Google
This is a digital copy of a book thaï was prcscrvod for générations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project
to make the world's bocks discoverablc online.
It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject
to copyright or whose légal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books
are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that's often difficult to discover.
Marks, notations and other maiginalia présent in the original volume will appear in this file - a reminder of this book's long journcy from the
publisher to a library and finally to you.
Usage guidelines
Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we hâve taken steps to
prcvcnt abuse by commercial parties, including placing lechnical restrictions on automated querying.
We also ask that you:
+ Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use thèse files for
Personal, non-commercial purposes.
+ Refrain fivm automated querying Do nol send automated queries of any sort to Google's System: If you are conducting research on machine
translation, optical character récognition or other areas where access to a laige amount of text is helpful, please contact us. We encourage the
use of public domain materials for thèse purposes and may be able to help.
+ Maintain attributionTht GoogX'S "watermark" you see on each file is essential for informingpcoplcabout this project and helping them find
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it.
+ Keep it légal Whatever your use, remember that you are lesponsible for ensuring that what you are doing is légal. Do not assume that just
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other
countiies. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can'l offer guidance on whether any spécifie use of
any spécifie book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search means it can be used in any manner
anywhere in the world. Copyright infringement liabili^ can be quite severe.
About Google Book Search
Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps rcaders
discover the world's books while helping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full icxi of ihis book on the web
at |http: //books. google .com/l
Google
A propos de ce livre
Ceci est une copie numérique d'un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d'une bibliothèque avant d'être numérisé avec
précaution par Google dans le cadre d'un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l'ensemble du patrimoine littéraire mondial en
ligne.
Ce livre étant relativement ancien, il n'est plus protégé par la loi sur les droits d'auteur et appartient à présent au domaine public. L'expression
"appartenir au domaine public" signifie que le livre en question n'a jamais été soumis aux droits d'auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à
expiration. Les conditions requises pour qu'un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d'un pays à l'autre. Les livres libres de droit sont
autant de liens avec le passé. Ils sont les témoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine et sont
trop souvent difficilement accessibles au public.
Les notes de bas de page et autres annotations en maige du texte présentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir
du long chemin parcouru par l'ouvrage depuis la maison d'édition en passant par la bibliothèque pour finalement se retrouver entre vos mains.
Consignes d'utilisation
Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliothèques à la numérisation des ouvrages apparienani au domaine public et de les rendre
ainsi accessibles à tous. Ces livres sont en effet la propriété de tous et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine.
Il s'agit toutefois d'un projet coûteux. Par conséquent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inépuisables, nous avons pris les
dispositions nécessaires afin de prévenir les éventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des
contraintes techniques relatives aux requêtes automatisées.
Nous vous demandons également de:
+ Ne pas utiliser les fichiers à des fins commerciales Nous avons conçu le programme Google Recherche de Livres à l'usage des particuliers.
Nous vous demandons donc d'utiliser uniquement ces fichiers à des fins personnelles. Ils ne sauraient en effet être employés dans un
quelconque but commercial.
+ Ne pas procéder à des requêtes automatisées N'envoyez aucune requête automatisée quelle qu'elle soit au système Google. Si vous effectuez
des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractères ou tout autre domaine nécessitant de disposer
d'importantes quantités de texte, n'hésitez pas à nous contacter Nous encourageons pour la réalisation de ce type de travaux l'utilisation des
ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous être utile.
+ Ne pas supprimer l'attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet
et leur permettre d'accéder à davantage de documents par l'intermédiaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en
aucun cas.
+ Rester dans la légalité Quelle que soit l'utilisation que vous comptez faire des fichiers, n'oubliez pas qu'il est de votre responsabilité de
veiller à respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public américain, n'en déduisez pas pour autant qu'il en va de même dans
les autres pays. La durée légale des droits d'auteur d'un livre varie d'un pays à l'autre. Nous ne sommes donc pas en mesure de répertorier
les ouvrages dont l'utilisation est autorisée et ceux dont elle ne l'est pas. Ne croyez pas que le simple fait d'afficher un livre sur Google
Recherche de Livres signifie que celui-ci peut être utilisé de quelque façon que ce soit dans le monde entier. La condamnation à laquelle vous
vous exposeriez en cas de violation des droits d'auteur peut être sévère.
A propos du service Google Recherche de Livres
En favorisant la recherche et l'accès à un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le français, Google souhaite
contribuer à promouvoir la diversité culturelle grâce à Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet
aux internautes de découvrir le patrimoine littéraire mondial, tout en aidant les auteurs et les éditeurs à élargir leur public. Vous pouvez effectuer
des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l'adresse fhttp: //book s .google . coïrïl
ESSAIS PHILOSOPHIQUES,
SUIVIS DE
LA MÉTAPHYSIQUE DE DESGARTES.
TOME UI.
IMPRlMEniK DE M. IIAYKK.
ESSAIS
PHILOSOPHIQUES,
SniTM BK LA
MÉTAVHTSIQDE BE DESCARTEB
PAR I.. A. GHVTER.
BRUXELLES ,
LODIS HAUHIII ET COHP", LIBRlinES.
1832.
AVANT-PROPOS.
' Définition et division de la philosophie.
Là philosophie est l'amour de la sagesse et de la vérité. Od peut
Tenvisager ou en elle-même , ou dans ses opérations , où dans son
but , ou dans ses résultats ; et » saivant le point de vue sous lequel
on la considère , on peut en donner des définitions fort différen-
tes , quoique toutes également bonnes. Par exemple r la philoso-
phie est la méditation en tant qu'elle s'applique aux principes et
i l'origine des choses ; ou bien encore : la philosophie est cette
science-mère qui s'occupe de la recherche des vérités fondamen-
tales sur lesquelles s'appuient toates les connaissances humaines.
Ces définitions s'appliquent aussi , et plus particulièrement . à la
métaphysique , qui est , en quelque sorte , à la philosophie , ce
que celle-ci est aux autres sciences.
Nous avons deux instrumens pour découvrir la vérité ; l'obser-
vation et le raisonnement. L'art du philosophe consiste princi-
palement à bien manier ce dernier : mais la première règle qu'il
doive suivre , est de ne s'appuyer jamais que sur des faits bien
constatés par l'observation.
Ces faits sont de deux espèces : les uns , extérieurs et physi-
ques , sont toutes les propriétés des corps , bruts ou organisés ,
et tous les phénomènes qui se passent dans le monde visible et
hors de nous ; les autres , intérieurs et psychologiques , sont tous
les phénomènes des sens et de l'intelligence , tous les phénomè-
nes de l'ame , en un mot , et toutes les propriétés affectives et in-
tellectuelles que ces phénomènes supposent.
La philosophie est une ; mais son objet peut varier à l'infini.
On peut , je crois , la diviser en trois branches ou parties bien dis-
tinctes. La première , sous le nom de philosophie morale , com-
prend , comme, objets de méditation , toutes les sciences morales,
politiques et religieuses; toutes les sciences, en un mot, qui
traitent des devoirs et de la conduite de l'homme considéré dans
les différentes circonstances où il se trouve placé , et dans tous
429415
( II )
ses rapports. Je donne à la seconde le nom de philosophie intel-
lectuelle : l'idëologiç), la logique, l'art de peniser, l'art de raison-
ner, la psychologie , la théodicée sont de son ressort. Enfin , la
troisième est celle que j'appelle philosophie physique : le monde
matériel est son objet ; elle n'en dépasse pas les limites : par une
étude approfondie des rapports qui existent entre tous les êtres
qu'elle considère , elle cherche à pénétrer aussi loin qu'il est pos-
sible dans leur natu^re intime , et à voir les choses $ous lisur véri-
table aspect , ou telles qu'elles sont en elles-mi^mes , et non t^U^s
qu'elles se présenten t à nouale plus souvent en virpnnées d'illusions •
La philosophie physique, n est que la réflexion et le raisonne-
ment appliqués à la physique d'observation. Celle-ci fournit à la
première des matériaux ; mai^ ces matériaux ne sont que des f^its
isolés : c'est la philosophie qui les rapproche , en saisit les rap-
ports , les. généralise , en déduit des conséquences , et remonte
de ces conséquences à des faits primitifs , à des principes , qui ne
peuvent pas être. directement constatés par l'expérience, niai&
que l'étude comparée des phénomènes rend plus où moins vrai-
semblables , et qui alors deviennent très-propres à lier les phéno-
mènes, entre eux, à les faire mieux comprendre, et à satisfaire
notre curiosité en fixant nos idées. Qn donne à ces principes le
nom d'hypothèses.
Cest principalement à cette dernière branche de la philosophie
que je mie suis attaché ; d^abord , parce qu'elle m'est un peu plus
familière que les^eux autres; puis., parce qu'elle me. paraît aussi
un peu plus certaine , en ce que l'expérience la soutient de toutes
parts ; et enfin , parce que telle est la marche nature^lle de l'esprit
humain, qu'il commence toujours par. observer ce qui se. passe
hors de l^ii , avant de réfléchir sur ce qui se passe en lui : du moins,
telle est mon opinipn.
Tortf de la part des physiciens et de celle des. philosophes.
Nos premières idées ont été dès idées sensibles , des idées d'bbr
jets matériels ; et de toutes nos connaissances leç plus cert^nes^
comme les plus utiles , en ce sens du moins qu'elles servent de
fondement à presque tputes lés autres , sont celles que nous avons
acquises par la voie des sens. Les sens ont été nos premiers xpat-
( III )
très , et ils sont encore nos guides les pins fidèles : ce serait donc
nue folie que de récuser leur témoignage.
Je né prétends pourtant pas , avec le plus grand nombre des
savans , que la métaphysique n est bonne à rien , que Tart de rai-
sonner, qu'ils prouvent quelquefois n'avoir que trop négligé , ne
leur serait d'aucun secours , qu'il n'y a rien de certain que l'ex-
périence des sens, rien d'utile que les sciences naturelles. Le phy-
sicien doit-il donc accumuler observations sur observations , sans
jamais les comparer entre elles , pour tirer de ce rapprochement
quelques conclusions importantes , et remonter ensuite à des
principes qui pourraient l'éclairer sur certains faits et étendre la
spbère de ses connaissances ? Le chimiste ne quittera-t-il jamais
son laboratoire pour entrer dans son cabinet et réfléchir un
moment sur ses éombinaisons et ses analyses? Ferons-nous du
mathématiéien un simple ouvrier en formules , une machine à
ëqnations ? Et défendrons-nous à ces manœuvres de la philoso-
phie de vouloir devenir philosophes à leur tour? En est- il un seul
qui ne le soit en effet parmi ceux qui montrent quelque génie ;
et peut- on les blâmer de sortir de temps à autre de la sphère cir-
conscrite de l'expérience et du calcul , pour tenter par de nobles
efforts , de remonter jusqu'à l'origine des êtres , et à la caus« pre-
mière deis pbénomènes ; ou du moins de se placer sur la voie qui
pourra quelque jour nous y conduire, et qui est celle de la médi-
tation ? Non assurément ; et ce n'est , ni avec des chiffres , ni avec
une lunette astronomique ; c'est en y pensant long-temps et profon-
dément, que Newton découvrit d'abord la gravitation universelle.
' Mais cela n^èmpéche pas que les sciences physiques , les scien-
ces d'observations , où Ion fait un emploi très-sobre *du raisonne-
ment et tin fréquent usage du calcul et de l'expérience , n'aient
un immense avantage sur les sciences d'induction et de raisonne-
ment pur, c'est-à-dire, sur la philosophie elle-même, ou du
moins sur la métaphysique , qui s'occupe des choses les plus ab-
straites , leâplus générales , et qui ne tombent point sousles sens.
De l'aveu de Descartes , le raisonnement est une machine souvent
défectueuse : pourquoi donc ce philosophe y a-t-il tant de con-
fiance et se tient-il si fort en garde contre les sens ? Ceux-ci nous
trompent quelquefois , dit-il , et c'est une raison pour nous en
méfier toujours. Mais , en vérité , c'est le raisonnement seul qui
(«V)
nous trompe , non pas cpelquefoîs , mais fort souvent , et dont
nous ne saurions trop nous méfier. Si les sens nous abusent un
moment , ils nous détrompent l'instant d'après. Qu'un physicien
fasse une observation nouvelle ; s'il ne s'est point fait illusion, mille
expériences diverses confirmeront la réalité de sa découverte.
Son observation n'est-elle point exacte? Si le calcul ne le désabuse
pas du premier coup , l'expérience directe et le témoignage des
autres hommes viendront de toutes parts le tirer d'erreur.
Il en est de même du raisonnement fondé sur le témoignage
des sens , ou dont la conclusion peut être immédiatement confir-
mée ou démentie par l'observation des choses sensibles. Mais ,
quoi qu'on en dise, iln*en est point ainsi du raisonnement abstrait
et de l'observation des êtres qu'on ne peut voir qu'avec les jreux
de l'intelligence.
Devons -nous, comme le veulent quelques métaphysiciens,
lorsque nous contemplons ces êtres intellectuels et que nous vou-
lons connaître leur nature , fermer les yeux , nous boucher le nez
et les oreilles , pour n'être point influencés par l'action des choses
matérielles sur notre esprit? Devons-nous suivre le précepte d'ua
philosophe du moyen âge , qui nous dit gravement que l'homme
doit écarter tous les empêchemens des objets sensibles , jusqu'à ce
qu'il soit réduit à l'état de la pensée pure, en assurant que^ s'il
parvient à cette haute intuition , il comprendra que sa propre
essence ne diflire point de celle de TEtre-Supréme?
D'une part , je crois ce précepte superflu , et de l'autre , insuf-
fisant. Car, sans doute , vous ne craindrez pad, si vous venez i
méditer sur l'ame , et à chercher les preuves de son immatérialité,
d'être influencé (nous disons influencé et non pas distrait) par le
bruit d'un carrosse , ou par la vue de votre écritoire : mais vous
le serez eflectivement , et ce philosophe n'y pensait guère • par
l'action de vos organes internes , tels que votre estomac , plein ou
vide , vos poumons, votre cœur, sur votre intelligence. Si donc
vous voulez vous affranchir de cette influence , commencez par
arrêter le cours des fluides, soit pondérables^ soit incoercibles ,
qui circulent dans toutes les parties de votre corps ou qui le tra*
versent : empêchez , si vous pouvez , le sang artériel de monter
du cœur au cerveau : suspendez le mouvement intestin de celui-
ci , de manière que rien de matériel n'agisse sur votre pensée : et
( V ).
Yons me direz alors si , parvenu à cette haute intuition, ou réduit,
pour mieux dire , à cet ëtat d'évanouissement , ou d'insensibilité
physique j vous avez pu voir Dieu face à face , et vous assurer
que la faculté de penser constitue une substance distincte du
corps et semblable à Dieu ; ou bien plutôt , si l'action de cc^tte
faculté n'a pas elle-même été suspendue par cet empêchement
des objets sensibles. Pour moi , je suis convaincu que , dans ce
monde matériel , l'esprit et les sens se trouvent si étroitement
unis qu'ils ne forment , pour ainsi dire , qu'une seule et même
chose, et qu'ils ne sauraient agir séparément. Point de corps,
point de sens , ni externes , ni internes ; point de sens , point
d'idées : tel est notre sort ici-bas. Peut-être obtiendrons -nous
mieux dans un monde tout spirituel et purement intelligible :
mais , en attendant , restons ce que nous sommes , et tels que la
nfl^ture nous a faits. Ne soyons point ingrats envers les sens , à qui
nous devons tant ; n'essayons point de briser ces instrumens de
DOS premières connaissances, et n'imaginons pas follement , qu'en
nous crevant les yeux nous en verrons plus clair*
T'orts de la part des écrivains et de celle des lecteurs.
Quelques auteurs , ense servant de termes vagues et généraux,
et d'une phraséologie inusitée , pour donner à leur style plus de
noblesse , et à leurs vues plus de profondeur apparente , ont fait
de la philosophie une science mystérieuse et incompréhensible.
D'autres l'ont rendue telle par leurs sophismes , le dérèglement
de leur imagination , le désordre de leurs pensées , ou la vaine
subtilité de leurs distinctions et de leurs remarques. £n me li-
vrant à mes réflexions , j'ai tâché d'éviter ces défauts^ et surtout
de m'énoncer avec autant de clarté que de précision. A ce der-
nier égard , je ne pouvais rien de plus , n'ayant pas fait une étude
particulière de l'art d'écrire : mais ce n'est point ici que je re-
grette de n'en pas connaître l<;s ressources ; car, si l'éloquence
doit principalement briller et déployer tous ses moyens dans les
livres de morale , où l'on veut persuader plutôt que convaincre ,
et où il s'agit de faire adopter et chérir même des préceptes dont
la pratique est souvent pénible ou mal aisée ; elle est toujours
inutile et parfois dangereuse en métaphysique : inutile, en ce
qu'elle ne donne aucun poids ni aucun éclat à la vérité \ dange-
(Vl)
rense , en ce qu'elle accrédîle Terretiv en loi prêlaftt AeS cliaf mes.
Quant à la précision et à claii;ë , seules qualités requises dans les
ouvrages de métaphysique , elles sont d'aUitant plus nécessaires ,
que même le tl*ait^ le plus simple en cette matière et le plus clai-
rement écrit , je ne crains pas de Taffirmer, ne peut jamais être
parfaitement compris à une pwmîère lecture : que seï^ail-ce donc,
si le style en était obscur ou vague ou difltis ! que serait ce , à plus
forte raison , s'il y avait tout à la fois , comme cela n'arrive que
trop souvent , manque de clarté de la part de l'écrivain , et défaut
d'attention de la part du lecteur! N'ayons pas du moin$ Tinjus-
tice de faire retomber les torts de l'un et de Tautre sur la philo-
sophie elle-même.
Ce n'est point assez d^entendre le sens de chacune des phrases
dont un paragraphe ou un chapitre se compose , il faut pouvoir
en saisir l'ensemble et le but ; il faut être capable , après l'avoir
lu , de s'en rendre compte, et d'en résumer tout le contenu. Or
c'est ce qui n'arrive peut-être jamais à lat simple lecture d'^an
traité , quel qu'il soit, sur quelque sujet de métaphysique. D'un
autre côté, quoiqu'on entende comme il faut tel ou tel passage
plus ou moins diiBcile , on croit souvent ne l'avoir pas compris ,
et cela provient de ce qu'on n'est point encore familiarisé avec
les idées de l'auteur. Il faut donc , de toute manière , lorsqu'on
▼eut sérieusement prendre connaissance d'un ouvrage de ce genre,
se bien déterminer à le lire trois fois pour le moins avec beaucoup
d'atten tion ,et de le relire jusqu'à six et sept fois, si cela est nécessaii'e.
Ne nous laissons point décourager par cette idée fausse , mais
assez naturelle, que si, après la lecture attentive d'un ouvrage,
on n'y a rien compris , on ne l'entendra pas mieux en le lisant une
seconde , une troisième fois : mais pénétrons-^nous plutôt de cette
vérité constante, qu'un livre qu'on ne conçoit bien qu'après l'avoir
lu sept fois , est plus profitable , toutes choses égales d'ailleurs ,
que cinquante autres que l'on entend sans peine à une première
lecture.
Il pourra cependant arriver que vos eflTorts soient infructueux ,
et que vous ne compreniez point le sens de ce que vous lierez.
Mais alors, ne craignez pas d'en accuser l'auteur, et ne l'attribuez
pas aux bornes de votre intelligence.
On croit assez généralement que pour s'occuper de philosophie»
( V" y
et surtout de métaphysique , il faut une aptitude particulière et
beaucoup de ^voir. Ou se trompe : il ne faut que de la patience
et du jugement.; il suffit de savoir lire et péfléchir sur ee qu'on a
lu; il suffit d!inl;erroger attentivemept le sens commun.^ dbnt
chacun a sa pairt , et de faire un légitime emploi des fiicukés quf
nous ont été départies. S'il çn était autrement, il me serait im^-
possible ,,ct mol^ç permis, qu'à nul autre , de traiter de ces. ma*-
tîères : car je fais profession d'être très^ignoranb eu) toutes choses ,
et ne me suis jfimais distingtié par mon- esprit dui vulgaire des
hommes. Au deçieuraut.les^ philosophes n'en savent pas plus que
nous sur la plupart des questions qu'ils agitent ^ ou qui les agi-
tent, et rien, ne nous empêche du moins df examiner après- eux
ces q^uestions ,, et de chercher à y répandue quelque jour. Avec
moins djesprit et de science ,. mais avec plus depalienceet de ju-
gement, on, pourrait y. iiéussir mieux qu'eux.
L'esprit ,1^ savoir et le jugemunt ne maircbent pas toujours de
compagnie et sont, rarement dis même taille. Celui-ci -suppose sans
doate des connai3sances vnaies et.des idées exactes acquisespar la«
réflexion» ipai^ qon beaucoup d'instruction,. ni beaucoup: d'esprit ;.
tandis que d'un autre côté , l'on voit des hommea très^spirituels
et très-instruits, raisonner fort mal faute dc; jugement;, et cela
arrive assez fréquemment pour, que nous, soyons en droit de ne
pas nous en. rapporter entièrement à ce qu'ils disent* J'ai quel-
quefois pris la licence , en. lisant certains auteurs renommés ,
d'examiner de près les hypothèses brillantes, les assertions extraor^
dinaires qu'ils soutenaient, et , malgré les limites assez étroites dé
mes facultés , je n'ai pas toujpurs été dupe de leurs jongleries.
Il n'est personne qui , s'il le veut bien» n'en puisse faire autant.
Mais,. so.it paresse d'esprit , soit légèreté de caractère, on trouve
plus simple qv^ plus commode , de s'en (rapporter à ceux^qui font!
autorité, on. ne sait pas toujpurs pourquoi ;,et plus> souvient en^*
core , de mépriser indistinctement tous les philosophes , et de le»
condamner sans les entendre,
Mab tandis que l'un méprise , l'autre admire ce qu'il n'entendi
pas , et se refuse à croire, que la science et le génie puissent jamais»
avoir tort. On juge aussi fort souvent d'un livre de philosophie ,
comme d'un roms^n , par l'imagination de l'auteur, ou , pour, mieux
dire , par les écarts de son imagination , et par les agrémens de
( VIII )
son style. L'homme est si raisonnable, généralement parlant,
qu'il trouve excellent tout ce qui aveugle sa raison et l'entraîne
malgré lui : les extravagances piquent sa curiosité , l'esprit le sé-
duit , et le savoir lui impose. Il ne songe pas , ou ne sait pas , que
la plus grosse balourdise peut fort bien être parée d'un beau style,
étincelante d'esprit , ou coiffée d'érudition ; et que ces qualités ne
supposent point du tout le jugement , quoiqu'il soit vrai de dire
qu'elles ne sont rien sans lui.
Pour les apprécier à leur juste valeur, prenons-les séparément.
Sans esprit , Férudition ennuie et manque son but ; sans juge-
ment , elle est pire que l'ignorance. L'esprit sans instruction se
soutient difficilement ; sans jugement , il blesse ou il fait pitié.
Mais le jugement , toujours utile, pour ne pas dire indispensable,
seul ou en compagnie , est au moins toujours le bien venu ; et s'il
n'est pas accueilli comme il devrait l'être , c'est qu'en général ,
l'homme préfère aux études sérieuses , des occupations plus fri-
voles, et à la simple vérité, qu'il aime d'ailleurs, des choses
extraordinaires , incompatibles avec elles , mais qui ont le mérite
de le distraire, et le pouvoir de le charmer, sans exiger de sa part
aucun effort d'attention.
Si donc vous croyez manquer de génie et de savoir, consolez-
vous avec moi , en pensant que vous avez peut-être plus de juge-
ment que ceux qui possèdent des qualités plus brillantes et des
connaissances plus étendues : et qu'ainsi , Ui^ec de t attention et de
la perséuérance , vous pourrez non seulement apprécier leur mé-
rite ou reconnaître leurs erreurs , mais encore établir quelques
vérités , plus solides et plus utiles que toutes leurs ingénieuses
hypothèses ou leurs subtiles conceptions.
Gardons-nous d'ailleurs de nous laisser influencer ou dominer
par l'autorité , la mode , l'opinion régnante , l'amour-propre , les
désirs , la crainte , qui nous font quelquefois regarder comme
vraies des opinions qui d'abord nous avaient parues fausses , et
comme absurdes des choses qui nous semblaient fort raisonnables.
En nous tenant en garde contre l'éloquence des mots , ou le char-
latanisme de l'expression , faisons-nous une règle de n'adopter
aucune idée de quelque importance sans un examen sévère , et
de nous méfier toujours ï cet égard et des autres et de nous-mêmes.
ESSAIS
PHILOSOPHIQUES
DE QUELQUES
PRINCIPES DE MÉTAPHYSIQUE,
DE LA SUBSTANCE, EN GENERAL.
Toutes les choses que nous nous représentons comme
des êtres réels ^ et que nous désignons sous le nom commun
de substances j se révèlent et se font connaître à nous par
leurs difierentes manières d'être ou d^agir^ que nous nom-
mons leurs attributs^ leurs propriétés^ ou qualités^ et que les
anciens philosophes appelaient leurs formes. Mais nous igno-
rerons toujours ce que les substances sont en elles-mêmes^
s'il est vrai qu'il y ait en elles , comme on le prétend ^ autre
chose que ce que nous y apercevons , c'est-à-dire , autre
chose que les propriétés ou attributs par lesquels elles ma-
nifestent leur existence ': et c'est ce que nous voulons exa-
miner ^ sans prétendre néanmoins résoudre cette importante
question.
En considérant cette pièce de monnaie^ ce morceau d'or
que je tiens entre les doigts^ je remarque sa grandeur^ sa
figure ronde et aplatie^ sa couleur jaune^ son éclat ^ sa pe-
santeur y sa solidité. Mais n'y a-t-il pas sous toutes ces formes^
qualités, ou manières d'être, quelque chose de caché, qui
ne tombe point sous les sens ^ et qui leur sert comme de sou-
tien? Il n'est peut-être personne qui n'incline à penser,
TOME III. 1
(2)
qu'en effet il existe quelque chose de très-réel sous ces
forioes diverses.
Mais cela ne viendraît-îl pas aussi de ce que, voyant
assez souvent dans certains corps quelques-unes de leurs
propriétés s'altérer et périr même tout-à-fait , sans qu'ils
cessent pour cela d'exister, ni qu'ils perdent rien de leur
masse ou de leur quantité 3 nous sommes entraînés malgré
nous , par un de ces jugemens précipités que nous faisons
à notre insu^ dans cette conséquence, fausse assurément,
qu'un corps perdrait en vain toutes ses propriétés, qu'il
n'en existerait pas moins : sans faire attention que , quelles
que soient celles qu'il perde réellement, ce qui reste n'est
toujours qu'un ass^nblage de diâerentes propriétés, et
qu'il en est même parmi celles-ci sans lesquelles nous ne
pourrions pas concevoir son existence; «nfin, que «i, par
des abstractions successives de l'esprit., nous venions à les
lui enlever toutes jusqu'à la dernière^ il ne resterait rien
d'intelligible, ou dont nous pussions avoir la moindre idée?
Il semble néanmoins que , pour avoir telle ou telie qua-
lité , ou manière d'être , il faut d'abord être ou exister 5 et
que des qualités, quelles qu'elles soient, ne pourraient
pas subsister sans un sujet qui en soit comme le soutien.
C'est là , quoi qu'il en puisse être, ce qu'on avait d'abord
nommé suistance (ce qui est dessous). £t^ réalisant une
abstraction de l'esprit, c'est-à-dire, attribuant une exis-
tence indépendante et réelle à une chose qui n'existe tout
au plus qu'en idée, on a cru d'abord que la substance
pouvait exister indépeiMiamment de toute qualité.
C'est ainsi que les anciens philosophes, qui appelaient
matière première la .substance des corps 9 ou le sujet > le sou-
tien de leurs formes diverses^ ont supposé que cette ma-
tière première avait été avant toute espèce de manière
d'être : c'est pourquoi ils l'ont nommée matière informe^
ou sans forme ^ c'est-à-dire sans attribut, sans propriété*
(3)
D'autres philosophes^ parmi les modernes^ ont fait ob-
server que , si une qualité^ un attribut , une manière d'être,
ne saurait subsister sans un sujet; rédproquement, ce
sujet ne peut pas exister sans une manière d'être quel-
conque, et qu'ainsi, la matière première, ou matière in-
forme des anciens n'était qu'une chimère : en effet, est-il
possible d'exister, sans exister de telle ou telle manière?
Ils en ont conclu , que la substance d'un corps n^était , en
réalité, qu'une seule et même chose avec ses propriétés,
du moins avec ses propriétés essentielles, et que, si nous
pouvons lesu considérer séparément par abstraction, elles
sont inséparables eh effet : qu'ainsi , nommer une substance,
c'est nommer les propriétés ou manières d'être sans les-
quelles elle ne saurait exister 5 et réciproquement, nommer
ces propriétés , c'est nommer le sujet que l'on suppose en
être le soutien .
D'après ces considérations, ils ont défini le mot sub-
stance, une collection j un assemblage de qualités^ ou 'pro-
priétés diverses ^ les unes essentielles ^ les autres accidentelles.
Mais il fallait ajouter : qui peut exister séparément et indé-
pendamment de tout autre collection de propriétés. Car, par
exemple, les végétaux, outre certaines qualités qu'ils ont
en commun avec les corps non organisés , en possèdent
plusieurs autres qui leur isont propres, çt dont les corps
bruts ne jouissent pas : mais la réunion de celles-ci ne
forme point une substance à part , puisqu'elles n'existent
pas indépendamment des propriétés générales de la matière.
II y a dans toute substance une propriété essentielle qui
en détermine la nature, et qui, selon moi, constitue la
substance elle-même. Mais cette propriété, dans les corps,
n'est pas une chose qui ne tombe point sous les sens 3 au
contraire , elle est la seule, à proprement parler , qui affecte
les sens 3 bar toutes les autres propriétés ne sont que des
modifications de celle-là.
(4)
Ceux qui admettent dans les corps quelque chose qui
ne touche point les sens, et qu^ils appellent suhstance, ap-
pliquent à la substance ce que nous venons de dire de la
propriété essentielle qui la constitue : parce qu'ils se fondent
sur ce préjugé , évidemment faux, que toutes les propriétés
des corps, sans exception, sont purement accidentelles;
ou parce qu'ils les conçoivent comme telles, bien qu'ils
disent quelquefois le contraire. Leur erreur vient peut-
être de ce qu'ils confondent la dureté et la solidité, pro-
priétés relatives et conséquemment accidentelles, avec
l'impénétrabilité absolue, ou, pour mieux dire, avec l'é-
tendue impénétrable, qui constitue la matière.
« Le tact vous donne l'idée de solide; la vue et les
autres sens vous donnent l'idée des autres qualités pre-
mières et secondes. Mais quoi! s'écrie M. Cousin, est-ce
qu'il n'y a que ces qualités? est-ce qu'en même temps que
les sens vous donnent le solide, la couleur, la figure, la
mollesse, la rudesse, etc., vous ne croyez pas que ce ne sont
pas là des qualités en l'air, mais bien des qualités de quel-
que chose qui est réellement, et qui, parce qu'il est, est
solide, dur, mou, a une couleur, une figure, etc? Vous
n'auriez pas l'idée de ce quelque chose ^ si les sens ne vous
donnaient l'idée de ces qualités; mais vous ne pouvez avoir
l'idée de ces^qualités sans Tidée de ce quelque chose d'exis-
tant ; c'est là la croyance universelle , laquelle implique la
distinction des qualités et du sujet de ces qualités, la dis-
tinction des accidens et de la substance. Que celle-ci soit
matérielle ou spirituelle, elle ne nous est donnée ni par
les sens, ni par la conscience; c'est une révélation de la
raison dans l'exercice des sens et de la conscience. ))
Il faut sans doute distinguer la substance de ses acci-
dens , ou propriétés accidentelles : mais la question est de
savoir, et se réduit à savoir, si, dans une substance il n'y
.a que deux choses , comme je le crois ; des propriétés acci-
(5)
dentelles^ et quelque chose d'invariable , soit qu'on l'ap-
pelle substance ou propriété essentielle y mais qui y dans les
corps y tombe sous les sens , ou plutôt en vertu de quoi les
corps touchent les sens : ou bien , s'il y en a trois , savoir y
des propriétés accidentelles y une ou plusieurs propriétés
essentielles y et enfin une substance y ou quelque chose qui^
même dans les corps y n'affecte point les sens y ce qui serait
contraire à mon opinion.
M. Cousin ne fait aucune mention des propriétés essen-
tielles y sans lesquelles néanmoins la substance ne peut ni se
concevoir ni être. Il semble n'admettre dans les corps que
des propriétés accidentelles qui seules touchent les sens^
et' une substance qui ne peut être saisie que par la raison
pure : il s'écarte ainsi de la question comme de la vérité.
Voici une autre difficulté sur la substance considérée
comme distincte des propriétés essentielles qui la consti-
tuent.
K Je souhaiterais^ dit Locke ^ que ceux qui appuient si
fort sur ce mot substance^ prissent la peine de considérer
si^ en l'appliquant^ comme ils le font^ à Dieu^ cet être in-
fini et incompréhensible j aux esprits finis ^ et aux corps ^
ils le prennent dans le même sens et y attachent la même
idée; et si, dans ce cas, il ne s'ensuivra pas que Dieu, les
esprits finis et les corps , participant en commun à la même
nature de substance, ne diffèrent les uns des autres que par
la différente modification de cette substance? S'ils disent
qu'ib appliquent le mot de substance à Dieu , aux esprits
finis, et à la matière, en trois différentes significations, et
qu'il a trois différentes idées absolument distinctes , ils nous
rendraient service de vouloir bien nous faire connaître ces
trois idées. »
Puisqu'il est impossible de se faire aucune idée de la
substance comme sujet, comme soutien des qualités, soit
du corps , soit de l'esprit j k plus forte raison , ceux qui
(6)
Tenvisagent ainsi ne pourraient-ils pas dirCj si la substance
de l'esprit et celle du corps diffèrent ou non en quelque
chose.
Il suffirait d'ailleurs , pour prouver que l'esprit est im-
matériel^ et indépendant du corps quant à son ej^istence,
de démontrer clairement qu'il n'a aucune des qualités de
la matière , ou que celle-ci ne peut ni sentir ni penser ; en
un mot, que l'intelligence et l'impénétrabilité s'excluent
mutuellement , et qu'ainsi elles ne peuvent pas être unies
en un même sujet. Mais cela n'empêcherait pas que le su-
jet des qualités du corps ne pût être le même que celui des
attributs de l'âme ; comme Timpénétrabilité de l'or est la
même que celle de l'eau.
Quelques philosophes , et Spinosa entre autres , ont pré-
tendu qu'effectivement il n'y a qu'une substance y laquelle
peut être modifiée d'une infinité de manières différentes ;
et que cette substance est Dieu. En sorte que Dieu, l'âme
humaine, et le monde matériel ne sont au fond qu'une
seule et même chose.
Si ces philosophes, si du moins quelques-uns d'entre
eux , et Spinosa surtout , ont voulu dire , comme il le pa-
raît, qu'il n'y a en réaUté dans ce vaste univers qaun seul
être indivisible , et que cet être unique est Dieu j ce serait
employer trop mal son temps que de prendre la peine de
démontrer l'absurdité d'une pareille extrayagance^ qui se
réfute assez d'elle-même.
S'ils ont entendu qu'il y a autant d'êtres distincts que
nous pouvons l'imaginer, mais qu'ils ne différent point les
uns des autres par leur nature intime , ou le fond même de
leur substance, ce que d'ailleurs on ne pourra jamais prou-
ver j qu'importe , pourvu qu'en effet ils diffèrent par ce que
nous appelons leurs attributs essentiels, qui constituent
pour nous leur essence absolue, et leur substance même,
puisque nous ne voyons rien au delà. . . . que des mots vides
(7)
de sens? Qu'importe , dk-je^ s'il y a efiêctivement entre
Dieu el un eaîUou touftes les difierenees caractëristi<jues
qui distinguent pour nous ces dieus êtres?
Quoi qu'il en soit^ Topinion de M. Cousin est beaucoup
plus fayoraUe àrhjpothèsede Spmosa, que celle deLocke^
ou que la nôtre^ avec laquelle le spinosisme est inconci-
liable*
Ce qui importe en tout ceci , est de bien distinguer dans
toute substance autre que Dieu^ deux, choses.^ l'une qui
peut changer et qui en eflet iiarie sans cesse; l'autre qui
reste au fond toujours la même y soit qu'on la nomme su!)*
stanee ou propriété essentielle^ soit que dans les coi^s elle
tombe ou ne tombe pas sous les sens.
DE L'£SS£]iG£ DES GBOSES^ WS GENERAL.
S !•"•
La philosophie avait autrefois adopté certains êtres créés
par l'imagination de Thomme , dont elle avait fait comme
autant de petits dieux ^ devant lesquels elle se prosternait
en quelque sorte, et qui faisaient l'objet de ses plus sé-
rieuses et de ses plus profondes méditations. Mais, malgré
res[>èce d'immortalité qu'on leur attribuait, le flambeau
de l'expérience et celui de la saine raison les ont fait pour
la plupart évanouir comme des ombres.
Parmi ces' êtres métaphysiques, étaient en première ligne
les e^^^ncf^^des choses, desquelles dérivaient toutes l&ivs pro*
priétés; et, quoique ces dernières fussent périssables ou
changeantes, les essences, existant de toute éternité^ étaient in-
destructibles et absolument inaltérables. Chaque corps , ou
plutôt chaque espèce de corps , avoit une essence particu-
(8)
lière : le bois de chêne , par exemple ^ ou un chêne entier
avec ses branches et ses racines , ou Fespèce d'arbre appelé
chêne ^ avait une essence que rien ne pouvait ni corrom-
pre, ni détruire.
Supposons cependant qu'un chêne , et même que l'es-
pèce entière soit actuellement dévorée par les flammes , et
se réduise ainsi ^ partie en cendre^ substance composée
d'une infinité d'autres , partie en difFérens autres corps ,
et principalement en carbone^ qui^ se combinant avec une
des parties constituantes de l'air, se convertira en gaz acide
carbonique , dont la nature est fort différente de celle du
carbone ^ de la cendre , et surtout de l'arbre appelé chêne :
que deviendra Tessence de celui-ci dans toutes ces meta*
morphoses ?
Le fait est que la chimie moderne a fait subir aux corps
tant de transformations , et leur a fait si souvent changer
de nature, tantôt par ses décompositions, ses analyses^
tantôt par ses combinaisons nouvelles, que toutes ces en-
tités, ne sachant plus que devenir, ont entièrement aban-
donné le monde savant, pour se réfugier dans le cerveau
de quelques métaphysiciens idéalistes, qui ne s'occupent
point de sciences physiques.
Suivant eux , non seulement les idées des genres et des
espèces , et toutes les autres idées générales , mais surtout
celles de ces rapports simples qu'on nomme vérités nécessai-
res , représentent les essences des choses ; et ces essences ,
ou les objets de ces idées universelles, quels qu'ils soient,
sont des réalités, des êtres qui existent réellement hors de
notre entendement. De là le nom de réalistes y qu'on a
donné aux partisans de cette doctrine , qui a été celle de
Platon, et que M. Cousin trouve en partie vraie, en partie
fausse.
« Locke déclare expressément que ce qu'on appelle gé-
néral et universel est un ouvrage de Tentendement , et
(9)
que Tessence réelle n^est pas autre chose que Fesseûce
nominale.
» La force du réalisme réside dans les idées générales
qui impliquent invinciblement l'existence extérieure de
leurs objets} ce sont les idées générales, universelles et
nécessaires.
» Le nominalisme pense que les idées générales ne sont
que des mots; le réalisme peiise que les idées générales
supposent quelque chose de réel : des deux côtés, égale
vérité , égale erreur. Oui , sans doute , il y a un très-grand
nombre d^dées générales qui sont purement collectives,
et qui ne représentent rien autre chose que les qualités
communes des objets sans impliquer aucune existence; et
en ce sens le nominalisme a raison. Mais il est certain aussi
qu^il y a des idées générales qui supposent l'existence réelle
de leur objet : le réalisme s'appuie sur cette base , qui est
incontestable. »
Pour prouver ce qu'il avance, M. Cousin cite un exem-
ple, un seul exemple, et qui est fort suspect, à savoir
l'exemple de Tespace, ou du vide absolu.
D'abord, ('espace et {e temps sont des êtres si essentielle-
ment difierens de tous les autres, qu'il est certainement
plusieurs choses que l'on peut affirmer d'eux , et qu'on ne
pourrait dire d'aucun autre ; en sorte que , quel que soit
le fait que l'on veuille prouver, on ne doit jamais se pré-
valoir de l'exemple de ces êtres métaphysiques. En second
lieu , il n'est même aucun genre de chose dans lequel on
puisse les ranger; car ils ne sont, ou ne paraissent être, ni
substances , ni propriétés , ni phénomènes , ni rapports , ni
essences : et il est bien singulier de vouloir démontrer que
certains êtres ont une réalité hors de. nous , par l'exemple
de l'espace, qui, d'une part, n'a rien de commun avec ces
êtres, quels qu'ils soient, et de l'autre , ne paraît avoir lui-
même aucune réalité.
( 10 )
Mais , en supposant même que Fespace fôt un être réel^
et qu'il ne formât point ^ arec le temps ^ une^ catégorie à
part^ il ne pourrait pas encore être pris pour exemple
dans le cas dont il s'agit; et c'est ce que je Teux prouver
par un argument direct, ou, pour mieux dire, par une
simple observation, très-facile à saisir.
Le mot espace a deux significations. Sauvent <ho entend
par là,, ou la place qu'un corps occupe ^ ou TintervaUe qui
le sépare des autres corps qui Favoisinent. Ici, un cspaK:e ,
ou l'espace, en général, est une étendue non mâttérieUe et
limitée, considérée indépendamment de sa ôgure,^ de la
grandeur de ses dimensions, en un mot, de tout ce qui
p^HMTait la difiërencier des «rtres espaeesi q«, pour «ùeox
dire , c'est le rapport commun qu'ont entre eux tou9 les
espaces particuliers ; et, dans ce sens , il est de la dernière
évidence, M. Cousin en conviendrait luih-même, que l'es-
pace en général n'a pas plus de réalité que l'homme y que
l'arbre, que le liYre en général.
Plus souvent encore, du moins en métaphysique, on
entend par espace € immensité^ qui renferme tous les espa-
ces relatifs et particuliers, et qui ne forme qu'un seul
être, un seul tout, dont les espaces déterminés ne sont que
des portions. Ory dans ce sens, il n'y a point d'espace en
général y pas plus qu'il n'y a d'univers en général y de Dieu
en général ; et ainsi , supposé que l'espace soit un être réel,
ridée de V espace en général , qui se réduit ici à l'idée de
C espace^ n'est point une idée générale : cette idée est, au
contraire, toute particulière; c'est-a-dire qu'elle est celle
d'un être particulier, et si particulier, qu'il est seul de son
genre.
Ainsi , dans le premier sens , Vidée de l'espace en général
est une idée générale ; mais l'objet de cette idée, ou l'espace
en général, n'a aucune réalité : et dans l'autre sens , V espace
en général y puisqu'on se sert de cette expression impropre,
(11 )
est à la rérité^ dû moins par bjpothèse y un être rêei; mais
i^idée de Tespace en général nest pas une idée générale,
La preuve de M. Cousin n est donc fondée que sur un
exemple mal choisi^ et su;r un paralogisme^ oU^ si 1 on
▼eut , sur une équivoque.
En général^ l'école sensualiste^ c'est lui qui le dit ^ est
nominaliste , et Técole idéaliste est réaliste.
C'est peut-être une preuve qu'en général , le sens corn*
mun est du coté des sensualistes.
Qu^est«-ce en efièt que le philosophe idéaliste? C'est, pour
l'ordinaire , celui qui prend pour des êtres réels les abstrac-
tions de son esprit , et pour des notions communes et des
idées innées les préjugés de son enfance ; qui , au lieu d'a-
nalyser l'esprit humain pour remonter jusqu'à la première
cause des idées, suppose, contre toute raison, qu'elles
préexistent dans Tentendement, et admet ainsi des phéno-
mènes sans cause ; qui croit que Thomme pense et médite
avant que de sentir 5 qui refuse d'en croire le témmgnage
des sens , et a plus de confiance dans le raisonnement, cette
machine défsctueiise , comme Tavoue Descartes , que dans
l'expérience ; qui voit des mystères en de certaines choses
qui s'expliquent tout naturellement par une analyse facile,
quelquefois par les seules lois de la physique et les pro-
priétés de la matière ; enfin qui méprise le simple bon sens,
et ne prend pour guide que son imagination , qui le séduit
et l'égaré.
De même que les fictions de l'Arioste ont plus de charme
que les propositions d'Euclide, l'idéalisme en a peut-être
plus que le sensualisme, surtout lorsqu'il est exposé dans
un style plus ou moins agréable et plein de chaleur, comme
l'est presque toujours celui des hommes à imagination.
Mais la philosophie des sensus^listes , malgré les erreurs
graves que ceux-ci ont commises , est en général plus saine,
plus vraie , et beaucoup plus propre à former le jugement
(12)
que celle des idéalistes^ qui est remplie de divagations.
Nous avons vu qu'une substance n'est rien de plus^ pour
notre intelligence^ qu'une collection de propriétés^ unies
entre elles et formant un seul tout. Renfermons-nous en-
core ici dans la sphère de l'observation ^ et disons que
Vessence d'une chose n'est rien de plus que l'ensemble des
propriétés qui la font être ce qu'elle est, ou qui entrent
nécessairement dans l'idée que nous nous en formons.
Nous appelons propriétés ^ en général, les diSTérens ca-
ractères par lesquels les substances se manifestent à nous ,
c'est-à-dire par lesquels nous les connaissons et les distin-
guons les unes des autres ; et ainsi nous comprenons sous
cette commune dénomination tout ce qu'on entend d'or-
dinaire par qualités, manières d'être, attributs, modes et
accidens} manières d'agir, ou, pour mieux dire, principes
d'action, facultés et puissances.
On peut , d'après ce que nous venons de dire , distinguer
deux sortes de propriétés : les unes sont essentielles , les
autres ne sont qu'accidentelles. Celles-ci pourraient être
changées ou détruites dans la substance qui en est douée,
sans que sa nature en fit aucunement altérée. Les pre-
mières , au contraire , constituent elles-mêmes l'essence des
choses, qui ne pourraient les perdre sans changer de na-
ture, sans cesser d'être ce qu'elles sont.
Parmi les propriétés des corps, il en est une qu'ils pos-
sèdent tous, et dont ils ne peuvent jamais être dépouillés;
c'est l'étendue impénétrable , ou autrement dit , l'impéné-
trabilité.
Toutes les propriétés des corps, à l'exception de l'é-
tendue impénétrable, peuvent être considérées , tantôt
comme accidentelles , tantôt comme essentielles ; parce que
(13)
chaque corps , ou chaque espèce de corps , peut être envi-
sagé^ tantôt isolément^ ou comme individu^ et tantôt
comme faisant partie d'une classe ou d'un genre qui ren-
ferme plusieurs individus ou plusieurs espèces : ainsi ^ la
couleur jaune ^ la ductilité et une grande pesanteur^ sont
des qualités essentielles à Tor 3 mais ces propriétés ^ et plu-
sieurs autres ^ ne sont qu'accidentelles dans les métaux en
général^ puisqu'ils pourraient encore subsister sans elles
comme substances métalliques : tandis* que d'autres pro-
priétés y qui constituent l'essence des métaux en général, et
qui y conséquemment , leur sont communes , ne sont qu'ac-
cidentelles dans les corps en général, dont la seule pro-
priété commune et essentielle est retendue impénétrable.
(( L'accident^ dit Hobbes, est une propriété du corps
avec laquelle on l'imagine, ou qui entre nécessairement
dans le concept qu'il nous imprime. »
L^accident , ou la propriété accidentelle , est , au con-
traire , à ce qu'il me semble , celle sans laquelle un corps ,
sous le point de vue où nous Tenvisageons , ne laisse pas
d'être ce qu'il est, ou qui n'entre pas nécessairement dans
l'idée que nous en avons : c'est ainsi que la figure extérieure
et le mouvement ne sont que des manières d'être acciden-
telles dans l'or, considéré comme or : c'est ainsi, comme je
le disais tout à l'heure , que toutes les propriétés particu-
lières à l'or , telles que la ductilité , la couleur ^ ne sont que
des accidens dans la matière en général^ dont on conçoit
l'existence indépendamment de toutes ces propriétés.
« L'accident qui donne le nom à son sujet, est ce qu'on
appelle Y essence. »
Cela ne serait vrai tout au plus qu^à Tégard des corps
envisagés sous certains points de vue : par exemple , la pe-
santeur est Fessence des corps graves j la sphéricité l'essence
de la sphère. Mais quelle est la propriété particulière qui
donne à l'or, aux métaux, aux autres corps, les noms
(14)
qu'ils portent? Ce qui constitue l'essence des métaux, c'est
rimpénétrabilité ayec d'autres propriétés qui les différen-
cient de toutes les substances non métalliques. L'essence
de Tor, comme métal particulier, se trouve dans les pro-
priétés précédentes , et dans certaines propriétés particu-
lières qui distinguent Tordes autres métaux. Au reste, ce
n'est peut-être ici qu'une dispute de mots ; car il me parait
vraisemblable que Hobbes a voulu dire seulement, que
l'essence des choses n'est rien que Tensemble de leurs pro«
priétés caractéristiques , et qui ne sont toutes en efiet qu'ac-
cidentelles dans la matière en général.
(< Qu'est-ce que l'essence d'un corps , demande un autre
philosophe (i)? C'est une disposition d'où procèdent ses ac-
tions, ou une aptitude a y produira ses mouvemens. »
Cette définition n'est peut-être pas très-claire , supposé
qu'elle soit juste. Mais il est de fait, qu'une propriété es-
sentielle est une disposition en vertu de laquelle une sub-
stance agit ou se comporte de telle ou telle manière, dans
telle ou telle circonstance ; et que l'essence d'un corps con-
siste dans l'ensemble de toutes ses propriétés essentielles ,
c'est-à-dire de toutes celles qui le caractérisent : et, quoi-
que ces propriétés se rencontrent également, les unes dans
tels corps, les autres dans tels autres corps particuliers,
elles ne se trouvent réunies, à tel degré, ou en telle pro-
portion , que dans celui-là seul que Ton considère ; c'est
par là qu'il est ce qu'il est, et qu'il diffère de tous les
autres.
Ces propriétés extérieures, ces qualités, ces attributs
par lesquels nous connaissons et distinguons les unes des
autres, les différentes espèces de corps, constituent ce que
Locke appelle leur essence nominale ^ qu'il distingue, et fait
dériver d'une essence plus intime, qu'il nomme essence
(i)Topliaïl.
( 15 )
réeiie, mais que nous ne pouvons connaître. « L'essence
nominale de Tor, c'est cette idée complexe que le miot or
signifie, comme vous diriez un corps jaune, dune cer-
taine pesanteur, malléable, flexible et fixe. L'essence
réelle, c'est la constitution des parties insensibles de ce
corps , de laquelle ces qualités et toutes les autres propriétés
de l'or dépendent. »
Jj' essence réelle d'un corps consiste, d'une part, dans la
grosseur , la figure et Timpénétrabilité de ses atomes , ou
principes constituant, qui sont immuables; et de l'autre^
dans la proportion de ces principes ^ l'arrangement des
molécules , tant intégrantes que constituantes , leur affinité
réciproque , et autres circonstances , qui peuvent varier à
Tinfini. Car c'est de tout cela que dépendent ses propriétés
connues et, conséquemment , son essence nominale.
Il y a donc dans chaque corps des propriétés connues
qui constituent son essence nominale , et des propriétés que
nous ne pouvons connaître, lesquelles constituent son es-
sence réelle; et puisque l'essence nominale dépend de
l'essmice réelle, que pai* conséquent un changement dans
l'une entraîne ou s^uppose un changement dans l'autre,
quoique nous ne sachions pas en quoi consiste celui de l'es-
sence réelle ; on peut , sans s'arrêter à cette distinction ,
dire qu'en général , ce qui constitue l'essence d'un corps ,
c'est Tensemble des propriétés , soit extérieures et visibles,
soit internes et tout-à-fait inconnues, qui le font être ce
qu'il est, et agir comme il le fait toujours dans telles et
ti^es circonstances données.
s. 3.
Quelqu^un dira peut-être , que ce qui constitue Tessence
d'une chose., ce sont, non pas seulement les propriétés qui
(16)
la font être ce qu'elle est ^ mais celles sans lesquelles elle
cesserait d'exister.
Rien n^est plus vrai. Mais il faut faire attention que le
mot d'existence, et, par suite , celui' d'essence, ou de pro-
priété essentielle, peuvent être pris en deux sens, Tun ab-
solu , l'autre relatif. Dans le sens absolu , exister, c'est être,
n'importe de quelle manière; et ence sens, une chose ne
cesserait d'exister qu'autant qu'elle serait anéantie. Dans
le sens relatif, exister , c'est être sous telle ou telle forme
déterminée ; et une chose cesse d'exister en perdant cette
forme, et conséquemment en cessant d'être ce qu'elle était.
Par exemple , qu'un vase de porcelaine soit brisé , qii'un
arbre soit mis en pièces ou consumé par le feu, qu'un ani-
mal ou qu'un homme perde la vie; ces diflférens corps ces-
seront d'exister dans le sens relatif, mais sans perdre pour
cela leur existence absolue, puisqu'aucun d'eux ne se trou-
vera réellement anéanti.
Maintenant , l'essence absolue d'une chose est en effet la
propriété sans laquelle elle perdrait son existence absolue,
ou serait anéantie ; et dans ce sens , quelles que soient les
différences caractéristiques qui distinguent les corps les
uns des autres, l'impénétrabilité seule est l'essence de cha-
cun d'eux ^ en sorte que l'essence de l'or, par exemple,
ne diffère point de celle de l'eau. Mais dans le sens relatif,
ce qui constitue l'essence d'un corps, c'est, comme nous
l'avons dit, l'ensemble des propriétés qui le -distinguent de
tous les autres, jointes à l'impénétrabilité : car, bien qu'en
perdant l'une ou l'autre de ces propriétés , il ne cesserait
pas pour cela d'exister absolument, il perdrait néanmoins
son existence relative, c'est-à-dire qu'il n'existerait plus
sous la même forme dans les mêmes circonstances, et
qu'ainsi il changerait de nature et d'essence.
Il résulte de ce qui précède , que , dans la définition que
nous avons donnée de l'essence des corps , nous n'avons
(17)
entendu parler que de leur essence relative ^ et non de leur
essence absolue , ou des propriétés s^ans lesquelles ils cesse-
raient tout-à-fait d'exister.
Mais il est à remarquer que^ quant à la matière^ ou
aux corps en général ^ il n'y a aucune distinction quelconque
entre leur essence relative et leur essence absolue: car,
bien qu'un corps particulier puisse perdre sa forme, ou
changer de nature , sans pour cela cesser d'être absolument,
un corps en général ne pourrait pas perdre la sienne, ne
pourrait pas cesser d'exister comme tel, c'est-à-dire,
comme substance matérielle, sans perdre aussi son exis-
tence absolue , sans être anéanti.
Ainsi donc, soit dans le sens relatif, soit dans le sens
absolu, l'étendue impénétrable est l'essence de la matière^
puisque, sans cette propriété, la matière, non seulement
cesserait d'exister comme matière, mais cesserait tout-à-
fait d'exister : du moins n'avons-nous aucune raison de
croire le contraire.
Renoiarquez que dans la matière en général, l'essence
réelle et l'essence nominale ne sont aussi qu'une seule et
même chose.
Comme on a appelé propriétés accidenteRes celles qui ne
sont point essentielles , il s'ensuit , que les mêmes proprié-
tés qui sont essentielles dans le sens relatif peuvent n'être
qu'accidentelles dans le sens absolu : c'est ainsi que la
dureté et l'éclat du diamant sont des propriétés essentielles
relativement à cette substance , et ne sont que des propriétés
accidentelles dans les corps en général.
Quant aux propriétés qui constituent la nature de l'âme,
il s'agirait de savoir, si elles ne sont toutes essentielles que
dans le sens relatif, d'où il suivrait qu'elles ne seraient en
effet que des propriétés accidentelles, soit, du cerveau,
soit de quelque autre partie du corps; ou bien, si,. parmi
ces propriétés , il s'en trouve une au moins qui soit essen-
TOME III. . 2
(18)
lielte dans le sens absolu, ou sans laquelle la suhstabce de
lame, non seulement n'existerait plus comme substance
intelligente, mais n'existerait en aucune manière ou serait
anéantie : auquel cas il est évident qu'elle serait immaté-
rielle.
Quoique Tâme soit pourvue d'un grand nombre de pro-
priétés; que celles-ci subissent des changemens très-no-
tables , et qu'il y ait aussi de très-grandes différences d'une
âme à l'autre; nous serions fort embarrassés si nous devions
faire une distinction entre son essence nominale et son es^
sence réelle , et dire en quoi consiste en général cette der-
nière.
DE l'essence de LA MATIERIS , OU DES CORPS EN
/ /
GENERAL.
L'essence, ou la propriété essentielle de la matière, ou
des corps en général, est celle qui est le plus communé-
ment désignée sous le nom à! impénétrabilité. C'est une pro<-
priété absolue ;# que tous les corps affectent de la même
manière et qu'ils possèdent au même degré. C'est cette pro-
priété essentielle, générale et absolue qui constitue véri^
tablement la matière; et, pour nous, les mots matérialité
et impénétrabilité sont parfaitement synonymes.
Cette propriété consiste en ce que deux corps ou deux
points matériels s'excluent mutuellement du même lieu,
c'est-à-dire, eu ce qu'ils ne peuvent point occuper la même
place dans* le même instant; de sorte que Tun ne peut
prendre la place de l'autre qu'en le déplaçant; ou bien, en
ce qu^un corps, supposé d'une densité absolue, ne saurait
être réduit à un moindre volume^ même par Taction de
forces infiniment grandes.
(19)
C'est sur l'impénétrabilité de la matière qu'est fondée la
résistance^ ou la force mécanique des corps : c'est par elle
principalement, et peut-être par elle seule, qu'ils agissent
sur nous, ou les uns sur les autres, et qu'ils manifestent
leur existence^ Mais, pour cela, il faut qu'ils soient en mou-
vement; car l'impénétrabilité n'agit point à distance, c'est-
à-dire au delà de certaines limites dans lesquelles elle se
trouve renfermée , et qui constituent Tétendue des corps :
elle n'agit qu'au contact et par le choc. Telle est Tîdée que
ûOQs avons de la matière considérée indépendamment de
ses qualités accidentelles , c'est-à-dire de celles qui peuvent
changer, augmenter, diminuer, ou être détruites, sans
que les corps cessent d'exister ou d'être des substances
matériellefi.
Les corps sont cependant pénétrahles en apparence;
parce que leurs particules rie se touchent pas rigoureuse-
filent, du moins dans tous les points, de manière à ne
laisser entre elles aucun vide : en sorte que ces particules,
lorsqu'une force quelconque agit sur elles , tantôt se rap-
prochent, et tantôt s'écartent les unes des autres; ou bien
elles ne font que se déplacer, en conservant les mêmes dis-
tances respectives; et quelquefois aussi, sans s'écarter ni
se rapprocher , ni changer de position , elles permettent à
d'autres corps de se placer dans les intervalles qui les sé-
parent. Mais en aucune circonstance possible, les molé-
cules élémentaires de la matière ne peuvent se pénétrer
les unes les autres, et elles renferment toujours la même
quantité de matière sous le même volume.
Néanmoins plusieurs philosophes pensent que la matière
D est réellement pas impénétrable, et que deux corps qui
se combinent chimiquement, lorsque leur volume diminue
par cette combinaison intime, se pénètrent réciproque-
ment : qu'à la vérité les corps résistent lorsqu'ils viennent
à se toucher; maïs que cette résistance n'est point absolue,
(20)
et que y par des forces mécaniques suffisantes , ou d'autres
moyens qui ne sont pas à notre portée, deux corps de
même volume, quoique d'une densité absolue, pourraient
occuper en même temps le même espace, le même lieu, et
chacun d eux être réduit à la moitié, au dixième^ au cen-
tième de son volume, à im point mathématique. Enfin, ils
admettent, comme une juste conséquence de ce principe,
qu'un corps, quelque petit qu'on le supposât, pouiTait,
en se dilatant, croître indéfiniment, sans jamais présenter
aucun y ide, sans cesser de former une substance continue
et sans pores.
Descartes et la plupart des physiciens regardent, non
sans raison , cette hypothèse comme très-absurde.
Mais Descartes lui-même, tout en admettant que la ma-
tière est impéjiétrable , fait consister son essence dans la
seule étendue, dans l'étendue abstraite que considèrent les
géomètres, et cette opinion n'est pas mieux fondée que
celle qui précède.
L'idée que nous nous formons d'un corps, considéré in-
dépendamment des propriétés qui le distinguent de tous les
autres , est celle d'une force qui, renfermée dans des limites
déterminées, ne diminuent point du centre à la circonfé-
rence^ et n'agit pas non plus à distance, ou au delà de ces
limites , mais seulement au contact , où cette force est in-
-vincible. Or , c^est à cette propriété , c'est à cette force
elle-même qu'on a donné le nom d'impénétrabilité.
Maintenant, de même qu'il ne nous serait pas possible
de concevoir qu'une force, ou un phénomène, ou quoi
que ce fût, pût véritablement exister, sans exister au moins
un certain temps , ce qui constitue sa durée ; il nous serait
également impossible de concevoir qu'une chose qui a
quelque réalité hors de notre entendement^ pût exister
sans être quelque part , sans occuper un certain espace , et
c'est ce qui constitue son étendue. La durée et l'étendue
(21)
4
semblent donc être les conditions de l'existence de tous les
êtres. Ainsi, quand je dis que la matière consiste dans la
seule impénétrabilité , j'entends que cette impénétrabilité
est étendue, car elle ne peut pas ne pas l'être; et consé-
quemment Timpénétrabilité et l'étendue impénétrable ne
sont pour moi qu'une seule et même chose. Descartes
soutient, au contraire, que l'impénétrabilité n'est qu'une
suite de l'étendue, et qu'elle en dérive nécessairement : en
sorte que , quand il dit que la matière consiste dans la seule
étendue, c'est comme s'il disait, en efiet, qu'elle consiste
dans rétendue impénétrable. Nous arrivons ainsi , par des
voies opposées, au même résultat, et nous sommes d'ac-
cord en ce point , que la matière est une étendue impéné-
trable. Mais il y a entre nous cette différence , que j'attribue
tout à l'impénétrabilité, et que l'étendue, selon moi, n'a
rien de plus réel que la durée 3 au lieu qu'il ne place la
réalité que dans Tétendue , et qu'il ne fait non plus mention
de l'impénétrabilité, que si elle n'existait pas, ou qu'elle
ne fut rien. En faisant voir sur quoi son opinion est fondée,
qu'il me soit permis de dirq un mot en faveur de la
mienne.
Lorsque deux corps , par le mouvement de Tun ou de
l'autre^ ou de tous les deux, se disputent, en quelque
sorte, un même lieu, d'où ils s'excluent mutuellement
par leur impénétrabilité , il faut de nécessité qu'ils subis-
sent un changement quelconque dans leur état de mouve-
ment ou de repos; et souvent, outre ce changement dans
leur mouvement local, ils éprouvent par la même cause,
ou une altération dans leur forme , ou un mouvement vi-
bratoire, ou quelque autre modification inaperçue, mais
qui sera sentie par le corps qui l'éprouve , si ce corps est
doué de sensibilité. C'est donc par leur impénétrabilité que
les corps agissent les uns sur les autres, qu'ils se font sentir
et qu'ils manifestent leur existence.
(22)
Descartes ne disconTient point de cela : mais il prétend
que les corps n'agissent sur l'organe extérieui* du toucher
qu'autant que leurs particules^ conseryant entre elles un
repos relatif^ forment un corps plus ou moins dur et so-
lide y ou tout au moins un corps fluide mais concret , ce
qui n'est pas vrai , ou du moins n'est pas démontré 3 et il
imagine qu'un corps d'une liquidité parfaite^ c'est-à-dire^
selon lui y un corps dont les parties seraient excessivement
petites et s'agiteraient dans tous les sens avec une extrême
vitesse^ n'opposerait aucune résistance à nos mouvemens^
ce qui est manifestement faux : enfin il semble croire que
c'est par les sens seuls que nous jugeons de Texistence des
corps ^ ce qui n'est point exact. Car, quoique nous ne sen-
tions plus y comme il le dit lui-même^ ceux qui agissent sur
•nous d'une manière continue^ nous pouvons, cependant
nous assurer de leur existence par l'obstacle qu'ils oppose-
ront^ en vertu de leur impénétrabilité, à nos mouvemens
libres et volontaires, par conséquent à notre volonté elle-
même, si nous voulons en faire l'épreuve. Or cette résis-
tance qu'ils opposent, soit à nous, soit à des corps ina-
nimés et insensibles , n'e^t point du. tout en raison de leur
dureté, mais uniquement en raison de leur quantité où de
leur densité : de sorte que , si l'air , par exemple , ne ré-
siste que faiblement aux corps qui se meuvent à la surface
de la terre , ce n'est point parce que ses parties sont déta-
chées les unes des autres et en mouvement , c'est parce que
sa quantité est extrêmement petite relativement à l'espace
qu'il occupe.
De ce que la dureté relative des corps n'est qu'une pro-
priété accidentelle, comme la figure, la couleur, etc. j et
de ce qu'il croit que la matière ne résiste , en vertu de son
impénétrabiUté , que sous la forme d'un corps concret , il
en conclut donc qu'il n'y a que la seule étendue eu lon-^
gueur, largeur et profondeur^ qui constitue l'essence ou
(23)
la nature du corps en général. D'où il suit que l'espace pur^
ou ce que nous appelons le vide^ lequel a les trois dimen-
sions de l'étendue , est un véritable corps.
Le néant ne pouvant avoir aucun attribut qui soit réel^
et l'étendue étant une réalité, selon Descartes, il s'ensait,
dit*îi, que l'espace est une substance. C'est ce que je lui
accorde sans difficulté; car, en effet, une substance, celle
des- corps , par exemple , dépouillée de tous ses accidens ,
et de riinpénétrabiHté , ou en général de ses propriétés
essentielles, est une chose tout aussi creuse que l'espace ou
le vide absolu; et, dans ce sens, on peut également dire
que le temps est une substance , puisqu'il a pour attribut la
darée, et que le temps est à la durée, ce que l'espace est à
l'étendue. Le fait est que la durée et Tétendué ne sont ,
comme je l'ai dit, que les conditions de l'existence des
choses, et que, considérer une chose en faisant abstrac-
tion de toutes ses propriétés , c'est en e^t considérer seu-
lement les conditions de son existence , sans avoir égard à
la chose elle-même , ou aux propriétés qui ia constituent et
k caractérisent.
Quoi qu'il en soit^ de ce que l'espace serait une sub-
stance, il ne s'ensuivrait pas qu'il fut un corps ^ à moins
qu'on ne démontrât qu'il est impénétrable , et que ses par-
ties ont la propriété de pouvoir toucher et être touchées;
ce qu'il est du moins impossible de prouver par l'expé-
rience; d'autant que Descartes convient liû-même que
l'e^ace , quoique ne présentant aucun vide , n'oppose pas
plus de résistance aux corps proprement dits, que s'il
était entièrement vide de matière. Gomment donc prou-
vera-t-il que l'espace est impénétrable ? par la métaphysi-
que, par un raisonnement abstrait! Tenons-nous sur nos
gardes.
L'espace, n'étant rien de réel, 'selon moi, n'est ni im-
pénétrable, ni susceptible de mouvement; et par consé-
.(24)
quent^ ses parties ne peuvent ni toucher les corps ou en
être touchées, ni se toucher les unes les autres , quoi-
qu'elles soient contiguës. Car (pour briser l'équivoque^
qui est l'arme avec laquelle les métaphysiciens remportent
si souvent une injuste victoire) je ferai observer que j'en-
tends ici par se toucher^ agir à la manière de deux corps
qui exercent Tun sur l'autre une mutuelle impulsion.
Maintenant, Descartes prouve bien que les parties de
l'espace, qui sont nécessairement contiguës, ou plutôt
continues , car elles n'en forment qu'une , se touchent réci-
proquement : mais en prenant le mot toucher en ce sens,
il est clair que les parties du temps ^ qui se suivent sans in-
terruption , se touchent pareillement^ sans qu'on puisse en
inférer néanmoins que le temps soit une chose matérielle.
(( Que l'espace, dit-il ensuite , soit un être de raison ou
un être réel , cela n'importe : dans cet être on peut distin-
guer par l'imagination plusieurs parties d^une grandeur
déterminée et figurée , dont Tune n'est point l'autre ; en
sorte que l'imagination peut en transférer l'une en la place
de Tautre, sans qu'on en puisse pourtant imaginer deux à
la fois dans le même lieu : on n'en saurait concevoir en
aucune manière deux se pénétrer mutuellement : on ne
pejat pas comprendre qu'une partie d'une chose étendue
pénètre une autre partie qui lui soit égale, sans compren-
dre en même temps que l'étendue qui est au milieu de ces
deux parties est ôtée ou anéantie : or une chose réduite au
néant n'en saurait pénétrer une autre : ainsi , ou peut dé-
montrer, selon moi, que l'impénétrabilité appartient à
l'essence de l'étendue. »
Je nie que nous puissions en idée transporter une partie
de l'espace d'un lieu dans un autre , c'est-à-dire la conce-
voir en mouvement ; et par cela même il est très-vrai qu'on
ne saurait comprendre comment deux portions de l'espace
pourraient occuper un même lieu 5 de même qu'il serait
(25)
impossible de comprendre comment deux jours entiers
pourraient être compris dans un même espace de temps
dont la durée ne serait que de Tingt-quatre heures : mais
on ne peut certainement pas conclure de là que l'espace soit
impénétrable 3 ou il faudra dire aussi que le temps est im-
pénétrable j car il Test en effet dans le même sens.
Je ne comprends pas non plus comment un corps réel
et d'une densité absolue pourrait être réduit à la moitié ou
au tiers de son -volume par une compénétration de ses par-
ties 9 c'est-à-dire comment les parties de la matière ^ quoi-
que mobiles , pourraient se pénétrer mutuellement : et^
en prenant ainsi le mot pénétrabilité dans un sens positif^
pour signifier une propriété en -vertu de laquelle deux
corps ou deux points matériels pourraient coïncider^ j'a-
voue que l'espace aussi bien que le corps est entièrement
dépourvu de cette propriété : mais de là je n'inférerai pas
qu'il a^ comme lui^ la qualité contraire ; c'est-à-dire qu'il
est impénétrable 3 pas plus que je n'inférerai de ce que le
temps n'est pas une chose solide ^ qu'il est une chose li-
quide, ou de ce qu'il n'est point dur qu'il est mou. Car du
moment que je conçois l'espace ou le vide comme n'étant
rien de réel , je le conçois par là même comme n'étant sus-
ceptible ni de mouvement , ni de pénétration y ni de résis-
tance. Mais quand on dit qu'il est pénétrable , on prend ce
mot dans un sens négatif, pour faire entendre que Tespace
ne jouit pas de cette propriété réelle et. positive qu'on
nomme impénétrabilité y et qu'en conséquence y il n^oppose
aucune résistance aux corps qui sont réellement impéné-
trables et en mouvement; ce qui me parait la chose du
monde la plus claire et la plus manifeste.
c( Si la matière, dit Bayle, n'est matière que parce qu'elle
est étendue, il s'ensuit que toute étendue est matière. Or,
ajoute-t-il, nous n'avons point d'idée de deux sortes d'é-
tendue. »
(26)
J'accorde le dernier points quoique l'idée que j'ai de
l'étendue ne soit pas la même que celle qu'il s'en est for-
mée; et je conyiens encore avec lui- (c qu'on ne peut dire
de l'étendue de la matière qu'elle diffère d'aucane autre
sorte d'étendue par l'impénétrabilité. » Gar^ par exemple^
bien que dans la matière l'impénétrabilité soit comme s«ir«
ajoutée à l'étendue , ou plutôt l'étendue à l'impénétrabilité ^
rétendue des corps en elle-même ne diffère pas pour cela
de celle de l'espace } pas plus que la dorée d'vin événement
ne diffère par sa nature de celle du temps qui le sépare d'un
autre événement : l'impénétrabilité ne met donc aucune
difiërence entre l'étendue des» corps et celle de l'espace; et
ainsi ce n'est point par l'étendue , mais bien par l'impéné-
trabilité , que la matière est distinguée de l'espace. Je S€m-
tiens donc avec l'aison^ que ce n'est point 1 étendue qui
constitue les corps^ et que c'est par l'impénétrabilité seule
que la matière est matière. Je réponds par la à une propo-
sition téméraire que Bayle exprime ainsi : « L'on vous
défie de marquer aucun attribut différent de l'étendue par
lequel la matièi'e soit matière. »
Sur quoi s'appuiie-t-il pour hasarder un pareil défi? Sisht
ce que i^ l'impénétrabilité des corps, selon lui, ne peut
venir que de l'étendue , et que nous n'en saurions conce-
voir que ce fondement; a^ sur ce que nous concevons
dairement^ que toute étendue, quelle qu'elle soit, a des
parties distinctes, impénétrables ^ et séparables les unes des
autres.
J'ai déjà fait observer qu'à l'idée d'impénétrabilité se rat-
tache naturellement celle d'étendue , et qu'il nous serait
impossible d'imaginer un point physique , un point impé-
nétrable, privé de toute étendue. Mais cela n'est point
rédproque : parlez à l'homme le plus ignorant et le moins
intelligent de la largeur, de la profondeur, de l'étendue
d'un espace, d'une capacité quelconque, par exemple de
(27)
la cavité d un tonneau vide ^ il vous entendra parfaitement :
mais y quand it aurait tout l'esprit de Bay le , vous aurez
quelque peine à lui faire comprendre que cette cavité est
impénétrable , et qu'elle ne l'est que parce qu'elle est éten-
due. Enfin ^ lorsquil^n sera convaincu^ si vous êtes par-
venu à le convaincre, tâchez de lui persuader^ qu'il ne
pouvait pas avoir l'idée d'étendue, sans avoir en même
temps celle d'impénétrabilité^ et qu'fï concevait clairement^
que rétendue de cette cavité est composée de parties im*
pénétràbles : si vous parvenez à lui faire croire des choses
aussi étranges , je conviendrai de tout ce qu'on voudra , et
je croirai moi-même que je n'y vois goutte en plein midi.
En attendant ^ je regarderai comme très-certain , que ce
n'est point l'étendue , mais la seule impénétrabilité qui
constitue Tessence de la matière.
(c L'impénétrabilité ne peut venir que de 1 étendue y
nous n'en saurions concevoir que ce fondement. » Sur quoi
je remarquerai en premier lieu, que c'est une bizarrerie et
une sorte d'inconséquence que de donner pour fondement
a une propriété que l'on regarde comme absolue , une
prétendue qualité qui^ en supposant qu'on pût la considé-
rer comme telle y n'est du moins que relative et n'a rien de
Gxûy ce qui est incontestable. Qu'en second lieu^ l'impéné*
trabilité ne peut pas avoir d'autre fondement que la
substance dont elle est la manière d'être et qui nous est
inconnue^ supposé que cette substance soit une chose dis-
tincte de sa propriété essentielle, ce qui n'est pas vraisem-
blable} et que, par conséquent, l'impénétrabilité n,'a, pas,
pour nous , d'autre fondement qu'elle-même.
Ne creusez donc pas plus avant; car au delà de cette
propriété essentielle et fondamentale, sur laquelle toutes
les autres s'appuient, vous ne trouverez plus rien, j'en-
tends, rien de réel} car, non plus que la durée, l'étendue
(28)
n'est pas une réalité y et la substance^ distinguée de l'éten-
due et de rimpénétrabilité , n'est qu'une chimère.
DE LA. SUBSTANCE DES CORPS.
Il y a une difierence très-grande^ et qu'il importe dé re-
marquer^ entre Timpénétrabilité et les autres propriétés
des corps : c'est que celles-ci ne peuvent subsister sans la
première, dont elles ne sont toutes^ en effet, que différons
modes, différentes manières d'être ou d'agir; au lieu que
l'impénétrabilité^ inaltérable de sa nature, ne suppose au-
cune propriété particulière , et qu'il n'en est pas une sans
laquelle elle ne puisse subsister. Elle a ainsi le caractère
qui distingue pour nous la substance de ses accidens , d'où
il semble résulter que c'est elle-même qui constitue, non
seulement la nature ou Tessence , mais la substance même
des corps.
Supposé que^ par la toute-puissance de Dieu , un corps
soit dépouillé de son étendue et de son impénétrabilité^
auquel cas ce corps ^ perdant sa nature , perdrait aussi son
existence matérielle ; la question est de savoir si la subs-
tance de ce corps elle-même ne se trouverait point par là
anéantie, ou, en d'autres termes, si sa substance est autre
chose que son impénétrabilité, ou sa matérialité; enfin si
dans la matière il n'y a qu'une chose, à savoir l'étendue
impénétrable, comme je le crois, ou s'il y en a deux, l'im-
pénétrabilité et la substance ; tellement que si Dieu substi-
tuait dans un corps la faculté de penser à l'impénétrabilité,
le même être, qui était d'abord matière brute, devint en*
suite intelligence pure.
Gomme , d'un côté , il nous est impossible de concevoir
aucune forme, ou modification , ou propriété accidentelle,
(29)
sans nous représenter en même temps quelque chose qui
est modifié ^ ou qui est revêtu de ces formes y de ces pro-
priétés 3 et que, d'un autre, nous voyons à chaque instant
ces propriétés accidentelles des corps s'altérer et périr même
tout-à-fait, sans que les corps, c'est-àrdire sans que d^autres
propriétés cessent pour cela d'exister; nous en tirons, à notre
insu^ la conséquence, peut-être trop générale, et sans distin-
guer assez soigneusement les propriétés essentilles des pro-
priétés accidentelles , que toutes , sans exception , sont des
formes diverses d'un même être , que nous appelons sub-
stancej de sorte que l'idée de substance, qui en ce sens ne peut
être que très-confuse, semble être plutôt un préjugé qu'une
notion commune : et toutefois la plupart des philosophes
ont adopté la même conséquence, par la raison peut-être,
qu'ils ont donné le nom de propriété à l'étendue impéné-
trable, con^me à toutes celles qui ne sont que des modifi-
cations de celle-ci, et qu'il leur paraît clair que le néant ne
saurait être modifié, ne saurait avoir aucune qualité, aucun
attribut; ce qui est bien vrai , mais ne peut s'entendre que
des propriétés accidentelles. Car, pour l'étendue impéné-
trable, que nous sommes bien loin de concevoir comme la
forme d'un être qui pourrait exister sans elle, ou sous une
autre forme, il faudrait commencer par démontrer a priori^
qu'elle n^est elle-même qu'accidentelle relativement à la
substance , c'est-à-dire qu'elle est à la substance ce que le
mouvement et la figure, par exemple, sont à l'étendue;
enfin qu'elle n'est pas elle-même la substance , le sujet ou
le soutien de toutes les autres qualités des corps , et qu'elle
ne peut pas subsister par elle-même.
Quand on dit que le néant n'a et ne peut avoir aucune
propriété, et qu'on en conclut que toute propriété suppose
un sujet, une substance , on a raison si l'on n'entend parler
que d'une simple modification ou d'une propriété acciden-
telle 3 car il est clair que ce qui n'est rien ne peut éprouver
(80)
ancan diangement , et que pour être modifié ^ il faut être,
il faut exister^ Mais si l'on yeut parler des propriétés es-
sentielles et constituantes des choses , la question change.
Car on ne peut en aucune manière comparer retendue im-
pénétrable a la forme extérieure d'un corps, qui est péris-
sable; et, quoiqu'il soit bien vrai que là où se trouve
l'impénétrabilité^ là n'est pas le néant, là est une réahte,
une substance ; rien ne prouve que cette propriété essen-
tielle n'est pas elle-même cette substance, ou cette réalite.
Ainsi donc , si Ton entend par propriété tout caractère
par lequei un être peut se manifester et se faire connaître j on
peut demander avec beaucoup de raison , s'il n'y a pomt
de propriétés qui puissent subsister par elles-mêmes , et si
rétendue impénétrable, ou l'impénétrabilité, que nous
appelons propriété essentielle des corps , ne se trouve point
dans ce cas? Et si par propriété l'on entend ce qui ne peut
subsister de soi-même^ et sans un sujet y on peut demander
alors si l'étendue impénétrable est une propriété ^ ou s'il ne
conviendrait pas mieux de lui donner le nom de substance?
Ce qui est certain ^ c'est que la distinction qu'on met entre
la substance et ses accidens , existe aussi entre la propriété
essentielle et les propriétés accidentelles, et que cette dis*
tinction n'existe pas entre la substance et ses propriétés
essentielles.
La difficulté réside en partie daiis la terminaison du mot
impénétrabilité, qui, en effet, semble indiquer une simple
qualité. Mais la substance considérée comme distincte des
propriétés essentielles qui la constituent ne serait-elle pas
elle-même représentée comme une qualité, si, au lieu de
la nommer substance^ on l'appelait substantiaiité? et, si
Ton distingue l'impénétrabilité de la chose impénétrable,
ou la matérialité de la matière^ ne devra«t-on pas au^si
distinguer la substantiaiité de la chose substantielle, on de
(31)
là substance elle-même: et alors où s'arrêtera- 1 -on? oii
trouverons-nous enfin la substance toute seule?
Consultons l'expérience. Elle nous apprend que la ron-
deur d'une boule de cire ne peut pas subsister sans la cire,
ou sans une substance quelconque, qu'il n'est pas possible
de confondre avec cette manière d'être ; au lieu que cette
substance peut pa*dre sa forme sans cesser pour cela
d'exister; et qu'il en est de même de toutes les autres mo-
difications et de toutes les propriétés accidentelles des
corps.
Mais quant à l'impénétrabilité , comme elle est , par le
fait, inséparable de la substance des corps, nous ne pou-
vons pas dire si elle ne pourrait pas subsister sans une
chose qui en fut distincte comme la cire l'est de sa forme,
et si , dans le cas où les corps perdraient leur impénétra-
bilité et leur étendue, il resterait une substance, un être
réel. Le bon sens nous dit seulement, que, cette substance
dépouillée de ses propriétés essentielles paraît n'être qu'une
chimère; et la réflexion nous porte, à croire que cette chi-
mère fut enfantée par un préjugé, provenant de l'habitude
où nous sommes de voir des corps subsister après avoir
perdu quelques-unes de leurs propriétés , et du penchant
naturel que nous avons à généraliser nos idées. En sorte
qu'on se persuade aisément , quand on n'y réfléchît pas ^
qu'un corps dépouillé même des propriétés sans lesquelles
il est impossible de concevoir son existence , serait encore
quelque chose; et ensuite, quand on examine cela avec
attention , au lieu de revenir sur ses pas , et de se défaire
d'un préjugé qui embarrasse , en se met l'esprit à la tor-
ture pour savoir en quoi consiste ce quelque chose, qui
nfestrien.
(32)
DES PROPRIÉTÉS GÉlfÉRAJ^iS DES CORPS.
SI"-
Nous avons vu que Tessence relative des corps n'était
rien de plus que l'ensemble des propriétés accidentelles qui
les distinguent les uns des autres jointes à Timpénétrabilité.
Nous rappellerons y qu'on nomme propriété toute ma-
nière d'être ou d'agir qu'une substance affecte constam-
ment dans les mêmes circonstances j toute disposition qui
la rend ou susceptible d'être modifiée de telle ou telle
manière^ ou capable de produire tel ou tel effet, dans
telles circonstances déterminées : de façon que, ces cir-
constances étant connues, si cette disposition, ou cette
propriété l'est également , on peut être certain que la sub-
stance qui en est douée produira dans une autre ou subira
elle-même l'effet qu'on avait prévu.
Les propriétés les plus générales des corps sont, la mobi-
lité, la pesanteur^ les affinités et antipathies, ouïes attrac-
tions et les répulsions , chimiques , calorifiques , électriques
et magnétiques ^ la porosité et la densité , qui sont en raison
inverse l'une de Tautre, la solidité et la fluidité, la dureté
et la mollesse^ la ductilité, la fragilité, l'élasticité, et quel-
ques autres du même genre.
Certaines propriétés, renfermant quelque principe de
mouvement, agissent comme par elles-mêmes, quoique
nécessairement, sans avoir besoin d'être mises en jeu par
un mouvement communiqué^ telles sont, par exemple^ la
pesanteur, Télectricité , le magnétisme : on les nomme
actives y par une extension du mot, et parce qu'il existe une
sorte d'analogie entre elles et notre activité propre, qui
toutefois en diffère essentiellement , en ce que celle-ci est
libre , ou supposée telle.
(33)
D'autres, comme rimpénétrabllité , la porosité, la duc-
tilité, sont purement passives 3 ce sont de simples manières
d'être, que l'on conçoit sans y attacher l'idée d'activité
nécessaire, ou de tendance au mouvement.
Lorsque nous cessons de considérer les corps en eux-
mêmes, ou dans leurs manières d'être et leurs manières d'agir
les uns sur les autres, pour les envisager dans les relations
ou les rapports qu'ils ont avec nous, ou dans les actions
qu'ils exercent sur nos sensj nous leur attribuons d'autres
propriétés toutes différentes de celles que nous avons nom-^
mées^ ce sont la chaleur, la lumière, les couleurs, les sa-
veurs, les odeurs, les sons. Toutefois ces qualités, ou pour
mieux dire , ces phénomènes ne supposent point dans les
corps qui agissent sur nous des attributs distincts de ceux
qui ont été ci-dessus mentionnés; mais ils supposent en
nous des propriétés particulières dont les corps bruts sont
entièrement dépourvus, et dont ces phénomènes dépen-
dent. En jetant les yeux sur ce papier, il me semble que
sa blancheur est une manière d'être qui lui appartient en
propre; mais dans le fait, quoique j'aie beaucoup de peine
à me le persuader, elle n'est qu'une sensation, qu'un phé-
nomène qui se passe en moi, et qui est principalement dû
à une propriété qui me distingue éminemment du corps
qui agit sur moi. Ce n'est pas que la sensation que j'éprouve
n'ait sa cause efficiente dans le papier que je regarde, et
que cette cause ne constitue en lui une véritable propriété;
mais cette propriété n'a aucune analogie avec ma sensation,
comme je suis porté à le croire. De même que dans le mar-
teau qui frappe une cloche , il n'y a rien qui ressemble aux
vibrations que cette cloche effectue en vertu de son élas-
ticité, il n'y a rien non plus dans les objets extérieurs qui
ressemble aux sensations , aux phénomènes qui se passent
en nous en vertu de nos diverses manières de sentir. Il n'y
a dans un grain de poivre rien qui ressemble à la sensation
TOME III. 3
(34)
qu'il produit sur la langue^ comme il n j a rien dans l'ai-
guillon d'une guêpe qui ressemble à la douleur qu'elle nous
cause en nous piquant.
Cette vérité, long-temps perdue de vue, avait été re-
connue par plusieurs philosophes de l'antiquité , et entre
autres par Déraocrite et par Leucippe. Nous donnerons un
exposé succinct de leur doctrine sur ce point.
((Il y a, en général, trois grandes classes de phénomènes
bien distinctes. Les premiers se passent hors de nous : ils
dépendent et des propriétés passives des corps et de leurs
élémens, et de la manière dopt ils agissent les uns sur les
autres : ce sont les phénomènes physiques proprement dits.
D'autres s'opèrent en nous, c'est-à-dire dans notre en-
tendement; ils naissent en quelqiie sorte de l'action réci-
proque ou du rapport de nos sensations entre elles : on les
nomme idées. Enfin la troisième ôlasse tient le milieu entre
les deux autres; ces phénomènes ne se passent entièrement
ni hors de nous ni en nous ; ils sont produits par l'action
des corps matériels sur nos organes : ce sont nos sensations.
(( Or nous attachons naturellement ces sensations, que
d'ailleurs nous ne considérons point comme telles , aux
objets mêmes qui les produisent, et nous disons qu'ils sont
lumineux, colorés, sapides, odorans, sonores. Les cou-
leurs, les odeurs, etc., sont ainsi regardées comme des^tia-
lités particulières inhérentes aux corps, et tout- à- fait
distinctes de celles qui pourraient résulter du volume, de
la figure, de la disposition et du mouvement de leurs par-
ticules.
» Mais on peut attribuer ces prétendues qualités des
corps a l'action qu'ils exercent sur nous, d'après la figure
de leurs atomes et autres circonstances, comme aussi d'a-
près la nature de nos organes , qui eux-mêmes déterminent
tel ou tel mouvement particulier dans les corpuscules d'une
même espèce^ et ont ainsi une prédisposition à recevoir
(35)
telle ou telle impression^ à produire avec les objets qui les
frappent tel ou tel effet. Ces qualités, ou plutôt ces phé-
nomènes, n'existent donc point dans les corps; ils n'existent
pas non plus dans la pensée 3 mais ils naissent^ en quelque
sorte, du mélange et de faction réciproque des objets ex-
térieurs, agissant par l'intermédiaire de quelque fluide
subtil, et de Tàme, qui n'est elle-même qu'un composé
de parties ignées qui circulent dans tout le corps. »
« Il n'y a réellement hors de nous, dit Hobbes, rien de ce
que nous appelons image ou couleur. Cette image ou cou-
leur n'est en nous qu'une apparence du mouvement, de
l'agitation ou du changement que l'objet produit sur le cer-
veau, sur les esprits, ou sur la substance renfermée dans
la tête.
» Gomme dans la vision tout se passe dans celui qui voit,
de même dans toutes les conceptions qui nous viennent
des autres sens , le sujet d'inhérence n'est point l'objet ^
mais l'être qui sent.
» Ainsi tous les accidens ou toutes les qualités que nos
sens nous montrent comme existant dans le monde, n'y sont
point réellement, mais ne doivent être regardés que comme
dés apparences : il n'y a rien réellement dans le monde ,
hors de nous , que les mouvemens par lesquels ces appa-
rences sont produites. y>
Locke ne s'exprime pas moins clairement sur ce sujet.
« On doit distinguer dans les corps deux sortes de qualités.
Premièrement, celles qui sont entièrement inséparables
du corps, en quelque état qu'il soit, et qui sont de telle
nature que l'esprit les regarde comme également insépara-
bles de chaque partie de matière, lors même qu'elle est
trop petite pour que nos sens puissent l'apercevoir. Ces
qualités , que je nomme qualités originaies et premières ,
sont l'itipénétrabilité , l'étendue, là figure, le mouvement
et le repos.
(36)
» Il y a en second lieu des qualités auxquelles je donne
le nom de qualités secondes ^ et qui dans les corps ne sont
effectivement autre chose que la puissance de produire cer-
tains efiets y comme de changer la constitution des autres
corps y et de produire en nous diverses sensations ^ par le
moyen de leurs qualités premières, c'est-a-dire par la gros-
seur^ la figure ; la contexture ^ le mouvement de leurs par-
ties insensibles.
» Les idées des premières qualités des corps ressemblent
à ces qualités , et les exemplaires de ces idées existent réel-
lement dans les corps 3 mais les idées ou sensations produi-
tes en nous par les secondes qualités, ne leur ressemblent
en aucune manière, et il n'y a rien dans les corps mêmes
qui ait de la conformité avec ces idées. Ce qui est doux,
bleu ou chaud en nous , n'est autre chose dans les corps
auxquels on donne ces noms, qu'une certaine • manière
d'être ou d^agir des particules insensibles dont ils sont
composés. »
Il résulte de ce qui précède, que les corps ne sont réel-
lement pas ce qu'ils nous semblent être, ou tels que nos
sens nous les représentent. Mais il ne faudrait pas en con-
clure, que leur nature ou leur essence ne nous est pas
connue. Car ce n'est point directement par nos sens que
nous jugeons de leur étendue et de leur impénétrabilité,
qui seules constituent Tessence de la matière, et qui sont
tout-à-fait indépendantes de la nature de nos organes. Il
y a plus; c'est que ni la vue, ni l'ouïe, ni Todorat, ni le
goût, m même le toucher dans certains cas, ne nous sug-
gèrent aucune idée d'étendue impénétrable , et que néan-
moins nous concevons très - clairement que les corps
n'agissent sur nos sens que par leur impénétrabilité.
En dernière analyse , la matière n'est que Tétendue im-
pénétrable modifiée fsxc la figure et la grosseur de ses
atomes.
(37)
Nous jugeons de rimpénétrabilité y non par aucun de nos
sens proprement dits , quoique la matière n'agisse sur eux
que par son impénétrabilité^ et qu^ainsi tous nos sens ne
sont que des modifications du toucher j mais bien par l'ob-
stacle que les corps opposent à nos mouvemens^ comme
aussi par Taction mécanique qu'ils exercent les uns sur les
autres : et c'est le mouvement lui-même qui nous donne
l'idée d'étendue ^ et par suite , celle d'extériorité. Nous
n'aurions donc aucune idée à' impénétrabilité ni à! étendue;
ni par conséquent aucune notion de substances matérieUes
existant hors de nous ^ si nous n'étions pas capables de
mouvement.
Quant aux qualités secondes , elles dépendent , comme
nous l'avons dit^ de nos différentes manières de sentir, qui
ne nous révèlent absolument rien sur la nature des corps;
en sorte que , quand même nous aurions dix mille organes
ou sens dilTérens , ce qui nous procurerait dix mille espèces
de sensations différentes , nous ne serions pas pour cela en
droit de supposer un seul attribut, une seule qualité de
plus dans la matière.
Si , avec le vulgaire , nous rapportions nos propres sen-
sations aux corps qui les produisent, en imaginant qu'ils
sont rouges ou bleus, doux ou amers, chauds ou froids;
si nous confondions ces prétendues qualités avec l'étendue
impénétrable^ en admettant que l'idée de cette dernière
propriété s'acquiert , comme les autres, parles sens exté-
rieurs , et que toutes indistinctement constituent l'essence
absolue de la matière : enfin, si, avec cela, nous suppo-
sions qu'il peut y avoir des intelligences douées d'organes
tout différens que les nôtres ; nous pourrions croire qu'il y
a aussi dans les corps des qualités que nous n'apiercevons
(38)
point y et y par suite ^ qu'il existe des substances qui n'afièc-
tent aucun de nos sens y qui sont pour nous comme si elles
n'étaient pas, et qui néanmoins se manifestent à ces intel-
ligences y bien que par leur nature elles ne pussent se for-
mer aucune idée d'étendue ni d'impénétrabilité. Mais cette
supposition, fondée sur des erreurs grossières, et sur une
de ces conjectures en Fair qui doivent être bannies de la
saine philosophie, serait tout-à-fait frivole.
Je crois avoir, par cette observation , réfuté à Tavance
celle que fait sur le même sujet le philosophe Hemsterhuis,
lequel s'exprime ainsi :
(( Il ne me parait guère probable que la matière soit ce
que nos physiciens rigides nous font accroire ; puisque les
idées des attributs que nous lui supposons, ne résultent
que du rapport qui se trouve entre quelques effets et nos
organes.
» Qu'est-ce que la matière ? Ce qui est visible , ce qui
est impénétrable ou solide , ce qui est sonore. Sont-ce là
des qualités essentielles de la matière, des parties, des
faces de son essence? Sans aucun doute. Mais si vous aviez
été aveugle, vous n'auriez pas parlé du visible, et votre
matière ne l'aurait pas été. Si vous étiez sourd , vous n'au-
riez pas parlé du sonore , et votre matière ne l'aurait pas
été. Vous voyez par là que, dans ces cas, la matière au-
rait eu des qualités essentielles, ou des faces inconnues
pour vous , mais qui ne l'auraient pas été pour ceux qui ,
doués de la vue ou de l'ouïe , auraient pu -savoir que ces
qualités ou ces faces s^y trouvaient. Auriez-vous bien jugé
daâs ces cas, si vous aviez dit que la matière n'est qu'im-
pénétrable , parce que vous n'auriez eu que du tact ? N'au-
riez -vous pas mieux raisonné, en disant : la matière ne
me paraît impénétrable que parce que j'ai du tact j si j'a-
vais d'autres façons d'apercevoir, elle me paraîtrait tout
autre 3 si elle pouvait agir sur moi par cent mille moyens ,
(39)
par cent mille organes dilTérens y je serais afiècté par elle de
cent mille façons différentes : elle aurait pour moi cent
mille attributs pour la définir : de là s'ensuit^ que le nom-
bre de fois que je puis avoir une idée différente de la ma-
tière, ou plutôt de l'essence , dépend du nombre de me$
organes et de mes moyens 3 et comme je puis supposer un
nombre indéfini d^organes et de moyens, la matière, ou
fessence, serait différemment perceptible un nombre in-
défini de fois; et par conséquent la matière, ou plutôt l'es-
sence, a une infinité d'attributs. Où en sommes-nous donc
avec nos quatre ou cinq attributs de la matière , ou plutôt
de lesseoce ? Le premier attribut essentiel d'une chose,
c'est d'être. Les autres attributs essentiels sont ses rapports
avec les différens genres de choses qu'elle n'est pas ; et
comme les choses qu'elle n'est pas peuvent être infinies en
nombre, ses rapports le peuvent être de même; et par
conséquent une es&ence, ou une chose quelconque peut
avoir une infinité d'attributs essentiels. Vous voyez par là
la pauvreté de l'idée que nous attachons au mot matière.
» Supposons qu'un homme destitué de l'organe du tact
donnât de même le nom de matière à toute essence qui au-
rait des rapports avec ses organes ; il est évident que l'im-
pénétrabilité n'entrerait plus dans la définition de la matière.
Supposons qu'un aveugle donnât de même le nom de ma-
tière à toute essence qui aurait des rapports avec ses or-
ganes, l'étendue ne serait plus un attribut de la matière.
Dans le premier cas , quelle idée se faire d'une matière
sans impénétrabilité! dans le second, quelle idée se faire
d'une matière sans étendue! »
Hemsterhuis, après avoir ainsi tâché de rendre probable
lexistence dans la matière de plusieurs propriétés essen-
tielles autres que celles qui nous sont connues, et qui, n'é-
tant pas de nature à tomber sous nos sens, ou pour mieux
dire, à afiëcter des organes tels que les nôtres, seraient
(40)
immatérielles à notre égard : il fait une autre observation,
de laquelle il faudrait conclure de deux choses Tune; ou qu'il
y a dans la matière organisée quelque propriété qui nous
est inconnue au moyen de laquelle l'action réciproque de
Famé et du corps devient possible et se conçoit ; ou , ce qui
revient au même, qu'il y a dans lame quelque chose de
matériel, au moyen de quoi cette action du corps sur Tame
et de l'ame sur le corps s'expliquerait également bien.
« Lorsqu'on a démontré que l'ame n'est pas matière, on
a démontré que l'ame n'est pas essence, en. tant que l'es-
sence a du rapport au tact et à la vue.
» Nous avons appris à appeler matériel et physique tout
ce dont nous avons des idées distinctes et individuelles ; et
si nous avions de telles idées de ce que nous appelons im-
jnatériel^ nous appellerions cet immatériel même physique
et matériel.
» Une essence^ par une qualité qui ne saurait se mani-
fester à nous par aucun de nos organes actuels , peut agir
sur une autre essence tellement^ que cette autre essence
manifeste son rapport à nous par quelqu'un de nos or-
ganes 3 et il est très-possible que ce que nous appelons es-
sence immatérielle puisse agir sur ce que nous appelons
essence matérielle.
» Une chose ne peut agir sur une autre chose, qu'en
ayant un rapport à cette autre chose : elle ne peut avoir un
rapport à une autre chose, qu'en tant qu'elle a une ou
plusieurs qualités communes avec cette autre chose : par
conséquent elle ne saurait agir sur une autre chose, qu'en
tant qu elle a une ou plusieurs qualités en commun avec
cette autre chose.
» L'ame et le corps sont deux choses totalement diffé-
.rentes pour nous : par conséquent ils ont des qualités dif-
férentes, en tant que nous les connaissons.
» Or l'ame et le corps agissent l'un sur l'autre récipro-
(41)
qaement : par conséquent l'ame et le corps doivent aussi
avoir une ou plusieurs qualités en commun y que nous ne
connaissons pas.
» Mais il a été prouvé plus haut , que deux choses ^ par
une qualité inconnue , peuvent agir Tune sur l'autre telle-
ment y que ces choses se manifestent à nous par leurs qua-
lités connues.
» Par conséquent Tame, par ses qualités inconnues^
qu'elle a en commun avec le corps y agit sur le corps telle-
. ment y que le corps manifeste ses qualités connues y et vice
versa.
» Le rapport qui est entre un nerf ou le cervelet et
Famé, dérive, suivant la démonstration, d'une qualité^
modification ou manière d'être commune à l'ameet aunei*f,
ou au cervelet. Le nerf ou le cervelet, comme nerf ou cer-
velety est une essence composée. Les qualités qu'elle peut
avoir en commun avec l'ame, elle les a comme composées,
puisque sans cela Tame pourrait agir de même sur toute
matière qui ne serait ni nerf ni cervelet; ce qui n'est pas.
Or le nerf ou le cervelet se décompose par la mort; par
conséquent les qualités qu'il a, comme composé, sont dé-
truites ; par conséquent son rapport avec l'ame est détruit,
mais l'ame reste.
» Nous avons trouvé l© que nos organes ne nous trom-
pent pas, mais qu'ils nous représentent, d'un côté, plu-
sieurs qualités essentielles des essences^ et de l'autre, le
vrai rapport que les choses ont entre elles, en tant qu'elles
sont analogues à nos organes; 29 que ce que nous appelons
matière, n'est que l'essence en tant qu'elle est analogue à
nos organes; 3° qu'il y a des essences qui sont autre chose
que ce que nous appelons matière ; 4^ que nous avons des
perceptions de plusieurs qualités (l'essences immatérielles,
aussi vraies et aussi sûres que le sont les idées que nous
avons de plusieurs qualités d'essences matérielles; 5<> de
(42)
quelle façon il est aisé de concevoir comment ce que nous
appelons immatériel agit sur la matière. »
S'il est vrai que, pour agir l'un sur l'autre, lesprit et le
corps doivent avoir quelque qualité commune , il en ré-
sulte évidemment que les qualités du corps organisé , ou
du cerveau , et celles de l'esprit appartiennent à une même
nature de substance, ou que l'esprit n'est qu'un résultat
de l'organisation du corps : car il n'est pas possible qu'une
même qualité dérive de deux substances essentiellement
différentes.
s 3.
Quoi qu'il en soit, il paraît certain que les propriétés
des corps, bruts ou organisés, tant actives que passives^
et leurs différentes manières d'agir sur nos sens, que nous
appelons leurs qualités secondes, dérivent toutes des pro-
priétés mêmes des particules dont ils se composent , des
dispositions diverses que celles-ci ont entre elles, et de
l'action attractive ou répulsive qu'elles exercent les unes
sur les autres , laquelle d'ailleurs n'est probablement que
l'effet d'une impulsion.
Cependant une particule matérielle, prise isolément^ ne
peut avoir que trois propriétés essentielles , qui sont l'é-
tendue impénétrable, le volume et la figure. Ces deux
dernières , qui dans les corps ne sont que de simples acci-
dens^ constituent Tessence relative des atomes. La mobi-
lité , tant dans les corps que dans leurs élémens , n'est
jamais qu'accidentelle; c'est la propriété par laquelle un
corps ou un point matériel peut. changer de place ou se
mouvoir, lorsqu'il y a été sollicité par une force quel-
conque.
Depuis long-temps , Ecphante ^ de Syracuse , philosophe
pythagoricien, avait dit que les premiers principes des
choses étaient de petits corps individuels , dont la grosseur,
(43)
la figure et la puissance constituaient les diffêrences. Sup-
posons qu'il ait entendu par puissance^ une force , une pro-
priété^ en yertu de laquelle les atomes ou molécules élé-
mentaires tant des corps pesans ^ que de ces fluides insen -
sibles^ subtils, éthérés, incoercibles^ impondérables^ qui
semblent jouer un si grand rôle dans les phénomènes de
la nature^ s'attirent ou se repoussent avec plus ou moins
d'énergie^ suivant les circonstances; son hypothèse ne dif-
férera en rien de celle que nous avons exposée y et sera
suffisante pour rendre raison de toutes les propriétés des
corps. En efièt^ pour les expliquer toutes^ nous n'avons
besoin d'autre propriété générale et absolue^ que la corpo-
réité elle-même y ou letendue impénétrable ; d'autres pro-
priétés distinctes essentielles ^ que le volume et la figure;
d'autres propriétés relatives et contingentes , que l'attrac-
tion et la répulsion; enfin, d'autres manières d'être acci-
dentelles , que le mouvement et 1^ repos.
Et d'abord, rien n'empêche de supposer que les fluides
impondérables ne diffèrent des autres corps , que par l'ex-
cessive ténuité de leurs atomes^ la répulsion mutuelle de
ceux-ci, et la vitesse comme infinie dont ils sont constam-
ment animés. L'un <j[e ces fluides^ le calorique y ou principe
de la chaleur, est regardé comme la cause principale de
toute fluidité; c'est la force répulsive qui empêche le con-
tact immédiat des molécules des corps.
La porosité^ la densité, la solidité, la dureté, la téna-
cité , la ductilité , l'élasticité et plusieurs autres propriétés
du même genre, ne sont toutes que relatives et ne sup-
posent qu'un assemblage de points matériels unis par l'af-
finité, mais tenus à distance par une force répulsive. .
' L'électricité, le magnétisme, résultent sans doute de la
manière dont les fluides impondérables se comportent à
l'égard des corps , ce qui pourrait dépendre des propriétés
générales de ces derniers, des circonstances pai^culières
(44)
OÙ ils se trouvent placés ^ de Taction attractive qu'ils exer-
cent au contact sur les molécules de ces fluides ^ et de la
répulsion que celles-ci manifestent les unes envers les autres.
Quant aux qualités sensibles des corps ^ telles que les
saveurs, les odeurs, les couleurs, etc., nous avons prouvé
que ce sont des effets résultant de leur action sur nos sens ,
action qu'ils exercent, ou directement, ou par le minis-
tère de quelque fluide interposé qu'ils modifient de mille
manières différentes : or, puisque les propriétés de ces
corps sont très-variées , et que chacune d'elles est d'ail-
leurs susceptible de plus et de moins , on peut très-bien
par là expliquer la variété des âenàations qu'ils produisent
sur nous, ou, ce qui revient au niême, rendre raison de
toutes les nuances de qualité et d'intensité que l'on re-
marque dans les couleurs, les odeurs^ les sons, etc.
Est-il nécessaire d'admettre plus de deux ou trois pro-
priétés diverses dans le^ élémens, lorsque nous concevons
clairement que de l'assemblage de ces élémens, surtout des
élémens hétérogènes , il doit nécessairement résulter des
composés doués de propriétés toutes différentes, et qu'il
peut en être de même de la réunion de ces composés entre
eux, comme en effet l'expérience nous apprend que cela a
lieu? De quatre substances simples, le carbone (charbon
pur ou base du charbon), Voxiffènej Vhydrogene et V azote ^
dont pas une n'existe séparément h l'état solide ou liquide
(si ce n'est le carbone dans le diamant), de quatre sub-
stances seulement, combinées en diverses proportions,
sont formées toutes les matières végétales et animales , qui
jouissent d'une foule de propriétés particulières tout autres
que celles de leurs élémens j et l'on sait aussi combien de
composés divers ces matériaux peuvent engendrer par leur
union. Enfin, l'air que nous respirons est formé des mêmes
élémens, mais en d'autres proportions et dans une combi-
naison moins intime, que l'acide nitrique. Il n'y a presque
(45)
aucune différence de nature entre le sable et le cristal de
roche ; et le diamant ne diffère guère du noir de fumée que
par la disposition symétrique de ses molécules.
Nous aurions à faire remarquer des choses plus surpre-
nantes encore^ et toutefois incontestables y si nous Youlions
entrer dans quelques détails sur les attributs des êtres yi-
Tans^ c'est-à-dire des plantes et des animaux. Nous nous
bornerons à dire un mot d'une des propriétés du cerveau ^
la plus étonnante y la plus merveilleuse de toutes les pro-
priétés des corps. Il ne s'agit pourtant que de l'excessive
mobilité des parties dont il se compose.
Soit que nous regardions Tame comme une substance
distincte du corps ^ et la sensibilité physique comme un at-
tribut de cette substance ; soit que cette propriété appar-
tienne à quelque partie du corps y au cerveau , par exemple^
et qu'elle ne consiste que dans cette mobilité dont nous
parlons y comme le pense le docteur Broussais y ou bien
qu'elle en soit essentiellement distincte : il paraît certain y
ou du moins vraisemblable : que pour chacune de nos sen-
sations^ il y a dans le cerveau, ou dans cette partie de
nous-mêmes , quelle qu'elle soit , qui est le siège de Tame^
si elle n^eii est pas la substance y un mouvement quelconque,
qui est transmis de l'extrémité sentante, comme on l'ap-
pelle, jusqu'au cerveau, ou au siège de l'âme. Or nous
éprouvons, souvent même dans un très-court instant, une
quantité innombrable de sensations diverses : par exemple^
je puis éprouver tout a la fois la sensation d'un certain de-
gré de chaleur, celles que procurent Tattouchement d'une
surface polie et le chatouillement d'une plume, celles que
font naître le parfum d'une rosé et la fumée de tabac, celle
qu'excite sur la langue le jus d'une orange, celles infini-
ment variées que produisent et le jeu de plusieurs instru-
mens de musique, et la voix de différentes personnes qui
articulent des mots en chantant 3 en&a celles plus nom-
(46)
breuses encore qu'on reçoit par la Tue de tous les objets
qu'on a devant les yeux : et toutes ces sensations y faibles
ou fortes y demeurent parfaitement distinctes ! U doit donc
en être de même des mouyemens du cerveau ou qui les
constituent ^ ou qui les produisent , ou tout au moins qui
les accompagnent ou les précèdent.
Maintenant on pourrait demander quelle est la nature
de ces mouvemeus ^ et s'ils ressemblent à ceux qui s'effec-
tuent hors de nous : on pourrait demander^ par exemple^ si
les mouvemens du cerveau qui représentent les sons ont
quelque chose d'analogue aux mouvemens extérieurs qui
les produisent^ c'est ~ à - dire , aux vibrations de Tair.
C'est sur quoi nous ne saurions répondre, et ce que
nous ignorons complètement. Mais il n'importe; tout mou-
vement intestin, en dernière analyse, étant un change*
ment actuel dans larrangeoient , dans la situation respec-
tive des particules, soit simples, soit complexes, d'une
, substance ; il s'ensuit que de simples modifications dans le
mouvement des particules de la matière cérébrale peu-
vent, si non constituer, du moins produire des efiets
innombrables et diversifiés a l'infini. Qu'y aurait-il donc
d'étonnant , après cela , que les propriétés des corps , dont
le nombre est très-limité , comparativement au nombre
incalculable de ces phénomènes , dépendissent toutes , en
dernière analyse, de letendue impénétrable, de la gros-
seur, de la figure , de la mobilité, de l'attraction et de la
répulsion de leurs atomes?
DE l'existence DE LA MATIERE.
§1-
Nous apercevons en nous certaines propriétés et facul-
(47)
tés y OU plutôt certains phénomènes par lesquels ces pro-
priétés se manifestent; et nous sommes aussi certains de
leur réalité que de notre existence même^ que ces facultés
nous révèlent; pour ne pas dire^ qu'elles constituent. De
même^ nous voyons ou croyons voir hors ^e nous des
êtres qui jouissent de propriétés toutes différentes , ou
pour mieux dire ; nous sentons encore en nous d'autres
phénomènes dont nous rapportons les causes hors de nous^
et nous ne doutons pas non plus de l'existence et de l'exté-
riorité de ces causes ; que nous appelons corps. Enfin nous
apercevons entre ceux-ci ^ ou entre les phénomènes qui se
passent en nous^ toutes sortes de rapports ^ que notre es*
prit abstrait et généralise pour la plupart y en vertu d'une
faculté qui lui est naturelle; et parmi ces rapports ^ il en
est quelques-uns qui semblent à tous les hommes d^une
vérité incontestable : nous les appelons axiomes.
Ces axiomes ; l'existence de. nos facultés intellectuelles ^
et celle des corps ; ou d'un monde extérieur à notre pen-
sée^ sont des choses vraies à notre égard : ainsi nous
regardons comme certain ^ par exemple y que nous sommes
capables de réflexion y qu'il existe réellement des arbres et
des minéraux y et qu'un tout est plus grand qu'aucune de
ses parties.
Mais ces choses sont-elles également vraies en elles-
mêmes ^ ou par rapport à Dieu? La saine philosophie ne
s'occupe point de ces questions oiseuses 3 et celle-ci d'ail-
leurs est insoluble : car comment la résoudre y comment
démontrer aucune proposition ^ si nous commençons par
mettre en doute ce qui nous parait évident par soi-même ^
et sert de fondement à toute démonstration et de critérium
comme de principe à tout raisonnement?
On objectera, ou du moins on pourra faire observer
que, pour nous-mêmes, l'existence des corps n'a pas la
même évidence que ces vérités qu'on nomme axiomes, les-
(48)
quelles existent actuellement dans Tentendement , ainsi
que les idées que nous avons des corps ^ soit que ceux-ci
existent ou non hors de Tentendement; que nous ne con-
naissons les corps que par la résistance qu'ils opposent a
nos efforts volontaires^ c'est-à-dire à notre volonté elle-
même , et par les impressions diverses qu'ils font sur nos
sens; que nous n'apercevons que ces impressions et le sen-
timent de ces efforts : qu'ainsi on pourrait supposer que la
cause efficiente de ces impressions^ si elles en ont une,
réside en nous , ou dans notre entendement , bien qu^elles
soient indépendantes de notre volonté : que, par consé-
quent, la réalité ou Texistence des corps, c'est-à-dire des
causes de nos sensations en tant que nous les considérons
comme étant hors de nous, ou de notre entendement,
n'est pas à notre égard d'une vérité incontestable , et ainsi
a besoin d'être démontrée. Voici tout ce que j'ai à répon-
dre à ces observations.
Une chose n'est pas plus vraie, pour nous, lorsqu'elle
paraît évidente par elle-même, que lorsque le contraire
paraît évidemment absurde. Si donc l'existence des corps,
ou d'un monde extérieur^ n'est pas pour vous évidente
par elle-même, supposez que la matière n'existe pas, que
vous-même vous n'ayiez point de corps, qu'il n'existe au-
cun homme, aucun être pensant et matériel autre que
vous, et que toutes ces choses, que nous regardons comme
des réalités, ne sont que des illusions de votre esprit; les
conséquences bizarres , extravagantes , contradictoires ^
impossibles, qui résulteront de cette supposition, déjà ri-
dicule par elle-même aux yeux du plus grand nombre des
hommes, pour ne pas dire de tous, vous paraîtront je crois
évidemment absurdes pour la plupart : ou du moins pour-
rez * vous tirer de ces conséquences une masse suffisante de
probabilités pour constituer une preuve morale de la rea-
lité d'un monde existant hors de votre pensée. Mais si cette
(49)
preuve ne voas satisfait pas, prenez votre parti /et ré-
solvez-vous à demeurer éternellement dans le doute sur
tout ce qui existe j car on ne peut rien démontrer à la ri-
gueur en s'appuy ant uniquement sur des axiomes , tels que
ceux-ci 'y le tout est égal à toutes ses parties ; la partie n'est
pas si grande que le tout / et autres vérités de cette na-
ture.
« Que l'idée que nous recevons d'un objet extérieur,
dît Locke, soit dans notre esprit, rien ne peut être plus
certain, et c'est une connaissance intuitive. Mais de savoir
s'il j a quelque chose de plus que cette idée qui est dans
notre esprit , et si de là nous pouvons inférer certainement
l'existence d'aucune chose hors de nous , qui corresponde
à cette idée, c'est ce que certaines gens croient qu'on peut
mettre en question ; parce que les hommes peuvent avoir
de telles idées dans leur esprit , lorsque rien de pareil
n^existe actuellement , et que leurs sens ne sont affectés
d'aucun objet qui corresponde à ces idées. Pour moi , je
crois pourtant que , dans ce cas-là , nous avons un degré
d'évidence qui nous élève au-dessus du doute. Car je de-
mande , à qui que ce soit , s'il n'est pas invinciblement con-
vaincu en lui-même qu'il a une perception différente,
lorsqu^il regarde le soleil pendant le jour, et lorsqu^il pense
à cet astre pendant la nuit ; lorsqu'il goûte actuellement
de l'absinthe et qu'il sent une rose, ou qu'il pense seule-
ment à cette saveur et à cette odeur ? Nous sentons aussi
clairement la différence qu'il y a entre une idée qui est re-
nouvelée dans l'esprit par le secours de la mémoire , ou
qui nous vient actuellement dans l'esprit par le moyen des
sens, que nous voyons la différence qui est entre deux idées
absolument distinctes. Mais si quelqu'un me réplique qu'un
songe peut faire le même effet , et que toutes ces idées peu-
vent être produites en nous sans l'intervention d'aucun
objet extérieur; je lui réponds premièrement, qu'il n'im-
TOME m. 4
(50)
][K>rte pas beaucoup (]ue je lève ou non ce scrupule; car si
tout n'est que songe ^ le raisonnement et tous les argumens
qu'on pourrait faire sont inutiles» la vérilé et la connais-
sance n'étant rien du tout : et en second lieu ^ qu'il recon-
naîtra^ à mon avis , une difTérence tout-à-fait sensible entre
songer qu'on est dans le feu ^ et y être actuellement. Que
s'il persiste a vouloir paraître sceptique, jusqu'à soutenir
que ce que j'appelle être actuellement dans le feu, n'est
qu'un songe, et que par là nous ne saurions connaître cer-
tainement qu'une chose telle que le feu, existe actuelle-
ment hors de nous ; je réponds que , comme nous trouvons
certainement que le plaisir ou la douleur vient par suite
de l'application qu'on nous fait de certains objets dont
nous aperceTons , ou dont nous songeons que nous aper-
cevons l'existence par le moyen de nos sens, cette certi-
tude est aussi grande que notre bonheur ou notre misère,
deux clioses au delà desquelles la connaissance , ou l'exis-
tence n'a aucun intérêt pour nous. »
Tandis que la plupart des philosophes de l'antiquité pla-
çaient Dieu et Tame humaine parmi les substances maté-
rielles , ou qu'ils regardaient l'intelligence comlme une
propriété de la matière, Xénophane, de Colophon (i)>
donnant dans un autre extrême, nia la réalité des corps
comme objets extérieurs.
L'intelligence humaine est une, selon lui , et n'est point
distincte de Tintelligence divine, qui remplit tout l'espace.
Mais les idées sont des réalités ; les corps et toutes leurs
prqpriétés ne sont que des apparences, et n'ont rien de réel
hors de notre entendement.
(t) Il fonda rËlëatisme, on la tecie élëatique, la première sortie de l'école de
Pythagore.
(51 )
Observez, s'il vous plaît ^ que des apparences, quelles
qu^elles soient, sont des phénomènes qui se passent en
nous, et que celles dont il s'agit ne sont autre chose que
les idées inéines que nous avons des corps, ou que les sen-
sations qu'ils produisent sur nous, lesquelles sont a leur
tour les causes productrices de ces idées^. Ces apparences
seraient donc elles-mêmes des réalités : les corps existe-
raient donc réellement, mais non pas hors de notre en-
tendement , de notre intelligence ; d'autant plus que
Tintelligence humaine est une et remplit tout l'espace.
Si ces apparences, ces sensations, et les idées qu'elles
ptx>duisent étaient des êtres réels, placés en quelque sorte
dans Tintelligence comme des objets matériels sur la scène
dû monde, elles naîtraient avec nous en nous, et s'y mon-
treraient toujours. Mais , au contraire , il n'y a point de
sensation, et par conséquent point d^idée qui ne soit ac-
quise, et qui n'ait une durée finie, ordinairement fort
courte; elles ne font que se montrer et disparaître, pour
se reproduire encore; mais elles n'ont point d'existence
permanente. Elles ne sont donc que de simples phéno-
mènes, et comme tels, elles supposent une cause efficiente
quelconque : mais cette cause n'est point en nous ; car ses
efiets y seraient permanens. Les idées ont originairement
leurs causes efficientes dans nos sensations , et nos sensa-
tions ont nécessairement les leurs hors de nqus. Ce sont ces
causes extérieures que nous appelons corps matériels.
Soutenir que les corps eux-mêmes ne sont que des appa-*
rences , c'est donc confondre l'objet avec la sensation , la
cause avec l'effet , ou prétendre qu'il peut y avoir des efiets
sans cause.
C'est une question fort épineuse, à la vérité, que de sa-
voir comment nous venons à connaître que les causes de
nM sensations existent hors de nous, hors de nos sens,
hérê âé notre enrtendement; mais, quels que soient les
( 52 )
moyens que la nature nous a donnés pour cela ^ il est cer-
tain que cette connaissance naît et se développe rapidement
dans les premiers momens de notre existence. A peine 1 en-
fant est-il né, que la nature produit en lui et malgré lui
certains mouvemens organiques , qu'il ne peut pas ne pas
sentir. Bientôt il exécute lui-même des mouvemens volon-
taires : ces mouvemens sont vus et sentis, surtout s'il par-
court avec les mains la surface d'un corps solide, ou quille
manie entre les doigts. Ces mouvemens sont répétés par les
yeux; la pensée les reproduit : il acquiert ainsi, avec 1 idée
de résistance, celle de mouvement, et même des limites
dans lesquelles le mouvement se troîive toujours renferme.
Il acquiert donc aussi, et par le même moyen, Tidée de-
tendue, qui est inséparable de celle de mouvement. Des
lors^ son intelligence embrasse une sphère indéfinie dont
il esl le centre, et chaque objet lui paraît occuper dans
cette sphère une place distincte, d'une étendue déterminée,
qui n'est pas la même pour tous, et qu'il mesure par lemou-
vement^de ses mains ou de ses yeux. En comparant entre
elles les dimensions des objets, ou des distances qui les sépa-
rent, il ne peut plus se les représenter comme sans étendue.
D'un autre côté, si ces objets, quoique étendus, ne-
taient que de simples phénomènes , et n'existaient que dans
notre ame; ou si notre ame, comme le veut Xénophane,
était elle-même étendue et sans bornes, tous les objets de
la nature nous seraient connus ; ils seraient constamment
présens à notre pensée , ou du moins à nos sens. Mais l'oc-
cultation des corps matériels les uns par les autres , la dis-
parition pour ainsi dire graduelle de ceux qui s'éloiguent
de nous insensiblement , et une infinité d'expériences , font
assez voir la fausseté et le ridicule de cette supposition.
Enfin, le concours de tous les sens et de la raison, le té-
moignage ou l'assentiment de tous les honunes, l'expé-
rience de chaque instant, une foule d'observations com-
(53)
parées et de jagemens inaperçus ; les rapports qui nous
lient avec les objets extérieurs^ dont nous sommes si dé-
pendans ; nous démontrent suffisamment leur réalité; et ne
nous permettent pas de douter de leur existence hors de
nos sens et de notre intelligence.
De ce principe, rien ne se fait de rien^ que Xénophane a
beaucoup trop généi^alisé ^ il a tiré la conséquence ^ qu'au-
cune chose ; ni substance ^ ni m.odification ^ ne peut naître
d'une autre chose j ce qui , pour abréger , veut dire, qu'une
substance ne saurait passer d'une manière d'être à une
autre par l'action d'une cause extérieure quelconque , ou
plutôt qu'il n'y a point de causes; etconséquemment point
d'efiets. Ainsi un corps actuellement en repos ne pourrait
jamais devenir un corps en mouvement , ni un corps en
mouvement devenir un corps en repos, ou changer de vi-
tesse, par l'impulsion ou la résistance d'un autre corps;
comme si cela était d'une évidence telle que personne ne
put en douter. Il soutient d'ailleurs , mais par une autre
raison, quoique en partant du même axiome, si c'en est
un ainsi généralisé, que le mouvement est impossible. En
effet, puisque rien ne se fait de rien , le monde est éternel;
or, dit-il, ee qui est éternel est nécessairement infini , et ce
qui est infini est immobile; car s'il pouvait changer de lieu^
il ne serait pas infini.
Ce qui est éternel est nécessairement infini : oui , en du-
rée; mais non pas en étendue, comme il le suppose. Car^
si le tout est éternel , chacune de ses parties est également
éternelle : or ne serait-il pas absurde de soutenir que telle
partie du tout, qu'on peut toujours supposer comme infini-
ment petite , est nécessairement d'une étendue infinie, ou
infiniment grande, parce qu'elle est étemelle?
Si le mouvement n'existe pas^ s'il n'y a point de mouve-
ment réel, de mouvement vrai, il est certain, comme le
dit Xénophane, que les générations, les altérations, les
(54)
naissances ^ les dépérissemens ^ les combinaisoxi»^ les dé-
compositions , sont des choses impossibles. Il n'y a donc^
selon luij qu'une substance unique^ éternelle^ infinie;
partout la même^ immuable ^ immobile; et cette sub-
stance, qui remplit Fimmensité de Tespace, est Dieu.
DieU; riiomme et le monde ne sont donc qu^un seul et
même être, et cet être incompréhensible est une intelli-
gence pure, quoique réellement étendue, et en apparence
impénétrable; qui souffre accidentellement, quoique rien
ne puisse agir sur ellej qui a des idées et des sensations
diverses, quoique immuable et partout la même; qui se
fait continuellement illusion , en croyant à Texistenee ex-
térieure des objets matériels , et même à celle d'un autre
Dieu et d'autres hommes; enfin, qui est sans cesse en
contradiction ou en lutte avec elle-même ^ en combattant
à outrance des opinions qui lui semblent étrangères, et qui
pourtant lui appartiennent, et ont toujours existé dans
cette intelhgence pure, qui ne s'en aperçoit pas.
Voilà comme un principe erroné, une conséquence
d'abord mal déduite, peut amener ensuite des propositions
qui révoltent le bon sens. Mais comment l'absurdité même
des conséquences n'engagent -elles pas les philosophes à
examiner de nouveau, ou même a rejeter, sans examen^
les principes d'où ils sont partis? Xénophane prétend que
nos sens doivent nécessairement nous tromper sur les lois
de la nature , et qu'il ne nous vient de science solide que
de la raison. Mais que pouvons-nous attendre de cette rai-
son que nous vante Xénophane , s'il est vrai , comme il
l'affirme, qu'elle peut également démontrer que la neige
est blanche ou noire? Pour prouver l^excellence de la rai-
son, il fallait du moins en faire un meilleur usage. N est-ce
pas une chose étrange que de mépriser le témoignage des
sens, et de vouloir éteindre te flambeau de l'expérience,
pour se laisser guider par la seule raison , qui trébuche à
(55)
chaque pas? D ailleurs ^ sur quoi s'exerce la raison ^ si ce
n'est sur les idées , c'est-à-dire ^ d'abord sur ce que nos sens
nous ont appris'^ ensuite sur les Rapports que nous aperce-
vons entre ces premières idées? Qu'est-ce qui nous confir-
mera la justesse d'un raisonnement^ et souvent même la
véint^ d'un principe, si ce n'est rexpérience ou le témoi-
gnage des sens? J'en conviens, les sens nous trompent
quelquefois , ou plutôt , c'est notre jugement qui nous
trompe, en se hâtant trop de prononcei* sur les principes
ou les conséquences de ce qui nous apparaît : ainsi rien
de mieux que de consulter la raison sur ce que nous
voyons , ou croyons voir hors de nous ; mais à quoi cela
se réduit-il? à rapprocher une observation actuelle, ou le
jugement que nous portons sur un fait, d'une suite d'ob-
servations comparées , de conséquences bien déduites ,
déjà reconnues pour vraies par un pareil examen. Le rai-
sonnement avec l'observation , voilà les deux instrumens
que nous possédons pour découvrir ou reconnaître la vé*
rite} tout consiste à savoir les manier.
S 3-
En admettant que les corps existent comme nous Fima-
ginons, on fait encore une autre question; on demande
s'ils sont conformes, ou s'ils ressemblent aux idées que
nous en avons. Par exemple l'idée que }'ai d'une pyra-
mide dont je n'envisage ici que la forme , a-t-elle de la
conformité avec une pyramide? L'idée que j'ai d'une
sphère d'un pouce, et d'une autre de cent pieds de diamè*
tre , a-t-elle de la ressemblance avec ces solides , quant à
la figure et au volume? L'idée que j'ai de la résistance et de
l'impénétrabilité de la matière, ressemble-t-elle à ces pro-
priétés?
Je ferai observer ici que toutes nos idées dépendent éga-
(56)
lement de deux causes^ l'une efficiente ^ qui est hors de
nous^ l^autre conditionnelle^ qui est en nous^ c'est-à-dire
dans Tame. Or nous ignorons quelle est la nature de Tame^
nous ne savons même pas si elle est matérielle ou imma-
térielle ; et cependant nos idées sensibles n^en sont que des
modifications produites par l'action des corps extérieurs ou
les rapports qulls ont entre eux. Nous ignorons pareille-
ment ce que les corps sont en eux-mêmes; nous n'en ju-
geons et n'en pouvons juger^ comme de Famé y que par les
phénomènes qu'ils produisent en nous ^ et qui sont les
seules choses que nous apercevions : comment donc pour-
rions-nous dire si ces phénomènes^ ouïes idées que nous
avons des corps ^ ont avec eux quelque conformité ? L'ob-
servation et l'analogie nous apprennent seulement qu'en
général^ lorsque les causes conditionnelles de plusieurs
phénomènes ne diffèrent point les unes des autres ^ comme
c'est ici le cas y les phénomènes qui en dépendent sont entre
eux comme leurs causes efficientes. Le philosophe Heiftster-
huis fait à ce sujet une.remarque fort juste ^ que nous nous
ferons un plaisir de rapporter. C'est ce qu'on pouvait ré-
pondre de plus raisonnable à la question dont il s'agit^ et
nous n'irons pas plus loin.
« Lorsque je vois une boule ^ l'idée que j'ai de cette
boule y est-ce la boule? non ; ce n'est que le résultat du rap-
port de cette boule avec moi, avec mes yeux, mes. orga-
nes, la lumière, et avec tout ce qu'il y a entre cette boule
et moi. Je dirais la même chose d'un cube, d'un cône.
)) L'idée de la boule, ou du cube, ou du cône, étant le
résultat du rapport que moi ^ mes yeux et la lumière avons
avec la boule, avec le cube,. avec le cône; il s'ensuit que
dans ces cas , moi , mes yeux et la lumière restant les
mêmes , la cause de mon idée du cône, est l'objet que j'ap-
pelle cône; celle de l'idée de la boule, est l'objet que j'ap-
pelle boule; celle de l'idée du cube, est l'objet que j'appelle
( 57 )
cube : et par conséquent ^ Fidée du cube est au cube y
comme l'idée de la boule est à la boule , et comme l'idée
du cône est au cône; par conséquent^ il y ^ entre les idées
lamême analogie qu'entre les choses; et en raisonnant sur
les idées ^ les conclusions que je tire de ces raisonnemens
seront également analogues à celles que je tirerais des rai-
sonnemens que je ferais sur les choses mêmes Le pre-
mier homme qui a fait une montre y a commencé par les
idées qu'il avait d^un ressort y d^une roue y d'un levier 3 et
en composant ces idées ^ en raisonnant sur elles ^ il en est
résulté une montre imaginaire. Il a réalisé ce résultat ; et
Toila une montre véritable : c'est une grande difficulté
vaincue ; car si les idées ne représentaient pas parfaitement
ce que les choses sont entre autres > il y aurait eu l'infini
contre un à parier, que la réalisation des idées de cet homme
n^eût pas produit une montre réelle y et il serait absolument
impossible qu'il existât aucune production du génie de
l'homme. Si le ressort n'était pas tel en effet que l'idée le
fait paraître à l'homme^ si ses idées de la roue ou du levier
étaient fausses y l'idée de la montre^ qu'il a composée de ces
idées ^ serait absurde ; et ne pourrait être réalisée : or^ cet
homme réalise la montre^ elle est telle qu'elle l'était dans
ses idées; par conséquent, le ressort, la roue et le levier,
sont teb qu'ils l'ont paru à cet homme. »
DE LA SUBSTANCE ET DE l'eSSENGE DE l'aME.
§ler.
Trois opinions diverses partagent les philosophes sur la
nature de Tame.
Les uns pensent que Tame est une substance distincte du
(58)
corps et affranchie de toute condition de matérialité.
D'autres disent qu'elle n'est qu'une qualité sur-ajoulée
à la matière; qu'elle suppose, comme réiectricité, et en
général comme toutes les qualités accidentelles des corps,
une relation entre leurs parties, et qu'elle n'est qu'un ré-
sultat de l'organisation animale portée à un très-haut degré :
ce qfui supposerait peut-être dans la matière une propriété
particulière que déyelopperait l'organisation, mais qui dans
les corps bruts ne se manifesterait point ^ du moins aoQS les
formes de sensibilité et d'intelligence.
Enfin la plupart des philosophes anciens et quelques-uns
des modernes avaient imaginé que l'ame, sans être wnesub-
stance immatérielle, ne laissait pas que d'être indépendante
du corps humain : ils la regardaient comn^e une substance
douée de quelque propriété particulière et d'une actirîté
propre j invisible par son excessive ténuité et répandue
dans toute la nature : l'organisation animale ne faisait que
modifier l'action de ce fluide subtil^ qui pénétrait tous tes
corps.
Je me borne à faire observer pour le moment, que,
quelles que soient les raisons que l'on fasse valoir contre
l'immatérialité de l'ame,, son existence, comme substance
immatérielle, distincte et indépendante du corps, ne pré-
sente en elle-même aucune difficulté.
En effet; si une substance n'est que l'ensemble de diffé-
rentes propriétés qui se soutiennent les unes les autres, on
ne voit pas pourquoi les propriétés affectives et intellec-
tuelles de l'ame, unies entre elfes, ne constituerafent pas
une substance distincte du corps, comme celles que noas
reconnaissons dans un corps brut constituent une sub-
stance indépendante des facultés de Famé.
Et si l'on veut absolument que la substance soit un être
distingué de ses attributs , de ses qualités , et que celles-ci
ne soient toutes que de simples formes dont ta corruption
(59)
n'entraînerait pas celle du sujet; on peut encore admettre^
sans aucune invraisemblance^ que la substance qui est
douée des facultés de sentir et de penser^ n'est pas la sub-
stance qui est étendue^ impénétrable^ figurée^ mobile;
puisque celle-ci n'est pas mieux connue que la première^
et que toutes deuii ne manifestent leur existence que par
leurs attributs ; en sorte que tout parait égal de part et
d'autre^ comme Ta fort bien observé Locke ^ dans le pas-
sage que je vais transcrire.
a Puisque nous n'avons aucune idée ou notion de la
matière^ que comme de quelque chose dans quoi subsistent
plusieurs qualités qui frappent nos sens; nous n'avons pas
plutôt supposé un sujet dans lequel existe la faculté de
penser y que nous avons une idée aussi claire de la sub-
stance de l'esprit que de la substance du corps; celle-ci
étant supposée le ^^K^i^n des idées simplesqui nous viennent
de dehors ^ sans que nous connaissions ce que c'est que ce
soutien-là ; et Tautre étant regardée comme le soutien des
opérations que nous trouvons en n(>us^in>emes par expé-
rience, et qui nous est aussi tout-à-fait inconnu. Il est donc
évident, que l'idée d'une substance corporelle dans la ma-*
tière est aussi éloignée de nos conceptions , que celle de ia
substance spirituelle , ou de l'esprit. Par conséquent, de ce
quenous n'avons aucune notion de la substance spirituelle^
nous ne sommes pas plus autorisés à conclure la non exis-
tence des esprits^ qu'à nier par la même raison lexistence
des corps. »
Cependant, bien que personne ne doute qu'il y ait des
corps, nous avons besoin, pour croire qu'il n en est point
qui puissent penser , ou, en d'autres ternies qu'il existe des
êtres pensans qui n'aient rien de matériel, qu'on nous le
prouve^ soit par des raisons métaphysicjues , des démon-
strations rigoureuses, ce qui n'est peut-être pas possible;
soit du moins, par des probabilités assez nombreuses ou
(60)
assez fortes , pour constituer ce qu'on appelle une certitude
morale. La raison en est simple. Une substance n'étant
qu'un assemblage de propriétés ^ unies entre elles ou à un
même sujet, et qui peuvent exister indépendamment et
séparément de toute autre substance ou collection de pro-
priétés; lexistence des corps, comme substances, est dé-
montrée par l'expérience et le témoignage des sens : mais
l'existence réelle et indépendante de î'ame, qui seulement
est possible , comme nous venons de le voir , n'est pas dé-
montrée directement par l'observation ; car nous n'avons
aperçu nulle part une réunion de facultés intellectuelles
séparée des propriétés essentielles de la matière, ou de la
substance des corps.
U y a deux sortes de preuves de l'immatérialité de l'ame.
Les unes ne sont que des probabilités plus ou moins fortes,
mais dont la force et le nombre suffisent néanmoins pour
nous assurer , moralement parlant , que la substance qui
pense n'est point un corps : les autres, qui nous donneraient
de cette vérité une certitude métaphysique, semblable à
celle qui dérive des démonstrations de géométrie, si elles
étaient .aussi rigoureuses que ces dernières, nous sont en
effet présentées comme telles.
Mais , selon moi , parmi ces prétendues démonstrations^
il en est plusieurs qui doivent être rejetées comme entière-
ment fautives et ne prouvant rien du tout ; les autres doi-
vent être toutes rangées parmi les probabilités, en ce qu'elles
s'appuient sur des principes qui ne sont pas à l'abri de toute
objection, bien qu'ils soient très-vraisemblables d'ailleurs;
comme, par exemple , que la conscience du moi^ et autres
phénomènes de la même nature, supposent nécessairement
un sujet simple et d'une identité aàsolue j ce qui est fort pro-
bable, mais n'est pas rigoureusement démontré.
. (61 )
S 2.
Le philosophe Hemsterhuis croît démontrer de la ma-
nière suivante, rimmatérialité deFame, en tirant ses preu-
ves du mouvement.
Première preuve. » loUn corps en repos, ou dans un mou-
vement uniforme , persiste par sa nature dans son état de
repos, ou dans son mouvement uniforme. » Toutefois,
ce n'est pas là ce qui constitue l'inertie, suivant Hemster-
huis, qui attribue ce mouvement à l'action d'un agent
immatériel, volontaire et libre.
» 2^ Un corps ne saurait donc passer du repos au mou-
vement , ou du mouvement uniforme à un mouvement ac-
céléré, que par l'action d'une chose qui n'est pas ce corps.
» 3® Le corps de l'homme, par un acte de sa volonté,
passe du repos au mouvement, ou du mouvement uni-
forme à un mouvement accéléré.
» 4** Ainsi le corps de l'homme est mis en mouvement ,
ou son mouvement est accéléré , par l'action d'une chose
qui n'est pas ce corps.
3) 5° ir s'ensuit, que le principe moteur de ce corps,
que nous appelons Famé , est une chose différente de ce
corps. »
On a vu des voitures dont les roues étaient mises en jeu
par un mécanisme intérieur, et entraînaient dans leur mou-
vement, avec la caisse de la voiture, les ressorts cachés qui
les faisaient agir.
Il en est ainsi de nos jambes, lorsque nous marchons;
elles emportent avec elles notre corps , et la cause même
qui les fait mouvoir, ou qui, pour parler d'une manière
plus générale, met en jeu les muscles, organes du mouve-
ment. Cette cause est sans contredit autre chose qu'une
jambe ou un muscle, comme le mécanisme de la voiture
est autre chose qu'une roue : c'est tout ce que prouve le
(62)
raisonnement qui précède. Il en est de même de celui qui
suit.
Deuxième preuve. » i«> Il est contradictoire qu'une chose
quelconque détruise une propriété essentielle de soi-même,
puisqu'il est de son essence d^avoir cette propriété 5 ainsi
elle se réduirait elle-même au néant.
» 2<> Une propriété essentielle du corps en mouvement,
est de persister à se mouvoir dans la même direction.
» 3^ Or, l'homme, d'un acte de sa volonté, change la
direction du mouvement de son corps.
» 4*^ Par conséquent, l'homme, s'il n'était autre chose
que son corps en mouvement , détruirait une propriété es-
sentielle de soi*même.
» 5° Il s'ensuit encore, que le premier moteur de ce
corps, que nous appelons Tame, est une chose diflférente
de ce corps.
Troisième preuve. » L'ame a un principe d'activité, qu'on
appelle volonté, qi^i ne paraît pas avoir des bornes ; mais
l'intensité des actions qui en émanent est proportionnée à
la vigueur de ses organes , vis-à-vis des choses qui sont
hors d'elle.
» Si la volonté ou la spontanéité de l'homme n'est pas
prouvée, ce que nous appelons volonté pourrait bien n'être
qu'un accident, qui dérive du premier mouvement im-
primé à la nature par les mains du créateur, ou du mouve-
ment inhérent à la nature.
» Mais pour prouver que la volonté réside dans l'ame,
et qu'elle n^est pas Teflet d'une cause étrangère, il suffit de
considérer la volonté dans le cas où il est impossible qu'elle
parvienne à son but, c'est-à-dire, dans ces cas si fréquens,
où elle passe notre pouvoir.
» Posons que la volonté soit l'efiet nécessaire d'une cause
physique., que la volonté veuille produire un effet physi-
que , que cet effet devra être le déplacement d'un poids de
(63)
cent livres , et que cette volonté n'ait des moyens ou de^
forces que pour cinquante } il faudra nécessairement qu'au
moment où elle compare ses cinquante livres de force avec
les cent livres du poids par l'action^ cette volonté soit ou
anéantie, ou négative, ou continue. Mais on dira que le
cas que je suppose est exactement celui du ressort. Sans
entrer ici dans la recherche de la nature du ressort, d'ail-
leurs infiniment curieuse, je réponds, que les moyens que
la volqnté emploie > peuvent être à la vérité dans le cas du
ressort , mais non la volonté elle-même.
» Posons qu'un ressort, avec une force de cinquante
livres, agisse contre un obstacle de cent livres; il est vrai
que l'action du ressort n'est ni anéantie , ni rendue néga-
tive, mais qu'elle reste permanente. Mais ce ressort ne con-
tinue son action que d'une façon uniforme, c'est-à-dire ,
avec la force de cinquante livres, de même que les moyens
que la volonté emploie, et qui en valent autant. Or, si la
volonté était une modification causée par les impulsions de
parties quelconques de la matière , il faudrait en bonne
physique l'un des trois , ou que cette volonté devint néga-
tive , ou qur'elle fût anéantie , ou que son intensité restât
la même uniformément àcelledes moyens employés, c'est-
à-dire, de la valeur >de cinquante livres. Mais ni l'un ni
l'autre n'arrive dans ces cas : la volonté passe outre^ et
en veut encore au déplacement des cent livres.
» Ce qui est très-remarquable , c'est qu'on trouve
souvent par l'expérience > que l'intensité de la volonté
s'accroît à proportion que les obstacles augmentent.
» Posons que dans ma tête se forme Tidée d'un bel édi*
fice; que je ne me contente pas de cette idée, mais que la
volonté me vienne de la réaliser tellement ^ qu'il existe un
édifice conforme à cette idée. Posons encore que je par-
vienne , à force de frais et de travaux , à me bâtir cet
édifice. Posons enfin, que tout soit matière dans l'univers.
(64)
Il s'ensuit ^ que depuis Tidée primitive jusqu'à la forma-
tion de rédifice ^ tout s'est passé de matière à matière , et
de mouvement à mouvement. Mais une force quelconque
produit son effet ^ et rien de plus. Or il est sensible que la
force qui a dirigé quelques particules de matière dans mon
cerveau , pour former la primitive idée, est bien petite en
comparaison de la force qu'il a fallu pour élever et placer
les masses énormes qui composent le bâtiment. Par consé-
quent , il faut de toute nécessité que cette force primitive
soit de nature à pouvoir prendre des accroissemens prodi-
gieux par elle-même, et qu'on trouve dans la matière une
augmentation progressive autonome de masse , ou dans le
mouvement une accélération intrinsèque d'intensité : cequi
est contradictoire a tout ce que nous savons de la matière
et du mouvement ; et , par conséquent , la volonté qui a
produit l'édifice, n'est ni une force modifiée par le mou-
vement de la matière , ni une modification de la matière ;
mais elle est de nature à pouvoir donner elle-même du
mouvement à la matière, et à pouvoir modifier ou accélé-
rer ce mouvement; sans quoi il serait du tout impossible
qu'il existât aucune production de l'industrie des hommes
et des animaux.
» Posons que la pyramide de Rhodope, ou le tombeau
de Mausole , pesassent cinquante millions de livres, com-
ment a-t-on construit ces monumens ? par des machines,
par des bras , dont toutes les forces réelles , réunies ensem-
ble, valurent au moins cinquante millions délivres. Si tout
est matière dans l'univers , cherchez donc les forces réelles
analogues à ces prodigieuses masses; cherchez le poids de
cinquante millions de livres dans les attraits de Rhodope ^
ou dans la sensibilité d'Artémise. Ce n'est pas moi qui suis
ridicule , en faisant cette réflexion , ce sont ceux qui ^ sans
réfléchir, embrassent une opinion qui se détruit elle-même
par son propre ridicule. »
(65)
On pourrait objecter contre cette troisième preuve , que
1 électricité et la chaleur produisent aussi des effets qui
semblent infinis relativement à leurs causes ; et que ces
causes y ou ces forces occultes font très fréquemment pas-
ser les corps du repos au mouvement. Hemsterhuis répon-
drait^ je le sais bien , que « l'action de ces agens matériels
a elle-même pour cause primitive volonté. » Mais c'est là
une supposition tout-à-fait gratuite^ ou qui du moins aurait
elle-même besoin d être démontrée^ ce que n'a point fait ce
philosophe.
s 3.
Qu'est-ce que l'ame? que devons-nous entendre par ce
mot? quelle est précisément l'idée qu'il faut y attacher? On
peut en donner trois définitions qui diffèrent entre elles par
la forme; mais qui ont au fond la même valeur : ce qui
peut aussi donner lieu à trois différentes questions ^ qui en
réalité n'en font qu'une.
Ainsi on dira : ou l'ame estune substance immatérielle , à la-
quelle nous attribuons toutes les facultés intellectuelles et
morales de l'homme : et alors on pourra demander ^ si
l'ame existe ou si elle n'existe pas ?
Ou bien ^ l'ame est la substance quelle quelle soitj à la-
quelle appai*tiennent ces facultés : et dans ce cas ^ il s'agira
de savoir^ si l'ame est immatérielle ou matérielle?
Ou enfin, l'ame n'est que Y assemblage ^ la collection de
ces facultés : et ici nous demanderons , si l'ame est ou n'est
pas une substance; c'est-à-dire, si ces facultés constituent
une substance distincte du corps ou si elles ne sont que des
attributs de la matière organisée , un résultat de l'organi-
sation du corps?
Si on se rappelle ce qui a été démontré précédemment^
savoir, qu'une substance, ou son essence absolue, ou la
TOME m. 5
(66)
propriété sans laquelle elle cesserait absolument d'exister ^
ne sont , du moins par rapport à nous y qu'une seule et
même chose; on verra du premier coup dœil/ que pour
répondre dans le premier sens, ou affirmativement, à
chacune des trois questions ci-dessus, il suffirait de prou-
ver que parmi les propriétés de Tame, il s'en trouve une
au moins qui fût essentielle dans le sens absolu , ou sans
laquelle Tame, ou l'ensemble des facultés intellectuelles ,
non seulement cesserait d'exister comme substance intelli-
gente, mais cesserait tout-à-fait d'exister, ou serait anéantie.
Mais c'est ce qui n'est pas sans difficulté; car, en suppo-
sant même que l'on parvienne à démontrer que parmi les
propriétés, soit actives , soit passives de l'ame, il s'en trouve
une qui soit à la substance qui pense ce que Tétendue im-
pénétrable est au corps ^ c'est-à-dire qui soit comme cette
dernière une propriété générale et absolue , non suscep-
tible de plus et de moins, ou d'augmentation et de dimi-
nution; qui soit telle enfin, que sa destruction entraînât
nécessairement celle de toutes les autres : on ne prouverait
pas par là que cette propriété serait essentielle dans le sens
absolu; parce que, comme nous n'avons jamais rencontré
d'intelligence pure ou dégagée de la matière , nous voyons ^
et nous verronjs toujours au delà de ces propriétés de l'ame,
celles des corps en général, auxquelles elles sont jointes,
et dont il se pourrait qu'elles dépendissent quant à leur
existence : tandis que l'impénétrabilité, qui constitue l'es-
sence relative de la matière , constitue en même temps son
essence absolue; parce que, ne voyant plus rien au dela^
nous concevons clairement, qu'un corps en général ne
pourrait pas cesser d'exister comme corps ^ sans cesser en
même temps d'exister comme substance, sans être anéanti.
Quoi qu'il en soit, nous pouvons dès à présent, c'est-à-
dire d'après les seules connaissances que nous avons ac-
<[uises jusqu'ici , ou l'idée que nous nous sommes formée
(67)
de la substance et de Tessence des choses , répondre a une
question préparatoire, celle desavoir, si Tame, supposé
qu'elle soit immatérielle , est essentiellement active ou es-
sentiellement passive; s'il faut chercher son essence abso-
lue parmi ses propriétés actives, ses facultés, telles que
celles par exemple de vouloir ou de réfléchir, ou parmi
ses propriétés passives^ comme celles de sentir ou de con-
cevoir.
Il n'est personne, je pense, qui ne comprenne parfaite-
ment que pour agir, soit par une cause extérieure , soit en
vertu d'une activité propre, d'un principe d'action interne,
il faut d'abord être, ou exister, et que rien ne peut exister
sans quelque propriété passive ou manière d'être; mais qu'il
n'est pas nécessaire pour qu^une chose soit , qu'elle jouisse
de la faculté d'agir par elle-même ou de toute autre ma-
nière , et qu'elle pourrait perdre cette faculté , si elle en
était douée, sans cesser absolument d'exister. Imaginons,
par exemple, qu'une boulé de verre jouisse de la pro-
priété, ou plutôt de la faculté, de la puissance, de se
mettre d'elle-même en mouvement, ou bien , en restant
immobile, de faire mouvoir d'autres corps placés dans son
voisinage. Il est clair que cette boule de verre pourrait
perdre cette faculté sans pour cela cesser d'exister ; mais
que, si au contraire elle perdait toutes ses propriétés pas-
sives , y compris l'étendue impénétrable , par là même ce
principe d'action se trouverait réduit , au néant ; à moins
qu'il n'appartînt à quelque substance immatérielle , ani-
mant cette boule de verre. Mais dans ce cas, j'appliquerais
à cette substance ce que j'ai dit de la boule de verre, et je
prouverais , par lé même moyen, que ce principe d'action
ne pourrait pas exister sans elle , au lieu qu'elle pourrait
très-bien subsister sans lui. Donc ce principe d'action ne
peut pas lui-même constituer l'essence absolue , ou la sub-
stance de l'êlre qui en est doué.
(68)
Qu'est-ce qu'un principe d'action , une activité propre?
la faculté d'agir par soi-même ^ ou de se mettre soi-même
en action. Or il n'est pas possible de confondre cette fa-
culté avec la chose même qui agit ou qui peut agir : il n'est
pas possible de soutenir que l'annihilation de cette faculté
entraînerait nécessairement celle de la substance qui en
est doué :. il n'est pas possible denepas la concevoir comme
une propriété accidentelle ^ incapable de constituer une
substance : il n'est pas possible^ dis-je^ de la considérer
comme une propriété essentielle de laquelle dépende l'exis-
tence absolue de cette substance.
Si donc l'ame est réellement douée d'une activité propre ,
ce que nous n'avons point encore examiné ^ cette faculté y
quoique faisant partie de son essence relative^ ne constitue
certainement pas son essence absolue; c'est-à-dire que^ si
l'ame ne peut exister comme telle sans cette activité ^ ce
n'est pourtant pas de cette faculté que dépend son existence
absolue. Donc ; ce qui constitue l'essence absolue ou la
substance de l'ame y si elle est immatérielle y c'est la sensi-
bilité ou quelqu'autre de ses propriétés passives : c'est
rétendue impénétrable ^ si elle est corporelle.
Descartes a cru démontrer que l'ame ou {a pensée (mot
auquel il donne plusieurs significations différentes ) existe
comme substance immatérielle y en alléguant que l'idée
que nous en avons est tout- à-fait indépendante de celle
d'étenduC; et réciproquement j ou, en d'autres termes, que
ces choses se conçoivent très-bien l'une sans l'autre , d'où
il conclut qu'elles sont distinctes. La pensée, ou /a concep-^
tion y comme il le dit quelque part , ne suppose d'ailleurs
aucun des autres attributs de lame , tandis que ceux-ci
supposent tous la conception, ou la pensée. En sorte que
ce serait effectivement cette propriété passive , la concep-
tion, qui constituerait l'essence de Tame ; et non seulement
son essence relative, mais son essence absolue, si cette pro-
(09)
priété essentielle et l'étendue impénétrable n'étaient point
unies entre elles ou à un même sujet^ si elles étaient réel-
lement distinctes. Je renvoie^ pour Texamen de cette im-
portante question ^ à ma préface de la métaphysique de
Descartes.
s 4.
Les philosophes de nos jours , pour prouver que Tame
est immatérielle ^ s'attachent à démontrer que la faculté de
penser et l'étendue impénétrable s'excluent mutuellement^
en ce que la première^ suivant eux y suppose une substance
simple ; et que le corps est composé de parties.
Ils s'appuient principalement sur ce que Tidée est simple
de sa nature , et sur ce que la comparaison de deux idées^
cale jugement réfléchi^ serait impossible^ ou ne serait pas
une opération simple ^ comme elle Test ^ si Tame n'était pas
elle-même une substance simple.
L'idée disent-ils d'abord^ est indivisible par essence; et
ils croient pouvoir induire de ce fait ^ que l'ame n'a point de
parties.
Avant de nous engager avec eux dans des raisonnemens
abstraits^ consultons l'expérience ; et voyons ce que nous
en pouvons tirer. ^
Toute idée ^ toute sensation ^ et généralement toute mo-
dification de substance ^ en un mot , tout phénomène , soit
physique, soit psychologique , est indivisible dans son prin-
cipe j car tout phénomène, dans son principe, n'est que le
passage instantané d'une manière d'être à une autre j tel
est, par exemple, le passage du mouvement au repos, ou
du repos au mouvement. Mais tout phénomène qui a quel-
que durée se compose de plusieurs phénomènes instantanés
qui se suivent sans interruption sensible ; et la plupart ,
même ceux qui n'ont aucune durée appréciable , se compo-
(70)
sent de plusieurs phénomènes qui co-existent. Une idée qui
se prolonge n'est qu'une idée qui se reproduit y et , par con*
séquent^ n'est point dans son ensemble une idéie simple,
ou indivisible : l'idée de tout objet composé^ l'idée même
d'une simple ligne dans laquelle nous ne pourrions imagi-
ner que deux points distincts^ est elle-même composée. Une
sensation se compose ordinairement d'une suite de sensa-
tions de la même nature qui se succèdent les unes aux
autres; un son, par exemple/ est foriné d'autant de sons
qu'il j a de vibrations successives dans l'air : un son même
instantané peut aussi être formé de plusieurs sons plus
faibles^ mais co-existans. Dans la chute d'un corps ^ il y a
à chaque instant passage d'un mouvement à un autre; mais
chaque passage d'une manière d être à celle qui la suit im-
médiatement est instantané et indivisible. Les, phénomènes
les plus compliqués, comme celui de la digestion, par
exemple, se composent toujours de phénomènes plus
simples qui se succèdent et co-existent; mais en dernière
analyse , on arrive toujours à des phénomènes instantanés,
indivisibles par essence, soit dans le domaine de la psycho-
logie, soit dans celui de la physique.
Ainsi, voilà d'un côté des phénomènes composés dans
une substance que l'on suppose être simple ; et de l'autre y
des phénomènes évidemment simples dans des corps , ou
des substances évidemment composées. Puis donc que
l'expérience prouve incontestablement qu'il y a des phé-
nomènes, des modifications simples dont la substance, ou
le sujet est composé; tous les raiaohnemens du monde ne
démontreront pas le contraire, ne démontreront pas, qu'un
phénomène simple suppose nécessairement un sujet simple,
une substance indivisible. Mais jetons un coup d'œil sur
ces raisonnemens.
Si l'ame a des parties distinctes , il faudra , dit*on , ou
x|ue l'idée n'affecte qu'une seule de ces parties à l'exclusion
(71)
detoatesles autres^ ce que, pour aln^éger , nous consen-
tons à regarder comme inadmissible : ou qu^elle existe
tout entière dans diaque partie ; ou qu'Ole se trouve diyi-
sée entre toutes les parties. On n'admet point d'antres
suppositions possibles. Arrétons-noiis donc à ces deux
dernières.
Dans le cas de la première, il y aurait, j'en conviens^
pour chaque idée dont nous avons conscience, autant d'i-
dées, et autant de principes pensans, que de parties dans
la substance qui pense; et dans Taùtre cas, il n'y aurait
dans chaque partie, dans chaque principe pensant, qu'une
fraction d'idée.
£h! bien, non seulement je ne vois rien d'impossible,
rien de conti*adictoire ou d'absurde en chacune de ces sup-
positions; mais il me semble qu'on peut fort bien les con-*
eilier, et les admettre toutes les deux à la fois. Comme la
oature de l'idée nous est tout>à-fait inconnue, je tâcherai
de me faire comprendre par une comparaison empruntée
de la matière.
Imaginez un système de corps formé d'une infinité de
petites clocles, qui, étant frappées par un corps étran-
ger^ vibrent toutes ensemble; et comparons l'idée dont
nous avons conscience au son total qui en résulte. Il sera
Yrai de dire que chaque partie de ce corps, ou diaque pe-
tite cloche, n'aura qu'une fraction du son total : et si nous
faisons attention que cette fraction n'est pas à son unité,
ce qu'un segment ou un secteur de sphère, par exemple,
est à la sphère entière^ qpien diffère totalement; mais qu'elle
est parfaitement semblable à cette unité, je veux dire au
son total, avec la seule différence du plus ou moins dans
son intensité , on pourra dire aussi , en ce sens , que le son
se trouve tout entier dans chaque partie du corps sonore.
Or, pourquoi telle idée qui nous frappe plus ou moins
mement ne se composerait-elle pas d'une infinité d'idées
( 72 )
semblables , dont chacune y prise séparément ^ serait comme
imperceptible à notre intelligence^ de même qu'un son , et
j'entends parler ici de la sensation du son et non de sa cause
extérieure ^ se compose souvent de plusieurs sensations , de
plusieurs sons co-existans^ plus faibles, mais tous de la
même nature que le son qui frappe notre oreille? Pourquoi
n'y aurait-il pas dans une substance pensante autant de
principes pensans , qu'il y a de principes pesans dans une
substance pesante? La pesanteur d'un corps ne résulte-
t-elle pas de la pesanteur de toutes ses parties , et ce corps
n'agit-il pas comme si les pesanteurs se trouvaient réunies
dans leur centre de gravité y ou dans un point quelconque
de sa masse ? Et qu'on ne dise pas que cela n'est vrai qu'à
l'égard de l'observateur du dehors ; car, quoiqu'il soit certain
que chaque molécule a sa pesanteur à part , et qu'elle soit
tout-à-fait indépendante de celle des autres molécules;
comme elles se trouvent toutes liées les unes aux autres ,
chacune d'elle tombe ou agit , non seulement par la pesan-
teur qui lui est propre^ mais encore par celle de toutes les
autres , qui l'entraînent avec elles : d'où il suit que la pe-^
santeur du corps se trouve pour ainsi dire tout entière dans
chacun de ses points j en sorte que si ce corps pesait quatre
livres , chacune de ses parties pourrait dire , c'est moi qui
pèse quatre livres.
Cependant les deux hypothèses dont il s'agit, et que je
regarde moi-même comme peu probables , sont inadmissi-
bles, dit-on, parce que, quand une idée nous affecte, la
conscience nous dit , d'une part , que nous avons cette idée
tout entière, et d'une autre, que nous n'avons qu'une fois
cette idée dans le même instant.
L'observation qui précède réfute jusqu'à un certain
point cette objection. Je demanderai d'ailleurs si la con-
science ne pourrait pas nous tromper à cet égard , comme
elle nous trompe certainement , ou comme n^u^nous trom-
(73)
pons^ quand nons croyons n'éproaver qu'une sensation
unique ^ dans certains cas où nous en avons évidemment
plusieurs qui co-existent et se succèdent.
Mais qu'est-ce que la conscience distinguée de la sensa-
tion ou de ridée? Est-elle autre chose qae Tidée elle-même
en tant qu'elle est actaellement présente à notre esprit ?
Avoir conscience d'une idée^ n'est-ce pas simplement avoir
cette idée? La conscience (que nous considérons ici comme
phénomène, et non comme faculté) ne fait-elle pas du
moins partie intégrante de Tidée ; est-il possible d'avoir
une idée sans en avoir conscience? Au reste, soit qu'elle
ne diflfere point de l'idée , ou qu'elle en fasse seulement
partie j ou bien qu'elle en soit tout-à-fait distincte, toujours
est-il , qu'en tant qu'elle est actuellement en exercice , elle
n'est elle-même qu'un phénomène , qu'une modification de
l'âme : or, à ce titre , elle parait même inconciliable avec
la simplicité qu'on attribue à la substance de l'ame ; et si
elle prouve l'unité du moij ce n'est pas expressément en
tant qu'on attache à ce mot d'unité l'idée de simplicité ab-
solue, c'est seulement sous cette condition qu'on prendra
ce mot dans un sens plus étendu , et qui n'exclut pas l'idée
de composition : comme nous l'expliquerons dans le para-
graphe suivant.
Mais enfin , n'y a-t-il pas d'autres suppositions , d'autres
hjrpothèses que celles qui ont été proposées ci-dessus , et
que l'on croit avoir renversées de fond en comble , tandis
qu'on ne les a pas même ébranlées?
Descartes compare les idées aux diverses figures, ou aux
divers changemens de figure que pourrait subir un mor-
ceau de cire. Or, qu'il survienne un pareil changement j
on ne pourra dire de cette transformation , ou modifica-
tion , ni qu'elle existe dans une partie du corps à l'exclu-
sion de toutes les autres, ni qu'elle existe tout entière dans
chacune des parties ou des molécules de ce corps, d'autant
( 74 )
qti^etles ne sont pas sasceptibles de changer de forme ; ni
enfin ^ qne cette modification se trouire divisée entre toutes
les molécules de façon cfue chacune d'elle a une fraction de
ce changement de figure^ ou de la figure nouYclle cpi'a-
mène ce changement. Et cependant 'cette transformation a
lieu dans (e corps entier; il était sphéinque^ par exemple^
il devient cubique op pyramidal : or il n y a rien de sem-
blable dans ses particules , qui conservent toujours la même
figure^ et qui ne peuvent que changer de place.
On conçoit donc fort bien que Tame pourrait être une
substance étendue et divisible^ sans qu'il en résultat né-
cessairement qu'une idée^ qu'une modification quelcon-
que de l'amC; fût^ elle-même^ divisée entre toutes ses
parties y de manière que chacune en edt une portion ; ou
qu'elle existât tout entière ^ soit dans chacune , soit dans
une seule de ses parties.
s. 5.
La meilleure preuve de la simplicité de l'ame , suivant
quelques métaphysiciens^ est celle qu'ils' tirent par induc-
tion de Texistence et de la conscience du moi; c'est-à-dire
de l'unité et de l'identité du sujet pensant /et de la con-
science, ou du sentiment intime de cette ideptité : tandis
qu'au contraire , je trouve quelque difficulté a concilier
cette simplicité; non avec l'existence, mais avec la con-
science du moi j qui n'est qu'un phénomène de l'ame; car
il ne s'agit pas ici de la propriété, cause conditionnelle de
ce sentiment intime, et qui porte aussi le nom de con-
science.
Toute substance , soit spirituelle , soit corporelle, est une
et toujours identique avec elle-même; et, quoique l'idée ,
la conscience, le phénomène du moi^ ne soit propre qu'à
une substance pensante, le moi lui-même, c'est-à-dire,
(75)
Tunité et Tidentiié de la substance , appartient au corps
aussi bien qu'à l'esprit. Car la matière ne change pas quant
au fond ^ et par conséquent y est identique : et ^ bien qu'un
corps ne soit point simple^ il est un en ce sens, que la mo*
dification qui l'affecte ne porte point séparément sur cha-
cun de ses élémens, sur chacun de ses atomes, d'autant
que ceux-ci ne peuvent être modifiés en aucune manière;
mais tombe sur sa masse entière ; comme on peut le com«
prendre, en se représentant une boule de cire qu'on apla-
tirait.
Cependant les corps et Tesprit ont un grand nombre de
propriétés diverses; ils ne sont rien que des collections de
propriétés , et sont susceptibles d'une infinité de modifica-
tions. Gomment donc trouver de l'unité dans une collec-
tion de propriétés , et de l'identité dans des qualités qui
s'altèrmit et périssent même tout- à-fait?
Je rappellerai encore ici, qu'il y a dans tonte substance
une propriété essentielle , qui la constitue, et que ses autres
propriétés ne sont que des modifications de celle-là; en
sorte qail n'y a, pour ainsi dire, dans chaque corps, dans
chaque substance , qu'une seule chose , qui varie dans ses
formes extérieures, mais qui, au fond, reste toujours la
même; et par là on peut concilier l'unité avec la pluralité,
et l'identité avec la modification.
Toutefois cette explication n'est valable, qu'autant que
l'on prendra le mot unité dans le sens que nous lui avons
donné, et qu'on ne le fera pas synonyme de simplicité.
Ainsi, à Tégard de l'ame, si on la considère comme une
substance simple, la difficulté reste tout entière, comme
nous allons le faire voir.
Remarquez , premièrement , que si un atome ^ une
simple molécule matérielle a plus d'une propriété; si elle
en a jusqu'à trois qui tiennent à sa nature intime, savoir,
l'impénétrabilité , le volume et la figure; c'est à cette con-
( 76 )
dition, que cette molécule est étendue : d'ailleurs^ ces
trois propriétés ne sont en quelque sorte que trois points
de vue ^ trois faces d'une même chose y trois manières d'en-
visager la même propriété; car l'impénétrabilité ne se con-
çoit pas sans {^étendue ^ ni l'étendue sans une figure quel-
conque et un volume déterminé.
Remarquez^ en second lieu, remarquez bien surtout,
qu'un atome matériel, qui est simple, du moins en ce sens
qu'il n'est pas composé de parties réellement distinctes,
qu'il est indivisible; par cela même est immuable et ne peut
essuyer aucune altération , aucun changement : tandis que
les corps , qui sont des agrégats d'atomes , unis par une
force attractive, mais séparables les uns des autres; et qui
jouissent d'un grand nombre de propriétés, qu'il serait im-
possible d'attribuer à aucun de ces atomes, telles que la
porosité, la flexibilité, la mollesse, l'élasticité; par cela
seul qu'ils sont divisibles et formés de divers principes ,
sont susceptibles d'une infinité de modifications.
Ainsi l'expérience semble nous fournir la preuve^ en
même temps que la raison , ou le sens-commun nous im-
pose la croyance et la conviction , que la modification est
liée à la cx)mposition , et que ce qui est simple ne saurait
être modifié, est nécessairement immiiaàie. C'est donc une
difficulté très-réelle , que de concilier la simplicité de l'ame,
si ce n'est avec ses divers attributs, du moins avec ses phé-
nomènes, c'est-à-dire avec ses sensations^ ses sentimens,
ses idées ; d'autant plus que le nombre en est incalculable.
A plus forte raison , n'est-il pas possible de tirer directe-
ment la preuve de la simplicité de l'ame de la conscience
du moij qui n'est elle-n\ême qu'un phénomène, qu'une
modification del'ame, laquelle parait incompatible avec sa
simplicité : donc iU/aut la prouver d'ailleurs.
Ainsi , ni le moi^ ni la conscience du mai y ne suppose la
simplicité de la substance; mais seulement son unité et
( 77 )
son identité : Tan et l'autre font voir ainsi y que les sub-
stances sont autres choses que des collections de propriétés
accidenteHes ^ périssables^ contingentes; et qu'il y a dans
chacune d'elles quelque chose d'invariable en soi, telle
qu'est l'impénétrabilité dans les corps y sans qu'il soit d'ail-
leurs nécessaire d'admetti^e en ceux-ci, outre cette pro-
priété essentielle, quelque chose d'inintelligible, qui ne
tombe point sous les sens.
Avant d'aller plus loin, je répondrai à une objection
qu'on ne manquera pas de m'opposer . On dira , sans doute ,
que le corps n'est pas un et identique , en ce sens du moins,
qu'il peut perdre et gagner tour à tour, qu'il peut chan-
ger dans sa masse ^ ou dans son volume réel; changement
bien différent des modifications que peut éprouver une
même masse; et que par conséquent la pensée , qui suppose
l'identité de la substance pensante , n'est point un attribut
de la matière.
Je répondrai , premièrement , qu'il faudrait , pour que
cette objection eût quelque valeur, commencer par dé-
montrer que Tame, si elle était matérielle, éprouverait
nécessairement un tel changement, ou, en d'autres ter-
mes, qu'il n'est point de partie du cerveau qui ne subisse
des altérations successives , en plus ou en moins , dans sa
masse ou sa quantité, pendant la durée de la vie.
En second lieu, que, dans l'hypothèse de la matérialité
de l'ame , on pourrait concevoir que la conscience du moi^
ou plus généralement que la faculté de penser , dépendrait
bien moins, sinon quant à son énergie, du moins quant à
sa nature , du nombre des particules du cerveau , que du
rapport qui existe entre elles, ou de son organisation.
En troisième lieu , qu'une perte occasionnée dans le
cerveau ajBTaiblirait peut-être, mais sans la détruire, la
conscience du moi , ainsi que le souvenir et la réminis-
cence d'une idée acquise antérieurement à cette diminution
de volume.
(78)
Et quatrièmement enfin , que , si la substance pensante,
Qu le cerveau, croissait progressivement en volume, on
ne voit pas pourquoi quelque partie sur-ajoutée au cer-
yeau ne participerait pas au souvenir et a la réminiscence
d'une idée acquise avant cette augmentation, quand la
cause, quelle qu'elle soit, qui peut faire naître un pareil
souvenir, agira sur cette substance; car elle l'affectera né-
cessairement tout entière : ou pourquoi cette partie sur-
ajoutée empêcherait cette cause de produire son effet.
Qu'y aurait-il de surprenant que la substance pensante
augmentée de quelque partie^ eût tout entière ^ par Taction
d'une cause , le souvenir d'une idée, ou plus généralement
d'une modification qui n'avait point affecté toute sa masse
actuelle; lorsque nous voyons qu'une idée produite dans
l'ame par une cause, telle , par exemple, que l'action d'un
objet extérieur sur les sens, «se réveille tout entière p^r la
présence d'une partie seulement de cet objet , ou, si je puis
m'ex primer ainsi, par une fraction de cette cause efficiente.
En ceci , il y a certainement un mystère impénétrable à
mon intelligence ; tandis qu'il me semble que je comprends
assez bien, que, dans la supposition où la substance de
l'ame éprouverait des changemens insensibles , une idée
pourrait être transmise, comme par tradition, de Tame
telle qu elle aurait été dans un temps , à l'ame telle qu^elle
se trouverait dans un autre.
On peut concevoir que, chez un même individu, c'est
toujours le même esprit qui pense, comme c'est toujours
le même estomac qui digère ; sauf et malgré les change-
mens insensibles que subissent l'un et l'autre avec le temps^
et admettre ainsi que la conscience du moi n'exige ou ne
suppose point une identité parfaite , ou absolue, dans la
substance qui pense : d'autant que l'ame, en tous cas,
matérielle ou immatérielle , si nous en jugeons par ses at-
tributs y qui sont en efiet les seules choses par lesquelles
( 79 )
nous en puissions juger ^ change aussi bien que le corps;
et que le phénomène de la conscience paraît lui-même
susceptible d'augmentation et de diminution dans son in-
tensité, c'est-à-dire dans la clarté de la lumière intellec-
tuelle qui le constitue y bien que cette lumière soit toujours
de la même nature et ne nous abandonne jamais totale*
ment j excepté peut-être dans quelques cas d'aliénation
mentale excessivement rares.
-§6.
Examinons maintenant les preuves que Ton tire du juge-
ment y ou de la comparaison y en faveur de la simplicité de
lame ; et commençons par une observation générale sur la
comparaison p
Nous ignorons en quoi consiste cette opération de Tame,
si c'en est une : nous n'en connaissons tout au plus que les
conditions et le résultat* Quand on dit qu^elle est une at-
tention double, on ne s'exprime peut-être pas exactement
ou rigoureusement : car, toutes les fois que nous avons
une idée composée , comme serait, par exemple, celle d'un
homme , notre attention se porte sur plusieurs idées sim-
ples ou moins complexes, sans que nous comparions pour
cela ces idées les unes avec les autres. Mais nous, savons,
ou nous croyons savoir, que cette opération exige dans
tous les cas, que les modifications que Ton compare soient
actuellemast et dans le même instant présentes à l'esprit ,
que nous y pK)rtions notre attention, et l'expérience nous
apprend y que de cette co-existence , ^ou de cette compa-
raison^ il résulte, non pas toujours^ mais fort souvent,
d'autres idées pour nous , d'auttres modifications de Tame ,
dont nous avons conscience.
Remarquons en passant, quç ces conditions peuvent être
remplies, que ce résultat peut être obtenu , dans une sub-
(80)
stance matérielle , où Ton conçoit fort bien en eflfet qu'une
modification quelconque peut résulter de deux autres mo-
difications qui afiectent cette substance dans le même in-
stant.
A la "vérité, il ne paraît y avoir rien ici qui réponde a
l'opération de Tame qu'on appelle comparaison. Mais
qu'est-ce que cette opération considérée indépendamment
des conditions qu'elle paraît supposer, auxquelles en effet
les philosophes la réduisent? encore une fois nous n'en sa-
vons rien ; elle échappe tout-à-fait à notre conception, sur-
tout dans certains cas où la comparaison semble n'avoir
qu'un terme, par exemple, lorsque je regrette un ami,
que je désire le revoir, sans doute parce que je juge que
sa présence a été , et qu'elle serait encore pour moi , plus
agréable que le souvenir que j'en ai conservé. Car ce sou-
venir étant la seule idée actuellement présente à mon esprit,
la seule jouissance qui me reste, si c'en est une; comment
puis-je la comparer au sentiment plus agréable, à 1^
jouissance beaucoup plus vive, que cet ami m'a procurée
par sa présence, et que je n'ai plus? Il est donc évident que
nous n'avons de cette opération de l'ame qu'une idée fort
obscure et confuse. Or il est impossible de fonder aucun
raisonnement solide sur ce qu'on ne conçoit pas bien.
Voici comme raisonne Condillac pour prouver que l'ame
n'est point corporelle , qu'elle n'a point de parties.
« Que A , B , C , trois substances qui entrent dans la
composition du corps , se partagent trois perceptions diffé-
rentes ; je demande où s'en fera la comparaison? Ce ne sera
pas dans A , puisqu'il ne saurait comparer une perception
qu'il a avec celles qu'il n'a pas. Par la même raison, ce ne
sera ni dans B ni dans C. Il faudra donc admettre un point
de réunion y une substance qui soit en même temps un sujet
simple et indivisible de ces trois perceptions, distincte, par
conséquent du corps, une ame, en un mot. »
(81)
Ici, je ferai observer, premièrement, que, la compa-
raison étant d'une^ nature tout-^à>fait inconnue , on ne peut
pas même demander, où elle se ferait, c'est-à-dire, dans
laquelle des parties de Vame elle se ferait^ si Tame était ma-
térielle.
Et en second lieu, qu'une chose pourrait ou se faire , ou
exister, dans un point de réunion , sans qu'il s'ensuivît ni
que les attributs qu'elle suppose fussent eux-mêmes réunis
dans ce point , ni que ce point fiit une substance. Lorsque
deux corps A, B, l'un en mouvement^ l'autre en repos,
oa animé d'un mouvement différent , viennent à se ren-
contrer , leur choc mutuel ne s'opère ni dans A , ni dans B ,
il a lieu dans un point de réunion; mais ce point n'a aucun
attribut, et n'est pas un être réel.
En tous cas , la comparaison suppose une relation
préexistante entre des idées , entre des choses différentes,
et le résultat de la comparaison n'est rien de plus que cette
relation, en tant que l'ame en a conscience, ou qu'elle
l'aperçoit.
Enfin, en admettant que l'ame est matérielle, on pour-
rait expliquer ses modifications , ses phénomènes , de dif-
férentes manières ; on peut, comme nous l'avons vu , faire
à cet égard plusieurs suppositions , plusieurs hypothèses ,
et Condillac n'en propose qu'une seule , précisément celle
que nous avons regardée comme inadmissible, à savoir,
que chaque idée n'existerait que dans une seule partie de
lame; auquel cas il serait bien difficile en effet d'expli-
quer, et absolument impossible de concevoir la comparai-
son, la conscience, et autres phénomènes de cette nature.
M. Laromiguière a étendu; en la modifiant, la démons-
tration de Condillac ; mais il ne l'a pas suffisamment étendue:
et il s'ensuit, que^son raisonnement, fi(it-il bon en lui-
même, ne prouverait rien encore.
« Une substance ne peut comparer qu'elle n'ait deux
TOME III. 6
(82)
idées à la fois. Si la substance est composée de parties^
ne fût-ce que de deux^ où placerez- vous les deux idées?
Seront -elles toutes deux dans chaque partie j ou Cune dans
une partie et Vautre dans Vautre? choisissez : H ny a p^^
de milieu. Si les deux idées sont séparées^ la comparaison
est impossible. Si elles sont réunies dans chaque partie, il
y aura deux comparaisons à la fois , et par conséquent
deu\ substances qui comparent^ deux âmes, deux m^^
mille si vous supposez l'ame composée de mille parties.
Vous ne pouvez échapper à la force de cette preuve. »
Encore une fois, nous rejetterons la première de ces
deux suppositions comme inadmissible ; mais quant a la
seconde, il s'en faut qu'elle soit dénuée de toute vraisem-
blance. Il est bien vrai que dans cette hypothèse, il y au-
rait, sinon autant de comparaisons, du moins autant d'idées
de rapport 3 sinon autant d'ames, du moins autant de
principes pensans , que de parties dans la substance pen-
sante. Mais il n'y a en cela rien de contradictoire, rien
d'impossible ; car il n'est pas vrai, comme je l'ai déjà suffi*
samment expliqué, qu'il en résulterait nécessairement que,
contre le témoignage de la conscience, il y aurait en nous,
qu'il y aurait dans la substance pensante , autant de tno^
que de parties ; ou pour mieux dire , il n'est pas vrai que
nous aurions évidemment, dans ce cas, la conscience de
plusieurs moi.
Mais quand même M. Laromiguière eût renversé 1^^
deux hypothèses entre lesquelles il nous donne à choisir, il
n'aurait pas pour cela démontré que l'ame n'est point ma-
térielle j car sa preuve n'est fondée que sur cette assertion?
que quand une substance composée , quand un corps subit
à la fois deux modifications , il doit absolument arriver de
deux choses l'une, ou que ces modifications s'effectuent ,
l'une dans la moitié , ou dans un certain nombre des parti-
cules dé cette substance, et l'autre dans toutes les autres
(83)
•
particules ; ou que ces modifications ont lieu toutes deux
dans chacune des particules de ce corps.
Or cette assertion tacite^ qui est la majeure ou le prin-
cipe de son raisonnement^ est évidemment fausse 5 et même
dans la plupart des cas y les deux suppositions sont égale-
ment impossibles , en sorte que non seulement l'on peut^
mais on est obligé d'en admettre une troisième. Par exem-
ple, imaginez qu'une sphère élastique éprouve à la fois
deux mouvemens , l'un de rotation autour de son centre
immobile 3 l'autre de pulsation , qui lui fasse prendre al«
temativement la forme allongée d'un œuf et la forme
aplatie d'une orange : le mouvement de rotation ne se
trouvera pas dans une portion seulement des particules de
cette sphère, et le mouvement de pulsation dans toutes les
autres : et chaque particule n'éprouvera pas non plus tout
à la fois y comme la sphère entière , un mouvement de ro-
tation autour de son centre immobile , et un mouvement de
pulsation qui la ferait continuellement changer de forme,
n y a donc un milieu possible, pour ne pas dire néces-
saire ^ entre les deux alternatives où nous place M. Laro-
miguière : et dès - lors sa preuve est tout gu moins
insuffisante. Donc il n'a pas démontré à la rigueur l'imma-
térialité de l'ame , ou sa simplicité.
s 7.
Que dirions -nous de celui qui, n^ayant pas une idée
plus claire de la nature du mouvement, de la matière et
du choc des corps, que nous n'en avons de la nature des
idées , de certaines opérations de l'ame , et de sa substance,
raisonnerait ainsi? Le choc est indivisible par essence} donc
il suppose un sujet simple. De plus , le choc résulte de deux
mouvemens , de deux manières d être, ou de deux modi-
fications différentes. Or^ si la matière, ou le sujet du choc
(84)
était composé y ne filt-ce que de deux parties y il faudrait y
ou que Tun des mouvemeDs fût dans une des parties et
Tautre mouvement dans Tautre^ auquel cas le choc^ qui
les suppose tous les deux^ serait impossible; ou que les
deux mouvemens fussent ensemble dans chacune des deux
parties^ auquel cas il y aurait deux choses. Il faut donc
admettre un point de réunion y une substance qui soit un
sujet simple et indivisible de ces deux mouvemens et du
clioc auquel ils donnent lieu. Donc la matière n'est point
composée de parties.
Certes nous pourrions dire de celui qui raisonnerait de
cette manière qu'il n'aurait rien prouvé du tout. Eh 'bien!
les démonstrations que donnent Condillac et M. Laromi-
guière de la simplicité de Tame y sans être aussi ridicules
peut-être^ n'ont pas plus de valeur. Car toutes Jes fois qu'il
s'agit de prouver une chose à la rigueur, c'est-à-dire ou
métaphysiquement ou mathématiquement; si la plus lé-
gère considération nous a échappé y s'ilmanqiie la moindre
chose à la démonstratidn y elle ne vaut pas mieux que le
raisonnement le plus absurde. C'est ici qu'on peut dire,
qu'il n'est point de degré du médiocre au pire. Et il faut
aussi remarquer, que mille démonstrations différentes , ou
toutes rigoureuses , ou toutes défectueuses , ne prouve-
raient rien de plus qu'une seule démonstration , qui aurait
ou la même qualité que les premières , ou le même défaut
que les autres.
Il n'en est pas ainsi d'une simple probabilité, qui s'ap-
proche plus ou moins de la certitude, et qui, quelque fai-
ble qu'elle soit, a toujours une valeur quelconque.
Lorsque plusieurs probabilités réunies , tendant toutes à
nous faire croire, par diverses raisons, à l'existence d'un
même fait, d'tme même vérité^ sont ou très-nombreuses
ou très-fortes , et qu'elles ne sont point détruites ou neu-
tralisées par des probabilités contraires; leur ensemble^ ou
(85)
leur résultante ^ leur produit net, si je puis m'exprimer
ainsi , peut former, ou constituer une certitude morale.
Il n'y a , selon moi , ni preuve ni certitude métaphysi-
ques de la simplicité, ou de l'immatérialité de la substance
qui pense. Mais nous en avons une certitude morale : du
moins cette vérité, ou si l'on veut, cette hypothèse de la
simplicité de Famé, est-elle appuyée sur des probabilités
•aussi fortes que nombreuses, qui se tirent, soit de raisons
métaphysiques , soit de conçidérations morales ; et bien qu'il
y ait aussi quelques probabilités contraires , ou qui sem-
blent atténuer la force des premières , comme celle , par
exemple, qui découle de l'insurmontable difficulté d'expli-
quer, et je dirais presque de la répugnance qu'éprouve la
raison d'admettre comme possible l'influence réciproque
de deux . substances , l'une entièrement corporelle, l'autre
purement immatérielle : ces preuves contraires ne sont pas
suffisantes pour empêcher celles très-favorables à la sim-
plicité de l'âme d'entraîner la conviction de la plupart des
hommes.
Comme ces dernières pourraient fournir la matière d'un
volume, que d'ailleurs elles se trouvent toutes réunies^ ou
du moins résumées dans plusieurs ouvrages , soit de mo-
rale, soit de métaphysique, et qu'enfin elles sont généra-
lement connues de ceux qui s'occupent de philosophie^
nous ne les rappellerons pas.
Au reste^ je n'ai pas eu pour^but de décider cette impor-
tante question ; l'objet que je me suis proposé a été de faire
voir seulement que, bien que cela soit fort peu probable,
il n'est pas absolument impossible que l'ame soit matérielle,
il n'est point absurde de supposer que la matière puisse
sentir et penser. Encore ai-je ici entendu par matière, non
pas précisément une substance qui , en dernière analyse,
se réduit à l'impénétrabilité modifiée par le volume et la
figure ; mais une substance quelconque formée de parties
(86)
distinctes^ séparables les unes des autres; en un mot une
substance composée , quelle qu'elle puisse être. Gar^ suppo-
sez l'âme matérielle ^ il se pourrait que ce ne fût point en
vertu de Fimpénétrabilité^ du volume et de la figure de ses
atomes^ ni d'aucune autre propriété corporelle dérivant
de celles-là, qu'elle pense et qu'elle sentj il se pourrait que
Dieu eût attaché à chacun de ces atomes quelque propriété
toute différente de celles qui constituent pour nous la ma-
tière, quelque propriété qui ne tombât point sous l'ima-
gination , et qui fût comme le germe ou la condition
essentielle de la sensibilité et de Tintelligence dans les corps
qui jouissent d'un certain degré d'organisation.
Ainsi , comme le dit Locke , « nous ne serons peut-être
jamais capables de connaître si un être purement matériel
pense ou non , par la raison qu'il nous est impossible de
découvrir par la contemplation de nos propres idées , sans
révélation , si Dieu n'a point donné à quelques amas de ma-
tière disposés comme il le trouve à propos , la puissance
d'apercevoir et de penser ; ou s'il a joint et uni à la matière
ainsi disposée une substance immatérielle qui pense. Car
par rapport à nos notions, il ne nous est pas plus malaisé
de concevoir que Dieu peut , s'il lui plait , ajouter à notre
idée de la matière la faculté de penser, que de comprendre
qu'il y joigne une autre substance avec la faculté de pen-
ser^ puisque nous ignorons en quoi consiste la pensée, et à
quelle espèce de substance cet Être tout-puissant a trouvé à
propos d'accorder cette puissance. »
DES PROPRIETES DE x'aJEE.
§1.
Nous avons dit que Tame est la réunion de toutes les
(87)
propriétés affectiyés et intellectuelles de l'homme; soit que
ces propriétés appartiennent au cerveau ou à quelque autre
partie du corps , soit qu'elles forment ensemble une sub-
stance distincte du corps et tout-à-fait immatérielle.
Les propriétés de Famé sont actives ou passives^ et ses
propriétés actives le sont de deux manières 3 car Tame,
oa la substance de Tame ^ quelle qu'elle soit y peut agir et
sur le corps et sur elle-même.
Cette substance, pouvant agir sur elle-même , éprouve
deux sortes de modifications j les unes, qu'elle reçoit, les
autres, qu^elle se donne. Mais les premières sont innombra-
bles et de diverse nature ; les autres se réduisent toutes , en
dernière analyse , à la volonté , ou , plus particulièrement , à
lattention, qui n'est qu'une manière de vouloir : et encore;
cette opération , ou action de l'ame est, dans beaucoup de
cas, la suite d^une excitation qu'elle reçoit de Tobjet qu'elle
considère^ ou d'unie cause étrangère. Mais^ que l'atten-
tion, ou la volonté soit ou libre ou nécessaire ou excitée
seulement jusqu'à un certain point, il n'en existe pas
moins entre cette opération de l'ame et ses autres modifî-
cationSj ou bien entre ses propriétés actives et ses proprié-
tés passives une diflerence très-considérable, qu'il importe
de bien établir.
Nous savons tous, que pour voir un objet, il suffit
d'avoir cet objet devant les yeux et de jouir de la lumière :
(pe pour cela nous n'avons besoin de faire aucun effort;
que souvent même nous voyons certaines choses malgré
nous, et qu'il en est beaucoup que nous voudrions ne point
voir; comme il y a des sons que nous voudrions ne pas
entendre , des odeurs ne point sentir.
D'un autre côté, il nous arrive assez fréquemment de
ï^garder sans rien voir, je veux dire de ce que nous vou-
drions voir; comme il nous arrive d'écouter sans rien
entendre.
(88)
F'oir et regarder sont donc \leux choses tout-à-faît diffé-
rentes^ qui paraissent même entièrement indépendantes
l'une de l'autre ^ pour ne pas dire diamétralement oppo-
sées : et remarquez bien que nous sommes passifs^ ou que
l'aine est passive, en tant qu'elle voit^ ou qu'elle i;eçoit les
impressions des objets visibles ; qu'elle est active, au con-
traire, qu'elle veut^ lorsqu'elle regarde.
Toutefois, pourvoir beaucoup d'objets, et surtout pour
les bien voir, il faut regarder : sans doute leur existence,
non plus que les sensations qu'ils produisent , ne dépen-
dent pas de nous, de notre volonté j mais nous pouvons les
rechercher, liôus en approcher, et les considérer sous tou-
tes leurs faces : en regardant, nous ne ferons pas naître
dans un corps des qualités qu'il n'a pas 3 mais nous pourrons
y en découvrir quelques-unes qui nous auraient échappé
sans cette action volontaire 3 et ce que je dis de Faction de
regarder , 'on peut aussi le dire de celles d'écouter , de
flairer, de goûter et de palper« Il est évident, dîs-je, que
sans ces actions volontaires , nous n'aurions que des idées
très-superficielles, très-peu exactes, très-incomplètes, des
objets extérieurs, et que nous n'en pourrions connaître
qu'un bien petit nombre : mais cela ne détruit pas la dif-
férence que nous avons reconnue entre ces opérations et
leur résultat.
Or ces actions ne sont toutes que l'attention elle-même.
Regarder, c'est être attentif} écouter, c'est être attentif.
Quand nous regardons , nous concentrons plus ou moins
notre sensibilité, notre entendement, notre ame, si je
puis m'exprimer ainsi, sur l'organe de la vue, en le diri-
geant vers l'objet visible, et sur les sensations ou les idées
qu'il fait naître en nous.. Si nous écoutons, c'est sur l'or-
gane de l'ouïe , et sur les sons ou les idées des sons que
l'attention se porte.
Mais ce que je dois faire remarquer surtout, c'est que
( 89 )
Doas poavons ^ sans porter notre attention sur aucun de
DOS organes extérieurs^ la concentrer dans l'ame elle-même,
pour considérer des idées déjà acquises, des souvenirs.
Ainsi, je contemple en ce moment l'idée d'un objet, sans
qu'il soit devant mes yeux : je ne jouis point de sa vue, je
n'en ai point la sensation; je n'en ai que la connaissance,
que l'idée pure; et je porte actuellement mon attention sur
cette idée. Imaginons , si vous voulez , qu'il existe en nous,
avec un organe qui lui soit propre, un sixième sens des-
tiné à recevoir toutes les idées , de quelque nature qu'elles
soient, comme les sens proprement dits reçoivent les im-
pressions des objets extérieurs : je dirai alors que mon
attention se concentre dans ce sens interne et sur l'organe
qui s'y rapporte. Mais ce sixième sens, ou cette manière
de sentir, ne sera toujours, comme les sens extérieurs,
qu'une propriété purement passive : tandis que l'attention
est une propriété active, une faculté^ une puissance; ou
bien une action qui s'exerce en vertu de cette faculté , et
par laquelle Tame, si je puis me servir de cette expression ,
regarde les modifications qu'elle 'éprouve, je veux dire ses
sensations et ses idées.
Nous n'avons fait mention jusqu'ici que de la simple at-
tention et des idées directes qu'elle amène. Je dois dire
un mot des idées réfléchies et de la réflexion elle-même.
Les idées réfléchies , qu'on peut aussi appeler idées de
rapport ^ sont celles qui naissent du rapprochement et de
la comparaison d'autres idées, soit directes, soit même ré-
fléchies : telles sont, par exemple, celles de grandeur, de
vitesse, de différence , d'égalité, de priorité, de succession.
On comprend aisément qu'en effets ce ne sont là que des
rapports existant entre les choses : que, par conséquent,
toute idée réfléchie, toute idée de rapport^ suppose que
I on a considéré plusieurs objets à la fois ou l'un après
lautre.
( 90 )
La réflexion n'est que Tattention elle-même appliquée
sucpessiyement et alternatiTement à différens objets , à diffé-
rentes idées. Quand Tesprit s'arrête quelque temps sur une
même idée, qu'il la contemple, il n'est presque pas pos-
sible que cette idée n'en rappelle pas une autre : l'attention
est ainsi renvoyée, ou réfléchie, de la première sur la se-
conde; elle Test ensuite de celle-ci sur la première ou sur
une troisième } et de là naissent, non seulement de simples
idées de rapport, mais encore, ce qu'on nomme des juge-
mens, dont nous parlerons tout à l'heure.
Le mot attention a deux valeurs. Il représente à la fois
une action et une faculté, à savoir, l'action d'être attentif^
et la faculté en vertu de laquelle cette action est possible
et se manifeste ; faculté qu'il conviendrait peut-être mieux
de désigner par le mot attentivité. Supposons qu'on la
nomme ainsi ^ il y aura entre l'attention et Tattentivité , la
même difierence qui existe entre l'eflbrt , ou la tension d'un
ressort mis en jeu par une cause quelconque, et l'élasticité
de ce ressort.
La même observation, ou des observations analogues
pourraient s'appliquer au plus grand nombre des mots de
la langue psychologique, qui est aussi pauvre qu'inexacte,
et notamment au mot réflexion , auquel il conviendrait de
substituer celui de réflexibilité y toutes les fois qu'on veut
parler de la faculté, et non de l'action actuelle de réfléchir,
qui seule devrait être appelée réflexion.
Quelques philosophes nomment volition^ et ils n'ont pas
tort, l'acte actuel de la volonté; en sorte qu'il y aurait la
même différence entre la volition et la volonté , qu'entre
l'action et l'activité, propriété sans laquelle l'action ne
serait pas possible.
Quant aux propriétés passives de l'ame , on peut en
(91)
compter an moins trois espèces de natnre tonte difierente.
Rien n'empêcherait d'ailleurs de les comprendre toutes
sous le nom commun de sensibilité, sauf à distinguer,
comme nous allons le faire, diverses sortes de sensibilités ,
et à soudiriser encore chacune d'elles en plusieurs sens ,
ou manières de sentir.
La première espèce de sensibihté^ dont nous ayons déjà
parlé dans un autre article, est celle au mojen de laquelle
nous recevons , par l'intermédiaire de nos organes ^ l'im-
pression des objets matérieb, et que^ pour cette raison,
l'on nomme, assez généralement^ sensibilité /yAynytie. Ces
impressions sont ce que nous appelons nos sensations^ par-
mi lesquelles il faut ranger la faim, la soif, et toutes les
jouissances comme toutes les douleurs corporelles , ou pro-
duites dans l'ame par certains mouvemens dans le corps.
Autant on peut compter d'espèces de sensations , autant il
y a en nous de sens, ou de manières de sentir, ou de pro-
priétés distinctes : mais, nous Tarons déjà dit, elles ne sont
toutes que des modifications du toucher.
s 3.
Sous la dénomination de sensibilité intelieetueUe . nous
comprendrons aussi diverses manières d'être ou de sentir,
diverses propriétés passives, telles que Tentendement , la
conception, le jugement, la raison, l'imagination, la mé-
moire et la conscience. Ici , sentir s'appelle connaître ^ et les
impressions ou modifications de lame ne s'appellent plus
sensations; on les nomme idées ^ souvenirs y connaissances j
notions j pensées.
Si le mot entendement était en usage dans le sens propre,
il serait, ou devrait être employé pour désigner la propriété
de l'ame par laqudile elle éprouve ces sortes de sensations
qu'on appelle sons. Mais on ne l'emploie jamais qu'au figuré ;
(92)
et alors on lui donne une y aleur plus ou moins grande , et
même des significations tout-à-iait différentes. Ainsi les
uns comprennent sous cette dénomination toutes les pro*-
priétés passives de Tame; d'autres^ au contraire, mais très-
improprement y toutes ses propriétés actives y toutes ses
facultés. Dans le premier sens^ l'entendement ne diiSererait
point de ce que j'appelle sensibilité intellectuelle. Nous le
prendrons ici dans un sens plus restreint y mais également
passif^ et nous désignerons par ce mot^ la propriété par
laquelle nous recevons ces impressions^ ou éprouvons ces
modifications qu'on nomme idées j et non seulement les
idées des sons^ mais toutes espèces d'idées ou de notions,
de quelque nature qu'elles soient.
La conception y pour dire à peu près ce qu'elle est y ou ce
qu'elle me parait être; car je n'attache d'ailleurs aucune
importance à toutes ces définitions particulières, plus ou
moins arbitraires pour la plupart : la conception , dis-je y
ne diffère en rien de l'entendement y si ce n'est qu^elle né-
cessite y OU qu'elle suppose le secours de l'attention ou de
la réflexion : en soii:e que, concevoir, c'est entendre à
l'aide de ces facultés en exercice.
Le jugement y qu'on pourrait aussi appeler ie sens du vrai y
est la propriété en vertu de laquelle nous apercevons les
rapports qui existent entre les choses , entre les idées ,
quelles qu'elles soient^ et discernons ce qui est vrai de ce
qui est faux, ce qui est juste de ce qui ne Test pas , etc.
On donne aussi le nom de jugemens aux propositions qui
expriment ces rapports et à ces rapports eux-mêmes.
Parmi ceux-ci, il en est de si simples, qu'ils frappent
notre esprit, sans que nous ayons besoin de faire aucun
usage de la réflexion pour les saisir ; et , dans ce cas , si les
choses ou les idées que Ton compare sont très-générales et
très-abstraites , comme , par exemple , quand on dit que
la partie est moins grande que le tout, ces rapports simples
sont appelés axiomes.
(93)
La justice a^ en quelque sorte ^ ses axiomes^ comme la
vérité*
Ces axiomes ^ ou y plus généralement , ces rapports sim-
ples y agissent ^ pour ainsi dire ^ sur l'esprit , comme les ob-
jets matériels agissent sur les sens j et l'homme est fait de
manière ^ qu'il ne lui est pas plus possible de ne pas sentir
ou apercevoir ces rapports, que de ne pas être frappé par
une lumière éclatante qu'il a devant les yeux. C'est pour-
quoi nous disons qu'ils sont évidens par eux-mêmes.
Quant aux jpgemens ou rapports moins simples que
ceux dont nous venons de parler , nous ne pouvons les
connaître en général et nous en assurer qu'à l'aide de l'at-
teiition et de la réflexion. Pour bien juger, il faut com-
parer, ou considérer très-attentivement les choses ou les
idées dont on veut connaître les rapports. Les hommes ne
prennent pas toujours cette peine, et s'appuyant sur de
simples apparences, qui souvent sont trompeuses, il est
une foule de jugemens qu'ils forment à la hâte et, pour
ainsi dire , à leur insu ; d'autres qu'ils admettent sans exa -
men sur la foi d'autrui. Parmi ces jugemens, qu'on nomme
préjufféSy il en est beaucoup qui du moins ne sont pas vrais
à la rigueur , ou qui ne le sont qu'en partie ou dans un
certain sens, s'ils ne sont pas tout-à-fait faux. Aussi ar-
rive- t-il fréquemment que des hommes, que des nations
tout entières, admettent comme vrai ou comme juste ce
qui en soi est manifestement faux ou souverainement in-
juste, et réciproquement. Mais il ne faudrait pas con-
clure de là, que nous ne sommes point capables de discerner
le vrai du faux, le juste de l'injuste j encore moins, que la
justice et la vérité sont purement arbitraires.
On dit de quelqu'un, qu'il manque de jugement, ou
qu'il a le jugement faux, lorsque habituellement il croit
apercevoir entre les idées qu'il compare, ou sur lesquelles
il porte simultanément son attention, des rapports de con-
(94)
venance ou de disconvenance qui ne s'y trouTent pas , du
moins d'une manière absolue , ou qui ne sont pas exacte-
ment vrais. Saisir du premier coup d'œil un grand nombre
de rapports^ vrais ou apparens^ c'est avoir de Tesprit; ne
voir que des rapports exactement vrais ^ ou discerner le
vrai du faux^ c'est avoir du jugement^ c'est avoir l'esprit
juste. Mais nous jugerons nécessairement mal, nous avan-
cerons des assertions fausses^ nous commettrons mille bé-
vues ^ soit dans nos discours, soit dans notre conduite, si
nos idées elles-mêmes sont fausses, inexactes, incomplètes,
c'est-à-dire si elles ne sont en rien , ou si elles ne sont qu'en
partie conformes à leur objet, et c'est ce qui n'arrive que
trop souvent.
Quant à la raison , elle ne sera pour nous que la capacité
de raisonner, celle de sentir, d'apercevoir un certain rap-
port entre deux jugemens, ou de tirer un troisième juge-
ment de deux autres dans lesquels il se trouve implicitement
renfermé. On donne à ce troisième jugement le nom de
conséquence ou celui îie conclusion ; les deux premiers s'ap-
pellent ;)rémi5^^. Le plus général se nomme encore majeurcy
et le moins général, mineure.
Dans un autre sens , la raison est la qualité d'un homme
raisonnable, et l'on nomme plus particulièrement ainsi
celui qui a coutume de réfléchir et de raisonner avant que
d'agir , surtout dans les affaires les plus importantes de la
vie , ce que tous les hommes ne font pas : et c'est à bon
droit qu'on dit, de celui qui se laisse guider en toute occa-
sion par ses penchans ou un aveugle instinct, comme font
les enfafns ou les insensés, qu'il est déraisonnable, ou man-
que de raison.
Le raisonnement est l'opération , l'acte actuel de l'esprit
qui raisonne, opération qui suppose la faculté de raisonner,
ou la raison.
On donne aussi le nom de raisonnement au résultat de
(95)
cette opération. C'est en ce sens qu'on dit d'un raisonne-
ment^ qu'il est bon ou mauvais.
La mémoire, ou la liaison des idées ^ sur laquelle elle est
fondée , est cette propriété par laquelle une idée déjà ac-
quise par un moyen quelconque est reproduite y ou se ré-
veille avec plus ou moins de facilité^ soit par quelque
mouvement du cerveau ou autre circonstance inaperçue^
soit par la présence à l'ame d'une autre idée avec laquelle
l'idée rappelée, qîiW nomme souvenir j a quelque rapport
de liaison naturelle ou artificielle, de convention ou de cir-
constance. *
Si y après avoir entièrement perdu de vue tel objet qui
avait frappé nos sens, ainsi que l'idée sensible qu'il avait
produite , nous revoyons quelque partie seulement de ce
même objet 5 ce que nous voyons actuellement pourra rap-
peler l'idée de l'objet tout entier; et cette idée pourra à son
tour rappeler celle d un autre objet, qui co-existait avec le
premier, ou qui lui avait immédiatement succédé; qui se
trouvait à côté de lui, soit dans € espace , soit dans le temps. Or
tout ce que nous avons vu ouen tendu, toutes les impressions
que nous avons reçues pendant la durée de notre existence
passée, soit sensations, sentimens, idées simples ou de
rapport , ne forment, en quelque sorte, cpi'un seul tout,
qu'une seule chaîne ; et cela serait vrai à la rigueur , si
nous avions conservé une idée également nette , également
distincte , également forte , de chacune des choses qui ont
existé pour nous , ou qui se sont passées en nous , ou au-
tour de nous. Alors, il ne nous serait presque pas possible
d'être actuellement affectés par l'une de ces choses , sans
nous rappeler tout le passé, et sans le voir, des yeux de
Tame, dans le même ordre, dans le même rapport de suc-
cession et d'arrangement, qu'elles se sont présentées à
notre esprit. Mais il n'en est point ainsi; le plus grand
aombre des anneaux de cette chaîne sont brisés ou entiè-
(96)
rement usés ^ et il n'en reste plus que des chainons épars et
d'inégale force.
On conçoit ainsi comment les idées ise rattachent quel-
quefois y par des rapports plus ou moins éloignés , souvent
inaperçus à une infinité d'autres ^ qui toutes peuvent les
reproduire. De là vient sans doute ^ q^6> ^^ voyant pas
comment elles renaissent^ nous nous figurons qu'elles se
conservent dans l'ame^ comme des objets réels dans un
dépôt y et qu'elles se représentent d'elles-mêmes ^ ou que
nous pouvons les' rappeler à notre grc^ ce qui n'est pas.
La mémoire est donc une propriété purementpassive. Les
efibrts que nous faisons pour nous rappeler quelque chose^ bu
quelque idée ^ consistent uniquement en ce que nous fixons
notre attention sur d'autres idées , ou d'autres choses^ avec
lesquelles nous savons ou nous nous souvenons que la pre-
mière a quelque rapport^ jusqu'à ce qu'il plaise à cette idée
de se représenter^ ou que nous désespérions de la rappe-
ler j car^ encore une fois^ cela ne dépend pas de nous. Ce
qu'il paraît y avoir d'actif dans la mémoire ^ et l'on peut en
dire autant de toutes les autres propriétés intellectuelles^
n'est donc que l'attention elle-même^ avec laquelle il ne
faut pas les, confondre.
Quelles que puissent être nos dispositions naturelles;
quelque soit le degré de mobilité dont notre ame est douée;
nous avons souvent besoin d'employer de grands efforts
d'attention ^ de concentrer toute notre activité j ou ^ si l'on
veut^ toute notre sensibilité en vertu de cette activité ^ de
donner à l'ame même ^ si l'on peut ainsi dire , le plus haut
degré de tension^ pour 'la rendre capable de concevoir^
d'enfanter de nouvelles idées^ ou même de se rappeler seu-
lement des idées acquises : heureux encore quand nos ef-
forts ne sont pas infructueux^ ne sont pas absolument
impuissans. Toutes choses égales d'ailleurs^ et en général^
ces efibrts deviennent moins pénibles ^ comme aussi moins
(Ô7)
nécessaires , à mesure que l'esprit est plus accoutumé à un
pareil exercice 3 puisqu'il devient par là plus capable de
juger ^ de connaître et de se ressouvenir/
^imagination , qui est peut-être la propriété la plus iné-
galement partagée , se compose en quelque sorte de plu-
sieurs autres. Avoir de l'imagination^ c'est se rappeler
facilement les idées des choses sensibles ^ surtout de celles
qui se rapportent au sens de la vue ; c'est se les représenter
vivement comme si elles étaient présentes ^ comme si elles
touchaient nos sens; c'est apercevoir entre ces idées des
rapports plus ou moins éloignés , et les lier de manière à en
former un seul tout ; c'est concevoir ainsi des idées com-
posées, plus ou moins extraordinaires, quelquefois des
êtres fantastiques qui n'ont aucun modèle dans la nature ,
ou bien une suite d'événemens merveilleux , ou de circon-
stances miraculeuses. Cette propriété est la plus brillante
de toutes, lorsqu'elle est épurée par le jugement, la rai-
son, le bon goût, et dirigée ou réglée par la réflexion.
Bien qu'aucune autre ne semble dépendre plus qu'elle de
l'organisation physique , qu'elle ait pour frères les songes ,
fils du sommeil , et qu'elle soit mère de la folie ; c'est elle
néanmoins qui a le plus de tendance à se croire immaté-
rielle et qui élève le plus haut ses prétentions. La raison,
qui aurait sans contredit le plus de droits à cette préro-
gative , plus modeste et moins confiante , ose à peine la
réclamer pour elle-même.
Enfin la conscience est la propriété par laquelle l'homme
a le sentiment et l'idée de lui-même, ou se connaît et comme
sujet pensant, et comme objet de sa pensée, et comme
si:d>stance susceptible de modifications diverses, mais au
fond toujours la même.
C'est aussi par la conscience , ou du moins par une es-
pèce de conscience , qu'il peut connaître que le souvenir
d'une idée est en effet un souvenir, ou que l'idée qu'il
TOMB III. 7
(98)
se rappelle actaellement FaTait déjà afiecté dans d autres
circonstances et à une époque antérieure a celle où il se
trouve; ou^ en d'autres termes, qu'il reconnaît l'identité
de l'idée avec son souvenir^ c'est-à-dire de l'idée première
avec ridée reproduite^ sans cependant les confondre l'une
avec l'autre. Cette reconnaissance, qui diffère autant de
ridée même, que celie-d difi'ère de la sensation, est ce
qu'on nomme réminiscence. Quand un souvenir, une idée
rappelée, ou renouvelée, n'est point accompagnée de ré**
miniscence, nous croyons nécessairement Tavoir pour la
première fois; et c'est pourquoi nous nous approprions
quelquefois sans le savoir et très*innocemment des idées
qui ne nous appartiennent pas.
En vain nos idées se reproduiraient -elles mille et mille
fois , sans la réminiscence , tout se réduirait pour nous au
moment présent : nous recommencerions à chaque instant
une nouvelle existence; nous n'aurions aucune idée ni du
passé, ni de l'avenir, ni de notre existence même. C'est
elle aussi , c'est la rémim'scence qui nous donne l'idée de
notre mai. Mais comment pouvons-nous distinguer deux
idées parfaitement identiques? Peut-être par la différence
des idées accessoires qui les entourent ; par celle des cir-
constances dans lesquelles nous nous trouvons. Tout
change autour de nous , et nous-mêmes, nous changeons
à chaque instant , soit physiquement , soit moralement : il
n'est donc presque pas possible, qu'une idée se présente à
nous plusieurs fois dans des circonstances absolument sem-
blables , ou accompagnée des mêmes idées accessoires. Or
une différence plus ou moins sensible enti^ les circon*
stances , ou entre les idées accessoires qui entourent l'idée
principale lorsqu'elle se forme, et celles qui l'accompagnent
lorsqu'elle se reproduit, en faisant mieux ressortir l'iden-
tité de Tidée première avec l'idée reproduite, empêche aussi
sans doute que nous ne les confondions l'une avec l'autre.
(99)
Telles sont les propriétés passives les plus remarquables
de Imtelligence auxquelles nous avons donné le nom corn-*
mun de sensibilité intellectuelle^ et qui ne sont peut-être
toutes que des modifications de l'entendement.
Il nous reste à parler de celles que nous comprenons sous
la dénomination de sensiMité morale : dénomination im-
propre , insuffisante ^ et que nous n'employons qu'à défaut
de terlme plus convenable. Parmi les différentes propriétés^
ou manière de sentir^ que nous rangeons dans cette classe^
il n'en est qu'une ^ sans doute ^ que Ton puisse^ à la rigueur^
appeler sens moral : et quant aux autres^ nous serions fort
embarrassés si nous devions leur donner un nom.
La sensibilité morale est^ en général, la propriété au
moyen de laquelle l'ame subit ou éprouve ces sortes de mo-
difications qu'on nomme, ou que j'appelle sentimens : et
par ce mot sentimens, j'entends seulement ces émotions de
plaisir ou de peine qui résultent du rapport que les choses
ont entre elles et avec nous. Or, autant il y a d'espèces de
rapports hors de nous, autant il y a en nous de sens, ou de
propriétés, je ne dis plus ici^ pour les apercevoir, mais
pour les sentir.
Les deux premières espèces de rapports, ceux qui s'é^^
loignent le plus des rapports moraux proprement dits ,
sont ceux qui existent entre les choses sensibles, dont les
unes frappent l'ouïe et les autres la vue.
Et d'abord , lorsque plusieurs sons difierens se font en-
tendre à la suite les uns des autres, indépendamment de la t
siipple sensation , agréable ou désagréable, que chacun fait
naître séparément, il résulte, des rapports qu'ils ont entre
eux , ou de la manière dont ils se succèdent , une autre
modification dans l'ame, et c'est ce que j'appelle sentiment.
(100)
Pourquoi les mêmes sons, lorsqu'ils se suivent^ ou sont
arrangés^ si Ton peut ainsi dire, de telle ou telle manière^
produisent-ils en nous un sentiment agréable, et pourquoi
un sentiment contraire ou moins agréable, dans tel autre
ordre de succession ? A cela nous ne pouvons rien répondre,
si ce n'est que Thomme est fait de telle manière, ou que telle
est sa nature, enfin, qu'il est doué d^une telle propriété,
que, dans la première circonstance, il doit éprouver un
sentiment de plaisir, et dans la deuxième, un sentiment
plus ou moins pénible. Si c^est la un mystère impénétrable
à notre intelligence , c est qu'en effet nous ne saurions pé-
nétrer dans notre nature intime, laquelle nous ne pouvons
connaître que par ses attributs 5 et la propriété dont nous
parlons, et qu'on pourrait nommer sens de Vharmoniey n'est
ni mieux ni moins bien connue que toutes celles qui con-
stituent pour nous la nature des choses.
Il en est de même de celle en vertu de laquelle nous
éprouvons un sentiment agréable en voyant des corps
diversement figurés, ou de diverses couleurs, arrangés
dans un certain ordre régulier, et suivant certaines pro-
portions , qui sont en quelque sorte pour la vue , ce que
la mesure est pour l'ouïe. D'où vient que nous prenons
plaisir à voir les dessins réguliers que forment les petits
corps diverseipent colorés et figurés jetés au hasard dans
un caléidoscope, et qui sont de différentes grandeurs,
mais sans être hors de certaines proportions les uns par
rapport aux autres? Nous ne saurions dire pourquoi. Nous
appelons bizarre ou de mauvais goût ce qui fait naître en
nous un sentiment contraire à celui dont je viens de parler,
mais sans trouver hors de nous rien qui puisse au fond jus*
tifier notre blâme ; parce qu'il n'a véritablement sa raison
qu'en nous-mêmes , c'est-à-dire dans une de nos manières
de sentir , dans une des propriétés de l'ame.
Les rapports que les choses sensibles peuvent avoir ou
( 101 )
avec Tasage pour lequel elles sont destinées y ou avec nos
habitudes et nos penchans ^ ou enfin avec les idées qu'elles
réveillent en nous^ produisent aussi des sentimens plus ou
moins agréables ou désagréables 5 et ceux-ci se rapprochent
davantage dés sentimens moraux proprement dits.
Sans parler des manières de sentir , ou propriétés à Taide
desquelles nous éprouvpns^ ou sommes susceptibles d^é-
prou ver des sentimens d'amour et de haine y de sympathie
et d'antipathie^ et une infinité d'autres j nous nous borne-
rons à dire un mot du senis moral par excellence, qu'on
pourrait aussi appieler y du moins dans certains cas^ le sens
du juste et de Finjuste, ou du bien et du maL
Si une action qui n'est que rigoureusement juste n'excite
point en nous un sentiment d'admiration , nous devons nous
en féliciter ; c'est une preuve que nous en voyons habituelle-
ment de semblables } et nous sommes alors dans le cas de
celui qui ne sent pas le prix de la santé parce qu'il en jouit
habituellement. Mais il est certain qu'en général toute ac-
tion juste et, à plus forte raison y toute action vertueuse,
ou qui va au delà du juste , en un mot , que toute bonne
action, supposé d'ailleurs que nous n'y soyions intéressés
en aucune manière, excite en nous un sentiment agréable;
mi sentiment de bonheur plus ou moins vif j et que nous
éprouvons un sentiment contraire à la vue ou au récit
d'une mauvaise action en général , et plus particulièrement
d'une action injuste. D'où cela provient-il? je promets de
vous l'apprendre , quand vous m'aurez dit pourquoi vous
ête^ agréablement ou désagréablement affecté par telle
forme de vase ou telle suite de sons, en faisant abstraction
des rapports que ces choses pourraient avoir avec telles ou
telles idées qu'elles réveilleraient en vous.
C'est cette propriété , cette manière de sentir , ce sens
précieux que les moralistes doivent principalement s'atta*
cher à développer et à dinger. Mais ils ne le feront jamais
(102)
naître chez les hommes qui en sont naturellement dëpour-
Yus ; de même qu'on ne saurait inspirer le goût de la mu*
sique à ceux qui ont loreille fausse. Et malheureusement,
comme il est des aveugles et des sourds-muets de nais*
sance, il^est aussi des hommes chez lesquels le sens moral
est* au moins très-ohtus, s'ils n'en sont pas entièrement
privés. Il faut bien se contenter avec ceux-ci de leur dé«
montrer qu'il est de leur intérêt d'être justes et vertueux ,
ce qui du reste est incontestable , du moins si l'on n^entend
pas uniquement parler d'un intérêt temporaire et pure*
ment matériel , et qu'on prenne ce mot dans le sens le plus
étendu. On peut être juste et faire le Inen par divers moti&,
c'est à savoir, par force, ou par nécessité, par crainte,
par habitude, par intérêt et, enfin, par indination, ou
par amour pour le bien même. Ceux qui sont chargés de
l'éducation de la jeanesse ne doivent pas perdre de vue ces
considérations.
Ce que j'ai dit du sentiment du juste et de l'injuste, on
peut le dire aussi du sentiment du devoir. Qu'un homme
soit naturellement sourd à ce sentiment , tous vos efibrts
seront inutiles pour lui persuader que'naturellement, ou
par la seule nature des choses , il se trouve obligé en quoi
que ce puisse être.
Je suis bien loin d'avoir fait connaître toutes les proprié-
tés de l'ame, et à peine ai- je efileuré celles qui ont été
mentionnées : mais je crois en avoir dit assez pour fkire
sentir la différence qui existe entre les trois espèces de sen*
sibilités , que nous avons nommées physique, intellectuelle
et morale, ainsi qu'entre ces propriétés passives de Tame
et se^ propriétés actives , plus particulièrement appelées ses
facultés*
En réfléchissant sur ces propriétés merveilleuses, on
( 103 )
v(Mt aussi qa'dles sont d'un ordre tout difTérent de celles
que l'on attribue généralement au corps ; et il répugnerait
de croire qu'elles ne sont que de simples résultats de l'ar-
rangement^ ou de l'organisation de la matière : ou il faudrait
en même temps supposer dans la matière première certai-
nes propriétés différentes de celles que nous apercevons ,
ou qui se manifestent dans les corps bruts.
Remarquons cependant que parmi toutes les propriétés
de Famé , surtout parmi celles qui s éloignent le plus de la
sensibilité physique , il n'en est pas une que Ton puisse re-
garder comme absolue j et qu'elles sont toutes , ainsi que
les propriétés accidentelles des corps ^ susceptibles de plus
et de moins.
Remarquons en outre ^ que les nnes^ telles que certaines
propriétés affectives y s'affaiblissent ou s'émoussent par une
action trop prolongée ou réitérée; comme cela arrive aussi
à regard de certaines qualités des corps , telles que l'élas-
ticité dans un ressort tendu; et que les autres^ comparables
en cela au magnétisme d'un barreau de fer aimanté y se for-
tifient y au contraire y ou augmentent d'intensité par l'exer-
dce. Toutes les propriétés àe Xintelligence y passives ou
actives y sont dans ce dernier cas.
Ces propriétés se développent aussi avec l'organisation;
et il y a entre celle-ci et les attributs de l'ame en général
un rapport de dépendance si marqué , si évident, et con-
staté par tant d'observations et d'expériences différentes,
qu'il serait absurde de vouloir le nier. Que l'ame soit une
substance simple, distincte du corps, ce sera une raison de
plus de croire que les différences de sensibilité et d'intelli-
gence qui distinguent les hommes les uns des autres dépen-
dent de l'organisation, qui peut varier à l'infini. On sait
qu'une lésion , ou un changement quelconque , soit perma-
nent , soit transitoire , dans certaines parties du cerveau ou
du système nerveux , changement qui peut être produit
(104)
par des causes très-diverses ^ amène aussi un changement ,
ou définitif ou momentané , dans les dispositions naturel-
les , ou les propriétés intellectuelles et morales de lame.
a Une chute ^ un coup violent porté sur la tête^ ont sou-
vent produit des altérations très-sensibles dans les facultés
intellectuelles; les uns ont perdu la mémoire , d'autres sont
devenus presque stupides. Il est même des faits bien con-*
statés ^ qui prouvent que de pareils accidens ont amené
chez certains individus y les changemens contraires les plus
heureux et les plus inespérés : ils ont été suivis chez les
uns^ d'une aptitude aux études , qui ne se faisait point re*
marquer auparavant ; chez d'autres , se sont développés de
grands talens, dont on n'avait jamais aperçu le germe. On
a vu ces mêmes accidens ^ chez des maniaques et des per-
sonnes en démence , être suivis du retour de la raison ( i ). »
Ainsi ^ outre que le corps agit sur l'âme comme l'ame sur le
corps y l'organisation a une influence directe sur nos diffé-
rentes manières de sentir et de connaître , et même sur
notre volonté.
N'y aurait-il donc dans l'ame que les* germes de toutes
ces propriétés^ et ces germes auraient-ils besoin pour se
développer^ qu'elle fût unie avec la matière^ comme une
semence sèche ^ pour être fécondée^ doit êti^e jetée sur une
terre humide ; en sorte que l'ame, quoique distincte du
corps y ne serait rien sans lui? Cette hypothèse parait trop
absurde pour que nous puissions l'adopter.
Il faut donc de deux choses l'une ; ou que les attributs
de l'ame ne soient tous que des propriétés accidentelles
de la matière^ résultant de son organisation^ soit que l'on
suppose ou non dans ses élémens quelque propriété diffé-
rente de l'impénétrabilité modifiée par le volume et la
figui^e; ou que l'ame en elle-même possède au plus haut
(1) Aldini.
( 105 )
degré tous les attributs qui la caractérisent , et que le corps
auquel elle est conjointe ne fasse que gêner, au contraire ,
l'exercice de ses fonctions; en sorte que l'organisation la
plus parfaite serait celle qui y apporterait le moins d^obi-
stacle; et la plus défectueuse, celle qui s'y opposerait tout-
à-fait. '
DES PHENGIHENES^ EN GENERAL.
SI
er
Vulgairenf ent parlant , on ne désigne {)ar le nom de phé-
nomènes y que les faits surprenans et extraordinaires. Mais
les sayans et les philosophes donnent à ce mot une exten-
sion beaucoup plus grande et pour ainsi dire sans limites :
ils nomment donc phénomène , tout éyénement , quel qu'il
soit 'y toute action , ordinaire ou extraordinaire , n'importe
de quelle nature; en un mot, tout ce qui survient, tout ce
qui arrive dans le monde , soit physique , soit moral , soit
intellectuel.
Une action , un événement, un fait , est le plus souvent,
pour ne pas dire toujours , composé de plusieurs phéno-
mènes plus simples, qui co -existent ou se succèdent sans
interruption sensible , de manière à ne former , pour ainsi
dire , qu'un seul tout , qu'un seul fait.
A la rigueur, tout phénomène simple est instantané.
S'il paraît ordinairement avoir une certaine durée, cela
provient, ou de ce qu'il est suivi d'une manière d'être qui
dure au moins quelques instans , et que l'on confond mal
à propos avec le phénomène lui-même 3 ou de ce qu'il se
compose en efiët de plusieurs phénomènes plus simples se-'
parés les uns des autres par des intervalles de temps dont
(106)
chacun séparément est toat-à-fait insensible ^ mats qui tous
ensemble forment une durée appréciable.
Examiné de bien près, et en dernière analyse y un phé-
nomène simple est un changement subit qu'éprouve actuel-
lement une substance, ou quelqu'une de ses propriétés;
c'est le passage instantané d'une manière d'être à une
autre.
Qu'il vienne à pleuvoir un moment, ce sera déjà un fait
très-complexe, et il y aura ici tout à la fois co-existence et
succession de phénomènes ;. car la chute de chaque goutte
d'eau est un phénomène à part , et , tout mouvement de
gravitation étant accéléré, il y a réellement dans la chute
de chaque goutte de pluie une suite non interrompue de
diangemens , ou de phénomènes distincts ; puisque à dia-
que instant elle passe d'une vitesse acquise à une vitesse
plus grande , ou d'une manière d'être à une autre.
Le passage du repos au mouvement ou du mouvement
au repos de tout corps mobile; les transformations succes-
sives qu'éprouve un corps mou; la fracture, la pulvérisa-
tion d'un corps fragiie; la liquéfaction d'un corps fusible;
les vibrations d'un corps é/n^^t^ue/ l'attraction ou la répul-
sion mutuelle de deux corps électrisés^ suivant leur affinité
ou leur antipathie réciproque; sont des phénomènes sim-
ples ou peu complexes, qui, avec beaucoup d'autres du
même genre , font l'objet des études du physicien et du
chimiste. Il en' est d'autres moins simples et qui s'expli-
quent plus difficilement : telles sont les fonctions régulières
et toutes les maladies des plantes et des animaux ; telles
sont aussi nos actions corporelles mais volontaires. Enfin
il en est qui semblent tout-à-fait incompréhensibles, quoi-
que très-simples en apparence , et peut-être en réalité : ce
sont les modifications que nous éprouvons nous-mêmes,
et que nous avons nommées sensations , sentimens, idées ;
volitions.
( 107 )
n est à remarquer que les phénomènes de la première
classe y je yeux dire de ceux qui appartiennent au règne
minéral^ ou a la matière brute ^ ne peuvent se reproduire
que par une cause semblable ou analogue à celle qui les
avait d'abord fait naître y et qu'ils ne se réproduisent pas
av^c plus de facilité à la deuxième , à la centième fois qu'à
la première : tandis qu'il en est tout autrement des phéno-
mènes intellectuels^ ou des idées. Par exemple^ que l'on
fasse fondre cent fois le même morceau de plomb ; l'action
du feu y et le même degré de chaleur seront aussi néces-
saires à la centième qu'à la première : au lieu que l'idée
que j'ai acquise de cette opération en la voyant pratiquer^
pourra se réveiller dans mon esprit par la seule présence
ou de l'opérateur ^ ou du creuset dont il se sera servi , ou
de tout autre objet qui n'aura avec cette opération qu'un
simple rapport de circonstance; et cette idée renaîtra d'au-
tant plus facilement, qu'elle se sera plus souvent renou-
velée.
Cette difierence caractéristique entre les phénomènes de
l'intelligence et ceux de la matière proprement dite , est
une des plus considérables parmi celles qui distinguent ces
deux classes de phénomènes. Mais je dois aussi faire obser-
ver que^ sous le rapport où nous envisageons ici les choses^
les sensations ne peuvent pas être entièrement assimilées aux
idées y ni les phénomènes de la matière organisée à ceux des
corps bruts y il s'en faut beaucoup : en sorte qu'il paraît y
avoir 9 sous ce même rapport, quelques degrés intermé-
diaires qui conduisent des phénomènes de la première
classe à ceux de la dernière.
Ce sont les phénomènes^ c'est-à-dire les modifications
qu'une substance éprouve ou les actions qu'elle exerce^
qui nous révèlent les propriétés dont elle est douée et qui la
constituent} et rigoureusement parlant, nous n'apercevons
jamais que des phénomènes : une substance qui n'agit sur
(108)
nous par aucune de ses propriétés , et sur laquelle nous ne
pouvons agir actuellement , est d'ailleurs pour nous comme
si elle n'était pas. Mais, en elle-même, une propriété ou
une siibstance n'a pas besoin pour exister, de se manifes-
ter actuellement par quelque phénomène; au lieu qu'un
phénomène suppose nécessairement Texistence de certai-
nes propriétés , et, par conséquent, d'une substance. Les
vibrations sonores qui viennent frapper nos sens ne seraient
point possibles sans un corps doué de l'élasticité : mais ce
corps et cette élasticité n'ont pas besoin pour exister de
se manisfester par des vibrations , ni par aucun autre phé-
nomène. Qu'on n'imagine donc pas que les propriétés des
corps, ni que celles de Tame, ne sont que de simples dis-
positions sans aucune réalité; et encore moins, qu'elles
cessent d'être ou d'exister avec les phénomènes qui les ré-
vêlent , ou par lesqueb elles se manifestent.
Tout phénomène est une modification actuelle produite
dans une substance par l'action d'une autre substance; à
moins que la première n'ait la faculté de se modifier elle-
même : et la nature d'un phénomène dépend tout aussi
bien de la manière d'être de la substance qui subit cette
modification , que de la manière d'être et d'agir de celle qui
la produit.
Toute modification , tout changement , tout phénomène
a donc deux causes ; Tune qui e3t dans l'agent , et qu'on
nomme cause efficiente ou productrice; l'autre qui est dans
le sujet, ou le patient, c'est-à-dire dans la substance mo-
difiée, et que j'appelle cause conditionnelle. Et je le répète^
de la nature de ces deux causes dépend celle du phéno-
mène. Qu'un même corps ^ considéré dans une seule de
ses propriétés , ou sous un seul de ses rapports , soit soumis
(109)
successiyement a Taction de plusieurs causes productrices
différentes^ il en résultera tout autant de modifications^ ou
de phénomènes; et les différences qui distingueront ces phé-
nomènes les uns des autres dépendront de celles de leurs
causes efficientes. Mais qu'une même cause productrice ou '
efficiente ; que la chaleur, par exemple^ c'est-à-dire qu'un
corps échauffé et considéré seulement sous le rapport de
sa température y agisse sur d'autres corps , tels qu'un mor-
ceau de cire et un être vivant ; le premier deviendra li-
quide^ en vertu de sa fusibilité; le deuxième éprouvera une
sensation quelconque, en vertu de sa sensibilité; et ainsi
les différences qui existeront entre les deux phénomènes y
ne dépendront que de celles de leurs causes conditionnel-
les y ou des manières d^être des corps sur lesquels la cause
efficiente agit. D'où l'on voit que les deux causes contri-
buent également à celle de Teffet produit.
Toutes nos sensations, tous nos sentimens , toutes nos
idées y en un mot , tous les phénomènes qui se passent dans
notre ame , ont , immédiatement ou originairement , leurs
causes efficientes ou productrices hors de nous, et ces
causes existent dans les corps , en tant qu'ils sont actuelle*
ment en action , ou dans les rapports, directs ou médiats ,
prochains ou éloignés , qui se trouvent entre eux , soit
qu'on les considère comme objets purement matériels, ou
bien comme êtres intellectuels et moraux. Mais comment
apercevrions-nous ces rapports , comment ces objets agi-
raient-ils efficacement sur nous , si nous n'étions pas con-
stitués de manière à recevoir^ à sentir et a connaître leur
action? Ces phénomènes , quoique produits , originaire-
ment ou actuellement, par des causes extérieures , ont donc
leurs causes conditionnelles dans l'ame même, ou, pour'
mieux dire, dans certaines propriétés de l'ame, qui préexis-
tent à ces phénomènes, et devancent toute sensation et
toute idée. A la vérité, ces propriétés, qui constituent
( 110 )
Tame y se développent et se fortifient elles-mêmes par l'exer-
cice; mais comment poarraient-elles être mises en jeu^ si
déjà elles n'existaient pas? Un enfant qui vient de naître
ne sait point encore marcher ; mais l'apprendrai t-il jamais ^
s'il n'était pas conformé pour cela ? Ici , on' peut le dire , il
n'y a que le premier pas qui coûte, et ce premier pas serait
absolument impossible, si l'homme par sa nature n'était
pas doué de la propriété, ou de la vertu locomotive. Or
il en est de même de la marche de l'esprit : toutes nos con-
naissances, toutes nos idées sont acquises, il est vrai; mais
jamais nous ne pourrions acquérir aucune idée, ni éprou-
ver aucun sentiment, si l'ame, de sa nature, n'était pas
douée de certaines propriétés ou facultés particulières,
qui distinguent l'homme des êtres inanimés. Toute pro-
priété ou faculté de l'ame est donc innée et tient a son es-
sence même; quoiqu'il soit vrai de dire, que sans une cause
quelconque, existant hors de l'ame, cette propriété ne se
manifesterait point. Le phénomène n'est, pour ainsi dire,
que la propriété elle-même mise en jeu par une cause ex-
térieure : la propriété existe doue avant le phénomène*
Soutenir que le phénomène peut être avant la propriété
qui en est la cause conditionnelle, et qu'il peut faire naître
ou engendrer cette propriété, ce serait dire que l'effort
d'un ressort bandé peut produire l'élasticité ; au Heu qu'il
est évident que ce phénomène , ou cet effort , suppose déjà
l'élasticité dans le corps sur lequel la cause efficiente agit^
quoiqu'il soit bien certain que , sans la cause qui tient le
ressort tendu , cette propriété qu'on nomme élasticité ne
manifesterait son existence en aucune manière. On recon-
naît le phénomène à ce qu'il se manifeste actuellement, qu'il
dépend toujours d'une cause efficiente, ou productrice,
soit instantanée, soit permanente, suivant qu'il est lui-
même instantané ou continu , et qu'il a toujours une durée
finie, quoiqu'il puisse se renouveler sans interruption;
( 111 )
tandis que la propriété a par elle-même une existence per-
manente ^ et tout- a-fait indépendante des diverses causes
qui peuvent la mettre en jeu.
Il ne faut donc pas confondre les phénomènes de l'ame
avec les propriétés de Tame 3 la sensation y avec la sensibi-
lité physique } le sentiment en général , avec la sensibilité
morale j le sentiment du juste ou de l'injuste^ avec le sens
du juste et de l'injuste} l'idée en général^ avec l'entende-
ment ou Timagination ) l'idée du juste ou de Tinjuste^ ou
de tout autre rapport^ avec le jugement, ou le sens du
vrai; le souvenir 9 avec la mémoire; l'attention y action de
l'ame 9 avec l'attention, ou Tattentivité^ /a4?u/té de l'ame,
eu vertu de laquelle cette action s'exerce. Les métaphysi-
ciens n'ont pas suffisamment distingué ces choses , et de là
provient certainement une pai*tie de leurs erreurs , et de la
confusion ou de Tobscurité qui règne dans leurs écrits.
DES DoilES INNÉES.
Une idée qui se trouverait déjà dans l'esprit de l'homme
au moment de sa naissance , comme s'il l'avait acquise an-
térieurement à cette époque y ou comme si Dieu la lui avait
directement suggérée en le créant y c'est-à-dire en créant
Tame dont il l'a doué; voilà sans doute ce que serait une
idée innée ; et , il semble que plusieurs philosophes ont pré-
tendu qu'en effet il existait dans l'ame de telles idées. Mais
avant d'examiner plus particuUèrement cette question, qui
n'a pas pour nous la même importance que pour eux ; je
veux faire voir d'abord ce que le vulgaire en général, sans
s'en apercevoir, entend par ces mots d'idées innées, et
( 112 )
analyser, sous ce point de vue, la pensée du commun des
hommes.
Nous avons déjà dit que toute idée est un phénomène,
et que tout phénomène implique deux causes , l'une effi-
ciente , qui se trouve hors de la substance qui subit la
modification que nous appelons phénomène ; l'autre condi-
tionnelle, qui existe dans cette substance elle-même, dont
elle est une des propriétés constituantes.
Nous prouverons qu'il n'y a rien dans l'ame qui lui soit
inné, ou qui s'y trouve naturellement, que ses propriétés,
tant actives que passives , et qu'il ne s'y passe aucun phé-
nomène, du moins aucun de ceux que nous avons appelés
sensations, senti mens et idées, avant que quelque cause
efficiente extérieure ait pu agir sur elle.
Cependant, comme les phénomènes de l'ame existent,
si l'on peut ainsi dire, en puissance dans leurs causes con-
ditionnelles, qui sont innées, c'est-à-dire dans les pro-
priétés passives de l'ame, puisqu'ils ne sont, en quelque
sorte, que ces propriétés "elles-mêmes mises en jeu par des
causes efficientes, ou en tant qu'elles se manifestent ac-
tuellement ; de même qu'une maladie à laquelle un homme
est sujet existe en puissance dans certaines dispositions vi-
cieuses de ses organes ; et dé même encore que les vibra-
tions d'une cloche existent en puissance dans l'élasticité de
cette cloche : on peut dire, en ce sens, que toutes nos idées,
et même que toutes nos sensations nous sont naturelles ou
innées 3 comme on peut le dire de certaines maladies, chez
certains individus.
.. De plus, comme, d'une part^ les propriétés de l'ame
diôèrent les unes des autres dans le plus et le moins ^ ou
dans leur degré d'intensité ; et que , de l'autre , chaque pro-
priété est plus prononcée, ou plus parfaite chez quelques
hommes que chez tous les autres, on peut dire, jusqu'à un
certain point, de ces propriétés, et, par suite, des idées
(113)
dont elles sont les causes conditionnelles ^ et en tant que
ces idées existent en puissance dans ces causes, ou dans ces
propriétés, que les unes sont innées chez tous les hommes,
et que les autres sont innées seulement chez quelques-uns
d'entre eux; ce qui veut dire, que les premières sont
plus particulièrement innées , plus naturelles au genre hu-
main que toutes les autres idées; et que celles-ci sont plus
particulièrement innées ^ plus naturelles à quelques hommes
qu a tous les autres»
Voilà dans quel sens nous disons, vulgairement parlant,
que certaines idées en général nous sont innées ; que tel ou
tel sentiment est inné chez tel ou tel individu, ou qu'il lui
est naturel; que telle maladie est naturelle à telle famille ,
qu^elle est innée chez elle : et il est clair, quoiqu'on n'y
fesse guère attention, qu'au fond ce n'est point le senti-
ment , ou l'idée, ou la maladie qui est innée, ou naturelle;
car ce ne sont là que des phénomènes, qui ne peuvent
naître que par l'action de causes efficientes existant hors de
nous; et qu^il n^ a de naturel ou d'inné en nous que le
seds plus ou moins parfait, que la propriété de l'ame, et
la disposition du corps, qui sont les causes conditionnelles
de ces phénomènes.
Quand donc nous disons que telle maladie, que la goutte,
par exemple, est naturelle à telle famille, qu'elle est innée
chez elle ; il est évident que ce n'est point directement de
la goutte elle-même que nous entendons parler, d'autant
que personne ne vient au monde avec la goutte ; mais seu-
lement de sa cause conditionnelle, laquelle réside, en gé-
néral, dans l'organisation , et, plus particulièrement , dans
quelque disposition vicieuse du corps; ce qui fait que cer-
tains hommes sont plus disposés que d'autres à éprouver
cette maladie, quoiqu'ils en soient tous susceptibles. Quant
à sa cause efficiente, ou productrice, «elle peut être de di-
verse nature et tout-à-fait inconnue. Supposons qu'elle
TOME III. 8
(114)
consiste uniquement en Fabus y ou même Tusage modéré
des liqueurs fortes : il est certain que si Fun des membres
de cette famille de goutteux s'abstient absolument de boire
de ces liqueurs^ il n'aura jamais la goutte^ quoiqu'il porte
en lui-même la cause conditionnelle de cette maladie; il ne
Taura pas plus que celui qui ferait usage de pareilles liqueurs^
mais qui serait autrement constitué y et sur qui cette cause
eiBciente^ pour me servir d'une expression triviale , mais
parfaitement juste en cette .occasion ^ n'agirait pas plus
qu'un cautère sur une jambe de bois. Ainsi donc y puisque
cette maladie , ou ce phénomène, dépend d'une cause ef*
ficiente qui nous est étrangère y tout aussi bien que de sa
cause conditionnelle, laquelle seule réside en nous, à titre
de propriété ou de manière d'être, il n'y a de naturel ou
d'inné en nous que cette cause, ou cette propriété elle-
même.
Qu'on fasse , en présence de plusieurs personnes , le récit
d'une action souverainement injuste; la plupart seront pé-
nétrées d'un sentiment d'indignation , d'un sentiment pé-
nible , quel qu'il soit : quelques-unes peut-être entendront
ce récit avec plus ou moins d'indifférence , quoique l'idée
de cette action, ou la cause productrice de ce sentiment^
soit la même pour toutes. Qu'en devra- t-on inférer? c'est
que chez les premières la cause conditionnelle de ce senti-
ment, c'est-à-dire le sens du juste et de l'injuste, ou le sens
moral proprement dit, sera plus prononcé, ou plus parfait
que chez les autres. Mais comme, dans une pareille cir-
constance, tout homme, à très -peu d'exceptions près^
éprouverait un sentiment delà même nature, avec la seule
différence du plus au moins; nous dirons, en général, que
le sentiment du juste et de l'injuste est naturel à Vhotnwe,
en un mot qu'il est inné, quoiqu'il n'y ait d'inné que 1^
sens , ou la propriété qui en est la cause conditionnelle.
Quand donc, vulgairement parlant, nous disons qu'il 7
(115)
a des idées innées, en général, même chez tous les hommes,
ce qui s'entend principalement de ces rapports simples et
généraux que tous les hommes , sans exception , quelque
grossière que soit leur intelligence, sentent et aperçoivent
du premier coup d'œil , sans avoir besoin d y réfléchir un
moment, il est évident que cela ne s'applique point aux
idées elles-mêmes , mais seulement à leur cause condition-
nelle, qui est ordinairement le sens du vrai, ou le juge-
ment , en tant qu'il ne considère que ces idées ou rapports
simples dont nous venons de parler.
Nous avons justifié ces expressions populaires d'idées in-
nées , de sentimens naturels , en faisant voir comment il
&llait les interpréter, et en quel sens elles étaient vraies.
Maintenant , après avoir considéré les idées dans leurs
causes conditionnelles, où elles n'existent qu'en puissance,
c'est-à-dire où elles n'existent réellement pas 5 nous*devons
les considérer en elles-mêmes , et voir si , en prenant le
mot d'idée dans cette acception propre et directe, nous
sommes fondés à admettre des idées innées, si l'existence
de pareilles idées serait possible,^ et enfin , si, rigoureuse-
ment parlant, des philosophes ont embrassé cette doctrine.
8 2.
Si telle ou telle idée était innée, ou se trouvait naturel-
lement en nous, il s'ensuivrait nécessairement que, quand
elle se présenterait à notre esprit pour la première fois, elle
ne serait plus qu'une idée renouvelée, un souvenir. Mais,
comme ce souvenir ne serait certainement point accompa-
gné de réminiscence, car personne ne se rappelle que telle
idée qui l'afiTecte actuellement l'avait déjà affecté avant
qu'il fut né , et que par conséquent nous n'amnons point
de preuve directe qu'en eflet cette idée ne fût qu'un sou-
( 116 )
venir; il faudrait le prouver d^ailleùrs^ si l'on voulait être
en droit de la regarder comme telle.
C^est à quoi Ton parviendrait si Ton pouvait démontrer,
par une analyse approfondie y ou qu^il y a des idées sans
cause efficiente ^ en sorte que Dieu seul aurait pu nous les
suggérer; ou que nous n'avons aucun moyen de les ac-
quérir^ et qu'elles sont telles que jamais elles ne se pré-
senteraient à notre esprit , si elles ne s'y trouvaient pas
naturellement ; ce qui entraînerait encore la supposition
qu'elles n'ont point de cause : car, si elles en avaient une ^
cette cause pourrait agir efficacement sur nous pour pro-
duire ces idées, puisque nous avons d'ailleurs en nous leurs
causes conditionnelles, ou les conditions indispensables de
leur existence; et alors,, étant démontré que nous pour-
rions les acquérir comme toutes les autres , ce serait faire
une hypothèse gratuite que de supposer qu'elles sont in-
nées. Or, par une aiialyse exacte et rigoureuse de l'enten-
dement^ on se convaincra qu'il n'y a point d'idée , quelque
générale et abstraite qu'elle soit , qui , comme toute autre
phénomène , n'ait une cause productrice , ou efficiente.
Admettons qu'il y a des idées sans cause ; comment ces
idées pourront- elles jamais se représenter à la mémoire?
Tout souvenir n'a-t-il pas lui-même une cause efficiente
dans une autre idée ou dans un signe quelconque ayant
quelque rapport avec l'objet de ce souvenir, ou plus géné-
ralement, avec la cause efficiente de l'idée qu'il rappelle?
Or^ cette idée n'ayant point de causé, il n'est donc aucun
signe qui puisse la rappeler, et conséquemment jamais une
telle idée ne se représentera devant l'esprit. La vue d'un
simple anneau suffirait pour me remettre en mémoire Tidée
d'une personne qui me l'aurait donné , parce qu'il y aurait
au moins un rapport de circonstance entre cet anneau et
cette personne , qui est la cause efficiente de l'idée que j'ai
d'elle. Mais si cette idée était innée en moi , sans que j'eusse
r
"^mfmmmmm
( 117 )
jamais vu cette personne ^ ou sans qu elle existât , il m'est
impossible de concevoir qu'aucun signe ^ qu'aucune idée y
pût jamais la rappeler à ma mémoire , ou la représenter à
mon imagination. Il est vrai que ce ne sont point les idées
des choses sensibles qu on nous donne comme innées ; que
ce sont au contraire des idées très-générales et très-abstrai-
tes : mais cela ne détruit pas la force de mon argument , et
c'est seulement pour le rendre plus sensible ^ que je Tai ap-
puyé d^un exemple tiré des choses sensibles.
Mais^ dira-t-on, il est beaucoup d'idées générales et
abstraites qui se trouvent actuellement dans Tesprit y sans
qu'on se rappelle le moins du monde les avoir jamais ac-
quises 3 et peut-être se croira-t-on, par la , autorisé à con-
clure quelles sont innées. Je répondrai^ premièrement^
que cette conclusion ne serait pas du tout légitime 3 et^
en second lieu y qu'il est très-facile d'expliquer pourquoi
nous ne pouvons nous rappeler ni quand y ni comment cer-
taines idées se sont introduites dans notre entendement.
D'abord^ il est des idées, des rapports si simples^ que nous
en sommes afiectés comme malgré nous, sans que nous
ayons besoin pour cela du moindre degré d'attention; et
ces idées se reproduisent si fréquemment, que nous en
sommes pour ainsi dire assaillis , en naissant au milieu
d'elles; en sorte qu'il n'est pas surprenant que nous ne
nous souvenions ni à quelle époque , ni de quelle manière
elles sont entrées dans notre esprit. Il en est d'autres au
contraire qui , d'abord plus ou moins obscures ou confu-
ses, ne deviennent claires ou distinctes, qu'à mesure que
nous sommes plus capables d'attention et de réflexion j ou
que nous faisons un plus fréquent usage de ces facultés;
et , quoiqu'on général elles ne se placent dans la mémoire
que lorsqu'elles sont toutes faites^ elles entrent dans l'en-
tendement ou la conception d'une manière insensible et
inaperçue.
( 118)
Tout en nous accordant qu'il n'y a point d'idée sans cause
efficiente^ on pourrait demander s'il n'y en a pas au moins
quelques-unes qui aient leur cause efficiente dans l'ame même.
Sans doute un grand nombre d'idées ont pour causes
productrices d'autres idées antérieurement acquises^ les
unes plus tôt , les autres plus tard } telles sont et ces idées
composées^ et ces idées de rapports ^ et ces idées déduites^
dont les causes conditionnelles sont l'imagination y le ju*
gement et la raison : ces idées ^ dis-je^ et une infinité d'au?
très peuvent avoir leur cause immédiate dans des idées
plus simples , celles-ci dans d'autres^ ces dernières dans
d'autres encore : mais ^ en remontant ainsi jusqu'au der-
nier anneau de cette chaîne d'idées^ on arrivera toujours
à une idée primitive qui aura sa cause dans les objets exté^
rieurs ou les rapports qu'ils ont entre eux.
Je n'ai pas répondu^ du moins directement^ je le sais
bien ^ à la question proposée ; car il s'agit sans doute de
savoir si une idée peut avoir origineHement sa cause effi^
ciente^ non dans une autre idée acquise^ mais dans quel-
que principe^ dans quelque chose qui soit inhérent à lame
même^ c'est-à*dire dans quelqu'une de ses propriétés^ soit
actives , soit passives.
A lexception peut-être des idées que nous avons de ces
propriétés elles-mêmes, et c'est ce que nous examinerons
tout à l'heure, il n'est aucune idée connue dont on puisse
trouver la cause efficiente, même immédiate, *dans quel-
qu'une des propriétés passives de l'ame; et quant à ses
propriétés actives, bien que sans leur intervention nous ne
pussions , a la rigueur, avoir l'idée distincte de quoi que
ce puisse être au monde; il est certain que, par elles-mê-
mes, elles ne peuvent produire, ou engendrer aucune idée;
elles ne font que nous les montrer, nous les faire aperce-
voir, comme le soleil rend visibles les objets matériels,
sans leur donner l'existence.
(119)
En général^ une propriété ne peut jamais être regardée
comme cause productrice^ qu'autant qu'elle est actuelle-
ment en jeu^ si Ion peut s'exprimer ainsi, et que par là
elle manifeste son existence. Si donc il y avait des idées
qui eussent leur cause efficiente ou productrice dans cer-
taines propriétés de Tame, il faudrait que Dieu les eût
mises en jeu en les créant; et, dans ce cas, elles n'auraient
pas discontinué d'agir, de se manifester; car quelle serait
la raison de ce changement? Or il n'y a pas une seule pro-
priété de l'ame, du moins parmi ses propriétés passives,
que l'on puisse dire être incessamment en exercice, ou se
manifester constamment, sans interruption : il faut donc
que ces propriétés soient elles-mêmes mises en évidence
par des causes extérieures; et ainsi, quand même elles
pourraient être causes immédiates de quelques idées,
celles-ci , quand à leur existence , dépendraient toujours
de ces causes extérieures , et par conséquent ne seraient
point innées.
Qu'est- ce en efièt qu'une propriété qui se manifeste ac-
tuellement par quelque action, ou de quelque manière que
ce soit? un véritable phénomène. Or, quoiqu'un phéno-
mène puisse être cause efficiente d'un autre phénomène,
il faut qu'il ait lui-même une cause. Ainsi , pour qu'une
idée fût innée et qu'elle eût sa première cause dans une
propriété de lame, il faudrait donc, ou que cette idée eût
d'abord sa cause immédiate dans une autre idée , dans un
autre phénomène de l'ame , celui-ci dans un autre , et ainsi
jusqu'à rinfini, ce qui est absurde; ou que l'un de ces plié*
nomènes eût sa cause dans un dernier phénomène sans
cause, c'est-à-dire dans une propriété dont l'action ne
serait déterminée par aucune cause, ce qui ne se peut pas.
Si quelques idées pouvaient avoir leurs causes efficientes
dans les propriétés de Famé, ce serait surtout celles que
nous avons de ces propriétés elles-mêmes. Q semble en
( 120 )
effet que Tidée que j'ai de rimagination^ par exeiUple^ doit
avoir pour cause efficiente Fimagination 3 et c'est ce qui
n^est pas douteux^ s'il ne s'agit que de la cause immédiate :
ridée que j'ai de l'imagination a pour cause immédiate
l'imagination^ mais l'imagination mise elle-même en jeu^
en action y par une cause quelconque.
Comme nous ne connaissons les propriétés^ soit de l'ame^
soit des autres substances^ ^xie par les phénomènes qui les
révèlent^ il s'ensuit que les idées que j'ai, par exemple, de
l'entendement et de la sensibilité physique, se réduisent
aux idées que j'ai de l'idée elle-même et de la sensation^
ou se déduisent de ces idées, qu'il me faut avoir d'abord :
or ces phénomènes ont en dernier résultat, comme nous
Tavons démontré, leurs causes efficientes hors de noos^
hors de notre ame. Nous ne pouvons donc connaître ces
phénomènes, et, par suite, les propriétés passives de l'ame
qui en sont les causes conditionnelles , qu'après avoir été
en relation avec les objets extérieurs. Donc les idées que
nous avons de ces propriétés, et il en est de même de toutes
les propriétés passives de l'ame, ne sont point innées, c'est-
à-dire nées ou créées avec l'ame, comme les propriétés qui
la constituent, à moins qu'on ne prétende et qu'on ne
prouve, que ces idées, que ces phénomènes, n'ont point
de cause productrice, ou efficiente.
Quant à l'idée que nous avons de l'attention,, ou de
toute autre propriété active, on pourrait soutenir avec un
peu plus de vraisemblance qu'elle a sa première cause dans
l'attention elle-même, et, par suite, qu'elle est innée. Mais,
de deux choses l'une, ou l'attention est continuellement
en exercice, sans que l'action de cette faculté soit jamais
suspendue 3 ou cette action peut être interrompue et ne
s'exerce que par intervalle. Dans ce dernier cas, l'ame ne
pourra agir, ou être déterminée à agir que par une cause,
qui n'a pu êti*e dans l'origine qu'une sensation, et consé-
(121)
quemment une action du corps ^ ou y plus généralement ^
d un objet extérieur sur l'ame. Et si 1 attention^ si 1 /ictivité
de Tame est toujours en exercice ^ et ne fasse que se porter
d'un objet sur un autre ^ ou se partager également entre
tout ce qui peut agir sur Tame^ hypothèse qui ne serait
point insoutenable } il faudra toujours ^ pour que nous
puissions remarquer que nous sommes attentifs^ et^ par
conséquent ^ pour ay oir l'idée de l'attention , ou que celle-
ci soit excitée par un objet ^ par une idée quelconque, ou
quelle se porte yolontàirement sur cet objet, sur cette
idée, qui ne peut être qu'une idée acquise.
Enfin , en supposant même qu'une idée pût avoir origi-
naMement sa cause efficiente dans Tame , comme cela de-
ait* '
vrait être si elle était innée, on pourrait encore objecter
que, la cause étant inséparable de l'effet, si la cause n'était
pas elle-même un effet produit par une autre cause , l'idée
produite par cette cause devrait être, à ce qu'il semble,
continuellement présente a l'esprit, ce qui n'a lieu pour
aucune idée.
On répondra peut-être à cette objection, en faisant ob-
server, qu'il faut nécessairement pour qu'une idée soit
présente à Tesprit, c'est-à-dire, pour que Tesprit l'aper-
çoive actuellement, quç l'attention s'y porte, et qu'ainsi
l'on pourrait supjposer que toute idée, soit innée, soit
même acquise, existe en eflet et demeure constamment
dans l'ame, quoiqu'elle ne soit aperçue que lorsque l'at-
tention se dirige vers elle : de même que l'impression
constante que produirait sur la vue un objet toujours pré-
sent a nos yeux^ ne serait sentie,, ne serait aperçue, qu'au-
tant que l'attention se concentrerait sur la sensation
produite par cet objet. Mais cette hypothèse, supposé
qu'elle ne présentât rien dé contradictoire, ne résoudrait
point la difficulté 3 car il faudrait toujours une cause pour
déterminer l'attention à se porter sur une idée qui existe-
( 122)
rait actuellement dans Fame^ comme il en faudrait une
pour la réveiller si elle n'était qu'endormie^ ou pour la
produire si elle n'existait pas encore.
Il résulte donc très-évidemment de tout ce qui précède^
qu'il n'y a aucune idée proprement dite qui soit innée : et
quand même on en excepterait celles de nos propres facul-
tés^ sur lesquelles d'ailleurs on ne dispute guère, soit qu'on
n y attache aucune importance, soit pour toute autre rai-
son y elles sont en si petit nombre, qu'elles n'empêcheraient
point la généralité d'une règle qui renferme , on peut le
dire, une infinité de cas. Ces idçes, dis- je, fussent-belles in-
nées, attendu que les propriétés de l'ame le sont elles-mê-
mes , qu'elles se trouvent naturellement en nous , ce qu'on
ne peut dire d'aucune autre chose, on n'en pourrait nulle-
ment inférer que toute autre idée innée fût possible , et la
doctrine des idées innées en général n'en serait pas moins
absurde.
s 3.
Maintenant, y a-t-il quelques philosophes qui aient ad-
mis de telles idées, et prétendu qu'elles pouvaient exister :
ou , en d'autres termes , parmi les philosopher» qui ont em-
brassé cette doctrine, ^elques-uns ont-ils réellement voulu
parler des idées elles-mêmes, des idées proprement dites j
et ont-ils pris ce mot dans un sens direct, comme nous
l'avons fait en dernier lieu ?
A cette question , assez embarrassante , on ne pourrait ,
je crois, répondre bien positivement ni oui, ni non. Car il
est à remarquer d'abord , qu'un grand nombre de philoso-
phes, pour ne pas dire le plus grand nombre, soit qu'ils aient
adopté ou rejeté cette hypothèse des idées innées, n'ont
eu qu'une idée confuse et de ce mot d'inné j et surtout de
celui d'idée^ puisqu'ik ont confondu par le fait, si ce n'est
( 123 )
•
dans leurs définitions y les phénomènes de Tanie avec ses
propriétés y qui en sont néanmoins aussi distinctes y que la
mollesse de la cire est distincte des divers changemeus de
forme qu'elle peut recevoir en vertu de cette propriété
passive : en second lieu^ qu'ils n'ont pas poussé l'analyse
de Tesprit humain assez loin y pour remonter jusqu'à la
cause première de nos idées ; cause qui existe toujours hors
de nous, quoique beaucoup d'idées aient immédiatement
leurs causes efficientes dans l'ame, mais sans qu'elles y
soient elles-mêmes innées; car ces causes ne sont jamais
que des idées antérieurement acquises, ou des rapports
entre ces idées, et non des propriétés constituantes de
l'ame ; enfin, qu'ils n'ont fait dépendre diaque idée que
d'une seule cause , avec laquelle ils l'ont même confondue,
a savoir, tantôt de la cause efficiente, tantôt de la cause
conditionnelle , et tantôt de Tattention ou de la réflexion ;
quoique , d'une part , Tattention ni la réflexion ne peuvent
produire aucune idée , mais seulement nous les faire dé-
couvrir ou apercevoir, et que, de l'autre, toute idée,
quelle qu'elle soit, a toujours deux causes, l'une condi-
tionnelle , qui est dans l'ame et inhérente à l'ame , comme
étant une des propriétés qui la constituent ; l'autre , qui
peut être immédiatement et actuellement dans l'ame sans
y être inhérente, mais qui est toujours originairement hors
de l'ame; ce qui est aussi vrai pour les idées les plus géné-
rales et les plus abstraites, que pour celles des choses
sensibles. Ainsi, quand une idée, comme celle d'un objet
matériel, a immédiatement sa cause efficiente hors de nous,
ils l'ont fait dépendre de cette seule cause , et l'ont même
jusqu'à un certain point confondue avec cette cause, en
disant qu'une telle idée nous venait du dehors , ce qui est
au mpins inexact ; car l'idée se forme en nous , par l'action
de la cause efficiente, qui demeure hors de nous; de même
que les vibrations d'une cloche ne lui viennent point du
( 124 )
dehors , mais s'effectuent en elle ^ par Faction de la cause
extérieure qui les produit, c'est-à-dire parle choc d'un
corps étranger. Quand, au contraire, une idée n'a pas
immédiaitement ou évidemment sa cause productrice hors
de l'ame, ils Tattribuent à sa seule cause conditionnelle^
si ce n'est à l'attention ou à la réflexion, et ils croient, en
général, qu'elle est innée, comme ils l'affirment du moins
pour quelques idées particulières 3 ce qui n'est pas moins
inexact : car , quoique toute idée se forme en nous , il n'y
a d'inbé en nous , il n'y a d'inhérent à la nature de Tame^
que ses propriétés , les unes passives , en vertu desquelles
elle perçoit ou conçoit les idées que des causes efficientes
produisent en elle 5 les autres actives, qui nous les font
apercevoir , mais ne les engendrent pas. Indépendamment
de ces facultés, il y a donc dans toute idée trois choses à
considérer , la cause efficiente , soit extérieure , soit inté-
rieure mais non pas innée, qui la produit 3 la cause condi-
tionnelle, ou la propriété passive de l'ame en vertu de
laquelle elle est produite ; et enfin Tidée elle-même. Or les
philosophes dont je parle ne réconnaissent que Tidée et
une cause quelconque dont elle dépend, et encore ne
distinguent-ils pas toujours ces deux choses , qui , aux yeux
de la plupart, n'en font qu'une; ce qui leur fait soutenir
avec obstination , et les entraine en effet dans la nécessité
de soutenir qu'il y a des idées innées et des idées acquises ,
et d'établir ainsi entre les idées une distinction qui n'existe
pas; car, suivant le sens qu'il plaira aux philosophes de
donner aux mots, on pourra dire, ou qull n'y a point
d'idées innées, ou qu'elles le sont toutes; et non seulement
toutes les idées, mais encore toutes les sensations.
• s 4-
Quelles senties idées que Ton a prétendu être innées?
( 125 )
Platoii considère comme telles^ non les idées de rien
d'individuel, mais celles des genres et des espèces, et surtout
les idées les plus universelles des choses, c'est-à-dire celles
précisément qui nous semblent résulter de la comparaison
du plus grand nombre d'objets. Ainsi l'idée de Thommeen
général est innée , suivant Platon , tandis que le commun
des hommes croient que nous l'avons acquise j en considé-
rant dans les hommes que nous connaissons, soit par nous-
mêmes, soit sur le rapport d'autrui, ce qu'ils ont tous de
commun , laissant à part les différences caractéristiques qui
les distinguent les uns des autres , et en généralisant cette
idée, c'est-à-dire en l'appliquant également aux hommes
que nous ne connaissons pas , ou qui viendront après nous,
comme à ceux que nous connaissons, et qui ont paru jus-
qu'à présent sur la terre. Nous pensons aussi que les noms
des genres et des espèces ne sont , comme disent les méta-
physiciens, que des dénominations extérieures, dont la na-
ture des choses ne dépend point, mais qui, au contraire,
dérivent elles-mêmes du point de vue sous lequel nous en-
visageons les choses; en sorte qu'un même objet peut être
rangé dans autant de classes difTérentes d'êtres qu'il a de
points de vue, ou d'attributs, ou de rapports : c'est ainsi
que la craie et la neige appartiennent à la classe ou à l'es-
pèce des corps blancs, la craie et le charbon à celle des
corps fragiles, la craie et le marbre à celle des substances
calcaires. Quoi qu'il en soit, l'idée que j'ai d'un objet indi-
viduel , de tel ou de tel écu de 5 francs, par exemple, n'est
point innée; je l'ai acquise en voyant cette pièce de mon-
naie; et il en est de même de sa pesanteur et de chacune de
ses propriétés en particulier : mais ce qu'il y a d'inné en
moi, suivant Platon, ce sont les idées de la pesanteur en
général , de l'éclat métallique en général , de la blancheur,
même de la blancheur tirant sur le gris en général , de la
monnaie et même d'un écu en général ^ d'un cercle ou d'un
( 126 )
disque en général^ des métaux, des corps, des substances,
des attributs en général , et surtout de l'être en général ,
qui est Tidée la plus universelle de toutes. On voit que les
idées innées de Platon ne difièrent point des essences des
choses adoptées par les philosophes du moyen âge, et qu'ils
lui en sont redevables. Aristote a refuté tant bien que mal
le sentiment de Platon sur les idées innées, auxquelles
seules il donnait le nom d'idées^ et M. Degerando résume
ainsi qu'il suit les argumens d' Aristote sur ce point.
<c Comment , dit Aristote , si, ces idées sont nées avec
» nous, n'en avons-nous point la conscience intime; de-
» meurons-nous si long-temps privés de la lumière qu'elles
» doivent répandre sur la connaissance des choses ? Com-
» nient posséderions-nous déjà l'idée d'un objet, avant
» même d'avoir aperçu cet objet? Appeler ces idées des
» exemplaires^ faire dériver d'elles tout ce qui existe, c'est
» ne présenter que des métaphores poétiques. Quel est
)) celui qui agit les yeux fixés sur ces prétendus modèles?
» Une diose peut exister, peut être exécutée, sans être
» formée d'après leur image. Il y aura d'ailleurs plusieurs
» exemplaires pour le même objet, puisqu'il peut être
» rangé sous plusieurs genres. Les genres seront non seu-
» lement les exemplaires des choses sensibles, mais des
» genres eux-mêmes; ainsi la même idée sera tout a la fois
» et le modèle et l'image qui la reproduit. Il est impossible
» de séparer le genre de l'individu ; ils ne sont qu'un dans
» là réalité. Les idées n'ont donc aucune existence hoi-s de
> l'objet. Il est un grand nombre de choses auxquelles on
» n'assigne pas d'idées comme leurs causes : telles sont une
» maison , un anneau ; pourquoi n'en serait-il pas de même
2) du reste? Les démonstrations sur lesquelles on prétend
» asseoir cette théorie n'ont aucun fondement solide ; on
» ne saurait en faire aucun emploi utile ; car elles ne ser-
» vent en rien à expliquer l'enchaînement réel des causes
( 127 )
» et la génération des êtres; elles n'expliquent aucun phé-
» nomène de la nature. Platon s'est donc évidemment mé-
» pris 3 ses idées ne sont autre chose qu'un produit des
)) opérations de Tentendement^ une abstraction qu'il ob-
» tient en séparant des objets particuliers les rapports qui
» leur sont communs. » — a Tel est à peu près le résumé
des argumentations répétées qu' Aristote oppose à la théorie
de Platon. On ne peut s'empêcher de reconnaître que le
Stagjrite n'a pas usé de tous ses avantages , qu'il eût pu
combattre avec une logique bien plus rigoureuse une
hypothèse dont le moindre défaut est de n'être fondée que
sur une méprise manifeste dans la manière de concevoir les
opérations de l'esprit humain. » {Hist. comp. des syst. de
phiL )
Quelques métaphysiciens modernes, d'après Descartes ,
rangent principalement parmi les idées innées celles des
vérités nécessaires, que Descartes appelait vérités étemelles ,
et dans lesquelles il faisait aussi consister l'essence absolue
des choses. Ainsi, par exemple, quoiqu'il soit bien vrai
qu'en général l'homme est doué de raison, il n'y aurait
aucune contraction a ce qu'il ne le fât pas : mais il serait
contradictoire qu'un trigone, une surface terminée par
trois côtés , n'eût pas trois angles 3 comme il serait contra-
dictoire, quoique cela ne s'aperçoive pas du premier
coup d'œil et qu'on ait besoin de le démontrer, que ces
trois angles pris ensemble ne fussent pas égaux à deux
angles droits. Voilà ce qu'on nomme vérité nécessaire et
éternelle. Ces vérités , qui ne sont que des attributs ou des
rapports , directs ou dérivant nécessairement d'autres rap-
ports , sont en très-grand nombre : toutes les propositions
des mathématiques, qui,* en dernière analyse, ne sont que
des transformations des axiomes ou des vérités les plus
simples, sont des vérités éternelles, des vérités nécessaires.
Sont-elles donc tcmtes innées? Dans ce cas, tout homme
(128)
serait mathématicien^ et le serait plus que Descartes ^ Leib-
nitz et Newton même. Mais si elles ne le sont pas^ pour-
quoi Dieu aurait-il de préférence placé dans Tentendement
les vérités les plus simples , celles précisément que Tesprit
peut apercevoir du premier coup d'œil? Convenons donc
qu'il n'y a d'inné que les propriétés de l'ame en général ,
et en particulier le sens du vrai, ou le jugement, par lequel
nous concevons ou apercevons ces rapports simples ou
compliqués, lorsque les choses entre lesquelles ces rapports
existent se présentent à nos jeux, à notre imagination ou
à notre entendement.
« Les hommes, dit Locke, peuvent acquérir toutes les
connaissances qu'ils ont , par le simple usage de leurs facul-
tés naturelles^ sans le secours d'aucune impression innée,
et arriver à une entière certitude de certaines choses , sans
avoir besoin d'aucune de ces notions naturelles , ou de ces
principes innés.
» Si par ces impressions naturelles qu'on soutient être
dans l'ame , on entend la capacité que l'ame a de connaître
certaines vérités , il s'ensuivra de là , que toutes les vérités
qu'un homme vient à connaître, sont autant de vérités in-
nées. Et ainsi cette grande question se réduira uniquement
à dire, que ceux qui parlent de principes innés, parlent
très-improprement j ^lais que dans le fond ils croient la
même chose que ceux qui nient qu'il y en ait : car je ne
pense pas que personne ait jamais nié , que l'ame ne fût
capable de connaître plusieurs vérités. C'est cette capacité,
dit-on , qui est innée 3 et c'est la connaissance de telle ou
telle vérité qu'on doit appeler acquise. Mais si c'est là tout
ce qu'on prétend, à quoi bon s'échaufièr à soutenir qu'il y
a certaines maximes innées? Et s'il y a des vérités qui puis-
(129)
sent être imprimées dans l'entendement^ sans quUl les
aperçoive^ je ne vois, pas comment elles peuvent différer^
par rapport à leur origine y de toute autre vérité que l'es-
prit est capable de connaître. Il faut^ ou que toutes soient
innées^ ou. qu'elles viennent toutes d'ailleurs dans l'ame.
C'est en vain qu'on prétend les distinguer à cet égard.
» Tous ceux qui voudront prendre la peine de réfléchir
sur les opérations de l'entendement^ trouveront que le con-
sentement que l'esprit donne sans peine à certaines vérités^
ne dépend en aucune manière ni de l'impression naturelle
qui en ait été faite dans l'ame y ni de l'usage de la raison }
mais d'une faculté de l'esprit humain^ qui est tout-à-fait
différente de ces deux choses. »
(( Fort bien y répond Leibnitz : mais ce n'est pas une fa-
culté nue^ qui consiste dans la seule possibilité de les
entendre : c'est une disposition y une aptitude y une préfor-
mation ^ qui détermine notre ame^ qui fait que ces vérités
en peuvent être tirées , tout comme il y a de la différence
entre les figures qu'on donne à la pierre ou au marbre in-
différemment ^ et entre celles que ses veines marquent
dé]ky ou sont disposées à marquer^ si l'on veut en pro-
fiter. »
La distinction que fait ici Leibnitz est fort subtile et ne
peut s'entendre qu'à l'aide d'une comparaison. Mais^ outre
qu'une comparaison ne prouve rien^ celle qu'il propose
n'est pas juste. Parce qu'une idée^ de quelque manière
qu'on l'envisage y n'est qu'une modification que l'ame
éprouve en vertu de quelqu'une de ses propriétés , tandis
que la statue^ ou la figure que Ton peut tirer d'un bloc de
marbre y soit que cette figure s y trouve ou non dessinée
par avance y n'est pas plus une modification de ce bloc de
marbre y que les autres morceaux qu'on en a détachés.
Descartes comparait les idées aux diverses figures que
peut recevoir un morceau de cire en vertu de sa mollesse^
TOME ui. . 9
( 130 )
•
figures qui sont bien évidemment des modifications du
corps qui les reçoit ^ mais qui supposent l'action d'une cause
extérieure^ d'une cause efficiente. Or^ de même que ces
figures ne sont pas innées ^ ne préexistent pas dans la cire y
ny sont pas tracées ^ ébauchées y indiquées d'une manière
quelconque; car on conçoit que cela ne serait pas possible^
puisque ces figures ne sont que des changemens de forme
dans la cire entière : de même les idées ne préexistent en
aucune manière dans Tame y dont elles lie soilt pareillement
que des modifications, quoique nous ne sachions pas en
quoi elles consistent, parce que nous ignorons quelle est la
nature de Tame.
Les mêmes obseryations pourraient s'appliquer aux vi-
brations qu'une cloche cfiectne , en vertu de son élasticité,
quand une cause extérieure agit sur elle; vibrations qui ne
préexistent pas non plus dans la cloche.
Je suppose maintenant, contre mon opinion et celle de
Locke, qu'il existe des idées innées; et je demande ce que
l'on peut inférer delà en faveur de l'immatérialité de l'ame?
Car je n'imagine pas qu'on puisse avoir un autre but en
soutenant cette doctrine; si ce n'est peut-être de prouver
d'autant mieux l'existence de Dieu par les causes finales^
à quoi j'avoue ({u'elle poiirràit contribuer : mais hot*s de
là, elle ne prouve rien, et me paraît même plus nuisible
qu'utile.
Car, si l'on peut démontrer a ;7mn^ sans avoir recours
aux idées innées, et par les seules propriétés et facultés de
l'ame, c'est-à-dire en effet par tout ce qui la constitue,
qu'elle est immatérielle; qu'importe alors que telles idées
soient innées ou acquises , puisque , dans l'^in et l'autre cas,
elles seront nécessairement des modifications de cette sub-
stance immatérielle; et comment l'existence supposée de
quelques idées innées pourrait-elle corroborer la preuve
de cette immatérialité?, U m^est impossible de l'apercevoir.
( 131 )
Si', an cohtfaire, ttn ne pèiit pas déiôontrer, que Tame
existe cdiiànie substÀnc)^ immatérielle , par se^ ùtctiltés et
par ite causée conditionnelles die ses idées, j'entends de
celles (Jn'elle peut acquérir j ce qtii suppoiserait nécessaire-
ment que Dieu a pu donner à la matière la faculté de penser
et celle «d'acquêt ii^ des idées ; eomnlient prouvera-l-«on que
Dieu n'a pas pu donnet à la matière des idées toutes faites,
qui supposent bien moins que les' autres Taction de nos fa-
cultés ?
Il y a pld^ j c*é%t qti iinè idée inuëé né pouvant être qu'un
phénomène sans cause efficiente et qui ne pourrait exister
que par la volonté et la toute puissance de Dieu j pourquoi
exigerait -elle nécessairement une cause conditionnelle?
Or, si die n'^en eiîge pà^ àbsolUiâéht, Dieu à donc pu sug-
gérer des idées à une substance dépôUt-vUé des causes con-
ditibnnelielsi qu'elles implic|uènt , où des propriétés de l'aine.
L'hypotbèàe des idées innées serait donc plus propre k
prouver que rihtelligence appartient à la matière, qu'à
servir à la démOnstratioU de l'iminatérialité de l'ame.
Mais y dirà-t-on peut-être, la doctrine contraire ne serait
pas moins dangereuse 3 car si toutes nos idées sont acquises,
si toutes ribus sont Venues originairement par la voie des
sens, ou, pour parler plus exactement, si toutes ont orî-
ginairetnent leurs causes efficientes dans leâ objets exté-
rieurs; et même s'il n'y a d'inné que celles d'un petit nombre
d'axiomes et de vérités nécessaires , il s'ensuivra que l'ame
séparée du corps, surtout l'ame d'un enfant, qui n'a rien
appris, n'aura aucune idée, du ihoins aucune de celles que
nous avons dans ce monde, et dès lors , ses facultés n'étant
jamais dises en jeu, en action, elle sera comme plongée
dans ufa sommeil éternel, et, couséqueminent, comme si
elle n'existait pas.
Supposé que cette conclusion soit légitime, on ne doit
pas, quelle qu'elle puisse être, la rejeter, si le principe d'où
(132)
on Va dédaite est certain ^ comme il nous parait Têtre : et
quand j'ai fait observer que la doctrine des idées innées
était pernicieuse^ ce n'a point été pour obliger les philO"-
sophes à s'en désister^ mais pour leur faire entendre qu'ils
ont tort d'y attacher tant de prix y et par là les engager à
examiner cette théorie avec indifférence et sans prévention.
DES CAUSES EFFIGIEIHTES^ EN GillERÂL,
SI-.
Lorsque deux phénomènes se suivent ou co-existent ^ et
que de l'existence de l'un dépend celle de l'autre^ on donne
le nom de cause efficiente^ ou productrice^ au phénomène
dont l'autre dépend , et à celui-ci le nom d'effet.
Une cause ^ proprement dite^ est donc un phénomène
considéré relativement à l'effet qu'il produit ^ et un effet est
un phénomène considéré relativement à sa cause, ou en
tant qu^il dépend d'une cause.
U résulte de cette définition y qu'il nj a point de cause
sans effet y ni d'effet sans cause.
Mais il ne s'ensuit pas , et il n'est pas vrai y que tout phé-
nomène est cause, ou du moins, est nécessairement cause,
ou produit nécessairement un effet^ et il ne s'ensuit pas non
plus, quoiqu'il soit peut-être vrai, que tout phénomène est
un effet, ou dépend nécessairement d'une cause.
Toute cause efficiente , ou phénomène appelé cause, con-
siste en Vaction de quelque substance. On donne alors à
cette substance le nom à' agent y et quelquefois aussi, mais
improprement , le nom même de cause.
Nous disons qu'une substance agit sur une autre , lorsque
celle-ci éprouve une modification quelconque, et que nous
(133)
attribuons cette modification a la présence ou à l'existence
de la première.
Lorsque cette modification n'est qu'un simple change-
ment dans l'état de mouvement ou de repos d'une sub-
stance ou d'une particule matérielle y c'est-à-dire un passage
du mouvement au repos , du repos au mouvement ou d'un
mouvement à un autre, et que l'action, ou la cause qui
produit un pareil changement n'est que l'impulsion d'une
autre substance matérielle} cette impulsion prend le nom
d'action mécanique.
Toute action suppose dans la substance qui l'exerce une
propriété qui détermine la nature de cette action.
Cette propriété , en tant qu'on la considère par rapport
à l'eSèt qui en dépend , et lorsque cet effet est une produc-
tion ou une destruction de mouvement, ou une tendance
an mouvement , est en général ce qu'on nomme farce : et la
force mécanique est la propriété en vertu de laquelle un
corps exerce une action mécanique sur un autre corps, et
produit un changement dans son état de mouvement ou
de repos. Cette propriété est l'impénétrabilité de la matière
mise en jeu par le mouvement respectif des corps.
n arrive assez souvent, et même le plus ordinairement,
que telle action , ou telle cause que nous remarquons , est
séparée de tel eSet que nous remarquons aussi , par une
suite de phénomènes , de modifications , ou de changemens,
auxquels nous ne faisons aucune attention, ou que nous
n'apercevons même pas , et dont chacun est à la fois effet
et cause ; en sorte qu'il y a presque toujours un certain in-
tervalle de temps entre la seule cause et le seul effet que
nous apercevons ; d'où il nous semble qu'en général toute
cause est antérieure à son efïèt.
Mais, en examinant les choses de plus près, nous nous
convaincrons qu'une cause et son effet immédiat existent
toujours simultanément, et qu'il serait contradictoire qu'il
( 1^4 )
n'en fiU pas ^nsi : car^^rlfi c«use existait cmmeUXie
ayant l'effet qu'elle produit^ il y aurait, au mOins pendant
quelques instant, une oau^ sans effet', et «i l'^flet se m$ni*
£8Stait ou continuait de se. manifester, lorsqtie la ca.qseà
laquelle on l'attribue n'existe pliis, ou cçsse d'agir, ily au-
rait un effet saps cause , ce qui serait contraire à la défini*
lion que nous avons donnée de l'eflet et de Ifi cause.
Au reste, le rapport de causalité, ou de la cause al'eâet^
n'est pas plus un rapport de cot- existence qu'un rapport de
succession; c'est, comme nous l'avons dit ^ un rappor-t de
«dépendance. Seulement il suit de là même que la ea^se et
l'effet cp- existent nécessairement. Lors 4p^ ^^'i^ nous
arrive de dire qu^un effçt succède à sai;au$e, c'est que Qpus
entendons parler, non de l'efTet immédiat, mais de celui
qu'amène graduellemept, par une série de modifications
insensibles ou sans importance^ telle. Qavise qjui sçule est
l'objet de notre attention.
Il ne faut pas perdre de vue , qu'un simple eflfet n'e^tt jar
mais une manière d'être continue, mais seulem/snt unpas-
.sage subit d'une manière d'être à une autre; et il.fajut bien
se garder aussi de confondre cette dernière manière d'être ,
laquelle n'a p^s besoin de cause, avec un effet continu,
c'est-à-dire avec une suite d'effets ou de modifications qui
se succèdent sans interruption sensible, et qui doivent leur
existence à celle d'une cause permanente qui dure aussi
long-temps que ces modifications elles-mçmes,' ou que cet
efiet continu.
.' Il 7 a deux sortes de causes efficientes; les unes sont
libres^ les autres nécessaires. Les causes libres n'appar-
tiennent qu'à des substances douces d'intelligenc<3 et de
volonté :.du moins nous serait^il impossible de comprendre
comment une substfince qui jouit d'une activité propre ,
( 135 )
qui peut agir par elle^-même^ bu pasâer de rinaction à
laciion sans^y être forcée par aucune cause étrangère^
pourrait être ^dépourvue de volonté.
Mais l'inverse de cette proposition est- elle égalenient
vraie? toute substance douée de volonté agit-elle libre-
ment, ou e^t'^élle absolument libre dans ses déterminations ?
C'est une question de là plus haute importance^ sur laquelle
on a beaucoup écrit, mais qui n'est pas encore parfaite-
ment écLairoie. Je ne pense pas qu'on puiss^e dire des bêtes,
ni qu'elles sont libres, ôii qu'elles sont dépourvues de vo-
lonté : et quant aux hommes, ils me paraissent plus ou
mpins libres, suivant qu'ils sont plus 6u moins capables
de réfléchir et de délibérer, et à cet égard ils difîërent
beaucoup les uns des autres : d'où il semble queFhomm^
en gâiéral est libre, si l'on prend te mot dans un sens
relatif, mais . qu'absolument parlant, il ne l'est pas..
L'idée de liberté , tant physique que métaphysique ou
morale , s'applique ou à rhon^ime ou à ses actions.
Dire que l'homme est libre moralement , c'est dire en
d'autres termes qu'il jouit d'une activité propre, et ici la
liberté est une facuité^ qui ne diffère en rien de l'activité :
car, en prenant ce dernier terme métaphysiquemient et à
la rigi^eur , il est impossible de concevoir Tune sans l'autre
^activité et la liberté : cçs deux expressions sont donc par-
faitement synonymes.
Par copséquent, demander si une des propriétés de
lame , une des propriétés qui constituent l'homme moral
et intellectuel est une propriété active; c'est demander si
elle e^t libre : et , réciproquement , demander si elle est
libres c'est deipander si elle est active, si elle est réelle-^
ment une faculté , une puissance ; ou , pour mieux dire , si
elle est une modification de l'activité de l'ame ou de la
liberté métaphysique ; seule puissance , seule faculté pro-
prement dite , dont l'homme puisse être doué.
(136)
Quant a la liberté physique, elle n'est Fattribnt â^aacan
être j et ne consiste que dans une simple possibilité exté-
rieure j ou dans l'absence de toute contrainte comme de
tout empêchement matériel, à Tégard des êtres doués de
Tolonté. Ou bien, si on le préfère, c'est l'état d'un être vi-
vant que rien d'extérieur et de matériel ne gêne dans
l'exercice de sa volonté , ni ne sollicite en aucune manière^
soit dans un sens ou dans un autre.
La liberté physique se rapporte à l'ame, ou du moins à
des êtres animés, comme la liberté morale : elle suppose^
sinon l'activité proprement dite, du moins la volonté;
mais celle-ci serait inefficace sans la liberté physique , qui
est une condition en quelque sorte négative , non de son
existence , mais de son exercice.
Voyons maintenant comment une action pourrait être
libre, ou ce qu'il faut entendre par la liberté d'une ac-
tion.
Toute action est phénomène, et tout phénomène, du
moins tout phénomène physique, a une cause productrice,
ou efficiente. Or ce qui a une cause est nécessaire et n'est
pas libre, car toute cause produit nécessairement son ef!et.
Donc aucune action corporelle n'est libre, ni morale-
ment, d'autant que les corps sont dépourvus d'activité
propre et ne peuvent agir par eux-mêmes ; ni , par cela
même, physiquement, car la liberté physique n'est rien
qu'une condition à laquelle est soumise l'exercice de la li-
berté métaphysique, ou morale. Ainsi quand nous disons
que nos actions corporelles et que nos mouvemens sont
libres, nous ne nous exprimons pas d'une manière rigou-
reuse, nous n'employons ce mot libre que dans un sens
détourné, et nous voulons seulement dire par là, que nos
mouvemens et nos actions n'ont pas d'autre cause que no«
tre volonté actuellement en exercice , et que Ton suppose
être libre.
(137)
Quant aux actes mêmes de la volonté^ autrement appelés
volitions^ et qu'il faut distinguer des mouvemens volon-
taires; d'abord^ s'ib sont libres moralement^ ils le sont
aussi physiquement : car , si quelque cause extérieure s^op-
posait à leur accomplissement, ils n'auraient point lieu,
et par conséquent ne seraient point des actions effectives ,
des volitions , comme on le suppose 3 et si quelque cause
extérieure les produisait^ ils seraient produits nécessaire-
ment, ce qui est contre l'hypothèse.
Mais enfin ces volitions , ou telles autres actions de l'ame,
sont-elles moralement libres, ou ne le sont-elles pas? C'est
ce que nous n'entreprendrons même pas d^examiner : nous
nous bornerons à bien poser la question, en faisant voir
en quoi consisterait la liberté de pareilles actions.
Une action de l'ame, quelle qu'elle soit, est un phéno-
mène; car il est impossible que Pâme agisse actuellement,
ou qu'elle passe, soit de l'inaction a l'action, soit d'une
action à une autre, sans être par là même modifiée. Mais
toute action de l'ame est-elle un efïèt produit, ou, en d'au-
tres termes , tout phénomène intellectuel ou moral , sans
exception , a-t-il une cause productrice quelconque ?
Si les actes actuels de notre volonté , si nos volitions , si
ces actions de l'ame n'ont point de cause , elles sont libres
absolument parlant : mais alors il faut admettre qu'il y a
des phénomènes sans cause, ce qui n'est pas sans difficulté
pour Tentendement , qui avait déjà conclu, sur de nom-
breuses observations , qu'il n'y a point de phénomène sans
cause.
Si , au contraire , ces actions , ces phénomènes de l'ame^
ont une cause productrice , ou efficiente , soit extérieure et
matérielle , soit intérieure mais indépendante de nous, ces
phénomènes, je veux dire nos volitions, sont nécessaires^
ou forcées; car encore une fois, toute cause produit né-
cessairement son effet : et alors c'en est fait de la liberté
( 3138 )
•
morale /4ms q[ii€|I(|ue dens qu^on pfenne ce mot; catr si
toutes no3 actioiis .^ont nécessaires , il serait absurde de jsôu-
tenir que l'bomixie est libre , qu'il jouit d'une activité pro-
pre ^ qu'il est doué d'une faculté dont il ne powrait jaiùais
faire us:dga.
Ainsi cette grande question de la liberté métaphysique^
PU mor.alç y ou du libre arbitre ^ 3e réduit en dernière ^nar
lyse à savoir , si .nos volitions y pU si telles autres de nos
actions intellectuelles et Toloatajres y ont une cause ou si
elles ^'en ont pas. Mais cette question ^ toute simple qu'elle
parait étre^ n'esrt «pourtant pas facile à résoudre ^ et nous
i^enous en occuperons pas ^ éteint persuadés que Dieu seul
e$t capable de la.décider.
8 3-
Toute cause libre es^t aussi cause première^ sinon dans
l'ordre chronologique y du moins dans Tordre de dépens
dance qui existe dans une série actuelie d'effets et de causes;
car si elle dépendait actuellement (hs quelque autre chose ,
elle ne serait pas libire.
Mais^ réciproquement, toute cause première, ou. qui
ne dépend point actuellement d'une autre cause, ëst^elle
libre? Une caUse nécessaire ne peqt-elle pas être cause
prem^jère; et parce qu'elle est nécessaire, doit-elle être
nécessairement et actuetlement dépendante d'une autre
cause? Une substance, saps jouir d'une activité propre,
sans pouvoir passer d'elle-même de Tinaction à l'action y
ne poui:rait-elle.pas jouir d'une activité nécessaire ;et con-
tinue > et en conséquence agir nécessairement, sans y être
déterminée par aucune cause étrangère? L'activité nér
cessaire ne ppurrait^elle pas être un attribut essentiel de
teUe substance , conime l'activité libre est un attribut es-
sentiel de telle autre? Mais sans admettre cette activité
( 139 )
nécessaire^ qui d'ailleurs^ j'en conitriens , 43e aérait pc^iat
une activité réelle au proprement ditej T^ctipii^ Traie q.u
fausse 9 réelle pu apparente, comme ou voudra l'appeler,
d'un corps sur un autre , n'est-elle pas, o,une pourrait-elle
pas être uniqueuient déterniinée par celui-ci, et récipro-
quement? Et cette action réciproque, fondée sur Timpéné-
tfabilité, attribut essentiel delà matière, ainsi que sur le
mouvement, autre manière d'être de la matière, qui date de
sou origine et n'a pas actuellement besoin dç cause, cooame
je l'ai prouvé ailleurs j eette action réciproque, dis-je, cette
double cause du changement que chçicun de^ deux corps
éprouve, dépend-:dle,. en dernière analyse, d'une cause
libre, ou de l'action voloiitaire actuelle d'une substance iu-
telligente? La tuile qui, tombant du tojt d'une ipotaison,
tue un passant dans la rue , la liqueur qui vops pique la
langue ou qui ronge Iq fer, n'est-elle au bout du compte
que Y instrument d'une ca,use volontaire et libre agissant
actuellement? Ou me répond :
(c II n'y a de cause que là où il y a spontanéité; ce qui
Iro^nsmet l'action et ne la crée pas , n'est pas ,cause^ mais
instrument (i). )y
(( Dans le langage ordinaire, on dit qu'un être ipatérieji
est la cause de tel événement, bien que ce ne soit pas l'être
matériel lui-même qui soit la cause y bien qu'il ne soit que
l'instrument de la cause. » — « La matière n'est ni ne peut
être cause- de rien.
» Dieu est la dause des phénomènes matériels qui s'accûm-
plissent sans ^otre intervention {2), »
U résulterait de là que, si votre maison venait à être
incendiée par le feu du qiel, ce feu électrique, ou la fou-
dre, dont l'action, sielon moi, serait la cause nécessaire de
cet événement, ne devrait être considérée que comme l'in-
(1) Degerando.
(2) Revue fixtnçaîse .
(140)
strament d'une canse libre et volontaire agisisant actuelle-
ment^ c'est-k-dire de Dieu^ qui se serait servi de cet
instrument pour brûler volontairement votre habitation.
Mais c'est ce qui n'est certainement pas évident par soi-
même, et ce qui, en conséquence, aurait besoin d'être
rigoureusement démontré. Or j'avoue que la chose me pa-
raît impossible , d'autant plus que, soit que Ton veuille ou
non attribuer à une cause libre , c'est-a-dire à Taction in-
directe d'un agent immatériel, certains phénomènes physi-
ques j ceux-ci , dans l'un et l'autre cas, n'en seront pas
moins dus à l'action immédiate d'un agent matériel , sans
lequel l'agent immatériel ne pourrait les produire. Je re-
garderai donc, sinon comme probable, du moins comme
possible , jusqu'à ce que j'aperçoive d'autres raisons de
croire le contraire, que l'action réciproque des corps , con-
sidérés dans leur universalité , ne dépend actuellement
d'aucune autre chose que du mouvement et des proji^riétés
qui les constituent , ou qu'il a plu à Dieu d'attribuer à la
matière en la créant , si la matière a été créée } de même
que l'action de l'ame ne dépend actuellement d'aucune au-
tre chose que de sa propre activité, ou des attributs dont
il a également plu à Dieu de la douer en la créant.
s 4.
Les causes libres comme les causes nécessaires sont de
diverses espèces. Les premières , sans parler ici de Dieu ,
sont, i^ l'action de lame sur elle-même, sur sa propre sub-
stance , et 2^ Taction de Tame sur le corps qui la renferme,
et sur les autres objets extérieurs par l'intermédiaire de ce
corps. Les actions corporelles sont, i<* celle des objets exté-
rieurs sur l'ame, et 2<^ celle des corps les uns sur les autres.
Les causes libres sont toujours des actions volontaires ,
et, soit que l'ame agisse sur elle-même ou sur la matière,
( 141 )
elle agît toujours par elle-même^ si elle est libre ^ comme
nous le supposerons. Un corps brut ^ au contraire^ consi-
déré isolément^ n'agit jamais par lui-même^ du moins si Ton
entend par là passer de l'inaction à l'action ; car, par exem-
ple y l'aimant semble bien agir par lui-même, ou sans avoir
besoin d'être mis en jeu par quelque cause étrangère} mais
il agit toujours et nécessairement 3 il ne passe point volon-
tairement y OU par lui-même , du repos à Faction , ou de
Taction à l'inaction.
Nous avons tous une idée claire et distincte de ce qu'on
nomme en général une action 3 puisque nous ne la confon-
dons avec aucune autre idée , et que nous nous entendons
parfaitement , lorsque nous parlons de l'action d'une sub-
stance sur une autre. Mais certainement nous ne conce-
vons pas de même de quelle manière la substance agit^ ni
ce qui constitue Tessence de chaque espèce d'action.
Peut-être faut-il en excepter Taction mécanique. En
effet, nous avons des idées très-claires et très- distinctes du
mouvement et de l'impénétrabilité de la matière, qui se
manifeste surtout par le choc et Timpulsion, d'où il semble
que nous concevions assez bien comment , en vertu de ces
deux propriétés, ou manières d'être, un corps en pousse
un autre y qui , impénétrable comme le premier et frappé
dlnertie, résiste et obéit tout à la fois à l'impulsion de
celui-ci. Du moins croyons-nous comprendre cette ma- .
nière d^agir mieux que toutes les autres , puisque , dès que
nous voulons nous rendre compte de quelqu'une de celles-
ci, nous cherchons malgré nous à la ramener à l'impulsion
mécanique.
Plusieurs philosophes soutiennent néanmoins que, les
choses examinées de bien près, nous ne concevons pas
mieux Taction réciproque des masses ou des particules ma-
térielles qui agissent les unes sur les autres en se touchant,
que celle de l'esprit et du corps, quoique l'un soit imma-
( 142 )
lérfel et Fàùtre matériel. Je m'îhclitie devant la j3tx)fondeur
de cette observation j maïs j'engage toutefois céîzi qtii par-
tagent ce sentiment k vouloir bien se demander à enx-
mêmes ce qu'ils enteïiclent par concevoir une chose ^ et s'il
en est quelqu'une, à rexcèption peut-être dès raj^ports
ou vérités simples nommées axiomes, qu'ils conçoivent
mieux que Taction , du la résistance de la matière j et si ce
n'est pas cette résistante, ou cette action, qui leur donne
l'idée de l'impénétrabilité , et, par suite, de la matière elle-
même?
Quoi cju'ît efi puisse être, il eél certain! que notis né con-
naissons point et que iiou^ ne pouvons comptéhdrë, de
quelle manière le corps et l'esprit , s'il est immatériel , agis-
sent l'un sur l'autre : seiilenlent nous pouvons dire que
Tactron réciproque du corps et de la substance qui pedse ,
quelle qu'elle soit, est démontrée par expérience j et que,
d^une part, nous sentons leflel oii de l'action ou de la réac-
tion dû corps sui* l'esprit, et, d*urie autre, que nous avons
conscience de l'action même de l'esprit sur le corpà.
Quant à l'action d'une substance sur elle-rtiênle , hous
la cdmprenôris peut-être moins eiicdré, (l|iiè cellfe de deux
substances , l'une matérielle, l'autre immatérielle, l'ùné sûr
ràùtré.
Un corps n'agit jamais d'ailIéûrS, et hè peut pas agir sur
lui-même, si ce n'est en ce sens, qu'ayant des parties, ces
parties, qui sont en effet des substances distinctes, peuvent
•exercer les unes sur les autres une action quelconque :
lorsque je ferme la main avec effort, les parties dont elle
se compose agissent bien les unes contre les autres ; mais
cette main ainsi fermée ne pourrait pas se donner à elle-
même un coup de poing : considérée dans son ensemble
et comme un seul tout sanâ distinction de parties, toute
action sur elle-même serait incompréhensible.
N'en est-il pas ainsi de l'action sur elle-même de Famé,
( 143 )
qai y d'après Fidée que nous nous en formons ^ est une sub«
stance simple et réellement sans parties ?
Pas absolument; car, en premier lieu, il n'est pas ici
question d'une action mécanique , comme serait celle d'un
corps qui se choquerait lui-même, ce qui est évidémmenft
impossible, mais de l'attention , de la réflexion, et de tous
les actes de la volonté, de tontes les manières dé vouloir,
qui semblent n'avoir rien de commun avec lès agitations et
les impulsions de lattiatière. En second lieu, une action
de Tame nedifTère point en effet de la modificatioi^que
lame éproxËve en vert^i de cette action, et qui consiste danfs
cette action même; en sorte qu'il est impossible qu'elle
agisse par elle-même , quand ce serait sur le corps, sans
agir en miéme temps sur elle-même ; ou sans se modifier,
puisque cette action qu'elle exerce actuellement, ou ce
passage de 1 inaction à raction, est bien un changement
qui la modifie. Enfin , nous pouvons sentir et connaître
cette action qui se passe en nous , et reflet de cette action,
qui, encore une fois, ne fait qu'une seule et même chose
aYeceliei comme Cela doit être si l'agent et le pâtieift ne
sont qu'un,' si la substance qui .agit est, au^si la substance
qui reçoit l'action, qui est modifiée.
Peut-être trouvera-t-ori en tout ceci quelque chose de
conti'adictoire et d^incompréhensible : peut-être en con-
clura-t-on que les actions de l'ame ne sont elles-mêmes
quedeé effets de laction des corps sur l'ame, et qu'ainsi,
1 ame n'étslrit pas elle-même là cause première de cèà
actions, ne les déterminant pas elle-même, elle n'eât réel^
lement pas libre ; qn^ellen^agit pas librement, mais néces-
sairement; qu^èlle iie veut pas, mais qu'elle croit vouloir,
ou qu'elle ne veut, pour ainsi dire, que ce que veut la ma-
tière; qu'elle est, sans le savoir, soumise à ses lois et à
'tous ses accidens.
Sans admettre ces consé(]uences , ni le principe d'dù el-
(144)
les découlent} savoir ^ que l'action de Tame sur elle-^méme
implique contradiction et ne peut pas être conçue comme
possible j nous avouerons^ ou plutôt^ nous sommes déjà
convenus^ que nous ne pouvons comprendre comment
une substance agit y non seulement sur elle-même y mais
encore sur une autre ^ du moins lorsqu'elles ne sont pas de
la même nature. Mais cela n'empêche pas que nous-n'ayons
des idées assez claires et assez distinctes des diverses ac-
tions y soit libres , soit nécessaires ^ dont nous avons parlé |
ou des causes diverses^ soit mécaniques^ soit chimiques i
soit intellectuelles^ de tous les cbangemens^ de toutes les
modifications que peuvent subir et qu'éprouvent successif
vemént les substances y tant corporelles que spirituelles y
qui composent cet univers : et que nous ne sachions assez
bien aussi en quoi consiste en général la causalité, ou le
rapport de l'action à la modification y de la cause à l'eflet.
X
BE LA QUESTION DE SAVOIR S IL EXISTE UN PRINCIPE BE
CAUSALITÉ^ OU SI lîwk^ BE CAUSE EST INNEE.
SI
er
Les idées de cause et d'efiët sont des idées relatives,
comme celles de père et de fils , de maître et d'esclave ; et
ridée de causalité est celle du rapport qui existe entre la
cause et son eflet.
Ces trois idées sont inséparables. Il est impossible que
j'aie l'idée de causalité sans avoir aussi les idées d'effet et de
cause ; impossible que j'aie l'idée d'une cause quelconque,
considérée comme telle, c'est-à-dire de l'action de quelque
substance , sans avoir et l'idée d'un effet, quel qu'il soit, et
l'idée du rapport qui lie cet effet à sa cause ; impossible
(145)
enfin qne j'aie l'idée d'un effet ^ ou d'un phénomène que je
considère comme eflët^ sans avoir l^idée de la cause dont
il dépçnd^ ou d'une cause quelconque^ et en même temps
ridée de cette dépendance elle-même^ laquelle constitue
)e rapport de causalité.
Si donc l'une ou Tautre de ces idées était innée , il fau-
drait qu'elles le fussent toutes trois. Il faudrait en consé-
quence que l'ame en naissant j c^est-à-dire au moment de
sa création^ eût les idées de substance ^ d'action^ de phé-
nomènes : or de quels phénomènes de quelles substances^
de quelles actions aurait-elle Tidée?
Les partisans des idées innées répondront que ce n'est
point ridée de telle ou telle action ^ de telle ou telle cause
particulière qui se trouve en nous ^ mais celle de la cause
en général y et que cette idée abstraite est innée en ce sens^
que nous ne la puisons point dans la considération des ob-
jets extérieurs y mais dans un principe de causalité qui se
trouve en nous^ c'est-à-dire dans une propriété de Famé
en vertu de laquelle, dès qu'elle apercevra un premier
phénomène y soit extérieur , soit intérieur y elle Tattribuera
malgré elle à quelque autre chose y à un autre phénomène,
quelle qu'en soit la nature ; bien qu'elle ne l'aperçoive pas,
et qu'elle n'en ait aucune idée.
C'est la doctrine de M. Cousin, si je l'ai bien comprise, et
autant qu'elle peut l'être : elle est fondée sur ce que, selon
lui , il n'est pas un seul homme , pas un enfant , qui , en
voyant un phénomène, queltju'il soit, ne le regarde mal-
gré lui comme un eflèt , ou ne lui attribue nécessairement
une cause : et comme il n'est point , dit-il , de vérité uni-
verselle, ou du moins de vérité nécessaire que nous puis-
sions tirer de l'observation des choses extérieures, il en
conclut que le principe de causalité est inné, ou simple-
ment^ qu'il existe; car a titre de principe ou de propriété, il
ne pourrait pas s'il existait ne pas être inné , ou n'avoir pas
TOMB lu. 10
( 146 )
son origine dans Tame même. La question est donc de sa-
Toîr si ce principe existe^ s'il y a en nons une telle pro-
priété j et c'est ce que nous examinerons dans un instant.
8 2.
M. Cousin va plus loin 5 il prétend^ qu'au lieu de tirer
l'idée de cause de t^ofaserraiion des phénomènes extérieurs^
nous ne croyons , au contraire ^ à l'existence du monde ex*
térieur^ que par une application immédiate du principe de
causalité. D'où Ton pourrait y ce semble ^ inférer^ que ce
principe existerait , ou serait inné chez tous les animaux ,
puisque tous se représentent les corps de la même manière
que nous nous les représentons^ c'est-à--dire comme des
êtres réels existant hors de nous.
Peut-être ne faut-il chercher la raison de celte croyance
unirerselle à la réalité des objets extérieurs^ ou à Texte-
riorité des causes de nos sensations^ que dans le moruve-
wtestïy d'une part^ et, de Tautre^ dans la théorie de la yisîon.
Peut-être aussi a*oydns-nous à Texistence des corjps^i
comme nous croyons à la Térité des axiomes^ sans qu'on
pût en assigner aucune raison particulière, si ce n'est que
l'homme est fait ainsi, ou que Dieu Ta voulu, comme il a
voulu que l'enfant suçât le scinde sa nourrice sans avoir la
moindre connaissance des lois de Thydrostatique. Cette
croyance serait aJbrs un fait primitif, et , par cela même,
inexplicable.
Mais le fait primitif, pour M. Cousin, est le principe de
causalité. En vertu de ce principe, lapi*emière sensation,
supposons que ce soit l'odeur du musc, qu'un enfant
éprouvera, lui suggérera tout aUs&itot l'idée de cause, ou
de quelque dboàe autre que cette sensation , à quoi il la
rapportera nécessairement 3 et cotame il ne peut la rappor*
ter à lui-même, ce qui sans douté veut dire à sa volonté^
( 147 )
et fpi^ainsi ce quelque chose ne sera pas sa volonté^ il fau-*
dra que ce soit y non pas une autre volpnté ^ ni une autre
sensation , mais un je ne sais quoi dont il n'aura pas I idée,
qui n^existe point en Im, qui par tçnêéqn&ntAoïl exister hors
de lui, c'est-à-dire hors de son moi y qu de quelque chosç
en lui qui veut et qui sent : et ainsi, par une application
légitinie du principe de causalité, il aura, avec l'idée d'é*-
tendue ou d'extériorité, celle d un être existant a titre d^
substance. Voilà comme, à son insu et malgré lui, raisqn-^
nera et s'instruira ce petit métaphysicien en herbe; voilà
comme, par un raisonnement abstrait, s'appuyant sur un
principe inné et sur une première connaissance, si l'on peut
appeler ainsi utie première sensation , une sensation nm^
que , isolée , qui ne permet aucune comparaison , il par*^
viendra à découvrir qu'il existe un mondç extérieur, qui,
sans ce principe de causalité, n'aurait jamais existé pour
lui, ou du moins, p'aurait jamais existé hors de lyi, ou
sous la forme de corps matériels , mais seulefnent en lui ,
sous la forme de sensations.
« Que faut-il pour que vous atteigniez le monde exte^
rieur et soupçonniez son existence ? ^ faiit qu'uqe sensation
étant donnée , vous soyez «forcé de vous demander quelle
est la cause de ce nouveau phénomène, et que, dans la
double impossibilité de rapporter ce phénomène à.vous-r
même, au moi que vous êtes, ft de ne pas le rapporter à
une cause , vpus soyez forcé de le rapporter à une cause
autre que vous , à une cause étrangère , à une caiisé exté-r
rieure. »
Admettons pour un momentoette double impossibilité,
ainsi que la conséquence qu'on ep tire, bien qu'elle ne soit
rien n^oins que légitime ; il s'ensuivra , contre toute vrai-i
semblance , qu'après avoir éprouvé une première sensa-»
tion ^ dont le souvenir m^afieete ensuite, je devrai aussi
attribuer immédiatement ce souvenir, qui est une autre
(148)
modification de mon ame^ un nouveau phénomène , a une
cause extérieure; puisque cette modification est également
indépendante de ma volonté ^ ou de moi.
Mais qu'entend-on ici par le moi? Est-ce quelque chose
qui veut et qui sent, et qui n'est ni la volition, ni la sensa-
tion; et dans ce cas puis- je conclure, de ce que je n'aper-
çois point en moi la cause de la sensation qui m'afifecte>
qu'elle n'y est point en effet, comme si j'avais une entière
et parfaite connaissance de mon être ? Est-ce la volition ,
l'acte actuel de la volonté, en tant que j'en ai conscience?
Mais alors, ne serait-ce pas proférer des mots vides de sens
que de dire : il y a une sensation en moi^ dont la cause est
hors de moi? Comme, dans tous les cas, je ne me sentirai
ni étendu, ni circonscrit, les idées que désignent les mots
dedans et dehors j et qui sont empruntées de la matière ou
de Tespace , ne se trouveront certainement pas dans mon
esprit, et je ne vois pas comment elles pourraient naître de
la double impossibilité de rapporter ma première sensation
à moi-même , et de ne pas la rapporter à une cause. Je me
sens affecté ou modifié d'une manière quelconque ; ma
volonté^ supposé que j'en aie conscience, n'en est point la
cause ; je ne me suis pas modifié moi-même^ supposé que je
fasse cette réflexion; comment passerai- je de là k la con-
naissance des objets extérieurs? Entre la conscience du
moi et l'idée de l'étendue, il y a un abime, et le moyen
qu'on nous présente pour le franchir, ne me parait pas pro-
pre a inspirer beaucoup de confiance.
M. Cousin ne dit pas comment, soit en vertu, soit in-
dépendamment du principe de causalité , nous distinguons
notre corps des autres objets extérieurs, et ceux-ci les uns
des autres ; ni comment nous parvenons à connaître que ces
causes de nos sensations sont non .seulement hors de nous,
de notre conscience , de notre moi, mais encore a différen-
tes distances de nous ; ni çnfin ^ domment nous parvenons
( 149 )
à apprécier ces distances. S'il ayait soigneusement exa-
miné ces questions y peut-être n'aurait-ii pas persisté à sou*
tenir que^ sans un principe de causalité ^ nous ne croirions
pas à l'existence du monde extérieur^ ou pour mieux dire^
que les corps qui nous environnent ne nous paraîtraient
pas exister hors de nous ; car a cet égard y nous ne croyons
que ce qui nous paraît étre^ sans nous appuyer sur d^autre
raison que cette apparence elle-même.
Je n'en dirai pas davantage sur une opinion qui doit être
regardée comme purement conjecturale^ et qui ^ comme
telle, pourra bien trouver quelques partisans, mais n'obr
tiendra jamais un consentement universel et ne fera pas
faire un seul pas à la science , si ce n'est peut-être un pas
rétrograde : c'est en général le sort des erreurs d'un grand
maître.
Je crois avoir démontré que ce n'est point par une ap-
plication immédiate d'un principe de causalité , supposé
même qu'un tel principe existe , que le monde extérieur
nous est connu. Voyons si ce principe lui-même soutiendra
l'examen.
S 3-
Un phénomène étant donné, nous ne pouvons pas, dit
M. Cousin , ne pas lui attribuer une cause : d'où il suit que
tous les hommes sans exception, comme l'expérience le
démontre , selon lui , sont convaincus qu'il n'y a point d^
phénomène sans cause : et ainsi cette vérité est universelle
et nécessaire , d'où il conclut qu'elle est innée , ou du
moins , qu'il existe dans l'ame une propriété en vertu de
laquelle, un premier phénomène étant donné, nous le rap-
portons malgré nous à quelque cause , à quelque autre
chose dont nous concevons que dépend son existence.
Sans nous arrêter à cette conclusion, savoir, qu'une vé-
rité est innée de cela seul qu'elle est universelle et néces-
, ( 150 )
aaire , eHju'elle soit légitimé ou non ; Voyons si en effet
tous les hommes attribuent nécessairement une cause à quel-
que phénomène déterminé que ce puisse être et qui leur
est donné sans sa causei. <^ar ^ bien que les hommes , en
•général, pensent qu'il ny a point , en général^ de phéno-
mène sans cause., si lorsqu'il s'agit d^ tel phénomène par-
ticulier et déterminé, cette croyance n'était pas marquée
du sceau de la nécessité , ou seulement si elle n^'était pals '
univ^àelle} il eil résulterait évidemment, que nous n'au-
rions pas tiré cçtte croyance immédiatement d'une pro*
pHét-é de l'ame, et sans avoir eu besoin d'être éclairés par
rexpérienceb
D'abord qu'entendons-nous par phénomène? Car, pour
^e pas disputer sur le^ mots, il est bon de commencer par
les définir , ou de rapprocher les différentes significations
qu'on leur a données.
Tout passage d'ufie manière d'être à ttne autre, tout
changement ^ soit instantané, soit continu , ou se renou-
velant sans interruption sensible , t|ue subit actuellement
une substance , est , pour moi , ce qui constitue un phé-
nomène, et c'est cela seul que j'appelle phénomène. Dans
ce sens ainsi déterminé, je crois en effet que tout phéno-
mène a une cause ^ quelles que soient l'origine et la force,
ou le degré de cette croyance.
Mais pour la plupart des hommes ce terme est plus va-
gue, et si le vulgaire lui donne moins d'extension , les phi-
losophes le prennent généralement dans un sens plus étendu
^ue celui que nous lui avons donné.
Laissons donc de côté ce mot mal déterminé , et voyons
si les mêmes choses^ quelles qu'elles soient , que les phi-
losophes, ou que tels et tels d'entre eux font dépendre
d'une cause , et qui ^ont en conséquence considérées par
éUx comme des effets, sont envisagées delà même manière
par tous les autres hommes.
Un graDduombre de théologiens et plusienre philosophes
ont pensé, «comme Descaites , qœ la sidMtanee, ncm seu-
demrat quant à son origine y mais encore quant à son exis-
tence actuelle, dépend nécessairement d'une cause; et
c<8t par .là quils ont cru démontrer quelle a été créée,
^elle ne pensiste dans Tétre qiae par une. création conti-
JDuée, et que , par conséquent , il existe un créateur. Eh
l>ien , non seul^nent je ne Tois point de nécessité, je ne
«eus point le besoin d attribuer une cause à 1b liubstanoe,
je ne puis même pas conceroir, il ne peut m'entrer dans
r^esprit qu'elle en ait une : en sorte que, si elle a été créée,
il faut selon mm le prouver d'ailleurs. £t ce quie je dis de la
«ui»staoce, je l'affirme ou je ie pense enoore de ses pro*
priétés essentielles ) et je ne trouFerais pas plus ridicule
qu'on me demandât qu'elle est la grosseur ou la figure d'un
son , que de m'adresser cette question, absurde, selon moi :
qu'eiUe est la cause de rimpénétrabviité? Ai-je tort ou rai-
80SI? suis* je ou non eompétent pour juger en pareille ma-
tière? Il n'importe, je suis homme, mon sentiment , non
seulement n'est pas conforme , il est diamétralement opposé
il celui de Descartes , et cela sufBft ; il n'y a point de prin-
cipe de causalité, du moins dans le sens que M. Cousin
donne â ce mot.
Descendons plus bas et interrogeons le vulgaire. Parmi
les propriétés accidentelles des corps, once qu'on nomme
ainsi, il en est au moins quelques-unes, et la pesanteur est
de ce nombre, que je considère à mon tour comme de
véritables effets , comme des efietscontînus , qui impliquent
une cause toujours agissante, en sorte qu'on peut dire de
ces propriétés qu'elles ne subsistent réellement qœ par une
c^^tion continuée; car tout effet est une création, et
peut -être n'j en a-t*il pcûnt d'autre. Eh bien, demandez a
un homme du peuple , et je pourrais dire presque, au pre-
mier venu, pourquoi un corps tombe dès qu'il n'est plus
( 152 )
soutenu. Il ne répondra pas qu^il n'en sait riën^ à moins
que ce ne soit pour se débarrasser d une question impor-
tune y et qui probablement lui paraîtra ridicule et puérile :
il vous dira qu'il tombe parce qu'il est pesant, ou, ce qui
revient au même , qu'il tombe parce qu'il tombe ; réponse
très-raisonnable en elle-même, et qui, traduite en langage
un peu plus philosophique, signifie, qu'il tombe, ou qu'il
pèse, parce que telle est sa nature, son essence., ou qu'il
jouit d'une propriété en vertu de laquelle il doit nécessai-
rement se comporter de cette manière.
Je pourrais multiplier a l'infini ces sortes d'exemples,
où les mêmes choses sont considérées par les uns comme
des etkts dépendans de quelque cause, et par d'autres
comme de simples manières d'être qui n'ont pas besoin de
cause et n'en supposent point.
Il est bien vrai qu'en considérant lés choses d'une ma-
nière générale et abstraite , l'idée d'un changement quel-
conque est liée , dans mon esprit , à l'idée de cause : mais
ce qui prouve, que ce n'est là qu'un résultat de l'expé-
rience, résultat que mon esprit a généralisé, c'est que, dès
que j'en viens à l'application, je trouve que cette règle
souffre beaucoup d'exceptions. Je remarque aussi que ces
exceptions ont lieu principalement à l'égard des phéno-
mènes dont les causes sont occultes et d'une nature in-
connue; et j'en infère que si tous dépendaient de causes
occultes et inconnues, non seulement nous n'aurions au-
cune idée de cause et d'effet , mais nous croirions fort bien
comprendre comment un phénomène a lieu sans cause,
de même que le commun des hommes croit très-bien com-
prendre comment tel corps qu'on ne soutient plus se pré-
cipite sur la terre , comment tel autre qu'il appelle léger
se meut de bas en haut; et nous ne serions aucunement
nécessités à attribuer une cause à chaque phénomène, ni
tourmentés du besoin de la connaître.
(153)
Il est vrai aussi qu'au fond je ne pois eonceyoir un phé-
nomène sans cause ; mais je ne le conçois pas mieux ayec
sa cause ^ puisque j'ignore de quelle manière la cause agit.
L'expérience m'apprend que l'existence d'un phénomène
est liée a celle d'un autre; mais je ne connais absolument
rien de la nature de cette dépendance ^ et ainsi j il n^est ni
plus^ ni moins facile de concevoir un phénomène sans
cause y qu'avec une cause.
Enfin 9 si je conçois comme nécessaire la liaison d'un
phénomène avec sa cause ^ cela tient comme on voit à l'es-
pèce ^ ou à la nature même du rapport qui se trouve entre
la cause et Tefiet ; car il y aurait de la contradiction à sou-
tenir ou à imaginer^ qu'un phénomène dépendit^ quanta
son existence ^ d'un autre phénomène , et que néanmoins
celui-ci pût ne pas exister. Un grand nombre d'observa-
tions comparées nous a fait conclure^ en général , que c'est
un attribut essentiel d'un phénomène d'avoir une cause ^
comme c'est un attribut essentiel de toute cau^e de pro-
duire un effet. Il ne peut donc pas y avoir pour nous de
phénomène sans cause ^ et toutes les fois que nous envisa-
geons uii phénomène comme tel , nous lui attribuons né-
cessairement une cause. Mais il n'est pas vrai^ qu'un
phénomène^ quel qu'il soit^ étant donné ^ surtout dans
l'hypothèse où nous n'aurions encore rien appris de l'expé-
rience , nous ne pourrions pas néanmoins ne pas lui en at-
tribuer une ; et cela par une application immédiate d'un
principe inné^ ou en vertu d'une propriété de l'ame^ ap-
pelée principe de causalité.
Il en est donc de l'idée de cause ^ comme de toute autre
idée générale; elle résulte évidemment de la comparaison
et du rapprochement des idées particulières de toutes les
( 154 )
causes particulières et dëterminées «pie nous avons afpençues
hors de nous et en nous avec les yeux, de linteUigence , et
dont elle n'est que le rapport commun.
Quelle que soit la manière dont les premières idées d'ef-
fet et de cause nous ont été âu^érees ^ il est certain «que le
nombre prodigieux d'eSets qui se passent chaque jour sous
nos yeux , et dont nous apercevons hors de nous y ou doot
nous sommes nous-mêmes les causes^ nous font ensuite
juger par analogie, mais sans réflexion^ que tout change-
ment y que tout événement aiane cause^ même lorsque c^te
cause est occulte de sa natuiv, ou nous est inconnue; et ,
par un penchant naturel à généraliser nos idées , ce qiie
l'on peut regarder ooinme une véritable propriété derainte,
nous concluons a notré insu ^ qu'il n'y a point de phéno-
mène sans cause. Cette conclusion peut âlre juifee / ou du
moins y la proposition en elle-même peut être vraie et pa-
rBii letre : miais elle n en est pas moinis un préjugé j et elle
demeure un préjugé , jusqu'à ce que la réflexion nous ait
ftit oonnaitre si elfe est vraie ou fausse.
Imbus de ce préjugé, auquel ils se sont aocoutuanés dès
la premiè.^ en&nœ, les homme, en ««éral recherchât
ou demandent qnedles sont les causes, lorsqu'ils ne lesapw*
çoivent pafs^ des phénomènes les plus remarquables, ou
les plus extraordinaires; et quelquefois même ils attribuent
une cause à de certaines manières d'être qui n'en ont pas
besoin et n'en peuvent avoir, comme lorsqu'ils demandent
quelle est celle du mouvement d'inertie, c'est-à-dire du ,
mouvement d'un corps qui, après avoir reçu une première
impulsion, continue de se mouvoir en vertu de sa seule
inertie, cause imaginaire, que les physiciens regardent
néanmoins comme très -réelle, et qu'ils désignent sous le
nom: spécieux de farce*
, Mais, bien ioin d'aller au delà des premières causes des
phénomènes, les hommes, pour la plupart, restent debeiKH
( 15S )
coop en deçà, et s'art^êtent presque toujours a quelque fait
qu'ils regardent oomme n'en ayant pas besoin, quoique ce
soit un TéVîtable phénomène. Il en est peu dont la curiosité
ne soit pleinement satisfaite, lorsqu'ils ont reconnu qu'un
phénomène dépend^ soit directement, soit indirectement,
dé quelqu'une des actions volontaires des hommes ou des
animaux*
Lies' philosophes ne s'arrêtent pourtant pas à c6s actions,
ou pour mieux dire à ces mOuvemens du corps ; lesquels ne
sont à leurs y eu:x (observateurs que des effets qui supposent
.eux-mêmes une cause ; et ils distinguent, atec raison, Tâc-
tion , ou le mouvement volontaire , de la volonté , ou pour
mieux dire^ de la volition elle^mêmb, qu'ils attribuent, à
tort ou à raison, à une autre substance distincte du^orps,
et qui constitue Tactionde cette substance sur lé corp&, ou
la cause de ces mouvement corporels que nous appelons
mouventeas volontaires «.
Ils se fondent sur œ que ^ les corps en général ne poù*^
vaut pas se mouvoir par eux - mêmes , je veux di^e passer
du repos au mouvement,. ou continuer de se mouvoir dans
Un milieu résistant , sans y être sollicités par une cause ex-
térieure , ce qui est certain , du moins si l'on veut parler
de ces masses grossières qui tombent sous les sens, surtout
de celles qui ne sont point organisées j il faut de nécessité,
lorsque nous effectuons quelque mouvement de notre
plein gré, que notre corps soit mu, non par un autre corps
proprement dit, car la même difficulté se présenterait à l'é*
gard de Celui-ci, mais par une -substance qui, sans avoir
bescnn d'être mise en mouvement par une autre, ou peut-
être même sans se mouvoir elle-même en aucune façon,
tût la faculté, en restant immobile, mais non pas inactive,
de mouvoir le corps , et de le maintenir dans cet état de
mouvement, malgré les obstacles matériels qui tendent
continuellement à le faire rentrer dans l'état de repos.
( 156 )
Tout cela peut être vrai et paraît l'être. Ce qui est cer-
tain , c'est que rhomme considéré comme un être doué
seulement d'intelligence et de Tolonté ^ est lui-même cause,
puisqu'il remue le corps qui lui appartient : que, par con-
séquent, l'action qu'exerce celui-ci sur les autres corps
n'est point encore cause première, puisque cette action
n'est elle-même qu'un phénomènCj dont la cause consiste
dans l'action d'une substance immatérielle , ou tout au
moins d'une substance distincte du corps proprement dit ,
action que nous appelons yolonté, ou plutôt volition.
Cette Tolonté, en tant qu'elle s'exerce actuellement,
est -elle enfin cause première, et de plus cause libre? La
plupart des philosophes l'affirment : quelques-uns , péné-
trés de cette yérité, ou imbus de ce préjugé, qu'il n'y a
point de phénomène sans cause , et considérant que toute
volition^ que toute action par laquelle la volonté se mani-
feste, est bien réellement une modification actuelle de
Tame, et conséquemment un phénomène, en concluent
qu'elle doit nécessairement avoir une cause* £n vain on
leur fait observer que là volonté .agit par elle-même ; c'est,
disent-ils, ne pas répondre, ce n'est rien dire; ou c'est
avouer positivement qu'il y a des phénomènes sans cause ;
du moins qu'il en existe un.
Enfin les idées innées seraient aussi des phénomènes sans
cause , et ceux qui admettent de telles idées en même temps
qu'un principe de causalité , sont parfaitement en contra-
diction avec eux-mêmes.
Nous sommes donc bien loin de nous entendre sur ce
qu'il convient de considérer comme effet , ou comme dé-
pendant de quelque cause. Encore une fois , je suis per-
suadé, que si toutes les causes nous étaient inconnues et
cachées , nous en affranchirions tous les phénomènes. Ju-
geant peut-être de ce qui se passe hors de nous par ce qui
se passe en nous , nous attribuerions à la matière la faculté
( 157 )-
de se mouToir et dé se modifier elle-même : mais ^ ne pou-
vant pas distinguer en elle l'action par laquelle elle se mo-
difierait de la modification elle-même , et ainsi n'apercevant
hors de nous ni efiets y ni causes y le plus grand nombre des
hommes n'auraient aucune idée de ces choses.
Je dis le plus grand nombre , car^ même dans cette hy-
pothèse^ nous pourrions peut-être encore, en réfléchissant
bien sur ce qui se passe en nous, y puiser immédiatement ,
sans les avoir acquises d'ailleurs, les idées d'eflfèt et de
cause. Mais je dois faire observer en même temps, et je le
prouverai tout à l'heure, que ce n'est point ainsi, je veux
dire que ce n^est point par la conscience que nous avons
de notre volonté en tant qu^elle est distincte de nos mou-
vemens volontaires et qu'elle lès produit, que ces idées
se sont d'abord introduites dans notre esprit, comme le
soutient un philosophe.
B£ LA VOLONTE GONSIBERiE GOMME GAUSE.
« Le premier sentiment de Teffort libre , dit Maine de
» Biran , comprend deux élémens ou deux termes indivi-
» sibles , quoique distincts l'un et. Tautre dans le même fait
» de conscience , savoir : la détermination ou l'acte même
)) de la volonté efficace, et la sensation musculaire qui
» accompagne ou suit cet acte dans un instant inappré-
» ciable de la durée.
» Si le vouloir n'accompagnait pas , ou ne précédait pas
» là sensation musculaire, cette sensation serait passive
» comme toute autre ; elle n'emporterait donc avec elle
)) aucune idée de la cause ou force productive.
» D'un autre côté^ sans la sensation effet j la cause ne
(158)
» saurait âtre aperçue^ ou n'existerait pas comme telle
» pour la conscience.
)>, Le sentiment de refibrt fait donc tout le lien des ter-
» mes de ce rapport primitif^ où la cause et Veflit sont
«> donnés distincts comme élémens nécessaires d'un seul et
n même fait de conscience, )>
M. Cousin explique ce passage ainsi qu'il suit :
« L^idée de cause ne nous est pas donnée dans l'obser-
vation des phénomènes extérieurs ; elle nous est donnée
dans la conscience de nos opérations et de la puissance qai
les produit ^ savoir la volonté. Je fais efibrt pour mouvoir
mon bras^ et je le meus* Quand pn analyse attentivement
ce phénomène de l'effort , voici ce qu'il doiine : 1*^ la oûb-
science d'un acte volontaire j 2^ la conscieûce d'un mou^
vement produit ; 3^ un rapport du mouvement à l'acte.
Et quel est ce rapport? Évidemment ce n'est pas un siinpw
rapport de succession. Répétez en vous le phénomène de
Teffort, et vous reconnaîtrez que vous attribuez tous avec
une conviction parfaite la production du mouvement dont
vous avex conscience à l'opération volontaire antérieure ,
dont vous avez conscience aussi. Pour vous la volonté n est
pas seulement un acte pur sans efficacité^ c'est une énergie
productrice j de sorte que là vous est donnée l'idée de
cause. »
X*à, l'en conviens, nous est donnée l'idée de cause,
comme en effet la réflexion nous le fait apercevoir. Mais u
s'agit de savoir l^' si là nous est donnée la première idée de
cause, et 2^ si c'est là seulement ^\xe l'idée de cause nous
est donnée.
Maine de Biran répond affirmativement à ces deux ques-
tions. M. Cousin ; à la première répond oui, et non à la
seconde.
A l'égard de la première , il est ce semble en contradic-
tion avec lui-même^ puisque^ selon luî^ l'idée de cause
C 159 )
est innée; et rriatiTèment à la seeoncle, il fonde soii opi-
nkm sur des raisonncœens qne j'ai en partie réfatés^ en
démonirant que l'idée de cause n'est point marquée du
sceau de la nécessité } et sur des observations qui me sem-
blait peu condnantes^ quoiqu'dles puissent être justes en
dle»-niémes.
En tous cas ^ l'analyse que contieiinent les deux passa-
ges que j'ai mentionnés est incomplète^ et la conclusion
qu'«»onttiféeces métaphysiciens trop précipitée; Essayons
donc une analyse plus rigoureuse , et ne confondons point
surtout ce qui peut être avec ce que nous pouvons con-
naître.
Qumid je soulève mon bras lentement et avec attention^
de manière que je puisse sentir qu'il me résiste par sa pe-
santeur; et que j 'analyse soigneusement ce fait; il me
donne trois phénomènes distincts et trois rapports.
Les phénomènes sont :
1« Un acte de ma volonté }
2^ Le mouvement de mon bras ; .
3® Une sensation musculaire.
Les rapports sont :
lo Un rapport direct de causalité entre l'action de la
volonté et le mouvement du bras ;
2o Un rapport de même nature entre le mouvement ou
l'action musculaire et la sensation qu'elle produit ;
S^ Un rapport indirect ou éloigné entre l'action de la
volonté et la sensation musculaire.
Or y quek sont de tous ces faits ceux que peut connaître
rhomme à une époque où l'on suppose qu'il n'a pas encore
la moindre idée ni de cause et d'efTet, nide corps extérieur?
M. Cousin en nomme trois ^ savoir^ les deux premiers
phénomènes et le premier rapport ^ c'est-à-dire ^ Faction
de la volonté y le mouvement du bras et le rapport de cau^
salité qui lie ces phénomènes l'un à Ta^itre.
( 160 )
Maine de Biran cite le premier et le troisième phéno-
mène ^ et suppose le troisième rapport; c'est à savoir,
l'action de la yolonté, la sensation musculaire et le rap-
port indirect qui se trouve entre eux.
Enfin, tous deux concluent que la première idée de cause
nous est donnée dans la conscience de notre volonté en
tant qu'elle produit, pour l'un , un mouvement ; pour Tau-
tre , une sensation.
Nous examineroâs ces deux opinions, d'abord en ce
qu'elles diflerent , puis en ce qu'elles ont de commun ; et
ainsi nous commencerons par supposer avec les deux mé-
taphysiciens , que l'enfant qui vient de naître , ou que
l'homme , dans la circonstance où il se trouve placé par
hypothèse, sait, lorsqu'il agit, qu'il veut agir, qu'il le sent,
qu'il en a conscience. Ce premier fait, nous n'en parlerons
qu'en dernier heu.
Quel est le deuxième? C'est le mouvement du bras.
M. Cousin n'imagine sans doute pas que l'homme, avant
cette expérience , avait une idée du mouvement , et par
suite de la substance dont le mouvement est un attribut ,
ou de quelque chose autre que sa volonté ; et qu'il savait
qu'il a lui-même un corps , qu'il a un bras , et que ce bras
est en mouvement; car cela serait contre l'hypothèse;
d'autant qu'il en résulterait qu'il aurait déjà l'idée de cause.
U faudrait donc qu'il acquît cette idée de mouvement en
commençant à remuer son bras. Mais comment pourrait-il
l'acquérir? Rien ne s'opposant efficacement au mouve-
ment de son bras, et la sensation musculaire n'ayant rien
de commun avec le mouvement ; on ne voit pas ce qui
pourrait lui en suggérer l'idée.
Or, s'il ignore qu'il a un corps , qu'il a un bras , et que
ce bras est en mouvement , il n'apercevra donc pas le rap-
port qui existe entre l'acte de sa volonté et ce mouvement,
non plus que celui qui existe entre ce mouvement et la sen-
(161)
sation qui en résulte. Il ne saura donc pas que sa volonté
est une cause dont ce mouvement est un effet , ni que la
sensation qu'il éprouve est un effet qui a pour cause ce
mouvement.
Que restera-t-il donc qu'il puisse connaître? Une action
volontaire 9 une sensation musculaire^ et un rapport entre
ces phénomènes. Voilà précisément ce que suppose Maine
de Biran.
Quant a la sensation^ quelque faible qu'elle soit, on peut
admettre qu'il en a conscience, et s'il a également con-
science de sa volonté comme d'une chose, distincte de cette
sensation, ce que nous accordons pour l'instant, il peut aussi
connaître le rapport qui lie ces phénomènes l'un à l'autre.
Mais d'abord ce. rapport n'est qu'indirect : la Volonté ne
produit point la sensation , elle n'en est point la cause im-
médiate. Et puis, quand elle en serait la cause, et qu'il en
eût conscience, nous n'en serions pas plus avancés : car on
ne voit pas comment il pourrait passer de cette connais--
sance à celle des corps extérieurs. Que son bras soit soulevé
par une force étrangère, il éprouvera alors une sensation
qui ne dépendra , ni directement ni indirectement de sa
volonté, et il pourra conclure de là que cette sensation
aura pour cause une volonté qui n'est pas la sienne, ou
pour mieux dire qui n'est pas lui : mais voilà tout j il res-
tera toujours à savoir comment de cette idée d'une volonté
pure, dans laquelle rien d'extérieur, d'étendu ni de maté-
riel ne se trouve impliqué , il sera conduit à celle de corps
purement matériels et sans volonté.
Peut-être y a-t-il dans la manièr/3 dont l'idée de corps
ou de matière nous a été suggérée, quelque chose que l'on
tenterait en vain d'expliquer. Mais il me paraît hors de
doute que cette idée , et ^ par suite , celle de cause exté-
rieure et nécessaire, précèdent dans notre esprit celle de
cause ou d'action volontaire; et surtout qu'elle est de beau-
TOME III. 11
( 162 )
coup antérieure à l'idée ou a la conscience que nous avons
actuell^nent de notre volonté^ en tant qu'elle est distincte
du mouvement volontaire et qu'elle le produit. H nous
reste à examiner ce dernier fait.
Plus nous deyenons capables de réfléchir et de délibé-
rer^ plus les actes ^ ou les déterminations de notre volonté
se détachent^ sç séparent^ s'éloignent pouf* ainsi dire ^ et
par la se distinguent de nos mouvemens volontaires : en
sorte que la même raison qui nous rend plus capables de
remarquer cette distinction ^ la rend aussi plus facile à re-
marquer. Il n'est donc pas surprenant que Thomme^ dont
les organes sont entièrement développés , et qui fait un fré-
quent usage de ses facultés intellectuelles y aperçoive cette
distinction , qui néanmoins échappe au plus grand nombre.
Mais il est hors de toute vraisemblance y que l'enfant qui
vient de naître puisse la remarquer ou en avoir conscience ;
non seulement parce que rien ne sépare les déterminations
de sa volonté de ses mouvemens volontaires , qui ne sont
point libres ^ mais spontapés ^ et pour ainsi dire convubifs;
mais encore parce qu'il ne tourne point son attention sur
ses propres facultés.
L'attention^ qui est elle-même une manière de vouloir^
et conséquemment la volonté^ qui, sans contredit^ est une
puissance causatrice^ se. trouve impliquée , dit M. Cousin ^
dans tout fait de conscience. Cela est certain ; car il est im-
possible que rhomme ait conscience ni de lui-même, ni de
quoi que ce puisse être sans le secours de l'attention. Mais
de là même je conclus qu'il ne suffit pas pour que l'homme
ait conscience de son activité ^ que sa volonté ou son at-
tention soit excitée par quelque chose autre que lui , ni
même qu'il veuille , ou qu'il soit attentif de son plein gré;
mais qu'il faut encore qu'il |K)rte son attention sur cette
activité elle-même. Or ce n'est point par là qu'il commen-
cera l'exercice de ses facultés.
( 163 )
Qtt'îl vienne à éprôuvet' une sensation quelconque^ qu'il
soit modifié par une CàUse étrangère , il n'y a point de doute
que^ même dans ce cas^ son activité^ ou son. attention ne
soit mise en jeu par la surprise que lui occasionnera ce
premier, ou ce nouveau phénomène. Mais , d'une part , il
ne pourra pas y en pareille circonstance , ne pas être atten-
tif, ne pas vouloir considérer ou contempler cette modi-
fication de son être : son attention sera forcée , ne sera pas
libre; il voudra, mais malgré lui; et Une pareille action ne
pourra pas faire naître en lui l'idée d^une action volontaire
et libre. D'une autre part, ce ne sera pas sur sa volonté, sur
son attention elle-même , mais seulement sur le change-
ment qu'il subit qu'il fixera son attention : or cela ne suf-
fira pas pour lui faire connaître qu'il jouit d'une activité
propre, qu'il peut se modifier lui-même, qu'il est un agent
libre , qu'il est lui-même cause lorsqu'il est atte^ntif ou qu'il
se modifie ; et s'il a conscience de quelqu'une de ses ma-
nières d'êti-e, ce sera de sa passivité et non de son activité.
D'ailleurs l'attention , ou l'action de l'ame sur elle-même,
ne pourrait pas directement lui suggérer l'idée de causé ,
parce que, comme je l'ai déjk dit, cette action ne fait
qu^une seule et même chose avec la modification qu'elle
produit. r
C'est, selon moi, dans l'action volontaire de son propre
corps sur les corps étrangers, et presque immédiatement
après avoir acquis les idées de matière et de cause en gé-
néral, que l'enfant trouvera la première idée de cause libre.
Mais, lorsqu'il aura acquis cette connaissance, ou cette
idée, il sera encore bien loin de faire attention et de soup-
çonder, que ses mouvemens volontaires sont eux-^mêmes
des effets nécessaires , et qu'il y a en lui deui êtres , deux
choses quelconques, dont l'une veut, tandis que l'autre
ne fait qu'obéir à la volonté deja pt'emièrej j'en ai dit la
raison. Il ne pourra parvenir à cette t^onnaisSance douteuse
(164)
que par induction ^ lorsqu'il sera déjà familiarisé avec les
idées de cause et d'efiet; qu'il aura appris de l'expérience
qu'il n'y appoint de phénomène sans cause ^ et que tout
phénomène suppose Faction d'une substance sur une autre.
Bien qu'il soit lui-même cause en tant que son esprit agit
sur son corps ^ et qu'il semble que la moindre réflexion
doive suffire pour le lui apprendre^ il passera peut-être
les trois quarts de sa vie avant de le savoir^ peut-être
mourra-t-il sans l'avoir jamais observé. Toujours est* il ^
que s'il existe une distinction réelle entre la détermination
de la volonté et le mouvement du corps qui l'accompagne^
il est impossible qu'un enfant le remarque^ tant que ces
deux choses se trouvent confondues; d'autant que cela
supposerait le plus haut degré de discernement et la plus
profonde méditation.
Un tort assez général parmi les philosophes d'une cer-
taine école y c'est de supposer que l'enfant qui vient de
naître , que le foetus , que l'embryon même ne diffère de
l'homme fait que par son ignorance^ et que s'il pense moins^
c'est uniquement parce qu'il manque de matériaux pour
penser : tandis que ce qui le distingue principalement ^t
essentiellement de l'adulte ^ de l'homme, du philosophe^
c'est l'imperfection de ses organes , qui ne sont point suffi-
samment développés pour qu*il puisse réfléchir et penser.
Quelques-uns vont plus loin : distingués eux-mêmes des
autres hommes par leur sagacité et les efibrts d'attention
dont ils sont capables ; après avoir découvert quelque fait,
très-simple en apparence ^ et qui néanmoins avait échappé
à tous les philosophes des siècles précédens , ils soutiennent
que l'idée de ce fait est innée ^ ou du moins que tout homme
l'acquiert, même avant que de naître, par l'exercice de ses
facultés; sans songer le moins du monde, qu'ils ne l'ont
eux-mêmes acquise qu'au bout de vingt ans d'étude et à
la sueur de leur front.
(165)
DE l'origine de l'idÉE DE CAUSE.
SI
er
L'idée de cause peut naître dès que Tesprît est en rela-
tion avec la matière, ou qu'il y a action réciproque entre
l'un et l'autre. Mais je n'accorde pas à Maine de Biran, que
nous ayons conscience de l'action de notre volonté sur les
parties de notre corps , ni même de celle de notre corps
sur des corps étrangers y avant d'avoir conscience de l'ac-
tion de ceux-ci sur nous-mêmes.
K Je fais effort pour mouvoir mon bras, et je le meus. »
Remarquez qu'il n'y a point d'efibrt senti , lorsque nos
mouvemens sont brusques et irréfléchis; d'abord parce
que, dans ce cas, l'attention n'est pas appelée pour con-
stater le fait, et en secpnd lieu, parce que, dans ces sortes
de mouvemens, la puissaiice, comme disent les mécani-
ciens, non seulement égale, mais surpasse la résistance,
qui par là devient insensible, ou du moins, ne peut être
sentie comme telle. Ainsi il ne sufEt pas à un enfant de re-
muer le bras pour avoir le sentiment de l'effort.
Ce sera tout autre chose si ses membres sont retenus par
des liens , ou s'il veut pousser un obstacle invincible, en un
mot s'il s'agit sur un corps étranger qui s'oppose efficace-
ment au mouvement de son corps ou de son bras. Par cette
résistance il aura bientôt, sinon à l'instant même, le senti-
ment ou la conscience de l'effort; elle lui apprendra qu'il
y a en lui tendance au mouvement , qu'il veut, et qu'il est
matériel ; mais toutefois sans lui faire connaître la distinc-
tion qui existe entre sa volonté et sa matérialité , qui se
manifestent ensemble, et ne se sont point encore manifes-
tées l'une sans l'autre, du moins de manière à ce qu'il ait
pu le remarquer.
(166)
Ce sentiment de Tefiort lui donnera-t-il immédiatement
l'idée de cause? Il semble que non ^ puisque dans le cas dont
il s'agit; il ne produit rien par cet effort et que sa volonté
n'est point efficace. Il éprouve^ à la vérité ^ une sensation
musculaire : mais peut-on supposer qu'il l'attribue à sa vo-
lonté comme à sa cause? n'estai pas plus vraisemblable^
pour ne pas dire évident ^ qu'il l'attribuera au corps qui
lui résiste 3 et que c'est par là qu'il acquerra Tidée de ma-^
tière^ et celle de corps étranger^ ou de quelque chose qui
n'est pas lui?
Mais qu'est-ce que lui^ non en tant qu'il sent^ mîds en
tant qu'il veut^ ou qu'il fait eSbrt pour se mouvoir? c'est
quelque dbpse qui a une tehdance au mouvement , qui
conséquemment est matériel : et qu'est-ce que la matière?
c'est quelque chose qui résiste à sa voloj^té; ou à ses mou-
vemens volontaires^ ou à son étre^ mu ou tendant à se
mouvoir ^ volontairement , ou de lui-même : car ces choses
sont pour lui tellement confondues ;» qu'il est impossible
qu'il les distingue a priori^ et sans connaissances prélimi-
naires.
Il est donc également impossible qu'il ait connaissance
de lui-même^ comme être voulant^ ou tendant à se mou-
voir, sans avoir d'abord > ou en même temps ^ Tidée d'un
être qui n'est pas lui , et qui agit sur lui > qui le modifie
par cette action, qui le fait sentir. Or dans cette action lui
est évidemment donnée l'idée de cause «
Cette action;^ ou cette résistance des corps , il ne l'éprou-
vera sans doute, il ne la sentira,, cm n'en sentira l'effet^
qu'autant qu'il fera effort pour la vaincre.. Mais cet efibrt
ne sera lui-même senti que par cette résistance , qu'il sen-
tira d'abord. Il ne faudrait donc pas conclure , de ce que
la résistance des corps n'est sentie qu'à la condition que
nous faisons effort pour les remuer, que l'idée d'effort vo-
lontaire précède dans notre esprit l'idée de matière 3 ni que
(167)
la première idée de caose nous est donnée dans le senti*
ment de cet efibrt.
L'efibrt suppose toujours une résistance réciproque en-
tre deux substances j or cette récipix>cité ne peut exister
entre Tesprit et la matière ^ et comme sans matière il n'y a
point de résistance y reffi)rt est donc une action réciproque
entre deux substances matérielles.
Point d 'efibrt , il est yrai^ sans résistance continue; con«
séquemment point d'effort sans une tendance au mouve-*
ment , sans une vitesse virtuelle qu'un obstacle empêche
de devenir efiective. Mais cette tendance au mouvement
n'est elle-même qu'une suite d'impulsions instantanées que
la matière peut recevoir immédiatement de la matière
comme de l'esprit ; et quoique cette vitesse virtuelle y tou^
homme y tout animal ait le pouvoir de l'imprimer à la ma-
tière , ce qui fait la part de lame dans les actions volon-
taires^ Tefibrt lui - même est évidemment une action
continue de la matière sur la matière. Cet efibrt pourrait
se manifester sans que la volonté y prît part y comme cela
arrive dans l'action d'un ressort tendu. Mais il ne peut
point y avoir d'efibrt là où il n'y a point de matière^ ni
même là où il n'y a qu'une substance matérielle : et ainsi
il n'y a point d'efibrt dans l'action y quelle qu'elle soit de
l'ame sur le corps ; il ne peut y en avoir que dans l'action
de celui-ci sur d'autres cprps y ou dans celle de ses parties
les unes sur les autres.
Si donc l'efibrt y pour autant qu'il nous appartient y a une
partie de sa cause efficiente dans l'ame y ou dans la volonté^
il a du moins sa cause conditionnelle dans la matière : et si
l'efibrt lui-même a sa cause efficiente dans l'ame et sa cause
conditionnelle hors de l'ame y en tous cas Vidée de cet ef-
fort n'a dans l'ame que sa cause conditionnelle y et a sa
cause efficiente hors de l'ame y à savoir dans la résistance
des choses matérielles : d'où je conclus en premier lieu que
( I^ )
ridée d^effort volontaire , et par suite celle de cause libre
et immatérielle ne sauraient être innées.
- Il n'est pas moins certain ^ quoique la volonté pure ^ ou
dégagée de la matière ^ soit cause ^ en ce qu'elle produit du
mouvement dans le corps , que Tidée ou la conscience de
cette cause libre ^ en tant que nous l'affranchissons de toute
matérialité^ ne précède point dans notre esprit l'idée de
notre volonté ^ en tant qu'elle né fait qu'un pour nous avec
nos actions corporelles; ne précède point l'idée que nous
avons de l'action volontaire de notre corps sur des corps
étrangers.
Reste à savoir si cette idée de nos actions corporelles sur
les autres corps n'est pas elle-même postérieure^ comme
je a^ois qu'elle Test ^ à celle de l'action des corps étrangers
sur le nôtre ^ ou pour mieux dire y sur nous.
A cet égard, il suffira de se rappeler i^ que nos effi)rts^
nos mouvemens ne sont pas libres d'abord ; qu'ils ne sont
que spontanés et convulsifsj ^i^^ queTenfant nouveau-né ne
produit réellement aucun effet hors de lui, hors de son
être considéré dans son entier, aucun du moins qu'il puisse
apeï*cevoir ; tandis qu'il devra se trouver et se sentir lui-
même modifié par l'action des objets extérieurs ; et 3° que
s'il a conscience de ses efforts , ce sentiment sera très-fai-
ble, pour ne pas dire nul, par cela même qu ik ne seront
point libres ou réfléchis , et aussi parce que toute son at-
tention se portera malgré lui sur celles de ses modifica-
tions qui ne dépendront pas de lui.
D'où il suit, que le premier efiet qu'il remarquera , qu'il
connaîtra comme tel, sera une modification de lui-même
indépendante de sa volonté; et que la première cause dont
il aura idée, sera l'action mécanique d'un corps étranger
sur lui, sur son propre corps,, ou des parties du sien les unes
sur les autres.
Sa première idée sera donc celle de matière; et remar-
( 169 )
qaez bien que cette idée y quelque vague qu'elle puisse
être dans un enfant y ne différera point y quant à son es-
sence y de celle qu'en ont tous les hommes y même les plus
grands philosophes^ pour qui la matière, dépouillée de ses
acddens, n*est et ne sera jamais que quelque chose qui leur
résiste.
Par cette résistance efficace que les corps opposeront à
ses mouvemens, à ses efforts , il apprendra qu'il était en
mouvement, et qu'il tend actuellement à se mouvoir; et
4ès qu'il aura quelque idée de mouvement y il aura aussi
l'idée d'étendue, qui en est inséparable.
De toute manière , il me paraît hors de doute que ses
premières idées seront celles de mouvement , d'étendue ,
de résistance , ou de matière , d'action mécanique et de
cause nécessaire. Ces idées et surtout la dernière, d'abord
très-obscures , très-confuses , à peine ébauchées , se distin-
'gueront, s'éclairciront de plus en plus, autant qu'elles en
sont susceptibles, par l'observation comparée des phéno-
mènes, qui se présenteront en foule devant ses yeux ou à
son esprit, et s'expliqueront en quelque sorte les uns par
les autres. .
Il ne tardera pas non plus à savoir , et il l'apprendra par
des degrés insensibles, qu'il a le pouvoir de remuer les
corps étrangers , et qu'ainsi il est lui-même cause : mais
que ces corps sont inertes ou passifs , tandis qu'il est actif,
puisqu'il peut se mouvoir de lui-même : que néanmoins,
malgré cette différence, il n'agit pas autrement sur eux
qu'ils n'agissent sur lui 3 qu'ils peuvent , s'ils sont en mou-
vement, le renverser, et, s'ils sont immobiles, l'arrêter
dans son mouvement : il remarquera aussi, ou, sans peut-
être le remarquer, il s'accoutumera à ce fait singulier,
qu'un corps brut, malgré sa passivité, une fois mis en
mouvement, continue de se mouvoir, quoiqu'il ne soit
plus poussé par aucun autre : d'après ces données, il com-
(168)
ridée d*effî)rt volontaire , et par suite celle de cause libre
et immatérielle ne sauraient être innées.
- Il n'est pas moins certain y quoique la volonté pure ^ ou
dégagée de la matière; soit cause ^ en ce qu'elle produit du
mouvement dans le corps , que Tidée ou la conscience de
cette cause libre , en tant que nous l'affranchissons de toute
matérialité; ne précède point dans notre esprit l'idée de
notre volonté ; en tant qu'elle né fait qu'un pour nous avec
nos actions corporelles; ne précède point l'idée que nous
avons de l'actign volontaire de notre corps sur des corps
étrangers.
Reste à savoir si cette idée de nos actions corporelles sur
les autres corps n'est pas elle-même postérieure ^ comme
je crois qu'elle Test ; à celle de l'action des corps étrangers
sur le nôtre ; ou pour mieux dire ; sur nous.
A cet égard , il suffira de se rappeler i ^ que nos efïbrts ;
nos mouvemens ne sont pas libres d'abord ; qu'ils ne sont
que spontanés et convulsifsj ^i^^ que Tenfant nouveau-né ne
produit réellement aucun effet hors de lui, hors de son
être considéré dans son entier ; aucun du moins qu'il puisse
apercevoir ; tandis qu'il devra se trouver et se sentir lui-
même modifié par l'action des objets extérieurs 3 et 3° que
s'il a conscience de ses efforts , ce sentiment sera très-fai-
ble ; pour ne pas dire nul; par cela même qu^ils ne seront
point libres ou réfléchis ; et aussi parce que toute son at-
tention se portera malgré lui sur celles de ses modifica-
tions qui ne dépendront pas de lui.
D'où il suit; que le premier effet qu'il remarquera ; qu'il
connaîtra comme tel; sera une modification de lui-même
indépendante de sa volonté; et que la première cause dont
il aura idée, sera l'action mécanique d'un corps étranger
sur lui; sur son propre corps,; ou des parties du sien les unes
sur les autres.
Sa première idée sera donc celle de matière; et remAr-
(169)
qaez bien que cette idée , quelque vague qu'elle puisse
être dans un enfant ^ ne différera point y quant à son es-
sence f de celle qu'en ont tous les hommes ^ même les plus
grands philosopheis^ pour qui la matière, dépouillée de ses
accidens, n*est et ne sera jamais que quelque chose qui leur
résiste.
Par cette résistance efficace que les corps opposeront à
ses mouvemens, à ses efforts, il apprendra qu'il était en
mouvement, et qu'il tend actuellement à se mouvoir; et
4ès qu'il aura quelque idée de mouvement , il aura aussi
l'idée d'étendue , qui en est inséparable.
De toute manière, il me paraît hors de doute que ses
premières idées seront celles de mouvement , d'étendue ,
de résistance , ou de matière , d'action mécanique et de
cause nécessaire. Ces idées et surtout la dernière , d'abord
très-obscures , très-confuses , à peine ébauchées , se distin-
'gueront, s'éclairciront de plus en plus, autant qu'elles en
sont susceptibles , par l'observation comparée des phéno-
mènes, qui se présenteront en foule devant ses yeux ou à
son esprit, et s'expliqueront en quelque sorte les uns par
les autres. .
Il ne tardera pas non plus à savoir , et il l'apprendra par
des degrés insensibles, qu'il a le pouvoir de remuer les
corps étrangers , et qu'ainsi il est lui-même cause : mais
que ces corps sont inertes ou passifs , tandis qu'il est actif,
puisqu'il peut se mouvoir de lui-même : que néanmoins,
malgré cette différence, il n'agit pas autrement sur eux
qu'ils n'agissent sur lui ; qu'ils peuvent , s'ils sont en mou-
vement, le renverser, et, s'ils sont immobiles, l'arrêter
dans son mouvement : il remarquera aussi, ou, sans peut-
être le remarquer, il s'accoutumera à ce fait singulier,
qu'un corps brut, malgré sa passivité, une fois mis en
mouvement, continue de se mouvoir, quoiqu'il ne soit
plus poussé par aucun autre : d'après ces données , il com-
( 168 )
ridée d*effi)rt volontaire , et par suite celle de cause libre
et immatérielle ne sauraient être innées.
' Il n'est pas moins certain y quoique la volonté pure ^ ou
dégagée de la matière^ soit cause ^ en ce qu'elle produit du
mouvement dans le corps , que Tidée ou la conscience de
cette cause libre ^ en tant que nous l'afFranchissons de toute
matérialité^ ne précède point dans notre esprit l'idée de
notre volonté, en tant qu'elle né fait qu'un pour nous avec
nos actions corporelles; ne précède point l'idée que nous
avons de l'action volontaire de notre corps sur des corps
étrangers.
Reste à savoir si cette idée de nos actions corporelles sur
les autres corps n'est pas elle-même postérieure, comme
je crois qu'elle Test , à celle de l'action des corps étrangers
sur le nôtre , ou pour mieux dire , sur nous.
A cet égard, il suffira de se rappeler i^ que nos efïbrts,
nos mouvemens ne sont pas libres d'abord ; qu'ils ne sont
que spontanés et convulsifsj ^i^^ que l'enfant nouveau-né ne
produit réellement aucun effet hors de lui , hors de son
être considéré dans son entier, aucun du moins qu'il puisse
apercevoir j tandis qu'il devra se trouver et se sentir lui-
même modifié par l'action des objets extérieurs 3 et 3° que
s'il a conscience de ses efforts , ce sentiment sera très-fai-
ble, pour ne pas dire nul, par cela même qu^iis ne seront
point libres ou réfléchis , et aussi parce que toute son at-
tention se portera malgré lui sur celles de ses modifica-
tions qui ne dépendront pas de lui.
D'où il suit, que le premier efiet qu'il remarquera , qu'il
connaîtra comme tel, sera une modification de lui-même
indépendante de sa volonté; et que la première cause dont
il aura idée, sera l'action mécanique d'un corps étranger
sur lui, sur son propre corps^ ou des parties du sien les unes
sur les autres.
Sa première idée sera donc celle de matière; et remar-
( 169 )
qaez bien que cette idée y quelque vague qu'elle puisse
être dans un enfant y ne différera point ^ quant à son es-
sence^ de celle qu'en ont tous les hommes^ même les plus
grands philosophes, pour qui la matière, dépouillée de ses
acddens, n'est et ne sera jamais que quelque chose qui leur
résiste.
Par cette résistance efficace que les corps opposeront à
ses mouvemens, à ses efforts, il apprendra qu'il était en
mouvement, et qu'il tend actuellement à se mouvoir; et
4ès qu'il aura quelque idée de mouvement , il aura aussi
l'idée d'étendue, qui en est inséparable.
De toute manière, il me parait hors de doute que ses
premières idées seront celles de mouvement , d'étendue ,
de résistance , ou de matière, d'action mécanique et de
cause nécessaire. Ces idées et surtout la dernière, d'abord
très-obscures , très-confuses , à peine ébauchées , se distin-
'gueront, s'éclairciront de plus en plus, autant qu'elles en
sont susceptibles, par l'observation comparée des phéno-
mènes, qui se présenteront en foule devant ses yeux ou à
son esprit, et s'expliqueront en quelque sorte les uns par
les autres. .
Il ne tardera pas non plus à savoir , et il l'apprendra par
des degrés insensibles, qu'il a le pouvoir de remuer les
corps étrangers , et qu'ainsi il est lui-même cause : mais
que ces corps sont inertes ou passifs , tandis qu'il est actif,
puisqu'il peut se mouvoir de lui-même : que néanmoins,
malgré cette différence, il n'agit pas autrement sur eux
qu'ib n'agissent sur lui ; qu'ils peuvent , s'ils sont en mou-
vement, le renverser, et, s'ils sont immobiles, l'arrêter
dans son mouvement : il remarquera aussi, ou, sans peut-
être le remarquer, il s'accoutumera à ce fait singulier,
qu'un corps brut, malgré sa passivité, une fois mis en
mouvement, continue de se mouvoir, quoiqu'il ne soit
plus poussé par aucun autre : d'après ces données, il com-
( 170 )
prendra ^ ou croira comprendre , comment les corps exté-
rieurs peuvent agir les uns sur les autres ^ quoique ni les
uns ni les autres ne soient doues d\ine activité propre : il
remarquera enfin , que ces corps , même lorsqu'il semble
que rien ne s'oppose à leur mouvement, s'arrêtent tou-
jours au bout de quelques instans ; et ce fait mal compris y
mal apprécié, donnera naissance à plusieurs erreurs > dont
la plus grossière , mais aussi la moins générale et la moins
enracinée , parce qu'il ne faut qu'un trait de lumière et la
plus légère réflexion pour la faire évanouir, consiste à ré-*
garder comme des êtres doués, ainsi que nous, de la faculté
de se mouvoir par eux-mêmes, certains corps, tels que les
nuages, par exemple, ou les courans d'eau, qui se meu-
vent d'une manière continue, en divers sens , suivant des
degrés de vitesse variables, sans qu'il y ait autour d'eux
aucune cause sensible de ces phénomènes.
s 2.
Il résulte de tout ce qui précède, que la première idée
de cause nous est bien réellement donnée dans l'observa-
tion des choses extérieures; dû moins en tant qu'elles agis-
sent sur nos sens.
Entendons-nous bien toutefois. Quand on dit qu'unç
idée s'introduit dans l'esprit par la sensation , ou par la voie
des sens, par leur intermédiaire, on suppose, quoiqu'on
ne l'énonce pas d'une manière explicite et formelle, qu'il
existe dans l'ame certaines dispositions, certaines propriétés^
autres que la sensibilité physique , en vertu desquelles elle
perçoit cette idée, ce qui est sous-entendu.
Il est certain que la sensibilité ne donne que des sensa-
tions , et ne peut donner aucune idée , pas même celle d'un
objet matériel. Mais comme une telle idée a sa cause effi-
ciente dans la sensation de lobjet, celle-ci dans l'objet
(171)
même en tant qu il agit sur les sens ; il s'ensuit que cette
idée a oriffinairement sa cause efficiente hors de Famé , et
que par conséquent il est impossible qu'elle soit innée^ bien
qu'elle suppose dans 1 ame une propriété innée qui en est
la cause conditionnelle.
En est-il autrement d'une idée de rapport? Gomment^
par exemple^ ai-je l'idée de parallélisme?' si je trace deux
lignes parallèles sur ce papier , mes sens ne me donneront
que leur image; ils ne me donneront^ ni Vidée de ces lignes
elles "^ marnes ^ idée qui pourra se reproduire en leur ab-
sence^ ou lorsque j'aurai les yeux fermés, ni, a plus forte
raison, celle de leur parallélisme, qui n'est point un objet
matériel capable d'agir sui* mes sens. Mais , comme ce pa-
rallélisme, qui n'est qu'un rapport de situation, existe
pourtant hors de moi , puisqu'il suppose nécessairement la
co^existence de ces lignes, et que même il serait détruit
si la situation de Tune d'elles changeait ; il s^e^k^uit que l'i*
dée de ce rapport a sa cause efficiente hors de moi et que
je ne puis l'acquérir que par Tintermédiaire des sensi. Ce
rapport de situation, ou ce parallélisme agit en quelque
sorte sur mon esprit, comme les termes de ce rapport, ou
tous autres objets matériels agissent sur mes sens : mais
cette action n'est point directe , elle ne peut avoir lieu que
par le ministère des sens, et sans eux je n'aurais point
connaissance de ce rapport, je n'en aurais point l'idée.
Cette idée de rapport suppose bien quelque propriété dans
l'ame, telle que l'entendement ). ou la conception, ou la
conscience, ou le jugement; suppose bien une propriété
quelconque autre que la sensibilité physique : mais cette
propriété passive, que met en jeu l'attention du la ré*
flexion , n'en est pas la cause efficiente , elle n'en est que la
cause conditionnelle , et surtout elle ne constitue pas cette
idée elle-même, ce qu il ne faut pas perdre de vue.
N'en est*il pas ainsi du rapport de dépendance qui existe
( 172 )
entre Tefiet et sa cause, et non seulement de ce rapport,
mais de tout autre, mais de tout rapport de rapport, mais
de toutes nos idées enfin? N'est-il pas vrai, comme je Tai
avancé, que toutes nos idées ont originairement leur cause
efficiente dans les objets extérieurs , physiques ou moraux,
ou dans les rapports qu'ils ont entre eux 3 tout en ayant
leur cause conditionnelle dans certaines dispositions ou
propriétés passives de l'ame, que la réflexion réveille; et
n'est-ce point dans ce sens qu'il faut entendre Locke, lors-
qu'il dit, que nos idées n'ont que deux sources, la sensa*
tion et la réflexion ?
Au reste je dois faire observer, que nous ne pourrions
pas sans comparer les phénomènes entre eux , trouver im-
médiatement la première idée de cause dans l'action d'un
corps extérieur, je ne dis pas seulement sur un autre corps,
car cela est de soi-même évident; mais sur aucun de nos
sens autre que le toucher, comme je le ferai comprendre
en peu de mots.
J'éprouve ,, par supposition, la sensation d'odeur de
rose. Si je n'avais pas appris d'ailleurs qu'il existe des corps,
qu'il existe quelque chose hors de moi , et si , en consé-
quence, il m'était impossible de juger par analogie ou par
induction^ que la cause de cette sensation est l'attribut de
quelque substance matérielle; il est indubitable que cette
sensation et sa cause productrice ne seraient pour moi
qu'une seule et même chose, et que cette chose serait
tout entière en moi. Donc la sensation-odeur ne me don-
nera par elle-même, ni les idées d'effet et de cause, ni
même celles de corps et d'extériorité.
Si c'est un objet visible qui m'affecte, les choses ne se
passeront pas tout-à-faît de la même manière. Pourvu que
(173)
cet objet / par une clarté trop vive ^ ne me hlesse point la
Tue, qu'il ne me tottche pas^ je ne croirai pas éprouver une
sensation} cette sensation, que je ne considérerai point
comme telle, je la rapporterai à sa cause efficiente, au corps
qui la produit; c'est ce que je sais par expérience , bien que
je n'en connaisse pas la raison 3 et en tous cas , je verrai, je
rapporterai cette cause hors de moi; cequi est fondé, peut-
être en partie sur quelque principe métaphysique qui nous
est inconnu , mais très-probablement, et en grande partie,
sur la théorie de la lumière, sur celle de la vision et sur le
mécanisme admirable de l'œil. Quoi qu'il en soit, cette
sensation et sa cause productrice seront donc encore ici
confondues, elles ne formeront encore pour moi qu'une
seule et même chose : mais cette chose, au lieu d'être tout
entière en moi , sera tout entière hors de moi ; et ainsi ,
elle me donnera bien l'idée de quelque chose qui n'est pas
moi, mais elle ne me donnera pas encore l'idée de cause.
Qu'arriverait-il si le corps visible était lui-même le corps
odorant? Rapporterions-nous la sensation-odeur k ce corps
extérieur comme à sa cause? Nullement : mais si cette sen-
sation disparaissait avec le corps visible, pour reparaître
ensuite avec lui , et si cela arrivait un certain nombre de
fois, sans que le contraire fût jamais arrivé, il est indubi-
table du moins qu'en apercevant l'une de ces choses , la
présence ou l'existence de l'autre , et son apparition pro-
chaine, seraient par nous regardées comme certaines, et
que l'idée, de Tune serait invinciblement liée à celle de
l'autre.
Supposons toutefois que nous soyons trompés dans notre
attente, et que, pour la première fois, nous éprouvions la
sensation-odeur sans voir la chose visible, ou lumineuse,
comme cela pourra arrivcir si le corps lumineux et le corps
odorant ne sont pas le même corps , et que le corps lumi-
neux soit inodore et le corps odorant invisible. L'idée de
( 174 )
cette semation-odeur se liera-t-'elle dans ce cas a Fidëe dé
quelque autre chose? Non sans doute ^ d'autant plus que
nous n'en connaissons point d'autre y et que celle qui nous
est connue ne suffit pas pour nous donner l'idée d'une chose
en général} et dans ce cas^ après avoir éprouvé seulement
une grande surprise de ce changement inattendu^ nousces^
serons désormais de lier entre elles les idées que jusque-là
nous avions crues inséparables.
Mais lorsque nous aurons appris de l'expérience , qu'il
existe d'autres sensations que la sensation-odeur, telles, par
exemple, que la sensation-chaleur et la sensation contraire;
qu'il existe d'autres corps extérieurs que celui que nous
avions vu d'abord ; qu'ils sont plus ou moins lumineux , et
par là plus ou moins visibles; que, quoique lumineux , ils
cessent d'être visibles dans certaines circonstances , comme,
par exemple , lorsqu'ils sont trop petits ; et qu'en général
une sensation suppose constamment la présence ou l'exis-
tence d'un objet extérieur; alors l'idée d'une sensation
quelconque rappellera toujours l'idée de quelque autre
diose , et toujours , en éprouvant cette sensation , nous
croirons , nous serons persuadés qu'il existe en effet quel*-
que chose hors de nous, quelque objet visible ou invisible
sans lequel la sensation qui nous affecte n'existerait point^
et probablement ne pourrait exister.
Je dis exister; car sans doute nous remarquerions faci-
lement qu'une sensation n'est point une chose qui préexis-
tait et qui peut être absente ou disparaître sans cesser
d'être; mais une chose qui n'existait point, qui naît^ et puis
qui cesse d'exister pour renaître encore : ce qui nous don-
nerait l'idée de production , ou de création , laquelle nous
conduirait à celle de chose productrice , ou créatrice; car,
voyant qu'une sensation ne peut naître qu'à cette condi-
tion qu'une autre chose existe déjà , nous ne pourrions pas
ne pas regarder comme un attribut de cette chose , non la
( 175 )
sensation elle-même ^ mais sa production. De là l'idée du
rapport de dépendance qui lie l'effet à sa cause ; idée d'ail-
leurs assez vague y assez mal déterminée , comme chacun
pourra s'en convaincre^ en cherchant à se rendre compte
de la manière dont il conçoit cette dépendance.
La constante reproduction des mêmes phénomènes à
l'aspect des mêmes agens suffirait donc, ce semble, pour
nous suggérer l'idée de cause. Elle est nécessaire, en tous
cas y pour rendre plus claire et plus distincte cette idée qui
n'a pu être que fort obscure et confuse à son origine ; et
elle seule peut nous faire assigner à chaque phénomène sa
véritable cause.
Mais, quoi qu'il en puisse être, toujours est-il certain
que, dans la réalité, la première idée de cause nous est
donnée dans l'action des corps , non en tant qu'ils produi-
sent, même sur le toucher, des sensations proprement
dites, mais en tant qu'ils résistent k nos mouvemens, à nos
eflS>rts.
D£S GÀUSBS FIWALSS.
SI
er
Toute action volontaire, lorsqu'elle est réellement telle,
c'est-à-dire libre, ou réfléchie, est accompagnée, ou, plus
souvent, précédée d'une vue, d'une intention de l'esprit,
lequel, en agissant, se propose toujours une fin, un but
quelconque, prochain ou éloigné, direct ou indirect. En
êSècinant un mouvement quelconque; par exemple, en
quittant mon fauteuil pour me promener, soit dans mon
appartement ou au dehors^ je puis n'avoir que le bat im-
( 176 )
médiat de satisfaire au désir^ au besoin même que j'éprouve
de faire quelque mouvement. Mais je puis aussi ^ ou sortir
actuellement de chez moi;» ou former le projet d'en sortir^
soit que j'accomplisse ou non ce dessein^ pour exécuter
successivement diverses actions dépendantes les unes des
autres, afin d'atteindre certain but plus éloigné, comme
de déjouer les manœuvres d'un intrigant et de sauver
l'innocence en péril, objet principal et fin dernière de ma
pensée.
Lorsque le but que l'esprit se propose en agissant sur le
corps est immédiat, le mouvement corporel accompagne
ou suit immédiatement , pour l'ordinaire , l'idée qui le re-
présente, c'est*à-dire, qu'à l'instant même où l'esprit se
trouve afiecté par l'idée d'un tel mouvement, celui-ci se
manifeste ; et dans ce cas , le mouvement du corps , l'acte
de la volonté qui le produit et l'idée, ou, comme disent
quelques-uns , la perception de l'entendement qui déter-
mine la volonté, ne semblent former qu'une seule et même
chose. ^
Mais ces trois choses deviennent très-distinctes , lorsque
le but final est indirect et plus ou moins éloigné du premier
mouvement, comme dans l'exemple précité, et surtout
lorsque la volonté est sollicitée par plusieurs vues où per-
ceptions de l'esprit, soit qu'elles concourent toutes au
même but^ ou bien qu'elles soient en opposition les unes
avec les autres.
Or, en tant que ces vue3 de l'esprit , ou ces perceptions
de l'entendement déterminent, en quelque sorte, les actes
de la volonté, on peut les considérer comme des causes,
dont ces actes ou ces phénomènes dépendent , si on peut
dire qu'ils dépendent de quelque chose. Mais, comme ces
perceptions ne produisent ou n'amènent pourtant pas tou-
jours et nécessairement de tels phénomènes, qu'elles ne
sont point des motifs qui poussent invinciblement la vo*-
( 177 )
lonté à agir de telle ou telle manière (peut-être parce
qu'elle est sollicitée en sens contraire par des motifs inaper-
çus); elles ne sont point considérées comme des causes
proprement dites ^ dés causes efficientes ou productrices^
lesquelles ne demeurent jamais sans eflèts.
On leur a donné le nom de causes finales ^ et ce nom leur
convient parfaitement ; mais il est nécessaire d'en bien dé-
terminer la valeur et le sens.
Qu'est-ce donc qu'une cause finale? C'est une vue de
l'esprit qui détermine la volonté^ ou d'après laquelle la
volonté se détermine à agir de telle ou telle façon : c'est
l'idée préexistante de l'objet qu'elle se propose^ ou qu'elle
s'est proposé d'atteindre : ou, si Ton veut, c'est l'intelli-
gence, c'est la volonté elle-même, en tant qu.'elle agit pour
certaines fins.
Une cause finale ne produit jamais d'autres effets directs,
si on peut dire qu'elle produise quelque chose, que des
actes volontaires : tout effet ultérieur qui en dérive a , in-
dépendamment de cette cause finale, une cause efficiente;
car, à l'exception des actes de la volonté , il n'y a point de
phénomène sans cause efficiente ou proprement dite.
Quant aux effets qui semblent dépendre originairement
d'un acte volontaire, ou avoir une cause finale, et qui
néanmoins n'en ont pas, c'est-à-dire, qui n'ont point
préexisté en idée dans quelque intelligence qui aurait eu
l'intention de les produire ; on dit qu'ils sont les effets du
hasard; ce qui ne les empêche pas d'avoir comme les au-
tres une cause efficiente.
Imaginons qu'un chasseur, un homme armé d'un fusil ,
apercevant un lièvre courir dans la campagne, le couche
en joue et le tue. Supposons qu'en même temps le plomb
meurtrier atteigne un crapaud caché sous l'herbe. Il est •
évident que la mort du lièvre et celle du reptile auront la
même cause efficiente. Mais Tune aura de plus une cause
TOME III. 12
( Ï78 )
finale^ tandis que TaûlFe n'eu aura pad^ et sHera par consé-
quent relfet du hasard.
Il n'importe pas d'ailleurs que les choses qui arrivent par
hasard soient ou ne soicfkit pas des phénomènes proprement
dits : car ce n'est point comme tels qu'on les considère^
quand on dit qu'dles sont des effets du hasard. Il eet est
de même de celles qui ont une cause finale^ et qui sont
plus souvent des résultats y ou des rapports entre diverses
manières d'être^ que des phénomènes dépendant directe-
ment de causes efficientes.
J'aperçois sur le tapis d'un bi;llard que de» joueui's viêB^
nent de quitter^ trois billes dont la position est telle qué^
sans se toucher^ elles forment un triangle équilatéral. Je
ne cherche point ici la cause efficiente qui a pu amener
chaque bille à la place où elle se trouve^ je ne considère
que le rapport de situation qu'elles ont entre elles. Or ce
rapport peut avoir préexisté en idée dans l'entendement^
dans l'intelligence d'un des joueurs^ ou de toute autre
personne y ou même de plusieurs persoiuaies qui se seraient
entendues pour le produire : ou bien il pourra nr'être que
le résultat non prémédité^ non calculé j^ de la foi^ee et de
la direction que chaque UUe aura reçue par la main d'un
joueur, qui l'aura poussée sans intention j ou dans toute
autre intention que celle de produire le résultat dont U
s'agit, ou le rapport de situation que- ces billes ont entre
elles.
Dans le premier cas^ ce rapport aurait une cause finale ^
dans le second , il serait l'effet du hasu*d.
)Vf aintenant^ y a-t-il un moyen certain de reconnaître si
un événement^ un rapport^ un résultat^ aune cause finale^
une cause intelligente ou s'il n'est dû qu'au hasard ? Il n'y
en a pas d'autre, ce me semble, que le calcul des probabi-
lités } et nous ne pouvons dire avec certitude qu'une chose
est produite par une cause finale, une cause volontaire et
(179)
intentionnelle^ que lorsqu'il y a^ en quelque sorte ^ Tinfîni
à parier contre un qu'il en est ainsi. Dans les autres cas j
nous ne pouvons que conjecturer et douter.
Figurez- vous que, vous trouvant dans quelque endroit
écarté, vous remarquiez sur la terre un grand nombre de
petites pierres ou de cailloux arrangés de telle façon, qu'il
en résulte les quatre lettres suivantes, et que ces lettres
soient elles-mêmes disposées de manière qu'elles forment
ce mot Dieu : ne vous paraitra-t-il pas infiniment proba-
ble, que la disposition ou Tarrangement de ces pierres a
une cause intelligente, une cause finale, et que ce résultat
n'est point un jeu du hasard?
Que serait-ce donc , si , au lieu d'un mot , il y en avait
plusieurs, et que ces mots, par leur arrangement, eussent
un sens quelconque, comme ceux-ci, par exemple, que
Dieu soit loué !
Encore ne pourrait-on voir dans cet arrangement de
mots, de lettres et de cailloux, qu'une cause finale directe
et prochaine : car il n'y aurait aucune raison de croire,
que celui qui l'a fait s'est proposé un but ultérieur, une
autre fin , que le plaisir même de disposer de cette manière
les petits cailloux dont cette phrase et ces lettres sont for-
mées.
Mais je suppose enfin , qu'au lieu de cette phrase , il s'en
trouve une, par exemple, qui fasse connaître le lieu oh
s'est réfugié un assassin poursuivi par des gendarmes^ et
que ceux-ci, d'après cette indication, s'étant rendus dans
ce lieu , y découvrent effectivement le meurtrier qu'ils re-
cherchent. Je demande s'il sera possible d'attribuer au
hasard le rapport qui existe entre le fait qu'énonce et indi-
que cette phrase , dWepart , et , de l'autre, la disposition
des mots qui forment cette phrase et lui donne un sens,
celle des lettres dont chaque mot se compose , et l'arran-
gement des cailloux qui composent ces mêmes lettres ?
(180)
Nous avons donc^ en certains cas, une entière et par-
faite certitude y sans qu'il nous soit même possible de douter
le moins du monde y que les résultats que nous apercevons
dépendent de causes intelligentes} et, en général, nous
en sommes d'autant plus convaincus, que le but final est
plus éloigné du fait primitif, et que par conséquent Tidée
de ce but, ou la cause finale, est plus indirecte, et par là
plus distincte de ce même fait.
Il y a aussi des résultats , ou des choses dans lesquelles
on remarque de l'ordre et de la régularité , qui , sans dé-
pendre uniquement du hasard, quoique diverses circon-
stances fortuites aient pu jusqu'à un certain point concourir
à leur production, n'ont pourtant aucune cause finale, du
moins apparente , mais dépendent uniquement ou princi-
palement , de la nature même des choses , ou des proprié-
tés de la matière ; en sorte que celle-ci abandonnée à ses
propres forces, semble les produire immédiatement par
elle-même : telles sont , par exemple , les formes régulières
des cristaux.
Il existe beaucoup d'autres corps réguliers, dont la
forme pourrait être attribuée , ou à la nature , ou à Tart ;
et alors, pour que je sois certain qu'elle leur a été donnée
par l'art, c'est-à-dire par un être intelligent, et que par
conséquent elle a une cause finale, ilfaut que j'y recon-
naisse évidemment un autre but, que la régularité ou
l'existence même de cette forme.
Maintenant , il est à remarquer que parmi les choses qui
ont évidemment une cause finale, soit prochaine et immé-
diate , soit indirecte et plus ou moins éloignée ; il en est
un grand nombre qui ne sont point dues à l'intelligence de
rhomme, non plus qu'à celle d'aucun être vivant qui nous
soit connu.
Or c'est par là qu'on peut démontrer l'existence de
Dieu , ou d'un artiste surnaturel qui^ s'il n'a pas créé la
( 181 )
matière^ a du moins mis en œuTre ses propriétés^ pour
produire certains phénomènes , certains résultats ^ qu'il est
impossible d'attribuer seulement aux propriétés de la
matière et à un concours de circonstances fortuites.
Quant à la toute-puissance et à la suprême intelligence
de cet artiste universel et divin ^ nous pouvons^ en quelque
sorte ^ les déduire, par une simple règle de proportion^
de la connaissance que nous avons des choses qu'on lui at-
tribue , et du rapport qui existe en général entre le mérite
d'un ouvrier et son ouvrage.
s 2.
Quels sont donc les résultats et les phénomènes naturels
qui y ayant évidemment une cause finale, nous révèlent par
là l'existence de Dieu ?
Peut-on voir un pareil résultat dans le système du monde,
c'est-à-dire dans celui des corps célestes, et particulière-
ment dans notre système solaire? La marche constante des
astres, l'ordre qui règne dans' l'univers, comme on le dit
ordinairement , les lois qui le régissent et d'autres faits de
même nature, démontrent - ils l'existence d'une cause fi-
nale , d'une cause intelligente ?
Une première question m'embarrasse j c'est de sa^voîr ce
qu'on entend par l'ordre qui règne dans l'univers.
Considéré en grand, le monde est une machine aussi sim-
ple qu'elle est immense , puisqu'elle ne se compose que dé
masses isolées , qui ne font que tourner les unes autour des
autres. Or je ferai d'abord remarquer que ces masses, qui
sont ce qu'on appelle les astres , sont très-inégalement dis-:
tribuées dans le ciel , c'est-à-dire dans le vide , où elles
semblent véritablement avoir été jetées au hasard.
Ces masses , du moins les planètes et les comètes , les
seules que nous puissions mesurer, sont de grosseur très-
( 182 )
diverse et il n y a aucun rapport €atra lent ^ossèur et
les distances qui les séparent du soleil. Les orbites qu'elles
décrivent ne sont point des cercles parfaits y mais des ellip-
ses plus ou moins allongées , dont le soleil n occupe même
pas le centre. Elles ont toutes des mouvemens divers^ et
la vitesse de chacune d'elles est plus ou moins variable;
mais, quoique, en général ,v leur mouvement soit d'au-
tant plus rapide qu'elles sont plus rapprochées du soleil ,
comme si par là elles voulaient cchappei* à l'ardeur de ses
rayons, il n'y a entre leur vitesse et leur distance de cet
astre, surtout à l'égard des comètes, aucune proportion
capable d'établir une compensation entre les deux incon-
véniens d'en être ou trop rapprochées ou trop éloignées. La
rotation des planètes sur leurs axes n'est ptas non plus en
rapport^ ni avec leur grosseur, ni avec leur éloignemient
du soleil. Enfin leur inclinaison sur l'écliptique présente
encore des différences telles que le hasard seul semble les
avoir produites. La terre n'accomplit pas sa révolution en
12 mois de 30 jours chacun, mais en 365 jours et une irac-
tion. Pendant ce temps , la lune fait un peu plus de 12 ré-
volutions autour de la terre , et sa marche est telle , qu'elle
ne se trouve qu'une fois en 29 jours à peu près , en opposi-
tion avec le soleil , en sorte qu'il est impossible qu'elle ait
été destinée j comme beaucoup de gens le aboient , à nous
éclairer pendant la nuit.
Rien donc dans le système du mond^ ne paraît avoir été
soumis à. un calcul rigoureux; rien ne semble être le ré-
sultat d'une combinaison <]uelconqtte et d'un dessein pré-
médité.
Dira-t>on que Tordre de l'univers consiste e^ ce que
toutes ses parties , c'est-à -dire tous les corps célestes sont
dans un parfait équilibre; que les planètes, sans jamais
s'arrêter, jamais ne se rencontrent , ni ne se choquent, ja*
mais ne sortent de leurs orbites; que chacune d'elles ac-
( 183 )
complît toujours sa résolution dans le même temps ^ et
autres choses semblables ?
Maïs il >est impossible d'établir sur aueun de ces faits ^
supposé qu'ils fussent tous yrais à la rigueur^ un calcul de
probabilité tendant a prouy-er l'existence d'une cause finale:
car oa conçoit qu'ils peuvent dériver, et ils dérivent en ef^
fet tout naturellement et nécessairement des propriétés, de
la .matière et de laloi de la gravitation , ou de la pesanteur
universelle, d'après laquelle tous ces grands corps s^atti*
vent réciproquement en raison direct^e de leurs masses, et
en raison inverse du carré des distances qui séparent leurs
centres -de gravité .
Quant à cette loi elle-même , ^elle semble d'abord fournir
une preuve , c'est-à-dire un certain nombre de chances en
faveur de l'^stence d'une cause finale ou intentionnelle ;
car si >les corps «s'attiraient dans une proportion différente ,
par exeiDiple, avec une force égale à toute distance, les au-
tres circonstances restant les mêmes, l'univers ne saurait
subsister.
Mais cette loi pourrait-elle en efiet être différente ou au-
tre qu'elle n'est? C'est du moins ce qui n'est pas vraisem-
blable. L'attraction n^est, suivant toute apparence, que
l'effet d'une impulsion. OPour la concevoir et l'expliquer,
on a supposé que l'espace était traversé en tous sens par un
fluide subtil capable de pénétrer tous les corps , et d'agir
ainsi, par le choc, sur toutes leurs particules intérieures.
Or^ en admettant que les choses se passent ainsi , on peut
prouver, par le calcul le plus simple^ que les corps, en
vertu de Faction impulsive de ce fluide invisible, doiven^t
en effet s'attirer en raison directe des masses, et inverse du
carré des distances j ce qui rendcette hypothèse très-vrai-
semblable.
Jues lois de la nature ne sont d'ailleurs que les rapports
existant entre les propriétés qui distinguent ou constituent
( 184 )
les étires et les difierentes cîrconstanœs dans lesquelles
elles s'exercent. L'ordre physique de l'univers n'est qu'une
suite nécessaire des lois de la matière^ qui elles-mêmes dé-
rivent nécessairement de ses propriétés. Chacun des grands
corps qui roulent dans l'espace , sollicité d'une part par des
forces extérieures^ et de Tautre, si je puis ainsi dire, par
sa propre inertie ^ demeure dans un état d'équilibre stable ^
quoique d'ailleurs toujours en mouvement ^ parce que dans
la grande machine universelle y il n'y a ni frottement ni
résistance ; ou si quelque cause accidentelle le fait momen-
tanément sortir de cet état d'équilibre y il y revient de lui-
même y comme un pendule (|ue l'on a écarté de sa verticale.
Si l'univers entier se trouvait bouleversé par quelque
cause physique extraordinaire y l'équilibre s'y rétablirait
bientôt. Tout serait changé , il est vrai; mais rien n'indi*
que que le monde ^ tel qu'il existe actuellement^ et qui
pourrait bien n'être pas le meilleur des mondes possibles^
perdrait quelque chose à ce changement; et^ en tous cas^
l'ordre^ momentanément troublé , n'y serait point détruit.
Les parties dont il se compose pourraient être en eflet dis-
posées de mille et mille manières différentes, sans qu'on y
remarquât le moindre désordre; et ainsi, l'ordre ^ ou l'équi-
libre, qui existe dans le système du monde, ne prouve en
aucune façon qu'il soit le résultat d'une combinaison ou
d'un calcul.
En ne considérant, comme nous venons de le faire,
chacun des grands corps qui se meuvent dans l'espace que
comme un point physique, et seulement dans ses rapports
avec les autres corps autour desquels il tourne ou qui tour-
nent autour de lui; l'univers entier, ou du moins la partie
de l'univers qui est visible pour nous , n'est qu'une ma-
chine dont les mouvemens s'expliquent fort bien d'après
les seules lois de la mécanique ^ ou , pour parler d'upe
manière plus générale, d'après les propriétés de la matière.
( 185 )
Mais gardons-nous bien pourtant de conclure delà^ que
TunÎTers n'a^ ou ne peut point avoir de cause finale. Une
horloge est aussi fondée sur les lois de la mécanique^ sur
les propriétés de la matière j mais la matière abandonnée à
elle-même^ ou bien une main inhabile rassemblant des
rouages au hasard^ produira-t-elle jamais une horloge ou
quelque chose de semblable? Chaque phénomène en par-
ticulier peut également s'expliquer d'après les propriétés
générales des corps y sans qu'il soit pour cela nécessaire
d'avoir recours à une intelligence y à une volonté suprême;
parce que^ comme nous l'avons déjà dit^ soit qu'un phéno*
mène ait une cause finale ou qu'il n'en ait point ^ il doit
toujours avoir une cause efficiente. Mais je ne pourrai
m'empédier de lui attribuer une cause finale^. si je lui re-
connais un but^ une destination^ une fin quelconque. Si
parmi un nombre de machines en mouvement, qui, sans
aucun doute, ont toutes également une cause efficiente,
il y en a de fort simples dont je n'aperçoive point l'usage
ou Tutifité , je pourrai supposer à la rigueur qu'elles ont
été construites par des enfans ou des hommes sans intelU-
gence , qui ne se sont proposé aucun but déterminé et ont
eux-mêmes agi comme des machines. Mais si j'en remar-
que de plus ou moins compliquées ; si je leur reconnais un
but, une fin , telle que celle, par exemple, de marquer les
heures 3 si j'observe en outre que les parties dont elles se
composent, quoique ayant chacune une fonction particu-
lière , concourent toutes à ce but final , à cette propriété de •
marquer les heures 3 j'en conclurai d'abord que celle-ci
n'est point indépendante de la machine que je considère,
et de là je tirerai la conséquence, que ce mécanisme est
l'ouvrage d'un être doué d'intelligence.
Il ne faudrait donc pas inférer , de ce que la machine du
monde , je veux dire , de ce que son mécanisme peut s'ex-
pliquer par les seules causes efficientes, et de ce que nous
{ 186)
fi'aperceTons pas la destination ^erai^e , le bat final de
cette machine immense^ <{u-eUe nena aucun. Si ce but ne
BOUS est pas connu ^ c'est, probablement, que nous vie con-
naîssons ni les limites , ni le centre, ni peut-être le véritable
mëcamsme de Tuniv^ers; c'est que nous n'en pouvons saisir
l'ensemble , ni quant a son étendue , ni quant à sa durée.
Le monde est comme une horloge dont nous Terrions seu-
lement d'un coup d -œil rapide, une trèsr^petile partie, «t
dont l'aiguille et le cadran nous seraient jentièrement
caches.
S.3.
Il est très-yraisemblable que les phénomènes généraux ,
dont Teosemble constitue la manière d'être de 1 univers^
tant imD|iatériel quesensible, concourent tous vers un même
but , qui se rapporte à Dieu , comme celui d'ane horloge ,
qui est d'indiquer les parties du jour, se rapporte à Thomme,
à l'ouTrier même qui a construit cette machine pour son
usage. Toutefois, nous ne pouTons juger de ^ceci que par
induction ; car la destination dernière et le pr^oiier prin-
cipe des choses ne nous sont pas plus connus , que l'orga-
nisation de l'univers, Tesse^pce de la matière et celle de
Dieu : nous ne pouTOusconnaîtrequeles causes secondaires
des phénomènes 'et ^la ca^e finale prochaine de chaque
chose en particulier, c est-à^dire la destination prochaine
«ou immédiate qui lui a été évidemment donnée. Mais cela
suffit pour nous faire voir qu'il existe une cause première
inteUigente; et si on ne la découvre pas dans le spectacle
du ciel, qu'on la cherche^ et op la trouvera dans la nature
organique, et surtout dans Thomme, qui n'a qu'à s'ob-
server lui-même pour se convaincre qu'il n'est point
l'ouvrage du hasard. S'il se trouve des athées chez les as-
tronomes, il ne saurait y eu avoir parmi les physiologis^^*
( 187 ) *
En e&t, sans même parler de rhamme moral, dans le-
quel certaines propriétés , telles , par exemple, que le sens
du juste et derinjiiiste^oous]:^ vêlent si clairement une cause
finale et intelligente j si nous considérons d'abord Tune ou
l'autre des parties du corps humain^ nous serons forcés
de reconnaître qu'elle a une destination quelconque, au
moins immédiate, et nous ne pourrons pas nous empêcher
de croire, que cette destination lui a été donnée par un
être intelligent. Si cela n est que plus ou moins probable
a regard de quelques-unes , relatiTement à d'autres , cela
paraît de la dernière évidence. L'œil, par exemple, est
dans ce 'Cas, et pour vous en convaincre, je n'aurai qu'un
petit nombre d'observations à faire.
Il y a dans la vision , outre le sens même de la Tue, qui
est un attribut de l'ame , trois choses à considérer , la lu-
mière, l'œil, et la rétine, qui est une espèce de gelée for-
mée par l'épanouissement du nerf optique, dont elle n'est
ainsi que le prolongement ou l'extrémité.
C'est elle qui constitue l'organe de la vue propreni^it dit.
L'œil, séparé delà rétine, qui en est indépendante quant
à son existence , n'est qu'un instrument d'optique insensible
à l'action de la lumière 3 ou , si on le regarde comme fai-
sant partie de l'organe , il n'en est pas du moins la partie
essentielle.
La lumière est un fluide d'une ténuité comme infinie, et
animé d'un mouvement, soit de translation, soit de vibra-
tion, d'une inconcevable rapidité.
On ne voit rien, soit dans la manière d'être, soit dans
la manière d'agir du fluide lumineux , qui ne puisse dé-
pendre uniquement des propriétés et des lois générales de
la matière. On pourrait en dire autant de la rétine, et peut-
être même de l'œil , ou du moins de chacune de ses parties
prises séparément. Mais nous ne voulons considérer que
les rapports qui existent entre ces choses.
(188)
. Nous apercerons un premier rapport entre la rétine et
la lumière : chacune d'elles serait inutile^ serait sans ob-
jet y si l'autre n'existait pas. A quoi servirait la lumière^
qui joue un si grand rôle dans l'univers^ sans Torgane
et le sens de la vue? et qui pourra croire que^ dans le
cas même où la nature serait plongée dans les ténèbres ^
l'homme et les animaux n'en seraient pas moins doués de
cet organe délicat ^ de cet organe si sensible^ qui les expo-
serait inutilement aux plus grands dangers? Car ou ne peut
pas dire que si la lumière n'était pas^ par cela même^ par
cela seul^ Torgane qu'elle affecte ne serait pas non plus^
ces choses étant absolument indépendantes l'une de Tautre.
Il est de plus à remarquer, que le nerf optique serait
lui-même sans objet y malgré l'existence de la lumière^ s'il
n'était pas^ comme il l'est ^ divisé à son extrémité en une
infinité de fibrilles qui forment ce réseau^ cette espèce de
membrane qu'on nomme la rétine. Il est donc impossible^
en considérant cette manière d'être et le rapport de con-
Tenance qui se trouve entre elle et la lumière ^ de ne pas y
apercevoir un but^ une intention et^ conséquemment^ une
cause intelligente.
Nous Yoyops un autre rapport dans la situation respec-
tive de la rétine et de l'œil. De toutes les parties du corps y
cette membrane est la seule qui soit sensible à l'impression
de la lumière} mais sans l'œil proprement dit ^ les objets ne
s^ peindraient point revêtus des formes et des couleurs
qui les distinguent : ils y seraient tous confondus dans un
espace sans limites. Or^ comme on peut concevoir une in-
finité de distances ^ ou de positions différentes , entre Tœil
et la rétine , et qu'il n'en est qu'une seule qui leur soit fa-
vorable; il est donc infiniment probable qu'elle n'est point
l'effet du hasard.
Toutefois ces preuves paraîtront bien faibles comparées
à celle que nous pouvons tirer du rapport double et très-
( 189 )
complexe qui se trouve entre l'œil et la lumière d'une part^
entre Tœil et la rétine de l'autre ; lequel diffère entièrement
du ri^port de situation dont nous venons de parler,
II existe , comme nous l'avons dit précédemment , cer-
tain rapport de convenance et de nature entre la lumière ,
qui éclaire les objets et les rend visibles^ et l'organe de la
vue^ ou sa partie essentielle, qui est la rétine. Mais ce rap-
port ne serait point complet , serait même très-imparfait ,
et n'aurait aucun but d'utilité, sans l'interposition de
l'œil, qui paraît avoir été destiné à étabKr ou compléter
ce rapport. Or cette importante fonction nécessite un si
grand nombre de conditions réunies , qu'il est absolument
impossible de les attribuer au hasard ; et rien ne serait plus
absurde que de soutenir , que le sens de la vue , l'organe
qui s'y rapporte, Tœilet la lumière, qui sont indispensables
à l'existence des êtres vivans , seraient comme s'ils n'étaient
pas, ou que ces êtres n'en pourraient point jouir, si un
heureux et inconcevable hasard, si un concours de cir-
constances fortuites n'avaient réuni toutes les conditions
requises pour que ces choses atteignissent le but vers lequel
elles semblent tendre.
On ne sait ce qu'on doit le plus admirer , ou de la ténuité
et de la vitesse incompréhensible de la lumière; ou de
l'extrême sensibilité de la rétine; ou du sens même de la
vue, dont la nature est telle que, suivant la manière d'agir
du fluide lumineux , ce fluide et les corps qu'il rend visi-
bles nous paraissent de telle ou telle couleur ; ou de la per-
fection et de la délicatesse du mécanisme de l'oeil ; ou de
la savante théorie sur laquelle ce mécanisme est fondé; ou
des rapports de situation, de convenance, de nature qui
existent entre toutes ces choses , et sans lesquels , nous le
disons encore, elles seraient toutes sans objet; ou bien
enfin de leur destination immédiate , qui est de nous met-
tre en relation avec tout ce qui existe hors de nous : car
(190)
l'œil > tout petit qu'il est^ embrasse à la fois une infinité
d objets difTérehs^ en discernant leurs formes , leurs cou-
leursj leurs mouTemens divers ou leur état de repos,
souvent leur grandeur relative, leur éloignement, leurs
distances mutuelles : et cet organe , qui n'occupe pour ainsi
dire qu'un point dans l'espace , est un théâtre où , quelque-^
fois dans un très-court instant, le spectacle de l'univers
entier se trouve représenté.
Si ce mécanisme, qu'on ne peut se lasser d'admirer, et
qui paraît être le résultat des plus sublimes conceptions,
est l'œuvre du hasard , il faut l'avouer ^ le hasard est un
grand maître.
Mais quand oh examine soigneusement toutes ces choses^
je veux dire toutes celles ou qui se rapportent à Tinstru^
ment de la vision , ou qui le constituent , mais surtout leurs
rapports mutuels et leurs fonctions 5 il est impossible de
n'être pas convaincu qu'elles ont été faites les unes pour les
autres, et d'attribuer tant de merveilles à une cause aveu^
gle ou purement matmelle ; et l'on ne peut se refuser d'y
feconuaître un dessein^ un but réel, une cause finale,
surtout une intelligence infinie et une puissance sans bor-
nes, en Un mot, un être suprême, un créateur, un Dieu.
Que sera-ce donc si Ton examine efTectivement dans tous
leurs détails, d'abord Tinstrument ou l'organe entier delà
visiôli , dont noua n'avons donné qu'une idée générale;
puis ceux qui se rapportent aux autres sens ; enfin toutes
les autres parties du corps , telles que l'estomac, le cœur,
le cerveai^; et si l'on fait bien attention que chacun de ces
organes, tant intérieurs qu'extérieurs, indépendamment
d'une destination particulière immédiate , entièrement dif"
férente de celle de tous les autres , tend vers un but plus
éloigné y qui est le même pour tous , à savoir la conserva-
tion de l'individu; et vers un autre plus indirect encore,
qui est la reproduction de l'individu , ou la perpétuation
(191)
de l'espèce! Qme sera-ce, si nous ccMisidéroQS Tinstiiict,.
la raisoB , qui dirigent l'homme et les ammaiix daos toutes
leurs actions , et surloat le sens moral , qoi nous révèle une
autre fin , savoir , l'existenGe de Thomme en société !
Je ne parle point de la destination , de la fin dernière de
celui-ci, que nous ne <y>nnaissons pas mieux que celle de
l'univers. Mais pour peu qu'on réfléchisse $ur les preuves
que fe viens d'énumérer, et que je laisse à des mains plus
habiles le sdin de développer ^ on ne consarvera pas, je
pense , le moindre doute sur Texistence d'une cause intel-
ligente et volontaire capable de produire, et qui a réel-
lement produit, certains résultats que Thomme sertit
incapable de produire ; d'une cause finale autre et infini-
ment plus puissante et plus intelligente que rintelligence
humaine, et dont l'homme enfin est lui-même une pro-
duction.
ns LA. GniiLTIOlf .
La création est lé passage de la non existence à Texis*
tence, ou du néant a l'être ; c'est l'apparition , la naissance
d'un être, ou de quelque chose qui n'existait pâs.
C'est aussi, dans un autre sens^ l'action de créer, c'est-
à-dire l'opération par laquelle la créature est produite.
Le mot d'annihilation ou d'anéantissement a une signifi-
cation diainétralement opposée à celui de création, dans
quelque sens qu'on prenne celui-ci. •
On nomme créateur , l'être qui exerce y ou qui a le pou«
voir d'exercer cette action , l'agent à qui ce pouvoir ap^
partienttf
( 192 )
On donné le nom de cause créatrice^ tantôt^ mais im-
proprement y à cet agent , au créateur lui-même , et alors,
la cause créatrice est ou peut être antérieure à la créature;
tantôt y et avec plus de raison , a l'action quelle qu'elle soit,
ou l'opération en yertu de laquelle la créature est produite;
et dans ce cas, la cause créatrice et la naissance, ou l'appa-
rition de la créature sont nécessairement simultanées , sans
quoi > il y aurait , au moins pour un instant , création sans
créature, ce qui est contradictoire.
N'oublions pas la distinction que nous avons faite entre
Texistence relative et l'existence absolue des choses : elle
est ici de la plus haute importance.
Parmi celles qui n'ont qu'une existence relative, sont
toute espèce de phénomènes , de résultats et de rapports ;
et leur cause créatrice n'est rien de plus que leurs causes
efficientes et leurs causes finales. La création et l'annihi-
lation de ces existences sont très-fréquentes, et nous les
concevons ou nous croyons du moins le concevoir parfai-
tement.
Les choses qui ont une existence absolue sont les sub-
stances , dont les modifications actuelles constituent ce que
nous appelons phénomènes; ce sont, dis- je , les substances
considérées en elles-mêmes et indépendamment de toutes
modifications et de toutes manières d'être acddentelies.
Or on donne plus particulièrement le nom de création à
celle de ces substances ; et ainsi la création proprement dite
est celle des existences absolues.
Il faut en dire autant de l'annihilation.
Une chose n'est donc , a proprement parler , créée ou
anéantie, que lorsqu'elle passe, non d'une manière d'être
à une autre , de façon que la première cesse d'exister et
que la seconde reçoit une existence qu'elle n'avait pas;
mais du néant à l'existence absolue, ou de cette existence
au néant : il y a création , lorsqu'une chose , qui n'existait
(193)
d'abord en aucune façon y commence à exister d'une ma-
nière quelconque^ et annihilation lorsqu'une chose qui
existait^ n'importe de quelle manière^ cesse tout- à-fait
d'exister^ est réellement anéantie , et dans sa forme et dans
sa substance.
Gomme, d'une part, nous n'avons jamais vu, ni créa-
tion ni annihilation de ce genre, et que, de l'autre, ces choses
sont tout-à-fait au-dessus de nos conceptions; on ne doit
les regarder comme possibles, ou réelles, que sur des
preuves , des démonstrations très-rigoureuses.
En tant que l'homme n'est qu'un ensemble ou une suite
non interrompue de phénomènes , tant physiologiques que
psjcologiques, il ne suppose que des causes efficientes , qui
ont, si je puis m'exprimer ainsi, créé ces phénomènes 3 et
chacun d'eux a sa cause à part.
Mais nous avons vu que ces phénomènes avaient entre eux
certains rapports de convenance qu'on ne pouvait pas attri-
buer aux propriétés de la matière; et que les fonctions
très-diverses des difierentes parties dont l'homme se com-
pose , non seulement avaient chacune un but d'utilité qui
annonçait qu'elles leur avaient été assignées intentionnel-
lement ; mais encore qu'elles concouraient toutes vers un
but commun ; ce qui devait nous faire envisager l'homme
comme un résultat qui implique nécessairement une cause
finale; en sorte que l'honmie doit évidemment son exis-
tence à un être intelligent , qui l'a créé dans une intention
et pour une fin quelconque.
Nous avons dit aussi, que, suivant toute apparence,
quoique cela ne soit pas également démontré , il en était
de même du monde, ou de l'univers, considéré. comme une
grande machine, soumise d'ailleurs aux lois de la méca-
nique.
Mais il est évident, qu'il ne s'agit ici que de l'existence
X'elative de ces choses, et non de leur existence absolue,
TOMfi lll. 13
(194)
c'est-a-dire de celle des substances dont elles se composent.
Tout ce que nous pouvons conclure de nos raisonnemens^
c'est que Dieu a créé rhomme et l'univers à peu près comme
Thomme a créé une horloge^ une montre^ ou telle autre
machine ^ tel autre résultat de la combinaison de ses idées :
et il est clair ^ qu'il ne s'agit point encore ici d'une créa-
tion proprement dite. ,
Il resterait donc toujours à démontrer^ si l'on. voulait
soutenir que Dieu a réellement créé la matière ^ ou la sub*
stance même dont Tunivers se compose ; qu'il fut un-temps
où elle n'existait sous aucune forme ni en aucune façon ,
et que Dieu^ par un acte de sa volonté^ l'a réellement fait
naître de rien ; car si elle avait existé formellement ou hors
de ]ui ou en lui , et qu'il n'eût fait que la rendre sensible
d'insensible qu'elle était ^ il ne l'aurait point produite ou
engendrée par une création proprement dite«
Une pareille création , étant incompréhensible en die-
même^ et jamais ne s'étant opérée sous nos jeux, n'est
point vraisemblable. Néanmoins la plupart des hommes^
et surtout le vulgaire des hommes^ la regardent aujour-
d'hui comme un fait assuré^ et il leur semble qu'ils n'ont
pas beaucoup de peine à la concevoir. Mais ils n'y croient,
sans doute ^ que d'après la lecture des livres saints , bien
ou mal interprétés , ou sur Tautorité et la foi d'autrui ; et
ils ne s'imaginent la comprendre, que parce qu'ils en ju-
gent d'après la création des phénomènes^ c'est-à-dire des
modifications, ou transformations de matières préexis-
tantes ; d'autant plus que ces transformations sont telles
assez souvent , qu'une substance , changeant complètement
de nature , est comme anéanti^ sous une forme et créée
sous une autre; et quelquefois aussi sont telles, que, dans
certains cas, un corps, d'invisible et intangible qu'il était,
devient visible , palpable , et semble en effet naître de rien,
comme, par exemple, la glace qui se forme en hiver sur
( 195 )
les Titres d'un appartement; et, dans d'autres cas, au con«
traire, semble être anéantie en cessant d'afiecter nos sens,
comme il arrive dans la vaporisation des liquides et de
quelques solides.
Nous concevons très-bien que Dieu peut ce que lliomme
ne peut pas ; mais nous ne concevons pas qu'il puisse l'im^r
possible, ou ce qui nous paraît tel. Quant à la nature de
son ititdiigence, nous n'en pouvons juger que par la nôtre.
Or rhonune, par un acte de sa volonté , ne crée rien, que
cet aete lui-même, qui n'est qu'une modification de l'es-
prit, et certains mouvemens corporëb, qui ne sont que
des modifications de la matière. Par là, nous comprenons
assez bien que Dieu, existant partout, peut aussi, par des
actes de sa volonté, donner à la matière toutes les formes
imaginables , et nous voyons clairement , par la considéra-
tion des causes finales , qu'en effet il lui a donné certaines
formes , qu al maintient par son action ; qu'ainsi la matière,
indépendante de Dieu quanta son existence, ne Test point
quant à sa forme, du moins quant à certaines formes, pu-
rement accidentelles , et que , sous ce rapport , elle en dé<-
pend entièrement, sans qu'il y ait d'ailleurs en cela aucune
espèce de réciprocité. Mais c'est là tout ce que nous pou*-
vons comprendre conune possible , et la création propre-
ment dite est pour nous une absurdité. Il n'y a donc point, ^
à proprement parler, de causes créatrices, il n'y a que des
causes efficientes ; il n'y a rien de produit , que des phéno-
mènes , des transformations de substances ; mais il n'y a
jamais eu. de substance créée.
Les philosophes anciens croyai^it à l'éternité de la ma<-
tière, et rejetaient comme absurde la création proprement
dite. Quelques-uns, tels qu'Ocdlus de Lucanie, en con-
cluaient que l'univers était lui-même étemel. Platon veut
qu'il 9it été créé , mais de toute éternité 3 ce qui se conçoit
4îffieilement, et pourtant n'est pas impossible; car, si Dieu
(196)
a eu le pouvoir de créer le inonde , sinon dans sa sub-
stance^ ce que n'admettait point Platon^ du moins dans sa
forme ^ il a pu de toute éternité exercer cette puissance.
Plusieurs philosophes modernes , surtout parmi les théo-
logiens y ont donné des preuves en faveur de la création
du monde , moins peut-être parce qu'elle leur paraissait
vraisemblable^ que pour concilier^ en quelque sorte^ la
raison avec la foi. Reste à savoir si ces preuves sont rigou-
reuses. Nous en examinerons quelques-unes , en commen-
çant par celles qui n'appartiennent point à la théologie^ et
sont purement philosophiques.
8 2.
Hemsterhuis , pour démontrer que la matière a été créée^
part d'un fait ^ qui peut être vrai , mais qui n'en est pas
moins conjectural^ et qu'il a eu le tort d'établir en prin-
cipe sans en démontrer l'exactitude^ comme si ce fait, évi-
dent par lui-même y était incontestable aux yeux de tous«
les hommes. Les philosophes s'appuient fréquemment sur
de tels principes^ et de là vient souvent que leurs systèmes
n'ont qu'une vogue passagère. La saine philosophie rejette
ces prétendus axiomes y auxquels le plus grand nombre des
hommes ajoutent peu de foi.
Celui d'Hemsterhuis est que : Tout être qui n'existe pas
nécessairement, c'est-à-dire dont la non-existence n'im-
pliquerait point contradiction dans notre esprit ; ou bien
encore, tout être dont la forme n'est point déterminée , ou
que nous concevons comme pouvant avoir une autre
forme , d'autres propriétés , que celles dont il est actuelle-
ment revêtu, a nécessairement été créé; non seulement
quant à son existence relative , à ses propriétés accidentel*
les 3 mais encore quant à sa substance elle-même ; bien
qu'elle soit étemeUe de sa nature , ce qui parait vouloir dire ^
(197)
qu'elle ne paisse être anéantie par aucune force na-
turelle.
Il admet aussi en principe cette hypothèse de Démocrite
et des physiciens modernes , que la matière est divisée en
atomes diversement figurés.
Adoptons-la comme lui^ et demandons-nous dans quel
sens il faut entendre que ces atomes pourraient être conçus
sous une autre forme que celle qu'ils ont. Cette question
ne sera peut-être pas sans difficulté.
Dans les corps la figure extérieure n'est qu'une manière
d'être purement accidentelle y qui peut changer et varier à
rinfini , et dont le changement , non seulement n'entraîne
point la corruption du sujet , mais n'altère en aucune façon
son essence relative. Daùs les atomes^ au contraire^ sup-
posé qu'ils existent tels que nous les concevons^ la figure
.constitue seule leurs différences caractéristiques et leur
nature même : elle ne pourrait changer sans que l'essence
de ces atomes ne fut entièrement altérée , et cette pro-
priété essentielle , et en quelque manière absolue , est im-
muable comme l'impénétrabilité elle-même.
Il m'est donc impossible de comprendre comment un
atome pourrait changer de forme , et bien moins encore ,
comment tel atome qui actuellement a , par exemple , une
figure ronde ^ ou sphérique ^ pourrait avoir actuellement
une figure pyramidale; si ce n'est en supposant ce qui est
en question^ c'est-à-dire, si ce n'est sous cette condition ,
que cet atome n'est pas sphérique de sa nature , qu'il
n'existe pas de toute éternité et par lui-même, ce qui veut
dire , non par autrui ; et que Dieu , qui lui a donné libre-
ment cette forme ronde, aurait pu lui en donne une pyra-
midale.
Et en tous cas , de ce que j'aurais la possibilité de faire
une pareille supposition , de ce que je concevrais qu'un
atome sphérique pourrait être ou cubique ou pyramidal ^
(198)
pourrais- je conclare^ ayec ce philosophe^ que la matière
n'a pas une forme déterminée , et qu'elle n'existe point par
elle-même ?
Quoi qu'il en soit ^ voici son raisonnement tel qu'il se
trouve dans son livre :
f( On prend souvent une chose étemelle par sa nature^
pour une chose qui existerait par soi-même. Il est vrai
qu'une chose qui existerait par soi-même^ serait nécessai-
rement éternelle par sa nature ; mais il ne s'ensuit pas
qu'une chose éternelle par sa nature existerait par soi-
même.
» Ce qui est décômposihle jusqu'à extinction d'essence ,
ou jusqu'à ce qu'il cesse d'être ce qu'il est^ n'est pas éter-
nel par sa nature. Un arbre consumé par les flammes a
cessé d'être arbre; mais la matière^ comme matière^ ne
saurait être décomposible jusqu'à extinction d'essence y
puisque la dernière particule est toujours encore étendue ,
figurée et impénétrable par sa nature. Par conséquent ; la
matière^ pour ne pas exister^ aurait besoin d'être détruite^
et ainsi elle est éternelle par sa nature.
)) Mais ce qui est éternel par sa nature peut avoir eu un
commencement ; et il n'est pas impossible que la matière ,
en tant que matière , éternelle par sa nature^ ait eu un
commencement. Je dis plus : non seulement cela n'est pas
impossible, mais je prouverai qu'elle a dû avoir un com-
mencement de toute nécessité.
)) Ce qui existe par soi-même , et dont l'essence est
d'exister, existe nécessairement , et nécessairement d'une
façon déterminée. Existant nécessairement y il serait con-
tradictoire qu'il n'existât pas , ou qu'il existât d'une façon
autrement déterminée.
» Or, supposons pour un moment que les dernières par-
ticules de la matière soient des cubes, il n'impliquerait
aucune contradiction que ce fussent des sphéroïdes, des
(190)
octaèdres y etc. ; par conséquent , la matière n'existe pas
nécessairement d une façon déterminée : il n'est pas con-
tradictoire^ quau Veu de cette particule^ il n'existât que
de l'étendue : par conséquent^ la matière n'existe pas né-
cessairement y et Texistence n'entre pas proprement dans
son essence ; ainsi y elle n'existe pas par soi-même^ mais par
un autre. »
Un philosophe platonicien du moyen âge^ Tophàil y fait
sur l'éternité du monde deux suppositions contraires^ et
de diacune il tire une conséquence qui semble contradic-
toire ou en opposition avec l'hypothèse. Il finit par con-
clure, mais sans raison, que le monde est éternel; que
néanmoins il a été créé, quoique de toute éternité, et que,
dans tous les cas , la cause créatrice ou efficiente du mondé
est immatérielle.
« Le monde est-il étemel ou ne Fest-il pas ? c'est une
question qui a ses preuyes également fortes pour et contre.
Mais quel que soit le sentiment qu'on suive , on dira :
D Si le monde n'est pas éternel, il a une cause efficiente:
cette cause efficiente ne peut tomber sous les sens, être
matérielle, autrement elle ferait partie du monde. Elle
n'a donc ni l'étendue ni les autres propriétés des corps;
el(e ne peut donc agir sur le monde. »
Supposé que cette conséquence soit juste, nous n'en
pourrons rien conclure contre la création du monde, soit
dans le temps, soit dans l'éternité. En e(!et, si ce qui est
immatériel ne peut agir sur ce qui est matériel, il en résul-
tera seulement que Dieu ne peut agir sur le monde actuel^
lement existant , mais non pas qu'il n'a pas pu le créer :
car faire naître de rien, tirer du néant une chose qui
n'existait pas encore, ce n'est point agir sur elle. Toute
cause efficiente consiste, il esterai, dans l'action d'une sub-
stance sur une autre; mais la création proprement dite
n'est point une cause efficiente proprement dite ; l'une pro-
( 200 )
doit une substance ^ qui n'existait d'abord en aucune ma-
nière , l'autre ne produit qu'une simple modification dans
une substance préexistante ^ il y a l'infini entre l'une et
l'autre ', et c'est par cela même qu'il est impossible de tirer
aucune preuve en faveur de la création du monde de ce
principe^ qu'il n'y a point d'effet sans cause.
« Si le monde est éternel^ il n'y a jamais eu de repos.
Mais tout mouvement suppose une cause motrice hors de
lui : donc la cause motrice du monde serait hors de lui ; il
y aurait donc quelque chose d'abstrait , d'antérieur au
monde y d'incomparable y et d'anomal à toutes les parties
qui les composent. » Ce qui semble inconciliable avec son
éternité ; supposé toutefois que l'antériorité de la cause
efficiente du monde ^ soit une conséquence nécessaire de
son extériorité.
Mais y en premier lieu , quoiqu'il soit certain que le mou-
Tcment qui commence actuellement dans tel corps parti-
culier a sa cause hors de ce même corps , il n'est pas vrai ,
ou du moins , il n'est pas démontré y que le passage du re-
pos au mouvement dans un corps en général ait sa cause
efficiente hors de la matière en général. En second lieu^ il
n'est pas vrai non plus^ que le mouvement actuel d'un
corps ^ soit que ce mouvement lui ait été communiqué^ soit
qu'il ait existé de toute éternité y suppose une cause mo-
trice y une cause quelconque y ni en lui ni hors de lui y sans
laquelle il rentrerait dans l'état de repos ; car le mouve-
ment n'est qu'une simple manière d'être y que les corps
conservent en vertu même de leur inertie , et qu'ils ne peu-
vent perdre que par l'action contraire de forces positives
extérieures^ c'est-à-dire par la rencontre d'obstacles ma-
tériels qui détruisent leur mouvement.
D'ailleurs^ en admettant même que le mouvement sup-
pose une cause quelconque^ il n'en résulterait pas que cette
cause fût antérieure au mouvement^ et à plus forte raison
(201)
à la matière. Car^ si le mouyement est un efiet^ il existe
conjointement et simultanément avec sa cause , et ne sau-
rait en être séparé. Une cause y quelle qu'elle soit , ne peut
être considérée comme telle y que dès l'instant, et en tant
qu elle produit réellement un effet : l'effet ne suit donc pas
sa cause ^ il existe avec elle. L'éternité du mouvement, de
quelque manière qu'on envisage celui-ci , c'est-à-dire , soit
qu'il ait une cause ou qu'il n'en ait pas besoin , n'implique
donc pas contradiction.
« Toute substance corporelle a une forme, sans laquelle
le corps ne peut ni être conçu , ni être. Cette forme a une
cause; cette cause est Dieu : c'est par elle que les choses
sont, subsistent, durent : sa puissance est infinie, quoi-
que ce qui en dépend soit fini. »
Puisque cette forme a une cause , elle est donc un eflet ,
selon notre philosophe : or, tout efiet est le passage d'une
manière d'être à une autre, et^ puisque la forme est per-
manente, elle est donc, si Ton peut s'exprimer ainsi, un
effet permanent, ou le passage continu d'un état à un au-
tre 5 comme Test, par eiîemple , le mouvement d'un corps
pesant que l'on fait glisser avec effort sur une surface ra-
boteuse : sans une force extérieure, et une action continue,
ou qui se renouvelle sans cesse, il rentrerait dans le repos;
il peut donc être considéré comme passant à chaque instant
du repos au mouvement. Or il paraît que l'auteur juge de
tous les mouvemens par celui-ci, et de toutes les autres
formes, de toutes les autres propriétés des corps par le
mouvement; en sorte qu'elles n'existent, suivant lui, que
par une cause , que par une force qui s'exerce à tous les
instans et sans interruption. C'est donc de toute manière,
semble-t-il, sur l'idée fausse qu'il s'est faite du mouve-
ment , qu'il fonde sa preuve de la création du monde.
Mais, nous ne saurions trop le redire, il n'y a que les
eflèts y les phénomènes proprement dits , qui ont une cause
( 202 )
proprement dite, une cause efficiente^ ou productrice. Les
formes^ ou les propriété essentielles, constituantes d'un
corps , et par conséquent ce corps lui-même peuvent ayoir
une cause créatrice, mais jamais de cause efficiente; elles
peuvent, dis-je, avoir une cause créatrice; mats admettre
en principe qu^elles en ont une , c'est poser en fait ce qui
eit en question , et par ce moyen, si Ton s'en contente, il
n'est pas difficile de prouver, que les formes constituantes
et essentielles de la matière, et conséquemment , que la
matière elle-même, ont été créées.
On voit que Tophaïl voulait concilier l'éternité du
monde, qu'il ne prouve d'ailleurs en aucune manière,
avec sa création ; que, jugeant de la substance elle-même
d'après ses modifications, qui ne peuvent avoir lieu sans
cause, et confondant ainsi deax choses essentiellement
différentes, il croyait que le monde avait été créé, produit
par une cause quelconque, et qu'il y a actuellement créa-
tion; qu'il y a une création continuée, sans laquelle les
choses, perdant leurs formes, leurs propriétés essentielles,
rentreraient dans le non-être ; à peu près comme un corps
qui se ment dans un milieu résistant rentrerait dans l'état
de repos, sans une force extérieure qui agit sur lui sans
interruption.
S'il n était question que des formes accidentelles, ou de
l'existence relative du monde; si on ne le considérait que
comme une suite ou un ensemble de phénomènes ou de
'modifications passagères qui se succèdent les unes aux au-
tres; il serait très-vrai de dire que le monde, fdt-il même
éternel, aurait été créé; et qu'il n'existe que par une
création toujours renouvelée, puisqu'il n'y a point de
phénomène sans cause efficiente, productrice ou créatrice;
et que, dès l'instant où les causes des phénomènes de la
nature cesseraient d'agir, l'univers, sans perdre son exi-
stence absolue, sans être anéanti, pei^rait cette existence
( 203)
relatire^ cette forme qui le constitue ce qall est^ et se ré-
duirait à une matière brute ^ à une étendue impénétrable,
sans formes^ sans propriétés accidentelles, sans succession
de phénomènes.
Mais Tophaîl dit positivement que celles des propriétés
des corps sans lesquelles ils ne peuvent ni être conçus ni
exister, et qoi par conséquent constituent leur essence ab-
solue et leur substance même , ont elles-mêmes été créées ,
et ne subsistent que par une création continuée.
Cette opinion est celle de plusieurs philosophes modernes
très-câèhres, et des théologiens en général, qui, au surplus,
soutiennent que le monde a été créé dans le temps , et non
pas de toute éternité.
Gudworth, pour prouver que le monde a commencé,
et que Dieu seul existe de toute éternité , fait un long rai-
sonnement qui se réduit a ceci :
Nous ne pouvons imaginer Tinfini , parce que nous n'en
avons jamais eu aucune sensation ; nous ne pouvons pas
imaginer une durée infinie : mais puisque Ton peut prou-
ver avec une évidence mathématique, qu'il y a quelque
diose dont la durée est infinie, pu sans commencement,
il s'ensuit d'abord, que nous, ne pouvons pas nier l'existence
d'une chose, par cela seul que nous ne la comprenons pas
parfaitement. Quant à l'infinité de la durée successive, non
seulement nous n'en avons aucune image sensible, mais
même aucune idée intelligible. Donc il n'y a point de du-
rée successive infinie : donc la durée infinie , qui est celle
de Dieu , n'est point successive ; et la durée successive , qui
est celle des choses, n'est point infijiie : donc le monde
n'est pas étemel.
On voit que la proposition fondamentale de ce raisonne-
ment, savoir, que la durée des choses, la durée du monde,
est successive, suppose elle-même, non seulement que les
phénomènes de la nature et de rintelligence , mais encore.
( 204 )
que les substances mêmes qui forment la base de cet uni-
yers ^ telles que les élémens des corps ^ les principes de la
matière y sont a chaque instant comme anéanties et repro-
duites^ et n'existent que par une création qui se renouvelle
sans cesse ; puisque sans cela leur durée serait permanente
et non pas successive. L'existence continue de ces choses
est assimilée ou comparée à celle d'un phénomène en ap-
parence continu^ au passage toujours renaissant d'une
manière d'être à une autre ; ce qui serait assez exact ^ si
cette existence était en effet ^ comme on le suppose ici sans
preuve et sans raison^ le passage continu du néant à l'être.
Quoi qu'il en soit^ ce que Cudworth pose en principe^
savoir^ que la durée des choses est successive y comme si
c'était la un fait incontestable, qui n'eût pas besoin d'être
démontré, Fénélon le prouve ainsi qu'il suit :
« Quand même les êtres créés ne changeraient point de
modification , il ne laisserait pas d'y avoir, quant au fond
de la substance, une mutation continuelle. Voici comment :
c'est que la création de l'être qui n'est point par lui-même,
n'est pas absolue et permanente j l'être qui est par lui-
même, ne tire point du néant des êtres qui ensuite sub-
sistent par eux-mêmes hors du néant d'une manière fixé;
ils ne peuvent continuer a exister qu'autant que l'être né-
cessaire les soutient hors du néant; ils n'en sont jamais de-
hors par eux-mêmes , donc ils n'en sont dehors que par un
don actuel de l'être. Le don actuel est libre, et par consé-
quent révocable ; il peut être plus ou moins long ; il est
divisible 3 dès qu'il est divisible, il renferme une succession ;
dès qu'on y met une succession , voilà un tissu de création
successive : ainsi ce n'est pas une existence fixe et perma-
nente } ce sont des existences bornées et divisibles , qui se
renouvellent sans cesse par une création continuée. »
Fénélon, pour prouver que la durée des choses est suc-
cessive, a besoin d'admettre, vous le voyez, qu'elles ont
(205)
été créées ; et Gudworth ne peut prouver leur création y
qu'en admettant à son tour que leur .durée est successive :
ainsi chacun d'eux suppose ce que lautre met en question^
Cette espèce de cercle vicieux est un vice capital dans leurs
raisonnemens^ qui d'ailleurs ne sont pas entachés de ce
seul défaut.
Descartes aussi ^ en voulant démontrer l'existence de
Dieu par la création proprement dite y fait une pétition de
principe, en supposant ce qu'il aurait dû prouver d'abord^
que la matière a été créée, ou, ce qui revient au même,
que son existence suppose une cause efficiente, et qu'elle ne
peut persévérer dans l'être que par une création continuée,
comme si elle n'était qu'un simple phénomène (i).
Mais qu'entend-on par une création continuée?
Est-ce une action continue du créateur sur la créature,
action par laquelle il la soutiendrait , comme on dit , hors
du néant? D'abord, il n'y a point de création réelle dans
l'action , quelle qu'elle puisse être, d'une substance sur une
autre substance qui déjà existe, et il y aurait l'infini entre
un pareil acte et la création proprement dite. En second
lieu , si on ne se laisse pas séduire par de vaines comparai-
sons dont les termes se confondent dans notre esprit , et
qu'on examine la chose en elle-même , on verra qu'on ne
peut se former aucune idée intelligible d'une telle action y
et que ces mots, soutenir un être hors du néant, l'empê*
cher de retomber, de rentrer dans le néant, n'ont vérita-
blement aucun sens.
Une création continuée est-elle une suite de créations
(i) Voyez sur ce sa jet l'art. 1 3 de la 2ae sect. de ma préface à la métaphysique
de Descartes ^lequel pourra servir de complément à ce paragraphe.
( 206 )
nouvelles ipn se saccèdent sans mtemiption sensible? Alors^
il en serait de la substance elle-même comme d'un phéno-
mène qui s. quelque durée ^ 6t qui n'est en réalité qu'une
suite de phénomènes distincts , ou de modifications de sub-
stance^ semblables entre elles ; mais non pas identiquement
la même : ce qui est actuellement créé n'ayait jamais existé;
ce qui est anéanti a disparu pour toujours : il impliquerai£
donc contradiction que ta même substance fût altematiye-
ment créée et anéantie.
Quant à la création «Ue-même^ j'avoue que je n'en ai
pas non plus la moindre idée.
Dieu; pense-t-on^ peui Êiire naître hors de lui quel-
que chose de rien y on y comme on dit aussi,* tirer la ma-
tière du néant j car on ne sait comment se représenter cet
acte, vrai ou supposé, de la toute -puissance divine, ni
comment exprimer ce qui, sans aucun doute, est incom-
préhensible à notre intelligence. Mais qu'est-ce qu'une
puissance qui , n'opérant sur rien , produit néanmoins , et
hors d'elle-même , un être dont la nature ou l'essence est
entièrement différente de la sienne propre? Quoique j'en-
tende fort bien ce que signifient ces mots , de substance
modifiée T^ar une autre, c'est-à-dire par l'action qu'exerce
celle-ci sur la première , je ne conçois pas mieux comment
une substance pourrait être créée par une autre, que je
ne conçois comment elle pourrait l'être , ou /»ar elle-même^
ou sans l'intervention d'aucune autre ; et si nous n'en ju-
gions pas faussement par des comparaisons insignifiantes
dont à notre ins^ nous confondolis les termes ., jious reste-
rions convaincus qu'une substance créée par une autre est
une chose, non seulement incompréhensible, mais tout-â-
fait inintelUgible.
Il suit de là, au moins de deux choses l'une, et elles
peuvent être vraies toutes deux, ou que la matière est éter-
nelle, ou que nous ne devons pas absolument et sans au-
( 207 )
tre raison rejeter comme impossible ce qui nous paraît
inintelligible 5 et que par conséquent^ supposé que leter-
nité de la matière ne soit ni certaine ni probable , nous
pourrions du moins la regarder comme possible , même
quand sa durée ne serait que successive, ce que je crois
faux , et que nous n'eussions aucune idée intelligible d une
éternité successive} ce qui peut être vrai, mais ce qui tient
à la difficulté de comprendre Téternité elle-même, ou,
plus généralement l'infini. Car il' est à remarquer , que
tous les raisonnemens dans lesquels >entre l'idée de l'infini
comme principe fondamental ou comme élément, entraî-
nent, ou peuvent entraîner si on les poursuit assez loin,,
dans des conséquenses quî, quoique légitimes, sont ou
paraissent être contradictoires.
D après cela, supposé même que la matière n'ait qu'une
durée successive} il ne serait pas démontré par cela seul
que l'infinité d'une pareille durée fût incômpréb^isible ,
même contradictoire à notre égard, que la matière n'existe
pas de toute éternité.
Dieu existant de toute éternité , s'il a eu la puissance, la
faculté de créer la matière , it a pu de toute éternité exercer
cette puissance. Donc, quoique cela soit incompréhensible,
et en quelque sorte inintelligible, il est possible que la
matière, eût-elle été créée, existe de toute éternité.
Mais nous avons reconnu, l^' qu'on ne peut pas rigou-
reusement démontrer que Dieu a réellement créé la matière ;
2^ que nulle création proprement dite ne s'est opéi^e sous
nos yeux ; et 3^ qu'une pareille création est tout-a^fait in-
compréhensible. Donc il est, non seulement possible , mais
très-probable que la matière existe de toute éternité, et
par €dle-même, c'est-à-dire non par autrui.
Les élémens de la matière sont susceptibles de toutes
sortes de mouvemens j mais en eux-mêmes ils sont immua-
bles , ou du moins nous les concevons comme teb : con-
( 208 )
séquemment nous devons aussi .nous représenter leur durée
comme permanente. Donc il n'est pas seulement probable^
il paraît certain que la matière existe par elle-même de
toute éternité.
Voilà ce que nous devons croire relativement à la créa-
tion du monde considéré dans son existence absolue, si
cette création n'est ni démontrée philosophiquement ^ ni
attestée par TÉcriture sainte, dans laquelle il semble en
effet , qu'il n'est question que de Texistence relative de
rhommeet de l'univers.
Maintenant j a-t-il eu de toute éternité deux substances
co-existantes, Dieu et la matière, comme il le paraît et
comme je le pense, bien que certains philosophes, je ne
sais pourquoi , trouvent qu'il y aurait en cela de la contra-
diction : ou bien, n'y a-t-il jamais eu qu'une substance
tmique, comme le voulaient Spinosa et plusieurs autres^
soit qu'on l'appelât matière ou esprit, ce qui revient au
même , le nom ne faisant rien à la chose ; et les phénomènes
physiques aussi bien que ceux de l'intelligence, ne sont-
ils tous que des modifications d'une même substance, de
la substance divine, de manière que Dieu, l'homme et
Tunivers ne seraient au fond qu'une même chose difierem-
ment modifiée ?
Interrogeons M. Cousin. Selon lui (i), comme selon
nous, rien ne se fait de rien, le monde n'a pu sortir du
néant, il n'y a rien de produit que des phénomènes, il n'y
a que des causes efficientes ; d'où il me semble que nous
pouvons conclure , que rien n'est créé dans son existence
absolue, qu'il n'y à point eu de création de substance,
point de création proprement dite. Mais, d'un autre côté,
M. Cousin regarde comme absurde ou contradictoire la '
co-existence étemelle de deux substances distinctes , dont
(i) Cours d*lii8t. de la phil. 1828. 6m« leçon.
(209)
l'one ne dépendrait point de Fautre quant à son existence
même. Donc il n j a qa^one sobstance. Est-ce là la consé-
quence de la doctrine de M. Cousin? Je le crois; mais lui-
même anÎTe-t-il à cette conclusion ? tant s*en faut : rien
n'est sorti du néant, mais le monde nen a pas moitîs été créé.
Gomment concilier des dioses aussi éyidemment contradio*
toires? en confondant l'existence absolue ayec Texistence
relative^ la substance^ matéridle ou spirituelle^ avec sa
forme, ou sa modification, et, par suite, la création pro-
prement dite , ou la cause créatrice , supposée capable de
produire un être réel, ayec la cause ^ciente, qui ne peut
produire qu'un phénomène, qu'un changement quelconque
dans une substance préexistante* M. Cousin, dans ses
Fraffmens philosophiques ( p. 181 ) , ayait été plus conséquent
en s'exprimant ainsi : « Toutes les idées que nous pouvons
nous faire de la création sont empruntées, en dernière
analyse, à la conscience de notre causalité personnelle.
Or, dans la causation, il y a création ou d'une détermination
intérieure, ou d'un mouvement externe^ c'est-à-dire, en un
mot, de quelque chose de phénoménal. Partant de là, qui
peut nous permettre de concevoir légitimement la création
de substance? »
TOME III. 14
(210)
iV»W»%»W»%»^»»^»%»»»l>»W^%»»><^W»W^<W><A^^%»l»M^<^<»^<»^<^»t^<l^^^<WW ^ ^»W^^A^^%»W»>^><>^^^^^«»^W^»»^)><>>^^»<V%<W»»%i»»
RÉCAPITULATION.
1. Unie substance n'est qu'trn^ collection ^ nn assemblage
de propriétés diverses^ les unes essentielles^ les autres acci-
dentelles, qui peut exister séparément et indépendamment
de toute autre collection de propriétés.
G^est une erreur de croire qu'il j a dans toute substance
quelque chose qui diffère entièrement de ces propriétés,
dont il est, dit -oh , le sujet , le soutien, et qui , même dans
les corps , ne tombe point soûls les sens ^ n'est point imoffi-
nable.
2. Uessencé d'une chose, je veux dire d'un être réel, ou
d'une substance , n'est rien que VensemUe de ses propriétés
essentielles y oU de celles qui entrent nécessairement dans
ridée que nous ayons de cette diose.
3* L'eâsence absolue d'une substance est la propriété es*
sentielle sans laquelle elle ne pourrait ni se ôôncevclir, ni
être , et qu'elle ne pourrait perdre , sans perdre aussi son
existence absolue , sans être anéantie.
L'essence absolue ne diffère donc point du fond de la
substance , ne diffère point de la substance considérée en
elle-même et indépendamment de tout ce qu'il y a de va-
riable en elle.
4. L'essence relative d'une chose est l'ensemble de toutes
les propriétés qui la font être ce qu'elle est, ou qui consti-
tuent sa nature particulière; qui, par conséquent, sont
essentielles à son égard , et qu'elle ne pourrait perdre ^
sans perdre aussi son existence relative , sans changer de
nature.
(211)
5. Les propriétés qu'une chose peut perdre sans changer
de nature^ ou d'essence ^ on sans cesser d'être ce qu'elle
est^ ne sont qnacetdentelU^ a son égard.
6. ïj'impénétralntité constitue le fond de la substance ,
ou Tessence absolue , de chaque corps en particulier. Ce
qui constitue son essence relative , c'est Tensemble de toutes
les propriétés qui le caractérisent ^ ou le distinguent dea
autres corps ^ et qui d'ailleurs supposent toutes l'impéné-
trabilité.
7. L^impénétrabilité seule constitue ^ et la substance^ et
l'essence absolue, et l'essence relative de la matière, ou
des corps en général : en perdant cette propriété , non
seulement ils cesseraient d'exister comme substances maté^
rielles , mais cesseraient tout-à-fait d'exister, ou seraient
anéantis.
8. Toutes lés propriétés des corps autres que l'impéné*
trabilité, nesontqu'accidentellesdanslamatière en général.
9. U étendue n'est point une propriété des corps : elle
n'est, comme la durée ^ qu'une condition de leur existence.
Le corps est étendu et matériel, ou impénétrable; Vespace
est étendu sans être matériel : ainsi ce n'est point l'étendue,
mais Timpénétrabilité qui distingue le corps de l'espace.
10. Quoique les propriétés des corps soient innombra-
bles, elles dérivent toutes, en dernière analyse, de celles
de leurs élémens, ou des atomes de la matière, lesquelles
se réduisent néanmoins à Fimpénétrabillté , ou l'étendue im-
pénétrable^ modifiée par le volume et la figure. On peut y
ajouter, si l'on veut , Vinertie^ qui n'est au fait qu'une pro*
priété négative; la mobilité j ou la propriété d'être mu, qui
n'en est qu'une suite, ou une conséquence; et l'action at-
tractive que les molécules de la matière exercent, ou que
l'on suppose qu'elles peuvent exercer les unes envers les
autres, action qui n'est peut-être que V effet du choc ou de .
l'impulsion de quelque fluide e^ mouvement.
( 212 )
11. Les corps ^ en agissant sur nos sens^ soit directe-
ment^ soit par l'intermédiaire de fluides subtils^ y pro-
duisent des impressions^ ou sensations^ qu'on attribue
d'ordinaire et mal à propos à des qualités particulières y
différentes de celles des atomes que nous venons de men-
tionner ou de celles des corps qui en dérivent; en imagi-
nant que ces qualités ont de la ressemblance ou de la
conformité avec ces sensations. Mais il ny a rien^ par
exemple , dans le sucre et le sel^ qui soit conforme ou qui
ressemble aux sensations que ces corps produisent sur la
langue 3 de même qu'il n y a rien dans la pointe d'une ai-
guille qui ait de la conformité avec la douleur qu'elle nous
cause en nous piquant. Il en est de même des sensations
de couleur, d'odeur, de son, de chaud et de froid.
12. Quant aux idées que nous nous formons de l'impé-
nétrabilité , du volume et de la figure des atomes , ainsi que
de la solidité, de la fluidité, de la porosité, de l'élasticité^
et des autres propriétés des corps , que les sens ne nous
font pas connaître directement 3 il serait assez dif&cile de
décider si elles ont ou non de la conformité, ou de la res-
semblance avec ces propriétés. Tout ce que nous pouvons
assurer, c'est que les choses sont les unes par rapport aux
autres, ce que sont entre elles les idées que nous en avons:
s'il en était autrement , nous ne pourrions réaliser aucun
résultat de la combinaison de nos idées.
13. Comme nous n'apercevons jamais que ce qui se
passe en nous , c'est-a-dire que nos sensations et nos idées ;
on demande si les causes efficientes , ou productrices de nos
sensations , que nous appelons corps , existent réellement
hors de nous, hors de nos sens ou de notre entendement,
en un mot, s'il y a des corps matériels^ ou un monde
extérieur a notre pensée. Pour résoudre cette question ^
autant qu'elle peut l'être , si vous ne vous fiez pas au té-
moignage de vos sens ; supposez qu'il n'existe aucun corps
( 213 )
dans le monde, ou, pour mieux dire, que le monde
n'existe pas, que vous-même vous n'ayez point de corps,
qu'il n'y ait qu'un seul être immatériel , qu'il n'y ait que
vous, que votre esprit, dans l'univers, et voyez si les con-
séquences dans lesquelles vous serez entraîné ne seront pas
évidemment absurdes, impossibles, ou tout au moins ex-
trêmement improbables.
14. Quant a l'existence de l'ame, ou d'une substance
immatérielle à laquelle on attribue la faculté de penser;
bien qu'elle ne présente en elle-même aucune difficulté,
elle doit être prouvée par le raisonnement , ne pouvant
pas l'être par l'observation.
15. On prouve la distinction réelle de l'ame et du corps ,
soit par des probabilités très-nombreuses et très-fortes;
soit par des démonstrations métaphysiques. Mais , à mon
avis, celles-ci ne sont pas à l'abri d'objections, elles ne
sont pas absolument rigoureuses , et , conséquemment ^
ne sont pas, à proprement parler, des démonstrations : on
ne doit donc aussi les considérer que comme des proba-
bilités.
16. Par exemple, de ce que nous avons la faculté de
passer du repos au mouvement , ou, d'une direction a une
autre, sans y être sollicités, du moins en apparence, par
aucun autre corps ; et de ce que Texpérience nous apprend
que la matière brute , sous la forme concrète et de masse
pondérable, ne peut pas en faire autant; on en a conclu,
mais on ne pouvait pas légitimement conclure, qu'il y a en
nous un être immatériel qui nous sollicite et met notre
corps en mouvement ou le fait changer de directioo.
17. La conscience àumoi^ le souvenir et la réminiscence
des idées , et d'autres phénomènes de l'ame , supposent ,
dit-on, nécessairement, Y identité de la substance qui pense;
et le corps n'est pas une substance identique , puisqu'il su-
bit des changemens continuels. Mais , pour concevoir ces
( 214 )
fih^oinèties ^ est-il nécessaire d'admettre une identifié par*»
faite* et absolue ? Si ^ par exemple , c'est aa cerveau qa'on
attribue la faculté de penser y et qu'on puisse démontrer
qu'il éprouve quelques changemens pendant la durée de la
vie 3 ne suffirà-t-il pas que ces changemens ne soient que
progressifs et insensibles ^ pour que les phénomènes dont
il s'agit puissent s'accomplir?
' 18. Ces phénomènes et certaines opérations de l'âme sup-
posent encore, dit-on, Vunitéj ou la simplicité de la sub*
stance intelligente. Mais c'est ce qu'on n'a pu prouver qu'en
s'appuyant sur des principes erronés. L'ame est une en ce
sens, que les modifications , ou changemeiis qu'elle éprouve
tombent sur sa substance tout entière, et n'ajSectent. point
séparément chacune de ses parties, si elle est composée.
C'est ainsi qu'en formant un cube avec une houle de cire,
t>n ne modifie que la forme extérieure de ce corps ,. sans
changer la figure de ses atomes. Mais la simplicité de l'ame,
bien loin d'être une conséquence nécessaire de ses opéra*-
tions et de ses idées , semblerait au contraire inconciliable
avec ses phénomènes, avec ses modifications; et la raison
nous dit que ce qui est simple ne peut subir aucun chan-
gement, est nécessairement immuable.
19. Les propriétés de la substance pensante sont actives
ou passives. Les premières se réduisent toutes, en dernière
analyse , à l'attention ; et même cette faculté , qui n'est
qu'une manière de vouloir^ est souvent excitée .par une
cause extérieure, ou étrangère, et alors n'est pas libre,
n'est pas active 3 c'est-à-dire que, dans ce cas, l'ame n'agit
pas par elle-même. Ses propriétés passives sont de trois es-
pèces , la sensibilité physique^ la sensibilité morale j et la
sensibilité intellectuelle ^ qu'on nomme plus généralement
V entendement ^ et qui comprend la conception, \e jugement ^
V imagination, la mémoire, etc.
20. Si l'ame est une substance distincte du corps , il faut
(215)
que parmi les propriétés qui la coiistiluent ^ il s'en trouve
une qui soit essentielle dans le sens absolu , et propre à
constituer une substance 3 qui soit à Famé ce que l'impéné-
trabilité est au corps ; qui soit telle ^ non seulement que
toutes les autres propriétés n'en soient que des modifica-
tions , mais qu'elle ne soit pas elle-même une modification
de la matière 3 qui soit telle enfin ^ que sans cette propriété
Famé y non seulement perdrait son existence relative , ou
cesserait d'exister comme substance intelligente ^ mais ces-
serait absolument d'exister, ou serait anéantiç. Or, parmi
toutes les propriétés de Tame , sait actives, soit passives , il
ne parait pas y en avoir une seule qui présente évidem-
ment Iq caractère d'une propriété essentielle absolue , telle
que nofis venons de la définir. Il n'en est pas une non plus^
san&méme en excepter la conscience, ou la propriété par
laquelle nous connaissons ce qui se passe en nous, qui ne
soit susceptible, dans un même individu, d'augmentation
ou de diminution , suivant les circonstances , et de plus ou
de moins chez divers individus : en quoi elles ressemblent
toutes aux propriétés accidentelles des corps, et diflèrent
considérablement de l'impénétrabilité.
21. La différence qui se trouve entre les hommes , con-
sidérés comme êtres raisonnables et en tant qu'ils possèdent
tous les mêmes propriétés afièctives et intellectuelles, mais
en proportions très-diverses , semble dépendre évidemment
de la différence de leur organisation. Si donc la faculté de
penser n'est pas elle-même un résultat de cette organisa-
tion, il faut nécessairement supposer, ce qui n'est pas sans
difficulté, que Tame, ou la substance pensante, possède
toutes ces qualités au plus haut degré, mais que, dans
Texercice de ses facultés , ou la manifestation de ses pro-
priétés intellectuelles et morales, elle est plus ou moins
gênée, ou entravée, suivant que l'organisation est plus ou
moins dâfectueuse. D'où l'on pourrait conjecturer que
(216)
l'ame existe dans tous les corps de la nature^ mais qu'elle
ne peut se manifester y soit par ses actions , soit par ses af-
fections^ que dans ceux d'une organisation plus ou moins
parfaite ; en sorte que l'ame des bêtes , et même celles des
plantes et des minéraux y pourraient au fond ne pas difierer
de la nôtre.
22. Un phénomène est le passage d'une manière d'être à
une autre : c'est une modification que subit actuellement
une substance par l'action d'une autre substance : sa nature
dépend des propriétés de l'une et de l'autre. Tout phéno-
mène a donc deux causes; l'une efficiente , ou productrice ,
qui est dans l'agent^ où pour mieux dire^ dans l'action
qu'il exerce en yertu de quelqu'une de ses propriétés;
Tautre conditionnelle y qui est dans le sujet, ou le patient;
ou plutôt dans quelqu'une des propriétés du sujet y om de
la substance modifiée.
23. Les sensations y les sentimens et les idées sont des phé-
nomènes dont les causes efficientes existent , ou ont origi-
nairement existé; hors de nous^ c'est-à-dire dans les objets
extérieurs ou les rapports qu'ils ont entre eux ; mais dont
les causes conditionnelles sont toujours en nous y ou dans
la substance pensante y quelle qu'elle soit.
Il n'y a d'ailleurs d'inné en nous^ ou né ayec nous, en tant
que nous sommes des êtres pensans y que nos facultés y ou
les propriétés actives de notre ame, d'une part, et, de l'autre,
ses propriétés passives , qui seules sont les causes condi-
tionnelles de nos sensations et de nos idées. Mais aucune de
nos idées n'est innée : elles dépendent toutes de causes ef-
ficientes qui sont actuellement ou ont été originairement
hors de nous. Et je dis originairement; car une idée peut
avoir actuellement sa cause dans une autre idée antérieu-
rement acquise.
24. S'il y avait des idées innées, il y aurait donc des phé-
nomènes sans causes efficientes , ou du moins sans autre
( 217 )
cause que Dieu, qui nous les aurait suggérées.' D'où l'on
pourrait inférer, que ces phénomènes ne supposent pas non
plus de causes conditionnelles , et que, par conséquent, ces
phénomènes, ou ces idées, pourraient se manifester chez
des êtres dépourvus des propriétés intellectuelles qui con-
stituent Tame, conséquemment chez des être purement ma-
tériels. La doctrine des idées innées serait donc plus contraire
que favorable à Thjpothèse de la spiritualité de Famé.
25. Toute cause proprement dite, c'est-a-dire toute cause
efficiente , ou productrice d'un phénomène consiste en l'ac-
tion d'une substance sur une autre. On nomme causalité la
dépendance qui existe entre le phénomène et sa cause.
26. Il faut distinguer les causes libres des causes néces-
saires. Toute cause libre ; telle que serait, par exemple,
l'action de Dieu sur le monde actuellement existant , ap-
partient à un être doué de volonté. Mais il n'est pas dé-
montré que , réciproquement , tout être doué de volonté ,
tel qu'un animal , quel qu'il soit , agit librement 3 ou , en
d'autres termes, que toute action volontaire est une action
libre , une cause libre.
27. Toute cause libre est cause première j c'est-a-dire
qu'elle n'est subordonnée à aucune autre cause , dont elle
serait elle-même un effet '3 qu'elle ne dérive, qu'elle ne dé-
pend actuellement d'aucune autre, et qu'elle a en elle-
même la raison de son existence et son point de départ.
Mais toute cause première est-elle libre? une cause néces-
saire ne peut-elle pas être une cause première ? Le phéno-
mène qu'une telle cause produit a-t-il toujours pour cause
première une cause libre , c'est-à-dire l'action volontaire et
libre d'un être intelligent? Est-il vrai que tout agent ma-
tériel n'est que Tinstrument d'une cause , ou d'un être libre
agissant actuellement? C'est ce qui n'est ni démontré ni
vraisemblable.
28. Il n'est pas vrai qu'il existe en nous un principe de
(218)
eau^aiiié^ c'e^t-a-dire Une propriété en vertu de laquelle
tout homme ^ tout enfant qui Tient de naître ^ dès qu'il
apercevra^ même un premier phénomène^ de» qu'il éprou-
vera une première sensation > par exemple la sensation de
la chaleur ou celle du froid ^ rapportera malgré luî^ ne
pourra ps^s rapporter k nne cause cette sensation^ ou ce
phénomène,
29. Il n'est pas vrai non plu8| comme certains philo-*
sophes le soutiennent, que c'est par une application^ ou
en partant de ce prétendu principe, que nous avons la
connaissance d'un monde extérieur, et que sans ce prin-
cipe de caqsalité, nous ne rapporterions nos sensations
à aucun être existant hors de nqus.
30. La première idée de cawe^ iious vient, au contraire,
de l'action des objets extérieurs sur nos sens, du mcHus sur
le sens du toucher : et ce n'est là qu'une cause matérielle et
nécessaire^ dont l'idée n'a pas besoin , pour trouver accès
dans notre entendement, d'y être en quelque sorte intro-
duite par un principe de causalité antérieur à cette idée,
ou par une propriété particulière autre que l'entendement
lui-même.
31. La première idée de cause libr^ nous est suggérée
(après celle de cause nécessaire) par l'action volontaire de
notice corps sur les corps étrangers , action que nous ne
distinguons point d'abord de la volonté elle-même , ou de
l'action de Tame sur le corps. Et il y a encore bien loin
de là , c'est-à-dire de cette cause tout à la fois libre et ma-
térielle pour nous , à une cause purement immatérielle et
libre.
32. Il n'est pas vrai, comme le prétendent certains phi-
losophes, que l'idée d'une pareille cause, je veux dire
d'une cause immatérielle et libre j soit la première qui se pré-
sente à notre esprit, et encore moins, que nous n'avons
aucune autre idée de cause que de celle-là. Ainsi, quoique
( 219 )
la volonté , en tant que nous la distinguons des mouvemens
volontaires et qu'elle les produit, soit une véritable cause,
et même une cause libre ou supposée telle -y ce n'est point
dans la réflexion (toujours très-tardive) que nous pouvons
faire sur cette action de Tame , que nous puisons la pre-
mière et surtout la seule idée de cause.
33. La volonté, ou Tintelligence , en tant qu'elle agit
pour certaines fins , est appelée cause finale.
Il est beaucoup de phénomènes, et surtout de résultats,
comme , par exemple , une maison , une horloge , qui sup-
posent une cause finale.
Parmi les phénomènes et les résultats qui ont évidem-
ment une cause finale , il en est plusieurs qui ne peuvent
être attribués à l'intelligence humaine. C'est par là qu'on
peut démontrer l'existence de Dieu.
34. Le système du monde n'a pas évidemment une cause
finale, quoiqu'il en ait probablement une.
35. Il n'en est pas de même de la nature organique, et
surtout de Thomme, qui évidemment suppose une cause
finale, et qui, par conséquent, a été produit par un être
intelligent, qui ne peut être que Dieu.
36. Mais Dieu n'a pu produire Thomme et l'univers,
que comme un horloger a produit une montre, un archi-
tecte un palais , sans créer la substance même de cette pro-
duction. Une création proprement dite serait une chose
absurde. Il ne peut j avoir que des transformations» de
substances préexistantes, mais point de création de sub-
stance. Rien n'est sorti du néant 3 rien ne peut y rentrer.
SYSTÈME
DS8
FACULTÉS DE L'AME,
• •-
EXTRAIT DE SES LEÇONS DE PHILOSOPHIE :
AVEC DES NOTES CRITIQUES.
SECTION PREMIÈRE.
ACTimi ET SENSIBILITÉ DE l'aME.
81".
Lorsque des rayons de lumière frappent nos yeux , le
mouvement imprimé à la rétine se communique au cerveau;
et ce mouvement du cerveau est suivi d*un sentiment de
l'ame^ d'une sensation, de la sensation de couleur.
Lorsqu'un corps sonore met en vibration les molécules
de Tair, ces vibrations se transmettent a l'organe de l'ouïe;
le mouvement reçu par cet organe se communique au cer-
veau, et Famé éprouve le sentiment du son.
Il en est des autres sens comme de ceux de la viie et de
Touïe. Toutes les fois que le goût, l'odorat et le toucher
reçoivent l'impression de quelque objet extérieur, le mou-
vement reçu se communique au cerveau , et ce mouvement
du cerveau est toujours suivi d'un sentiment de Tame.
Il y a donc trois choses a considérer dans nos sensations,
dans les sentimens produits par l'action des objets exté-
rieurs; l'impression sur Torgane, le mouvement du cer-
veau ^ et le sentiment li:|i*méme.
( 222 )
Ce que nous yenons de dire est incontestable^ et nous
n'imaginons pas que la contradiction puisse nous arrêter
au premier pas que nous venons de faire. Essayons d'en
faire un second aussi assuré que le premier.
L'ame vient d'être modifiée , .elle vient d'éprouver des
sensations a la suite des mouvemens du cerveau 3 mouve-
mens qui étaient eux-mêmes une suite de l'impression faîte
,sur les organes par l'action des objets extérieurs.
Or, dès que l'ame sent^ elle est bien ou mal^ elle éprouve
du plaisir ou de la douleur : etTexpérience de chaque mo-
ment de la vie nous dit que l'ame ne reçoit pas indifférem-
ment des modifications si contraires : elle agit^ elle fait ef-
fort pour retenir le seiitiment-plâisir^ ou pour repousser
le sentiment-douleur. L'expérience nous dit encore que
cette action de l'ame ne se borne pas à modifier l'ame. Il
arrive souvent en effet que cette action est suivie d'un mou-
vement du cerveau , lequel est suivi lui-même d'un mou-
vement de l'organe qui se porte vers Tobjet extérieur^ ou
qui tend à s'en éloigner-
Nous avons ici deux séries de faits en sens inverse;
1^ actioi) de l'objet sur l'organe^ del'organesur le cerveau^
et du cerveau sur l'ame j. 2^ action ou réaction de l'ame
sur le cerveau ; communication du mouvement reçu par le
cerveau a Igrgane qui fuit l'objet^ ou qui se dirige vers
lui (a). •
Les Qrganes extérieurs des sens, le cerveau et l'ame
peuvent donc et doivent être considérés dans deux états
entièrement opposés. Dans le premier état, l'organe et le
cerveau reçoivent le mouvement, et l'ame reçoit la sensa^
tion ; l'impulsion est du dehors au dedans , et l'ame est pas*
sive. Dans le second état, Faction est du dedans au dehors,
et l'ame é^t active. Le principe du mouvement est dans
l'ame qui agit sur le cerveau; le cerveau remue l'organe^
et l'organe cherche à atteindre Tobjet ou à l'éviter.
( 223 )
Toutes les langues du monde y celles des peuples civilisés
et celles des peuples barbares^ attestent cette vérité. Par-
tout on voit et Ton regarde; on entend et l'on écoute; on sent
et Ion flaire j on ffoûte et Ton savoure : on reçoit {'impression
mécanii/ue des corps et on les remue. Tout le genre humain
sait donc , et ne peut pas ne pas savoir^ qu'il y a une difie-
rence entre voir et regarder , entre écouter et entendre j il
sait f en d'autres termes , que nous sommes tantôt passifs et
tantôt actifs; que Tame est tour à tour passive et active.
Que Ton consulte l'analogie, la plus simple des analo-
gies : l'œil voit et regarde , Tame pâtit et agit.
Sensibilité y activité : y oîXkAeux. attributs que l'iexpérience
nous force de reconnaître dans l'ame. Par la sensibilité ,
Tame est susceptible d'être modifiée; par ractivité, elle
peut se modifier elle-même.
L'activité est donc puissance, pouvoir, j^eu/^é. La sensi- '
bilité n'est ni faculté, ni pouvoir, ni puissance; elle est sim-
ple capacité : ou, si Ton veut continuer de Tappelerj^cu/té^
ce sera une faculté pa^^tVe; expression contradictoire, quoi-
que employée par les meilleurs philosophes.
En reconnaissant dans l'ame la sensibilité et l'activité ,
comme deux attributs qui en sont inséparables , nous osons
' croire avoir énoncé une vérité que tous les sophismes ne
sauraient ébranler {b).
s 2.
Mais , après avoir exposé ce que nous croyons savoir,
nous ne craindrons pas de faire Taveu de ce que nous igno-
rons.
Si donc la curiosité de nos auditeurs voulait connaître la
manière dopt un mouvement du cerveau produit un sen-
timent dans l'ame, nous dirions que nous n'en savons rien*
Si l'on nous demandait comment il peut se faire que l'ac-
( 224 )
tion de Tame remue le cerveau , nous répondrions que nous
n'en savons rien. Si l'on nous demandait enfin : Faction de
Tame s'exerce-t-dle immédiatement sur elle-même^ ou
immédiatement sur le cerveau? Tame a-t-elle besoin ou
non d'un intermédiaire pour agir sur elle-même? nous ré*
pondrions encore que nous n'en savons absolument rien (c).
Toutefois il est nécessaire de vous avertir que le mot
action j appliqué à Famé et au corps ^ se prend dans deux
acceptions différentes. Appliqué à Forgane ou au cerveau,
il signifie la même chose que mouvement^ et Faction de Famé
ne peut pas consister dans le mouvement (d).
Malgré Fignorance dont nous venons de faire Faveu, il
demeure incontestable que Famé est passive et active; pas-
sive^ si on la considère comme modifiée par Faction des
objets extérieurs; active^ si on la considère comme se mo-
difiant elle-même, comme modifiant ses sensations (e).
$3.
Quand nous voulons exprimer le résultat de Fimpression
des objets sur les sens, nous disons que nous sentons; et
si, à la foinne du ver(>e nous substituons celle du sué-
stantifj nous pouvons dire, k notre choix, que nous éprou-
vons une sensation j ou que nous éprouvons un sentiment.
Il faut bien remarquer, qu'il n'est pas toujours indiffé-
rent de mettre une de ces expressions à la place de l'autre.
Le mot sensation indique une idée complexe : c'est le sen-
timent dans son rapport avec les objets extérieurs. Lors-
qu'on veut exprimer l'effet immédiat de Fimpression que
les objets font sur nous; lorsqu'on veut montrer cet e£fet,
en lui-même , et sans aucun alliage , il faut le caractériser
par un mot plus simple , par le mot sentiment j dont l'idée
ne se charge d^aucun rapport étranger.
La sensation a son origine dans le sentiment^ et on peut
( 225 )
la définir^ un sentiment jugi, ou rapporté^ èors de Came.
Le sentiment ne peut être défini ; et la recherche de son
origine est la recherche d'une chimère (/*). Définir un fait^
c'est montrer le fait antérieur qui le contient ; c'est mon-
trer^ dans ce fait antérieur, la modification qui constitue
le fait qu'on se propose de définir.
Les philosophes ont beau chercher Yorigine^ le principe^
la raison du sentiment; tous leurs efforts seront impuissans :
notre existence commence, pour nous, au sentiment; et
toute modification connue de notre ame , différente du sim-
ple sentiment, lui est nécessairement postérieure.
S'il était possible de remonter plus haut que le senti-
ment, on aurait reculé d'un pas le principe de nos con*
naissances. Celui qui ferait cette découverte, aurait la
gloire d'avoir augmenté le système intellectuel , d'un fait
primordial. Alors, il ne faudrait plus dire que nos connais*
sauces viennent des sensations ou du sentiment ; elles vien-
draient , de même que le sentiment , de ce principe inconnu
que Ton cherche ; mais c'est en vain. Au delà du sentiment,
il n'y a rien pour nous, pour notre intelligence; et, dans
le vrai , ceux qui lui cherchent un pi^incipe antérieur , ne
cherchent rien ; mais ils ne s'en doutent pas (y).
s 4-
Je veux me faire une objection que vous ne me feriez pas,
parce qu'elle porte entièrement à faux.
Objection. Vous nous défendez la recherche des causes de
la sensibilité et du sentiment; mais de quoi s'occupent les
physiologistes et les métaphysiciens? et de quoi doivent-ils
s'occuper? si la sensibilité joue un si grand rôle dans tous
les systèmes de philosophie ; si même tout se ramène à la
sensibilité, suivant plusieurs philosophes , ne faut-il pas sa-
voir ce que c'est que cette admirable propriété.qui distingue
TOME III. 15
( 226 )
les ahmiaux totra toutes les créatures', et IliomiEie èiitrè
tous les animaux ? et comment le saura-t^on ^ ai l'on ne
considère pas le sentiment dans ses dausés ?
Je réponds que le mot cau$e n'a pas été prononcé, ainsi
l'objection ne porte sur rien.
Objection. N'avez- vous pas parlé à* origine^ de principe^
^e raison? et, origine, principe j rhison ou cause ^ n'est-ce
pas la même chose? ne peut-^on pas dire indifféremment
que Dieu est le principe on la cause de toutes les existences?
que rélévatioii de3 eaux de la mer a sa raison dans le pas-»
sage de la lune au méridien, ou que la préseùce dd la luile
au méridien est la cause qui élève les eaux de la mer ? et,
pour exprimer que toutes les idées ont leur origine dans
Jes sensations ^ ne dit-on pas que les sensations sont les
causes productrices des idées? Vous n'aves pas prononcé le
mot cause. Qu'importe ^i vou^ av)e& raisonné sut- sbn idée?
Réponse. D'abord, pour répondre à là dernière chose
que nous venons d'eàtendre^ que signifie ce langage : les
sensations sont le& causes productrices des idéeë? les seti^
cations, causes des idées? les matériaux des idées, causée
des idées! le marbre dont on fait une itatue, tûusè de la
Vénus ou de rApoUon ! {h)
Origine et cause sont donc deux idées différentes.
Il est vrai que les mots principe et raison peuvent quel-
quefois se substituer au mot cause ^ comme dans les deux
premiers exemples qu'on vieht d'alléguer. Mais qu'êst*-ce
que cela prouve ? que ces deux mots ont chacun deux ac^
ceptions, celle qui leur est propk-e> et celle de taûse. Or,
c'est dans Tacception qui leur est propre iqile je les ai em-
ployés.
J'ai donc été fondé à dire que je li'avais |loint parlé de
causer et je n'en ai pas plus montré l'idée que le mot*
Principe et cause sOnt deu!x idées rdetivesj principe, à
conséquence \ et cause > à effet
, (227)
•
Qa'cm cherche tant qu'on Tcmdra les causes de la sensî*
bilité : qu'on croie les avoir aperçues dans rébranlement
des nerfs y bu dans le choc des esprits animaux^ ou dans
rirritabilité de la fibre , ou dans le fluide électrique , etc. ,
ces opinions ne manquerons pas de partisans ; elles seront
célébrées comme des interprétations de la nature, jusqu'à
ce qu'elles aient fait place à de nduyelles opinions , qui se-
ront aussi des interprétations de la nature , en attendant
toujours de nouvelles interprétations.
Que, malgré tant de recherches inutiles, on ne désespère
pas néanmoins de trouver la cause^ de la sensibilité (t ) et
du sentiment 5 cela peut se concevoir ; car enfin cette cause
existe : mais qu'on ii'en cherche pas le principe ^ car il
n'existe pas. Il 7 a certainement hors de nous quelque
chose qui nous fait sentir ; mais en nous , mais pour nous ,
il n'y a rien , il ne peut y avoir rien d'antérieur au sen-
timent.
s 5.
Vous ne direz pas que je porte la distinction des idées
jusqu a la subtilité : vous ne me blâmerez pas quand je
cherche à mettre quelque précision dans mon langage; vous
m'approuverez au contraire, j'en suis sûr, quand vous sau-
rez que la philosophie s'est précipitée dans un abîme d'ex-
travagances , pour avoir confondu le principe avec la cause,
ou la cause avec le principe j alors qu'il fallait distinguer et
séparer ces deux choses; ou, pour avoir confondu la rai^
son avec le principe , avec V origine ^ alors que la raison était
la causé elle-même.
C'est pour n'avoir vu dans la raison de l'univers qu'un
principe j au lieu d'y voir une cause ^ que l'école d'Alexan-
drie rejeta l'idée de la création, et qu'elle s'égara parmi
une multitude infinie d'émanations et de transformations.
(228).
L'ame du inonde se transformait en génies, en démons y en
ions. Les émanations successives descendaient y par une
suite de dégradations^ depuis l'intelligence infinie jusqu'à
l'intelligence la plus bornée : elles communiquaient les
unes avec les autres : elles s'illuminaient : que dis- je? elles
s'illuminent^ et cette folie d'illuminations dure encore :
Ce n'est pas tout. Si dans la cause vous ne voyez qu'un
principe, soyez conséquens^ et dites : non seulement les
intelligences finies sont des émanations de l'intelligence su-
prême} la matière elle-même sort du sein de la divinité :
Dieu est tout 3 tout est Dieuj et il n'y a qu'une sub-
stance (^).
Tels sont les déplorables abus où nous entraînent les
vices du langage. Jugez combien il importe de se faire des
idées exactes^ et d'apprécier la valeur des mots.
( 229 )
SECTION II.
VAXSOhti DE PKNSER.
SI".
Entendement»
L'entendement sera connu du moment que nous connaî-
trons tjoutes les manières d'agir^ ou toutes les facultés qui
nous servent à acquérir des connaissances ; car la réunion
de toutes ces facultés forme l'entendement {l). ,
Si y pour découvrir la nature de Fentendement y on croyait
qu'il est nécessaire et qu'il suffit de remonter à ce qu'on ap-
pelle si improprement la faculté de sentir^ cette première
erreur ne pourrait nous conduire qu'à d'autres erreurs.
Le principe de nos facultés intellectuelles ayant été mal
observé y toutes les conséquences porteraient à faux y et le
système , ouvrage de l'imagination y n'aurait pas de modèle
dans la nature. Comment veut-on que la simple capacité
de sentir^ qu'une propriété toute passive soit la raison de
ce qu'il y a d'actif dans nos modifications ? la passivité de-
Tjendra-t-elle l'activité? se transformera-t-elle en activité?
Les sensations peuvent avoir y avec les idées y avec les
connaissances, un rapport de nature; mais elles n'ont au«
euh rapport de nature avec les facultés ou les puissances
de l'esprit; et même on se tromperait singulièrement, si
l'on pensait qu'il suffit d'avoir éprouvé beaucoup de sensa-
tions, pour être doué d'une grande intelligence.
Tout ce que nous savons , nous l'avons senti sans doute,
mais combien de choses que nous avons senties, et que nous
(280 )
ignorons ! les sensations peuvent être le principe ou la
source de nos premières connaissances^ mais elles ne sont
pas nos connaissances ; surtout elles ne sont pas toutes nos
connaissances; et^ s'il faut rappeler des exemples malheu-
reusement trop communs , qui n'a pas yu de ces infortunés
qui sentent ^ et ne font que sentir ; qui parviennent à un
âge avancé ^ sans avoir jamais laissé paraître une étincelle
de raison ? Il n'est pas nécessaire de se transporter dans les
montagnes du Valais ^ pour rencontrer des créatures à
figure humaine qui vivent dans une stupidité absolue, et
dans un abrutissement tout-à-fait animal.
Puisque la différence des esprits ne provient pa» du plus
ou du moins de sensations, elle doit provenir de l'actiTité
des uns et de l'inertie des autres (;7i); car, en nous arrêtent
ici aux seules idées qui ont leur principe incontestable dans
les sensation (et nous établircms ailleurs qu'il y en a un
fiombre incomparablement plus grand qui dérivent d'au*
1res principes) , tout dai»s l'esprit humain se ramène à trois
choses : aux sensations ^ au travail de V esprit suriessensa^
tions^ et .aux idées ou connaissances résultant de ce travail.
Le premier développement de l'intelligence , cekû qui
laisse apercevoir les premières idées , est le produit d'une
action qui s'exerce immédiatement sur les sensations.
Pour ob^eiiir un second développement , ou pour acqué-
rir de nouvelles connaissances , nous avàns de même besoin
dé trois conditions : idées acquises par un premier travail 3
nouveau travail sur ces premières idées; nouvelles idées
résultant de ce nouveau travail.
En sorte qu'il s'agit toujours de partir d'un senti ou d'un
connu; d'opérer sur ce senti ou sur ce connu ^ afip d'ac-
quérir les premières idées, ou d'arriver à de ncnivelles
idées.
1 ^ Sensations , opérations , premières idées ; .
2o Premières idées, opérations, nouvelles idées;
( 231 )
3^ NmiTdUies idées ^ opérations, etc., et toujours de
même, sans qu on puisse assigner de bornes à l'intelligence.
Toutes nos connaissances étant donc le piioduit d'un
trayail de l'esprit, le produit de l'action de ses facultés, il
s'agit d^ . nous faire une idée de ces facultés : il faut en
^terminer Ip nombre ; et cette détermination sembla pré-
senter d'abord de grandes difficultés.
Qui nous dira de combien de manières différentes nous
devons opérer pour donner à l'intdligence tous ses déve-
loppemeps ? combien de puissances l'homme doit faire agir
pour s'élever, d'un état purement seositif , au rang d'un
▲rist(^,'d'un Deseartes, d'un Newton ?
Nous le trouverons ce nombre précis de facultés, ou
plutôt iji est trouvé } et il ta se montrer de lui-même , si
nous nous souvenons de tout ce qu'exige l'étude d^ U
nature.
Trms conditions sont idispensables , et elles suffisent à
toutes nos connaissances, au plus simple des systèmes,
comme à la plus vaste des sciences.
Jl faut d'abord se faire des idées très-^exactes de toutes
ies parties de l'objet qu'on étudie 3 et c'est Vaitention qui
nous les donne.
Mais comment ces idées ferimeront-elles le corps d'une
science, si elles ne tiennent pas les unes aux autres? Il faut
donc connaître leurs rapports 3 et e'èst la comparaison qui
les découvre.
ha science n'existe pas encore. Elle ne ménlera son nom
que du moment oii, de rapport en rapport, l'esprit se.
sera élevé au rapport par où to^t commence. Or, e^ost le
raisonnement qui nous porte ainsi jusqu^aux principes 3
comme , des principes , il nous fait descendi*e jusqu'fiux
conséquences les pli^ éloignées
Attention y comparaison^ raisonnement : voilà toutes les
&cultés qui ont été départies à la plus intelligente des créa-
( 232 )
tores; une de moins ^ et ce ne pourrait être que le raison-
nement, nous cesserions d'être hommes ; mie plus , on ne
saurait l'imaginer*
Par l'attention , Galilée découvre que les corps, en tom-
bant verticalement près de la surface de la terre , parcou-
rent quinze pieds dans la première seconde, quarante-cinq
dans la suivante , soixante - quinze dans la troisième ; en
sorte que les espaces parcourus pendant les secondes qui
se suivent , sont entre eux comme les nombres 1, 3, 5, 7, etc.
Par la comparaison de cette vitesse avec celle que pren-
drait le corps s'il était placé à la distance de la lune, New-
ton trouve que la pesanteur diminue comme croît le carré
de la distance au centre de la terre.
Par le raisonnement , il démontre que cette règle s'ap-
plique au système planétaire tout entier , et qu'elle est une
loi de la nature.
Par l'attention , nous découvrons les faits; par la compa-
raison, nous saisissons leurs rapports; par le raisonnement ,
nous les réduisons en système.
Par l'attention, mais par une attention qui ne se lasse ja-
mais et qu'on a si bien appelée une longue patience, se
montrent enfin ces idées heureuses qui annoncent la pré-
sence du génie : par la comparaison, le génie prend de l'é-
tendue; par le raisonnement, il acquiert de la profondeur*
Par l'attention qui concentre la sensibilité sur un seul
point ; par la comparaison qui la partage et qui n'est qu'une
double attention ; par le raisonnement qui la divise encore
et qui n'est qu'une double comparaison, Tesprit devient
donc une puissance : il agit , tt fait; et comme il agit de
trois manières différentes, et que de cette triple manière
d'agir résultent les sciences dont s'honore le plus notre na-
ture, nous refusera-t-on de conclure quel'ame, considérée
comme un être intelligent, est une puissance qui se com-
pose de trois puissances ; qu'elle a trois pouvoirs, et qu'elle
( 233 )
4 •
n'en a que trois; qu'elle a trois facultés^ et qu'elle n'en a
que trois (n).
8 2.
Mais j'entends les objections. Quoi! la sensiMité qui
commence notre existence , la mémoire qui la continue y le
Juffement qui nous donne la connaissance des rapports, la
r^xion qui nous fait rentrer au dedans de nous-mêmes^
et V imagination j la plus brillante et la plus féconde de nos
facultés, ne seront plus des facultés! Quelles sont les pré-
tentions de la philosophie? croit-elle , en divisant, en clas-
sant selon ses besoins , ou selon ses caprices , changer la
nature des choses ?
La philosophie répondra que, par la sensation, nous
ne faisons pas , mais qu'il se fait en nous ; que la sensibilité
est une simple capacité^ une propriété de notre ame, mais
qu'elle n'est pas une faculté.^
Que la mémoire, soit qu'on la considère comme une
simple disposition au rappel ou des sensations ou des idées,
soit qu'on la confonde avec les sensations ou avec les idées
rappelées , est un produit de l'attention 5 et pour parler
dans tous les systèmes , la mémoire est une sensation conti-
nuée mais affaiblie; elle est ce qui reste d'une sensation, ce
qui reste après une sensation ; elle est une sensation renou-
velée, une idée renouvelée , un phénomène, enfin , inconnu
dans ses causes , mais qui lui-même n'est ni cause ni fa-
culté {0).
Que dans le jugement, pris pour une perception de rap-
port, nous n'agissons pas : nous avons agi, à la vérité,
puisqu'il a fallu comparer ; mais la perception du rapport
vient après l'action; le travail de l'esprit est fini au moment
où il aperçoit le rapport (p).
La philosophie ne niera pas sans doute , que la réflexion
(234)
et riinaginàtîoii ne soient Jea facidtes , e^ mâoié lés facubés
auxquelles nous devons le plus, tout ce qu'il y a de beai^»
tés et de richesses dans les arts, tout ce* qu'il y a de profon-
deur dans les sciences ; mais elle répondra que Timagination,
quel que soit 1 éclat qui l'environne , n'est que la réflexion,
loi*squ elle combine des imagés (j/); et que la réflexion, se
composant elle-même de raisonnemenis , de comparaisons ,
et d'actes d'attention , n'est pas une faculté distincte de
ces facultés.
L'entendement hum&in compraid donc trois facultés,
et n'en comprend que trois : l'attention , la comparaison ,
le raisonnement..
s 3.
Qu€ls que soient les systèmes dont nous faisons l'étade ,
qu'ils soient l'ouvrage de la nature ou de Ji'homme, ia con-
naissance que nous pouvons en acquérir se réduit à celle
des principes et à celle de leurs conséquences : et , comme les
conséquences se bornent à nous qiontrer ce qui était caobé
dans les principes, et que les principes sont donnés par la
natnne , il s'ensuit que Tesprit de l'hon^me ne jouit en au-
cune manière, de la puissance de créer. Il trouve les prin-
cipes, et ne fait que découvrir les conséquences ,.c'est-à-dire,
qu'il les aperçoit sous l'enveloppe qui les lui dérobait.
L'esprit de Thomme ne crée donc' pas. Mais respectons
la langue : gardons-nous de lui enlever ses richesses , et de
l'appauvrir par une sévérité que la raison et le goût ne
sauraient nous pardonner.
Homère, Corneille , Newton , seront toujours des génies
créateurs. £h! qui pourrait ne pas voir des créations char-
mantes dans les fictions ingénieuses dont l'Arioste a rempli
son poëme ? et Platon , et Mallebranche n'étaient-,ils pas
doués d'une ipiagination créatrice? trop créatrice, peut-
( 235 )
être. La phtlMophie, qui ocùt jamais, la furentière^^ em-
ployé ce langage , se charge de le justifier.
Qui le croirait? c'est aux mathématiques qu'elle s'adresse
pour trouTcr le motif de ces expressions y sans doute exa*
gérées : c'est la science qui forcé les facultés de lesprit à
ae montrer dans toute leur rectitude , qu'elle interroge pour
connaître la nature des effets qu'elles produisent.
Tous les procédés mathéuiatiques se réduisent à trpis^
que leur simplicité rend aussi sûrs que faciles à imiter.
Ces procédés sont l'addition, la soustraction et lasub-
atitution. Ils sont^ùn typeqvt onne doit jamais perdre de vue*
Le raisonnement, en eflet, qui ne serait pas un calcul ^
ne serait pas un raisonnement : ce ser^t un assemblage d^i-
dées incohérentes , ou de mots disposés au hasard.
Il faut donc que le raisonnement , pour mériter ce nom,
prenne quelqu'une des formes qui correspondent aux pro-
cédés suivis par les mathématiciens! Je vais en présenter
trois exemples. Vous me pardonnerez de ne pas les choisir
dans lès auteurs dassicpies , quoique ce soit dans leurs cui-
vrages qu'on trouve les plus beaux modèles du raisonne-
ment. J^ai pensé qu'il ne serait pas mal de les prendre un
peu techniques, un peu scolastiques même. lû resteiront
plus facilement dans la mémoire.
Premier exemple : Pascal, encore enfant, sait l'arithmé-
tique, la géométrie^ Talgèbre; donc il sait les mathémati-
ques. Addition. On voit que le seul mot, mathématiques j
équivaut à la réunion des IvoisvEioi&arithmétiqueygéQmétfie,
algèbre^ il en est la somme.
Deuxième exemple :V9i&csXs^\i\es mathématiques^ donc il
sait l'arithmétique. Souetraction. Ici , d'une somme totale ,
les mathématiques , nous retranchons une somme partielle;
ou , si vous Taimez mieux ^ de Tidée composée mathéma^
tiques y nous retrandions l'idée moins composée, arithmé^
( 236)
exemple : Pascal connaît la géométrie; il con-
naît donc cette science dont Eaclide nous a le premier
donné les élémens. Substitution. En effet, la science dont
Euclide nous a le premier donné les élémens^ et la géomé-
trie, sont une seule et même chose.
Lisez Virgile , Gicéron , Bossue! , La Fontaine , La
Bruyère; lisez tous les grands auteurs; lisez les plus mé-
diocres y les plus mauvais , si tous pouvez : tous ne trou-
verez jamais dans leurs raisonnemens , je ne dis pas dans
leurs écrits, que les trois formes correspondantes aux trois
procédés des mathématiciens, parce qu'il est impossible à
l'esprit humain , quand il raisonne , d'aller autrement que
par compositions, ou par décompositions, ou par simples
substitutions.
Maintenant , laquelle de ces trois formes pourra mériter
au génie le nom de créateur?
La substitution? mais la substitution ne faisant que met-
tre une expression en place d'une autre , et montrer sous
d'autres termes ce qu'on savait déjà , sur quel fondement
lui accorderait-on la prérogative de faire quelque chose de
rien?
La soustraction? mais si la soustraction, si l'art des dé-
ductions peut annoncer une grande sagacité, une grande
justesse d'esprit, jamais on n'honorera du nom decréateurj
un- talent qui se borne à nous faire apercevoir une idée qui
déjà existait dans une autre idée.
Reste la troisième forme, celle qui unit ce qui était di-
visé , qui rassemble ce qui était épars , qui recueille cent
beautés dispersées sur différens objets de la nature , pour
en faire une beauté unique, un beau idéal ; un tout préexi-
stant, il est vrai, dans ses parties isolées, mais qui dans
leur réunion , va nous offrir des combinaisons nouvelles et
jusqu'alors inconnues. Les hommes, charmés et reconnais-
sans du plaisir que leur donnaient les auteurs de ces fie-
( 237 )
\
tions ingénieuses ^ ne crurent pouvoir les récompenser
dignement , qu'en les proclamant des génies créateurs.
s*.
Volonté.
»
II ne suffit pas à l'homme de connaître. L'homme veut
être heureux ^ il lui est impossible de ne pas le Touloir ;
et ^ dans tous les momens de son existence ^ il tend vers le
bonheur de toutes les puissances de son être.
Quand un besoin nous tourmente^ quand la privation
de l'objet que nous jugeons propre à nous délivrer du be-
soin se fait sentir avec force; alors surtout lame agit avec
énergie : d'abord ce n'était qu'un léger malaise qui ^ sans
porterie trouble au dedans de nous-mêmes^ nous avertis-
sait cependant de la nécessité d'un changement d'état :
bientôt^ c'est l'inquiétude qui commence à nous agiter^ et
qui va croissant d'un moment a l'autre; enfin, toutes les
facultés entrent ensemble en action ; toutes se dirigent à la
fois vers cet objet dont la possession peut nous rendre le
calme. L'attention se concentre tout entière sur son idée ;
la comparaison de sa privation avec le souvenir de sa jouis-
sance en rend la privation plus douloureuse encore; et le
raisonnement cherche tous les moyens de nous l'assurer.
Cette direction des facultés de l'entendement vers l'objet
dont nous sentons le besoin y c'est le désir (r).
Lorsque l'ame désire^ elle juge qu'un seul objet peut
satisfaire ses besoins; ou bien elle juge que plusieurs ob-
jets sont propres à les satisfaire. Dans ce dernier cas^ il
arrive souvent qu'elle prend une détermination ^ . c'est-à-*
dire , que l'action des facultés qui se partageait entre deux
ou plusiem^s objets ^ cesse de se partager ainsi pour se por-
(238)
ter toat entière vers tm seul : l'âme le choisit^ die le veut y
elle le préfère (*).
Cette préférence j qui naît du désir ^ va elle-même donner
naissance à une nouvelle faculté^ sans laquelle il n j aurait
ni bien ni mal moral sur la terre ^ à la liberté.
S'il suffisait de nommer la liberté pour la faire connaî-
tre^ cette leçon serait finie; car, après les déterminations
libres de Tame , viennent les mouvemens du corps qui exé-
cutent ces déterminations ; et les opérations du corps n'en-
trent pas dans le système des opérations de 1 ame.
Mais y si rien ne paraît d'abord plus clair que la notion de
la liberté; si les hommes les plus ignorans, si les enfans même
font de ce mot une application ordinairement très^ juste;
quand le philosophe vient à s'interroger sur l'influence des
plus légers motifs y sur la nature des causes et des efièts ;
quand il se dit que tout a été prévu ^ que des lois immua-
bles régissent l'univers; alors il hésite, partagé entre le
sentiment qui lui crie qu'il est libre , et les argumens de sa
raison qui semblent lui prouver que tout est soumis à la
nécessité.
' La liberté est d'une si haute importance dans les desti-
nées de l'homme , qu'on nous satura gré p^it-être de nous
arrêter un instant sur cette faculté.
Mais j'ai besoin de prévenir une réflexion qu'on pourrait
m'opposer.
La question de la liberté se prête a tant de considéra*
lions, et à des considérations si subtiles 3 qu'il serait très-
possible que tout le monde ne se rendît pas aux argumens
que je vais produire. Comment, en effet, dans une matière
qui a tant divisé , et qui divise tant les hommes , théolo-
giens et philosophes , anciens et modernes , individus et
nations ; comment se flatter de rallier tous les esprits , en
les ramenant a une seule et même manière de voir? Si donc
quelqu'un d'entre vous, Messieurs, n'était pas satisfait de
(289) .
ce que )e trais dire sut la liberté^ il ne faudrait pas qu'il se
crût en droit d'en rien inférer contre le système des facul-
tés de Taitie^ objet de cette leçon. Seulement il pourrait
en conclure que Tarticle de la liberté est à refaire.
J'ai besoin de prérenir. aussi que> dans ce que je vais
dire sur la liberté, je prends l'homme tel qu'il est dans
l'état actuel, et non tel qu'on, peut le supposer dans un état
antérieui'^ Je parle de Thomme sujet à l'ignorance , portant
dans sa nature un pèiichaiii au mal comme au bien , et non
d'une créature qui naîtrait avec une intelligence toute
formée et une tolonté toujours droite* Je parle des enfàns
d'Adam^ et non d'Adam avant sa chute : mais comtnençons.
. La condition de l'homme n'est pas de jouir d'un bon-^
heut* Constant et inaltérable : il n'est pas destiné non plus
à être toujours malheureux ; sa vie s'écoule dans une alter*
native de biens et dé maux. Si ses vœiîx étaient exaucés,
si ses désirs ne rencontraient jamais d'obstacle, il connais
trait à peine le malheur ; il se délivrerait bien vite des sen-
satioiis pénibles j pour se livrer tout entier a celles qui lui
font ailner l'existence..
L'hoknxhe ptéfère donc, comme nou6 l'avons observé,
certaines Sensations à d'autres sensations. De plusieurs ma-
nières d'être qu'il connaît, il recherche les unes, il éôarte
les autres.
C'est encore un fait , que souvent l'homme préfère ou
choisit mal; c'est-^à^-dire, qu'en comparant l'état qu'il a
choisi à cellii qu'il a rejeté et que sa mémoire lui rappelle,
il juge préférable celui qu'il a rejeté, et qu'il souiTre de
l'avoir rejeté. Or, juger que l'état qu'on a rejeté est pré-
férable à celui qu'on a choisi^ et souiÎHr d'avoir malchimi,
c'est se repentir.
Ainsi donci, l'homme a lé pouvoir de préférer, ou de
choisir^ ou de vouloir j et il lui arrive ensuite quelquefois
desewpentir.
( 240 )
Le rejf>entir étant un sentiment pénible^ c^est une con-
séquence que rhomme ne veuille pas s'y exposer : c'est
donc une conséquence qu'instniit par ses fautes il examine,
avant de préférer, lequel des deux états qui se présen-
tent à lui peut être suivi du repentir, lequel peut en être
exempt.
Le voilà donc qui délibère^ qui compare le3 deux états ,
qui cherche à en prévoir les suites. Il ne suffit plus qu'un
état se présente comme agréable , il faut qu'il n'entraîne
pas après soi le repentir {t).
On voit donc qu'il y a deux manières de préférer, de
choisir, de vouloir : l'une a lieu avant l'expérience du re-
pentir, l'autre quand nous en avons éprouvé les tourmens.
Lorsque nous n'avons pas encore reçu les leçons de Tex-
périence, nous préférons, nous choisissons, nous voulons
l'état agréable , puisqu'un état agréable ou qui nous agrée,
ou que nous préférons , c'est la même chose.
Mais lorsque nous avons fait l'épreuve du repentir, lors-
que nous savons qu'il peut être la suite d'une manière d'être
agréable j alors cette manière d'être peut cesser d'être pré-
férée, car elle peut cesser de paraître agréable. Cette ma-
nière d'être ne se présente pas seulement sous le rapport
de plaisir, mais sous le rapport de plaisir qui peut être suivi
de peine.
Si nous jugeons que la peine doive suivre le plaisir, et
surtout si nous nous représentons cette peine comme très-
vive, alors il pourra arriver, l'expérience l'atteste, que
nous ne voudrons pas d'un tel plaisir. L'idée et la crainte de
la peine feront rejeter un état qui ei\t été préféré sans cela;
nous ne préférerons pas ce que nous eussions préféré; nous
ne voudrons pas ce que nous aurions voulu.
L'expérience du repentir fait donc que bien souvent
nous ne préférons pas ce que nous eussions préféré sans
cette expérience. Le repentir nous apprend à sacrifier un
(241)
plaisir présent par la crainte d'une douleur k Tenir, un
bien présent par la crainte d'un mal futur.
Sacrifier le présent à TaTcnir ; se priver d\in plaisir ac-
tuel par la considération des suites fâcheuses qu'il peut en-
traîner après lui; préférer^ ou vouloir^ ou se déterminer,
après délibération , est une manière de préférer , ou de
vouloir^ qui prend un nom particulier. Nous appelons cette
manière de vouloir Uberié.
La liberté est donc le pouvoir de vouloir, ou de ne pas vou-
loir , après délibération (u) ; et comme Texpérience nous at-
teste que dans beaucoup de circonstances nous voulons en
efièt j ou nous ne voulons-pas , après avoir délibéré , il faut
bien que nous ayons le pouvoir d'agir ainsi ; et par consé-
quent il est prouvé que nous sommes libres (t^).
La liberté n'est pas un choix aveugle, il est éclairé par
les lumières de l'expérience : ce n'est pas un choix sans
raison , puisque c'est pour éviter un mal ou pour obtenir
un bien, que nous faisons le sacrifice du présent au futur,
ou , d'autres fois, du futur au présent.
Gomme la volonté modifiée par l'expérience donne nais-
sance à la liberté, la liberté produit elle-même la moralité)
et ce nouveau caractère ( je ne dis pas cette nouvelle fa-
culté ) fait prendre à la liberté , telle que nouis venons d'en
déterminer l'idée , le nom de liberté morale , c'est-à-dire ,
de libetté qui engendre la moralité.
Le sacrifice que nous faisons d'un plaisir présent, dans
l'espoir d'un avenir plus heureux , se rapporte uniquement
et exclusivement à notre bien-éti^, ou il a pour objet le
bien-être des autres. .Je sacrifie le plaisir présent que j'au-
rais de manger encore, par la crainte d'un dérangement de
santé, ou pour secourir un malheureux. Dans ce dernier
cas , il y a une bonté morale dans mon action.
Pareillement , si je reçois un service à condition de quel-
que retour, si je m'engage à payer un service' par un ser-
TOME III. 16
( 242)
Tice^ je puis^ ouUidnt ma promesse , prendre le parti de
l'ingratitude et de la mauvaise foi , parce qu'il peut m'en
coûter pour être fidèle à ma parole; mais je puis aussi sa-
crifier l'avantage présent qui me reviendrait de mon in-
digne procédé^ au tort que je. ferais. Dans là première
supposition, ma conduite est moralement mauvaise ; elle
est moralement bojnne dans la seconde.
D'où il suit que la moralité et .Fégoisnie sont deux con-
traires. L'homme . moral se souvient qu'il a des frères ;
l'égoïste, s'il y a de tels hommes, ne connaît que son vil
moi j l'humanité lui est étrangère ; ce mot n'est qu'un yûn
son qui ne retentit jamais dans son cœur.
Ce caractère de moralité, ou d'égoïsme, qui modifie la
liberté, reçoit une infîi^ité de noms qui en expriment au-
tant de nuances différentes : c'est la bonté , la générosité ,
la reconnaissance , etc. , et leurs contraires.
Ce qui constitue proprement la moralité, c'est la fin que
se propose l'agent libre ^ c'est fà-diré, le bonheur de ses
semblables; et quelquefois aussi d'autres motifs, comme
celui de ne pas blesser la dignité de notre nature, de nous
conformer à iWdre, de nous soumettre à là volonté du
Créateur j en un mot, un motif que la raison approuve, et
qui soit étranger à notre intérêt personnel.
Pour en revenir à notre système , nous réunirons , sous
le mot volonté, le désir, la préférence et la liberté ; coimme
sous le mot entendement, nous avons réuni l'attention, la
comparaison et le. raisonnement,
Il ne nous manquera rien si nous réunissons encote l'en-
tendement et la volonté sous, le mot pensée.
Ainsi, la peneée ou la faculté de penser, comprend l'en-
tendement et la volonté {w).
( 243 )
Uentendement comprend Tattention , la comparaison et
le raisonnement. La volonté comprend le désir ^ la préfé-
rence et la liberté*
La liberté naît dé la préférence , la préférence du désir : ,
le désir est la direction des facultés de l'entendement qui
naissent les unes des autres , le raisonnement de la compa-
raison, et la comparaison de l'attention.
Par conséquent, il est prouTé que la pensée ou la fa-
culté de penser , qui embrasse toutes les fa<cultés de l'ame,
dérive de l'attention, c'est-à-dire, du pouvoir que nous
avons de concentrer notre activité et notre sensibilité sur
un seul objet, pour les distribuer ensuite sur plusieurs.
Remarquez une sorte de correspondance , une analogie
même assez sensible, entre les facultés de l'entendement
et celles de la volonté. Ces facultés mises en regard, vous
ofirent l'attention d'un, côté , et. le désir de l'autre ; la com-
paraison et la .préférence , le raisonnement et la liberté.
Gomme Tatteiition est la concentration de l'activité de
l'ame sur un objet, afin d'en acquérir l'idée 3 le désir est
la concentration de cette même activité sur un objet , afin
d'en obtenir la jouissance.
La comparaison est le rapprochement de deux objets :
la préférence est le choix entre deux objets qu'on vient de
comparer.
Le raisonnement et la liberté ne présentent peut-être pas
la même analogie; cependant, en quoi consiste un acte de
liberté? n'est-it pas une détermination prise, après e^
avoir calculé^ pour ainsi dire , les avantages et les inconvé-
niens?.et la conclusion d'un raisonnement, n'est-elle pas
le résultat de deux comparaisons , ou d'une sorte de ha--
lancement entre deux propositions (a;)?
Tel nous a paru le système des facultés de Tame.
Par un heureux emploi de celles qui forment l'enten-
dement, Newton découvrit les lois de l'Qnivers. Par le bon
(244)
lisage àe celles qui se rapportent à la yolonté^ Socrate
trouva la sagesse.
Science^ sagesse! ces deux mots ont été synonymes dans
Cfuelques langues anciennes : pourquoi ne le sont-ils pas
dans toutes les langues du monde?
Il se trouve, par un rare bonheur, que presque tous les
mots qui servent à désigner les facultés de Tame, sont, en
qùelcjue sorte, une image fidèle de ces facultés. Examinez-
les tous , les uns après les autres , depuis le mot attention
jusqu'au mot pensée; vous verrez, qu'à l'exception du mot
désir qui ne rappelle rien , et du mçt entendement qui sem--
ble manquer de justesse, ils peignent tous ce qu'ils expri-
ment. Attention vient de tendere adj tendre vers : liberté,
de liàra^ balance : penser, d'après l'étymologie, c'est peser :
raisonner, c'est compter, etc.
Le inot entendement est pris ^ par métaphore , de l'organe
de louïe, pour lequel nous avons, en français, les deux
mots, écouter et entendre; écouter, qui représente cet organe
dans un état actif, et entendre, qui le suppose dans un état
passif.
Entendement a donc un vice d'origine, qui m'avait
presque décidé à ne pas l'admettre dans le sens actif, et
à lui préférer le mot pensée. Mais ce dernier mot aurait eu
l'inconvénient de s'appliquer, d'un côté, à la réunion de
toutes les facultés de Tame, et de l'autre, d'êtrp restreint
à trois facultés. Cet inconvénient est-il bien grave? est-il
assez grave pour nous avoir autorisés à l'emploi d'un mot
qui manque de justesse, surtout quand nous n'avons pas
craint de faire signifier au mot volonté, deux choses difie-
rentés ; l'une , la réunion du désir, de la préférence et de
la liberté j l'autre, la simple préférence?
(245)
J^ai cédé 2i l'usage consacré par les plas grands métaphy-
siciens, et j'ai peut-être mal fait; car l'usage ne devrait
jamais prévaloir contre la raison^ surtout en philosophie;
aussi, dans nos discours, pensée^ faculté de penser^ entende^
ment, exprimeront-ils, pour l'ordinaire, une seule et même
chose.
Remarquons ici, et tâchons de ne pas Toublier, que
presque tous les mots qui désignent les facultés de Tame,
servent aussi à désigner le produit de ces facultés, et
qu'ainsi ils ont ud^ double a^cceptjon.
Entendement signifie , tantôt la réunioti de^ trois facultés
auxquelles, nous devons nos idées , et tjantôt la réunion de
toutes nos idées. Dans ce dernier seas on lui donne plus
communément le nom à! intelligence.
, /'«n«étf désigne l'action de toutes nos £icultés, et l'action
de chacune de nos facultés : on fait encore ce mot syno-
nyme dHidée : c'est ainsi qu'en lisant un passage de Bufiba
ou de Bossuet, on s'écrie : voilk une belle pen^e^une idée
sublime! . .
Il en est de même des mots comparaison et raisonnement,
qui , outre les facultés dont ils sont les noms , se prennent
souvent, la comparaison, pour la perception d'un rapport
simple, et le raisonnement pour la perception d'un rap-
port composé ; ou , comme dit M allebranche, d'un rapport
de rapports, d'un rapport entre deux ou plusieurs autres
rapports. U en est encore de même des mots désir et volonté.
Lq désir, dans le langage de plusieurs philosophes , est le
simple sentiment que nous fait éprouver la privation d'un
objet. La volonté, suivant d'autres , est la liberté dle-même.
Voilà autant d'exemples de la diversité d'acceptions,
dont un seul et même mot est susceptible ; et il faut
prendre garde de confondre ces acceptions*
( "246 )
» . • 1
SECTION III.
NATURE^ ORIGINES^ CAUSES ET FORMATION DES IDÉES.
S !"•
LoRSQU^UN enfant , après avoir exâiâiné à plù^îears re-
prises la forme des letti^is de Talphabet^ est parvenu à
graver nettement leur image dans son cerveau ^ et . a les
bien distinguer les unes des autres^ nous disons qu'il les
connaît^ qu'il en a idée.
Auparavant, il voyait sans doute tous ces caractères,
puisqu'ils frappaient son organe; mais il n'en diseemait
aucun. C'est en arrêtant ses regards, d abord sur une let-
tre, puis sur une autre : c'est en les arrêtant plus particu-
lièrement, et plus long-temps, sur celles qui, par leur
ressemblance, tendent à se confondre, qu'il surmonte
enfin une difficulté, que nous saurions mieux apprécier,
si les longues habitudes dé notrç esprit ne nous empêchaient
de nous reporter à un âge où nous n'avions encore con-
tracté aucune habitude^
Celui qui veut apprendre la musique aura une idée dès
dilférens signes qu'elle emploie^ lorsqu'il ne confondra pas
les blanches, les rondes et les noires; lorsque, familiarisé
avec les diverses configurations et les diverses positions des
■ clefs, il ne prendra pas une tonique pour Une seconde,
pour une tierce, ou pour toute autre intonation.
Le botaniste a idée des plantes d'un pays, si, d'une pre-
mière vue, il peut en indiquer le caractèt^ distinctif.
Le métaphysicien aura une idée des différentes opérations
de l'entendement, lorsqu'il saura les séparer des opérations
( 247 )
de la volonté ^ et de tout ce qui n'appartient pas à Tact! vite
de Tame; lorsque ^ par une analyse^ d'àbôrd lente ^ afin
qu'elle soit plus sure^ mais bientôt facile et rapide, il aura
appris à saisir la nuance souvent fugitive qui les différencie.
J'aurai moi-même une idée de l'idée /si je puis vous la
faire remarquer au milieu de tous les phénomènes de Tin-
telligençe qu'on a confondus avec elle, et si je vous la
montre par son caractère propre.
Celui-là eut une idée heureuse, qui, dans le mouvement
des corps célestes, aperçut la combinaison de deux mou*
vemens. Cette idée fut le germe de la théorie des forces
centrales.
Celui-là eut une idée bien plus heureuse, qui, dans un
pouvoir absolu , que tout faisait juger indivisible, sut dé-
mêler le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Cette idée
est le fondement de Tordre social.
Il est une idée c^xxï s^élève au-dessus de toutes les idées,
et qui élève l'humanité au-^dessus d'elle-même. Quoiqu'un
instinct universel la suggère immédiatement, il fallait une
raison plus qu'ordinaire pour la dégager de tout ce qui
pouvait l'altérer ou l'obscurcir. Des sages dirent : Tout se
fait dans la nature par de& agens qui meuvent ^ et qui sont mus
â leur tour : il faut donc qu'il existé un premier moteur immo^
bile. Alors, la puissance et l'intelligence furent ôtées à la
matière, pour être rendues à celui qui dispose de la matière.
Xits philosophes de la Grèce cherchaient le premier prin-
cipe des choses dans tous les élémens , dans l'eau , dans
Tair, dans le feu \ ils Je cherchaient dans les nombres , dans
rharmonie. La raison d'Anaxagore et celle deSocrate, dé-
montrèrent qu'il devait avoir une existence indépendante
de tout ce qui entre dans la composition du monde.' Tant
qu'on avait identifié le premier principe avec la nature., on
n'avait de Dieu, qu'un sentiment confus} ce sentiment
devint une idée^ du moment qu'on les eut séparés.
( 248 )
Ne nous lassons pas de multiplier les exemples. Galilée
Tit^ le premier, que le mouvement d'un corps qui tombe,
diffère de celui d'un corps qui aTance d'un mouvement
uniforme, et qu'il suit d'autres lois. La physique fut enri*-
chie d'une nouvelle idée.
Descartes distingua, mieux qu'on ne l'avait fait avant
lui, la pensée, de l'étendue} il eut une idée plus juste de
ces deux attributs.
Newton démêla sept rayons dans un seul rayon. Depuis
cette découverte, nous avons des idées beaucoup plus exac-
tes sur la nature de la lumière.
Il y a donc autant d'idées dans Tesprit d'un homme^ qu'il
peut distinguer de qualités, de rapports, de points de vue
dans les êtres. Celui qui confond tout , est ^ans idées ; il
ne sait rien ; celui qui démêle jusqu'aux plus petites
nuances a un grand nombre d'idées y il sait beaucoup } ce
qui ne veut pas dire toujours, qu'il soit le mieux instruit;
car, il y a des idées futiles , stériles , méprisables, abjectes;
comme il y en a de grandes , de fécondes , de nobles , de
sublimes.
Démêler , discerner , distinguer , apercevoir , connaitre
acquérir et avoir dés idées, sont autant d'expresëions qui ,
au fond, désignent une seule et même chose. .
Et, comme il est évident, d'un côté, qu'on ne pourrait
rien démêler, rien discerner, rien connaître, si l'on ne
sentait pas; et, d'un autre côté, que ce n'est que parce que
nous sentons que nous sommes avertis de notre propre exi-
stence, de celle des objets extérieurs, de leurs qualités et
de leurs rapports, soit entre eux, soit avec nous; il s'ensuit
que c'est dans le sentiment même que nous devons chercher
l'idée; il s'ensuit c(ue Vidée n'est autre chose qu'tin senti-
ment démêlé d'avec d' autres sentimensj un sentiment distingué
de tout autre sentiment ^ un sentimetU distinct.
( 249 )
S 2.
En examinant attentivement les diverses aiSèctions com-
prises sous le mot sentir , on ne tardera pas à s'apercevoir^
que plusieurs de ces ailections diffèrent à un tel point les
unes des autres ^ qu'on dirait qu'elles sont d'une nature
contraire.
En les examinant plus attentivement encore, on par-
viendra à les compter; et l'on s'assurera qu'elles sont au
nombre de quatre.
Observons d'abord la première, la seule que d'ordinaire
admettent les philosophes.
lo Lorsqu'un objet agit sur nos sens , le mouvement reçu
se communique au cerveau; et, aussitôt, à la suite de ce
mouvement du cerveau , l'ame sent , elle éprouve un sen-
timent. L'ame sent par la vue^ pai* Vouïe, par Y odorat^ par
legoût et par le toucher y toutes les fois que Taction des ob-
jets remue ces organes.
Or, cette première manière de sentir doit être considé-
rée sous deux points de vue. Les cinq subdivisions que
nous Tenons de remarquer ont chacune un caractère qui
leur appartient en J3ropre ; et toutes ont de commun, qu'en
même temps, qu'elles avertissent l'ame de leur présence ,
elles l'avertissent aussi de son existence.
Sous le premier point de vue, elles semblent n'avoir en-
tre elles aucun rapport. Aucune analogie, en eflèt, ne con-
duira jamais, d'un son à une odeur, ni d'une odeur à une
couleur. Aussi, les a-t-on désignées par cinq noms parti-
culiers, souj saveur j odeur , couleur j toucher.
Mais comme , d'un autre côté , ces cinq espèces de mo-
difications sont toutes senties par l'ame , et que l'ame, lors-
qu'elle les éprouve, ne peut pas ne pas se sentir elle-même,
si nous prenons ces modifications parce qu'elles ont ainsi de
commun, savoir, d'afl^ter l'ame, et de lui donner le
( 250 )
sentiment de sa propre existence , alors, un seul nom de-
vra nous suffire; car, on ne multiplie les signes que pour
marquer les différences; et, afin d'exprimer que dans
toutes les modifications qui nous Tiennent par cinq seiis
diOerens , et dans chacune de ces modifications , Tame re-
connaît toujours une même chose, le s^n^ le moi y nous di-
rons qu'elle a conscience d'elle-même. Par la conscience.
Famé sait, ou sent qu'elle est, et comment elle est. Mens
est sut c(m^cfa,comiiie dit le latin plus heureusement que
le français.
Ce sentiment du moi se trouve nécessairement dans toutes
les afiections de l'ame, dans toutes ses manières de sentir;
et nous n'aurions pas fait ici Tobseryation expresse qu'il
est inséparable de la première de ces manières de sentir,
si tes philosophes ne semblaient l'avoir trop souvent oublié.
Les cinq espèces de modifications, ou les cinq espèces de
tientimens dont nous venons de parler, n'ayant lieu qu'à la
suite de quelque impression faite sur les sens y nous les ap^
pellerons sentimens-' sensations , ou, plus brièvement, sen-
sations {*).
Ainsi, tout sentiment de l'ame, produit par Faction des
objefs extérieurs sur quelque partie de notre corps, voilà la
sensation : c'est la première manière de sentir que nous re-
marquons; et c'est de cett-e manière de sentir que nous al-
lons voir naître les premières idées.
L'ame ne peut pas sentir , et demeurer oisive ; car le
sentiment , par la manière agréable ou pénible dontil l'af-
fecte, provoque nécessairement son action. Elle ne peut
pas recevoir indifierémment des modifications qui font son
bien ou son mal; elle est intéressée à les étudier pour les
connaître, pour se soustraire aux unes, pour se livrer aux
(*) Ia tignification de c« mot t'ëtend josqo'aux affections qui provienneiit dea
monvemens opères dant leê parties intérieures du corps , sans l'intervention des objets
eztërieurs, telles que la faim , la soif, etc.
(251)
autres ; et^ afin de lé dire avec plus d'énergie : l'actiTité de
l'aine pénètre dans la passivité de l'amé , pour porter le
mouvement au sein du repos ^ Tordre au sein de la confu*
sion, la lumière au seiii des' ténèbres.
Or^ l'activité se concentrant d'abord tout entière dans
Fattëntion , il ne se peut pas qu'elle ne concentre en mênie
temps la sensibilité. Alors, du milieu des sensations, dont
Tassemblage désordonné présentait l'image du chaos , s'é*
lève une sensation unique qui domine sut* toutes les autres.
L'ame la remarque : elle l'étudié : elle apprend à la Gbn<-
naitre , et à la reconnaître. Ce n'est plus Une simple sen-
sation qui l'affecte ; c'est une idée qui l'édaire. Un second
acte d'attention va faire naître une seconde idée ; uii troi-
sième, une autre encore; etrintelligence, ou plutôt cette
portion de rintetligence qui tient aiix sensations , ira tou*-
jours croissant , tant que la source des sensations ne sera
pas tarie , tant que les forces de 1 esprit ne seront pas épui-
. ' ' '
Ajoutons quelques développemens : disons comment^
dans le principe, l'ame exerce son activité.
L'attention, pour produire tous ses effets, a besoin au-
jourd'hui d'un profond recueillement, du silence des sens,
et souvent môme de l'absence des objets dont elle s'occupe.
Mais, dans les commencemens dé la vie pii aucun souvenir
n'existe, l'attention ne peut agir que sur des sensations
-actuelles , et , par la direction des organes , sur les objets
auxquels nous les devons.
Parmi les objets dont l'enfant reçoit des sensations,
parmi les couleurs qu'il voit, il y en a qui appellent, en
quelque sorte, le regard, qui l'attirent. Il y en a aussi sur
lesquels ses yeux se trouvent dirigés fortuitement. L'enfant
-se sent regardant, avant d'avoir eu l'intention de regarder.
Il ne tardera pas à sentir qu'il peut regarder volontaire-
ment : il sentira aussi la différence du regard à la simple
(252)
Tuè j car^ Tenfant qui Teiit voir sa mère^ ne la voit pas si
elle est absente } il ne la voit pas dans les ténèbres : an lieu
que , lorsqu'elle est devant ses yeux y il la regarde , s'il vent
la regarder. L'enfant dispose de lui-même , pour regarder;
il ne dispose pas de l'objet , pour voir. Sans doute, il ne
fait pas explicitement , entre regarder et voir, ces <Ustinc«
lions qui ont échappé à tant de philosophes ; mais il est
impossible qu'il ne sente pas confusément qu'il n'a que la
simple capacité de voir, et qu'il a le pouvoir de regarder,
puisque l'expérience ne cesse de le lui dire.
Dès que Tenfanli se sent un tel pouvoir, il donne, oà il
peut donner, son attention à tous les objets qui sont à sa
portée. Il donne son attention par les yeux; et les couleurs
se séparent , non seulement des sensations qui lui viennent
par les autres sens; elles se séparent entre elles. Il donne
son attention par l'oreille; et il apprend à distinguer un
bruit d'un autrebruit, à démêler plusieurs sons, dans un
son qui d'abord paraissait unique. Il donne son attention
par le toucher; et il se fait des idées des formes, des figu-
res , du poli , du raboteux , du froid , du chaud , etc.
C'est ainsi, qu'après avoir d'abord appliqué les organes
à son insu , et sans les diriger lui-même , il les dirige et les
applique volontairement sur toutes les. qualités des corps.
C'est ainsi, qu'il parvient à éprouver des sensations distinc-
tes , et qu'il acquiert des idées sensibles.
Les idées sensibles ont leur origine dans le sentimentsensa'-
tian , et leur cause dans l'attention qui s'exéree par le mi^yen
des organes {y).
2<> Mais les idées sensibles ne sont pas nos seules, idées.
La sensation n'est pas l'unique source d'où dérive l'intelli-
gence.
En vertu de la seule manière de sentir produite par l'ao^
tion des objets extérieurs , pourrions-nous connaître autre
chose que ces objets et leurs diverses qualités? d'où nous
( 253 )
Tiendrait l'idée des facultés deTame? d'où nous YÎ^idraient
les idées de ressemblance, d'analogie^ de cause et d'efiet?
aurions-nous les idées du bien et du mal moral?.
Puisque les sensations sont insuffisantes poqr rendre rai-
son de l'intelligence , telle que nous la possédons , il faut
que notre ame soit susceptible de quelque manière de sen-
tir, difierente de celle qui lui yient de la seule impression
des objets extérieurs ; de quelque manière de sentir, autre
que celles d'où naissent les idées sensibles : il &ut que nous
éprouvions des sentimens autres que les sentimens-sensa-
tions.
Et d'abord, l'ame ne pouvant passer des pures sensa-
tions aul idées sensibles qu'autant qu'elle agit sur les sen-
sations , elle doit nécessairement avoir le sentiment de son
action; car, Tamene peut pas agir et ne pas sentir qu'elle
agit : or, cette nouvelle manière de sentit* semble n'avoir
rien de commun avec les sensations. Qui pourrait confon-
dre ce que l'ame éprouve par Texercice de. ces facultés,
avec ce qu'elle éprouve par l'impression des objets sur les
organes du corps? le plaisir de la pensée, avec celui que
donne la satisfaction d'un besoin physique ? le ravissement
d'Archimède qui résout un problème , avec la grossière
Tolùpté d'Apicius, lorsqu'il dévore une hure de sanglier?
Le sentiment que l'ame éprouve par l'action, de ses fi|-
cultes , n'est pas toujours le même. . Il subit, toutes les
vicissitudes des facilités ; f(t>rt et vif, dans les momens de
leur exaltation.) languissant et faible, lorsqu'elles tombent
daiiis le repos , ou dans un calme voisin du repos i car il
est à présumer qu'il n'y a jamais cessation absolue d'actipn
dans notre ame : elle veille, elle agit, jusque dans le som-
meil du corps ; elle agit tant qu'elle désire; et la vie n'est-
elle pas un désir continuel?
Nous ne sommes donc jamais privés du sentiment de
l'action des facultés dé Tame^ on, du moins,. il dqit âtre
(254)
très^rare que ce sentiment nous abandonne y et qu^il s^éteî-
^e tout-à-^fait;
Mais il ne suffit pas d'aroir le sentiment des facultés pour
les connaître^ pour les distinguer les unes des autres^ pour
en avoir idée.
Gomme le sentiment^ produit par Faction des objets ex-
térieurs^ n'aurait pu se changer en idée sensible, si Tame
ravait éprouvé d'une manière toute passive , et si son ac*
tivité ne se fût mise 'promptement en exercice; dé mémç
le sentiment, qui naît de l'action des facultés, ne pourra
jamais devenir l'idée de ces facultés, si l'activité de Tame
ne se porte sur ce sentiment, pour l'observer, pour l'étu-
dier; SI l'ame, après s'être laissé entraîner au dehors par
Fattrait des causes de ses sensations, ne rentre en elle-même
pour s'interroger sur ce qu'elle éprouve, sur ce qu'elle
fait y sur toutes les manières dont elle est efiectée, sur tou-
tes les manières dont elle agit.
Nous ne sommes pas dans une' position aussi favorable ,
pour acquérir les idées des facultés de l'ame , que pour ac*
quérir les idées sensibles. D'un côté , l'attention aidée par
les organes agit saqs efibrt; de Tautre , il faut nous faire
violence , lutter contre un penchant qui nous porté vers
les objets extérieurs; et , sans secours, par Tordre seul de
la volonté, appliquer Tattention au sentiment de l'atten-
tion , et Tame à l'ame.
Aussi, tous les hommes ont-ils les mêmes idées sensibles.
Pour tous, le ciel est parsemée d'étoiles, la terre est cou-
verte d'arbres, d'animaux , et d'une multitude innombrable
d'objets ; tandis qu'un très-petit nombre de philosophe»
ont cherché à connaître leur esprit , à se faire des idées de
ses facultés , à se rendre compte de ses opérations. Et en*
core, combien leurs recherches ne laissent-elles pas à dé-
sirer. ' .
Les idées des facultés de Came ont Uw origine dans U «m-
( 255 )
timent de V action de oeé faeuïtés , etleurctLvae dans f attention
qui s exerce indépendamment des organes.
3^ Si lés idées sensibles qiie nous acquérons successive-
ment^ et Une à une ^ par la direction successive de nos or-
ganes sur les différentes qualités des corps, disparaissaient
à l'instant même que cette direction cesse y. ou qu'elle
change; si , pareillement, les idées que noUs nous faisons
des facultés de l'ame s'aneantisisaient au moment qu'elles
viennent de naître, il est évident que nous n'aurions jamais
plusieurs idées à la fois; que nous serions toujours, et né-
cessairement, réduits aune idée unique; que nous nous
trouverions dans Timpuissance de connaître l'objet le moins
composé.
Les choses ne se passent, pas ainsi dans nôtre esprit. Ce
qu'une fois il a acquis, il ne le perd pas aussitôt : ses ri-
diesses ne se dissipent pas à mesure qu'elles se forment; et
la jouissance, loin de les user, les rend plus propres a de
nouvelles jouissances.
. Il est Vrai que le plus grand nombre d'idées ne semblent
naître que pour mourir. Le regard^ est quelquefois si su-
perficiel , qu'à peine il effleure les objets. Souvent Tatten-
tiôn glisse avec tant de rapidité sur les sentimens, qu'on
dirait qu'elle n'est pas avertie de leur présence. Des im-
pres$ion$ aussi faibles ne peuvent rien laisser après elles.
Mais, si l'organe se tient loiig-temps fixé sur un seul point;
si l'attention, par la vivacité^mémë de l'impression, ou par
Tordre de la volonté, s'arrête sur un seul sentiment , alors^
ce qu'on a éprouvé ne s'évanouit pas ausisitôt. L'expérience
nous apprend qu'il en reste des traces durable. Lès idé^
que donne une attention légère et distraité , sont comme
des images réfléchies par le miroir qui disparaissent avec
l'objet; celles, au contraire, que donne une forte, une
longue attention , sont des caractères gravés sur Ls marbre^
dont l'empreinte résiste au temps.
(266)
Poidqae nous sommes cloués de mémoire ^ noos ne pou-
vons pas être bornés à l'idée que l'attention fait sortir du
sentiment actuel. Nous avons ^ tout a la fois^ et l'idée nou-
velle qui survient y et un nombre d'idées proportionné à la
capacité de la mémoire.
Ce nombre paraît d'abord indéfini y quand on s'occupe
d'un objet vaste devenu familier ; mais y si l'on veut ne te*
nir compte que des idées bien distinctement perçues , on
le trouvera prodigieusement restreint. Au reste ^ chacun
peut consulter son expérience ; et je ne prétends pas déter-
miner une quantité qui varie suivant la différence des es-
prits. Ce qu'il y a d'incontestable, c'est qu'il n'est aucun
homme dont l'intelligence n'embrasse simultanément plu-
sieurs idées j plus ou moins distinctes, plus ou moins con-
fuses.
Or, lorsque nous avons plusieurs idées à la fois, il se
produit en nous une manière de sentir particulière. Nous
sentons , entre ces idées , des ressemblances , des différen-
ces , des rapports. Nous appellerons cette manière de sentir,
qui nous est commune à tous , sentiment de rapport j ou
sentiment-rapport.
Et Ton voit que ces sentimens-rapports , résultant du
rapprochement des idées, doivent être infiniment plus
nombreux que les sentimens-sensations , ou que les senti-
mens qui naissent de l'action des facultés. La plus légère
connaissance de la théorie des combinaisons suffit pour en
convaincre.
U régnera donc une extrême confusion parmi cette mul-
titude de rapports dont nous avons le sentiment, sil'ame,
pour les démêler , ne se conduit à peu près comme elle
s'est conduite pour démêler ce qu'elle avait d'abord senti,
c'est-^à-dire , si elle n'applique son activité à sa troisième
manière dé sentir, comme elle l'a appliquée à la première
et à la seconde : mais , au lieu que j pour dianger en idées
(257)
les sentimens-sensations , et les sentimens qui proviennent
de Faction de ses facultés y il lui a suiE de la simple atten*
tion^ elle aura, de plus y besoin d'une attention double^
ou de la comparaison , pour changer les sentimens de rap-
port en idées de rapport.
Les idées de rapport ont leur origine dans les sentimens de
rapport. Elles ont leur cause dans l'attention et la compa-^
raison.
^P II est une quatrième manière de sentir , qui paraît dif-
férer des trois que nous venons de remarquer, plus encore
que celles-ci ne diffèrent entre elles.
Un homme d'honneur (je parle dans l'opinion ou dans
les préjugés de l'Europe) un homme d'honneur se sent
frappé. Jusque-là, c'est une sensation qu'il reçoit, et une
idée sensible qui en résulte : mais , s'il vient à s'apercevoir
qu'on a eu l'intention de l'insulter en le frappant, quel
changement soudain ! le sang bouillonne dans les veines :
la vie n'a plus de prixj il faut la sacrifier pour venger le
pluis ignominieux des outrages.
Lorsque nous apercevons, ou seulement lorsque nous
supposons, une intention dans l'agent extérieur, aussitôt,
au sentiment-sensation qu'il produit en nous, se joint un
nouveau sentiment qui semble n'avoir rien de commun
avec le sentiment-sensation. Aussi, prend-il un autre nom.
On l'appelle sentiment-moral; et on l'appelle ainsi, parce
que ce sentiment est produit en nous, par un agent moral ^
c'est-à-dit*e, par un être qui agit sur nous, ou sur nos sem-
blables , qui nous fait du bien ou du mal, à nous, ou à nos
semblables, avec intention et avec une volonté libre. Nous
sommes fondés, en effet, à juger qu'il y a de la moralité
dans un acte , lorsqu'il est fait avec une volonté libre. Car,
où il y a liberté^ il y ^ imputabilité ; il y a mérite , ou démé--
rite. Il y a donc moralité.
Dès ce moment, naissent au fond du cœur de l'homme,
TOME m. 17
(258)
les sentimens du juste > de l'injuste^ de Thonnête, les sen*^
timens de générosité , de délicatesse ^ etc.
Les hommes vivant en société^ et agissant continuelle-
ment les uns sur les autres , il est peu de circonstances
dans la yie où ils n'éprouvent quelque sentiment moral : et
>1 n'est pas toujours facile de démêler ces sentimens^ de s'en
faire des idéj^s. Si quelquefois ^ il suffît d^un seul acte d'at-
tention^ plus souvent on a besoin de comparaisons , de
raisonnemens ^ et même de raisonnemens très-multipliés,
très-étendus, quoique très-rapides. En général^ il faut de
longues observations^ une grande expérience; une grande
finesse d'esprit ^^ pour connaître le cœur humain. Ce n'eàt
pas trop du génie de La Bruyère ou de Molière pour en
sonder les replis ^ pour en pénétrer les profondeurs.
Les idées morales ont leur origine dans le sentiment-moral^
€t leur cause dans inaction de toutes les facultés de V entendement.
L'ame a donc quatre manières de sentir : elle tient de la
nature quatre espèces de sentimen3 difierens^ sentiment^
sensation y sentiment de V action de ses facultés^ sentiment-rap-
port f sentiment-moral,; d'où son activité fait sortir quatre
espèces d'idées j idées sensibles^ idées de ses facultés j idées de '
rapport^ idées morales.
Toutes ces idées sont intellectuelles; c'est-à-dirci qu'elles
concourent toutes à former notre intelligence. Cependant^
les philosophes semblent avoir réservé plus particulièrement
le nom d'idées intellectuelles ^ aux idées des facultés de l'ame^
et aux idées de rapport. Rien ne noua empêche d'adopter
ce langage; et nous dirons , eh gagnant en précision^ oa
plutôt en concision^ que toutes nos idées , considérées sous
le point de vue de leur formation ^ sont^ ou sensibles, ou
intelleetueties j ou morales.
Rapprochons^ en finissant^ des vérités qui sortent des
observations les plus simples , et que la philosophie s'étonne
peut-être d'entendre aujourd'hui ppur la première foik
(259)
lies idées semiUes ont leur arig^ dans le senlim^at-seQ*
aatioa ^ et leur cause dans l'attention..
Lea i^^e^ ^e^ facuiiés de Vame ont leur origine dans le seo*
timent de L'action de ces facultés ^ et leur ea%se atussi daqs
rattentioa*
Les idées de rapport ont leur origine dans le sentimenl de
rapport^ et leur cause d^ns l'atteption et la comparaîseii'^
Les iéé^ morales ont leur origisu^ dans le sentiment-mo-
ral^, et leur cause ^ ou dans Tattention, ou da«s U compiH-
raison^ ou dans le raisonnement^ ou dans TactiaQ réunie
de ces facultés.
Il laut donc se rendre à cette conclusion ; qu t/ esoisbs
fuatre oriffinesyt et trois causes dé nos idées: que toutes les
idées ont leur origine dans ie sentiment ^ et leur came dans Tnc*
tum des facultés de l'entendsment^
§3.
Nous savons exi quoi consiste la nature de& idées. Nous
sarons où elles sont engagées y et comment on peut tes dé*
gager. Nous les trouverons facilement toutes les fois que
nous TOuJdrons nous esk occuper^ si nous le& disposons arec
ordre.. .
Mais> pour oordonnler des idées ^ il faut, les arçir : et on
ne les a qu'autant qu'on les a faites. Il s'agit donc de faire
nos idées ^ de réaliser Vintelli^nce. Jusqu ici ^ vide et dé*
serte^ elle existe à peine : elle ne sera^ que lorsque noua
l'aurons peuplée d'idées , d'images ^ de souvenirs ; que lors-
que nous l'aurons enrichie^ et comme remplie des trésors
de la connaissance 6t de la vérité. Les sources et les causes
de l'intelligence nous assurent qu'elle est pûssiUe. Les pro-
duits de ces sources, les effets de ces causes, lui donnent
Y existence, Elle fera la gloire de criui qui la cultive^ si,
de bonne heure > il lui a confié les aeme»ces du beau et
( 260 )
du bon 3 la honte de celui qui la néglige ou la déprave.
La philosophie a été placée devant l'esprit humain pour
le défendre du mensonge et des préjugés^ pour ne donner
accès qu'aux idées vraies , aux notions éprouvées. A-t-elle
toujours été fidèle à ses devoirs? n'a-t-elle jamais été com-
plice de Terreur? Ne confondons pas la philosophie avec
les philosophes : disons plutôt ^ comment il nous semble que
ceux-ci devraient s'y prendre lorsqu'ils veulent faire ^ ou
refaire^ ou vérifier les idées. Je- me bornerai à un petit
nombre de ces idées ^ et aux indications les plus sommaires.
Les corps : Came : Dieu. Comment Tame se formera-t-elle
une image des corps? comment pourra-t'-elle se connaître
elle-même? comment s'élèvera-t-elle jusqu'à l'être infini?
Puisqu'il est démontré que toutes les idées ont leur ori-
gine dans quelqu'une de nos manières de sentir^ . et leur
cause dans l'action de quelque faculté de l'entendement ^
nous savons où se trouve la réponse à ces questions.
Et d'abord ; des sensations naissent les idées sensibles ;
idées ^ qui nous montrent les corps j en nous montrant leurs
qualités. Je n'ignore pas qu'il y a ici des difficultés réelles y
dont on a donné des solutions plus ingénieuses que com-
plètement satisfaisantes. Je dirai bientôt comment on de-
vrait s'y prendre pour lever ces. difficultés; mais^ pour le
moment^ je veux faire une observation qui pourrait nous
échapper.
. Parce que l'idée des corps nous vient des sensations , on
a cru que les sensations suffisaient pour nOus donner l'idée
du spectacle de l'univers. L'univers est quelque chose de
plus que l'assemblage ou la somme de tous les corps. U est
un concert d'élémens ^ un accord admirable de fiins et de
moyens ^ un immense système de proportions et de rap-
ports de toute espèce.
Bornés aux seuies sensations^ et privés des sentimens de
rapport , nous serions dans une ignorance invincible des
(261)
merreilles de la nature. Noos ne connaîtrions ni Vhannor
nie qu'on découvre dans l'organisation du plus petit in^
secte ^ ni l'harmonie qui éclate dans les sphères, célestes.
La connaissance du monde physique repose donc sur
deux bases ) les sensations et les sentimens de rapport : elle
exige aussi Temploi de deux facultés de l'entendement »,
Yattention et la comparaison. Sans ces deux points d appui,
et sans ces deux leviers^ l'ame ne pourrait s'élever ni aux
idées de rapport ^ ni aux idées sensibles: elle ne connaîtrait
ni Tordre qui règne entre les objets extérieurs ^ ni aucun
objet extérieur : elle existerait solitaire ^ au milieu des
mondes qui remplissent les espaces.
Si^ pour connaître les corps ^ il est nécessaire de sentiry
connaîtrons - nous l'ame sans avoir recours au. sentiment-?"
Mais y quoi! ignorons - nous donc ce que c'est que l'ame?
n'est-ce pas de Tame que nous parlons ; et aurions-nous
tant de fois prononcé ce nom sans y. attacher quelque idée?
Vous ne le pensez pas :ivous ne ^aurie^ le penser. Les
mots dont nous nous sommes servis pour désigner les divers
emplois de l'activité^ et les divers modes de la sensibilité*^
ne sont pas vides de sens. Nous n'avons pas imaginé que
nous étions sensibles et actifs;, nous n'avons imaginé ni les
facultés de famé y ni ses différentes manières de sentir. Ce sont
des choses bien réelles;, et^ comme elles nous sont connues^
l'ame elle-même nous est connue y ou du moins elle ne nous
est pas tout-à-faiit inconnue.
Il est vrai que lame est une substance incorporelle y im-
matérielle, inétendue, simple, spirituelle; mais la connais-
sance de la spiriltLalité de l'ame est une suite de celle de son
activité et de sa sensibilité.
Une substance ne peut comparer qu'elle n'ait deux sen-
timens distincts, ou deux idées à la fois. Si la substance
est étendue et composée de parties , ne fdt-ce que de deux ,
où placerez- vous les deux idées ? seront-elles toutes deux
(262)
tlans chaque partie y ott Tune dans une partie et Fautre
dans Tnutre? dioisissez : il n'y a pas de mifieu. Si les âçnx
idées sont séparées ^ la comparaison est impossible. Si elles
aont réumies dans diaque partie , il y a deux comparaisons
k la fois ^ •€% par conséqtient deux substances qui compa*
a*énl, deux amés^ deux maij mille, si tous supposez l'ame
«composée de miHe parties {%),
Vous ne pouvez échapper a la force de cette preuve :
tous tie pouvez nier la simplicité, la spiritualfté de Tame,
(qu'eii niant que vous ayez la faculté de comparer , ou qu en
admettait en vous-même, pluralité d:e moij pluralité de
personnes.
Il faut donc pour se faire une idée de Tame, de 4!am
epiritudkj ciiercher l'originfe de cMte idée dans le senti*
ment de l'action de ses facultés , et la oause dans le raison-
nement.
Nous sentons l'action du principe pensant t nous prùu-
vons sa simplicité , sa spiritualité.
Il nous seï^a peut-être également fadle d^ndiquar la ma-
nière dont nous nous élevons a l-idée de Dieu; mais n câ-
bliez pas qu'il ne s'agit dans ces indications , ni de l'existence
de DieUj^ ni de l'existence de l'ame, ni de Texistrence des
corps j et si , dans le peu^que nous venons de dire sur l'ame,
'On trouvait une preuve de son existence, comme dans le
peu que nous allons dire sur Dieu, une preuve de Texis-
tence de Dieu, nous devrions nous en féliciter, sarls^oute;
mais ces preuves, destinées à nous mettre en possession
des plus importantes de toutes les vérités, et qui, pour
être dignement développées , veulent le génie abondant et
sublime des Pascal et des Bossuet , ne sont ici qu'une chose
accessoire. Il s'agit , en ce moment , de la formation des
idées , non pas de leur formation complète , mais des élé-
mens qu'il faut mettre en œuvre pour obtenir des idées
sûres et inébranlables.
( 263 )
Lldéo de Dieu sera a Téprettre de toutes les attaques ^
si elle s'appuie sur le sentiment
Or^ là est son appui. Qui pourrart le nier ^ qui pourrait
en douter?
Du sentiment de safaiblesse et de sa dépendance;, l'homme^
J3ar un raisonnement naturel^ ne s*élèvera-t-il pas à tidée
de ta souveraine indépendance et de la souveraine puissance ?
Du sentiment que produisent en lui^ la régularité des lois
de la nature et la marche calculée des astres^ à Vidée d'un
ordonnateur suprême ?
Du sentiment de ce qu'il fait lui-même^ quand il dispose
ses actions pour les conduire yers un but ^ à Vidée d^une
intelligence infinie ?
Ces trois idées n6 sont qu'une seule idée. Mais^ comme
cette idée unique part de trois sentimens divers^ on a pu^
en la considérant sous trois points de Yue, en faire le moyen
de trois argûmens de Texistence de Dieu^ distincts et séparés.
Le premier est pris dans la constitution même de noire
nature; le second sort du spectacle de f univers; le troisième
est Varffument des causes finales.
Vous arriverez encore a Tidée de DieUj et tous tous
assurerez de son existence^ par le sentiment du juste et de
Tin juste ^ par la conscience du bien et du mal moral qui
nous révèle un juge suprême.
Ainsi, \sL sensibilité humaine^ tout entière, tend yers la
divinité.
Aidée par les facultés de Fentendement , et convertie en
intelligence^ elle s'approche 4^ la Divinité ^ elle la voit, elle
y touche presque.
Terminons par une réflexion qui nous fera sentir com-
bien nous avons reçu de moyens d'être heureux.
Plaisirs des sens, plaisirs de l'esprit, plaisirs du cœur :
voilk , si nous savions en user , les biens que la nature a
répandus avec profusion sur le chemin de la vie.
( 264 )
Et qu'on se garde de mettre en balance ceux qui vien-
nent du corps y et ceux qui naissent du fond de Tame.
Rapides et fugitif , les plaisirs des sens ne laissent après
eux que du yide ; et tous les hommes s'en dégoûtent avec
l'âge.
Les plaisirs de l'esprit ont un attrait toujours nouveau :
Tame est toujours jeune pour les goûter; et le temps, loin
de les aflàiblir , leur donne chaque jour plus de vivacité.
Fithagore ofire aux dieux une hécatombe, pour les remer-
cier d'un théorème qui porte encore son nom. Keppler ne
changerait pas ses régies contre la couronne des plus grands
monarques. Est-il de jouissance au-dessus de telles jouis-
sances?
Oui , messieurs, il en est de plus grandes. Quels que
soient les ravissemens que fait éprouver la découverte de
la vérité, il se peut que Newton, rassasié d'années et de
gloire, Newton , qui avait décomposé la lumière et trouvé
la loi de la pesanteur, se soit dit, en jetant un regard en
arrière > vanitas; tandis que, le souvenir d'une bonne ac-
tion suffit pour embellir les derniers jours de la plus ex-
trême vieillesse, et nous accompagne jusque dans la tombe.
Combien s'abusent ceux qui placent la suprême félicité
dans les sensations! ils peuvent connaître le plaisir : ils
n'ont pas idée du bonheur.
( 265 )
W<Mt0iM¥tMt^^0knn^V¥^/m^0^n^Mttit*M^*0y*Mk^^/¥tl¥¥^ttl¥¥y ^ ^^¥*^V¥¥ W t¥¥»n^M*n^0¥k^^t*^
HOTES.
{dj pag. 222.) Si ^ pour chacune de nos sensations^ pour
cbacune de nosâdées sensibles , pour chacune de nos Toli-
tions en tant que celles*ci produisent les mouvemens du
corps ^ il y a un mouvement dans le cerveau y comme cela
paraît vraisemblable ^ sans être pourtant démontré en ri-
gueur } s'il j a dans le cerveau autant de mouvemens divers
et distincts^ qu'il y a d'actions ou de modifications de cette
espèce dans Tame : oa pourrait demander si ce ne sont pas
ces mouvemens du cerveau qui constituent eux-mêmes
ces modifications de l'ame? D'où il résulterait que toutes
nos volitions et toutes nos idées , de quelque nature qu'elles
soient^ ne seraient que des mouvemens^ ou des modifica-
tions du cerveau ; car il n'y a point entre elles des diflfé-
rences assez considérables^ pour qu'on pût attribuer les
unes au cerveau , et les autres a une substance tout-à-fait
immatérielle ; d'autant plus qu'elles dérivent les unes des
autres : et il s'ensuivrait encore que le cerveau lui-même
constituerait la substance de l'ame. C'est la doctrine de
M. Broussais : mais encore une fois^ ces mouvemens du
cerveau ne sont pas rigoureusement démontrés^ et en tous
cas^ la doctrine de M. Broussais parait inadmissible.
(6j pag. 223.) Sous le nom de sensibilité^ on pourrait
comprendre^ comme semble le faire ici M. Laromiguière ^
et comme je l'ai fait moi-même^ toutes les propriétés pas-
sives de l'ame. Alors il faudrait concevoir trois espèces de
sensibilités pour le moins : 1^ la sensibilité physique^ pro-
priété en vertu de laquelle l'ame a des sensations, ou reçoit
(266)
les impressions des objets extérieurs : 2^ la sensibilité mo-
rale^ par laquelle elle éprouve certains sentimens^ comme^
par exemple^ le sentiment agréable , ou de plaisir^ qu'on
ressent à la vue ou au récit d^une action vertueuse ou
héroïque; ou le sentiment d'indignation^ le sentiment pé-
nible que fait naitre en nous une action souverainement
injuste : 3^ enfin ^ la sensibilité intellectuelle, qui est la
cause conditionnelle de toutes nos idées. Elle se soudivise,
aussi bien que la sensibi^té physique et la sensibilité mo-
rale, en plusieurs sens,. pju manières de sentir, ou pro-
priétés; et ces propriétés intellectuelles, sont, par exemple,
la conception, le jugement, la mémoire, l'imagination.
M. Laromiguière, qui ue donne dans ce traité que le
tableau des propriétés actives de l'ame, ou de ses facultés,
ne présente donc l'ame que sous une de ses faces.
(c, pag. 224. ) Ne serait-il pas plus simple de considérer
Famé, ou le cerveau, comme une substance d'une nature
particulière qui n'est ni purement matérielle ni purement
spirituelle ; ou comme une substance mixte , résultant de
Funion de l'esprit et de la matière? On ne conçoit guère
cette union , il est vrai ; mais conçoit-on mieux Faction ré-
ciproque de deux substances dont Fune serait purement
matérielle et mobile, l'autre purement spirituelle et non
susceptible de résistance et de mouvement? Il paraît d'ail-
leurs ( c'est l'opinion de M. Laromiguière) que Famé, ou
la partie spirituelle de Famé , ne peut sentir (et Fon pourrait
en inférer qu'elle ne peut penser), que par son union avec
le corps. Or, en admettant la nécessité de cette union dans
les opérations de l'entendement ou dans l'exercice de la
sensibilité, ne doit-on pas admettre aussi que Famé est
répandue dans tout le cerveau, et que, par conséquent, le
cerveau est une substance mixte, étendue, mobile, impé-
nétrable et intelligente?
C'est ainsi qu'en effet plusieurs philosophes tachent de
( 267 )
f
se reprisenfxT rùnicm du corps et de rame ^ sans songer
qu'une substance spirituelle n'est point une chose ithaffi^
naUe, quoique parfaitement intelligible. De la vient qu'ils
trouvent de la contradiction ^ soit dans l'union , soit dans
l'action réciproque de ces deux 'Substances^ qui agiraient
l'une sur l'autre au contact sans cependant pouvoir se tou*
dier^ et dtmt le mélange, tel qu'ils se le représentent par
l'ima^nation, formerait en eOèt une substance mixte divi-
sible et indivisible.
Mais il est une autre manière de concevoir cette influence
et cette union. Peut-être n est-elle pas aussi simple, et,
certainement , n'est pas non plus sans difficulté ; mais elle
ne présente du moins rien de contradictoire. Pour me faire
mieux comprendre, j'aurai recours à une comparaison.
Par Hi, je le sais bien, je n'expliquerai point une chose qui
de sa nature est inexplicable; mais je fixerai les idées du
lecteur, ce que ne fait point M. Laromîguière.
Figurons-nous d'abord une sphère matérielle en mou-
vement ; le centre mathématique de ce corps n'étant rien
de réel , il est évident qu'il ne sera par lui-même suscep-
tible d'aucun mouvement réel , et cependant il parait clair
qu'il changera de lieu comme la sphère, et se mouvra ou
s'arrêtera avec elle : et il n'est pas moins évident qu'il sera
dans un lieu déterminé, sans néanmoins avoir aucune éten-
due, sans occuper le moindre espace. Maintenant, plaçons
dans ce centre un être doué de sensibilité et dlntelligence :
cet être, quel qu'il soit, se trouvera, de toute manière,
dans un lieu déterminé, et se mouvra avec la sphère; mais
il est certain , d'après l'observation qui précède , que de
là, il ne résultera pas nécessairement que cet être est
étendu , et qu'il a la propriété de se mouvoir ou d'être mu,
à la manière d'un corps matériel ; et comme les opérations
et les facultés intellectuelles ne sont pas non plus nécessai-
rement liées dans notre esprit aux idées d étendue et de
(268)
mouvement^ encore moins a celle d^impénétrabilité ; nous
poorrons admettre^ sans contradiction^ que cet être n'est
en efiët ni étendu^ ni mobile^ ni^ à plus forte raison^ matériel
et divisible. Enfin ^ de même qu'il existe une action attrac-
tive réciproque^ à distance^ entre toutes les molécules de la
matière^ soit en mouvement^ soit en repos (du moins est-ce
là une opinion assez généralement reçue) ; il pourrait exis-
ter aussi une action^ une influence réciproque quelconque
entre rintelligence pure que nous considérons^ et toutes
les molécules du corps qui l'enveloppe^ sans qu'il y eût en
cela rien de contradictoire ou d'absurde. D'après quoi^
Ton concevra assez bien y que cet être intelligent n'aura
pas besoin d'être matériel et divisible y ni même étendu et
mobile, pour agir sur chacune des parties du corps qui lui
appartient; pour y être, non par lui-même, mais par
Texercice de sa puissance, répandu dans toute sa masse,
et exister ainsi tout entier dans chacune de ses parties.
((/^ pag. 224.) Les mots action et mouvement sont, Tun
comme l'autre, empruntés de la matière, et peuvent éga-
lement s'appliquer à l'ame par comparaison. Supposez une
substance matérielle douée de deux propriétés , l'une ac-
tive , l'autre passive; qu'en vertu de la première, désignée
sous le nom d'activité^ elle ait la faculté d'agir ou de se
mouvoir par elle-même; qu'en vertu de la seconde, à la-
quelle nous donnerons le nom de mobilité , elle ait la pro-
priété de se mouvoir par l'influence d'une cause extérieure,
propriété dont jouissent en eflet tous les corps. Or Vactivité
de lame, c'est la volonté libre; la mobilité de l'ame, c'est
la sensibilité, physique, intellectuelle et morale. L'action
de l'ame, qui résulte de son activité, c'est la volition, c'est
un acte volontaire quelconque, tel que l'attention ou la
réflexion ; et le mouvement de l'ame , qui résulte de sa
mobilité, c'est la sensation, l'idée, le sentiment.
Nous ferons observer, pour mieux faire sentir la difië-
( 269 )
rence qui se trouve entre V activité et la mobilité de l'âme y
qu'un sentiment yif ^ une idée inattendue^ un mouvement
communiqué à Tame par une cause quelconque autre que
sa propre volonté ^ est presque toujours suivi de quelque
mouvement du corps > et qu'en général^ les âmes mobiles^
celles chez lesquelles les idées se forment et se reprodui-
sent avec beaucoup de facilité ^ sans réflexion et comme
malgré elles y sont ordinairement logées dans dès corps
très-mobiles eux-mêmes. Tandis qu'au contraire y le repos
du corps accompagne presque toujours V action de l'ame^
à moins que cette action n'ait elle-même pour but de mou-
voir le corps; et en général^ les âmes peu mobiles^ mais
actives^ c'est-à-dire^ portées naturellement à la réflexion^
à la méditation^ appartiennent a des corps plus ou moins
paresseux.
S'il parait y avoir des exceptions à cette règle y c'est
qu'il y a des âmes tout à la fois très-mobiles et très-actives^
d'autres presqu'entièrement dépourvues et de mobilité et
d'activité^ et que la plupart jouissent de ces deux qualités
en diverses proportions.
(e^ pag. 224.) On pourrait soutenir peut-être^ que ce
n'est jamais qu'à la suite d'une action du cerveau^ ou àe
tout autre organe^ soit intérieur^ soit extérieur^ que l'ame
agit ou réagit y soit sur le cerveau y soit sur les autres or-
ganes : qu'ainsi l'action de Famé n'est qu'un mouvement
communiqué , et que y quand l'action ou le mouvement se
dirige du dedans au dehors y ce mouvement vient de plus
loin. D'où il résulterait que Vàctivité ne serait au fond que
la moiniitéy que la sensibilité même.
Loin d'adopter avec confiance cette manière de voir^ je
veux tâcher d'établir, au contraire, une opinion diamétra-
lement opposée , savoir, que l'ame ne peut sentir qu'autant
qu'elle agit , et que l'action , ou l'acte de la volonté précède
tout sentiment et toute idée.
<270)
Noas ignorons absolumait qtielle esfièce de modification
l'activité de l'ame peut faire sabir aux organe9 des sens et
aux iier&9 pour les rendre propres à recevoir^ et à trans-
mettre jusqu'au cerveau^ les impressions des objets exté-
rieurs. Mais il me parait indubitable ^ (|ue cette activité est
continuellement en jeu, tant que nous sommes éveillés ;
sans cela^ me semble^^t-il, nos sens seraient comme paraly*
ses; nous ne pourrions ni rien entendre , ni rien voir^
méoie confusément.
Lorsque nous voulons bien voir un objet ^ nous diri-
geons nos yeux vers lui} nous le considérons, nous te re«
gardons aUentivement ^ et Tactivité de Tame se porte ^ sinon
exclusivement, du moins plus spécialement, sur lé se^$ et
l'organe de la vue, que sur les autres organes, qui, par la^
deviennent mpins capables de sentir. (Je n'emploie ici ce
mot que par extension.) Mais dans les circonstances ordi-
naires y et même lorsque nous portons ailleurs notre atten*
tion ; en jetant les yeux alternativement sur tous les objets
qui se présentent devant nous , et sans en regarder aucun
avec attention , nous ne laissons pourtant pas que de les
regarder tous , très -faiblement à la vérité, soit succe^sive-
mient , soit simultanément ; et Tame , dans cette circon-
stance, accordé encore à la vue une portion Je son activité;
à moins cependant , ce qui n'a peut-être jamais lieu à U
rigueur, que cette activité né se concentre sur un autre
]>oint et ne s'y porte tout entière. Alors , il est très-vrai-
semblable que nous ne voyons pas , tout en ayant les yeux
ouverts, et que les impressions qu'ils reçoivent restent sans
effet, et ne parviennent pas jusqu'au cerveau.
Voulez-vous une image sensible de cette action réci-
proque de l'ame et des organes des sens? imaginez une
qorde d'instrument attachée par une de ses extrémités à un
point fixé , et supposez que, tirant cette corde avec la main
par son extrémité libre, on la fasse vibrer au moyen d'un
< 271 )
arcbet«. A rinstant cette main éprouvera une sensation^ qui
sera d'autant plus vive, le frottement de Tardiet restant
le même y que la cprde sera phis tendue^ c'est-à-dire ^ que
la main elle-même agira plus fortement sur elle. Mais^
qu'elle cesse d'agir pour tendre la corde ^ le frottement de
l'archet ne produira plus de vibration apréciable^ et con-
aéquemment plus de sensation. La sensation est donc ici
subordonnée à raçtion.
Toutefois il faut obserrer, premièremeqt , que quand
raction.d'un objet extérieur sur nos sens est très-intense^
par exemple^ quand un son aigu nous touche l'oreille ,
qu'une lumière éclatante frappe nos yeux , notre an^e pa-
rait affectée contre son gré 3 en sorte que si , dans ce cas ,
l'on suppose qu'elle n'éprouve une sensation que parce
qu'elle agissait d'une manière quelconque , soit sur elle-
même^ soit sur le cerveau, soit sur les ok*ganes des sens,
il parait certain du moins qu'elle agissait à son insu et né-
cessah'ement. En second lieu ^ bien qu'il soit très-vrai que
l'ame ne peut être afTectéç d'une manière sensible par une
impression faible que sous la condition d'y porter son at-
tention, d y concentrer sa sensibilité^ et par conséquent
d'exercer une action quelconque 1 soit sur elle-même^ soit
sur le cerveau j on ne voit pas comment elle pourra donner
une attention particulière ouexclusiTea Timpression reçu^,
si cette impression n'est pas d'abord sentie, si elle ne com-
mence pas par l'affecter d'une manière quelconque? En
efiet, pourquoi l'ame agirait-elle , si elle n'y était pas dé^^*
teitninée^ soit par cette impression , soit par quelques idées
prëékistantes que cette impression réveille? Or, si l'at-
tention, ou plus généralement 9 si l'action de l'ame est
déterminée par quelque choses si elle a une cause, elle est
nécessaire ; elle n'est pas libre ; elle n'est pas une action
proprement dite, existant par elle-même j elle n'est qu'une
action transmise.
( 272 )
Il n'est donc pas aussi facile qu'on le croirait au premier
coup d'œil ^ de décider si l'ame est réellement active , ou
si elle n'est que mobile; si^ lorsqu'une action est du dedans
au dehors , elle en est le point de départ ^ ou si elle ne fait
que la transmettre; en un mot^ si elle agit^ ou si elle ne fait
que réagir.
(/^ P^S* 225. ) Le sentiment est un phénomène qui se passe
actuellement dans l'ame ; c'est un effet : comme teljl doit
ayoir une cau^e ; mais il ne peut avoir di origine. En cela le
sentiment ne diffère point de tout autre eflet. Il en est de
même de la sensation et die l'idée.
{9> P^S- 225.) Il y a lieu de croire que M. Laromiguière
emploie indifféremment ici^ comme il le fait ailleurs^ les
mots sentiment et sensibilité ; et qu'il a voulu dire que la
sensibilité ne dérive d'aucune autre propriété connue. Mais
comment M. Laromiguière ^ qui un peu plus loin fait une
distinction si juste entre la cause et l'^rt^m^^ confond-il^
au moins dans les termes ^ le phénomène^ qui dépend tou-
jours d'une cause ^ avec la propriété^ qui seule peut avoir
tme origine?
( A^ pag. 226.) Il n'est sans doute pas permis de dire que
les matériaux des idées sont les causes des idées. Mais^ d'a-
bord, les idées , qui ne sont que des phénomènes, ont-elles
des matériaux ; et puis les sentimens , comme le prétend
M. Laromiguière, sont-ils ces matériaux? a-t-il prouvé,
ou prouvera-t-il ultérieurement une pareille assertion?
fera-t41 voir que d'un même sentiment on peut tirer des
idées toutes différentes, comme d'un même bloc de marbre
on peut faire naître une Vénus ou un reptile? Parviendra-
t-il à démontrer du moins qu'une idée n'est qu'une modi-
fication du sentiment, ou de la sensation qui l'a précédée,
et nous dira-t-il en quoi consiste cette modification? C'est
ce que nous verrons un peu plus tard. £n attendant, je
ferai observer que les idées sont des effets , aussi bien que
( 273 )
les sentimens ; d'après quoi je m'écrierai à mon tour : des
efiets matériaux d'autres effets! les vibrations d'un corps
sonore matériaux du son! Je ne comprends pas cela.
(t^ pag. 227.) On ne trouvera pas plus la cause de là sen-
sibilité^ que V origine ou le principe du sentiment.
(A-^ pag. 228. ) Prtnctjp^ et cau^e sont, dites-vous, deux
idées relatives; principe, à conséquence, et cause, à effet.
Si donc vous ne voyez qu'une cause dans la raison de l'u-
nivers, soyez conséquent, et dites que l'univers n'est qu'un
phénomène.
L'univers est certainement quelque chose de plus : car,
point de phénomène, point d'efïèt, sans propriété; et point
de ' propriété , sans substancfe. Il y a donc trois choses à
considérer dans l'univers : des substances, des propriétés
et des effets.
Les substances n'ont point d'origine, point de principe;
elles ne sont point des émanations ou des transforma-
tions d'un être préexistant, c'est-à-dire de Dieu; elles ne
peuvent qu'avoir été créées ou exister de toute éternité,
et dans ce dernier cas, elles n'auraient ni cause, ni ori^^-
gine, et trouveraient en elles-mêmes la raison de leur
existence.
Les propriétés, à l'exception de celles qui constituent
elles-mêmes les substances , et qu'on nomme propriétés es-
sentielles , dérivent de celles-ci et les unes des autres : elles
ont ainsi un principe, une origine. Elles sont les condi-
tions indispensables des transformations que les substances
peuvent subir.
Enfin, ce qu'on appelle phénomènes , ne sont autre chose
que ces modifications elles-mêmes ; et on les nomme efïèts,
en tant qu'on les considère comme ayant une cause pro-
ductrice ou efficiente.
Aussi peut-on distinguer ti'ois espèces de causes au lieu
d'une, sans parler des causes finales, savoir : cause créa-
TOME iix. 18
(274)
^ce^ causes conditionnelles > et causes eflScientes ^ ou pro-
ductrices.
Or y bien qu'il n'y ait pas moins que l'infini entre une
cause créatrice et une cause efficiente^ ou , si 1 on veut ^
entre la création , la réalisation d'une substance qui n'exis-
tait pas y et la production d'un effet, c'est-à-dire, d^un
simple changement dans une matière préexistante : c'est ,
(d'une part p en confondant les idées de ces choses , et d'une
9utre^ en considérant l'univers^ quant au £6od de sa sub-
stance^ comme un efiet^ comme un simple phénomène ^
qui suppose nécessairement une cause productrice ou effi-
ciente^ que l'on croit démontrer que l'univers a été créé.
Quoi qu'il en soit.^ ou le monde a toujours existé^ et
toujours existé tel qu'il est (sauf les* modifications insen-
sibles qu'il éprouve à chaque instant , et dont nons faisons
abstraction) ^ auquel cas , il n'aurait ni principe^ s^i cause^
dans quelque sens qu'on prenne ce mat.
Ou, existimt de toute éternité, il se trouvait pi^imitive*
ment à l'état de chaos ou de matière informe ; et alors on
peut dire, qu'il aurait son prini^ipe dans cette^nm^ière pre-
mière.; et que le changement auquel il devrait son état ac-
tuel aurait eu deux, et même trois causes, savoir^ une
cause •conditionnelle, dans, les propriétés .de cette matière
première, propriétés en Vertu desquelles elle se serait prê-
tée à ce changement; une cause efficiente ou productrice,
dans une action quelconque de Dieu sur cette matière in-
forme ; et enfin une cause finale , dans la fin ou le but que
Dieu se serait proposé en débrouillant le chaps , en arraur
géant la matière : et c'est dans cette dernière cause qu'il
faudrait placer la raison de l'iinivers.
Ou bien enfin , le monde^ quant au fond même de m
substance , a été créé , ou , comme on dit , tiré du néant ,
ce^^ui n'est ni démontré, zii vraisemblable^ et dans ce cas,
il n'aurait ni principe ^ ni cause efficiente j ni cause condi-
(275)
tiomelle , qui seules se rapportent y on sont relatives à
phénomènes/ ou effets; il n'aurait qu\ine cause erëafnce,
et une cause finale^ qui serait encore id ta raison de son
existence. Mais ce ne sont .pas là des causes proprement
dites et dans le sens que M. Laromiguière lui-même atta-
che à ce mot : par conséquent^ si l'univers avait été créé^'
comme il le suppose^ il n'aurait ^ à proprement parler ^ ni
principe ni cause.
((j pag. 229.) Sous le nom d'entendement^ Descartes
comprend toutes les propriétés intellectuelles^ mais passi-
ves de l'amCj telles que la conception^ le jugement^ la
mémoire; et c'est ce que nous avons nommé sensibilité
intellectuelte. Il donne le nom commun de volonté aux
propriétés actives, ou facultés de l'esprit, qui en eflet ne^
sont toutes que différentes manières de vouloir, ou d'agir.
Il a donc raison de distinguer, comme il le fait^ l'entende-:
ment de la volonté.
M. Laromiguière, comme on le verra dans un instant,
fait la même distinction : et cependant on voit ici, que
l'entendement, selon liii, comprend toutes nos facultés,
en propriétés intellectuelles maïs actives, facultés que
supposent les opérations , les actes Kbres ou volontaires de
l'esprit. Aussi cette distinction entre ce qu'il appelle enten-
dement ^ et ce qu'il lui platt de nommer exclusivement w-'
lontéj parait* elle chimérique : du moins n'est -elle pas-
essentielle, comme iji semble le reconnaître lui-même,
(m y pag. 230.) Toutes choses égales d'ailleurs, la sen-<
sation , si j^e pois m'exprimer ainsi , est proportionnée dan t
sa force, h la volonté,' à l'action, au travail de l'esprit.
Mais deux individus ent, par supposition , reçu un nombre
égal de sensations, et la faculté de penser ou d'agir est la
même dans l'un et dans l'autre ; cependant , l'un est un
sot, on passe pour tel, quoique ses fecuhés soient toujours
e» exercice; et l'autre est un homme de beaucoup d'es-
( 276 )
prit y chez qui les idées Tiennent en foule ^ quoiqu'il ne
faisse presque aucun eSbrt pour cela. A quoi tient cette dif-
i^rence? IS 'est-ce pas à la sensibilité intellectuelle^ ou plus
généralement à la mobilité de 1-ame? On aurait tort sans
doute de prétendre , que les hommes ne diffèrent entre
eux que par la sensibilité^ surtout par la sensibilité physi-
que : mais different^ils uniquement par l'activité ^ par le
degré d'attention dont ils sont capables ? Me trotnpei'ais^je
en avançant que lame des crétins manque, non seuleoient
d'activité y mais encore de mobilité , et principalen&ent de
sensibilité intellectuelle , tandis que Fesprit dç certains
hommes atteints de folie ont trop de mobilité y sans avoir
plus d'activité ? serais -je enfin bien éloigné de la vérité , si
je disais, que le succès dans les sciences tient .^rtout à
l'activité ^e ïamey tandis, que de sa mobilité dépend plus
particulièrement le succès dans les besiux-arts ?
(n^ pag. 233.) Elle n'en a même qu'une., c'est V activité,
c'est l'attention, ou pour mieux. dire, rii0e9i^^i;t7é. L'atten-
tion, la comparaison , le raisonneipent , sont , ai Ton Veut^
trois manières d'agir, ou de mettre l'activité en jeu : mais
ces trois manières d'agir, ces trois opérations de l'esprit,
ne. différent pas assez entre elles;, pom*:constitu0r oia pour
supposer trois facultés dis^nctes. S'il est vrai^ comime lé
dit M. Laromiguière, que la comparaison ne soit qu'une
att^ention double , une attention portée sur deux idées a la
fois , et le raisonnement une attention portée sur deux pro-
positions qui en renferment ifqplicitement une troisième
qu'on nomme conséquence ; quelle difierence y a-t-ilen
eâfet entre l'attention propremient dite , et la comparaison
ou le raisonnement? Aurai|-on bonne grâce de soutenir
que nous avons deux Êicultés distinctes , l'uiie de regarder
un objet 9 l'autre d'en regarder deux? Pour comparer et
raisonner, il ne suffit pas, du reste, d'être attentif} il faut
saisir les rapports qui existent entre le$ idées qui fixent
( 277 )
notre attention ; il faut tirer les conséquences que renfer-
ment les propositions que Ton considère ^ il faut apercevoir
ces conséquences comme ces rapports ^ il faut juger. Mais
le jugement en lui-^méme est une propriété toute passive,
et si Ton ne considère que ce qu'il y a d'actif soit dans la
comparaison et le raisonnement, soit dans l'action de réflé-
chir, dans celle d'imaginer, dans celle de rappeler des idée^
acquises, soit enfin dans toute autre opération de Tesprit,
ou manière de penser, s'il j en a d'autres; on verra que
cela se réduit toujours!, en dernière analyse, à l'attention.
(Oj pag. 233.) La mémoire n'est, je crois, rien de tout
cela. Parmi tant de définitions diverses , s'il y en avait une
bonne, elle frapperait sans doute par sa clarté, et tout le
monde s'entendrait pour l'adopter, en rejetant toutes les
autres.
La mémoire n'est , selon moi , qu'une modification de la
sensibilité intellectuelle , ou de l'entendement , en prenant
ce mot dans le sens passif que lui donne Descartes : c'est
une propriété de l'ame en vertu de laquelle les idées acquises
peuvent se reproduire.
Ainsi la mémoire n'est point une disposition au rappel
des sensations.
Elle est peut «être quelque chose de plus qu'une simple
disposition au rappel des idées. Toutefois cette définition
est la meilleure de toutes.
La mémoire est un produit de l'attention , ou plus gé-
néralement de l'action de l'ame , mais en ce sens , qu'elle
n'est que la sensibilité intellectuelle modifiée et mise eh jeUj
ou ecccttéé par cette action .
Elle n'est point un effet : par conséquent , elle ne peut
être une sensation continuée mais affaiblie, une sensation re-
nouvelée, un phénomène.
Elle n'est effectivement ni cause ni faculté; mais elle n'a
pas non plus decau^^; elle n'a qu'un principe, une origine y
< S78 )
qui est U sensiliillté même^ dont elle estuneanodificatioo.
£11^ n'est point ce ijui reste </'un^ sensation } d'autant
que d'une sensation^ il ne reste rien.
Elle n'est point ce qui reste après une sensation j car^
après une sensation^ il ne pourrait tout aa plus raster
qu'une idée^ et la mémoire n'est point uoe idée. £Ue n'est
pas surtout^ et uniquement une idée scfnsifale ^ c'est-à-dire
l'idée d'une sensation. Elle n'est pas non plus un souvenir^
qui n'est qu'une idéerenouTelée^ et qui lui-même suppose
la mémoire^ mais ne la constitue pas; et il n'est pas plus
permis de confondre la méniovn avec le souvenir^ que la
^sensibilité arec la sensation.
{p, pag. 233;) Le jugement^ qui est la propriété passive
de l'ame par laquelle nous apercevons les rapports qui se
trouvent entre les idées ^ entre les choses, se prend aussi ^
tantôt pour la perception d'un rapport^ tan tôt pour le rap-
port perçu ^ ou pour la proposition qui exprime ce rap-
port , et quelqueJÊbis pour la comparaison^ qui semble être>
du moins dans beaucoup de cas, uijie condition de cette
perception de rapport. C'est dans ce sens qu'on dit : Jugez^
pour dire : comparez : comme on dit aussi : vojfezj pour
regardez.
(?> P^' 2^)* Lorsqu'un objet s'offre à nos yeux, son
image ^e peint sur la réi^ine^ et va produire ensuite une
sensation dans Tame, puis ce que nous appelons une idée^
Ovy quoique celle-ci ne soit réellement pas une image,
comme semble l'indiquer la synonymie de ces deux termes ,
on a nommé ainsi, par extension , non seulement les idées
sensibles qui ont* leur première cause dans l'organe et le
sens de la vue^ c'est^à-dire dans les impressions faites sur
cet organe 3 mais encore toutes autres idées , soit sensibles,
soit purement intellectuelles. Il serait donc naturel de faire
3ignifier au mot imaginatianj qui dérive de celui dUmagej
ou de son synonyme idéej la propriété en vertu de laquelle
( 279)
Came aequi&rt des idées; quelles que soient d^aiHears la na-
ture des idées et la manière dont elles se forment 3 sauf à
distinguer plusieurs espèces d'imaginations.
Quoi qu'il en soit, Timagination , dans quelque sens
qu'on prenne ce- mot, est une propriété toute passive ^
très -différente de la réflexion , qui seule est une faculté, et
qui a^est que l'attention en tant qu'elle se réfléchit d'une
idée sur une autre. Il est certain, à moins qu'on' ne sou-
tienne que lliomrmé peut réfléchir sans le vouloir, même
contre sa volonté, et a son insu , que la réflexion , si on la
suppose libre, ou du moins volontaire, et Fimagmation ^
qui évidemment est indépendante de notre volonté, et
nous domine comme nos passions, sont deux propriétés
non seulement distinctes , mais opposées entre elles ; tant
parée que l'une est active et l'autre passive, que parce que
la quantité ou l'intensité de l'une est ordinairement en rai-
son inverse de celle de l'autre; de manière qu'elles ne sont
presque jamais réunies en quantité égale dans un même
individu qu'à un médiocre degré : et en efiét, il n'y a que
des hommes de génie, et encore d'un certain génie, chefs-
d'œuvre et dernier effort de la création a notre égard , qui
unissent à une brillante et forte imagination, une réflexion
profonde, ou pour mieux dire ^ une réflexihilité capable de
dominer, ou de contre-balancer cette puissance, qui sub-
juguerait tous les autres hommes s'ils la possédaient au
même degré.
(r, pag. 237). Il me parait résulter de ce passage, qui
est, pour moi, un peu obscur, que le désir est, selon
M. Laromiguière , une action de l'ame nécessairement dé-
terminée par des causes extérieures, ou la faculté en verta
de laquelle elle exerce cette action.
J'ai quelque peine à considérer le désir comme une ac-
tion , comme une opération de Tame, ou, pour parler lé
langage de l'auteur, comme une faculté. D'ailleurs, com-
(280 )
ment la direeti&n des facultés de l'ame rers un objet, peut-
elle constituer une /âcu/té? .
J'ai toujours pensé que Je désir pouvait bien influencer
ou déterminer la volonté j mais je ne croyais pas que celle-
ci ji'était que le désir dans son principe, et que le désir
^iait une faculté de Tesprit.
. Voici peut-être comme je Taurais défini y avant de lire
Touvrage de M. Laromiguière.
. Le désir est un mouvement de l'ame, un sentiment excité
par Tattention que nous portons sur un objet ou sur l'idée
d'un objet propre a satisfaire un besoin, à flatter quelqu'un
de nos goûts }. et ce sentiment n'est, peut-être^ que le be-
soin lui-même, mieux senti, mieux déterminé par la |k^-
sence de l'objet qui peut le satisfaire, par l'attention que
nous y portons, et la comparaison que nous faisons, comme
à notre insu , de sa privation , avec le souvenir ou l'idée
de sa jouissance, qui en rend la privation plus douloureuse ,
et le besoin ou le désir plus vif.
. Envisageant les choses sous un autre point de vue , j'au*
rais bien pu dire aussi que le désir n'est dans son principe
que V attention même ^ en tant que nous la portons involon-
tairement sur un besoin, sur l'objet qui peut le satisfaire,
sur la privation de cet objet, etc.; mais la circonstance
dans laquelle on considère ici l'attention ne modifiant pas
pour cela cette action ou cette faculté de l'ame, je n'en
aurais pas fait une faculté à part; d'autant plus qu'elle
parait ici nécessairement excitée et non libre ; mais surtout,
je n'y animais pas compris le raisonnement, qui cherclie tous
les moyens de nous assurer l'objet que nous désirons ;
parce que ces tentatives de l'esprit, outre qu'elles ne sont
pas le raisonnement, me semblent indépendantes du désir
même. Cherche-t^on toujours d'ailleurs les moyens d'ob-
tenir ce que l'on désire? N'arrive-t-il pas quelquefois, au
contraire, que l'on combat ce sentimient, et que l'on dé-
(281)
I
toarne yolontairement don attention de l'objet qui Tayait
d'abord excité?
De toute manière, l'attention, mais une attention forcée,
plus passive que libre, se trouve toujours mêlée au dégir,
si elle n'en fait pas partie intégrante, si elle ne le constitue
pas. De là vient que le désir parait être comme un terme
moyen entre le sentiment et la volition 3 qu'il semble tenir
de l'un et de l'autre, ou pouvoir conduire de l'un à Tautre.
Mais de là il résulterait, peut-être, que l'ame, bien qu'elle
soit ou se croie, tantôt active, tantôt passive, n'est jamais
que sentante; et que V activité iie diffère de la sensibilité j que
par la circonstance dans laquelle cette dernière s'exerce.
Telle n'est sans doute pas l'opinion de M. .Laix>miguière;
mais on pourrait demander si l'ensemble de son système
n y conduit pas.
(sj pag. 238.) Choisir j c'est se déterminer en faveur
d'une chose qu'on désire plus vivement, ou qui plaît seu-
lement plus qu'une autre, avec laquelle on l'a comparée.
Lorsque Tamése détermine, elle peut bien continuer
d'être attentive , et de vouloir, de désirer ce qu'elle dési-
rait, ce qu'elle voulait avant ou pendant la comparaison :
mais elle cesse de comparer, et c'est en cela, je pense, que
consiste la détermination. Se déterminer, c'est donc cesser
d'agir, du moins d'une certaine façon. Comment donc la
détermination considérée dans cette circonstance peut-elle
être une action , et surtout une faculté , une puissance de
l'ame ?
La préférence résulte de la comparaison que nous avons
faite entre deux choses que nous désirons ou qui nous af-
fectent agréablement. Comment le résultat d'une compa-
raison peut-il constituer une faculté particulière? je ne puis
voir dans la préférence , qu'un jugement résultant d'une
comparaison entre deux ou plusieurs objets propres à sa-
tisfaire nos besoins, nos goûts, nos fantaisies. Préférer une
( 282 )
chose à ndé autre , c*est juger qu'elle est meilleure^ plus
agréable ; qu'elle nous sera plus agréable > plus avanta-
geuse : c'est percevoir un rapport y c'est sentir une diflërence
dans la manière dont, ces choses nous affectent.
J'ai hasardé quelques idées sur le d4sir et la préférence.
Je termine en confessant mon ignorance et mon embarras.
Je suiS) à la vérité y et je le dis aveu franchisé^ peu satisfait
de ce qu^a dit M. Laromiguièresur ces deux facultés ; mais
je n'attache aucun prix à ce que j'en ai dit moi-même^ et
mon opinion a cet égard est loin d'être fixée.
(^> P^g* 240;') La délibération est une suite de compas-
raisons et de raisonnemens^ . dont l'objet est de prendre
une détermination sur des choses qui intéressent notre
bonheur^ présent ou futur. C'est un conseil dont les mem-
bres sont les idées et les sentimens j et ^ lorsque le repentir
y assiste ^ sa voix est toujours comptée pour beaucoup.
Nous ne songeons pas toujours à assembler ce conseil^
que le repentir convoque quand il est présent : quelque-
fois aussi y nous le tenons comme à notre insu , et même
malgré nous. Nous ne pouvons d'ailleurs y appeler que les
idées acquises par l'éducation que nous avons reçue des
hommes et des circonstances^ et il s'en faut même beau-
coup , que toutes les idées acquises qui peuvent se rappor-
ter à l'objet de la délibération^ se rendent à cet appel : la
mémoire, en pareil cas nous joue quelquefois de bien vi-
lains tours. Enfin , ce conseil formé f il ne suffit pas seule-
ment de comparer, de raisonner j il faut bien voir, il faut
raisonner justq, et, sur cent personnes, il n'y en, aura
peut-être pas deux qui verront une même chose de la
même manière, bu qui seront capables de raisonner tou-
jours juste. D après cela, il ne faudra pas s'étonner, si une
détermination fondée sur tant de choses qui ne dépendent
pas de nous, et qui varient d'ailleurs du soir au matin,
( 283 )
est blâmée des autres hommes y et si elle nous prépare 2i
nous-mêmes un nouTeau repentir.
(u, pag. 241.) Le fouvoir de, ne pas vouloir l Quel sens
M. Laromiguière attache-t-il a ces mots? A-t*il voulu dire
que ne pas vouloir faire une chose , c'est vouloir ne pas la
faire , c'est vouloir s'en abstenir ? Mais alors ne sufiisait-^il
pas de dire , que la liberté est le pouvoir de vouloir après
délibération ? Et ne serait-il pas plus exact et plus yrai de
dire , que la liberté , qui ne serait ainsi qu'une faculté re-^
lative, consiste dans le pouvoir pluis bu moins étendu que
nous avons incontestablement de peser ^ avant d'agir, les
motifs de nos actions , et de suspendre nos déterminations
jusqu'après cet examen, jusqu'après délibération.
(^Vj pag. 241.) Quand aucune cause étrangère ne nous
eontràini, ni ne nous em/i^^ d'exécuter un projet, de faire
ce que noiis avions le dessein de faire , nous disons que
nous sommes libres. C'est en cela que consiste effectivement
la liberté physique, qui n'est qu'un état relatif aux circon*
stances qui nous environnent et dépendant de ces circon-
stances; et non une propriété^ une disposition naturelle,
en vertu de laquelle nous puissions agir de telle ou telle
manière* Mais ce n'est point cette liberté dont iLs'agit ; il
n'est ici questionTque de celle de l'ame, ou du libre arbitre.
Souvent l'ame n'agit que pour j avoir été sollicitée par
une cause extérieure , qui a commencé par agir sur elle.
Mais comme elle jouit d'une activité propre (du moins par
hypothèse) , qu'elle a le pouvoir, la faculté d'agir par elle-
même; elle peut , non seulement résister à l'impulsion que
cette cause tendait à lui imprimer, mais même agir en sens
contraire : ce qui suppose qu'elle renferme en soi des for-
ces capables de vaincre toutes celles qu'on pourrait lui
opposer. C'est en cela que consisterait aussi la liberté, si on
la considérait comme une faculté absolue. L'activité et la
liberté, en. ce sens, ne sont donc qu'une seule et même
( 284 )
diose ; elles ne se éonçoivent pas Tune sans Tautre ; et la
question du libre-arbitre se réduit à ' savoir si ^ efiectire-
ment, Famé pèut agir par elle-même , en yertu de forces
qui lui appartiennent en propre, qui lui sont innées , sans
y être sollicitée par quelque cause , du moins dans le cas
où les forces qu'elle aurait a vaincre seraient contrebalan-
cées par d'autres forces extérieures agissant en sens con-
traire, c'est -à --dire dans le cas où elle se tt'ouverait en
équilibre entre des forces égales qui se détruiraient réci-
proquement. Voilà, si je ne me trompe, la question que
certains philosophes ont agitée et examinée : et comme
plusieurs d'entre eux ont été amenés, par le raisonnement
et l'observation, à conclure, qujs Tame n'agit point sans
motif, qu'elle n'agit point par elle-même, danslesena que
nous l'enteiidons ici, et dans la rigueur des termes, ils en
ont inféré, qu'absolument parlant, elle n'est point libre.
M. Laromiguière parait admettre aussi que l'ame n'agit
pas sans y. être déterminée par quelques motifs. Mais elle
se montre libre, selon lui, lorsqu'elle se détermine après
avoir examiné ces motifs; et ainsi,. la liberté est le pou-
voir de prendre un parti ou le parti contraire après avoir
délibéré. Cette définition , d'ailleurs asse2 vague, n'est cer-
tainement pas celle de la! liberté absolue ^ et ne résout en
aucune manière la question qui nous occupe : car on
pourra toujours soutenir que l'ame se détermine nécessai-
rement par quelqu'un des motifs nés de la délibération. La
circonstance dans laquelle s'exerce ici la volonté ne démon-
tre pas qu'elle est libre. Je voulais une chose ; je la veux
encore par de nouveaux moti&, ou j'en veux une autre
par des moti& contraires ou différens» Qu'est-ce que cela
fait à la manière de vouloir ? qu'est-ce que cela prouve en
faveur de la liberté , de l'activité de l'ame ?
Cette circonstance fait voir seulement que l'acte actuel
de la volonté est un acte réfléchi. Or, si à raison de cela
( 285 )
TOUS roulez l'appeler lih acte libre ^ je ne m^ opposé pas^
et nous dirons que la YoIiUon ^ que la détermination de la
Yolonté est libre , lorsque la délibération Ta précédée et
qu'elle en était Tobjel. Mais remarquez bien qu'alors ce ne
sera plus l'ame, mais' seulement l'action y ou telle action de
Tame qui sera libre; et qu'elle ne le sera pas toujours. D'a-
près cela^ si vous voulez définir la liberté^ ne commencez
pas par dire : c'est la fasMtté, c'est le pouvoir ^ etc. ; dites
simplement : la liberté est la qualité de ce qui est libre j comme
la bpnté est la qualité de ce qui est bon. Or les actions seu-
les sont bonnes^ les actions seules sont libres^ et elles lis
sont plus ou lïioiiis. J^ous disons d'un homme qu'il est bon^
qu'il a une bonne atne^ lorsque ses actions sont ordinaire-
ment bonnes : mais nous ne nous exprimons ainsi que par
extension.; Disons donc dan§ le même sens que l'ame est li-
bre / que Thomnie est libre 9 lorsque nous le jugeons plus
ou moins capable de réfléchir et de délibérer. Mais ne con-
fondons ptf s. cette capacité, qui est purement relative; qui
est ^sCeptible de tous leÀ. degrés y et qui dépend en partie
de notre organisation et de notre éducation , Avec l'acti-
vité înéme , cette propriété absolue, qui dérive de la na-
ture de Famé, si toutefois il est vrai que l'homme en soit
doué, ce qui reste toujours à démontei*.-
On pourra n^e fie^ire observer , en me rappelant l'origine
du mot libre y qui signifie balance, que la liberté Ao\i néces-
sairement se rapporter à Tame elle-même, et non à l'action
de l'ame ; sans qu'il s'ensuive que la liberté n'est que l'ac^
tivité.
Je répliquerai que, si ce mot a conservé sa première si-
gnification y la liberté n est rien de plus, que l'état de l'aine,
lorsqu'elle est ^t^re^ c'est-à-dire, lorsqu'elle est en balance,
entre deux ou plusieurs sentimens , plusieurs idées , plu-
sieurs forces morales , qui la sollicitent en sens contraire.
Or une simple manière d'être, qui dépend de circonstaiices
(286)
extérieures^ un iua purement accidentel et transitoire , ne
peut pas constituer une faculté : et il est certain que dans
ce sens la Uherié ne serait qu'une condition de l'exercice de
l'actii^ité y mais ne serait pas l'activité elle-même.
On se persuade aisément ^ lorsque l'ame agit, on es/t sur
le point de prendre une détermination , qu'elle se trouva
dans un état exempt de eantrainie et d!empêehemeni , ou, ce
qui revient au même, que les forces qui la sollicitent sont
égales entre elles, en sorte que > se détruisant réciproque*
ment , ^les la laissent dans un état de parfait équilibre , ou
de liberté parfaite. Partant de cette fausse supposition, on
en a conclu, sans autre preuve, qu'elle jouit d'une acti-
vité propre; car, agir sans j être sollicité par aucun mo-
tif, ou , ce qui est la même chose, agir sous l'influence de
motifs opposés et parfaitement égaux entre eux; c'est agir
par soi-même, c'est agir librement, c'est-à-dire dans l'état
et malgré l'état de liberté où Ton se trouve.
Ainsi , quoique la liberté soit cet état d'équilibre qui ré*
suite soit de l'absence de toute force morale, soit de l'ac-
tion de forces opposées égales entre elles; et que l'activité
sOit \è poyvoir, la faculté d'agir dans cet état de Kberté
parfaite : on a fait ensuite signifier au mot tiéeiié la même
chose qu'au mot activité.
" Dans ce sens, la liberté serait donc, non le poup&ir de
vouloir après délibération ^ mais \e pouvoir ^ la faculté de pou-^
loir ou d'agir malgré le parfaite égalité des motifs nés de la dé*
Mération.
Voilà en quoi consisterait la liberté dans le sens absolu
et dans la rigueur du terme. Mais pour admettre ayec con-
fiance une pareille faculté, et pouvoir dire avec raison,
que Tame jouit d'une activité propre ; il faut prouver 4eux
choses , la première, que l'ame se trouve qudquefois dans
un état d'équilibre par&it entre les forces qui la sollicitent,
ce qui pardt impossible à Jangueurj et la «ecçnde, que^
( 287 )
se trouvant dans cet état, eUe peut encore se déterminer
ou faire un choix*
Ainsi, ou la liberté est la qualité dune action libï^e, et
nous avons appelé ainsi une action réfléchie : or la qualité
d'une action ne peutpas être la propriété d'une substance;
elle ne peut pas être surtout une faculté y une puissant.
D'ailleurs en ce sens, la liberté, comme la bonté, est pu-
rement relative, je veux dire susceptible de plus et de
moins.
É
Ou la liberté est cet éti^t de Tame, lorsqu'elle est balancée
par des motifs égaux qui la sollicitent çn difTérens sens,
et cet état passif , toul-à^fait transitoire,. s'il existe jamais ,
ne peut pas être un^ propriété permanente, $UFtout une
facultés
Ou bien enfin , la liberté est le pouvpit* tneme d'agir ,
suivant un sens déterminé , de vouloir une chose de pré-
férence à toute autre, dans cet état de parfait équilibre; et
alors: seulement, la liberté , qui ne diffère point ici de l'ac-
tivité même , est une faculté, et une faculté, absolue, .
Mais l'homme est-il doué d'une pareille faculté ? c'est ce
qu'il s'agirait de démontrer, et c'est ce que n'a point fait
M. Larpmiguière.
{^Wy pag. 242.) Soit que nous ayons le désir de nous in-r
struire; que nous donnions ta préférence ii telle ou telle
connaissance sur telle pu telle autre, .^t que nous dUibérionsy
avant de nous déterminer à embrasser tel ou tel genre d'é«
tude : sôit que nous portions i^otre attention sur des choses
dont la possession pourrait nous reqdrebeiiireliXî que noua
comparions ces choses entre elles-, et que nous chetrcbions,»
par une suite de rai^pnne,mens ^ ou de toute autre manière,
les saoyens d'en jouir : en un mot, soit que noijis ayons la
volonté d'acquérir de l'instruction , des idées , de3 co^naiSr.
sanpes, pour satisfaire nps goûts, notre curio^jl;é^ etnoua
prpcurer des jouissances, intellectuellea ; soit que npus ré"
1
( 288 )
fléehiêriana sur les moyens d'être heareux d*une antre ma-
nière : nous n'agissons , ou plutôt Famé n'agit (car il n'est
pas ici question d'actions corporelles) que dans son intérêt^
et pour son propre bien-être ^ pour sa propre satisfaction y
même lorsqu'elle'fait le sacrifice d'une jouissance actuelle; et
ainsi) la plupai*t du temps^ agir pour connaître^ c'est au fond
agir pour jouir ^ soit présentement ou ultérieurement ^ soit
physiquement oumoralément, soit sensuéllement ou intellec-
tuellement. On ne dei^rait donc pas ^ ce semble, distinguer
la Tolonté de l'entendement , quand on prend ce dernier
mot dans le sens actif, comme le fait M. Laromiguière.
La volonté est quelquefois si faible /si mal déterminée,
qu'elle mérite à peine ce nom ; d'autres fois , elle est très-
prononcée : mais entre ces deux termes , il y a bien des
degrés qui mènent de l'un k l'autre : et l'on pourrait dire
la niéme chose de chacune des opérations de l'entendement,
et surtout de l'attention proprement dite.
Nous voulons sciemment ou tout- à-fait k notre insu;
mais des nuances imperceptibles séparent et lient encore
oes extrêmes.
Ei>£n, nous voulons nécessah-ement ou librement, je
veux dire avant ou après délibération, sans ou avec ré-
flexion; Ici il paraît y avoir un point de démarcation entre
lés deux volontés; mais si l'on y prend bien garde, on re-
marquera dans la délibération même , plusieurs diflerences
d'espèces et de nuances; en sorte que, dans la plupart des
cas, il serait difficile de dire, si nous avons ou si nous n'a-
vons pa9 réfléchi , délibéré; si nous voulons avant ou après
délibération.
i^I]i'après toutes ces considérations, il conviendrait peut-
être de donner le nom commun de volonté^ ou pour mieux
dire de vatition^ a toute action del'ame, quelle quelle soit
en etle-^même , et quel qu'en soit l'objet. S'il importe de ne
pas confondre des choses essentiellement difierentes; il n'est
\
. (289)
pas moins important , puisque c'est par là qu'on réduit les
principes et qu'on simplifie les sciences, de ne pas regarder
comme essentiellement distinctes y des choses qui ne difiè-»
rent que du plus au moins^ surtout lorsqu'elles sont séparées
par des nuances qui peuvent conduire de l'une à l'autre^ ou
lorsqu'elles ne sont différentes que par les circonstances
dans lesquelles on les considère.
{x^ pag. 243. ) Selon moi, la pensée comprend, ou tout
«'^ moins suppose , X activité et la mobilité de l'ame \ c'est-à-
dire, la volonté, qu'on se représente comme libre, ou se
déterminant elle-même, et la sensibilité en général, ou du
moins, la sensibilité intellectuelle; car penser, c'est, non
seulement être attentif, réfléchir, vouloir, en un mot,
agir} c'est encore concevoir, imaginer, se ressouvenir,
connaître, en un mot, être modifié , être mu par des causes
extérieures ou intérieures , mais indépendantes de la vo-
lonté. Et si^ à raison de ce que la mobilité est une pro-
priété purement passive, on ne veut absolument pas qu'elle
fasse partie intégrante de la faculté de penser \ on convien-
dra du moins qu'elle en est une condition essentielle, ce
qui est réciproque, et que ces deux propriétés, l'une ac-
tive , l'autre passive , ne sont rien l'une sans l'autre. En
eflfet, c'est l'activité qui met la mobilité, la sensibilité en
jeu } mais sans la mobilité , sans les propriétés passives d^
l'ame, sur quoi se porterait l'activité, ou la volonté, si ce
n'est peut-être sur quelqties-uns de nos organes matériels,
auquel cas cette faculté ne pourrait jamais être considérée
que comme une force , capable de mouvoir le corps , et non
comme le principe , comme un des élémens de la pensée.
La faculté de penser suppose donc et l'activité, et la
mobilité de l'ame , ou du moins la sensibilité intellectuelle;
car, si l'on veut en exclure la sensibilité physique et la
sensibilité morale , par la. raison qu'elles ne sont pas direc-
tement les causes conditionnelles de nos idées sensibles et
TOME III. 19
(390)
»
du i|Os idées morales , mais seulement de nos sensations et
de nos sentlmens, qui ne sont point des phénomènes de la
pensée j je ne m'y oppose point.
Quoi qu'il en soit, la mo}>ilité deVs^m^ comprend la sen-*
sibilité physique^ la sensibilité inteUeotuelie et la sensibi-
lité morale.
La sensibilité physique, comme chacun sait, se soudi-
yise en plusieurs ^eu^j ou manières de sentir, qui difl^ent
beaucoup les i^nes des autres , mais qui pourtant ne sont
toutes que des modifierons d une même propriété , et
dont les différences caractéristiques dépendent peut-être
de celles de nos organes.
La sensibilité intellectuelle, ou Oèque Descartes appelle
V entendement j mot qu'il prend avec raison dans le sens pas*
sif, comprend la conception^ le jugement, ou le sens du
vrai , la mémoire , l'imagination , la raison , ou la propriété
d'apercevoir ces rapports qu'on nomme cati^équenees y et
plusieurs autres propriété^ de la même espèce , qui sans
doute ne sont aù^si que différentes modifications d'une
même propriété.
Enfin, sous le nom de sensibilité morale, faute d'exprès*
sion plus convenable , et d^une signiQcation plus étendue ,
nous rangeons le sens de l'harmonie > le sens du beau, le
sens du juste et de l'injuste, qui est la cHuse condition^
nelle des sentiment, mais non des idée^ du juste et de Tin-
juste, etc., etc. a
Ces propriétés passives sont, non les causes efficientes
ou productrices , mais les causes conditionnelles , ou les
conditions de Texi^tence, de la manifestation de tous les
phénomènes de Ywçae^ que nous appelons sensations, idées
et sentimens : lesquels, joints à certains phénomènes phy-»
siques, sont les caques productrices, ou efficientes les uns
des autres.
Quant à l'activité de Tame, elle comprend Xattcntivité,
(291)
hi réflêxibUité y on^ si on l'aime mieux ^ les facultés d'ôtra
attentif^ de réfléchir^ comme aussi celles de comparer, de
contempler, de méditer, et peut-être encore d'autres facul-
tés, ou pour mieux dire, d'autres modifications de Tacti-
Tité; ce qui n'importe guère, puisqu'en dernière analyse,
ces facultés, ou ces modifications, se réduisent toutes à
une seule faculté ^ savoir, à l'activité, ou à la volonté, soit
qu'on y attache ou non l'idée de liberté absolue.
Ces facultés en exercice, c'est-à-dire, les volitions , les
actions de Tame, les phénomènes qui ont pour causes <îon-
ditionnelles ces facultés^ sont , l'attention , la réflexion , ou
l'attention réfléchie , la comparaison , qui est une attention
partagée, la contemplation et la méditation, qui ne sont,
l'une, qu'une attention, l'autre, qu'une réflexion pro-r
fbnde et soutenue.
Ces opérations, ou actions volontaires, n'ont point de
causes efficientes , si , comme on le suppose , elles sont libres
absolument parlant. Bans tous les cas ^ elles ne sont elles-
mêmes causes efficientes d'aucun autre phénomène de
l'ame; car elles ne produisent ni les sensations, ni les sen-
timens, ni même les idées ^ soit simples, soit de rapport^
qu'elles peuvent seulement faire découvrir ou apercevoir.
Tel est, suivant moi , le véritable système des propriétés
et des phénomènes de l'ame , soit que Ton comprenne ou
non, ces propriétés, tant actives que passives^ sous le nom
commun de pensée, ce qui est tout-à-fait indiffèrent.
Jj intelligence est un degré plus ou moins élevé de tontes
ces propriétés , ou de la faculté de penser, si on suppose
qu'elle les comprend toutes. Gelle-oî peut être considérée
comme une propriété absolue , qui tient à la nature de
l'ame ; l'intelUgepoe est une propriété relative , qui dépend,
et de l'organisation physique , et de l'exercice même de la
faculté de penser. L'intelligence est la capacité, plus ou
moins grande ^ de réfléchir,, de comparer, de raisonner, de
( 292 )
juger, de conceyoir, de discerner, de se ressouvenir, de
prévoir, etc. Celui-là est doué d'une grande intelligence
qui, d'une part, sent vivement, et juge aussi promptement
que sûrement j et qui, de l'autre, est capable de réfléchir
long-temps' et profondément sur un même sujet j de re-
monter, par une suite de raisonnemens toujours justes ,
jusqu'aux, principes des choses, et d'apercevoir, entre
celles qu'il compare, des rapports. éloignés, qui. échappe*
paient au commun des hommes , et même à des hommes
d'esprit.
(y, pag. 252.) Nos idées^ comme nos sensations, sont des
phénomènes , des modifications actuelles de notre ame :
comme telles , elles ont une cause , mais n'ont point d'ori-
gine, point de matériaux; ou du moins , elles n'en ont pas
d'autres que l'ame elle-même , qui seule peut être le prin-
cipe ou la matière de ses propres modifications. Une mo-
dification ne peut pas dériver d'une autre modification,
une idée distincte avoir son origine dans une idée confuse,
une idée, soit distincte, soit confuse, dans un sentiment,
dans une sensation. Par conséquent, nos idées sensibles,
celles que nous avons des objets extérieurs, n'ont point
leur origine^ leur principç dans les sensations que ces ob-
jets produisent sur nous; ne dérivent point de ces sensa-
tions, n'en sont point des modifications; ainsi nos sensations
ne sont point les matériaux, ne sont point Torigine de nos
idées sensibles.
Il nj a d'ailleurs que les substances , ou les propriétés
qui les constituent qui peuvent être modifiées : un phéno-
mène, une sensation , une idée, en un mot, une modifiica-
tion de substance, ne peut pas elle-même être modifiée;
un phénomène ne peut pais être un autre phénomène trans-
formé^ une modification d'une autre modification. U est
impossible, par conséquent, que les idées que nous avons
des objets extérieurs ^ idées qui d'ailleurs peuvent se ré-
( 293 )
veiller en nous^ ou être reproduites en l'absence de ces
objets^ ne soient que les sensations que ces objets mêmes
produisent sur nos sens modifiées d'une manière quel-
conque.
Quelques philosophes distinguent l'impression d'un ob->
jet sur nos sens^ de la sensation elle-même, et compren-
nent sous cette dernière dénomination y l'impression jointe à
l'idée que nous en avons. Quoiqu'il en soit, il est constant
que l'impression de l'objet matériel et son idée sont des phé-
nomènes tout-à-fait distincts et qui peuvent exister l'un
sans l'autre : nous recevons, par exemple, l'impression
d'un corps enflammé , sans en avoir l'idée , lorsqu'il nous
éclaire ou qu'il nous échauffe , dans un moment où notre
esprit se trouve préoccupé d'une autre idée, et que notre
attention concentrée s'y porte tout entière : nous avons,
au contraire , l'idée d'un objet sans en recevoir Timpres-
sion, lorsque nous y pensons en son absence. De là résul-
teràit déjà l'impossibilité, si la chose n'était pas absurde
par elle-même , que l'idée ne fût que l'impression modifiée,
et surtout modifiée par l'attention, qui évidemment ne
peut pas se porter sur un objet que nous n'avons pas de-
vant les yeux, sur une impression qui n'existe pas en nous.
Il n'en est pas de même à l'égard des propriétés de l'ame,
qui peuvent dériver les unes des autres. Il ne serait point
absurde de supposer, par exemple, que la sensibilité intel-
lectuelle , en tant que cause conditionnelle de l'idée sensi-
ble, ne fût qu'une modification de la sensibilité physique,
cause conditionnelle de l'impression faite sur les sens , ou
de la sensation 3 et c'est même ce qu'on devrait reconnaître
pour vrai , si l'idée confuse d'un objet n'était autre chose
que l'impression même que produit cet objet sur les sens.
Mais il y a une différence de nature entre la sensation et
son idée, quelque confuse qu'on la suppose, ce qui rend
notre supposition peu vraisemblable. Au reste cette suppo^
( 2d4)
Biiioik fjlt-elle détnoniréû | il n'en résulterait pas y qu'on des
deux phénomènes ne fut qu'une modification de l'autre :
il n'en sel'ait pas moins certain , que l'idée d'un objet n'est
pas une modification , une transformation de la sensation
qu'il produit^ et même qu'une idée distincte n'est pas une
idée confuse modifiée ou transformée ; car l'idée qui nous
éclaire actuellement , et l'idée plus bu moins obscure et
confuse qui a pu la précéder dans notre esprit ^ sont deux,
phénomènes entièrement distincts et indépendans l'un de
l'autre } bien difierens en cela de la substance même de
l'amCj considérée ayant et après sa modification.
a Les idées sensibles^ dit M. Laromiguière^ ont leur
origine dans le sentiment^sensation ^ et leui* cause dans Tai-
tentions »
Nous Tenons de Yoir que les idées sensibles n'ont point
leur eriffine dans la sensation ; qu'elles n'ont même pas ^
qu'elles ne peuvent avoir d'origine^ de principe^ de maté-
riaux I du moins autres que l'ame elle-même. Et quant a
leul: cause productrice^ ou efficiente^ elle n'est certaine-
ment pas dans l'attention*
Les sensations sont des mt>difications de l'ame ^ consé-
quemment des phénomènes; comme tels^ elles impliquent
deux, causes , l'une conditionnelle , c'est la sensibilité f^y-
sique ; et l'autre efficiente , c'est l'action des objets, exté-
rieurs sur les sens.
Nos idées sensibles , ceHes que nous avons de ces objets
. extérieurs^ sont pareillement des phénomènes^ et^ à ce titre^
elles impliquent aussi deux causes } Tune conditionnelle ^
qui est rentendement; l'autre efficiente , qui peut être,
ou l'action des objets extérieurs sur l'entendement^ ou
la sensation qu'ils produisent ^ mais qui, jamais et en au-
cune manière > ne peut étre^ ni l'attention^ ni conséquem-
ment aucune autre des opérations ou actions de l'ame, qui
se réduisent touteé à l'Mtention elle-même. £t^ enefifet;
( 295 )
ratteâtioii^ qtii est te télescope àe notre intelligence^ et le
burin qui grave les idées dans la mémoire^ nous montre
bien^ il e$f yrai^ les môdificafibns produites dans notre
ame pàt telle ou telle cause ^ nous fait apercevoir les rap-
ports qui existent entre les choses ; mais ce n'est pas elle
qui les produit ; elle n'en est pas éile-même la cause effi-
ciente ; elle n'est cause efficiente d'aucune de nos idées ; elle
ne produit rien. Seulement, comme elle est une condition
sans laquelle nous n'aurionâ aucune cotmaissance , aucune
idée daire et distincte de quoi que ce puisse être, on peut
la considérer comine une des causes conditionnelles, ou
comme faisant partie intégrante de la cause conditionnelle
de toutes nos idées.
Il n'est donc pas vrai que l'idée sensible a son origine
dans la sensation, et sa cause productrice dans l'attention.
Il n'est pas vrai qu'une idée sensible n'est qu'une sensation
modifiée , et que cette modification est produite par l'at-
tention. Il n'est pas vrai surtout, que l'idée d'un objet
extérieur ne diffère de la sensation, ou de l'impression
qu'il produit sur nos sens , que par cela seul que l'une est
distincte et l'autre confuse , ou supposée telle. Jamais on
ne me persuadera que l'idée confuse que j'ai d'une dou-
leur éprouvée il y a long-temps, et dont là cause n'existe
plus , est cette douleur elle-même en tant que je n'y porte
pas mon attention j et que l'idée claire et distincte de cette
sensation douloureuse n'est encore que cette sensation en
tant que, par l'exercice de l'attention, je ne la confond
avec aucune autre.
« Le caractère propre et essentiel de l'idée , dit M. La-
romiguière , est la distinction , et , si nous voulions nous
énoncer avec Une rigueur géométrique , nous refuserions
le nom d'idée à l'idée confuse , et nous verrions en elle un
simple sentiment j comme dans le sentiment distinct ^ nous
avons vu ïidie elle- mème« »
. (296)
L'idée est-elle ^donc un sentiment ? l'idée sensible est-
elle un sentiment-sensation , une sensation ? » Qui pourrait
en douter^ répond M. Laromiguière ^ mais^ ajoute-t-il,
il ne faut pas oublier ^ que l'idée n^est pas un simple aen*
timent : elle est un sentiment distinct. »
Distinct^ tant que vous voudrez ; il n'en résulte pas moins
de vos assertions ^ que l'idée sensible n'est que la sensation
même.
« Dans son principe ^ dites-vous^ l'idée est le simple sen-
timent : en elle-même elle est le sentiment modifié. »
Est-il exact de dire^ qu'une chose est modifiée j parce
que nous ne la confondons pas avec d'autres? est-elle en
efiet modifiée^ par cela seul que nous la distinguons de tout
ce qui n'çst point elle?
D'ailleurs j'ai suffisamment prouvé qu'un sentiment^ qui
n'est qu'une modification de l'ame y ne saui^ait être modi-
fié. Il n'est donc pas vrai que (c les impressions que l'ame
reçoit sont de deux espèces ^ mais de la même nature, et
qvL elles dérivent les unes des autres. »
Appelez si vous voulez sentiment ce que nous nommons
idée confuse; mais ne confondez pas ce sentiment-idée avec
le sentiment proprement dit^ et particulièrement avec la
sensation : et n'imaginez pas avoir fait une découverte pour
avoir donné un nom nouveau^ celui de sentiment, à une
chose que tous les hommes connaissent dès long-temps et
conçoivent fort bien , sous le nom d'idée confuse.
Mais toute cette critique ne porte-t-elle point à faux?
n'avons-nous pas fait dire à M. Laromiguière ce qu'il ne
pense pas^ ce qu'il ne dit pas? Tavons-nous bien entendu^
bien interprété? écoutons-le encore.
a Uidée, dit- il, consiste dans la distinction que nous fai-
sons, ou que nous sommes en état de faire, de tout ce qui
s'offre à Tesprit , substances, modes , réalités , abstractions,
points *de vue, choses et mots^ pour tout (lire* Elle est un
(297)
r&ppot*t de distinction. » — « Ipes idées ne diflerent pas seu-
lement des sensations y des sentimens-sensations ^ elles dif-
fèrent de toute espèce de sentiment. Sentir un rapport de
distinction, et sentir simplement, ne sont pas la même chose. »
— « Avoir une idée, ou discerner ce qu'on a senti confu*
sèment, ou apercevoir ou percevoir, c'est la même chose. »
Que l'on regarde la simple distinction comme une véri-
table inc^i^tyîcatton^ soit; elle peut paraître telle à nos y eux :
mais du moins , ne confondons pas le sentiment ainsi mo-
difié, soit avec l'action, soit avec le pouvoir, de le distin-
guer , de le modifier. . L'idée ne peut pas ,, à la fois , être un
sentiment distinct, un sentiment démêlé d'avec d'autres
sentimens, et consister dans la distinction même que nous
faisons, ou que nous sommes en état de faire, de tout ce
qui s'offre à l'esprit.
Mais que peut-il donc s'offrir à l'esprit? Des substances^
des modes, des réalités, etc.? Nesont-ce pas les idées de ces
choses qui s'offrent à l'esprit ?
ce Les idées sont des sentimens distincts : les idées différent
de toute espèce de sentiment. ))
Ces deux propositions ne sont-elles pas contradictoires ?
Gomment un sentiment distinct peut-il différer de toute es-
pèce de sentiment? comment , en distinguant un sentiment
de tout autre sentiment , le modifions-nous au point ^ qu'il
change en quelque sorte de nature?
(( L'idée est un rapport de distinction. Sentir un rapport de
distinction^ et sentir simplement ne sont pas la même chose. »
Un rapport de distinction, et un sentiment distinct, ne
sont peut-être pas non plus la même chose.
Mais, avoir un sentiment distinct, n'est-ce pas sentir
simplement^ et de plus sentir un rapport de distinction?
<c Avoir une idée , ou discerner ce qu'on a senti confusément j,
cest la même chose. »
Soit que Ton entende par sentir confusément j avoir une
(298)
idée confase^ en verta de la sensibilité intellectticdle, ou
éprouver une sensation^ en vertu de la sensibilité physique^
ce qui y ou surplus , parait être la même chose aux y enx
de M. Laromiguière ^ qaand il s'agit d'une idée sensible; il
est certain que l'on acquiert une idée ^ toutes les fols que
Ton discerne ce qu'on avait senti confasément ^ et que y ré-
ciproquement , on discerne^ ou l'on est capable de dis-
cerner une chose ^ lorsqu'on a de cette chose une idée
distincte ^ une idée proprement dite. Mais est-il vrai qu'a-
voir une idée, c'est discerner ce qu'on a senti confusément,
ou pour mieux dire, ce qu'on a senti? J'ai dans ce moment
l'idée 9 ou le souvenir, qui n'est qu'une idée rappelée, du
son d'un instrument particulier que j'ai entendu il y a plu^
sieurs années; je discerne Aonc y suivant M. Laromiguière s
mais que puis-je discerner, s'il n'y a pas déjà en moi
quelque chose qui remplace et qui représente la senêation
que j'ai éprouvée? or, ce quelque chose, n'est-il pas, lui*
même, l'idée dont je suis préoccupé? Dirait- on, que ce
qui se passé actuellement en moi était d'abord un simple
sentiment , un sentiment-sensation ; et que l'attentiovi l'a
transformé en idée? Mais, outre qu'il est impossible que
j'éprouve une sensation dont la cause n'existe pas, ou ne
peut pas agir sur mes sens ; je crois avoir suffisamment dé^
montré qu'il n'y a rien de commun entre la sensation pro-
prement dite, et l'idée, ou le souvenir qui s'y rapporte. Et
qu'on ne dise pas que l'idée, ou le souvemr n'est qu'une
sensation continuée, txïbxs affaiblie , ou que l'on s'explique
mieux à cet égard , en faisant connaître dans quel sens il
faut entendre cette définition^ Car je ne puis croire qu'on
ait prétendu dire, et je ne puis ni comprendre ni admettre,
que les idées que j'ai, par exemple, du chaud et du froid,
ne sont autre chose que les sensations mêmes de dialeur
et de froidure , mais à un degré plus faible , à une tempe*
t-ature différente.
( 209 )
Concluons donc^ qne Vidée sensibfe n'est ^ ni une iema^
tian affaiblie p ni un6 sensatùm modifiée de quelque autre
manière^ ni une sensation distinguée de toute autre sensa-
tion , ni le pouvoir de faire cette distinction , ni Vaction
même de distinguer^ de discerner ce qu'on a senti confu-
sément^ ni, à plus forte raison, toutes ces choses ensemble^
comme le reut M. Laromiguière : ou plutôt concluons ,
que M. Laromiguière ne s'est pas suffisamment expliqué
sur la nature de Tidée sensible, et demandons-lui de nou-
Teaux éclaircissemens sur ce sujet. Pour moi je pense que
l'idée, en général, est un phénomène, qui a sa cause effi*
ciente , soit dans une autre idée , ou plusieurs idées précé-
demment acquises, soit dans une sensation, ou dons l'action
d'un objet extérieur; et qui a sa cause conditionnelle dans
quelque propriété passire de l'âme, mise en jeu par l'at-
tention; propriété autre que la sensibilité physique, qui
n'est cause conditionnelle que de la sensation , mais qui ne
peut l'être d'aucune espèce d'idée , même de l'idée sen-
sible. Je rappelle aussi, qu'aucune idée ne peut dériver
d'une sensation ou d'une autre idée comme d'un principe :
les idées , aussi bien que les sensations , n'étant toutes que
des modifications de Tame , elles n'ont pas d'autre prin-*
dpe, d'autre origine, d'autres matériaux que l'ame elle*
même.
(s^ pag. 262. ) Cette preuve de l'immatérialité de l'ame
est fondée sur une supposition tout-a-fait fausse, savoir;
que, si l'ame était matérielle; si elle était composée, ne
fût-ce que de deux parties, il arriverait nécessairement,
lorsqu'elle éprouve deux modifications , que celles*ci de-
vraient se trouver, ou toutes deux dans chacune de ces
parties, ou l'une dans une partie, et l'autre dans l'autre.
Un corps change de forme ; il s'aplatit , par la pression
ou la percussion , et en même temps , il se dilate paria cha-
leur. L'aplatissement existe^^t-il dans une partie du corps ^
( 800 )
et la dilatation dans Tàutre; où bien, ce$ deux eflfets exis-
tent^ils simultanément dans chacune des parties /dans cha-
cune des molécules de ce corps? Non; l'aplatissement, ni
la dilatation, n'existent séparément dans -aucune de ces
parties matérielles y d'autant plus qu'elles ne sont pas sus-
ceptibles de changer de forme , et , à plus forte raison , ces
deux ëfiets n'existent pas non plus ensemble dans chacune
de ces parties. L'un et l'autre ont lieu , ou se passent , en
même temps, dans le corps entier.
Rien ne nie parait moins convainquant, je Tavoue, que
ces raisonnemens par lesquels on croit démontrer, pour
ainsi dire, par yi plus B^ que l'ame est immatérielle : tant
que nous ne saurons pas comment les idées se produisent^
et en quoi consistent ces modifications de nous-mêmes;
tant qu'on ne saura pas surtout ce qui constitue les opé"
rations de Came y telles que l'attention et la comparaison ,
on ne prouvera jamais démonstrativement que l'ensemble
des propriétés affectives et intellectuelles, passives et acti*
Tes, constitue une substance distincte du corps, et que
cette substance n'est point étendue.
Qu'est-ce que la comparaison? C'est une attention dou-
ble, dit-on, une attention portée sur deux sensations oa
deux idées à la fois : et qu'est-ce que Tattention?. c'est une
action de l'ame, ou la faculté d'exercer cette action. Mais
une substance étendue ne peut-elle exercer aucune action?
Tant s'en faut, puisque le mot action ^ et le mot attention
lui-même, qui exprime une tendance vers un but, sont
évidemment empruntés de la matière, et du mouvement,
qui est un attribut de la matière. Qu'est-ce donc qu'une
action de l'ame , ou d'une substance qui n'a rien de maté-
riel, c'est-à-dire, qui n'est ni étendue, ni résistante, ni
susceptible de mouvement? Nous n'en savons rien.
Qu'est-ce qu'une sensation? C'est, dit-on, une modifica-
tion de Yame. Cela se peut; et il est du moins évident qu'une
(301)
sensation nous modifie d'une manière quelconque. Qu'est'-
ce qu'une idée? C'est encore^ dit-on^ une modification de
l'ame. Posons que cela 3oit : comment une substance sim-
ple peut-elle être modifiée? comment surtout^ peut-elle
subir plusieurs modifications à la fois ? comment enfin peut-
elle avoir plusieurs facultés^ plusieurs manières d'être?
Jugeons-nous de Famé par l'imagination? non ; car alors
nous ne pourrions nous la représenter que comme étendue.
Nous n'en jugeons donc que par Tentendemeut ^ par la
raison^ sans avoir égard aux idées que l'imagination nous
suggère. Mais la raison, l'entendement nous dit, qu'une
unité ne peut pas renfermer plusieurs unités. Une substance
simple qui a plusieurs manières d'être , qui subit plusieurs
modifications , ou dans laquelle il se passe plusieurs phéno-
mènes, est donc une chose absurde aux yeux de la raison.
Est-il vrai que pour comparer deux sensations, deux
idées , il faut qu'elles soient présentes à Tame ? Cela paraît
bien devoir être ainsi ; mais si cela est en eflèt , comment
puis- je comparer une sensation que j'ai éprouvée hier avec
l'idée , ou le souvenir de cette sensation , en affirmant que
cette sensation elle-même m'a affecté plus agréablement
que ne m'affecte actuellement l'idée qui me la rappelle, ce
qui fait que je regrette cette sensation, dont je n'ai plus
que le souvenir?
Avouons notre ignorance sur toutes ces choses, et ne
nous obstinons pas à vouloir démontrer ce qui ne peut pas
être démontré. C'est par des déductions indirectes, et en
s'appuyant surtout sur des considérations morales , qu'on
peut, par le seul secours des lumières naturelles, rendre
au moins probable cette vérité, que l'ame peut exister se*
parée du corps j vérité que la simple raison admet sans
peine, mais que l'on ne démontrera jamais mathématique-
ment, je veux dire par des argumens logiques, équivalens
à des preuves mathématiques. Sans nous occuper de la
(302)
nature de Tame, croyons à son immortalité^ comme niyos
croyons 9 d'après le seul calcul des prpbalité$| et nan sur
des preuves géométriques ou physiques ^ que le soleil se
lèvera demain^
MÉTAPHYSIQUE DE DESCARTES.
PRÉFACE,
COlXTWJkNT LE RisUld DE CET OUYRilGE*
VKÉtAMBVliB.
En réimissaiit tout ce que les ouvrages de Descartes ren»
ferment de métaphysique ^ en rapprochant ce qui est épars
dans ses œuvres philosophiques et dans sa correspondance,
et en disposant ces matériaux suivant un ordre méthodi-
que^ j'ai eu pour hut de faire plus aisément comprendre
et plus parfaitement connaître la philosophie cartésienne,
dont tant de personnes parlent ^ les unes pour Texalter^ les
autres pour la dénigrer, mais la plupart sans eh avoir une
idëe exacte et complète, ou pc|ut«-étre même sans l'avoir
aucunement examinée.
Bien ne m'appartient dans ce travail, que 1^ la classifi-
cation des matières, dans laquelle j'ai suivi l'ordre qui m'a
semblé le plus naturel comme le plus propre à expliquer
en quelque sorte Descartes par lui*^même; et 2^ le choix
des objections qui ont été faites contre ses Méditations mé-
taphysiques; car j'avoue que de sept cents pages qu'elles
forment ensemble avec les réponses de l'auteur, j'en ai re-
jeté environ cinq cent cinquante. Les objections que j'ai
retenues ne sont pas seulement celles qui m'ont paru les
mieux fondées, mais ce sont celles surtout qui ont amené
( 304 )
des éclaircissemens utiles et des réponses plus ou moins
imprévues^ ou qui ont suggéré à Descartes de nouvelles
idées capables d'instruire ou d'intéresser ses lecteurs. Je ne
réponds pas^ au reste ^ de n'avoir rien omis d'essentiel , et,
à cet égard y je recevrais avec reconnaissance tous les avis
que Ton Toudrait bien me donner. Quoi qu'il en soit, je
ferai remarquer que ces objections y ainsi dégagées de toute
inutilité , et placées, comme elles le sont dans cet ouvrage,
chacune après la question qui Ta fait naître ^ et immédia-
tement suivies des réponses qu'elles ont provoquées , ont
un tout autre degré d'intérêt et de clarté que dans la col-
lection des œuvres de Descartes , où elles sont toutes en-
tassées pêle-mêle à la suite des Méditations.
Mais pour mieux faire apprécier mes motifs et l'utilité
de mon entreprise , je dois dire ici j que même après une
troisième lecture de cette oeuvre métaphysique^ je fus en-
core bien loin de la comprendre parfaitement. Or j'attri-
buai alors^ en partie du moins , cette difficulté de concevoir
clairement un livré d'ailleurs si clairement écrit et .si court,
à Tordre même que Descartes a suivie et surtout à la divi-
sion qu'il a cru devoir adopter. On peut en effet remar-^
quer qu'une même question est quelquefois reprise dans
plusieurs Méditations ^ et que dans la plupart on agite des
questions très-diverses^ dont quelques-unes même^ étran-
gères au sujet ^ ne sont traitées que par occasion; de ma-
nière que le lecteur ne sait d'abord ni où il convient de
s'arrêter ou de revenir sur ses pas pour examiner de nou-
yeau ce qu'il n'a pas suffisamment compris , ni ce qu'il peut
ou quand il doit conclure , et qu'enfin il perd bientôt de
Yue les choses qu'il commençait à entrevoir distinctement,
en passant à son insu d'un sujet à un autre.
Cet inconvénient , particulier à ce chef- d'œuvre de
Descartes ^ devient général , si on considère dans leur en-
semble et qu'on lise sans interruption tous ses ouvrages et
( 305 )
sa correspondance ^ laquelle seule contient un grand nom-
bre de passages qui se rapportent directement aux Médi-
tations et aux Principes de philosophie ^ et dont la plupart
sont d'ailleurs très- propres à expliquer d'autres passages
plus difficiles de ces deux traités.
Dès que j'eus reconnu la cause principale de Tobscurité
et de la confusion de mes idées, il ne me fut pas difficile de
juger que ^ ppur les éclaircir autant qu'il serait possible ,
c'est-à-dire pour comprendre Descartes autant que ma fai-
ble intelligence le permettait^ je n'ayais que trois choses à
faire ^ mais qui toutes trois exigeaient beaucoup d'atten-
tion : la première était de joindre ensemble tout ce qui se
rattachait à une même question ; la seconde , de former au-
tant de sections ou d'articles qu'il y avait d^objets distincts;
et la troisième y de placer tous ces articles de telle manière
qu'aucun d'eux ^ pour être compris ^ n'attendit une expli-
cation ultérieure.
Telles sont les relisons qui m'ont déterminé à former ce
recueil; tel est l'objet que je me suis proposé dans l'exécu-
tion d'un travail d'abord entrepris* pour mon propre usage
et mon instruction particulière^ et qu'ensuite j'ai cru de-
voir mettre au jour, persuadé que je rendrais iiinsi un im-
portant service aux amis des lettres et de la philosophie. Il
sera , je l'espère y aussi agréable qu'utile aux personnes qui
voudront , sans essuyer la fatigue de lire à plusieurs repri-
ses les onze volumes des œuvres de Descartes, avoir au
moins quelque connaissance de ses doctrines. Mais je pense
qu'il sera plus utile encore , qu'il deviendra même indis-
pensablement nécessaire à ceux qui , sans vouloir prendre
la peine de le recommencer, auraient l'intention de faire,
soit une étude sérieuse, soit un examen approfondi , soit la
critique , soit même l'apologie dit cartésianisme;
J'ai partagé ce recueil en deux parties qui sont à peu
près d'égale étendue, et chacune d'elles est divisée en
TOME m. 20
( 306 )
quinze chapitre$9 dont la plupart scmt eux-m^es sous-
divisés en plusieurs paragraphes.
La deuxième partie ne contient cependant que les Mé-
ditations métaphysiques^ avec les objections et les réponses
de l'auteur; encore en air je retranché plusieurs choses
pour les reporter dans la première , où elles se trouTent
plus conyenablement placées ^ comme j'espère le faire yoir
en indiquant séparément le sujet de chaque chapitre.
( 307 )
SECTION PREMIÈRE ,
GOHGERNAirr LA PREltliRE ^AATI£.
ARTICLE I•^
Sur le chapitre premier j intituté :
m LA HiTHODk.
Le Discours de ia méthode^ dont il s'agit ici , est un mor-
ceau achevé aussi spirituel que profond ^ dans lequel des
pi'éceptes utiles très-fadles^à saisir sont encore rendus plus
clairs par des comparaisons ingénieuses y qui elles-mêmes
renferment d'importantes leçons. Mais j'en ai retranché
d'assez longs détails physiologiques , et d'autres choses su-
perflues , ou que Ton retrouvera ailleurs avec plus de dé-
veloppement. Je l'ai ainsi réduit au tiers à peu près.
Trois paragraphes composent ce chapitre. Le premier
contient quelques considérations générales et préliminai^
res : dans le deuxième , Descartes pose des règles fixes pour
la recherche de la vérité et la conduite de la vie : il fait
voir y dans le troisième y comment il a appliqué sa méthode
à la démonstration de l'existence de Dieu y de celle de l'ame
et des choses matérielles; et il donne ainsi le sommaire de
ses Méditations, dont le chapitre suivant, comme on le
Terra tout à l'heure, n'est lui-même qu'un résumé.
Descartes pense que , si les qualités de l'esprit, telles que
rimagination et la mémoire , sont en différente proportion
chez les divers individus , il n'en est pas de même de la rai-
( 308 )
son ou du bon sens , qui se trouye également partagé entre
toQs les hommes y quoiqa'iis n'en fassent pas tous également
un bon usage 5 et qu'ainsi la diversité de leurs opinions ne
vient pas de ce qu'ils sont plus raisonnables les uns que les
autres , mais seulement de ce qu'ils ne conduisent pas leurs
pensées de la même manière , et qu'ils ne considèrent pas
les mênies choses.
Ayant remarqué que les philosophes disputent sur tout;
il apprit de bonne heure à douter de tout^ et fut conduit
par ses propres réflexions y quoique jeune encore y à faire
peu'de cas de la sdence qu'il avait puisée dans les livres et
dans les leçons de ses précepteurs. Il les quitta donc dès
qu'il le put^ pour voyager et lire dans le grand livre du
monde. Il visita des cours et des armées , dans l'intention
de voir des gens de tous les caractères et de toutes les con-
ditions^ et d'interroger chacun sur ses propres affaire^; car
il lui semblait qu^l devait y avoir plus de solidité dans les
raisonnemens de celui qui est éclairé par ses propres inté-
rêts y et puni par l'événement s'il se trompe y que dans ceux
d'un homme de cabinet qui se livre a de vaines spécula-
tions y et peut soutenir impunément les choses les plus ab-
surdes.
Cependant y voyant partout sur les mêmes choses une
grande variété de sentiment y et n'ayant retiré aucun profit
de l'entretient des autres hogimes^ si ce n'est d'avoir appris
à regarder presque comme faux tout ce qui lui paraissait
certain ou vraisemblable y il prit le parti de vivre dans la
retraite y de s'interroger lui-même y et de chercher la vérité
dans son propre fonds.
Or la première idée qu'il trouva fut celle-ci : qu'en gé-
néral un travail exécuté de la main d'un même maître a
plus de perfection et de régularité que celui qui y par suc-
cession de temps ^ a été fait de la main de plusieurs^ sans
être continué sur le même plan ; et qu'il en est ainsi de Té-
( 309 )
difice de la science^ ou pour mieux dire , de la philosophie,
qui s'est formé et accru insensiblement d'un grand nom-
bre d'opinions incohérentes, beaucoup moins yraisembla-
blés que les simples raisonnemens que pourrait faire un
homme de bon sens. En conséquence , il forme le dessein
de renverser jusqu'aux fondemens cet édifice, pour le re-
construire de nouveau , en l'appuyant sur une base si so-
lide que rien ne puisse l'ébranler, et ne reprenant des
anciens matérieux que ceux dont il reconnaîtrait la bonté
et la solidité par l'examen le plus sévère.
Mais , où nous logerons-nous en attendant l'érection de
ce monument? faudra-t-il errer dans le vague, et se dis-
penser de remplir les devoirs de l'homme et du citoyen,
jusqu'à ce que nous ayons appris à distinguer, par la lumière
naturelle , le. vrai d'avec le faux? Non, sans doute , et Des-
cartes se fait un abri, c'est-k-dire une morale provisoire,
qui ne consiste qu'en un petit nombre de maximes excel-
lentes, que chacun peut facilement observer; et il prend
la ferme résolution de les observer lui-même et de ne point
s'en départir.
Quant aux préceptes qu'il se propose de suivre dans l'in-
vestigation de la vérité, ils se réduisent à quatre , savoir :
1^ de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie , qu'il ne
l'eut très-évidemment reconnue pour telle ; 2° de diviser,
autant qu'il serait possible et nécessaire pour la mieux ré-
soudre, chacune des difficultés qu'il aurait à examiner;
3^ de conduire toutes ses pensées par ordre , en commen-
çant par les objets les plus simples, pour s'élever par degrés
jusqu'à la connaissance des plus composés; et 4*^ de s'as-
surer, par des dénombremens parfaits, de n'avoir rien
omis d'essentiel. Il ne perd pas de vue, d'ailleurs, cette
considération importante , que toutes les choses que nous
pouvons connaître forment une chaîne non interrompue ,
comme cette suite de propositions qui composent «m traité
(3X0)
de géo^iétrie^ de faççii qu'il n'en est pus mue qui; vme à
S9 plaçç I ne suppose celks qui précèdent , et ue serve à
l'explication de celles qui suivent.
Voil^ sans doutç un magnifique ik*outispice , et qui pro*
jostet de bien grandes choses. Mais avant d'aller plus loin,
je veux émettre une difficulté | dont je crois trouver la
solution dans ce même discours de Descartes. Comment se
fait-il que ce grand homme , qui jouissait de taqt de re*
pommée au dix-septième sièdq , fut oublié dans le dix-hui-
tième ; et pourquoi Locke ^ qui alors avait pris sa place , et
que Top regardait comme Iç philosophe du bon sens, est-il
aujourd'hui généralement négligé, et méprisé même par
quelques métaphysiciens , qui voudraient à son détriment
l*éhabiliter Descartes 3 comme s'il n'était pas possible de
rendre hommage à Ton sans flétrir ou injuner l'autre?
Serait-ce que ces hommes célèbres , qui tous deux ont dit
de fort bonnes choses , et commis de graves erreurs ^ ont
été envisagés tantôt sous un point de vue et tantôt sous un
autre? Non; c'est tout simplement que les idées ont changé
avec les circonstances, et que (je le dis avec Descartes, à
la honte de Thumanité ) ^ << la. même chose qui nous a plu il
va dix ans^ et qui nous plaira peut-être encore avant dix
ans^ uouç semble maintenant extraragante et ridicule; en
sorte que c^est bien plus la coutume et l'exemple qui nous
persuadent qu'aucuue counaissance certaine* »
4RTICIJE n.
De V^stence de Dieu^ de ceUe de Came et des choses
matérieU^s.
Ce chapitre est tiré presqu'en entier des Principes de la
philosophie. C'est l'abrégé des Méditations, dont il tient ici
la place; et les vérités qu'on y démontre sont, suivant Des-
( 311 )
cartes ^ la base fotidamentate de toute philosophie et de
toute science*
Si Ton veut acquérir des idées exactes et une connais-
sance certaine des choses qui sout l'objet de nos pensées ^ il
faot^ dit'^il y une fois en sa vie y rejeter comme fausses toutes
ses opinions, quelles qu'elles soient, et en premier lieu
Texistence des corps , que nous ne sommes que trop auto-
risés k révoquer ea doute ; ensuite chercher, par les lu-
mières de la seule raison, quelque vérité fotidamentale
dont il ne soit pas possible de douter, et successivement
d'autres vérités qui ne supposent rien qui n'ait été admià
précédemment.
La première chose certaine que je trouve ainsi est que
moi-mèine je sais ou que j'existe, non comme être ma-
tériel, ou en tant que je marche , que je parle-, que je
respire , etc. , mais seulement comme être pensant. Car
d'abord 9 il est certain que je pense, puisque je doute, ou
que j'affirme , ou que je nie , ou que je crois , ou que j'i-
magine , que telle ou telle chose existe , et que tout cela est
ce que nous appelons penser. Or je conçois très-clairement
que la pensée implique nécessairement l'existence , d'où il
suit que j'existe. Et de plus, la pensée suppose un sujet de
la pensée, c'est-à-dire une chose ou une substance qui
pense, et qui est douée de cette faculté de penser, laquelle
ne peut-être que l'attribut d'une substance ; car la lumière
naturelle nous enseigne que le néant ne peut avoir aucun
attribut. Donc je suis une chose ou une substance qui pense,
ou, ce qui revient au même, il y a en moi une substance
douée de cette faculté.
Maintenant, supposé que je pe croie pas seulement avoir
un corps, mais qu'en eSet j'en aie un qui exécute divers
mouvemens comme je l'imagine, quoique cela ne soit pas
encore démontré , la substance qui pense en moi sera-t-elle
la même que celle qui se meut, qui respire, qui digère,
(312)
etc. ? Non assurément ; car tandis que je cloute encore s'il
y a quelque corps au monde, et que même je puis feindre
que je. n'ai aucune idée de l'étendue ou de la matière, je
ne laisse pas de connaître que je pense , c'est-à-dire que je
doute, que je crains, que j'espère, que je conçois, etc. :
et, par conséquent, aucune de ces opérations de Tesprit,
qui toutes supposent la faculté de penser , ne suppose Té-
tendue : et , d'un autre côté , il est évident que toutes les
propriétés des corps, telles que la figure, le mouvement,
etc. , supposent l'étendue , mais qu'aucune d'elles ne sup-
pose la pensée, c'est-à-dire que je les conçois fort bien sans
elle ou séparées d'elle. Or il suffit que je conçoive ime
chose sans une autre, pour que l'une soit en efiët distincte
et indépendante de l'autre. Donc les propriétés des corps
et celles de l'intelligence n'appartiennent pas à un même
sujet, à une même substance. Tel est l'argument par le-
quel Descartes démontré la distinction réelle de l'ame et.
du corps.
Il donne ensuite trois preuves différentes de l'existence
de Dieu, qui toutes sont fondées sur des raisonnemens
d'une incroyable subtilité. La première est tirée de la na-
ture ou de l'essence même de Dieu, c'est-à-dire de l'être
dont on veut prouver l'existence.
L'essence d'une chose est représentée par son idée : or de
ce que nous avons l'idée d'une chose, il ne s'ensuit pas né-
cessairement qu'elle existe hors de nous ou de notre enten-
dement } et ainsi l'essence des choses est distinguée de leur
existence. Mais il n'en est pas de même en Dieu 3 et il est
de son essence d'exister réellement ; comme il est de l'es-
sence d'un triangle, soit que ce triangle existe ou non,
d'avoir trois côtés et trois angles. Car l'idée que nous
avons de Dieu est celle d'un êlre qui possède toutes les
perfections : or c'est une perfection d'exiçter réellement,
et l'être qui existe ainsi et dans l'entendement est plus par-
(813)
fidt qae celui qui n'existe que dans Tentendement seul^ ou
qui n'existe pas réellement. Donc il est de l'essence de Dieu
d'exister réellement ; donc en effet il existe.
La seconde preuve de l'existence de Dieu est tirée de l'i-
dée que nous avons de lui. Elle est fondée sur ce qu'un effet
( et une idée n'est pas autre chose) ne peut pas avoir plus de
perfection que sa cause efficiente. D'où l'on conclut que l'i-
dée d'un être tout parfait ne peut avoir pour cause qu'un
être tout parfait , et qu'ainsi ^ puisqu'une pareille idée se
trouve en nous , il faut qu'il existe un être souverainement
parfait ^ c'est-à-dire un Dieu y qui seul peut être la cause
de cette idée.
Enfin la troisième preuve est tirée de notre existence
propre. Ici Descartes ^ envisageant la substance même de
i'ame comme un effet, se demande quelle en est la cause ^
et il prouve que cette cause ne peut être que Dieu ; d'au-
tant que la conservation de notre être ne dépend ni de
nous 9 ni d'aucune autre chose, et que le pouvoir de nous
conserver n'appartient qu'à celui qui nous a créés : car la
conservation ne diffère point en effet de la création, ce qu'il
démontre en disant que les parties du temps sont indépen-
dantes les unes des autres , et qu'ainsi il ne s'ensuit pas , de
ce qu'une chose existe actuellement , quelle doive encore
exister l'instant d'après ; d'où il conclut qu'elle n'existerait .
pas en eflèt si elle n'était créée de nouveau : en sorte que
rien n'existe réellement que par une création continuée.
Descartes rejette l'argument des causes finales pour
prouver l'existence de Dieu, sous prétexte que nous ne
pouvons pas pénétrer ses desseins , et que les phénomènes
doivent être expliqués par les causes efficientes, ce que per-
sonne ne lui contestera. Mais , sans chercher à connaître
le but que Dieu s'est proposé dans la création de l'univers,
après avoir expliqué les phénomènes par les causes physi-
ques et immédiates, ne peut-on pas déduire de l'observa-
(314)
tion des phénomènes les causes finales , et en oondnre que
les causes physiques sont elies-mémes dépendantes d'une
cau$e douée d'intention et de volonté ^ en sorte que l'uni*
Ters est Fouvrage d'un être intelligent?
Quant à sa démonstration de l'existence des corps ^ elle
est fondée^ premièrement^ sur ce que y nos sensations étant
indépendantes de notre volonté, leurs caus^ efficientes
sont nécessairement hors de nous; et, en second hea, sur
ce que, Dieu n'étant point trompeur^ il n'est pas possible
que ces causes productrices de nos sensations soient autre
chose que 1^ corps eux-mêmes.
Il est à remarquer que nous ayons admis plusieurs choses
comme vraies, sans lès avoir démontrées à la rigueur,
mais seulement d'après la seule lumière naturelle, .ou parce
que nous concevions très-clairement et très*distinctement
qu'elles étaient telles , comme lorsque nous avons dit que
l'homme existe de cela seul qu'il pense. Il j a plus, c'est
que toute la certitude de nos démonstrations n'a pas elle^
même 4'autre fondement que cette supposition, savoir,
que tout ce que nous concevons très-dairement et très*
distinctement comme vrai, l'est en efièt. Et ainsi nous som-
mes bien forcés de faire de cette supposition un principe ,
puisqu'il est in^possiblcide remonter plus haut«
Nous regardons aussi comme très^certaines , et nous ph^
çons parmi les vérités que nous avons découvertes ou con<-
firmées , les conclusions de tous les raisonnemens que nous
avons faits en partant de ces principes appelés axiomes,
quoique nous ne nous rappelions pas actuellement toute la
suite des propositions ou des syllogismes , c'est-à-dire des
prémisses et des conséquences , qui nous ont conduits d'un
premier axiome ou d'un fait primitif à ces conclusions. Tou*
tefois nous pourrions supposer qu'en cela nous sommescon-
tinuellement déçus, si nous ne savions pas que Dieu existe,
et si nou9 ne nous souvenions qu'il n'est point trompeur.
(315)
Tel est l'objet des cinq paragraphes dont ce chapitre se
compose. J'aurai Tociçasîon d'y revenir, puisque, comme
je Fai déjà dit, la deuxième partie de cet ouvrage tout en^
tière n'en est que le déyeloppement; et nous verrons alors
ce qu'on a objecté à Pescartes contre ses démonstrations
de l'existence'de Dieu et de Timmatérialité de l'ame.
ARTICLE m.
De ia vérité et de là certitude.
L'auteur distingue, avec raison, la certitude morale de
la certitude métaphysique. Car la première ne s'appuie que
sur un nombre suffisant de probabilités \ et c'est ainsi , par
exemple, que nous regardons comme très-certaine l'exi-
stence de Mahomet, quoiqu'il ne fût pas absolument im-
possible que tout ce que l'histoire rapporte de lui, et que
son existence même ne fut qu'une fable : tandis que l'autre
est fondée sur des démonstrations rigoureuses, ou bien sur
des axiomes ou des principes évidens par eux-mêmes. Des*-
cartes croit que toutes ses positions de physique , parfaite-
ment liées entre elles, portent également le caractère de
ces deux sortes de certitude : mais, nous devons le dire,
les savans de nos jours, du moins quelques-uns d'entre eux,
considèrent son système du monde et toutes ses hypothèses
physiques comme un amas d'absurdités incohérentes,
Jjeibnit;^, qui se déclara pour Descartes contre Newton,
dit que c'est un malheur des hommes de se dégoûter enfin
de la raison même et de s'ennuyer de la lumière , ce qui
est très-vrai : reste à savoir s'il a fait de cette réflexion ju-
dicieuse une bien juste application. «
La notion du vrai est si simple et si claire, qu'il n'est ni
besoin^ ni en quelque manière possible de la définir. Nous
n'avons qu'un moyen pour connaître la vérité ; c'est la
(816)
lumière naturelle^ ou cet instinct purement intellectuel qui
nous oblige à croire qu'une chose est vraie dès que nous
la concevons clairement et distinctement comme telle :
instinct fort différent de celui que la nature nous a donné
pour notre propre conservation ^ et qu'on ne doit pas tou-
jours suivre dans la recherche de la vérité. Il ne suffit pas
d'ailleurs d'être éclairé par cette lumière naturelle ; il faut
en faire un bon usage ^ et nous assurer par la réflexion si
en efiet nous concevons clairement et distinctement ce que
nous croyons connaître de cette manière.
ARTICLE IV.
De$ erreurs de jugement.
Ce chapitre comprend deux articles sur le même sujet.
Le premier est tiré des Principes de {a philosophie, le
deuxième^ àe^ Méditations métaphysiques. Dans l'un et dans
l'autre^ Descartes fait voir que Dieu n'est point la cause de
nos erreurs; qu'on ne peut pas conclure qu'il nous trompe
de ce que nos j ugemens sont quelquefois fautifs ; et que y
d'ailleurs^ il dépend de nous de ne jamais faillir.
Ce ne serait pas sans raison que Dieu serait tenu pour
trompeur^ si ce qui est vrai pour nous ne l'était pas en soi
ou par rapport à lui ; par exemple^ s'il n'était pas vrai dans
la réalité 9 quoiqu'à notre égard il soit très-certain^ que
trois fois neuf font vingt-sept. Mais il serait tout-à-fait
déraisonnable de soutenir que Dieu nous trompe^ de ce
qu'il peut arriver que tel homme ^ par un faux calcul pro-
venant d'un manque d'attention^ trouve^ par exemple^ et
croie pour un moment^ que trois fois neuf font vingt-huit.
Si l'on pouvait dire que Dieu est la cause de nos erreurs^
ce serait tout au plus en ce sens^ qu'il aurait pu^ et qu'il
( 317 )
n'a pas voulu nous rendre tout parfaits y ou du moins nous
donner une faculté qui nous empêchât nécessairement de
juger des choses que nous n'entendons pas bien : car^ lors-
que nous nous méprenons^ ce n'est point par une faculté
positive^ mais seulement parce qu'il nous manque quelque
perfection 3 ce qui n'est à son égard qu'une négation^ quoi-
que par rapport à nous ce soit une privation ou un défaut.
Mais malgré ce défaut de nature ou cette imperfection y
il dépend pourtant de nous de ne point faillir^ puisqu'il
suffit pour cela de nous abstenir de juger de ce que nous
ne connaissons pas parfaitement : car la cause de nos er-
reurs consiste en ce que nous voulons juger des choses que
nous croyons entendre ^ avant de nous être assurés par la
réflexion si^ en effet ^ nous les concevons bien clairement
et bien distinctement.
Tout cela est fort clair^ et paraît au fond assez généra*
lement vrai. Mais Descartes a donné à sa pensée une forme
métaphysique qui; en la rendant un peu louche , a fait
naître plusieurs objections. Il prétend que notre volonté ^
ou la liberté de notre franc-arbitre ^ ce qui est pour lui la
même chose ^ est en quelque manière infinie ^ au lieu que
notre entendement est très-borné , et que c'est uniquement
parce que l'une de ces facultés est plus étendue que l'autre^
que nous nous trompons ; ce qui n'arriverait pas si nous
retenions notre volonté dans les limites de notre entende-
ment , ou si ces facultés avaient une égale étendue.
Si la liberté n'est que relative , comme je le crois ^ il me
semble ^ au contraire , que plus l'homme est libre (c'est-à-
dire selon moi; plus il est maître de sa pensée ; ou capable
de réflexion); moins il est sujet à faillir 3 et qu'ainsi la vé-
ritable cause de nos erreurs consiste en ce que notre vo-
lonté manque d'énergie ou d'intensité pour résister^ si l'on
peut ainsi dire, à ce que notre entendement nous persuade.
Je pense aussi qu'on ne peut pas dire du libre - arbitre
( 318 )
comme de l'entendement.^ qu^îl est plus pu moind étendu;
ou que, ii l'on reut se servir de ce terme pour exprimer
son intensité, il faut Considérer l'étendue de la volonté et
celle de l'entendement, comme des quantités incommen-
surables, qui n^ont point de mesure commune, même
comme des choses de nature différente, telles que l'espace
et le temps, ou telles encore que deux voix dont l'étendue
consisterait, pour Tune, en ce qu'elle pourrait prendre
tous les degrés de douceur et de force , et pour l'autre , en
ce qu'elle pourrait chanter dans tous les tohs, depuis le
plus grave jusqu'au plus aigu; en sorte qu'il ne serait pas
possible de comparer ces deux sortes d'étendue ou de gran-
deur l'une avec l'autre.
Si donc on ne veut pas que Déscartes se soit trompé , il
faut conclure de ces observations, comme il est de fait,
quoique j'aie feint le contraire , qu^il n'a pas pris le mot
d'étendue dans le même sens que celui de force ou d'in-
tensité, mais plutôt dans un sens diamétralement opposé :
il faut admettre aussi , contre mon opinion , que cette force
de volonté est la même chez tous les hommes , qu'ils sont
tous également capables de réflexion , et qu'ils ont un pou-
voir égal pour retenir leur volonté dans les limites de leur
entendement, ce qui suppose qu'ils peuvent connaître ces
limites, d'est-à-dire qu'ils sont toujours capables de dis*
Cerner si en effet ils conçoivent distinctement led choses
qu'ils croient bien entendre : en sorte que s'ils se trom-
pent , c'est uniq%iement parce qu'ils ne veulent pas se donner
la peine de réfléchir. Quoi qu'il en soit, voyons^ s'il est
possible , quelle est précisément la signiâcation qu'il attu-*
che à ces mots , V étendue de la volonté ou du Uhre-arbUre.
Lorsque l'esprit aperçoit , ou croit apercevoir certain
rapport de convenance ou de disconvenance entre deux
ou plusieurs choses ; que ce rapport soit vrai ou faux , qu'il
existe réellement , ou seulement en apparence ; nous
(319)
sommes toujours Uires d'y donner notre consentemëat ,
c'est-à-dire d'affirmer qu'il existe; affirmation qui consti-
tue la forme du jugement. Nous avons donc, en ce sens ,
le pouvoir de juger des choses môme que nous n'enten-
dons pas, ou que nous ne connaissons pas parfaitement;
et ainsi la volonté ou la liberté s'étend plus loin , ou a plus
d'étendue que l'entendement , quoiqu'elle s'applique aux.
mêmes objets.
Mais, si nous avons la faculté ou le pouvoir de nous
tromper, en accordant notre consentement aux choses que
nous croyons entendre, mais qu'eu effet nous né conce-
vons pas distinctement, nous sommes également libres de
nous abstenir d'en juger, et conséquemment de ne point
faillir. .
ARTICLE V.
Du l\bre^arbitre.
Voici > en peu de mots y ce i\ùB pense Descartes sur la
volonté ou la liberté de l'homme.
Être libre, c'est pou voir indifïeremment affirmer ou mec
une même chose ; suivre un parti ou le parti contraire ,
même quand on se trouve porté par de bonnes raisons à
choisir de préférence l'un plutôt que Tautre.
Il ne faut pas confondra , dit-il , cette faculté positive de
pouvoir indifféremment se déterminer pour le vrai ou le
faui^, pour le bien ou le mal, avec l'état d'incertitude où
l'on se trouve lorsque , bakncé par l'égalité ou la nullité
des motifs, on est soi-même indifférent au parti que l'on
prendra; indififêrence qui cesse d'ailleurs dès que notre dé-
termination est prise.
Cet état d'équilibre, qu'on nomme liberté d'indifférence^
est, selon lui, le plus bas ou le moindre degré de liberté j
( 320 )
tandis qu'aa contraire nous agissons d'autant plus libre*
ment, ou, ce qui est la même chose, nous nous détermi-
nons d'autant plus facilement et plus volontairement à
suivre un parti, qu'un plus grand nombre de motifs, ou
que des raisons plus puissantes nous y engagent ; pourvu
que, parmi ces raisons, il n y entait point d'extérieures ou
d'étrangères à notre propre pensée, et qu'elles prennent
toutes leur source dans l'entendement même.
Cela n'empêche pas qu'en Dieu, qui agit toujours aussi
librement que possible , et dont Tentendement est d'ail-
leurs infini , il n'y ait qu'une liberté d'indifférence ; car, à
ses yeux, tout est égal, et il ne se détermine pas pour ce
qui est bon ou ce qui est vrai : mais une chose est vraie ,
ou elle est bonne, de cela même qull Ta voulue, ou qu'il
l'a choisie.
Quoique l'homme soit libre dans ses actions et dans ses
pensées, il n'en demeure pas moins sous la dépendance de
l'être de qui tout dépend. Mais comment des choses, en
apparence si contradictoires, peu vent- elles se concilier?
Descartes cherche à l'expliquer par une comparaison ; mais
il avoue d'ailleurs, et nous dirons avec lui, que cela est
incompréhensible de sa nature.
ARTICLE VI,
Des erreurs de sentiment.
En tant que l'homme est composé de corps et d'ame, il
est souvent trompé par sa propre nature : c'est ainsi qu'il
a des goûts et des penchans qui , s'il les suivait, pourraient
nuire beaucoup à sa santé et à son bonheur; c'est ainsi
qu'étant malade, il désire quelquefois avec ardeur des ali-
mensqui lui sont contraires. Mais il ne peut pas dire, pour
cela, que Dieu le trompe, puisque, ayant im libre arbi*
( 321 )
tre qui luî permet de suspendre ses actions comme ses ju-
gemens , et une raison qui Téclaire et qu'il peut suivre^ il
n'a qu'à réfléchir et à Yonloir pour éviter le danger qui
menace son corps, aussi bien que l'erreur qui cherche à
s'emparer de son esprit.
Tel est le sujet de ce chapitre; sujet qui termine la
sixième Méditation métaphysique , et couronne le plus bel
œuvre de Descartes. Il est aisé de voir que ce chapitre et
les deux précédens n'étaient aucunement nécessaires à la
démonstration de l'existence de Dieu, de Tame humaine
et des choses matérielles ; démonstration qui fait l'objet
des six Méditations et de la seconde partie de cet ouvrage.
ARTICLE VIL
Des préjugés.
Encore enfant , déjà l'homme juge et raisonne ; mais
c'est, pour ainsi dire, à son insu et sans réflexion. Il juge
sans pouvoir encore fixer son esprit sur aucun objet; il
raisonne avant d'avoir appris à considérer les choses par
l'entendement seul , et à se défier des sens et de l'imagina-
tion qui peuvent aisément le séduire. De là une foule de
préjugés ou de jugemens téméraires, qui sont faux pour la
plupart, mais que nous ne croyons point tels, et qu'insen-
siblement nous nous accoutumons à prendre pour des vé-
rités incontestables : tellement que , si par hasard ils sont
vrais, nous ne saurions véritablement dire pourquoi, puis-
que nous n'en avons aucune science certaine ; et s'ib ne le
sont pas , il est presque impossible que nous nous en aper-
cevions jamais ; car ib ne portent en eux aucune marque
qui puisse nous les faire distinguer de ceux qui se trouvent
être vrais. Il est même des erreurs qui ont tellement le ca-
ractère, ou du moins l'apparence de la. vérité, qu'il n'est
TOME m. 21
( 322 )
pa$ un seul bouuae qui ne la$ ait d'abord adoptées ^ et ipe^
par cette raison^ la plupart; sans jamais les reconnaître
po^r ce qu'elles sont, les coixsiidèrent comme des notions
communes.
Outre les obseryations mexactes que nous avons faites à
la hâte j et les jugeknens irréfléchis que nous formons nous-
mêmes, nous accueillons, encore, sans exanien, beaucoup
de propositions fautes quWnous présente comme des
vérités démontrées : souvent aussi nous n'en retenons que
les mots sans j attacher aucun ^ens précis^ ou nous pre-
nons ces mots dans une signification toute différente de
celle qu'on leur a donnée. Mais le plus grave de tous les
inconvénienS; c'est que l'usage dans lequel nous sommes
de ne rien voir qu'à travers l'imagination et les sens, fait
que nous attachons , malgré nous, les idées d'étendue, de
fîg9re, de matière, à des choses qui sont purement intelli-
gibles et nullement imaginables.
. Enfin , parvenus à un 4ge où nous sommes bien capa-
bles de réfléchir et de raisonner, mais ipabus de préjugés de
toute e3,pèce, il arrive d'ordinaire que nous persévérons
dans l'erreur, tant par la force de l'habitude que par une
certaine paresse d'esprit qui nous est naturelle. Car, pour
connaître la vérité , il faut deu% cboses qui semblent fort
difficiles à ceuK qui , k proprement parler, n'ont poipt en-
coi^e fiait usage de leurs facultés intellectuelles : il faut sup-
poser incertain ce qu'ils avaient coutume de regarder
comme indubitable j il faut prendre la pejne de méditer,
ce que. jusqu'alors ils n'avaient point fait*
ÂATICLE Ym.
«
Des notions simples q%d composent nos pensées.
Pour que nous puissions plus aisénoent nous délivrer de
( 323 )
nos préjugés, Descartes se propose de faire connaître, dans
ce chapitre , les notions simples dont se composent nos
pensées.
Tout ce qui fait Tobjet de nos méditations peut être
partagé en deux classes. La première comprend les choses
qui existent indépendamment de notre pensée, comme lei
substances, soit intelligentes, soit matérielles, et les pro-
priétés ou les attributs de ces substances , au nombre des*
quels on peut mettre la durée , l'ordre et le nombre. Il
faudrait peut-être ajouter à toutes ces choses les phénomè-
nes; mais Descartes les range parmi les propriétés, dont
il ne croit pas devoir les distinguer. Ces phénomènes peu-
vent être attribués, ou à l'ame seule, comme, par exem-
ple. Faction de réfléchir et la conception de quelque idée;
ou au corps seul, comme le choc mécanique; ou bien à
l'union du corps et de Tame, comme nos sensations, nos
appétits , nos sentimens et nos passions.
La deuxième classe renferme toutes les vérités éternelles
ou notions communes, lesquelles n'ont aucune existence
hors de notre entendement. Ces vérités ne sont pas de sim--
ples idées de rapport qui résultent de la comparaison
d'autres idées, ce sont des jugemens^ des propositions tout
entières, par lesquelles on affirme ou on nie certains rap-
ports de convenance ou de disconvenance plus ou moins
compliqués et généralisés ; comme , par exemple y qu'on ne
saurait faire quelque chose de rien.
Selon moi , ces jugemens ou ces vérités , en tant que nous
y pensons ou que nous les concevons actuellement , sont
des phénomènes intellectuels , qui ont leur cause condi-
tionnelle dans l'entendement ou telle autre propriété de
Tame , et leur cause efficiente dans les rapports qui exis-
tent entre les choses qui ont quelque réaUté; rapports qui
agissent sur rinteltigence qui les aperçoit , comme les ob-
jets extérieurs agissent sur les sens; en sorte que tout ce
( 324 )
qui est ou existe se réduit à des substances^ des propriétés
et des phénomènes 9 et que tout ce qui n'est pas directement
l'une ou l'autre de ces choses^ n'est rien qu'un rapport
entres quelques-unes d'entre elles : d'où il suit que toute
yérité n'est hors de nous qu'une relation ^ et en nous qu'un
phénomène. .
Ce chapitre est divisé en six paragraphes^ dont le pre-
mier contient le sommaire des cinq autres. Le deuxième
traite plus particulièrement de la substance en général ;
mais , comme il ne m'a pas été possible d'y réunir tout ce
que Descartes a écrit sur cette matière , j'y suppléerai en
faisant ce rapprochement à la suite de cet article. L'auteur
nous apprend ^ dans le troisième , ce qui constitue la durée,
l'ordre et le nombre, et ce que l'on doit entendre par at-
tributs, modes et qualités, que l'on comprend ordinaire-
ment sous la dénomination commune de propriétés. Il parle
aussi, dans ce même paragraphe, des idées générales, les-
quelles résultent de la comparaison de plusieurs choses
considérées sous un même rapport, ou en ce qu'elles ont
de commun. Le quatrième a pour objet de faire connaître
qu'il y a trois sortes de distinction ; Vupe réelle , une autre
modale, et une troisième qu'on peut appeler rationnelle.
La distinction réelle consiste en ce que deux substances ,
même quand elles seraient unies de manière à n'en former
qu'une seulç , peuvent réellement subsister Tune sans l'au-
tre. La distinction modale est de deux sortes : l'une existe
entre deux différens modes , ou deux propriétés acciden-
telles d'une même substance 3 l'autre se trouve entre la
substance même et ses propriétés accidentelles. Enfin, la
distinction de raison est celle qui se fait par la pensée , lors-
que nous considérons séparément la substance et certains
attributs sans lesquels elle ne saurait subsister, ou. l'un de
ces derniers et quelque propriété qui en dérive nécessai-
rement, comme l'étendue et la divisibilité. Dans le dn-
( 325 )
quième paragraphe^ Descartes parle de 1 étendue et de la
pensée envisagées sous ce point de Tue ^ qu'elles sont les
propriétés essentielles qui constituent la nature des sub-
stances corporelle et intelligente. Enfin ^ dans le sixième^
il prouve qu'il n'y a rien dans les objets extérieurs qui res-
semble aux diverses sensations qu'ils produisent sur nous^
et par lesquelles ils manifestent leur existence : il fait voir
que nous concevons très-clairement et très-distinctement
qu'il y a des corps dont les parties sont étendues , figurées^
divisibles^ mobiles; mais que nous ne disons rien que noas
concevions distinctement ^ quand nous disons qu'un corps
est chaud où froid ^ doux ou amer^ blanc ou coloré^ quoi-
que nous connaissions très-clairement que nous éprouvons
les sensations connues sous ces différens noms.
Voici les différens passages où il parle de la substance.
Après avoir démontré qu'aucune des qualités qui sont par-
ticulières et appartiennent en propre à la cire ne peut être
saisie ; ni par les sens ni par l'imagination , mais seulement
par la pensée :
«Qu'est-ce maintenant^ dit-il^ que cette extension?
n'est-elle pas aussi inconnue ? car elle devient plus grande
quand la cire fond ;, plus grande quand elle bout^ etc. Il
faut donc demeui;er d'accord que je ne saurais pas même
comprendre , par l'imagination ^ ce «que c'est que ce mor-
ceau de cire^ et qu'il n'y a que mon entendement seul qui
le comprenne (i). » — « C'est une chose qui m'est à pré-
(i) On De eomprend rien par Timagination , pas plus que par la vue ou par
Touïe : mais rimagination se représente très*clairement un morceau de cire qui
augmente de yolume, soit que cette augmentation soit réelle, comme il le suppose
ici, ou qu'elle ne soit qu'apparente , comme il le dit un peu plus bas ; tandis qu'il
nous serait impossible de comprendre , ou de concevoir clairement et distincte-
ment cette augmentation de volume, si elle e'tait réelle, comme il l'avoue lui-même
quelque part.
\
( 326 )
sent manifeste , que les corps même ne sont pas propre-
ment connus par les sens ou par la faculté d'imaginer^ mais
par le seul entendement ^ et qu'ils ne sont pas connus de
ce qu'ils sont tus ou touchés , mais seulement de ce qu ik
sont entendus , ou bien compris par la pensée. » — <( Si
vous TOUS souvenez de ce qui a été dit de la cire y vous
saurez que les corps ne sont pas proprement connus par les
sens y mais par le seul entendement. »
tt Si quelques-uns confondent 1 idée de la substance avec
la chose étendue, cela vient du préjugé où ils sont^ que
tout ce qui existe ou est intelligible ^ et en même temps
imaginable.
(( L'ame ne se conçoit que par l'entendement pur; le
corps y c'est-à-dire l'extension , les figures et les mouve-
mens se peuvent aussi connaître par Tentendement seul,
mais beaucoup mieux par l'entendement aidé de l'imagi-
nation. »
tt La nature du corps consiste en cela seul qu'il est une
substance qui a de l'extension. » — a Un corps condensé ne
laisse pas d'avoir tout autant d'extension que lorsque ses
parties , étant éloignées les unes des autres ^ embrassaient
un plus grand espace. » — « Il y en a qui ont subtilisé
jusqu'à vouloir distinguer la substance d'un corps d'avec
sa propre grandeur. » — « Mais la grandeur ne diffère de
ce qui est grand que par notre pensée. » — « Lorsqu'ils
distinguent la substance corporelle ou matérielle d'avec
l'extension et la grandeur y ou ils n'entendent rien par le
mot de substance corporelle , ou ils forment seulement eo
leur esprit une idée confuse de la substance immatérielle j
qu'ils attribuent faussement à la substance corporelle > et
laissent à Textension la véritable idée de cette substance
corporelle^ laquelle extension ils nomment un accident;
mais si improprement qu'il est aisé de connaître que leurs
paroles n'ont point de rapport avec leurs pensées. »
( 327 )
K Toate chose dans laquelle réside immédiatement comme
dans un sujet, ou par laquelle existe quelque chose que
nous apercevons, c'est-à-dire quelque propriété, qualité
ou Attribut dont nous avons en nous une réelle idée, s'ap^^
pelle substance,. Car nous n'avons point d'autre idée de la
substance précisément prise, sinon qu'elle est une chose
dans laquelle existe cette propriété ou qualité que nous
apercevons , d'autant que la lumière naturelle nous enseigne
que le néant ne peut avoir aucun attribut qui soit réel. »
— « Nous ne connaissons point les substances immédiate-
ment par elles-mêmes ; mais , de ce que nous apercevons
quelques formes ou attributs qui doivent être attachés à
qudqne chose pour exister, nous appelons du nom de
substance cette chose à laquelle ils sont attachés. » — « Que
si après cela nous voulions dépouiller cette même sub-
stance de tous ses attributs qui nous la font connaître,
nous détruirions tonte la connaissance que nous en avons,
et ainsi nous poumons bien, à la vérité, dire quelque
chose delà substance , mais tout ce que nous en dirions ne
consisterait qu'en paroles , desquelles nous ne concevrions
pas clairement et distinctement la signification. »
« Le nom de substance n'est pas univoqae au regard de
Dieu et des créatures , c'est-à-dire qu'il n'y a aucune signi-
fication de ce i»iOt que nous concevions distinctement , la-
quelle convienne en même sens à lui et à elles : mais la
notion que nous avons de la substance créée , se rapporte
en même façoo à toutes , c'est-à-dire à celles qui sont im-
matérielles comme à celles qui sont matérielles ou corpo-
relles : car, pour entendre que ce sont des substances, il
faut seulement que nous apercevions qu'elles peuvent exi-
ster sans l'aide d aucune chose créée. Mais, lorsqu'il est
question de savoir si quelqu'une de ces substances existe
véritablement, il faut qu'elle ait quelque attribut que nous
puissions remarquer. ))
( 328 )
a Encore que tout attribut soit suffisant pour faire con-
naître la substance^ à cause que le néant ne peut avcÂr
aucun attribut ^ ni propriété ou qualité) il y en a toutefois
un en chacune y qui constitue sa nature et son essence , et
de qui tous les autres dépendent : à savoir^ l'étendue en
longueur , largeur et profondeur constitue la nature de la
substance corporelle , et la pensée constitue la nature delà
substance qui pense. »
f( Nous pouvons considérer la pensée et l'étendue comme
les choses principales qui constituent la nature de la sub-
stance intelligente et corporelle ; et alors nous né deyons
point les concevoir autrement que comme la substance
même qui pense et qui est étendue , c'est-à-dire comme
Famé et le corps ; car ilous les connaissons en cette sorte
très-çlairement et très-distinctement. Il est même plus aisé
de connaître une substance qui pense ou une substance
étendue ^ que la substance toute seule ^ laissant à part si elle
pense ou si elle est étendue; parce qu'il y a quelque difficulté à
séparer la notion que nous avons de la substance, de celle que
nous avons de la pensée et de l'étendue : car elles ne diffè-
rent de la substance que par cela seul que nous considérons
quelquefois la pensée ou l'étendue sans faire réflexion sor
la chose même qui pense ou qui est étendue. »
<c J'ai considéré la pensée comme le principal attribut de
la substance incorporelle ^ et l'étendue comme le principal
attribut de la substance corporelle ; mais je n'ai pas dit que
ces attributs étaient en ces substances comme en des sujets
difTérens d'eux. »
« Nous pouvons considérer aussi la pensée et l'étendae
comme des modes pu des façons diffîrentes qui se trouvent
en la substance; c'est-à-dire que, lorsque nous considérons
qu'une même ame peut avoir plusieurs diverses pensées^ et
qu'un même corps ^ avec sa même grandeur^ peut être
étendu en plusieurs façons; et que nous ne distinguons. la
( 329 )
pensée et l'étendue dé ce qui pense et de ce qui est étendu,
que comme les dépendances d'une chose de la chose même
dont elles dépendent y nous les connaissons aussi clairement
et aussi distinctement que leurs substances, pourvu que
nous ne pensions point qu'elles subsistent d'elles-mêmes ,
mais qu'elles sont seulement des façons ou des dépendances
de quelques substances : car, quand nous les considérons
comme les propriétés des substances dont elles dépendent,
nous les distinguons aisément de ces substances , et les pre-
nons pour telles qu'elles sont véritablement j au lieu que ,
si nous, voulions les considérer sans substance , cela pour-
rait être cause que nous les prendrions pour des choses
qui subsistent d'elles-mêmes 3 en sorte que nous confon-
drions l'idée que nous devons avoir de la substance avec
celle que nous devons avoir de ses propriétés. ».
Je désire que ces divers passages , en fixant l'opinion du
lecteur, puissent le satisfaire, etqu'il n'y trouve rien de con-
tradictoire ou de louche. Pour moi, il me semble seule-
ment que l'auteur incline à penser que la substance et les
propriétés essentielles qui en constituent la nature, sont des
choses distinctes, quoiqu'il dise en quelque façon le con-
traire : tandis que, selon mon sentiment, ces choses ne
diffèrent absolument que de nom.
ARTICLE IX.
De l'activité et de (a passivité de Vame, de ses propriétés et de
ses phénomènes.
L'ame peut être envisagée tout à la fois comme active
et comme passive. Elle est active en tant qu'elle agit par
elle-même^ ou qu'elle veut, et elle agit volontairement, ou
( S30 )
par elle-même 9 lorsqu'elle est afttentive^ qa'tfllé réfléchit,
qu'elle affirme, qu'elle nie^ etc. Elle' est passive en tant
qu'elle a des perceptions, c'est*à-clire qu'elie sent, quelle
imagine, qu'elle conçoit, en un mot qu'elle a des senti-
mens et des idées de quelque nature qu'elles puissent être.
Il y a donc deux classes de phénomènes intellectuels bien
distincts. Les uns sont des modifications de t'ame que Ton
suppose n'avoir pas d autre cause efficiente que l'ame elle-
même ; ce sont des actions libres et volontaires : les autres,
connus généralement sous le nom de sentimens et d'idées,
sont des modifications qu'Ole subit par la présence et Tac-
tion, si l'on peut ainsi dire, soit des objets extérieurs phy-
siques et moraux ou des rapports qu'ils ont entre eux,
soit des idées déjà acquises ou des rapports qui existent
entre elles.
On peut inférer de là que l'ame a aussi deux genres de
propriétés ; les unes actives , et on les nomme plus spécia-
lement facultés ou puissances } les autres passives , en vertu
desquelles elle a des sentimens, des idées, des souvenirs,
des notions, des connaissances de toute espèce. Or il sem-
ble que, dans le système même de Descartes , toutes ces
propriétés pourraient être comprises, les premières sous
la dénomination de volonté^ et les autres sous le nom d'en-
tefidementj pris dans le sens passif. Cependant Descartes, à
propos d'un auteur qu'il critique , s'exprime ainsi : a J'ai
» dit que les propriétés de' l'ame se rapportent toutes à
» deux principales, saycHr, à la perception de l'entende-
» ment, et à la déteitnination de la volonté : mais l'auteur
» les appelle d'un nom fort impropre, Vehtendement etlsi
» volonté. » Pour voir disparaître cette contradiction ap-
parente, il faut faire attention que Descartes ne distingue
point en général la propriété du phénomène; et qu'il re-
garde toute propriété intellectuelle , toute faculté , comme
une simple possibilité, qui n'a rien de réel ou de positif
( 331 )
séparée des actions que Tame exerce et des idées qa'elle
conçoit y c'est-à-dire des phénomènes qui se passent ac-*
tuellement en elle^ et par lesquels ses propriétés se mani-
festent.
Dans un deuxième paragraphe^ il traite plus particuliè-
rement des perceptions qui se communiquent au cerveau
ou à l'ame par lentremise des nerfs. Ces perceptions sont
de trois espèces : nous rapportons les unes à des objets ex.*
térieurs , comme la lumière, les saveurs, le son^ d'autres
à notre corps, comme la faim^ la soif, la douleur} et les
troisièmes^ à Tame elle-même , comme la joie, la colère ^ etc«
Ces diverses perceptions peuvent aussi être causées^ dit-il^
par unf certain mouvement des esprits animaux, comme
il arrive chez les personnes qui songent en dormant^ ou
qui ont l'imagination fortement exaltée. Les perceptions
qu'on rapporte à Tame sont celles auxquelles on donne le
plus communément le nom de passions et d'émotions : et
quant au mot de perception , que Ton prend ici dans un
sens très-étendu, il est plus ordinairement et plus parti*-
culièrement réservé pour désigner des idées claires et des
connaissances évidentes.
Descartes reconnaît deux sortes de mémoires : Tune est
purement intellectuelle^ et l'homme seul en est doué; l'au*
tre est , si Ton peut ainsi dire , matérielle ^ puisque non
seulement le cerveau, mais toutes les autres parties du
corps y contribuent : c'est ainsi , par exemple , qu'un mu-
sicien a une partie de sa mémoire dans les doigts , et un
danseur dans les j ambes .
Il traite ensuite des idées, et plus particulièrement des
idées innées. Il nomme idée tout ce qui est dans notre es-
prit lorsque nous concevons une chose ^ de quelque ma-
nière que nous la concevions. Tout ce que nous concevons
sans image est une idée du pur esprit , et tout ce que nous
concevons avec image en est une de Timagination, Il dis*
( 332 )
tingue ainsi rimagination de la conception pure. Au reste ^
toute idée est une modification de Pâme ^ et il n y a pas
d'autre différence entre Tame et ses idées ^ qu'entre un
morceau de cire et les formes diverses qu'il peut recevoir.
Il dit aussi (chap. xi^ ii^ partie) qu'il entend par idée la
forme de toute perception^ et nous ayons tu que, sous
cette dénomination de perception ^ il comprend tout ce que
l'esprit conçoit et tout ce que Tame sent.
Il donne ainsi au mot idée un sens très-précis , quoique
d'ailleurs assez étendu. On peut donc s'étonner qu'il n'ait
pas voulu distinguer les idées , ou plus généralement les
phénomènes de Tame^ de leurs causes conditionnelles^
c'est-à-dire des propriétés passives en vertu desquelles elle
sent et elle conçoit lorsque des causes efficientes agissent
sur elle. Aussi ^ quoiqu'il prétende que beaucoup d'idées^
et entre autres les notions simples et primitives dont se
composent nos pensées ^ se trouvent naturellement en
nous^ on peut demander si en eflet il admet des idées in-
nées. Voici comme il s'exprime d'abord dans ses Médita-
tions : (( Entre mes idées ^ les unes me semblent être nées
avec moi ^ les autres ^ étrangères et venir du dehors. Car^
que j'aie la faculté de concevoir ce que c'est qu'on nomme
en général une chose, ou une vérité, ou une pensée, il me
semble que je ne tiens point cela d'ailleurs que de ma na-
ture propre; mais, si j'entends quelque bruit, si je vois le
soleil, si je sens de la chaleur, jusqu'à cette heure j'ai jugé
que ces sentimens procédaient de quelques choses qui exis-
tent hors de moi. » Descartes a raison \ mais il faut faire
attention que tout ce qu'il dit des idées innées ne se rap-
porte point aux idées elles-mêmes , mais seulement à leurs
causes conditionnelles, aux propriétés passives de l'ame :
or, dans ce sens, non seulement quelques idées, mais
toutes nos idées , et même toutes nos sensations , comme il
en convient , sont innées , puisqu'il n'en est pas une qui ne
(333)
suppose /dans l'ame^ une propriété sans laquelle la cause
efficiente qui la produit demeurerait sans efiet^ ou du
moins aurait un effet tout autre que celui qu'elle produit
en vertu de cette propriété. Il n'a pas moins raison lors-
qu'il dit que certaines idées viennent du dehors; mais il
est très -évident qu'il n'entend plus parler ici de leurs
causes conditionnelles ou des propriétés passives de Tame;
il serait trop absurde de soutenir qu'aucune de ces pro-
priétés est produite par l'action des objets extérieurs, et
qu'elles ne sont pas toutes nées avec nous : il veut dire seu-
lement que ces idées , ou plutôt que ces sensations de cha-
leur, de lumière, de son, etc. , ont leurs causes efficientes
hors de l'ame, ce qui est incontestable : or, dans ce sens,
non seulement aucune sensation, mais aucune idée, quelle
qu'elle soit , n'est innée ; car, quoique toutes nos idées se
forment en nous, et que toutes ont leurs causes condition-
nelles dans l'ame même, aucune d'elles n'a originairement
dans Tamé sa cause efficiente; je dis originairement, parce
qu'une idée peut naître actuellement d'autres idées déjà
acquises, entre lesquelles l'ame apercevra un nouveau rap-
port, ce qui constituera une nouvelle idée/, mais aucune
idée ne peut avoir sa cause efficiente dans quelque pro-
priété de l'ame; car, si cela était, toute propriété étant
permanente, l'idée qui en dépend le serait aussi, et nous
l'aurions continuellement présente à l'esprit, l'effet étant
inséparable de sa cause efficiente. Pour rendre ceci plus
sensible, comparons une idée aux vibrations d'un corps
sonore : il est clair que ces vibrations , qui ont leur cause
conditionnelle dans ^élasticité de ce corps , et leur cause
efficiente dans le choc d'un corps étranger, seraient conti-
nues comme l'élasticité elle-même , si la cause qui les pro-
duit était, comme l'élasticité, une propriété inhérente à
ce corps sonore. Il n'y a donc rien en nous qui soit la
cause efficiente de nos idées ou qui les produise , quoi-
( 334)
qu'elles aient toutes dans Tame leurs causes conditionnelles.
On me demandera peut-être quel rôle je fais jouer, dans
la formation des idées , à la réflexion et à toutes les pro-
priétés actives, à toutes les facultés de l'esprit. Je répondrai
que toutes ces facultés se réduisent, en dernière analyse,
à Tattention , qui elle-même n'est qu'une manière de you-»
loir, ce qui est conforme à l'opinion de Descartes; et que
l'attention ne produit rien; qu'elle ne fait que rendre les
objets ou les idées que l'ame considère plus clairs et plus
distincts, en concentrant sa lumière intellectuelle sur tel
point à Texclusion de tous les autres ; qu'elle est pour celui
qui médite ce que la lunette astronomique et le microscope
sont pour l'obseryateur de la nature; qu'elle découvre,
ou nous fait découvrir, ce qui existe , mais qu'elle ne crée
point; quelle aperçoit des propriétés, des rapports, mais
qu'elle ne les fait point naître , et même qu'elle ne les aper-
çoit pas toujours , malgré tous ses efibrts.
Gela n'empêche pas que , sans l'usage de ces facultés de
l'esprit, nous ne pourrions avoir aucune connaissance cer-
taine, aucune idée distincte : car enfin, pour bien voir, il
faut regarder; pour bien entendre, il faut écouter; et pour
apercevoir de nouveaux rapports, il faut réfléchir. Mais,
d'une autre part, ces facultés nous seraient inutiles, et la
liberté ne serait qu'un mot vide de sens , si nos idées elles*
mêmes, du moins si toutes nos idées étaient innées; car,
dans ce cas, elles seraient pour nous ce que l'instinct est
pour les animaux, et les lois du mouvement pour une
horloge, c'èst-à-dire des règles sûres et fixes de conduite,
auxquelles il nous serait impossible de nous soustraire.
Il résulte de tout cela, 1^ qu'il n'y a pas plus d'idées in-
nées que de sensations innées ; 2^ que toute sensation , tout
sentiment, toute idée, toute notion, toute connaissance,
en un mot, tout phénomène intellectuel ou moral, suppose
dans l'ame quelque propriété passive, qui en est la caute
( 335 )
condittonnelle, c'e8t-à-*dire là condition uidispeasable sans
laquelle la cause efficiente qui le produit n'agirait pas au-
trement que sur un automate ; 3^ que toute idée, de quelque
nature qu'elle puisse être , a , directement ou originaire-
ment, sa .cause efficiente et productrice dans les objets
extérieurs, physiques ou moraux, ou dans les rapports
qu'ils ont entre eux ; 4^ que les propriétés actives ou fa-
cultés de Taine , telles que l'attention et la réflexion , ne
IHToduisent aucune idée ^ mais qu'elles dirigent, qu'elle^
concentrent, et rendent en quelque sorte plus intenses ,
les propriétés passives par lesquelles l'ame les conçoit; et
5q enfin , que la doctrine des idées innées est aussi dange-
reuse qu'elle est fau&se, en ce qu'elle tend à détruire la
liberté de l'homme.
ÂRTIGI^ X.
De la vie organUjue et de Came des hêtes.
La volonté étant susceptible de différens degrés , il n'est
{^s toujours. facile de décider si certains mouvemens sont
Yoloptaires ou non. Descartes ne reconnaît pour tels que
ceux qui sont bien évidemment et directement déterminés
par la pensée. Tous les autres, il les fait dépendre de l'or-
ganisation et de l'activité des esprits animaux. Ainsi, quoi-
que nous soyons libres de précipiter, de ralentir ou de
suspendre le mouvement de la respiration , ce mouvement
est pour l'ordinaire indépendant de notre volonté, en ce
que nous l'efTectuons sans y penser ; et il arrive aussi fort
KMivent qu'en marchant et en remuant la tête, les bras ou
le corps, nous n'agissons, pour ainsi dire, que comme de
pures machines. Or, ces mouvemens organiques sont les
seuls que Descartes admette dans les bêtes , et de la il tire
un. premier arguaient pour prouver qu'elles ne pensent
( 336 )
point. Les esprits qui se rendent du cœur dans le cerveau,
et de là dans les nerfs ^ peuvent être déterminés à agir de
telle ou telle manière par les impressions des objets exté-
rieurs : mais les bétes reçoivent ces impressions sans en
avoir conscience^ comme il nous arrive à nous-mêmes ,
lorsque nous voyons un objet sans le regarder^ sans y por-
ter notre attention , sans y penser.
Enfin elles sont entièrement privées de raison ^ elles ne
pensent point ^ elles n'ont point d'idées, et la preuve en
est qu'elles n'ont point de langage, point de signes pour
les représenter; qu'elles sont incapables d'en inventer,
comme font les sourds-muets ; et que les perroquets aux-
quels on apprend à parler n'attachent évidemment aucun
sens à ce qu'ils disent 3 qu'ils ne répondraient point à des
questions imprévues, même quand ils auraient appris tous
les mots : tandis que les hommes les plus stupides, et les
insensés même, font des discours suivis, témoignent qu'ils
ont des idées et qu'il y a du moins quelque liaison entre
elles.
Puisqu'il a été prouvé que la pensée n'était pas un attri-
but de la matière, il serait donc impossible d'accorder la
moindre raison aux animaux sans leur accorder aussi une
ame distincte du corps et par conséquent immortelle,
c'est-à-dire non périssable avec le corps ; et comme on ne
pourrait pas la refuser aux uns plutôt qu'aux autres, il
s'ensuivrait que les vers, les coquillages, les zoophytes,
auraient une ame immortelle, ce qui serait absurde.
Les bêtes ne sont donc, conclut Descartes, que des ma-
chines plus compliquées ou plus parfaites qu'une horloge,
et leur ame, toute matérielle, et comme telle incapable de
penser, est dans la partie la plus pure de leur sang. C'est
ce qu'il croit avoir très-bien expliqué d'après les principes
et l'organisation de la matière.
Si Ton admet cette explication , et qu'on rejette sa preuve
( 337 )
de la distinction réelle de Famé et du corps ^ il deviendra
très-vraisemblable que Thomme lui-même n'est qu'une
machine douée de la faculté de penser ; et cette probabilité
se changera en certitude y si de plus on croit que les bétes
ne sont pas entièrement dépourvues de raison. Voilà en
quoi la doctrine de Descartes serait dangereuse. Mais heu-
reusement tout ce qu'il dit pour prouver par la physique
et la physiologie que les bétes sont des espèces de tourne -
broches ^ est entièrement dénué de fondement.
ARTICLE XI.
Des rapports qui eadstent entre Vame et ie corps.
Il n'est pas aisé d'assigner une place à une chose que l'on
prétend n'avoir point d'étendue, telle qu'est l'ame hu-
maine. Bien qu'elle soit unie à tout le cerveau , et en quel-
que façon à tout le système nerveux , comme le serait une
propriété qui appartiendrait à cette espèce de substance ,
elle exerce plus particulièrement ses fonctions et a son siège
principal dans une petite glande nommée conarion, qui
n'est autre que la glande pinéale ; et la principale raison
qu'en donne Descartes, c'est que de toutes les parties solides
du cerveau cette glande est la seule qui ne soit point dou-
ble : suspendue par des filets très-déliés , elle est d'une mo-
bilité excessive , et , placée également sous l'influence des
esprits animaux, qui viennent y aboutir, et de la volonté,
qui y réside, elle transmet à l'ame, avec la plus grande
facilité, les impressions des objets extérieurs, et aux diffé-
rentes parties du corps les intentions ou les volontés de
l'ame. Quand on veut, dit-il, arrêter son attention a con-
sidérer quelque temps un même objet, la volonté retient
la glande pendant ce temps-là penchée vers un même côté.
Mais je ferai observer que les idées que l'esprit regarde en
TOME III. 22
( 338 )
quelque sorte au moyen de l'attention^ ne peuvent pas être,
l'une d'un côté y l'autre de l'autre , si l'ame n'a point d'éten-
due j et qu'il ne faut pas confondre d'ailleurs l'attention
elle-même avec la direction de lorgane matériel vers l'ob-
jet extérieur et sensible, quand c'est en ejQfet un objet exté-
rieur, ou plutôt ridée d'un tel objet que l'esprit considère.
Cette glande, continue-t*il, peut, tout à la fois, être
sollicitée parles esprits animaux, et par la volonté, qui,
dans certains cas , leur résiste en agissant en sens contraire.
De là ces combats que Ton a imaginés entre ce qu'on ap-
pelait la partie inférieure ou sensiti ve de l'ame , et sa partie
supérieure ou raisonnable, ou bien entre les appétits na-
turels et la volonté.
ARTICLE XIL
Des sens et des qualités sensibles des corps.
Il semble que Descartes comprenne sous le nom commun
de pensée, et la sensation que nous fait éprouver un objet
extérieur , et l'idée ou la connaissance que nous avons de
cet objet, lorsque nous y avons suffisamment fixé notre at-
tention , en donnant seulement à la première le nom de
pensée confuse. Tout le monde sait que nos idées elles-
mêmes peuvent être plus ou moins confuses, plus ou moins
distinctes, suivant l'usage que nous ayons fait de l'attention
et de la réflexion, qui, comme je l'ai dit plus haut^ sont
les instrumens par lesquels nous parvenons à discerner les
choses. Mais n'y a-t-il entre Tidée de lobjet sensible et la
sensation elle-même qu'une difiërence du plus au moins'
dans le degré de distinction? J'ai une idée quelconque de
l'eau chaude par exemple, et je crois savoir assez bien l'efiet
qu'elle produirait sur moi, si j'y étais plongé étant à demi-
mort de froid. Quel rapport y a-t-il entre cette connais-
( 339 )
sance et la sensation que j'éprouverais si je me trouvais
réellement dans un bain chaud ? Suffirait-il de se rappeler
confusément la saveur d'un fruit peu connu ^ ou en avoir
actuellement une idée confuse ^ pour éprouver en eflet le
sentiment agréable qu^il procurerait si on Tavait dans la
bouche? Mais craignons de mal interpréter Descartes ^ qui
peut-être bien^ réservant le nom de' pensées distinctes pour
les idées purement intellectuelles^ c'est-à-dire pour les idées
réfléchies , les idées de rapport , entend par pensée confuse
la sensation avec l'idée qui l'accompagne; car, quoique
nous puissions bien avoir l'idée ou la connaissance d'un
objet matériel, sans en éprouver actuellement la sensation ,
nous n'éprouvons jamais une sensation, que nous n'ayons
en même temps l'idée, au moins confuse, de la chose sen-
tie ; d'où vient que l'on confond d'ordinaire ces deux choses,
qui paraissent n'en faire qu'une. D'ailleurs, Descartes dît
bien que tout sentiment est une pensée confuse , mais il ne
dit pas que toute pensée ou idée confuse est un sentiment.
Voici comme il s'exprime lui-même dans ce chapitre et
ailleurs.
(( Les diverses pensées de notre ame qui viennent im-
médiatement des mouvemens excités par l'entremise des
nerfs dans le cerveau, sont ce que nous appelons nos sen-
timens ou bien les perceptions de nos sens.
» On peut prouver que les seuls mouvemens qui se font
dans le corps sont suffisans pour faire avoir à l'ame toutes
sortes de pensées, et particulièrement qu'ils peuvent exciter
en elle ces pensées confuses qui s'appellent des sentimens.
» L'ame d'un enfant (au ventre de sa mère) n'a jamais
de conceptions pures , mais seulement des sensations con-
fuses.
» Les impressions qui viennent des objets extérieurs
excitent en l'ame cinq divers genres de pensées confuses ,
dont le premier est l'attouchement.
( 340 )
»
» Lorsque les nerfs sont mus un peu plus fort que de
coutume , et toutefois en telle sorte que le corps n'en est
aucunement endommagé , cela fait que Tame sent un cha-
touillement qui est aussi en elle une pensée confuse.
» Lessentiinens de faim^ de soif ^ de douleur^ etc., ne
sont autre chose que certaines façons confuses de penser.
)) Les autres mouvemens des mêmes nerfs lui font sen--
tir d'autres passions, à savoir celles de Tamour^ de la haine^
dé la crainte ^ de la colère ^ etc. ^ en tant que ce sont des
sentimens ou passions de Tamé ; c'est-à-dire en tant que ce
sont des pensées confuses que lame n'a pas de soi seule ,
mais de ce qu étant étroitement unie au corps elle re-
çoit l'impression des mouvemens qui se font en lui ; car il y
a une grande différence entre ces passions et les connais-
sances ou pensées distinctes que nous avons de ce qui doit
être aimé^ ou haï^ ou craint^ etc. ^ bien que souvent elles
se trouvent ensemble. »
Descartes prouve fort bien qu'il n'y a rien dans le corps,
comme il l'avait déjà dit ailleurs ^ qui ressemble à ce que
nous appelons la chaleur^ le froid, les couleurs, les saveurs,
les sons , les odeurs , qui en efiet ne sont que des modifi-
cations de nous-mêmes, des sensations, des effets qui
n'existent qu'en nous , et qui dépendent beaucoup plus de
leurs causes conditionnelles,* c'est- à-dire des propriétés ou
de la nature de nos organes et de nos sens , que de leurs
causes efficientes, ou de l'action des corps sur nos organes :
car, en dernière analyse, les corps se réduisent à des points
impénétrables, diversement figurés , de difi^rente grosseur, 1
et susceptibles de mouvemens divers.
Mais ne se trompe-t-il pas, lorsqu'il range, ainsi qaiH^
fait , parmi ces qualités sensibles des corps , la pesanteur
et la dureté? jamais personne, je pense, né s'est avisé de
croire qu'il y a dans les corps quelque chose de semblable
aux sensations qu'ils peuvent nous faire éprouver en vertu
(341)
de leur dareté et de leur pesanteur. Il y a plus , c'est que
ce n^est point par des sensations , ou par des efièts qui se
passent en nous^ mai^ bien par des changemensqui s'opèrent
en eux^ que nous jugeons de ces qualités : et même j'ajou-
terai que nous pourrions fort bien les connaître par une
simple définition ou description ; ce qui met entre elles et
les couleurs^ les saveurs^ les sons^ etc. ^ une prodigieuse
difi^ence .
ARTICLE Xm.
Des principes des choses matérieUes.
La nature du corps en général^ dit-il^ ne consiste point
en ce qu'il est une chose dure y ou pesante y ou colorée , ou
qui touche nos sens en quelque autre façon y mais seule-
ment en ce qu'il est une substance étendue en longueur^
largeur et profondeur. D'où il suit que l'espace et le corps
ne sont qu'une même chose^ et qu'il n'y a point de vide
dans la nature.
Gomme il ne s'agit ici que de la dureté relative des corps
solides, ce n'est pas sans raison qu'il range cette propriété
parmi celles qu'on nomme accidentelles dans les corps en
général, puisqu'ils peuvent très-bien subsister sans elle,
comme on le voit dans les liquides, et surtout dans les
fluides aériformes, dont les parties n'ont aucune adhérence
entre elles. Cette propriété des corps solides, ainsi que
leur ténacité , consiste dans la résistance qu'ils opposent à
la séparation de leurs parties , et se mesure par la difficulté
plus ou moins grande qu'on éprouve à leur faire changer
de formé, ou à les diviser par l'emploi d'une force méca-
nique quelconque.
Mais pour concevoir cette dureté relative , il faut sup-
poser deux choses , une dureté ou indivisibilité absolue
( 342 )
dans les dernières particules des corps ^ et une adhérence,
une force quelconque qui les tienne attachées lès unes anx
autres : car des parties molles ou divisibles jointes par un
ciment même indissoluble y ou bien des parties insécables
qui ne seraient jointes par aucune affinité y ne pourraient
jamais former un corps dur^ tel que le verre par exemple.
Or Descartes veut^ d'une part ^ que la matière soit divisible
à Tinfini y et y d'une autre y que les particules des corps ne
restent attachées les unes aux autres y ni par aucune force
attractive inhérente à la matière y ni par l'action mécanique
ou impulsive d'aucune matière en mouvement : en sorte
que y d'après sa doctrine y il n'est pas possible de com-
prendre comment et pourquoi un corps est dur y ni pour-
quoi il cesse de Têtre dans certaines circonstances.
ARTICLE XIV.
Suite du même sujet.
Si tout est plein y si une matière subtile mais d'une den-
sité absolue remplit ou constitue Tôspace; comment les
points impénétrables de cet espace, qui ne laissent aucan
intervalle entre eux^ et les corps eux-mêmes, peuvent-ils
se mouvoir? Descartes cherche à l'expliquer, en supposant
que tout corps, ou tout corpuscule, en mouvement^ fait
partie d'un anneau de matière subtile qui se meut avec loi.
Mais , supposé que cela ne présente aucune difficulté , on
n'en sera pas plus aVancé , si l'on ne prouve que ce corps
mobile, conformément à Texpérience^ et que chaque par-
celle de cette matière subtile , peut se mouvoir aussi libre*
ment que dans le vide^ sans éprouver la moindre résistance,
ce que Descartes ne démontre pas , et ce qu'on aurait pu
lui défiei^ de pouvoir démontrer.
Une conséquence de ses principes est que le monde est
( 343 )
infim en étendue^ et que Dieu ne pourrait anéantir la ma-
tière sans anéantir l'espace y ce qui paraît au moins incom-
préhensible. Une autre conséquence des mêmes principes^
est qu'il n'y a qu'une sorte de matière^ et que les corps
ne di0erent les uns des autres que par la figure y la gros-
seur et Tarrangement de leurs particules; ce que les ato-
mistes admettent également , mais par d'autres raisons , et
avec cette différence , que pour eux la figure et la grosseur
des particules , étant inaltérables , sont des propriétés es-
sentielles 'y tandis que y dans le système de Descartes y elles
ne sont y comme la figure et le volume des corps eux-mê-
mes^ que de simples accidens. Enfin y comme tout ce qui
est étendu est y selon lui , divisible y non seulement par l'i-
magination^ mais en efiet^ et qu'il faut d'ailleurs, pour
que le mouvement puisse s'effectuer dans le plein absolu y
que la matière soit divisible à l'infini, il n'admet point d'a-
tomes y ou de parties matérielles parfaitement dures : sur
quoi je ferai observer que l'expérience de tous les siècles
prouve du moins que les élémens des corps ne sont divisi-
bles par aucune. force naturelle, ni par aucune de celles
qui sont mises en usage dans l'atelier ou le laboratoire de
l'artisan et du chimiste. Et Descartes se trompe certaine-
ment quand il imagine qu'il n'y a point de matière qui ne
puisse recevoir successivement toutes les formes.
La matière subtile , qui constitue ce que nous appelons
improprement le vide, ne diffère, dit-il, des corps pondé-
rables , que par le mouvement en tous sens de ses particu-
les 5 et si ces particules s'arrêtaient ou conservaient entre
elles un repos relatif, elles formeraient un corps dur et
terrestre.
Pour cela elles n'auraient besoin d'adhérer les unes aux
autres , ni par aucune force attractive , ni par l'impulsion
d'aucun fluide matériel agissant sur elles extérieurement;
ear , sdon lui , un corps n'est liquide ou gazeux , que parce
( 344 )
que ses particules sont en moùyement; il n'est solide et
plus ou moins dur^ que parce qu'elles sont en repos» les
unes à l'égard des autres. Mais s'il en est ainsi ^ c'est-à-dire
si rien ne les oblige à conserver ce repos relatif^ on n'aura
qu'à . faire tourner un corps solide autour de son centre
pour le rendre fluide^ ou pour le dissoudre; car par là on
imprimera à chacune de ses particules un mouyement tan*
gentiel différent , ce qui détruira leur repos rd^atif.
ARTICLE XV.
Du mouvement.
Descartes pense ^ non sans raison^ que le mouvement
n'est qu'une simple manière d'être que les corps mobiles
conservent y comme les corps en repos conservent leur im-
mobilité, ou comme une sphère conserve sa figure ronde,
jusqu'à ce qu'une cause extérieure les force à changer d'é-
tat ou de manière d'être :.que dans un corps qui se meut
actuellement , il n'y a rien qui ressemble à la force qui l'a
fait passer du repos au mouvement ; et qu'il faudrait autant
de force pour lui enlever sa vitesse , qu'il en a fallu pour la
lui donner : enfin , qu'il n'y a pas plus d'action dans un corps
en mouvement qu'il n'y en a dans un corps immobile. Je
dois dire que je p)Eirtage entièrement son opinion à cet
égard , et qu'avant d avoir lu une seule page de ses écrits ,
'j'avais soutenu les mêmes idées, contre le sentiment des
physiciens de nos jours, qui s'imaginent que dans un corps
mobile il y a trois choses à considérer, la masse, la vitesse,
et une prétendue force, en vertu de laquelle un corps,
nus en mouvement par une cause extérieure , par une force
véritable, continue de se mouvoir.
Quant à l'inertie, dont il fait une qualité relative pro-
portionnelle à la masse, il l'envisage comme une véritable
( 345 )
force par laquelle les corps y âoit en mouvement , soit en
repos 9 résistent à leur changement d'état; tandis que la
matière est réellement indifférente au mouvement et au
repos , on ^ ce qui revient au même y à tous les degrés de
vitesse; et que Tinertie^ propriété passive^ mais absolue^
consiste eu cela seul qu'un corps n'a le pouvoir ni de chan-
ger par lui-même sa manière d'être y ni de persévérer dans
celle où il se trouve actuellement^ quand des forces exté-
rieures le sollicitent à en changer.
Il prétend démontrer par la métaphysique^ qu'il y a
dans l'univers une certaine quantité de mouvement qui
Vaugmente ni ne diminue jamais.
Il croit aussi qu'il est très- facile d'établir les lois que sui-
vraient dans leur choc mutuel des corps supposés d'une
dureté absolue. Mais celles qu'il propose sont tout-à-fait
imaginaires et n'ont aucun fondement solide. D'ailleurs el-
les seraient sans objet ^ si les corps étaient divisibles à
rinfini.
Ici se termine la première partie de notre ouvrage. Elle
renferme toute la métaphysique de Descartes : car la se-
conde^ quoique d'un ordre de méditation bien plus relevé,
n'est, comme je l'ai déjà dit, que le développement du
chapitre deuxième de cette première partie.
(346)
SECTION II ,
GONGERNAirr LA DEUXIÈME PARTIE.
Cette deuxième partie renferme les Méditations méta-
physiques de Deseartes sur l'existence de Dieu, sur celle
de Famé humaine considérée comme une substance distincte
du corps, et enfin sur l'essence et l'existence réelle des cho-
ses matérielles. C'est un ouvrage de la plus haute impor-
tance et de la plus grande profondeur : aussi n'est-ce point
sans une extrême défiance que j'entreprends d'en parler
avec quelques détails dans cette préface, et de proposer
quelques doutes tirés des principales objections faites à
l'auteur.
ARTICLE h-.
Sur le chapitre premier ^ intitulé :
kBKÈQt DBS lIÉDItATIOm.
Ces Méditations sont au nombre de six. Descartes en a
fait lui-même l'abrégé, ou plutôt le sommaire, dans le des-
sein 1® de justifier ou d'expliquer l'ordre qu'il a adopté,
et qui n'est pas celui des matières , mais celui des raisons ;
2^ de répondre au reproche qu'on lui a fait de n'avoir point
parlé de l'immortalité de l'ame , en faisant observer que
tout ce qu'il est permis à la raison humaine de démontrer,
est que l'ame ne périt pas nécessairement par la dissolution
du corps , et que c'est ce qu'il a fait voir, en prouvant que
l'ame et le corps sont des substances réellement distinctes.
( 347 )
Je donnerai ici Tindication des matières qui composent
«les six Méditations ou la seconde partie de cet ouvrage , en
faisant connaître à la fois la marche que Descartes a suivie,
et, parallèlement, celle que j'ai cru devoir suivre.
Méditations métaphysiques. 3«« partie de cet ouvrage.
Abrégé ^es Méditations Chapitre !<><' de cette 2*^*^ partie.
MÉDITATION 1'®.
Des choses que Ton peut révoquer
en doute • Ch. II.
MÉDITATION 2"*«.
De l'existence et de la nature de
l'aine. ••••••••.••.• Ch. III.
Que Famé est plus aisée à connaî-
tre que le corps • • • Ch. IV.
MÉDITATION S"**.
Delà certitude Ch. V, g 1.
Des idées autres que celle de Dieu. Ch. XI.
Preuve de l'existence de Dieu, tirée
de l'idée que nous en avons. . . Ch. XII.
Preuve de l'existence de Dipu , tirée
de celle de rhomme Ch. XIII.
MÉDITATION 4"*.
De la certitude Ch. V, § 2.
Des erreurs de jugement. .... ( !'• partie , ch, IV.)
Du libre-arbitre (1" partie , ch. V. )
MÉDITATION 8°*«.
De l'essence des choses matérielles. Ch. VI.
Preuve de l'existence de Dieu , ti-
rée de son essence ........ Ch. XIV.
MÉDITATION 6™«.
De l'existence des choses maté-
rieUes Ch. VII.
De la distinction réelle entre l'ame
et le corps. .......... Ch. VIII, IX, X.
Des erreurs de sentiment (l^ partie, ch. VI.)
•**•
De l'existence de Dieu et de l'ame,
démontrée à la manière des géo-
mètres Ch. XV.
V
( 348 )
ARTICLE n.
Des choses que Von peut révoquer en doute.
Gomme il est incontestable que nous ayons reçu sans
réflexion et sans examen quantité d'opinions dont yraisem-
blablement un assez grand nombre sont fausses y il Êiut y
pour nous en assurer, les examiner toutes indistinctement
avec le plus grand soin y en commençant par les principes
sur lesquels elles sont fondées; il est même indispensable,
si nous voulons établir quelque chose de constant dans les
sciences , de rejeter provisoirement comme fausses toutes
les notions sur la certitude desquelles nous aurions le
moindre doute, jusqu'à ce que nous soyons parvenus à
une première vérité , absolument inébranlable , qui soit
comme un point fixe d'oii nous puissions partir ensuite
pour en trouver d'autres.
Toutes les connaissances que j'ai acquises jusqu'ici, ou
du moins la plupart , me sont venues , directement ou ori-
ginairement , parla voie des sens ; et c'est même pour cette
raison , ou du moins parce qu'elles sont fondées sur des
expériences comparées , ce qui suppose d'ailleurs Tusage
de la réflexion aussi bien que des sens , que je les re-
gardais comme assez certaines. Or les sens nous trompent
quelquefois , en nous disant voir ou juger les choses autre-
ment qu'elles ne sont, et ce serait assez, selon Descartes,
pour nous en méfier toujours : mais, outre cela, et sans
parler de certains fous qui sont persuadés qu'ils ont un
corps de verre, ou sont vêtus d'or et de pourpre, quoi-
qu'ils soient entièrement nus , l'homme dont l'imagination
est exaltée à un certain point , ou celui qui rêve en dormant,
touche, pour ainsi dire, par tous les sens des objets, qui ne
sont point présens ; ou croit parler et se mouvoir, lorsqull
( 349 )
garde le silence et qu'il est dans un parfait repos : et ces
illusions sont quelquefois si fortes , qu'alors il n'est plus
possible de les distinguer de la réalité. Je puis donc suppo-
ser^ sans trop d'invraisemblance, quand je crois voir réel-
lement un objet hors de moi , ou agir moi-même de telle
ou telle manière, que c'est une pure illusion; et je puis
conséquemment douter jusqu'à un certain point de Texis-
tence de tout ce qui est matériel , et même de mon propre
corps. Que sais-je! en effet, si ma nature n'est point telle,
ou bien (puisqu'il ne m'est pas encore démontré qu'il existe
un Dieu, et qu'il n'est point trompeur), si quelque intelli-
gence ne m'a point créé tel, que je me trompe dans tout
ce que je crois voir et sentir, et même dans tous les juge-
mens que je porte j d'autant que j'ai souvent reconnu ou
cru reconnaître pour faux tel jugement ou tel raisonne-
ment qui d'abord m'avait paru très-bon. Ainsi, je puis en
quelque façon douter, non seulement de l'existence des
corps et de la réalité du mouvement, mais de tout ce que
je conçois , même de la simple étendue et de toutes les pro-
positions des mathématiques. Il faut donc tâcher de dé-
couvrir d'abord quelque vérité qui soit indépendante, non
seulement du témoignage des sens, mais encore de tout
raisonnement.
ARTICLE m.
De l'existence et de la nature de Vame.
Tandis que je m'efibrce ainsi de douter de tout , je ne
puis pourtant pas douter de ma propre existence , parce
que je sens bien et conçois très-clairement que si je n'exis-
tais pas je ne pourrais ni douter, ni penser en aucune au-
tre manière. Dire que je doute si je suis, c'est dire que je
suis en efiët , puisqu'il est clair que pour douter, ou plus
( 350 )
généralement pour penser^ il faut être : j'ai beau supposer
ou croire que je me fais illusion sur tout ce que je yois ,
en vain j'imagine ou je me persuade que quelque puissant
génie se plaît à me tromper : je suis donc si je crois qu'il
me trompe ^ ou s'il me trompe en effet ; si je m'aJ>use j'existe
donc.
Je suis y j'existe ^ du moins pendant tout le temps que je
pense : voilà maintenant un fait assuré , une vérité très-
certaine. Mais quelle est ma nature^ ou qui suis* je ^ moi
qui pense , c'est-a-dire qui doute , qui crois y qui nie y qui
affirme ; etc. ; car tout cela c'est penser? Il est bien certain
que je suis en tant que je pense : mais il ne m'est pas en-
core démontré que je suis en tant que je marche , que je
parle , que j'ai un corps et divers organes : car de ce que
je crois avoir un corps, il s'ensuit bien que j'existe, parce
que je ne puis croire sans être; mais il ne s'ensuit pas qu'il
y ait rien de corporel en moi. Il semble donc que ma na-
ture est uniquement de penser, et consiste en cela seul que
je pense actuellement, de sorte que je cesserais peut-être
d'exister, si je cessais de penser. Je ne suis donc, à propre-
ment parler, qu'une chose ou une substance qui pense ^
ou dont la nature n'est que de penser.
Il est démontré par ce qui précède, que j'existe en tant
que je pense : mais puis-je inférer de là , comme le fait
Descartes, que je suis une substance, et une substance
dont la nature n'est que de penser ?
. D'après mes anciennes connaissances, ou si l'on veut^
mes anciens préjugés, je crois concevoir très-clairement^
il est vrai, que l'action de penser est un phénomène, et
que tout phénomène suppose une propriété, un attribut^
comme toute propriété suppose une substance j en sorte
que je pourrais conclure de ce que je pense actuellement,
que je suis un être ou une substance qui a la faculté de
penser, et que je pense en vertu de cette faculté. Mais dans
( 351 )
l'incertitade et le doute où je suis maintenant plongé^ il ne
m'est plus permis de faire un pareil raisonnement , et
j'ignore ce que c'est que substance y attribut et phéno-
mène.
Je pense , cela est certain y et penser actuellement est un
phénomène; mais je n'en sais rien. Je sens que je pense ^
et cela même fait partie de ce phénomène; mais je l'ignore.
Je ne suis sûr d'exister qu'autant que je pense; et quoique
je puisse dire en conséquence que je ne suis sûr d^exister
que comme phénomène , je ne puis absolument pas dire
que je suis sûr de n exister que comme phénomène ^ et en
tous cas je tomberais dans une contradiction manifeste^ si
je disais que je suis sûr d'exister comme propriété ou
cooune substance. J'ignore donc ce que je suis. Je pense,
je sens que je pense, et voilà tout : ma connaissance ne va
pas plus loin ; et de cette connaissance je ne puis rien dé-
duire, d'autant que je me méfie de ma raison aussi bien
que de mes sens.
Quoique l'action de penser soit un phénomène, et que
je sache fort bien que je pense^et que j'existe en tant que
je pense, toutefois j'ignorerai ce que c'est qu'un phéno-
mène, considéré comme tel, ou en tant que phénomène,
en un mot, je n'en aurai point d'idée, si je n'ai aussi les
idées de cause, de propriété et de substance. Or les idées
que j'ai de ces choses, je les ai puisées dans la considéra-
tion des objets extérieurs, et des rapports qu'iU ont entre
eux ou avec moi : donc les idées que j'en ai sont fausses,
ou pour mieux dire je n'en ai aucune idée, si ces objets
n'existent pas, si l'univers matériel, comme on le suppose
ici ,- n'est qu'un phénomène , et encore un phénomène
intérieur, un phénomène qui se passe en moi, dont je
n'aperçois point la cause , et qui ne parait pas en avoir
besoin , un phénomène enfin qui semble constituer ma
nature*
( 352 )
Tout phénomène suppose une cause efficiente : mais qui
me l'a appris ? L'expérience : sans elle je confondrais l'effet
avec sa cause ; ces deux choses n en feraient qu'une pour
moi : et ainsi ^ ne pouvant pas les distinguer^ je n'aurais
l'idée ni de Tune ni de l'autre. En effet :
A peine Thomme est-il né^ qu'il voit un corps changer
de place ^ et en même t^nps le bras qui le remue. Une
quantité innombrable d'autres phénomènes^ soit instantâ*
nés 9 soit continus , lui font bientôt distinguer l'efiët de sa
cause y et juger par analogie qu'il n'y a point de phéno-
mène ou d'efièt sans cause. En réfléchissant ensuite sur oe
qu'il a observé y il reconnaîtra que tout eflet est un change-
ment quelconque y ou une suite de changemens y produits
dans une substance par l'action d'une autre substance 3 que
par conséquent tout effet suppose deux substances y dont
l'une doit être regardée conune patient ou comme sujets
l'autre comme agent 3 et que c'est dans l'action même de
celle-ci que réside la cause du changement que l'autre
éprouve.
Quoique parmi les effets que nous apercevons, il en soit
un grand nombre dont les causes sont tout-à-fait occultes ,
nous ne laissons pas que de considérer en général ces effets
comme tels y et de demander ou de rechercher pourquoi
ib ont lieu : mais c'est parce que déjà nous avons été ame-
nés par l'expérience et l'analogie à conclure qu'il n'y avait
point de changement ou d'effet sans cause. Nous ne nous
aviserions point de demander quelle est la cause de tel phé-
nomène y de tel changement y si toutes les causes sans
exception étaient occultes y comme est celle de nos mouve-
mens volontaires y et que nous fussions dans l'usage de voir
les corps se remuer sans apercevoir aucUne cause sensible
de leurs mouvemens : car alors ^ nous prendrions, ces mou-
vemens pour des manières d'être qui leur appartiendraient
en propre^ et non pour des effets distingués de leurs eau--
(353)
ses. C'est ainsi que le vulgaire confond encore, sons le
nom nie pesanteur, une cause avec le phénomène qu'elle
produit; qu'il ne regarde point la chute d'un corps comme
un effet i qu'il ne demande point quelle en est la cause,
et que, se croyant suffisamment éclairé par l'habitude où
il est de voir que les choses se passent ainsi , il trouve tout
naturel qu'un corps tombe dès qu'il n'est plus soutenu.
Cependant un corps qui tombe passe d'abord du repos
au mouvement, et, dans chaque instant de sa chute, il passe
d'une vitesse acquise à une vitesse plus grande. Il change
donc à chaque instant. La chute d'un corps est donc un
efièt bien réel , et un efièt continu : elle doit donc avoir
une cause. Voilà ce que disent avec raison les philosophes.
Mais combien de réflexions n'ont-iis pas faites avant d'en
venir là! Quoi qu'il en soit, il est si vrai que toute cause, et
par suite tout phénomène suppose deux substances , ou tout
au moins deux parties distinctes qui agissent Tune sur l'au-
tre, que même les premiers philosophes qui ont distingué
dans la pesanteur la cause de l'efTet, tout en continuant à
laisser avec le vulgaire cette cause dans les corps graves,
l'ont considérée néanmoins, sous le nom de qualité réelle,
comme une chose distincte et indépendante de l'étendue
impénétrable, et conséquemment comme une véritable
substance , quoique non matérielle , laquelle agissait sur les
graves, à peu près comme nous concevons aujourd'hui que
lame agit sur le corps , ou pour mieux dire , comme nous
concevons qu'un corps agit sur un autre. Descartes attribue
le phénomène de la pesanteur à l'action continue d'un fluide
intactile et invisible qui pousse les corps graves vers le
centre de la terre ; d'autres regardent la pesanteur comme
l'eSet d'une action attractive que la terre exerce sur eux ,
en vertu d'une propriété dont elle est douée : d'où l'on
voit que , dans tous les cas , l'eflet et la cause de la pesan-
teur , dès qu'on les distingue , supposent deux substances :
TOME III. 23
(354)
tandis qu'au contraire , il n'y en a qu'une pour ceux qai
confondent ces deux choses : c'est ainsi qu'Épicurè attri-
bue aux corps un certain mouvement de pondération qui
leur est propre^ et qui est tout-à-fait indépendant de l'exis-
tence du globe terrestre et de toute autre matière.
Si nous n'avions pas d'abord appris de l'expérience , et
ensuite généralisé cette idée, qu'il n'y a point de change-
ment ou d'efiet sans cause ^ et que toute cause suppose deux
substances qui agissent l'une sur l'auti'e^ jamais nous n'au-
rions conclu ou conjecturé 9 que^ de cela seul que nous
exécutons divers mouvemens , il y a en nous deux substan-
ces distinctes; et nous aurions naturellement placée sans
nous en apercevoir , la cause première , la cause hbre de
ces mouvemens dans quelque propriété du corps ^ propriété
qui consisterait en cela même qu'il pourrait agir saùs y être
sollicité par aucune cause étrangère ; en sorte que ^ cette
propriété active et ces mouvemens volontaires n'étant pour
nous qu^une même chose, nous n'aurions point distingué
ces eflèts de leur cause.
Il est donc évident que je n'aurai aucune notion de cau-
salité^ et conséquemment que j'ignorerai ce que c'est qu'un
effet y ou un phénomène considéré relativement à sa cause^
si j'oublie ou si jefméprise ce que j^ai appris de l'expérience;
si je regarde comme fausse Topinion où je suis que j'ai tin
corps et qu'il y en a d'autres autour de moi ; enfin si je n'ai
point quelque idée de l'action d'une substance sur une au-
tre^ et^ à plus forte raison^ si j'ignore absolument ce que
c'est que substance et attribut.
Mais d'abord; dira-t-on ^ comme c'est par le phénomène
que l'attribut ou la propriété se découvre ^ il s'ensuit que
nous devons supposer une propriété partout où nous voyons
un phénomène. J'en conviens; mais la propriété et le phé-
nomène ne seront qu'une seule chose à mes yeux y si je
crois que les corps ne sont pas des objets extérieurs qui
.1
I
( 355 )
agissent sur moi en yertu de leur propriété^ et qu'ils ne
sont que des phénomènes intérieurs, des sensations, qui
naissent, disparaissent et se reproduisent pour disparaître
encore : car l'idée que nous avons d une propriété est celle
d'une chose dont la durée est permanente , et dont l'exi-
stence est indépendante des phénomènes par lesquels elle se
manifeste. C'est ainsi, par exemple, que je me représente
rélasticité de Tacier ou de l'airain comme une propriété ou
une chose durable et indépendante de l'action d'un ressort
et des vibrations d'une cloche, qui peuvent n^être que
transitoires et de peu de durée« Ainsi donc, si je suppose
que je n'existe qu'en tant que je pense actuellement, et si ,
parce que je ne me souviens pas d'avoir pensé la nuit der-
nière pendant mon sommeil, je ne suis pas certain d'avoir
existé hier, je ne croirai pas que la faculté de penser qui
est en moi subsiste encore quand elle cesse d'être en exer-
cice; je ne me ferai aucune idée de cette faculté en tant
que son existence est indépendante de l'action de penser ;
je la confondrai avec cette action (comme le fait Descar-*
tes), je n'apercevrai que cette action même, et encore,
sans ss^voir que ce que j'aperçois est un phénomène. Il y a
plus : c'est qu'en suivant à la rigueur le scepticisme de Des-
cartes, il s'ensuivra bien que j'existe actuellement de ce
que je me souviens actuellement d'avoir pensé et existé
hier, mais il ne s'ei^suivra pas, qu'en effet j'ai existé ou
pensé ; car ce souvenir pourrait bien n'être encore qu'une
illusion qui m'affecte actuellement : et ainsi mon existence,
j'entends celle dont je suis certain , se réduira au moment
présent , à un instant indivisible , pendant lequel il est
impossible qu'il s'opère en moi aucun changement, ni par
conséquent aucun phénomène ; car cet instant n'est rien .
Si je ne puis pas distinguer la propriété du phénomène , si
je n'ai aucune idée de la propriété en tant que son existence
est continue, et indépendante du phénomène, qui n'est
( 356 )
que transitoire et éphémère ; à plus forte raison me sera-t-il
impossible de distinguer la propriété essentielle qui con-
stitue la substance ^ de la propriété accidentelle qui n'en est
qu'une modification. Et dans le fait, la faculté de penser
est-elle une propriété essentielle? Voilà la question impor-
tante et fondamentale de laquelle dépendra la solution de
toutes les autres.
Tous les phénomènes qui se passent en nous sont con-
nus sous les noms généraux de sensations^ de sentimens,
d'idées et d'actions volontaires. Il importe peu de savoir
combien on peut compter de genres et d^espèces difierentes
de phénomènes intellectuels : mais il faut remarquer , et il
est très-certain que chaque espèce^ que chaque ordre de
phénomènes suppose dans l'ame une propriété différente.
Ces propriétés sont^ par exemple^ la sensibilité physique
en général^ qui se divise en plusieurs sens^ par lesqueb
elle reçoit l'impression des objets matériels ; l'entendement
ou la sensibilité intellectuelle ^ à l'aide de laquelle elle a des
idées de toute espèce ; la sensibilité morale , qui est la cause
conditionnelle de ces sentimens de rapport qu'on appelle
sentimens moraux , et dont on peut aussi compter diverses
espèces; la mémoire^ cette modification de la sensibilité
intellectuelle^ qui est la propriété, la condition sans la-
quelle une idée ne se reproduirait pas par I9 seule présence
à l'ame d'une autre idée, ou d'un objets ou d'un signe
quelconque qui l'avait d'abord accompagnée; l'imagina-
tion , qui , en un sens , est cette propriété passive par la-
quelle un souvenir est accompagné de l'image de la chose
que l'ame se rappelle; la volonté, ou Inactivité, qui nous
donne le pouvoir d'exécuter certaines actions que^ pour
cette raison, on nomme volontaires 3 l'attention enfin^ pour
ne pas en citer un plus grand nombre, ou po^r mieux
dire, Vattentivité ^ propriété active comme la volonté, fa-
culté qui nous permet de concentrer en quelque sorte
(357)
notre sensibilité et notre intelligence , pour être plus vive-
ment afièctés par un seul objet à l'exclusion de tout'* autre,
action ou opération à laquelle on donne aussi le nom même
d'attention.
Maintenant ^ parmi toutes ces propriétés ou d'autres que
je n'ai point nommées^ y en a-t-il une, et n'y en a-t-îl
qu'une, que l'on puisse regarder comme essentielle, et dont
tontes les autres ne soient que des modifications ou des
manières d'être ? Il se peut que toutes les propriétés de l'ame
ne soient, à l'exception d'une seule, que des modifications
de celle-ci , comme les différentes propriétés des corps sont
des modifications de l'étendue impénétrable, et, dans ce
cas , rien ne nous empêchera de donner , avec Descartes ,
à cette propriété, quelle qu'elle soit, le nom de pensée, ou
de faculté de penser. Or Descartes croit démontrer qu'une
pareille faculté existe en effet : mais les raisons qu'il allègue
peuvent également s'appliquer à nos différentes manières de
sentir et de penser; d'où il paraît que cette faculté de penser,
qu'il regarde comme ime propriété essentielle , n'est rien
que le nom commun sous lequel on comprend toutes les
propriétés de l'ame; comme on donne le nom d'homme
à Pierre, à Paul, à Jacques, etc. Il suit donc de là que
l'imagination et la mémoire, par exemple, ne sont pas à
la faculté de penser ce que le triangle et le cercle sont à
l'étendue , comme voudrait nous le persuader Descartes ,
mais seulement ce que le triangle et le cercle sont à la figure
en général.
Descartes répliquerait que du moins la figure en général
suppose elle-même l'étendue, tandis que la faculté de
penser ne suppose ni l'étendue ^ ni aucune autre propriété
plus générale, et qu'ainsi elle est essentielle et peut consti-
tuer une substance tout aussi bien que l'étendue impéné-
trable. Mais s'il est vrai que cette faculté de penser n'est
qu'une dénomination commune à toutes nos manières de
(358)
penser, il résulte donc du raisonnanent de Descarte» qu'il
y a autant de substances distinctes qu'il y a de manières
difierentes de penser. h
Je. conviendrai sans peine d'ailleurs qu'aucune de ces
manières de penser , ni conséquemment la faculté de pen-
ser en général , ne suppose Tétendue , pourvu toutefois que
Ton entende seulement par là que l'idée de ces facultés ne
suggère ou ne rappelle en aucune manière l'idée d'étendue,
ce qui est vrai. Mais on en peut dire autant, non seulement
de certaines manières de sentir^ qui cependant ne nous affec-
teraient point s'il n'y avait rien de corporel en nous; mais
encore de plusieurs propriétés accidentelles des corps eux-
mêmes , sans qu'on en puisse tirer la conséquence que ces
propriétés constituent des substances qui n'ont rien de maté-
riel. La chaleur et les odeurs, par exemple, sont dans ce cas.
L'idée que j'ai de la chaleur, considérée dans sa cause, est
celle d'une chose, quelle qu'elle soit, qui a le pouvoir de
produire sur moi une certaine sensation. Il est vrai que par
l'habitude invétérée ou j'étais naguère de regarder conune
matériel tout ce qui agit sur moi , et de croire qu'il n'y a
que le corps qui puisse agir sur le corps , je supposais aussi^
en me fondant sur l'expérience et l'analogie , que le prin-
cipe de la chaleur était un fluide très-subtil qui agissait
d'une manière ou d'une autre sur mes organes en les tou-
chant. Mais, s'il y a des substances qui ne soient point
étendues , et si ce qui est immatériel peut agir sur ce qui
est corporel, je n'ai pas plus de raison de croire que le
principe de la chaleur est un fluide subtil , que je ne suis
en droit de supposer que la substance qui pense est
elle-même une matière éthérée. £t, si de cela seul que
l'idée que j'ai de la chaleur n'est point accompagnée de
celle d'étendue, je conclus que moi, qui ai cette idée, je
ne suis pas nécessairement étendu 3 je pourrai aussi con-
clure, de ce que la sensation que j'éprouve ne rappelle
( 359 )
pas l'idée d'étendue y que la substance qui produit en moi
cette sensation n'est point étendue ^ et que sa nature con-
siste seuleipient en ce qu'elle est une chose qui échauffe^
comme lu mienne consiste^ selon Descartes ^ en cela seul
que je suis une chose qui pense.
Ce n'est point par les sensations que les corps produisent
sur nous , c'est par pela seul qu'ils s'opposent à nos mouve-
mens, ou qu'ils nous obligent de nous mouvoir, que nous
les jugeons impénétrables ou matériels. Ainsi, lorsqu'un
fluide , comme le seraient , par exemple , les émanations
d'une rose, n'a pas assez de masse pour produire en nou9
un mouTement local sensible, nous ne pouvons pas jciger
directement si ce fluide est réellement matériel. Mais, sup-;
posé qu'il le soit, si c'est par le contact, si c'est par son
impénétral»lité qu'il agit sur nous, c'est-à-dire sur nos
sens , sur notre ame , soit directement , soit par l'intermé-
diaire de notre corps, ce qui revient au même, on sera
forcé de convenir que l'ame elle-même est matérielle j car
une substance ne peut agir sur une autre par le contact,
qu'autant qu'elles sont réciproquement impénétrables : et
si ce n'est point par son impénétrabilité que ce fluide (ou
que le corps humain) agit pour produire en nous la sensa-
tion et l'idée d'odeur de rose; sur quoi se fondera-t-on pour
affirmer qu'il est impénétrable ou matériel, et que l'esprit
ne l'est point ? Car de deux choses Vune , ou l'idée et la sen-
sation de l'odeur de rose rappellent nécessairement l'idée
de résistance et d'étendue , et alors les raisons qu'on allè-
gue pour prouver que la pensée est indépendante de l'éten-
due s'évanouissent; oti elles ne suggèrent point ces idées
d'étendue et d'impénétrabilité, et dans ce cas on ne prouvé
pas mieux par le raisonnement qu'on ne le pourrait faire
par l'expérience, à laquelle d'ailleurs nous ne nous confions
point , que la cause qui produit en nous l'odeur de rose est
matérielle. Ainsi il faut convenir, ou qu'on n'a pas démontré
( 360 )
que la faculté de penser n'est pas une propriété acciden-
telle de la matière aussi-bien que l'odeur d'une rose, ou
qu'il résulte des preuves que Ton a données , que celle-ci
est tout aussi-bien que la faculté de penser une propriété
essentielle; d'où il résulterait, selon Descartes, quje dans
un corps odoriférant il y aurait deux substances distinctes ,
l'une matérielle, étendue et inodore; l'autre odorante,
mais immatérielle et sans étendue : ce qui paraît absurde.
Je crois donc pouvoir conclure de ce qui précède, 1^ que
Descartes n'a pas prouvé que la faculté de penser est une
propriété essentielle, capable de constituer une substance;
2^ que dans le doute universel où nous sommes placés , et
en niant l'existence des corps et de leurs propriétés , il est
impossible que nous puissions distinguer une propriété es-
sentielle d'une propriété accidentelle, ni même une pro-
priété en général d'un phénomène.
Maintenant, si je ne puis pas distinguer la propriété es-
sentielle qui constitue la substance, de la propriété acci-
dentelle qui n'en est qu'une modification, et si l'une et
l'autre viennent en quelque sorte se cacher sous le phéno-
mène ou se confondre avec lui; comment pourrai-je distin-
guer la propriété et le phénomène de la substance ; comment
pourrai' je avoir l'idée de la substance et la connaître comme
telle ? Descartes tranche cette difficulté , en avançant avec
confiance , que c'est une idée innée et une notion commune
que le néant ne peut avoir aucun attribut, et que de là
nous tirons naturellement l'idée de substance. Mais je ferai
observer que le néant n'est point un être auquel on puisse
attribuer ou refuser quelque chose , qu'il n'est que lab-
sence ou la non-existence de toute substance, dé toute
propriété, de tout phénomène, en un mot, de tout ce dont
nous avons une réelle idée; et qu'ainsi de cette idée du
néant, que nous avons bien évidemment acquise, nous
( 361 )
ne pouvons rien tirer^ non plus que du néant lui-même.
Quand on dit que le néant ne peut avoir aucun attribut^
on dit en d'autres termes ^ que là où est un attribut , une
propriété ^ là n'est pas le néant ^ là est une réalité ; ce qui
ne m'avance guère : car j dans la situation d'esprit où je
me trouve à présent^ doutant de tout, excepté de ma pro-
pre existence^ ce qui constitue pour moi la réalité, c'est le
phénomène de la pensée, puisque je ne connais rien de
plus , et que je ne crois exister que par ce qu'il y a d'acci-
dentel et de phénoménal en moi. Si donc je viens à réfléchir
sur l'essence de mon être , j'affirmerai qu'elle ne consiste
que dans l'action de penser; et conséquemment je soutien-
drai une grande absurdité-,^ car l'action de penser n'est
qu'un phénomène et ne peut pas constituer une substance.
Je conçois très-bien aujourd'hui, soit que j'aie appris
« cela de l'expérience et de la réflexion , ou de toute autre
manière, que ce qui n'est rien ne saurait êtrç modifié : or
(pourvu que j'aie confiance en mes souvenirs), je sais que
j'éprouve une suite de modifications, puisque je réfl.échis,
que je conçois, que je sens, et que j'ai tels sentimens ou
telles idées : donc je suis quelque chose moi qui ai ces idées,
ou qui pense, tantôt d'une façon et tantôt d'une autre.
Mais, de deux choses l'une, ou je ne suis moi-même que
ces diverses modifications, ce qui est contradictoire, puis-
qu'ainsi je serais plusieurs êtres très-différens les uns des
autres; ou je suis un être distingué de ces modifications,
comme un morceau de cire est distingué des diverses em-
preintes qu'il peut recevoir , et dans ce cas ma nature pro-
pre ne m'est pas connue, puisque je n'aperçois en mpi que
ces modifications, qui sont purement accidentelles. Donc
je suis à la vérité une chose ou une substance qui pense ,
et qui conséquemment a la faculté de penser; mais non
pas une substance dont la nature est de penser, ou dont la
faculté de penser constitue la nature.
( 362 )
Pôor mieux faire sentir la différence qui se trouve entre
ces choses ^ et l'importance qu'il y a à les distinguer , je
supposerai pour un moment avec les matérialistes , que la
substance qui pense en nous est corporelle, et que cette
substance est le cerveau. Dans ce cas nous pourrons com-*
parer le cerveau y ou la substance qui pense , à une cloche
de iné\9\ 3 la faculté de penser , à l'élasticité de cette do--
che; et le phénomène de la pensée, aun vibrations qu'elle
efièctue , lorsqu'un corps extérieur agit sur elle. Cela étant,
il n'est personne qui ne conçoive clairement que le cerveau
pourrait cesser un moment de penser, sans perdre un seul
moment la faculté de penser 3 de même que la cloche
pourrait cesser de vibrer , sans pour cela perdre son élas-
ticité : et que le cerveau pourrait aussi, par quelque dé-
rangement dans ses parties , ou tout autre accident , perdre
entièrement la faculté même de penser, sans perdre son
impénétrabilité ou sa matérialité , sans qu'il cessât d'existé*
commesubstance, saris être anéanti 3 de même que la cloche^
fondue ou ramollie par la chaleur, perdrait son élasticité,
sans cesser d'être une substance matérielle. D'où il est vi-
sible que, dans cette hypothèse, pu d'après cette manière
d'envisager les choses, la faculté de penser n'est qu'une
propriété accidentelle, qui ne constitue pas la substance
qui pense, ou l'homme considéré comme être pensant, et
qu'ainsi , quoique l'homme soit une chose ou une substance
qui pense, ou qui a la faculté de penser, il n'est pas une
substance dont là nature n'est que de penser, on dont la
faculté de penser constitue seule la nature.
Disons à présent avec les spiiitualistes, que la faculté
de penser est à la substance intelligente , ce que retendue
impénétrable est au corps 3 que cette faculté est essentielle
dans le sens le plus absolu , et qu'elle constitue elle-même
la substance qui pense, comme l'impénétrabilité constitue
le corps 3 de sorte que la substance intelligente venant à
( 363 >
perdre cette faculté , elle cesserait par là même d^exister
et serait anéantie ^ comme la matière le serait y si elle ces-
sait d'être étendue et impénétrable. Dans cette supposition^
rhomme est véritablement une substance dont la nature
consiste dans la faculté de penser. Voilà ce qu'il s'agissait
de démontrer^ mais ce que n'a pas démontré Descartes :
et cependant ^ ce philosophe va beaucoup plus loin , puis*
qu'il soutient que la nature de la substance qui pense en
nous consiste^ non seulement en ce qu elle a la faculté de
penser^ mais en ce qu'elle pense actuellement ^ de Êiçon
qu'elle ne pourrait cesser de penser ^ sans par cela même
cesser d'être. C'est en effet, comme je l'ai fait voir plus
haut y une conséquence du principe qu'il a posé , et si l'on
approuve le principe y il faut admettre la conséquence : or
cette conséquence est absurde ; car une action y un phéno-
mène y ne peut pas constituer une substance»
En tant que doué de la faculté de penser y l'homme est
une ame ou un esprit ; en tant qu'il est capable d'exécuter
diverses actions corporelles ( et l'on démontrera plus avant
qu'en efiet il renferme les propriétés qui constituent la ma-
tière) y l'homme est un corps ou une substance matérielle.
Mais de savoir si l'âme et le corps sont deux substances
. distinctes, ou si elles n'en forment qu'une j en d'autres ter*
mes y si l'ensemble ou la collection des propriétés intellec-
tuelles y et celle des propriétés communément appelées
corporelles y appartiennent à un même sujet y à une même
substance; ou si elles constituent deux substances indé-
pendantes l'une de l'autre, de telle sorte que l'ame, ou
l'ensemble des facultés intellectuelles , pût exister sans un
corps, de même qu'un corps peut exister sans une ame;
c'est ce qui sera examiné plus particulièrement au cha-
pitre VIII. Mais il paraît clair que cette question serait
à peu près résolue , et qu'il n'y aurait plus qu'une çonsé-
( 364 )
quençe à déduire^ si déjà il était démontré que la faculté
de penser est une propriété essentielle.
Il ne m'a pas été possible , et je dois en prévenir le lec-
teur, de placer à la suite dû chapitre dont il est ici men-
tion, les réponses de Descartes aux objections dont je viens
de donner le sommaire, ni ces objections elles-mêmes;
mais il les trouvera aux chapitres VIII, IX et X qui trai-
tent de la distinction réelle de lame et du corps.
ARTICLE IV.
Qtie f esprit est plus aisé à connaître que le corps.
Nous ignorons jusqu'à présent si la faculté de penser est
la propriété essentielle qui constitue la substance de Tame,
et nous ne savons point si en effet la substance de Tame
en elle-même diffère de celle des corps : nous ne pouvons
donc pas dire avec certitude que nous connaissons vérita-
blement l'ame ou sa substance. Quant à ses attributs, com-
parés aux qualités accidentelles des corps, il est certain
que nous les connaissons mieux, ou du moins que nous en
connaissons un plus grand nombre; et, dans ce sens, on
peut dire en général , que Tesprit est mieux connu que le
corps , puisqu'il n'est point de qualité corporelle qui ne
suppose aussi dans Tame une propriété passive sans laquelle
le corps, doué de cette qualité, n'agirait point sur nos sens
et ne se ferait point connaître à notre esprit; et qu'en ou-
tre , nous remarquons en nous des facultés qui n'ont rien
dans, les corps bruts qui leur réponde : telles sont, par
exemple, la volonté et la réflexion. Si c'est là , comme je
le crois, ce que Descartes a voulu prouver, il a parfaite-
ment raison. Ainsi, puisque le fond de ce chapitre est vrai,
et qu'il n'est d'ailleurs d'aucune conséquence pour ce qui
suit, je passerai sur les observations de détail auxquelles
( 365 )
il pourrait donner lieu y et par là je dédommagerai le lec-
teur de la trop grande étendue de l'article précédent.
ARTICLE V.
De la certitvde.
Il a été démontré précédemment que l'homme considéré
comme être intelligent ^ ou ce qui pense en lui^ existe.
Maintenant , sur quoi cette preuve de notre existence re-
pose- t-elle? sur cela seul que nous concevons très- claire-
ment et très-distinctement que pour penser il faut être ou
exister , et que nous ne pouvons nous défendre de regarder
comme vrai ce que nous concevons de cette manière. Des-
cartes en tire ce principe général ^ qu^il semble vouloir
donner comme un instrument infaillible j pour découvrir
ou reconnaître la vérité^ savoir , que les choses que nous
connaissons très-clairement et très-distinctement sont tou?
tes vraies^ et il l'applique^ non seulement à tout ce que
nous appelons du nom d'axiomes^ mais encore à toutes
les conséquences déduites des raisonnemens fondés sur ces
axiomes, ou sur des principes déjà reconnus pour vrais.
Quant aux axiomes, ils sont également évidens pour
tous les hommes , qui tous les conçoivent parfaitement. Il
n'en est pas de même des choses qui'ont besoin d'être dé-
montrées ou expliquées : elles sont susceptibles de difiërens
degrés de clarté et de distinction j telle chose se distingue
aisément de telle autre , que^ l'on est plus ou moins porté
à confondre avec une troisième 3 telle vérité frappe tous les
yeux par sa clarté; telle autre paraît plus ou moins ob-
scure, on n'en est qu^à demi-persuadé. Si donc les hommes
se trompent et changent si fréquemment d'opinion, s'ils
sont si rarement d'accord entre eux et disputent sur tout ,
c'est évidemment, ou parce qulb admettent comme vraies
( 366 )
des choses dont ils ne sont pas entièrement convaincus et
qu'ils ne conçoivent qu'imparfaitement ; ou parce qu'ils
croient bien concevoir ce qu'en effet ils ne conçoivent pas
très-clairement^ et qu'ils raisonnent mal.
Mais peut-on tirer de ces observations un principe cer-
tain , une méthode assurée pour découvrir la vérité et ne
jamais faillir? Sans doute nous sommes maîtres de ne rece-
voir comme vrai que ce qui nous parait clair et distinct;
mais le sommes-nous de rejeter ce qu'a tort ou à raison
nous croyons comprendre très-parfaitement? Y a-t-il un
moyen quelconque pour reconnaître si seulement nous
croyons concevoir une chose , ou si nous la concevons en
efièt; et, dans ce casj avons-nous un intelleetamètre pour
mesurer le degré de distinction et de clarté qui se trouve
en tiotre conception? C'est une question à laquelle Des-
cartes n'a jamais répondu d'une manière satisfaisante : à
l'en croire, il semblerait qu'il n'y a que les choses qui tom-
bent sous les sens sur lesquelles nous nous trompions, et
que nous pouvons à volonté rectifier toutes nos erreurs par
le raisonnement, pourvu que nous y portions une atten-
tion suffisante ; mais trop de faits témoignent contre cette
opinion pour qu'on puisse l'adopter. Toujours est'il, néan-
moins, que nous ne pouvons être certains de la vérité
d'une proposition, qu'autant que nous la concevons en
effet très-clairement et très- distinctement} c'est ce qu'on
ne saurait trop rappeler aux philosophes, même les plus
expérimentés; et, sous ce point de vue, le principe de
Descartes est très- juste et fort utile : mais il est bien loin
d'avoir toute la généralité et toute l'infaillibilité qu'il lui
suppose , peut-être pour nous persuader, et se persuader à
lui-même, que sa physique et sa métaphysique sont éga-
lement appuyées sur des fondemens inébranlables ; que
penser de Tinfaillibilité de ce principe, quand le philoso-
phe même qui l'établit, et qui emploie toyas ses moyens et
( 367 )
toute son attention à ne pas s en écarter^ c'est-à-dire à ne
rien admettre qu'il ne conçoive aussi clairement que dis*
tinctement^ lie laisse pas que de se tromper comme tant
d'autres.
Descartes fait une distinction etitre les choses que nous
concevons clairement et distinctement y et celles que nous
nous souvenons d'avoir autrefois clairement et distincte^
ment conçues y sans nous rappeler actuellement les démon->>
strations sur lesquelles elles sont fondées^ ou les prémisses
des conclusions que nous avons retenues; et il soutient
que nous ne pouvons être cei^tains de la vérité de ces der-
nières y qu'autant que nous savons qu'il y a un Dieu ^ et
qu'il n'est point trompeur. Par exemple^ je suis encore au^^
jourd'hui très- persuadé, parce que je me souviens de l'a-
voir été jadis, que dans tout triangle rectangle le carré de
l'hypothénuse ou du grand coté est égal au carré des deux
autres, bien qu^il me fut peut*-être actuellement impossi-
ble de démontrer cette proposition de géométrie , qui m'a
été rigoureusement prouvée , ce dont je me souviens par-
faitement : or, quoique je sois aussi convaincu aujourd'hui
que je le fus autrefois, que cette proposition est vraie^ Des*
cartel veut que je ne puisse pas la regarder absolument
comâie telle , ou en avoir une parfaite certitude , si je ne
connais Dieu, ou si je ne me rappelle qu'il existe et n'est
point trompeur : aussi place-t-il ici sa première démon-
stration de l'existence de Dieu, que j'ai cru devoir rejeter
plus loin.
Je ne comprends pas trop les raisons qu'il allègue pour
soutenir cette drstinction; mais il me semble que je ne suis
pas plus fondé à me défier de ma mémoire que de mon ju-
gement , à moins qu'elle ne soit infidèle , ce qu'on ne sup-
pose point ici , car cela changerait entièrement l'état de la
question , puisqu'il est clair que dans ce cas je me trompe-
( 368 )
rais certainement^ bien que Dieu ne soit réellement pas
trompeur; je me tromperais, comme si mon jugement
même était en défaut. Si donc ma mémoire fidèle me rap-
pelle une proposition , et en même temps me fasse ressou-
venir. que je fus autrefois très-certain, ou du moins bien
convaincu de la vérité de cette proposition , quoique l'exi-
stence de Dieu ne me fîlt pas encore démontrée; c'est une
inconséquence d'affirmer que je ne puis plus en être ac-
tuellement certain , ou que ma conviction , qui n'a point
changé, n'équivaut plus à une certitude, si je ne sais qu'il
existe un Dieu.
C'est une inconséquence plus grande encore et plus pal-
pable, de dire , d'une part : que Dieu me trompe tant qu'il
voudra , il ne saurait faire que je ne sois point pendant
que je pense, ni que les autres choses que je conçois ainsi
très - clairement et très - distinctement ne soient toutes
vraies; et de soutenir, de l'autre, comme il le fait dans le
chapitre suivant, que Dieu pourrait faire , s'il le voulait,
que les trois angles d'un triangle ne fussent pas égaux à
deux droits , ou que les rayons d'un même cercle eussent
des longueurs différentes : car, si Dieu est l'auteur de la
vérité et qu'il la puisse changer, il semble que les choses
que je crois vraies pourraient ne l'être pas , et que si elles
le sont, c'est parce que Dieu, qui n'est point trompeur, a
voulu que celles que je conçois très-clairement et très-
distinctement fussent toutes vraies comme elles me parais-
sent l'être : en sorte qu'il n'y aurait à cet égard aucune
différence entre celles que je conçois actuellement de cette
manière, et celles que je me rappelle avoir autrefois clai-
rement et distinctement conçues. Descartes semble pencher
vers cette conséquence , qui le mettrait en contradiction
avec lui-même , et s'il ne l'admet pas d'une manière for-
melle, c'est qu'il a bien compris, sans doute, qu'il y au-
rait un cercle vicieux dans sa démonstration de l'existence
( 369 )
de Dieu : en eflèt, les principes sur lesquels elle se fonde
supposeraient déjà l'existence de Dieu démontrée^ si leur
yérité n'en était pas indépendante.
Enfin y$iy pour être certain de la vérité d'une chose que
nous nous souvenons d^avoir clairement et distinctement
conçue^ il est nécessaire de se rappeler cette conclusion ^
Dieu existe et n'est point trompeur; il semble que pour
être certain de la vérité de cette conclusion elle-même,
supposé que nous nous rappelions l'avoir bien conçue^
lorsqu'on nous en a donné la démonstration^ démonstration
qu'il est d'ailleurs impossible d'avoir toujours présente à
l'esprit^ il faut aussi se rappeler que Dieu existe et qu'il
n'est point trompeur^ ce qui nous fera tourner dans un
nouveau cercle logique.
ARTICLE VI.
De l'essence des choses matérielles.
Avant d'en venir à la démonstration de 1 existence des
corps ^ ce qui fait l'objet du chapitre suivant ^ Descartes
examine dans celui-ci quelle est leur essence ^ ou^ ce qui
revient au même^ l'idée que nous en avons; car l'idée
claire et distincte que nous avons des choses ^ est ^ dit-il y
conforme à leur essence. Qu'y a-t-il donc dans les corps
que nous concevions clairement et distinctement? c'est à
savoir^ l'extension^ la grandeur^ la figure^ le mouvement^
le nombre^ la durée ^ et les choses qui dérivent nécessaire-
ment de celles-là. Quant à l'impénétrabilité^ cette pro-
priété absolue que supposent tous les autres attributs de
la matière^ qui seule en constitue l'essence^ et par laquelle
enfin les corps se font connaître à nous ] soit en s'opposant
à nos mouvemens ^ à notre volonté ^ soit en agissant sur
nos sens; il n'en est point ici mention. Descartes fait cou-
tome m. 24
( 370)
sister Tessence de la matière dans retendue abstraite que
Ton considère en géométrie; mais il aurait pu, avec tout
autant de raison , la faire consister dans la durée. La vé-
rité est que ces deux quantités continues sont les conditions
indispensables de l'existence de la matière, mais que ni
Tune ni l'autre ne la constitue. Ces quantités mathémati-
ques, et d'autres encore, jouissent de diverses propriétés,
comme de pouvoir être mesurées , divisées et nombrées ,
et ont de nombreux rapports que les géomètres expriment
dans leurs propositions, qui sont d éternelle vérité; mais
peut-on , avec Descartes , conclure de la qu'elles sont des
réalités?
Il pense que l'idée des corps, ou de l'étendue, est na-
turellement née avec nous , et que quand nous examinons
pour la première fois les diverses figures des faces qui les
terminent, les idées de ces figures ne sont en effet que des
souvenirs. Ceci répond affirmativement à ceux qui deman-
dent s'il a réellement admis des idées innées ; car il n'est
plus ici question des causes conditionnelles ni des causes
efficientes dé nos idée^, mais des idées elles-mêmes. Quelle
différence y a-t-îl entre une idée actuellement acquise et
cette même idée renouvelée, ou le souvenir de la chose
dont nous avons l'idée? C'est que la première ne peut naî-
tre que par la présence de lobjet même dont elle est l'idée;
et que la seconde peut se reproduire par la seule présence,
soit extérieure, soit intérieure, d'un signe avec lequel
l'objet n'a souvent d'autre rapport que celui d'une co-
existence dans Tespace pu dans le temps. Ainsi, pour avoir
l'idée de la figure d'un homme que je ne connais point , il
faut que je le voie, soit en nature, soit dans un portrait
d'une ressemblance parfaite ; mais une fois cette idée ac-
quise , elle pourra se reproduire par la seule pï*ésence , soit
hors de moi , soit à ma mémoire , d'un dessin mal fait qui
n'aura tout au plus avec son original qu'un seul trait de
( 371 )
ressemblance^ ou même du cadre dans lequel j'aurai vu le
portrait de cet homme. Or Descai^es soutient que^ quand
ridée d'un triangle, par exemple, ou celle d'une simple
ligne droite, se réveille pour la première fois dans notre
esprit , c'est par la présence d'un signe qui n'a que des rap-
ports éloignés avec un triangle ou une ligne droite, de
façon que si ces idées n'étaient pas originairement en nous ,
ces mêmes signes ne pourraient pas les rappeler. Mainte-
nant, quels sont les signes qui réveillent ces idées du trîan*
gle et de la ligne droite ? Ce sont les faces triangulaires de
certains corps ; ce sont les triangles et les lignes tracées sur
le papier avec de l'encre ou un crayon; car, dit-il, ces li-
gnes et les arêtes de ces faces ne sont pas véritablement
droites, puisque le microscope y fait toujours apercevoir
des ondulations et des sinuosités sans nombre.
Mais il était facile de lui répondre que, s'il faut un mi-
croscope pour découvrir ces inégalités , la vue simple ne les
aperçoit pas 3 qu'ainsi elles sont pour nous comme si elles
n'étaient pas , et que par conséquent , tout irrégulières que
soient ces lignes, nous ne voyons réellement en elles que
des lignes droites. Donc l'idée de la ligne droite peut s'ac-
quérir par les sens 3 et une fois cette idée acquise, nous
pouvons nous représenter toutes sortes de figures terminées
par des droites , quand même nous n'en aurions jamais vu
de semblables. On peut ajouter à cela, que lorsqu'un signe
nous rappelle un objet, auquel il ne ressemble pas, nous
avons en même temps l'idée de cet objet et celle du signe
qui le rappelle ; tandis que l'idée que rappelie la vue d'un
triangle tracé sur le papier ne diffère point de celle, quelle
qu'elle soit, que fait naître. ce triangle. C'est une consé-
quence du principe de Descartes, que^ si nous n'avions
pas en nous l'idée de la ligne droite , nous ne pourrions
jamais l'acquérir, et qu'une ligne tracée avec de l'encre ne
pourrait faire naître en nous que l'idée d'une ligne sinueuse,
( 372 )
comme lorsque nous la voyons avec le microscope : cela
est-il vraisemblable?
Les objections qu'on lui a faites sur l'essence des choses
en général et les vérités éternelles , ont provoqué de sa part
des réponses fort curieuses^ sur lesquelles nous jetterons
un coup d'œil^ en tâchant de les analyser.
D'abord^ je suppose que je me représente deux lignes
droites, en faisant abstraction de la largeur que je suis
obligé de leur prêter pour qu'elles puissent en quelque
sorte subsister par elles-mêmes j car, dans la réalité, une
ligne n'est quun rapport entre deux surfaces contiguës,
comme la surface n'est qu'un rapport entre deux solides,
soit réels, soit imaginaires. Mais je ne puis me figurer ces
deux lignes , sans me les représenter en même tenîps dans
un certain rapport de situation , c'est-à-dire comme se tou-
chant ou ne se touchant point , comme obliques ou perpen-
diculaires l'une à l'autre, comme parallèles entre elles ou
suivant dans l'espace des directions différentes. Posons le
cas où l'une des deux touche l'autre en quelque point , par
exemple, vers le milieu, par une de ses extrémités, et lui
soit perpendiculaire : elle formera avec elle deux angles
égaux, qu'il me plaira d'appeler du nom d'angles droits,
et chacun d'eux ne sera encore évidemment qu'un rapport
entre deux lignes. Concevons à présent que ce rapport
change, et que la perpendiculaire devienne oblique j elle
formera toujours avec l'autre ligne deux angles, J'un plus
grand , l'autre plus petit qu'un droit ; mais il est clair que
les deux angles pris ensemble seront toujours égaux à deux
angles droits 3 car il ne sera pas possible que l'un n'ait pas
gagné par ce changement tout ce que l'autre aura perdu j
et comme cela est indépendant du degré d'obliquité, il en
résultera qu'en général, toute ligne droite qui tombe obliqua'
ment sur une autre j forme avec elle deux angles gui équivalent
( 373 )
à deux droits. Voilà ce que tous les hommes concevront
très- clairement et très*distinctement ^ et ce qui est vrai}
et comme cela sera toujours vrai et Ta toujours été, nous
donnerons, avec Descartes, à ce rapport^ ou à la proposi-
tion qui l'exprime, le nom de vérité étemelle i Ces sortes de»
vérités sont en très>grand nombre : il en est qui semblent
plus ou moins cotnpliquées, plus ou moins difficiles à saisir 3
mais elles ne sont toutes en effet que des transformations
des axiomes ou des vérités les plus simples : et comme dès
notre enfance nous avons aperçu confusément plusieurs de
ces vérités ou de ces rapports simples , lorsque nous venons
à y réfléchir pour la première fois, souvent il ne nous
semble pas que nous apprenions rien de nouveau ; et c'est
probablement encore ce qui a fait croire à Descartes que
leurs idées nous étaient innées. Que sont donc ces vérités
éternelles en elles-mêmes, ou hors de nous? des rapports
existant entre les choses 3 et en nous? les idées que nous
avons de ces rapports. Nous nous formons cependant
beaucoup d'idées qui n'ont aucun modèle hors de nous, ce
qui n'empêche pas qu'on n'en puisse tirer quelques vérités;
par exeihple, il se pourrait qu'à la rigueur il n^ eût dans
le monde aucun triangle équilatéral , ou dont les côtés fus-
sent parfaitement égaux , et toutefois il n'en sera pas moins
vrai que dans tout triangle équilatéral , les trois angles sont
égaux entre eux. Mais que signifie cela? rien autre chose
sinon que , s'il existait un triangle équilatéral , tel que nous
le concevons, ses angles seraient nécessairement égaux
entre eux ; ou que l'idée que nous nous formons d'un tel
triangle , en nous représentant trois lignes d'égale longueur,
est inséparablement liée à l'idée de l'égalité de ses trois
tnangles : car il faut remarquer, qu'il nous est impossible
de concevoir une chose , quelle qu'elle soit , sans nous re-
présenter en même temps certains de ses attributs et de ses
rapports, qui en sont inséparables, de telle sorte que la
(374)
chose ne peut pas plus exister ou se concevoir sans ces at-
tributs 9 cpie ceux-ci sans la chose à laquelle ils appartien-
nent : par exemple , je ne pourrais imaginer un triangle
quelconque^ sans me représenter trois angles et trois côtés
dont les directions sont différentes.
Maintenant y Descartes prétend que les vérités étemelles^
qu'il ne distingue point de Tessence des choses ^ et que nous
avons vues n'être que les rapports que les choses ont entre
elles 9 ou l'idée et l'expression de ces rapports^ sont des
êtres d'une nature particulière^ indépendans des choses mêmes
et de nos idées ^ et qui ont été créés j mais de toute éternité
(qui par conséquent, suivant sa doctrine ^ ne peuvent sub-
sister que par une création continuée, sans laquelle ces
vérités éternelles cesseraient d'être vraies ou d'exister).
Pour rendre ceci plus clair^ on nous dira peut-être, que
ces vérités éternelles ^ ou ces essences , n'ont pas existé for--
meUement dans le monde de toute éternité ; mais qu'elles
ont toujours existé éminemment dans l'entendement divin y
comme elles existent objectivement dans l'esprit de l'homme
depuis la création du monde : et que par là on peut conce-
voir comment, les essences étant distinguées des existen-
ces, que Dieu a également créées^ mais non pas de toute
éternité, elles ont pu exister avant ces dernières. Serait-ce
à dire simplement que Dieu avait Tidée des choses et de
leurs rapports avant qu'elles existassent réellement? Gela
se comprendrait du moins : mais si l'on ajoute que les idées
de Dieu ne diffèrent point des essences des choses, et
qu'elles les constituent, il s'ensuivra que Dieu et le monde
ne sont qu'un , ce qui est inconciliable avec Topinion que
le monde a été créé dans le temps. De quelque manière
qu'on explique ces choses, il en résultera toujours des con-
tradictions manifestes, ou des absurdités monstrueuses.
( 375 )
Sans accuser De^cartes d'avoir franchi la limite qm sépare
le génie de la folie , je suis tenté de croire néanmoins^ en
lisant ce chapitre ^ que les mathématiques et le platonisme
puisé dans les pères de l'Église^ lui avaient un pei^ tourné
la tête. U est des choses^ aussi inexplicables qu'incompré^
hensibles , auxquelles la philosophie ne devrait jamais tou-*
cher ; c'est en quelque sorte se croire d une nature supé-
rieure à la nature humaine et manquer de sagesse^ que de
traiter certaines questions et prétendre les résoudre : Tes*
prit humain a des bornes , qui sont pour nous celles.de la
science et de la vérité 3 on ne peut les dépasser sans retom-
ber dans les ténèbres de l'ignorance , ou se perdre dana
l'abîme de Terreur et du faux j et Descartes , non par or-
gueil y OU pour se singulariser pomme tant d'autres y mais
par son ardent amour de la vérité^ et le désir louable qui
l'animait de donner un fondement solide à nos connais-
sances y est peut-être allé un peu au delà de ces bornes.
ARTICLE Vn.
De l'existence de^ choses matérielles.
H fait voir dans ce chapitre^ d'abord , que l'existence
des corps est possible} puis^ qu'elle est probable ; et^ après
avoir rappelé ce qui autrefois lui avait fait croire à leur
réalité y et comment il avait été ensuite amené à la révoquer
en dpute^ il lève enfin ce doute ^ en prouvant qu'il y a
eSectivement des corps dans le monde.
Leur existence est possible en tant qu'ils sont l'objet de
la géométrie y parce que de cette manière nous les conce-
vons très-clairement et très-distinctement ^ et que Dieu
peut faire tout ce que nous pouvons ainsi concevoir.
Leur existence est probable ^ en ce que notre imagina-
tion nous les représente comme existant hors de nous^ ce
( 376 )
qu'on ne peut expliquer qu'en supposant quHls existent en
effet.
Leur existence est démontrée de ce que nous avons la
faculté passive de sentir ^ et qu'il est clair qu'il n'y a rien
en nous qui mette en jeu cette faculté, ou qui soit la cause
efficiente ou productrice de nos sensations : d'où il résulte
que ces causes sont hors de nous , et qu'elles ne peuvent être
que les corps eux-mêmes , puisque ce sont ces causes exté-
rieures y ou en tant qu'elles sont hors de notre pensée ^ que
nous appelons corps. On pourrait toutefois supposer que
Dieu nous suggère directement les idées et les sensations que
nous leur attribuons ^ et que nous nous trompons en
croyant que quelque chose d'extérieur agit comme cause
efficiente sur nos sens : mais cela ne peut être 3 car Dieu
n'est point trompeur.
Descartes ^ en s'appuyant sur ce qu'il y a toujours quel-
que chose de vrai dans ce que la nature nous enseigne^
prouve enfin que parmi les corps il y en a un auquel^ notre
esprit est conjoint ; et il fait observer que Tesprit et le corps
doivent être fort étroitement unis , puisque^ quand le corps
est blessé^ par exemple^ l'esprit n'en est pas seulement in-
formé ^ comme le marin l'est des avaries survenues à son
navire ; mais qu'en même temps il éprouve de la douleur :
ce qui ne pourrait être ^ si l'esprit ^ qui par lui-même n'a
que la faculté de penser ^ ne formait comme un seul tout
avec le corps.
Je ne m'appesantirai pas sur le sujet de ce chapitre, et
ne ferai qu'une seule réflexion. S'il est vrai, comme on Ta
dit ailleurs , que l'idée que nous* avons de l'étendue soit
innée, ou , ce qui revient au même, si c'est Dieu qui nous
Ta suggérée ; il s'ensuivra qu'on n'aura pas démontré que
les corps existent hors de nous en tant qu'ils sont étendus
ou qu'ils sont l'objet des démonstrations de géométrie : on
sera donc en droit de supposer qu'ils ne sont pas réellement
( 377 )
étendus. Or , sans rien changer à cette supposition , on à
démontré ou cru démontrer, que les corps existent en tant
qu'ils touchent nos sens ; d'où Ton devra conclure , si l'on
veut raisonner comme Descartes , que les qualités sensibles
des corps ne supposent point l'étendue, et que par consé*
quent elles en sont réellement distinctes , et peuvent exis-
ter sans elles.
Ce n'est pas qu'il affirme ici que Tidée d'étendue est in-
née } il semble plutôt vouloir dire le contraire : mais , dans
ce cas y ne serait-il pas en contradiction avec lui-même ?
D'ailleurs, ce qu'il dit des corps considérés comme cause
de nos sensations n'est point applicable à l'étendue , qui ne
peut afiecter nos sens en aucune façon : car, quoique ce
soit bien réellement par les sens que nous vient l'idée d'é-
tendue, ce n'est jamais que d'une manière indirecte, et
qu'autant que nous apercevons les limites qui séparent
les corps, soit les uns des autres, soit de l'espace qui les
entoure. Un mouvement qui s'effectue hors de nous et en
tous sens, ou que nous exécutons nous-mêmes des mains,
des yeux ou de la pensée , voilà ce qui nous donne l'idée
la plus générale et la plus simple de l'étendue, qui dans
l'idée plus complexe du corps est toujours jointe à d'au-
tres idées , avec lesquelles on est souvent tenté de la con-
fondre.
ARTICLE Vm.
De ia distinction réelle entre l'esprit et le corps.
Descartes veut démontrer dans ce chapitre, qu'il y a
une distinction réelle entre l'ame et le corps, c'est-à-dire
que l'homme considéré comme intelligent est un être dont
l'existence est indépendante de celle de l'homme considéré
comme matériel , ou bien , que l'ensemble de ses facultés
( 378 )
intelleotuelles constitue une substance réellement distincte
et indépendante de la substance du corps.
Avant d'en venir à cette démonstration , il fait un paral-
lèle ^ eX établit une différence essentielle ^ une sorte d'oppo-
sition ^ entre les propriétés que l'on suppose constituer les
deux substances^ à savoir^ entre la faculté de penser, qui
constitue l'ame, et l'étendue, qui constitue le corps. La fa*
culte de penser, ou Tame, est indivisible, dit-il, au lieu que
l'étendue est toujours divisible. Gela est vrai 3 mais on n'en
peut pas inférer que la faculté de penser soit une propriété
essentielle, ni qu'elle n'appartienne pas au corps j car parmi
les propriétés accidentelles des corps , surtout des corps or-
ganisés , il en est certainement qui sont indivisibles ou sans
parties ; telle est , par exemple , la faculté de digéra** U
est bien vrai aussi , comme il le dit, que la perte d'un bras
ou d'une jambe ne retranche rien de la première de ces fa-
cultés 3 mais on en peut dire autant de la seconde : et enfin,
si un organe matériel , l'estomac , est nécessaire à la diges-
tion; le cerveau, qui n'est pas immatériel, ne l'est pas
moins à la pensée ; tout parait égal de part et d'autre , et
ainsi cette difierence entre l'étendue et la faculté de pens^,
ou entre le corps et l'esprit , ne prouve absolument rien.
Descartes remarque que nous avons plusieurs facultés
ou manières de penser , sans lesquelles il croit que nous
pouvons bien exister comme substances intelligentes^ mais
non pas réciproquement elles sans nous , ou sans la sub-
stance qui pense en nous ; de même que le corps peut exi-
ster sans mouvement, sans figure déterminée, etc. ; tandis
qu'aucune de ces choses ne peut subsister sans corps : d'où
il suit que ce» diverses propriétés de l'ame sont à la faculté
de penser, ou à la substance qui pense, ce que les pro*
priétés du corps sont à l'étendue ou à la matière. Mais ce
rapprochement n'est point du tout exact ; car cette faculté
de penser, qui, conune je l'ai démontré, n'est rien autre
( 379 )
chose qu'une dénomination générale sous laquelle on com-
prend toutes les manières de penser et de sentir, n'est point
distincte de ces propriétés de Tame , comme l'étendue im-
pénétrable l'est du mouvement 9 de la situation , de la
figure, etc. ; et, quoique la conception^ par exemple, soit
bien une manière de penser, elle n'est pas pour cela une
manière d'être de la faculté de penser ; tandis que , tout au
contraire, le mouvement n'est qu'une manière d'être de
l'étendue impénétrable, et non une manière de résister ou
d'être étendu : enfin , on peut dire indifféremment, ou que
le corps, ou que l'étendue impénétrable est en mouve-
ment , parce qu'ils ne sont qu'une même chose ; mais on
ne dira pas de la faculté de penser qu'elle sent , qu'elle
imagine ou qu'elle veut, comme on le dirait de la substance
qui pense, quelle qu'elle soit.
Descartes dit ensuite : d de cela même que je ne remar-
que point qu'il appartienne nécessairement aucune autre
chose à ma nature ou à mon essence sinon que je suis une
chose qui pense , je conclus fort bien que mon essence con-
siste en cela seul que je suis une chose qui pense , ou une
substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de
penser. » J'ai déjà assez soigneusement examiné cette ques-.
tion dans l'article III ci-dessus, et j'ai fait voir qu'elle de-
meurait au moins indécise.
Mais laissons à part toutes ces difficultés , et examinons
enfin le fameux argument par lequel il prétend démontrer
d'une manière invincible que l'ame et le corps sont deux
substances distinctes , et indépendantes l'une de l'autre
quant à leur existence. Cet argument est celui-ci :
tt II suffit que je puisse concevoir clairement et distincte-
ment une chose sans une autre , pour être certain que l'une
est distincte et indépendante de l'autre.
» Or, d'un côté , j'ai une claire et distincte idée de moi-
même en tant que je suis seulement une chose qui pense
( 380 )
et non étendue ^ et d'un autre ^ j'ai une idée distincte da
corps, en tant qu'il est seulement une chose étendue et qui
ne pense point.
)> Donc mon ame, c'est-à-dire moi en tant que je suis
une chose qui pense , est entièrement et yéritahlement dis-
tincte de mon corps , et peut être ou exister sans lui. »
La conclusion de ce raisonnement est légitime^ et elle
serait vraie si les prémisses Tétaient.
La mineure est bonne , si elle se réduit à dire que l'idée
que j'ai de moi-même en tant que je suis un être intelli-
gent, ou celle que j'ai de mes facultés intellectuelles, n'est
pas nécessairement liée à l'idée de corps ou d'éteûdue im-
pénétrable , comme en efiet elle ne l'est pas. Mais nous
avons vu à l'article III qu'il en était de même de certaines
propriétés des corps , telles que la chaleur et les odeurs ,
dont les idées ne suggèrent ou ne rappellent en aucune
manière celles d'étendue et d'impénétrabilité; si ce n'est
que nous avons préjugé de bonne heure, et que nous
sommes dans l'habitude de croire que les causes de la cha-
leur et des odeurs sont des êtres matériels; car nous pou-
vons très-bien feindre qu'il n'y a point de corps hors de
nous, et cependant conserver l'idée qu'il existe hors de
nous des êtres dont l'essence ou la nature est uniquement
de produire en nous les sensations d'odeur et de chaleur :
d'où il résulterait , si la majeure de ce syllogisme était
également bonne , qu'il en est de ces êtres comme de l'ame,
qui , quoique attachée à un corps , en est réellement dis-
tincte.
Examinons donc cette majeure, d'abord en elle-même,
puis dans ses conséquences. Elle est fondée sur ce que les
choses que je conçois clairement et distinctement peuvent
être produites par Dieu telles que je les conçois. Mais parmi
ces choses, il en est de deux sortes, les unes que je con-
çois seulement comme possibles , les autres que je conçois
( 381 )
comme nécessaires^ ou dont le contraire implique contra^
diction. Ainsi , tantôt je conçois deux choses différentes
comme n'en formant nécessairement qu'une , ou deux cho-
ses , soit différentes ^ soit tout -à-fait semblables ^ comme
en formant nécessairement deux ; et tantôt je conçois deux
choses comme pouvant en former deux ou n'en former
qu'une ^ sans être forcé par aucune soHde raison à admet-
tre Tunité ou l'identité , plutôt que la distinction réelle de
ces chpses. Or Dieu ne fait nécessairenient ou certainement
que les choses que je conçois comme nécessaires; et quant
aux autres 9 il ne fait jamais tout ce qu'il pourrait faire ,
mais il fait à son choix l'un des deux contraires : par exem-
ple^ Dieu a pu faire que le principe de la chaleur ne soit
qu'une propriété de la matière^ ou bien qu'il soit distinct
de la matière; car ni l'un ni Tautre ne paraît impossible ,
ou n'implique contradiction : si Dieu a voulu que ces cho-
ses soient distinctes , j'avoue qu'il n'a pas pu se priver lui-
même du pouvoir de les séparer, et que par conséquent^
de quelque lien qu'elles soient unies ^ elles sonf séparables;
mais^ s'il a voulu qu'elles n'en fassent qu'une, il ne pourra
jamais la séparer d'elle-même, ou faire que là où il n'y en
a réellement qu'une, il s'y en trouve deux. Ainsi, de ce
que je conçois une chose sans une autre, je conviens bien
qu'il se pourrait faire que l'une fût distincte et indépen-
dante de l'autre; mais je nie qu'elle le soit nécessairement
ou certainement, comme le veut Descartes.
Voyons, à présent, quelles seraient les conséquences de
ce principe. Je conçois très-clairement et très-distincte-
ment, dans une boule de cire qui se meut d'une ou d'autre
manière, sa figure sphérique et son mouvement, comme
deux choses toutes différentes et l'une sans lautre. ... Ici
Descartes nous arrête, et nous dit que par une chose il
n'entend pas une chose quelconque, telle qu'une propriété
accidentelle ou un simple phénomène, mais seulement une
( 382 )
chose complète ou adéquate , ce qui yeut dire, une chose
dans laquelle nous remarquons une propriété essentielle;
de manière que cette chose y quand même elle n'aurait pas
d'autres attributs que ceux que nous lui reconnaissons^ ou
même que cette seule propriété essentielle^ pût exister par
elle-même^ et conséquemment sans aucune autre. Voilà
son argument singulièrement modifié ; voyons s'il en vau-
dra mieux. Dans une boule de cire en mouvement, je con-
çois très-clairement et très-distinctement ^ l'une sans l'autre,
deux dioses complètes y à savoir, une étendue impénétrable
en mouvem^it et sans figure déterminée , et une étendue
invpénHrable de figure sphérique et sans mouvement ; car,
quoique le mouvement et la figure de ce morceau de cire
supposent également l'étendue, il ne s'ensuit pas que
l'étendue de Tune soit l'étendue de Tautre. Non , dit Des-
cartes, mais ici la distinction réelle, ou l'indépendance des
deux choses complètes , n'est pas elle-même conçue comme
possible , elle est contradictoire. On pourrait demander,
s'il ne pourrait pas se faire que cette indépendance fût im-
possible par d'autres raisons encore, et sans qu'elle parût,
ou sans qu'elle fiât contradictoire : mais passons là-dessus,
en admettant cette nouvelle modification, et choisissons
un exemple où la distinction réelle des choses conçues
comme complètes ne semble pas du moins contradictoire
ou impossible. Un chimiste découvre une substance nou-
velle qui a la saveur de l'oseille et l'odeur de la rose; il
soupçonne que cette substance est composée de deux au-
tres , dont l'une serait odorante et insapide , l'autre sapide
et inodore : il la soumet à l'analyse , et , ne pouvant par-
venir à la décomposer, il demeure dans le doute sur la sim-
plicité ou la complexité de ce corps. Mais il est clair que,
s'il s'était servi , au lieu de son creuset , de l'argument de
Descartes, il ne douterait pas le moins du monde que cette
substance n'en renferme deux^ comme il le supposait, puis-
(383 )
qa'îl les conçoit très-clairement et très-distinctement l'une
sans Tautre ^ qu'elles sont toutes deux complètes ^ et que
leur indépendance n'implique aucune contradiction. Or il
résulterait de là que dans toute substance^ soit corporelle^
soit immatérielle, il y aurait, pour ainsi dire, autant de
choses distinctes et indépendantes, en un mot, autant de
substances, qu'on y remarque d'attributs , ce qui est évi-
demment absurde*
« Mais pouvez- vous nier, dit Descartes, qu'il Suffit que
nous concevions clairement une chose sans une autre, pour
savoir qu'elles sont réellement distinctes ? Donnez-nous
donc quelque signe plus certain de la distinction réelle , si
toutefois on en peut donner aucun. » Je réponds à ce grand
philosophe, que quand il ne s'agit que de deux choses qui
sont l'une hors de l'autre, et toutes deux hors de nous,
nous concevons et nous jugeons qu'elles sont distinctes,
lorsque les sens et l'expérience ^ dont le témoignage vient
avant le jugement et le détei*mine ou l'éclairé, nous disent
qu'elles occupent ou peuvent occuper des lieux difierens ,
et qu'en agissant d'une manière quelconque sur l'une des
deux, on ne produit aucun changement dans l'autre, soit
qu'elles diffèrent ou non en quoi que ce puisse être. Mais
que ce moyen de reconnaître si deux choses sont ré^e-
ment distinctes (et nous n'en connaissons point d'autre),
n'est point applicable à celles qui sont l'une dans l'autre,
et toutes deux en nous ; et qu'il faudrait , si l'on voulait ici
faire usage d'un argument qui me parait inutile ailleurs,
le modifier encore dans sa majeure, de telle manière qu'il
ffit au moins applicable au cas où les choses que nous con^
sidérons diffèrent dans leurs propriétés essentielles. Alors,
et si Ton veut en même temps faire disparaître le vice de
foime qui se trouve dans cette majeure , elle devra être
ainsi conçue :
Il suffit que je puisse concevoir clairement et distincte-
( 384 )
ment une chose complète sans une autre ^ dont elle diffère
par la propriété essentielle qui me la fait régarder comme
complète 9 pour être certain que l'une est distincte et indé-
pendante de l'autre quant à son existence : parce quil
implique contradiction qu'une chose ait deux, attributs es-
sentiels^ et que Dieu^ qui peut faire tout ce que je conçois
clairement et distinctement ^ le fait certainement , si le
contraire de ce que je conçois est impossible.
La mineure et la conséquence devront être alors expri-
mées en ces termes :
Or est-il que je conçois la faculté de penser sans songer
à aucune autre chose ^ et qu'ainsi je la conçois comme une
propriété essentielle^ comme une chose cpmplète : et par
cela même je la conçois a fortiori sans retendue ; car je
conçois une chose sans une autre ^ dès que je la conçois
sans aucune autre : et de plus, je la conçois comme diffé-
rente de rétendue ^ que je reconnais également , par les
mêmes raisons^ pour une propriété essentielle^ pour une
chose complète.
Donc la faculté de penser et' l'étendue , ou , ce qui re-
vient au même 9 les substances douées de ces attributs es-
sentiels y non seulement peuvent être ^ mais sont réellement
distinctes» Tune de l'autre.
Cet argument y qui est un peu long dans sa forme , par
les explications qu'il contient^ peut être rendu sous cette
autre forme ^ qui est plus concise ^ et que Descartes lui-
même propose :
Toute substance qui renferme deux propriétés essen-
tielles n'est pas simple; mais elle est composée de deux
autres 3 parce qu'il serait contradictoire *qu'une même sub-
stance eût deux propriétés essentielles : or l'honmie^ dans
son entier^ renferme deux propriétés essentielles , la faculté
de penser et l'étendue : donc il est composé de deux sub-
stances distinctes et indépendantes Tune de l'autre.
( 385 )
n résulte donc et très-clairement de tout ce qui précède,
que, pour démontrer en rigueur que Famé est réellement
une substance^ dont Texistence est indépendante du corps,
il suffit de faire voir \^ que la faculté de penser a tous
les caractères qui constituent la propriété essentielle, et
2^ qu'il n'est pas possible que deux propriétés essentielles
différentes se trouvent dans la même substance.
Mais , avant d'aller plus loin , y a-t-il un moyen certain
pour reconnaître si une propriété est essentielle ou non , et
celui qu'emploie Descartes peut- il être considéré comme
tel? C'est la question que nous examinerons d'abord. *
Les propriétés essentielles sont celles qui constituent la
nature des choses, et sans lesquelles ces choses cesseraient
d'être ou d'exister. Mais le mot à' existence ^ et, par suite,
celui de propriété essentielle^ peuvent être pris en deux sens,
l'uu relatif, l'autre absolu : dans le premier, exister c'est
être sous telle forme particulière 3 dans le deuxième, c'est
être d'une manière quelconque : une chose cesse d'exister
relativement, quand elle cesse d'être ce qu'elle était j c'est
ainsi qu'une plante, ou toute autre créature vivante, cesse
d'exister quand elle meurt : elle cesserait d'exister abso-
lument, si elle cessait d'être quelque chose, si elle était
anéantie. Ainsi, dans le sens relatif , les propriétés essen-
tielles sont celles sans lesquelles une chose cesserait d'exi-
ster comme telle ; par exemple , l'éclat et la dureté du
diamant sont des propriétés essentielles à ce corps , parce
que sans elles il n'existerait plus comme diamant, sans
pour cela cesser d'être absolument : et dans le sens absolu,
on nomme propriétés essentielles , celles qui sont néces-
saires à l'existence absolue d'une choses par exemple,
l'étendue impénétrable est une propriété essentielle à tous
les corps , et sans laquelle (on le suppose du moins) ils ces-
seraient tout-à-fait d'exister.
.Maintenant, y a-t-il un moyen de reconnaître si une
TOME III. 25
( 386 )
propriété est essentielle ou non dans le sens absolu ? H s'en
présente deux , du moins en apparence ^ l'expérience et la
conception pure.
Quand je dis que rimjpénétrabilité^ ou l'étendue impé-
nétrable y est une propriété essentielle de la matière y c'est
que l'expérience m'a démontré qu'il n'y a point de corps
qui en soit privé , et qu'elle est la seule propriété absolue
qui jouisse de cette généralité; que^ par conséquent^ elle
est au moins une propriété essentielle de la matière dans le
sens relatif^ puisque sans elle la matière cesserait du moins
d'exister en tant que matière; et comme d'ailleurs je ne
vois plus rien au delà^ et que je ne suppose point à la na-
ture des secrets qu'elle ne me révèle par aucun moyen y
j'en conclus que cette propriété est également essentielle
dans le sens absolu; c'est-à-dire^ que sans elle les Corps
cesseraient tout- à-fait d'exister^ ou seraient anéantis : en
sorte que la matière ^ la substance des corps , l'étendue
impénétrable^ ne sont pour moi qu'une seule et même
chose.
Si I après cela y on me fait observer que ma conclusion
n'est pas rigoureuse y et que par ce moyen expérimental y
qui d'ailleurs n'est point applicable aux facultés intellec-
tuelles, je ne puis avoir aucune certitude métaphysique
que l'étendue soit en efiet une propriété essentielle^ j'en
conviendrai sans peine; et je demanderai seulement^ s'il
en existe un plus général et plus certain ? On me répond
que oui , et on me donne ce moyen comme infaillible. Une
propriété est essentielle y dit-on y et elle constitue une sub-
stance, ou une chose complète, lorsque son idée ne se
trouve nécessairement liée à celle d'aucune autre, et que^
par là y on conçoit clairement qu'elle n'en a pas besoin
d'autre pour exister : car, ajoute-*t*-on y puisque Dieu peut
faire tout ce que je conçois couune possible, et qu'il n'est
point trompeur, chaque chose est ainsi que je la conçois.
( 387 )
Mais je ferai remarquer à mon tour^ que cette conclusion
n'est rien moins que rigoureuse ^ et qu'il ne résulte pas y
comme je l'ai déjà dit^ de ce que Dieu peut faire tout ce
que je conçois^ qu'il le fasse effectivement^ quand le con-
traire n'e^t pas impossible. Ainsi ^ je veux bien que^ décela
même que nous concevons l'étendue comme une propriété
essentielle y Dieu a pu faire qu'elle le soit y et que le corps
n'en ait pas besoin d'autre pour exister ; mais je n'accorde
pas^ qu'il n'a pu ni voulu faire qu'une autre propriété^
qui ne tombe point sous les sens y fût nécessaire à l'exis-^
tence absolue de la matière j d'autant qu'on ne pourrait
certainement pas l'accuser d'être trompeur^ de ce qu'il au*
rait voulu nous cacher l'essence absolue des choses^ s'il
ne nous importe point de la connaître : or^ dans ce cas y
l'étendue impénétrable ne serait plus une propriété essen-^
tielle que dans le sens relatif^ et sans elle les corps cesse-
raient bien d'exister comme tels ; mais ils ne cesseraient
pas pour cela d'exister absolument. Nous n'avons donc^
métaphysiquement parlant^ aucun moyen certain de re*
connaître si une propriété est essentielle ou non dans le
sens absolu^ ou bien si une chose est complète^ ou si elle
ne l'est pas^ ni par conséquent si Dieu a voulu qu'elle
puisse exister sans aucune autre j quoique nous concevions
que cela est possible à l'égard de certaines choses y et que
l'expérience semble démontrer que cela n'est pas seule- ^
ment possible^ mais que cela est en effet a l'égard des corps
matériels.
Nous avonis vu à l'article III que Descartes n'a pas dé-*
montré, comme il croit l'avoir fait, que la faculté de peu*
ser est un attribut essentiel; et il résulte de ce qui précède
que cela n'était pas susceptible d'être démontré.
Il nous reste à examiner s'il serait contradictoire qu'il y
eût dans une même substance deux propriétés essentielles,
c'est-à-dire deux propriétés différentes qui fussent égale-
( 388 )
ment nécessaires à l'existence absolue de cette substance ,
et dont ni Tune ni l'autre par conséquent ne pût constituer
une substance ou une chose complète.
Gomme ce sont les propriétés essentielles qui constituent
la nature des choses^ il s'ensuit^ dit Descartes ^ que si une
substance en avait deux, elle aurait deux natures, ce qui
implique contradiction. Mais Descartes pose en fait ce qui
est en question : car, quoiqu'il soit vrai de dire à l'égard
d^une substance qui n'a qu'une seule propriété essentielle,
que c'est cette propriété qui constitue sa nature; la ques-
tion est précisément de savoir, si , dans une substance où il
s'en rencontrerait plusieurs , ce ne. seraient pas toutes ces
propriétés ensemble qui constitueraient sa nature.
D'abord , quant à Tessenee et l'existence relatives d'une
substance particulière, telle que Tor, par exemple, il est
certain qu'elles dépendent de plusieurs propriétés qui sont
toutes également essentielles dans le sens relatif; et qu'on
ne conclut pas , de ce qu'elle en a plusieurs , qu'elle n'est
pas une substance simple ; car il est à remarquer , que ce
sont id les propriétés de même nature ou de même espèce,
telles que la figure ronde et la figure carrée, la couleur
bleue et la couleur rouge, qui s'excluent mutuellement, et
non celles de nature différente, comme la dureté et la
chaleur. Or, pourquoi n'en serait-il pas des véritables pro-
priétés essentielles à l'égard de l'existence absolue, comme
des propriétés accidentelles dont je viens de parler par
rapport à l'existence relative? Au reste, comme Descartes
ne donne pas d'autre raison que celle qui vient d'être al-
léguée , pour prouver cpie les propriété^ essentielles s'ex-
cluent mutuellement, et que d'ailleurs cela n'est pas du
tout évident par soi-même , nous devons conclure qu'il
n'est pas impossible, ou du moins contradictoire, qu'une
même substance renferme deux propriétés essentielles dif-
férentes. •
( 389 )
Mais quand cela serait^ dira-t-on ^ si la faculté de penser
était une propriété essentielle^ comme 1 étendue, elle n'en
serait pas moins distincte du corps, puisque, celui-ci pou-
vant exister sans elle, il est évident qu'elle ne serait pas
une propriété essentielle de la matière. J'accorde cela sans
difficulté , pourvu qu'on s'en rapporte uniquement à l'ex-
périence , qui seule m'apprend qu'en efiet il y a des corps
qui ne pensent point, ^'où il s'ensuivra, que si la faculté
de penser appartient à la matière, elle n'en sera qu'une
propriété accidentelle , ce qui parait aussi directement con*
firme par l'expérience. Mais, puisque l'occasion s'en pré-
sente, qu'on me permette de proposer une hypothèse aux
cartésiens. De quelque manière qu'on envisage la faculté
de penser, ne pourrait-on pas supposer qu'il y a dans les
corps une propriété quelconque, autre que l'étendue im-
pénétrable, qui, demeurant latente ou cachée dans les
corps bruts , ou du moins ne s'y montrant pas sous les for-
mes de sensibilité et d'intelligence , ne commence à se
manifester sous ces mêmes formes , que dans les êtres qui
ont reçu un premier degré d'organisation , et se développe
ensuite de plus en plus à mesure que l'organisation devient
plus compliquée, et, si l'on peut ainsi dire, plus savante,
soit dans un même individu , soit dans des êtres difierens ?
On peut ici a volonté considérer l'intelligence ou la faculté
de penser, comme une propriété accidentelle , ou comme
un attribut essentiel de la matière : mais il faudrait faire
voir que dans les deux cas l'hypothèse est contradictoire
ou impossible , pour démontrer que l'ameest une substance
distincte du corps. Descartes a répondu à des objections
dç cette nature ; c'est au lecteur à voir s'il est satisfait de
ses raisons.
J'ai supposé dans cet article , en faveur de Descartes ,
qu'il regardait la faculté de penser et la substance qui
pense , comme une seule et même chose ^ et que l'étendue
( 890 )
impénétrable était pour lui , comme elle Test pour moi , la
substance même des corps : mais oti peut aussi lui prêter
une opinion contraire j car il fait entendre en plusieurs
lieux y que 1 étendue et la pensée ne pourraient exister sans
une substance à laquelle ces propriétés sont attachées.
Voyons donc ce qu'il résulterait de cette manière d'envi-
sager les chose9.
Si rétendue ne peut exister sans une substance , ou une
chose quelconque qui ne soit pas 1 étendue elle-même ; il
n'est pas possible que cette substance y à laquelle appartient
l'étendue^ et que l'étendue^ qui appartient à cette sub*
stance^ ne soient pas deux choses aussi distinctes^ que
l'étendue Test du mouvement} et il doit en être de même
de la pensée et de la chose qui pense.
Mais^ selon Descartes ^ la chose qui pense ^ et celle qiû
est étendue , ne diffèrent Tune de l'autre que par leurs at-
tributs essentiels 9 c'est'-à-dire ^ par l'étendue et la pensée:
donc ces substances , considérées en elles-mêmes , et ab-
straction faite de leurs attributs , ne diffèrent pas plus entre
elles ^ que l'étendue de l'or ne difière de retendue de la
cire ; elles ne sont qu'une même chose.
Or cette diose peut exister sans la pensée^ comme on le
voit dans le corps , et elle peut exister sans l'étendue^ comme
on le conçoit ou comme on le suppose dans l'ame : d'où il
résulte que^ quoique la pensée et l'étendue soient des pro*
priétés essentielles relativement à Tesprit et au corps ^ qui
sans elles ne pourraient exister en tant que substances pen-
sante et étendue } elles ne sont qu'accidentelles à legard de
la substance en général > qui n'a pas besoin d'elles pour
exister } et dès lors^ il n y a plus aucune raison qui nous
oblige à croire que retendue et lia pensée ne sont pas des
attributs de la même substance. Ainsi ^ pour démontrer que
l'ame est une substance distincte du corps ^ on ne pourra
plus se fonder sur ce que la faculté de penser est une pro-
(391)
priété essentielle^ puisqu'elle ne le serait plus d^une ma-
nière absolue, dans l'hypothèse où la substance serait
quelque autre chose que la propriété qui en détermine la
nature. Dans ce cas , il en serait de Thomme comme de la
substance à laquelle nous ayons prêté la saveur de l'oseille
et l'odeur de la rose; c'est-à-dire, qu'il se pourrait faire
qu'il y eût dans l'homme deux êtres distincts , quoique tous
deux substantiels ou supposant la suhstantialité ^ mais qu'il
ne serait pas contradictoire qu'il n^)r en eut qu'un ; car il
serait également possible que la substance qui est le sujet
de l'étendue , fût ou ne fÛt pas le sujet de la pensée.
Ainsi donc , de quelque manière que Descartes envisage
la substance , il n'aura pas démontré que la faculté de pen-
ser, dans rhomme, appartient à une substance, ou consti-
tue eUe-méme une substance réellement distincte de celle
des corps.
Ce chapitre et les deux suivails contiennent toutes les
réponses et les répliques de Descartes aux objections et
instances des théologiens et des philosophes , sur l'essence
de l'ame et sur la distinction réelle de l'ame et du corps ;
objections que j'ai tâché de résumer dans le troisième ar-*
ticle et dans celui-ci , sans toutefois m'assujettir à donner
aux raisons alléguées par ces philosophes les mêmes formes
dont ils les ont revêtues , ni à me servir des mêmes exem-
ples que ceux sur lequels ils les ont appuyées.
ARTICLE IX.
Suite du même sujet.
Ce chapitre, qui n'en fait qu'un avec le précédent,
contient les détails dans lesquels l'auteur est entré , pour
mieux faire connaître la différence qui existe entre les
idées complètes et les idées incomplètes , entre la distinc*
( 392 )
tion réelle €t la modale, entre la distinction en général et
l'abstraction , entre l'abstraction et l'exclusion. Comme
j'ai donné l'analyse de. ce qu'il renferme d'essentiel dans
Tarticle qui précède , je me borne ici à cette indication.
ARTICLE X.
Que Came pense toujours j et de V action de Came sur ie corps.
X
Quant à la pensée, ou à l'action de l'ame sur elle-même,
il y aurait deux questions à résoudre; Tune, de savoir si
en effet l'ame pense toujours; Tautre, s'il serait contradic-
toire qu'elle ne pensât pas continuellement pendant le temps
qu'elle existe. La première, peu intéressante en elle-même,
ne serait cependant pas sans intérêt dans le système d'i-
dées adopté par Descartes, puisque, l'homme n'étant sûr
qu'il existe qu'autant qu'il pense actuellement, il ne pourra
être certain d'exister toujours, c'est-à-dire sans interrup-
tion , qu'autant qu'il lui sera démontré qu'il ne cesse point
de penser. Ce n'est pas là néanmoins ce que Descartes exa-
mine : la seule chose qu'il ait le dessein de prouver, c'est
que l'ame cesserait d'exister en cessant de penser. Suppo-
sons donc que l'homme en tant que substance intelligente,
ou que l'ame, en un mot, existe, d'une manière permanente,
même qu'elle pense toujours, ce qui peut être, et n'est
d'aucune importance ; et voyons s'il serait impossible qu'elle
existât un moment sans penser.
Gela se réduit à savoir si c'est l'action même de penser
qui constitue l'essence de l'ame , et Descartes , pour être
conséquent, comme je l'ai déjà fait observer à l'article III,
doit répondre , et en effet répond affirmativement à cette
question , puisqu'il a prouvé , comme il le dit lui-même,
ou qu'il croit avoir prouvé , que la nature ou l'essence de
l'ame consiste en cela seul qu'elle est une chose qui pense.
( 393 )
Ce mot de nature ou d'essence ne serait^il pas employé
ici d'une manière relative? Non^ car il s'ensuivrait que
l'existence absolue de l'être qui pense en nous est indé-
pendante de Taction de penser^ ce que ne veut point Des-
cartes 9 et ce qui en effet ne serait point d'accord avec ses
principes. Mais , si on prend ce mot dans un sens absolu ^ il
en résultera que l'action de penser^ qui n'est qu'un simple
phénomène^ constitue la substance de l'ame^ ce qui est
absurde.
Il est certain que le phénomène de la pensée suppose une
faculté dont Texistence est indépendante de ce phénomène;
d'où il parait que ce serait plutôt la faculté que l'action
de penser qui constituerait la nature ou l'essence de l'ame,
et que par conséquent cette nature serait indépendante du
phénomène de la pensée. Mais^ dans le doute cartésien ^
on ne peut pas conclure de l'existence actuelle du phéno-
mène à Texistence continue et indépendante de la propriété.
£st-ce une raison pour affirmer que la faculté de penser
n'existe point indépendamment du phénomène par lequel
cette propriété se manifeste; et^ de ce que je ne serais pas
certain d'exister si je ne pensais pas actuellement^ s'ensuit-
il qu'en efiet je n'existerais point si je cessais de penser?
Quoi qu'il en soit , il me paraît clair qu'aux yeux de Des-
cartes y la faculté de penser ne serait rien sans l'action de
penser^ qui n'est que cette faculté en exercice; qu'ainsi
cette faculté et ce phénomène^ ou cette action ^<ie sont
pour lui qu'une seule et même chose ^ qu'il désigne sous le
nom de pensée ; et que cette chose n'en fait qu'une encore
avec la substance intelligente^ puisqu'il croit qu'elle en
constitue l'essence^ et qu'il dit lui-même quelque part
qu'elle n'en dilBfere point.
Il fait une comparaison qui serait aussi juste qu'ingé-
nieuse^ si la pensée était une de ces propriétés accidentelles
qui ne consistent que dans un phénomène continu; mais
( 394 )
qui est biea fausse si^ comme il le prétend ^ la pensée con-
stitue Vessene^ absolue de la substance de lame. (( Je crois ^
dit-il y que Tame pense toujours^ par la même raison qui
me fait croire que la lumière luit toujours. ^ On sait que la
lumière^ ou le phénomène de la clarté^ est dû, selon lui,
aux vibrations d'une matière subtile, d'un milieu éthéré,
qui jouit d'une élasticité parfaite : cette élasticité est donc
la propriété essentielle de ce milieu envisagé comme ma-
tière de la lumière. Or nous pouvons bien comparer la
substance de l'ame à cette matière fluide, la faculté de
penser à son élasticité, et Faction de penser à ses vibra-
tions : mais il est impossible d'assimiler l'essence absolue,
ou la substance de lame , ni aux vibrations de Téther, ni
même à son élasticité \ car, bien qu'il soit vrai de dire que
la lumière luit toujours tant qu'elle existe, si par la lumière
on n'entend que le phénomène de la clarté, il est évident
quCj les vibrations de l'éther venant à cesser, il n y aurait
rien qui cessât d'exister que ce phénomène; et que, dans
le cas même où l'éther perdrait son élasticité , il ne serait
pas pour cela anéanti; il existerait toujours, non comme
matière de la lumière, mais simplement conune matière
étendue et impénétrable. D'où il résulte, que l'éther ou la
matière de la lumière, son élasticité, qui en est la propriété
essentielle, et ses vibrations, qui constituent hors de nous
le phénomène de la clarté, sont trois choses tout*-à-&it
distinctes : que, par conséquent, l'élasticité de l'éther n'est
une propriété essentielle que dans le sens relatif, puisque
l'existence absolue de l'éther n'en dépend point ; et que ses
vibrations, qui constituent la clarté, sont plus relatives
encore, puisque, non seulement la matière de la lumière,
mais encore son élasticité en sont entièrement indépen-
dantes.
Descartes se serait exprimé avec bien plus de précision
et d'exactitude^ s'il avait dit : « de même qu'il me semble
( 395 )
que le corps est toujours impénétrable^ bien qu'il ne ré-
siste pas toujours^ c'est *à-dire^ quoique cette impéoétra-
bilité ne soit pas continuellement en jeu ; de même l'ame
a toujours la faculté de penser^ sans qu'il soit peut-être
nécessaire qu'elle pense toujours ^ ou que cette faculté soit
continuellement en exercice : car l'action de penser sup-
pose la faculté de penser^ laquelle constitue l'essence de
Tame; mais j'ignore si cette faculté^ et par conséquent si
l'ame elle-même, ne pourrait pas exister sans cette action;
et je crois qu'elle le pourrait^ d'autant qu'aucune raison
ne me persuade le coùtraire, et qu'il me semble que je
conçois assez clairement par la lumière naturelle, qu'une
propriété n'a pas besoin pour exister de se manifester ac-
tuellement par quelque phénomène. »
Au reste , quoiqu'il prétende avoir suiEsamment défini
ce mot pensée y auquel il donne bien des acceptions dififê-
rentes, on ne sait pas toujours précisément dans quel sens
il le prend : et totit porte à croire qu'il n'avait pas lui-
même sur ce mot , ni sur tout ce qu'il lui fait signifier, des
idées bien claires et bien distinctes.
Quant à l'action de l'ame sur le corps humain , c'est une
de ces choses, dit-il, qui sont connues par elles-mêmes^
et qu'on ne peut qu'obscurcir eh voulant les expliquer. Il
croit que nous avons en nous une notion particulière poiu*
concevoir cette action; et, afin de rendre ce sentiment plus
vraisemblable, il se prévaut de l'opinion fausse de quel-
ques philosophes qui, considérant la pesanteur comme une
qualité réelle, c'est-a-dire comme une véritable substance
distincte du corps , n'avaient point de peine , dit-il , à con-
cevoir comment cette qualité agissait sur le corps grave ^
parce qu'ils se servaient à leur insu de cette notion natu-
relle qui leur avait été donnée pour comprendre comment
l'ame meut le corps qu'elle anime. Mais qu'il en soit ainsi >
(396)
il restera toujours a savoir si en eflfet ces philosophes ^ qni^
au lieu de supposer que les corps tombent en vertu de leur
pesanteur, imaginaient que c'est la pesanteur, dont ik
avaient fait un être réel, qui agit sur les graves, conce-
vaient cela bien clairement et bien distinctement ; et c'est
ce que je ne présume pas.
J'espère n'avoir rien omis d'important de tout ce qu'on
pouvait tirer des objections faites à Descartes sur la nature
et l'existence de l'ame, et je ne pousserai pas plus loin
mes réflexions sur ce sujet. Passons a la démonstration de
Texistence de Dieu.
ARTICLE XI.
De$ idées autres que celle de Dieu.
Ce chapitre et les deux suivans , qui ont pour objet la
démonstration de l'existence de Dieu, font partie de la
troisième Méditation; et, si j'avais suivi l'ordre qu'a ob-
servé Descartes, je les aurais placés, dans cet ouvrage,
après le premier paragraphe du chapitre cinquième , où il
prouve que tout ce que nous concevons clairement et di-
stinctement est vrai : là, j'ai supposé l'existence de Dieu
démontrée; ici, au contraire, npus devons nous rappeler
qu'on n'a rien prouvé encore, si ce n'est que l'homme existe
en tant qu'il pense; et que, par conséquent, nous sommes
toujours dans le doute sur Texistence des corps, et sur celle
de l'homme en tant qu'il est composé de corps et d'ame.
Cependant , la preuve de l'existence de Dieu se fonde sur
d'autres connaissances que celle de notre existence propre,
et nous devons savoir au moins ce que c'est que substance,
cause et effet : mais , quoiqu'il soit très-évident que nous
avons acquis les idées de ces choses, ou du moins que nous
( 397 )
pouvons les acquérir^ par la seule expérience ^ Descartes
admet béneYolement et bien gratuitement qu'elles sont in-
nées y et par là se croit dispensé d'en rechercher rorîginè y
ou pour mieux dire la cause; j'entends la cause efficiente;
car pour leur cause conditionnelle ^ il est certain qu'elle est
en nous^ comme celle de toutes les autres idées. Ainsi donc^
après avoir pris toutes les précautions imaginables pour
s'assurer de cette vérité incontestable dont personne ne
doute ^ sâiroir, que l'homme existe^ llu moins comme être
intelligent ^ il fait tout à coup un pas de géant , et laisse un
abîme entre cette première vérité et celles qu'il veut con-
stater ensuite : après avoir enfin trouvé ce point inébran*
lable qu'il cherchait^ il bâtit son système à côté^ sur un
sable mouvant.
Pour pouvoir conclure ^ dans le chapitre suivant ^ que
l'idée de Dieu n'est point une création de l'homme^ qu'elle
est la seule dont il n'est pas possible de supposer que la
cause efficiente réside en nous ^ que , par conséquent ^
Dieu y ou la cause de son idée , existe hors de nous y hors
de notre entendement^ et qu'ainsi^ son existence peut
être démontrée avant celle des corps : il veut prouver^
dans celui-ci ^ qu'à l'égard de toutes les autres idées ^ on
peut croire sans invraisemblance que l'homme en est lui-
même l'auteur^ tandis que par les raisons qu'il allègue , on
devra inférer tout le contraire de l'idée de Dieu.
Il commence par faire observer que nos idées en elles-
mêmes ne peuvent être fausses ; mais que nous pourrions
nous tromper en jugeant qu'il y à quelque chose hors de
nous qui fût semljlable ou conforme à ces idées ; et qu'en
efièt les causes efficientes de nos idées n'ont souvent avec
elles aucune ressemblance ou conformité ; ce qui ne l'em-
pêchera pas de soutenir^ dans un instant^ que toute idée
est renfermée dans sa cause efficiente.
Il dit ensuite j qu'entre ses idées ^ les unes lui semblent
( SÔ8 )
nées avec lui , comme par exemple la faeuité ( i ) de conce*
voir ce qu'on nomme en général une chose ; d'autres y ve-
nir du dehors , telle est Tidée de la lumière ou celle de la
chaleur; et les antres^ être faites et inventées par loi^
comme celle des hippogriffes et des sirènes. Mais que peut*
être elles sont toutes innées^ ou toutes étrangères, ou
toutes faites par lui ; car il n'a point encore découvert lear
origine.
Le seul objet qu'il se propose est d'examiner si les idées
qui lui semblent venir du dehors ne pourraient pas avoir
été faites et inventées par lui. Et pour cela ^ après avoir
rappelé les raisons qui lui ont fait révoquer en doute l'exi-
stence des corps ^ c'est-à-dire des causes de nos sensations
en tant que nous jugeons qu'elles sont hors de nous, il
propose une autre voie pour rechercher si l'homme n'est
point Tauteur de toutes ses idées. Ici je ne suis pas parfai*-
tement sûr de bien entendre Descartes; mais je l'interpré-
terai comme il me parait devoir Tétre , et le plus dairement
qu'il me sera possible.
Toute idée est un phénomène , et tout phénomène^ tout
efièt f suppose deux causes ; l'une efficiente , qui est dans
Tagent^ Fautre conditionnelle^ qui est dans le sujet ou le
patient, c'est- a-dire dans la substance qui subit la modi-
fication que nous appelons phénomène. Sa nature dépend
de celle de ces deux causes : mais , la cause efficiente res-
tant la même , les effets sont entre eux comme leurs causes
conditionnelles ; par exemple y que l'on frappe d'un même
marteau une sphère creuse de plomb et une d'acier^ ce
marteau aplatira le premier de ces corps , et fera vibrer le
deuxième ; or l'aplatissement de l'un sera aux vibrations
de l'autre^ ce que la ductiUté du premier est à l'élasticité
du second : et ^ la cause conditionnelle restant la même,
(i) Tof M ce qui a ëU dit des idées Innées, psg* 332.
( 3d9 }
les effets seront entre eux comme leurs causes efficientes ;
c'est ainsi que les diverses empreintes que reçoit un même
morceau de cire en vertu de sa mollesse , sont entre elles
comme les causes efficientes dont il reçoit ces images ; ou
du moins cela parait devoir être ainsi.
De là il résulte que les idées , considérées dans leurs
causes conditionnelles, et en tant qu'elles s'y trouvent
pour ainsi dire en puissance, ne différent point les unes
des autres; car, par exemple, l'entendement par lequel je
conçois telle phose, ne diffère point par sa nature de celui
qui me fait concevoir telle autre chose; et, dans ce sens,
les idées ne sont ni plus parfaites, ni plus réelles, ni plus
complètes les unes que les autres : mais les idées, consi*
dérées dans leurs causes efficientes , différent entre elles
comme ces causes elles-mêmes, et dans ce sens, l'idée d'un
homme, par exemple, est plus parfaite que celle d'un arbre.
Or maintenant , il est de la nature de l'idée de n'avoir
qu'une réalité objective , et de la nature des choses d'avoir
une réalité formelle; par conséquent, dit Descartes, plus
une chose a de réalité formelle, c'est-à-dire plus elle est
complète ou parfaite, et plus aussi l'idée dont elle est la
cause efficiente a de réalité objective , plus elle participe
par représentation, à ce degré d'être et de perfection. U
suit donc de là que plus une idée est parfaite à sa manière,
plus la chose qu'elle représente, ou sa cause efficiente, a
de perfection ( ce que l'on pourrait accorder , si la cause
efficiente d'une idée , ou la chose dont elle tire son origine,
était toujours la même que celle .qu'elle représente). De
plus , si , comme il le prétend , l'efiet est tout entier ren-
fermé dans sa cause efficiente, ou qu'il ne dépende que de
cette seule cause (ce qui est en contradiction avec ce que
nous avons dit plus haut), il s'ensuivra encore, que la
cawe efficiente est ûu moins aussi parfaite que son effet j et
c'est ce qu'il voulait prouver d'abord.
( 400 )
Mais il me semble qu'en cela do moins Descartes se
trompe : car l'efiet dépend de sa cause conditionnelle
comme de sa cause efficiente ; en sorte que , si les causes
conditionnelles de plusieurs effets sont les mêmes, il pourra
bien y avoir une proportionnalité entre la perfection de ces
efièts et celle de leurs causes efficientes ; mais il ne s'ensuivra
pas que ces dernières seront aussi parfaites ou plus parfai-
tes que leurs effets y qui peuvent tirer 'presque toute leur
perfection de leurs causes conditionnelles ; et si les causes
conditionnelles différent entre elles aussi bien que les causes
efficientes , il n'y aura même plus de rapport constant entre
ces dernières causes et leurs effets. Ainsi, par exemple, on
ne peut pas dire, ni que la sensation de la chaleur, qui tire
la plus grande partie de sa perfection relative de sa cause
conditionnelle , c'est-à-dire de la sensibilité , ne soit pas plus
parfaite à sa manière , que sa cause efficiente , qui est le
feu, ne l'est à la sienne 5 ni que l'idée d'une pierre,* qui a
sa cause conditionnelle dans l'entendement, ne soit pas
plus parfaite que la pierre elle-même, ou qu'elle n'a pas
plus de réalité objective que la pierre n'a de réalité for-
melle } ni , enfin , que la sensation de la chaleur soit plus
parfaite que Vidée d'une pieï*re; car si le feu est plus parfait
que la pierre, la sensibilité l'est peut-être moins que l'en-
tendement.
Quoi qu'il en soit , admettant pour un moment que Tef-
fet est contenu tout entier dans sa cause efficiente , et que
cette cause est au moins aussi parfaite que son eflfet, voyons
si l'on peut en inférer qu'il serait possible que l'homme fut
l'auteur de toutes ses idées, à l'exception de celle de
Dieu,
En réfléchissant sur les choses matérielles dont j'ai en
moi les idées , et supposant qu'en effet elles existent hors
de moi telles que je me les représente, je les trouve toutes
moins parfaites que moi-même en tant que je suis, une chose
( 401 )
qui pense; et conséquemment j'ai plus de perfection et de
réalité formelle, que les idées de ces choses n'ont de per-
fection et de réalité objective : je ne puis donc, il est vrai,
tirer de mon imperfection aucune raison qui me fasse
croire que je ne suis pas la cause efficiente de ces idées.
Mais je ferai observer qu'en tant que je suis seulement une
chose qui pense, ma nature est entièrement différente de jcelle
des choses matérielles qui me sont représentées par leurs
idées } donc, quoique moins imparfait que ces choses, je
ne puis pas pour cela produire les mêmes effets ; car ïl im-
pliquerait contradiction qu'un effet fût renfermé tout en-
tier dans sa cause efficiente, et qu'il n'eût avec elle aucune
conformité. Il est vrai de dire, cependant, que j'ai cela de
commun avec le corps , que je suis une substance : par
conséquent, quoique je ne sois qu'une substance qui pense
et non étendue, je puis me former de moi-même, dit Des-
cartes, l'idée d'une substance étendue et qui ne pense
point; et quant au mouvement, à la figure et à toutes les
propriétés des corps , comme ce sont des attributs d'une
substance, et que je suis moi-même une substance, je puis
encore m'en former Tidée, sans avoir jamais rien vu de
semblable , ou du moins cela ne serait- il pas impossible.
C'est ainsi que raisonne, dans ce chapitre, Tauteur des
Méditations 3 et Ton n'est pas médiocrement surpris de le
voir courir avec tant de hardiesse et de légèreté dans le
sentier obscur et épineux que nous venons de traverser ,
immédiatement après avoir marché à pas lents et avec
crainte , dans la route plus large , et mieux éclairée qu'il
avait prise, pour chercher cette vérité si simple qui ne
conduit à rien , que l'homme existe en tant qu'il pense ac-
tuellement.
TOME III. 26
( 402 )
ARTICLE XII.
Preuve de {'existence de Dieu, Urée de ton idée.
Toute idée est un phénomène^ et^ comme tel ^ elle a
deux causes; l'une ^ conditionnelle , qui est en nous^ c'est-
à-dire dans Tame^ dont elle est une propriété; l'autre ,
efficiente^ qui est hors de nous : car^ quoique une idée
puisse avoir sa causeimmédiate dans une autre idée , celle-ci
dans une autre encore ^ cette génération ascendante ne
pouvant pas aller jusqu'à Tinfini^ on arrivera toujours à
des idées originelles dont tontes les autres dérivent ^ et
qui ont leurs causes efficientes dans les objets extérieurs^
ou dans les rapports qui existent entre eux.
L'idée de Dieu y comme toutes les autres^ a donc origi-
nairement sa cause effidente hors de nous ; et d'ailleurs ^ il
est très-certain que Dieu existe. Mais peut-on conclure
qu'il existe de cela seul que nous en avons l'idée y et cette
idée a-t-ellë sa cause efficiente hors de nous par les raisons
qu'en donne Descartes? voilà ce qu'il s'agit d'examiner.
D'abord y si une substance est^ comme il le dit^ plus
parfaite que ses modifications^ l'homme^ en tant qu'il
pense, a plus de perfection que l'idée de Dieu, qui, coaune
toute autre idée , n'est qu'une modification de l'ame ou de
la substance qui pense : par conséquent , si l'homme ne
peut être lui-même l'auteur de cette idée , ce ne sera pas
par la raison que la cause efficiente aurait moins de perfec-
tion et de réalité que son efiet.
Mais, dirait Descartes, l'homme a moins de perfection
et de réalité formelle que l'idée de Dieu n'a de perfection
et de réalité objective : or la cause de cette idée a autant
de réalité formelle , que cette idée elle-même a de réalité
objective : donc cette cause a plus de perfection et de réa-
( 403 )
lité formelle que l'homine. Un arbre est plus parfait^ il est
vrai, que Fombre d'un homme; mais l'ombre qui repré-
sente un homme est plus parfaite à sa manière^ que l'ar^
bre à la sienne ^ et suppose par conséquent une cause plus
parfaite qu'un arbre ^ à savoir un homme véritable.
A cela je reponds ^ que les idées, ou plus généralement
que les phénomènes, n'ont aucune perfection absolue; que
ces phénomènes considérés en eux-mêmes , et lorsque nous
ne les rapportons ni à leurs causes , ni à nous , ne sont ni
parfaits ni imparfaits ; et qu'on ne peut pas dire non plus
qu'ik sont plus parfaits les uns que les autres , si ce n'est
en ce sens , que les choses dont ils tiennent leiir existence ,
et qui ne sont pas toujours les choses quUs représentent^ sont
plus ou moins parfaites. Ainsi j'accorderai bien que l'idée
qui me représente Dieu est plus parfaite que celle qui me
représente un ^homme , supposé qu'elle tienne de Dieu
même son existence , ou sa perfection et sa réalité objective^
ce qu'il faudrait prouver d'abord. Mais si je veux démon-
trer que Dieu est effectivement la cause de son idée , en
tirant ma preuve de la perfection objective de cette idée>
\e supposerai évidemment ce qui est en question , et corn**-
mettrai la faute qu'on nomme cercle. Voilà précisément
ce qu'a fait Descartes.
Gomme Dieu est une intelligence pure , s'il était lui-même
la cause efficiente de l'idée qui nous le représente, il de-^
Trait , ou il aurait dû agir directement sur notre esprit,
comme un objet matériel agit sur nos sens. Cependant
Descartes avoue que nous ne pouvons connaître Dieu en
cette vie que par le raisonnement. Comment donc cela
peut* il s'accorder avec ce qui précède? Cela n'a aucun
rapport avec ce qui précède : aussi devons- nous convenir
que la discussion dans laquelle nous sommes entrés est sans
objet , et que l'échafaudage qu'a élevé Descartes au cha-
pitre précédent ne sert de rien pour ce qu'il veut étabUr
( 404 )
dans celui-ci : à moins qu'il n'ait voulu soutenir^ ou que les
fueuttés par lesquelles nous concevons les choses matérielles
peuvent naître en nous par Taction de ces choses sur nos
sens^ ou que nous pourrions nous les être données nous-
mêmes ; car on voit par les réponses aux objections qui lui
ont été faites , qu'il n'entend parler ni de l'idée de Dieu
elle-même , ni de la cause efficiente de cette idée , mais
seulement de la faculté que nous avons de comprendre
Dieu^ c'est-à-dire^ de la cause conditionnelle de cette idée
de Dieu ; et d'une prétendue cause efficiente de cette cause
conditionnelle ou de cette faculté, qu'il regarde avec rai-
son comme innée. La question a donc entièrement changé
de nature, et il s'agit maintenant de savoir si, de cela seul
que l'homme a la faculté de concevoir une chose plus grande
ou plus parfaite que lui, ou de se la représenter, il s'en-
suit qu'il doit tenir cette faculté d'une chose plus grande
et plus parfaite.
Il est certain que nous ne nous sommes pas donné nous-
mêmes la faculté de nous représenter une chose plus par-
faite que nous , et que nous ne l'avons pas non plus reçue
des objets extérieurs. Mais, d'une part, ce n'est point parce
que nous et les objets extérieurs sommes moins parfaits
que cette faculté ; et , de l'autre , il n'en résulte pas que
nous l'ayons reçue de Dieu comme d'une cause efficiente.
Car , en premier lieu , où cette faculté, qui comme nous a
une réahté formelle, n'est pas elle-même plus parfaite que
nous , c'est-à-dire qu'elle n'ajoute rien à notre perfection,
et, dans ce cas, il n'y a point de raison pour soutenir
qu'elle nous a été nécessairement donnée par un être plus
parfait que nous; ou elle ajoute quelque chose à notre
perfection , et alors nous sommes plus parfaits qu'on ne le
supposait , et nous le sonmies de tout le degré de perfec-
tion qu'on attribue à cette faculté , puisqu'elle est une de
celles qui constituent notre nature } en sorte que, si nous
( 4^ )
avons la fiKmlté de comprendre ou de nous représenter on
être plus parfait qae nous , c'est que notre nature le corn*
porte ainsi , sans qu'on puisse en conclure que nous avons
été créés par un être pins parfait que nous. En second
lieu 9 on ne peut jamais dire d'une propriété qu'elle tienne
son existence d'une autre chose comme d'une cause effi*
ciente ^ parce que le mot cause n'a relation qu'au mot ef-
fet^ et qu'une propriété n'est point un efiet^ n'est point un
phénomène ; de sorte qu'il n'est pas plus permis de deman-
der quelle est la cause dentelle propriété ou faculté , que de
demander quelle est la figure de tel son ou de telle odeur.
Il résulte donc de tout ce qui précède ^ 1® que l'idée par
laquelle Dieu nous est représenté n'a pas Dieu lui-même
pour sa cause efficiente , quoique cette cause existe hors de
nous ; et qu'ainsi on ne peut pas inférer que Dieu existe ^
ou du moins qu'il est tel que nous nous le représentons ,
de cela seul que nous en avons l'idée ; 2^ qu'on ne peut
pas démontrer par le principe de la causalité ^ que la fa*
culte par laquelle nous concevons qu'il existe des choses
plus parfaites que nous y nous a été donnée par une chose
qui soit en effet plus parfaite^ ni par conséquent que cette
chose existe.
ARTICLE Xra.
Preuve de ^existence de Dieu tirée de celle de Vhomme.
Après avoir cherché à démontrer ^ dans le chapitre pré-
cédent^ que Dieu, ou un être incomparablement plus
parfait y plus intelligent , plus puissant que nous , existe de
cela seul, ou que nous en avons l'idée , ou que nous avons
en nous la faculté de nous le représenter, l'auteur veut
prouver, dans celui-ci, que cet être existe, de cela seul
que nous-mêmes nous existons.
( 406 )
' Il n^ a > dit^il , aucune chose dont on ne puisse deman-
der pourquoi elle existe^ ou dont on ne puisse rechercher
la cause efficiente. Mais il confond ici deux choses essen-
tiellement différentes ^ la raison de Texistence d'un être ou
d'une substance ^ et la cause efficiente y ou la raison de
l'existence d'un simple phénomène , c'est-à-dire d'un chan-
gement^ d'une modification qu'éprouTC actuellement une
substance. On peut demander qu'elle est ia raison de l'exi-
stence des corps , de celle de Tame^ de celle de Dieu; et à
toutes ces questions nous n'avons et nous n'aurons jamais
qu'une seule et même réponse à faire ^ c'est que nous n'en
savons absolument rien et que nous l'ignorerons toujours.
Mais il n en est pas de même quand on demande quelle est
ia cause efficiente de tel changement, de telle modification;
pu, si l'on veut, quelle est la raison de l'existence de tel
effet, de tel phénomène*
Cependant, supposé qu'il soit démontré que la substance
de l'ame , et celle des choses matérielles aient eu un com-
mencement, ou qu'elles aient été créées dans le temps;
rien n'empêchera d'assimiler cette création, ou ce passage
du néant a l'être, à un changement, a un phénomène, et
l'on pourra très-bien demander quelle en est la cause. Or
il est de soi-même évident , que la substance qui pense eh
nous n'est pas elle-même la cause efficiente ou l'auteur de
son être ; sans qu'il soit besoin , pour le prouver , de s'ap-
puyer de Idi raison qu'en donne Descartes, savoir, que si
elle s'était créée elle-même*, elle se serait donné toutes les
perfections qu'elle reconnaît en Dieu, ce qui, examiné de
bien près, se réduit à une vaine battologie : et nous ad-
mettons avec lui sans difficulté, que la substance de Tame^
à moins qu'elle n'ait existé de toute éternité , n'a pu rece-
voir que de Dieu seul son existence , et que par conséquent
Dieu lui-même existe. Mais cette démonstration de l'exis-
tence de Dieu est évidemment subordonnée à cette suppo-
( 407 )
sition , dont il aurait fallu d'abord prouver et reconnaître
la vérité, ce que n'a point fait Descartes, que la substance
de Tame a été créée dans le temps , ou n'a pas toujours
existé.
Pour ne pas être arrêté par cette objection , qu'il s'est en
quelque sorte faite à lui-même, il soutient, en se fondant
sur ce que les parties du temps sont indépendantes les
unes des autres , que l'existence continue d'une substance
est comme un de ces effets continus qui supposent des for«
ces ou des causes efficientes toujours en action, et qu'ainsi,
en admettant même que l'ame et les choses matérielles ont
existé de toute éternité, leur existence actuelle n'en sup-
pose pas moins une cause efficiente, un créateur, un Dieu,
qui les conserve ou les reproduise à chaque instant. C'est
ce que nous allons examiner.
Il j a deux sortes d'eflèts; les uns sont instantanés,
comme, par exemple, le passage subit du mouvement au
repos ou du repos au mouvement d'un corps, dont la ma-
nière d'être a changé par le choc d'un autre corps : les
autres sont continus; mais tout bien considéré, ils ne sont
eux-mêmes qu'une suite de changemens ou d'effets instan-
tanés qui*se succèdent sans interruption sensible ; telle est
1 action continue d une machine dont le mouvement est à
chaque instant détruit par les frottemens, les résistances,
les fardeaux qu'il faut soulever ou remuer, et sans cesse
renouvelé par les causes efficientes ou les forces qui la font
agir. On donne encore, mais très-improprement, le nom
d'eflets à certaines manières d'être continues , qui ont pu
toujours exister, ou qui ne sont que la suite nécessaire
d'un efiet instantané dont la cause n'agit plus; tel est le
mouvement libre d'un corps qui se meut de lui-même, ou
en vertu de sa seule inertie, dans un espace non résistant,
et qui a pu être toujours en mouvement, ou passer du
repos au mouvement par une première , par une seule im-
(408)
pulsion ; de façon qu'on ne peut pas dire d'une pareille
manière d'être^ qu'elle suppose une cause efficiente^ une
force continue^ sans laquelle elle cesserait d'exister.
Maintenant y la question est de savoir si l'existence ac-
tuelle d'une substance quelconque peut être assimilée ^ et
c'est notre opinion y à une telle manière d'être , soit qu elle
ait été créée ou non ; ou si on doit Tenvisager^ avec Des-
cartes ^ comme un effet continu dont l'existence dépend
d'une cause efficiente ou d'une force toujours en exercice.
Prenons la matière pour exemple. La matière a été créée^
ou ne l'a pas été : si elle n'a point été créée^ elle existe donc
par elle-même^ c'est-à-dire non par autrui^ et porte en
elle-même la raison de son existence ; ce qui ne veut pas
dire qu'elle est la cause efficiente ou l'auteur de son être^
ou qu'elle existe par elle-même comme par une cause ^ ce
qui serait absurde : et je ne vois rien dans cette hypothèse
qui choque la raison^ ni qui soit évidemment contraire à la
vérité, quoiqu'elle renferme comme l'hypothèse suivante
des mystères impénétrables à mon intelligence.
Si la matière a été créée y il me semble qu'elle n'en doit
pas moins par elle-même persévérer dans l'être , ou ^ pour
mieux dire, y demeurer simplement, en vertu même de
son impuissance et de sa passivité : car, si la création, ou le
passage du néant à Têtre, peut être assimilé à un effet, à
un changement, Tannihilation , ou le passage de l'être au
néant , ne sera pas un changement moins réel ; et, de même
qu'il faut tfne force pour faire passer un corps du mouve-
ment au repos , tout aussi-bien que pour le faire passer
du repos au mouvement, de même aussi faudrait-il une
cause tout aussi positive pour anéantir un corps que pour
le créer ; car par lui-même il n'a pas plus le pouvoir de
s'ôter l'existence, que de se la donner s'il ne l'a déjà. U en
est des substances comme du mouvement d'inertie : essayez
de faire mouvoir une lourde masse par une impulsion con-
(409)
tinue^ ou qui se renouvelle a chaque instant^ mais toujours
égale; si dans le premier instant^ ou si par la première im*
pulsion^ par le premier choc^ tous ne lui avez pas com-
muniqué une quantité de mouvement telle qu'elle puisse ,
malgré les obstacles qui lui résistent^ vaincre ces obstacles
et franchir un espace quelconque^ qu'on peut d'ailleurs
supposer aussi petit que Ton voudra^ comme^ par exemple^
la cent millième partie d'un millimètre, soyeux assuré que
votis ne produirez pas plus de mouvement dans le second,
dans le troisième instant que dans le premier, et que le
corps restera immobile malgré vos efibrts réitérés : mais si
vous lui avez imprimé un certain mouvement, quelque
faible qu'il soit, la masse pourra, toujours avec la même
vitesse, se mouvoir par elle-même ou en vertu de son
inertie, pendant toute une éternité; et si elle ne le fait pas,
si elle rentre dans le repos dès que vous cessez d'agir sur
elle, c'est que des causes, des obstacles extérieurs détruis
sent son mouvement. Eh bien, il en est de même de la
création* En effet , que Dieu veuille créer une substance ;
s'il ne lui donne pas la force nécessaire pour qu'elle puisse
subsister par elle-même un seul instant, ou, en d'autres
termes , si elle retombe dans le néant a l'instant même ou
Dieu l'en retire ou lui donne l'être, il est certain que, par
le fait , il n'aura rien créé ; que si , au contraire , cette sub-
stance peut subsister un moment par elle-même, elle
pourra subsister pendant toute une éternité, à moins qu'une
cause positive ne la réduise au néant : or cette cause serait
extérieure ou intérieure ; extérieure , elle ne pourrait être
que Dieu même, qui détruirait ainsi à chaque instant ce
qu'il viendrait de créer; intérieure, elle serait un principe
de destruction, que Dieu seul aurait pu mettre dans la
substance en la créant, et par là, il se serait encore mis
lui-même dans la nécessité de recommencer à chaque in-
stant son ouvrage, ce qui est absurde. Donc l'existence de
( 410 )
la matière I et il en est de même de toute autre substancCi
soit qu'elle ait été créée dans le temps ^ ou qu'elle ait tou-
jours existé^ ne suppose point une création continuée^ ou
une cause toujours agissante ; pas plus que le mouvement
d'inertie qui s'ef&ctue dans le vide ^ par suite d'une pre-
mière impulsion, ou de toute éternité, ne suppose une
force extérieure actuellement et continuellement en action^
comme Descartes lui-même Texprime très -bien en ces
termes :
« Tout ce qui est, ou existe, demeure ton jours en Tétat
qu'il est , si quelque cause extérieure ne le change ; en
sorte que je ne crois pas qu'il puisse j avoir aucune qualité
ou mode qui périsse jamais de soi-même. Ce que je prouve
par la métaphysique; car Dieu, qui est l'auteur de toutes
choses, étant tout parfait et immuable, il me semble ré-:
pugner qu'aucune chose simple que Dieu ait créée ait en
soi le principe de sa destruction y et comme un corps qui a
quelque figure ne la perd jamais, si elle ne lui est ôtée par
la rencontre de quelque autre corps , ainsi quand il a quel-
que mouvement il le doit toujours retenir, si quelque
cause extérieure ne Tempêche. d
Maintenant, quand je considère la substance en elle-
même, sans avoir égard aux phénomènes, aux changemens^
aux modifications , aux propriétés accidentelles dont elle
est le sujet, ni à rien de ce qui est variable en elle; il me
paraît, sans néanmoins que je veuille rien afiirmer à cet
égard, que sa durée, si ce n'est que je la mesure par la
succession de mes idées, n'est point elle-même successive;
mais permanente; que cette durée, divisible par la pensée,
ne l'est point en réalité, et que ses parties, qui ne sont
qu'imaginaires, sont tellement liées entre elles, tellement
dépendantes les unes des autres, qu'elles ne forment en
ef&t qu'un seul tout, qu'un présent continu, sans distinc-
tion réelle de parties : d'où il me semble aussi que je puis
( «1 )
conclure 9 pourvu que je fasse abstraction des causes sur*
naturelles qui ont pu créer la substance^ et qui peuvent
l'anéantir^ que de cela seul qu'elle existe au moment pré*
sent, elle a dû nécessairement exister au moment qui l'a
précédé dans le cours de mes idées, et qu'elle existera en*
corea l'avenir 3 enfin que, parla même raison , elle a tou-
jours existé et elle existera toujours.
Mais quand je considère un phénomène, un phénomène
qui a quelque durée, un effet continu, c'est-à-dire une
suite de modifications ou de changemens qui se succèdent
presque sans interruption, je vois très-clairement qu'un
tel phénomène a dû commencer, qu'il devra finir ; qu'il ne
peut exister que par une création continuée , par l'action^
non interrompue d'une cause efficiente; qu'il suffit que cette
cause soit détruite ou cesse d'agir, pour que le phénomène,
qui n'est point un être réel, mais une simple modification
dans la substance, cesse d'exister; que sa durée est suc*
cessive; quelle est non seulement divisible, mais actuel-
lement divisée, puisqu'elle se compose d'une suite de
manières d'être excessivement courtes séparées par les
changemens successifs qui caractérisent le phénomène;
enfin, que ces changemens sont indépendans les uns des
autres, de manière que celui qui se passe actuellement n'a
point sa cause dans celui qui la précédé , et que par con-
séquent, de ce que le phénomène existe dans le moment
présent, il ne s'ensuit pas qu'il doive encore exister le mo-
ment d'après, et qu'en eflèt il ne pouri'a pas continuer -
d'exister, ^i la même cause qui l'a fait naître, ne le repro*
duit , ou ne le crée pour ainsi dire de nouveau.
Or, tout oe que je viens de dire de la création , ou de
l'apparition du phénomène, de son existence continue, de
3a cause efficiente, de sa durée successive, de la divisibi*
lité de cette succession , de l'indépendance de ses parties
ou des changemens qui les séparent; Descartes l'applique
(412)
directement^ sans raison, sans fondement, sans preave,
à la substance elle-même , qu'il assimile ainsi à un simple
phénomène, ou comme s'il avait déjà démontré ce qu'il
s'agit de démontrer, savoir, que la substance a été créée,
et ne peut subsister que par une création continuée.
Mais, dira-t-on, vous parlez seulement de l'indépen-
dance mutuelle des changemens successif qui constituent
le phénomène et qui partagent sa durée, tandis que Des-
cartes parle de Tindépendance des parties de la durée elle-
même. J'en conviens , mais il fallait donc commencer par
prouver que cette indépendance des parties de la durée
d'une substance considérée en elle-même est bien réelle ,
et par nous expliquer comment la durée, étant divisible à
rinfini , peut avoir actuellement des parties distinctes , qui
nécessairement devraient être en nombre infini , ce qui pa-
rait absurde. Si Ton parvenait à démontrer a priori que la
chose qui existe actuellement n'est pas la même que celle
qui existait il y a un instant , et que celle-ci a été réelle-
ment anéantie pour faire place à une autre nouvellement
créée; il faudrait convenir que ces choses, et il en serait de
même de leurs durées , sont réellement indépendantes
l'une de l'autre : ou bien , si l'on prouvait qu'une sub-
stance n'est rien qu'un phénomène continu , composé d'une
suite de phénomènes qui se succèdent sans interruption,
il serait encore vrai, et cela reviendrait à ce que j'ai dit
moi-même, que ces phénomènes sont, ou peuvent être
indépendans les uns des autres. Mais , si rien de tout cela
n'est prouvé , comment peut-on inférer directement , de ce
que nous avons le pouvoir de diviser par la pensée l'exi-
stence ou la durée d'une chose en plusieurs parties, qu'elle
ne saurait exister que par une création continuée? Des-
cartes dit positivement qu'il ne considère point le temps
ou la durée d'une manière abstraite, et dès lors, il en
convient lui-même , la durée ne difière point de la chose
(413)
qui dure ; conséquemment y dire que ses parties sont indé-
pendantes les unes des autres, c'est dire, en d'autres ter-
mes , que la chose qui dure est indépendante d'elle-même
dans chacun des instans de sa durée, lesquels sont en
nombre infini ; ce qui paraît n'être pas intelligible , s'il
s'agit d'une seule et même substance (surtout si sa durée
n'est point successive) : et il est certain que cette indé-
pendance des parties du temps n'est qu'imaginaire et chi-
mérique, ou tout au moins conjecturale; qu'elle n'a aucun
fondement apparent ou visible dans la nature des choses ;
mais que l'idée que nous nous en formons dérive de l'indé-
pendance et de la succession des changemens qui altèrent
ou modifient la substance, indépendance et succession
qu'on attribue, peut-être faussement, et a coup sûr sans
aucune solide raison, k la substance elle-même. Ainsi, de
deux choses l'une ; ou Descartes , en admettant en prin-
cipe l'indépendance des parties du temps , a supposé ,
sans s'en apercevoir, ce qui était en question ; ou il n'est
pas vrai qu'il ait compris clairement et distinctement cette
indépendance mutuelle des parties imaginaires de la du-*
rée d'une substance , et encore moins qu'on puisse la rece-
voir sans preuve comme un axiome évident par lui-même.
Il suit de là, que sa démonstration de l'existence de Dieu
repose toujours sur un principe incertain , ou sur cette
supposition , que Thomme en tant qu'il pense, ou que la
substance de l'ame, comme si elle n'était qu'un phéno-
mène, qu'un efiët continu, a été créée, et n'existe que par
une continuelle reproduction , ou une création continuée,
supposition dont la vérité n'a point été démontrée.
ARTICLE XIV.
Preuve de Vexistenee de Dieu tirée de son essence.
Gomme j'ai en moi la faculté de me représenter une
( 414 )
figure quelconque , un triangle équilatéral ^ par exemple,
môme quand il n'en existerait aucun dans le monde de$
réalités, et qu'en imaginant ainsi cette figure, je ne puis
pas ne pas concevoir, je ne puis pas ne pas être assuré,
qu'elle a trois côtés d'égale longueur et trois angles égaux
entre eux; de même aussi je puis me former l'idée d'ua
être souverainement parfait , ou qui possède toutes les
perfections imaginables, et dès lors il ne dépendra pas non
plus de moi de lui dénier aucune des perfections , aucun
des attributs qui appartiennent à l'idée , ou à la nature
d'un pareil être. Or, dit Descartes , c'est une plus grande
perfection d'exister, que de n'exister pas , ou de n'exister
que dans l'entendement et en idée : donc il appartiendra à
la nature ou à l'essence de cet être tout parfait d'exister
réellement hors de l'entendement; donc en efièt il existe*
Il semble que tout ce que l'on peut conclure des pré-
misses de ce raisonnement , qui parait n'être qu'un so-
phisme, c'est que l'idée que nous nous formons d'un être
souverainement parfait est inséparable de l'idée d'une
existence réelle, sans qu'il s'ensuive que cet être existe en
effet hors de nous. Mais c'est ce que je veux examiner de
plus près.
D'abord , Descartes distingue , parmi les choses dont
nous avons l'idée, celles qui ont une essence, ou nature,
ou forme immuable et vraie, de toutes les autres* Celles-ci,
dit-il, sont des fictions de notre esprit, et nous pouvons a
volonté leur attribuer ou leur refuser telle ou telle perfec-
tion ou propriété; les autres ont des attributs que nous
leur reconnaissons malgré nous, auxquels il ne dépend pas
de* nous de rien changer, et par cela même il croit que
leurs idées sont innées. Par exemple, un cheval ailé est
une fiction de notre esprit et n'a point de nature immuable
et vraie; un triangle, au contraire, a une essence vraie,
une nature ou forme immuable^ qui existe de.toute éter-
•.
(415)
nit^ y et son idée se trouve naturellement en nous : pour-
quoi cela ? parce qu'il ne dépend pas de nous de concevoir
un triangle autrement qu'avec trois côtés et trois angles,
tandis qu'il nous est libre d'imaginer un cheval avec des
ailes ou sans ailes. Mais il me semble , d'une part , que les
idées que Descartes appelle des fictions de notre esprit ont
une nature tout aussi immuable que celles qu'il regarde
comme innées;. car une fois que ma pensée est bien arrê-
tée sur une chose, ûu que je m'en suis formé une idée
bien distincte y je la conçois nécessairement avec certains
attributs, que je ne puis changer sans qu'elle devienne une
autre chose; et que, d'une autre part, les idées qu'il ap-
pelle innées sont des fictions de notre esprit comme les au^
très , quand les choses qu'elles représentent n'existent
point, ou que nous ignorons si elles existent. Ainsi , d'un
côté, l'idée d'un triangle, ou de toute autre figure, dont
nous n'aurions vu dans la nature aucun modèle, est une
fiction de notre esprit tout aussi bien que l'idée d'un pé-
gase ; et d'un autre, quoique je puisse concevoir un cheval
avec des ailes ou sans cet attribut, il sera d'éternelle vérité
qu'un cheval ailé a des ailes , et il ne dépend pas de moi
de le concevoir autrement ; car, si je lui ôte cet attribut
essentiel , il perdra , il est vrai, sa nature immuable, qui,
si l'on peut ainsi dire, s'envolera sur ses ailes fictives dans
les espaces imaginaires ; mais aussi mon pégase ne sera-t-il
plus qu'une bête de somme, et non un cheval ailé tel que
je le concevais d'abord; de même que si je change quelque
chose à la figure que je me représente, elle deviendra aussi-
tôt une autre figure , et ses propriétés changeront néces^
sairement avec elle. Il résulte de là que, si nous nous
formons l'idée d'un être souverainement parfait, autre-
ment que par de bonnes et solides raisons qui d'abord nous
prouvent sa réelle existence, en même temps qu'elles nous
le font concevoir simplement comme un être intelligent
( 416 )
autre que rhomme^ et qui ensuite nous révèlent successi-
vement toutes ses perfections , tous ses attributs ; l'idée que
nous nous formotis de cet être tout parfait^ c'est-à-dire
d'un être qui réunirait toutes les perfections, n'est en effet
qu'une fiction de notre esprit ; et que l'essence de la chose
que cette idée représente, quoique aussi yraie et immuable
que celle du triangle, ne Test pas plus que celle d'un pé-
gase, ou de toute autre chimère.
Après cela , comme il est évident que la réelle existence
d'une chose résulte de la réalité de tous ses attributs , de
toutes ses perfections , de tous ses rapports, il s'ensuit que,
si l'on suppose, ou si l'on peut démontrer, que telle chose
dont . nous avons l'idée n'existe pas , par cela même on
suppose ou l'on démontre que ses propriétés , ses rapports
n'existent pas non plus. Je conyiens donc sans peine , qu'un
être qui serait souverainement parfait existerait réellement,
et qu'il ne serait point tout parfait s'il n'existait pas : mais
ce n'est point parce que dans ce cas il lui manquerait quel-
que perfection ; c'est parce qu'il n'en aurait aucune. Certes,
un homme auquel il ne manquerait qu'une seule perfec-
tion serait bien près de ressembler à Dieu; mais si cette
perfection était l'existence , il serait au- dessous du cheval
de Roland, qui pourtant avait un grand défaut, celui d'être
mort; car que serait-ce qu'un homme auquel nous attri-
buerions toutes les perfections , même cette existence
relative qu'on nomme ta vie y s'il lui manquait l'existence
absolue qui le place hors du néant ? L'existence n'est donc
pas une perfection particulière qu'une chose peut avoir ou
n'avoir pas. Mais elle peut être considérée comme un attri-
but essentiel que supposent nécessairement tous les au-
tres, comme une condition sans laquelle il n'y aurait ni
attribut ni perfection : ainsi , quand nous avons quelque
raison de croire qu'une chose n'existe réellement pas,
qu'elle n'a point de réalité formelle, par là même nous
(417 )
pensons que ses attributs et ses rapports ne sont qa'iiii;^*
ginaires , et qu'ib n'ont , ainsi que la chose dont ils sont
les attributs y qu^une réalité objectire , c^est-a-dire y qu'ils
n'existent que par représentation dans i'entandement.
Il y a en effet, selon Descartes , plusieurs manières d'exi-
ster. Une chose peut exister formellement, ou à la manière
des êtres réels. £lle peut exister objectivement, ou par
représentation, dans Tentendement , ce qui veut dire en
langue Tulgaire, qu alors nous avons l'idée de cette chose,
soit qu'elle .existe ou non en réalité. Enfin, elle peut exi-
ster à la manière des essences, même quand elle n'existerait
ni formellement, ni objectivement, comme on Ta tu à l'ar-
ticle VI ; mais quelle eA cette manière d^exister ? Je l'i-
gnore absolument.
Quant à Texistence réelle , soit qu'cm la r^arde comme
une perfection particulière , ou bien comme un attribut es-^
sentiel, on peut toujours demander si elle exista, comme
on le demanderait de l'étendue ou de tout autre attribut ;
et il n'y a là aucune difficulté; car, dire que Texistence
d'une chose existe , c'est dire que l'existence ou la réalité
formelle de cette chose est , ou que cette chose est réelle ,
en un mot, qu'elle existe. Mais il y a plus, et il importe
de le remarquer, c'est que l'existence, comme tout autre
attribixt , peut exister de trois manières , savoir formelle-
ment, objectivement et ^f^entsetf^meiU^ c'est-à-dire, comme
être réel, comme idée et comme essence. Ainsi donc,
quand on demande simplement si une chose existe, si elle
est réelle , ou biai si son existence existe , c'est encore de^
mandm" si son existence ou sa réalité formelle existe réel-
lement et formellement. Or c'est une question que l'on peut
fiiire avec d'autant plus de raison , que , puisqu'en effet
nous concevons ce que c'est que la réalité formelle d'une
chose, que nous en avons l'idée, cette réalité peut donc
aussi exister objectivement on par représentation dans
TOME III. 27
( 418 )
Tentendement , à la manière des idées ^ ce qui n'est pas
exister formellement^ ou à la manière des êtres réek; et,
puisque les idées représentent les essences , l'existence oa
la réalité formelle d'une' diose peut de même exister à la
manière des essences , sans exister formellement ou en réa-
lité. D'où il semble qu'il ne s'ensuivrait pas, de ce qae
Texistence ou la réalité formelle appartiendrait , même né-
cessairement , à l'essence de Dieu, que cette existence for-
melle et nécessaire existerait formellement , où à la manière
des êtres réels ; mais seulement qu'elle existerait à la ma-
nière des idées et des essences.
D'ailleurs , l'existence nécessaire ne difiere point par sa
nature de l'existence pure et simple , de l'existence contin-
gente ou possible. Mais il y a une grande différence entre
se représenter une chose comme existant nécessairement,
et se la représenter nécessairement comme existante. Or,
Descartes^ à ce qu'il semble du moins , ne distingue pointées
choses, et, parce qu'il estyrai que nous nous représentons
Dieu comme existant nécessairement , en tant que nous sup-
posons qu'il a créé tout ce qui existe, et que Dieu seul es t dans
ce cas , il croit que nous nous le représentons aussi néces-
sairement comme existant , et qu'il n'y a encore que lui
qui soit dans ce cas , ce qui n'est point exact ; car^ suivant
le sens qu'on attachera à ce mot nécessairement , ou l'on
pourra dire de tous les êtres, réels ou imaginaires, que
nous nous les représentons nécessairement comme existans,
ou cela ne pourra se dire d'aucun être, quel qu'il soit, et,
k cet égard , Dieu ne diflfere point des autres choses.
Quoi qu'il en soit, supposé que j'aie l'idée d'une chose
quelconque, et qu'elle soit telle que je me la représente
comme existant nécessairement, je pourrai dire de cette
chose, que son existence formelle et nécessaire, dont j'ai
une idée très-distincte, existe objectivement ou par repré-
sentation dans mon entendement j que cette existence for-
(419)
melle et nécessaire existe, mais à la manière des idées,
dans le monde ou la région des idées ; sans qu'il s'ensuiye
que cette chose existe formellement et nécessairement , ni
en moi , car ri^i n'existe formellement en moi , c'est-a-dire
dans mon ent^idement ; ni hors de moi , car il ne s'ensuit
pas de ce que j'ai Tidée d'une chose , qu'elle existe en effet.
De même, puisque l'idée que j'ai de cette chose, ou de
ses perfections , de ses attributs , parmi lesquels l'existence
formelle et nécessaire se trouve comprise, est représenta-
tive de Tessence de cette chose , cette existence formelle et
nécessaire existe aussi dans la région des essences i, et à la
manière des essences j d'où l'on ne pourra pas non plus con-
clure que cette chose existe formellement et nécessaire-
ment, ni dans la région des essences , ni hors de ce monde
intelligible. Or , pour qu'une chose existe réellement et en
efifet, il faut que l'on puisse dire que son existence for-
melle existe formellement; sans cela cette existence for-
melle n'est qu'imaginaire, elle n'existe que dans le monde
des. idées, et dans celui des essences, ce qui n'est pas
exister dans le monde des réalités.
Enfin , qu'entend-ôn par exister à la manière des essen-
ces? Est-ce exister objectivement ou d'une façon plus émi*-
nente dans l'entendement divin ? nous n'en savons rien ,
d'autant que l'existence de Dieu est censée n'être pas dé-
montrée, puisque c'est l'objet qu'on se propose : nous sa-
vons seulement que les essences des choses, s'il en faut
croire Descartes , sont des natures particulières et immua-
bles qui existent de toute éternité , d^une manière quel-
conque. Or, il suit bien de là que l'essence de Dieu, ou
que son existence réelle et nécessaire, qui fait partie de cette
essence, existe en effet d'une manière quelconque, d'autant
que nous avons vu qu'elle existait déjà objectivement dans
l'entendement humain , ce qui est aussi exister d'une ma-
nière quelconque : mais ce n'est pas une conséquence que
( 420 )
DÎ6U ou $e» attributs existent fovmeUetteiit ^ h la mamèrc
des êtres réels qui sont en efiSbt et actu^ement dans k
monde des réalités. Seulement îL faudra conebire, que si
Dieu existe on efièt> il aura toutes les pcrfectiona cpi on
lui attribue, parmi lesquelles est rexistence nécessaire}
car si lexistence pure et simple n'est pas une perfectioa
particulière j. l'existence néœsaatre ^ ou la nécessité d'exi-
ster en est une.
Desçartes ramène son argument à la forme régulière du
syllogisme^ ainsi qu'il suit :
« Ce que nous concevons clairement et distinctcmcpt
appartenir à la nature ou à ressence ou à la forme immuabk
et vraie de quelque dbose > cela peut être dit ou affirmé
avec vérité de cette cbeâc.
)i Mais après que nous avons soigneusement recherché
ce que c'est que Dieu ^ nous concevons clairement et dis-
tinctement qu'il appartient à sa vraie et immuable naSurs
qu'il existe.
» Donc alors nous pouvons affînner avec vérité qu'il
existe. »
On ne peut nier la majeure^ pourvu qa'oa lève l'équi-
voque qu'elle présente et qu'on t'exprime ainsi ;
Ce que nous concevonsappartenir à La nature d'une chose
fui emiêtt réeUementj lui appartient en effet ; ou ^ ce que
nous concevons appartenir à la nature d'une chose ^ loi
appartient en efiet, si réellement cette chose existe : ouenr
fin ^ ce que nous concevons appartenir à la nature d'une
chose qui existe objectivement oa par représentation dans
notre entendement ^ c'est-à-dire dont l'idée e^^iste ennous^
de quelque manière que nous l'ajons acquise , appartient
réeUement à cette chose^ si elle existe formellement hors
de nous.
Alors I la mineure restant la méme^ la. conséquence de-
vra être modifiée en c^te sorte : donC|. si Dieu existe
(421)
formelloMieiit hors de itou» ^ ce que nous cotlcevons loi
appartenir ^ et paiiiculièrracient Fe^j^istence fionneUe ^ lui
^ appartient eu e^t ; ce qui ne conclut rien .
ARTICLB XVé
De Vtmsteme de Dieu, et delà distincUen 0ntre l'esprit et te
eorps^ démêniréee à ta manière des géoMetres.
Dans ce dernier cbapitre^ Tauteur des Méditations , pour
satisfaire à une demande qu on lui a faite , démontre par
la Yoie de composition ^ ou de la synthèse^ ce qu'il ayait
démontré dans son ouvrage par 1 analyse^ à laquelle il
donne la préférence. D'abord il indique ^.dans un préam*
bule fort bien lait , en quoi consitte la . diflerence de ces
deux méthodes , dont se servent également les géomètres^
et quels sont les avantages de chacune d'elles. Ensuite , et
avant d'en venir à ses trois preuves de l'existence de Dieu
et à celle de l'immatérialité de Tame^ il pose vingt-sept pro^
positions qui en sont comme les fondemens, et qu'il divise
en définitions j demandes et axiomes. De façon que ce cha-
pitre^ qui peut servir de récapitulation et de conclusion à
cette œuvre de métaphysique^ en est un précis très-exact ,
dans lequel Tordre le plus méthodique est observé. J'ai
cherché en quelque sorte à combattre ^ d^ns cette préface ,
quelques-unes des ces propositions^ en résumant les ob-
jections qu'on leur a opposées , et je n'y reviendrai pas. Si
ces objections étaient fondées^ s'il fallait en croire ceux
qui les ont imaginées ^ ou du moins quelques-uns d'entre
eux , il n'y aurait dans ces sublimes Méditations que des
sophismes , des paralogismes ^ des pétitions de principes ,
de la battologiej et l'auteur, sans avoir rien démontré,
nous aurait fait parcourir un grand cercle avec beaucoup de
fatigue, pour nous ramener au même point d'où nous étions
( 422)
partis. Mais qa'on se garde bien d'en juger ayant d'avoir
lu à plusieurs reprises^ et très- attentivement , les réponses
de Descartes. Je regrette de n'avoir pas pu en donner une
analyse succincte : mais il n'est personne qui ne sache ^ que^
si le plus souvent un mot suffit pour faire naître une diffi-
culté 9 il faut presque toujours^ pour l'éclaircir ou la ré-
soudre ^.des explications^ des distinctions ^ dé longs détaib^
qu'il ne serait pas possible d'abréger sans les affaiblir^ et
conséquemment sans faire tort à Fauteur. Au reste ^ il
pourra résulter de là deux* avantages j le premier^ c'est
que la curiosité du lecteur en sera plus vivement piquée,
et qu'il lira avec d'autant plus d'attentiop et de fruit les
réponses de Descartes à ces objections; et le deuxième,
c'est qu'il pourra, s'il le juge à propos, les chercher par
lui-même, ce qui serait peut-être la meilleure étude phi-
losophique que l'on pût se proposer.
FIN DU TROISIÈSŒ VOLUME.
TABLE DES HATIËRES.
DE QUELQUES PRINCIPES DE MÉTAPHYSIQUE.
• «•••« * *
De la substance, en général-. «■•«•••••*•• 1
De l'essence des choses , en général. • • • 7
De l'essence de la matière', ou des corps en général. • . • « 18
De la substance des corps •••••..•••.• 28
* Des propriétés générales des corps. . • • 3S
De l'existence de la matière. ..••.•«••. ^ 46
De la substance et de l'essence de Famé • • • t>7
Des propriétés de l'âme ..•;•••• 86
Ded phénomènes , en général •.••.•.•••• 105
Des idées innées •••••••«•••••.• 111
Des causes efficientes, en général . • 132
De la question de savoir s*il iexiste un principe de causalité, ou
si l'idée de cause est innécr ••• 144
De la yolpnté considérée comme cause. • • • • • . . • 167
De l'origine de l'idée de cause* • • • ». • • . . • 168
Des causes finales . • . • • . . • • ^ 178
De Ja création •.»•*..••••••..• 191
Récapitulation .••••.....» SIO
SYSTÈME DES FACULTÉS DE L'AME.
SionoH P*. Actiyité et sensibilité de l'ame ^ . 221
Sectioh il Faculté de penser. | Entendement. ..... 22»
^ l Volonté . 237
SicnoR I^. Nature , origines , causes et formation des idées. • 246
Notes. ....,,.. 265
PRÉFACE ET RÉSUMÉ DE LÀ MÉTAPHYSIQUE
DE DESCARTES.
Prëambnle 303
( 424 )
Section paEnifttiEy eoneernant U pmmiire partie.
Pages.
Abticu I*'. Sur le chapitrer I*', intUulé : De la méthode. . • 307
AvncuB !!• De l'existence de Dieu, de celle de Famé et des
choses matérielles. 4 « 4 i « • « • • 310
Abticle III. De la vérité et de la certitude. . • • • • . 315
Abticle IV. Des erreurs de jugement • • 316
ÂBTictt V. {)i| lihre-arliitfe . v m . • • ... . . . 819
Articlb YI. Des erreurs de sentiment • • • 320
Article VIL Des préjugés ^««««p»*.,.» 3S1
Article YIII. Des notions, simples qui eomposent nos prisées* « ZUt
Article IX» De l'actiTité eide la passivité de rame, de ses pro*
. . • priétés et de ses phénomènj^^ • • • « • • 3S9
Article i X. De la vie organique et de- Famé dés bètes . • • 338
Article .XI. Des rapports qui existent entre Famé et le eatfB. 337
Article XIL Des sen& et des qualités ««isibles des eôrpR« • • 338
Article !XIIL Des principes des. choses matérielles. • • • . • 341
Articlb^^V. Suite du même sujet. • »«^ •« • « • 342
Article XV. Du mouvement •••••• 344
SscTioN U. concernant la deuadèm^ partie.
Article J*s Sur le chapitre P% intitulé ^^iM^étie#^<jdifkll»0fl«• S46
Article . II. Des choses que l'on peut révoquer en doute. . • 348
Article .III. De l'existence et de la nature de Famé. • » « 349
Article IV. Que l'esprit est plus^sé àconnsûtrequo le corps. 864
Article ^ V. De la certitude • •••«• 368
AiûricLE .VL De Fessence des dioses matérielles • • » « • 369
Article VII. De Fexistence des choses matérieUes 375
Article VUI. De la distinction réelle entre l'esprit et le corps. 377
Article IX^ Sgite dif vi^me fnget. • • ,. , ; ^i ^^ . .. • 391
Article X. Que l'âme pense toujours , et de Faction de Famé
• • • sur le corps. ••-.'. , . , . . . . • . . 392
Articlb * XL Des idées autres que celle de Dieu. • • • • 396
Aancis XII*. Preuve de 'Fexistence de Dieu, tirée de son idée. 402
AnncLB ^11; t*revvedeFexisit.deDîéu*,tiréedecelledeFhomme. 408
Article XI Vi Preuve del'existence'de-Dieu,tirée de son essence; 413
Article XV. De l'existence de Dieu , et de la distinction entre
, . l'esprit et ]e ^qxps , démontrées à la mamère
^ des géoii|ètp)s« • • • 421
' FIN DE LA TABLE.