de  nos 
contrées  latines.  On  disait  communément,  au 
commencement  du  siècle,  que  TÉcosse  abonde 
en  sites  romantiques.  Aux  environs  de  i83o,  le 
mot  traduisait,  en  même  temps  qu'une  révolu- 
tion dans  les  formes  littéraires,  tout  un  rêve  de 
la  vie,  à  la  fois  très  arbitraire  et  très  exalté, 
surtout  sublime;  au  lieu  qu'aujourd'hui,  et 
sous  rinfluence  inévitable  d'une  réaction  pré- 
vue, ce  cri  de  ralliement  des  novateurs  d'il  y  a 
cinquante  ans  est  devenu  le  synonyme  d'en- 
thousiasme factice  et  de  poésie  conventionnelle. 
L'histoire,  qui  ne  se  soucie  ni  des  ferveurs  ni 
des  dénigrements,  gardera  le  mot,  et  très  vrai- 
semblablement adoptera,  avec  une  faible  va- 
riante, la  définition  que  Stendhal  donnait  dans 
son  pamphlet  sur  Racine  et  Shakespeare  : 
«  Le  Romanticisme  (sic)  est  l'art  de  présenter 
aux  peuples  les  œuvres  littéraires  qui,  dans 
l'état  actuel  de  leurs  habitudes  et  de  leurs 
croyances,  sont  susceptibles  de  leur  c^onner  le 
plus  déplaisir  possible...  »  Actueh  Stendhal 
écrit  en  1820.  Les  jeunes  Français  de  cette 
époque  s'inventèrent  des  raisonnements  et  des 


GUSTAVE  FLAUBERT  121 


sentiments  si  peu  analogues  aux  raisonnements 
et  aux  sentiments  de  leurs  pères  du  xviii"  siècle, 
qu'une  étiquette  nouvelle  devint  nécessaire.  Un 
Idéal  s'élabora,  aujourd'hui  disparu  avec  la 
génération  qui  le  conçut  à  son  image.  Cet 
Idéal  enveloppe  l'essence  de  ce  que  fut  le  Ro- 
mantisme :  c'est  lui  dont  Flaubert  subit  la  fas- 
cination lorsque,  du  fond  de  sa  province,  il  lut 
et  relut  les  poètes  nouveaux  et  s'intoxiqua  pour 
toujours  de  leurs  imaginations  extraordinaires 
et  dangereuses. 

Un  premier  caractère  de  Fldéal  romantique 
est  ce  que  je  nommerai,  faute  d'un  terme  plus 
précis  :(^'exotisme.)  Victor  Hugo  écrit  les 
OrientaIes^^~7î.ïRQd  de  Musset  compose  les 
Contes  d'Espagne  et  d'Italie^  Théophile  Gau- 
tier transporte  son  Albertus 

Dans  un  vieux  bourg  flamand,  tels  que  les  peint  Teniers. 

La  fuite  et  la  haine  du  monde  moderne  et  con- 
temporain se  manifestent  par  des  fantaisies  de 
la  plus  bizarre  archéologie.  Les  romans  gogue- 
nards que  ce  même  auteur  à' Albertus  a  réunis 
sous  le  titre  de  :  les  Jeune- France^  décrivent 
très  exactement  cette  manie  du  décor  lointain. 


122  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

et  la  fine  ironie  du  conteur  accuse  mieux  les 
lignes  du  portrait.  C'est  qu'en  effet,  dès  Tentrée 
^u  siècle,  un  bouleversement  européen  a  con- 
^aint  TAme  française  de  passer  les  frontières 
4t  de  traverser  le  spectacle  varié  du  vaste 
rtionde.  Les  guerres  de  la  Révolution  et  de 
l'Empire  ont  fait  terriblement  voyager  notre 
peuple,  par  nature  casanier  comme  il  est  éco- 
nome. Parmi  les  hommes  mûrs  qu'un  jeune 
curieux  de  1820  rencontre  dans  un  salon,  et 
qu'il  entend  causer,  beaucoup  ont  fait  cam- 
pagne et  vu  l'Autriche,  l'Allemagne,  Tltalie, 
la  Russie,  l'Espagne,  parfois  l'Egypte.  D'au- 
tres ont  vécu  les  longues  années  de  l'émigra- 
tion en  Angleterre,  ou  sur  les  bords  du  Rhin, 
dans  les  villes  qui  sentent  le  tilleul,  comme 
Coblence  aux  beaux  soirs  d'été,  auprès  des 
châteaux  écroulés  des  hauts  barons  du  moyen 
âge.  Beaucoup  ont  dû  apprendre  les  langues. 
Plusieurs  ont  découvert  des  littératures.  Ils  ont 
plus  ardemment  admiré,  grâce  à  l'attrait  de  la 
nouveauté,  l'étrange  imagination  germanique, 
si  différente  de  notre  imagination  traditionnelle. 
De  cette  expérience,  multipliée  et  variée  à  l'in- 
fini, sortira  plus  tard  l'esprit  critique,  par- 
ticulier à  notre  xix«  siècle  érudit  et  compliqué. 


GUSTAVE  FLAUBERT  12 J 

Une  vérité  apparaît,  confuse  encore  et  enve- 
loppée, mais  déjà  perceptible,  à  savoir  :  qu'il  y 
a  beaucoup  de  façons  légitimes,  bien  que  con- 
tradictoires, de  rêver  le  rêve  de  la  vie.  Le 
romantisme  est  la  première  intuition  de  cette 
vérité,  certainement  plus  favorable  à  la  science 
qu'à  ]a  poésie,  et  au  dilettantisme  qu'à  la. 
passion.  Pourtant  les  romantiques  se  croient 
des  créateurs  et  non  pas  des,  critiques.  S'ils 
ouvrent  la  voie  aux  historiens  de  l'heure  pré- 
sente et  à  la  vaste  enquête  de  nos  psychologues, 
c'est  d'une  façon  naïve  et  involontaire.  Les 
jeunes  ribauds  en  gilet  rouge  qui  vident  des 
bowls  de  punch  pour  imiter  lord  Byron,  qui 
laissent  pousser  leurs  chevelures  comme  des 
rois  mérovingiens,  qui  sacrent  avec  des  ju3?î6ns 
du  xv«  siècle.,  ne  se  doutent  guère  qu'ils  sont  les 
pionniers  d'un  âge  d'exégèse  et  de  documents. 
Il  en  est  ainsi  néanmoins.  Ces  adorateurs  des 
milieux  étrangers  et  des  siècles  disparus  font  la 
même  besogne  que  nous  nous  essayons  à 
réaliser  aujourd'hui.  Ils  se  figurent  des  civili- 
sations contradictoires  et  s'efforcent  de  les 
pénétrer.  Seulement,  nous  travaillons  à  com- 
prendre ce  qu'ils  travaillaient  à  sentir  ou  mieux 
à  s'approprier.  Là  où  nous  apportons  le  désin- 


124  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

téressement  intellectuel  dont  Gœthe  a  le 
premier  donné  Texemple,  nous  appliquant  à 
nous  renoncer  nous-même,  dépouillant  notre 
sensibilité,  prêtant  notre  personne,  —  les  Ro- 
mantiques apportaient  les  exigences  d'une 
passion  frémissante  et  jeune.  Ils  voulaient,  non 
pas  se  représenter  les  mœurs  d'autrefois  et  les 
âmes  lointaines,  mais  vivre  ces  mœurs,  mais 
avoir  ces  âmes,  si  bien  que,  par  une  incons- 
ciente contradiction,,  ces  fanatiques  de  l'exo- 
tisme étaient  en  même  temps  les  plus  person- 
nels des  hommes,  les  plus  incapables  de 
s'abdiquer  eux-mêmes  pour  se  transformer 
en  autrui. 

C'est  là  un  second  caractère  de  Tldéal  roman- 
tique :  rinfini  besoin  des  sensations  intenses. 
La  Révolution  et  l'Empire  n'ont  pas  eu  pour 
seul  résultat  des  promenades  pittoresques  à 
travers  l'Europe  ;  les  âmes  ont  reçu  le  contre- 
coup des  tragiques  événements  de  l'épopée 
républicaine  et  impériale.  Elles  en  sont  de- 
meurées toutes  troublées,  en  proie  à  d'étranges 
malaises.  Des  nostalgies  cje  grandeur  devaient 
hanter  et  hantèrent  les  songes  de  ces  enfants 
conçus  entre  deux  batailles,  qui  avaient  vu 
Murât  cavalcader  en  habit  rose,  le  maréchal 


GUSTAVE   FLAUBERT  lif 

Ney  passer  avec  «  ses  cheveux  blonds  et  sa 
grosse  figure  rouge  »  *,  et  Tempereur  flatter, 
avec  sa  Tiain  de  femme,  le  col  de  sa  monture 
favorite.  Les  coups  de  canon  de  ces  années-là 
ne  tuèrent  pas  seulement  des  envahisseurs  du 
sol  natal;  ils  annoncèrent  la  fin  d'une  sensibi- 
lité, parce  qu'ils  annonçaient  la  fin  d'une 
société.  Les  analyses  ténues,  la  jolie  et  frêle 
littérature  de  salon,  les  correctes  inventions  de 
l'âge  classique  ne  pouvaient  plus  satisfaire  des 
têtes  où  flamboyait  le  souvenir  des  drames 
réels,  des  véritables  tragédies,  des  vivants 
romans  de  l'époque  héroïque.  Alfred  de  Musset, 
dans  les  premières  pages  de  la  Confession 
d'un  Enfant  du  siècle^  a  bien  montré  la  dé- 
tresse des  jeunes  gens  d'après  i8i5  et  leur 
inexprimable  malaise,  —  détresse  et  malaise 
que  les  imaginations  désordonnées  du  roman- 
tisme consolèrent  à  peine.  Ajoutez  que,  pour  la 
première  fois,  les  plébéiens  arrivaient  à  la 
royauté  du  monde,  s'emparant  des  jouissances 
et  supportant  les  souffrances  d'une  civilisation 
très  avancée,  avec  des  âmes  toutes  neuves. 
Ajoutez  que,  pendan^  des  années,  l'éducation 

I .  Beyle,  la  Chartreuse  de  Parme.  —  Henri  Heine,  lé 
Tambour  Le  grand. 


lOLff  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

classique  avait  été  interrompue.  La  poussière 
des  livres  anciens,  si  dense  et  enveloppante, 
n'avait  plus  séparé  les  jeunes  hommes  de  Tâpre 
expérience  personnelle.  Toutes  ces  influences, 
et  d'autres  encore,  —  telles  qu'une  surabon- 
dance de  la  sève  physique,  enrichie  par  les 
sélections  de  la  guerre  et  fortifiée  par  la  vie 
active,  —  produisirent  une  lignée  de  créatures 
inquiètes,  effrénées,  vigoureuses,  qui  divini- 
sèrent la  passion.  Non  seulement  Tldéal  ro- 
mantique supposa  un  décor  complexe  et  con- 
tradictoire, mais  il  exigea  dans  ce  décor  des 
âmes  toujours  tendues,  des  âmes  excessives, 
et  capables  d'un  renouvellement  constant  de 
leurs  émotions.  On  acquerra  une  notion  de  ces 
exigences  en  étudiant,  du  point  de  vue  psycho- 
logique, ces  trois  livres  parus  à  quelques  années 
de  distance  Tun  de  l'autre,  et  les  plus  réfléchis 
peut-être  d'alors  :  le  Volupté  de  Sainte-Beuve, 
la  Mademoiselle  de  Maitpin  de  Gautier,  le 
Ronge  et  Noir  de  Stendhal.  Les  trois  héros  en 
sont  surhumains  :  le  premier,  Amaury,  par 
son  inépuisable  effusion  mystique;  le  second, 
d'Albert,  par  son  infatigable  élan  vers  le  Beau; 
le  troisième,  Julien,  par  Tintarissable  jet  de 
sa  volonté.  La  consommation  d'énergie  senti- 


GUSTAVE   FLAUBERT  I27 

mentale  que  fait  chacun  d'eux  est  inconciliable 
avec  les  lois  de  n*importe  quel  organisme  et  de 
n'importe  quel  développement  cérébral.  Aussi 
les  écrivains  ont-ils  façonné  leurs  personnages, 
non  point  d'après  nature,  mais  à  Tirnage  de 
kur  rêve  intérieur,  qui  leur  était  commun 
avec  les  déchaînés  de  la  génération  nouvelle. 
Il  est  des  conceptions  de  Tart  et  de  la  vie 
qui  sont  favorables  au  bonheur  de  ceux  qui  les 
inventent  ou  qui  les  subissent.  Il  en  est  dont 
l'essence  même  est  la  souffrance.  Constitué  par 
les  deux  éléments  que  j'ai  marqués,  Tldéal 
romantique  aboutissait  nécessairement  au  pire 
malheur  de  ceux  qui  s'y  livraient  tout  entiers. 
L'homme  qui  rêve  à  sa  destinée  un  décor 
d'événements  compliqués,  a  toutes  les  chances 
de  trouver  les  choses  en  désaccord  avec  son 
rêve,  s'il  est  né  surtout  dans  une  civilisation 
vieillissante,  où  la  distribution  plus  générale 
du  bien-être  s'accompagne  d'une  certaine 
banalité  des  mœurs  privées  et  publiques. 
L'homme  qui  se  veut  une  âme  toujours  frémis- 
sante, et  qui  se  prépare  à  une  abondance  con- 
tinue de  sensations  et  de  sentiments,  a  toutes 
les  chances  de  manquer  au  programme  qu'il 
i'esv  imposé  à  lui-même.  «  Nous  n'avons  dans 


128  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

le  cœur  ni  de  quoi  toujours  souffrir  ni  de  quoi 
toujours  aimer,  »  a  dit  un  observateur  douccr 
ment  triste.  A  ne  pas  admettre  cette  vérité,  on 
risque  de  se  décevoir  soi-même  et  de  se  mé- 
priser quand  on  constate  en  soi  les  insuffisances 

Ude  sensibilité  qui  sont  notre  lot  à  tous.  C'est  le 
second  germe  de  douleur  qu'enveloppe  F  Idéal 
romantique.  Non  seulement  il  conduit  l'homme 
à  être  en  disproportion  avec  son  milieu,  mais 
il  le  met  en  disproportion  forcée  avec  lui- 
même.  C'est  l'explication  de  la  banqueroute 
que  le  romantisme  a  faite  à  tous  ses  fidèles. 

[  Ceux  qui  avaient  pris  ses  espérances  à  la  lettre 

\  ont  roulé  dans  des  abîmes  de  désespoir  ou 
d'ennui.  Tous  ont  éprouvé  que  leur  jeunesse 
leur  avait  menti  et  qu'ils  avaient  trop  demandé 
à  la  nature  et  à  leur  propre  cœur.  Beaucoup 
se  sont  guéris  en  s'accommodant  à  leur  milieu 
ou  en  se  persiflant  eux-mêmes.  Quelques-uns 
sont  demeurés  blessés,  et  Flaubert  plus  profon- 
dément qu'aucun  autre,  parce  que  son  tempé- 
rament et  les  circonstances  l'avaient  précipité 

I  plus  ardemment  vers  cet  Idéal. 

Tout,  en  eftet,  devait  lui  plaire  de  ce  roman- 
tisme, —  et  tout  lui  en  plut.  Sa  personne  était 
taillée  pour  une  existence  démesurée  et  magni- 


GUSTAVE    FLAUBERT  I 29 

fique.  Les  frères  de  Goncourt  écrivaient  sur  lui 
dans  leurs  Hommes  de  lettres  «  qu'il  semblait 
porter  la  fatigue  de  la  vaine  escalade  de  quel- 
que ciel  ».  Ceux  qui  Tout  vu  durant  les  der- 
nières années  de  sa  vie,  fatigué  par  Tâge  et  le 
labeur,  se  le  rappellent  comme  un  Titan  vaincu. 
Y  avait-il  en  lui  Tobscur  atavisme  des  Nor- 
mands de  sa  province,  et  son  sang  roulait-il 
des  gouttes  de  ce  sang  des  anciens  pirates  en 
qui  semblaient  avoir  passé  l'inquiétude,  la  sau- 
vagerie et  la  puissance  de  leur  cruel  Océan? 
Toujours  est-il  que,  dans  sa  première  jeunesse, 
Gustave  Flaubert  paraît  avoir  connu,  comme 
état  normal,  une  exaltation  continuelle,  faite 
du  double  sentiment  de  son  ambition  gran- 
diose et  de  sa  force  invincible.  Les  poètes  de 
son  époque  trouvèrent  en  lui  un  lecteur  à  la 
taille  de  leur  fantaisie,  comme  il  trouva  en  eux 
des  imaginations  à  la  taille  de  sa  sensibilité. 
Toute  Teffervescence  de  son  sang  se  tourna 
donc  en  passion  littéraire,  comme  il  arrive, 
vers  la  dix-huitième  année,  aux  âmes  précoces 
qu'  trouvent,  dans  Ténergie  d'un  style  ou  les 
intensités  d*une  fiction,  de  quoi  tromper  le  be- 
soin d'agir  beaucoup  et  de  trop  sentir  qui  les 
tourmente.  Mais  les  dispositions  de  Flaubert 


IJO       PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

tout  jeune  ont  été  dépeintes  par  lui  dans  une 
des  rares  pages  où  il  ait  confessé  quelque  chose 
de  ses  émotions  personnelles.  J^emprunte  en- 
core ce  fragment  à  la  préface  des  Demiières 
Chansons  :  «  J'ignore  quels  sont  les  rêves  des 
collégiens.  Mais  les  nôtres  étaient  superbes 
d'extravagance, —  expansions  dernières  du  ro- 
mantisme arrivant  jusqu'à  nous^  et  qui^  com- 
primées par  le  mdieu provincial^  faisaient  dans 
nos  cervelles  d'étranges  bouillonnements...  On 
n'était  pas  seulement  troubadour,  insurrec- 
tionnel et  oriental,  on  était  avant  tout  artiste. 
Les  pensums  finis,  la  littérature  commençait, 
et  on  se  crevait  les  yeux  à  lire  au  dortoir  des 
romans;  on  portait  un  poignard  dans  sa  poche 
comme  Antony.  On  faisait  plus  :  par  dégoiàt 
de  l'existence,  Bar*'*  se  cassa  la  tête  d'un  coup 
de  pistolet;  And***  se  pendit  avec  sa  cravate. 
Nous  méritions  peu  d'éloges,  certainement. 
Mais  quelle  haine  de  toute  platitude!  Quels 
élans  vers  la  grandeur!  Quel  respect  des 
maîtres  !  Comme  on  admirait  Victor  Hugo!...» 
J'ai  souligné  dans  cette  citation  la  ligne  qui  me 
paraît  la  plus  caractéristique  des  circonstances 
où  grandit  Tadolesccnce  de  Flaubert.  On  était 
aux  environs  de  1840.  A  Paris,  la  réaction 


GUSTAVE   FLAUBERT  IJI 

contre  le  romantisme  commençait; —  mais  en 
province,  le  triomphe  de  ce  même  romantisme 
était  dans  sa  plénitude.  Ce  qui  se  démodait  au 
regard  des  jeunes  habitués  du  perron  de  Tor- 
toni,  —  alors  non  mutilé,  — procurait  aux 
jeunes  liseurs  de  Rouen  les  délices  d'une  ini- 
tiation et  l'enchantement  d'une  découverte.  La 
vie  provinciale  a  de  ces  retards  qui  sont  des 
sagesses,  comme  elle  a  de  ces  lenteurs  qui  sont 
des  fécondités  ;  et,  lente  et  tardive,  elle  élabore 
des  passions  d'une  saveur  profonde.  Uâme 
des  Parisiens  traverse  trop  de  sensations  va- 
riées, elle  s'y  dépc  uille  de  sa  force  comme  les 
vins  qui  traversent  trop  de  bouteilles.  Roman- 
tique par  sa  race  et  par  son  éducation,  Flau- 
bert le  fut  d'autant  plus  énergiquemcnt  qu'il 
resta  provincial,  et  c'est  son  originalité  supé- 
rieure, jusqu'à  son  dernier  jour.  Ayant  em- 
brassé l'Idéal  romantique  avec  tant  de  ferveur, 
plus  qu'aucun  autre  il  devait  ressentir  et  il  res- 
sentit les  mélancolies  que  cet  Idéal  enveloppe 
—  par  définition,  comme  diraient  les  mathé- 
nniaticiefis  ;  —  et,  de  fait,  aucun  autre  ne  fut 

(plus  complètement  en  désaccord  avec  son  mi- 
lieu et  avec  sa  propre  chimère.  On  peut  consi- 
dérer, sans  paradoxe,  que  le  malin  génie  de  la 


132  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

nature  s'amusa  rarement  à  mettre  un  de  ses 
plus  superbes  enfants  dans  de  plus  savantes 
conditions  de  déséquilibre. 

A  lire  les  Souvenirs  littéraires  que  M.  du 
Camp  a  publiés  cette  année  même  sur  son 
grand  ami,  précisément  il  est  loisible  de  suivre 
le  détail  de  la  jeunesse  de  Pécrivain  et  d'assis- 
ter aux  désastres  de  sa  première  expérience. 
Tout  n'est  ici  que  contraste  et  que  froisse- 
ments. Gustave  Flaubert  n'a  pas  une  idée 
commune  avec  le  docteur,  son  père  ;  pas  une 
idée  commune  avec  les  Rouennais,  au  milieu 
desquels  il  a  pourtant  grandi,  —  mais  combien 
dissemblable,  et  comme  il  les  haïssait,  sa  con- 
versation en  faisait  foil  Les  compatriotes  de 
Gustave,  comme  son  père,  étaient  des  créa- 
tures d'action  et  non  pas  de  rêve,  à  qui  la  lit- 
térature était  le  plus  volontiers  indifférente, 
quelquefois  hostile.  L'homme  un  peu  simple 
s'irrite  si  aisément  contre  les  finesses  qu'il  ne 
comprend  pas!  Flaubert  songeait-il  à  cette 
étrange  loi  de  la  conscience  populaire,  lorsqu'il 
décrivait  dans  la  Tentation  de  saint  Antoine 
ccrre  icène  d'une  insurrection  égyptienne  : 
«  Et  on  se  venge  du  luxe  *,  ceux  qui  ne  savent 
pas  lire  déchirent  les  livres  ;  d'autres  cassent, 


GUSTAVE  FLAUBERT  IJJ 


détruisent  les  statue^v  les  peintures,  les  meu- 
bles, les  coffrets,  mille  délicatesses  dont  ils 
ignorent  V  usage  ^  et  qui  y  à  cause  de  cela,  les 
exaspèrent.,.  ï>  Mais  surtout,  l'enthousiaste  ca- 
marade de  Bouilhet  n'avait  pas  une  idée  com- 
mune avec  son  pays.  Toute  la  France  du  temps 
de  Louis-Philippe  était  parfaitement  désinté- 
ressée des  lettres...  Ne  Test-elle  pas  encore  au- 
jourd'hui, et  dans  aucune  des  grandes  nations 
d'Europe  rencontrerez- vous  une  indifférence 
pour  la  littérature  contemporaine  égale  à  celle 
que  notre  classe  moyenne  manifeste  à  toute  occa- 
sion ?  Où  laisserait-on  vendre  aux  enchères  les 
manuscrits  d'un  écrivain  de  la  valeur  de  Balzac, 
sans  que  l'État  parût  se  douter  que  le  marteau 
du  commissaire-priseur  a  disposé  d'une  ri- 
chesse publique  ?  Mais  qu'attendre  d'une  bour- 
geoisie chez  laquelle  il  est  de  règle  que  les 
études  finissent  vers  l'âge  de  vingt  ans,  et  qui 
ne  comprend  pas  que  les  privilèges  de  la  for- 
tune et  du  loisir  deviennent  des  principes  des- 
tructeurs pour  la  classe  qui  les  possède,  s'ils  ne 
se  transforment  pas  en  instruments  de  supério- 
rité intellectuelle  et  politique?  Personne  ne 
sentit  ces  défaillances  de  notre  aristocratie  terri- 
toriale et  financière  avec  plus  d'amertume  que 

8 


134       PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

Flaubert.  Une  lettre  pei*connue,  qu'il  adressa 
au  conseil  municipal  de  Rouen  après  la  mort 
de  Bouilhet,  renferme  une  expression  indignée 
jusqu'à  l'éloquence  de  sa  colère  contre  la  mé- 
diocrité d'idées  de  la  bourgeoisie.  Il  ne  voyait 
pas  que  ce  défaut  de  haute  culture  est  inhérent 
à  Fabsence  de  profond  idéalisme  dont  la  France 
a  tour  à  tour  tant  soufîjrt  et  tant  profité.  Par- 
faitement douée  pour  l'analyse  et  pour  la  lo- 
gique, la  tête  française  est  d'une  pauvreté 
d'imagination  qui  étonne,  lorsqu'on  la  com- 
pare aux  têtes  du  Nord  et  à  leur  magique  pou- 
voir de  rêve,  aux  têtes  du  Midi  et  à  leur  ma- 
gique pouvoir  de  vision.  Nous  sommes  bien 
les  fils  d'une  contrée  mixte,  d'un  paysage  habi- 
tuellement médiocre,  d'une  civilisation  toute 
clérnente  et  modérée.  C'est  là  de  quoi  faire  un 
peuple  de  subtils  raisonneurs,  d'industrieux 
tiavail  eurs,  de  politiciens  aiguisés.  Il  semble 
que  le  s  vastes  spéculations  intellectuelles  comme 
les  fécondes  inventions  artistiques  veulent  un 
autre  milieu  et  d'autres  hommes.  Aussi  les  unes 
et  les  autres  sont-elles,  chez  nous,  l'apanage 
d'une  élite.  Flaubert  aperçut  ces  vérités,  mais 
il  les  aperçut  sans  bien  se  les  expliquer  et  avec 
fureur,  au  lieu  de  les  considérer  avec  l'indul* 


GUSTAVE   FLAUBERT  I35 

gence  apaisée  et  l'indifTérence  transcendan- 
talc  du  philosophe  devant  la  cohue  des  sot- 
tises humaines.  Ces  sottises  hantaient  Flau- 
bert, le  soulevaient,  le  ravageaient.  Cette  âme 
forcenée  se  précipitait  en  des  colères  tragiques 
ou  en  des  ironies  féroces,  chaque  fois  qu^une 
de  ces  sottises  se  présentait.  «  Cest  énorme  ! ...  » 
ce  cri,  qu'accompagnaient  une  agitation  des  bras 
et  une  convulsion  de  la  face,  trahissait  chez  le 
créateur  d'Homais  et  de  Bournisien  une  exal- 
tation extraordinaire  en  présence  de  quelque 
colossale  preuve  d'inintelligence.  Il  semblait 
qu'il  y  eût  en  lui  quelque  chose  de  ce  qu'é- 
prouve le  saint  Antoine  de  la  Tentation^  lors- 
qu'il aperçoit  le  Catoblepas,  cet  animal  si  par- 
faitement abruti  qu'il  s'est  dévoré  les  pattes 
sans  s'en  apercevoir.  «  Sa  stupidité  m'attire...» 
s'écrie  Termite.  Aussi  Flaubert,  qui  se  trouvait 
au  supplice  par  la  seule  rencontre  de  la  médio- 
crité imbécile  et  satisfaite,  se  complaisait-il  à 
inventorier  minutieusement  toutes  les  igno- 
rances et  les  misères  morales  des  créatures 
manquées,  dont  il  subissait,  dont  il  recherchait 
la  bêtise;  et  ces  créatures  pullulent  sur  le  tard 
de  la  civilisation,  par  cela  seul  que  la  culture 
s'essayant  sur  un  très  grand  nombre  de  cer- 


I  }6  PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

veaux,  la  quantité  des  déchets  est  formidable. 
En  contradiction  avec  son  milieu  et  avec  son 
temps,  Flaubert  était  aussi  en  contradiction 
avec  lui-même.  De  bonne  heure,  touché  d'un 
mal  incurable,  il  put  mesurer  le  peu  que  nous 
sommes  et  sentir  l'extrémité  de  sa  force,  lui 
qui  avait  pris  son  élan  comme  pour  aller  à 
rinfîni.  L'analyse  en  outre,  cette  lampe  allu- 
mée sur  notre  front  comme  la  lampe  des  mi- 
neurs et  qui  nous  permet  de  tout  voir  des 
gouffres  où  nous  descendons,  éclairait  cruelle- 
ment son  cœur  sur  ses  propres  insuffisances. 
i  Le  plus  grand  malheur  qui  puisse  arriver  à  un 
i  écrivain  est  assurément  de  joindre  ce  pouvoir 
l  d'analyse  au  pouvoir  de  poésie.  Son  imagina- 
tion, à  propos  d'un  événement  à  venir,  lui 
permet  de  se  configurer  des  félicités  ou  des 
douleurs  excessives  ;  puis  ,  l'événement  une 
fois  survenu,  l'observateur  se  regarde,  constate 
la  disproportion  entre  ce  qu'il  attendait  d'é- 
motion et  ce  qu'il  en  éprouve  réellement;  et  le 
contraste  est  tel  que  la  sécheresse  en  résulte 
aussitôt,  ou  du  moins  ce  morne  désespoir,  fait 
de  la  conviction  de  l'impuissance  sentimen- 
tale, qui  pousse  l'homme  aux  pires  expérien- 
ces. Flaubert  évita  ces  expériences,  mais  il 


i 


GUSTAVE   FLAUBERT  I37 

n'évita  pas  ce  désespoir.  Les  lettres  que  nous 
pouvons  lire  de  lui  à  l'occasion  de  la  mort 
d'une  sœur  pourtant  bien-aimée,  renferment 
de  singuliers  et  mélancoliques  aveux  sur  cette 
aridité  douloureuse  d'une  âme  qui  ne  se  sent 
plus  sentir,  parce  que  sa  pensée  a  tout  épuisé 
d'avance  :  «  Et  moi  ?  J'ai  les  yeux  secs  comme 
un  arbre.  C'est  étrange.  Autant  je  me  sens 
expansif,  fluide,  abondant  et  débordant,  dans 
les  douleurs  fictives,  autant  les  vraies  restent 
dans  mon  cœur,  acres  et  dures.  Elles  s'y  cris- 
tallisent à  mesure  qu'elles  y  survivent...  J'é- 
tais sec  comme  la  pierre  d'une  tombe,  mais 
horriblement  irrité...  »  Reconnaissez-vous 
l'amer  sentiment  d'une  disproportion  entre  un 
je  ne  sais  quoi  qui  pourrait  être,  et  ce  qui  est  ? 
Enfin,  pour  que  rien  ne  fût  épargné  à  ce  pes- 
simiste des  éléments  inconciliables  et  qui  peu- 
vent empêcher  une  âme  d'être  en  harmonie 
avec  le  monde  et  avec  elle-même,  l'éducation 
de  Flaubert  avait  été  double.  Au  même  mo- 
ment qu'il  se  repaissait  des  romanciers  et  des 
poètes,  il  subissait  une  forte  discipline  scienti- 
fique, en  sorte  que  cet  artiste  en  images  était 
un  physiologiste,  et  ce  lyrique  un  érudit  mi- 
nutieux.. Tout  se  heurtait  et  se  choquait  dans 

8. 


IjS       PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

cette  personnalité  complexe  ,  plus  préparée 
qu^aucune  autre  à  dégager  le  principe  de  nihi- 
lisme que  ridéal  romantique  enveloppe  en 
lui.  «  As-tu  réfléchi,  écrivait  Flaubert  jeune  à 
son  ami  préféré,  as-tu  réfléchi  combien  nous 
sommes  organisés  pour  le  malheur?  »  Et  ail- 
leurs :  «  Cest  étrange,  comme  je  suis  né  avec 
peu  de  foi  au  bonheur.  J'ai  eu,  tout  jeune,  un 
pressentiment  complet  de  la  vie.  C'était  comme 
une  odeur  de  cuisine  nauséabonde  qui  s'é- 
chappe par  un  soupirail.  On  n'a  pas  besoin 
d'en  avoir  mangé  pour  savoir  qu'elle  est  à  faire 
vomir!...  »  Et  de  fait,  infatigablement  et  ma- 
gnifiquement, ce  que  Flaubert  a  raconté,  c'est 
le  nihilisme  des  âmes  pareilles  à  la  sienne, 
toutes  déséquilibrées  et  disproportionnées. 
Mais  à  travers  son  destin  il  a  vu  le  destin  de 
beaucoup  d'existences  contemporaines,  —  et 
cela  seul  donne  à  ce  romantique  torturé  une 
place  de  haut  moraliste. 


i 


GUSTAVE   FLAUBERT 


^39 


II 

DU    NIHILISME   DE   GUSTAVE   FLAUBERT 

C'est  à  travers  son  destin  que  Flaubert_a  vu 
le  destin  de  toute  existence,  —  et,  en  effet,  la 
cause  du  malheur  de  tous  ses  personnages  est, 
comme  chez  lui,  une  disproportion.  Même, 
généralisant  cette  remarque,  il  semble  recon- 
naître  que  cette  disproportion  n'est  pas  un  ac- 
cident^C'est  à  ses  yeux  une  loi  constante  que 
tout  effort  humain  aboutit  à  un  avortement, 
d'abord  parce  que  les  circonstances  extérieures 
sont  contraires  au  rêve,  ensuite  parce  que  la 
faveur  même  des  circonstances  n'empêcherait 
pas  rame  de  se  dévorer  en  plein  assouvisse- 
ment de  sa  chimère.  Notre  désir  flotte  devant 
nous  comme  le  voile  de  Tânit,  le  :{aimph 
brodé ,  devant  Salammbô.  Tant  qu'elle  ne 
peut  le  saisir,  la  jeune  fille  languit  de  déses- 
poir, et  quand  elle  Ta  touché,  il  lui  faut  mou- 
rir. Suivez,  à  travers  les  principaux  person- 
nages des  cinq  romans  qu'a  publiés  Flaubert, 
la  mise  en  œuvre  de  cette  théorie  psychologi- 


140  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

quç  sur  la  misère  de  notre  vie.  Est-ce  que  les 
premiers  songes  d'Emma  Bovary  ne  la  réser- 
vent pas  à  une  poésie  enchantée  de  toutes  les 
heures?  Quoi  de  plus  noble  que  la  nostalgie 
d'une  belle  vie  sentimentale,  et  quel  plus  rare 
signe  d'une  âme  délicate  que  de  se  façonner 
d'avance  une  tendresse  choisie?  Que  la  jeune 
fille  du  fermier  Rouault  ressente  en  elle  la  soif 
d'une  infinie  félicité,  qu'elle  souhaite  cette  fé- 
licité caressante  comme  le  clair  de  lune  qui  va- 
porise les  brumes  de  ses  prairies  natales, 
qu'elle  l'imagine  féconde  en  renouvellements 
et  compliquée  comme  les  chimériques  his- 
toires où  se  délecte  sa  curiosité  virginale, 
qu'elle  l'enveloppe  dans  un  décor  somptueux 
et  raffiné,  opulent  et  gracieux,  comme  on  dé- 
sire à  une  belle  peinture  un  cadre  qui  ne  la 
déshonore  point;  —  qu'y  a-t-il  là  qui  ne 
prouve  une  nature  exquise  et  tout  facilement 
fine  ?  Comme  les  gaucheries  mêmes  de  ces  pre- 
miers songes  attestent  leur  naïveté!...  Comme 
aussi  la  vie,  —  cette  vie  qui  nous  humilie  à 
tou  s  le  cœur,  —  se  charge  de  tourner  à  la 
perte  de  la  pauvre  femme  cette  exquisité  de 
nature  et  cette  finesse!  Ils  vont  tomber  dans  la 
bourbe  de  tous  les  mauvais  chemins,  «  comme 


I 


GUSTAVE   FLAUBERT  I4I 

des  hirondelles  blessées,  »  ces  premiers  beaux 
songes.  La  stupidité  de  son  mari  et  la  misère 
de  son  milieu  lui  sont  trop  dures,  et  la  livrent 
sans  défense  à  un  premier  amant  qui  la  dé- 
prave et  Tabandonne.  La  brutalité  de  celui-là 
prépare  la  malheureuse  à  mieux  goûter  la  fi- 
nesse du  second,  mais  celui-ci  n'est  que  lâcheté 
déguisée  et  qu'égoïsme  faussement  tendre... 
Et  elle  se  dit  avec  Tâcre  saveur  de  ses  fautes 
dans  la  poitrine  :  «  Ah  !  si  dans  la  fraîcheur, 
de  sa  beauté,  avant  les  souillures  du  mariage 
et  la  désillusion  de  Tadultère,  elle  avait  pu 
placer  sa  vie  sur  quelque  grand  cœur  solide, 
alors  la  vertu,  la  tendresse,  les  voluptés  et  le 
devoir  se  confondant,  jamais  elle  ne  serait  des- 
cendue d*une  félicité  si  haute...  »  Elle  est  de 
bonne  foi,  à  cette  heure  amère  ;  elle  rend  jus- 
tice à  ce  qu'il  y  a  de  sublime  dans  ses  pires 
égarements,  lorsqu'elle  condamne  l'odieuse 
vilenie  des  circonstances  qui  la  garrottent.  Et 
cependant,  celte  félicité  si  haute  lui  eût  été  ac- 
cordée, ce  grand  cœur  solide  se  serait  offert, 
que  cela  même  n'eût  pas  comblé  l'abîme 
plaintif  et  trop  profond  de  son  cœur  à  elle. 
Aux  jours  de  son  adultère  le  plus  enivré,  quand 
elle  se  précipitait  sur  la  poitrine  de  son  amant 


142       PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 


avec  Tardeur  presque  tragique  de  Tidéal  pos- 
sédé, —  car  elle  croyait  le  posséder,  —  «  elle 
s'avouait  ne  rien  sentir  d'extraordinaire...  » 
A  quoi  bon  alors  ?  Et  n^apercevez-vous  point 
le  mensonge  du  désir  qui  nous  fait  osciller 
entre  la  brutalité  meurtrière  des  circonstances 
et  les  impuissances  plus  irréparables  encore 
de  notre  sensibilité? 

Pareillement  le  Frédéric  Moreau  de  VÉdu- 
cation  sentimentale  qui,  à  vingt-deux  ans, 
«  trouve  que  le  bonheur  mérité  par  l'excellence 
de  son  âme  tarde  bien  à  venir,  »  n'a  pas  si 
tort  de  considérer  que  cette  âme  est,  en  effet, 
d'une  qualité  rare.  Parmi  tous  les  objets  qu'un 
homme,  jeune  et  fier,  peut  désirer,  il  a  choisi 
les  plus  désirables,  ceux  dont  la  possession 
vaut  vraiment  qu'on  vive  :  une  grande  puis- 
sance d'artiste,  un  grand  amour.  Mais  en  cela, 
tout  semblable  à  Emma  Bovary,  ce  qu'il  a  en 
lui  de  meilleur  sera  la  cause  de  sa  perte.  Il 
manquera  sa  destinée  pour  avoir  eu  des  facul- 
tés supérieures  à  son  milieu.  Et  se  guérit-on 
de  ses  facultés  ?...  Créature  fine  et  douce,  il 
éprouve  un  désir  inné  de  plaire.  C'est  la  fata- 
lité des  personnes  à  imagination  psychologi- 
que. A  se  figurer  trop  complètement  les  im- 


J 


GUSTAVE   FLAUBERT  I45 

pressions  que  ressentent  les  autres,  leur  anti- 
pathie est  trop  présente,  on  en  souffre  trop.  Ce 
désir  de  plaire,  si  humain,  si  charitable,  au 
plus  beau  sens  du  mot,  condamnera  Frédéric 
aux  amitiés  banales,  à  la  dispersion  de  son 
temps  et  de  sa  fortune,  à  des  soumissions  de- 
vant qui  ne  le  vaut  pas.  Il  est  puni,  de  quoi? 
De  ne  pas  savoir  mépriser.  Son  rêve  d'une  vie 
exaltée,  ce  si  noble  rêve  qui  permet  seul  d'é- 
galer en  les  comprenant  les  nobles  âmes  des 
nobles  artistes,  le  fera,  lui,  s'user  sur  place, 
dans  Tattente  d'un  je  ne  sais  quoi  de  définitif 
qui  ne  viendra  jamais.  Au  lieu  de  canaliser  sa 
force  dans  le  travail  quotidien  d'une  carrière 
stricte,  il  stagnera  jusqu'à  en  croupir  dans  une 
douloureuse  oisiveté.  Son  goût  pour  un  unique 
amour,  cette  poursuite  d'un  fantôme  idéal,  — 
qui  est  la  secrète  chimère  de  tout  poète,  qui 
^ait  la  chimère  secrète  de  Flaubert  lui-même, 
—  aboutira  au  désir  éternellement  inapaisé  de 
M™®  Arnoux.  La  robe  de  cette  femme  flotte 
devant  les  yeux  de  Frédéric,  et  Tem pêche 
d'aimer  vraiment  ses  maîtresses.  Et  qu'il  n'ar- 
rive jamais  à  étreindre  ce  fan^me,  dont  le 
charme  suprême  est  d'être  un  fantôme,  car 
alors  il  s'apercevrait  trop  qu'il  a  vécu  d'un 


144       PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

néant...  Et  il  vit  pourtant,  roulé  comme  un 
galet  par  la  marée  de  ses  heures,  de  plus  en 
plus  incapable  d'une  volonté  qui  triomphe  de 
la  pression  énorme  des  menus  faits,  de  plus 
en  plus  incapable,  s'il  en  triomphait,  d'égaler 
ses  désirs  par  ses  jouissances,  si  bien  que  les 
conditions  extérieures  lui  étant  contraires,  et 
les  conditions  intérieures,  la  plus  complète 
banqueroute  est  aussi  la  plus  méritée. 

Mais  Emma  Bovary,  mais  Frédéric,  sont  le 
produit  d'une  civilisation  fatiguée,  ils  auraient 
développé  toute  leur  vigueur  s'ils  étaient  nés 
dans  un  monde  plus  jeune...  ;  c'est  du  moins 
ce  que  nous  pensons  d'eux,  ce  que  nous  pen- 
sons de  nous,  lorsqu'en  proie  aux  affres  de 
l'épuisement,  cette  trop  pénible  rançon  des 
bienfaits  du  monde  moderne,  nous  nous  pre- 
nons à  regretter  les  âges  lointains  de  l'énergie 
sauvage  ou  de  la  foi  profonde^.  Qui  ne  s'est 
répété,  aux  minutes  de  trop  grande  fatigue  de 
civilisation,  le  mot  célèbre  :  «  Je  suis  venu  trop 
tard...  »  Flaubert  répond  à  ce  cri  nostalgique 
en  démontrant  que  la  somme  des  contradic- 
tions intérieures  et  des  contradictions  exté- 
rieures était  égale,  dans  ce  monde  plus  jeune, 
à  celle  qui  fait  le  malaise  de  notre  monde  trop 


GUSTAVE  FLAUBERT  I45 


vieux.  Quand  Salammbô  s'empare  du  zaïmph, 
de  ce  manteau  de  la  Déesse  «  tout  à  la  fois 
bleuâtre  comme  la  nuit,  jaune  comme  l'au- 
rore, pourpre  comme  le  soleil,  nombreux,  dia- 
phane, étincelant,  léger...,  »  elle  est  surprise, 
comme  Emma  entre  les  bras  de  Léon,  de  ne 
pas  éprouver  ce  bonheur  qu'elle  imaginait  au- 
trefois :  «  Elle  reste  mélancolique  dans  son 
rêve  accompli...  »  L'ermite  saint  Antoine,  sur 
la  montagne  de  la  Thébaïde,  ayant,  lui  aussi, 
réalisé  sa  chimère  mystique,  comprend  que  la 
puissance  de  sentir  lui  fait  défaut^. il  cherche 
avec  angoisse  la  fontaine  d'émotions  pieuses 
qui  jadis  s'épanchait  du  ciel  dans  son  cœur.J 
€  Elle  est  tarie,  maintenant,  et  pourquoi?...  » 
gémit-il  en  regardant  l'horizon.  Ah!  Pourquoi 
est-ce  la  loi  commune  des  créatures  humaines 
que  la  jouissance  soit  toujours  en  dispropor- 
tion avec  le  désir?  Pourquoi  toute  âme  ar- 
dente est-elle  dupe  d'un  mirage  qui  lui  per- 
suade qu'elle  a  en  elle  de  quoi  suffire  à  une 
sav^.ur  continue  d'extase  ?  Pourquoi  un  ensor- 
cellement mensonger  se  dérobe-t-il  derrière  la 
farouche  mysticité  des  simples  et  des  dévots, 
comme  il  se  dérobe  derrière  la  sensualité  cor- 
rompue des  âmes  modernes  qui  n'ont  plus  la 

9 


I4Ô        PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 


foi?  Et  d'ailleurs,  est-ce  que  le  décor  du  cau- 
chemar de  la  vie  valait  beaucoup  mieux,  en 
ces  temps  soi-disant  héroïques,  qu'il  ne  vaut 
aujourd'hui,  parmi  les  embourgeoisements  de 
nos  villes?  La  stupide  férocité  des  mercenaires 
qui  festoient  dans  le  jardin  d'Hamilcar  est-elle 
moins  écœurante  pour  une  noble  créature  que 
la  stupide  grossièreté  des  convives  de  la  noce 
Bovary  ou  des  soupeurs,  amis  de  Frédéric  ? 
La  niaiserie  ascétique  des  moines  des  premiers 
siècles  était-elle  moins  féconde  en  misérables 
sottisto  que  le  lamentable  scepticisme  de  notre 
époque?  Toutes  questions  auxquelles  Flaubert 
jette  en  réponse  les  pages  de  ses  deux  épopées 
antiques,  étalant  pour  ce  qui  fut  un  mépris  égal 
à  celui  qu'il  ressent  pour  ce  qui  est.  Comme  le 
squelette  du  tableau  de  Goya  soulève  la  pierre 
de  son  tombeau,  et  de  son  doigt  blanc  écrit 
«  Nada...  —  il  n'y  a  rien...,  »  les  morts  des 
civilisations  anciennes  se  dressent  devant  les 
yeux  évocateurs  du  poète  et  viennent  lui  jurer 
qu'un  même  néant  était  au  fond  des  bonheurs 
d'alors,  —  qu'une  même  détresse  et  une  même 
angoisse  faisaient  le  terme  de  tout  effort,  et 
que,  barbare  ou  civilisé,  l'homme  n'a  jamais 
su  ni  façonner  le  monde  à  la  mesure  de  son 


GUSTAVE    FLAUBERT  I47 


cœur,  ni  façonner  ce  cœur  à  la  mesure  de  ses 
désirs! 

C'est  là,  comme  on  voit,  plus  qu'un  senti- 
ment personnel,  c'est  une  doctrine.  Ce  n'est 
plus  seulement  le  romantique  mal  éveillé  de 
ses  songes  qui  se  lamente  et  qui  maudit.  C'est 
le  psychologue  qui  discerne  dans  sa  misère  les 
causes  essentielles;  c'est  le  métaphysicien  qui 
dégage  de  cette  misère  et  de  ses  causes  une  loi 
plus  haute,  de  laquelle  il  dépend,  comme  tous 
ses  semblables.  |Du  métaphysicien,  il  y  a  peu 
de  chose  à  dire.  Le  pessimisme,  en  tant  que 
théorie  générale  de  Tunivers,  ne  saurait  avoir 
une  valeur  plus  définitive  que  Toptimisme. 
L'une  et  l'autre  philosophie  manifestent  une 
disposition  personnelle,  et  vraisemblablement 
physiologique,  qui  pousse  l'homme  à  renouve- 
ler plus  volontiers^  dans  un  cas  ses  malaises, 
dans  l'autre  cas  ses  jouissances.  L'œuvre  du 
psychologue  est  plus  durable  en  même  temps 
qu'elle  est  moins  arbitraire.  Elle  consiste  à 
marquer  en  quelques  traits  profonds  la  marche 
d'une  maladie  d'âme.  On  peut  même  dire  que 
dans  l'arrière-fond  de  toute  belle  œuvre  litté- 
raire 3e  cache  l'affirmation  d'une  grande  vérité 
psychologique,  comme  dans  l'arrière-fond  de 


14^  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINR 

toute  belle  œuvre  de  peinture  ou  de  sculpture 
se  cache  Taffirmation  d'une  grande  vérité  ana- 
tomique.  La  portée  de  la  vérité  ainsi  entrevue 
par  Tartiste  fait  la  portée  de  son  génie. 

A  creuser  plus  avant  encore  la  conception 
que  Flaubert  se  forme  de  ses  personnages,  on 
reconnaît  que  la  disproportion  qui  les  fait  souf- 
frir provient,  toujours  et  partout,  de  ce  qu'ils  se 
sont  façonné  une  idée  par  avance  sur  les  sen- 
timents qu'ils  éprouveront.  C'est  à  cette  idée, 
d'avant  la  vie,  que  les  circonstances  d'abord 
font  banqueroute,  puis  eux-mêmes.  C'est  donc 
la  Pensée  qui  joue  ici  le  rôle  d'élément  néfaste, 
d'acide  corrosif,  et  qui  condamne  l'homme  à 
un  malheur  assuré  ;  mais  la  Pensée  qui  précède 
l'expérience  au  lieu  de  s'y  assujettir.  La  créa- 
ture humaine,  telle  que  Flaubert  l'aperçoit  et 
la  montre,  s'isole  de  la  réalité  par  un  fonction- 
nement tout  arbitraire  et  personnel  de  son  cer* 
veau.  Le  malheur  résulte  alors  du  conflit  entre 
cette  réalité  inéluctable  et  cette  personne  iso- 
lée. Mais  quelles  causes  produisent  cet  isole- 
ment? Que  Flaubert  s'occupe  du  monde 
ancien  ou  du  monde  moderne,  toujours  il  attri- 
*bue  à  la  Littérature,  dans  la  plus  large  inter- 
prétation du  terme,  c'est-à-dire  à  la  parole  ou  à 


GUSTAVE    FLAUBERT  149 

la  lecture,  le  principe  premier  de  ce  déséquili- 
bre. Emma  et  Frédéric  ont  lu  des  romans  et 
des  poètes  ;  Salammbô  s'est  repue  des  légendes 
sacrées  que  lui  récitait  Schahabarim...  «  Per- 
sonne à  Garthage  n'était  savant  comme  lui.  » 
Saint  Antoine  s'est  enivré  de  discussions  théo- 
logiques. Les  uns  et  les  autres  sont  le  symbole 
transposé  de  ce  que  fut  Flaubert  lui-même. 
Cest  le  mal  dont  il  a  tant  souffert  qu'il  a  in- 
carné en  eux,  le  mal  d'avoir  connu  l'image  de 
la  réalité  avant  la  réalité,  l'image  des  sensations 
et  des  sentiments  avant  les  sensations  et  les 
sentiments.  C'est  la  Pensée  qui  les  supplicie 
comme  elle  supplicie  leur  père  spirituel,  et  cela 
les  grandit  jusqu'à  devenir  le  symbole  non  plus 
ême  de  Flaubert,  mais  de  toutes  les  époques 
ù  l'abus  du  cerveau  est  la  grande  maladie. 
Balzac  avait  déjà  écrit ,  dans  la  préface  géné- 
rale de  la  Comédie  humaine  :  «  Si  la  Pensée 
est  l'élément  social,  elle  est  aussi  l'élément  des- 
tructeur... »  L'auteur  de  Madame  Bovary  n'a 
presque  fait  que  commenter  cette  phrase  pro- 
fonde, mais  le  commentaire  devient  capital  e< 
vaut  qu'on  en  examine  la  valeur  contempo- 
raine. 

Considérer  ainsi  la  pensée  comme  un  pou- 


150        PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

voir,  non  plus  bienfaisant,  mais  meurtrier,  c'est 
aller  au  rebours  de  toute  notre  civilisation  mo- 
derne, qui  met  au  contraire  dans  la  pensée  le 
terme  suprême  de  son  progrès.  Surexciter  et 
redoubler  les  forces  cérébrales  de  Thomme,  lui 
procurer,  lui  imposer  même  un  travail  intellec- 
tuel de  plus  en  plus  compliqué,  de  mieux  en 
mieux  outillé,  telle  est  la  préoccupation  cons- 
tante de  l'Europe  occidentale  depuis  la  fin  du 
moyen  âge.  Nous  nous  applaudissons  lorsque, 
comparant  au  peuple  de  jadis  notre  peuple  de 
civilisés,  nous  constatons,  ainsi  que  le  disait 
Goethe  mourant  :  «  plus  de  lumière.  »  C'est 
bien  pour  cela  que  notre  effort  suprême  se  ré  ■ 
sume  dans  la  science,  c'est-à-dire  dans  une  re- 
présentation, coordonnée  et  accessible  à  tous 
les  cerveaux,  de  Tensemble  des  faits  qui  peu- 
vent être  constatés.  Mais  avons-nous  bien  me- 
suré la  capacité  de  cette  machine  humaine  que 
nous  surchargeons  de  connaissances?  Quand 
nous  prodiguons,  à  mains  ouvertes,  l'instruc- 
tion en  bas,  l'analyse  en  haut;  quand,  par  la 
multiplicité  des  livres  et  des  journaux,  nous 
inondons  les  esprits  d'idées  de  tous  ordres, 
avons-nous  bien  calculé  l'ébranlement  produit 
dans  les  âmes  par  cette  exagération  de  jour  en 


GUSTAVE   FLAUBERT  l$l 


jour  plus  forcenée  de  la  vie  consciente?  Tel  est 
U  problème  que  Flaubert  se  trouve  avoir  posé 
sou.^  olusieurs  formes  saisissantes,  —  depuis 
Madame  Bovary  et  r Éducation^  où  il  étudie 
deux  cas  très  curieux  d'intoxication  littéraire, 
jusqu'à  Bouvai^d  et  Pécuchet^  cette  bouffonne- 
rie philosophique  où  il  analyse,  comme  au  mi- 
croscope, les  ravages  accomplis  par  la  science 
sur  deux  têtes  que  rien  n'a  préparées  à  recevoir 
la  douche  formidable  de  toutes  les  idées  nou- 
velles. Problème  essentiel,  s'il  en  fut,  car  de  sa 
solution  dépend  l'avenir  même  de  ce  que  nous 
sommes  habitués  à  considérer  comme  l'œuvre 
des  siècles!  Il  est  certain  que  si  la  pensée  n'est 
pas  un  pouvoir  toujours  meurtrier,  elle  n'est 
pas  non  plus  un  pouvoir  toujours  bienfaisant, 
par  cela  seul  qu'elle  situe  l'homme  dans  une 
indépendance  relative  et  fait  de  lui  «  un  em- 
pire dans  un  empire,  »  suivant  la  tormule  célè- 
bre de  Spinoza.  L'homme  qui  pense,  en  tant 
qu'il  pense,  peut  s'opposer  à  la  nature,  puis- 
qu'il peut  se  former  des  choses  une  idée  qui  le 
mette  en  conflit  avec  elle.  Or  les  choses  obéis- 
sent à  des  lois  nécessaires,  et  toute  erreur  au 
sujet  de  ces  lois  devient  un  principe  de  souf- 
france pour  celui  qui  la  commet.  La  science,  ob- 


152  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

)ectera-t-on,se  charge  de  rendre  ces  erreurs,  et 
les  souffrances  qui  en  résultent,  chaque  jour  plus 
rares;  mais  a-t-elle  trouvé,  trouvera-t-elle  le 
moyen  d'empêcher  Tusure  physiologique,  l'u- 
sure du  sentiment  et  Tusure  de  la  volonté,  que 
tout  exercice  trop  intense  de  la  pensée  risque 
de  produire? 

L'usure  physiologique  d'abord  ?  Elle  se  ma- 
nifeste par  les  déformations  du  type  humain 
qui  se  rencontrent  à  chaque  pas  dans  les  grandes 
villes.  L'homme  moderne,  tel  que  nous  le 
voyons  aller  et  venir  sur  les  boulevards  de 
Paris  porte  dans  ses  membres  plus  grêles,  dans 
la  physionomie  trop  expressive  de  son  visage, 
dans  le  regard  trop  aigu  de  ses  yeux,  la  trace 
évidente  d'un  sang  appauvri,  d'une  énergie 
musculaire  diminuée,  d'un  nervosisme  exa- 
géré. Le  moraliste  reconnaît  là  Tœuvre  du  vice. 
Mais  souvent  le  vice  est  le  produit  de  la  sensa- 
tion combinée  avec  la  pensée,  interprétée  par 
elle,  et  amplifiée  jusqu'à  absorber  dans  des 
minutes  d'égarement  toute  la  substance  de  la 
vie  animale.  —  L'usure  du  sentiment  par  la 
pensée  s'accomplit,  elle  aussi,  de  façons  di- 
verses. Tantôt  c'est  la  conception  d'un  idéal 
raffiné  qui  crée  la  passion.  Car  si  le  vice  est  la 


GUSTAVE    FLAUBERT  I  5 ^ 

sensation  magnifiée  par  la  pensée,  la  passion 
résulte  d'une  combinaison  entre  le  sentiment 
et  la  pensée.  Et  la  passion  précipite  l'homme 
à  d'étranges  et  dangereux  excès  qui  le  laissent 
incapable  d'un  développement  complet  de  son 
être...  Tantôt  c'est  l'habitude  acharnée  de  l'a- 
nalyse qui  empêche  le  sourd  travail  de  l'in- 
conscience dans  notre  cœur  et  tarit  la  sensibi- 
lité comme  à  sa  source.  —  L'usure  de  la 
volonté  achève  enfin  l'œuvre  destructive,  et  ici 
les  maladies  encore  non  classées  pullulent  re- 
doutablement.  L'abondance  des  points  de  vue, 
cette  richesse  de  l'intelligence,  est  la  ruine  de 
la  volonté,  car  elle  produit  le  dilettantisme  et 
l'impuissance  énervée  des  êtres  trop  compré- 
hensifs.  Ou  bien  l'éducation  incomplète  de 
l'intelligence  conduit  le  demi-savant  à  des  ré- 
solutions aussi  infécondes  que  celles  de  Bou- 
vard et  de  Pécuchet,  en  proie  à  la  fièvre  de 
l'instruction  inachevée.  Ou  bien  encore  l'abus 
du  travail  critique  amène  celui  qui  s'y  est  aban- 
donné à  ne  plus  vouloir,  parce  que  le  charme 
de  l'illusion,  qui  seul  fait  agir,  s'en  est  allé,  et 
que  l'inutilité  finale  de  tous  les  efforts  appa- 
raissant, aucun  but  ne  tente  plus  l'âme  dégoij- 
tée  qui  se  répète  le  mot  de  l'Ecclésiaste  dans 

g. 


154        PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

ramertume  d'un  renoncement  sans  résigna- 
tion... Et  quand  ces  différents  cas  ne  seraient 
que  des  exceptions,  ne  faudrait-il  pas  considé- 
rer que  la  pensée  qui  peut  les  faire  naître  est 
comme  un  de  ces  périlleux  agents  chimiques, 
d'un  maniement  nécessaire  sans  doute,  mais 
qui  exige  d'infinies  précautions  ? 

Ces  précautions,  notre  âge  moderne  les 
ignore,  persuadé  qu'il  est  que  Fhomme  vit  seu- 
lement d'intelligence,  et  il  joue  avec  la  pensée 
comme  un  enfant  avec  un  poison.  Je  crois  en- 
tendre, dans  les  livres  de  cet  intellectuel  s'il  en 
fut  qui  a  écrit  la  Tentation^  la  sourde  plainte, 
l'obscur  sanglot  d'une  victime  de  ce  jeu  cruel 
de  notre  âge.  Une  lamentation  continue  s'élève 
de  son  œuvre,  racontant  les  décombres  dont 
la  Pensée  a  jonché  son  cœur  et  sa  volonté. 
Il  ne  connaît  plus  l'amour,  l'effusion  heureuse 
et  comblée,  le  mol  abandon  de  l'espérance;  il 
ne  connaît  plus  la  règle  stricte,  la  séi:énité  des 
obéissances  morales  ou  religieuses.  La  solitude 
autour  de  lui  s'épaissit  plus  dense.  Et  il  évoque 
le  troupeau  des  victimes  comme  lui  de  la  cruelle 
déesse  :  la  vierge  de  Carthage  qui  a  tvo^ pensé 
à  Tanit,  l'anachorète  de  la  Thébaïde  qui  a  trop 
pensé  à  son  Christ,  la  femme  du  pauvre  mé- 


I 


GUSTAVE    FLAUBERT  ^       1^5 


decin  qui  a  trop  peîisé  au  bonheur,  le  jeune 
homme  de  la  classe  bourgeoise  qui  a  trop  pensé 
à  ses  propres  émotions,  les  deux  employés  de 
bureau  qui  ont  trop  pensé  à  mille  théories  ; 
et  fatigué  de  toujours  se  regarder  lui-mcme, 
épuisé  par  une  continuelle  et  suraiguë  cons- 
cience de  sa  personne,  je  l'entends  qui  jette  ce 
cri  furieux  par  lequel  s'achève  son  plus  mys- 
tique ouvrage  et  le  préféré  :  «  J'ai  envie  de  vo- 
ler, de  nager,  de  beugler,  d'aboyer,  de  hurler. 
Je  voudrais  avoir  des  ailes,  une  carapace,  une 
écorce,  souffler  de  la  fumée,  porter  une  trompe, 
tordre  mon  corps,  me  diviser  partout,  être  en 
tout,  in'émaner  avec  les  odeurs,  me  dévelop- 
per comme  les  plantes,  couler  comme  l'eau, 
vibrer  comme  le  son,  briller  comme  la  lumière, 
me  blottir  sous  toutes  les  formes,  pénétrer 
chaque  atome,  descendre  jusqu'au  fond  de  la 
nature,  —  être  la  matière t  »  Etre  la  matière! 
Et  nous  voici  revenus  au  rêve  du  vieux  Basi- 
lide,  qui  avait  jadis  été  celui  de  toute  l'Inde  : 
«  Un  gémissement  universel  de  la  nature,  un 
sentiment  mélancolique  de  l'univers,  appelle 
le  repos  final  qui  consistera  en  une  inconscience 
générale  des  individus  au  sein  de  Dieu  et  dans 
l'extinction  absolue  de  tout  désir...  » 


10  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 


III 


A  cette  conviction  de  Tirréparable  misère  de 
la  vie,  —  qui  n*est  pas  une  nouveauté  dans 
rhistoire  des  idées,  —  une  seule  doctrine  cor- 
respond, celle  du  renoncement  volontaire.  La 
véritable  sagesse,  disait  Çakya-Mouni,  voici 
combien  de  siècles,  consiste  «  dans  la  percep- 
tion du  néant  de  toutes  choses  et  dans  le  désir 
de  devenir  néant,  d'être  anéanti  d'un  souffle, 
d'entrer  dans  le  Nirvana*.  »  Et  si  Flaubert 
eût  poussé  jusqu^à'  l'extrémité  de  leur  logique 
les  principes  de  son  pessimisme,  c'est  en  effet 
à  cette  bienfaisante  renonciation  prêchée  par  le 
Bouddha  qu'il  eût  abouti.  Mais  en  présence  de 
la  complexité  d'un  homme  moderne,  toute  lo- 
gique a  bientôt  fait  de  perdre  ses  droits.  Cet 
homme  moderne,    en   qui   se  résument  tant 


I.  J'extrais  Jette  phrase  du  livre  de  M.  James  Sully  sur /e 
Pessimisme  (histoire  et  critique),  dont  une  traduction 
a. paru  a  la  librairie  Germer-Baillière.  On  trouvera  là  une 
discussion,  très  lucide  et  très  renseignée,  de  toutes  les 
questions  de  cet  ordre. 


GUSTAVE    FLAUBERT  I57 


d^hérédités  contradictoires,  est  la  démonstra- 
tion vivante  de  la  théorie  psychologique  qui 
considère  notre  «  moi  »  comme  un  faisceau 
de  phénomènes  sans  cesse  en  train  de  se  faire 
et  de  se  défaire,  si  bien  que  Tunité  apparente 
de  notre  existence  morale  se  résout  en  une  suc- 
cession de  personnes  multiples,  hétérogènes, 
parfois  différentes  les  unes  des  autres,  jusqu'à 
se  combattre  violemment.  Ce  point  de  vue  per- 
met d'admettre,  sans  la  trop  condamner,  Fin- 
conséquence   avec    laquelle  Flaubert    fut   en 
même  temps  un  des  plus  déterminés  nihilistes 
et  un  des  plus  laborieux  ouvriers  de  lettres  de 
notre  époque.  On  n'est  pas  impunément  le  fils 
d'une  race  optimiste  et  qui  a  pris  Thabitude  de 
travailler  avec  vigueur.    Un  philosophe  rai- 
sonne en  nous  qui  démontre  Tinanité  de  Tes- 
pérance  et  de  l'efïort,  majs.  notre  cœur  bat  et 
projette  dans  nos  artères  un  sang  tout  chargé 
d'atomes  énergiques ,  transmis  par  les  ancê- 
tres; et  il  nous  est   interdit  de   nous  asseoir 
comme  les  fakirs  de  la  bienheureuse  pénin- 
sule  dans  rimmobilité  enfin  possédée,   dans 
l'affranchissement  enfin  inattaquable,  que  ne 
tourmentera  plus  Taiguillon  du  mensonger  dé- 
sir. C'est  ainsi  que  Flaubert  fut  contraint  d'à- 


1 


I$8  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

gir  et  d'agir  beaucoup.  On  sait  qu'il  est  mort  à 
la  peine,  et  que  Tapoplexie,  en  le  frappant,  lui 
fit  seule  tomber  la  plume  de  la  main.  Le  sens 
de  son  action,  toute  littéraire  d'ailleurs,  — 
mais  lutter  contre  les  mots  n'est-ce  pas  lutter 
encore  et  combien  âprement  ?  —  demeure,  il 
est  vrai,  très  obscur,  lorsqu'on  ne  se  rend  pas 
compte  des  arrière-fonds  de  nature  que  j'ai 
essayé  de  marquer.  Certes,  chez  lui  comme 
chez  tout  artiste  puissant,  il  y  a  une  grande 
part  d'inconscience  qu'il  serait  chimérique  de 
prétendre  déterminer.  Ce  qui  était  conscient  et 
réfléchi  se  condensait  en  quelques  théories  d'art 
et  en  quelques  procédés  de  composition.  Mais 
précisément  ces  théories  ont  formé  des  disci- 
ples, %jes  procédés  ont  rencontré  des  fidèles,  — 
et  à  travers  cette  initiation  de  rhétorique,  une 
initiation  intellectuelle  et  sentimentale  s'est  ac- 
complie, qu'il  faut  caractériser  pour  que  cette 
étude  sur  le  rôle  psychologique  de  Fauteur  de 
Madame  Bovary  ne  soit  pas  trop  incomplète. 
Considéré  d'après  l'ensemble  dé  son  œuvre, 
Flaubert  a  sa  place  parmi  les  esprits  qui  dé- 
daignent toute  influence  pratique  et  sociale  de 
leurs  compositions.  C'est  l'école  désignée  de- 
puis longtemps  sous  le  nom  d'école  de  l'art 


GUSTAVE    FLAUBERT  KO 


pour  l'art.  11  n'admettait  pas  qu'une  création 
esthétique  eût  d'autre  but  qu'elle-même  et  que 
sa  beauté  intime.  Il  ne  pouvait  pas  penser  au- 
trement. Quand  bien  même  l'horreur  du  monde 
moderne  ne  Teût  pas  précipité  loin  de  toute 
tendance  utilitaire,  quand  bien  même  encore 
son  pessimisme  ne  l'eût  pas  rendu  rebelle  à 
toute  notion  de  progrès,  même  momentané,  ses 
réflexions  sur  la  méthode  des  sciences  l'eussent 
préservé  des  erreurs  de  la  littérature  démons- 
trative. «  L'art,  a-t-il  écrit,  ayant  sa  propre  rai- 
son en  lui-même,  ne  doit  pas  être  considéré 
comme  un  moyen.  Malgré  tout  le  génie  que 
Ton  mettra  dans  le  développement  de  telle  fa- 
ble prise  pour  exemple,  une  autre  fable  pourra 
servir  de  preuve  contraire,  car  les  dénouements 
ne  sont  pas  des  conclusions.  Uun  cas  partie 
culier  il  ne  faut  rie?i  induire  de  général^  et 
les  gens  qui  se  croient  par  là  progressifs  vont 
à  rencontre  de  la  science  moderne^  laquelle 
exige  quon  amasse  beaucoup  de  faits  avant 
d'établir  une  loi,,.  »  Je  ne  sache  pas  qu'aucun 
écrivain  ait  plus  justement  et  plus  profondé- 
ment formulé  la  raison  philosophique  de  Tindé- 
pendance  des  lettres.  Mais  beaucoup  ont  senti 
de  même,  depuis  le  divin  Virgile,  ce  contempla- 


l60  PSYCHOLOGIE    CONTEMPORAINE 

teur,  juvqu'à  Théophile  Gautier,  cet  olympien. 
C'est  dans  des  thèses  plus  circonscrites  à  des 
points  de  détail  techniques  qu'il  convient  de 
chercher  la  marque  propre  de  Flaubert.  Entre 
ces  thèses,  j'en  crois  apercevoir  deux,  siu?i 
tout  à  fait  nouvelles,  au  moins  très  renouve- 
lées, qu'il  a  soutenues  toute  sa  vie  et  imposées 
à  ses  disciples,  je  veux  parler  de  sa  façon  de  ^ 
comprendre  la  composition  des  caractères  dans 
le  roman,  et  de  sa  façon  de  comprendre  le  type  *^ 
idéal  du  style. 

Gomme  j'ai  dû  l'indiquer  en  passant,  parmi 
les  contradictions  dont  souffrit  Flaubert,  une 
des  plus  pénibles  fut  celle  qui  faisait  se  ren- 
contrer en  lui,  et  se  combattre,  deux  person- 
nages antagonistes  :  un  poète  rçmantique  et  un 
savant.  De  tels  conflits  amènent  d'ordinaire  la 
diminution  progressive  de  l'un  des  deux 
hommes,  puis  sa  défaite  définitive,  et  son  asser- 
vissement, sinon  sa  mort.  G'est  ainsi  qu'il  y 
eut,  dans  Sainte-Beuve  encore  tout  jeune,  la 
présence  simultanée  d'un  poète  et  d'un  analyste, 
puis  il  ne  resta  que  l'analyste,  parce  que  Sainte- 
Beuve,  dupe  en  cela  de  l'opinion  française, 
toujours  disposée  à  parquer  les  esprits  dans 
une  spécialité,  n'eut  pas  la  force  de  persévérer. 


GUSTAVE    FLAUBERT  \ÔI 


Il  avait  commencé  de  créer  une  poésie  nouvelle 
où  se  fondaient  ses  deux  natures.  L'inintelli- 
gence et  la  malveillance  de  ses  contemporains  le 
découragèrent.  F'aubert,  qui  vécut  plus  squl  et 
qui  eut  la  sagesse  de  cacher  ses  années  d'appren- 
tissage, parvint  à  concilier  son  romantisme  et 
sa  science  dans  la  manière  dont  il  exposa  et 
développa  les  intérieurs  d'âme  de  ses  person- 
nages. Avec  la  science  et  ses  données  actuell.es 
sur  Tesprit,  il  considéra  qu'une  tête  humaine 
est  une  chambre  noire  où  passent  et  repaiisent 
des  images  de  tous  ordres  :  images  des  milieux 
jadis  traversés  qui  se  représentent  avec  une 
portion  de  leur  forme  et  de  leur  couleur; 
images  des  émotions  jadis  ressenties  qui  se 
représentent  avec  une  portion  de  leur  délice 
ou  de  leur-amertume.  Il  s'établit  une  sorte  de 
lutte  pour  la  vie  entre  ces  représentations 
diverses  ou  idées^  qui  se  combattent  et  s'asso- 
^  cient,  se  détruisent  et  se  mélangent,  fournissent 
matière  à  notre  sentiment  du  passé,  élaborent 
nos  rêves  de  Tavenir,  déterminent  nos  volitions. 
Pour  Flaubert,  comme  pour  les  Anglais  par- 
tisans exclusifs  de  Tassociation  des  idées, 
décomposer  scientifiquement  le  travail  d'une 
ictc  humaine,  c'est  analyser  ces  images  qui 


JÔl  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

affluent  en  elle,  démêler  celles  qui  reviennent 
habituellement  et  la  marche  dans  laquelle  elles 
reviennent. 

Les  auteurs  des  monographies  psycholo- 
giques procèdent  ainsi,  et  l'auteur  de  Madame 
Bovary  procède  comme  eux  :  ses  personnages 
sont  des  associations  d'idées  qui  marchent.  Un 
coup,  sinon  de  génie,  au  moins  d'un  talent 
extraordinaire,  fut  de  comprendre  que  les  pro- 
cédçs  romantiques  étaient  un  merveilleux 
outil  de  cette  conception  psychologique.  La 
langue  des  romantiques  n'a-t-elle  pas  acquis, 
sous  la  prépondérance  du  génie  verbal  de 
Victor  Hugo,  des  qualités  de  relief  incompa- 
rables? N'est-elle  pas  devenue,  avec  Théophile 
Gautier,  capable  de  rivaliser  la  couleur  de  la 
peinture  et  la  plastique  de  la  sculpture  ?  Pour- 
quoi ne  pas  employer  cette  prose  de  sensations 
presque  vivantes  à  peindre  les  images  qui  han- 
tent un  cerveau?  Et  c'est  ainsi  que  Flaubert' 
inventa  le  procédé  d'art  qui  fit  de  l'apparition 
de  Madame  Bovary  un  événement  littéraire 
d'une  importance  capitale.  Les  analystes, 
comme  M.  Taine,  pouvaient  reconnaître  leur 
théorie  de  l'âme  humaine  mise  en  œuvre  avec 
une  précision  parfaite.  Le  «  moi  »  des  person- 


I 


GUSTAVE   FLAUBERT  l63 

nages  était  bien  «  cette  collection  de  petits  faits  » 
dont  parlait  le  philosophe.  Et  ces  petits  faits 
étaient  montrés  avec  une  magie  de  prose  oii  les 
plus  habiles  stylistes  du  temps  pouvaient 
reconnaître  leur  facture.  Un  exemple  rendra 
perceptible  cette  double  valeur  d'analyse  et  de 
concrétion;  je  le  prends  au  hasard  dans  Ma- 
dame Bovary  {^TtmVtvQ.  partie,  chapitre  VIII)  : 
«  Emma  songeait  quelquefois  que  c'était  là 
pourtant  les  plus  beaux  jours  de  sa  vie,  la  lune 
de  miel,  comme  on  disait.  Pour  en  goûter  la 
douceur,  il  eût  fallu,  sans  doute,  s'en  aller  vers 
ces  pays  à  noms  sonores,  où  les  lendemains  de 
mariage  ont  de  plus  suaves  paresses.  Dans 
des  chaises  de  poste^  sous  des  stores  de  soie 
bleue^  on  ??ionte  au  pas  des  routes  escarpées^ 
écoutant  la  chanson  du  postillon  qui  se  répète 
dans  la  montagne  avec  les  clochettes  des  chè- 
vres et  le  bruit  sourd  de  la  cascade,.. '>^  Voyez- 
vous  comme  l'image  se  fixe  à  l'aide  dun 
procédé  que  vous  retrouvez  dans  Atala  ainsi 
que  dans  Mademoiselle  de  Maupin;  mais 
comme  cette  image  en  même  temps  est  un  petit 
fait  psychologique,  comme  elle  exprime  une 
minute  d'âme  et  n'est  pas  simplement  montrée 
pour  le  plaisir  de  la  phrase  sonore  et  coloriée.? 


164        PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

Je  citerai  encore  les  deux  pages  au  chapitre  XII 
de  la  seconde  partie  de  ce  même  roman,  où 
Fauteur  raconte  les  associations  d^idées  con- 
traires qui  traversent  la  pensée  de  Charles  et 
celle  d'Emma,  tandis  qu'ils  sont  pourtant 
couchés  côte  à  côte  :  «  Charles  croyait  entendre 
l'haleine  légère  de  son  enfant  ;  elle  allait  gran- 
dir maintenant.  Chaque  saison  ouvrirait  un 
progrès...  »  «  Au  galop  de  quatre  chevaux, 
Emma  était  emportée  vers  un  pays  d'oij  ils  ne 
reviendraient  jamais...  »  C'est  le  chef-d'œuvre 
de  la  méthode  inaugurée  par  Flaubert.  Le 
couplet  descriptif  est  filé  avec  une  science  de  la 
langue  poétique  vraiment  délicieuse,  et  chaque 
image  évoquée  est  un  trait  de  caractère  du 
personnage  qu'elle  vient  assaillir. 

L'ingéniosité  de  cette  méthode  a  fait  sa  for- 
tune. Il  est  curieux  de  voir  comment  cette  in- 
fluence de  rhétorique  se  trouve  être  devenue, 
ainsi  que  je  l'indiquais  tout  à  l'heure,  une  in- 
fluence de  vie  morale.  En  considérant  la  tête 
humaine  comme  une  machine  représentative, 
Flaubert  avait  bien  observé  que  cette  repré- 
sentation cérébrale  ne  s'applique  pas  seulement 
aux  images  du  monde  extérieur  telles  que  nous 
les  fournissent  nos  différents  sens.  Un  monde 


GUSTAVE    FLAUBERT  165 


intérieur  s'agite  en  nous  :  idées,  émotions,  vo- 
iitions,  qui  nous  suggère  des  images  d'un  ordre 
tout  à  fait  distinct  de  Tautre.  Si  nous  fermons 
les  yeux  et  que  nous  songions  à  quelque  événe- 
ment passé,  à  un  adieu,  par  exemple,  des  dé- 
tails tout  physiques  ressusciteront  dans  notre 
souvenir  :  la  ligne  d'un  paysage,  une  intona- 
tion de  voix,  un  regard,  un  geste,  —  et  à  la 
même  minute  le  détail  surgira  des  sentiments 
que  nous  avons  éprouvés  dans  ce  paysage,  à 
écouter  cette  voix,  à  regarder  ce  regard.  Il  y  a 
donc  deux  groupes  bien  divers  d'images ,  et 
deux  sortes  correspondantes  d'imagination;  la 
plupart  des  esprits  ne  sont  pas  également  aptes 
à  évoquer  ces  deux  groupes  d'images  et  ne  pos- 
sèdent ces  deux  sortes  d'imagination  qu'à  des 
degrés  différents.  Flaubert  possédait  évidem- 
ment l'imagination  du  monde  extérieur  d'une 
façon  très  remarquable,  et  l'imagination  du 
monde  intérieur  était  chez  lui  moins  puissante. 
Il  racontait  qu'au  moment  de  décrire  un  hori- 
zon^  un  jardin,  une  chambre,  l'abondance  des 
détails  visibles  qui  ressuscitaient  dans  sa  mé- 
moire était  si  considérable  qu'il  lui  fallait  un 
violent  effort  pour  choisir.  Aussi  ses  person- 
nages sont-ils  doués  de  cette  imagination-ià 


ï66       PSYCHOLOGIE  CONTEMPOKAINK 


plus  que  de  Tautre.  Mais,  chez  Flaubert,  l'ob- 
servateur profond  corrigeait  le  visionnaire,  et 
il  avait  soin  de  ne  pas  négliger  dans  le  déve- 
loppement des  caractères  les  images  du  monde 
intérieur.  Seulement  il  paraît  les  avoir  plutôt 
trouvées  par  Feffort  de  sa  logique  que  par  le 
don  de  sa  nature.  Il  est  arrivé  cependant  que 
les  romanciers  soumis  à  son  influence  et  parti- 
sans de  sa  méthode  ont  exagéré  le  défaut  du 
Maître.  Ils  ont  méconnu  l'existence  u/des  depc 
sortes  d'imaginations,  et  au  lieu  de  constituer 
leurs  personnages  par  une  double  série  de  pe- 
tits faits,  ils  ont  presque  uniquement  peint  ces 
personnages  comme  des  êtres  d'imagination 
physique.  C'est  ainsi  que,  s'appliquant  surtout 
à  la  transcription  des  milieux,  ils  ont  supprimé 
de  plus  en  plus  de  leurs  livres  l'étude  de  la  vo- 
lonté. Ils  montrent  la  créature  humaine  domi- 
née par  les  choses  ambiantes  et  quasi  incapable 
de  réaction  personnelle.  De  là  dérive  ce  fata- 
lisme accablé  qui  est  la  philosophie  de  toute 
récole  des  romanciers  actuels.  De  là  ces  ta- 
bleaux d'une  humanité  à  la  fois  très  réelle  et 
très  mutilée.  De  là  cette  renonciation  de  plus 
en  plus  marquée  aux  vastes  espoirs,  aux  géné- 
reuses fièvres,  à  tout  ce  que  le  terme  dldéal 


GUSTAVE   FLAUBERT  167 


résume  de  croyances  dans  notre  éner-c^ie  in- 
time. Et,  comme  notre  époque  est  atteinte 
d'une  maladie  de  la  volonté,  de  là  cette  vogue 
d'une  littérature  dont  la  psychologie  convient 
si  bien  aux  affaiblissements  progressifs  du  res- 
sort intérieur.  Lentement,  et  dans  beaucoup 
d'esprits  soumis  à  l'éducation  des  romans  nou- 
veaux, s'élabore  la  conception  que  l'effort  est 
inutile  et  le  pouvoir  des  causes  étrangères  irré- 
sistible. Or,  comme  dans  Tordre  de  la  vie  mo- 
rale nous  valons  en  capacité  d'énergie  juste  au- 
tant que  nous  croyons  valoir,  lentement  aussi 
chez  ces  mêmes  personnes  la  volonté  se  désa- 
grège, —  et  les  héritiers,  par  Flaubert,  de  ce 
romantisme  qui  a  trop  exigé  de  la  vie,  sont  les 
plus  actifs  ouvriers  de  cette  désagrégation  de 
la  volonté.  Ironie  singulière  de  la  destinéeT] 
qui  conduit  les  générations  à  faire  précisément! 
la  besogne  contraire  à  celle  que  leurs  chefW 
s'étaient  proposée! 

Le  désir  d'accorder  le  romantique  et  le  sa- 
vant  qui  se  battaient  en  lui  avait  conduit  Flauv 
bert  à  une  composition  spéciale  des  caractères; 
l'invincible  désir  d'étreindre  une  réalité  défini- 
tive au  milieu  des  ruines  dont  son  âme  était 
jonchée,  le  conduisit  à  une  théorie  particulière 


l68  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 


du  Style.  Ce  nihiliste  était  un  affamé  d'absolu. 
Ne  pouvant  rencontrer  cet  absolu,  ni  hors  de 
lui,  dans  les  choses  qu'entraîne  un  éternel 
écoulement,  ni  en  lui-même  puisqu'il  se  sen- 
tait, comme  l'univers,  en  proie  à  l'implacable 
loi  du  devenir,  il  plaça  cet  absolu  tout  à  la  fois 
hors  de  lui-même  et  hors  des  choses,  dans  la 
Phrase  Écrite.  Il  lui  parut  qu'une  phrase  bien 
faite  présente  une  sorte  de  caractère  indestruc- 
tible et  qu'elle  existe  d'une  existence  supérieure 
à  l'universelle  caducité.  Il  est,  en  effet,  des  rap- 
ports de  mots  d'une  si  parfaite  justesse  qu'il 
serait  impossible  de  les  améliorer.  De  tels  rap- 
ports, si  l'artiste  en  trouve  quelques-uns,  lui 
procurent  une  plénitude  de  bonheur  intellec- 
tuel comparable  au  bonheur  que  l'évidence 
procure  aux  mathématiciens.  L'angoisse  de 
l'esprit  se  détend  une  minute  dans  cette  con- 
templation, disons  mieux,  dans  cette  incarna- 
tion, car  l'esprit  n'habite-t-il  pas  la  phrase  qu'il 
est  parvenu  à  créer?  De  tels  frissons  de  toute 
notre  nature  intelligente  sont  si  pénétrants 
qu'ils  consolent  du  mal  d'exister.  Flaubert 
poursuivit  ce  frisson  sublime,  toute  sa  vie  du- 
rant, et,  comme  il  arrive,  devenu  dt  plus  en 
plus  difficile  à  contenter,  cherchant  toujours  la 


GUSTAVE    FLAUBERT  IÔ9 

mystérieuse  loi  de  la  création  de  la  Belle 
Phrase,  il  s'infligea  ces  agonies  de  travail  que 
tous  les  anecdotiers  ont  racontées.  Il  pre-, 
nait  et  reprenait  ses  lignes,  infatigablement,  se 
levait  la  nuit  pour  effacer  un  mot,  s'immobili- 
sait sur  un  adjectif.  La  noble  manie  de  la  per- 
fection le  tyrannisait.  Il  lui  devra  de  durer 
autant  que  notre  langue,  qu'il  a  maniée  comme 
ces  incomparables  ouvriers  de  prose  :  Rabe- 
lais, Montaigne,  Bossuet,  Pascal,  La  Bruyère 
et  Chateaubriand. 

Toute  la  doctrine  de  Flaubert  sur  le  style  est 
renfermée  dans  cette  formule  de  Buffon  qu'il 
cite  quelque  part  avec  admiration  :  «  Toutes 
les  beautés  intellectuelles  qui  se  trouvent  dans 
un  beau  style,  tous  les  rapports  dout  il  est 
composé,  sont  autant  de  vérités  aussi  utiles,  et 
peut-être  plus  précieuses  pour  l'esprit  public, 
que  celles  qui  peuvent  faire  le  fond  du  sujet...» 
Cela  revient  à  dire  que  la  distinction  usuelle 
entre  le  fond  et  la  forme  est  une  erreur  d'ana- 
lyse. L'idée  n'est  pas  derrière  la  phrase  comme 
un  objet  derrière  une  vitre;  elle  ne  fait  qu'un 
avec  la  phrase,  puisqu'il  est  impossible  de  con- 
cevoir une  phrase  qui  n'exprime  aucune  idée, 
ou  une  idée  qui  soit  pensée  sans  aucun  mot. 


PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 


Dans  rétat  actuel  de  notre  développement  de 
civilisation,  penser  c'est  prononcer  une  phrase 
intérieure,  et  les  qualités  de  la  pensée  font  les 
qualités  de  cette  phrase  intérieure.  Écrire  cette 
phrase  avec  toutes  ses  qualités,  de  façon  que 
tout  le  travail  silencieux  de  la  pensée  soit 
rendu  perceptible  et  comme  concret,  tel  est, 
me  semble-t-il,  le  but  que  chaque  littérateur  de 
talent  se  propose  et  que  Flaubert  se  proposait. 
Gomme  il  était  physiologiste,  il  savait  que  le 
fonctionnement  cérébral  influe  sur  l'organisme 
tout  entier,  et  c'est  pour  cela  qu'il  voulait 
qu'une  phrase  pût  se  réciter  à  haute  voix  : 
<(  Les  phrases  mal  faites,  disait-il,  ne  résistent 
pas  à  cette  épreuve;  elles  oppressent  la  poi- 
trine^ gênejît  les  battements  du  cœur^  et  se 
trouvent  ainsi  en  dehors  des  conditions  de  la 
vie.  »  Il  fondait  donc  sa  théorie  de  la  cadence 
sur  un  accord  entre  notre  personne  physique  et 
notre  personne  morale,  comme  il  fondait  sa 
-théorie  du  choix  des  mots  et  de  leur  place  sur 
une  perception  très  nette  de  la  psychologie  du. 
langage.  Puisque  le  mot  et  l'idée  sont  con- 
substantiels,  et  que  penser  c'est  parler,  il  y  al 
dans  chaque  vocable  du  dictionnaire  le  rac- 
courci d'un  grand  travail  organique  du  cer- 


GUSTAVE   FLAUBERT  I7I 


veau.  Des  mots  représentent  une  sensibilité 
délicate,  d'autres  une  sensibilité  brutale.  Il 
en  est  qui  ont  de  la  race  et  d'autres  qui  sont 
roturiers.  Et  non  seulement  ils  existent  et  vi- 
vent, chacun  à  part,  mais,  une  fois  placés  les 
uns  à  côté  des  autres,  ils  revêtent  une  valeur 
de  position,  parce  qu'ils  agissent  les  uns  sur  les 
autres,  comme  les  couleurs  dans  un  tableau. 
Convaincu  de  ces  principes,  Flaubert  s'achar- 
nait à  les  appliquer  dans  toute  leur  rigueur; 
essayant  le  rythme  de  ses  périodes  sur  le  re- 
gistre de  sa  propre  voix,  haletant  à  la  recherche 
du  terme  sans  synonyme  qui  est  le  corps  vi- 
vant, le  corps  unique  de  l'Idée,  évitant  les 
heurts  de  syllabes  qui  déforment  la  physiono- 
mie du  mot,  réduisant  à  leur  stricte  nécessité 
les  vocables  de  syntaxe  qui  surchargent  les 
vocables  essentiels  de  la  phrase,  comme  une 
monture  trop  forte  surcharge  ses  diamants. 
Les  auxiliaires  «  avoir  »  et  «  être  »,  le  verbe 
«  faire  »,  les  conjonctions  encombrantes,  — 
toute  cette  pouillerie  de  notre  prose  française, 
—  le  désespéraient.  Et  comme,  d'après  sa 
doctrine,  il  travaillait  sa  prose  non  par  le  de- 
hors comme  un  mosaïste  qui  incruste  ses 
pierres,  mais  par  le  dedans  comme  une  bran- 


72  PSYCHOLOGIE    CONTEMPORAINE 


che  qui  développe  ses  feuilles,  —  écrire  était 
pour  lui,  ainsi  qu'il  le  disait  quelquefois,  une 
sorcellerie. 

N'importe,  son  exemple  aura  reculé  de  beau- 
coup d'années  le  triomphe  de  la  barbarie  qui 
menace  d'envahir  aujourd'hui  la  langue.  Il  aura 
imposé  aux  écrivains  un  souci  de  style  qui  ne 
s'en  ira  pas  tout  de  suite,  et  les  lettrés  lui  doi- 
vent une  reconnaissance  impérissable  d'avoir 
retardé,  autant  qu'il  fut  en  lui,  la  dégénéres- 
cence de  cet  art  de  la  Prose  française,  héri- 
tage magnifique  de  la  grande  civilisation  ro- 
maine! Le  jour  où  cet  art  disparaîtrait,  la 
conscience  française  serait  bien  malade,  car 
dans  Tordre  de  l'intelligence  elle  aurait  perdu 
sa  plus  indiscutable  suprématie.  Les  langues 
se  .parlent  sur  toute  la  surface  du  monde;  il  est 
probable  qu'il  ne  s'écrit  qu'une  seule  prose,  si 
l'on  prend  ce  mot  dans  le  sens  lapidaire  et  dé- 
finitif où  pouvait  l'entendre  un  Tite-Live  ou 
un  Salluste;  cette  prose,  c'est  la  nôtre.  Infé- 
rieurs dans  la  poésie  aux  subtils  et  divins  poètes 
anglais,  initiés  à  la  musique  par  les  maîtres 
allemands,  et  aux  arts  plastiques- par  nos  voi- 
sins du  midi,  nous  sommes  les  rois  absolus  de 
cette  forme  de  la  Phrase  Écrite.  Et  Gustave 


GUSTAVE    FLAUBERT  I7J 


Flaubert,  ce  malade  à 2  littérature,  aura  du 
moins  gagné  à  sa  maladie  d'avoir  été,  sa  vie 
durant  un  dépositaire  de  cette  royauté,  —  et 
un  dépositaire  qui  n*a  pas  abdiqué. 


\ 


IV 


M.  TAINE 


M.   TAINE 


Chaque  avènement  d'une  renommée  litté- 
raire nouvelle  se  pose  comme  une  énigme  de- 
vant riiistorien  des  esprits,  —  énigme  parfois 
simple,  et  c'est  le  cas  si  l'œuvre  de  Técitivain 
applaudi  s'adapte  aux  besoins  de  l'époque  et 
se  présente  comme  une  réponse  à  une  vague  et 
flottante  question  qui  tourmente  les  consciences. 
Il  ne  faut  pas  un  puissant  effort  d'analyse  pour 
comprendre  qu'en  pleine  ferveur  de  résurrec- 
tion religieuse  le  Génie  du  Christianisme  ait 
valu,  du  coup,  la  gloire  à  son  auteur,  et  que 
TAngleterre  de  1812,  héroïque  et  troublée 
comme  elle  était,  se  soit  recormue  dans  la  mé- 


178  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

lancolie  hautaine  de  Childe  Hai^old  *.  Parfois 
l'énigme  se  complique  des  volte-face  singu- 
lières que  Topinion  accomplit  à  l'égard  de  ses 
favoris.  Subitement  et  sans  qu'il  ait  rien  fait 
d'autre  que  de  poursuivre  ses  premiers  travaux 
avec  une  évidente  rigueur  de  logique,  l'écrivain 
en  vogue  se  trouve  avoir  déplu  à  ceux  qui  l'ac- 
clamaient d'abord  ;  les  qualités  de  son  talent 
lui  deviennent  un  crime,  et  ce  par  quoi  il  avait 
grandi  l'accable.  C'a  été  l'histoire  de  bien 
des  personnages  célèbres  de  tous  les  temps. 
C'est  aujourd'hui  Thistoire  de  M.  Taine.  Celui 
ci  a  eu  sur  ses  pareils  la  supériorité  de  ne  pas 
se  plaindre,  et  je  crois  bien  que  la  seule  ligne 
où  il  ait  révélé  Pinévitable  froissement  intérieur 
est  celle-ci,  que  je  transcris  de  la  préface  de  Tun 
de  ses  derniers  volumes  :  «  J^ai  encore  le  regret 
de  prévoir  que  cet  ouvrage  déplaira  à  beaucoup 
de  mes  compatriotes...  »  Jusqu'à  ces  dernières 
années ,  en  effet ,  l'auteur  de  la  Littérature 
anglaise  était  rangé  par  la  majorité  de  ses  lec- 
teurs dans  ce  que  Ton  pourrait  appeler  le 
groupe  d'extrême  gauche  de  la  pensée  contem- 


I.  Voir  dans  les  Mémoires  de  Thomas  Moore,  l'ingé- 
nieuse exposition  des  causes  de  ce  succès  électrique  dent 
Byron  disait  :  «  Je  me  suis  réveillé  fameux.  » 


M.    TAINE  179 


poraine.  Il  avait  connu  tous  les  déboires  d'une 
leile  position,  et  aussi  tous  ses  avantages.  L'é- 
vêque  d'Orléans  avait  désigné  à  la  défiance  des 
pères  de  famille  le  philosophe  coupable  d'avoir 
écrit  cette  phrase  hardie  :  «  Que  les  faits  soient 
physiques  ou  moraux,  il  n'importe,  ils  ont  tou- 
jours des  causes.  Il  y  en  a  pour  l'ambition, 
pour  le  courage,  pour  la  véracité,  comme  pour 
la  di;sgestion,  pour  le  mouvement  musculaire, 
pour  la  chaleur  animale.  Le  vice  et  la  vertu 
sont  des  produits  comme  le  vitriol  et  comme  le 
sucre...  »  phrase  saisissante  et  que  le  chef  futur 
du  naturalisme,  alors  à  ses  débuts,  M.  Emile 
Zola,  arborait,  comme  une  devise  et  comme  un 
programme,  à  la  tête  d'un  roman  qui  fit  scan- 
dale. Car  les  jeunes  gens  de  la  génération  mon- 
tante professaient,  pour  l'audacieux  briseur  des 
idoles  de  la  métaphysique  officielle,  un  en- 
thousiasme de  disciples,  où  le  frémissement 
d'une  initiation  dangereuse  se  mélangeait  au 
juste  respect  pour  le  colossal  effort  du  travail- 
leur. Je  me  souviens  qu'au  lendemain  de  la 
guerre-  étudiants  à  peine  échappés  du  collège, 
nous  nous  pressions  avec  un  battement  de 
cœur  -dans  la  vaste  salle  de  l'École  des  Beaux- 
Arts,  où  M.    Taine  enseignait  pendant  les 


l8o  PSYCHOLOGIE    CONTEMPORAINE 

quatre  mois  d'hiver.  La  fresque  de  Paul  Deia- 
roche  développait  sur  le  mur  du  fond  ses  per- 
sonnages convenus,  mais  majestueux.  Nous 
nous  disioiis  que  la  courtisane  Maryx,  qui  fut 
Tamie  de  Gautier  et  de  Baudelaire,  avait  posé 
au  peintre  sa  Gloire  distribuant  des  couronnes. 
Le  maître  parlait  de  sa  voix  un  peu  mono- 
tone et  qui  timbrait  d'un  vague  accent  étranger 
les  mots  des  petites  phrases  ;  et  même  cette 
monotonie,  ces  gestes  rares,  cette  physionomie 
absorbée,  cette  préoccupation  de  ne  pas  sura- 
jouter à  réloquence  réelle  des  documents  l'élo- 
quence factice  de  la  mise  en  scène,  —  tous  ces 
petits  détails  achevaient  de  nous  séduire.  Cet 
homme,  si  modeste  qu'il  semblait  ne  pas  se 
douter  de  sa  renommée  européenne,  et  si  simple 
qu'il  semblait  ne  se  soucier  que  de  bien  servir  la 
vérité,  devenait  pour  nous  Tapôtre  de  la  Foi 
Nouvelle.  Celui-là  du  moins  n'avait  jamais  sa- 
crifié sur  l'autel  des  doctrines  officielles.  Celui- 
là  n'avait  jamais  menti.  C'était  bien  sa  pensée 
qu'il  nous  apportait  dans  ces  petites  phrases  si 
courtes  et  si  pleines,  —  sa  pensée,  prgfondé- 
ment,invinciblemeùt  sincère... 

Les  années  ont  passé  depuis  lors,  —  oh!  pas 
beaucoup   d'années,  et  voici  que   M.   Taine 


M.    TAINE  l8] 


compte  des  fidèles  parmi  ceux  qui  marchaient 
à  la  suite  de  M^  Dupanloup,  tandis  que  ses 
partisans  presque  fanatiques  d'autrefois  Taccu- 
sent  d'avoir  renié  les  convictions  de  leurs  com- 
muns combats.  Les  trois  volumes  de  V Histoire 
des  Origines  de  la  France  contemporaine  ont 
paru,  et  les  partis  politiques  se  sont  jetés  sur 
cette  proie.  Pour  les  uns,  l'iconoclaste  est  passé 
à  l'état  d'un  Joseph  de  Maistre  de  l'histoire 
documentaire,  sorti  des  archives  avec  la  ma- 
gique épée  qui  abattra  la  Révolution.  Les  au- 
tres, oubliant  de  quel  incorruptible  écrivain  ils 
jugent  le  labeur,  attribuent  aux  causes  les  plus 
mesquines  un  pessimisme  qui  n'est  qu'une 
conséquence,  mais  où  ils  veulent  voir  une  con- 
tradiction. Je  resterai  fidèle  au  plan  primitif  de 
cette  série  d'études,  si  je  montre  comment  une 
même  sensibilité,  une  même  doctrine,  et  une 
même  méthode,  ont  conduit  M.  Taine  à  heurter 
violemment  certaines  aspirations  de  l'Ame 
Française  contemporaine,  après  l'avoir  conduit 
à  en  flatter  involontairement  certaines  autres.  Il 
y  a  un  mot  admirable  de  Bossuet  sur  la  justice  : 
«  Elle  est,  dit-il,  une  espèce  de  martyre...»  La 
sincérité  implacable  de  la  pensée  est  parfois 
aussi  cette  espèce  de  martyre. 

XX 


82  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 


LA  SENSIBILITE  PHILOSOPHIQUE 

J'imagine  qu'un  lecteur  de  bonne  foi  ait  ter- 
miné l'étude  des  quelque  vingt  volumes  qui 
composent  Tœuvre  actuellement  publiée  de 
M.  Taine,  et  qu'il  doive  résumer  son  impres- 
sion par  un  de  ces  termes  généraux  qui  classent 
un  esprit,  en  marquant  à  la  fois  sa  qualité  maî- 
tresse et  sa  tendance  favorite.  Ce  résumé  sera 
tout  d'abord  rendu  malaisé  par  la  variété  des 
genres  où  l'écrivain  a  excellé,  mais  qu'il  a 
transformés  par  la  force  propre  de  son  talent. 
M.  Taine  ne  saurait  être  appelé  très  justement 
un  critique,  bien  qu'il  ait  donné  des  essais  de 
premier  ordre,  celui  sur  Balzac  par  exemple  et 
celui  sur  Saint-Simon,  chefs-d'œuvre  d'ana- 
lyse aiguë  et  d'exposition  lucide.  Il  suffit  de 
comparer  ces  pages  à  celles  que  Sainte-Beuve 
a  écrites  sur  les  mêmes  sujets,  pour  constater 
i  la  différence  entre  les  procédés  d'anatomie 
-A  psychologique  d'un  chercheur  qui  voit  dans  la 
littérature  un  signe,  et  la  méthode  proprement 


M.    TAINE  183 


i 


critique  d'un  juge  au  regard  duquel  la  produc- 
tion littéraire  est  un  fait  souverainement  inté- 
ressant par  lui-même.  Sainte-Beuve  abonde  en 
distinctions,  volontiers  en  subtilités,  afin  de 
mieux  noter  jusqu'à  la  plus  fine  nuance.  Il 
multiplie  les  anecdotes  afin  de  multiplier  les 
points  de  vue.  C'est  Tindividuel  et  le  particu- 
ier  qui  le  préoccupe,  et,  par-dessus  cette  minu- 
t\euse  investigation  il  fait  planer  un  certain 
Idéal  de  règle  esthétique,  grâce  auquel  il  con-  i^ 
dut  et  nous  contraint  de  conclure.  M.  Taine, 
au  contraire,  emploie  tout  son  effort  à  simpli- 
fier. Le  personnage  qu'il  considère  n'est  pour 
lui  qu'un  prétexte  à  démonstration.  Sa  grande 
affaire  est  d'établir  à  cet  endroit  quelque  vérité^ 
très  générale  et  d'une  importance  qu'il  estime 
très  supérieure.  —  M.  Taine  n'est  pas  davan-  ■  ^ 
tage  un  historien,  bien  qu'il  ait  signé  d'admi-  ■ 
râbles  fragments  d'histoire.  Il  n'a  pas  cédé,  en 
les  composant,  à  cet  impérieux  besoin  de  ré- 
surrection du  passé  qui  saisit  un  Michelet  au 
seul  contact  des  papiers  jaunis,  —  papiers  an- 
ciens dont  l'écriture  a  pâli,  papiers  muets  et 
que  manièrent  des  doigts  aujourd'hui  décom- 
posés. Pour  M.  Taine,  un  chapitre  d'histoire 
est  comme  le  moellon  d'un  édifice  au  sommet 


1B4       PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 


duquel  se  dressera  une  vérité  générale  encore, 
exhaussée  jusqu'à  la  pleine  lumière  de  l'évi- 
dence. Michelet  montrait  pour  le  plaisir  de 
montrer;  M.  Taine,  lui,  peut  montrer  avec  un 
relief  aussi  puissant,  mais  c'est  pour  le  plaisir 
de  démontrer.  —  M.  Taine  n'est  pas  davan- 
tage un  pur  artiste,  bien  que  nous  ayons  de 
lui  ces  livres  de  description  colorée  où  il  a  noté 
les  souvenirs  de  ses  voyages  en  Italie,  en  An- 
gleterre et  aux  Pyrénées.  S'il  a  parcouru  les 
paysages  des  montagnes  et  des  plaines,  des 
vastes  cités  vivantes  et  des  villes  mortes,  ce 
n'a  pas  été,  comme  Théophile  Gautier,  pour 
étonner  ses  yeux  par  des  aspects  nouveaux  de 
Funivers  changeant,  et  invité  par  la  voix  qui 
murmure  à  notre  imagination  nostalgique  : 

Il  est  au  monde,  il  est  des  spectacles  sublimes. 
Des  royaumes  qu'on  voit  en  gravissant  les  cimes 
De  noirs  Escurials,  mystérieux  granits, 
ï"  tde  bleus  Océans,  visibles  infinis... 

Il  existe  une  hypothèse  formulée  par  Mon- 
tesquieu, et  développée  par  Stendhal,  sur  les 
relations  de  Pâme  humaine  et  de  son  milieu. 
La  vérification  de  cette  hypothèse  flottait  pour 
M.  Taine  dans  les  lointains  horizons,  et  il  est 


M.    TAINB  185 


parti  pour  nous  rapporter  un  journal  de  voj^age 
qui,  lui  aussi,  a  pour  objet  rétablissement  d'une 
idée  générale.  —  Essais  de  critique,  travaux 
d'histoire,  livres  de  fantaisie,  tout  a  servi  une 
passion  dominatrice  :  la  philosophie.  M.  Taine 
n'a  jamais  été,  ne  sera  jamais  qu'un  philo- 
sophe. Rarement  l'unité  d'une  œuvre  fut  plus 
forte  et  la  spécialité  d'une  nature  plus  accusée. 
Il  faut  décrire  cette  nature  pour  comprendre 'J 
cette  œuvre,  comme  pour  comprendre  le  génie  1 
d'un  peintre  il  faut  décrire  son  œil.  L'élément 
de  l'imagination  primitive  et  originale  une  fois 
donné,  le  reste  suit  nécessairement. 

Les  traductions  diverses,  ou  élogieuses  ou 
hostiles,  qui  j^euvent  être  données  du  mot  phi- 
losophe se  ramènent  à  la  suivante  :  un  esprit 
philosophique  est  celui  qui  se  forme  sur  les 
choses  des  idées  d'ensemble,  c'est-à-dire  des 
idées  qui  représentent  non  plus  tel  ou  tel  fait 
isolé,  tel  ou  tel  objet  séparé,  mais  bien  des  sé- 
ries entières  de  faits,  des  groupes  entiers  d'ob- 
jets. Des  exemples  préciseront  cette  définition. 
Quand  un  poète  comme  Molière  ou  comme 
Shakespeare  se  propose  de  peindre  une  pas- 
sion, telle  que  la  jalousie,  il  aperçoit  un  certain 
jaloux,  Arno'phe  ou  bien  Othello,  personnage 


l86  PSYCHOLOGIE    CONTEMPORAINE 

vivant  et  concret  qui  va  et  vient  parmi  des 
événements  délimités,  et,  ce  faisant,  il  obéit  à 
son  organisation  d'artiste.  Quand  un  philo- 
sophe tout  au  contraire,  comme  Spinoza,  se 
propose  d'étudier  cette  même  passion,  il  aper- 
çoit, non  plus  un  cas  particulier,  mais  la  loi 
commune  qui  gouverne  tous  les  cas,  et  il  ex- 
prime cette  loi  dans  une  formule  capable  d'être 
appliquée  à  l'aventurier  Maure  Othello  ainsi 
qu'au  bourgeois  Parisien  Arnolphe  :  «  Figu- 
rez-vous qu'un  autre  s'attache  ce  que  vous 
aimez  avec  le  même  lien  d'affection  qui  vous 
unissait  à  cet  objet  aimé  ;  vous  haïrez  cet  objet 
aimé  en  même  temps  que  vous  envierez  votre 
rival...  »  Et  un  commentaire  suit,  théorique, 
placide  et  universel  comme  le  développement 
d'une  proposition  de  géométrie.  Cest  propre- 
ment le  travail  du  philosophe  de  rechercher 
des  lois  de  cette  sorte,  et  d'élaborer  des  for- 
mules de  cette  espèce.  A  les  poursuivre,  son 
imagination  entre  en  branle.  Cette  formule, 
en  effet,  vous  paraît  morte  à  vous,  qui  ne  vous 
remuez  point  parmi  les  abstractions  comme 
parmi  des  êtres.  Pour  le  philosophe,  elle  est 
vivante.  Il  contemple  dans  ce  raccourci  l'in- 
nombrable file  des  faits  spéciaux  que  la  for- 


M.    TAINE  187 


mule  commande,  et  le  plaisir  de  cette  contem- 
plation est  tellement  vif  que  ceux  qui  l'ont  goûté 
y  reviennent  toujours,  même  à  travers  les 
études  en  apparence  les  plus  éloignées.  Si  les 
hasards  de  la  vocation  ou  de  la  destinée  ont 
fait  du  philosophe  un  peintre,  il  brisera  le 
moule  trop  étroit  de  son  art  afin  d'y  introduire 
des  idées  générales,  et  il  pratiquera  la  peinture 
symbolique.  Tel  Ghenavard  ou  Cornélius.  S'il 
est  poète,  le  philosophe  s'intéressera  aux  drames 
obscurs  qui  se  jouent  dans  les  profondeurs  de 
la  conscience  entre  le  doute  et  le  besoin  de 
croire,  et  il  écrira  la  Justice,  comme  M.  SuUy- 
Prudhomme.  Si  le  philosophe  compose  un  ro- 
man, ce  sera  les  Affinités  électives  ou  Wilhelm 
Meister^  et  la  critique  y  trouvera  matière  à  d'in- 
terminables discussions,  tant  les  théories  s'y 
accumulent  et  les  aperçus  systématiques.  Mais 
peu  d'écrivains  ont,  plus  que  M.  Taine,  subi 
latyrannie  de  cette  imagination  singuUère.  C'est 
elle  qui  le  force  à  ne  voir  dans  les  magnifiques 
fragments  d'un  grand  prosateur,  le  Romain 
Tite-I  ive,  qu'une  occasion  de  discuter  un  théo- 
rème de  Spinoza  ;  elle  qui  le  contraint  à  inter-\ 
prêter  dans  le  sens  d'une  doctrine  supérieure,/ 
et  les  chefs-d'œuvre  de  tous  les  arts  {Pliiloso- 


l88       PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

vhie  de  Vart)^  et  les  élégances  de  la  vie  pari- 
sienne (Graindorge)^  et  l'histoire  de  la  littéra- 
ture anglaise,  et  la  Révolution.  Elle  est  si  im- 
placablement souveraine ,  cette  imagination, 
qu'après  lui  avoir  imposé  sa  méthode  d'ana- 
lyse, elle  lui  a  imposé  sa  forme.  Il  n'existe 
point,  dans  la  littérature  actuelle,  de  style  plus 
systématique,  et  dont  tous  les  procédés  tra- 
duisent mieux  les  partis  pris  d'une  pensée  sûre 
d'elle-même.  Chaque  période  d'une  de  ces 
fortes  pages  est  un  argument,  chaque  membre 
de  ces  périodes  une  preuve,  à  l'appui  d'une 
thèse  que  le  paragraphe  tout  entier  soutient, 
et  ce  paragraphe  lui-même  se  lie  étroitement 
au  chapitre,  lequel  se  lie  à  l'ensemble,  si  bien 
que,  pareil^à  une  pyramide,  tout  l'ouvrage  con- 
verge, depuis  les  plus  minces  molécules  des 
pierres  des  assises  jusqu'au  bloc  du  rocher  de 
la  cime,  vers  une  pointe  suprême  et  qui  attire 
à  elle  la  masse  entière...  Considérez  les  mor- 
ceaux éclatants  où  le  prosateur  rivalise  avec 
la  peinture  par  la  couleur  du  détail  et  par  la 
saillie  des  contours.  Même  les  épithètes  cha- 
toyantes, même  les  métaphores  visionnaires 
servent  à  illustrer  et  à  rendre  palpable  quelque 
vaste  loi  de  l'esprit  ou  quelque  vérité  de  l'his- 


M.   TAINE  l8o 


*oire.  C'est  ainsi  qu'à  l'occasion  de  La  Fon- 
idine,  et  pour  taire  toucher  au  doigt  l'attache 
qui  unit  la  poésie  du  fabuliste  au  caractère  de 
rhorizon  natal,  M.  Taine  indique  l'air  de  finesse 
et  d'agrément  des  plaines  de  la  Champagne, 
et  comme  cet  air  de  finesse  et  d'agrément 
devient  perceptible  !  «  De  minces  rivières  ser- 
pentent parmi  des  bouquets  d'aunes  avec  de 
gracieux  sourires.  Une  raie  de  peupliers  soli- 
taires au  bout  d'un  champ  grisâtre,  un  bouleau 
frêle  qui  tremble  dans  une  clairière  de  genêts, 
réclair  passager  d'un  ruisseau  à  travers  les  len- 
tilles d'eau  qui  l'obstruent,  la  teinte  délicate 
dont  réloignement  revêt  quelque  bois  écarté, 
voilà  les  beautés  de  ce  paysage...  »  Ainsi  en- 
core, à  la  fin  d'une  étude  sur  Suart  Mill  et  StUi 
sur  l'induction,  l'architecture  d'une  ville  d'Uni- 
versité anglaise  apparaît  :  «  Une  lumière  jeune 
se  posait  sur  les  dentelures  des  murailles,  sur 
les  festons  des  arcades,  sur  le  feuillage  luisant 
des  lierres...  »  Vous  croiriez  lire  la  confidence 
d'un  artiste  qui  se  réjouit  dans  se-s  sensations. 
Tout  de  suite  une- nouvelle  phrase  surgit  qui 
résume  en  une  observation  psychologique  le 
sens  tout  entier  de  ces  monuments  et  de  ces 
feuillages  :  «  ..   Des  arbres  énormes,  vieux  de 

II. 


190  PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 


quatre  siècles,  allongeaient  leurs  files  régu- 
lières, et  j'y  trouvais  de  nouvelles  traces  de  ce 
bon  sens  pratique  qui  a  accompli  des  révolu, 
tions  sans  commettre  de  ravages...  »>  Il  y  au-  , 
rait  à  citer  par  centaines  des  phrases  sembla- 
bles. Celles-ci  suffisent  pour  nous  permettre 
de  conclure  qu'au  regard  de  M.  Taine,  comme 
au  regard  des  philosophes  de  race,  toute  cette 
immense  nature,  si  complexe  et  touffue,  n'est 
qu'une  matière  à  exploitation  intellectuelle, 
comme  elle  est  pour  le  peintre  matière  à  ta- 
bleaux, et  pour  le  poète  matière  à  rêveries. 

A  chaque  sorte  d'imagination  correspond 
une  sorte  particulière  de  sensibilité.  Nous  ne 
louissons  et  nous  ne  souffrons  que  de  ce  que 
nous  sentons  réel,  et  cela  seul  est  réel  pour 
nous  qui  reparaît  devant  notre  solitude,  quand, 
fermant  les  yeux  et  ramenant  notre  âme  sur 
elle-même,  nous  évoquons  notre  mirage  per- 
sonnel de  l'univers.  Sachant  de  quelle  façon 
an  philosophe  interprète  la  vie,  nous  savons 
^e  qu'il  revoit  intérieurement  dans  ses  heures 
de  réflexion.  Gomme  toute  expérience  se  ré- 
sout chez  lui  en  quelques  idées  générales,  ce 
.«ont  ces  idées  qui  ressuscitent  devant  sa  pensée 
méditative.  Partant,  sa  sensibilité  à  l'égard  des 


M.    TAINE  191 


personnes  et  des  choses  est  d'ordinaire  mé- 
diocre, car  ces  personnes  et  ces  choses  existent 
à  peine  pour  lui .  Il  saura  distinguer  par  con- 
tre d'innombrables  nuances  dans  les  idées;  il 
en  goûtera  la  beauté  propre  et,  si  Ton  peut  dire, 
technique,  comme  un  peintre  goûte  la  beauté 
technique  qui  résulte  de  la  juxtaposition  de  deux 
couleurs,  et  un  musicien  celle  que  procure  la 
concomitance  de  deux  sons.  La  sublimité 
d'une  large  hypothèse  ravira  le  philosophe, 
la  délicatesse  d'une  théorie  l'enchantera.  Ses 
bonnes  fortunes  seront  les  découvertes  d'ingé- 
nieuses formules,  et  ses  débauches  les  entiers 
abandons  aux  ivresses  de  la  fantaisie  métaphy- 
sique. Il  y  a  une  plénitude  de  l'être  qui  se 
rencontre  seulement  dans  une  complète  har- 
monie entre  nos  facultés  et  nos  actions.  Un 
frémissement  de  toute  notre  nature  s'émeut 
alors,  qui  exalte  jusqu^à  son  énergie  suprême 
la  conscience  de  notre  vitalité.  A  ce  point  de 
vue  toutes  les  passions  sont  identiques,  et  le 
philosophe,  en  poursuivant  cette  extase  sou- 
veraine de  son  cerveau,  est  le  frère  du  joueur 
et  du  débauché,  comme  du  héros  et  du  martyr. 
Et  plus  l'extase  est  dominatrice,  plus  l'homme 
est  puissant.  Chez  les  philosophes  de  génie. 


192  PSYCHOLOGIE    CONTEMPORAINE 

cette  extase  a  été  si  intense  qu'elle  a  bu  toute 
la  sève  intime,  et  qu'aucun  goût  n'a  pu  fleurir 
à  côté.  La  biographie  de  Kant  et  celle  de  Spi- 
noza nous  fournissent  deux  exemples  incom- 
parables de  cette  possession  de  tout  un  tem- 
pérament et  de  toute  une  âme  par  un  plaisir 
unique,  exalté  jusqu'au  délice  et  amplifié  jus- 
qu'à la  manie.  Par  delà  les  anecdotes  bizarres, 
on  devine  la  magnificence  d'une  passion  irré- 
sistible qui  a  permis  à  l'homme  de  se  créer  un 
univers  dans  l'univers,  et  de  se  mouvoir  dans 
ce  domaine  propre  comme  TÉnéç  de  Virgile 
dans  sa  nuée  :  «  Et  la  déesse  déploya  autour 
d'eux  dans  l'espace  le  manteau  d'une  vapeur, 
—  de  crainte  que  quelqu'un  ne  pût  les  voir, 
quelqu'un  les  toucher...  » 

Certes,  les  facultés  de  M.  Taine  sont  trop 
complexes,  sa  curiosité  a  été  trop  éveillée,  pour 
qu'il  ait  jamais,  en  ses  heures  de  spéculation 
les  plus  absorbées,  abouti  à  cette  solitude  ab- 
,  solue  de  l'intelligence  et  du  cœur.  De  même 
pourtant  que  l'imagination  philosophique  est 
la  maîtresse  pièce  de  son  intelligence,  de 
même  l'émotion  philosophique  est  la  maîtresse 
pièce  de  sa  sensibilité.  Les  passages  abondent 
dans  ses  livres  oii  il  fait  confidence  des  pro- 


M.    TAINE  iqj 


fond\  bonheurs  de  sa  pensée.  Ce  sont  même 
les  seules  confidences  qu'il  ait  jamais  permises 
à  sa  plume  de  savant  désintéressé  de  sa  propre 
personne.  Quand  il  parle  de  ses  premières 
études,  c'est  avec  la  mélancolie  nostalgique 
d'un  amoureux  qui  songe  aux  premiers  rendez- 
vous:  a  J'ai  lu  Hegel,  —  dit-il  quelque  part, 
—  tous  les  jours,  pendant  une  année  entière, 
en  province  ;  il  est  probable  que  je  ne  retrou- 
verai jamais  des  impressions  égales  à  celles 
qu'il  m\^  données...  »  Sainte-Beuve,  lui,  voué 
à  rhistoire  naturelle  des  esprits  par  une  voca- 
tion révélée  dès  ses  années  de  jeunesse,  n'a-t-il 
pas  écrit  :  «  Il  y  eut  à  ce  début  des  moments 
où  je  mettais  tout  mon  avenir  d'ambition  et  de 
bonheur  à  lire  un  jour  couramment  Ésope, 
seul,  par  un  temps  gris...  »  De  pareilles  lignes 
sont  la  définition  même  d'une  nature  intellec- 
tuelle. M.  Taine  a  laissé  encore  tomber  cet 
aveu:  «  Pour  les  gens  d'imagination,  à  vingt 
ans,  la  philosophie  est  une  toute-puissante 
maîtresse...  On  plane  sur  le  monde,  on  re- 
monte à  l'origine  des  choses,  on  découvre  le 
mécanisme  de  l'esprit.  Il  semble  que,  du  coup, 
on  se  soit  trouvé  des  ailes.  Sur  ces  ailes  nou- 
velles, on  s'élance  à  travers  l'histoire  et  la  na- 


194       PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 


1 


lure.  »  Cette  effusion  lyrique  fait  comprendre 
qu'il  parle  avec  une  sympathie  si  complaisante 
de  M.  Pierre  et  de  son  ami,  les  deux  métaphy- 
siciens logés  près  du  Jardin  des  Plantes  «  qui 
ne  vont  point  dans  le  monde,  ne  jouent  pas  au 
whist,  ne  prennent  point  de  tabac,  ne  font 
point  de  collection;  —  ils  aiment  à  raison- 
ner... »  S'il  est  aux  Italiens,  et  qu'il  voie  s'ac- 
couder sur  le  velours  d'une  loge  une  char- 
mante enfant,  toute  rose  et  virginale  dans  une 
robe  idéalement  bleue,  il  l'analyse,  il  discute, 
il  songe,  il  aperçoit  à  son  sujet  cinq  ou  six 
grandes  vérités  de  psychologie  sociale,  et  il  se 
dit:  a  J'en  ai  tiré  tout  ce  qu'elle  valait...  »  Il 
s'est  mis  lui-même  en  scène  sous  le  masque 
transparent  du  touriste  Paul  du  Voyage  aux 
Pyrénées^  philosophe  aussi  et  qui  prétend 
que  «  les  goûts  comme  le  sien  croissent  avec 
l'âge,  et  qu'en  somme  le  sens  le  plus  sensible, 
le  plus  capable  de  plaisirs  nouveaux  et  divers, 
c'est  le  cerveau...  »  Dans  les  conseils  qu'il 
donne  aux  jeunes  gens  sous  le  masque  non 
moins  transparent  de  Thomas  Graindorge, 
quelle  félicité  suprême  leur  recommande-t-il 
de  rechercher?  la  «  contemplation  |. Entendez 
par  là  cette  Philosophie  que  Garlyle  appelle  si 


M.    TAINE  195 


profondément,  dans  son  Sartor  resariiis:  «  a 
spjrjîual Pi^  '^^^yPÎJJ^^^Ii^^^'"  ""g  peinture  spi- 
cituelle  du  monde.  »  La  riche  et  prodigieuse 
variété  des  phénomènes  se  résume  en  quel- 
ques lois  qui  sont  comme  les  fioles  d'opium, 
mères  du  songe  grandiose.  On  s'abandonne  à 
elles,  et  aussitôt  «  on  cesse  de  voir  et  d'en- 
tendre un  fragment  de  la  vie  :  c'est  le  chœur 
universel  des  vivants  qu'on  sent  se  réjouir  et  se 
plaindre,  c'est  la  grande  âme  dont  nous  som- 
mes les  pensées...  »  Spinoza,  cette  fois,  n'au- 
rait pas  mieux  dit,    et  l'on    croirait  lire   un 
commentaire  de  l'admirable  cinquième  livre  de 
Y  Éthique  sur  «  l'amour  intellectuel  de  Dieu  ». 
Tant  il  est  vrai  qu'à  des  années  de  distance,  et  ^^^ 
malgré  les  diversités  de  l'éducation  et  du  mi*  -^ 
lieu,  les  mêmes  passions  s'échappent  en  me-     ^ 
mes  cris  d'éloquence  et  du  même  accent,  et      ,. 
presque  avec  les  mêmes  mots  ! 

Pour  une  âme  ainsi  douée  de  la  sensibilité 
/)hilosophique  et  de  l'imagination  qui  lui  cor- 
respond, la  sincérité  n'est  plus  même  une 
vertu,  c'est  un  état  coutumier  et  inévitable. 
Calculer  le  retentissement  de  ses  idées,  elle  ne 
le  peut  pas.  L'absorption  profonde  l'en  empê- 
che. Un  véritable  poète  ne  peut  pas  davantage 


19^       PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

calculer  l'effet  que  produiront  ses  vers,  ni  un 
mathématicien  la  valeur  d'application  pratique 
de  ses  formules.  L'entraînement  de  la  faculté 
maîtresse  est  trop  puissant,  la  jouissance  que 
procure  Texercice  de  cette  faculté  trop  intense. 
Stendhal  a  donné  la  raison  de  cette  impossi- 
bilité où  se  trouve  Tartiste  de  nature,  comme 
le  savant,  de  réfléchir  sur  la  portée  sociale  de 
son  travail:  «...  Un  homme  comme  Jean- 
Jacques  Rousseau  n'a  pas  trop  de  dix-huit 
heures  par  jour  pour  songer  à  tourner  les 
phrases  de  son  Emile,  Un  homme  qui  veut 
amasser  quatre  cent  mille  francs  avec  une 
chose  aussi  ennuyeuse,  au  fond,  que  des  livres 
où  il  n'y  a  pas  d'âme,  n'a  pas  trop  de  dix-huit 
heures  par  jour,  pour  trouver  les  moyens  de 
s'introduire  dans  les  coteries  en  crédit...  » 
M.  Taine,  lui,  n'a  pas  eu  trop  de  dix-huit 
heures  par  jour  pour  aménager  ses  théories,  et 
c'est  pour  cela  qu'il  n'a  jamais  trouvé  le  loisir 
de  mesurer  les  conséquences  immédiates  de 
ces  théories  sous  le  point  de  vue  du  succès  con- 
temporain. C'est  ainsi  qu'il  a  brutalisé,  dans 
sa  première  jeunesse,  les  sentiments  religieux 
et  moraux  de  beaucoup  de  ses  compatriotes, 
comme  il  brutalise  aujourd'hui,  les  sentiments 


M.    TAINE  197 


politiques  de  beaucoup  d'autres,  en  s'en  dou-  v 
tant  à  peine,  et  à  coup  sûr  sans  s^inquiéter  du 
résultat  de  ces  heurts  de  l'opinion  :  «  Je  fais 
deux  parts  de  moi-même,  a-t-il  déclaré  quelque 
part:  Thomme  ordinaire  qui  boit,  qui  mange, 
qui  fait  ses  affaires,  qui  évite  d'être  nuisible  et 
qui  tâche  d'être  utile.  Je  laisse  cet  homme  à  la 
porte.  Qu'il  ait  des  opinions,  une  conduite,  des 
chapeaux  et  des  gants  comme  le  public,  cela 
regarde  le  public.   L'autre  homme,  à  qui  je 
permets  l'accès  de  la  philosophie,  ne  sait  pas 
que  ce  public  existe.  Qu'on  puisse  tirer  de  la 
vérité  des  effets  utiles,  il  ne  l'a  jamais  soup- 
çonné... —  Mais  vous   êtes   marié,    lui  dit 
Reid.  —  Moi  ?  point  du  tout.  Bon  pour  l'ani- 
mal extérieur  et  que  j'ai  mis  à  la  porte.  — 
Mais,  lui  dit  M.  Royer-Collard,  vous   allez 
rendre  les  Français    révolutionnaires.  —  Je 
n'en  sais  rien.  Est-ce  qu'il  y  a  des  Français  ?. . .  » 
Comprenez-vous  maintenant  qu'il  est  injuste 
de  demander  compte  à  un  tel  homme  de  la 
place  que  ses  convictions  lui  assignent  dans  la 
mêlée  des   doctrines    actuellement  en    lutte? 
C'est  vous  qui   lui    imposez   cette    place,  ce 
n'est  pas  lui  qui  l'a  choisie. 

Une  situation  d'esprit  un  peu  exceptionnelle 


I08       PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 


se  paye  toujours  chèrement  ;  nous  venons  de 
voir  la  rançon  de  celle-ci.  Mais  elle  a  aussi  ses 
avantages.  Le  plus  incontestable  est  Pautorité. 
L'homme  qui  possède  ce  don  de  l'autorité  peut 
devenir  impopulaire,  il  peut  être  haï,  calomnié. 
Il  n'en  garde  pas  moins  ce  prestige  singulier, 
presque  indéfinissable,  qui  ajoute  un  poids  con- 
sidérable à  toute  parole  tombée  de  sa  bouche, 
à  tout  écrit  échappé  de  sa  plume.  Ce  qui  as- 
sure cette  sorte  de  pouvoir  au  philosophe  isolé 
dans  son  système,  c'est  précisément  cet  isole- 
ment et  là  qualité  de  certitude  qu'il  suppose. 
Nous  vivons  dans  une  époque  d'effondrement 
religieux  et  métaphysique,  où  toutes  les  doc- 
trines jonchent  le  sol.  Non  seulement  nous  n'a- 
vons plus,  comme  les  gens  du  xvii®  siècle,  un 
credo  général,  régulateur  de  toutes  les  conscien- 
ces et  principe  de  tous  les  actes;  mais  nous 
avons  perdu  aussi  cette  force  de  négation  qui 
fut  le  credo  à  rebours  du  xviii^  siècle.  Toutes 
les  personnes  qui,  de  près  ou  de  loin,  se  ratta- 
chèrent au  mouvement  de  combat  dirigé  par 
Voltaire  eurent  une  certitude  au  moins,  à  sa- 
voir qu'ils  combattaient  l'erreur.  Toute  une  foi 
inconsciente  était  enveloppée  dans  cette  cer- 
titude-là.  N'était-ce  pas  croire  que  la  raison 


M.    TAINE  IQQ 


est  infaillible  puisqu'un  signe  évident  sépare  ce 
qui  est  raisonnable  de  ce  qui  ne  l'est  point  ? 
Telle  n'est  plus  la  conviction  de  notre  âge  de 
critique.  Nous  avons  tant  multiplié  les  points 
de  vue,  si  habilement  rafïiné  les  interprétations, 
si  patiemment  cherché  la  genèse,  partant  la 
légitimité,  de  toutes  les  doctrines,  que  nous  en 
sommes  arrivés  à  penser  qu'une  âme  de  vérité- 
se  dissimule  dans  les  hypothèses  les  plus  con- 
tradictoires sur  la  nature  de  l'homme  et  ccllej 
de  Tunivers.  Et  comme,  d'autre  part,  il  n'est' 
pas  d'hypothèse  suprême  qui  concilie  toutes  les 
autres  et  s'impose  à  l'intelligence  dans  son  in- 
tégrité, une  anarchie  d'un  ordre  unique  s'est 
établie  parmi  tous  ceux  qui  réfléchissent.  Un 
scepticisme  sans  analogue  dans  l'histoire  des 
idées  en  dérive,  —  scepticisme  dont  M.  Renan 
est  chez  nous  le  plus  extraordinaire  représen- 
tant. Ce  mal  de  douter  même  de  son  doute  en- 
traîne avec  lui  un  cortège  d'infirmités  que  tous 
connaissent  :  vacillation  de  la  volonté,  com- 
promis sophistiques  de  la  conscience,  dilettan- 
tisme toujours  à  demi  détaché  et  toujours  indif- 
férent, —  toutes  faiblesses  qui  nous  rendent 
plus  enviables  encore  ceux  qui  ont  fait,  eux 
aussi,  le  tour  de  bien  des  idées  et  qui  n'ont  pas 


200       PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

perdu  les  grandes  vertus  de  jadis  :  solide  éner- 
gie du  caractère ,  invincible  rigueur  dans  la 
discipline  intime,  sérieuse  étreinte  de  la  réalité. 
Si  l'on  traçait  l'histoire  des  influences  dans 
notre  xix«  siècle  français,  bien  foncièrement  et 
irréparablement  désabusé,  on  serait  étonné  de 
trouver  que  tous  les  systématiques  ont  exercé 
sur  cette  époque  une  dictature,  même  quand 
ils  ne  la  méritaient  pas,  comme  tel  ou  tel  uto- 
piste sans  valeur,  —  à  plus  forte  raison  un 
systématique  d'une  rare  vigueur  d'esprit  et 
doublé  d'un  savant  de  premier  ordre. 

Donc  la  puissance  de  M.  Taine  sur  Popinion, 
puissance  obtenue  sans  qu'il  l'ait  désirée  ja- 
mais, —  et  ses  conflits  avec  les  diverses  nuan- 
ces de  cette  opinion,  conflits  provoqués  sans 
qu'il  s'en  soit  jamais  soucié,  s'expliquent  éga- 
lement par  les  effets  contradictoires  d'une  forme 
d'esprit  initiale.  Il  reste  à  montrer  comment 
cette  forme  d'esprit  s'est  développée  dans  un 
milieu  très  spécial,  et  quelle  a  été  son  œuvre. 
On  verra  que  ces  deux  élém^ents  une  fois  don- 
nés, une  certaine  conception  de  l'âme  humaine 
jUevait  naître  et  par  suite  une  certaine  conception 
"de  la  politique  contemporaine.  Ces  trois  points 


M.    TAINE  201 


I 


S  iccessifs  font  l'objet  des  trois  parties  ae  cette 

étuie. 


II 

LE    MILIEU 

De  ce  que  le  philosophe  ne  calcule  pas  le 
retentissement  immédiat  de  sa  doctrine,  il  ne 
suit  point  que  cette  doctrine  soit  absolument 
indépendante  du  milieu  où  elle  a  été  formée. 
Tout  système,  —  l'histoire  nous  le  démontre, 
—  se  rattache  par  le  plus  étroit  lien  aux  autres 
productions  de  l'époque  dans  laquelle  il  a  paru. 
Faut-il  beaucoup  de  réflexion  pour  comprendre 
qu'une  même  disposition  de  l'esprit  français 
s'est  manifestée  par  les  théories  de  Descartes, 
qui  séparaient  radicalement  la  pensée  et  la  ma- 
tière, rame  humaine  et  Tanimalité,  par  la 
poésie  de  Boileau  et  de  Racine,  et  par  la  pein- 
ture du  Poussin?  Un  même  moment  de  Tes- 
prit  germanique  a  mis  au  jour  Hegel  et  Gœthe, 
comme  un  même  moment  du  génie  anglais  a 
produit  le  théâtre  brutal  de  Wycherley,  les 
grossières  satires  de  Rochester  et  le  violent 


202  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

matérialisme  de  Hobbes.  Une  simple  analyse 
du  mot  système  permettait  d'ailleurs  de  con- 
clure aussi,  et  apriori,  à  la  parenté  profonde 
des  philosophes  et  de  leur  milieu.  Construire 
un  système,  n'est-ce  pas  achever  par  une  hypo- 
thèse explicative  la  somme  des  connaissances 
exactes  que  Texpérience  a  fourmes  ?  Nous  pos- 
sédons sur  Tunivers  et  sur  Thomme  une  cer- 
taine quantité  de  notions  positives,  nous  les 
coordonnons  et  nous  les  complétons  par  une 
théorie  g-énéraîe,  comme  un  géomètre  dessine 
une  circonférence  entière  d'après  le  simple 
fragment  d'un  cercle.  Plus  tard,  la  quantité 
des  notions  positives  sera  augmentée,  et  notre 
théorie  de  la  nature  et  de  Tesprit  se  trouvera 
ne  plus  correspondre  à  ces  données  nouvelles. 
L'arc  à  fermer  sera  plus  ouvert  et  le  rayon  de 
la  circonférence  devra  être  plus  grand.  Mais 
ces  notions  positives,  matière  indispensable  de 
notre  hypothèse,  comment  l'expérience  nous 
les  apporte-t-elle  ?  De  deux  façono  très  dis- 
tinctes, me  semble-t-il.  D*une  part,  le  philo- 
sophe connaît  les  résultats  généraux  des 
sciences  expérimentales  à  l'heure  où  il  travaille, 
et  il  y  conforme  son  imagination  d'inventeur 
d'idées.  D'autre  part,  ce  philosophe  a  subi,  du 


M.    TAINE  20^ 


moins  dans  son  enfance  er  dans  sa  jeunesse, 
les  influences  infiniment  multiples  et  complexes 
de  sa  famille  et  de  ses  amis,  de  sa  ville  et  de  sa 
contrée.  Sa  vie  sentimentale  et  morale  a  précédé 
ou  accompagné  sa  vie  intellectuelle.  Cette  se- 
conde initiation  se  mélange  à  la  première, 
quoi  que  le  penseur  en  ait,  si  bien  que  la  dé- 
couverte d'une  doctrine  se  trouve  être  à  la  fois 
un  roman  de  Tesprit  et  un  roman  du  cœur.  Je 
citerai  ici  encore  l'exemple  de  celui  que 
Schleîermacher  appelait  «  l'illustre  et  infortuné 
Spinoza  »  *,  et,  de  fait,  on  doit  toujours  en  re- 
venir à  cet  homme  prodigieux  quand  on  veut 
étudier  sur  place  un  exemplaire  accompli  de  la 
grande  existence  métaph3^sique.  Le  puissant 
système  exposé  dans  les  cinq  livres  de  l'Éthi- 
que n'a-t-il  pas  pour  fondement  positif,  d'a- 
bord les  notions  de  physique  et  de  mathéma- 
tique propres  à  la  science  du  xvii®  siècle,  et 
ensuite  les  notions  d'expérience  personnelle 
que  la  naïve  biographie  de  Golerus  nous  ré- 
vèle ?  Si  le  mélancolique  et  soufireteux  poitri- 
naire n'avait  pas  été  maudit  par  ses  frères  en 
religion,  persécuté  par  sa  famille,  dédaigné 
par  la  jeune  fille  qu'il  désirait  épouser,  s'il 
n'avait  senti,  dès  son  adolescence,  la  table  de 


204  PSYCHOLOGIE   CONTuMPORAINE 

fer  de  la  réalité  peser  sur  sa  personne  et  la 
meurtrir,  certes  il  n'aurait  pas  écrit  avec  une 
soif  si  évidente  d'abdications  des  vains  désirs 
les  terribles  phrases  où  se  complaît  son  stoï- 
cisme intellectuel  :  «  Ni  dans  sa  façon  d'exister, 
ni  dans  sa  façon  d'agir  la  nature  n'a  de  prin- 
cipe d'où  elle  parte  ou  de  but  auquel  elle 
tende...  »  ;  et  cette  autre,  qu'il  faut  relire  après 
le  consolant  Pater  noster  qui  es  in  cœlis  de 
l'Evangile  pour  en  mesurer  le  cruel  fatalisme  : 
«  Celui  qui  aime  Dieu  ne  peut  pas  faire  d'effort 
afin  que  Dieu  l'aime  en  retour. . .  » 

Qu'on  se  figure  maintenant  les  circonstan- 
ces parmi  lesquelles  a  grandi  M.  Taine,  et 
quelle  sorte  de  matière  à  mettre  en  œuvre  la 
société  a  fournie  aux  tentatives  de  cette  ima- 
gination philosophique  dont  il  était  doué.  Il  a 
eu  ses  vingt  ans  en  plein  Paris  de  la  fin  du 
règne  de  Louis-Philippe,  et  les  souvenirs  de 
ses  amis  d'École  normale,  —  ceux,  par 
exemple,  si  évidemment  sincères,  que  M.  Sar- 
cey  donnait  récemment  dans  la  Revue  politi- 
que^ —  nous  le  montrent  intéressé  par  toutes 
les  discussions  de  ses  camarades  d'alors,  et 
remuant  en  leur  compagnie  toutes  les  idées 
importantes  de  l'époque.  Étranges  annéoô  que 


M.    TAINE  205 


celles-là,  qui  se  sont  écoulées  aux  environs  de 
i85o,  années  douloureuses  et  qui  ont  con- 
sommé la  banqueroute  des  magnifiques  espé- 
rances de  la  première  moitié  du  siècle  I  En  lit- 
térature, le  romantisme  paraît  vaincu.  A-t-il 
tenu  ses  grandes  promesses  de  rénovation  es- 
thétique ?  ComnAent  ne  pas  en  douter,  lors- 
qu'on voit  tous  les  poètes  abdiquer  leur  art 
l'un  après  Tautre?  Le  seul 'Victor  Hugo  main- 
tient son  pennon,  et  il  vient  d'essuyer  la  dé- 
faite des  Burgraves,  Mais  Lamartine  s'occupe 
uniquement  de  politique  ;  mais  Alfred  de  Mus- 
set achève  de  noyer  son  génie  dans  Tivresse; 
mais  Théophile  Gautier  s'appelle  lui-même  un 

Vieux  rimeur  abruti  par  l'abus  de  la  prose, 

et  tourne  la  roue  de  son  feuilleton  avec  une 
mélancolie  d'esclave:  «  Qu'est-ce  qu'on  va 
encore  nous  faire  faire?...  »  disait-il  plus  tard  à 
M.  Théodore  de  Banville,  avouant  ainsi  la  se- 
crète douleur  de  toute  son  existence  de  journa- 
liste malgré  lui;  mais  Alfred  de  Vigny  s'est 
retiré  dans  sa  tour  d'ivoire  ;  mais  Sainte-Beuve 
a  enterré  sous  l'amoncellement  de  ses  études 
critiques  ce  poète  mort  jeune  que  la  plupart 

Z2 


206  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

des  hommes,  prétendait-il,  portent  en  eux; 
mais  Auguste  Barbier  a  perdu  ^e  souffle  ly- 
rique de  ses  ïambes.  C'en  est  fini  des  belles 
luttes  autour  des  chefs-d'œuvre  nouveau-nés, 
les  Mêditatiojîs  ou  les  Orientales^  et  c'en  est 
fini  aussi  de  l'exaltation  spiritualiste  qui  avait 
accompagné,  en  l'avivant,  la  ferveur  poétique 
des  jours  de  flamme.  Le  maître  de  la  Nuit  de 
Décembre,  Théodore  Jouffroy,  est  mort.  Les 
insuffisances  de  l'éclectisme  prôné  par  Victor 
Cousin  et  imposé  comme  une  doctrine  officielle 
éclatent  à  tous  les  yeux,  en  même  temps  que 
la  révolution  de  1 848  découvre  les  insuffisan- 
ces des  vingt  systèmes  de  sociologie  indépen- 
dante qui  avaient  foisonné  sous  le  régime  de 
Juillet.  Ce  sont  là  les  signes  extérieurs  d'une 
désagrégation  plus  profonde.  Sous  l'influence 
des  luttes  formidables  de  la  tragédie  révolu- 
tionnaire et  sous  le  prestige  de  l'étonnante  épo- 
pée impériale,  une  génération  avait  grandi, 
toute  pénétrée  du  concept  héroïque  de  la  vie, 
c'est  à- dire  que  les  jeunes  gens  qui  la  compo- 
j  saient,  :out  naturellement  s'étaient  nourris  de 
i  rêves  démesurés  et  grandioses.  Et  comment 
n'auraient-ils  pas  cru  à  la  toute-puissance,  à 
la  magie  même  de  la  Volonté  de  l'homme,  eux 


M.    TAINE  207 


qui  avaient  vu  un  monde  nouveau  sortir, 
jeune,  resplendissant  et  sublime,  du  sépulcre 
des  siècles  défunts,  une  Europe  s'écrouler,  une 
autre  s'élever,  et  un  simple  lieutenant  d'artille- 
rie réaliser  les  plus  extravagantes  chimères  de 
Tambition  la  plus  effrénée  par  la  seule  vigueur 
de  son  génie  et  Ténergie  de  ses  rudes  soldats? 
Puis,  ce  monde  nouveau  s'était  trouvé  tout  de 
suite  aussi  vieux  que  l'autre.  L'Europe  nou- 
velle ne  valait  pas  mieux  que  l'ancienne.  Le 
conquérant  était  mort  là-bas,  puis  ses  compa- 
gnons, un  par  un;  et  une  lèpre  de  médiocrité/, 
commençait  de  s'étendre  sur  les  mœurs  et  la| 
politique.  Voici  que  les  deux  brillants  départs,  | 
de  la  Restauration  d'abord,  puis  de  1800, 
aboutissaient  à  l'abaissement  des  caractères, 
à  la  matérialité  grossière  des  jouissances.  Le 
siècle  avait  manqué  son  œuvre  ! 

Pas  tout  entière  pourtant;  car,  au  milieu  de 
ces  décombres  universels,  un  arbre  pousse, 
dont  la  végétation  luxuriante  redouble  de  vi- 
talité dans  ce  paysage  de  mort.  Cet  arbre  aux 
frondaisons  touftues  et  sans  cesse  multipliées, 
c'est  la  Science.  Seule  elle  n'a  pas  menti  à  ses 
dévots.  Que  dis-je  ?  Elle  dépasse  les  espéran-  \i 
ces  les  plus  hardies.  Celui  qui  jette  ses  regards 


208  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 


sur  le  développement  scientifique  de  cette  pre- 
mière moitié  du  siècle,  après  avoir  contemplé 
la  misère  des  autres  entreprises,  peut-il  retenir 
un  élan  d'admiration?  Les  travaux  de  Fresncl 
sur  la  lumière,  ceux  d'Ampère  et  d'Arago  sur 
le  magnétisme  et  Télectricité,  ceux  de  Magen- 
die  et  de  Flourens  sur  le  système  nerveux,  je 
cite  au  hasard,  et  combien  d'autres  encore  !  ont 
renouvelé  tout  à  la  fois  notre  vue  théorique  de 
l'univers  et  nos  moyens  d'action  sur  les  forces 
naturelles.  Des  applications  pratiques  d'une 
incalculable  portée  sont  là  pour  témoigner  que 
la  besogne  accomplie  dans  les  laboratoires  est 
une  œuvre  de  réalité.  Pour  la  première  fois 
risis  entr'ouvre  son  voile.  L'homme  prend,  à 
la  fois  connaissance  et  possession  de  ce  cos- 
mos dont  la  splendeur  l'épouvantait  et  dont  le 
mystère  l'écrasait.  Et  quel  est  l'outil  de  ce  pro- 
grès quasi  merveilleux  ?  L'application  de  la 
méthode  y  a  suffi.  Quelle  méthode  ?  Celle  que 
Bacon  a  réduite  en  maximes  et  que  les  cher- 
cheurs pratiquent  uniquement:  rExpérience. 
De  cette  constatation  à  l'enthousiasme,  à  l'ido- 
lâtrie envers  cette  méthode  unique,  il  n'y  a 
qu'un  pas,  et  les  jeunes  hommes  que  cette  pro- 
digieuse fécondité  de  la  science  enivre  d'''es- 


M.    TAINE  20Q 


poir,  comme  les  hommes  faits  qu'elle  console 
après  de  si  durs  mécomptes,  Font  bientôt 
franchi.  Une  sorte  de  logique  invincible  et  in- 
consciente s'agite  en  nous,  qui  contraint  les 
plus  rebelles  à  pousser  jusqu'au  bout  de  leurs 
idées.  Si  derrière  la  science,  il  y  a  la  méthode, 
derrière  la  méthode  il  y  a  quelque  chose  en- 
core. Ce  quelque  chose,  qui  constitue  Pessence 
même  de  la  recherche  expérimentale,  c'est  le 
^ait.  Établir  une  expérience,  c'est  déterminer 
un  ou  plusieurs  faits,  rien  de  plus.  La  science 
a  été  sur  la  voie  de  sa  prospérité  du  jour  oii 
les  savants  ont  eu  le^  culte,  la  passion  exclu- 
sive du  fait  et  rien  que  du  fait.  Nos  gens  au- 
ront donc,  eux  aussi,  la  religion  du  fait  puis- 
qu'ils ont  la  religion  de  la  méthode.  Vous 
souvenez-vous  du  roman  de  Dickens  oij  le  po- 
sitivisme anglais  s'incarne  dans  un  personnage 
de  condition  et  de  culture  moyennes  qui  n'a 
jamais,  peut-être,  entendu  parler  de  l'induc- 
tion, mais  chez  qui  la  manie  de  la  notion 
exacte  et  sèche  est  entrée  par  chaque  pore:  «A 
présent,  s'écrie-t-il,  ce  qu'il  me  faut,  ce  sont 
des  faits-,  n'enseignez  à  ces  filles  et  à  ces  gar- 
çons que  des  faits.  On  n'a  besoin  que  des  faits 
dans  la  vie.  Ne  plantez  rien  autre  chose  en 
-^  il. 


210  PSYCHOLOGIE    CONTEMPORAINE 


eux.  Déracinez  en  eux  toute  autre  chose.  Vous 
ne  pourrez  former  l'esprit  d'un  animal  raison- 
nable qu'avec  des  faits...  »  C'est  la  traduction, 
ce  discours,  de  la  parole  intérieure  que  se  pro- 
noncent neuf  Anglais  sur  dix,  de  celle  que  se 
prononcèrent  beaucoup  de  Français  vers  i85o. 
C'est  alors,  en  effet,  que  le  héros  du  roman 
et  du  théâtre  cesse  d'être  le  mélancolique,  ou 
poitrinaire  ou  révolté,  toujours  en  désaccord 
^vec  les  circonstances,  pour  devenir  le  brutal 
et  rude  manieur  de  réalités  que  M.  Alexandre 
Dumas  fils  a  si  hardiment  posé  sur  la  scène. 
L'expression  d'  «  homme  fort  »  est  à  la  mode. 
Elle  signifie  une  exploitation  intelligente  et 
peu  scrupuleuse  du  fait  bien  compris.  Et  d'une 
extrémité  à  l'autre  de  la  société,  cette  exploita- 
tion s'installe.  Tout  en  haut,  c'est  au  nom  du 
fait  accompli  que  le  régime  impérial  se  fonde 
et  prospère  ;  tout  en  bas,  c'est  vers  le  succès, 
la  jouissance  immédiate,  la  fortune  et  le  luxe, 
que  tendent  les  efforts  des  travailleurs.  D'Idéal 
politique,  il  n'est  plus  question.  La  faillite  des 
rêves  socialistes  ou  libéraux  paraît  définitive. 
L'Idéalisme  est  vaincu  également  dans  la  litté- 
rature. Au  lyrisme  fougueux  succède  l'obser- 
vation implacable,  et  la  prose  précise  de  Vol- 


M.    TAINE  211 


taire  recommence  d'être  en  vogue.  C'est  l'épo- 
que où  les  vastes  travaux  de  confort  national 
s'accomplissent  avec  une  ampleur  extraordi- 
laire,  oii  le  suffrage  universel  devient  le  pro- 
cédé unique  du  gouvernement,  parce  qu'il  a  la 
valeur  indiscutable  du  chiffre.  L'instruction 
publique  s'organise  en  vue  d'assurer  à  rensei- 
gnement des  sciences  un  triomphe  sur  ren- 
seignement des  lettres.  Des  programmes  de 
l'ancienne  classe  de  philosophie,  qui  était  une 
école  de  spéculation,  qu'a-t-on  retenu?  la  lo- 
gique, c'est-à-dire  la  portion  sèche  et  techni- 
que, mais  stricte  aussi,  mais  positive.  Toutes 
ces  tentatives  se  fondent  en  une  sorte  de  cou- 
rant mélangé  qui  bouillonne  et  n'a  pas  une 
rive  très  nette.  A  trente  années  de  distance,  la 
direction  est  reconnaissable.  C'est  après  coup 
que  Tunité  d'un  temps  se  dessine.  De  menus 
détails  de  mœurs  la  révèlent,  mieux  encore  les 
noms  des  personnages  originaux  qui  furent  les 
chefs  de  file  des  grandes  besognes.  Cette  en- 
trée du  second  Empire  dans  l'histoire  a  eu 
pour  grand  homme  politique  le  duc  de  Morny, 
—  pour  grand  auteur  dramatique  M.  Alexan- 
dre Dumas  fils,  pour  grands  romanciers 
M.  Gustave  Flaubert  et  les  frères  de  Concourt. 


212        PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 


M.  Taine  aura  été  son  grand  philosophe.  Je 
n'entends  point  par  là  qu'il  n'y  ait  pas  eu  d'au- 
tres politiciens,  d'autres  artistes  en  œuvres  d'i- 
magination, d'autres  penseurs,  et  qu'ils  n'aient 
valu  ceux  dont  je  viens  d'écrire  les  noms,  si 
même  ils  ne  les  ont  surpassés.  N'importe! 
Ceux-là  ont  au  front  cette  marque  spéciale 
d'avoir  été,  chacun  dans  un  genre,  les  repré- 
sentants d'une  même  poussée  d'idées.  M.  Taine 
en  a  donné,  ce  me  semble,  la  plus  abstraite 
et  par  suite  la  plus  profonde  formule. 

Tout  le  système  philosophique  de  M,  Taine 
était  dressé  dans  son  esprit  dès  ses  premiers 
livres.  On  en  trouvera  un  résumé  d'une  clarté 
supérieure  dans  les  deux  chapitres  qui  termi- 
nent les  Philosophes  classiques  du  xix®  siècle, 
—  chapitres  composés,  nous  dit  la  préface, 
ainsi  que  le  reste  de  l'ouvrage,  exactement  en 
i852,  et  sous  l'influence  des  Hbres  causeries 
avec  quelques  jeunes  gens  très  distingués  de 
cette  époque.  A  lire  la  préface  de  V Intelli- 
gence^ où  l'auteur  a  ramassé  comme  en  un 
corps  de  doctrine  ses  certitudes  et  ses  hypo- 
thèses sur  la  pensée  et  sur  la  nature,  il  est  aisé 
de  constater  que  le  système,  pareil  à  quelque 
édifice  d'une  savante  et  forte  architecture,  n'a 


M.    TAINE  21  J 


pas  bougé.  Considéré  dans  ce  qu'il  a  d'ess^n 
tiel,  ce  système  se  ramène  à  concevoir  le  moi 
comme  constitué  par  une  série  de  petits  faits 
qui  sont  des  phénomènes  de  conscience,  et  la 
nature  comme  formée  par  une  série  aussi  de 
petits  faits  qui  sont  des  phénomènes  de  mouve- 
ment. Le  philosophe  est  formel  sur  ces  deux 
points  :  «  11  n'y  a  rien  de  réel  dans  le  woi, 
dit-il,  sauf  la  file  de  ses  événements...  »  En 
d'autres  termes,  pas  plus  dans  le  moi  que  dans 
les  corps,  M.  Taine  n'admet  une  substance 
permanente  et  cachée  qui  soutienne  les  qualités, 
et  qui  survive,  identique  et  durable,  aux  évé- 
nements accidentels  et  passagers.  Des  fusées 
de  phénomènes  caducs,  qui  montent  quelques 
minutes  ou  quelques  heures,  puis  s'abîment 
irréparablement,  —  tel  est  pour  lui  le  monde. 
C'est,  comme  on  voit,  une  réapparition  de  l'an- 
tique hypothèse  d'Heraclite  sur  l'écoulement 
universel.  Pour  nous  représenter  ce  moi  et 
cette  nature,  ce  sont  donc  de  petits  faits  qu'il 
faut  connaître  et  qu'il  faut  classer.  La  méthode 
se  trouve  être  la  même  dans  les  sciences  dites 
morales  et  dans  les  sciences  dites  naturelles. 
Dans  les  unes  comme  dans  les  autres,  c'est  par 
une  analyse  qu'on  doit  commencer.  Je  sup- 


214  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

pose  que  j'aie  à  étudier  la  personnalité  d'un 
écrivain  ou  d'un  grand  général,  je  ne  procé- 
derai pas  autrement  qu'un  chimiste  placé  de- 
vant un  gaz,  ou  qu'un  physiologiste  en  train 
d'examiner  un  organisme.  Je  dresserai  par  voie 
d'observation  une  liste  des  petits  faits  qui  cons- 
tituent cet  écrivain  ou  ce  général  ;  et  cette  liste 
une  fois  dressée,  je  déterminerai,  par  voie  d'in- 
duction, les  faits  dominateurs  qui  commandent 
les  autres,  comme  dans  un  arbre  les  plus 
grosses  branches  commandent  les  moindres. 
Il  est  ainsi  des  phénomènes  initiaux  et  généra- 
teurs, de  qui  les  autres  dérivent.  Transformez- 
les,  une  transformation  totale  suit.  Comprenez- 
les,  vous  comprendrez  tous  les  phénomènes 
secondaires.  Dans  un  animal,  la  nutrition,  par 
exemple,  est  un  de  ces  phénomènes  initiaux. 
Dans  un  écrivain,  comme  dans  un  général,  ce 
sera  le  genre  d'imagination.  Le  génie  de  Mi- 
chelet  découle  tout  entier  de  la  lucidité  mer- 
veilleuse avec  laquelle  il  se  représentait  des 
états  de  sensibilité;  celui  de  Napoléon  de  sa 
puissance  de  vision  topographique.  Que  le  pre- 
mier eût  été  incapable  de  se  configurer  des 
intérieurs  d'âmes,  et  le  second  des  saillies  de 
terrain,  ni  l'histoire  de  France  n'eût  été  écrite, 


M.    TAINE  215 


ni  la  bataille  d'Austerlitz  n'eût  été  gagnée.  Ces 
quclquts  faits  initiaux  et  générateurs  une  fois 
trouvés,  il  reste  à  les  rattacher  à  d'autres  encore 
qui  soient  plus  haut  placés  dans  la  hiérarchie 
des  causes.  Cette  imagination  particulière  à 
rhomme  est  due  à  Thirédité.  Dans  l'individu, 
il  s'agit  donc  de  déterminer  la  race.  Le  déve- 
loppement de  la  race  tient  lui-même  à  des  con^ 
ditions  spéciales  de  milieu.  Arrivés  à  ce  degré, 
il  est  possible  de  monter  plus  haut  encore  et  de 
rattacher  à  un  fait  suprême,  loi  générale  de 
Tesprit,  tous  les  faits  petits  ou  grands  dont 
nous  avons  suivi  la  filière.  C'est  Tœuvre  de  la 
science  de  la  pensée  de  ramasser  ainsi  en  quel- 
ques lois  très  simples  toute  la  série  de  ses  ex- 
périences, c'est  l'œuvre  aussi  de  la  science  des 
corps.  Il  s'agit  de  résumer  enfin  ces  quelques 
lois  générales,  —  qui  ne  sont,  remarquons-le, 
que  des  faits  très  généraux,  —  «  jusqu'à  ce 
qu'enfin  la  nature,  considérée  dans  son  tond 
subsistant  apparaisse  à  nos  conjectures  comme 
une  pure  loi  abstraite,  qui,  se  développant  en 
lois  subordonnées,,  aboutit  sur  tous  les  points 
de  rétendue  et  de  la  durée  à  Téclosion  inces- 
sante des  individus  et  au  flux  inépuisable  des 
événements...  » 


2l6  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

La  portée  de  cette  doctrine  n'est  pas  en  q'ies- 
tion.  Seule,  sa  valeur  de  psychologie  sociale 
nous  intéresse.  Il  n'est  pas  malaisé  d'aperce- 
voir que  deux  éléments  ont  contribué  à  façonner 
cette  conception  de  l'univers.  Le  premier  est 
l'Hégélianisme.  Dans  une  forte  étude  sur  Car- 
lyle,  M.  Taine,  après  avoir  déclaré  que  notre 
principal  travail  est  de  repenser  les  idées  de 
la  grande  métaphysique  allemande,  les  ex- 
prime ainsi  :  «  Elles  se  réduisent  à  une  seule, 
celle  du  développement  [entwickelung)  qui 
consiste  à  représenter  toutes  les  parties  d'un 
groupe  comme  solidaires  et  complémentaires, 
en  sorte  que  chacune  d'elles  nécessite  le  reste, 
et  que,  toutes  réunies,  elles  manifestent  par 
leurs  successions  et  par  leurs  contrastes  la  qua- 
lité intérieure  qui  les  assemble  et  les  produit.  » 
Cette  qualité  intérieure,  Hegel  l'appelle  Vidée 
du  groupe.  M.  Taine  l'appelle  un  Fait  domi- 
nateur. C'est  qu'il  introduit  dans  l'Hégélia- 
nisme un  principe  étranger  qu'il  emprunte  à 
la  science  et  à  l'esprit  positiviste  de  l'époque. 
Les  vagues  et  vaporeuses  formules  se  solidi- 
fient sous  sa  main  de  Français  perspicace  et  que 
les  mots  ne  trompent  point.  Là  où  Hegel  aurait 
mis  une  dissertation,  M.  Taine  met  une  des- 


1 


M.    TAINE  217 


cription.  L'anecdote  soigneusement  choisie 
tient  dans  ses  pages  la  place  de  la  phrase  abs- 
traite et  sans  contour  saisissable.  Partout  et 
toujours  c'est  un  effort  pour  installer  la  mé- 
thode de  la  science.  Avec  quelle  exaltation 
presque  enivrée  il  parle  de  cette  science  et  de 
l'avenir  qu'elle  nous  prépare  :  «...  Elle  ap- 
proche enfin  et  elle  approche  de  Thomme.  Elle 
a  dépassé  le  monde  visible  et  palpable  des 
astres,  des  pierres,  des  plantes,  oii  dédaigneu- 
sement on  la  confinait.  C'est  à  l'âme  qu'elle  se 
prend,  munie  des  instruments  exacts  et  per- 
çants dont  trois  cents  ans  d'expérience  ont 
prouvé  la  justesse  et  mesuré  la  portée.  Elle 
apporte  avec  elle  un  art,  une  morale,  une  po- 
litique, une  religion  nouvelle,  et  c'est  notre 
affaire  aujourd'hui  de  les  chercher!...  »  Avec 
quelle  confiance  il  assigne  pour  but  idéal  à 
toute  recherche  «  la  découverte  de  petits  faits, 
bien  choisis,  importants,  significatifs,  ample- 
ment circonstanciés  et  minutieusement  no- 
tés... »  !  Et  comme  il  se  comprend  que  la  gé- 
nération, alors  nouvelle,  dont  il  exprimait  la  foi 
profonde,  avec  des  formules  nettes  comme  un 
axiome  de  mathématique  et  vibrantes  comme 
les  strophes  d'un  hymne,  ait  reconnu  en  lui 

i3 


2lB  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 


rinitiateur,  l'homme  qui  voyait  la  terre  pro- 
mise et  en  racontait  par  avance  les  rajeunis- 
santes, les  mystérieuses  délices  I 


III 

L^AME    HUMAINE    ET   LA   SCIENCE 

«  C'est  à  rame  que  la  science  va  se  pren- 
dre... »  Ce  mot  contient  en  germe  toute  Tœuvre 
tentée  par  M.  Taine.  Si  Ton  considère  la  quan- 
tité des  matières  traitées,  cette  œuvre  est  mul- 
tiple et  variée  comme  la  vie  même;  si  Ton 
considère  la  permanence  immuable  de  Tidée 
directrice,  elle  apparaît  simple  et  serrée  comme 
un  traité  de  géométrie.  Elle  se  résume  dans 
l'application  de  la  théorie  des  petits  faits,  et 
dans  rhypothèse  que  tous  les  phénomènes  de  la 
vie  intellectuelle  ou  volontaire  ont  une  raison 
suffisante  de  leur  existence  dans  un  ou  plusieurs 
phénomènes  antécédents.  En  admettant  que 
les  petits  faits  qui  constituent  le  moi  peuvent 
être  étudiés  par  les  procédés  de  la  méthode 
expérimentale,  et  par  conséquent  que  la  psy- 
chologie est  une  science,  M.  Taine  se  sépare 


M.    TAINE  219 


de  récole  matérialiste,  laquelle  réduit  toute  la 
portion  exacte  de  l'étude  de  Tâme  à  un  cha- 
pitre de  physiologie.  M.  Taine  a  vu  très  pro- 
fondément qu'un  phénomène  de  conscience, 
une  idée  par  exemple,  est  la  cause  d'une  série 
d'autres  phénomènes  de  conscience,  quelle  que 
soit  d'ailleurs  la  modification  physiologique 
correspondatite.  Par  suite,  quand  bien  même 
nous  ferions  de  l'âme  une  simple  fonction  du 
cerveau,  nous  n'en  devrions  pas  moins  étudier 
la  vie  intérieure  en  tant  que  vie  intérieure,  et  du 
point  de  vue  de  la  pensée  en  tant  que  pensée. 
Mais  il  se  sépare  aussi  de  la  psychologie  clas- 
sique, telle  que  les  Ecossais  et  Jouffroy  l'avaient 
définie,  en  abandonnant  la  méthode  de  la  ré- 
flexion personnelle  et  solitaire  pour  lui  substi- 
tuer celle  de  l'enquête  universelle  et  de  l'expé- 
rience multipliée.  Au  regard  de  M.  Taine,  tout, 
dans  l'existence  de  l'homme,  intéresse  le  psy- 
chologue et  lui  fournit  un  document.  Depuis  la 
façon  de  meubler  une  chambre  et  de  servir  une 
table,  jusqu'à  la  manière  de  prier  Dieu  et  d'ho- 
norer les  morts,  il  n'est  rien  qui  ne  mérite 
d'être  examiné,  commenté,  interprété,  car  il 
n'est  rien  où  l'homme  n'ait  engagé  quelque 
chose  de  sou  être  intime.  Garlyie  a  écrit  le 


220  PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 


Sartor  resartus^  ouvrage  énigmatique  où  il 
développe  une  philosophie  du  costume  et  dis- 
serte sur  la  politique  et  l'histoire  à  propos  de 
tabliers  et  de  culottes.  Il  n'a  fait  qu'exagérer 
jusqu'à  la  bouffonnerie  une  vérité  féconde, 
posée  par  Balzac  dans  la  préface  générale  de 
la  Comédie  Humaine^  à  savoir  :  «  que  l'homme, 
par  une  loi  qui  est  à  rechercher,  tend  à  repré- 
senter ses  mœurs,  sa  pensée  et  sa  vie,  dans 
tout  ce  qu'il  approprie,  à  ses  besoins...  »  C'est 
dire  du  même  coup  qu'aucune  manifestation, 
si  menue  soit-elle,  n'est  absolument  insigni- 
fiante et  négligeable.  Mémoires  et  correspon- 
dances, monographies  historiques  et  romans 
d'analyse,  œuvres  des  artistes  et  travaux  des 
artisans,  —  l'investigation  du  savant  doit  dé- 
pouiller tous  ces  dossiers  des  passions  grandes 
ou  petites.  Apercevez- vous  l'ampleur  énorme 
que  prend  soudain  l'étriquée  et  grêle  science 
des  Thomas  Reid  et  des  Dugald  Stewart  ?  Com- 
prenez-vous aussi  de  quelle  importance  devient 
dans  cette  psychologie  l'hypothèse  du  détermi- 
nisme universel  que  j'indiquais  tout  à  l'heure 
comme  essentielle  au  système  de  M  Taine? 
Supposons  que  tout  phénomène  de  la  vie  mo- 
rale n'est  pas  déterminé  par  un  ou  plusieurs 


M.    TAINE  221 


phénomènes  antécédents;  en  d^autres  termes, 
admetton"i  qu'il  y  ait  spontanéité  et  liberté  dans 
rame,  au  sens  usuel  de  ces  mots  :  Tédifice 
croule  tout  entier.  Cest  là  le  point  attaquable 
de  la  doctrine.  Cette  psj'chologie  est  bien  cons- 
tituée comme  une  science,  mais  elle  repose  sur  : 
un  postulat  de  métaphysique. 

Dans  cet  immense  empire  de  la  science  de 
Pâme,  ainsi  étendu  à  tous  les  faits  de  la  nature 
humaine  et  de  la  société,  M.  Taine  a  choisi 
comme  sujet  particulier  de  ses  études  le  do- 
maine de  la  production  littéraire  et  artistique.^ 
C'est  un  fait  encore  que  cette  production,  et 
capital,  que  le  philosophe  doit  examiner  dans 
1^  plus  grand  nombre  de  ses  cas  et  les  plus 
variés.  La  Grèce  et  Rome,  l'Italie  de  la  Re- 
naissance, la  France  des  trois  dernier»  siècles 
et  l'Angleterre  de  tous  les  âges,  dans  combien 
de  milieux  et  de  moments  divers  l'auteur  de 
V Intelligence  n'a-t-il  pas  considéré  ce  phéno- 
mène de  la  formation  de  Toeuvre  d'art  ?  L'his- 
toire lui  est  apparue  comme  une  vaste  expé- 
rience instituée  par  le  hasard  pour  le  bénéfice 
du  psychologue,  et,  grâce  à  elle,  il  a  renouvelé 
ou,  si  Ton  veut,  déplacé  toute  \à  doctrine  de 
Tancienne  critique,  puis  par  contre -coup,  les 


222  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

points  de  vue  des  artistes  nourris  de  ses  théo- 
ries. Un  premier  caractère  de  ce  renouvelle- 
ment a  été  la  suppression  complète  de  l'idée 
de  la  moralité  dans  les  œuvres  d'art.  Pour  se 
demander,  en  effet,  comme  aurait  pu  le  faire 
un  La  Harpe,  un  Gustave  Planche  et  même 
un  Sainte-Beuve  au  moins  dans  ses  premiers 
essais,  si  un  livre  ou  un  tableau  a  une  portée 
morale  qui  mérite  l'éloge  ou  qui  commande  le 
blâme,  il  faut  admettre  que  l'écrivain  et  le 
peintre  ont  exécuté  leur  ouvrage  par  un  acte 
de  volonté  responsable,  hypothèse  qui  con- 
tredit manifestement  le  principe  déterministe, 
appliqué  partout  par  M.  Taine.  Qu'il  le  sache 
ou  non,  celui  qui  juge  un  produit  de  Tesprit 
fonde  son  arrêt  sur  une  théorie  particulière  de 
l'esprit.  Un  livre  ou  un  tableau  était  pour  Ta- 
depte  de  l'antique  psychologie  Teffet  d'une 
cause  individuelle.  Un  analyste  de  Técole  de 
M.  Taine  aperçoit  dans  cet  effet,  comme  dans 
tout  autre,  l'aboutissement  d'une  série  de  causes 
partielles  qui,  elles-mêmes,  sont  des  eflets  par 
rapport  à  d'autres  causes  dominatrices,  et  ainsi 
de  suite  indéfiniment.  C'est  la  phrase  du  poète 
stoïcien  :  «  EUe  descend  depuis  la  prerjière 
origine  du  monde,  —  la  série  des  causes,  e* 


M.    TAINE  223 


toutes  les  destinées  sont  en  souffrance,  —  si  ta 
essaies  de  changer  quoi  que  ce  soit...  »  Pour 
M.  Taine,  comme  pour  Spinoza,  comme  pour 
les  panthéistes  de  tous  les  temps,  la  somme 
entière  des  forces  conspire  à  mettre  au  jour  le  ; 
moindre  petit  fait,  et  derrière  chacun  de  ces 
petits  faits  l'imagination  du  songeur  aperçoit 
des  files  indéfinies  d'événements.  De  ce  royaume^ 
de  la  nécessité  absolue,  toute  appréciation  du 
Bien  et  du  xMal  est  bannie,  —  ajoutons  toute 
appréciation  du  Beau  et  du  Laid  ;  ou  du  moins 
la  laideur  et  la  beauté  apparaissent  sous  un 
angle  très  singulier.  Le  groupe  de  faits  qui  pro- 
duit sur  mon  esprit  une  impression  que  j'éti- 
quette  du  terme  de  beauté,  n'est  pas  isolé  du 
groupe  de  faits  qui  produit  sur  ce  même  esprit 
rimpression  de  laideur,  puisque  tout  se  tient 
d'une  façon  étroite  dans  la  vaste  série  des  évé- 
nements qui  composent  le  monde.  Mon  impres- 
sion seule  établit  la  dififérence;  mais,  si  je  veux 
sortir  de  cette  impression  et  raisonner,  je  dois 
convenir  que  je  suis  en  présence  des  mêmes 
forces,  lesquelles  ont,  dans  un  cas,  produit  la 
réussite,  et  dans  l'autre  Tavortement,  par  une 
même  nécessité  de  nature.  Arrivé  à  ce  degré  de 
l'analyse,  je  suis  tout  voisin  de  m'intéresser  à 


y 


224  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

Tavortement  aussi  bien  qu'à  la  réussite  ;  surtout 
lorsque  je  découvre  que  chez  un  même  auteur, 
par  exemple,  l'avortement  de  certaines  parties 
du  talent  était  la  condition  de  la  réussite  du 
reste.  Gettû  même  imagination  de  la  sensibilité 
qui  a  servi  d'instrument  divinatoire  à  Michelet 
dans  son  étude  des  guerres  de  religion  devait, 
à  de  certains  moments  et  en  présence  de  cer- 
tains hommes,  le  conduire  à  d'étranges  excès 
d'injustice,  et  comprenant  Michel-Ange  et  Lu- 
ther comme  il  a  fait,  il  ne  pouvait  comprendre 
et  n'a  compris  ni  Montaigne  ni  Bonaparte. 
Les  qualités  de  son  style  dérivent  aussi  de  cette 
imagination  et  lui  imposent  ses  défauts.  A  me 
pénétrer  de  cette  vérité,  je  suis  tout  près  de  ne 
pJus  admirer  dans  Thistorien  que  cette  imagi- 
nation toute-puissante,  et  comme  cette  puis- 
sance se  manifeste  dans  les  défauts  au  moins 
au'fant  que  dans  les  qualités,  à  aimer  passion- 
nément ces  défauts  nécessaires  et,  par  suite, 
précieux.  L'œuvre  d'art  ne  m'intéresse  plus  en 
elle-même,  elle  est  un  signe  des  causes  pro- 
fondes qui  l'ont  amenée  à  la  lumière.  Ce  sont 
ces  causes  que  j'étudie  en  elle,  par  suite  c'est 
l'énergie  de  ces  causes  qui  m'émeut,  m'étonne, 
me  ravit.  Par  suite  encore,  les  vertus  d'arran- 


I 


M.    TAINE  225 


gciijcnt,  l'harmonie  régulière,  la  parfaite  déli- 
catesse, la  mesure  souveraine  auront  pour  moi 
un  attrait  moindre  que  l'outrance  et  les  heurts 
violents.  Les  œuvres  très  équilibrées  sont  des  v 
signes  aussi,  mais  des  signes  moins  apparents,  J 
et  de  puissances  moins  déchaînées. 

Examinons  en  effet  quels  auteurs  M.  Taine 
comprend  le  plus  vivement,  et  quels  styles  il 
goûte  avec  la  plus  visible  sympathie.  C'est, 
parmi  les  modernes,  Michelet  justement  et 
c'est  Balzac.  Au  xyiii"  siècle,  c'est  Saint-Simon. 
Chez  les  Anglais,  il  admire  entre  tous  Shakes- 
peare, le  douloureux  Swift  et  Carlyle,  —  tous 
écrivains  dont  la  qualité  maîtresse  est  d'être 
sii^nijicatifs  au  plus  haut  point.  Chez  eux  du 
moins  l'attache  qui  unit  l'artiste  à  son  œuvre 
est  toute  visible,  et  leurs  livres  sont  réellement 
de  la  «  psychologie  vivante.  »  Il  y  a  plaisir 
certes,  et  comme  une  ivresse,  à  voir  une  faculté 
grandir  dans  un  cerveau  jusqu'à  y  devenir 
démesurée.  Elie  se  dérègle,  elle  déborde,  bri- 
sant les  règles  de  l'esthétique,  s'exaspérant  en 
inventions  de  toutes  sortes,  recréant  à  nouveau 
la  langue,  effrénée,  dangereuse,  incomparable! 
La  chétive  individualité  du  poète  s'efface  et 

i3. 


2  26  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

laisse  apparaître  quelque  loi  grandiose  de  l'intel- 
ligence dont  la  splendeur  rayonne  et  nous  ravit. 
Il  est  probable  qu'un  physiologiste  de  grand 
esprit  éprouve  devant  des  morceaux  de  pein- 
ture une  impression  analogue  à  celle  qui  saisit 
M.  Taine  devant  une  page  de  prose  ou  de  poé- 
sie. Sous  les  magnifiques  carnations  et  parmi 
les  déploiements  des  nobles  corps  d'une  toile 
de  Rubens,  vraisemblablement  ce  savant  aper- 
çoit la  mise  enjeu  des  fonctions  de  la  vie  phy- 
sique et  rintelligence  supérieure  des  lois  pro- 
fondes qui  la  gouvernent.  C'est  la  profondeur 
de  ces  lois  et  l'intensité  de  ces  fonctions  qui 
l'intéressent.  Il  est  légitime  de  sentir  ainsi, 
comme  il  est  légitime  de  s'en  tenir  au  point  de 
vue  contraire  et  de  considérer  les  œuvres  d'art 
non  plus  comme  significatives^  mais  comme 
suggestives.  Ainsi  font  les  poètes  et  les  amou- 
reux... Une  femme  délicate  et  tendre  se  trouve 
seule  dans  son  salon  intime,  par  une  après- 
midi  voilée  d'hiver.  Au  dehors  c'est  un  ciel 
de  brouillard  et  de  suie  qui  pèse  sur  la  ville  où 
se  déchaîne  la  foule  brutale.  Elle  devine  ce 
ci.ely  sans  en  rien  voir,  à  la  mélancolie  qui  la 
gagr.e,  quoique  le  store  d'un  bleu  si  pâle  soit 
baissé  déjà,  et  tamise  la  lumière  triste  avec 


M.    TAINE  227 


une  tendresse  voluptueuse.  Cette  lumière,  d'une 
demi-teinte  presque  surnaturelle,  semble  ca- 
resser les  objets  qui  entourent  la  jeune  femme, 
chers  objets,  muets  pour  les  autres,  mais  qui 
lui  racontent  si  doucement,  à  elle,  Thistoire 
des  bonheurs  qu'elle  n'aura  pas  ou  qu'elle 
n'aura  plus.  Dans  leurs  cadres  ciselés  et  sur 
la  petite  table,  sur  la  cheminée,  sur  le  guéri- 
don, les  portraits  de  cejx  qu'elle  aime  sont 
épars,  et  jurent  que  les  êtres  dont  ils  gardent 
la  ressemblance  sont  ailleurs,  séparés  de  celle 
qui  songe  à  eux,  par  la  distance,  par  la  vie,  ou 
parla  mort.  Les  meubles  sur  lesquels  elle  pro- 
mène ses  yeux,  que  noie  une  ombre  intérieure, 
donnent  à  la  chambre  comme  un  visage  par 
leur  rangement  familier  et  leur  forme  connue. 
Nostalgique  et  frémissante,  elle  prend  un  re- 
cueil de  poésie  dans  le  casier  oii  reposent  ses 
livres  préférés.  Le  feu  brûle  paisiblement. 
Abandonnée  sur  sa  chaise  longue,  elle  lit  au 
hasard,  et  comme  elle  n'a  pas  de  signet  sous 
sa  main,  il  lui  arrive,  quand  elle  s'interrompt 
de  sa  lecture,  de  tirer  une  épingle  de  ses  beaux 
cheveux  et  de  la  glisser  entre  les  feuillets.  Le 
hvre  lui  parle,  à  elle  aussi,  comme  au  philo- 
sophe, mais  il  lui  parie  par  évocation.  Au  lieu 


228  PSYCHOLOGIE    CONTEMPORAINE 


d'apercevoir  derrière  les  phrases  la  main  qui 
les  écrivait,  le  corps  auquel  tenait  cette  main, 
la  poussée  du  sang  dans  ce  corps,  et  aussi  la 
poussée  des  images,  toutes  les  sourdes  et  pro- 
fondes origines  animales  du  talent,  elle  aper- 
çoit le  songe  du  poète,  l'au-delà  inexprimable 
et  mystérieux  dont  il  a  su  faire  comme  un  halo 
à  ses  vers.  Elle  lit  dans  Lamartine  ce  frag- 
ment divin  : 

Des  pêcheurs  un  matin  virent  un  corps  de  femme 
Que  la  vague  nocturne  au  bord  avait  roulé. 
Même  à  travers  la  mort  sa  beauté  touchait  l'âme... 

Elle  lit  dans  le  Livre  de  Lazare  de  Henri 
Heine  les  navrantes  Réminiscences  :  «  Ce 
sont  surtout  les  larmes  de  la  pethe  Juliette  qui 
me  fendent  le  cœur...  »,  dans  Sully-Prud- 
homme,  les  idéales  strophes  des  Vaines  ten- 
dresses: 

Il  leur  faut  une  amie  à  s'attendrir  facile... 

Derrière  les  pages  vaguement  teintées  du 
cher  livre,  devine-t-elle,  comme  M.  Taine, 
«  un  homme  ayant  fait  ses  classes  et  voyagé, 
avec  un  habit  noir  et  des  gants,  bien  vu  des 
dames  et  faisant  le  soir  cinquante  saluts  et 


M.    TAINE  229 


une  vingtaine  de  bons  mots  dan?,  le  monde,  li- 
sant les  journaux  le  matin,  ordinairement  logé 
à  un  second  étage,  point  trop  gai  parce  qu'il  a 
des  nerfs,  surtout  parce  que,  dans  cette  épaisse 
démocratie  où  nous  nous  étouffons,  le  discré- 
dit des  dignités  officielles  a  exagéré  ses  pré- 
tentions en  se  rehaussant  son  importance,  et 
que  la  finesse  de  ses  sensations  habituelles  lui 
donne  quelque  envie  de  se  croire  Dieu...?  »  Il 
est  possible  que  ce  soit  là  comme  l'impur  et 
fécond  terreau  de  la  belle  fleur,  et  que  cette 
poésie,  raffinée  jusqu'à  en  être  poignante,  soit 
l'effet  visible  de  ces  causes  cachées.  Mais,  préci- 
sément, ces  stances  délicieuses,  pour  la  jeune 
femme  qui  s'en  grise  le  cœur  par  cette  ensor- 
celante après-midi  du  jour  voilé  d'hiver,  ne 
soTit  pas  un  effet.  Elles  sont  une  cause.  Les 
conditions  où  elles  ont  été  produites  lui  impor- 
tent peu.  Elle  ne  se  soucie  pas  de  la  cornue  où 
s'est  distillé  le  philtre  magique,  pourvu  que 
cette  magie  opère  et  que  la  lecture  se  résolve 
en  une  exaltation  exquise  et  tremblante.  L'in- 
térêt pour  elle  ne  réside  plus  dans  le  fonction- 
nement des  lois  immuables  de  la  psychologie  ; 
il  est  tout  entier  dans  le  charme  des  visions  que 
le  livre  suggère,  ou  douces  ou  tristes,  toujours 


230  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 


personnelles. . .  Qui  ne  comprend  que  deux  théo- 
ries d'art  très  différentes  sont  enveloppées 
dans  ces  deux  sensibilités  contradictoires  ? 
Celle  dont  M.  Taine  s'est  fait  le  champion  a 
eu  cette  supériorité,  d'abord  d'être  soutenue 
par  lui  avec  un  luxe  prodigieux  d'exemples, 
une  logique  invincible,  une  chaleureuse  élo- 
quence, puis  de  correspondre  à  un  des  besoins 
profonds  de  l'époque.  Une  seule  de  ces  raisons 
aurait  suffi  pour  qu'elle  fît  école. 

Il  est  remarquable  que  la  théorie  de 
Taine  se  retrouve  au  fond  d'un  grand  nom- 
bre d'œuvres  de  nos  artistes  contemporains, 
parfois  codifiée  et  nettement  affirmée,  d'autres 
fois  voilée  et  comme  fondue.  Et  il  faut  bien 
que  cette  théorie  s'accorde  de  tous  points  avec 
quelque  intime  besoin  de  ce  temps,  puisque  les 
œuvres  animées  et  soutenues  par  elle  s'impo- 
sent à  la  vogue  d'une  façon  quasi  miraculeuse. 
L'esthétique  des  écrivains  dits  naturalistes  est- 
elle  autre  chose  que  la  mise  en  œuvre  de  la 
maxime  professée  par  M.  Taine,  à  savoir  que 
la  valeur  d'un  ouvrage  littéraire  se  mesure  à 
ce  qu'il  porte  en  lui  de  documents  significatifs, 
—  documents  humains,  disent  les  chefs  du 
t\  groupe.  Pour  les  adeptes  de  cette  école,  qui  se 


M.    TAINE 


2?I 


sont  plus  particulièrement  appliqués  au  genre 
romanesque  à  cause  que  la  souplesse  de  ce 
genre  se  prête  mieux  à  tous  les  essais,  le  talent 
d'écrire  se  réduit  à  donner  le  plus  grand  nom- 
bre de  notes  exactes  sur  l'homme  et  sur  la  so- 
ciété. Si  donc,  au  lieu  de  présenter  ces  notes 
bout  à  bout  et  toutes  brutes,  ils  combinent  des 
intrigues,  posent  des  personnages,  spécialisent 
des  milieux,  c'est  encore  en  vue  de  Texactitude. 
Ainsi  reliées  les  unes  aux  autres,  les  notes  s^é- 
clairent.  La  complexité  du   roman  s'ingénie  à 
égaler  la  complexité   de  la  vie.  Elle  y  réussit, 
et  rhistorien   des  mœurs  du  xix®  siècle  trou- 
vera le  travail  tout  préparé,  s'il  cherche  à  sa- 
voir comment  les  personnes  du  peuple  et  de  la 
bourgeoisie  se  nourrissent  et  s'habillent,  se  lo- 
gent, se  marient,  conçoivent  le  plaisir,  suppor- 
tent la  peine.  Jamais  catalogue  ne  fut  mieux 
dressé  des  espèces  sociales  et  de  leurs  habitu- 
des, au   moins  les  extérieures.  De  proche  en 
proche,  ce  souci  de  doubler  la  soie  brillante 
de    l'imagination   avec   l'étoffe   solide   de  la 
science  gagne  et  triomphe.  La  critique  a  pres- 
que irréparablement  abandonné  la  discussion 
des  œuvres  considérées  en  elles-mêmes,  pour 
s'attacher  aux  conditions  seules  des  œuvres;  et 


232  PSYCHOLOGIE    CONTEMPORAINE 

c^est  ainsi  que  les  articles  d'études  et  de  por- 
traits foisonnent  d'anecdotes,  que  tout  homme 
de  lettres  écrit  plus  ou  moins  ses  mémoires, 
bref,  que  le  reportage  a  conquis  son  droit  de 
cité  dans  Thistoire  de  la  littérature.  La  poésie 
elle-même  se  fait  psychologique  et,  comme  les 
jeunes  gens  le  proclament,  Parisienne  et  mo- 
derne. Visitez  une  exposition  de  peintres  indé- 
pendants, vous  constaterez  que  ce  mouvement 
déborde  Fart  d'écrire,  et  qu'avec  leurs  toiles  et 
leurs  couleurs  les  révolutionnaires  du  pinceau 
s'efforcent  aussi  de  donner  sur  leur  génération 
des  renseignements  précis  et  circonstanciés. 
Celui-ci  analyse  avec  une  minutie  d'anato- 
miste  la  petite  déformation  musculaire  que 
rhabitude  du  métier  imprime  au  cou  de  pied 
d'une  danseuse  où  à  Tépaule  d'une  repasseuse. 
Celui-là  montre,  avec  une  recherche  de  moyens 
très  neuve,  le  lavage  du  tempérament  et  de 
l'âme  que  le  plaisir  parisien  inflige  à  ses  for- 
çats. Le  portrait  d'une  danseuse  par  M.  Degas, 
l'étude  d'un  couloir  des  Folies-Bergère  par 
M.  Forain,  révèlent  sous  une  forme  très  inat- 
tendue la  profondeur  de  pénétration  avec  la- 
quelle les  méthodes  scientifiques  s'infiltrent 
dans  notre  pensée.  Comme  une  immense  en- 


M.    TAINE  2^^ 


quête  est  instituée  sur  l'âme  humaine,  qui  va 
furetant,  s'ingéniant,  s'exagérant  ici,  ailleurs 
s'affinant,  et  préoccupée  surtout  d'exécuter 
le  programme  formulé  d'un  bout  à  l'autre  de 
ses  livres  par  M.  Taine,  à  savoir  un  dénom- 
brement de  plus  en  plus  ample  et  circonstan- 
cié des  petits  faits  dont  le  woihumain  est  com- 
posé. 

Il  serait  vain  de  déplorer  ce  triomphe  des 
procédés  de  l'art  significatif  sur  les  procédés 
de  Part  évocateur,  car  ce  triomphe  est  la  con- 
séquence inévitable  de  la  modification  essen- 
tielle que  la  science  produit  à  cette  heure  dans 
tout  l'entendement  humain,  par  suite  dans 
la  sensibilité.  Il  est  permis  de  mesurer  dès  au- 
jourd'hui la  portée  de  cette  application  des 
méthodes  scientifiques  à  toutes  les  choses  de 
l'âme.  Nous  avons  deux  moyens  pour  faire 
cette  mesure  :  d'abord,  les  faits  accomplis,  qui 
déjà  sont  assez  définitifs  pour  permettre  une 
conclusion;  puis  l'analyse  du  principe  même 
et  de  la  théorie  qui  considère  toute  notre  vie 
personnelle  comme  un  résultat  de  causes 
étrangères.  Nous  constatons  ainsi  que  le  pessi- 
misme le  plus  découragé  est  le  dernier  mot  de 
cette  littérature  d'enquête.  De  plus  en  plus  au 


2  54       PSYCHOLOGIE  CONTEMPOR-AINE 


cours  des  romans  qui  se  relèvent  de  cette  doc- 
trine, la  nature  humaine  est  montrée  misé- 
rable, dans  ses  dépressions  sous  le  poids  des 
circonstances  trop  accablantes,  dans  ses  im- 
puissances contre  les  forces  trop  écrasantes. 
Et  le  pessimisme  n'est-il  pas  le  dernier  mot 
aussi  de  l'œuvre  tout  entière  de  M.  Taine? 
Est-il  besoin  de  rappeler  les  innombrables  pas- 
sages où  se  trahit,  chez  le  psychologue  victime 
,  de  sa  propre  méthode,  le  découragement  3U- 
1/  prême  et  Firrémissible  maladie  du  cœur?  Faut- 
il  citer  ce  morceau  funèbre  du  Voyage  en 
Italie^  où  devant  les  chefs-d'œuvre  des  siècles 
anciens,  il  s'écrie  douloureusement:  «  Que  de 
ruines  et  quel  cimetière  que  l'histoire!...  »  et 
où  il  compare  l'humanité  à  la  Niobé  de  Flo- 
rence, dont  les  fils  agonisent  sous  les  coups  du 
Sagittaire  :  «  Froide  et  'fixe,  elle  se  redresse, 
sans  espérance,  et,  les  yeux  fixés  au  ciel,  elle 
contemple  avec  admiration  et  avec  horreur  le 
nimbe  éblouissant  et  mortuaire,  les  bras  ten- 
dus, les  flèches  inévitables  et  l'implacable  séré- 
nité des  Dieux..,  »?  Doit-on  mentionner  le  pas- 
sage très  connu  où  il  affirme  que  la  «  raison  et  la 
santé  sont  des  accidents  heureux  » ,  et  cet  autre 
où  il  déclare  que   «  le  meilleur  fruit    de  la 


M.   TAINE  2^5 


science  est  la  résignation  froide,  qui,  pacifiant 
et  préparant  l'âme,  réduit  la  souffrance  à  la 
douleur  du  corps...  »?  C'est  qu'aussi  bien  la 
définition  même  de  la  doctrine  enveloppait  le 
germe  du  nihilisme  le  plus  sombre  et  le  plus  in- 
guérissable. Si  tout  dans  notre  personne  n'est 
qu'aboutissement  et  que  résultat,  si  notre  façon 
ou  tendre  ou  amère  de  goûter  la  vie  n'est  que 
le  produit  de  la  série  indéfinie  des  causes,  com- 
ment ne  pas  sentir  le  néant  de  ce  que  nous  som- 
mes par  rapport  aux  gigantesques,  aux  déme- 
surées puissances  qui  nous  supportent  et  nous 
écrasent  avec  le  même  épouvantable  mutisme? 
Où  donc  trouver  pour  leur  résister,  à  ces  ter- 
ribles puissances,  u  ne  autre  arme  que  le  renon- 
cement absolu  et  que  le  wtrriwades  sages  de 
rinde? Quand  Pascal  constatait  avec  un  trem- 
blement passionné  de  tout  son  être  qu'une 
goutte  d'eau  suffit  à  nous  tuer  et  que  nous  som- 
mes à  la  merci  de  ce  stupide  univers  qui  nous 
emprisonne,  il  se  relevait  aussitôt,  et  toute  no- 
tre espèce  avec  lui,  en  opposant  l'ordre  de  l'es- 
prit et  Tordre  du  cœur  à  cet  univers  aveugle  et 
impassible  qui  peut  nous  broyer,  mais  qui  ne 
peut  que  cela.  Hélas  !  où  donc  prendre  cet  or- 
dre du  cœur,  où  cet  ordre  de  Tesprit,  si  même 


256  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

nos  sentiments  et  nos  pensées  sont  des  produits 
de  cet  univers,  si  notre  moi  nous  échappe  pres- 
que à  nous-mêmes,  sans  cesse  envahi  par  les 
ténèbres  de  l'inconscience,  sans  cesse  à  la  veille 
de  sombrer  d^un  naufrage  irréparable  dans  les 
flux  et  les  reflux  de  la  morne  et  silencieuse 
marée  des  phénomènes  dont  il  est  un  flot?... 
Ah!  pas  même  un  flot,  mais  un  des  impercepti- 
bles atomes  de  la  poussière  d'écume  que  le  vent 
disperse  à  travers  le  vide  infini!  Parlant  des 
révoltes  du  cœur  et  après  avoir  montré  que 
l'imperfection  humaine  est  dans  Tordre, 
comme  Tirrégularité  foncière  des  facettes  dans 
un  cristal,  M.  Taine  demande:  «  Qui  s'indi- 
gnera contre  cette  géométrie  ?»  —  Lui-même 
tout  le  premier  !  Seulement,  son  indignation 
se  dompte  avec  orgueil.  Un  sourd  et  obscur 
gémissement  la  trahit  à  peine.  Mais  ce  gémis- 
sement fait  comme  une  basse  profonde  à 
l'hymne  extatique  entonné  en  Thonneur  de  la 
science.  Que  c^est  bien  là  Thomme  de  notre 
temps,  chez  lequel  la  sensibilité  héréditaire  ré- 
clame une  solution  humaine  de  la  vie  humaine, 
une  transcription  mystique  et  surnaturelle  de 
nos  actes  passagers,  un  monde  éternel  et  im- 
muable derrière  ce  chaos  d'apparences  fugi- 


M.    TAINE  257 

tives,  un  Dieu  paternel  au  cœur  de  la  nature, 
tandis  que  Timplacable  analyse  lui  décompose 
même  ces  douleurs,  mêmes  ces  révoltes,  pour 
lui  en  étaler  les  éléments  constitutifs  et  néces- 
saires! État  intolérable,  au  bout  duquel  se 
trouve  ou  la  renonciation  aux  plus  nobles,  aux 
plus  sublimes  exigences  de  Tâme,  ou  bien  l'a- 
veu que  la  science  ne  peut  pas  atteindre  Tar- 
rière-fonds  immortellement  nostalgique  du 
cœur.  Mais  cet  aveu-là,  c'est  la  porte  ouverte 
sur  le  mysticisme,  c'est  la  déclaration  qu'il  est 
des  vérités  intuitives  que  l'analyse  ne  saurait 
donner,  —  et  notre  pensée  ne  veut  pas  con- 
sentir cette  abdication  1 


IV 

THÉORIES   POLITIQUES 

Si  M.  Taine  a  eu  ses  heures  de  pessimisme, 
et  douloureusement  éloquentes,  c'a  donc  été 
malgré  lui  et  sans  rien  perdre  de  sa  foi  pro- 
fonde à  la  science.  Avec  son  entière  bonne  foi, 
il  a  recotinu  la  morne  tristesse  de  ses  impres- 
sions personnelles  devant  Tunivers  géométrique 


2^8        PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

et  taciturne  que  cette  science  nous  montre.  Il 
n'a  pas  essayé  davantage  de  nier  qu'une  conta- 
gion de  désespérance  gagne  le  siècle.  Mais  il 
s'est  appliqué  à  montrer  que  cette  désespé- 
rance provient  uniquement  d'une  disposition 
personnelle  de  notre  esprit,  et  non  pas  des 
conclusions  nécessaires  de  la  science.  A  ses 
yeux,  le  pessimisme  et  l'optimisme  sont  deux 
manières  de  voir  les  choses,  également  légi- 
times, mais  également  inexactes,  qui  attestent 
seulement  un  tour  particulier  de  l'âme  qui  s'y 
abandonne.  Il  va  plus  loin.  Non  content  de 
justifier  la  science  d'avoir  enfanté  le  mai  du 
siècle,  il  attend  d'elle  un  rem.ède  contre  ce  mal. 
Vague  et  incertaine  attente,  et  dont  je  crois, 
pour  ma  part,  qu'elle  sera  déçue,  car  l'anti- 
nomie de  la  science  et  de  la  vie  morale  est 
vraisemblablement  irréductible.  N'importe  !  Il 
est  généreux  de  s'efforcer  de  la  résoudre,  car  il 
y  va  du  salut  d'un  des  deux  héritages  sécu- 
laires de  notre  pauvre  humanité.  M.  Taine  a 
travaillé  dans  ce  sens.  Non  qu'il  ait  composé 
un  traité  spécial  sur  ce  sujet;  mais  de  cinquante 
passages  de  ses  œuvres  une  conception  morale 
se  dégage,  tantôt  exposée  nettement,  comme 
dans  les  dernières  pages  de  l'étude  sur  lord 


M.    TAINE  239 


Byron,  tantôt  manifestée  par  un  goût  pas- 
sionné pour  l'équilibre  de  la  parfaite  santé, 
comme  dans  les  leçons  qu'il  a  consacrées  à  la 
sculpture  grecque,  comme  dans  les  notes  sur 
TAngleterre,  et  comme  dans  l'avant-dernier 
chapitre  de  h  Philosophie  de  l'art  sur  le  degré 
de  bienfaisance  de  tel  ou  tel  Idéal.  Cette  con- 
ception n'est  pas  différente  de  celle  qui  se  re- 
trouve au  fond  du  Stoïcisme  et  du  Spinozisme, 
—  doctrines  appuyées  comme  celles  de  M.  Taine 
sur  rhypothèse  de  Tunité  absolue  de  l'Univers. 
€  Sois  en  harmonie  avec  le  cosmos,  »  disait 
Marc-Aurèle,  et  l'auteur  de  V Éthique  :  «  Le 
sage  est  celui  qui  participe  par  sa  pensée  à 
réternelle  nécessité  de  la  nature.  Celui-là,  en 
un  certain  sens,  ne  cesse  jamais  d'être,  et  seul 
il  possède  le  véritable  repos  de  tout  le  cœur.. .  » 
Et  Gœthe  lui-même,  le  chef  triomphant  de 
cette  école  :  «  Tâche  de  te  comprendre  et  de 
comprendre  les  choses...  »  Certes  notre  ché- 
tive  personnalité  n'est  qu'une  infime  portion 
de  l'infini  concert  de  la  nature,  mais  au  lieu 
de  nous  en  lamenter,  pourquoi  ne  pas  nous  en 
réjouir,  capables  que  nous  sommes  de  nous 
associer  à  cet  infini  concert  et  de  nous  sentir 
devenus  un  des  membres  vivants  du  corps  im- 


240       PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

mortel  de  la  Divinité  ?  Il  suffit  pour  cela  de 
suivre  à  la  lettre  une  maxime  dont  le  sens 
commun  a  proclamé  depuis  longtemps  Texcel- 
lence,  et  de  conformer  nos  désirs  à  Tordre  des 
i  choses,  au  lieu  de  lutter  contre  Tordre  inévi- 
table des  choses  pour  l'assujettir  à  nos  désirs. 
Maxime  apaisante,  car  elle  nous  prépare  à  sup- 
porter la  douleur  avec  la  consolation  de  la  loi 
obéie,  —  maxime  fortifiante,  car  elle  nous  en- 
seigne à  tourner  au  profit  de  notre  développe- 
ment toutes  les  circonstances  qui  nous  entou- 
rent. La  seule  vertu  de  èétte  maxime  a  soutenu 
Gœthe  dans  le  grand  œuvre  de  sa  merveilleuse 
culture,  comme  jadis  elle  avait  soutenu  les  cités 
grecques  dans  le  déploiement  rythmique  de 
leur  libre  activité.  La  portée  de  cette  maxime 
passe  en  effet  les  destinées  privées,  et  sa  va- 
leur, encore  aléatoire  en  face  des  hasards  de  la 
vie  individuelle,  devient  presque  absolue,  une 
fois  appliquée  à  la  vie  des  sociétés.  C'est  du 
moins  ce  que  pense  M.  Taine,  et  il  est  arrivé 
ainsi  à  concevoir  une  morale  politique  greffée 
sur  sa  conception  scientifique  de  Thomme  et  de 
TUnivers.  Précisément  cette  morale  politique 
s*est  trouvée  en  conflit  avec  les  idées  de  la  Ré- 
volution de  17^)9  tout  autant  qu'avec  les  prin- 


M.    TAINE  241 


cîpes  de  TAncien  Régime,  si  bien  que  Tauteur 
di:sOrtgmes  delà  France  contempoi^ahie  pré- 
sente ce  spectacle  inattendu  d'un  philosophe 
également  hostile  aux  deux  partis  qui  se  dispu-. 
tent  la  domination  du  pays.  L'entière  bonne 
foi  a  de  ces  aventures  qui  la  rendent  dange- 
reuse à  l'esprit  qui  la  pratique,  et  souvent  inin- 
telligible à  ceux  qui  n'entrent  pas  dans  le  secret 
du  petit  travail  intérieur  de  cet  esprit. 

Il  me  semble  que  la  morale  politique  de 
M.  Taine,  formulée  dans  ce  qu'elle  a  de  plus 
général,  se  ramène  simplement  à  considérer  un 
Etat  comme  un  organisme.  De  même  que  la 
force  et  la  santé  personnelles  s'obtiennent  par 
une  obéissance  consciente  ou  inconsciente  aux 
lois  de  l'organisme  physiologique,  de  même  la 
force  et  la  santé  publiques  s'obtiennent  par  une 
obéissance  consciente  ou  inconsciente  aux  lois 
de  ce  que  Ton  peut  appeler  l'organisme  social. 
Des  conditions  de  toutes  sorte,  inévitables  et 
irréparables,  ont  produit  cet  organisme.  La 
race  y  a  contribué,  puis  le  milieu,  puis  la  série  I 
des  circonstances  historiques.  Tel  qu'il  est,  ou 
bon  ou  mauvais,  ou  admirable  ou  détestable, 
cet  organisme  fonctionne  comme  il  existe,  par 
une  nécessité  invincible.  La  sagesse,  d'après 


242  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

la  philosophie  dont  j'ai  indiqué  plus  haut  le 
principe,  réside  dans  Tacceptation  de  cette  né- 
cessité. Admettre  toutes  les  conditions  de  l'or- 
ganisme social  dont  nous  faisons  partie,  les 
admettre  et  nous  y  soumettre,  tel  est  le  com- 
mencement du  progrès,  car  on  n'améliore  sa 
propre  position  qu'en  la  subissant  et  la  com- 
prenant. C'est  le  vieux  mot  de  Bacon  :  Nemo 
naturœ  nisi  parendo  imperat.:,  appliqué  au 
gouvernement  des  peuples.  Respecter  donc,  non 
seulement  les  principes,  mais  les  préjugés  de  sa 
race.  «  car  le  préjugé  héréditaire  est  une  raison 
qui  s'ignore  »*,  conserver  non  seulement  les 
institutions  utiles,  mais  celles  mêmes  qui  sont 
probablement  abusives,  parce  qu'elles  sont  des 
parties  vivantes  d'un  corps  vivant;  ne  prendre 
comme  mesure  des  intérêts  de  l'Etat  ni  les  exi- 
gences logiques  de  notre  entendement,  ni  les 
nobles  besoins  de  notre  cœur,  parce  que  ni 
notre  esprit  ni  notre  cœur  ne  sont  la  règle  de 
la  réalité  ;  procéder  en  un  mot  vis-à-vis  de  la 
société  comme  un  médecin  vis-à-vis  d'une  per- 
sonne malade,  avec  la  lente  et  timide  prudence 
que  donne  la  conviction  de  l'infinie  complexité 
des  fonctions;  voilà,  en  dehors  des  applica- 
tions pratiques,  l'esprit  de  la  politique  telle 


TAINE  24J 

— . , 


que  la  prescrirait  M.  Taine,  telle  qu'il  la  pres- 
crit dans  les  morceaux  où  de  simple  narrateur 
il  se  fait  juge,  comme  celui-ci  que  je  détache  de 
son  second  volume  sur  les  Origines  de  la  France 
contemporaine  :  «  S'il  est  au  monde  une  œuvre 
difficile  à  faire,  c'est  une  constitution,  surtout 
une  constitution  complète.  Remplacer  les  vieux 
cadres  dans  lesquels  vivait  une  grande  nation 
par  des  cadres  différents,  appropriés  et  dura- 
bles, appliquer  un  moule  de  cent  mille  com- 
partiments sur  la  vie  de  vingt-six  millions 
d'hommes,  le  construire  si  harmonieusement, 
Tadapter  si  bien,  si  à  propos,  avec  une  si  exacte 
appréciation  de  leurs  besoins  et  de  leurs  fa- 
cultés qu'ils  y  entrent  d'eux-mêmes,  pour  s'y 
mouvoir  sans  heurts,  et  que  tout  de  suite  leur 
action  improvisée  ait  l'aisance  d'une  routine 
ancienne,  une  pareille  entreprise  est  prodi- 
gieuse et  probablement  au-dessus  de  Tesprit 
humain...  »  Mieux  vaut  donc  renoncer  à  cette 
entreprise  et  s'en  tenir,  pour  faire  prospérer 
une  machine  aussi  délicate  à  manier  qu'un 
État,  aux  deux  grands  procédés  de  toute  modi- 
fication :  le  temps  d'abord,  c'est-à-dire  Théré-  \ 
dite;  Fart  ensuite,  c'est-à-dire  la  spécialité.  »  j 
Vraisemblablement  M.  Taine  a  pris  l'admira- 


244  PSYCHOLOGIE    CONTEMPORAINE 

tion  du  premier  de  ces  procédés  en  Angleterre 
et  du  second  en  Allemagne.  J'imagine  que  s'il 
rédigeait,  comme  son  maître  Spinoza,  un  traité 
de  politique,  il  commencerait  par  eux  et  con- 
clurait de  même. 

Si  l'on  veut  maintenant  se  rappeler  les  théo- 
ries de  gouvernement  au  nom  desquelles  s'est 
faite  la  Révolution  de  1789,  on  n'aura  pas  de 
peine  à  constater  qu'elles  dérivent  d'un  Idéal 
rationnel  tout  différent  du  principe  historique 
et  positiviste  sur  lequel  M,  Taine  s'est  appuyé. 
M.  Taine,  comme  tous  les  philosophes  qui 
voient  dans  l'Etat  un  organisme,  doit  consi- 
dérer et  considère  l'inégalité  comme  une  loi 
essentielle  de  la  société.  La  Révolution  avait 
pour  premier  axiome  que,  sous  un  certain 
point  de  vue,  tous  les  hommes  sont  égaux. 
Comme  nous  venons  de  le  voir,  une  constitu- 
tion est  pour  M.  Taine  une  œuvre  à  posteriori, 
construite  par  l'expérience,  qui  doit  constater 
les  coutumes  et  non  les  créer,  enregistrer  et 
régulariser,  non  défaire.  C'a  été  le  suprême 
acte  de  foi  de  la  Révolution  de  proclamer  la 
souveraineté  créatrice  de  la  Raison.  Puis,  la 
Révolution  admet  que  tout  citoyen  est  propre 
à  tout.  Souvenez-vous  de  Téloquent  passage 


M.    TAINE  245 


OÙ  Michelet  développe,  lui  aussi,  cette  thèse  à 
laquelle  les  sélections  des  grandes  guerres  n'ont  7 
pas  donné  tort,  au  moins  pour  un  temps,  et 
comparez  l'opinion  que  M.  Taine  professe  à 
l'égard  des  spécialistes.  La  Révolution  pose 
encore,  avec  Fauteur  de  VEmile^  cette  idée  que 
l'homme  est  naturellement  raisonnable  et  bon; 
c'est  la  société  mal  faite  qui  le  rend  mauvais. 
M.  Taine,  pareil  à  tous  ceux  qui  croient  aux 
obscures  origines  animales  de  l'homme,  est 
persuadé  qu'une  bête  féroce  mal  endormie  peut 
se  réveiller  dans  chacun  de  nous.  «  L'homme 
est  un  carnassier,  dit  il  quelque  part,  il  l'est 
par  nature  et  par  structure,  et  jamais  la  nature 
ni  la  structure  ne  laissent  effacer  ce  premier 
pli.  Il  a  des  canines  comme  le  chien  et  le  re- 
nard, et,  comme  le  chien  et  le  renard,  il  les 
a  enfoncées  dès  l'origine  dans  la  chair  d'au- 
trui.  Ses  descendants  se  sont  égorgés  avec 
des  couteaux  de  pierre  pour  un  morceau 
de  poisson  cru.  A  présent  encore,  il  n'est 
pas  transformé,  il  n'est  qu'adouci.  La  guerre 
règne  comme  autrefois ,  seulement  elle  est 
limitée  et  partielle...  »  Décréterez  vous  la 
royauté  du  peuple  si  vous  le  voyez  composé 
de  la  sorte?  Enfin  la  Révolution,  comme  son 

14. 


246  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

nom  l'indique,  a  été  révolutiom.aire.  Elle  a 
commencé  par  faire  place  nette.  Elle  a  eu  la 
méthode  de  son  principe.  Principe  et  méthode 
devaient  répugner  au  philosophe  de  révolution 
lente,  et,  de  fait,  rien  dans  le  mouvement  de 
1 789  n'a  trouvé  grâce  devant  sa  critique  aiguë, 
excepté  la  guerre  contre  l'étranger  ;  et  le  motif 
qu'il  donne  de  son  admiration  pour  les  soldats 
de  cette  héroïque  époque  mérite  d'être  noté, 
car  il  montre  bien  comment  le  philosophe  est 
demeuré  jusqu'au  bout  conséquent  avec  lui- 
même  :  «  Ils  ont  été,  dit-il,  ramenés  au  sens 
commun  par  la  présence  du  danger,  ils  ont 
compris  l'inégalité  des  talents  et  la  nécessité 
de  Tobéissance,..  » 

M.  Taine  professe  donc  une  antipathie  in- 
vincible pour  les  œuvres  et  les  hommes  de  la 
Révolution,  et  en  cela  il  est  logique.  Il  ne  Test 
pas  moins  en  professant  la  même  antipathie 
pour  les  hommes  et  les  œuvres  de  TAncien 
Régime.  Car  si  la  Révolution  s'est  faite  à  ren- 
contre de  toutes  les  idées  de  sa  doctrine  poli- 
tique, l'Ancien  Régime  n'était  pas  davantage 
conforme  à  ces  idées.  Et  d'abord,  persuadé 
comme  il  l'est  de  la  nécessité  inéluctable  qui 
rattache  tout  phénomène  à  ses  antécédents,  il 


M.    TAINE  247 


ne  peut  pas  distinguer,  comme  le  fait  l'opinion 
commune,  et  opposer  cet  Ancien  Régime  à  la 
Révolution.  Il  voit  dans  le  premier  de  ces  deux 
faits  la  cause  directe  et  séculaire  du  second. 
«  Ils  sont,  affirme-t-il  quelque  part  à  propos 
des  Jacobins,  les  successeurs  et  les  exécuteurs 
de  l'Ancien  Régime,  et  quand  on  regarde  la 
façon  dont  celui-ci  les  a  engendrés,  couvés, 
nourris,  intronisés,  provoqués,  on  ne  peut 
s'empêcher  de  considérer  son  histoire  comme 
un  long  suicide...  »  Et  là-dessus,  dans  un  cha- 
pitre d'une  condensation  extrême,  il  montre 
comment  les  règles  maîtresses  de  la  santé  poli- 
tique ont  été  violées,  les  unes  après  les  autres. 
Lui  qui  définit  l'État  un  organisme,  c'est-à-dire 
un  assemblage  de  centres  locaux,  tous  actifs 
et  progressifs,  il  ne  peut  que  répugner  à  la  mo- 
narchie unitaire  et  absolutiste  de  Louis  XIV 
qui,  concentrant  tous  les  pouvoirs  dans  la  main 
du  roi  et  toutes  les  forces  vives  de  la  nation 
dans  la  cour,  a  tari  l'existence  provinciale. 
Partisan  de  la  spécialité  intelligente,  il  ne  peut 
que  déplorer  la  conduite  de  l'aristocratie  fran- 
çaise et  du  clergé,  qui  n'ont  pas  su  comprendre 
les  obligations  de  leurs  privilèges  et  ga.der  la 
primauté  du  talent  comme  ils  avaient  la  pri- 


248  PSYCHOLOGIE    CONTEMPORAINE 


^  mauté  du  titre  et  du  rang.  L'Ancien  Régime, 
en  exagérant  par  la  vie  de  cour  l'importance 
des  qualités  de  finesse  et  d'agrément,  a  petit  à 
petit  développé,  puis  porté  à  son  plus  intense 
degré  ce  que  M.  Taine  appelle  l'esprit  clas- 
sique, c'est-à-dire  qu'à  l'étude  directe  de  la 
réalité  Tidéologie  s'est  substituée,  et  à  la  mé- 
thode expérimentale  les  procédés  de  la  raison 
abstraite  et  mathématique.  Enfin  M.  Taine 
appartient  à  une  école  qui  professe  trop  nette- 
ment le  culte  des  faits  accomplis  pour  ne  pas 
juger  comme  vains  tous  les  efforts  que  pour- 
raient tenter  vers  le  passé  les  apôtres  de  la 
réaction.  Bienfaisante  ou  malfaisante,  la  Révo- 
lution a  eu  lieu,  et  la  sagesse  consiste  à  compter 
avec  elle  comme  avec  un  de  ces  faits  accomplis. 
Relisez  maintenant  la  préface  de  1875  que 
rhistorien  a  mise  à  la  tête  de  son  grand  ou- 
vrage sur  les  Origines  de  la  Finance  contem- 
poraine^ et  vous  apercevrez  les  raisons  pro- 
fondes de  l'étrange  solitude  d'opinion  où  il  s'est 
placé,  —  solitude  qui  lui  attire  aujourd'hui  les 
reproches  des  républicains,  comme  elle  lui  at- 
tirait les  anathèmes  de  l'évêque  d'Orléans  : 
«  En  1849,  ayant  vingt  et  un  ans,  j'étais  élec- 
teur et  fort  embarrassé  \  car  j'avais  à  nommer 


M.    TAINE  249 


quinze  ou  vingt  députés,  et  de  plus,  selon 
l'usage  français,  je  devais  non  seulement  choisir 
des  hommes,  mais  opter  entre  des  théories. 
On  me  proposait  d'être  royaliste  ou  républi- 
cain, démocrate  ou  conservateur,  socialiste  ou 
bonapartiste.  Je  n'étais  rien  de  tout  cela,  ni 
même  rien  du  tout...  >  Et  depuis  il  n'a  pas 
choisi  davantage.  Il  était  alors,  il  est  aujour- 
d'hui un  philosophe  parfaitement  insoucieux 
de  Faction,  et  qui  se  préoccupe  seulement  de 
la  logique  et  de  la  sincérité  de  sa  pensée,  en 
politique  comme  ailleurs. 

Trois  questions  peuvent  être  posées  à  Toc- 
casion  de  l'Histoire  des  origines  de  la  Finance 
contemporaine.  JLa  première  intéresse  les  his- 
toriens. Que  vaut  la  méthode,  que  valent  les 
textes,  que  vaut  la  critique  de  Fauteur?  La  se- 
conde intéresse  les  politiciens.  Quelle  est  la 
portée  exacte  des  théories,  leur  excellence  ou 
leur  insuffisance  ?  —  Le  titre  même  de  cet  ou- 
vrage me  permet  de  répondre  seulement  à  la 
troisième,  qui  intéresse  le  psychologue.  Gom- 
ment M.  Taine  est-il  arrivé  à  produire  une 
sorte  de  volte-face  dans  l'opinion  de  beaucoup 
de  ses  anciens    admirateurs?  J'ai  essayé   de 


2^0  PSYCHOLOGIE    CONTEMPORAINE 

montrer  Tentière  unité  du  développement  de 
ce  sombre  mais  puissant  esprit.  11  représente, 
avec  une  intensité  singulière,  la  religion  de 
la  science  propre  à  la  seconde  moitié  du 
XIX®  siècle  français.  A  cette  religion,  il  a  tout 
sacrifié,  depuis  les  plus  sublimes  désirs  du 
cœur  jusqu'aux  plus  légitimes  désirs  de  popu- 
larité. Il  semble  avoir  tracé  d'avance  son  por- 
trait lorsqu'il  a  peint  le  M.  Paul  des  Philoso- 
phes classiques  ^  «  Suivre  sa  vocation,  cher- 
cher dans  le  grand  champ  du  travail  l'endroit 
où  on  peut  être  le  plus  utile,  creuser  son  sillon 
ou  sa  fosse,  voilà  selon  lui  la  grande  affaire^ 
le  reste  est  indifférent...»  —  Mais  comment 
creuser  ce  profond  et  large  sillon  sans  couper 
sur  leur  pied  beaucoup  de  Heurs  ? 


) 


STENDHAL  (HENRY  BEYLE) 


STENDHAL  (HENRI  BEYLE) 


m  cette  série  d'études  consacrées  à  certains  cas 
ft  singuliers  de  psychologie  contemporaine,  j'ar- 
P  rive  à  parler  d'un  écrivain  mort  au  mois  de 
mars  1842  et  qui  eut  ses  vingt  ans  sous  le  Con- 
sulat. Si  Ton  s'en  rapporte  aux  dates,  Ténig- 
matique  personnage  qui  signa  du  pseudonyme 
de  Stendhal  deux  des  chefs-d'œuvre  du  roman 
français,  et  se  fit  appeler  Arrigo  Beyle^  Mila- 
nese^  sur  la  pierre  de  son  tombeau,  appartient 
à  une  époque  littéraire  bien  éloignée  de  la 
nôtre.  Mais  un  tour  d'esprit  très  original,  et 
rendu  plus  original  par  une  éducation  très  per- 
sonnelle, voulut  que  ce  soldat  de  Napoléon 
traversât  son  époque  littéraire  comme  on  tra- 


2  54  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

verse  un  pays  étranger  dont  on  ne  sait  pas  la 
langue,  —  sans  être  compris.  Il  écrivit  beau- 
coup et  ne  fut  guère  lu.  Même  les  rares  amis 
q  li  le  connurent  et  qui  l'apprécièrent  n'espé- 
raient point  pour  lui  cette  gloire  posthume, 
laquelle  va  grandissant  de  telle  sorte  que  nous 
disons  couramment  à  l'heure  présente  :  Balzac 
et  Stendhal,  comme  nous  disons  Hugo  et  La- 
martine, Ingres  et  Delacroix.  Il  y  a  une  raison 
à  ce  fanatisme  —  car  Heni'i  Beyle  a  ses  fana- 
tiques —  de  1882,  comme  il  y  eut  une  raison 
au  dénigrement,  ou  plutôt  à  Pindifférence,  qui 
accueillit  les  publications  du  romancier  de 
^  i83o.  Cet  homme  de  lettres,  qui  fut  aussi  un 
■  homme  de  caserne  et  un  homme  de  chancel- 
,  lerie,  eut  le  dangereux  privilège  de  s'inventer 
l  des  sentiments  sans  analogue  et  de  les  raconter 
dans  un  style  sans  tradition.  Les  sentiments 
ne  furent  point  partagés,  et  le  style  ne  fut  point 
goûté.  Il  avait  donné  lui-même  la  raison  de 
cet  insuccès,  le  jour  où  il  formula  cette  vérité 
,  profonde  que,  de  confrère  à  confrère,  les  éloges 
sont  des  certificats  de  ressemblance.  Mais  n'en 
est-il  pas  ainsi  de  ces  milliers  d'éloges  ano- 
nymes qui  vont  du  public  à  Técrivain,  et  se 
résument  dans  Tapplaudissement  passager  de 


STENDHAL    (HENRI   BEYLE)  2$$ 


la  vogue,  ou  racclamation  durable  de  la  gloire? 
Henri  Beyle  était,  vis-à-vis  de  ses  contempo- 
rains, comme  le  Julien  Sorcl  de  Rouge  et  Noir 
vis-à-vis  des  séminaristes,  ses  compagnons  : 
«  Il  ne  pouvait  plaire,  il  était  trop  différent...  »  | 
Tout  au  contraire,  il  se  trouve  ressembler,  par 
quelques-unes  des  dispositions  habituelles  de 
son  âme,  à  beaucoup  de  nos  contemporains  à 
nous,  qui  reconnaissent  dans  l'auteur  des  Mé- 
moires d'un  Touriste  et  de  la  Chartreuse  de^ 
Paterne  comme  une  épreuve  avant  la  lettre  de 
plusieurs  traits  de  la  sensibilité  îa  plus  moderne. |1  ^^ 
Beyle  disait,  avec  un  flair  surprenant  de  sa 
destinée  d'artiste  :  «  Je  serai  compris  vers 
1880.  »  Il  y  a  quarante  ans,  cette  phrase  cho- 
quait comme  une  outrecuidance;  aujourd'hui, 
elle  étonne  comme  une  prophétie.  Expliquer 
pourquoi  cette  prophétie  ne  s'est  pas  trompée, 
et  pourquoi  nous  aimons  d'un  amour  particu- 
lier ce  méconnu  d'hier,  ne  sera-ce  pas  expli- 
quer par  quelles  nuances  nous  différons  de  nos 
prédécesseurs?  Qui  peut  affirmer  que  dans 
quarante  autres  années,  ce  même  Stendhal  et 
ses  fervents  ne  seront  pas  enveloppés  d'un  pro- 
fond oubli  par  une  nouvelle  génération,  qui 
goûtera  la  vie  avec  des  saveurs  nouvelles?  Ce 


256  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORA.INR 


point  d'interrogation  doit  hanter  souvent  ia 
pensée  de  ceux  qui  font  profession  de  peindre 
leur  rêve  du  monde  «  avec  du  noir  sur  du 
blanc  ».  Car  la  grande  incertitude  de  la  re- 
nommée littéraire  a  ceci  de  bon  qu'elle  nous 
guérit  des  inutiles  ambitions  d'immortalité  et 
nous  amène  à  ne  plus  écrire,  comme  Stendhal 
lui-même,  que  pour  nous  faire  plaisir,  à  nous- 
mêmes  et  à  ceux  de  notre  race.  —  Mais  com- 
ment toucher  les  autres,  et  à  quoi  bon  ?... 


L  HOMME 

Deux  amis,  d'inégale  intelligence  mais  d'une 
égale  affection,  ont  tracé  d'Henri  Beyle  des 
portraits  qui  se  complètent  heureusement  l'un 
l'autre.  Le  plus  connu  est  celui  que  Mérimée 
fit  courir  sous  le  manteau  et  qu'il  étiqueta  de 
ce  titre  clandestin  :  «  H,  B.,  par  l'un  des  Qua- 
rante. »  On  retrouvera  cette  étude  d'après  na- 
ture en  tête  de  Tédition  actuelle  de  la  Corres- 
pondance de  Stendhal,  mais  signée,  cette  fois, 
en  toutes  lettres,  et  débarrassée  de  plusieurs 


STENDHAL  (HENRI  BEYLE)  2)7 


traits  un  peu  vifs.  L'autre  portrait,  placé  au- 
jourd'hui dans  le  même  volume  que  Tétrange 
roman  dî'Armance^  est  dû  à  un  camarade  d'en- 
fance de  Beyle,  son  exécuteur  testamentaire,  le 
Dauphinois  R.  Colomb.  Il  porte  en  épigraphe 
cette  phrase,  tirée  des  papiers  du  mort  : 
«  Qu'ai-je  été?  Que  suis-je?  En  vérité,  je  serais 
bien  embarrassé  de  le  dire...  »  La  notice  de 
Mérimée  fixe  quelques  détails  de  la  physio- 
nomie virile  de  Beyle,  celle  de  Colomb  marque 
quelques  lignes  de  sa  physionomie  adoles- 
cente. Ni  Tune  ni  l'autre  ne  valent,  pour  nous 
introduire  à  fond  dans  cette  .âme  compliquée 
d'artiste  et  de  diplomate,  de  philosophe  et  d'of- 
ficier, les  livres  mêmes  du  Maître,  ceux-là  sur- 
tout comme  la  Correspondance^  comme  le 
journal  de  son  premier  voyage  en  Italie  : 
Rome^  Naples  et  Florence,  et  comme  ces  Mé- 
moires cTiin  Touriste^  résidu  de  ses  nom- 
breux voyages  en  France,  où  l'homme  s'aban- 
donne et  cause  tout  uniment.  Les  mots  se 
succèdent.  Les  idées  jaillissent.  Vingt  anecdotes 
se  croisent.  L'accent  du  conteur  est  si  fidèle- 
ment noté  que  l'oreille  entend  une  voix  qui 
darde  les  phrases  brèves  et  fines.  Ainsi  parlait 
Beyle  lorsque,  dans  ses  soirs  de  mélancolie,  il 


258  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 


se  grisait  de  son  propre  esprit  «  pour  mettre 
des  événements  entre  son  malheur  et  lui  »,  — 
ou  dans  ses  soirs  de  gaieté  un  peu  folle,  quand 
il  jouait  à  la  raquette  avec  un  partner  de  con- 
versation, au  milieu  de  cette  atmosphère  sociale 
qui  l'enchantait  :  «  Un  salon  de  huit  à  dix  per- 
sonnes aimables,  où  le  bavardage  est  gai, 
anecdotique,  et  où  l'on  prend  du  punch  léger 
à  minuit  et  demi...  »  Dans  un  fragment  ina- 
chevé, il  s'est  dépeint  sous  le  nom  de  Roizard 
en  une  ligne  saisissante  :  «  Lorsqu'il  n'avait 
ipas  d'émotion,  il  était  sans  esprit.  »  Et  c'est 
bien  cet  esprit,  en  effet,  toujours  teinté  d'émo- 
tion, —  cet  esprit  qui  est  une  façon  de  sentir 
plus  encore  qu'il  n'est  une  façon  de  penser,  — 
cet  esprit,  amusé  à  la  fois  et  passionné,  cu- 
rieux et  mobile,  vivant  surtout,  et  personnel 
comme  la  vie  même,  qui  court  à  travers  ces 
pages  sans  correction,  écrites^  comme  au  bi- 
vouac, sur  le  coin  du  genou.  Mais  quelle  cor- 
rection savante  a  ce  charme  de  naturel,  cette 
fraîcheur  de  pensée  saisie  comme  à  sa  source? 
A  lire  et  à  relire  ces  involontaires  confidences 
d'un  écrivain  qui  croit  ne  noter  que  des  théo- 
ries, et  qui  révèle  son  cœur  et  ses  nerfs  à  chaque 
minute,  toutes  les  influences  qui  ont  façonné  ce 


STENDHAL  (hENRI  BEYLE)         259 


génie  singulier  deviennent  visibles.  Cest  la 
chair  et  c'est  les  muscles  qui  apparaissent 
sur  le  squelette  des  faits  matériels  de  cette 
existence,  aussi  colorée  que  psychologique. 
L'homme  ressuscite  au  regard  de  l'imagina- 
tion qui  songe  et,  avec  lui,  les  trois  ou  quatre 
grandes  causes  qui  Tont  amené  à  représenter 
prématurément  quelques-unes  de  nos  manières 
de  jouir  et  de  souffrir,  bien  qu'il  y  ait,  entre 
lui  et  nous,  ce  vaste  cimetière  de  deux  généra- 
tions mortes. 

Cest  donc  une  causerie  que  ces  livres,  et 
cette  causerie  est  celle  d'un  artiste  dont  la  sen- 
sibilité, merveilleusement  agile,  s'émeut  à  l'oc- 
casion d'innombrables  objets.  Mais  sous  l'ar- 
tiste il  y  a  un  philosophe,  et  même  le  philoso- 
phe domine  sans  cesse.  La  faculté  souveraine 
de  cette  pensée  en  mouvement  réside  dans 
l'invention  d'idées  générales;  et  ce  plaisir  de 
ramasser  en  une  formule  une  collection  de 
menus  faits  est  tellement  vif  pour  cet  esprit 
ardent,  qu'il  lui  sacrifie  tout  :  jolis  effets  de 
mots,  belles  images,  musique  des  périodes. 
Gomme  il  arrive  aux  intelligences  de  cet  ordre, 
les  idées  générales  mêmes  lui  paraissent  bien- 
tôt trop  particulières;  elles  se  subordonnent  à 


200       PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

de  plus  générales  ;  un  système  se  dégage,  dont 
les  qualités  et  les  défauts  expliquent  la  puis- 
sance et  les  insuffisances  des  analyses  qu'il  a 
commandées.  Beyle  n'est  pas  seulement  un 
philosophe,  c'est  un  philosophe  de  Técole  de 
Condillac,  d'Helvétius  et  de  leur  continuateur, 
Destutt  de  Tracy.  Il  a  subi,  jusque  dans  les 
moelles,  l'influence  du  sensualisme  idéologue, 
qui  est  celui  de  ces  théoriciens.  Avec  eux,  il 
attribue  à  la  sensation  l'origine  de  toute  notre 
pensée.  Avec  eux,  il  résout  dans  le  plaisir  tous 
nos  mobiles  d'action  et  tous  nos  motifs.  Pous- 
sant ses  premiers  principes  jusqu'à  leur  ex- 
trême conséquence,  il  considère  que  le  tempé^ 
rament  et  le  milieu  font  tout  Fhomme.  Sa  mé- 
taphysique sommaire  le  rend  implacable  pour 
toutes  les  inventions  de  l'Idéalisme  allemand, 
comme  elle  le  rend  féroce  sur  l'article  de  la 
religion.  «  Le  papisme,  disait-il  souvent,  est 
la  source  de  tous  les  crimes.  »  Il  est  athée  à 
la  manière  d'André  Chénier,  jusqu'au  délice. 
On  connaît  sa  phrase  célèbre  :  «  La  seule 
chose  qui  excuse  Dieu,  c'est  qu'il  n'existe  pas.  » 
11  est  matérialiste,  jusqu'à  l'héroïsme:  «  Je 
viens  de  me  colleter  avec  le  néant,  écrit-il 
après  sa  première  attaque  d'apoplexie;  c'f;st 


STENDHAL    (HENRI   BEYLE)  26 1 

le  passage  qui  est  désagréable,  et  cette  horreur 
provient  de  toutes  les  niaiseries  qu'on  nous  a 
mises  dans  la  tête  à  trois  ans.  »  Il  ne  se  conten- 
tait pas  de  penser  ainsi  pour  son  propre 
compte,  il  faisait  des  élèves.  Il  endoctrina 
Jacquemont,  il  prêcha  Mérimée,  auquel  il 
reprochait  «  le  manque  d'avoir  lu  Montesquieu, 
Helvétius  et  de  Tracy  ».  Ni  la  faveur  du  pu- 
blic pour  les  Écossais  et  Jouffroy,  pour  Thégé- 
lianisme  et  Cousin,  ni  le  renouveau  de  piété 
poétique  qui  signala  le  romantisme  naissant, 
n'entamèrent  cette  première  foi  philosophique 
qui,  de  sa  pensée,  descendit  dans  son  style. 
Les  condillaciens  définissaient  la  langue  une 
algèbre,  et  Beyle  écrivit,  en  effet  comme  un 
algébriste.  Les  critiques  lui  ont  reproché  de 
négliger  sa  forme.  C'est  à  peu  près  comme  si 
on  reprochait  à  un  mathématicien  les  abrévia- 
tions de  ses  polynômes.  Pour  justifier  sa  ma- 
nière d'écrire,  Beyle  disait:  «  Souvent  je  réflé- 
chis un  quart  d'heure  pour  placer  un  adjectif 
après  un  substantif...  »  Il  était  de  bonne  foi,  et 
il  ajoutait  que  les  raisons  de  cette  place  de 
l'adjectif  et  du  substantif  lui  étaient  dictées  par 
la  logique:  «  Si  je  ne  vois  pas  clair,  tout  mon 
monde   est  anéanti...  »  Reconnaissez-vous  le 

i5. 


t62  PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

disciple  de  cette  forte  école  d'analystes  français, 
pour  laquelle  la  ..précision  a  toujours  été  la 
qualité  psychologique  par  excellence?  Beyle  a 
dit  encore:  ♦.  Pour  être  bon  philosophe,  il  faut 
être  sec,  clair,  sans  illusion.  Un  banquier  qui 
a  fait  fortune  a  une  partie  du  caractère  requis 
pour  faire  des  découvertes  en  philosophie, 
c'est- à  dire  pour  voir  clair  dans  ce  qui  est.  » 
A  vingt  ans,  les  livres  qu'on  lit  avec  passion 
donnent  une  expérience,  le  métier  qu'on  choi- 
sit ou  qu'on  subit  en  donne  une  autre,  souvent 
contradictoire.  Tel  fut  le  cas  d'Henri  Beyle.  A 
peine'  au  sortir  des  livres,  il  fit  la  guerre.  Avec 
quelles  ardeurs  d'enthousiasme,  les  fragment 
de  sa  Vie  de  Napoléon  suffisent  à  l'attester. 
Une  éloquence  contenue  y  trahit  Pémotion 
profonde.  «  J'éprouve  une  sorte  de  sentiment 
religieux  en  écrivant  la  première  phase  de  la 
vie  de  Napoléon...  »  L'image  du  grand  géné- 
ral s'associait,  dans  le  souvenir  de  Stendhal, 
aux  plus  enivrantes  impressions  de  danger  hé- 
roïque et  de  jeunesse  enfin  délivrée.  Il  faut  son- 
ger qu'en  avril  1800,  lorsqu'il  partit  pour  les 
régiments  d'Italie,  il  exécrait  sa  famille,  dont  il 
était  du  reste  maudit,  que  son  existence  d'étu- 
diant à  Paris  avait  été  précaire  et  maladive, 


STENDHAL  (hENRI  BÈYLE)         263 


puis  qu'il  allait  faire  campagne  sous  le  plus 
beau  ciel  du  monde  et  avec  la  plus  glorieuse 
armée.  C'était  de  quoi  remuer  délicieusement 
un  cœur  généreux  auquel  la  présence  du  dan-  ., 
ger  procurait  un  spasme  à  demi  terrible,  à  il 
demi  voluptueux.  Il  y  a  un  frisson  nerveux >î 
d'une  espèce  unique  et  qui  se  rencontre  dans 
un  mélange  d'extrême  bravoure  et  de  nervo- 
sité folle.  Beyle  connut  ce  frisson  et  s'y  com- 
plut, au  point  que  vous  le  retrouverez  chez 
tous  ses  personnages.  Il  disait  :  «  J'ai  eu  un 
lot  exécrable  jusqu'au  passage  du  mont  Saint- 
Bernard.  Mais,  depuis  lors,  je  n'ai  plus  eu  à 
me  plaindre  du  destin...  »  Il  servait  au  6«  dra- 
gons et  fut  nommé  sous-lieutenant  à  Roma- 
nego,  entre  Brescia  et  Crémone.  Plus  d'un 
passage  de  ses  livres  rappelle,  avec  une  sorte 
de  coquetterie  du  péril  affronté,  cette  épaulette 
et  cette  campagne.  Une  note  inattendue  de 
Rouge  et  Noir  (chap.  v)  revendique  pour  le 
romancier  l'honneur  d'avoir  porté  le  long 
manteau  blanc  et  le  casque  aux  longs  crins 
noirs,  comme  les  soldats  que  Julien  voit  à  leur 
retour  d'Italie  attacher  leurs  chevaux  à  la  fe- 
nêtre grillée  de  la  maison  de  son  père.  Le  dé- 
bat célèbre  de  la  Chartreuse  de  Parme^  où 


264       PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

Fabrice  del  Dongo  assiste  à  la  bataille  de 
Waterloo,  comme  une  jeune  fille  assiste  à  un 
premier  bal,  avec  un  virginal  frémissement 
d'initiation,  n'a  pu  être  écrit  qu'à  la  flamme 
des  souvenirs  les  plus  passionnés,  comme  la 
dédicace  à  Napoléon  vaincu  de  VHistoire  de 
la  Peinture  en  Italie^  si  touchante  d'admira- 
tion fière,  n'a  pu  être  composée  qu'avec  la 
nostalgie  de  ces  mois  héroïques.  Cette  nostal- 
gie justifie  encore  VAi^rigo  Beyle,  Milanese, 
de  l'épitaphe.  En  1840,  et  lorsque  la  question 
d'Orient  se  dénoua  d'une  manière  pacifique, 
Stendhal  déclara  qu'en  reculant  devant  la 
guerre,  le  gouvernement  déshonorait  le  pays, 
et  il  donna  sa  démission  de  Français.  Gomme 
tous  les  goûts  très  vifs,  cette  ardeur  pour  les 
hardies  délices  de  l'existence  militaire  se  com- 
pensait par  de  dures  rancœurs.  En  i8i3,  et 
dans  un  journal  écrit  sur  les  hauteurs  de  Baut- 
zen  pendant  la  canonnade,  Beyle  écrivait:  «  Je 
notais  au  crayon  que  c'était  une  belle  journée 
de  beylisme,  telle  que  je  me  la  serais  figurée  et 
avec  assez  de  justesse,  en  1806.  J'étais,  commo- 
dément, et  exempt  de  tous  soucis,  dans  une 
belle  calèche,  voyageant  au  milieu  de  tous  les 
mouvements     compliqués    d'une     armée  de 


STENDHAL    (HENRI    BEYLE)  265 

140,000  hommes  poussant  une  autre  armée 
de  160,000  hommes,  avec  accompagnement 
de  Cosaques  sur  les  derrières.  Malheureuse- 
ment, je  pensais  à  ce  que  Beaumarchais  dit  si 
bien:  Posséder  n'est  rien,  c'est  jouir  qui  est 
tout...  Je  ne  me  passionne  plus  pour  ce  genre 
de  plaisir.  J'en  suis  saoul,  qu'on  me  passe 
l'expression.  C'est  un  homme  qui  a  trop  pris 
de  punch  et  qui  a  été  obligé  de  le  rendre.  Il  en 
est  dégoûté  pour  la  vie.  Les  intérieurs  d'ames 
que  j'ai  vus  dans  la  retraite  de  Moscou  m'ont  à 
jamais  dégoiité  des  observations  que  je  puis 
faire  sur  les  êtres  grossiers,  sur  ces  manches  à 
sabre  qu'on  appelle  une  armée...  »  Dépit 
d'amoureux  et  qui  ne  l'empêchait  pas  de  s'at- 
tendrir à  la  seule  idée  de  ces  années  passées  «  à 
manger  son  bien  à  la  suite  du  Grand  Homme  », 
l'expression  est  de  lui.  «  J'avais  trop  de  plai- 
sir, écrivait-il  à  Balzac  pour  excuser  la  lon- 
gueur du  début  de  la  Chartreuse^  j'avais  trop 
de  plaisir  à  parler  de  ces  temps  heureux  de 
ma  jeunesse...  »  On  a  souvent  cité,  pour  mar- 
quer d'un  trait  son  courage,  l'anecdote  qui  le 
lU'jii'.re  faisant  sa  barbe  pendant  la  retraite  de 
Russie,  —  crânerie  de  soldat  bien  caractéris- 
tique en  effet  de  tout  un  côté  de  l'âme  de  Beyle 


266       PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

cette  âme  follement  éprise  de  Faction,  jusqu'à 
s'être  proposé  comme  sujet  d'un  livre:  ï His- 
toire de  r énergie  en  Italie! 

L'Italie!  ce  mot  revient  sans  cesse  sous  la 
plume  de  Beyle.  Il  en  écrit  les  syllabes  comme 
le  personnage  du  poème  de  Virgile  dut  les  pro- 
noncer, avec  adoration.  C'est  qu'il  Pavait  con- 
nue et  goûtée,  cette  belle  Italie,  dans  la  pé- 
riode la  plus  exaltée  de  sa  jeunesse  et  quand 
toutes  les  fièvres  de  la  vie  brûlaient  son  sang. 
Il  savoura,  comme  un  barbare,  cette  volup- 
tueuse impression  animale  du  soleil,  si  cares- 
sante à  ceux  dont  la  jeunesse  a  grandi  sous  les 
nuages  du  Nord.  Une  atmosphère  translucide 
enveloppe  les  maisons  closes  et  dont  les  pier- 
res roussies  communiquent  comme  une  cha- 
leur au  regard.  Rien  qu'à  respirer,  l'âme  est 
allégée,  le  corps  vit  à  Taise.  La  créature  hu- 
maine est  naturellement  belle  à  contempler 
sous  ce  ciel  pur.  La  magnifique  lumière  sauve 
de  la  laideur  même  les  haillons  des  mendiants. 
Une  architecture  originale  fait  de  chaque  ville 
une  occasion  nouvelle  de  rêves,  comme  un 
foisonnement  prodigieux  de  toiles  et  de  fres- 
ques en  fait  un  paradis  nouveau  de  plaisirs  es- 
thétiques. Il  est  aussi  une  grâce  spéciale  aux 


STENDHAL  (HENRI  BEYLE)  267 


femmes  de  chacune  de  ces  villes,  et  quand 
Bcyle  entra  pour  la  première  fois  à  Milan, 
quelle  liberté  intacte  des  mœurs!  Nous  savons 
par  lOs  mémoires  de  cet  étonnant  Casanova,  si 
bien  nommé  Aventuros  par  le  prince  de  Ligne, 
quelle  douce  vie,  riches  et  pauvres,  nobles  et 
plébéiens,  menaient  dans  les  cités  italiennes  de 
la  fin  du  xviii*  siècle.  Presque  la  même  faci- 
lité d'habitudes  aimables  s'offrit  aux  passions 
des  jeunes  officiers  du  jeune  vainqueur  de  Ma- 
rengo.  Ce  fut  une  griserie  heureuse  de  toute 
une  armée,  et  une  griserie  exquise  de  Beyle, 
entre  tous,  car  entre  tous  il  raffolait  du  naturel 
et  de  ce  qu'il  nommait,  en  épicurien  sentimen- 
tal, le  Divin  Imprévu  :  «  Qu'on  juge  de  mes 
transports,  disait-il  bien  des  années  après, 
quand  j'ai  trouvé  en  Italie,  sans  qu'aucun 
voyageur  m'eût  gâté  le  plaisir  en  m'avertissant, 
que  c'était  justement  dans  la  bonne  compagnie 
qu'il  y  avait  le  pius  d'imprévu...  »  Et  jusqu'au 
moment  où  il  put  retourner  vers  cette  patrie  de 
félicité  intime,  ce  ne  sont  que  désirs  d'amant 
éloigné,  rêveries  tendres,  impatiences  brûlan- 
tes. De  Donawerth,  en  avril  1809,  il  écrit  à  un 
ami:  «  A  cinq  heures  vingt  minutes,  départ 
pour  Augsbourg*,  journée  charmante.  J'aper- 


268  PSYCHOLOGIE    CONTEMPORAINE 

cois  tout  à  coup  les  Alpes  :  moment  de  bon- 
heur. Les  gens  à  calcul,  comme  Guillaume  III, 
par  exemple,  n'ont  jamais  de  ces  moments-là. 
Ces  Alpes  étaient,  pour  moi,  Fltalie...  »  Et  de 
Vienne,  un  mois  plus  tard:  «  J'ai  éprouvé,  les 
premiers  jours  de  mon  séjour  à  Vienne,  ce 
contentement  intérieur  et  bien-être  parfait  que 
Genève  seule  m'avait  rappelé  depuis  l'Italie...» 
Et  de  Smolensk,  en  1812:  «  Croirais-tu  que 
j'ai  un  vif  plaisir  à  faire  des  affaires  officielles 
qui  ont  rapport  à  l'Italie?  J'en  ai  eu  trois  ou 
quatre  qui,  même  finies,  ont  occupé  mon  ima- 
gination comme  un  roman...  »  Et  aussitôt 
qu'un  congé  lui  permet  de  passer  les  Alpes; 
«Transports  de  joie!  Battements  de  cœuri 
Que  je  suis  encore  fou  à  vingt-six  ans  I  Je  ver- 
rai donc  cette  belle  Italie  !  Mais  je  me  cache 
soigneusement  du  ministre  :  les  eunuques  sont 
en  colère  permanente  contre  les  libertins.  Je 
m'attends  même  à  deux  mois  de  froid  à  mon 
retour.  Mais  ce  voyage  me  fait  trop  de  plaisir  ; 
et  qui  sait  si  le  inonde  durera  trois  semai- 
nes?... » 

La  philosophie  du  xviii®  siècle,  la  poésie  de 
laguene,  celle  de  l'Italie,  voilà  les  trois  maî- 
tresses causes  qui  ont  gouverné  le  développe- 


STENDHÂI  (HENRI  BEYLE)         269 

ment  de  Beyle;  il  s'y  abandonna  sans  arrière- 
pensée,  et  comme  un  nageur  qui  s'abandonne 
au  courant  qui  le  porte.  Mais  cet  abandon  ne 
fut  pas  une  abdication!  de  sa  personne.  Qu'il 
feuilletât  un  livre  de  Tracy,  qu'il  entrât  dans 
Berlin  le  pistolet  au  poing,  ou  qu'il  s'accoudât 
sur  le  rebord  d'une  loge  à  la  Scala,  il  fut  tou- 
jours l'homme  sensuel,  perspicace  et  romanes- 
que, dont  ses  lettres  révèlent  les  facultés  con- 
tradictoires. La  gravure, —  très  ressemblante, 
m'affirme  M.  Barbey  d'Aurevilly,  un  de  ses 
voisins  d'Opéra,  —  qui  se  trouve  placée  à  la 
première  page  du  premier  volume  de  ces  let- 
tres, nous   montre  un    personnage    à    larges 
épaules,  à  col  très  court,  à  fortes  mâchoires, 
avec  un  front  carré,  un  nez  bien  ouvert,  une 
bouche  serrée  et  des  yeux  aigus.  Tout  enfant, 
ses  camarades  l'appelaient  «  la  tour  »,  à  cause 
de  son  ampleur  précoce.  Il  était  de  tempéra- 
ment vigoureux,  de  bonne  heure  tourmenté 
par  la  goutte  et  prédestiné  à  l'apoplexie.  Très 
robuste,  il  fit  la  guerre    sans   fatigue.  Très 
sensuel,  il  rencontra  dans  les  théories  de  Caba- 
nis une  doctrine  à  sa  portée,  comme  il  rencon- 
tra dans  les  mœurs  italiennes  un  laisser-aller 
à  sa  convenance.  Un  passage  connu  de  George 


270  PSYCHOLOGIE    CONTEMPORAINE 

Sand  nous  le  montre  scandalisant  par  sa  cru- 
dité la  romancière  alors  en  voyage  avec  Mus- 
set. Un  morceau  moins  connu  de  Balzac,  qui 
s'intitule  «  Conversation  entre  onze  heures  et 
minuit  »,  lui  prête  une  anecdote  rabelaisienne 
jusqu'au  cynisme.  Mais  ce  tempérament  vigou- 
reux s'accompagnait  d'une  imagination  toute 
psychologique,  c'est-à-dire  très  bien  outillée 
pour  se  représenter  des  états  de  Pâme.  Le  con- 
traste est  assez  piquant  pour  que  Ton  y  insiste. 
Quand  cet  amoureux  de  la  forte  vie  physique 
décrit  un  de  ses  héros,  précisément  il  laisse  de 
côté  les  détails  de  cette  vie  physique  et  note 
seulement  les  détails  de  la  vie  morale.  C'étaient, 
semble-t-il,  les  seuls  qu'il  sût  voir.  S'il  peint 
un  visage,  c'est  d'une  façon  rapide,  presque  . 
toujours  pour  signifier  un  petit  fait  intérieur,  Qt 
il  exécute  cette  peintu.  e  avec  des  mots  sans 
couleur.  Il  dira  de  Julien  Sorel  qu'il  avait  des 
«  traits  irréguliers,  mais  délicats,  un  nez  aqui- 
lin,  de  grands  yeux  noirs  et  des  cheveux  châ- 
tain foncé,  plantés  très  bas  »...  et  il  passe. 
Plus  une  fois,  au  cours  du  roman,  il  ne  revien- 
dra sur  les  détails  visibles  de  cette  physionomie 
de  l'homme  qu'il  a  le  plus  complaisamment 
étudié.  Une  maison,  un  ameubleaient,  un  pay- 


STENDHAL  (HENRI  BEYLE) 


sage,  tiennent  en  une  ligne.  Et  ce  n'est  point 
là  un  parti  pris  de  rhétorique;  il  définit  lui- 
même  le  genre  de  son  imagination  lorsque, 
parlant  de  ses  procédés  de  style,  il  dit  à  Bal- 
zac :  «  Je  cherche  à  raconter  avec  vérité  et  / 
avec  clarté  ce  qui  se  passe  dans  mon  cœur.  »  ' 
Rapprochez  ce  mot  des  confidences  d\in  écri- 
vain d'imagination  physique,  Théophile  Gau- 
tier par  exemple,  ou  Gustave  Flaubert  *,  vous 
éprouverez  une  fois  de  plus  que  la  première 
question  à  se  poser  sur  un  auteur  est  celle-ci  : 
quelles  images  ressuscitent  dans  la  chambre 
noire  de  son  cerveau  lorsqu'il  ferme  les  yeux  ? 
C'est  l'élément  premier  de  tout  son  talent.  C'est 
son  esprit  même.  Le  reste  n'est  que  de  la  mise 
en  œuvre.  Et  toute  Thabileté  du  plus  savant 
joailler  va-t-elle  jusqu'à  changer  un  saphir  en 
une  émeraude  ? 

Chez  Stendhal,  la  rencontre  si  rare  d'une  ; 
imagination  psychologique  et  d'un  tempéra-  [ 
ment  violent  se  complétait  par  une  sensibilité 
délicate  jusqu'au  raffinement  et  tendre  jusqu'à  ,. 
la  subtilité.  C'est  le  trait  le  moins  connu  de  son 
caractère,  celui  qu'il  dissimule  de  son  mieux  ; 

I.  Dans  les  Hommes  de 
et  Vlntellifsence  de  Ai.  Taii 


?72  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

mais  certaines  phrases  profondément,  intime- 
ment sentimentales,  de  son  traité  sur  VAiiwur^ 
comme  celle-ci,  digne  de  Byron  :  «  Ape  Maria^ 
en  Italie,  heure  de  la  tendresse,  des  plaisirs  de 
rame  et  de  la  mélancolie,  heure  des  plaisirs 
qui  ne  tiennent  aux  sens  que  par  les  souve- 
nirs »  ;  ou  cette,  autre  si  caressante  :  o  Sans  les 
nuances,  avoir  une  femme  qu'on  aime  ne  se- 
rait pas  un  bonheur,  et  même  serait  impossi- 
ble... »  ;  —  mais  la  création  de  M^»®  de  Rénal 
dans  Rouge  et  Noir,  et  de  Glélia  Gonti  dans 
la  Chartreuse^  ces  figures  presque  célestes  de 
dévouement  passionné;  — mais  surtout  quel- 
ques billets  mystérieux  de  la  Correspondance^ 
irréfutables  indices  pour  qui  sait  lire,  trahis- 
sent chez  ce  moqueur  et  ce  libertin  le  songe  le 
plus  romanesque  du  bonheur.  En  1819,  il  fai- 
sait cet  aveu  probablement  sincère  :  «  Je  n'ai  eu 
que  trois  passions  en  ma  vie  :  l'ambition,  de 
1800  à  181 1;  l'amour  pour  une  femme  qui 
m'a  trompé,  de  181 1  à  181 8  ;  et  depuis  un  an 
cet  amour  nouveau  qui  me  domine  et  augmente 
sans  cesse.  Dans  tous  les  temps,  toutes  les  dis- 
tractions, tout  ce  qui  est  étranger  à  ma  passion, 
a  été  nul  pour  moi.  Ou  heureuse  ou  malheu- 
reuse, elle  remplit  tous  mes  moments...  »  A 


STENDHAL    (hENRI    BEYLE)  27J 

une  personne  à  laquelle  il  paraît  avoir  beau- 
coup donné  de  son  cœur,  il  écrivait  :  «  N'aie 
pas  la  moindre  inquiétude  sur  moi,  je  t'aime  à 
la  passion  ;  ensuite,  cet  amour  ne  ressemble 
peut-être  pas  à  celui  que  tu  as  vu  dans  le 
monde  ou  dans  les  romans.  Je  voudrais^  pour 
que  tu  n'eusses  pas  d'inquiétude,  qu'il  re^- 
semblât  à  ce  que  tu  connais  au  mojide  déplus 
tendre...  »  Et  ce  mot  tendre  revient  constam- 
ment dans  ses  confidences,  soit  qu'il  reproche 
à  Mérimée  de  n'avoir  pas  dans  ses  récits  un  je 
ne  sais  quoi  «  de  délicatement  tendre  »,  soit 
qu'il  raconte  les  émotions  que  lui  procure  un 
air  de  Cimarosa  ou  une  fresque  du  Gorrége, 
ses  maîtres  préférés,  soit  encore  qu'il  déclare 
sa  faiblesse  de  cœur  :  «  une  phrase  touchante, 
une  expression  vraie  du  malheur,  entendues 
dans  la  rue,  surprises  en  passant  près  d'une 
boutique  d'artisan,  m'ont  toujours  attendri 
jusqu'aux  larmes...  »  Il  rencontre  pour  la  pre- 
mière fois  Byron  dans  la  loge  de  Ludovic  de 
Brème, à  la  Scala  :  «  Je  raffolais  alors  de  Lara; 
dès  le  second  regard,  je  ne  vis  plus  lord  Byron 
tel  qu'il  était  réellement,  mais  tel  qu'il  me  sem- 
blait que  devait  être  l'auteur  d^Lara.  Comme 
la  conversation  languissait,  M.  de  Brème  cher- 


274       PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

cha  à  me  faire  parler.  C'est  ce  qui  m'était  im- 
possible. J'étais  rempli  de  timidité  et  de  ten  - 
dresse.  Si  j'avais  osé,  j'aurais  serré  la  main  de 
Byron  en  fondant  en  larmes...  »  Exaltation 
charmante  chez  un  analyste  de  cette  acuité, 
mais  bien  digne  de  celui  qui  avait  trouvé  dans 
l'arrière-fond  aimant  de  son  âme  cette  défini- 
tion de  la  beauté  :  «  C'est  une  promesse  de 
bonheur...  »  •,  de  celui  qui  fait  prononcer  à  son 
Julien  cette  phrase  aussi  troublante  que  les 
plus  troublantes  de  Shakespeare  ;  «  Ahl  se 
disait-il  en  écoutant  le  son  des  vaines  paroles 
qu'il  disait  par  devoir  à  Mathilde,  comme  i^ 
eût  fait  un  bruit  étranger,  si  je  pouvais  coup/^r 
de  baisers  ces  joues  si  pâles^  et  que  tu  ne  le 
sentisses  pas!..,  »  Deux  ans  avant  sa  mort  et 
n'ayant  pu  tuer  en  lui  ce  pouvoir  cruel  de  se 
sentir  vibrer  si  finement  au  contact  de  la  vie, 
il  écrivait  à  un  ami,  avec  une  tristesse  trop 
justifiée  par  les  déceptions  de  la  vieillesse  com- 
mençante :  «  Ma  sensibilité  est  devenue  trop 
vive.  Ce  qui  ne  fait  qu'effleurer  les  autres  me 
blesse  jusqu'au  sang.  Tel  j'étais  en  1789,  tel 
je  suis  encore  en  1840.  Mais  j'ai  appris  à  ca- 
cher tout  cela  sous  de  Tironie  imperceptible  du 
vulgaire  I  » 


STENDHAL   (HENRI   BEYLE)  27$ 

Qu'on  se  représente  maintenant  cet  être 
complexe,  à  la  fois  hardi  comme  un  dragon, 
subtil  comme  un  casuiste,  sensible  comme  une 
femme,  soumis  aux  trois  grandes  influences 
que  j'ai  marquées  tout  à  l'heure.  Gomme  il  a 
lu  les  philosophes  et  qu'il  philosophe  lui-même 
avec  délice,  il  présente  ce  très  étrange  phéno- 
mène de  l'analyse  dans  Taction  et  dans  la  pas- 
sion, et  il  découvre  des  nuances  toutes  nou- 
velles en  psychologie.  Gomme  il  a  beaucoup 
voyagé  à  la  suite  de  l'empereur  et  qu'il  s'est 
fait  des  patries  momentanées  dans  plusieurs 
villes  de  sa  chère  Italie,  il  est  un  des  représen- 
tants les  plus  complets  du  cosmopolitisme  mo- 
oèrne.  Gomme  enfin  il  a  beaucoup  comparé, 
beaucoup  senti,  et,  suivant  sa  formule  favorite, 
dépensé  sa  fortune  et  sa  santé  en  expériences, 
il  énonce  sur  la  France  contemporaine  quelques 
jugements  d'une  portée  considérable,  et  il  a  la 
chance  de  les  condenser  dans  un  roman  qui  est 
un  chef-d'œuvre,  j'ai  nommé  le  Rouge  et  le 
Noir.  Ge  sont  les  trois  points  que  je  voudrais 
examiner  l'un  après  l'autre. 


276  PSYCHOLOGIE    CONTEMPORAINE 


II 


Tout  romancier  a  un  procédé  habituel  de 
mise  en  œuvre,  si  Ton  peut  dire,  qui  tient  de 
très  près  à  sa  façon  de  concevoir  les  caractères 
de  ses  personnages.  Ce  procédé  servirait  aisé- 

^  ment  d'étiage  pour  qui  voudrait  mesurer  la 
profondeur  psychologique  des  divers  écrivains. 
Tel  conteur  aboutit  toujours  et  presque  tout  de 
suite  au  dialogue,  comme  tel  autre  à  la  des- 
cription. C'est  que  le  premier  voit  surtout 
dans  rhomme  sa  prise  et  son  action  sur  les 
autres  hommes,  tandis  que  le  second  voit  sur- 
tout le  peuple  d'atomes  qui,  des  choses  exté- 
rieures, pénètre  peu  à  peu  aans  Tâme.  Un  troi- 
sième morcelle  son  récit  en  menus  chapitres 
très  courts,  et  compose  ses  héros  d'une  mo- 
saïque d'idées  et  de  sensations.  C'est  qu'il  voit 
surtout  les  menus  émois  du  système  nerveux, 
et  qu'en  effet  les  créatures  très  nerveuses  n'ont 
que  des  passages  et  que  des  moments.  Le  pro- 

I    cédé  de  Stendhal  est  le  soliloque.  Certes,  les 


STENDHAL    (hENRI   BEYLE)  277 


personnages  de  ses  récits  sont  des  hommes 
d'action.  Dans  Annaiiçe^  Octave  de  Malivert 
se  bat  en  duel,  et  s'empoisonne.  Dans  le  Rouge 
et  le  Noir^  Julien  Sorel,  après  force  aventures 
dangereuses,  assassine  son  ancienne  maîtresse 
et  monte  sur  Téchafaud.  Comme  on  sait,  le  Fa- 
brice de  la  Chartreuse  commence  par  charger  à 
Waterloo.  Nous  n'avons  pas  affaire  à  un  écri- 
vain sans  invention  et  qui  campe  sur  pied  une 
sorte  de  musée  de  figures  decire.  Octave,  Julien, 
Fabrice,  —  j'ai  choisi  exprès  les  trois  héros 
des  grands  romans  de  Beyle,  —  vont  et  vien- 
nent, risquent  leur  vie,  osent  beaucoup,  varient 
à  l'infini  les  circonstances  de  leur  destinée..., 
et  tout  le  long  du  livre  cependant,  l'auteur  les  \ 
montre  qui  tâtent  le  pouls  à  leur  sensibilité,  l 
Il  en  fait  des  psychologues,  voire  des  ergo- 
teurs, qui  se  demandent  sans  cesse  comment 
ils  sont  émus,  et  s'ils  sont  émus  ;  qui  scrutent 
leur  existence  morale  dans  son  plus  intime  ar- 
cane,  et  réfléchissent  sur  eux-mêmes  avec  la 
lucidité  d'un  Maine  de  Biran  ou  d'un  Joufïroy. 
Et  les  soliloques  succèdent  aux  soliloques.  Oc- 
tave est  atteint  d'une  difformité  secrète  qui  ne 
lui  permet  pas  de  se  marier  sans  se  déshonorer 
à  ses  propres  yeux;  il  se  surprend  à  aimer  sa 

lô 


278  PSYCHOLOGIE    CONTEMPORAINE 

cousine  Armance  deZoliilofT  ..«  Ah!  une  belle 
âme  I  s'y  attacher  pour  jamais,  vivre  avec  elle 
et  uniquement  pour  elle  et  pour  son  bonheur  1 
Je  Taimerais  avec  passion,  je  l aimerais^  moi, 
malheureux...  »,  et  un  interminable  monolo- 
gue commence,  non  point  prononcé  comme 
ceux  des  pièces  de  théâtre,  mais  pensé,  comme 
il  convient  dans  un  roman  d'analyse,  et  com- 
prenant rinfîni  détail  d'une  vaste  association 
d'idées.  Pareillement,  dans  le  Rouge  et  le 
Noir,  une  page  sur  deux  est  remplie  par  la 
discussion  que  les  personnages  soutiennent  à 
chaque  instant  avec  eux-mêmes.  Julien  Sorel 
est  le  secrétaire  du  marquis  de  la  Môle,  il  a 
reçu  un  billet  d'amour  de  Mathilde,  la  fille  de 
son  protecteur.  Trois  chapitres  suivent, consa- 
crés au  combat  intérieur  qui  se  livre  dans  Ju- 
lien entre  ces  hypothèses  contradictoires  {  Ma- 
thilde est-elle  sincère?  Est-elle  la  complice 
d'une  machination  contre  le  secrétaire  du  mar- 
quis? En  dix  phrases,  il  y  a  dix  volte-face  de 
ces  questions  angoissantes.  Un  traité  de  con- 
fession ne  décompose  pas  plus  finement  les 
données  d'un  problème  d'âme.  Tout  en  galo- 
pant à  la  suite  du  maréchal  Ney,  parmi  les 
éclats  de  terre  soulevés  par  les  boulets,  Fabrice 


STENDHAL    (hENRI    BEYLE)  279 

del  Dongo  poursuit  de  même  un  long  mono- 
logue. Fabrice  se  dit....^  Fabrice  se  de- 
manda...^ Fabrice  comprit.,,^ —  ces  formules 
reviennent  avec  une  monotonie  qui  touche  à 
l'obsession.  Et  lorsque  le  drame  arrive,  lors- 
que rhomme  agit,  quand  Octave  boit  un  mé- 
lange d'opium  et  de  digitaline,  quand  Julien,  à 
minuit,  applique  une  échelle  contre  les  fenê- 
tres de  M"^  de  la  Môle,  quand  Fabrice  pique 
en  avant  sur  un  groupe  de  soldats  suspects,  ce 
n'est  qu'à  la  suite  d'un  examen  de  conscience  si 
minutieux  que,  pour  beaucoup  de  lecteurs,  l'il- 
lusion de  la  réalité  devient  impossible.  Sainte- 
Beuve  était  du  nombre,  et  les  articles  qu'il  a 
consacrés  aux  romans  de  Stendhal  témoignent 
qu'il  ne  put  jamais  s'intéresser  à  ce  qu'il  consi- 
dérait comme  des  problèmes  arbitraires  de 
mécanique  morale.  Il  est  vraisemblable  que 
Flaubert  détestait  «  monsieur  B^^yle  »,  ainsi  qu'il 
l'appelait,  pour  la  même  raison.  Henri  Beyle 
ne  se  fût  pas  plus  froissé  des  articles  de  Sainte- 
Beuve  que  des  épigrammes  de  Flaubert.  Je 
crois  l'entendre  répéter,  avec  son  sourire  des 
jours  d'ironie,  cette  phrase  de  Rouge  et  Noir  : 
«  Ma  présomption  s'est  si  souvent  applaudie/ 
de  ce  que  j'étais  différent  des  autres...  Eh  bien^' 


28o  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

j'ai  assez  vécu  pour  voir  que  différence  en- 
gendre haine.  » 

Sainte-Beuve,  en  effet,  trompé  sur  ce  point, 
comme  il  le  fut  au  sujet  de  Balzac,  par  des 
préjugés  d'éducation,  et  Flaubert  égaré,  comme 
il  le  fut  à  l'endroit  de  Musset,  par  des  préju- 
gés d'esthétique,  n'aperçoivent  pas  que  la  ma- 
nière de  conter  de  Stendhal  constitue  une  mé- 
thode non  seulement  d'exposition,  mais  de 
découverte.  Je  la  comparerais  volontiers  à  une 
sorte  d'hypothèse  expérimentale.  Pareil  en 
cela  aux  romanciers  de  tous  les  temps,  Stend- 
hal n'a  jamais  fait  que  la  psychologie  de  ses 
facultés.  Son  procédé  consiste  à  varier  à  Tin- 
fini  les  circonstances  où  il  place  ces  facultés, 
puis  il  charge  le  personnage  de  noter  lui-même 
les  modifications  que  ces  circonstances  ont  dû 
produire.  Et  ce  n'est  point  là  un  artifice  d'écri- 
vain. Le  personnage,  tel  que  Stendhal  le  con- 
çoit à  sa  ressemblance,  a  comme  maîtresse 
pièce  de  sa  machine  intérieure  l'esprit  d'ana- 
lyse. Le  romancier  n'a  pas  besoin  de  décom- 
poser par  le  dehors  les  mobiles  d'action  d'une 
telle  âme,  car  il  est  dans  l'essence  de  cette  âme 
d'agir  à  la  fois  et  de  se  regarder  agir,  de  sentir 
et  de  se  regarder  sentir.  Si  le  récit  abonde  en 


STENDHAL   (^HENRI   BEYLE)  28 1 


raisonnements  compliqués  et  spécieux,  c'est 
que  les  héros  qu'il  met  en  scène  font  en  réalité 
ces  raisonnements.  Il  y  a  beaucoup  de  groupes 
différents  dans  cette  illusoire  unité  de  la  vaste 
espèce  humaine.  Celui  que  Stendhal  étudie  a 
pour  trait  distinct  la  puissance,  et,  si  Ton  veut, 
la  manie  de  la  dissection  intime.  Ne  pas  aimer 
cette  façon  d'être,  vous  le  pouvez;  prétendre 
qu'elle  est  factice,  vous  ne  le  pouvez  pas;  l'au- 
teur n'aurait  qu*à  se  citer  comme  un  exemplaire 
accompli  du  groupe,  et  nous  autres,  qui  venons 
après  lui  et  souffrons  comme  lui  de  cette  exces- 
sive acuité  de  l'esprit  d'analyse,  nous  arrive- 
rions pour  soutenir  que  les  curiosités,  ou  plu- 
tôt les  cas  psychologiques,  par  lui  décrits,  sont 
bien  les  nôtres. 

Considérons  d'abord  le  travail  accompli 
dans  Stendhal  lui-même  par  l'esprit  d'analyse 
et  rappelons-nous  la  diversité  des  influences 
qu'il  a  subies.  C'est  un  philosophe  et  c'est  un 
idéologue.  Son  goût  le  plus  vif  est  de  découvrir 
les  motifs  des  actions  des  hommes,  et,  comme 
il  a  lu  Helvétius,  ces  motifs  se  réduisent  pour 
lui  au  seul  plaisir.  Ce  qui  l'intéresse  dans  un 
homme,  c'est  sa  façon  d'aller  à  la  chasse  du 
bonheur.  Il  répondait  gravement  à  un  provin- 

16. 


282        PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

cial  qui  Tinterrogeait  sur  sa  profession  :  «...ob- 
servateur du  cœur  humain... «Nécessairement, 
c'est  par  son  propre  cœur  qu'il  commence  cette 
étude.  Mais,  en  même  temps  qu'il  est  philo- 
sophie, il  est  viveur  et  il  est  soldat.  Cette  union 
est  singulière,  et  de  celles  qui  doivent  produire 
des  combinaisons  singulières  de  sentiments. 
D'habitude,  en  effet,  les  curieux  de  psycho- 
logie mènent  une  existence  de  cabinet,  tandis 
que  les  hommes  de  passion  et  qui  agissent, 
méprisent  la  psychologie  ou  bien  l'ignorent. 
Celui-ci,  grâce  aux  hasards  de  sa  destinée, 
réfléchit  tout  ensemble  comme  les  premiers, 
et,  comme  les  seconds,  traverse  des  hasards  de 
toute  nature.  C'est  un  savant  qui  a  des  femmes 
et  qui  fait  la  guerre.  A  ce  double  jeu  de  ses 
facultés,  il  trouve  des  frissons  de  plaisir  et  de 
tristesse,  dont  la  description  n'est  pas  dans  les 
livres.  Il  s'invente  des  émotions  encore  iné- 
dites. S'il  est  amoureux,  et  si  sa  maîtresse  lui 
donne  une  marque  de  tendresse  exquise,  il  a 
deux  bonheurs  :  d'abord  parce  que  cette  ten- 
dresse lui  est  précieuse,  et  aussi  parce  qu'il  se 
rend  compte,  avec  une  pénétration  de  confes- 
seur, du  secret  travail  du  cœur  qui  Ta  dtcer- 
minée.  Il  regarde  jouer  le  petit  mouvement 


STENDHAL  (HENRI  BEYLE)         283 

intérieur  de  Thorloge  qui  lui  a  sonné  l'heure 
douce.  Et  il  écrit  à  cette  maîtresse  aimée  : 
«  Que  j'ai  été  heureux  Tautre  jour,  ma  chère 
ange,  tu  avais  oublié  tous  les  préjugés  qui  te 
viennent  de  ta  voiture...  »  Phrase  singulière  au 
premier  instant,  délicieuse  au  second,  car  Pâ- 
mant qui  a  écrit  cette  ligne  trahit  ainsi  avec 
quelle  délicatesse  de  thermomètre  trop  sensible 
il  se  plonge  dans  la  pensée  de  celle  qu'il  aime, 
pour  en  noter  les  plus  fines  variations.  S'il  court 
un  danger,  comme  de  risquer  sa  vie  à  Bautzen, 
il  se  rend  compte  avec  une  lucidité  parfaite  des 
frémissements  de  ses  nerfs,  et  il  s'explique  lei 
raisons  de  cette  angoisse  enivrante, —  combien 
enivrante,  pour  que  ceux  qui  Tont  connue  la 
regrettent  toujours  dans  la  sécurité  des  années 
de  paix  !  «  Le  plaisir,  écrit  Beyle,  consiste  à  ce 
qu'on  est  un  peu  ému  par  la  certitude  qu'on  a 
que  là  se  passe  une  chose  qu'on  sait  être  tçr- 
rlble...  j»  S'il  se  trouve  en  détresse,  comme  à 
l'époque  de  la  retraite  de  Moscou,  parmi  la 
panique  et  la  sauvagerie  de  toute  une  armée,  il 
s'administre  des  réactifs  d'un  ordre  tout  spé- 
cial :  «  Je  lus  quelques  lignes  d'une  traduction 
anglaise  de  Virginie,  qui,  au  milieu  de  la  gros- 
sièreté générale,  me  rendit  un  peu  de  vie  mo- 


2S4        PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINL 

raie...  »  Et  encore  à  un  ami  :  a  J'ai  besoin 
d'imagination;  achète-moi,  je  t'en  prie,  les 
Martyrs  de  M.  de  Chateaubriand...  »  S'il  se 
raidit  contre  une  peine  accablante  et  tend  tous 
les  muscles  de  sa  volonté,  il  le  fait,  comme  un 
médecin  soigne  ses  maladies,  avec  une  mer- 
veilleuse entente  de  son  anatomie  intérieure  : 
«  Lorsque  le  malheur  arrive,  il  n'y  a  qu'un 
moyen  de  lui  casser  la  pointe,  c'est  de  lui  op- 
poser le  plus  vif  courage.  L'âme  jouit  de  sa 
force,  et  la  regarde,  au  lieu  de  regarder  le  mal- 
heur et  d'en  sentir  amèrement  tous  les  dé- 
tails... »  L'auteur  de  Y  Ethique  n'aurait  pas  dit 
mieux*,  mais  l'auteur  de  ï E thiqiie  voyaÀt  les 
passions,  comme  un  géomètre  voit  les  corps, 
dans  leur  figure  idéale  et  du  fond  de  sa  chambre 
solitaire,  au  lieu  que  Beyle  calcule  et  médite  au 
milieu  de  ces  passions  mêmes,  et  comme  un 
peintre  qui  copie  un  modèle  d'après  nature.  Il 
mène  une  vie  d'officier  en  demi-solde,  rencon- 
trant des  aventures  et  en  profitant,  toujours  en 


I.  Ethique,  partie  III,  proposition  53.  a  Cum  Mens  se 
ipsam  suamque  agendi  poteniiam  contemplatur,  lœtatur, 
et  eô  magis  quô  se  suamque  agendi  potentiam  distinctius 
imaginatur.  d  M.  Taine,  dans  une  étude  sur  le  Rouge  et 
le  ISoir,  avait  déjà  noté  une  curieuse  analogie  entre  une 
phrase  de  Stendiial  et  un  théorème  de  Spinoza. 


STENDHAL   (hENRI    BEYLE)  jSÇ 

présence  d'émotions  réelles,  et  en  redoublant 
la  réalité  par  une  conscience  acharnée  de  leur 
détail.  Quand  il  spécule  sur  Tamour,  ce  n'est 
pas  un  amour  abstrait  qu'il  a  sous  le  micros- 
cope de  sa  curiosité.  Il  voit  un  certain  sourire 
de  femme  et  une  certaine  couleur  des  yeux  : 


Il  existe  un  bleu  dont  je  meurs 
Parce  qu'il  est  dans  des  prunelles., 


Il  est  vivant  aussi  et  dans  des  prunelles  dont 
il  a  contemplé  tous  les  regards,  ce  bleu  qui 
torture  ou  qui  ravit  Beyle.  S'il  spécule  sur  le 
danger,  il  entend  une  canonnade  réelle  et  qui 
tue  des  personnes  qu'il  connaît,  qui  peut  le 
tuer,  lui  qui  respire,  lui  qui  pense  à  ce  coup  de 
canon  et  qui  met  la  main  sur  sa  poitrine  pour 
compter  les  battements  de  son  cœur.  L'ana- 
lyse ici  donne  un  coup  de  fouet  à  la  sensation, 
et  si  ce  coup  de  fouet  cingle  les  nerfs  de  tous 
les  personnages  que  Beyle  nous  décrit,  c'est 
que  lui-même  en  avait  éprouvé  les  cuisantes 
délices.  Et  si  nous  aimons,  nous,  ces  person> 
nages,  c'est  qu'ils  sont  nos  frères  par  ce  mé- 
lange, presque  impossible  avant  notre  xix®  siècle 
si  compliqué,  de  naturel  et  de  raffinement,  de. 


286  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 


réflexion   et  de  sincérité,    d'enthousiasme  et 
d'ironie! 

Nous  avons  beau  nous  rebeller  là  contre  et 
réveiller  en  nous,  fût-ce  avec  fureur,  ce  que  k 
langage  vulgaire  appelle  Têtre  naturel,  ce  que 
le  langage  exact  appelle  Têtre  instinctif,  nous 
ne  pouvons  pas  débarrasser  notre  cerveau  de 
la  pression  formidable  des  tendances  hérédi- 
taires et  des  connaissances  acquises.  Nous  ne 
pouvons  pas  plus  vivre  dans  Tinconscience, 
que  nous  ne  pouvons  nous  façonner  une  phy- 
sionomie immobile  et  sereine  de  statue  grecque. 
Les  enfants  qui  naissent  parmi  nous  ont  déjà 
dans  les  rides  de  leur  petit  visage,  et  dans  les 
plis  de  leurs  inertes  mains,  l'empreinte  définie 
d'un  caractère.  Ils  bégayent,  et  la  langue  que 
leur  nourrice  leur  apprend  est  déjà  un  instru- 
ment d'analyse  affiné  par  des  siècles  de  civili- 
sation. Ils  grandissent,  et  les  livres  d'étrennes 
qu'ils  feuillettent  les  dressent  déjà  aux  reploie- 
ments de  la  conscience  sur  elle-même.  Aucun 
contrepoids  ne  vient  corriger  ce  que  cette  héré- 
dité, jointe  à  cette  éducation,  imprime  de  pro- 
fondément retors  à  la  pensée.  Les  événements, 
autour  de  l'adolescence,  se  font  de  plus  en 
plus  rares.  La  spontanéité  rencontre  de  moins 


1 


STENDHAL  (HENRI  BEYLE)  287 

en  moins  Toccasion  de  s'exercer.  A  vingt  ans 
donc,  et  lorsqu'au  sortir  de  la  lettre  écrite  nous 
abordons  la  vie,  que  nous  le  voulions  ou  non, 
notre  âme  est  subtile  et  complexe,  notre  sensi- 
bilité n'est  pas  simple.  Les  moralistes  peuvent 
déclamer  contre  les  précocités  de  l'esprit  de 
recherche.  Les  artistes,  amoureux  de  la  vie 
plus  large,  peuvent  réagir  contre  les  mièvre- 
ries du  cœur  que  cette  recherche  produit,  et 
par  réaction  se  ruer  jusqu'à  la  brutalité  gros- 
sière. Les  scrupuleux  enfin,  et  les  délicats  peu- 
vent considérer  l'analyse  comme  un  élément 
meurtrier  de  toute  naïveté  ou  de  toute  sincé- 
rité. Il  est  des  natures  riches,  bien  au  contraire, 
pour  lesquelles  cette  analyse  est  simplement 
une  occasion  de  porter  une  végétation  de  sen- 
timents inconnus.  Dans  ces  âmes  d*élite,  l'ex- 
trême développement  des  idées  n'est  pas  mortel 
à  l'intense  développement  des  passions;  au 
lieu  de  résister  à  l'esprit  d'analyse,  elles  s'y 
abandonnent,  elles  se  complaisent  à  donner 
au  sentiment  l'amplitude  d'une  pensée.  La 
fièvre  cérébrale  se  surajoute  pour  elles  à  la 
poussée  de  la  vie  instinctive,  sans  la  ralentir. 
Elles  aiment  d'autant  mieux  qu'elles  savent 
qu'elles  aiment,  elles  jouissent   d'autant  plus 


288  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

qu'elles  savent  qu'elles  jouissent.  C'est  parmi 
ces  âmes  que  se  recrute  la  légion  des  grands 
artistes  modernes,  et  si  nous  sommes  les  rivaux 
des  siècles  plus  jeunes,  c'est  par  quelques  œu 
vres  où  ces  âmes  ont  fixé  un  peu  de  l'Idéal  sin- 
gulier qui  flotte  devant  elles,  mirage  doulou- 
reux et  sublime,  dont  les  anges  et  les  prophètes 
du  plus  profond  visionnaire  de  la  Renaissance, 
Léonard  de  Vinci,  paraissent  déjà  éprouver  les 
aifres  alliciantes.  Il  y  a  du  Vinci  dans  Beyle, 
comme  dans  M.  Renan,  comme  dans  Baude- 
laire, comme  dans  Henri  Heine,  comme  dans 
tous  les  épicuriens  mélancoliques  de  cet  âge 
étrange,  où  les  métaux  les  plus  précieux  de  la 
civilisation  et  de  la  nature  se  fondent,  dans  la 
tête  des  tout  jeunes  hommes,  ainsi  qu'en  un 
creuset  incandescent  et  intelligent;  —  qu'im- 
porte que,  parfois,  ces  métaux  s'y  vaporisent! 
Parce  que  les  âmes  d'élite  sont  seules  capa- 
bles de  se  prêter  à  ces  redoutables  expériences, 
et  parce  que  seules  elles  concilient  en  elle  des 
activités  contradictoires,  Beyle  a  été  conduit  à 
ne  peindre  guère  dans  ses  romans  que  des  créa- 
tures supérieures.  Cela  explique  pourquoi  ces 
romans  ont  choqué  d'abord.  J'entendais  un 
jour    le   plus   fameux    des    conteurs    russes, 


1 


STENDHAL   (hENRI   BEYLE)  289 


M.    TourguenefF,   développer   cette    doctrine 
qu'un  récit  romanesque  doit,  afin  de  repro- 
duire les  couches  diverses  de  la  société,  se  dis- 
tribuer, pour  ainsi  dire,  en  trois  plans  super- 
posés. Au  premier  de  ces  trois  plans  appar- 
tiennent, —  et  c'est  aussi  leur  place  dans  la 
vie,  —  les  créatures  très  distinguées,  exem- 
plaires tout  à  fait  réussis,  et,  par  conséquent, 
typiques,  de  toute  une  espèce  sociale.  Au  se- 
cond plan,  se  trouvent  les  créatures  moyennes, 
telles  que  la  nature  et  la  société  en  fournissent 
à  foison;  au  troisième  plan,  les  grotesques  et 
les  avortés,  inévitable  déchet  de  la  cruelle  ex- 
périence. Cette  ingénieuse  théorie  peut  être 
généralisée  davantage  encore  et  servir  au  clas- 
sement de  ces  Faiseurs  d'âmes  qui  sont  les 
romanciers,  les  dramaturges  et  les  historiens 
de  tous  les  temps.  Selon  qu'ils  se  montrent,  en 
effet,  capables  de  peindre  ou  un  seul,  ou  deux, 
d'entre  ces  trois  groupes  de  personnages,  ou 
bien  tous  les  trois,  ils  présentent  un  tableau  ou 
incomplet  ou  total  de  la  vie  humaine,  et  occu- 
pent un  rang  différent  dans  l'échelle  des  es- 
prits. Nous  reconnaîtrons  ainsi  une  première 
classe  de  psychologues,  capables  uniquement 
de  montrer  les  grotesques  et  les  avortés.  C'est 

17 


290  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

le  propre  des  écoles  dites  assez  improprement 
réalistes,  car  la  réalité  touffue  et  opulente,  pas 
plus  dans  la  vie  morale  que  dans  la  vie  phy- 
sique, n'a  pour  règle  unique  Tavortement.  Les 
psychologues  de  cette  classe  sont  les  satiriques 
et  les  caricaturistes.  L'amertume  ou  le  comique 
sont  leurs  qualités  habituelles.  Ils  abondent 
surtout  au  déclin  des  civilisations,  lorsque  les 
races,  à  la  fois  cultivées  et  fatiguées,  fournis- 
sent une  quantité  plus  considérable  d'ambi- 
tieux vaincus  ou  de  rêveurs  mutilés.  Au-dessus 
de  ces  aquafortistes  de  la  laideur  et  de  la  tri- 
vialité, apparaît  la  classe  des  moralistes  qui 
voient  nettement  et  qui  dépeignent  de  même  les 
personnages  de  valeur  moyenne.  On  aura,  dans 
Y  Éducation  sentùnentale  de  Flaubert,  un  mo- 
dèle achevé  de  cette  psychologie  à  hauteur 
d'appui,  à  laquelle  Molière  et  La  Bruyère, 
pour  citer  deux  noms  fameux,  ont  été  fidèles. 
Ces  écrivains,  qui  sont  particulièrement  dans 
notre  tradition  française,  concluraient  volon- 
tiers ':omme  .Candide  que  la  sagesse  suprême 
se  réduit  à  *  cultiycLJlc^e-fâpiin.  »  Ils  vien- 
nent, me  semble-t-il,  du  moins  au  point  de 
vue  de  la  philosophie  générale  auquel  je  me 
suis  mis,  exactement  au-dessous  des  tout  grands 


STENDHAL   ^HENRI   BEYLE)  29 1 


connaisseurs  en  passions  qui,  comme  Shakes- 

:arc,  comme  Saint-Simon, comme  Balzac,  ne 

bc  contentent  pas  d'esquisser  avec  une  énergie 

incomparable  les  déformations  sociales,  et  de 

'■  mettre  sur  pied  avec  une  parfaite  justesse  des 
êtres  moyens,  mais  sont  encore  assez  puissants 
pour  créer  des  hommes  supérieurs.  Chez  ces 
derniers,  l'art  est  vraiment  le  rival  de  la  nature. 
Dans  leurs  livres  comme  dans  la  vie,  il  y  a 
place  pour  un  plat  coquin  et  pour  un  magni- 
lique  scélérat,  pour  un  bourgeois  paisible  et 

^    pour  un  inventeur  de  génie.»Grâce  à  une  ano- 
lalie  qui  s'explique  par  les  spécialités  de  son 
.aractère  et  les  intentions  de  son  esthétique, 
Stendhal  s'est  à  peu  près  condamné  à  ne  pein- 
dre, lui,  que  des  créatures  supérieures.  Son 
Octave  de  Mali  vert,  son  Julien  Sorel,  son  Fa- 
brice del  Dongo,  son  Mosca,  sa  Mathilde  de 
la  Môle,  sa  duchesse  de  San  Severino  Taxis, 
ont,  comme  lui,  des  facultés  qui  les  mettent 
hors  de  pair.  Ils  n'en  sont  pas  moins  réels 
pour  cela,  mais  d'une  réaHté  qui  n'est  pas  plus 
commune  que  la  sensibilité  de  leur  père  spiri- 
tuel ne  le  fut  elle-même.  Il  avait  raison  de 
Te  en  parlant  d'eux  :  «  tout  mon  monde.  » 
Oui,  son  monde,  mais  aussi,  à  mesure  que      \ 


292  PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAlNii 

nous  avançons,  notre  monde.  Les  sentiments 
compliqués  que  Beyle  a  donnés  à  ce  monde 
conçu  d'après  sa  propre  image  ne  deviennent- 
ils  pas  de  jour  en  jour  moins  exceptionnels? 
Si  Ton  veut  bien  réfléchir  à  la  signification  de 
ce  terme  :  Un  être  supérieur,  on  trouvera  qu'il 
résume  une  ou  plusieurs  découvertes  dans  la 
façon  de  penser  et  de  sentir.  Une  fois  tradui- 
tes dans  des  œuvres  d'art,  ces  découvertes  de- 
viennent un  objet  d'imitation  pour  d'autres 
êtres.  C'est  ainsi,  —  et  je  m'en  tiendrai  à  deux 
écrivains  que  j'ai  étudiés  dans  ce  livre,  —  c'est 
ainsi  que  Charles  Baudelaire  et  M.  Renan  ont, 
Tun  et  l'autre,  en  creusant  leur  cœur,  inventé 
deux  manières,  jusqu'à  eux  inconnues,  de  pra- 
tiquer, le  premier  le  libertinage  et  le  second 
le  dilettantisme.  Ils  ont  raconté  leur  rêve  nou- 
veau des  voluptés  de  la  chair  et  de  Tesprit  dans 
des  pages  singulièrement  hardies,  qui  ont 
éveillé,  chez  des  âmes  analogues  et  moins  per- 
sonnelles, des  curiosités  tentatrices.  Ces  âmes 
à  la  suite,  —  si  l'on  peut  dire,  —  sont  en  train 
de  s'approprier  quelque  chose  de  ce  qui  fut,  à 
une  heure  aujourd'hui  passée,  l'originalité  su- 
prême de  l'auteur  des  Fleurs  du  Mal  et  de  la 
Vie  de  Jésus.  Pareillement,  les  nuances  de 


STENDHAL   (HENRI    BEYLE)  2Q} 

sensibilité  que  Stendhal  a  copiées  d'après  sa 
vie  intime  lorsqu'il  a  composé  les  physiono- 
mies de  ses  héros,  se  sont  faites  moins  rares  à 
mesure  que  ses  romans  gagnaient  des  adeptes. 
Tout  en  demeurant  typiques,   et  par  consé- 
quent très  élevés,  ses  héros  se  dépouillent  de 
cette  sorte  d'étrangeté,  si  exceptionnelle  qu'elle 
en  fut  effrayante,  dont  ils  apparurent  revêtus 
au  regard  des  premiers  lecteurs.  C'est  le  pri- 
vilège des  auteurs  qui  se  mettent  tout  entiers 
dans  leurs    livres  avec  ce   qu'ils   ont,    dans 
leur  cœur,  de  sentiments  très  inattendus,  qu'ils 
fournissent  ainsi  matière  à  des  contre-épreuves 
de  la  médaille  sans  module  connu  qu'ils  ont 
les  premiers  frappée.  Nous  allons  voir  tout  à 
l'heure  que,  dans  une  au  moins  de  ses  études 
sur  sa  propre  sensibilité,  Stendhal  a  si  forte- 
ment éclairé  une  des  faces  de  la  vie  française 
de  notre  tem.ps,  que  cette  étude,  lancée  d'abord 
dans  le  silence  de  la  critique  sous  ce  titre  bi- 
zarre de  Ronge  et  iVoir,  a  pris  place,  petit  à 
petit,  dans  le  groupe  de  livres  que  ce  même 
Sainte  -  Beuve,  si   parfaitement  inique    Dour 
le  Maître  romancier,  appelait  les  Bibles  du 
xix^   siècle. 


2QA  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 


III 


LE   COSMOPOLITISME    DE    BEYLE 

Poussé  très  loin,  l'esprit  d'analyse  aboutit 
nécessairement  au  dilettantisme.  Les  mêmes 
lois  régissent  la  vie  de  notre  esprit  et  la  vie 
de  notre  corps.  Nous  avons  les  besoins  de  nos 
facultés,  comme  nous  avons  les  besoins  de 
nos  organes.  Qui  a  la  puissance  d'analyser 
recherche  et  provoque  les  occasions  d'analyser, 
multiplie  les  expériences,  se  prête  aux  émo- 
tions, complique  ses  plaisirs,  raffine  ses  tris- 
tesses; manège  sentimental  qui,  peu  à  peu, 
transforme  l'analyseur  en  dilettante.  Ce  dilet- 
tantisme revêt  des  formes  diverses  suivant  les 
caractères  et  les  époques.  Une  forme  sinon 
tout  à  fait  neuve,  au  moins  très  renouvelée, 
est  celle  qui  résulte  de  l'habituelle  fréquenta- 
tion des  pays  étrangers.^rDes  voyages  nom- 
breux à  la  suite  des  armées  impériales,  puis 
un  séjour  prolongé  en  Italie,  conduisirent 
Beyle  à  ressembler  au  prince  de  Ligne,  ce 
grand  seigneur  européen   qui  disait  avec  la 


STENDHAL   (HENRI   BEYLE)  295 

plus  charmante  fatuité:  «  Il  a  toujours  été  à 
-a  mode  de  me  bien  traiter  partout  et  j'ai 
éprouvé  des  choses  agréables  de  plusieurs 
paj^s.  J'ai  six  ou  sept  patries:  Empire,  France, 
Flandre,  Autriche,  Pologne,  Russie  et  pres- 
que Hongrie...  »  Beyle  avait  si  bien  le  senti- 
ment de  ce  cosmopolitisme  voluptueux,  qu'il 
adopta  comme  sa  devise  propre  ce  vers  d'un 
opéra  bouffe,  aujourd'hui  oublié,  mais  qu'il 
proclame  exquis,  /  prétendent i  delusi  : 
«  Vengo  adesso  di  Cosmopoli.  —  Je  viens 
à  présent  de  Cosmopolis...  »  Il  ajoutait,  par- 
lant de  lui-même  et  de  quelques  compagnons 
privilégiés  :  «  Nous  sommes  bien  loin  du  pa- 
triotisme exclusif  des  Anglais.  Le  monde  se 
divise  à  nos  yeux  en  deux  moitiés,  à  la  vérité 
fort  inégales,  les  sots  et  les  fripons  d'un  côté, 
et  de  Tautre,  les  êtres  privilégiés  auxquels  le 
hasard  a  donné  une  âme  noble  et  un  peu  d'es- 
prit. Nous  nous  sentons  les  compatriotes  de 
ces  gens-là,  qu'ils  soient  nés  à  Villetri  ou  à 
Saint-Omer...  »  Il  citait  souvent  cette  maxime, 
tirée  d'un  petit  volume  du  siècle  dernier: 
«  L'univers  est  une  espèce  de  livre  dont  on 
n'a  kl  que  la  première  page,  quand  on  n'a  vu 
que  son  pays,  m  II  vécut  donc  une  vie  errante  ; 


296       PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

mais  il  la  vécut  avec  le  tour  particulier  d'intel- 
ligence que  ses  constantes  habitudes  d'analyse 
avaient  façonné.  Son  ami  Colomb  rapporte 
une  anecdote  qui  prouverait  seule  comment 
Beyle  exploitait,  au  profit  de  sa  curiosité  phi- 
losophique, même  les  circonstances  les  plus 
éloignées  de  toute  philosophie.  Il  obtint  la  per- 
mission  de   faire   la    campagne  de   Russie, 
comme  auditeur,  délégué  au  département  des 
vivres.  Le  voilà  qui  s'attache,  dans  l'intervalle 
de  ses  écritures  officielles,  à  l'examen  physio- 
logique de  ces  masses  d'hommes,  soldats  de 
toute  arme,  de  tout  âge  et  de  toute  nation,  qui 
composaient  la  Grande  Armée.  Sur  les  bords 
du  Niémen  et  à  la  veille  de  partir  pour  Moscou, 
il  vérifie  les  observations  de  Cabanis  sur  les 
tempéraments,  et  le  résultat  de  cette  expé- 
rience fut  consigné  dans  neuf  chapitres   de 
V Histoire  de  la  peinture  en  Italie  (92  à  100). 
«  Fatigué  de  vaines  conjectures  sur  le  sombre 
avenir  que  j'apercevais   au  fond  des  plaines 
sans  fin  de  la  Russie,  je  revins  aux  connaiîssan- 
ces  positives,  ressource  assurée  contre  toutes 
les  fortunes.  J'avais  un  volume  de  Cabanis, 
et  devinant  ses  idées  à  travers  ses  phrases,  je 
cherchais  des  exemples  dans  les  figures  de  tant 


STENDHAL    (HENRI    BEYLEj  297 


de  soldats  qui  passaient  auprès  de  moi  en 
chantant,  et  quelquefois  s'arrêtaient  un  instant 
lorsque  le  pont  était  encombré...  » 

Un  homme  que  dominent  de  telles  réflexions 
voyage  d'une  manière  tout  à  fait  personnelle. 
D'ordinaire,  nous  nous  déplaçons,  pour  être 
ailleurs,  parce  que  nos  habitudes  nous  lassent 
et  que  nous  espérons  rajeunir  nos  sensations, 
en  abandonnant  pour  quelques  semaines  ou 
quelques  mois  un  milieu  qui  ne  nous  est  plus 
suggestif  de  plaisirs  aigus  ou  de  peines  atta- 
chantes. Nous  mettons  notre  existence  de  tous 
les  jours  en  jachère,  pour  la  retrouver  féconde 
au  retour.  Ou  bien  nous  avons  étudié  par 
avance  un  pays,  et  nous  désirons  passer  de  la 
lettre  écrite  au  fait  direct.  Nous  voulons  éprou- 
ver le  livre  par  la  vie,  et  doubler  notre  érudi- 
tion de  seconde  main  par  des  constatations 
plus  immédiates.  La  première  de  ces  deux 
méthodes  de  voyage  est  celle  des  oisifs,  la  se- 
conde est  celle  des  savants:  historiens  ou  cri- 
tiques d'art,  écrivains  ou  simples  amateurs.  Il 
en  est  une  troisième,  qui  est  proprement  celle 
du  psychologue.  Elle  est  difficile  à  pratiquer, 
car  elle  suppose  la  faculté,  si  rare,  de  s'inven- 
ter des  plaisirs,  et  la  faculté,  plus  rare  encore, 

17. 


298  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

d'interpréter  ces  plaisirs.  Elle  consiste  à  sou- 
mettre sa  personne  à  la  pression  d'un  pays 
nouveau,  comme  un  chimiste  soumet  un  corps 
à  la  pression  d'une  température  nouvelle,  en 
observant  avec  une  entière  absence  de  parti 
pris  les  petites  jouissances  et  les  petites  souf- 
frances que  cette  nouveauté  emporte  avec 
elle...  J'imagine  que  vous  avez  pris  ce  matin 
Texpress  de  Boulogne  pour  passer  de  là  en 
Angleterre,  laissant  derrière  vous  votre  appar- 
tement de  Paris^  façonné,  depuis  des  jours  et 
des  jours,  à  la  mesure  de  votre  sensibilité  de 
Français  du  xix«  siècle;  et,  bonne  ou  mau- 
vaise, étroite  ou  compréhensive,  vous  n'avez 
pas  fait  d'efforts  pour  abdiquer  une  minute 
cette  sensibilité,  qui  est  la  vôtre.  Efforts  d'ail- 
leurs stériles,  abdication  d'ailleurs  impossible, 
puisque  nous  sentons  comme  nous  respirons, 
comme  nous  avons  la  main  longue  ou  courte, 
d^une  façon  nécessaire  et  irréparable.  Le  long 
de  la  route,  au  lieu  de  lire  des  livres  sur  TAn- 
gîeterre,  qui  vous  infligeraient  d'avance  une 
impression  ou  favorable  ou  défavorable,  mais, 
en  tout  cas,  impersonnelle  et  prématurée,  vous 
avez  parcouru  les  journaux  de  France,  songé 
à  vos  amis  de  Paris,  au  détail  de  votre  vie  de 


STENDHAL  (HENRI  BEYLE)         299 


salon  ou  de  boulevard...  Le  paquebot  siffle  et 
souffle,  fendant  l*eau  verte,  qui  écume.  Les 
mouettes  volent.  Le  vent  fait  s'éparpiller  Tem- 
brun.  A  l'horizon,  la  ligne  basse  de  la  côte  ap- 
paraît, puis  le  petit  port,  où  les  énormes  ba- 
teaux profilent  leurs  cheminées  dans  cette  brume 
humide,  comme  peuplée  d^mvisibles  atomes 
de  charbon,  qui  semble  toujours  peser  sur  la 
grande  île.  Vous  avez  laissé  vos  compagnons 
monter  dans  le  train  qui  court  de  Folkestone 
sur  Londres,  et  vous  allez,  vous,  de  petite  ville 
en  petite  ville,  mangeant  à  la  table  d'hôte,  vous 
promenant  par  les  rues,  entrant  dans  les  mar- 
chés, causant  avec  toutes  les  sortes  de  gens  que 
les  hasards  vous  font  connaître.  Vous  errez  sur 
les  chaussées  désertes,  le  matin,  quand  des  cen- 
taines de  servantes  hâtives  nettoient  à  grande 
eau  les  maisons  coquettes  dont  les  fenêtres, 
garnies  de  carreaux  à  guillotine,  bombent  sur 
un  jardinet  planté  d(  '•oses.  Dans  l'après-midi, 
vous  pouvez  suivre  les  lentes  et  longues  par- 
ties de  cricket  qui  s'engagent,  sur  les  gazons 
dci  jardin  public,  entre  des  athlètes  en  maillot 
blanc  et  en  savates  claires.  Vous  écoutez  les 
musiciens,  vêtus  d*uni formes  rouges,  lancer  à 
coups  d'instruments  de  cuivre  les  notes  du  God 


300  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

save  the  Queen  ;  et  le  soir,  au  théâtre,  les  ac- 
trices filer,  de  leurs  voix  rauques,  des  couplets 
remplis  d'allusions  à  la  politique  du  temps. 
Quand  c'est  le  dimanche,  vous  entrez  à  l'office 
avec  les  sérieux  personnages  coiffés  de  cha- 
peaux de  haute  forme.  Vous  suivez  dans  le  livre 
les  hymnes  que  la  foule  entonne.  Vous  écoutez 
le  sermon  du  prédicateur,  comme  vous  avez  lu 
la  veille  la  gazette  de  l'endroit,  comme  vous 
avez,  un  autre  jour,  parcouru  un  volume  du 
roman  à  la  mode.  Après  quelques  semaines  de 
cette  épreuve  tentée  avec  bonne  foi,  vos  nerfs  de 
Français  et  de  Parisien  auront  été  secoués 
d'une  secousse,  ou  pénible  ou  agréable,  assu- 
rément imprévue.  Si  votre  situation  sociale  ou 
votre  bonne  chance  vous  permettent  de  frayer 
avec  des  habitants  des  coquettes  maisons  ou 
des  châteaux  d'une  façon  plus  intime,  et  si 
vous  pouvez  vous  associer  à  leurs  distractions, 
comprendre  leurs  travaux,  discuter  leurs  idées, 
vous  achèverez  de  vous  procurer  une  série  de 
sensations  anglaises;  j'entends  par  là  que- 
l'existence  anglaise,  ses  particularités  et  ses 
différences,  seront  pour  votre  âme,  accoutu- 
mée a  d'autres  mœurs,  une  occasion  d^  goûts 
et  de  dégoûts  d'un  ordre  unique.  Vous  ne  se- 


STENDHAL   (hENRI    BEYLE)  50I 

rez  peut-être  pas  capable  d'écrire  sur  cette 
existence  anglaise,  dix  pages  qui  aient  de  la 
portée,  ni  surtout  qui  aient  de  la  proportion. 
Qu'importe!  Votre  but  n'était  point  de  con- 
naître en  économiste  une  contrée  nouvelle; 
votre  affaire  était  de  vous  approprier  quelque 
chose  de  cette  somme  énorme  de  plaisirs  pos- 
sibles qu'une  société  entasse  sur  ces  comptoirs. 
Byron  disait:  «  Je  suce  les  livres  comme  des 
fleurs.  »  Il  aurait  pu  en  dire  autant  de  ces  li- 
vres vivants  qui  sont  les  civilisations  étran- 
gères. La  fleur  a  des  étamines  et  un  pistil,  un 
nombre  et  une  forme  marquée  de  ses  pétales. 
L'abeille,  qui  s'engloutit  dans  ta  cloche  parfa* 
mée  du  calice,  ne  compte  ni  les  pétales  hi  ces 
étamines.  Elle  emprunte  è  !a  fleur  juste  de 
quoi  fadre  son  miel,  —  et  le  botaniste,  lui,  sait 
tout  de  la  plante,  excepté  l'art  d'en  jouir 
comme  cette  ignorante  abeille. . .  !  »^ 

Stendhal  voyagea  ainsi  en  Angleterre  oià  il 
se  déplut.  Deux  lettres  de  1826  en  donnent  la 
raison.  «  Les  Anglais,  écrit  il,  sont  victimes 
du  travail...  Ce  malheureux  ouvrier,  ce  paysan 
qui  travaille,  n'ont  pour  eux  que  le  dimanche. 
Or,  la  religion  des  Anglais  défend  toute  es- 
pèce de  plaisir  le  dimanche,  et  a  réussi  à  ren- 


302  PSYCHOLOGIE    CONTEMPORAINE 

dre  ce  jour  le  plus  triste  du  monde.  C'est  à 
peu  près  le  plus  grand  mal  qu'une  religion 
puisse  faire  à  un  peuple  qui,  les  six  autres  jours 
de  la  semaine,  est  écrasé  de  travail...  »  Il 
voyagea  ainsi  en  Allemagne  et  ce  lui  fut  un 
supplice.  «  J^ai  mis  deux  ans  à  désapprendre 
cette  langue,  »  a-t-il  dit  quelque  part.  Il  voya- 
gea ainsi  en  Italie  et  ce  lui  fut  une  ivresse.  Il 
fallut  la  vie  administrative  et  le  séjour  à  poste 
fixe  au  consulat  de  Givita-Vecchia  pour  le  bla- 
ser sur  les  sensations  italiennes.  «  Quoi  !  s'é- 
criait-il, vieillir  à  Civita-Vecchia,  ou  même  à 
Rome,  —  j'ai  tant  vu  le  soleil  ! ...  »  Mais  quand 
il  fit  ses  premières  excursions  à  travers  les  sites 
du  doux  pays,  excursions  dont  les  notes  à 
peine  postdatées  composent  le  volume  de 
Rome^  Naples  et  Florence^  il  était  dans  la 
pleine  ferveur  de  sa  découverte  d'un  univers 
inédit,  et  il  terminait  ainsi  le  manuscrit  : 
«  Présenté  en  toute  humilité  à  M.  H.  B..., 
âgé  de  trente-huit  ans,  qui  vivra  peut-être  en 
1821,  par  son  très  humble  serviteur,  plus  gai 
que  lui,  le  H.  B...  de  i8ii.  »  On  doit  lire  ce 
journal  pour  constater  combien  le  voj^ageur 
est  personnel  et  prend  à  la  contrée  qu'il  tra- 
verse précisément  de  quoi  nourrir  son  besoin 


STENDHAL    (HENRI   BHYLE)  ^OJ 

d'impressions  nouvelles,  — mais  rien  de  pius. 
Si  le  ciel  se  gâte,  il  dit  franchement  :  t  Rien 
pour  le  cœur,  le  vent  du  Nord  m'empêche 
d'avoir  du  plaisir...  »  Si  une  forme  de  voiture 
lui  plaît,  il  y  prend  bien  garde:  «  Imola, 
iS  mai.  Je  voyage  en  sediola  au  clair  de  la 
lune...  »  Si  un  mince  détail  d'installation  lui 
est  antipathique,  il  le  marque  :  «  Je  ne  puis  ob- 
tenir, au  café  du  Palais  Rospoli,  en  payant 
bien  'chaque  fois,  de  me  faire  essu3^er  la  table 
sur  laquelle  on  me  sert.  Les  garçons  serv^ent 
comme  par  grâce,  ils  se  regardent  comme  les 
plus  malheureux  des  hommes  d'être  obligés 
de  remuer...  »  Si  un  de  ses  amis  improvisés 
lui  donne  un  conseil  tout  à  fait  local,  il  le  suit: 
«  Un  de  mes  nouveaux  amis,  me  rencontrant 
un  de  ces  soirs,  me  dit:  Allez- vous  quelque- 
fois, après  dîner,  chez  la  D...?  — Non.  — 
Vous  faites  mal  :  il  faut  y  aller  à  six  heures  : 
qiiaîche  vol  ta  si  busca  una  tana  di  caffé 
(quelquefois  on  y  accroche  une  tasse  de  café). 
Ce  mot  m'a  fait  rire  pendant  trois  jours  En- 
suite, pour  mortifier  mon  étrangeté,  je  me  suis 
mis  à  aller  fréquemment  après  dîner  chez 
M™"  D...;  et,  dans  le  fait,  souvent,  par  ce 
moyen,  j'ai  épargné  les  vingt  centimes  que 


304  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

coûte  une  tasse  de  café...  »  Cette  sincérité  ab- 
solue, cet  héroïque  et  personnel  aveu  du  mi- 
nuscule ennui  ou  de  la  petite  distraction  ac- 
tuelle, ont  bientôt  fait  de  procurer  à  celui  qui 
s'abandonne  ainsi  aux  bonnes  et  aux  mau- 
vaises fortunes  de  l'heure,  un  goût  très  vif  et 
très  original  du  milieu  exotique  où  il  va  et 
vient,  —  sans  cesser  pour  cela  d'être  lui- 
même. 

Il  a  fallu,  pour  qu'une  telle  disposition  d'es- 
prit devînt  possible,  d'abord  que  les  voyages 
fussent  plus  aisés,  et  aussi  que  la  somme  des 
préjugés  nationaux  fût  plus  faible.  Aujourd'hui 
que  l'une  et  l'autre  condition  se  trouve  rem- 
plie, un  assez  grand  nombre  de  personnes  se 
font,  comme  Beyle,  à  des  degrés  et  dans  des 
nuances  qui  varient  suivant  les  fortunes  et 
suivant  les  tempéraments,  des  centres  de  sensa- 
tions exotiques.  Peu  à  peu  et  grâce  à  une  ren- 
contre inévitable  de  ces  divers  adeptes  de  la 
vie  cosmopolite,  une  société  européenne  se 
constitue,  aristocratie  d  un  ordre  particulier 
dont  les  mœurs  complexes  n'ont  pas  eu  leur 
peintre  définitif.  Des  femmes  la  composent, 
qui  passent  la  saison  à  Londres,  prennent  les 
eaux  en  Allemagne,  hivernent  en  Italie,  se  re- 


STENDHAL  (HENRI  BEYLE)  30^ 

trouvent  à  Paris  avec  le  printemps,  parlent 
quatre  langues,  connaissent  et  apprécient  plu- 
sieurs sortes  d*arts  et  de  littératures.  Des 
hommes  y  font  figure  qui  ont  dîné  ou  causé 
avec  les  personnages  importants  de  chaque 
pays  et  dans  le  pays  même,  sont  reçus  dans 
des  salons  et  des  châteaux  distants  les  uns  des 
autres  de  plusieurs  centaines  de  lieues,  lisent 
les  poètes  anglais  comme  les  poètes  italiens, 
écrivent  parfois  dans  deux  et  dans  trois  lan- 
gues et  mènent,  à  la  lettre,  plusieurs  existen- 
ces. Quoique  le  caractère  casanier  des  Fran- 
çais, et  surtout  leur  état  social,  répugnent  à  ce 
dilettantisme  du  vagabondage,  on  citerait 
parmi  les  membres  de  cet  Enropean-Club 
flottant  et  composite  plus  d'un  de  nos  compa- 
triotes. Quelques-uns  des  meilleurs  livres 
qu'ait  produits  notre  xix«  siècle  sont  dus 
aussi  à  l'expérience  de  cette  sorte  de  vie. 
Ceux  de  Stendhal  sont  parmi  les  principaux. 
C'est  une  question  de  savoir  si  cet  esprit  cos- 
mopolite, dont  le  progrès  va  s'accélérant  sous 
la  pression  de  tant  de  causes,  est  aussi  profi- 
table qu'il  est  dangereux.  Le  moraliste  qui 
considère  la  société  comme  une  usine  à  pro- 
duire des  hommes,  est  obligé  de  reconnaître 


JU6  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

que  les  nations  perdent  beaucoup  plus  qu'elles 
ne  gagnent  à  se  mêler  les  unes  aux  autres  et  que 
les  races  surtout  perdent  beaucoup  plus  qu'elles 
ne  gagnent  à  quitter  le  coin  de  terre  où  elles 
ont  grandi.  Ce  que  nous  pouvons  appeler  pro- 
prement une  famille,  au  vieux  et  beau  sens  du 
mot,  a  toujours  été  constitué,  au  moins  dans 
notre  Occident,  par  une  longue  vie  héréditaire 
sur  un  même  coin  du  sol.  Pour  que  la  plante 
humaine  croisse  solide,  et  capable  de  porter 
des  rejetons  plus  solides  encore,  il  est  néces- 
saire qu'elle  absorbe  en  elle,  par  un  travail 
puissant,  quotidien  et  obscur,  toute  la  sève  phy- 
sique et  morale  d'un  endroit  unique.  Il  faut 
qu'un  climat  passe  dans  notre  sang,  avec  sa 
poésie  ou  douce  ou  sauvage,  avec  les  vertus 
qu'engendre  et  qu'entretient  un  effort  continu 
contre  une  même  somme  de  mêmes  difficultés. 
Cette  vérité  n'est  guère  en  faveur  dans  notre 
monde  moderne,  qui  se  fait  de  plus  en  plus 
improvisateur  et  momentané.  Qu'on  réflé- 
chisse seulement,  pour  en  apercevoir  la  portée, 
aux  conditions  de  naissance  des  œuvres  d'art. 
Presque  toujours  un  grand  écrivain  ou  un 
grand  peintre  a  poussé  sur  une^îlace  natale,  à 
.aquellc  il  revient  lorsqu'il  veut  donner  à  son 


STENDHAL    (HENRI   BEYLE)  ^OJ 


idéal  une  saveur  de  vie  profonde,  et  les  œuvres 
de  ceux  à  qui  ce  sol  a  manqué,  manquent  sou- 
vent de  cette  saveur  et  de  cette  profondeur.  Les 
Grecs  et  les  Italiens  n'ont  offert  le  spectacle 
de  leur  incomparable  fécondité  qu'en  raison 
même  de  Tabondance  des  petites  patries  et  des 
cités  étroites.  L'homme  est  un  être  d'habitude 
qui  n'est  vraiment  créateur  qu'à  la  condition 
d'accumuler  en  lui  une  longue  succession  d'ef- 
forts identiques,  et  c'est  pour  cela  que  les  fortes 
races  ont  toujours  eu  des  commencements  mo- 
notones, des  mœurs  étroites,  un  respect  su- 
perstitieux de  la  tradition,  une  défiance  rigou- 
reuse delà  nouveauté. 

Il  arrive  une  heure  dans  l'histoire  des  socié- 
tés oii  cette  discipline  féconde,  mais  peu  sub- 
tile, a  produit  un  capital  de  facultés  dont  le 
civilisé  jouit,  sans  s'inquiéter  de  savoir  com- 
ment il  lui  est  venu,  à  la  façon  de  ces  fils  de 
grande  maison  qui  n'augmentent  plus  leur  for- 
tune. Le  sens  exquis  des  plaisirs  d'aujourd'hui 
remplace  alors  le  sens  profond  de  la  vigueur 
de  de'Tiain.  La  haute  société  contemporaine, 
/entends  par  là  celle  qui  se  recrute  parmi  les 
représentants  les  plus  raffinés  de  la  délicate 
culture,  est  parvenue  à  cette  heure,  coupable 


308       PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

peut-être,  à  coup  sûr  délicieuse,  où  le  dilet- 
tantisme remplace  l'action;  —  heure  de  cu- 
riosité volontiers  stérile;  heure  d'échanges  d'i- 
dées et  d'échanges  de  mœurs.  Une  évolution 
fatale  attire  les  provinces  vers  les  grandes  villes 
et  par-dessus  les  grandes  villes  fait  flotter,  — 
comme  la  Lupata  de  Swift,  —  une  cité  vague 
et  supérieure,  patrie  des  curiosités  suprêmes, 
des  vastes  théories  générales,  de  la  savante 
critique  et  de  l'indifférence  compréhensive. 
C'est  encore  ici  une  des  formes  de  ce  que  l'on 
est  convenu  de  nommer  la  décadence.  Stendhal 
fut  un  des  apôtres  de  cette  forme  et  un  des  ou- 
vriers de  cette  décadence.  C'est  pour  cela  que 
nous  aimons  sa  littérature.  C'est  probablement 
une  loi  que  les  sociétés  barbares  tendent  de 
toutes  leurs  forces  à  un  état  de  conscience 
qu'elles  décorent  du  titre  de  civilisation,  et 
qu'à  peine  cette  conscience  atteinte  la  puis- 
sance de  la  vie  tarisse  en  elles.  Les  Orientaux 
disent  souvent  :  Quand  la  maison  est  prête  la 
mort  entre. . .  —  Que  cette  visiteuse  inévitable 
trouve  du  moins  notre  maison,  à  nous,  parée 
de  fleur.«  l 


STENDHAL  (HENRI  BEYLE)  ÎO9 


IV 


LE    ROUGE    ET    LE    NOIR 


J'ai  dit  que  sa  puissance  d'analyse,  sa  sensi- 
bilité frémissante  et  la  multiplicité  de  ses  expé- 
riences, avaient  conduit  Beyle  à  concevoir  et  à 
exprimer  quelques  vérités  profondes  sur  la 
France  du  xix*  siècle.  Le  Rouge  et  le  Noir 
renferme  l'énoncé  le  plus  complet  de  ces  véri- 
tés, —  livre  extraordinaire,  et  que  j'ai  vu  pro- 
duire sur  certains  cerveaux  de  jeunes  gens 
l'effet  d'une  intoxication  inguérissable.  Quand 
ce  roman  ne  révolte  pas,  il  ensorcelle.  C'est 
une  possession  comparable  à  celle  de  la  Co- 
médie humaine.  Mais  Balzac  a  eu  besoin  de 
quarante  volumes  pour  mettre  sur  pied  le  peu- 
ple de  ses  personnages.  Il  peint  à  fresque  et 
sur  le  pan  de  mur  d'un  palais.  Le  Rouge  et  le 
Noir  n'a  pas  cinq  cents  pages.  C'est  une  eau- 
forte,  mais  d'un  détail  infini,  et  dans  la  courte 
dimension  de  cette  eau-forte  un  univers  tient 
tout  entier.  Que  dis-je?  Pour  les  maniaques 
de  ce  chef-d'œuvre,  les  moindres  traits  sont  un 


3iO  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

univers.  Si  j'écrivais  de  la  critique  par  anec- 
dotes, au  lieu  d'écrire  une  étude  de  psycholo- 
gie mi-sociale,  mi-littéraire,  par  idées  générales 
et  larges  hypothèses,  je  raconterais  d'étranges 
causeries  entre  écrivains  connus,  dont  les  cita- 
tions de  ces  petites  phrases,  sèches  et  rèches 
comme  les  formules  du  code,  faisaient  toute  la 
matière.  L'un  disait  m  M.  de  la  Vernaye  serait 
à  vos  pieds...  »  L'autre  continuait  :  «  éperdu 
de  reconnaissance.. .  »  C'était  à  qui  surprendrait 
son  confrère  en  flagrant  délit  d'ignorance  d'un 
des  adjectifs  du  livre.  Je  donne  le  fait  pour  ce 
qu'il  vaut.  Il  est  exceptionnel,  mais  Texception 
s'est,  à  ma  connaissance,  produite  une  dizaine 
de  fois,  et  témoigne  de  l'intensité  de  séduction 
que  ce  roman  possède.  Au  regard  de  l'ana- 
lyse, la  bizarrerie  de  ces  engouements  n'est 
qu'une  garantie  de  plus  de  leur  sincérité.  Pour 
qu'un  homme  de  quarante  ans,  et  qui  a  vécu, 
se  souvienne  d'un  livre  au  point  d'en  subir  la 
hantise,  il  faut  que  ce  livre  aille  bien  au  .fond 
des  choses  humaines  ou  tout  au  moins  con- 
temporaines, et  qu'il  soit  exphcatif  d'une  quan- 
tité considérable  de  caractères  et  de  passions. 
Si  je  ne  me  trompe,  le  point  de  départ  de 
Rouge  e*j  Noir  a  été  fourni  à  Beyle  par  une 


STENDHAL   (HENRI   BEYLE)  ^II 

continue  et  dure  expérience  de  la  solitude  in- 
time. Le  mot  société  lui  parut,  très  jeune,  éti- 
qut  ter  une  duperie  et  masquer  une  exploitation. 
S(3>n  enfance  fut  malheureuse,  son  adolescence 
tourmentée.  Il  avait  perdu  sa  mère.  Il  haïssait 
son  père  et  il  en  était  haï.  Un  de  ses  axiomes  fa- 
voris fut  plus  tard  que  «  nos  parents  et  nos  maî- 
tres sont  nos  premiers  ennemis  quand  nous  en- 
trons dans  le  monde  ■.  Avec  le  beau  courage 
qu'il  eut  de  ses  impressions  sincères,  même  con- 
damnées par  toutes  les  vertus  ou  toutes  les  hy- 
pocrisies, Beyle  déclara  toujours  son  invincible 
répugnance  à  l'égard  des  affections  obligatoires 
de  la  famille.  N'est-ce  pas  dans  la  Chartreuse 
de  Parme  que  se  rencontre  cette  phrase  à  pro- 
pos de  Clélia  Gonti  :  «  Peut-être  a-t-elle  assez 
d'esprit,  pensait  le  comte,  pour  mépriser  son 
père?...  »  Et  dans  le  Rouge  et  le  Noir,  quand 
Julien  Sorel,  condamné  à  mort  pour  un  assas- 
sinat, reçoit  la  visite  du  charpentier  dont  il  a 
déshonoré  le  nom,  le  fils  ne  trouve  d'abord 
rien  à  répondre  au  reproche  du  vieillard  : 
«  Son  esprit  parcourait  rapidement  tous  les 
possibles.  —  J  ai  fait  des  économies  î  s'écria- 
t-il  tout  d'un  coup.  —  Ce  mot  de  génie  changea 
la  physionomie  du  vieillard  et  la  position  de 


312       PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 


Julien...  Voilà  donc  Tamour  de  père!  se  répé- 
tait-il rame  navrée...  »  Des  férocités  îiareilles 
d'imagination  prouvent  à  quelle  profondeur 
l'enfant  a  été  meurtri,  pour  que  la  plaie  saigne 
encore  dans  le  cœur  de  Thomme.  Au  sortir  de 
cette  adolescence  cruellement  froissée,  Beyle 
fut  emporté  dans  le  tourbillon  de  la  tempête 
napoléonienne.  Il  couiiut  le  sinistre  égoïsme 
des  champs  de  bataille  et  des  déroutes,  — 
égoïsme  rendu  plus  cruel  à  cette  sensibilité 
souffrante  par  l'abîme  que  ses  goûts  secrets  de 
réflexion  et  d'art  creusaient  entre  lui  et  ses 
compagnons  de  danger.  PluâJLard-encore  et,- 
continuant  d'observer,  mais  au  centre  d'une 
société  pacifique,  il  constata,  sans  beaucoup  de 
regret,  un  antagonisme  irréparable  entre  ses 
façons  de  chercher  le  bonheur  et  celles  de  ses 
concitoyens.  Il  prit  son  parti  de  cette  rupture' 
définitive  entre  les  sympathies  du  monde  et  sa 
personne  :  «  Ceci  est  une  nouvelle  preuve,  écri^ 
vait-il  à  un  ami,  qu'il  n'y  a  pas  d'avantage 
sans  désavantage.  Cette  prétendue  supériorité, 
si  elle  n'est  que  de  quelques  degrés,  vous  ren- 
dra aimable,  vous  fera  rechercher  et  vous  ren- 
dra les  hommes  nécessaires  :  voyez  Fontenelle. 
Si  elle  est  plus  grande,  elle  rompt  tout  rapport 


STENDHAL   (HENRI   BÉYLE)  JIJ 

entre  les  hommes  et  vous.  Voilà  la  malheu- 
reuse position  de  Thomme  soi-disant  supérieur, 
DU,  pour  mieux  dire,  différent^  c'est  là  le  vrai 
terme.  Ceux  qui  l'environnent  ne  peuvent  rien 
pour  son  bonheur...  »  Orgueilleuse  conviction 
qui  mène  celui  qui  la  possède  à  la  scélératesse 
ssi  bien  qu'à  Théroïsme.  Se  décerner  ce  bré- 

jt  de  différence,  n'est-ce  pas  s'égaler  à  toute  la 

société?  N'est-ce  pas  du  même  coup  suppri- 

er,  pour  soi  du  moins,  toutes  les  obligations 

pacte  social  ?  Et  pourquoi  respecterions- 

.ous  ce  pacte,  s'il  est  l'œuvre  de  gens  avec  les- 
quels nous  n'avons  rien  de  commun  ?  Quel  cas 
pouvons-nous  faire  d'une  opinion  publique 
dont  nous  savons  qu'elle  est  forcément  hostile 
à  ce  que  nous  avons  de  meilleur  en  nous?... 
Il  n'y  a  pas  loin  de  ces  interrogations  à  la  ré- 
volte. Beyle  en  fut  préservé  par  sa  délicatesse 

ative,  et  plus  encore  par  son  esprit  d'analyse 
qui  lui  démontra  l'inutilité  des  luttes  à  la  Byron. 
Mais  son  imagination  conçut  ce  que  de  telles 
idées  pouvaient  introduire  de  ravages  dans  une 
tête  moins  désabusée  que  la  sienne,  —  et  il  créa 
Julien  Sorel. 

Pour  qu'un  type  de  roman  soit  très  signifi- 
catif, c'^'st-à-dire  pour  qu'il  représente  un  grand 

iS 


314  PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

nombre  d'êtres  semblables  à  lui,  il  est  néces- 
saire qu'une  idée  très  essentielle  à  l'époque  ait 
présidé  à  sa  création.  Or,  il  se  trouve  que  ce 
sentiment  de  la  solitude  de  Thomme  supérieur, 

—  ou  qui  se  croit  tel,  —  est  celui  peut-être 
qu'une  démocratie  comme  la  nôtre  produit 
avec  le  plus  de  facilité.  Au  premier  abord,  cette 
démocratie  paraît  très  favorable  au  mérite,  et, 
de  fait,  elle  ouvre  les  barrières  toutes  grandes 
à  la  concurrence  des  ambitions,  en  vertu  du 
principe  d'égalité.  Mais  en  vertu  de  ce  prin- 
cipe, elle  met  l'éducation  à  la  portée  du  plus 
grand  nombre.  Et  cet  excès  de  logique  aboutit 
à  la  plus  étrange  contradiction.  Si  nous  exami- 
nons, par  exemple,  ce  qui  se  produit  depuis 
cent  années  dans  notre  pays,  nous  reconnaî- 
trons que  tout  adolescent  de  valeur  trouve  très 
aisément  des  conditions  excellentes  où  se  déve- 
lopper. S'il  brille  dans  ses  débuts  à  l'école,  il 
entre  au  collège.  S'il  réussit  au  collège,  il  a 
une  bourse  dans  un  grand  lycée.  C'est  une 
conspiration  des  parents,  des  maîtres,  et  volon- 
tiers des  étrangers,  pour  que  ce  sujet  distingué, 

—  comme  on  dit  en  style  pédagogique,  — 
atteigne  le  plus  haut  degré  de  sa  croissance 
intellectuelle.  Les  études  sont  finies.  Les  exa- 


STENDHAL    (^HENRI    BEYLEj  315 


mens  sont  passés.  La  volte-face  est  complète. 
La  conspiration  se  fait  en  sens  contraire.  Car 
le  nouveau  venu  trouve  une  société  où  les  pla- 
ces sont  prises,  où  la  concurrence  des  ambi- 
tions, dont  je  parlais  tout  à  l'heure,  est  formi- 
dable. Si  le  jeune  homme  de  talents  et  pauvre 
reste  en  province,  en  quoi  ses  talents  le  servi- 
ront-ils, puisque  la  vie,  là,  est  toute  d'habitudes 
et  fondée  sur  la  propriété?  Il  vient  à  Paris,  et 
il  n'a  pas  un  appui.  Ses  succès  d'écolier,  qu'on 
lui  vantait  si  fort  durant  son  enfance,  ne  peu- 
vent lui  servir  qu'à  gagner  rudement  sa  vie 
dans  quelque  position  subalterne.  Quelles 
seront  ses  pensées,  si  à  la  supériorité  il  ne  joint 
pas  la  vertu  de  modestie  et  celle  de  patience  ? 
En  même  temps  que  l'éducation  lui  a  donné 
des  facultés,  elle  lui  a  donné  des  appétits,  et  il 
a  raison  d'avoir  ces  appétits.  Un  adolescent 
qui  a  lu  et  goûté  les  poètes  désire  nécessaire- 
ment de  belles,  de  poétiques  amours.  S'il  a  des 
nerfs  délicats,  il  souhaite  le  luxe;  s'il  en  a  de 
robustes,  il  souhaite  le  pouvoir.  C'est  là  un 
tempérament  tout  façonné  pour  le  travail  litté- 
raire ou  artistique.  Mais  si  notre  homme  n'est 
ni  littérateur  ni  artiste,  —  et  de  fortes  âmes 
sont  incapables  de  cette  sagesse  désintéressée 


3l6       PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

qui  se  guérit  de  ses  rêves  en  les  exprimant.  — 
quel  drame  sinistre  se  jouera  en  lui  !  Il  se  sen- 
tira impuissant  dans  les  faits,  grandiose  dans 
ses  désirs.  Il  verra  triomphant  qui  ne  le  vaut 
pas,  et  condamnera  en  bloc  un  état  social  qui 
semble  ne  l'avoir  élevé  que  pour  mieux  Toppri- 
mer,  comme  le  bétail  qu'on  engraisse  pour 
mieux  Tabattre.  Le  déclassé  apparaît  d'al^nrH^ 
pni?;  ]p  révolutionnaire  ..  «  H  faut  en  convenir, 
dit  Stendhal  à  une  des  pages  de  son  Ronge  et 
Noh\  le  regard  de  Julien  était  atroce,  sa  phy- 
sionomie hideuse  ;  elle  respirait  le  crime  sans 
alliage  :  c'était  Thomme  malheureux  en  guerre 
avec  toute  la  société...  » 

Cette  guerre  étrange,  et  dont  les  épisodes 
mystérieux  ensanglantent  d'abord  le  cœur  qui 
l'engage,  tel  est  le  vrai  sujet  du  grand  roman 
de  Beyle.  Guerre  passionnée  et  passionnante, 
surtout  parce  que  l'auteur  a  su  donner  à  son 
héros  un  magnifique  outillage  de"  supériorités 
réelles.  L'intelligence  de  Julien  est  de  premier 
ordre.  C'est  tout  simplement  celle  de  Stendhal 
lui-même  :  perspicace  et  tourmentée,  lucide 
comme  un  théorème  d'algèbre  et  mordante 
comme  un  réquisitoire.  La  volonté  de  ce  jeune 
homme  est  celle  d'un  soldat  qui  fait  campagne 


STENDHAL   (HENRI    BEYLE)  517 

et  qui,  préparé  tous  les  jours  au  suprême  dan- 
ger, n'attache  plus  de  sens  au  mot  peur.  En 
même  temps,  sa  sensibilité  toujours  à  vif  saigne 
au  plus  léger  coup  d'épingle.  Le  voici  donc^ 
fils  d'un  charpentier  de  petite  ville,  ayant  reçu 
d'un  curé  qui  s'intéresse  à  son  brillant  tour 
d'esprit  une  éducation  de  latiniste.  II.  a  lu  le 
Mémorial  de  Sainte  Hélène^  et  son  génie 
s'est  enflammé  à  suivre  l'épopée  de  ce  parvenu 
prodigieux  qui  fut  l'Empereur.  Il  entre  dans 
le  monde,  d'abord  comme  précepteur  chez  le 
maire  de  sa  ville,  puis  comme  boursier  au  fond 
du  grand  séminaire  de  sa  province,  enfin, 
comme  secrétaire  chez  un  pair  de  France.  Il 
sait,  par  l'exemple  de  son  modèle  idéal,  le 
simple  lieutenant  d'artillerie  devenu  César,  et 
par  les  exemples  moins  éclatants  des  compa- 
gnons de  cette  incroyable  fortune,  que  tous 
les  privilèges  sociaux  appartiennent  à  qui  peut 
les  conquérir.  Et  quels  scrupules  le  retien- 
draient dans  cette  conquête  ?  La  morale  ?  Mais 
il  n'aperçoit  autour  de  lui  que  dupeurs  rapaces 
et  dupes  victimées.  La  pitié  pour  ses  sembla- 
bles, ce  que  le  christianisme  appelle  magnifi- 
quement la  Charité?  Mais,  tout  jeune,  son 
père  l'a  battu,  et  le  richard  qu'il  sert  lui  a  fait 

x8. 


3l8         ^         PSYCHOLOGIE   CONTEMPORAINE 

sentir  le  poids  de  la  dure  servitude  moderne  : 
le  salaire.  Le  souci  de  son  repos?  Mais  son 
âme  frénétique  est  comme  ces  puissantes  ma- 
chines auxquelles  il  faut  une  certaine  quantité 
de  charbon  à  consommer  par  jour.  Elle  a  faim 
et  soif  de  sensations  nombreuses,  fussent-elles 
terribles,  —  et  intenses,  fussent-elles  coupa- 
bles. Tout  aboutit  à  le  transformer  en  une 
bête  de  proie  allant  à  la  chasse  avec  les  armes 
de  la  civilisation,  c'est-à-dire  qu'au  lieu  de 
frapper  il  ruse,  qu'il  masque  sa  force  pour 
mieux  dominer,  et  qu'il  devient  hypocrite  com- 
me Tartufe,  ne  pouvant  commander  comme 
Bonaparte  : 

Voilà,  je  le  confesse  un  abominable  homme..,, 

Ce  vers  de  la  comédie  de  Molière  vous 
arrive  aux  lèvres,  n'est-ce  pas  ?  Stendhal  répond 
en  vous  démontrant  que  des  qualités  de  pre- 
mier ordre  ont  conduit  cet  homme  à  cette 
conception  criminelle  de  lui-même  et  de  la  vie, 
et  que,  dans  un  monde  sans  tradition,  où  cha- 
que individu  est  l'artisan  de  sa  propre  fortune, 
l'excessive  concurrence  jointe  à  l'excessif  déve- 
loppement de  la  vie  personnelle  est  la  cause 


STENDHAL   (HENRI   BEYLE)  319 

d'exaspérations  d'orgueil  qui,  en  temps  de 
paix,  peuvent  mener  de  forts  caractères  à  de 
terribles  abus  de  cette  force.  Bcyle  écrivait  à 
une  de  ses  amies,  un  peu  après  la  publication 
de  son  livre  :  «  Il  y  a  huit  jours,  j'ai  reçu  une 
lettre  dans  le  genre  de  la  vôtre,  et  pire  encore; 
car,  vu  que  Julien  est  un  coquin  et  qu^  c'est 
mon  portrait,  on  se  brouille  avec  moi.  Du 
temps  de  TEmpereur,  Julien  eût  été  un  fort 
honnête  homme.  —  J'ai  vécu  du  temps  de 
TEmpereur.  Donc...  Mais  qu'importe  ?...  » 

Certes,  la  couleur  de  la  peinture  est  merveil-. 
leuse.  J'admire  plus  encore  la  force  d'analyse^j 
grâce  à  laquelle  Stendhal  a  dit  le  dernier  mot 
sur  tout  un  groupe  au  moins  de  ceux  que  Ton 
appelait,  après  i83o,  les  enfants  du  siècle. 
Eile  défile,  mais  drapée  magnifiquement,  mais 
auréolée  de  poésie,  dans  beaucoup  d'œuvres 
de  cette  époque,  la  légion  des  mélancoliques 
révoltés  :  le  Ruy  Blas  de  Victor  Hugo  en  est, 
et  son  Didier,  comme  le  Rolla  de  Musset, 
comme  TAntony  de  Dumas.  Ceux-là  souffrent 
d'une  nostalgie  qui  paraît  sublime.  Le  Julien 
Sorelde  Stendhal  souffre  de  la  même  nostalgie, 
mais  il  en  sait  la  raison  profonde.  La  cruelle  ei 
froide  passion  de  parvenir  lui  tord  le  cœur,  et 


320  PSYCHOLOGIE    CONTEMPORAINE 

il  se  l'avoue.  Il  se  reconnaît  les  ardeurs  impla- 
cables du  déclassé  tout  voisin  du  crimoJL'infî- 
nie  tristesse  et  la  vague  désespérance  se  résol- 
vent en  un  appétit  effréné  de  jouissances 
destructrices.  Pour  comprendre  les  incendies 
de  la  Commune  et  les  effrayantes  réappari- 
tions ,  dans  notre  vie  adoucie,  des  sauvageries 
primitives,  il  faut  relire  ce  livre  et  en  particulier 
les  discussions  que  Julien  engage  avec  lui- 
même  dans  sa  prison,  quand  il  attend  le  jour 
de  mourir.  «  Il  n'y  a  pas  de  droit  naturel... 
Ce  mot  n'est  qu'une  antique  niaiserie,  bien 
digne  de  Tavocat  général  qui  m'a  donné  chasse 
Tautre  jour  et  dont  Païeul  a  été  enrichi  par 
une  confiscation  de  Louis  XIV.  Il  n'y  a  de 
droit  que  lorsqu'il  y  a  une  loi  pour  défendre 
quelque  chose  sous  peine  de  punition.  Avant 
la  loi,  il  n'y  a  de  naturel  que  la  force  du  lion, 
ou  le  besoin  de  l'être  qui  a  faim,  qui  a  froid  ; 
le  besoin.,  en  un  mot...  »  Par-dessous  les  con- 
venances dont  notre  cerveau  est  surchargé, 
par-dessous  les  principes  de  conduite  que 
l'éducation  incruste  dans  noire  pensée,  par- 
dessous  la  prudence  héréditaire  qui  fait  de  nous 
des  animaux  domestiqués,  voici  reparaître  le 
carnassier  primitif,  farouche  et  solitaire,  ena- 


STENDHAL  (hENRI  BEYLE)  J2i 

porté  par  le  striiggle  for  life  comme  la  nature 
tout  entière.  Vous  Tavez  cru  dompté,  il  n'était 
qu'endormi;  vous  Tavez  cru  apprivoisé,  il 
n'était  que  lié.  Le  lien  se  brise,  la  bête  se 
réveille,  et  vous  demeurez  épouvanté  q"e  tant 
de  siècles  de  civilisation  n'aient  pas  étouffé  un 
seul  des  germes  de  la  férocité  d'autrefois... 


«  Cette  philosophie,  —  écrit  Stendhal  lui- 
même,  lorsqu'il  commente  les  dernières  ré- 
flexions de  Julien  Sorel,  —  cette  philosophie 
était  peut-être  vraie,  mais  elle  était  de  nature 
à  faire  désirer  la  mort...  »  Apercevez-vous,  à 
l'extrémité  de  cette  œuvre,  la  plus  complète 
que  Fauteur  ait  laissée,  poindre  l'aube  tragique 
du  pessimisme?  Elle  monte,  cette  aube  de 
sang  et  de  larmes,  et,  comme  la  clarté  d'un 
jour  naissant,  de  proche  en  proche  elle  teinte, 
de  ses  rouges  couleurs,  les  plus  hauts  esprits 
de  notre  siècle,  ceux  qui  font  sommet,  ceux  vers 
qui  les  yeux  des  hommes  de  demain  se  lèvent, 
—  religieusement.  J'arrive,  dans  cette  série 
d'études  psyi:hologiques,  au  cinquième  des  per- 
sonnages que  je  me  suis  proposé  d'analyser, 


322        PSYCHOLOGIE  CONTEMPORAINE 

^ ^ ^ 

J'ai  examiné  un  poète,  Baudelaire  ;  j'ai  exa- 
miné un  historien,  M.  Renan;  j'ai  examiné  un 
romancier,  Gustave  Flaubert;  j'ai  examiné  un 
philosophe,  M.  Taine;  je  viens  d'examiner  un 
de  ces  artistes  composites,  en  qui  le  critique  et 
récrivain  d'imagination  ^'unissent  étroitement, 
et  j'ai  rencontré,  chez  ces  cinq  Français  de 
tant  de  valeur,  la  même  philosophie  dégoûtée/ 
de  l'universel  néant.  Sensuelle  et  dépravée  chez 
le  premier,  subtilisée  et  comme  sublimée  chez 
le  second,  raisonnée  et  furieuse  chez  le  troi- 
sième, raisonnée  aussi  mais  résignée  chez  le 
quatrième,  cette  philosophie  se  fait  aussi  som- 
bre, mais  plus  courageuse,  chez  l'auteur  de 
Rouge  et  Noir.  Cette  formidable  nausée  des 
plus  magnifiques  intelligences  devant  les  vains 
efforts  de  la  vie  a-t-elle  raison  ?  Et  l'homme,  ;, 
en  se  civilisant,  n'a-t-il  fait  vraiment  que  com- 1 
pliquer  sa  barbarie  et  raffiner  sa  misère  ?  f 
J'imagine  que  ceux  de  nos  contemporains 
que  ces  problèmes  préoccupent  sont  pareils 
à  moi,  et  qu'à  cette  angoissante  question  ils 
jettent  tantôt  une  réponse  de  douleur,  tantôt 
une  réponse  de  foi  et  d'espérance.  C'est  encore 
une  solution  que  de  sangler  son  âme,  comme 
Beyle,  et  d'opposer  aux  malaises  du  doute  la 


STENDHAL    (hENRI   BETLE)  ^2) 


virile  énergie  de  l'homme  qui  voit  Tabîme  noir 
de  la  destinée,  qui  ne  sait  pas  ce  que  cet  abîme 
lui  cache,  -    -^t  qui  n'a  pas  peur  I 


-^ 


TABLE 


A  van  t-propos ▼ 

I.  —  Charles  Baudelapre i 

I.  —  L'analyse  de  l'amour  dans  Baudelaire.  5 

II.  —  Le  pessimisme  de  Baudelaire ....  1 1 

III.  —  Théorie  de  la  décadence 23 

II.  ^  M.  Ernest  Renan 33 

I.  —  De  la  sensibilité  de  M.  Renan 37 

II.  —  Da  dilettantisme .  69 

III.  —  Du  sentiment  religieux  chez  M.  Re- 
nan   76 

IV.  —  Le  rêve  aristocratique  de  M.  Renan.  96 

m.  —  Gustave  Flaubert m 

I. —  Du  Romantisme 116 

II. —Du  nihilisme  de  Gustave  Flaubert. ..  iSg 

III.  —  Théories  d'art 1 56 

IV.  —  M .  Taixe .  ijb 

I.  —  La  sensibilité  philosophique 1 82 

II.  —  Le  milieu 201 

m.  —  L'âme  humaine  et  la  science 218 

IV.  —  Théories  politiques 281 


52 é  TABLE 


V.  —  Stkndhal  (Henri  Beyle) 25 1 

I.  —  L'homme 260 

II.  —  L'esprit  d'-sr^ly'.". 276 

III.  —  Le  cosmiipolitisme  de  Beyle 294 

iV.  —  Le  Rouge  et  le  Noir 309 


d 


EMILE  COLIN.   —   IMPRIMB»lfi  DE  LAGrNT. 


BIMniàir>  I 


iir\r\  41 


PQ 
287 
B7 
1891 


Bourget,   Paul  Charles 

Essais  de  psycholog 
contemporaine       7.  éd« 


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