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Full text of "Essais philosophiques : suivis de la métaphysique de Descartes"

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ESSAIS PHILOSOPHIQUES, 



SUIVIS DE 



LA MÉTAPHYSIQUE DE DESGARTES. 



TOME UI. 



IMPRlMEniK DE M. IIAYKK. 



ESSAIS 

PHILOSOPHIQUES, 



SniTM BK LA 



MÉTAVHTSIQDE BE DESCARTEB 



PAR I.. A. GHVTER. 




BRUXELLES , 

LODIS HAUHIII ET COHP", LIBRlinES. 

1832. 



AVANT-PROPOS. 



' Définition et division de la philosophie. 

Là philosophie est l'amour de la sagesse et de la vérité. Od peut 
Tenvisager ou en elle-même , ou dans ses opérations , où dans son 
but , ou dans ses résultats ; et » saivant le point de vue sous lequel 
on la considère , on peut en donner des définitions fort différen- 
tes , quoique toutes également bonnes. Par exemple r la philoso- 
phie est la méditation en tant qu'elle s'applique aux principes et 
i l'origine des choses ; ou bien encore : la philosophie est cette 
science-mère qui s'occupe de la recherche des vérités fondamen- 
tales sur lesquelles s'appuient toates les connaissances humaines. 
Ces définitions s'appliquent aussi , et plus particulièrement . à la 
métaphysique , qui est , en quelque sorte , à la philosophie , ce 
que celle-ci est aux autres sciences. 

Nous avons deux instrumens pour découvrir la vérité ; l'obser- 
vation et le raisonnement. L'art du philosophe consiste princi- 
palement à bien manier ce dernier : mais la première règle qu'il 
doive suivre , est de ne s'appuyer jamais que sur des faits bien 
constatés par l'observation. 

Ces faits sont de deux espèces : les uns , extérieurs et physi- 
ques , sont toutes les propriétés des corps , bruts ou organisés , 
et tous les phénomènes qui se passent dans le monde visible et 
hors de nous ; les autres , intérieurs et psychologiques , sont tous 
les phénomènes des sens et de l'intelligence , tous les phénomè- 
nes de l'ame , en un mot , et toutes les propriétés affectives et in- 
tellectuelles que ces phénomènes supposent. 

La philosophie est une ; mais son objet peut varier à l'infini. 
On peut , je crois , la diviser en trois branches ou parties bien dis- 
tinctes. La première , sous le nom de philosophie morale , com- 
prend , comme, objets de méditation , toutes les sciences morales, 
politiques et religieuses; toutes les sciences, en un mot, qui 
traitent des devoirs et de la conduite de l'homme considéré dans 
les différentes circonstances où il se trouve placé , et dans tous 

429415 



( II ) 

ses rapports. Je donne à la seconde le nom de philosophie intel- 
lectuelle : l'idëologiç), la logique, l'art de peniser, l'art de raison- 
ner, la psychologie , la théodicée sont de son ressort. Enfin , la 
troisième est celle que j'appelle philosophie physique : le monde 
matériel est son objet ; elle n'en dépasse pas les limites : par une 
étude approfondie des rapports qui existent entre tous les êtres 
qu'elle considère , elle cherche à pénétrer aussi loin qu'il est pos- 
sible dans leur natu^re intime , et à voir les choses $ous lisur véri- 
table aspect , ou telles qu'elles sont en elles-mi^mes , et non t^U^s 
qu'elles se présenten t à nouale plus souvent en virpnnées d'illusions • 

La philosophie physique, n est que la réflexion et le raisonne- 
ment appliqués à la physique d'observation. Celle-ci fournit à la 
première des matériaux ; mai^ ces matériaux ne sont que des f^its 
isolés : c'est la philosophie qui les rapproche , en saisit les rap- 
ports , les. généralise , en déduit des conséquences , et remonte 
de ces conséquences à des faits primitifs , à des principes , qui ne 
peuvent pas être. directement constatés par l'expérience, niai& 
que l'étude comparée des phénomènes rend plus où moins vrai- 
semblables , et qui alors deviennent très-propres à lier les phéno- 
mènes, entre eux, à les faire mieux comprendre, et à satisfaire 
notre curiosité en fixant nos idées. Qn donne à ces principes le 
nom d'hypothèses. 

Cest principalement à cette dernière branche de la philosophie 
que je mie suis attaché ; d^abord , parce qu'elle m'est un peu plus 
familière que les^eux autres; puis., parce qu'elle me. paraît aussi 
un peu plus certaine , en ce que l'expérience la soutient de toutes 
parts ; et enfin , parce que telle est la marche nature^lle de l'esprit 
humain, qu'il commence toujours par. observer ce qui se. passe 
hors de l^ii , avant de réfléchir sur ce qui se passe en lui : du moins, 
telle est mon opinipn. 

Tortf de la part des physiciens et de celle des. philosophes. 

Nos premières idées ont été dès idées sensibles , des idées d'bbr 
jets matériels ; et de toutes nos connaissances leç plus cert^nes^ 
comme les plus utiles , en ce sens du moins qu'elles servent de 
fondement à presque tputes lés autres , sont celles que nous avons 
acquises par la voie des sens. Les sens ont été nos premiers xpat- 



( III ) 

très , et ils sont encore nos guides les pins fidèles : ce serait donc 
nue folie que de récuser leur témoignage. 

Je né prétends pourtant pas , avec le plus grand nombre des 
savans , que la métaphysique n est bonne à rien , que Tart de rai- 
sonner, qu'ils prouvent quelquefois n'avoir que trop négligé , ne 
leur serait d'aucun secours , qu'il n'y a rien de certain que l'ex- 
périence des sens, rien d'utile que les sciences naturelles. Le phy- 
sicien doit-il donc accumuler observations sur observations , sans 
jamais les comparer entre elles , pour tirer de ce rapprochement 
quelques conclusions importantes , et remonter ensuite à des 
principes qui pourraient l'éclairer sur certains faits et étendre la 
spbère de ses connaissances ? Le chimiste ne quittera-t-il jamais 
son laboratoire pour entrer dans son cabinet et réfléchir un 
moment sur ses éombinaisons et ses analyses? Ferons-nous du 
mathématiéien un simple ouvrier en formules , une machine à 
ëqnations ? Et défendrons-nous à ces manœuvres de la philoso- 
phie de vouloir devenir philosophes à leur tour? En est- il un seul 
qui ne le soit en effet parmi ceux qui montrent quelque génie ; 
et peut- on les blâmer de sortir de temps à autre de la sphère cir- 
conscrite de l'expérience et du calcul , pour tenter par de nobles 
efforts , de remonter jusqu'à l'origine des êtres , et à la caus« pre- 
mière deis pbénomènes ; ou du moins de se placer sur la voie qui 
pourra quelque jour nous y conduire, et qui est celle de la médi- 
tation ? Non assurément ; et ce n'est , ni avec des chiffres , ni avec 
une lunette astronomique ; c'est en y pensant long-temps et profon- 
dément, que Newton découvrit d'abord la gravitation universelle. 
' Mais cela n^èmpéche pas que les sciences physiques , les scien- 
ces d'observations , où Ion fait un emploi très-sobre *du raisonne- 
ment et tin fréquent usage du calcul et de l'expérience , n'aient 
un immense avantage sur les sciences d'induction et de raisonne- 
ment pur, c'est-à-dire, sur la philosophie elle-même, ou du 
moins sur la métaphysique , qui s'occupe des choses les plus ab- 
straites , leâplus générales , et qui ne tombent point sousles sens. 
De l'aveu de Descartes , le raisonnement est une machine souvent 
défectueuse : pourquoi donc ce philosophe y a-t-il tant de con- 
fiance et se tient-il si fort en garde contre les sens ? Ceux-ci nous 
trompent quelquefois , dit-il , et c'est une raison pour nous en 
méfier toujours. Mais , en vérité , c'est le raisonnement seul qui 



(«V) 

nous trompe , non pas cpelquefoîs , mais fort souvent , et dont 
nous ne saurions trop nous méfier. Si les sens nous abusent un 
moment , ils nous détrompent l'instant d'après. Qu'un physicien 
fasse une observation nouvelle ; s'il ne s'est point fait illusion, mille 
expériences diverses confirmeront la réalité de sa découverte. 
Son observation n'est-elle point exacte? Si le calcul ne le désabuse 
pas du premier coup , l'expérience directe et le témoignage des 
autres hommes viendront de toutes parts le tirer d'erreur. 

Il en est de même du raisonnement fondé sur le témoignage 
des sens , ou dont la conclusion peut être immédiatement confir- 
mée ou démentie par l'observation des choses sensibles. Mais , 
quoi qu'on en dise, iln*en est point ainsi du raisonnement abstrait 
et de l'observation des êtres qu'on ne peut voir qu'avec les jreux 
de l'intelligence. 

Devons -nous, comme le veulent quelques métaphysiciens, 
lorsque nous contemplons ces êtres intellectuels et que nous vou- 
lons connaître leur nature , fermer les yeux , nous boucher le nez 
et les oreilles , pour n'être point influencés par l'action des choses 
matérielles sur notre esprit? Devons-nous suivre le précepte d'ua 
philosophe du moyen âge , qui nous dit gravement que l'homme 
doit écarter tous les empêchemens des objets sensibles , jusqu'à ce 
qu'il soit réduit à l'état de la pensée pure, en assurant que^ s'il 
parvient à cette haute intuition , il comprendra que sa propre 
essence ne diflire point de celle de TEtre-Supréme? 

D'une part , je crois ce précepte superflu , et de l'autre , insuf- 
fisant. Car, sans doute , vous ne craindrez pad, si vous venez i 
méditer sur l'ame , et à chercher les preuves de son immatérialité, 
d'être influencé (nous disons influencé et non pas distrait) par le 
bruit d'un carrosse , ou par la vue de votre écritoire : mais vous 
le serez eflectivement , et ce philosophe n'y pensait guère • par 
l'action de vos organes internes , tels que votre estomac , plein ou 
vide , vos poumons, votre cœur, sur votre intelligence. Si donc 
vous voulez vous affranchir de cette influence , commencez par 
arrêter le cours des fluides, soit pondérables^ soit incoercibles , 
qui circulent dans toutes les parties de votre corps ou qui le tra* 
versent : empêchez , si vous pouvez , le sang artériel de monter 
du cœur au cerveau : suspendez le mouvement intestin de celui- 
ci , de manière que rien de matériel n'agisse sur votre pensée : et 



( V ). 

Yons me direz alors si , parvenu à cette haute intuition, ou réduit, 
pour mieux dire , à cet ëtat d'évanouissement , ou d'insensibilité 
physique j vous avez pu voir Dieu face à face , et vous assurer 
que la faculté de penser constitue une substance distincte du 
corps et semblable à Dieu ; ou bien plutôt , si l'action de cc^tte 
faculté n'a pas elle-même été suspendue par cet empêchement 
des objets sensibles. Pour moi , je suis convaincu que , dans ce 
monde matériel , l'esprit et les sens se trouvent si étroitement 
unis qu'ils ne forment , pour ainsi dire , qu'une seule et même 
chose, et qu'ils ne sauraient agir séparément. Point de corps, 
point de sens , ni externes , ni internes ; point de sens , point 
d'idées : tel est notre sort ici-bas. Peut-être obtiendrons -nous 
mieux dans un monde tout spirituel et purement intelligible : 
mais , en attendant , restons ce que nous sommes , et tels que la 
nfl^ture nous a faits. Ne soyons point ingrats envers les sens , à qui 
nous devons tant ; n'essayons point de briser ces instrumens de 
DOS premières connaissances, et n'imaginons pas follement , qu'en 
nous crevant les yeux nous en verrons plus clair* 

T'orts de la part des écrivains et de celle des lecteurs. 

Quelques auteurs , ense servant de termes vagues et généraux, 
et d'une phraséologie inusitée , pour donner à leur style plus de 
noblesse , et à leurs vues plus de profondeur apparente , ont fait 
de la philosophie une science mystérieuse et incompréhensible. 
D'autres l'ont rendue telle par leurs sophismes , le dérèglement 
de leur imagination , le désordre de leurs pensées , ou la vaine 
subtilité de leurs distinctions et de leurs remarques. £n me li- 
vrant à mes réflexions , j'ai tâché d'éviter ces défauts^ et surtout 
de m'énoncer avec autant de clarté que de précision. A ce der- 
nier égard , je ne pouvais rien de plus , n'ayant pas fait une étude 
particulière de l'art d'écrire : mais ce n'est point ici que je re- 
grette de n'en pas connaître l<;s ressources ; car, si l'éloquence 
doit principalement briller et déployer tous ses moyens dans les 
livres de morale , où l'on veut persuader plutôt que convaincre , 
et où il s'agit de faire adopter et chérir même des préceptes dont 
la pratique est souvent pénible ou mal aisée ; elle est toujours 
inutile et parfois dangereuse en métaphysique : inutile, en ce 
qu'elle ne donne aucun poids ni aucun éclat à la vérité \ dange- 



(Vl) 

rense , en ce qu'elle accrédîle Terretiv en loi prêlaftt AeS cliaf mes. 
Quant à la précision et à claii;ë , seules qualités requises dans les 
ouvrages de métaphysique , elles sont d'aUitant plus nécessaires , 
que même le tl*ait^ le plus simple en cette matière et le plus clai- 
rement écrit , je ne crains pas de Taffirmer, ne peut jamais être 
parfaitement compris à une pwmîère lecture : que seï^ail-ce donc, 
si le style en était obscur ou vague ou difltis ! que serait ce , à plus 
forte raison , s'il y avait tout à la fois , comme cela n'arrive que 
trop souvent , manque de clarté de la part de l'écrivain , et défaut 
d'attention de la part du lecteur! N'ayons pas du moin$ Tinjus- 
tice de faire retomber les torts de l'un et de Tautre sur la philo- 
sophie elle-même. 

Ce n'est point assez d^entendre le sens de chacune des phrases 
dont un paragraphe ou un chapitre se compose , il faut pouvoir 
en saisir l'ensemble et le but ; il faut être capable , après l'avoir 
lu , de s'en rendre compte, et d'en résumer tout le contenu. Or 
c'est ce qui n'arrive peut-être jamais à lat simple lecture d'^an 
traité , quel qu'il soit, sur quelque sujet de métaphysique. D'un 
autre côté, quoiqu'on entende comme il faut tel ou tel passage 
plus ou moins diiBcile , on croit souvent ne l'avoir pas compris , 
et cela provient de ce qu'on n'est point encore familiarisé avec 
les idées de l'auteur. Il faut donc , de toute manière , lorsqu'on 
▼eut sérieusement prendre connaissance d'un ouvrage de ce genre, 
se bien déterminer à le lire trois fois pour le moins avec beaucoup 
d'atten tion ,et de le relire jusqu'à six et sept fois, si cela est nécessaii'e. 

Ne nous laissons point décourager par cette idée fausse , mais 
assez naturelle, que si, après la lecture attentive d'un ouvrage, 
on n'y a rien compris , on ne l'entendra pas mieux en le lisant une 
seconde , une troisième fois : mais pénétrons-^nous plutôt de cette 
vérité constante, qu'un livre qu'on ne conçoit bien qu'après l'avoir 
lu sept fois , est plus profitable , toutes choses égales d'ailleurs , 
que cinquante autres que l'on entend sans peine à une première 
lecture. 

Il pourra cependant arriver que vos eflTorts soient infructueux , 
et que vous ne compreniez point le sens de ce que vous lierez. 
Mais alors, ne craignez pas d'en accuser l'auteur, et ne l'attribuez 
pas aux bornes de votre intelligence. 

On croit assez généralement que pour s'occuper de philosophie» 



( V" y 

et surtout de métaphysique , il faut une aptitude particulière et 
beaucoup de ^voir. Ou se trompe : il ne faut que de la patience 
et du jugement.; il suffit de savoir lire et péfléchir sur ee qu'on a 
lu; il suffit d!inl;erroger attentivemept le sens commun.^ dbnt 
chacun a sa pairt , et de faire un légitime emploi des fiicukés quf 
nous ont été départies. S'il çn était autrement, il me serait im^- 
possible ,,ct mol^ç permis, qu'à nul autre , de traiter de ces. ma*- 
tîères : car je fais profession d'être très^ignoranb eu) toutes choses , 
et ne me suis jfimais distingtié par mon- esprit dui vulgaire des 
hommes. Au deçieuraut.les^ philosophes n'en savent pas plus que 
nous sur la plupart des questions qu'ils agitent ^ ou qui les agi- 
tent, et rien, ne nous empêche du moins df examiner après- eux 
ces q^uestions ,, et de chercher à y répandue quelque jour. Avec 
moins djesprit et de science ,. mais avec plus depalienceet de ju- 
gement, on, pourrait y. iiéussir mieux qu'eux. 

L'esprit ,1^ savoir et le jugemunt ne maircbent pas toujours de 
compagnie et sont, rarement dis même taille. Celui-ci -suppose sans 
doate des connai3sances vnaies et.des idées exactes acquisespar la« 
réflexion» ipai^ qon beaucoup d'instruction,. ni beaucoup: d'esprit ;. 
tandis que d'un autre côté , l'on voit des hommea très^spirituels 
et très-instruits, raisonner fort mal faute dc; jugement;, et cela 
arrive assez fréquemment pour, que nous, soyons en droit de ne 
pas nous en. rapporter entièrement à ce qu'ils disent* J'ai quel- 
quefois pris la licence , en. lisant certains auteurs renommés , 
d'examiner de près les hypothèses brillantes, les assertions extraor^ 
dinaires qu'ils soutenaient, et , malgré les limites assez étroites dé 
mes facultés , je n'ai pas toujpurs été dupe de leurs jongleries. 

Il n'est personne qui , s'il le veut bien» n'en puisse faire autant. 
Mais,. so.it paresse d'esprit , soit légèreté de caractère, on trouve 
plus simple qv^ plus commode , de s'en (rapporter à ceux^qui font! 
autorité, on. ne sait pas toujpurs pourquoi ;,et plus> souvient en^* 
core , de mépriser indistinctement tous les philosophes , et de le» 
condamner sans les entendre, 

Mab tandis que l'un méprise , l'autre admire ce qu'il n'entendi 
pas , et se refuse à croire, que la science et le génie puissent jamais» 
avoir tort. On juge aussi fort souvent d'un livre de philosophie , 
comme d'un roms^n , par l'imagination de l'auteur, ou , pour, mieux 
dire , par les écarts de son imagination , et par les agrémens de 



( VIII ) 

son style. L'homme est si raisonnable, généralement parlant, 
qu'il trouve excellent tout ce qui aveugle sa raison et l'entraîne 
malgré lui : les extravagances piquent sa curiosité , l'esprit le sé- 
duit , et le savoir lui impose. Il ne songe pas , ou ne sait pas , que 
la plus grosse balourdise peut fort bien être parée d'un beau style, 
étincelante d'esprit , ou coiffée d'érudition ; et que ces qualités ne 
supposent point du tout le jugement , quoiqu'il soit vrai de dire 
qu'elles ne sont rien sans lui. 

Pour les apprécier à leur juste valeur, prenons-les séparément. 
Sans esprit , Férudition ennuie et manque son but ; sans juge- 
ment , elle est pire que l'ignorance. L'esprit sans instruction se 
soutient difficilement ; sans jugement , il blesse ou il fait pitié. 
Mais le jugement , toujours utile, pour ne pas dire indispensable, 
seul ou en compagnie , est au moins toujours le bien venu ; et s'il 
n'est pas accueilli comme il devrait l'être , c'est qu'en général , 
l'homme préfère aux études sérieuses , des occupations plus fri- 
voles, et à la simple vérité, qu'il aime d'ailleurs, des choses 
extraordinaires , incompatibles avec elles , mais qui ont le mérite 
de le distraire, et le pouvoir de le charmer, sans exiger de sa part 
aucun effort d'attention. 

Si donc vous croyez manquer de génie et de savoir, consolez- 
vous avec moi , en pensant que vous avez peut-être plus de juge- 
ment que ceux qui possèdent des qualités plus brillantes et des 
connaissances plus étendues : et qu'ainsi , Ui^ec de t attention et de 
la perséuérance , vous pourrez non seulement apprécier leur mé- 
rite ou reconnaître leurs erreurs , mais encore établir quelques 
vérités , plus solides et plus utiles que toutes leurs ingénieuses 
hypothèses ou leurs subtiles conceptions. 

Gardons-nous d'ailleurs de nous laisser influencer ou dominer 
par l'autorité , la mode , l'opinion régnante , l'amour-propre , les 
désirs , la crainte , qui nous font quelquefois regarder comme 
vraies des opinions qui d'abord nous avaient parues fausses , et 
comme absurdes des choses qui nous semblaient fort raisonnables. 
En nous tenant en garde contre l'éloquence des mots , ou le char- 
latanisme de l'expression , faisons-nous une règle de n'adopter 
aucune idée de quelque importance sans un examen sévère , et 
de nous méfier toujours ï cet égard et des autres et de nous-mêmes. 



ESSAIS 



PHILOSOPHIQUES 



DE QUELQUES 



PRINCIPES DE MÉTAPHYSIQUE, 



DE LA SUBSTANCE, EN GENERAL. 



Toutes les choses que nous nous représentons comme 
des êtres réels ^ et que nous désignons sous le nom commun 
de substances j se révèlent et se font connaître à nous par 
leurs difierentes manières d'être ou d^agir^ que nous nom- 
mons leurs attributs^ leurs propriétés^ ou qualités^ et que les 
anciens philosophes appelaient leurs formes. Mais nous igno- 
rerons toujours ce que les substances sont en elles-mêmes^ 
s'il est vrai qu'il y ait en elles , comme on le prétend ^ autre 
chose que ce que nous y apercevons , c'est-à-dire , autre 
chose que les propriétés ou attributs par lesquels elles ma- 
nifestent leur existence ': et c'est ce que nous voulons exa- 
miner ^ sans prétendre néanmoins résoudre cette importante 
question. 

En considérant cette pièce de monnaie^ ce morceau d'or 
que je tiens entre les doigts^ je remarque sa grandeur^ sa 
figure ronde et aplatie^ sa couleur jaune^ son éclat ^ sa pe- 
santeur y sa solidité. Mais n'y a-t-il pas sous toutes ces formes^ 
qualités, ou manières d'être, quelque chose de caché, qui 
ne tombe point sous les sens ^ et qui leur sert comme de sou- 
tien? Il n'est peut-être personne qui n'incline à penser, 

TOME III. 1 



(2) 

qu'en effet il existe quelque chose de très-réel sous ces 
forioes diverses. 

Mais cela ne viendraît-îl pas aussi de ce que, voyant 
assez souvent dans certains corps quelques-unes de leurs 
propriétés s'altérer et périr même tout-à-fait , sans qu'ils 
cessent pour cela d'exister, ni qu'ils perdent rien de leur 
masse ou de leur quantité 3 nous sommes entraînés malgré 
nous , par un de ces jugemens précipités que nous faisons 
à notre insu^ dans cette conséquence, fausse assurément, 
qu'un corps perdrait en vain toutes ses propriétés, qu'il 
n'en existerait pas moins : sans faire attention que , quelles 
que soient celles qu'il perde réellement, ce qui reste n'est 
toujours qu'un ass^nblage de diâerentes propriétés, et 
qu'il en est même parmi celles-ci sans lesquelles nous ne 
pourrions pas concevoir son existence; «nfin, que «i, par 
des abstractions successives de l'esprit., nous venions à les 
lui enlever toutes jusqu'à la dernière^ il ne resterait rien 
d'intelligible, ou dont nous pussions avoir la moindre idée? 

Il semble néanmoins que , pour avoir telle ou telie qua- 
lité , ou manière d'être , il faut d'abord être ou exister 5 et 
que des qualités, quelles qu'elles soient, ne pourraient 
pas subsister sans un sujet qui en soit comme le soutien. 

C'est là , quoi qu'il en puisse être, ce qu'on avait d'abord 
nommé suistance (ce qui est dessous). £t^ réalisant une 
abstraction de l'esprit, c'est-à-dire, attribuant une exis- 
tence indépendante et réelle à une chose qui n'existe tout 
au plus qu'en idée, on a cru d'abord que la substance 
pouvait exister indépeiMiamment de toute qualité. 

C'est ainsi que les anciens philosophes, qui appelaient 
matière première la .substance des corps 9 ou le sujet > le sou- 
tien de leurs formes diverses^ ont supposé que cette ma- 
tière première avait été avant toute espèce de manière 
d'être : c'est pourquoi ils l'ont nommée matière informe^ 
ou sans forme ^ c'est-à-dire sans attribut, sans propriété* 



(3) 

D'autres philosophes^ parmi les modernes^ ont fait ob- 
server que , si une qualité^ un attribut , une manière d'être, 
ne saurait subsister sans un sujet; rédproquement, ce 
sujet ne peut pas exister sans une manière d'être quel- 
conque, et qu'ainsi, la matière première, ou matière in- 
forme des anciens n'était qu'une chimère : en effet, est-il 
possible d'exister, sans exister de telle ou telle manière? 
Ils en ont conclu , que la substance d'un corps n^était , en 
réalité, qu'une seule et même chose avec ses propriétés, 
du moins avec ses propriétés essentielles, et que, si nous 
pouvons lesu considérer séparément par abstraction, elles 
sont inséparables eh effet : qu'ainsi , nommer une substance, 
c'est nommer les propriétés ou manières d'être sans les- 
quelles elle ne saurait exister 5 et réciproquement, nommer 
ces propriétés , c'est nommer le sujet que l'on suppose en 
être le soutien . 

D'après ces considérations, ils ont défini le mot sub- 
stance, une collection j un assemblage de qualités^ ou 'pro- 
priétés diverses ^ les unes essentielles ^ les autres accidentelles. 
Mais il fallait ajouter : qui peut exister séparément et indé- 
pendamment de tout autre collection de propriétés. Car, par 
exemple, les végétaux, outre certaines qualités qu'ils ont 
en commun avec les corps non organisés , en possèdent 
plusieurs autres qui leur isont propres, çt dont les corps 
bruts ne jouissent pas : mais la réunion de celles-ci ne 
forme point une substance à part , puisqu'elles n'existent 
pas indépendamment des propriétés générales de la matière. 

II y a dans toute substance une propriété essentielle qui 
en détermine la nature, et qui, selon moi, constitue la 
substance elle-même. Mais cette propriété, dans les corps, 
n'est pas une chose qui ne tombe point sous les sens 3 au 
contraire , elle est la seule, à proprement parler , qui affecte 
les sens 3 bar toutes les autres propriétés ne sont que des 
modifications de celle-là. 



(4) 

Ceux qui admettent dans les corps quelque chose qui 
ne touche point les sens, et qu^ils appellent suhstance, ap- 
pliquent à la substance ce que nous venons de dire de la 
propriété essentielle qui la constitue : parce qu'ils se fondent 
sur ce préjugé , évidemment faux, que toutes les propriétés 
des corps, sans exception, sont purement accidentelles; 
ou parce qu'ils les conçoivent comme telles, bien qu'ils 
disent quelquefois le contraire. Leur erreur vient peut- 
être de ce qu'ils confondent la dureté et la solidité, pro- 
priétés relatives et conséquemment accidentelles, avec 
l'impénétrabilité absolue, ou, pour mieux dire, avec l'é- 
tendue impénétrable, qui constitue la matière. 

« Le tact vous donne l'idée de solide; la vue et les 
autres sens vous donnent l'idée des autres qualités pre- 
mières et secondes. Mais quoi! s'écrie M. Cousin, est-ce 
qu'il n'y a que ces qualités? est-ce qu'en même temps que 
les sens vous donnent le solide, la couleur, la figure, la 
mollesse, la rudesse, etc., vous ne croyez pas que ce ne sont 
pas là des qualités en l'air, mais bien des qualités de quel- 
que chose qui est réellement, et qui, parce qu'il est, est 
solide, dur, mou, a une couleur, une figure, etc? Vous 
n'auriez pas l'idée de ce quelque chose ^ si les sens ne vous 
donnaient l'idée de ces qualités; mais vous ne pouvez avoir 
l'idée de ces^qualités sans Tidée de ce quelque chose d'exis- 
tant ; c'est là la croyance universelle , laquelle implique la 
distinction des qualités et du sujet de ces qualités, la dis- 
tinction des accidens et de la substance. Que celle-ci soit 
matérielle ou spirituelle, elle ne nous est donnée ni par 
les sens, ni par la conscience; c'est une révélation de la 
raison dans l'exercice des sens et de la conscience. )) 

Il faut sans doute distinguer la substance de ses acci- 
dens , ou propriétés accidentelles : mais la question est de 
savoir, et se réduit à savoir, si, dans une substance il n'y 
.a que deux choses , comme je le crois ; des propriétés acci- 



(5) 

dentelles^ et quelque chose d'invariable , soit qu'on l'ap- 
pelle substance ou propriété essentielle y mais qui y dans les 
corps y tombe sous les sens , ou plutôt en vertu de quoi les 
corps touchent les sens : ou bien , s'il y en a trois , savoir y 
des propriétés accidentelles y une ou plusieurs propriétés 
essentielles y et enfin une substance y ou quelque chose qui^ 
même dans les corps y n'affecte point les sens y ce qui serait 
contraire à mon opinion. 

M. Cousin ne fait aucune mention des propriétés essen- 
tielles y sans lesquelles néanmoins la substance ne peut ni se 
concevoir ni être. Il semble n'admettre dans les corps que 
des propriétés accidentelles qui seules touchent les sens^ 
et' une substance qui ne peut être saisie que par la raison 
pure : il s'écarte ainsi de la question comme de la vérité. 

Voici une autre difficulté sur la substance considérée 
comme distincte des propriétés essentielles qui la consti- 
tuent. 

K Je souhaiterais^ dit Locke ^ que ceux qui appuient si 
fort sur ce mot substance^ prissent la peine de considérer 
si^ en l'appliquant^ comme ils le font^ à Dieu^ cet être in- 
fini et incompréhensible j aux esprits finis ^ et aux corps ^ 
ils le prennent dans le même sens et y attachent la même 
idée; et si, dans ce cas, il ne s'ensuivra pas que Dieu, les 
esprits finis et les corps , participant en commun à la même 
nature de substance, ne diffèrent les uns des autres que par 
la différente modification de cette substance? S'ils disent 
qu'ib appliquent le mot de substance à Dieu , aux esprits 
finis, et à la matière, en trois différentes significations, et 
qu'il a trois différentes idées absolument distinctes , ils nous 
rendraient service de vouloir bien nous faire connaître ces 
trois idées. » 

Puisqu'il est impossible de se faire aucune idée de la 
substance comme sujet, comme soutien des qualités, soit 
du corps , soit de l'esprit j k plus forte raison , ceux qui 



(6) 

Tenvisagent ainsi ne pourraient-ils pas dirCj si la substance 
de l'esprit et celle du corps diffèrent ou non en quelque 
chose. 

Il suffirait d'ailleurs , pour prouver que l'esprit est im- 
matériel^ et indépendant du corps quant à son ej^istence, 
de démontrer clairement qu'il n'a aucune des qualités de 
la matière , ou que celle-ci ne peut ni sentir ni penser ; en 
un mot, que l'intelligence et l'impénétrabilité s'excluent 
mutuellement , et qu'ainsi elles ne peuvent pas être unies 
en un même sujet. Mais cela n'empêcherait pas que le su- 
jet des qualités du corps ne pût être le même que celui des 
attributs de l'âme ; comme Timpénétrabilité de l'or est la 
même que celle de l'eau. 

Quelques philosophes , et Spinosa entre autres , ont pré- 
tendu qu'effectivement il n'y a qu'une substance y laquelle 
peut être modifiée d'une infinité de manières différentes ; 
et que cette substance est Dieu. En sorte que Dieu, l'âme 
humaine, et le monde matériel ne sont au fond qu'une 
seule et même chose. 

Si ces philosophes, si du moins quelques-uns d'entre 
eux , et Spinosa surtout , ont voulu dire , comme il le pa- 
raît, qu'il n'y a en réaUté dans ce vaste univers qaun seul 
être indivisible , et que cet être unique est Dieu j ce serait 
employer trop mal son temps que de prendre la peine de 
démontrer l'absurdité d'une pareille extrayagance^ qui se 
réfute assez d'elle-même. 

S'ils ont entendu qu'il y a autant d'êtres distincts que 
nous pouvons l'imaginer, mais qu'ils ne différent point les 
uns des autres par leur nature intime , ou le fond même de 
leur substance, ce que d'ailleurs on ne pourra jamais prou- 
ver j qu'importe , pourvu qu'en effet ils diffèrent par ce que 
nous appelons leurs attributs essentiels, qui constituent 
pour nous leur essence absolue, et leur substance même, 
puisque nous ne voyons rien au delà. . . . que des mots vides 



(7) 

de sens? Qu'importe , dk-je^ s'il y a efiêctivement entre 
Dieu el un eaîUou touftes les difierenees caractëristi<jues 
qui distinguent pour nous ces dieus êtres? 

Quoi qu'il en soit^ Topinion de M. Cousin est beaucoup 
plus fayoraUe àrhjpothèsede Spmosa, que celle deLocke^ 
ou que la nôtre^ avec laquelle le spinosisme est inconci- 
liable* 

Ce qui importe en tout ceci , est de bien distinguer dans 
toute substance autre que Dieu^ deux, choses.^ l'une qui 
peut changer et qui en eflet iiarie sans cesse; l'autre qui 
reste au fond toujours la même y soit qu'on la nomme su!)* 
stanee ou propriété essentielle^ soit que dans les coi^s elle 
tombe ou ne tombe pas sous les sens. 



DE L'£SS£]iG£ DES GBOSES^ WS GENERAL. 

S !•"• 

La philosophie avait autrefois adopté certains êtres créés 
par l'imagination de Thomme , dont elle avait fait comme 
autant de petits dieux ^ devant lesquels elle se prosternait 
en quelque sorte, et qui faisaient l'objet de ses plus sé- 
rieuses et de ses plus profondes méditations. Mais, malgré 
res[>èce d'immortalité qu'on leur attribuait, le flambeau 
de l'expérience et celui de la saine raison les ont fait pour 
la plupart évanouir comme des ombres. 

Parmi ces' êtres métaphysiques, étaient en première ligne 
les e^^^ncf^^des choses, desquelles dérivaient toutes l&ivs pro* 
priétés; et, quoique ces dernières fussent périssables ou 
changeantes, les essences, existant de toute éternité^ étaient in- 
destructibles et absolument inaltérables. Chaque corps , ou 
plutôt chaque espèce de corps , avoit une essence particu- 



(8) 

lière : le bois de chêne , par exemple ^ ou un chêne entier 
avec ses branches et ses racines , ou Fespèce d'arbre appelé 
chêne ^ avait une essence que rien ne pouvait ni corrom- 
pre, ni détruire. 

Supposons cependant qu'un chêne , et même que l'es- 
pèce entière soit actuellement dévorée par les flammes , et 
se réduise ainsi ^ partie en cendre^ substance composée 
d'une infinité d'autres , partie en difFérens autres corps , 
et principalement en carbone^ qui^ se combinant avec une 
des parties constituantes de l'air, se convertira en gaz acide 
carbonique , dont la nature est fort différente de celle du 
carbone ^ de la cendre , et surtout de l'arbre appelé chêne : 
que deviendra Tessence de celui-ci dans toutes ces meta* 
morphoses ? 

Le fait est que la chimie moderne a fait subir aux corps 
tant de transformations , et leur a fait si souvent changer 
de nature, tantôt par ses décompositions, ses analyses^ 
tantôt par ses combinaisons nouvelles, que toutes ces en- 
tités, ne sachant plus que devenir, ont entièrement aban- 
donné le monde savant, pour se réfugier dans le cerveau 
de quelques métaphysiciens idéalistes, qui ne s'occupent 
point de sciences physiques. 

Suivant eux , non seulement les idées des genres et des 
espèces , et toutes les autres idées générales , mais surtout 
celles de ces rapports simples qu'on nomme vérités nécessai- 
res , représentent les essences des choses ; et ces essences , 
ou les objets de ces idées universelles, quels qu'ils soient, 
sont des réalités, des êtres qui existent réellement hors de 
notre entendement. De là le nom de réalistes y qu'on a 
donné aux partisans de cette doctrine , qui a été celle de 
Platon, et que M. Cousin trouve en partie vraie, en partie 
fausse. 

« Locke déclare expressément que ce qu'on appelle gé- 
néral et universel est un ouvrage de Tentendement , et 



(9) 

que Tessence réelle n^est pas autre chose que Fesseûce 
nominale. 

» La force du réalisme réside dans les idées générales 
qui impliquent invinciblement l'existence extérieure de 
leurs objets} ce sont les idées générales, universelles et 
nécessaires. 

» Le nominalisme pense que les idées générales ne sont 
que des mots; le réalisme peiise que les idées générales 
supposent quelque chose de réel : des deux côtés, égale 
vérité , égale erreur. Oui , sans doute , il y a un très-grand 
nombre d^dées générales qui sont purement collectives, 
et qui ne représentent rien autre chose que les qualités 
communes des objets sans impliquer aucune existence; et 
en ce sens le nominalisme a raison. Mais il est certain aussi 
qu^il y a des idées générales qui supposent l'existence réelle 
de leur objet : le réalisme s'appuie sur cette base , qui est 
incontestable. » 

Pour prouver ce qu'il avance, M. Cousin cite un exem- 
ple, un seul exemple, et qui est fort suspect, à savoir 
l'exemple de Tespace, ou du vide absolu. 

D'abord, ('espace et {e temps sont des êtres si essentielle- 
ment difierens de tous les autres, qu'il est certainement 
plusieurs choses que l'on peut affirmer d'eux , et qu'on ne 
pourrait dire d'aucun autre ; en sorte que , quel que soit 
le fait que l'on veuille prouver, on ne doit jamais se pré- 
valoir de l'exemple de ces êtres métaphysiques. En second 
lieu , il n'est même aucun genre de chose dans lequel on 
puisse les ranger; car ils ne sont, ou ne paraissent être, ni 
substances , ni propriétés , ni phénomènes , ni rapports , ni 
essences : et il est bien singulier de vouloir démontrer que 
certains êtres ont une réalité hors de. nous , par l'exemple 
de l'espace, qui, d'une part, n'a rien de commun avec ces 
êtres, quels qu'ils soient, et de l'autre , ne paraît avoir lui- 
même aucune réalité. 



( 10 ) 

Mais , en supposant même que Fespace fôt un être réel^ 
et qu'il ne formât point ^ arec le temps ^ une^ catégorie à 
part^ il ne pourrait pas encore être pris pour exemple 
dans le cas dont il s'agit; et c'est ce que je Teux prouver 
par un argument direct, ou, pour mieux dire, par une 
simple observation, très-facile à saisir. 

Le mot espace a deux significations. Sauvent <ho entend 
par là,, ou la place qu'un corps occupe ^ ou TintervaUe qui 
le sépare des autres corps qui Favoisinent. Ici, un cspaK:e , 
ou l'espace, en général, est une étendue non mâttérieUe et 
limitée, considérée indépendamment de sa ôgure,^ de la 
grandeur de ses dimensions, en un mot, de tout ce qui 
p^HMTait la difiërencier des «rtres espaeesi q«, pour «ùeox 
dire , c'est le rapport commun qu'ont entre eux tou9 les 
espaces particuliers ; et, dans ce sens , il est de la dernière 
évidence, M. Cousin en conviendrait luih-même, que l'es- 
pace en général n'a pas plus de réalité que l'homme y que 
l'arbre, que le liYre en général. 

Plus souvent encore, du moins en métaphysique, on 
entend par espace € immensité^ qui renferme tous les espa- 
ces relatifs et particuliers, et qui ne forme qu'un seul 
être, un seul tout, dont les espaces déterminés ne sont que 
des portions. Ory dans ce sens, il n'y a point d'espace en 
général y pas plus qu'il n'y a d'univers en général y de Dieu 
en général ; et ainsi , supposé que l'espace soit un être réel, 
ridée de V espace en général , qui se réduit ici à l'idée de 
C espace^ n'est point une idée générale : cette idée est, au 
contraire, toute particulière; c'est-a-dire qu'elle est celle 
d'un être particulier, et si particulier, qu'il est seul de son 
genre. 

Ainsi , dans le premier sens , Vidée de l'espace en général 
est une idée générale ; mais l'objet de cette idée, ou l'espace 
en général, n'a aucune réalité : et dans l'autre sens , V espace 
en général y puisqu'on se sert de cette expression impropre, 



(11 ) 

est à la rérité^ dû moins par bjpothèse y un être rêei; mais 
i^idée de Tespace en général nest pas une idée générale, 

La preuve de M. Cousin n est donc fondée que sur un 
exemple mal choisi^ et su;r un paralogisme^ oU^ si 1 on 
▼eut , sur une équivoque. 

En général^ l'école sensualiste^ c'est lui qui le dit ^ est 
nominaliste , et Técole idéaliste est réaliste. 

C'est peut-être une preuve qu'en général , le sens corn* 
mun est du coté des sensualistes. 

Qu^est«-ce en efièt que le philosophe idéaliste? C'est, pour 
l'ordinaire , celui qui prend pour des êtres réels les abstrac- 
tions de son esprit , et pour des notions communes et des 
idées innées les préjugés de son enfance ; qui , au lieu d'a- 
nalyser l'esprit humain pour remonter jusqu'à la première 
cause des idées, suppose, contre toute raison, qu'elles 
préexistent dans Tentendement, et admet ainsi des phéno- 
mènes sans cause ; qui croit que Thomme pense et médite 
avant que de sentir 5 qui refuse d'en croire le témmgnage 
des sens , et a plus de confiance dans le raisonnement, cette 
machine défsctueiise , comme Tavoue Descartes , que dans 
l'expérience ; qui voit des mystères en de certaines choses 
qui s'expliquent tout naturellement par une analyse facile, 
quelquefois par les seules lois de la physique et les pro- 
priétés de la matière ; enfin qui méprise le simple bon sens, 
et ne prend pour guide que son imagination , qui le séduit 
et l'égaré. 

De même que les fictions de l'Arioste ont plus de charme 
que les propositions d'Euclide, l'idéalisme en a peut-être 
plus que le sensualisme, surtout lorsqu'il est exposé dans 
un style plus ou moins agréable et plein de chaleur, comme 
l'est presque toujours celui des hommes à imagination. 
Mais la philosophie des sensus^listes , malgré les erreurs 
graves que ceux-ci ont commises , est en général plus saine, 
plus vraie , et beaucoup plus propre à former le jugement 



(12) 
que celle des idéalistes^ qui est remplie de divagations. 

Nous avons vu qu'une substance n'est rien de plus^ pour 
notre intelligence^ qu'une collection de propriétés^ unies 
entre elles et formant un seul tout. Renfermons-nous en- 
core ici dans la sphère de l'observation ^ et disons que 
Vessence d'une chose n'est rien de plus que l'ensemble des 
propriétés qui la font être ce qu'elle est, ou qui entrent 
nécessairement dans l'idée que nous nous en formons. 

Nous appelons propriétés ^ en général, les diSTérens ca- 
ractères par lesquels les substances se manifestent à nous , 
c'est-à-dire par lesquels nous les connaissons et les distin- 
guons les unes des autres ; et ainsi nous comprenons sous 
cette commune dénomination tout ce qu'on entend d'or- 
dinaire par qualités, manières d'être, attributs, modes et 
accidens} manières d'agir, ou, pour mieux dire, principes 
d'action, facultés et puissances. 

On peut , d'après ce que nous venons de dire , distinguer 
deux sortes de propriétés : les unes sont essentielles , les 
autres ne sont qu'accidentelles. Celles-ci pourraient être 
changées ou détruites dans la substance qui en est douée, 
sans que sa nature en fit aucunement altérée. Les pre- 
mières , au contraire , constituent elles-mêmes l'essence des 
choses, qui ne pourraient les perdre sans changer de na- 
ture, sans cesser d'être ce qu'elles sont. 

Parmi les propriétés des corps, il en est une qu'ils pos- 
sèdent tous, et dont ils ne peuvent jamais être dépouillés; 
c'est l'étendue impénétrable , ou autrement dit , l'impéné- 
trabilité. 

Toutes les propriétés des corps, à l'exception de l'é- 
tendue impénétrable, peuvent être considérées , tantôt 
comme accidentelles , tantôt comme essentielles ; parce que 



(13) 

chaque corps , ou chaque espèce de corps , peut être envi- 
sagé^ tantôt isolément^ ou comme individu^ et tantôt 
comme faisant partie d'une classe ou d'un genre qui ren- 
ferme plusieurs individus ou plusieurs espèces : ainsi ^ la 
couleur jaune ^ la ductilité et une grande pesanteur^ sont 
des qualités essentielles à Tor 3 mais ces propriétés ^ et plu- 
sieurs autres ^ ne sont qu'accidentelles dans les métaux en 
général^ puisqu'ils pourraient encore subsister sans elles 
comme substances métalliques : tandis* que d'autres pro- 
priétés y qui constituent l'essence des métaux en général, et 
qui y conséquemment , leur sont communes , ne sont qu'ac- 
cidentelles dans les corps en général, dont la seule pro- 
priété commune et essentielle est retendue impénétrable. 

(( L'accident^ dit Hobbes, est une propriété du corps 
avec laquelle on l'imagine, ou qui entre nécessairement 
dans le concept qu'il nous imprime. » 

L^accident , ou la propriété accidentelle , est , au con- 
traire , à ce qu'il me semble , celle sans laquelle un corps , 
sous le point de vue où nous Tenvisageons , ne laisse pas 
d'être ce qu'il est, ou qui n'entre pas nécessairement dans 
l'idée que nous en avons : c'est ainsi que la figure extérieure 
et le mouvement ne sont que des manières d'être acciden- 
telles dans l'or, considéré comme or : c'est ainsi, comme je 
le disais tout à l'heure , que toutes les propriétés particu- 
lières à l'or , telles que la ductilité , la couleur ^ ne sont que 
des accidens dans la matière en général^ dont on conçoit 
l'existence indépendamment de toutes ces propriétés. 

« L'accident qui donne le nom à son sujet, est ce qu'on 
appelle Y essence. » 

Cela ne serait vrai tout au plus qu^à Tégard des corps 
envisagés sous certains points de vue : par exemple , la pe- 
santeur est Fessence des corps graves j la sphéricité l'essence 
de la sphère. Mais quelle est la propriété particulière qui 
donne à l'or, aux métaux, aux autres corps, les noms 



(14) 

qu'ils portent? Ce qui constitue l'essence des métaux, c'est 
rimpénétrabilité ayec d'autres propriétés qui les différen- 
cient de toutes les substances non métalliques. L'essence 
de Tor, comme métal particulier, se trouve dans les pro- 
priétés précédentes , et dans certaines propriétés particu- 
lières qui distinguent Tordes autres métaux. Au reste, ce 
n'est peut-être ici qu'une dispute de mots ; car il me parait 
vraisemblable que Hobbes a voulu dire seulement, que 
l'essence des choses n'est rien que Tensemble de leurs pro« 
priétés caractéristiques , et qui ne sont toutes en efiet qu'ac- 
cidentelles dans la matière en général. 

(< Qu'est-ce que l'essence d'un corps , demande un autre 
philosophe (i)? C'est une disposition d'où procèdent ses ac- 
tions, ou une aptitude a y produira ses mouvemens. » 

Cette définition n'est peut-être pas très-claire , supposé 
qu'elle soit juste. Mais il est de fait, qu'une propriété es- 
sentielle est une disposition en vertu de laquelle une sub- 
stance agit ou se comporte de telle ou telle manière, dans 
telle ou telle circonstance ; et que l'essence d'un corps con- 
siste dans l'ensemble de toutes ses propriétés essentielles , 
c'est-à-dire de toutes celles qui le caractérisent : et, quoi- 
que ces propriétés se rencontrent également, les unes dans 
tels corps, les autres dans tels autres corps particuliers, 
elles ne se trouvent réunies, à tel degré, ou en telle pro- 
portion , que dans celui-là seul que Ton considère ; c'est 
par là qu'il est ce qu'il est, et qu'il diffère de tous les 
autres. 

Ces propriétés extérieures, ces qualités, ces attributs 
par lesquels nous connaissons et distinguons les unes des 
autres, les différentes espèces de corps, constituent ce que 
Locke appelle leur essence nominale ^ qu'il distingue, et fait 
dériver d'une essence plus intime, qu'il nomme essence 

(i)Topliaïl. 



( 15 ) 

réeiie, mais que nous ne pouvons connaître. « L'essence 
nominale de Tor, c'est cette idée complexe que le miot or 
signifie, comme vous diriez un corps jaune, dune cer- 
taine pesanteur, malléable, flexible et fixe. L'essence 
réelle, c'est la constitution des parties insensibles de ce 
corps , de laquelle ces qualités et toutes les autres propriétés 
de l'or dépendent. » 

Jj' essence réelle d'un corps consiste, d'une part, dans la 
grosseur , la figure et Timpénétrabilité de ses atomes , ou 
principes constituant, qui sont immuables; et de l'autre^ 
dans la proportion de ces principes ^ l'arrangement des 
molécules , tant intégrantes que constituantes , leur affinité 
réciproque , et autres circonstances , qui peuvent varier à 
Tinfini. Car c'est de tout cela que dépendent ses propriétés 
connues et, conséquemment , son essence nominale. 

Il y a donc dans chaque corps des propriétés connues 
qui constituent son essence nominale , et des propriétés que 
nous ne pouvons connaître, lesquelles constituent son es- 
sence réelle; et puisque l'essence nominale dépend de 
l'essmice réelle, que pai* conséquent un changement dans 
l'une entraîne ou s^uppose un changement dans l'autre, 
quoique nous ne sachions pas en quoi consiste celui de l'es- 
sence réelle ; on peut , sans s'arrêter à cette distinction , 
dire qu'en général , ce qui constitue l'essence d'un corps , 
c'est Tensemble des propriétés , soit extérieures et visibles, 
soit internes et tout-à-fait inconnues, qui le font être ce 
qu'il est, et agir comme il le fait toujours dans telles et 
ti^es circonstances données. 



s. 3. 



Quelqu^un dira peut-être , que ce qui constitue Tessence 
d'une chose., ce sont, non pas seulement les propriétés qui 



(16) 

la font être ce qu'elle est ^ mais celles sans lesquelles elle 
cesserait d'exister. 

Rien n^est plus vrai. Mais il faut faire attention que le 
mot d'existence, et, par suite , celui' d'essence, ou de pro- 
priété essentielle, peuvent être pris en deux sens, Tun ab- 
solu , l'autre relatif. Dans le sens absolu , exister, c'est être, 
n'importe de quelle manière; et ence sens, une chose ne 
cesserait d'exister qu'autant qu'elle serait anéantie. Dans 
le sens relatif, exister , c'est être sous telle ou telle forme 
déterminée ; et une chose cesse d'exister en perdant cette 
forme, et conséquemment en cessant d'être ce qu'elle était. 
Par exemple , qu'un vase de porcelaine soit brisé , qii'un 
arbre soit mis en pièces ou consumé par le feu, qu'un ani- 
mal ou qu'un homme perde la vie; ces diflférens corps ces- 
seront d'exister dans le sens relatif, mais sans perdre pour 
cela leur existence absolue, puisqu'aucun d'eux ne se trou- 
vera réellement anéanti. 

Maintenant , l'essence absolue d'une chose est en effet la 
propriété sans laquelle elle perdrait son existence absolue, 
ou serait anéantie ; et dans ce sens , quelles que soient les 
différences caractéristiques qui distinguent les corps les 
uns des autres, l'impénétrabilité seule est l'essence de cha- 
cun d'eux ^ en sorte que l'essence de l'or, par exemple, 
ne diffère point de celle de l'eau. Mais dans le sens relatif, 
ce qui constitue l'essence d'un corps, c'est, comme nous 
l'avons dit, l'ensemble des propriétés qui le -distinguent de 
tous les autres, jointes à l'impénétrabilité : car, bien qu'en 
perdant l'une ou l'autre de ces propriétés , il ne cesserait 
pas pour cela d'exister absolument, il perdrait néanmoins 
son existence relative, c'est-à-dire qu'il n'existerait plus 
sous la même forme dans les mêmes circonstances, et 
qu'ainsi il changerait de nature et d'essence. 

Il résulte de ce qui précède , que , dans la définition que 
nous avons donnée de l'essence des corps , nous n'avons 



(17) 

entendu parler que de leur essence relative ^ et non de leur 
essence absolue , ou des propriétés s^ans lesquelles ils cesse- 
raient tout-à-fait d'exister. 

Mais il est à remarquer que^ quant à la matière^ ou 
aux corps en général ^ il n'y a aucune distinction quelconque 
entre leur essence relative et leur essence absolue: car, 
bien qu'un corps particulier puisse perdre sa forme, ou 
changer de nature , sans pour cela cesser d'être absolument, 
un corps en général ne pourrait pas perdre la sienne, ne 
pourrait pas cesser d'exister comme tel, c'est-à-dire, 
comme substance matérielle, sans perdre aussi son exis- 
tence absolue , sans être anéanti. 

Ainsi donc, soit dans le sens relatif, soit dans le sens 
absolu, l'étendue impénétrable est l'essence de la matière^ 
puisque, sans cette propriété, la matière, non seulement 
cesserait d'exister comme matière, mais cesserait tout-à- 
fait d'exister : du moins n'avons-nous aucune raison de 
croire le contraire. 

Renoiarquez que dans la matière en général, l'essence 
réelle et l'essence nominale ne sont aussi qu'une seule et 
même chose. 

Comme on a appelé propriétés accidenteRes celles qui ne 
sont point essentielles , il s'ensuit , que les mêmes proprié- 
tés qui sont essentielles dans le sens relatif peuvent n'être 
qu'accidentelles dans le sens absolu : c'est ainsi que la 
dureté et l'éclat du diamant sont des propriétés essentielles 
relativement à cette substance , et ne sont que des propriétés 
accidentelles dans les corps en général. 

Quant aux propriétés qui constituent la nature de l'âme, 
il s'agirait de savoir, si elles ne sont toutes essentielles que 
dans le sens relatif, d'où il suivrait qu'elles ne seraient en 
effet que des propriétés accidentelles, soit, du cerveau, 
soit de quelque autre partie du corps; ou bien, si,. parmi 
ces propriétés , il s'en trouve une au moins qui soit essen- 

TOME III. . 2 



(18) 

lielte dans le sens absolu, ou sans laquelle la suhstabce de 
lame, non seulement n'existerait plus comme substance 
intelligente, mais n'existerait en aucune manière ou serait 
anéantie : auquel cas il est évident qu'elle serait immaté- 
rielle. 

Quoique Tâme soit pourvue d'un grand nombre de pro- 
priétés; que celles-ci subissent des changemens très-no- 
tables , et qu'il y ait aussi de très-grandes différences d'une 
âme à l'autre; nous serions fort embarrassés si nous devions 
faire une distinction entre son essence nominale et son es^ 
sence réelle , et dire en quoi consiste en général cette der- 
nière. 



DE l'essence de LA MATIERIS , OU DES CORPS EN 



/ / 



GENERAL. 

L'essence, ou la propriété essentielle de la matière, ou 
des corps en général, est celle qui est le plus communé- 
ment désignée sous le nom à! impénétrabilité. C'est une pro<- 
priété absolue ;# que tous les corps affectent de la même 
manière et qu'ils possèdent au même degré. C'est cette pro- 
priété essentielle, générale et absolue qui constitue véri^ 
tablement la matière; et, pour nous, les mots matérialité 
et impénétrabilité sont parfaitement synonymes. 

Cette propriété consiste en ce que deux corps ou deux 
points matériels s'excluent mutuellement du même lieu, 
c'est-à-dire, eu ce qu'ils ne peuvent point occuper la même 
place dans* le même instant; de sorte que Tun ne peut 
prendre la place de l'autre qu'en le déplaçant; ou bien, en 
ce qu^un corps, supposé d'une densité absolue, ne saurait 
être réduit à un moindre volume^ même par Taction de 
forces infiniment grandes. 



(19) 

C'est sur l'impénétrabilité de la matière qu'est fondée la 
résistance^ ou la force mécanique des corps : c'est par elle 
principalement, et peut-être par elle seule, qu'ils agissent 
sur nous, ou les uns sur les autres, et qu'ils manifestent 
leur existence^ Mais, pour cela, il faut qu'ils soient en mou- 
vement; car l'impénétrabilité n'agit point à distance, c'est- 
à-dire au delà de certaines limites dans lesquelles elle se 
trouve renfermée , et qui constituent Tétendue des corps : 
elle n'agit qu'au contact et par le choc. Telle est Tîdée que 
ûOQs avons de la matière considérée indépendamment de 
ses qualités accidentelles , c'est-à-dire de celles qui peuvent 
changer, augmenter, diminuer, ou être détruites, sans 
que les corps cessent d'exister ou d'être des substances 
matériellefi. 

Les corps sont cependant pénétrahles en apparence; 
parce que leurs particules rie se touchent pas rigoureuse- 
filent, du moins dans tous les points, de manière à ne 
laisser entre elles aucun vide : en sorte que ces particules, 
lorsqu'une force quelconque agit sur elles , tantôt se rap- 
prochent, et tantôt s'écartent les unes des autres; ou bien 
elles ne font que se déplacer, en conservant les mêmes dis- 
tances respectives; et quelquefois aussi, sans s'écarter ni 
se rapprocher , ni changer de position , elles permettent à 
d'autres corps de se placer dans les intervalles qui les sé- 
parent. Mais en aucune circonstance possible, les molé- 
cules élémentaires de la matière ne peuvent se pénétrer 
les unes les autres, et elles renferment toujours la même 
quantité de matière sous le même volume. 

Néanmoins plusieurs philosophes pensent que la matière 
D est réellement pas impénétrable, et que deux corps qui 
se combinent chimiquement, lorsque leur volume diminue 
par cette combinaison intime, se pénètrent réciproque- 
ment : qu'à la vérité les corps résistent lorsqu'ils viennent 
à se toucher; maïs que cette résistance n'est point absolue, 



(20) 

et que y par des forces mécaniques suffisantes , ou d'autres 
moyens qui ne sont pas à notre portée, deux corps de 
même volume, quoique d'une densité absolue, pourraient 
occuper en même temps le même espace, le même lieu, et 
chacun d eux être réduit à la moitié, au dixième^ au cen- 
tième de son volume, à im point mathématique. Enfin, ils 
admettent, comme une juste conséquence de ce principe, 
qu'un corps, quelque petit qu'on le supposât, pouiTait, 
en se dilatant, croître indéfiniment, sans jamais présenter 
aucun y ide, sans cesser de former une substance continue 
et sans pores. 

Descartes et la plupart des physiciens regardent, non 
sans raison , cette hypothèse comme très-absurde. 

Mais Descartes lui-même, tout en admettant que la ma- 
tière est impéjiétrable , fait consister son essence dans la 
seule étendue, dans l'étendue abstraite que considèrent les 
géomètres, et cette opinion n'est pas mieux fondée que 
celle qui précède. 

L'idée que nous nous formons d'un corps, considéré in- 
dépendamment des propriétés qui le distinguent de tous les 
autres , est celle d'une force qui, renfermée dans des limites 
déterminées, ne diminuent point du centre à la circonfé- 
rence^ et n'agit pas non plus à distance, ou au delà de ces 
limites , mais seulement au contact , où cette force est in- 
-vincible. Or , c^est à cette propriété , c'est à cette force 
elle-même qu'on a donné le nom d'impénétrabilité. 

Maintenant, de même qu'il ne nous serait pas possible 
de concevoir qu'une force, ou un phénomène, ou quoi 
que ce fût, pût véritablement exister, sans exister au moins 
un certain temps , ce qui constitue sa durée ; il nous serait 
également impossible de concevoir qu'une chose qui a 
quelque réalité hors de notre entendement^ pût exister 
sans être quelque part , sans occuper un certain espace , et 
c'est ce qui constitue son étendue. La durée et l'étendue 



(21) 

4 

semblent donc être les conditions de l'existence de tous les 
êtres. Ainsi, quand je dis que la matière consiste dans la 
seule impénétrabilité , j'entends que cette impénétrabilité 
est étendue, car elle ne peut pas ne pas l'être; et consé- 
quemment Timpénétrabilité et l'étendue impénétrable ne 
sont pour moi qu'une seule et même chose. Descartes 
soutient, au contraire, que l'impénétrabilité n'est qu'une 
suite de l'étendue, et qu'elle en dérive nécessairement : en 
sorte que , quand il dit que la matière consiste dans la seule 
étendue, c'est comme s'il disait, en efiet, qu'elle consiste 
dans rétendue impénétrable. Nous arrivons ainsi , par des 
voies opposées, au même résultat, et nous sommes d'ac- 
cord en ce point , que la matière est une étendue impéné- 
trable. Mais il y a entre nous cette différence , que j'attribue 
tout à l'impénétrabilité, et que l'étendue, selon moi, n'a 
rien de plus réel que la durée 3 au lieu qu'il ne place la 
réalité que dans Tétendue , et qu'il ne fait non plus mention 
de l'impénétrabilité, que si elle n'existait pas, ou qu'elle 
ne fut rien. En faisant voir sur quoi son opinion est fondée, 
qu'il me soit permis de dirq un mot en faveur de la 
mienne. 

Lorsque deux corps , par le mouvement de Tun ou de 
l'autre^ ou de tous les deux, se disputent, en quelque 
sorte, un même lieu, d'où ils s'excluent mutuellement 
par leur impénétrabilité , il faut de nécessité qu'ils subis- 
sent un changement quelconque dans leur état de mouve- 
ment ou de repos; et souvent, outre ce changement dans 
leur mouvement local, ils éprouvent par la même cause, 
ou une altération dans leur forme , ou un mouvement vi- 
bratoire, ou quelque autre modification inaperçue, mais 
qui sera sentie par le corps qui l'éprouve , si ce corps est 
doué de sensibilité. C'est donc par leur impénétrabilité que 
les corps agissent les uns sur les autres, qu'ils se font sentir 
et qu'ils manifestent leur existence. 



(22) 

Descartes ne disconTient point de cela : mais il prétend 
que les corps n'agissent sur l'organe extérieui* du toucher 
qu'autant que leurs particules^ conseryant entre elles un 
repos relatif^ forment un corps plus ou moins dur et so- 
lide y ou tout au moins un corps fluide mais concret , ce 
qui n'est pas vrai , ou du moins n'est pas démontré 3 et il 
imagine qu'un corps d'une liquidité parfaite^ c'est-à-dire^ 
selon lui y un corps dont les parties seraient excessivement 
petites et s'agiteraient dans tous les sens avec une extrême 
vitesse^ n'opposerait aucune résistance à nos mouvemens^ 
ce qui est manifestement faux : enfin il semble croire que 
c'est par les sens seuls que nous jugeons de Texistence des 
corps ^ ce qui n'est point exact. Car, quoique nous ne sen- 
tions plus y comme il le dit lui-même^ ceux qui agissent sur 
•nous d'une manière continue^ nous pouvons, cependant 
nous assurer de leur existence par l'obstacle qu'ils oppose- 
ront^ en vertu de leur impénétrabilité, à nos mouvemens 
libres et volontaires, par conséquent à notre volonté elle- 
même, si nous voulons en faire l'épreuve. Or cette résis- 
tance qu'ils opposent, soit à nous, soit à des corps ina- 
nimés et insensibles , n'e^t point du. tout en raison de leur 
dureté, mais uniquement en raison de leur quantité où de 
leur densité : de sorte que , si l'air , par exemple , ne ré- 
siste que faiblement aux corps qui se meuvent à la surface 
de la terre , ce n'est point parce que ses parties sont déta- 
chées les unes des autres et en mouvement , c'est parce que 
sa quantité est extrêmement petite relativement à l'espace 
qu'il occupe. 

De ce que la dureté relative des corps n'est qu'une pro- 
priété accidentelle, comme la figure, la couleur, etc. j et 
de ce qu'il croit que la matière ne résiste , en vertu de son 
impénétrabiUté , que sous la forme d'un corps concret , il 
en conclut donc qu'il n'y a que la seule étendue eu lon-^ 
gueur, largeur et profondeur^ qui constitue l'essence ou 



(23) 

la nature du corps en général. D'où il suit que l'espace pur^ 
ou ce que nous appelons le vide^ lequel a les trois dimen- 
sions de l'étendue , est un véritable corps. 

Le néant ne pouvant avoir aucun attribut qui soit réel^ 
et l'étendue étant une réalité, selon Descartes, il s'ensait, 
dit*îi, que l'espace est une substance. C'est ce que je lui 
accorde sans difficulté; car, en effet, une substance, celle 
des- corps , par exemple , dépouillée de tous ses accidens , 
et de riinpénétrabiHté , ou en général de ses propriétés 
essentielles, est une chose tout aussi creuse que l'espace ou 
le vide absolu; et, dans ce sens, on peut également dire 
que le temps est une substance , puisqu'il a pour attribut la 
darée, et que le temps est à la durée, ce que l'espace est à 
l'étendue. Le fait est que la durée et Tétendué ne sont , 
comme je l'ai dit, que les conditions de l'existence des 
choses, et que, considérer une chose en faisant abstrac- 
tion de toutes ses propriétés , c'est en e^t considérer seu- 
lement les conditions de son existence , sans avoir égard à 
la chose elle-même , ou aux propriétés qui ia constituent et 
k caractérisent. 

Quoi qu'il en soit^ de ce que l'espace serait une sub- 
stance, il ne s'ensuivrait pas qu'il fut un corps ^ à moins 
qu'on ne démontrât qu'il est impénétrable , et que ses par- 
ties ont la propriété de pouvoir toucher et être touchées; 
ce qu'il est du moins impossible de prouver par l'expé- 
rience; d'autant que Descartes convient liû-même que 
l'e^ace , quoique ne présentant aucun vide , n'oppose pas 
plus de résistance aux corps proprement dits, que s'il 
était entièrement vide de matière. Gomment donc prou- 
vera-t-il que l'espace est impénétrable ? par la métaphysi- 
que, par un raisonnement abstrait! Tenons-nous sur nos 
gardes. 

L'espace, n'étant rien de réel, 'selon moi, n'est ni im- 
pénétrable, ni susceptible de mouvement; et par consé- 



.(24) 

quent^ ses parties ne peuvent ni toucher les corps ou en 
être touchées, ni se toucher les unes les autres , quoi- 
qu'elles soient contiguës. Car (pour briser l'équivoque^ 
qui est l'arme avec laquelle les métaphysiciens remportent 
si souvent une injuste victoire) je ferai observer que j'en- 
tends ici par se toucher^ agir à la manière de deux corps 
qui exercent Tun sur l'autre une mutuelle impulsion. 

Maintenant, Descartes prouve bien que les parties de 
l'espace, qui sont nécessairement contiguës, ou plutôt 
continues , car elles n'en forment qu'une , se touchent réci- 
proquement : mais en prenant le mot toucher en ce sens, 
il est clair que les parties du temps ^ qui se suivent sans in- 
terruption , se touchent pareillement^ sans qu'on puisse en 
inférer néanmoins que le temps soit une chose matérielle. 

(( Que l'espace, dit-il ensuite , soit un être de raison ou 
un être réel , cela n'importe : dans cet être on peut distin- 
guer par l'imagination plusieurs parties d^une grandeur 
déterminée et figurée , dont Tune n'est point l'autre ; en 
sorte que l'imagination peut en transférer l'une en la place 
de Tautre, sans qu'on en puisse pourtant imaginer deux à 
la fois dans le même lieu : on n'en saurait concevoir en 
aucune manière deux se pénétrer mutuellement : on ne 
pejat pas comprendre qu'une partie d'une chose étendue 
pénètre une autre partie qui lui soit égale, sans compren- 
dre en même temps que l'étendue qui est au milieu de ces 
deux parties est ôtée ou anéantie : or une chose réduite au 
néant n'en saurait pénétrer une autre : ainsi , ou peut dé- 
montrer, selon moi, que l'impénétrabilité appartient à 
l'essence de l'étendue. » 

Je nie que nous puissions en idée transporter une partie 
de l'espace d'un lieu dans un autre , c'est-à-dire la conce- 
voir en mouvement ; et par cela même il est très-vrai qu'on 
ne saurait comprendre comment deux portions de l'espace 
pourraient occuper un même lieu 5 de même qu'il serait 



(25) 

impossible de comprendre comment deux jours entiers 
pourraient être compris dans un même espace de temps 
dont la durée ne serait que de Tingt-quatre heures : mais 
on ne peut certainement pas conclure de là que l'espace soit 
impénétrable 3 ou il faudra dire aussi que le temps est im- 
pénétrable j car il Test en effet dans le même sens. 

Je ne comprends pas non plus comment un corps réel 
et d'une densité absolue pourrait être réduit à la moitié ou 
au tiers de son -volume par une compénétration de ses par- 
ties 9 c'est-à-dire comment les parties de la matière ^ quoi- 
que mobiles , pourraient se pénétrer mutuellement : et^ 
en prenant ainsi le mot pénétrabilité dans un sens positif^ 
pour signifier une propriété en -vertu de laquelle deux 
corps ou deux points matériels pourraient coïncider^ j'a- 
voue que l'espace aussi bien que le corps est entièrement 
dépourvu de cette propriété : mais de là je n'inférerai pas 
qu'il a^ comme lui^ la qualité contraire ; c'est-à-dire qu'il 
est impénétrable 3 pas plus que je n'inférerai de ce que le 
temps n'est pas une chose solide ^ qu'il est une chose li- 
quide, ou de ce qu'il n'est point dur qu'il est mou. Car du 
moment que je conçois l'espace ou le vide comme n'étant 
rien de réel , je le conçois par là même comme n'étant sus- 
ceptible ni de mouvement , ni de pénétration y ni de résis- 
tance. Mais quand on dit qu'il est pénétrable , on prend ce 
mot dans un sens négatif, pour faire entendre que Tespace 
ne jouit pas de cette propriété réelle et. positive qu'on 
nomme impénétrabilité y et qu'en conséquence y il n^oppose 
aucune résistance aux corps qui sont réellement impéné- 
trables et en mouvement; ce qui me parait la chose du 
monde la plus claire et la plus manifeste. 

c( Si la matière, dit Bayle, n'est matière que parce qu'elle 
est étendue, il s'ensuit que toute étendue est matière. Or, 
ajoute-t-il, nous n'avons point d'idée de deux sortes d'é- 
tendue. » 



(26) 

J'accorde le dernier points quoique l'idée que j'ai de 
l'étendue ne soit pas la même que celle qu'il s'en est for- 
mée; et je conyiens encore avec lui- (c qu'on ne peut dire 
de l'étendue de la matière qu'elle diffère d'aucane autre 
sorte d'étendue par l'impénétrabilité. » Gar^ par exemple^ 
bien que dans la matière l'impénétrabilité soit comme s«ir« 
ajoutée à l'étendue , ou plutôt l'étendue à l'impénétrabilité ^ 
rétendue des corps en elle-même ne diffère pas pour cela 
de celle de l'espace } pas plus que la dorée d'vin événement 
ne diffère par sa nature de celle du temps qui le sépare d'un 
autre événement : l'impénétrabilité ne met donc aucune 
difiërence entre l'étendue des» corps et celle de l'espace; et 
ainsi ce n'est point par l'étendue , mais bien par l'impéné- 
trabilité , que la matière est distinguée de l'espace. Je S€m- 
tiens donc avec l'aison^ que ce n'est point 1 étendue qui 
constitue les corps^ et que c'est par l'impénétrabilité seule 
que la matière est matière. Je réponds par la à une propo- 
sition téméraire que Bayle exprime ainsi : « L'on vous 
défie de marquer aucun attribut différent de l'étendue par 
lequel la matièi'e soit matière. » 

Sur quoi s'appuiie-t-il pour hasarder un pareil défi? Sisht 
ce que i^ l'impénétrabilité des corps, selon lui, ne peut 
venir que de l'étendue , et que nous n'en saurions conce- 
voir que ce fondement; a^ sur ce que nous concevons 
dairement^ que toute étendue, quelle qu'elle soit, a des 
parties distinctes, impénétrables ^ et séparables les unes des 
autres. 

J'ai déjà fait observer qu'à l'idée d'impénétrabilité se rat- 
tache naturellement celle d'étendue , et qu'il nous serait 
impossible d'imaginer un point physique , un point impé- 
nétrable, privé de toute étendue. Mais cela n'est point 
rédproque : parlez à l'homme le plus ignorant et le moins 
intelligent de la largeur, de la profondeur, de l'étendue 
d'un espace, d'une capacité quelconque, par exemple de 



(27) 

la cavité d un tonneau vide ^ il vous entendra parfaitement : 
mais y quand it aurait tout l'esprit de Bay le , vous aurez 
quelque peine à lui faire comprendre que cette cavité est 
impénétrable , et qu'elle ne l'est que parce qu'elle est éten- 
due. Enfin ^ lorsquil^n sera convaincu^ si vous êtes par- 
venu à le convaincre, tâchez de lui persuader^ qu'il ne 
pouvait pas avoir l'idée d'étendue, sans avoir en même 
temps celle d'impénétrabilité^ et qu'fï concevait clairement^ 
que rétendue de cette cavité est composée de parties im* 
pénétràbles : si vous parvenez à lui faire croire des choses 
aussi étranges , je conviendrai de tout ce qu'on voudra , et 
je croirai moi-même que je n'y vois goutte en plein midi. 
En attendant ^ je regarderai comme très-certain , que ce 
n'est point l'étendue , mais la seule impénétrabilité qui 
constitue Tessence de la matière. 

(c L'impénétrabilité ne peut venir que de 1 étendue y 
nous n'en saurions concevoir que ce fondement. » Sur quoi 
je remarquerai en premier lieu, que c'est une bizarrerie et 
une sorte d'inconséquence que de donner pour fondement 
a une propriété que l'on regarde comme absolue , une 
prétendue qualité qui^ en supposant qu'on pût la considé- 
rer comme telle y n'est du moins que relative et n'a rien de 
Gxûy ce qui est incontestable. Qu'en second lieu^ l'impéné* 
trabilité ne peut pas avoir d'autre fondement que la 
substance dont elle est la manière d'être et qui nous est 
inconnue^ supposé que cette substance soit une chose dis- 
tincte de sa propriété essentielle, ce qui n'est pas vraisem- 
blable} et que, par conséquent, l'impénétrabilité n,'a, pas, 
pour nous , d'autre fondement qu'elle-même. 

Ne creusez donc pas plus avant; car au delà de cette 
propriété essentielle et fondamentale, sur laquelle toutes 
les autres s'appuient, vous ne trouverez plus rien, j'en- 
tends, rien de réel} car, non plus que la durée, l'étendue 



(28) 

n'est pas une réalité y et la substance^ distinguée de l'éten- 
due et de rimpénétrabilité , n'est qu'une chimère. 



DE LA. SUBSTANCE DES CORPS. 

Il y a une difierence très-grande^ et qu'il importe dé re- 
marquer^ entre Timpénétrabilité et les autres propriétés 
des corps : c'est que celles-ci ne peuvent subsister sans la 
première, dont elles ne sont toutes^ en effet, que différons 
modes, différentes manières d'être ou d'agir; au lieu que 
l'impénétrabilité^ inaltérable de sa nature, ne suppose au- 
cune propriété particulière , et qu'il n'en est pas une sans 
laquelle elle ne puisse subsister. Elle a ainsi le caractère 
qui distingue pour nous la substance de ses accidens , d'où 
il semble résulter que c'est elle-même qui constitue, non 
seulement la nature ou Tessence , mais la substance même 
des corps. 

Supposé que^ par la toute-puissance de Dieu , un corps 
soit dépouillé de son étendue et de son impénétrabilité^ 
auquel cas ce corps ^ perdant sa nature , perdrait aussi son 
existence matérielle ; la question est de savoir si la subs- 
tance de ce corps elle-même ne se trouverait point par là 
anéantie, ou, en d'autres termes, si sa substance est autre 
chose que son impénétrabilité, ou sa matérialité; enfin si 
dans la matière il n'y a qu'une chose, à savoir l'étendue 
impénétrable, comme je le crois, ou s'il y en a deux, l'im- 
pénétrabilité et la substance ; tellement que si Dieu substi- 
tuait dans un corps la faculté de penser à l'impénétrabilité, 
le même être, qui était d'abord matière brute, devint en* 
suite intelligence pure. 

Gomme , d'un côté , il nous est impossible de concevoir 
aucune forme, ou modification , ou propriété accidentelle, 



(29) 

sans nous représenter en même temps quelque chose qui 
est modifié ^ ou qui est revêtu de ces formes y de ces pro- 
priétés 3 et que, d'un autre, nous voyons à chaque instant 
ces propriétés accidentelles des corps s'altérer et périr même 
tout-à-fait, sans que les corps, c'est-àrdire sans que d^autres 
propriétés cessent pour cela d'exister; nous en tirons, à notre 
insu^ la conséquence, peut-être trop générale, et sans distin- 
guer assez soigneusement les propriétés essentilles des pro- 
priétés accidentelles , que toutes , sans exception , sont des 
formes diverses d'un même être , que nous appelons sub- 
stancej de sorte que l'idée de substance, qui en ce sens ne peut 
être que très-confuse, semble être plutôt un préjugé qu'une 
notion commune : et toutefois la plupart des philosophes 
ont adopté la même conséquence, par la raison peut-être, 
qu'ils ont donné le nom de propriété à l'étendue impéné- 
trable, con^me à toutes celles qui ne sont que des modifi- 
cations de celle-ci, et qu'il leur paraît clair que le néant ne 
saurait être modifié, ne saurait avoir aucune qualité, aucun 
attribut; ce qui est bien vrai , mais ne peut s'entendre que 
des propriétés accidentelles. Car, pour l'étendue impéné- 
trable, que nous sommes bien loin de concevoir comme la 
forme d'un être qui pourrait exister sans elle, ou sous une 
autre forme, il faudrait commencer par démontrer a priori^ 
qu'elle n^est elle-même qu'accidentelle relativement à la 
substance , c'est-à-dire qu'elle est à la substance ce que le 
mouvement et la figure, par exemple, sont à l'étendue; 
enfin qu'elle n'est pas elle-même la substance , le sujet ou 
le soutien de toutes les autres qualités des corps , et qu'elle 
ne peut pas subsister par elle-même. 

Quand on dit que le néant n'a et ne peut avoir aucune 
propriété, et qu'on en conclut que toute propriété suppose 
un sujet, une substance , on a raison si l'on n'entend parler 
que d'une simple modification ou d'une propriété acciden- 
telle 3 car il est clair que ce qui n'est rien ne peut éprouver 



(80) 

ancan diangement , et que pour être modifié ^ il faut être, 
il faut exister^ Mais si l'on yeut parler des propriétés es- 
sentielles et constituantes des choses , la question change. 
Car on ne peut en aucune manière comparer retendue im- 
pénétrable a la forme extérieure d'un corps, qui est péris- 
sable; et, quoiqu'il soit bien vrai que là où se trouve 
l'impénétrabilité^ là n'est pas le néant, là est une réahte, 
une substance ; rien ne prouve que cette propriété essen- 
tielle n'est pas elle-même cette substance, ou cette réalite. 

Ainsi donc , si Ton entend par propriété tout caractère 
par lequei un être peut se manifester et se faire connaître j on 
peut demander avec beaucoup de raison , s'il n'y a pomt 
de propriétés qui puissent subsister par elles-mêmes , et si 
rétendue impénétrable, ou l'impénétrabilité, que nous 
appelons propriété essentielle des corps , ne se trouve point 
dans ce cas? Et si par propriété l'on entend ce qui ne peut 
subsister de soi-même^ et sans un sujet y on peut demander 
alors si l'étendue impénétrable est une propriété ^ ou s'il ne 
conviendrait pas mieux de lui donner le nom de substance? 
Ce qui est certain ^ c'est que la distinction qu'on met entre 
la substance et ses accidens , existe aussi entre la propriété 
essentielle et les propriétés accidentelles, et que cette dis* 
tinction n'existe pas entre la substance et ses propriétés 
essentielles. 

La difficulté réside en partie daiis la terminaison du mot 
impénétrabilité, qui, en effet, semble indiquer une simple 
qualité. Mais la substance considérée comme distincte des 
propriétés essentielles qui la constituent ne serait-elle pas 
elle-même représentée comme une qualité, si, au lieu de 
la nommer substance^ on l'appelait substantiaiité? et, si 
Ton distingue l'impénétrabilité de la chose impénétrable, 
ou la matérialité de la matière^ ne devra«t-on pas au^si 
distinguer la substantiaiité de la chose substantielle, on de 



(31) 

là substance elle-même: et alors où s'arrêtera- 1 -on? oii 
trouverons-nous enfin la substance toute seule? 

Consultons l'expérience. Elle nous apprend que la ron- 
deur d'une boule de cire ne peut pas subsister sans la cire, 
ou sans une substance quelconque, qu'il n'est pas possible 
de confondre avec cette manière d'être ; au lieu que cette 
substance peut pa*dre sa forme sans cesser pour cela 
d'exister; et qu'il en est de même de toutes les autres mo- 
difications et de toutes les propriétés accidentelles des 
corps. 

Mais quant à l'impénétrabilité , comme elle est , par le 
fait, inséparable de la substance des corps, nous ne pou- 
vons pas dire si elle ne pourrait pas subsister sans une 
chose qui en fut distincte comme la cire l'est de sa forme, 
et si , dans le cas où les corps perdraient leur impénétra- 
bilité et leur étendue, il resterait une substance, un être 
réel. Le bon sens nous dit seulement, que, cette substance 
dépouillée de ses propriétés essentielles paraît n'être qu'une 
chimère; et la réflexion nous porte, à croire que cette chi- 
mère fut enfantée par un préjugé, provenant de l'habitude 
où nous sommes de voir des corps subsister après avoir 
perdu quelques-unes de leurs propriétés , et du penchant 
naturel que nous avons à généraliser nos idées. En sorte 
qu'on se persuade aisément , quand on n'y réfléchît pas ^ 
qu'un corps dépouillé même des propriétés sans lesquelles 
il est impossible de concevoir son existence , serait encore 
quelque chose; et ensuite, quand on examine cela avec 
attention , au lieu de revenir sur ses pas , et de se défaire 
d'un préjugé qui embarrasse , en se met l'esprit à la tor- 
ture pour savoir en quoi consiste ce quelque chose, qui 
nfestrien. 



(32) 

DES PROPRIÉTÉS GÉlfÉRAJ^iS DES CORPS. 

SI"- 

Nous avons vu que Tessence relative des corps n'était 
rien de plus que l'ensemble des propriétés accidentelles qui 
les distinguent les uns des autres jointes à Timpénétrabilité. 

Nous rappellerons y qu'on nomme propriété toute ma- 
nière d'être ou d'agir qu'une substance affecte constam- 
ment dans les mêmes circonstances j toute disposition qui 
la rend ou susceptible d'être modifiée de telle ou telle 
manière^ ou capable de produire tel ou tel effet, dans 
telles circonstances déterminées : de façon que, ces cir- 
constances étant connues, si cette disposition, ou cette 
propriété l'est également , on peut être certain que la sub- 
stance qui en est douée produira dans une autre ou subira 
elle-même l'effet qu'on avait prévu. 

Les propriétés les plus générales des corps sont, la mobi- 
lité, la pesanteur^ les affinités et antipathies, ouïes attrac- 
tions et les répulsions , chimiques , calorifiques , électriques 
et magnétiques ^ la porosité et la densité , qui sont en raison 
inverse l'une de Tautre, la solidité et la fluidité, la dureté 
et la mollesse^ la ductilité, la fragilité, l'élasticité, et quel- 
ques autres du même genre. 

Certaines propriétés, renfermant quelque principe de 
mouvement, agissent comme par elles-mêmes, quoique 
nécessairement, sans avoir besoin d'être mises en jeu par 
un mouvement communiqué^ telles sont, par exemple^ la 
pesanteur, Télectricité , le magnétisme : on les nomme 
actives y par une extension du mot, et parce qu'il existe une 
sorte d'analogie entre elles et notre activité propre, qui 
toutefois en diffère essentiellement , en ce que celle-ci est 
libre , ou supposée telle. 



(33) 

D'autres, comme rimpénétrabllité , la porosité, la duc- 
tilité, sont purement passives 3 ce sont de simples manières 
d'être, que l'on conçoit sans y attacher l'idée d'activité 
nécessaire, ou de tendance au mouvement. 

Lorsque nous cessons de considérer les corps en eux- 
mêmes, ou dans leurs manières d'être et leurs manières d'agir 
les uns sur les autres, pour les envisager dans les relations 
ou les rapports qu'ils ont avec nous, ou dans les actions 
qu'ils exercent sur nos sensj nous leur attribuons d'autres 
propriétés toutes différentes de celles que nous avons nom-^ 
mées^ ce sont la chaleur, la lumière, les couleurs, les sa- 
veurs, les odeurs, les sons. Toutefois ces qualités, ou pour 
mieux dire , ces phénomènes ne supposent point dans les 
corps qui agissent sur nous des attributs distincts de ceux 
qui ont été ci-dessus mentionnés; mais ils supposent en 
nous des propriétés particulières dont les corps bruts sont 
entièrement dépourvus, et dont ces phénomènes dépen- 
dent. En jetant les yeux sur ce papier, il me semble que 
sa blancheur est une manière d'être qui lui appartient en 
propre; mais dans le fait, quoique j'aie beaucoup de peine 
à me le persuader, elle n'est qu'une sensation, qu'un phé- 
nomène qui se passe en moi, et qui est principalement dû 
à une propriété qui me distingue éminemment du corps 
qui agit sur moi. Ce n'est pas que la sensation que j'éprouve 
n'ait sa cause efficiente dans le papier que je regarde, et 
que cette cause ne constitue en lui une véritable propriété; 
mais cette propriété n'a aucune analogie avec ma sensation, 
comme je suis porté à le croire. De même que dans le mar- 
teau qui frappe une cloche , il n'y a rien qui ressemble aux 
vibrations que cette cloche effectue en vertu de son élas- 
ticité, il n'y a rien non plus dans les objets extérieurs qui 
ressemble aux sensations , aux phénomènes qui se passent 
en nous en vertu de nos diverses manières de sentir. Il n'y 
a dans un grain de poivre rien qui ressemble à la sensation 

TOME III. 3 



(34) 

qu'il produit sur la langue^ comme il n j a rien dans l'ai- 
guillon d'une guêpe qui ressemble à la douleur qu'elle nous 
cause en nous piquant. 

Cette vérité, long-temps perdue de vue, avait été re- 
connue par plusieurs philosophes de l'antiquité , et entre 
autres par Déraocrite et par Leucippe. Nous donnerons un 
exposé succinct de leur doctrine sur ce point. 

((Il y a, en général, trois grandes classes de phénomènes 
bien distinctes. Les premiers se passent hors de nous : ils 
dépendent et des propriétés passives des corps et de leurs 
élémens, et de la manière dopt ils agissent les uns sur les 
autres : ce sont les phénomènes physiques proprement dits. 
D'autres s'opèrent en nous, c'est-à-dire dans notre en- 
tendement; ils naissent en quelqiie sorte de l'action réci- 
proque ou du rapport de nos sensations entre elles : on les 
nomme idées. Enfin la troisième ôlasse tient le milieu entre 
les deux autres; ces phénomènes ne se passent entièrement 
ni hors de nous ni en nous ; ils sont produits par l'action 
des corps matériels sur nos organes : ce sont nos sensations. 

(( Or nous attachons naturellement ces sensations, que 
d'ailleurs nous ne considérons point comme telles , aux 
objets mêmes qui les produisent, et nous disons qu'ils sont 
lumineux, colorés, sapides, odorans, sonores. Les cou- 
leurs, les odeurs, etc., sont ainsi regardées comme des^tia- 
lités particulières inhérentes aux corps, et tout- à- fait 
distinctes de celles qui pourraient résulter du volume, de 
la figure, de la disposition et du mouvement de leurs par- 
ticules. 

» Mais on peut attribuer ces prétendues qualités des 
corps a l'action qu'ils exercent sur nous, d'après la figure 
de leurs atomes et autres circonstances, comme aussi d'a- 
près la nature de nos organes , qui eux-mêmes déterminent 
tel ou tel mouvement particulier dans les corpuscules d'une 
même espèce^ et ont ainsi une prédisposition à recevoir 



(35) 

telle ou telle impression^ à produire avec les objets qui les 
frappent tel ou tel effet. Ces qualités, ou plutôt ces phé- 
nomènes, n'existent donc point dans les corps; ils n'existent 
pas non plus dans la pensée 3 mais ils naissent^ en quelque 
sorte, du mélange et de faction réciproque des objets ex- 
térieurs, agissant par l'intermédiaire de quelque fluide 
subtil, et de Tàme, qui n'est elle-même qu'un composé 
de parties ignées qui circulent dans tout le corps. » 

« Il n'y a réellement hors de nous, dit Hobbes, rien de ce 
que nous appelons image ou couleur. Cette image ou cou- 
leur n'est en nous qu'une apparence du mouvement, de 
l'agitation ou du changement que l'objet produit sur le cer- 
veau, sur les esprits, ou sur la substance renfermée dans 
la tête. 

» Gomme dans la vision tout se passe dans celui qui voit, 
de même dans toutes les conceptions qui nous viennent 
des autres sens , le sujet d'inhérence n'est point l'objet ^ 
mais l'être qui sent. 

» Ainsi tous les accidens ou toutes les qualités que nos 
sens nous montrent comme existant dans le monde, n'y sont 
point réellement, mais ne doivent être regardés que comme 
dés apparences : il n'y a rien réellement dans le monde , 
hors de nous , que les mouvemens par lesquels ces appa- 
rences sont produites. y> 

Locke ne s'exprime pas moins clairement sur ce sujet. 
« On doit distinguer dans les corps deux sortes de qualités. 
Premièrement, celles qui sont entièrement inséparables 
du corps, en quelque état qu'il soit, et qui sont de telle 
nature que l'esprit les regarde comme également insépara- 
bles de chaque partie de matière, lors même qu'elle est 
trop petite pour que nos sens puissent l'apercevoir. Ces 
qualités , que je nomme qualités originaies et premières , 
sont l'itipénétrabilité , l'étendue, là figure, le mouvement 
et le repos. 



(36) 

» Il y a en second lieu des qualités auxquelles je donne 
le nom de qualités secondes ^ et qui dans les corps ne sont 
effectivement autre chose que la puissance de produire cer- 
tains efiets y comme de changer la constitution des autres 
corps y et de produire en nous diverses sensations ^ par le 
moyen de leurs qualités premières, c'est-a-dire par la gros- 
seur^ la figure ; la contexture ^ le mouvement de leurs par- 
ties insensibles. 

» Les idées des premières qualités des corps ressemblent 
à ces qualités , et les exemplaires de ces idées existent réel- 
lement dans les corps 3 mais les idées ou sensations produi- 
tes en nous par les secondes qualités, ne leur ressemblent 
en aucune manière, et il n'y a rien dans les corps mêmes 
qui ait de la conformité avec ces idées. Ce qui est doux, 
bleu ou chaud en nous , n'est autre chose dans les corps 
auxquels on donne ces noms, qu'une certaine • manière 
d'être ou d^agir des particules insensibles dont ils sont 
composés. » 

Il résulte de ce qui précède, que les corps ne sont réel- 
lement pas ce qu'ils nous semblent être, ou tels que nos 
sens nous les représentent. Mais il ne faudrait pas en con- 
clure, que leur nature ou leur essence ne nous est pas 
connue. Car ce n'est point directement par nos sens que 
nous jugeons de leur étendue et de leur impénétrabilité, 
qui seules constituent Tessence de la matière, et qui sont 
tout-à-fait indépendantes de la nature de nos organes. Il 
y a plus; c'est que ni la vue, ni l'ouïe, ni Todorat, ni le 
goût, m même le toucher dans certains cas, ne nous sug- 
gèrent aucune idée d'étendue impénétrable , et que néan- 
moins nous concevons très - clairement que les corps 
n'agissent sur nos sens que par leur impénétrabilité. 

En dernière analyse , la matière n'est que Tétendue im- 
pénétrable modifiée fsxc la figure et la grosseur de ses 
atomes. 



(37) 

Nous jugeons de rimpénétrabilité y non par aucun de nos 
sens proprement dits , quoique la matière n'agisse sur eux 
que par son impénétrabilité^ et qu^ainsi tous nos sens ne 
sont que des modifications du toucher j mais bien par l'ob- 
stacle que les corps opposent à nos mouvemens^ comme 
aussi par Taction mécanique qu'ils exercent les uns sur les 
autres : et c'est le mouvement lui-même qui nous donne 
l'idée d'étendue ^ et par suite , celle d'extériorité. Nous 
n'aurions donc aucune idée à' impénétrabilité ni à! étendue; 
ni par conséquent aucune notion de substances matérieUes 
existant hors de nous ^ si nous n'étions pas capables de 
mouvement. 

Quant aux qualités secondes , elles dépendent , comme 
nous l'avons dit^ de nos différentes manières de sentir, qui 
ne nous révèlent absolument rien sur la nature des corps; 
en sorte que , quand même nous aurions dix mille organes 
ou sens dilTérens , ce qui nous procurerait dix mille espèces 
de sensations différentes , nous ne serions pas pour cela en 
droit de supposer un seul attribut, une seule qualité de 
plus dans la matière. 

Si , avec le vulgaire , nous rapportions nos propres sen- 
sations aux corps qui les produisent, en imaginant qu'ils 
sont rouges ou bleus, doux ou amers, chauds ou froids; 
si nous confondions ces prétendues qualités avec l'étendue 
impénétrable^ en admettant que l'idée de cette dernière 
propriété s'acquiert , comme les autres, parles sens exté- 
rieurs , et que toutes indistinctement constituent l'essence 
absolue de la matière : enfin, si, avec cela, nous suppo- 
sions qu'il peut y avoir des intelligences douées d'organes 
tout différens que les nôtres ; nous pourrions croire qu'il y 
a aussi dans les corps des qualités que nous n'apiercevons 



(38) 

point y et y par suite ^ qu'il existe des substances qui n'afièc- 
tent aucun de nos sens y qui sont pour nous comme si elles 
n'étaient pas, et qui néanmoins se manifestent à ces intel- 
ligences y bien que par leur nature elles ne pussent se for- 
mer aucune idée d'étendue ni d'impénétrabilité. Mais cette 
supposition, fondée sur des erreurs grossières, et sur une 
de ces conjectures en Fair qui doivent être bannies de la 
saine philosophie, serait tout-à-fait frivole. 

Je crois avoir, par cette observation , réfuté à Tavance 
celle que fait sur le même sujet le philosophe Hemsterhuis, 
lequel s'exprime ainsi : 

(( Il ne me parait guère probable que la matière soit ce 
que nos physiciens rigides nous font accroire ; puisque les 
idées des attributs que nous lui supposons, ne résultent 
que du rapport qui se trouve entre quelques effets et nos 
organes. 

» Qu'est-ce que la matière ? Ce qui est visible , ce qui 
est impénétrable ou solide , ce qui est sonore. Sont-ce là 
des qualités essentielles de la matière, des parties, des 
faces de son essence? Sans aucun doute. Mais si vous aviez 
été aveugle, vous n'auriez pas parlé du visible, et votre 
matière ne l'aurait pas été. Si vous étiez sourd , vous n'au- 
riez pas parlé du sonore , et votre matière ne l'aurait pas 
été. Vous voyez par là que, dans ces cas, la matière au- 
rait eu des qualités essentielles, ou des faces inconnues 
pour vous , mais qui ne l'auraient pas été pour ceux qui , 
doués de la vue ou de l'ouïe , auraient pu -savoir que ces 
qualités ou ces faces s^y trouvaient. Auriez-vous bien jugé 
daâs ces cas, si vous aviez dit que la matière n'est qu'im- 
pénétrable , parce que vous n'auriez eu que du tact ? N'au- 
riez -vous pas mieux raisonné, en disant : la matière ne 
me paraît impénétrable que parce que j'ai du tact j si j'a- 
vais d'autres façons d'apercevoir, elle me paraîtrait tout 
autre 3 si elle pouvait agir sur moi par cent mille moyens , 



(39) 

par cent mille organes dilTérens y je serais afiècté par elle de 
cent mille façons différentes : elle aurait pour moi cent 
mille attributs pour la définir : de là s'ensuit^ que le nom- 
bre de fois que je puis avoir une idée différente de la ma- 
tière, ou plutôt de l'essence , dépend du nombre de me$ 
organes et de mes moyens 3 et comme je puis supposer un 
nombre indéfini d^organes et de moyens, la matière, ou 
fessence, serait différemment perceptible un nombre in- 
défini de fois; et par conséquent la matière, ou plutôt l'es- 
sence, a une infinité d'attributs. Où en sommes-nous donc 
avec nos quatre ou cinq attributs de la matière , ou plutôt 
de lesseoce ? Le premier attribut essentiel d'une chose, 
c'est d'être. Les autres attributs essentiels sont ses rapports 
avec les différens genres de choses qu'elle n'est pas ; et 
comme les choses qu'elle n'est pas peuvent être infinies en 
nombre, ses rapports le peuvent être de même; et par 
conséquent une es&ence, ou une chose quelconque peut 
avoir une infinité d'attributs essentiels. Vous voyez par là 
la pauvreté de l'idée que nous attachons au mot matière. 

» Supposons qu'un homme destitué de l'organe du tact 
donnât de même le nom de matière à toute essence qui au- 
rait des rapports avec ses organes ; il est évident que l'im- 
pénétrabilité n'entrerait plus dans la définition de la matière. 
Supposons qu'un aveugle donnât de même le nom de ma- 
tière à toute essence qui aurait des rapports avec ses or- 
ganes, l'étendue ne serait plus un attribut de la matière. 
Dans le premier cas , quelle idée se faire d'une matière 
sans impénétrabilité! dans le second, quelle idée se faire 
d'une matière sans étendue! » 

Hemsterhuis, après avoir ainsi tâché de rendre probable 
lexistence dans la matière de plusieurs propriétés essen- 
tielles autres que celles qui nous sont connues, et qui, n'é- 
tant pas de nature à tomber sous nos sens, ou pour mieux 
dire, à afiëcter des organes tels que les nôtres, seraient 



(40) 

immatérielles à notre égard : il fait une autre observation, 
de laquelle il faudrait conclure de deux choses Tune; ou qu'il 
y a dans la matière organisée quelque propriété qui nous 
est inconnue au moyen de laquelle l'action réciproque de 
Famé et du corps devient possible et se conçoit ; ou , ce qui 
revient au même, qu'il y a dans lame quelque chose de 
matériel, au moyen de quoi cette action du corps sur Tame 
et de l'ame sur le corps s'expliquerait également bien. 

« Lorsqu'on a démontré que l'ame n'est pas matière, on 
a démontré que l'ame n'est pas essence, en. tant que l'es- 
sence a du rapport au tact et à la vue. 

» Nous avons appris à appeler matériel et physique tout 
ce dont nous avons des idées distinctes et individuelles ; et 
si nous avions de telles idées de ce que nous appelons im- 
jnatériel^ nous appellerions cet immatériel même physique 
et matériel. 

» Une essence^ par une qualité qui ne saurait se mani- 
fester à nous par aucun de nos organes actuels , peut agir 
sur une autre essence tellement^ que cette autre essence 
manifeste son rapport à nous par quelqu'un de nos or- 
ganes 3 et il est très-possible que ce que nous appelons es- 
sence immatérielle puisse agir sur ce que nous appelons 
essence matérielle. 

» Une chose ne peut agir sur une autre chose, qu'en 
ayant un rapport à cette autre chose : elle ne peut avoir un 
rapport à une autre chose, qu'en tant qu'elle a une ou 
plusieurs qualités communes avec cette autre chose : par 
conséquent elle ne saurait agir sur une autre chose, qu'en 
tant qu elle a une ou plusieurs qualités en commun avec 
cette autre chose. 

» L'ame et le corps sont deux choses totalement diffé- 
.rentes pour nous : par conséquent ils ont des qualités dif- 
férentes, en tant que nous les connaissons. 

» Or l'ame et le corps agissent l'un sur l'autre récipro- 



(41) 

qaement : par conséquent l'ame et le corps doivent aussi 
avoir une ou plusieurs qualités en commun y que nous ne 
connaissons pas. 

» Mais il a été prouvé plus haut , que deux choses ^ par 
une qualité inconnue , peuvent agir Tune sur l'autre telle- 
ment y que ces choses se manifestent à nous par leurs qua- 
lités connues. 

» Par conséquent Tame, par ses qualités inconnues^ 
qu'elle a en commun avec le corps y agit sur le corps telle- 
. ment y que le corps manifeste ses qualités connues y et vice 
versa. 

» Le rapport qui est entre un nerf ou le cervelet et 
Famé, dérive, suivant la démonstration, d'une qualité^ 
modification ou manière d'être commune à l'ameet aunei*f, 
ou au cervelet. Le nerf ou le cervelet, comme nerf ou cer- 
velety est une essence composée. Les qualités qu'elle peut 
avoir en commun avec l'ame, elle les a comme composées, 
puisque sans cela Tame pourrait agir de même sur toute 
matière qui ne serait ni nerf ni cervelet; ce qui n'est pas. 
Or le nerf ou le cervelet se décompose par la mort; par 
conséquent les qualités qu'il a, comme composé, sont dé- 
truites ; par conséquent son rapport avec l'ame est détruit, 
mais l'ame reste. 

» Nous avons trouvé l© que nos organes ne nous trom- 
pent pas, mais qu'ils nous représentent, d'un côté, plu- 
sieurs qualités essentielles des essences^ et de l'autre, le 
vrai rapport que les choses ont entre elles, en tant qu'elles 
sont analogues à nos organes; 29 que ce que nous appelons 
matière, n'est que l'essence en tant qu'elle est analogue à 
nos organes; 3° qu'il y a des essences qui sont autre chose 
que ce que nous appelons matière ; 4^ que nous avons des 
perceptions de plusieurs qualités (l'essences immatérielles, 
aussi vraies et aussi sûres que le sont les idées que nous 
avons de plusieurs qualités d'essences matérielles; 5<> de 



(42) 

quelle façon il est aisé de concevoir comment ce que nous 
appelons immatériel agit sur la matière. » 

S'il est vrai que, pour agir l'un sur l'autre, lesprit et le 
corps doivent avoir quelque qualité commune , il en ré- 
sulte évidemment que les qualités du corps organisé , ou 
du cerveau , et celles de l'esprit appartiennent à une même 
nature de substance, ou que l'esprit n'est qu'un résultat 
de l'organisation du corps : car il n'est pas possible qu'une 
même qualité dérive de deux substances essentiellement 
différentes. 

s 3. 

Quoi qu'il en soit, il paraît certain que les propriétés 
des corps, bruts ou organisés, tant actives que passives^ 
et leurs différentes manières d'agir sur nos sens, que nous 
appelons leurs qualités secondes, dérivent toutes des pro- 
priétés mêmes des particules dont ils se composent , des 
dispositions diverses que celles-ci ont entre elles, et de 
l'action attractive ou répulsive qu'elles exercent les unes 
sur les autres , laquelle d'ailleurs n'est probablement que 
l'effet d'une impulsion. 

Cependant une particule matérielle, prise isolément^ ne 
peut avoir que trois propriétés essentielles , qui sont l'é- 
tendue impénétrable, le volume et la figure. Ces deux 
dernières , qui dans les corps ne sont que de simples acci- 
dens^ constituent Tessence relative des atomes. La mobi- 
lité , tant dans les corps que dans leurs élémens , n'est 
jamais qu'accidentelle; c'est la propriété par laquelle un 
corps ou un point matériel peut. changer de place ou se 
mouvoir, lorsqu'il y a été sollicité par une force quel- 
conque. 

Depuis long-temps , Ecphante ^ de Syracuse , philosophe 
pythagoricien, avait dit que les premiers principes des 
choses étaient de petits corps individuels , dont la grosseur, 



(43) 

la figure et la puissance constituaient les diffêrences. Sup- 
posons qu'il ait entendu par puissance^ une force , une pro- 
priété^ en yertu de laquelle les atomes ou molécules élé- 
mentaires tant des corps pesans ^ que de ces fluides insen - 
sibles^ subtils, éthérés, incoercibles^ impondérables^ qui 
semblent jouer un si grand rôle dans les phénomènes de 
la nature^ s'attirent ou se repoussent avec plus ou moins 
d'énergie^ suivant les circonstances; son hypothèse ne dif- 
férera en rien de celle que nous avons exposée y et sera 
suffisante pour rendre raison de toutes les propriétés des 
corps. En efièt^ pour les expliquer toutes^ nous n'avons 
besoin d'autre propriété générale et absolue^ que la corpo- 
réité elle-même y ou letendue impénétrable ; d'autres pro- 
priétés distinctes essentielles ^ que le volume et la figure; 
d'autres propriétés relatives et contingentes , que l'attrac- 
tion et la répulsion; enfin, d'autres manières d'être acci- 
dentelles , que le mouvement et 1^ repos. 

Et d'abord, rien n'empêche de supposer que les fluides 
impondérables ne diffèrent des autres corps , que par l'ex- 
cessive ténuité de leurs atomes^ la répulsion mutuelle de 
ceux-ci, et la vitesse comme infinie dont ils sont constam- 
ment animés. L'un <j[e ces fluides^ le calorique y ou principe 
de la chaleur, est regardé comme la cause principale de 
toute fluidité; c'est la force répulsive qui empêche le con- 
tact immédiat des molécules des corps. 

La porosité^ la densité, la solidité, la dureté, la téna- 
cité , la ductilité , l'élasticité et plusieurs autres propriétés 
du même genre, ne sont toutes que relatives et ne sup- 
posent qu'un assemblage de points matériels unis par l'af- 
finité, mais tenus à distance par une force répulsive. . 
' L'électricité, le magnétisme, résultent sans doute de la 
manière dont les fluides impondérables se comportent à 
l'égard des corps , ce qui pourrait dépendre des propriétés 
générales de ces derniers, des circonstances pai^culières 



(44) 

OÙ ils se trouvent placés ^ de Taction attractive qu'ils exer- 
cent au contact sur les molécules de ces fluides ^ et de la 
répulsion que celles-ci manifestent les unes envers les autres. 

Quant aux qualités sensibles des corps ^ telles que les 
saveurs, les odeurs, les couleurs, etc., nous avons prouvé 
que ce sont des effets résultant de leur action sur nos sens , 
action qu'ils exercent, ou directement, ou par le minis- 
tère de quelque fluide interposé qu'ils modifient de mille 
manières différentes : or, puisque les propriétés de ces 
corps sont très-variées , et que chacune d'elles est d'ail- 
leurs susceptible de plus et de moins , on peut très-bien 
par là expliquer la variété des âenàations qu'ils produisent 
sur nous, ou, ce qui revient au niême, rendre raison de 
toutes les nuances de qualité et d'intensité que l'on re- 
marque dans les couleurs, les odeurs^ les sons, etc. 

Est-il nécessaire d'admettre plus de deux ou trois pro- 
priétés diverses dans le^ élémens, lorsque nous concevons 
clairement que de l'assemblage de ces élémens, surtout des 
élémens hétérogènes , il doit nécessairement résulter des 
composés doués de propriétés toutes différentes, et qu'il 
peut en être de même de la réunion de ces composés entre 
eux, comme en effet l'expérience nous apprend que cela a 
lieu? De quatre substances simples, le carbone (charbon 
pur ou base du charbon), Voxiffènej Vhydrogene et V azote ^ 
dont pas une n'existe séparément h l'état solide ou liquide 
(si ce n'est le carbone dans le diamant), de quatre sub- 
stances seulement, combinées en diverses proportions, 
sont formées toutes les matières végétales et animales , qui 
jouissent d'une foule de propriétés particulières tout autres 
que celles de leurs élémens j et l'on sait aussi combien de 
composés divers ces matériaux peuvent engendrer par leur 
union. Enfin, l'air que nous respirons est formé des mêmes 
élémens, mais en d'autres proportions et dans une combi- 
naison moins intime, que l'acide nitrique. Il n'y a presque 



(45) 

aucune différence de nature entre le sable et le cristal de 
roche ; et le diamant ne diffère guère du noir de fumée que 
par la disposition symétrique de ses molécules. 

Nous aurions à faire remarquer des choses plus surpre- 
nantes encore^ et toutefois incontestables y si nous Youlions 
entrer dans quelques détails sur les attributs des êtres yi- 
Tans^ c'est-à-dire des plantes et des animaux. Nous nous 
bornerons à dire un mot d'une des propriétés du cerveau ^ 
la plus étonnante y la plus merveilleuse de toutes les pro- 
priétés des corps. Il ne s'agit pourtant que de l'excessive 
mobilité des parties dont il se compose. 

Soit que nous regardions Tame comme une substance 
distincte du corps ^ et la sensibilité physique comme un at- 
tribut de cette substance ; soit que cette propriété appar- 
tienne à quelque partie du corps y au cerveau , par exemple^ 
et qu'elle ne consiste que dans cette mobilité dont nous 
parlons y comme le pense le docteur Broussais y ou bien 
qu'elle en soit essentiellement distincte : il paraît certain y 
ou du moins vraisemblable : que pour chacune de nos sen- 
sations^ il y a dans le cerveau, ou dans cette partie de 
nous-mêmes , quelle qu'elle soit , qui est le siège de Tame^ 
si elle n^eii est pas la substance y un mouvement quelconque, 
qui est transmis de l'extrémité sentante, comme on l'ap- 
pelle, jusqu'au cerveau, ou au siège de l'âme. Or nous 
éprouvons, souvent même dans un très-court instant, une 
quantité innombrable de sensations diverses : par exemple^ 
je puis éprouver tout a la fois la sensation d'un certain de- 
gré de chaleur, celles que procurent Tattouchement d'une 
surface polie et le chatouillement d'une plume, celles que 
font naître le parfum d'une rosé et la fumée de tabac, celle 
qu'excite sur la langue le jus d'une orange, celles infini- 
ment variées que produisent et le jeu de plusieurs instru- 
mens de musique, et la voix de différentes personnes qui 
articulent des mots en chantant 3 en&a celles plus nom- 



(46) 

breuses encore qu'on reçoit par la Tue de tous les objets 
qu'on a devant les yeux : et toutes ces sensations y faibles 
ou fortes y demeurent parfaitement distinctes ! U doit donc 
en être de même des mouyemens du cerveau ou qui les 
constituent ^ ou qui les produisent , ou tout au moins qui 
les accompagnent ou les précèdent. 

Maintenant on pourrait demander quelle est la nature 
de ces mouvemeus ^ et s'ils ressemblent à ceux qui s'effec- 
tuent hors de nous : on pourrait demander^ par exemple^ si 
les mouvemens du cerveau qui représentent les sons ont 
quelque chose d'analogue aux mouvemens extérieurs qui 
les produisent^ c'est ~ à - dire , aux vibrations de Tair. 
C'est sur quoi nous ne saurions répondre, et ce que 
nous ignorons complètement. Mais il n'importe; tout mou- 
vement intestin, en dernière analyse, étant un change* 
ment actuel dans larrangeoient , dans la situation respec- 
tive des particules, soit simples, soit complexes, d'une 
, substance ; il s'ensuit que de simples modifications dans le 
mouvement des particules de la matière cérébrale peu- 
vent, si non constituer, du moins produire des efiets 
innombrables et diversifiés a l'infini. Qu'y aurait-il donc 
d'étonnant , après cela , que les propriétés des corps , dont 
le nombre est très-limité , comparativement au nombre 
incalculable de ces phénomènes , dépendissent toutes , en 
dernière analyse, de letendue impénétrable, de la gros- 
seur, de la figure , de la mobilité, de l'attraction et de la 
répulsion de leurs atomes? 



DE l'existence DE LA MATIERE. 

§1- 

Nous apercevons en nous certaines propriétés et facul- 



(47) 

tés y OU plutôt certains phénomènes par lesquels ces pro- 
priétés se manifestent; et nous sommes aussi certains de 
leur réalité que de notre existence même^ que ces facultés 
nous révèlent; pour ne pas dire^ qu'elles constituent. De 
même^ nous voyons ou croyons voir hors ^e nous des 
êtres qui jouissent de propriétés toutes différentes , ou 
pour mieux dire ; nous sentons encore en nous d'autres 
phénomènes dont nous rapportons les causes hors de nous^ 
et nous ne doutons pas non plus de l'existence et de l'exté- 
riorité de ces causes ; que nous appelons corps. Enfin nous 
apercevons entre ceux-ci ^ ou entre les phénomènes qui se 
passent en nous^ toutes sortes de rapports ^ que notre es* 
prit abstrait et généralise pour la plupart y en vertu d'une 
faculté qui lui est naturelle; et parmi ces rapports ^ il en 
est quelques-uns qui semblent à tous les hommes d^une 
vérité incontestable : nous les appelons axiomes. 

Ces axiomes ; l'existence de. nos facultés intellectuelles ^ 
et celle des corps ; ou d'un monde extérieur à notre pen- 
sée^ sont des choses vraies à notre égard : ainsi nous 
regardons comme certain ^ par exemple y que nous sommes 
capables de réflexion y qu'il existe réellement des arbres et 
des minéraux y et qu'un tout est plus grand qu'aucune de 
ses parties. 

Mais ces choses sont-elles également vraies en elles- 
mêmes ^ ou par rapport à Dieu? La saine philosophie ne 
s'occupe point de ces questions oiseuses 3 et celle-ci d'ail- 
leurs est insoluble : car comment la résoudre y comment 
démontrer aucune proposition ^ si nous commençons par 
mettre en doute ce qui nous parait évident par soi-même ^ 
et sert de fondement à toute démonstration et de critérium 
comme de principe à tout raisonnement? 

On objectera, ou du moins on pourra faire observer 
que, pour nous-mêmes, l'existence des corps n'a pas la 
même évidence que ces vérités qu'on nomme axiomes, les- 



(48) 

quelles existent actuellement dans Tentendement , ainsi 
que les idées que nous avons des corps ^ soit que ceux-ci 
existent ou non hors de Tentendement; que nous ne con- 
naissons les corps que par la résistance qu'ils opposent a 
nos efforts volontaires^ c'est-à-dire à notre volonté elle- 
même , et par les impressions diverses qu'ils font sur nos 
sens; que nous n'apercevons que ces impressions et le sen- 
timent de ces efforts : qu'ainsi on pourrait supposer que la 
cause efficiente de ces impressions^ si elles en ont une, 
réside en nous , ou dans notre entendement , bien qu^elles 
soient indépendantes de notre volonté : que, par consé- 
quent, la réalité ou Texistence des corps, c'est-à-dire des 
causes de nos sensations en tant que nous les considérons 
comme étant hors de nous, ou de notre entendement, 
n'est pas à notre égard d'une vérité incontestable , et ainsi 
a besoin d'être démontrée. Voici tout ce que j'ai à répon- 
dre à ces observations. 

Une chose n'est pas plus vraie, pour nous, lorsqu'elle 
paraît évidente par elle-même, que lorsque le contraire 
paraît évidemment absurde. Si donc l'existence des corps, 
ou d'un monde extérieur^ n'est pas pour vous évidente 
par elle-même, supposez que la matière n'existe pas, que 
vous-même vous n'ayiez point de corps, qu'il n'existe au- 
cun homme, aucun être pensant et matériel autre que 
vous, et que toutes ces choses, que nous regardons comme 
des réalités, ne sont que des illusions de votre esprit; les 
conséquences bizarres , extravagantes , contradictoires ^ 
impossibles, qui résulteront de cette supposition, déjà ri- 
dicule par elle-même aux yeux du plus grand nombre des 
hommes, pour ne pas dire de tous, vous paraîtront je crois 
évidemment absurdes pour la plupart : ou du moins pour- 
rez * vous tirer de ces conséquences une masse suffisante de 
probabilités pour constituer une preuve morale de la rea- 
lité d'un monde existant hors de votre pensée. Mais si cette 



(49) 

preuve ne voas satisfait pas, prenez votre parti /et ré- 
solvez-vous à demeurer éternellement dans le doute sur 
tout ce qui existe j car on ne peut rien démontrer à la ri- 
gueur en s'appuy ant uniquement sur des axiomes , tels que 
ceux-ci 'y le tout est égal à toutes ses parties ; la partie n'est 
pas si grande que le tout / et autres vérités de cette na- 
ture. 

« Que l'idée que nous recevons d'un objet extérieur, 
dît Locke, soit dans notre esprit, rien ne peut être plus 
certain, et c'est une connaissance intuitive. Mais de savoir 
s'il j a quelque chose de plus que cette idée qui est dans 
notre esprit , et si de là nous pouvons inférer certainement 
l'existence d'aucune chose hors de nous , qui corresponde 
à cette idée, c'est ce que certaines gens croient qu'on peut 
mettre en question ; parce que les hommes peuvent avoir 
de telles idées dans leur esprit , lorsque rien de pareil 
n^existe actuellement , et que leurs sens ne sont affectés 
d'aucun objet qui corresponde à ces idées. Pour moi , je 
crois pourtant que , dans ce cas-là , nous avons un degré 
d'évidence qui nous élève au-dessus du doute. Car je de- 
mande , à qui que ce soit , s'il n'est pas invinciblement con- 
vaincu en lui-même qu'il a une perception différente, 
lorsqu^il regarde le soleil pendant le jour, et lorsqu^il pense 
à cet astre pendant la nuit ; lorsqu'il goûte actuellement 
de l'absinthe et qu'il sent une rose, ou qu'il pense seule- 
ment à cette saveur et à cette odeur ? Nous sentons aussi 
clairement la différence qu'il y a entre une idée qui est re- 
nouvelée dans l'esprit par le secours de la mémoire , ou 
qui nous vient actuellement dans l'esprit par le moyen des 
sens, que nous voyons la différence qui est entre deux idées 
absolument distinctes. Mais si quelqu'un me réplique qu'un 
songe peut faire le même effet , et que toutes ces idées peu- 
vent être produites en nous sans l'intervention d'aucun 
objet extérieur; je lui réponds premièrement, qu'il n'im- 

TOME m. 4 



(50) 

][K>rte pas beaucoup (]ue je lève ou non ce scrupule; car si 
tout n'est que songe ^ le raisonnement et tous les argumens 
qu'on pourrait faire sont inutiles» la vérilé et la connais- 
sance n'étant rien du tout : et en second lieu ^ qu'il recon- 
naîtra^ à mon avis , une difTérence tout-à-fait sensible entre 
songer qu'on est dans le feu ^ et y être actuellement. Que 
s'il persiste a vouloir paraître sceptique, jusqu'à soutenir 
que ce que j'appelle être actuellement dans le feu, n'est 
qu'un songe, et que par là nous ne saurions connaître cer- 
tainement qu'une chose telle que le feu, existe actuelle- 
ment hors de nous ; je réponds que , comme nous trouvons 
certainement que le plaisir ou la douleur vient par suite 
de l'application qu'on nous fait de certains objets dont 
nous aperceTons , ou dont nous songeons que nous aper- 
cevons l'existence par le moyen de nos sens, cette certi- 
tude est aussi grande que notre bonheur ou notre misère, 
deux clioses au delà desquelles la connaissance , ou l'exis- 
tence n'a aucun intérêt pour nous. » 

Tandis que la plupart des philosophes de l'antiquité pla- 
çaient Dieu et Tame humaine parmi les substances maté- 
rielles , ou qu'ils regardaient l'intelligence comlme une 
propriété de la matière, Xénophane, de Colophon (i)> 
donnant dans un autre extrême, nia la réalité des corps 
comme objets extérieurs. 

L'intelligence humaine est une, selon lui , et n'est point 
distincte de Tintelligence divine, qui remplit tout l'espace. 
Mais les idées sont des réalités ; les corps et toutes leurs 
prqpriétés ne sont que des apparences, et n'ont rien de réel 
hors de notre entendement. 

(t) Il fonda rËlëatisme, on la tecie élëatique, la première sortie de l'école de 
Pythagore. 



(51 ) 

Observez, s'il vous plaît ^ que des apparences, quelles 
qu^elles soient, sont des phénomènes qui se passent en 
nous, et que celles dont il s'agit ne sont autre chose que 
les idées inéines que nous avons des corps, ou que les sen- 
sations qu'ils produisent sur nous, lesquelles sont a leur 
tour les causes productrices de ces idées^. Ces apparences 
seraient donc elles-mêmes des réalités : les corps existe- 
raient donc réellement, mais non pas hors de notre en- 
tendement , de notre intelligence ; d'autant plus que 
Tintelligence humaine est une et remplit tout l'espace. 

Si ces apparences, ces sensations, et les idées qu'elles 
ptx>duisent étaient des êtres réels, placés en quelque sorte 
dans Tintelligence comme des objets matériels sur la scène 
dû monde, elles naîtraient avec nous en nous, et s'y mon- 
treraient toujours. Mais , au contraire , il n'y a point de 
sensation, et par conséquent point d^idée qui ne soit ac- 
quise, et qui n'ait une durée finie, ordinairement fort 
courte; elles ne font que se montrer et disparaître, pour 
se reproduire encore; mais elles n'ont point d'existence 
permanente. Elles ne sont donc que de simples phéno- 
mènes, et comme tels, elles supposent une cause efficiente 
quelconque : mais cette cause n'est point en nous ; car ses 
efiets y seraient permanens. Les idées ont originairement 
leurs causes efficientes dans nos sensations , et nos sensa- 
tions ont nécessairement les leurs hors de nqus. Ce sont ces 
causes extérieures que nous appelons corps matériels. 
Soutenir que les corps eux-mêmes ne sont que des appa-* 
rences , c'est donc confondre l'objet avec la sensation , la 
cause avec l'effet , ou prétendre qu'il peut y avoir des efiets 
sans cause. 

C'est une question fort épineuse, à la vérité, que de sa- 
voir comment nous venons à connaître que les causes de 
nM sensations existent hors de nous, hors de nos sens, 
hérê âé notre enrtendement; mais, quels que soient les 



( 52 ) 

moyens que la nature nous a donnés pour cela ^ il est cer- 
tain que cette connaissance naît et se développe rapidement 
dans les premiers momens de notre existence. A peine 1 en- 
fant est-il né, que la nature produit en lui et malgré lui 
certains mouvemens organiques , qu'il ne peut pas ne pas 
sentir. Bientôt il exécute lui-même des mouvemens volon- 
taires : ces mouvemens sont vus et sentis, surtout s'il par- 
court avec les mains la surface d'un corps solide, ou quille 
manie entre les doigts. Ces mouvemens sont répétés par les 
yeux; la pensée les reproduit : il acquiert ainsi, avec 1 idée 
de résistance, celle de mouvement, et même des limites 
dans lesquelles le mouvement se troîive toujours renferme. 
Il acquiert donc aussi, et par le même moyen, Tidée de- 
tendue, qui est inséparable de celle de mouvement. Des 
lors^ son intelligence embrasse une sphère indéfinie dont 
il esl le centre, et chaque objet lui paraît occuper dans 
cette sphère une place distincte, d'une étendue déterminée, 
qui n'est pas la même pour tous, et qu'il mesure par lemou- 
vement^de ses mains ou de ses yeux. En comparant entre 
elles les dimensions des objets, ou des distances qui les sépa- 
rent, il ne peut plus se les représenter comme sans étendue. 

D'un autre côté, si ces objets, quoique étendus, ne- 
taient que de simples phénomènes , et n'existaient que dans 
notre ame; ou si notre ame, comme le veut Xénophane, 
était elle-même étendue et sans bornes, tous les objets de 
la nature nous seraient connus ; ils seraient constamment 
présens à notre pensée , ou du moins à nos sens. Mais l'oc- 
cultation des corps matériels les uns par les autres , la dis- 
parition pour ainsi dire graduelle de ceux qui s'éloiguent 
de nous insensiblement , et une infinité d'expériences , font 
assez voir la fausseté et le ridicule de cette supposition. 

Enfin, le concours de tous les sens et de la raison, le té- 
moignage ou l'assentiment de tous les honunes, l'expé- 
rience de chaque instant, une foule d'observations com- 



(53) 

parées et de jagemens inaperçus ; les rapports qui nous 
lient avec les objets extérieurs^ dont nous sommes si dé- 
pendans ; nous démontrent suffisamment leur réalité; et ne 
nous permettent pas de douter de leur existence hors de 
nos sens et de notre intelligence. 

De ce principe, rien ne se fait de rien^ que Xénophane a 
beaucoup trop généi^alisé ^ il a tiré la conséquence ^ qu'au- 
cune chose ; ni substance ^ ni m.odification ^ ne peut naître 
d'une autre chose j ce qui , pour abréger , veut dire, qu'une 
substance ne saurait passer d'une manière d'être à une 
autre par l'action d'une cause extérieure quelconque , ou 
plutôt qu'il n'y a point de causes; etconséquemment point 
d'efiets. Ainsi un corps actuellement en repos ne pourrait 
jamais devenir un corps en mouvement , ni un corps en 
mouvement devenir un corps en repos, ou changer de vi- 
tesse, par l'impulsion ou la résistance d'un autre corps; 
comme si cela était d'une évidence telle que personne ne 
put en douter. Il soutient d'ailleurs , mais par une autre 
raison, quoique en partant du même axiome, si c'en est 
un ainsi généralisé, que le mouvement est impossible. En 
effet, puisque rien ne se fait de rien , le monde est éternel; 
or, dit-il, ee qui est éternel est nécessairement infini , et ce 
qui est infini est immobile; car s'il pouvait changer de lieu^ 
il ne serait pas infini. 

Ce qui est éternel est nécessairement infini : oui , en du- 
rée; mais non pas en étendue, comme il le suppose. Car^ 
si le tout est éternel , chacune de ses parties est également 
éternelle : or ne serait-il pas absurde de soutenir que telle 
partie du tout, qu'on peut toujours supposer comme infini- 
ment petite , est nécessairement d'une étendue infinie, ou 
infiniment grande, parce qu'elle est étemelle? 

Si le mouvement n'existe pas^ s'il n'y a point de mouve- 
ment réel, de mouvement vrai, il est certain, comme le 
dit Xénophane, que les générations, les altérations, les 



(54) 

naissances ^ les dépérissemens ^ les combinaisoxi»^ les dé- 
compositions , sont des choses impossibles. Il n'y a donc^ 
selon luij qu'une substance unique^ éternelle^ infinie; 
partout la même^ immuable ^ immobile; et cette sub- 
stance, qui remplit Fimmensité de Tespace, est Dieu. 

DieU; riiomme et le monde ne sont donc qu^un seul et 
même être, et cet être incompréhensible est une intelli- 
gence pure, quoique réellement étendue, et en apparence 
impénétrable; qui souffre accidentellement, quoique rien 
ne puisse agir sur ellej qui a des idées et des sensations 
diverses, quoique immuable et partout la même; qui se 
fait continuellement illusion , en croyant à Texistenee ex- 
térieure des objets matériels , et même à celle d'un autre 
Dieu et d'autres hommes; enfin, qui est sans cesse en 
contradiction ou en lutte avec elle-même ^ en combattant 
à outrance des opinions qui lui semblent étrangères, et qui 
pourtant lui appartiennent, et ont toujours existé dans 
cette intelhgence pure, qui ne s'en aperçoit pas. 

Voilà comme un principe erroné, une conséquence 
d'abord mal déduite, peut amener ensuite des propositions 
qui révoltent le bon sens. Mais comment l'absurdité même 
des conséquences n'engagent -elles pas les philosophes à 
examiner de nouveau, ou même a rejeter, sans examen^ 
les principes d'où ils sont partis? Xénophane prétend que 
nos sens doivent nécessairement nous tromper sur les lois 
de la nature , et qu'il ne nous vient de science solide que 
de la raison. Mais que pouvons-nous attendre de cette rai- 
son que nous vante Xénophane , s'il est vrai , comme il 
l'affirme, qu'elle peut également démontrer que la neige 
est blanche ou noire? Pour prouver l^excellence de la rai- 
son, il fallait du moins en faire un meilleur usage. N est-ce 
pas une chose étrange que de mépriser le témoignage des 
sens, et de vouloir éteindre te flambeau de l'expérience, 
pour se laisser guider par la seule raison , qui trébuche à 



(55) 

chaque pas? D ailleurs ^ sur quoi s'exerce la raison ^ si ce 
n'est sur les idées , c'est-à-dire ^ d'abord sur ce que nos sens 
nous ont appris'^ ensuite sur les Rapports que nous aperce- 
vons entre ces premières idées? Qu'est-ce qui nous confir- 
mera la justesse d'un raisonnement^ et souvent même la 
véint^ d'un principe, si ce n'est rexpérience ou le témoi- 
gnage des sens? J'en conviens, les sens nous trompent 
quelquefois , ou plutôt , c'est notre jugement qui nous 
trompe, en se hâtant trop de prononcei* sur les principes 
ou les conséquences de ce qui nous apparaît : ainsi rien 
de mieux que de consulter la raison sur ce que nous 
voyons , ou croyons voir hors de nous ; mais à quoi cela 
se réduit-il? à rapprocher une observation actuelle, ou le 
jugement que nous portons sur un fait, d'une suite d'ob- 
servations comparées , de conséquences bien déduites , 
déjà reconnues pour vraies par un pareil examen. Le rai- 
sonnement avec l'observation , voilà les deux instrumens 
que nous possédons pour découvrir ou reconnaître la vé* 
rite} tout consiste à savoir les manier. 

S 3- 

En admettant que les corps existent comme nous Fima- 
ginons, on fait encore une autre question; on demande 
s'ils sont conformes, ou s'ils ressemblent aux idées que 
nous en avons. Par exemple l'idée que }'ai d'une pyra- 
mide dont je n'envisage ici que la forme , a-t-elle de la 
conformité avec une pyramide? L'idée que j'ai d'une 
sphère d'un pouce, et d'une autre de cent pieds de diamè* 
tre , a-t-elle de la ressemblance avec ces solides , quant à 
la figure et au volume? L'idée que j'ai de la résistance et de 
l'impénétrabilité de la matière, ressemble-t-elle à ces pro- 
priétés? 

Je ferai observer ici que toutes nos idées dépendent éga- 



(56) 

lement de deux causes^ l'une efficiente ^ qui est hors de 
nous^ l^autre conditionnelle^ qui est en nous^ c'est-à-dire 
dans Tame. Or nous ignorons quelle est la nature de Tame^ 
nous ne savons même pas si elle est matérielle ou imma- 
térielle ; et cependant nos idées sensibles n^en sont que des 
modifications produites par l'action des corps extérieurs ou 
les rapports qulls ont entre eux. Nous ignorons pareille- 
ment ce que les corps sont en eux-mêmes; nous n'en ju- 
geons et n'en pouvons juger^ comme de Famé y que par les 
phénomènes qu'ils produisent en nous ^ et qui sont les 
seules choses que nous apercevions : comment donc pour- 
rions-nous dire si ces phénomènes^ ouïes idées que nous 
avons des corps ^ ont avec eux quelque conformité ? L'ob- 
servation et l'analogie nous apprennent seulement qu'en 
général^ lorsque les causes conditionnelles de plusieurs 
phénomènes ne diffèrent point les unes des autres ^ comme 
c'est ici le cas y les phénomènes qui en dépendent sont entre 
eux comme leurs causes efficientes. Le philosophe Heiftster- 
huis fait à ce sujet une.remarque fort juste ^ que nous nous 
ferons un plaisir de rapporter. C'est ce qu'on pouvait ré- 
pondre de plus raisonnable à la question dont il s'agit^ et 
nous n'irons pas plus loin. 

« Lorsque je vois une boule ^ l'idée que j'ai de cette 
boule y est-ce la boule? non ; ce n'est que le résultat du rap- 
port de cette boule avec moi, avec mes yeux, mes. orga- 
nes, la lumière, et avec tout ce qu'il y a entre cette boule 
et moi. Je dirais la même chose d'un cube, d'un cône. 

)) L'idée de la boule, ou du cube, ou du cône, étant le 
résultat du rapport que moi ^ mes yeux et la lumière avons 
avec la boule, avec le cube,. avec le cône; il s'ensuit que 
dans ces cas , moi , mes yeux et la lumière restant les 
mêmes , la cause de mon idée du cône, est l'objet que j'ap- 
pelle cône; celle de l'idée de la boule, est l'objet que j'ap- 
pelle boule; celle de l'idée du cube, est l'objet que j'appelle 



( 57 ) 

cube : et par conséquent ^ Fidée du cube est au cube y 
comme l'idée de la boule est à la boule , et comme l'idée 
du cône est au cône; par conséquent^ il y ^ entre les idées 
lamême analogie qu'entre les choses; et en raisonnant sur 
les idées ^ les conclusions que je tire de ces raisonnemens 
seront également analogues à celles que je tirerais des rai- 
sonnemens que je ferais sur les choses mêmes Le pre- 
mier homme qui a fait une montre y a commencé par les 
idées qu'il avait d^un ressort y d^une roue y d'un levier 3 et 
en composant ces idées ^ en raisonnant sur elles ^ il en est 
résulté une montre imaginaire. Il a réalisé ce résultat ; et 
Toila une montre véritable : c'est une grande difficulté 
vaincue ; car si les idées ne représentaient pas parfaitement 
ce que les choses sont entre autres > il y aurait eu l'infini 
contre un à parier, que la réalisation des idées de cet homme 
n^eût pas produit une montre réelle y et il serait absolument 
impossible qu'il existât aucune production du génie de 
l'homme. Si le ressort n'était pas tel en effet que l'idée le 
fait paraître à l'homme^ si ses idées de la roue ou du levier 
étaient fausses y l'idée de la montre^ qu'il a composée de ces 
idées ^ serait absurde ; et ne pourrait être réalisée : or^ cet 
homme réalise la montre^ elle est telle qu'elle l'était dans 
ses idées; par conséquent, le ressort, la roue et le levier, 
sont teb qu'ils l'ont paru à cet homme. » 



DE LA SUBSTANCE ET DE l'eSSENGE DE l'aME. 



§ler. 

Trois opinions diverses partagent les philosophes sur la 
nature de Tame. 
Les uns pensent que Tame est une substance distincte du 



(58) 

corps et affranchie de toute condition de matérialité. 

D'autres disent qu'elle n'est qu'une qualité sur-ajoulée 
à la matière; qu'elle suppose, comme réiectricité, et en 
général comme toutes les qualités accidentelles des corps, 
une relation entre leurs parties, et qu'elle n'est qu'un ré- 
sultat de l'organisation animale portée à un très-haut degré : 
ce qfui supposerait peut-être dans la matière une propriété 
particulière que déyelopperait l'organisation, mais qui dans 
les corps bruts ne se manifesterait point ^ du moins aoQS les 
formes de sensibilité et d'intelligence. 

Enfin la plupart des philosophes anciens et quelques-uns 
des modernes avaient imaginé que l'ame, sans être wnesub- 
stance immatérielle, ne laissait pas que d'être indépendante 
du corps humain : ils la regardaient comn^e une substance 
douée de quelque propriété particulière et d'une actirîté 
propre j invisible par son excessive ténuité et répandue 
dans toute la nature : l'organisation animale ne faisait que 
modifier l'action de ce fluide subtil^ qui pénétrait tous tes 
corps. 

Je me borne à faire observer pour le moment, que, 
quelles que soient les raisons que l'on fasse valoir contre 
l'immatérialité de l'ame,, son existence, comme substance 
immatérielle, distincte et indépendante du corps, ne pré- 
sente en elle-même aucune difficulté. 

En effet; si une substance n'est que l'ensemble de diffé- 
rentes propriétés qui se soutiennent les unes les autres, on 
ne voit pas pourquoi les propriétés affectives et intellec- 
tuelles de l'ame, unies entre elfes, ne constituerafent pas 
une substance distincte du corps, comme celles que noas 
reconnaissons dans un corps brut constituent une sub- 
stance indépendante des facultés de Famé. 

Et si l'on veut absolument que la substance soit un être 
distingué de ses attributs , de ses qualités , et que celles-ci 
ne soient toutes que de simples formes dont ta corruption 



(59) 

n'entraînerait pas celle du sujet; on peut encore admettre^ 
sans aucune invraisemblance^ que la substance qui est 
douée des facultés de sentir et de penser^ n'est pas la sub- 
stance qui est étendue^ impénétrable^ figurée^ mobile; 
puisque celle-ci n'est pas mieux connue que la première^ 
et que toutes deuii ne manifestent leur existence que par 
leurs attributs ; en sorte que tout parait égal de part et 
d'autre^ comme Ta fort bien observé Locke ^ dans le pas- 
sage que je vais transcrire. 

a Puisque nous n'avons aucune idée ou notion de la 
matière^ que comme de quelque chose dans quoi subsistent 
plusieurs qualités qui frappent nos sens; nous n'avons pas 
plutôt supposé un sujet dans lequel existe la faculté de 
penser y que nous avons une idée aussi claire de la sub- 
stance de l'esprit que de la substance du corps; celle-ci 
étant supposée le ^^K^i^n des idées simplesqui nous viennent 
de dehors ^ sans que nous connaissions ce que c'est que ce 
soutien-là ; et Tautre étant regardée comme le soutien des 
opérations que nous trouvons en n(>us^in>emes par expé- 
rience, et qui nous est aussi tout-à-fait inconnu. Il est donc 
évident, que l'idée d'une substance corporelle dans la ma-* 
tière est aussi éloignée de nos conceptions , que celle de ia 
substance spirituelle , ou de l'esprit. Par conséquent, de ce 
quenous n'avons aucune notion de la substance spirituelle^ 
nous ne sommes pas plus autorisés à conclure la non exis- 
tence des esprits^ qu'à nier par la même raison lexistence 
des corps. » 

Cependant, bien que personne ne doute qu'il y ait des 
corps, nous avons besoin, pour croire qu'il n en est point 
qui puissent penser , ou, en d'autres ternies qu'il existe des 
êtres pensans qui n'aient rien de matériel, qu'on nous le 
prouve^ soit par des raisons métaphysicjues , des démon- 
strations rigoureuses, ce qui n'est peut-être pas possible; 
soit du moins, par des probabilités assez nombreuses ou 



(60) 

assez fortes , pour constituer ce qu'on appelle une certitude 
morale. La raison en est simple. Une substance n'étant 
qu'un assemblage de propriétés ^ unies entre elles ou à un 
même sujet, et qui peuvent exister indépendamment et 
séparément de toute autre substance ou collection de pro- 
priétés; lexistence des corps, comme substances, est dé- 
montrée par l'expérience et le témoignage des sens : mais 
l'existence réelle et indépendante de î'ame, qui seulement 
est possible , comme nous venons de le voir , n'est pas dé- 
montrée directement par l'observation ; car nous n'avons 
aperçu nulle part une réunion de facultés intellectuelles 
séparée des propriétés essentielles de la matière, ou de la 
substance des corps. 

U y a deux sortes de preuves de l'immatérialité de l'ame. 
Les unes ne sont que des probabilités plus ou moins fortes, 
mais dont la force et le nombre suffisent néanmoins pour 
nous assurer , moralement parlant , que la substance qui 
pense n'est point un corps : les autres, qui nous donneraient 
de cette vérité une certitude métaphysique, semblable à 
celle qui dérive des démonstrations de géométrie, si elles 
étaient .aussi rigoureuses que ces dernières, nous sont en 
effet présentées comme telles. 

Mais , selon moi , parmi ces prétendues démonstrations^ 
il en est plusieurs qui doivent être rejetées comme entière- 
ment fautives et ne prouvant rien du tout ; les autres doi- 
vent être toutes rangées parmi les probabilités, en ce qu'elles 
s'appuient sur des principes qui ne sont pas à l'abri de toute 
objection, bien qu'ils soient très-vraisemblables d'ailleurs; 
comme, par exemple , que la conscience du moi^ et autres 
phénomènes de la même nature, supposent nécessairement 
un sujet simple et d'une identité aàsolue j ce qui est fort pro- 
bable, mais n'est pas rigoureusement démontré. 




. (61 ) 

S 2. 

Le philosophe Hemsterhuis croît démontrer de la ma- 
nière suivante, rimmatérialité deFame, en tirant ses preu- 
ves du mouvement. 

Première preuve. » loUn corps en repos, ou dans un mou- 
vement uniforme , persiste par sa nature dans son état de 
repos, ou dans son mouvement uniforme. » Toutefois, 
ce n'est pas là ce qui constitue l'inertie, suivant Hemster- 
huis, qui attribue ce mouvement à l'action d'un agent 
immatériel, volontaire et libre. 

» 2^ Un corps ne saurait donc passer du repos au mou- 
vement , ou du mouvement uniforme à un mouvement ac- 
céléré, que par l'action d'une chose qui n'est pas ce corps. 

» 3® Le corps de l'homme, par un acte de sa volonté, 
passe du repos au mouvement, ou du mouvement uni- 
forme à un mouvement accéléré. 

» 4** Ainsi le corps de l'homme est mis en mouvement , 
ou son mouvement est accéléré , par l'action d'une chose 
qui n'est pas ce corps. 

3) 5° ir s'ensuit, que le principe moteur de ce corps, 
que nous appelons Famé , est une chose différente de ce 
corps. » 

On a vu des voitures dont les roues étaient mises en jeu 
par un mécanisme intérieur, et entraînaient dans leur mou- 
vement, avec la caisse de la voiture, les ressorts cachés qui 
les faisaient agir. 

Il en est ainsi de nos jambes, lorsque nous marchons; 
elles emportent avec elles notre corps , et la cause même 
qui les fait mouvoir, ou qui, pour parler d'une manière 
plus générale, met en jeu les muscles, organes du mouve- 
ment. Cette cause est sans contredit autre chose qu'une 
jambe ou un muscle, comme le mécanisme de la voiture 
est autre chose qu'une roue : c'est tout ce que prouve le 



(62) 

raisonnement qui précède. Il en est de même de celui qui 
suit. 

Deuxième preuve. » i«> Il est contradictoire qu'une chose 
quelconque détruise une propriété essentielle de soi-même, 
puisqu'il est de son essence d^avoir cette propriété 5 ainsi 
elle se réduirait elle-même au néant. 

» 2<> Une propriété essentielle du corps en mouvement, 
est de persister à se mouvoir dans la même direction. 

» 3^ Or, l'homme, d'un acte de sa volonté, change la 
direction du mouvement de son corps. 

» 4*^ Par conséquent, l'homme, s'il n'était autre chose 
que son corps en mouvement , détruirait une propriété es- 
sentielle de soi*même. 

» 5° Il s'ensuit encore, que le premier moteur de ce 
corps, que nous appelons Tame, est une chose diflférente 
de ce corps. 

Troisième preuve. » L'ame a un principe d'activité, qu'on 
appelle volonté, qi^i ne paraît pas avoir des bornes ; mais 
l'intensité des actions qui en émanent est proportionnée à 
la vigueur de ses organes , vis-à-vis des choses qui sont 
hors d'elle. 

» Si la volonté ou la spontanéité de l'homme n'est pas 
prouvée, ce que nous appelons volonté pourrait bien n'être 
qu'un accident, qui dérive du premier mouvement im- 
primé à la nature par les mains du créateur, ou du mouve- 
ment inhérent à la nature. 

» Mais pour prouver que la volonté réside dans l'ame, 
et qu'elle n^est pas Teflet d'une cause étrangère, il suffit de 
considérer la volonté dans le cas où il est impossible qu'elle 
parvienne à son but, c'est-à-dire, dans ces cas si fréquens, 
où elle passe notre pouvoir. 

» Posons que la volonté soit l'efiet nécessaire d'une cause 
physique., que la volonté veuille produire un effet physi- 
que , que cet effet devra être le déplacement d'un poids de 



(63) 

cent livres , et que cette volonté n'ait des moyens ou de^ 
forces que pour cinquante } il faudra nécessairement qu'au 
moment où elle compare ses cinquante livres de force avec 
les cent livres du poids par l'action^ cette volonté soit ou 
anéantie, ou négative, ou continue. Mais on dira que le 
cas que je suppose est exactement celui du ressort. Sans 
entrer ici dans la recherche de la nature du ressort, d'ail- 
leurs infiniment curieuse, je réponds, que les moyens que 
la volqnté emploie > peuvent être à la vérité dans le cas du 
ressort , mais non la volonté elle-même. 

» Posons qu'un ressort, avec une force de cinquante 
livres, agisse contre un obstacle de cent livres; il est vrai 
que l'action du ressort n'est ni anéantie , ni rendue néga- 
tive, mais qu'elle reste permanente. Mais ce ressort ne con- 
tinue son action que d'une façon uniforme, c'est-à-dire , 
avec la force de cinquante livres, de même que les moyens 
que la volonté emploie, et qui en valent autant. Or, si la 
volonté était une modification causée par les impulsions de 
parties quelconques de la matière , il faudrait en bonne 
physique l'un des trois , ou que cette volonté devint néga- 
tive , ou qur'elle fût anéantie , ou que son intensité restât 
la même uniformément àcelledes moyens employés, c'est- 
à-dire, de la valeur >de cinquante livres. Mais ni l'un ni 
l'autre n'arrive dans ces cas : la volonté passe outre^ et 
en veut encore au déplacement des cent livres. 

» Ce qui est très-remarquable , c'est qu'on trouve 
souvent par l'expérience > que l'intensité de la volonté 
s'accroît à proportion que les obstacles augmentent. 

» Posons que dans ma tête se forme Tidée d'un bel édi* 
fice; que je ne me contente pas de cette idée, mais que la 
volonté me vienne de la réaliser tellement ^ qu'il existe un 
édifice conforme à cette idée. Posons encore que je par- 
vienne , à force de frais et de travaux , à me bâtir cet 
édifice. Posons enfin, que tout soit matière dans l'univers. 



(64) 

Il s'ensuit ^ que depuis Tidée primitive jusqu'à la forma- 
tion de rédifice ^ tout s'est passé de matière à matière , et 
de mouvement à mouvement. Mais une force quelconque 
produit son effet ^ et rien de plus. Or il est sensible que la 
force qui a dirigé quelques particules de matière dans mon 
cerveau , pour former la primitive idée, est bien petite en 
comparaison de la force qu'il a fallu pour élever et placer 
les masses énormes qui composent le bâtiment. Par consé- 
quent , il faut de toute nécessité que cette force primitive 
soit de nature à pouvoir prendre des accroissemens prodi- 
gieux par elle-même, et qu'on trouve dans la matière une 
augmentation progressive autonome de masse , ou dans le 
mouvement une accélération intrinsèque d'intensité : cequi 
est contradictoire a tout ce que nous savons de la matière 
et du mouvement ; et , par conséquent , la volonté qui a 
produit l'édifice, n'est ni une force modifiée par le mou- 
vement de la matière , ni une modification de la matière ; 
mais elle est de nature à pouvoir donner elle-même du 
mouvement à la matière, et à pouvoir modifier ou accélé- 
rer ce mouvement; sans quoi il serait du tout impossible 
qu'il existât aucune production de l'industrie des hommes 
et des animaux. 

» Posons que la pyramide de Rhodope, ou le tombeau 
de Mausole , pesassent cinquante millions de livres, com- 
ment a-t-on construit ces monumens ? par des machines, 
par des bras , dont toutes les forces réelles , réunies ensem- 
ble, valurent au moins cinquante millions délivres. Si tout 
est matière dans l'univers , cherchez donc les forces réelles 
analogues à ces prodigieuses masses; cherchez le poids de 
cinquante millions de livres dans les attraits de Rhodope ^ 
ou dans la sensibilité d'Artémise. Ce n'est pas moi qui suis 
ridicule , en faisant cette réflexion , ce sont ceux qui ^ sans 
réfléchir, embrassent une opinion qui se détruit elle-même 
par son propre ridicule. » 



(65) 

On pourrait objecter contre cette troisième preuve , que 
1 électricité et la chaleur produisent aussi des effets qui 
semblent infinis relativement à leurs causes ; et que ces 
causes y ou ces forces occultes font très fréquemment pas- 
ser les corps du repos au mouvement. Hemsterhuis répon- 
drait^ je le sais bien , que « l'action de ces agens matériels 
a elle-même pour cause primitive volonté. » Mais c'est là 
une supposition tout-à-fait gratuite^ ou qui du moins aurait 
elle-même besoin d être démontrée^ ce que n'a point fait ce 
philosophe. 

s 3. 

Qu'est-ce que l'ame? que devons-nous entendre par ce 
mot? quelle est précisément l'idée qu'il faut y attacher? On 
peut en donner trois définitions qui diffèrent entre elles par 
la forme; mais qui ont au fond la même valeur : ce qui 
peut aussi donner lieu à trois différentes questions ^ qui en 
réalité n'en font qu'une. 

Ainsi on dira : ou l'ame estune substance immatérielle , à la- 
quelle nous attribuons toutes les facultés intellectuelles et 
morales de l'homme : et alors on pourra demander ^ si 
l'ame existe ou si elle n'existe pas ? 

Ou bien ^ l'ame est la substance quelle quelle soitj à la- 
quelle appai*tiennent ces facultés : et dans ce cas ^ il s'agira 
de savoir^ si l'ame est immatérielle ou matérielle? 

Ou enfin, l'ame n'est que Y assemblage ^ la collection de 
ces facultés : et ici nous demanderons , si l'ame est ou n'est 
pas une substance; c'est-à-dire, si ces facultés constituent 
une substance distincte du corps ou si elles ne sont que des 
attributs de la matière organisée , un résultat de l'organi- 
sation du corps? 

Si on se rappelle ce qui a été démontré précédemment^ 
savoir, qu'une substance, ou son essence absolue, ou la 

TOME m. 5 



(66) 

propriété sans laquelle elle cesserait absolument d'exister ^ 
ne sont , du moins par rapport à nous y qu'une seule et 
même chose; on verra du premier coup dœil/ que pour 
répondre dans le premier sens, ou affirmativement, à 
chacune des trois questions ci-dessus, il suffirait de prou- 
ver que parmi les propriétés de Tame, il s'en trouve une 
au moins qui fût essentielle dans le sens absolu , ou sans 
laquelle Tame, ou l'ensemble des facultés intellectuelles , 
non seulement cesserait d'exister comme substance intelli- 
gente, mais cesserait tout-à-fait d'exister, ou serait anéantie. 

Mais c'est ce qui n'est pas sans difficulté; car, en suppo- 
sant même que l'on parvienne à démontrer que parmi les 
propriétés, soit actives , soit passives de l'ame, il s'en trouve 
une qui soit à la substance qui pense ce que Tétendue im- 
pénétrable est au corps ^ c'est-à-dire qui soit comme cette 
dernière une propriété générale et absolue , non suscep- 
tible de plus et de moins, ou d'augmentation et de dimi- 
nution; qui soit telle enfin, que sa destruction entraînât 
nécessairement celle de toutes les autres : on ne prouverait 
pas par là que cette propriété serait essentielle dans le sens 
absolu; parce que, comme nous n'avons jamais rencontré 
d'intelligence pure ou dégagée de la matière , nous voyons ^ 
et nous verronjs toujours au delà de ces propriétés de l'ame, 
celles des corps en général, auxquelles elles sont jointes, 
et dont il se pourrait qu'elles dépendissent quant à leur 
existence : tandis que l'impénétrabilité, qui constitue l'es- 
sence relative de la matière , constitue en même temps son 
essence absolue; parce que, ne voyant plus rien au dela^ 
nous concevons clairement, qu'un corps en général ne 
pourrait pas cesser d'exister comme corps ^ sans cesser en 
même temps d'exister comme substance, sans être anéanti. 

Quoi qu'il en soit, nous pouvons dès à présent, c'est-à- 
dire d'après les seules connaissances que nous avons ac- 
<[uises jusqu'ici , ou l'idée que nous nous sommes formée 



(67) 

de la substance et de Tessence des choses , répondre a une 
question préparatoire, celle desavoir, si Tame, supposé 
qu'elle soit immatérielle , est essentiellement active ou es- 
sentiellement passive; s'il faut chercher son essence abso- 
lue parmi ses propriétés actives, ses facultés, telles que 
celles par exemple de vouloir ou de réfléchir, ou parmi 
ses propriétés passives^ comme celles de sentir ou de con- 
cevoir. 

Il n'est personne, je pense, qui ne comprenne parfaite- 
ment que pour agir, soit par une cause extérieure , soit en 
vertu d'une activité propre, d'un principe d'action interne, 
il faut d'abord être, ou exister, et que rien ne peut exister 
sans quelque propriété passive ou manière d'être; mais qu'il 
n'est pas nécessaire pour qu^une chose soit , qu'elle jouisse 
de la faculté d'agir par elle-même ou de toute autre ma- 
nière , et qu'elle pourrait perdre cette faculté , si elle en 
était douée, sans cesser absolument d'exister. Imaginons, 
par exemple, qu'une boulé de verre jouisse de la pro- 
priété, ou plutôt de la faculté, de la puissance, de se 
mettre d'elle-même en mouvement, ou bien , en restant 
immobile, de faire mouvoir d'autres corps placés dans son 
voisinage. Il est clair que cette boule de verre pourrait 
perdre cette faculté sans pour cela cesser d'exister ; mais 
que, si au contraire elle perdait toutes ses propriétés pas- 
sives , y compris l'étendue impénétrable , par là même ce 
principe d'action se trouverait réduit , au néant ; à moins 
qu'il n'appartînt à quelque substance immatérielle , ani- 
mant cette boule de verre. Mais dans ce cas, j'appliquerais 
à cette substance ce que j'ai dit de la boule de verre, et je 
prouverais , par lé même moyen, que ce principe d'action 
ne pourrait pas exister sans elle , au lieu qu'elle pourrait 
très-bien subsister sans lui. Donc ce principe d'action ne 
peut pas lui-même constituer l'essence absolue , ou la sub- 
stance de l'êlre qui en est doué. 



(68) 

Qu'est-ce qu'un principe d'action , une activité propre? 
la faculté d'agir par soi-même ^ ou de se mettre soi-même 
en action. Or il n'est pas possible de confondre cette fa- 
culté avec la chose même qui agit ou qui peut agir : il n'est 
pas possible de soutenir que l'annihilation de cette faculté 
entraînerait nécessairement celle de la substance qui en 
est doué :. il n'est pas possible denepas la concevoir comme 
une propriété accidentelle ^ incapable de constituer une 
substance : il n'est pas possible^ dis-je^ de la considérer 
comme une propriété essentielle de laquelle dépende l'exis- 
tence absolue de cette substance. 

Si donc l'ame est réellement douée d'une activité propre , 
ce que nous n'avons point encore examiné ^ cette faculté y 
quoique faisant partie de son essence relative^ ne constitue 
certainement pas son essence absolue; c'est-à-dire que^ si 
l'ame ne peut exister comme telle sans cette activité ^ ce 
n'est pourtant pas de cette faculté que dépend son existence 
absolue. Donc ; ce qui constitue l'essence absolue ou la 
substance de l'ame y si elle est immatérielle y c'est la sensi- 
bilité ou quelqu'autre de ses propriétés passives : c'est 
rétendue impénétrable ^ si elle est corporelle. 

Descartes a cru démontrer que l'ame ou {a pensée (mot 
auquel il donne plusieurs significations différentes ) existe 
comme substance immatérielle y en alléguant que l'idée 
que nous en avons est tout- à-fait indépendante de celle 
d'étenduC; et réciproquement j ou, en d'autres termes, que 
ces choses se conçoivent très-bien l'une sans l'autre , d'où 
il conclut qu'elles sont distinctes. La pensée, ou /a concep-^ 
tion y comme il le dit quelque part , ne suppose d'ailleurs 
aucun des autres attributs de lame , tandis que ceux-ci 
supposent tous la conception, ou la pensée. En sorte que 
ce serait effectivement cette propriété passive , la concep- 
tion, qui constituerait l'essence de Tame ; et non seulement 
son essence relative, mais son essence absolue, si cette pro- 



(09) 

priété essentielle et l'étendue impénétrable n'étaient point 
unies entre elles ou à un même sujet^ si elles étaient réel- 
lement distinctes. Je renvoie^ pour Texamen de cette im- 
portante question ^ à ma préface de la métaphysique de 
Descartes. 

s 4. 

Les philosophes de nos jours , pour prouver que Tame 
est immatérielle ^ s'attachent à démontrer que la faculté de 
penser et l'étendue impénétrable s'excluent mutuellement^ 
en ce que la première^ suivant eux y suppose une substance 
simple ; et que le corps est composé de parties. 

Ils s'appuient principalement sur ce que Tidée est simple 
de sa nature , et sur ce que la comparaison de deux idées^ 
cale jugement réfléchi^ serait impossible^ ou ne serait pas 
une opération simple ^ comme elle Test ^ si Tame n'était pas 
elle-même une substance simple. 

L'idée disent-ils d'abord^ est indivisible par essence; et 
ils croient pouvoir induire de ce fait ^ que l'ame n'a point de 
parties. 

Avant de nous engager avec eux dans des raisonnemens 
abstraits^ consultons l'expérience ; et voyons ce que nous 
en pouvons tirer. ^ 

Toute idée ^ toute sensation ^ et généralement toute mo- 
dification de substance ^ en un mot , tout phénomène , soit 
physique, soit psychologique , est indivisible dans son prin- 
cipe j car tout phénomène, dans son principe, n'est que le 
passage instantané d'une manière d'être à une autre j tel 
est, par exemple, le passage du mouvement au repos, ou 
du repos au mouvement. Mais tout phénomène qui a quel- 
que durée se compose de plusieurs phénomènes instantanés 
qui se suivent sans interruption sensible ; et la plupart , 
même ceux qui n'ont aucune durée appréciable , se compo- 



(70) 

sent de plusieurs phénomènes qui co-existent. Une idée qui 
se prolonge n'est qu'une idée qui se reproduit y et , par con* 
séquent^ n'est point dans son ensemble une idéie simple, 
ou indivisible : l'idée de tout objet composé^ l'idée même 
d'une simple ligne dans laquelle nous ne pourrions imagi- 
ner que deux points distincts^ est elle-même composée. Une 
sensation se compose ordinairement d'une suite de sensa- 
tions de la même nature qui se succèdent les unes aux 
autres; un son, par exemple/ est foriné d'autant de sons 
qu'il j a de vibrations successives dans l'air : un son même 
instantané peut aussi être formé de plusieurs sons plus 
faibles^ mais co-existans. Dans la chute d'un corps ^ il y a 
à chaque instant passage d'un mouvement à un autre; mais 
chaque passage d'une manière d être à celle qui la suit im- 
médiatement est instantané et indivisible. Les, phénomènes 
les plus compliqués, comme celui de la digestion, par 
exemple, se composent toujours de phénomènes plus 
simples qui se succèdent et co-existent; mais en dernière 
analyse , on arrive toujours à des phénomènes instantanés, 
indivisibles par essence, soit dans le domaine de la psycho- 
logie, soit dans celui de la physique. 

Ainsi, voilà d'un côté des phénomènes composés dans 
une substance que l'on suppose être simple ; et de l'autre y 
des phénomènes évidemment simples dans des corps , ou 
des substances évidemment composées. Puis donc que 
l'expérience prouve incontestablement qu'il y a des phé- 
nomènes, des modifications simples dont la substance, ou 
le sujet est composé; tous les raiaohnemens du monde ne 
démontreront pas le contraire, ne démontreront pas, qu'un 
phénomène simple suppose nécessairement un sujet simple, 
une substance indivisible. Mais jetons un coup d'œil sur 
ces raisonnemens. 

Si l'ame a des parties distinctes , il faudra , dit*on , ou 
x|ue l'idée n'affecte qu'une seule de ces parties à l'exclusion 



(71) 

detoatesles autres^ ce que, pour aln^éger , nous consen- 
tons à regarder comme inadmissible : ou qu^elle existe 
tout entière dans diaque partie ; ou qu'Ole se trouve diyi- 
sée entre toutes les parties. On n'admet point d'antres 
suppositions possibles. Arrétons-noiis donc à ces deux 
dernières. 

Dans le cas de la première, il y aurait, j'en conviens^ 
pour chaque idée dont nous avons conscience, autant d'i- 
dées, et autant de principes pensans, que de parties dans 
la substance qui pense; et dans Taùtre cas, il n'y aurait 
dans chaque partie, dans chaque principe pensant, qu'une 
fraction d'idée. 

£h! bien, non seulement je ne vois rien d'impossible, 
rien de conti*adictoire ou d'absurde en chacune de ces sup- 
positions; mais il me semble qu'on peut fort bien les con-* 
eilier, et les admettre toutes les deux à la fois. Comme la 
oature de l'idée nous est tout>à-fait inconnue, je tâcherai 
de me faire comprendre par une comparaison empruntée 
de la matière. 

Imaginez un système de corps formé d'une infinité de 
petites clocles, qui, étant frappées par un corps étran- 
ger^ vibrent toutes ensemble; et comparons l'idée dont 
nous avons conscience au son total qui en résulte. Il sera 
Yrai de dire que chaque partie de ce corps, ou diaque pe- 
tite cloche, n'aura qu'une fraction du son total : et si nous 
faisons attention que cette fraction n'est pas à son unité, 
ce qu'un segment ou un secteur de sphère, par exemple, 
est à la sphère entière^ qpien diffère totalement; mais qu'elle 
est parfaitement semblable à cette unité, je veux dire au 
son total, avec la seule différence du plus ou moins dans 
son intensité , on pourra dire aussi , en ce sens , que le son 
se trouve tout entier dans chaque partie du corps sonore. 

Or, pourquoi telle idée qui nous frappe plus ou moins 
mement ne se composerait-elle pas d'une infinité d'idées 



( 72 ) 

semblables , dont chacune y prise séparément ^ serait comme 
imperceptible à notre intelligence^ de même qu'un son , et 
j'entends parler ici de la sensation du son et non de sa cause 
extérieure ^ se compose souvent de plusieurs sensations , de 
plusieurs sons co-existans^ plus faibles, mais tous de la 
même nature que le son qui frappe notre oreille? Pourquoi 
n'y aurait-il pas dans une substance pensante autant de 
principes pensans , qu'il y a de principes pesans dans une 
substance pesante? La pesanteur d'un corps ne résulte- 
t-elle pas de la pesanteur de toutes ses parties , et ce corps 
n'agit-il pas comme si les pesanteurs se trouvaient réunies 
dans leur centre de gravité y ou dans un point quelconque 
de sa masse ? Et qu'on ne dise pas que cela n'est vrai qu'à 
l'égard de l'observateur du dehors ; car, quoiqu'il soit certain 
que chaque molécule a sa pesanteur à part , et qu'elle soit 
tout-à-fait indépendante de celle des autres molécules; 
comme elles se trouvent toutes liées les unes aux autres , 
chacune d'elle tombe ou agit , non seulement par la pesan- 
teur qui lui est propre^ mais encore par celle de toutes les 
autres , qui l'entraînent avec elles : d'où il suit que la pe-^ 
santeur du corps se trouve pour ainsi dire tout entière dans 
chacun de ses points j en sorte que si ce corps pesait quatre 
livres , chacune de ses parties pourrait dire , c'est moi qui 
pèse quatre livres. 

Cependant les deux hypothèses dont il s'agit, et que je 
regarde moi-même comme peu probables , sont inadmissi- 
bles, dit-on, parce que, quand une idée nous affecte, la 
conscience nous dit , d'une part , que nous avons cette idée 
tout entière, et d'une autre, que nous n'avons qu'une fois 
cette idée dans le même instant. 

L'observation qui précède réfute jusqu'à un certain 
point cette objection. Je demanderai d'ailleurs si la con- 
science ne pourrait pas nous tromper à cet égard , comme 
elle nous trompe certainement , ou comme n^u^nous trom- 



(73) 

pons^ quand nons croyons n'éproaver qu'une sensation 
unique ^ dans certains cas où nous en avons évidemment 
plusieurs qui co-existent et se succèdent. 

Mais qu'est-ce que la conscience distinguée de la sensa- 
tion ou de ridée? Est-elle autre chose qae Tidée elle-même 
en tant qu'elle est actaellement présente à notre esprit ? 
Avoir conscience d'une idée^ n'est-ce pas simplement avoir 
cette idée? La conscience (que nous considérons ici comme 
phénomène, et non comme faculté) ne fait-elle pas du 
moins partie intégrante de Tidée ; est-il possible d'avoir 
une idée sans en avoir conscience? Au reste, soit qu'elle 
ne diflfere point de l'idée , ou qu'elle en fasse seulement 
partie j ou bien qu'elle en soit tout-à-fait distincte, toujours 
est-il , qu'en tant qu'elle est actuellement en exercice , elle 
n'est elle-même qu'un phénomène , qu'une modification de 
l'âme : or, à ce titre , elle parait même inconciliable avec 
la simplicité qu'on attribue à la substance de l'ame ; et si 
elle prouve l'unité du moij ce n'est pas expressément en 
tant qu'on attache à ce mot d'unité l'idée de simplicité ab- 
solue, c'est seulement sous cette condition qu'on prendra 
ce mot dans un sens plus étendu , et qui n'exclut pas l'idée 
de composition : comme nous l'expliquerons dans le para- 
graphe suivant. 

Mais enfin , n'y a-t-il pas d'autres suppositions , d'autres 
hjrpothèses que celles qui ont été proposées ci-dessus , et 
que l'on croit avoir renversées de fond en comble , tandis 
qu'on ne les a pas même ébranlées? 

Descartes compare les idées aux diverses figures, ou aux 
divers changemens de figure que pourrait subir un mor- 
ceau de cire. Or, qu'il survienne un pareil changement j 
on ne pourra dire de cette transformation , ou modifica- 
tion , ni qu'elle existe dans une partie du corps à l'exclu- 
sion de toutes les autres, ni qu'elle existe tout entière dans 
chacune des parties ou des molécules de ce corps, d'autant 



( 74 ) 

qti^etles ne sont pas sasceptibles de changer de forme ; ni 
enfin ^ qne cette modification se trouire divisée entre toutes 
les molécules de façon cfue chacune d'elle a une fraction de 
ce changement de figure^ ou de la figure nouYclle cpi'a- 
mène ce changement. Et cependant 'cette transformation a 
lieu dans (e corps entier; il était sphéinque^ par exemple^ 
il devient cubique op pyramidal : or il n y a rien de sem- 
blable dans ses particules , qui conservent toujours la même 
figure^ et qui ne peuvent que changer de place. 

On conçoit donc fort bien que Tame pourrait être une 
substance étendue et divisible^ sans qu'il en résultat né- 
cessairement qu'une idée^ qu'une modification quelcon- 
que de l'amC; fût^ elle-même^ divisée entre toutes ses 
parties y de manière que chacune en edt une portion ; ou 
qu'elle existât tout entière ^ soit dans chacune , soit dans 
une seule de ses parties. 

s. 5. 

La meilleure preuve de la simplicité de l'ame , suivant 
quelques métaphysiciens^ est celle qu'ils' tirent par induc- 
tion de Texistence et de la conscience du moi; c'est-à-dire 
de l'unité et de l'identité du sujet pensant /et de la con- 
science, ou du sentiment intime de cette ideptité : tandis 
qu'au contraire , je trouve quelque difficulté a concilier 
cette simplicité; non avec l'existence, mais avec la con- 
science du moi j qui n'est qu'un phénomène de l'ame; car 
il ne s'agit pas ici de la propriété, cause conditionnelle de 
ce sentiment intime, et qui porte aussi le nom de con- 
science. 

Toute substance , soit spirituelle , soit corporelle, est une 
et toujours identique avec elle-même; et, quoique l'idée , 
la conscience, le phénomène du moi^ ne soit propre qu'à 
une substance pensante, le moi lui-même, c'est-à-dire, 



(75) 

Tunité et Tidentiié de la substance , appartient au corps 
aussi bien qu'à l'esprit. Car la matière ne change pas quant 
au fond ^ et par conséquent y est identique : et ^ bien qu'un 
corps ne soit point simple^ il est un en ce sens, que la mo* 
dification qui l'affecte ne porte point séparément sur cha- 
cun de ses élémens, sur chacun de ses atomes, d'autant 
que ceux-ci ne peuvent être modifiés en aucune manière; 
mais tombe sur sa masse entière ; comme on peut le com« 
prendre, en se représentant une boule de cire qu'on apla- 
tirait. 

Cependant les corps et Tesprit ont un grand nombre de 
propriétés diverses; ils ne sont rien que des collections de 
propriétés , et sont susceptibles d'une infinité de modifica- 
tions. Gomment donc trouver de l'unité dans une collec- 
tion de propriétés , et de l'identité dans des qualités qui 
s'altèrmit et périssent même tout- à-fait? 

Je rappellerai encore ici, qu'il y a dans tonte substance 
une propriété essentielle , qui la constitue, et que ses autres 
propriétés ne sont que des modifications de celle-là; en 
sorte qail n'y a, pour ainsi dire, dans chaque corps, dans 
chaque substance , qu'une seule chose , qui varie dans ses 
formes extérieures, mais qui, au fond, reste toujours la 
même; et par là on peut concilier l'unité avec la pluralité, 
et l'identité avec la modification. 

Toutefois cette explication n'est valable, qu'autant que 
l'on prendra le mot unité dans le sens que nous lui avons 
donné, et qu'on ne le fera pas synonyme de simplicité. 
Ainsi, à Tégard de l'ame, si on la considère comme une 
substance simple, la difficulté reste tout entière, comme 
nous allons le faire voir. 

Remarquez , premièrement , que si un atome ^ une 
simple molécule matérielle a plus d'une propriété; si elle 
en a jusqu'à trois qui tiennent à sa nature intime, savoir, 
l'impénétrabilité , le volume et la figure; c'est à cette con- 



( 76 ) 

dition, que cette molécule est étendue : d'ailleurs^ ces 
trois propriétés ne sont en quelque sorte que trois points 
de vue ^ trois faces d'une même chose y trois manières d'en- 
visager la même propriété; car l'impénétrabilité ne se con- 
çoit pas sans {^étendue ^ ni l'étendue sans une figure quel- 
conque et un volume déterminé. 

Remarquez^ en second lieu, remarquez bien surtout, 
qu'un atome matériel, qui est simple, du moins en ce sens 
qu'il n'est pas composé de parties réellement distinctes, 
qu'il est indivisible; par cela même est immuable et ne peut 
essuyer aucune altération , aucun changement : tandis que 
les corps , qui sont des agrégats d'atomes , unis par une 
force attractive, mais séparables les uns des autres; et qui 
jouissent d'un grand nombre de propriétés, qu'il serait im- 
possible d'attribuer à aucun de ces atomes, telles que la 
porosité, la flexibilité, la mollesse, l'élasticité; par cela 
seul qu'ils sont divisibles et formés de divers principes , 
sont susceptibles d'une infinité de modifications. 

Ainsi l'expérience semble nous fournir la preuve^ en 
même temps que la raison , ou le sens-commun nous im- 
pose la croyance et la conviction , que la modification est 
liée à la cx)mposition , et que ce qui est simple ne saurait 
être modifié, est nécessairement immiiaàie. C'est donc une 
difficulté très-réelle , que de concilier la simplicité de l'ame, 
si ce n'est avec ses divers attributs, du moins avec ses phé- 
nomènes, c'est-à-dire avec ses sensations^ ses sentimens, 
ses idées ; d'autant plus que le nombre en est incalculable. 
A plus forte raison , n'est-il pas possible de tirer directe- 
ment la preuve de la simplicité de l'ame de la conscience 
du moij qui n'est elle-n\ême qu'un phénomène, qu'une 
modification del'ame, laquelle parait incompatible avec sa 
simplicité : donc iU/aut la prouver d'ailleurs. 

Ainsi , ni le moi^ ni la conscience du mai y ne suppose la 
simplicité de la substance; mais seulement son unité et 



( 77 ) 

son identité : Tan et l'autre font voir ainsi y que les sub- 
stances sont autres choses que des collections de propriétés 
accidenteHes ^ périssables^ contingentes; et qu'il y a dans 
chacune d'elles quelque chose d'invariable en soi, telle 
qu'est l'impénétrabilité dans les corps y sans qu'il soit d'ail- 
leurs nécessaire d'admetti^e en ceux-ci, outre cette pro- 
priété essentielle, quelque chose d'inintelligible, qui ne 
tombe point sous les sens. 

Avant d'aller plus loin, je répondrai à une objection 
qu'on ne manquera pas de m'opposer . On dira , sans doute , 
que le corps n'est pas un et identique , en ce sens du moins, 
qu'il peut perdre et gagner tour à tour, qu'il peut chan- 
ger dans sa masse ^ ou dans son volume réel; changement 
bien différent des modifications que peut éprouver une 
même masse; et que par conséquent la pensée , qui suppose 
l'identité de la substance pensante , n'est point un attribut 
de la matière. 

Je répondrai , premièrement , qu'il faudrait , pour que 
cette objection eût quelque valeur, commencer par dé- 
montrer que Tame, si elle était matérielle, éprouverait 
nécessairement un tel changement, ou, en d'autres ter- 
mes, qu'il n'est point de partie du cerveau qui ne subisse 
des altérations successives , en plus ou en moins , dans sa 
masse ou sa quantité, pendant la durée de la vie. 

En second lieu, que, dans l'hypothèse de la matérialité 
de l'ame , on pourrait concevoir que la conscience du moi^ 
ou plus généralement que la faculté de penser , dépendrait 
bien moins, sinon quant à son énergie, du moins quant à 
sa nature , du nombre des particules du cerveau , que du 
rapport qui existe entre elles, ou de son organisation. 

En troisième lieu , qu'une perte occasionnée dans le 
cerveau ajBTaiblirait peut-être, mais sans la détruire, la 
conscience du moi , ainsi que le souvenir et la réminis- 
cence d'une idée acquise antérieurement à cette diminution 
de volume. 



(78) 

Et quatrièmement enfin , que , si la substance pensante, 
Qu le cerveau, croissait progressivement en volume, on 
ne voit pas pourquoi quelque partie sur-ajoutée au cer- 
yeau ne participerait pas au souvenir et a la réminiscence 
d'une idée acquise avant cette augmentation, quand la 
cause, quelle qu'elle soit, qui peut faire naître un pareil 
souvenir, agira sur cette substance; car elle l'affectera né- 
cessairement tout entière : ou pourquoi cette partie sur- 
ajoutée empêcherait cette cause de produire son effet. 

Qu'y aurait-il de surprenant que la substance pensante 
augmentée de quelque partie^ eût tout entière ^ par Taction 
d'une cause , le souvenir d'une idée, ou plus généralement 
d'une modification qui n'avait point affecté toute sa masse 
actuelle; lorsque nous voyons qu'une idée produite dans 
l'ame par une cause, telle , par exemple, que l'action d'un 
objet extérieur sur les sens, «se réveille tout entière p^r la 
présence d'une partie seulement de cet objet , ou, si je puis 
m'ex primer ainsi, par une fraction de cette cause efficiente. 
En ceci , il y a certainement un mystère impénétrable à 
mon intelligence ; tandis qu'il me semble que je comprends 
assez bien, que, dans la supposition où la substance de 
l'ame éprouverait des changemens insensibles , une idée 
pourrait être transmise, comme par tradition, de Tame 
telle qu elle aurait été dans un temps , à l'ame telle qu^elle 
se trouverait dans un autre. 

On peut concevoir que, chez un même individu, c'est 
toujours le même esprit qui pense, comme c'est toujours 
le même estomac qui digère ; sauf et malgré les change- 
mens insensibles que subissent l'un et l'autre avec le temps^ 
et admettre ainsi que la conscience du moi n'exige ou ne 
suppose point une identité parfaite , ou absolue, dans la 
substance qui pense : d'autant que l'ame, en tous cas, 
matérielle ou immatérielle , si nous en jugeons par ses at- 
tributs y qui sont en efiet les seules choses par lesquelles 



( 79 ) 

nous en puissions juger ^ change aussi bien que le corps; 
et que le phénomène de la conscience paraît lui-même 
susceptible d'augmentation et de diminution dans son in- 
tensité, c'est-à-dire dans la clarté de la lumière intellec- 
tuelle qui le constitue y bien que cette lumière soit toujours 
de la même nature et ne nous abandonne jamais totale* 
ment j excepté peut-être dans quelques cas d'aliénation 
mentale excessivement rares. 

-§6. 

Examinons maintenant les preuves que Ton tire du juge- 
ment y ou de la comparaison y en faveur de la simplicité de 
lame ; et commençons par une observation générale sur la 
comparaison p 

Nous ignorons en quoi consiste cette opération de Tame, 
si c'en est une : nous n'en connaissons tout au plus que les 
conditions et le résultat* Quand on dit qu^elle est une at- 
tention double, on ne s'exprime peut-être pas exactement 
ou rigoureusement : car, toutes les fois que nous avons 
une idée composée , comme serait, par exemple, celle d'un 
homme , notre attention se porte sur plusieurs idées sim- 
ples ou moins complexes, sans que nous comparions pour 
cela ces idées les unes avec les autres. Mais nous, savons, 
ou nous croyons savoir, que cette opération exige dans 
tous les cas, que les modifications que Ton compare soient 
actuellemast et dans le même instant présentes à l'esprit , 
que nous y pK)rtions notre attention, et l'expérience nous 
apprend y que de cette co-existence , ^ou de cette compa- 
raison^ il résulte, non pas toujours^ mais fort souvent, 
d'autres idées pour nous , d'auttres modifications de Tame , 
dont nous avons conscience. 

Remarquons en passant, quç ces conditions peuvent être 
remplies, que ce résultat peut être obtenu , dans une sub- 



(80) 

stance matérielle , où Ton conçoit fort bien en eflfet qu'une 
modification quelconque peut résulter de deux autres mo- 
difications qui afiectent cette substance dans le même in- 
stant. 

A la "vérité, il ne paraît y avoir rien ici qui réponde a 
l'opération de Tame qu'on appelle comparaison. Mais 
qu'est-ce que cette opération considérée indépendamment 
des conditions qu'elle paraît supposer, auxquelles en effet 
les philosophes la réduisent? encore une fois nous n'en sa- 
vons rien ; elle échappe tout-à-fait à notre conception, sur- 
tout dans certains cas où la comparaison semble n'avoir 
qu'un terme, par exemple, lorsque je regrette un ami, 
que je désire le revoir, sans doute parce que je juge que 
sa présence a été , et qu'elle serait encore pour moi , plus 
agréable que le souvenir que j'en ai conservé. Car ce sou- 
venir étant la seule idée actuellement présente à mon esprit, 
la seule jouissance qui me reste, si c'en est une; comment 
puis-je la comparer au sentiment plus agréable, à 1^ 
jouissance beaucoup plus vive, que cet ami m'a procurée 
par sa présence, et que je n'ai plus? Il est donc évident que 
nous n'avons de cette opération de l'ame qu'une idée fort 
obscure et confuse. Or il est impossible de fonder aucun 
raisonnement solide sur ce qu'on ne conçoit pas bien. 

Voici comme raisonne Condillac pour prouver que l'ame 
n'est point corporelle , qu'elle n'a point de parties. 

« Que A , B , C , trois substances qui entrent dans la 
composition du corps , se partagent trois perceptions diffé- 
rentes ; je demande où s'en fera la comparaison? Ce ne sera 
pas dans A , puisqu'il ne saurait comparer une perception 
qu'il a avec celles qu'il n'a pas. Par la même raison, ce ne 
sera ni dans B ni dans C. Il faudra donc admettre un point 
de réunion y une substance qui soit en même temps un sujet 
simple et indivisible de ces trois perceptions, distincte, par 
conséquent du corps, une ame, en un mot. » 



(81) 

Ici, je ferai observer, premièrement, que, la compa- 
raison étant d'une^ nature tout-^à>fait inconnue , on ne peut 
pas même demander, où elle se ferait, c'est-à-dire, dans 
laquelle des parties de Vame elle se ferait^ si Tame était ma- 
térielle. 

Et en second lieu, qu'une chose pourrait ou se faire , ou 
exister, dans un point de réunion , sans qu'il s'ensuivît ni 
que les attributs qu'elle suppose fussent eux-mêmes réunis 
dans ce point , ni que ce point fiit une substance. Lorsque 
deux corps A, B, l'un en mouvement^ l'autre en repos, 
oa animé d'un mouvement différent , viennent à se ren- 
contrer , leur choc mutuel ne s'opère ni dans A , ni dans B , 
il a lieu dans un point de réunion; mais ce point n'a aucun 
attribut, et n'est pas un être réel. 

En tous cas , la comparaison suppose une relation 
préexistante entre des idées , entre des choses différentes, 
et le résultat de la comparaison n'est rien de plus que cette 
relation, en tant que l'ame en a conscience, ou qu'elle 
l'aperçoit. 

Enfin, en admettant que l'ame est matérielle, on pour- 
rait expliquer ses modifications , ses phénomènes , de dif- 
férentes manières ; on peut, comme nous l'avons vu , faire 
à cet égard plusieurs suppositions , plusieurs hypothèses , 
et Condillac n'en propose qu'une seule , précisément celle 
que nous avons regardée comme inadmissible, à savoir, 
que chaque idée n'existerait que dans une seule partie de 
lame; auquel cas il serait bien difficile en effet d'expli- 
quer, et absolument impossible de concevoir la comparai- 
son, la conscience, et autres phénomènes de cette nature. 

M. Laromiguière a étendu; en la modifiant, la démons- 
tration de Condillac ; mais il ne l'a pas suffisamment étendue: 
et il s'ensuit, que^son raisonnement, fi(it-il bon en lui- 
même, ne prouverait rien encore. 

« Une substance ne peut comparer qu'elle n'ait deux 

TOME III. 6 



(82) 

idées à la fois. Si la substance est composée de parties^ 
ne fût-ce que de deux^ où placerez- vous les deux idées? 
Seront -elles toutes deux dans chaque partie j ou Cune dans 
une partie et Vautre dans Vautre? choisissez : H ny a p^^ 
de milieu. Si les deux idées sont séparées^ la comparaison 
est impossible. Si elles sont réunies dans chaque partie, il 
y aura deux comparaisons à la fois , et par conséquent 
deu\ substances qui comparent^ deux âmes, deux m^^ 
mille si vous supposez l'ame composée de mille parties. 
Vous ne pouvez échapper à la force de cette preuve. » 

Encore une fois, nous rejetterons la première de ces 
deux suppositions comme inadmissible ; mais quant a la 
seconde, il s'en faut qu'elle soit dénuée de toute vraisem- 
blance. Il est bien vrai que dans cette hypothèse, il y au- 
rait, sinon autant de comparaisons, du moins autant d'idées 
de rapport 3 sinon autant d'ames, du moins autant de 
principes pensans , que de parties dans la substance pen- 
sante. Mais il n'y a en cela rien de contradictoire, rien 
d'impossible ; car il n'est pas vrai, comme je l'ai déjà suffi* 
samment expliqué, qu'il en résulterait nécessairement que, 
contre le témoignage de la conscience, il y aurait en nous, 
qu'il y aurait dans la substance pensante , autant de tno^ 
que de parties ; ou pour mieux dire , il n'est pas vrai que 
nous aurions évidemment, dans ce cas, la conscience de 
plusieurs moi. 

Mais quand même M. Laromiguière eût renversé 1^^ 
deux hypothèses entre lesquelles il nous donne à choisir, il 
n'aurait pas pour cela démontré que l'ame n'est point ma- 
térielle j car sa preuve n'est fondée que sur cette assertion? 
que quand une substance composée , quand un corps subit 
à la fois deux modifications , il doit absolument arriver de 
deux choses l'une, ou que ces modifications s'effectuent , 
l'une dans la moitié , ou dans un certain nombre des parti- 
cules dé cette substance, et l'autre dans toutes les autres 



(83) 

• 

particules ; ou que ces modifications ont lieu toutes deux 
dans chacune des particules de ce corps. 

Or cette assertion tacite^ qui est la majeure ou le prin- 
cipe de son raisonnement^ est évidemment fausse 5 et même 
dans la plupart des cas y les deux suppositions sont égale- 
ment impossibles , en sorte que non seulement l'on peut^ 
mais on est obligé d'en admettre une troisième. Par exem- 
ple, imaginez qu'une sphère élastique éprouve à la fois 
deux mouvemens , l'un de rotation autour de son centre 
immobile 3 l'autre de pulsation , qui lui fasse prendre al« 
temativement la forme allongée d'un œuf et la forme 
aplatie d'une orange : le mouvement de rotation ne se 
trouvera pas dans une portion seulement des particules de 
cette sphère, et le mouvement de pulsation dans toutes les 
autres : et chaque particule n'éprouvera pas non plus tout 
à la fois y comme la sphère entière , un mouvement de ro- 
tation autour de son centre immobile , et un mouvement de 
pulsation qui la ferait continuellement changer de forme, 
n y a donc un milieu possible, pour ne pas dire néces- 
saire ^ entre les deux alternatives où nous place M. Laro- 
miguière : et dès - lors sa preuve est tout gu moins 
insuffisante. Donc il n'a pas démontré à la rigueur l'imma- 
térialité de l'ame , ou sa simplicité. 

s 7. 

Que dirions -nous de celui qui, n^ayant pas une idée 
plus claire de la nature du mouvement, de la matière et 
du choc des corps, que nous n'en avons de la nature des 
idées , de certaines opérations de l'ame , et de sa substance, 
raisonnerait ainsi? Le choc est indivisible par essence} donc 
il suppose un sujet simple. De plus , le choc résulte de deux 
mouvemens , de deux manières d être, ou de deux modi- 
fications différentes. Or^ si la matière, ou le sujet du choc 



(84) 

était composé y ne filt-ce que de deux parties y il faudrait y 
ou que Tun des mouvemeDs fût dans une des parties et 
Tautre mouvement dans Tautre^ auquel cas le choc^ qui 
les suppose tous les deux^ serait impossible; ou que les 
deux mouvemens fussent ensemble dans chacune des deux 
parties^ auquel cas il y aurait deux choses. Il faut donc 
admettre un point de réunion y une substance qui soit un 
sujet simple et indivisible de ces deux mouvemens et du 
clioc auquel ils donnent lieu. Donc la matière n'est point 
composée de parties. 

Certes nous pourrions dire de celui qui raisonnerait de 
cette manière qu'il n'aurait rien prouvé du tout. Eh 'bien! 
les démonstrations que donnent Condillac et M. Laromi- 
guière de la simplicité de Tame y sans être aussi ridicules 
peut-être^ n'ont pas plus de valeur. Car toutes Jes fois qu'il 
s'agit de prouver une chose à la rigueur, c'est-à-dire ou 
métaphysiquement ou mathématiquement; si la plus lé- 
gère considération nous a échappé y s'ilmanqiie la moindre 
chose à la démonstratidn y elle ne vaut pas mieux que le 
raisonnement le plus absurde. C'est ici qu'on peut dire, 
qu'il n'est point de degré du médiocre au pire. Et il faut 
aussi remarquer, que mille démonstrations différentes , ou 
toutes rigoureuses , ou toutes défectueuses , ne prouve- 
raient rien de plus qu'une seule démonstration , qui aurait 
ou la même qualité que les premières , ou le même défaut 
que les autres. 

Il n'en est pas ainsi d'une simple probabilité, qui s'ap- 
proche plus ou moins de la certitude, et qui, quelque fai- 
ble qu'elle soit, a toujours une valeur quelconque. 

Lorsque plusieurs probabilités réunies , tendant toutes à 
nous faire croire, par diverses raisons, à l'existence d'un 
même fait, d'tme même vérité^ sont ou très-nombreuses 
ou très-fortes , et qu'elles ne sont point détruites ou neu- 
tralisées par des probabilités contraires; leur ensemble^ ou 



(85) 

leur résultante ^ leur produit net, si je puis m'exprimer 
ainsi , peut former, ou constituer une certitude morale. 

Il n'y a , selon moi , ni preuve ni certitude métaphysi- 
ques de la simplicité, ou de l'immatérialité de la substance 
qui pense. Mais nous en avons une certitude morale : du 
moins cette vérité, ou si l'on veut, cette hypothèse de la 
simplicité de Famé, est-elle appuyée sur des probabilités 
•aussi fortes que nombreuses, qui se tirent, soit de raisons 
métaphysiques , soit de conçidérations morales ; et bien qu'il 
y ait aussi quelques probabilités contraires , ou qui sem- 
blent atténuer la force des premières , comme celle , par 
exemple, qui découle de l'insurmontable difficulté d'expli- 
quer, et je dirais presque de la répugnance qu'éprouve la 
raison d'admettre comme possible l'influence réciproque 
de deux . substances , l'une entièrement corporelle, l'autre 
purement immatérielle : ces preuves contraires ne sont pas 
suffisantes pour empêcher celles très-favorables à la sim- 
plicité de l'âme d'entraîner la conviction de la plupart des 
hommes. 

Comme ces dernières pourraient fournir la matière d'un 
volume, que d'ailleurs elles se trouvent toutes réunies^ ou 
du moins résumées dans plusieurs ouvrages , soit de mo- 
rale, soit de métaphysique, et qu'enfin elles sont généra- 
lement connues de ceux qui s'occupent de philosophie^ 
nous ne les rappellerons pas. 

Au reste^ je n'ai pas eu pour^but de décider cette impor- 
tante question ; l'objet que je me suis proposé a été de faire 
voir seulement que, bien que cela soit fort peu probable, 
il n'est pas absolument impossible que l'ame soit matérielle, 
il n'est point absurde de supposer que la matière puisse 
sentir et penser. Encore ai-je ici entendu par matière, non 
pas précisément une substance qui , en dernière analyse, 
se réduit à l'impénétrabilité modifiée par le volume et la 
figure ; mais une substance quelconque formée de parties 



(86) 

distinctes^ séparables les unes des autres; en un mot une 
substance composée , quelle qu'elle puisse être. Gar^ suppo- 
sez l'âme matérielle ^ il se pourrait que ce ne fût point en 
vertu de Fimpénétrabilité^ du volume et de la figure de ses 
atomes^ ni d'aucune autre propriété corporelle dérivant 
de celles-là, qu'elle pense et qu'elle sentj il se pourrait que 
Dieu eût attaché à chacun de ces atomes quelque propriété 
toute différente de celles qui constituent pour nous la ma- 
tière, quelque propriété qui ne tombât point sous l'ima- 
gination , et qui fût comme le germe ou la condition 
essentielle de la sensibilité et de Tintelligence dans les corps 
qui jouissent d'un certain degré d'organisation. 

Ainsi , comme le dit Locke , « nous ne serons peut-être 
jamais capables de connaître si un être purement matériel 
pense ou non , par la raison qu'il nous est impossible de 
découvrir par la contemplation de nos propres idées , sans 
révélation , si Dieu n'a point donné à quelques amas de ma- 
tière disposés comme il le trouve à propos , la puissance 
d'apercevoir et de penser ; ou s'il a joint et uni à la matière 
ainsi disposée une substance immatérielle qui pense. Car 
par rapport à nos notions, il ne nous est pas plus malaisé 
de concevoir que Dieu peut , s'il lui plait , ajouter à notre 
idée de la matière la faculté de penser, que de comprendre 
qu'il y joigne une autre substance avec la faculté de pen- 
ser^ puisque nous ignorons en quoi consiste la pensée, et à 
quelle espèce de substance cet Être tout-puissant a trouvé à 
propos d'accorder cette puissance. » 



DES PROPRIETES DE x'aJEE. 



§1. 

Nous avons dit que Tame est la réunion de toutes les 



(87) 

propriétés affectiyés et intellectuelles de l'homme; soit que 
ces propriétés appartiennent au cerveau ou à quelque autre 
partie du corps , soit qu'elles forment ensemble une sub- 
stance distincte du corps et tout-à-fait immatérielle. 

Les propriétés de Famé sont actives ou passives^ et ses 
propriétés actives le sont de deux manières 3 car Tame, 
oa la substance de Tame ^ quelle qu'elle soit y peut agir et 
sur le corps et sur elle-même. 

Cette substance, pouvant agir sur elle-même , éprouve 
deux sortes de modifications j les unes, qu'elle reçoit, les 
autres, qu^elle se donne. Mais les premières sont innombra- 
bles et de diverse nature ; les autres se réduisent toutes , en 
dernière analyse , à la volonté , ou , plus particulièrement , à 
lattention, qui n'est qu'une manière de vouloir : et encore; 
cette opération , ou action de l'ame est, dans beaucoup de 
cas, la suite d^une excitation qu'elle reçoit de Tobjet qu'elle 
considère^ ou d'unie cause étrangère. Mais^ que l'atten- 
tion, ou la volonté soit ou libre ou nécessaire ou excitée 
seulement jusqu'à un certain point, il n'en existe pas 
moins entre cette opération de l'ame et ses autres modifî- 
cationSj ou bien entre ses propriétés actives et ses proprié- 
tés passives une diflerence très-considérable, qu'il importe 
de bien établir. 

Nous savons tous, que pour voir un objet, il suffit 
d'avoir cet objet devant les yeux et de jouir de la lumière : 
(pe pour cela nous n'avons besoin de faire aucun effort; 
que souvent même nous voyons certaines choses malgré 
nous, et qu'il en est beaucoup que nous voudrions ne point 
voir; comme il y a des sons que nous voudrions ne pas 
entendre , des odeurs ne point sentir. 

D'un autre côté, il nous arrive assez fréquemment de 
ï^garder sans rien voir, je veux dire de ce que nous vou- 
drions voir; comme il nous arrive d'écouter sans rien 
entendre. 



(88) 

F'oir et regarder sont donc \leux choses tout-à-faît diffé- 
rentes^ qui paraissent même entièrement indépendantes 
l'une de l'autre ^ pour ne pas dire diamétralement oppo- 
sées : et remarquez bien que nous sommes passifs^ ou que 
l'aine est passive, en tant qu'elle voit^ ou qu'elle i;eçoit les 
impressions des objets visibles ; qu'elle est active, au con- 
traire, qu'elle veut^ lorsqu'elle regarde. 

Toutefois, pourvoir beaucoup d'objets, et surtout pour 
les bien voir, il faut regarder : sans doute leur existence, 
non plus que les sensations qu'ils produisent , ne dépen- 
dent pas de nous, de notre volonté j mais nous pouvons les 
rechercher, liôus en approcher, et les considérer sous tou- 
tes leurs faces : en regardant, nous ne ferons pas naître 
dans un corps des qualités qu'il n'a pas 3 mais nous pourrons 
y en découvrir quelques-unes qui nous auraient échappé 
sans cette action volontaire 3 et ce que je dis de Faction de 
regarder , 'on peut aussi le dire de celles d'écouter , de 
flairer, de goûter et de palper« Il est évident, dîs-je, que 
sans ces actions volontaires , nous n'aurions que des idées 
très-superficielles, très-peu exactes, très-incomplètes, des 
objets extérieurs, et que nous n'en pourrions connaître 
qu'un bien petit nombre : mais cela ne détruit pas la dif- 
férence que nous avons reconnue entre ces opérations et 
leur résultat. 

Or ces actions ne sont toutes que l'attention elle-même. 
Regarder, c'est être attentif} écouter, c'est être attentif. 
Quand nous regardons , nous concentrons plus ou moins 
notre sensibilité, notre entendement, notre ame, si je 
puis m'exprimer ainsi, sur l'organe de la vue, en le diri- 
geant vers l'objet visible, et sur les sensations ou les idées 
qu'il fait naître en nous.. Si nous écoutons, c'est sur l'or- 
gane de l'ouïe , et sur les sons ou les idées des sons que 
l'attention se porte. 

Mais ce que je dois faire remarquer surtout, c'est que 



( 89 ) 

Doas poavons ^ sans porter notre attention sur aucun de 
DOS organes extérieurs^ la concentrer dans l'ame elle-même, 
pour considérer des idées déjà acquises, des souvenirs. 
Ainsi, je contemple en ce moment l'idée d'un objet, sans 
qu'il soit devant mes yeux : je ne jouis point de sa vue, je 
n'en ai point la sensation; je n'en ai que la connaissance, 
que l'idée pure; et je porte actuellement mon attention sur 
cette idée. Imaginons , si vous voulez , qu'il existe en nous, 
avec un organe qui lui soit propre, un sixième sens des- 
tiné à recevoir toutes les idées , de quelque nature qu'elles 
soient, comme les sens proprement dits reçoivent les im- 
pressions des objets extérieurs : je dirai alors que mon 
attention se concentre dans ce sens interne et sur l'organe 
qui s'y rapporte. Mais ce sixième sens, ou cette manière 
de sentir, ne sera toujours, comme les sens extérieurs, 
qu'une propriété purement passive : tandis que l'attention 
est une propriété active, une faculté^ une puissance; ou 
bien une action qui s'exerce en vertu de cette faculté , et 
par laquelle Tame, si je puis me servir de cette expression , 
regarde les modifications qu'elle 'éprouve, je veux dire ses 
sensations et ses idées. 

Nous n'avons fait mention jusqu'ici que de la simple at- 
tention et des idées directes qu'elle amène. Je dois dire 
un mot des idées réfléchies et de la réflexion elle-même. 

Les idées réfléchies , qu'on peut aussi appeler idées de 
rapport ^ sont celles qui naissent du rapprochement et de 
la comparaison d'autres idées, soit directes, soit même ré- 
fléchies : telles sont, par exemple, celles de grandeur, de 
vitesse, de différence , d'égalité, de priorité, de succession. 
On comprend aisément qu'en effets ce ne sont là que des 
rapports existant entre les choses : que, par conséquent, 
toute idée réfléchie, toute idée de rapport^ suppose que 
I on a considéré plusieurs objets à la fois ou l'un après 
lautre. 



( 90 ) 

La réflexion n'est que Tattention elle-même appliquée 
sucpessiyement et alternatiTement à différens objets , à diffé- 
rentes idées. Quand Tesprit s'arrête quelque temps sur une 
même idée, qu'il la contemple, il n'est presque pas pos- 
sible que cette idée n'en rappelle pas une autre : l'attention 
est ainsi renvoyée, ou réfléchie, de la première sur la se- 
conde; elle Test ensuite de celle-ci sur la première ou sur 
une troisième } et de là naissent, non seulement de simples 
idées de rapport, mais encore, ce qu'on nomme des juge- 
mens, dont nous parlerons tout à l'heure. 

Le mot attention a deux valeurs. Il représente à la fois 
une action et une faculté, à savoir, l'action d'être attentif^ 
et la faculté en vertu de laquelle cette action est possible 
et se manifeste ; faculté qu'il conviendrait peut-être mieux 
de désigner par le mot attentivité. Supposons qu'on la 
nomme ainsi ^ il y aura entre l'attention et Tattentivité , la 
même difierence qui existe entre l'eflbrt , ou la tension d'un 
ressort mis en jeu par une cause quelconque, et l'élasticité 
de ce ressort. 

La même observation, ou des observations analogues 
pourraient s'appliquer au plus grand nombre des mots de 
la langue psychologique, qui est aussi pauvre qu'inexacte, 
et notamment au mot réflexion , auquel il conviendrait de 
substituer celui de réflexibilité y toutes les fois qu'on veut 
parler de la faculté, et non de l'action actuelle de réfléchir, 
qui seule devrait être appelée réflexion. 

Quelques philosophes nomment volition^ et ils n'ont pas 
tort, l'acte actuel de la volonté; en sorte qu'il y aurait la 
même différence entre la volition et la volonté , qu'entre 
l'action et l'activité, propriété sans laquelle l'action ne 
serait pas possible. 

Quant aux propriétés passives de l'ame , on peut en 



(91) 

compter an moins trois espèces de natnre tonte difierente. 
Rien n'empêcherait d'ailleurs de les comprendre toutes 
sous le nom commun de sensibilité, sauf à distinguer, 
comme nous allons le faire, diverses sortes de sensibilités , 
et à soudiriser encore chacune d'elles en plusieurs sens , 
ou manières de sentir. 

La première espèce de sensibihté^ dont nous ayons déjà 
parlé dans un autre article, est celle au mojen de laquelle 
nous recevons , par l'intermédiaire de nos organes ^ l'im- 
pression des objets matérieb, et que^ pour cette raison, 
l'on nomme, assez généralement^ sensibilité /yAynytie. Ces 
impressions sont ce que nous appelons nos sensations^ par- 
mi lesquelles il faut ranger la faim, la soif, et toutes les 
jouissances comme toutes les douleurs corporelles , ou pro- 
duites dans l'ame par certains mouvemens dans le corps. 
Autant on peut compter d'espèces de sensations , autant il 
y a en nous de sens, ou de manières de sentir, ou de pro- 
priétés distinctes : mais, nous Tarons déjà dit, elles ne sont 
toutes que des modifications du toucher. 

s 3. 

Sous la dénomination de sensibilité intelieetueUe . nous 
comprendrons aussi diverses manières d'être ou de sentir, 
diverses propriétés passives, telles que Tentendement , la 
conception, le jugement, la raison, l'imagination, la mé- 
moire et la conscience. Ici , sentir s'appelle connaître ^ et les 
impressions ou modifications de lame ne s'appellent plus 
sensations; on les nomme idées ^ souvenirs y connaissances j 
notions j pensées. 

Si le mot entendement était en usage dans le sens propre, 
il serait, ou devrait être employé pour désigner la propriété 
de l'ame par laqudile elle éprouve ces sortes de sensations 
qu'on appelle sons. Mais on ne l'emploie jamais qu'au figuré ; 



(92) 

et alors on lui donne une y aleur plus ou moins grande , et 
même des significations tout-à-iait différentes. Ainsi les 
uns comprennent sous cette dénomination toutes les pro*- 
priétés passives de Tame; d'autres^ au contraire, mais très- 
improprement y toutes ses propriétés actives y toutes ses 
facultés. Dans le premier sens^ l'entendement ne diiSererait 
point de ce que j'appelle sensibilité intellectuelle. Nous le 
prendrons ici dans un sens plus restreint y mais également 
passif^ et nous désignerons par ce mot^ la propriété par 
laquelle nous recevons ces impressions^ ou éprouvons ces 
modifications qu'on nomme idées j et non seulement les 
idées des sons^ mais toutes espèces d'idées ou de notions, 
de quelque nature qu'elles soient. 

La conception y pour dire à peu près ce qu'elle est y ou ce 
qu'elle me parait être; car je n'attache d'ailleurs aucune 
importance à toutes ces définitions particulières, plus ou 
moins arbitraires pour la plupart : la conception , dis-je y 
ne diffère en rien de l'entendement y si ce n'est qu^elle né- 
cessite y OU qu'elle suppose le secours de l'attention ou de 
la réflexion : en soii:e que, concevoir, c'est entendre à 
l'aide de ces facultés en exercice. 

Le jugement y qu'on pourrait aussi appeler ie sens du vrai y 
est la propriété en vertu de laquelle nous apercevons les 
rapports qui existent entre les choses , entre les idées , 
quelles qu'elles soient^ et discernons ce qui est vrai de ce 
qui est faux, ce qui est juste de ce qui ne Test pas , etc. 

On donne aussi le nom de jugemens aux propositions qui 
expriment ces rapports et à ces rapports eux-mêmes. 

Parmi ceux-ci, il en est de si simples, qu'ils frappent 
notre esprit, sans que nous ayons besoin de faire aucun 
usage de la réflexion pour les saisir ; et , dans ce cas , si les 
choses ou les idées que Ton compare sont très-générales et 
très-abstraites , comme , par exemple , quand on dit que 
la partie est moins grande que le tout, ces rapports simples 
sont appelés axiomes. 



(93) 

La justice a^ en quelque sorte ^ ses axiomes^ comme la 
vérité* 

Ces axiomes ^ ou y plus généralement , ces rapports sim- 
ples y agissent ^ pour ainsi dire ^ sur l'esprit , comme les ob- 
jets matériels agissent sur les sens j et l'homme est fait de 
manière ^ qu'il ne lui est pas plus possible de ne pas sentir 
ou apercevoir ces rapports, que de ne pas être frappé par 
une lumière éclatante qu'il a devant les yeux. C'est pour- 
quoi nous disons qu'ils sont évidens par eux-mêmes. 

Quant aux jpgemens ou rapports moins simples que 
ceux dont nous venons de parler , nous ne pouvons les 
connaître en général et nous en assurer qu'à l'aide de l'at- 
teiition et de la réflexion. Pour bien juger, il faut com- 
parer, ou considérer très-attentivement les choses ou les 
idées dont on veut connaître les rapports. Les hommes ne 
prennent pas toujours cette peine, et s'appuyant sur de 
simples apparences, qui souvent sont trompeuses, il est 
une foule de jugemens qu'ils forment à la hâte et, pour 
ainsi dire , à leur insu ; d'autres qu'ils admettent sans exa - 
men sur la foi d'autrui. Parmi ces jugemens, qu'on nomme 
préjufféSy il en est beaucoup qui du moins ne sont pas vrais 
à la rigueur , ou qui ne le sont qu'en partie ou dans un 
certain sens, s'ils ne sont pas tout-à-fait faux. Aussi ar- 
rive- t-il fréquemment que des hommes, que des nations 
tout entières, admettent comme vrai ou comme juste ce 
qui en soi est manifestement faux ou souverainement in- 
juste, et réciproquement. Mais il ne faudrait pas con- 
clure de là, que nous ne sommes point capables de discerner 
le vrai du faux, le juste de l'injuste j encore moins, que la 
justice et la vérité sont purement arbitraires. 

On dit de quelqu'un, qu'il manque de jugement, ou 
qu'il a le jugement faux, lorsque habituellement il croit 
apercevoir entre les idées qu'il compare, ou sur lesquelles 
il porte simultanément son attention, des rapports de con- 



(94) 

venance ou de disconvenance qui ne s'y trouTent pas , du 
moins d'une manière absolue , ou qui ne sont pas exacte- 
ment vrais. Saisir du premier coup d'œil un grand nombre 
de rapports^ vrais ou apparens^ c'est avoir de Tesprit; ne 
voir que des rapports exactement vrais ^ ou discerner le 
vrai du faux^ c'est avoir du jugement^ c'est avoir l'esprit 
juste. Mais nous jugerons nécessairement mal, nous avan- 
cerons des assertions fausses^ nous commettrons mille bé- 
vues ^ soit dans nos discours, soit dans notre conduite, si 
nos idées elles-mêmes sont fausses, inexactes, incomplètes, 
c'est-à-dire si elles ne sont en rien , ou si elles ne sont qu'en 
partie conformes à leur objet, et c'est ce qui n'arrive que 
trop souvent. 

Quant à la raison , elle ne sera pour nous que la capacité 
de raisonner, celle de sentir, d'apercevoir un certain rap- 
port entre deux jugemens, ou de tirer un troisième juge- 
ment de deux autres dans lesquels il se trouve implicitement 
renfermé. On donne à ce troisième jugement le nom de 
conséquence ou celui îie conclusion ; les deux premiers s'ap- 
pellent ;)rémi5^^. Le plus général se nomme encore majeurcy 
et le moins général, mineure. 

Dans un autre sens , la raison est la qualité d'un homme 
raisonnable, et l'on nomme plus particulièrement ainsi 
celui qui a coutume de réfléchir et de raisonner avant que 
d'agir , surtout dans les affaires les plus importantes de la 
vie , ce que tous les hommes ne font pas : et c'est à bon 
droit qu'on dit, de celui qui se laisse guider en toute occa- 
sion par ses penchans ou un aveugle instinct, comme font 
les enfafns ou les insensés, qu'il est déraisonnable, ou man- 
que de raison. 

Le raisonnement est l'opération , l'acte actuel de l'esprit 
qui raisonne, opération qui suppose la faculté de raisonner, 
ou la raison. 

On donne aussi le nom de raisonnement au résultat de 



(95) 

cette opération. C'est en ce sens qu'on dit d'un raisonne- 
ment^ qu'il est bon ou mauvais. 

La mémoire, ou la liaison des idées ^ sur laquelle elle est 
fondée , est cette propriété par laquelle une idée déjà ac- 
quise par un moyen quelconque est reproduite y ou se ré- 
veille avec plus ou moins de facilité^ soit par quelque 
mouvement du cerveau ou autre circonstance inaperçue^ 
soit par la présence à l'ame d'une autre idée avec laquelle 
l'idée rappelée, qîiW nomme souvenir j a quelque rapport 
de liaison naturelle ou artificielle, de convention ou de cir- 
constance. * 

Si y après avoir entièrement perdu de vue tel objet qui 
avait frappé nos sens, ainsi que l'idée sensible qu'il avait 
produite , nous revoyons quelque partie seulement de ce 
même objet 5 ce que nous voyons actuellement pourra rap- 
peler l'idée de l'objet tout entier; et cette idée pourra à son 
tour rappeler celle d un autre objet, qui co-existait avec le 
premier, ou qui lui avait immédiatement succédé; qui se 
trouvait à côté de lui, soit dans € espace , soit dans le temps. Or 
tout ce que nous avons vu ouen tendu, toutes les impressions 
que nous avons reçues pendant la durée de notre existence 
passée, soit sensations, sentimens, idées simples ou de 
rapport , ne forment, en quelque sorte, cpi'un seul tout, 
qu'une seule chaîne ; et cela serait vrai à la rigueur , si 
nous avions conservé une idée également nette , également 
distincte , également forte , de chacune des choses qui ont 
existé pour nous , ou qui se sont passées en nous , ou au- 
tour de nous. Alors, il ne nous serait presque pas possible 
d'être actuellement affectés par l'une de ces choses , sans 
nous rappeler tout le passé, et sans le voir, des yeux de 
Tame, dans le même ordre, dans le même rapport de suc- 
cession et d'arrangement, qu'elles se sont présentées à 
notre esprit. Mais il n'en est point ainsi; le plus grand 
aombre des anneaux de cette chaîne sont brisés ou entiè- 



(96) 

rement usés ^ et il n'en reste plus que des chainons épars et 
d'inégale force. 

On conçoit ainsi comment les idées ise rattachent quel- 
quefois y par des rapports plus ou moins éloignés , souvent 
inaperçus à une infinité d'autres ^ qui toutes peuvent les 
reproduire. De là vient sans doute ^ q^6> ^^ voyant pas 
comment elles renaissent^ nous nous figurons qu'elles se 
conservent dans l'ame^ comme des objets réels dans un 
dépôt y et qu'elles se représentent d'elles-mêmes ^ ou que 
nous pouvons les' rappeler à notre grc^ ce qui n'est pas. 

La mémoire est donc une propriété purementpassive. Les 
efibrts que nous faisons pour nous rappeler quelque chose^ bu 
quelque idée ^ consistent uniquement en ce que nous fixons 
notre attention sur d'autres idées , ou d'autres choses^ avec 
lesquelles nous savons ou nous nous souvenons que la pre- 
mière a quelque rapport^ jusqu'à ce qu'il plaise à cette idée 
de se représenter^ ou que nous désespérions de la rappe- 
ler j car^ encore une fois^ cela ne dépend pas de nous. Ce 
qu'il paraît y avoir d'actif dans la mémoire ^ et l'on peut en 
dire autant de toutes les autres propriétés intellectuelles^ 
n'est donc que l'attention elle-même^ avec laquelle il ne 
faut pas les, confondre. 

Quelles que puissent être nos dispositions naturelles; 
quelque soit le degré de mobilité dont notre ame est douée; 
nous avons souvent besoin d'employer de grands efforts 
d'attention ^ de concentrer toute notre activité j ou ^ si l'on 
veut^ toute notre sensibilité en vertu de cette activité ^ de 
donner à l'ame même ^ si l'on peut ainsi dire , le plus haut 
degré de tension^ pour 'la rendre capable de concevoir^ 
d'enfanter de nouvelles idées^ ou même de se rappeler seu- 
lement des idées acquises : heureux encore quand nos ef- 
forts ne sont pas infructueux^ ne sont pas absolument 
impuissans. Toutes choses égales d'ailleurs^ et en général^ 
ces efibrts deviennent moins pénibles ^ comme aussi moins 



(Ô7) 

nécessaires , à mesure que l'esprit est plus accoutumé à un 
pareil exercice 3 puisqu'il devient par là plus capable de 
juger ^ de connaître et de se ressouvenir/ 

^imagination , qui est peut-être la propriété la plus iné- 
galement partagée , se compose en quelque sorte de plu- 
sieurs autres. Avoir de l'imagination^ c'est se rappeler 
facilement les idées des choses sensibles ^ surtout de celles 
qui se rapportent au sens de la vue ; c'est se les représenter 
vivement comme si elles étaient présentes ^ comme si elles 
touchaient nos sens; c'est apercevoir entre ces idées des 
rapports plus ou moins éloignés , et les lier de manière à en 
former un seul tout ; c'est concevoir ainsi des idées com- 
posées, plus ou moins extraordinaires, quelquefois des 
êtres fantastiques qui n'ont aucun modèle dans la nature , 
ou bien une suite d'événemens merveilleux , ou de circon- 
stances miraculeuses. Cette propriété est la plus brillante 
de toutes, lorsqu'elle est épurée par le jugement, la rai- 
son, le bon goût, et dirigée ou réglée par la réflexion. 
Bien qu'aucune autre ne semble dépendre plus qu'elle de 
l'organisation physique , qu'elle ait pour frères les songes , 
fils du sommeil , et qu'elle soit mère de la folie ; c'est elle 
néanmoins qui a le plus de tendance à se croire immaté- 
rielle et qui élève le plus haut ses prétentions. La raison, 
qui aurait sans contredit le plus de droits à cette préro- 
gative , plus modeste et moins confiante , ose à peine la 
réclamer pour elle-même. 

Enfin la conscience est la propriété par laquelle l'homme 
a le sentiment et l'idée de lui-même, ou se connaît et comme 
sujet pensant, et comme objet de sa pensée, et comme 
si:d>stance susceptible de modifications diverses, mais au 
fond toujours la même. 

C'est aussi par la conscience , ou du moins par une es- 
pèce de conscience , qu'il peut connaître que le souvenir 
d'une idée est en effet un souvenir, ou que l'idée qu'il 

TOMB III. 7 



(98) 

se rappelle actaellement FaTait déjà afiecté dans d autres 
circonstances et à une époque antérieure a celle où il se 
trouve; ou^ en d'autres termes, qu'il reconnaît l'identité 
de l'idée avec son souvenir^ c'est-à-dire de l'idée première 
avec ridée reproduite^ sans cependant les confondre l'une 
avec l'autre. Cette reconnaissance, qui diffère autant de 
ridée même, que celie-d difi'ère de la sensation, est ce 
qu'on nomme réminiscence. Quand un souvenir, une idée 
rappelée, ou renouvelée, n'est point accompagnée de ré** 
miniscence, nous croyons nécessairement Tavoir pour la 
première fois; et c'est pourquoi nous nous approprions 
quelquefois sans le savoir et très*innocemment des idées 
qui ne nous appartiennent pas. 

En vain nos idées se reproduiraient -elles mille et mille 
fois , sans la réminiscence , tout se réduirait pour nous au 
moment présent : nous recommencerions à chaque instant 
une nouvelle existence; nous n'aurions aucune idée ni du 
passé, ni de l'avenir, ni de notre existence même. C'est 
elle aussi , c'est la rémim'scence qui nous donne l'idée de 
notre mai. Mais comment pouvons-nous distinguer deux 
idées parfaitement identiques? Peut-être par la différence 
des idées accessoires qui les entourent ; par celle des cir- 
constances dans lesquelles nous nous trouvons. Tout 
change autour de nous , et nous-mêmes, nous changeons 
à chaque instant , soit physiquement , soit moralement : il 
n'est donc presque pas possible, qu'une idée se présente à 
nous plusieurs fois dans des circonstances absolument sem- 
blables , ou accompagnée des mêmes idées accessoires. Or 
une différence plus ou moins sensible enti^ les circon* 
stances , ou entre les idées accessoires qui entourent l'idée 
principale lorsqu'elle se forme, et celles qui l'accompagnent 
lorsqu'elle se reproduit, en faisant mieux ressortir l'iden- 
tité de Tidée première avec l'idée reproduite, empêche aussi 
sans doute que nous ne les confondions l'une avec l'autre. 



(99) 

Telles sont les propriétés passives les plus remarquables 
de Imtelligence auxquelles nous avons donné le nom corn-* 
mun de sensibilité intellectuelle^ et qui ne sont peut-être 
toutes que des modifications de l'entendement. 

Il nous reste à parler de celles que nous comprenons sous 
la dénomination de sensiMité morale : dénomination im- 
propre , insuffisante ^ et que nous n'employons qu'à défaut 
de terlme plus convenable. Parmi les différentes propriétés^ 
ou manière de sentir^ que nous rangeons dans cette classe^ 
il n'en est qu'une ^ sans doute ^ que Ton puisse^ à la rigueur^ 
appeler sens moral : et quant aux autres^ nous serions fort 
embarrassés si nous devions leur donner un nom. 

La sensibilité morale est^ en général, la propriété au 
moyen de laquelle l'ame subit ou éprouve ces sortes de mo- 
difications qu'on nomme, ou que j'appelle sentimens : et 
par ce mot sentimens, j'entends seulement ces émotions de 
plaisir ou de peine qui résultent du rapport que les choses 
ont entre elles et avec nous. Or, autant il y a d'espèces de 
rapports hors de nous, autant il y a en nous de sens, ou de 
propriétés, je ne dis plus ici^ pour les apercevoir, mais 
pour les sentir. 

Les deux premières espèces de rapports, ceux qui s'é^^ 
loignent le plus des rapports moraux proprement dits , 
sont ceux qui existent entre les choses sensibles, dont les 
unes frappent l'ouïe et les autres la vue. 

Et d'abord , lorsque plusieurs sons difierens se font en- 
tendre à la suite les uns des autres, indépendamment de la t 
siipple sensation , agréable ou désagréable, que chacun fait 
naître séparément, il résulte, des rapports qu'ils ont entre 
eux , ou de la manière dont ils se succèdent , une autre 
modification dans l'ame, et c'est ce que j'appelle sentiment. 



(100) 

Pourquoi les mêmes sons, lorsqu'ils se suivent^ ou sont 
arrangés^ si Ton peut ainsi dire, de telle ou telle manière^ 
produisent-ils en nous un sentiment agréable, et pourquoi 
un sentiment contraire ou moins agréable, dans tel autre 
ordre de succession ? A cela nous ne pouvons rien répondre, 
si ce n'est que Thomme est fait de telle manière, ou que telle 
est sa nature, enfin, qu'il est doué d^une telle propriété, 
que, dans la première circonstance, il doit éprouver un 
sentiment de plaisir, et dans la deuxième, un sentiment 
plus ou moins pénible. Si c^est la un mystère impénétrable 
à notre intelligence , c est qu'en effet nous ne saurions pé- 
nétrer dans notre nature intime, laquelle nous ne pouvons 
connaître que par ses attributs 5 et la propriété dont nous 
parlons, et qu'on pourrait nommer sens de Vharmoniey n'est 
ni mieux ni moins bien connue que toutes celles qui con- 
stituent pour nous la nature des choses. 

Il en est de même de celle en vertu de laquelle nous 
éprouvons un sentiment agréable en voyant des corps 
diversement figurés, ou de diverses couleurs, arrangés 
dans un certain ordre régulier, et suivant certaines pro- 
portions , qui sont en quelque sorte pour la vue , ce que 
la mesure est pour l'ouïe. D'où vient que nous prenons 
plaisir à voir les dessins réguliers que forment les petits 
corps diverseipent colorés et figurés jetés au hasard dans 
un caléidoscope, et qui sont de différentes grandeurs, 
mais sans être hors de certaines proportions les uns par 
rapport aux autres? Nous ne saurions dire pourquoi. Nous 
appelons bizarre ou de mauvais goût ce qui fait naître en 
nous un sentiment contraire à celui dont je viens de parler, 
mais sans trouver hors de nous rien qui puisse au fond jus* 
tifier notre blâme ; parce qu'il n'a véritablement sa raison 
qu'en nous-mêmes , c'est-à-dire dans une de nos manières 
de sentir , dans une des propriétés de l'ame. 

Les rapports que les choses sensibles peuvent avoir ou 



( 101 ) 

avec Tasage pour lequel elles sont destinées y ou avec nos 
habitudes et nos penchans ^ ou enfin avec les idées qu'elles 
réveillent en nous^ produisent aussi des sentimens plus ou 
moins agréables ou désagréables 5 et ceux-ci se rapprochent 
davantage dés sentimens moraux proprement dits. 

Sans parler des manières de sentir , ou propriétés à Taide 
desquelles nous éprouvpns^ ou sommes susceptibles d^é- 
prou ver des sentimens d'amour et de haine y de sympathie 
et d'antipathie^ et une infinité d'autres j nous nous borne- 
rons à dire un mot du senis moral par excellence, qu'on 
pourrait aussi appieler y du moins dans certains cas^ le sens 
du juste et de Finjuste, ou du bien et du maL 

Si une action qui n'est que rigoureusement juste n'excite 
point en nous un sentiment d'admiration , nous devons nous 
en féliciter ; c'est une preuve que nous en voyons habituelle- 
ment de semblables } et nous sommes alors dans le cas de 
celui qui ne sent pas le prix de la santé parce qu'il en jouit 
habituellement. Mais il est certain qu'en général toute ac- 
tion juste et, à plus forte raison y toute action vertueuse, 
ou qui va au delà du juste , en un mot , que toute bonne 
action, supposé d'ailleurs que nous n'y soyions intéressés 
en aucune manière, excite en nous un sentiment agréable; 
mi sentiment de bonheur plus ou moins vif j et que nous 
éprouvons un sentiment contraire à la vue ou au récit 
d'une mauvaise action en général , et plus particulièrement 
d'une action injuste. D'où cela provient-il? je promets de 
vous l'apprendre , quand vous m'aurez dit pourquoi vous 
ête^ agréablement ou désagréablement affecté par telle 
forme de vase ou telle suite de sons, en faisant abstraction 
des rapports que ces choses pourraient avoir avec telles ou 
telles idées qu'elles réveilleraient en vous. 

C'est cette propriété , cette manière de sentir , ce sens 
précieux que les moralistes doivent principalement s'atta* 
cher à développer et à dinger. Mais ils ne le feront jamais 



(102) 

naître chez les hommes qui en sont naturellement dëpour- 
Yus ; de même qu'on ne saurait inspirer le goût de la mu* 
sique à ceux qui ont loreille fausse. Et malheureusement, 
comme il est des aveugles et des sourds-muets de nais* 
sance, il^est aussi des hommes chez lesquels le sens moral 
est* au moins très-ohtus, s'ils n'en sont pas entièrement 
privés. Il faut bien se contenter avec ceux-ci de leur dé« 
montrer qu'il est de leur intérêt d'être justes et vertueux , 
ce qui du reste est incontestable , du moins si l'on n^entend 
pas uniquement parler d'un intérêt temporaire et pure* 
ment matériel , et qu'on prenne ce mot dans le sens le plus 
étendu. On peut être juste et faire le Inen par divers moti&, 
c'est à savoir, par force, ou par nécessité, par crainte, 
par habitude, par intérêt et, enfin, par indination, ou 
par amour pour le bien même. Ceux qui sont chargés de 
l'éducation de la jeanesse ne doivent pas perdre de vue ces 
considérations. 

Ce que j'ai dit du sentiment du juste et de l'injuste, on 
peut le dire aussi du sentiment du devoir. Qu'un homme 
soit naturellement sourd à ce sentiment , tous vos efibrts 
seront inutiles pour lui persuader que'naturellement, ou 
par la seule nature des choses , il se trouve obligé en quoi 
que ce puisse être. 

Je suis bien loin d'avoir fait connaître toutes les proprié- 
tés de l'ame, et à peine ai- je efileuré celles qui ont été 
mentionnées : mais je crois en avoir dit assez pour fkire 
sentir la différence qui existe entre les trois espèces de sen* 
sibilités , que nous avons nommées physique, intellectuelle 
et morale, ainsi qu'entre ces propriétés passives de Tame 
et se^ propriétés actives , plus particulièrement appelées ses 
facultés* 

En réfléchissant sur ces propriétés merveilleuses, on 



( 103 ) 

v(Mt aussi qa'dles sont d'un ordre tout difTérent de celles 
que l'on attribue généralement au corps ; et il répugnerait 
de croire qu'elles ne sont que de simples résultats de l'ar- 
rangement^ ou de l'organisation de la matière : ou il faudrait 
en même temps supposer dans la matière première certai- 
nes propriétés différentes de celles que nous apercevons , 
ou qui se manifestent dans les corps bruts. 

Remarquons cependant que parmi toutes les propriétés 
de Famé , surtout parmi celles qui s éloignent le plus de la 
sensibilité physique , il n'en est pas une que Ton puisse re- 
garder comme absolue j et qu'elles sont toutes , ainsi que 
les propriétés accidentelles des corps ^ susceptibles de plus 
et de moins. 

Remarquons en outre ^ que les nnes^ telles que certaines 
propriétés affectives y s'affaiblissent ou s'émoussent par une 
action trop prolongée ou réitérée; comme cela arrive aussi 
à regard de certaines qualités des corps , telles que l'élas- 
ticité dans un ressort tendu; et que les autres^ comparables 
en cela au magnétisme d'un barreau de fer aimanté y se for- 
tifient y au contraire y ou augmentent d'intensité par l'exer- 
dce. Toutes les propriétés àe Xintelligence y passives ou 
actives y sont dans ce dernier cas. 

Ces propriétés se développent aussi avec l'organisation; 
et il y a entre celle-ci et les attributs de l'ame en général 
un rapport de dépendance si marqué , si évident, et con- 
staté par tant d'observations et d'expériences différentes, 
qu'il serait absurde de vouloir le nier. Que l'ame soit une 
substance simple, distincte du corps, ce sera une raison de 
plus de croire que les différences de sensibilité et d'intelli- 
gence qui distinguent les hommes les uns des autres dépen- 
dent de l'organisation, qui peut varier à l'infini. On sait 
qu'une lésion , ou un changement quelconque , soit perma- 
nent , soit transitoire , dans certaines parties du cerveau ou 
du système nerveux , changement qui peut être produit 



(104) 

par des causes très-diverses ^ amène aussi un changement , 
ou définitif ou momentané , dans les dispositions naturel- 
les , ou les propriétés intellectuelles et morales de lame. 
a Une chute ^ un coup violent porté sur la tête^ ont sou- 
vent produit des altérations très-sensibles dans les facultés 
intellectuelles; les uns ont perdu la mémoire , d'autres sont 
devenus presque stupides. Il est même des faits bien con-* 
statés ^ qui prouvent que de pareils accidens ont amené 
chez certains individus y les changemens contraires les plus 
heureux et les plus inespérés : ils ont été suivis chez les 
uns^ d'une aptitude aux études , qui ne se faisait point re* 
marquer auparavant ; chez d'autres , se sont développés de 
grands talens, dont on n'avait jamais aperçu le germe. On 
a vu ces mêmes accidens ^ chez des maniaques et des per- 
sonnes en démence , être suivis du retour de la raison ( i ). » 
Ainsi ^ outre que le corps agit sur l'âme comme l'ame sur le 
corps y l'organisation a une influence directe sur nos diffé- 
rentes manières de sentir et de connaître , et même sur 
notre volonté. 

N'y aurait-il donc dans l'ame que les* germes de toutes 
ces propriétés^ et ces germes auraient-ils besoin pour se 
développer^ qu'elle fût unie avec la matière^ comme une 
semence sèche ^ pour être fécondée^ doit êti^e jetée sur une 
terre humide ; en sorte que l'ame, quoique distincte du 
corps y ne serait rien sans lui? Cette hypothèse parait trop 
absurde pour que nous puissions l'adopter. 

Il faut donc de deux choses l'une ; ou que les attributs 
de l'ame ne soient tous que des propriétés accidentelles 
de la matière^ résultant de son organisation^ soit que l'on 
suppose ou non dans ses élémens quelque propriété diffé- 
rente de l'impénétrabilité modifiée par le volume et la 
figui^e; ou que l'ame en elle-même possède au plus haut 

(1) Aldini. 



( 105 ) 

degré tous les attributs qui la caractérisent , et que le corps 
auquel elle est conjointe ne fasse que gêner, au contraire , 
l'exercice de ses fonctions; en sorte que l'organisation la 
plus parfaite serait celle qui y apporterait le moins d^obi- 
stacle; et la plus défectueuse, celle qui s'y opposerait tout- 
à-fait. ' 



DES PHENGIHENES^ EN GENERAL. 



SI 



er 



Vulgairenf ent parlant , on ne désigne {)ar le nom de phé- 
nomènes y que les faits surprenans et extraordinaires. Mais 
les sayans et les philosophes donnent à ce mot une exten- 
sion beaucoup plus grande et pour ainsi dire sans limites : 
ils nomment donc phénomène , tout éyénement , quel qu'il 
soit 'y toute action , ordinaire ou extraordinaire , n'importe 
de quelle nature; en un mot, tout ce qui survient, tout ce 
qui arrive dans le monde , soit physique , soit moral , soit 
intellectuel. 

Une action , un événement, un fait , est le plus souvent, 
pour ne pas dire toujours , composé de plusieurs phéno- 
mènes plus simples, qui co -existent ou se succèdent sans 
interruption sensible , de manière à ne former , pour ainsi 
dire , qu'un seul tout , qu'un seul fait. 

A la rigueur, tout phénomène simple est instantané. 
S'il paraît ordinairement avoir une certaine durée, cela 
provient, ou de ce qu'il est suivi d'une manière d'être qui 
dure au moins quelques instans , et que l'on confond mal 
à propos avec le phénomène lui-même 3 ou de ce qu'il se 
compose en efiët de plusieurs phénomènes plus simples se-' 
parés les uns des autres par des intervalles de temps dont 



(106) 

chacun séparément est toat-à-fait insensible ^ mats qui tous 
ensemble forment une durée appréciable. 

Examiné de bien près, et en dernière analyse y un phé- 
nomène simple est un changement subit qu'éprouve actuel- 
lement une substance, ou quelqu'une de ses propriétés; 
c'est le passage instantané d'une manière d'être à une 
autre. 

Qu'il vienne à pleuvoir un moment, ce sera déjà un fait 
très-complexe, et il y aura ici tout à la fois co-existence et 
succession de phénomènes ;. car la chute de chaque goutte 
d'eau est un phénomène à part , et , tout mouvement de 
gravitation étant accéléré, il y a réellement dans la chute 
de chaque goutte de pluie une suite non interrompue de 
diangemens , ou de phénomènes distincts ; puisque à dia- 
que instant elle passe d'une vitesse acquise à une vitesse 
plus grande , ou d'une manière d'être à une autre. 

Le passage du repos au mouvement ou du mouvement 
au repos de tout corps mobile; les transformations succes- 
sives qu'éprouve un corps mou; la fracture, la pulvérisa- 
tion d'un corps fragiie; la liquéfaction d'un corps fusible; 
les vibrations d'un corps é/n^^t^ue/ l'attraction ou la répul- 
sion mutuelle de deux corps électrisés^ suivant leur affinité 
ou leur antipathie réciproque; sont des phénomènes sim- 
ples ou peu complexes, qui, avec beaucoup d'autres du 
même genre , font l'objet des études du physicien et du 
chimiste. Il en' est d'autres moins simples et qui s'expli- 
quent plus difficilement : telles sont les fonctions régulières 
et toutes les maladies des plantes et des animaux ; telles 
sont aussi nos actions corporelles mais volontaires. Enfin 
il en est qui semblent tout-à-fait incompréhensibles, quoi- 
que très-simples en apparence , et peut-être en réalité : ce 
sont les modifications que nous éprouvons nous-mêmes, 
et que nous avons nommées sensations , sentimens, idées ; 
volitions. 



( 107 ) 

n est à remarquer que les phénomènes de la première 
classe y je yeux dire de ceux qui appartiennent au règne 
minéral^ ou a la matière brute ^ ne peuvent se reproduire 
que par une cause semblable ou analogue à celle qui les 
avait d'abord fait naître y et qu'ils ne se réproduisent pas 
av^c plus de facilité à la deuxième , à la centième fois qu'à 
la première : tandis qu'il en est tout autrement des phéno- 
mènes intellectuels^ ou des idées. Par exemple^ que l'on 
fasse fondre cent fois le même morceau de plomb ; l'action 
du feu y et le même degré de chaleur seront aussi néces- 
saires à la centième qu'à la première : au lieu que l'idée 
que j'ai acquise de cette opération en la voyant pratiquer^ 
pourra se réveiller dans mon esprit par la seule présence 
ou de l'opérateur ^ ou du creuset dont il se sera servi , ou 
de tout autre objet qui n'aura avec cette opération qu'un 
simple rapport de circonstance; et cette idée renaîtra d'au- 
tant plus facilement, qu'elle se sera plus souvent renou- 
velée. 

Cette difierence caractéristique entre les phénomènes de 
l'intelligence et ceux de la matière proprement dite , est 
une des plus considérables parmi celles qui distinguent ces 
deux classes de phénomènes. Mais je dois aussi faire obser- 
ver que^ sous le rapport où nous envisageons ici les choses^ 
les sensations ne peuvent pas être entièrement assimilées aux 
idées y ni les phénomènes de la matière organisée à ceux des 
corps bruts y il s'en faut beaucoup : en sorte qu'il paraît y 
avoir 9 sous ce même rapport, quelques degrés intermé- 
diaires qui conduisent des phénomènes de la première 
classe à ceux de la dernière. 

Ce sont les phénomènes^ c'est-à-dire les modifications 
qu'une substance éprouve ou les actions qu'elle exerce^ 
qui nous révèlent les propriétés dont elle est douée et qui la 
constituent} et rigoureusement parlant, nous n'apercevons 
jamais que des phénomènes : une substance qui n'agit sur 



(108) 

nous par aucune de ses propriétés , et sur laquelle nous ne 
pouvons agir actuellement , est d'ailleurs pour nous comme 
si elle n'était pas. Mais, en elle-même, une propriété ou 
une siibstance n'a pas besoin pour exister, de se manifes- 
ter actuellement par quelque phénomène; au lieu qu'un 
phénomène suppose nécessairement Texistence de certai- 
nes propriétés , et, par conséquent, d'une substance. Les 
vibrations sonores qui viennent frapper nos sens ne seraient 
point possibles sans un corps doué de l'élasticité : mais ce 
corps et cette élasticité n'ont pas besoin pour exister de 
se manisfester par des vibrations , ni par aucun autre phé- 
nomène. Qu'on n'imagine donc pas que les propriétés des 
corps, ni que celles de Tame, ne sont que de simples dis- 
positions sans aucune réalité; et encore moins, qu'elles 
cessent d'être ou d'exister avec les phénomènes qui les ré- 
vêlent , ou par lesqueb elles se manifestent. 

Tout phénomène est une modification actuelle produite 
dans une substance par l'action d'une autre substance; à 
moins que la première n'ait la faculté de se modifier elle- 
même : et la nature d'un phénomène dépend tout aussi 
bien de la manière d'être de la substance qui subit cette 
modification , que de la manière d'être et d'agir de celle qui 
la produit. 

Toute modification , tout changement , tout phénomène 
a donc deux causes ; Tune qui e3t dans l'agent , et qu'on 
nomme cause efficiente ou productrice; l'autre qui est dans 
le sujet, ou le patient, c'est-à-dire dans la substance mo- 
difiée, et que j'appelle cause conditionnelle. Et je le répète^ 
de la nature de ces deux causes dépend celle du phéno- 
mène. Qu'un même corps ^ considéré dans une seule de 
ses propriétés , ou sous un seul de ses rapports , soit soumis 



(109) 

successiyement a Taction de plusieurs causes productrices 
différentes^ il en résultera tout autant de modifications^ ou 
de phénomènes; et les différences qui distingueront ces phé- 
nomènes les uns des autres dépendront de celles de leurs 
causes efficientes. Mais qu'une même cause productrice ou ' 
efficiente ; que la chaleur, par exemple^ c'est-à-dire qu'un 
corps échauffé et considéré seulement sous le rapport de 
sa température y agisse sur d'autres corps , tels qu'un mor- 
ceau de cire et un être vivant ; le premier deviendra li- 
quide^ en vertu de sa fusibilité; le deuxième éprouvera une 
sensation quelconque, en vertu de sa sensibilité; et ainsi 
les différences qui existeront entre les deux phénomènes y 
ne dépendront que de celles de leurs causes conditionnel- 
les y ou des manières d^être des corps sur lesquels la cause 
efficiente agit. D'où l'on voit que les deux causes contri- 
buent également à celle de Teffet produit. 

Toutes nos sensations, tous nos sentimens , toutes nos 
idées y en un mot , tous les phénomènes qui se passent dans 
notre ame , ont , immédiatement ou originairement , leurs 
causes efficientes ou productrices hors de nous, et ces 
causes existent dans les corps , en tant qu'ils sont actuelle* 
ment en action , ou dans les rapports, directs ou médiats , 
prochains ou éloignés , qui se trouvent entre eux , soit 
qu'on les considère comme objets purement matériels, ou 
bien comme êtres intellectuels et moraux. Mais comment 
apercevrions-nous ces rapports , comment ces objets agi- 
raient-ils efficacement sur nous , si nous n'étions pas con- 
stitués de manière à recevoir^ à sentir et a connaître leur 
action? Ces phénomènes , quoique produits , originaire- 
ment ou actuellement, par des causes extérieures , ont donc 
leurs causes conditionnelles dans l'ame même, ou, pour' 
mieux dire, dans certaines propriétés de l'ame, qui préexis- 
tent à ces phénomènes, et devancent toute sensation et 
toute idée. A la vérité, ces propriétés, qui constituent 



( 110 ) 

Tame y se développent et se fortifient elles-mêmes par l'exer- 
cice; mais comment poarraient-elles être mises en jeu^ si 
déjà elles n'existaient pas? Un enfant qui vient de naître 
ne sait point encore marcher ; mais l'apprendrai t-il jamais ^ 
s'il n'était pas conformé pour cela ? Ici , on' peut le dire , il 
n'y a que le premier pas qui coûte, et ce premier pas serait 
absolument impossible, si l'homme par sa nature n'était 
pas doué de la propriété, ou de la vertu locomotive. Or 
il en est de même de la marche de l'esprit : toutes nos con- 
naissances, toutes nos idées sont acquises, il est vrai; mais 
jamais nous ne pourrions acquérir aucune idée, ni éprou- 
ver aucun sentiment, si l'ame, de sa nature, n'était pas 
douée de certaines propriétés ou facultés particulières, 
qui distinguent l'homme des êtres inanimés. Toute pro- 
priété ou faculté de l'ame est donc innée et tient a son es- 
sence même; quoiqu'il soit vrai de dire, que sans une cause 
quelconque, existant hors de l'ame, cette propriété ne se 
manifesterait point. Le phénomène n'est, pour ainsi dire, 
que la propriété elle-même mise en jeu par une cause ex- 
térieure : la propriété existe doue avant le phénomène* 
Soutenir que le phénomène peut être avant la propriété 
qui en est la cause conditionnelle, et qu'il peut faire naître 
ou engendrer cette propriété, ce serait dire que l'effort 
d'un ressort bandé peut produire l'élasticité ; au Heu qu'il 
est évident que ce phénomène , ou cet effort , suppose déjà 
l'élasticité dans le corps sur lequel la cause efficiente agit^ 
quoiqu'il soit bien certain que , sans la cause qui tient le 
ressort tendu , cette propriété qu'on nomme élasticité ne 
manifesterait son existence en aucune manière. On recon- 
naît le phénomène à ce qu'il se manifeste actuellement, qu'il 
dépend toujours d'une cause efficiente, ou productrice, 
soit instantanée, soit permanente, suivant qu'il est lui- 
même instantané ou continu , et qu'il a toujours une durée 
finie, quoiqu'il puisse se renouveler sans interruption; 



( 111 ) 

tandis que la propriété a par elle-même une existence per- 
manente ^ et tout- a-fait indépendante des diverses causes 
qui peuvent la mettre en jeu. 

Il ne faut donc pas confondre les phénomènes de l'ame 
avec les propriétés de Tame 3 la sensation y avec la sensibi- 
lité physique } le sentiment en général , avec la sensibilité 
morale j le sentiment du juste ou de l'injuste^ avec le sens 
du juste et de l'injuste} l'idée en général^ avec l'entende- 
ment ou Timagination ) l'idée du juste ou de Tinjuste^ ou 
de tout autre rapport^ avec le jugement, ou le sens du 
vrai; le souvenir 9 avec la mémoire; l'attention y action de 
l'ame 9 avec l'attention, ou Tattentivité^ /a4?u/té de l'ame, 
eu vertu de laquelle cette action s'exerce. Les métaphysi- 
ciens n'ont pas suffisamment distingué ces choses , et de là 
provient certainement une pai*tie de leurs erreurs , et de la 
confusion ou de Tobscurité qui règne dans leurs écrits. 



DES DoilES INNÉES. 

Une idée qui se trouverait déjà dans l'esprit de l'homme 
au moment de sa naissance , comme s'il l'avait acquise an- 
térieurement à cette époque y ou comme si Dieu la lui avait 
directement suggérée en le créant y c'est-à-dire en créant 
Tame dont il l'a doué; voilà sans doute ce que serait une 
idée innée ; et , il semble que plusieurs philosophes ont pré- 
tendu qu'en effet il existait dans l'ame de telles idées. Mais 
avant d'examiner plus particuUèrement cette question, qui 
n'a pas pour nous la même importance que pour eux ; je 
veux faire voir d'abord ce que le vulgaire en général, sans 
s'en apercevoir, entend par ces mots d'idées innées, et 



( 112 ) 

analyser, sous ce point de vue, la pensée du commun des 
hommes. 

Nous avons déjà dit que toute idée est un phénomène, 
et que tout phénomène implique deux causes , l'une effi- 
ciente , qui se trouve hors de la substance qui subit la 
modification que nous appelons phénomène ; l'autre condi- 
tionnelle, qui existe dans cette substance elle-même, dont 
elle est une des propriétés constituantes. 

Nous prouverons qu'il n'y a rien dans l'ame qui lui soit 
inné, ou qui s'y trouve naturellement, que ses propriétés, 
tant actives que passives , et qu'il ne s'y passe aucun phé- 
nomène, du moins aucun de ceux que nous avons appelés 
sensations, senti mens et idées, avant que quelque cause 
efficiente extérieure ait pu agir sur elle. 

Cependant, comme les phénomènes de l'ame existent, 
si l'on peut ainsi dire, en puissance dans leurs causes con- 
ditionnelles, qui sont innées, c'est-à-dire dans les pro- 
priétés passives de l'ame, puisqu'ils ne sont, en quelque 
sorte, que ces propriétés "elles-mêmes mises en jeu par des 
causes efficientes, ou en tant qu'elles se manifestent ac- 
tuellement ; de même qu'une maladie à laquelle un homme 
est sujet existe en puissance dans certaines dispositions vi- 
cieuses de ses organes ; et dé même encore que les vibra- 
tions d'une cloche existent en puissance dans l'élasticité de 
cette cloche : on peut dire, en ce sens, que toutes nos idées, 
et même que toutes nos sensations nous sont naturelles ou 
innées 3 comme on peut le dire de certaines maladies, chez 
certains individus. 

.. De plus, comme, d'une part^ les propriétés de l'ame 
diôèrent les unes des autres dans le plus et le moins ^ ou 
dans leur degré d'intensité ; et que , de l'autre , chaque pro- 
priété est plus prononcée, ou plus parfaite chez quelques 
hommes que chez tous les autres, on peut dire, jusqu'à un 
certain point, de ces propriétés, et, par suite, des idées 



(113) 

dont elles sont les causes conditionnelles ^ et en tant que 
ces idées existent en puissance dans ces causes, ou dans ces 
propriétés, que les unes sont innées chez tous les hommes, 
et que les autres sont innées seulement chez quelques-uns 
d'entre eux; ce qui veut dire, que les premières sont 
plus particulièrement innées , plus naturelles au genre hu- 
main que toutes les autres idées; et que celles-ci sont plus 
particulièrement innées ^ plus naturelles à quelques hommes 
qu a tous les autres» 

Voilà dans quel sens nous disons, vulgairement parlant, 
que certaines idées en général nous sont innées ; que tel ou 
tel sentiment est inné chez tel ou tel individu, ou qu'il lui 
est naturel; que telle maladie est naturelle à telle famille , 
qu^elle est innée chez elle : et il est clair, quoiqu'on n'y 
fesse guère attention, qu'au fond ce n'est point le senti- 
ment , ou l'idée, ou la maladie qui est innée, ou naturelle; 
car ce ne sont là que des phénomènes, qui ne peuvent 
naître que par l'action de causes efficientes existant hors de 
nous; et qu^il n^ a de naturel ou d'inné en nous que le 
seds plus ou moins parfait, que la propriété de l'ame, et 
la disposition du corps, qui sont les causes conditionnelles 
de ces phénomènes. 

Quand donc nous disons que telle maladie, que la goutte, 
par exemple, est naturelle à telle famille, qu'elle est innée 
chez elle ; il est évident que ce n'est point directement de 
la goutte elle-même que nous entendons parler, d'autant 
que personne ne vient au monde avec la goutte ; mais seu- 
lement de sa cause conditionnelle, laquelle réside, en gé- 
néral, dans l'organisation , et, plus particulièrement , dans 
quelque disposition vicieuse du corps; ce qui fait que cer- 
tains hommes sont plus disposés que d'autres à éprouver 
cette maladie, quoiqu'ils en soient tous susceptibles. Quant 
à sa cause efficiente, ou productrice, «elle peut être de di- 
verse nature et tout-à-fait inconnue. Supposons qu'elle 

TOME III. 8 



(114) 

consiste uniquement en Fabus y ou même Tusage modéré 
des liqueurs fortes : il est certain que si Fun des membres 
de cette famille de goutteux s'abstient absolument de boire 
de ces liqueurs^ il n'aura jamais la goutte^ quoiqu'il porte 
en lui-même la cause conditionnelle de cette maladie; il ne 
Taura pas plus que celui qui ferait usage de pareilles liqueurs^ 
mais qui serait autrement constitué y et sur qui cette cause 
eiBciente^ pour me servir d'une expression triviale , mais 
parfaitement juste en cette .occasion ^ n'agirait pas plus 
qu'un cautère sur une jambe de bois. Ainsi donc y puisque 
cette maladie , ou ce phénomène, dépend d'une cause ef* 
ficiente qui nous est étrangère y tout aussi bien que de sa 
cause conditionnelle, laquelle seule réside en nous, à titre 
de propriété ou de manière d'être, il n'y a de naturel ou 
d'inné en nous que cette cause, ou cette propriété elle- 
même. 

Qu'on fasse , en présence de plusieurs personnes , le récit 
d'une action souverainement injuste; la plupart seront pé- 
nétrées d'un sentiment d'indignation , d'un sentiment pé- 
nible , quel qu'il soit : quelques-unes peut-être entendront 
ce récit avec plus ou moins d'indifférence , quoique l'idée 
de cette action, ou la cause productrice de ce sentiment^ 
soit la même pour toutes. Qu'en devra- t-on inférer? c'est 
que chez les premières la cause conditionnelle de ce senti- 
ment, c'est-à-dire le sens du juste et de l'injuste, ou le sens 
moral proprement dit, sera plus prononcé, ou plus parfait 
que chez les autres. Mais comme, dans une pareille cir- 
constance, tout homme, à très -peu d'exceptions près^ 
éprouverait un sentiment delà même nature, avec la seule 
différence du plus au moins; nous dirons, en général, que 
le sentiment du juste et de l'injuste est naturel à Vhotnwe, 
en un mot qu'il est inné, quoiqu'il n'y ait d'inné que 1^ 
sens , ou la propriété qui en est la cause conditionnelle. 

Quand donc, vulgairement parlant, nous disons qu'il 7 



(115) 

a des idées innées, en général, même chez tous les hommes, 
ce qui s'entend principalement de ces rapports simples et 
généraux que tous les hommes , sans exception , quelque 
grossière que soit leur intelligence, sentent et aperçoivent 
du premier coup d'œil , sans avoir besoin d y réfléchir un 
moment, il est évident que cela ne s'applique point aux 
idées elles-mêmes , mais seulement à leur cause condition- 
nelle, qui est ordinairement le sens du vrai, ou le juge- 
ment , en tant qu'il ne considère que ces idées ou rapports 
simples dont nous venons de parler. 

Nous avons justifié ces expressions populaires d'idées in- 
nées , de sentimens naturels , en faisant voir comment il 
&llait les interpréter, et en quel sens elles étaient vraies. 
Maintenant , après avoir considéré les idées dans leurs 
causes conditionnelles, où elles n'existent qu'en puissance, 
c'est-à-dire où elles n'existent réellement pas 5 nous*devons 
les considérer en elles-mêmes , et voir si , en prenant le 
mot d'idée dans cette acception propre et directe, nous 
sommes fondés à admettre des idées innées, si l'existence 
de pareilles idées serait possible,^ et enfin , si, rigoureuse- 
ment parlant, des philosophes ont embrassé cette doctrine. 



8 2. 



Si telle ou telle idée était innée, ou se trouvait naturel- 
lement en nous, il s'ensuivrait nécessairement que, quand 
elle se présenterait à notre esprit pour la première fois, elle 
ne serait plus qu'une idée renouvelée, un souvenir. Mais, 
comme ce souvenir ne serait certainement point accompa- 
gné de réminiscence, car personne ne se rappelle que telle 
idée qui l'afiTecte actuellement l'avait déjà affecté avant 
qu'il fut né , et que par conséquent nous n'amnons point 
de preuve directe qu'en eflet cette idée ne fût qu'un sou- 



( 116 ) 

venir; il faudrait le prouver d^ailleùrs^ si l'on voulait être 
en droit de la regarder comme telle. 

C^est à quoi Ton parviendrait si Ton pouvait démontrer, 
par une analyse approfondie y ou qu^il y a des idées sans 
cause efficiente ^ en sorte que Dieu seul aurait pu nous les 
suggérer; ou que nous n'avons aucun moyen de les ac- 
quérir^ et qu'elles sont telles que jamais elles ne se pré- 
senteraient à notre esprit , si elles ne s'y trouvaient pas 
naturellement ; ce qui entraînerait encore la supposition 
qu'elles n'ont point de cause : car, si elles en avaient une ^ 
cette cause pourrait agir efficacement sur nous pour pro- 
duire ces idées, puisque nous avons d'ailleurs en nous leurs 
causes conditionnelles, ou les conditions indispensables de 
leur existence; et alors,, étant démontré que nous pour- 
rions les acquérir comme toutes les autres , ce serait faire 
une hypothèse gratuite que de supposer qu'elles sont in- 
nées. Or, par une aiialyse exacte et rigoureuse de l'enten- 
dement^ on se convaincra qu'il n'y a point d'idée , quelque 
générale et abstraite qu'elle soit , qui , comme toute autre 
phénomène , n'ait une cause productrice , ou efficiente. 

Admettons qu'il y a des idées sans cause ; comment ces 
idées pourront- elles jamais se représenter à la mémoire? 
Tout souvenir n'a-t-il pas lui-même une cause efficiente 
dans une autre idée ou dans un signe quelconque ayant 
quelque rapport avec l'objet de ce souvenir, ou plus géné- 
ralement, avec la cause efficiente de l'idée qu'il rappelle? 
Or^ cette idée n'ayant point de causé, il n'est donc aucun 
signe qui puisse la rappeler, et conséquemment jamais une 
telle idée ne se représentera devant l'esprit. La vue d'un 
simple anneau suffirait pour me remettre en mémoire Tidée 
d'une personne qui me l'aurait donné , parce qu'il y aurait 
au moins un rapport de circonstance entre cet anneau et 
cette personne , qui est la cause efficiente de l'idée que j'ai 
d'elle. Mais si cette idée était innée en moi , sans que j'eusse 



r 



"^mfmmmmm 



( 117 ) 

jamais vu cette personne ^ ou sans qu elle existât , il m'est 
impossible de concevoir qu'aucun signe ^ qu'aucune idée y 
pût jamais la rappeler à ma mémoire , ou la représenter à 
mon imagination. Il est vrai que ce ne sont point les idées 
des choses sensibles qu on nous donne comme innées ; que 
ce sont au contraire des idées très-générales et très-abstrai- 
tes : mais cela ne détruit pas la force de mon argument , et 
c'est seulement pour le rendre plus sensible ^ que je Tai ap- 
puyé d^un exemple tiré des choses sensibles. 

Mais^ dira-t-on, il est beaucoup d'idées générales et 
abstraites qui se trouvent actuellement dans Tesprit y sans 
qu'on se rappelle le moins du monde les avoir jamais ac- 
quises 3 et peut-être se croira-t-on, par la , autorisé à con- 
clure quelles sont innées. Je répondrai^ premièrement^ 
que cette conclusion ne serait pas du tout légitime 3 et^ 
en second lieu y qu'il est très-facile d'expliquer pourquoi 
nous ne pouvons nous rappeler ni quand y ni comment cer- 
taines idées se sont introduites dans notre entendement. 
D'abord^ il est des idées, des rapports si simples^ que nous 
en sommes afiectés comme malgré nous, sans que nous 
ayons besoin pour cela du moindre degré d'attention; et 
ces idées se reproduisent si fréquemment, que nous en 
sommes pour ainsi dire assaillis , en naissant au milieu 
d'elles; en sorte qu'il n'est pas surprenant que nous ne 
nous souvenions ni à quelle époque , ni de quelle manière 
elles sont entrées dans notre esprit. Il en est d'autres au 
contraire qui , d'abord plus ou moins obscures ou confu- 
ses, ne deviennent claires ou distinctes, qu'à mesure que 
nous sommes plus capables d'attention et de réflexion j ou 
que nous faisons un plus fréquent usage de ces facultés; 
et , quoiqu'on général elles ne se placent dans la mémoire 
que lorsqu'elles sont toutes faites^ elles entrent dans l'en- 
tendement ou la conception d'une manière insensible et 
inaperçue. 



( 118) 

Tout en nous accordant qu'il n'y a point d'idée sans cause 
efficiente^ on pourrait demander s'il n'y en a pas au moins 
quelques-unes qui aient leur cause efficiente dans l'ame même. 

Sans doute un grand nombre d'idées ont pour causes 
productrices d'autres idées antérieurement acquises^ les 
unes plus tôt , les autres plus tard } telles sont et ces idées 
composées^ et ces idées de rapports ^ et ces idées déduites^ 
dont les causes conditionnelles sont l'imagination y le ju* 
gement et la raison : ces idées ^ dis-je^ et une infinité d'au? 
très peuvent avoir leur cause immédiate dans des idées 
plus simples , celles-ci dans d'autres^ ces dernières dans 
d'autres encore : mais ^ en remontant ainsi jusqu'au der- 
nier anneau de cette chaîne d'idées^ on arrivera toujours 
à une idée primitive qui aura sa cause dans les objets exté^ 
rieurs ou les rapports qu'ils ont entre eux. 

Je n'ai pas répondu^ du moins directement^ je le sais 
bien ^ à la question proposée ; car il s'agit sans doute de 
savoir si une idée peut avoir origineHement sa cause effi^ 
ciente^ non dans une autre idée acquise^ mais dans quel- 
que principe^ dans quelque chose qui soit inhérent à lame 
même^ c'est-à*dire dans quelqu'une de ses propriétés^ soit 
actives , soit passives. 

A lexception peut-être des idées que nous avons de ces 
propriétés elles-mêmes, et c'est ce que nous examinerons 
tout à l'heure, il n'est aucune idée connue dont on puisse 
trouver la cause efficiente, même immédiate, *dans quel- 
qu'une des propriétés passives de l'ame; et quant à ses 
propriétés actives, bien que sans leur intervention nous ne 
pussions , a la rigueur, avoir l'idée distincte de quoi que 
ce puisse être au monde; il est certain que, par elles-mê- 
mes, elles ne peuvent produire, ou engendrer aucune idée; 
elles ne font que nous les montrer, nous les faire aperce- 
voir, comme le soleil rend visibles les objets matériels, 
sans leur donner l'existence. 



(119) 

En général^ une propriété ne peut jamais être regardée 
comme cause productrice^ qu'autant qu'elle est actuelle- 
ment en jeu^ si Ion peut s'exprimer ainsi, et que par là 
elle manifeste son existence. Si donc il y avait des idées 
qui eussent leur cause efficiente ou productrice dans cer- 
taines propriétés de Tame, il faudrait que Dieu les eût 
mises en jeu en les créant; et, dans ce cas, elles n'auraient 
pas discontinué d'agir, de se manifester; car quelle serait 
la raison de ce changement? Or il n'y a pas une seule pro- 
priété de l'ame, du moins parmi ses propriétés passives, 
que l'on puisse dire être incessamment en exercice, ou se 
manifester constamment, sans interruption : il faut donc 
que ces propriétés soient elles-mêmes mises en évidence 
par des causes extérieures; et ainsi, quand même elles 
pourraient être causes immédiates de quelques idées, 
celles-ci , quand à leur existence , dépendraient toujours 
de ces causes extérieures , et par conséquent ne seraient 
point innées. 

Qu'est- ce en efièt qu'une propriété qui se manifeste ac- 
tuellement par quelque action, ou de quelque manière que 
ce soit? un véritable phénomène. Or, quoiqu'un phéno- 
mène puisse être cause efficiente d'un autre phénomène, 
il faut qu'il ait lui-même une cause. Ainsi , pour qu'une 
idée fût innée et qu'elle eût sa première cause dans une 
propriété de lame, il faudrait donc, ou que cette idée eût 
d'abord sa cause immédiate dans une autre idée , dans un 
autre phénomène de l'ame , celui-ci dans un autre , et ainsi 
jusqu'à rinfini, ce qui est absurde; ou que l'un de ces plié* 
nomènes eût sa cause dans un dernier phénomène sans 
cause, c'est-à-dire dans une propriété dont l'action ne 
serait déterminée par aucune cause, ce qui ne se peut pas. 

Si quelques idées pouvaient avoir leurs causes efficientes 
dans les propriétés de Famé, ce serait surtout celles que 
nous avons de ces propriétés elles-mêmes. Q semble en 



( 120 ) 

effet que Tidée que j'ai de rimagination^ par exeiUple^ doit 
avoir pour cause efficiente Fimagination 3 et c'est ce qui 
n^est pas douteux^ s'il ne s'agit que de la cause immédiate : 
ridée que j'ai de l'imagination a pour cause immédiate 
l'imagination^ mais l'imagination mise elle-même en jeu^ 
en action y par une cause quelconque. 

Comme nous ne connaissons les propriétés^ soit de l'ame^ 
soit des autres substances^ ^xie par les phénomènes qui les 
révèlent^ il s'ensuit que les idées que j'ai, par exemple, de 
l'entendement et de la sensibilité physique, se réduisent 
aux idées que j'ai de l'idée elle-même et de la sensation^ 
ou se déduisent de ces idées, qu'il me faut avoir d'abord : 
or ces phénomènes ont en dernier résultat, comme nous 
Tavons démontré, leurs causes efficientes hors de noos^ 
hors de notre ame. Nous ne pouvons donc connaître ces 
phénomènes, et, par suite, les propriétés passives de l'ame 
qui en sont les causes conditionnelles , qu'après avoir été 
en relation avec les objets extérieurs. Donc les idées que 
nous avons de ces propriétés, et il en est de même de toutes 
les propriétés passives de l'ame, ne sont point innées, c'est- 
à-dire nées ou créées avec l'ame, comme les propriétés qui 
la constituent, à moins qu'on ne prétende et qu'on ne 
prouve, que ces idées, que ces phénomènes, n'ont point 
de cause productrice, ou efficiente. 

Quant à l'idée que nous avons de l'attention,, ou de 
toute autre propriété active, on pourrait soutenir avec un 
peu plus de vraisemblance qu'elle a sa première cause dans 
l'attention elle-même, et, par suite, qu'elle est innée. Mais, 
de deux choses l'une, ou l'attention est continuellement 
en exercice, sans que l'action de cette faculté soit jamais 
suspendue 3 ou cette action peut être interrompue et ne 
s'exerce que par intervalle. Dans ce dernier cas, l'ame ne 
pourra agir, ou être déterminée à agir que par une cause, 
qui n'a pu êti*e dans l'origine qu'une sensation, et consé- 



(121) 

quemment une action du corps ^ ou y plus généralement ^ 
d un objet extérieur sur l'ame. Et si 1 attention^ si 1 /ictivité 
de Tame est toujours en exercice ^ et ne fasse que se porter 
d'un objet sur un autre ^ ou se partager également entre 
tout ce qui peut agir sur Tame^ hypothèse qui ne serait 
point insoutenable } il faudra toujours ^ pour que nous 
puissions remarquer que nous sommes attentifs^ et^ par 
conséquent ^ pour ay oir l'idée de l'attention , ou que celle- 
ci soit excitée par un objet ^ par une idée quelconque, ou 
quelle se porte yolontàirement sur cet objet, sur cette 
idée, qui ne peut être qu'une idée acquise. 

Enfin , en supposant même qu'une idée pût avoir origi- 
naMement sa cause efficiente dans Tame , comme cela de- 

ait* ' 

vrait être si elle était innée, on pourrait encore objecter 
que, la cause étant inséparable de l'effet, si la cause n'était 
pas elle-même un effet produit par une autre cause , l'idée 
produite par cette cause devrait être, à ce qu'il semble, 
continuellement présente a l'esprit, ce qui n'a lieu pour 
aucune idée. 

On répondra peut-être à cette objection, en faisant ob- 
server, qu'il faut nécessairement pour qu'une idée soit 
présente à Tesprit, c'est-à-dire, pour que Tesprit l'aper- 
çoive actuellement, quç l'attention s'y porte, et qu'ainsi 
l'on pourrait supjposer que toute idée, soit innée, soit 
même acquise, existe en eflet et demeure constamment 
dans l'ame, quoiqu'elle ne soit aperçue que lorsque l'at- 
tention se dirige vers elle : de même que l'impression 
constante que produirait sur la vue un objet toujours pré- 
sent a nos yeux^ ne serait sentie,, ne serait aperçue, qu'au- 
tant que l'attention se concentrerait sur la sensation 
produite par cet objet. Mais cette hypothèse, supposé 
qu'elle ne présentât rien dé contradictoire, ne résoudrait 
point la difficulté 3 car il faudrait toujours une cause pour 
déterminer l'attention à se porter sur une idée qui existe- 



( 122) 

rait actuellement dans Fame^ comme il en faudrait une 
pour la réveiller si elle n'était qu'endormie^ ou pour la 
produire si elle n'existait pas encore. 

Il résulte donc très-évidemment de tout ce qui précède^ 
qu'il n'y a aucune idée proprement dite qui soit innée : et 
quand même on en excepterait celles de nos propres facul- 
tés^ sur lesquelles d'ailleurs on ne dispute guère, soit qu'on 
n y attache aucune importance, soit pour toute autre rai- 
son y elles sont en si petit nombre, qu'elles n'empêcheraient 
point la généralité d'une règle qui renferme , on peut le 
dire, une infinité de cas. Ces idçes, dis- je, fussent-belles in- 
nées, attendu que les propriétés de l'ame le sont elles-mê- 
mes , qu'elles se trouvent naturellement en nous , ce qu'on 
ne peut dire d'aucune autre chose, on n'en pourrait nulle- 
ment inférer que toute autre idée innée fût possible , et la 
doctrine des idées innées en général n'en serait pas moins 
absurde. 

s 3. 

Maintenant, y a-t-il quelques philosophes qui aient ad- 
mis de telles idées, et prétendu qu'elles pouvaient exister : 
ou , en d'autres termes , parmi les philosopher» qui ont em- 
brassé cette doctrine, ^elques-uns ont-ils réellement voulu 
parler des idées elles-mêmes, des idées proprement dites j 
et ont-ils pris ce mot dans un sens direct, comme nous 
l'avons fait en dernier lieu ? 

A cette question , assez embarrassante , on ne pourrait , 
je crois, répondre bien positivement ni oui, ni non. Car il 
est à remarquer d'abord , qu'un grand nombre de philoso- 
phes, pour ne pas dire le plus grand nombre, soit qu'ils aient 
adopté ou rejeté cette hypothèse des idées innées, n'ont 
eu qu'une idée confuse et de ce mot d'inné j et surtout de 
celui d'idée^ puisqu'ik ont confondu par le fait, si ce n'est 



( 123 ) 

• 

dans leurs définitions y les phénomènes de Tanie avec ses 
propriétés y qui en sont néanmoins aussi distinctes y que la 
mollesse de la cire est distincte des divers changemeus de 
forme qu'elle peut recevoir en vertu de cette propriété 
passive : en second lieu^ qu'ils n'ont pas poussé l'analyse 
de Tesprit humain assez loin y pour remonter jusqu'à la 
cause première de nos idées ; cause qui existe toujours hors 
de nous, quoique beaucoup d'idées aient immédiatement 
leurs causes efficientes dans l'ame, mais sans qu'elles y 
soient elles-mêmes innées; car ces causes ne sont jamais 
que des idées antérieurement acquises, ou des rapports 
entre ces idées, et non des propriétés constituantes de 
l'ame ; enfin, qu'ils n'ont fait dépendre diaque idée que 
d'une seule cause , avec laquelle ils l'ont même confondue, 
a savoir, tantôt de la cause efficiente, tantôt de la cause 
conditionnelle , et tantôt de Tattention ou de la réflexion ; 
quoique , d'une part , Tattention ni la réflexion ne peuvent 
produire aucune idée , mais seulement nous les faire dé- 
couvrir ou apercevoir, et que, de l'autre, toute idée, 
quelle qu'elle soit, a toujours deux causes, l'une condi- 
tionnelle , qui est dans l'ame et inhérente à l'ame , comme 
étant une des propriétés qui la constituent ; l'autre , qui 
peut être immédiatement et actuellement dans l'ame sans 
y être inhérente, mais qui est toujours originairement hors 
de l'ame; ce qui est aussi vrai pour les idées les plus géné- 
rales et les plus abstraites, que pour celles des choses 
sensibles. Ainsi, quand une idée, comme celle d'un objet 
matériel, a immédiatement sa cause efficiente hors de nous, 
ils l'ont fait dépendre de cette seule cause , et l'ont même 
jusqu'à un certain point confondue avec cette cause, en 
disant qu'une telle idée nous venait du dehors , ce qui est 
au mpins inexact ; car l'idée se forme en nous , par l'action 
de la cause efficiente, qui demeure hors de nous; de même 
que les vibrations d'une cloche ne lui viennent point du 



( 124 ) 

dehors , mais s'effectuent en elle ^ par Faction de la cause 
extérieure qui les produit, c'est-à-dire parle choc d'un 
corps étranger. Quand, au contraire, une idée n'a pas 
immédiaitement ou évidemment sa cause productrice hors 
de l'ame, ils Tattribuent à sa seule cause conditionnelle^ 
si ce n'est à l'attention ou à la réflexion, et ils croient, en 
général, qu'elle est innée, comme ils l'affirment du moins 
pour quelques idées particulières 3 ce qui n'est pas moins 
inexact : car , quoique toute idée se forme en nous , il n'y 
a d'inbé en nous , il n'y a d'inhérent à la nature de Tame^ 
que ses propriétés , les unes passives , en vertu desquelles 
elle perçoit ou conçoit les idées que des causes efficientes 
produisent en elle 5 les autres actives, qui nous les font 
apercevoir , mais ne les engendrent pas. Indépendamment 
de ces facultés, il y a donc dans toute idée trois choses à 
considérer , la cause efficiente , soit extérieure , soit inté- 
rieure mais non pas innée, qui la produit 3 la cause condi- 
tionnelle, ou la propriété passive de l'ame en vertu de 
laquelle elle est produite ; et enfin Tidée elle-même. Or les 
philosophes dont je parle ne réconnaissent que Tidée et 
une cause quelconque dont elle dépend, et encore ne 
distinguent-ils pas toujours ces deux choses , qui , aux yeux 
de la plupart, n'en font qu'une; ce qui leur fait soutenir 
avec obstination , et les entraine en effet dans la nécessité 
de soutenir qu'il y a des idées innées et des idées acquises , 
et d'établir ainsi entre les idées une distinction qui n'existe 
pas; car, suivant le sens qu'il plaira aux philosophes de 
donner aux mots, on pourra dire, ou qull n'y a point 
d'idées innées, ou qu'elles le sont toutes; et non seulement 
toutes les idées, mais encore toutes les sensations. 

• s 4- 

Quelles senties idées que Ton a prétendu être innées? 



( 125 ) 

Platoii considère comme telles^ non les idées de rien 
d'individuel, mais celles des genres et des espèces, et surtout 
les idées les plus universelles des choses, c'est-à-dire celles 
précisément qui nous semblent résulter de la comparaison 
du plus grand nombre d'objets. Ainsi l'idée de Thommeen 
général est innée , suivant Platon , tandis que le commun 
des hommes croient que nous l'avons acquise j en considé- 
rant dans les hommes que nous connaissons, soit par nous- 
mêmes, soit sur le rapport d'autrui, ce qu'ils ont tous de 
commun , laissant à part les différences caractéristiques qui 
les distinguent les uns des autres , et en généralisant cette 
idée, c'est-à-dire en l'appliquant également aux hommes 
que nous ne connaissons pas , ou qui viendront après nous, 
comme à ceux que nous connaissons, et qui ont paru jus- 
qu'à présent sur la terre. Nous pensons aussi que les noms 
des genres et des espèces ne sont , comme disent les méta- 
physiciens, que des dénominations extérieures, dont la na- 
ture des choses ne dépend point, mais qui, au contraire, 
dérivent elles-mêmes du point de vue sous lequel nous en- 
visageons les choses; en sorte qu'un même objet peut être 
rangé dans autant de classes difTérentes d'êtres qu'il a de 
points de vue, ou d'attributs, ou de rapports : c'est ainsi 
que la craie et la neige appartiennent à la classe ou à l'es- 
pèce des corps blancs, la craie et le charbon à celle des 
corps fragiles, la craie et le marbre à celle des substances 
calcaires. Quoi qu'il en soit, l'idée que j'ai d'un objet indi- 
viduel , de tel ou de tel écu de 5 francs, par exemple, n'est 
point innée; je l'ai acquise en voyant cette pièce de mon- 
naie; et il en est de même de sa pesanteur et de chacune de 
ses propriétés en particulier : mais ce qu'il y a d'inné en 
moi, suivant Platon, ce sont les idées de la pesanteur en 
général , de l'éclat métallique en général , de la blancheur, 
même de la blancheur tirant sur le gris en général , de la 
monnaie et même d'un écu en général ^ d'un cercle ou d'un 



( 126 ) 

disque en général^ des métaux, des corps, des substances, 
des attributs en général , et surtout de l'être en général , 
qui est Tidée la plus universelle de toutes. On voit que les 
idées innées de Platon ne difièrent point des essences des 
choses adoptées par les philosophes du moyen âge, et qu'ils 
lui en sont redevables. Aristote a refuté tant bien que mal 
le sentiment de Platon sur les idées innées, auxquelles 
seules il donnait le nom d'idées^ et M. Degerando résume 
ainsi qu'il suit les argumens d' Aristote sur ce point. 

<c Comment , dit Aristote , si, ces idées sont nées avec 
» nous, n'en avons-nous point la conscience intime; de- 
» meurons-nous si long-temps privés de la lumière qu'elles 
» doivent répandre sur la connaissance des choses ? Com- 
» nient posséderions-nous déjà l'idée d'un objet, avant 
» même d'avoir aperçu cet objet? Appeler ces idées des 
» exemplaires^ faire dériver d'elles tout ce qui existe, c'est 
» ne présenter que des métaphores poétiques. Quel est 
)) celui qui agit les yeux fixés sur ces prétendus modèles? 
» Une diose peut exister, peut être exécutée, sans être 
» formée d'après leur image. Il y aura d'ailleurs plusieurs 
» exemplaires pour le même objet, puisqu'il peut être 
» rangé sous plusieurs genres. Les genres seront non seu- 
» lement les exemplaires des choses sensibles, mais des 
» genres eux-mêmes; ainsi la même idée sera tout a la fois 
» et le modèle et l'image qui la reproduit. Il est impossible 
» de séparer le genre de l'individu ; ils ne sont qu'un dans 
» là réalité. Les idées n'ont donc aucune existence hoi-s de 
> l'objet. Il est un grand nombre de choses auxquelles on 
» n'assigne pas d'idées comme leurs causes : telles sont une 
» maison , un anneau ; pourquoi n'en serait-il pas de même 
2) du reste? Les démonstrations sur lesquelles on prétend 
» asseoir cette théorie n'ont aucun fondement solide ; on 
» ne saurait en faire aucun emploi utile ; car elles ne ser- 
» vent en rien à expliquer l'enchaînement réel des causes 



( 127 ) 

» et la génération des êtres; elles n'expliquent aucun phé- 
» nomène de la nature. Platon s'est donc évidemment mé- 
» pris 3 ses idées ne sont autre chose qu'un produit des 
)) opérations de Tentendement^ une abstraction qu'il ob- 
» tient en séparant des objets particuliers les rapports qui 
» leur sont communs. » — a Tel est à peu près le résumé 
des argumentations répétées qu' Aristote oppose à la théorie 
de Platon. On ne peut s'empêcher de reconnaître que le 
Stagjrite n'a pas usé de tous ses avantages , qu'il eût pu 
combattre avec une logique bien plus rigoureuse une 
hypothèse dont le moindre défaut est de n'être fondée que 
sur une méprise manifeste dans la manière de concevoir les 
opérations de l'esprit humain. » {Hist. comp. des syst. de 
phiL ) 

Quelques métaphysiciens modernes, d'après Descartes , 
rangent principalement parmi les idées innées celles des 
vérités nécessaires, que Descartes appelait vérités étemelles , 
et dans lesquelles il faisait aussi consister l'essence absolue 
des choses. Ainsi, par exemple, quoiqu'il soit bien vrai 
qu'en général l'homme est doué de raison, il n'y aurait 
aucune contraction a ce qu'il ne le fât pas : mais il serait 
contradictoire qu'un trigone, une surface terminée par 
trois côtés , n'eût pas trois angles 3 comme il serait contra- 
dictoire, quoique cela ne s'aperçoive pas du premier 
coup d'œil et qu'on ait besoin de le démontrer, que ces 
trois angles pris ensemble ne fussent pas égaux à deux 
angles droits. Voilà ce qu'on nomme vérité nécessaire et 
éternelle. Ces vérités , qui ne sont que des attributs ou des 
rapports , directs ou dérivant nécessairement d'autres rap- 
ports , sont en très-grand nombre : toutes les propositions 
des mathématiques, qui,* en dernière analyse, ne sont que 
des transformations des axiomes ou des vérités les plus 
simples, sont des vérités éternelles, des vérités nécessaires. 
Sont-elles donc tcmtes innées? Dans ce cas, tout homme 



(128) 

serait mathématicien^ et le serait plus que Descartes ^ Leib- 
nitz et Newton même. Mais si elles ne le sont pas^ pour- 
quoi Dieu aurait-il de préférence placé dans Tentendement 
les vérités les plus simples , celles précisément que Tesprit 
peut apercevoir du premier coup d'œil? Convenons donc 
qu'il n'y a d'inné que les propriétés de l'ame en général , 
et en particulier le sens du vrai, ou le jugement, par lequel 
nous concevons ou apercevons ces rapports simples ou 
compliqués, lorsque les choses entre lesquelles ces rapports 
existent se présentent à nos jeux, à notre imagination ou 
à notre entendement. 

« Les hommes, dit Locke, peuvent acquérir toutes les 
connaissances qu'ils ont , par le simple usage de leurs facul- 
tés naturelles^ sans le secours d'aucune impression innée, 
et arriver à une entière certitude de certaines choses , sans 
avoir besoin d'aucune de ces notions naturelles , ou de ces 
principes innés. 

» Si par ces impressions naturelles qu'on soutient être 
dans l'ame , on entend la capacité que l'ame a de connaître 
certaines vérités , il s'ensuivra de là , que toutes les vérités 
qu'un homme vient à connaître, sont autant de vérités in- 
nées. Et ainsi cette grande question se réduira uniquement 
à dire, que ceux qui parlent de principes innés, parlent 
très-improprement j ^lais que dans le fond ils croient la 
même chose que ceux qui nient qu'il y en ait : car je ne 
pense pas que personne ait jamais nié , que l'ame ne fût 
capable de connaître plusieurs vérités. C'est cette capacité, 
dit-on , qui est innée 3 et c'est la connaissance de telle ou 
telle vérité qu'on doit appeler acquise. Mais si c'est là tout 
ce qu'on prétend, à quoi bon s'échaufièr à soutenir qu'il y 
a certaines maximes innées? Et s'il y a des vérités qui puis- 



(129) 

sent être imprimées dans l'entendement^ sans quUl les 
aperçoive^ je ne vois, pas comment elles peuvent différer^ 
par rapport à leur origine y de toute autre vérité que l'es- 
prit est capable de connaître. Il faut^ ou que toutes soient 
innées^ ou. qu'elles viennent toutes d'ailleurs dans l'ame. 
C'est en vain qu'on prétend les distinguer à cet égard. 

» Tous ceux qui voudront prendre la peine de réfléchir 
sur les opérations de l'entendement^ trouveront que le con- 
sentement que l'esprit donne sans peine à certaines vérités^ 
ne dépend en aucune manière ni de l'impression naturelle 
qui en ait été faite dans l'ame y ni de l'usage de la raison } 
mais d'une faculté de l'esprit humain^ qui est tout-à-fait 
différente de ces deux choses. » 

(( Fort bien y répond Leibnitz : mais ce n'est pas une fa- 
culté nue^ qui consiste dans la seule possibilité de les 
entendre : c'est une disposition y une aptitude y une préfor- 
mation ^ qui détermine notre ame^ qui fait que ces vérités 
en peuvent être tirées , tout comme il y a de la différence 
entre les figures qu'on donne à la pierre ou au marbre in- 
différemment ^ et entre celles que ses veines marquent 
dé]ky ou sont disposées à marquer^ si l'on veut en pro- 
fiter. » 

La distinction que fait ici Leibnitz est fort subtile et ne 
peut s'entendre qu'à l'aide d'une comparaison. Mais^ outre 
qu'une comparaison ne prouve rien^ celle qu'il propose 
n'est pas juste. Parce qu'une idée^ de quelque manière 
qu'on l'envisage y n'est qu'une modification que l'ame 
éprouve en vertu de quelqu'une de ses propriétés , tandis 
que la statue^ ou la figure que Ton peut tirer d'un bloc de 
marbre y soit que cette figure s y trouve ou non dessinée 
par avance y n'est pas plus une modification de ce bloc de 
marbre y que les autres morceaux qu'on en a détachés. 

Descartes comparait les idées aux diverses figures que 
peut recevoir un morceau de cire en vertu de sa mollesse^ 

TOME ui. . 9 



( 130 ) 

• 

figures qui sont bien évidemment des modifications du 
corps qui les reçoit ^ mais qui supposent l'action d'une cause 
extérieure^ d'une cause efficiente. Or^ de même que ces 
figures ne sont pas innées ^ ne préexistent pas dans la cire y 
ny sont pas tracées ^ ébauchées y indiquées d'une manière 
quelconque; car on conçoit que cela ne serait pas possible^ 
puisque ces figures ne sont que des changemens de forme 
dans la cire entière : de même les idées ne préexistent en 
aucune manière dans Tame y dont elles lie soilt pareillement 
que des modifications, quoique nous ne sachions pas en 
quoi elles consistent, parce que nous ignorons quelle est la 
nature de Tame. 

Les mêmes obseryations pourraient s'appliquer aux vi- 
brations qu'une cloche cfiectne , en vertu de son élasticité, 
quand une cause extérieure agit sur elle; vibrations qui ne 
préexistent pas non plus dans la cloche. 

Je suppose maintenant, contre mon opinion et celle de 
Locke, qu'il existe des idées innées; et je demande ce que 
l'on peut inférer delà en faveur de l'immatérialité de l'ame? 
Car je n'imagine pas qu'on puisse avoir un autre but en 
soutenant cette doctrine; si ce n'est peut-être de prouver 
d'autant mieux l'existence de Dieu par les causes finales^ 
à quoi j'avoue ({u'elle poiirràit contribuer : mais hot*s de 
là, elle ne prouve rien, et me paraît même plus nuisible 
qu'utile. 

Car, si l'on peut démontrer a ;7mn^ sans avoir recours 
aux idées innées, et par les seules propriétés et facultés de 
l'ame, c'est-à-dire en effet par tout ce qui la constitue, 
qu'elle est immatérielle; qu'importe alors que telles idées 
soient innées ou acquises , puisque , dans l'^in et l'autre cas, 
elles seront nécessairement des modifications de cette sub- 
stance immatérielle; et comment l'existence supposée de 
quelques idées innées pourrait-elle corroborer la preuve 
de cette immatérialité?, U m^est impossible de l'apercevoir. 



( 131 ) 

Si', an cohtfaire, ttn ne pèiit pas déiôontrer, que Tame 
existe cdiiànie substÀnc)^ immatérielle , par se^ ùtctiltés et 
par ite causée conditionnelles die ses idées, j'entends de 
celles (Jn'elle peut acquérir j ce qtii suppoiserait nécessaire- 
ment que Dieu a pu donner à la matière la faculté de penser 
et celle «d'acquêt ii^ des idées ; eomnlient prouvera-l-«on que 
Dieu n'a pas pu donnet à la matière des idées toutes faites, 
qui supposent bien moins que les' autres Taction de nos fa- 
cultés ? 

Il y a pld^ j c*é%t qti iinè idée inuëé né pouvant être qu'un 
phénomène sans cause efficiente et qui ne pourrait exister 
que par la volonté et la toute puissance de Dieu j pourquoi 
exigerait -elle nécessairement une cause conditionnelle? 
Or, si die n'^en eiîge pà^ àbsolUiâéht, Dieu à donc pu sug- 
gérer des idées à une substance dépôUt-vUé des causes con- 
ditibnnelielsi qu'elles implic|uènt , où des propriétés de l'aine. 

L'hypotbèàe des idées innées serait donc plus propre k 
prouver que rihtelligence appartient à la matière, qu'à 
servir à la démOnstratioU de l'iminatérialité de l'ame. 

Mais y dirà-t-on peut-être, la doctrine contraire ne serait 
pas moins dangereuse 3 car si toutes nos idées sont acquises, 
si toutes ribus sont Venues originairement par la voie des 
sens, ou, pour parler plus exactement, si toutes ont orî- 
ginairetnent leurs causes efficientes dans leâ objets exté- 
rieurs; et même s'il n'y a d'inné que celles d'un petit nombre 
d'axiomes et de vérités nécessaires , il s'ensuivra que l'ame 
séparée du corps, surtout l'ame d'un enfant, qui n'a rien 
appris, n'aura aucune idée, du ihoins aucune de celles que 
nous avons dans ce monde, et dès lors , ses facultés n'étant 
jamais dises en jeu, en action, elle sera comme plongée 
dans ufa sommeil éternel, et, couséqueminent, comme si 
elle n'existait pas. 

Supposé que cette conclusion soit légitime, on ne doit 
pas, quelle qu'elle puisse être, la rejeter, si le principe d'où 



(132) 

on Va dédaite est certain ^ comme il nous parait Têtre : et 
quand j'ai fait observer que la doctrine des idées innées 
était pernicieuse^ ce n'a point été pour obliger les philO"- 
sophes à s'en désister^ mais pour leur faire entendre qu'ils 
ont tort d'y attacher tant de prix y et par là les engager à 
examiner cette théorie avec indifférence et sans prévention. 



DES CAUSES EFFIGIEIHTES^ EN GillERÂL, 

SI-. 

Lorsque deux phénomènes se suivent ou co-existent ^ et 
que de l'existence de l'un dépend celle de l'autre^ on donne 
le nom de cause efficiente^ ou productrice^ au phénomène 
dont l'autre dépend , et à celui-ci le nom d'effet. 

Une cause ^ proprement dite^ est donc un phénomène 
considéré relativement à l'effet qu'il produit ^ et un effet est 
un phénomène considéré relativement à sa cause, ou en 
tant qu^il dépend d'une cause. 

U résulte de cette définition y qu'il nj a point de cause 
sans effet y ni d'effet sans cause. 

Mais il ne s'ensuit pas , et il n'est pas vrai y que tout phé- 
nomène est cause, ou du moins, est nécessairement cause, 
ou produit nécessairement un effet^ et il ne s'ensuit pas non 
plus, quoiqu'il soit peut-être vrai, que tout phénomène est 
un effet, ou dépend nécessairement d'une cause. 

Toute cause efficiente , ou phénomène appelé cause, con- 
siste en Vaction de quelque substance. On donne alors à 
cette substance le nom à' agent y et quelquefois aussi, mais 
improprement , le nom même de cause. 

Nous disons qu'une substance agit sur une autre , lorsque 
celle-ci éprouve une modification quelconque, et que nous 



(133) 

attribuons cette modification a la présence ou à l'existence 
de la première. 

Lorsque cette modification n'est qu'un simple change- 
ment dans l'état de mouvement ou de repos d'une sub- 
stance ou d'une particule matérielle y c'est-à-dire un passage 
du mouvement au repos , du repos au mouvement ou d'un 
mouvement à un autre, et que l'action, ou la cause qui 
produit un pareil changement n'est que l'impulsion d'une 
autre substance matérielle} cette impulsion prend le nom 
d'action mécanique. 

Toute action suppose dans la substance qui l'exerce une 
propriété qui détermine la nature de cette action. 

Cette propriété , en tant qu'on la considère par rapport 
à l'eSèt qui en dépend , et lorsque cet effet est une produc- 
tion ou une destruction de mouvement, ou une tendance 
an mouvement , est en général ce qu'on nomme farce : et la 
force mécanique est la propriété en vertu de laquelle un 
corps exerce une action mécanique sur un autre corps, et 
produit un changement dans son état de mouvement ou 
de repos. Cette propriété est l'impénétrabilité de la matière 
mise en jeu par le mouvement respectif des corps. 

n arrive assez souvent, et même le plus ordinairement, 
que telle action , ou telle cause que nous remarquons , est 
séparée de tel eSet que nous remarquons aussi , par une 
suite de phénomènes , de modifications , ou de changemens, 
auxquels nous ne faisons aucune attention, ou que nous 
n'apercevons même pas , et dont chacun est à la fois effet 
et cause ; en sorte qu'il y a presque toujours un certain in- 
tervalle de temps entre la seule cause et le seul effet que 
nous apercevons ; d'où il nous semble qu'en général toute 
cause est antérieure à son efïèt. 

Mais, en examinant les choses de plus près, nous nous 
convaincrons qu'une cause et son effet immédiat existent 
toujours simultanément, et qu'il serait contradictoire qu'il 



( 1^4 ) 

n'en fiU pas ^nsi : car^^rlfi c«use existait cmmeUXie 
ayant l'effet qu'elle produit^ il y aurait, au mOins pendant 
quelques instant, une oau^ sans effet', et «i l'^flet se m$ni* 
£8Stait ou continuait de se. manifester, lorsqtie la ca.qseà 
laquelle on l'attribue n'existe pliis, ou cçsse d'agir, ily au- 
rait un effet saps cause , ce qui serait contraire à la défini* 
lion que nous avons donnée de l'eflet et de Ifi cause. 

Au reste, le rapport de causalité, ou de la cause al'eâet^ 
n'est pas plus un rapport de cot- existence qu'un rapport de 
succession; c'est, comme nous l'avons dit ^ un rappor-t de 
«dépendance. Seulement il suit de là même que la ea^se et 
l'effet cp- existent nécessairement. Lors 4p^ ^^'i^ nous 
arrive de dire qu^un effçt succède à sai;au$e, c'est que Qpus 
entendons parler, non de l'efTet immédiat, mais de celui 
qu'amène graduellemept, par une série de modifications 
insensibles ou sans importance^ telle. Qavise qjui sçule est 
l'objet de notre attention. 

Il ne faut pas perdre de vue , qu'un simple eflfet n'e^tt jar 
mais une manière d'être continue, mais seulem/snt unpas- 
.sage subit d'une manière d'être à une autre; et il.fajut bien 
se garder aussi de confondre cette dernière manière d'être , 
laquelle n'a p^s besoin de cause, avec un effet continu, 
c'est-à-dire avec une suite d'effets ou de modifications qui 
se succèdent sans interruption sensible, et qui doivent leur 
existence à celle d'une cause permanente qui dure aussi 
long-temps que ces modifications elles-mçmes,' ou que cet 
efiet continu. 

.' Il 7 a deux sortes de causes efficientes; les unes sont 
libres^ les autres nécessaires. Les causes libres n'appar- 
tiennent qu'à des substances douces d'intelligenc<3 et de 
volonté :.du moins nous serait^il impossible de comprendre 
comment une substfince qui jouit d'une activité propre , 



( 135 ) 

qui peut agir par elle^-même^ bu pasâer de rinaction à 
laciion sans^y être forcée par aucune cause étrangère^ 
pourrait être ^dépourvue de volonté. 

Mais l'inverse de cette proposition est- elle égalenient 
vraie? toute substance douée de volonté agit-elle libre- 
ment, ou e^t'^élle absolument libre dans ses déterminations ? 
C'est une question de là plus haute importance^ sur laquelle 
on a beaucoup écrit, mais qui n'est pas encore parfaite- 
ment écLairoie. Je ne pense pas qu'on puiss^e dire des bêtes, 
ni qu'elles sont libres, ôii qu'elles sont dépourvues de vo- 
lonté : et quant aux hommes, ils me paraissent plus ou 
mpins libres, suivant qu'ils sont plus 6u moins capables 
de réfléchir et de délibérer, et à cet égard ils difîërent 
beaucoup les uns des autres : d'où il semble queFhomm^ 
en gâiéral est libre, si l'on prend te mot dans un sens 
relatif, mais . qu'absolument parlant, il ne l'est pas.. 

L'idée de liberté , tant physique que métaphysique ou 
morale , s'applique ou à rhon^ime ou à ses actions. 

Dire que l'homme est libre moralement , c'est dire en 
d'autres termes qu'il jouit d'une activité propre, et ici la 
liberté est une facuité^ qui ne diffère en rien de l'activité : 
car, en prenant ce dernier terme métaphysiquemient et à 
la rigi^eur , il est impossible de concevoir Tune sans l'autre 
^activité et la liberté : cçs deux expressions sont donc par- 
faitement synonymes. 

Par copséquent, demander si une des propriétés de 
lame , une des propriétés qui constituent l'homme moral 
et intellectuel est une propriété active; c'est demander si 
elle e^t libre : et , réciproquement , demander si elle est 
libres c'est deipander si elle est active, si elle est réelle-^ 
ment une faculté , une puissance ; ou , pour mieux dire , si 
elle est une modification de l'activité de l'ame ou de la 
liberté métaphysique ; seule puissance , seule faculté pro- 
prement dite , dont l'homme puisse être doué. 



(136) 

Quant a la liberté physique, elle n'est Fattribnt â^aacan 
être j et ne consiste que dans une simple possibilité exté- 
rieure j ou dans l'absence de toute contrainte comme de 
tout empêchement matériel, à Tégard des êtres doués de 
Tolonté. Ou bien, si on le préfère, c'est l'état d'un être vi- 
vant que rien d'extérieur et de matériel ne gêne dans 
l'exercice de sa volonté , ni ne sollicite en aucune manière^ 
soit dans un sens ou dans un autre. 

La liberté physique se rapporte à l'ame, ou du moins à 
des êtres animés, comme la liberté morale : elle suppose^ 
sinon l'activité proprement dite, du moins la volonté; 
mais celle-ci serait inefficace sans la liberté physique , qui 
est une condition en quelque sorte négative , non de son 
existence , mais de son exercice. 

Voyons maintenant comment une action pourrait être 
libre, ou ce qu'il faut entendre par la liberté d'une ac- 
tion. 

Toute action est phénomène, et tout phénomène, du 
moins tout phénomène physique, a une cause productrice, 
ou efficiente. Or ce qui a une cause est nécessaire et n'est 
pas libre, car toute cause produit nécessairement son ef!et. 
Donc aucune action corporelle n'est libre, ni morale- 
ment, d'autant que les corps sont dépourvus d'activité 
propre et ne peuvent agir par eux-mêmes ; ni , par cela 
même, physiquement, car la liberté physique n'est rien 
qu'une condition à laquelle est soumise l'exercice de la li- 
berté métaphysique, ou morale. Ainsi quand nous disons 
que nos actions corporelles et que nos mouvemens sont 
libres, nous ne nous exprimons pas d'une manière rigou- 
reuse, nous n'employons ce mot libre que dans un sens 
détourné, et nous voulons seulement dire par là, que nos 
mouvemens et nos actions n'ont pas d'autre cause que no« 
tre volonté actuellement en exercice , et que Ton suppose 
être libre. 



(137) 

Quant aux actes mêmes de la volonté^ autrement appelés 
volitions^ et qu'il faut distinguer des mouvemens volon- 
taires; d'abord^ s'ib sont libres moralement^ ils le sont 
aussi physiquement : car , si quelque cause extérieure s^op- 
posait à leur accomplissement, ils n'auraient point lieu, 
et par conséquent ne seraient point des actions effectives , 
des volitions , comme on le suppose 3 et si quelque cause 
extérieure les produisait^ ils seraient produits nécessaire- 
ment, ce qui est contre l'hypothèse. 

Mais enfin ces volitions , ou telles autres actions de l'ame, 
sont-elles moralement libres, ou ne le sont-elles pas? C'est 
ce que nous n'entreprendrons même pas d^examiner : nous 
nous bornerons à bien poser la question, en faisant voir 
en quoi consisterait la liberté de pareilles actions. 

Une action de l'ame, quelle qu'elle soit, est un phéno- 
mène; car il est impossible que Pâme agisse actuellement, 
ou qu'elle passe, soit de l'inaction a l'action, soit d'une 
action à une autre, sans être par là même modifiée. Mais 
toute action de l'ame est-elle un efïèt produit, ou, en d'au- 
tres termes , tout phénomène intellectuel ou moral , sans 
exception , a-t-il une cause productrice quelconque ? 

Si les actes actuels de notre volonté , si nos volitions , si 
ces actions de l'ame n'ont point de cause , elles sont libres 
absolument parlant : mais alors il faut admettre qu'il y a 
des phénomènes sans cause, ce qui n'est pas sans difficulté 
pour Tentendement , qui avait déjà conclu, sur de nom- 
breuses observations , qu'il n'y a point de phénomène sans 
cause. 

Si , au contraire , ces actions , ces phénomènes de l'ame^ 
ont une cause productrice , ou efficiente , soit extérieure et 
matérielle , soit intérieure mais indépendante de nous, ces 
phénomènes, je veux dire nos volitions, sont nécessaires^ 
ou forcées; car encore une fois, toute cause produit né- 
cessairement son effet : et alors c'en est fait de la liberté 



( 3138 ) 

• 

morale /4ms q[ii€|I(|ue dens qu^on pfenne ce mot; catr si 
toutes no3 actioiis .^ont nécessaires , il serait absurde de jsôu- 
tenir que l'bomixie est libre , qu'il jouit d'une activité pro- 
pre ^ qu'il est doué d'une faculté dont il ne powrait jaiùais 
faire us:dga. 

Ainsi cette grande question de la liberté métaphysique^ 
PU mor.alç y ou du libre arbitre ^ 3e réduit en dernière ^nar 
lyse à savoir , si .nos volitions y pU si telles autres de nos 
actions intellectuelles et Toloatajres y ont une cause ou si 
elles ^'en ont pas. Mais cette question ^ toute simple qu'elle 
parait étre^ n'esrt «pourtant pas facile à résoudre ^ et nous 
i^enous en occuperons pas ^ éteint persuadés que Dieu seul 
e$t capable de la.décider. 

8 3- 

Toute cause libre es^t aussi cause première^ sinon dans 
l'ordre chronologique y du moins dans Tordre de dépens 
dance qui existe dans une série actuelie d'effets et de causes; 
car si elle dépendait actuellement (hs quelque autre chose , 
elle ne serait pas libire. 

Mais^ réciproquement, toute cause première, ou. qui 
ne dépend point actuellement d'une autre cause, ëst^elle 
libre? Une caUse nécessaire ne peqt-elle pas être cause 
prem^jère; et parce qu'elle est nécessaire, doit-elle être 
nécessairement et actuetlement dépendante d'une autre 
cause? Une substance, saps jouir d'une activité propre, 
sans pouvoir passer d'elle-même de Tinaction à l'action y 
ne poui:rait-elle.pas jouir d'une activité nécessaire ;et con- 
tinue > et en conséquence agir nécessairement, sans y être 
déterminée par aucune cause étrangère? L'activité nér 
cessaire ne ppurrait^elle pas être un attribut essentiel de 
teUe substance , conime l'activité libre est un attribut es- 
sentiel de telle autre? Mais sans admettre cette activité 



( 139 ) 

nécessaire^ qui d'ailleurs^ j'en conitriens , 43e aérait pc^iat 
une activité réelle au proprement ditej T^ctipii^ Traie q.u 
fausse 9 réelle pu apparente, comme ou voudra l'appeler, 
d'un corps sur un autre , n'est-elle pas, o,une pourrait-elle 
pas être uniqueuient déterniinée par celui-ci, et récipro- 
quement? Et cette action réciproque, fondée sur Timpéné- 
tfabilité, attribut essentiel delà matière, ainsi que sur le 
mouvement, autre manière d'être de la matière, qui date de 
sou origine et n'a pas actuellement besoin dç cause, cooame 
je l'ai prouvé ailleurs j eette action réciproque, dis-je, cette 
double cause du changement que chçicun de^ deux corps 
éprouve, dépend-:dle,. en dernière analyse, d'une cause 
libre, ou de l'action voloiitaire actuelle d'une substance iu- 
telligente? La tuile qui, tombant du tojt d'une ipotaison, 
tue un passant dans la rue , la liqueur qui vops pique la 
langue ou qui ronge Iq fer, n'est-elle au bout du compte 
que Y instrument d'une ca,use volontaire et libre agissant 
actuellement? Ou me répond : 

(c II n'y a de cause que là où il y a spontanéité; ce qui 
Iro^nsmet l'action et ne la crée pas , n'est pas ,cause^ mais 
instrument (i). )y 

(( Dans le langage ordinaire, on dit qu'un être ipatérieji 
est la cause de tel événement, bien que ce ne soit pas l'être 
matériel lui-même qui soit la cause y bien qu'il ne soit que 
l'instrument de la cause. » — « La matière n'est ni ne peut 
être cause- de rien. 

» Dieu est la dause des phénomènes matériels qui s'accûm- 
plissent sans ^otre intervention {2), » 

U résulterait de là que, si votre maison venait à être 
incendiée par le feu du qiel, ce feu électrique, ou la fou- 
dre, dont l'action, sielon moi, serait la cause nécessaire de 
cet événement, ne devrait être considérée que comme l'in- 

(1) Degerando. 

(2) Revue fixtnçaîse . 



(140) 

strament d'une canse libre et volontaire agisisant actuelle- 
ment^ c'est-k-dire de Dieu^ qui se serait servi de cet 
instrument pour brûler volontairement votre habitation. 
Mais c'est ce qui n'est certainement pas évident par soi- 
même, et ce qui, en conséquence, aurait besoin d'être 
rigoureusement démontré. Or j'avoue que la chose me pa- 
raît impossible , d'autant plus que, soit que Ton veuille ou 
non attribuer à une cause libre , c'est-a-dire à Taction in- 
directe d'un agent immatériel, certains phénomènes physi- 
ques j ceux-ci , dans l'un et l'autre cas, n'en seront pas 
moins dus à l'action immédiate d'un agent matériel , sans 
lequel l'agent immatériel ne pourrait les produire. Je re- 
garderai donc, sinon comme probable, du moins comme 
possible , jusqu'à ce que j'aperçoive d'autres raisons de 
croire le contraire, que l'action réciproque des corps , con- 
sidérés dans leur universalité , ne dépend actuellement 
d'aucune autre chose que du mouvement et des proji^riétés 
qui les constituent , ou qu'il a plu à Dieu d'attribuer à la 
matière en la créant , si la matière a été créée } de même 
que l'action de l'ame ne dépend actuellement d'aucune au- 
tre chose que de sa propre activité, ou des attributs dont 
il a également plu à Dieu de la douer en la créant. 

s 4. 

Les causes libres comme les causes nécessaires sont de 
diverses espèces. Les premières , sans parler ici de Dieu , 
sont, i^ l'action de lame sur elle-même, sur sa propre sub- 
stance , et 2^ Taction de Tame sur le corps qui la renferme, 
et sur les autres objets extérieurs par l'intermédiaire de ce 
corps. Les actions corporelles sont, i<* celle des objets exté- 
rieurs sur l'ame, et 2<^ celle des corps les uns sur les autres. 

Les causes libres sont toujours des actions volontaires , 
et, soit que l'ame agisse sur elle-même ou sur la matière, 



( 141 ) 

elle agît toujours par elle-même^ si elle est libre ^ comme 
nous le supposerons. Un corps brut ^ au contraire^ consi- 
déré isolément^ n'agit jamais par lui-même^ du moins si Ton 
entend par là passer de l'inaction à l'action ; car, par exem- 
ple y l'aimant semble bien agir par lui-même, ou sans avoir 
besoin d'être mis en jeu par quelque cause étrangère} mais 
il agit toujours et nécessairement 3 il ne passe point volon- 
tairement y OU par lui-même , du repos à Faction , ou de 
Taction à l'inaction. 

Nous avons tous une idée claire et distincte de ce qu'on 
nomme en général une action 3 puisque nous ne la confon- 
dons avec aucune autre idée , et que nous nous entendons 
parfaitement , lorsque nous parlons de l'action d'une sub- 
stance sur une autre. Mais certainement nous ne conce- 
vons pas de même de quelle manière la substance agit^ ni 
ce qui constitue Tessence de chaque espèce d'action. 

Peut-être faut-il en excepter Taction mécanique. En 
effet, nous avons des idées très-claires et très- distinctes du 
mouvement et de l'impénétrabilité de la matière, qui se 
manifeste surtout par le choc et Timpulsion, d'où il semble 
que nous concevions assez bien comment , en vertu de ces 
deux propriétés, ou manières d'être, un corps en pousse 
un autre y qui , impénétrable comme le premier et frappé 
dlnertie, résiste et obéit tout à la fois à l'impulsion de 
celui-ci. Du moins croyons-nous comprendre cette ma- . 
nière d^agir mieux que toutes les autres , puisque , dès que 
nous voulons nous rendre compte de quelqu'une de celles- 
ci, nous cherchons malgré nous à la ramener à l'impulsion 
mécanique. 

Plusieurs philosophes soutiennent néanmoins que, les 
choses examinées de bien près, nous ne concevons pas 
mieux Taction réciproque des masses ou des particules ma- 
térielles qui agissent les unes sur les autres en se touchant, 
que celle de l'esprit et du corps, quoique l'un soit imma- 



( 142 ) 

lérfel et Fàùtre matériel. Je m'îhclitie devant la j3tx)fondeur 
de cette observation j maïs j'engage toutefois céîzi qtii par- 
tagent ce sentiment k vouloir bien se demander à enx- 
mêmes ce qu'ils enteïiclent par concevoir une chose ^ et s'il 
en est quelqu'une, à rexcèption peut-être dès raj^ports 
ou vérités simples nommées axiomes, qu'ils conçoivent 
mieux que Taction , du la résistance de la matière j et si ce 
n'est pas cette résistante, ou cette action, qui leur donne 
l'idée de l'impénétrabilité , et, par suite, de la matière elle- 
même? 

Quoi cju'ît efi puisse être, il eél certain! que notis né con- 
naissons point et que iiou^ ne pouvons comptéhdrë, de 
quelle manière le corps et l'esprit , s'il est immatériel , agis- 
sent l'un sur l'autre : seiilenlent nous pouvons dire que 
Tactron réciproque du corps et de la substance qui pedse , 
quelle qu'elle soit, est démontrée par expérience j et que, 
d^une part, nous sentons leflel oii de l'action ou de la réac- 
tion dû corps sui* l'esprit, et, d*urie autre, que nous avons 
conscience de l'action même de l'esprit sur le corpà. 

Quant à l'action d'une substance sur elle-rtiênle , hous 
la cdmprenôris peut-être moins eiicdré, (l|iiè cellfe de deux 
substances , l'une matérielle, l'autre immatérielle, l'ùné sûr 
ràùtré. 

Un corps n'agit jamais d'ailIéûrS, et hè peut pas agir sur 

lui-même, si ce n'est en ce sens, qu'ayant des parties, ces 
parties, qui sont en effet des substances distinctes, peuvent 
•exercer les unes sur les autres une action quelconque : 
lorsque je ferme la main avec effort, les parties dont elle 
se compose agissent bien les unes contre les autres ; mais 
cette main ainsi fermée ne pourrait pas se donner à elle- 
même un coup de poing : considérée dans son ensemble 
et comme un seul tout sanâ distinction de parties, toute 
action sur elle-même serait incompréhensible. 
N'en est-il pas ainsi de l'action sur elle-même de Famé, 



( 143 ) 

qai y d'après Fidée que nous nous en formons ^ est une sub« 
stance simple et réellement sans parties ? 

Pas absolument; car, en premier lieu, il n'est pas ici 
question d'une action mécanique , comme serait celle d'un 
corps qui se choquerait lui-même, ce qui est évidémmenft 
impossible, mais de l'attention , de la réflexion, et de tous 
les actes de la volonté, de tontes les manières dé vouloir, 
qui semblent n'avoir rien de commun avec lès agitations et 
les impulsions de lattiatière. En second lieu, une action 
de Tame nedifTère point en effet de la modificatioi^que 
lame éproxËve en vert^i de cette action, et qui consiste danfs 
cette action même; en sorte qu'il est impossible qu'elle 
agisse par elle-même , quand ce serait sur le corps, sans 
agir en miéme temps sur elle-même ; ou sans se modifier, 
puisque cette action qu'elle exerce actuellement, ou ce 
passage de 1 inaction à raction, est bien un changement 
qui la modifie. Enfin , nous pouvons sentir et connaître 
cette action qui se passe en nous , et reflet de cette action, 
qui, encore une fois, ne fait qu'une seule et même chose 
aYeceliei comme Cela doit être si l'agent et le pâtieift ne 
sont qu'un,' si la substance qui .agit est, au^si la substance 
qui reçoit l'action, qui est modifiée. 

Peut-être trouvera-t-ori en tout ceci quelque chose de 
conti'adictoire et d^incompréhensible : peut-être en con- 
clura-t-on que les actions de l'ame ne sont elles-mêmes 
quedeé effets de laction des corps sur l'ame, et qu'ainsi, 
1 ame n'étslrit pas elle-même là cause première de cèà 
actions, ne les déterminant pas elle-même, elle n'eât réel^ 
lement pas libre ; qn^ellen^agit pas librement, mais néces- 
sairement; qu^èlle iie veut pas, mais qu'elle croit vouloir, 
ou qu'elle ne veut, pour ainsi dire, que ce que veut la ma- 
tière; qu'elle est, sans le savoir, soumise à ses lois et à 
'tous ses accidens. 

Sans admettre ces consé(]uences , ni le principe d'dù el- 



(144) 

les découlent} savoir ^ que l'action de Tame sur elle-^méme 
implique contradiction et ne peut pas être conçue comme 
possible j nous avouerons^ ou plutôt^ nous sommes déjà 
convenus^ que nous ne pouvons comprendre comment 
une substance agit y non seulement sur elle-même y mais 
encore sur une autre ^ du moins lorsqu'elles ne sont pas de 
la même nature. Mais cela n'empêche pas que nous-n'ayons 
des idées assez claires et assez distinctes des diverses ac- 
tions y soit libres , soit nécessaires ^ dont nous avons parlé | 
ou des causes diverses^ soit mécaniques^ soit chimiques i 
soit intellectuelles^ de tous les cbangemens^ de toutes les 
modifications que peuvent subir et qu'éprouvent successif 
vemént les substances y tant corporelles que spirituelles y 
qui composent cet univers : et que nous ne sachions assez 
bien aussi en quoi consiste en général la causalité, ou le 
rapport de l'action à la modification y de la cause à l'eflet. 



X 



BE LA QUESTION DE SAVOIR S IL EXISTE UN PRINCIPE BE 
CAUSALITÉ^ OU SI lîwk^ BE CAUSE EST INNEE. 



SI 



er 



Les idées de cause et d'efiët sont des idées relatives, 
comme celles de père et de fils , de maître et d'esclave ; et 
ridée de causalité est celle du rapport qui existe entre la 
cause et son eflet. 

Ces trois idées sont inséparables. Il est impossible que 
j'aie l'idée de causalité sans avoir aussi les idées d'effet et de 
cause ; impossible que j'aie l'idée d'une cause quelconque, 
considérée comme telle, c'est-à-dire de l'action de quelque 
substance , sans avoir et l'idée d'un effet, quel qu'il soit, et 
l'idée du rapport qui lie cet effet à sa cause ; impossible 



(145) 

enfin qne j'aie l'idée d'un effet ^ ou d'un phénomène que je 
considère comme eflët^ sans avoir l^idée de la cause dont 
il dépçnd^ ou d'une cause quelconque^ et en même temps 
ridée de cette dépendance elle-même^ laquelle constitue 
)e rapport de causalité. 

Si donc l'une ou Tautre de ces idées était innée , il fau- 
drait qu'elles le fussent toutes trois. Il faudrait en consé- 
quence que l'ame en naissant j c^est-à-dire au moment de 
sa création^ eût les idées de substance ^ d'action^ de phé- 
nomènes : or de quels phénomènes de quelles substances^ 
de quelles actions aurait-elle Tidée? 

Les partisans des idées innées répondront que ce n'est 
point ridée de telle ou telle action ^ de telle ou telle cause 
particulière qui se trouve en nous ^ mais celle de la cause 
en général y et que cette idée abstraite est innée en ce sens^ 
que nous ne la puisons point dans la considération des ob- 
jets extérieurs y mais dans un principe de causalité qui se 
trouve en nous^ c'est-à-dire dans une propriété de Famé 
en vertu de laquelle, dès qu'elle apercevra un premier 
phénomène y soit extérieur , soit intérieur y elle Tattribuera 
malgré elle à quelque autre chose y à un autre phénomène, 
quelle qu'en soit la nature ; bien qu'elle ne l'aperçoive pas, 
et qu'elle n'en ait aucune idée. 

C'est la doctrine de M. Cousin, si je l'ai bien comprise, et 
autant qu'elle peut l'être : elle est fondée sur ce que, selon 
lui , il n'est pas un seul homme , pas un enfant , qui , en 
voyant un phénomène, queltju'il soit, ne le regarde mal- 
gré lui comme un eflèt , ou ne lui attribue nécessairement 
une cause : et comme il n'est point , dit-il , de vérité uni- 
verselle, ou du moins de vérité nécessaire que nous puis- 
sions tirer de l'observation des choses extérieures, il en 
conclut que le principe de causalité est inné, ou simple- 
ment^ qu'il existe; car a titre de principe ou de propriété, il 
ne pourrait pas s'il existait ne pas être inné , ou n'avoir pas 
TOMB lu. 10 



( 146 ) 

son origine dans Tame même. La question est donc de sa- 
Toîr si ce principe existe^ s'il y a en nons une telle pro- 
priété j et c'est ce que nous examinerons dans un instant. 

8 2. 

M. Cousin va plus loin 5 il prétend^ qu'au lieu de tirer 
l'idée de cause de t^ofaserraiion des phénomènes extérieurs^ 
nous ne croyons , au contraire ^ à l'existence du monde ex* 
térieur^ que par une application immédiate du principe de 
causalité. D'où Ton pourrait y ce semble ^ inférer^ que ce 
principe existerait , ou serait inné chez tous les animaux , 
puisque tous se représentent les corps de la même manière 
que nous nous les représentons^ c'est-à--dire comme des 
êtres réels existant hors de nous. 

Peut-être ne faut-il chercher la raison de celte croyance 
unirerselle à la réalité des objets extérieurs^ ou à Texte- 
riorité des causes de nos sensations^ que dans le moruve- 
wtestïy d'une part^ et, de Tautre^ dans la théorie de la yisîon. 
Peut-être aussi a*oydns-nous à Texistence des corjps^i 
comme nous croyons à la Térité des axiomes^ sans qu'on 
pût en assigner aucune raison particulière, si ce n'est que 
l'homme est fait ainsi, ou que Dieu Ta voulu, comme il a 
voulu que l'enfant suçât le scinde sa nourrice sans avoir la 
moindre connaissance des lois de Thydrostatique. Cette 
croyance serait aJbrs un fait primitif, et , par cela même, 
inexplicable. 

Mais le fait primitif, pour M. Cousin, est le principe de 
causalité. En vertu de ce principe, lapi*emière sensation, 
supposons que ce soit l'odeur du musc, qu'un enfant 
éprouvera, lui suggérera tout aUs&itot l'idée de cause, ou 
de quelque dboàe autre que cette sensation , à quoi il la 
rapportera nécessairement 3 et cotame il ne peut la rappor* 
ter à lui-même, ce qui sans douté veut dire à sa volonté^ 



( 147 ) 

et fpi^ainsi ce quelque chose ne sera pas sa volonté^ il fau-* 
dra que ce soit y non pas une autre volpnté ^ ni une autre 
sensation , mais un je ne sais quoi dont il n'aura pas I idée, 
qui n^existe point en Im, qui par tçnêéqn&ntAoïl exister hors 
de lui, c'est-à-dire hors de son moi y qu de quelque chosç 
en lui qui veut et qui sent : et ainsi, par une application 
légitinie du principe de causalité, il aura, avec l'idée d'é*- 
tendue ou d'extériorité, celle d un être existant a titre d^ 
substance. Voilà comme, à son insu et malgré lui, raisqn-^ 
nera et s'instruira ce petit métaphysicien en herbe; voilà 
comme, par un raisonnement abstrait, s'appuyant sur un 
principe inné et sur une première connaissance, si l'on peut 
appeler ainsi utie première sensation , une sensation nm^ 
que , isolée , qui ne permet aucune comparaison , il par*^ 
viendra à découvrir qu'il existe un mondç extérieur, qui, 
sans ce principe de causalité, n'aurait jamais existé pour 
lui, ou du moins, p'aurait jamais existé hors de lyi, ou 
sous la forme de corps matériels , mais seulefnent en lui , 
sous la forme de sensations. 

« Que faut-il pour que vous atteigniez le monde exte^ 
rieur et soupçonniez son existence ? ^ faiit qu'uqe sensation 
étant donnée , vous soyez «forcé de vous demander quelle 
est la cause de ce nouveau phénomène, et que, dans la 
double impossibilité de rapporter ce phénomène à.vous-r 
même, au moi que vous êtes, ft de ne pas le rapporter à 
une cause , vpus soyez forcé de le rapporter à une cause 
autre que vous , à une cause étrangère , à une caiisé exté-r 
rieure. » 

Admettons pour un momentoette double impossibilité, 
ainsi que la conséquence qu'on ep tire, bien qu'elle ne soit 
rien n^oins que légitime ; il s'ensuivra , contre toute vrai-i 
semblance , qu'après avoir éprouvé une première sensa-» 
tion ^ dont le souvenir m^afieete ensuite, je devrai aussi 
attribuer immédiatement ce souvenir, qui est une autre 



(148) 

modification de mon ame^ un nouveau phénomène , a une 
cause extérieure; puisque cette modification est également 
indépendante de ma volonté ^ ou de moi. 

Mais qu'entend-on ici par le moi? Est-ce quelque chose 
qui veut et qui sent, et qui n'est ni la volition, ni la sensa- 
tion; et dans ce cas puis- je conclure, de ce que je n'aper- 
çois point en moi la cause de la sensation qui m'afifecte> 
qu'elle n'y est point en effet, comme si j'avais une entière 
et parfaite connaissance de mon être ? Est-ce la volition , 
l'acte actuel de la volonté, en tant que j'en ai conscience? 
Mais alors, ne serait-ce pas proférer des mots vides de sens 
que de dire : il y a une sensation en moi^ dont la cause est 
hors de moi? Comme, dans tous les cas, je ne me sentirai 
ni étendu, ni circonscrit, les idées que désignent les mots 
dedans et dehors j et qui sont empruntées de la matière ou 
de Tespace , ne se trouveront certainement pas dans mon 
esprit, et je ne vois pas comment elles pourraient naître de 
la double impossibilité de rapporter ma première sensation 
à moi-même , et de ne pas la rapporter à une cause. Je me 
sens affecté ou modifié d'une manière quelconque ; ma 
volonté^ supposé que j'en aie conscience, n'en est point la 
cause ; je ne me suis pas modifié moi-même^ supposé que je 
fasse cette réflexion; comment passerai- je de là k la con- 
naissance des objets extérieurs? Entre la conscience du 
moi et l'idée de l'étendue, il y a un abime, et le moyen 
qu'on nous présente pour le franchir, ne me parait pas pro- 
pre a inspirer beaucoup de confiance. 

M. Cousin ne dit pas comment, soit en vertu, soit in- 
dépendamment du principe de causalité , nous distinguons 
notre corps des autres objets extérieurs, et ceux-ci les uns 
des autres ; ni comment nous parvenons à connaître que ces 
causes de nos sensations sont non .seulement hors de nous, 
de notre conscience , de notre moi, mais encore a différen- 
tes distances de nous ; ni çnfin ^ domment nous parvenons 



( 149 ) 

à apprécier ces distances. S'il ayait soigneusement exa- 
miné ces questions y peut-être n'aurait-ii pas persisté à sou* 
tenir que^ sans un principe de causalité ^ nous ne croirions 
pas à l'existence du monde extérieur^ ou pour mieux dire^ 
que les corps qui nous environnent ne nous paraîtraient 
pas exister hors de nous ; car a cet égard y nous ne croyons 
que ce qui nous paraît étre^ sans nous appuyer sur d^autre 
raison que cette apparence elle-même. 

Je n'en dirai pas davantage sur une opinion qui doit être 
regardée comme purement conjecturale^ et qui ^ comme 
telle, pourra bien trouver quelques partisans, mais n'obr 
tiendra jamais un consentement universel et ne fera pas 
faire un seul pas à la science , si ce n'est peut-être un pas 
rétrograde : c'est en général le sort des erreurs d'un grand 
maître. 

Je crois avoir démontré que ce n'est point par une ap- 
plication immédiate d'un principe de causalité , supposé 
même qu'un tel principe existe , que le monde extérieur 
nous est connu. Voyons si ce principe lui-même soutiendra 
l'examen. 

S 3- 

Un phénomène étant donné, nous ne pouvons pas, dit 
M. Cousin , ne pas lui attribuer une cause : d'où il suit que 
tous les hommes sans exception, comme l'expérience le 
démontre , selon lui , sont convaincus qu'il n'y a point d^ 
phénomène sans cause : et ainsi cette vérité est universelle 
et nécessaire , d'où il conclut qu'elle est innée , ou du 
moins , qu'il existe dans l'ame une propriété en vertu de 
laquelle, un premier phénomène étant donné, nous le rap- 
portons malgré nous à quelque cause , à quelque autre 
chose dont nous concevons que dépend son existence. 

Sans nous arrêter à cette conclusion, savoir, qu'une vé- 
rité est innée de cela seul qu'elle est universelle et néces- 



, ( 150 ) 

aaire , eHju'elle soit légitimé ou non ; Voyons si en effet 
tous les hommes attribuent nécessairement une cause à quel- 
que phénomène déterminé que ce puisse être et qui leur 
est donné sans sa causei. <^ar ^ bien que les hommes , en 
•général, pensent qu'il ny a point , en général^ de phéno- 
mène sans cause., si lorsqu'il s'agit d^ tel phénomène par- 
ticulier et déterminé, cette croyance n'était pas marquée 
du sceau de la nécessité , ou seulement si elle n^'était pals ' 
univ^àelle} il eil résulterait évidemment, que nous n'au- 
rions pas tiré cçtte croyance immédiatement d'une pro* 
pHét-é de l'ame, et sans avoir eu besoin d'être éclairés par 
rexpérienceb 

D'abord qu'entendons-nous par phénomène? Car, pour 
^e pas disputer sur le^ mots, il est bon de commencer par 
les définir , ou de rapprocher les différentes significations 
qu'on leur a données. 

Tout passage d'ufie manière d'être à ttne autre, tout 
changement ^ soit instantané, soit continu , ou se renou- 
velant sans interruption sensible , t|ue subit actuellement 
une substance , est , pour moi , ce qui constitue un phé- 
nomène, et c'est cela seul que j'appelle phénomène. Dans 
ce sens ainsi déterminé, je crois en effet que tout phéno- 
mène a une cause ^ quelles que soient l'origine et la force, 
ou le degré de cette croyance. 

Mais pour la plupart des hommes ce terme est plus va- 
gue, et si le vulgaire lui donne moins d'extension , les phi- 
losophes le prennent généralement dans un sens plus étendu 
^ue celui que nous lui avons donné. 

Laissons donc de côté ce mot mal déterminé , et voyons 
si les mêmes choses^ quelles qu'elles soient , que les phi- 
losophes, ou que tels et tels d'entre eux font dépendre 
d'une cause , et qui ^ont en conséquence considérées par 
éUx comme des effets, sont envisagées delà même manière 
par tous les autres hommes. 



Un graDduombre de théologiens et plusienre philosophes 
ont pensé, «comme Descaites , qœ la sidMtanee, ncm seu- 
demrat quant à son origine y mais encore quant à son exis- 
tence actuelle, dépend nécessairement d'une cause; et 
c<8t par .là quils ont cru démontrer quelle a été créée, 
^elle ne pensiste dans Tétre qiae par une. création conti- 
JDuée, et que , par conséquent , il existe un créateur. Eh 
l>ien , non seul^nent je ne Tois point de nécessité, je ne 
«eus point le besoin d attribuer une cause à 1b liubstanoe, 
je ne puis même pas conceroir, il ne peut m'entrer dans 
r^esprit qu'elle en ait une : en sorte que, si elle a été créée, 
il faut selon mm le prouver d'ailleurs. £t ce quie je dis de la 
«ui»staoce, je l'affirme ou je ie pense enoore de ses pro* 
priétés essentielles ) et je ne trouFerais pas plus ridicule 
qu'on me demandât qu'elle est la grosseur ou la figure d'un 
son , que de m'adresser cette question, absurde, selon moi : 
qu'eiUe est la cause de rimpénétrabviité? Ai-je tort ou rai- 
80SI? suis* je ou non eompétent pour juger en pareille ma- 
tière? Il n'importe, je suis homme, mon sentiment , non 
seulement n'est pas conforme , il est diamétralement opposé 
il celui de Descartes , et cela sufBft ; il n'y a point de prin- 
cipe de causalité, du moins dans le sens que M. Cousin 
donne â ce mot. 

Descendons plus bas et interrogeons le vulgaire. Parmi 
les propriétés accidentelles des corps, once qu'on nomme 
ainsi, il en est au moins quelques-unes, et la pesanteur est 
de ce nombre, que je considère à mon tour comme de 
véritables effets , comme des efietscontînus , qui impliquent 
une cause toujours agissante, en sorte qu'on peut dire de 
ces propriétés qu'elles ne subsistent réellement qœ par une 
c^^tion continuée; car tout effet est une création, et 
peut -être n'j en a-t*il pcûnt d'autre. Eh bien, demandez a 
un homme du peuple , et je pourrais dire presque, au pre- 
mier venu, pourquoi un corps tombe dès qu'il n'est plus 



( 152 ) 

soutenu. Il ne répondra pas qu^il n'en sait riën^ à moins 
que ce ne soit pour se débarrasser d une question impor- 
tune y et qui probablement lui paraîtra ridicule et puérile : 
il vous dira qu'il tombe parce qu'il est pesant, ou, ce qui 
revient au même , qu'il tombe parce qu'il tombe ; réponse 
très-raisonnable en elle-même, et qui, traduite en langage 
un peu plus philosophique, signifie, qu'il tombe, ou qu'il 
pèse, parce que telle est sa nature, son essence., ou qu'il 
jouit d'une propriété en vertu de laquelle il doit nécessai- 
rement se comporter de cette manière. 

Je pourrais multiplier a l'infini ces sortes d'exemples, 
où les mêmes choses sont considérées par les uns comme 
des etkts dépendans de quelque cause, et par d'autres 
comme de simples manières d'être qui n'ont pas besoin de 
cause et n'en supposent point. 

Il est bien vrai qu'en considérant lés choses d'une ma- 
nière générale et abstraite , l'idée d'un changement quel- 
conque est liée , dans mon esprit , à l'idée de cause : mais 
ce qui prouve, que ce n'est là qu'un résultat de l'expé- 
rience, résultat que mon esprit a généralisé, c'est que, dès 
que j'en viens à l'application, je trouve que cette règle 
souffre beaucoup d'exceptions. Je remarque aussi que ces 
exceptions ont lieu principalement à l'égard des phéno- 
mènes dont les causes sont occultes et d'une nature in- 
connue; et j'en infère que si tous dépendaient de causes 
occultes et inconnues, non seulement nous n'aurions au- 
cune idée de cause et d'effet , mais nous croirions fort bien 
comprendre comment un phénomène a lieu sans cause, 
de même que le commun des hommes croit très-bien com- 
prendre comment tel corps qu'on ne soutient plus se pré- 
cipite sur la terre , comment tel autre qu'il appelle léger 
se meut de bas en haut; et nous ne serions aucunement 
nécessités à attribuer une cause à chaque phénomène, ni 
tourmentés du besoin de la connaître. 



(153) 

Il est vrai aussi qu'au fond je ne pois eonceyoir un phé- 
nomène sans cause ; mais je ne le conçois pas mieux ayec 
sa cause ^ puisque j'ignore de quelle manière la cause agit. 
L'expérience m'apprend que l'existence d'un phénomène 
est liée a celle d'un autre; mais je ne connais absolument 
rien de la nature de cette dépendance ^ et ainsi j il n^est ni 
plus^ ni moins facile de concevoir un phénomène sans 
cause y qu'avec une cause. 

Enfin 9 si je conçois comme nécessaire la liaison d'un 
phénomène avec sa cause ^ cela tient comme on voit à l'es- 
pèce ^ ou à la nature même du rapport qui se trouve entre 
la cause et Tefiet ; car il y aurait de la contradiction à sou- 
tenir ou à imaginer^ qu'un phénomène dépendit^ quanta 
son existence ^ d'un autre phénomène , et que néanmoins 
celui-ci pût ne pas exister. Un grand nombre d'observa- 
tions comparées nous a fait conclure^ en général , que c'est 
un attribut essentiel d'un phénomène d'avoir une cause ^ 
comme c'est un attribut essentiel de toute cau^e de pro- 
duire un effet. Il ne peut donc pas y avoir pour nous de 
phénomène sans cause ^ et toutes les fois que nous envisa- 
geons uii phénomène comme tel , nous lui attribuons né- 
cessairement une cause. Mais il n'est pas vrai^ qu'un 
phénomène^ quel qu'il soit^ étant donné ^ surtout dans 
l'hypothèse où nous n'aurions encore rien appris de l'expé- 
rience , nous ne pourrions pas néanmoins ne pas lui en at- 
tribuer une ; et cela par une application immédiate d'un 
principe inné^ ou en vertu d'une propriété de l'ame^ ap- 
pelée principe de causalité. 

Il en est donc de l'idée de cause ^ comme de toute autre 
idée générale; elle résulte évidemment de la comparaison 
et du rapprochement des idées particulières de toutes les 



( 154 ) 

causes particulières et dëterminées «pie nous avons afpençues 
hors de nous et en nous avec les yeux, de linteUigence , et 
dont elle n'est que le rapport commun. 

Quelle que soit la manière dont les premières idées d'ef- 
fet et de cause nous ont été âu^érees ^ il est certain «que le 
nombre prodigieux d'eSets qui se passent chaque jour sous 
nos yeux , et dont nous apercevons hors de nous y ou doot 
nous sommes nous-mêmes les causes^ nous font ensuite 
juger par analogie, mais sans réflexion^ que tout change- 
ment y que tout événement aiane cause^ même lorsque c^te 
cause est occulte de sa natuiv, ou nous est inconnue; et , 
par un penchant naturel à généraliser nos idées , ce qiie 
l'on peut regarder ooinme une véritable propriété derainte, 
nous concluons a notré insu ^ qu'il n'y a point de phéno- 
mène sans cause. Cette conclusion peut âlre juifee / ou du 
moins y la proposition en elle-même peut être vraie et pa- 
rBii letre : miais elle n en est pas moinis un préjugé j et elle 
demeure un préjugé , jusqu'à ce que la réflexion nous ait 
ftit oonnaitre si elfe est vraie ou fausse. 

Imbus de ce préjugé, auquel ils se sont aocoutuanés dès 
la premiè.^ en&nœ, les homme, en ««éral recherchât 
ou demandent qnedles sont les causes, lorsqu'ils ne lesapw* 
çoivent pafs^ des phénomènes les plus remarquables, ou 
les plus extraordinaires; et quelquefois même ils attribuent 
une cause à de certaines manières d'être qui n'en ont pas 
besoin et n'en peuvent avoir, comme lorsqu'ils demandent 
quelle est celle du mouvement d'inertie, c'est-à-dire du , 
mouvement d'un corps qui, après avoir reçu une première 
impulsion, continue de se mouvoir en vertu de sa seule 
inertie, cause imaginaire, que les physiciens regardent 
néanmoins comme très -réelle, et qu'ils désignent sous le 
nom: spécieux de farce* 

, Mais, bien ioin d'aller au delà des premières causes des 
phénomènes, les hommes, pour la plupart, restent debeiKH 



( 15S ) 

coop en deçà, et s'art^êtent presque toujours a quelque fait 
qu'ils regardent oomme n'en ayant pas besoin, quoique ce 
soit un TéVîtable phénomène. Il en est peu dont la curiosité 
ne soit pleinement satisfaite, lorsqu'ils ont reconnu qu'un 
phénomène dépend^ soit directement, soit indirectement, 
dé quelqu'une des actions volontaires des hommes ou des 
animaux* 

Lies' philosophes ne s'arrêtent pourtant pas à c6s actions, 
ou pour mieux dire à ces mOuvemens du corps ; lesquels ne 
sont à leurs y eu:x (observateurs que des effets qui supposent 
.eux-mêmes une cause ; et ils distinguent, atec raison, Tâc- 
tion , ou le mouvement volontaire , de la volonté , ou pour 
mieux dire^ de la volition elle^mêmb, qu'ils attribuent, à 
tort ou à raison, à une autre substance distincte du^orps, 
et qui constitue Tactionde cette substance sur lé corp&, ou 
la cause de ces mouvement corporels que nous appelons 
mouventeas volontaires «. 

Ils se fondent sur œ que ^ les corps en général ne poù*^ 
vaut pas se mouvoir par eux - mêmes , je veux di^e passer 
du repos au mouvement,. ou continuer de se mouvoir dans 
Un milieu résistant , sans y être sollicités par une cause ex- 
térieure , ce qui est certain , du moins si l'on veut parler 
de ces masses grossières qui tombent sous les sens, surtout 
de celles qui ne sont point organisées j il faut de nécessité, 
lorsque nous effectuons quelque mouvement de notre 
plein gré, que notre corps soit mu, non par un autre corps 
proprement dit, car la même difficulté se présenterait à l'é* 
gard de Celui-ci, mais par une -substance qui, sans avoir 
bescnn d'être mise en mouvement par une autre, ou peut- 
être même sans se mouvoir elle-même en aucune façon, 
tût la faculté, en restant immobile, mais non pas inactive, 
de mouvoir le corps , et de le maintenir dans cet état de 
mouvement, malgré les obstacles matériels qui tendent 
continuellement à le faire rentrer dans l'état de repos. 



( 156 ) 

Tout cela peut être vrai et paraît l'être. Ce qui est cer- 
tain , c'est que rhomme considéré comme un être doué 
seulement d'intelligence et de Tolonté ^ est lui-même cause, 
puisqu'il remue le corps qui lui appartient : que, par con- 
séquent, l'action qu'exerce celui-ci sur les autres corps 
n'est point encore cause première, puisque cette action 
n'est elle-même qu'un phénomènCj dont la cause consiste 
dans l'action d'une substance immatérielle , ou tout au 
moins d'une substance distincte du corps proprement dit , 
action que nous appelons yolonté, ou plutôt volition. 

Cette Tolonté, en tant qu'elle s'exerce actuellement, 
est -elle enfin cause première, et de plus cause libre? La 
plupart des philosophes l'affirment : quelques-uns , péné- 
trés de cette yérité, ou imbus de ce préjugé, qu'il n'y a 
point de phénomène sans cause , et considérant que toute 
volition^ que toute action par laquelle la volonté se mani- 
feste, est bien réellement une modification actuelle de 
Tame, et conséquemment un phénomène, en concluent 
qu'elle doit nécessairement avoir une cause* £n vain on 
leur fait observer que là volonté .agit par elle-même ; c'est, 
disent-ils, ne pas répondre, ce n'est rien dire; ou c'est 
avouer positivement qu'il y a des phénomènes sans cause ; 
du moins qu'il en existe un. 

Enfin les idées innées seraient aussi des phénomènes sans 
cause , et ceux qui admettent de telles idées en même temps 
qu'un principe de causalité , sont parfaitement en contra- 
diction avec eux-mêmes. 

Nous sommes donc bien loin de nous entendre sur ce 
qu'il convient de considérer comme effet , ou comme dé- 
pendant de quelque cause. Encore une fois , je suis per- 
suadé, que si toutes les causes nous étaient inconnues et 
cachées , nous en affranchirions tous les phénomènes. Ju- 
geant peut-être de ce qui se passe hors de nous par ce qui 
se passe en nous , nous attribuerions à la matière la faculté 



( 157 )- 

de se mouToir et dé se modifier elle-même : mais ^ ne pou- 
vant pas distinguer en elle l'action par laquelle elle se mo- 
difierait de la modification elle-même , et ainsi n'apercevant 
hors de nous ni efiets y ni causes y le plus grand nombre des 
hommes n'auraient aucune idée de ces choses. 

Je dis le plus grand nombre , car^ même dans cette hy- 
pothèse^ nous pourrions peut-être encore, en réfléchissant 
bien sur ce qui se passe en nous, y puiser immédiatement , 
sans les avoir acquises d'ailleurs, les idées d'eflfèt et de 
cause. Mais je dois faire observer en même temps, et je le 
prouverai tout à l'heure, que ce n'est point ainsi, je veux 
dire que ce n^est point par la conscience que nous avons 
de notre volonté en tant qu^elle est distincte de nos mou- 
vemens volontaires et qu'elle lès produit, que ces idées 
se sont d'abord introduites dans notre esprit, comme le 
soutient un philosophe. 



B£ LA VOLONTE GONSIBERiE GOMME GAUSE. 

« Le premier sentiment de Teffort libre , dit Maine de 
» Biran , comprend deux élémens ou deux termes indivi- 
» sibles , quoique distincts l'un et. Tautre dans le même fait 
» de conscience , savoir : la détermination ou l'acte même 
)) de la volonté efficace, et la sensation musculaire qui 
» accompagne ou suit cet acte dans un instant inappré- 
» ciable de la durée. 

» Si le vouloir n'accompagnait pas , ou ne précédait pas 
» là sensation musculaire, cette sensation serait passive 
» comme toute autre ; elle n'emporterait donc avec elle 
)) aucune idée de la cause ou force productive. 

» D'un autre côté^ sans la sensation effet j la cause ne 



(158) 

» saurait âtre aperçue^ ou n'existerait pas comme telle 
» pour la conscience. 

)>, Le sentiment de refibrt fait donc tout le lien des ter- 
» mes de ce rapport primitif^ où la cause et Veflit sont 
«> donnés distincts comme élémens nécessaires d'un seul et 
n même fait de conscience, )> 

M. Cousin explique ce passage ainsi qu'il suit : 

« L^idée de cause ne nous est pas donnée dans l'obser- 
vation des phénomènes extérieurs ; elle nous est donnée 
dans la conscience de nos opérations et de la puissance qai 
les produit ^ savoir la volonté. Je fais efibrt pour mouvoir 
mon bras^ et je le meus* Quand pn analyse attentivement 
ce phénomène de l'effort , voici ce qu'il doiine : 1*^ la oûb- 
science d'un acte volontaire j 2^ la conscieûce d'un mou^ 
vement produit ; 3^ un rapport du mouvement à l'acte. 
Et quel est ce rapport? Évidemment ce n'est pas un siinpw 
rapport de succession. Répétez en vous le phénomène de 
Teffort, et vous reconnaîtrez que vous attribuez tous avec 
une conviction parfaite la production du mouvement dont 
vous avex conscience à l'opération volontaire antérieure , 
dont vous avez conscience aussi. Pour vous la volonté n est 
pas seulement un acte pur sans efficacité^ c'est une énergie 
productrice j de sorte que là vous est donnée l'idée de 
cause. » 

X*à, l'en conviens, nous est donnée l'idée de cause, 
comme en effet la réflexion nous le fait apercevoir. Mais u 
s'agit de savoir l^' si là nous est donnée la première idée de 
cause, et 2^ si c'est là seulement ^\xe l'idée de cause nous 
est donnée. 

Maine de Biran répond affirmativement à ces deux ques- 
tions. M. Cousin ; à la première répond oui, et non à la 
seconde. 

A l'égard de la première , il est ce semble en contradic- 
tion avec lui-même^ puisque^ selon luî^ l'idée de cause 



C 159 ) 

est innée; et rriatiTèment à la seeoncle, il fonde soii opi- 
nkm sur des raisonncœens qne j'ai en partie réfatés^ en 
démonirant que l'idée de cause n'est point marquée du 
sceau de la nécessité } et sur des observations qui me sem- 
blait peu condnantes^ quoiqu'dles puissent être justes en 
dle»-niémes. 

En tous cas ^ l'analyse que contieiinent les deux passa- 
ges que j'ai mentionnés est incomplète^ et la conclusion 
qu'«»onttiféeces métaphysiciens trop précipitée; Essayons 
donc une analyse plus rigoureuse , et ne confondons point 
surtout ce qui peut être avec ce que nous pouvons con- 
naître. 

Qumid je soulève mon bras lentement et avec attention^ 
de manière que je puisse sentir qu'il me résiste par sa pe- 
santeur; et que j 'analyse soigneusement ce fait; il me 
donne trois phénomènes distincts et trois rapports. 

Les phénomènes sont : 

1« Un acte de ma volonté } 

2^ Le mouvement de mon bras ; . 

3® Une sensation musculaire. 

Les rapports sont : 

lo Un rapport direct de causalité entre l'action de la 
volonté et le mouvement du bras ; 

2o Un rapport de même nature entre le mouvement ou 
l'action musculaire et la sensation qu'elle produit ; 

S^ Un rapport indirect ou éloigné entre l'action de la 
volonté et la sensation musculaire. 

Or y quek sont de tous ces faits ceux que peut connaître 
rhomme à une époque où l'on suppose qu'il n'a pas encore 
la moindre idée ni de cause et d'efTet, nide corps extérieur? 

M. Cousin en nomme trois ^ savoir^ les deux premiers 
phénomènes et le premier rapport ^ c'est-à-dire ^ Faction 
de la volonté y le mouvement du bras et le rapport de cau^ 
salité qui lie ces phénomènes l'un à Ta^itre. 



( 160 ) 

Maine de Biran cite le premier et le troisième phéno- 
mène ^ et suppose le troisième rapport; c'est à savoir, 
l'action de la yolonté, la sensation musculaire et le rap- 
port indirect qui se trouve entre eux. 

Enfin, tous deux concluent que la première idée de cause 
nous est donnée dans la conscience de notre volonté en 
tant qu'elle produit, pour l'un , un mouvement ; pour Tau- 
tre , une sensation. 

Nous examineroâs ces deux opinions, d'abord en ce 
qu'elles diflerent , puis en ce qu'elles ont de commun ; et 
ainsi nous commencerons par supposer avec les deux mé- 
taphysiciens , que l'enfant qui vient de naître , ou que 
l'homme , dans la circonstance où il se trouve placé par 
hypothèse, sait, lorsqu'il agit, qu'il veut agir, qu'il le sent, 
qu'il en a conscience. Ce premier fait, nous n'en parlerons 
qu'en dernier heu. 

Quel est le deuxième? C'est le mouvement du bras. 
M. Cousin n'imagine sans doute pas que l'homme, avant 
cette expérience , avait une idée du mouvement , et par 
suite de la substance dont le mouvement est un attribut , 
ou de quelque chose autre que sa volonté ; et qu'il savait 
qu'il a lui-même un corps , qu'il a un bras , et que ce bras 
est en mouvement; car cela serait contre l'hypothèse; 
d'autant qu'il en résulterait qu'il aurait déjà l'idée de cause. 
U faudrait donc qu'il acquît cette idée de mouvement en 
commençant à remuer son bras. Mais comment pourrait-il 
l'acquérir? Rien ne s'opposant efficacement au mouve- 
ment de son bras, et la sensation musculaire n'ayant rien 
de commun avec le mouvement ; on ne voit pas ce qui 
pourrait lui en suggérer l'idée. 

Or, s'il ignore qu'il a un corps , qu'il a un bras , et que 
ce bras est en mouvement , il n'apercevra donc pas le rap- 
port qui existe entre l'acte de sa volonté et ce mouvement, 
non plus que celui qui existe entre ce mouvement et la sen- 



(161) 

sation qui en résulte. Il ne saura donc pas que sa volonté 
est une cause dont ce mouvement est un effet , ni que la 
sensation qu'il éprouve est un effet qui a pour cause ce 
mouvement. 

Que restera-t-il donc qu'il puisse connaître? Une action 
volontaire 9 une sensation musculaire^ et un rapport entre 
ces phénomènes. Voilà précisément ce que suppose Maine 
de Biran. 

Quant a la sensation^ quelque faible qu'elle soit, on peut 
admettre qu'il en a conscience, et s'il a également con- 
science de sa volonté comme d'une chose, distincte de cette 
sensation, ce que nous accordons pour l'instant, il peut aussi 
connaître le rapport qui lie ces phénomènes l'un à l'autre. 

Mais d'abord ce. rapport n'est qu'indirect : la Volonté ne 
produit point la sensation , elle n'en est point la cause im- 
médiate. Et puis, quand elle en serait la cause, et qu'il en 
eût conscience, nous n'en serions pas plus avancés : car on 
ne voit pas comment il pourrait passer de cette connais-- 
sance à celle des corps extérieurs. Que son bras soit soulevé 
par une force étrangère, il éprouvera alors une sensation 
qui ne dépendra , ni directement ni indirectement de sa 
volonté, et il pourra conclure de là que cette sensation 
aura pour cause une volonté qui n'est pas la sienne, ou 
pour mieux dire qui n'est pas lui : mais voilà tout j il res- 
tera toujours à savoir comment de cette idée d'une volonté 
pure, dans laquelle rien d'extérieur, d'étendu ni de maté- 
riel ne se trouve impliqué , il sera conduit à celle de corps 
purement matériels et sans volonté. 

Peut-être y a-t-il dans la manièr/3 dont l'idée de corps 
ou de matière nous a été suggérée, quelque chose que l'on 
tenterait en vain d'expliquer. Mais il me paraît hors de 
doute que cette idée , et ^ par suite , celle de cause exté- 
rieure et nécessaire, précèdent dans notre esprit celle de 
cause ou d'action volontaire; et surtout qu'elle est de beau- 

TOME III. 11 



( 162 ) 

coup antérieure à l'idée ou a la conscience que nous avons 
actuell^nent de notre volonté^ en tant qu'elle est distincte 
du mouvement volontaire et qu'elle le produit. H nous 
reste à examiner ce dernier fait. 

Plus nous deyenons capables de réfléchir et de délibé- 
rer^ plus les actes ^ ou les déterminations de notre volonté 
se détachent^ sç séparent^ s'éloignent pouf* ainsi dire ^ et 
par la se distinguent de nos mouvemens volontaires : en 
sorte que la même raison qui nous rend plus capables de 
remarquer cette distinction ^ la rend aussi plus facile à re- 
marquer. Il n'est donc pas surprenant que Thomme^ dont 
les organes sont entièrement développés , et qui fait un fré- 
quent usage de ses facultés intellectuelles y aperçoive cette 
distinction , qui néanmoins échappe au plus grand nombre. 
Mais il est hors de toute vraisemblance y que l'enfant qui 
vient de naître puisse la remarquer ou en avoir conscience ; 
non seulement parce que rien ne sépare les déterminations 
de sa volonté de ses mouvemens volontaires , qui ne sont 
point libres ^ mais spontapés ^ et pour ainsi dire convubifs; 
mais encore parce qu'il ne tourne point son attention sur 
ses propres facultés. 

L'attention^ qui est elle-même une manière de vouloir^ 
et conséquemment la volonté^ qui, sans contredit^ est une 
puissance causatrice^ se. trouve impliquée , dit M. Cousin ^ 
dans tout fait de conscience. Cela est certain ; car il est im- 
possible que rhomme ait conscience ni de lui-même, ni de 
quoi que ce puisse être sans le secours de l'attention. Mais 
de là même je conclus qu'il ne suffit pas pour que l'homme 
ait conscience de son activité ^ que sa volonté ou son at- 
tention soit excitée par quelque chose autre que lui , ni 
même qu'il veuille , ou qu'il soit attentif de son plein gré; 
mais qu'il faut encore qu'il |K)rte son attention sur cette 
activité elle-même. Or ce n'est point par là qu'il commen- 
cera l'exercice de ses facultés. 



( 163 ) 

Qtt'îl vienne à éprôuvet' une sensation quelconque^ qu'il 
soit modifié par une CàUse étrangère , il n'y a point de doute 
que^ même dans ce cas^ son activité^ ou son. attention ne 
soit mise en jeu par la surprise que lui occasionnera ce 
premier, ou ce nouveau phénomène. Mais , d'une part , il 
ne pourra pas y en pareille circonstance , ne pas être atten- 
tif, ne pas vouloir considérer ou contempler cette modi- 
fication de son être : son attention sera forcée , ne sera pas 
libre; il voudra, mais malgré lui; et Une pareille action ne 
pourra pas faire naître en lui l'idée d^une action volontaire 
et libre. D'une autre part, ce ne sera pas sur sa volonté, sur 
son attention elle-même , mais seulement sur le change- 
ment qu'il subit qu'il fixera son attention : or cela ne suf- 
fira pas pour lui faire connaître qu'il jouit d'une activité 
propre, qu'il peut se modifier lui-même, qu'il est un agent 
libre , qu'il est lui-même cause lorsqu'il est atte^ntif ou qu'il 
se modifie ; et s'il a conscience de quelqu'une de ses ma- 
nières d'êti-e, ce sera de sa passivité et non de son activité. 

D'ailleurs l'attention , ou l'action de l'ame sur elle-même, 
ne pourrait pas directement lui suggérer l'idée de causé , 
parce que, comme je l'ai déjk dit, cette action ne fait 
qu^une seule et même chose avec la modification qu'elle 
produit. r 

C'est, selon moi, dans l'action volontaire de son propre 
corps sur les corps étrangers, et presque immédiatement 
après avoir acquis les idées de matière et de cause en gé- 
néral, que l'enfant trouvera la première idée de cause libre. 
Mais, lorsqu'il aura acquis cette connaissance, ou cette 
idée, il sera encore bien loin de faire attention et de soup- 
çonder, que ses mouvemens volontaires sont eux-^mêmes 
des effets nécessaires , et qu'il y a en lui deui êtres , deux 
choses quelconques, dont l'une veut, tandis que l'autre 
ne fait qu'obéir à la volonté deja pt'emièrej j'en ai dit la 
raison. Il ne pourra parvenir à cette t^onnaisSance douteuse 



(164) 

que par induction ^ lorsqu'il sera déjà familiarisé avec les 
idées de cause et d'efiet; qu'il aura appris de l'expérience 
qu'il n'y appoint de phénomène sans cause ^ et que tout 
phénomène suppose Faction d'une substance sur une autre. 
Bien qu'il soit lui-même cause en tant que son esprit agit 
sur son corps ^ et qu'il semble que la moindre réflexion 
doive suffire pour le lui apprendre^ il passera peut-être 
les trois quarts de sa vie avant de le savoir^ peut-être 
mourra-t-il sans l'avoir jamais observé. Toujours est* il ^ 
que s'il existe une distinction réelle entre la détermination 
de la volonté et le mouvement du corps qui l'accompagne^ 
il est impossible qu'un enfant le remarque^ tant que ces 
deux choses se trouvent confondues; d'autant que cela 
supposerait le plus haut degré de discernement et la plus 
profonde méditation. 

Un tort assez général parmi les philosophes d'une cer- 
taine école y c'est de supposer que l'enfant qui vient de 
naître , que le foetus , que l'embryon même ne diffère de 
l'homme fait que par son ignorance^ et que s'il pense moins^ 
c'est uniquement parce qu'il manque de matériaux pour 
penser : tandis que ce qui le distingue principalement ^t 
essentiellement de l'adulte ^ de l'homme, du philosophe^ 
c'est l'imperfection de ses organes , qui ne sont point suffi- 
samment développés pour qu*il puisse réfléchir et penser. 
Quelques-uns vont plus loin : distingués eux-mêmes des 
autres hommes par leur sagacité et les efibrts d'attention 
dont ils sont capables ; après avoir découvert quelque fait, 
très-simple en apparence ^ et qui néanmoins avait échappé 
à tous les philosophes des siècles précédens , ils soutiennent 
que l'idée de ce fait est innée ^ ou du moins que tout homme 
l'acquiert, même avant que de naître, par l'exercice de ses 
facultés; sans songer le moins du monde, qu'ils ne l'ont 
eux-mêmes acquise qu'au bout de vingt ans d'étude et à 
la sueur de leur front. 



(165) 



DE l'origine de l'idÉE DE CAUSE. 



SI 



er 



L'idée de cause peut naître dès que Tesprît est en rela- 
tion avec la matière, ou qu'il y a action réciproque entre 
l'un et l'autre. Mais je n'accorde pas à Maine de Biran, que 
nous ayons conscience de l'action de notre volonté sur les 
parties de notre corps , ni même de celle de notre corps 
sur des corps étrangers y avant d'avoir conscience de l'ac- 
tion de ceux-ci sur nous-mêmes. 

K Je fais effort pour mouvoir mon bras, et je le meus. » 

Remarquez qu'il n'y a point d'efibrt senti , lorsque nos 
mouvemens sont brusques et irréfléchis; d'abord parce 
que, dans ce cas, l'attention n'est pas appelée pour con- 
stater le fait, et en secpnd lieu, parce que, dans ces sortes 
de mouvemens, la puissaiice, comme disent les mécani- 
ciens, non seulement égale, mais surpasse la résistance, 
qui par là devient insensible, ou du moins, ne peut être 
sentie comme telle. Ainsi il ne sufEt pas à un enfant de re- 
muer le bras pour avoir le sentiment de l'effort. 

Ce sera tout autre chose si ses membres sont retenus par 
des liens , ou s'il veut pousser un obstacle invincible, en un 
mot s'il s'agit sur un corps étranger qui s'oppose efficace- 
ment au mouvement de son corps ou de son bras. Par cette 
résistance il aura bientôt, sinon à l'instant même, le senti- 
ment ou la conscience de l'effort; elle lui apprendra qu'il 
y a en lui tendance au mouvement , qu'il veut, et qu'il est 
matériel ; mais toutefois sans lui faire connaître la distinc- 
tion qui existe entre sa volonté et sa matérialité , qui se 
manifestent ensemble, et ne se sont point encore manifes- 
tées l'une sans l'autre, du moins de manière à ce qu'il ait 
pu le remarquer. 



(166) 

Ce sentiment de Tefiort lui donnera-t-il immédiatement 
l'idée de cause? Il semble que non ^ puisque dans le cas dont 
il s'agit; il ne produit rien par cet effort et que sa volonté 
n'est point efficace. Il éprouve^ à la vérité ^ une sensation 
musculaire : mais peut-on supposer qu'il l'attribue à sa vo- 
lonté comme à sa cause? n'estai pas plus vraisemblable^ 
pour ne pas dire évident ^ qu'il l'attribuera au corps qui 
lui résiste 3 et que c'est par là qu'il acquerra Tidée de ma-^ 
tière^ et celle de corps étranger^ ou de quelque chose qui 
n'est pas lui? 

Mais qu'est-ce que lui^ non en tant qu'il sent^ mîds en 
tant qu'il veut^ ou qu'il fait eSbrt pour se mouvoir? c'est 
quelque dbpse qui a une tehdance au mouvement , qui 
conséquemment est matériel : et qu'est-ce que la matière? 
c'est quelque chose qui résiste à sa voloj^té; ou à ses mou- 
vemens volontaires^ ou à son étre^ mu ou tendant à se 
mouvoir ^ volontairement , ou de lui-même : car ces choses 
sont pour lui tellement confondues ;» qu'il est impossible 
qu'il les distingue a priori^ et sans connaissances prélimi- 
naires. 

Il est donc également impossible qu'il ait connaissance 
de lui-même^ comme être voulant^ ou tendant à se mou- 
voir, sans avoir d'abord > ou en même temps ^ Tidée d'un 
être qui n'est pas lui , et qui agit sur lui > qui le modifie 
par cette action, qui le fait sentir. Or dans cette action lui 
est évidemment donnée l'idée de cause « 

Cette action;^ ou cette résistance des corps , il ne l'éprou- 
vera sans doute, il ne la sentira,, cm n'en sentira l'effet^ 
qu'autant qu'il fera effort pour la vaincre.. Mais cet efibrt 
ne sera lui-même senti que par cette résistance , qu'il sen- 
tira d'abord. Il ne faudrait donc pas conclure , de ce que 
la résistance des corps n'est sentie qu'à la condition que 
nous faisons effort pour les remuer, que l'idée d'effort vo- 
lontaire précède dans notre esprit l'idée de matière 3 ni que 



(167) 

la première idée de caose nous est donnée dans le senti* 
ment de cet efibrt. 

L'efibrt suppose toujours une résistance réciproque en- 
tre deux substances j or cette récipix>cité ne peut exister 
entre Tesprit et la matière ^ et comme sans matière il n'y a 
point de résistance y reffi)rt est donc une action réciproque 
entre deux substances matérielles. 

Point d 'efibrt , il est yrai^ sans résistance continue; con« 
séquemment point d'effort sans une tendance au mouve-* 
ment , sans une vitesse virtuelle qu'un obstacle empêche 
de devenir efiective. Mais cette tendance au mouvement 
n'est elle-même qu'une suite d'impulsions instantanées que 
la matière peut recevoir immédiatement de la matière 
comme de l'esprit ; et quoique cette vitesse virtuelle y tou^ 
homme y tout animal ait le pouvoir de l'imprimer à la ma- 
tière , ce qui fait la part de lame dans les actions volon- 
taires^ Tefibrt lui - même est évidemment une action 
continue de la matière sur la matière. Cet efibrt pourrait 
se manifester sans que la volonté y prît part y comme cela 
arrive dans l'action d'un ressort tendu. Mais il ne peut 
point y avoir d'efibrt là où il n'y a point de matière^ ni 
même là où il n'y a qu'une substance matérielle : et ainsi 
il n'y a point d'efibrt dans l'action y quelle qu'elle soit de 
l'ame sur le corps ; il ne peut y en avoir que dans l'action 
de celui-ci sur d'autres cprps y ou dans celle de ses parties 
les unes sur les autres. 

Si donc l'efibrt y pour autant qu'il nous appartient y a une 
partie de sa cause efficiente dans l'ame y ou dans la volonté^ 
il a du moins sa cause conditionnelle dans la matière : et si 
l'efibrt lui-même a sa cause efficiente dans l'ame et sa cause 
conditionnelle hors de l'ame y en tous cas Vidée de cet ef- 
fort n'a dans l'ame que sa cause conditionnelle y et a sa 
cause efficiente hors de l'ame y à savoir dans la résistance 
des choses matérielles : d'où je conclus en premier lieu que 



( I^ ) 

ridée d^effort volontaire , et par suite celle de cause libre 
et immatérielle ne sauraient être innées. 
- Il n'est pas moins certain ^ quoique la volonté pure ^ ou 
dégagée de la matière ^ soit cause ^ en ce qu'elle produit du 
mouvement dans le corps , que Tidée ou la conscience de 
cette cause libre ^ en tant que nous l'affranchissons de toute 
matérialité^ ne précède point dans notre esprit l'idée de 
notre volonté ^ en tant qu'elle né fait qu'un pour nous avec 
nos actions corporelles; ne précède point l'idée que nous 
avons de l'action volontaire de notre corps sur des corps 
étrangers. 

Reste à savoir si cette idée de nos actions corporelles sur 
les autres corps n'est pas elle-même postérieure^ comme 
je a^ois qu'elle Test ^ à celle de l'action des corps étrangers 
sur le nôtre ^ ou pour mieux dire y sur nous. 

A cet égard, il suffira de se rappeler i^ que nos effi)rts^ 
nos mouvemens ne sont pas libres d'abord ; qu'ils ne sont 
que spontanés et convulsifsj ^i^^ queTenfant nouveau-né ne 
produit réellement aucun effet hors de lui, hors de son 
être considéré dans son entier, aucun du moins qu'il puisse 
apeï*cevoir ; tandis qu'il devra se trouver et se sentir lui- 
même modifié par l'action des objets extérieurs ; et 3° que 
s'il a conscience de ses efforts , ce sentiment sera très-fai- 
ble, pour ne pas dire nul, par cela même qu ik ne seront 
point libres ou réfléchis , et aussi parce que toute son at- 
tention se portera malgré lui sur celles de ses modifica- 
tions qui ne dépendront pas de lui. 

D'où il suit, que le premier efiet qu'il remarquera , qu'il 
connaîtra comme tel, sera une modification de lui-même 
indépendante de sa volonté; et que la première cause dont 
il aura idée, sera l'action mécanique d'un corps étranger 
sur lui, sur son propre corps,, ou des parties du sien les unes 
sur les autres. 

Sa première idée sera donc celle de matière; et remar- 



( 169 ) 

qaez bien que cette idée y quelque vague qu'elle puisse 
être dans un enfant y ne différera point y quant à son es- 
sence y de celle qu'en ont tous les hommes y même les plus 
grands philosophes^ pour qui la matière, dépouillée de ses 
acddens, n*est et ne sera jamais que quelque chose qui leur 
résiste. 

Par cette résistance efficace que les corps opposeront à 
ses mouvemens, à ses efforts , il apprendra qu'il était en 
mouvement, et qu'il tend actuellement à se mouvoir; et 
4ès qu'il aura quelque idée de mouvement y il aura aussi 
l'idée d'étendue, qui en est inséparable. 

De toute manière , il me paraît hors de doute que ses 
premières idées seront celles de mouvement , d'étendue , 
de résistance , ou de matière , d'action mécanique et de 
cause nécessaire. Ces idées et surtout la dernière, d'abord 
très-obscures , très-confuses , à peine ébauchées , se distin- 
'gueront, s'éclairciront de plus en plus, autant qu'elles en 
sont susceptibles, par l'observation comparée des phéno- 
mènes, qui se présenteront en foule devant ses yeux ou à 
son esprit, et s'expliqueront en quelque sorte les uns par 
les autres. . 

Il ne tardera pas non plus à savoir , et il l'apprendra par 
des degrés insensibles, qu'il a le pouvoir de remuer les 
corps étrangers , et qu'ainsi il est lui-même cause : mais 
que ces corps sont inertes ou passifs , tandis qu'il est actif, 
puisqu'il peut se mouvoir de lui-même : que néanmoins, 
malgré cette différence, il n'agit pas autrement sur eux 
qu'ils n'agissent sur lui 3 qu'ils peuvent , s'ils sont en mou- 
vement, le renverser, et, s'ils sont immobiles, l'arrêter 
dans son mouvement : il remarquera aussi, ou, sans peut- 
être le remarquer, il s'accoutumera à ce fait singulier, 
qu'un corps brut, malgré sa passivité, une fois mis en 
mouvement, continue de se mouvoir, quoiqu'il ne soit 
plus poussé par aucun autre : d'après ces données, il com- 



(168) 

ridée d*effî)rt volontaire , et par suite celle de cause libre 
et immatérielle ne sauraient être innées. 
- Il n'est pas moins certain y quoique la volonté pure ^ ou 
dégagée de la matière; soit cause ^ en ce qu'elle produit du 
mouvement dans le corps , que Tidée ou la conscience de 
cette cause libre , en tant que nous l'affranchissons de toute 
matérialité; ne précède point dans notre esprit l'idée de 
notre volonté ; en tant qu'elle né fait qu'un pour nous avec 
nos actions corporelles; ne précède point l'idée que nous 
avons de l'actign volontaire de notre corps sur des corps 
étrangers. 

Reste à savoir si cette idée de nos actions corporelles sur 
les autres corps n'est pas elle-même postérieure ^ comme 
je crois qu'elle Test ; à celle de l'action des corps étrangers 
sur le nôtre ; ou pour mieux dire ; sur nous. 

A cet égard , il suffira de se rappeler i ^ que nos efïbrts ; 
nos mouvemens ne sont pas libres d'abord ; qu'ils ne sont 
que spontanés et convulsifsj ^i^^ que Tenfant nouveau-né ne 
produit réellement aucun effet hors de lui, hors de son 
être considéré dans son entier ; aucun du moins qu'il puisse 
apercevoir ; tandis qu'il devra se trouver et se sentir lui- 
même modifié par l'action des objets extérieurs 3 et 3° que 
s'il a conscience de ses efforts , ce sentiment sera très-fai- 
ble ; pour ne pas dire nul; par cela même qu^ils ne seront 
point libres ou réfléchis ; et aussi parce que toute son at- 
tention se portera malgré lui sur celles de ses modifica- 
tions qui ne dépendront pas de lui. 

D'où il suit; que le premier effet qu'il remarquera ; qu'il 
connaîtra comme tel; sera une modification de lui-même 
indépendante de sa volonté; et que la première cause dont 
il aura idée, sera l'action mécanique d'un corps étranger 
sur lui; sur son propre corps,; ou des parties du sien les unes 
sur les autres. 

Sa première idée sera donc celle de matière; et remAr- 



(169) 

qaez bien que cette idée , quelque vague qu'elle puisse 
être dans un enfant ^ ne différera point y quant à son es- 
sence f de celle qu'en ont tous les hommes ^ même les plus 
grands philosopheis^ pour qui la matière, dépouillée de ses 
accidens, n*est et ne sera jamais que quelque chose qui leur 
résiste. 

Par cette résistance efficace que les corps opposeront à 
ses mouvemens, à ses efforts, il apprendra qu'il était en 
mouvement, et qu'il tend actuellement à se mouvoir; et 
4ès qu'il aura quelque idée de mouvement , il aura aussi 
l'idée d'étendue , qui en est inséparable. 

De toute manière, il me paraît hors de doute que ses 
premières idées seront celles de mouvement , d'étendue , 
de résistance , ou de matière , d'action mécanique et de 
cause nécessaire. Ces idées et surtout la dernière , d'abord 
très-obscures , très-confuses , à peine ébauchées , se distin- 
'gueront, s'éclairciront de plus en plus, autant qu'elles en 
sont susceptibles , par l'observation comparée des phéno- 
mènes, qui se présenteront en foule devant ses yeux ou à 
son esprit, et s'expliqueront en quelque sorte les uns par 
les autres. . 

Il ne tardera pas non plus à savoir , et il l'apprendra par 
des degrés insensibles, qu'il a le pouvoir de remuer les 
corps étrangers , et qu'ainsi il est lui-même cause : mais 
que ces corps sont inertes ou passifs , tandis qu'il est actif, 
puisqu'il peut se mouvoir de lui-même : que néanmoins, 
malgré cette différence, il n'agit pas autrement sur eux 
qu'ils n'agissent sur lui ; qu'ils peuvent , s'ils sont en mou- 
vement, le renverser, et, s'ils sont immobiles, l'arrêter 
dans son mouvement : il remarquera aussi, ou, sans peut- 
être le remarquer, il s'accoutumera à ce fait singulier, 
qu'un corps brut, malgré sa passivité, une fois mis en 
mouvement, continue de se mouvoir, quoiqu'il ne soit 
plus poussé par aucun autre : d'après ces données , il com- 



( 168 ) 

ridée d*effi)rt volontaire , et par suite celle de cause libre 
et immatérielle ne sauraient être innées. 
' Il n'est pas moins certain y quoique la volonté pure ^ ou 
dégagée de la matière^ soit cause ^ en ce qu'elle produit du 
mouvement dans le corps , que Tidée ou la conscience de 
cette cause libre ^ en tant que nous l'afFranchissons de toute 
matérialité^ ne précède point dans notre esprit l'idée de 
notre volonté, en tant qu'elle né fait qu'un pour nous avec 
nos actions corporelles; ne précède point l'idée que nous 
avons de l'action volontaire de notre corps sur des corps 
étrangers. 

Reste à savoir si cette idée de nos actions corporelles sur 
les autres corps n'est pas elle-même postérieure, comme 
je crois qu'elle Test , à celle de l'action des corps étrangers 
sur le nôtre , ou pour mieux dire , sur nous. 

A cet égard, il suffira de se rappeler i^ que nos efïbrts, 
nos mouvemens ne sont pas libres d'abord ; qu'ils ne sont 
que spontanés et convulsifsj ^i^^ que l'enfant nouveau-né ne 
produit réellement aucun effet hors de lui , hors de son 
être considéré dans son entier, aucun du moins qu'il puisse 
apercevoir j tandis qu'il devra se trouver et se sentir lui- 
même modifié par l'action des objets extérieurs 3 et 3° que 
s'il a conscience de ses efforts , ce sentiment sera très-fai- 
ble, pour ne pas dire nul, par cela même qu^iis ne seront 
point libres ou réfléchis , et aussi parce que toute son at- 
tention se portera malgré lui sur celles de ses modifica- 
tions qui ne dépendront pas de lui. 

D'où il suit, que le premier efiet qu'il remarquera , qu'il 
connaîtra comme tel, sera une modification de lui-même 
indépendante de sa volonté; et que la première cause dont 
il aura idée, sera l'action mécanique d'un corps étranger 
sur lui, sur son propre corps^ ou des parties du sien les unes 
sur les autres. 

Sa première idée sera donc celle de matière; et remar- 



( 169 ) 

qaez bien que cette idée y quelque vague qu'elle puisse 
être dans un enfant y ne différera point ^ quant à son es- 
sence^ de celle qu'en ont tous les hommes^ même les plus 
grands philosophes, pour qui la matière, dépouillée de ses 
acddens, n'est et ne sera jamais que quelque chose qui leur 
résiste. 

Par cette résistance efficace que les corps opposeront à 
ses mouvemens, à ses efforts, il apprendra qu'il était en 
mouvement, et qu'il tend actuellement à se mouvoir; et 
4ès qu'il aura quelque idée de mouvement , il aura aussi 
l'idée d'étendue, qui en est inséparable. 

De toute manière, il me parait hors de doute que ses 
premières idées seront celles de mouvement , d'étendue , 
de résistance , ou de matière, d'action mécanique et de 
cause nécessaire. Ces idées et surtout la dernière, d'abord 
très-obscures , très-confuses , à peine ébauchées , se distin- 
'gueront, s'éclairciront de plus en plus, autant qu'elles en 
sont susceptibles, par l'observation comparée des phéno- 
mènes, qui se présenteront en foule devant ses yeux ou à 
son esprit, et s'expliqueront en quelque sorte les uns par 
les autres. . 

Il ne tardera pas non plus à savoir , et il l'apprendra par 
des degrés insensibles, qu'il a le pouvoir de remuer les 
corps étrangers , et qu'ainsi il est lui-même cause : mais 
que ces corps sont inertes ou passifs , tandis qu'il est actif, 
puisqu'il peut se mouvoir de lui-même : que néanmoins, 
malgré cette différence, il n'agit pas autrement sur eux 
qu'ib n'agissent sur lui ; qu'ils peuvent , s'ils sont en mou- 
vement, le renverser, et, s'ils sont immobiles, l'arrêter 
dans son mouvement : il remarquera aussi, ou, sans peut- 
être le remarquer, il s'accoutumera à ce fait singulier, 
qu'un corps brut, malgré sa passivité, une fois mis en 
mouvement, continue de se mouvoir, quoiqu'il ne soit 
plus poussé par aucun autre : d'après ces données, il com- 



( 170 ) 

prendra ^ ou croira comprendre , comment les corps exté- 
rieurs peuvent agir les uns sur les autres ^ quoique ni les 
uns ni les autres ne soient doues d\ine activité propre : il 
remarquera enfin , que ces corps , même lorsqu'il semble 
que rien ne s'oppose à leur mouvement, s'arrêtent tou- 
jours au bout de quelques instans ; et ce fait mal compris y 
mal apprécié, donnera naissance à plusieurs erreurs > dont 
la plus grossière , mais aussi la moins générale et la moins 
enracinée , parce qu'il ne faut qu'un trait de lumière et la 
plus légère réflexion pour la faire évanouir, consiste à ré-* 
garder comme des êtres doués, ainsi que nous, de la faculté 
de se mouvoir par eux-mêmes, certains corps, tels que les 
nuages, par exemple, ou les courans d'eau, qui se meu- 
vent d'une manière continue, en divers sens , suivant des 
degrés de vitesse variables, sans qu'il y ait autour d'eux 
aucune cause sensible de ces phénomènes. 

s 2. 

Il résulte de tout ce qui précède, que la première idée 
de cause nous est bien réellement donnée dans l'observa- 
tion des choses extérieures; dû moins en tant qu'elles agis- 
sent sur nos sens. 

Entendons-nous bien toutefois. Quand on dit qu'unç 
idée s'introduit dans l'esprit par la sensation , ou par la voie 
des sens, par leur intermédiaire, on suppose, quoiqu'on 
ne l'énonce pas d'une manière explicite et formelle, qu'il 
existe dans l'ame certaines dispositions, certaines propriétés^ 
autres que la sensibilité physique , en vertu desquelles elle 
perçoit cette idée, ce qui est sous-entendu. 

Il est certain que la sensibilité ne donne que des sensa- 
tions , et ne peut donner aucune idée , pas même celle d'un 
objet matériel. Mais comme une telle idée a sa cause effi- 
ciente dans la sensation de lobjet, celle-ci dans l'objet 



(171) 

même en tant qu il agit sur les sens ; il s'ensuit que cette 
idée a oriffinairement sa cause efficiente hors de Famé , et 
que par conséquent il est impossible qu'elle soit innée^ bien 
qu'elle suppose dans 1 ame une propriété innée qui en est 
la cause conditionnelle. 

En est-il autrement d'une idée de rapport? Gomment^ 
par exemple^ ai-je l'idée de parallélisme?' si je trace deux 
lignes parallèles sur ce papier , mes sens ne me donneront 
que leur image; ils ne me donneront^ ni Vidée de ces lignes 
elles "^ marnes ^ idée qui pourra se reproduire en leur ab- 
sence^ ou lorsque j'aurai les yeux fermés, ni, a plus forte 
raison, celle de leur parallélisme, qui n'est point un objet 
matériel capable d'agir sui* mes sens. Mais , comme ce pa- 
rallélisme, qui n'est qu'un rapport de situation, existe 
pourtant hors de moi , puisqu'il suppose nécessairement la 
co^existence de ces lignes, et que même il serait détruit 
si la situation de Tune d'elles changeait ; il s^e^k^uit que l'i* 
dée de ce rapport a sa cause efficiente hors de moi et que 
je ne puis l'acquérir que par Tintermédiaire des sensi. Ce 
rapport de situation, ou ce parallélisme agit en quelque 
sorte sur mon esprit, comme les termes de ce rapport, ou 
tous autres objets matériels agissent sur mes sens : mais 
cette action n'est point directe , elle ne peut avoir lieu que 
par le ministère des sens, et sans eux je n'aurais point 
connaissance de ce rapport, je n'en aurais point l'idée. 
Cette idée de rapport suppose bien quelque propriété dans 
l'ame, telle que l'entendement ). ou la conception, ou la 
conscience, ou le jugement; suppose bien une propriété 
quelconque autre que la sensibilité physique : mais cette 
propriété passive, que met en jeu l'attention du la ré* 
flexion , n'en est pas la cause efficiente , elle n'en est que la 
cause conditionnelle , et surtout elle ne constitue pas cette 
idée elle-même, ce qu il ne faut pas perdre de vue. 

N'en est*il pas ainsi du rapport de dépendance qui existe 



( 172 ) 

entre Tefiet et sa cause, et non seulement de ce rapport, 
mais de tout autre, mais de tout rapport de rapport, mais 
de toutes nos idées enfin? N'est-il pas vrai, comme je Tai 
avancé, que toutes nos idées ont originairement leur cause 
efficiente dans les objets extérieurs , physiques ou moraux, 
ou dans les rapports qu'ils ont entre eux 3 tout en ayant 
leur cause conditionnelle dans certaines dispositions ou 
propriétés passives de l'ame, que la réflexion réveille; et 
n'est-ce point dans ce sens qu'il faut entendre Locke, lors- 
qu'il dit, que nos idées n'ont que deux sources, la sensa* 
tion et la réflexion ? 

Au reste je dois faire observer, que nous ne pourrions 
pas sans comparer les phénomènes entre eux , trouver im- 
médiatement la première idée de cause dans l'action d'un 
corps extérieur, je ne dis pas seulement sur un autre corps, 
car cela est de soi-même évident; mais sur aucun de nos 
sens autre que le toucher, comme je le ferai comprendre 
en peu de mots. 

J'éprouve ,, par supposition, la sensation d'odeur de 
rose. Si je n'avais pas appris d'ailleurs qu'il existe des corps, 
qu'il existe quelque chose hors de moi , et si , en consé- 
quence, il m'était impossible de juger par analogie ou par 
induction^ que la cause de cette sensation est l'attribut de 
quelque substance matérielle; il est indubitable que cette 
sensation et sa cause productrice ne seraient pour moi 
qu'une seule et même chose, et que cette chose serait 
tout entière en moi. Donc la sensation-odeur ne me don- 
nera par elle-même, ni les idées d'effet et de cause, ni 
même celles de corps et d'extériorité. 

Si c'est un objet visible qui m'affecte, les choses ne se 
passeront pas tout-à-faît de la même manière. Pourvu que 



(173) 

cet objet / par une clarté trop vive ^ ne me hlesse point la 
Tue, qu'il ne me tottche pas^ je ne croirai pas éprouver une 
sensation} cette sensation, que je ne considérerai point 
comme telle, je la rapporterai à sa cause efficiente, au corps 
qui la produit; c'est ce que je sais par expérience , bien que 
je n'en connaisse pas la raison 3 et en tous cas , je verrai, je 
rapporterai cette cause hors de moi; cequi est fondé, peut- 
être en partie sur quelque principe métaphysique qui nous 
est inconnu , mais très-probablement, et en grande partie, 
sur la théorie de la lumière, sur celle de la vision et sur le 
mécanisme admirable de l'œil. Quoi qu'il en soit, cette 
sensation et sa cause productrice seront donc encore ici 
confondues, elles ne formeront encore pour moi qu'une 
seule et même chose : mais cette chose, au lieu d'être tout 
entière en moi , sera tout entière hors de moi ; et ainsi , 
elle me donnera bien l'idée de quelque chose qui n'est pas 
moi, mais elle ne me donnera pas encore l'idée de cause. 

Qu'arriverait-il si le corps visible était lui-même le corps 
odorant? Rapporterions-nous la sensation-odeur k ce corps 
extérieur comme à sa cause? Nullement : mais si cette sen- 
sation disparaissait avec le corps visible, pour reparaître 
ensuite avec lui , et si cela arrivait un certain nombre de 
fois, sans que le contraire fût jamais arrivé, il est indubi- 
table du moins qu'en apercevant l'une de ces choses , la 
présence ou l'existence de l'autre , et son apparition pro- 
chaine, seraient par nous regardées comme certaines, et 
que l'idée, de Tune serait invinciblement liée à celle de 
l'autre. 

Supposons toutefois que nous soyons trompés dans notre 
attente, et que, pour la première fois, nous éprouvions la 
sensation-odeur sans voir la chose visible, ou lumineuse, 
comme cela pourra arrivcir si le corps lumineux et le corps 
odorant ne sont pas le même corps , et que le corps lumi- 
neux soit inodore et le corps odorant invisible. L'idée de 



( 174 ) 

cette semation-odeur se liera-t-'elle dans ce cas a Fidëe dé 
quelque autre chose? Non sans doute ^ d'autant plus que 
nous n'en connaissons point d'autre y et que celle qui nous 
est connue ne suffit pas pour nous donner l'idée d'une chose 
en général} et dans ce cas^ après avoir éprouvé seulement 
une grande surprise de ce changement inattendu^ nousces^ 
serons désormais de lier entre elles les idées que jusque-là 
nous avions crues inséparables. 

Mais lorsque nous aurons appris de l'expérience , qu'il 
existe d'autres sensations que la sensation-odeur, telles, par 
exemple, que la sensation-chaleur et la sensation contraire; 
qu'il existe d'autres corps extérieurs que celui que nous 
avions vu d'abord ; qu'ils sont plus ou moins lumineux , et 
par là plus ou moins visibles; que, quoique lumineux , ils 
cessent d'être visibles dans certaines circonstances , comme, 
par exemple , lorsqu'ils sont trop petits ; et qu'en général 
une sensation suppose constamment la présence ou l'exis- 
tence d'un objet extérieur; alors l'idée d'une sensation 
quelconque rappellera toujours l'idée de quelque autre 
diose , et toujours , en éprouvant cette sensation , nous 
croirons , nous serons persuadés qu'il existe en effet quel*- 
que chose hors de nous, quelque objet visible ou invisible 
sans lequel la sensation qui nous affecte n'existerait point^ 
et probablement ne pourrait exister. 

Je dis exister; car sans doute nous remarquerions faci- 
lement qu'une sensation n'est point une chose qui préexis- 
tait et qui peut être absente ou disparaître sans cesser 
d'être; mais une chose qui n'existait point, qui naît^ et puis 
qui cesse d'exister pour renaître encore : ce qui nous don- 
nerait l'idée de production , ou de création , laquelle nous 
conduirait à celle de chose productrice , ou créatrice; car, 
voyant qu'une sensation ne peut naître qu'à cette condi- 
tion qu'une autre chose existe déjà , nous ne pourrions pas 
ne pas regarder comme un attribut de cette chose , non la 



( 175 ) 

sensation elle-même ^ mais sa production. De là l'idée du 
rapport de dépendance qui lie l'effet à sa cause ; idée d'ail- 
leurs assez vague y assez mal déterminée , comme chacun 
pourra s'en convaincre^ en cherchant à se rendre compte 
de la manière dont il conçoit cette dépendance. 

La constante reproduction des mêmes phénomènes à 
l'aspect des mêmes agens suffirait donc, ce semble, pour 
nous suggérer l'idée de cause. Elle est nécessaire, en tous 
cas y pour rendre plus claire et plus distincte cette idée qui 
n'a pu être que fort obscure et confuse à son origine ; et 
elle seule peut nous faire assigner à chaque phénomène sa 
véritable cause. 

Mais, quoi qu'il en puisse être, toujours est-il certain 
que, dans la réalité, la première idée de cause nous est 
donnée dans l'action des corps , non en tant qu'ils produi- 
sent, même sur le toucher, des sensations proprement 
dites, mais en tant qu'ils résistent k nos mouvemens, à nos 
eflS>rts. 



D£S GÀUSBS FIWALSS. 



SI 



er 



Toute action volontaire, lorsqu'elle est réellement telle, 
c'est-à-dire libre, ou réfléchie, est accompagnée, ou, plus 
souvent, précédée d'une vue, d'une intention de l'esprit, 
lequel, en agissant, se propose toujours une fin, un but 
quelconque, prochain ou éloigné, direct ou indirect. En 
êSècinant un mouvement quelconque; par exemple, en 
quittant mon fauteuil pour me promener, soit dans mon 
appartement ou au dehors^ je puis n'avoir que le bat im- 



( 176 ) 

médiat de satisfaire au désir^ au besoin même que j'éprouve 
de faire quelque mouvement. Mais je puis aussi ^ ou sortir 
actuellement de chez moi;» ou former le projet d'en sortir^ 
soit que j'accomplisse ou non ce dessein^ pour exécuter 
successivement diverses actions dépendantes les unes des 
autres, afin d'atteindre certain but plus éloigné, comme 
de déjouer les manœuvres d'un intrigant et de sauver 
l'innocence en péril, objet principal et fin dernière de ma 
pensée. 

Lorsque le but que l'esprit se propose en agissant sur le 
corps est immédiat, le mouvement corporel accompagne 
ou suit immédiatement , pour l'ordinaire , l'idée qui le re- 
présente, c'est*à-dire, qu'à l'instant même où l'esprit se 
trouve afiecté par l'idée d'un tel mouvement, celui-ci se 
manifeste ; et dans ce cas , le mouvement du corps , l'acte 
de la volonté qui le produit et l'idée, ou, comme disent 
quelques-uns , la perception de l'entendement qui déter- 
mine la volonté, ne semblent former qu'une seule et même 
chose. ^ 

Mais ces trois choses deviennent très-distinctes , lorsque 
le but final est indirect et plus ou moins éloigné du premier 
mouvement, comme dans l'exemple précité, et surtout 
lorsque la volonté est sollicitée par plusieurs vues où per- 
ceptions de l'esprit, soit qu'elles concourent toutes au 
même but^ ou bien qu'elles soient en opposition les unes 
avec les autres. 

Or, en tant que ces vue3 de l'esprit , ou ces perceptions 
de l'entendement déterminent, en quelque sorte, les actes 
de la volonté, on peut les considérer comme des causes, 
dont ces actes ou ces phénomènes dépendent , si on peut 
dire qu'ils dépendent de quelque chose. Mais, comme ces 
perceptions ne produisent ou n'amènent pourtant pas tou- 
jours et nécessairement de tels phénomènes, qu'elles ne 
sont point des motifs qui poussent invinciblement la vo*- 



( 177 ) 

lonté à agir de telle ou telle manière (peut-être parce 
qu'elle est sollicitée en sens contraire par des motifs inaper- 
çus); elles ne sont point considérées comme des causes 
proprement dites ^ dés causes efficientes ou productrices^ 
lesquelles ne demeurent jamais sans eflèts. 

On leur a donné le nom de causes finales ^ et ce nom leur 
convient parfaitement ; mais il est nécessaire d'en bien dé- 
terminer la valeur et le sens. 

Qu'est-ce donc qu'une cause finale? C'est une vue de 
l'esprit qui détermine la volonté^ ou d'après laquelle la 
volonté se détermine à agir de telle ou telle façon : c'est 
l'idée préexistante de l'objet qu'elle se propose^ ou qu'elle 
s'est proposé d'atteindre : ou, si Ton veut, c'est l'intelli- 
gence, c'est la volonté elle-même, en tant qu.'elle agit pour 
certaines fins. 

Une cause finale ne produit jamais d'autres effets directs, 
si on peut dire qu'elle produise quelque chose, que des 
actes volontaires : tout effet ultérieur qui en dérive a , in- 
dépendamment de cette cause finale, une cause efficiente; 
car, à l'exception des actes de la volonté , il n'y a point de 
phénomène sans cause efficiente ou proprement dite. 

Quant aux effets qui semblent dépendre originairement 
d'un acte volontaire, ou avoir une cause finale, et qui 
néanmoins n'en ont pas, c'est-à-dire, qui n'ont point 
préexisté en idée dans quelque intelligence qui aurait eu 
l'intention de les produire ; on dit qu'ils sont les effets du 
hasard; ce qui ne les empêche pas d'avoir comme les au- 
tres une cause efficiente. 

Imaginons qu'un chasseur, un homme armé d'un fusil , 
apercevant un lièvre courir dans la campagne, le couche 
en joue et le tue. Supposons qu'en même temps le plomb 
meurtrier atteigne un crapaud caché sous l'herbe. Il est • 
évident que la mort du lièvre et celle du reptile auront la 
même cause efficiente. Mais Tune aura de plus une cause 

TOME III. 12 



( Ï78 ) 

finale^ tandis que TaûlFe n'eu aura pad^ et sHera par consé- 
quent relfet du hasard. 

Il n'importe pas d'ailleurs que les choses qui arrivent par 
hasard soient ou ne soicfkit pas des phénomènes proprement 
dits : car ce n'est point comme tels qu'on les considère^ 
quand on dit qu'dles sont des effets du hasard. Il eet est 
de même de celles qui ont une cause finale^ et qui sont 
plus souvent des résultats y ou des rapports entre diverses 
manières d'être^ que des phénomènes dépendant directe- 
ment de causes efficientes. 

J'aperçois sur le tapis d'un bi;llard que de» joueui's viêB^ 
nent de quitter^ trois billes dont la position est telle qué^ 
sans se toucher^ elles forment un triangle équilatéral. Je 
ne cherche point ici la cause efficiente qui a pu amener 
chaque bille à la place où elle se trouve^ je ne considère 
que le rapport de situation qu'elles ont entre elles. Or ce 
rapport peut avoir préexisté en idée dans l'entendement^ 
dans l'intelligence d'un des joueurs^ ou de toute autre 
personne y ou même de plusieurs persoiuaies qui se seraient 
entendues pour le produire : ou bien il pourra nr'être que 
le résultat non prémédité^ non calculé j^ de la foi^ee et de 
la direction que chaque UUe aura reçue par la main d'un 
joueur, qui l'aura poussée sans intention j ou dans toute 
autre intention que celle de produire le résultat dont U 
s'agit, ou le rapport de situation que- ces billes ont entre 
elles. 

Dans le premier cas^ ce rapport aurait une cause finale ^ 
dans le second , il serait l'effet du hasu*d. 

)Vf aintenant^ y a-t-il un moyen certain de reconnaître si 
un événement^ un rapport^ un résultat^ aune cause finale^ 
une cause intelligente ou s'il n'est dû qu'au hasard ? Il n'y 
en a pas d'autre, ce me semble, que le calcul des probabi- 
lités } et nous ne pouvons dire avec certitude qu'une chose 
est produite par une cause finale, une cause volontaire et 



(179) 

intentionnelle^ que lorsqu'il y a^ en quelque sorte ^ Tinfîni 
à parier contre un qu'il en est ainsi. Dans les autres cas j 
nous ne pouvons que conjecturer et douter. 

Figurez- vous que, vous trouvant dans quelque endroit 
écarté, vous remarquiez sur la terre un grand nombre de 
petites pierres ou de cailloux arrangés de telle façon, qu'il 
en résulte les quatre lettres suivantes, et que ces lettres 
soient elles-mêmes disposées de manière qu'elles forment 
ce mot Dieu : ne vous paraitra-t-il pas infiniment proba- 
ble, que la disposition ou Tarrangement de ces pierres a 
une cause intelligente, une cause finale, et que ce résultat 
n'est point un jeu du hasard? 

Que serait-ce donc , si , au lieu d'un mot , il y en avait 
plusieurs, et que ces mots, par leur arrangement, eussent 
un sens quelconque, comme ceux-ci, par exemple, que 
Dieu soit loué ! 

Encore ne pourrait-on voir dans cet arrangement de 
mots, de lettres et de cailloux, qu'une cause finale directe 
et prochaine : car il n'y aurait aucune raison de croire, 
que celui qui l'a fait s'est proposé un but ultérieur, une 
autre fin , que le plaisir même de disposer de cette manière 
les petits cailloux dont cette phrase et ces lettres sont for- 
mées. 

Mais je suppose enfin , qu'au lieu de cette phrase , il s'en 
trouve une, par exemple, qui fasse connaître le lieu oh 
s'est réfugié un assassin poursuivi par des gendarmes^ et 
que ceux-ci, d'après cette indication, s'étant rendus dans 
ce lieu , y découvrent effectivement le meurtrier qu'ils re- 
cherchent. Je demande s'il sera possible d'attribuer au 
hasard le rapport qui existe entre le fait qu'énonce et indi- 
que cette phrase , dWepart , et , de l'autre, la disposition 
des mots qui forment cette phrase et lui donne un sens, 
celle des lettres dont chaque mot se compose , et l'arran- 
gement des cailloux qui composent ces mêmes lettres ? 



(180) 

Nous avons donc^ en certains cas, une entière et par- 
faite certitude y sans qu'il nous soit même possible de douter 
le moins du monde y que les résultats que nous apercevons 
dépendent de causes intelligentes} et, en général, nous 
en sommes d'autant plus convaincus, que le but final est 
plus éloigné du fait primitif, et que par conséquent Tidée 
de ce but, ou la cause finale, est plus indirecte, et par là 
plus distincte de ce même fait. 

Il y a aussi des résultats , ou des choses dans lesquelles 
on remarque de l'ordre et de la régularité , qui , sans dé- 
pendre uniquement du hasard, quoique diverses circon- 
stances fortuites aient pu jusqu'à un certain point concourir 
à leur production, n'ont pourtant aucune cause finale, du 
moins apparente , mais dépendent uniquement ou princi- 
palement , de la nature même des choses , ou des proprié- 
tés de la matière ; en sorte que celle-ci abandonnée à ses 
propres forces, semble les produire immédiatement par 
elle-même : telles sont , par exemple , les formes régulières 
des cristaux. 

Il existe beaucoup d'autres corps réguliers, dont la 
forme pourrait être attribuée , ou à la nature , ou à Tart ; 
et alors, pour que je sois certain qu'elle leur a été donnée 
par l'art, c'est-à-dire par un être intelligent, et que par 
conséquent elle a une cause finale, ilfaut que j'y recon- 
naisse évidemment un autre but, que la régularité ou 
l'existence même de cette forme. 

Maintenant , il est à remarquer que parmi les choses qui 
ont évidemment une cause finale, soit prochaine et immé- 
diate , soit indirecte et plus ou moins éloignée ; il en est 
un grand nombre qui ne sont point dues à l'intelligence de 
rhomme, non plus qu'à celle d'aucun être vivant qui nous 
soit connu. 

Or c'est par là qu'on peut démontrer l'existence de 
Dieu , ou d'un artiste surnaturel qui^ s'il n'a pas créé la 



( 181 ) 

matière^ a du moins mis en œuTre ses propriétés^ pour 
produire certains phénomènes , certains résultats ^ qu'il est 
impossible d'attribuer seulement aux propriétés de la 
matière et à un concours de circonstances fortuites. 

Quant à la toute-puissance et à la suprême intelligence 
de cet artiste universel et divin ^ nous pouvons^ en quelque 
sorte ^ les déduire, par une simple règle de proportion^ 
de la connaissance que nous avons des choses qu'on lui at- 
tribue , et du rapport qui existe en général entre le mérite 
d'un ouvrier et son ouvrage. 

s 2. 

Quels sont donc les résultats et les phénomènes naturels 
qui y ayant évidemment une cause finale, nous révèlent par 
là l'existence de Dieu ? 

Peut-on voir un pareil résultat dans le système du monde, 
c'est-à-dire dans celui des corps célestes, et particulière- 
ment dans notre système solaire? La marche constante des 
astres, l'ordre qui règne dans' l'univers, comme on le dit 
ordinairement , les lois qui le régissent et d'autres faits de 
même nature, démontrent - ils l'existence d'une cause fi- 
nale , d'une cause intelligente ? 

Une première question m'embarrasse j c'est de sa^voîr ce 
qu'on entend par l'ordre qui règne dans l'univers. 

Considéré en grand, le monde est une machine aussi sim- 
ple qu'elle est immense , puisqu'elle ne se compose que dé 
masses isolées , qui ne font que tourner les unes autour des 
autres. Or je ferai d'abord remarquer que ces masses, qui 
sont ce qu'on appelle les astres , sont très-inégalement dis-: 
tribuées dans le ciel , c'est-à-dire dans le vide , où elles 
semblent véritablement avoir été jetées au hasard. 

Ces masses , du moins les planètes et les comètes , les 
seules que nous puissions mesurer, sont de grosseur très- 



( 182 ) 

diverse et il n y a aucun rapport €atra lent ^ossèur et 
les distances qui les séparent du soleil. Les orbites qu'elles 
décrivent ne sont point des cercles parfaits y mais des ellip- 
ses plus ou moins allongées , dont le soleil n occupe même 
pas le centre. Elles ont toutes des mouvemens divers^ et 
la vitesse de chacune d'elles est plus ou moins variable; 
mais, quoique, en général ,v leur mouvement soit d'au- 
tant plus rapide qu'elles sont plus rapprochées du soleil , 
comme si par là elles voulaient cchappei* à l'ardeur de ses 
rayons, il n'y a entre leur vitesse et leur distance de cet 
astre, surtout à l'égard des comètes, aucune proportion 
capable d'établir une compensation entre les deux incon- 
véniens d'en être ou trop rapprochées ou trop éloignées. La 
rotation des planètes sur leurs axes n'est ptas non plus en 
rapport^ ni avec leur grosseur, ni avec leur éloignemient 
du soleil. Enfin leur inclinaison sur l'écliptique présente 
encore des différences telles que le hasard seul semble les 
avoir produites. La terre n'accomplit pas sa révolution en 
12 mois de 30 jours chacun, mais en 365 jours et une irac- 
tion. Pendant ce temps , la lune fait un peu plus de 12 ré- 
volutions autour de la terre , et sa marche est telle , qu'elle 
ne se trouve qu'une fois en 29 jours à peu près , en opposi- 
tion avec le soleil , en sorte qu'il est impossible qu'elle ait 
été destinée j comme beaucoup de gens le aboient , à nous 
éclairer pendant la nuit. 

Rien donc dans le système du mond^ ne paraît avoir été 
soumis à. un calcul rigoureux; rien ne semble être le ré- 
sultat d'une combinaison <]uelconqtte et d'un dessein pré- 
médité. 

Dira-t>on que Tordre de l'univers consiste e^ ce que 
toutes ses parties , c'est-à -dire tous les corps célestes sont 
dans un parfait équilibre; que les planètes, sans jamais 
s'arrêter, jamais ne se rencontrent , ni ne se choquent, ja* 
mais ne sortent de leurs orbites; que chacune d'elles ac- 



( 183 ) 

complît toujours sa résolution dans le même temps ^ et 
autres choses semblables ? 

Maïs il >est impossible d'établir sur aueun de ces faits ^ 
supposé qu'ils fussent tous yrais à la rigueur^ un calcul de 
probabilité tendant a prouy-er l'existence d'une cause finale: 
car oa conçoit qu'ils peuvent dériver, et ils dérivent en ef^ 
fet tout naturellement et nécessairement des propriétés, de 
la .matière et de laloi de la gravitation , ou de la pesanteur 
universelle, d'après laquelle tous ces grands corps s^atti* 
vent réciproquement en raison direct^e de leurs masses, et 
en raison inverse du carré des distances qui séparent leurs 
centres -de gravité . 

Quant à cette loi elle-même , ^elle semble d'abord fournir 
une preuve , c'est-à-dire un certain nombre de chances en 
faveur de l'^stence d'une cause finale ou intentionnelle ; 
car si >les corps «s'attiraient dans une proportion différente , 
par exeiDiple, avec une force égale à toute distance, les au- 
tres circonstances restant les mêmes, l'univers ne saurait 
subsister. 

Mais cette loi pourrait-elle en efiet être différente ou au- 
tre qu'elle n'est? C'est du moins ce qui n'est pas vraisem- 
blable. L'attraction n^est, suivant toute apparence, que 
l'effet d'une impulsion. OPour la concevoir et l'expliquer, 
on a supposé que l'espace était traversé en tous sens par un 
fluide subtil capable de pénétrer tous les corps , et d'agir 
ainsi, par le choc, sur toutes leurs particules intérieures. 
Or^ en admettant que les choses se passent ainsi , on peut 
prouver, par le calcul le plus simple^ que les corps, en 
vertu de Faction impulsive de ce fluide invisible, doiven^t 
en effet s'attirer en raison directe des masses, et inverse du 
carré des distances j ce qui rendcette hypothèse très-vrai- 
semblable. 

Jues lois de la nature ne sont d'ailleurs que les rapports 
existant entre les propriétés qui distinguent ou constituent 



( 184 ) 

les étires et les difierentes cîrconstanœs dans lesquelles 
elles s'exercent. L'ordre physique de l'univers n'est qu'une 
suite nécessaire des lois de la matière^ qui elles-mêmes dé- 
rivent nécessairement de ses propriétés. Chacun des grands 
corps qui roulent dans l'espace , sollicité d'une part par des 
forces extérieures^ et de Tautre, si je puis ainsi dire, par 
sa propre inertie ^ demeure dans un état d'équilibre stable ^ 
quoique d'ailleurs toujours en mouvement ^ parce que dans 
la grande machine universelle y il n'y a ni frottement ni 
résistance ; ou si quelque cause accidentelle le fait momen- 
tanément sortir de cet état d'équilibre y il y revient de lui- 
même y comme un pendule (|ue l'on a écarté de sa verticale. 
Si l'univers entier se trouvait bouleversé par quelque 
cause physique extraordinaire y l'équilibre s'y rétablirait 
bientôt. Tout serait changé , il est vrai; mais rien n'indi* 
que que le monde ^ tel qu'il existe actuellement^ et qui 
pourrait bien n'être pas le meilleur des mondes possibles^ 
perdrait quelque chose à ce changement; et^ en tous cas^ 
l'ordre^ momentanément troublé , n'y serait point détruit. 
Les parties dont il se compose pourraient être en eflet dis- 
posées de mille et mille manières différentes, sans qu'on y 
remarquât le moindre désordre; et ainsi, l'ordre ^ ou l'équi- 
libre, qui existe dans le système du monde, ne prouve en 
aucune façon qu'il soit le résultat d'une combinaison ou 
d'un calcul. 

En ne considérant, comme nous venons de le faire, 
chacun des grands corps qui se meuvent dans l'espace que 
comme un point physique, et seulement dans ses rapports 
avec les autres corps autour desquels il tourne ou qui tour- 
nent autour de lui; l'univers entier, ou du moins la partie 
de l'univers qui est visible pour nous , n'est qu'une ma- 
chine dont les mouvemens s'expliquent fort bien d'après 
les seules lois de la mécanique ^ ou , pour parler d'upe 
manière plus générale, d'après les propriétés de la matière. 



( 185 ) 

Mais gardons-nous bien pourtant de conclure delà^ que 
TunÎTers n'a^ ou ne peut point avoir de cause finale. Une 
horloge est aussi fondée sur les lois de la mécanique^ sur 
les propriétés de la matière j mais la matière abandonnée à 
elle-même^ ou bien une main inhabile rassemblant des 
rouages au hasard^ produira-t-elle jamais une horloge ou 
quelque chose de semblable? Chaque phénomène en par- 
ticulier peut également s'expliquer d'après les propriétés 
générales des corps y sans qu'il soit pour cela nécessaire 
d'avoir recours à une intelligence y à une volonté suprême; 
parce que^ comme nous l'avons déjà dit^ soit qu'un phéno* 
mène ait une cause finale ou qu'il n'en ait point ^ il doit 
toujours avoir une cause efficiente. Mais je ne pourrai 
m'empédier de lui attribuer une cause finale^. si je lui re- 
connais un but^ une destination^ une fin quelconque. Si 
parmi un nombre de machines en mouvement, qui, sans 
aucun doute, ont toutes également une cause efficiente, 
il y en a de fort simples dont je n'aperçoive point l'usage 
ou Tutifité , je pourrai supposer à la rigueur qu'elles ont 
été construites par des enfans ou des hommes sans intelU- 
gence , qui ne se sont proposé aucun but déterminé et ont 
eux-mêmes agi comme des machines. Mais si j'en remar- 
que de plus ou moins compliquées ; si je leur reconnais un 
but, une fin , telle que celle, par exemple, de marquer les 
heures 3 si j'observe en outre que les parties dont elles se 
composent, quoique ayant chacune une fonction particu- 
lière , concourent toutes à ce but final , à cette propriété de • 
marquer les heures 3 j'en conclurai d'abord que celle-ci 
n'est point indépendante de la machine que je considère, 
et de là je tirerai la conséquence, que ce mécanisme est 
l'ouvrage d'un être doué d'intelligence. 

Il ne faudrait donc pas inférer , de ce que la machine du 
monde , je veux dire , de ce que son mécanisme peut s'ex- 
pliquer par les seules causes efficientes, et de ce que nous 



{ 186) 

fi'aperceTons pas la destination ^erai^e , le bat final de 
cette machine immense^ <{u-eUe nena aucun. Si ce but ne 
BOUS est pas connu ^ c'est, probablement, que nous vie con- 
naîssons ni les limites , ni le centre, ni peut-être le véritable 
mëcamsme de Tuniv^ers; c'est que nous n'en pouvons saisir 
l'ensemble , ni quant a son étendue , ni quant à sa durée. 
Le monde est comme une horloge dont nous Terrions seu- 
lement d'un coup d -œil rapide, une trèsr^petile partie, «t 
dont l'aiguille et le cadran nous seraient jentièrement 
caches. 

S.3. 

Il est très-yraisemblable que les phénomènes généraux , 
dont Teosemble constitue la manière d'être de 1 univers^ 
tant imD|iatériel quesensible, concourent tous vers un même 
but , qui se rapporte à Dieu , comme celui d'ane horloge , 
qui est d'indiquer les parties du jour, se rapporte à Thomme, 
à l'ouTrier même qui a construit cette machine pour son 
usage. Toutefois, nous ne pouTons juger de ^ceci que par 
induction ; car la destination dernière et le pr^oiier prin- 
cipe des choses ne nous sont pas plus connus , que l'orga- 
nisation de l'univers, Tesse^pce de la matière et celle de 
Dieu : nous ne pouTOusconnaîtrequeles causes secondaires 
des phénomènes 'et ^la ca^e finale prochaine de chaque 
chose en particulier, c est-à^dire la destination prochaine 
«ou immédiate qui lui a été évidemment donnée. Mais cela 
suffit pour nous faire voir qu'il existe une cause première 
inteUigente; et si on ne la découvre pas dans le spectacle 
du ciel, qu'on la cherche^ et op la trouvera dans la nature 
organique, et surtout dans Thomme, qui n'a qu'à s'ob- 
server lui-même pour se convaincre qu'il n'est point 
l'ouvrage du hasard. S'il se trouve des athées chez les as- 
tronomes, il ne saurait y eu avoir parmi les physiologis^^* 



( 187 ) * 

En e&t, sans même parler de rhamme moral, dans le- 
quel certaines propriétés , telles , par exemple, que le sens 
du juste et derinjiiiste^oous]:^ vêlent si clairement une cause 
finale et intelligente j si nous considérons d'abord Tune ou 
l'autre des parties du corps humain^ nous serons forcés 
de reconnaître qu'elle a une destination quelconque, au 
moins immédiate, et nous ne pourrons pas nous empêcher 
de croire, que cette destination lui a été donnée par un 
être intelligent. Si cela n est que plus ou moins probable 
a regard de quelques-unes , relatiTement à d'autres , cela 
paraît de la dernière évidence. L'œil, par exemple, est 
dans ce 'Cas, et pour vous en convaincre, je n'aurai qu'un 
petit nombre d'observations à faire. 

Il y a dans la vision , outre le sens même de la Tue, qui 
est un attribut de l'ame , trois choses à considérer , la lu- 
mière, l'œil, et la rétine, qui est une espèce de gelée for- 
mée par l'épanouissement du nerf optique, dont elle n'est 
ainsi que le prolongement ou l'extrémité. 

C'est elle qui constitue l'organe de la vue propreni^it dit. 

L'œil, séparé delà rétine, qui en est indépendante quant 
à son existence , n'est qu'un instrument d'optique insensible 
à l'action de la lumière 3 ou , si on le regarde comme fai- 
sant partie de l'organe , il n'en est pas du moins la partie 
essentielle. 

La lumière est un fluide d'une ténuité comme infinie, et 
animé d'un mouvement, soit de translation, soit de vibra- 
tion, d'une inconcevable rapidité. 

On ne voit rien, soit dans la manière d'être, soit dans 
la manière d'agir du fluide lumineux , qui ne puisse dé- 
pendre uniquement des propriétés et des lois générales de 
la matière. On pourrait en dire autant de la rétine, et peut- 
être même de l'œil , ou du moins de chacune de ses parties 
prises séparément. Mais nous ne voulons considérer que 
les rapports qui existent entre ces choses. 



(188) 

. Nous apercerons un premier rapport entre la rétine et 
la lumière : chacune d'elles serait inutile^ serait sans ob- 
jet y si l'autre n'existait pas. A quoi servirait la lumière^ 
qui joue un si grand rôle dans l'univers^ sans Torgane 
et le sens de la vue? et qui pourra croire que^ dans le 
cas même où la nature serait plongée dans les ténèbres ^ 
l'homme et les animaux n'en seraient pas moins doués de 
cet organe délicat ^ de cet organe si sensible^ qui les expo- 
serait inutilement aux plus grands dangers? Car ou ne peut 
pas dire que si la lumière n'était pas^ par cela même^ par 
cela seul^ Torgane qu'elle affecte ne serait pas non plus^ 
ces choses étant absolument indépendantes l'une de Tautre. 

Il est de plus à remarquer, que le nerf optique serait 
lui-même sans objet y malgré l'existence de la lumière^ s'il 
n'était pas^ comme il l'est ^ divisé à son extrémité en une 
infinité de fibrilles qui forment ce réseau^ cette espèce de 
membrane qu'on nomme la rétine. Il est donc impossible^ 
en considérant cette manière d'être et le rapport de con- 
Tenance qui se trouve entre elle et la lumière ^ de ne pas y 
apercevoir un but^ une intention et^ conséquemment^ une 
cause intelligente. 

Nous Yoyops un autre rapport dans la situation respec- 
tive de la rétine et de l'œil. De toutes les parties du corps y 
cette membrane est la seule qui soit sensible à l'impression 
de la lumière} mais sans l'œil proprement dit ^ les objets ne 
s^ peindraient point revêtus des formes et des couleurs 
qui les distinguent : ils y seraient tous confondus dans un 
espace sans limites. Or^ comme on peut concevoir une in- 
finité de distances ^ ou de positions différentes , entre Tœil 
et la rétine , et qu'il n'en est qu'une seule qui leur soit fa- 
vorable; il est donc infiniment probable qu'elle n'est point 
l'effet du hasard. 

Toutefois ces preuves paraîtront bien faibles comparées 
à celle que nous pouvons tirer du rapport double et très- 



( 189 ) 

complexe qui se trouve entre l'œil et la lumière d'une part^ 
entre Tœil et la rétine de l'autre ; lequel diffère entièrement 
du ri^port de situation dont nous venons de parler, 

II existe , comme nous l'avons dit précédemment , cer- 
tain rapport de convenance et de nature entre la lumière , 
qui éclaire les objets et les rend visibles^ et l'organe de la 
vue^ ou sa partie essentielle, qui est la rétine. Mais ce rap- 
port ne serait point complet , serait même très-imparfait , 
et n'aurait aucun but d'utilité, sans l'interposition de 
l'œil, qui paraît avoir été destiné à étabKr ou compléter 
ce rapport. Or cette importante fonction nécessite un si 
grand nombre de conditions réunies , qu'il est absolument 
impossible de les attribuer au hasard ; et rien ne serait plus 
absurde que de soutenir , que le sens de la vue , l'organe 
qui s'y rapporte, Tœilet la lumière, qui sont indispensables 
à l'existence des êtres vivans , seraient comme s'ils n'étaient 
pas, ou que ces êtres n'en pourraient point jouir, si un 
heureux et inconcevable hasard, si un concours de cir- 
constances fortuites n'avaient réuni toutes les conditions 
requises pour que ces choses atteignissent le but vers lequel 
elles semblent tendre. 

On ne sait ce qu'on doit le plus admirer , ou de la ténuité 
et de la vitesse incompréhensible de la lumière; ou de 
l'extrême sensibilité de la rétine; ou du sens même de la 
vue, dont la nature est telle que, suivant la manière d'agir 
du fluide lumineux , ce fluide et les corps qu'il rend visi- 
bles nous paraissent de telle ou telle couleur ; ou de la per- 
fection et de la délicatesse du mécanisme de l'oeil ; ou de 
la savante théorie sur laquelle ce mécanisme est fondé; ou 
des rapports de situation, de convenance, de nature qui 
existent entre toutes ces choses , et sans lesquels , nous le 
disons encore, elles seraient toutes sans objet; ou bien 
enfin de leur destination immédiate , qui est de nous met- 
tre en relation avec tout ce qui existe hors de nous : car 



(190) 

l'œil > tout petit qu'il est^ embrasse à la fois une infinité 
d objets difTérehs^ en discernant leurs formes , leurs cou- 
leursj leurs mouTemens divers ou leur état de repos, 
souvent leur grandeur relative, leur éloignement, leurs 
distances mutuelles : et cet organe , qui n'occupe pour ainsi 
dire qu'un point dans l'espace , est un théâtre où , quelque-^ 
fois dans un très-court instant, le spectacle de l'univers 
entier se trouve représenté. 

Si ce mécanisme, qu'on ne peut se lasser d'admirer, et 
qui paraît être le résultat des plus sublimes conceptions, 
est l'œuvre du hasard , il faut l'avouer ^ le hasard est un 
grand maître. 

Mais quand oh examine soigneusement toutes ces choses^ 
je veux dire toutes celles ou qui se rapportent à Tinstru^ 
ment de la vision , ou qui le constituent , mais surtout leurs 
rapports mutuels et leurs fonctions 5 il est impossible de 
n'être pas convaincu qu'elles ont été faites les unes pour les 
autres, et d'attribuer tant de merveilles à une cause aveu^ 
gle ou purement matmelle ; et l'on ne peut se refuser d'y 
feconuaître un dessein^ un but réel, une cause finale, 
surtout une intelligence infinie et une puissance sans bor- 
nes, en Un mot, un être suprême, un créateur, un Dieu. 

Que sera-ce donc si Ton examine efTectivement dans tous 
leurs détails, d'abord Tinstrument ou l'organe entier delà 
visiôli , dont noua n'avons donné qu'une idée générale; 
puis ceux qui se rapportent aux autres sens ; enfin toutes 
les autres parties du corps , telles que l'estomac, le cœur, 
le cerveai^; et si l'on fait bien attention que chacun de ces 
organes, tant intérieurs qu'extérieurs, indépendamment 
d'une destination particulière immédiate , entièrement dif" 
férente de celle de tous les autres , tend vers un but plus 
éloigné y qui est le même pour tous , à savoir la conserva- 
tion de l'individu; et vers un autre plus indirect encore, 
qui est la reproduction de l'individu , ou la perpétuation 



(191) 

de l'espèce! Qme sera-ce, si nous ccMisidéroQS Tinstiiict,. 
la raisoB , qui dirigent l'homme et les ammaiix daos toutes 
leurs actions , et surloat le sens moral , qoi nous révèle une 
autre fin , savoir , l'existenGe de Thomme en société ! 

Je ne parle point de la destination , de la fin dernière de 
celui-ci, que nous ne <y>nnaissons pas mieux que celle de 
l'univers. Mais pour peu qu'on réfléchisse $ur les preuves 
que fe viens d'énumérer, et que je laisse à des mains plus 
habiles le sdin de développer ^ on ne consarvera pas, je 
pense , le moindre doute sur Texistence d'une cause intel- 
ligente et volontaire capable de produire, et qui a réel- 
lement produit, certains résultats que Thomme sertit 
incapable de produire ; d'une cause finale autre et infini- 
ment plus puissante et plus intelligente que rintelligence 
humaine, et dont l'homme enfin est lui-même une pro- 
duction. 



ns LA. GniiLTIOlf . 



La création est lé passage de la non existence à Texis* 
tence, ou du néant a l'être ; c'est l'apparition , la naissance 
d'un être, ou de quelque chose qui n'existait pâs. 

C'est aussi, dans un autre sens^ l'action de créer, c'est- 
à-dire l'opération par laquelle la créature est produite. 

Le mot d'annihilation ou d'anéantissement a une signifi- 
cation diainétralement opposée à celui de création, dans 
quelque sens qu'on prenne celui-ci. • 

On nomme créateur , l'être qui exerce y ou qui a le pou« 
voir d'exercer cette action , l'agent à qui ce pouvoir ap^ 
partienttf 



( 192 ) 

On donné le nom de cause créatrice^ tantôt^ mais im- 
proprement y à cet agent , au créateur lui-même , et alors, 
la cause créatrice est ou peut être antérieure à la créature; 
tantôt y et avec plus de raison , a l'action quelle qu'elle soit, 
ou l'opération en yertu de laquelle la créature est produite; 
et dans ce cas, la cause créatrice et la naissance, ou l'appa- 
rition de la créature sont nécessairement simultanées , sans 
quoi > il y aurait , au moins pour un instant , création sans 
créature, ce qui est contradictoire. 

N'oublions pas la distinction que nous avons faite entre 
Texistence relative et l'existence absolue des choses : elle 
est ici de la plus haute importance. 

Parmi celles qui n'ont qu'une existence relative, sont 
toute espèce de phénomènes , de résultats et de rapports ; 
et leur cause créatrice n'est rien de plus que leurs causes 
efficientes et leurs causes finales. La création et l'annihi- 
lation de ces existences sont très-fréquentes, et nous les 
concevons ou nous croyons du moins le concevoir parfai- 
tement. 

Les choses qui ont une existence absolue sont les sub- 
stances , dont les modifications actuelles constituent ce que 
nous appelons phénomènes; ce sont, dis- je , les substances 
considérées en elles-mêmes et indépendamment de toutes 
modifications et de toutes manières d'être acddentelies. 

Or on donne plus particulièrement le nom de création à 
celle de ces substances ; et ainsi la création proprement dite 
est celle des existences absolues. 

Il faut en dire autant de l'annihilation. 

Une chose n'est donc , a proprement parler , créée ou 
anéantie, que lorsqu'elle passe, non d'une manière d'être 
à une autre , de façon que la première cesse d'exister et 
que la seconde reçoit une existence qu'elle n'avait pas; 
mais du néant à l'existence absolue, ou de cette existence 
au néant : il y a création , lorsqu'une chose , qui n'existait 



(193) 

d'abord en aucune façon y commence à exister d'une ma- 
nière quelconque^ et annihilation lorsqu'une chose qui 
existait^ n'importe de quelle manière^ cesse tout- à-fait 
d'exister^ est réellement anéantie , et dans sa forme et dans 
sa substance. 

Gomme, d'une part, nous n'avons jamais vu, ni créa- 
tion ni annihilation de ce genre, et que, de l'autre, ces choses 
sont tout-à-fait au-dessus de nos conceptions; on ne doit 
les regarder comme possibles, ou réelles, que sur des 
preuves , des démonstrations très-rigoureuses. 

En tant que l'homme n'est qu'un ensemble ou une suite 
non interrompue de phénomènes , tant physiologiques que 
psjcologiques, il ne suppose que des causes efficientes , qui 
ont, si je puis m'exprimer ainsi, créé ces phénomènes 3 et 
chacun d'eux a sa cause à part. 

Mais nous avons vu que ces phénomènes avaient entre eux 
certains rapports de convenance qu'on ne pouvait pas attri- 
buer aux propriétés de la matière; et que les fonctions 
très-diverses des difierentes parties dont l'homme se com- 
pose , non seulement avaient chacune un but d'utilité qui 
annonçait qu'elles leur avaient été assignées intentionnel- 
lement ; mais encore qu'elles concouraient toutes vers un 
but commun ; ce qui devait nous faire envisager l'homme 
comme un résultat qui implique nécessairement une cause 
finale; en sorte que l'honmie doit évidemment son exis- 
tence à un être intelligent , qui l'a créé dans une intention 
et pour une fin quelconque. 

Nous avons dit aussi, que, suivant toute apparence, 
quoique cela ne soit pas également démontré , il en était 
de même du monde, ou de l'univers, considéré. comme une 
grande machine, soumise d'ailleurs aux lois de la méca- 
nique. 

Mais il est évident, qu'il ne s'agit ici que de l'existence 
X'elative de ces choses, et non de leur existence absolue, 

TOMfi lll. 13 



(194) 

c'est-a-dire de celle des substances dont elles se composent. 
Tout ce que nous pouvons conclure de nos raisonnemens^ 
c'est que Dieu a créé rhomme et l'univers à peu près comme 
Thomme a créé une horloge^ une montre^ ou telle autre 
machine ^ tel autre résultat de la combinaison de ses idées : 
et il est clair ^ qu'il ne s'agit point encore ici d'une créa- 
tion proprement dite. , 

Il resterait donc toujours à démontrer^ si l'on. voulait 
soutenir que Dieu a réellement créé la matière ^ ou la sub* 
stance même dont Tunivers se compose ; qu'il fut un-temps 
où elle n'existait sous aucune forme ni en aucune façon , 
et que Dieu^ par un acte de sa volonté^ l'a réellement fait 
naître de rien ; car si elle avait existé formellement ou hors 
de ]ui ou en lui , et qu'il n'eût fait que la rendre sensible 
d'insensible qu'elle était ^ il ne l'aurait point produite ou 
engendrée par une création proprement dite« 

Une pareille création , étant incompréhensible en die- 
même^ et jamais ne s'étant opérée sous nos jeux, n'est 
point vraisemblable. Néanmoins la plupart des hommes^ 
et surtout le vulgaire des hommes^ la regardent aujour- 
d'hui comme un fait assuré^ et il leur semble qu'ils n'ont 
pas beaucoup de peine à la concevoir. Mais ils n'y croient, 
sans doute ^ que d'après la lecture des livres saints , bien 
ou mal interprétés , ou sur Tautorité et la foi d'autrui ; et 
ils ne s'imaginent la comprendre, que parce qu'ils en ju- 
gent d'après la création des phénomènes^ c'est-à-dire des 
modifications, ou transformations de matières préexis- 
tantes ; d'autant plus que ces transformations sont telles 
assez souvent , qu'une substance , changeant complètement 
de nature , est comme anéanti^ sous une forme et créée 
sous une autre; et quelquefois aussi sont telles, que, dans 
certains cas, un corps, d'invisible et intangible qu'il était, 
devient visible , palpable , et semble en effet naître de rien, 
comme, par exemple, la glace qui se forme en hiver sur 



( 195 ) 

les Titres d'un appartement; et, dans d'autres cas, au con« 
traire, semble être anéantie en cessant d'afiecter nos sens, 
comme il arrive dans la vaporisation des liquides et de 
quelques solides. 

Nous concevons très-bien que Dieu peut ce que lliomme 
ne peut pas ; mais nous ne concevons pas qu'il puisse l'im^r 
possible, ou ce qui nous paraît tel. Quant à la nature de 
son ititdiigence, nous n'en pouvons juger que par la nôtre. 
Or rhonune, par un acte de sa volonté , ne crée rien, que 
cet aete lui-même, qui n'est qu'une modification de l'es- 
prit, et certains mouvemens corporëb, qui ne sont que 
des modifications de la matière. Par là, nous comprenons 
assez bien que Dieu, existant partout, peut aussi, par des 
actes de sa volonté, donner à la matière toutes les formes 
imaginables , et nous voyons clairement , par la considéra- 
tion des causes finales , qu'en effet il lui a donné certaines 
formes , qu al maintient par son action ; qu'ainsi la matière, 
indépendante de Dieu quanta son existence, ne Test point 
quant à sa forme, du moins quant à certaines formes, pu- 
rement accidentelles , et que , sous ce rapport , elle en dé<- 
pend entièrement, sans qu'il y ait d'ailleurs en cela aucune 
espèce de réciprocité. Mais c'est là tout ce que nous pou*- 
vons comprendre conune possible , et la création propre- 
ment dite est pour nous une absurdité. Il n'y a donc point, ^ 
à proprement parler, de causes créatrices, il n'y a que des 
causes efficientes ; il n'y a rien de produit , que des phéno- 
mènes , des transformations de substances ; mais il n'y a 
jamais eu. de substance créée. 

Les philosophes anciens croyai^it à l'éternité de la ma<- 
tière, et rejetaient comme absurde la création proprement 
dite. Quelques-uns, tels qu'Ocdlus de Lucanie, en con- 
cluaient que l'univers était lui-même étemel. Platon veut 
qu'il 9it été créé , mais de toute éternité 3 ce qui se conçoit 
4îffieilement, et pourtant n'est pas impossible; car, si Dieu 



(196) 

a eu le pouvoir de créer le inonde , sinon dans sa sub- 
stance^ ce que n'admettait point Platon^ du moins dans sa 
forme ^ il a pu de toute éternité exercer cette puissance. 

Plusieurs philosophes modernes , surtout parmi les théo- 
logiens y ont donné des preuves en faveur de la création 
du monde , moins peut-être parce qu'elle leur paraissait 
vraisemblable^ que pour concilier^ en quelque sorte^ la 
raison avec la foi. Reste à savoir si ces preuves sont rigou- 
reuses. Nous en examinerons quelques-unes , en commen- 
çant par celles qui n'appartiennent point à la théologie^ et 
sont purement philosophiques. 

8 2. 

Hemsterhuis , pour démontrer que la matière a été créée^ 
part d'un fait ^ qui peut être vrai , mais qui n'en est pas 
moins conjectural^ et qu'il a eu le tort d'établir en prin- 
cipe sans en démontrer l'exactitude^ comme si ce fait, évi- 
dent par lui-même y était incontestable aux yeux de tous« 
les hommes. Les philosophes s'appuient fréquemment sur 
de tels principes^ et de là vient souvent que leurs systèmes 
n'ont qu'une vogue passagère. La saine philosophie rejette 
ces prétendus axiomes y auxquels le plus grand nombre des 
hommes ajoutent peu de foi. 

Celui d'Hemsterhuis est que : Tout être qui n'existe pas 
nécessairement, c'est-à-dire dont la non-existence n'im- 
pliquerait point contradiction dans notre esprit ; ou bien 
encore, tout être dont la forme n'est point déterminée , ou 
que nous concevons comme pouvant avoir une autre 
forme , d'autres propriétés , que celles dont il est actuelle- 
ment revêtu, a nécessairement été créé; non seulement 
quant à son existence relative , à ses propriétés accidentel* 
les 3 mais encore quant à sa substance elle-même ; bien 
qu'elle soit étemeUe de sa nature , ce qui parait vouloir dire ^ 



(197) 

qu'elle ne paisse être anéantie par aucune force na- 
turelle. 

Il admet aussi en principe cette hypothèse de Démocrite 
et des physiciens modernes , que la matière est divisée en 
atomes diversement figurés. 

Adoptons-la comme lui^ et demandons-nous dans quel 
sens il faut entendre que ces atomes pourraient être conçus 
sous une autre forme que celle qu'ils ont. Cette question 
ne sera peut-être pas sans difficulté. 

Dans les corps la figure extérieure n'est qu'une manière 
d'être purement accidentelle y qui peut changer et varier à 
rinfini , et dont le changement , non seulement n'entraîne 
point la corruption du sujet , mais n'altère en aucune façon 
son essence relative. Daùs les atomes^ au contraire^ sup- 
posé qu'ils existent tels que nous les concevons^ la figure 
.constitue seule leurs différences caractéristiques et leur 
nature même : elle ne pourrait changer sans que l'essence 
de ces atomes ne fut entièrement altérée , et cette pro- 
priété essentielle , et en quelque manière absolue , est im- 
muable comme l'impénétrabilité elle-même. 

Il m'est donc impossible de comprendre comment un 
atome pourrait changer de forme , et bien moins encore , 
comment tel atome qui actuellement a , par exemple , une 
figure ronde ^ ou sphérique ^ pourrait avoir actuellement 
une figure pyramidale; si ce n'est en supposant ce qui est 
en question^ c'est-à-dire, si ce n'est sous cette condition , 
que cet atome n'est pas sphérique de sa nature , qu'il 
n'existe pas de toute éternité et par lui-même, ce qui veut 
dire , non par autrui ; et que Dieu , qui lui a donné libre- 
ment cette forme ronde, aurait pu lui en donne une pyra- 
midale. 

Et en tous cas , de ce que j'aurais la possibilité de faire 
une pareille supposition , de ce que je concevrais qu'un 
atome sphérique pourrait être ou cubique ou pyramidal ^ 



(198) 

pourrais- je conclare^ ayec ce philosophe^ que la matière 
n'a pas une forme déterminée , et qu'elle n'existe point par 
elle-même ? 

Quoi qu'il en soit ^ voici son raisonnement tel qu'il se 
trouve dans son livre : 

f( On prend souvent une chose étemelle par sa nature^ 
pour une chose qui existerait par soi-même. Il est vrai 
qu'une chose qui existerait par soi-même^ serait nécessai- 
rement éternelle par sa nature ; mais il ne s'ensuit pas 
qu'une chose éternelle par sa nature existerait par soi- 
même. 

» Ce qui est décômposihle jusqu'à extinction d'essence , 
ou jusqu'à ce qu'il cesse d'être ce qu'il est^ n'est pas éter- 
nel par sa nature. Un arbre consumé par les flammes a 
cessé d'être arbre; mais la matière^ comme matière^ ne 
saurait être décomposible jusqu'à extinction d'essence y 
puisque la dernière particule est toujours encore étendue , 
figurée et impénétrable par sa nature. Par conséquent ; la 
matière^ pour ne pas exister^ aurait besoin d'être détruite^ 
et ainsi elle est éternelle par sa nature. 

)) Mais ce qui est éternel par sa nature peut avoir eu un 
commencement ; et il n'est pas impossible que la matière , 
en tant que matière , éternelle par sa nature^ ait eu un 
commencement. Je dis plus : non seulement cela n'est pas 
impossible, mais je prouverai qu'elle a dû avoir un com- 
mencement de toute nécessité. 

)) Ce qui existe par soi-même , et dont l'essence est 
d'exister, existe nécessairement , et nécessairement d'une 
façon déterminée. Existant nécessairement y il serait con- 
tradictoire qu'il n'existât pas , ou qu'il existât d'une façon 
autrement déterminée. 

» Or, supposons pour un moment que les dernières par- 
ticules de la matière soient des cubes, il n'impliquerait 
aucune contradiction que ce fussent des sphéroïdes, des 



(190) 

octaèdres y etc. ; par conséquent , la matière n'existe pas 
nécessairement d une façon déterminée : il n'est pas con- 
tradictoire^ quau Veu de cette particule^ il n'existât que 
de l'étendue : par conséquent^ la matière n'existe pas né- 
cessairement y et Texistence n'entre pas proprement dans 
son essence ; ainsi y elle n'existe pas par soi-même^ mais par 
un autre. » 

Un philosophe platonicien du moyen âge^ Tophàil y fait 
sur l'éternité du monde deux suppositions contraires^ et 
de diacune il tire une conséquence qui semble contradic- 
toire ou en opposition avec l'hypothèse. Il finit par con- 
clure, mais sans raison, que le monde est éternel; que 
néanmoins il a été créé, quoique de toute éternité, et que, 
dans tous les cas , la cause créatrice ou efficiente du mondé 
est immatérielle. 

« Le monde est-il étemel ou ne Fest-il pas ? c'est une 
question qui a ses preuyes également fortes pour et contre. 
Mais quel que soit le sentiment qu'on suive , on dira : 

D Si le monde n'est pas éternel, il a une cause efficiente: 
cette cause efficiente ne peut tomber sous les sens, être 
matérielle, autrement elle ferait partie du monde. Elle 
n'a donc ni l'étendue ni les autres propriétés des corps; 
el(e ne peut donc agir sur le monde. » 

Supposé que cette conséquence soit juste, nous n'en 
pourrons rien conclure contre la création du monde, soit 
dans le temps, soit dans l'éternité. En e(!et, si ce qui est 
immatériel ne peut agir sur ce qui est matériel, il en résul- 
tera seulement que Dieu ne peut agir sur le monde actuel^ 
lement existant , mais non pas qu'il n'a pas pu le créer : 
car faire naître de rien, tirer du néant une chose qui 
n'existait pas encore, ce n'est point agir sur elle. Toute 
cause efficiente consiste, il esterai, dans l'action d'une sub- 
stance sur une autre; mais la création proprement dite 
n'est point une cause efficiente proprement dite ; l'une pro- 



( 200 ) 

doit une substance ^ qui n'existait d'abord en aucune ma- 
nière , l'autre ne produit qu'une simple modification dans 
une substance préexistante ^ il y a l'infini entre l'une et 
l'autre ', et c'est par cela même qu'il est impossible de tirer 
aucune preuve en faveur de la création du monde de ce 
principe^ qu'il n'y a point d'effet sans cause. 

« Si le monde est éternel^ il n'y a jamais eu de repos. 
Mais tout mouvement suppose une cause motrice hors de 
lui : donc la cause motrice du monde serait hors de lui ; il 
y aurait donc quelque chose d'abstrait , d'antérieur au 
monde y d'incomparable y et d'anomal à toutes les parties 
qui les composent. » Ce qui semble inconciliable avec son 
éternité ; supposé toutefois que l'antériorité de la cause 
efficiente du monde ^ soit une conséquence nécessaire de 
son extériorité. 

Mais y en premier lieu , quoiqu'il soit certain que le mou- 
Tcment qui commence actuellement dans tel corps parti- 
culier a sa cause hors de ce même corps , il n'est pas vrai , 
ou du moins , il n'est pas démontré y que le passage du re- 
pos au mouvement dans un corps en général ait sa cause 
efficiente hors de la matière en général. En second lieu^ il 
n'est pas vrai non plus^ que le mouvement actuel d'un 
corps ^ soit que ce mouvement lui ait été communiqué^ soit 
qu'il ait existé de toute éternité y suppose une cause mo- 
trice y une cause quelconque y ni en lui ni hors de lui y sans 
laquelle il rentrerait dans l'état de repos ; car le mouve- 
ment n'est qu'une simple manière d'être y que les corps 
conservent en vertu même de leur inertie , et qu'ils ne peu- 
vent perdre que par l'action contraire de forces positives 
extérieures^ c'est-à-dire par la rencontre d'obstacles ma- 
tériels qui détruisent leur mouvement. 

D'ailleurs^ en admettant même que le mouvement sup- 
pose une cause quelconque^ il n'en résulterait pas que cette 
cause fût antérieure au mouvement^ et à plus forte raison 



(201) 

à la matière. Car^ si le mouyement est un efiet^ il existe 
conjointement et simultanément avec sa cause , et ne sau- 
rait en être séparé. Une cause y quelle qu'elle soit , ne peut 
être considérée comme telle y que dès l'instant, et en tant 
qu elle produit réellement un effet : l'effet ne suit donc pas 
sa cause ^ il existe avec elle. L'éternité du mouvement, de 
quelque manière qu'on envisage celui-ci , c'est-à-dire , soit 
qu'il ait une cause ou qu'il n'en ait pas besoin , n'implique 
donc pas contradiction. 

« Toute substance corporelle a une forme, sans laquelle 
le corps ne peut ni être conçu , ni être. Cette forme a une 
cause; cette cause est Dieu : c'est par elle que les choses 
sont, subsistent, durent : sa puissance est infinie, quoi- 
que ce qui en dépend soit fini. » 

Puisque cette forme a une cause , elle est donc un eflet , 
selon notre philosophe : or, tout efiet est le passage d'une 
manière d'être à une autre, et^ puisque la forme est per- 
manente, elle est donc, si Ton peut s'exprimer ainsi, un 
effet permanent, ou le passage continu d'un état à un au- 
tre 5 comme Test, par eiîemple , le mouvement d'un corps 
pesant que l'on fait glisser avec effort sur une surface ra- 
boteuse : sans une force extérieure, et une action continue, 
ou qui se renouvelle sans cesse, il rentrerait dans le repos; 
il peut donc être considéré comme passant à chaque instant 
du repos au mouvement. Or il paraît que l'auteur juge de 
tous les mouvemens par celui-ci, et de toutes les autres 
formes, de toutes les autres propriétés des corps par le 
mouvement; en sorte qu'elles n'existent, suivant lui, que 
par une cause , que par une force qui s'exerce à tous les 
instans et sans interruption. C'est donc de toute manière, 
semble-t-il, sur l'idée fausse qu'il s'est faite du mouve- 
ment , qu'il fonde sa preuve de la création du monde. 

Mais, nous ne saurions trop le redire, il n'y a que les 
eflèts y les phénomènes proprement dits , qui ont une cause 



( 202 ) 

proprement dite, une cause efficiente^ ou productrice. Les 
formes^ ou les propriété essentielles, constituantes d'un 
corps , et par conséquent ce corps lui-même peuvent ayoir 
une cause créatrice, mais jamais de cause efficiente; elles 
peuvent, dis-je, avoir une cause créatrice; mats admettre 
en principe qu^elles en ont une , c'est poser en fait ce qui 
eit en question , et par ce moyen, si Ton s'en contente, il 
n'est pas difficile de prouver, que les formes constituantes 
et essentielles de la matière, et conséquemment , que la 
matière elle-même, ont été créées. 

On voit que Tophaïl voulait concilier l'éternité du 
monde, qu'il ne prouve d'ailleurs en aucune manière, 
avec sa création ; que, jugeant de la substance elle-même 
d'après ses modifications, qui ne peuvent avoir lieu sans 
cause, et confondant ainsi deax choses essentiellement 
différentes, il croyait que le monde avait été créé, produit 
par une cause quelconque, et qu'il y a actuellement créa- 
tion; qu'il y a une création continuée, sans laquelle les 
choses, perdant leurs formes, leurs propriétés essentielles, 
rentreraient dans le non-être ; à peu près comme un corps 
qui se ment dans un milieu résistant rentrerait dans l'état 
de repos, sans une force extérieure qui agit sur lui sans 
interruption. 

S'il n était question que des formes accidentelles, ou de 
l'existence relative du monde; si on ne le considérait que 
comme une suite ou un ensemble de phénomènes ou de 
'modifications passagères qui se succèdent les unes aux au- 
tres; il serait très-vrai de dire que le monde, fdt-il même 
éternel, aurait été créé; et qu'il n'existe que par une 
création toujours renouvelée, puisqu'il n'y a point de 
phénomène sans cause efficiente, productrice ou créatrice; 
et que, dès l'instant où les causes des phénomènes de la 
nature cesseraient d'agir, l'univers, sans perdre son exi- 
stence absolue, sans être anéanti, pei^rait cette existence 



( 203) 

relatire^ cette forme qui le constitue ce qall est^ et se ré- 
duirait à une matière brute ^ à une étendue impénétrable, 
sans formes^ sans propriétés accidentelles, sans succession 
de phénomènes. 

Mais Tophaîl dit positivement que celles des propriétés 
des corps sans lesquelles ils ne peuvent ni être conçus ni 
exister, et qoi par conséquent constituent leur essence ab- 
solue et leur substance même , ont elles-mêmes été créées , 
et ne subsistent que par une création continuée. 

Cette opinion est celle de plusieurs philosophes modernes 
très-câèhres, et des théologiens en général, qui, au surplus, 
soutiennent que le monde a été créé dans le temps , et non 
pas de toute éternité. 

Gudworth, pour prouver que le monde a commencé, 
et que Dieu seul existe de toute éternité , fait un long rai- 
sonnement qui se réduit a ceci : 

Nous ne pouvons imaginer Tinfini , parce que nous n'en 
avons jamais eu aucune sensation ; nous ne pouvons pas 
imaginer une durée infinie : mais puisque Ton peut prou- 
ver avec une évidence mathématique, qu'il y a quelque 
diose dont la durée est infinie, pu sans commencement, 
il s'ensuit d'abord, que nous, ne pouvons pas nier l'existence 
d'une chose, par cela seul que nous ne la comprenons pas 
parfaitement. Quant à l'infinité de la durée successive, non 
seulement nous n'en avons aucune image sensible, mais 
même aucune idée intelligible. Donc il n'y a point de du- 
rée successive infinie : donc la durée infinie , qui est celle 
de Dieu , n'est point successive ; et la durée successive , qui 
est celle des choses, n'est point infijiie : donc le monde 
n'est pas étemel. 

On voit que la proposition fondamentale de ce raisonne- 
ment, savoir, que la durée des choses, la durée du monde, 
est successive, suppose elle-même, non seulement que les 
phénomènes de la nature et de rintelligence , mais encore. 



( 204 ) 

que les substances mêmes qui forment la base de cet uni- 
yers ^ telles que les élémens des corps ^ les principes de la 
matière y sont a chaque instant comme anéanties et repro- 
duites^ et n'existent que par une création qui se renouvelle 
sans cesse ; puisque sans cela leur durée serait permanente 
et non pas successive. L'existence continue de ces choses 
est assimilée ou comparée à celle d'un phénomène en ap- 
parence continu^ au passage toujours renaissant d'une 
manière d'être à une autre ; ce qui serait assez exact ^ si 
cette existence était en effet ^ comme on le suppose ici sans 
preuve et sans raison^ le passage continu du néant à l'être. 
Quoi qu'il en soit^ ce que Cudworth pose en principe^ 
savoir^ que la durée des choses est successive y comme si 
c'était la un fait incontestable, qui n'eût pas besoin d'être 
démontré, Fénélon le prouve ainsi qu'il suit : 

« Quand même les êtres créés ne changeraient point de 
modification , il ne laisserait pas d'y avoir, quant au fond 
de la substance, une mutation continuelle. Voici comment : 
c'est que la création de l'être qui n'est point par lui-même, 
n'est pas absolue et permanente j l'être qui est par lui- 
même, ne tire point du néant des êtres qui ensuite sub- 
sistent par eux-mêmes hors du néant d'une manière fixé; 
ils ne peuvent continuer a exister qu'autant que l'être né- 
cessaire les soutient hors du néant; ils n'en sont jamais de- 
hors par eux-mêmes , donc ils n'en sont dehors que par un 
don actuel de l'être. Le don actuel est libre, et par consé- 
quent révocable ; il peut être plus ou moins long ; il est 
divisible 3 dès qu'il est divisible, il renferme une succession ; 
dès qu'on y met une succession , voilà un tissu de création 
successive : ainsi ce n'est pas une existence fixe et perma- 
nente } ce sont des existences bornées et divisibles , qui se 
renouvellent sans cesse par une création continuée. » 

Fénélon, pour prouver que la durée des choses est suc- 
cessive, a besoin d'admettre, vous le voyez, qu'elles ont 



(205) 

été créées ; et Gudworth ne peut prouver leur création y 
qu'en admettant à son tour que leur .durée est successive : 
ainsi chacun d'eux suppose ce que lautre met en question^ 
Cette espèce de cercle vicieux est un vice capital dans leurs 
raisonnemens^ qui d'ailleurs ne sont pas entachés de ce 
seul défaut. 

Descartes aussi ^ en voulant démontrer l'existence de 
Dieu par la création proprement dite y fait une pétition de 
principe, en supposant ce qu'il aurait dû prouver d'abord^ 
que la matière a été créée, ou, ce qui revient au même, 
que son existence suppose une cause efficiente, et qu'elle ne 
peut persévérer dans l'être que par une création continuée, 
comme si elle n'était qu'un simple phénomène (i). 

Mais qu'entend-on par une création continuée? 

Est-ce une action continue du créateur sur la créature, 
action par laquelle il la soutiendrait , comme on dit , hors 
du néant? D'abord, il n'y a point de création réelle dans 
l'action , quelle qu'elle puisse être, d'une substance sur une 
autre substance qui déjà existe, et il y aurait l'infini entre 
un pareil acte et la création proprement dite. En second 
lieu , si on ne se laisse pas séduire par de vaines comparai- 
sons dont les termes se confondent dans notre esprit , et 
qu'on examine la chose en elle-même , on verra qu'on ne 
peut se former aucune idée intelligible d'une telle action y 
et que ces mots, soutenir un être hors du néant, l'empê* 
cher de retomber, de rentrer dans le néant, n'ont vérita- 
blement aucun sens. 

Une création continuée est-elle une suite de créations 



(i) Voyez sur ce sa jet l'art. 1 3 de la 2ae sect. de ma préface à la métaphysique 
de Descartes ^lequel pourra servir de complément à ce paragraphe. 



( 206 ) 

nouvelles ipn se saccèdent sans mtemiption sensible? Alors^ 
il en serait de la substance elle-même comme d'un phéno- 
mène qui s. quelque durée ^ 6t qui n'est en réalité qu'une 
suite de phénomènes distincts , ou de modifications de sub- 
stance^ semblables entre elles ; mais non pas identiquement 
la même : ce qui est actuellement créé n'ayait jamais existé; 
ce qui est anéanti a disparu pour toujours : il impliquerai£ 
donc contradiction que ta même substance fût altematiye- 
ment créée et anéantie. 

Quant à la création «Ue-même^ j'avoue que je n'en ai 
pas non plus la moindre idée. 

Dieu; pense-t-on^ peui Êiire naître hors de lui quel- 
que chose de rien y on y comme on dit aussi,* tirer la ma- 
tière du néant j car on ne sait comment se représenter cet 
acte, vrai ou supposé, de la toute -puissance divine, ni 
comment exprimer ce qui, sans aucun doute, est incom- 
préhensible à notre intelligence. Mais qu'est-ce qu'une 
puissance qui , n'opérant sur rien , produit néanmoins , et 
hors d'elle-même , un être dont la nature ou l'essence est 
entièrement différente de la sienne propre? Quoique j'en- 
tende fort bien ce que signifient ces mots , de substance 
modifiée T^ar une autre, c'est-à-dire par l'action qu'exerce 
celle-ci sur la première , je ne conçois pas mieux comment 
une substance pourrait être créée par une autre, que je 
ne conçois comment elle pourrait l'être , ou /»ar elle-même^ 
ou sans l'intervention d'aucune autre ; et si nous n'en ju- 
gions pas faussement par des comparaisons insignifiantes 
dont à notre ins^ nous confondolis les termes ., jious reste- 
rions convaincus qu'une substance créée par une autre est 
une chose, non seulement incompréhensible, mais tout-â- 
fait inintelUgible. 

Il suit de là, au moins de deux choses l'une, et elles 
peuvent être vraies toutes deux, ou que la matière est éter- 
nelle, ou que nous ne devons pas absolument et sans au- 



( 207 ) 

tre raison rejeter comme impossible ce qui nous paraît 
inintelligible 5 et que par conséquent^ supposé que leter- 
nité de la matière ne soit ni certaine ni probable , nous 
pourrions du moins la regarder comme possible , même 
quand sa durée ne serait que successive, ce que je crois 
faux , et que nous n'eussions aucune idée intelligible d une 
éternité successive} ce qui peut être vrai, mais ce qui tient 
à la difficulté de comprendre Téternité elle-même, ou, 
plus généralement l'infini. Car il' est à remarquer , que 
tous les raisonnemens dans lesquels >entre l'idée de l'infini 
comme principe fondamental ou comme élément, entraî- 
nent, ou peuvent entraîner si on les poursuit assez loin,, 
dans des conséquenses quî, quoique légitimes, sont ou 
paraissent être contradictoires. 

D après cela, supposé même que la matière n'ait qu'une 
durée successive} il ne serait pas démontré par cela seul 
que l'infinité d'une pareille durée fût incômpréb^isible , 
même contradictoire à notre égard, que la matière n'existe 
pas de toute éternité. 

Dieu existant de toute éternité , s'il a eu la puissance, la 
faculté de créer la matière , it a pu de toute éternité exercer 
cette puissance. Donc, quoique cela soit incompréhensible, 
et en quelque sorte inintelligible, il est possible que la 
matière, eût-elle été créée, existe de toute éternité. 

Mais nous avons reconnu, l^' qu'on ne peut pas rigou- 
reusement démontrer que Dieu a réellement créé la matière ; 
2^ que nulle création proprement dite ne s'est opéi^e sous 
nos yeux ; et 3^ qu'une pareille création est tout-a^fait in- 
compréhensible. Donc il est, non seulement possible , mais 
très-probable que la matière existe de toute éternité, et 
par €dle-même, c'est-à-dire non par autrui. 

Les élémens de la matière sont susceptibles de toutes 
sortes de mouvemens j mais en eux-mêmes ils sont immua- 
bles , ou du moins nous les concevons comme teb : con- 



( 208 ) 

séquemment nous devons aussi .nous représenter leur durée 
comme permanente. Donc il n'est pas seulement probable^ 
il paraît certain que la matière existe par elle-même de 
toute éternité. 

Voilà ce que nous devons croire relativement à la créa- 
tion du monde considéré dans son existence absolue, si 
cette création n'est ni démontrée philosophiquement ^ ni 
attestée par TÉcriture sainte, dans laquelle il semble en 
effet , qu'il n'est question que de Texistence relative de 
rhommeet de l'univers. 

Maintenant j a-t-il eu de toute éternité deux substances 
co-existantes, Dieu et la matière, comme il le paraît et 
comme je le pense, bien que certains philosophes, je ne 
sais pourquoi , trouvent qu'il y aurait en cela de la contra- 
diction : ou bien, n'y a-t-il jamais eu qu'une substance 
tmique, comme le voulaient Spinosa et plusieurs autres^ 
soit qu'on l'appelât matière ou esprit, ce qui revient au 
même , le nom ne faisant rien à la chose ; et les phénomènes 
physiques aussi bien que ceux de l'intelligence, ne sont- 
ils tous que des modifications d'une même substance, de 
la substance divine, de manière que Dieu, l'homme et 
Tunivers ne seraient au fond qu'une même chose difierem- 
ment modifiée ? 

Interrogeons M. Cousin. Selon lui (i), comme selon 
nous, rien ne se fait de rien, le monde n'a pu sortir du 
néant, il n'y a rien de produit que des phénomènes, il n'y 
a que des causes efficientes ; d'où il me semble que nous 
pouvons conclure , que rien n'est créé dans son existence 
absolue, qu'il n'y à point eu de création de substance, 
point de création proprement dite. Mais, d'un autre côté, 
M. Cousin regarde comme absurde ou contradictoire la ' 
co-existence étemelle de deux substances distinctes , dont 

(i) Cours d*lii8t. de la phil. 1828. 6m« leçon. 



(209) 

l'one ne dépendrait point de Fautre quant à son existence 
même. Donc il n j a qa^one sobstance. Est-ce là la consé- 
quence de la doctrine de M. Cousin? Je le crois; mais lui- 
même anÎTe-t-il à cette conclusion ? tant s*en faut : rien 
n'est sorti du néant, mais le monde nen a pas moitîs été créé. 
Gomment concilier des dioses aussi éyidemment contradio* 
toires? en confondant l'existence absolue ayec Texistence 
relative^ la substance^ matéridle ou spirituelle^ avec sa 
forme, ou sa modification, et, par suite, la création pro- 
prement dite , ou la cause créatrice , supposée capable de 
produire un être réel, ayec la cause ^ciente, qui ne peut 
produire qu'un phénomène, qu'un changement quelconque 
dans une substance préexistante* M. Cousin, dans ses 
Fraffmens philosophiques ( p. 181 ) , ayait été plus conséquent 
en s'exprimant ainsi : « Toutes les idées que nous pouvons 
nous faire de la création sont empruntées, en dernière 
analyse, à la conscience de notre causalité personnelle. 
Or, dans la causation, il y a création ou d'une détermination 
intérieure, ou d'un mouvement externe^ c'est-à-dire, en un 
mot, de quelque chose de phénoménal. Partant de là, qui 
peut nous permettre de concevoir légitimement la création 
de substance? » 



TOME III. 14 



(210) 



iV»W»%»W»%»^»»^»%»»»l>»W^%»»><^W»W^<W><A^^%»l»M^<^<»^<»^<^»t^<l^^^<WW ^ ^»W^^A^^%»W»>^><>^^^^^«»^W^»»^)><>>^^»<V%<W»»%i»» 



RÉCAPITULATION. 



1. Unie substance n'est qu'trn^ collection ^ nn assemblage 
de propriétés diverses^ les unes essentielles^ les autres acci- 
dentelles, qui peut exister séparément et indépendamment 
de toute autre collection de propriétés. 

G^est une erreur de croire qu'il j a dans toute substance 
quelque chose qui diffère entièrement de ces propriétés, 
dont il est, dit -oh , le sujet , le soutien, et qui , même dans 
les corps , ne tombe point soûls les sens ^ n'est point imoffi- 
nable. 

2. Uessencé d'une chose, je veux dire d'un être réel, ou 
d'une substance , n'est rien que VensemUe de ses propriétés 
essentielles y oU de celles qui entrent nécessairement dans 
ridée que nous ayons de cette diose. 

3* L'eâsence absolue d'une substance est la propriété es* 
sentielle sans laquelle elle ne pourrait ni se ôôncevclir, ni 
être , et qu'elle ne pourrait perdre , sans perdre aussi son 
existence absolue , sans être anéantie. 

L'essence absolue ne diffère donc point du fond de la 
substance , ne diffère point de la substance considérée en 
elle-même et indépendamment de tout ce qu'il y a de va- 
riable en elle. 

4. L'essence relative d'une chose est l'ensemble de toutes 
les propriétés qui la font être ce qu'elle est, ou qui consti- 
tuent sa nature particulière; qui, par conséquent, sont 
essentielles à son égard , et qu'elle ne pourrait perdre ^ 
sans perdre aussi son existence relative , sans changer de 
nature. 



(211) 

5. Les propriétés qu'une chose peut perdre sans changer 
de nature^ ou d'essence ^ on sans cesser d'être ce qu'elle 
est^ ne sont qnacetdentelU^ a son égard. 

6. ïj'impénétralntité constitue le fond de la substance , 
ou Tessence absolue , de chaque corps en particulier. Ce 
qui constitue son essence relative , c'est Tensemble de toutes 
les propriétés qui le caractérisent ^ ou le distinguent dea 
autres corps ^ et qui d'ailleurs supposent toutes l'impéné- 
trabilité. 

7. L^impénétrabilité seule constitue ^ et la substance^ et 
l'essence absolue, et l'essence relative de la matière, ou 
des corps en général : en perdant cette propriété , non 
seulement ils cesseraient d'exister comme substances maté^ 
rielles , mais cesseraient tout-à-fait d'exister, ou seraient 
anéantis. 

8. Toutes lés propriétés des corps autres que l'impéné* 
trabilité, nesontqu'accidentellesdanslamatière en général. 

9. U étendue n'est point une propriété des corps : elle 
n'est, comme la durée ^ qu'une condition de leur existence. 
Le corps est étendu et matériel, ou impénétrable; Vespace 
est étendu sans être matériel : ainsi ce n'est point l'étendue, 
mais Timpénétrabilité qui distingue le corps de l'espace. 

10. Quoique les propriétés des corps soient innombra- 
bles, elles dérivent toutes, en dernière analyse, de celles 
de leurs élémens, ou des atomes de la matière, lesquelles 
se réduisent néanmoins à Fimpénétrabillté , ou l'étendue im- 
pénétrable^ modifiée par le volume et la figure. On peut y 
ajouter, si l'on veut , Vinertie^ qui n'est au fait qu'une pro* 
priété négative; la mobilité j ou la propriété d'être mu, qui 
n'en est qu'une suite, ou une conséquence; et l'action at- 
tractive que les molécules de la matière exercent, ou que 
l'on suppose qu'elles peuvent exercer les unes envers les 
autres, action qui n'est peut-être que V effet du choc ou de . 
l'impulsion de quelque fluide e^ mouvement. 



( 212 ) 

11. Les corps ^ en agissant sur nos sens^ soit directe- 
ment^ soit par l'intermédiaire de fluides subtils^ y pro- 
duisent des impressions^ ou sensations^ qu'on attribue 
d'ordinaire et mal à propos à des qualités particulières y 
différentes de celles des atomes que nous venons de men- 
tionner ou de celles des corps qui en dérivent; en imagi- 
nant que ces qualités ont de la ressemblance ou de la 
conformité avec ces sensations. Mais il ny a rien^ par 
exemple , dans le sucre et le sel^ qui soit conforme ou qui 
ressemble aux sensations que ces corps produisent sur la 
langue 3 de même qu'il n y a rien dans la pointe d'une ai- 
guille qui ait de la conformité avec la douleur qu'elle nous 
cause en nous piquant. Il en est de même des sensations 
de couleur, d'odeur, de son, de chaud et de froid. 

12. Quant aux idées que nous nous formons de l'impé- 
nétrabilité , du volume et de la figure des atomes , ainsi que 
de la solidité, de la fluidité, de la porosité, de l'élasticité^ 
et des autres propriétés des corps , que les sens ne nous 
font pas connaître directement 3 il serait assez dif&cile de 
décider si elles ont ou non de la conformité, ou de la res- 
semblance avec ces propriétés. Tout ce que nous pouvons 
assurer, c'est que les choses sont les unes par rapport aux 
autres, ce que sont entre elles les idées que nous en avons: 
s'il en était autrement , nous ne pourrions réaliser aucun 
résultat de la combinaison de nos idées. 

13. Comme nous n'apercevons jamais que ce qui se 
passe en nous , c'est-a-dire que nos sensations et nos idées ; 
on demande si les causes efficientes , ou productrices de nos 
sensations , que nous appelons corps , existent réellement 
hors de nous, hors de nos sens ou de notre entendement, 
en un mot, s'il y a des corps matériels^ ou un monde 
extérieur a notre pensée. Pour résoudre cette question ^ 
autant qu'elle peut l'être , si vous ne vous fiez pas au té- 
moignage de vos sens ; supposez qu'il n'existe aucun corps 



( 213 ) 

dans le monde, ou, pour mieux dire, que le monde 
n'existe pas, que vous-même vous n'ayez point de corps, 
qu'il n'y ait qu'un seul être immatériel , qu'il n'y ait que 
vous, que votre esprit, dans l'univers, et voyez si les con- 
séquences dans lesquelles vous serez entraîné ne seront pas 
évidemment absurdes, impossibles, ou tout au moins ex- 
trêmement improbables. 

14. Quant a l'existence de l'ame, ou d'une substance 
immatérielle à laquelle on attribue la faculté de penser; 
bien qu'elle ne présente en elle-même aucune difficulté, 
elle doit être prouvée par le raisonnement , ne pouvant 
pas l'être par l'observation. 

15. On prouve la distinction réelle de l'ame et du corps , 
soit par des probabilités très-nombreuses et très-fortes; 
soit par des démonstrations métaphysiques. Mais , à mon 
avis, celles-ci ne sont pas à l'abri d'objections, elles ne 
sont pas absolument rigoureuses , et , conséquemment ^ 
ne sont pas, à proprement parler, des démonstrations : on 
ne doit donc aussi les considérer que comme des proba- 
bilités. 

16. Par exemple, de ce que nous avons la faculté de 
passer du repos au mouvement , ou, d'une direction a une 
autre, sans y être sollicités, du moins en apparence, par 
aucun autre corps ; et de ce que Texpérience nous apprend 
que la matière brute , sous la forme concrète et de masse 
pondérable, ne peut pas en faire autant; on en a conclu, 
mais on ne pouvait pas légitimement conclure, qu'il y a en 
nous un être immatériel qui nous sollicite et met notre 
corps en mouvement ou le fait changer de directioo. 

17. La conscience àumoi^ le souvenir et la réminiscence 
des idées , et d'autres phénomènes de l'ame , supposent , 
dit-on, nécessairement, Y identité de la substance qui pense; 
et le corps n'est pas une substance identique , puisqu'il su- 
bit des changemens continuels. Mais , pour concevoir ces 



( 214 ) 

fih^oinèties ^ est-il nécessaire d'admettre une identifié par*» 
faite* et absolue ? Si ^ par exemple , c'est aa cerveau qa'on 
attribue la faculté de penser y et qu'on puisse démontrer 
qu'il éprouve quelques changemens pendant la durée de la 
vie 3 ne suffirà-t-il pas que ces changemens ne soient que 
progressifs et insensibles ^ pour que les phénomènes dont 
il s'agit puissent s'accomplir? 

' 18. Ces phénomènes et certaines opérations de l'âme sup- 
posent encore, dit-on, Vunitéj ou la simplicité de la sub* 
stance intelligente. Mais c'est ce qu'on n'a pu prouver qu'en 
s'appuyant sur des principes erronés. L'ame est une en ce 
sens, que les modifications , ou changemeiis qu'elle éprouve 
tombent sur sa substance tout entière, et n'ajSectent. point 
séparément chacune de ses parties, si elle est composée. 
C'est ainsi qu'en formant un cube avec une houle de cire, 
t>n ne modifie que la forme extérieure de ce corps ,. sans 
changer la figure de ses atomes. Mais la simplicité de l'ame, 
bien loin d'être une conséquence nécessaire de ses opéra*- 
tions et de ses idées , semblerait au contraire inconciliable 
avec ses phénomènes, avec ses modifications; et la raison 
nous dit que ce qui est simple ne peut subir aucun chan- 
gement, est nécessairement immuable. 

19. Les propriétés de la substance pensante sont actives 
ou passives. Les premières se réduisent toutes, en dernière 
analyse , à l'attention ; et même cette faculté , qui n'est 
qu'une manière de vouloir^ est souvent excitée .par une 
cause extérieure, ou étrangère, et alors n'est pas libre, 
n'est pas active 3 c'est-à-dire que, dans ce cas, l'ame n'agit 
pas par elle-même. Ses propriétés passives sont de trois es- 
pèces , la sensibilité physique^ la sensibilité morale j et la 
sensibilité intellectuelle ^ qu'on nomme plus généralement 
V entendement ^ et qui comprend la conception, \e jugement ^ 
V imagination, la mémoire, etc. 

20. Si l'ame est une substance distincte du corps , il faut 



(215) 

que parmi les propriétés qui la coiistiluent ^ il s'en trouve 
une qui soit essentielle dans le sens absolu , et propre à 
constituer une substance 3 qui soit à Famé ce que l'impéné- 
trabilité est au corps ; qui soit telle ^ non seulement que 
toutes les autres propriétés n'en soient que des modifica- 
tions , mais qu'elle ne soit pas elle-même une modification 
de la matière 3 qui soit telle enfin ^ que sans cette propriété 
Famé y non seulement perdrait son existence relative , ou 
cesserait d'exister comme substance intelligente ^ mais ces- 
serait absolument d'exister, ou serait anéantiç. Or, parmi 
toutes les propriétés de Tame , sait actives, soit passives , il 
ne parait pas y en avoir une seule qui présente évidem- 
ment Iq caractère d'une propriété essentielle absolue , telle 
que nofis venons de la définir. Il n'en est pas une non plus^ 
san&méme en excepter la conscience, ou la propriété par 
laquelle nous connaissons ce qui se passe en nous, qui ne 
soit susceptible, dans un même individu, d'augmentation 
ou de diminution , suivant les circonstances , et de plus ou 
de moins chez divers individus : en quoi elles ressemblent 
toutes aux propriétés accidentelles des corps, et diflèrent 
considérablement de l'impénétrabilité. 

21. La différence qui se trouve entre les hommes , con- 
sidérés comme êtres raisonnables et en tant qu'ils possèdent 
tous les mêmes propriétés afièctives et intellectuelles, mais 
en proportions très-diverses , semble dépendre évidemment 
de la différence de leur organisation. Si donc la faculté de 
penser n'est pas elle-même un résultat de cette organisa- 
tion, il faut nécessairement supposer, ce qui n'est pas sans 
difficulté, que Tame, ou la substance pensante, possède 
toutes ces qualités au plus haut degré, mais que, dans 
Texercice de ses facultés , ou la manifestation de ses pro- 
priétés intellectuelles et morales, elle est plus ou moins 
gênée, ou entravée, suivant que l'organisation est plus ou 
moins dâfectueuse. D'où l'on pourrait conjecturer que 



(216) 

l'ame existe dans tous les corps de la nature^ mais qu'elle 
ne peut se manifester y soit par ses actions , soit par ses af- 
fections^ que dans ceux d'une organisation plus ou moins 
parfaite ; en sorte que l'ame des bêtes , et même celles des 
plantes et des minéraux y pourraient au fond ne pas difierer 
de la nôtre. 

22. Un phénomène est le passage d'une manière d'être à 
une autre : c'est une modification que subit actuellement 
une substance par l'action d'une autre substance : sa nature 
dépend des propriétés de l'une et de l'autre. Tout phéno- 
mène a donc deux causes; l'une efficiente , ou productrice , 
qui est dans l'agent^ où pour mieux dire^ dans l'action 
qu'il exerce en yertu de quelqu'une de ses propriétés; 
Tautre conditionnelle y qui est dans le sujet, ou le patient; 
ou plutôt dans quelqu'une des propriétés du sujet y om de 
la substance modifiée. 

23. Les sensations y les sentimens et les idées sont des phé- 
nomènes dont les causes efficientes existent , ou ont origi- 
nairement existé; hors de nous^ c'est-à-dire dans les objets 
extérieurs ou les rapports qu'ils ont entre eux ; mais dont 
les causes conditionnelles sont toujours en nous y ou dans 
la substance pensante y quelle qu'elle soit. 

Il n'y a d'ailleurs d'inné en nous^ ou né ayec nous, en tant 
que nous sommes des êtres pensans y que nos facultés y ou 
les propriétés actives de notre ame, d'une part, et, de l'autre, 
ses propriétés passives , qui seules sont les causes condi- 
tionnelles de nos sensations et de nos idées. Mais aucune de 
nos idées n'est innée : elles dépendent toutes de causes ef- 
ficientes qui sont actuellement ou ont été originairement 
hors de nous. Et je dis originairement; car une idée peut 
avoir actuellement sa cause dans une autre idée antérieu- 
rement acquise. 

24. S'il y avait des idées innées, il y aurait donc des phé- 
nomènes sans causes efficientes , ou du moins sans autre 



( 217 ) 

cause que Dieu, qui nous les aurait suggérées.' D'où l'on 
pourrait inférer, que ces phénomènes ne supposent pas non 
plus de causes conditionnelles , et que, par conséquent, ces 
phénomènes, ou ces idées, pourraient se manifester chez 
des êtres dépourvus des propriétés intellectuelles qui con- 
stituent Tame, conséquemment chez des être purement ma- 
tériels. La doctrine des idées innées serait donc plus contraire 
que favorable à Thjpothèse de la spiritualité de Famé. 

25. Toute cause proprement dite, c'est-a-dire toute cause 
efficiente , ou productrice d'un phénomène consiste en l'ac- 
tion d'une substance sur une autre. On nomme causalité la 
dépendance qui existe entre le phénomène et sa cause. 

26. Il faut distinguer les causes libres des causes néces- 
saires. Toute cause libre ; telle que serait, par exemple, 
l'action de Dieu sur le monde actuellement existant , ap- 
partient à un être doué de volonté. Mais il n'est pas dé- 
montré que , réciproquement , tout être doué de volonté , 
tel qu'un animal , quel qu'il soit , agit librement 3 ou , en 
d'autres termes, que toute action volontaire est une action 
libre , une cause libre. 

27. Toute cause libre est cause première j c'est-a-dire 
qu'elle n'est subordonnée à aucune autre cause , dont elle 
serait elle-même un effet '3 qu'elle ne dérive, qu'elle ne dé- 
pend actuellement d'aucune autre, et qu'elle a en elle- 
même la raison de son existence et son point de départ. 
Mais toute cause première est-elle libre? une cause néces- 
saire ne peut-elle pas être une cause première ? Le phéno- 
mène qu'une telle cause produit a-t-il toujours pour cause 
première une cause libre , c'est-à-dire l'action volontaire et 
libre d'un être intelligent? Est-il vrai que tout agent ma- 
tériel n'est que Tinstrument d'une cause , ou d'un être libre 
agissant actuellement? C'est ce qui n'est ni démontré ni 
vraisemblable. 

28. Il n'est pas vrai qu'il existe en nous un principe de 



(218) 

eau^aiiié^ c'e^t-a-dire Une propriété en vertu de laquelle 
tout homme ^ tout enfant qui Tient de naître ^ dès qu'il 
apercevra^ même un premier phénomène^ de» qu'il éprou- 
vera une première sensation > par exemple la sensation de 
la chaleur ou celle du froid ^ rapportera malgré luî^ ne 
pourra ps^s rapporter k nne cause cette sensation^ ou ce 
phénomène, 

29. Il n'est pas vrai non plu8| comme certains philo-* 
sophes le soutiennent, que c'est par une application^ ou 
en partant de ce prétendu principe, que nous avons la 
connaissance d'un monde extérieur, et que sans ce prin- 
cipe de caqsalité, nous ne rapporterions nos sensations 
à aucun être existant hors de nqus. 

30. La première idée de cawe^ iious vient, au contraire, 
de l'action des objets extérieurs sur nos sens, du mcHus sur 
le sens du toucher : et ce n'est là qu'une cause matérielle et 
nécessaire^ dont l'idée n'a pas besoin , pour trouver accès 
dans notre entendement, d'y être en quelque sorte intro- 
duite par un principe de causalité antérieur à cette idée, 
ou par une propriété particulière autre que l'entendement 
lui-même. 

31. La première idée de cause libr^ nous est suggérée 
(après celle de cause nécessaire) par l'action volontaire de 
notice corps sur les corps étrangers , action que nous ne 
distinguons point d'abord de la volonté elle-même , ou de 
l'action de Tame sur le corps. Et il y a encore bien loin 
de là , c'est-à-dire de cette cause tout à la fois libre et ma- 
térielle pour nous , à une cause purement immatérielle et 
libre. 

32. Il n'est pas vrai, comme le prétendent certains phi- 
losophes, que l'idée d'une pareille cause, je veux dire 
d'une cause immatérielle et libre j soit la première qui se pré- 
sente à notre esprit, et encore moins, que nous n'avons 
aucune autre idée de cause que de celle-là. Ainsi, quoique 



( 219 ) 

la volonté , en tant que nous la distinguons des mouvemens 
volontaires et qu'elle les produit, soit une véritable cause, 
et même une cause libre ou supposée telle -y ce n'est point 
dans la réflexion (toujours très-tardive) que nous pouvons 
faire sur cette action de Tame , que nous puisons la pre- 
mière et surtout la seule idée de cause. 

33. La volonté, ou Tintelligence , en tant qu'elle agit 
pour certaines fins , est appelée cause finale. 

Il est beaucoup de phénomènes, et surtout de résultats, 
comme , par exemple , une maison , une horloge , qui sup- 
posent une cause finale. 

Parmi les phénomènes et les résultats qui ont évidem- 
ment une cause finale , il en est plusieurs qui ne peuvent 
être attribués à l'intelligence humaine. C'est par là qu'on 
peut démontrer l'existence de Dieu. 

34. Le système du monde n'a pas évidemment une cause 
finale, quoiqu'il en ait probablement une. 

35. Il n'en est pas de même de la nature organique, et 
surtout de Thomme, qui évidemment suppose une cause 
finale, et qui, par conséquent, a été produit par un être 
intelligent, qui ne peut être que Dieu. 

36. Mais Dieu n'a pu produire Thomme et l'univers, 
que comme un horloger a produit une montre, un archi- 
tecte un palais , sans créer la substance même de cette pro- 
duction. Une création proprement dite serait une chose 
absurde. Il ne peut j avoir que des transformations» de 
substances préexistantes, mais point de création de sub- 
stance. Rien n'est sorti du néant 3 rien ne peut y rentrer. 



SYSTÈME 



DS8 



FACULTÉS DE L'AME, 



• •- 



EXTRAIT DE SES LEÇONS DE PHILOSOPHIE : 
AVEC DES NOTES CRITIQUES. 



SECTION PREMIÈRE. 

ACTimi ET SENSIBILITÉ DE l'aME. 

81". 

Lorsque des rayons de lumière frappent nos yeux , le 
mouvement imprimé à la rétine se communique au cerveau; 
et ce mouvement du cerveau est suivi d*un sentiment de 
l'ame^ d'une sensation, de la sensation de couleur. 

Lorsqu'un corps sonore met en vibration les molécules 
de Tair, ces vibrations se transmettent a l'organe de l'ouïe; 
le mouvement reçu par cet organe se communique au cer- 
veau, et Famé éprouve le sentiment du son. 

Il en est des autres sens comme de ceux de la viie et de 
Touïe. Toutes les fois que le goût, l'odorat et le toucher 
reçoivent l'impression de quelque objet extérieur, le mou- 
vement reçu se communique au cerveau , et ce mouvement 
du cerveau est toujours suivi d'un sentiment de Tame. 

Il y a donc trois choses a considérer dans nos sensations, 
dans les sentimens produits par l'action des objets exté- 
rieurs; l'impression sur Torgane, le mouvement du cer- 
veau ^ et le sentiment li:|i*méme. 



( 222 ) 

Ce que nous yenons de dire est incontestable^ et nous 
n'imaginons pas que la contradiction puisse nous arrêter 
au premier pas que nous venons de faire. Essayons d'en 
faire un second aussi assuré que le premier. 

L'ame vient d'être modifiée , .elle vient d'éprouver des 
sensations a la suite des mouvemens du cerveau 3 mouve- 
mens qui étaient eux-mêmes une suite de l'impression faîte 
,sur les organes par l'action des objets extérieurs. 

Or, dès que l'ame sent^ elle est bien ou mal^ elle éprouve 
du plaisir ou de la douleur : etTexpérience de chaque mo- 
ment de la vie nous dit que l'ame ne reçoit pas indifférem- 
ment des modifications si contraires : elle agit^ elle fait ef- 
fort pour retenir le seiitiment-plâisir^ ou pour repousser 
le sentiment-douleur. L'expérience nous dit encore que 
cette action de l'ame ne se borne pas à modifier l'ame. Il 
arrive souvent en effet que cette action est suivie d'un mou- 
vement du cerveau , lequel est suivi lui-même d'un mou- 
vement de l'organe qui se porte vers Tobjet extérieur^ ou 
qui tend à s'en éloigner- 

Nous avons ici deux séries de faits en sens inverse; 
1^ actioi) de l'objet sur l'organe^ del'organesur le cerveau^ 
et du cerveau sur l'ame j. 2^ action ou réaction de l'ame 
sur le cerveau ; communication du mouvement reçu par le 
cerveau a Igrgane qui fuit l'objet^ ou qui se dirige vers 
lui (a). • 

Les Qrganes extérieurs des sens, le cerveau et l'ame 
peuvent donc et doivent être considérés dans deux états 
entièrement opposés. Dans le premier état, l'organe et le 
cerveau reçoivent le mouvement, et l'ame reçoit la sensa^ 
tion ; l'impulsion est du dehors au dedans , et l'ame est pas* 
sive. Dans le second état, Faction est du dedans au dehors, 
et l'ame é^t active. Le principe du mouvement est dans 
l'ame qui agit sur le cerveau; le cerveau remue l'organe^ 
et l'organe cherche à atteindre Tobjet ou à l'éviter. 



( 223 ) 

Toutes les langues du monde y celles des peuples civilisés 
et celles des peuples barbares^ attestent cette vérité. Par- 
tout on voit et Ton regarde; on entend et l'on écoute; on sent 
et Ion flaire j on ffoûte et Ton savoure : on reçoit {'impression 
mécanii/ue des corps et on les remue. Tout le genre humain 
sait donc , et ne peut pas ne pas savoir^ qu'il y a une difie- 
rence entre voir et regarder , entre écouter et entendre j il 
sait f en d'autres termes , que nous sommes tantôt passifs et 
tantôt actifs; que Tame est tour à tour passive et active. 

Que Ton consulte l'analogie, la plus simple des analo- 
gies : l'œil voit et regarde , Tame pâtit et agit. 

Sensibilité y activité : y oîXkAeux. attributs que l'iexpérience 
nous force de reconnaître dans l'ame. Par la sensibilité , 
Tame est susceptible d'être modifiée; par ractivité, elle 
peut se modifier elle-même. 

L'activité est donc puissance, pouvoir, j^eu/^é. La sensi- ' 
bilité n'est ni faculté, ni pouvoir, ni puissance; elle est sim- 
ple capacité : ou, si Ton veut continuer de Tappelerj^cu/té^ 
ce sera une faculté pa^^tVe; expression contradictoire, quoi- 
que employée par les meilleurs philosophes. 

En reconnaissant dans l'ame la sensibilité et l'activité , 
comme deux attributs qui en sont inséparables , nous osons 
' croire avoir énoncé une vérité que tous les sophismes ne 
sauraient ébranler {b). 

s 2. 

Mais , après avoir exposé ce que nous croyons savoir, 
nous ne craindrons pas de faire Taveu de ce que nous igno- 
rons. 

Si donc la curiosité de nos auditeurs voulait connaître la 
manière dopt un mouvement du cerveau produit un sen- 
timent dans l'ame, nous dirions que nous n'en savons rien* 
Si l'on nous demandait comment il peut se faire que l'ac- 



( 224 ) 

tion de Tame remue le cerveau , nous répondrions que nous 
n'en savons rien. Si l'on nous demandait enfin : Faction de 
Tame s'exerce-t-dle immédiatement sur elle-même^ ou 
immédiatement sur le cerveau? Tame a-t-elle besoin ou 
non d'un intermédiaire pour agir sur elle-même? nous ré* 
pondrions encore que nous n'en savons absolument rien (c). 

Toutefois il est nécessaire de vous avertir que le mot 
action j appliqué à Famé et au corps ^ se prend dans deux 
acceptions différentes. Appliqué à Forgane ou au cerveau, 
il signifie la même chose que mouvement^ et Faction de Famé 
ne peut pas consister dans le mouvement (d). 

Malgré Fignorance dont nous venons de faire Faveu, il 
demeure incontestable que Famé est passive et active; pas- 
sive^ si on la considère comme modifiée par Faction des 
objets extérieurs; active^ si on la considère comme se mo- 
difiant elle-même, comme modifiant ses sensations (e). 

$3. 

Quand nous voulons exprimer le résultat de Fimpression 
des objets sur les sens, nous disons que nous sentons; et 
si, à la foinne du ver(>e nous substituons celle du sué- 
stantifj nous pouvons dire, k notre choix, que nous éprou- 
vons une sensation j ou que nous éprouvons un sentiment. 

Il faut bien remarquer, qu'il n'est pas toujours indiffé- 
rent de mettre une de ces expressions à la place de l'autre. 
Le mot sensation indique une idée complexe : c'est le sen- 
timent dans son rapport avec les objets extérieurs. Lors- 
qu'on veut exprimer l'effet immédiat de Fimpression que 
les objets font sur nous; lorsqu'on veut montrer cet e£fet, 
en lui-même , et sans aucun alliage , il faut le caractériser 
par un mot plus simple , par le mot sentiment j dont l'idée 
ne se charge d^aucun rapport étranger. 

La sensation a son origine dans le sentiment^ et on peut 



( 225 ) 

la définir^ un sentiment jugi, ou rapporté^ èors de Came. 

Le sentiment ne peut être défini ; et la recherche de son 
origine est la recherche d'une chimère (/*). Définir un fait^ 
c'est montrer le fait antérieur qui le contient ; c'est mon- 
trer^ dans ce fait antérieur, la modification qui constitue 
le fait qu'on se propose de définir. 

Les philosophes ont beau chercher Yorigine^ le principe^ 
la raison du sentiment; tous leurs efforts seront impuissans : 
notre existence commence, pour nous, au sentiment; et 
toute modification connue de notre ame , différente du sim- 
ple sentiment, lui est nécessairement postérieure. 

S'il était possible de remonter plus haut que le senti- 
ment, on aurait reculé d'un pas le principe de nos con* 
naissances. Celui qui ferait cette découverte, aurait la 
gloire d'avoir augmenté le système intellectuel , d'un fait 
primordial. Alors, il ne faudrait plus dire que nos connais* 
sauces viennent des sensations ou du sentiment ; elles vien- 
draient , de même que le sentiment , de ce principe inconnu 
que Ton cherche ; mais c'est en vain. Au delà du sentiment, 
il n'y a rien pour nous, pour notre intelligence; et, dans 
le vrai , ceux qui lui cherchent un pi^incipe antérieur , ne 
cherchent rien ; mais ils ne s'en doutent pas (y). 

s 4- 

Je veux me faire une objection que vous ne me feriez pas, 
parce qu'elle porte entièrement à faux. 

Objection. Vous nous défendez la recherche des causes de 
la sensibilité et du sentiment; mais de quoi s'occupent les 
physiologistes et les métaphysiciens? et de quoi doivent-ils 
s'occuper? si la sensibilité joue un si grand rôle dans tous 
les systèmes de philosophie ; si même tout se ramène à la 
sensibilité, suivant plusieurs philosophes , ne faut-il pas sa- 
voir ce que c'est que cette admirable propriété.qui distingue 

TOME III. 15 



( 226 ) 

les ahmiaux totra toutes les créatures', et IliomiEie èiitrè 
tous les animaux ? et comment le saura-t^on ^ ai l'on ne 
considère pas le sentiment dans ses dausés ? 

Je réponds que le mot cau$e n'a pas été prononcé, ainsi 
l'objection ne porte sur rien. 

Objection. N'avez- vous pas parlé à* origine^ de principe^ 
^e raison? et, origine, principe j rhison ou cause ^ n'est-ce 
pas la même chose? ne peut-^on pas dire indifféremment 
que Dieu est le principe on la cause de toutes les existences? 
que rélévatioii de3 eaux de la mer a sa raison dans le pas-» 
sage de la lune au méridien, ou que la préseùce dd la luile 
au méridien est la cause qui élève les eaux de la mer ? et, 
pour exprimer que toutes les idées ont leur origine dans 
Jes sensations ^ ne dit-on pas que les sensations sont les 
causes productrices des idées? Vous n'aves pas prononcé le 
mot cause. Qu'importe ^i vou^ av)e& raisonné sut- sbn idée? 

Réponse. D'abord, pour répondre à là dernière chose 
que nous venons d'eàtendre^ que signifie ce langage : les 
sensations sont le& causes productrices des idéeë? les seti^ 
cations, causes des idées? les matériaux des idées, causée 
des idées! le marbre dont on fait une itatue, tûusè de la 
Vénus ou de rApoUon ! {h) 

Origine et cause sont donc deux idées différentes. 

Il est vrai que les mots principe et raison peuvent quel- 
quefois se substituer au mot cause ^ comme dans les deux 
premiers exemples qu'on vieht d'alléguer. Mais qu'êst*-ce 
que cela prouve ? que ces deux mots ont chacun deux ac^ 
ceptions, celle qui leur est propk-e> et celle de taûse. Or, 
c'est dans Tacception qui leur est propre iqile je les ai em- 
ployés. 

J'ai donc été fondé à dire que je li'avais |loint parlé de 
causer et je n'en ai pas plus montré l'idée que le mot* 

Principe et cause sOnt deu!x idées rdetivesj principe, à 
conséquence \ et cause > à effet 



, (227) 

• 

Qa'cm cherche tant qu'on Tcmdra les causes de la sensî* 
bilité : qu'on croie les avoir aperçues dans rébranlement 
des nerfs y bu dans le choc des esprits animaux^ ou dans 
rirritabilité de la fibre , ou dans le fluide électrique , etc. , 
ces opinions ne manquerons pas de partisans ; elles seront 
célébrées comme des interprétations de la nature, jusqu'à 
ce qu'elles aient fait place à de nduyelles opinions , qui se- 
ront aussi des interprétations de la nature , en attendant 
toujours de nouvelles interprétations. 

Que, malgré tant de recherches inutiles, on ne désespère 
pas néanmoins de trouver la cause^ de la sensibilité (t ) et 
du sentiment 5 cela peut se concevoir ; car enfin cette cause 
existe : mais qu'on ii'en cherche pas le principe ^ car il 
n'existe pas. Il 7 a certainement hors de nous quelque 
chose qui nous fait sentir ; mais en nous , mais pour nous , 
il n'y a rien , il ne peut y avoir rien d'antérieur au sen- 
timent. 

s 5. 

Vous ne direz pas que je porte la distinction des idées 
jusqu a la subtilité : vous ne me blâmerez pas quand je 
cherche à mettre quelque précision dans mon langage; vous 
m'approuverez au contraire, j'en suis sûr, quand vous sau- 
rez que la philosophie s'est précipitée dans un abîme d'ex- 
travagances , pour avoir confondu le principe avec la cause, 
ou la cause avec le principe j alors qu'il fallait distinguer et 
séparer ces deux choses; ou, pour avoir confondu la rai^ 
son avec le principe , avec V origine ^ alors que la raison était 
la causé elle-même. 

C'est pour n'avoir vu dans la raison de l'univers qu'un 
principe j au lieu d'y voir une cause ^ que l'école d'Alexan- 
drie rejeta l'idée de la création, et qu'elle s'égara parmi 
une multitude infinie d'émanations et de transformations. 



(228). 

L'ame du inonde se transformait en génies, en démons y en 
ions. Les émanations successives descendaient y par une 
suite de dégradations^ depuis l'intelligence infinie jusqu'à 
l'intelligence la plus bornée : elles communiquaient les 
unes avec les autres : elles s'illuminaient : que dis- je? elles 
s'illuminent^ et cette folie d'illuminations dure encore : 

Ce n'est pas tout. Si dans la cause vous ne voyez qu'un 
principe, soyez conséquens^ et dites : non seulement les 
intelligences finies sont des émanations de l'intelligence su- 
prême} la matière elle-même sort du sein de la divinité : 
Dieu est tout 3 tout est Dieuj et il n'y a qu'une sub- 
stance (^). 

Tels sont les déplorables abus où nous entraînent les 
vices du langage. Jugez combien il importe de se faire des 
idées exactes^ et d'apprécier la valeur des mots. 



( 229 ) 



SECTION II. 

VAXSOhti DE PKNSER. 

SI". 

Entendement» 

L'entendement sera connu du moment que nous connaî- 
trons tjoutes les manières d'agir^ ou toutes les facultés qui 
nous servent à acquérir des connaissances ; car la réunion 
de toutes ces facultés forme l'entendement {l). , 

Si y pour découvrir la nature de Fentendement y on croyait 
qu'il est nécessaire et qu'il suffit de remonter à ce qu'on ap- 
pelle si improprement la faculté de sentir^ cette première 
erreur ne pourrait nous conduire qu'à d'autres erreurs. 
Le principe de nos facultés intellectuelles ayant été mal 
observé y toutes les conséquences porteraient à faux y et le 
système , ouvrage de l'imagination y n'aurait pas de modèle 
dans la nature. Comment veut-on que la simple capacité 
de sentir^ qu'une propriété toute passive soit la raison de 
ce qu'il y a d'actif dans nos modifications ? la passivité de- 
Tjendra-t-elle l'activité? se transformera-t-elle en activité? 

Les sensations peuvent avoir y avec les idées y avec les 
connaissances, un rapport de nature; mais elles n'ont au« 
euh rapport de nature avec les facultés ou les puissances 
de l'esprit; et même on se tromperait singulièrement, si 
l'on pensait qu'il suffit d'avoir éprouvé beaucoup de sensa- 
tions, pour être doué d'une grande intelligence. 

Tout ce que nous savons , nous l'avons senti sans doute, 
mais combien de choses que nous avons senties, et que nous 



(280 ) 

ignorons ! les sensations peuvent être le principe ou la 
source de nos premières connaissances^ mais elles ne sont 
pas nos connaissances ; surtout elles ne sont pas toutes nos 
connaissances; et^ s'il faut rappeler des exemples malheu- 
reusement trop communs , qui n'a pas yu de ces infortunés 
qui sentent ^ et ne font que sentir ; qui parviennent à un 
âge avancé ^ sans avoir jamais laissé paraître une étincelle 
de raison ? Il n'est pas nécessaire de se transporter dans les 
montagnes du Valais ^ pour rencontrer des créatures à 
figure humaine qui vivent dans une stupidité absolue, et 
dans un abrutissement tout-à-fait animal. 

Puisque la différence des esprits ne provient pa» du plus 
ou du moins de sensations, elle doit provenir de l'actiTité 
des uns et de l'inertie des autres (;7i); car, en nous arrêtent 
ici aux seules idées qui ont leur principe incontestable dans 
les sensation (et nous établircms ailleurs qu'il y en a un 
fiombre incomparablement plus grand qui dérivent d'au* 
1res principes) , tout dai»s l'esprit humain se ramène à trois 
choses : aux sensations ^ au travail de V esprit suriessensa^ 
tions^ et .aux idées ou connaissances résultant de ce travail. 

Le premier développement de l'intelligence , cekû qui 
laisse apercevoir les premières idées , est le produit d'une 
action qui s'exerce immédiatement sur les sensations. 

Pour ob^eiiir un second développement , ou pour acqué- 
rir de nouvelles connaissances , nous avàns de même besoin 
dé trois conditions : idées acquises par un premier travail 3 
nouveau travail sur ces premières idées; nouvelles idées 
résultant de ce nouveau travail. 

En sorte qu'il s'agit toujours de partir d'un senti ou d'un 
connu; d'opérer sur ce senti ou sur ce connu ^ afip d'ac- 
quérir les premières idées, ou d'arriver à de ncnivelles 
idées. 

1 ^ Sensations , opérations , premières idées ; . 
2o Premières idées, opérations, nouvelles idées; 



( 231 ) 

3^ NmiTdUies idées ^ opérations, etc., et toujours de 
même, sans qu on puisse assigner de bornes à l'intelligence. 

Toutes nos connaissances étant donc le piioduit d'un 
trayail de l'esprit, le produit de l'action de ses facultés, il 
s'agit d^ . nous faire une idée de ces facultés : il faut en 
^terminer Ip nombre ; et cette détermination sembla pré- 
senter d'abord de grandes difficultés. 

Qui nous dira de combien de manières différentes nous 
devons opérer pour donner à l'intdligence tous ses déve- 
loppemeps ? combien de puissances l'homme doit faire agir 
pour s'élever, d'un état purement seositif , au rang d'un 
▲rist(^,'d'un Deseartes, d'un Newton ? 

Nous le trouverons ce nombre précis de facultés, ou 
plutôt iji est trouvé } et il ta se montrer de lui-même , si 
nous nous souvenons de tout ce qu'exige l'étude d^ U 
nature. 

Trms conditions sont idispensables , et elles suffisent à 
toutes nos connaissances, au plus simple des systèmes, 
comme à la plus vaste des sciences. 

Jl faut d'abord se faire des idées très-^exactes de toutes 
ies parties de l'objet qu'on étudie 3 et c'est Vaitention qui 
nous les donne. 

Mais comment ces idées ferimeront-elles le corps d'une 
science, si elles ne tiennent pas les unes aux autres? Il faut 
donc connaître leurs rapports 3 et e'èst la comparaison qui 
les découvre. 

ha science n'existe pas encore. Elle ne ménlera son nom 
que du moment oii, de rapport en rapport, l'esprit se. 
sera élevé au rapport par où to^t commence. Or, e^ost le 
raisonnement qui nous porte ainsi jusqu^aux principes 3 
comme , des principes , il nous fait descendi*e jusqu'fiux 
conséquences les pli^ éloignées 

Attention y comparaison^ raisonnement : voilà toutes les 
&cultés qui ont été départies à la plus intelligente des créa- 



( 232 ) 

tores; une de moins ^ et ce ne pourrait être que le raison- 
nement, nous cesserions d'être hommes ; mie plus , on ne 
saurait l'imaginer* 

Par l'attention , Galilée découvre que les corps, en tom- 
bant verticalement près de la surface de la terre , parcou- 
rent quinze pieds dans la première seconde, quarante-cinq 
dans la suivante , soixante - quinze dans la troisième ; en 
sorte que les espaces parcourus pendant les secondes qui 
se suivent , sont entre eux comme les nombres 1, 3, 5, 7, etc. 

Par la comparaison de cette vitesse avec celle que pren- 
drait le corps s'il était placé à la distance de la lune, New- 
ton trouve que la pesanteur diminue comme croît le carré 
de la distance au centre de la terre. 

Par le raisonnement , il démontre que cette règle s'ap- 
plique au système planétaire tout entier , et qu'elle est une 
loi de la nature. 

Par l'attention , nous découvrons les faits; par la compa- 
raison, nous saisissons leurs rapports; par le raisonnement , 
nous les réduisons en système. 

Par l'attention, mais par une attention qui ne se lasse ja- 
mais et qu'on a si bien appelée une longue patience, se 
montrent enfin ces idées heureuses qui annoncent la pré- 
sence du génie : par la comparaison, le génie prend de l'é- 
tendue; par le raisonnement, il acquiert de la profondeur* 

Par l'attention qui concentre la sensibilité sur un seul 
point ; par la comparaison qui la partage et qui n'est qu'une 
double attention ; par le raisonnement qui la divise encore 
et qui n'est qu'une double comparaison, Tesprit devient 
donc une puissance : il agit , tt fait; et comme il agit de 
trois manières différentes, et que de cette triple manière 
d'agir résultent les sciences dont s'honore le plus notre na- 
ture, nous refusera-t-on de conclure quel'ame, considérée 
comme un être intelligent, est une puissance qui se com- 
pose de trois puissances ; qu'elle a trois pouvoirs, et qu'elle 



( 233 ) 

4 • 

n'en a que trois; qu'elle a trois facultés^ et qu'elle n'en a 
que trois (n). 

8 2. 

Mais j'entends les objections. Quoi! la sensiMité qui 
commence notre existence , la mémoire qui la continue y le 
Juffement qui nous donne la connaissance des rapports, la 
r^xion qui nous fait rentrer au dedans de nous-mêmes^ 
et V imagination j la plus brillante et la plus féconde de nos 
facultés, ne seront plus des facultés! Quelles sont les pré- 
tentions de la philosophie? croit-elle , en divisant, en clas- 
sant selon ses besoins , ou selon ses caprices , changer la 
nature des choses ? 

La philosophie répondra que, par la sensation, nous 
ne faisons pas , mais qu'il se fait en nous ; que la sensibilité 
est une simple capacité^ une propriété de notre ame, mais 
qu'elle n'est pas une faculté.^ 

Que la mémoire, soit qu'on la considère comme une 
simple disposition au rappel ou des sensations ou des idées, 
soit qu'on la confonde avec les sensations ou avec les idées 
rappelées , est un produit de l'attention 5 et pour parler 
dans tous les systèmes , la mémoire est une sensation conti- 
nuée mais affaiblie; elle est ce qui reste d'une sensation, ce 
qui reste après une sensation ; elle est une sensation renou- 
velée, une idée renouvelée , un phénomène, enfin , inconnu 
dans ses causes , mais qui lui-même n'est ni cause ni fa- 
culté {0). 

Que dans le jugement, pris pour une perception de rap- 
port, nous n'agissons pas : nous avons agi, à la vérité, 
puisqu'il a fallu comparer ; mais la perception du rapport 
vient après l'action; le travail de l'esprit est fini au moment 
où il aperçoit le rapport (p). 

La philosophie ne niera pas sans doute , que la réflexion 



(234) 

et riinaginàtîoii ne soient Jea facidtes , e^ mâoié lés facubés 
auxquelles nous devons le plus, tout ce qu'il y a de beai^» 
tés et de richesses dans les arts, tout ce* qu'il y a de profon- 
deur dans les sciences ; mais elle répondra que Timagination, 
quel que soit 1 éclat qui l'environne , n'est que la réflexion, 
loi*squ elle combine des imagés (j/); et que la réflexion, se 
composant elle-même de raisonnemenis , de comparaisons , 
et d'actes d'attention , n'est pas une faculté distincte de 
ces facultés. 

L'entendement hum&in compraid donc trois facultés, 
et n'en comprend que trois : l'attention , la comparaison , 
le raisonnement.. 

s 3. 

Qu€ls que soient les systèmes dont nous faisons l'étade , 
qu'ils soient l'ouvrage de la nature ou de Ji'homme, ia con- 
naissance que nous pouvons en acquérir se réduit à celle 
des principes et à celle de leurs conséquences : et , comme les 
conséquences se bornent à nous qiontrer ce qui était caobé 
dans les principes, et que les principes sont donnés par la 
natnne , il s'ensuit que Tesprit de l'hon^me ne jouit en au- 
cune manière, de la puissance de créer. Il trouve les prin- 
cipes, et ne fait que découvrir les conséquences ,.c'est-à-dire, 
qu'il les aperçoit sous l'enveloppe qui les lui dérobait. 

L'esprit de Thomme ne crée donc' pas. Mais respectons 
la langue : gardons-nous de lui enlever ses richesses , et de 
l'appauvrir par une sévérité que la raison et le goût ne 
sauraient nous pardonner. 

Homère, Corneille , Newton , seront toujours des génies 
créateurs. £h! qui pourrait ne pas voir des créations char- 
mantes dans les fictions ingénieuses dont l'Arioste a rempli 
son poëme ? et Platon , et Mallebranche n'étaient-,ils pas 
doués d'une ipiagination créatrice? trop créatrice, peut- 



( 235 ) 

être. La phtlMophie, qui ocùt jamais, la furentière^^ em- 
ployé ce langage , se charge de le justifier. 

Qui le croirait? c'est aux mathématiques qu'elle s'adresse 
pour trouTcr le motif de ces expressions y sans doute exa* 
gérées : c'est la science qui forcé les facultés de lesprit à 
ae montrer dans toute leur rectitude , qu'elle interroge pour 
connaître la nature des effets qu'elles produisent. 

Tous les procédés mathéuiatiques se réduisent à trpis^ 
que leur simplicité rend aussi sûrs que faciles à imiter. 

Ces procédés sont l'addition, la soustraction et lasub- 
atitution. Ils sont^ùn typeqvt onne doit jamais perdre de vue* 

Le raisonnement, en eflet, qui ne serait pas un calcul ^ 
ne serait pas un raisonnement : ce ser^t un assemblage d^i- 
dées incohérentes , ou de mots disposés au hasard. 

Il faut donc que le raisonnement , pour mériter ce nom, 
prenne quelqu'une des formes qui correspondent aux pro- 
cédés suivis par les mathématiciens! Je vais en présenter 
trois exemples. Vous me pardonnerez de ne pas les choisir 
dans lès auteurs dassicpies , quoique ce soit dans leurs cui- 
vrages qu'on trouve les plus beaux modèles du raisonne- 
ment. J^ai pensé qu'il ne serait pas mal de les prendre un 
peu techniques, un peu scolastiques même. lû resteiront 
plus facilement dans la mémoire. 

Premier exemple : Pascal, encore enfant, sait l'arithmé- 
tique, la géométrie^ Talgèbre; donc il sait les mathémati- 
ques. Addition. On voit que le seul mot, mathématiques j 
équivaut à la réunion des IvoisvEioi&arithmétiqueygéQmétfie, 
algèbre^ il en est la somme. 

Deuxième exemple :V9i&csXs^\i\es mathématiques^ donc il 
sait l'arithmétique. Souetraction. Ici , d'une somme totale , 
les mathématiques , nous retranchons une somme partielle; 
ou , si vous Taimez mieux ^ de Tidée composée mathéma^ 
tiques y nous retrandions l'idée moins composée, arithmé^ 



( 236) 

exemple : Pascal connaît la géométrie; il con- 
naît donc cette science dont Eaclide nous a le premier 
donné les élémens. Substitution. En effet, la science dont 
Euclide nous a le premier donné les élémens^ et la géomé- 
trie, sont une seule et même chose. 

Lisez Virgile , Gicéron , Bossue! , La Fontaine , La 
Bruyère; lisez tous les grands auteurs; lisez les plus mé- 
diocres y les plus mauvais , si tous pouvez : tous ne trou- 
verez jamais dans leurs raisonnemens , je ne dis pas dans 
leurs écrits, que les trois formes correspondantes aux trois 
procédés des mathématiciens, parce qu'il est impossible à 
l'esprit humain , quand il raisonne , d'aller autrement que 
par compositions, ou par décompositions, ou par simples 
substitutions. 

Maintenant , laquelle de ces trois formes pourra mériter 
au génie le nom de créateur? 

La substitution? mais la substitution ne faisant que met- 
tre une expression en place d'une autre , et montrer sous 
d'autres termes ce qu'on savait déjà , sur quel fondement 
lui accorderait-on la prérogative de faire quelque chose de 
rien? 

La soustraction? mais si la soustraction, si l'art des dé- 
ductions peut annoncer une grande sagacité, une grande 
justesse d'esprit, jamais on n'honorera du nom decréateurj 
un- talent qui se borne à nous faire apercevoir une idée qui 
déjà existait dans une autre idée. 

Reste la troisième forme, celle qui unit ce qui était di- 
visé , qui rassemble ce qui était épars , qui recueille cent 
beautés dispersées sur différens objets de la nature , pour 
en faire une beauté unique, un beau idéal ; un tout préexi- 
stant, il est vrai, dans ses parties isolées, mais qui dans 
leur réunion , va nous offrir des combinaisons nouvelles et 
jusqu'alors inconnues. Les hommes, charmés et reconnais- 
sans du plaisir que leur donnaient les auteurs de ces fie- 



( 237 ) 

\ 

tions ingénieuses ^ ne crurent pouvoir les récompenser 
dignement , qu'en les proclamant des génies créateurs. 



s*. 



Volonté. 

» 

II ne suffit pas à l'homme de connaître. L'homme veut 
être heureux ^ il lui est impossible de ne pas le Touloir ; 
et ^ dans tous les momens de son existence ^ il tend vers le 
bonheur de toutes les puissances de son être. 

Quand un besoin nous tourmente^ quand la privation 
de l'objet que nous jugeons propre à nous délivrer du be- 
soin se fait sentir avec force; alors surtout lame agit avec 
énergie : d'abord ce n'était qu'un léger malaise qui ^ sans 
porterie trouble au dedans de nous-mêmes^ nous avertis- 
sait cependant de la nécessité d'un changement d'état : 
bientôt^ c'est l'inquiétude qui commence à nous agiter^ et 
qui va croissant d'un moment a l'autre; enfin, toutes les 
facultés entrent ensemble en action ; toutes se dirigent à la 
fois vers cet objet dont la possession peut nous rendre le 
calme. L'attention se concentre tout entière sur son idée ; 
la comparaison de sa privation avec le souvenir de sa jouis- 
sance en rend la privation plus douloureuse encore; et le 
raisonnement cherche tous les moyens de nous l'assurer. 

Cette direction des facultés de l'entendement vers l'objet 
dont nous sentons le besoin y c'est le désir (r). 

Lorsque l'ame désire^ elle juge qu'un seul objet peut 
satisfaire ses besoins; ou bien elle juge que plusieurs ob- 
jets sont propres à les satisfaire. Dans ce dernier cas^ il 
arrive souvent qu'elle prend une détermination ^ . c'est-à-* 
dire , que l'action des facultés qui se partageait entre deux 
ou plusiem^s objets ^ cesse de se partager ainsi pour se por- 



(238) 

ter toat entière vers tm seul : l'âme le choisit^ die le veut y 
elle le préfère (*). 

Cette préférence j qui naît du désir ^ va elle-même donner 
naissance à une nouvelle faculté^ sans laquelle il n j aurait 
ni bien ni mal moral sur la terre ^ à la liberté. 

S'il suffisait de nommer la liberté pour la faire connaî- 
tre^ cette leçon serait finie; car, après les déterminations 
libres de Tame , viennent les mouvemens du corps qui exé- 
cutent ces déterminations ; et les opérations du corps n'en- 
trent pas dans le système des opérations de 1 ame. 

Mais y si rien ne paraît d'abord plus clair que la notion de 
la liberté; si les hommes les plus ignorans, si les enfans même 
font de ce mot une application ordinairement très^ juste; 
quand le philosophe vient à s'interroger sur l'influence des 
plus légers motifs y sur la nature des causes et des efièts ; 
quand il se dit que tout a été prévu ^ que des lois immua- 
bles régissent l'univers; alors il hésite, partagé entre le 
sentiment qui lui crie qu'il est libre , et les argumens de sa 
raison qui semblent lui prouver que tout est soumis à la 
nécessité. 

' La liberté est d'une si haute importance dans les desti- 
nées de l'homme , qu'on nous satura gré p^it-être de nous 
arrêter un instant sur cette faculté. 

Mais j'ai besoin de prévenir une réflexion qu'on pourrait 
m'opposer. 

La question de la liberté se prête a tant de considéra* 
lions, et à des considérations si subtiles 3 qu'il serait très- 
possible que tout le monde ne se rendît pas aux argumens 
que je vais produire. Comment, en effet, dans une matière 
qui a tant divisé , et qui divise tant les hommes , théolo- 
giens et philosophes , anciens et modernes , individus et 
nations ; comment se flatter de rallier tous les esprits , en 
les ramenant a une seule et même manière de voir? Si donc 
quelqu'un d'entre vous, Messieurs, n'était pas satisfait de 



(289) . 

ce que )e trais dire sut la liberté^ il ne faudrait pas qu'il se 
crût en droit d'en rien inférer contre le système des facul- 
tés de Taitie^ objet de cette leçon. Seulement il pourrait 
en conclure que Tarticle de la liberté est à refaire. 

J'ai besoin de prérenir. aussi que> dans ce que je vais 
dire sur la liberté, je prends l'homme tel qu'il est dans 
l'état actuel, et non tel qu'on, peut le supposer dans un état 
antérieui'^ Je parle de Thomme sujet à l'ignorance , portant 
dans sa nature un pèiichaiii au mal comme au bien , et non 
d'une créature qui naîtrait avec une intelligence toute 
formée et une tolonté toujours droite* Je parle des enfàns 
d'Adam^ et non d'Adam avant sa chute : mais comtnençons. 
. La condition de l'homme n'est pas de jouir d'un bon-^ 
heut* Constant et inaltérable : il n'est pas destiné non plus 
à être toujours malheureux ; sa vie s'écoule dans une alter* 
native de biens et dé maux. Si ses vœiîx étaient exaucés, 
si ses désirs ne rencontraient jamais d'obstacle, il connais 
trait à peine le malheur ; il se délivrerait bien vite des sen- 
satioiis pénibles j pour se livrer tout entier a celles qui lui 
font ailner l'existence.. 

L'hoknxhe ptéfère donc, comme nou6 l'avons observé, 
certaines Sensations à d'autres sensations. De plusieurs ma- 
nières d'être qu'il connaît, il recherche les unes, il éôarte 
les autres. 

C'est encore un fait , que souvent l'homme préfère ou 
choisit mal; c'est-^à^-dire, qu'en comparant l'état qu'il a 
choisi à cellii qu'il a rejeté et que sa mémoire lui rappelle, 
il juge préférable celui qu'il a rejeté, et qu'il souiTre de 
l'avoir rejeté. Or, juger que l'état qu'on a rejeté est pré- 
férable à celui qu'on a choisi^ et souiÎHr d'avoir malchimi, 
c'est se repentir. 

Ainsi donci, l'homme a lé pouvoir de préférer, ou de 
choisir^ ou de vouloir j et il lui arrive ensuite quelquefois 
desewpentir. 



( 240 ) 

Le rejf>entir étant un sentiment pénible^ c^est une con- 
séquence que rhomme ne veuille pas s'y exposer : c'est 
donc une conséquence qu'instniit par ses fautes il examine, 
avant de préférer, lequel des deux états qui se présen- 
tent à lui peut être suivi du repentir, lequel peut en être 
exempt. 

Le voilà donc qui délibère^ qui compare le3 deux états , 
qui cherche à en prévoir les suites. Il ne suffit plus qu'un 
état se présente comme agréable , il faut qu'il n'entraîne 
pas après soi le repentir {t). 

On voit donc qu'il y a deux manières de préférer, de 
choisir, de vouloir : l'une a lieu avant l'expérience du re- 
pentir, l'autre quand nous en avons éprouvé les tourmens. 

Lorsque nous n'avons pas encore reçu les leçons de Tex- 
périence, nous préférons, nous choisissons, nous voulons 
l'état agréable , puisqu'un état agréable ou qui nous agrée, 
ou que nous préférons , c'est la même chose. 

Mais lorsque nous avons fait l'épreuve du repentir, lors- 
que nous savons qu'il peut être la suite d'une manière d'être 
agréable j alors cette manière d'être peut cesser d'être pré- 
férée, car elle peut cesser de paraître agréable. Cette ma- 
nière d'être ne se présente pas seulement sous le rapport 
de plaisir, mais sous le rapport de plaisir qui peut être suivi 
de peine. 

Si nous jugeons que la peine doive suivre le plaisir, et 
surtout si nous nous représentons cette peine comme très- 
vive, alors il pourra arriver, l'expérience l'atteste, que 
nous ne voudrons pas d'un tel plaisir. L'idée et la crainte de 
la peine feront rejeter un état qui ei\t été préféré sans cela; 
nous ne préférerons pas ce que nous eussions préféré; nous 
ne voudrons pas ce que nous aurions voulu. 

L'expérience du repentir fait donc que bien souvent 
nous ne préférons pas ce que nous eussions préféré sans 
cette expérience. Le repentir nous apprend à sacrifier un 



(241) 

plaisir présent par la crainte d'une douleur k Tenir, un 
bien présent par la crainte d'un mal futur. 

Sacrifier le présent à TaTcnir ; se priver d\in plaisir ac- 
tuel par la considération des suites fâcheuses qu'il peut en- 
traîner après lui; préférer^ ou vouloir^ ou se déterminer, 
après délibération , est une manière de préférer , ou de 
vouloir^ qui prend un nom particulier. Nous appelons cette 
manière de vouloir Uberié. 

La liberté est donc le pouvoir de vouloir, ou de ne pas vou- 
loir , après délibération (u) ; et comme Texpérience nous at- 
teste que dans beaucoup de circonstances nous voulons en 
efièt j ou nous ne voulons-pas , après avoir délibéré , il faut 
bien que nous ayons le pouvoir d'agir ainsi ; et par consé- 
quent il est prouvé que nous sommes libres (t^). 

La liberté n'est pas un choix aveugle, il est éclairé par 
les lumières de l'expérience : ce n'est pas un choix sans 
raison , puisque c'est pour éviter un mal ou pour obtenir 
un bien, que nous faisons le sacrifice du présent au futur, 
ou , d'autres fois, du futur au présent. 

Gomme la volonté modifiée par l'expérience donne nais- 
sance à la liberté, la liberté produit elle-même la moralité) 
et ce nouveau caractère ( je ne dis pas cette nouvelle fa- 
culté ) fait prendre à la liberté , telle que nouis venons d'en 
déterminer l'idée , le nom de liberté morale , c'est-à-dire , 
de libetté qui engendre la moralité. 

Le sacrifice que nous faisons d'un plaisir présent, dans 
l'espoir d'un avenir plus heureux , se rapporte uniquement 
et exclusivement à notre bien-éti^, ou il a pour objet le 
bien-être des autres. .Je sacrifie le plaisir présent que j'au- 
rais de manger encore, par la crainte d'un dérangement de 
santé, ou pour secourir un malheureux. Dans ce dernier 
cas , il y a une bonté morale dans mon action. 

Pareillement , si je reçois un service à condition de quel- 
que retour, si je m'engage à payer un service' par un ser- 

TOME III. 16 



( 242) 

Tice^ je puis^ ouUidnt ma promesse , prendre le parti de 
l'ingratitude et de la mauvaise foi , parce qu'il peut m'en 
coûter pour être fidèle à ma parole; mais je puis aussi sa- 
crifier l'avantage présent qui me reviendrait de mon in- 
digne procédé^ au tort que je. ferais. Dans là première 
supposition, ma conduite est moralement mauvaise ; elle 
est moralement bojnne dans la seconde. 

D'où il suit que la moralité et .Fégoisnie sont deux con- 
traires. L'homme . moral se souvient qu'il a des frères ; 
l'égoïste, s'il y a de tels hommes, ne connaît que son vil 
moi j l'humanité lui est étrangère ; ce mot n'est qu'un yûn 
son qui ne retentit jamais dans son cœur. 

Ce caractère de moralité, ou d'égoïsme, qui modifie la 
liberté, reçoit une infîi^ité de noms qui en expriment au- 
tant de nuances différentes : c'est la bonté , la générosité , 
la reconnaissance , etc. , et leurs contraires. 

Ce qui constitue proprement la moralité, c'est la fin que 
se propose l'agent libre ^ c'est fà-diré, le bonheur de ses 
semblables; et quelquefois aussi d'autres motifs, comme 
celui de ne pas blesser la dignité de notre nature, de nous 
conformer à iWdre, de nous soumettre à là volonté du 
Créateur j en un mot, un motif que la raison approuve, et 
qui soit étranger à notre intérêt personnel. 

Pour en revenir à notre système , nous réunirons , sous 
le mot volonté, le désir, la préférence et la liberté ; coimme 
sous le mot entendement, nous avons réuni l'attention, la 
comparaison et le. raisonnement, 

Il ne nous manquera rien si nous réunissons encote l'en- 
tendement et la volonté sous, le mot pensée. 

Ainsi, la peneée ou la faculté de penser, comprend l'en- 
tendement et la volonté {w). 



( 243 ) 

Uentendement comprend Tattention , la comparaison et 
le raisonnement. La volonté comprend le désir ^ la préfé- 
rence et la liberté* 

La liberté naît dé la préférence , la préférence du désir : , 
le désir est la direction des facultés de l'entendement qui 
naissent les unes des autres , le raisonnement de la compa- 
raison, et la comparaison de l'attention. 

Par conséquent, il est prouTé que la pensée ou la fa- 
culté de penser , qui embrasse toutes les fa<cultés de l'ame, 
dérive de l'attention, c'est-à-dire, du pouvoir que nous 
avons de concentrer notre activité et notre sensibilité sur 
un seul objet, pour les distribuer ensuite sur plusieurs. 

Remarquez une sorte de correspondance , une analogie 
même assez sensible, entre les facultés de l'entendement 
et celles de la volonté. Ces facultés mises en regard, vous 
ofirent l'attention d'un, côté , et. le désir de l'autre ; la com- 
paraison et la .préférence , le raisonnement et la liberté. 

Gomme Tatteiition est la concentration de l'activité de 
l'ame sur un objet, afin d'en acquérir l'idée 3 le désir est 
la concentration de cette même activité sur un objet , afin 
d'en obtenir la jouissance. 

La comparaison est le rapprochement de deux objets : 
la préférence est le choix entre deux objets qu'on vient de 
comparer. 

Le raisonnement et la liberté ne présentent peut-être pas 
la même analogie; cependant, en quoi consiste un acte de 
liberté? n'est-it pas une détermination prise, après e^ 
avoir calculé^ pour ainsi dire , les avantages et les inconvé- 
niens?.et la conclusion d'un raisonnement, n'est-elle pas 
le résultat de deux comparaisons , ou d'une sorte de ha-- 
lancement entre deux propositions (a;)? 

Tel nous a paru le système des facultés de Tame. 

Par un heureux emploi de celles qui forment l'enten- 
dement, Newton découvrit les lois de l'Qnivers. Par le bon 



(244) 

lisage àe celles qui se rapportent à la yolonté^ Socrate 
trouva la sagesse. 

Science^ sagesse! ces deux mots ont été synonymes dans 
Cfuelques langues anciennes : pourquoi ne le sont-ils pas 
dans toutes les langues du monde? 

Il se trouve, par un rare bonheur, que presque tous les 
mots qui servent à désigner les facultés de Tame, sont, en 
qùelcjue sorte, une image fidèle de ces facultés. Examinez- 
les tous , les uns après les autres , depuis le mot attention 
jusqu'au mot pensée; vous verrez, qu'à l'exception du mot 
désir qui ne rappelle rien , et du mçt entendement qui sem-- 
ble manquer de justesse, ils peignent tous ce qu'ils expri- 
ment. Attention vient de tendere adj tendre vers : liberté, 
de liàra^ balance : penser, d'après l'étymologie, c'est peser : 
raisonner, c'est compter, etc. 

Le inot entendement est pris ^ par métaphore , de l'organe 
de louïe, pour lequel nous avons, en français, les deux 
mots, écouter et entendre; écouter, qui représente cet organe 
dans un état actif, et entendre, qui le suppose dans un état 
passif. 

Entendement a donc un vice d'origine, qui m'avait 
presque décidé à ne pas l'admettre dans le sens actif, et 
à lui préférer le mot pensée. Mais ce dernier mot aurait eu 
l'inconvénient de s'appliquer, d'un côté, à la réunion de 
toutes les facultés de Tame, et de l'autre, d'êtrp restreint 
à trois facultés. Cet inconvénient est-il bien grave? est-il 
assez grave pour nous avoir autorisés à l'emploi d'un mot 
qui manque de justesse, surtout quand nous n'avons pas 
craint de faire signifier au mot volonté, deux choses difie- 
rentés ; l'une , la réunion du désir, de la préférence et de 
la liberté j l'autre, la simple préférence? 



(245) 

J^ai cédé 2i l'usage consacré par les plas grands métaphy- 
siciens, et j'ai peut-être mal fait; car l'usage ne devrait 
jamais prévaloir contre la raison^ surtout en philosophie; 
aussi, dans nos discours, pensée^ faculté de penser^ entende^ 
ment, exprimeront-ils, pour l'ordinaire, une seule et même 
chose. 

Remarquons ici, et tâchons de ne pas Toublier, que 
presque tous les mots qui désignent les facultés de Tame, 
servent aussi à désigner le produit de ces facultés, et 
qu'ainsi ils ont ud^ double a^cceptjon. 

Entendement signifie , tantôt la réunioti de^ trois facultés 
auxquelles, nous devons nos idées , et tjantôt la réunion de 
toutes nos idées. Dans ce dernier seas on lui donne plus 
communément le nom à! intelligence. 
, /'«n«étf désigne l'action de toutes nos £icultés, et l'action 
de chacune de nos facultés : on fait encore ce mot syno- 
nyme dHidée : c'est ainsi qu'en lisant un passage de Bufiba 
ou de Bossuet, on s'écrie : voilk une belle pen^e^une idée 
sublime! . . 

Il en est de même des mots comparaison et raisonnement, 
qui , outre les facultés dont ils sont les noms , se prennent 
souvent, la comparaison, pour la perception d'un rapport 
simple, et le raisonnement pour la perception d'un rap- 
port composé ; ou , comme dit M allebranche, d'un rapport 
de rapports, d'un rapport entre deux ou plusieurs autres 
rapports. U en est encore de même des mots désir et volonté. 
Lq désir, dans le langage de plusieurs philosophes , est le 
simple sentiment que nous fait éprouver la privation d'un 
objet. La volonté, suivant d'autres , est la liberté dle-même. 

Voilà autant d'exemples de la diversité d'acceptions, 
dont un seul et même mot est susceptible ; et il faut 
prendre garde de confondre ces acceptions* 



( "246 ) 



» . • 1 



SECTION III. 

NATURE^ ORIGINES^ CAUSES ET FORMATION DES IDÉES. 

S !"• 

LoRSQU^UN enfant , après avoir exâiâiné à plù^îears re- 
prises la forme des letti^is de Talphabet^ est parvenu à 
graver nettement leur image dans son cerveau ^ et . a les 
bien distinguer les unes des autres^ nous disons qu'il les 
connaît^ qu'il en a idée. 

Auparavant, il voyait sans doute tous ces caractères, 
puisqu'ils frappaient son organe; mais il n'en diseemait 
aucun. C'est en arrêtant ses regards, d abord sur une let- 
tre, puis sur une autre : c'est en les arrêtant plus particu- 
lièrement, et plus long-temps, sur celles qui, par leur 
ressemblance, tendent à se confondre, qu'il surmonte 
enfin une difficulté, que nous saurions mieux apprécier, 
si les longues habitudes dé notrç esprit ne nous empêchaient 
de nous reporter à un âge où nous n'avions encore con- 
tracté aucune habitude^ 

Celui qui veut apprendre la musique aura une idée dès 
dilférens signes qu'elle emploie^ lorsqu'il ne confondra pas 
les blanches, les rondes et les noires; lorsque, familiarisé 
avec les diverses configurations et les diverses positions des 
■ clefs, il ne prendra pas une tonique pour Une seconde, 
pour une tierce, ou pour toute autre intonation. 

Le botaniste a idée des plantes d'un pays, si, d'une pre- 
mière vue, il peut en indiquer le caractèt^ distinctif. 

Le métaphysicien aura une idée des différentes opérations 
de l'entendement, lorsqu'il saura les séparer des opérations 



( 247 ) 

de la volonté ^ et de tout ce qui n'appartient pas à Tact! vite 
de Tame; lorsque ^ par une analyse^ d'àbôrd lente ^ afin 
qu'elle soit plus sure^ mais bientôt facile et rapide, il aura 
appris à saisir la nuance souvent fugitive qui les différencie. 

J'aurai moi-même une idée de l'idée /si je puis vous la 
faire remarquer au milieu de tous les phénomènes de Tin- 
telligençe qu'on a confondus avec elle, et si je vous la 
montre par son caractère propre. 

Celui-là eut une idée heureuse, qui, dans le mouvement 
des corps célestes, aperçut la combinaison de deux mou* 
vemens. Cette idée fut le germe de la théorie des forces 
centrales. 

Celui-là eut une idée bien plus heureuse, qui, dans un 
pouvoir absolu , que tout faisait juger indivisible, sut dé- 
mêler le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Cette idée 
est le fondement de Tordre social. 

Il est une idée c^xxï s^élève au-dessus de toutes les idées, 
et qui élève l'humanité au-^dessus d'elle-même. Quoiqu'un 
instinct universel la suggère immédiatement, il fallait une 
raison plus qu'ordinaire pour la dégager de tout ce qui 
pouvait l'altérer ou l'obscurcir. Des sages dirent : Tout se 
fait dans la nature par de& agens qui meuvent ^ et qui sont mus 
â leur tour : il faut donc qu'il existé un premier moteur immo^ 
bile. Alors, la puissance et l'intelligence furent ôtées à la 
matière, pour être rendues à celui qui dispose de la matière. 

Xits philosophes de la Grèce cherchaient le premier prin- 
cipe des choses dans tous les élémens , dans l'eau , dans 
Tair, dans le feu \ ils Je cherchaient dans les nombres , dans 
rharmonie. La raison d'Anaxagore et celle deSocrate, dé- 
montrèrent qu'il devait avoir une existence indépendante 
de tout ce qui entre dans la composition du monde.' Tant 
qu'on avait identifié le premier principe avec la nature., on 
n'avait de Dieu, qu'un sentiment confus} ce sentiment 
devint une idée^ du moment qu'on les eut séparés. 



( 248 ) 

Ne nous lassons pas de multiplier les exemples. Galilée 
Tit^ le premier, que le mouvement d'un corps qui tombe, 
diffère de celui d'un corps qui aTance d'un mouvement 
uniforme, et qu'il suit d'autres lois. La physique fut enri*- 
chie d'une nouvelle idée. 

Descartes distingua, mieux qu'on ne l'avait fait avant 
lui, la pensée, de l'étendue} il eut une idée plus juste de 
ces deux attributs. 

Newton démêla sept rayons dans un seul rayon. Depuis 
cette découverte, nous avons des idées beaucoup plus exac- 
tes sur la nature de la lumière. 

Il y a donc autant d'idées dans Tesprit d'un homme^ qu'il 
peut distinguer de qualités, de rapports, de points de vue 
dans les êtres. Celui qui confond tout , est ^ans idées ; il 
ne sait rien ; celui qui démêle jusqu'aux plus petites 
nuances a un grand nombre d'idées y il sait beaucoup } ce 
qui ne veut pas dire toujours, qu'il soit le mieux instruit; 
car, il y a des idées futiles , stériles , méprisables, abjectes; 
comme il y en a de grandes , de fécondes , de nobles , de 
sublimes. 

Démêler , discerner , distinguer , apercevoir , connaitre 
acquérir et avoir dés idées, sont autant d'expresëions qui , 
au fond, désignent une seule et même chose. . 

Et, comme il est évident, d'un côté, qu'on ne pourrait 
rien démêler, rien discerner, rien connaître, si l'on ne 
sentait pas; et, d'un autre côté, que ce n'est que parce que 
nous sentons que nous sommes avertis de notre propre exi- 
stence, de celle des objets extérieurs, de leurs qualités et 
de leurs rapports, soit entre eux, soit avec nous; il s'ensuit 
que c'est dans le sentiment même que nous devons chercher 
l'idée; il s'ensuit c(ue Vidée n'est autre chose qu'tin senti- 
ment démêlé d'avec d' autres sentimensj un sentiment distingué 
de tout autre sentiment ^ un sentimetU distinct. 



( 249 ) 

S 2. 

En examinant attentivement les diverses aiSèctions com- 
prises sous le mot sentir , on ne tardera pas à s'apercevoir^ 
que plusieurs de ces ailections diffèrent à un tel point les 
unes des autres ^ qu'on dirait qu'elles sont d'une nature 
contraire. 

En les examinant plus attentivement encore, on par- 
viendra à les compter; et l'on s'assurera qu'elles sont au 
nombre de quatre. 

Observons d'abord la première, la seule que d'ordinaire 
admettent les philosophes. 

lo Lorsqu'un objet agit sur nos sens , le mouvement reçu 
se communique au cerveau; et, aussitôt, à la suite de ce 
mouvement du cerveau , l'ame sent , elle éprouve un sen- 
timent. L'ame sent par la vue^ pai* Vouïe, par Y odorat^ par 
legoût et par le toucher y toutes les fois que Taction des ob- 
jets remue ces organes. 

Or, cette première manière de sentir doit être considé- 
rée sous deux points de vue. Les cinq subdivisions que 
nous Tenons de remarquer ont chacune un caractère qui 
leur appartient en J3ropre ; et toutes ont de commun, qu'en 
même temps, qu'elles avertissent l'ame de leur présence , 
elles l'avertissent aussi de son existence. 

Sous le premier point de vue, elles semblent n'avoir en- 
tre elles aucun rapport. Aucune analogie, en eflèt, ne con- 
duira jamais, d'un son à une odeur, ni d'une odeur à une 
couleur. Aussi, les a-t-on désignées par cinq noms parti- 
culiers, souj saveur j odeur , couleur j toucher. 

Mais comme , d'un autre côté , ces cinq espèces de mo- 
difications sont toutes senties par l'ame , et que l'ame, lors- 
qu'elle les éprouve, ne peut pas ne pas se sentir elle-même, 
si nous prenons ces modifications parce qu'elles ont ainsi de 
commun, savoir, d'afl^ter l'ame, et de lui donner le 



( 250 ) 

sentiment de sa propre existence , alors, un seul nom de- 
vra nous suffire; car, on ne multiplie les signes que pour 
marquer les différences; et, afin d'exprimer que dans 
toutes les modifications qui nous Tiennent par cinq seiis 
diOerens , et dans chacune de ces modifications , Tame re- 
connaît toujours une même chose, le s^n^ le moi y nous di- 
rons qu'elle a conscience d'elle-même. Par la conscience. 
Famé sait, ou sent qu'elle est, et comment elle est. Mens 
est sut c(m^cfa,comiiie dit le latin plus heureusement que 
le français. 

Ce sentiment du moi se trouve nécessairement dans toutes 
les afiections de l'ame, dans toutes ses manières de sentir; 
et nous n'aurions pas fait ici Tobseryation expresse qu'il 
est inséparable de la première de ces manières de sentir, 
si tes philosophes ne semblaient l'avoir trop souvent oublié. 

Les cinq espèces de modifications, ou les cinq espèces de 
tientimens dont nous venons de parler, n'ayant lieu qu'à la 
suite de quelque impression faite sur les sens y nous les ap^ 
pellerons sentimens-' sensations , ou, plus brièvement, sen- 
sations {*). 

Ainsi, tout sentiment de l'ame, produit par Faction des 
objefs extérieurs sur quelque partie de notre corps, voilà la 
sensation : c'est la première manière de sentir que nous re- 
marquons; et c'est de cett-e manière de sentir que nous al- 
lons voir naître les premières idées. 

L'ame ne peut pas sentir , et demeurer oisive ; car le 
sentiment , par la manière agréable ou pénible dontil l'af- 
fecte, provoque nécessairement son action. Elle ne peut 
pas recevoir indifierémment des modifications qui font son 
bien ou son mal; elle est intéressée à les étudier pour les 
connaître, pour se soustraire aux unes, pour se livrer aux 

(*) Ia tignification de c« mot t'ëtend josqo'aux affections qui provienneiit dea 
monvemens opères dant leê parties intérieures du corps , sans l'intervention des objets 
eztërieurs, telles que la faim , la soif, etc. 



(251) 

autres ; et^ afin de lé dire avec plus d'énergie : l'actiTité de 
l'aine pénètre dans la passivité de l'amé , pour porter le 
mouvement au sein du repos ^ Tordre au sein de la confu* 
sion, la lumière au seiii des' ténèbres. 

Or^ l'activité se concentrant d'abord tout entière dans 
Fattëntion , il ne se peut pas qu'elle ne concentre en mênie 
temps la sensibilité. Alors, du milieu des sensations, dont 
Tassemblage désordonné présentait l'image du chaos , s'é* 
lève une sensation unique qui domine sut* toutes les autres. 
L'ame la remarque : elle l'étudié : elle apprend à la Gbn<- 
naitre , et à la reconnaître. Ce n'est plus Une simple sen- 
sation qui l'affecte ; c'est une idée qui l'édaire. Un second 
acte d'attention va faire naître une seconde idée ; uii troi- 
sième, une autre encore; etrintelligence, ou plutôt cette 
portion de rintetligence qui tient aiix sensations , ira tou*- 
jours croissant , tant que la source des sensations ne sera 

pas tarie , tant que les forces de 1 esprit ne seront pas épui- 

. ' ' ' 

Ajoutons quelques développemens : disons comment^ 
dans le principe, l'ame exerce son activité. 

L'attention, pour produire tous ses effets, a besoin au- 
jourd'hui d'un profond recueillement, du silence des sens, 
et souvent môme de l'absence des objets dont elle s'occupe. 
Mais, dans les commencemens dé la vie pii aucun souvenir 
n'existe, l'attention ne peut agir que sur des sensations 
-actuelles , et , par la direction des organes , sur les objets 
auxquels nous les devons. 

Parmi les objets dont l'enfant reçoit des sensations, 
parmi les couleurs qu'il voit, il y en a qui appellent, en 
quelque sorte, le regard, qui l'attirent. Il y en a aussi sur 
lesquels ses yeux se trouvent dirigés fortuitement. L'enfant 
-se sent regardant, avant d'avoir eu l'intention de regarder. 
Il ne tardera pas à sentir qu'il peut regarder volontaire- 
ment : il sentira aussi la différence du regard à la simple 



(252) 

Tuè j car^ Tenfant qui Teiit voir sa mère^ ne la voit pas si 
elle est absente } il ne la voit pas dans les ténèbres : an lieu 
que , lorsqu'elle est devant ses yeux y il la regarde , s'il vent 
la regarder. L'enfant dispose de lui-même , pour regarder; 
il ne dispose pas de l'objet , pour voir. Sans doute, il ne 
fait pas explicitement , entre regarder et voir, ces <Ustinc« 
lions qui ont échappé à tant de philosophes ; mais il est 
impossible qu'il ne sente pas confusément qu'il n'a que la 
simple capacité de voir, et qu'il a le pouvoir de regarder, 
puisque l'expérience ne cesse de le lui dire. 

Dès que Tenfanli se sent un tel pouvoir, il donne, oà il 
peut donner, son attention à tous les objets qui sont à sa 
portée. Il donne son attention par les yeux; et les couleurs 
se séparent , non seulement des sensations qui lui viennent 
par les autres sens; elles se séparent entre elles. Il donne 
son attention par l'oreille; et il apprend à distinguer un 
bruit d'un autrebruit, à démêler plusieurs sons, dans un 
son qui d'abord paraissait unique. Il donne son attention 
par le toucher; et il se fait des idées des formes, des figu- 
res , du poli , du raboteux , du froid , du chaud , etc. 

C'est ainsi, qu'après avoir d'abord appliqué les organes 
à son insu , et sans les diriger lui-même , il les dirige et les 
applique volontairement sur toutes les. qualités des corps. 
C'est ainsi, qu'il parvient à éprouver des sensations distinc- 
tes , et qu'il acquiert des idées sensibles. 

Les idées sensibles ont leur origine dans le sentimentsensa'- 
tian , et leur cause dans l'attention qui s'exéree par le mi^yen 
des organes {y). 

2<> Mais les idées sensibles ne sont pas nos seules, idées. 
La sensation n'est pas l'unique source d'où dérive l'intelli- 
gence. 

En vertu de la seule manière de sentir produite par l'ao^ 
tion des objets extérieurs , pourrions-nous connaître autre 
chose que ces objets et leurs diverses qualités? d'où nous 



( 253 ) 

Tiendrait l'idée des facultés deTame? d'où nous YÎ^idraient 
les idées de ressemblance, d'analogie^ de cause et d'efiet? 
aurions-nous les idées du bien et du mal moral?. 

Puisque les sensations sont insuffisantes poqr rendre rai- 
son de l'intelligence , telle que nous la possédons , il faut 
que notre ame soit susceptible de quelque manière de sen- 
tir, difierente de celle qui lui yient de la seule impression 
des objets extérieurs ; de quelque manière de sentir, autre 
que celles d'où naissent les idées sensibles : il &ut que nous 
éprouvions des sentimens autres que les sentimens-sensa- 
tions. 

Et d'abord, l'ame ne pouvant passer des pures sensa- 
tions aul idées sensibles qu'autant qu'elle agit sur les sen- 
sations , elle doit nécessairement avoir le sentiment de son 
action; car, Tamene peut pas agir et ne pas sentir qu'elle 
agit : or, cette nouvelle manière de sentit* semble n'avoir 
rien de commun avec les sensations. Qui pourrait confon- 
dre ce que l'ame éprouve par Texercice de. ces facultés, 
avec ce qu'elle éprouve par l'impression des objets sur les 
organes du corps? le plaisir de la pensée, avec celui que 
donne la satisfaction d'un besoin physique ? le ravissement 
d'Archimède qui résout un problème , avec la grossière 
Tolùpté d'Apicius, lorsqu'il dévore une hure de sanglier? 

Le sentiment que l'ame éprouve par l'action, de ses fi|- 
cultes , n'est pas toujours le même. . Il subit, toutes les 
vicissitudes des facilités ; f(t>rt et vif, dans les momens de 
leur exaltation.) languissant et faible, lorsqu'elles tombent 
daiiis le repos , ou dans un calme voisin du repos i car il 
est à présumer qu'il n'y a jamais cessation absolue d'actipn 
dans notre ame : elle veille, elle agit, jusque dans le som- 
meil du corps ; elle agit tant qu'elle désire; et la vie n'est- 
elle pas un désir continuel? 

Nous ne sommes donc jamais privés du sentiment de 
l'action des facultés dé Tame^ on, du moins,. il dqit âtre 



(254) 

très^rare que ce sentiment nous abandonne y et qu^il s^éteî- 
^e tout-à-^fait; 

Mais il ne suffit pas d'aroir le sentiment des facultés pour 
les connaître^ pour les distinguer les unes des autres^ pour 
en avoir idée. 

Gomme le sentiment^ produit par Faction des objets ex- 
térieurs^ n'aurait pu se changer en idée sensible, si Tame 
ravait éprouvé d'une manière toute passive , et si son ac* 
tivité ne se fût mise 'promptement en exercice; dé mémç 
le sentiment, qui naît de l'action des facultés, ne pourra 
jamais devenir l'idée de ces facultés, si l'activité de Tame 
ne se porte sur ce sentiment, pour l'observer, pour l'étu- 
dier; SI l'ame, après s'être laissé entraîner au dehors par 
Fattrait des causes de ses sensations, ne rentre en elle-même 
pour s'interroger sur ce qu'elle éprouve, sur ce qu'elle 
fait y sur toutes les manières dont elle est efiectée, sur tou- 
tes les manières dont elle agit. 

Nous ne sommes pas dans une' position aussi favorable , 
pour acquérir les idées des facultés de l'ame , que pour ac* 
quérir les idées sensibles. D'un côté , l'attention aidée par 
les organes agit saqs efibrt; de Tautre , il faut nous faire 
violence , lutter contre un penchant qui nous porté vers 
les objets extérieurs; et , sans secours, par Tordre seul de 
la volonté, appliquer Tattention au sentiment de l'atten- 
tion , et Tame à l'ame. 

Aussi, tous les hommes ont-ils les mêmes idées sensibles. 
Pour tous, le ciel est parsemée d'étoiles, la terre est cou- 
verte d'arbres, d'animaux , et d'une multitude innombrable 
d'objets ; tandis qu'un très-petit nombre de philosophe» 
ont cherché à connaître leur esprit , à se faire des idées de 
ses facultés , à se rendre compte de ses opérations. Et en* 
core, combien leurs recherches ne laissent-elles pas à dé- 
sirer. ' . 

Les idées des facultés de Came ont Uw origine dans U «m- 



( 255 ) 

timent de V action de oeé faeuïtés , etleurctLvae dans f attention 
qui s exerce indépendamment des organes. 

3^ Si lés idées sensibles qiie nous acquérons successive- 
ment^ et Une à une ^ par la direction successive de nos or- 
ganes sur les différentes qualités des corps, disparaissaient 
à l'instant même que cette direction cesse y. ou qu'elle 
change; si , pareillement, les idées que noUs nous faisons 
des facultés de l'ame s'aneantisisaient au moment qu'elles 
viennent de naître, il est évident que nous n'aurions jamais 
plusieurs idées à la fois; que nous serions toujours, et né- 
cessairement, réduits aune idée unique; que nous nous 
trouverions dans Timpuissance de connaître l'objet le moins 
composé. 

Les choses ne se passent, pas ainsi dans nôtre esprit. Ce 
qu'une fois il a acquis, il ne le perd pas aussitôt : ses ri- 
diesses ne se dissipent pas à mesure qu'elles se forment; et 
la jouissance, loin de les user, les rend plus propres a de 
nouvelles jouissances. 

. Il est Vrai que le plus grand nombre d'idées ne semblent 
naître que pour mourir. Le regard^ est quelquefois si su- 
perficiel , qu'à peine il effleure les objets. Souvent Tatten- 
tiôn glisse avec tant de rapidité sur les sentimens, qu'on 
dirait qu'elle n'est pas avertie de leur présence. Des im- 
pres$ion$ aussi faibles ne peuvent rien laisser après elles. 
Mais, si l'organe se tient loiig-temps fixé sur un seul point; 
si l'attention, par la vivacité^mémë de l'impression, ou par 
Tordre de la volonté, s'arrête sur un seul sentiment , alors^ 
ce qu'on a éprouvé ne s'évanouit pas ausisitôt. L'expérience 
nous apprend qu'il en reste des traces durable. Lès idé^ 
que donne une attention légère et distraité , sont comme 
des images réfléchies par le miroir qui disparaissent avec 
l'objet; celles, au contraire, que donne une forte, une 
longue attention , sont des caractères gravés sur Ls marbre^ 
dont l'empreinte résiste au temps. 



(266) 

Poidqae nous sommes cloués de mémoire ^ noos ne pou- 
vons pas être bornés à l'idée que l'attention fait sortir du 
sentiment actuel. Nous avons ^ tout a la fois^ et l'idée nou- 
velle qui survient y et un nombre d'idées proportionné à la 
capacité de la mémoire. 

Ce nombre paraît d'abord indéfini y quand on s'occupe 
d'un objet vaste devenu familier ; mais y si l'on veut ne te* 
nir compte que des idées bien distinctement perçues , on 
le trouvera prodigieusement restreint. Au reste ^ chacun 
peut consulter son expérience ; et je ne prétends pas déter- 
miner une quantité qui varie suivant la différence des es- 
prits. Ce qu'il y a d'incontestable, c'est qu'il n'est aucun 
homme dont l'intelligence n'embrasse simultanément plu- 
sieurs idées j plus ou moins distinctes, plus ou moins con- 
fuses. 

Or, lorsque nous avons plusieurs idées à la fois, il se 
produit en nous une manière de sentir particulière. Nous 
sentons , entre ces idées , des ressemblances , des différen- 
ces , des rapports. Nous appellerons cette manière de sentir, 
qui nous est commune à tous , sentiment de rapport j ou 
sentiment-rapport. 

Et Ton voit que ces sentimens-rapports , résultant du 
rapprochement des idées, doivent être infiniment plus 
nombreux que les sentimens-sensations , ou que les senti- 
mens qui naissent de l'action des facultés. La plus légère 
connaissance de la théorie des combinaisons suffit pour en 
convaincre. 

U régnera donc une extrême confusion parmi cette mul- 
titude de rapports dont nous avons le sentiment, sil'ame, 
pour les démêler , ne se conduit à peu près comme elle 
s'est conduite pour démêler ce qu'elle avait d'abord senti, 
c'est-^à-dire , si elle n'applique son activité à sa troisième 
manière dé sentir, comme elle l'a appliquée à la première 
et à la seconde : mais , au lieu que j pour dianger en idées 



(257) 

les sentimens-sensations , et les sentimens qui proviennent 
de Faction de ses facultés y il lui a suiE de la simple atten* 
tion^ elle aura, de plus y besoin d'une attention double^ 
ou de la comparaison , pour changer les sentimens de rap- 
port en idées de rapport. 

Les idées de rapport ont leur origine dans les sentimens de 
rapport. Elles ont leur cause dans l'attention et la compa-^ 
raison. 

^P II est une quatrième manière de sentir , qui paraît dif- 
férer des trois que nous venons de remarquer, plus encore 
que celles-ci ne diffèrent entre elles. 

Un homme d'honneur (je parle dans l'opinion ou dans 
les préjugés de l'Europe) un homme d'honneur se sent 
frappé. Jusque-là, c'est une sensation qu'il reçoit, et une 
idée sensible qui en résulte : mais , s'il vient à s'apercevoir 
qu'on a eu l'intention de l'insulter en le frappant, quel 
changement soudain ! le sang bouillonne dans les veines : 
la vie n'a plus de prixj il faut la sacrifier pour venger le 
pluis ignominieux des outrages. 

Lorsque nous apercevons, ou seulement lorsque nous 
supposons, une intention dans l'agent extérieur, aussitôt, 
au sentiment-sensation qu'il produit en nous, se joint un 
nouveau sentiment qui semble n'avoir rien de commun 
avec le sentiment-sensation. Aussi, prend-il un autre nom. 
On l'appelle sentiment-moral; et on l'appelle ainsi, parce 
que ce sentiment est produit en nous, par un agent moral ^ 
c'est-à-dit*e, par un être qui agit sur nous, ou sur nos sem- 
blables , qui nous fait du bien ou du mal, à nous, ou à nos 
semblables, avec intention et avec une volonté libre. Nous 
sommes fondés, en effet, à juger qu'il y a de la moralité 
dans un acte , lorsqu'il est fait avec une volonté libre. Car, 
où il y a liberté^ il y ^ imputabilité ; il y a mérite , ou démé-- 
rite. Il y a donc moralité. 

Dès ce moment, naissent au fond du cœur de l'homme, 

TOME m. 17 



(258) 

les sentimens du juste > de l'injuste^ de Thonnête, les sen*^ 
timens de générosité , de délicatesse ^ etc. 

Les hommes vivant en société^ et agissant continuelle- 
ment les uns sur les autres , il est peu de circonstances 
dans la yie où ils n'éprouvent quelque sentiment moral : et 
>1 n'est pas toujours facile de démêler ces sentimens^ de s'en 
faire des idéj^s. Si quelquefois ^ il suffît d^un seul acte d'at- 
tention^ plus souvent on a besoin de comparaisons , de 
raisonnemens ^ et même de raisonnemens très-multipliés, 
très-étendus, quoique très-rapides. En général^ il faut de 
longues observations^ une grande expérience; une grande 
finesse d'esprit ^^ pour connaître le cœur humain. Ce n'eàt 
pas trop du génie de La Bruyère ou de Molière pour en 
sonder les replis ^ pour en pénétrer les profondeurs. 

Les idées morales ont leur origine dans le sentiment-moral^ 
€t leur cause dans inaction de toutes les facultés de V entendement. 

L'ame a donc quatre manières de sentir : elle tient de la 
nature quatre espèces de sentimen3 difierens^ sentiment^ 
sensation y sentiment de V action de ses facultés^ sentiment-rap- 
port f sentiment-moral,; d'où son activité fait sortir quatre 
espèces d'idées j idées sensibles^ idées de ses facultés j idées de ' 
rapport^ idées morales. 

Toutes ces idées sont intellectuelles; c'est-à-dirci qu'elles 
concourent toutes à former notre intelligence. Cependant^ 
les philosophes semblent avoir réservé plus particulièrement 
le nom d'idées intellectuelles ^ aux idées des facultés de l'ame^ 
et aux idées de rapport. Rien ne noua empêche d'adopter 
ce langage; et nous dirons , eh gagnant en précision^ oa 
plutôt en concision^ que toutes nos idées , considérées sous 
le point de vue de leur formation ^ sont^ ou sensibles, ou 
intelleetueties j ou morales. 

Rapprochons^ en finissant^ des vérités qui sortent des 
observations les plus simples , et que la philosophie s'étonne 
peut-être d'entendre aujourd'hui ppur la première foik 



(259) 

lies idées semiUes ont leur arig^ dans le senlim^at-seQ* 
aatioa ^ et leur cause dans l'attention.. 

Lea i^^e^ ^e^ facuiiés de Vame ont leur origine dans le seo* 
timent de L'action de ces facultés ^ et leur ea%se atussi daqs 
rattentioa* 

Les idées de rapport ont leur origine dans le sentimenl de 
rapport^ et leur cause d^ns l'atteption et la comparaîseii'^ 

Les iéé^ morales ont leur origisu^ dans le sentiment-mo- 
ral^, et leur cause ^ ou dans Tattention, ou da«s U compiH- 
raison^ ou dans le raisonnement^ ou dans TactiaQ réunie 
de ces facultés. 

Il laut donc se rendre à cette conclusion ; qu t/ esoisbs 
fuatre oriffinesyt et trois causes dé nos idées: que toutes les 
idées ont leur origine dans ie sentiment ^ et leur came dans Tnc* 
tum des facultés de l'entendsment^ 

§3. 

Nous savons exi quoi consiste la nature de& idées. Nous 
sarons où elles sont engagées y et comment on peut tes dé* 
gager. Nous les trouverons facilement toutes les fois que 
nous TOuJdrons nous esk occuper^ si nous le& disposons arec 
ordre.. . 

Mais> pour oordonnler des idées ^ il faut, les arçir : et on 
ne les a qu'autant qu'on les a faites. Il s'agit donc de faire 
nos idées ^ de réaliser Vintelli^nce. Jusqu ici ^ vide et dé* 
serte^ elle existe à peine : elle ne sera^ que lorsque noua 
l'aurons peuplée d'idées , d'images ^ de souvenirs ; que lors- 
que nous l'aurons enrichie^ et comme remplie des trésors 
de la connaissance 6t de la vérité. Les sources et les causes 
de l'intelligence nous assurent qu'elle est pûssiUe. Les pro- 
duits de ces sources, les effets de ces causes, lui donnent 
Y existence, Elle fera la gloire de criui qui la cultive^ si, 
de bonne heure > il lui a confié les aeme»ces du beau et 



( 260 ) 

du bon 3 la honte de celui qui la néglige ou la déprave. 

La philosophie a été placée devant l'esprit humain pour 
le défendre du mensonge et des préjugés^ pour ne donner 
accès qu'aux idées vraies , aux notions éprouvées. A-t-elle 
toujours été fidèle à ses devoirs? n'a-t-elle jamais été com- 
plice de Terreur? Ne confondons pas la philosophie avec 
les philosophes : disons plutôt ^ comment il nous semble que 
ceux-ci devraient s'y prendre lorsqu'ils veulent faire ^ ou 
refaire^ ou vérifier les idées. Je- me bornerai à un petit 
nombre de ces idées ^ et aux indications les plus sommaires. 

Les corps : Came : Dieu. Comment Tame se formera-t-elle 
une image des corps? comment pourra-t'-elle se connaître 
elle-même? comment s'élèvera-t-elle jusqu'à l'être infini? 

Puisqu'il est démontré que toutes les idées ont leur ori- 
gine dans quelqu'une de nos manières de sentir^ . et leur 
cause dans l'action de quelque faculté de l'entendement ^ 
nous savons où se trouve la réponse à ces questions. 

Et d'abord ; des sensations naissent les idées sensibles ; 
idées ^ qui nous montrent les corps j en nous montrant leurs 
qualités. Je n'ignore pas qu'il y a ici des difficultés réelles y 
dont on a donné des solutions plus ingénieuses que com- 
plètement satisfaisantes. Je dirai bientôt comment on de- 
vrait s'y prendre pour lever ces. difficultés; mais^ pour le 
moment^ je veux faire une observation qui pourrait nous 
échapper. 

. Parce que l'idée des corps nous vient des sensations , on 
a cru que les sensations suffisaient pour nOus donner l'idée 
du spectacle de l'univers. L'univers est quelque chose de 
plus que l'assemblage ou la somme de tous les corps. U est 
un concert d'élémens ^ un accord admirable de fiins et de 
moyens ^ un immense système de proportions et de rap- 
ports de toute espèce. 

Bornés aux seuies sensations^ et privés des sentimens de 
rapport , nous serions dans une ignorance invincible des 



(261) 

merreilles de la nature. Noos ne connaîtrions ni Vhannor 
nie qu'on découvre dans l'organisation du plus petit in^ 
secte ^ ni l'harmonie qui éclate dans les sphères, célestes. 

La connaissance du monde physique repose donc sur 
deux bases ) les sensations et les sentimens de rapport : elle 
exige aussi Temploi de deux facultés de l'entendement », 
Yattention et la comparaison. Sans ces deux points d appui, 
et sans ces deux leviers^ l'ame ne pourrait s'élever ni aux 
idées de rapport ^ ni aux idées sensibles: elle ne connaîtrait 
ni Tordre qui règne entre les objets extérieurs ^ ni aucun 
objet extérieur : elle existerait solitaire ^ au milieu des 
mondes qui remplissent les espaces. 

Si^ pour connaître les corps ^ il est nécessaire de sentiry 
connaîtrons - nous l'ame sans avoir recours au. sentiment-?" 
Mais y quoi! ignorons - nous donc ce que c'est que l'ame? 
n'est-ce pas de Tame que nous parlons ; et aurions-nous 
tant de fois prononcé ce nom sans y. attacher quelque idée? 

Vous ne le pensez pas :ivous ne ^aurie^ le penser. Les 
mots dont nous nous sommes servis pour désigner les divers 
emplois de l'activité^ et les divers modes de la sensibilité*^ 
ne sont pas vides de sens. Nous n'avons pas imaginé que 
nous étions sensibles et actifs;, nous n'avons imaginé ni les 
facultés de famé y ni ses différentes manières de sentir. Ce sont 
des choses bien réelles;, et^ comme elles nous sont connues^ 
l'ame elle-même nous est connue y ou du moins elle ne nous 
est pas tout-à-faiit inconnue. 

Il est vrai que lame est une substance incorporelle y im- 
matérielle, inétendue, simple, spirituelle; mais la connais- 
sance de la spiriltLalité de l'ame est une suite de celle de son 
activité et de sa sensibilité. 

Une substance ne peut comparer qu'elle n'ait deux sen- 
timens distincts, ou deux idées à la fois. Si la substance 
est étendue et composée de parties , ne fdt-ce que de deux , 
où placerez- vous les deux idées ? seront-elles toutes deux 



(262) 

tlans chaque partie y ott Tune dans une partie et Fautre 
dans Tnutre? dioisissez : il n'y a pas de mifieu. Si les âçnx 
idées sont séparées ^ la comparaison est impossible. Si elles 
aont réumies dans diaque partie , il y a deux comparaisons 
k la fois ^ •€% par conséqtient deux substances qui compa* 
a*énl, deux amés^ deux maij mille, si tous supposez l'ame 
«composée de miHe parties {%), 

Vous ne pouvez échapper a la force de cette preuve : 
tous tie pouvez nier la simplicité, la spiritualfté de Tame, 
(qu'eii niant que vous ayez la faculté de comparer , ou qu en 
admettait en vous-même, pluralité d:e moij pluralité de 
personnes. 

Il faut donc pour se faire une idée de Tame, de 4!am 
epiritudkj ciiercher l'originfe de cMte idée dans le senti* 
ment de l'action de ses facultés , et la oause dans le raison- 
nement. 

Nous sentons l'action du principe pensant t nous prùu- 
vons sa simplicité , sa spiritualité. 

Il nous seï^a peut-être également fadle d^ndiquar la ma- 
nière dont nous nous élevons a l-idée de Dieu; mais n câ- 
bliez pas qu'il ne s'agit dans ces indications , ni de l'existence 
de DieUj^ ni de l'existence de l'ame, ni de Texistrence des 
corps j et si , dans le peu^que nous venons de dire sur l'ame, 
'On trouvait une preuve de son existence, comme dans le 
peu que nous allons dire sur Dieu, une preuve de Texis- 
tence de Dieu, nous devrions nous en féliciter, sarls^oute; 
mais ces preuves, destinées à nous mettre en possession 
des plus importantes de toutes les vérités, et qui, pour 
être dignement développées , veulent le génie abondant et 
sublime des Pascal et des Bossuet , ne sont ici qu'une chose 
accessoire. Il s'agit , en ce moment , de la formation des 
idées , non pas de leur formation complète , mais des élé- 
mens qu'il faut mettre en œuvre pour obtenir des idées 
sûres et inébranlables. 



( 263 ) 

Lldéo de Dieu sera a Téprettre de toutes les attaques ^ 
si elle s'appuie sur le sentiment 

Or^ là est son appui. Qui pourrart le nier ^ qui pourrait 
en douter? 

Du sentiment de safaiblesse et de sa dépendance;, l'homme^ 
J3ar un raisonnement naturel^ ne s*élèvera-t-il pas à tidée 
de ta souveraine indépendance et de la souveraine puissance ? 

Du sentiment que produisent en lui^ la régularité des lois 
de la nature et la marche calculée des astres^ à Vidée d'un 
ordonnateur suprême ? 

Du sentiment de ce qu'il fait lui-même^ quand il dispose 
ses actions pour les conduire yers un but ^ à Vidée d^une 
intelligence infinie ? 

Ces trois idées n6 sont qu'une seule idée. Mais^ comme 
cette idée unique part de trois sentimens divers^ on a pu^ 
en la considérant sous trois points de Yue, en faire le moyen 
de trois argûmens de Texistence de Dieu^ distincts et séparés. 

Le premier est pris dans la constitution même de noire 
nature; le second sort du spectacle de f univers; le troisième 
est Varffument des causes finales. 

Vous arriverez encore a Tidée de DieUj et tous tous 
assurerez de son existence^ par le sentiment du juste et de 
Tin juste ^ par la conscience du bien et du mal moral qui 
nous révèle un juge suprême. 

Ainsi, \sL sensibilité humaine^ tout entière, tend yers la 
divinité. 

Aidée par les facultés de Fentendement , et convertie en 
intelligence^ elle s'approche 4^ la Divinité ^ elle la voit, elle 
y touche presque. 

Terminons par une réflexion qui nous fera sentir com- 
bien nous avons reçu de moyens d'être heureux. 

Plaisirs des sens, plaisirs de l'esprit, plaisirs du cœur : 
voilk , si nous savions en user , les biens que la nature a 
répandus avec profusion sur le chemin de la vie. 



( 264 ) 

Et qu'on se garde de mettre en balance ceux qui vien- 
nent du corps y et ceux qui naissent du fond de Tame. 

Rapides et fugitif , les plaisirs des sens ne laissent après 
eux que du yide ; et tous les hommes s'en dégoûtent avec 

l'âge. 
Les plaisirs de l'esprit ont un attrait toujours nouveau : 

Tame est toujours jeune pour les goûter; et le temps, loin 
de les aflàiblir , leur donne chaque jour plus de vivacité. 
Fithagore ofire aux dieux une hécatombe, pour les remer- 
cier d'un théorème qui porte encore son nom. Keppler ne 
changerait pas ses régies contre la couronne des plus grands 
monarques. Est-il de jouissance au-dessus de telles jouis- 
sances? 

Oui , messieurs, il en est de plus grandes. Quels que 
soient les ravissemens que fait éprouver la découverte de 
la vérité, il se peut que Newton, rassasié d'années et de 
gloire, Newton , qui avait décomposé la lumière et trouvé 
la loi de la pesanteur, se soit dit, en jetant un regard en 
arrière > vanitas; tandis que, le souvenir d'une bonne ac- 
tion suffit pour embellir les derniers jours de la plus ex- 
trême vieillesse, et nous accompagne jusque dans la tombe. 

Combien s'abusent ceux qui placent la suprême félicité 
dans les sensations! ils peuvent connaître le plaisir : ils 
n'ont pas idée du bonheur. 



( 265 ) 



W<Mt0iM¥tMt^^0knn^V¥^/m^0^n^Mttit*M^*0y*Mk^^/¥tl¥¥^ttl¥¥y ^ ^^¥*^V¥¥ W t¥¥»n^M*n^0¥k^^t*^ 



HOTES. 



{dj pag. 222.) Si ^ pour chacune de nos sensations^ pour 
cbacune de nosâdées sensibles , pour chacune de nos Toli- 
tions en tant que celles*ci produisent les mouvemens du 
corps ^ il y a un mouvement dans le cerveau y comme cela 
paraît vraisemblable ^ sans être pourtant démontré en ri- 
gueur } s'il j a dans le cerveau autant de mouvemens divers 
et distincts^ qu'il y a d'actions ou de modifications de cette 
espèce dans Tame : oa pourrait demander si ce ne sont pas 
ces mouvemens du cerveau qui constituent eux-mêmes 
ces modifications de l'ame? D'où il résulterait que toutes 
nos volitions et toutes nos idées , de quelque nature qu'elles 
soient^ ne seraient que des mouvemens^ ou des modifica- 
tions du cerveau ; car il n'y a point entre elles des diflfé- 
rences assez considérables^ pour qu'on pût attribuer les 
unes au cerveau , et les autres a une substance tout-à-fait 
immatérielle ; d'autant plus qu'elles dérivent les unes des 
autres : et il s'ensuivrait encore que le cerveau lui-même 
constituerait la substance de l'ame. C'est la doctrine de 
M. Broussais : mais encore une fois^ ces mouvemens du 
cerveau ne sont pas rigoureusement démontrés^ et en tous 
cas^ la doctrine de M. Broussais parait inadmissible. 

(6j pag. 223.) Sous le nom de sensibilité^ on pourrait 
comprendre^ comme semble le faire ici M. Laromiguière ^ 
et comme je l'ai fait moi-même^ toutes les propriétés pas- 
sives de l'ame. Alors il faudrait concevoir trois espèces de 
sensibilités pour le moins : 1^ la sensibilité physique^ pro- 
priété en vertu de laquelle l'ame a des sensations, ou reçoit 



(266) 

les impressions des objets extérieurs : 2^ la sensibilité mo- 
rale^ par laquelle elle éprouve certains sentimens^ comme^ 
par exemple^ le sentiment agréable , ou de plaisir^ qu'on 
ressent à la vue ou au récit d^une action vertueuse ou 
héroïque; ou le sentiment d'indignation^ le sentiment pé- 
nible que fait naitre en nous une action souverainement 
injuste : 3^ enfin ^ la sensibilité intellectuelle, qui est la 
cause conditionnelle de toutes nos idées. Elle se soudivise, 
aussi bien que la sensibi^té physique et la sensibilité mo- 
rale, en plusieurs sens,. pju manières de sentir, ou pro- 
priétés; et ces propriétés intellectuelles, sont, par exemple, 
la conception, le jugement, la mémoire, l'imagination. 

M. Laromiguière, qui ue donne dans ce traité que le 
tableau des propriétés actives de l'ame, ou de ses facultés, 
ne présente donc l'ame que sous une de ses faces. 

(c, pag. 224. ) Ne serait-il pas plus simple de considérer 
Famé, ou le cerveau, comme une substance d'une nature 
particulière qui n'est ni purement matérielle ni purement 
spirituelle ; ou comme une substance mixte , résultant de 
Funion de l'esprit et de la matière? On ne conçoit guère 
cette union , il est vrai ; mais conçoit-on mieux Faction ré- 
ciproque de deux substances dont Fune serait purement 
matérielle et mobile, l'autre purement spirituelle et non 
susceptible de résistance et de mouvement? Il paraît d'ail- 
leurs ( c'est l'opinion de M. Laromiguière) que Famé, ou 
la partie spirituelle de Famé , ne peut sentir (et Fon pourrait 
en inférer qu'elle ne peut penser), que par son union avec 
le corps. Or, en admettant la nécessité de cette union dans 
les opérations de l'entendement ou dans l'exercice de la 
sensibilité, ne doit-on pas admettre aussi que Famé est 
répandue dans tout le cerveau, et que, par conséquent, le 
cerveau est une substance mixte, étendue, mobile, impé- 
nétrable et intelligente? 

C'est ainsi qu'en effet plusieurs philosophes tachent de 



( 267 ) 

f 

se reprisenfxT rùnicm du corps et de rame ^ sans songer 
qu'une substance spirituelle n'est point une chose ithaffi^ 
naUe, quoique parfaitement intelligible. De la vient qu'ils 
trouvent de la contradiction ^ soit dans l'union , soit dans 
l'action réciproque de ces deux 'Substances^ qui agiraient 
l'une sur l'autre au contact sans cependant pouvoir se tou* 
dier^ et dtmt le mélange, tel qu'ils se le représentent par 
l'ima^nation, formerait en eOèt une substance mixte divi- 
sible et indivisible. 

Mais il est une autre manière de concevoir cette influence 
et cette union. Peut-être n est-elle pas aussi simple, et, 
certainement , n'est pas non plus sans difficulté ; mais elle 
ne présente du moins rien de contradictoire. Pour me faire 
mieux comprendre, j'aurai recours à une comparaison. 
Par Hi, je le sais bien, je n'expliquerai point une chose qui 
de sa nature est inexplicable; mais je fixerai les idées du 
lecteur, ce que ne fait point M. Laromîguière. 

Figurons-nous d'abord une sphère matérielle en mou- 
vement ; le centre mathématique de ce corps n'étant rien 
de réel , il est évident qu'il ne sera par lui-même suscep- 
tible d'aucun mouvement réel , et cependant il parait clair 
qu'il changera de lieu comme la sphère, et se mouvra ou 
s'arrêtera avec elle : et il n'est pas moins évident qu'il sera 
dans un lieu déterminé, sans néanmoins avoir aucune éten- 
due, sans occuper le moindre espace. Maintenant, plaçons 
dans ce centre un être doué de sensibilité et dlntelligence : 
cet être, quel qu'il soit, se trouvera, de toute manière, 
dans un lieu déterminé, et se mouvra avec la sphère; mais 
il est certain , d'après l'observation qui précède , que de 
là, il ne résultera pas nécessairement que cet être est 
étendu , et qu'il a la propriété de se mouvoir ou d'être mu, 
à la manière d'un corps matériel ; et comme les opérations 
et les facultés intellectuelles ne sont pas non plus nécessai- 
rement liées dans notre esprit aux idées d étendue et de 



(268) 

mouvement^ encore moins a celle d^impénétrabilité ; nous 
poorrons admettre^ sans contradiction^ que cet être n'est 
en efiët ni étendu^ ni mobile^ ni^ à plus forte raison^ matériel 
et divisible. Enfin ^ de même qu'il existe une action attrac- 
tive réciproque^ à distance^ entre toutes les molécules de la 
matière^ soit en mouvement^ soit en repos (du moins est-ce 
là une opinion assez généralement reçue) ; il pourrait exis- 
ter aussi une action^ une influence réciproque quelconque 
entre rintelligence pure que nous considérons^ et toutes 
les molécules du corps qui l'enveloppe^ sans qu'il y eût en 
cela rien de contradictoire ou d'absurde. D'après quoi^ 
Ton concevra assez bien y que cet être intelligent n'aura 
pas besoin d'être matériel et divisible y ni même étendu et 
mobile, pour agir sur chacune des parties du corps qui lui 
appartient; pour y être, non par lui-même, mais par 
Texercice de sa puissance, répandu dans toute sa masse, 
et exister ainsi tout entier dans chacune de ses parties. 

((/^ pag. 224.) Les mots action et mouvement sont, Tun 
comme l'autre, empruntés de la matière, et peuvent éga- 
lement s'appliquer à l'ame par comparaison. Supposez une 
substance matérielle douée de deux propriétés , l'une ac- 
tive , l'autre passive; qu'en vertu de la première, désignée 
sous le nom d'activité^ elle ait la faculté d'agir ou de se 
mouvoir par elle-même; qu'en vertu de la seconde, à la- 
quelle nous donnerons le nom de mobilité , elle ait la pro- 
priété de se mouvoir par l'influence d'une cause extérieure, 
propriété dont jouissent en eflet tous les corps. Or Vactivité 
de lame, c'est la volonté libre; la mobilité de l'ame, c'est 
la sensibilité, physique, intellectuelle et morale. L'action 
de l'ame, qui résulte de son activité, c'est la volition, c'est 
un acte volontaire quelconque, tel que l'attention ou la 
réflexion ; et le mouvement de l'ame , qui résulte de sa 
mobilité, c'est la sensation, l'idée, le sentiment. 

Nous ferons observer, pour mieux faire sentir la difië- 



( 269 ) 

rence qui se trouve entre V activité et la mobilité de l'âme y 
qu'un sentiment yif ^ une idée inattendue^ un mouvement 
communiqué à Tame par une cause quelconque autre que 
sa propre volonté ^ est presque toujours suivi de quelque 
mouvement du corps > et qu'en général^ les âmes mobiles^ 
celles chez lesquelles les idées se forment et se reprodui- 
sent avec beaucoup de facilité ^ sans réflexion et comme 
malgré elles y sont ordinairement logées dans dès corps 
très-mobiles eux-mêmes. Tandis qu'au contraire y le repos 
du corps accompagne presque toujours V action de l'ame^ 
à moins que cette action n'ait elle-même pour but de mou- 
voir le corps; et en général^ les âmes peu mobiles^ mais 
actives^ c'est-à-dire^ portées naturellement à la réflexion^ 
à la méditation^ appartiennent a des corps plus ou moins 
paresseux. 

S'il parait y avoir des exceptions à cette règle y c'est 
qu'il y a des âmes tout à la fois très-mobiles et très-actives^ 
d'autres presqu'entièrement dépourvues et de mobilité et 
d'activité^ et que la plupart jouissent de ces deux qualités 
en diverses proportions. 

(e^ pag. 224.) On pourrait soutenir peut-être^ que ce 
n'est jamais qu'à la suite d'une action du cerveau^ ou àe 
tout autre organe^ soit intérieur^ soit extérieur^ que l'ame 
agit ou réagit y soit sur le cerveau y soit sur les autres or- 
ganes : qu'ainsi l'action de Famé n'est qu'un mouvement 
communiqué , et que y quand l'action ou le mouvement se 
dirige du dedans au dehors y ce mouvement vient de plus 
loin. D'où il résulterait que Vàctivité ne serait au fond que 
la moiniitéy que la sensibilité même. 

Loin d'adopter avec confiance cette manière de voir^ je 
veux tâcher d'établir, au contraire, une opinion diamétra- 
lement opposée , savoir, que l'ame ne peut sentir qu'autant 
qu'elle agit , et que l'action , ou l'acte de la volonté précède 
tout sentiment et toute idée. 



<270) 

Noas ignorons absolumait qtielle esfièce de modification 
l'activité de l'ame peut faire sabir aux organe9 des sens et 
aux iier&9 pour les rendre propres à recevoir^ et à trans- 
mettre jusqu'au cerveau^ les impressions des objets exté- 
rieurs. Mais il me parait indubitable ^ (|ue cette activité est 
continuellement en jeu, tant que nous sommes éveillés ; 
sans cela^ me semble^^t-il, nos sens seraient comme paraly* 
ses; nous ne pourrions ni rien entendre , ni rien voir^ 
méoie confusément. 

Lorsque nous voulons bien voir un objet ^ nous diri- 
geons nos yeux vers lui} nous le considérons, nous te re« 
gardons aUentivement ^ et Tactivité de Tame se porte ^ sinon 
exclusivement, du moins plus spécialement, sur lé se^$ et 
l'organe de la vue, que sur les autres organes, qui, par la^ 
deviennent mpins capables de sentir. (Je n'emploie ici ce 
mot que par extension.) Mais dans les circonstances ordi- 
naires y et même lorsque nous portons ailleurs notre atten* 
tion ; en jetant les yeux alternativement sur tous les objets 
qui se présentent devant nous , et sans en regarder aucun 
avec attention , nous ne laissons pourtant pas que de les 
regarder tous , très -faiblement à la vérité, soit succe^sive- 
mient , soit simultanément ; et Tame , dans cette circon- 
stance, accordé encore à la vue une portion Je son activité; 
à moins cependant , ce qui n'a peut-être jamais lieu à U 
rigueur, que cette activité né se concentre sur un autre 
]>oint et ne s'y porte tout entière. Alors , il est très-vrai- 
semblable que nous ne voyons pas , tout en ayant les yeux 
ouverts, et que les impressions qu'ils reçoivent restent sans 
effet, et ne parviennent pas jusqu'au cerveau. 

Voulez-vous une image sensible de cette action réci- 
proque de l'ame et des organes des sens? imaginez une 
qorde d'instrument attachée par une de ses extrémités à un 
point fixé , et supposez que, tirant cette corde avec la main 
par son extrémité libre, on la fasse vibrer au moyen d'un 



< 271 ) 

arcbet«. A rinstant cette main éprouvera une sensation^ qui 
sera d'autant plus vive, le frottement de Tardiet restant 
le même y que la cprde sera phis tendue^ c'est-à-dire ^ que 
la main elle-même agira plus fortement sur elle. Mais^ 
qu'elle cesse d'agir pour tendre la corde ^ le frottement de 
l'archet ne produira plus de vibration apréciable^ et con- 
aéquemment plus de sensation. La sensation est donc ici 
subordonnée à raçtion. 

Toutefois il faut obserrer, premièremeqt , que quand 
raction.d'un objet extérieur sur nos sens est très-intense^ 
par exemple^ quand un son aigu nous touche l'oreille , 
qu'une lumière éclatante frappe nos yeux , notre an^e pa- 
rait affectée contre son gré 3 en sorte que si , dans ce cas , 
l'on suppose qu'elle n'éprouve une sensation que parce 
qu'elle agissait d'une manière quelconque , soit sur elle- 
même^ soit sur le cerveau, soit sur les ok*ganes des sens, 
il parait certain du moins qu'elle agissait à son insu et né- 
cessah'ement. En second lieu ^ bien qu'il soit très-vrai que 
l'ame ne peut être afTectéç d'une manière sensible par une 
impression faible que sous la condition d'y porter son at- 
tention, d y concentrer sa sensibilité^ et par conséquent 
d'exercer une action quelconque 1 soit sur elle-même^ soit 
sur le cerveau j on ne voit pas comment elle pourra donner 
une attention particulière ouexclusiTea Timpression reçu^, 
si cette impression n'est pas d'abord sentie, si elle ne com- 
mence pas par l'affecter d'une manière quelconque? En 
efiet, pourquoi l'ame agirait-elle , si elle n'y était pas dé^^* 
teitninée^ soit par cette impression , soit par quelques idées 
prëékistantes que cette impression réveille? Or, si l'at- 
tention, ou plus généralement 9 si l'action de l'ame est 
déterminée par quelque choses si elle a une cause, elle est 
nécessaire ; elle n'est pas libre ; elle n'est pas une action 
proprement dite, existant par elle-même j elle n'est qu'une 
action transmise. 



( 272 ) 

Il n'est donc pas aussi facile qu'on le croirait au premier 
coup d'œil ^ de décider si l'ame est réellement active , ou 
si elle n'est que mobile; si^ lorsqu'une action est du dedans 
au dehors , elle en est le point de départ ^ ou si elle ne fait 
que la transmettre; en un mot^ si elle agit^ ou si elle ne fait 
que réagir. 

(/^ P^S* 225. ) Le sentiment est un phénomène qui se passe 
actuellement dans l'ame ; c'est un effet : comme teljl doit 
ayoir une cau^e ; mais il ne peut avoir di origine. En cela le 
sentiment ne diffère point de tout autre eflet. Il en est de 
même de la sensation et die l'idée. 

{9> P^S- 225.) Il y a lieu de croire que M. Laromiguière 
emploie indifféremment ici^ comme il le fait ailleurs^ les 
mots sentiment et sensibilité ; et qu'il a voulu dire que la 
sensibilité ne dérive d'aucune autre propriété connue. Mais 
comment M. Laromiguière ^ qui un peu plus loin fait une 
distinction si juste entre la cause et l'^rt^m^^ confond-il^ 
au moins dans les termes ^ le phénomène^ qui dépend tou- 
jours d'une cause ^ avec la propriété^ qui seule peut avoir 
tme origine? 

( A^ pag. 226.) Il n'est sans doute pas permis de dire que 
les matériaux des idées sont les causes des idées. Mais^ d'a- 
bord, les idées , qui ne sont que des phénomènes, ont-elles 
des matériaux ; et puis les sentimens , comme le prétend 
M. Laromiguière, sont-ils ces matériaux? a-t-il prouvé, 
ou prouvera-t-il ultérieurement une pareille assertion? 
fera-t41 voir que d'un même sentiment on peut tirer des 
idées toutes différentes, comme d'un même bloc de marbre 
on peut faire naître une Vénus ou un reptile? Parviendra- 
t-il à démontrer du moins qu'une idée n'est qu'une modi- 
fication du sentiment, ou de la sensation qui l'a précédée, 
et nous dira-t-il en quoi consiste cette modification? C'est 
ce que nous verrons un peu plus tard. £n attendant, je 
ferai observer que les idées sont des effets , aussi bien que 



( 273 ) 

les sentimens ; d'après quoi je m'écrierai à mon tour : des 
efiets matériaux d'autres effets! les vibrations d'un corps 
sonore matériaux du son! Je ne comprends pas cela. 

(t^ pag. 227.) On ne trouvera pas plus la cause de là sen- 
sibilité^ que V origine ou le principe du sentiment. 

(A-^ pag. 228. ) Prtnctjp^ et cau^e sont, dites-vous, deux 
idées relatives; principe, à conséquence, et cause, à effet. 
Si donc vous ne voyez qu'une cause dans la raison de l'u- 
nivers, soyez conséquent, et dites que l'univers n'est qu'un 
phénomène. 

L'univers est certainement quelque chose de plus : car, 
point de phénomène, point d'efïèt, sans propriété; et point 
de ' propriété , sans substancfe. Il y a donc trois choses à 
considérer dans l'univers : des substances, des propriétés 
et des effets. 

Les substances n'ont point d'origine, point de principe; 
elles ne sont point des émanations ou des transforma- 
tions d'un être préexistant, c'est-à-dire de Dieu; elles ne 
peuvent qu'avoir été créées ou exister de toute éternité, 
et dans ce dernier cas, elles n'auraient ni cause, ni ori^^- 
gine, et trouveraient en elles-mêmes la raison de leur 
existence. 

Les propriétés, à l'exception de celles qui constituent 
elles-mêmes les substances , et qu'on nomme propriétés es- 
sentielles , dérivent de celles-ci et les unes des autres : elles 
ont ainsi un principe, une origine. Elles sont les condi- 
tions indispensables des transformations que les substances 
peuvent subir. 

Enfin, ce qu'on appelle phénomènes , ne sont autre chose 
que ces modifications elles-mêmes ; et on les nomme efïèts, 
en tant qu'on les considère comme ayant une cause pro- 
ductrice ou efficiente. 

Aussi peut-on distinguer ti'ois espèces de causes au lieu 
d'une, sans parler des causes finales, savoir : cause créa- 
TOME iix. 18 



(274) 

^ce^ causes conditionnelles > et causes eflScientes ^ ou pro- 
ductrices. 

Or y bien qu'il n'y ait pas moins que l'infini entre une 
cause créatrice et une cause efficiente^ ou , si 1 on veut ^ 
entre la création , la réalisation d'une substance qui n'exis- 
tait pas y et la production d'un effet, c'est-à-dire, d^un 
simple changement dans une matière préexistante : c'est , 
(d'une part p en confondant les idées de ces choses , et d'une 
9utre^ en considérant l'univers^ quant au £6od de sa sub- 
stance^ comme un efiet^ comme un simple phénomène ^ 
qui suppose nécessairement une cause productrice ou effi- 
ciente^ que l'on croit démontrer que l'univers a été créé. 

Quoi qu'il en soit.^ ou le monde a toujours existé^ et 
toujours existé tel qu'il est (sauf les* modifications insen- 
sibles qu'il éprouve à chaque instant , et dont nons faisons 
abstraction) ^ auquel cas , il n'aurait ni principe^ s^i cause^ 
dans quelque sens qu'on prenne ce mat. 

Ou, existimt de toute éternité, il se trouvait pi^imitive* 
ment à l'état de chaos ou de matière informe ; et alors on 
peut dire, qu'il aurait son prini^ipe dans cette^nm^ière pre- 
mière.; et que le changement auquel il devrait son état ac- 
tuel aurait eu deux, et même trois causes, savoir^ une 
cause •conditionnelle, dans, les propriétés .de cette matière 
première, propriétés en Vertu desquelles elle se serait prê- 
tée à ce changement; une cause efficiente ou productrice, 
dans une action quelconque de Dieu sur cette matière in- 
forme ; et enfin une cause finale , dans la fin ou le but que 
Dieu se serait proposé en débrouillant le chaps , en arraur 
géant la matière : et c'est dans cette dernière cause qu'il 
faudrait placer la raison de l'iinivers. 

Ou bien enfin , le monde^ quant au fond même de m 
substance , a été créé , ou , comme on dit , tiré du néant , 
ce^^ui n'est ni démontré, zii vraisemblable^ et dans ce cas, 
il n'aurait ni principe ^ ni cause efficiente j ni cause condi- 



(275) 

tiomelle , qui seules se rapportent y on sont relatives à 
phénomènes/ ou effets; il n'aurait qu\ine cause erëafnce, 
et une cause finale^ qui serait encore id ta raison de son 
existence. Mais ce ne sont .pas là des causes proprement 
dites et dans le sens que M. Laromiguière lui-même atta- 
che à ce mot : par conséquent^ si l'univers avait été créé^' 
comme il le suppose^ il n'aurait ^ à proprement parler ^ ni 
principe ni cause. 

((j pag. 229.) Sous le nom d'entendement^ Descartes 
comprend toutes les propriétés intellectuelles^ mais passi- 
ves de l'amCj telles que la conception^ le jugement^ la 
mémoire; et c'est ce que nous avons nommé sensibilité 
intellectuelte. Il donne le nom commun de volonté aux 
propriétés actives, ou facultés de l'esprit, qui en eflet ne^ 
sont toutes que différentes manières de vouloir, ou d'agir. 
Il a donc raison de distinguer, comme il le fait^ l'entende-: 
ment de la volonté. 

M. Laromiguière, comme on le verra dans un instant, 
fait la même distinction : et cependant on voit ici, que 
l'entendement, selon liii, comprend toutes nos facultés, 
en propriétés intellectuelles maïs actives, facultés que 
supposent les opérations , les actes Kbres ou volontaires de 
l'esprit. Aussi cette distinction entre ce qu'il appelle enten- 
dement ^ et ce qu'il lui platt de nommer exclusivement w-' 
lontéj parait* elle chimérique : du moins n'est -elle pas- 
essentielle, comme iji semble le reconnaître lui-même, 

(m y pag. 230.) Toutes choses égales d'ailleurs, la sen-< 
sation , si j^e pois m'exprimer ainsi , est proportionnée dan t 
sa force, h la volonté,' à l'action, au travail de l'esprit. 
Mais deux individus ent, par supposition , reçu un nombre 
égal de sensations, et la faculté de penser ou d'agir est la 
même dans l'un et dans l'autre ; cependant , l'un est un 
sot, on passe pour tel, quoique ses fecuhés soient toujours 
e» exercice; et l'autre est un homme de beaucoup d'es- 



( 276 ) 

prit y chez qui les idées Tiennent en foule ^ quoiqu'il ne 
faisse presque aucun eSbrt pour cela. A quoi tient cette dif- 
i^rence? IS 'est-ce pas à la sensibilité intellectuelle^ ou plus 
généralement à la mobilité de 1-ame? On aurait tort sans 
doute de prétendre , que les hommes ne diffèrent entre 
eux que par la sensibilité^ surtout par la sensibilité physi- 
que : mais different^ils uniquement par l'activité ^ par le 
degré d'attention dont ils sont capables ? Me trotnpei'ais^je 
en avançant que lame des crétins manque, non seuleoient 
d'activité y mais encore de mobilité , et principalen&ent de 
sensibilité intellectuelle , tandis que Fesprit dç certains 
hommes atteints de folie ont trop de mobilité y sans avoir 
plus d'activité ? serais -je enfin bien éloigné de la vérité , si 
je disais, que le succès dans les sciences tient .^rtout à 
l'activité ^e ïamey tandis, que de sa mobilité dépend plus 
particulièrement le succès dans les besiux-arts ? 

(n^ pag. 233.) Elle n'en a même qu'une., c'est V activité, 
c'est l'attention, ou pour mieux. dire, rii0e9i^^i;t7é. L'atten- 
tion, la comparaison , le raisonneipent , sont , ai Ton Veut^ 
trois manières d'agir, ou de mettre l'activité en jeu : mais 
ces trois manières d'agir, ces trois opérations de l'esprit, 
ne. différent pas assez entre elles;, pom*:constitu0r oia pour 
supposer trois facultés dis^nctes. S'il est vrai^ comime lé 
dit M. Laromiguière, que la comparaison ne soit qu'une 
att^ention double , une attention portée sur deux idées a la 
fois , et le raisonnement une attention portée sur deux pro- 
positions qui en renferment ifqplicitement une troisième 
qu'on nomme conséquence ; quelle difierence y a-t-ilen 
eâfet entre l'attention propremient dite , et la comparaison 
ou le raisonnement? Aurai|-on bonne grâce de soutenir 
que nous avons deux Êicultés distinctes , l'uiie de regarder 
un objet 9 l'autre d'en regarder deux? Pour comparer et 
raisonner, il ne suffit pas, du reste, d'être attentif} il faut 
saisir les rapports qui existent entre le$ idées qui fixent 



( 277 ) 

notre attention ; il faut tirer les conséquences que renfer- 
ment les propositions que Ton considère ^ il faut apercevoir 
ces conséquences comme ces rapports ^ il faut juger. Mais 
le jugement en lui-^méme est une propriété toute passive, 
et si Ton ne considère que ce qu'il y a d'actif soit dans la 
comparaison et le raisonnement, soit dans l'action de réflé- 
chir, dans celle d'imaginer, dans celle de rappeler des idée^ 
acquises, soit enfin dans toute autre opération de Tesprit, 
ou manière de penser, s'il j en a d'autres; on verra que 
cela se réduit toujours!, en dernière analyse, à l'attention. 

(Oj pag. 233.) La mémoire n'est, je crois, rien de tout 
cela. Parmi tant de définitions diverses , s'il y en avait une 
bonne, elle frapperait sans doute par sa clarté, et tout le 
monde s'entendrait pour l'adopter, en rejetant toutes les 
autres. 

La mémoire n'est , selon moi , qu'une modification de la 
sensibilité intellectuelle , ou de l'entendement , en prenant 
ce mot dans le sens passif que lui donne Descartes : c'est 
une propriété de l'ame en vertu de laquelle les idées acquises 
peuvent se reproduire. 

Ainsi la mémoire n'est point une disposition au rappel 
des sensations. 

Elle est peut «être quelque chose de plus qu'une simple 
disposition au rappel des idées. Toutefois cette définition 
est la meilleure de toutes. 

La mémoire est un produit de l'attention , ou plus gé- 
néralement de l'action de l'ame , mais en ce sens , qu'elle 
n'est que la sensibilité intellectuelle modifiée et mise eh jeUj 
ou ecccttéé par cette action . 

Elle n'est point un effet : par conséquent , elle ne peut 
être une sensation continuée mais affaiblie, une sensation re- 
nouvelée, un phénomène. 

Elle n'est effectivement ni cause ni faculté; mais elle n'a 
pas non plus decau^^; elle n'a qu'un principe, une origine y 



< S78 ) 

qui est U sensiliillté même^ dont elle estuneanodificatioo. 

£11^ n'est point ce ijui reste </'un^ sensation } d'autant 
que d'une sensation^ il ne reste rien. 

Elle n'est point ce qui reste après une sensation j car^ 
après une sensation^ il ne pourrait tout aa plus raster 
qu'une idée^ et la mémoire n'est point uoe idée. £Ue n'est 
pas surtout^ et uniquement une idée scfnsifale ^ c'est-à-dire 
l'idée d'une sensation. Elle n'est pas non plus un souvenir^ 
qui n'est qu'une idéerenouTelée^ et qui lui-même suppose 
la mémoire^ mais ne la constitue pas; et il n'est pas plus 
permis de confondre la méniovn avec le souvenir^ que la 
^sensibilité arec la sensation. 

{p, pag. 233;) Le jugement^ qui est la propriété passive 
de l'ame par laquelle nous apercevons les rapports qui se 
trouvent entre les idées ^ entre les choses, se prend aussi ^ 
tantôt pour la perception d'un rapport^ tan tôt pour le rap- 
port perçu ^ ou pour la proposition qui exprime ce rap- 
port , et quelqueJÊbis pour la comparaison^ qui semble être> 
du moins dans beaucoup de cas, uijie condition de cette 
perception de rapport. C'est dans ce sens qu'on dit : Jugez^ 
pour dire : comparez : comme on dit aussi : vojfezj pour 
regardez. 

(?> P^' 2^)* Lorsqu'un objet s'offre à nos yeux, son 
image ^e peint sur la réi^ine^ et va produire ensuite une 
sensation dans Tame, puis ce que nous appelons une idée^ 
Ovy quoique celle-ci ne soit réellement pas une image, 
comme semble l'indiquer la synonymie de ces deux termes , 
on a nommé ainsi, par extension , non seulement les idées 
sensibles qui ont* leur première cause dans l'organe et le 
sens de la vue^ c'est^à-dire dans les impressions faites sur 
cet organe 3 mais encore toutes autres idées , soit sensibles, 
soit purement intellectuelles. Il serait donc naturel de faire 
3ignifier au mot imaginatianj qui dérive de celui dUmagej 
ou de son synonyme idéej la propriété en vertu de laquelle 



( 279) 

Came aequi&rt des idées; quelles que soient d^aiHears la na- 
ture des idées et la manière dont elles se forment 3 sauf à 
distinguer plusieurs espèces d'imaginations. 

Quoi qu'il en soit, Timagination , dans quelque sens 
qu'on prenne ce- mot, est une propriété toute passive ^ 
très -différente de la réflexion , qui seule est une faculté, et 
qui a^est que l'attention en tant qu'elle se réfléchit d'une 
idée sur une autre. Il est certain, à moins qu'on' ne sou- 
tienne que lliomrmé peut réfléchir sans le vouloir, même 
contre sa volonté, et a son insu , que la réflexion , si on la 
suppose libre, ou du moins volontaire, et Fimagmation ^ 
qui évidemment est indépendante de notre volonté, et 
nous domine comme nos passions, sont deux propriétés 
non seulement distinctes , mais opposées entre elles ; tant 
parée que l'une est active et l'autre passive, que parce que 
la quantité ou l'intensité de l'une est ordinairement en rai- 
son inverse de celle de l'autre; de manière qu'elles ne sont 
presque jamais réunies en quantité égale dans un même 
individu qu'à un médiocre degré : et en efiét, il n'y a que 
des hommes de génie, et encore d'un certain génie, chefs- 
d'œuvre et dernier effort de la création a notre égard , qui 
unissent à une brillante et forte imagination, une réflexion 
profonde, ou pour mieux dire ^ une réflexihilité capable de 
dominer, ou de contre-balancer cette puissance, qui sub- 
juguerait tous les autres hommes s'ils la possédaient au 
même degré. 

(r, pag. 237). Il me parait résulter de ce passage, qui 
est, pour moi, un peu obscur, que le désir est, selon 
M. Laromiguière , une action de l'ame nécessairement dé- 
terminée par des causes extérieures, ou la faculté en verta 
de laquelle elle exerce cette action. 

J'ai quelque peine à considérer le désir comme une ac- 
tion , comme une opération de Tame, ou, pour parler lé 
langage de l'auteur, comme une faculté. D'ailleurs, com- 



(280 ) 

ment la direeti&n des facultés de l'ame rers un objet, peut- 
elle constituer une /âcu/té? . 

J'ai toujours pensé que Je désir pouvait bien influencer 
ou déterminer la volonté j mais je ne croyais pas que celle- 
ci ji'était que le désir dans son principe, et que le désir 
^iait une faculté de Tesprit. 

. Voici peut-être comme je Taurais défini y avant de lire 
Touvrage de M. Laromiguière. 

. Le désir est un mouvement de l'ame, un sentiment excité 
par Tattention que nous portons sur un objet ou sur l'idée 
d'un objet propre a satisfaire un besoin, à flatter quelqu'un 
de nos goûts }. et ce sentiment n'est, peut-être^ que le be- 
soin lui-même, mieux senti, mieux déterminé par la |k^- 
sence de l'objet qui peut le satisfaire, par l'attention que 
nous y portons, et la comparaison que nous faisons, comme 
à notre insu , de sa privation , avec le souvenir ou l'idée 
de sa jouissance, qui en rend la privation plus douloureuse , 
et le besoin ou le désir plus vif. 

. Envisageant les choses sous un autre point de vue , j'au* 
rais bien pu dire aussi que le désir n'est dans son principe 
que V attention même ^ en tant que nous la portons involon- 
tairement sur un besoin, sur l'objet qui peut le satisfaire, 
sur la privation de cet objet, etc.; mais la circonstance 
dans laquelle on considère ici l'attention ne modifiant pas 
pour cela cette action ou cette faculté de l'ame, je n'en 
aurais pas fait une faculté à part; d'autant plus qu'elle 
parait ici nécessairement excitée et non libre ; mais surtout, 
je n'y animais pas compris le raisonnement, qui cherclie tous 
les moyens de nous assurer l'objet que nous désirons ; 
parce que ces tentatives de l'esprit, outre qu'elles ne sont 
pas le raisonnement, me semblent indépendantes du désir 
même. Cherche-t^on toujours d'ailleurs les moyens d'ob- 
tenir ce que l'on désire? N'arrive-t-il pas quelquefois, au 
contraire, que l'on combat ce sentimient, et que l'on dé- 



(281) 

I 

toarne yolontairement don attention de l'objet qui Tayait 
d'abord excité? 

De toute manière, l'attention, mais une attention forcée, 
plus passive que libre, se trouve toujours mêlée au dégir, 
si elle n'en fait pas partie intégrante, si elle ne le constitue 
pas. De là vient que le désir parait être comme un terme 
moyen entre le sentiment et la volition 3 qu'il semble tenir 
de l'un et de l'autre, ou pouvoir conduire de l'un à Tautre. 
Mais de là il résulterait, peut-être, que l'ame, bien qu'elle 
soit ou se croie, tantôt active, tantôt passive, n'est jamais 
que sentante; et que V activité iie diffère de la sensibilité j que 
par la circonstance dans laquelle cette dernière s'exerce. 
Telle n'est sans doute pas l'opinion de M. .Laix>miguière; 
mais on pourrait demander si l'ensemble de son système 
n y conduit pas. 

(sj pag. 238.) Choisir j c'est se déterminer en faveur 
d'une chose qu'on désire plus vivement, ou qui plaît seu- 
lement plus qu'une autre, avec laquelle on l'a comparée. 
Lorsque Tamése détermine, elle peut bien continuer 
d'être attentive , et de vouloir, de désirer ce qu'elle dési- 
rait, ce qu'elle voulait avant ou pendant la comparaison : 
mais elle cesse de comparer, et c'est en cela, je pense, que 
consiste la détermination. Se déterminer, c'est donc cesser 
d'agir, du moins d'une certaine façon. Comment donc la 
détermination considérée dans cette circonstance peut-elle 
être une action , et surtout une faculté , une puissance de 
l'ame ? 

La préférence résulte de la comparaison que nous avons 
faite entre deux choses que nous désirons ou qui nous af- 
fectent agréablement. Comment le résultat d'une compa- 
raison peut-il constituer une faculté particulière? je ne puis 
voir dans la préférence , qu'un jugement résultant d'une 
comparaison entre deux ou plusieurs objets propres à sa- 
tisfaire nos besoins, nos goûts, nos fantaisies. Préférer une 



( 282 ) 

chose à ndé autre , c*est juger qu'elle est meilleure^ plus 
agréable ; qu'elle nous sera plus agréable > plus avanta- 
geuse : c'est percevoir un rapport y c'est sentir une diflërence 
dans la manière dont, ces choses nous affectent. 

J'ai hasardé quelques idées sur le d4sir et la préférence. 
Je termine en confessant mon ignorance et mon embarras. 
Je suiS) à la vérité y et je le dis aveu franchisé^ peu satisfait 
de ce qu^a dit M. Laromiguièresur ces deux facultés ; mais 
je n'attache aucun prix à ce que j'en ai dit moi-même^ et 
mon opinion a cet égard est loin d'être fixée. 

(^> P^g* 240;') La délibération est une suite de compas- 
raisons et de raisonnemens^ . dont l'objet est de prendre 
une détermination sur des choses qui intéressent notre 
bonheur^ présent ou futur. C'est un conseil dont les mem- 
bres sont les idées et les sentimens j et ^ lorsque le repentir 
y assiste ^ sa voix est toujours comptée pour beaucoup. 

Nous ne songeons pas toujours à assembler ce conseil^ 
que le repentir convoque quand il est présent : quelque- 
fois aussi y nous le tenons comme à notre insu , et même 
malgré nous. Nous ne pouvons d'ailleurs y appeler que les 
idées acquises par l'éducation que nous avons reçue des 
hommes et des circonstances^ et il s'en faut même beau- 
coup , que toutes les idées acquises qui peuvent se rappor- 
ter à l'objet de la délibération^ se rendent à cet appel : la 
mémoire, en pareil cas nous joue quelquefois de bien vi- 
lains tours. Enfin , ce conseil formé f il ne suffit pas seule- 
ment de comparer, de raisonner j il faut bien voir, il faut 
raisonner justq, et, sur cent personnes, il n'y en, aura 
peut-être pas deux qui verront une même chose de la 
même manière, bu qui seront capables de raisonner tou- 
jours juste. D après cela, il ne faudra pas s'étonner, si une 
détermination fondée sur tant de choses qui ne dépendent 
pas de nous, et qui varient d'ailleurs du soir au matin, 



( 283 ) 

est blâmée des autres hommes y et si elle nous prépare 2i 
nous-mêmes un nouTeau repentir. 

(u, pag. 241.) Le fouvoir de, ne pas vouloir l Quel sens 
M. Laromiguière attache-t-il a ces mots? A-t*il voulu dire 
que ne pas vouloir faire une chose , c'est vouloir ne pas la 
faire , c'est vouloir s'en abstenir ? Mais alors ne sufiisait-^il 
pas de dire , que la liberté est le pouvoir de vouloir après 
délibération ? Et ne serait-il pas plus exact et plus yrai de 
dire , que la liberté , qui ne serait ainsi qu'une faculté re-^ 
lative, consiste dans le pouvoir pluis bu moins étendu que 
nous avons incontestablement de peser ^ avant d'agir, les 
motifs de nos actions , et de suspendre nos déterminations 
jusqu'après cet examen, jusqu'après délibération. 

(^Vj pag. 241.) Quand aucune cause étrangère ne nous 
eontràini, ni ne nous em/i^^ d'exécuter un projet, de faire 
ce que noiis avions le dessein de faire , nous disons que 
nous sommes libres. C'est en cela que consiste effectivement 
la liberté physique, qui n'est qu'un état relatif aux circon* 
stances qui nous environnent et dépendant de ces circon- 
stances; et non une propriété^ une disposition naturelle, 
en vertu de laquelle nous puissions agir de telle ou telle 
manière* Mais ce n'est point cette liberté dont iLs'agit ; il 
n'est ici questionTque de celle de l'ame, ou du libre arbitre. 

Souvent l'ame n'agit que pour j avoir été sollicitée par 
une cause extérieure , qui a commencé par agir sur elle. 
Mais comme elle jouit d'une activité propre (du moins par 
hypothèse) , qu'elle a le pouvoir, la faculté d'agir par elle- 
même; elle peut , non seulement résister à l'impulsion que 
cette cause tendait à lui imprimer, mais même agir en sens 
contraire : ce qui suppose qu'elle renferme en soi des for- 
ces capables de vaincre toutes celles qu'on pourrait lui 
opposer. C'est en cela que consisterait aussi la liberté, si on 
la considérait comme une faculté absolue. L'activité et la 
liberté, en. ce sens, ne sont donc qu'une seule et même 



( 284 ) 

diose ; elles ne se éonçoivent pas Tune sans Tautre ; et la 
question du libre-arbitre se réduit à ' savoir si ^ efiectire- 
ment, Famé pèut agir par elle-même , en yertu de forces 
qui lui appartiennent en propre, qui lui sont innées , sans 
y être sollicitée par quelque cause , du moins dans le cas 
où les forces qu'elle aurait a vaincre seraient contrebalan- 
cées par d'autres forces extérieures agissant en sens con- 
traire, c'est -à --dire dans le cas où elle se tt'ouverait en 
équilibre entre des forces égales qui se détruiraient réci- 
proquement. Voilà, si je ne me trompe, la question que 
certains philosophes ont agitée et examinée : et comme 
plusieurs d'entre eux ont été amenés, par le raisonnement 
et l'observation, à conclure, qujs Tame n'agit point sans 
motif, qu'elle n'agit point par elle-même, danslesena que 
nous l'enteiidons ici, et dans la rigueur des termes, ils en 
ont inféré, qu'absolument parlant, elle n'est point libre. 

M. Laromiguière parait admettre aussi que l'ame n'agit 
pas sans y. être déterminée par quelques motifs. Mais elle 
se montre libre, selon lui, lorsqu'elle se détermine après 
avoir examiné ces motifs; et ainsi,. la liberté est le pou- 
voir de prendre un parti ou le parti contraire après avoir 
délibéré. Cette définition , d'ailleurs asse2 vague, n'est cer- 
tainement pas celle de la! liberté absolue ^ et ne résout en 
aucune manière la question qui nous occupe : car on 
pourra toujours soutenir que l'ame se détermine nécessai- 
rement par quelqu'un des motifs nés de la délibération. La 
circonstance dans laquelle s'exerce ici la volonté ne démon- 
tre pas qu'elle est libre. Je voulais une chose ; je la veux 
encore par de nouveaux moti&, ou j'en veux une autre 
par des moti& contraires ou différens» Qu'est-ce que cela 
fait à la manière de vouloir ? qu'est-ce que cela prouve en 
faveur de la liberté , de l'activité de l'ame ? 

Cette circonstance fait voir seulement que l'acte actuel 
de la volonté est un acte réfléchi. Or, si à raison de cela 



( 285 ) 

TOUS roulez l'appeler lih acte libre ^ je ne m^ opposé pas^ 
et nous dirons que la YoIiUon ^ que la détermination de la 
Yolonté est libre , lorsque la délibération Ta précédée et 
qu'elle en était Tobjel. Mais remarquez bien qu'alors ce ne 
sera plus l'ame, mais' seulement l'action y ou telle action de 
Tame qui sera libre; et qu'elle ne le sera pas toujours. D'a- 
près cela^ si vous voulez définir la liberté^ ne commencez 
pas par dire : c'est la fasMtté, c'est le pouvoir ^ etc. ; dites 
simplement : la liberté est la qualité de ce qui est libre j comme 
la bpnté est la qualité de ce qui est bon. Or les actions seu- 
les sont bonnes^ les actions seules sont libres^ et elles lis 
sont plus ou lïioiiis. J^ous disons d'un homme qu'il est bon^ 
qu'il a une bonne atne^ lorsque ses actions sont ordinaire- 
ment bonnes : mais nous ne nous exprimons ainsi que par 
extension.; Disons donc dan§ le même sens que l'ame est li- 
bre / que Thomnie est libre 9 lorsque nous le jugeons plus 
ou moins capable de réfléchir et de délibérer. Mais ne con- 
fondons ptf s. cette capacité, qui est purement relative; qui 
est ^sCeptible de tous leÀ. degrés y et qui dépend en partie 
de notre organisation et de notre éducation , Avec l'acti- 
vité înéme , cette propriété absolue, qui dérive de la na- 
ture de Famé, si toutefois il est vrai que l'homme en soit 
doué, ce qui reste toujours à démontei*.- 

On pourra n^e fie^ire observer , en me rappelant l'origine 
du mot libre y qui signifie balance, que la liberté Ao\i néces- 
sairement se rapporter à Tame elle-même, et non à l'action 
de l'ame ; sans qu'il s'ensuive que la liberté n'est que l'ac^ 
tivité. 

Je répliquerai que, si ce mot a conservé sa première si- 
gnification y la liberté n est rien de plus, que l'état de l'aine, 
lorsqu'elle est ^t^re^ c'est-à-dire, lorsqu'elle est en balance, 
entre deux ou plusieurs sentimens , plusieurs idées , plu- 
sieurs forces morales , qui la sollicitent en sens contraire. 
Or une simple manière d'être, qui dépend de circonstaiices 



(286) 

extérieures^ un iua purement accidentel et transitoire , ne 
peut pas constituer une faculté : et il est certain que dans 
ce sens la Uherié ne serait qu'une condition de l'exercice de 
l'actii^ité y mais ne serait pas l'activité elle-même. 

On se persuade aisément ^ lorsque l'ame agit, on es/t sur 
le point de prendre une détermination , qu'elle se trouva 
dans un état exempt de eantrainie et d!empêehemeni , ou, ce 
qui revient au même, que les forces qui la sollicitent sont 
égales entre elles, en sorte que > se détruisant réciproque* 
ment , ^les la laissent dans un état de parfait équilibre , ou 
de liberté parfaite. Partant de cette fausse supposition, on 
en a conclu, sans autre preuve, qu'elle jouit d'une acti- 
vité propre; car, agir sans j être sollicité par aucun mo- 
tif, ou , ce qui est la même chose, agir sous l'influence de 
motifs opposés et parfaitement égaux entre eux; c'est agir 
par soi-même, c'est agir librement, c'est-à-dire dans l'état 
et malgré l'état de liberté où Ton se trouve. 

Ainsi , quoique la liberté soit cet état d'équilibre qui ré* 
suite soit de l'absence de toute force morale, soit de l'ac- 
tion de forces opposées égales entre elles; et que l'activité 
sOit \è poyvoir, la faculté d'agir dans cet état de Kberté 
parfaite : on a fait ensuite signifier au mot tiéeiié la même 
chose qu'au mot activité. 

" Dans ce sens, la liberté serait donc, non le poup&ir de 
vouloir après délibération ^ mais \e pouvoir ^ la faculté de pou-^ 
loir ou d'agir malgré le parfaite égalité des motifs nés de la dé* 
Mération. 

Voilà en quoi consisterait la liberté dans le sens absolu 
et dans la rigueur du terme. Mais pour admettre ayec con- 
fiance une pareille faculté, et pouvoir dire avec raison, 
que Tame jouit d'une activité propre ; il faut prouver 4eux 
choses , la première, que l'ame se trouve qudquefois dans 
un état d'équilibre par&it entre les forces qui la sollicitent, 
ce qui pardt impossible à Jangueurj et la «ecçnde, que^ 



( 287 ) 

se trouvant dans cet état, eUe peut encore se déterminer 
ou faire un choix* 

Ainsi, ou la liberté est la qualité dune action libï^e, et 
nous avons appelé ainsi une action réfléchie : or la qualité 
d'une action ne peutpas être la propriété d'une substance; 
elle ne peut pas être surtout une faculté y une puissant. 
D'ailleurs en ce sens, la liberté, comme la bonté, est pu- 
rement relative, je veux dire susceptible de plus et de 
moins. 

É 

Ou la liberté est cet éti^t de Tame, lorsqu'elle est balancée 
par des motifs égaux qui la sollicitent çn difTérens sens, 
et cet état passif , toul-à^fait transitoire,. s'il existe jamais , 
ne peut pas être un^ propriété permanente, $UFtout une 
facultés 

Ou bien enfin , la liberté est le pouvpit* tneme d'agir , 
suivant un sens déterminé , de vouloir une chose de pré- 
férence à toute autre, dans cet état de parfait équilibre; et 
alors: seulement, la liberté , qui ne diffère point ici de l'ac- 
tivité même , est une faculté, et une faculté, absolue, . 

Mais l'homme est-il doué d'une pareille faculté ? c'est ce 
qu'il s'agirait de démontrer, et c'est ce que n'a point fait 
M. Larpmiguière. 

{^Wy pag. 242.) Soit que nous ayons le désir de nous in-r 
struire; que nous donnions ta préférence ii telle ou telle 
connaissance sur telle pu telle autre, .^t que nous dUibérionsy 
avant de nous déterminer à embrasser tel ou tel genre d'é« 
tude : sôit que nous portions i^otre attention sur des choses 
dont la possession pourrait nous reqdrebeiiireliXî que noua 
comparions ces choses entre elles-, et que nous chetrcbions,» 
par une suite de rai^pnne,mens ^ ou de toute autre manière, 
les saoyens d'en jouir : en un mot, soit que noijis ayons la 
volonté d'acquérir de l'instruction , des idées , de3 co^naiSr. 
sanpes, pour satisfaire nps goûts, notre curio^jl;é^ etnoua 
prpcurer des jouissances, intellectuellea ; soit que npus ré" 



1 



( 288 ) 

fléehiêriana sur les moyens d'être heareux d*une antre ma- 
nière : nous n'agissons , ou plutôt Famé n'agit (car il n'est 
pas ici question d'actions corporelles) que dans son intérêt^ 
et pour son propre bien-être ^ pour sa propre satisfaction y 
même lorsqu'elle'fait le sacrifice d'une jouissance actuelle; et 
ainsi) la plupai*t du temps^ agir pour connaître^ c'est au fond 
agir pour jouir ^ soit présentement ou ultérieurement ^ soit 
physiquement oumoralément, soit sensuéllement ou intellec- 
tuellement. On ne dei^rait donc pas ^ ce semble, distinguer 
la Tolonté de l'entendement , quand on prend ce dernier 
mot dans le sens actif, comme le fait M. Laromiguière. 

La volonté est quelquefois si faible /si mal déterminée, 
qu'elle mérite à peine ce nom ; d'autres fois , elle est très- 
prononcée : mais entre ces deux termes , il y a bien des 
degrés qui mènent de l'un k l'autre : et l'on pourrait dire 
la niéme chose de chacune des opérations de l'entendement, 
et surtout de l'attention proprement dite. 

Nous voulons sciemment ou tout- à-fait k notre insu; 
mais des nuances imperceptibles séparent et lient encore 
oes extrêmes. 

Ei>£n, nous voulons nécessah-ement ou librement, je 
veux dire avant ou après délibération, sans ou avec ré- 
flexion; Ici il paraît y avoir un point de démarcation entre 
lés deux volontés; mais si l'on y prend bien garde, on re- 
marquera dans la délibération même , plusieurs diflerences 
d'espèces et de nuances; en sorte que, dans la plupart des 
cas, il serait difficile de dire, si nous avons ou si nous n'a- 
vons pa9 réfléchi , délibéré; si nous voulons avant ou après 
délibération. 

i^I]i'après toutes ces considérations, il conviendrait peut- 
être de donner le nom commun de volonté^ ou pour mieux 
dire de vatition^ a toute action del'ame, quelle quelle soit 
en etle-^même , et quel qu'en soit l'objet. S'il importe de ne 
pas confondre des choses essentiellement difierentes; il n'est 



\ 



. (289) 

pas moins important , puisque c'est par là qu'on réduit les 
principes et qu'on simplifie les sciences, de ne pas regarder 
comme essentiellement distinctes y des choses qui ne difiè-» 
rent que du plus au moins^ surtout lorsqu'elles sont séparées 
par des nuances qui peuvent conduire de l'une à l'autre^ ou 
lorsqu'elles ne sont différentes que par les circonstances 
dans lesquelles on les considère. 

{x^ pag. 243. ) Selon moi, la pensée comprend, ou tout 
«'^ moins suppose , X activité et la mobilité de l'ame \ c'est-à- 
dire, la volonté, qu'on se représente comme libre, ou se 
déterminant elle-même, et la sensibilité en général, ou du 
moins, la sensibilité intellectuelle; car penser, c'est, non 
seulement être attentif, réfléchir, vouloir, en un mot, 
agir} c'est encore concevoir, imaginer, se ressouvenir, 
connaître, en un mot, être modifié , être mu par des causes 
extérieures ou intérieures , mais indépendantes de la vo- 
lonté. Et si^ à raison de ce que la mobilité est une pro- 
priété purement passive, on ne veut absolument pas qu'elle 
fasse partie intégrante de la faculté de penser \ on convien- 
dra du moins qu'elle en est une condition essentielle, ce 
qui est réciproque, et que ces deux propriétés, l'une ac- 
tive , l'autre passive , ne sont rien l'une sans l'autre. En 
eflfet, c'est l'activité qui met la mobilité, la sensibilité en 
jeu } mais sans la mobilité , sans les propriétés passives d^ 
l'ame, sur quoi se porterait l'activité, ou la volonté, si ce 
n'est peut-être sur quelqties-uns de nos organes matériels, 
auquel cas cette faculté ne pourrait jamais être considérée 
que comme une force , capable de mouvoir le corps , et non 
comme le principe , comme un des élémens de la pensée. 

La faculté de penser suppose donc et l'activité, et la 
mobilité de l'ame , ou du moins la sensibilité intellectuelle; 
car, si l'on veut en exclure la sensibilité physique et la 
sensibilité morale , par la. raison qu'elles ne sont pas direc- 
tement les causes conditionnelles de nos idées sensibles et 

TOME III. 19 



(390) 

» 

du i|Os idées morales , mais seulement de nos sensations et 
de nos sentlmens, qui ne sont point des phénomènes de la 
pensée j je ne m'y oppose point. 

Quoi qu'il en soit, la mo}>ilité deVs^m^ comprend la sen-* 
sibilité physique^ la sensibilité inteUeotuelie et la sensibi- 
lité morale. 

La sensibilité physique, comme chacun sait, se soudi- 
yise en plusieurs ^eu^j ou manières de sentir, qui difl^ent 
beaucoup les i^nes des autres , mais qui pourtant ne sont 
toutes que des modifierons d une même propriété , et 
dont les différences caractéristiques dépendent peut-être 
de celles de nos organes. 

La sensibilité intellectuelle, ou Oèque Descartes appelle 
V entendement j mot qu'il prend avec raison dans le sens pas* 
sif, comprend la conception^ le jugement, ou le sens du 
vrai , la mémoire , l'imagination , la raison , ou la propriété 
d'apercevoir ces rapports qu'on nomme cati^équenees y et 
plusieurs autres propriété^ de la même espèce , qui sans 
doute ne sont aù^si que différentes modifications d'une 
même propriété. 

Enfin, sous le nom de sensibilité morale, faute d'exprès* 
sion plus convenable , et d^une signiQcation plus étendue , 
nous rangeons le sens de l'harmonie > le sens du beau, le 
sens du juste et de l'injuste, qui est la cHuse condition^ 
nelle des sentiment, mais non des idée^ du juste et de Tin- 
juste, etc., etc. a 

Ces propriétés passives sont, non les causes efficientes 
ou productrices , mais les causes conditionnelles , ou les 
conditions de Texi^tence, de la manifestation de tous les 
phénomènes de Ywçae^ que nous appelons sensations, idées 
et sentimens : lesquels, joints à certains phénomènes phy-» 
siques, sont les caques productrices, ou efficientes les uns 
des autres. 

Quant à l'activité de Tame, elle comprend Xattcntivité, 



(291) 

hi réflêxibUité y on^ si on l'aime mieux ^ les facultés d'ôtra 
attentif^ de réfléchir^ comme aussi celles de comparer, de 
contempler, de méditer, et peut-être encore d'autres facul- 
tés, ou pour mieux dire, d'autres modifications de Tacti- 
Tité; ce qui n'importe guère, puisqu'en dernière analyse, 
ces facultés, ou ces modifications, se réduisent toutes à 
une seule faculté ^ savoir, à l'activité, ou à la volonté, soit 
qu'on y attache ou non l'idée de liberté absolue. 

Ces facultés en exercice, c'est-à-dire, les volitions , les 
actions de Tame, les phénomènes qui ont pour causes <îon- 
ditionnelles ces facultés^ sont , l'attention , la réflexion , ou 
l'attention réfléchie , la comparaison , qui est une attention 
partagée, la contemplation et la méditation, qui ne sont, 
l'une, qu'une attention, l'autre, qu'une réflexion pro-r 
fbnde et soutenue. 

Ces opérations, ou actions volontaires, n'ont point de 
causes efficientes , si , comme on le suppose , elles sont libres 
absolument parlant. Bans tous les cas ^ elles ne sont elles- 
mêmes causes efficientes d'aucun autre phénomène de 
l'ame; car elles ne produisent ni les sensations, ni les sen- 
timens, ni même les idées ^ soit simples, soit de rapport^ 
qu'elles peuvent seulement faire découvrir ou apercevoir. 
Tel est, suivant moi , le véritable système des propriétés 
et des phénomènes de l'ame , soit que Ton comprenne ou 
non, ces propriétés, tant actives que passives^ sous le nom 
commun de pensée, ce qui est tout-à-fait indiffèrent. 

Jj intelligence est un degré plus ou moins élevé de tontes 
ces propriétés , ou de la faculté de penser, si on suppose 
qu'elle les comprend toutes. Gelle-oî peut être considérée 
comme une propriété absolue , qui tient à la nature de 
l'ame ; l'intelUgepoe est une propriété relative , qui dépend, 
et de l'organisation physique , et de l'exercice même de la 
faculté de penser. L'intelligence est la capacité, plus ou 
moins grande ^ de réfléchir,, de comparer, de raisonner, de 



( 292 ) 

juger, de conceyoir, de discerner, de se ressouvenir, de 
prévoir, etc. Celui-là est doué d'une grande intelligence 
qui, d'une part, sent vivement, et juge aussi promptement 
que sûrement j et qui, de l'autre, est capable de réfléchir 
long-temps' et profondément sur un même sujet j de re- 
monter, par une suite de raisonnemens toujours justes , 
jusqu'aux, principes des choses, et d'apercevoir, entre 
celles qu'il compare, des rapports. éloignés, qui. échappe* 
paient au commun des hommes , et même à des hommes 
d'esprit. 

(y, pag. 252.) Nos idées^ comme nos sensations, sont des 
phénomènes , des modifications actuelles de notre ame : 
comme telles , elles ont une cause , mais n'ont point d'ori- 
gine, point de matériaux; ou du moins , elles n'en ont pas 
d'autres que l'ame elle-même , qui seule peut être le prin- 
cipe ou la matière de ses propres modifications. Une mo- 
dification ne peut pas dériver d'une autre modification, 
une idée distincte avoir son origine dans une idée confuse, 
une idée, soit distincte, soit confuse, dans un sentiment, 
dans une sensation. Par conséquent, nos idées sensibles, 
celles que nous avons des objets extérieurs, n'ont point 
leur origine^ leur principç dans les sensations que ces ob- 
jets produisent sur nous; ne dérivent point de ces sensa- 
tions, n'en sont point des modifications; ainsi nos sensations 
ne sont point les matériaux, ne sont point Torigine de nos 
idées sensibles. 

Il nj a d'ailleurs que les substances , ou les propriétés 
qui les constituent qui peuvent être modifiées : un phéno- 
mène, une sensation , une idée, en un mot, une modifiica- 
tion de substance, ne peut pas elle-même être modifiée; 
un phénomène ne peut pais être un autre phénomène trans- 
formé^ une modification d'une autre modification. U est 
impossible, par conséquent, que les idées que nous avons 
des objets extérieurs ^ idées qui d'ailleurs peuvent se ré- 



( 293 ) 

veiller en nous^ ou être reproduites en l'absence de ces 
objets^ ne soient que les sensations que ces objets mêmes 
produisent sur nos sens modifiées d'une manière quel- 
conque. 

Quelques philosophes distinguent l'impression d'un ob-> 
jet sur nos sens^ de la sensation elle-même, et compren- 
nent sous cette dernière dénomination y l'impression jointe à 
l'idée que nous en avons. Quoiqu'il en soit, il est constant 
que l'impression de l'objet matériel et son idée sont des phé- 
nomènes tout-à-fait distincts et qui peuvent exister l'un 
sans l'autre : nous recevons, par exemple, l'impression 
d'un corps enflammé , sans en avoir l'idée , lorsqu'il nous 
éclaire ou qu'il nous échauffe , dans un moment où notre 
esprit se trouve préoccupé d'une autre idée, et que notre 
attention concentrée s'y porte tout entière : nous avons, 
au contraire , l'idée d'un objet sans en recevoir Timpres- 
sion, lorsque nous y pensons en son absence. De là résul- 
teràit déjà l'impossibilité, si la chose n'était pas absurde 
par elle-même , que l'idée ne fût que l'impression modifiée, 
et surtout modifiée par l'attention, qui évidemment ne 
peut pas se porter sur un objet que nous n'avons pas de- 
vant les yeux, sur une impression qui n'existe pas en nous. 

Il n'en est pas de même à l'égard des propriétés de l'ame, 
qui peuvent dériver les unes des autres. Il ne serait point 
absurde de supposer, par exemple, que la sensibilité intel- 
lectuelle , en tant que cause conditionnelle de l'idée sensi- 
ble, ne fût qu'une modification de la sensibilité physique, 
cause conditionnelle de l'impression faite sur les sens , ou 
de la sensation 3 et c'est même ce qu'on devrait reconnaître 
pour vrai , si l'idée confuse d'un objet n'était autre chose 
que l'impression même que produit cet objet sur les sens. 
Mais il y a une différence de nature entre la sensation et 
son idée, quelque confuse qu'on la suppose, ce qui rend 
notre supposition peu vraisemblable. Au reste cette suppo^ 



( 2d4) 

Biiioik fjlt-elle détnoniréû | il n'en résulterait pas y qu'on des 
deux phénomènes ne fut qu'une modification de l'autre : 
il n'en sel'ait pas moins certain , que l'idée d'un objet n'est 
pas une modification , une transformation de la sensation 
qu'il produit^ et même qu'une idée distincte n'est pas une 
idée confuse modifiée ou transformée ; car l'idée qui nous 
éclaire actuellement , et l'idée plus bu moins obscure et 
confuse qui a pu la précéder dans notre esprit ^ sont deux, 
phénomènes entièrement distincts et indépendans l'un de 
l'autre } bien difierens en cela de la substance même de 
l'amCj considérée ayant et après sa modification. 

a Les idées sensibles^ dit M. Laromiguière^ ont leur 
origine dans le sentiment^sensation ^ et leui* cause dans Tai- 
tentions » 

Nous Tenons de Yoir que les idées sensibles n'ont point 
leur eriffine dans la sensation ; qu'elles n'ont même pas ^ 
qu'elles ne peuvent avoir d'origine^ de principe^ de maté- 
riaux I du moins autres que l'ame elle-même. Et quant a 
leul: cause productrice^ ou efficiente^ elle n'est certaine- 
ment pas dans l'attention* 

Les sensations sont des mt>difications de l'ame ^ consé- 
quemment des phénomènes; comme tels^ elles impliquent 
deux, causes , l'une conditionnelle , c'est la sensibilité f^y- 
sique ; et l'autre efficiente , c'est l'action des objets, exté- 
rieurs sur les sens. 

Nos idées sensibles , ceHes que nous avons de ces objets 
. extérieurs^ sont pareillement des phénomènes^ et^ à ce titre^ 
elles impliquent aussi deux causes } Tune conditionnelle ^ 
qui est rentendement; l'autre efficiente , qui peut être, 
ou l'action des objets extérieurs sur l'entendement^ ou 
la sensation qu'ils produisent ^ mais qui, jamais et en au- 
cune manière > ne peut étre^ ni l'attention^ ni conséquem- 
ment aucune autre des opérations ou actions de l'ame, qui 
se réduisent touteé à l'Mtention elle-même. £t^ enefifet; 



( 295 ) 

ratteâtioii^ qtii est te télescope àe notre intelligence^ et le 
burin qui grave les idées dans la mémoire^ nous montre 
bien^ il e$f yrai^ les môdificafibns produites dans notre 
ame pàt telle ou telle cause ^ nous fait apercevoir les rap- 
ports qui existent entre les choses ; mais ce n'est pas elle 
qui les produit ; elle n'en est pas éile-même la cause effi- 
ciente ; elle n'est cause efficiente d'aucune de nos idées ; elle 
ne produit rien. Seulement, comme elle est une condition 
sans laquelle nous n'aurionâ aucune cotmaissance , aucune 
idée daire et distincte de quoi que ce puisse être, on peut 
la considérer comine une des causes conditionnelles, ou 
comme faisant partie intégrante de la cause conditionnelle 
de toutes nos idées. 

Il n'est donc pas vrai que l'idée sensible a son origine 
dans la sensation, et sa cause productrice dans l'attention. 
Il n'est pas vrai qu'une idée sensible n'est qu'une sensation 
modifiée , et que cette modification est produite par l'at- 
tention. Il n'est pas vrai surtout, que l'idée d'un objet 
extérieur ne diffère de la sensation, ou de l'impression 
qu'il produit sur nos sens , que par cela seul que l'une est 
distincte et l'autre confuse , ou supposée telle. Jamais on 
ne me persuadera que l'idée confuse que j'ai d'une dou- 
leur éprouvée il y a long-temps, et dont là cause n'existe 
plus , est cette douleur elle-même en tant que je n'y porte 
pas mon attention j et que l'idée claire et distincte de cette 
sensation douloureuse n'est encore que cette sensation en 
tant que, par l'exercice de l'attention, je ne la confond 
avec aucune autre. 

« Le caractère propre et essentiel de l'idée , dit M. La- 
romiguière , est la distinction , et , si nous voulions nous 
énoncer avec Une rigueur géométrique , nous refuserions 
le nom d'idée à l'idée confuse , et nous verrions en elle un 
simple sentiment j comme dans le sentiment distinct ^ nous 
avons vu ïidie elle- mème« » 



. (296) 

L'idée est-elle ^donc un sentiment ? l'idée sensible est- 
elle un sentiment-sensation , une sensation ? » Qui pourrait 
en douter^ répond M. Laromiguière ^ mais^ ajoute-t-il, 
il ne faut pas oublier ^ que l'idée n^est pas un simple aen* 
timent : elle est un sentiment distinct. » 

Distinct^ tant que vous voudrez ; il n'en résulte pas moins 
de vos assertions ^ que l'idée sensible n'est que la sensation 
même. 

« Dans son principe ^ dites-vous^ l'idée est le simple sen- 
timent : en elle-même elle est le sentiment modifié. » 

Est-il exact de dire^ qu'une chose est modifiée j parce 
que nous ne la confondons pas avec d'autres? est-elle en 
efiet modifiée^ par cela seul que nous la distinguons de tout 
ce qui n'çst point elle? 

D'ailleurs j'ai suffisamment prouvé qu'un sentiment^ qui 
n'est qu'une modification de l'ame y ne saui^ait être modi- 
fié. Il n'est donc pas vrai que (c les impressions que l'ame 
reçoit sont de deux espèces ^ mais de la même nature, et 
qvL elles dérivent les unes des autres. » 

Appelez si vous voulez sentiment ce que nous nommons 
idée confuse; mais ne confondez pas ce sentiment-idée avec 
le sentiment proprement dit^ et particulièrement avec la 
sensation : et n'imaginez pas avoir fait une découverte pour 
avoir donné un nom nouveau^ celui de sentiment, à une 
chose que tous les hommes connaissent dès long-temps et 
conçoivent fort bien , sous le nom d'idée confuse. 

Mais toute cette critique ne porte-t-elle point à faux? 
n'avons-nous pas fait dire à M. Laromiguière ce qu'il ne 
pense pas^ ce qu'il ne dit pas? Tavons-nous bien entendu^ 
bien interprété? écoutons-le encore. 

a Uidée, dit- il, consiste dans la distinction que nous fai- 
sons, ou que nous sommes en état de faire, de tout ce qui 
s'offre à Tesprit , substances, modes , réalités , abstractions, 
points *de vue, choses et mots^ pour tout (lire* Elle est un 



(297) 

r&ppot*t de distinction. » — « Ipes idées ne diflerent pas seu- 
lement des sensations y des sentimens-sensations ^ elles dif- 
fèrent de toute espèce de sentiment. Sentir un rapport de 
distinction, et sentir simplement, ne sont pas la même chose. » 
— « Avoir une idée, ou discerner ce qu'on a senti confu* 
sèment, ou apercevoir ou percevoir, c'est la même chose. » 

Que l'on regarde la simple distinction comme une véri- 
table inc^i^tyîcatton^ soit; elle peut paraître telle à nos y eux : 
mais du moins , ne confondons pas le sentiment ainsi mo- 
difié, soit avec l'action, soit avec le pouvoir, de le distin- 
guer , de le modifier. . L'idée ne peut pas ,, à la fois , être un 
sentiment distinct, un sentiment démêlé d'avec d'autres 
sentimens, et consister dans la distinction même que nous 
faisons, ou que nous sommes en état de faire, de tout ce 
qui s'offre à l'esprit. 

Mais que peut-il donc s'offrir à l'esprit? Des substances^ 
des modes, des réalités, etc.? Nesont-ce pas les idées de ces 
choses qui s'offrent à l'esprit ? 

ce Les idées sont des sentimens distincts : les idées différent 
de toute espèce de sentiment. )) 

Ces deux propositions ne sont-elles pas contradictoires ? 
Gomment un sentiment distinct peut-il différer de toute es- 
pèce de sentiment? comment , en distinguant un sentiment 
de tout autre sentiment , le modifions-nous au point ^ qu'il 
change en quelque sorte de nature? 

(( L'idée est un rapport de distinction. Sentir un rapport de 
distinction^ et sentir simplement ne sont pas la même chose. » 

Un rapport de distinction, et un sentiment distinct, ne 
sont peut-être pas non plus la même chose. 

Mais, avoir un sentiment distinct, n'est-ce pas sentir 
simplement^ et de plus sentir un rapport de distinction? 

<c Avoir une idée , ou discerner ce qu'on a senti confusément j, 
cest la même chose. » 

Soit que Ton entende par sentir confusément j avoir une 



(298) 

idée confase^ en verta de la sensibilité intellectticdle, ou 
éprouver une sensation^ en vertu de la sensibilité physique^ 
ce qui y ou surplus , parait être la même chose aux y enx 
de M. Laromiguière ^ qaand il s'agit d'une idée sensible; il 
est certain que l'on acquiert une idée ^ toutes les fols que 
Ton discerne ce qu'on avait senti confasément ^ et que y ré- 
ciproquement , on discerne^ ou l'on est capable de dis- 
cerner une chose ^ lorsqu'on a de cette chose une idée 
distincte ^ une idée proprement dite. Mais est-il vrai qu'a- 
voir une idée, c'est discerner ce qu'on a senti confusément, 
ou pour mieux dire, ce qu'on a senti? J'ai dans ce moment 
l'idée 9 ou le souvenir, qui n'est qu'une idée rappelée, du 
son d'un instrument particulier que j'ai entendu il y a plu^ 
sieurs années; je discerne Aonc y suivant M. Laromiguière s 
mais que puis-je discerner, s'il n'y a pas déjà en moi 
quelque chose qui remplace et qui représente la senêation 
que j'ai éprouvée? or, ce quelque chose, n'est-il pas, lui* 
même, l'idée dont je suis préoccupé? Dirait- on, que ce 
qui se passé actuellement en moi était d'abord un simple 
sentiment , un sentiment-sensation ; et que l'attentiovi l'a 
transformé en idée? Mais, outre qu'il est impossible que 
j'éprouve une sensation dont la cause n'existe pas, ou ne 
peut pas agir sur mes sens ; je crois avoir suffisamment dé^ 
montré qu'il n'y a rien de commun entre la sensation pro- 
prement dite, et l'idée, ou le souvenir qui s'y rapporte. Et 
qu'on ne dise pas que l'idée, ou le souvemr n'est qu'une 
sensation continuée, txïbxs affaiblie , ou que l'on s'explique 
mieux à cet égard , en faisant connaître dans quel sens il 
faut entendre cette définition^ Car je ne puis croire qu'on 
ait prétendu dire, et je ne puis ni comprendre ni admettre, 
que les idées que j'ai, par exemple, du chaud et du froid, 
ne sont autre chose que les sensations mêmes de dialeur 
et de froidure , mais à un degré plus faible , à une tempe* 
t-ature différente. 



( 209 ) 

Concluons donc^ qne Vidée sensibfe n'est ^ ni une iema^ 
tian affaiblie p ni un6 sensatùm modifiée de quelque autre 
manière^ ni une sensation distinguée de toute autre sensa- 
tion , ni le pouvoir de faire cette distinction , ni Vaction 
même de distinguer^ de discerner ce qu'on a senti confu- 
sément^ ni, à plus forte raison, toutes ces choses ensemble^ 
comme le reut M. Laromiguière : ou plutôt concluons , 
que M. Laromiguière ne s'est pas suffisamment expliqué 
sur la nature de Tidée sensible, et demandons-lui de nou- 
Teaux éclaircissemens sur ce sujet. Pour moi je pense que 
l'idée, en général, est un phénomène, qui a sa cause effi* 
ciente , soit dans une autre idée , ou plusieurs idées précé- 
demment acquises, soit dans une sensation, ou dons l'action 
d'un objet extérieur; et qui a sa cause conditionnelle dans 
quelque propriété passire de l'âme, mise en jeu par l'at- 
tention; propriété autre que la sensibilité physique, qui 
n'est cause conditionnelle que de la sensation , mais qui ne 
peut l'être d'aucune espèce d'idée , même de l'idée sen- 
sible. Je rappelle aussi, qu'aucune idée ne peut dériver 
d'une sensation ou d'une autre idée comme d'un principe : 
les idées , aussi bien que les sensations , n'étant toutes que 
des modifications de Tame , elles n'ont pas d'autre prin-* 
dpe, d'autre origine, d'autres matériaux que l'ame elle* 
même. 

(s^ pag. 262. ) Cette preuve de l'immatérialité de l'ame 
est fondée sur une supposition tout-a-fait fausse, savoir; 
que, si l'ame était matérielle; si elle était composée, ne 
fût-ce que de deux parties, il arriverait nécessairement, 
lorsqu'elle éprouve deux modifications , que celles*ci de- 
vraient se trouver, ou toutes deux dans chacune de ces 
parties, ou l'une dans une partie, et l'autre dans l'autre. 

Un corps change de forme ; il s'aplatit , par la pression 
ou la percussion , et en même temps , il se dilate paria cha- 
leur. L'aplatissement existe^^t-il dans une partie du corps ^ 



( 800 ) 

et la dilatation dans Tàutre; où bien, ce$ deux eflfets exis- 
tent^ils simultanément dans chacune des parties /dans cha- 
cune des molécules de ce corps? Non; l'aplatissement, ni 
la dilatation, n'existent séparément dans -aucune de ces 
parties matérielles y d'autant plus qu'elles ne sont pas sus- 
ceptibles de changer de forme , et , à plus forte raison , ces 
deux ëfiets n'existent pas non plus ensemble dans chacune 
de ces parties. L'un et l'autre ont lieu , ou se passent , en 
même temps, dans le corps entier. 

Rien ne nie parait moins convainquant, je Tavoue, que 
ces raisonnemens par lesquels on croit démontrer, pour 
ainsi dire, par yi plus B^ que l'ame est immatérielle : tant 
que nous ne saurons pas comment les idées se produisent^ 
et en quoi consistent ces modifications de nous-mêmes; 
tant qu'on ne saura pas surtout ce qui constitue les opé" 
rations de Came y telles que l'attention et la comparaison , 
on ne prouvera jamais démonstrativement que l'ensemble 
des propriétés affectives et intellectuelles, passives et acti* 
Tes, constitue une substance distincte du corps, et que 
cette substance n'est point étendue. 

Qu'est-ce que la comparaison? C'est une attention dou- 
ble, dit-on, une attention portée sur deux sensations oa 
deux idées à la fois : et qu'est-ce que Tattention?. c'est une 
action de l'ame, ou la faculté d'exercer cette action. Mais 
une substance étendue ne peut-elle exercer aucune action? 
Tant s'en faut, puisque le mot action ^ et le mot attention 
lui-même, qui exprime une tendance vers un but, sont 
évidemment empruntés de la matière, et du mouvement, 
qui est un attribut de la matière. Qu'est-ce donc qu'une 
action de l'ame , ou d'une substance qui n'a rien de maté- 
riel, c'est-à-dire, qui n'est ni étendue, ni résistante, ni 
susceptible de mouvement? Nous n'en savons rien. 

Qu'est-ce qu'une sensation? C'est, dit-on, une modifica- 
tion de Yame. Cela se peut; et il est du moins évident qu'une 



(301) 

sensation nous modifie d'une manière quelconque. Qu'est'- 
ce qu'une idée? C'est encore^ dit-on^ une modification de 
l'ame. Posons que cela 3oit : comment une substance sim- 
ple peut-elle être modifiée? comment surtout^ peut-elle 
subir plusieurs modifications à la fois ? comment enfin peut- 
elle avoir plusieurs facultés^ plusieurs manières d'être? 

Jugeons-nous de Famé par l'imagination? non ; car alors 
nous ne pourrions nous la représenter que comme étendue. 
Nous n'en jugeons donc que par Tentendemeut ^ par la 
raison^ sans avoir égard aux idées que l'imagination nous 
suggère. Mais la raison, l'entendement nous dit, qu'une 
unité ne peut pas renfermer plusieurs unités. Une substance 
simple qui a plusieurs manières d'être , qui subit plusieurs 
modifications , ou dans laquelle il se passe plusieurs phéno- 
mènes, est donc une chose absurde aux yeux de la raison. 

Est-il vrai que pour comparer deux sensations, deux 
idées , il faut qu'elles soient présentes à Tame ? Cela paraît 
bien devoir être ainsi ; mais si cela est en eflèt , comment 
puis- je comparer une sensation que j'ai éprouvée hier avec 
l'idée , ou le souvenir de cette sensation , en affirmant que 
cette sensation elle-même m'a affecté plus agréablement 
que ne m'affecte actuellement l'idée qui me la rappelle, ce 
qui fait que je regrette cette sensation, dont je n'ai plus 
que le souvenir? 

Avouons notre ignorance sur toutes ces choses, et ne 
nous obstinons pas à vouloir démontrer ce qui ne peut pas 
être démontré. C'est par des déductions indirectes, et en 
s'appuyant surtout sur des considérations morales , qu'on 
peut, par le seul secours des lumières naturelles, rendre 
au moins probable cette vérité, que l'ame peut exister se* 
parée du corps j vérité que la simple raison admet sans 
peine, mais que l'on ne démontrera jamais mathématique- 
ment, je veux dire par des argumens logiques, équivalens 
à des preuves mathématiques. Sans nous occuper de la 



(302) 

nature de Tame, croyons à son immortalité^ comme niyos 
croyons 9 d'après le seul calcul des prpbalité$| et nan sur 
des preuves géométriques ou physiques ^ que le soleil se 
lèvera demain^ 



MÉTAPHYSIQUE DE DESCARTES. 



PRÉFACE, 

COlXTWJkNT LE RisUld DE CET OUYRilGE* 



VKÉtAMBVliB. 

En réimissaiit tout ce que les ouvrages de Descartes ren» 
ferment de métaphysique ^ en rapprochant ce qui est épars 
dans ses œuvres philosophiques et dans sa correspondance, 
et en disposant ces matériaux suivant un ordre méthodi- 
que^ j'ai eu pour hut de faire plus aisément comprendre 
et plus parfaitement connaître la philosophie cartésienne, 
dont tant de personnes parlent ^ les unes pour Texalter^ les 
autres pour la dénigrer, mais la plupart sans eh avoir une 
idëe exacte et complète, ou pc|ut«-étre même sans l'avoir 
aucunement examinée. 

Bien ne m'appartient dans ce travail, que 1^ la classifi- 
cation des matières, dans laquelle j'ai suivi l'ordre qui m'a 
semblé le plus naturel comme le plus propre à expliquer 
en quelque sorte Descartes par lui*^même; et 2^ le choix 
des objections qui ont été faites contre ses Méditations mé- 
taphysiques; car j'avoue que de sept cents pages qu'elles 
forment ensemble avec les réponses de l'auteur, j'en ai re- 
jeté environ cinq cent cinquante. Les objections que j'ai 
retenues ne sont pas seulement celles qui m'ont paru les 
mieux fondées, mais ce sont celles surtout qui ont amené 



( 304 ) 

des éclaircissemens utiles et des réponses plus ou moins 
imprévues^ ou qui ont suggéré à Descartes de nouvelles 
idées capables d'instruire ou d'intéresser ses lecteurs. Je ne 
réponds pas^ au reste ^ de n'avoir rien omis d'essentiel , et, 
à cet égard y je recevrais avec reconnaissance tous les avis 
que Ton Toudrait bien me donner. Quoi qu'il en soit, je 
ferai remarquer que ces objections y ainsi dégagées de toute 
inutilité , et placées, comme elles le sont dans cet ouvrage, 
chacune après la question qui Ta fait naître ^ et immédia- 
tement suivies des réponses qu'elles ont provoquées , ont 
un tout autre degré d'intérêt et de clarté que dans la col- 
lection des œuvres de Descartes , où elles sont toutes en- 
tassées pêle-mêle à la suite des Méditations. 

Mais pour mieux faire apprécier mes motifs et l'utilité 
de mon entreprise , je dois dire ici j que même après une 
troisième lecture de cette oeuvre métaphysique^ je fus en- 
core bien loin de la comprendre parfaitement. Or j'attri- 
buai alors^ en partie du moins , cette difficulté de concevoir 
clairement un livré d'ailleurs si clairement écrit et .si court, 
à Tordre même que Descartes a suivie et surtout à la divi- 
sion qu'il a cru devoir adopter. On peut en effet remar-^ 
quer qu'une même question est quelquefois reprise dans 
plusieurs Méditations ^ et que dans la plupart on agite des 
questions très-diverses^ dont quelques-unes même^ étran- 
gères au sujet ^ ne sont traitées que par occasion; de ma- 
nière que le lecteur ne sait d'abord ni où il convient de 
s'arrêter ou de revenir sur ses pas pour examiner de nou- 
yeau ce qu'il n'a pas suffisamment compris , ni ce qu'il peut 
ou quand il doit conclure , et qu'enfin il perd bientôt de 
Yue les choses qu'il commençait à entrevoir distinctement, 
en passant à son insu d'un sujet à un autre. 

Cet inconvénient , particulier à ce chef- d'œuvre de 
Descartes ^ devient général , si on considère dans leur en- 
semble et qu'on lise sans interruption tous ses ouvrages et 



( 305 ) 

sa correspondance ^ laquelle seule contient un grand nom- 
bre de passages qui se rapportent directement aux Médi- 
tations et aux Principes de philosophie ^ et dont la plupart 
sont d'ailleurs très- propres à expliquer d'autres passages 
plus difficiles de ces deux traités. 

Dès que j'eus reconnu la cause principale de Tobscurité 
et de la confusion de mes idées, il ne me fut pas difficile de 
juger que ^ ppur les éclaircir autant qu'il serait possible , 
c'est-à-dire pour comprendre Descartes autant que ma fai- 
ble intelligence le permettait^ je n'ayais que trois choses à 
faire ^ mais qui toutes trois exigeaient beaucoup d'atten- 
tion : la première était de joindre ensemble tout ce qui se 
rattachait à une même question ; la seconde , de former au- 
tant de sections ou d'articles qu'il y avait d^objets distincts; 
et la troisième y de placer tous ces articles de telle manière 
qu'aucun d'eux ^ pour être compris ^ n'attendit une expli- 
cation ultérieure. 

Telles sont les relisons qui m'ont déterminé à former ce 
recueil; tel est l'objet que je me suis proposé dans l'exécu- 
tion d'un travail d'abord entrepris* pour mon propre usage 
et mon instruction particulière^ et qu'ensuite j'ai cru de- 
voir mettre au jour, persuadé que je rendrais iiinsi un im- 
portant service aux amis des lettres et de la philosophie. Il 
sera , je l'espère y aussi agréable qu'utile aux personnes qui 
voudront , sans essuyer la fatigue de lire à plusieurs repri- 
ses les onze volumes des œuvres de Descartes, avoir au 
moins quelque connaissance de ses doctrines. Mais je pense 
qu'il sera plus utile encore , qu'il deviendra même indis- 
pensablement nécessaire à ceux qui , sans vouloir prendre 
la peine de le recommencer, auraient l'intention de faire, 
soit une étude sérieuse, soit un examen approfondi , soit la 
critique , soit même l'apologie dit cartésianisme; 

J'ai partagé ce recueil en deux parties qui sont à peu 
près d'égale étendue, et chacune d'elles est divisée en 
TOME m. 20 



( 306 ) 

quinze chapitre$9 dont la plupart scmt eux-m^es sous- 
divisés en plusieurs paragraphes. 

La deuxième partie ne contient cependant que les Mé- 
ditations métaphysiques^ avec les objections et les réponses 
de l'auteur; encore en air je retranché plusieurs choses 
pour les reporter dans la première , où elles se trouTent 
plus conyenablement placées ^ comme j'espère le faire yoir 
en indiquant séparément le sujet de chaque chapitre. 



( 307 ) 



SECTION PREMIÈRE , 

GOHGERNAirr LA PREltliRE ^AATI£. 



ARTICLE I•^ 
Sur le chapitre premier j intituté : 

m LA HiTHODk. 

Le Discours de ia méthode^ dont il s'agit ici , est un mor- 
ceau achevé aussi spirituel que profond ^ dans lequel des 
pi'éceptes utiles très-fadles^à saisir sont encore rendus plus 
clairs par des comparaisons ingénieuses y qui elles-mêmes 
renferment d'importantes leçons. Mais j'en ai retranché 
d'assez longs détails physiologiques , et d'autres choses su- 
perflues , ou que Ton retrouvera ailleurs avec plus de dé- 
veloppement. Je l'ai ainsi réduit au tiers à peu près. 

Trois paragraphes composent ce chapitre. Le premier 
contient quelques considérations générales et préliminai^ 
res : dans le deuxième , Descartes pose des règles fixes pour 
la recherche de la vérité et la conduite de la vie : il fait 
voir y dans le troisième y comment il a appliqué sa méthode 
à la démonstration de l'existence de Dieu y de celle de l'ame 
et des choses matérielles; et il donne ainsi le sommaire de 
ses Méditations, dont le chapitre suivant, comme on le 
Terra tout à l'heure, n'est lui-même qu'un résumé. 

Descartes pense que , si les qualités de l'esprit, telles que 
rimagination et la mémoire , sont en différente proportion 
chez les divers individus , il n'en est pas de même de la rai- 



( 308 ) 

son ou du bon sens , qui se trouye également partagé entre 
toQs les hommes y quoiqa'iis n'en fassent pas tous également 
un bon usage 5 et qu'ainsi la diversité de leurs opinions ne 
vient pas de ce qu'ils sont plus raisonnables les uns que les 
autres , mais seulement de ce qu'ils ne conduisent pas leurs 
pensées de la même manière , et qu'ils ne considèrent pas 
les mênies choses. 

Ayant remarqué que les philosophes disputent sur tout; 
il apprit de bonne heure à douter de tout^ et fut conduit 
par ses propres réflexions y quoique jeune encore y à faire 
peu'de cas de la sdence qu'il avait puisée dans les livres et 
dans les leçons de ses précepteurs. Il les quitta donc dès 
qu'il le put^ pour voyager et lire dans le grand livre du 
monde. Il visita des cours et des armées , dans l'intention 
de voir des gens de tous les caractères et de toutes les con- 
ditions^ et d'interroger chacun sur ses propres affaire^; car 
il lui semblait qu^l devait y avoir plus de solidité dans les 
raisonnemens de celui qui est éclairé par ses propres inté- 
rêts y et puni par l'événement s'il se trompe y que dans ceux 
d'un homme de cabinet qui se livre a de vaines spécula- 
tions y et peut soutenir impunément les choses les plus ab- 
surdes. 

Cependant y voyant partout sur les mêmes choses une 
grande variété de sentiment y et n'ayant retiré aucun profit 
de l'entretient des autres hogimes^ si ce n'est d'avoir appris 
à regarder presque comme faux tout ce qui lui paraissait 
certain ou vraisemblable y il prit le parti de vivre dans la 
retraite y de s'interroger lui-même y et de chercher la vérité 
dans son propre fonds. 

Or la première idée qu'il trouva fut celle-ci : qu'en gé- 
néral un travail exécuté de la main d'un même maître a 
plus de perfection et de régularité que celui qui y par suc- 
cession de temps ^ a été fait de la main de plusieurs^ sans 
être continué sur le même plan ; et qu'il en est ainsi de Té- 



( 309 ) 

difice de la science^ ou pour mieux dire , de la philosophie, 
qui s'est formé et accru insensiblement d'un grand nom- 
bre d'opinions incohérentes, beaucoup moins yraisembla- 
blés que les simples raisonnemens que pourrait faire un 
homme de bon sens. En conséquence , il forme le dessein 
de renverser jusqu'aux fondemens cet édifice, pour le re- 
construire de nouveau , en l'appuyant sur une base si so- 
lide que rien ne puisse l'ébranler, et ne reprenant des 
anciens matérieux que ceux dont il reconnaîtrait la bonté 
et la solidité par l'examen le plus sévère. 

Mais , où nous logerons-nous en attendant l'érection de 
ce monument? faudra-t-il errer dans le vague, et se dis- 
penser de remplir les devoirs de l'homme et du citoyen, 
jusqu'à ce que nous ayons appris à distinguer, par la lumière 
naturelle , le. vrai d'avec le faux? Non, sans doute , et Des- 
cartes se fait un abri, c'est-k-dire une morale provisoire, 
qui ne consiste qu'en un petit nombre de maximes excel- 
lentes, que chacun peut facilement observer; et il prend 
la ferme résolution de les observer lui-même et de ne point 
s'en départir. 

Quant aux préceptes qu'il se propose de suivre dans l'in- 
vestigation de la vérité, ils se réduisent à quatre , savoir : 
1^ de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie , qu'il ne 
l'eut très-évidemment reconnue pour telle ; 2° de diviser, 
autant qu'il serait possible et nécessaire pour la mieux ré- 
soudre, chacune des difficultés qu'il aurait à examiner; 
3^ de conduire toutes ses pensées par ordre , en commen- 
çant par les objets les plus simples, pour s'élever par degrés 
jusqu'à la connaissance des plus composés; et 4*^ de s'as- 
surer, par des dénombremens parfaits, de n'avoir rien 
omis d'essentiel. Il ne perd pas de vue, d'ailleurs, cette 
considération importante , que toutes les choses que nous 
pouvons connaître forment une chaîne non interrompue , 
comme cette suite de propositions qui composent «m traité 



(3X0) 

de géo^iétrie^ de faççii qu'il n'en est pus mue qui; vme à 
S9 plaçç I ne suppose celks qui précèdent , et ue serve à 
l'explication de celles qui suivent. 

Voil^ sans doutç un magnifique ik*outispice , et qui pro* 
jostet de bien grandes choses. Mais avant d'aller plus loin, 
je veux émettre une difficulté | dont je crois trouver la 
solution dans ce même discours de Descartes. Comment se 
fait-il que ce grand homme , qui jouissait de taqt de re* 
pommée au dix-septième sièdq , fut oublié dans le dix-hui- 
tième ; et pourquoi Locke ^ qui alors avait pris sa place , et 
que Top regardait comme Iç philosophe du bon sens, est-il 
aujourd'hui généralement négligé, et méprisé même par 
quelques métaphysiciens , qui voudraient à son détriment 
l*éhabiliter Descartes 3 comme s'il n'était pas possible de 
rendre hommage à Ton sans flétrir ou injuner l'autre? 
Serait-ce que ces hommes célèbres , qui tous deux ont dit 
de fort bonnes choses , et commis de graves erreurs ^ ont 
été envisagés tantôt sous un point de vue et tantôt sous un 
autre? Non; c'est tout simplement que les idées ont changé 
avec les circonstances, et que (je le dis avec Descartes, à 
la honte de Thumanité ) ^ << la. même chose qui nous a plu il 
va dix ans^ et qui nous plaira peut-être encore avant dix 
ans^ uouç semble maintenant extraragante et ridicule; en 
sorte que c^est bien plus la coutume et l'exemple qui nous 
persuadent qu'aucuue counaissance certaine* » 

4RTICIJE n. 

De V^stence de Dieu^ de ceUe de Came et des choses 

matérieU^s. 

Ce chapitre est tiré presqu'en entier des Principes de la 
philosophie. C'est l'abrégé des Méditations, dont il tient ici 
la place; et les vérités qu'on y démontre sont, suivant Des- 



( 311 ) 

cartes ^ la base fotidamentate de toute philosophie et de 

toute science* 

Si Ton veut acquérir des idées exactes et une connais- 
sance certaine des choses qui sout l'objet de nos pensées ^ il 
faot^ dit'^il y une fois en sa vie y rejeter comme fausses toutes 
ses opinions, quelles qu'elles soient, et en premier lieu 
Texistence des corps , que nous ne sommes que trop auto- 
risés k révoquer ea doute ; ensuite chercher, par les lu- 
mières de la seule raison, quelque vérité fotidamentale 
dont il ne soit pas possible de douter, et successivement 
d'autres vérités qui ne supposent rien qui n'ait été admià 
précédemment. 

La première chose certaine que je trouve ainsi est que 
moi-mèine je sais ou que j'existe, non comme être ma- 
tériel, ou en tant que je marche , que je parle-, que je 
respire , etc. , mais seulement comme être pensant. Car 
d'abord 9 il est certain que je pense, puisque je doute, ou 
que j'affirme , ou que je nie , ou que je crois , ou que j'i- 
magine , que telle ou telle chose existe , et que tout cela est 
ce que nous appelons penser. Or je conçois très-clairement 
que la pensée implique nécessairement l'existence , d'où il 
suit que j'existe. Et de plus, la pensée suppose un sujet de 
la pensée, c'est-à-dire une chose ou une substance qui 
pense, et qui est douée de cette faculté de penser, laquelle 
ne peut-être que l'attribut d'une substance ; car la lumière 
naturelle nous enseigne que le néant ne peut avoir aucun 
attribut. Donc je suis une chose ou une substance qui pense, 
ou, ce qui revient au même, il y a en moi une substance 
douée de cette faculté. 

Maintenant, supposé que je pe croie pas seulement avoir 
un corps, mais qu'en eSet j'en aie un qui exécute divers 
mouvemens comme je l'imagine, quoique cela ne soit pas 
encore démontré , la substance qui pense en moi sera-t-elle 
la même que celle qui se meut, qui respire, qui digère, 



(312) 

etc. ? Non assurément ; car tandis que je cloute encore s'il 
y a quelque corps au monde, et que même je puis feindre 
que je. n'ai aucune idée de l'étendue ou de la matière, je 
ne laisse pas de connaître que je pense , c'est-à-dire que je 
doute, que je crains, que j'espère, que je conçois, etc. : 
et, par conséquent, aucune de ces opérations de Tesprit, 
qui toutes supposent la faculté de penser , ne suppose Té- 
tendue : et , d'un autre côté , il est évident que toutes les 
propriétés des corps, telles que la figure, le mouvement, 
etc. , supposent l'étendue , mais qu'aucune d'elles ne sup- 
pose la pensée, c'est-à-dire que je les conçois fort bien sans 
elle ou séparées d'elle. Or il suffit que je conçoive ime 
chose sans une autre, pour que l'une soit en efiët distincte 
et indépendante de l'autre. Donc les propriétés des corps 
et celles de l'intelligence n'appartiennent pas à un même 
sujet, à une même substance. Tel est l'argument par le- 
quel Descartes démontré la distinction réelle de l'ame et. 
du corps. 

Il donne ensuite trois preuves différentes de l'existence 
de Dieu, qui toutes sont fondées sur des raisonnemens 
d'une incroyable subtilité. La première est tirée de la na- 
ture ou de l'essence même de Dieu, c'est-à-dire de l'être 
dont on veut prouver l'existence. 

L'essence d'une chose est représentée par son idée : or de 
ce que nous avons l'idée d'une chose, il ne s'ensuit pas né- 
cessairement qu'elle existe hors de nous ou de notre enten- 
dement } et ainsi l'essence des choses est distinguée de leur 
existence. Mais il n'en est pas de même en Dieu 3 et il est 
de son essence d'exister réellement ; comme il est de l'es- 
sence d'un triangle, soit que ce triangle existe ou non, 
d'avoir trois côtés et trois angles. Car l'idée que nous 
avons de Dieu est celle d'un êlre qui possède toutes les 
perfections : or c'est une perfection d'exiçter réellement, 
et l'être qui existe ainsi et dans l'entendement est plus par- 



(813) 

fidt qae celui qui n'existe que dans Tentendement seul^ ou 
qui n'existe pas réellement. Donc il est de l'essence de Dieu 
d'exister réellement ; donc en effet il existe. 

La seconde preuve de l'existence de Dieu est tirée de l'i- 
dée que nous avons de lui. Elle est fondée sur ce qu'un effet 
( et une idée n'est pas autre chose) ne peut pas avoir plus de 
perfection que sa cause efficiente. D'où l'on conclut que l'i- 
dée d'un être tout parfait ne peut avoir pour cause qu'un 
être tout parfait , et qu'ainsi ^ puisqu'une pareille idée se 
trouve en nous , il faut qu'il existe un être souverainement 
parfait ^ c'est-à-dire un Dieu y qui seul peut être la cause 
de cette idée. 

Enfin la troisième preuve est tirée de notre existence 
propre. Ici Descartes ^ envisageant la substance même de 
i'ame comme un effet, se demande quelle en est la cause ^ 
et il prouve que cette cause ne peut être que Dieu ; d'au- 
tant que la conservation de notre être ne dépend ni de 
nous 9 ni d'aucune autre chose, et que le pouvoir de nous 
conserver n'appartient qu'à celui qui nous a créés : car la 
conservation ne diffère point en effet de la création, ce qu'il 
démontre en disant que les parties du temps sont indépen- 
dantes les unes des autres , et qu'ainsi il ne s'ensuit pas , de 
ce qu'une chose existe actuellement , quelle doive encore 
exister l'instant d'après ; d'où il conclut qu'elle n'existerait . 
pas en eflèt si elle n'était créée de nouveau : en sorte que 
rien n'existe réellement que par une création continuée. 
Descartes rejette l'argument des causes finales pour 
prouver l'existence de Dieu, sous prétexte que nous ne 
pouvons pas pénétrer ses desseins , et que les phénomènes 
doivent être expliqués par les causes efficientes, ce que per- 
sonne ne lui contestera. Mais , sans chercher à connaître 
le but que Dieu s'est proposé dans la création de l'univers, 
après avoir expliqué les phénomènes par les causes physi- 
ques et immédiates, ne peut-on pas déduire de l'observa- 



(314) 

tion des phénomènes les causes finales , et en oondnre que 
les causes physiques sont elies-mémes dépendantes d'une 
cau$e douée d'intention et de volonté ^ en sorte que l'uni* 
Ters est Fouvrage d'un être intelligent? 

Quant à sa démonstration de l'existence des corps ^ elle 
est fondée^ premièrement^ sur ce que y nos sensations étant 
indépendantes de notre volonté, leurs caus^ efficientes 
sont nécessairement hors de nous; et, en second hea, sur 
ce que, Dieu n'étant point trompeur^ il n'est pas possible 
que ces causes productrices de nos sensations soient autre 
chose que 1^ corps eux-mêmes. 

Il est à remarquer que nous ayons admis plusieurs choses 
comme vraies, sans lès avoir démontrées à la rigueur, 
mais seulement d'après la seule lumière naturelle, .ou parce 
que nous concevions très-clairement et très*distinctement 
qu'elles étaient telles , comme lorsque nous avons dit que 
l'homme existe de cela seul qu'il pense. Il j a plus, c'est 
que toute la certitude de nos démonstrations n'a pas elle^ 
même 4'autre fondement que cette supposition, savoir, 
que tout ce que nous concevons très-dairement et très* 
distinctement comme vrai, l'est en efièt. Et ainsi nous som- 
mes bien forcés de faire de cette supposition un principe , 
puisqu'il est in^possiblcide remonter plus haut« 

Nous regardons aussi comme très^certaines , et nous ph^ 
çons parmi les vérités que nous avons découvertes ou con<- 
firmées , les conclusions de tous les raisonnemens que nous 
avons faits en partant de ces principes appelés axiomes, 
quoique nous ne nous rappelions pas actuellement toute la 
suite des propositions ou des syllogismes , c'est-à-dire des 
prémisses et des conséquences , qui nous ont conduits d'un 
premier axiome ou d'un fait primitif à ces conclusions. Tou* 
tefois nous pourrions supposer qu'en cela nous sommescon- 
tinuellement déçus, si nous ne savions pas que Dieu existe, 
et si nou9 ne nous souvenions qu'il n'est point trompeur. 



(315) 

Tel est l'objet des cinq paragraphes dont ce chapitre se 
compose. J'aurai Tociçasîon d'y revenir, puisque, comme 
je Fai déjà dit, la deuxième partie de cet ouvrage tout en^ 
tière n'en est que le déyeloppement; et nous verrons alors 
ce qu'on a objecté à Pescartes contre ses démonstrations 
de l'existence'de Dieu et de Timmatérialité de l'ame. 

ARTICLE m. 
De ia vérité et de là certitude. 

L'auteur distingue, avec raison, la certitude morale de 
la certitude métaphysique. Car la première ne s'appuie que 
sur un nombre suffisant de probabilités \ et c'est ainsi , par 
exemple, que nous regardons comme très-certaine l'exi- 
stence de Mahomet, quoiqu'il ne fût pas absolument im- 
possible que tout ce que l'histoire rapporte de lui, et que 
son existence même ne fut qu'une fable : tandis que l'autre 
est fondée sur des démonstrations rigoureuses, ou bien sur 
des axiomes ou des principes évidens par eux-mêmes. Des*- 
cartes croit que toutes ses positions de physique , parfaite- 
ment liées entre elles, portent également le caractère de 
ces deux sortes de certitude : mais, nous devons le dire, 
les savans de nos jours, du moins quelques-uns d'entre eux, 
considèrent son système du monde et toutes ses hypothèses 
physiques comme un amas d'absurdités incohérentes, 
Jjeibnit;^, qui se déclara pour Descartes contre Newton, 
dit que c'est un malheur des hommes de se dégoûter enfin 
de la raison même et de s'ennuyer de la lumière , ce qui 
est très-vrai : reste à savoir s'il a fait de cette réflexion ju- 
dicieuse une bien juste application. « 

La notion du vrai est si simple et si claire, qu'il n'est ni 
besoin^ ni en quelque manière possible de la définir. Nous 
n'avons qu'un moyen pour connaître la vérité ; c'est la 



(816) 

lumière naturelle^ ou cet instinct purement intellectuel qui 
nous oblige à croire qu'une chose est vraie dès que nous 
la concevons clairement et distinctement comme telle : 
instinct fort différent de celui que la nature nous a donné 
pour notre propre conservation ^ et qu'on ne doit pas tou- 
jours suivre dans la recherche de la vérité. Il ne suffit pas 
d'ailleurs d'être éclairé par cette lumière naturelle ; il faut 
en faire un bon usage ^ et nous assurer par la réflexion si 
en efiet nous concevons clairement et distinctement ce que 
nous croyons connaître de cette manière. 

ARTICLE IV. 
De$ erreurs de jugement. 

Ce chapitre comprend deux articles sur le même sujet. 
Le premier est tiré des Principes de {a philosophie, le 
deuxième^ àe^ Méditations métaphysiques. Dans l'un et dans 
l'autre^ Descartes fait voir que Dieu n'est point la cause de 
nos erreurs; qu'on ne peut pas conclure qu'il nous trompe 
de ce que nos j ugemens sont quelquefois fautifs ; et que y 
d'ailleurs^ il dépend de nous de ne jamais faillir. 

Ce ne serait pas sans raison que Dieu serait tenu pour 
trompeur^ si ce qui est vrai pour nous ne l'était pas en soi 
ou par rapport à lui ; par exemple^ s'il n'était pas vrai dans 
la réalité 9 quoiqu'à notre égard il soit très-certain^ que 
trois fois neuf font vingt-sept. Mais il serait tout-à-fait 
déraisonnable de soutenir que Dieu nous trompe^ de ce 
qu'il peut arriver que tel homme ^ par un faux calcul pro- 
venant d'un manque d'attention^ trouve^ par exemple^ et 
croie pour un moment^ que trois fois neuf font vingt-huit. 

Si l'on pouvait dire que Dieu est la cause de nos erreurs^ 
ce serait tout au plus en ce sens^ qu'il aurait pu^ et qu'il 



( 317 ) 

n'a pas voulu nous rendre tout parfaits y ou du moins nous 
donner une faculté qui nous empêchât nécessairement de 
juger des choses que nous n'entendons pas bien : car^ lors- 
que nous nous méprenons^ ce n'est point par une faculté 
positive^ mais seulement parce qu'il nous manque quelque 
perfection 3 ce qui n'est à son égard qu'une négation^ quoi- 
que par rapport à nous ce soit une privation ou un défaut. 

Mais malgré ce défaut de nature ou cette imperfection y 
il dépend pourtant de nous de ne point faillir^ puisqu'il 
suffit pour cela de nous abstenir de juger de ce que nous 
ne connaissons pas parfaitement : car la cause de nos er- 
reurs consiste en ce que nous voulons juger des choses que 
nous croyons entendre ^ avant de nous être assurés par la 
réflexion si^ en effet ^ nous les concevons bien clairement 
et bien distinctement. 

Tout cela est fort clair^ et paraît au fond assez généra* 
lement vrai. Mais Descartes a donné à sa pensée une forme 
métaphysique qui; en la rendant un peu louche , a fait 
naître plusieurs objections. Il prétend que notre volonté ^ 
ou la liberté de notre franc-arbitre ^ ce qui est pour lui la 
même chose ^ est en quelque manière infinie ^ au lieu que 
notre entendement est très-borné , et que c'est uniquement 
parce que l'une de ces facultés est plus étendue que l'autre^ 
que nous nous trompons ; ce qui n'arriverait pas si nous 
retenions notre volonté dans les limites de notre entende- 
ment , ou si ces facultés avaient une égale étendue. 

Si la liberté n'est que relative , comme je le crois ^ il me 
semble ^ au contraire , que plus l'homme est libre (c'est-à- 
dire selon moi; plus il est maître de sa pensée ; ou capable 
de réflexion); moins il est sujet à faillir 3 et qu'ainsi la vé- 
ritable cause de nos erreurs consiste en ce que notre vo- 
lonté manque d'énergie ou d'intensité pour résister^ si l'on 
peut ainsi dire, à ce que notre entendement nous persuade. 
Je pense aussi qu'on ne peut pas dire du libre - arbitre 



( 318 ) 

comme de l'entendement.^ qu^îl est plus pu moind étendu; 
ou que, ii l'on reut se servir de ce terme pour exprimer 
son intensité, il faut Considérer l'étendue de la volonté et 
celle de l'entendement, comme des quantités incommen- 
surables, qui n^ont point de mesure commune, même 
comme des choses de nature différente, telles que l'espace 
et le temps, ou telles encore que deux voix dont l'étendue 
consisterait, pour Tune, en ce qu'elle pourrait prendre 
tous les degrés de douceur et de force , et pour l'autre , en 
ce qu'elle pourrait chanter dans tous les tohs, depuis le 
plus grave jusqu'au plus aigu; en sorte qu'il ne serait pas 
possible de comparer ces deux sortes d'étendue ou de gran- 
deur l'une avec l'autre. 

Si donc on ne veut pas que Déscartes se soit trompé , il 
faut conclure de ces observations, comme il est de fait, 
quoique j'aie feint le contraire , qu^il n'a pas pris le mot 
d'étendue dans le même sens que celui de force ou d'in- 
tensité, mais plutôt dans un sens diamétralement opposé : 
il faut admettre aussi , contre mon opinion , que cette force 
de volonté est la même chez tous les hommes , qu'ils sont 
tous également capables de réflexion , et qu'ils ont un pou- 
voir égal pour retenir leur volonté dans les limites de leur 
entendement, ce qui suppose qu'ils peuvent connaître ces 
limites, d'est-à-dire qu'ils sont toujours capables de dis* 
Cerner si en effet ils conçoivent distinctement led choses 
qu'ils croient bien entendre : en sorte que s'ils se trom- 
pent , c'est uniq%iement parce qu'ils ne veulent pas se donner 
la peine de réfléchir. Quoi qu'il en soit, voyons^ s'il est 
possible , quelle est précisément la signiâcation qu'il attu-* 
che à ces mots , V étendue de la volonté ou du Uhre-arbUre. 

Lorsque l'esprit aperçoit , ou croit apercevoir certain 
rapport de convenance ou de disconvenance entre deux 
ou plusieurs choses ; que ce rapport soit vrai ou faux , qu'il 
existe réellement , ou seulement en apparence ; nous 



(319) 

sommes toujours Uires d'y donner notre consentemëat , 
c'est-à-dire d'affirmer qu'il existe; affirmation qui consti- 
tue la forme du jugement. Nous avons donc, en ce sens , 
le pouvoir de juger des choses môme que nous n'enten- 
dons pas, ou que nous ne connaissons pas parfaitement; 
et ainsi la volonté ou la liberté s'étend plus loin , ou a plus 
d'étendue que l'entendement , quoiqu'elle s'applique aux. 
mêmes objets. 

Mais, si nous avons la faculté ou le pouvoir de nous 
tromper, en accordant notre consentement aux choses que 
nous croyons entendre, mais qu'eu effet nous né conce- 
vons pas distinctement, nous sommes également libres de 
nous abstenir d'en juger, et conséquemment de ne point 
faillir. . 

ARTICLE V. 

Du l\bre^arbitre. 

Voici > en peu de mots y ce i\ùB pense Descartes sur la 
volonté ou la liberté de l'homme. 

Être libre, c'est pou voir indifïeremment affirmer ou mec 
une même chose ; suivre un parti ou le parti contraire , 
même quand on se trouve porté par de bonnes raisons à 
choisir de préférence l'un plutôt que Tautre. 

Il ne faut pas confondra , dit-il , cette faculté positive de 
pouvoir indifféremment se déterminer pour le vrai ou le 
faui^, pour le bien ou le mal, avec l'état d'incertitude où 
l'on se trouve lorsque , bakncé par l'égalité ou la nullité 
des motifs, on est soi-même indifférent au parti que l'on 
prendra; indififêrence qui cesse d'ailleurs dès que notre dé- 
termination est prise. 

Cet état d'équilibre, qu'on nomme liberté d'indifférence^ 
est, selon lui, le plus bas ou le moindre degré de liberté j 



( 320 ) 

tandis qu'aa contraire nous agissons d'autant plus libre* 
ment, ou, ce qui est la même chose, nous nous détermi- 
nons d'autant plus facilement et plus volontairement à 
suivre un parti, qu'un plus grand nombre de motifs, ou 
que des raisons plus puissantes nous y engagent ; pourvu 
que, parmi ces raisons, il n y entait point d'extérieures ou 
d'étrangères à notre propre pensée, et qu'elles prennent 
toutes leur source dans l'entendement même. 

Cela n'empêche pas qu'en Dieu, qui agit toujours aussi 
librement que possible , et dont Tentendement est d'ail- 
leurs infini , il n'y ait qu'une liberté d'indifférence ; car, à 
ses yeux, tout est égal, et il ne se détermine pas pour ce 
qui est bon ou ce qui est vrai : mais une chose est vraie , 
ou elle est bonne, de cela même qull Ta voulue, ou qu'il 
l'a choisie. 

Quoique l'homme soit libre dans ses actions et dans ses 
pensées, il n'en demeure pas moins sous la dépendance de 
l'être de qui tout dépend. Mais comment des choses, en 
apparence si contradictoires, peu vent- elles se concilier? 
Descartes cherche à l'expliquer par une comparaison ; mais 
il avoue d'ailleurs, et nous dirons avec lui, que cela est 
incompréhensible de sa nature. 

ARTICLE VI, 
Des erreurs de sentiment. 

En tant que l'homme est composé de corps et d'ame, il 
est souvent trompé par sa propre nature : c'est ainsi qu'il 
a des goûts et des penchans qui , s'il les suivait, pourraient 
nuire beaucoup à sa santé et à son bonheur; c'est ainsi 
qu'étant malade, il désire quelquefois avec ardeur des ali- 
mensqui lui sont contraires. Mais il ne peut pas dire, pour 
cela, que Dieu le trompe, puisque, ayant im libre arbi* 



( 321 ) 

tre qui luî permet de suspendre ses actions comme ses ju- 
gemens , et une raison qui Téclaire et qu'il peut suivre^ il 
n'a qu'à réfléchir et à Yonloir pour éviter le danger qui 
menace son corps, aussi bien que l'erreur qui cherche à 
s'emparer de son esprit. 

Tel est le sujet de ce chapitre; sujet qui termine la 
sixième Méditation métaphysique , et couronne le plus bel 
œuvre de Descartes. Il est aisé de voir que ce chapitre et 
les deux précédens n'étaient aucunement nécessaires à la 
démonstration de l'existence de Dieu, de Tame humaine 
et des choses matérielles ; démonstration qui fait l'objet 
des six Méditations et de la seconde partie de cet ouvrage. 

ARTICLE VIL 
Des préjugés. 

Encore enfant , déjà l'homme juge et raisonne ; mais 
c'est, pour ainsi dire, à son insu et sans réflexion. Il juge 
sans pouvoir encore fixer son esprit sur aucun objet; il 
raisonne avant d'avoir appris à considérer les choses par 
l'entendement seul , et à se défier des sens et de l'imagina- 
tion qui peuvent aisément le séduire. De là une foule de 
préjugés ou de jugemens téméraires, qui sont faux pour la 
plupart, mais que nous ne croyons point tels, et qu'insen- 
siblement nous nous accoutumons à prendre pour des vé- 
rités incontestables : tellement que , si par hasard ils sont 
vrais, nous ne saurions véritablement dire pourquoi, puis- 
que nous n'en avons aucune science certaine ; et s'ib ne le 
sont pas , il est presque impossible que nous nous en aper- 
cevions jamais ; car ib ne portent en eux aucune marque 
qui puisse nous les faire distinguer de ceux qui se trouvent 
être vrais. Il est même des erreurs qui ont tellement le ca- 
ractère, ou du moins l'apparence de la. vérité, qu'il n'est 

TOME m. 21 



( 322 ) 

pa$ un seul bouuae qui ne la$ ait d'abord adoptées ^ et ipe^ 
par cette raison^ la plupart; sans jamais les reconnaître 
po^r ce qu'elles sont, les coixsiidèrent comme des notions 
communes. 

Outre les obseryations mexactes que nous avons faites à 
la hâte j et les jugeknens irréfléchis que nous formons nous- 
mêmes, nous accueillons, encore, sans exanien, beaucoup 
de propositions fautes quWnous présente comme des 
vérités démontrées : souvent aussi nous n'en retenons que 
les mots sans j attacher aucun ^ens précis^ ou nous pre- 
nons ces mots dans une signification toute différente de 
celle qu'on leur a donnée. Mais le plus grave de tous les 
inconvénienS; c'est que l'usage dans lequel nous sommes 
de ne rien voir qu'à travers l'imagination et les sens, fait 
que nous attachons , malgré nous, les idées d'étendue, de 
fîg9re, de matière, à des choses qui sont purement intelli- 
gibles et nullement imaginables. 

. Enfin , parvenus à un 4ge où nous sommes bien capa- 
bles de réfléchir et de raisonner, mais ipabus de préjugés de 
toute e3,pèce, il arrive d'ordinaire que nous persévérons 
dans l'erreur, tant par la force de l'habitude que par une 
certaine paresse d'esprit qui nous est naturelle. Car, pour 
connaître la vérité , il faut deu% cboses qui semblent fort 
difficiles à ceuK qui , k proprement parler, n'ont poipt en- 
coi^e fiait usage de leurs facultés intellectuelles : il faut sup- 
poser incertain ce qu'ils avaient coutume de regarder 
comme indubitable j il faut prendre la pejne de méditer, 
ce que. jusqu'alors ils n'avaient point fait* 

ÂATICLE Ym. 

« 

Des notions simples q%d composent nos pensées. 
Pour que nous puissions plus aisénoent nous délivrer de 



( 323 ) 

nos préjugés, Descartes se propose de faire connaître, dans 
ce chapitre , les notions simples dont se composent nos 
pensées. 

Tout ce qui fait Tobjet de nos méditations peut être 
partagé en deux classes. La première comprend les choses 
qui existent indépendamment de notre pensée, comme lei 
substances, soit intelligentes, soit matérielles, et les pro- 
priétés ou les attributs de ces substances , au nombre des* 
quels on peut mettre la durée , l'ordre et le nombre. Il 
faudrait peut-être ajouter à toutes ces choses les phénomè- 
nes; mais Descartes les range parmi les propriétés, dont 
il ne croit pas devoir les distinguer. Ces phénomènes peu- 
vent être attribués, ou à l'ame seule, comme, par exem- 
ple. Faction de réfléchir et la conception de quelque idée; 
ou au corps seul, comme le choc mécanique; ou bien à 
l'union du corps et de Tame, comme nos sensations, nos 
appétits , nos sentimens et nos passions. 

La deuxième classe renferme toutes les vérités éternelles 
ou notions communes, lesquelles n'ont aucune existence 
hors de notre entendement. Ces vérités ne sont pas de sim-- 
ples idées de rapport qui résultent de la comparaison 
d'autres idées, ce sont des jugemens^ des propositions tout 
entières, par lesquelles on affirme ou on nie certains rap- 
ports de convenance ou de disconvenance plus ou moins 
compliqués et généralisés ; comme , par exemple y qu'on ne 
saurait faire quelque chose de rien. 

Selon moi , ces jugemens ou ces vérités , en tant que nous 
y pensons ou que nous les concevons actuellement , sont 
des phénomènes intellectuels , qui ont leur cause condi- 
tionnelle dans l'entendement ou telle autre propriété de 
Tame , et leur cause efficiente dans les rapports qui exis- 
tent entre les choses qui ont quelque réaUté; rapports qui 
agissent sur rinteltigence qui les aperçoit , comme les ob- 
jets extérieurs agissent sur les sens; en sorte que tout ce 



( 324 ) 

qui est ou existe se réduit à des substances^ des propriétés 
et des phénomènes 9 et que tout ce qui n'est pas directement 
l'une ou l'autre de ces choses^ n'est rien qu'un rapport 
entres quelques-unes d'entre elles : d'où il suit que toute 
yérité n'est hors de nous qu'une relation ^ et en nous qu'un 
phénomène. . 

Ce chapitre est divisé en six paragraphes^ dont le pre- 
mier contient le sommaire des cinq autres. Le deuxième 
traite plus particulièrement de la substance en général ; 
mais , comme il ne m'a pas été possible d'y réunir tout ce 
que Descartes a écrit sur cette matière , j'y suppléerai en 
faisant ce rapprochement à la suite de cet article. L'auteur 
nous apprend ^ dans le troisième , ce qui constitue la durée, 
l'ordre et le nombre, et ce que l'on doit entendre par at- 
tributs, modes et qualités, que l'on comprend ordinaire- 
ment sous la dénomination commune de propriétés. Il parle 
aussi, dans ce même paragraphe, des idées générales, les- 
quelles résultent de la comparaison de plusieurs choses 
considérées sous un même rapport, ou en ce qu'elles ont 
de commun. Le quatrième a pour objet de faire connaître 
qu'il y a trois sortes de distinction ; Vupe réelle , une autre 
modale, et une troisième qu'on peut appeler rationnelle. 
La distinction réelle consiste en ce que deux substances , 
même quand elles seraient unies de manière à n'en former 
qu'une seulç , peuvent réellement subsister Tune sans l'au- 
tre. La distinction modale est de deux sortes : l'une existe 
entre deux différens modes , ou deux propriétés acciden- 
telles d'une même substance 3 l'autre se trouve entre la 
substance même et ses propriétés accidentelles. Enfin, la 
distinction de raison est celle qui se fait par la pensée , lors- 
que nous considérons séparément la substance et certains 
attributs sans lesquels elle ne saurait subsister, ou. l'un de 
ces derniers et quelque propriété qui en dérive nécessai- 
rement, comme l'étendue et la divisibilité. Dans le dn- 



( 325 ) 

quième paragraphe^ Descartes parle de 1 étendue et de la 
pensée envisagées sous ce point de Tue ^ qu'elles sont les 
propriétés essentielles qui constituent la nature des sub- 
stances corporelle et intelligente. Enfin ^ dans le sixième^ 
il prouve qu'il n'y a rien dans les objets extérieurs qui res- 
semble aux diverses sensations qu'ils produisent sur nous^ 
et par lesquelles ils manifestent leur existence : il fait voir 
que nous concevons très-clairement et très-distinctement 
qu'il y a des corps dont les parties sont étendues , figurées^ 
divisibles^ mobiles; mais que nous ne disons rien que noas 
concevions distinctement ^ quand nous disons qu'un corps 
est chaud où froid ^ doux ou amer^ blanc ou coloré^ quoi- 
que nous connaissions très-clairement que nous éprouvons 
les sensations connues sous ces différens noms. 



Voici les différens passages où il parle de la substance. 
Après avoir démontré qu'aucune des qualités qui sont par- 
ticulières et appartiennent en propre à la cire ne peut être 
saisie ; ni par les sens ni par l'imagination , mais seulement 
par la pensée : 

«Qu'est-ce maintenant^ dit-il^ que cette extension? 
n'est-elle pas aussi inconnue ? car elle devient plus grande 
quand la cire fond ;, plus grande quand elle bout^ etc. Il 
faut donc demeui;er d'accord que je ne saurais pas même 
comprendre , par l'imagination ^ ce «que c'est que ce mor- 
ceau de cire^ et qu'il n'y a que mon entendement seul qui 
le comprenne (i). » — « C'est une chose qui m'est à pré- 

(i) On De eomprend rien par Timagination , pas plus que par la vue ou par 
Touïe : mais rimagination se représente très*clairement un morceau de cire qui 
augmente de yolume, soit que cette augmentation soit réelle, comme il le suppose 
ici, ou qu'elle ne soit qu'apparente , comme il le dit un peu plus bas ; tandis qu'il 
nous serait impossible de comprendre , ou de concevoir clairement et distincte- 
ment cette augmentation de volume, si elle e'tait réelle, comme il l'avoue lui-même 
quelque part. 



\ 



( 326 ) 

sent manifeste , que les corps même ne sont pas propre- 
ment connus par les sens ou par la faculté d'imaginer^ mais 
par le seul entendement ^ et qu'ils ne sont pas connus de 
ce qu'ils sont tus ou touchés , mais seulement de ce qu ik 
sont entendus , ou bien compris par la pensée. » — <( Si 
vous TOUS souvenez de ce qui a été dit de la cire y vous 
saurez que les corps ne sont pas proprement connus par les 
sens y mais par le seul entendement. » 

tt Si quelques-uns confondent 1 idée de la substance avec 
la chose étendue, cela vient du préjugé où ils sont^ que 
tout ce qui existe ou est intelligible ^ et en même temps 
imaginable. 

(( L'ame ne se conçoit que par l'entendement pur; le 
corps y c'est-à-dire l'extension , les figures et les mouve- 
mens se peuvent aussi connaître par Tentendement seul, 
mais beaucoup mieux par l'entendement aidé de l'imagi- 
nation. » 

tt La nature du corps consiste en cela seul qu'il est une 
substance qui a de l'extension. » — a Un corps condensé ne 
laisse pas d'avoir tout autant d'extension que lorsque ses 
parties , étant éloignées les unes des autres ^ embrassaient 
un plus grand espace. » — « Il y en a qui ont subtilisé 
jusqu'à vouloir distinguer la substance d'un corps d'avec 
sa propre grandeur. » — « Mais la grandeur ne diffère de 
ce qui est grand que par notre pensée. » — « Lorsqu'ils 
distinguent la substance corporelle ou matérielle d'avec 
l'extension et la grandeur y ou ils n'entendent rien par le 
mot de substance corporelle , ou ils forment seulement eo 
leur esprit une idée confuse de la substance immatérielle j 
qu'ils attribuent faussement à la substance corporelle > et 
laissent à Textension la véritable idée de cette substance 
corporelle^ laquelle extension ils nomment un accident; 
mais si improprement qu'il est aisé de connaître que leurs 
paroles n'ont point de rapport avec leurs pensées. » 



( 327 ) 

K Toate chose dans laquelle réside immédiatement comme 
dans un sujet, ou par laquelle existe quelque chose que 
nous apercevons, c'est-à-dire quelque propriété, qualité 
ou Attribut dont nous avons en nous une réelle idée, s'ap^^ 
pelle substance,. Car nous n'avons point d'autre idée de la 
substance précisément prise, sinon qu'elle est une chose 
dans laquelle existe cette propriété ou qualité que nous 
apercevons , d'autant que la lumière naturelle nous enseigne 
que le néant ne peut avoir aucun attribut qui soit réel. » 
— « Nous ne connaissons point les substances immédiate- 
ment par elles-mêmes ; mais , de ce que nous apercevons 
quelques formes ou attributs qui doivent être attachés à 
qudqne chose pour exister, nous appelons du nom de 
substance cette chose à laquelle ils sont attachés. » — « Que 
si après cela nous voulions dépouiller cette même sub- 
stance de tous ses attributs qui nous la font connaître, 
nous détruirions tonte la connaissance que nous en avons, 
et ainsi nous poumons bien, à la vérité, dire quelque 
chose delà substance , mais tout ce que nous en dirions ne 
consisterait qu'en paroles , desquelles nous ne concevrions 
pas clairement et distinctement la signification. » 

« Le nom de substance n'est pas univoqae au regard de 
Dieu et des créatures , c'est-à-dire qu'il n'y a aucune signi- 
fication de ce i»iOt que nous concevions distinctement , la- 
quelle convienne en même sens à lui et à elles : mais la 
notion que nous avons de la substance créée , se rapporte 
en même façoo à toutes , c'est-à-dire à celles qui sont im- 
matérielles comme à celles qui sont matérielles ou corpo- 
relles : car, pour entendre que ce sont des substances, il 
faut seulement que nous apercevions qu'elles peuvent exi- 
ster sans l'aide d aucune chose créée. Mais, lorsqu'il est 
question de savoir si quelqu'une de ces substances existe 
véritablement, il faut qu'elle ait quelque attribut que nous 
puissions remarquer. )) 



( 328 ) 

a Encore que tout attribut soit suffisant pour faire con- 
naître la substance^ à cause que le néant ne peut avcÂr 
aucun attribut ^ ni propriété ou qualité) il y en a toutefois 
un en chacune y qui constitue sa nature et son essence , et 
de qui tous les autres dépendent : à savoir^ l'étendue en 
longueur , largeur et profondeur constitue la nature de la 
substance corporelle , et la pensée constitue la nature delà 
substance qui pense. » 

f( Nous pouvons considérer la pensée et l'étendue comme 
les choses principales qui constituent la nature de la sub- 
stance intelligente et corporelle ; et alors nous né deyons 
point les concevoir autrement que comme la substance 
même qui pense et qui est étendue , c'est-à-dire comme 
Famé et le corps ; car ilous les connaissons en cette sorte 
très-çlairement et très-distinctement. Il est même plus aisé 
de connaître une substance qui pense ou une substance 
étendue ^ que la substance toute seule ^ laissant à part si elle 
pense ou si elle est étendue; parce qu'il y a quelque difficulté à 
séparer la notion que nous avons de la substance, de celle que 
nous avons de la pensée et de l'étendue : car elles ne diffè- 
rent de la substance que par cela seul que nous considérons 
quelquefois la pensée ou l'étendue sans faire réflexion sor 
la chose même qui pense ou qui est étendue. » 

<c J'ai considéré la pensée comme le principal attribut de 
la substance incorporelle ^ et l'étendue comme le principal 
attribut de la substance corporelle ; mais je n'ai pas dit que 
ces attributs étaient en ces substances comme en des sujets 
difTérens d'eux. » 

« Nous pouvons considérer aussi la pensée et l'étendae 
comme des modes pu des façons diffîrentes qui se trouvent 
en la substance; c'est-à-dire que, lorsque nous considérons 
qu'une même ame peut avoir plusieurs diverses pensées^ et 
qu'un même corps ^ avec sa même grandeur^ peut être 
étendu en plusieurs façons; et que nous ne distinguons. la 



( 329 ) 

pensée et l'étendue dé ce qui pense et de ce qui est étendu, 
que comme les dépendances d'une chose de la chose même 
dont elles dépendent y nous les connaissons aussi clairement 
et aussi distinctement que leurs substances, pourvu que 
nous ne pensions point qu'elles subsistent d'elles-mêmes , 
mais qu'elles sont seulement des façons ou des dépendances 
de quelques substances : car, quand nous les considérons 
comme les propriétés des substances dont elles dépendent, 
nous les distinguons aisément de ces substances , et les pre- 
nons pour telles qu'elles sont véritablement j au lieu que , 
si nous, voulions les considérer sans substance , cela pour- 
rait être cause que nous les prendrions pour des choses 
qui subsistent d'elles-mêmes 3 en sorte que nous confon- 
drions l'idée que nous devons avoir de la substance avec 
celle que nous devons avoir de ses propriétés. ». 



Je désire que ces divers passages , en fixant l'opinion du 
lecteur, puissent le satisfaire, etqu'il n'y trouve rien de con- 
tradictoire ou de louche. Pour moi, il me semble seule- 
ment que l'auteur incline à penser que la substance et les 
propriétés essentielles qui en constituent la nature, sont des 
choses distinctes, quoiqu'il dise en quelque façon le con- 
traire : tandis que, selon mon sentiment, ces choses ne 
diffèrent absolument que de nom. 

ARTICLE IX. 

De l'activité et de (a passivité de Vame, de ses propriétés et de 

ses phénomènes. 

L'ame peut être envisagée tout à la fois comme active 
et comme passive. Elle est active en tant qu'elle agit par 
elle-même^ ou qu'elle veut, et elle agit volontairement, ou 



( S30 ) 

par elle-même 9 lorsqu'elle est afttentive^ qa'tfllé réfléchit, 
qu'elle affirme, qu'elle nie^ etc. Elle' est passive en tant 
qu'elle a des perceptions, c'est*à-clire qu'elie sent, quelle 
imagine, qu'elle conçoit, en un mot qu'elle a des senti- 
mens et des idées de quelque nature qu'elles puissent être. 

Il y a donc deux classes de phénomènes intellectuels bien 
distincts. Les uns sont des modifications de t'ame que Ton 
suppose n'avoir pas d autre cause efficiente que l'ame elle- 
même ; ce sont des actions libres et volontaires : les autres, 
connus généralement sous le nom de sentimens et d'idées, 
sont des modifications qu'Ole subit par la présence et Tac- 
tion, si l'on peut ainsi dire, soit des objets extérieurs phy- 
siques et moraux ou des rapports qu'ils ont entre eux, 
soit des idées déjà acquises ou des rapports qui existent 
entre elles. 

On peut inférer de là que l'ame a aussi deux genres de 
propriétés ; les unes actives , et on les nomme plus spécia- 
lement facultés ou puissances } les autres passives , en vertu 
desquelles elle a des sentimens, des idées, des souvenirs, 
des notions, des connaissances de toute espèce. Or il sem- 
ble que, dans le système même de Descartes , toutes ces 
propriétés pourraient être comprises, les premières sous 
la dénomination de volonté^ et les autres sous le nom d'en- 
tefidementj pris dans le sens passif. Cependant Descartes, à 
propos d'un auteur qu'il critique , s'exprime ainsi : a J'ai 
» dit que les propriétés de' l'ame se rapportent toutes à 
» deux principales, saycHr, à la perception de l'entende- 
» ment, et à la déteitnination de la volonté : mais l'auteur 
» les appelle d'un nom fort impropre, Vehtendement etlsi 
» volonté. » Pour voir disparaître cette contradiction ap- 
parente, il faut faire attention que Descartes ne distingue 
point en général la propriété du phénomène; et qu'il re- 
garde toute propriété intellectuelle , toute faculté , comme 
une simple possibilité, qui n'a rien de réel ou de positif 



( 331 ) 

séparée des actions que Tame exerce et des idées qa'elle 
conçoit y c'est-à-dire des phénomènes qui se passent ac-* 
tuellement en elle^ et par lesquels ses propriétés se mani- 
festent. 

Dans un deuxième paragraphe^ il traite plus particuliè- 
rement des perceptions qui se communiquent au cerveau 
ou à l'ame par lentremise des nerfs. Ces perceptions sont 
de trois espèces : nous rapportons les unes à des objets ex.* 
térieurs , comme la lumière, les saveurs, le son^ d'autres 
à notre corps, comme la faim^ la soif, la douleur} et les 
troisièmes^ à Tame elle-même , comme la joie, la colère ^ etc« 
Ces diverses perceptions peuvent aussi être causées^ dit-il^ 
par unf certain mouvement des esprits animaux, comme 
il arrive chez les personnes qui songent en dormant^ ou 
qui ont l'imagination fortement exaltée. Les perceptions 
qu'on rapporte à Tame sont celles auxquelles on donne le 
plus communément le nom de passions et d'émotions : et 
quant au mot de perception , que Ton prend ici dans un 
sens très-étendu, il est plus ordinairement et plus parti*- 
culièrement réservé pour désigner des idées claires et des 
connaissances évidentes. 

Descartes reconnaît deux sortes de mémoires : Tune est 
purement intellectuelle^ et l'homme seul en est doué; l'au* 
tre est , si Ton peut ainsi dire , matérielle ^ puisque non 
seulement le cerveau, mais toutes les autres parties du 
corps y contribuent : c'est ainsi , par exemple , qu'un mu- 
sicien a une partie de sa mémoire dans les doigts , et un 
danseur dans les j ambes . 

Il traite ensuite des idées, et plus particulièrement des 
idées innées. Il nomme idée tout ce qui est dans notre es- 
prit lorsque nous concevons une chose ^ de quelque ma- 
nière que nous la concevions. Tout ce que nous concevons 
sans image est une idée du pur esprit , et tout ce que nous 
concevons avec image en est une de Timagination, Il dis* 



( 332 ) 

tingue ainsi rimagination de la conception pure. Au reste ^ 
toute idée est une modification de Pâme ^ et il n y a pas 
d'autre différence entre Tame et ses idées ^ qu'entre un 
morceau de cire et les formes diverses qu'il peut recevoir. 
Il dit aussi (chap. xi^ ii^ partie) qu'il entend par idée la 
forme de toute perception^ et nous ayons tu que, sous 
cette dénomination de perception ^ il comprend tout ce que 
l'esprit conçoit et tout ce que Tame sent. 

Il donne ainsi au mot idée un sens très-précis , quoique 
d'ailleurs assez étendu. On peut donc s'étonner qu'il n'ait 
pas voulu distinguer les idées , ou plus généralement les 
phénomènes de Tame^ de leurs causes conditionnelles^ 
c'est-à-dire des propriétés passives en vertu desquelles elle 
sent et elle conçoit lorsque des causes efficientes agissent 
sur elle. Aussi ^ quoiqu'il prétende que beaucoup d'idées^ 
et entre autres les notions simples et primitives dont se 
composent nos pensées ^ se trouvent naturellement en 
nous^ on peut demander si en eflet il admet des idées in- 
nées. Voici comme il s'exprime d'abord dans ses Médita- 
tions : (( Entre mes idées ^ les unes me semblent être nées 
avec moi ^ les autres ^ étrangères et venir du dehors. Car^ 
que j'aie la faculté de concevoir ce que c'est qu'on nomme 
en général une chose, ou une vérité, ou une pensée, il me 
semble que je ne tiens point cela d'ailleurs que de ma na- 
ture propre; mais, si j'entends quelque bruit, si je vois le 
soleil, si je sens de la chaleur, jusqu'à cette heure j'ai jugé 
que ces sentimens procédaient de quelques choses qui exis- 
tent hors de moi. » Descartes a raison \ mais il faut faire 
attention que tout ce qu'il dit des idées innées ne se rap- 
porte point aux idées elles-mêmes , mais seulement à leurs 
causes conditionnelles, aux propriétés passives de l'ame : 
or, dans ce sens, non seulement quelques idées, mais 
toutes nos idées , et même toutes nos sensations , comme il 
en convient , sont innées , puisqu'il n'en est pas une qui ne 



(333) 

suppose /dans l'ame^ une propriété sans laquelle la cause 
efficiente qui la produit demeurerait sans efiet^ ou du 
moins aurait un effet tout autre que celui qu'elle produit 
en vertu de cette propriété. Il n'a pas moins raison lors- 
qu'il dit que certaines idées viennent du dehors; mais il 
est très -évident qu'il n'entend plus parler ici de leurs 
causes conditionnelles ou des propriétés passives de Tame; 
il serait trop absurde de soutenir qu'aucune de ces pro- 
priétés est produite par l'action des objets extérieurs, et 
qu'elles ne sont pas toutes nées avec nous : il veut dire seu- 
lement que ces idées , ou plutôt que ces sensations de cha- 
leur, de lumière, de son, etc. , ont leurs causes efficientes 
hors de l'ame, ce qui est incontestable : or, dans ce sens, 
non seulement aucune sensation, mais aucune idée, quelle 
qu'elle soit , n'est innée ; car, quoique toutes nos idées se 
forment en nous, et que toutes ont leurs causes condition- 
nelles dans l'ame même, aucune d'elles n'a originairement 
dans Tamé sa cause efficiente; je dis originairement, parce 
qu'une idée peut naître actuellement d'autres idées déjà 
acquises, entre lesquelles l'ame apercevra un nouveau rap- 
port, ce qui constituera une nouvelle idée/, mais aucune 
idée ne peut avoir sa cause efficiente dans quelque pro- 
priété de l'ame; car, si cela était, toute propriété étant 
permanente, l'idée qui en dépend le serait aussi, et nous 
l'aurions continuellement présente à l'esprit, l'effet étant 
inséparable de sa cause efficiente. Pour rendre ceci plus 
sensible, comparons une idée aux vibrations d'un corps 
sonore : il est clair que ces vibrations , qui ont leur cause 
conditionnelle dans ^élasticité de ce corps , et leur cause 
efficiente dans le choc d'un corps étranger, seraient conti- 
nues comme l'élasticité elle-même , si la cause qui les pro- 
duit était, comme l'élasticité, une propriété inhérente à 
ce corps sonore. Il n'y a donc rien en nous qui soit la 
cause efficiente de nos idées ou qui les produise , quoi- 



( 334) 

qu'elles aient toutes dans Tame leurs causes conditionnelles. 

On me demandera peut-être quel rôle je fais jouer, dans 
la formation des idées , à la réflexion et à toutes les pro- 
priétés actives, à toutes les facultés de l'esprit. Je répondrai 
que toutes ces facultés se réduisent, en dernière analyse, 
à Tattention , qui elle-même n'est qu'une manière de you-» 
loir, ce qui est conforme à l'opinion de Descartes; et que 
l'attention ne produit rien; qu'elle ne fait que rendre les 
objets ou les idées que l'ame considère plus clairs et plus 
distincts, en concentrant sa lumière intellectuelle sur tel 
point à Texclusion de tous les autres ; qu'elle est pour celui 
qui médite ce que la lunette astronomique et le microscope 
sont pour l'obseryateur de la nature; qu'elle découvre, 
ou nous fait découvrir, ce qui existe , mais qu'elle ne crée 
point; quelle aperçoit des propriétés, des rapports, mais 
qu'elle ne les fait point naître , et même qu'elle ne les aper- 
çoit pas toujours , malgré tous ses efibrts. 

Gela n'empêche pas que , sans l'usage de ces facultés de 
l'esprit, nous ne pourrions avoir aucune connaissance cer- 
taine, aucune idée distincte : car enfin, pour bien voir, il 
faut regarder; pour bien entendre, il faut écouter; et pour 
apercevoir de nouveaux rapports, il faut réfléchir. Mais, 
d'une autre part, ces facultés nous seraient inutiles, et la 
liberté ne serait qu'un mot vide de sens , si nos idées elles* 
mêmes, du moins si toutes nos idées étaient innées; car, 
dans ce cas, elles seraient pour nous ce que l'instinct est 
pour les animaux, et les lois du mouvement pour une 
horloge, c'èst-à-dire des règles sûres et fixes de conduite, 
auxquelles il nous serait impossible de nous soustraire. 

Il résulte de tout cela, 1^ qu'il n'y a pas plus d'idées in- 
nées que de sensations innées ; 2^ que toute sensation , tout 
sentiment, toute idée, toute notion, toute connaissance, 
en un mot, tout phénomène intellectuel ou moral, suppose 
dans l'ame quelque propriété passive, qui en est la caute 



( 335 ) 

condittonnelle, c'e8t-à-*dire là condition uidispeasable sans 
laquelle la cause efficiente qui le produit n'agirait pas au- 
trement que sur un automate ; 3^ que toute idée, de quelque 
nature qu'elle puisse être , a , directement ou originaire- 
ment, sa .cause efficiente et productrice dans les objets 
extérieurs, physiques ou moraux, ou dans les rapports 
qu'ils ont entre eux ; 4^ que les propriétés actives ou fa- 
cultés de Taine , telles que l'attention et la réflexion , ne 
IHToduisent aucune idée ^ mais qu'elles dirigent, qu'elle^ 
concentrent, et rendent en quelque sorte plus intenses , 
les propriétés passives par lesquelles l'ame les conçoit; et 
5q enfin , que la doctrine des idées innées est aussi dange- 
reuse qu'elle est fau&se, en ce qu'elle tend à détruire la 
liberté de l'homme. 

ÂRTIGI^ X. 

De la vie organUjue et de Came des hêtes. 

La volonté étant susceptible de différens degrés , il n'est 
{^s toujours. facile de décider si certains mouvemens sont 
Yoloptaires ou non. Descartes ne reconnaît pour tels que 
ceux qui sont bien évidemment et directement déterminés 
par la pensée. Tous les autres, il les fait dépendre de l'or- 
ganisation et de l'activité des esprits animaux. Ainsi, quoi- 
que nous soyons libres de précipiter, de ralentir ou de 
suspendre le mouvement de la respiration , ce mouvement 
est pour l'ordinaire indépendant de notre volonté, en ce 
que nous l'efTectuons sans y penser ; et il arrive aussi fort 
KMivent qu'en marchant et en remuant la tête, les bras ou 
le corps, nous n'agissons, pour ainsi dire, que comme de 
pures machines. Or, ces mouvemens organiques sont les 
seuls que Descartes admette dans les bêtes , et de la il tire 
un. premier arguaient pour prouver qu'elles ne pensent 




( 336 ) 

point. Les esprits qui se rendent du cœur dans le cerveau, 
et de là dans les nerfs ^ peuvent être déterminés à agir de 
telle ou telle manière par les impressions des objets exté- 
rieurs : mais les bétes reçoivent ces impressions sans en 
avoir conscience^ comme il nous arrive à nous-mêmes , 
lorsque nous voyons un objet sans le regarder^ sans y por- 
ter notre attention , sans y penser. 

Enfin elles sont entièrement privées de raison ^ elles ne 
pensent point ^ elles n'ont point d'idées, et la preuve en 
est qu'elles n'ont point de langage, point de signes pour 
les représenter; qu'elles sont incapables d'en inventer, 
comme font les sourds-muets ; et que les perroquets aux- 
quels on apprend à parler n'attachent évidemment aucun 
sens à ce qu'ils disent 3 qu'ils ne répondraient point à des 
questions imprévues, même quand ils auraient appris tous 
les mots : tandis que les hommes les plus stupides, et les 
insensés même, font des discours suivis, témoignent qu'ils 
ont des idées et qu'il y a du moins quelque liaison entre 
elles. 

Puisqu'il a été prouvé que la pensée n'était pas un attri- 
but de la matière, il serait donc impossible d'accorder la 
moindre raison aux animaux sans leur accorder aussi une 
ame distincte du corps et par conséquent immortelle, 
c'est-à-dire non périssable avec le corps ; et comme on ne 
pourrait pas la refuser aux uns plutôt qu'aux autres, il 
s'ensuivrait que les vers, les coquillages, les zoophytes, 
auraient une ame immortelle, ce qui serait absurde. 

Les bêtes ne sont donc, conclut Descartes, que des ma- 
chines plus compliquées ou plus parfaites qu'une horloge, 
et leur ame, toute matérielle, et comme telle incapable de 

penser, est dans la partie la plus pure de leur sang. C'est 
ce qu'il croit avoir très-bien expliqué d'après les principes 
et l'organisation de la matière. 
Si Ton admet cette explication , et qu'on rejette sa preuve 



( 337 ) 

de la distinction réelle de Famé et du corps ^ il deviendra 
très-vraisemblable que Thomme lui-même n'est qu'une 
machine douée de la faculté de penser ; et cette probabilité 
se changera en certitude y si de plus on croit que les bétes 
ne sont pas entièrement dépourvues de raison. Voilà en 
quoi la doctrine de Descartes serait dangereuse. Mais heu- 
reusement tout ce qu'il dit pour prouver par la physique 
et la physiologie que les bétes sont des espèces de tourne - 
broches ^ est entièrement dénué de fondement. 

ARTICLE XI. 
Des rapports qui eadstent entre Vame et ie corps. 

Il n'est pas aisé d'assigner une place à une chose que l'on 
prétend n'avoir point d'étendue, telle qu'est l'ame hu- 
maine. Bien qu'elle soit unie à tout le cerveau , et en quel- 
que façon à tout le système nerveux , comme le serait une 
propriété qui appartiendrait à cette espèce de substance , 
elle exerce plus particulièrement ses fonctions et a son siège 
principal dans une petite glande nommée conarion, qui 
n'est autre que la glande pinéale ; et la principale raison 
qu'en donne Descartes, c'est que de toutes les parties solides 
du cerveau cette glande est la seule qui ne soit point dou- 
ble : suspendue par des filets très-déliés , elle est d'une mo- 
bilité excessive , et , placée également sous l'influence des 
esprits animaux, qui viennent y aboutir, et de la volonté, 
qui y réside, elle transmet à l'ame, avec la plus grande 
facilité, les impressions des objets extérieurs, et aux diffé- 
rentes parties du corps les intentions ou les volontés de 
l'ame. Quand on veut, dit-il, arrêter son attention a con- 
sidérer quelque temps un même objet, la volonté retient 
la glande pendant ce temps-là penchée vers un même côté. 
Mais je ferai observer que les idées que l'esprit regarde en 

TOME III. 22 



( 338 ) 

quelque sorte au moyen de l'attention^ ne peuvent pas être, 
l'une d'un côté y l'autre de l'autre , si l'ame n'a point d'éten- 
due j et qu'il ne faut pas confondre d'ailleurs l'attention 
elle-même avec la direction de lorgane matériel vers l'ob- 
jet extérieur et sensible, quand c'est en ejQfet un objet exté- 
rieur, ou plutôt ridée d'un tel objet que l'esprit considère. 
Cette glande, continue-t*il, peut, tout à la fois, être 
sollicitée parles esprits animaux, et par la volonté, qui, 
dans certains cas , leur résiste en agissant en sens contraire. 
De là ces combats que Ton a imaginés entre ce qu'on ap- 
pelait la partie inférieure ou sensiti ve de l'ame , et sa partie 
supérieure ou raisonnable, ou bien entre les appétits na- 
turels et la volonté. 

ARTICLE XIL 

Des sens et des qualités sensibles des corps. 

Il semble que Descartes comprenne sous le nom commun 
de pensée, et la sensation que nous fait éprouver un objet 
extérieur , et l'idée ou la connaissance que nous avons de 
cet objet, lorsque nous y avons suffisamment fixé notre at- 
tention , en donnant seulement à la première le nom de 
pensée confuse. Tout le monde sait que nos idées elles- 
mêmes peuvent être plus ou moins confuses, plus ou moins 
distinctes, suivant l'usage que nous ayons fait de l'attention 
et de la réflexion, qui, comme je l'ai dit plus haut^ sont 
les instrumens par lesquels nous parvenons à discerner les 
choses. Mais n'y a-t-il entre Tidée de lobjet sensible et la 
sensation elle-même qu'une difiërence du plus au moins' 
dans le degré de distinction? J'ai une idée quelconque de 
l'eau chaude par exemple, et je crois savoir assez bien l'efiet 
qu'elle produirait sur moi, si j'y étais plongé étant à demi- 
mort de froid. Quel rapport y a-t-il entre cette connais- 



( 339 ) 

sance et la sensation que j'éprouverais si je me trouvais 
réellement dans un bain chaud ? Suffirait-il de se rappeler 
confusément la saveur d'un fruit peu connu ^ ou en avoir 
actuellement une idée confuse ^ pour éprouver en eflet le 
sentiment agréable qu^il procurerait si on Tavait dans la 
bouche? Mais craignons de mal interpréter Descartes ^ qui 
peut-être bien^ réservant le nom de' pensées distinctes pour 
les idées purement intellectuelles^ c'est-à-dire pour les idées 
réfléchies , les idées de rapport , entend par pensée confuse 
la sensation avec l'idée qui l'accompagne; car, quoique 
nous puissions bien avoir l'idée ou la connaissance d'un 
objet matériel, sans en éprouver actuellement la sensation , 
nous n'éprouvons jamais une sensation, que nous n'ayons 
en même temps l'idée, au moins confuse, de la chose sen- 
tie ; d'où vient que l'on confond d'ordinaire ces deux choses, 
qui paraissent n'en faire qu'une. D'ailleurs, Descartes dît 
bien que tout sentiment est une pensée confuse , mais il ne 
dit pas que toute pensée ou idée confuse est un sentiment. 
Voici comme il s'exprime lui-même dans ce chapitre et 
ailleurs. 

(( Les diverses pensées de notre ame qui viennent im- 
médiatement des mouvemens excités par l'entremise des 
nerfs dans le cerveau, sont ce que nous appelons nos sen- 
timens ou bien les perceptions de nos sens. 

» On peut prouver que les seuls mouvemens qui se font 
dans le corps sont suffisans pour faire avoir à l'ame toutes 
sortes de pensées, et particulièrement qu'ils peuvent exciter 
en elle ces pensées confuses qui s'appellent des sentimens. 

» L'ame d'un enfant (au ventre de sa mère) n'a jamais 
de conceptions pures , mais seulement des sensations con- 
fuses. 

» Les impressions qui viennent des objets extérieurs 
excitent en l'ame cinq divers genres de pensées confuses , 
dont le premier est l'attouchement. 



( 340 ) 

» 

» Lorsque les nerfs sont mus un peu plus fort que de 
coutume , et toutefois en telle sorte que le corps n'en est 
aucunement endommagé , cela fait que Tame sent un cha- 
touillement qui est aussi en elle une pensée confuse. 

» Lessentiinens de faim^ de soif ^ de douleur^ etc., ne 
sont autre chose que certaines façons confuses de penser. 

)) Les autres mouvemens des mêmes nerfs lui font sen-- 
tir d'autres passions, à savoir celles de Tamour^ de la haine^ 
dé la crainte ^ de la colère ^ etc. ^ en tant que ce sont des 
sentimens ou passions de Tamé ; c'est-à-dire en tant que ce 
sont des pensées confuses que lame n'a pas de soi seule , 
mais de ce qu étant étroitement unie au corps elle re- 
çoit l'impression des mouvemens qui se font en lui ; car il y 
a une grande différence entre ces passions et les connais- 
sances ou pensées distinctes que nous avons de ce qui doit 
être aimé^ ou haï^ ou craint^ etc. ^ bien que souvent elles 
se trouvent ensemble. » 

Descartes prouve fort bien qu'il n'y a rien dans le corps, 
comme il l'avait déjà dit ailleurs ^ qui ressemble à ce que 
nous appelons la chaleur^ le froid, les couleurs, les saveurs, 
les sons , les odeurs , qui en efiet ne sont que des modifi- 
cations de nous-mêmes, des sensations, des effets qui 
n'existent qu'en nous , et qui dépendent beaucoup plus de 
leurs causes conditionnelles,* c'est- à-dire des propriétés ou 
de la nature de nos organes et de nos sens , que de leurs 
causes efficientes, ou de l'action des corps sur nos organes : 
car, en dernière analyse, les corps se réduisent à des points 
impénétrables, diversement figurés , de difi^rente grosseur, 1 
et susceptibles de mouvemens divers. 

Mais ne se trompe-t-il pas, lorsqu'il range, ainsi qaiH^ 
fait , parmi ces qualités sensibles des corps , la pesanteur 
et la dureté? jamais personne, je pense, né s'est avisé de 
croire qu'il y a dans les corps quelque chose de semblable 
aux sensations qu'ils peuvent nous faire éprouver en vertu 



(341) 

de leur dareté et de leur pesanteur. Il y a plus , c'est que 
ce n^est point par des sensations , ou par des efièts qui se 
passent en nous^ mai^ bien par des changemensqui s'opèrent 
en eux^ que nous jugeons de ces qualités : et même j'ajou- 
terai que nous pourrions fort bien les connaître par une 
simple définition ou description ; ce qui met entre elles et 
les couleurs^ les saveurs^ les sons^ etc. ^ une prodigieuse 
difi^ence . 

ARTICLE Xm. 
Des principes des choses matérieUes. 

La nature du corps en général^ dit-il^ ne consiste point 
en ce qu'il est une chose dure y ou pesante y ou colorée , ou 
qui touche nos sens en quelque autre façon y mais seule- 
ment en ce qu'il est une substance étendue en longueur^ 
largeur et profondeur. D'où il suit que l'espace et le corps 
ne sont qu'une même chose^ et qu'il n'y a point de vide 
dans la nature. 

Gomme il ne s'agit ici que de la dureté relative des corps 
solides, ce n'est pas sans raison qu'il range cette propriété 
parmi celles qu'on nomme accidentelles dans les corps en 
général, puisqu'ils peuvent très-bien subsister sans elle, 
comme on le voit dans les liquides, et surtout dans les 
fluides aériformes, dont les parties n'ont aucune adhérence 
entre elles. Cette propriété des corps solides, ainsi que 
leur ténacité , consiste dans la résistance qu'ils opposent à 
la séparation de leurs parties , et se mesure par la difficulté 
plus ou moins grande qu'on éprouve à leur faire changer 
de formé, ou à les diviser par l'emploi d'une force méca- 
nique quelconque. 

Mais pour concevoir cette dureté relative , il faut sup- 
poser deux choses , une dureté ou indivisibilité absolue 



( 342 ) 

dans les dernières particules des corps ^ et une adhérence, 
une force quelconque qui les tienne attachées lès unes anx 
autres : car des parties molles ou divisibles jointes par un 
ciment même indissoluble y ou bien des parties insécables 
qui ne seraient jointes par aucune affinité y ne pourraient 
jamais former un corps dur^ tel que le verre par exemple. 
Or Descartes veut^ d'une part ^ que la matière soit divisible 
à Tinfini y et y d'une autre y que les particules des corps ne 
restent attachées les unes aux autres y ni par aucune force 
attractive inhérente à la matière y ni par l'action mécanique 
ou impulsive d'aucune matière en mouvement : en sorte 
que y d'après sa doctrine y il n'est pas possible de com- 
prendre comment et pourquoi un corps est dur y ni pour- 
quoi il cesse de Têtre dans certaines circonstances. 

ARTICLE XIV. 
Suite du même sujet. 

Si tout est plein y si une matière subtile mais d'une den- 
sité absolue remplit ou constitue Tôspace; comment les 
points impénétrables de cet espace, qui ne laissent aucan 
intervalle entre eux^ et les corps eux-mêmes, peuvent-ils 
se mouvoir? Descartes cherche à l'expliquer, en supposant 
que tout corps, ou tout corpuscule, en mouvement^ fait 
partie d'un anneau de matière subtile qui se meut avec loi. 
Mais , supposé que cela ne présente aucune difficulté , on 
n'en sera pas plus aVancé , si l'on ne prouve que ce corps 
mobile, conformément à Texpérience^ et que chaque par- 
celle de cette matière subtile , peut se mouvoir aussi libre* 
ment que dans le vide^ sans éprouver la moindre résistance, 
ce que Descartes ne démontre pas , et ce qu'on aurait pu 
lui défiei^ de pouvoir démontrer. 

Une conséquence de ses principes est que le monde est 



( 343 ) 

infim en étendue^ et que Dieu ne pourrait anéantir la ma- 
tière sans anéantir l'espace y ce qui paraît au moins incom- 
préhensible. Une autre conséquence des mêmes principes^ 
est qu'il n'y a qu'une sorte de matière^ et que les corps 
ne di0erent les uns des autres que par la figure y la gros- 
seur et Tarrangement de leurs particules; ce que les ato- 
mistes admettent également , mais par d'autres raisons , et 
avec cette différence , que pour eux la figure et la grosseur 
des particules , étant inaltérables , sont des propriétés es- 
sentielles 'y tandis que y dans le système de Descartes y elles 
ne sont y comme la figure et le volume des corps eux-mê- 
mes^ que de simples accidens. Enfin y comme tout ce qui 
est étendu est y selon lui , divisible y non seulement par l'i- 
magination^ mais en efiet^ et qu'il faut d'ailleurs, pour 
que le mouvement puisse s'effectuer dans le plein absolu y 
que la matière soit divisible à l'infini, il n'admet point d'a- 
tomes y ou de parties matérielles parfaitement dures : sur 
quoi je ferai observer que l'expérience de tous les siècles 
prouve du moins que les élémens des corps ne sont divisi- 
bles par aucune. force naturelle, ni par aucune de celles 
qui sont mises en usage dans l'atelier ou le laboratoire de 
l'artisan et du chimiste. Et Descartes se trompe certaine- 
ment quand il imagine qu'il n'y a point de matière qui ne 
puisse recevoir successivement toutes les formes. 

La matière subtile , qui constitue ce que nous appelons 
improprement le vide, ne diffère, dit-il, des corps pondé- 
rables , que par le mouvement en tous sens de ses particu- 
les 5 et si ces particules s'arrêtaient ou conservaient entre 
elles un repos relatif, elles formeraient un corps dur et 

terrestre. 

Pour cela elles n'auraient besoin d'adhérer les unes aux 
autres , ni par aucune force attractive , ni par l'impulsion 
d'aucun fluide matériel agissant sur elles extérieurement; 
ear , sdon lui , un corps n'est liquide ou gazeux , que parce 



( 344 ) 

que ses particules sont en moùyement; il n'est solide et 
plus ou moins dur^ que parce qu'elles sont en repos» les 
unes à l'égard des autres. Mais s'il en est ainsi ^ c'est-à-dire 
si rien ne les oblige à conserver ce repos relatif^ on n'aura 
qu'à . faire tourner un corps solide autour de son centre 
pour le rendre fluide^ ou pour le dissoudre; car par là on 
imprimera à chacune de ses particules un mouyement tan* 
gentiel différent , ce qui détruira leur repos rd^atif. 

ARTICLE XV. 
Du mouvement. 

Descartes pense ^ non sans raison^ que le mouvement 
n'est qu'une simple manière d'être que les corps mobiles 
conservent y comme les corps en repos conservent leur im- 
mobilité, ou comme une sphère conserve sa figure ronde, 
jusqu'à ce qu'une cause extérieure les force à changer d'é- 
tat ou de manière d'être :.que dans un corps qui se meut 
actuellement , il n'y a rien qui ressemble à la force qui l'a 
fait passer du repos au mouvement ; et qu'il faudrait autant 
de force pour lui enlever sa vitesse , qu'il en a fallu pour la 
lui donner : enfin , qu'il n'y a pas plus d'action dans un corps 
en mouvement qu'il n'y en a dans un corps immobile. Je 
dois dire que je p)Eirtage entièrement son opinion à cet 
égard , et qu'avant d avoir lu une seule page de ses écrits , 
'j'avais soutenu les mêmes idées, contre le sentiment des 
physiciens de nos jours, qui s'imaginent que dans un corps 
mobile il y a trois choses à considérer, la masse, la vitesse, 
et une prétendue force, en vertu de laquelle un corps, 
nus en mouvement par une cause extérieure , par une force 
véritable, continue de se mouvoir. 

Quant à l'inertie, dont il fait une qualité relative pro- 
portionnelle à la masse, il l'envisage comme une véritable 



( 345 ) 

force par laquelle les corps y âoit en mouvement , soit en 
repos 9 résistent à leur changement d'état; tandis que la 
matière est réellement indifférente au mouvement et au 
repos , on ^ ce qui revient au même y à tous les degrés de 
vitesse; et que Tinertie^ propriété passive^ mais absolue^ 
consiste eu cela seul qu'un corps n'a le pouvoir ni de chan- 
ger par lui-même sa manière d'être y ni de persévérer dans 
celle où il se trouve actuellement^ quand des forces exté- 
rieures le sollicitent à en changer. 

Il prétend démontrer par la métaphysique^ qu'il y a 
dans l'univers une certaine quantité de mouvement qui 
Vaugmente ni ne diminue jamais. 

Il croit aussi qu'il est très- facile d'établir les lois que sui- 
vraient dans leur choc mutuel des corps supposés d'une 
dureté absolue. Mais celles qu'il propose sont tout-à-fait 
imaginaires et n'ont aucun fondement solide. D'ailleurs el- 
les seraient sans objet ^ si les corps étaient divisibles à 
rinfini. 

Ici se termine la première partie de notre ouvrage. Elle 
renferme toute la métaphysique de Descartes : car la se- 
conde^ quoique d'un ordre de méditation bien plus relevé, 
n'est, comme je l'ai déjà dit, que le développement du 
chapitre deuxième de cette première partie. 



(346) 



SECTION II , 

GONGERNAirr LA DEUXIÈME PARTIE. 



Cette deuxième partie renferme les Méditations méta- 
physiques de Deseartes sur l'existence de Dieu, sur celle 
de Famé humaine considérée comme une substance distincte 
du corps, et enfin sur l'essence et l'existence réelle des cho- 
ses matérielles. C'est un ouvrage de la plus haute impor- 
tance et de la plus grande profondeur : aussi n'est-ce point 
sans une extrême défiance que j'entreprends d'en parler 
avec quelques détails dans cette préface, et de proposer 
quelques doutes tirés des principales objections faites à 
l'auteur. 

ARTICLE h-. 

Sur le chapitre premier ^ intitulé : 

kBKÈQt DBS lIÉDItATIOm. 

Ces Méditations sont au nombre de six. Descartes en a 
fait lui-même l'abrégé, ou plutôt le sommaire, dans le des- 
sein 1® de justifier ou d'expliquer l'ordre qu'il a adopté, 
et qui n'est pas celui des matières , mais celui des raisons ; 
2^ de répondre au reproche qu'on lui a fait de n'avoir point 
parlé de l'immortalité de l'ame , en faisant observer que 
tout ce qu'il est permis à la raison humaine de démontrer, 
est que l'ame ne périt pas nécessairement par la dissolution 
du corps , et que c'est ce qu'il a fait voir, en prouvant que 
l'ame et le corps sont des substances réellement distinctes. 



( 347 ) 

Je donnerai ici Tindication des matières qui composent 
«les six Méditations ou la seconde partie de cet ouvrage , en 
faisant connaître à la fois la marche que Descartes a suivie, 
et, parallèlement, celle que j'ai cru devoir suivre. 



Méditations métaphysiques. 3«« partie de cet ouvrage. 

Abrégé ^es Méditations Chapitre !<><' de cette 2*^*^ partie. 

MÉDITATION 1'®. 

Des choses que Ton peut révoquer 
en doute • Ch. II. 

MÉDITATION 2"*«. 

De l'existence et de la nature de 

l'aine. ••••••••.••.• Ch. III. 

Que Famé est plus aisée à connaî- 
tre que le corps • • • Ch. IV. 

MÉDITATION S"**. 

Delà certitude Ch. V, g 1. 

Des idées autres que celle de Dieu. Ch. XI. 

Preuve de l'existence de Dieu, tirée 

de l'idée que nous en avons. . . Ch. XII. 

Preuve de l'existence de Dipu , tirée 

de celle de rhomme Ch. XIII. 

MÉDITATION 4"*. 

De la certitude Ch. V, § 2. 

Des erreurs de jugement. .... ( !'• partie , ch, IV.) 

Du libre-arbitre (1" partie , ch. V. ) 

MÉDITATION 8°*«. 

De l'essence des choses matérielles. Ch. VI. 
Preuve de l'existence de Dieu , ti- 
rée de son essence ........ Ch. XIV. 

MÉDITATION 6™«. 

De l'existence des choses maté- 

rieUes Ch. VII. 

De la distinction réelle entre l'ame 

et le corps. .......... Ch. VIII, IX, X. 

Des erreurs de sentiment (l^ partie, ch. VI.) 



•**• 



De l'existence de Dieu et de l'ame, 
démontrée à la manière des géo- 
mètres Ch. XV. 



V 



( 348 ) 

ARTICLE n. 
Des choses que Von peut révoquer en doute. 

Gomme il est incontestable que nous ayons reçu sans 
réflexion et sans examen quantité d'opinions dont yraisem- 
blablement un assez grand nombre sont fausses y il Êiut y 
pour nous en assurer, les examiner toutes indistinctement 
avec le plus grand soin y en commençant par les principes 
sur lesquels elles sont fondées; il est même indispensable, 
si nous voulons établir quelque chose de constant dans les 
sciences , de rejeter provisoirement comme fausses toutes 
les notions sur la certitude desquelles nous aurions le 
moindre doute, jusqu'à ce que nous soyons parvenus à 
une première vérité , absolument inébranlable , qui soit 
comme un point fixe d'oii nous puissions partir ensuite 
pour en trouver d'autres. 

Toutes les connaissances que j'ai acquises jusqu'ici, ou 
du moins la plupart , me sont venues , directement ou ori- 
ginairement , parla voie des sens ; et c'est même pour cette 
raison , ou du moins parce qu'elles sont fondées sur des 
expériences comparées , ce qui suppose d'ailleurs Tusage 
de la réflexion aussi bien que des sens , que je les re- 
gardais comme assez certaines. Or les sens nous trompent 
quelquefois , en nous disant voir ou juger les choses autre- 
ment qu'elles ne sont, et ce serait assez, selon Descartes, 
pour nous en méfier toujours : mais, outre cela, et sans 
parler de certains fous qui sont persuadés qu'ils ont un 
corps de verre, ou sont vêtus d'or et de pourpre, quoi- 
qu'ils soient entièrement nus , l'homme dont l'imagination 
est exaltée à un certain point , ou celui qui rêve en dormant, 
touche, pour ainsi dire, par tous les sens des objets, qui ne 
sont point présens ; ou croit parler et se mouvoir, lorsqull 



( 349 ) 

garde le silence et qu'il est dans un parfait repos : et ces 
illusions sont quelquefois si fortes , qu'alors il n'est plus 
possible de les distinguer de la réalité. Je puis donc suppo- 
ser^ sans trop d'invraisemblance, quand je crois voir réel- 
lement un objet hors de moi , ou agir moi-même de telle 
ou telle manière, que c'est une pure illusion; et je puis 
conséquemment douter jusqu'à un certain point de Texis- 
tence de tout ce qui est matériel , et même de mon propre 
corps. Que sais-je! en effet, si ma nature n'est point telle, 
ou bien (puisqu'il ne m'est pas encore démontré qu'il existe 
un Dieu, et qu'il n'est point trompeur), si quelque intelli- 
gence ne m'a point créé tel, que je me trompe dans tout 
ce que je crois voir et sentir, et même dans tous les juge- 
mens que je porte j d'autant que j'ai souvent reconnu ou 
cru reconnaître pour faux tel jugement ou tel raisonne- 
ment qui d'abord m'avait paru très-bon. Ainsi, je puis en 
quelque façon douter, non seulement de l'existence des 
corps et de la réalité du mouvement, mais de tout ce que 
je conçois , même de la simple étendue et de toutes les pro- 
positions des mathématiques. Il faut donc tâcher de dé- 
couvrir d'abord quelque vérité qui soit indépendante, non 
seulement du témoignage des sens, mais encore de tout 
raisonnement. 

ARTICLE m. 
De l'existence et de la nature de Vame. 

Tandis que je m'efibrce ainsi de douter de tout , je ne 
puis pourtant pas douter de ma propre existence , parce 
que je sens bien et conçois très-clairement que si je n'exis- 
tais pas je ne pourrais ni douter, ni penser en aucune au- 
tre manière. Dire que je doute si je suis, c'est dire que je 
suis en efiët , puisqu'il est clair que pour douter, ou plus 



( 350 ) 

généralement pour penser^ il faut être : j'ai beau supposer 
ou croire que je me fais illusion sur tout ce que je yois , 
en vain j'imagine ou je me persuade que quelque puissant 
génie se plaît à me tromper : je suis donc si je crois qu'il 
me trompe ^ ou s'il me trompe en effet ; si je m'aJ>use j'existe 
donc. 

Je suis y j'existe ^ du moins pendant tout le temps que je 
pense : voilà maintenant un fait assuré , une vérité très- 
certaine. Mais quelle est ma nature^ ou qui suis* je ^ moi 
qui pense , c'est-a-dire qui doute , qui crois y qui nie y qui 
affirme ; etc. ; car tout cela c'est penser? Il est bien certain 
que je suis en tant que je pense : mais il ne m'est pas en- 
core démontré que je suis en tant que je marche , que je 
parle , que j'ai un corps et divers organes : car de ce que 
je crois avoir un corps, il s'ensuit bien que j'existe, parce 
que je ne puis croire sans être; mais il ne s'ensuit pas qu'il 
y ait rien de corporel en moi. Il semble donc que ma na- 
ture est uniquement de penser, et consiste en cela seul que 
je pense actuellement, de sorte que je cesserais peut-être 
d'exister, si je cessais de penser. Je ne suis donc, à propre- 
ment parler, qu'une chose ou une substance qui pense ^ 
ou dont la nature n'est que de penser. 

Il est démontré par ce qui précède, que j'existe en tant 
que je pense : mais puis-je inférer de là , comme le fait 
Descartes, que je suis une substance, et une substance 
dont la nature n'est que de penser ? 
. D'après mes anciennes connaissances, ou si l'on veut^ 
mes anciens préjugés, je crois concevoir très-clairement^ 
il est vrai, que l'action de penser est un phénomène, et 
que tout phénomène suppose une propriété, un attribut^ 
comme toute propriété suppose une substance j en sorte 
que je pourrais conclure de ce que je pense actuellement, 
que je suis un être ou une substance qui a la faculté de 
penser, et que je pense en vertu de cette faculté. Mais dans 



( 351 ) 

l'incertitade et le doute où je suis maintenant plongé^ il ne 
m'est plus permis de faire un pareil raisonnement , et 
j'ignore ce que c'est que substance y attribut et phéno- 
mène. 

Je pense , cela est certain y et penser actuellement est un 
phénomène; mais je n'en sais rien. Je sens que je pense ^ 
et cela même fait partie de ce phénomène; mais je l'ignore. 
Je ne suis sûr d'exister qu'autant que je pense; et quoique 
je puisse dire en conséquence que je ne suis sûr d^exister 
que comme phénomène , je ne puis absolument pas dire 
que je suis sûr de n exister que comme phénomène ^ et en 
tous cas je tomberais dans une contradiction manifeste^ si 
je disais que je suis sûr d'exister comme propriété ou 
cooune substance. J'ignore donc ce que je suis. Je pense, 
je sens que je pense, et voilà tout : ma connaissance ne va 
pas plus loin ; et de cette connaissance je ne puis rien dé- 
duire, d'autant que je me méfie de ma raison aussi bien 
que de mes sens. 

Quoique l'action de penser soit un phénomène, et que 
je sache fort bien que je pense^et que j'existe en tant que 
je pense, toutefois j'ignorerai ce que c'est qu'un phéno- 
mène, considéré comme tel, ou en tant que phénomène, 
en un mot, je n'en aurai point d'idée, si je n'ai aussi les 
idées de cause, de propriété et de substance. Or les idées 
que j'ai de ces choses, je les ai puisées dans la considéra- 
tion des objets extérieurs, et des rapports qu'iU ont entre 
eux ou avec moi : donc les idées que j'en ai sont fausses, 
ou pour mieux dire je n'en ai aucune idée, si ces objets 
n'existent pas, si l'univers matériel, comme on le suppose 
ici ,- n'est qu'un phénomène , et encore un phénomène 
intérieur, un phénomène qui se passe en moi, dont je 
n'aperçois point la cause , et qui ne parait pas en avoir 
besoin , un phénomène enfin qui semble constituer ma 
nature* 



( 352 ) 

Tout phénomène suppose une cause efficiente : mais qui 
me l'a appris ? L'expérience : sans elle je confondrais l'effet 
avec sa cause ; ces deux choses n en feraient qu'une pour 
moi : et ainsi ^ ne pouvant pas les distinguer^ je n'aurais 
l'idée ni de Tune ni de l'autre. En effet : 

A peine Thomme est-il né^ qu'il voit un corps changer 
de place ^ et en même t^nps le bras qui le remue. Une 
quantité innombrable d'autres phénomènes^ soit instantâ* 
nés 9 soit continus , lui font bientôt distinguer l'efiët de sa 
cause y et juger par analogie qu'il n'y a point de phéno- 
mène ou d'efièt sans cause. En réfléchissant ensuite sur oe 
qu'il a observé y il reconnaîtra que tout eflet est un change- 
ment quelconque y ou une suite de changemens y produits 
dans une substance par l'action d'une autre substance 3 que 
par conséquent tout effet suppose deux substances y dont 
l'une doit être regardée conune patient ou comme sujets 
l'autre comme agent 3 et que c'est dans l'action même de 
celle-ci que réside la cause du changement que l'autre 
éprouve. 

Quoique parmi les effets que nous apercevons, il en soit 
un grand nombre dont les causes sont tout-à-fait occultes , 
nous ne laissons pas que de considérer en général ces effets 
comme tels y et de demander ou de rechercher pourquoi 
ib ont lieu : mais c'est parce que déjà nous avons été ame- 
nés par l'expérience et l'analogie à conclure qu'il n'y avait 
point de changement ou d'effet sans cause. Nous ne nous 
aviserions point de demander quelle est la cause de tel phé- 
nomène y de tel changement y si toutes les causes sans 
exception étaient occultes y comme est celle de nos mouve- 
mens volontaires y et que nous fussions dans l'usage de voir 
les corps se remuer sans apercevoir aucUne cause sensible 
de leurs mouvemens : car alors ^ nous prendrions, ces mou- 
vemens pour des manières d'être qui leur appartiendraient 
en propre^ et non pour des effets distingués de leurs eau-- 



(353) 

ses. C'est ainsi que le vulgaire confond encore, sons le 
nom nie pesanteur, une cause avec le phénomène qu'elle 
produit; qu'il ne regarde point la chute d'un corps comme 
un effet i qu'il ne demande point quelle en est la cause, 
et que, se croyant suffisamment éclairé par l'habitude où 
il est de voir que les choses se passent ainsi , il trouve tout 
naturel qu'un corps tombe dès qu'il n'est plus soutenu. 

Cependant un corps qui tombe passe d'abord du repos 
au mouvement, et, dans chaque instant de sa chute, il passe 
d'une vitesse acquise à une vitesse plus grande. Il change 
donc à chaque instant. La chute d'un corps est donc un 
efièt bien réel , et un efièt continu : elle doit donc avoir 
une cause. Voilà ce que disent avec raison les philosophes. 
Mais combien de réflexions n'ont-iis pas faites avant d'en 
venir là! Quoi qu'il en soit, il est si vrai que toute cause, et 
par suite tout phénomène suppose deux substances , ou tout 
au moins deux parties distinctes qui agissent Tune sur l'au- 
tre, que même les premiers philosophes qui ont distingué 
dans la pesanteur la cause de l'efTet, tout en continuant à 
laisser avec le vulgaire cette cause dans les corps graves, 
l'ont considérée néanmoins, sous le nom de qualité réelle, 
comme une chose distincte et indépendante de l'étendue 
impénétrable, et conséquemment comme une véritable 
substance , quoique non matérielle , laquelle agissait sur les 
graves, à peu près comme nous concevons aujourd'hui que 
lame agit sur le corps , ou pour mieux dire , comme nous 
concevons qu'un corps agit sur un autre. Descartes attribue 
le phénomène de la pesanteur à l'action continue d'un fluide 
intactile et invisible qui pousse les corps graves vers le 
centre de la terre ; d'autres regardent la pesanteur comme 
l'eSet d'une action attractive que la terre exerce sur eux , 
en vertu d'une propriété dont elle est douée : d'où l'on 
voit que , dans tous les cas , l'eflet et la cause de la pesan- 
teur , dès qu'on les distingue , supposent deux substances : 

TOME III. 23 



(354) 

tandis qu'au contraire , il n'y en a qu'une pour ceux qai 
confondent ces deux choses : c'est ainsi qu'Épicurè attri- 
bue aux corps un certain mouvement de pondération qui 
leur est propre^ et qui est tout-à-fait indépendant de l'exis- 
tence du globe terrestre et de toute autre matière. 

Si nous n'avions pas d'abord appris de l'expérience , et 
ensuite généralisé cette idée, qu'il n'y a point de change- 
ment ou d'efiet sans cause ^ et que toute cause suppose deux 
substances qui agissent l'une sur l'auti'e^ jamais nous n'au- 
rions conclu ou conjecturé 9 que^ de cela seul que nous 
exécutons divers mouvemens , il y a en nous deux substan- 
ces distinctes; et nous aurions naturellement placée sans 
nous en apercevoir , la cause première , la cause hbre de 
ces mouvemens dans quelque propriété du corps ^ propriété 
qui consisterait en cela même qu'il pourrait agir saùs y être 
sollicité par aucune cause étrangère ; en sorte que ^ cette 
propriété active et ces mouvemens volontaires n'étant pour 
nous qu^une même chose, nous n'aurions point distingué 
ces eflèts de leur cause. 

Il est donc évident que je n'aurai aucune notion de cau- 
salité^ et conséquemment que j'ignorerai ce que c'est qu'un 
effet y ou un phénomène considéré relativement à sa cause^ 
si j'oublie ou si jefméprise ce que j^ai appris de l'expérience; 
si je regarde comme fausse Topinion où je suis que j'ai tin 
corps et qu'il y en a d'autres autour de moi ; enfin si je n'ai 
point quelque idée de l'action d'une substance sur une au- 
tre^ et^ à plus forte raison^ si j'ignore absolument ce que 
c'est que substance et attribut. 

Mais d'abord; dira-t-on ^ comme c'est par le phénomène 
que l'attribut ou la propriété se découvre ^ il s'ensuit que 
nous devons supposer une propriété partout où nous voyons 
un phénomène. J'en conviens; mais la propriété et le phé- 
nomène ne seront qu'une seule chose à mes yeux y si je 
crois que les corps ne sont pas des objets extérieurs qui 



.1 

I 



( 355 ) 

agissent sur moi en yertu de leur propriété^ et qu'ils ne 
sont que des phénomènes intérieurs, des sensations, qui 
naissent, disparaissent et se reproduisent pour disparaître 
encore : car l'idée que nous avons d une propriété est celle 
d'une chose dont la durée est permanente , et dont l'exi- 
stence est indépendante des phénomènes par lesquels elle se 
manifeste. C'est ainsi, par exemple, que je me représente 
rélasticité de Tacier ou de l'airain comme une propriété ou 
une chose durable et indépendante de l'action d'un ressort 
et des vibrations d'une cloche, qui peuvent n^être que 
transitoires et de peu de durée« Ainsi donc, si je suppose 
que je n'existe qu'en tant que je pense actuellement, et si , 
parce que je ne me souviens pas d'avoir pensé la nuit der- 
nière pendant mon sommeil, je ne suis pas certain d'avoir 
existé hier, je ne croirai pas que la faculté de penser qui 
est en moi subsiste encore quand elle cesse d'être en exer- 
cice; je ne me ferai aucune idée de cette faculté en tant 
que son existence est indépendante de l'action de penser ; 
je la confondrai avec cette action (comme le fait Descar-* 
tes), je n'apercevrai que cette action même, et encore, 
sans ss^voir que ce que j'aperçois est un phénomène. Il y a 
plus : c'est qu'en suivant à la rigueur le scepticisme de Des- 
cartes, il s'ensuivra bien que j'existe actuellement de ce 
que je me souviens actuellement d'avoir pensé et existé 
hier, mais il ne s'ei^suivra pas, qu'en effet j'ai existé ou 
pensé ; car ce souvenir pourrait bien n'être encore qu'une 
illusion qui m'affecte actuellement : et ainsi mon existence, 
j'entends celle dont je suis certain , se réduira au moment 
présent , à un instant indivisible , pendant lequel il est 
impossible qu'il s'opère en moi aucun changement, ni par 
conséquent aucun phénomène ; car cet instant n'est rien . 

Si je ne puis pas distinguer la propriété du phénomène , si 
je n'ai aucune idée de la propriété en tant que son existence 
est continue, et indépendante du phénomène, qui n'est 



( 356 ) 

que transitoire et éphémère ; à plus forte raison me sera-t-il 
impossible de distinguer la propriété essentielle qui con- 
stitue la substance ^ de la propriété accidentelle qui n'en est 
qu'une modification. Et dans le fait, la faculté de penser 
est-elle une propriété essentielle? Voilà la question impor- 
tante et fondamentale de laquelle dépendra la solution de 
toutes les autres. 

Tous les phénomènes qui se passent en nous sont con- 
nus sous les noms généraux de sensations^ de sentimens, 
d'idées et d'actions volontaires. Il importe peu de savoir 
combien on peut compter de genres et d^espèces difierentes 
de phénomènes intellectuels : mais il faut remarquer , et il 
est très-certain que chaque espèce^ que chaque ordre de 
phénomènes suppose dans l'ame une propriété différente. 
Ces propriétés sont^ par exemple^ la sensibilité physique 
en général^ qui se divise en plusieurs sens^ par lesqueb 
elle reçoit l'impression des objets matériels ; l'entendement 
ou la sensibilité intellectuelle ^ à l'aide de laquelle elle a des 
idées de toute espèce ; la sensibilité morale , qui est la cause 
conditionnelle de ces sentimens de rapport qu'on appelle 
sentimens moraux , et dont on peut aussi compter diverses 
espèces; la mémoire^ cette modification de la sensibilité 
intellectuelle^ qui est la propriété, la condition sans la- 
quelle une idée ne se reproduirait pas par I9 seule présence 
à l'ame d'une autre idée, ou d'un objets ou d'un signe 
quelconque qui l'avait d'abord accompagnée; l'imagina- 
tion , qui , en un sens , est cette propriété passive par la- 
quelle un souvenir est accompagné de l'image de la chose 
que l'ame se rappelle; la volonté, ou Inactivité, qui nous 
donne le pouvoir d'exécuter certaines actions que^ pour 
cette raison, on nomme volontaires 3 l'attention enfin^ pour 
ne pas en citer un plus grand nombre, ou po^r mieux 
dire, Vattentivité ^ propriété active comme la volonté, fa- 
culté qui nous permet de concentrer en quelque sorte 



(357) 

notre sensibilité et notre intelligence , pour être plus vive- 
ment afièctés par un seul objet à l'exclusion de tout'* autre, 
action ou opération à laquelle on donne aussi le nom même 
d'attention. 

Maintenant ^ parmi toutes ces propriétés ou d'autres que 
je n'ai point nommées^ y en a-t-il une, et n'y en a-t-îl 
qu'une, que l'on puisse regarder comme essentielle, et dont 
tontes les autres ne soient que des modifications ou des 
manières d'être ? Il se peut que toutes les propriétés de l'ame 
ne soient, à l'exception d'une seule, que des modifications 
de celle-ci , comme les différentes propriétés des corps sont 
des modifications de l'étendue impénétrable, et, dans ce 
cas , rien ne nous empêchera de donner , avec Descartes , 
à cette propriété, quelle qu'elle soit, le nom de pensée, ou 
de faculté de penser. Or Descartes croit démontrer qu'une 
pareille faculté existe en effet : mais les raisons qu'il allègue 
peuvent également s'appliquer à nos différentes manières de 
sentir et de penser; d'où il paraît que cette faculté de penser, 
qu'il regarde comme ime propriété essentielle , n'est rien 
que le nom commun sous lequel on comprend toutes les 
propriétés de l'ame; comme on donne le nom d'homme 
à Pierre, à Paul, à Jacques, etc. Il suit donc de là que 
l'imagination et la mémoire, par exemple, ne sont pas à 
la faculté de penser ce que le triangle et le cercle sont à 
l'étendue , comme voudrait nous le persuader Descartes , 
mais seulement ce que le triangle et le cercle sont à la figure 
en général. 

Descartes répliquerait que du moins la figure en général 
suppose elle-même l'étendue, tandis que la faculté de 
penser ne suppose ni l'étendue ^ ni aucune autre propriété 
plus générale, et qu'ainsi elle est essentielle et peut consti- 
tuer une substance tout aussi bien que l'étendue impéné- 
trable. Mais s'il est vrai que cette faculté de penser n'est 
qu'une dénomination commune à toutes nos manières de 



(358) 

penser, il résulte donc du raisonnanent de Descarte» qu'il 
y a autant de substances distinctes qu'il y a de manières 
difierentes de penser. h 

Je. conviendrai sans peine d'ailleurs qu'aucune de ces 
manières de penser , ni conséquemment la faculté de pen- 
ser en général , ne suppose Tétendue , pourvu toutefois que 
Ton entende seulement par là que l'idée de ces facultés ne 
suggère ou ne rappelle en aucune manière l'idée d'étendue, 
ce qui est vrai. Mais on en peut dire autant, non seulement 
de certaines manières de sentir^ qui cependant ne nous affec- 
teraient point s'il n'y avait rien de corporel en nous; mais 
encore de plusieurs propriétés accidentelles des corps eux- 
mêmes , sans qu'on en puisse tirer la conséquence que ces 
propriétés constituent des substances qui n'ont rien de maté- 
riel. La chaleur et les odeurs, par exemple, sont dans ce cas. 
L'idée que j'ai de la chaleur, considérée dans sa cause, est 
celle d'une chose, quelle qu'elle soit, qui a le pouvoir de 
produire sur moi une certaine sensation. Il est vrai que par 
l'habitude invétérée ou j'étais naguère de regarder conune 
matériel tout ce qui agit sur moi , et de croire qu'il n'y a 
que le corps qui puisse agir sur le corps , je supposais aussi^ 
en me fondant sur l'expérience et l'analogie , que le prin- 
cipe de la chaleur était un fluide très-subtil qui agissait 
d'une manière ou d'une autre sur mes organes en les tou- 
chant. Mais, s'il y a des substances qui ne soient point 
étendues , et si ce qui est immatériel peut agir sur ce qui 
est corporel, je n'ai pas plus de raison de croire que le 
principe de la chaleur est un fluide subtil , que je ne suis 
en droit de supposer que la substance qui pense est 
elle-même une matière éthérée. £t, si de cela seul que 
l'idée que j'ai de la chaleur n'est point accompagnée de 
celle d'étendue, je conclus que moi, qui ai cette idée, je 
ne suis pas nécessairement étendu 3 je pourrai aussi con- 
clure, de ce que la sensation que j'éprouve ne rappelle 



( 359 ) 

pas l'idée d'étendue y que la substance qui produit en moi 
cette sensation n'est point étendue ^ et que sa nature con- 
siste seuleipient en ce qu'elle est une chose qui échauffe^ 
comme lu mienne consiste^ selon Descartes ^ en cela seul 
que je suis une chose qui pense. 

Ce n'est point par les sensations que les corps produisent 
sur nous , c'est par pela seul qu'ils s'opposent à nos mouve- 
mens, ou qu'ils nous obligent de nous mouvoir, que nous 
les jugeons impénétrables ou matériels. Ainsi, lorsqu'un 
fluide , comme le seraient , par exemple , les émanations 
d'une rose, n'a pas assez de masse pour produire en nou9 
un mouTement local sensible, nous ne pouvons pas jciger 
directement si ce fluide est réellement matériel. Mais, sup-; 
posé qu'il le soit, si c'est par le contact, si c'est par son 
impénétral»lité qu'il agit sur nous, c'est-à-dire sur nos 
sens , sur notre ame , soit directement , soit par l'intermé- 
diaire de notre corps, ce qui revient au même, on sera 
forcé de convenir que l'ame elle-même est matérielle j car 
une substance ne peut agir sur une autre par le contact, 
qu'autant qu'elles sont réciproquement impénétrables : et 
si ce n'est point par son impénétrabilité que ce fluide (ou 
que le corps humain) agit pour produire en nous la sensa- 
tion et l'idée d'odeur de rose; sur quoi se fondera-t-on pour 
affirmer qu'il est impénétrable ou matériel, et que l'esprit 
ne l'est point ? Car de deux choses Vune , ou l'idée et la sen- 
sation de l'odeur de rose rappellent nécessairement l'idée 
de résistance et d'étendue , et alors les raisons qu'on allè- 
gue pour prouver que la pensée est indépendante de l'éten- 
due s'évanouissent; oti elles ne suggèrent point ces idées 
d'étendue et d'impénétrabilité, et dans ce cas on ne prouvé 
pas mieux par le raisonnement qu'on ne le pourrait faire 
par l'expérience, à laquelle d'ailleurs nous ne nous confions 
point , que la cause qui produit en nous l'odeur de rose est 
matérielle. Ainsi il faut convenir, ou qu'on n'a pas démontré 



( 360 ) 

que la faculté de penser n'est pas une propriété acciden- 
telle de la matière aussi-bien que l'odeur d'une rose, ou 
qu'il résulte des preuves que Ton a données , que celle-ci 
est tout aussi-bien que la faculté de penser une propriété 
essentielle; d'où il résulterait, selon Descartes, quje dans 
un corps odoriférant il y aurait deux substances distinctes , 
l'une matérielle, étendue et inodore; l'autre odorante, 
mais immatérielle et sans étendue : ce qui paraît absurde. 
Je crois donc pouvoir conclure de ce qui précède, 1^ que 
Descartes n'a pas prouvé que la faculté de penser est une 
propriété essentielle, capable de constituer une substance; 
2^ que dans le doute universel où nous sommes placés , et 
en niant l'existence des corps et de leurs propriétés , il est 
impossible que nous puissions distinguer une propriété es- 
sentielle d'une propriété accidentelle, ni même une pro- 
priété en général d'un phénomène. 

Maintenant, si je ne puis pas distinguer la propriété es- 
sentielle qui constitue la substance, de la propriété acci- 
dentelle qui n'en est qu'une modification, et si l'une et 
l'autre viennent en quelque sorte se cacher sous le phéno- 
mène ou se confondre avec lui; comment pourrai-je distin- 
guer la propriété et le phénomène de la substance ; comment 
pourrai' je avoir l'idée de la substance et la connaître comme 
telle ? Descartes tranche cette difficulté , en avançant avec 
confiance , que c'est une idée innée et une notion commune 
que le néant ne peut avoir aucun attribut, et que de là 
nous tirons naturellement l'idée de substance. Mais je ferai 
observer que le néant n'est point un être auquel on puisse 
attribuer ou refuser quelque chose , qu'il n'est que lab- 
sence ou la non-existence de toute substance, dé toute 
propriété, de tout phénomène, en un mot, de tout ce dont 
nous avons une réelle idée; et qu'ainsi de cette idée du 
néant, que nous avons bien évidemment acquise, nous 



( 361 ) 

ne pouvons rien tirer^ non plus que du néant lui-même. 
Quand on dit que le néant ne peut avoir aucun attribut^ 
on dit en d'autres termes ^ que là où est un attribut , une 
propriété ^ là n'est pas le néant ^ là est une réalité ; ce qui 
ne m'avance guère : car j dans la situation d'esprit où je 
me trouve à présent^ doutant de tout, excepté de ma pro- 
pre existence^ ce qui constitue pour moi la réalité, c'est le 
phénomène de la pensée, puisque je ne connais rien de 
plus , et que je ne crois exister que par ce qu'il y a d'acci- 
dentel et de phénoménal en moi. Si donc je viens à réfléchir 
sur l'essence de mon être , j'affirmerai qu'elle ne consiste 
que dans l'action de penser; et conséquemment je soutien- 
drai une grande absurdité-,^ car l'action de penser n'est 
qu'un phénomène et ne peut pas constituer une substance. 
Je conçois très-bien aujourd'hui, soit que j'aie appris 
« cela de l'expérience et de la réflexion , ou de toute autre 
manière, que ce qui n'est rien ne saurait êtrç modifié : or 
(pourvu que j'aie confiance en mes souvenirs), je sais que 
j'éprouve une suite de modifications, puisque je réfl.échis, 
que je conçois, que je sens, et que j'ai tels sentimens ou 
telles idées : donc je suis quelque chose moi qui ai ces idées, 
ou qui pense, tantôt d'une façon et tantôt d'une autre. 
Mais, de deux choses l'une, ou je ne suis moi-même que 
ces diverses modifications, ce qui est contradictoire, puis- 
qu'ainsi je serais plusieurs êtres très-différens les uns des 
autres; ou je suis un être distingué de ces modifications, 
comme un morceau de cire est distingué des diverses em- 
preintes qu'il peut recevoir , et dans ce cas ma nature pro- 
pre ne m'est pas connue, puisque je n'aperçois en mpi que 
ces modifications, qui sont purement accidentelles. Donc 
je suis à la vérité une chose ou une substance qui pense , 
et qui conséquemment a la faculté de penser; mais non 
pas une substance dont la nature est de penser, ou dont la 
faculté de penser constitue la nature. 



( 362 ) 

Pôor mieux faire sentir la différence qui se trouve entre 
ces choses ^ et l'importance qu'il y a à les distinguer , je 
supposerai pour un moment avec les matérialistes , que la 
substance qui pense en nous est corporelle, et que cette 
substance est le cerveau. Dans ce cas nous pourrons com-* 
parer le cerveau y ou la substance qui pense , à une cloche 
de iné\9\ 3 la faculté de penser , à l'élasticité de cette do-- 
che; et le phénomène de la pensée, aun vibrations qu'elle 
efièctue , lorsqu'un corps extérieur agit sur elle. Cela étant, 
il n'est personne qui ne conçoive clairement que le cerveau 
pourrait cesser un moment de penser, sans perdre un seul 
moment la faculté de penser 3 de même que la cloche 
pourrait cesser de vibrer , sans pour cela perdre son élas- 
ticité : et que le cerveau pourrait aussi, par quelque dé- 
rangement dans ses parties , ou tout autre accident , perdre 
entièrement la faculté même de penser, sans perdre son 
impénétrabilité ou sa matérialité , sans qu'il cessât d'existé* 
commesubstance, saris être anéanti 3 de même que la cloche^ 
fondue ou ramollie par la chaleur, perdrait son élasticité, 
sans cesser d'être une substance matérielle. D'où il est vi- 
sible que, dans cette hypothèse, pu d'après cette manière 
d'envisager les choses, la faculté de penser n'est qu'une 
propriété accidentelle, qui ne constitue pas la substance 
qui pense, ou l'homme considéré comme être pensant, et 
qu'ainsi , quoique l'homme soit une chose ou une substance 
qui pense, ou qui a la faculté de penser, il n'est pas une 
substance dont là nature n'est que de penser, on dont la 
faculté de penser constitue seule la nature. 

Disons à présent avec les spiiitualistes, que la faculté 
de penser est à la substance intelligente , ce que retendue 
impénétrable est au corps 3 que cette faculté est essentielle 
dans le sens le plus absolu , et qu'elle constitue elle-même 
la substance qui pense, comme l'impénétrabilité constitue 
le corps 3 de sorte que la substance intelligente venant à 



( 363 > 

perdre cette faculté , elle cesserait par là même d^exister 
et serait anéantie ^ comme la matière le serait y si elle ces- 
sait d'être étendue et impénétrable. Dans cette supposition^ 
rhomme est véritablement une substance dont la nature 
consiste dans la faculté de penser. Voilà ce qu'il s'agissait 
de démontrer^ mais ce que n'a pas démontré Descartes : 
et cependant ^ ce philosophe va beaucoup plus loin , puis* 
qu'il soutient que la nature de la substance qui pense en 
nous consiste^ non seulement en ce qu elle a la faculté de 
penser^ mais en ce qu'elle pense actuellement ^ de Êiçon 
qu'elle ne pourrait cesser de penser ^ sans par cela même 
cesser d'être. C'est en effet, comme je l'ai fait voir plus 
haut y une conséquence du principe qu'il a posé , et si l'on 
approuve le principe y il faut admettre la conséquence : or 
cette conséquence est absurde ; car une action y un phéno- 
mène y ne peut pas constituer une substance» 

En tant que doué de la faculté de penser y l'homme est 
une ame ou un esprit ; en tant qu'il est capable d'exécuter 
diverses actions corporelles ( et l'on démontrera plus avant 
qu'en efiet il renferme les propriétés qui constituent la ma- 
tière) y l'homme est un corps ou une substance matérielle. 
Mais de savoir si l'âme et le corps sont deux substances 
. distinctes, ou si elles n'en forment qu'une j en d'autres ter* 
mes y si l'ensemble ou la collection des propriétés intellec- 
tuelles y et celle des propriétés communément appelées 
corporelles y appartiennent à un même sujet y à une même 
substance; ou si elles constituent deux substances indé- 
pendantes l'une de l'autre, de telle sorte que l'ame, ou 
l'ensemble des facultés intellectuelles , pût exister sans un 
corps, de même qu'un corps peut exister sans une ame; 
c'est ce qui sera examiné plus particulièrement au cha- 
pitre VIII. Mais il paraît clair que cette question serait 
à peu près résolue , et qu'il n'y aurait plus qu'une çonsé- 



( 364 ) 

quençe à déduire^ si déjà il était démontré que la faculté 
de penser est une propriété essentielle. 

Il ne m'a pas été possible , et je dois en prévenir le lec- 
teur, de placer à la suite dû chapitre dont il est ici men- 
tion, les réponses de Descartes aux objections dont je viens 
de donner le sommaire, ni ces objections elles-mêmes; 
mais il les trouvera aux chapitres VIII, IX et X qui trai- 
tent de la distinction réelle de lame et du corps. 

ARTICLE IV. 
Qtie f esprit est plus aisé à connaître que le corps. 

Nous ignorons jusqu'à présent si la faculté de penser est 
la propriété essentielle qui constitue la substance de Tame, 
et nous ne savons point si en effet la substance de Tame 
en elle-même diffère de celle des corps : nous ne pouvons 
donc pas dire avec certitude que nous connaissons vérita- 
blement l'ame ou sa substance. Quant à ses attributs, com- 
parés aux qualités accidentelles des corps, il est certain 
que nous les connaissons mieux, ou du moins que nous en 
connaissons un plus grand nombre; et, dans ce sens, on 
peut dire en général , que Tesprit est mieux connu que le 
corps , puisqu'il n'est point de qualité corporelle qui ne 
suppose aussi dans Tame une propriété passive sans laquelle 
le corps, doué de cette qualité, n'agirait point sur nos sens 
et ne se ferait point connaître à notre esprit; et qu'en ou- 
tre , nous remarquons en nous des facultés qui n'ont rien 
dans, les corps bruts qui leur réponde : telles sont, par 
exemple, la volonté et la réflexion. Si c'est là , comme je 
le crois, ce que Descartes a voulu prouver, il a parfaite- 
ment raison. Ainsi, puisque le fond de ce chapitre est vrai, 
et qu'il n'est d'ailleurs d'aucune conséquence pour ce qui 
suit, je passerai sur les observations de détail auxquelles 



( 365 ) 

il pourrait donner lieu y et par là je dédommagerai le lec- 
teur de la trop grande étendue de l'article précédent. 

ARTICLE V. 
De la certitvde. 

Il a été démontré précédemment que l'homme considéré 
comme être intelligent ^ ou ce qui pense en lui^ existe. 
Maintenant , sur quoi cette preuve de notre existence re- 
pose- t-elle? sur cela seul que nous concevons très- claire- 
ment et très-distinctement que pour penser il faut être ou 
exister , et que nous ne pouvons nous défendre de regarder 
comme vrai ce que nous concevons de cette manière. Des- 
cartes en tire ce principe général ^ qu^il semble vouloir 
donner comme un instrument infaillible j pour découvrir 
ou reconnaître la vérité^ savoir , que les choses que nous 
connaissons très-clairement et très-distinctement sont tou? 
tes vraies^ et il l'applique^ non seulement à tout ce que 
nous appelons du nom d'axiomes^ mais encore à toutes 
les conséquences déduites des raisonnemens fondés sur ces 
axiomes, ou sur des principes déjà reconnus pour vrais. 

Quant aux axiomes, ils sont également évidens pour 
tous les hommes , qui tous les conçoivent parfaitement. Il 
n'en est pas de même des choses qui'ont besoin d'être dé- 
montrées ou expliquées : elles sont susceptibles de difiërens 
degrés de clarté et de distinction j telle chose se distingue 
aisément de telle autre , que^ l'on est plus ou moins porté 
à confondre avec une troisième 3 telle vérité frappe tous les 
yeux par sa clarté; telle autre paraît plus ou moins ob- 
scure, on n'en est qu^à demi-persuadé. Si donc les hommes 
se trompent et changent si fréquemment d'opinion, s'ils 
sont si rarement d'accord entre eux et disputent sur tout , 
c'est évidemment, ou parce qulb admettent comme vraies 



( 366 ) 

des choses dont ils ne sont pas entièrement convaincus et 
qu'ils ne conçoivent qu'imparfaitement ; ou parce qu'ils 
croient bien concevoir ce qu'en effet ils ne conçoivent pas 
très-clairement^ et qu'ils raisonnent mal. 

Mais peut-on tirer de ces observations un principe cer- 
tain , une méthode assurée pour découvrir la vérité et ne 
jamais faillir? Sans doute nous sommes maîtres de ne rece- 
voir comme vrai que ce qui nous parait clair et distinct; 
mais le sommes-nous de rejeter ce qu'a tort ou à raison 
nous croyons comprendre très-parfaitement? Y a-t-il un 
moyen quelconque pour reconnaître si seulement nous 
croyons concevoir une chose , ou si nous la concevons en 
efièt; et, dans ce casj avons-nous un intelleetamètre pour 
mesurer le degré de distinction et de clarté qui se trouve 
en tiotre conception? C'est une question à laquelle Des- 
cartes n'a jamais répondu d'une manière satisfaisante : à 
l'en croire, il semblerait qu'il n'y a que les choses qui tom- 
bent sous les sens sur lesquelles nous nous trompions, et 
que nous pouvons à volonté rectifier toutes nos erreurs par 
le raisonnement, pourvu que nous y portions une atten- 
tion suffisante ; mais trop de faits témoignent contre cette 
opinion pour qu'on puisse l'adopter. Toujours est'il, néan- 
moins, que nous ne pouvons être certains de la vérité 
d'une proposition, qu'autant que nous la concevons en 
effet très-clairement et très- distinctement} c'est ce qu'on 
ne saurait trop rappeler aux philosophes, même les plus 
expérimentés; et, sous ce point de vue, le principe de 
Descartes est très- juste et fort utile : mais il est bien loin 
d'avoir toute la généralité et toute l'infaillibilité qu'il lui 
suppose , peut-être pour nous persuader, et se persuader à 
lui-même, que sa physique et sa métaphysique sont éga- 
lement appuyées sur des fondemens inébranlables ; que 
penser de Tinfaillibilité de ce principe, quand le philoso- 
phe même qui l'établit, et qui emploie toyas ses moyens et 



( 367 ) 

toute son attention à ne pas s en écarter^ c'est-à-dire à ne 
rien admettre qu'il ne conçoive aussi clairement que dis* 
tinctement^ lie laisse pas que de se tromper comme tant 
d'autres. 

Descartes fait une distinction etitre les choses que nous 
concevons clairement et distinctement y et celles que nous 
nous souvenons d'avoir autrefois clairement et distincte^ 
ment conçues y sans nous rappeler actuellement les démon->> 
strations sur lesquelles elles sont fondées^ ou les prémisses 
des conclusions que nous avons retenues; et il soutient 
que nous ne pouvons être cei^tains de la vérité de ces der- 
nières y qu'autant que nous savons qu'il y a un Dieu ^ et 
qu'il n'est point trompeur. Par exemple^ je suis encore au^^ 
jourd'hui très- persuadé, parce que je me souviens de l'a- 
voir été jadis, que dans tout triangle rectangle le carré de 
l'hypothénuse ou du grand coté est égal au carré des deux 
autres, bien qu^il me fut peut*-être actuellement impossi- 
ble de démontrer cette proposition de géométrie , qui m'a 
été rigoureusement prouvée , ce dont je me souviens par- 
faitement : or, quoique je sois aussi convaincu aujourd'hui 
que je le fus autrefois, que cette proposition est vraie^ Des* 
cartel veut que je ne puisse pas la regarder absolument 
comâie telle , ou en avoir une parfaite certitude , si je ne 
connais Dieu, ou si je ne me rappelle qu'il existe et n'est 
point trompeur : aussi place-t-il ici sa première démon- 
stration de l'existence de Dieu, que j'ai cru devoir rejeter 
plus loin. 

Je ne comprends pas trop les raisons qu'il allègue pour 
soutenir cette drstinction; mais il me semble que je ne suis 
pas plus fondé à me défier de ma mémoire que de mon ju- 
gement , à moins qu'elle ne soit infidèle , ce qu'on ne sup- 
pose point ici , car cela changerait entièrement l'état de la 
question , puisqu'il est clair que dans ce cas je me trompe- 



( 368 ) 

rais certainement^ bien que Dieu ne soit réellement pas 
trompeur; je me tromperais, comme si mon jugement 
même était en défaut. Si donc ma mémoire fidèle me rap- 
pelle une proposition , et en même temps me fasse ressou- 
venir. que je fus autrefois très-certain, ou du moins bien 
convaincu de la vérité de cette proposition , quoique l'exi- 
stence de Dieu ne me fîlt pas encore démontrée; c'est une 
inconséquence d'affirmer que je ne puis plus en être ac- 
tuellement certain , ou que ma conviction , qui n'a point 
changé, n'équivaut plus à une certitude, si je ne sais qu'il 
existe un Dieu. 

C'est une inconséquence plus grande encore et plus pal- 
pable, de dire , d'une part : que Dieu me trompe tant qu'il 
voudra , il ne saurait faire que je ne sois point pendant 
que je pense, ni que les autres choses que je conçois ainsi 
très - clairement et très - distinctement ne soient toutes 
vraies; et de soutenir, de l'autre, comme il le fait dans le 
chapitre suivant, que Dieu pourrait faire , s'il le voulait, 
que les trois angles d'un triangle ne fussent pas égaux à 
deux droits , ou que les rayons d'un même cercle eussent 
des longueurs différentes : car, si Dieu est l'auteur de la 
vérité et qu'il la puisse changer, il semble que les choses 
que je crois vraies pourraient ne l'être pas , et que si elles 
le sont, c'est parce que Dieu, qui n'est point trompeur, a 
voulu que celles que je conçois très-clairement et très- 
distinctement fussent toutes vraies comme elles me parais- 
sent l'être : en sorte qu'il n'y aurait à cet égard aucune 
différence entre celles que je conçois actuellement de cette 
manière, et celles que je me rappelle avoir autrefois clai- 
rement et distinctement conçues. Descartes semble pencher 
vers cette conséquence , qui le mettrait en contradiction 
avec lui-même , et s'il ne l'admet pas d'une manière for- 
melle, c'est qu'il a bien compris, sans doute, qu'il y au- 
rait un cercle vicieux dans sa démonstration de l'existence 



( 369 ) 

de Dieu : en eflèt, les principes sur lesquels elle se fonde 
supposeraient déjà l'existence de Dieu démontrée^ si leur 
yérité n'en était pas indépendante. 

Enfin y$iy pour être certain de la vérité d'une chose que 
nous nous souvenons d^avoir clairement et distinctement 
conçue^ il est nécessaire de se rappeler cette conclusion ^ 
Dieu existe et n'est point trompeur; il semble que pour 
être certain de la vérité de cette conclusion elle-même, 
supposé que nous nous rappelions l'avoir bien conçue^ 
lorsqu'on nous en a donné la démonstration^ démonstration 
qu'il est d'ailleurs impossible d'avoir toujours présente à 
l'esprit^ il faut aussi se rappeler que Dieu existe et qu'il 
n'est point trompeur^ ce qui nous fera tourner dans un 
nouveau cercle logique. 

ARTICLE VI. 
De l'essence des choses matérielles. 

Avant d'en venir à la démonstration de 1 existence des 
corps ^ ce qui fait l'objet du chapitre suivant ^ Descartes 
examine dans celui-ci quelle est leur essence ^ ou^ ce qui 
revient au même^ l'idée que nous en avons; car l'idée 
claire et distincte que nous avons des choses ^ est ^ dit-il y 
conforme à leur essence. Qu'y a-t-il donc dans les corps 
que nous concevions clairement et distinctement? c'est à 
savoir^ l'extension^ la grandeur^ la figure^ le mouvement^ 
le nombre^ la durée ^ et les choses qui dérivent nécessaire- 
ment de celles-là. Quant à l'impénétrabilité^ cette pro- 
priété absolue que supposent tous les autres attributs de 
la matière^ qui seule en constitue l'essence^ et par laquelle 
enfin les corps se font connaître à nous ] soit en s'opposant 
à nos mouvemens ^ à notre volonté ^ soit en agissant sur 
nos sens; il n'en est point ici mention. Descartes fait cou- 
tome m. 24 



( 370) 

sister Tessence de la matière dans retendue abstraite que 
Ton considère en géométrie; mais il aurait pu, avec tout 
autant de raison , la faire consister dans la durée. La vé- 
rité est que ces deux quantités continues sont les conditions 
indispensables de l'existence de la matière, mais que ni 
Tune ni l'autre ne la constitue. Ces quantités mathémati- 
ques, et d'autres encore, jouissent de diverses propriétés, 
comme de pouvoir être mesurées , divisées et nombrées , 
et ont de nombreux rapports que les géomètres expriment 
dans leurs propositions, qui sont d éternelle vérité; mais 
peut-on , avec Descartes , conclure de la qu'elles sont des 
réalités? 

Il pense que l'idée des corps, ou de l'étendue, est na- 
turellement née avec nous , et que quand nous examinons 
pour la première fois les diverses figures des faces qui les 
terminent, les idées de ces figures ne sont en effet que des 
souvenirs. Ceci répond affirmativement à ceux qui deman- 
dent s'il a réellement admis des idées innées ; car il n'est 
plus ici question des causes conditionnelles ni des causes 
efficientes dé nos idée^, mais des idées elles-mêmes. Quelle 
différence y a-t-îl entre une idée actuellement acquise et 
cette même idée renouvelée, ou le souvenir de la chose 
dont nous avons l'idée? C'est que la première ne peut naî- 
tre que par la présence de lobjet même dont elle est l'idée; 
et que la seconde peut se reproduire par la seule présence, 
soit extérieure, soit intérieure, d'un signe avec lequel 
l'objet n'a souvent d'autre rapport que celui d'une co- 
existence dans Tespace pu dans le temps. Ainsi, pour avoir 
l'idée de la figure d'un homme que je ne connais point , il 
faut que je le voie, soit en nature, soit dans un portrait 
d'une ressemblance parfaite ; mais une fois cette idée ac- 
quise , elle pourra se reproduire par la seule pï*ésence , soit 
hors de moi , soit à ma mémoire , d'un dessin mal fait qui 
n'aura tout au plus avec son original qu'un seul trait de 



( 371 ) 

ressemblance^ ou même du cadre dans lequel j'aurai vu le 
portrait de cet homme. Or Descai^es soutient que^ quand 
ridée d'un triangle, par exemple, ou celle d'une simple 
ligne droite, se réveille pour la première fois dans notre 
esprit , c'est par la présence d'un signe qui n'a que des rap- 
ports éloignés avec un triangle ou une ligne droite, de 
façon que si ces idées n'étaient pas originairement en nous , 
ces mêmes signes ne pourraient pas les rappeler. Mainte- 
nant, quels sont les signes qui réveillent ces idées du trîan* 
gle et de la ligne droite ? Ce sont les faces triangulaires de 
certains corps ; ce sont les triangles et les lignes tracées sur 
le papier avec de l'encre ou un crayon; car, dit-il, ces li- 
gnes et les arêtes de ces faces ne sont pas véritablement 
droites, puisque le microscope y fait toujours apercevoir 
des ondulations et des sinuosités sans nombre. 

Mais il était facile de lui répondre que, s'il faut un mi- 
croscope pour découvrir ces inégalités , la vue simple ne les 
aperçoit pas 3 qu'ainsi elles sont pour nous comme si elles 
n'étaient pas , et que par conséquent , tout irrégulières que 
soient ces lignes, nous ne voyons réellement en elles que 
des lignes droites. Donc l'idée de la ligne droite peut s'ac- 
quérir par les sens 3 et une fois cette idée acquise, nous 
pouvons nous représenter toutes sortes de figures terminées 
par des droites , quand même nous n'en aurions jamais vu 
de semblables. On peut ajouter à cela, que lorsqu'un signe 
nous rappelle un objet, auquel il ne ressemble pas, nous 
avons en même temps l'idée de cet objet et celle du signe 
qui le rappelle ; tandis que l'idée que rappelie la vue d'un 
triangle tracé sur le papier ne diffère point de celle, quelle 
qu'elle soit, que fait naître. ce triangle. C'est une consé- 
quence du principe de Descartes, que^ si nous n'avions 
pas en nous l'idée de la ligne droite , nous ne pourrions 
jamais l'acquérir, et qu'une ligne tracée avec de l'encre ne 
pourrait faire naître en nous que l'idée d'une ligne sinueuse, 



( 372 ) 

comme lorsque nous la voyons avec le microscope : cela 
est-il vraisemblable? 

Les objections qu'on lui a faites sur l'essence des choses 
en général et les vérités éternelles , ont provoqué de sa part 
des réponses fort curieuses^ sur lesquelles nous jetterons 
un coup d'œil^ en tâchant de les analyser. 

D'abord^ je suppose que je me représente deux lignes 
droites, en faisant abstraction de la largeur que je suis 
obligé de leur prêter pour qu'elles puissent en quelque 
sorte subsister par elles-mêmes j car, dans la réalité, une 
ligne n'est quun rapport entre deux surfaces contiguës, 
comme la surface n'est qu'un rapport entre deux solides, 
soit réels, soit imaginaires. Mais je ne puis me figurer ces 
deux lignes , sans me les représenter en même tenîps dans 
un certain rapport de situation , c'est-à-dire comme se tou- 
chant ou ne se touchant point , comme obliques ou perpen- 
diculaires l'une à l'autre, comme parallèles entre elles ou 
suivant dans l'espace des directions différentes. Posons le 
cas où l'une des deux touche l'autre en quelque point , par 
exemple, vers le milieu, par une de ses extrémités, et lui 
soit perpendiculaire : elle formera avec elle deux angles 
égaux, qu'il me plaira d'appeler du nom d'angles droits, 
et chacun d'eux ne sera encore évidemment qu'un rapport 
entre deux lignes. Concevons à présent que ce rapport 
change, et que la perpendiculaire devienne oblique j elle 
formera toujours avec l'autre ligne deux angles, J'un plus 
grand , l'autre plus petit qu'un droit ; mais il est clair que 
les deux angles pris ensemble seront toujours égaux à deux 
angles droits 3 car il ne sera pas possible que l'un n'ait pas 
gagné par ce changement tout ce que l'autre aura perdu j 
et comme cela est indépendant du degré d'obliquité, il en 
résultera qu'en général, toute ligne droite qui tombe obliqua' 
ment sur une autre j forme avec elle deux angles gui équivalent 



( 373 ) 

à deux droits. Voilà ce que tous les hommes concevront 
très- clairement et très*distinctement ^ et ce qui est vrai} 
et comme cela sera toujours vrai et Ta toujours été, nous 
donnerons, avec Descartes, à ce rapport^ ou à la proposi- 
tion qui l'exprime, le nom de vérité étemelle i Ces sortes de» 
vérités sont en très>grand nombre : il en est qui semblent 
plus ou moins cotnpliquées, plus ou moins difficiles à saisir 3 
mais elles ne sont toutes en effet que des transformations 
des axiomes ou des vérités les plus simples : et comme dès 
notre enfance nous avons aperçu confusément plusieurs de 
ces vérités ou de ces rapports simples , lorsque nous venons 
à y réfléchir pour la première fois, souvent il ne nous 
semble pas que nous apprenions rien de nouveau ; et c'est 
probablement encore ce qui a fait croire à Descartes que 
leurs idées nous étaient innées. Que sont donc ces vérités 
éternelles en elles-mêmes, ou hors de nous? des rapports 
existant entre les choses 3 et en nous? les idées que nous 
avons de ces rapports. Nous nous formons cependant 
beaucoup d'idées qui n'ont aucun modèle hors de nous, ce 
qui n'empêche pas qu'on n'en puisse tirer quelques vérités; 
par exeihple, il se pourrait qu'à la rigueur il n^ eût dans 
le monde aucun triangle équilatéral , ou dont les côtés fus- 
sent parfaitement égaux , et toutefois il n'en sera pas moins 
vrai que dans tout triangle équilatéral , les trois angles sont 
égaux entre eux. Mais que signifie cela? rien autre chose 
sinon que , s'il existait un triangle équilatéral , tel que nous 
le concevons, ses angles seraient nécessairement égaux 
entre eux ; ou que l'idée que nous nous formons d'un tel 
triangle , en nous représentant trois lignes d'égale longueur, 
est inséparablement liée à l'idée de l'égalité de ses trois 
tnangles : car il faut remarquer, qu'il nous est impossible 
de concevoir une chose , quelle qu'elle soit , sans nous re- 
présenter en même temps certains de ses attributs et de ses 
rapports, qui en sont inséparables, de telle sorte que la 



(374) 

chose ne peut pas plus exister ou se concevoir sans ces at- 
tributs 9 cpie ceux-ci sans la chose à laquelle ils appartien- 
nent : par exemple , je ne pourrais imaginer un triangle 
quelconque^ sans me représenter trois angles et trois côtés 
dont les directions sont différentes. 

Maintenant y Descartes prétend que les vérités étemelles^ 
qu'il ne distingue point de Tessence des choses ^ et que nous 
avons vues n'être que les rapports que les choses ont entre 
elles 9 ou l'idée et l'expression de ces rapports^ sont des 
êtres d'une nature particulière^ indépendans des choses mêmes 
et de nos idées ^ et qui ont été créés j mais de toute éternité 
(qui par conséquent, suivant sa doctrine ^ ne peuvent sub- 
sister que par une création continuée, sans laquelle ces 
vérités éternelles cesseraient d'être vraies ou d'exister). 

Pour rendre ceci plus clair^ on nous dira peut-être, que 
ces vérités éternelles ^ ou ces essences , n'ont pas existé for-- 
meUement dans le monde de toute éternité ; mais qu'elles 
ont toujours existé éminemment dans l'entendement divin y 
comme elles existent objectivement dans l'esprit de l'homme 
depuis la création du monde : et que par là on peut conce- 
voir comment, les essences étant distinguées des existen- 
ces, que Dieu a également créées^ mais non pas de toute 
éternité, elles ont pu exister avant ces dernières. Serait-ce 
à dire simplement que Dieu avait Tidée des choses et de 
leurs rapports avant qu'elles existassent réellement? Gela 
se comprendrait du moins : mais si l'on ajoute que les idées 
de Dieu ne diffèrent point des essences des choses, et 
qu'elles les constituent, il s'ensuivra que Dieu et le monde 
ne sont qu'un , ce qui est inconciliable avec Topinion que 
le monde a été créé dans le temps. De quelque manière 
qu'on explique ces choses, il en résultera toujours des con- 
tradictions manifestes, ou des absurdités monstrueuses. 



( 375 ) 

Sans accuser De^cartes d'avoir franchi la limite qm sépare 
le génie de la folie , je suis tenté de croire néanmoins^ en 
lisant ce chapitre ^ que les mathématiques et le platonisme 
puisé dans les pères de l'Église^ lui avaient un pei^ tourné 
la tête. U est des choses^ aussi inexplicables qu'incompré^ 
hensibles , auxquelles la philosophie ne devrait jamais tou-* 
cher ; c'est en quelque sorte se croire d une nature supé- 
rieure à la nature humaine et manquer de sagesse^ que de 
traiter certaines questions et prétendre les résoudre : Tes* 
prit humain a des bornes , qui sont pour nous celles.de la 
science et de la vérité 3 on ne peut les dépasser sans retom- 
ber dans les ténèbres de l'ignorance , ou se perdre dana 
l'abîme de Terreur et du faux j et Descartes , non par or- 
gueil y OU pour se singulariser pomme tant d'autres y mais 
par son ardent amour de la vérité^ et le désir louable qui 
l'animait de donner un fondement solide à nos connais- 
sances y est peut-être allé un peu au delà de ces bornes. 

ARTICLE Vn. 
De l'existence de^ choses matérielles. 

H fait voir dans ce chapitre^ d'abord , que l'existence 
des corps est possible} puis^ qu'elle est probable ; et^ après 
avoir rappelé ce qui autrefois lui avait fait croire à leur 
réalité y et comment il avait été ensuite amené à la révoquer 
en dpute^ il lève enfin ce doute ^ en prouvant qu'il y a 
eSectivement des corps dans le monde. 

Leur existence est possible en tant qu'ils sont l'objet de 
la géométrie y parce que de cette manière nous les conce- 
vons très-clairement et très-distinctement ^ et que Dieu 
peut faire tout ce que nous pouvons ainsi concevoir. 

Leur existence est probable ^ en ce que notre imagina- 
tion nous les représente comme existant hors de nous^ ce 



( 376 ) 

qu'on ne peut expliquer qu'en supposant quHls existent en 
effet. 

Leur existence est démontrée de ce que nous avons la 
faculté passive de sentir ^ et qu'il est clair qu'il n'y a rien 
en nous qui mette en jeu cette faculté, ou qui soit la cause 
efficiente ou productrice de nos sensations : d'où il résulte 
que ces causes sont hors de nous , et qu'elles ne peuvent être 
que les corps eux-mêmes , puisque ce sont ces causes exté- 
rieures y ou en tant qu'elles sont hors de notre pensée ^ que 
nous appelons corps. On pourrait toutefois supposer que 
Dieu nous suggère directement les idées et les sensations que 
nous leur attribuons ^ et que nous nous trompons en 
croyant que quelque chose d'extérieur agit comme cause 
efficiente sur nos sens : mais cela ne peut être 3 car Dieu 
n'est point trompeur. 

Descartes ^ en s'appuyant sur ce qu'il y a toujours quel- 
que chose de vrai dans ce que la nature nous enseigne^ 
prouve enfin que parmi les corps il y en a un auquel^ notre 
esprit est conjoint ; et il fait observer que Tesprit et le corps 
doivent être fort étroitement unis , puisque^ quand le corps 
est blessé^ par exemple^ l'esprit n'en est pas seulement in- 
formé ^ comme le marin l'est des avaries survenues à son 
navire ; mais qu'en même temps il éprouve de la douleur : 
ce qui ne pourrait être ^ si l'esprit ^ qui par lui-même n'a 
que la faculté de penser ^ ne formait comme un seul tout 
avec le corps. 

Je ne m'appesantirai pas sur le sujet de ce chapitre, et 
ne ferai qu'une seule réflexion. S'il est vrai, comme on Ta 
dit ailleurs , que l'idée que nous* avons de l'étendue soit 
innée, ou , ce qui revient au même, si c'est Dieu qui nous 
Ta suggérée ; il s'ensuivra qu'on n'aura pas démontré que 
les corps existent hors de nous en tant qu'ils sont étendus 
ou qu'ils sont l'objet des démonstrations de géométrie : on 
sera donc en droit de supposer qu'ils ne sont pas réellement 



( 377 ) 

étendus. Or , sans rien changer à cette supposition , on à 
démontré ou cru démontrer, que les corps existent en tant 
qu'ils touchent nos sens ; d'où Ton devra conclure , si l'on 
veut raisonner comme Descartes , que les qualités sensibles 
des corps ne supposent point l'étendue, et que par consé* 
quent elles en sont réellement distinctes , et peuvent exis- 
ter sans elles. 

Ce n'est pas qu'il affirme ici que Tidée d'étendue est in- 
née } il semble plutôt vouloir dire le contraire : mais , dans 
ce cas y ne serait-il pas en contradiction avec lui-même ? 
D'ailleurs, ce qu'il dit des corps considérés comme cause 
de nos sensations n'est point applicable à l'étendue , qui ne 
peut afiecter nos sens en aucune façon : car, quoique ce 
soit bien réellement par les sens que nous vient l'idée d'é- 
tendue, ce n'est jamais que d'une manière indirecte, et 
qu'autant que nous apercevons les limites qui séparent 
les corps, soit les uns des autres, soit de l'espace qui les 
entoure. Un mouvement qui s'effectue hors de nous et en 
tous sens, ou que nous exécutons nous-mêmes des mains, 
des yeux ou de la pensée , voilà ce qui nous donne l'idée 
la plus générale et la plus simple de l'étendue, qui dans 
l'idée plus complexe du corps est toujours jointe à d'au- 
tres idées , avec lesquelles on est souvent tenté de la con- 
fondre. 

ARTICLE Vm. 
De ia distinction réelle entre l'esprit et le corps. 

Descartes veut démontrer dans ce chapitre, qu'il y a 
une distinction réelle entre l'ame et le corps, c'est-à-dire 
que l'homme considéré comme intelligent est un être dont 
l'existence est indépendante de celle de l'homme considéré 
comme matériel , ou bien , que l'ensemble de ses facultés 



( 378 ) 

intelleotuelles constitue une substance réellement distincte 
et indépendante de la substance du corps. 

Avant d'en venir à cette démonstration , il fait un paral- 
lèle ^ eX établit une différence essentielle ^ une sorte d'oppo- 
sition ^ entre les propriétés que l'on suppose constituer les 
deux substances^ à savoir^ entre la faculté de penser, qui 
constitue l'ame, et l'étendue, qui constitue le corps. La fa* 
culte de penser, ou Tame, est indivisible, dit-il, au lieu que 
l'étendue est toujours divisible. Gela est vrai 3 mais on n'en 
peut pas inférer que la faculté de penser soit une propriété 
essentielle, ni qu'elle n'appartienne pas au corps j car parmi 
les propriétés accidentelles des corps , surtout des corps or- 
ganisés , il en est certainement qui sont indivisibles ou sans 
parties ; telle est , par exemple , la faculté de digéra** U 
est bien vrai aussi , comme il le dit, que la perte d'un bras 
ou d'une jambe ne retranche rien de la première de ces fa- 
cultés 3 mais on en peut dire autant de la seconde : et enfin, 
si un organe matériel , l'estomac , est nécessaire à la diges- 
tion; le cerveau, qui n'est pas immatériel, ne l'est pas 
moins à la pensée ; tout parait égal de part et d'autre , et 
ainsi cette difierence entre l'étendue et la faculté de pens^, 
ou entre le corps et l'esprit , ne prouve absolument rien. 

Descartes remarque que nous avons plusieurs facultés 
ou manières de penser , sans lesquelles il croit que nous 
pouvons bien exister comme substances intelligentes^ mais 
non pas réciproquement elles sans nous , ou sans la sub- 
stance qui pense en nous ; de même que le corps peut exi- 
ster sans mouvement, sans figure déterminée, etc. ; tandis 
qu'aucune de ces choses ne peut subsister sans corps : d'où 
il suit que ce» diverses propriétés de l'ame sont à la faculté 
de penser, ou à la substance qui pense, ce que les pro* 
priétés du corps sont à l'étendue ou à la matière. Mais ce 
rapprochement n'est point du tout exact ; car cette faculté 
de penser, qui, conune je l'ai démontré, n'est rien autre 



( 379 ) 

chose qu'une dénomination générale sous laquelle on com- 
prend toutes les manières de penser et de sentir, n'est point 
distincte de ces propriétés de Tame , comme l'étendue im- 
pénétrable l'est du mouvement 9 de la situation , de la 
figure, etc. ; et, quoique la conception^ par exemple, soit 
bien une manière de penser, elle n'est pas pour cela une 
manière d'être de la faculté de penser ; tandis que , tout au 
contraire, le mouvement n'est qu'une manière d'être de 
l'étendue impénétrable, et non une manière de résister ou 
d'être étendu : enfin , on peut dire indifféremment, ou que 
le corps, ou que l'étendue impénétrable est en mouve- 
ment , parce qu'ils ne sont qu'une même chose ; mais on 
ne dira pas de la faculté de penser qu'elle sent , qu'elle 
imagine ou qu'elle veut, comme on le dirait de la substance 
qui pense, quelle qu'elle soit. 

Descartes dit ensuite : d de cela même que je ne remar- 
que point qu'il appartienne nécessairement aucune autre 
chose à ma nature ou à mon essence sinon que je suis une 
chose qui pense , je conclus fort bien que mon essence con- 
siste en cela seul que je suis une chose qui pense , ou une 
substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de 
penser. » J'ai déjà assez soigneusement examiné cette ques-. 
tion dans l'article III ci-dessus, et j'ai fait voir qu'elle de- 
meurait au moins indécise. 

Mais laissons à part toutes ces difficultés , et examinons 
enfin le fameux argument par lequel il prétend démontrer 
d'une manière invincible que l'ame et le corps sont deux 
substances distinctes , et indépendantes l'une de l'autre 
quant à leur existence. Cet argument est celui-ci : 

tt II suffit que je puisse concevoir clairement et distincte- 
ment une chose sans une autre , pour être certain que l'une 
est distincte et indépendante de l'autre. 

» Or, d'un côté , j'ai une claire et distincte idée de moi- 
même en tant que je suis seulement une chose qui pense 



( 380 ) 

et non étendue ^ et d'un autre ^ j'ai une idée distincte da 
corps, en tant qu'il est seulement une chose étendue et qui 
ne pense point. 

)> Donc mon ame, c'est-à-dire moi en tant que je suis 
une chose qui pense , est entièrement et yéritahlement dis- 
tincte de mon corps , et peut être ou exister sans lui. » 

La conclusion de ce raisonnement est légitime^ et elle 
serait vraie si les prémisses Tétaient. 

La mineure est bonne , si elle se réduit à dire que l'idée 
que j'ai de moi-même en tant que je suis un être intelli- 
gent, ou celle que j'ai de mes facultés intellectuelles, n'est 
pas nécessairement liée à l'idée de corps ou d'éteûdue im- 
pénétrable , comme en efiet elle ne l'est pas. Mais nous 
avons vu à l'article III qu'il en était de même de certaines 
propriétés des corps , telles que la chaleur et les odeurs , 
dont les idées ne suggèrent ou ne rappellent en aucune 
manière celles d'étendue et d'impénétrabilité; si ce n'est 
que nous avons préjugé de bonne heure, et que nous 
sommes dans l'habitude de croire que les causes de la cha- 
leur et des odeurs sont des êtres matériels; car nous pou- 
vons très-bien feindre qu'il n'y a point de corps hors de 
nous, et cependant conserver l'idée qu'il existe hors de 
nous des êtres dont l'essence ou la nature est uniquement 
de produire en nous les sensations d'odeur et de chaleur : 
d'où il résulterait , si la majeure de ce syllogisme était 
également bonne , qu'il en est de ces êtres comme de l'ame, 
qui , quoique attachée à un corps , en est réellement dis- 
tincte. 

Examinons donc cette majeure, d'abord en elle-même, 
puis dans ses conséquences. Elle est fondée sur ce que les 
choses que je conçois clairement et distinctement peuvent 
être produites par Dieu telles que je les conçois. Mais parmi 
ces choses, il en est de deux sortes, les unes que je con- 
çois seulement comme possibles , les autres que je conçois 



( 381 ) 

comme nécessaires^ ou dont le contraire implique contra^ 
diction. Ainsi , tantôt je conçois deux choses différentes 
comme n'en formant nécessairement qu'une , ou deux cho- 
ses , soit différentes ^ soit tout -à-fait semblables ^ comme 
en formant nécessairement deux ; et tantôt je conçois deux 
choses comme pouvant en former deux ou n'en former 
qu'une ^ sans être forcé par aucune soHde raison à admet- 
tre Tunité ou l'identité , plutôt que la distinction réelle de 
ces chpses. Or Dieu ne fait nécessairenient ou certainement 
que les choses que je conçois comme nécessaires; et quant 
aux autres 9 il ne fait jamais tout ce qu'il pourrait faire , 
mais il fait à son choix l'un des deux contraires : par exem- 
ple^ Dieu a pu faire que le principe de la chaleur ne soit 
qu'une propriété de la matière^ ou bien qu'il soit distinct 
de la matière; car ni l'un ni Tautre ne paraît impossible , 
ou n'implique contradiction : si Dieu a voulu que ces cho- 
ses soient distinctes , j'avoue qu'il n'a pas pu se priver lui- 
même du pouvoir de les séparer, et que par conséquent^ 
de quelque lien qu'elles soient unies ^ elles sonf séparables; 
mais^ s'il a voulu qu'elles n'en fassent qu'une, il ne pourra 
jamais la séparer d'elle-même, ou faire que là où il n'y en 
a réellement qu'une, il s'y en trouve deux. Ainsi, de ce 
que je conçois une chose sans une autre, je conviens bien 
qu'il se pourrait faire que l'une fût distincte et indépen- 
dante de l'autre; mais je nie qu'elle le soit nécessairement 
ou certainement, comme le veut Descartes. 

Voyons, à présent, quelles seraient les conséquences de 
ce principe. Je conçois très-clairement et très-distincte- 
ment, dans une boule de cire qui se meut d'une ou d'autre 
manière, sa figure sphérique et son mouvement, comme 
deux choses toutes différentes et l'une sans lautre. ... Ici 
Descartes nous arrête, et nous dit que par une chose il 
n'entend pas une chose quelconque, telle qu'une propriété 
accidentelle ou un simple phénomène, mais seulement une 



( 382 ) 

chose complète ou adéquate , ce qui yeut dire, une chose 
dans laquelle nous remarquons une propriété essentielle; 
de manière que cette chose y quand même elle n'aurait pas 
d'autres attributs que ceux que nous lui reconnaissons^ ou 
même que cette seule propriété essentielle^ pût exister par 
elle-même^ et conséquemment sans aucune autre. Voilà 
son argument singulièrement modifié ; voyons s'il en vau- 
dra mieux. Dans une boule de cire en mouvement, je con- 
çois très-clairement et très-distinctement ^ l'une sans l'autre, 
deux dioses complètes y à savoir, une étendue impénétrable 
en mouvem^it et sans figure déterminée , et une étendue 
invpénHrable de figure sphérique et sans mouvement ; car, 
quoique le mouvement et la figure de ce morceau de cire 
supposent également l'étendue, il ne s'ensuit pas que 
l'étendue de Tune soit l'étendue de Tautre. Non , dit Des- 
cartes, mais ici la distinction réelle, ou l'indépendance des 
deux choses complètes , n'est pas elle-même conçue comme 
possible , elle est contradictoire. On pourrait demander, 
s'il ne pourrait pas se faire que cette indépendance fût im- 
possible par d'autres raisons encore, et sans qu'elle parût, 
ou sans qu'elle fiât contradictoire : mais passons là-dessus, 
en admettant cette nouvelle modification, et choisissons 
un exemple où la distinction réelle des choses conçues 
comme complètes ne semble pas du moins contradictoire 
ou impossible. Un chimiste découvre une substance nou- 
velle qui a la saveur de l'oseille et l'odeur de la rose; il 
soupçonne que cette substance est composée de deux au- 
tres , dont l'une serait odorante et insapide , l'autre sapide 
et inodore : il la soumet à l'analyse , et , ne pouvant par- 
venir à la décomposer, il demeure dans le doute sur la sim- 
plicité ou la complexité de ce corps. Mais il est clair que, 
s'il s'était servi , au lieu de son creuset , de l'argument de 
Descartes, il ne douterait pas le moins du monde que cette 
substance n'en renferme deux^ comme il le supposait, puis- 



(383 ) 

qa'îl les conçoit très-clairement et très-distinctement l'une 
sans Tautre ^ qu'elles sont toutes deux complètes ^ et que 
leur indépendance n'implique aucune contradiction. Or il 
résulterait de là que dans toute substance^ soit corporelle^ 
soit immatérielle, il y aurait, pour ainsi dire, autant de 
choses distinctes et indépendantes, en un mot, autant de 
substances, qu'on y remarque d'attributs , ce qui est évi- 
demment absurde* 

« Mais pouvez- vous nier, dit Descartes, qu'il Suffit que 
nous concevions clairement une chose sans une autre, pour 
savoir qu'elles sont réellement distinctes ? Donnez-nous 
donc quelque signe plus certain de la distinction réelle , si 
toutefois on en peut donner aucun. » Je réponds à ce grand 
philosophe, que quand il ne s'agit que de deux choses qui 
sont l'une hors de l'autre, et toutes deux hors de nous, 
nous concevons et nous jugeons qu'elles sont distinctes, 
lorsque les sens et l'expérience ^ dont le témoignage vient 
avant le jugement et le détei*mine ou l'éclairé, nous disent 
qu'elles occupent ou peuvent occuper des lieux difierens , 
et qu'en agissant d'une manière quelconque sur l'une des 
deux, on ne produit aucun changement dans l'autre, soit 
qu'elles diffèrent ou non en quoi que ce puisse être. Mais 
que ce moyen de reconnaître si deux choses sont ré^e- 
ment distinctes (et nous n'en connaissons point d'autre), 
n'est point applicable à celles qui sont l'une dans l'autre, 
et toutes deux en nous ; et qu'il faudrait , si l'on voulait ici 
faire usage d'un argument qui me parait inutile ailleurs, 
le modifier encore dans sa majeure, de telle manière qu'il 
ffit au moins applicable au cas où les choses que nous con^ 
sidérons diffèrent dans leurs propriétés essentielles. Alors, 
et si Ton veut en même temps faire disparaître le vice de 
foime qui se trouve dans cette majeure , elle devra être 
ainsi conçue : 

Il suffit que je puisse concevoir clairement et distincte- 



( 384 ) 

ment une chose complète sans une autre ^ dont elle diffère 
par la propriété essentielle qui me la fait régarder comme 
complète 9 pour être certain que l'une est distincte et indé- 
pendante de l'autre quant à son existence : parce quil 
implique contradiction qu'une chose ait deux, attributs es- 
sentiels^ et que Dieu^ qui peut faire tout ce que je conçois 
clairement et distinctement ^ le fait certainement , si le 
contraire de ce que je conçois est impossible. 

La mineure et la conséquence devront être alors expri- 
mées en ces termes : 

Or est-il que je conçois la faculté de penser sans songer 
à aucune autre chose ^ et qu'ainsi je la conçois comme une 
propriété essentielle^ comme une chose cpmplète : et par 
cela même je la conçois a fortiori sans retendue ; car je 
conçois une chose sans une autre ^ dès que je la conçois 
sans aucune autre : et de plus, je la conçois comme diffé- 
rente de rétendue ^ que je reconnais également , par les 
mêmes raisons^ pour une propriété essentielle^ pour une 
chose complète. 

Donc la faculté de penser et' l'étendue , ou , ce qui re- 
vient au même 9 les substances douées de ces attributs es- 
sentiels y non seulement peuvent être ^ mais sont réellement 
distinctes» Tune de l'autre. 

Cet argument y qui est un peu long dans sa forme , par 
les explications qu'il contient^ peut être rendu sous cette 
autre forme ^ qui est plus concise ^ et que Descartes lui- 
même propose : 

Toute substance qui renferme deux propriétés essen- 
tielles n'est pas simple; mais elle est composée de deux 
autres 3 parce qu'il serait contradictoire *qu'une même sub- 
stance eût deux propriétés essentielles : or l'honmie^ dans 
son entier^ renferme deux propriétés essentielles , la faculté 
de penser et l'étendue : donc il est composé de deux sub- 
stances distinctes et indépendantes Tune de l'autre. 



( 385 ) 

n résulte donc et très-clairement de tout ce qui précède, 
que, pour démontrer en rigueur que Famé est réellement 
une substance^ dont Texistence est indépendante du corps, 
il suffit de faire voir \^ que la faculté de penser a tous 
les caractères qui constituent la propriété essentielle, et 
2^ qu'il n'est pas possible que deux propriétés essentielles 
différentes se trouvent dans la même substance. 

Mais , avant d'aller plus loin , y a-t-il un moyen certain 
pour reconnaître si une propriété est essentielle ou non , et 
celui qu'emploie Descartes peut- il être considéré comme 
tel? C'est la question que nous examinerons d'abord. * 

Les propriétés essentielles sont celles qui constituent la 
nature des choses, et sans lesquelles ces choses cesseraient 
d'être ou d'exister. Mais le mot à' existence ^ et, par suite, 
celui de propriété essentielle^ peuvent être pris en deux sens, 
l'uu relatif, l'autre absolu : dans le premier, exister c'est 
être sous telle forme particulière 3 dans le deuxième, c'est 
être d'une manière quelconque : une chose cesse d'exister 
relativement, quand elle cesse d'être ce qu'elle était j c'est 
ainsi qu'une plante, ou toute autre créature vivante, cesse 
d'exister quand elle meurt : elle cesserait d'exister abso- 
lument, si elle cessait d'être quelque chose, si elle était 
anéantie. Ainsi, dans le sens relatif , les propriétés essen- 
tielles sont celles sans lesquelles une chose cesserait d'exi- 
ster comme telle ; par exemple , l'éclat et la dureté du 
diamant sont des propriétés essentielles à ce corps , parce 
que sans elles il n'existerait plus comme diamant, sans 
pour cela cesser d'être absolument : et dans le sens absolu, 
on nomme propriétés essentielles , celles qui sont néces- 
saires à l'existence absolue d'une choses par exemple, 
l'étendue impénétrable est une propriété essentielle à tous 
les corps , et sans laquelle (on le suppose du moins) ils ces- 
seraient tout-à-fait d'exister. 

.Maintenant, y a-t-il un moyen de reconnaître si une 

TOME III. 25 



( 386 ) 

propriété est essentielle ou non dans le sens absolu ? H s'en 
présente deux , du moins en apparence ^ l'expérience et la 
conception pure. 

Quand je dis que rimjpénétrabilité^ ou l'étendue impé- 
nétrable y est une propriété essentielle de la matière y c'est 
que l'expérience m'a démontré qu'il n'y a point de corps 
qui en soit privé , et qu'elle est la seule propriété absolue 
qui jouisse de cette généralité; que^ par conséquent^ elle 
est au moins une propriété essentielle de la matière dans le 
sens relatif^ puisque sans elle la matière cesserait du moins 
d'exister en tant que matière; et comme d'ailleurs je ne 
vois plus rien au delà^ et que je ne suppose point à la na- 
ture des secrets qu'elle ne me révèle par aucun moyen y 
j'en conclus que cette propriété est également essentielle 
dans le sens absolu; c'est-à-dire^ que sans elle les Corps 
cesseraient tout- à-fait d'exister^ ou seraient anéantis : en 
sorte que la matière ^ la substance des corps , l'étendue 
impénétrable^ ne sont pour moi qu'une seule et même 
chose. 

Si I après cela y on me fait observer que ma conclusion 
n'est pas rigoureuse y et que par ce moyen expérimental y 
qui d'ailleurs n'est point applicable aux facultés intellec- 
tuelles, je ne puis avoir aucune certitude métaphysique 
que l'étendue soit en efiet une propriété essentielle^ j'en 
conviendrai sans peine; et je demanderai seulement^ s'il 
en existe un plus général et plus certain ? On me répond 
que oui , et on me donne ce moyen comme infaillible. Une 
propriété est essentielle y dit-on y et elle constitue une sub- 
stance, ou une chose complète, lorsque son idée ne se 
trouve nécessairement liée à celle d'aucune autre, et que^ 
par là y on conçoit clairement qu'elle n'en a pas besoin 
d'autre pour exister : car, ajoute-*t*-on y puisque Dieu peut 
faire tout ce que je conçois couune possible, et qu'il n'est 
point trompeur, chaque chose est ainsi que je la conçois. 



( 387 ) 

Mais je ferai remarquer à mon tour^ que cette conclusion 
n'est rien moins que rigoureuse ^ et qu'il ne résulte pas y 
comme je l'ai déjà dit^ de ce que Dieu peut faire tout ce 
que je conçois^ qu'il le fasse effectivement^ quand le con- 
traire n'e^t pas impossible. Ainsi ^ je veux bien que^ décela 
même que nous concevons l'étendue comme une propriété 
essentielle y Dieu a pu faire qu'elle le soit y et que le corps 
n'en ait pas besoin d'autre pour exister ; mais je n'accorde 
pas^ qu'il n'a pu ni voulu faire qu'une autre propriété^ 
qui ne tombe point sous les sens y fût nécessaire à l'exis-^ 
tence absolue de la matière j d'autant qu'on ne pourrait 
certainement pas l'accuser d'être trompeur^ de ce qu'il au* 
rait voulu nous cacher l'essence absolue des choses^ s'il 
ne nous importe point de la connaître : or^ dans ce cas y 
l'étendue impénétrable ne serait plus une propriété essen-^ 
tielle que dans le sens relatif^ et sans elle les corps cesse- 
raient bien d'exister comme tels ; mais ils ne cesseraient 
pas pour cela d'exister absolument. Nous n'avons donc^ 
métaphysiquement parlant^ aucun moyen certain de re* 
connaître si une propriété est essentielle ou non dans le 
sens absolu^ ou bien si une chose est complète^ ou si elle 
ne l'est pas^ ni par conséquent si Dieu a voulu qu'elle 
puisse exister sans aucune autre j quoique nous concevions 
que cela est possible à l'égard de certaines choses y et que 
l'expérience semble démontrer que cela n'est pas seule- ^ 
ment possible^ mais que cela est en effet a l'égard des corps 
matériels. 

Nous avonis vu à l'article III que Descartes n'a pas dé-* 
montré, comme il croit l'avoir fait, que la faculté de peu* 
ser est un attribut essentiel; et il résulte de ce qui précède 
que cela n'était pas susceptible d'être démontré. 

Il nous reste à examiner s'il serait contradictoire qu'il y 
eût dans une même substance deux propriétés essentielles, 
c'est-à-dire deux propriétés différentes qui fussent égale- 



( 388 ) 

ment nécessaires à l'existence absolue de cette substance , 
et dont ni Tune ni l'autre par conséquent ne pût constituer 
une substance ou une chose complète. 

Gomme ce sont les propriétés essentielles qui constituent 
la nature des choses^ il s'ensuit^ dit Descartes ^ que si une 
substance en avait deux, elle aurait deux natures, ce qui 
implique contradiction. Mais Descartes pose en fait ce qui 
est en question : car, quoiqu'il soit vrai de dire à l'égard 
d^une substance qui n'a qu'une seule propriété essentielle, 
que c'est cette propriété qui constitue sa nature; la ques- 
tion est précisément de savoir, si , dans une substance où il 
s'en rencontrerait plusieurs , ce ne. seraient pas toutes ces 
propriétés ensemble qui constitueraient sa nature. 

D'abord , quant à Tessenee et l'existence relatives d'une 
substance particulière, telle que Tor, par exemple, il est 
certain qu'elles dépendent de plusieurs propriétés qui sont 
toutes également essentielles dans le sens relatif; et qu'on 
ne conclut pas , de ce qu'elle en a plusieurs , qu'elle n'est 
pas une substance simple ; car il est à remarquer , que ce 
sont id les propriétés de même nature ou de même espèce, 
telles que la figure ronde et la figure carrée, la couleur 
bleue et la couleur rouge, qui s'excluent mutuellement, et 
non celles de nature différente, comme la dureté et la 
chaleur. Or, pourquoi n'en serait-il pas des véritables pro- 
priétés essentielles à l'égard de l'existence absolue, comme 
des propriétés accidentelles dont je viens de parler par 
rapport à l'existence relative? Au reste, comme Descartes 
ne donne pas d'autre raison que celle qui vient d'être al- 
léguée , pour prouver cpie les propriété^ essentielles s'ex- 
cluent mutuellement, et que d'ailleurs cela n'est pas du 
tout évident par soi-même , nous devons conclure qu'il 
n'est pas impossible, ou du moins contradictoire, qu'une 
même substance renferme deux propriétés essentielles dif- 
férentes. • 



( 389 ) 

Mais quand cela serait^ dira-t-on ^ si la faculté de penser 
était une propriété essentielle^ comme 1 étendue, elle n'en 
serait pas moins distincte du corps, puisque, celui-ci pou- 
vant exister sans elle, il est évident qu'elle ne serait pas 
une propriété essentielle de la matière. J'accorde cela sans 
difficulté , pourvu qu'on s'en rapporte uniquement à l'ex- 
périence , qui seule m'apprend qu'en efiet il y a des corps 
qui ne pensent point, ^'où il s'ensuivra, que si la faculté 
de penser appartient à la matière, elle n'en sera qu'une 
propriété accidentelle , ce qui parait aussi directement con* 
firme par l'expérience. Mais, puisque l'occasion s'en pré- 
sente, qu'on me permette de proposer une hypothèse aux 
cartésiens. De quelque manière qu'on envisage la faculté 
de penser, ne pourrait-on pas supposer qu'il y a dans les 
corps une propriété quelconque, autre que l'étendue im- 
pénétrable, qui, demeurant latente ou cachée dans les 
corps bruts , ou du moins ne s'y montrant pas sous les for- 
mes de sensibilité et d'intelligence , ne commence à se 
manifester sous ces mêmes formes , que dans les êtres qui 
ont reçu un premier degré d'organisation , et se développe 
ensuite de plus en plus à mesure que l'organisation devient 
plus compliquée, et, si l'on peut ainsi dire, plus savante, 
soit dans un même individu , soit dans des êtres difierens ? 
On peut ici a volonté considérer l'intelligence ou la faculté 
de penser, comme une propriété accidentelle , ou comme 
un attribut essentiel de la matière : mais il faudrait faire 
voir que dans les deux cas l'hypothèse est contradictoire 
ou impossible , pour démontrer que l'ameest une substance 
distincte du corps. Descartes a répondu à des objections 
dç cette nature ; c'est au lecteur à voir s'il est satisfait de 
ses raisons. 

J'ai supposé dans cet article , en faveur de Descartes , 
qu'il regardait la faculté de penser et la substance qui 
pense , comme une seule et même chose ^ et que l'étendue 



( 890 ) 

impénétrable était pour lui , comme elle Test pour moi , la 
substance même des corps : mais oti peut aussi lui prêter 
une opinion contraire j car il fait entendre en plusieurs 
lieux y que 1 étendue et la pensée ne pourraient exister sans 
une substance à laquelle ces propriétés sont attachées. 
Voyons donc ce qu'il résulterait de cette manière d'envi- 
sager les chose9. 

Si rétendue ne peut exister sans une substance , ou une 
chose quelconque qui ne soit pas 1 étendue elle-même ; il 
n'est pas possible que cette substance y à laquelle appartient 
l'étendue^ et que l'étendue^ qui appartient à cette sub* 
stance^ ne soient pas deux choses aussi distinctes^ que 
l'étendue Test du mouvement} et il doit en être de même 
de la pensée et de la chose qui pense. 

Mais^ selon Descartes ^ la chose qui pense ^ et celle qiû 
est étendue , ne diffèrent Tune de l'autre que par leurs at- 
tributs essentiels 9 c'est'-à-dire ^ par l'étendue et la pensée: 
donc ces substances , considérées en elles-mêmes , et ab- 
straction faite de leurs attributs , ne diffèrent pas plus entre 
elles ^ que l'étendue de l'or ne difière de retendue de la 
cire ; elles ne sont qu'une même chose. 

Or cette diose peut exister sans la pensée^ comme on le 
voit dans le corps , et elle peut exister sans l'étendue^ comme 
on le conçoit ou comme on le suppose dans l'ame : d'où il 
résulte que^ quoique la pensée et l'étendue soient des pro* 
priétés essentielles relativement à Tesprit et au corps ^ qui 
sans elles ne pourraient exister en tant que substances pen- 
sante et étendue } elles ne sont qu'accidentelles à legard de 
la substance en général > qui n'a pas besoin d'elles pour 
exister } et dès lors^ il n y a plus aucune raison qui nous 
oblige à croire que retendue et lia pensée ne sont pas des 
attributs de la même substance. Ainsi ^ pour démontrer que 
l'ame est une substance distincte du corps ^ on ne pourra 
plus se fonder sur ce que la faculté de penser est une pro- 



(391) 

priété essentielle^ puisqu'elle ne le serait plus d^une ma- 
nière absolue, dans l'hypothèse où la substance serait 
quelque autre chose que la propriété qui en détermine la 
nature. Dans ce cas , il en serait de Thomme comme de la 
substance à laquelle nous ayons prêté la saveur de l'oseille 
et l'odeur de la rose; c'est-à-dire, qu'il se pourrait faire 
qu'il y eût dans l'homme deux êtres distincts , quoique tous 
deux substantiels ou supposant la suhstantialité ^ mais qu'il 
ne serait pas contradictoire qu'il n^)r en eut qu'un ; car il 
serait également possible que la substance qui est le sujet 
de l'étendue , fût ou ne fÛt pas le sujet de la pensée. 

Ainsi donc , de quelque manière que Descartes envisage 
la substance , il n'aura pas démontré que la faculté de pen- 
ser, dans rhomme, appartient à une substance, ou consti- 
tue eUe-méme une substance réellement distincte de celle 
des corps. 

Ce chapitre et les deux suivails contiennent toutes les 
réponses et les répliques de Descartes aux objections et 
instances des théologiens et des philosophes , sur l'essence 
de l'ame et sur la distinction réelle de l'ame et du corps ; 
objections que j'ai tâché de résumer dans le troisième ar-* 
ticle et dans celui-ci , sans toutefois m'assujettir à donner 
aux raisons alléguées par ces philosophes les mêmes formes 
dont ils les ont revêtues , ni à me servir des mêmes exem- 
ples que ceux sur lequels ils les ont appuyées. 

ARTICLE IX. 
Suite du même sujet. 

Ce chapitre, qui n'en fait qu'un avec le précédent, 
contient les détails dans lesquels l'auteur est entré , pour 
mieux faire connaître la différence qui existe entre les 
idées complètes et les idées incomplètes , entre la distinc* 



( 392 ) 

tion réelle €t la modale, entre la distinction en général et 
l'abstraction , entre l'abstraction et l'exclusion. Comme 
j'ai donné l'analyse de. ce qu'il renferme d'essentiel dans 
Tarticle qui précède , je me borne ici à cette indication. 

ARTICLE X. 
Que Came pense toujours j et de V action de Came sur ie corps. 

X 

Quant à la pensée, ou à l'action de l'ame sur elle-même, 
il y aurait deux questions à résoudre; Tune, de savoir si 
en effet l'ame pense toujours; Tautre, s'il serait contradic- 
toire qu'elle ne pensât pas continuellement pendant le temps 
qu'elle existe. La première, peu intéressante en elle-même, 
ne serait cependant pas sans intérêt dans le système d'i- 
dées adopté par Descartes, puisque, l'homme n'étant sûr 
qu'il existe qu'autant qu'il pense actuellement, il ne pourra 
être certain d'exister toujours, c'est-à-dire sans interrup- 
tion , qu'autant qu'il lui sera démontré qu'il ne cesse point 
de penser. Ce n'est pas là néanmoins ce que Descartes exa- 
mine : la seule chose qu'il ait le dessein de prouver, c'est 
que l'ame cesserait d'exister en cessant de penser. Suppo- 
sons donc que l'homme en tant que substance intelligente, 
ou que l'ame, en un mot, existe, d'une manière permanente, 
même qu'elle pense toujours, ce qui peut être, et n'est 
d'aucune importance ; et voyons s'il serait impossible qu'elle 
existât un moment sans penser. 

Gela se réduit à savoir si c'est l'action même de penser 
qui constitue l'essence de l'ame , et Descartes , pour être 
conséquent, comme je l'ai déjà fait observer à l'article III, 
doit répondre , et en effet répond affirmativement à cette 
question , puisqu'il a prouvé , comme il le dit lui-même, 
ou qu'il croit avoir prouvé , que la nature ou l'essence de 
l'ame consiste en cela seul qu'elle est une chose qui pense. 



( 393 ) 

Ce mot de nature ou d'essence ne serait^il pas employé 
ici d'une manière relative? Non^ car il s'ensuivrait que 
l'existence absolue de l'être qui pense en nous est indé- 
pendante de Taction de penser^ ce que ne veut point Des- 
cartes 9 et ce qui en effet ne serait point d'accord avec ses 
principes. Mais , si on prend ce mot dans un sens absolu ^ il 
en résultera que l'action de penser^ qui n'est qu'un simple 
phénomène^ constitue la substance de l'ame^ ce qui est 
absurde. 

Il est certain que le phénomène de la pensée suppose une 
faculté dont Texistence est indépendante de ce phénomène; 
d'où il parait que ce serait plutôt la faculté que l'action 
de penser qui constituerait la nature ou l'essence de l'ame, 
et que par conséquent cette nature serait indépendante du 
phénomène de la pensée. Mais^ dans le doute cartésien ^ 
on ne peut pas conclure de l'existence actuelle du phéno- 
mène à Texistence continue et indépendante de la propriété. 
£st-ce une raison pour affirmer que la faculté de penser 
n'existe point indépendamment du phénomène par lequel 
cette propriété se manifeste; et^ de ce que je ne serais pas 
certain d'exister si je ne pensais pas actuellement^ s'ensuit- 
il qu'en efiet je n'existerais point si je cessais de penser? 
Quoi qu'il en soit , il me paraît clair qu'aux yeux de Des- 
cartes y la faculté de penser ne serait rien sans l'action de 
penser^ qui n'est que cette faculté en exercice; qu'ainsi 
cette faculté et ce phénomène^ ou cette action ^<ie sont 
pour lui qu'une seule et même chose ^ qu'il désigne sous le 
nom de pensée ; et que cette chose n'en fait qu'une encore 
avec la substance intelligente^ puisqu'il croit qu'elle en 
constitue l'essence^ et qu'il dit lui-même quelque part 
qu'elle n'en dilBfere point. 

Il fait une comparaison qui serait aussi juste qu'ingé- 
nieuse^ si la pensée était une de ces propriétés accidentelles 
qui ne consistent que dans un phénomène continu; mais 



( 394 ) 

qui est biea fausse si^ comme il le prétend ^ la pensée con- 
stitue Vessene^ absolue de la substance de lame. (( Je crois ^ 
dit-il y que Tame pense toujours^ par la même raison qui 
me fait croire que la lumière luit toujours. ^ On sait que la 
lumière^ ou le phénomène de la clarté^ est dû, selon lui, 
aux vibrations d'une matière subtile, d'un milieu éthéré, 
qui jouit d'une élasticité parfaite : cette élasticité est donc 
la propriété essentielle de ce milieu envisagé comme ma- 
tière de la lumière. Or nous pouvons bien comparer la 
substance de l'ame à cette matière fluide, la faculté de 
penser à son élasticité, et Faction de penser à ses vibra- 
tions : mais il est impossible d'assimiler l'essence absolue, 
ou la substance de lame , ni aux vibrations de Téther, ni 
même à son élasticité \ car, bien qu'il soit vrai de dire que 
la lumière luit toujours tant qu'elle existe, si par la lumière 
on n'entend que le phénomène de la clarté, il est évident 
quCj les vibrations de l'éther venant à cesser, il n y aurait 
rien qui cessât d'exister que ce phénomène; et que, dans 
le cas même où l'éther perdrait son élasticité , il ne serait 
pas pour cela anéanti; il existerait toujours, non comme 
matière de la lumière, mais simplement conune matière 
étendue et impénétrable. D'où il résulte, que l'éther ou la 
matière de la lumière, son élasticité, qui en est la propriété 
essentielle, et ses vibrations, qui constituent hors de nous 
le phénomène de la clarté, sont trois choses tout*-à-&it 
distinctes : que, par conséquent, l'élasticité de l'éther n'est 
une propriété essentielle que dans le sens relatif, puisque 
l'existence absolue de l'éther n'en dépend point ; et que ses 
vibrations, qui constituent la clarté, sont plus relatives 
encore, puisque, non seulement la matière de la lumière, 
mais encore son élasticité en sont entièrement indépen- 
dantes. 

Descartes se serait exprimé avec bien plus de précision 
et d'exactitude^ s'il avait dit : « de même qu'il me semble 



( 395 ) 

que le corps est toujours impénétrable^ bien qu'il ne ré- 
siste pas toujours^ c'est *à-dire^ quoique cette impéoétra- 
bilité ne soit pas continuellement en jeu ; de même l'ame 
a toujours la faculté de penser^ sans qu'il soit peut-être 
nécessaire qu'elle pense toujours ^ ou que cette faculté soit 
continuellement en exercice : car l'action de penser sup- 
pose la faculté de penser^ laquelle constitue l'essence de 
Tame; mais j'ignore si cette faculté^ et par conséquent si 
l'ame elle-même, ne pourrait pas exister sans cette action; 
et je crois qu'elle le pourrait^ d'autant qu'aucune raison 
ne me persuade le coùtraire, et qu'il me semble que je 
conçois assez clairement par la lumière naturelle, qu'une 
propriété n'a pas besoin pour exister de se manifester ac- 
tuellement par quelque phénomène. » 

Au reste , quoiqu'il prétende avoir suiEsamment défini 
ce mot pensée y auquel il donne bien des acceptions dififê- 
rentes, on ne sait pas toujours précisément dans quel sens 
il le prend : et totit porte à croire qu'il n'avait pas lui- 
même sur ce mot , ni sur tout ce qu'il lui fait signifier, des 
idées bien claires et bien distinctes. 

Quant à l'action de l'ame sur le corps humain , c'est une 
de ces choses, dit-il, qui sont connues par elles-mêmes^ 
et qu'on ne peut qu'obscurcir eh voulant les expliquer. Il 
croit que nous avons en nous une notion particulière poiu* 
concevoir cette action; et, afin de rendre ce sentiment plus 
vraisemblable, il se prévaut de l'opinion fausse de quel- 
ques philosophes qui, considérant la pesanteur comme une 
qualité réelle, c'est-a-dire comme une véritable substance 
distincte du corps , n'avaient point de peine , dit-il , à con- 
cevoir comment cette qualité agissait sur le corps grave ^ 
parce qu'ils se servaient à leur insu de cette notion natu- 
relle qui leur avait été donnée pour comprendre comment 
l'ame meut le corps qu'elle anime. Mais qu'il en soit ainsi > 



(396) 

il restera toujours a savoir si en eflfet ces philosophes ^ qni^ 
au lieu de supposer que les corps tombent en vertu de leur 
pesanteur, imaginaient que c'est la pesanteur, dont ik 
avaient fait un être réel, qui agit sur les graves, conce- 
vaient cela bien clairement et bien distinctement ; et c'est 
ce que je ne présume pas. 

J'espère n'avoir rien omis d'important de tout ce qu'on 
pouvait tirer des objections faites à Descartes sur la nature 
et l'existence de l'ame, et je ne pousserai pas plus loin 
mes réflexions sur ce sujet. Passons a la démonstration de 
Texistence de Dieu. 

ARTICLE XI. 
De$ idées autres que celle de Dieu. 

Ce chapitre et les deux suivans , qui ont pour objet la 
démonstration de l'existence de Dieu, font partie de la 
troisième Méditation; et, si j'avais suivi l'ordre qu'a ob- 
servé Descartes, je les aurais placés, dans cet ouvrage, 
après le premier paragraphe du chapitre cinquième , où il 
prouve que tout ce que nous concevons clairement et di- 
stinctement est vrai : là, j'ai supposé l'existence de Dieu 
démontrée; ici, au contraire, npus devons nous rappeler 
qu'on n'a rien prouvé encore, si ce n'est que l'homme existe 
en tant qu'il pense; et que, par conséquent, nous sommes 
toujours dans le doute sur Texistence des corps, et sur celle 
de l'homme en tant qu'il est composé de corps et d'ame. 
Cependant , la preuve de l'existence de Dieu se fonde sur 
d'autres connaissances que celle de notre existence propre, 
et nous devons savoir au moins ce que c'est que substance, 
cause et effet : mais , quoiqu'il soit très-évident que nous 
avons acquis les idées de ces choses, ou du moins que nous 



( 397 ) 

pouvons les acquérir^ par la seule expérience ^ Descartes 
admet béneYolement et bien gratuitement qu'elles sont in- 
nées y et par là se croit dispensé d'en rechercher rorîginè y 
ou pour mieux dire la cause; j'entends la cause efficiente; 
car pour leur cause conditionnelle ^ il est certain qu'elle est 
en nous^ comme celle de toutes les autres idées. Ainsi donc^ 
après avoir pris toutes les précautions imaginables pour 
s'assurer de cette vérité incontestable dont personne ne 
doute ^ sâiroir, que l'homme existe^ llu moins comme être 
intelligent ^ il fait tout à coup un pas de géant , et laisse un 
abîme entre cette première vérité et celles qu'il veut con- 
stater ensuite : après avoir enfin trouvé ce point inébran* 
lable qu'il cherchait^ il bâtit son système à côté^ sur un 
sable mouvant. 

Pour pouvoir conclure ^ dans le chapitre suivant ^ que 
l'idée de Dieu n'est point une création de l'homme^ qu'elle 
est la seule dont il n'est pas possible de supposer que la 
cause efficiente réside en nous ^ que , par conséquent ^ 
Dieu y ou la cause de son idée , existe hors de nous y hors 
de notre entendement^ et qu'ainsi^ son existence peut 
être démontrée avant celle des corps : il veut prouver^ 
dans celui-ci ^ qu'à l'égard de toutes les autres idées ^ on 
peut croire sans invraisemblance que l'homme en est lui- 
même l'auteur^ tandis que par les raisons qu'il allègue , on 
devra inférer tout le contraire de l'idée de Dieu. 

Il commence par faire observer que nos idées en elles- 
mêmes ne peuvent être fausses ; mais que nous pourrions 
nous tromper en jugeant qu'il y à quelque chose hors de 
nous qui fût semljlable ou conforme à ces idées ; et qu'en 
efièt les causes efficientes de nos idées n'ont souvent avec 
elles aucune ressemblance ou conformité ; ce qui ne l'em- 
pêchera pas de soutenir^ dans un instant^ que toute idée 
est renfermée dans sa cause efficiente. 

Il dit ensuite j qu'entre ses idées ^ les unes lui semblent 



( SÔ8 ) 

nées avec lui , comme par exemple la faeuité ( i ) de conce* 
voir ce qu'on nomme en général une chose ; d'autres y ve- 
nir du dehors , telle est Tidée de la lumière ou celle de la 
chaleur; et les antres^ être faites et inventées par loi^ 
comme celle des hippogriffes et des sirènes. Mais que peut* 
être elles sont toutes innées^ ou toutes étrangères, ou 
toutes faites par lui ; car il n'a point encore découvert lear 
origine. 

Le seul objet qu'il se propose est d'examiner si les idées 
qui lui semblent venir du dehors ne pourraient pas avoir 
été faites et inventées par lui. Et pour cela ^ après avoir 
rappelé les raisons qui lui ont fait révoquer en doute l'exi- 
stence des corps ^ c'est-à-dire des causes de nos sensations 
en tant que nous jugeons qu'elles sont hors de nous, il 
propose une autre voie pour rechercher si l'homme n'est 
point Tauteur de toutes ses idées. Ici je ne suis pas parfai*- 
tement sûr de bien entendre Descartes; mais je l'interpré- 
terai comme il me parait devoir Tétre , et le plus dairement 
qu'il me sera possible. 

Toute idée est un phénomène , et tout phénomène^ tout 
efièt f suppose deux causes ; l'une efficiente , qui est dans 
Tagent^ Fautre conditionnelle^ qui est dans le sujet ou le 
patient, c'est- a-dire dans la substance qui subit la modi- 
fication que nous appelons phénomène. Sa nature dépend 
de celle de ces deux causes : mais , la cause efficiente res- 
tant la même , les effets sont entre eux comme leurs causes 
conditionnelles ; par exemple y que l'on frappe d'un même 
marteau une sphère creuse de plomb et une d'acier^ ce 
marteau aplatira le premier de ces corps , et fera vibrer le 
deuxième ; or l'aplatissement de l'un sera aux vibrations 
de l'autre^ ce que la ductiUté du premier est à l'élasticité 
du second : et ^ la cause conditionnelle restant la même, 

(i) Tof M ce qui a ëU dit des idées Innées, psg* 332. 



( 3d9 } 

les effets seront entre eux comme leurs causes efficientes ; 
c'est ainsi que les diverses empreintes que reçoit un même 
morceau de cire en vertu de sa mollesse , sont entre elles 
comme les causes efficientes dont il reçoit ces images ; ou 
du moins cela parait devoir être ainsi. 

De là il résulte que les idées , considérées dans leurs 
causes conditionnelles, et en tant qu'elles s'y trouvent 
pour ainsi dire en puissance, ne différent point les unes 
des autres; car, par exemple, l'entendement par lequel je 
conçois telle phose, ne diffère point par sa nature de celui 
qui me fait concevoir telle autre chose; et, dans ce sens, 
les idées ne sont ni plus parfaites, ni plus réelles, ni plus 
complètes les unes que les autres : mais les idées, consi* 
dérées dans leurs causes efficientes , différent entre elles 
comme ces causes elles-mêmes, et dans ce sens, l'idée d'un 
homme, par exemple, est plus parfaite que celle d'un arbre. 

Or maintenant , il est de la nature de l'idée de n'avoir 
qu'une réalité objective , et de la nature des choses d'avoir 
une réalité formelle; par conséquent, dit Descartes, plus 
une chose a de réalité formelle, c'est-à-dire plus elle est 
complète ou parfaite, et plus aussi l'idée dont elle est la 
cause efficiente a de réalité objective , plus elle participe 
par représentation, à ce degré d'être et de perfection. U 
suit donc de là que plus une idée est parfaite à sa manière, 
plus la chose qu'elle représente, ou sa cause efficiente, a 
de perfection ( ce que l'on pourrait accorder , si la cause 
efficiente d'une idée , ou la chose dont elle tire son origine, 
était toujours la même que celle .qu'elle représente). De 
plus , si , comme il le prétend , l'efiet est tout entier ren- 
fermé dans sa cause efficiente, ou qu'il ne dépende que de 
cette seule cause (ce qui est en contradiction avec ce que 
nous avons dit plus haut), il s'ensuivra encore, que la 
cawe efficiente est ûu moins aussi parfaite que son effet j et 
c'est ce qu'il voulait prouver d'abord. 



( 400 ) 

Mais il me semble qu'en cela do moins Descartes se 
trompe : car l'efiet dépend de sa cause conditionnelle 
comme de sa cause efficiente ; en sorte que , si les causes 
conditionnelles de plusieurs effets sont les mêmes, il pourra 
bien y avoir une proportionnalité entre la perfection de ces 
efièts et celle de leurs causes efficientes ; mais il ne s'ensuivra 
pas que ces dernières seront aussi parfaites ou plus parfai- 
tes que leurs effets y qui peuvent tirer 'presque toute leur 
perfection de leurs causes conditionnelles ; et si les causes 
conditionnelles différent entre elles aussi bien que les causes 
efficientes , il n'y aura même plus de rapport constant entre 
ces dernières causes et leurs effets. Ainsi, par exemple, on 
ne peut pas dire, ni que la sensation de la chaleur, qui tire 
la plus grande partie de sa perfection relative de sa cause 
conditionnelle , c'est-à-dire de la sensibilité , ne soit pas plus 
parfaite à sa manière , que sa cause efficiente , qui est le 
feu, ne l'est à la sienne 5 ni que l'idée d'une pierre,* qui a 
sa cause conditionnelle dans l'entendement, ne soit pas 
plus parfaite que la pierre elle-même, ou qu'elle n'a pas 
plus de réalité objective que la pierre n'a de réalité for- 
melle } ni , enfin , que la sensation de la chaleur soit plus 
parfaite que Vidée d'une pieï*re; car si le feu est plus parfait 
que la pierre, la sensibilité l'est peut-être moins que l'en- 
tendement. 

Quoi qu'il en soit , admettant pour un moment que Tef- 
fet est contenu tout entier dans sa cause efficiente , et que 
cette cause est au moins aussi parfaite que son eflfet, voyons 
si l'on peut en inférer qu'il serait possible que l'homme fut 
l'auteur de toutes ses idées, à l'exception de celle de 
Dieu, 

En réfléchissant sur les choses matérielles dont j'ai en 
moi les idées , et supposant qu'en effet elles existent hors 
de moi telles que je me les représente, je les trouve toutes 
moins parfaites que moi-même en tant que je suis, une chose 



( 401 ) 

qui pense; et conséquemment j'ai plus de perfection et de 
réalité formelle, que les idées de ces choses n'ont de per- 
fection et de réalité objective : je ne puis donc, il est vrai, 
tirer de mon imperfection aucune raison qui me fasse 
croire que je ne suis pas la cause efficiente de ces idées. 
Mais je ferai observer qu'en tant que je suis seulement une 
chose qui pense, ma nature est entièrement différente de jcelle 
des choses matérielles qui me sont représentées par leurs 
idées } donc, quoique moins imparfait que ces choses, je 
ne puis pas pour cela produire les mêmes effets ; car ïl im- 
pliquerait contradiction qu'un effet fût renfermé tout en- 
tier dans sa cause efficiente, et qu'il n'eût avec elle aucune 
conformité. Il est vrai de dire, cependant, que j'ai cela de 
commun avec le corps , que je suis une substance : par 
conséquent, quoique je ne sois qu'une substance qui pense 
et non étendue, je puis me former de moi-même, dit Des- 
cartes, l'idée d'une substance étendue et qui ne pense 
point; et quant au mouvement, à la figure et à toutes les 
propriétés des corps , comme ce sont des attributs d'une 
substance, et que je suis moi-même une substance, je puis 
encore m'en former Tidée, sans avoir jamais rien vu de 
semblable , ou du moins cela ne serait- il pas impossible. 
C'est ainsi que raisonne, dans ce chapitre, Tauteur des 
Méditations 3 et Ton n'est pas médiocrement surpris de le 
voir courir avec tant de hardiesse et de légèreté dans le 
sentier obscur et épineux que nous venons de traverser , 
immédiatement après avoir marché à pas lents et avec 
crainte , dans la route plus large , et mieux éclairée qu'il 
avait prise, pour chercher cette vérité si simple qui ne 
conduit à rien , que l'homme existe en tant qu'il pense ac- 
tuellement. 



TOME III. 26 



( 402 ) 

ARTICLE XII. 
Preuve de {'existence de Dieu, Urée de ton idée. 

Toute idée est un phénomène^ et^ comme tel ^ elle a 
deux causes; l'une ^ conditionnelle , qui est en nous^ c'est- 
à-dire dans Tame^ dont elle est une propriété; l'autre , 
efficiente^ qui est hors de nous : car^ quoique une idée 
puisse avoir sa causeimmédiate dans une autre idée , celle-ci 
dans une autre encore ^ cette génération ascendante ne 
pouvant pas aller jusqu'à Tinfini^ on arrivera toujours à 
des idées originelles dont tontes les autres dérivent ^ et 
qui ont leurs causes efficientes dans les objets extérieurs^ 
ou dans les rapports qui existent entre eux. 

L'idée de Dieu y comme toutes les autres^ a donc origi- 
nairement sa cause effidente hors de nous ; et d'ailleurs ^ il 
est très-certain que Dieu existe. Mais peut-on conclure 
qu'il existe de cela seul que nous en avons l'idée y et cette 
idée a-t-ellë sa cause efficiente hors de nous par les raisons 
qu'en donne Descartes? voilà ce qu'il s'agit d'examiner. 

D'abord y si une substance est^ comme il le dit^ plus 
parfaite que ses modifications^ l'homme^ en tant qu'il 
pense, a plus de perfection que l'idée de Dieu, qui, coaune 
toute autre idée , n'est qu'une modification de l'ame ou de 
la substance qui pense : par conséquent , si l'homme ne 
peut être lui-même l'auteur de cette idée , ce ne sera pas 
par la raison que la cause efficiente aurait moins de perfec- 
tion et de réalité que son efiet. 

Mais, dirait Descartes, l'homme a moins de perfection 
et de réalité formelle que l'idée de Dieu n'a de perfection 
et de réalité objective : or la cause de cette idée a autant 
de réalité formelle , que cette idée elle-même a de réalité 
objective : donc cette cause a plus de perfection et de réa- 



( 403 ) 

lité formelle que l'homine. Un arbre est plus parfait^ il est 
vrai, que Fombre d'un homme; mais l'ombre qui repré- 
sente un homme est plus parfaite à sa manière^ que l'ar^ 
bre à la sienne ^ et suppose par conséquent une cause plus 
parfaite qu'un arbre ^ à savoir un homme véritable. 

A cela je reponds ^ que les idées, ou plus généralement 
que les phénomènes, n'ont aucune perfection absolue; que 
ces phénomènes considérés en eux-mêmes , et lorsque nous 
ne les rapportons ni à leurs causes , ni à nous , ne sont ni 
parfaits ni imparfaits ; et qu'on ne peut pas dire non plus 
qu'ik sont plus parfaits les uns que les autres , si ce n'est 
en ce sens , que les choses dont ils tiennent leiir existence , 
et qui ne sont pas toujours les choses quUs représentent^ sont 
plus ou moins parfaites. Ainsi j'accorderai bien que l'idée 
qui me représente Dieu est plus parfaite que celle qui me 
représente un ^homme , supposé qu'elle tienne de Dieu 
même son existence , ou sa perfection et sa réalité objective^ 
ce qu'il faudrait prouver d'abord. Mais si je veux démon- 
trer que Dieu est effectivement la cause de son idée , en 
tirant ma preuve de la perfection objective de cette idée> 
\e supposerai évidemment ce qui est en question , et corn**- 
mettrai la faute qu'on nomme cercle. Voilà précisément 
ce qu'a fait Descartes. 

Gomme Dieu est une intelligence pure , s'il était lui-même 
la cause efficiente de l'idée qui nous le représente, il de-^ 
Trait , ou il aurait dû agir directement sur notre esprit, 
comme un objet matériel agit sur nos sens. Cependant 
Descartes avoue que nous ne pouvons connaître Dieu en 
cette vie que par le raisonnement. Comment donc cela 
peut* il s'accorder avec ce qui précède? Cela n'a aucun 
rapport avec ce qui précède : aussi devons- nous convenir 
que la discussion dans laquelle nous sommes entrés est sans 
objet , et que l'échafaudage qu'a élevé Descartes au cha- 
pitre précédent ne sert de rien pour ce qu'il veut étabUr 



( 404 ) 

dans celui-ci : à moins qu'il n'ait voulu soutenir^ ou que les 
fueuttés par lesquelles nous concevons les choses matérielles 
peuvent naître en nous par Taction de ces choses sur nos 
sens^ ou que nous pourrions nous les être données nous- 
mêmes ; car on voit par les réponses aux objections qui lui 
ont été faites , qu'il n'entend parler ni de l'idée de Dieu 
elle-même , ni de la cause efficiente de cette idée , mais 
seulement de la faculté que nous avons de comprendre 
Dieu^ c'est-à-dire^ de la cause conditionnelle de cette idée 
de Dieu ; et d'une prétendue cause efficiente de cette cause 
conditionnelle ou de cette faculté, qu'il regarde avec rai- 
son comme innée. La question a donc entièrement changé 
de nature, et il s'agit maintenant de savoir si, de cela seul 
que l'homme a la faculté de concevoir une chose plus grande 
ou plus parfaite que lui, ou de se la représenter, il s'en- 
suit qu'il doit tenir cette faculté d'une chose plus grande 
et plus parfaite. 

Il est certain que nous ne nous sommes pas donné nous- 
mêmes la faculté de nous représenter une chose plus par- 
faite que nous , et que nous ne l'avons pas non plus reçue 
des objets extérieurs. Mais, d'une part, ce n'est point parce 
que nous et les objets extérieurs sommes moins parfaits 
que cette faculté ; et , de l'autre , il n'en résulte pas que 
nous l'ayons reçue de Dieu comme d'une cause efficiente. 
Car , en premier lieu , où cette faculté, qui comme nous a 
une réahté formelle, n'est pas elle-même plus parfaite que 
nous , c'est-à-dire qu'elle n'ajoute rien à notre perfection, 
et, dans ce cas, il n'y a point de raison pour soutenir 
qu'elle nous a été nécessairement donnée par un être plus 
parfait que nous; ou elle ajoute quelque chose à notre 
perfection , et alors nous sommes plus parfaits qu'on ne le 
supposait , et nous le sonmies de tout le degré de perfec- 
tion qu'on attribue à cette faculté , puisqu'elle est une de 
celles qui constituent notre nature } en sorte que, si nous 



( 4^ ) 

avons la fiKmlté de comprendre ou de nous représenter on 
être plus parfait qae nous , c'est que notre nature le corn* 
porte ainsi , sans qu'on puisse en conclure que nous avons 
été créés par un être pins parfait que nous. En second 
lieu 9 on ne peut jamais dire d'une propriété qu'elle tienne 
son existence d'une autre chose comme d'une cause effi* 
ciente ^ parce que le mot cause n'a relation qu'au mot ef- 
fet^ et qu'une propriété n'est point un efiet^ n'est point un 
phénomène ; de sorte qu'il n'est pas plus permis de deman- 
der quelle est la cause dentelle propriété ou faculté , que de 
demander quelle est la figure de tel son ou de telle odeur. 
Il résulte donc de tout ce qui précède ^ 1® que l'idée par 
laquelle Dieu nous est représenté n'a pas Dieu lui-même 
pour sa cause efficiente , quoique cette cause existe hors de 
nous ; et qu'ainsi on ne peut pas inférer que Dieu existe ^ 
ou du moins qu'il est tel que nous nous le représentons , 
de cela seul que nous en avons l'idée ; 2^ qu'on ne peut 
pas démontrer par le principe de la causalité ^ que la fa* 
culte par laquelle nous concevons qu'il existe des choses 
plus parfaites que nous y nous a été donnée par une chose 
qui soit en effet plus parfaite^ ni par conséquent que cette 
chose existe. 

ARTICLE Xra. 
Preuve de ^existence de Dieu tirée de celle de Vhomme. 

Après avoir cherché à démontrer ^ dans le chapitre pré- 
cédent^ que Dieu, ou un être incomparablement plus 
parfait y plus intelligent , plus puissant que nous , existe de 
cela seul, ou que nous en avons l'idée , ou que nous avons 
en nous la faculté de nous le représenter, l'auteur veut 
prouver, dans celui-ci, que cet être existe, de cela seul 
que nous-mêmes nous existons. 



( 406 ) 

' Il n^ a > dit^il , aucune chose dont on ne puisse deman- 
der pourquoi elle existe^ ou dont on ne puisse rechercher 
la cause efficiente. Mais il confond ici deux choses essen- 
tiellement différentes ^ la raison de Texistence d'un être ou 
d'une substance ^ et la cause efficiente y ou la raison de 
l'existence d'un simple phénomène , c'est-à-dire d'un chan- 
gement^ d'une modification qu'éprouTC actuellement une 
substance. On peut demander qu'elle est ia raison de l'exi- 
stence des corps , de celle de Tame^ de celle de Dieu; et à 
toutes ces questions nous n'avons et nous n'aurons jamais 
qu'une seule et même réponse à faire ^ c'est que nous n'en 
savons absolument rien et que nous l'ignorerons toujours. 
Mais il n en est pas de même quand on demande quelle est 
ia cause efficiente de tel changement, de telle modification; 
pu, si l'on veut, quelle est la raison de l'existence de tel 
effet, de tel phénomène* 

Cependant, supposé qu'il soit démontré que la substance 
de l'ame , et celle des choses matérielles aient eu un com- 
mencement, ou qu'elles aient été créées dans le temps; 
rien n'empêchera d'assimiler cette création, ou ce passage 
du néant a l'être, à un changement, a un phénomène, et 
l'on pourra très-bien demander quelle en est la cause. Or 
il est de soi-même évident , que la substance qui pense eh 
nous n'est pas elle-même la cause efficiente ou l'auteur de 
son être ; sans qu'il soit besoin , pour le prouver , de s'ap- 
puyer de Idi raison qu'en donne Descartes, savoir, que si 
elle s'était créée elle-même*, elle se serait donné toutes les 
perfections qu'elle reconnaît en Dieu, ce qui, examiné de 
bien près, se réduit à une vaine battologie : et nous ad- 
mettons avec lui sans difficulté, que la substance de Tame^ 
à moins qu'elle n'ait existé de toute éternité , n'a pu rece- 
voir que de Dieu seul son existence , et que par conséquent 
Dieu lui-même existe. Mais cette démonstration de l'exis- 
tence de Dieu est évidemment subordonnée à cette suppo- 



( 407 ) 

sition , dont il aurait fallu d'abord prouver et reconnaître 
la vérité, ce que n'a point fait Descartes, que la substance 
de Tame a été créée dans le temps , ou n'a pas toujours 
existé. 

Pour ne pas être arrêté par cette objection , qu'il s'est en 
quelque sorte faite à lui-même, il soutient, en se fondant 
sur ce que les parties du temps sont indépendantes les 
unes des autres , que l'existence continue d'une substance 
est comme un de ces effets continus qui supposent des for« 
ces ou des causes efficientes toujours en action, et qu'ainsi, 
en admettant même que l'ame et les choses matérielles ont 
existé de toute éternité, leur existence actuelle n'en sup- 
pose pas moins une cause efficiente, un créateur, un Dieu, 
qui les conserve ou les reproduise à chaque instant. C'est 
ce que nous allons examiner. 

Il j a deux sortes d'eflèts; les uns sont instantanés, 
comme, par exemple, le passage subit du mouvement au 
repos ou du repos au mouvement d'un corps, dont la ma- 
nière d'être a changé par le choc d'un autre corps : les 
autres sont continus; mais tout bien considéré, ils ne sont 
eux-mêmes qu'une suite de changemens ou d'effets instan- 
tanés qui*se succèdent sans interruption sensible ; telle est 
1 action continue d une machine dont le mouvement est à 
chaque instant détruit par les frottemens, les résistances, 
les fardeaux qu'il faut soulever ou remuer, et sans cesse 
renouvelé par les causes efficientes ou les forces qui la font 
agir. On donne encore, mais très-improprement, le nom 
d'eflets à certaines manières d'être continues , qui ont pu 
toujours exister, ou qui ne sont que la suite nécessaire 
d'un efiet instantané dont la cause n'agit plus; tel est le 
mouvement libre d'un corps qui se meut de lui-même, ou 
en vertu de sa seule inertie, dans un espace non résistant, 
et qui a pu être toujours en mouvement, ou passer du 
repos au mouvement par une première , par une seule im- 



(408) 

pulsion ; de façon qu'on ne peut pas dire d'une pareille 
manière d'être^ qu'elle suppose une cause efficiente^ une 
force continue^ sans laquelle elle cesserait d'exister. 

Maintenant y la question est de savoir si l'existence ac- 
tuelle d'une substance quelconque peut être assimilée ^ et 
c'est notre opinion y à une telle manière d'être , soit qu elle 
ait été créée ou non ; ou si on doit Tenvisager^ avec Des- 
cartes ^ comme un effet continu dont l'existence dépend 
d'une cause efficiente ou d'une force toujours en exercice. 

Prenons la matière pour exemple. La matière a été créée^ 
ou ne l'a pas été : si elle n'a point été créée^ elle existe donc 
par elle-même^ c'est-à-dire non par autrui^ et porte en 
elle-même la raison de son existence ; ce qui ne veut pas 
dire qu'elle est la cause efficiente ou l'auteur de son être^ 
ou qu'elle existe par elle-même comme par une cause ^ ce 
qui serait absurde : et je ne vois rien dans cette hypothèse 
qui choque la raison^ ni qui soit évidemment contraire à la 
vérité, quoiqu'elle renferme comme l'hypothèse suivante 
des mystères impénétrables à mon intelligence. 

Si la matière a été créée y il me semble qu'elle n'en doit 
pas moins par elle-même persévérer dans l'être , ou ^ pour 
mieux dire, y demeurer simplement, en vertu même de 
son impuissance et de sa passivité : car, si la création, ou le 
passage du néant à Têtre, peut être assimilé à un effet, à 
un changement, Tannihilation , ou le passage de l'être au 
néant , ne sera pas un changement moins réel ; et, de même 
qu'il faut tfne force pour faire passer un corps du mouve- 
ment au repos , tout aussi-bien que pour le faire passer 
du repos au mouvement, de même aussi faudrait-il une 
cause tout aussi positive pour anéantir un corps que pour 
le créer ; car par lui-même il n'a pas plus le pouvoir de 
s'ôter l'existence, que de se la donner s'il ne l'a déjà. U en 
est des substances comme du mouvement d'inertie : essayez 
de faire mouvoir une lourde masse par une impulsion con- 



(409) 

tinue^ ou qui se renouvelle a chaque instant^ mais toujours 
égale; si dans le premier instant^ ou si par la première im* 
pulsion^ par le premier choc^ tous ne lui avez pas com- 
muniqué une quantité de mouvement telle qu'elle puisse , 
malgré les obstacles qui lui résistent^ vaincre ces obstacles 
et franchir un espace quelconque^ qu'on peut d'ailleurs 
supposer aussi petit que Ton voudra^ comme^ par exemple^ 
la cent millième partie d'un millimètre, soyeux assuré que 
votis ne produirez pas plus de mouvement dans le second, 
dans le troisième instant que dans le premier, et que le 
corps restera immobile malgré vos efibrts réitérés : mais si 
vous lui avez imprimé un certain mouvement, quelque 
faible qu'il soit, la masse pourra, toujours avec la même 
vitesse, se mouvoir par elle-même ou en vertu de son 
inertie, pendant toute une éternité; et si elle ne le fait pas, 
si elle rentre dans le repos dès que vous cessez d'agir sur 
elle, c'est que des causes, des obstacles extérieurs détruis 
sent son mouvement. Eh bien, il en est de même de la 
création* En effet , que Dieu veuille créer une substance ; 
s'il ne lui donne pas la force nécessaire pour qu'elle puisse 
subsister par elle-même un seul instant, ou, en d'autres 
termes , si elle retombe dans le néant a l'instant même ou 
Dieu l'en retire ou lui donne l'être, il est certain que, par 
le fait , il n'aura rien créé ; que si , au contraire , cette sub- 
stance peut subsister un moment par elle-même, elle 
pourra subsister pendant toute une éternité, à moins qu'une 
cause positive ne la réduise au néant : or cette cause serait 
extérieure ou intérieure ; extérieure , elle ne pourrait être 
que Dieu même, qui détruirait ainsi à chaque instant ce 
qu'il viendrait de créer; intérieure, elle serait un principe 
de destruction, que Dieu seul aurait pu mettre dans la 
substance en la créant, et par là, il se serait encore mis 
lui-même dans la nécessité de recommencer à chaque in- 
stant son ouvrage, ce qui est absurde. Donc l'existence de 



( 410 ) 

la matière I et il en est de même de toute autre substancCi 
soit qu'elle ait été créée dans le temps ^ ou qu'elle ait tou- 
jours existé^ ne suppose point une création continuée^ ou 
une cause toujours agissante ; pas plus que le mouvement 
d'inertie qui s'ef&ctue dans le vide ^ par suite d'une pre- 
mière impulsion, ou de toute éternité, ne suppose une 
force extérieure actuellement et continuellement en action^ 
comme Descartes lui-même Texprime très -bien en ces 
termes : 

« Tout ce qui est, ou existe, demeure ton jours en Tétat 
qu'il est , si quelque cause extérieure ne le change ; en 
sorte que je ne crois pas qu'il puisse j avoir aucune qualité 
ou mode qui périsse jamais de soi-même. Ce que je prouve 
par la métaphysique; car Dieu, qui est l'auteur de toutes 
choses, étant tout parfait et immuable, il me semble ré-: 
pugner qu'aucune chose simple que Dieu ait créée ait en 
soi le principe de sa destruction y et comme un corps qui a 
quelque figure ne la perd jamais, si elle ne lui est ôtée par 
la rencontre de quelque autre corps , ainsi quand il a quel- 
que mouvement il le doit toujours retenir, si quelque 
cause extérieure ne Tempêche. d 

Maintenant, quand je considère la substance en elle- 
même, sans avoir égard aux phénomènes, aux changemens^ 
aux modifications , aux propriétés accidentelles dont elle 
est le sujet, ni à rien de ce qui est variable en elle; il me 
paraît, sans néanmoins que je veuille rien afiirmer à cet 
égard, que sa durée, si ce n'est que je la mesure par la 
succession de mes idées, n'est point elle-même successive; 
mais permanente; que cette durée, divisible par la pensée, 
ne l'est point en réalité, et que ses parties, qui ne sont 
qu'imaginaires, sont tellement liées entre elles, tellement 
dépendantes les unes des autres, qu'elles ne forment en 
ef&t qu'un seul tout, qu'un présent continu, sans distinc- 
tion réelle de parties : d'où il me semble aussi que je puis 



( «1 ) 

conclure 9 pourvu que je fasse abstraction des causes sur* 
naturelles qui ont pu créer la substance^ et qui peuvent 
l'anéantir^ que de cela seul qu'elle existe au moment pré* 
sent, elle a dû nécessairement exister au moment qui l'a 
précédé dans le cours de mes idées, et qu'elle existera en* 
corea l'avenir 3 enfin que, parla même raison , elle a tou- 
jours existé et elle existera toujours. 

Mais quand je considère un phénomène, un phénomène 
qui a quelque durée, un effet continu, c'est-à-dire une 
suite de modifications ou de changemens qui se succèdent 
presque sans interruption, je vois très-clairement qu'un 
tel phénomène a dû commencer, qu'il devra finir ; qu'il ne 
peut exister que par une création continuée , par l'action^ 
non interrompue d'une cause efficiente; qu'il suffit que cette 
cause soit détruite ou cesse d'agir, pour que le phénomène, 
qui n'est point un être réel, mais une simple modification 
dans la substance, cesse d'exister; que sa durée est suc* 
cessive; quelle est non seulement divisible, mais actuel- 
lement divisée, puisqu'elle se compose d'une suite de 
manières d'être excessivement courtes séparées par les 
changemens successifs qui caractérisent le phénomène; 
enfin, que ces changemens sont indépendans les uns des 
autres, de manière que celui qui se passe actuellement n'a 
point sa cause dans celui qui la précédé , et que par con- 
séquent, de ce que le phénomène existe dans le moment 
présent, il ne s'ensuit pas qu'il doive encore exister le mo- 
ment d'après, et qu'en eflèt il ne pouri'a pas continuer - 
d'exister, ^i la même cause qui l'a fait naître, ne le repro* 
duit , ou ne le crée pour ainsi dire de nouveau. 

Or, tout oe que je viens de dire de la création , ou de 
l'apparition du phénomène, de son existence continue, de 
3a cause efficiente, de sa durée successive, de la divisibi* 
lité de cette succession , de l'indépendance de ses parties 
ou des changemens qui les séparent; Descartes l'applique 



(412) 

directement^ sans raison, sans fondement, sans preave, 
à la substance elle-même , qu'il assimile ainsi à un simple 
phénomène, ou comme s'il avait déjà démontré ce qu'il 
s'agit de démontrer, savoir, que la substance a été créée, 
et ne peut subsister que par une création continuée. 

Mais, dira-t-on, vous parlez seulement de l'indépen- 
dance mutuelle des changemens successif qui constituent 
le phénomène et qui partagent sa durée, tandis que Des- 
cartes parle de Tindépendance des parties de la durée elle- 
même. J'en conviens , mais il fallait donc commencer par 
prouver que cette indépendance des parties de la durée 
d'une substance considérée en elle-même est bien réelle , 
et par nous expliquer comment la durée, étant divisible à 
rinfini , peut avoir actuellement des parties distinctes , qui 
nécessairement devraient être en nombre infini , ce qui pa- 
rait absurde. Si Ton parvenait à démontrer a priori que la 
chose qui existe actuellement n'est pas la même que celle 
qui existait il y a un instant , et que celle-ci a été réelle- 
ment anéantie pour faire place à une autre nouvellement 
créée; il faudrait convenir que ces choses, et il en serait de 
même de leurs durées , sont réellement indépendantes 
l'une de l'autre : ou bien , si l'on prouvait qu'une sub- 
stance n'est rien qu'un phénomène continu , composé d'une 
suite de phénomènes qui se succèdent sans interruption, 
il serait encore vrai, et cela reviendrait à ce que j'ai dit 
moi-même, que ces phénomènes sont, ou peuvent être 
indépendans les uns des autres. Mais , si rien de tout cela 
n'est prouvé , comment peut-on inférer directement , de ce 
que nous avons le pouvoir de diviser par la pensée l'exi- 
stence ou la durée d'une chose en plusieurs parties, qu'elle 
ne saurait exister que par une création continuée? Des- 
cartes dit positivement qu'il ne considère point le temps 
ou la durée d'une manière abstraite, et dès lors, il en 
convient lui-même , la durée ne difière point de la chose 



(413) 

qui dure ; conséquemment y dire que ses parties sont indé- 
pendantes les unes des autres, c'est dire, en d'autres ter- 
mes , que la chose qui dure est indépendante d'elle-même 
dans chacun des instans de sa durée, lesquels sont en 
nombre infini ; ce qui paraît n'être pas intelligible , s'il 
s'agit d'une seule et même substance (surtout si sa durée 
n'est point successive) : et il est certain que cette indé- 
pendance des parties du temps n'est qu'imaginaire et chi- 
mérique, ou tout au moins conjecturale; qu'elle n'a aucun 
fondement apparent ou visible dans la nature des choses ; 
mais que l'idée que nous nous en formons dérive de l'indé- 
pendance et de la succession des changemens qui altèrent 
ou modifient la substance, indépendance et succession 
qu'on attribue, peut-être faussement, et a coup sûr sans 
aucune solide raison, k la substance elle-même. Ainsi, de 
deux choses l'une ; ou Descartes , en admettant en prin- 
cipe l'indépendance des parties du temps , a supposé , 
sans s'en apercevoir, ce qui était en question ; ou il n'est 
pas vrai qu'il ait compris clairement et distinctement cette 
indépendance mutuelle des parties imaginaires de la du-* 
rée d'une substance , et encore moins qu'on puisse la rece- 
voir sans preuve comme un axiome évident par lui-même. 
Il suit de là, que sa démonstration de l'existence de Dieu 
repose toujours sur un principe incertain , ou sur cette 
supposition , que Thomme en tant qu'il pense, ou que la 
substance de l'ame, comme si elle n'était qu'un phéno- 
mène, qu'un efiët continu, a été créée, et n'existe que par 
une continuelle reproduction , ou une création continuée, 
supposition dont la vérité n'a point été démontrée. 

ARTICLE XIV. 
Preuve de Vexistenee de Dieu tirée de son essence. 

Gomme j'ai en moi la faculté de me représenter une 



( 414 ) 

figure quelconque , un triangle équilatéral ^ par exemple, 
môme quand il n'en existerait aucun dans le monde de$ 
réalités, et qu'en imaginant ainsi cette figure, je ne puis 
pas ne pas concevoir, je ne puis pas ne pas être assuré, 
qu'elle a trois côtés d'égale longueur et trois angles égaux 
entre eux; de même aussi je puis me former l'idée d'ua 
être souverainement parfait , ou qui possède toutes les 
perfections imaginables, et dès lors il ne dépendra pas non 
plus de moi de lui dénier aucune des perfections , aucun 
des attributs qui appartiennent à l'idée , ou à la nature 
d'un pareil être. Or, dit Descartes , c'est une plus grande 
perfection d'exister, que de n'exister pas , ou de n'exister 
que dans l'entendement et en idée : donc il appartiendra à 
la nature ou à l'essence de cet être tout parfait d'exister 
réellement hors de l'entendement; donc en efièt il existe* 

Il semble que tout ce que l'on peut conclure des pré- 
misses de ce raisonnement , qui parait n'être qu'un so- 
phisme, c'est que l'idée que nous nous formons d'un être 
souverainement parfait est inséparable de l'idée d'une 
existence réelle, sans qu'il s'ensuive que cet être existe en 
effet hors de nous. Mais c'est ce que je veux examiner de 
plus près. 

D'abord , Descartes distingue , parmi les choses dont 
nous avons l'idée, celles qui ont une essence, ou nature, 
ou forme immuable et vraie, de toutes les autres* Celles-ci, 
dit-il, sont des fictions de notre esprit, et nous pouvons a 
volonté leur attribuer ou leur refuser telle ou telle perfec- 
tion ou propriété; les autres ont des attributs que nous 
leur reconnaissons malgré nous, auxquels il ne dépend pas 
de* nous de rien changer, et par cela même il croit que 
leurs idées sont innées. Par exemple, un cheval ailé est 
une fiction de notre esprit et n'a point de nature immuable 
et vraie; un triangle, au contraire, a une essence vraie, 
une nature ou forme immuable^ qui existe de.toute éter- 



•. 



(415) 

nit^ y et son idée se trouve naturellement en nous : pour- 
quoi cela ? parce qu'il ne dépend pas de nous de concevoir 
un triangle autrement qu'avec trois côtés et trois angles, 
tandis qu'il nous est libre d'imaginer un cheval avec des 
ailes ou sans ailes. Mais il me semble , d'une part , que les 
idées que Descartes appelle des fictions de notre esprit ont 
une nature tout aussi immuable que celles qu'il regarde 
comme innées;. car une fois que ma pensée est bien arrê- 
tée sur une chose, ûu que je m'en suis formé une idée 
bien distincte y je la conçois nécessairement avec certains 
attributs, que je ne puis changer sans qu'elle devienne une 
autre chose; et que, d'une autre part, les idées qu'il ap- 
pelle innées sont des fictions de notre esprit comme les au^ 
très , quand les choses qu'elles représentent n'existent 
point, ou que nous ignorons si elles existent. Ainsi , d'un 
côté, l'idée d'un triangle, ou de toute autre figure, dont 
nous n'aurions vu dans la nature aucun modèle, est une 
fiction de notre esprit tout aussi bien que l'idée d'un pé- 
gase ; et d'un autre, quoique je puisse concevoir un cheval 
avec des ailes ou sans cet attribut, il sera d'éternelle vérité 
qu'un cheval ailé a des ailes , et il ne dépend pas de moi 
de le concevoir autrement ; car, si je lui ôte cet attribut 
essentiel , il perdra , il est vrai, sa nature immuable, qui, 
si l'on peut ainsi dire, s'envolera sur ses ailes fictives dans 
les espaces imaginaires ; mais aussi mon pégase ne sera-t-il 
plus qu'une bête de somme, et non un cheval ailé tel que 
je le concevais d'abord; de même que si je change quelque 
chose à la figure que je me représente, elle deviendra aussi- 
tôt une autre figure , et ses propriétés changeront néces^ 
sairement avec elle. Il résulte de là que, si nous nous 
formons l'idée d'un être souverainement parfait, autre- 
ment que par de bonnes et solides raisons qui d'abord nous 
prouvent sa réelle existence, en même temps qu'elles nous 
le font concevoir simplement comme un être intelligent 



( 416 ) 

autre que rhomme^ et qui ensuite nous révèlent successi- 
vement toutes ses perfections , tous ses attributs ; l'idée que 
nous nous formotis de cet être tout parfait^ c'est-à-dire 
d'un être qui réunirait toutes les perfections, n'est en effet 
qu'une fiction de notre esprit ; et que l'essence de la chose 
que cette idée représente, quoique aussi yraie et immuable 
que celle du triangle, ne Test pas plus que celle d'un pé- 
gase, ou de toute autre chimère. 

Après cela , comme il est évident que la réelle existence 
d'une chose résulte de la réalité de tous ses attributs , de 
toutes ses perfections , de tous ses rapports, il s'ensuit que, 
si l'on suppose, ou si l'on peut démontrer, que telle chose 
dont . nous avons l'idée n'existe pas , par cela même on 
suppose ou l'on démontre que ses propriétés , ses rapports 
n'existent pas non plus. Je conyiens donc sans peine , qu'un 
être qui serait souverainement parfait existerait réellement, 
et qu'il ne serait point tout parfait s'il n'existait pas : mais 
ce n'est point parce que dans ce cas il lui manquerait quel- 
que perfection ; c'est parce qu'il n'en aurait aucune. Certes, 
un homme auquel il ne manquerait qu'une seule perfec- 
tion serait bien près de ressembler à Dieu; mais si cette 
perfection était l'existence , il serait au- dessous du cheval 
de Roland, qui pourtant avait un grand défaut, celui d'être 
mort; car que serait-ce qu'un homme auquel nous attri- 
buerions toutes les perfections , même cette existence 
relative qu'on nomme ta vie y s'il lui manquait l'existence 
absolue qui le place hors du néant ? L'existence n'est donc 
pas une perfection particulière qu'une chose peut avoir ou 
n'avoir pas. Mais elle peut être considérée comme un attri- 
but essentiel que supposent nécessairement tous les au- 
tres, comme une condition sans laquelle il n'y aurait ni 
attribut ni perfection : ainsi , quand nous avons quelque 
raison de croire qu'une chose n'existe réellement pas, 
qu'elle n'a point de réalité formelle, par là même nous 



(417 ) 

pensons que ses attributs et ses rapports ne sont qa'iiii;^* 
ginaires , et qu'ib n'ont , ainsi que la chose dont ils sont 
les attributs y qu^une réalité objectire , c^est-a-dire y qu'ils 
n'existent que par représentation dans i'entandement. 

Il y a en effet, selon Descartes , plusieurs manières d'exi- 
ster. Une chose peut exister formellement, ou à la manière 
des êtres réels. £lle peut exister objectivement, ou par 
représentation, dans Tentendement , ce qui veut dire en 
langue Tulgaire, qu alors nous avons l'idée de cette chose, 
soit qu'elle .existe ou non en réalité. Enfin, elle peut exi- 
ster à la manière des essences, même quand elle n'existerait 
ni formellement, ni objectivement, comme on Ta tu à l'ar- 
ticle VI ; mais quelle eA cette manière d^exister ? Je l'i- 
gnore absolument. 

Quant à Texistence réelle , soit qu'cm la r^arde comme 
une perfection particulière , ou bien comme un attribut es-^ 
sentiel, on peut toujours demander si elle exista, comme 
on le demanderait de l'étendue ou de tout autre attribut ; 
et il n'y a là aucune difficulté; car, dire que Texistence 
d'une chose existe , c'est dire que l'existence ou la réalité 
formelle de cette chose est , ou que cette chose est réelle , 
en un mot, qu'elle existe. Mais il y a plus, et il importe 
de le remarquer, c'est que l'existence, comme tout autre 
attribixt , peut exister de trois manières , savoir formelle- 
ment, objectivement et ^f^entsetf^meiU^ c'est-à-dire, comme 
être réel, comme idée et comme essence. Ainsi donc, 
quand on demande simplement si une chose existe, si elle 
est réelle , ou biai si son existence existe , c'est encore de^ 
mandm" si son existence ou sa réalité formelle existe réel- 
lement et formellement. Or c'est une question que l'on peut 
fiiire avec d'autant plus de raison , que , puisqu'en effet 
nous concevons ce que c'est que la réalité formelle d'une 
chose, que nous en avons l'idée, cette réalité peut donc 
aussi exister objectivement on par représentation dans 

TOME III. 27 



( 418 ) 

Tentendement , à la manière des idées ^ ce qui n'est pas 
exister formellement^ ou à la manière des êtres réek; et, 
puisque les idées représentent les essences , l'existence oa 
la réalité formelle d'une' diose peut de même exister à la 
manière des essences , sans exister formellement ou en réa- 
lité. D'où il semble qu'il ne s'ensuivrait pas, de ce qae 
Texistence ou la réalité formelle appartiendrait , même né- 
cessairement , à l'essence de Dieu, que cette existence for- 
melle et nécessaire existerait formellement , où à la manière 
des êtres réels ; mais seulement qu'elle existerait à la ma- 
nière des idées et des essences. 

D'ailleurs , l'existence nécessaire ne difiere point par sa 
nature de l'existence pure et simple , de l'existence contin- 
gente ou possible. Mais il y a une grande différence entre 
se représenter une chose comme existant nécessairement, 
et se la représenter nécessairement comme existante. Or, 
Descartes^ à ce qu'il semble du moins , ne distingue pointées 
choses, et, parce qu'il estyrai que nous nous représentons 
Dieu comme existant nécessairement , en tant que nous sup- 
posons qu'il a créé tout ce qui existe, et que Dieu seul es t dans 
ce cas , il croit que nous nous le représentons aussi néces- 
sairement comme existant , et qu'il n'y a encore que lui 
qui soit dans ce cas , ce qui n'est point exact ; car^ suivant 
le sens qu'on attachera à ce mot nécessairement , ou l'on 
pourra dire de tous les êtres, réels ou imaginaires, que 
nous nous les représentons nécessairement comme existans, 
ou cela ne pourra se dire d'aucun être, quel qu'il soit, et, 
k cet égard , Dieu ne diflfere point des autres choses. 

Quoi qu'il en soit, supposé que j'aie l'idée d'une chose 
quelconque, et qu'elle soit telle que je me la représente 
comme existant nécessairement, je pourrai dire de cette 
chose, que son existence formelle et nécessaire, dont j'ai 
une idée très-distincte, existe objectivement ou par repré- 
sentation dans mon entendement j que cette existence for- 



(419) 

melle et nécessaire existe, mais à la manière des idées, 
dans le monde ou la région des idées ; sans qu'il s'ensuiye 
que cette chose existe formellement et nécessairement , ni 
en moi , car ri^i n'existe formellement en moi , c'est-a-dire 
dans mon ent^idement ; ni hors de moi , car il ne s'ensuit 
pas de ce que j'ai Tidée d'une chose , qu'elle existe en effet. 
De même, puisque l'idée que j'ai de cette chose, ou de 
ses perfections , de ses attributs , parmi lesquels l'existence 
formelle et nécessaire se trouve comprise, est représenta- 
tive de Tessence de cette chose , cette existence formelle et 
nécessaire existe aussi dans la région des essences i, et à la 
manière des essences j d'où l'on ne pourra pas non plus con- 
clure que cette chose existe formellement et nécessaire- 
ment, ni dans la région des essences , ni hors de ce monde 
intelligible. Or , pour qu'une chose existe réellement et en 
efifet, il faut que l'on puisse dire que son existence for- 
melle existe formellement; sans cela cette existence for- 
melle n'est qu'imaginaire, elle n'existe que dans le monde 
des. idées, et dans celui des essences, ce qui n'est pas 
exister dans le monde des réalités. 

Enfin , qu'entend-ôn par exister à la manière des essen- 
ces? Est-ce exister objectivement ou d'une façon plus émi*- 
nente dans l'entendement divin ? nous n'en savons rien , 
d'autant que l'existence de Dieu est censée n'être pas dé- 
montrée, puisque c'est l'objet qu'on se propose : nous sa- 
vons seulement que les essences des choses, s'il en faut 
croire Descartes , sont des natures particulières et immua- 
bles qui existent de toute éternité , d^une manière quel- 
conque. Or, il suit bien de là que l'essence de Dieu, ou 
que son existence réelle et nécessaire, qui fait partie de cette 
essence, existe en effet d'une manière quelconque, d'autant 
que nous avons vu qu'elle existait déjà objectivement dans 
l'entendement humain , ce qui est aussi exister d'une ma- 
nière quelconque : mais ce n'est pas une conséquence que 



( 420 ) 

DÎ6U ou $e» attributs existent fovmeUetteiit ^ h la mamèrc 
des êtres réels qui sont en efiSbt et actu^ement dans k 
monde des réalités. Seulement îL faudra conebire, que si 
Dieu existe on efièt> il aura toutes les pcrfectiona cpi on 
lui attribue, parmi lesquelles est rexistence nécessaire} 
car si lexistence pure et simple n'est pas une perfectioa 
particulière j. l'existence néœsaatre ^ ou la nécessité d'exi- 
ster en est une. 

Desçartes ramène son argument à la forme régulière du 
syllogisme^ ainsi qu'il suit : 

« Ce que nous concevons clairement et distinctcmcpt 
appartenir à la nature ou à ressence ou à la forme immuabk 
et vraie de quelque dbose > cela peut être dit ou affirmé 
avec vérité de cette cbeâc. 

)i Mais après que nous avons soigneusement recherché 
ce que c'est que Dieu ^ nous concevons clairement et dis- 
tinctement qu'il appartient à sa vraie et immuable naSurs 
qu'il existe. 

» Donc alors nous pouvons affînner avec vérité qu'il 
existe. » 

On ne peut nier la majeure^ pourvu qa'oa lève l'équi- 
voque qu'elle présente et qu'on t'exprime ainsi ; 

Ce que nous concevonsappartenir à La nature d'une chose 
fui emiêtt réeUementj lui appartient en effet ; ou ^ ce que 
nous concevons appartenir à la nature d'une chose ^ loi 
appartient en efiet, si réellement cette chose existe : ouenr 
fin ^ ce que nous concevons appartenir à la nature d'une 
chose qui existe objectivement oa par représentation dans 
notre entendement ^ c'est-à-dire dont l'idée e^^iste ennous^ 
de quelque manière que nous l'ajons acquise , appartient 
réeUement à cette chose^ si elle existe formellement hors 
de nous. 

Alors I la mineure restant la méme^ la. conséquence de- 
vra être modifiée en c^te sorte : donC|. si Dieu existe 



(421) 

formelloMieiit hors de itou» ^ ce que nous cotlcevons loi 
appartenir ^ et paiiiculièrracient Fe^j^istence fionneUe ^ lui 
^ appartient eu e^t ; ce qui ne conclut rien . 

ARTICLB XVé 

De Vtmsteme de Dieu, et delà distincUen 0ntre l'esprit et te 
eorps^ démêniréee à ta manière des géoMetres. 

Dans ce dernier cbapitre^ Tauteur des Méditations , pour 
satisfaire à une demande qu on lui a faite , démontre par 
la Yoie de composition ^ ou de la synthèse^ ce qu'il ayait 
démontré dans son ouvrage par 1 analyse^ à laquelle il 
donne la préférence. D'abord il indique ^.dans un préam* 
bule fort bien lait , en quoi consitte la . diflerence de ces 
deux méthodes , dont se servent également les géomètres^ 
et quels sont les avantages de chacune d'elles. Ensuite , et 
avant d'en venir à ses trois preuves de l'existence de Dieu 
et à celle de l'immatérialité de Tame^ il pose vingt-sept pro^ 
positions qui en sont comme les fondemens, et qu'il divise 
en définitions j demandes et axiomes. De façon que ce cha- 
pitre^ qui peut servir de récapitulation et de conclusion à 
cette œuvre de métaphysique^ en est un précis très-exact , 
dans lequel Tordre le plus méthodique est observé. J'ai 
cherché en quelque sorte à combattre ^ d^ns cette préface , 
quelques-unes des ces propositions^ en résumant les ob- 
jections qu'on leur a opposées , et je n'y reviendrai pas. Si 
ces objections étaient fondées^ s'il fallait en croire ceux 
qui les ont imaginées ^ ou du moins quelques-uns d'entre 
eux , il n'y aurait dans ces sublimes Méditations que des 
sophismes , des paralogismes ^ des pétitions de principes , 
de la battologiej et l'auteur, sans avoir rien démontré, 
nous aurait fait parcourir un grand cercle avec beaucoup de 
fatigue, pour nous ramener au même point d'où nous étions 



( 422) 



partis. Mais qa'on se garde bien d'en juger ayant d'avoir 
lu à plusieurs reprises^ et très- attentivement , les réponses 
de Descartes. Je regrette de n'avoir pas pu en donner une 
analyse succincte : mais il n'est personne qui ne sache ^ que^ 
si le plus souvent un mot suffit pour faire naître une diffi- 
culté 9 il faut presque toujours^ pour l'éclaircir ou la ré- 
soudre ^.des explications^ des distinctions ^ dé longs détaib^ 
qu'il ne serait pas possible d'abréger sans les affaiblir^ et 
conséquemment sans faire tort à Fauteur. Au reste ^ il 
pourra résulter de là deux* avantages j le premier^ c'est 
que la curiosité du lecteur en sera plus vivement piquée, 
et qu'il lira avec d'autant plus d'attentiop et de fruit les 
réponses de Descartes à ces objections; et le deuxième, 
c'est qu'il pourra, s'il le juge à propos, les chercher par 
lui-même, ce qui serait peut-être la meilleure étude phi- 
losophique que l'on pût se proposer. 



FIN DU TROISIÈSŒ VOLUME. 



TABLE DES HATIËRES. 






DE QUELQUES PRINCIPES DE MÉTAPHYSIQUE. 

• «•••« * * 

De la substance, en général-. «■•«•••••*•• 1 

De l'essence des choses , en général. • • • 7 

De l'essence de la matière', ou des corps en général. • . • « 18 

De la substance des corps •••••..•••.• 28 

* Des propriétés générales des corps. . • • 3S 

De l'existence de la matière. ..••.•«••. ^ 46 

De la substance et de l'essence de Famé • • • t>7 

Des propriétés de l'âme ..•;•••• 86 

Ded phénomènes , en général •.••.•.•••• 105 

Des idées innées •••••••«•••••.• 111 

Des causes efficientes, en général . • 132 

De la question de savoir s*il iexiste un principe de causalité, ou 

si l'idée de cause est innécr ••• 144 

De la yolpnté considérée comme cause. • • • • • . . • 167 

De l'origine de l'idée de cause* • • • ». • • . . • 168 

Des causes finales . • . • • . . • • ^ 178 

De Ja création •.»•*..••••••..• 191 

Récapitulation .••••.....» SIO 



SYSTÈME DES FACULTÉS DE L'AME. 

SionoH P*. Actiyité et sensibilité de l'ame ^ . 221 

Sectioh il Faculté de penser. | Entendement. ..... 22» 

^ l Volonté . 237 

SicnoR I^. Nature , origines , causes et formation des idées. • 246 

Notes. ....,,.. 265 

PRÉFACE ET RÉSUMÉ DE LÀ MÉTAPHYSIQUE 

DE DESCARTES. 

Prëambnle 303 



( 424 ) 
Section paEnifttiEy eoneernant U pmmiire partie. 

Pages. 

Abticu I*'. Sur le chapitrer I*', intUulé : De la méthode. . • 307 
AvncuB !!• De l'existence de Dieu, de celle de Famé et des 

choses matérielles. 4 « 4 i « • « • • 310 

Abticle III. De la vérité et de la certitude. . • • • • . 315 

Abticle IV. Des erreurs de jugement • • 316 

ÂBTictt V. {)i| lihre-arliitfe . v m . • • ... . . . 819 

Articlb YI. Des erreurs de sentiment • • • 320 

Article VIL Des préjugés ^««««p»*.,.» 3S1 

Article YIII. Des notions, simples qui eomposent nos prisées* « ZUt 
Article IX» De l'actiTité eide la passivité de rame, de ses pro* 

. . • priétés et de ses phénomènj^^ • • • « • • 3S9 

Article i X. De la vie organique et de- Famé dés bètes . • • 338 

Article .XI. Des rapports qui existent entre Famé et le eatfB. 337 

Article XIL Des sen& et des qualités ««isibles des eôrpR« • • 338 

Article !XIIL Des principes des. choses matérielles. • • • . • 341 

Articlb^^V. Suite du même sujet. • »«^ •« • « • 342 

Article XV. Du mouvement •••••• 344 

SscTioN U. concernant la deuadèm^ partie. 

Article J*s Sur le chapitre P% intitulé ^^iM^étie#^<jdifkll»0fl«• S46 

Article . II. Des choses que l'on peut révoquer en doute. . • 348 

Article .III. De l'existence et de la nature de Famé. • » « 349 

Article IV. Que l'esprit est plus^sé àconnsûtrequo le corps. 864 

Article ^ V. De la certitude • •••«• 368 

AiûricLE .VL De Fessence des dioses matérielles • • » « • 369 

Article VII. De Fexistence des choses matérieUes 375 

Article VUI. De la distinction réelle entre l'esprit et le corps. 377 

Article IX^ Sgite dif vi^me fnget. • • ,. , ; ^i ^^ . .. • 391 
Article X. Que l'âme pense toujours , et de Faction de Famé 

• • • sur le corps. ••-.'. , . , . . . . • . . 392 

Articlb * XL Des idées autres que celle de Dieu. • • • • 396 

Aancis XII*. Preuve de 'Fexistence de Dieu, tirée de son idée. 402 

AnncLB ^11; t*revvedeFexisit.deDîéu*,tiréedecelledeFhomme. 408 

Article XI Vi Preuve del'existence'de-Dieu,tirée de son essence; 413 
Article XV. De l'existence de Dieu , et de la distinction entre 
, . l'esprit et ]e ^qxps , démontrées à la mamère 

^ des géoii|ètp)s« • • • 421 

' FIN DE LA TABLE.